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HISTOIRE
DES JE
IMPRIMERIE DONUEI-DUl'RÉ,
tue St-I/Ooia, 46, au Marais.
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Lah Ppodliomme, 3, Pl.du Doyenné.
La Pyramide de Jean Châtel
HISTOIRE
DMMTIQl ET PITTORESQUE '
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JÉSUITES,
DEPUIS LA FONDATION DE L'ORDRE JUn'OU'A NOS JOURS,
PAR
ADOLPHE BOUCHER ,2^5^
Illustrés de 30 magnifiques dessins par Théophile Fragonarl
TOME DEUXIEME.
PARIS.
R, PRÏN, ÉDITEUR, RUE DU CHAUME,
ET CHEZ TOUS LES LIBRAIRES.
1846
8^9T*W COTJ;llQK LIBRAUT
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CINOnÈME PARTIE.
LES JÉS.[I1TES i:\ EUROPE.
II.
PROLOGUE.
Lvh A«$»:i«.%>iiis.
Il fut une Secte, une Association étrange et mystérieuse, terrible,
épouvantable ; campant au milieu des nations, comme la borde de Bé-
douins au sein du grand désert, elle regardait le monde entier comme
une vaste proie ; et le monde entier tremblait rien qu'en pensant à
elle. De puissants rois, de redoutés despotes, se faisaient les tributaires
de cette Secte, pour éviter les coups des mille poignards dont elle dis-
posait incessamment. Car ce fut surtout par la terreur qu'elle régna.
A la tête de l'Association, il y avait un chef suprême, absolu et
pouvant disposer à sa guise de l'ûme et du corps de ses subordonnés,
qui, en se liant à l'Association, abdifjuaient solennellement leur vo-
lonté, et faisaient vœu de n'en avoir plus d'autre que celle du chef
suprême. Au-dessous de ce dernier, il y avait des chefs subalternes
dont chacun était placé à la tête d'une province.
Les membres de la Société se divisaient en trois classes. La pre-
mière était celle des Docteurs : c'était parmi ces derniers que le chef
suprême choisissait les grands dignitaires de l'Association, ainsi que les
prédicants chargés à la fois d'instruire les nouveauv adeptes et d'en
augmenter le nombre. A cette première classe seule étaient révélées
les choses secrètes de l'Association, son but et ses moyens , ses règles
4. HISTOIRE DES JÉSUITES,
et ses lois. Les autres membres avaient une initiation bien moins com-
plète.
Pour celte première classe, le lomltiteur de la Secte avait dressé des
Inslruclions secrètes, où les docteurs apprenaient :
l" Les paroles, signes et symboles par lesquels on devait se l'aire
reconnaître aux initiés ;
^" La manière de s'insinuer auprès de ceux qu'on voudrait initier,
et de s'emparer de leur confiance;
3° L'art d'embarrasser l'esprit du candidat, en le remplissant de
doutes sur sa crovance;
4" La formule du serment par lequel celui qu on va initier s'engage
au secret et à l'obéissance passive envers ses chefs ;
5** L'histoire de la Société, l'antiquité de sa doctrine, le but vers
lequel elle doit toujours marcher ;
6" Un enseignement moral et religieux, des plus étranges, mais
des plus simples, qui traitait d'allégories les principes moraux et les
articles de toute foi.
7" Enfin, la dernière de ces Inslruclions disait que tous les mem-
bres de l'Association reconnaîtraient en apparence le chef de la reli-
gion, et qu'ils proclameraient hautement leur obéissance à ses ordres,
mais qu'en réalité ils ne reconnaîtraient d'autre pouvoir que celui de
leur propre chef, auquel ils se dévouaient.
La deuxième classe de l'Association était celle des Compagnons, ou
simples Initiés. C'était le peuple sur lequel régnait le chef de la Secte.
La troisième classe était formée par les Dévoués. Ceux-ci étaient les
instruments aveugles du chef, les bras dont il était la tête. A ceux-là
on n'apprenait rien des choses de l'Association ; on ne leur expliquait
pas les ordres qu'on leur donnait; on leur disait : «Allez!» ils al-
laient; «Tuez!» ils tuaient; «Mourez!» ils mouraient. Oh! terrible
était la puissance qui avait à ses ordres de pareils agents !
Les Dévoués se prenaient fort jeunes. On les élevait dans de vastes
maisons où nul ne pénétrait sans la permission des Docteurs qui en
étaient les supérieurs. Là, ils apprenaient que la seule religion était
l'obéissance à leur chef suprême ; (pi'en se dévouant à exécuter tous
HISIOIKE l)i;S JÉSUITIIS. S
désordres, ils jouiraient, dans l'autre vie, d'un éternel bonheur; 'mais
qu'une seule désobéissance les précipiterait pour jamais dans les abîmes
iiilernaux. Afin de graver plus fortement ces préceptes dans leur es-
jtrit, au moven d'un artifice, on leur donnait un avant-goi!it de la ré-
compense et de la punition futures. On leur faisait entendre les cris
atroces des damnés; on les enivrait d'un des Ilots de la mer des jouis-
sances intinies, du plaisir éternel, mer céleste où les élus se plongent
sans jamais trouver la satiété ni la fatigue. Puis on leur demandait s'ils
voulaient éviter le supplice de ceux-là, et mériter les délices de ceux-ci.
Et on leur disait ce qu'il y avait à faire pour cela. Ce qu'ils avaient à
faire était souvent d'aller poignarder un souverain qui osait se déclarer
l'ennemi de la terrible Association !
N'y a-t-il pas d'effroyables mais curieux rapprochements à faire
entre cette Association et celle qui, quatre siècles plus tard, fut appelée
Compagnie de Jésus?
Car l'Association dont nous venons d'esquisser la physionomie
étrange n eut pas pour fondateur Ignace de Loyola, un chrétien d'Es-
pagne, mais bien Hassan ben 8abbah, musulman du Khorassan, con-
trée de la Perse! Les sectateurs d'Hassan furent nommés Ila.schischin,
du Ilasckisch, breuvage enivrant, sorte d'opium que l'on tire du chan-
vre, et que l'on faisait boire aux exécuteurs des sentences du Seigneur
des couteaux. Du mot Haschischin, nous avons fait Assassins. Et ce
dernier titre convenait fort aux enfants du Vieux de la Monlagne,
comme les Occidentaux appelèrent aussi le chef suprême de la terrible
Association (1). Pendant un siècle et demi environ, ce chef fit trem-
bler sur leurs trônes la plupart des souverains d'Asie. Les princes de
l'Occident qui vinrent alors dans cette partie du monde, amenés par les
croisades, eurent également à redouter l'effroyable pouvoir du Seigneur
des couteaux. Un seul d'entre eux, un roi de France, Louis IX, dont
l'Église a fait un saint, et que l'histoire a proclamé grand homme,
osa braver les Assassins, qui admirèrent son courage, et respectèrent
sa personne.
(Ij Le mot arabe Cheick sigiiilie littéralement vieillard; de là le nom de Vieux de
la Montagne, donné par les Occidentaux au Cheick-al-Gebel.
6 HISTOIRE DES JÉSUITES.
Pour donner une idée du fanatique dévouement à ses volontés que
le Vieux de la Montagne savait inspirer à ses sujets, il suffira de dire
qu'ayant désigné à leurs }3oignards un prince musulman, cent dix-
neuf de ces misérables avaient déjà reçu la mort sans pouvoir exécuter
la mission sanglante, lorsqu'un dernier, le cent vingtième, sans se
laisser intimider par le sort de ses complices, vint enfin à bout de tenir
le serment fait au Seigneur des couteaux. Afin d'assassiner le mar-
quis de Monserrat, qui s'était fait une principauté en Syrie, les séides
du Vieux de la Montagne se firent chrétiens, et, déguisés en moines,
purent a|)procher de ce prince, qu'ils poignardèrent. La mort seule
faisait pardonner la non-exécution de la mission confiée aux Assas-
sins : on vit, assure-t-on, les mères de quelques-uns de ces derniers
pleurer de honte et de rage lorsque leurs fils, ayant échoué dans leur
tentative meurtrière, échappaient à la mort en fuyant
La secte ou association des Assassins, créée vers le commencement
du onzième siècle, fut détruite par les Mongols, en 1258. Hassan le
fondateur avait eu sept successeurs.
Et maintenant, si l'on nous demande à quel propos nous venons
de rappeler l'existence de cette elliojable secte, nous répondrons (jue
c'est parce que nous allons parler d'une secte plus ettiojable encore,
parce qu'il y a dans les Assassins d'Asie plus d'une chose qui peut
servir à expliquer les Assassins d'Europe !
Les TIaschischin avaient des mots, des signes et des svmboles mvs-
lérieux pour servir de moyens de reconnaissance entre les initiés. Les
Jésuites, assure-t-on, ont également des mots, des signes, des symboles
pour se reconnaître entre eux. jNous tenons d une personne que nous
croyons bien informée, qu'un Jésuite reconnaît un confrère rien qu'en
le regardant. S'ils sont en habits de prêtres, leur coifi'ure les distin-
gue, etc.
Les Haschischin étaient divisés en plusieurs classes, à peu près comme
sont les Jésuites; les Daïs ou Docteurs sont les Pm^^/ci-gurt^rc vœux:
les llcjicks ou Compagnons , les Jésuites des trois vœux, les Frères
coadjuteurs, le [)opulaire de l'association ; les Fédaviés ou Découés
sont les novices Sthoïastiques et les AffdiéSj parfois. Et, remarque-
HISTOIRE DES JÉSUITES. 7
t-on l'étrange et saisissante similifndo qui existe entre les moyens
dont on se servait pour agir sur les futurs exécuteurs des ordres du
Seigneur des couteaux, et ceux mis en usage à l'égard de la jeune
milice du Général de la Compagnie de Jésus?
■ Les uns comme les autres étaient amenés, par leurs Daïs et supé-
rieurs, à un état d'exaltation qui leur faisait voir l'exécution des
ordres du chef comme l'unique chemin conduisant au paradis, leur
désobéissance comme la route certaine de l'enfer. Le Haschisch du
Vieux de la Montagne valait à peine le livre des Exercices spirituels
d'Ignace de Loyola, etsurtoutia terrible Chambre des Méditations (1).
Les insiructions données par Hassan à ses sectaires n'ont-elles pas le
mi^me but que ce que nous avons appelé le code et la charte jésuiti-
ques? Les docteurs Haschischin ne devaient-ils pas chercher à gagner
la confiance des autres hommes et s'insinuer auprès d'eux ; embarrasser
leur esprit en leur soufflant le doute religieux? Certes, ce que nous
connaissons des lois jésuitiques semble copié sur cet ancien modèle !
Et les casuistes de la Compagnie ne professent-ils pas, comme les Daïs
^athéniens, (( que les principes de morale et les articles de foi ne sont
que des allégories ! » Nul n'a su, mieux que les Révérends Pères,
changer morale et religion en une molle et flexible cire qui, sous leurs
doigts habiles, devient tout ce qu'on veut !... Chose plus extraordi-
naire! comme les Jésuites,' — et nous croyons l'avoir prouvé — tout en se
proclamant bien haut et en se consacrant d'une façon particulière les
soldats dévoués du pape, n'en ont pas moins été l'Ordre le plus rebelle
au saint-siége, de même les Haschischin, protestant aussi de leur atta-
chement pour le kalife des vrais croyants, ne reconnaissaient pourtant
en réalité d'autre maître que le chef de leur Association. Ce dernier
rapport surtout est d'une précision vraiment miraculeuse!
Si nous connaissions toutes les lois secrètes des Jésuites, nous troti-
verions sans doute de nouveaux rapports entre eux et les Assassins.
Nous ferons remarquer ici qu'on a comparé plus d'une fois les Jésuites
(1) Nous prouverons bientôt que c'est surtout au sein di'S terreurs de la Chambre des
Méditations que Jean Chàiel se sentit gagner par la folie furieuse qui le poussa peu
après vers le crime.
8 lllSlori'iE DF.S .IKS[ ITKS.
.iiiK francs-maçons. Ainsi, au (lix-liuitième siècle, dans un IImc ayant
pour titre : Les Jc'mi les chasses delà maçonnerie [\), l'auteur, qui
se donnt' le titre d'Orient de Londres, prétend prouver « la mêmelé
des quatre vœu\ des Jésuites et de la maçonnerie de saint Jean.» Aous
examinerons peut-rtre plus tard ce qu'il y a de vrai dans cette mêmelé
(pii ne ferait certes pas l'éloge des francs-maçons.
( )n a dit des Ilascliischin :
« Leur doctrine, qui conservait l'apparence delà religion et de la
morale, en détruisant en réalité, mais sournoisement, souterrainemenl,
la morale et la religion, dut avoir une grande attraction sur le commun
des hommes dont l'àme est nativement portée vers une crovance reli-
gieuse, tandis ([ue leur nature v répugne et s'en éloigne, en raison
des obstacles ou des châtiments qu'elle offre à leurs penchants. Mais
la doctrine prechée par le Vieux de la Montagne et par ses Dais
conciliait enfin le sentiment religieux avec les aj)pétits humains. Elle
lui fit donc sur-le-champ de nombreux et dévoués partisans, qui durent
obéir avec joie à chacune de ses plus absurdes prescriptions et de ses
plus odieuses volontés ; car celles-là ne gênaient pas les penchants des
sectaires, et celles-ci étaient regardées comme remplaçant tous les
devoirs religieux. »
Ce qu'on a dit des disciples d'Hassan , fils de Sabbah, ne pourrait-
on pas le dire des enfants de Loyola? Et .nous allons montrer que
parmi les Révérends Pères, il y a eu aussi des Dévoués , qui méritent
aussi justement que quelque Fédarié (\\\e ce soit le titre d' Assassin l
(I) Par V. lloiiiipville, 1788, in-S».
CHAPITRE PREMIER.
Jacque» Clément, Barrière, Jean ChÂtel et Ravaillae.
De bonne heure, les Jésuites essayèrent de s'établir en France. Mais,
dès leurs premiers pas sur cette noble terre, ils se virent l'objet d'une
répulsion dont ils n'ont jamais triomphé. Sitôt après que Loyola
eut fait reconnaître par le saint-siége l'existence de sa Compagnie, il
renvoya à Paris quelques-uns de ses disciples qui avaient pour mission
de préparer à leur Ordre un établissement solide en France. Néan-
moins, pendant quelques années , les Révérends Pères vécurent fort
ignorés malgré leurs efforts, et obtinrent si peu de succès que leur
(iénéral dut alors leur envover de Home l'argent nécessaire à leur sub-
sistance quotidienne.
Mais ils parvinrent à se faire un protecteur et un ami de Guillaume
Du Prat, évêque de Clermont, fils du feu Chancelier. Ce prélat les
autorisa à fonder dans son diocèse les collèges de Hillom et de Mau-
riac, pour la création desquels il leur légua quarante mille écus. Sans
doute le confesseur Jésuite de l'évêque de Clermont prouva à son pé-
nitent qu'il ne pouvait faire un meilleur usage des sommes immenses
que son père, le Chancelier Du Prat, avait extorquées à la gent taillable
et corvéable de la France. Le même prélat donna aussi aux Jésuites un
II.
10 HISTOIRE DES JÉSUITES,
hôtel qu'il possédait dans la rue Saint-Jacques, à Paris, et qui, en son
honneur, l'ut appelé collège de Clermont : c'est le collège Louis-le-
Grand de nos jours. En même temps, et par l'influence de leur pro-
tecteur puissant, ils avaient obtenu de l'abbé de Saint-Germain-des-
Prés une chapelle pour y célébrer les offices. Jusqu'alors ils avaient
dit la messe ordinairement dans l'église de Notre-Dame des Champs ,
cette ancienne retraite de leur fondateur.
L'évêque de Clermont mort, un autre protecteur s'offrit aux Jé-
suites. Ce fut le cardinal de Lorraine. Ce prélat de la fière et puissante
maison de Guise a été soupçonné de vouloir se faire nommer patriarche
de la France. Ce fut peut-être par suite d'un traité d'alliance entre le
cardinal et les bons Pères que le premier travailla activement à établir
les seconds en France. En 1550, il leur obtint de Henri II des lettres-
patentes qui leur permettaient de s'établir dans ce royaume. Lorsque
les lettres royales furent présentées au Parlement , celui-ci , qui n'était
rien moins que bien disposé en faveur du nouvel Ordre religieux, or-
donna qu'elles fussent présentées à l'évoque de Paris, Jean du lîellay,
et à la Sorbonne, qui se prononcèrent nettement contre l'admission des
Jésuites.
Ce ne fut qu'en Lj69, et sous le règne éphémère de François II,
que les Révérends Pères obtinrent que le Parlement consacrât leur éta-
blissement en France en vérifiant et enregistrant de nouvelles lettres-
patentes que leur avait fait obtenir le cardinal de Lorraine alors tout-
puissant. Lorsque nous aurons à décrire la lutte des Jésuites contre
l'Université de Paris, ce que nous voulons faire dans un article spécial,
nous dirons à quelles conditions ils y furent reçus.
Jusqu'alors les Jésuites avaient professé en cachette, à huis clos,
dans leur collège de Clermont , tout en ayant soin d'y avoir des pro-
fesseurs célèbres, dont beaucoup de gens désiraient écouter ou suivre
les leçons. Munis de leurs lettres-patentes enregistrées, ils crurent pou-
voir sortir enfin du silence et de l'obscurité qui leur pesaient : l'ouverture
des cours de leur collège se fit donc avec éclat. Mais aussitôt l'Uni-
versité prétend qu'ils n'ont pas le droit d'enseigner; et l'on voit s'en-
gager im procès qui à cette heure encore n'est pas jugé.
HISTOIRE DES JÉSUITES. 11
Charles IX régnait alors. Les J»'>siiilcs ont le talent de j)ersuacler à
ce prince que l'Université n'est leur ennemie que parce qu'elle devine
en eux les défenseurs et les vengeurs du catholicisme menacé!
Charles ÏX était alors à Toulouse, où il s'était rendu pour apaiser
des troubles, et où il s'occupait d'imposer à ses deux frères de nou-
veaux prénoms : il força en eifet le duc d'Anjou à s'appeler Henri au
lieu d'Alexandre, et le duc d'Alençon François au lieu d'Hercule.
Et tandis que ce misérable prince s'ellorce ainsi de rogner les ailes à
l'ambition de ses frères, jusques dans leur nom, il laisse sa mère, la
hideuse Catherine de Médicis, préparer l'efTroyable nuit de la Saint-
Barthélémy, et les Jésuites prendre pied sur le sol de la France.
Les Jésuites n'étaient pas encore assez bien établis, assez en vue,
assez inûuents, pour qu'ils aient eu un rôle important à jouer dans le
drame sanglant de la Saint-Barthélémy. On peut croire cependant que
Catherine de Médicis ne se montra favorable à la Compagnie, et, mal-
gré des conclusions contraires de l'avocat du roi , n'obtint pour eux du
Parlement un arrêt qui ne préjugeait rien et qu'elle fit suivre d'un
ordre royal permettant aux Révérends Pères d'enseigner par provision,
on doit croire, disons-nous, que l'infernale Florentine ne se montra si
bien disposée envers les Fils de saint Ignace que parce qu'elle se crut
certaine de trouver en eux des limiers capables de lui rabattre le gibier
humain qu'elle se préparait à courir. Les Jésuites ne professaient-ils
pas déjà (( qu'un hérétique ne devait attendre aucune grâce d'un catho-
lique, l'hérétique fùt-il le père, le catholique fût-il le fils?... » Oh! les
noirs enfants de Loyola étaient dignes d'être les conseillers de Cathe-
rine de Médicis, comme celle-ci était bien digne de s'inspirer de pareils
conseillers!...
Les Calvinistes, décidant la question, ont accusé les Jésuites d'avoir
contribué aux massacres de la hideuse nuit. Suivant Mezeray, ce fut
pour en tirer vengeance qu'un certain Jean de Sare, qui courait les
mers comme amiral au service des princes, chefs du parti huguenot,
s' étant emparé d'un galion portugais qu'une tempête avait écarté de la
tlotte des Indes, et ayant trouvé quarante Jésuites sur le navire, les fit
jeter à la mer, en disant « qu'il avait pour coutume, un jour d'orage,
12 HISTOIRE DES JÉSUITES.
d'alk'ser son bord de tout ce qui était inutile ou nuisible (1)1... »
Mais, nous le répétons, la bannière de saint Ignace apparaît à peine
au sein des orages de celle éj)oque sinistre. Ce n'est qu'au temps de
la Ligue qu'on la voit se lever peu à peu et finir par dominer les ban-
nières rivales. Alors Paris, Lyon, Bordeaux, Rouen, Marseille, et
nombre d'autres villes moins importantes laissent les Jésuites s'établir
dans leurs murs. Alors ils sont déjà si nombreux, si riebes, si puis-
sants sur la terre de France ; leurs collèges, résidences, séminaires,
Maisons de toutes sortes, y sont en si grand nombre, que le chef de la
Compagnie juge à propos de diviser ce pays en plusieurs provinces jé-
suitiques.
Charles JX était mort, étouffé par les vapeurs du sang qu'il avait
fait ou laissé couler à flots ; on sait qu'il s'éteignit en suant son propre
sang par tous les pores. Le trône de France est échu à Henri IH, le
fils de prédilection de Catherine de Médicis. Celle-ci, pour régner en-
core sous le nom du nouveau roi, a résolu de rendre si lourd le scep-
tre tombé à sa main débile, qu'il priera lui-même sa mère de l'en
débarrasser. Afin de garder en main le gouvernail , elle excite et dé-
chaîne tous les orages contre la nef royale, qui semble, à chaque in-
stant, sur le point de sombrer. Cependant, le faible monarque, fer-
mant les yeux pour ne point voir la foudre , se bouchant les oreilles
pour ne point entendre ses éclats de plus en plus retentissants, s'endort
bercé par l'indolence et les voluptés qu'interrompent parfois les actes
d'un repentir bizarre, ces capuctnades qui nous semblent si étranges
au milieu d'une telle époque et qui pourtant y furent si communes (2).
{i) Histoire de France, \>ar Mezeray, loiiie m, (^dit. in-fol. Nous profiterons de cette
noie pour donner a nos lecteurs une double elymologie du mot Huguenot qui revien-
dra plus d'une fois dans ce chapitre, tille que nous la trouvons dans De Thou:
Les protestants de France prétendaient qu'ils s'appelaient Huguenots parce qu'ils
défendaient le trône cl les descendants de Hugues Capet contre Rome et les Guises. Les
catholiques, eux, faisaient venir ce nom de Hugon, lutin, revenant, loup-garou, fort
connu à Tours, cl qui galopait la nuit autour des murs de cette ville en faisant toutes
sortes de méchancetés.
(.2) On sait qu'Henri lli aimait à représenter, en public, avec ses mignons, le mys-
tère de la passion. Plusieurs seigneurs de haute illustration eurent la même manie.
iJQsi, en 1588, Henri de Joyeuse se rendit de Paris ù Chartres à la tète d'une confrérie
HISTOIRE DES .H^ISUITES. 13
De telles circonstances devaient favoriser les projets des Jésuites. Ils
embrassèrent le parti de la Ligue aussitôt qu'ils la virent redoutable.
Le pape, qui avait dabord hésité à se prononcer pour elle el lui avait
même refusé un bref, en disant « qu'il ne voyait pas assez clair dans
cette affaire, » avait fini par lui donner tout l'appui désirable. On sait
que la Ligue fut dans l'origine une sorte d'union des catholiques faite
à rencontre des huguenols. Les Guise, s'en étant faits nommer les
chefs , se servirent bientôt de cette arme pour lutter contre le roi , soit
qu'ils voulussent le détrôner complètement au profit du chef des princes
lorrains, soit qu'ils prétendissent seulement augmenter la richesse et la
puissance de leur maison. Bientôt une lutte ouverte éclata entre
Henri 111 et la Ligue. Les Jésuites de France prirent hautement
parti pour celle-ci; un d'eux, le Père Matthieu, fut même nommé
le Courrier de la Ligue. C'était ce Révérend qui était chargé de la
correspondance entre les Guises et le saint-père : il ne faisait qu'aller et
venir de Paris à Rome. D'autres Jésuites ne montrèrent pas moins
d'ardeur. Ceux de Bordeaux essayèrent de faire révolter cette ville
contre le pouvoir du roi ; mais le maréchal de Matignon, gouverneur
de la Guyenne, déjoua le complot, qui n'aboutit qu'à faire pendre
quelques pauvres diables qui avouèrent, avant de mourir, qu'ils avaient
de pénitents qu'avait instituée le roi lui-même, et dont faisaient partie un président et
plusieurs conseillers du parlement, des chanoines, des prélats, des capitaines, des
magistrats municipaux. « A la tête de la procession, dit De Thou, paraissait un homme à
grande barbe, sale et crasseux, couvert d'un ciiice et portant, par dessus, un large bau-
drier d'où pendait un sabre recourbé, qui , d'une vieille trompette rouillce, tirait par
intervalles quelques sons aigres... Après lui marchaient ûèrement, avec des yeux et un
air à faire peur, trois autres hommes aussi malpropres que le premier, ayant chacun en
tête une marmite en guise de casque, et portant sur leur cilice une cotte de mailles et
des gantelets, armés, outre cela, d'épieux et de hallebardes... Ces trois rodomonts trai-
naient après eux Joyeuse représentant le Christ , portant une couronne d'épines sur
une perruque d'oii semblaient découler sur son visage des gouttes de sang, et traînant
une croix en carton sous le poids de laquelle il se laissait tomber de temps à autre en
gémissant. A ses côtés, deux jeunes garçons représentaient la Vierge et la Madelaine,
tout en pleurs. Quatre estaflers suivaient, tenant le bout des cordes dont était lié Joyeuse,
et frappant celui-ci avec un bruit terrible avec de longs fouets, etc., etc. »
On se rappelle aussi les processions grotesques que firent les moines pour exciter
Paris contre Henri de Navarre et les Huguenots. Nous verrons bientôt que les Jésuites
se sont également servis de ces ridicules momeries, de ces farces scandaleuses.
14 HISTOIRE DES JÉSUITES,
été excités par les Jésuites, et qu'ils devaient s'emparer d'abord du
gouverneur et le poignarder pour intimider la garnison. Le maréchal
de Matignon , pour ne pas déshonorer le clergé, ou probablement pour
ne pas augmenter sa haine contre le roi, se contenta de chasser de
Bordeaux les Jésuites, qui se retirèrent à Périgueux et à Agen. A
Toulouse, en 1589, les Jésuites excitèrent une révolte bien plus terri-
ble contre l'autorité royale (1). Ce fut dans cette révolte que périt le
premier président Duranti, magistrat intègre et vénérable. S'étant
opposé constamment aux projets des conjurés, il fut par eux arrêté et
jeté dans une prison. Bientôt la populace assemblée le demande à
grands cris pour le tuer. « Voilà l'homme ! » dit un émissaire des Jé-
suites, en parodiant les paroles dont se servit Pilate pour livrer
l'homme-Dieu à la rage des Juifs. Cependant, à la vue du premier
président, les révoltés s'arrêtent, hésitent. Duranti, d'un air calme,
leur demande «s'il est devant ses juges et quel crime il a commis.»
Personne n'ose répondre. Mais, en ce moment, un furieux décharge
à bout portant un pistolet dans la poitrine du premier président, qui
reçoit à l'instant mille coups, l^a populace, retrouvant ses sanglants
appétits, se jette sur le cadavre, le traîne par les rues, le déchire en
lambeaux. Jean-Etienne Duranti, premier président du parlement de
Toulouse, avait introduit les capucins dans la ville ; il les logea même
et les nourrit jusqu'à ce qu'on leur eut bâti un couvent. Cependant
son cadavre défiguré fut privé , pendant trois ans, des honneurs de la
sépulture chrétienne et des prières pour les morts. Ce furent les Jé-
suites qui poussèrent la populace contre lui ; et c'était lui pourtant qui
avait attiré les Jésuites à Toulouse !
Nous pourrions donner encore d'autres preuves du zèle que la Com-
pagnie de Jésus déploya pour la sainte Ligue ; entre autres la conduite
qu'elle tint à l'égard du Père Edme Auger, confesseur de Henri III.
Ce Jésuite, chose rare dans son Ordre, croyait sa conscience engagée
(1) L'historien De Thou dit formellement, du moins dans son manuscrit qui existe à
laBibiioliièquelloyale, que ce furent les Jésuites qui excitèrent la révolte de Toulouse.
Dans l'ouvrage imprimé de cet historien, les Jésuites ne sont désignés que par le titre
de nouveaux docteurs.
HISTOIRE DES JÉSUITES. 15
à rester fidèle au royal pénitent, dont il n'avait qu'à se louer cl qui
d'ailleurs était son souverain. 11 essaya môme de rappeler à la fidélité
envers leur roi des Français égarés par de mauvais conseillers, ou pous-
sés par l'ambition. On comprend que cela criait vengeance. Les supé-
rieurs du Père Auger l'éloignèrent de la cour, et il reçut l'ordre daller
rendre compte de sa conduite au Général de sa Compagnie. Comme il
se rendait à Home , il l'ut arrêté en chemin , relégué à Venise , puis
bientôt à Milan. Mais les fatigues et le chagrin empêchèrent le vieillard
presque octogénaire de se rendre au dernier lieu d'e\il. 11 mourut à
Cannes. L'historien Jésuite, le Père Joseph Jouvenci, n'a pu nier ce
l'ait, qui doit éclairer suffisamment la conduite que tinrent les Jésuites
en I^>ance, sous Henri 111.
Cependant le désordre était à son comble dans ce royaume.
Henri Ifl, effrayé de la puissance de la Ligue et des projets de son
chel, le duc de Guise, avait fait assassiner celui-ci à Blois. Ce meurtre
ne fit qu'accélérer la chute du trône sur la pente fatale où les événe-
ments l'entraînaient. Henri 111, efi'rayé, résolut de recourir aux hu-
guenots et au roi de Navarre , leur chef, pour lutter contre la Ligue
et les Espagnols. La réconciliation eut lieu; et Henri 111, voulant se
rouvrir les portes de Paris depuis longtemps fermées pour lui, était à
oaint-Cloud, où les deux armées se préparaient à marcher sur la ca-
pitale, lorsqu'un moine jacobin assassina le roi. On sait que nous vou-
lons })arler de Jacques Clément.
Jacques Clément était né au village de Sorbonne, près de Sens, de
parents fort pauvres. 11 fut élevé par charité au couvent des Domini-
cains de cette dernière ville. Suivant De Thou et Mezeray, c'était une
nature mauvaise et déréglée, portée à la paresse et au vice. D'autres
historiens nous le représentent comme un sombre énergumène que son
ascétisme poussait aux derniers degrés de l'exaltation religieuse. Quoi
qu'il en soit, Jacques Clément forma le projet de tuer Henri 111, que
les prédicateurs en général, mais surtout ceux de la Société de Jésus (1),
désignaient hautement aux coups des bons catholiques, en annonçant
(i) De Tliou, Histoire Universelle, etc.
16 HISTOIRE OKS JÉSUllES.
(juc l'Eglise saiittitiail le meurtre du Néron-Sardanapale, el que Dieu
en récompenserait l'auteur. On assure, De Thou entre autres, que
Jacques Clément , à l'instant où il conçut l'idée d'être le Machabée
qui devait immoler l'impie Antiochus, comme disaient les prédicateurs
de la Ligue, s'adressa au Père Bourgoing, prieur de son Ordre, dont
il était regardé comme le plus savant, pour savoir « s'il pouvait en
sûreté de conscience tuer Henri de Valois. » A cette question, le
prieur des Dominicains répondit en riant « que lorsqu'on était capable
de former de si hautes entreprises, on ne prenait conseil que de soi-
même ! )i Cependant, Clément ayant insisté à plusieurs reprises, son
supérieur finit par lui donner cette réponse digne de remarque : « Si
celui qui veut tuer Henri de Valois n'est porté à celte action ni par un
sentiment de haine, ni par un motif de vengeance, mais seulement par
un pur amour de Dieu, par un vrai zèle pour le bien de la religion
et de 1 Etat, il peut l'exécuter sans péché : celle action même peut être
irès-mériloire devant Dieu ; et son auteur, s'il meurt en l'exécutant,
j)eul compter d'aller droit au ciel! »
Aussitôt après avoir reçu cette réponse, qu'on ne sait vraiment
comment qualifier, Jacques Clément se disposa à exécuter cette action
si méritoire. Pour avoir accès auprès du roi, il se fit présenter au
premier président de Harlay et au comte de Brienne, partisans de
Henri Hl , auxquels il sut persuader que ce serait rendre un grand
service à leur maître que de lui donner les moyens de parvenir à Saint-
(iloud et jirès du monarque. Le comte de Brienne , trompé comme
le premier président par les mensonges adroitement formulés du
moine jacobin, lui donna un passe-port , grâce auquel Jacques Clé-
ment, sortant aussitôt de Paris, essaya de franchir les lignes de l'armée
royale. On était au 51 juillet de l'année 1589. Arrêté par une pa-
I rouille, il fut mis en liberté par Jacques de la Guesle, procureur-
général, qui revenait de Paris, et qui, voyant le passe-port que le
moine avait obtenu du comte de Brienne, dont l'eflel fut sans doute
adroitement augmenté par les paroles du moine, emmena Jacques
Clément dans la maison qu'il habitait à Saint-Cloud , où il le fit sou-
per et coucher. Le lendemain, 1" août, sur les sept heures, de la
nisroinî-: oks .itsiriKs. IT
Gueslo coiuluisit le moine chez le roi. Henri lii , malgré l'Iieuie ma-
tinale, aceortla snr-le-cham|) une audience réelamée par un moine;
on sait quelle vénération Henri de Valois eut toujours pour la robe
monacale : il en fut bien payé, comme ou va le voir !...
Le roi était assis dans un Itiuteuil et s'entretenait avec deux de ses
officiers, Montpesat de Lognac et Jean de Levis , baron de Mirepoix,
lorsque le procureur-général de la (iuesle introduisit Jacques Clément,
qui eut l'audacieux sang-froid de bénir, sur sa demande, la victime
sur la poitrine de laquelle son regard choisissait déjà la place où son
bras allait frapper.
— Mon père, dit Henri IH à Jacques Clément, vous venez, dites-
vous, pour me donner un a\is de grande importance?
— Oui, sire, répondit le moine d'une voix ferme. Cette lettre d'un
de vos fidèles serviteurs doit vous prouver quelle confiance vous pouvez
accorder à ma parole.
— C'est vraiment une lettre de notre cher et fidèle serviteur le
comte de Brienne. Est-ce lui qui vous en^oie vers nous?
— Non, majesté; c'est la volonté du ciel!
Henri se signa : (c Eh bien ! continua-t-il, vénérable messager,
dites-moi ce que vous avez à me dire, n
Jacques Clément croisa les bras comme en signe qu'il allait obéir
à l'ordre de son souverain; mais, en réalité, ce mouvement avait pour
but d'assurer le moine que le couteau qu'il avait placé tout ouvert dans
la manche gauche de sa robe était toujours à sa place. En même temps,
il désigna de l'œil à Henri HI le procureur-général et les deux officiers,
comme pour faire entendre que ce qu'il avait à dire ne devait être en-
tendu que du roi. Ce dernier fit un signe à ses trois fidèles serviteurs.
Montpesat et Levis se retirèrent jusqu'au fond de la pièce ; de la
Guesle, après avoir reculé de deux pas, resta appuyé à une petite
table placée derrière le fauteuil du roi. Jacques Clément était demeuré
impassible.
— xVpprochez-vous, mon père, dit alors Henri, tout en jetant un
nouveau coup d'œil sur la lettre d'introduction du moine ; vous pouvez
parler : je vous éroute.
it.
18 HISTOIRE DES JÉSLUTES.
Jacques Clément s'aj)[jrocha lentement, fixant sur sa victime le re-
fïard terriblo et fascinateur avec lequel on dit que quelques reptiles
enveloppent leur proie comme d'un invisible réseau ; sa main droite,
par un geste ordinaire, se cachait dans la large manche gauche de sa
robe. La figure du moine était cadavéreuse. Tout à coup comme une
llaque de sang s'étendit sur sa pâleur livide ; ses narines se dilatèrent
comme celles du tigre qui voit sa proie à portée. « Eh bien? » demanda le
roi sans relever les yeux. Le moine s'inclina comme pour obéir : puis,
par un mouvement rapide , sa main droite tenant le couteau qu'elle
avait saisi en frappa fortement le roi au bas-ventre. Henri poussa un
cri, porta la main à l'endroit où il s'était senti atteint, rencontra le
manche du couteau , et, arrachant l'arme de la blessure, en frappa le
meurtrier au-dessus de l'œil gauche. En ce moment de la Guesle, s'é-
lançant au cri du roi, faisait reculer le misérable moine en le frappant
dans la poitrine du pommeau de son épée. Le baron de Mirepoix et le
seigneur de Lognac, voyant le roi chanceler et tomber en criant qu'il
était mort, tirèrent leurs épées, et, se précipitant sur le dominicain,
lui passèrent leurs deux épées à la fois dans la poitrine. Jacques Clé-
ment n'essaya ni de fuir, ni de se défendre. Après avoir frappé le roi,
il s'était froidement croisé les bras sur la poitrine. Renversé par de la
Guesle, percé de coups par Montpesat et Levis, il ne jeta pas un cri,
et continua de tenir arrêtée sur sa victime la flamme infernale de son
regard qui s'éteignit tout à coup sous un flot de sang. Jacques Clément
était mort. Ce fut à son cadavre qu'on demanda compte du crime : on
lui fit son procès, on le condamna ; on le tira à quatre chevaux ; on le
brûla et on en jeta la cendre à la Seine. Mais le roi mourait dans la
nuit même qui suivit l'assassinat (1).
Nous devons dire maintenant sur qui doit peser la responsabilité de
ce crime.
On a accusé les Jésuites d'avoir excité Jacques Clément à commettre
son crime. Les écrivains de la Compagnie, répondant à l'accusation,
ont fait remarquer que le coupable était un moine jacobin et non pas
(1) Voyez T)e Tliou, livre XCVI de son Histoire universefle.
litr. VrO'iri-;ni:i' j,l'' ." 'J'Oyemie.
Assassinat de Henri [IL
HISTOIRE DES JÉSUITES. 19
un Jésuite ; et c'est une réponse assez plausible. D'un autre côté,
Mézeray, De Tliou et la plupart des historiens désintéressés dans la
question ont cru devoir généraliser l'accusation et l'étendre sur tout
le clergé de l'époque. 11 est constant que les moines et les prêtres
avaient, par leurs prédications séditieuses, par leurs écrits incendiaires,
depuis longtemps forgé et aiguisé le couteau qui frappa Henri III.
L attentat de Jacques (élément fut publiquement et solennellement
glorifié, exalté dans les églises. Le pape Sixte-Quint lui-même ne
rougit pas d'en faire l'éloge. Le successeur de saint Pierre, oubliant
les préceptes du divin Rédempteur dont il se proclame le vicaire et le
représentant, ne craignit pas de faire l'éloge de l'assassin, qu'il compara
à Judith, à Éléazar. Kncouragé par l'exemple odieux du chef de
l'Église, le clergé français séculier et régulier fit de Clément un saint
et un martyr qui eut ses statues, ses chapelles , ses prières et ses dévots.
L'ambition des Guise a aussi été chargée du crime commis par la
main de Jacques Clément.
La duchesse de Montpensier, pour décider le féroce Jacobin, lui au-
rait, assurent quelques écrivains, promis la richesse et les honneurs ;
on a été jusqu'à dire que cette princesse de la maison de Lorraine,
croyant deviner dans la figure de Jacques Clément un dernier moyen
de le pousser au crime, n'avait pas craint de se prostituer à lui!..,
11 parait constant, du moins, qu'avant de se diriger sur Saint-Cloud
pour exécuter son sinistre projet. Clément eu une entrevue avec le duc
de Mayenne, alors devenu chef de la Ligue. S'ouvrit-il à lui sur le
crime qu'il allait commettre, c'est ce ({u'on ne peut affirmer ; seule-
ment, il est à remarquer que, la veille de l'assassinat d'Henri Ml, le
duc fit arrêter et conduire en prison une centaine des principaux bour-
geois de Paris, regardés comme partisans du roi. On a cru que ceux-
ci devaient serNir d'otages dans le cas où Jacques Clément serait ar-
rêté sans avoir pu s'acquitter de sa sanglante mission.
De son côté, le duc de Mayenne (Ij, dans les lettres qu'il se hâta
d'expédier de tous cotés après la mort d'Henri 111, essaya de laisser
{)) Mémoires de JVevers, tome H.
20 HISTOIRE DES JÉSUITES,
peser loiite la responsabilité du crime sur son auteur et sur les confrè-
res de son auteur. 11 parla du conseil que Clément avait demandé au
prieur de son couvent et de la manière dont ce conseil lui avait été
donné. 11 fit constater que l'assassin avait depuis si longtemps conçu
l'idée de son crime et s'en cachait si peu, qu'à force de l'entendre parler
des coups d'épée et de poignard dont il menaçait le roi, les confrères
du Jacobin avaient fini par l'appeler « capitaine Clément. »
Après avoir déi)attu et pesé ces diverses^opinions, après nous être
insj)iré des écrits du temps et des pièces du procès, nous pensons,
comme De Thou, que les Jésuites n'eurent (ju'une part de complicité
dans l'attentat de Jacques (élément. Ce ne fut pas un membre de leur
Ordre qui porta le coup : ceci est vrai ; mais leurs menées, leurs con-
seils, leurs intrigues, ne laissèrent pas (juc d'avoir un certain degré
d'action sur le meurtrier. Pendant tout le temps de la Ligue, les Révé-
rends Pères se distinguèrent par un zèle ardent, mis au service des
Guise ou du roi d'Espagne. Outre le Père Matthieu, ce courrier de la
Ligue, ils eurent encore le Père Pigena, qu'on en avait surnommé le
TrojnpeUe ; le Père Saumier, qui en était le directeur ; le Père Com-
molet, qui s'en nommait le premier prédicateur !.. En diverses villes
du royaume, ils poussèrent à la révolte contre l'autorité d'Henri 111 ;
ils sollicitèrent vivement le pape de déclarer les Français déliés de leur
fidélité envers ce prince. Ils demandèrent qu'il fut excommunié. Or,
d'après les étranges doctrines que ces nouveaux docteurs, comme les
appelle I édition corrigée de De Thou, commençaient à répandre en
France, un roi hérétique ou désobéissant aux ordres du saint Père,
n'était plus un roi, et l'on pouvait lui courir sus et le tuer comme un
loup et un chien enragé. L'historien que nous venons de citer nous
apprend même que leurs confesseurs agissaient vivement sur l'esprit
de leurs pénitents et se servaient de l'inlluence du saint ministère pour
leur inculquer leur haine contre Henri 111 (1) ; ils leur faisaient môme
un point de conscience de la révolte!
A l'oulouse, où les Jésuites étaient tout-puissants, ils firent décréter
(1) De Thou, icgno dv Henri IH, livre XCVI, pages 311 et 3^:5 de l'édilion de 1734
(traduction française;; voyez aussi les correitions et additions de la tin du tome X»
HISTOIRE DES JESLITES. 21
par le parlcineiil des prières piil)liiiues, réjouissances et processions à
l'occasion de la mort d'Henri ill.
On a vu comment ils firent égorf^er le jiremier président Duranli,
(|ui était pourtant leur bienfaiteur. Henri de Valois était jmur eux un
ennemi, surtout lorsqu'ils le virent faire alliance avec le Béarnais héré-
tique. On peut donc croire qu'ils furent loin de s'opposer à l'attentat
de Jacques Clément, s'ils en furent instruits, ce qui est présumable.
Plusieurs écrivains Jésuites, tout en défendant leur Compagnie d'avoir
conduit le poignard qui frappa Henri Hl, ont essayé de justifier son
assassin. Leur fameux Père Mariana, entre autres, rappelant le crime
du Jacobin, ([u'il qualifie d'ea;/)/oU insigne et merveilleux, osa bien
écrire qu il regardait Jacques Clément comme Vhonneur de la France!
Nous verrons d'ailleurs bientôt, au sujet d'un autre exploit insigne
et merveilleux, dû en entier cette fois à la noire Compagnie et exécuté
par un de ses enfants, que les Jésuites ne regrettèrent qu'une chose
en vovant couler le sang du roi Henri Hl, c'est que le même coup
n'eût pas tari tout le sang royal de France. Et cette preuve qui doit
paraître décisive, à laquelle les Révérends Pères ne peuvent opposer
aucune réfutation solide, c'est un Jésuite qui nous la fournira!
De ce que nous venons de rapporter, on peut conclure :
Que si c'est la main d un moine Jacobin qui a frappé Heini de \i\-
lois, les Jésuites du moins firent tout ce qui était en leur pouvoir pour
amener ce crime.
Et que si le froc des moines de Saint-Dominique, à la sinistre ap-
pellation, reste en définitive teint du Ilot de sang versé par Jacques
Clément, — ce glorieux jeune homme ! — la robe noire des Jésuites
doit bien, pour sa part, en garder quelques éclaboussures !
Henri Hl fut un triste roi, un mauvais prince, comme toute la
portée de la louve (lorentine. Il prit une part odieuse aux massacres
de la Saint-Barthélemv. On connaît sa vie de débauches, interrom-
pues soudain par des pénitences burlesques. Mais il professa toujours
un grand respect pour la religion chrétienne et le dogme catliolique,
jusque-là que, sur son lit de mort, il déclarait se soumettre humble-
ment aux >olontés du pape, de sa sainteté Sixte-Quint, qui 1 avait ana-
2? HISTOIRE DES JÉSUITES.
thématisécl qui allait faire l'éloge de son meurtrier. Mais enfin, mais
surtout, ce n'étaient pas des mains consacrées au service de Dieu qui
devaient le frapper, s'il devait être frappé!
Telle est, sur l'assassinat de ce prince et sur la part qui doit en être
attribuée aux enfants de Loyola, notre opinion sincère et appuyée sur
de consciencieuses recherches historiques.
Les Jésuites |)rofitèrent des troubles affreux qui déchirèrent alors la
France pour s'introduire et s'établir sur toute la surface de ce royaume
agité par mille ffictions ; comme la tempête qui abat les murs d'un
édifice fournit ainsi un passage aux loups et aux reptiles. Du vivant
d'Henri IJI, ils avaient semblé faire cause commune avec les princes
Lorrains; mais, après l'assassinat de ce prince, ils séparèrent à peu près
leur cause de (^ellc du duc de Mayenne et de la portion de Ligueurs
qui reconnaissait ce dernier pour chef. A la mort du dernier roi de la
race des \alois, la couronne de France revenait de droit au roi de Na-
varre, qui s'appela dès lors Henri IV. Les Ligueurs prétendaient que
ce prince, qui avait renoncé à la foi catholique, après l'avoir embrassée
pour échapper aux massacres de la Saint-l>arthélemy, avait par ce seul
fait perdu ses droits au trône. Un hérétique et un relaps ne pouvait,
disaient-ils, [)orter le titre de majesté très-chrétienne et de fils aîné de
l'Eglise. En outre, ils opposaient aux droits du roi de jXavarre, les
foudres |)onlificales lancées sur le chrétien, les arrêts de la Sorbonne et
des parlements qui fra|)paient le prétendant. D'accord pour exclure du
trône de l^'rance le roi de JNavarre, les Ligueurs ne l'étaient plus du
tout lorstpi'il s agissait de nommer quelqu'un pour lui succéder. Le
duc de Majenne et sa puissante famille avaient bonne envie de rem-
placer la maison éteinte des Valois par celle de Lorraine, lîon nombre
de seigneurs français se ralliaient à ce j)arti, espérant que dans le man-
teau royal, trop grand pour un prince lorrain, ils pourraient se tailler
de petites souverainetés. Ce j)arli était donc surtout celui de la no-
blesse. La bourgeoisie, surtout celle de Paris, habituée depuis long-
temj)s à une importance réelle, à une puissance capable de lutter con-
tre celle du roi lui-même, penchait, en général, vers une république à
la l'orme oligarchique, qui lui semblait devoir ct)nserver entre ses mains
HISTOIRE DES .TÉSIJITES, 23
ce pouvoir à l'exercice duquel elle s'accrochait de toutes ses forces.
Vu troisième parti était celui du roi d'Espagne, qui prétendait faire
valoir à la couronne de France des droits plus que douteux ; mais qui
n'en était pas moins chef d'un parti puissant, j^race à l'arjient qu'il
semait ahondamuKMit, semence toujours d'un grand efïet et qui lui
faisait récolter peu à i)eu des partisans dans les deux autres partis dont
les chefs étaient obligés de le ménager. La faction des Seize (1), quidiri-
geait le parti pojndaire j)arisien, avait même fini par se dévouer à peu
près entièrement au roi d'Espagne, (^e fut à ce dernier parti que s'atta-
chèrent les Jésuites. Quoique paraissant agir de concert avec les princes
lorrains, ils ne travaillèrent en réalité que pour le roi d'Espagne, leur
protecteur, dont ils payèrent le bon vouloir en lui facilitant la conquête
du Portugal, et en essayant de lui livrer la France. Au nom du roi,
son maître, l'ambassadeur d'Henri IV auprès des princes allemands
accusa nettement les Révérends Pères d'intriguer de toutes leurs
forces pour les Espagnols qui en avaient fait leurs émissaires (2). 11
paraît en effet constant que les Jésuites se consacrèrent aux intérêts de
Philippe II, soit par reconnaissance, soit par calcul. 11 est évident que
le roi d'Espagne, devenant roi de France, eût laissé les bons Pères
prendre leur part, une belle part, à cette splendide curée. Nous allons
les voir tout à l'heure donner une preuve et des plus fortes de leur dé-
vouement au roi d'Espagne, c'est-à-dire à leur propre cause, et de
leur haine contre l'heureux Béarnais qui dérangea tous leurs plans.
En attendant, on les vit prendre part à tous les mouvements qui écla-
tèrent alors en cent endroits.
Ici, il nous semble utile de faire remarquer que les Jésuites en se
rangeant du côté des Espagnols semblent s'être assez peu souciés de
savoir s'ils faisaient, par là, quelque chose de désagréable pour le pape,
que les Espagnols, en effet, ménagèrent fort peu. Sixte-Quint s'était
(1) On l'appelait ainsi parce que seize de ses membres commandaient les seize quar-
tiers de Paris,
(2) A'oyez l'histoire de J. A. De Thou, livre Cl. L'ambassadeur était le vicomte de
Turenne ; et c'est dans un discours adressé à l'électeur de Saxe qu'il formule contre la
Compagnie de Jésus l'accusation recueillie par De Thou et par beaucoup d'autres his-
toriens.
24 HISTOFKK DKS JÉSUITES,
montré bien disposé pour les princes lorrains ; Philippe 11 eut quel-
quefois à se plaindre du peu d'égards que ce pontife faisait de ses re-
présentations à ce sujet. Des quadruples d'Espagne payèrent donc bon
nombre de libelles diffamatoires qui furent lancés contre Sixte-Quint
pendant sa vie et même après sa mort. Dans son manuscrit, De Thou
affirme avoir eu entre les mains un de ces libelles, dans lequel, à la
suite d'autres accusations injurieuses, on disait que ce pape était un
misérable sorcier. On fournissait la preuve de celte étrange accusation
en ajoutant que Si\te-(J>uint, en échange de son àme et de son corps
vendus au diable, avait obtenu de celui-ci six années de pontificat. Ce-
pendant il mourut au bout de la cinquième. Et, comme à l'instant de
sa mort il vit Satan arriver pour emporter sa proie, il s'emj)orta fort
contre sa mauvaise foi et lui démontra que le terme dont ils étaient
convenus n'était })as échu. A ceci, continuait le libelle, l'esprit malin,
qui prouva cette fois son droit à ce titre, objecta gravement au malheu-
reux pape, «que ce n'était passa faute, à lui, Satan, s'il ne laissait pas
jouir le successeur de saint Pierre de la sixième année, mais que cette
année, Sixte-Quint lui-même avait jugé à propos d'en disposer au
profit d'une vengeance.
— Comment cela? demandait le moribond fort surpris.
— Par mes cornes et mon pied fourchu, rien de plus simple, Saint-
Père ! Ne vous souvient-il plus qu'au commencement de votre ponti-
ficat vous fîtes condamner à mort un jeune seigneur d'une famille [)a-
tricienne de Rome, dont vous aviez à vous plaindre?
— Si fait. Eh bien, Satan?
— Eh bien, Saint-Père, comme le condamné vous observait «que
la condamnation ne pouvait l'atteindre, attendu que les lois défen-
daient d'appliquer la peine de mort à moins d'un certain âge, et que
cet Age, il s'en fallait d'un an qu'il l'eût atteint,» vous vous écriâtes
— fort spirituellement, foi de Satan 1 — que vous lui donniez une
des années de votre vie pour compléter le nombre des siennes voulu
par les lois... Et le jeune homme fut pendu. — Venez lui demander
si tout ce que je viens de vous dire n'est pas exact?.. . »
Là-dessus, le diable emportait le pape, en riant de telle sorte qu'il fit
IliSTOIKI': DKS JKSIUTES. 25
chanceler, comme un roseau sous un coup de l'aile puissante de l'a-
quilon, un obélisque que 8i\le-Quinl avait fait élever par h'ontana.
Nous n'avons rapporté cette anecdote que pour montrer qu'en se
rangeant en France du côté des Espagnols les enfants de Loyola sem-
blaient donner un démenti au dévouement d'apparat dont ils se pré-
tendaient animés pour le chef de l'Eglise catholique.
Henri IV, cependant, soutenu parles Huguenots et parla |)lusgrande
partie des seigneurs, officiers et magistrats catholiques restés fidèles
au malheureux Henri de Valois, voulut j»ro(iter de la confusion qui
régnait parmi ses ennemis, dont les ambitions étaient alors aux prises,
entre elles, au pied du trône vide. Pour n'être pas accablées par leur
actif antagoniste, les diverses fractions de la Ligue se rapprochèrent, et,
comme aucune d'elles ne se croyait prête à lever le masque et à dévoiler
ses ambitieuses visées, elles convinrent de se donner un drapeau qui les
rallierait pour le moment, et qu'elles pourraient jeter de côté lorsque
l'heure serait venue de procéder à un partage où chacune d'elles es-
pérait bien n'accorder aux autres que les miettes du magnifique festin
de la royauté française. La Ligue reconnut donc solennellement, pour
roi de France et légitime successeur d'Henri HT, un pauvre vieillard
sans énergie et sans valeur, le cardinal de Bourbon, alors prisonnier.
Le parlement de Paris, par un arrêt solennel du 21 novembre 1589,
adjugea la couronne de France à ce mannequin de roi, qui fut pro-
clamé sous le nom de Charles X. Le cardinal (iaëtano, légat du pape
en France, et qui avait reçu, à cette occasion, du souverain j)ontife
permission de bâtir et iV abattre, de planter et d'arracher, consacra
la prétendue royauté du cardinal de Bourbon, en apparence; en réa-
lité il ne voulait que consacrer l'omnipotence papale et son droit à
disposer des couronnes. On trouve, dans De Thou, une particularité
([ui mérite d'être signalée à ce sujet. Au parlement, le légat voulut
prendre place sous le dais réservé au roi et où personne n'était assis,
le pauvre Charles X étant toujours prisonnier d'Henri IV. Il fallut
que le président Brisson prît l'Éminence italienne par le bras pour
l'empêcher de s'asseoir sous le dais royal.
Le roi d Espagne reconnut également la rovauté risible du cardinal
26 HISTOIRE DES JÉSUITES.
de Bourbon dans un manifeste où il engageait les seigneurs catholi-
ques à délivrer d'abord la terre de France des hérétiques, afin de pou-
voir ensuite aller chasser les infidèles de la Terre-Sainte. Nous ne
savons si c'était sérieusement que Philippe II faisait cette dernière
proposition à la noblesse française ; mais certainement il eût été mis
grandement à l'aise s'il l'avait vue acceptée.
Henri IV répondit à tout cela par une série de conquêtes que ter-
mina triomphalement la bataille d'Ivry, où le duc de Mayenne fut
battu à plates coutures. Bientôt même Paris voit le Béarnais triom-
phant arriver devant ses murs. Le duc de Parme, général de Phi-
lippe il, fit lever le siège. Le cardinal Gaëtano, afin d'arrêter les pro-
grès d'Henri IV, avait essayé, par le conseil des Jésuites, de détacher
de son parti les principaux seigneurs catholiques qui s'étaient déclarés
pour lui après la mort d'Henri de Valois. Le prince de l'Église eut
même une entrevue avec le maréchal de Biron , au château de Noisy,
appartenant au duc de Retz. Le maréchal n'ayant pas répondu au\
avances du rusé prélat italien, celui-ci essaya de se rabattre sur des
officiers de moindre importance dans l'armée royale. On raconte que
ceci donna lieu à une scène assez plaisante. Le cardinal Gaëtano fit
force caresses à un brave ca])itaine nommé Givry ; il loua son mérite;
vanta ses hauts faits , en regrettant qu'il les mît au service d'une mau-
vaise cause. Givry répondit humblement qu'il ne voyait, pour le mo-
ment, aucun remède à cela. — Du moins, insista le cardinal, si vous
ne vous amendez pas comme soldat, vous pouvez vous amender comme
chrétien! Et il Itii fit entendre que, s'il implorait son pardon, à ce
point de vue, lui, légat du pajje, ne demandait pas mieux que de le
lui accorder. Alors Givry, toujours avec un air de grande componc-
tion, se jette aux genoux du cardinal, et demande pardon au repré-
sentant du Saint-Père pour tout ce qu'il a tait contre la volonté de ce
dernier. « Et même, ajoute le capitaine royaliste, afin de profiter
de l'occasion, votre Eminence fera bien de m'accorder tout d'un coup
1 absolution pour l'avenir comme pour le passé, car je suis résolu à
faire ce que j'ai fait, et cent fois pire encore 1 » La déconvenue du
légat fit beaucoup rire à ses dépens.
FIISTOIRE DES JÉSUITES. 27
On sait rommont iroiiri IV, afin d'ôter tout prétexte à la Ligue, et
jugeant que Paris valait bien une messe, abjura solennellement la re-
ligion |)rotestantc à Saint-Denis, en l'année 1593, et redevint enfantde
l'Église romaine. Les seigneurs catholiques commencèrent dès lors à se
déclarer pour lui, moins peut-être à cause de l'abjuration du roi qu'en
raison de la fortune qui suivait constamment ses drapeaux, et, surtout,
des bonnes compositions qu'ils en obtenaient. La discorde régnait entre
les Seize, dévoués au roi d'Espagne, et le duc de Mayenne, qui en fit
même pendre un certain nombre. Les partis se fatiguaient; les haines
sailaiblissaient; les ambitions, repues ou sûres de l'être, s'endor-
maient ; le peuple, toujours écrasé au milieu de ces débats, appelait de
ses vœux leur terme, quel que fût le moyen qui servît à l'amener. Des
conférences s'étaient même établies à Pontoise et en d'autres endroits
ensuite pour la paix générale. La faction espagnole vit que c'en était
fait d'elle si quelque événement fortuit ne venait à son aide. Les Jé-
suites se chargèrent de faire naître et d'amener cet événement. On de-
vine que nous voulons parler de Barrière, et du premier de ces assas-
sins qui se ruèrent sur Henri IV, les uns après les autres, poussés
par une influence occulte et vraiment effroyable.
Dans les premiers jours de l'été de 1593, un homme de vingt-neuf
à trente ans, qu'à son justaucorps de buffle usé on pouvait prendre pour
un ancien soldat, entra dans une église de Lyon, ville où commandaient
les ligueurs. Un Capucin qui jouissait alors d'une assez grande réputa-
tion de prédicateur allait prononcer un sermon. Le Capucin monta en
chaire. Sa prédication tout entière ne fut qu'un long plaidoyer pour le
pape et la Ligue, contre Henri de ?vavarre et les huguenots. Un obser-
vateur attentif eût pu apercevoir parmi les auditeurs du Capucin un
homme qui semblait suivre avec une contention d'esprit singulière
l'argumentation factieuse et les sophismes meurtriers du pieux éner-
guniène. Cet homme était celui que nous venons de voir entrer dans
l'église, vêtu d'un vieux justaucorps de buffle. Parfois, lorsque l'élo-
quence du Capucin tournait à la fureur, on eût pu voir dans les yeux
de cet homme passer comme une flamme sanglante. A un certain
moment, le prédicateur ayant fait un appel (faux véritables enfants
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28 HlSr()IIU<: DKS .IKSLITKS.
de l'Églisf catholique qui devaient accourir autour de leur mère me-
nacée, » l'homme au justaucorps de buffle se leva tout droit ; et,
comme il était peu éloigné de la chaire, un coup d'oeil fut échangé
entre le prédicateur et celui de ses auditeurs que le sermon semblait
tellement impres^ionner (1).
Lorsque le sermon fut iini, cet homme s'ajtprocha d'un prêtre qui
paraissait occuper une des premières places dans le clergé lyonnais,
et lui demanda de vouloir bien l'entendre en confession. L'ecclésiasti-
que, qui était un grand-vicaire de larchevèque, pâlit en regardant celui
qui lui faisait cette demande, et, s'excusant sur des devoirs impérieux,
se liata de s'esquiver. L'homme au justaucorps de buffle le suivit d'un
regard plein d une amère ironie. Puis, voyant alors passer un moine
Dominicain, devant lequel la foule s'écartait avec respect, il renouvela
auprès de lui la demande qu'il venait d'adresser au grand-vicaire.
— Mon fds, dit le moine, je ne puis en ce moment vous accorder
votre demande. Ne pouvez-vous attendre à demain?
— Demain, mon Père, répliqua d'une vois creuse l'homme au
justaucorj)S de buffle, qui sait où je serai demain ? Demain il ne sera
plus temps!
Il y avait dans ces mots une intention si profonde, une énergie si
désespérée, que le Dominicain, après avoir considéré cet homme quel-
ques instants en silence, répondit c qu'il lui fallait absolument retour-
ner à sa demeure, où il avait donné un rendez-vous qu'il n'était pas
possible de remettre; mais qu'il pouvait, chez lui aussi bien qu'à l'é-
glise, aider, avec la grâce de Dieu, à décharger de son fardeau une
âme qui paraissait si impatiente d'en alléger le poids. « Suivez-moi
donc, mon fils! » ajouta le moine, qui se dirigea sur-le-champ vers sa
demeure, suivi de l'homme au justaucorps de buffle.
Que se passa-t-il entre eux? Quelque chose de bien terrible assuré-
(1) Nous croyons de\oir avertir ici le lecteur que tous les détails que nous donnons
sont conformes aux aveux de Barrière et aux pièces de son procès ; la forme nous appar-
tient plus ou moins, le fond appartient à l'histoire. Nous avons toujours procédé, nous
procéderons toujours ainsi :ïious essayons parfois d'orner la vérité; la déguiser ou la
voiler, jamais. On peut voir aussi, relativement a Barrière, DeThou, Histoire univer-
$«lle, livre CVU.
HISTOIRE DES .IKSllTES. 29
ment ; car lorsque laptMSonne altciHliie par le Dominicain fut arrivée,
elle trouva le moino, pAle , tremblant, et semblable à un homme au-
près duquel la foudre vient de tomber. L'homme au juslaucor|)s de
buflle s'éloignait en ce moment, a|)rès s'être incliné pour recevoir une
bénédiction que la main du moine, paralysée par une commotion inté-
rieure et terrible, ne put achever.
— A demain donc, mon Père ! dit cet homme en sortant.
— Monseigneur, fit le Dominicain, en s'adressant à la personne
qui venait d'entrer, monseigneur, avez -vous bien regardé cet homme ?
Pouvez-vous me dire que vous êtes sûr de le reconnaître si vous le
revoyez jamais?
— Pourquoi me demandez-vous cela, Père Séraphin, et surtout de
ce ton? demanda l'arrivant avec surprise.
— Répondez, monseigneur, je vous en supplie î
— Mordieu ! — pardon , mon Père ! — mais je crois que je puis
jurer de reconnaître votre pénitent, si jamais nous nous retrouvons
face à face, comme tout à l'heure. Le drôle a une figure assez remar-
quable ! Quel air patibulaire!... La confession d'un tel futur gland
de potence est bien capable de causer au confesseur qui la reçoit le
trouble où vous me semblez être, mon Père !
— Écoutez moi, monseigneur, continua le moine, qui était un Do-
minicain de Florence , nommé le Père Séraphin Barchi , envoyé, di-
sait-on, en France par Ferdinand, grand-duc de Toscane, comme son
agent, écoutez-moi bien ; ce que j'ai à vous dire est grave, vous allez
bientôt le comprendre ! Cet homme qui vient de sortir est né à Or-
léans, où il exerça d'abord la profession de batelier ; s'étant fait ensuite
soldat, il fut chargé par le feu duc de Guise de délivrer la reine Mar-
guerite, femme du roi de Navarre, à présent roi de France, de la cap-
tivité à laquelle la condamnait le roi son frère. Cet homme, dont l'au-
dace est extrême, réussit dans sa mission, pendant laquelle il devint
amoureux d'une fille fort belle qui est au service de la reine Margue-
rite. Toute passion chez cet homme doit être d'une effrayante éner-
gie. Pour posséder la femme qu'il aime, il ne reculerait devant rien.
Or, j'ai cru deviner qu'on lui a fait entrevoir que la mort d'Henri IV,
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30 HISTOIRE DES JÉSUITES.
en donnant le pouvoir à la reine Marguerite, permettrait à celle-ci de
récompenser dignement l'homme qui l'a délivrée. Peut-être me suis-
je trompé sur le motif qui pousse cet homme; mais je ne puis me mé-
prendre sur le projet qu'il a formé et qu'il vient de me révéler après
l'avoir confessé successivement à un grand-vicaire de l'archevêque de
Lyon, à deux prêtres du même clergé, à un Carme, à un Capucin,
qui, — cela est terrible à dire! — ne me semblent pas avoir essayé
de détourner cet homme de la résolution qu'il a prise. Cette résolu-
tion, monseigneur, savez-vous quelle elle est pourtant? C'est de tuer
le roi Henri de Navarre, Henri IV de France!...
— Le misérable!... Et son nom, mon Père?
— 11 s'appelle Pierre Barrière, ou La Barre.
— Vous a-t-il dit quand il avait résolu de se mettre à son œuvre
soufflée par l'enfer?
— Aujourd'hui même, m'a-t-il dit, il part pour Paris, où quel-
qu'un, qu'il ne m'a pas nommé, l'a adressé à des religieux dont les
conseils, — il faut le demander à Dieu! — auront peut-être plus
d'empire sur ce malheureux, que les timides et hésitantes représenta-
tions que j'ai essayé de lui faire.
— Quels sont ces religieux, Père Séraphin?
— Des membres de la Compagnie de Jésus, mon fds, répondit à
cette question le Père Barchi, qui en faisant sa réponse regarda fixe-
ment son interlocuteur.
— Oh! alors, il n'y a pas un instant à perdre! se récria ce dernier,
qui était un gentilhomme de la maison de la reine Louise, veuve du
roi Henri H[, et fort attaché au Béarnais, quoique catholique. Adieu,
mon Père, je pars; priez Dieu que j'arrive à temps!
Brancaleone, tel était le nom de ce gentilhomme, monta aussitôt à
cheval, courut à Nevers, où il raconta au duc de ce nom, qui avait
abandonné le parti de la Ligue, tout ce qu'il venait d'apprendre, et le
pria de lui prêter son aide pour qu il put arriver jusqu'au roi menacé.
Le duc s'y prêta de bonne grûce^ lui promit de fournir sa rançon s'il
était pris par les ligueurs : on ajoute même qu'il fit faire, sur les in-
dications de Brancaleone, un portrait de Barrière qu'un homme à lui
HISTOIRE DES JÉSUITES. 31
parlil pour aller remottro à Henri IV, avec une lettre servant d'expli-
calion, dans la crainte que lîrancaleone ne pût arriver jusqu'au roi.
Ce gentilhomme éprouva, en effet, tant d'obstacles sur sa route, qu'il
se passa un temps considérable avant qu'il pût joindre le Béarnais.
Cependant Barrière, parti de Lyon, était arrivé à Paris, cheminant
assez vite, quoique à pied, éperonné qu'il était par son projet de meur-
tre. Il s'en fut d'abord chez le curé de l'église de Saint -André-des-
Arls, déterminé ligueur du parti des Guise. 11 paraît qu'en route
Barrière avait rélléchi qu'Henri IV s'étant fait catholique, les foudres
qu il savait dirigées contre lui par l'Eglise avaient peut-être dû s'é-
teindre. Christophe Aubry, le curé de Saint-André-des-Arts, essaya
de lui prouver que le Béarnais n'était catholique que de nom. Cepen-
dant, les scrupules de Barrière, qui s'élevaient avec d'autant plus de
force que ce misérable se voyait plus près du moment d'agir, ne fu-
rent pas entièrement calmés ; et le curé Aubry crut devoir mener l'as-
sassin à la Maison des Jésuites, se croyant sûr probablement que, là,
toutes ses hésitations seraient mises à néant. Le recteur du collège des
Jésuites, le Père Antoine Varade, réussit en effet à faire taire les re-
mords ou les craintes de Barrière ; ce dernier fut confessé par un autre
Père de la même (Compagnie et communia de ses mains, qui donnèrent
ainsi h pain de vie à cet homme qui formait un projet de mort.
En sortant de la Maison des Jésuites, Barrière s'en fut acheter un
couteau qu'il aiguisa longtemps et si bien, tandis qu'il marmottait quel-
ques Pater et Ave qu'on lui avait imposés pour pénitence, qu'il lui
donna un double tranchant et en fit ainsi une arme excessivement
meurtrière. Puis, le meurtrier s'informa tranquillement du lieu où se
trouvait le roi. Il apprit qu'Henri IV était alors à Saint-Denis. Il y alla,
et put même se trouver sur le passage du prince lorsqu'il sortait de la
grande église. Barrière a avoué que, s'étant avancé pour exécuter son
crime en ce moment, il fut retenu par une secrète et inconcevable
émotion. «Il me sembla, disait-il, que j'étais ceint d'une corde qu'un
bras puissant tirait en arrière, quand je voulais aller en avant!))
Henri IV quitta Saint-Denis, et s'en fut à Gournay, puis à Crécy, à
Champ-sur-Marne, à Bric-Comte-Bobert, et de ce dernier endroit à
32 HISTOIRE DES JÉSUITES.
Melun. Barrière le suivit constamment, aiguisant toujours son couteau,
se préparant à s'en servir, et s'accusant de ne pas l'avoir fait encore.
Il eut en effet, dit-on, dans ce voyage, pour se jeter sur sa victime
comme le tigre sur sa proie, plusieurs occasions favorables dont il ne
profila pas. (Cependant, le roi s'occupait de plans pour la restauration
du cluUeau de Fontainebleau, ne se doutant pas que la maison de
Jîourbon menaçait ruine dès l'instant oii elle s établissait sur le sol
de France, ou chassait joyeusement, ignorant que la mort planait sur
sa tête, en même temps que son faucon royal sur le héron.
Profitant de cette confiance, ainsi que de la facilité qu'on avait
d'approcher du roi. Barrière résolut enfin de saisir le premier mo-
ment favorable pour le tuer. « Ce sera pour aujourd'hui, » se dit-il, un
malin, en passant le doigt sur la pointe acérée de son couteau; puis, il
se mit en marche pour accomplir son crime. Mais en ce moment,
Brancaleone, enfin arrivé à Melun, dénonçait Barrière, qui fut arrêté
par les archers du grand-prévôt de la maison du roi, le i26 aoiît 1593.
L'assassin commença par nier hautement tout ce dont on l'accu-
sait. Mais ayant été confronté avec Brancaleone, ayant reconnu ce
dernier pour l'avoir rencontré à Lyon chez le Père Séraphin Barchi,
et l'entendant dévoiler la confession qu'il avait faite au Dominicain,
il avoua qu'il s'était, en effet, rendu à Lyon pour consulter différents
ecclésiastiques sur le projet qu'il avait alors réellement formé d'as-
sassiner le roi, et qu'il s'était adressé au grand-vicaire de l'archevê-
que, à deux simples prêtres, à un Carme et à un Capucin; mais que,
sur les conseils de ceux-ci, et apprenant ensuite qu'Henri IV était
revenu à la religion catholique, il avait renoncé à son projet. L'accusé
ajouta que, pour expier son crime d'intention, il avait résolu de se
faire Capucin ; et que telle était la raison pour laquelle il s'était rendu
à Paris ; qu'ayant été renvoyé alors à Orléans, lieu de sa naissance,
il avait suivi la même route que le roi parce que c'était aussi la
sienne.
(^omme on lui demanda alors pourquoi, lorsqu'on l'avait arrêté, il
portait sur lui un couteau à deux tranchants et si bien acéré, il jura
que c'était à force de servir que ce couteau était devenu si coupant.
mSlOlKK UKS JÉSUITJIS. 33
si bien aiguisé. Mais cotle défense, d'ailleuis souv(!nt délriiite par dos
allégalioiis contraires el des demi-aveux, fut formellement démentie par
la déposition de Brancalcone et par les informations prises sur la con-
duite de Barrière, depuis son départ de Lyon. L'accusé fut condamné à
mort, et entendit son arrêt en vomissant mille imprécations contre tous
les hérétiques et contre ses juges, qu'il appelait ses bourreaux. Le sup-
plice du misérable fut remis au lendemain^ parce qu'on voulait inter-
roger le curé de Brie-Comte-Kobert, qui avait confessé récemment
Barrière et l'avait fait communier. Ce prêtre refusa de répondre, allé-
guant qu'il ne pouvait violer le secret du confessionnal. Pendant la
nuit, un moine Dominicain, nommé Olivier Bcringer, constant et
zélé partisan du Béarnais, fut envoyé dans la prison du condamné,
s'efforça de lui faire comprendre toute l'énormité de son crime, et lui
déclara que s'il ne s'en repentait pas, la damnation éternelle l'attendait.
Barrière, dès lors, parut ébranlé. Mais, lorsque, d'après sa sentence, il
vit qu'on allait l'appliquer à la question pour qu'il nommât ses com-
plices, il déclara qu'il était prêt à tout avouer.
« Je reconnais mon crime, dit-il alors, et je suis content à cette
heure de n'avoir pu l'accomplir; j'en maudis la seule pensée, comme
je maudis ceux qui m'en ont fait concevoir l'idée, ceux qui m'en ont
conseillé et facilité l'exécution , ceux qui m'y poussaient en m'assurant
que, si je mourais dans l'entreprise, mon âme, enlevée par les anges,
s'envolerait dans le sein de Dieu, pour y jouir de l'éternelle béati-
tude (1). J) Barrière ajouta que ces conseillers lui avaient bien recom-
mandé, en cas qu'il fût pris et mis à la torture, de ne pas les nommer,
attendu que, s'd le faisait, il serait éternellement damné.
Il semble que l'on ait essayé d'étouffer la voix de ce misérable à
l'instant où il faisait ces aveux. Sans doute parmi les juges y avait-il
des personnages qui craignaient que ces mêmes aveux n'engageassent
le roi dans une plus large voie d'hostilité contre Rome, qu'on ména-
geait alors. Peut-être même quelques-uns étaient-ils peu désireux de
sévir contre les complices de lîarrière, qu'ils devinaient fort bien. On
(1) Ce sont les propres paroles de Barrière, suivant DeThou, dans soa Histoire uni-
verselle, livre CVII, page 53 du Xli"!^ volume de l'édition de 173i,
II. 5
3Ï IlISTOIliE DES JKSLITES.
assure (jiic, sur la rouo, l'assassin ayant déclaré que cetix qui l'avaient
excilé à tuer le roi lui avaient recommandé de ne pas s'ouvrir
de son dessein aux ducs de Nemours à Lyon, non j)lus qu'au duc
de Mayenne à Paris, parce que ces deux princes, craignant le même
sort et i»lus inquiets de leur propre conservation que de la sûreté
publique, le détourneraient de l'exécution (1), le roi défendit qu'on
insénll cette disposition dans les registres. Quels étaient donc les atroces
conseillers du crime qui menaçaient aussi bien des poignards de leurs
affidés les chefs de la Ligue que le roi de France? L'opinion publique
ne s'y trompa point, et une clameur générale nomma tout haut les
complices de Barrière. De Thou assure qu'on ne demanda pas à Bar-
rière le nom de ses complices; que, sans doute, pour que la violence
des tortures ne les lui arrachât pas, on lui fit même grâce de la ques-
tion, on se hâta de le mener au supplice, et que l'assassin, placé sur la
roue où il devait mourir, ayant ajouté à ses aveux volontaires qu'on
se défiût de deux prêtres de Lyon, dont il ignorait le nom, mais dont
il dépeignit la personne, et qui avaient été engagés à commettre son
môme crime, les juges qui présidaient au supplice se hâtèrent de faire
tomber la masse du bourreau sur la poitrine du patient, qui mourut
au premier couj», le 31 août 1593.
On ne rechercha aucun des complices présumés de Barrière, qui res-
tèrent, après l'exécution de leur misérable instrument, fort tranquilles à
Lyon et à Paris, villes où l'autorité royale, du reste, n'était pas encore
reconnue. Deux ans après la mort de Barrière, lorsqu'Henri lY était
entré enfin dans sa capitale, on essaya bien de ïiiirc le procès au Père
Antoine Yarade, recteur du collège des Jésuites de Paris, que l'as-
sassin avait seul nommément désigné, assurent quelques historiens (2).
Mais ce procès fut étouffé à la sollicitation du roi lui-même, qui hési-
tait à s'engager dans une guerre, qu'il prévoyait terrible, contre les
noirs enfants de Loyola. Malgré la demande du premier j)résident De
Harlay, qui renouvela à plusieurs re[)rises des accusations formelles
(1) Voyez De Thou, au même livre, règne d'Henri IV, cle.
(2) Pasquiorlcdil formellement, entre autres.
iiisToniK DKs ji;si iriis. 35
coiilrc Varatle cl ses confrèros, on laissa l'allaire s'assoupir. Mais,
(levant l'opinion |m!)li(]uc, les Jésuites n'en restèrent pas moins
comme les complices de Ijarrière et les premiers instigateurs du crime
qu'il avait projeté. De Thou, écrivain toujours consciencieux, ne craint
pas d'écrire qu'au i)remier bruit de l'attentat de Barrière le cri gé-
néral fut que c'étaient les Jésuites qui avaient poussé le meurtrier vers
la royale victime, depuis longtemps désignée aux poignards des assas-
sins par leurs confesseurs et prédicateurs 1. . . Les termes de cet arrêt
ont survécu aux eiîorts des historiens de la Compagnie de Jésus, et,
pour notre part, nous croyons qu'il doit être maintenu. Des aveux de
Barrière il résulte, comme on l'a vu, que Mayenne et ses partisans
ne doivent pas être accusés de l'attentat, puisque ce chef des ligueurs
était, suivant les avis donnés au coupable, sous le coup des mêmes
menaces. Le parti des Seize et des Espagnols pouvait donc seul en-
fanter un pareil crime. Les Jésuites étaient les partisans avoués de
I*hilippe II, tout en proclamant qu'ils ne combattaient que pour le
Saint-Siège. Ce furent eux, du reste, qui se montrèrent les plus fu-
rieux, parmi les divers membres du clergé, des succès d'Henri IV,
jusque-là qu'un des bons Pères, un certain Odon Pigenat, à la vue du
triomphe de ce prince, à force de souffler le feu de la révolte par ses
sermons séditieux, tomba enfin dans une véritable fureur, et mourut
en blasphémant comme un enragé 1
Ce sont les propres termes de l'historien De Thou.
Il est naturel de penser que ceux qui éprouvaient une telle colère
du triomphe d'Henri lY firent, i)Our l'empêcher, tout ce qui est hu-
mainement possible. La morale des Jésuites, à cette époque surtout,
se montrait très-facile sur l'article du régicide. iVous prouverons d'ail-
leurs bientôt et plus nettement que l'assassinat fut un moyen devarit
lequel les fds de Loyola n'ont pas reculé.
C'est quelque chose de singulièrement attachant et dramatique que
cette lutte des Jésuites contre Henri IV, lutte qui a pour arène un
grand royaume, les rois et les peuples d'Europe pour spectateurs, lutte
qui s'ouvre par Barrière et se ferme par Bavaillac, tandis qu'au som-
met de cette trinilé d'assassijis, Jean (Miûlel brille exempt des nuages
36 IIISTOIRK DKS JKSUITKS.
qui en couvrent les deux autres termes. Nous ne voulons pas nous
faire ici les panégyristes d'Henri IV. Nous n'avons pas besoin de le
peindre meilleur et plus intéressant, afin de rendre ses noirs ennemis
d'autant plus odieux et coupables. Cela est inutile suivant nous ; aux
clartés du flambeau de la vérité, les Jésuites doivent apparaître trop
hideux pour qu'on ait besoin d'essayer d'ajouter quelque chose aux
couleurs de leur portrait historique.
Henri IV — nous le dirons — ne fut ni un très-grand-roi, ni un
très-bon roi : quoiqu'il valût mieux que beaucoup de ses prédéces-
seurs. Ce fut un brave capitaine couronné, qui se conduisit avec son
peuple comme il eût fait avec une compagnie de gens d'armes. Aimant
à oublier que sa main tenait un sceptre de roi, il était toujours dis-
posé, pourvu que ses sujets acquitassent bien leurs impôts, à vider un
broc de vin avec celui-ci, ou à caresser la fille de celui-là, ce qui le
rendait fort populaire. Du reste, souhaitant fort, et tout haut, que cha-
cun, parmi le peuple qui le reconnaissait pour roi, pût mettre la poule
au pot tous les jours de l'année, tout en ruinant bien un peu les ma-
nants pour entretenir ses soldats... ou ses maîtresses. Fort heureusement
pour lui, Henri IV eut un très-grand ministre auquel il doit d'occuper
dans l'histoire une place éminente. Nous voulons parler de Sully.
Mais comme le sage ministre, austère penseur, ferme et rigide admi-
nistrateur, était souvent obligé, pour guérir les maux de la France,
ou pour la relever de l'atonie dans laquelle elle était alors plongée, de
se servir parfois de remèdes héroïques, presque toujours de prescrip-
tions sévères et sévèrement maintenues, il arriva que Sully ne fut
guère populaire de son vivant; tandis que son maître, après son abju-
ration, fut fort aimé de son peuple léger, qui tint en grand honneur le
roi vaillant, le diable à quatre, qui avait le triple talent de boire, et
de battre, et d'être un vert-galant. De nos jours, ces qualités ne suffi-
sent plus pour faire un grand roi, et la mémoire d'Henri IV, descendue
de plusieurs degrés au panthéon de l'histoire, laisse briller bien au-
dessus d'elle la gloire du grand Sully.
Les attentats dirigés contre Henri IV, et sous lesquels il finit ])ar
succomber, augmentèrent l'affection qu'on lui portail, firent taire les
MIS roi m-: dks ji:srrrKS. » 37
cris de liaine de ses ennemis, et imposèrent silence à la critique que
méritaient beaucoup de ses actes. Nous avons vu à peu près la môme
chose arriver de nos jours. La lame d'un poignard, la balle d'un pis-
tolet sont toujours d'abominables raisonnements, quels que soient
celui qui s'en sert, et celui contre lequel on s'en sert ; mais que dire
lorsque la main qui lance le plomb, ou qui guide l'acier, est celle de
religieux, de prêtres?...
Les Jésuites, malgré l'abjuration d'Henri IV, n'en continuaient pas
moins de se montrer extrêmement hostiles à sa cause ; sur tous les
points où ils s'étaient établis, il fallut des révolutions sanglantes pour
faire reconnaître l'autorité royale. Ils excitaient le zèle des catholiques
contre Henri, dont ils représentaient la conversion comme une comédie
politique dont le dénouement serait la ruine du catholicisme en France,
aussitôt que le Béarnais pourrait, sans crainte, lâcher la bride à son
mauvais vouloir d'hérétique forcené. «D'ailleurs, criaient-ils, le Saint-
Père, malgré la prétendue abjuration du roi de Navarre , ne l'a pas
encore reconnu, ni absous. Il faut donc, au moins, avant de se sou-
mettre, attendre la décision de Vinfaillible chef de l'Eglise!,.. »
Afin d'ôter ce prétexte à ses ennemis, Henri IV envoya un ambas-
sadeur au Saint-Siège, vers la fin de l'année 1593. Cet ambassadeur
ne put rien obtenir du pape, qui était alors Clément VIII, quoiqu'il
promît au nom de son maître soumission complète au chef de l'Eglise
catholique dont Henri IV déclarait qu'il vivrait et mourrait désormais
le fils soumis. Le duc de Nevers ne put pas môme obtenir d'être reçu
comme ambassadeur de son roi. L'évoque du Mans et quelques autres
prélats français qui l'avaient accompagné ne furent pas plus heureux
dans leurs démarches auprès du pape et des cardinaux. Ils furent môme
menacés, parce qu'ils avaient soutenu le parti d'un roi frappé d'excom-
munication, de se voir livrés au tribunal de l'Inquisition; et cette me-
nace fut si près de-se réaliser que le duc de Nevers, lorsqu'il sortit
de Rome, après une ambassade inutile, fit marcher les prélats fran-
çais à ses côtés, déclarant hautement qu'il tuerait le premier huissier
ou sbire pontifical qui oserait les arrêter.
Cette inqualifiable conduite du pape doit être en partie attribuée aux
38 HISTOIRE DES JESUITES.
raj)ports (jne lui faisait à cette époque son légat en France, fc cardinal
de Plaisance. Ce fougueux prince de l'Église assurait que la Ligue était
loin d'agoniser, comme le prétendaient les partisans d'Henri IV, et qu'il
était permis d'espérer que le Béarnais serait bientôt écrasé, malgré
quelques succès. Le pape, qui avait refusé de recevoir le duc de Nevers
en qualité d'ambassadeur du roi, accueillit donc avec faveur le car-
dinal de Joyeuse et les autres ambassadeurs que la Ligue dépêcha vers
Rome, à peu près à l'instant où le duc dejNevers, confus et irrité, sor-
tait de la capitale du monde chrétien. Le cardinal de Joyeuse avait
pour mission d'obtenir l'assentiment du Saint-Père à l'élection d'un
roi choisi par les ligueurs. 111 était chargé de présenter le duc de Guise,
fils de celui qui avait été assassiné à Blois, par ordre d'Henri Ul,
comme ayant le plus de chances d'être accejjté par la France. Le roi
d'Espagne Philippe II ne semblait pas s'opposer à l'élection du jeune
duc de Guise, auquel il avait même promis de donner une Infante en
mariage ; mais en réalité, il ne voulait que prolonger les troubles de
la France, espérant toujours, à leur faveur, pouvoir s'emparer de ce
beau royaume. Le duc de Mayenne, quoique semblant donner aussi
son acquiescement à l'élévation dqson neveu, était en réalité fort mor-
tifié de voir qu'on le lui préférât, et, dès ce moment, il s'occupa de
traiter de sa soumission au roi.
A l'occasion de l'ambassade du duc de Nevers, les Jésuites de Rome
jouèrent un double rôle. Ainsi, leur Père Possevino se montra assez
disposé à seconder les efforts de l'ambassadeur d'Henri IV pour que
le pape l'exilât. En même temps, d'autres Jésuites intriguaient à l'ordre
du roi d'Espagne, et travaillaient à faire avorter l'ambassade. Le duc
de Nevers partit de Piome tellement convaincu des menées à cet égard
des Pères de la Compagnie de Jt'sus, qu'un Jésuite, le cardinal ïolet,
auquel il disait qu'on ne devait pas fermer le bercail à la brebis égarée
qui y revient, ayant répondu en souriant : Que Jésus, le Pasteur divin,
n'était pas obligé d'ouvrir la porte du bercail à ceux qui l'avaient fer-
mée sur eux ; et citant à celte occasion l'exemple de saint André chez
les gentils: ((Votre éminence, repartit vivement l'ambassadeur, ne se
trompe-t-elle pas d'autorité en citant saint André? Ne serait-ce pas
IIISTOIIU- I)i:S JKSIITKS. - 39
])liiU)l 5amY /*/jî7îp])fl ([u'elle vouhiit dire?» Le cardinal Jésnile ne
répondit que par un nouveau sourire à celte allusion au zèle de sa
Compagnie pour le roi d'Espagne, (pi'il comprit fort bien; ce qui
mit fort en colère le duc de Nevers , au ra|)|)ort du président De
Thou.
Le mauvais vouloir du Saint-Siège irrita vivement Henri IV et
la j)lupart de ses partisans, même les catholiques. Les choses allèrent
jusque-là qu'on pensa un instant à créer en France un patriarche qui
eût été chef suprême de l'Eglise gallicane, qu'il eût administrée de
haute main, sans recourir au pape et aux conseils du pape. Mais,
malgré l'Espagne et les Jésuites, malgré le pape et le clergé, malgré
les fanatiques et les ambitieux de toutes sortes, Henri IV s'affermis-
sait davantage sur le trône dont il lui avait fallu disputer chaque
marche. Les principales villes du royaume tombaient en son pouvoir
ou se soumettaient volontairement. Afin de coutrebalancer la mau-
vaise impression que pouvait faire sur l'esprit du peuple en général, et
surtout sur celui des catholiques, le refus obstiné que faisait le pape
d'absoudre et de reconnaître Henri IV, on décida que le roi serait
sacré. Reims, lieu ordinaire du sacre des rois de France, étant alors au
pouvoir de la Ligue, ce fut à Chartres que se fit cette cérémonie qui,
certes, avait un sens, à cette époqtie. Une discussion assez curieuse
eut alors lieu sur l'huile consacrée pour l'onction royale. On se de-
manda si cette onction pouvait se faire avec autre chose que la Sainle-
Âmpoule, dont on ne pouvait pas se servir. A ce propos, des évoques
dirent que la Sainte- Ampoule n'était pas absolument nécessaire pour
valider le sacre. Quelques-uns même émirent des doutes sur l'authenticité
de cette fiole céleste dont saint Rémy ne parle pas dans son testament,
et dont ne font aucune mention Crégoire de Tours et autres prélats du
temps. Là-dessus, quelqu'un, l'archevêque de Tours probablement,
émit l'idée que le chrême miraculeux de l'église de Marmoutiers, près
de Tours, avait à fournir de meilleures preuves que la fiole de Reims,
attendu que Sulpice Sévère rapporte textuellement que cent douze ans
avant la conversion de Clovis, on avait vu un ange descendre du ciel
et guérir, en frottant de ce baume céleste, la jambe de saint Martin,
ko HISIOIIIK DKS JKSIITES.
qui était tombé du haut d'un escalier, et que celle afiirmalion était
soutenue par les témoignages de Forlunat, de Paulin, évèque de Noie,
et d'Alcuin môme dans son Traité des miracles du saint. Henri lY fut
donc sacré avec le saint chrême de Marmoutiers, par l'évêque de
Chartres, qui se nommait Nicolas de Thou (1).
Peu après cette cérémonie, Paris se rendit au roi, qui y fit solennel-
lement ses Pâqucîs. On peut observer que le cardinal-légat refusa, en
cette circonstance, de venir saluer le roi, et qu'un autre prince de
l'Église, le cardinal Pellevé, grand partisan des Jésuites, fut si furieu-
sement chagrin en apprenant cet événement qu'il en mourut de dépit
et de colère. Le cardinal de Plaisance emmena de Paris le recteur du
collège des Jésuites, Antoine Varade, et Christophe Aubri, curé de
Saint-André-des-Arts, qui passaient généralement pour avoir été les
complices de Barrière, ainsi que nous l'avons dit, ou plutôt qui étaient
convaincus d'avoir poussé à ce crime le misérable assassin (2). Henri IV
était bien persuadé de la connivence qui avait existé entre Barrière et
les Jésuites ; mais, tant qu'il le put, il évita de déclarer ouvertement
la guerre à la noire Compagnie dont il redoutait l'influence et dont il
essaya vainement d'adoucir la haine. Ainsi, le moine Dominicain qui
avait révélé le premier les projets régicides de Barrière, et probable-
ment par là sauvé le roi, ne fut pas même récompensé par celui-ci. On
lui offrit bien l'évêchedAngoulême; mais, sous prétexte qu'il avait, en
dévoilant les intentions de l'assassin, violé le secret de la confession,
les Jésuites lui suscitèrent tant d'embarras, qu'il dut renoncer à cette
récompense. 11 fut même obligé de se justifier envers le Saint-Siège,
et publia pour cela divers écrits.
Malgré cette modération extrême, les Jésuites, qui n'en tinrent aucun
compte, essayèrent de lutter contre la fortune ascendante d'Henri IV;
(1) Tous ces détails sont empruntés presque textuellement à l'historien De Thou
(livre CVIII), qui, quoique sincère chrétien , ne semble par professer une grande foi
envers les fétiches du catholicisme, choses qui ont, plus que toute autre peut-être, ruiné
la foi religieuse. A ce propos, ne pouvons-nous pas demander aux princes de l'Église
romaine si ce n'est pas la Sainte Tunique de Trêves qui a fait lever le curé Ronge et les
croyants de l'église catholique allemande?
(2) De Thou, livre CIX, page 141, lome XII de l'édition de 1734.
IIISTOIUE DES JÉSUITES. 41
et, mùme après rentiée de ce prince dans Paris, ils remuaient encore
dans la capitale du royaume. Seuls de tous les Ordres religieux, à l'excep-
tion |>ourlant des Capucins, qui firent souvent alors cause commune
avec les Jésuites, les enfants de Saint-Ignace refusèrent longtemps en-
core de reconnaître Henri IV comme roi légitime et même de prier
pour ce prince, prétendant qu'ils ne pouvaient faire ces deux choses
que lorsque le souverain pontife aurait parlé à cet égard. Ils étaient
soutenus, dit De Thou (1), contre le roi, et contre la haine publiquequi
les désignait hautement comme les principaux auteurs des troubles du
royaume, par plusieurs personnes haut placées ; soit que ce fût un reste
de la Ligue, soit que ces personnes espérassent par là se mettre bien à
la cour de Rome, dont les Jésuites ne manquaient pas de se dire les
véritables représentants. iNéanmoins, les affaires du roi étant en bon
état, et l'esprit public encore ému de l'attentat de Barrière se pro-
nonçant chaque jour davantage contre les révérends Pères, l'Uni-
versité de Paris, encouragée par le Parlement, reprit le procès com-
mencé contre eux, dès leur introduction dans le royaume, et toujours
interrompu par les ordres de la cour, ou par la marche des événements
politiques. iNous parlerons plus tard de ce procès. Disons seulement
que, grâce aux efforts du jeune cardinal de Bourbon, l'ex-chef du tiers-
parti, et de quelques autres grands seigneurs catholiques, la cause fut
encore ajournée. Les Jésuites furieux, cependant, de cette tentative,
et persuadés que la cour avait poussé l'Université à cette nouvelle dé-
claration de guerre, se déchaînèrent dans leurs Maisons contre le roi,
sur lequel ils prédirent que la vengeance du ciel allait bientôt tomber.
Gomme le ciel ne semblait pas disposé à faire honneur à la traite de
ruine et de mort tirée sur Henri lY par la Compagnie de Jésus, celle-
ci probablement s'adressa à l'enfer, qui ne tarda pas à répondre à cet
appel par la voix de Jean Châtel 1
Le Père Joseph Jouvenci, historien Jésuite, assure que le ciel an-
nonça par des prodiges la catastrophe qui allait avoir lieu (2) . Qu'on
(1) Livre CX, page 241, tome XII de Vllistoire universelle.
(2) Histoire de la Compagnie de Jésus, par le Père Joseph Jouvenci, livre II,
page 46. Cet ouvrage fut condamné et supprimé par arrêt du parlement de Paris, le 24
11. 6
42 HISTOIRE DES JÉSUITES,
ne s'y trompe pas pourtant, la catastrophe dont parle le digne Père n'est
pas du tout l'assassinat d'Henri IV par un écolierdesa Compagnie, mais
bien l'arrêt de bannissement qui s'ensuivit contre cette dernière ! Ces
manifestations célestes, au dire de l'historien Jésuite, furent u des croix
blanches qu'on vit paraître sur les habits de nos Pères, surtout lorsqu'ils
étaient à l'autel ; lesquelles croix n'avaient été ni figurées, ni travail-
lées de main d'homme.» Le Père Jouvenci voit clairement dans ces
croix merveilleuses l'annonce de la croix de douleurs imméritées que la
malice des hommes allait faire porter à l'innocente Compagnie de
Jésus!... Sans doute pour prouverque le premier bannissement des Jé-
suites de la France ne fut pas amené par les méfaits de ses confrères,
mais seulement par la haine que leur avaient vouée des méchants, le
même Jésuite ajoute (1) : «Quelque temps avant l'année 1594, un
démon exorcisé par nos Pères et se voyant forcé de déguerpir me-
naça l'exorcisant et tous son Ordre de les faire chasser à leur tour, et
cela de tout le royaume de France.» Tout ce que nous avons à dire de
ces merveilleux présages, c'est que l'homme qui met le feu à une mine
peut à coup siîr prévoir l'explosion, quoiqu'il ignore parfois si la mine
trop chargée ne le fera pas sauter lui-même au lieu de détruire l'en-
nemi.
Et, maintenant, nous allons essayer de dérouler aux yeux de nos
lecteurs le sombre drame auquel Jean Châtel a donné son nom. Et
maintenant encore , répétons-le , afin d'éviter le retour trop fréquent
des notes justificatives, la forme de ce récit comme de tous nos autres
récits, dans cette histoire, est la seule chose à laquelle nous nous soyons
permis de toucher; le fond, tel qu'il est, en appartient complètement
à l'histoire; si, dans les détails, nous nous sommes contenté parfois
de la vraisemblance, faute de mieux, dans les faits nous avons toujours
respecté scrupuleusement la vérité.
En l'année 1594, à l'endroit où se trouve maintenant l'espace vide
semi-circulaire qui s'arrondit en face du palais de Justice, et qu'on
mars 1713. L'autour, suivant l'arrêt, y a travesti les faits, adouci les teintes, r(*pandu
des couleurs odieuses sur les juges, favorables sur les accusés (les Jésuites).
t1) Voyez l'ouvrage déjà cité du Père Jouvenci.
HISTOIRE DKS JKSUITKS. W
nomme la j)lace du Palais, on voyait s'élever nne de ces solides mai-
sons de la bourgeoisie ])arisienne, à haut pignon sculpté et donnant
sur rue, aux toits aigus, garnis de plomb et ornés de trèlles et autres
cfflorescences de fer. Cette maison assez grande et qui avait, chose
rare alors, un second étage dont les fenêtres perçaient le rapide talus
ordoisé du toit, appartenait à un riche marchand drapier, bourgeois
de Paris fort considéré parmi ses confrères, et qui se nommait Pierre
Chàtel. Cet homme avait été ligueur déterminé; mais, depuis la sou-
mission de Paris, il se contentait de témoigner le peu d'affection qu'il
avait pour le Béarnais triomphant, en murmurant contre lui, lors-
qu'il était attablé, le soir et portes closes, avec ses amis et compères,
messire Claude Lallemant, curé de Saint-Pierre, ou maître Bernard,
vicaire de ladite église. Mais, comme le calme qu'Henri avait enfin
rendu à la capitale de son royaume, depuis si longtemi)s agitée par
les tempêtes politiques, donnait une nouvelle activité au commerce de
Pierre Châtel, le ligueur s'effaçait chaque jour davantage pour faire
place au marchand.
Maître Pierre Châtel était un petit homme au ventre rebondi, au
front étroit entièrement couvert de cheveux roux qui commençaient à
grisonner; du reste, jouissant d'une réputation de probité bien éta-
blie, qui le rendait tant soit peu important et gourmé dans ses ma-
nières, et ne s'étant, au fond, fait ligueur que pour être quelque chose,
et parce qu'alors toute la bourgeoisie parisienne était pour la Ligue.
La femme du riche drapier, Denise Hazard, appartenant comme
son mari à une bonne famille de bourgeois, avait été assez bieu élevée,
et savait lire, écrire et calculer, talents qui n'étaient pas alors f@rt
communs, môme dans les hautes classes de la société. Avec sa robe
d'un drap brun très-fin, bordée de velours aux manches et à la jupe, sur
le corsage serré de laquelle pendait à une chaîne d'or fort lourde un
précieux reliquaire en même métal travaillé à jour et qui venait, disait-
on, de Benvenuto Cellini, le grand artiste florentin, dame Denise,
toujours mise avec goût et propreté, ayant des yeux noirs brillants sur
un visage un peu pâle, une taille encore fine, et des mains mignonnes
et potelées, pouvait encore passer pour une jolie femme, malgré ses
kk HISTOIRK DES JKSLIÏES.
quarante ans. Dame Denise était devenue dévote en vieillissant, et
fréquentait beaucoup les églises. Elle avait donné trois enfants à son
mari : Catherine, brune, vive, active et intelligente, du reste excel-
lente créature, mariée depuis peu de temps à maître Jean Le Comte,
qui était devenu l'associé de Pierre Châtel ; Madeleine, enfant qui
commençait à devenir femme, charmante et douce blonde aux grands
yeux d'azur pleins d'une vague rêverie qui semblaient s'iriser de
lueurs plus vives lorsqu'ils se fixaient par hasard sur le premier com-
mis de son père, Antoine de Yilliers, beau jeune homme qui s'était
fait drapier, disait-on, pour voir Madeleine et lui parler. Le troisième
enfant de maître Châtel et de dame Denise était un garçon et s'appelait
Jean. Jean Châtel venait d'avoir dix-neuf ans. C'était un jeune homme
aux cheveux d'un blond pâle, avec des teintes ardentes aux tempes et
près du cou. Ses yeux gris-roux avaient une sorte de somnolence éga-
rée que remuaient, par secousses, des éclairs intérieurs ; ses lèvres,
toute sa figure avaient une pâleur morbide, et semblaient comme
tiraillées par des rides qui cherchaient à se former déjà ; ses lèvres
étaient minces, son front fuyant, son crâne fortement projeté en ar-
rière, et se terminant presque en pointe Pierre Châtel avait confié
l'éducation de son fils aux Pères de la Compagnie de Jésus. Jean,
après avoir terminé sa philosophie dans leur collège de Clermont,
étudiait le Droit depuis quelques mois ; son père devait lui acheter une
charge de procureur.
Enfant bien-aimé de ses parents, dont la tendresse peu judicieuse
avait laissé de trop bonne heure à ses mauvais instincts une liberté
fatale, Jean Châtel, à peine jeune homme, avait déjà les vices de l'âge
mûr et l'énervement de la vieillesse. Pierre Châtel et sa femme
avaient espéré que la religion mettrait un frein à celte nature perverse
qui s'était de bonne heure révélée. Ils avaient donc confié leur fils
aux.Pères de la Compagnie de Jésus, dont le collège était déjà célè-
bre, et qu'estimaient fort les deux époux, le mari comme ligueur, la
femme comme dévote. Mais les espérances de maître Pierre Châtel
et de dame Denise avaient été trompées : entre les mains des Jésuites,
la détestable nature de Jean prit un essor effroyable que rien ne put
lirSTOIRE DES JKSllTMS. /^o
arrêter, A dix-neuf ans, Jean Châlel menait une vie qui était le scan-
dale du quartier, faisait la honte de son père et le désespoir de sa
mère. Chose étrange et qu'on a remarquée bien souvent cependant !
tout en se livrant à des débordements de toutes sortes, Jean CliAtel
croyait à un Dieu qui les réprouve et qui les punit. Chez les Jésuites,
qui sans doute avaient essayé des terreurs religieuses pour dompter
cette nature vicieuse et emportée, Jean Chatel avait ap|)ris, non pas à
aimer le ciel, mais à redouter l'enfer. 11 était sorti des mains des Révé-
rends Pères, superstitieux, mais non pas pieux. La crainte de l'éter-
nelle damnation l'avait quelque temps arrêté; mais, un jour, Jean
Chàtel se dit qu'il était à jamais damné, et il en tira cette conséquence
que, dès lors, peu importait à sa vie future quelle serait sa vie pré-
sente. «Le ciel me repousse, se dit-il; eh bien, jouissons au moins de
la terre qui s'offre à moil En attendant les souffrances éternelles, tâ-
chons de nous créer, ici-bas, un paradis qui nous est fermé là-hautl. ..»
On comprend quelle terrible et monstrueuse pâture dut accorder,
de ce moment, à ses appétits désordonnés et dévorants, cet homme
qui se disait que chaque flot des voluptés dans lesquelles il se plon-
geait servait, pour ainsi dire, de compensation à une des vagues
enflammées de l'éternel abîme qui l'attendait; ce dut être, ce fut quel-
que chose de vraiment effroyable!...
Un samedi soir de la fin de décembre 1594, la famille de Pierre
Chatel venait de terminer un souper assez bien servi, dont messire
Claude Lallemant, curé de Saint-Pierre-des-Arcs, avait pris sa part,
suivant une habitude presque journalière. Le repas avait été triste,
malgré les soins qu'y avaient apportés dame Denise et sa fille Catherine,
malgré les bons vins qu'en cette occasion le riche drapier avait tirés
de sa cave pour fêter son hôte. Madeleine était indisposée depuis quel-
que temps, et gardait le lit. Jean n'avait pas paru depuis plusieurs
jours à la maison de ses parents, dont il était sorti après une scène af-
freuse amenée par les reproches que Pierre Chatel avait adressés à son
fils sur sa conduite désordonnée et pendant laquelle ce misérable
jeune homme avait osé lever la main sur sa mère. Le curé de Saint-
Pierre essayait de consoler dame Denise, en lui faisant espérer que son
46 HISTOIRE DES JÉSUITES.
fils, grAcc aux prières de sa mère et aux aumônes de son père, serait
enfin amené au repentir, consolation que celui-ci recevait en branlant
la tèle d'un air de doute inquiet, celle-là, en pleurant, lorsque tout à
coup on entendit un cri étouffé qui semblait descendre par l'escalier en
pierres, étroit et tortueux, conduisant à la chambre que Madeleine oc-
cupait seule deimis le mariage de sa sœur. Ce cri était si douloureux,
qu'il fit tressaillir et se lever tous ceux qui l'entendirent, et que chacun
courut aussitôt vers l'escalier. En ce moment, un être qu'on pouvait
à peine appeler un homme, pâle, les yeux hagards et sanglants, les
cheveux hérissés, et tel que dut être Caïn venant de tuer son frère,
descendit impétueusement l'escalier, et renversa Antoine de Yilliers,
qui, du magasin où il se tenait, ayant entendu le cri dans lequel il
avait reconnu la voix de Madeleine, était aussi accouru.
— Jean I dit le drapier surpris en reconnaissant son fils.
— Mon enfant ! murmura la mère qui se sentit épouvantée, sans
connaître la cause de sa terreur.
— Le misérable I... cria de la chambre de Madeleine, Antoine
de Yilliers qui y était entré avec Catherine. Cette dernière tenait dans
ses bras le corps inanimé de sa sœur, qui, tombée sur le froid carreau
de la chambre, semblait avoir soutenu une lutte atroce dans laquelle
elle avait perdu connaissance. Madeleine était presque nue, son dernier
vêtement avait été déchiré, etsur son corps virginal on apercevaitcomme
des empreintes de tigre. Sa mère fit sortir tout le monde, à l'excep-
tion de Catherine, et à force de soins parvint à rappeler à la vie la
pauvre Madeleine dont les premières paroles furent : «Oh!... ce n'é-
tait pas mon frère, n'est-ce pas?... J'ai bien vu tout de suite que ce
ne pouvait être que l'esprit du mal 1 » La pauvre jeune fille fut quel-
ques jours privée de raison, et ne put jamais recouvrer complètement
la santé (1).
Cependant, Jean Chûlel, — car c'était bien lui qui venait d'ap-
(1) Voyez De Thou, livre CXI. Quelques historiens prétendent môme que ce fut non
•pas la sd'ur, mais la mère de Jean Chàtel qui fut l'objet des monstrueux désirs de cet
Jnfàme jeune homme dans lequel, pour l'honneur do l'humanité, on est porté à voir
.un misérable fou !
I.itii.cL'.Arriir..r. delà HoriT-::'
La Fainilip'de Jeiyw ('li;ir(4 .
IIISTOIIIE DES JÉSUITES. kl
paraître un instant comme un spectre elTroyable — était sorti de la
maison de son père, où ce dernier retenait à grand'peine Antoine de
Villiers,qui avait saisi la première arme qui se trouva sous sa main, et
qui, dans un transport de colère indignée, voulait courir sus au misé-
rable dont il avait deviné les infernales tentatives. Sur la prière du
maître drapier, le curé de Saint-Pierre resta avec le jeune homme, et
Pierre Cliàtel sortit, et suivit, aussi rapidement qu'il le put, le chemin
qu'il avait pu voir prendre à son fils. Il jmrvint à rejoindre assez vite
celui-ci qui s'était arrêté près du pont au Change, et qui, penché vers
la rivière, semblait considérer, à la lueur sombre de quelques étoiles
perdues dans un ciel tempestueux les flots noirs et grondants. Lors-
qu'il approcha de son fils, le drapier l'entendit qui se disait à lui-
môme en s'éloignant de la rivière : « Non I c'est trop tôt !.. . L'enfer
serait trop content!... » Et un effroyable rire suivit ces mots pro-
noncés d'une voix sourde et saccadée.
— Jean, dit le drapier, qui crut peut-être que les excès avaient
altéré la raison de son fils, Jean, venez avec moi !
Jean Chàtel suivit son père à l'instant et sans paraître surpris de sa
présence. Tout à coup, il s'arrêta, et demanda : « Où me conduisez-
vous ?
— Où vous pourrez recevoir les secours que réclament l'état où je
vous vois avec effroi et douleur : chez les Pères de la Compagnie de
Jésus.
— Non ! pas là 1 pas là !.. . s'écria d'une voixéclatante Jean Chatel,
qui s'arrêta de nouveau. N'est-ce pas-là?...» Le misérable jeune
homme se tut à ces mots ; mais, sur de nouvelles instances de son père,
il se remit à marcher avec lui vers le collège de Clermont.
Après quelques minutes d'une marche silencieuse, Jean Chàtel in-
terrompit le drapier qui parlait de repentir désarmant les colères di-
vines, en lui disant : «Pensez-vous aussi que je souffrirai moins dans
l'autre monde, en tuant l'hérétique Henri de Navarre? »
— Malheureux, s'écria à voix basse le drapier effrayé, taisez-vous,
et ne répétez jamais devant moi de pareils propos! Mais, ajouta-t-il
en tremblant, mais c'est le délire furieux auquel vous êtes en proie
i8 HISTOIRE DES JÉSUITES.
qui vous fait prononcer de si dangereuses, paroles, n'est-ce pas, Jean?
Celui-ci répondit :
— Tout à l'heure, lorsque je sentais le désir d'une mort prompte
me venir en regardant la rivière furieuse, j'ai été arrêté par une idée
que j'avais eue déjà en écoutant les leçons du collège de Clermont :
c'est que les tourments de l'enfer sont gradués d'après les crimes des
damnés, et que, lorsqu'on ne peut plus se sauver du gouffre, on peut
encore cependant obtenir une diminution de souff'rance... Je crois que
je tuerai le roi.
— Silence, au nom du ciel, fit Pierre Châtel en interrogeant les
ténèbres autour de lui, et craignant qu'elles ne recelassent un dange-
reux auditeur. Heureusement, continua-t-il, nous voici arrivés à la
maison des bons Pères. Le ciel nous fasse la grâce qu'ils calment votre
esprit, mon fils, et qu'ils y ramènent la crainte de Dieu et la paix
des bonnes pensées !
Malgré l'heure avancée, le drapier, fort estimé et très-connu des
Jésuites, fut introduit dans leur maison, et- put parler à un prêtre
de la Compagnie en qui il avait grande confiance et qui était son
confesseur. Ce Jésuite était Jean Gueret, professeur de philosophie au
collège de Clermont; Jean Châtel avait suivi deux ans les leçons de ce
Père. Ce fut entre ses mains que le drapier, après lui avoir tout bas
confié les chagrins que lui causait la conduite de plus en plus into-
lérable de son fils, laissa ce dernier, qui avait consenti à passer quel-
ques jours dans la maison des Révérends Pères. Les aveux de Jean
Châtel, soulevant un peu le voile de mystères qui recouvre toute de-
meure jésuitique, nous laisseront tout à l'heure entrevoir quel remède
les enfants de Loyola appliquèrent à la maladie mentale de ce misé-
rable jeune homme
Le 27 décembre 1594, Henri IV, que la guerre avait retenu quel-
que temps absent, revenait de Saint-Germain à Paris. Les nouvelles
victoires qu'il venait de remporter en Picardie, la prise de Laon dont
il avait fait le siège en personne, la soumission du duc de Guise, qui
faisait pressentir celle du duc de Mayenne, tout jetait un nouvel éclat
sur le Béarnais, qui fut accueilli avec joie et enthousiasme par les
IMS roi m; dks iksuites. kO
Parisiens. Beaucouj) de personnes allèrent môme au-(l(!vanl du roi à
une assez grande dislance de la capitale. Parmi ces gens plus cm-
|)ressés que les autres, on pouvait remarquer un tout jeune homme
dont l'air était inquiet et la figure extrêmement pûle. Lorsque le roi
approcha, ce jeune homme ayant été heurté au milieu du remous po-
pulaire, on le vit se baisser pour ramasser un couteau qui était tombé
de sa poche. Mais on ne fit alors aucune attention à ce fait, que la
jeunesse du personnage et le genre fort pacifique ordinairement de
son couteau devaient naturellement protéger contre un soupçon de
meurtre. Comme si la chute de son couteau avait eu sur lui une in-
fluence particulière, le jeune homme en question, qui jusqu'alors avait
fait tous ses efforts pour percer jusqu'auprès du roi, resta immobile
désormais à une assez grande distance du cortège. Bientôt même on
le vit s'en éloigner davantage, et on le perdit de vue.
Ce jeune homme était Jean Châtel; il était allé au-devant du roi
avec le projet de le tuer. Mais, en route, il changea de dessein, et,
suivant ses propres aveux, frémissant à l'idée de son crime, mais ne
pouvant en chasser la pensée, il essaya d'y mettre obstacle en se ren-
dant coupable d'un autre pour lequel il serait arrêté et probablement
mis à mort sur-le-champ. Ce qui peint mieux que toute autre chose le
désordre moral qui s'était alors emparé de Jean Châtel ( nous verrons
tout à l'heure à qui revient une bonne part de ce désordre), c'est que
ce misérable, afin d'exécuter son nouveau projet, ne trouva rien de
mieux que d'essayer d'approcher des chevaux des seigneurs venus de
Paris au-devant du roi, et qui, afin d'aller saluer celui-ci, avaient
laissé leurs montures à leurs valets. L'intention de Jean Chûtel,
d'après son dire enregistré par De Thou (1), était — quelque in-
croyable qu'elle paraisse — de commettre sur ces chevaux le crime
de bestialité, crime bien plus commun, du reste, à celle époque
qu'à la nôtre. Les hommes qui gardaient les chevaux ne permirent pas
au misérable d'en approcher. iVlors il s'en retourna vers Paris.
Henri IV, cependant, avait lentement traversé les rues de sa capi-
(1) Histoire universelle, livre CXI, tome xii, page 331.
u. 7
50 HISTOIRE DES JÉSUITES.
taie en fête, et venait seulement d'entrer à l'hôtel du Bouchage, où de-
meurait la duchesse de Beaufort, et qui peu après fut donné aux
Pères de l'Oratoire. Là , soit bonhomie naturelle, soit dessem de re-
doubler ainsi sa naissante popularité, il laissait la foule qui l'avait
suivi pénétrer après lui jusque dans la chambre de sa belle et célèbre
maîtresse. Au milieu de cette cohue bruyante et incessamment re-
nouvelée, Henri IV s'entretenait avec le comte de Soissons et quel-
ques autres seigneurs de ses intimes, recevait les compliments de ceux
de ses gentilshommes qui n'avaient pu le suivre en Picardie, et s'a-
musait aussi de temps à autre à rire avec une folle nommée Mathu-
rine, à laquelle il permettait une assez grande licence, dont celle-ci
abusait parfois. Il était six heures du soir. Henri, désireux probable-
ment de se débarrasser de la foule, et n'ayant rien pris depuis le
matin, demanda qu'on lui servît au plus tôt son souper.
— Henriot, dit là-dessus Mathurine, s'approchant et frappant
des mains, est-ce que tu comptes te mettre à table avec tes bottes?
— car le roi était encore effectivement tout botté et éperonné. —
En conscience, Henriot, si tu veux avoir ma compagnie plus long-
temps, il faut que tu te montres plus galant dans tes habits. Mais je
vois ce que c'est, continua la folle, tes culottes ont peut-être un accroc
qui se trouve caché par la botte. Holà! Henriot, ne crains rien, j'ai
une bonne aiguille, et une belle aiguillée de soie au service de mes
amis; je vais réparer le dégât dont tu rougis, et que tu ne veux pas
montrer. Plût à Notre-Dame et à sainte Geneviève que ton direc-
teur spirituel n'eût pas plus de mal à remédier aux accrocs de ta cou-
science que moi à ceux de tes habits !
Comme la folle disait ceci, et que le roi riait beaucoup de ses pro-
pos, deux seigneurs nouveaux venus s'approchèrent du roi pour le
saluer. Derrière euv s'avança un jeune homme auquel personne ne fit
attention. Un des deux seigneurs, François de La (irange, seigneur
de Monligny, s'étant agenouillé devant le roi et lui accolant la cuisse,
comme on disait alors, le roi se baissait pour le relever et l'embrasser,
lorscju'il se redressa vivement tout à cou|), et, portant la main à sa
bouche., il ()rononça un énergique « Ventre Saint-Gris! » puis ajouta.
HISIOIUE DKS .IKSLJITKS. 51
en moiilrant Mallmriiic qui ne s'était pas retirée et qui gesticulait eu
tirant de sa poche divers instruments de couturière : c Qu'on lasse re-
tirer cette folle; elle m'a fait mal (1)! »
— Mais, vous êtes blessé, sire, s'écria Montigny qui vit couler le
sang sous la main du roi.
A ce cri, un grand tumulte s'éleva dans la chambre, et le comte de
Soissons se jetant sur un jeune homme qui essayait de s'éloigner du
groupe dont Henri (iiisait partie et de se cacher dans la foule émue,
le saisit au collet, et le traînant devant le roi : «Voilà l'assassin, cria-
t-il; si ce n'est pas lui, c'est moi ! » L'accusé, cependant, d'une pâleur
livide et dans un trouble extrême, niait avec forccqu'il fut coupable,
et son extrême jeunesse faisait que le roi penchait à le croire innocent
en effet ; mais comme la foule criait qu'il fiillait mettre en pièces l'as-
sassin, et se disposait à exécuter ses menaces sur l'individu désigné à
sa rage, Henri IV ordonna au grand-prévôt de son hôtel de faire con-
duire le prévenu en lieu de sûreté. En ce moment, la foule s'éloi-
gnant, à la prière des serviteurs du roi, et des flambeaux ayant été
apportés, on aperçut sur le parquet le couteau dont on s'était servi
pour frapper Henri JV. Celui-ci n'était pas dangereusement blessé; le
coup qui l'avait frappé, adressé au cœur, n'avait pu, grâce au mou-
vement que le roi avait fait pour relever Montigny, qu'atteindre la
lèvre inférieure, que l'arme avait traversée en brisant une dent (2). A
huit heures du soir, Henri IV, suivi d'un grand nombre de seigneurs
du plus haut rang, se rendit à l'église de iNotre-Dame, pour y rendre
grâces à Dieu; un Te Deum fut solennellement chanté à la mênre
heure dans la majestueuse métropole parisienne. Cette démarche
d'Henri IV prévint peut-être de grands malheurs; car le bruit de la
tentative meurtrière s'était répandu rapidement dans Paris, où elle
avait causé une extrême agitation. Des bruits contradictoires circu-
(1) Le ïhou. Histoire universelle, livre CXI.
• (2) Plusieurs écrivains disent que ce fut à la lèvre supérieure que fut atteint Henri IV;
la pyramide constatait ainsi le fait ; mais De Thou dit positivement que ce fut à l'in-
férieure, et, comme le remarque le traducteur de l'édition de 1734, on doit plutôt
croire ce qu'avance cet liistorien, qui était à la cour et fort attaché au roi, qui l'aimait
et l'estimail fort.
52 HISTOIUE DES JÉSUITES,
laient ; les uns annonçaient qu'Henri était mort; les autres, qu'il vi-
vait encore, mais qu'il agonisait; on assurait aussi que l'assassinat du
roi n'était qu'une comédie. La réalité de l'attentat ayant été bientôt
établie, les Parisiens, à peine déshabitués de la lutte politique, com-
mençaient déjà à regarder vers l'endroit où ils avaient accroché leur
hallebarde ou leur pétrinal; déjà, d'une maison à une autre, s'échan-
geaient des regards de menace, déjà le zélé catholique fronçait le
sourcil en voyant passer le 'parpaillot, le royaliste regardait de travers
l'ancien ligueur. La présence d'Henri lY au milieu des Parisiens calma
cette effervescence, ou plutôt, en confondant ses bouillonnements op-
posés, les dirigea %ers un même point. «Ce sont les Jésuites qui ont
encore voulu assassiner le roi (1) ! crie-t-on bientôt de toutes parts. 11
faut enfin faire justice de ces misérables!... Oui! oui!...» De grands
cris s'élèvent et se taisent. Alors, un homme, orateur populaire, de
ceux qu'improvise toute grande commotion, et dont la parole entraî-
nante s'élance vers les masses de dessus quelque borne pour aller s'as-
seoir sur une royauté tombée, un homme a pris la parole et a de-
mandé à la foule attentive « ce qu'on fait au loup féroce et dévasta-
teur, quand on veut le forcer dans sa retraite? »
— On l'enfume! répond une voix énergique, on l'enfume, d'a-
bord ; ensuite, on l'assomme.
— Vous avez entendu, enfants? dit l'orateur en étendant les bras
vers la foule. Puis, il descend de sa tribune improvisée. Déjà la foule
s'est ruée vers le collège de Clermont. Déjà les portes du collège s'é-
branlent sous les coups redoublés des poutres et des barres de fer avec
lesquelles on essaye de les enfoncer, tandis que les derniers rangs des
assaillants font voler par-dessus les murs une grêle de pierres, et que
les cris volent avec les projectiles, lancés comme eux contre la maison
des enfants de Loyola : « Enfumons ces loups infâmes ! Forçons leurs
tanières!... Assommons-les tous (2) !... »
(1) Nous trouvons dans l'Histoire du P. Jouvency qu'on crut d'abord à Paris que
'.•'c'iait un Jësuitc (|ui avait fait le coup.
(2) Mézcray dit que le peuple assiégea !e collège de Clermont el que, sans les gardes
que le roi y envoya, il eùl déchiré les Jésuites en mille pièces.
iiisroiiiE DES JÉsmriis. 53
Afin (le suivre complètement le conseil qu'ils avaient reçu, et
voyant que la porte du collège semblait en état de défier longtemps
leurs ellorts, les assaillants emjjilèrent devant de la paille et quelques
l'agots auxquels ils mirent le feu. Bientôt, sous l'action dévorante de
l'élément destructeur, la porte allait livrer passage aux assaillants, qui,
poussant un j;rand cri de triomphe, se préparaient à assommer les loups,
après les avoir enfumés. En ce moment, quelques compagnies des
gardes du roi et des archers de la prévôté s'avancèrent, frayant le
j)assage à messire Guillaume Vair, maître-des-requôtes, précédant deux
conseillers du parlement qui s'avançaient en robe rouge, escortés de
leurs huissiers. Le chef des soldats avait vainement harangué la foule
pour l'engager à se retirer, lorsqu'un des huissiers obtint d'un mot ce
que l'orateur militaire s'était vu refuser.
« Mes amis, dit le licteur parlementaire, vous voulez assommer les
Jésuites, c'est bienl mais ce sera plus drôle de les voir pendrel...»
Là-dessus, les assaillants se dispersèrent avec de grands cris de joie,
et se promettant bien de ne pas manquer d'assister au spectacle qu'on
leur promettait. La commission déléguée par le parlement put entrer
dans le collège des Jésuites. L'intérieur de cette maison présentait un
spectacle singulier. Les Révérends Pères étaient tous rassemblés dans
une cour, autour d'un crucifix gigantesque qui s'élevait au milieu.
Quelques-uns priaient en tremblant au pied de l'emblème sacré, pen-
dant que quelques autres, l'air égaré, s'agitaient comme des démonia-
ques, en criant :«Surge, fraler, agilvr de religione (Debout, frère,
pour la sainte cause de la religion 1) (1) 1...») Quelques Novices firent
même mine de vouloir repousser les gardes et archers ; mais le Père
Clément Dupuis, Provincial, les arrêta, et demanda au maître-des-re-
quêtes ce qui l'amenait ainsi que les deux conseillers.
— ]\e vous en doutez-vous pas un peu, mon Révérend? répondit
un de ces deux derniers en regardant fixement le Provincial. Celui-ci
soutint avec une froide impassibilité les regards ardents qui, à cette
question, s'étaient fixés sur son visage blême et sournois, et dit qu'il
(1) Pièces diverses du règne d'Henri IV.
54. HISTOlllE DES JÉSUITES.
gnorait comniétement le motif de la visite dont sa Maison était ho-
©■
norée; «à moins toutefois, ajouta-t-il, que ce motif ne soit de la pro-
téger contre une incompréhensible irruption populaire, auquel cas je
vous remercie bien vivement au nom de tous nos Pères que cette
attaque avait effrayés non moins que surpris. » Ce disant, le Jésuite
s'inclina vers les magistrats avec un air gracieux.
En ce moment, la foule se dispersant jetait pour adieux au collège
des Jésuites ces mots : « A la potence les assassins! »>
— Entendez-vous, mon Révérend Père? demanda Guillaume Vair.
— J'entends des cris de mort poussés par une populace furieuse.
— Entendez-vous aussi le jugement prononcé par la voix du
peuple?
— Quoi donc! demanda vivement le dignitaire Jésuite, suppose-
rait-on?... » Il s'arrêta sur ce dernier mot.
— De quelle supposition vouliez-vous parler, mon Révérend?
Ee Provincial ne répondit pas. Dès ce moment même la commis-
sion déléguée par le parlement ne put en obtenir que des réponses
par oui ou par non à toutes ses questions. Voyant qu'il ne pouvait
mettre le Provincial hors de garde, le maître-des-requètes, qui s'im-
patientait probablement de son peu de succès, finit par annoncer brus-
quement aux Jésuites que le roi Henri IV venait d'échapper miracu-
leusement aux coups d'un assassin. Une sorte de bruissement, à peu
près pareil à celui qu'on entend dans les hautes cimes d'une forêt au
milieu d'une journée brûlante et orageuse, passa dans le groupe im-
mobile des Jésuites; mais il eût été impossible de distinguer sa nature :
on pouvait y reconnaître, à la fois, le halètement de la surprise, le
murmure de la déception, ou le hoquet de la rage qui se contient.
— On a voulu tuer le roi! répéta lentement le Provincial Et
vous venez sans doute nous demander d'unir nos actions de grâce à
celles que l'Eglise, que toute la France, vont adresser à Dieu qui pro-
tège le roi : — le roi à peine blessé; m'avez- vous dit?...
— Et, répliqua le maître-des-requêtes, en supposant que tel soit le
motif de notre venue, que répondez-vous à la demande?
— Au nom de tous ceux (pii m obéissent, comme à celui de tous
HISTOIRE DKS JÉSUITES. 55
mes frères en religion, je réponds que nul Ordre n'adressera de plus
vifs remercîments au ciel, jiour la protection qu'il a accordée au roi de
France, que la CiOmpagnic de Jésus!
— Hypocrite ! murmura Guillaume Vair, tandis que les gardes et
archers tourmentaient les crosses de leurs mousquets ou les hampes
de leurs hallebardes. — Mais, continua l'officier du parlement, tel
n'est point le but que s'est proposé la Cour en nous envoyant dans cette
maison, qui appartient à la soi-disant Compagnie de Jésus. Ce but
vous allez le connaître... Vous, Clément Dupuis, prêtre, ou tout autre
individu se disant chef et directeur de cette maison de religieux, êtes
sommé de faire à l'instant, devant nous, Guillaume Vair, maître-des-
requètes, assisté de deux Conseillers délégués, comparaître tous et
chacun des Pères, régents, novices et écoliers qui se trouvent dans ce
collège de Clermont, et, en même temps, de remettre entre nos mains
la liste de tous les individus qui habitent cette dite maison.
— Je vais ordonner qu'on obéisse à cet ordre ; tout en protestant
contre sa teneur et contre la manière et l'heure où il nous est intimé !
répondit le Provincial après un instant de silence.
— Nous protestons ! crièrent quelques énergumènes en robe noire,
auxquels imposèrent silence les voix des huissiers tant soit peu aidées
par l'éloquence muette des crosses des mousquets et des hampes des
hallebardes de l'escorte.
Le Provincial des Jésuites remit alors au maître-des-requêtes une
liste des noms de tous les habitants du collège. Ln huissier du par-
lement appela chacun de ces noms à voix haute, et profès, co-adjuteur,
novice ou écolier, un individu répondit à chaque appel. Trois noms
seulement furent criés en vain ; mais le Provincial assura, et la com-
mission du parlement s'assura, que ces trois individus étaient à l'infir-
merie. Ce résultat sembla causer une certaine surprise aux conseillers
et au maître-des-requêtes, ainsi qu'un vif désappointement aux huis-
siers et aux soldats de l'escorte.
— Ltes-vous satisfaits maintenant, messire et messieurs? demanda
le Père Cilément Dupuis, avec un ton de froideur où perçait une iro-
nie triom|)liante.
5G HISTOIRE DF-;S JÉSUITES.
I.e maîtrc-des-rcquôtes, après avoir consulté à voix basse les deux
Conseillers, s'adressa de nouveau au Provincial, et le somma, lui et
tous ses inférieurs, de le suivre à l'instant.
— Où voulez-vous nous mener, messire? demanda le Jésuite d'un
ton de surprise irritée. Avez-vous bien réfléchi ?. . .
— Faites votre devoir I dit froidement le maître-des-requêtes s'a-
dressant au chef des huissiers. Les gardes du roi et les archers de la
prévôté semblèrent, par l'attitude qu'ils prirent alors, former intérieu-
rement et très-vivement le vœu que les Révérends s'avisassent de faire
la plus petite tentative de rébellion , et ils purent croire un instant
qu'il en serait ainsi. Mais le Père Provincial calma d'un regard l'irri-
tation qui bouillonnait sous les robes noires de ses subordonnés.
— Nous sommes prêts à vous suivre, messieurs, dit-il avec un
calme affecté.
Les commissaires du parlement sortirent alors du collège de Cler-
mont; les Jésuites en sortirent après eux, entourés et surveillés par
l'escorte. On ferma ensuite les portes de la Maison des Révérends
Pères, où il ne resta que le recteur, les trois malades, et quelques ar-
chers de la prévôté. Les Jésuites furent conduits à l'hôtel du conseiller
Rrisard, chef ou colonel du quartier, qui se chargea de les garder
moyennant une escouade des gardes qui lui fut laissée. 11 était alors
environ dix heures. Néanmoins les rues de Paris étaient encore pleines
de bruit et de mouvement. De moment en moment, on voyait passer
des troupes de soldats qui répondaient par de grands cris aux cris que
poussaient les groupes de citoyens stationnant dans les rues. L'exas-
pération de la foule était si forte contre les Jésuites, que ce fut pour
les empêcher d'être mis en pièces qu'on les enferma dans l'hôtel du
conseiller Rrisard. Il fallut même que Guillaume Vair ordonnât plu-
sieurs fois et sévèrement à son escorte de veiller à la sûreté des Révé-
rends Pères, pour que ceux-ci, dans le court chemin qu'ils eurent à
faire, ne fussent pas assommés ; le Père Jouvency le dit lui-môme.
A onze heures et demie, le chef des huissiers du parlement arriva
à la maison du conseiller Rrisard, et ordonna à celui-ci, de la part du
premier président De Harlay, de faire reconduire les Jésuites à leur
mSrOIUK DKS JKSUniiS. 57
Maison, où ils resteraient enfermés el sous la surveillance d'un ollicier
du parlement avant sous ses ordres un nombre d'an'liers sullisant. l'n
des Kévérends Pères était seuj excepté de cette mesure; c'était un
régent de philosophie nommé Jean Guéret. Le premier |)résident
avait ordonné qu'on le lui amenât au Louvre. Le conseiller lîrisard
chargea le cheC des huissiers de reconduire les Jésuites à leur collège,
et voulut mener lui-même le Père (iuéret au Louvre.
Cependant, aussitôt après son arrestation, Jean Cluîtcl, conduit dans
une salle basse du Louvre servant de prison, avait été immédiatement
interrogé |)ar le grand-prévôt de l'hôtel du roi. Le premier |)résidenl
Ile ILirlay étmit bientôt accouru, l'interrogatoire avait été repris avec
plus de suite et de sévérité. C'est à la suite de ce second interroga-
toire que le premier |)résident avait donné l'ordre d'amener au Louvre
le Père (juéret. En même temps, des officiers du parlement, suivis
d'archers, allaient arrêter et conduisaient au For-l'Évêque, le père et
la mère de l'assassin, ses deux sœurs, son beau-frère, tous ceux qui
faisaient partie de la maison du drapier, et les trois prêtres qui la fré-
quentaient d'habitude. La même prison reçut Jean Châtel, après que
le premier président eut terminé son interrogatoire, dont nous ne j)ar-
lerons pas à présent, et qu'il eut fait confronter le Jésuite arrêté avec
l'assassin, son ancien élève.
Toute la journée du i28 décembre fut employée aux interrogatoires
de l'assassin, de sa famille et des autres personnes arrêtées, ainsi qu'aux
diverses confrontations. Jean Châtel avait été extrait dès le matin de
la prison du For-l'Évèque, et transféré à la Conciergerie. Une foule
innombrable remplissait le palais de Justice et ses abords, et il avait
fallu requérir une assez forte troupe de soldats pour la contenir et
l'empêcher de faire une justice sommaire de l'accusé et surtout des
complices en robe noire qu'on lui supposait hautement. Chaque fois
qu'un membre du parlement traversait la foule pour se rendre au lieu
des séances, de grands cris s'élevaient, et on adjurait le magistrat de
faire son devoir. Aune de ces sommations qui avaient quelque chose
d'imposant, le président Augustin De Thou, vieillard octogénaire, (pii
ne pouvait se rendre là où son devoir l'appelait qu't*n s'appuyant siu'
o8 HISTOIRE DES JESUITES.
les bras de deux huissiers, fit cette réponse : « Citoyens, je vais bientôt
comparaître devant le tribunal de Dieu ! je ne crois pas pouvoir mieux
m'y préparer qu'en prenant encore, une dernière fois, ma place à ce
tribunal des hommes, où justice sera faite, soyez-en sûrsl » De
•grands a p|)laudissements suivirent ces paroles; puis bientôt un silence
extraordinaire et solennel y succéda. « Les deux chambres sont assem-
blées ! « venait de dire un de ceux qui avaient pu pénétrer dans le pa-
lais, et qui continua d'informer de ce qui se passait dans le sanctuaire
de la justice la foule qui stationnait au dehors, et parmi laquelle cha-
cune des phrases du jugement parvint ainsi répétée à demi-voix.
L'accusé fut introduit devant la Cour. Son interrogatoire com-
menta : c'était le quatrième qu'on lui faisait subir (1). Dans chacun
de ses divers interrogatoires, 1 assassin fit à peu près les mêmes aveux,
dont nous allons donner ici le sommaire.
Après les formalités ordinaires, le premier président De llarlav s'a-
dressant à Jean Chàtel, lui dit :
— Vous vous nommez Jean (^hâtel?
— Oui, monsieur le premier président,
— Quel est votre âge ?
— Dix-neuf ans.
— Vous êtes fils de Pierre Chàtel, marchand drapiei, diMneurant
en face du palais, et de dame Denise Hasard?
— Oui, monsieur le |)remier président.
— Est-ce vous qui avez attenté sur la personne sacrée du roi ?
— C'est bien moi.
— Depuis quand aviez-vous formé ce détestable projet ?
— Depuis dix jours environ.
il) Il avait do d'abord, ainsi cjue nous l'avons dit, inkTio^'d an Limimc par If (iiand-
rrcvOl; ensuite par le |)reinier président. 1a'28, de grand malin, Jean Chàtel, transléré a
la Conciergerie, fut de nouveau interrogé par le Président et les gens du roi. Suivant De
riiou, Henri IV, <iui gardait alors le lit, balança s'il devait l'aire reniellro son assas>iu
aux ol'liciers du parlement. Ce l'ut l'historien lui-même qui (ut député vers le roi par le
premier président pour demander au r(ti que cette remise eût lieu. Voyez ['Histoire
universelle- livre (',\l. Nous avons réuni ces di>ers inlcrrngatoircs en un ^cul dans l'iii-
lérèl du lecteur.
IlISrOIUK DKS JÉSUITES. 59
— Dites à la Cour comment vous avez essaye de consommer le
crime conçu par vous.
— J'avais délibéré d'exécuter mon entreprise en quelque lieu (jue
ce fut. J'avais pour cela un couteau dans la manche de mon habit,
entre ma chemise et ma chair. Mon intention étant arrêtée de tuer le roi
à la première commodité qui se présenterait, je vis, le 27 de ce mois,
passer plusieurs hommes d'épée, avec des llamlieaux et torches, étant
rue de Saint-llonoré, au bout de la rue d'Autruche; je demandai à un
gentilhomme qui était le roi? Il me montra un cavalier qui avait des
gants fourrés. Alors, j'ai suivi l'escorte jusqu'auprès de Louvre, et suis
entré avec la foule dans l'appartement de madame Gabrielle d'Estrée,
à ce que j'ai appris. Là, je me suis approché doucement du roi, qui
riait et causait avec des seigneurs dont j'ignore le nom. et je lui ai
porté un coup de couteau vers la gorge; car étant bien habillé, j'avais
peur que le couteau ne rebroussât ailleurs. Si j'ai frappé le roi au
visage, c'est qu'à l'instant où je lui portais le coup, il s'est baissé. La-
dessus, il s'est élevé grand bruit et tumulte, j'ai jeté mon couteau es-
pérant m'échapper; mais j'ai été saisi; j'ai d'abord nié l'affaire : main-
tenant je la confesse.
— L'assassin confesse son crime!» Ces mots s'en furent rouler
sourdement au dehors. L'interrogatoire continua,
— De quelle arme -vous êtes-vous servi? est-il demandé à l'accusé.
— D'un couteau ordinaire que j'ai pris chez mon père.
— Était-il empoisonné?
— Non pas que je sache ; on s'en servait communément dans notre
maison. Je l'ai pris sur le dressoir, où il était -
Le président ordonne qu'on représente à l'accusé le couteau dont il
s'est servi, et lui demande s'il le reconnaît.
— C'est bien mon couteau, répond Jean Châtel; seulement il me
paraît un peu rouillé vers la pointe. Mais sans doute c'est le sang qui
en est cause. Il faudra qu'on le nettoyé pour s'en servir à présent.
Ces mots, dits avec un calme extraordinaire, presque en souriant,
excitent dans l'enceinte du tribunal une sourde rumeur d'indignation
dont les échos retentissent longtemps au dehors. Cependant, on pré-
tîO lIISIoniK \)V]S JKSIUIKS.
sente à l'accuse plusieurs papiers sur lesquels les premier président lui
ordonne de jeter ses rej^ards, après quoi ce dernier demande à Ciliâlel
s'il sait quels sont ces écrits.
— Ces papiers sont à moi : tout ce qui y est écrit est de ma main,
répond Jean Cliàtel.
Sur l'ordre du premier président, maître Doron, premier huissier
de la Cour, fjiit alors lecture de trois écrits sur lesquels sont tracés,
au milieu de ratures, ces mots qui semblent au premier abord ne
présenter aucune suite ni liaison : Henri de Bourbon, graisse,
bouvier, tiran, brandon de la France.
Interrogé sur ces mots et sur leur sens, Jean Châlel répond que
c'est le canevas d'un anagramme qu'il a essayé de faire sur le nom du
roi. l.e quatrième papier contient une confession faite d'après l'ordre
(les préceptes du Décalogue.
— Est-ce vous qui avez écrit cette confession? demande le premier
j)résident.
— C'est moi, répond l'accusé, après un instant d'hésitation.
— Et cette confession est la vôtre?
Après un nouveau silence, Jean Châtel répond :
— Oui, monsieur le premier président, cette confession est la
mienne.
Le chef des huissiers donne également lecture de cette pièce, dans
laquelle celui qui l'a écrite s'accuse d'être tombé dans des excès hor-
ribles et dans des impuretés abominables.
— Je m accuse, y disait le misérable, d'avoir frappé ma mère, et
d'avoir conçu le dessein de commettre un inceste sur ma sœur.
Un frémissement d'horreur ébranle l'auditoire, et, comme une
étincelle électrique, se propage aussitôt au dehors.
La lecture de la pièce continue. Jean Châtel y discutait le droit que
tout catholique pouvait avoir à tuer Henri de Navarre, et, s'appuyant
d'autorités jésuitiques, établissait qu'il était permis de le tuer. Jl ajou-
tait que, si lui, Jean (châtel, prenait enfin la résolution d'exécuter cette
(puvre méritoire, il diminuerait ainsi les tourments éternels qu'il était
rondamné à souffrir dans l'enfer pour ses -crimes et ses péchés
mSTOIlU': DKS JKSUITES. 6t
— Accusé, dit alors le premier président, ces papiers ont été trouvés
dans la maison de votre père. Avait-il donc connaissance du |)rojet j)ar
vous conçu et délibéré de tuer le roi?
— Oui ! répond froidement Jean Chàtel.
— Accusé, pesez-bien votre réponse ; vous sentez qu'elle charge
j^randement votre père, qui devient ainsi complice du votre crime
pour ne pas l'avoir révélé aussitôt qu'il en a reçu la confidence?
— J'ai dit la vérité. Mais j'ajoute qu'ayant parlé à mon père de
mon projet de tuer le roi, il me dit que cela était mal, tacha de m'en
détourner, et, pour m'ôter cette pensée, me mena à un prêtre.
— Dites-nous le nom de ce prêtre.
— (i'est le Père Guéret.
— Lui avez-vous aussi confié votre projet criminel ?
— ÎNon ; je me suis seulement confessé à lui de plusieurs péchés
contre nature que j'avais la volonté de commettre.
— Quand avez-vous vu le religieux dont vous parlez?
— Vendredi ou samedi dernier, je ne sais plus au juste.
— Comment votre père connaissait-il le Jésuite Guéret?
— Le Père Guéret est régent de philosophie au collège de Cler-
mont, où j'ai étudié trois ans. J'ai suivi les leçons de ce professeur.
— Dites-nous vos motifs pour commettre le crime que vous avez
avoué.
— Désespéré de mes péchés, sûr d'être damné comme l'Antéchrist,
et ayant opinion d'être oublié de Dieu, j'ai du moins voulu tâcher
d'éviter le pire, et me suis dit qu'il valait mieux, si j'étais dévolu à
l'enfer, l'être ut quatuor (comme quatre), que iit octo (comme huit).
— Expliquez-nous ce que vous entendez par là.
— J'entends qu'il y a différents degrés de souffrance éternelle ; que
la punition, en enfer, peut être plus ou moins forte ; j'estime qu'en
l'éternel abîme une peine moindre est une espèce de salvation, en
comparaison de la plus griève.
— Pensez-vous être plus ou moins damné par le crime que vous
avez voulu commettre?
— Je crois fermement que mon action servira à la diminution de
(i-2 HISTOIRE DES JÉSUITES.
mes peines. Je le crois si fermement, que si c'était à recommencer, ce
que j'ai fait, je le ferais encore.
Celle réponse de l'accusé est faite d'une voix exaltée, et accompa-
gnée d'un geste qui rappelle l'action meurlrière. Elle est suivie d'un
instant de suspension pendant lequel les dernières paroles de l'accusé
transmises au dehors excitent une clameur d'indignalion et de colère.
On sent jusque dans l'enceinte du tribunal le redux des vagues fu-
rieuses que les gardes et archers peuvent à peine contenir. Le pre-
mier président reprend l'interrogatoire.
— Accusé, où avez-vous puisé l'étrange doctrine sur l'enfer que
vous venez d'émettre devant la Cour?
— Dans le cours de philosophie.
— Chez les Jésuites?
— Chez les Pères de la Compagnie de Jésus.
— Ainsi, c'est au collège de Clermout que vous avez appris celle;
théologie nouvelle?
L'accusé ne répond que par un signe affirmalif.
— Et c'est au même endroit qu'on vous a enseigné qu'en tuant le
roi vous obtiendriez en enfer une sorte de merci ?
— Ceci n'est pas un enseignement que j ai reçu, mais seulement
une conclusion que j ai tirée.
— Comment ètes-vous arrivé à cette conclusion effroyable?
L'accusé semble hésiter ; il ne répond pas immédiatement ; puis,
soudain, et comme se parlant à lui-même : « Pourquoi ne le dirais-je
pas? murmure-t-il; et il continue en ces termes :
— Quoiqu'il y ait sept mois que je ne suive plus les cours du col-
lège de Clermont, cependant je suis retourné plusieurs fois chez les
Ueligieux de la Compagnie de Jésus. Mon père lui-même m'y a mené
à différentes reprises, dans l'espoir que, là, on mettrait une digue à mes
mauvais penchants. Mais, dès lors, j'avais désespéré de la miséricorde
divine, moins encore à cause des énormes péchés d'action que j'avais
commis ou tenté de commettre, que des péchés d'inlention plus énor-
mes encore dont je pensais à me souiller. Les exhortations des Pères
le la Compagnie de Jésus, auxquels j'avais ouvert mon âme, me donnè-
<
IIISTOIIII-: DES JÉSUITES. (53
iviil iii) pcMi lie calme en m'appreriant que, si je ne |H)iivais plus éviter
l'eiiler désormais, je pouvais encore en adoucir les éternelles souflran-
ces par une action grandement méritoire aux yeux de Dieu et de
IK^ilise. Je cherchai quelle pouvait être cette action : je ne trouvai pas
d'abord. On me conseilla d'avoir recours aux exercices spirituels in-
stitués par le saint fondateur de la divine Société de Jésus : je le fis ;
et, dans la Chambre des Méditations je trouvai enfin ce que je cher-
chais.
— Qu'est-ce que la chambre dont vous parlez?
— C'est une salle comme il s'en trouve une dans chaque Maison
des Pères de la (compagnie de Jésus, où les âmes en peihe et timorées
vont, dans le silence et l obscurité, après certaines préparations, s'in-
spirer de l'amour de Dieu ou de la crainte de l'enfer. — C'est l'enfer
qui m'a toujours répondu, là 1 ajoute l'accusé d'une voix sourde et en
frémissant de tous ses membres.
— Ltes- vous allé souvent à cette Chambre des Médilationsl
— Souvent. La dernière Ibis, ce fut il va quelques jours, lorsque
mon père me conduisit au Père Guéret. Je sentais comme un avant-
goût de toutes les plus horribles tortures de l'enfer, je voulus enfin es-
sayer de les adoucir. Sur le conseil du Père Guéret, j'entrai dans la
Cha})ibre des sM édi talions .. .Ln'pur ia\h\eel\'mde'^ règne. A ma droite,
un tableau représentant les délices du paradis ; à ma gauche, un autre où
sont ligures les tourments de l'enfer. Je m'agenouille, et je veux prier;
mais cela m'est impossible. Alors, je me jette la face contre terre, et
voyant que je ne puis amener en mon âme les pensées du ciel, j'y ap-
pelle les pensées de l'enfer En ce moment, j'entends près de moi
comme les froissements d'ailes de chauves-souris garnies de griffes
d'acier. Ce bruit augmente, s'étend. 11 est derrière moi, devant
moi, au-dessus de moi, partout. Je sens une sueur froide tomber
goutte à goutte de mon front sur mes mains, et mes cheveux se hé-
risser. Longtemps je n'osai relever la tête... Au bout de quelques mi-
nutes, de quelques heures peut-être, des rires moqueurs arrivèrent à
mon oreille. Alors j'osai me soulever et regarder autour de moi. Je ne
vis rien d'abord que les ténèbres. Ensuite, j'aperçus un petit feu aux
Gk HISTOIRE DES JÉSUITES,
lueurs sanglantes qui, s'allumant peu à peu, finit par me faire distin-
guer tout autour de la chambre, dont les murailles semblaient avoir
reculé et circonscrire à présent une immensité, comme une ronde de
démons hideux dont chacun tenait de sa main noire et crochue la
blanche main d'une femme presque nue et d'une admirable beauté,
mais pâle comme si l'unique et vaporeux voile qui la couvrait eût été
son linceul. Ces étranges femmes pâles, ces démons hideux et grima-
çants tournaient, tournaient en chantant d'une voix basse et mono-
tone, je ne sais quel chant, ni dans quelle langue. Je compris pourtant
qu'ils m'invitaient à venir prendre part à leur ronde. Je restais tou-
jours cloué sur mes genoux, n'osant remuer, et ne pouvant pas fermer
les yeux. La ronde tournait, tournait toujours ; et, par moments, de
grandes lueurs sanglantes passaient en serpentant. Tout à coup, un
long cri s'entendit, et la danse s'arrêta
Alors, je vis, au milieu du cercle rompu, une femme qui s'avança
vers moi. Clette femme était plus jeune, plus belle que toutes les au-
tres; elle était tout à fait nue, et ses yeux me souriaient, et ses mains
semblaient m'inviter à m'élancer vers elle. — Oui, oui! Madeleine,
damné, que je sois damné, mais avec toi!... Que faut-il faire pour
cela?.,. La ronde recommence à tourner ; et désormais j'en fais partie;
et la femme qui m'est échue, celle avec laquelle l'enfer me permettra
quelques instants de repos et de jouissances, me dit tout bas à l'oreille,
pendant que son souffle brûle ma chair : « Mon bien aimé, pour que
nous soyons unis à jamais, il faut que tu tues le roi. C'est un tyran,
et on peut tuer un tyran ! c'est un hérétique, un excommunié : on
doit tuer les hérétiques et les excommuniés, jj
— Je le tuerai ! . . . Je le tuerai ! ... Ah ! ... Je le tuerai I . . .
Vers la fin du récit de son effroyable rêve , dont il racontait les
phases comme si elles ne fissent que se dérouler devant lui, Jean
Châtel s'était levé peu à peu; il gesticulait. avec violence , et lorsqu'il
prononça trois fois les mots : » Je le tuerai! » on eût dit qu'il tenait
encore le couteau avec lequel il avait frappé la royale victime. Mais, en
ce moment, comme s'il eût succombé, ainsi qu'il lui était arrivé dans
la Chambre des Medilations, sous la terreur mélangée d'une âcrc
HISTOIRE DES JÉSUITES. 05
jouissance de sa vision, il tomba sans connaissance en poussant un cri
(jui n'avait rien d'humain, et (jui s'entendit môme du dehors.
Lorsque l'accusé reprit connaissance, et qu'il fut en état d'entendre
et de répondre, le premier président, après avoir fait un retour sur ses
précédents aveux, lui demanda encore : «Si ce qu'il venait de dire
du pouvoir qu'avait tout fidèle catholique de tuer un hérétique et un
excommunié, était une idée qui lui fut venue dans la fatale Chambre
des Méditalions, ou s'il l'avait reçue ailleurs?»
Jean Cihàtel, épuisé, reprit une sorte d'énergie fébrile pour accen-
tuer fermement ces mots :
— Je crois depuis longtemps qu'il est loisible de tuer le roi.
— Qui vous a donné cette horrible persuasion ? Serait-ce le Père
Gueret?
— Non, ni lui, ni les autres Pères de la Compagnie de Jésus; du
moins, particulièrement.
— Mais vous avez avoué déjà que c'était au collège des Jésuites que
vous aviez puisé ces maximes détestables!
— Ceci est vrai. J'ai souvent entendu dire en philosophie qu'il est
loisible de tuer un tyran ; que c'est même une action héroïque au
point de vue humain, méritoire au point de vue religieux.
— Ces propos étaient-ils ordinaires aux Jésuites?
— J'ai^entendu les Révérends Pères soutenir, à différentes fois, que,
tant que le roi serait hors de l'Église, il ne fallait ni lui obéir, ni le
tenir pour roi, jusqu'à ce qu'il fût absous par notre Saint-Père le
pape. Quant à moi, je crois fermement, je le répète, que c'est là une
vérité incontestable. Or, on m'a appris qu'un homme, fût-il roi, qui
se rebelle contre le pape, peut et doit même être tué, et cela non-
seulement sans péché, mais encore avec rachat de péchés ! . . .
Tel fut à peu près l'interrogatoire de Jean Châtel.
11 n'essaya pas un instant de nier, ni même de pallier son crime.
Il fit au contraire tous ses efforts pour le justifier, pour s'en draper,
sinon comme d'un manteau de triomphe, du moins comme d'une
robe d'expiation spirituelle.
On comprend que, dans cet état, la condamnation de Jean Châtel
11.
ce HISTOIRE DES JÉSUITES.
ne pouvait ni être douteuse, ni donner matière à discussion. Cepen-
dant, les avis se|:trouvèrent partagés, dans le Parlement, sur l'arrêt à
intervenir, h Ce n'est pas, dit l'historien De Thou, qui a dû être mieux
informé que personne, puisqu'il était présent à la délibération, qu'on
doutât de la peine que méritait l'assassin ; mais il se trouva des gens
qui voulaient qu'on jugeât en même temps l'affaire des Jésuites, puis-
qu'il y avait lieu de croire que la surséance, que ces Pères avaient
malheureusement obtenue à force d'intrigues, avait donné occasion à
ce parricide exécrable.» Nous dirons tout à l'heure quelle résolution
prit le Parlement à l'égard des Jésuites, de la famille de l'accusé, et
des autres personnes arrêtées à l'occasion de l'attentat.
La Cour avait ordonné que Jean Châtel fût mis à la question ordi-
naire et extraordinaire, afin qu'on lui arrachât positivement les noms
de ses complices. Mais il paraît, nous ne savons pourquoi, qu'on fit
grâce à l'assassin de la moitié de cette torture juridique, qui ne lui fit
avouer rien de plus que ce qu'il avait déclaré déjà.
Le vingt-neuf décembre, dans la matinée même, la Cour rendit
son arrêt contre Jean Châtel. Cet arrêt était précédé d'une exposition
dans laquelle, rappelant les aveux du criminel, on le montrait mar-
chant à son attentat poussé par une détestable influence. Ensuite,
Jean Châtel , déclaré atteint et convaincu du crime de lèse-majesté di-
vine et humaine au premier chef, en réparation du parricide horrible
et détestable par lequel il avait attenté sur la personne sacrée de sa
majesté, était condamné à faire amende honorable devant le portail
de Notre-Dame, nu et en chemise, et tenant en ses mains une
torche allumée du poids de deux livres, et, là, à déclarer à genoux,
tout haut et d'une voix lamentable : que, méchamment et contre toute
raison, il avait porté un coup de couteau au roi, et l'avait frappé au
visage; qu'imbu d'une doctrine fausse et abominable, il avait soutenu
qu'il était permis de tuer les rois, et nommément celui régnant,
Henri IV, n'étant pas, comme il le disait, dans le sein de l'Église,
jusqu'à ce qu'il fût absous par le pape; qu'il s'en repentait et en de-
mandait pardon à Dieu, au roi et à la justice. (( Ensuite de quoi,
continuait l'arrêt, Jean Châtel sera mené à la Grève dans un tombe-
HISTOIRE DES JÉSUITES. G7
reau, et, là, tenaillé aux: bras et aux cuisses avec des tenailles arden-
tes ; et, après qu'on lui aura coupé la main qui tiendra le couteau
dont il s'est servi pour attenter à la vie du roi, il sera tiré et écartelé à
quatre chevaux, son corps brûlé, et les cendres jetées au vent, etc. (1 ) . »
Immédiatement après le prononcé de cet arrêt, le condamné fut
mené au supplice, qu'il subit dans toutes ses parties avec une effroyable
constance qui ne pouvait provenir que d'une extrême exaltation mo-
rale ; sans doute Jean ChAtel se disait que chacune de ses souffrances
atroces était, comme on le lui avait appris, autant de diminué sur les
tourments de l'enfer mérités par ses péchés!
Il faisait une froide et sombre journée d'hiver lorsqu'on le conduisit
au supplice à travers une foule.exaspérée qui le couvrait de malédictions
lui et ses complices, dont les noms étaient criés tout haut, tandis qu'on
dévouait ceux qui les portaient au même destin que leur séide. Jean
Chàtel, pendant tout le trajet de la Conciergerie au parvis Notre-Dame,
resta tranquillement assis entre le bourreau et ses aides, dans le tombe-
reau d'infamie, impassible et parfois regardant la foule avec un regard
de froide ironie. Arrivé à Notre-Dame, malgré la rigueur de la saison,
et quoiqu'il fût presque nu, il se tint debout, sans aucun aide, écouta
son arrêt qui lui fut lu de nouveau, prit le cierge qu'on lui offrait,
s'agenouilla lorsqu'on le lui eut ordonné, et répéta les paroles d'a-
mende honorable qu'on lui dictait. Seulement, il les prononça d'un
ton de mépris et de sarcasme, qui n'indiquait aucun repentir. Conduit
ensuite à la place de Grève, il fut remis au bourreau, qui l'étendit sur
une claie. Alors les aides de l'exécuteur, prenant dans des réchauds
allumés à l'avance des tenailles complètement rougies au feu, tenail-
lèrent lentement le misérable aux cuisses et aux bras. Jean Châtel ne
jeta pas un cri quoiqu'on entendît de fort loin grésiller ses chairs fu-
mantes. Après cette torture affi:euse, on lui mit dans la main droite
le couteau avec lequel il avait frappé le roi ; un des valets du bourreau*
appuya sur un billot cette main, que le bourreau lui-même trancha
(1) Actes dîi procès contre Jean Châtel, étudiant au Collège de la Compagnie de
Jésus. — De Thou, livre CXI, etc.
68 HISTOIRE DES JÉSUITES,
avec un couperet. Un sourd rugissement de douleur fut tout ce que
ce nouveau tourment put arracher au misérable patient. Enfin on fit
avancer quatre vigoureux chevaux, sur lesquels montèrent quatre valets
de l'exécuteur. On attacha fortement chacun des quatre membres de
l'assassin à une grosse corde qui allait se réunira un harnachement par-
ticulier permettant au cheval de tirer vigoureusement droit devant lui.
A un signal donné, les aides de l'exécuteur enfoncèrent leurs épe-
rons dans les flancs de leurs chevaux, qui bondirent en avant. .Jean
Châtel jeta un cri affreux : ses articulations craquèrent horriblement,
ses muscles et tendons s'allongèrent d'une façon extraordinaire ; mais
il fallut un nouvel élan des chevaux pour que les membres se déchi-
rassent tout à fait!... Le bourreau prit.alors ce tronc informe dont la
vie semblait ne s'être pas encore retirée : on voyait en effet les yeux
à demi sortis de l'orbite rouler convulsivement; les valets ramassèrent
les membres sanglants, et le tout fut mis sur un bûcher en feu. Au .
bout d'une heure, la flamme étant éteinte, on ramassa les cendres et
les quelques ossements qui n'avaient pu se consumer entièrement, et
on jeta le tout dans la Seine.
— Vive le roi 1 .crièrent les officiers de justice et les magistrat
chargés de présider au supplice.
— Meurent ainsi tous ses ennemis ! répondit la foule.
Bon nombre d'individus même ne craignirent pas de crier : Mort
aux Jésuites ! La conviction générale était que l'homme qu'on venait
d'exécuter n'avait été qu'un instrument des fils de Loyola ; et, dit
un historien, l'on entendait affirmer dans cette foule « que la France ne
serait tranquille et son roi en sûreté que lorsqu'on aurait jeté au vent
les cendres de tous les Jésuites, comme on venait de le faire pour un
de leurs écoliers, ou du moins tout le noir troupeau à la porte de leurs
Maisons, puis, de là, de l'autre côté des frontières, et le plus loin pos-
sible. » Ce furent peut-être les cris et la contenance de la multitude
qui firent qu'Henri lY, malgré la terreur profonde que lui causaient
les Jésuites, permit à son Parlement d'agir sommairement contre la
Compagnie, et plus à loisir contre quelques-uns de ses membres, ainsi
que nous devons le rapporter maintenant.
HISmlUE DKS JÉSIUTKS. 60
Nous avons dit que les Jésuites du collège de Clermont, aussitôt
après l'attentat, avaient été interrogés brièvement, puis conduits chez
le conseiller lîrisard, d'où ils étaient retournés ensuite à leur Maison,
dans laquelle étaient restés des huissiers du Parlement et des archers
de la prévôté. Le vingt-huit, à midi, et lorsque les Jésuites étaient à
table, ils virent le conseiller Mazure ou Mazurier, accompagné de
Louis Scrvin, avocat-général, entrer dans le collège avec une forte
escouade de soldats.
Aussitôt, ravocat-général ordonne à ceux-ci de s'emparer de toutes
les issues et de ne laisser sortir personne. Puis, le conseiller exhibe au
Père Provincial un ordre du premier président qui enjoint de visiter le
collège de Clermont et de l'aire une perquisition exacte dans chaque
chambre. Le Père Clément Dupuis, voyant qu'il serait dangereux de
ne pas se prêter de bonne grâce à ce qu'il ne peut empêcher, ofl're
aussitôt au conseiller de le guider lui-même dans les recherches qu'il
va faire. Les deux magistrats acceptent , et, sortant du réfectoire où
les Jésuites sont restés immobiles et muets, parcourent, guidés par le
Provincial, les différents dortoirs du collège.
La visite est presque terminée sans qu'on ait trouvé rien de bien
répréhensible. Chez le Père Léonard Perrin, professeur de philoso-
phie, on a toutefois saisi un sermon sur ce texte : « Rendez à César ce
qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu! » et dans lequel se trou-
vent, en nombre, des allusions injurieuses et parfois meurtrières, di-
rigées contre le roi.
Une dernière chambre reste à visiter, c'est celle du Père Jean
Guignard, régent de théologie au collège des Jésuites, et natif de
Chartres. Après une visite minutieuse dans cette chambre fort en-
combrée de livres et de manuscrits divers, les deux magistrats vont
sortir, lorsque, dans un casier construit dans la muraille même, à la
tête du lit, et par conséquent caché par le rideau, un huissier trouve
une petite cassette dont on force la serrure, la clef ne s'y trouvant
pas. De la boîte ainsi ouverte, s'échappent différents écrits, les uns im-
primés, les autres manuscrits. Le conseiller et l' avocat-général n'ont
pas plus tôt jeté les yeux sur ces pièces, que le premier ordonne à un
70 HISTOIRE DES JÉSUITES,
huissier d'aller à l'instant arrêter, saisir et conduire aussitôt dans les
prisons de la Conciergerie le Père Jean Guignard ; ce qui est exécuté
à l'instant, malgré les réclamations pressantes du Père Provincial, au-
quel le conseiller jette en partant, pour adieu, ces mots dits avec sévé-
rité : « Réservez vos prières pour vous-même, et pour votre Ordre
tout entier. »
La cassette, trouvée ainsi dans la chambre du Jésuite Guignard,
contenait une collection complète de sermons incendiaires, de libelles
dilTamatoires, tous écrits dirigés contre les rois Henri lll et Henri IV,
et dont voici un extrait :
Dans une première pièce, le Père Guignard, parlant de la Saint-
Barthélemi, qu'il célébrait fort, formulait cette pensée : ((Que si, en
1572, on avait ouvert toute la veine basilique, on ne fût pas ensuite
tombé de fièvre en chaud mal : comme nous expérimentons, disait le
digne professeur de théologique assassinat. » Pour bien comprendre le
sens de ce passage, il faut se souvenir que basilique est une expression
grecque, signifiant royale, et qu'en regrettant qu'on n'eût pas ouvert
complètement la veine basilique, le Jésuite regrettait donc qu'on n'eût
pas épuisé le sang royal de France !
Dans une seconde pièce, on célébrait le glorieux exploit de l'assas-
sin d'Henri UI, et on disait : Que le Neroïi cruel avait été tué par un
Clément; le moine simulé par un vrai moine!...
Dans une troisième, l'éloquence de l'écrivain s' attaquant à la plu-
part des rois de l'Europe, les qualifiait de surnoms injurieux. Le roi
de France Henri HI y était appelé Néron-Sardanapale ; le roi de
Navarre, renard de Béarn ; le roi de Suède, griffon ; l'électeur de
Saxe, pourceau ; la célèbre Elisabeth y recevait le titre de louve impu-
dique d'Angleterre, etc. ^
Venaient ensuite des anagrammes odieux ou ridicules contre
Henri 111 et Henri JV. «Le plus bel anagramme, disait le Jésuite,
qui ait été fait de notre temps, et qui convienne le mieux, est celui
par lequel on disait d'Henri de Valois : 0 le vilain Hérode!...»
Revenant à plusieurs reprises sur l'acte méritoire de Jacques Clé-
ment, le libelliste ou le prédicateur soutenait « que cet acte héroïque,
HISTOIRE DES JÉSUITES. 71
comme don du Saint-H^sprit, appelé de ce nom par les théologiens, avait
été justement loué parle feu prieur des Jacobins, confesseur et martyr»
( ce prieur avait été exécuté comme complice de Clément ) !
Dans diverses autres pièces on prouvait «qu'on avait pu, et môme
dû, transporter la couronne de France à une autre famille qu'à celle
de Bourbon. ))
Un dernier écrit sembla surtout être un véritable appel au poignard
qui venait de frapper Henri IV. On y lisait : u Que le Béarnais sera
traité plus doucement qu'il ne mérite, si on lui donne la couronne
monacale en quelque couvent bien réformé; que si on ne peut lui ôter
la couronne royale sans guerre, qu'on guerroyé ; mais que si on ne le
peut faire par la guerre, qu'on le fasse par quelque moyen que ce
soit l »
Quelques-unes de ces pièces étaient du Père Guignard lui-même :
toutes celles qui étaient manuscrites étaient de sa propre main
Nous le demandons à toute personne de bonne foi, n'y a-t-il pas dans
ces pièces une excitation évidente au mépris de l'autorité royale dont
les Jésuites se sont pourtant si souvent couverts? N'y pouvait-on pas
voir également une complicité, non pas seulement indéterminée, mais
encore directe et légalement appréciable, dans l'attentat de Jean
Chàlel ? De nos jours, à la suite d'une tentative encore plus absurde
que criminelle, nous avons vu une Cour, bien autrement souveraine
que le parlement, frapper d'une rude condamnation de complicité un
journaliste patriote qui n'avait cherché ni directement ni indirecte-
ment à provoquer l'attentat, et qui ne connaissait aucunement celui
qui s'en rendit coupable!
Or, qu'on le remarque bien, Jean Châtel avait été plusieurs an-
nées élève du collège de Clermont, où professait le Père Guignard.
Jean Châtel, écolier des Jésuites, faisait partie de leurs Congréga-
tions particulières : il était probablement affilié de l'Ordre, ce que
semble clairement devoir prouver la permission qui lui était donnée
d'entrer à toute heure dans la Maison des Révérends Pères, et dans
leur mystérieuse Chambre des Méditations ! Quelques jours avant
l'attentat, Jean ChAtel, dans un moment d'exaltation furibonde, ré-
72 HISTOIRE DES JÉSUITES,
vèle à son père le projet qu'il a formé de tuer le roi. Pierre Chatel,
aussitôt, mène son fils au Jésuite (juéret, l'ancien professeur de phi-
losophie de Jean ChAtel. Kvidemment, l'assassin confia son projet à
ce Jésuite. N'était-ce pas pour qu'il s'en confessât, que Pierre ChAtel
le menait au Père Guéret, peut-être pour qu'il fût détourné de cette
odieuse résolution ; car on n'eut guère à reprocher au drapier que de
n'avoir pas révélé la pensée du crime aussitôt qu'elle lui fut parvenue.
Or, qu'arrive-t-il ? Après avoir été consulter les Jésuites, après avoir
fait, comme on dit, sa relraile dans leur Maison, Jean Chàtel en sort
pour aller commettre son crime ; son crime dont les Jésuites (ou du
moins un Jésuite, le Père Guéret ) savent qu'il couve la pensée, et
dont cependant ils n'ont garde de prévenir le roi, dont ils n'essayent
pas, du moins, de détourner l'exécution!...
Oui, les Jésuites furent les complices de Jean Chàtel, les excitateurs
de son attentat, ou du moins de la folie qui le lui fit commettre !
Les Jésuites méritaient donc l'arrêt dont le parlement frappa la Com-
pagnie conjointement avec Jean Chàtel.
Nous avons dit que lorsqu'il s'agit de prononcer l'arrêt de ce der-
nier, les avis de la Cour se trouvèrent partagés. Ce n'est pas, comme
l'assure l'historien De ïhou, qui était présent à la délibération, que
personne fût en doute de la culpabilité de Jean Chàtel, et de la peine
que méritait son crime; mais s'il se trouva des gens qui voulaient qu'on
jugeât en même temps l'affaire des Jésuites, il y avait aussi dans le
Parlement bon nombre d'amis des fils de Saint-Ignace, tels que l'avo-
cat-général Séguier, et le procureur général lui-même, ce De Guesle
qui avait amené Jacques (élément au roi Henri III, et qui, surtout
en raison de la promptitude avec laquelle il frappa l'accusé et le fit
achever aussitôt, encourut des soupçons d'avoir trempé dans le crime.
Le chancelier (^hiverny lui-même s'était montré le protecteur des Jé-
suites. La discussion fut donc aussi longue qu'animée sur ce point :
« Les Jésuites doivent-ils être rendus responsables de l'attentat de
Jean Chàtel, et l'arrêt de celui-ci doit-il être en même temps celui des
Jésuites ? »
Au milieu d'une chaude et bruyante discussion, qui commençait à
HlSTOinii DES JÉSUITES. 73
dégénérer en dispute pleine de personnalités, le doyen des conseillers,
Etienne Heury, se leva. C'était un vieillard vénérable, et aussi connu
par son attachement et sa fidélité à la cause royale que par sa mo-
dération et par sa répugnance pour les moyens violents. On se tut
pour l'écouter.
(( Qu'attendons-nous davantage? s'écria-t-il d'une voix qui repre-
nait alors toute sa ferme gravité d'autrefois? quelles autres preuves
voulons-nous contre cette secte empoisonnée?... Rendons enfin grAce
à Dieu de ce qu'il est venu au secours des magistrats bien intention-
nés, mais trop crédules, en les convaincant que le crime était résolu,
en même temps qu'il en a empêché l'exécution ; et de ce qu'il a cou-
vert de confusion les malintentionnés pour le roi, et ceux qui ne veu-
lent jamais croire, afin qu'à l'avenir ils ne soient plus si opiniâtres à
soutenir des sentiments contraires à la sûreté publique !...»
Ces paroles impressionnèrent vivement les membres de la Cour. Cet
efïet fut bientôt rendu plus vif encore lorsqu'on vit le président De
Thou, vieillard octogénaire, qui, malgré son âge et ses infirmités, avait
voulu venir prendre encore une fois sa place en cette occasion, se
lever, quand ce fut à son tour de dire son avis, et, découvrant sa tête
presque nue, remercier Dieu de lui avoir permis « de vivre encore jus-
qu'à ce jour, pour qu'il pût, de sa voix défaillante, crier anathème
sur les implacables ennemis de la paix du royaume et de la vie de son
roi (1) !..,)) L'arrêt de Jean Châtel fut donc suivi d'un autre dans le-
quel, après avoir déclaré que les sentiments soutenus par l'assassin
étaient téméraires, séditieux, contraires à la parole de Dieu, sentant
l'hérésie, et condamnés par les saints canons; que défense expresse était
faite de les enseigner en public et en particulier, à peine, contre les
contrevenants, d'être traités comme coupables de lèse-majesté divine et
humaine, on ajouta :
« Vu , par la Cour , les grand' chambres et tournelle assem-
(1) L'historien De Thou nous a conservé les paroles de son proche parent, en cette
occasion mémorable, et nous apprend que le président De Thou mourut au mois d'août
suivant, en paix avec les hommes et avec Dieu. Les paroles du conseiller Fleury se
trouvent également dans l'historien cité, livre CXI-
11. 10
74 HISTOIRIi J)ES JÉSUITES.
blées, etc., etc. Tous les prêtres et écoliers du collège de Clermont,
et tous autres soi-disanis de la Compagnie de Jésus, comme corrup-
teurs de la jeunesse, perturbateurs du repos public, ennemis du roi et
de l'état, videront, trois jours après la signification du présent arrêt,
hors de Paris et autres villes où sont leurs collèges, et, quinzaine après,
hors de tout le royaume; et seront leurs biens, tant meubles qu'im-
meubles, employés en œuvres pieuses. Outre, fait défense à tous sujets
du roi d'envoyer des écoliers aux collèges de ladite Société, qui sont
hors du royaume, sous peine d'encourir le crime de lèse-majesté.»
Au prononcé de cet arrêt, Paris se leva comme un seul homme, et
battit des mains, tandis que le bruit des applaudissements se répétait
en échos par toute la France. Ici, nous devons enregistrer un aveu
précieux qui est échappé au Jésuite Jouvenci dans le dernier volume
de son histoire de la Compagnie de Jésus, publiée à Rome en 1711, et
dont un arrêt du parlement, du 24 mars 1710, ordonne la suppression.
Le Père Joseph Jouvenci dit dans ce livre (1) : «Que ce n'étaient
pas seulement les protestants qui représentaient à Henri IV les Jé-
suites comme ses ennemis, mais encore beaucoup de catholiques, et
même des personnages de haut rang.» Cette unanimité même n'est-elle
pas une éclatante confirmation de l'arrêt du parlement?
Après avoir sévi contre la Compagnie comme corps, restait à juger
les individus sur lesquels planait une accusation de complicité avec
l'assassin. Quelques jours après l'exécution de ce misérable, c'est-à-
dire au commencement de janvier 1595, on mit le Père Jean Gui-
gnard en jugement. Lorsqu'on représenta à ce Jésuite les papiers
imprimés et manuscrits trouvés dans sa chambre, il avoua que quel-
ques-uns de ces derniers étaient de lui. Quant aux imprimés, il pré-
tendit qu'on les avait rassemblés des chambres des autres Pères et
de la bibliothèque du collège, et que d'ailleurs un grand nombre de
prélats, de docteurs et de religieux pieux en écrivaient de pareils, et
s'en glorifiaient. Comme on lui demanda naturellement comment il
(1) Voyez l'Histoire de la Compagnie de Jésus par le Père Joseph Jouvenci et le
Recueil de pièces louchant cette histoire supprimée par arrêt du Parlement! 2*' édition.
Liège, 1716.
HISTOIRE DES JÉST ITES. 15
avait accepté un pareil dépôt et n'avait pas l)riilé res pièces si compro-
mettantes, il répondit que c'était par l'ordre de son supérieur, et que
le Père recteur avait voulu qu'il les conservât.
On voit que cette réponse étend le cercle de l'accusation, et la
change en générale de particulière qu'elle était. Un défenseur mo-
derne des Révérends Pères (1), arguant des paroles prononcées par le
chancelier de Chiverny, partisan reconnu de la Compagnie, a voulu
faire croire que les pièces trouvées chez le Père Guignard n'y avaient
pas toutes été mises par le Jésuite, et que des malintentionnés avaient
glissé dans la cassette, lors de la visite des conseillers du Parlement, les
plus compromettantes. Malheureusement pour le succès de cette insi-
nuation, le Père Jouvenci, admettant l'existence de toutes ces pièces^
et leur détention volontaire, borne son plaidoyer en faveur de son con-
frère Guignard à cette seule argumentation déjà formulée par l'accusé:
que ces écrits appartenaient à une époque où ils étaient de mode, et
que d'ailleurs le religieux qui en avait été trouvé le détenteur ne les
avait gardés que par l'ordre de son supérieur !
Le Père Guignard nia toujours, du reste, qu'il eût jamais eu au-
cune communication avec Jean Chàtel. Mais, tout en réprouvant le
crime de ce misérable, il osa soutenir que ce qu'il avait dit dans seS
écrits, il avait le droit de le dire. Il soutint encore qu'Henri IV ne
serait réellement roi de France, et qu'on ne serait forcé de le recon-
naître comme tel, que lorsqu'il aurait été absous par le pape.
Il fut condamné, comme atteint et convaincu du crime de lèse-ma-
jesté, à faire amende honorable, la corde au cou, en chemise, devant
l'église de Notre-Dame, tenant à la main une torche allumée, et
ayant au cou, pendus à une corde, les écrits qu'on avait trouvés dans
sa chambre; ensuite à être conduit à la place de Grève, là pendu, et
son corps ensuite jeté à l'eau. «Je ne doute pas, ose dire le Père Jou-
venci après avoir rapporté ce jugement, qu'il n'y ait des gens qui de-
mandent où était alors l'équité du Parlement?»
(1) M. r,rélineau-Joly , Histoire religieuse, politique et litlérairede la Compagnie
de Jésus. 2'^ volume, chapitre Vil. Paris, 1844.
76 HISTOIRE DES JÉSUITES.
Cet arrêt fut exécuté le 7 janvier 1595. On remarqua que, lors de
sa rétractation devant Notre-Dame, le Jésuite ne voulut jamais de-
mander pardon au roi, prétendant qu'il ne l'avait pas offensé. Sur
l'échelle, il nia encore qu'il fut coupable du crime de Jean Châtel,
et voulut excuser de nouveau la présence chez lui des pièces sur les-
(juclles était basée sa condamnation. Suivant le Père Jouvenci, le Père
(iuignard mourut avec un grand courage. Hué, couvert de boue et de
pierres, frappé par un crocheteur, il aurait supporté tout avec patience ;
et au dernier outrage, se contenta de faire à l'auteur la réponse que
Jésu^ avait faite quinze siècles auparavant à ses bourreaux... Mais il
paraît que l'historien Jésuite a grandement embelli l'ignominie der-
nière de son confrère ; et il était peut-être permis aux Parisiens, sinon
d'insulter à l'agonie du Jésuite, du moins de se réjouir de la con-
damnation qui débarrassait enfin la France de ceux qui avaient été
les plus actifs moteurs de ses troubles, sa plaie dévorante, qu'ils ne
voulaient pas laisser se cicatriser encore.
Aux termes du jugement rendu contre le Père Guignard, lorsque
celui-ci eut été pendu et étranglé à une potence, plantée à cet effet, le
bourreau détacha le cadavre et le jeta en un feu allumé au pied de
l'arbre funèbre. Ensuite, les cendres furent jetées dans la rivière,
comme on avait fait pour Jean Châtel. Suivant un écrit du temps, il
arriva alors un événement qui donna beaucoup à penser, et qui mo-
déra la joie que causaient les divers arrêts du Parlement: lorsqu'on
eut jeté à l'eau ce qui restait du Jésuite, on remarqua que le livre ren-
fermant ses doctrines régicides, et qu'on lui avait suspendu au cou, à
peine endommagé par le feu, surnagea et descendit la Seine, poussé
par un vent impétueux de l'Orient. «Fait, dit le chroniqueur, qui fut
regardé par plusieurs comme un manifeste dé[)lorable et pronostic
certain que la Compagnie de Jésus, jetée à bas par arrêt du Parle-
ment, reviendrait encore sur l'eau par arrêt de l'enfer, et au grand
dommage de notre pauvre France ! »
Jean Cuéret, l'ancien professeur de philosophie de Jean Châtel,
accusé d'avoir été informé par l'assassin lui-même du projet d'attentat
médité contre le roi, et de ne pas en avoir détourné l'auteur, ou du
i,.ali.Pi'odlioi;inie. j
..)ll;ipl.-r -U
HTSTOIRE DES JÉSUITES. 77
moins de ne pas avoir l'ait ce qui était en son pouvoir pour garantir la
victime royale du coup qui la menaçait, n'opposa que des dénéga-
tions à tout ce qui fut avancé contre lui. Interrogé dès le 28 décem-
bre, devant les deux chambres assemblées, j)ar le premier président
\)c ITarlav, il lut conduit à la chambre des tortures judiciaires. Mais
ce ne fut que le 7 janvier qu'il fut appliqué à la question, en présence
de quatre conseillers et du greffier, assistés de quelques officiers du pa-
lais. Il n'avoua rien. On lui fit grâce de la question extraordinaire. Les
juges se trouvant suffisamment éclairés prononcèrent son arrêt, qui fut
rendu en même temps que celui du Père Guignard. (iuéret fut con-
damné au bannissement à perpétuité de la France et de toute terre
française, et à la confiscation de tous ses biens. On a vu s'il méritait
cette condamnation.
Lin autre enfant de saint Ignace, le Père Alexandre Hay, Jésuite
écossais, fut également banni h perpétuité. On reprochait à celui-ci
divers propos outrageants pour le roi, et d'avoir même dit un jour :
«Que si Henri IV passait alors devant le collège de Clermont, il se
précipiterait volontiers d'en haut, la tête la première, pour rompre le
cou à l'hérétique couronné!... »
La même peine fut encore appliquée à un écolier des Jésuites,
nommé Jean Lebel, qui avait excité ses condisciples du collège de
Clermont à suivre les Révérends Pères à l'étranger. On lui reprochait
aussi d'avoir en sa possession quelques écrits de son régent, composés
à peu près dans le même esprit qui avait dicté ceux du Père Guignard.
Pierre Châtel, le père de l'assassin, fut condamné, en même temps
que Guéret, au bannissement pour neuf ans de toute la France, et à
per|)étuité de Paris et de ses faubourgs ; à une amende de 2,000 écus
qui serviraient à l'acquit de la nourriture des prisonniers de la Con-
ciergerie ; à voir en outre sa maison démolie et une pyramide élevée
à la place, etc.
Denise Hasard, femme du drapier, Catherine et Madeleine leurs
filles, Jean le Comte, mari de la première, Antoine de Villiers,
Pierre Roussel et Louise Camus, leurs serviteurs et servante, furent
mis en liberté, sans aucune peine, ainsi que Claude Lallemant, curé
78 HISrOTRE DES JÉSUITES.
(le Saint-Pierre, et les deux autres prêtres arrêtés avec ce dernier.
Ces divers arrêts furent rendus avec celui du Père Guignard, sui-
vant Jouvenci, ou trois jours après, c'est-à-dire le 10 janvier 1595,
d'après De Thon.
Immédiatement, la maison des Chatel fut abattue, conformément
au jugement rendu par la cour ; on passa la charrue sur son emplace-
ment, et on y sema le sel qui purifie. Peu après, on y éleva une
pyramide destinée à perpétuer l'expiation du crime commis par Jean
Chàtel. Cette pyramide, surmontée d'une croix fleurdelisée, avait
vingt pieds de haut ; elle reposait sur un massif carré de maçonnerie
aux quatre angles duquel étaient quatre statues. Sur la face qui re-
gardait le Palais, on grava en lettres d'or sur marbre noir les arrêts
rendus contre Jean Chàtel et les Jésuites ; sur la face opposée était
cette inscription, en verslatins :
«Ecoute, passant, étranger ou citoyen de cette ville, moi qui suis
aujourd'hui une pyramide, j'étais autrefois la maison de Chàtel; mais,
par ordre du Parlement solennellement assemblé, je fus ruinée de fond
en comble en punition d'un crime effroyable. Ce qui m'a réduit à cet
état pitoyable, c'est le crime de celui qui m'habitait, crime qu'il commit
pour avoir été instruit dans une école impie, sous des maîtres pervers
qui se glorifiaient, hélas ! du nom de sauveurs de la patrie. Ce fils, in-
cestueux d'abord, devint bientôt parricide à l'égard de son prince, qui
venait de sauver pourtant la ville de sa perte, et qui, protégé par le
Seigneur, dont le secours lui avait fait remporter tant de victoires, a
pu éviter le coup d'un assassin désespéré, au prix d'une blessure à la
bouche.
» Pietire-toi, passant; mon infamie, qui rejaillit sur notre ville en-
tière, me défend de t'en dire davantage. »
Le 5 janvier, Henri IV, complètement guéri de sa blessure, assista
à une messe solennelle des chevaliers du Saint-Esprit, Ordre créé
quelques années auparavant par son prédécesseur. Il y eut, le môme
jour, une procession faite dans Paris pour rendre grâces à Dieu du
rétablissement du roi ; ce dernier y parut également au milieu d'un
immense concours de monde.
HISTOIRE DES .JÉSUITES. 79
Cependant, les Jésuites avaient été expulsés du collège de Clermont
par ordre du Parlement, dès le 29 décembre. L'avocat du roi Dollé,
J)oron, premier huissier de la Cour, et quelques autres délégués du
premier président, après une nouvelle perquisition qui amena encore
contre la Compagnie de Jésus de nouveaux motifs d'accusation, et
qui lut faite tandis que les Pères étaient renfermés dans la salle com-
mune, mirent le scellé partout' et fermèrent ensuite les portes et les
fenêtres. Les Jésuites furent rassemblés dans leur Maison -professe de
la rue Saint Antoine (1). Le lendemain de l'exécution de ChAtel, le
Parlement envoya encore une commission de conseillers qui interrogea
les pensionnaires des Jésuites. Ces jeunes gens n'étant plus soumis à
l'inlluence de leurs directeurs, firent des aveux qui achevèrent de com-
promettre les Révérends Pères.
Le dernier jour de décembre 1594, le premier huissier du Parle-
ment se transporta à la Maison des Jésuites, et donna lecture à ceux-
ci de l'arrêt qui les avait frappés. Cette lecture fut écoutée dans un
morne silence. Le Père Provincial, Clément Dupuis, répondit qu'on
obéirait à l'arrêt. Puis, prenant un ton d'humilité, il demanda qu'il lui
fût permis d'y demander des adoucissements. Le lendemain, il pré-
senta une requête à cet égard. Mais le Parlement ne voulut lui ac-
corder que quelques jours de délai pour la sortie de ses subordonnés.
Les biens confisqués des Jésuites furent immédiatement distribués à
différentes personnes. La bibliothèque des Pères profès fut donnée aux
religieux Hiéronymites.
Le dimanche 8 janvier 1595, tous les Jésuites sortirent de Paris,
à l'exception du Père Guéret et de six autres qui restèrent en prison
jusqu'au 10 du même mois, après quoi ils furent également mis en
liberté et s'en allèrent rejoindre leurs confrères en Lorraine.
(1) La raaison-professe des Jésuites fut bâtie sur l'emplacement de l'hôtel Damville.
Ce fut le cardinal de Bourbon qui donna aux Jésuites, en 1388, cet hôtel qu'il avait
acheté 13,000 livres , somme qui fut prélevée sur les fonds de l'Abbaye de Saint-Ger-
main-des-Prés appartenant à ce cardinal. Les Révérends Pères n'y eurent d'abord qu'une
chapelle ; mais, en 1627, Louis XIII, ce fils dénaturé, posa la première pierre de leur
église, dite de Saint-Louis.
80 HISTOIUE DES JÉSUITES.
Ce fut aux applaudissements d'une foule immense, accourue à ce
spectacle, que la noire cohorte des fils de Loyola sortit de la capitale
de la France. Arrivés à la porte par laquelle ils devaient s'en aller, les
Jésuites, dit-on, se retournèrent tous, comme par un même mouve-
ment, et jetèrent un long et singulier regard vers la ville qu'ils quit-
taient. Peut-être, à l'instant du départ, pensaient-ils déjà à l'heure du
retour. . . Une grande clameur s'éleva en ce moment, des cris de mort
furent même prononcés. Les Jésuites coururent encore quelque danger
d'être assommés. Alors, entre eux et le peuple, on vit s'avancer un prêtre
vénérable et vénéré, dont la parole calma subitement' la foule. « Lais-
sez passer la justice du roil » avait crié le bourreau en jetant dans la
Seine les cendres de Jean Châtel et du Père (iuignard. Le prêtre,
lui, étendant une de ses mains vers la foule furieuse, l'autre vers la
noire cohorte, dit d'une voix solennelle : « Laissez passer la justice de
Dieu (1)!...)) Les Jésuites purent sortir sains et saufs de Paris; ils
devaient bientôt y rentrer en triomphe.
Aussitôt que les Jésuites se virent à distance suffisante du glaive des
lois qui venait de frapper un des membres de leur Ordre et de jeter
bas leur bannière, d'humbles et soumis qu'ils s'étaient montrés pen-
dant l'orage, ils devinrent furieux et insolents aussitôt qu'ils n'eurent
plus rien à en redouter. On les vit se redresser comme autant de
vipères qu'on a voulu écraser. La rage de leur général Aquaviva
éclata avec une violence inouïe. Ce dernier essaya de faire partager sa
fureur au pape, et il y réussit en partie. Clément YÏII, suivant le
cardinal d'Ossat, qui poursuivait à Rome l'absolution d'Henri IV, dit
plusieurs fois à ce prélat ambassadeur « que c'était une affaire criante
de punir un Ordre entier pour la faute d'un ou de deux de ses mem-
bres!» Le Père Jouvenci a consigné également ces paroles dans son
histoire. « Pour la faute d'un ou de deux de ses membres, » disait le
Saint-Père! Les Jésuites Guéret et Guignard étaient donc coupables,
suivant Clément YJII !. .. C'est déjà un aveu précieux. iXous croyons,
nous, que tout l'Ordre était responsable du crime de Jean Châtel. Le
(1) On verra bientôt combien alors était grande l'antipathie qu'inspiraient les Ré-
érends Pères au cierge de Paris et généralement à tout le clergé de France.
mSTOniK DKS JÉSUITES. 81
môme Jésuite Jouvenci, dans son Histoire de la Compagnie de Jésus ^
se l'ait l'écho des cris de rage que poussèrent alors ses noirs confrères.
Suivant cet historien, à la véracité plus que douteuse, les officiers du
parleniont qui tirent des perquisitions dans le collège de Clermont non-
seulement rudoyèrent les Révérends Pères, mais encore les volèrent I
Le même Jésuite assure que les aveux des novices de la Compagnie fu-
rent arrachés par la terreur, que le premier président Achille de Harlay
se montra animé d'une rage evtrôme contre les Jésuites, qu'il dirigea
toute l'affaire avec une partialité révoltante, permettant toute licence
et développement à l'accusation, arrêtant et étouffant la défense; il le
tlétrit entin du titre de Proconsul de Néron et de Dioclétien!
Le parlement répondit au Père Jouvenci, en 1713, par un arrêt
qui ordonnait la suppression de son livre, et dès 1597, à toute sa
Compagnie par un arrêt qui renouvelait ceux de 1594 et 1595.
Pour répondre à ce que dit le Père Jouvenci, que la défense des Jé-
suites ne fut pas libre devant le Parlement, nous dirons, nous, que c'est
un infâme mensonge. Quoique tellement convaincu que le coup qui
l'avait frappé lui venait des Jésuites, que, portant la main à sa lèvre
percée par le couteau de Jean Chàtel, il dit en parlant des Jésuites :
« Fallait-il donc qu'ils fussent convaincus par ma bouche ! » Henri IV
montra cependant, d'après tous les historiens, une modération extrême
envers les Révérends Pères. Peut-être même, reculant devant la lutte
mortelle qu'il prévoyait, eût-il désiré étouffer l'affaire relativement
aux Jésuites, si cela eût été en son pouvoir. Ce qu'il y a de certain,
c'est qu'il laissa siéger au parlement, lors du procès, des partisans
avoués de la noire Compagnie. Le procureur-général. De la Cuesle,
grand ami des Jésuites, d'accord avec Chivernv, le chancelier du
rovaume, ayant reçu, pour la forme sans doute, une lettre de cachet
qui enjoignait aux deux frères Séguier, l'un président, l'autre avocat-
général, de s'abstenir de siéger au Parlement, pour le procès de
Châtel et de ses complices, parce qu'ils étaient suspects, ne signifia
l'ordre du roi aux Séguier qu'après le jugement. Et, comme ces deux
magistrats avaient assisté aux interrogatoires et au prononcé de l'ar-
rêt, ils crurent pouvoir être témoins de la question donnée aux accusés.
II.
M
82 HISTOIRE DES JÉSUITES.
et on le leur permit. iNous ferons remarquer, cliose qui |3eut sembler
sigiùficiilive, que Jean Châtel ayant soutenu, quelque temps avant
son attentat, une thèse de philosophie, l'avait dédiée au président
Pierre Séguier.
Il est probable que ce fut grâce aux efforts de pareils amis que le
recteur du collège de Clermont dut de n'être pas impliqué dans le
procès d(3 Guignard. On se rappelle que ce dernier Jésuite articula
formellement, pour se disculper d'avoir conservé les pièces trouvées
dans sa chambre, « que son supérieur lui avait défendu de les brûler.»
Ce qu'on appelait alors le Tiers-parti, faction politique qui avait eu
pour chef le jeune cardinal de Bourbon, protecteur des Jésuites, s'em-
ploya beaucoup aussi pour amortir le coup qui les frappa, comme plus
tard pour les en relever.
Malgré l'arrêt du Parlement qui les bannissait, les Jésuites ne sor-
tirent pas tous de France. Ils ne déguerpirent de la l)Ourgogne que
lorsque les partisans du duc de Mayenne en eurent été ciiassés. Sur
(Ji vers autres points où l'autorité du roi était méconnue, surtout à Tou-
louse et dans le midi, ils se bornèrent à changer de nom, et res-
tèrent en se tenant bien clos. Peu à peu même, comme la loutre qui
vient respirer à fleur d'eau, lorsqu'elle croit le chasseur éloigné, les
Révérends Pères, après avoir humé l'air politique, essayèrent de sortir
de leur immobilité et de leur silence. C'est sans doute à des tenta-
tives de ce genre que le Parlement voulait mettre ordre par son arrêt
de 1597, dans lequel il défendait q tous les Jésuites d'enseigner pu-
bliquement ou en particulier, défense qui ne présenterait aucun sens
évidemment sans cela, puisque en 1594 les Jésuites avaient été con-
damnés au bannissement, et que cet arrêt était toujours en vigueur.
Les Jésuites, en partant de Paris, avaient remis leurs intérêts aux
Capucins, qui, on ne sait pourquoi si ce n'est que leur général étant
à Rome comme celui des Jésuites devait avoir de fréquentes commu-
nications avec ce dernier, avaient fait cause commune avec les enfants
de Loyola. On a vu, dans les Missions de l'Inde, comment les Jésuites
récpmpensèrent les Capucins. Mais, à la fin du seizième siècle, ces moines
livrèrent souvent bataille en l'honneur de Saint-Ignace, Même après
HISTOIRE DES JÉSUITES. «8
les exécutions de Jean Châtel et du PèreGuignard, alors que le clergé
se rangeait du côté d'Henri IV, et que les autres moines, s'ils ne bé-
nissaient pas encore le roi, ne le maudissaient plus du moins, les Ca-
pucins contiimèrent à se déchaîner contre lui, et refusèrent formelle-
ment de prier pour lui. Ils résistèrent même aux ordres qui leur fu-
rent donnés, à cet égard, par le cardinal Pierre de Gondi, archevê-
que de Paris, Parmi les sept ou huit misérables qui voulurent suivre
l'exemple de Jea'n Chàtel, durant l'exil des Jésuites, on compte trois
Capucins.
A ce propos, nous répondrons à un témoignage non suspect de
partialité, et qu'invoquent et font grandement valoir les Jésuites mo-
dernes, celui de Linguet. Cet écrivain, dans son Histoire impartiale
des Jésuites, a dit (1) :
(( Un Chartreux a essayé de tuer Henri IV, deux Jacobins ont
voulu imiter le Chartreux, et trois Capucins les deux enfants de Saint-
Dominique; cependant on n'a banni ni le Chartreux, ni les Jacobins,
ni les Capucins; pourquoi donc les Jésuites furent-ils bannis à cause
de l'attentat de Jean Chàtel qui n'était même pas Jésuite?
A ceci, la réponse nous semble facile. On pendit le Chartreux, les
deux Jacobins et les trois Capucins ; mais on ne chassa pas leurs con-
frères, évidemment parce que le crime commis était celui du Char-
treux, des deux Jacobins, des trois Capucins, et non pas celui de tous
les Chartreux, Jacobins, Capucins ; tandis que, dans le crime de Jean
Châtel, on vit l'œuvre de la Compagnie de Jésus tout entière. Qui
d'ailleurs, à l'époque où Jean Chatel frappait Henri IV, jetait par-
dessus les trônes les pages régicides des Bellarmin, des Mariana (2)?
Etaient-ce des Chartreux? Non. Des Jacobins? i\on. Des Capucins?
Non, non. C'étaient des Jésuites 1 Or, les Jésuites furent toujours
de trop habiles gens pour jouer eux-mêmes du couteau : ils se conten-
(1) Tome II, livre x, chap. 26.
(2) Le livre de 3Iariana (De Rege et Régis institutione) ne contient pas moins de
deux chapitres, le V et le VII«, sur les diverses manières de se servir du fer et du
poison. Le chapitre VI est consacré à la louange de Jacques Clément. Ce livre fut con-
damné par le Parlement, et brûlé par la main du bourreau, par arrêt du Parlement
de Paria.
84 HISTOIRE DES JÉSUITES,
taient ordliiairenient de le forger, de le bien acérer, et de le mettre
en bonne main ! D'ailleurs, les défenseurs de Saint-Ignace et de sa
noire Compagnie ont-ils bien réfléchi à ce qu'ils faisaient en s'ap-
puyant de l'autorité de Linguet? Afin qu'on le sache, Linguet, dans
son livre dédié à une princesse luthérienne, n'essaye en définitive d'al-
léger parfois le poids de réprobation qui -pèse sur la tête des Jésuites,
que pour le faire retomber sur Rome elle-même. Après cela, et malgré
cela, M. Crétineau-Joly, ou tout autre écrivain de la même nuance,
peut, si cela lui plaît, citer Linguet. jNous voudrions, i)ar exemple,
qu'il eût bien voulu compléter sa citation par ces mots que nous co-
pions fidèlement dans le chapitre XXVI de VHistuire imparliale des
Jésuites : « On a bien fait de bannir les Jésuites ; on eût mieux fait de
ne les point recevoir! » Voilà qui du moins est clair et précis.
Henri IV, nous l'avons dit, hésita longtemps avant d'autoriser le
bannissement des Jésuites. Il paraît, ainsi qu'on va le voir tout à
l'heure, qu'il craignait en chassant les Révérends Pères de faire sortir
de leurs gaines cent poignards menaçant sa poitrine. Mais, lorsque
tous les Jésuites eurent quitté Paris, le monarque crut qu'il pouvait
enfin respirer : les Jésuites lui prouvèrent qu'il s'était réjoui trop
tôt. On trouve la preuve des terreurs d'Henri IV, au sujet des enfants
de Loyola, dans une lettre de ce prince, imprimée parmi des Mémoi-
res, Instructions, etc., à la fin d'une Histoire du duc de Joyeuse (1).
Cette lettre, datée du 17 août 1598, contient ce passage curieux :
«Sur la demande pour les ******** ^ j'ai répondu au légat ingénu-
ment, que si j'avais deux vies, j'en donnerais volontiers une au con-
tentement de sa Sainteté, mais que n'en ayant qu'une, je la devais
ménager et conserver pour mes sujets, et pour faire service à sa Sain-
teté et à la chrétienté ; puisque ces gens-là se montrent encore si
passionnés et si entreprenants où ils sont demeurés en mon royaume,
qu'ils étaient insupportables, continuant à séduire mes sujets, à faire
leurs menées, non tant pour vaincre et convertir ceux de contraire re-
ligion, que pour prendre pied et autorité dans mon Etat, et s'enri-
(1) Par Aubry. advocat au Parlement. Ce livre fut iinjirimë en 16{54.
HISTOIRK DES JÉSUITES. 85
chir et accroître aux dépens d'un chacun ; pouvant dire mes aiîaires
n'avoir prospéré, ni ma personne avoir été en sûreté que depuis que
les ******** ont été bannis d'ici. »
On voit par cette lettre quelle terreur les Jésuites inspiraient à
Henri IV, qui n'ose pas même les nommer. Il on résulte aussi qu il
était resté des Jésuites en France, malgré l'arrêt du bannissement,
mais dans les provinces seulement, le roi fermant les yeux sur leur
présence pour ne pas redoubler leur rage en les poussant trop vive-
ment ; et que le pape sollicitait aussi Henri de casser l'arrêt de son
Parlement et de rappeler en France les noirs enfants de Saint-Ignace.
On peut croire que Clément obtint une sorte de promesse du roi à cet
égard lorsque ce dernier reçut enfin l'absolution du pontife et le droit
des'appeler, comme ses prédécesseurs, fils aîné de l'Eglise; faveur qu'il
acheta, en outre, par bien des humiliations, dont les coups de verge
donnés par la main du pape sur le dos de l'ambassadeur du roi de
France, en présence des représentants des autres potentats et devant
tous les cardinaux, fut la digne clôture! Le pape était alors ami et
grand protecteur des Jésuites, qui allaient bientôt lui dicter des lois et
lui faire peur. Afin de disposer Henri IV à pardonner aux Jésuites, le
cardinal ïolet, qui appartenait à leur Compagnie, plaida la cause du
roi devant le pape, et les cardinaux assemblés. Le Général des Jésuites
voulait que Tolet fût envoyé en France, comme légat du pape, et,
par conséquent, c'était lui préparer une bonne réception que de le faire
ainsi avocat du roi dans le consistoire et auprès du Saint-Père. Le car-
dinal Tolet ne consentit pas à se charger de cette mission; il s'excusa
sur son grand âge ; mais nous pensons, comme divers écrivains, que ce
n'était là qu'une défaite, le cardinal n'ayant alors que soixante-deux
ans. On a supposé que Tolet, homme de bien, et par conséquent en
assez mauvaise odeur auprès des siens, déclina les honneurs de la lé-
gation dont voulait l'investir le pape, pour s'épargner les dégoûts de
la mission secrète dont prétendait en même temps le charger le Gé-
néral de son Ordre.
Les Jésuites obtinrent dès lors qu'on les tolérât dans les ressorts des
Parlements de Bordeaux et de Toulouse, où ils avaient un grand
86 HISTOIRE DES JÉSUITES.
nombre de Maisons et de collèges, et ils y recommencèrent leurs cours.
Dans le ressort du Parlement de Paris, qui comprenait presque la
moitié du royaume, et dans ceux de Bourgogne et de Normandie, les
Révérends Pères, en changeant d'habits, comme s'ils avaient quitté leur
Compagnie, purent se glisser dans d'autres écoles. Lyon mit, en 1597,
son collège sous la direction d'un de ces Jésuites déguisés, qui s€ nom-
mait Porsan. A cette occasion le Parlement de Paris s'émut et ordonna
qu'on destituât le Jésuite. Cet arrêt fût précédé d'un autre par lequel
défense était faite de laisser enseigner, prêcher ou d'admettre aux fonc-
tions ecclésiastiques en France des Jésuites qui seprévalaient de ce qu'ils
avaient quitté leur Société. Alors, les Révérends Pères présentèrent une
requête formelle au roi pour qu'ils fussent rétablis. Ils saisirent pour
Cela l'occasion de l'assemblée du clergé catholique, qui adressa au roi
des représentations sur la dissolution des mœurs, le mépris de la reli-
gion, et demandait qu'on publiât en France le concile de Trente, etc.
Le Parlement de Paris, prenant aussitôt les devants, rendit un arrêt
qui renouvelait ceux rendus précédemment contre les Jésuites, à l'oc-
casion d'un certain sénéchal d'Auvergne qui avait osé, de son autorité
privée, permettre aux Révérends Pères d'ouvrir des cours publics dans sa
province. Louis Juste de Tournon, sénéchal d'Auvergne, fut condamné
pour ce fait à la perte de ses biens, ainsi que de ses charges et dignités,
et déclaré incapable d'en être désormais revêtu. J^e sénéchal, poussé
par les Jésuites, fit rendre, de son côté, par le Parlement de Tou-
louse un jugement qui défendait à tout officier civil ou magistrat
d'avoir à troubler dans leur ministère, ou dans la jouissance de leurs
biens, les prêtres et écoliers de la Compagnie de Jésus, à peine d'une
amende de trente mille livres. Ce conflit eut lieu en 159H, et chagrina
fort Henri IV, qui fut tenté d'y mettre fin en ordonnant l'exécution
pure et simple de l'arrêt de bannissement rendu contre les Jésuites.
Les sollicitations du pape et des partisans de la Compagnie le retin-
rent, ainsi que la terreur que celle-ci lui inspirait.
Les Jésuites mirent en jeu toutes sortes de ressorts pour obtenir leur
rétablissement en France. Henri lY, ayant alors pris une épouse dans
la famille des Médicis, la nouvelle reine, à son départ de la Toscane,
HISTOIRE DES JÉSUITES. 87
vit accourir devant elle une femme que la croyance des dévots et su-
perstitieux Italiens entourait, de son vivant, d'une auréole séraphique,
et qu'on appelait Sainte Marie-Madeleine de Pazzi. ]^a sainte supplia
la reine Marie de Médicis de s'employer de tout son pouvoir auprès
de son royal époux pour obtenir le rappel en France des Révérends
Pères : on devine quelle main poussait la sainte vers la souveraine !
En France aussi les machines miraculeuses furent employées pour
agir sur l'esprit des fervents catholiques, et, par suite, sur l'esprit
môme du roi. Ainsi, dans l'année 1599 on vit apparaître une pré-
tendue démoniaque, nommée Marthe Brossier, paysanne de la Solo-
gne. Après avoir parcouru quelque temps la province avec son père
et ses deux sœurs, la possédée vint à Paris vers le mois d'avril, et sa
présence y causa beaucoup de bruit. Les Capucins, qui jouaient alors le
rôle de compères des Jésuites, firent venir cette femme dans leur cou-
vent et l'exorcisèrent à grand bruit. Il paraît que les paroles profion-
cées par Marthe Brossier, pendant la possession, tendaient à faire
considérer son état comme se liant à celui de toute la France possédée
par les enfunls du démon, c'est-à-dire par les huguenots : le roi ve-
nait alors de donner en faveur de ceux-ci le célèbre édit de Nantes.
La comédie de cette démoniaque, toute ridicule qu'elle fut en elle-
même, avait donc un sens qui pouvait devenir très-sérieux. Le Parle-
ment, le clergé, l'Liniversité s'en émurent.
Un jour, des délégués de ces trois corps se rendirent chez les Capu-
cins. Le Père Séraphin, religieux et dignitaire de cet Ordre, exorcisa
devant eux la fille Brossier, qui se mit alors à tirer la langue, à rouler
les yeux, à répandre de la bave, à trembler, sauter, se tordre, hurler,
enfin, à s'acquitter de son mieux de son métier de possédée. Lorsque
l'exorciseur prononça ces paroles : « Et le Verbe s'est fait chair ! ... » la
démoniaque, comme traînée par l'esprit malin, glissa sur le dos depuis
l'autel jusqu'aux portes de la chapelle, en poussant d'horribles cris de
détresse. Parmi les spectateurs de cette scène étrange, beaucoup ne
savaient plus que dire; l exorciseur était radieux. Élevant alors la
voix d'un ton animé : « S'il y a, dit-il, encore ici quelque incrédule,
qu'il combatte le démon au péril de sa vie, et qu'il tAche de l'arrêter! »
88 HISTOIRE DES JÉSUITES.
— Voici un incrédule, dit en s'avan^-ant un des docteurs délégués
par l'Université, Marescot, savant médecin. Vous dites^ mon Père,
que c'est le démon qui entraîne cette fdle?
— Je le dis, répondit aigrement le Capucin.
— Eh bien ! je vais vous prouver que je suis plus tort que le démon.
A ces mots, le docteur incrédule saisit la possédée par la tête. Celle-ci
se débat, le docteur serre et tire; elle résiste, il tient bon. Le pauvre
démon fut obligé de confesser qu'il était vaincu. L'archevêque de
Paris ordonna de recommencer l'exorcisme; la possédée recommença
aussi ses simagrées infernales; Marescot, qui s'était éloigné, se rappro-
che et contient de nouveau la possédée. En vain le Père Séraphin
ordonne à Marthe de se lever, le docteur incrédule la force à rester
immobile. « Ce n'est sans doute qu'un pauvre petit diablotin, » dit Ma-
rescot en se moquant. On commençait à rire de la possédée et des
exorciseurs, lorsque le Père Séraphin, furieux, fait examiner la démo-
niaque par un des médecins délégués nommé Duret. Celui-ci, seul
de ses confrères, déclare « que Marthe Brossier est bien et dûment
possédée du diable ! » Lorsque nous aurons dit que ce Duret était le
frère d'un avocat du même nom, qui était le défenseur et l'homme
d'affaires des Jésuites, on comprendra peut-être comment il en vint à
formuler son jugemeut si peu scientifique.
Les choses n'eu restèrent pas là. Les Capucins, l'esprit supersti-
tieux de l'époque et la politique aidant, on crut à la possession de
Marthe lîrossier, malgré Marescot, le Parlement et l'Université.
Enfin le roi crut devoir faire arrêter la démoniaque. Il paraît que
la prison agit sur cette malheureuse beaucoup plus vivement que
les exorcismes du Père Séraphin. Après que le lieutenant-crimi-
nel et le procureur du roi au Chàlelet lui eurent fait subir une
détention de quarante jours, elle devint si paisible qu'elle put com-
munier à Pâques. Mais ce lurent alors les Cajjucins qui devinrent fu-
rieux. Ils se déchaînaient dans la chaire contre ce qu'ils appelaient
l'entreprise des magistrats contre la liberté ecclésiastique. Ils criaient
que tout ceci était l'œuvre des huguenots, et que ces derniers arrê-
taient les manifestations de Dieu et la victoire de la véritable Eglise.
HISïOînE DES JÉSUITES. 89
Le Parlement, non sans peine, fit taire les Capucins. Marthe fut
renvoyée clans son pays. Remarquons en passant que, malgré les or-
dres de la Cour, un certain abbé de Saint-Martin, de la famille des La
Rochefoucauld, emmena la possédée en Auvergne, puis en Italie; ce
qui s'explique, lorsqu'on saura que cet abbé de Saint-Martin était Jé-
suite et fort ami du général Aquaviva. Néanmoins, des Révérends
Pères abandonnèrent en cette occasion l'abbé de Saint-Martin, sur les
représentations du roi de France auprès duquel ils sollicitaient vive-
ment alors leur rappel. Marthe mourut de misère à Rome.
On essaya de recommencer cette comédie avec d'autres acteurs.
Ainsi on fit venir à Paris un homme du pays du Maine, qui avait une
corne au front. Mais le Manceau cornifère mourut peu de temps après
son arrivée. Ensuite, on parla d'une jeune fille du Poitou ou du Li-
mousin, qui vivait sans prendre aucune nourriture. On voulait aussi
la mènera Paris; mais, à l'heure du départ, il se trouva que la
jeune fille venait de déjeuner avec appétit. Ce fut encore un miracle
de manqué.
Au milieu de ces choses ridicules, des choses odieuses se passaient
de temps à autres ; plusieurs individus furent arrêtés comme ayant
formé le projet d'assassiner le roi. Henri lY, cédant peu à peu aux
mille sollicitations dont il était entouré, finissait par croire, comme on
le lui disait, que pour vivre en paix et seulement pour vivre, il lui
fallait faire la paix avec les Jésuites. C'est dans cette pensée qu'il donna
à son ambassadeur en Cour de Rome, M. de Sillery, les instructions
suivantes : « Sur le fait des Jésuites, assurer sa Sainteté que sa Majesté
a très-bonne volonté de favoriser les collèges de la Compagnie, pour sa
considération; pourvu que, sous prétexte de religion, ces Pères ne
troublent plus le repos de son état, ni ne s'entremêlent des affaires
publiques ; ce qui les a rendus si odieux avec la convoitise qu'ils ont
démontrée avant de s'accroître et de s'enrichir, et les attentats qui ont
été faits contre la personne du roi à leur instigation... sa Majesté
étant portée d'un seul désir de complaire à sa Sainteté ; car elle n'a
aucune occasion d'être contente de ceux dudit Ordre, lesquels, depuis
ledit bannissement , n'ont cessé de faire en secret et en public toutes
II. 12
90 HISTOIRE DES JÉSUITES.
sortes de menées et mauvais offices pour nourrir la discorde entre ses
sujets, et décrier les actes de sa Majesté', etc. »
Afin d'arracher enfin à Henri IV la révocation de l'arrêt qui les
chassait de France, les Jésuites se servirent ouvertement de la terreur
qu'ils savaient inspirer à ce prince. Ainsi, une comète ayant paru en
octobre lOOô, les Jésuites et leurs amis firent courir le bruit que l'ap-
parition de cet astre errant annonçait quelque grande catastrophe me-
naçant une tôtc royale. Un de leurs prédicateurs, le Père Jacques
Commolet, prêchant l'Avent dans cette même année, osa s'écrier du
haut de la tribune évangélique : « Il nous faut un Aod, fùt-il moine,
fût-il soldat, fût-il berger, il n'importe! Mais il nous faut un Aod!... »
On sait qu'Aod, juge des Hébreux, tua Églon, roi des Moabites!
L'allusion, comme on le voit, était aussi transparente que meurtrière!
Les Jésuites ne négligeaient pas non plus, bien entendu, de se
faire des amis autour du roi. Ainsi, ils obtinrent, on ne sait com-
ment, la protection de La Varenne, homme fort en faveur auprès
d'Henri lY, qui lui avait donné les mêmes et honorables fonc-
tions à peu près que Lebel , le pourvoyeur du Parc-aux-cerfs, devait
remplir plus tard auprès de Louis XV. On voit que, pour arriver à
leurs fins, les Jésuites ne regardaient pas dès lors si la main sur la-
quelle ils s'appuyaient était souillée de la boue la plus infecte ! Grâce
à cet homme, ils s'établirent ouvertement, dès l'année 1603, dans la
ville de La Flèche, dont La Varenne était gouverneur. Le roi -dota
ensuite ce collège de trente mille livres de rentes, et lui accorda de fort
grands privilèges. Les collèges de Toulouse et de Bordeaux eurent
part à ces faveurs. Mais ce n'était pas encore assez pour les Jésuites;
ils voulaient que l'arrêt du parlement lût cassé : il le fut.
En 1603, Henri IV s'en fut en Lorraine. Les Jésuites étaient fort
nombreux en cette province depuis peu soumise. A Verdun, le recteur
du collège de cette ville et ses Pères profès se rendirent auprès du roi,
et le supplièrent de révoquer l'arrêt du bannissement de leur Compa-
gnie. A Metz, le Provincial , avec une élite de son noir bataillon, vient
relancer le monarque jusque dans son cabinet, où La Varenne l'intro-
duit, et renouvelle la demande de révocation. Henri IV fit une réponse
niSTOIRE DES JKSTUTES. 01
qui donnait des espérances ; mais rien de plus. Le Provincial le suit
alors à Paris, amenant avec lui le fameux PèreCotton, qui depuis lors
ne quitta plus la cour. A j>lusieurs reprises, ce Jésuite, préchant devant
le roi , ne craignit pas de le sommer ])ubliquement de tenir la pro-
messe qu'il avait faite de rélabiir la ('ompagnie de Jésus. Le pape et
son légat, Villeroi et divers autres seigneurs puissants, sollicitaient sans
relâche en sa faveur. La reine et les maîtresses du roi s'unissaient
pour le supplier de faire ce qu'on lui demandait. La Yarenne non plus
ne restait pas inactif; et son service intime auprès du roi le mettait à
même de servir les Révérends Pères de la manière la plus efficace,
quoiqu'on puisse trouver tant soit peu singulier qu'une telle voie eût
été choisie ou acceptée avec empressement par des religieux.
Enfin, Henri IV céda. Dans les premiers jours de septembre 1603,
étant alors à Rouen, il donna aux Jésuites des lettres de rétablisse-
ment scellées du grand-sceau. Ces lettres furent aussitôt portées au
Parlement. Mais cette Cour souveraine était fort mal disposée pour les
Révérends Pères; aussi, profitant de ce qu'on était à la veille des
vacations, elle remit l'enregistrement à sa rentrée. Divers délais furent
ensuite opposés à l'impatience des Jésuites triomphants. Le Parlement
ayant résolu de s'opposer de tout son pouvoir au rétablissement des
enfants de Saint-Ignace, se décida à adresser au roi à cet égard des re-
montrances écrites. Henri IV défend les remontrances écrites à son
Parlement de Paris. Alors, la veille de Noël, le premier président De
Harlay, suivi de la plus grande partie des présidents et conseillers, se
rendit au Louvre, où le roi le reçut et l'écouta sans l'interrompre.
L'historien De Thou, qui était présent, nous donne un abré<^é de la
remontrance du chef du Parlement.
« Sire, disait Achille De Harlay avec gravité et tristesse, sire,
n'obligez pas votre fidèle Parlement à consacrer un acte qu'il regarde
comme fatal à la paix du royaume et dangereux pour la vie de votre
iMajesté... Les Jésuites ont toujours été les boute-feux dans toutes les
discordes des temps malheureux dont nous ne faisons que nous remettre.
Leurs doctrines sont funestes à toute autorité. Leurs actes ne valent
pas mieux. Qui a enrôlé, armé , poussé Barrière? C'est un Jésuite, le
92 HISTOIRE DES JÉSUITES.
Père Varade. Qui a excité Jean Châtel, ce misérable jeune homme?
Des Jésuites : les Guignard, les Guéretî... Qui a-t-on soupçonné, et
à juste raison, du meurtre d'Henri III, votre prédécesseur? La Société
de Jésus tout entière qui s'est toujours prononcée contre lui ! — L'hor-
rible faction des Seize n'avait-elle pas choisi pour son chef un Jésuite,
le Père Odon Pigenat!... Si nous jetons les yeux sur les divers états de
l'Europe, nous y puiserons encore un enseignement plus terrible 1 »
Le premier président parla longtemps sur ce ton, et supplia le roi, en
versant des larmes, de ne pas faire tremper son fidèle Parlement dans
une mesure qui tôt ou tard serait fatale à la France et à son roi !
Henri lY répondit avec émotion à cette remontrance, dont il accepta
les termes, tout en disant qu'il ne pouvait y déférer. Il remercia le Par-
lement de son zèle ; mais il ajouta qu'il pensait que ce zèle allait trop
loin en s'opposant à ce qu'il avait résolu de faire. « J'ai bien réfléchi
à toute cette affaire , continua ce prince ; j'espère que la Société que
je rappelle a appris dans l'exil la sagesse et la prudence> et que plus
elle a été jugée criminelle, plus elle s'efforcera de se montrer innocente.
Quant aux dangers que cette mesure peut me faire courir, je suis ac-
coutumé à les braver. Ge que j'ai résolu se fera!... »
Telles furent, en substance, la remontrance du Parlement et la
réponse du roi. Gette réponse, disons-le ici, les Jésuites ont voulu faire
croire qu'elle fut bien plus sévère pour le Parlement. Ils ont à cet effet
fabriqué des relations de cette affaire dans lesquelles le roi apostrophe
durement le président De Harlay et toute la Gour. On peut voir dans
l'Histoire de France du Père Daniel cette réponse apocryphe, qui est
tout à l'ait en l'honneur de la Gompagnie de Jésus. Les Révérends
Pères, afin de la faire accepter comme véritable, ont dit et redit qu'elle
se trouve dans les Mémoires de M. De Villeroi. Get homme d'état
était partisan reconnu des Jésuites. Eh bien, cependant il paraît qu'il
n'a pas voulu se charger du mensonge historique que la Gompagnie
prétendait faire accepter par la postérité comme argent comptant. La
fameuse réponse du roi au premier président De Harlay, telle que l'ont
dictée les Jésuites, ne se trouve pas dans les Mémoires de M. De
\'ill€roi, mais seulement dans un volume sans privilège, sans noms
HTSTOIRE DES JÉSUITES. 93
fl'anteur ni d'imprimeur, publié sous ce titre : Quatrième volume des
Mémoires d'état, à la suite de ceux de M. De Villeroi.
En tous cas, si }Ienri IV avait répondu au Parlement comme le
prétendent les écrivains de la Compagnie, il eût singulièrement dis-
simulé sa pensée , ainsi qu'on peut s'en convaincre en ouvrant le
tome III des Economies royales. C'est Henri IV qui parle à Sully :
« Par nécessité, dit-il, il me faut faire de deux choses l'une : à savoir
les admettre (les Jésuites) purement et simplement... ou bien les re-
jeter plus absolument que jamais ; auquel cas il n'y a présentement de
doute que ce ne soit les jeter au dernier désespoir, et par icelui dans
les desseins d'attenter à ma vie; ce qui me la rendrait si misérable et
langoureuse, demeurant toujours ainsi dans les défiances d'être empoi-
sonné ou bien assassiné (car ces gens ont des intelligences et corres-
pondances partout, et grande dextérité à disposer les esprits selon qu'il
leur plaît), qu'il me vaudrait mieux être déjà mort!.., »
A cette plainte douloureuse, presque désespérée, de son roi, Sully
répond :
(( Vous avez bien conjecturé, sire, en croyant qu'à cette dernière
raison je n'aurais rien à répliquer; car plutôt que de vous laisser encore
dans les tourments de telles appréhensions et inquiétudes, je consen-
tirais, non-seulement le rétablissement des Jésuites, mais aussi celui
de quelque autre secte que ce pût être. »
On le voit donc clairement, Henri lY ne rappela les Jésuites en
France que pour ne pas les désespérer et s'exposer aux coups de leur
rage surexcitée, pour ne pas être empoisonné ou assassiné ; ce sont ses
expressions. Peut-être aussi croyait-il pouvoir désarmer la noire cohorte
à force de bienfaits. Les Jésuites donc obtinrent que les lettres royales
qui révoquaient l'arrêt de leur bannissement fussent enregistrées au Par-
lement, en janvier 1604. Bientôt le nombre de leurs collèges et Mai-
sons fut doublé. Ils acquirent de grands biens; sept à huit ans après
leur rappel, on évaluait à plus de 500,000 écus de rentes les biens
possédés par les Jésuites. Leur maison de la Flèche coûta 600,000
livres. A Paris, ils bâtirent un Noviciat dans l'enclos duquel on eût
pu renfermer une ville, dit un écrivain de l'époque. Le roi avait ce-
% HISTOIRE DES JÉSUITES,
pendant voulu et cru prendre des précautions contre eux. L'édit qui
les rappelait en France, spécifiant les lieux où ils étaient établis et y
ajoutant Lyon, Dijon'et la Flèche, ceci, disait-on, pour faire plaisir à
notre saint Père le pape, leur interdisait formellement de former d'au-
tres établissements sans la permission du roi, et sous peine d'être déchus
de la grâce qu'ils avaient obtenue. Tous ceux qui habiteraient ces col-
lèges et Maisons devaient être Français ; s'il y avait des étrangers ac-
tuellement, ils devaient sortir du royaume dans l'espace de trois mois.
Us devaient tous faire serment de ne rien entreprendre à V avenir, sans
exception ni reslriclion mentale, contre le roi, le royaume et la tran-
quillité publique. On déclarait encore qu'ils ne pourraient acquérir au-
cun bien fonds par vente, donation, ou de quelque autre manière que
ce soit, sans la permission du roi ; qu'ils devaient se soumettre aux
autorités civiles et religieuses du royaume. On comprend que, malgré
l'article des restrictions mentales, les Jésuites, qui jurèrent d'ailleurs
tout ce qu'on voulut leur faire jurer, ne tardèrent pas à s'affranchir
de ces conditions gênantes.
Une seule de ces conditions fut acceptée avec joie par les Révérends
Pères : ce fut celle qui les obligeait à tenir auprès de la personne du
roi et de ses successeurs un prêtre de leur Compagnie, suffisamment
autorisé par elle, et Français, qui serait confesseur et prédicateur ordi-
naire de sa Majesté. Henri IV croyait se donner ainsi un otage qui lui
répondrait de la conduite de tout l'Ordre. Le premier Jésuite qui fut
nommé en cette qualité fut le Père Cotton. Nous dirons tout à l'heure
quelle conduite il tint à l'égard de son royal pénitent.
11 ne restait donc de l'arrêt qui avait flétri les Jésuites, neuf ans au-
paravant, que la pyramide destinée à perpétuer le souvenir de ce qui
rappelait au monde entier un crime, aux Jésuites une défaite. Ils ré-
solurent de faire abattre ce monument dont l'ombre portait en plein
sur leur gloire renaissante. Cédant à leurs instances, Henri IV ordonna
la démolition de la pyramide de Jean Chàtel. Les Jésuites voulurent
obtenir du Parlement qu'il sanctionnât cette mesure par un arrêt. Le
parlement refusa, et se montra inébranlable dans son refus. Il fallut
que les Pères se contentassent de voir abattre la pyramide par ordre
HISTOIRE DES JÉSUITES. 95
royal. Cela fut oxérulé en mai 1600 (1). Sur remplacement de la mai-
son qu'avait habitée Jean ChAlel,on éleva, en 100(), une Fontaine dont
les eau\ , comme le disaient deux épigraphes, qu'on peut regarder
comme deux épigrammes, étaient destinées à laver complètement tout
souvenir odieux. De nos jours, il n'y a plus ni pyramide ni fontaine
sur la place du Palais de Justice. Seulement, de temps à autre, là où
furent stigmatisés l'assassin Jean ChAtel et ses complices les Jésuites,
on voit les valets du bourreau construire une estrade d'infamie où l'on
expose des criminels. 11 y a des lieux à jamais maudits !
Ce fut surtout grâce au Père Cotton que les Jésuites obtinrent
la destruction de la pyramide ; aussi , une pièce ide vers faite à cette
occasion, jouant sur le nom du Révérend, nous apprend-elle « que le
mol Colon abattit le dur marbre. » L'opinion publique, dit un grave
historien, fut que le roi avait eu tort dans son intérêt de rappeler les
Jésuites, et que mal lui en arriverait. Iilffecti veinent, quelques mois
après la démolition de la pyramide, le roi revenant de la chasse, et
comme il passait sur le Pont-Neuf, fut assailli par un furieux qui le tira
par son manteau et le fit tomber sur la croupe de son cheval. Les
serviteurs du roi accoururent et auraient étranglé cet homme, si le roi
ne le leur eût défendu. Quoiqu'il eût été trouvé nanti d'un couteau,
ce misérable, qui était de Senlis et se nommait Jean Delisle, fut seule-
ment condamné à une prison perpétuelle. On l'avait fait passer pour
fou. L'opinion publique vit encore en lui un instrument des Jésuites,
à tort probablement cette fois.
Ce qui .paraît mieux prouvé que la complicité des Jésuites dans les
nouvelles tentatives d'assassinat faites contre la vie du roi, c'est la con-
nivence existant entre eux et les Espagnols qui cherchaient incessam-
ment tout ce qui pouvait faire naître en France des troubles, à la
(1) Ce fut le chancelier Bellièvre qui proposa la mesure au Parlement. Comme on
craignait une émeute populaire, dit De Thou, si on abattait la pyramide en plein jour,
on voulut d'abord ne procéder à sa démolition que la nuit. Les Jésuites insistèrent pour
qu'elle eût lieu en plein jour, quoi qu'il arri\ àt. On remarqua que la première des statues
enlevées fut celle de la Justice. «Il n'y a plus de justice, cria la foule, saisissant l'à-pro-
pos. Abattez la pyramide et relevez les Jésuites. »
96 HISTOIKE DES JÉSUITES.
faveur desquels ils espéraient revenir dans ce royaume. Le Père Cotton
a été fortement soupçonné d'avoir trahi pour eux son royal pénitent,
et d'avoir révélé au roi d'Espagne/Ies secrets du confessionnal. Ce qui
est certain, c'est que le Père Cotton fut disgracié pendant six semai-
nes, parce que le roi apprit que son confesseur écrivait à un Provin-
cial d'Espagne les secrets amoureux de son pénitent. Sous la régence
de Marie de Médicis, Louis XIII , tout jeune encore, mais instruit de
cette particularité, laissa voir qu'il y croyait en disant un jour au Père
Cotton, qui lui demandait son avis : « Je ne vous dirai rien ; car vous
l'écririez en Espagne ! »
Mais le Père Cotton ne tarda guère à recouvrer la faveur dont il
jouissait auprès du roi Henri IV. Ce Jésuite était un homme adroit,
insinuant, ne manquant pas de talent, et surtout courtisan très-habile.
Loin de censurer les amours du roi , il les excusait ; une satire lancée
alors contre ce Jésuite ajoute même qu'il les facilitait. Un grand per-
sonnage ayant témoigné son étonnement au Père Cotton de ce qu'il
lâchait ainsi la bride aux passions de son royal pénitent, le Révérend
aurait, dit-on, répondu : « Vraiment, je commets peut-être un péché
par ma complaisance ; mais cela est nécessaire à la santé du roi, dont
la vie est si précieuse pour l'Église et le royaume de France ! Et
c'est d'ailleurs un petit mal qui sera récompensé par un grand bien ! »
Le grand bien était évidemment pour les Jésuites. Le prédicateur
entreprit même d'excuser en pleine chaire la paillardise du roi,
assure un écrivain du temps. Ainsi, il dit un jour « que son royal pé-
nitent récompensait ses péchés par beaucoup de mérites, et que David,
qui avait commis des débauches, était cependant l'homme selon le
cœur de Dieu, etc. » Le Père Cotton se trouva plus d'une fois en op-
position avec le sage ministre d'Henri IV, le grand et vertueux Sully,
qui ne craignait pas, lui, de blâmer son maître au sujet des folies
qu'il faisait pour ses maîtresses ou pour les enfants qu'il en eut. Le
roi, dit un historien, semblait oublier ses enfants légitimes pour ne
s'occuper que de ses bâtards, qu'il comblait de biens et d'honneurs.
Le Père Cotton trouvait cela fort beau : cela servait à sa Compagnie.
On a prétendu que le confesseur d'Henri IV n'avait pas, au reste,
inSTOTPiE DES .TKSt ITES. î)7
une oondiiito beaucoup plus régulière que celle de son royal pénitent.
L AnlicolUm assure môme qu'il avait eu à Avignon une nonne pour
maîtresse, qui l'aurait rendu père. C.e qui j)araît du moins prouvé, c'est
que le Révérend eut avec une certaine demoiselle de Claronsac, de ïNîmes,
une liaison qui semble avoir été fort intime, si l'on s'en rapporte à
une lettre qu'il lui écrivait. « J'espère vous voir bientôt, disait le Père
Cotton à la demoiselle, pour vous payer le principal et les apports de
votre absence... L'affection que je vous porte est telle que je ne me
promets point d'avoir en paradis une joie accomplie, si je ne vous
trouve pas là!... » Si c'est là de l'amour mystique, il faut convenir
qu'on peut s'y tromper, et qu'il ressemble furieusement à celui que la
Cirèce antique adora sous le nom de Ciipidon!... Au reste, cela nous
importe fort peu, et nous n'aurions pas écrit ce livre si les Jésuites,
loin de l'arène politique, avaient fait de chacune de leurs maisons
même une succursale du temple de Vénus !
On comprend les motifs de l'indulgence du Père Cotton envers son
pénitent, et l'on ne doit pas s'étonner si ce Père jouit et fit jouir sa Com-
pagnie d'un grand crédit dans les dernières années du règne d'Henri IV.
Les Jésuites en quelques années triplèrent en France le nombre de leurs
maisons, et décuplèrent celui des fils de saint Ignace. Cependant, soit
pour obtenir de nouvelles concessions, soit que la haine des Jésuites con-
tre le roi ne pût être fléchie, ceux-ci continuèrent à entretenir, mais sous
main, le feu des dissensions politiques et religieuses. Ainsi, dans l'an-
née 1606, le Parlement fut obligé de rendreun arrêt qui enjoignait aux
prêtres de ne plus omettre désormais dans le canon de la messe la prière
ordinaire pour le roi. A cette époque, les Jésuites s'étaient rapprochés
du clergé français, et le poussaient en avant à l'occasion d'un conflit d'au-
torité entre les Parlements et la juridiction ecclésiastique, et surtout à
l'occasion de la publication du concile de Trente demandée par le saint-
siége, et ajournée toujours, sinon refusée, par la cour de France. La
faculté de théologie, où ils avaient fini par placer bon nombre de leurs
créatures, faisait soutenir, à leur instigation, des thèses en faveur du
pouvoir du pape sur le temporel des princes, échos des paroles des Bcl-
larmin et des Mariana. Lne thèse de ce genre fut condamnée par le
II. 13
98 HISTOIRE DES JKSTTTES.
Parlement en 1607; elle était dédiée par l'auteur au cardinal Du
Perron. Les Jésuites répondirent à cette condamnation par une autre
qu'ils obtinrent à Home contre l'arrêt du Parlement à l'égard de Jean
CliAtel. ftJais il ])araît que les censeurs pontificaux eurent honte de leur
conduite ; car l'année suivante, dans le tableau des ouvrages con-
damnés par la congrégation de ï Index, on ne vit plus figurer l'arrêt
du Parlement de Paris.
Ce fut aussi en 1609 que l'Histoije universelle de J. A. De Thou
fut censurée h Rome par un décret du maître-du-sacré-palais, daté du
14 novembre. De Thou avait osé dire la vérité, même lorsqu'elle était
nuisible au pape et aux Jésuites. De ïhou eut à souffrir d'autres
persécutions à cause de son livre, persécutions qu'il attribue aux Jé-
suites, comme sa condamnation par le tribunal de V Index. Plusieurs
Jésuites entreprirent de combattre et de décrier cette histoire et son
auteur, quoique l'une soit presque toujours véridique, l'autre tou-
jours modéré. Ainsi, un certain Scioppius, fils de Loyola, qu'on avait
surnommé le Chien littéraire, parce qu'il aboyait contre tout homme
détalent, publia trois ouvrages à l'encontre de l'Histoire universelle,
tous pleins de fiel et de calomnies. Remarquons que ce Chien qui te-
nait plutôt du loup et du renard, avait été protestant, et s'était dé-
chaîné contre les Jésuites avant de devenir membre de leur Ordre, l^n
autre Révérend Père, Jean de IMachaud, fit aussi son livre contre De
Thou. Le cardinal Bellarmin donna également son coup de pied à
cet historien. On sait que le Parlement condamna Rellarmin. L'ou-
vrage de Machaud fut condamné en France, le 7 juin 1614, par sen-
tence du prévôt de Paris. Un de ceux du Jésuite Scioppius fut brûlé
par la main du bourreau, comme rempli d'injures atroces et de blas-
phèmes contre la mémoire d'Henri 1\ ; de propositions tendant à trou-
bler le repos de la chrétienté et à melire la vie des rois en danger.
Néanmoins, les Jésuites étaient si puissants, qu'ils empêchèrent De
ïhou (l'historien lui-même le dit dans ses Mémoires) de succéder au
premier président De Harlay, qui avait donné sa démission en 1611.
Et, peut-être, ne furent-ils pas étrangers à la mort de F. A. De Thou,
fils de l'historien, qui fut condamné à mort cl exécuté, sous le règne
I
uisTomi-; DKS jjîsurins. 99
suiviinl, cl dont le plus «[rand crime fut d'avoir été l'ami iidèle de
Cinq-Mars, ou , dans noire hypothèse, d être le fds d'un homme qui
avait osé tracer des Jésuites ce portrait si ressemblant :
((On reconnaît aisément à ces traits, écrivait l'historien De Thou
parlant des persécutions que lui firent subir les Jésuites (1), ces hom-
mes orgueilleux et vindicatifs qui croient toujours que leur gloire est
la gloire de Dieu, qui ne sont souples que pour être redoutables, et
qui se font un jeu de diilamer dans leurs discours, de déchirer dans
leurs écrits, et de perdre par leurs intrigues ceux qui osent quelque-
fois mettre le public en état de connaître ce qu'ils valent, et de juger
de leurs actions et de leurs écrits 1 . . . )>
Cependant, Henri IV comblait les Jésuites de nouvelles faveurs.
Sans doute, — et les Lettres et Instructions de ce prince que nous
avons citées précédemment doivent nous le faire croire, — il agissait
ainsi pour imiter la conduite des gardiens et conducteurs d'animaux sau-
vages, qui les gorgent de nourriture pour endormir leur féroce nature,
leurs instincts de destruction. En 160<S, la Compagnie de Jésus vou-
lut s'établir dans le Béarn, pays qui avait été une principauté souve-
raine du roi de Navarre, mais dont Henri IV, devenu roi de France,
avait fait une simple province de ce royaume. Les Béarnais étaient géné-
ralement calvinistes, et ne permettaient pas chez eux l'exercice du culte
catholique. On obtint d'abord du roi que les catholiques pussent bâtir
des églises, prier publiquement, prêcher, etc. , par tout le Béarn : rien
de plus juste que cette mesure, qui découlait, du reste, de l'édit de
Nantes. Les Béarnais s'y soumirent; ils se montrèrent tout disposés à
recevoir des prêtres et religieux de la communion romaine ; seulement
ils déclarèrent énergiquement qu'ils ne voulaient, pour rien au monde,
qu'on leur envoyât des Jésuites, (f gens, disaient les Béarnais calvinis-
tes et môme catholiques, gens qui étaient les agents et les espions du
(1) Ce qui caractérise parfaitement les Jésuites, c'est que, pendant qu'ils persécutaient
de toutes façons l'iiislorien qui avait osé les démasquer, celui-ci recevait de Rome deux
lettres d'un des plus célèbres Pères delà Compajinie où on protestait que les Révérends
n'étaient pour rien dans la condamnation de V Histoire universelle: rcnianiuons aussi
que De Thou avait pour ami le Père Dupuy, chef de la Province jc-suilique de Fiance J
100 IIISTÔIIIE DES JÉSUITES.
roi d'Espagne, dévorés d'ambition, capables de tout, justifiant chacun
de leurs actes, et poussalit les autres aux actes les plus répréhensibles,
j)ar une théologie équivoque et captieuse ; enfin, des perturbateurs
du repos public. » Le Parlement de Pau, création récente, adressa
même, tant la haine des Jésuites était forte et générale dans le Béarn !
une remontrance au roi, à ce sujet. Henri IV répondit que son parle-
ment du Béarn ferait ce qu'il voudrait, et qu'il le laissait maître de le
faire. Aussitôt, le Parlement de Pau rend un arrêt qui défendait aux
Jésuites d'exercer aucune fonction ecclésiastique, dansaucun lieu deson
ressort, d'y former aucun établissement, et même d'y mettre le pied.
Les Bévérends Pères, furieux de cet édit, firent tant et si bien qu'ils
obtinrent du roi qu'il fût cassé, et, sur-le-champ, au risque d'allumer
de nouveau le foyer mal éteint des guerres religieuses, ils coururent
s'établir dans le Béarn. Ils furent appuyés, en cette circonstance,
par le clergé catholique, auquel ils avaient persuadé qu'eux seuls pou-
vaient lui aider à reprendre les biens tombés en partage à l'Eglise cal-
viniste, et à établir dans le Béarn son ancienne domination.
Néanmoins, les Jésuites n'étaient pas encore satisfaits. Soufflant
en secret sur les cendres de la ligue, ils en tirèrent des étincelles qui
menaçaient de rallumer les incendies politiques dont la France avait
tant souffert. De sourds murmures s'élevaient, de temps à autre, à la
moindre occasion, et parfois dans l'atmosphère politique apparaissaient
des signes menaçants . Sans doute Henri IV savait bien à quoi s'en
tenir à l'égard des Jésuites ; mais, très-probablement, il ne se croyait
pas encore en mesure de museler ces hôtes dangereux qu'il avait essayé
en vain d'apprivoiser. Nous regardons comme probable que , si les
plans de conquêtes que formait alors le Béarnais eussent pu être
exécutés par lui et menés à bien, alors, fort de la nouvelle puissance
qu'il aurait ainsi conquise, il se fût décidé à faire bonne justice enfin
des fils de saint Ignace; le temps lui manqua.
On sait qu'Henri IV, au commencement de l'année 1610, allait se
mettre en campagne pour décider enfin, par la voie des armes, la
querelle toujours existante entre la France et la maison d'Autriche.
Les projets du Béarnais n'allaient à rien moins qu'à changer et à
HISTOIRE DES JÉSUITES. 101
établir sur de nouvelles bases l'équilibre européen. ].a France, répon-
dant au cri de guerre jeté par son belliqueux monarque, lui fournissait
l'argent et les hommes nécessaires à cette grande et suprême lutte.
\ ingt mille fantassins, jeunes soldats commandés par les vieux capi-
taines de Jarnac etd'lvry, se réunissaient à Chûlons; les gentilhommes
accouraient à Paris, suivis de leurs compagnies. Chaque jour la Bastille,
ouvrant ses larges portes, vomissait vers le lieu du rendez -vous général,
à l'aide de barques qui remontaient la Seine incessamment, des cais-
sons de poudre, ou des tonnes d'argent, ce salpêtre monnayé!... L'Es-
pagne menacée en Allemagne, en Italie, tremblait de l'autre côté de
sa muraille pyrénéenne. L'enfer vint encore une fois à son aide, l'en-
fer, invoqué par son odieux monarque le Démon du Midi, comme on
a appelé Philippe II ! De sourdes rumeurs se répandent à travers
la France , des émissaires, sortis on ne sait d'où, et qui semblent dispa-
raître sous terre quand on veut les saisir, parcourent les provinces, et
sèment partout la méfiance et la terreur. Ils disent au peuple que les
projets gigantesques du roi vont achever de l'épuiser de son argent et
de son sang ; aux catholiques, ils crient que c'est à la sollicitation, et
dans l'intérêt des huguenots qu'Henri IV veut faire la guerre aux
princes catholiques : « Ne voyez-vous pas déjà, ajoutent-ils, Lesdi-
guières, ce réprouvé sanguinaire qui entre, avec une armée de démons
hérétiques, en Italie, ce centre de la foi catholique? Oh ! il est temps,
il est grand temps de se lever pour les intérêts réunis de la France
qu'on écrase, et de la sainte Église qu'on menace 1... »
Le 14 mai 1610, le roi sortit du Louvre, à quatre heures du soir
afin d'aller inspecter les travaux qu'on faisait dans Paris pour l'entrée
solennelle de la reine qui venait seulement d'être couronnée. Henri
voulait hûter les préparatifs de cette fête, qui seule l'empêchait d'aller
se mettre à la tête de son armée. II était dans un carrosse — inven-
tion nouvelle — ouvert de tous côtés, et dont il occupait le fond, ayant
à sa droite le duc d'Épernon, et, en face, le marquis de Mirebeau et
Duplessis de Liancourt. Dans les deux renflements des portières, où
l'on ménageait alors des places, les maréchaux de Lavardin et de
Hoquelaure étaient assis à la droite, le duc de Montbazon et le mar-
102 HISTOIRE DES JÉSUITES.
quis de La Force, à la gauche. Le roi, afin d'être plus libre et moins
observé, avait renvoyé ses gardes.
Le carrosse était arrivé dans la rue de la Ferronnerie ; là, un em-
barras de charrettes Ibrcja le cocher d'arrêter. Profitant de la circon-
stance, un homme qui avait constamment suivi la voiture royale depuis
le Louvre, s'en approcha comme pour voir le monarque do plus près,
et vint loucher le paimeau de gauche tourné du côté du marché des
Innocents; Henri, en ce moment, se penchait vers Lavardin, qui,
comme nous l'avons dit, occupait la portière de droite. Soudain, il
pousse un cri étouffé, et tombe dans les bras du duc d'Èpernon, ({iii
dans im instant est couvert du sang qui sort à gros bouillons de la poi-
trine et de la bouche du roi. Aucun des seigneurs qui étaient dans le
carrosse n'avait vu 1 assassin (1). Celui-ci avait eu le temps de porter
deux coups de couteau à la royale victime : le })remier, arrêté |)arune
côte, avait glissé ; mais le second porta eu pleine poitrine, et s'y en-
fonça profondément.
En voyant tondier le roi, en voyant couler son sang, les seigneurs
qui l'accompagnent se lèvent épouvantés et avec des cris d'horreur.
Tandis que les uns soutiennent le roi, les autres s'élancent de la voi-
ture, en criant qu'on arrête l'assassin. Mais celui-ci n'avait pas cher-
ché à fuir. Après avoir commis son forfait, il était resté à côté du car-
rosse, immobile, et tenant à la main son couteau tout dégouttant de
sang. Il fut arrêté sans qu'il eût essayé de fuir ou de se défendre. On
le conduisit d'abord à l'hôtel de Retz, près du Louvre, en attendant
qu'il fût remis aux mains du grand-prévôt. Le carrosse retourna au
Louvre, ramenant le corps inanimé du roi lâchement assassiné.
Lorsque cette nou\ elle : « Le roi est mort ! » se répandit, comme un
éclat de foudre, au milieu de Paris joyeusement occupé de préparatifs de
lôte, la grande ville se leva comme un seul homme, et y répondit par
un long cri de douleur, auquel succéda bientôt une formidable clameur
de rage. On oubliait les fautes du roi, pour ne plus se souvenir que de
ses grandes qualités. c< Vengeons-le d'abord ; nous le pleurerons en-
(J) Voyez le coiuinualeur de De Thou et tous les historiens du règne d'IIemi IV.
S!
-.'*^..
Lith. ProdhommeO Pi du Doyenne.
Ravaillac assassine Henri iV.
HISTOIRE OKS .IKSIJITES. 103
snito ! ^> rrliiioiil dos p;rou|ios furionx en courant avec frénésu'. lo lonj;
dos nios. lu iiohio polonais, Sol)i('ski, l'aïeul du l'amouv vainqueur do
Vienne, (pli se trou>ait à Paris, rend eom|»l(; dans ses Mémoires d(î la
désolation furieuse des Parisiens lorscpu^ l'assassinat du roi lut connu.
«Leur rajie, dit-il, manqua nu^'uie de m'être fatale, à moi, ainsi (pi'à
mes eom|)af;iions : car, comme nous revenions devoir les préparatifs
qu'on faisait à la porte Saint-Denis, une femme ayant crié : que nous
étions peut-être les meurtriers du roi ! peu s'en fallut (puî la colère
égarée des Parisiens ne s'assouvît sur nous autres innocents 1 » Mais,
grâce aux |)romptes mesures prises par la cour, on parvint à rétablir un
calme sombre dans Paris.
A ce propos, le continuateur de DeThou, iNicolasRigault, remarque
que le duc d'Epernon ayant fait venir au Louvre les soldats-aux-gardes
répandus dans les faubourgs, les posta avec une telle diligence, que cela
n'aurait pu se faire plus à temps, quand on aurait prévu la chose (L) !
Cependant, immédiatement après la mort du roi, le Parlement s'é-
tait assemblé au couvent des Augustins ; car le palais de Justice était
embarrassé par les préparatifs pour la fùte de l'entrée de la reine , mais
ce ne fut pas pour que les lois tirassent vengeance de l'assassinat du
roi ; ce fut pour qu'on donnât la régence du royaume à la reine , le fils
aîné d'Henri lY, qui fut depuis Louis XIII, n'ayant alors que neuf
ans. Marie de Médicis était si pressée de saisir le pouvoir, que, de la
chambre où gisait le cadavre sanglant de son époux, elle envova coujt
sur cou|) |)lusieurs seigneurs au Parlement pour hâter la décision, (pii
fut enfin rendue conformément à ses désirs. Ce ne fut que le 17 mai,
trois jours après la mort du roi, (jue l'assassin fut conduit devant le
Parlement. Il déclara se nommer François Ravaillac, être âgé de
trente-deux ans, natif d'Angoulème, et faisant profession de maître
d'école et d'élever des enfants dans la religion catholique, apostolicpie
et romaine. 11 ajouta qu'il était venu une première fois à Paris, non
pour tuer le roi, mais seulement pour l'engager à faire la guerre aux
hérétiques et à les chasser de France ; mais que , s'étant approché du
li) Suite do l'Histoire universelle, livre UI.
104. HISTOIRE DES JÉSUITES.
carrosse (lu roi dans colkMntcnlioii, il avait été chassé à coups de canne.
Dés lors, suivant l'accusé, l'idée lui était venue de tuer le roi; résolution
dans laquelle il s'irtFormil surtout lorsqu'il eut appris qu'Henri IV ne
voulait pas punir les auteurs d'une conjuration contre les catholiques,
et qu'il avait le dessein de transporter le Saint-Siège à Paris. On lui
demanda qui lui avait rap[)orté de pareils mensonges. Il ne voulut pas
le dire ; mais il en chargea indirectement les Capucins. Ces moines lui
avaient donné, comme il l'avoua, sans doute pour l'affermir dans sa
résolution, un reliquaire dans lequel ils lui dirent qu'était renfermé un
morceau de la vraie croix. On ouvrit ce reliquaire : il n'y avait rien
dedans, ce (pii mit l'assassin en grande colère contre les moines. On
lui demanda s'il n'avait pas fait partie de la Compagnie de Jésus. A
cela, il répondit qu'il avait voulu y être reçu, mais 'qu'on avait re-
fusé de l'admettre, parce qu'il avait été quelque temps auparavant
chez les Feuillants, comme frère convers. Il nia toujours avoir eu des
complices ; il convint seulement qu'il avait eu des conférences avec le
Père d'Aubigny, Jésuite, avec le curé de Saint-Severin, et avec un
moine Feuillant nommé le Père de Sainte-Marie-Madeleine. ïl avoua
que, dans ces conférences, il avait raconté à ces trois individus les vi-
sions qu'il avait nuit et jour, et dans lesquelles il voyait « de la fumée
de soufre et d'encens, des hosties, et entendait des trompettes qui ap-
pelaient au combat. » Il ajouta pourtant qu'il avait montré au IV're
d'Aubigny, le Jésuite, un couteau sur lequel il y avait gravés un cœur
et une croix, et qu'en le lui montrant il lui avait dit « qu'il fallait que
le cœur du roi fût animé et tourné contre les huguenots ! »
— Vous n'avez rien dit de plus au Père d'Aubigny? demanda-t-on
à l'assassin, à plusieurs reprises.
— Hien de plus, répondit-il toujours.
Le Père d'Aubigny, confronté avec l'accusé, qui déclara le recon-
naître, nia de son côté formellement et fortement que cet homme lui
eût jamais parlé.
Ravaillac, appliqué à la question, ne fit rien connaître de nouveau.
Du reste, son procès fut conduit avec une négligence remarquable ; on
ne le confronta avec aucun de ceux qu'il déclarait avoir entretenus de
IIISTOIRK DES JÉSl ITES. 1()5
SCS Nisioiis cl pcnsccs, saiil' le Père d'Auhigny, qui d'ailleurs ne lui
pas flétcuu. Le moine Feuillant et le curé de Saint-Severin ne compa-
rurent même |)as. il en fut de môme des Capucins. On pensa iiénérale-
ment (jue les juitos de Havaillac ne monlrèrent une telle néfïlifîence
(pie |)arce (juils craignaient de découvrir des choses qui feraient re-
monter le crime jusqu'à des personnes dont ils n'osaient se faire des
ennemis. Quelles furent ces personnes? Les échos historiques, 'ré|)on(lant
à cette question, prononcent le nom de la reine elle-même, de Marie
de Médicis; mais, plus haut encore, celui des Jésuites!... Examinons
ce qu'il y a de réel dans cette accusation terrible.
11 est constant que Marie de Médicis ne vivait pas en bonne intelli-
gence avec son mari, soit à cause des maîtresses que celui-ci affichait
publiquement, et des grands biens dont il les comblait, elles et leurs
enfants, jusque-là qu'on l'accusait d'oublier pour ses bâtards ses
enfants légitimes; soit parce que la reine eût voulu participer au
gouvernement de l'état, ce qu'elle n'obtint jamais. On remarqua que
d'Épernon , à côté duquel Henri IV avait reçu deux coups de couteau
sans que ce duc s'en aperçût, était un ami particulier de la reine, et l'on
trouva singulier qu'immédiatement après l'assassinat, ce duc, qui s'é-
tait toujours montré hostile au roi, eût entouré le Louvre de soldats, et
cela en si peu de temps, que l'on eût dit (( que tout cela avait été dis-
posé d'avance ! » L'empressement que mit Marie de Médicis à se faire
nommer régente et à s'emparer du pouvoir, la singulière coïncidence qui
fit qu'Henri IV fut assassiné aussitôt après le couronnement de la reine,
cérémonie qui lui donnait une nouvelle autorité aux yeux de la France,
plusieurs autres circonstances encore ont fait planer des soupçons sur la
tête de la veuve du Béarnais. On a assuré que la dureté dont usa envers
cette reine son fils, le triste Louis XHL cet écolier tremblant et regim-
bant toujours sous la férule de son gigantesque régent, vint en partie de
ce que le fils d'Henri IV croyait à la complicité de sa mère dans l'as-
sassinat de son père, qu'il aurait ainsi vengé.
Quelques jours avant l'attentat, dans l'église de Saint-Gervais, un
prédicateur voulant exeiter Henri IV contre les huguenots, se mil à
s'écrier « que, d'après ces fils du démon, le mariage du roi avec Marie
II. 14
lOC IIISTOIIIE DES JÉSUITES.
de Médicis serait nul , ayant été fait i)ar le pouvoir du pape, pouvoir
que nient les hérétiques! » On sait, en effet, que le mariage
d'Henri lY avec la reine Marguerite, sa première femme, l'ut cassé par
le pape. Ce fut peut-être ce sermon qui fit donner à la reine Marie de
Médicis le titre de régente en l'absence de son mari.
\ eut-on savoir quel était le prédicateur qui osa dire de pareilles
choses en ])résence du roi ? On le nommait le Père Gontheri ; c'était
un Jésuite! Si la reine Marie de Médicis trempa en quelque chose
dans l'assassinat de son mari, elle le dut, suivant nous, aux excitations
des enfants de Loyola. Ce fut sur ceux-ci que planèrent immédiate-
ment et plus fortement les soupçons de l'opinion publique. Et il ])araît
que, dans le Parlement, des accusations formelles osèrent se for-
muler contre les Jésuites. La reine ne voulut pas qu'on y donnât suite.
Les présidents et conseillers, du moins pour la plupart, craignirent
d'ailleurs de s'attaquer en face à de si puissants ennemis. Le Continua-
teur de De Thou remarque (( que des individus qui avaient révélé, ou
voulaient révéler, sur l'assassinat d'Henri IV, des choses qui auraient
établi que Ravaillac avait été poussé par des amis des Esjjagnols, des
religieux de certains Ordres, moururent subitement, et avec souj)(,'on
que leur mort n'avait pas été naturelle!...))
Ravaillac soutint constamment qu'il avait parlé au Père d'Aubigny.
La dénégation qu'o|)posa le Jésuite à l'assertion de l'assassin est au
moins singulière : «Dieu me fait la grâce d'oidjlier incontinent ce
qu'on me révèle en confession, » dit-il. On sut })lus tard, par le témoi-
gnage de deux conseillers du Parlement, MM. Le Gfand et Lavau,
qu'un Jésuite, le Père Hardy, prêchant à Saint-Severin, quelques jours
avant l'attentat, et faisant allusion aux grands préparatifs d Henri 1\,
osa dira:c( Les rois amassent des trésors jmur se rendre redoutables; mais
il ne faut qu'un -pion })our mater un roi l )> Ln autre Jésuite, nommé le
Père Contier, disait pis encore, et devant le roi; tellement, que ce der-
nier ayant demandé au maréchal d'Ornano ce qu'il pensait du prédica-
teur : « Hem 1 répondit le maréchal, je pense que je n'ai rien à dire de
l iniperlinence de ce drôle, puis(|ue \otrc majesté veut bien lasuftporler.
Mais, si le llévérend se fût avisé de m'honorer dune pareille prédi-
HÎS'IOÎRK DES .IKStlTTES. i07
rntioM, je jiiiv Dieu (|iir je l'eusse fail traîner à la rivière par les ileux
oreilles... » On remanjua éfïnlemenl ceci : tandis qu'on ne permettait
à aucun protestant, à aucun des individus dont on jtouvait sup|)Oser que
le zèle |)our la ventieanc(^ due aux mAiies du roi, ne s'arrêterait de-
vant aucune considération, d'aller visiter l'assassin, la porte de sa ])rison
lut, par contre, constamment ouverte à d'autres, parmi lesquels on
compta surtout les Jésuites et leurs parlisants. l.e Père ('otton lui-
même se rendit auprès de l»availlac, auqfiel il dit : « Gardez-vous bien
d'accuser des innocents!» One pouvaient signifier ces singulières pa-
roles? Les défenseurs de la Compagnie de Jésus prétendent que, parla,
le Jésuite exhortait l'assassin à ne dire que la vérité, et à ne pas se
laisser influencer par les ennemis qu'il savait acharnés contre son Ordre;
« l/ex-conlesseur du roi, disent ces écrivains en robe noire plus ou
moins courte, ne savait-il pas de reste quelles haines la Compagnie de
Jésus avait amassées contre elle, et ne devait-il pas prévoir qu'on es-
savcrait de lui nuire en faisant tomber sur ses membres des soupçons
de complicité avec l'assassin?... » Il est remarquable que les (iOrde-
liers, Aiigustins, Carmes et autres religieux ne se donnèrent pas la
peine d'aller faire une pareille recommandation à l'assassin!..
Ce même Père Cottou, quel([ue temps avant la mort de son roval
pénitent, avait, malgré la défense formelle du Lévitique (1), adressé
tme curieuse série de questions à une jeune fille que tout Paris allait
voir au couvent de Saint-Victor, et qui était, disait-on, possédée du
diable, lequel répondait par sa bouche. Or, dans cette liste, à côté de
questions témoignant de l'intérêt que le Confesseur du roi portait à son
Ordre, ainsi qu'à certaine demoiselle Acarie dont nous avons déjà
parlé, se trouvait une question sur la durée de la vie du roi (2) !...
(1) « La personne qui se tournera vers les sorciers et les devins, je l'exterminerai du
milieu démon peuple!» Levi(. 20, v. 6.
(2) Les questions du Père Cottou à la possédée étaient au nombre de soixante-seize:
et on Y trouve des demandes qui semblent prouver que le Père avait besoin que le diable
lui enseignât à démontrer les vérités du catholicisme. 11 y avait aussi des questions
ridicules comme celle-ci : « Si le serpent marchait sur pieds avant la chute d'Adam ? »
ou incompréhensibles comme celle-là : «Ruser rez-pied, rez-terre! » Le Père Cotton
s'enquérait aussi : «Si la puissance du pape était telle que celle de saint Pierre; ce
108 HISTOIRE DES JÉSUIIES.
Or, Tcrlullicn n'a-t-il pas écrit : «Qui a besoin de s'enquérir de la vie
du prince, si ce n'est celui qui machine quelque chose à l'encontre ?»
On apphqua généralement en France l'opinion de Tertullien au fait
du Père Cotton. Nous devons dire comment ce fait par\int à la con-
naissance du public : ce Jésuite ayant renvoyé à M. Gillot, conseiller
eu la grand'chambre, un livre que ce dernier lui avait prêté, y laissa
par mégarde la liste de ses questions à la possédée. Henri lY, dit-on,
se fAcha très-fort contre le Jésuite :
Nous ne devons pas oublier non plus une chose qui doit paraître
étrange, non moins que significative.
La mort du roi fut annoncée en plusieurs villes, Rouen, Prague,
Bruxelles, entre autres, douze ou quinze jours avant le crime qui la
causa ! On eut la preuve qu'un prévôt de Pithiviers, jouant aux quilles
avec ses amis, le 14 mai, dit à ses amis : «Aujourd'hui, le roi est
mort ou blessé ! » On se garda bien de faire paraître cet homme devant
la justice. Si nous disons que le prévôt de Pithiviers était partisan et
grand ami des Jésuites ; que son fils étudiait alors chez les Révérends
Pères et qu'il entra même plus tard dans la noire Compagnie, n'aurons-
nous pas donné à nos lecteurs une explication suffisante et toute natu-
relle de ce prodige de divination?
Jl y a à la fin du Recueil de pièces louchant VJIisloire la Compa-
gnie de Jésus, par le Père Jouvenci, etc., Liège, 1716, qui se
trouve à la Bibliothèque royale sous le numéro 3010 (Imprimés, let-
tre H) , un document qui nous a paru mériter que nous en donnions
un extrait. Ce document porte pour titre : Manifeste de Pierre Du
Jardin, sieur et capitaine De La Garde, présentement détenu à la
Conciergerie de Paris. Pierre Du Jardin, ancien gendarme de la
compagnie de Biron, raconte qu'étant à Naples, il dîna un jour chez
un Français réfugié en Italie, le sieur Charles Hébert, ex-secrétaire
qui touchait la vocation de sa nièce ; ce qui touche le plus le diable quand on le con-
jure, etc.» La poss(''d6c était de près d'Amiens et se nommait Adrienne Dufresne; elle
avait ét(- recueillie par Toussaint Chauvelitic, avocat célèltrc, ("otlon l'exorcisa en vain,
ce (|iii mortiliail le Jésuite; et voilà pourquoi sans doute il demandait au diable la
meilleure manière de le chasser
HISTOIRK OKS JÉSUITES. 109
(le Hmi le maréchal Biron, exécuté en 1602, pour crime de trahison
envers le roi. Il y avait là plusieurs autres individus l)annis de France;
parmi eux se trouvait un certain Uavaillac, qui avait éjïalement fait
partie de la compagnie-d'ordonnance du maréchal. Le sieur Du Jardin
affume qu'à ce dîner, où ne se trouvaient que des individus fort mal
disposés contre le roi, Ravalllac ne craignit pas d'avouer qu'il avait
résolu d'assassiner lleiui IV : «Je le tuerai, cria-t-il à diNerses re-
prises, ou je mourrai en la peine! » A la suite de ce repas, continue le
révélateur, un des convives, le sieur Matthieu de La Bruyère, ([ui avait
été lieutenant particulier au Châtelet, du temps de la Ligue, me mena
avec Ravaillac chez un Jésuite espagnol, le Père Alagon, qui me pro-
posa de participer à Vexpédilion qu'allait entreprendre mon compa-
triote. Le Révérend Père, Espagnol de haute naissance, et qui était
même, à ce que je crois, oncle du duc de Lerme, me promit 40,000
écus et la grandesse si je réussissais à tuer le roi de France. Ayant hor-
reur d'un tel crime, je fus tout dénoncer àJVL Zamet, frère du fiimeux
banquier juif, puis à l'ambassadeur du roi de France auprès du Saint-
Siège, qui m'envoya alors en France vers M. de Yilleroi, lequel me fit
obtenir une audience du roi, auquel je racontai tout cela . Sa Majesté me
dit de ne rien ébruiter jusqu'à nouvel ordre, mais de bien garder les
lettres et papiers dont j'étais porteur, et que je remis à messieurs du
Parlement. Cependant, pour récompenser mon zèle et ma fidélité, sa
majesté me nomma pour accompagner le grand-maréchal de Pologne.
Quelque temps après, revenant en France, j'appris à Francfort la
nouvelle de l'assassinat du roi. Près de Metz, dont était gouverneur
monsieur le duc d'Épernon, au service duquel avait été Ravaillac, je
fus assailli par des soldats, et laissé pour mort. Lorsque je pus me ren-
dre à Paris, j'obtins de la régente le brevet de contrôleur-général des
bières. Mais au bout de quatre ans, n'ayant pu, malgré mes démarches
et réclamations, obtenir les expéditions de mon brevet, la misère qui
était venue m'assaillir me fit proférer des paroles sans doute impru-
dentes. Je fus arrêté en 1615, jeté dans un cachot de la Rastille, où
on me laissa neuf mois ; je craignais déjà d'y pourrir, lorsqu'enfin on
me transporta à la Conciergerie, dont on me fit habiter successivement
110 IITSTOTRE DES ,Tl':St'T'l ES.
les tours. Ayant enfin obtenu de paraître devant un tribunal, je lus
acquitté; on ne put. même me dire de quel crime j'étais accusé. (Ce-
pendant, malgré mon acquittement, je ne fus pas encore remis en li-
berté, et je ne sais pas même si je dois jamais redevenir fibre !...«
Cette bistoire singulière est attestée par un avocat au Parlement de
Rouen, nommé Letellier, qui fut le défenseur du ])risonnier, dont il
avait connu la famille dans la capitale de la province de Normandie. Si
cette bistoire est vraie — et nous ne connaissons rien qui empêche d'y
croire, — on poiuTaiten tirer cette conclusion : que de bauts et j)uissants
personnages avaient intérêt à ce qu'on ne vît pas clair dans l'attentat
de Ravaillac. Quels sont ces personnages/ Le lecteur peut maintenant
se prononcer ; nous lui avons lourni toutes les preuves que nous avons
pu réunir dans ce cadre circonscrit.
N'oublions pas de dire que le Parlement de Paris, qui n'osa pas
faire remonter le crime plus baut que la main du meurtrier, donna
cependant- une sorte de satisfaction à l'opinion publique qui accusait
les Jésuites. Sur l'ordre du Parlement, la Sorbonne , renouvelant un
ancien décret loué par Jean Gerson, défendit qu'aucune thèse soute-
nue dans son sein put contenir cette proposition : « S'il est permis de
tuer tin tvran?» Le syndic qui apporta au Parlement la décision de la
Sorbonne, dit franchement «qu'il y avait quelque chose de mieux à
faire, et que c'était que la (iOUr condamnât solennellement les ou-
vrages de plusieurs Jésuites dont le meurtre et le poison étaient les
fruits odieux (1).» Le président Antoine Séguier et quelques autres
amis des enfants de Saint-Ignace voulurent en vain parer le coup. Le
Parlement, comme par un retour de conscience, condamna, le 8 juin,
le livre de Mariana, qui fut lacéré et brûlé sur la place du Parvis de
Notre-Dame ])ar la main du bourreau. Senlemeut, dans l'arrêt, on
évita de qualifier l'auteur de Jésuite. Tant les Révérends Pères inspi-
raient alors de terreur!... La reine régente semble avoir voulu |)nnir
le Parlement de sa protestation stérile et détournée. Aux obsèques du
feu roi, qui commencèrent le 28 juin, le Parlement ayant voulu^ sui-
(1) Voyez le conlinuilloiir de De Tliou, ctr.. elc.
IlISlOillK DliS JKSUTIvS. i\l
vaut un droit ii('(|uis, être placé au pied du cercueil royal, celle place
lui lui disputée par les évèques. Les magislrals ayant lenu hou, Mario
de Médicis donna raison aux prélats, et le duc d Kpcrnon fit même ar-
rêter un des conseillers du Parlement qui refusait d'obéir à la décision;
le reste se retira en protestant, à l'exception du président Séguier.
On remarqua que, seuls des Ordres religieux, les Jésuites n'assistè-
rent point aux funérailles du roi assassiné. Etait-ce crainte d'une ma-
nifestation de la haine publique? Etait-ce effet de la conscience? Pour
qu'on ne put rien décider à cet égard, les Jésuites avaient eu soin de
préparer une sorte d'excuse à leur absence. Le Père Cotton, le (confes-
seur d'Henri IV, avait obtenu de son royal })énilent qu à la mort de ce
dernier, son cœur serait transporté dans la maison des Jésuites de La
Flèche, l^e lendemain de la mort du roi, le Père Cotton réclama
1 exécution de cette promesse. On vit donc arriver au Louvre, de la
iMaison-professe des Jésuites, située rue Saint-Antoine, un cortège de
Révérends ayant à leur tète le Père Barthélémy Jacquinot, le Père Pro-
cureur, auquel le prince deContifit la remise du cœur d'Henri IV. Le
Révérend emporta ce cœur, qui tant de fois avait été le but de poignards
dont plus d'un avait été aux ordres de la noire cohorte. Ce fut le car-
rosse même dans lequel le roi avait été assassiné, et où l'on pouvait
voir encore des traces de sang, qui remmena le dignitaire Jésuite à la
maison de Saint-Louis. Quelques jours après, le Provincial lui-même
et les principaux Pères portèrent le cœur du roi à La Mèche , où il
fut déposé dans un caveau de l'église des Jésuites. On remarqua que
le Père Arnaud , le Provincial, fit ce voyage en carrosse , quoique ,
pour se conformer aux volontés du roi défunt, il eut dû le faire à pied.
Mais pourquoi le Révérend se serait-il astreint à cette fatigue envers
celui dont son Ordre n'avait plus rien à craindre ni à espérer? iXous
voudrions bien savoir si, le long de la route, le cœur royal ne tres-
saillit pas entre les traîtreuses mains qui le tenaient comme le hideux
vautour s'envole avec le dernier lambeau de sa proie dévorée?...
Le Père Cotlon devint aussitôt le confesseur de la reine régente,
auprès de laquelle il jouit d'une extrême faveur.
Le lendemain de 1 assassinat, La \arenne présenta les Jésuites à
112 HISTOIRE DES JÉSUITES.
Marie de Médicis, qui les reçut gracieusement. II nous semble que, ne
fût-ce que par pudeur, elle eût dû attendre au moins que le cadavre
de son mari eût caché, dans l'ombre des caveaux de Saint-Denis,
ses blessures béantes, avant de témoigner une telle et si publique bien-
veillance à des gens sur lesquels planaient le soupçon de complicité
avec l'assassin d'Henri IV 1...
Cependant, le 27 mai, François Ravaillac avait été condamné au
supplice des parricides. Son père et sa mère furent bannis du royaume;
tous ses autres parents portant le nom de Ravaillac reçurent ordre
d'en prendre un autre. Après qu'il eut enduré plusieurs fois la ques-
tion, il eut le poing droit brûlé avec du soufre, on lui tenailla les ma-
melles, les bras, les cuisses et les jambes ; on versa du plomb fondu,
de l'huile bouillante, de la cire, du soufre enflammé dans ces plaies
affreuses. On termina cet effroyable supplice, que Ravaillac supporta
avec fermeté et sans faire d'aveux, en faisant écarteler le misérable à
quatre chevaux. On devait brûler son corps, comme ceux de Châtel
et du Père Guignard, et en jeter aussi les cendres au vent ; la rage
populaire ne le permit pas. Repoussant les gardes et les bourreaux,
la foule se rua sur les débris sanglants du cadavre, les traîna le long
des mes et les brûla à son aise, au milieu d'exécrations dont une
bonne partie retournait aux Jésuites. Ceux-ci, cependant, se tenaient
tranquilles dans leur Maison, étaient reçus gracieusement à la cour,
ou allaient en carrosse porter le cœur du roi à La Flèche!...
Nous nous sommes longuement étendus sur cette partie de l'histoire
des Jésuites, parce que rien ne caractérise mieux, suivant nous, la noire
cohorte, que la lutte qu'elle soutint contre Henri IV, lutte ouverte par
Rarrière, continuée par Jean Chûtel, et enfin dignement terminée par
Ravaillac : hideuse trinité, autour de laquelle se groupent les têtes des
Varade, des Guignard, des Guéret, des d'Aubigny, anges infernaux
qui adorent cette trinité du meurtre!...
JNous venons ainsi de tracer l'histoire de la Compagnie de Jésus en
France jusque dans les premières années du dix-septième siècle (de
15G1 à 1610). Nous compléterons plus tard cette période par le récit
de la lutte des Jésuites contre l'Université. Mais, auparavant, il est
HJSKUiu: DKS jiisiues. ti:{
nécessaire que nous disions dans quelles autres contrées d'Europe ils
s'étaient établis en môme temps, et quelle conduite ils y tinrent. Cette
conduite on la devine : partout, sur les pas des enfants de Loyola, durant
la période qu'embrasse le récit qui précède, on vit éclore les troubles
civils, les guerres terribles, les meurtres effroyables !.. . Ce qui faisait
dire à un catholique de Rome, Marc- Antoine Colonne : «Pères de la
Compa<ïnie de Jésus, votre esprit est au ciel, vos mains au monde, vos
âmes au diable. — Puisse-t-il vous emporter (1) ! »
Avant de terminer ce chapitre, nous devons offrir à nos lecteurs un
document précieux et qui achève de caractériser la lutte des Jésuites
contre Henri lY. Ce document assez rare est un livre publié par les
Rév(' rends Pères, sous le nom de François de Vérone Constantin,
et qui a pour titre : Apologie pour Jehan Chastel, Parisien exé-
cuté à mort, et pour les Pères et Escholliers de la Société de Jésus,
bannis du royaume de France, contre Varrêl du Parlement, etc.
Le titre seul caractérise l'ouvrage, qui est bien en effet une apologie
complète, audacieuse, effroyable, insensée, du meurtrier et même du
meurtre, ainsi qu'on le verra par les seuls titres du discours, comme
le panégyriste de Châtel et des Jésuites appelle son infâme factum :
le premier paragraphe de la seconde partie est en effet consacré à dé-
velopper cette proposition effrontée : Que l'acte de Jean Chatel
EST JUSTE.
« L'acte de Jehan Chastel, dit l'auteur de l'Apologie, que nous
citons textuellement, est purement juste, vertueux et héroïque. Nous
voulons montrer l'innocence et vertu de Jehan , et l'injustice de l'ar-
rest,etc., etc. » L'Apologie prouve encore rutilité de Ventreprise
de Chastel, et soutient que les propos de Chastel ne sont scandaleux
ni séditieux.
Toute cette œuvre d'enfer est écrite dans le même esprit. UApO'
logie pour Jean Châtel est la meilleure raison de l'arrêt qui frappa
(1) Voi altri padri di Giesu , disait le noble patricien , dans 'son langage plus
pittoresque que le nôtre, avete la mente al cielo, le mani al mondo, l'anima al dia-
volo! etc. Quant au souhait qui termine le trait de Marc-Antoine Colonne, il se ré-
pète aujourd'hui dans toutes les langues de l'ancien et du nouveau continent,
il. 15
lu HISTOIRE DES JÉSUITES.
les Jésuites, ses maîtres, conseillers, directeurs et défenseurs, ainsi que
s'en convaincra quiconque lira ce livre, qui fut écrit et publié peu de
temps après le crime de Jean Châtel. Aussi l'éditeur d'une nouvelle
réimpression, faite en 1610, dit-il avec raison, pour la justifier, qu'il
a pensé que rien , mieux que cet ouvrage, ne pouvait faire connaître
au monde les Jésuites, leurs actes et leurs doctrines. U Apologie pour
Jean Châtel existe sous le n° 820, lettre H, à la bibliothèque Sainte-
Geneviève, à laquelle il fut donné, chose remarquable ! par Le Tellier,
archevêque de Reims et Jésuite !
CHAPITRE 11.
Conspiration des Pondi'cs
(le jésuitisme aux ILES BRITANNIQUES).
Quand, au milieu du grand orage religieux qui remuait le monde,
la Compagnie de Jésus éleva pour la première fois sa bannière sinistre,
l'Angleterre venait d'échapper à l'autorité du pape. On sait comment
l'ut opérée cette grande séparation : Henry MIT, ce royal et terrible
Barbe-Bleue de l'histoire, voulait obtenir du pape qu'il autorisât son
divorce avec Catherine d'Aragon, sa première femme, qu'il voulait
remplacer par Anne de Boleyn. La demande du monarque anglais
était injuste en elle-même, et choquait les lois de l'Eglise romaine.
Malheureusement les chefs de celle-ci avaient sanctionné déjà de pa-
reilles demandes, et légitimé des unions aussi illégitimes que celle
que Henry \1H contracta avec Anne de Boleyn, avant même que le
Saint-Père se fût prononcé ; ce que le prince anglais ne manqua i>as
de rappeler. Le pape était donc fort embarrassé. Si la religion catholi-
que se maintenait encore, à cette heure sur le sol anglais, ce n'était que
parce qu'elle pouvait s'ap[)uyer sur le sceptre et surtout sur le glaive
royal que Henry YHI avait mis à sa disposition. D'un autre côté, la
femme répudiée par le monarque anglais était la tante de l'empereur
Charles-Quint, dont le secours et la protection étaient bien autrement
116 HISTOIRE DES JÉSUITES.
importants sur le continent, pour l'Église romaine. Charles-Quint
l'emporta : Clément excommunia Henry Mil, qui s'en vengea en
proscrivant le catholicisme de ses états et en se déclarant le chef de
l'Église anglicane (1).
Ces grandes choses étaient consommées avant la création de la Com-
pagnie de Jésus. Aussi, dans les douze provinces formées par Ignace
de Lovola, ne figure pas l'Angleterre. Les Jésuites, considérant ce pays
comme un pays ennemi, n'y eurent que des Missions. Ils ne s'y sont
jamais établis réellement, ouvertement; ils n'y ont jamais eu, par con-
séquent, la même influence qu'en France, et cependant leur nom est
peut-être plus exécré en Angleterre qu'en France. C'est que, pour le
peuple anglais, les Jésuites sont la suprême personnification de l'Église
romaine, dans tout ce que celle-ci leur rappelle d'odieux souvenirs, de
craintes toujours persistantes. C'est qu'aux yeux de l'Anglais, la li-
berté religieuse est étroitement unie à la liberté politique, et qu'il
sait qu'on a toujours vu les Jésuites aux premiers rangs dans toute
tentative réactionnaire ayant pour but de river de nouveau à son cou
la double chaîne qu'il a brisée jadis.
Aussitôt, en effet, que la guerre eût été franchement déclarée entre
le pape et Henry YIII, on vit accourir vers l'Angleterre des mem-
bres de la noire cohorte instituée seulement depuis quelques mois.
C'était une riche province romaine qui échappait au chef de l'Eglise de
Rome, et qu'il s'agissait de reconquérir au profit du Général des Jésui-
tes. On a évalué à près de quarante millions le revenu des couvents dont
s'empara Henry YIII (2). Les écrivains catholiques jettent les hauts
cris à ce chiffre seul, qui paraît à d'autres, au contraire, la condam-
nation même de l'ordre de choses dont les premiers déplorent la chute.
Nous dirons simplement, nous, que l'énorme fortune représentée par
ce revenu de trente ou quarante millions, est beaucoup mieux placée
entre les mains de la nation elle-même qu'en celles d'un corps religieux
quelconque, catholique ou anglican.
(1) Voyez Rapin de Thoiras, David Hnrne, De Thou, Burnet, etc.
(2) Le Docteur Lingard donne le cliilTre lirécis de 3î,301,.i80 francs pour le revenu
annuel donl jouissaient les nioines d'Angleterre !
HISTOIRE DES JÉSHTES. 117
On devine bien que l'ardeur des Jésuites fut loin de se ralentir à la
vue des riches dépouilles que Rome les chargeait d'arracher au chef de
l'Église protestante d'Angleterre. Pasquier-Brouet et Salmeron furent,
ainsi que nous l'avons dit (1), les premiers Jésuites expédiés deRome au
secours du catholicisme expirant en Angleterre sous le pied du terrible
Henry VJII, mais aussi sous le poids de la réprobation du peuple an-
glais. Les deux Missionnaires poussèrent à la révolte les Irlandais restés
catholiques, et qui sont tels encore, malgré les persécutions, ou plutôt à
cause des persécutions, et surtout parceque la religion proscrite fut et sera
pour eux un lien durable et puissant. De nos jours encore, entre les mains
de Daniel O'Connell, le catholicisme est toujours un des meilleurs
leviers avec lesquels le grand Agitateur remue l'Irlande et la fait se
lever à son ordre comme un seul homme (2). Les deux Jésuites, lieu-
tenants du pape, ne firent rien en Irlande, si ce n'est que leurs menées
ajoutèrent quelques flots de plus aux tlots de sang qui ensanglantèrent
alors ce malheureux pays. Après une très-courte mission en Irlande, ils
essayèrent de pénétrer en Angleterre ; la terreur qu'inspirait le terrible
Henry YHI les fit tourner leurs pas vers l'Ecosse, où John Knox, dis-
ciple de Calvin et chef de la réforme en ce pays, faisait alors retentir
une voix puissante, au son de laquelle s'écroulaient les couvents et les
églises catholiques. Ils reprirent donc avec une sombre colère le chemin
de l'Italie. A diverses reprises, d'autres disciples de Loyola ravivèrent
le feu qui couva toujours en Irlande.
Pendant tout le règne de Henry YIII, les Jésuites touchèrent à peine
le sol de l'Angleterre, d'où les chassait l'inexorable et vigilante sévé-
(1) Voyez notre tome premier, chapitre II, page 66.
(2) Les Jésuites sont en honneur en Irlande, cela se conçoit; ils ne s'y sont jamais
présentés que comme des libérateurs désintéressés; et le succès n'a pas permis encore
aux Irlandais de juger du désintéressement des Révérends Pères, dont Dieu les garde!
Nous comprenons très-bien le zèle d'O'Connell pour la foi catholique. Nous regrettons
seulement qu'il se croie forcé, dans l'intérêt de sa cause, de recourir, contre les écrivains
qui se permettent de discuter le dogme catholique ou de combattre le Jésuitisme, à des
sorties grotesques qui compromettent réellement la cause qu'il soutient aux yeux de
tous ceux qui comprennent que Vobtcurantisme est le frère bien-aimé de la tyrannie;
cela 8oit dit en passant.
118 HISTOIRE DES JÉSUITES.
rite du despote aussi puissant que cruel. Leur inlluence semblerait
pourtant se faire sentir dans ce que les historiens anglais ont appelé îe
Pèlerinage de grâce. Ce l'ut une révolte très-sérieuse faite en faveur du
catholicisme. L'armée des pèlerins, comm^indée par un gentilhomme des
comtés du JNord, était guidée par des prêtres en costume sacerdotaux ;
ses drapeaux étaient des bannières d'église sur lesquelles se voyait la
représentation des plaies de l'Homme- Dieu. En outre les 'pèlerins
portaient sur la manche droite de leur habit le nom de Jésus. Mais
nous devons dire que cette révolte eut lieu alors que le fondateur du
jésuitisme, Ignace de Loyola, était encore en instances auprès du
pape pour faire instituer sa Compagnie. Cette révolte avait été la suite
du dernier acte par lequel Henry VHI acheva de briser le lien spiri-
tuel qui avait attaché si longtemps l'Angleterre à la Rome pontificale.
Après qu'il eut envoyé Anne de Boleyn mourir sur un échafaud,
Henry VHI, afin de montrer à tous qu'il était plus résolu que jamais à
marcher dans la voie qui l'éloignait de Rome, et pour mettre, par la
terreur, un terme aux etforts tentés par les partisans de cette dernière,
fit publier un édit qui prononçait la peîoe d emprisonnement et de
confiscation contre tout individu qui soutieiodrait l'autorité de l'Evéque
de Borne, la mort contre celui qui oserait tenter de la rétablir en An-
gleterre. Cet édit obligeait, en outre, toute personne pourvue d'un
office quelconque, ecclésiastique ou civil, ou tenant quelque don,
charte ou privilège de la couronne, à renoncer au pape, par serment,
sous peine d'être déclaré coupable de haute trahison 1... Quelle que
fût la colère du Saint-Siège, devant de telles mesures, elle ne put que
s'exhaler en vaines menaces : et ce ne fut ({"ue sous la reine Marie, cette
cruelle fille de Henry YHl, que nous voyons ces menaces se réaliser ;
alors, les Jésuites ap[)araissent triomphants sur le sol anglais et diri-
gent les vengeances religieuses dont Marie Tudor se fait l'exécutrice.
Après le règne éphémère d'un enfant, "Edouard VJ, fils de Henry et
frère de Marie, celle-ci était montée sur le trône.
La reine Marie, fille de Catherine d'Aragon, était catholique comme
sa mère, et, peu après qu'elleeut été reviitue du souverain pouvoir, elle
choisit pour son mari le fils deCharles-^l^uint, celui-là qui devait s'ap-
HISTOIRE DES JÉSliïTES. 119
peler Philippe II. Ce clioix était significatif; et il avait eu lieu malgré
le parlement et le vœu général de la nalion. Mario avait été décidée
à le faire par les conseils qui lui venaient de Home. 11 paraît que ces
conseils étaient si furieux, que Charles-Quint lui-même, catholique
et protecteur du catholicisme, crut devoir en adoucir l'effet par de pru-
dents avis et même en arrêtant un certain cardinal Pôle, légat du
pape, Anglais d'une grande famille, qui avait comploté jadis contre
Henry VUI, lequel était pourtant son bienfaiteur et son ami. Mais l'es-
prit de Marie Tudor ne pouvait pas s'asservir aux calculs de la pru-
dence espagnole du vieil empereur. La reine signifia un jour à l'An-
gleterre émue qu'elle eut à retourner, et cela sans délai, à la religion
que son père avait proscrite. Le lendemain, des bûchers et des écha-
fauds s'élevaient pour les récalcitrants. Des échafauds et des bûchers,
tels furent les raisonnements que Marie-la-Gatholique mit en avant, du-
rant tout son règne, pour détruire le protestantisme en Angleterre.
Mais dans la cendre des bûchers, dans le sang tombé de l'échafaud, le
protestantisme, comme il arrive pour toute croyance persécutée, trou-
vait une nouvelle et puissante sève qui allait bientôt le montrer grandi
et couvrant toute l'Angleterre.
Pendant tout son règne, la sanglante Marie, comme l'histoire ap-
pelle la fille aînée de Henry \ 111, ne cessa de sacrifier ainsi aux hideux
autels du fanatisme religieux. On sait que l'infortunée^Jeanne Gray fut
une de ses victimes. Jeanne Cray, à la mort d'Edouard VI, avait été pro-
clamée reine d'Angleterre par un parti puissant. Vaincue et faite pri-
sonnière par sa rivale, elle avait d'abord obtenu grâce de la vie ; mais
Marie Tudor la sacrifia ensuite à son zèle pour le catholicisme, dont les
adversaires avaient tenté un effort au nom de l'infortunée Jeanne Gray,
qui fut mise à mort. Il n'est pas inutile de rappeler ici que, lorsqu'elle
eut à lutter contre Jeanne Gray, Marie Tudor, pour rassurer ses par-
tisans de la communion réformée, leur avait juré de ne rien changer
aux lois d'Edouard. Est-ce que déjà les Jésuites avaient appris à la
sanglante Marie les subtilités de leur odieuse théologie?...
Quoi qu'il en soit, les Jésuites obtinrent en Angleterre, sous ce
règne, une importance qu'ils devaient perdre sous le règne suivant,
120 HISTOIRK DES JÉSIITES.
et pour ne plus la'recouvrer ; et c'est cette influence qui doit faire re-
tomber sur eux une partie de l'odieux que les exécutions des protestants
font peser sur la mémoire de la sanglante Marie. Quelques-unes de ces
exécutions curent des détails affreux et capables de faire détester par
tout être non dépourvu de sensibilité le fanatisme religieux, les crimes
qu'il provocjue et les ministres dont il se sert. Voici pourquoi nous re-
tracerons ici rapidement le supplice de quelques-unes des victimes de
Marie Tudor.
En 1 053, Hooper, évêque de Glocester, vieillard aux cheveux blancs,
fut condamné à mort pour n'avoir pas voulu abjurer la croyance qu'il
avait enseignée pendant quinze années. Par un raffinement de cruauté,
on lui fit subir le dernier supplice au milieu même du troupeau spiri-
tuel dont il avait été si longtemps le berger. Hooper était, au dire
même des écrivains catholiques, un homme remarquable, non moins
qu'un vaillant prêtre; sa mort le prouva bien. Voyez-vous ce vénéra-
ble vieillard attaché sur le bûcher où il doit mourir par le feu, et au-
tour duquel des soldats farouches contiennent la foule qu'ils ont pour,
tant rassemblée? La victime adresse de doux sourires, d'affectueuses et
consolantes paroles à cette foule que la terreur contient dans le silence
et l'immobilité , mais dont les regards furtifs répondent parfois aux pa-
roles du prélat. Le bûcher est allumé, déjà la tlamme s'attache en pé-
tillant à la chair de la victime, qui continue de sourire et de consoler.
Sans doute par un calcul affreux des bourreaux, le bois du bûcher était
vert et ne brûlait que lentement ; en sorte que la partie inférieure du
corps de la victime fut presque consumée avant que la mort eût saisi la
vie !... Pendant trois quarts d'heure (1), tandis que ses chairs brûlaient
ainsi lentement, l' évêque de Glocester soutint ce martyre affreux avec
une constance qui rappelait celle de son divin maître sur la croix ; une
de ses mains tomba en charbons; il étendit l'autre pour bénir une
dernière fois son peuple 1
Ln autre prêtre anglican n'eut pas même la dernière consolation
de prier à haute voix. Comme il récitait un psaume en anglais, sui-
(1) Voyez Hume, Fox, Heylin, Burnet et tous les historiens du règne de Marie Tudor.
HISTOIRE DES JESUITES. 121
vant la coutume des réformés, on lui ordonna de se taire, ou de prier
en latin. Comme il n'obéissait pas, on l'assomma à coups de halle-
bardes!
Un certain lionner fut un des itiinistres de la sanglante Marie pour
ces horribles hécatombes du fai\atisme. Il s'acquitta de son afireuse
mission avec une sorte de joie IVénéticpie. Les femmes môme ne fu-
rent pas à l'abri de ses fureurs. On en vit une qui, condamnée à mou-
rir par le feu, demanda, non sa gnke, mais seulement un répit de
quelques jours : afin , disait-elle , de pouvoir mettre au jour et de
soustraire ainsi aux souffrances et à la mort l'enfant qu'elle portait
dans son sein, et qui n'avait pas été, qui ne pouvait pas être condamné
pour le crime que l'on reprochait à sa mère.
— Ah ! la louve hérétique est pleine ! s'écria avec une joie féroce
le misérable bourreau; eh bien, tant mieux! cela évitera un second
bûcher pour son louveteau I...
La jeune femme fut conduite au bûcher. Lorsque les ilammes com-
mencèrent à mordre les lianes de la malheureuse mère, la douleur
qu'elle éprouva fut tellement intolérable que son ventre creva, dit
l'historien Hume, et que son pauvre enfant tomba au milieu du feu.
Un des gardes, grossier soldat pourtant, quitta son rang, et, se préci-
pitant vers le bûcher, tenta de retirer du brasier l'innocente victime ;
le tigre infâme qui présidait au supplice l'en empêcha ! !
Il en coûte de rappeler de telles choses. Ce sont pourtant à ces
horreurs que s'associèrent alors les Jésuites, et qu'ils se sont constam-
ment associés depuis en essayant de les justifier. Leurs historiens ont
loué hautement la sanglante Marie; peu s'en faut qu'ils ne changent
cette épithète, stigmate de l'histoire, en celle de sainte!... Si nous
voulions citer les noms des écrivains de la Compagnie qui ont cherché
à justifier, sinon à glorifier Marie Tudor, il nous faudrait écrire tous
ceux des Révérends Pères qui ont parlé de cette furie couronnée. L'au-
teur d'une récente histoire de la noire cohorte trouve simplement
« que Marie, reine par le droit de sa naissance, voulut être catholique
de fait; et que si \es moyens qu'elle employa ne furent pas toujours
dignes de sa religion, ils furent toujours dignes de ce siècle, etc. Après
11. 16
122 HISTOIRE DES JÉSUITES,
cinq ans de règne, termine l'écrivain que nous citons et qui s'appelle
M. Crétineau-Joly (1), puisqu'il faut l'appeler par son nom, après
cinq ans tic règne, c'est-à-dire de luttes (et quelles luttes ! ) elle suc-
comba à la peine (c'est-à-dire sans doute étouffée dans le sang qu'elle
avait l'ait répandre), mourant dans toute sa chasteté de femme (que
nous importe?), et dans sa ferveur de chréiienne (quelle ferveur que
celle qui se traduit par des bûchers et qui opère par des bourreaux !);
mais avec l'exécration du protestantisme (c'est assez naturel ) et celle de
l'histoire, (écoutez bien) qui trop souvent épousa les préventions des
sectaires... y> Voyez-vous? ^oici M. Crétineau-Joly qui donne, à la
sourdine, un soufflet à l'histoire, à propos et au profit de la sanglante
Marie! Eh I chaque chapitre de son grand, gros, long, lourd et en-
nuyeux panégyrique de la Compagriie de Jésus n'est-il pas un vérita-
ble croc-en-jambe donné à la vérité en faveur des bons Pères ! . . . Mais
l'histoire essuie sa joue, comme faisait le Christ quand les Juifs cra-
chaient sur son front couronné d'épines ; la vérité passe sans qu'elle
regarde seulement en arrière pour voir quel insecte a touché son pied
nu... Poursuivons notre tache.
Un historien (2) a dit avec justesse : u En voulant rétablir le catho-
licisme, Marie, par les moyens qu'elle employa, ne fit que le rendre
plus odieux ; elle n'eut, comme son père, que des bourreaux pour apô-
tres.» Et ce n'est pas, ajouterons -nous, avec des bourreaux qu'on fonde
une religion. Lorsque le christianisme avait à lutter contre de pareils
apôtres, il grandit vite, et illumina le monde; mais dès que de persé-
cuté il se fit persécuteur, sa gloire se voila, son autorité se perdit ; et
lorsque le souffle impétueux de la réforme souffla sur ce grand soleil
(1) Qu'on lise — si on l'ose! — l'Histoire religieuse, politique et littéraire de la
Compagnie de Jésus , Tome II, chap. v, pages 236 et 237.
(2) Linguet, Uistoire impartiale des Jésuites, livre Vil, chap- i". Il est peut-
être bon d'ajouter ici que, d'après Hume et nombre d'autres historiens, l'article
de croyance religieuse qui fit conduire au bûcher ou à l'échafaud presque tous les
protestants de l'Angleterre fut leur refus de reconnaître la présence réelle. On leur
disait : « Croyez-vous que, dans l'hostie consacrée, Jésus soit réellement et corporelle-
ment présent?» S'ils disaient « non, » et la plupart le dirent, on les conduisait à la
mort! —Beau raisonnement, n'est-ce pas? et acte qui devait être bien agréable à
Dieu!
HISTOIRE DES Jl^lSIIITES. 123
qui avait rayonné si glorieusemenl sur les nations, il se trouva qu'il
était déjà à demi éteint. Quand un trône s'écroule et se brise, qu'un
chef de peuples ou un vicaire de Dieu y 'soit assis, ce n'est pas seule-
ment parce que le pied d'un conquérant ou d'un remplaçant l'a
frappé, c'est encore que ce trône était devenu trop lourd pour le sol
qui le portait. Ce fut à ses passions, non pas à ses convictions, que le
terrible Henry Mil sacrifia le catholicisme en Angleterre, cela est vrai ;
mais il est, il doit être évident pour tous que, dans la révolution reli-
gieuse qu'il accomplit, il fut aidé moins encore par la terreur qu'il in-
spirait, par les supplices qu'il infligeait, que parle dédain et par la haine
qui, dans l'esprit du peuple anglais, avaient succédé au respect et à l'a-
mour qu'avait longtemps professés pour Rome l'Angleterre, cette île-des-
sainis, comme on la nommait autrefois. Cela est si vrai, qu'avant de
déclarer la guerre au pape et au catholicisme, Henry s'était constitué
vigoureusement son défenseur à l' encontre de ses sujets, dont il avait fait
emprisonner, exiler, et même exécuter bon nombre qui osaient se dire
Réformés avant que leur roi eût permis la Réforme. Cela est si vrai, que
le jour où la reine Marie fut couchée dans son tombeau, le protestan-
tisme anglais se retrouva debout, plus fort, plus grand, plus résolu,
après la tempête, qu'il n'avait été dans le calme que lui avait fait
Henry YHl. Jl est bon de remarquer que Marie ïudor, ayant, pour
obéir au pape, rendu à l'Église catholique tous les biens confisqués par
son père au profit de la couronne, chargea son peuple d'impôts pour
satisfaire aux dépenses que faisait son époux, Philippe H, occupé à
seconder Charles-Quint sur le continent, et qui s'inquiétait fort peu si
la reine n'achevait pas de s'aliéner, par ses extorsions, l'esprit de ses
sujets. Philippe était à peine resté quelques mois auprès de sa femme,
qui, passionnée et jalouse, passait ses jours à écrire à son mari des let-
tres qu'elle Jnondait de ses larmes, elle qui voyait pourtant d'un œil
sec les torrents de sang qui coulaient par ses ordres. Bizarreries du
cœur humain l
Enfin, Elisabeth monta sur le trône d'Angleterre. On sait que
cette femme célèbre, à l'esprit viril, voulut être tit fut véritablement
rot. Persuadée que les Jésuites étaient ses ennemis, comme ceux du
12^». HTSTOIRE DES JÉSUITES.
pays dont elle était devenue souveraine, elle leur déclara vaillamment
la guerre, et une guerre à outrance. Elle les bannit à perpétuité, et
prononça la peine de mort contre ceux d'entre eux qui braveraient ses
ordres et contre ceux de ses sujets qui les recevraient. Les fils de Loyola
disent que ce qui attira sur leur Ordre la colère de la reine d'Angle-
terre, c'est que celle-ci voyait en eux la plus redoutable des milices qui
guerrovaient pour le pape et le catholicisme, dont Elisabeth se déclara
l'adversaire. Même à ce point de vue , le plus favorable qu'on puisse
prendre pour juger le jésuitisme d'Angleterre, les mesures sévères pri-
ses par Elisabeth contre la noire cohorte peuvent encore se justifier.
Lorsqu'à la mort de la sanglante Marie, Elisabeth, sœur de cette der-
nière, monta sur le trône d'Angleterre, elle fit acte de soumission
envers le Saint-Siège ; son élévation au trône fut notifiée par elle au
pape. Elle reçut môme avec des égards flatteurs les évoques catholiques
qui vinrent la féliciter, l^historien Hume dit qu'elle ne fit à cet
égard qu'une exception qui atteignit l'abominable évêque de Londres,
ce Donner qui avait été le chef des bourreaux de Marie Tudor-la-Ca-
tholique. Il est plus que probable que cette conduite d'iilisabeth lui
fut dictée par une sage politique : appelée à gouverner un pays dont
tant d'orages venaient de remuer le sol , et sentant encore son trône
vaciller sous elle aux derniers frémissements des tempêtes passées, Eli-
sabeth jugeait prudent de se concilier tous les partis. C'est dans cette
intention qu'elle pardonna même à ceux qui , pour plaire à la reine
Marie ou pour exécuter les ordres de sa cruelle sœur, l'avaient privée
de sa liberté et avaient mis sa vie môme en danger. Il n'en est pas moins
présumable que si la cour de Rome eût profité sagement, discrète-
ment, habilement, des avances faites par Elisabeth, le catholicisme eût,
sinon été complètement sauf en Angleterre, mais que du moins son
naufrage n'eût pas été total, irrémédiable. Le pape Paul IV répondit
aux avances d Elisabeth par un emportement aussi peu prudent qu'il
était injurieux. Il prétendit que l'Angleterre était un fief du Saint-
Siège et que, par conséquent, Elisabeth n'avait pu en devenir souve-
raine sans sa participation; qued'ailleurs les sentences prononcées par ses
prédécesseurs, (îlémentVlletPaullII, contrelemariage de Henry VIII
niSTOlUl', DES JKSLlTi;S. 1-25
avec Anne de lîoleyn, mère d'Elisabeth , n'ayant point été annulées,
cette dernière était Mtarde et, par suite, inhal)ile à succéder au
trône. « Cependant, ajoutait ironiquement le Saint-Père, nous sommes
disposé à nous montrer indulgent, pourvu que la fdle illégitime du
tyran Henry renonce à ses prétentions à une couronne qui ne lui appar-
tient pas et se soumette à tout ce qu'il nous plaira d'ordonner (1). »
Elisabelli fut profondément blessée de l'injure que lui faisait laitier
Paul lY; et presque toute la nation anglaise se montra indignée des
étranges prétentions' du pape. Elisabeth sut entretenir habilement et
exciter le feu que la main imprudente de Paul IV venait d'allumer,
et qui devait bientôt dévorer les débris du catholicisme. Le peuple an-
glais crut voir dans la conduite du souverain-pontife une détermination
prise de rétablir en Angleterre le trihut de Saint-Pierre et les mille
autres anneaux de l'humiliante chaîne du despotisme romain. D'ailleurs,
Marie Tudor avait rendu le catholicisme odieux. Elisabeth, qui était
devenue l'idole de son peuple, après de prudents délais, saisit une
occasion favorable, et, sans grands déchirements, aux applaudissements
même de la majorité de ses sujets, sépara complètement l'Angleterre
de Rome.
Nous croyons que les Jésuites ne furent pour rien dans la conduite
impolitique que Paul IV tint à l'égard de l'Angleterre. Ce pape se
montra peu favorable à la Compagnie, qui s'en vengea, ainsi que nous
l'avons dit dans notre première partie , sur les neveux du pape, quand
ce dernier fut mort. Laynez, qui était alors général de l'Ordre , était
trop habile pour ne pas juger qu'en cette occasion les foudres pontifi-
cales ne pouvaient que raviver l'incendie allumé par Henry VHI;
d'ailleurs, le roi d'Espagne, Philippe H , cet allié des Jésuites, cher-
chait alors à devenir l'époux d'Elisabeth , qui le leurra longtemps
de vaines promesses, jusqu'à ce qu'elle se crût assez forte pour rompre
ouvertement avec Rome.
Pie IV essaya vainement par les voies de la douceur de ramener
Elisabeth et son peuple au giron de l'Église romaine. Pie V entre-
(1) David Hume, Histoire d'Angleterre, Camden, Fra-Paolo, etc.
126 HISTOIRE DES JÉSUITES,
prit d'arriver au même but par la terreur religieuse. Philippe II , qui
n'espérait plus devenir l'époux d'Elisabeth, unit inutilement les armes
terrestres de l'Espagne aux armes spirituelles de l'Église ; rien n'y
fit. Les cajoleries de Pie IV, les excommunications de Pie V, la fa-
meuse Armada de Philippe II, tout vint échouer contre l'opiniâtreté
anglaise. Alors, comme dernier moyen, les papes lâchèrent les Jésuites
contre Elisabeth.
François de Borgia avait alors succédé à Laynez. Ce troisième Géné-
ral de la Compagnie de Jésus ne fut choisi que pour ses richesses,
sa puissance et son nom. C'était un homme de peu de talent, et d'es-
prit fort borné; du reste, doué de piété et d'humilité chrétienne ; on
comprend que ces deux dernières vertus ne furent pas celles qui le
firent nommer chef suprême de la noire cohorte. « La grâce que je
vous supplie de m'accorder, disait François de Borgia aux Révérends
Pères qui venaient de l'élire, c'est que vous en usiez avec moi comme
les muletiers avec leurs bêtes de somme. .. Je suis votre bête de somme,
répétait le nouveau général , usez-en donc avec moi comme on en use
avec ces animaux, afin que je puisse dire : Je suis dans votre Compa-
gnie comme une bête de somme, mais ce qui me console , c'est que je
suis toujours avec vous. Relevez donc votre bête 1 etc. » Les Jésuites
en usèrent, avec leur bêle, complètement à leur gré ; ils la firent aller
à droite, à gauche, tourner, retourner, reculer, avancer, comme ils
le voulurent. Cependant, ce ne fut guère que sous le quatrième succes-
seur d'Ignace de Loyola , Claude Aquaviva , que la Compagnie se
trouve activement mêlée à tous les troubles politiques ou religieux
de l'Europe. Aquaviva gouverna la Compagnie de Jésus de 1581 à
1615. Cette période de trente-cinq années est celle de toute l'his-
toire de la Compagnie qui fournit le plus à l'acte d'accusation dressé
contre Ignace et ses noirs enfants.
Dans les îles Britanniques , on retrouve les Jésuites mêlés à toutes
les intrigues qui eurent pour objet le renversement et peut-être la
mort de la reine Elisabeth.
En Irlande, ils suscitèrent à diverses reprises des révoltes qui n'a-
boutirent qu'à faire couler des flots de sang dans ce malheureux pays.
HISTOIRE DES JÈSLITES. 127
Eu môme temps, ils organisèrent des conspirations en Angleterre, comme
celle des Pôle, membres de la famille royale , auxquels Klisabetli fit
grâce de la vie. Le ducde iNorfolk lut moins heureux; ses machinations
avant été découvertes, il fut condamné à mort et exécuté en 1571.
Le centre de toutes ces intrigues plus ou moins criminelles contre la
reine l^^lisabelh, était la maison d'un certain Rodolphi, marchand ita-
hen établi à Londres et zélé catholique. C'était là que, sous divers
travestissements, les Jésuites venaient mettre en exécution les plans
conçus à Rome ou en Espagne; car Philippe JI avait fait promettre au
duc de Norfolk de soutenir sa révolte par une armée qui débarquerait
à \\ arwick , sous les ordres du célèbre duc d' Albe. Ce fut autant pour
se venger de la part que Philippe 11 prit dans ces conspirations, que
par zèle pour les protestants de France, qu'Elisabeth soutint le roi
de Navarre et ses partisans contre la faction espagnole et le parti des
princes lorrains.
En 1581 , on découvrit un nouveau complot formé contre la reine
d'Angleterre par les Jésuites. Suivant De Thou (1), Elisabeth, ayant
des soupçons qu il se machinait quelque chose contre elle, avait envoyé
en France des jeunes gens qui s'introduisirent, comme appartenant à
des familles catholiques anglaises , dans le séminaire de Reims , vaste
pépinière de pieux conspirateurs, fondée par les Guises. Par le moyen
de ces affidés qui étaient au courant de tout ce qui se tramait dans le
séminaire, on apprit que trois Jésuites anglais en étaient partis pour aller
donner une nouvelle activité aux trames formées contre Elisabeth. Ils
furent arrêtés tous les trois presque à leur arrivée sur le territoire an-
glais. Edmond Campien et ses deux confrères nièrent constamment
qu'ils eussent dessein de rien faire contre la vie de la reine. Cepen-
dant, il leur avait fallu un motif bien puissant pour qu'ils bravassent,
par le seul fait de leur venue en Angleterre, la loi qui les bannissait
de ce pays sous peine de mort. D'ailleurs, des témoins attestèrent que
les trois Jésuites étaient les chefs d'un complot qui devait priver du
trône et de la vie la reine Elisabeth. Les espions du séminaire de
(1) Histoire universelle, livre LXXIV.
128 HISTOIRE DES JÉSUITES.
Reims firent savoir que les Jésuites s'attendaient à être soutenus par
un parti formidable à la tête duquel, aussitôt qu'il éclaterait, devait
se mettre un grand personnage d'Angleterre. Les trois Jésuites furent
pendus en décembre 1581; quelques prêtres catholiques subirent le
même sort comme leurs complices. Ces exécutions furent suivies d'é-
dils |)lus sévères contre les Jésuites et contre tous ceux qui entretien-
draient des relations avec eux. On défendit également à tout sujet an-
dais d'aller sur le continent étudier ou demeurer dans les collèges ,
séminaires et autres Maisons de la Compagnie. Les troubles qui écla-
taient alors avec fureur en Irlande engagèrent Elisabeth à se montrer
d'une telle sévérité contre ceux qui en étaient les fauteurs les plus actifs.
Mais, de toutes les conspirations dirigées par les Jésuites contre la
personne même d'Elisabeth, celle qui est la mieux prouvée eut lieu
en 1584. Cette année-là, au mois de janvier, débarqua en Angleterre
un certain William Parry, Anglais de naissance, mais qui depuis long-
temps habitait le continent. Ce William ou Guillaume Parry avait
d'abord servi dans la maison de la reine ; mais il avait été obligé de
sortir de l'Angleterre, après une tentative d'assassinat qui lui aurait
coûté la vie sans l'indulgence de la reine, qui se contenta de son exil.
Parry était catholique, suivant Hume (1); De ïhou, dit qu'il était
protestant, mais qu'il se convertit en France (2). Quoi qu'il en soit, cet
homme fut pris d'abord, dans ce dernier pays, pour un espion d'Klisabeth ,
et se vit repoussé par les autres réfugiés anglais. De Paris il se rendit
à Lyon, et de cette dernière ville en Italie. Là, il se lia avec les Jé-
suites, entre autres avec un certain Père Palmio (pii sut si bien échauf-
fer le zèle catholique de Parry que ce dernier reprit le chemin de l'An-
gleterre avec le projet bien arrêté de rendre à son pays son ancienne
religion, par tous les moyens possibles. L'historien De Thou, prou-
vant ainsi son impartialité, rapporte qu'un Jésuite nommé Wiat, ou
plutôt Wast, fit tout ce qui était en son pouvoir j)our détourner l'as-
sassin que ses confrères poussaient de nouveau vers la reine d'Angle-
(1) Histoire d'Angleterre, race de Tudor, rhap. 18.
(2) Histoire universelle, livre LXXIX.
iiiSTOini: ni;s .ii:sr rrris. 1J9
terre; car il paraît prouvé que William Parry avait résolu de recourir
à l'assassinat, s'il ne trouvait pas un autre moyen de renverser du
trône l'hérétique Elisabeth. Mais en admettant qu'il se soit trouvé un
Jésuite honnôte homme, assez hardi pour s'opposer aux funestes des-
seins de sa Com|)agnie, ses efforts ne purent qu'être impuissants. D'au-
tres Jésuites prouvèrent à Parry que tout ce qu'il projetait était bon et
licite. Un nonce du pape lui donna d'avance l'absolution de tout cequ'il
pourrait faire; on lui promit, en outre, des lettres du pape qui donneraient
ime approbation complète à son pieux dessein. Parry écrivit au Saint-
Père pour obtenir cette approbation , sans laquelle il ne voulait pas
partir, et ce fut un Jésuite, le Père Codret, qui se chargea d'envoyer
la lettre au pape , en promettant d'appuyer lui-même et de faire ap-
puyer vivement par les siens la demande de Parry. Nous devons dire
que ce dernier ne reçut jamais l'approbation pontificale qu'il avait sol-
licitée pour son projet ; cependant on parvint à le décider à le mettre
à exécution. Une fois en Angleterre, et comme il hésitait encore , on
lui fit remettre une lettre pressante du cardinal de Como, datée de
Rome, 31 janvier, dans laquelle, dit De Thou, ce prince de l'Église
après lui avoir donné, à l'occasion de la chose préméditée, sa bénédic-
tion au nom du Saint-Père , engageait vivement Parry à persévérer
dans un dessein si louable.
Guillaume Parry, ainsi excité, n'hésita plus et se mit en devoir de
faire ce qu'il avait promis. Afin de mieux réussir, il chercha à se lier
avec quelques seigneurs de la cour d'Angleterre, et parvint à se pro-
curer une audience de la reine Elisabeth , qu'il supplia de lui rendre
ses bonnes grâces. Suivant l'historien Hume, Parry avait alors re-
noncé, du moins temporairement, à son projet d'assassiner la reine :
il essaya à plusieurs reprises d'amener cette princesse à révoquer ses
édils contre le catholicisme; pour obtenir ce résultat, il lui déclara
même que sa vie était menacée, et qu'elle ne pouvait se soustraire aux
coups des conspirateurs qu'en usant de tolérance envers les catholiques
anglais. Suivant le même historien, Parry, appuyé par de hauts
personnages, ennemis secrets de la Réforme , parvint à se faire nom-
mer membre de la Chambre des Communes ; mais il se fit chasser
II. 17
130 flISTOIRE DES JÉSUITES.
bientôt du Parlement par un discours audacieux; dans lequel il blâma
hautement et sévèrement les mesures de rigueur prises contre le catho-
licisme.
Furieux de cette déconvenue et de l'emprisonnement qui s'ensui-
vit, plus vivement pressé d'ailleurs par les Jésuites et par quelques
prêtres catholiques tels qu'Allen , ecclésiastique anglais qui , quelques
années plus tard, fut créé cardinal, Parry revint à son premier projet
de renverser le protestantisme anglais en tuant la reine qui le soute-
nait. Il résolut de l'assassiner lorsqu'elle se promènerait, sans suite,
dans ses jardins ou dans le parc de Saint-James, suivant sa cou-
tume. Une barque devait attendre sur la Tamise l'assassin ou les
assassins, qui éviteraient ainsi la première fureur du peuple. Mais,
croyant avoir besoin d'un complice pour réussir, il s'associa un autre
anglais nommé jNevil, son parent, dit De Thou. Nevil, suivant quel-
ques historiens, ne se prêta aux idées meurtrières de Parry que pour les
faire avorter ; d'après Hume, il s'était fait de bonne foi le com-
plice du misérable agent des Jésuites. Nevil était alors fort pauvre et
peu considéré. Mais , tandis que Parry épiait une occasion favorable
pour assassiner la reine, tandis que les Jésuites préparaient sourdement
le mouvement qui devait éclater, à la mortd'Elisabeth, au profit de la
religion catholique, le comte de Westmoreland, seigneur anglais ca-
tholique, mourut dans l'exil; et Nevil, qui était proche parent du
comte, se prit à calculer qu'en se faisant révélateur d'un complot qui
menaçait la vie de la reine, il pourrait obtenir le titre, les biens et les
honneurs du feu comte de Westmoreland. Sans rien dire à son ex-
complice, il va trouver le comte de Leicester, Hunsdon, vice-cham-
bellan de la reine , et Walsingham , un de ses ministres , auxquels il
découvre tout le complot. Aussitôt Parry est arrêté. Interrogé sur le
crime qu'il méditait, il nia d'abord, et avoua seulement qu'il désirait
le rétablissement de la religion catholique romaine. Mais, confronté
avec Nevil, il finit par tout confesser; seulement, il rejeta tout l'odieux
de laffaire sur son dénonciateur, qu'il représenta comme le premier
auteur du complot et comme celui qui seul avait osé former la pensée
d'attenter aux jours de la reine. Il supplia ses juges de lui faire grâce
f. ■ ■'•■ >
iiit'h. Proahomms o 1 1. do Dù'-enne.
Complot, de William Parry.
HISTOIUE DES JÉSUITES. 131
et de le traiter « iion en Caïn désespérant de son salut, mais comme le
publicain qui avouait ingénument ses fautes.» il écrivit également à
la reine pour oblenir son pardon, et fit valoir près d'Elisabeth qu'il
valait mieux en le graciant étouffer son attentat que de lui donner,
en l'envoyant au supplice, un retentissement qui ne pouvait qu'être
dangereux pour elle. 11 réitéra ses aveux à plusieurs reprises, et, pour
atténuer son crime, il fit valoir qu'on le lui avait représenté comme
une action qui serait à jamais mémorable. Ces aveux chargèrent les
prêtres catholiques en général, mais particulièrement le nonce du pape,
le cardinal de Como, dont on avait saisi la lettre à Parry, etsurtoutles
Jésuites. Un membre de la Compagnie fut même arrêté à cette époque
en Angleterre, où il s'était introduit déguisé sans doute pour être té-
moin de ce qui allait se passer et pour que son Ordre obtînt une large
part dans la victoire qui se préparait, au prix d'un lâche assassinat, pour
la religion catholique romaine. Ce Jésuite, nommé Creigthon , nia
d'abord avoir eu connaissance du projet formé par William Parry; il
finit çjnsuite par avouer que celui-ci lui en avait fait part ; mais il sou-
tint toujours qu'il n'avait donné à Parry aucun conseil sur son projet
d'assassiner la reine, et qu'il lui avait représenté au contraire que
cette maxime : Il est bon de sauver plusieurs personnes par la
perle d'une seule, étmt mauvaise, à moins que, pour la suivre, onn'eût
un commandement de Dieu exprès, ou une inspiration certaine.
^^ illiam Parry, déclaré atteint et convaincu du crime de haute tra-
hison, fut condamné au dernier supplice et exécuté le 2 mars 1584.
On 1 attacha à une potence; puis, sans attendre que la vie eût aban-
donné le corps du supplicié , on lui ouvrit la poitrine et on en tira les
entrailles, qu'on fit brûler dans un feu allumé au pied de la potence ;
enfin, on coupa le cadavre ainsi mutilé en quatre quartiers qui furent
exposés à quatre des portes de Londres.
Peu de temps après cette exécution, un gentilhomme du comté de
Warwick, exalté par des prédications fanatiques, vint à Londres avec
le dessein d'accomplir l'assassinat de la reine. Arrêté, il se donna la
mort en prison. Plusieurs autres individus furent encore accusés d'a-
voir formé le même projet. On comprend dès lors, même sans les ap-
132 lUSTOIUK DES JESUITES,
prouver, les rigueurs dont Élisabelli usa envers les catholiques en gé-
néral et surtout envers les Jésuites. En se servant même rudement des
moyens qui étaient en son pouvoir pour défendre sa couronne, en
opposant activement le glaive des lois aux poignards des conspirateurs,
Elisabeth ne fit qu'user du droit de légitime défense. Il ne faut pas
non plus oublier que l'ordre de choses, politique et religieux, dont
Elisabeth était le représentant, eut pour lui l'immense majorité de la
nation anglaise. Reine illégitime, excommuniée, bâtarde, pour Rome
et les partisans de Rome, Elisabeth fut pour son peuple, qu'elle éleva
à un degré de prospérité jusqu'alors inconnu, une grande reine, une
souveraine bien aimée : ceci tranche la question à nos yeux.
Ce fut vers cette époque, c'est-à-dire en 1587, que se termina par
la hache du bourreau la grande querelle qui exista si longtemps entre
la reine d'Angleterre et la reine d'Ecosse, cette célèbre et malheureuse
Marie Stuart. Nous devons, ce nous semble, donner quelques détails
sur cette querelle, d'autant plus que les Jésuites y jouèrent un rôle
important, et que d'ailleurs la plupart des conspirations qui se for-
mèrent contre Elisabeth se firent au nom et dans les intérêts de Marie
Stuart.
On sait que cette princesse, après avoir brillé quelque temps à la
cour de France et sur le trône d'un roi éphémère, François II, s'en
retourna, en 1561, régner en Ecosse , son pays natal. On sait égale-
ment que Marie Stuart avait des droits à la couronne d'Angleterre, en
admettant qu'Elisabeth fût, comme le prétendirent les catholiques,
l'enfant illégitime de Henry VllI. Ces droits, Marie Stuart se montra
disposée à les revendiquer. Immédiatement après la mort de la san-
glante Marie Tudor, Marie Stuart, alors épouse du dauphin, fils
d'Henri II, écartela les armes d'Angleterre et prit le titre de reine de
ce pays. Presque tous les catholiques anglais se montrèrent disposés à
soutenir les prétentions de Marie Stuart, prétentions qui ne laissaient
pas que d'être redoutables pour Elisabeth, qui craignait de voiries
armes de la France s'unir, pour les faire triompher, aux foudres de
l'Eglise romaine. Heureusement pour Elisabeth , François II ne tarda
pas à suivre son père au tombeau, et Marie Stuart, abandonnant, les
HISTOIRE DES JÉSLITES. 133
yeux en pleurs, cette belle France qu'elle aimait tant, s'en l'ut régner
sur la sauvage Ecosse.
Ce dernier pays était alors agité par les premières convulsions de la
réforme. Du haut des cimes calédoniennes, la voiv formidable de John
Knox avait répondu aux voix de Luther et de Calvin/ces grands agita-
teurs. La reine régente, Marie de Guise, veuve du dernier roi et mère
de Marie Stuart, luttait péniblement pour ne pas se laisser entraîner
par le torrent qui grossissait chaque jour et qui menaçait d'engloutir
jusqu'aux derniers vestiges de l'antique religion.
Elisabeth profita de ces circonstances, et on ne saurait l'en blâmer.
L'agitation religieuse lui venait en aide, elle sut l'entretenir. Les pro-
testants écossais furent secrètement encouragés, soutenus par elle. Elle
poussa même à la révolte un frère naturel de Marie Stuart, le comte
de Murray, qui finit, grâce à l'or anglais, au concours des adversaires
de l'Eglise de Rome, grâce aussi aux imprudences de la reine d E-
cosse, par priver celle-ci de son autorité et de sa liberté. Il nous
répugne de prononcer des paroles de blâme contre cette reine infor-
tunée dont la mort a payé toutes les fautes de sa vie. iXous dirons seu-
lement, avec De Thou et avec la plupart des historiens impartiaux, que
Marie Stuart sembla prendre à tâche de donner raison aux accusations
de ses ennemis. Ainsi, si elle ne fut pas complice directe de la mort de
Darnley, son second mari, elle parut l'être, en se mariant, quelques
jours après, malgré les représentions de ses plus fidèles amis, avec
l'odieux Bothwell, que tout le monde désignait comme le meurtrier
du malheureux Darnley.
Parmi les détestables conseillers qui contribuèrent à égarer la jeune
et imprudente reine d'Ecosse, il est juste de ne pas oublier les Jé-
suites. Ceux-ci étaient accourus dans cette contrée, où ils dressaient
leurs batteries contre Elisabeth, et de laquelle ils espéraient bientôt
s'élancer à la conquête de l'Angleterre. Marie Stuart, zélée catholi-
que, d'ailleurs rivale d'Elisabeth comme femme et comme reine, se
laissait bercer de l'espoir de rétablir sur le sol anglais les autels ren-
versés. Cette prétention qu'elle ne prit pas la peine de déguiser, alors
même qu'il eût été sage d'y renoncer, fut la cause principale de sa
134 HISTOIRE DES JÉSUITES.
perte. Un jour de l'année 1568, Marie, échappée avec peine aux
mains armées de ses sujets en révolte, débarquait à Wirkington, sur le
territoire anglais, et venait se remettre au pouvoir d'Elisabeth. Mais
la malheureuse fugitive avait trop compté sur la générosité de sa ri-
vale. Il eût pourtant été et noble et beau qu'Elisabeth, à l'heure où
elle voyait Marie à ses pieds, la relevât comme une sœur, et la traitât
comme une reine. Elisabeth ne sut pas se conquérir cette gloire qui
manque à sa renommée. Elle ne vit en Marie Stuart qu'une ennemie
vaincue enfin, qu'une rivale toujours redoutable. La reine d'Ecosse
devint prisonnière de la reine d'Angleterre. Ce fut pendant la longue
détention de Marie qu'éclatèrent les diverses conspirations contre Eli-
sabeth. Ces conspirations eurent toutes pour but ou pour prétexte de
rendre la liberté à Marie Stuart, qu'on voulait proclamer reine d'An-
gleterre Le duc de Norfolk, qui paya, ainsi que nous l'avons dit, son
entreprise de sa tète, avait surtout été amené ""à sa prise d'armes par
l'espoirde devenir l'époux de la reine d'Ecosse. La beauté incomparable
de la prisonnière, beauté dont le souvenir vit encore dans la mémoire
des peuples, servit, non moins que le zèle religieux, d'appât pour les com-
plots contre Elisabeth. Dans tous ces complots figurèrent les Jésuites.
Ce furent les fils de Loyola qui ourdirent toutes les trames dont on essaya
d'enveloppef la reine d'Angleterre ; ce furent eux surtout par conséquent
qui contribuèrent à la mortdeMarie Stuart ; car il est plus que probable
qu'Elisabeth n'eût jamais imprimé cette tache sur son front, si elle
n'eût craint pour la couronne qu'elle y sentait vaciller parfois sous les
efl'orts des conspirateurs. Vers la fin de 1586, le Jésuite John Ballard
raccola un nouveau conspirateur. C'était un jeune homme de Dothic,
dans le comté de Derby, nommé Antony lîabington. Babington ap-
partenait à une bonne famille, et prc^^&it un grand zèle pour la re-
ligion catholique. C'était pour cette cause qu'il était passé secrètement
en France. Ce fut là que le Jésuite Ballard le rencontra. Bientôt Ba-
bington, jeune homme à l'imagination vive, exallée, devient, sur le
portrait qu'on lui fait de la beauté de Marie Stuart, amoureux jusqu'au
délire de la royale prisonnière, et jure de consacrer sa vie à lui rendre
la liberté, le trône qu'elle a perdu, et à lui donner celui-là auquel elle a
IlISTOTPvK DES JÉSUITES. I.'i5
droit, suivant la décision du pape. Ce jeune chevalier errant fut mis en
relation avec un fanatique d'un genre plus sinistre, nommé John Savage,
sur lequel les Jésuites avaient agi par le moyen de la religion comme
ils l'entendent. Ces deux hommes s'associèrent pour assassiner Elisa-
beth, dont la mort devait à la fois amener la délivrance de la reine
d'Ecosse et le triomphe de la foi romaine. On dit que l'ambassadeur
d'Espagne trempa dans la consj)iralion, et que Marie Stuart, libre et
deux fois reine, devait déshériter son fils hérétique et adopter Phi-
lippe II, qui aurait mis une Hotte et une armée à ses ordres. On assure
aussi que le Jésuite lîallard excita fortement Babington à assassiner
Elisabeth, chose qu'il lui représentait comme des plus méritoires.
Cette conspiration, qui devait éclater dans la nuit de la Saint-Barthé-
lemi date bien choisie, fut découverte, comme celles qiii l'avaient pré-
cédée, et envoya mourir sur l'échafaud, Babington, Savage et douze
de leurs complices. Suivant Hume, on obtint de la moitié des con-
damnés des aveux complets.
Le complot de Babington ne retomba pas seulement sur la tête de
ceux qui l'avaient conçô ou qui devaient en être les instruments:
Marie Stuart s'y trouva compromise fortement. Élis'abeth, qui en vieil-
lissant semble s'être ressouvenue qu elle était la fille de Henry YIIl,
résolut de se débarrasser enfin des craintes que lui inspirait toujours sa
rivale prisonnière. Marie Stuart, après une captivité de dix-huit ans,
comparut devant des juges qui la condamnèrent à mort. Elle étaitdanssa
quarante-sixième année. Nous n'avons pas mission de justifier la reine
Elisabeth de cet acte cruel, dont elle-même a semblé rougir, en niant
qu'elle l'eût ordonné, et en rejetant tout le blâme sur des serviteurs trop
empressés. Elle ordonna même qu'on fît le procès à Davison, secrétaire
d'Etat, qui avait expédié, par son commandement secret, l'ordre d'exé-
cuter la reine d'Ecosse, ('et homme d'État, malheureux bouc émis^
saire, fut même condamné à une forte amende, qui le ruina, et à la
prison, qu'il subit pendant plusieurs années. Mais cette démonstration
n'égara pas l'opinion publique. Il resta constant qu'Elisabeth avait
voulu, en faisant mourir Marie Stuart, se venger d'une rivale qui l'a-
vait humiliée, et se débarrasser d'une ennemie qui servait de ralliement
136 HrSTOIllK DES JÉSUITES,
à tous les mécontents de son royaume et de prétexte à ses adver-
saires du continent. Ce qu'il y a de certain, ce qui peut jusqu'à un
certain point justifier la cruelle résolution d'Elisabeth, c'est que le
peuple anglais célébra par des réjouissances spontanées cette mort
qu'il regardait comme le terme probable des troubles qui agitaient
l'Angleterre presque continuellement.
La mort de Marie Stuart fut pourtant le signal de nouveaux efforts
tentés par tous les ennemis d Elisabeth. Le pape et les Jésuites essayè-
rent d(> j)ousser le roi d'Ecosse, fds de Marie Stuart, à venger la mort
de sa mère : mais celui-ci, qui s'était fait protestant pour rester roi
d'I^lcosse, se garda de se mettre mal avec Elisabeth, dont il espérait
devenir l'héritier. Alors les Jésuites s'adressèrent aux Irlandais, tou-
jours disposés à prendre les armes au nom de leur croyance proscrite.
Diverses révoltes éclatèrent dans ce malheureux pays, qui ne se sou-
mit que par épuisement et dans les dernières années du règne d'Eli-
sabeth. En 1601, les Espagnols, que les Jésuites avaient introduits en
Irlande, lors de la révolte du comte de Tyrone, en furent enfin chassés.
En même temps, le pape fulminait une nouvelle excommunication
contre Elisabeth. Le roi d'Espagne , Philippe H, furieux d'avoir été
joué par elle , lançait vers l'Angleterre sa fameuse Armada ; les princes
lorrains lui suscitaient d'autres embarras sur le continent, et au sein
même de son royaume s'ourdissait une conspiration qui avait pour
chef le comte d'Essex , favori de la reine. Le complot du comte en-
voya son auteur à l'échafaud ; la Hotte espagnole se brisa contre les
rochers de l'Angleterre , et les foudres papales contre l'affection des
Anglais pour leur reine : l'amour des peuples fut toujours le meilleur
bouclier des rois.
Elisabeth mourut en 1605; et la mort de cette grande reine ra-
nima les espérances des Jésuites, dont elle s'était montrée la constante
et implacable ennemie. L'avènement au trône d'Angleterre et d'Ir-
lande de Jac([ucs, roi d Ecosse, réunit enfin les trois parties du royaume
britannique. On sait que ce prince était fils de Marie Stuart. Les ca-
tholiques le virent donc arriver en Angleterre avec de grandes espé-
rances, quoiqu'il eût embrassé la Kéforme; mais ce n'était-là, ils le
IIISIOIUE DES JÉSUITES. 13Y
disaient, qu un vain masque dont son intérêt le forçait à se servir et
qu'il rejetterait loin de lui aussitôt qu'une occasion favorable se pré-
senterait : le fils de Marie Stuart, ne fùt-il même pas catholique comme
sa mère, ne pouvait du moins qu être favorable à ceux qui avaient été
les j)artisans, les amis de sa mère, à ceux qui pleuraient encore sa
mort cruelle après avoir maintes fois tenté de la venger !... Aussitôt les
fils de mille intrigues se renouent. Du séminaire des Jésuites anglais à
Kome, de celui de Reims (1), partent des ordres et des agents. Le
supérieur-général de la mission d'Angleterre , Henri Garnet, dont le
nom va bientôt conquérir une effroyable célébrité, reçoit le mot d'or-
dre de Rome et le transmet à ses subordonnés.
Les querelles qui avaient éclaté entre les prêtres catholiques anglais,
et dont l'esprit de domination des Jésuites pouvait revendiquer la
meilleure part, sont apaisées. Ces querelles eurent lieu parce que
les fils de Loyola voulurent s'arroger le gouvernement dictatorial de
l'Eglise catholique d'Angleterre, prétentions qui , soutenues par Gar-
net, Watson et leurs acolytes , admises par Rlack^ell, archiprêtre de
l'église souffrante, furent repoussées par les prêtres catholiques anglais
qui n'appartenaient pas à la Compagnie de Jésus. Mais l'intérêt commun
fait taire, du moins pour le moment, ces intérêts opposés et les réunit
en un seul faisceau, sauf à se diviser plus tard. Enfin , tout s'agite et
s'apprête pour un triomphe depuis si longtemps attendu.
On comprend de quelle rage durent être saisis les Jésuites lorsqu'ils
virent le fils de Marie Stuart, trompant leurs espérances, adopter et
suivre invariablement la conduite qu'avait tenue contre eux l'inflexible
Elisabeth. Jacques était un monarque indolent, qui se laissa toujours
gouverner par ceux qui l'entouraient; mais profondément égoïste, ce
prince, qui ne manquait pasd'ailleurs d'un esprit d'observation, s'était
convaincu qu'il ne régnerait en paix qu'en laissant l'Angleterre et
l'Ecosse marcher librement dans la voie de la Réforme. Jacques, dont
(1) Le séminaire de Reims avait succédé à celui de Douai, que le roi d'Espagne avait
donné aux Jésuites pour y élever de jeunes Anglais catholiques, et que la colère et la
vengeance populaire avaient détruit. Ce fut le cardinal de Lorraine qui créa le séminaire
de Reims.
II. 18
138 HISTOIRE DES JÉSLITES.
la mère était morte sous la hache du bourreau, dont le iils devait aussi
porter sa tète sur l'échafaud, Jacques avait juré de régner tranquille-
ment et de mourir en paix. Loin donc de se montrer favorable aux
Jésuites , il renouvela contre eux les ordonnances d'Elisabeth , et en
maintint la sévère exécution. Afin de prouver à ses sujets la sincérité
de son protestantisme , on le vit, soit ruse politique , soit zèle et con-
\iction, écrire en laveur des dogmes de l'église anglicane.
Les Jésuites jurèrent de se venger. Rassemblant autour de leur
haine tous les mécontentements politiques et religieux, ils essayèrent de
renouveler contre Jacques 1" les attentats qui tant de fois avaient me-
nacé la couronne et la vie même d'Elisabeth. Ils commencèrent par
contester la légitimité du roi qui ne voulait pas les admettre dans ses états.
Jacques Stuart était pourtant, au défaut des représentants de la ligne
masculine, l'héritier légitime du trône d'Angleterre, comme arrière-
petit-fils de la princesse Marguerite, fille aînée de Henry YIl , femme
de Jacques iV, roi d'Ecosse. 11 est vrai que le testament de Henry MU
excluait de l'héritage royal les membres de la ligne d'Ecosse. Mais
cet acte de bon plaisir royal pouvait-il faire loi ? jNous ne le pensons
pas. D'ailleurs, il est évident que la volonté de la nation anglaise avait
brisé souverainement l'acte du despote, en choisissant librement ou en
saluant avec joie l'avènement de Jacques Stuart. Mais les Jésuites s'in-
quiétaient peu au fond, comme on le pense bien, de la légitimité de
Jacques; tout ce qu'ils voulaient, c'était une étiquette spécieuse à
pouvoir attacher au brandon qu'ils se disposaient à jeter sur le foyer
endormi, mais non éteint, des incendies politiques. On chercha
donc quelqu'un à opposer à Jacques. Ce fut Arabelle Stuart, fille
du comte de Lennox, qui fut choisie. Elle était proche parente du roi
et descendait comme lui de Henry VH. Des mécontents embrassèrent
ses intérêts, qui pouvaient donner satisfaction aux leurs. Quelques
grands seigneurs et courtisans qui avaient à se plaindre du roi en-
trèrent aussi dans cette conspiration, qui réunit d'ailleurs les éléments
les plus opposés. Ainsi, on y vil s'associer des personnages politiques
disgraciés par Jacques 1" pour la part qu'ils avaient prise à la mort
de sa mère , comme Kaleigh et Cobham ; des puritains, comme lord
HISTOIRE DES JÉSLirES. 139
Grey; des catholiques, comme Clarkc; des libertins et des athées,
comme BrokeetCopley; enfin des individus (jui n'étaient rien du tout,
comme sir (irillin Markliam. Le Jésuite Watson était la cheville ou-
vrière de ce complot, et c'était lui qui lui avait donné une cohésion
singulière eu égard aux j)arties constituantes. Suivant De Thou, et
ceci paraît présumable lorsqu'on sait que les Jésuites lurent les me-
neurs de cette affaire, les conspirateurs avaient des rapports avec Phi-
lippe II et espéraient en être soutenus. Leur intention était de marier
Arabelle Stuart avec le duc de Savoie. Suivant l'historien que nous
venons de citer, ce qui fit découvlir la conspiration fut que Kaleigh,
à l'instant où elle allait éclater, et comme il partait pour aller se mettre
à la tôte des conspirateurs, dit d'un air sombre et agité à sa sœur, qu'il
aimait beaucoup, ((de prier Dieu pour qu'il revînt de l'endroit où il
allait.» La sœur de Raleigh fit part à quelques personnes des singuliers
adieux de son frère, qu'elle croyait engagé dans quelqu'un des duels si
communs à cette époque. Mais, ceux qui connaissaient Raleigh se di-
rent que ce n'étaient pas les conséquences d'un duel qui pouvaient
l'impressionner aussi vivement qu'il avait semblé l'être. Le bruit
de tout cela parvint jusqu'à la cour, d'où Raleigh était pour ainsi dire
banni , et où son caractère entreprenant et ferme dans ses résolutions
le faisait redouter. On l'arrêta immédiatement, sans autre preuve.
Les autres conspirateurs furent également mis en prison et leur procès
s'instruisit rapidement. On obtint de la plupart des accusés des con-
fessions qui prouvèrent la réalité de la conspiration : lord Cobhara
seul fit des aveux complets. La conspiration avait été découverte en
juin 1603; aumoisde novembre suivant, aprèsdes débats qui furent fort
animés, un jugement intervint portant peine de mort contre Clarke,
Watson, Broke, frère de lord Cobham, contre ce révélateur lui-même,
ainsi que contre lord Grey et Griffin Markham. Raleigh obtint de
n'être condamné qu'à une prison perpétuelle. Le Jésuite Watson fut
exécuté, ainsi que Glarke, le 29 novembre, et Broke le 5 décembre.
Cobham, Grey et Markham furent conduits à l'échalaud, le 7 décem-
bre, au château de Winchester, où se tenait alors la cour, chassée de
Londres par une maladie pestilentielle. A linstantoù Markham, qui
140 HISTOIRI-; DES JÉSUITES,
(levait ôtre exécuté le premier, posait la tête sur le fatal billot, et que
le bourreau levait déjà sa hache, le shériff' du Hampshire arrêta le bras
de l'exécuteur, sur un ordre du roi, apporté par un huissier du palais.
La même chose se répéta pour les deux autres condamnés; enfin, après
qu'on les eut fait passer ainsi par cette effroyable épreuve, le shériff"
leur annonça que le roi leur faisait grâce.
On a dit que ce com|iIot, qui coûta la vie à trois personnes, avait été
imaginé par le ministre du roi Cécil, qui voulait se rendre de plus en
plus nécessaire, et qui désirait en outre se défaire de ses anciens amis,
tels que Raleigh , devenus ses ennemis mortels. Cependant, il paraît
certain que Raleigh, homme d'ailleurs des plus remarquables, furieux
de se voir tombé dans la disgrâce de Jacques, qu'il avait contribué à
faire monter sur le trône d'Angleterre , cherchait les moyens de s'en
venger. Sully, qui était à cette époque ambassadeur d'Henri lY au-
près de Jacques 1"', sous le nom de marquis de Rosny, nous apprend
dans ses Mémoires que Raleigh lui avait fait secrètement offre de ses
services. Cobham l'accusa formellement. Ajoutons néanmoins qu'un
historien anglais, David Hume, lui-môme, ne semble pas convaincu de
la complicité de Raleigh dans la conspiration, dont il rejette, du reste,
tout l'odieux sur les Jésuites.
Ces derniers ne tardèrent pas à essayer de prendre de leur récente
défaite une vengeance éclatante , et telle que l'histoire en offre peu
d'aussi effroyable. jNous voulons parler de la fameuse Conspiration
des poudres. Cet événement extraordinaire étant le point capital de
l'histoire du Jésuitisme dans la Crande-Rretagne , nous avons cru de-
voir donner un certain développement à cette i)artie de notre récit.
Dans les derniers jours d'octobre 1605, à la brune, un homme soi-
gneusement enveloppé dans un manteau, et qui semblait cheminer
avec précaution le long des rues de Londres , évitant soigneusement
les plus fréquentées et choisissant les plus obscures, s'en fut frapj)er à la
porte d'une maison située tout près du palais de Westminster. Cette
maison assez grande, mais fort délabrée, semblait n'avoir pas d'habi-
HISTOTRK DES JÉSLllTES. IVl
(ants. Aucun l)iuit, aucuiu'! lumière ne passaient à travers les diverses
ouvertures soigneusement closes. Noire et silencieuse, cette demeure
étrange formait un contraste frappant avec Westminster, cpieles prépa-
ratifs pour la j)rochaine ouverlureduParlement, remj)lissaientde lueurs
plaisantes et de joyeux fracas. (Cependant, à peine l'homme dont nous
venons de parler se fut-il approché, en rasant le mur de la porte d'en-
trée, sur laquelle il promena ses doigts d'une manière cadencée, qu'une
sorte de guichet grillé s'ouvrit, et un dernier reflet du jour, perdu dans
l'atmosphère brumeuse et enfumée du ciel de Londres , fit étinceler
par cette ouverture étroite l'œil défiant d'un homme et le canon me-
naçant d'un pistolet. Quelques mots furent échangés à voix basse à
travers le guichet, qui bientôt se referma. Alors, la porte elle-même
s'ouvrit sans bruit et à moitié seulement, et 1 homme du dedans livra
passage à l'homme du dehors ; après quoi la maison fut de nouveau
soigneusement close et redevint silencieuse comme le tombeau.
L'arrivant suivit, sans prononcer une parole, son interlocuteur qui
le mena dans une salle basse et humide dans laquelle se tenaient onze
individus qui paraissaient engagés dans une vive discussion, quoiqu'ils
ne parlassent qu'à voix basse. A l'arrivée de 1 homme qui venait d'être
introduit par un d'eux, tous se levèrent avec un regard de défiance,
quelques-uns même portaient la main sur les armes dont chacun était
largement pourvu. Mais ces symptômes menaçants se dissipèrent aussi-
tôt que l'arrivant eut laissé tomber le manteau qui le couvrait.
— Le Père Oswald Tesmundl... s'écrièrent les onze personnages
avec joie, en entourant ce dernier.
— Moi-même , mes chers frères ; le pauvre et persécuté fils de
l'Église catholique; le religieux abhoré de la Compagnie de Jésus!.,
ou, si vous le préférez, le digne master Greenwill, épiscopal modéré
et, au besoin, puritain farouche! Que Dieu fasse expier aux ennemis
de son saint nom tous les mensonges auxquels ils me forcent d'avoir
recours !
— Soyez le bien venu ! mon Père , dit en s'avançant un des hom-
mes qui entouraient alors l'arrivant; deuv fois le bien veu'i , si vous
nous apportez de bonnes nouvelles.
1/^2 HISTOIRE DES JÉSUITES.
— ïlclas! non, mon cher fils. Nos frères de France ne peuvent rien
faire pour nous; nos frères d'Italie n'osent pas. Quant à sa majesté
catholique, le roi d'Espagne et des Indes, elle a déclaré franchement
qu'elle ne ferait rien |)our nous. La malheureuse Eglise catholique
d'Angleterre ne doit plus compter que sur le zèle de ses propres en-
fants.
— Du moins, elle peut y compter, mon Père; le monde entier en
sera témoin... Mais avez-vous vu le Révérend Père Garnet? iXous es-
périons qu'il viendrait cette nuit.
— iNotre digne supérieur-général a jugé qu'il ne serait pas prudent
à lui de sortir en ce moment de sa retraite; trop d'intérêts et de trop
graves intérêts sont remis entre ses mains, pour qu'il s'expose de sa
personne, sans nécessité ahsolue. Il m'a délégué à sa place, le Père
Gérard devant partir cette nuit même pour le continent, où notre
supérieur-général l'envoie en mission.
Il y avait une nuance d'ironie dans la voix de celui qui prononça
ces paroles ; et ceux auxquels il les adressait semblèrent pour la plu-
part la saisir, quelque adoucie qu'elle fût.
— Je vous l'avais bien dit, murmura à l'oreille de l'individu qui
semblait présider la réunion un homme à l'air farouche, aux longues
moustaches grisonnantes , à la figure couverte de cicatrices ; tous ces
moines se ressemblent!..
— Silence, mon cher FaAvkes! et un mot à l'oreille : les bons
Pères sauteront le fossé avec nous, ou ils tomberont dedans; je me
suis arrangé pour cela, fiez-vous-en à moi!
— A la bonne heure, morbleu!...
— Eh bien, mes chers fils, reprit alors celui que l'on avait appelé
le Père Oswald Tesmund, l'heure actuelle est copvenable pour la cé-
lébration des saints mystères, dont vous ne pouvez plus jouir désor-
mais qu'en secret, à la dérobée, au prix de mille dangers, tels que les
premiers chrétiens dans les catacombes de Rome! Unissez-vous donc
à moi d'esprit et d'intention pour que le saint sacrifice soit agréable au
Très-Haut, comme le fut jadis celui d'Abel, et appelle les sourires des
anges et la bénédiction du ciel sur nous, en même temps que la fou-
HISTOIRE DliS JÉSUITES. 143
dre céleste et la malédiction éternelle sur nos persécuteurs, ces Caïns
altérés de sang!...
L'individu qui venait de prononcer ces paroles se dirigea en ce
moment vers une sorte de réduit qui semblait creusé dans la muraille,
et que fermait une porte à coulisse, alors remplacée j)ar une haute
portière en drap noir, mais ayant une croix de satin blanc au centre.
L introducteur du Père Oswald ïesmund le suivit dans la cachette,
qui s'éclaira aussitôt. Au bout de quelques minutes, pendant lesquelles
les autres individus s'étaient placés eu demi-cercle devant le réduit, la
portière de drap fut tirée et laissa voir un petit autel devant lequel un
prêtre se tenait en habits sacerdotaux. Une messe fut rapidement célé-
brée. Après la consécration, le prêtre s'arrêta et se tourna vers ceux
qui suivaient à genoux les phases du grand mythe chrétien, il tenait
en main une assiette d'argent sur laquelle il venait de déposer douze
hosties consacrées. 11 semblait attendre. A cet instant, celui qui pa-
raissait le chef des individus rassemblés dans la maison se leva et s'ap-
procha du prêtre.
— Que demandez- vous? dit alors ce dernier.
— Le corps et le sang de celui qui se laissa sans murmure étendre
et clouer sur une cioix infâme afin de sauver le monde.
— Ltes-vous prêt à souffrir pour lui, comme il a souffert pour
vous?
— Je suis prêt !
— A souffrir, à mourir en silence?...
— Je suis prêt !
— Sans même crier, si le supplice arrive, au lieu du triomphe,
«Mon Dieu, pourquoi m'avez-vous abandonné? » —
— Je suis prêt !...
— Recevez donc le corps et le sang de celui qui mourut sans se
plaindre, parce que telle était la volonté de son père.
Et le prêtre donna alors l'hostie à l'homme qui s'était agenouillé
de nouveau. Les onze autres individus s'approchèrent les uns après les
autres, reçurent les mêmes demandes, y firent les mêmes réponses,
et communièrent à leur tour. Un de ceux-ci, en répondant au prêtre,
lii HISTOIRE DES JÉSUITES.
fut agité d'un rapide frémissement et devint fort pâle. L'homme au-
quel on venait de doimer le nom de Fawkes fit remarquer cette cir-
constance à celui qui paraissait le chef de la réunion : ce dernier ne
répondit qu'en levant les épaules. Ce fut le seul symptôme — et on voit
combien il eût laissé d'incertitude — qui eût pu faire soupçonner à un
observateur attentif que la réunion de ces douze hommes avait pour
motif autre chose que la célébration d'une messe suivant le rite
romain. Les paroles du prêtre étaient calculées de manière à faire sup-
poser qu'elles ne s'adressaient au zèle de ceux qui l'entouraient que
dans les limites reconnues de la religion ; et les réponses à ses ques-
tions, les moindres paroles des interlocuteurs du Père Oswald ïes-
mund se formulaient soigneusement d'après la même précaution at-
tentive. Jamais pourtant ne fut conçu, et sur le point d'éclater, un
complot plus vaste, plus effroyable, que celui qui réunit ces douze
hommes, que celui pour la réussite duquel un prêtre sacrilège vient
de célébrer la messe, celui qui est resté dans la mémoire des hommes
sous le nom de Conspiration des poudres.
— Ile, missa est ! prononce avec énergie le célébrant, qui, déposant
ses habits sacerdotaux et reprenant son déguisement, se retire après
avoir béni les douze conjurés. Ce prêtre, nous l'avons dit, se cachait à
Londres sous le nom de Greenwil, et se faisait passer tantôt pour un
patron de barque écossais, tantôt pour un vieux soldat des guerres des
Pays-Bas ; mais son nom véritable était Oswald Tesmund : et c'était
un Jésuite anglais. Le Père Tesmund était le lieutenant, le Socius,
l'espion de Carnet le supérieur-général de la Mission d'Angleterre.
— Dieu nous soit en aide ! ont répondu les conjurés d'une voix
sombre, mais ferme, en portant la main à leurs armes. Ces douze
hommes étaient Robert Catesby, gentilhomme de bonne famille, et fort
considéré, qu'un zèle exalté pour sa rehgion proscrite avait amené à
concevoir son horrible comj)lot ; Thomas Piercy, jeune débauché, de
la famille du comte de Northumberland ; Thomas Winter, qui avait
souffert pour sa croyance ; Guy Fawkes, soldat féroce, ancien offi-
cier au service de l'Espagne ; Francis Tresham, et Ambroise Rook-
wood, jeune gens qui avaient été amenés à faire partie du complot par
nîSrOTRK DKS .Tl':SllT'rF<]S. U5
rasccrulant qu'evcrçnit sur cu\ (iatcsl)y, l(; clier des rons|)iralours;
Robert Winlcr, IVère de Tomoii Thomas; le chevalier Kvcrard Digby,
homme fort distini;iié qui avait joui de la confiance particidièrc d'f'^li-
sabelh, suivant Jlume; Uobcrt Kcies, (ihristophe Wright, John
Grant, et enfin Tom Bâtes, valet de Catcsby, Belcs ayant eu soup-
çon de ce que tramait son maître, celui-ci avait alors jugé à pro-
pos de le faire entrer dans la conspiration, 11 parait que Bâtes recula
d'abord devant l'horreur que lui inspirait le complot, ainsi que devant
la crainte du danger que son insuccès devait attirer sur les conspira-
teurs : mais il savait son maître d'une énergie assez froidement calcu-
latrice pour sacrifier un homme à la réussite de son projet : d'ailleurs
(iatesby chargea, dit-on, le Père Oswald Tesmund de rassurer l'àme
timorée de Iktes, qui, par les leçons d'un pareil professeur de morale,
ne tarda pas à en venir au point où son maître le voulait.
Or voici quels étaient les projets de Catesby et de ses complices.
Dès les dernières années du règne d'Elisabeth, Robert Catesby,
catholique fervent, mais probablement aussi désireux de rétablir un
ordre de choses qui lui permettrait de prendre une place que son éner-
gie incontestable et ses talents reconnus méritaient, avait résolu de se
consacrer à la cause catholique. l\ se mit dès lors en relations intimes
et suivies avec les Jésuites. l\ paraît que, d'accord avec le Père Car
net, chef des Jésuites de l'Angleterre, Catesby voulut d'abord avoir
recours à une intervention étrangère : Robert Winter passa en Espa-
gne, et par la recommandation d'x\rthur Creswell, Jésuite influent
dans les conseils de Castille, fut présenté à Philippe II, comme repré-
sentant des seigneurs catholiques anglais; ceux-ci, par l'organe de
leur envoyé suppliaient le roi d'Espagne de leur venir en aide, pro-
mettant de prendre les armes aussitôt que paraîtrait une armée espa-
gnole. Philippe II sembla d'abord très-disposé à faire ce qu'on lui de-
mandait ; il nourrissait toujours l'espoir de prendre sa revanche de la
défaite de sa fameuse Armada. Aussi dit-on qu'il promit à Winter
des troupes et de l'argent. Sur ces entrefaites, Elisabeth mourut.
Aussitôt, de nouveaux émissaires partent d'Angleterre pour supplier
Philippe II de tenir sa promesse, en profilant de la circonstance. Les
II. 19
IVO HISTOIRE DES JÉSUITES.
Jésuites anglais dépêchent Christophe- Wright; ceux de Flandre, Guy
Fawkes. Catesby s'assure de complices prêts à prendre les armes au
premier signal : le général des Jésuites intrigue ; le pape fait enten-
dre secrètement les ordres du ciel ; mais Philippe II a changé d'avis ;
il renonce à toute idée d'expédition en Angleterre, et envoie un am-
bassadeur au successeur d'Elisabeth. Les Jésuites i'urieux, mais esjié-
rant ramener l'occasion qui leur échappait, n'eussent pas mieux de-
mandé que de rentrer paisiblement dans leurs retraites ; (Catesby en
avait décidé autrement. Il prétendit qu'on était trop avancé pour re-
culer ; que d'ailleurs, les circonstances étaient ravora])les aux conspi-
rateurs, et qu'un coup énergique et frappé à propos pouvait tout
réparer : ce coup, il se décida à le frapper.
Le premier individu auquel il s'ouvrit de ses projets fut Thomas
Piercy, qui les adopta sans balancer. Tiiomas Winter, Wright et
(irant furent ensuite initiés. Alors Catesby tlt revenir de Flandre
Fawkes, qu'il regardait et qui se montra en effet comme son aveugle
instrument. Avant de s'ouvrir entièrement à ces cinq premiers com-
plices, Catesby les réunit dans une maison louée i)ar Piercy, sur l'avis
de Catesby, près de Westminster ; là, le Père Carnet célébra une
messe, et communia les six conjurés, qui jurèrent, sur l'hostie, de se
garder rigoureusement le secret les uns aux autres et de ne révéler
jamais, ni directement ni indirectement, ce qu'on allait leur commu-
niquer ; en outre, Catesby fit prêter à chaque conjuré le serment de
ne point se désister de l'entreprise sans le consentement de ses com-
plices. Alors Catesby leur exposa ses plans.
— Le Parlement va s'assembler, dit-il; le roi, la reine et leur fils
aîné, le prince de Galles, se trouveront à l'ouverture ; c'est-à-dire que
dans un même édifice seront réunis tous les principaux ennemis de la
foi catholique. INe regarderiez-vous pas comme certain le triomphe de
notre Église persécutée si tous ceux-là qui entreront à Westminster
n'en devaient plus sortir?
— Sans doute, répondit-on à Catesby ; mais ce résultat, comment
l'obtenir?
— Snivez-nrioi, répondit simplement Catesby, qui conduisit alors
HISTOIRK DES JESUITES. • Va
ses amis dans un petit jardin entouré de murailles qu'on semblait avoir
fraîchement exhaussées et qui ne permettaient à aucun regard curieux
de pénétrer dans l'enceinte ainsi close, à moins qu'il n'eût été dirigé
du faîte du palais de Westminster dont on apercevait à peine les gi-
rouettes dorées. Calesby marcha vers un endroit du jardin où l'on
avait planté une petite croix de bois grossièrement travaillée, et dit
d'une voix lente et ferme, mais très-basse, en montrant l'emblème
sacré du christianisme :
— Si, au lieu de cette croix de bois, un bon outil de mineur atta-
quait le sol et le fouillait incessamment avant que le Parlement s'as-
semble, il y aurait, sous la salle même de ses séances, une mine de
pratiquée. Supposez maintenant, messieurs, que cette mine fut rem-
plie d'une certaine quantité de poudre, et qu'à un instant favorable
on y jetât une mèche allumée ; ne croyez-vous pas, dites-moi, que
tous les ennemis de l'Eglise catholique entrés dans Wesminster ne
devraient plus en sortir, ou n'en sortiraient que comme sort un ca-
davre de la maison mortuaire ?
Il y eut un instant de silence, pendant lequel on eût pu entendre le
bruit de quatre respirations oppressées ; Guy Fawkes seul semblait avoir
reçu tranquillement l'effroyable confidence. Loin qu'il eût pâli,
comme les quatre autres conspirateurs, sur son visage bronzé une
teinte rouge avait passé, et dans ses yeux d'un gris-clair, ombragés
par d'épais sourcils ardents, un éclair avait brillé. 11 avait arraché la
croix de bois plantée en terre, et après l'avoir pieusement baisée, il
disait en se servant de la branche principale comme d'une pioche :
« Hé! voici un sol qui ne donnera pas beaucoup de mal à nos outils ! »
Comme on le voit, le plan de Catesbv, s'il était atroce , était du
moins fort simple : il faisait sauter le palais de Westminster à l'instant
où le roi , la reine et l'héritier de la couronne ouvriraient le Parle-
ment. Le duc d'\ork, que sa grande jeunesse empêchait d'assister à la
séance royale, devait être assassiné. La famille royale, les ministres et
tous les grands seigneurs protestants étant ainsi mis à mort, les catho-
iques, prêts à tout, devaient se lever et redevenir les maîtres; chose
qui serait ais^ée au milieu de la stupeur que répandrait une pareille
1V8 . HISTOIRE DES JÉSUITES.
catastroplic et rendue plus facile encore par la précaution que devaient
prendre les conjurés de s'emparer de la seule personne survivante de la
lamille royale, la jeune princesse Elisabeth, qui était élevée chez lord
llarrington, dans le comté de Warwick, et dont un des conspirateurs
s'emparerait à l'heure où éclaterait la mine.
Cette mine fut commencée dans la nuit du 11 décembre IGOi.
Tant qu'on n'eut affaire qu'au sol du jardin, le travail fut facile et
avança rapidement. Mais, quand on arriva au mur de Westminster, il
fallut attaquer avec de mauvais outils un massif de maçonnerie solide
de plus de cinq pieds d'épaisseur. Or, l'assemblée du Parlement, con-
voqué déjà Tannée précédente, devait avoir lieu au mois de février.
Le temps pressait donc, et les conjurés commençaient à craindre de
ne pouvoir terminer leur mine à temps, lorsqu'ils apprirent que le
Parlement était de nouveau prorogé au mois de septembre. Ils con-
tinuèrent donc leur travail avec un nouveau courage. Afin d'être
moins remarqués, les travailleurs sortaient rarement. Ils avaient fait
des provisions à cet effet. Craignant encore d'être découverts, tandis
qu'ils creusaient leur mine, ils s'étaient munis d'armes, avec la ferme
résolution de se défendre jusqu'à la dernière extrémité ; mais ils ne fu-
rent pas mis à cette épreuve. Ils eurent un jour cependant une
grande inquiétude : le mur qu'ils attaquaient était presque percé, lors-
qu'ils entendirent un bruit de voix venant de l'autre côté. Déjà les
conjurés se croyant découverts étaient sortis précipilament de la mine,
et, laissant leurs outils de pionniers, prenaient leurs armes de soldats,
lorsque Fawkes, qui s'était hasardé à passer la tête par une ouverture
de la muraille, revint avec une joie extrême leur apprendre que le bruit
qu'ils avaient entendu provenait d'une cause qui n'avait rien d'in-
quiétant et qui , au contraire, pouvait aider à leur projet : au delà du
mur qu'ils trouaient existait une cave située sous la Chambre des
Lords. Cette cave avait été louée à un marchand de charbon qui ve-
nait de mourir; et c'était le bruit qu'on faisait en enlevant ce combus-
tible qui avait alarmé les consjjiratcurs. Sur-le-champ , Piercy sortit
et alla louer celte cave, dans laquelle Catesby fit bientôt trans-
porter par la tranchée terminée alors, vingt barils de poudre (jii il
HISTOIRE DES JÉSUITES. iV'J
avait pu se procurer. (Icci eut lieu dans la Semaine-Sainte de celle
année ; et on doit se dire que c'était là pour de fervents catholi-
<pies une assez, singulière manière de se préparer à la j)A(pio; (pie ne
j)eut faire excuser non-seulement, mais encore f^lorilier, l'esprit du
fanatisme religieux! D'ailleurs, les conjiu'és s'étaient mis l'esprit en
repos de ce côté. Un d'entre eux avait été saisi d'un scrupule assez
extraordinaire : comme parmi les membres du Parlement que l'explo-
sion de la mine devait faire périr il se trouvait encore quelques sei-
gneurs catholiques, Thomas Winter se demanda si lui et ses amis ne
pécheraient pas en les enveloppant dans l'arrêt qui devait frapper les
hérétiques. Dans la crainte que ce scrupule purement religieux n'ar-
rêtât ses projets si bien en train , Catesby déféra aux Jésuites initiés
au complot ce singulier cas de conscience, qui fut bien vite levé,
comme on le pense et comme s'y était bien attendu Catesby.
Ce dernier, ])endant ce temps, et en attendant l'ouverture du Par-
lement anglais, s'occuj)ait à recruter de nouveaux membres à la con-
juration. Suivant nous, on doit y ajouter les Jésuites Tesmund, Gérard
et Henri Carnet leur supérieur. Huit autres individus furent encore
initiés, soixante autres reçurent en outre la confidence de se tenir prêts
à seconder un mouvement en faveur du catholicisme. Le secret fut
bien gardé par tous. Chaque fois qu'il se donnait un nouveau com-
plice, Catesby avait soin de l'enchaîner par un serment fait sur la
sainte hostie, qu'un des Jésuites que nous avons nommés donnait de
sa main à l'initié, après avoir célébré une messe. Une dernière fois,
et près de l'heure de l'exécution, Catesby recourut encore à ce
moyen, ainsi qu'on l'a vu lorsque ce récit a commencé. L'ouverture
du l*arlement avait été de nouveau reculée jusqu'au mois de novem-
bre. La mine était prête ; on y avait encore apporté de nouveaux ba-
rils et tonneaux qui portèrent le terrible dépôt à trente-deux barils
et à quatre tonneaux. La quantité était plus que suffisante pour faire
sauter, lors de l'explosion, le palais de Westminster. En attendant
l'heure de l'effroyable catastrophe, Catesby, afin d'éveiller moins le
soupçon, dispersa ses complices en diverses directions. Fawkes passa de
nouveau en Flandre, où il s'entendit avec les Jésuites Slanley et Owen,
150 HISlOlllE DES JÉSUITES.
qui devaient, aussitôt que le complot aurait éclaté, en avertir Phi-
lippe II, et presser le départ d'une armée espagnole, ce que ce mo-
narque n'hésiterait plus à faire alors. En même temps, le Père Carnet
expédiait au général de son Ordre sir Edmund Baynham.
Vers la fin d'octobre 1605, Catesby réunit de nouveau ses com-
plices autour de lui, et, comme on l'a vu, lia les onze principaux
par un nouveau serment dont la sainteté fut pour ainsi dire con-
sacrée par la célébration d'une messe dite par le Père Oswald Tes-
mund, et par la communion. Cette nuit même, Catesby prit ses der-
nières mesures, et distribua tous les rôles. Digby partit pour le comté
de Warwick, afin de s'emparer de la princesse Elisabeth, fdle de Jac-
ques I". Un autre fut chargé de se défaire du jeune duc d'York. Ca-
tesby et le reste des conjurés demeurèrent à Londres pour attendre
l'événement et en tirer les conséquences qu'ils espéraient.
Tout était prêt; rien ne retardait plus désormais la catastrophe que
les jours qui devaient s'écouler encore jusqu'à l'ouverture de la séance
royale ; lorsque le soir du samedi, ^8 octobre, un des membres du
Parlement, lord Monteagle, reçoit une lettre sans signature qu'un in-
connu a remise à son valet de chambre, sans vouloir dire qui l'envoie,
et dont il n'a pas voulu attendre la réponse. Cette lettre était ainsi
conçue :
(( Milord,
» L'affection que je porte à quelques-uns de vos amis m'engage à
» veiller à votre conservation. Si la vie vous est chère, faites en sorte
» de trouver quelque excuse qui puisse vous dispenser de paraître au
» Parlement ; car Dieu et les hommes ont résolu de punir bientôt
» l'impiété de ce siècle. Ne méprisez pas cet avis ; mais retirez-vous
» au plus tôt dans vos terres, oîi vous pourrez attendre sans danger le
» grand événement. Quoiqu'il ne paraisse au dehors aucun mouve-
» ment, soyez sûr qu'un coup terrible sera frappé bientôt , sans que
» ceux sur lequel il tombera puissent seulement voir d'où il part.
» Cardez-vous de négliger l'avis que je vous donne ; si vous le suivez,
» il vous sera bien utile, sans pouvoir vous nuire aucunement ; car le
HISTOIRE DES JÉSUITES. 151
» danger passera en aussi peu de tein[)s que vous en mettrez à brûler
» cette lettre. J'espère que vous en ferez bon usage; je le demande à
)) Dieu, que je prie devons couvrir de sa sainte protection (1) I j)
Lord Monteagie fut étrangement surpris et embarrassé à la lecture
de cette lettre. Il fut d'abord tenté de la regarder comme une mystifi-
cation, (cependant, il se dit que si elle reposait sur quelque base, ou
que seulement quelque mouvement eiit lieu, sa qualité de catlioliijue
pouvait, grâce à cette lettre, le fiiire impliquer dans un procès politi-
que dont il aurait bien de la peine à se tirer. Il jugea donc qu'il était
prudent à lui d'aller remettre l'écrit au ministre du roi. Cécil, récem-
ment créé comte de Salisbury, et qui dirigeait toujours les affaires de
l'Angleterre, pensa ou parut penser que ce n'était là, en effet, qu'une
mauvaise plaisanterie, destinée à effrayer lord Monteagle. Nous disons
qu'il parut penser ceci ; car plusieurs ont pensé que le rusé homme
d'état avait jugé à propos, dans l'intérêt de sa position, de laisser à
son maître tout l'honneur de découvrir une conspiration dont on a
même prétendu qu'il connaissait tous les détails avant qu'il en eiit dit
un mot à Jacques I". Quoi qu'il en soit, Jacques prit l'alarme; on sait
que la bravoure n'était pas le fort de ce monarque, si différent de ses
ancêtres. Son intelligence était du moins digne de sa haute position.
D'après les expressions de la lettre : « Un coup lejTible qui frappera
sans qu'on sache cVoù il pari ; un danger qui passe aussi vile qu'on
brûlera la leltre qui le signale, « lui firent croire que l'on désignait
ainsi les effets de la poudre et d'une mine. Le comte de Suffolk,
lord-chambellan, reçut l'ordre de visiter toutes les votâtes qui régnaient
sous la partie de Westminster où se rassemblaient les deu.v chambres,
et toutes les caves mêmes qui existaient autour de l'enceinte du palais.
11 fut arrêté en conseil qu'afin de ne pas donner l'alarme aux auteurs
du complot, s'il en existait un, et pour ne pas effrayer inutilement le
peuple anglais, en cas qu'il n'y eût rien de sérieux au fond de tout
(1) David Hume, Histoire de la maison de Stuart, règne de Jacques I'^". J. A. De
îliou, Histoire universelle, livre CXXXV, etc., etc.
Uemarqunns que De Thou se fait aussi l)ien que l'historien anglais l'accusateur des
Jésuites qu'il regarde corume les complices de Catesby.
152 HISTOIRE DES JÉSIITES.
cela, le I()rd-chaml)cllan ne ferait cette visite que la veille de la
séance royale, et de nuit. Les conspirateurs n'eurent, en effet, aucun
soupçon que leur projet fut ainsi éventé.
Le 8 novembre donc, le comte de Suffolk, suivi d'une escouade
de gardes, descendit dans les caveaux de Westminster, guidé par
Winhyard, concierge du palais. Le grand-chambellan étant arrivé
à la cave où les conspirateurs avaient placé leurs barils de poudre,
Winhyard observa qu'il était bien extraordinaire que le locataire de
cette cave, qui n'habitait que rarement Londres, eût fait une telle pro-
vision de bois et de charbon ; car Robert (latesby, pour cacher les ton-
neaux de poudre, avait fait entasser, par-dessus et tout autour, des bû-
ches, du charbon et de la tourbe.
— Eh! quel est le nom de l'individu à qui est loué ce caveau? de-
manda le grand-chambellan, sans attacher beaucoup d'importance à sa
question. Le concierge de Westminster répondit qu'il se nommait sir
Thomas Piercy.
— Un parent du comte de Northumberland, je pense ?
— Oui, milord , répondit un huissier du palais qui avait suivi le
grand-chambellan, et auquel ce dernier avait adressé cette question.
— Et sans doute un fervent catholique comme le chef de sa
maison?
— On l'assure, milord, répondit encore l'huissier royal.
— Et vous dites, maître Winhyard, que cette cave est justement
située sous la chambre des lords?
Le concierge de Westminster répondit affirmativement, et le comte
de Sullolk, <[ui paraissait depuis un instant préoccu|)é d'une idée sé-
rieuse, et qui semblait chercher à sonder du regard les coins et re-
coins les plus obscurs du caveau, ordonna tout à coup à (iuel([ues-uns
des gardes venus avec lui qui portaient des lanternes, de s'approcher,
et d'éclairer une sorte de réduit praticpié dans l'épaisseur d'une pile
de grosses bûches. Dans ce coin, à la lumière des lanternes, on aper-
çut un homme qui, se voyant l'objet d'une sorte d'inquintion, se mit
aussitôt à remuer et à arranger la provision de combustibles, tout en
chantonnant entre ses dents, avec un air de parfaite indifférence. Le
HISTOIRE DES JÉSUITES. 1o3
grnnd-cliamhcllan lui ayant demandé comment il se nommait, ([ui il
était, et ce (|u'il Taisait là à cette heure de nuit, l'individu interrogé
répondit sans se troubler, et avec une sorte de naïveté bourrue : Qu'il
s'appelait Johnson, était domestique de sir Tiercy, locataire de la cave
et d'une maison voisine, dont son maître l'avait constitué gardien en
son absence ; et qu'il était descendu dans le caveau pour mettre en
bon ordre la provision de combustibles dont il avait fait empiète pour
les besoins de sir Piercy 1
Pendant que cet homme faisait cette réponse, le comte de Suffolk
l'e.vaminait avec attention : le prétendu domestique de sir Piercy por-
tait des vêtements conformes à la j-osilion qu'il indiquait comme la
sienne ; cependant, il y avait dans ses yeux, dans son attitude, dans
toute sa personne, quelque chose de fier et de farouche qui semblait
donner un démenti à l'humilité de ses paroles. La figure de cet indi-
vidu était surtout remarquable par une expression d'énergie peu com-
mune, encore augmentée par de nombreuses cicatrices qui achevaient
de donner un caractère presque effrayant à la physionomie du prétendu
domestique. D'ailleurs, le lord-chambellan avait vu ou cru voir un in-
stant dans les sombres regards de cet homme une expression d'effroi,
bientôt remplacée par une résolution qui allait jusqu'à l'égarement.
Mais, soit qu'il craignît de se tromper, soit qu'il redoutât de provoquer
un acte désespéré de la part du prétendu Johnson, le comte de Suffolk
sortit du caveau sans rien dire ; mais il se hâta d'aller faire part de ses
soupçons au comte de Salisbury et au roi. Ce dernier fut si vivement
frappé du rapport que lui fit le grand-chambellan, qu'il voulut qu'on
retournât de suite à la cave, et qu'on examinât attentivement si elle ne
recelait pas autre chose que du bois et du charbon ; ordre était aussi
donné de s'assurer de la personne du domestique, réel ou supposé, de
sir Piercy.
Ce fut sir Thomas Rnevet, juge de paix, qu'on chargea de cette
nouvelle perquisition qui fut exécutée, rapidement et secrètement, vers
le milieu de la nuit. A la porte de la cave, sir Thomas Knevet se
heurta contre un homme qui fut reconnu j)ar Winhyard, le concierge
de A\ estminster, lequel accompagnail oncote le juge de paix délégué,
II. 20
154 HISTOIRE DES JÉSUITES,
pour le même iîuliMdu qui se prétendait domestique de sir Thomas
Piercy et gardien de la propriété de celui-ci. Sir Thomas Knevet or-
donna à ses constables de se saisir de cet homme, ce qui fut fait mal-
gré la résistance désespérée du prétendu Johnson. Dans la lutte, un
poignard et un pistolet tombèrent de dessous les vêtements de l'indi-
vidu arrêté, et l'on vit ensuite qu'il était botté et éperonné comme un
homme qui se dispose à entreprendre un voyage ; ceci devait naturel-
lement paraître suspect, surtout eu égard à l'heure. On fouilla le pré-
tendu Johnson avec sévérité, mais on ne trouva rien sur lui, qu'un
morceau d'amadou, trois mèches incendiaires, et un chapelet.
Pendant ce temps, sir Thomas Knevet était entré dans la cave, et
faisait remuer par ses gens les combustibles de toute espèce qui l'en-
combraient. Un grand cri poussé par un des constables rassembla
toute l'escorte avec son chef autour d'un des travailleurs qui montrait
alors, à la lueur d'une lanterne, qu'il venait de retirer vivement, un
petit baril qu'il avait ouvert et qui était plein de poudre.
— Oui, cherchez bien, dit une voix sombre qui se fit entendre
alors, ch(>rchez bien, vous n'avez encore trouvé que le plus petit des
œufs que je gardais ; mais si j'avais été libre quelques instants de plus,
vous n'auriez pas même trouvé le nid !
Le juge de paix se tourna vers l'homme arrêté par ses agents, et lui
demanda ce que signifiaient les paroles qu'il venait de prononcer.
— Par notre saint-père le pape, répondit le faux Jolmson avec
une froide ironie, mes paroles signifient tout bonnement que si vous
étiez arrivé un instant plus tard, j'aurais pu entrer librement dans ce
caveau, allumer le morceau d'amadou, et avec lui les trois mèches
que vous m'avez prises et que j'eusse, au préalable, placées près d'une
traînée de poudre bien disposée et serpentant au milieu de certains
tonneaux que vous allez voir tout à l'heure, lesquels contiennent une
boisson qui eût éteint à jamais la soif du plus altéré membre de notre
bien aimé Parlement 1...
Ici l'homme arrêté fit entendre un ricanement lugubre. Sir Tho-
mas Knevet donna ordre que le déblaiement et les recherches conti-
nuassent. Bientôt, comme les paroles du prétendu domestique de sir
Lith à Arlus r. de la Harpe So.
Conspiration des Poudre
nisroiriK dks jksuitfis. 155
Picrcy avaient pu \o faire présumer, ow trouva ies tonneaux et barils
de poudre placés dans la rave par Catesby et ses complices.
Sir Tliomas, comprenant toute l'importance de la découverte, se
liAla de retourner avec son prisonnier auprès du comte de Salisbury,
après avoir eu soin de laiss(;r une forte escouade à la garde de la fa-
meuse cave. Il était alors quatre heures du matin. Cependant, le mi-
nistre Cécil se rendit sur-le-champ dans l'appartement du roi, qu on
éveilla, lui fit part de tout ce qu'il venait d'apprendre, et concerta avec
lui les mesures que la prudence conseillait. Bientôt le bruit de la dé-
couverte heureuse d'un complot si affreux se repandit dans le palais,
et bientôt dans toute la ville de Londres. Le faux Johnson, traîné
devant le roi et son conseil immédiatement assemblé, déclara se nom-
mer Guy Fawkes, et avoua hautement sa part dans le complot qui
menaçait la vie du roi, de la famille royale et des représentants de la
(Ïrande-Bretagne. Il soutint divers interrogatoires avec une intrépi-
dité mêlée de mépris, répondant à ce que lui demandait le lord-cham-
bellan u s'il ne se repentait pas?» — Si fait, répliqua Guy Fawkes,
je me repens de n'avoir pas mis le feu aux poudres lorsque Votre Grâce
vint me rendre visite. C'aurait toujours été une consolation !
11 refusa d'abord fermement de nommer ses complices, ce qu'il ne
fit, du reste, que lorsqu'il apprit la mort ou l'arrestation de ceux-ci.
Catesby avait été informé par ses espions de l'alarme causée par
la lettre adressée à lord Monteagle. Cependant, lui et ses amis étaient
restés tranquillement à Londres, espérant que la connaissance du com-
plot échapperait à la surveillance bientôt endormie des ministres. Mais,
lorsqu'il apprit la visite du lord-chambellan à la fameuse cave, Catesby
réunit les conjurés qui se trouvaient à Londres, et tint conseil avec eux
sur la conduite qu'ils devaient suivre. Comme ils d'iibéraient, un affidé
du Père Tesmund vint les prévenir que Fawkes était arrêté, et les en-
gager à pourvoir à leur sûreté, comme avaient fait ou allaient le faire
les Jésuites, qui comj)taient se réfugier sur le continent. Mais Catesby
n'était pas homme à fuir. Il avait juré de réussir dans son projet, ou
de mourir ; il sut faire partager sa résolution désespérée à ses com-
plices, sur lesquels, ainsi que nous l avons déjà dit, il avait un grand
I5G HISTOIRE DES JÉSUITES,
ascendant. Il leur fit espérer, peut-être espérait-il lui-môme, que le
peuple anglais, mécontent de Jacques Stuart, qui favorisait trop ses
sujets Écossais, que les catholiques surtout allaient se lever au pre-
mier cri bien prononcé de rébellion, autour de la bannière qu'ils
verraient déployée. Us se hâtèrent donc de monter à cheval et pas-
sèrent dans les comtés de Warwick et de Worcester, où Digby avait
déjà pris ouvertement les armes; mais la jeune princesse Elisabeth lui
avait échappé. Soit horreur pour les conjurés, soit affection pour le
roi, Catesby ne vit guère que quelques individus accourir à ses côtés.
Suivant l'historien anglais Hume, les conspirateurs avec leurs parti-
sans ne furent jamais plus de quatre-vingts ; De ïhou porte leur
nombre à cent.
Ce fut avec cette force si minime, que Catesby eut bientôt à lutter
contre le schérif du comté de Worcester, Richard Walsh, qui accou-
rait à la tête de plusieurs milliers de soldats ; car, dans la nuit même
de l'arrestation de Fawkes, les ministres de Jacques avaient donné
l'ordre à tous les gouverneurs et schérifs de se rendre, avec le plus de
célérité possible, dans leurs circonscriptions respectives. Les conspira-
teurs se virent bientôt acculés et assiégés dans le château d'un d'eux,
StephenLittleton. Catesby leur fit jurer qu'ils ne se rendraient pas; et
tous s'apprêtaient, en effet, à mourir en vendant chèrement leur vie,
lorsqu'un accident les priva de cette dernière consolation.
Comme ils se préparaient à l'attaque, et tandis qu'ils faisaient sé-
cher une partie de leur poudre qui avait été mouillée, le feu y prit, et
quelques-uns des conjurés furent même affreusement brûlés. Les
troupes royales n'eurent plus de peine alors à pénétrer dans le château.
IjCS deux Wright furent massacrés sur-le-champ; Grant, Digby,
Roockwood, et Bâtes, le valet de Catesby, furent faits prisonniers.
Robert Winter, Trcsham, Littleton et quelques autres parvinrent à
s'échapper ; mais presque tous furent repris quelque temps après.
Catesby, suivi de Piercy et de Thomas Winter, se retira et se barri-
cada dans une tourelle d'où on ne put les débusquer. On fut obligé
de placer autour de la position les meilleurs tireurs des assiégeants,
qui tuèrent Catesby et Piercy, à coups de mousquet. Alors, il fut pos-
[IISTOIIIK DES .TKSUITES. 157
siblc (l'enlrer dans la tourelle où Thomas Winter, blessé «rièvcment,
fut (i»it prisonnier, et conduit à la Tour de Xondres, avec les autres
conjurés encore vivants.
l.e procès de ces derniers s'instruisit rapidement. A l'exception du
seul l'awkes, aucun ne fut soumis à la question ; cependant, tous firent
l'aveu de leur crime. Fawkes lui-même, soit par lassitude, soit qu'il
ne craignît plus de compromettre ses amis, fit des aveux complets.
Kverai'd Digby, celui des conspirateurs qui avait joui de la ])lus grande
considération, convint de ce dont on l'accusait. Mais il prétendit y
avoir été poussé par la conduite trompeuse du roi, (jui, après avoir
promis aux catholiques, lors de son avènement à la couronne, de leur
accorder la liberté de conscience et l'exercice public de leur religion,
avait ensuite manqué à cette promesse. On lui fit observer que le roi
n'avait rien promis de semblable et que, d'ailleurs, en admettant
qu'il l'eût fait, le tort de n'avoir pas tenu cet engagement ne rendait
pas les conspirateurs moins coupables d'avoir formé un si affreux pro-
jet, enveloppant dans son réseau de mort non pas seulement le chef et
les principaux de l'Etat, mais encore des individus qui n'avaient rien
fait contre les catholiques, des catholiques même et des amis et pa-
rents des conjurés. Digby en convint, et dit que le crime était horri-
ble, méritait la mort, et qu'il s'en repentait vivement.
Les accusés furent déclarés atteints et convaincus du crime de haute-
trahison. La plupart subirent leur peine. Digby, Robert Winter,
Grant et Bâtes furent exécutés le 30 janvier, près de la porte occi-
dentale de l'église de Saint-Paul de Londres. Le 51, Roockwood,
Keyes, Thomas Winter et Fawkes passèrent à leur tour par les mains
du bourreau sur la place du vieux palais, près de la grande salle de
W estminster, lieu ordinaire des séances du Parlement. Les plus cou-
pables parmi les autres conjurés arrêtés furent retenus quelque temps
en prison (1 ), après quoi ils furent à jamais bannis de tout le royaume
(1) Le comte de Northumberland , parent de Piercy et soupçonné d'avoir eu con-
naissance de la conspiration , resta prisonnier pendant plusieurs années. Les lords
Mordaunt et Sturlon furent condamnés, le premier à dix mille, le second à quatre mille
livres sterling, 2o0,000 et 100,000 fr. environ, argent de France.
158 HISTOIRE DES JÉSUITES.
britannique. Quelques-uns de ces exilés vinrent en Franco, où on les
reçut bien par l'ordre du roi, auprès duquel les Jésuites étaient alors
en grande faveur, on sait pourquoi et comment. De Vie, le gouver-
neur de Calais, ayant dit à ces malheureux qu'il plaignait leur triste
sort, mais que la bonté de son roi leur rendait une patrie pour celle
qu'ils avaient perdue : «Nous ne regrettons pas notre patrie, répondit
un de ces hommes... la seule chose que nous regrettions, c'est de
n'avoir pas réussi dans le grand et salutaire projet que nous avions
formé! ...» De Thou, qui rapporte celte particularité (1), qu'il dit
tenir du gouverneur de Calais lui-même, ajoute : «De Vie me disait
en me racontant ceci, que peu s'en fallut qu'il ne fît jeter dans la
mer l'individu qui osait se vanter ainsi de son crime.»
Tel est l'événement célèbre qui, dans l'histoire, a reçu le nom de
Conspiration des Poudres. Nous arrivons maintenant à ce qui, dans
la pensée du crime, dans son commencement d'exécution, dans le pro-
cès qui s'ensuivit, et dans le châtiment des coupables, est plus intime-
ment relatif à l'histoire des Jésuites.
Les écrivains de la Compagnie ont fait tous leurs efforts pour prou-
ver que celle-ci avait été complètement étrangère au complot de Ca-
tesby et de ses complices. Il est pourtant certain que si le projet de
Catesby ne lui fut pas souillé par le Père Carnet, ou par tout autre
Jésuite, le chef de la Mission d'Angleterre et ses acolytes reçurent
au moins la contîdence de la consj)iration. H est parfaitement prouNé,
par exemple, que quelques-uns des conspirateurs, répugnant à re-
courir au terrible expédient qui devait débarrasser d'un seul coup le ca-
tholicisme de tous ses principaux ennemis, et cela, non à cause de l'hor-
reur que l'horrible projet eût dû leur inspirer, mais parce que ce pro-
jet menaçait également de mort leurs parents et amis catholiques (|ui
se trouvaient dans le Parlement, Catesby, pour faire disparaître ce sin-
gulier scrupule, s'adressa aux Jésuites, qui décidèrent sur ce cas de
conscience ainsi que s'y était bien attendu le chef de la conspiration.
Jx's Jésuites eux-mêmes ont été forcés d'admettre l'existence de ce
(1) Histoire universelle , livre, CXVXV.
HISTOIRE DES JÉSUITES. 159
fait capital ; seulement, ils ont prétendu que les conjurés avaient lait
part au Père Garnet de leurs scrupules, en les couvrant d'un voile
allégorique à travers lequel le Révérend ne pouvait apercevoir la vé-
rité tout entière. Suivant eux, le cas de conscience présenté à la déci-
sion de Garnet était ainsi formulé : « Supposé que dans une forteresse
pleine d hérétiques à laquelle des catholiques vont donner assaut se
trouvent quelques individus enfants de la seule véritable Eglise : pour
que ces derniers ne soient pas frappés de la mort qui menace les héré-
tiques, les catholiques doivent-ils renoncer à leur triomphe et au
triomphe de Dieu, ou doivent-ils en sûreté de conscience donner l'as-
saut? » Ils le peuvent, fut-il répondu par (îarnet et ses casuistes, qui
assurèrent ensuite avoir cru au motif littéral de la consultation et
n'avoir pas soupçonné qu'il s'agissait d'autre chose que d'une forte-
resse. Malheureusement pour cette belle invention, il est prouvé par
j)lusieurs témoignages, et les écrivains de la Compagnie ne le nient
même pas, généralement, que Garnet, Tesmund et Gérard étaient les
confesseurs de Catesby et de la plupart de ses complices. Ainsi, ils
devaient savoir quels étaient les projets de ceux-ci, et, avec le plus
petit effort d'imagination , il semble qu'ils pouvaient sur-le-champ
identifier l'assaut de la forteresse du cas de conscience, avec la mine
du palais de Westminster, le roi et ses pairs protestants, avec les sol-
dats hérétiques de la fiction pieuse : les Jésuites anglais avouèrent
même avoir dit des messes pour la réussite d'un projet formé par Ca-
tesby et ses amis, mais que ceux-ci, assurent-ils, leur cachèrent tou-
jours ; ce qui semble bien extraordinaire , ce que nous ne croyons
pas, pour notre part, ce que démentent les aveux de quelques-uns des
accusés, ainsi que le soin que prirent les Pères Gérard, ïesmund et
Garnet, de sortir de Londres et de se bien cacher, quelque temps
avant le jour fixé pour l'explosion de la mine.
Mais suivant De Thou, on aurait les aveux même de Garnet à ob-
jecter à ses défenseurs et à ceux de son Ordre ; voici comment. Le 15
janvier 1606, le gouvernement anglais, persuadé que les Jésuites
étaient les véritables fauteurs de la conspiration découverte^ lança con-
tre eux un édit où l'on promettait une récompense à quiconque arrô-
160 HISTOIRE DES JÉSUITES,
terait les Pères Gérard, Garnct, Tesmund et Oldcorne ; ce dernier se
cachait sous le nom de Hall : nous avons dit que Tesmund se faisait
appeler Greenwil, et Gérard, Hall. Ces deux derniers échappèrent à
toutes les recherches, et parvinrent à gagner le continent. Garnet et
Oldcorne furent moins heureux : on les arrêta à KenUp chez un ca-
tholique nommé Abbington. Les deux Jésuites furent transportés à
Londres, où on les enferma dans la prison de la Tour, avec un valet
du Père Garnet arrêté en même temps que son maître. On instruisit
sur-le-champ le procès des Jésuites prisonniers. Les deux Jésuites com-
mencèrent par tout nier vaillamment. Alors, dit De Thou, pour ob-
tenir des aveux on eut recours à ce moyen extra-légal : on mit auprès
de Garnet un homme qui se présenta à ce dernier comme un catholi-
que fervent et un ennemi forcené du roi Jacques et de tous ses héré-
tiques partisans. Garnet se laissa tromper par cet homme auquel il
confia diverses lettres dans lesquelles, sans s'avouer précisément cou-
pable, il en disait cependant assez pour faire asseoir contre lui une
accusation de complicité avec Catesby et les autres conjurés. Ensuite,
on le laissa communiquer avec le Jésuite Oldcorne, librement en ap-
parence, quoique secrètement et à l'insu de tous, le Père Garnet le
croyait du moins; mais des témoins apostés entendirent toutes les
paroles qu'échangèrent les deux prisonniers. Lorsqu'il apprit ensuite
ces diverses circonstances assez peu honorables, du reste, pour Jac-
ques et ses ministres, et qui ne sont excusables qu'en vue de la du-
plicité habituelle de ceux contre lesquels elles eurent lieu, le Père
Garnet fit enfin des aveux assez étendus. Il convint que son confrère
Tesmund lui avait confié le secret de la conspiration, mais en confes-
sion seulement, et qu'ainsi il n't.vait pu rien révéler ; que Catesby
avait également voulu l'instruire de tout ; mais qu'il s'y était toujours
refusé, ainsi que le Saint-Père lui avait recommandé de faire.
Il paraît que, sur ce dernier point, Garnet ne dit pas la vérité. De
l'aveu môme d'écrivains favorables à la Compagnie de Jésus, Catesby
redoutant, soit une indiscrétion, soit une dénonciation des Jésuites
qu'il devait bien connaître, aurait à dessein instruit Garnet de la con-
spiration, alin de s'assurer ainsi de sa discrétion. Catesby pensait en-
HISTOIRE DES JÉSUITES. 161
chaîner ainsi le Jésuite à son projet dont il le forçait par là à courir les
chances ; la connaissance de ce projet, s'il était découvert, étant suffi-
sante pour rendre Garnet coupable aux yeux du gouvernement anglais.
Du 13 février au 26 mars, Henri Garnet fut interrogé vingt-six
fois. Le célèbre jurisconsulte anglais. Coke, procureur-général de la
Cour de justice, conclut à la condamnation de l'accusé. Garnet fut en
effet déclaré coupable de haute trahison. L'arrêt fut exécuté le 5 mai.
Garnet, assure De Thou, soutint jusqu'au dernier moment qu'il avait
horreur de la conspiration, qu'il la regardait comme une monstrueuse
pensée, et que son seul crime était de n'avoir pas osé la révéler ; que
d'ailleurs, la mort qu'il allait souffrir lui faisait moins de peine que la
pensée que c'étaient des catholiques qui étaient les auteurs de ce détes-
table complot. Il est possible, à la rigueur, que le Père Garnet eût été
poussé malgré lui par les ordres venus du chef de sa Compagnie, ou par
l'habileté de Catesby, à entrer dans le complot qui causa sa mort. Le
valet qui avait été arrêté avec lui, afin de ne pas se laisser arracher des
aveux qui eussent pu compromettre son maître et l'Ordre tout entier
des Jésuites, se donna la mort dans sa prison. Il s'ouvrit le ventre avec
un mauvais couteau sans pointe, et mourut malgré les secours qu'on
lui donna. Le Père Oldcorne fut ensuite pendu. Suivant Rapin (1),
ce dernier Jésuite, laissé en liberté, aurait été pris, jugé, condamné et
exécuté pour avoir dit publiquement : « Que le mauvais succès de la
conspiration n'en rendait pas le dessein moins juste I »
Quatre ans après l'exécution de Garnet, un Jésuite, nommé André
Eudaimon, de Candie, publia avec l'approbation d'Aquaviva, général
de la Compagnie, une Apologie du supérieur de la Mission d'Angle-
terre, où il s'efforçait d'établir l'innocence de son confrère. Mais tout
ce qu'il peut trouver de mieux pour la justification de Garnet, c'est
que ce dernier n'avait entendu parler de la conspiration que dans le
confessionnal, et que d'ailleurs le ciel montra par un beau miracle
comme quoi il était content de la conduite du supplicié ; le panégy-
riste relate gravement et longuement ce prodige que nous raconterons
(1) Histoire d'Angleterre, tome vu, pages 42 et 49.
II. 21
1G2 HISTOIRE DES JÉSUITES,
en quelques mots. Un catholique, témoin de l'exécution du Père Car-
net, et voulant avoir des reliques de ce martyr, ramassa un épi de blé
sur lequel étaient tombées quelques gouttes du sang de ce nouveau
saint; car, aux termes de l'arrôt, le bourreau, après avoir pendu le Jé-
suite, et tandis qu'il vivait encore, lui avait ouvert la poitrine, pour
en tirer le cœur, qui devait être brûlé. « Or, assure l'auteur de l'Apolo-
gie, il arriva que la femme de ce pieux catholique ayant précieuse-
ment renfermé la relique dans un vase de cristal, on s'aperçut que le
sang tombé sur l'épi figurait admirablement tous les traits du bien-
heureux Henri Garnet ! » Les Jésuites firent grand bruit du miracle,
qui leur fut contesté par les uns, et dont les autres prétendirent donner
une explication, en disant que le portrait d'un Jésuite qui avait failli
faire couler tant de sang ne pouvait se dessiner qu'avec du sang!...
Les Pères Tesmund et Gérard, déclarés coupables, comme leur chef,
surent se soustraire au glaive des lois, nous l'avons dit. Ils essayèrent
aussi de se justifier; mais ils furent moins heureux en ceci. Le P.
Gérard, qui avait célébré une messe pour les conspirateurs et qui les
avait communies de sa main, écrivit qu'il ne savait pas dans quelle in-
tention cette messe et cette communion lui avaient été demandées par
Catesby et ses amis. Mais Bâtes, le valet de Catesby, avait avoué que
ce Jésuite avait eu souvent des conférences avec son maître peu de jours
avant l'époque où la mine devait faire explosion ; il est donc fort peu
probable qu'il ne sût rien du complot. Remarquons encore que ce fut
chez un parent de Tresham, un des accusés, que Garnet fut arrêté.
On a suj)posé que ce fut ce Tresham qui écrivit à lord Monteagle la
fameuse lettre qui fit tout découvrir. Quelques-uns ont cru que cette
lettre était de pure invention ; ceux-ci, favorables aux Jésuites, ont
même assuré que toute la conspiration fut l'œuvre de Gécil, comte de
Salisbury, qui voulait se rendre nécessaire au roi Jacques ; ceux-là,
plus impartiaux, ont supposé que ce ne fut pas une lettre si peu claire
qui avertit Jacques Stuart, mais bien une révélation complète d'un des
conjuras, laquelle fut faite à Cécil, qui n'en parla pas au monarque
anglais, afin de lui laisser tout l'honneur de la découverte du complot.
Il y aura toujours un certain mystère répandu sur cette partie de
HISTOIRE DES JÉSUITES. 163
riiLsloire anglaise; mais, à travers le voile dont réloigncment grossit les
plis, on eu voit assez encore pour condamner les Jésuites, comme com-
plices sinon comme auteurs de la fameuse Conspiration des Poudres.
On comprend dès lors l'exécration et la haine que la nation an-
glaise porte aux Jésuites. Après la découverte de la conspiration, Jac-
ques 1" ne garda plus aucune mesure envers la Compagnie de Jésus ;
il eu proscrivit de nouveau, et plus sévèrement, les membres. Quel-
ques-uns, entre autres Thomas Carnet, neveu de l'ex-chef de la mis-
sion d'Angleterre, ayant osé braver la défense et le châtiment, furent
condamnés au dernier supplice. Les Jésuites se vengèrent de Jacques
en révélant quelques avances que ce prince avait faites au pape dans le
temps qu'il n'était encore que roi d'Ecosse. Le cardinal Bellarmin
aiguisa sa plume de sophiste pour prouver ce fait et quelques autres qui
devaient faire soupçonner Jacques à ses sujets protestants, mais qui,
certes, ne diminuaient pas l'odieux qui pesait sur tes Jésuites.
La Compagnie de Jésus ne tenta plus dès lors de s'établir de nou-
veau dans le royaume britannique, que sous le règne de Charles I",
fds et successeur de Jacques Stuart. Ce prince avait épousé une ca-
tholique, et il semble avoir eu la pensée de se rapprocher de Rome,
ainsi qu'on l'en a accusé. Le fameux Lawd, évêque de Londres, au-
quel Charles donna une grande part dans la direction des affaires ecclé-
siastiques, fit prendre une nouvelle intensité aux soupçons que l'Angle-
terre avait conçus sur son souverain. Lawd rapprocha autant qu'il le
put les cérémonies de l'Église épiscopale d'Angleterre de celles de
Home. Il paraît que les Jésuites essayèrent de mettre ce prélat angli-
can en relation avec Rome. Ils lui proposèrent même secrètement,
dit-on, le chapeau de cardinal de la part du pape. Mais Lawd refusa : il
ne croyait pas encore le moment opportun, et, probablement aussi, il
eût voulu obtenir du Saint-Siège des concessions qui lui eussent faci-
lité la réunion des deux Églises. Un certain Prynne, ayant osé signaler
les tendances de la cour et les projets de Lawd, eut les deux oreilles
coupées, vit sa fortune confisquée et lui-même jeté dans une prison
qui devait être perpétuelle. Mais les mesures extrêmes, loin de pré-
venir le danger, ne font souvent que le faire arriver plus tôt. L'An-
IGi HISTOIRE DES JÉSUITES,
gleterre fait entendre un sourd murmure de mécontentement, qui
bientôt se change en une clameur formidable. Charles y répond en
élevant à l'archevêché de Cantorbéry, c'est-à-dire à la plus haute
dignité ecclésiastique du royaume, ce même Lawd qui passe pour
préparer la voie par laquelle le papisme, comme disaient les An-
glais, doit rentrer triomphant dans la Grande-Bretagne. Charles,
d'un caractère impérieux, penchait intérieurement, dit-on, pour le
dogme catholique, qui accorde aux rois des privilèges imprescriptibles,
et qui leur apprend qu'ils tiennent leur couronne, non du vœu de la
nation, mais de Dieu seul. Bientôt, des ferments de discorde politique
vinrent s'unir aux ferments des querelles religieuses. L'Ecosse remue
déjà, l'Irlande se révolte, et fait couler des flots de sang hérétique que
laveront bientôt des flots de sang catholique. En 1641, eut lieu la
grande révolte de Boger More et de Phélim O'Neale, dans laquelle,
au rapport de David Hume, historien anglais et protestant, il est
vrai, les catholiques irlandais commirent de nombreuses atrocités.
On sait que Charles I" mourut sur un échafaud. Les Jésuites ont
été accusés d'avoir contribué à cette mort par leurs intrigues, et cette
accusation n'est pas sans fondement. Les Jésuites poussèrent, en effet,
autant que cela était en leur pouvoir, le malheureux monarque dans la
voie fatale qui lui coula le trône et la vie, mais qui, s'il eût pu arriver
jusqu'au bout, lui eût permis de lever, sur la Grande-Bretagne, un
sceptre despotique et de droit divin, à l'abri duquel le catholicisme
eût pu espérer son rétablissement, et les Jésuites un triomphe. Au
milieu du fracas des armes qui retentissait à cette époque dans les trois
parties de l'empire Britannique, on entendit, en effet, s'élever plus
d'une fois le cri des Bévérends Pères animant les combattants. Quel-
ques-uns d'entre les meneurs en robe noire y moururent à la peine,
sous la main du bourreau, et bientôt l'Ordre entier allait être obligé
de plier sous le bras puissant d'Olivier Cromwell.
Pendant tout le temps du Protectorat, les Jésuites, à l'exception de
quelques tentatives isolées et sans importance, furent réduits à un
état d'ini|)uissance extrême, en Angleterre. A la restauration de
Charles 11, ils crurent que cet état allait enfin changer; ils se trom-
HISTOIRE DES JÉSUITES. 165
pèrent : Charles II, instruit par l'exemple de son père, loin do favo-
riser les Jésuites, les poursuivit de nouveau sur la demande du Par-
lement. On fit de leur expulsion une condition de l'abrogation des lois
faites contre tous les catholiques.
Trompée dans son attente, la noire Compagnie essaya de se prépa-
rer un règne plus favorable à ses intérêts. Charles II n'avait pas d'en-
fants; l'héritier présomptif de sa couronne était son frère le duc
d'York. Les Jésuites tendent autour de ce prince des filets si bien
tendus, qu'ils font leur proie dje l'héritier de la couronne d'Angleterre:
ils devaient en faire aussi leur victime. Le duc d'York s'était fait ca-
tholique et se laissait diriger par le pape, et surtout par les Jésuites.
Ceux-ci essayèrent de le porter sur le trône du vivant même de son
frère ; on reconnaît à ce trait la morale des enfants de Saint-Ignace !
Diverses conspirations furent découvertes dans les dernières années du
règne de Charles II, et toujours on y trouve les Jésuites plus ou moins
mêlés. Le duc d'York était catholique, avons-nous dit, mais, il gardait
les apparences de la religion protestante. Les Jésuites, au risque de ce
qui doit s'ensuivre et pour faire constater leur influence à la face de
l'Europe, le déterminent à faire profession publique de la foi catholique.
LePèreSimons, son confesseur, et un autre Jésuite qui dirigeait la con-
science de la reine, amènent le duc d'York à ce résultat, dont les con-
séquences deviennent désormais visibles pour tout regard intelligent. Le
duc d'York ne doit faire que passer sur le trône d'Angleterre. C'est
en effet ce qui arriva. A l'instant où les Jésuites, conduits par le Père
Peters leur chef, à qui Jacques, enfin roi, a confié une partie de l'ad-
ministration des affaires publiques, espèrent dominer la Grande-Bre-
tagne, des marches du trône, où vient de s'asseoir leur élève soumis,
le sol du royaume-uni s'ébranle comme par une grande commotion
souterraine, et un tourbillon rapide, passant sur la tête du roi et de
ses noirs et funestes conseillers, les saisit tous, les oppresse, les terrasse,
et, bientôt, les jette pêle-mêle sur des rivages étrangers.
Jacques II alla mourir dans l'exil, auprès dé Paris. Les Jésuites, qui
ne se rendaient pas encore, essayèrent de rentrer plusieurs fois en An-
gleterre à la suite du chevalier de Saint-Georges, comme on appela le
166 HISTOIllE DES JÉSUITES,
fils de Jacques 11, auquel ils firent épouser la fille du roi régnant de
Pologne, petite-fille du fameux Sobieski; ainsi qu'avec le célèbre et
romanesque Prétendant, le prince Charles-Edouard, fils du chevalier
de Saint-Georges, ou de Jacques IIP du nom en Angleterre et en Ir-
lande, VHP en Ecosse, suivant les Jacobites, ses partisans. Le prince
Charles-Edouard était peut-être celui des princes de la malheureuse
famille des Sluarts qui méritât le moins son malheur. Pourtant, il pa-
raît que, sous la direction des Jésuites, il s'était fait une de ces philo-
sophies à l'usage des rois, et qui ne promettent rien de bon aux peu-
ples amants de la liberté. Charles-Edouard mourut en Italie quelque
temps après la destruction de la Compagnie de Jésus. Son frère,
Henri-l>enoît, duc d'York et cardinal, mourut dans les premières
années de la révolution française, pensionnaire du roi Georges 111
d'Angleterre, qui était assis sur un trône que le cardinal-duc pouvait
regarder comme le sien, d'après les doctrines légitimistes dans les-
quelles il avait été élevé. A la mort de son frère aîné, qui le laissait
seul représentant des Stuarts dans la ligne masculine et directe, le
cardinal d'York fit frapper une médaille sur laquelle il était repré-
senté en costume de prince de l'Église, mais ayant sur la tète et à
la main les insignes de souverain temporel, avec cette exergue : Vo-
lunlate Det, non desiderio populi (par la volonté de Dieu, mais non
par le vœu de mon peuple ) ! . . . Ce fut la seule prétention que le der-
nier des Stuarts formula pour faire reconnaître ses droits, et l'on voit
qu'elle fut très-innocente.
Nous avons cru devoir esquisser ici rapidement l'histoire du Jésui-
tisme dans la Grande-Bretagne depuis Charles P'. A partir de Jac-
ques II, on n'aperçoit plus guère en Angleterre que l'ombre de la
noire cohorte, ombre qui suffit pourtant toujours à soulever les peu-
ples. Si le catholicisme est encore à présent, dans ce pays, sous le
poids d'une réprobation nationale, il peut en accuser les Jésuites. En
Angleterre, comme partout, les Révérends Pères ont semé le trouble
et la discorde, ils y ont récolté la honte et la chute, digne moisson
qui les attend partout.
CHAPITRE III
Assassinat <ln Prince «l'Orange.
(I.E JÉSUITISME EN HOLLANDE, EN BELGIQUE, EN ALLEMAGNE, ETC.)
Pour conquérir le rang qu'elle occupe parmi les nations européen-
nes, la Hollande a dû soutenir des luttes longues et acharnées contre
trois formidables ennemis : la mer, !a tyrannie, et les Jésuites. L'in-
fatigable et patient Néerlandais a su arracher le sol qu'il habite à l'a-
vidité de l'Océan, son indépendance au despotisme de Philippe U, sa
tranquillité aux intrigues des fds de Loyola ; ce sont Kà certainement
trois victoires dont il a le droit d'être fier.
Nous ne referons pas ici l'histoire de la lutte que les Pays-Bas sou-
tinrent si vaillamment contre la puissante maison d'Autriche et d'Es-
pagne. On sait que la Flandre et la Hollande, après avoir longtemps
souffert sous le joug de la tyrannie étrangère, se relevèrent un jour,
comme l'esclave qui brise enfin sa chaîne, et demandèrent leur part
du vivifiant soleil qui commençait à rayonner sur la vieille Europe, et
qu'on nomme la Liberté. Avant la fin de ce seizième siècle qui vit
s'accomplir de si grandes choses, les État-Unis Je Hollande avaient
déjà pris place parmi les nations indépendantes ; les Flandres furent
moins heureuses : ce n'est que de nos jours seulement, après trois
siècles, que la Belgique a pu monter enfin au rang de nation. Si elle
n'a pas conquis son indépendance en môme temps que la Hollande,
1G8 HISTOIRE DES JÉSUITES,
elle peut en accuser les Jésuites. Ce furent, en effet, les fils de Loyola
qui aidèrent surtout le sombre et cruel despote Philippe II à river de
nouveau sur le cou des Brabançons et Flamands la chaîne à demi
brisée de l'esclavage. Ces peuples étaient restés catholiques en se ré-
voltant contre le roi d'Espagne; tandis que les Hollandais, voulant
sans doute briser, jusqu'au dernier, les liens qui les attachaient à l'Es-
pagne, entrèrent avec enthousiasme dans les voies de la Réforme. Au
plus fort de la lutte, les Jésuites conservèrent toujours une grande in-
fluence dans les Flandres ; tandis que ce ne fut jamais que grâce aux
armes espagnoles qu'ils purent tenir en Hollande. La conséquence
inévitable de ceci fut, nous l'avons dit, que la Hollande devint libre,
puissante, heureuse; tandis que la Belgique dut se traîner humiliée
sous le poids de ses fers, pendant plus de deux siècles encore.
C'est surtout au célèbre prince d'Orange, Guillaume comte de
Nassau, surnommé le Taciturne, que la Hollande dut de voir ses
efï'orts couronnés de succès. Dès 1570, cet homme remarquable se
mit à la tête du grand mouvement qui éclatait enfin ouvertement
contre la tyrannie de Philippe H, et contre les cruautés de ses lieute-
nants. Bientôt, les diverses parties de la Hollande s'agrégeant en un
faisceau puissant, purent lutter contre les armes espagnoles, et souvent
victorieusement. Philippe H, furieux et persuadé que c'était aux ta-
lents du prince d'Orange qu'il devait attribuer les succès de ses an-
ciens sujets révoltés, résolut d'avoir recours à tous les moyens pour se
débarrasser d'un si redoutable adversaire.
On a accusé les Jésuites d'avoir servi le despote espagnol dans les
projets infâmes qui avaient pour but de ramener la Hollande au joug,
sur le cadavre du plus redouté de ses enfants. Nous allons voir si cette
accusation est fondée.
A plusieurs reprises on attenta à la vie de Guillaume de Nassau; ainsi,
en 1582, un certain Jaureguy essaya d'assassiner ce grand homme, qui
venait de battre le prince de Parme, vice-roi des Pays-Bas pour l'Es-
pagne, et qui semblait sur le point de chnsser enfin les troupes de Phi-
lippe H de toute la Hollande. Ce Jaureguy était un jeune homme d'en-
viron vingt ans, suivant DeThou, qui était commis dans la maison d'un
HISTOIRE DES JÉSUITES. 169
banquier espagnol, établi à Anvers, nommé Gaspard Anastro. Anas-
tro était sur le point de faire banqueroute, lorsqu'un de ses compa-
triotes, nommé Jean de Ysunca, lui oiîrit un moyen de rétablir ses
affaires ; ce moyen n'était autre que l'assassinat du prince d'Orange,
pour lequel on offrit à Anastro une somme de quatre-vingt mille du-
cats, une Commanderie de Saint-Jacques, et une haute fortune. De
Thou assure (1) que Ysunca donna au banquier un brevet de Phi-
lippe H qui lui garantissait toutes les promesses faites en son nom.
Assez infâme pour accepter ce meurtre, Anastro n'avait même pas le
courage nécessaire pour en remplir les conditions qui le concernaient.
11 résolut de se faire remplacer par un aulre individu, et s'ouvrit, dans
cette intention, à son caissier, qui recula aussi devant la crainte, non
devant l'horreur d'un pareil crime. Enfin, et sur l'avis de Yenero, le
caissier, Gaspard Anastro s'adressa à Jaureguy, qui, plus par fanatisme
que par cupidité, jura à son maître d'accomplir la mission dont celui-
ci se déchargeait sur lui. De ïhou nous apprend que Jaureguy ne
demanda pour toute récompense qu'une seule chose : qu'on eût soin
de son vieux père ! Le 18 mai 1582, Jaureguy se prépare à remplir sa
mission sanglante. 11 se confessa, communia ; ce fut un moine Do-
minicain nommé Antoine Timermann qui lui donna l'absolution et
l'hostie consacrée ; et pourtant, ce prêtre avait connaissance du crime
que Jaureguy allait essayer de commettre ! On dit même que le moine
eut l'infamie d'assurer au misérable jeune homme que son dessein était
louable et qu'il lui mériterait une gloire éternelle sur la terre comme
dans le ciel, s'il l'exécutait, non par ambition ou par cupidité, mais
seulement pour le service de son roi, le bien de sa patrie et la plus
grande gloire de son Dieu ! . . . Quant au banquier Anastro, il avait
quitté la ville d'Anvers depuis quelques jours, et s'était successive-
ment rendu à Bruges, Dunkerque et Gravelines, regardant sans cesse
en arrière comme pour apercevoir à l'horizon un signe qui lui appren-
drait que le crime était consommé. 11 fut enfin se réfugier à Tournai,
auprès du prince de Parme : c'est là qu'il apprit ce qui s'était passé à
Anvers le 18 mai.
(1) Histoire universelle, livre LXXV.
II. 22
170 HISTOIRE DES JESUITES.
Ce jour-là était un dimanche ; le prince d'Orange après avoir assisté
ù l'office religieux suivant le rite introduit par la réforme, était rentré
dans la citadelle où il était logé. 11 sortait de table, où il s'était assis
avec ses enfants et quelques convives de distinction, lorsque, passant
de la salle à manger dans une autre pièce, il fut frappé par derrière
d'une balle qui, entrant par dessous l'oreille droite, traversa la mâ-
choire supérieure et sortit par la joue gauche : Jaureguy venait de
tenir sa promesse. L'assassin avait déchargé son pistolet de si près que
le feu prit aux cheveux du prince d'Orange, qui tomba entre les bras
de ses convives stupéfaits. Ce coup était si imprévu, que Guillaume de
Nassau assura depuis qu'il avait cru, en tombant, que la citadelle s'é-
croulait sur lui. Aussitôt qu'il eut repris connaissance, et lorsqu'il eut
appris qu'il venait d'être frappé par un assassin, il ordonna d'épar-
gner le coupable, auquel il déclara pardonner de tout son cœur. Mais
cette générosité, qui fait honneur au libérateur hollandais, ne put servir
à son meurtrier : les amis du Taciturne n'étant pas maîtres d'un pre-
mier moment de fureur excusable, s'étaient jetés sur Jaureguy, et
l'avaient percé de coups ; les gardes du prince avaient ensuite achevé
le misérable, qui fut littéralement haché. *
On trouva sur le cadavre de l'assassin diverses pièces qui expliquè-
rent son crime. \ encro, le caissier d'Anastro, etTinnermann, ce moine
qui avait confessé, absous et communié Jaureguy, furent arrêtés,
avouèrent leur part de complicité, et en subirent la peine. Le prince
d'Orange, quoiqu'il se crût frappé à mort, leur fit grâce des tortures
qui devaient préluder à leur exécution : Venero et le Dominicain fu-
rent étranglés; ensuite, leurs cadavres insensibles furent coupés en
quatre parties, qu'on plaça aux quatre coins de la ville. Lorsque les
Espagnols rentrèrent à Anvers, quatre ans après, ils décrochèrent les
restes de ces misérables et les déposèrent dans un tombeau, après
qu'on leur eut fait des funérailles publiques qui achevèrent de prouver
la part que le roi d'Espagne avait prise dans le crime de Jaureguy ;
chose qui n'a, du reste, jamais paru douteuse. 11 estplus difficile d'éta-
blir la part qu'on en doit attribuer aux Jésuites. Ceux-ci, il est vrai,
on été accusés d'avoir été au moins les instigateurs de l'attentat ; mais
HISTOIRE DES JÉSUITES. 171
la chose n'est pas prouvée, et nous croyons devoir abandonner celle
partie de l'accusation dressée contre la noire cohorte.
Il n'en est pas de môme à l'égard du dernier attentat dirigé contre
le prince d'Orange, et qui débarrassa enfin Philippe II de son rude
adversaire. Nous devons rapporter, avec quelques détails, cet événe-
ment mémorable et dont les conséquences semblaient devoir être im-
menses.
Guillaume de Nassau, prince d'Orange, avait survécu à la blessure
que lui avait faite l'assassin Jaureguy.Le roi d'Espagne, qui s'était cru
un instant délivré de son formidable adversaire, l'avait bientôt vu se
relever de son lit de soull'rance, plus fort et plus terrible. La troisième
femme du prince d'Orange, (Charlotte de Bourbon-Montpensier, étant
morte de l'effroi et de la douleur que lui avait causés le crime de
Jaureguy, le Taciturne, afin sans doute de rattacher davantage sa
cause à celle des réformés de France, avait épousé Louise de Coligny,
fille de l'Amiral si lâchement égorgé dans la nuit de la Saint-Barthé-
lémy. Ce mariage semblait donner une nouvelle influence à Guil-
laume de Nassau, qui d'ailleurs, en profond politique, avait consenti à
faire alliance avec le duc d'Anjou, frère du roi de France Henri III.
Le Taciturne avait même placé le manteau de duc souverain du Bra-
bant sur les épaules de l'ancien duc d'Alençon. Il paraît qu'à cette
époque Philippe II, faisant cause commune avec les Guises, qui crai-
gnaient de voir fonder si près de la France une souveraineté dont le
chef était l'héritier présomptif du roi Henri III, engagea les princes
lorrains à envoyer dans les Pays-Bas un homme à eux qui, par deux
coups vigoureusement frappés, débarasserait l'Espagne du libérateur
de la Hollande, et les Guises du nouveau duc de Brabant. Les Guises
choisirent pour cette mission de sang un certain Salseda, qui avait été
condamné à être pendu à Rouen, et que le duc de Guise avait sauvé
de la corde afin d'avoir sous la main une vie dont il pût disposer à
son gré. Ce Salseda devait entrer eu Flandre à la tête d'un régi-
ment qu'il semblerait mettre à la disposition du duc d'Anjou et du
prince d'Orange. Puis, quand il se serait mis bien dans l'esprit des
deux chefs de la Hollande et du Brabant, il eût cherché et trouvé une
172 HISTOIRE DES JÉSUITES.
occasion favorable pour les mettre à mort. Salseda fut arrêté presque à
son arrivée en Flandre. Il avoua tout le complot ; De Thou, entre au-
tres historiens, assure qu'il déclara qu'un Jésuite l'avait encouragé dans
ses projets. Les dépositions de ce misérable qui dénonçaient l'alliance
qui existait entre Philippe 11, pour faire rendre tous les Pays-Bas au
premier et pour livrer la France aux seconds, furent communiquées à
Henri 111. Mais ce monarque indolent ne sembla pas s'en inquiéter
beaucoup. Peut-être même n'eût-il pas été fâché de se voir débar-
rassé de son frère, et sans doute il craignait de pousser les princes
lorrains à une révolte ouverte. Ceci se passa en 1583.
Échappé à ce danger, Guillaume de Nassau se vit bientôt après
exposé à un autre. Un riche marchand de Flessingue, nommé Jans-
scn, forma le projet de faire sauter, au moyen d'une mine, le palais
que le prince d'Orange occupait avec toute sa famille. Ce forcené, chez
lequel on trouva des lettres de l'ambassadeur d'Espagne en France,
fut arrêté, condamné et exécuté, vers le milieu d'avril 1584.
Quinze jours après environ, le prince d'Orange laissait s'intro-
duire auprès de lui, et s'insinuer dans sa confiance, l'homme à qui
l'enfer avait réservé la sanglante auréole qu'avaient ambitionnée Jau-
reguy, Salseda et Janssen, sans pouvoir en couronner leur front.
Dans les premiers jours de mai 1585, Guillaume de jNassau reçut
à son service un Franc-Comtois qui s'était présenté à lui comme un
réformé fervent, et comme fils d'un martyr de la religion nouvelle. Le
vrai nom de cet homme était Balthasar Geraerts; mais il prétendait
se nommer Guyon, comme son père, exécuté à Besançon pour sa
croyance ; c'était un ancien avocat, ou procureur, qu'on nous représente
comme petit et fort laid. Geraerts affectait un grand zèle religieux; il
fréquentait fort les temples, et on ne le trouvait jamais sans une Bible
à la main. Tout cela n'était qu'une comédie par laquelle Geraerts pré-
ludait au drame sanglant dont il avait conçu le plan. En réalité, (ie-
raerts était catholique. Comme il l'avoua plus tard, il avait formé le
projet de tuer le prince d'Orange peut-être afin de mériter toutes les
faveurs que le roi d'Espagne ne manquerait pas de déverser sur
l'homme qui l'aurait aussi bien servi ; mais jamais, probablement, il
liilh (lAi'liisTdpl.iH.irpe50
Assassinai du Pnncc d'Orande
o
HISTOIRE DES .1I^:SUIÏES. 173
n'eût consommé son forfait s'il n'y eût été poussé par les exhortations
et les encouragements de plusieurs ecclésiastiques. Nous dirons tout à
l'heure qui'ls furent ces indignes ministres du Christ.
Le prince d'Orange avait envoyé Geraerts en France, d'où celui-ci
revint au commencement du mois de juillet. Il fut introduit sans dif-
ficulté auprès du Taciturne, qui était encore au lit. Guillaume de Nas-
sau apprit de celui qu'il regardait comme son fidèle émissaire la nou-
velle de la mort du duc d'Anjou. Geraerts sortit de la chambre du
prince, qui lui fit donner de l'argent, lui dit de revenir plus tard et
qu'alors il pourrait lui confier une mission nouvelle. Geraerts avoua,
dans ses interrogatoires, que ce jour-là même il avait résolu de tuer
le prince d'Orange, mais que le cœur lui manqua lorsqu'il vit qu'il
n'aurait aucune chance de s'échapper après son coup fait.* Le Taciturne
eut peut-être quelque soupçon, car lorsque, le 19 juillet, Geraerts se
présenta de nouveau au palais de Delft, il ne fut pas introduit auprès
du prince d'Orangé, auquel il voulait, disait-il, demander ses passe-
ports. Vers une heure après midi, après une attente assez longue dans
la cour du palais, Geraerts vit s'avancer vers lui Guillaume de Nassau
qui sortait pour se rendre au sénat. Geraerts s'approcha rapidement
du prince, qui ne sembla pas s'apercevoir de sa présence, et lui tira
presque à bout portant un pistolet chargé de trois balles.
— Seigneur, ayez pitié de mon âme et de ce peuple!... s'écria
Guillaume en se sentant frappé à mort. Ses officiers éperdus, le voyant
chanceler, le soutinrent dans leurs bras, et le firent ensuite asseoir sur
les marches d'un escalier du palais. Sa sœur, Catherine, femme du
comte de Schwarzembourg, qui était près de son frère lorsqu'il avait
reçu le coup mortel, s'agenouilla en pleurant auprès du prince, et sou-
tenant dans ses mains la tête du blessé, l'exhorta à se recommander à
Dieu, seul arbitre véritable de la vie et de la mort. Mais déjà le Taci-
turne ne pouvait plus parler ; il fit seulement de la tête un signe d'ac-
quiescement à ce que lui disait sa sœur, à laquelle il eut encore la force
de sourire. On le porta alors dans ses appartements, et on le coucha
sur son lit : presque aussitôt il expira dans les bras de Louise de Co-
ligny, qui fut aussi cruellement éprouvée comme épouse qu'elle
174 HISTOIRE DES JÉSUITES.
l'avait été comme fille. Guillaume de Nassau, prince d'Orange, n'a-
vait pas encore cinquante et un ans. A la nouvelle de sa mort, un
immense cri de douleur et de rage s'éleva vers le ciel : c'était la Hol-
lande qui pleurait son libérateur et demandait vengeance de sa mort.
Cependant, aussitôt après avoir frappé sa victime, le meurtrier avait
pris la fuite, et, profitant de la stupeur dans laquelle tout le monde
était plongé, il avait pu sortir de la cour du palais et gagner les rem-
parts de la ville de Delft. Déjà il se préparait à franchir le fossé,
lorsque les gardes du prince d'Orange, qui s'étaient enfin mis à sa
poursuite, se précipitèrent sur lui et s'en emparèrent sans coup férir,
car le meurtrier, pour fuir plus vite, avait jeté un autre pistolet qui
fut retrouvé également chargé de trois balles.
Lorsqu'on interrogea Geraerts, ce misérable, au lieu de répondre
aux questions qu'on lui adressait, demanda brusquement une plume,
du papier et de l'encre, et écrivit la déclaration suivante, à peu près
formulée en ces termes :
« Je me nomme Balthazar Geraerts, âgé de vingt-six ans et quel-
ques mois, né à Yillefans dans la Franche-Comté. J'ai été attaché au
secrétaire du comte de Mansfeld, Jean Dupré; et c'est ainsi que je
me suis procuré des blancs-seings du comte, avec lesquels j'ai essayé
de gagner la confiance du prince d'Orange. Voici bientôt six ans que
j'ai formé le dessein d'immoler Guillaume de Nassau. J'ai été amené
à cette idée parce que sa réalisation semblait me promettre une haute
fortune que sa majesté catholique n'eût sans doute pas refusée à
l'homme qui l'eût débarrassé du prince d'Orange. J'allais même déjà
partir pour exécuter ce grand dessein, lorsque j'appris que j'avais été
prévenu par un homme de Biscaye (Jaureguy); ce fut alors que j'entrai
auprès du secrétaire du comte de Mansfeld. Ayant bientôt appris que
le coup frappé par Jaureguy n'avait pas été mortel, je résolus d'es-
sayer si je ne saurais pas frapper mieux. Je partis poussé par l'appétit
des biens humains, retenu par là crainte des châtiments célestes. J'ar-
rivai à Trêves dans le courant du mois de mars dernier. Là, comme
les cris de ma conscience commençaient à devenir trop importuns, je
fus consulter un religieux avec lequel j'avais fait connaissance, puis
IIISTOIHE DES TÉSniTES. 17.i
qualre aulros. Tous a[)|)iouvèrent mon dessein, et le dirent béni du
ciel ; tous me [uomirenl la gloire du martyre si je succombais dans
une aussi sainte entreprise. Le premier de ces cinq religieux était un
Jésuite, le second un moine Cordelier de Tournai ; les trois autres
étaient encore des membres de la Compagnie de Jésus. Le Franciscain
se nonnue le Père Géry; je ne nommerai pas les Jésuites.
» JMuni de l'approbation de ces cinq serviteurs de Dieu, je n'ai plus
hésité : Guillaume de Nassau est tombé sous mes coups ; je ne me
repens pas de ce que j'ai fait (1).»
Appliqué à la question, le 11 juillet, l'assassin renouvela ces
aveux. Il y ajouta même un détail important. Il avoua que, comme
c'était surtout en vue des récompenses terrestres qu'il avait conçu la
pensée de son crime, il s'en était ouvert au prince de Parme, lieute-
nant du roi d'Espagne et gouverneur des Pays-Bas. Le vice-roi, sui-
vant Geraerls, loin de le repousser, Tavait au contraire fort gracieuse-
ment reçu, et l'avait adressé à Christophe d'Assomville, chef du con-
seil de régence, lequel l'avait comblé de promesses sans nombre et
d'espérances éblouissantes.
« Ainsi affermi dans mon projet, ajoutait l'assassin, du côté delà
terre, comme du côté du ciel, j'eusse entrepris de tuer le prince d'O-
range quand môme il eût été entouré nuit et jour par cinquante mille
hommes! »
Balthazar Geraerts ou Gérard fut condamné au dernier supplice,
le 14 juillet. Le misérable n'avait donné aucun signe de repentir ;
loin de là, il avait dit à plusieurs reprises que « si le coup était encore
à faire, il le ferait, dût-on lui faire souffrir mille tortures.» 11 montra
jusqu'à la fin une grande exaltation, qui ressemblait parfois à de l'im-
pudence. Ainsi, lorsqu'on lui lut l'arrêt qui le condamnait à une mort
cruelle, il commença par s'écrier : « Qu'il était un athlète généreux
de l'Eglise romaine ; qu'il saurait mourir comme étaient morts les
anciens martyrs; que les souffrances qu'il allait endurer expieraient ses
anciens péchés; mais que, quant à l'acte qui le conduisait à la mort,
(1) Histoire universelle de J. A. de Thou, livre LXXIX. Voyez aussi Basnage, His-
toire des PaijS'Bas, etc., etc.
176 HISTOIRE DES JÉSUITES.
loin que ce fût un péché à sa charge, c'était une bonne œuvre à son
acquit, et qui hii donnait un droit au ciel.» Puis, prenant un air ra-
dieux, il ajouta en se désignant lui-même comme un nouveau Christ :
Ecce homo (voilà l'homme ) 1
Le 15 juillet 1584, au milieu d'une foule furieuse et impatiente,
Ballhazar (ieraerts fut conduit au lieu désigné pour son supplice. L'é-
chafaud avait été dressé devant l'hôtel de ville de Delft. Là, le crimi-
nel fut tourmenté, aux termes de l'arrêt, d'une façon affreuse. On lui
brûla d'abord avec un fer rouge la main qui avait commis le crime ;
ensuite, on arracha avec des tenailles ardentes les parties charnues
de son corps. Enfin on le coupa vivant, en quatre morceaux, en com-
mençant par le bas. Geraerts, assure-t-on, ne poussa aucun cri, ne
donna aucun signe de douleur, ne fit aucune contorsion. On le vit
seulement faire le signe de la croix. Les bourreaux furieux, s'achar-
nant sur le cadavre insensible et défiguré, lui ouvrirent la poitrine,
en tirèrent le cœur, et en battirent le visage du misérable, tandis
qu'un huissier disait de temps à autre d'une voix sépulcrale : « Sou-
venez-vous de notre père assassiné î » et que la grande voix du peuple
s'élevait pour répondre par une bénédiction sur le libérateur, et par
un anathème sur le meurtrier. Enfin, l'exécuteur termina cet horrible
spectacle en tranchant la tête de Geraerts, et en allant placer ce san-
glant trophée au bout d'une pique sur une haute tour placée derrière
le palais du prince défunt. Les ^ aides du bourrean prirent alors les
quatre quartiers du cadavre, et s'en furent les attacher avec des chaînes
sur quatre bastions de la ville. Le clergé catholique des Pays-Bas eut
l'audace de donner d'indécentes louanges à l'héroïsme de l'assassin.
Des cérémonies publiques et solennelles eurent lieu dans toutes les
églises des lieux encore soumis au roi d'Espagne. Des prédicateurs
éhontés osèrent faire, en chaire, l'éloge du martyr Geraerts, du nou-
veau saint Balthazar. C'est à peine si la victime illustre de ce miséra-
ble obtint de pareils honneurs funèbres, de la reconnaissance de ses
concitoyens !
Comme on vient de le voir, les Jésuites poussèrent l'assassin du
prince d'Orange à commettre son forfait. Des aveux de ce misérable,
HISTOIRE DES JÉSUITES. 177
avoiiv précieux ])arcc qu'ils l'urcnl obtenus sans qu'on eût recours à la
torture, parce qu'ils lurent volontaires et spontanés, il résulte que
(jualre Jésuites consultés par IJalthasarGeraerts sur son odieux projet,
ont tous les quatre affermi le meurtrier dans son dessein, qu'ils le lui
ont i)résenté comme un acte glorieux et tout à fait capable de lui ou-
vrir à deux battants les portes du ciel !
Il est si vrai que ce lurent surtout les Jésuites qui encouragèrent
Geraerts à commettre son crime, que le roi d'Espagne se hâta de com-
bler les Kévérends Pères des Pays-Bas de nouvelles faveurs, pour les
remercier évidemment d'avoir si bien aidé à le débarrasser d'un aussi
rude adversaire que Guillaume de Nassau. 11 fallait bien d'ailleurs que
Philippe II dédommageât la noire cohorte des pertes que la juste in-
dignation des Hollandais fit alors éprouver aux enfants de Loyola, qui
bientôt perdirent tout espoir de remettre le pied en vainqueurs sur le
sol de la république néerlandaise.
En revanche, ils devinrent riches et puissants dans le Brabantet dans
la Elandre. Du vivant d'Ignace de Loyola, les Jésuites s'étaient établis à
Louvain. Mais, alors, les Révérends Pères, peu ou point protégés par
l'Espagne, ne firent qu'une assez triste figure. Ils avaient des Mai-
sons à Louvain et à Tournay ; mais ces Maisons n'avaient pas de
revenus, et les cours qu'y faisaient les Jésuites n'attiraient aucun au-
diteur. Ces Maisons n'étaient pas même leur propriété, ils ne les
tenaient qu'en location. Maisenfin ils réussirent à se faire bien venir de
Philippe 11, qui tenait alors sa cour à Anvers. Ils lui [offrirent leur
concours pour contenir sous le joug les peuples de cette contrée qui, s'é-
branlant sous le vent de la réforme religieuse, commençaient à vouloir
marcher vers la conquête de la liberté civile et nationale . La présence
des Révérends Pères était si bien déjà regardée comme chose fatale,
qu'aussitôt qu'on apprit en Flandre qu'ils avaient su obtenir de Phi-
lippe la permission de s'établir, universités, magistrats, haut et bas
clergé, conseils municipaux, tout le pays se leva pour barrer le pas-
sage à l'ambition des noirs enfants de Loyola. Le lieutenant, l'ambas-
sadeur d'Ignace dans la Flandre, Ribadeneira vit ses efforts échouer
devant une universelle et implacable répulsion.
II. 23
178
HISTOIRE DES JÉSUITES.
Voyant ceci, les Jésuites se firent modestes et petits, mais ils at-
tendirent une occasion, déterminés à la faire naître si elle ne se pré-
sentait pas, et à en profiter quoi qu'il arrivât. En attendant donc,
avec l'argent qu'on tira pour eux du trésor généralde la Compagnie, ils
commencèrentà sefairedes partisans dans le pays. Leur esprit d'intrigue
les servit encore mieux. En 1560, un riche habitant de Louvain leur
donna une maison. Mais suivant laloi du pays, cette donation, pour être
réelle et valide, devait être revêtue de l'approbation du Conseil. Sûrs
d'avance du refus, les Révérends mirent tout en jeu pour faire appuyer
leur demande. La gouvernante des Pays-Bas, Marguerite d'Autriche,
fille naturelle de Charles-Quint, fit connaître aux magistrats de la ville
de Louvain que son désir était de voir la requête de la Compagnie
de Jésus accueillie. Le prince-évêque de Liège députa deux chanoines
de son église, qui eurent pour mission d'appuyer également la demande
des Jésuites. Mais, soit que l'évêque eût donné à ses députés des instruc-
tions secrètes contraires à leur mission apparente, soit que les deux
chanoines cédassent au cri de leur conscience, au lieu de parler en
faveur des Jésuites, ils signalèrent hardiment les conséquences fatales
qui devaient résulter d'un établissement stable des Révérends Pères
dans la Flandre, et conclurent à ce que défense leur fût faite d'y pos-
séder aucun bien. La requête des Hommes Noirs fut donc repoussée.
Les Jésuites ne se tinrent pas pour battus. Ils firent agir si vivement
auprès de la gouvernante, que le marquis de Berghes, au nom de Mar-
"uerite d'Autriche, signifia aux États du Brabant que sa maîtresse
avait résolu d'obtenir la faveur que sollicitaient les Révérends Pères.
Après une longue et vive discussion, les Etats cédèrent ; mais en ac-
cordant le privilège demandé, ils y mirent des restrictions qui sem-
blaient l'annuler presque complètement. Mais c'était là un bien faible
obstacle pour la noire cohorte. Les États, en lui permettant de de-
venir propriétaire à Louvain, lui faisaient défense d'y ouvrir un
collège, et voulaient qu'elle renonçât à tous ses privilèges du moment
qu'elle s'établissait dans le lîrabant. On comprend que les Jésuites
promirent lout ce qu'on voulut, sauf à ne rien tenir de ce qu'ils pro-
mettaient. Lorsque les Pays-Bas se furent révoltés, et essayèrent de
HISTOIIIK DES JÉSUITES. 179
briser le joug lyraimique de 1 Kspugne, les Jésuites rendirent de tels
services au duc d'Albe, que ce sombre et sanglant ministre de l*hi-
lijipe II leur permit d'aclicler à Anvers une vaste et magnifique mai-
son où ils fondèrent un séminaire Jésuitique. Cet établissement était
devenu considérable, lorsque, en 1578, les Révérends Pères s'en
virent expulsés violemment; voici à quelle occasion .
Nous avons dit que la Flandre etleBrabant évitèrent de se prononcer
ouvertement en faveur de la Réforme, comme le fit la Hollande. Les re-
présentants de ces contrées, que don Juan d'Autriche essayait alors,
après le duc d'Albe, de remettre sous le joug, voulurent même mani-
fester l'orthodoxie de leurs sentiments religieux à la face de l'Europe: les
Etats du Brabant signèrent àGand une sorte de pacte solennel, dans le-
quel ils établissaient les positions respectives de Rome et de la Réforme en
Belgique. Les termes de cette espèce de charte religieuse, tout en don-
nant des garanties au protestantisme, étaient évidemment favorables au
catholicisme dont ils établissaient même la suprématie. Aussi, les catho-
liques s'empressèrent-ils d'adhérer à la Pacification de Gand. L'ar-
chiduc Mathias, appelé par les révoltés, fit renouveler ce pacte en
1578 et ordonna que les divers corps de l'Etat jurassent de l'accepter
et de le maintenir. Le clergé brabançon ne fit aucune difficulté de
prêter le serment exigé; les Jésuites seuls s'y refusèrent : la Pacifi-
cation de Gand semblait devoir rappeler le calme à la suite de l'indé-
pendance dans la Flandre et le Brabant; on comj)rend que les Révé-
rends Pères, pour eux comme pour leur patron, le roi d'Espagne, ne
pouvaient accepter tranquillement de pareilles conséquences. Il paraît
que les Jésuites entraînèrent les Cordeliers dans leur opposition, dont,
au moment du danger, ils eurent grand soin de rejeter sur eux la [)lus
forte part de responsabilité. Lorsqu'on eut épuisé les moyens de dou-
ceur, il fallut recourir à des moyens d'intimidation; puis enfin à la
force ouverte. Bientôt, une explosion populaire eut lieu. Les Corde-
liers qui, en cette circonstance, avaient servi de compères aux enfants
de Loyola, furent les plus malmenés. Ils avaient, dit-on, établi des
congrégations de femmes, où les maris flamands et brabançons préten-
daient que le lien conjugal avait beaucoup à souil'rir du cordon de
180 FlISrOIRE DES lÉSUITES.
Saint-François (1). C'étaient d'ailleurs les Cordeliers qui s'étaient le
plus déchaînés en public contre la Réforme, Un jour donc, tous
les maris qui crurent avoir à se plaindre des Cordeliers, se réu-
nirent, et, formant un bataillon assez compacte, s'en furent assaillir
le couvent de Saint-François, où ils entrèrent, après une sorte de
siège terminé par un assaut désespéré. Sept Cordeliers furent sacri-
fiés à l'honneur marital outragé; d'autres furent fouettés en place
publique, le reste des moines fut chassé. Les Jésuites surent s'ar-
ranger de façon à ne pas être exposés à toute la furie de cet
orage. On se contenta de les arrêter à Anvers et à Gand ; puis, on les
entassa sur des bâtiments qui les conduisirent à Malines et, de là, à
Louvain, où ils furent réunis à leur confrères de cette ville (2).
Les Jésuites se virent successivement chassés de toutes les villes où
éclata le révolte contre la tyrannie espagnole. Partout aussi ils revin-
rent à la suite des armes triomphantes du cruel Philippe IL Ce fut
ainsi qu'ils rentrèrent à Anvers, à Malines, et en divers autres lieux.
Ce fut aussi à l'ombre des drapeaux espagnols, et souvent grâce aux
haches des bourreaux de Philippe II, que les Révérends Pères s'éta-
blirent solidement à Bruxelles, et surtout à Louvain, dont ils parvin-
rent à asservir complètement l'université que les querelles des Corde-
liers avec le docteur Baïus remplissaient alors d'un bruit presque aussi
éclatant que celui des armes qui retentissait dans tout le reste des Flan-
dres. Les Jésuites se mêlèrent de ces querelles vers leur fin. Ils firent
tout simplement condamner Baïus par le pape Grégoire XIII. Le plus
grand crime du docteur de Louvain était pourtant, d'après le conti-
nuateur de V Histoire ecclésiastique et autres historiens, d'avoir cen-
suré les désordres auxquels se livraient les Cordeliers, et d'avoir
soutenu, contre ces moines, qu'on ne peut pas approcher de l'autel et y
célébrer la messe en sortant des excès d'un festin, ou des bras d'une
maîtresse, toutes choses ([ui, d'après les écrivains que nous venons de
citer, non-seulement étaient familières et quotidiennes aux Francis'
(1) Voyez De Thou, Ilistoirc vniverseUe; Basnage, Jlistoire des Pays-Bas; Lin-
guet, Histoire impartiale des Jésuites, etc., etc.
(2) Voyez les mômes hislorieus.
mSTOIllE I)i;S JÉSUITES. 181
cains de Flandre, mais que ces Pères voulaient excuser au point de
vue religieux ; nous avons vu que cette doctrine impie est celle des
casuistes de la Compagnie de Jésus.
Si la riandre et lelîrabant, contrées où fut poussé pourtant le pre-
mier cri de révolte contre l'Espagne, ne conquirent pas leur indépen-
dance, comme fit la Hollande, c'est, nous le dirons encore, moins parce
que leurs ellbrts n eurent pas le bonheur d'être dirigés par un (Guillaume
de Nassau, que parce qu'ils furent contrariés, anéantis |)ar les intri-
gues des Jésuites.
Après un intervalle de plus de deux siècles, les noirs enfants de
Loyola ont pu tirer vengeance de leur expulsion de la Hollande et de
la réprobation universelle qui leur "a toujours fermé l'entrée de ce
pays. Les Jésuites contribuèrent de toutes leurs forces, en 1830, à
arracher la Belgique au roi des Pays-Bas, On comprend que cette
conduite n'a pas été inspirée aux Bévérends Pères par leur zèle, pour
la liberté d'un peuple, La Belgique, à l'heure qu'il est, semble enfin
s'en apercevoir ; la lutte que ce pays soutient contre les envahisse-
ments du clergé, poussé en avant par les Jésuites, sera, nous l'espé-
rons, un grand enseignement pour cette contrée, où les Jésuites do-
minent depuis le temps d'Ignace, Là, comme ailleurs, les Révérends
Pères commencent à être connus et appréciés à leur valeur. Donc, là
comme ailleurs, leur chute et leur chute définitive se prépare (1),
(i) Une petite anecdote toute récente, fort curieuse, et dont un de nos amis nous
garantit l'authenticité, peut donner une idée de la manière dont opèrent à notre époque
les Jésuites de Belgique. On sait que dans ce pays il n'y a plus guère que deux grands
partis en présence, le parti libéral et le parti catholique. Ce dernier est poussé, dirigé
par les lltramontains et surtout par les Jésuites, fort puissants toujours en ce pays. Aux
dernières élections de la Chambre des Députés belges, M. le comte L*** se présentait
dans un collège comme représentant du parti libéral. Son adversaire appartenait au
parti catholique, et les chances de ce dernier étaient comparativement minimes, lorsque
ses amis et patrons, les Jésuites, s'avisent d'un expédient, M. le comte L"" est frère d'un
ex-notaire de Paris dont le nom a conquis une triste célébrité. On jugeait le procès de
l'ofOcier ministériel parisien en même temps qu'on nommait les députés belges. Profi-
tant de ceci, les adversaires de M. le comte L'*' répandent le bruit que le notaire L"*
est condamné aux galères et que son frère est également llétri par l'arrêt. Le lendemain,
les journaux de Paris démentirent la calomnie, mais l'efTet voulu avait été produit:
le vote avait eu lieu, et M. le comte L"* ne fut pas nommé. Comment aurait-on choisi
182 HISTOIRE DES JÉSUITES.
Nous avons montré, dans la })remière partie de cet ouvrage, le fou-
gueux Bobadilla poussant au carnage les bataillons impériaux, et se
baignant dans le sang des protestants répandu à flots, mais non en
assez grande quantité encore pour satisfaire la soif de ce tigre en robe
noire. La plaine de Muhlberg ne fut pas le seul lieu qui vit des Jé-
suites donner le signal des combats. Il fallait alors que l'Ordre nou-
veau-né se distinguât du milieu de la tourbe monacale, accroupie dans
sou oisiveté, dans son impuissance. Mais l'empereur Charles-Quint
sembla toujours se défier de l'ardeur guerroyante des Jésuites, qu'il fut
en effet obligé de réprimer plus d'une fois, et il employa le moins
qu'il put le concours des Révérends Pères.
Lorsque ce souverain, donnant pour la seconde fois depuis Dioclé-
tie?i , le spectacle d'un empereur dégoûté du pouvoir et échangeant
la paix d'une retraite obscure contre les bruyantes splendeurs du rang
suprême, eut partagé ses vastes Etats entre son fds et son frère, les
Jésuites s'implantèrent plus vite et plus solidement sur le sol germa-
nicpie. Ferdinand, le nouveau chef du Saint-Empire, se montra favo-
rable aux Jésuites, qui surent d'ailleurs faire au successeur de Charles-
Quint une nécessité de la faveur qu'il leur accorda. Sous le règne de
l'^crdinand, les Jésuites fondèrent eu quelques années des établisse-
ments aussi nombreux que riches et importants , sur tout le sol de
l'empire d'Autriche, en Bavière, en Hongrie, en Pologne, en Suisse,
en Savoie et môme en Suède. Le nombre de leurs collèges, sémi-
naires et maisons diverses s'accroît alors chaque année, chaque jour,
et atteint un chiflre incroyable. Nous devons en convenir, les Jésuites
furent alors également appelés par les peuples et par les souverains
callioliques. Us avaient eu l'art de se présenter aux uns et aux autres
comme les défenseurs vigilants et infatigables de la religion menacée
[)ar le protestantisme envahisseur. Les papes aussi, à cette époque,
pour représentant d'un pays un homme qu'on disait frappe d'un jugement infamant?
N'est-ce pas qu'on reconnaît bien là l' habileté des Révérends Pères?
Nous devons dire en terminant cette note qu'elle ne nous a été inspirée que par notre
aversion ])our les noirs enfants de Loyola , et non point par un sentiment d'amitié pour
M. le comte L**% que nous ne connaissons même pas.
HISTOIRE DES JÉSUITES. 183
protégèrent g(')néralcnionl do loiilos leurs forces la Société, dont les
membres se montraient toujours prêts à marcher vers chaque champ
(le bataille religieux, à se poster sur chaque brèche , à rendre toutes
sortes de services.
D'un autre côté, les Révérends Pères ne négligeaient aucun moyen
d'agir sur l'esprit des peuples. Si nous n'avions pour autorités des
écrivains Jésuites eux-mêmes, nous n'oserions dire jusqu'où les fils
de Loyola poussèrent la fantasmagorie de leurs moyens. Ainsi, dans
telle contrée, on les voyait, pour s'attirer l'admiration des populations
ignorantes et fanatiques, courir les rues en jetant ces cris poussés
d'une voix lugubre et comme prophétique : « L'enfer pour les pé-
cheurs, le paradis pour les élus !,.. » Dans tel autre endroit, ils
parcouraient les villes où ils résidaient, tous nus et se frappant de leurs
disciplines. On vit à leur exemple des Compagnies de flagellants se
former et lutter entre elles de fanatisme , d'indécence et de folie. Il v
eut même des flagellantes , et ce ne furent-elles pas , assure-t-on qui,
montrèrent le moins de ferveur (1) !...
En d'autres pays encore, ils avaient recours à de nouveaux moyens
choisis d'après le caractère des populations. Ainsi , on les vit organiser
des espèces de mascarades funèbres destinées à rappeler aux spectateurs
terrifiés que tout homme est sujet de la mort. On nous a conservé la
description d'une de ces mascarades, car 'nous ne pouvons leur trou-
ver un autre titre , et le lecteur sera sans doute de notre avis. Peu
après qu'ils se furent établis à Palerme , dans la Sicile, les Révérends
Pères organisèrent et firent circuler le long des rues de cette ville
la procession la plus étrange qu'on puisse imaginer. On voyait
en tête un homme nu , sanglant et paraissant à l'agonie , que
portaient d'autres hommes revêtus du costume juif, et autour
duquel de jeunes et beaux garçons en dalmatiques brodées, ayant
des ailes blanches au dos et tenant dans leurs mains les instruments
de la passion, figuraient un chœur d'anges; tandis qu'une trouj)e
de hideux diablotins caracolait à droite et à gauche, troublant les
(1) Voyez, entre autres historiens de ces extravagances, le jésuite Orlandin. Saccliuii
les a retracées (■fralement.
184. HISTOIRE DES JESUITES,
concerts angéliques par d'infernales vociférations, et faisant écarter la
foule avec des torches de résine enflammées. Ensuite, venait la Mort
sur un char tout noir et traîné par des chevaux noirs. Elle était
figurée par un squelette livide, hideux et tellement gigantesque que sa
tête dépassait les plus hautes maisons. De la main droite elle tenait
une grande faux , tandis que de la gauche elle traînait une longue file
de spectres enchaînés et gémissants qui représentaient tous les âges de
la vie , tous les états de la société. De temps à autre, ces spectres
criaient d'un ton lamentable à la Mort de leur faire grâce et de
s'arrêter ; mais la Mort impitoyable, sourde et muette, continuait son
chemin, tandis qu'un chœur de pénitents psalmodiait sur un air
lugubre des cantiques plus lugubres encore! Qui ne reconnaît, à
ces pieuses extravagances ou plutôt à ces impiétés calculées , ces
hommes qui au xix** siècle devaient par des moyens semblables
annoncer leur retour en France?
On comprend que ces folies qui maintenant ne pourraient que faire
rire, aient pu jadis produire un grand efïët sur l'imagination des popula-
tions méridionales , auxquelles elles furent particulièrement destinées.
Et lorsque les esprits , par cette fantasmagorie hideuse, étaient comme
couverts d'un voile de ténébreuses horreurs, les Jésuites arrivaient
alors et faisaient luire un consolant rayon du soleil éternel qui resplen-
dit sur la béatitude céleste, et dont ils faisaient jouir la ville et le pays
qui consentaient à leur accorder le droit de cité , à leur laisser bâtir
leurs Maisons, à doter leurs collèges, à peupler leurs séminaires, à
leur abandonner enfin la direction des consciences , le maniement des
esprits , la domination temporelle et spirituelle ! . . .
Sous Maximilien, successeur de Ferdinand , les Jésuites virent leurs
affaires compromises fortement en Allemagne et en Hongrie. Maxi-
milieu se montra fort mal disposé en faveur des Révérends Pères, et
déjà les peuples qu'il gouvernait avaient si bien appris à connaître les
Jésuites , que, dans les Etals de l'Autriche qui se tinrent au commen-
cement de ce règne, les députés demandèrent avant toutes choses que les
Jésuites fussent chassés du pays. Déjà aussi la colère publique avait grondé
si fort contre eu\ à Vienne, que les magistrats pour l'apaiser avaient
HISTOIRE DES JÉSUITES. 185
été obligés de (.hasserdeccllo ville calholiquc tous les enfanls de Loyola.
La haine publique amassait alors contre les Jésuites une masse
d'accusations sous laquelle il fallait nécessairement qu'ils lussent
écrasés, partiellement du moins. Quelques-unes de ces accusations
furent alors formulées en termes qu'il nous est impossible de répéter.
Contentons-nous de dire qu'on prétendit que les bons Pères ne res-
pectaient pas l'innocence de leurs élèves. En Bavière, et c'est Sac-
chini qui nous l'apprend (1), on accusa au contraire les Jésuites de
mutiler les jeunes gens reçus dans leurs séminaires. Les avocats de la
Société de Jésus affirment que ce fut là une calomnie lancée contre
les Révérends Pères par les protestants jaloux de la pureté des mœurs
des jeunes adeptes de Loyola. Le lecteur curieux peut voir dans Sac-
chini comment les Jésuites prouvèrent que le jeune garçon dont on les
accusait d'avoir fait un eunuque était parfaitement en état de devenir
père de famille.
Dans le nord de l'Italie, ce fut surtout en s'emparant de l'esprit des
femmes que les Révérends Pères agirent sur l'esprit des hommes. Le
patriarche de Venise, Giovanni Trévisani déféra même au Sénat de
la République les plaintes qu'il avait recueillies de toutes parts à cet
égard. Les chefs de l'ombrageux pouvoir qui gouvernait les Vénitiens
eurent probablement peur de voir s'établir sur les lagunes de Saint-
Marc un pouvoir encore plus machiavélique, encore plus mystérieux,
plus terrible encore et plus concentré. Des 1560, c'est-à-dire peu
d'années après leur établissement à Venise, les enfants de Loyola se
virent menacés d'être chassés de la Fiépublique. On leur reprocha des
désordres avec les femmes vénitiennes et surtout -avec celles des
personnages les plus élevés en noblesse, en dignité, en influence.
Les Jésuites surent parer ces premiers coups en les détournant sur le
patriarche leur accusateur, qu'ils représentèrent comme voulant réunir
tout le pouvoir religieux dans ses mains , afin de lutter contre le pou-
voir séculier et peut être de le dominer. « Tel est, disaient les Révérends
Pères, le mobile de la haine et des accusations contre nous déchaînées.
(1) Voyez Sacchini, Histoire de la Société de Jésus, liv. i.
II. 24
186 HISTOIRE DES lÉSUITES.
(j'cst [)arce (juc nous sommes soumis aux ordres des magistrats de la
République, qu'on veut nous perdre et nous chasser. Nous n'apprenons
aux. dames vénitiennes qu'à faire leur salut : le patriarche voudrait
s'en servir pour amener la perte de leurs maris !... De là les calom-
nies qui s'élèvent contre la Société 1 »
Le sénat, qui avait peut-être quelques craintes à l'endroit des am-
bitieuses visées du patriarche, habilement signalées par les Jésuites,
craignit de leur donner de la réalité ou de la force en chassant les
Révérends Pères qui furent maintenus à Venise ; seulement, défense fut
faite aux dames vénitiennes d'aller , comme auparavant , dans les mai-
sons jésuitiques, et même de prendre un Jésuite pour confesseur.
A peu près à la même époque, la noire Congrégation montra clai-
rement en Savoie ce dont sa cupidité et son ambition pouvaient la
rendre capable. Les enfants de Loyola , qui avaient pénétré depuis
quelque temps dans ce pays, avaient su s'emparer à tel point de l'es-
prit du duc régnant , que celui-ci invita lui-même le Général de la
Compagnie, qui était alors Laynez , à prendre la direction de tous les
collèges qu'il voulait établir dans ses états. Mais la Savoie est un pays
pauvre, et les Jésuites s'en étaient bien vite aperçu. Laynez ne se
montra pas très-empressé de répondre aux demandes du duc Emma-
nuel. Les membres de la noire Milice n'étaient pas alors très-nom-
breux, et il y avait encore tant de riches provinces de par le monde à
leur livrer en pâture ! . . , Laynez demanda comment seraient dotés les
établissements jésuitiques en Savoie, et le chiffre de la dotation. Le
duc Emmanuel répondit que, ses états étant trop pauvres pour qu'on
y fit des fondations en faveur de la Société, il se contenterait d'y frap-
per des contributions dont le montant serait annuellement appliqué à
l'entretien des Maisons et collèges de la Compagnie. Mais, parce
moyen, et Laynez s'en aperçut bien vite, les Révérends Pères de
Savoie eussent été à la merci des magistrats et officiers public chargés
de lever les fonds nécessaires à la subsistance des établissements jésui-
tiques. Puis, Emmanuel venant à mourir ou ses idées à changer, les
collèges et leurs directeurs se seraient trouvés complètement à la merci
d'autrui, chose que la Compagnie ne peut souffrir. Le duc de Savoie
inSTOIlîE DFIS JÉSUITES. 187
ne savait quoi arrancicmeiit proposer aux bons Pères, lorsque ceux-ci
lui en suggérèrent un qui pouvait lever la difficulté. A cette époque,
bon nombre de protestants de communions diverses s'étaient retirés
avec leurs richesses dans la Savoie , où ils avaient espéré vivre tran-
(piilles et cachés au fond des vallées de ce pays alpestre, alors presque
inconnues au reste de l'Europe, et dont quelques-unes l'étaient aux
habitants du pays eux-mêmes. Le Général des Jésuites fit écrire
par le pape au duc Emmanuel , « qu'un souverain catholique ne
pouvait garder dans ses états de misérables hérétiques qui les souil-
laient par leur seule présence, et compromettaient le renom et le
salut du prince qui les souffrait parmi ses sujets. » En môme temps
Laynez faisait demander au duc d'appliquer aux collèges qui seraient
dirigés par des membres de son Ordre , le produit des confiscations
opérées sur les hérétiques. Le Général de la Société des Jésuites eut,
dit-on, l'habileté de faire contribuer en argent, pour la guerre contre
les hérétiques de Savoie , le saint-père , que la présence de ces der-
niers dans l'Italie septentrionale inquiétait du reste et devait inquiéter
même dans ses intérêts de prince temporel.
Les choses ainsi arrangées, le duc de Savoie se hâta d'envoyer
contre les malheureux hérétiques des troupes soldées par le trésor
]>ontifical , et que guidèrent des Jésuites. On vit même un des bons
Pères, le fameux Possevin, marcher à la tête des bataillons savoyards,
et l'on nous assure que sa présence fut loin d'adoucir les scènes horribles
qui ensanglantèrent les vertes et paisibles vallées qui servaient de refuge
aux hérétiques, et où ces derniers se défendirent avec courage et
succès. L'argent du pape n'ayant pas continué de solder les troupes du
duc, Emmanuel commença à laisser se refroidir son ardeur de croi-
sade ; sans doute aussi il réfléchit qu'en guerroyant contre des héré-
tiques il égorgeait des sujets , et qu'il appauvrissait ses états pour
enrichir après tout des étrangers. Les Jésuites, qui avaient traîné leurs
fatales robes noires dans les flots de sang versés à leur intention , par
leurs conseils, par leurs ordres, ne recueillirent pas tous les fruits qu'ils
avaient attendus de ceci.
Ge fut aussi par la force des armes qu'ils essayèrent de pénétrer en
188 HISTOIIIK DES JÉSUITES.
Suède. Ce royaume, qui était alors échu à Sigismond, roi de Pologne,
et catholique, avait de bonne heure embrassé la Réforme. Les Jésuites
déjà établis en Pologne poussèrent Sigismond à leur ouvrir la Suède,
que gouvernait un oncle de ce monarque avec le titre de lieutenant-
général ou de régent. Sigismond, qui se laissait , dit-on, complète-
ment mener par les Révérends Pères, ordonna à son oncle, le duc
('harles, de recevoir les Jésuites en Suède et de leur donner des terres
pour qu'ils s'y établissent. A. cette nouvelle, les Suédois s'inquiètent
et remuent ; le régent supplie son neveu et souverain de ne pas braver
le sourd mécontentement qui gronde en Suède et qu'une démarche
imprudente peut faire éclater d'une manière terrible. Sigismond, que
les Jésuites ont fait aveugle et sourd , ne répond aux représentations
du duc Charles que par un ordre plus formel de recevoir en Suède et
d'y établir les enfants de Loyola. Remarquons, en passant, que Sigis-
mond, lors de son couronnement et sur la demande des états de Suède,
avait solennellement juré de ne point chercher à inquiéter ses sujets
suédois dans leur religion, et, particulièrement, de ne pas y introduire
les Jésuites.
Les Jésuites persuadèrent à Sigismond qu'il ne devait pas céder au y
volontés de ses sujets , et que les Suédois , en repoussant la bannière
de I^oyola de leur pays, offensaient grièvement l'honneur du souverain.
Sigismond, toujours escorté par ses noirs conseillers, partit à la tète
d'une armée pour installer de vive force les Jésuites en Suède. Les Etats
de ce royaume, secrètement poussés, dit-on, et ceci est possible, ])ar le
régent, levèrent aussi des troupes , qui battirent celles de Sigismond,
et firent môme celui-ci prisonnier. Le régent fitmettre aussitôten liberté
son neveu, qui fut obhgé de jurer qu'il convoquerait les Etats et se
soumettrait à leurs décisions ; mais, endigue élève des Jésuites, Sigis-
mond ne fut pas plus tôt parvenu à s'échapper de Suède et à rentrer en
Pologne, qu'il prétendit ne s'être engagé à rien et voulut recom-
mencer la lutte. Heureusement ses sujets Polonais refusèrent de le
soutenir désormais. D'ailleurs, les Jésuites avaient changé de visées.
On s;iil (juc le duc d'Anjou, depuis roi de France sous le nom
d'Henri III, succéda à Sigismond 11. Les Jésuites, tout-puissants à la
HISTOIRE DES JÉSUITES. 189
cour de PoIoG;nc, contribuèrent beaucoup à ce choix, qu'ils cspé.
raient voir aui;menter encore leur influence. Les Jésuites attendaient
aussi beaucoup de l'avènement au trône de Suède de Jean 111, qui,
après avoir longtemps vacillé, après avoir même, au dire des Jésuites,
abjuré le luthéranisme entre les mains du Père Possevin , retourna
enfin à la religion réformée et se sépara des Jésuites, par lesquels il
craignit, à juste titre, de voir compromettre sa royauté.
Ce Père Possevin formait avec (^anisius et quelques autres Jé-
suites une classe singulière de négociateurs universels qui s'entre-
mêlaient alors des affaires de toute l'Europe. Diplomates en robes
noires , on les voyait courir de Paris à Stockholm , de Madrid et de
Lisbonne à Vienne, à Varsovie et à Moscou , réglant des successions
royales , négociant des trêves ou des alliances, formulant des traités de
paix. Après avoir poussé les rois contre les rois, les peuples contre
les peuples, les croyances contre les croyances, la Société de Jésus, se
démenait pour éteindre le feu qu'elle avait ou allumé ou excité pen-
dant des années. C'est qu'autrefois elle avait besoin de la guerre et
des troubles qui en découlent pour conquérir sa richesse et son impor-
tance , et que désormais elle avait besoin de la paix pour conserver
ce qu'elle avait conquis. La paix, une paix générale était nécessaire à
la Compagnie de Jésus pour qu'on oubliât que c'était elle-même qui
avait si longtemps poussé à la guerre. Les Jésuites voulaient en être les
médiateurs, pour que, le jour où l'atmosphère politique s' étant éclair-
cie enfin et laissant le regard interroger librement la face renouvelée
de l'Europe , ils pussent placer à côté delà richesse et de l'importance
souveraines qu'on leur avait laissé prendre, le grand bienfait de la
paix. Les Jésuites donc essayèrent alors de réunir les peuples et les
rois que les discordes politiques et religieuses séparaient. Leurs Pères
Possevin, Tolet, Canisius et autres diplomates en robe noire, cherchè-
rent à faire marcher ensemble les princes et les peuples, catholiques et
protestants, dans une croisade contre les Turcs, ennemis communs.
Mais, comme si les fils de Loyola étaient fatalement impuissants
pour toute autre chose que pour le mal, leurs efforts, qui étaient peut-
être sincères, parce qu'ils étaient dictés par leurs intérêts, ne purent
190 IlISTOIRK DES .lÉSLIïES.
venir à bout <1(; nouer complètement le puissant et vaste lien qui pou-
vait réunir le faisceau divisé des nations européennes. Pour réunir
dans une étreinte amicale et bénie des mains de frères depuis long-
temps levées les unes contre les autres, Dieu veut des mains plus pures
que celles des fils de saint Ignace !
D'ailleurs, les rois comme les peuples commençaient dès lors à se
défier grandement des Révérends Pères ; et la papauté elle-même,
revenue de la terreur que lui avait causée la Réforme, cette grande
tempête dans laquelle la nef pontificale s'était crue engloutie et qui
> avait fait surgir comme une écume la Société de Jésus sur la surface
de l'Europe, mer longtemps agitée et bouillante; la papauté, disons-
nous, avait appris à redouter le Jésuitisme, qu'elle avait plusieurs fois
déjà essayé, mais vainement, de brider avec la courroie que les autres
Ordres monastiques portent au cou pour traîner le char de saint Pierre,
sans que chacun d'eux, bien entendu, oublie sa brouette particulière,
Paul IV, et après lui Pie Y, voulurent que les membres de la Société
de Jésus fussent assujettis aux prières en commun et aux offices du
chœur. Ces pontifes exigeaient également que la Compagnie abolît la
clause monstrueuse de ses Constitutions, qui lie le Jésuite à son Insti-
tut, sans engager le second envers le premier. Il nous semble que ces
exigences étaient bien modérées ; les fils de Loyola déclarèrent pour-
tant fièrement au Saint-Père qu'ils ne les subiraient jamais. Quel-
ques-unes des raisons qu'ils alléguèrent et que nous trouvons dans le
Mémoire présenté à cet effet au pape Pie V par le Général de la So-
ciété, François de Borgia, ceffe bêle de somme de la Compagnie,
comme il se nomma lui-même , nous ont paru assez singulières pour
que nous les transcrivions ici : (( Cette réforme, « disait le Mémoire ,
« peut faire concevoir de la Compagnie une idée moins favorable
D'ailleurs, Dieu ayant révélé à chaque fondateur d'un Ordre religieux
le genre de vie qu'il voulait voir suivre par cet Ordre, il s'ensuit que le
pape ne peut |)as changer les règles établies par saint Ignace. » Ceci n'é-
tait pas dit aussi franchement ; mais onle devinait à travers unvoile assez
léger. «D'ailleurs,» ajoutait le ^Mémoire, et c'est ce qui nous semble le
plus curieux, « d'ailleurs nous sommes hommes ; et l'on ne peut mettre
inSroillE DES .1ÉSL1ITES. 191
en doute qu'il n'y ait dans noire Société des religieux qui n'y fussent
jamais entrés s'ils eussent prévu qu'on y serait un jour obligé au
chœur, exercice pour lequel ils n'ont aucune inclination! » Noici
donc les Jésuites qui avouent que parmi eux il y a des individus qui
ne se soucient pas de chanter les louanges de Dieu!... ce qu'ils ap-
pellent un exercice!... Et de quoi donc se soucient ces étranges reli-
gieux ? JNous le savons !
Pie V tint bon pendant quelque temps; il voulait probablement
que les Jésuites devinssent les humbles confrères des Cordeliers et des
Augustins. La Compagnie, de son côté, se défendit vaillamment et
habilement. D'ailleurs, Lainez avait su faire reconnaître son Institut
par le concile de Trente; et, au besoin, on insinuait, on se montrait
prêt à rappeler que le concile est supérieur au ])ape. Pie V, obligé de
diminuer ses prétentions , demandait aux Jésuites qu'ils chantassent
aussi vite qu ils voulussent, mais qu'ils chantassent au chœur comme
les autres religieux, 11 voulait leur persuader que cela était dans leurs
intérêts. « Ae faut-il pas, w disait-il à François de Borgia, Général de
nom, et à Polanque, Général de fait, « que vous ayez un instant , au
milieu de vos préoccupations mondaines, pour les pensées célestes?
Sans cela, vous ressemblez aux ramoneurs qui, en nettoyant les che-
minées , se salissent de toute la suie quils retirent!... »
Mais les ramoneurs spirituels tenaient, à ce qu'il paraît, à se salir
à leur aise et dévotion. Après avoir diminué encore ses prétentions,
après avoir exempté les collèges des Jésuites des offices en commun,
après avoir demandé que deux Pères profès seulement y assistassent.
Pie Y fut enfin obligé de céder. Ce pontife avait aussi voulu dé-
truire les coadjuteurs spirituels , en ordonnant que les Pères profès
des quatre vœux fussent seuls admis à la prêtrise. 11 lui fallut encore,
sur ce point, recevoir la loi de la Compagnie.
Quelques autres défaites avaient encore humilié l'orgueil des papes,
qui commençaient à redouter et à détester d'autant plus la Compagnie de
Jésus, que les successeurs de saint Pierre voyaient clairement désormais
que ceux qu'ils avaient pris pour d'utiles auxiliaires , étaient devenus
des alliés exigeants, et qu'ils pouvaient devenir des maîtres redoutables.
192 HISTOIRE DES JÉSUITES.
Ce fut peut-être par une vengeance d'Italien que Pie V fit partir
pour l'Espagne avec un légat à latere, envoyé vers Philippe II, François
de Ijorgia, qui s'excusa vainement sur une maladie dangereuse et qui,
aggravée par les fatigues du voyage , emporta en effet la malheureuse
bête de somme des Jésuites, à laquelle cette mort donnait de nouveaux
droits à ce titre.
Paul Y fut également obligé d'abandonner ses projets de réforme
de la Société, devant l'attitude menaçante qu'elle prit contre ce pape.
Quelques années plus tard, en 160!2 , Clément VllI paraissant prêta
condamner Molina , les Jésuites arrêtèrent la condamnation en faisant
soutenir des thèses dans l'université d'Alcala sur cette question étrange,
où le pape vit une menace de révolte pour le moins : « 11 n'est pas de foi
de croire que tel qui occupe la chaire de saint Pierre soit réellement
pape. » Plus tard encore, Innocent XI, pontife vertueux et bon,
ayant osé censurer leur morale , ils firent en certains lieux des prières
pour le pape devenu janséniste. Nous avons dit dans notre premier
volume combien de fois, dans les missions étrangères, ils désobéirent
au souverain pontife et malmenèrent ses légats.
On comprend que les Jésuites , ne respectant pas les décisions du
j)ape quand sa volonté se trouvait en opposition avec leurs intérêts,
devaient peu ménager au besoin les évêques et les cardinaux. La con-
duite qu'ils tinrent à Milan à l'égard de saint Charles Borromée,
archevêque de cette ville , contribua beaucoup à éclairer les peuples.
Ce prélat n'ayant pas voulu céder à des prétentions plus ou moins in-
justes du gouverneur du Milanais pour le roi d'Espagne, une persé-
cution s'ensuivit pour Saint Charles Borromée. Or, l'homme qui donna
publiquement et du haut d'une chaire religieuse le signal de cette
persécution contre un prince de l'Eglise, un saint, un vertueux prélat,
fut un Jésuite, le Père Mazarini. Et pourtant, l'archevêque de Milan
avait comblé de faveurs les Révérends Pères. Il les avait appelés dans
son diocèse, il leur avait donné la direction de son séminaire, il avait
même pris un Jésuite pour confesseur ; il pensait encore, au dire d'é-
crivains de la Compagnie, à mettre les Jésuites en possession des éta-
blissements que les Humiliés avaient dans son diocèse. Tant de
IITSïOIRE DES JÉSUITES. 193
bienfaits, sans parler delà simple é;|iii(i' et des règles de la snbordina-
tion eoclésiasliqiic, eussent du empêcher les llévérends Pères de prendre
parti pour le gouverneur du Milanais contre l'archevêque de Milan.
Mais la subordination, l'équité, la reconnaissance sont choses bonnes
pour les niais, et les Jésuites sont de si habiles gens! Le gouverneur
était, à leurs yeux, un personnage bien autrement à ménager que l'ar-
chevêque. N'était-ce pas le représentant de Philippe II, du patron de
leur Compagnie? Le Jésuite Mazarini se déchaîna donc contre saint
Charles, et cela dans la chaire d'une église que les Jésuites tenaient
de la munificence du cardinal ! Fiît-on dix fois saint, on serait ému à
la vue d'une aussi détestable ingratitude. L'archevêque de Milan fut
donc fortement indigné de la conduite des Jésuites. Cette conduite, on
en a donné une explication en disant que saint Charles Borromée, sur la
clameur publique qui chargeait de désordres affreux les Jésuites direc-
teurs du collège de Bréda , avait osé sanctionner l'accusation en ôtant
le collège aux Révérends Pères, qui n'étaient pas hommes à supporter
tranquillement un pareil coup, l' eussent-ils cent fois mérité. Les dé-
fenseurs de la Compagnie se sont souvent efforcés de contredire cette
explication , qui, en motivant la conduite du Père Mazarini, charge-
rait un grand nombre de ses confrères. Les adversaires de la noire
cohorte ont maintenu leur accusation , qui semble s'appuyer sur une
base assez solide. En admettant qu'elle fut exagérée ou même com-
plètement fausse, les Jésuites n'en restent que davantage sous le poids
de la réprobation que doit inspirer la conduite qu'ils tinrent envers
saint Charles Borromée. Or, si on se souvient du peu de liberté in-
dividuelle laissée aux membres de la Compagnie, dont chacun agit
d'après une impulsion venant de la direction suprême , on se dira que
la guerre déclarée au cardinal parle Père Mazarini et par quelques-uns
de ses confrères dut être l'exécution d'un ordre , et non l'expression
d'un caprice.
N'oublions pas de mentionner ici que le despotique Aquaviva était
alors Provincial d'Italie. Cependant, le scandale ayant été extrême
et paraissant devoir nuire à la Société, celle-ci sacrifia le Père Maza-
rini, le désavoua, l'interdit de la prédication pour deux ans, et l'envoya
II. 25
194 HISTOIRE DES JÉSUITES,
porter des excuses aux genoux de l'archevêque de Milan. Le cardinal
Tiorromée se montra désarmé par cette comédie , « et, assurent les dé-
fenseurs de saint Ignace, il n'eût pas mieux demandé que de con-
server aux Jésuites la direction des établissements qu'il leur avait
confiée; ce furent les Révérends Pères eux-mêmes qui refusèrent.» Le
successeur et neveu de saint Charles , cardinal comme son oncle, mais
non pas saint comme lui, et sans doute, à cause de cela, moins dis-
posé à pardonner une injure, vengea les injures faites au prélat qu'il
remplaçait : il ôta aux Jésuites le gouvernement de tous les établisse-
ments qu'ils dirigeaient dans son diocèse, et défendit même à tout indi-
vidu qui aspirait à la prêtrise d'étudier dans un collège de Jésuites,
sous peine de se voir refuser les ordres sacrés.
On comprend que de pareils actes devaient édifier les peuples sur
le véritable caractère des Révérends Pères. Mais, ce qui acheva, à
cette époque, de les faire connaître dans toute leur terrible et laide
réalité, ce fut la part qu'ils prirent à un événement qui vint alors re-
muer la Péninsule, et qui eut du retentissement par toute l'Europe.
On a vu que ce fut un roi de Portugal , Jean III , qui , le premier
des souverains de l'Europe, accueillit et établit dans ses états la nais-
sante Compagnie de Jésus. Nous allons dire maintenant comment la
noire cohorte remercia le Portugal de son hospitalité.
Jean III, ce constant protecteur de la Société de Jésus, était mort
en 1557, ne laissant pour héritier de sa couronne qu'un enfant au
berceau; cet enfant fut dom Sébastien. Les Jésuites, déjà puissants,
le deviennent davantage encore sous une régence dont ils sont les vé-
ritables chefs : le régent, le cardinal Henri, grand-oncle du roi mineur,
se laissant gouverner complètement par les Révérends Pères. Char-
gés de l'éducation de dom Sébastien, les Jésuites tâchèrent de s'en
faire un ami, et ils y réussirent d'abord. Mais Sébastien, couronné roi,
se défie un jour ou se dégoiîte de ses noirs précepteurs et conseillers,
et il les chasse de sa cour. On a dit que les Jésuites, dans un but qu'on
devine, avaient inspiré à leur élève l'horreur du mariage et même
des femmes. En admettant avec bien des écrivains que les bons Pères
fussent dès lors dans les intérêts de Philippe, on comprend facilement
HISTOIRE DES JÉSUITES. 195
qu'ils se soient opposés à un mariage qui déliuisait complètement les
espérances que le roi d'Espagne avait de voir le Portugal courbé un
jour sous son sceptre. Nous croyons [)lus probable que les Jésuites du
Portugal n'embrassèrent le parti de Philippe il que lorsqu'ils lurent
tombés en disgrâce auprès de don Sébastien. Alors les bons Pères du-
rent songer aux moyens de conserver leurs richesses et leur impor-
tance, que cette disgrâce compromettait fortement. Le moyen, dit-on,
qu'ils employèrent pour cela, fut de pousser le jeune roi à porter la
guerre en Afrique, à la tète d'une armée fort mal composée. Les dé-
fenseurs des enfants de Loyola nient que les Jésuites aient jamais con-
seillé cette imprudente résolution à dom Sébastien. Cependant ils ne
peuvent nier que les Jésuites qui entouraient l'enfance de l'infortuné
monarque portugais ne lui répétassent journellement u qu'un roi est
obligé de faire servir sa puissance à étendre la religion catholique, apo^
slolique et romaine, et que c'était dans celle intention que Dieu l'avait
placé sur le trône, » etc., etc. (1). D'un autre côté, le jeune prince,
né avec un caractère ardent, aventureux , ami des grandes choses, se
montra jaloux de ceindre la couronne de célébrité qui avait orné le
front de quelques-uns de ses aïeux. Les circonstances semblèrent vou-
loir exciter sa soif de gloire , et il crut y trouver le moyen de la satis-
faire. Un empereur du Maroc, détrôné, vint à Lisbonne implorer la
protection de dom Sébastien. Sur-le-champ le jeune roi croit voir
là une manifestation de la volonté divine qui lui commande d'aller
porter l'Evangile sur le sol africain. Le roi d'Espagne, qu'il solli-
cita de se joindre à lui pour partager les hasards et la gloire de cette
grande entreprise, encouragea Sébastien à l'entreprendre, lui pro-
mit des secours de toute sorte , mais se garda bien de lui en envoyer
aucun.
Dora Sébastien frappa sur le peuple et le clergé des impôts destinés
à mettre une armée sur pied. La noblesse, qui était contraire à cette
guerre, se refusa formellement à fournir les fonds. Le clergé se laissa
taxer, suivant De Thou, parce que le pape avait adopté les plans du
(1) L'abbé Vertot, Révolutions du Portugal, etc.
106 ilîSTOnii: DKS JÉSUITES.
roi de Portugal, au(|iicl il ouvrit mémo les trésors de l'Eglise, chose à
remarquer, l.e Saint-Père publia même une croisade contre les Afri-
cains ; ce qui fait venir à la pensée que les Jésuites ne se montrèrent
pas si fort contraires à la guerre projetée par don Sébastien, comme
ils le prétendent , et que si ce prince leur retira alors sa confiance,
c'est qu'ils l'avaient perdue pour autre chose que pour cela. D'ailleurs
les Jésuites, presque à la même époque, ainsi qu'on vient de le voir,
poussaient la plupart des souverains de l'Europe à entrer dans une
ligue contre les Turcs.
Quoi qu'il en soit, à la finjuin 1578, dom Sébastien fit voile vers les
côtes de l'Afrique. Il avait une flotte composée de cinq galères, de cin-
quante gros vaisseaux et de près de neuf cents bateaux plats. Son armée,
outre les pionniers, artilleurs, et les volontaires, ces derniers, tous gen-
tilshommes, était forte d'environ dix mille hommes. Des officiers es-
pagnols, qui furent du reste ensuite cassés par leur souverain, avaient
amené mille soldats environ. Chose singulière , ce fut un hérétique ,
le prince d'Orange, qui envoya le plus fort secours au monartjue por-
tugais partant pour une croisade contre les infidèles. Un des capitaines
du Taciturne avait amené trois mille Allemands assez bien disciplinés.
C'était à peu près l'élite de l'armée portugaise, formée en grande partie
d'hommes étrangers à la guerre , et qu'un certain moine nommé frère
Juan de Gama, suivant De Thou, s'était chargé de transformer en
soldats.
Dom Sébastien débarqua à Arzilla et s'avança de cet endroit vers
Alcaçar, où il reçut le casque et la cotte d'armes qu'avait portés Charles-
Quint lorsqu'il entra triomphant à Tunis. Ce fut tout ce que dom
Sébastien reçut de Philippe II ; mais il regardait comme préférable
à toute autre chose ce présent du rusé Espagnol , qui chatouillait déli-
cieusement son orgueil, et qui, comme Philippe l'avaitsans doute prévu,
semblait l'encourager à marcher en avant. L'armée marocaine pa-
raissant vouloir éviter le combat, l'impétueux Sébastien se lança à sa
poursuite.
Le lundi , quatrième jour du mois d'août , les chrétiens et les ma-
hométans en vinrent aux mains. La victoire ne fut pas un instant
^ J 1
I; ,w\,lh
liri inoti de Don Sebastien
IIISTOIlll' DES .n'iSl ITKS. lî)7
doulciisc. Knvcloppéc par les impélticuscs nuées des cavaliers alricaiiis,
r armée de dom Sébastien, composée d'éléments divers, de soldais sans
confiance dans leurs officiers , et de chefs sans autorité sur leurs
troupes, fut presque entièrement taillée en pièces. L'aile droite seule
se défendit bravement. Là était dom Sébastien ; le malheureux prince
reconnaissant trop tard sa faute, mais résolu à l'expier par sa mort,
se conduisit comme un lion traqué par les chasseurs. Resté seul, il
combattit encore non pour vaincre, mais pour mourir glorieusement.
En vain les Africains lui criaient-ils de se rendre, il ne ré|)ondait que
par des coups d'épée terribles , et défiait les infidèles. Ceux-ci , qui
voulaient le prendre vivant, attendirent qu'il piit à peine lever les bras;
alors, fondant sur lui, ils s'en emparèrent. L'ambition d'offrir au
monarque marocain son ennemi enchaîné , qui s'empara alors de tous
ceux qui avaient des prétentions à la capture du roi portugais, épargna
à dom Sébastien la honte de se voir captif. Comme ceux qui l'avaient
pris se disputaient leur proie et allaient même décider la question par
la voie des armes , un d'eux mit fin aux débats en abattant d'un coup
de cimeterre la tête de l'infortuné roi de Portugal, dont le cadavre
fut à l'instant percé de mille coups. Un seul officier portugais fut té-
moin de la mort de son prince, mort à laquelle le Portugal ne voulut
pas croire pendant bien longtemps. On disait que dom Sébastien était
prisonnier des Africains, et qu'il reparaîtrait un jour. Plus d'une voix
poétique chanta alors le roi cachée dont le retour était prédit comme
la fin des malheurs du Portugal .
S'il n'est pas bien prouvé que ce sont les Jésuites qui poussèrent
dom Sébastien à cette fatale entreprise , il nous semble démontré que
ce furent eux du moins qui poussèrent sous la griffe du vieux tigre
espagnol le Portugal, cette proie depuis longtemps convoitée.
Le cardinal Henri, vieillard octogénaire, succédait à dom Sébastien,
son petit-neveu. Sur l'avis des grands seigneurs portugais, amis de
leur patrie, ce fantôme de roi résolut d'obtenir du pape et de la nature
une postérité qui se perpétuerait sur le trône. Le roi d'Espagne, qui
avait des droits à faire valoir sur ce trône, en cas que dom Henri mourût
sans enfants, se hâta de traverser une résolution qui, à la rigueur, pou-
108 HISTOIRE DES JESUITES.
vait encore avoir son exécution, surtout si la femme choisie par le
vieux roi était ambitieuse et habile.
De ïhou dit (1) que ce ne fut point à ses ambassadeurs cpie
Philipi)e 11 fut redevable de voir dom Henri , le préférer aux
autres prétendants à la couronne et surtout à Catherine de Bragance,
vers laquelle le cardinal-roi semblait pencher. «On assure, ajoute
l'historien que nous citons , qu'il n'y eut que le Jésuite Léon
Enriquez, confesseur de Henri, qui lui rendit ce service. » N'oublions
pas de dire encore que le roi d'Espagne comptait tellement sur
les Jésuites pour arriver à sou but , qu'il avait joint à ses am-
bassadeurs titrés deux diplomates en robe noire , Rodrigue Yasquez
et Louis de Molina , tous deux Jésuites célèbres alors, grands
casuistcs, gens disposés à tout faire pour gagner la faveur du
monarque espagnol, comme ils le prouvèrent bien.
On peut faire ici un rapprochement assez curieux. Parmi les pré-
tendants à la succession de dom Henri, on comptait la reine de Erance,
Catherine de Médicis. Ce furent les noirs agents de Philippe 11
qui se chargèrent d'écarter celle-ci , ce qu'ils firent à grand ren-
fort de calomnies, ayant pour but de faire prendre en haine par
les Portugais non-seulement Catherine de Médicis , mais encore
la nation française tout entière. Les agents de Philippe au Portugal
allaient criant que la reine de Erance avait volé, du temps d'Henri 11,
son mari , les diamants de dom Erancisco de Pereyra , ambassadeur
espagnol, et que ses sujets avaient fait pis maintes fois à l'égard des
vaisseaux portugais dans les Indes. Ainsi , tandis que les enfants
de Loyola se tenaient humblement en Erance sous le manteau royal
ensanglanté de Catherine, au Portugal ils le couvraient de boue insolem-
ment : les Révérends Pères ont bien des fois joué ce même rôle double.
Les Jésuites ont fait observer avec un ton de triomphe « que ce ne fut
pas un des leurs, mais bien un Dominicain, que Philippe H chargea
de faire oublier au cardinal-roi l'idée qui pouvait devenir fatale pour
les projets ambitieux du despote espagnol.^) Ceci est vrai ; mais il faut
(1) Histoire univurselle, livre LXIX.
HISTOIRE DES JÉSTIÏTES. 199
surtout en conclure que les J<^suites, sur lesquels le peuple rejelait uw.
partie des malheurs qui venaient de le frapper, n'osaient se mettre trojien
évidence, et n'étaient pas fâchés de rejeter le fardeau sur les épaules de
leurs rivaux. rSous n'en regardons pas moins comme vrai qu'ils con-
tribuèrent puissamment à enchaîner la volonté à demi imbécile de
dom Henri, qui mourut bientôt sans avoir désigné son héritier. Son
confesseur, qui était Jésuite, avait vainement essayé de lui faire écrire
un testament en faveur de Philippe II, au préjudice des princes de
la maison de Bragance, héritiers légitimes de la couronne, mais en qui
les Jésuites se disaient qu'ils auraient des ennemis irréconciliables, tan-
dis que Philippell étaitun ami nécessaire. N'oublions pas encore que
dom Henri se montra hostile envers tous ceux qui avaient contribué à
la disgrâce des Jésuites sous le règne précédent.
Aussitôt que dom Henri eut rendu le dernier soupir, Philippe H
envoya en Portugal le sanguinaire duc d'Albe à la tète d'une armée
nombreuse , dont les armes prouvèrent la légitimité des prétentions
de leur maître au trône portugais. Cependant ce ne fut pas sans com-
bat que le Portugal fut englouti par l'Espagne. Le clergé portugais,
nous le dirons à sa louange, se montra disposé à tout souffrir pour res-
ter fidèle à la légitimité opprimée. Le digne lieutenant de Philippe H
fit tomber les têtes qui ne voulaient pas s'incliner devant les droits du
plus fort. Le Portugal une fois conquis, le dévot monarque espagnol
se fit expédier, par le pape, qui l'accorda, une bulle d'absolution pour
la mort de quelques milliers de prêtres et de religieux massacrés parce
qu'ils avaient osé ne pas reconnaître ses droits. A l'instant d'envahir
le Portugal, Philippe U , suivant De Thou (1), avait soumis à ses
grands amis, les théologiens d'Alcala, aux Jésuites et aux Cordeliers,
ce cas de conscience pour se réjouir, dit l'historien français : « Si,
étant convaincue de ses droits , sa majesté catholique est obligée en
conscience de se soumettre à quelque tribunal?» «iXon,» répondirent
les complaisants docteurs casuistes avec une touchante unanimité ! Et
(1) Voyez Vllisloire univarselle, livre LXIX. 11 cs( bon do remarquer que De Thou
se montre fort indulgent j)our les Ji'-suRes dans la partie de son histoire ayant traita dom
Sébastien.
200 HISTOIRE DES JÉSUITES,
cejjendant le tribunal, auquel Philippe faisait allusion, était celui du
pape, qui prétendait avoir le droit de décider sur les diverses préten-
tions au trône de Portugal !
Philippe demandait aussi à ses conseillers pieux « si les Portugais,
refusant de le reconnaître , jusqu'à ce qu'à ce que ses droits eussent
été reconnus supérieurs à ceux des autres prétendants, il pouvait cepen-
dant passer outre, et saisir la couronne lusitanienne , au préalable. »
On comprend que le doute ironique du roi d'Espagne fut bien vite
dissipé.
Les Jésuites, nous le croyons avec une foule d'écrivains, ont donc
contribué de toutes manières à l'asservissement du pays qui les avait
magnifiquement accueillis. Le Portugal, envahi par les Espagnols, en
1580, et devenu bientôt une simple province de leur vaste monar-
chie, ne reconquit son indépendance qu'en 1640. Les fers qu'ils por-
tèrent pendant toute cette longue période de servitude , les Portugais
crurent si bien qu'ils les devaient aux Jésuites , qu'aussitôt qu'ils re-
montèrent au rang de nation , ils se montrèrent disposés à aider tous
les efforts qui se faisaient pour délivrer le monde du noir vautour,
aux serres duquel ils attribuaient les blessures à peine cicatrisées de
leur patrie. Nous les verrons en effet des premiers sur la brèche, dans
le grand et suprême assaut que le xviii'' siècle livra à l'affreuse forte-
resse du Jésuitisme. Et le combat à outrance qu'un ministre portu-
gais, le marquis de Pombal, livra aux Révérends Pères, n'est pas
l'épisode le moins curieux de l'histoire du Jésuitisme.
A une autre extrémité de l'Europe, les Révérends Pères essayaient
de jouer un rôle différent en apparence, mais tout à fait identique au
fond. La Russie venait d'être le théâtre de scènes sanglantes, à la
suite desquelles l'héritier du trône avait été tué. Un aventurier entre-
prenant et audacieux se présente alors , et, profitant du voile mysté-
rieux qui couvre la tombe du fils de Jean Rasilide et de l'affection que
les Moscovites conservent pour lui, il se présente hardiment comme le
véritable Démétrius. Les Jésuites, tout-puissants en Pologne, et dé-
sireux de s'ouvrir le chemin de la Russie , résolurent d'appuyer les
prétentions de l'imposteur, qui plus tard devait les payer richement
HISTOIRE DES JÉSUITES. 201
de leur concours. A la suite d'un contrat d'alliance, les Jésuites se dé-
clarent en faveur du laux Démétrius; ils lui obtiennent la protection
de Sigismond et même celle du pape. Grâce à eux , l'imposteur |)eut
lever une armée et rentrer en Russie , où , après une lutte cruelle ,
l'usurpateur lîoritz est tué , et le faux Démétrius proclamé grand-duc
à sa place. Ce fut un Jésuite qui consacra le nouveau souverain.
Celui-ci n'eut pas le temps de reconnaître combien est lourd le far-
deau de reconnaissance qu'on accepte à l'égard des Jésuites. Il avait
à peine eu le temps d'installer ses noirs alliés dans une riche maison
de Moscou, lorsqu'il fut tué peu de temps après son intronisation.
Les Polonais qui l'avaient aidé à conquérir la couronne furent en i)ar-
lie massacrés ; le reste sortit de la Moscovie avec les Jésuites , et non
sans maudire les intrigues des Révérends Pères qui avaient amené ce
résultat.
Dans la Prusse, les Jésuites poussèrent aussi quelques reconnais-
sances qui n'eurent pas une grande importance. Dantzick et Thorn
les virent s'emparer à leur profit d'établissements dont on les força
de déguerpir presque aussitôt.
Vers la fin du xvi'' siècle, c'est-à-dire après un demi-siècle environ
d'existence, le Jésuitisme était une puissance réelle , mais puissance
déjà détestée autant que redoutable. Elle avait fait sentir son action
sur toute l'Europe ; elle s'était établie victorieusement sur plusieurs
points de cette partie du monde; et l'Asie, l'Afrique, les deux Amé-
riques, le reste du monde enfin, voyaient ses pieux soldats, ses habiles
colons, ses infatigables missionnaires planter sur leurs rivages sa ban-
nière triomphante. iNous l'avons dit : les Jésuites semblèrent alors
disposés à prêcher la paix entre les rois et entre les peuples... Il leur
fallait organiser et récolter, après avoir conquis et semé! D'ailleurs
un nuage sombre passait sur le soleil de leur prospérité.
Sixte-Quint, ce pape qui tenait un peu de Louis XI et du cardinal
de Richelieu, manifesta l'intention de rogner les serres et les
ailes du grand vautour noir que la détresse des |)apes avait laissé se
percher sur les dernières marches du trône pontifical et qui main-
tenant planait sur lui. Les dominicains, jaloux de la faveur que
II. 26
202 HISTOIRE DES JÉSUITES.
les Jésuites obtenaient de Philippe 11, on sait à quel prix, avaient
fait citer leurs rivaux devant le redoutable tribunal de l'Inquisition ,
sur la dénonciation menie d'un Jésuite. Sixte-Quint évoque l'afi'aire
et semble décidé à réformer, c'est-à-dire à anéantir la Société de
Jésus. Ne serait-ce pas la détruire , en effet, que de la contraindre
à n'être plus qu'un simple Ordre religieux , que de forcer ses
membres à devenir de pieux et modestes moines , chantant les
louanges du Seigneur dans la calme obscurité de leurs cloîtres,
et ne s'occupant plus de la terre que pour y faire descendre la paix ,
don du ciel? Sixte-Quint osa prétendre que les Jésuites ne devaient
pas , ou du moins ne devraient plus s'occuper du maniement des
affaires publiques et mondaines. On comprend de quelle colère et de
quelle indignation durent être saisis les bons Pères devant des
prétentions si monstrueuses. Déjà Sixte-Quint , vieillard à la tête
de fer , préludait à la réforme de la Compagnie de Jésus en
supprimant ce titre , lorsque sa mort débarrassa les Jésuites de
leurs craintes. Soit que cette mort fût un enseignement salutaire ,
soit que les bons Pères , puissants dans le sacré Collège , aient eu le
soin de diriger le vol du Saint-Esprit, au-dessus du conclave,
sur l'homme de leur choix, le successeur de Sixte-Quint se hâta
d'annuler tout ce que celui-ci avait fait à l'encontre des enfants
de saint Ignace. Si Sixte-Quint avait eu le temps d'accomplir la
réforme de la Société de Jésus, bien des malheurs eussent été
épargnés au monde.
Ce fut probablement pour reconquérir leur intluence sur les
successeurs de Sixte-Quint que les Jésuites s'exposèrent à la proscrip-
tion qui les frappa dans la république de Venise. Cette oligarchie
jalouse et despotique, mais soigneuse de sa dignité et de son indé-
pendance, avait défendu, par un décret, en 1603, qu'on établît
dans ses états aucun couvent ou société religieuse sans sa permission.
Le pape Clément Mil avait accepté en silence cette décision attenta-
toire aux droits que s'est toujours arrogés le Saint-Siège ; le successeur
de Clément, Paul V, voulut la faire révoquer; le Conseil des Dix se
refusa à toute modification de ledit promulgué. PaulV, brusquant les
IirSTOIllT'; DES TKSriTES. 203
choses dans un moment d'irritntion , jette l'interdit sur toute la ré-
|)ubli(juc. Aussitôt, le sénat vénitien fait défense à tout sujet de la
république de tenir compte de l'interdit pontifical, et aux ecclésias-
tiques d'interrompre la célébration du service divin. La plus grande
partie du clergé régulier et tous les ordres religieux obéissent. Les
Jésuites seuls déclarent que l'autorité du pape étant supérieure à celle
de tout gouvernement, ils observeront l'interdit.
iNous avons dit que déjà les Jésuites avaient eu une querelle avec
la république de Venise ; d'ailleurs ils ne possédaient presque rien sur
son territoire ; ils pouvaient donc , sans grand risque , s'exposer à sa
colère. Sommés par le sénat de s'expliquer sur la conduite qu'ils ont
résolu de tenir, ils se rangent fièrement du côté du pape, et déclarent
que, plutôt que de lui désobéir , ils sont prêts à sortir des terres de la
sérénissime république.
Venise les prit au mot , plus vite probablement que les Révérends
Pères ne s'y étaient attendus. Les Jésuites sortirent un soir de la
ville de saint Marc, chacun d'eux portant, dit-on, au cou une hostie
consacrée. Leurs confrères quittèrent tous également le sol de la répu-
blique. Après leur départ, le sénat fit procéder juridiquement contre
eux. L'ancienne accusation fut renouvelée. On fît comparaître des
témoins, qui accusèrent les Révérends de porter le trouble dans les
familles pour y régner. Des fouilles exécutées dans leurs maisons firent,
dit-on, découvrir des preuves de l'attention singulière que les religieux
de la Société de Jésus accordent aux choses temporelles et politiques.
Une condamnation sévères'ensuivit : la Compagnie de Jésus fut proscrite
des terres de la république, et il fut décrété que jamais le gouvernement
n'écouterait des propositions d'accommodement. Des mesures plus
sévères encore furent prises contre les Jésuites. Il fut défendu par le
sénat à toute personne, quelle que fiîtsa condition, d'entretenir aucune
correspondance avec les bons Pères, d'avoir aucun commerce avec
eux, cela sous peine d'amende, d'exil ou de galères. On ordonna
même à tout sujet de la république ayant un fils ou un pupille dans
un collège étranger dirigé par des Jésuites, de l'en faire sortir sur-le-
champ.
20V HISTOIRE DES JÉSUITES.
Paul V fut obligé de céder. Il proposa de lever l'interdit, à condi-
tion que le sénat rapporterait l'édit de proscription des Jésuites. Le
sénat ne voulut rien accorder à cet égard , et persista opiniâtrement
dans sa décision, qu'il soutenait indispensable au repos delà république.
Enfin le pape leva l'interdit, et les Jésuites restèrent exilés. Ils ne
purent se rouvrir que cinquante ans après le territoire de Venise.
Nous avons dit, dans la quatrième partie de cet ouvrage, que
les Jésuites , pour augmenter leur importance , jouèrent en Egypte
une comédie qui trompa les papes Grégoire XIII et Sixte-Quint ,
et dans laquelle ils se donnaient le beau rôle de ramener à l'Eglise
catholique l'Eglise cophte, séparée de la communion des chrétiens
de l'Occident depuis les premières années du règne de l'empereur
Dioclétien. On trouve dans DeThou, livre cxiv de son Histoire
universelle , des preuves que cette prétendue réunion n'était réel-
lement qu'une comédie, jouée par lesfdsde Loyola au bénéfice de leur
Compagnie; mais ils y avaient obtenu un tel succès, qu'ils essayèrent
d'en jouer une sembable sur un autre théâtre. Celui qu'ils choi-
sirent, cette fois, fut la Russie. En 1595, le fameux Jésuite Posse-
vin , sorte de chef de la diplomatie voyageuse des Révérends Pères,
prétendit avoir réussi à opérer enfin la fusion des Eglises grecque
et romaine. Clément Mil, qui occupait alors la chaire de saint
Pierre, fit dresser de cette réunion des actes qu'on répandit dans
tout le monde chrétien , et ordonna des fêtes spéciales à ce grand
événement. Malheureusement, le son des cloches annonçant la joie de
la catholicité s'était à peine évanoui dans une dernière vibration de
triomphe, que l'on apprit que l'Église moscovite était redevenue
schismatique comme devant. Mais l'effet était produit : la Société de
Jésus était exaltée à la face du monde, le nom de ses fds acquérait
l'auréole de la célébrité; c'était probablement tout ce que les bons
Pères avaient espéré obtenir de leur élucubration dramatique.
Il paraît que le zèle des fds de Loyola était entièrement réservé
aux schismatiques, et que les catholiques n'y avaient aucun droit, pas
plus qu'à leur amour. (Juclques années avant la prétendue réunion
des Eglises grecque et copthe à l'Eglise romaine, les Jésuites, assure-
HISTOmi-: DES JÉSUITES. 205
t-on, avaient essayé de Hiire chasser les Chevaliers de Malte du rocher
célèbre que ces derniers défendaient si intrépidement contre les Turcs,
et dii(|nel, comme d'un nid d'aigle, ils s'élançaient incessamment
pour aller fondre sur les caravelles musulmanes ou sur les rives de
l'empire ottoman. Il paraît que Philippe 11, qui rêva une monar-
chie universelle, pensait avec raison que la possesion de l'île de Malte
était nécessaire à ses projets sur la Méditerranée. Les agents du des-
pote espagnol semèrent si bien la discorde parmi les Hospitaliers ,
qu'une violente tempête s'éleva bientôt sur ce rocher battu des flots
méditerranéens. Le grand-maître, qui était français , il faut qu'on le
remarque , se vit disputer son pouvoir et soumis à des insultes , à des
violences même. Il fut enfin jeté dans une prison. Mais ceux des Che-
valiers de la Nation de France, qui comprennent le but secret où vi-
sent les auteurs de ces troubles , en font part à la cour de France ;
l'indolent Henri Hl, remué de son apathie ordinaire, se montre dis-
posé à agir avec vigueur en cette circonstance, et fait aussitôt partir
un ambassadeur pour Rome. Le pape est sommé par lui d'intervenir
dans cette affaire, promptement et efficacement, sinon, les biens
appartenant en France à l'Ordre de Malte seront confisqués et donnés
à celui des Chevaliers du Saint-Esprit, nouvellement institué. Cette
menace aiguillonna le zèle du souverain pontife, qui se montra dis-
posé à faire rendre justice au grand-maître déposé. De Chaste, l'am-
bassadeur français, s'en fut alors porter à Malte des ordres menaçants
de la part de son souverain. Les meneurs, effrayés, se turent et se ca-
chèrent ; le grand-maître est tiré de prison et supplié de reprendre son
bAtondecommandement.il refuse et vient à Rome, en môme temps
que celui des Chevaliers de Malte qu'on avait voulu mettre à sa place.
Mais le pape se trouvait fort embarrassé de terminer cette affaire,
tiraillé qu'il était entre les demandes publiques du roi de France et les
ordres secrets du roi d'Espagne. Les Jésuites, bien entendu, intriguaient
de toutes leurs forces en faveur de leur patron , le démon du Midi :
un de ces hasards que l'on retrouve fréquemment dans l'histoire de la
noire cohorte trancha la difficulté : le grand-maître et son antagoniste
moururent tous deux à peu d'intervalle l'un de l'autre.
200 HISTOIRE DES JÉSUITES.
Les intrigues des Jésuites, en cette occasion, contribuèrent probable-
ment à faire tomber sur eux le coup qui les frappa lorsque le conseil
de l'Ordre de Malte les chassa, dans le siècle suivant, de cette île sur
une accusation de désordres et de crimes honteux.
La bannière de Loyola fut aussi portée par ses noirs soldats en Bo.
hême,en Transylvanie et jusqu'à Constantinople, pendant la période que
nous résumons ici. La Mission de Turquie n'eut jamais une grande
importance. Ce fut Henri IV qui la fit établir après qu'il eut rappelé
la Compagnie en France. Il cédait en ceci à l'influence qu'avait sur
lui le Père Cotton, son confesseur, ou plutôt à un sentiment très-na-
turel qui lui eiît fait trouver fort bon d'envoyer loin de la France tous
les docteurs et professeurs, auxquels on devait des élèves et adeptes
tels que Barrière et Jean Châtel.
En Transylvanie, les Jésuites furent tour à tour et rapidement ad-
mis et proscrits. L'Image chi premier siècle de la Société de Jésus,
ce panégyrique effronté de saint Ignace et de sa noire cohorte, nous
apprend gravement (1) que les Turcs se chargèrent plusieurs fois de
venger les persécutions que les Transylvains firent souffrir aux bons
Pères par d'affreux ravages et de grandes défaites. — En 1606, les
Jésuites étaient une dernière fois chassés de ce pays, ainsi que de la
Bohême, où ils avaient aidé les empereurs d'Allemagne à arracher,
par lambeaux ensanglantés, la nationalité et la liberté de. ce peuple.
Vers la même époque, la Compagnie de Jésus était également ex-
pulsée de la Hongrie, de la Moravie, de laSilésie, et, malgré la protec-
tion des rois de Pologne, de tout le district de Riga en Lithuanie.
Nous trouvons dans V Image du premier siècle de la Société de Jé-
sus un détail à peu près ignoré de l'histoire des bons Pères : c'est
que les Jésuites accompagnaient, sous le Généralat deLaynez, les flot-
tes espagnoles qui allaient croiser ou débarquer des troupes sur les
côtes de l'Afrique et des Pays-Bas. C'est ce qu'on appelait la mission
NAVALE. (( Celte Mission était fort dangereuse, » dit l'Imago primi
sœculi ; « cependant elle était fort recherchée des nôtres. Elle ne fut
(1) Imago primi sœculi Societatis Jesu, livre IV, chap. 9.
niSTOmE DES .lÉSniTES. 207
niillo part complète et constanle que pour la Belgique, par les côles de
la(|ueile on pouvait pénétrer chez les Hollandais.)) Comme on le devine,
ce fut moins |)our réformer les mœurs des marins que pour étendre les
conquêtes de leur Société que les Jésuites créèrent leur Mission Navah;.
Ajoutons, à propos de la Belgique, que, pour maintenir ses enfants
dans ce pays, saint Ignace, après sa mort, se mit à y faire des miracles,
gravement relatés par V Imago primi sœculi. Saint François Xavier
ne voulut pas céder cette part d'honneur à son chef. Dunkerque et
plusieurs autres endroits furent également témoins de miracles faits par
l'apôtre des Indes, et, en général, comme ceux du fondateur, au profit
des femmes, nous le faisons remarquer.
On comprend que , dans cette rapide esquisse de la physionomie
générale de la Société de Jésus, pendant les dernières années du
xvi'' siècle et les premières du xvii" , nous avons dû nécessairement
passer sur plus d'un détail important. Nous espérons pourtant que nos
lecteurs se sont formé une idée à peu près exacte de cette physionomie
étrange et terrible, que le pinceau de l'histoire dessine avec du sang,
sang de peuple aussi bien que sang de roi , de catholique aussi bien
que de protestant.
CHAPITllE IV.
LcK JéisiiUcA aiii« nnv rÉcli.irnnd (1),
(DIX-SEPTIÈME siècle).
Au commencement de l'année 1618, une foule immense et dans
laquelle on comptait les citoyens les plus cmincnts, par leur ranp; ou
par leurs talents, des Provinces-Unies de Hollande, entourait la
chaire d'un des principaux temples calvinistes de Leyde. Cette chaire
était vide encore à l'instant où nous faisons commencer notre récit ;
aussi, l'office divin suivant le rite de Genève étant terminé , le long
des voûtes antiques et saintes, roulait un murmure confus et fort
mondain, au milieu duquel une oreille attentive pouvait à grand'peine
saisir quelques phrases complètes comme celles-ci : « Est-ce donc
bien un véritable Jésuite, Herr Yanburg?» — On l'assure, voisin
Duerer. Et c'est certainement un grand triomphe pour notre pays et
pour notre foi ! — Hum ! Herr Yanburg, est-ce qu'on le pendra en
expiation du meurtre du grand Guillaume de Nassau? — Chut donc,
voisin ! îNe vous ai-je pas dit ?. . . Mais voici le personnage eh question.
Par l'âme de Calvin! les chefs de la ville, du Consistoire et de l'U-
niversité l'accompagnent en grand costume!... Quel honneur pour
lui!... — Ainsi, on ne le pendra pas, après tout!
Cependant, sur l'invitation des hauts personnages composant son
(1) Nous donnerons tout-à-l'hcurc l'explication de ce litre.
II. 27
210 HISTOIRE DES JÉSUITES.
escorte, l'individu sur le compte duquel s'échangeaient mille propos à
peu près semblables à ceux que nous venons de rapporter, monta dans
la chaire, du haut de laquelle il sembla , par un geste, réclamer l'at-
tention de l'assemblée : un grand silence s'établit aussitôt.
L'orateur, qui se préparait à prendre la parole, était un homme
grand, maigre, et dont la figure, sans être belle, avait cependant
quelque chose de remarquable. Sous un front large, les yeux étince-
laient d'un feu rougeâtre et qui semblait jaillir en étincelles vers le
but du regard. Cet homme semblait avoir environ quarante ans, quoi-
que la pâleur maladive du visage, les rides nombreuses du front et l'air
fatigué de toute la personne pussent paraître en accuser davantage.
Cet individu parut hésiter un instant avant de faire entendre sa voix ;
ses premiers mots semblèrent sortir péniblement de ses lèvres serrées,
et on vit des gouttes de sueur perler à ses tempes déjà dénudées.
11 parla enfin :
«J'ai nom Pierre Jarrige, dit-il d'une voix sourde et saccadée. Je
suis né à Tulle en 1605. Il y a quelques jours à peine , j'étais encore
revêtu de la funeste robe noire que j'ai portée pendant vingt-quatre
ans, de la robe de Jésuite! Oui, j'ai été Jésuite! Et, en faisant
cet aveu, je crains de voir s'entr'ouvrir subitement sous mes pieds le
sol que je foule aujourd'hui et que l'Ordre sinistre dont j'ai été mem-
bre a couvert d'un sang si précieux. Ombre de Guillaume de Nassau,
n'apparais pas ici pour me repousser loin de cette terre hospitalière 1
Si, par une fatalité que je déplore, j'ai fait partie de la bande im-
monde et assassine qui se décore avec une audace si impie du doux
nom de Jésus, l'agneau sauveur et sans tache, j'ai été aussi sa victime,
et aujourd'hui je suis son accusateur. Puisse la vérité des paroles que
je prononce maintenant servir d'expiation au mensonge perpétuel de
mes actions d'autrefois ! Qui, mieux que moi, peut élever la voix con-
tre les Jésuites? J'ai été Jésuite et Profès du quatrième vœu, c'est-à-
dire que tout ce que j'avancerai contre l'antre funeste dont j'ai pu
m'échapper, et contre les tigres, les renards et les loups qui l'ha-
bitent, je l'ai vu, je l'ai entendu, je le sais de science certaine. Je
ne parlerai donc que des choses qui se sont passées autour de moi,
HISTOIRE DES JÉSUITES. 211
tout près de moi, et dans la Province même de Guyenne où je résidais.
» Pendant les vingt-quatre ans que j'ai passés dans la CiOmpap;nie de
Jésus, j'ai été tenté plus d'une fois de me retirer de ce bourbier im-
pur ; une fausse honte , des terreurs très-réelles m'en empêchèrent
longtemps. Mais enfin, Dieu, qui voulait sans doute que je misse en-
tre moi et les Jésuites un mur plus complet, m'a éclairé de sa divine
lumière. J'étais encore couvert de la robe noire, lorsque déjà j'appar-
tenais à la religion réformée. Comme j'étais bien persuadé que ma
mort suivrait immédiatement la connaissance de ma conversion , je
résolus, Dieu me pardonne cette ruse dont les Jésuites me font si
grand crime à celte heure , de ne découvrir le changement qui s'était
opéré en moi que lorsque je serais loin des cachots , sous les voûtes
desquels la noire Compagnie étouffe les cris de ceux qui désobéissent à
ses ordres, ou que révoltent ses actes. Le 25 décembre 1647, je faisais
profession de la religion évangélique devant le Consistoire calviniste
de La Rochelle. Quelques jours après j'étais en Hollande, en sûreté,
parmi des frères, tandis que mes noirs ennemis me brûlaient en effi-
gie sur une place publique de La Rochelle (1).
» Heureux d'avoir recouvré ma liberté, heureux de me voir accueilli
comme je l'ai été, heureux surtout de ne plus sentir sur moi, comme
une autre tunique empoisonnée du Centaure, la fatale robe noire dont
j'étais parvenu à me délivrer, je pensais vivre parmi vous tranquille,
ignoré. La rage des Jésuites ne veut pas qu'il en soit ainsi. Leurs
chefs lancent l'anathème contre moi ; leurs sycophantes vont partout je-
tant leur bave impure sur mes actions ; ma vie même est menacée par
eux. C'est une guerre , une guerre à mort désormais déclarée contre
moi. Eh bien, qu'il en soit ainsi. Cette guerre, je l'accepte; et voici
ma déclaration d'hostilités »
A ce moment, l'ex-Jésuite , dont la parole était désormais rapide,
la voix forte, l'œil plus étincelant que jamais , frappa fortement sur un
manuscrit qu'il avait placé sur le rebord de la chaire.
« Les Jésuites, » continua-t-il alors avec un redoublement d'éner-
(1) Ce fait est parfaitement historique.
212 HISTOIKE DES JÉSUITES,
gie, « m'ont fait monter sur un bûcher, parce que j'avais fui loin de
leur antre fatal et souillé. Eh bien, voici que je veu\ les faire monter
sur un échafaud , sur un échafaud du haut duquel la terre entière
contemplera leur ignominie. Voici ma réponse aux calomnies de mes
ex-confrères. Je la dédie aux chefs du pays qui m'offre son hospitalité
généreuse et fraternelle, aux Etats-Généraux des Provinces-Unies.
\^A cette réponse, je lui donne pour titre : Les Jésuites mis sur
l'Eciiafaud, pour plusieurs crimes capilaux par eux commis dans
la Province de Guyenne , par le sieur Pierre Jarrige , ci-devanl Jé-
suite, prof es dii quatrième vœu, et prédicateur (1).
» Oui, je veux faire de mon livre un échafaud d'ignominie, sur
lequel je traînerai à la face du monde les dangereux Inconnus , les
Traîtres travestis en Saints, auxquels j'arracherai leurs masques de
comédiens et leurs manteaux d'hypocrisie, afin que chaque peuple, qui
voudra être libre et heureux, les vomisse de son sein, en leur disant
comme Venise leur a dit lorsqu'elle les chassa : « Allez , n'emportez
rien, et ne revenez plus! » ou que, comme l'Angleterre et la Hol-
lapde, il les punisse ainsi que des assassins et des empoisonneurs.
» Citoyens des Provinces-Unies, j'ai surtout écrit ce livre pour vous,
comme un ])ayement que je voulais vous offrir pour l'hospitalité que vous
m'avez accordée. Mais j'espère qu'il profitera au monde entier. Les
droits divin et humain me commandaient d'ailleurs d'élever la voix
contre les ennemis de Dieu et des hommes ! . . .
» J'attaque donc les Jésuites dans le pays oii je lésai connus; je les
peins tels que je les ai vus dans la province de Guyenne ; je me servirai
contre eux des armes qu'eux-mêmes m'ont fournies. La multitude et la
variété des crimes dont j'accuse les Jésuites que j'ai connus , fera sans
doute penser à l'univers qu'un Ordre dans lequel se trouvent de tels
misérables, doit être tenu pour dangereux à l'égal des loups féroces,
et, comme tel , chassé et pourchassé en tous lieux. Oh! je ne vous
ménagerai pas, moi, dangereux loups, à la mine d'agneaux! Eh !
dois-je le faire, quand je vous vois, pour me faire la guerre, recourir
(1) Tel est vu effet le titre de l'ouvrage que Jarrige publia contre ses anciens con-
frères les Jésuites.
HISTOIRE DES JÉSUITES. 213
au fer et à la llamme? Je sais a (jiioi je m'expose en osant Uiller contre
vous : j'ai vu naguère la place où tomba le grand (iuillaume (ie Nas-
sau, et je ne me suis pas senti découragé; loin de là, j'ai cherché sur
les marches du palais de Délit les traces du noble sang versé par les
Jésuites, et je me suis dit : « Peut-être mon sang coulera-t-il par les
mêmes mains; mais du moins je ne tomberai pas sans m'etre vengé,
et vengé en confondant ma vengeance dans celle du monde entier, qui
battra des mains à l'aspect de l'échafaud sur lequel, ô Jésuites! je
vais vous traîner enfin ! »
» (Citoyens des Provinces-Unies, pour qui mourut Guillaume de Nas-
sau ; Anglais, qui avez assisté au supplice des Parry et des Carnet;
France, qui as vu frapper trois fois un de tes rois par le même couteau;
Portugal, qui n'es plus une nation ; peuples de l'Asie et de l'Amérique,
qu'on exploite au nom de Jésus ; hommes de tous les pays, de toutes
les communions, qui avez senti frémir le sol que vous habitez par ces
commotions souterraines, infernales, qui dénoncent la présence fiitale
des Jésuites, écoutez, regardez, applaudissez : voici donc les Jésuites
SUR l'Échafaud!!!.. (1) »
A ces mots, l'ex-profès de la Compagnie de Jésus, ouvrant enfin
ie manuscrit dont il n'avait encore donné que le titre à la foule im-
patiente, se prit à lire d'une voix haute, lente et qui avait une
expression terrible, l'acte d'accusation formulé par lui contre ses ex-
confrères.
Nous ne voulons ni ne pouvons placer ici les accusations du Jésuilc
Pierre Jarrige, qui, dans l'édition de 1677, publiée sans nom d'im-
primeur et sans indication du lieu de l'impression, en format très-
petit in-12, n'occupent pas moins de cent vingt-huit pages, non
comprises la dédicace et uneRéponsenu Jésuite Beaufés, qui s'était fait
l'exécuteur public de l'individu assez hardi pour renier ses noirs con-
frères et se soustraire à leurs châtiments. Quelques-unes de ces accu-
sations, d'ailleurs, demanderaient, pour qu'on pût les formuler, un
(Ij Tout ce qu'on vient de lire se retrouve dans la dédicace placée par Jarrige à la
tête de son ouvrage dédié aux très-hauts et très-puissants seigneurs , les Etals-Gé-
nératix des Provinces-Unies, ou dans le livre même.
214. HISTOIRE DES JÉSUITES.
huis-clos rigoureux; car elles ont trait à des vices honteux, à des
crimes infâmes dont le nom seul peut souiller, dont le nom n'existe
même pas!.... Cependant, le livre de Jarrige a fait, lors de son ap-
parition , un bruit tel, que nous nous décidons à en faire, pour nos
lecteurs, l'analyse la plus chaste qu'il nous sera possible.
Ce livre est divisé en douze chapitres ou discours ; les titres seuls de
ces douze parties, dont nous allons donner renonciation et le résumé,
feront comprendre la difficulté qu'il y aurait à donner une analyse
complète de l'œuvre de Pierre Jarrige.
La chapitre P% qui n'est guère qu'une introduction, est consacré
à démontrer ({ue la coutume des Jésuites est iV attaquer toujours ceux
desquels ils peuvent avoir une juste appréhension qu'ils révèlent leurs
crimes. Le chapitre II contient les crimes de lèse-majesté commis
par les Jésuites. Après avoir rappelé les divers attentats commis par
ses ex-confrères contre la vie des princes et des rois, que nous avons
déjà rapportés, Pierre Jarrige en mentionne plusieurs autres, et s'ap-
plique à démontrer que c'est surtout envers les souverains de la France
que les enfants de Loyola se sont montrés constamment hostiles. Ainsi,
il affirme que les armées de Louis XIII ayant essuyé une défaite sur
les frontières de Picardie, tandis que tout le reste de la France était
plongé dans la douleur, les Jésuites seuls en témoignèrent de la joie.
« Dans le Collège de Bordeaux où j'étais, » dit Jarrige, « la joie en
fut si grande, qu'une dizaine de Jésuites ayant transporté, secrète-
ment et sans bruit, les balais de leurs chambres et quelques fagots sur
la voûte du clocher de leur église, y firent un feu de joie et y chantè-
tèrent un 2e Deum, avec les victoires de l'Empereur et de l'Espagnol
par la lecture de poésies qu'ils avaient composées à la louange de leur
valeur et de leurs exploits. Le bruit s'étant répandu sourdement dans la
Maison que l'excès de joie avait transporté quelques-uns à ce degré d'in-
solence, le Recteur, qui le sut, dissimula, et le Provincial, qui en fut
averti, pria le bon Français qui l'avait informé de ne pas faire éclater
cette affaire... Or, se taire n'est-ce pas consentir?... »
D'après Jarrige, ce Recteur du Collège de Bordeaux, homme doux
et craintif, aurait souffert les excès de ses subordonnés par faiblesse
HISTOIUK DES JÉSUITES. 215
seulement. Tl en donne la preuve en disant, plus bas, que ((rep;ardant,
un jour, dans la cliambre de ce môme Hecteur une carte desPays-Bas,
autour de laquelle on avait i;ravé les portraits des divers princes qui avaient
gouverné ces provinces, et voyant qu'on avait effacé celui du duc d'A-
lençon, il avait témoigné son indignation au Ilecteur, qui lui avait ré-
pondu en levant les épaules : « Que voulez-vous ! nos gens ne peuvent
pas supporter les images des princes français!» « Et qu'on fasse bien
attention, » ajoute Jarrige, « que Louis XIII, à lui seul, a donné
plus d'un million à ces gens-là!... »
Un Jésuite allemand , qui était venu à Fontenay-le-Comte avec le
Prédicateur de sa Compagnie, ayant entendu, dans un banquet, quel-
qu'un parler des grands desseins qu'avait eus Henri IV, et qui pou-
vaient changer toute la face de l'Europe : « La grâce de Dieu et le soin
des gens de bien y a mis bon ordre, » osa dire ce Jésuite, d'après Jarrige.
Mais voici une révélation curieuse et dont la vérité pouvait être
bien facilement démontrée, ou la fausseté reconnue : Les Jésuites,
comme les religieux des divers autres Ordres, avaient une prière quo-
tidienne pour le roi du pays où ils habitaient. Dans cette prière on
suppliait Dieu de rendre le roi vainqueur de ses vices et de ses enne-
mis. « Eh bien , )) disait Pierre Jarrige , « qu'on tâche de se trouver
à huit heures dans une de nos Maisons, ou plutôt qu'on demande les
cahiers sur lesquels cette prière est écrite, et l'on verra que les Jé-
suites ne demandent plus à Dieu que le roi , le roi de France, soit
vainqueur de ses ennemis ! Et cela se conçoit : l'ennemi constant de
la France , n'est-ce pas le protecteur et patron constant des Jésuites,
le roi d'Espagne? Ce fut un Provincial (Jarrige le nomme Pitard) qui
fit supprimer la phrase en question dans la prière du soir, et qui la fit
effacer sur les cahiers. »
Jarrige nous apprend encore, dans le même chapitre , que les Jé-
suites supportaient impatiemment le joug impérieux que le cardinal
de Richelieu fit peser sur leurs têtes. Car ce grand et terrible ministre
fut loin d'être aimé des Révérends Pères, ainsi que nous le dirons.
Le chapitre III du livre de P. Jarrige révèle les usurpalions et an-
tidates (faux) commises par les Jésuites. Suivant l'écrivain que nous
216 HISTOIRE DES JÉSUITES,
analysons , les crimes de ce genre sont, en grand nombre à sa con-
naissance. II se contente d'en citer deux exemples, qu'il a escortés
d'arguments et de preuves qu'il défie qu'on détruise. «Les Jésuites, »
dit-il, « sont devenus possesseurs du prieuré de St-Macaire-sur-Garonne,
en un temps auquel il ne valait que cinq écus de revenu; ils ont
cherché tant d'inventions à l'augmenter, qu'aujourd'hui il vaut
douze mille livres de bonne rente : prenez garde s'il n'a pas fallu
saccager des maisons et ruiner des familles pour le porter si hautl »
Et, pour démontrer ce qu'il avance, Jarrige invoque le code ou
la charte des terres de ce bénéfice. Il affirme que tout malheureux
tenancier qui n'a pas un titre de son bien (chose fréquente alors), est
sûr de se voir attaqué et dépouillé. Jarrige , dans le second exemple
qu'il cite, affirme, en invoquant les investigations de la justice et
les ténfioignages de plusieurs personnes vivantes , que les Jésuites du
Collège de Bordeaux se sont faits faussaires pour s'approprier la terre
noble du Tillac, qui appartenait de droit à un gentilhomme bor-
delais, lequel fut évincé, grûce à l'habileté des Pères Malescot et Sab-
batheri, le premier chef, le second procureur de la Province. Un mem-
bre de la Compagnie, un vieux prêtre nommé Dubois, eut connais-
sance du fait et fut assez imprudent pour le laisser voir à son Provincial.
Celui-ci se montra disposé à recourir aux voies extrêmes pour forcer le
Père Dubois au silence. Ce dernier, se méfiant des intentions de son
supérieur, voulut ou répartir le fardeau qu'il supportait seul, ou se
donner des armes contre les mauvais desseins de son Provincial. Il fit
donc cacher dans sa chambre, un jour, trois prêtres considérés ; et, alors,
il fit prier un certain Rivière, à cette époque Écolier du collège des
Jésuites, et depuis curé dans l'archevêché de Bordeaux, de le venir
trouver, puis de lui répéter ce qu'il lui avait dit déjà sur les manœu-
vres frauduleuses des Pères Provincial et Procureur. Ce Rivière se
croyant seul avec un homme en qui il avait i^onfiance entière, re-
nouvela sa confidenee. Néanmoins, il pria le Père Dubois de gar-
der le silence là-dessus , « de peur, m dit-il, « que quelqu'un de nous
ne soit pendu ! » Fort de ceci , le Père Dubois opposa aux mauvais
traitements que son Provincial lui fit essuyer, une dénonciation
HISTOIRE DES JÉSUITES. 217
au Général, qui était alors Mucio Vilellcschi. «On com[)rcnd (jiic les
chefs de l'Ordre étouffèrent en toute hâte l'affaire, ajoute Jarrige. Le
Père Dubois fut nommé Procureur de la maison de Bordeaux, et Ma-
lescot quitta la Province. Mais pour aller où? demande l'accusa-
teur des Jésuites; à la roue, au gibet? Oh! non pas; mais simple-
ment au Rectorat de ïournonl Quant à M. Dédie, il ne recouvra point
sa terre. Mais qu'il profite de ma déclaration, qu'il fasse citer les té-
moins que je lui indique, et qui tous, ou presque tous, sont encore
vivants, et il obtiendra justice, en faisant condamner les Jésuites
comme voleurs et faussaires ! »
Pierre Jarrige termine son troisième discours en annonçant que
plus tard il publiera « comment les Révérends Pères de la soi-disant
Compagnie de Jésus prennent occasion , en confessant les concubines
des prélats, de s'emparer de l'esprit et des bénéfices de leurs ruffiens.y)
licite dès lors, comme exemple, la manière dont le prieuré deLigugé,
dans le diocèse de Poitiers, est venu en la possession des Jésuites.
Le chapitre IV du livre de Pierre Jarrige a pour sommaire cette
accusation : Meurtre des petits enfants trowcés commis par les Jé-
suites. C'est là quelque chose d'énorme et qui demanderait, pour être
admis, les preuves les plus palpables. Nous devons dire que Pierre
Jarrige n'en donne que de vagues. Il accuse les Jésuites de laisser
mourir de faim les malheureuses victimes de la débauche ou de la mi-
sère ; il supplie la ville et le Parlement de Bordeaux de mettre fin à
de pareilles horreurs ; mais il ne fournit que son témoignage , et, en
bonne justice', le témoignage de l'accusateur' n'est admis qu'autant
qu'il est bien appuyé. Voici du reste ce que dit Jarrige, en résumé :
Il y avait à Bordeaux , dans la grande-rue-des-Fossés , près de
l'Hôtel-de- Ville, un hôpital destiné à recevoir et héberger les pèlerins
de Saint-Jacques en Galice, ainsi qu'à recueillir età élever les enfants-
trouvés. De riches dotations tenaient à cet hospice. Les Jésuites le
demandèrent et l'obtinrent, avec ses charges et bénéfices. Or, Jarrige
affirme que, quoique les expositions d'enfants fussent très-communes
à Bordeaux, cependant jamais on ne voyait qu'un très-petit nombre
de ces innocentes victimes dans l'hospice où la charité publique leur
II. 28
218 HISTOIRE DES JÉSUITES.
avait consacré un asile. D'où venait ceci? L'ex-Jésuite répond: De ce
que les Jésuites se débarrassaient de leurs fardeaux en les confiant,
pour de modiques sommes, à de misérables créatures, à des femmes
publiques, qui laissaient mourir de faim, ou par accident, les pauvres
petits enfants. Jarrige donne son témoignage là-dessus, comme ayant
présidé une fois à l'enterrement d'une de ces infortunées victimes :
« Une seule fois, » dit-il ; « car , m'étant aperçu que la mort de l'en-
fant n'avait pas été naturelle, j'en fis l'observation ; mais il me fut ré-
pondu par François Yrat, Recteur du Collège, « que l'on aurait trop
à faire ; que d'ailleurs l'enfant était en paradis et ne requérait pas
que l'argent du Collège fiit employé à venger un forfait qui l'avait tiré
de la misère! » Ces paroles seraient déjà à elles seules une accusation
terrible contre les Jésuites, si Jarrige prouvait, par un autre témoi-
gnage que le sien , qu'elles ont été réellement prononcées par un des
chefs de son Ordre. Jarrige prétendait, il est vrai, que rien n'était plus
facile que d'avoir les preuves de la vérité de ce qu'il avançait. « Cela
est si aisé, » répète-t-il à plusieurs reprises, uque le seul examen qu'il
plaira aux Jurats et magistrats de Bordeaux d'en faire , convaincra
les Jésuites d'être ou les meurtriers formellement de ces petits enfants,
ou les causes et instruments de leur mort. »
Jarrige affirme que, par contre, les enfants dont les parents fournis-
saient secrètement de l'argent pour l'entretien des fruits de leurs
amours cachées, venaient au contraire fort bien!...
Jarrige fait encore remarquer que les Jésuites avaient obtenu que
cet hôpital fût soustrait à la juridiction du Parlement de' Bordeaux, et
placé sous celle du Parlement de Grenoble. Pourquoi ? L'accusateur
des Révérends Pères en donne deux raisons, qui peuvent paraître assez
plausibles : l'une est qu'en faisant évoquer les causes à un tribunal si
éloigné, ils évitaient d'avoir pour juges des magistrats sous l'œil des-
quels ils se trouvaient placés; l'autre, que, de cette façon, les Jésuites
deBordeaux obtenaient, par la crainte des longueurs etdes dépenses occa-
sionnées par l'èloignement du tribunal, des sommes d'argent de ceux
qu'ils accusaient d'être les parents des enfants exposés. «En sorte,» dit
Jarrige, « que, d'après l'aveu qui m'en a été fait par le Père Philo-
IlISTOTRE DES JESniTES. 219
leau, qui est charj^é de ces affaires depuis que les causes du Collège
de lîordeaux sont portées à C renoble, les Jésuites se font, aujourd'hui,
plus d'argent en un an qu'ils n'en faisaient auparavant en vingt ! »
Les chapitres V, VJ, MI, Yïll, IX et X ont été consacrés par
Jarrige à formuler des accusations d'impudicité contre les Jésuites :
Impudicités dans leurs classes ; impudicités en leurs visites ; vilai-
nics commises dans leurs églises ; impudicités dans leurs maisons ;
impudicités en leurs voyages et aux maisons des champs ; enfin, impu-
dicités de Jésuites dans les couvents de nonnains.
JNous ne pouvons ni ne voulons remuer la boue infâme dans laquelle
l'auteur des Jésuites mis sur l Echafaud traîne longuement, impitoya-
blement ses anciens confrères, qu'il accuse de n'avoir respecté, dans
leurs débordements effroyables, ni l'âge, ni même le sexe de leurs vie-
limes. Dans les six chapitres dont nous venons de transcrire les som-
maires, Jarrige cite des faits nombreux, des noms propres ; il invoque
des témoignages vivants. I! semble en vérité se complaire à la des-
cription la plus minutieuse des ébats orduriers auxquels il prétend que
ses ex-confrères se livraient dans son Collège, dans sa Province. Seu-
lement, lorsque l'expression est de nature à faire rougir même un mous-
quetaire, l'ancien Révérend a recours à son latin, dont la crudité sur-
passe encore celle de sa phrase française ! . . .
Le chapitre XI accuse les Jésuites de faire de la fausse monnaie ;
mais ces accusations, dont Jarrige offre de fournir la preuve juridique,
ne frappent, en tous cas, que sur quelques membres de l'Ordre, dont
il donne les noms.
Le chapitre XU, dans lequel Jarrige pouvait donner à son acte
d'accusation une ampleur extrême, reproche aux Jésuites leurs uen-
(jeances et ingratitudes. Là , Jarrige est mal servi par sa haine ; il
pouvait trouver là les matériaux non plus d'un chapitre de neuf pages,
mais de volumes sans nombre. Jarrige ne donne que quelques traits de
l'ingratitude et delà vengeance jésuitiques, alors qu'il pouvait en
trouver des milliers. Mais n'oublions pas que l'ex-Jésuite n'avait en-
trepris de mettre sur son Echafaud que les seuls Jésuites de sa Province.
Après avoir passé sur les indignités que les bons Pères firent subn-,
220 HISTOIRE DES JÉSUITES.
de son temps, à un Primat d'xAquitaine, archevêque de Bordeaux, à
un évoque de lîazas, etc. ; après les avoir dépeints s'agenouillant aux
pieds des évêques, et ôtaiit même leurs calottes pour leur baiser les
mains, alors qu'ils se préparent à les calomnier, à les persécuter de
toutes manières, Jarrige, précisant ses accusations, rappelle que le duc
d'Épernon fut l'ami , le protecteur constant de la Société de Jésus.
« Ce fut surtout à ce seigneur, » dit-il, « et toute la France le sait,
qu'elle dut son rappel en France, d'où elle avait été bannie après
l'attentat de Jean Châtel. Et cependant, lorsque le duc, qui était gou-
verneur de la Guyenne, eut un grand différend avec l'archevêque de
Bordeaux, les Jésuites de cette province non-seulement se déclarèrent
pour l'archevêque, prêchèrent l'interdit lancé parle Primat, etc., etc.;
mais encore publièrent des libelles diffamatoires contre le Gouverneur,
dans l'un desquels ils traitaient le duc d'Épernon de tyran , de persé-
cuteur de l'Église, de Néron cruel, etc., et cela avec tant d'insolence,
qu'un prince de l'Église, le cardinal de Lavalette, fit informer contre
l'auteur de ce dernier livre, et en fit activement rechercher l'auteur,
qui ne put être trouvé. Aujourd'hui, continue Jarrige, je veux que
l'on sache quel était cet écrivain : il se nomme Léonard Alemay;
c'est un des Pères de la Compagnie ; en 1647, il enseignait avec moi
l'éloquence à Bordeaux ! Et ce fut par l'ordre de ses supérieurs , et
sur les notes et documents qu'ils lui fournirent, que ce Jésuite rédigea
son libelle infâme. Qu'on interroge à cet égard les Pères Fontenay et
Chabanal, sans parler de plusieurs autres qui en eurent connaissance.
Dieu, termine Jarrige, Dieu lui-même semble vouloir punir ceux qui
favorisent l'Ordre des Jésuites. Cela ne semble-t-il pas résulter de
ce que nous venons de rapporter? Cela ressort plus évidemment encore
d'une autre particularité relative au même duc d'Épernon. Ce sei-
gneur avait donné aux Révérends Pères l'abbaye de La Tenaille , en
Saintonge. Cependant, après donation, il avait cru pouvoir bâtir une
fort belle maison pour son agrément sur un fonds que les Jésuites te-
naient de sa libéralité. Ceux-ci pourtant ne craignirent pas de faire un
procès en cette occasion à leur bienfaiteur, qui, pour jouir du logis
qu'il avait fait bâtir, de ses deniers, sur un sol qu'il pouvait regarder
#
IIISTOIllE DES JÉSUITES. 221
encore comme à lui, fut ol)lip;é de payer une somme de div mille livres
à ces ingrats éhontés !
» Et maintenant, >^ s'écria l'ex-Jésuite Pierre Jarrige en s'adressant
de nouveau à l'auditoire qui entourait sa chaire, «et maintenant, qu'on
le remarque bien : si, après avoir parcouru tous les collèges, tous les
noviciats, toutes les résidences, toutes les Maisons des Jésuites, j'avais
trouvé les crimes desquels je les accuse et prétends les convaincre, le
mal ne serait pas petit, ni la honte légère pour la Compagnie. Mais
je n'ai pas parcouru toutes les Provinces jésuitiques de l'univers, non
toutes celles de France, non pas même toutes les Maisons de la Pro-
vince de Guyenne , la plus petite de toutes; mais seulement quatre ou
cinq de celles où j'ai vécu. Et l'on se dira sans doute qu'il faut que
la corruption soit bien grande dans cette Société, puisqu'on examinant
quatre ou cinq de ses demeures, j'y trouve des Faussaires, des Faux-
Monnoyeurs, des Sodomites, des Sacrilèges, des Meurtriers , etc. ,
et ceux-ci coupables, non pas d'un ou de deux attentats, mais de vingt,
de cinquante et de cent. Qu'on juge à présent la Société entière sur
un pareil échantillon ! . . .
» Citoyens de la République des Provinces-Unies , Réformés mes
frères, qui m'écoutez ; royaumes et pays de toute la terre ; hommes de
toutes les croyances auxquels parviendront les échos de mes paroles, si
j'ai mis les Jésuites sur l'échafaud, c'est pour votre bien à tous, c'est,
en me servant, mais avec vérité, d'une phrase que l'on répète si sou-
vent et si faussement dans l'Ordre maudit dont j'ai pu m'échapper, jmur
la plus grande gloire de Dieu ! Amen (1). »
On comprend quelle dut être la rage des Jésuites lorsqu'ils se virent
ainsi traînés aux gémonies de l'univers entier et par la main d'un de
leurs anciens compagnons. A peine les derniers mots de la voix accu-
(1) Les Jésuites, ou plutôt, comme l'écrit Pierre Jarrige, lesJésuistes mis sur l'é-
chafaud, se terminent par un treizième et dernier chapitre contenant cinq Réflexions
sur les douze Discours précédents, dont la tin du discours de Jarrige est extraite fidè-
lement. La Bibliothèque Royale possède l'édition faite en 1677 du livre de l'ex-Jésuite;
très-petit in-12. Nous y renvoyons ceux de nos lecteurs (jui douteraient de l'exactitude
de notre analyse.
222 HISTOIRE DES JÉSUITES.
salrice avaient-ils été répétés par les échos de l'Europe attentive, qu'un
Jésuite, Jacques lîeaufés, se levait et répondait à l'accusation. L'ar-
gumentation du défenseur de la Compagnie de Jésus se réduit à peu
près à ceci ; Pierre Jarrige est un infâme renégat qui ne mérite au-
cune créance, 1 ° parce que tout ce qu'il avance contre la Compagnie
qu'il a lâchement abandonnée ne lui a été inspiré que parce que
celle-ci n'a pas voulu lui accorder les dignités qu'il voulait obtenir
dans son sein ; 2" parce que tous les crimes dont il charge ses confrères,
il en est lui-môme coupable, etc.... La réplique de Jarrige ne se fit
pas attendre (1). «Si je suis un scélérat, comme le prétend Beaufés, »
disait-il, a pourquoi la Compagnie de Jésus m'a-t-elle gardé si long-
temps dans son sein ? Si je suis un homme inepte , sans raison , une
bête brute, comme on l'annonce, pourquoi m'a-t-elle reçu Profès, et
Profès-des-quatre-vœux? Pourquoi m'a-t-elle confié la mission de Pré-
dicateur? Mais quel est donc celui qui m'attaque?» Là-dessus por-
trait de Jacques Beaufés, qui ne cédait en rien à celui que ce Jésuite a
fait de Pierre Jarrige. Nous renonçons à donner une idée de cette
joute, spectacle curieux donné au monde chrétien , qui ne laisse pas
que d'y puiser distraction amusante et enseignement précieux.
Malheureusement, le protestantisme paraissant devoir se faire une
arme contre tout le catholicisme des révélations de Jarrige sur les Jé-
suites, Rome, après quelques hésitations , descendit dans la lice au
secours de ses tirailleurs en désordre. La face du procès fut donc chan-
gée au grand profit de la noire Cohorte. D'ailleurs, quand le protestan-
tisme voulut une dernière fois faire paraître son témoin, l'ex-Jésuite, àla
barre du tribunal de la justice des nations, on ne put trouver celui-ci :
Pierre Jarrige avait disparu. Immédiatement un cri général s'élève, et
son énergie, son unanimité seules suffisent pour prouver en quelle es-
time étaient tenus dès lors les Révérends Pères dans le fond des es-
prits : « Pierre Jarrige, l'ex-Jésuite, l'accusateur de la Compagnie
dont il avait dévoilé les crimes et les turpitudes, était, disait-on,
(1) La Response aux calomnies de Jacques Beaufés se trouve à la suite de lecli-
li(in l'aile eu 1()77 ilu livre de .lairige On y a joint encoïc les Avts secrets des Jésuites,
ainsi que les Secrets et les Àphorismes du la Doctrine des enfants de saint Iguace.
HISTOIRE DES JÉSUITES. 223
tombé sous les poignards des Dévoués en robe noire. Tout au moins
il avait été enlevé par eux , transporté, caché, enfermé vivant dans
qucKpi'un des terribles et sourds iii-pace où l'Ordre savait habilement
dérober à la vue des hommes tout ce qui pouvait lui être nuisible. »
Il parait qu'il n'en était rien. Pierre Jarrige , après avoir mis ses
anciens confrères au ban de l'humanité, saisi bientôt, assailli, op-
pressé, enchaîné par les terreurs dont on l'entoura habilement, in-
cessamment, et dont on retr^ve les premières traces dans ses Jésuites
sur VEchafaud, était rentré dans les rangs des fils de Loyola. Nous
devons dire que les adversaires des Jésuites ont toujours soutenu que
ceux-ci, après avoir enlevé leur accusateur, l'avaient jeté dans un de
leurs cachots où ils l'avaient laissé pourrir. A ceci, les défenseurs de
la noire Cohorte opposent le témoignage d'écrivains qui, tels qu'Etienne
Baluze, peuvent être justement soupçonnés de partialité envers les
Jésuites. Baluze affirme que Pierre Jarrige, retiré d'abord chez les
Pères d'Anvers, vint ensuite passer six mois dans la Maison-Professe
de Paris , et qu'ensuite il retourna à Tulle , où il vécut honoré et
estimé , même des Jésuites, jusqu'à l'année 1670, époque de sa
mort. « On l'enterra, » dit-il, « le 27 septembre, dans le sanctuaire
de l'église de Saint-Pierre.» Ce fut de la Maison des Jésuites d'Anvers
que sortit, en 1651, une rétractation vraie ou fausse, volontaire ou im-
posée, de Pierre Jarrige. Cette rétractation même laisse encore subsister
en partie les accusations lancées contre la noire Compagnie par Pierre
Jarrige. Quelle que soit la main qui tint la plume, elle condamne en
masse comme calomnieux les dires anciens de Jarrige, sans motiver
les nouveaux, sans discuter les premiers un à un, et par conséquent
sans justifier complètement les seconds. Remarquons que, dans la ré-
tractation de Jarrige (page 77), celui-ci continue à soutenir (( que les
Pères Rousseau et Beaufés avaient usé de mille supercheries et inven-
tions pour le faire condamner au feu ; et ceux-ci, dit-il, ayant bâti
leurs accusations sur des apparences, il était bien raisonnable que je
bâtisse de grièves accusations sur un petit fondement. »
Du reste, nous attachons assez peu d'importance à toute cette af-
faire du Père Jarrige. Nous croyons très-volontiers que cet homme
224. HISTOIRE DES JÉSUITES.
sortit de la Compagnie de Jésus parce qu'il n'y trouvait pas les hon-
neurs et les profits que son ambition avait espérés , ainsi que le dit le
défenseur des Jésuites. Et il peut encore paraître assez probable que
ce fut la même raison qui lui fit abandonner, au bout de trois ans, la
religion calviniste, dont les membres ne lui faisaient pas, d'après son
dire môme, un accueil bien fraternel. Il paraît que Jarrige se mit en
colère de ce que l'Église calviniste ne voulait pas lui faire grâce des
quatre années d'épreuves imposées à toq^ceux qui venaient de la Pa-
pauté, avant d'être prédicateurs de l'Evangile. La Lettre d'un mar-
chand de Leyde accuse même Jarrige de mauvaises mœurs.
Mais, ce que nous tenons beaucoup à faire ressortir de tout ceci,
nous allons le dire : c'est que, si Jarrige était aussi grand misérable
que le fit écrire et crier la Compagnie, lorsqu'il s'en déclara l'accusa-
teur, nous ne voyons pas trop pourquoi cette même Compagnie tenta
de si grands efforts pour ramener à elle ce renégat dont elle eût dû
être grandement satisfaite de se voir débarrassée. Les écrivains de
la Compagnie célèbrent àl'envi la prudence et la dextérité que mirent
en usage le Jésuite Ponthelier et quelques autres Pères, qui, bravant
les risques qu'ils couraient en Hollande, allèrent y relancer Jarrige,
et parvinrent, par cette prudence et par cette dextérité, à emmener à
Anvers leur ancien confrère. Puis encore ceci : si Jarrige était un im-
pie, un débauché , un homme souillé de tous les vices, un exécrable,
un détestable, un abominable, et digne d'une autre douzaine d'épithè-
ies aussi honorables, dont l'ont gratifié les Jésuites courroucés, com-
ment donc l'ont-ils souffert si longtemps parmi eux, pendant vingt-qua-
tre ans? Et pourquoi ont-ils mis, ensuite, tant d'empressement et de deX"
téritcàlc faire rentrer dans leurs rangs? Jarrige, dans sa Rétractation,
nous aj)prend que a les Jésuites lui obtinrent, de sa majesté très-chré-
tienne, une des plus belles patentes de grâce et d'absolution qui fut
jamais. Si bien , dit-il, que je ne crains plus Bordeaux pour mon
livre, ni La Rochelle pour la sentence de mort. J'ai reçu, en deuxième
lieu, des hltresà' assécm^alion de notre Saint-Père le Pape, et un pas-
seport de l'archiduc Léopold pour toutes ses terres. Enfin, le Géné-
ral de la Compagnie, François Piccolomini, m'a envoyé patentes pour
IITSrOTRT-: DES JÉSUITES. 225
entrer derechef j>i\rmi les Jésuites , où je suis avec entière absolution,
sans aucune pénitence, ni satisfaction! » Nous pensons que les Jé-
suites redoutaient plus les révélations ultérieures queJarrige semble pro-
mettre, dans son livre, sur l'organisation et sur la conduite politique de
leur Ordre, qu'ils n'étaient irrités des accusations de vices même odieux,
pour lesquels leur ancien confrère les attachait au poteau d'infamie.
Jarrige n'avait pas dit son dernier mot dans ses Jésuites mis sur VE"
chafaud, et c'est ce dernier mot sans doute que les Jésuites ont voulu
arrêter ; c'est pour l'arrêter qu'ils ont déployé cette prudence, cette
dextérité dont ils s'applaudissent, qu'ils ont reçu si gracieusement le
fugitif lui-même, à son retour, avecentière absolution, sans pénitence ! . . .
• — Enfin, Pierre Jarrige est mort estimé et honoré même des Jésuites,
au dire des défenseurs de la Compagnie. Nous, nous dirons pour con-
clure, que ce n'est pas le plus grand éloge qu'on puisse faire de l'Ordre
et de l'individu. Passons. Un autre livre, qui a fait et qui devait faire
un bien autre bruit que celui des Jésuites mis sur l E chafaud est
l'ouvrage qui porte pour titre : La Monarchie des Solipses. Ce mot
de Solipses, rapproché de celui de Monarchie, signifie h gens qui veu-
lent être seuls à régner ; » et il paraît que ce titre fut jugé convenir si
bien aux Jésuites, que chacun le leur appliqua dès que le mot eut été
créé. Ce livre singulier est d'ailleurs, sous un voile allégorique, la plus
complète révélation qui nous soit parvenue sur la mystérieuse Société
de Jésus. Nous en donnerons également une analyse rapide en nous
servant, pour l'intelligence des noms et des choses, de la clef ou expli-
cation qui fut jointe à l'édition publiée en Hollande dans l'année
1648.
Après avoir donné une idée générale de la Monarchie des Solipses
ou de la Compagnie de Jésus, après avoir dit que le pouvoir du chef
de cette Monarchie étrange est si grand, si absolu, que, quelle que chose
qu'il fasse ou commande de faire, quelque opposés que soient ses ordres
à la raison, à la justice ou à la morale, aux lois divines comme aux lois
humaines, ses sujets doivent obéir aveuglément et sans réflexion, l'au-
teur nous fait arriver avec lui dans la capitale de l'empire des Solipses,
et nous donne un aperçu des moyens employés par les Jésuites pour
II. 29
22G HISTOIRE DES JÉSUITES.
attirer dans leurs rangs déjeunes recrues appartenant à des familles ri-
ches ou puissantes , et pour les y retenir. Remarquons ici que , con-
trairement à ce qu'on a tant répété, l'auteur du livre que nous ana-
lysons atteste que le pouvoir tyrannîque dont est revêtu le Général de
la Société est la source de tiraillements continuels dans le sein de
cette Société. 11 nous décrit ensuite la magnificence des maisons, ou
plutôt des palais que les Jésuites possédaient à Rome et dans la Cam-
pagne Romaine, et la splendeur vraiment royale dont s'entourait le
despotique Aquaviva, cet Avidius Cîiwius qui, le premier, à l'imita-
tion des papes et des souverains , donna sa main à baiser à ses minis-
tres et dignitaires. Il nous apprend que les Jésuites, ce que nous
avons déjà dit, savaient, dans leur intérêt , sacrifier à tous les au-
tels, soutenir à Rome ce qu'ils niaient à Paris, condamner aujour-
d'hui ce qu'ils défendaient demain. Aussi l'historien de la Monarchie
des SoUpses note que ces derniers sont d'accord avec les Pharisiens
sans se séparer des Hérodiens, et tout en se conformant aux croyances
desSaducéens ; trois sectes religieuses ayant des dogmes bien opposés.
C'est-à-dire que les Jésuites ne croient à rien, — qu'à eux !
Passant aux collèges des Jésuites , l'auteur de la Monarchie des
SoUpses en fait un tableau fort peu flatteur et qui donnerait un dé-
menti complet aux prétentions des écrivains panégyristes de la Com-
pagnie, si l'on ne savait, et c'est aussi l'explication fournie par notre
auteur, que ce n'est que dans les villes considérables, et notamment
dans celles qui sont pourvues d'une Université, que les Révérends
Pères s'adonnent avec soin à l'éducation de la jeunesse, a Voulez-
vous connaître, » dit-il dans le chapitre YI de son histoire allégori-
que , (( les principales questions que les SoUpses agitent dans Jeurs
cours de philosophie ? En voici le fidèle résumé : Les taches qui se
voient dans la hne sont-eUcs produites par V aboiement des chiens?...
En théologie , par exemple, les questions deviennent plus sérieuses :
on y discute sur la couleur des Esprits, ou bien on y prouve que les
Intelligences se complaisent aux sons du tambour. N'est-ce pas admi-
rable ?. . .» Dans ce même chapitre \ I et dans le suivant, on devine l'in-
tention de l'auteur qui est de signaler les funestes lois secrètes qui régis-
» ■ • ■• .. >
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Jiilli t\A\ Uis r ilf la Harpe SO
lits Solipsrs
HISTOIRE DES JÉSUITES. 227
sent la iSociété de Jésus et ses détestables doctrines. On y révèle
aussi diverses coutumes des Jésuites : ainsi, suivant l'écrivain que
nous suivons, ils affectent de ne point observer les bienséances en
marchant, de regarder de côté et d'autre en balançant les bras, en
retroussant leur robe, en ne saluant personne de ceux qu'ils rencon-
trent, à moins qu'ils n'en attendent quelques services : oh ! alors, ils
les accablent de politesses !
(( La vénération que les autres chrétiens montrent au pape, lit-on
dans le chapitre YII, n'est absolument rien auprès de celle dont les
Jésuites font profession pour leur Général. Que quelqu'un d'eux pro-
nonce son nom, aussitôt les autres frappent des pieds. L'aperçoivent-
ils lui-même, ils se prosternent sur-le-champ, et se jettent la face con-
tre terre. Ils se terrassent, marchent les uns sur les autres pour en
approcher et lui rendre les services dont il peut avoir besoin »Suit
une assez amusante description des festins du chef de l'Ordre et de
ses Satrapes.
L'auteur de la Monarchie des Solipses, passant à la forme du sin-
gulier gouvernement des Jésuites et à leurs dignitaires, atteste que,
dans l'un, il n'y a ni justice, ni moralité ; et, chez les autres, ni mora-
lité, ni justice! « Les principales charges, » dit-il, « sont d'ordinaire
remplies par les plus ineptes , ou données en récompense aux plus
grands crimes Parmi les dignitaires , on doit compter encore
les délateurs, extrêmement nombreux. Leur charge est le meilleur
chemin pour s'élever aux plus hauts emplois de l'Ordre »
L'auteur de la Monarchie des Solipses divise les Jésuites en cinq
classes, qui sont : les Profès-des-quatre-vœux , les Coadjuteurs-spiri-
tuels, les Ecoliers et Profès simples, les Coadjuteurs- temporels ou
Jésuites laïques, enfin les Novices. Il nous apprend que ces Jésuites
laïques, extrêmement nombreux, étaient devenus si puissants dans
l'Ordre, si intrigants et si turbulents, que les Profès-des-quatre-vœux,
qui se voyaient forcés de rechercher leur amitié et de se soumettre à leur
domination ou de se voir persécutés par eux et éloignés des dignités , ré-
solurent, pendant un interrègne, de les réduire à leur primitive humilité.
MucioVitelleschi, qui fut alors nommé Général, promit, jura même que
228 HISTOIRE DES JÉSUIIES.
cela serait fait par lui . Mais les Coadjuteurs-temporels firent si bien
face aux projets de leurs adversaires, et effrayèrent tellement leur nou-
veau Général, que ce dernier dut céder et se courber devant l'orage
qu'ils avaient excité et qui menaçait de tout emporter. Ils restèrent
donc en possession du pouvoir qu'ils avaient usurpe. Ce pouvoir était
grand, si nous nous en rapportons à notre auteur, qui affirme, par
exemple, qu'étant Procureur de la Province de Sicile, il avait dû
dénoncer lui-même un de ses subordonnés, coupable de plusieurs
crimes, à l'autorité civile, qui l'avait jugé et condamné à être pendu.
« Cependant, » dit l'auteur que nous analysons, « les Coadjuteurs-
temporels firent si bien auprès du Général, que ce dernier sauva le
misérable de la corde qu'il méritait bien. Ils firent même plus, ils lui
firent donner aussitôt une charge de Recteur. Ayant osé m'étonner
de ceci, il me fut répondu que l'individu en question avait bien été
condamné dans les formes et avec justice pour vol, brigandage et
autres crimes au premier chef, et que c'était justement pour cela qu'on
avait cru devoir lui donner la charge de Recteur. — Comment! me
recriai-je. — Sans doute, me fut-il répliqué. Ne voyez-vous donc
pas que les preuves de ces infamies étant trop évidentes, il fallait les
détruire, non pas seulement par une absolution, mais encore par des
faveurs accordées au coupable, qui serait ainsi justifié complètement
aux yeux du monde.. .. Je trouvai cette nouvelle jurisprudence si
singulière, que je donnai alors ma démission de l'emploi dont j'étais
revêtu. »
Le chapitre X de la Monarchie des Solipses est particulièrement
digne de remarque. C'est là que sont expliquées, dans une forme tou-
jours allégorique, mais parfaitement compréhensible, les lois qui
régissent la Société de Jésus. «Le nombre de ces lois est immense, »
y lit-on, « jusqu'à remplir cinq cents volumes. Elles. sont composées
d'une infinité de règlements pour ce qui regarde la Société en géné-
ral , de déclarations particulières des Généraux de l'Ordre , d'ordon-
nances et de statuts qui descendent dans les plus petits détails, tant
pour les charges que pour les personnes, et généralement pour tout ce
qui a rapport à la Compagnie. Outre cela, chaque Province a ses lois;
HISTOIRE DES JÉSIITES. 229
les Collèges et Maisons ont aussi leurs privilèges particuliers. Ce qu'on
remarque dans ces lois, c'est surtout la soumission des Jésuites envers
leur chef, et leurs continuels efforts pour lui soumettre tout l'univers,
par toutes voies que ce puisse être, légitimes ou non. Les préceptes
de l'Evangile ne peuvent pas leur apprendre à modérer leur ambition,
car ils ne connaissent pas ce livre divin!... Voici du reste un résumé
de ces lois étranges et cachées soigneusement, même à la plupart des
membres de la noire Cohorte :
1° Quiconque est une fois rangé sous l'étendard de Saint-Ignace,
de quelque manière qu'il y soit venu , par choix ou par hasard, de gré
ou de force, doit renoncer à tout autre souverain , et se soustraire à
toute autre loi , même à celle de la nature.
2° Il n'aura de respect pour qui que ce soit que par l'ordre de son
chef suprême, qu'il vénérera d'ailleurs par-dessus tous.
3" Toutes les paroles de ce chef suprême , toutes ses actions seront
pour chacun de ses sujets autant de choses sacrées... Et quelque mau-
vaises qu'elles lui paraissent, quelque contraires qu'elles soient même
à la nature, il est obligé de les louer et de les appuyer de bonnes et
solides raisons.
4** Les ennemis du Cénéral seront ceux de tout membre de
l'Ordre, ennemis que l'on devra chagriner et perdre par tous les
moyens, etc. »
Toutes les lois du Jésuitisme sont ainsi reproduites, dans toute leur
nudité hideuse, par l'auteur de la Monarchie des Solipses.
Nous devons encore une mention à l'article X, qui, traduction
fidèle du sens intime des Cunslilutions , ordonne à tout Jésuite « de
ne pas plus s'inquiéter de sa réputation que de celle des autres, quand
il dénonce, justement ou non ! la réputation de tout membre de
l'Ordre n'étant plus à lui, dès l'instant qu'il est entré dans cet Ordre.
(( Ces lois, » dit le Jésuite révélateur, «sont suivies des rudes châti-
ments qui attendent ceux qui osent les enfreindre. Mais, pour encou-
rager à l'obéissance, on lit à la fin cette sentence , qui est comme
l'âme de ces lois : Quiconque est sous la domination du chef de la
t^ompagnie doit moins se regarder comme un homme que comme
230 HISTOIRE DES JÉSUITES.
une hôte sauvage, domptée et apprivoisée.» Les révélations contenues
dans le chapitre XII du singulier livre que nous analysons sont vrai-
ment efl'royables. L'auteur nous y laisse entrevoir les abîmes d'iniquité
qui régnent au fond de la Société de Jésus, et dans lesquels les faibles
et les innocents sont engloutis et disparaissent, tandis que les crimi-
nels audacieux et puissants passent tranquillement par-dessus en insul-
tant encore à leurs victimes. On y voit que la mort, la mort réelle et
violente est un des châtiments en usage parmi les Jésuites : révélation
que Mariana lui-même n'a pas craint de faire. On y trouve encore un
portrait du Général Vitelleschi, le successeur d'Aquaviva, bien diffé-
rent de celui qu'en ont tracé les pinceaux jésuitiques.
L'auteur de la Monarchie des Solipses nous fait ensuite connaître
les moyens employés par les Jésuites pour étendre partout leur in-
lluence et leur domination. Il nous édifie également à l'égard des
nombreux ouvrages dus aux plumes de la Compagnie, et qui sont des-
tinés plus à éblouir qu'à éclairer , sans faire d'exceptions même pour
leurs Histoires et Relations pieuses, qui ne sont, suivant lui, la plu-
part du temps que des Romans.
Deux chapitres sont ensuite consacrés à mettre sous leur vrai point
de vue les travaux des Jésuites en Chine, travaux fort peu apostoli-
ques. Le chapitre XVIII, qui a pour titre : Les Mariages des Solipses
et ï éducation de leurs enfants, nous initie aux roueries dont se ser-
vent les fils de Saint-Ignace pour s'emparer de l'esprit des femmes et
surtout des riches veuves, et pour amener les fils de famille à se jeter
d'eux-mêmes dans la noire Congrégation. Dans les notes;, de ce chapi-
tre, qui accompagnent l'édition d'Amsterdam, on trouve un exemple
de la manière dont s'y prenaient les Jésuites pour arracher à l'amour
des parents les jeunes gens dont les dispositions brillantes, ou les ri-
chesses à venir, faisaient une proie désirable. Pierre Airault, lieute-
nant-criminel au Présidial d'Angers, avait rais chez les Jésuites son
fils, qu'il destinait à remplir sa charge. Aussi, tout en recommandant
aux bons Pères de soigner son éducation, les avait-il instamment priés
de ne rien faire pour amener cet enfant à entrer en religion. Les Jé-
suites promirent tout ce que voulut le père, et n'en agirent pas moins
HISTOIRE DES JÉSUITES. 231
sur l'esprit du fils , et si bien, qu'au bout de deux années d'études
dans leur Collège, ils lui donnèrent l'habit de l'Ordre, en 1586. Le
lieutenant-criminel, désolé, irrité, somme les fils de Loyola de lui ren-
dre son fils. On lui répond qu'on ne sait ce qu'il est devenu. Un ar-
rêt du Parlement est rendu, sur la plainte d'Airault, et ordonne auv
Révérends de rendre le jeune homme à son père. Les Révérends n'é-
coutent pas plus la voix de la justice que le cri de la nature. René
Airault est expédié vers un Collège de Lorraine, d'où il est successi-
vement transporté en Allemagne, puis en Italie. On le fait changer
de nom pour plus de sûreté. Aussi, lorsque, sur la demande du père
infortuné, Henri lïl fait agir dans cette affaire auprès du Saint-Siège
par son ambassadeur à Rome, et que le pape, pour satisfaire au vœu
du fils aîné de l'Eglise, se fait montrer la liste de tous les Jésuites du
monde, le Général se hâte-t-il de fournir le document où l'on ne
trouve , bien entendu , aucune trace de la présence de René Airault
parmi les enfants de Loyola ! ... Le lieutenant-criminel légua, par acte
passé devant notaire et témoins, sa malédiction à son fils ingrat. Mais il
ne put le priver de sa succession, qui revint aux Jésuites, parmi lesquels
René Airault vécut et mourut. On reconnaîtra sans doute, dans cette
anecdote, le modèle qui nous servit à tracer le tableau que nous avons
présenté à nos lecteurs dans le chapitre III de notre première Partie.
L'auteur de la Monarchie des SoUpses nous parle ensuite des ri-
chesses immenses des Jésuites, dont il découvre en partie les sources.
Il nous décrit quelques-unes des mauvaises affaires que la noire Co-
horte s'est attirées par sa cupidité, par son arrogance ou son ambition,
ainsi que la grande querelle et les disputes si bruyantes et non moins
ridicules que firent éclater le Jésuite Molina et son livre fameux, dont
nous parlerons bientôt.
Le dernier chapitre du livre singulier que nous avons cru devoir
analyser est destiné, par son auteur^ à laisser entrevoir les guerres in-
testines qui déchirèrent souvent le sein de la Compagnie de Jésus,
guerres acharnées, à ce qu'il paraît, d'autant plus terribles, que nul
bruit ne devait en venir au dehors, et que le triomphe devait être
muet comme la défaite !
232 HISTOIRE DES JÉSUITES.
Malgré les voiles bizarres et malheureusement parfois trop redou-
blés, dont l'auteur de la Monarchie des Solipses a recouvert son œu-
vre, ce n'en est pas moins encore le tableau le plus complet, le- plus
curieux, le plus instructif que nous ayons sur la Compagnie de Jésus,
l'éclair qui permet à notre regard effrayé de plonger un instant dans
les profondes et ténébreuses horreurs que renferme l'antre du Jésui-
tisme.
Maintenant, quel est l'auteur de ce livre? C'est une question qui a
été bien des fois controversée. C'est un Jésuite, tout le monde en de-
meure d'accord, môme les Jésuites. 11 n'y avait en effet qu'un com-
plice et qu'une victime de la noire Cohorte qui pût si bien en révéler
ainsi les secrets. On a cru longtemps que l'auteur de la Monarchie
des Solipses était un Jésuite de Vienne , nommé Melchior Inchofer,
qui entra dans la Compagnie en 1607. Cette opinion, qui paraît être
celle de Bayle (1), fut d'abord partagée par les Jésuites eux-mêmes.
Le livre de la Monarchie des Solipses venait de paraître, et, d'après
ce que dit un chanoine de Verdun, alors député desévêques de France,
dans la relation de son voyage, à laquelle nous empruntons ces détails,
il obtint un succès immense. On n'appelait plus les Jésuites que So-
lipses, tant on trouvait la Société de ceux-là bien représentée dans la
Monarchie de ceux-ci. Le Général et ses Assistants, bien persuadés
qu'un Jésuite seul pouvait avoir écrit cette œuvre accusatrice , cher-
chèrent donc parmi eux le faux-frère à punir. Leurs soupçons s'arrê-
tèrent tout d'abord sur Melchior Inchofer , qui avait , à la mort de
Vitelleschi, osé présenter au pape un Mémoire dans lequel il deman-
dait la réforme de son Ordre. Suivant les formes expéditives, que nous
fait connaître la Monarchie des Solipses, l'accusé fut jugé et con-
damné sans citation, sans accusation, sans audition de parties ni de
témoins, et son arrêt exécuté sans appel ni délai. Un grand seigneur
de Rome, Jésuite in-voto, prêta son carrosse, ses gens et son aide
pour la mise à exécution du jugement. 11 fut visiter Inchofer , au Col-
lège des Allemands, et le Père l'ayant reconduit jusqu'à la porte, le
(1) Voyez le Dictionnaire historique et critique, article Inchofer.
iiiSToini; DES JÉsuiTiitJ. 2a;j
grand seij;neur le lit saisir par ses estafiers et jeter dans sa voilure,
qui partit aussitôt au galoj). Le chanoine Bourgeois dit que le lieu
d'exil où l'on avait l'intention de reléguer le Jésuite condamné était
quelque coin isolé du Nouveau-Monde. Cependant les séminaristes du
Collège allemand, dont Inchofer était le supérieur, et dont il était fort
aimé, allèrent aussitôt porter la nouvelle de ce qui se passait aux car-
dinaux amis du Père Melchior. Quoique tout eût été fait jusqu'alors
par le grand seigneur en question, et que les Jésuites n'eussent pas
même paru, le pape et les cardinaux n'en conclurent pas moins que tout
s'était fait par leur commandement. Ordre fut sur-le-champ porté au
Général des Jésuites de venir parler, à l'heure môme, à Sa Sainteté. Le
Général essaya d'abord de paraître ignorer toute l'affaire ; mais le pape
n'en persista pas moins à lui ordonner de délivrer le Père Inchofer, et
lui déclara qu'il le rendait personnellement responsable de tout ce qui
arriverait de fâcheux au prisonnier. Les ordres du pape furent si sérieu-
sement donnés, que, le lendemain, Melchior Inchofer était réintégré
dans le Séminaire des Allemands. Il est probable que les chefs de la
Compagnie de Jésus se convainquirent ensuite de l'innocence du Père
Melchior ; car ils le laissèrent mourir paisiblement à Milan , en
1648.
L'individu qu'on regarde aujourd'hui généralement comme le vé-
ritable auteur de la Monarchie des Solipses est Jules-Clément Scotti,
également Jésuite. L'édition de ce livre, publiée à Amsterdam en
1648, donne à choisir entre Inchofer et Scotti pour le véritable nom
de l'auteur qui s'était caché sous le pseudonyme de Lucius Cornélius
Europœus (1). Quel que soit son nom, l'auteur de ce livre a, bien
plus réellement que Pierre Jarrige, traîné les Jésuites sur Véchafaud.
D'autres écrivains complétèrent leur supplice, au grand jour et sans
crainte. Vers cette môme époque, Pasquier publiait son Catéchisme
des Jésuites, attaque pleine de finesse et de malice ; Nicolas Perrault
et Antoine Arnauld, le grand Janséniste , édifiaient le monde sur la
(i) La Monarchie des Solipses fut écrite en latin et fut imprimée , pour la première
fois, à Venise, en 1645, sons ce titre : Lucii Cornelii Europœi Monarchia Solipsoruin.
La première traduction française est de Restant, Amsterdam, 1754, in-1-2.
II. 30
234. HISTOIRE DES JÉSUITES,
morale des fils de Loyola, le premier par des extraits de leurs propres
écrivains casuistes et docteurs ; le second par les actes mêmes de la
noire Cohorte. Enfin , le célèbre Pascal, entrant à son tour dans la
lice, achevait la défaite des noirs soldats du Jésuitisme, qu'il accablait
sous cette grêle de traits aussi acérés que vigoureusement décochés,
qu'on appelle les Provinciales. Nous reviendrons bientôt sur ce livre
unique, chef-d'œuvre éternel de style, de goût, de logique et d'es-
prit, ainsi que sur la Morale pratique d'Arnaud.
Or, à toutes ces attaques, et nous n'avons encore indiqué que les
plus terribles, les plus retentissantes, les Jésuites répondaient orgueilleu-
sement en étalant la carte du monde et en énumérant le nombre de leurs
Provinces, de leurs Collèges, de leurs Résidences, de leurs Maisons et
possessions diverses. Voici quel était en effet, après cent ans d'exis-
tence, le gigantesque développement de la création d'Ignace de
Loyola.
La bannière du Jésuitisme flottait triomphalement sur l'Italie , la
Sicile, la Sardaigne, l'Espagne, la France, la Belgique, l'Allemagne,
l'Autriche, la Bohême, la Pologne, la Lithuanie, sur les îles et le
continent de l'Asie, sur les deux Amériques.
L'Italie était divisée en quatre Provinces jésuitiques : Province de
Kome, de Venise, de Milan et de Naples ; la Sicile en deux : Pro-
vince Occidentale , Province Orientale ; la Sardaigne n'en formait
qu'une seule. Les Jésuites comptaient cinq Provinces en Espagne, y
compris celle de Portugal ; les quatre autres étaient celles de Tolède,
de Castille, d'Aragon et de Séville; cinq en France : celle de France,
dont Paris était le chef-lieu, et qui s'appelait Province de France ;
celles de Guyenne, de Toulouse, de Lyon et de Champagne; deux
en Belgique : Provinces d'Anvers et de Douai ; cinq en Allemagne :
Province du Bas-Rhin, Province du Haut-Rhin, Province de la Ger-
manie-Supérieure, Province d'Autriche, Province de Bohême ; deux
en Pologne : celle de Pologne proprement dite et celle de Lithuanie.
Il y avait bien une Province d'Angleterre ; mais ses Séminaires, Col-
lèges, Résidences et Maisons diverses étaient en Belgique, en Espa-
gne ou en Italie. Il y avait aussi quelques Résidences en Ecosse et en
HTSTOIRE DES JÉSUITES. 235
lilaiule. La Turquie avait également quelques lîésidences faisant
partie de diverses Provinces jésuitiques.
En Asie, il y avait les Provinces de (ioa, de Malabar, du Japon et
des Philippines. La Chine n'était qu'une Yice-Province, la Cochin-
chine qu'une Résidence.
Les deux Amériques, cette moitié du globe, ne comptaient que pour
cinq Provinces jésuitiques, qui étaient celles du Mexique, de la Nou-
velle-Grenade, du Pérou, du Brésil et du Paraguay (cette dernière
était bel et bien un rovaume). Le Chili formait seulement une Vice-
Province, et le Canada ne comptait que pour une Résidence.
Voici maintenant le chiffre des divers établissements Jésuitiques,
par Provinces, ainsi que celui de leurs noirs habitants (1) :
Province de Rome : \ Maison-Professe (Rome) , 2 Maisons-de-
Probation (Rome et Florence), 34 Collèges ou Séminaires, 6 Rési-
dences et 850 Jésuites.
Province de Venise : 1 Maison-Professe (Venise), 3 Maisons-de-
Probation (JNovellara, Busseto et Bologne) , 20 Collèges ou Séminai-
res, 5 Résidences et 435 Jésuites.
Province de Milan : 2 Maisons-Professes (Milan et Gênes), 3
Maisons-de-Probation (Gênes, Arona et Chiara) , 16 Collèges ou
Séminaires, 6 Résidences et environ 500 Jésuites.
Province de Naples : 1 Maison-Professe (Naples) , 2 Maisons-
de-Probation (jNaples et Atri) , 26 Collèges ou Séminaires, 1 Rési-
dence et 630 Jésuites au moins.
Province de Sicile occidentale : 1 Maison-Professe et 1 Mai-
son-de-Probation (toutes deux à Palerme), 12 Collèges ou Sémi-
naires, et plus de 370 Jésuites.
Province de Sicile orientale : 1 Maison-Professe et 1 Maison-
de-Probation (toutes deux à Messine), 10 Collèges ou Séminaires, et
300 Jésuites.
(1) Nous lie donnerons généralement ici l'indicalion des lieux que p:ur les princi-
paux ctahlissemenls jésuitiques, leurs liaisons de Profession et de Probalion, toujours
placées a^ec soin, comme on le remar(iucra, auprès des palais souverains et dans U-^s
centres d'action séculière.
236 IITSTOIRE DES JÉSUITES.
Province de Saiidaigxe : 2 Maisons-Prc\fesses (Sassari et Ca-
gliari), 1 Maison-de-Probation (Cagliari), 6 Collèges ou Séminaires,
et 210 Jésuites.
Province de Portugal : 1 ^Jaison-Professe (Lisbonne), 2 Mai-
sons-de-Probation (Lisbonne et Yilla-\iciosa), 17 Collèges ou Sémi-
naires, 4 Résidence et près de 700 Jésuites.
Province de Tolède : 2 Maisons-Professes (Tolède et Madrid),
2 Maisons-de-Probation (Madrid et Yillarejo), 22 Collèges ou Sémi-
naires, 4- Résidences et près de 700 Jésuites,
Province de Castille : 1 Maison-de-Probation (Villa-Garcia),
29 Collèges (dont les principaux sont à Yalladolid, Salamanque, Rur-
gos et Pampelunc), 2 Résidences et 567 Jésuites.
Province d'Aragon: 1 Maison-Professe (Valence), 1 Maison-
de-Probation (Tarragone), 14 Collèges et Séminaires, 3 Résidences
et 444 Jésuites.
Province de Séville : 1 Maison-Professe (Séville) , 2 Maisons-
de-Probation (Sèvilie et Raeça) , 27 Collèges et Séminaires, 2 Rési-
dences et plus de 650 Jésuites.
Province de France : 1 Maison-Professe (Paris), 2 Maisons-de-
Probation (Paris et RouenJ, 20 Collèges et Séminaires (les principaux
sont ceux de Clermont, h Paris, de Rouen, de la Flèche, de Rennes et
deMovdins), 7 Résidences (dont 1 au Canada) et plus de 600 Jésuites.
Province de Guyenne : 1 Maison-Professe et 1 Maison-de-Pro-
bation (toutes deux à Rordeaux), 10 Collèges et Séminaires, 3 Rési-
dences et 360 Jésuites.
Province de Toulouse : 1 Maison-Professe et 1 Maison-de-Pro-
bation (toutes deux à Toulouse), 17 Collèges et Séminaires, et plus
de 450 Jésuites.
Province de Lyon : 1 Maison-Professe (Grenoble), 2 Maisons-
de-Probation (l^yon et Avignon], 17 Collèges et Séminaires, 9 Rési-
dence et plus de 500 Jésuites.
Province de Champagne : 1 J\Iaison-de-Probation (N^ancy), 17
Collèges ou Séminaires (les principaux à Reiras , Pont-ù-Mousson et
Dijon), 1 lièsidencc et 370 Jésnites.
IITSTOTRE DES JÉSIITES. î237
Provincf, d'Anvers ou FLANnuo-TÎKLr.K : 1 Maison-Professe
(Anvers), 2 iMaisons-de-Probation, 19 Collèges et Séminaires, 6 Ré-
sidences, plus les Késidences de Hollande placées dans celte Pro-
vince , et les 2 Missions guerrières (Mission Navale et Mission des
Camps), et de 8 à 900 Jésuites.
Province de Douai ou Gallo-Belge : 3 Maisons-de-Probation
(Tournay, lïuy et Armenlières), 21 Collèges et Résidences (les prin-
cipaux à St-Omer, Liège, Tournay, Lille, Cambrai, Namur, Luxem-
bourg, Arras et Mons), 2 Résidences et près de 800 Jésuites.
Province Anglaise (1) : 3 Maisons-de-Probation (Liège , Wa-
teues et Gand), 17 Collèges et Séminaires (tous sur le Continent, et
dont les principaux sont à Liège, Saint-Omer, Rome, Madrid , Séville,
Lisbonne, etc.), 8 Résidences (dont une esta St-l)omingue , l'autre
dan^ le Maryland, et parmi lesquelles ne sont pas comptées les Rési-
dences à peu près nominales d'Ecosse et d'Irlande), et environ 300 Jé-
suites.
Province DU Bas-Riiin : 1 Maison-de-Probation (Cologne), 19
Collèges ou Séminaires (les principaux sont ceux de Coblentz, Muns-
ter, Dusseldorf), 8 Résidences, 3 Missions (la principale est celle de
la Frise Orientale), et 450 Jésuites à peu près.
Province du Haut-Rhin : 19 Collèges et Séminaires (Spire,
^Yilzbourg, Bamberg, Worms, Heidelberg), et 434 Jésuites.
Province de la Haute- Allemagne : 2 Maisons-de-Probation
(OEttingen et Landsperg), 25 Collèges et Séminaires (Ingolstad, Augs-
bourg, Hall , Lucerne et Fribourg avaient les principaux) , 26 Ré-
sidences (dont 3 au Wurtemberg), 4 Missions, et près de 800 Jé-
suites.
Province d'Autriche : 1 Maison-Professe (Vienne) , 2 Maisons-
de-Probation (Vienne et Leoben), 22 Collèges et Séminaires fdont
2 en Transylvanie et 1 pour la Hongrie, à Vienne), 7 Résidences, et
environ 460 Jésuites.
Province de Bohème ; 1 Maison-Professe (Prague) , 1 Maison-
Ci) Nous avons dit qu'il n'y avait pas de véritable Province d'Angleterre.
238 HISTOIRE DES JÉSUITES.
de-Probalion (Briinn), 33 Collèges et Séminaires (dont quelques-uns
en Silésie et Moravie), 3 Résidences, et plus de 300 Jésuites.
Province de Pologne : 1 Maison-Professe et 1 Maison-de-Pro-
bation (toutes deux à Cracovie), 17 Collèges et Séminaires, 8 Rési-
dences, et 532 Jésuites.
Province de Lithuanie : 2 Maisons- Professes (Varsovie et
^Yilna), 1 Maison-de-Probation (Wilna), 15 Collèges (dont un à
Riga et un autre à Smolenskj, 4 Résidences (Novogorod en était une),
et près de 480 Jésuites.
Province de Goa : 1 Maison-Professe et 1 Maison-de-Probation
(à (ioa), 11 Collèges et Séminaires (dont un à Mozambique, et de la
plupart desquels dépendaient dii nombreuses Résidences sur le littoral
de l'Afrique depuis le cap de Ronne-Espérance, sur les îles asiati-
ques et en Abyssinie), 1 Mission Ethiopienne avec 4 nouvelles Rési-
dences, 320 Jésuites.
Province de Malabar : 2 Maisons-de-Probation (Cocliin et Ter-
nate), 12 Collèges (dont quelques-uns avaient plusieurs Résidences,
comme ceux de Cochin qui en avait 4, Colomba 7, Saint-Thomas 4],
j3 Résidences principales (Calicut, Cranganor, Pegu, Malacca, Ma-
duré et Jafanapatnam , chef-lieu de 6 autres Résidences), et 190 Jé-
suites.
Province des Philippines : i Maison-de-Probation (Manille),
3 Collèges, 0 Résidences, et 128 Jésuites.
Yice-Province de la Chine : 2 Collèges (Pékin et Nankin) ,
4 Résidences, et 30 Jésuites. En outre, 3 Résidences en Cochin-
chine.
Province du Japon : 1 Maison-de-Probation (Nangasaki) , 6 Col-
lèges (Meaco, Macao, Nangasaki et Arima), 22 Résidences , et 140
Jésuites.
Province du Mexique : 1 Maison-Professe et 1 Maison-de-Pro-
bation (Mexico), 16 Collège, 8 Résidences, et 365 Jésuites.
•Province de la Nouvelle-Grenade: 2 Maisons-de-Probation
(Quito etTunja), 6 Collèges et vSèminaires (Santa-Fé, Carthagène et
Quito avaient les plus importants), 5 Résidences, et 200 Jésuites.
lirSTOIPxE DES JÉSUITES. 230
Provixce pu Pkrou : 1 Maison-dc-Probution (Lima), 14 Collèges
et Séminaires (principaux à La Plata, Cusco, Lima, Santa-Gruz et
Potosi), 3 Résidences, et 390 Jésuites.
Vice-Province du Chili : 1 Maison-de-l^robation et 3 Collèges
(le princi|3al à La Conception), et 60 Jésuites.
Province du Paraguay : 1 Maison-de-Probation (Cordoue), 7
Collèges (les deux principaux à l'Assomption et à Buenos-Ayres), et
121 Jésuites.
Province du Brésil : 4 Maisons centrales (dont celle de Piio-de-
Janeiro était la première), 4 Collèges (Fernambouc, Rio-de-Janeiro,
Baya), 17 Résidences, et 180 Jésuites.
Le Canada ne comptait que pour une Résidence , et faisait partie
de la Province de France. La Turquie avait les Résidences de Chio,
Constantinople, Smyrne, Belgrade, comprises dans diverses Provin--
ces, et 2 Collèges à Rome, tout cela peu peuplé.
L'Empire Jésuitique comptait donc, au bout d'un siècle d'exis-
tence, 37 Provinces et 3 Vice-Provinces, 9 Missions, 232 Résidences
ou plus, 598 Collèges et Séminaires, 59 Maisons-de-Probation , 26
Maisons-Professes, et enfin 16,000 Jésuites environ ; Jésuites s' avouant
tels et portant le noir uniforme (1), et non compris les Jésuites in-voto,
les Ecoliers des Jésuites , les Sujets volontaires ou esclaves des Jésui-
tes, ce qui donnerait peut-être un effrayant cliiffre de deux ou trois
cent mille, comme celui de la terrible Cohorte marchant sous la ban-
nière de Loyola !
Il est beaucoup plus difficile d'écrire le chiffre des revenus dont
jouissait alors la Compagnie. Ce chiffre devait être énorme. L'ingé-
nieux auteur de la Monarchie des Solipses nous dit , dans son chapi-
tre XIX, (( que la plus grande partie de tout l'or , de toutes les pier-
reries, de toutes les drogues précieuses, de toutes les richesses enfin
qu'on tire du lit des fleuves, de la surface ou des entrailles de la terre,
est entre les mains des Jésuites, et que leur Société est à elle seule
(1) Socii , Compagnons, ilit ï Imago primi sœculi, sur le» données duquel , ou à peu
près , nous avons l'ait nos calculs.
2V0 HISTOIRE DES JÉSUITES,
plus riche que tous les royaumes de la terre. » Des commentateurs
ont prétendu que par ces mots : « tous les royaumes de la terre, » il
fallait entendre les autres Ordres religieux ; mais , en acceptant cette
explication, on trouverait encore des proportions colossales au coffre-
fort de la Compagnie de Jésus. Nous pensons que le chilTre moyen de
15,000 francs de revenus, pour chacun des 400 Collèges Jésuitiques,
n'est pas le moins du monde exagéré. Voilà donc déjà, à peu de chose
près, un million qui coule annuellement dans les poches des Révé-
rends Pères. Les Résidences devaient être beaucoup plus productives
encore. Pour ne parler que de celles de l'Amérique et de l'Asie, et
en rappelant ce que nous avons démontré dans nos deuxième et troi-
sième Parties, combien, entre les mains des dignes Pères, devaient
être productives des Résidences telles que celles des Provinces du
Mexique, du Pérou, du Brésil, de Goa, du Malabar, du Japon et de
la Vice-Province de la Chine ! L'auteur de la Monarchie des SoUpses
devait le savoir, et il l'a dit : «La plus grande partie de toutes les ri-
chesses que roulent les eaux des fleuves, qui s'épanouissent à la sur-
face de la terre ou se cachent dans son sein , est entre les mains des
Jésuites!... » Nous restons peut-être bien loin encore de la vé-
rité, en écrivant que, cent ans après la mort d'Ignace de Loyola, la
minime Société de pauvres religieux-mendiants, fondée par lui, était
riche de cent millionsl Ces cent millions mis de côté, en réserve, dans
le Ïrésor-Cénéral de la Compagnie , dissimulés habilement au moyen
de transferts, s'augmentant chaque jour par l'accumulation des inté-
rêts! Nous ne donnons pas, dans la crainte d'ennuyer le lec-
leur, les calculs auxquels nous nous sommes péniblement livrés pour
arriver à ce chiffre que nous maintenons.
Afin de cacher son opulence , et pour ne pas arrêter la munificence
des pieuses âmes , les Jésuites ont toujours soigneusement caché le
chiffre de leurs richesses, en faisant |)arade de celui de leurs établisse-
ments et des membres de leur Compagnie. Aussi, et sans doute dans
un but de précaution et de conservation, ils se sont toujours bien gar-
dés d'acheter des biens-fonds, à l'exception de leurs xVlaisons diverses,
qu'ils avaient encore la plupart du temps l'habileté de se faire donner
UTSrOniK DRS JKSUITES. 241
pour rien. Co. n'est doue (jue pur approxiinalion que nous doinions le
cliillre (le cent millions comme celui delà Ibrlune du(k)r|)S jésuilicpie,
vers le milieu du xvii" siècle. Cent millions, neuf cents forteresses,
seize mille soldats réguliers, plusieurs centaines de mille d' irréguliers,
sorte de Kabjles invisibles et embusqués dans chaque recoin de la
Société, toujours prêts à faire feu sur l'ennemi : telle était donc, vers
la moitié du xvii® siècle, la force dont pouvait disposer le Jésuitisme;
voilà ce ({ui on faisait un si puissant levier, que, pour expliquer com-
plèle^tMil les grandes oscillations de celte époque, l'historien doit à
chaque instant en tenir compte .Nous allons maintenant essayer
de donner à nos lecteurs un résumé rapide de l'histoire des Jésuites
en Europe, depuis les premières aimées du xyii*" siècle jusqu'aux
l)remieres du xviii".
Sous le gouvernement faible, incertain , chancelant de la régente,
Marie de Médicis, veuve d'Henri IV, les Jésuites firent de rapides
progrès en France, j.'arrêt du feu roi, qui rappelait les Révérends
Pères en France, contenait, entre autres restrictions, « que Paris n'é-
tait pas compris dans les lieux où les Jésuites pouvaient s'établir. » Ils
obtinrent bientôt de la Régente que cet arrêt fût brisé et cette dé-
fense levée ; enfin, le 15 avril 1618, par un second arrêt, il leur fut
|)ermis, à l'avenir, « de faire lecture et leçons publiques, en toutes
sortes de sciences et tous autres exercices de leur profession, au Col-
lège de Clermont, à Paris, «etc. Ils avaient eu l'adresse d'intéresser à
leurcause les prélats de France, qui, dans lesEtatsde 1G14, rompirent
des lances pour la Compagnie de Jésus en môme temps que contre les
libertés publiques. Nous ferons remarquer que le clergé inférieur se
prononçait toujours énergiquement contre les Jésuites. Ceux-ci pour-
tant ne craignaient pas, à l'occasion, de malmener les évoques. Le fa-
meux Père C-otlon en donna une preuve en 1()17. Ce Jésuite venait
d'être nommé Provincial de Guyenne : Louis XIII, qui semble avoir
chargé sa mère de l'assassinat de son père, voyait sans doute, dansl'ex-
conlesseur d'Henri IV un complice de Marie de Médicis, et, comme tel,
désirait son éloignement. Le Père Collon convoitait le Collège d'An-
goulême. L évêque de cette ville seud)lant mal disposé en faveur des
II. 31
2Ï2 HISTOIRE DES JÉSUITES,
prétentions des Jésuites, le Père Cotton profite d'une absence du prélat
pour se faire adjuger le Collège. L'évoque d'Angoulème, à cettenouvelle,
interdit et suspendit les Jésuites, qui n'en passèrent pas moins outre.
Cette même année vit la Compagnie de Jésus mettre le pied à Or-
léans, où les appela un certain prêtre, auquel ils jouèrent, peu après,
le tour de s'emparer pour eux d'un terram qu'il convoitait pour lui.
Bientôt les Jésuites, alors établis fort modestement dans la rue de la
Vieille-Monnaie, apprennent que les Minimes sont en traité pour acheter
le Prieuré de Saint- Samson. Sur-le-champ, un Jésuite, habil^gent
d'affaires, va trouver les moines de ce Couvent, leur offre des condi-
tions meilleures, et obtient une vente notariée. Il paraît que les Jésuites
firent là une excellente affaire. Un seul bénéfice dépendant du Prieuré
de Saint-Samson rapportait annuellement 6,000 livres de revenu. Le
Collège d'Orléans devint donc prospère, d'autant plus que les Jésuites,
qui avaient bien su trouver pourtant les fonds nécessaires à l'acquisi-
tion dont nous venons de parler, se présentaient toujours comme si
pauvres, qu'ils avaient obtenu pour le Collège un secours annuel de
2,500 livres, qui devait cesser de leur être continué aussitôt qu'ils
n'en auraient plus besoin. On comprend qu'ils en eurent besoin tou-
jours! Ils obtinrent également 3,000 livres pour leur Collège de Hen-
nés. Ils eurent alors des Collèges dans la plupart des principales villes
du royaume.
Les Jésuites furent si puissants en France sous la Régence de Ma-
rie de Médicis et dans les premières années du règne de Louis XIII,
qu'ils annihilaient le pouvoir des magistrats et des Parlements. En
1611 ou 1612, un écolier du Collège des Jésuites de Dijon, nommé
Guènyot, osa soutenir qu'il valait mieux tuer trente rois que de pé-
cher en jurant. Quoique Dijon fût tout à fait favorable aux fils de
saint Ignace, le procureur-syndic de la ville ne crut pas devoir se dis-
penser de faire mettre en prison le digne élève des bons Pères, qui su-
rent faire bientôt élargir leur adepte et étouffer l'affaire. En 1620,
un Jésuite, le Père Grangicr, à la suite de quelque mécontentement,
osa bien prêcher publiquement d'une façon tellement séditieuse, que
le Parlement de Ivouen se saisit de l'afTaire, qui semblait promettre
niSTOIÏlE DES JÉSUITES. 243
un liout de corde au prédicateur. Mais, aussitôt les confrères de ce-
lui-ci obtiennent un arrêt d'évocation au Conseil du roi, où l'affaire
s'oublie à dessein. 11 en fut encore ainsi, à peu près vers la même
époque, pour une autre affaire toute semblable. Ambroise Guyot, Jé-
suite, était dans les prisons de Rouen, sous la prévention d'avoir
trempé dans un complot contre le roi. Les Jésuites de Rouen arrachè-
rent de vive force et par voie de fait , des prisons du Parlement, leur
confrère, pour lequel le Père Cotton obtint un nouvel arrêt du Con-
seil, qui- consignait le coupable entre les mains de ce dignitaire Jé-
suite, lequel s'engagea à le représenter toutes fois qu'il en serait re-
quis c'est-à-dire jamais!
Nous avons déjà dit que les Jésuites avaient été rétablis par
Henri IV dans le Réarn ; mais ils n'y rentrèrent qu'en 1620 et 21.
Ils s'établirent alors à Pau avec 12,000 livres de rentes, que leur ac-
corda Louis XIII. Il paraît que le clergé catholique de cette Pro-
vince eut beaucoup à se plaindre des usurpations des Révérends Pères,
qui non-seulement refusaient de leur payer la dîme, mais qui leur sou-
tiraient encore leurs rentes dîmeresses. Il paraît aussi que longs furent
les combats que se livrèrent, à ce sujet, les curés et les Jésuites du
Réarn; car, sous Louis XV, nous voyons, entre autres exemples, un
curé Desbarats soutenir contre la noire Cohorte un combat qui ne
dura pas moins de sept ans (1726-1733), et qui, après avoir retenti
devant toutes les juridictions, ecclésiastiques et civiles, se termina par
une lettre de cachet, que les Révérends Pères obtinrent du jeune roi,
et avec laquelle ils firent exiler le pauvre curé qui avait osé lutter contre
eux (1). Les Jésuites paraissent avoir joué un double rôle dans la que-
relle qui divisa Louis XIII et sa mère, aussitôt après que le premier
fut roi, et qui se termina par l'exil de Marie de Médicis et par sa
mort sur une terre étrangère, dans un galetas. Enfin, le cardinal de
Richelieu vint soutenir de sa main puissante le sceptre, qui, dans les
faibles mains de Louis XIII et de la Régente sa mère, n'était presque
plus que le bâton sur lequel s'appuyait le Jésuitisme pour s'élancer
par bonds dans sa course rapide et triomphante.
(1) L'an-êt du Conseil, en cette dernière affaire, est daté du 18 février 162B.
2U inSiOlIlK DI-IS JKSUITES.
Kiclielieu n'aima pas les .îésiiilcs, et ce n'est peut-être pas le plus
petit éloge qu'on puisse faire de ce grand lionin;C. Prêtre par hasard,
cardinal par convenances, Richelieu fut, par goût et de fait, un
homme politique, un grand ministre; et, comme tel, il ne s'inquiéta
jamais des choses de religion , que dans les points où elles se trou-
vaient liées et confondues avec les choses du monde. S'il écrasa le
Protestantisme en France, c'est qu'il voulait, complétant la pensée de
Louis XI, établir solidement l'unité, l'indivisibilité de la monarchie
française. Aussi protégea-t-il — chose remarquable! — le Protestan-
tisme en Allemagne; c'est que, là, il voulait, et par tous les moyens,
abattre la Maison d'Autriche, dont laitière puissance lui semblait une
menace perpétuelle pour la France, et un empêchement complet pour
l'équilibre du monde.
Lorsque éclatèrent les grandes commotions de la guerre de Trente-
Ans, on vit les troupes françaises, sur l'ordre d'un cardinal , d'un
prince de l'Église romaine, s'élancer sur les champs de batailles, à l'op-
posé des armées romaines, et les drapeaux d'un roi très-chrétien, (pii
avait pour confesseur un Jésuite, se heurter contre les drapeaux bénits
par le pape, etmêler fraternellement leurs plis avec ceux des bannières
suédoises et allemandes, sur quelques-unes desquelles on lisait : « A bas
Home, la grande prostituée ! Mort aux Jésuites , ces infâmes assas-
sins ! »
Richelieu avait voulu qu'il en fût ainsi.
La guerre de Trente-Ans donna beau jeu aux Jésuites. Cette guerre
fut à la fois religieuse et politique : les petits souverains allemands y
luttèrent pour se sauvegarder contre l'absorption dont les menaçait la
puissante Maison d'Autriche; les peuples protestants, pour y gagner
la liberté de conscience et, par elle, toutes les libertés; la France, re-
présentée par Richelieu, pour abaisser la puissance des successeurs de
Charles-Quint et brider leurs ambitieuses visées ; les Jésuites, bro-
chant sur le tout, se firent de ces querelles, de rois et de peuples, une
vaste et sanglante litière dans laquelle, retrempant leurs forces, ils ré-
parèrent leurs anciennes défaites et firent de nouvelles conquêtes.
Si Richelieu poussa les princes protestants sur les champs de ba-
iiisroiiU'; iM<:s ji'.siutks. âV5
taille (le rAllemn^nc, les Jésuites, cela est évidurit |»oui' nous, ii'v
poussèrent |)as moins l'empereur et les princes calholi(jues de l'em-
pire. Ferdinand d'Autriche, Mavimilien de Bavière et plusieurs au-
tres souverains allemands avaient alors des confesseurs Jésuites; les
deux premiers étaient même des élèves de saint Ignace. Les écrivains
de la Compagnie de Jésus , en niant que l'inllneuce de ces cotd'es-
seurs ait contribué auv sanglantes guerres de ce temps, avouent
pourtant, — que disons-nous? — crient avec orgueil que ce Fut le confes-
seur Jésuite de l'empereur, le fameux Père Martin Bécan, qui poussa
par ses exhortations Ferdinand 11 à s'engager, par un vœu public, à
faire triompher la religion catholique dans tous les Etats de l'Empire
germanique, c'est-à-dire à faire couler à flots le sang des protestants
et des catholiques, jusqu'à ce que les premiers eussent reconnu ,
comme les seconds, la suprématie que réclamait le César autrichien.
On sait de combien de scènes atroces est rempli ce grand et lugubre
drame que l'histoire appelle Guerre de Trente-Ans.
Il n'existe peut-être pas un point de la terre germanique où le sang
catholique et le sang protestant n'aient alors confoîidu leurs Ilots, pas
une ville qui n'ait été prise et reprise, pillée, saccagée ou brûlée. Nous
ne voulons pas dire que les protestants se soient abstenus des épouvan-
tables horreurs qui signalèrent cette guerre; tant s'en faut, malheu-
reusement ; mais c'est surtout l'empereur Ferdinand lï qui a le plus
entaché sa mémoire à cet égard. Les panégyristes de la Compagnie de
Jésus ont osé comparer Ferdinand 11 d'Autriche à Charles Vde France.
Comme le règne de Charles, le règne de Ferdinand fut une ère de
haute lutte, de sanglantes batailles et de grandes secousses politiques.
Comme Charles, F^erdinand dirigea ses armées du fond de son cabi-
net, et, retenant le sceptre de la souveraineté, confia l'épée du com-
mandement aux mains de ses lieutenants militaires. Mais, Charles V,
prince naturellement doux, ne fit pas couler le sang de ses sujets par
ses ordres, à plaisir, et ne lutta que pour sauver son royaume envahi
par l'étranger ; tandis que F'erdinand, prince sombre, cruel par tempéra-
ment, et, — ne l'oublions pas, — élève des Jésuites et leur |)énitent!
— lit verser, par calcul ou par colère, le sang des peuples sur lequels
246 HISTOIRE DES JÉSUITES.
Dieu l'avait appelé à régner et dont il lui avait confié le bonheur.
Mais le roi de France avait son brave Duguesclin pour connétable, et
l'empereur d'Allemagne un féroce Tilly pour lieutenant. Mais l'his-
toire a décerné à Charles V le titre de Sage, et flétri Ferdinand II de
celui de Sanguinaire ! Mais la France a béni son roi ; l'Allemagne
maudit encore son empereur ! . . .
Les Jésuites reparurent donc sur les champs de bataille. Pendant
toute la guerre de Trente-Ans on les vit marcher avec les armées de
Ferdinand II et de Ferdinand III, fils du premier, et qui fut l'héritier
des projets de son père comme de sa couronne impériale. Les histo-
riens Jésuites en font une gloire à leur Société. Ils appellent cela :
soutenir les combats de la foi dans les armées impériales. Tilly,
Walstein, Piccolomini, CoUoredo, Lichstenstein, Wrangel, tous les
généraux de l'Empereur ont des Jésuites à leur côté, lorsqu'ils don-
nent le signal qui va faire réduire une ville en cendres, ou s'entr'égor-
ger cent mille hommes ; et chacun de ces noirs Conseillers reçoit son
mot d'ordre de Bécan ou de Lamormaini, directeur de l'Empereur,
qui reçoit le sien du chef de son Ordre. Tilly, il est peut-être bon de
le faire remarquer, Tilly, le plus féroce des généraux qui parurent dans
cette terrible guerre de Trente-Ans, Tilly, qui sembla se baigner à
plaisir dans le sang, avait été écolier des Jésuites, Novice et peut-être
même Jésuite! Il se laissa toujours diriger par les Révérends Pères.
Walstein et Piccolomini étaient aussi élèves des fils de saint Ignace !...
A la célèbre bataille de Leipsick, où Gustave-Adolphe battit le
vieux Tilly, on trouva des Jésuites parmi les morts et les blessés. Chas-
sés de la Bohême avec les Impériaux, ils y rentrèrent avec eux. On les
vit, plus d'une fois, en ce pays, ne pas se contenter du rôle de conseil-
lers et de prédicateurs, et conduire, le sabre ou la pique à la main,
les catholiques au combat : en 1C48, lorsque Charles-Gustave vint
bloquer Prague où s'était jetée l'arme impériale, commandée par
Wrangel , on vit le Père Dubuisson combattre parmi les assiégés , à
la tête d'une compagnie de soixante-dix Jésuites, et le Père Plachy
conduire aux remparts les étudiants de l'Université de Prague, réunis
eu bataillon. Lus Jésuites s étaient emparés de cette Université, et ils
HISTOIRE DES JÉSUITES. 2i7
voulaient en rester maîtres, ce qui ne pouvait avoir lieu que tant que
le pouvoir de l'Empereur serait reconnu dans la ville. Quand la Jio-
héme fut envahie par Maximilien de Bavière , élève des Jésuites , une
vingtaine de ces Pères, ayant à leur tête Jérémie Drexel, condottieri
en robe noire, marchaient sous ses drapeaux et les poussaient en avant.
On comprend dès lors la haine dont les protestants étaient animés,
à cette époque, contre les enfants de Loyola , et dont ils donnèrent de
terribles preuves dans le cours de cette sanglante guerre de Trente-
Ans, Christian de Brunswick, un des principaux chefs des armées
protestantes, avait , dit-on, dans son armée une bannière qu'on por-
tait devant lui, sur laquelle se lisaient ces mots : L'ami des hommes,
Vennemi des Jésuilesl C'est que, apparemment, les Jésuites n'étaient
pas du tout regardés comme les amis des hommes à cette époque.
Le cardinal de Richelieu, qui, dans l'intérêt bien entendu de la
France, faisait alliance avec les protestants d'Allemagne, dut néces-
sairement être en butte à la haine des Jésuites (1). Mais ce grand mi-
nistre était trop puissant pour que les Jésuites osassent se prononcer
ouvertement contre lui. Ils essayèrent donc de le faire en dessous.
Toutes les conspirations de la noblesse française, humiliée à cette
époque, contre la puissance dictatoriale du cardinal-ministre, avaient
un ou plusieurs fds tenus par une main de Jésuite, tout en semblantn'ô-
tre dirigées que par un Cinq-Mars ou un Montmorency. Observons que,
lorsque moururent ces deux hommes qui avaient osé se croire de force
avecle géant qui se nommait cardinal de Richelieu, ils choisirent deux
Jésuites pour confesseurs. Le faible et lâche Gaston d'OrMans, frère du
roi, qui mettait d'ordinaire en train ces conspirations, pour s'en faire
absoudre plus tard par le cardinal, auquel il abandonnait ses malheu-
reux instruments, était grand ami des Jésuites. Richelieu, se fiant à sa
force qu'il connaissait, avait permis à son maître d'avoir des Jésuites
(1) Les Jésuites ont crié et fait crier à l'anathènie contre le ministre du roi très-chré-
tien, cardinal lui-même, osant faire alliance avec des ennemis du catholicisme. Mais ne
sait-on pas que les bons Pères étaient les négociateurs intermédiaires entre le roi d'Es-
pagne et les protestants de France, toujours prêts pour la révolte, et que Richelieu écra-
sait en France, tandis qu'il relevait leurs frères en Allemagne?
248 HISTOIRE DES JÉSUITES.
pour confesseurs, quoique lui-même eût toujours évité d'en avoir un
auprès de lui. Ces confesseurs excitèrent bien des fois contre le cardi-
nal-ministre de royales bourrasques, que ce dernier savait toujours
arrêter d'un mot , d'un geste ; quand il le croyait nécessaire à sa sû-
reté, le cardinal chassait même le confesseur, comme il fit du Père
Caussin, qui avait tenté de faire révolter Louis XIII contre la dépen-
dance où le tenait le grand ministre, vrai roi et bien plus digne de
l'être que celui qui en portait le titre. Richelieu, quoique cardinal,
voulait fortement l'indépendance de la France même à l'égard du
Saint-Siège ; nul ministre ne se montra plus soucieux que ce prince
de l'Eglise des libertés gallicanes. Les Jésuites, profitant de ceci, es-
sayèrent de le brouiller avec Rome. Mais le pape n'osait se créer un
si formidable adversaire. Les Jésuites alors lui dénoncèrent le cardinal-
ministre comme ayant l'intention d'arracher au Saint-Siège l'Eglise de
France, dont il voulait se rendre le chef, sous le nom de Patriarche.
Cette* accusation était-elle véridique? Les quelques démarches de Ri-
chelieu qui \ firent croire furent-elles autre chose qu'une menace?
La mesure dénoncée était-elle un crime, comme le prétendirent les
Jésuites, ou une chose permise, comme l'assurèrent des docteurs et
même des prélats? Peu nous importe. Ce que nous voulons faire re-
marquer, le voici : A la môme heure où les Jésuites, de la voix et de
la j)lume, jetaient un lamentable cri d'alarme au pied du trône pon-
tifical, un Jésuite, le Père Rabardeau, justifiait le cardinal-ministre.
Toutes ces intrigues avaient pour but d'empêcher le cardinal de prêter
le secours de la France aux protestants d'Allemagne. Mais ce fut vai-
nement que les Jésuites y eurent recours : Richelieu continua de jeter
des aliments au foyer qui consumait la Maison d Autriche.
Tout ce que les Révérends Pères purent obtenir de Richelieu, mal-
gré les pressantes et quotidiennes sollicitations de Yitelleschi, Général
de la Compagnie, fut une intercession de Louis Xlil , qui sollicita et
obtint des chefs du parti protestant des lettres de sûreté pour les Jé-
suites placés sur le théAtre de la guerre. Ces lettres obteiuies par les
Jésuites prouvent que les Révérends Pères commençaient à trouver la
guerre et ses hasards des choses un peu rudes. Cependant les résultats
FIISTOIRE DES JÉSCITES. 2W
en étaient très-salislaisants pour eux. Partout où les armes de l'Em-
pereur avaient ramené le calme de la paix , ou le silence de la mort,
les Jésuites avaient eu le pouvoir de planter leurs tentes. Mais , le
pays dévasté ne leur promettant pas de riches établissements, les fils
de saint Ijinace avaient demandé et obtenu un édit impérial qui leur
concédait les biens et propriétés des protestants morts ou bannis, dans
la Bohême, la Saxe, le lîas-Palatinat et le duché de Wurtemberg.
Des défenseurs de la Compagnie ont cherché à détruire l'odieux de
cet acte, que nos lecteurs sauront qualifier, en al'firmant « que ces n-
c/ie5 épaves de l'apostasie,)) comme ils nomment les dépouilles des mal-
heureux protestants, « furent offertes et à diverses reprises aux Jésuites,
qui ne les acceptèrent que sur l'autorisation du Saint-Père. »
D'autres, au contraire, ont effrontément loué cette manière d'agir
des noirs enfants de Loyola, dans laquelle un écrivain moderne trouve,
sans chercher, quil y a autant de prévision que d'intelligence politi-
que (1) ! Oh! mon Dieu!...
Ferdinand III, qui succéda à son père Ferdinand II, fut moins
heureux que lui. Pressé d'un côté par VVeimar et Tortenson, de l'autre
par Turenne et Condé (ce dernier était pourtant élève des Jésuites),
il se vit réduit à demander humblement la paix, qui lui fut accordée,
en 1648, par le traité de Westphalie. Les Jésuites étaient alors sans
doute fatigués de la guerre ; cependant la paix semblait devoir leur
être funeste; celle-ci menaçait de leur reprendre tout ce que celle-là leur
avait donné. Mais les Révérends Pères continuèrent, pour leur compte,
une petite guerre dirigée cette fois contre les Universités , Bénéfices ,
Couvents, Prieurés, dont les armes impériales n'avaient pu leur ou-
vrir les portes, et dans lesquels la ruse ou même la violence les intro-
duisit. Longue est la liste de leurs exploits en ce genre, que quelques
écrivains, entre autres Antoine Arnauld , ont eu la patience de dres-
ser. On peut consulter, à cet égard, le Mémoire ou Factum, présenté
au conseil du roi , en 1654, par un religieux et vicaire général de
l'Ordre de Cluny (qu'on remarque bien ceci), Dom Paul Willaumc ;
(1) Voyez l'Histoire reliyieuse, politique et littéraire de la Compaynie de Jésus,
par M. Crélineiiu-Joly, tome III, tliap. m, page 393.
n. 32
2â0 HISTOIRE DES JÉSUITES.
ainsi que deux livres curieux autant qu'édifiants, écrits sur le même
sujet de 1635 à 1057, par un autre religieux, le Père Hay, Béné-
dictin. Voici un exemple de la manière dont opéraient les bons
Pères.
11 y avait en Alsace, Province qui appartenait alors à la Maison
d'Autriche, un riche Prieuré, dit de Saint-Morand, lequel convenait
fort aux Jésuites. Et ce n'était pas sans raison, ledit Prieuré étant ap-
provisionné de bonnes rentes comme il convient à toute dévote Mai-
son, et, de plus, y ayant, comme dit un des Mémoires présentés au
procès, grande et fructueuse fréquence de pieux pèlerins. Malheureu-
sement, ledit Prieuré était, depuis longues années, en la possession de
moines Bénédictins, qui n'avaient nulle envie de s'en défaire. Les Jé-
suites commencèrent par obtenir de l'Archiduc, souverain d'Alsace,
que deux de leurs Pères pussent s'établir sur les terres de Saint-Mo-
rand, et cela sous le prétexte que les Bénédictins étaient peu fervents
et ne s'acquittaient pas bien de leurs devoirs religieux envers leurs
ouailles ordinaires ou passagères. Cela fait, les Jésuites se font donner,
sous de faux titres, nous l'espérons, une bulle par laquelle le Prieuré
de Saint-Morand passe à la Compagnie de Jésus. La bulle obtenue,
ils chassent aussitôt les Bénédictins malgré leurs réclamations. Ceci
n'avait fait que mettre les dignes fils de Loyola en appétit. Regardant
autour d'eux, ils s'aperçurent que deux autres Prieurés, ceux de Saint-
Llrich et d'Ellemberg, étaient si rapprochés, qu'ils semblaient faire
partie de celui de Saint-Morand; ils se dirent qu'ils devaient achever
ce qu'ils avaient si bien commencé. Là-dessus, ils firent représenter
devant l'Archiduc, à l'occasion d'une fête, une tragédie à la fin de la-
quelle, par forme d'épilogue , saint Augustin (les deux nouveaux
Prieurés étaient sous la règle de ce saint) s'avançait et, après s'être
plaint vivement du relâchement de ses religieux , offrait les deux
Prieurés à saint Ignace, qui apparaissait à propos en ce moment,
qui acceptait fort tranquillement le cadeau, en déclarant que nuls n'é-
taient plus dignes que ses erifiuils de posséder Saint-Llrich, Lllem-
berg et autres gras Prieurés Lorsque l'Alsace passa à la France,
les Bénédictins attaquèrent les Jésuites ravisseurs. Saint-Morand fut
HISTOIRE DKS .II':ST1TTES, 251
(Jonné en bénéfice à un religieux de l'Ordre de ('luny, qui partit sur-
le-champ avec une conimupauté pour s'y établir, croyant trouver
toutes portes ouvertes. Mais il avait compté sans les Jésuites. Ceux-ci
essayèrent de se maintenir de vive force dans leur conquête. Ils firent
même venir quelques soldats allemands pour leur prêter main-forte,
en cas de siège. Cependant, se voyant forcés de déguerpir , ils se bor-
nèrent à demander à leurs rivaux qu'on les laissât encore quatre jours
tranquilles dans les murs de Saint-Morand, après quoi ils promettaient
d'en sortir de bonne volonté. Ce délai leur fut accordé, et on va voir
comment ils en profitèrent.
Lorsque le nouveau Prieur et ses mqines de Cluny se présentèrent
au bout de quatre jours devant l'Abbaye , ils n'eurent pas de peine à
y entrer, il n'y avait plus ni portes ni croisées! ils pénètrent dans les
dortoirs et réfectoire : plus de meubles i ils courent aux granges et cel-
lier : pas un tonneau, pas un sac de grain î ils vont alors au chartrier
et à l'église : l'église et le chartrier ont été dévalisés comme le reste
de l'Abbaye ; il n'y a plus un seul titre, pas une aube, pas un seul or-
nement, pas la plus petite bribe de tout ce qui faisait jadis l'orgueil et la
splendeur de Saint-Morand ! La plupart des statues avaient même été
enlevées, ainsi qu'une certaine quantité de marbres et de belles pier-
res 1 Et, en ce moment, les Jésuites s'occupaient, en souriant d'un air
de dépit satisfait, à répartir ces dépouilles opimes dans leurs deux au-
tres Prieurés de Saint-Llrich et d'Ellemberg, qui depuis lors écra-
sèrent de leur luxe l'Abbaye triste, humiliée, de Saint-Morand!
Toutes les fois que les Jésuites furent ainsi obligés de rendre gorge,
ils s'arrangèrent de façon à ce que l'objet de la restitution fût de tous
points conforme au vœu de pauvreté le plus rigide , tel que le pres-
crivaient les règles des divers Ordres, même de ceux où on l'observait
le moins.
Nous pourrions en citer bien d'autres exemples.
Et ce n'était pas seulement en Allemagne que les bons Pères fai-
saient cette petite guerre aux Bénéfices et Prieurés. En 16G1, le Par-
lement de Metz eut à juger un procès élevé entre les Jésuites de Lor-
raine et les religieuses Lrsulines de Mûcon. Voici le résumé de ce
252 HISTOIRE DES JÉSUITES,
procès fort singulier et très-instructif, tel que nous le prenons dans l'ar-
rêt du Parlement.
Au commencement de 1649 , le Recteur des Jésuites de Metz eut
connaissance que les Ursulines de Mâcon désiraient venir établir à
Metz une communauté de leur Ordre. Justement les Révérends Pères
possédaient alors, dans cette dernière ville, une maison dont ils ne sa-
vaient que faire, et qu'ils louaient pour la modique somme de cent
soixante livres tournois environ. Cette maison, petite et en fort mau-
vais état, ne convenait nullement au\ projets d'établissement des Da-
mes Ursulines ; mais les Jésuites tenaient beaucoup à s'en défaire.
Aussi le Recteur, un Père Forget, décida que les sœurs de Sainte-
Ursule prendraient ladite Maison, et qu'elles la payeraient, en outre,
un bon prix. Voici de quels expédients il s'avisa pour arriver à ses
fins. Un Jésuite artiste trace un plan magnifique de la maison en
vente ; sur ce plan, l'édifice s'élève en bon état, durez-de-chaussée à la
toiture, coquettement sculpté et décoré, au milieu d'un vaste enclos
frais et tleuri, ombreux et qui semble inviter les oiseaux à venir chan-
ter dans l'épaisseur de ses masses de verdure. On y voyait figurer aussi
une charmante église avec son petit clocher pointu terminé par un
brillant coq doré. Une coupe de l'intérieur présentait de larges et
beaux dortoirs, réfectoires, etc. Or, la vérité était que l'édifice tom-
bait en ruines, était petit, sans enclos ou à peu près, fort malsain
par le voisinage d'un ruisseau bourbeux et des latrines publiques. Il
n'y avait pas une chambre habitable. En un mot, le prospectus du
Père Forget était aussi menteur qu'un prospectus peut l'être. Néan-
moins, le digne Recteur se présente hardiment, avec son plan, devant
la Supérieure des Ursulines de Maçon, qui, séduite par les gentillesses
du dessinateur, et se fiant à la parole du Révérend Père, achète pour
quatre-vingt mille bons francs , argent de Metz , ou environ trente
mille livres tournois de France, une bicoque qui n'en valait pas la moi-
tié, et qui ne convenait pas en outre le moins du monde aux Reli-
gieuses de Sainte-Ursule. La supérieure des pieuses filles ayant voulu
faire vérifier les assertions du Recteur sur la maison vendue par lui ,
celui-ci avait trouvé moyen d'empêcher l'arrivée des experts nommés,
'?'f> ^^-V
Uu prospectus Jèsuilique
IIISIOIRE DES JKSllITKS. 253
<2;ens de condition de Màcon , en les elTrayanl par un épouvunlahle
tableau des chemins, etc. , etc. lîref, le marché passé, la somme ver-
sée, les Ursulines arrivent pour s'établir à Metz, Grand fut leur désap-
pointement. Leur Supérieure, bien édifiée par elles, demande au
Père Forget à résilier le marché. Le bon Père fait la sourde oreille,
comme on le pense. La querelle s'envenime, et un procès s'engage.
Le 10 mai de l'an 1661, le Parlement de Metz annula la vente,
donna main-levée aux demanderesses des saisies opérées sur leurs biens
par les Jésuites, et déclara le jugement rendu contre le Recteur des
Jésuites de Metz commun au Provincial INe voilà-t-il pas une
curieuse et très-édifiante histoire? Et qu'on le remarque bien : ceci
n'est point le fait d'un individu isolé, mais celui d'un homme agissant
au nom de l'Ordre dont il fait partie, et cela est si vrai, que l'arrêt
du Parlement rend le Provincial des Jésuites, à défaut du Général
insaisissable, solidaire des actes du Recteur de Metz. Mais on sait que
la Compagnie de Jésus a l'habitude de prendre pour elle, comme
corps, tout ce qui peut lui apporter gloire ou profit dans les actes de
ses religieux, et de rejeter sur ses membres, individuellement, tout ce
qui peut noircir l'Ordre ou l'appauvrir, ces membres n'eussent-ils agi
que par commandement exprès de leurs supérieurs. Un nouvel exem-
ple va prouver la vérité de ce jugement ; nous voulons parler de la
banqueroute des Jésuites de Séville, j)rélude de celle jdus fameuse
encore et non moins mémorable qui, dans le siècle suivant, s'appellera
banqueroute du Père La Valette.
La Province jésuitique de Séville, en Espagne, vers la fin de la
première moitié du xvii" siècle, était une des plus considérables de
lOrdre. Elle ne renfermait, ainsi que nous l'avons dit, pas moins de
trente-deux Maisons différentes, et de 7 à 800 Jésuites. La ville de
Séville, à elle seule, avait six établissements dédiés à saint Ignace.
Un de ces établissements, le Collège de Sainte-Hermenigilde , avait
pour Procureur ou Administrateur temporel un certain Frère André
de \ illar. Cet homme, voulant accroître la richesse et |)artant l'impor-
tance du Collège qu'il dirigeait, conçut le projet de faire le commerce
au compte et pour le profit de son Collège. Prit-il, à cet égard , les
254 HISTOIRE DES JÉSUITES.
ordres de ses supérieurs? C'est ce qui est certain si on s'en rapporte
aux assertions des créanciers du Père Villar, et à celles du Père Villar
lui-même ; c'est ce qui est plus que probable, à ne s'en rapporter
qu'aux règles d'obéissance absolue prescrite par les lois jésuitiques
à l'inférieur envers son supérieur, et au système d'espionnage et
de délation qui forme le fond du gouvernement de la noire Co-
horte.
Voici donc le Jésuite André de Yillar qui se fait négociant. Mais,
pour réaliser ce dessein, il fallait de l'argent, beaucoup d'argent.
Frère André s'adresse, pour ce qu'il nomme une œuvre pie,
aux âmes dévotes et aux consciences timorées, auxquelles il pro-
met les récompenses célestes ou le pardon divin ; il a même recours
aux cupidités de ce monde, auxquelles il offre l'appât du lucre. Bref,
et ses confrères l'aidant de toutes leurs influences réunies, il trouve
moyen d'emprunter de divers individus la somme, énorme à cette
époque, de quatre cent cinquante mille ducats. Avec cet argent, le
Jésuite, se faisant à la fois agronome, marchand, constructeur, arma-
teur, industriel de tout genre, bâtit des maisons, achète des propriétés,
des troupeaux, des toiles, du fer, du safran, de la cannelle, revend le
tout, en achète de nouveau, fait construire des vaisseaux, les charge de
ses marchandises, les envoie aux colonies espagnoles, d'où ses commis
et subrécargues lui rapportent les produits coloniaux qu'il vend dans ses
magasins d'Europe. D'abord, la maison Villar et compagnie réalise d'as-
sez beaux bénéfices ; puis, soit malheur, soit maladresse, soit encore im-
probité, un joiir le négociant en robe noire répond à ses créanciers ou
commanditaires qui lui demandent leurs fonds : « qu'il n'a plus un sou
danssa caisse et qu'il ne sait comment les rembourser ! » On comprend
quel cri s'éleva contre les Jésuites à cette nouvelle. Deux ou trois
cents familles se trouvaient, par la banqueroute dont elles se voyaient
menacées, sous le coup d'une ruine plus ou moins complète. A ce
moment, le Provincial intervient et, le 8 mars 1646, dans une assem-
blée de créanciers, qui se tint à la Maison-Professe de Séville, pro-
pose à ceux-ci cinquante pour cent sur chaque créance. Refus énergi-
que des créanciers, qui prétendent, avec raison , que ce n'est pas à
HISTOIRE DES lÉSlUTES. 255
Frère Villar, mais bien à la Compagnie de Jésus ellc-m^me qu'ils ont
prôtéleur argent, et que, si la caisse de Frère Yillar est à sec, celle de
la Compagnie est assez bien garnie pour qu'ils soient remboursés inté-
gralement. On se sépare là-dessus. Le surlendemain, 10 mars, les créan-
ciers des Jésuites apprennent qu'un d'entre eux a accepté les proposi-
tions du Provincial , et qu'on instrumente pour les amener tous à cet
arrangement. Les Jésuites avaient fait immédiatement nommer un
conservateur de la faillite, qui, sur-le-champ, avait versé les cinquante
pour cent à ceux qui s'étaient présentés pour les recevoir. 11 paraît
que ce conservateur , homme de confiance des Révérends Pères ,
faisait ces paiements d'après une liste dressée par ses patrons et sur
laquelle figuraient soit des créanciers fictifs , soit des individus amis
de saint Ignace et de sa bande. Les créanciers réels, indignés, formu-
lèrent une plainte vigoureuse et bien appuyée de preuves, qu'ils adres-
sèrent au roi d'Espagne, Philippe IV. Les Jésuites répondent à cette
plainte en faisant emprisonner Frère André de Villar, qu'ils accusent
d'avoir, sans la permission de ses supérieurs, entrepris un négoce en
dehors de la Compagnie et contraire aux règles de son Institut. Frère
André de Villar, de son côté, ne fut pas plus tôt mis en liberté par
un ordre du Conseil, qu'il produisit deux lettres de ses chefs prouvant
que ceux-ci avaient sinon approuvé, du moins su et souflert la créa-
tion de sa maison de commerce. Ce qui surtout dénonça le plus vi-
vement les Jésuites à l'indignation générale, fut une lettre du Père
Provincial, restée au procès, et dans laquelle ce dignitaire de la Com-
pagnie, répondant à Frère André de Villar, lequel lui conseillait de
ne pas faire un procès aux créanciers, lui répondait ceci en subs-
tance : «Nous devons trop pour que nous payions. Notre crédit est
perdu, n'y pensons plus; mais sauvons notre argent comme nous le
pouvons!... etc. »
Il nous est impossible de rapporter toutes les phases de ce procès, qui
dura longtemps et qui fit grand bruit. Nous nous bornerons à dire que
les Jésuites trouvèrent moyen d'échapper, au moins en partie, aux
jugements que leurs créanciers obtinrent péniblement de la justice du
roi. La justice du peuple ne les en llétrit pas moins du nom de ban-
256 HISTOIIIK DES JÉStJlTES.
queroutiers (1). Quant à Frère André de N'illar, jugeant bien après
tout ceci qu'il n'avait rien de bon à attendre de ses confrères, il jeta la
robe noire, rentra dans le monde et s'v maria même en face de l'Eglise,
après s'être toutefois fait relever de ses vœux , qu'il avait répétés plu-
sieurs fois pourtant; «Mais, dit Arnauld à ce propos, ce sont des
Professions de Jésuites, auxquelles personne ne comprend rien.»
Nous ajouterons que cette banqueroute des Jésuites de Séville mit
encore au grand jour une autre infamie des Révérends Pères. Sur la
plainte des créanciers de la banqueroute , le Conseil royal de Castille
ayant commis un de ses membres, président de l'audience royale de
Séville, pour connaître du procès, celui-ci se fit représenter tous les
livres de compte du Collège des Jésuites, ainsi que ceux de la caisse
de la Procure. Parmi ces livres, on en vit un qui avait pour titre :
Livre des œuvres pies. En le parcourant avec attention, on y trouva la
preuve que les bons Pères retenaient indûment une somme de
85,000 ducats, appartenante un gentilhomme de Séville, nommé
don Rodrigue Barba Caveça de Yaca, laquelle somme avait été con-
fiée par un oncle de ce gentilhomme, une trentaine d'années aupara-
vant, aux Jésuites du Collège de Sainte-Hermenigilde de Séville.
Cet oncle avait voulu soustraire ainsi la somme aux chances d'un pro-
cès que lui intentait une femme qui prétendait être sa fille et qu'il
refusait de reconnaître en cette qualité. Juan de Monsalva, l'auteur
du dépôt, avait prié les dépositaires de conserver, en tous cas, à son
neveu, cette somme sur le revenu de laquelle il les autorisait seule-
ment à prélever, chaque année, huit cents ducats qu'ils emploieraient
en bonnes œuvres. Or, il parut que les bons Pères, don Juan étant
mort, avaient jugé à propos de garder tout , principal et intérêts. Jls
avaient pourtant poussé la générosité jusqu'à payer annuellement, à
titre d'aumônes, au neveu de don Juan si effrontément volé, une petite
rente destinée à remplacer les bonnes œuvres auxquelles Monsalva
«avait voulu consacrer huit cents ducats! Le délégué du Conseil
royal de Castille fit rendre gorge aux Jésuites , et don Rodrigue fut
(1) Voyez à cel rgaid le livre espagnol intitulé : Teatro Jdsuitico, sanglante satire
lancée contre les bons l*ères.
HISTOIRE DFS JÉSUITES.
■J.01
mis, par ordre du (lonscil, mais non sans peine, en possession des
85,000 dncats.
Vers la même époque se place un épisode qui peut venir, après la
banqueroute de Séville, comme une petite pièce après une grande.
C'est une anecdote qui a du moins le mérite d'être fort gaie.
Un honnête maréchal ferrant, de Madrid, ne sachant que faire d'un
fils qu'il avait, jugea qu'il assurerait son avenir en le faisantentrer dans
la Compagnie de Jésus, où le jeune homme fut reçu en effet et avec un
empressement qu'explique une somme de deux mille ducats que le novice
apporta avec lui aux Révérends. Mais ce garçon était tellement idiot,
que les Jésuites le renvoyèrent bientôt à son père. — Eh bien, fds, dit
le maréchal en revoyant sa progéniture à la mine encore plus hébétée
qu'auparavant , eh bien , il ne faut pas se désoler. Tu ne seras pas Jé-
suite, tu deviendras forgeron. Après tout, si tu as plus chaud sur la
terre, tu auras peut-être, comme cela, moins de chances d'être grillé
dans l'enfer! Tout est pour le mieux Mais, où sont donc mes
deux mille ducats? » Les deux mille ducats étaient restés entre les
mains des Jésuites. L'artisan les redemanda. Les bons Pères répon-
dirent à sa demande de remboursement par un long mémoire de frais
pour nourriture , éducation , édification , sanctification , etc. , pro-
diguées par eux à son fils. Bref, ils eurent le crédit de faire déclarer
par un magistrat qu'il y avait balance égale. Mais, le forgeron qui ne
se tint pas pour battu, chercha un moyen de rentrer dans ses fonds ,
et voici comme il y parvint. A l'heure même, il affubla son grand ni-
gaud de fils de son costume de Jésuite, et le conduisit, ainsi vêtu, à sa
forge, où, dès lors, toute la ville de Madrid accourut pourvoir le nouvel
Ocitli en robe noire , tirant avec gravité le soufflet paternel , ou frap-
pant sur l'enclume retentissante On s'amusa tellement du specta-
cle, que les Jésuites, pour faire cesser le scandale, rendirent au malin
forgeron ses deux mille ducats. Peut-être se vengèrent-ils de lui plus
tard. L'écrivain espagnol, auquel nous empruntons en partie ces dé-
tails, affirme qu'en Espagne les Jésuites recoui"urent plus d'une fois
au poison pour se défaire de ceux qui leur pouvaient nuire ; il ajoute
qu'ils firent même mourir, vers cette époque, un des leurs dont tout,
11. 33
258 HISTOIRE DES JÉSUITES.
le crime était d'avoir empêché uue veuve riche et à moitié idiote de
dépouiller, par testament, ses héritiers légitimes au profit de la noire
Compagnie !
Pour s'expliquer les nombreux échecs judiciaires qu'éprouvèrent
alors les Jésuites d'J]spagne, il faut savoir que les rois de ce pays
croyaient avoir à se plaindre des Révérends Pères. Voici à quelle oc-
casion.
Nous avons dit que les Jésuites avaient aidé de tout leur pouvoir
Philippe II à s'emparer du Portugal après la mort de don Sébastien ,
et à la fin du triste règne de don Henri, l'ex-cardinal. Tant que vécut
Philippe II, les Jésuites, grâces aux services que nous avons mentionnés,
jouirent d'une protection très-grande dans les parties diverses de la
monarchie espagnole, à l'exception toutefois de la Péninsule même :
là dominaient l'Inquisition et les moines de Saint-Dominique, ri-
vaux éternels et redoutables des enfants de Loyola; sous Philippe III
et Philippe IV, le soleil de la faveur royale s'éclipsa presque entière-
ment pour les bons Pères, et réserva ses plus vifs rayons pour Saint-
Dominique et ses enfants. Dès lors, et plus d'une fois, Saint Ignace se
fit malmener par son terrible confrère ; les Familiers du Saint-Office
rudoyèrent les Dévoués de la Compagnie ; et, à plusieurs reprises,
l'Inquisition lança de son redoutable tribunal des accusations, des con-
damnations mêmes, sur des Jésuites et sur l'Ordre entier des Jésuites.
Ceux-ci, n'osant s'attaquer à l'Inquisition, s'en prirent aux rois qui la
protégeaient. Sentant le sol de l'Espagne trop mal affermi sous leurs
pieds , ils allèrent chercher dans un coin de la Péninsule un terrain
où ils savaient que la haine contre les Espagnols était comme le gra-
men vigoureux qui survit à toute saison et dont une main habile peut
faire, à la fois, un abri et une défense. On comprend que nous vou-
lons parler du Portugal ; là les Révérends Pères savaient qu'ils trou-
veraient une haine vigoureuse à greffer sur leur haine. ;
Le Portugal, en effet, frémissait toujours de colère et de rage sous
les fers dont l'Espagne l'avait chargé, grâce aux mains des Jésuites,
nous l'avons dit; les Portugais s'en souvenaient parfaitement, mais ils
, l'oublièrent, ou parurent l'oublier, lorsqu'ils virent les fils de Saint-
HISTOIRE DES JÉSUITES. 259
Ignare , prêchant l'indépendance nationale, après avoir aidé le des-
potisme étranger, unir leurs voix nasillardes aux voix chaleureuses et
éclatantes qui criaient l'heure de la liberté au Portugal ému et tres-
saillant.
Les historiens de la Compagnie n'ont pas môme essayé de nier que
les Jésuites prirent part en grand nombre à la révolution qui, arra-
chant le Portugal à l'Espagne, replaça le premier de ces deux pays
parmi les nations ; ils ont seulement voulu faire croire que les efforts
de ceux-ci ne furent ni inspirés, ni dirigés par les chefs de la Compa-
gnie , ne furent en un mot que des efforts individuels. Cela est assez
difficile à croire en présence des faits. Le premier individu qui salua
du nom de roi le chef de la Maison de Bragance, depuis Jean IV, fut
un Jésuite, le Père Gaspard Correa ; et ce Père ne fut ni puni par ses
supérieurs de Portugal , ni rappelé par ses supérieurs de Rome. Qua-
tre ans après, ce Jésuite , sommé de venir se justifier à Madrid, allé-
guait, il est vrai, qu'en promettant une couronne à Jean de Bragance,
il ne prétendait parler que d'une couronne céleste. L'équivoque
jésuitique ne le sauva pas de l'exil. Mais il laissait en Portugal des
confrères qui continuèrent et achevèrent l'œuvre commencée.
On comprend que nous ne faisons pas un crime aux Jésuites d'avoir
aidé le Portugal à reconquérir son indépendance, loin de là! Si les
bons Pères avaient agi franchement , nous leur en ferions une gloire
au contraire. Mais , on le voit, les Jésuites eux-mêmes n'osent avouer
la part qu'ils ont prise à l'insurrection portugaise. Serait-ce par modes-
tie, et comme il convient au belles âmes? Non, vraiment ! C'est seu-
lement que, tandis qu'ils poussaient le Portugal à la révolte, ils assu-
raient au roi d'Espagne qu'ils faisaient tout ce qui était en leur pou-
voir pour la comprimer. C'est qu'ils sentent que les bienfaits de
Philippe II les obligeaient au moins à la neutralité envers Philippe IV.
En 1640, le Portugal reprit, sous la Maison de Bragance, son rang
de nation indépendante. Et, malgré leurs démentis de toute participa-
tion dans ce grand événement, les Jésuites se hâtèrent néanmoins
d'en réclamer le prix auprès du trône nouvellement rétabli ; et ils su-
rent l'obtenir. Jean IV, monarque faible et craintif, combla les Pères
260 HISTOIRE DES JÉSUITES.
deTaveurs; ou plutôt ce fut la reine Louise Gusman de Medina-Sido-
nia, femme de tête, qui gouvernait son mari , conjointement avec un
ministre, le célèbre Pinto, qui leur accorda tout. Les Jésuites devin-
rent les confesseurs de la famille royale et les conseillers secrets de la
reine, qui s'en servit même comme de négociateurs et ambassadeurs à
l'étranger. On comprend, maintenant, que les Jésuites devaient at-
tendre assez peu de faveur de la royauté espagnole.
Quels étaient, à cette époque, les sentiments de la nation portu-
gaise à l'égard des Jésuites? On peut conjecturer que la joie de voir
leur patrie redevenir libre emplissait tellement tous les esprits, qu'elle
n'y laissait plus de place aux vieux: souvenirs. Mais peu à peu l'or-
gueil, l'avarice, les nouvelles intrigues des Jésuites se chargèrent de
rappeler aux Portugais que , si les bons Pères avaient contribué un
peu à leur délivrance, ils avaient contribué beaucoup à leur asservis-
sement; et que, surtout, ils avaient été guidés, en 1640 , par animo-
sité contre l'Espagne , comme ils l'avaient été, en 1580, par zèle
pour Philippe II, leur patron.
A peu près à la même époque où les Jésuites essayaient, par leur
ingratitude envers l'Lspagne , de faire oublier au Portugcl l'ingrati-
tude dont ils s'étaient auparavant rendus coupables envers le dernier
de ces deux pays, ils furent chassés de Malte. Les écrivains de la Com-
pagnie assurent que ce fut à l'occasion d'une intrigue dirigée contre
les Révérends Pères par les jeunes Chevaliers, qui trouvaient en eux
de trop rudes censeurs de leurs désordres; les adversaires de Saint-
Jgnace affirment au contraire que ce furent l'inconduite d'un Jésuite,
l'ambition et l'avarice de tous les autres qui les firent exiler alors. Sui-
vant ces derniers, il y avait alors grande disette de grains dans l'île de
Malte ; or, un Jésuite, le Père Cassia ou Cassiéta, ayant alors commis
un crime de la nature la plus odieuse , les justiciers de l'Ordre de
Malte, en arrêtant ce Père, reconnurent que le Collège des Jésuites
regorgeait de grains, de farines et d'approvisionnements de toutes sor-
tes. Ce fait, une fois connu et joint au crime du Jésuite arrêté, causa
une telle indignation contre les fils de Saint-Ignace, que, sur-le-champ,
on les jeta dans une felouque qui les conduisit en Sicile. Ce qui, dans
HISTOIRE DES JÉSUITES. 201
celle narration, rendrait la conduite des Jésuites pins indigne, c'est (jiie
les pieux: commerçants, tandis (jue leurs greniers étaient pleins de pro-
visions , qu'ils comptaient bientôt vendre bel et bien auxaflamés, se
disaient Tort misérables et touchaient régulièrement leurs parts de ra-
tion. Ce qu'il y a de certain, c'est que les Jésuites furent alors chas-
sés de Malte, et que le Grand-Maître, Lascaris, fort dévoué aux Jé-
suites, ne put leur épargner ce châtiment, qu'ils l'eussent mérité ou
non, Vertot, dans son Jlisloire de Malte, dit que cette expulsion des
fils de Loyola eut pour auteurs les jeunes Chevaliers , mais que les
anciens, le Conseil et les Crand'Croix n'en parurent i)as trop fâchés;
Lascaris, le Grand-Maître, se laissant diriger complètement par les
bons Pères, au détriment de l'Ordre (1). Les panégyristes de la Com-
pagnie de Jésus ont écrit que le grand crime de leur Père Cassiéta
était d'avoir improuvé et fait défendre par le Grand-Maître des re-
présentations théâtrales, auxquelles tenaient beaucoup les jeunes Che-
valiers. A ce propos, nous rappellerons que les Jésuites (leursécrivains
eux-mêmes l'avouent) avaient de pareilles représentations dans leurs
Collèges. Arnauld, parlant du crime du Père Cassiéta, dit « qu'il est
si horrible dans toutes ses circonstances, qu'il croit devoir le passer
sous silence ; » c'est également ce que nous ferons.
A peu près aussi dans le même temps, les Jésuites jouaient un tout
autre rôle que celui qu'ils se donnent eux-mêmes dans leur expulsion
de l'île de Malte. Ici ils avaient été chassés parce qu'ils étaient, disent-
ils, trop sévères et trop rigides ; là, ils furent gardés, parce qu'ils se
montrèrent faciles et complaisants. Le duc de Lorraine, Charles IV,
prince débauché et tant soit peu fou , avait pour épouse une femme
qui ne lui plaisait plus , Nicole de Lorraine ; et il en aimait éperdu-
ment une autre, Béatrix de Cusance, veuve, quoique jeune encore, du
comte de Cante-Croix. Charles lY, duc de Lorraine, eût fait volon-
tiers de Béatrix une maîtresse adorée; mais la comtesse voulait être
femme respectée et duchesse de Lorraine. La chose était difficile à
(1) Voyez à ce sujet le Teatro jesuitivu , la Morale pratique d'Aniauld, V Histoire
de Malte , de Vertot, etc. Ce dernier place révénement en 1639, tandis que les autres
écrivains donnent la date de 1643 ou 44.
262 HISTOIRE DES JÉSUITES,
faire du vivant de la pauvre Nicole. Heureusement Charles IV pensa
à prendre un Jésuite pour confesseur , et, sur-le-champ, les impos-
sibilités s'effacèrent, les difficultés s'aplanirent ; le duc de Lor-
raine , huit jours après avoir pris pour directeur spirituel le Père
Didier Cheminot, de la Compagnie de Jésus, convolait en secondes
noces, et du vivant de sa première femme, avec la belle et ambitieuse
Béatrix, veuve du comte de Cante-Croix. Après avoir approuvé, con-
seillé même le mariage , le Jésuite eut encore l'effronterie de vouloir
le justifier; et il publia à ce sujet un Mémoire apologétique. La biga-
mie du duc de Lorraine eut du retentissement. L'Eglise s'en émut.
La Compagnie de Jésus, qui avait retiré de la coupable complaisance
du Père Cheminot les fruits qu'elle en attendait, ne se fit pas faute
de désavouer ledit Père, qui, de son côté et peut-être d'après des ordres
venus de ses supérieurs, continua à défendre la conduite de son péni-
tent. Cela dura plus de trois ans. La Compagnie de Jésus, pendant
tout ce temps, reçut, par le canal du Père Cheminot, tous les bien-
faits dont le duc combla les fils de Saint-Ignace. Quant au malheu-
reux Père Cheminot, il fut excommunié par le Saint-Siège L'au-
teur de la Monarchie des SoUpses ne nous a-t-il pas dit que chaque
Jésuite n'a pas le droit de veiller à sa propre réputation , qui est de-
venue une chose appartenant à son Ordre, du moment où il y est entré!
Quelques Jésuites, mal informés des secrets de l'Ordre, voulurent
d'abord écrire en faveur de leur confrère : on se hâta de les faire taire
et de supprimer leurs écrits. Le Général de la Compagnie fit dénon-
cer à son inférieur l'excommunication vers la fin d'avril 1643. 11 pa-
raît que les enfants de Loyola avaient encore besoin de la présence de
Cheminot auprès du duc de Lorraine, car ce ne fut qu'au mois de
septembre que le malheureux excommunié se soumit à la sentence
pontificale. D'après le dire des écrivains de la Compagnie , il fut reçu
avec indulgence par le Général, qui était alors Vitelleschi. Il n'eût
plus manqué qu'une chose à cette comédie, c'est qu'on eût puni le
Jésuite Cheminot de ce qu'il avait été trop obéissant, de ce qu'il s'é-
tait montré entre les mains de ses chefs comme un cadavre, suivant
l'atroce commandement jésuitique !.«...
HISTOIRE DES JÉSUITES. 203
Cependant, le bruit des guerres s'éteignait en Europe ; Richelieu,
bientôt suivi de son triste maître, sous le nom duquel il avait gouverné
la France et remué le monde, Richelieu était descendu dans la tombe,
et s'était endormi tranquille malgré les grondements de l'aristocratie
française qu'il broyait, les plaintes des catholiques allemands qu'il
humiliait, et les criailleries des Jésuites dont il se moquait. Ce grand
ministre était mort en devinant à l'horizon politique de l'Europe l'au-
rore de la paix de Westphalie (1), si glorieuse pour la France, si hu-
miliante pour la Maison d'Autriche, si avantageuse pour les princes et les
peuples protestants. A Richelieu succéda Mazarin ; comme au grand
Corneille on fait succéder parfois, sur la scène, quelque saltimbanque
dramatique. Après les grandes commotions de la guerre de Trente-Ans
en Allemagne et des guerres religieuses en France, vinrent les burles-
ques combats de la Fronde. Le rôle des Jésuites dans cette ridicule
comédie fut, nous devons le dire à leur louange, fort peu ap|)arent.
Pendant que le Parlement luttait contre la cour, le cardinal de Retz
contre le cardinal Mazarin, plutôt à coups de chansons et d'épigram-
mes, qu'avec le sabre ou le mousquet, les Révérends Pères se conten-
tèrent sagement d'étendre leur influence dans les Provinces de France,
d'y augmenter le nombre de leurs Collèges, de leurs Maisons, de leurs
adeptes et de leurs richesses , ce qu'ils n'avaient pu faire que fort pe-
titement sous le précédent règne , gênés qu'ils étaient par le respect
où les tenait la jalouse vigilance du cardinal Richelieu.
En même temps ils continuaient la petite guerre de maraude que
nous les avons montrés commençant contre les Couvents et Rénéfices
de la Lorraine et de l'Autriche. Ils essayaient alors aussi de rentrer
en Angleterre avec l'aide de Charles P^ qui bientôt montait sur un
échafaud. En même temps ils obtenaient du pape , de leurs intrigues
et, dit-on, aussi de leurs richesses, leur rentrée dans l'état de Venise,
après un exil de cinquante années environ. Ils luttaient encore, mais
vainement, pour prendre pied en Hollande, où le fils de Guillaume de
Nassau se vit exposé aux mêmes poignards qui s'étaient rougis dans
(1) Ce célèbre traité fut c«nclu en 1648, Il consacra l'existence des nations protes-
tantes et la grandeur des vues du cardinal Richelieu,
264 HISTOIRE DES JÉSUITES.
le sang de son père. Enfin, toujours dominants en Pologne, ils es-
péraient voir la Suède s'ouvrir également à leur influence. Mais ce
pays fut assez heureux pour se préserver du fléau qui menaçait de s'a-
battre sur sa presqu'île, baignée par la mer du Nord. Tout ce que
purent faire les Jésuites, ce fut de transformer la reine de Suède, la
fameuse Christine, en cathohque et, dit-on, en Jésuitesse. Si l'écho
des galeries de Fontainebleau n'est pas menteur (1), ce qu'il mur-
mure, depuis bientôt deux, siècles, à propos de cette reine , ne doit pas
nous donner une grande idée de la catéchumène des fils de Loyola ,
ou de la rigidité de ses convertisseurs.
Les limites que nous nous sommes prescrites pour cet ouvrage nous
obligent à nous contenter d'esquisser rapidement l'histoire de la So-
ciété de Jésus pendant la seconde moitié duxvii® siède. Le trait le plus
saillant de la physionomie de l'Ordre, pendant cette période, est assu-
rément la guerre du Jansénisme. Avant d'en raconter sommairement
les phases, nous croyons devoir placer ici quelques mots sur Molina et
sur son fameux livre : De la concordance du Libre-Arbitre avec la
Grâce divine.
Molina, Jésuite portugais, publia ce livre en 1688. Nos lecteurs
tiennent fort peu sans doute à ce que nous leur décrivions longuement,
scolastiquement, les principes de ce livre. Tout ce qu'il est indispensa-
ble qu'on en sache, c'est qu'il soumettait au Libre-Arbitre la Crâce
divine qu'on avait jusqu'alors, dans l'Église catholique, regardée comme
la voie principale, sinon unique, du salut des hommes. Ce que l'on
trouvera peut-être beaucoup plus grave , c'est que de ce livre découle
de funestes principes, qui ont fait dire justement à un écrivain célèbre
de notre époque que son auteur est « la mort en morale, comme Spi-
nosa l'est en métaphysique, et Hobbes en politique (2). «Pour donner
une idée de l'importance fatale qu'on attacha, en Europe, à cette œu-
(1) Christine, lors du séjour qu'elle lit à Fontainebleau, sous le règne de Louis XIV,
fit poignarder dans cette résidence royale Monaldoschi, son grand-écuyer et son amant,
dont elle était jalouse. Les mœurs de celte reine, même après sa conversion, furent des
plus elfrénées.
(2) Du Prêtre, de la Femme et de la Famille, par M. Michelel. A l'instniit où
l'on mettait celte feuille sous presse, nous nous somnies aperçu que notre citation étai
HISTOirxE DES JÉSUITES. 265
vre jésuitique , il nous suffira de dire que l'auteur d'un livre puMié
dans le xviii'' siècle, sous ce litre : Rellexions sur le désastre de Lis-
bonne, etc. (1), sans se soucier beaucoup des théories sur les soulève-
ments volcaniques et des autres hypothèses de la science, formule cette
idée, « que la cause du fléau qui détruisit la capitale lusitanienne n'est
autre que la protection que le Portugal accorda au Jésuitisme naissant,
mais surtout le malheur pour ce pays d avoir été le lieu de naissance
et le théâtre des funestes élucubralions du Jésuite Molinal... »
Molina eut l'adresse de faire approuver son livre par le Grand-In-
quisiteur de Portugal, adresse qui n'eut, au reste, pas de bien grandes
difficultés à vaincre, si nous nous en rapportons aux Dominicains, qui
nous apprennent que ce Grand-Inquisiteur était alors un tout jeune
homme devant sa place à son titre d'Archiduc et de frère de l'empe-
reur Rodolphe , et que ce fut sa mère , une Jésuitesse , qui dirigeait
ce cardinal Albert. Les Dominicains se hâtèrent de dénoncer le livre
du Jésuite au Grand-Inquisiteur d'Espagne, comme contraire à la doc-
trine professée par toute l'Eglise. La vérité, nous le croyons, est que
Molina professait dans son œuvre une morale contraire à celle qu'en-
seignaient les Dominicains, et que ceux-ci s'inquiétaient plus proba-
blement pour leurs Ecoles que pour l'Eglise entière ; et puis on sait
la rivalité acharnée qui exista toujours entre les deux Ordres. Bref,
saint Thomas et saint Augustin menaçant de se prendre aux cheveux,
dans la personne de leurs champions, les Jésuites et les Dominicains,
le pape Clément YIII évoque l'afifaire à son tribunal , probablement
à l'instigation et par l'influence des Jésuites, qui se savaient plus forts
sur les marches du trône pontifical que dans les caveaux de l'Inquisi-
tion. Clément YIII, en effet, ne prononça pas son jugement dans
cette affaire, pour l'examen de laquelle il avait établi les célèbres Con-
inexacte : ce n'est pas de JMolina, mais bien de Molinos que Michdet a porte le juge-
ment que nous rappelons. Molinos vécut plus d'un siècle après Molina. C'était également
un fds de Saint-Ignace; et, à notre avis, le livre qui a pour titre De Justinià et jure {de
la Justice et du droit), que Molina publia en 1588, contient une morale plus relâchée
encore et plus dangereuse peut-être que celle du Guide spirituel qui a fait décerner à
Molinos, son auteur, par l' Inquisition, qui en condamna soixante-huit propositions, en
1687, le nom d'Enfant de perdition.
(1) Voyez ce curieux ouvrage, publié en 1736 sous le titre indiqué, in-12.
II. 34
266 HISTOIRE DES JÉSUITES.
grégations appelées de Auxilm. On a dit que la mort seule empêcha
ce pape de publier une Bulle qui eût condamné Molina et sa doctrine.
Les Congrégations créées à l'occasion de cette affaire se réunirent à
soixante-sept reprises, de 1598 à 1612. « Dans une des dernières,
assurent les adversaires de la Compagnie de Jésus, un Jésuite, le Père
Valentia, défenseur du livre de Molina , eut l'effronterie de falsifier ,
pour les besoins de sa cause, un passage de saint Augustin. L'avocat
des Dominicains, le savant Lemoz , ayant signalé la supercherie de
l'enfant de Saint-Ignace, le pape en fut si courroucé, qu'il fit des repro-
ches fort durs au Jésuite, qui tomba évanoui de honte. » Clément VIII
étant mort sans avoir prononcé son jugement, Paul V reprit cette
affaire qu'il semble avoir voulu terminer. Il présida lui-même en per-
sonne dix-sept Congrégations. Les Jésuites qui s'étaient résolus à con-
sidérer cette affaire comme une affaire de corps, firent jouer tant de
ressorts autour du tribunal pontifical, qu'ils parvinrent à arrêter l'arrêt
que Paul V se préparait à rendre. En 1607, ce pape déclare qu'il
juge à propos de suspendre la publication de sa décision. Les fils de
Loyola considérèrent cette suspension comme un triomphe, et peut-
être avec raison; car, si elle ne donnait pas gain de cause au livre de
Molina, elle démontrait au monde chrétien l'influence suprême et le
. pouvoir de sa Compagnie. On dit que les Jésuites de la Péninsule la
fêtèrent comme une véritable victoire ; la déclaration du pape y fut
reçue par eux avec des feux de joie , des arcs-de-triomphe , par la fer-
meture des classes de leur Collège, par des représentations théâtrales
où la puissance de Saint-Ignace et de ses enfants était exaltée^ etc., etc.
Sur les arcs-de-triomphe on les vit graver ces mots : Molina triom-
phant !.... Paul Y fut, dit-on, fort indigné de ces démonstrations qui
proclamaient l'humiliation du pouvoir pontifical. Peut-être s'en fiit-il
vengé ; mais la mort le prévint. Dans la suite , Grégoire XV , Ur-
bain VIII, Innocent Xet Innocent XI furent en vain pressés ou essayè-
rent inutilement de terminer cette afi'aire, qui resta toujours pendante.
Le monde chrétien avait oublié à peu près complètement Molina
et son livre, lorsque les querelles du Jansénisme vinrent les remettre en
mémoire.
HISTOIRE DES JÉSUITES. 267
Bien des gens ont cru et ont écrit que le Jansénisme fut inventé
par les Jésuites, qui supportent impatiemment la paix et l'obscurité,
et qui, au besoin, font naître la guerre pour reparaître en lumière. On
ne s'attend pas sans doute à trouver ici l'histoire complète du Jansé-
nisme ; nous n'avons ni le temps ni la science nécessaire pour l'écrire ,
et, disons-le aussi, ni la patience. Nous avouons d'ailleurs, et très-
humblement, n'avoir jamais pu bien comprendre ce que c'était que
le Jansénisme, ni en quoi son existence menaçait le dogme orthodoxe
de l'Église romaine. Nous nous contenterons done d'indiquer ici ra-
pidement quelques jalons qui serviront au lecteur curieux à se diriger
dans cette plaine aride et ennuyeuse d'aspects.
Baïus, le docteur de Louvain, fut, à ce qu'il paraît, le précurseur
de Jansénius. Ce dernier, évoque d'Ypres, dans un livre sur saint
Augustin, renouvela quelques idées de son précurseur. Les congréga-
tions de AuxUiis étaient alors en pleine floraison, sans porter de fruits,
comme on l'a vu. Et les Jésuites n'eussent pas mieux demandé que
d'avoir le prétexte d'une diversionl Malheureusement, le livre de Jan-
sénius ne fut imprimé qu'après la mort de son auteur. Alors, l'abbé de
Saint-Cyran se met à prêcher et préconiser les doctrines du défunt
évoque d'Ypres, son ami, qui devint ainsi, suivant l'expression de
Yoltaire (1) , chef de secte après sa mort. Les Jésuites sollicitent la
condamnation du livre de Jansénius, qu'ils représentèrent comme
une suite de l'ouvrage de Baïus , dont ils avaient obtenu la condam-
nation en 1567. Le pape condamna donc également le livre de Jan-
sénius. De là grand bruit et longue querelle en France. La Faculté de
théologie de Paris condamna cinq propositions de l'évêque d'Ypres.
Mais soixante Docteurs en appelèrent au Parlement comme d'abus.
Celui-ci ordonne la comparution des parties ; aucune ne comparaît, et
l'affaire s'embrouille de plus en plus. L'Université, comme les évoques,
se partageait sur les cinq fameuses propositions, que bien des gens, à
(1) Voyez le Siècle de Louis XIV. Voltaire a fort cavalièrement traité toute cette
affaire du Jansénisme. Seulement, au milieu de l'ironie de son récit, on voit clairement
que s'il regarde les Jansénistes comme de graves fous, il regarde les Jésuites comme de
bien dangereux sages. Voltaire fut élève des Jésuites !...
268 HISTOIRE DES JÉSUITES.
ce qu'il paraît, ne comprenaient guère, ou n'avaient même pas lues,
du moins dans l'original. L'arrêt d'Innocent XI ne cite rhême pas les
pages du livre d'où elles sont tirées ; le juge suprême s'était contenté
de lire les cinq propositions dans l'acte d'accusation. Le cardinal Ma-
zarin, qui n'aimait pas la guerre, fit recevoir la condamnation ponti-
ficale par l'assemblée du clergé de France. La paix semblait rétablie,
lorsque les Jésuites, par des violences calculées sans doute, ravivèrent
ce feu mal éteint, et la querelle éclata de nouveau et avec une nouvelle
énergie.
Les Révérends Pères firent refuser, par un curé de Saint-Sulpice,
l'absolution à un duc de Liancourt, parce quil ne croyait pas que les
cinq propositions fussent dansJansénius. L'auteur de la Moitié pra-
tique, Antoine Arnauld, fut chassé de la Sorbonne, grâce à une lé-
gion de docteurs, moines mendiants, dont la présence fit dire plaisam-
ment à Biaise Pascal : « Il est plus aisé de trouver des moines que
des raisons ! » Le célèbre Pascal vengea tous les Jansénistes par ses
fameuses Lettres Provinciales, auxquelles nous renvoyons le lecteur,
non pas seulement s'il veut être édifié sur le Jansénisme, mais aussi
s'il désire connaître le tableau le plus piquant des folies scolastiques
dont les Jésuites se faisaient alors les preneurs et les soutiens.
Le coup fut, à ce qu'il paraît, vivement senti par la noire Cohorte,
qui, ne pouvant répondre par les mêmes armes, eut recours à la vio-
lence. Les Jansénistes avaient établi auprès du Monastère de Port-
royal-d es-Champs, communauté dirigée par Arnauld et par l'abbé de
Saint-Cyran, une Maison où s'était retirée l'élite du parti, tous
hommes graves et non moins considérés par leur savoir que par leurs
vertus. La vengeance des Jésuites s'abattit comme un oiseau de proie
sur cette paisible retraite. Le Couvent des religieuses de Port-Royal
fut un jour envahi par la force armée ; les saintes filles se virent elles-
mêmes emmenées par de grossiers soldats; la maison des Jansénistes
fut abattue ; ceux d'entre eux qui n'avaient pas voulu prendre la fuite
furent enchaînés et conduits à la Bastille. Parmi ceux qui subirent ce
dernier sort, on compte Sacy, l'auteur de la Traduction de la Bible.
La colère des noirs enfants de Saint-Ignace, insatiable vautour, ne s'a-
HISTOIRE DKS JÉSUITES. 269
battit pas seulement sur la tète des vivants, elle s'en lut encore remuer
les ossements des morts. Lorsque Port-Hoyal (ut démoli de fond en
comble, on déterra les cercueils placés dans l'église et dans le cime-
tière pour les jeter ailleurs. Les débris du parti Janséniste furent persé-
cutés dans les Pays-Bas par Philippe V, à l'instigation des Jésuites !....
Pour donner une idée de ce procès singulier , nous ne pouvons mieux
faire que de rapporter les termes dont se sert Voltaire pour en peindre
le fond.
« Les Jésuites, dit-il dans son Siècle de Louis XIV, à l'article Jan-
sénisme , prétendaient que Molina avait découvert précisément com-
ment Dieu agit sur les créatures, et comment ces créatures lui résistent.
Ils distinguaient, avec leur docteur, l'ordre naturel et l'ordre surna-
turel, *la prédestination à la grâce, et la prédestination à la gloire, la
grâce prévenante et la coopérante.... Molina fut l'inventeur du con-
cours concomitant , de la science moyenne et du congruisme. Celte
science moyenne et ce congruisme étaient surtout des idées rares : Dieu,
par sa science moyenne , consulte habilement la volonté de l'homme ,
pour savoir ce que l'homme fera , quand il aura sa grâce ; et ensuite ,
selon l'usage qu'il devine que fera le libre-arbitre, il prend ses arran-
gements en conséquence , pour déterminer l'homme , et ces arrange-
ments sont le Congruisme... »
Nos. lecteurs ne pensent-ils pas que voilà de bien belles choses ! Et
qu'ils ne disent pas que Voltaire a fait une caricature d'un tableau :
tout ce qu'il dit se trouve dans Molina et dans les adversaires du Jan-
sénisme : seulement c'est beaucoup plus ennuyeux.
On peut encore lire les lettres P" et IP des Provinciales de Pascal,
pour se faire une idée de ce que c'était, au dire des Jésuites, que \epoii-
voir prochain , et la grâce suffisante, qui n'est point la ^rdce effi-
cace, etc., etc. Ou plutôt qu'on lise en entier le livre du spirituel
avocat des Jansénistes , auxquels nous sommes du moins redevables
d'un des plus beaux produits de l'esprit humain , que Voltaire plaçait,
justement, avant les satires de Boileau, et à côté des meilleures pièces
de Molière.
Ce résumé rapide et par conséquent incomplet de l'histoire du Jan-
270 HISTOIRE DES JÉSUITES.
sénisme et de la guerre que lui firent les Jésuites, peut être regardé
comme une sorte d'initiation à l'histoire du Jésuitisme en France, sous
le règne de Louis XIV.
Dans les premières années de ce règne , les Jésuites luttèrent assez
péniblement pour garder les positions qu'ils avaient conquises en France.
Sur la fin , ils ne luttaient plus : ils dominaient , ils opprimaient.
Louis XIY devenu vieux favorisa les Jésuites , qui ne le chagrinaient
pas sur les amours de sa jeunesse. On sait que madame de Maintenon
devint sa femme, grâce à l'influence du confesseur jésuite. Aussi, la
Compagnie de Jésus devint-elle puissante sur la fin de ce règne : le
Père Le Tellier gouvernait, à dire vrai, ou plutôt tyrannisait toute
l'Église de France.
Dans les premières années où Louis XIV saisit les rênes de son
royaume, pendant ces années où le jeune monarque brillait dans de
splendides carrousels , sous les yeux des Olympe Mancini , des Laval-
lière et des Montespan, tandis que Turenne et Condé faisaient respecter
au loin le nom français, les Jésuites reçurent plus d'un coup porté sous
les yeux et quelquefois avec l'approbation de l'autorité royale. Ainsi ,
lorsqu'ils voulurent s'introduire à Troyes, cette ville résista opiniâtre-
ment, et, pour barrer le passage aux Révérends Pères, présenta même au
roi un mémoire où elle retraçait énergiquement ses motifs d'opposition
qui étaient au nombre de dix. Ce mémoire, qui fut accueilli favorable-
ment, renferme plus d'un passage curieux. « Les charges sont grandes
à ïroyes, y lit-on ; les Jésuites s'en exemptent partout, et ils devien-
draient eux-mêmes une charge nouvelle, plus insupportable que toutes
les autres... Qu'on en juge: ils sont déjà venus parmi nous, en 163«S,
ils y restèrent six mois à peine ; et, dans ce bref espace de temps, ils
avaient déjà trouvé le secret d'acquérir 40,000 livres! D'ailleurs,
l'exemple des autres villes qui les ont reçus, de gré ou de force, n'est-il
pas là pour nous donner un salutaire avertissement 1 Châlons se re-
pentira longtemps de leur avoir ouvert ses portes... Charleville n'ou-
bliera jamais que ce sont ces Pères qui engagèrent le duc de Mantoue,
son seigneur, à doubler l'impôt sur le sel, cela au profit et pour l'en-
tretien de leur Collège 1... On connaît leur adresse pour s'insinuer par-
HISTOIRE DES JÉSUIIES. 271
tout, pour gagner les bonnes veuves, pour leur fiiire faire des testa-
ments à leur profit , etc.. A Hhétel, ils ont escroqué plus de 60,000
livres à mademoiselle Brodard, pour leurs belles Missions de la Chine!...
Qui ne sait qu'ils se mêlent de tout, se fourrent partout, se rendent
arbitres de tout?... Point de secret dans les familles... Ce sont des es-
j)ions éternels !... 11 n'y a point de plus grands négociants que ces Re-
ligieux ; tout leur est bon, pourvu qu'ils y gagnent!... Sous prétexte
d'aider certains marchands et de grossir leur négoce, ils leur prêtent
de l'argent et en tirent de grands profits, sans rien risquer. ]ls mettent
en vogue ces marchands, et discréditent les autres. Que l'on s'informe
à Lyon , entre les mains de qui est aujourd'hui le commerce des dro-
gueries et des épices , qui occupait autrefois plus de cent des meil-
leures maisons... »
Comme nous le disions , il y a des détails fort instructifs dans ce
mémoire de la ville de Troyes. Saint-Quentin éprouvait la même ré-
pulsion pour la noire Cohorte , qui essaya néanmoins de s'y faire in-
troduire par une expression de la volonté du roi auquel elle assurait
que , nulle part , elle n'était si désirée que dans cet endroit. Heureu-
sement , les habitants de Saint-Quentin eurent vent de rali'airc , et
mirent au grand jour le mensonge des Jésuites, qui ne purent vaincre
l'entêtement picard.
Vers la même époque, ceci se passait en Gascogne : un pauvre char-
pentier avait trouvé un trésor ; les Jésuites du lieu tirent tant et si
bien , qu'ils en devinrent les maîtres. Le charpentier eut l'audace de
se plaindre du procédé. Les bons Pères se vengèrent de ses criailleries
en le ruinant complètement. Ils le réduisirent même à la mendicité ;
ce qu'ils firent en obligeant tous ceux qui les aimaient ou qui les crai-
gnaient à ne plus employer cet artisan. « Le mémoire que celui-ci
présenta alors à la cour y fit une impression très-grande , » dit l'écri-
vain auquel nous empruntons ce détail, mais qui ne nous apprend pas
si on y fit justice, ce qui eût été mieux.
Tant que Louis XIV fut jeune , le cri des victimes du Jésuitisme
put, du moins, parvenir jusqu'à lui. Il permit même qu'on fit contre
la terrible Congrégation la plus sanglante et la plus publique des sa-
272 HISTOIRE DES JÉSUITES.
tires, nous voulons parler de Tarlufe. Celte pièce inimitable fut jouée
en 1667. On reste toujours étonné de l'audace qu'il fallut à Molière
pour livrer à la risée du monde une puissance aussi effroyable que celle
à laquelle il s'attaquait. Rien, en effet, n'égale cette audace , si ce
n'est le talent de l'auteur de ce chef-d'œuvre. La France presque en-
tière battit des mains et applaudit l'ouvrage de son premier comique ,
du grand philosophe. Les Jésuites se vengèrent de lui, en le condam-
nant, dans la chaire des églises, au feu éternel, et en lui refusant,
après sa mort, la sépulture ecclésiastique. Il fallut même un ordre royA
pour qu'un des plus grands écrivains dont s'honore la France pût ob-
tenir un petit coin de terre pour sa dépouille mortelle !
]\îais, aussitôt que Louis XIV fut devenu vieux, les Jésuites s'em-
parèrent peu à peu de son esprit et finirent par dominer ce caractère
si despotique. Madame de Maintenon fut l'utile alliée des Pères La-
chaise et Le Tellier. Alors Louis XIY révoque l'Édit de Nantes , et
chasse de France cent mille familles de protestants, qui vont, loin
d'une patrie ingrate, porter leurs richesses et leurs talents (1). Alors
commencent les affreuses Dragonnades des Cévennes, cette large et dé-
goûtante tache de sang qui suffit pour éteindre le soleil que Louis XIV
avait pris pour emblème et qui sembla, pendant quelques années, une
allégorie assez juste. Alors, enfin, les Jésuites devenus tout-puissants,
ne laissent plus parvenir jusqu'au pied du trône le cri des malheureux
qu'ils dépouillent ou qu'ils oppriment.
« Dans les dernières années de ce règne, raconte l'auteur de Yllis-
(1) Ce fut Henri IV qui accorda aux Calvinistes le célèbre Édit de Nantes. Cette sorte
de Charte des Protestants de France accordait à ceux-ci protection et différents droits.
Ainsi , tout seigneur de lief haut-justicier pouvait avoir dans son château le plein exer-
cice de la religion réformée. L'entier exercice de cette religion était accordé dans tous
les lieux qui ressortissaient immédiatement à un parlement. Les Calvinistes pouvaient
faire imprimer des livres. Ils étaient aptes à posséder toutes les charges et dignités de
l'Etat, etc.
Lorsque Louis XIV eut supprimé l'Ëditde ÎVantcs, il voulut empêcher les Calvinistes
d'aller chercher à l'étranger une liberté de conscience qu'ils n'avaient plus en France.
On condamna aux galères des Protestants des classes industrielles qui voulaient sortir
de France. En outre , on conlisquait les biens des Calvinistes nobles ou riches , si ces
derniers sortaient de France avant un an. Et c'étaient les Jésuites qui poussaient à ces
actes d'une tyrannie (jui rappelle celle de Tibère!...
HISiOlllK OES JESLITES. 273
ioire générale de la naissance el des progrès de la Compagnie de Jé-
sus ( publiée en 1741 ), on voyait dans les rues de Paris une pauvre
mendiante qui racontait à ceux qui lui faisaient l'aumône sa triste
histoire , où les Pères Jésuites figuraient comme ils ont si souvent et
si mallieureuscmenl figuré ailleurs. Cette mendiante avait été femme de
chambre d'une dame (jui avait pour confesseur le Jésuite De La Rue.
Cette dame, étant tombée dangereusement malade, remit à son confes-
seur une somme de 10,000 livresqu'elle voulait donner, après sa mort,
à sa femme de chambre. Or, craignant que ses héritiers ne cherchas-
sent à chicaner sa domesti([ue à ce sujet, elle confiait la somme au
Père pour qu'il la remît, après la mort de la donatrice, à la personne
(ju elle voulait récompenser de ses longs et bons services. Le Jésuite,
obligeant, prit les écus et les garda bien ; si bien, (jue, lorsque , la dame
morte, la femme de chambre vint réclamer les 10,000 francs au Révé-
rend, celui-ci nia le dépôt. La malheureuse avant osé se plaindre, les
Jésuites la firent mettre à la Bastille, dont elle ne sortit (ju'après la mort
de Louis XIV. Dans les premières années de la Régence, on la voyait
encore, vieille, infirme, et allant, de porte en porte dans Paris , im-
plorer la pitié des personnes charitables et leur racontant ses mal-
heurs. »
Il nous est impossible de rapporter ici toutes les accusations plus ou
moins prouvées qui tombèrent à cette époque sur le Jésuitisme, puis-
samment couvert pourtant par l'égide du pouvoir royal , ([u\ ne laissa
pas que d'y perdre lui-même de sa splendeur et de sa solidité ; car
c'est le propre des Jésuites de ne se sauvegarder jamais eux-mêmes
qu'en ruinant et abîmant leurs protecteurs. Nous regrettons surtout
que le défaut d'espace ne nous permette pas de tracer le tableau des
intrigues qui entourèrent Louis XIV dans ses dernières années, alors
que ce roi, astre éteint, ne se révélait plus au monde que j)nr madame
de Maintenon et par le Jésuite Le ïellier : une vieille maîtresse et un
confesseur hypocrite.
Nous ne dirons rien non plus de l'afTaire du Quiélisme , dont on
peut trouver les détails dans toutes les histoires, du temps. Nous
ferons seulement remarquer que les Jésuites, dans cette afl'aire, firent
II. 3o
374. riISTOIKE DES JÉSUirES.
croire au dou\ el bon Fénelon qu'ils le soutiendraient ; mais dès que
Louis Xiy se fut prononcé, ils firent le plongeon, et découvrirent qua-
rante erreurs dans le livre des Maximes des Saints , cause de cette
querelle où Uossuet se montra le plus fort docteur, et Fénelon le
meilleur chrétien.
Il semble que les Jésuites aient à dessein fait éJever tous ces bruits
de querelles religieuses autour du trône de Louis XIV défaillant et qui
semblait s'y complaire : comme on voyait jadis les chefs de l'empire
romain dégringolant vers sa chute s'occuper de frivoles discussions
de dogme, ou des querelles de l'hippodrome. Peu de temps avant la
mort de Louis XIV, les Jésuites soufflèrent sur les cendres presque
éteintes du Jansénisme et en firent sortir encore l'affaire de l'abbé
Quesnel et la bulle Unigenitus , deux choses qui ranimèrent l'ardeur
des combats religieux en France. On trouve dans les Mémoires du duc
de Sainl-Simon les détails suivants, que nous avons jugés assez curieux
pour les insérer ici. Après avoir dit quelques mots du livre de Ques-
nel, livre qui, suivant lui, fut le prétexte d'une insurrection générale
de la Compagnie de Jésus , le duc de Saint-Simon nous apprend que
« les honnêtes gens voulaient qu'on mît l'auteur de ce livre (1) en
demeure de rectifier les propositions mal sonnantes de son œuvre. »
« Mais ce n'était pas là le jeu du Père ïellier, » continue le duc
de Saint-Simon. « Il \ouWd étrangler cette aii'aire par autorité, et s'en
faire une matière à persécutions à longues années , pour établir en
dogme la foi de l'Ecole jésuitique, à grand' peine jusqu'alors tolérée
par l'Église de France... Il voulait donc une condamnation in globo,
qui tombât sur le tout , et se sauvât par un vague qui se pouvait ap-
pliquer ou détourner au besoin... Pour atteindre ce but, la Compa-
gnie désirait engager dans la querelle le Pape et le Roi de France ,
afin que , portée sur les deux puissances également , son école éblouît
(1) Ce livre était une sorte de résume des doctrines de saint Paul, de saint Thomas
cl de saint Augustin. En tout cas, si nous on croyons une anecdote insérée dans le
Siècle de Louis XIV, il était si peu dangereux pour la foi chrétienne, que Clément XI ,
qui le lut avant (luuii pensât à le poursuivre, en lit publiquement l'éloge; ce qui ne
renipèclia pus de le condamner (piand les Jésuites le voulurent.
HISTOIRE DES JÉSUITES. 275
l'ignoraiiro on la fail)lesse de certains évoques, atliiAl les autres par l'am-
bition , forçAt tout théologien d'ôtre publiquement pour ou contre ,
grossît infiniment le parti jésuitique, et lui permît d'anéantir l'autre,
une fois pour toutes , j)ar une persécution ouverte et une inquisition
contre les gens également en butte à l'autorité de Rome et à celle du
Iloi ; par là, accoutumer toute tête à ployer sous ce joug, et de degré
en degré l'ériger en dogme de foi... Et c'est malheureusement ce que
nous voyons aujourd'hui ! ... »
D'Aubenton et Fabroni, deux ardents Jésuites, assiégèrent le Pape
jusque dans son cabinet, et l'y tinrent comme en charte privée, pour
lui arracher la bulle qui leur donnerait raison et condamnerait le
Père Quesnel. Le Pape objecta vainement qu'il avait pris un engage-
ment solennel à cet égard envers le Sacré-Collége et le cardinal de
La Trémoille. « Fabroni , continue le duc de Saint-Simon , s'emporta
de colère et traita le Pape de petit garçon, lui soutint la bulle belle et
bonne, toute telle qu'il la fallait, et que , s'il avait fait la sottise de
donner cette parole , il ne fallait pas la combler en la tenant. .. »
Le duc de Saint-Simon raconte aussi que le Père Le Tellier le
consulta sur l'effet que produirait cette bulle à la cour et à la ville.
Rien de plus curieux que le récit de l'entrevue entre le Jésuite et le
grand seigneur.
«... Alors, dit Saint-Simon, le Père se fâcha, parce que j'avais
mis le doigt sur la lettre , malgré ses adresses et cavillations. .. N'étant
plus maître de soi , il s'échappa à me dire des choses dont je suis cer-
tain qu'il aurait après racheté très -chèrement le silence; il me dit
tant de choses sur le fond et sur la violence pour faire recevoir la bulle,
si énormes, si atroces, si effroyables, que j'en tombai en véritable syn-
cope... Je le voyais, bec à bec, entre deux bougies, n'y ayant du tout
que la largeur de la table entre deux ; éperdu tout à coup par l'ouïe
et par la vue, je fus saisi, tandis qu'il parlait, de ce que c était quun
Jésuite /... »
Ce que nous devons observer , pour caractériser l'alliance des Jé-
suites avec Louis XÏV, c'est que lorsque ce monarque imjiérieux eut
des démêlés avec Rome , à la suite desquels il força le successeur de
27 G HISTOIRE DES JÉSUITES.
saint Pierre à s'humilier devant le successeur de saint Louis , les Jé-
suites se rangèrent toujours du côté de la puissance temporelle.
11 ne semble pas que le clergé de France ait vu avec grand ])laisir
les Jésuites dominer en ce pays. En J668, l'évéque de Pamiers ex-
communia trois Jésuites de son diocèse, et celui d'Arras censura l'ou-
vrage du Père Gobât et toute la Compagnie, qu'il représente » comme
une pépinière où s'élèvent des gens destinés à ravager la vigne du Sei-
gneur, n Enfin, en 1701, l'assemblée générale du clergé fit éclater son
zèle contre la morale des Jésuites.
JNoublions pas une anecdote qui montrera comment les confesseurs
de Louis Xl\ usaient du pouvoir que leur accordait, celui-ci. « En
1680, le Père La Chaise voulut se rendre maître du monastère de
Charonne, situé dans un faubourg de Paris. Il paraît que les Jésuites
n'avaient pas entrée dans ce couvent, ce qui les irritait. D'ailleurs, le
Père La Chaise convoitait des terrains appartenant à ces religieuses. Il
persuada donc au roi et à l'archevêque de Paris d'y mettre une abbesse
pour y rétablir, disait-il, le bien spirituel et temporel. Rien entendu
qu'on y devait placer une créature des bons Pères. Malheureusement,
les constitutions de l'Ordre de Cîleaux , auquel appartenait le couvent
de Charonne, défendent de nommer des abbesses dans ses Maisons.
Les Religieuses de Charonne, fortes de ceci , refusent de recevoir la
Jésuitessc dans leur couvent. Le Pape, consulté, leur donne raison. Mais
le Père La Chaise voulait qu'elles eussent tort, et il le leur fit bien
voir. Le Parlement, se faisant l'instrument servile du confesseur royal,
qui avait d'ailleurs eu l'adresse de mettre en avant les libertés gallica-
nes, rendit un arrêt , en exécution duquel la communauté fut déclarée
éteinte, la Maison vendue, et les Religieuses enlevées avec violence par
des archers. Quelques-unes furent réduites à mendier.
Les Jésuites enfin ne craignirent pas d'accuser l'austère Rérullo d'a-
voir engrossé une carmélite, pour s'emparer de la direction d'un autre
couvent qu'ils convoitaient!...
Jamais les enfants de Loyola n'avaient été ni ne furent aussi puissants
en France que dans les dernières années du règne de Louis XÏV. On
sait que les Révérends Pères ont été accusés d'avoir contribué aux mal-
HISTOIRE mis JÉSLUTES. 277
heurs qui fondirent sur la France à celte époque. En thèse générale,
on peut flire que partout où ils dominent, c'est au\ dépens delà gloire
des souverains comme du bonheur des peuples. Le xvii* siècle a réel-
lement consacré la puissance du Jésuitisme j)ar toute la terre ; cepen-
dant, c'est pendant son cours qu'ont été portés les plus rudes coups à
la noire Cohorte , ces accusations terribles qui préparèrent le grand
jugement du xviii" siècle. C'est enfin dans le xvii" siècle que les
Jésuites, par diflérentes mains, se virent véritablement mis sur l'échci'
faud (1).
(1) Il nous a été impossiltle , nous tenons à le répéter, d'enregistrer toutes les infa-
mies dont les Jésuites se sont rendus coupables en France pendant le règne de Louis XI V.
Nous voulons mentionner encore cependant l'histoire du pauvre florin, innocent vision-
naire que les Jésuites firent brûler en 1CG3, et dont tout le crime fut dans sa folie,
folie douce et dans laquelle il se croyait le Saint-Esprit; folie commiuie, à ce (pi'il pa-
rait, dans le moyen-âge. Un familier des Jésuites, Desniarets, s'introduisit auprès de cet
insensé si peu dangereux, lui prit ses papiers, avec lesquels le Père Canard, ou Annat,
confesseur du roi, alluma le feu du bficher.
Nous avons également passé sur le diacre Paris et ses Convuhionnaires , et sur tout
ce que Voltaire, dans son Siècle de Louis XIV, appelle si justement les folies de Paris.
Nous répondrons ici au reproche qu'on nous a adressé de ne pas nous être étendu da-
vantage sur la querelle du Jansénisme. Ce que nous avons à dire, à cet égard, c'est que
cette querelle ne peut avoir qu'un médiocre intérêt pour les lecteurs du xix« siècle ; \oila
pourquoi nous y avons consacré peu de place. Certes, d'ailleurs, et malgré le talent de
Pascal, l'érudition d'Arnauld, on eût peu fait attention aux Jansénistes s'ils n'eussent
eu les Jésuites pour persécuteurs. On rit, de notre temps, en apprenant que Racine, l'au-
teur de Milhridate et d'AthaUe, prit la lièvre parce que son royal maître le soupçonna
d'être Janséniste. Mais, alors, c'était une accusation sérieuse : «Il valait mieux, en ce
temps, passer pour athée que pour Janséniste, » a dit un écrivain ; c'est qu'en ce temps
Janséniste voulait dire ennemi des Jésuites.
Rappelons encore, pour terminer, que, lorsqu'on défendit les représentations de Tar-
tuffe, .Alulière s'étonnant de ce qu'on permettaiten même temps déjouer une autre pièce
où la morale et la religion étaient également attaquées: «C'est tout simple, obser>a le
prince de Conli, ces gens-là veulent bien qu'on se moque du bon Dieu, dont ils s'occu-
pent fort peu, mais non pas d'eux-mêmes !...»
CHAPITRE V.
La belle iUidîere, — Dauiieiis, — et la Banqueroute du
P. La Valette.
Le 10 octobre 1751, une foule incroyable et incessamment gros-
sissante s'amoncela , dès le matin , autour du palais de Justice de la
ville d'Aix. Quelques centaines d'intrépides curieux avaient même bi-
vouaqué toute la nuit aux portes du vieil édifice, afin de pouvoir s'em-
parer des meilleures places. Ces derniers, en général, semblaient étran-
gers à la ville d'Aix et portaient presque tous le costume des pêcheurs
et marins provençaux. Il semblait qu'il y eût plus que de la curiosité
chez ceux-ci ; on devinait qu'ils étaient poussés par une de ces anima-
tions fébriles qui ne se trahissent d'abord que par quelques rauques et
sourds grondements, et qui, tout à coup, éclatent comme la foudre et
dévastent comme elle. Cette animation se retrouvait, du reste, à un
degré plus ou moins fort, sur toutes ces figures méridionales brunes
et énergiques, et qui sont si expressives, si belles même , lorsqu'elles
ne sont pas brutales.
Tout le Midi de la France semblait avoir envoyé des représentants
à ce congrès en plein air ; et des visages plus pâles, des gestes moins
accentués, des costumes plus soignés, qu'on apercevait (;à et là, an-
nonçaient la présence dans la foule d'individus veims des parties sep-
tentrionales du royaume et probablement de la capitale même.
280 HISTOIRE DES JÉSUITES.
Et ce n'étaient pas seulement des gens du commun qui se pressaient
alors autour du palais de Justice. Aussitôt que les portes de l'édifice
eurent été ouvertes , on y vit entrer un grand nombre des plus hauts
seigneurs du pays, des dames des premières familles, des prélats du
plus haut rang. Ces êtres privilégiés obtinrent, bien entendu, les pre-
mières et les meilleures places, non sans difficulté toutefois, et non sans
que besoin fût de recourir aux hallebardes des archers de la ville et
aux crosses des mousquets du régiment de Picardie , qui tenait alors
garnison dans la ville d'Aix.
C'est que jamais aussi le Parlement de cette ville n'avait eu à con-
naître d'une affaire qui eût fait autant de bruit que le procès alors
pendant devant son tribunal. Ce procès était celui du Jésuite Girard
et de la belle Cadière. Nous allons essayer de résumer aussi brièvement
que possible cette affaire, qui eut un si grand retentissement à son épo-
que , et à laquelle nous devons attacher une certaine importance en ce
qu'elle influa fortement sur les destinées du Jésuitisme.
En 1728, les Jésuites eurent le crédit de faire nommer au Rectorat
du séminaire royal de la marine, à Toulon, un des leurs, nommé
le Père Jean-Baptiste Girard. Le Père Girard, qui dans sa Compa-
gnie faisait partie de la classe des prédicateurs , arrivait alors de la
ville d'Aix, où il avait demeuré pendant environ dix ans, et où, dit-on,
il s'était acquis dans la chaire une grande réputation, qui l'avait pré-
cédé à Toulon et lui préparait de plus brillants succès dans sa nouvelle
résidence. Bientôt, en effet , on ne parla plus que du Père Girard, à
Toulon , parmi la gent dévote. On s'écrasait aux portes de l'église où
il prêchait ; et, les devoirs de sa nouvelle charge ne lui permettant plus
que rarement de monter en chaire, on se battit autour du confession-
nal où le Révérend, d'une voix moins solennelle, mais plus pénétrante
encore, faisait entendre la voix de Dieu à ses pénitents et surtout à ses
pénitentes. Car ce furent surtout les femmes, à ce qu'il paraît, qui
professaient , à l'endroit du Père Girard , le plus grand enthousiasme ;
et ce n'était certes pas sans de bonnes raisons. Le Père Girard avait
une grande instruction, et, chose plus rare, il savait en adoucir les an-
gles les plus ailiers , de manière à ne froisser jamais l'ignorance. Il
IITS'IOIRK DRS .IKSf ITES. 281
possédait, enoulrc, un organe ma|ini(i(|iU!,(lonl l'Iiarmonio ajoutait une
nouvelle jiuissance à sa parole. Son déhil ('lait agréable , son geste
émouvant. Sans être belle , sa ligure avait (juehpie cliose de rôveur et
d'evpressif à la fois. Ses yeu\ petits, mais pleiiis de feu, que voilaient
souvent de longs cils bruns, étaient surmontés d'un front large et légè-
rement fuyant en arrière, tel qu'on suppose celui d'un entbousiaste. Le
Père Girard avait alors quarante-huit ans à peine.
11 n'était bruit à celte même époque, dans toute la ville de Toulon,
que d'une jeune fille appelée la Cadière, ou la belle Gadière, et qui était,
suivant les uns, une folle, suivant les autres, une sainte. Cette jeune
iille appartenait , du reste, à une famille honorable de Toulon ; mais
privée d'une sage direction venant de ses parents, elle s'abandonna de
bonne heure à toutes les folles imaginations d'une âme naturellement
ardente et brûlée par les ardeurs du feu mystique. Au lieu de faire
rentrer au niveau de la raison les Ilots désordonnés de cette intelli-
gence d'enfant , sous laquelle bouillonnaient déjcà les pensées d'une
jeune fdie , on lui laissa le champ libre. A quinze ans, la belle Ca-
dière lisait des livres ascétiques, |>lus dangereuv peut-être que de mau-
vais livres pour les intelligences jeunes , vives et qui aspirent la pas-
sion humaine , à leur insu , dans le souffle le plus divin. X seize ans,
elle avait dévoré toutes ces élucubrations pleines d'une fausse spiritua-
lité, qui ne sont, souvent peut-être, que l'écho des âpres rêveries d'une
imagination en désordre , du délire d'une fièvre intérieure et cachée,
ou pis encore! A dix-sept ans, la belle (iadière passait sa vie dans les
églises , les chapelles , les lieux de dévotion , ou dans un petit oratoire
qu'elle s'était arrangé dans sa maison. Elle priait et jeûnait à di\-sej)tans
plus qu'un bon vieuv prêtre nele fait à soixante. Elle se confessait tous les
jours, communiait chaque dimanche ; passait souventles nuits à prier, les
pieds nus sur les dalles de son oratoire ; se donnait la discipline parfois
avec une énergie qui déchirait sa peau fine et satinée ; car la belle Ca-
dière méritait !)ien ce surnom, qu'elle dédaignait pourtant pour celui de
sainte. Une longue et soyeuse chevelure d'un noir d'ébène, que la ri-
chesse du sang faisait se tordre légèrement à la nuque, aux tempes, à
la racine des cheveux, couronnait royalement une tête admirable, d'un
H. 36
2SÎ HISTOIRE DES JÉSUITES.
•ralbe délirieux et fin. Sa figure, de ce blanc mat des contrées méri-
dionales et que relevaient des tons cliauds, avait un caractère de beauté
saisissant, un peu âpre et comme mordant au cœur, qui eût étonné Ra-
phaël, ce peintre de l'âme, mais qu'eussent adorée Rubens et Titien,
ces deux peintres de la vie. Mais , soit qu'elle ignorât sa beauté , soii
qu'elle vouliit l'offrir en holocauste au Seigneur, la belle Cadière pas-
sait toujours, lentement, priant et recueillie, à travers la haie que les
jeunes gens de la ville, les plus beaux et les plus riches, formaient
d'habitude, aussitôt qu'elle paraissait dans la rue, et sous de brûlants
regards méridionaux dardés sur elle comme des flèches de feu, et qui
s'émoussaient toujours et s'éteignaient, hélas! sur ce beau marbre in-
sensible , sur ce charmant bloc de glace !
Du reste, il n'eût pas fait bon qu'on eût osé, seulement du regard,
faire insulte à la belle sainte Cadière. La populace eût, sans nul doute,
fait un mauvais parti à l'isolent effronté. Les hommes du port sur-
tout, les pêcheurs et marins, classe d'hommes fort superstitieuse
par-dessus toutes , avaient une croyance ferme et profonde en la
sainteté de la belle Cadière, depuis que, par un jeu du hasard, l'en-
fant d'un deux , abandonné par les médecins et dont la mère pré-
parait déjà le linceul en pleurant , avait été subitement rappelé à la
vie et à la santé, sous les blanches mains de la jeune fille amenée par
le désespoir paternel et invitée par ces simples créatures à appeler la
clémence divine sur l'unique gage d'une union toujours heureuse, mais
aussi toujours stérile jusqu'alors. Ce miracle mit définitivement au
front de a belle Cadière le nimbe des bienheureux ; et, la croyance
populaire réagissant sur l'exaltation de la jeune fille, cette dernière se
crut réellement en communication directe avec le ciel, sa véritable pa-
trie ; el'ieeut de fréquentes extases, des visions célestes ; elle entendit les
voix des anges, ses frères aux blanches ailes, qui l'appelaient et conver-
saient avKC eue : sainte Thérèse allait se voir dépassée... Ce fut alors
que ie Père Girard fut nommé Recteur du séminaire royal de la ma-
rine, à Toulon.
Dans l'intérêt de son Ordre , et, sans parler d'un autre sentiment,
probablement aussi par un mouvement d'amour- propre personnel, le
Le P. Girard et h belle Cadiere
HlS'lOimi OKS JKSLin lis. 283
Jésuite lut bionlôl désirciix d'avoir pour juMiiteiile la jeune el belle
sainte, quidailleurs appartenait, ainsi ([ue nous Tavonsdit, aune mai-
son riche et iionorable de Provence. De son côté, la belle Cadière, toute
sainte qu'elle était ou pouvait être, fut singulièrement llattée des avances
du Révérend Père, dont la réputation était déjà établie à Toulon aussi
bien qu'à Aix; elle espérait probablement aussi que le -membre d'un
Ordre dont le chef avait composé les Exercices spirituels lui aiderait à se
raj)prochcr du ciel par ces voies mystiques Inconnues au commun des fidè-
leset dontellecroyait avoir découvert quelques-unes. Le PèreGirard, en
effet, loin de calmer les troubles de cette jeune âme, qui n'étaient peut-
être que le reQux de leffervescence des sens, les échos mal interprétés
delà voix de la nature, l'encouragea à de nouvelles folies. Le Jésuite,
loin de défendre à sa pénitente la lecture des livres ascétiques , lui en
indiqua de plus dangereux encore. Le petit oratoire delà belle Cadière
fut transformé en chambre des méditalions !... Le Père Girard n'ou-
blia pas de faire connaître à sa jeune pénitente les écrivains de sa
Compagnie ; il lui mit entre les mains, par exemple, le livre du Jé-
suite Louis Henriquez, qui a pour titre : Occupaiions des saints dans
le ciel, et dans lequel, étrange profanation ! l'auteur, qui semble un
fils de Mahomet bien plus qu'un disciple du Christ , nous montre les
bienheureux jouissant largement, et avec toute l'énergie des aspira-
tions célestes, des plaisirs les plus vifs qu'offre la terre. Ainsi, on y
voit les saints et les saintes réunis par couples gracieux , passer sous
des ombrages frais et mystérieux , où s'épanouissent les fleurs les plus
belles et les })lus parfumées ; ou bien, et toujours par couples, danser,
dormir, savourer de divins nectars; ou bien encore s'y marier et avoir
des enfants. .. Tout cela au bruit des harpes célestes et des divins can-
tiques , et tandis que les séraphins secouent au-dessus de ces voluptés
célestes les flammes brûlantes qui sont leur propre essence , et que
les mignons chérubins, témoins discrets, tapis dans les feuillages dou-
cement agités , battent de leurs petites ailes blanches comme pour ra-
fraîchir l'atmosphère embrasée et pour aj)plaudir au bonheur que goû-
tent leurs nouveaux compagnons!. .. (1)
(1) Le livre du Père Luuis Henriquez, dont uuus boiimies bien loia d'exagérer le»
284 HlSTOlliE DES JKSCITliS.
Le Père Girard semblait s'être entièrement consacré à sa jeune ,
belle et sainte pénitente. Pas un jour ne se passait sans qu'ils ne se
vissent, soit que le prêtre lut trouver la jeune fille dans son oratoire, soit
que celle-ci vînt s'agenouiller dans le confessionnal de la chapelle de
celui-là. Tellement, que les autres pénitentes du Piévérend Père, moins
saintes, moins^jeunes, moins belles peut-être, s'en montraient fort pi-
quées et commençaient à en médire. Cependant, telle était la confiance
presque unanime en la sainteté de la jeune fille et dans la vertu du
prêtre, que nuls propos méchants n'osaient encore se produire ouverte-
ment à leur occasion ; seulement , au-dessus de cette intimité spiri-
tuelle, un observateur attentif eût pu voir poindre le nuage de la mé-
disance qu'un instant fait grossir. Soudain ce nuage creva , et ter-
rible fut l'orage qui en jaillit.
Dans l'hiver de 1730, la ferveur ascétique de la belle Cadière avait
redoublé; elle soumettait son corps charmant et déjà amaigri à de vé-
ritables tortures : on assurait même qu'elle avait passé le carême de
cette année sans prendre aucune nourriture. Enfin , le Vendredi-
Saint, comme pour compléter la ressemblance avec le Christ dans sa
Passion , elle fut trouvée dans son oratoire renversée et baignée dans
son sang qui s'échappait d'une blessure qu'un ange, suivant son récit,
lui avait faite au côté. . .
Quelques semaines après, les méchantes langues de Toulon don-
naient à la maigreur de la belle Cadière, à ces extases , à ce sang, à
tout ceci qu'ils traitaient de comédie , une explication purement phy-
sique et passablement scandaleuse. Le premier qui se hasarda à laisser
voir cette opinion faillit être assommé par les gens du port, qui trai-
taient tout ceci de calomnies atroces et soutenaient de leurs bras vi-
goureux la sainteté chancelante de la belle Cadière. Les pêcheurs et
marins se seraient probablement montrés plus faciles à l'endroit du
Père Girard : mais comme les traits lancés sur la robe noire mena-
çaient de rejaillir sur la robe blanche, les dignes enfants du Midi pro-
tégeaient également riitu> cl l'autre de leurs voix rauques et de leurs
divagations béulcniciil croiiqucs, fut public on 1031, avec aiiiuobalion du l'roviniial
de Castille.
HISTOIKE DES JÉSUITES. i85
poings pesants. In jour, néanmoins, sous une dédiarge plus terrible
et presque générale, force leur fut de s'efVacer en sacrifiant au moins
un de leurs deux protégés.
La voix qui s'élevait, ce jour-là, |)our convertir en accusation ce
qui jusqu'alors n'avait été regardé que comme une médisance ou une
calomnie , appartenait h un individu trop respecté et jouissant lui-
même d'une estime trop générale pour qu'il fût possible de lui impo-
ser silence par un des moyens à l'usage des pêcheurs et gens du port.
Cette voix n'était rien moins que celle du Prieur du couvent des Car-
mes 1 Ce qu'elle disait, d'ailleurs, était dirige beaucoup plus contre le
Père Girard que contre la belle Cadière. Les avocats populaires de
celle-ci laissèrent donc s'élever à peu près en liberté la rumeur et s'ac-
croître le scandale. En revanche, les confrères et amis du Père Cirard
s'émeuvent, prennent parti pour le Jésuite ; et, pour étrangler l'affaire,
comme ils disent , ils ne trouvent rien de mieux que de solliciter et
d'obtenir contre la Cadière un ordre de réclusion au couvent des Ur-
sulines, avec défense délaisser communiquer la jeune fille avec qui que
c<i soit du dehors.
Cet étrange abus d'autorité , loin de prévenir le scandale , ne sert
qu'à le faire éclater plus vite et plus bruyamment.
La nouvelle de l'arrestation et de l'enlèvement de la belle Cadière
ne s'est pas plus tôt répandue dans Toulon, que les pêcheurs et marins,
tout le menu peuple, s'émeuvent, s'agitent, se lèvent et s'écrient. Les
parents de la jeune fille, soutenus par une grande partie des notables
habitants de Toulon, dénoncent aux magistrats compétents l'abus d'au-
torité dont la Cadière est victime. Lu arrêt du Conseil du roi intervient
et ordonne que le Parlement d'Aix connaîtra de l'affaire, qui s'instruit
aussitôt, malgré la résistance des Jésuites, de leurs amis et patrons se-
crets ou reconnus. Alors, les Conseils delà belle Cadière présentent à
cette Cour une requête, faite au nom de celle-ci, contre le Père Girard.
Enfin, le 10 octobre, l'affaire est appelée.
On comprend maintenant l'afduence de monde que nous montrions,
au début de ce chapitre , tout autour du palais de Justice de la ville
d'Aix ; et l'on doit penser qu'aux premiers rangs étaient les pêcheurs
286 HISTOIRE ])Eî5 JÉSUITES.
et gens du port de Toulon , toujours persuadés de la sainteté de leur
belle Cadière, mais qui, désormais, en revanche, chargeaient le Jésuite
Girard des forfaits les plus inouïs.
Aussitôt que les membres du Parlement, à grand'peine introduits
dans le lieu des séances, eurent pris place, le Président donna l'ordre
d'amener la plaignante et l'accusé. Le Père Girard, tant était grande
l'irritation populaire, avait été transféré, dès la veille et de nuit, dans
une pièce attenante à la Gour. Quant à la belle Gadière , grâce à ses
nombreux et déterminés champions, elle ne parut pas plus tôt, accom-
pagnée de sa mère et d'une religieuse d'un couvent d'Aix où la Gour
lui avait assigné un asile, qu'un large passage lui fut ouvert.
La jeune fille semblait marcher et se soutenir avec difficulté, et seu-
lement à l'aide des bras de sa mère et de la religieuse qui l'accompa-
gnait. Néanmoins, elle était toujours si belle que , lorsque pour re-
mercier la foule de sa complaisance à lui livrer passage, elle souleva
un grand voile qui l'enveloppait presque entièrement, en prononçant
d'une voix émue quelques paroles qu'on devina putôt qu'on ne les en-
tendit , comme un frisson électrique parcourut la multitude ; quel-
ques sanglots éclatèrent, mais s'éteignirent aussitôt dans une furieuse
imprécation lancée contre le Père Girard.
Parvenue devant la Gour, la belle Gadière , toujours digne de ce
nom , rejeta son voile , sur l'ordre du Président; et , après avoir ré-
pondu aux questions d'usage : « qu'elle se nommait Catherine Ga-
dière, et qu'elle était âgée de dix-huit ans, » formula de vive voix son
accusation contre le Jésuite.
Il nous est impossible d'insérer ici cette déposition : la plainte de la
Gadière ne remplit pas moins d'un volume dans une édition de ce pro-
cès célèbre. D'ailleurs, le crime reproché au Père Girard , fût-il cent
fois prouvé, ne serait toujours que celui d'un Jésuite, et c'est à l'Ordre
entier que nous nous attaquons. Nous n'avons même résolu de parler
de toute cette artaire que parce cpie le contre-coup s'en fit rudement
sentir à la Compagnie de Jésus tout entière, et qu'elle nous amènera
à la situation qu'occupait celle-ci dans les premières années du xviii"
niSTOÎRK DES JÉSUITES. 287
Aprùs avoir raconté comment elle avait connu lo IVre Girard, com-
ment celui-ci , s'cmparant de son esprit , dirigeant sa conscience , et
exaltant encore son imagination en délire, l'avait guidée, poussée dans
les routes les plus ardues de la vie ascétique , la belle (ladière, expli-
quant ensuite dans quel but infernal le Jésuite excitait dans sa jeune
âme en délire de brûlantes et séraphiques ardeurs, formula nettement
contre le Père Girard une accusation de magie et de sorcellerie, d in-
ceste spirituel , et, enfin, de séduction réelle
Le Père Girard fut interrogé à son tour. Bien entendu , son récit
fut tout différent de celui de la plaignante. Il avoua que, lorsqu'il se
fut chargé de la direction spirituelle de la jeune fille, il avait, pendant
quelque temps , autorisé les exercices de dévotion de cette^ dernière ;
mais il affirma constamment qu'il avait bientôt voulu la retenir dans
cette voie de dévotes folies, qu'il soupçonnait unies à des intentions
mondaines, et que ce fut parce qu'il ne put y parvenir qu'il avait cessé
d'avoir aucune relation avec sa pénitente.
On introduit alors le Prieur des Carmes de Toulon. Ce religieux,
nommé le Père Nicolas , dépose que Catherine Cadière est venue se
confesser à lui, et que, sur sa demande, elle a répété cette confession
devant témoins. Cette confession , qu'il lui est à présent permis de faire
connaître à la justice, charge gravement le Père Girard.
x\près le Carme, on fait paraître deux frères de la jeune fille, tous
deux prêtres , et dont les dépositions confirment ce que viennent de
déclarer les précédents témoins. La correspondance épistolaire entre le
Jésuite et sa jeune pénitente est aussi mise sous les yeux de la Cour.
Alors les avocats des deux parties prennent la parole et s'efforcent ,
bien entendu , de déverser à qui mieux mieux le ridicule et l'odieux
sur la partie adverse. L'avocat de la belle Cadière traite le Jésuite de
séducteur infâme et même de meurtrier ; l'avocat du Révérend s'écrie
(( que la plaignante est une folle et pis encore, que poussent par derrière
les ennemis de la Société à laquelle appartient son client ! ... » La riposte
n'attend pas l'attaque. Les gros mots volent et tombent comme grêle:
Le Père Girard a séduit la jeune fille par des moyens surnaturels, ou
en employant la violence et môme le poignard qui s'est teint d'un sang
288 HISTOIRE DES JÉSUITES.
innocent et pur. , . — La Cadiùre est une misérable folle, ses frères sont
deux intrigants, le Prieur des Carmes est. . . (juoi donc ? un Janséniste ! . . .
Tout à coup des cris affreux se font entendre , et l'on aperçoit la
belle Cadière qui , s'arrachant des bras de sa mère et de la religieuse
qui veulent en vain la contenir, arrache ses beaux cheveux, déchire
ses vêtements et se roule par terre, demi-nue et dans d'affreuses con-
vulsions, tandis que ses dents serrées laissent échapper des mots comme
ceux-ci :
(( Oh ! . . . le démon ! . . . sa proie 1 . . . Misérable , tu m'as perdue ! . . .
Sainte Catherine de Sienne , ma patronne , ne le croyez pas ! . .. Je ne
suis pas à lui!... 0 Père Girard !... Infâme!... Et moi, infanti-
cide!... Oh!... Démon !... Mon Dieu!... » Et la jeune fille perd
connaissance entièrement.
L'audience est suspendue un moment. Le président ordonne qu'on
transporte la jeune fille au couvent où elle demeure. Cet incident a
produit un effet terrible sur les juges comme sur l'auditoire ; et on en-
tend, au dehors, de terribles cris. qui arrivent jusqu'au pied du tribunal
malgré l'épaisseur des murailles, et qui demandent vengeance du Jé-
suite...
La Cour se retire enfin pour rendre son arrêt. Lorsqu'elle revient
de la chambre des délibérations , la nuit est tombée depuis longtemps ;
cependant la foule est toujours aussi compacte, au dehors comme au
dedans; et l'on entend, de moment à autre, de sourds rugissements
pareils à ceux que fait entendre un lion enchaîné quand approche
l'heure où on lui jette sa pâture. Tout à coup le silence règne de
nouveau. Le Président lit le jugement de la Grand'Chambre. L'ar-
rêt, rendu après de longs et tumultueux débats dans la salle des
délibérations aussi bien que dans celle des plaidoiries , trompa toutes
les prévisions : il ordonnait purement et simplement que la Cadière fût
renvoyée à sa mère , avec invitation à celle-ci de veiller de plus près
sur sa fille , et mettait le Jésuite Girard hors de Cour (1).
(1) Les pièces du procès de la Cadière ont été imprimées, on 1731, à la Haye, et for-
ment 2 volumes in-folio ou 8 volumes in-12. On peut voir aussi un extrait do ce procès
célèbre dans les Causes intiressantes de Riclier, vol. 2.
IIISTOJJIK D1':S JÉSUITES. 289
l^orsquc la foule qui stationnait aux: abords du palais de Justice
apprit les termes de cet arrêt, elle sembla remuée comme par une même
impulsion, et des cris terribles, des clameurs de mort s'élevèrent de son
sein. Excitée par les pêcheurs et les marins de Toulon, la rage populaire
arriva promptement à un degré qui fit peur aux magistrats, qui se hâ-
tèrent de s'échapper, et aux autorités de la ville, qui firent mettre vite
sous les armes tout ce qu'ils avaient de trouj)cs. Cependant les mai-
sons de quelques-uns des membres du Parlement, soupçonnés d'être
partisans des Jésuites, eurent leurs vitres cassées, et on essaya de mettre
le feu au Collège des Jésuites. Ces Pères furent même obligés de ne
pas paraître de quelque temps en public avec leur costume. Quant
au Père Girard, ce ne fut qu'en se déguisant avec soin , et en pro-
fitant d'une nuit obscure, qu'il put sortir vivant de la ville d'Aix. La
ville de Toulon lui offrant de plus grands dangers encore, il lui fallut
aller se cacher dans une Maison éloignée ; deux ans après , il mourut
à Dole. On n'entendit plus parler de la belle Cadière.
Les écrivains Jésuites se sont efforcés de nous montrer dans leur
Père Girard un prêtre vertueux, mais crédule, trompé, égaré par les
ruses mystiques de sa pénitente ; ce qui paraît assez difficile à croire,
lorsqu'on pense à la différence d'âge, d'expérience, de savoir, qui exis-
tait entre la belle Cadière et le Père Girard. Suivant eux, c'est parce
que le Jésuite ne voulut pas aider la Cadière à se faire passer pour une
nouvelle sainte Catherine-de-Sienue que celle-ci chargea son confes-
seur de crimes odieux. Ils ajoutent encore que les scandales du procès
furent dus surtout aux Jansénistes, qui poussèrent sur la scène la jeune
fille par les mains du Prieur des Carmes et des frères de la Cadière ;
ces derniers étaient tous deux prêtres.
Cependant, sur les vingt-cinq conseillers du Parlement qui for-
maient le tribunal devant lequel fut jugé le procès, treize seulement
déclarèrent le Père Girard innocent ; les douze autres le reconnurent
coupable, et votèrent pour qu'il fut briîlé vif.
Et, cependant, si l'on s'en rapporte à plus d'une opinion haute-
ment formulée dans le temps, entre autres, à celle de l'auteur des Mé-
moires touchanl V élablissemcnl des Jésuites dans les Indes d'Es-
II. 37
290 HISTOIRE DES JÉSUITES.
pagne (1), les Jésuites semblent avoir compté assez peu sur la bonté de
la cause de leur confrère, puisqu'ils essayèrent de lui concilier à prix
d'argent l'esprit de ses juges. « La veille du jour de cet infâme pro-
cès, » dit l'écrivain que nous copions , « deux Jésuites se présentèrent
chez un magistrat qui devait siéger dans l'affaire, homme d'une
grande probité , et qui passait pour défavorable à la Société de Jésus.
Après le premier salut, ces Pères lui déclarent qu'ils sont charges de
lui faire une restitution considérable. Le magistrat ne se laisse pas
éblouir ; il reconnaît le piège, et le tourne contre les tentateurs. Per-
suadé que la somme que ces Jésuites lui annoncent comme une resti-
tution est le prix de son suffrage, il leur répond que la modicité de sa
fortune ne lui permet pas d'avoir jamais fait une pareille perte. « Il n'est
pas douteux, ajoute-t-il, qu'il y a erreur , ou dans le nom ou dans la
personne. Cette restitution , en un mot , ne peut me regarder, » Les
Jésuites cependant s'obstinent à soutenir qu'elle le regarde ; bref, ils
laissent la bourse sur le bureau et s'en vont. Le magistrat , sachant
alors à qui il a affaire , prend cette bourse et va en distribuer le con-
tenu aux différents hôpitaux de la ville... Le procès de la Cadière ar-
rive; notre magistrat, persuadé de la culpabilité du Père Girard, opine
pour sa condamnation, et le plus vigoureusement.
« Les Jésuites, instruits par leurs émissaires, reviennent alors chez
le conseiller; là, d'un ton patelin et béat, ils disent à celui-ci : u qu'il
avait eu grandement raison de leur soutenir, la veille , que la resti-
tution ne le regardait point ; qu'ils avaient vu la personne avec la-
quelle on l'avait confondu, et qu'ils étaient pénétrés de la plus vive dou-
leur de lui redemander la somme qu'ils lui avaient remise. » — Halte-
là, mes Révérends, dit alors brusquement le magistrat ennuyé de leurs
doléances hypocrites. Voyant, hier, que vous persistiez à me laisser
cette bourse dont je ne voulais point, j'ai pensé que ce que j'avais de
mieux à faire , ce que vous désiriez sans doute, était d'en distribuer le
contenu aux pauvres, ce que j'ai fait !... » Les bons Pères commen-
(i) (.et ouvrage, iulrcssé manustrit au niinistic de Louis XIV, Pontchartrain , dès
1710, ne l'ut impriiiié qu'eu 17o8, iii-12.
lIISTOinF: DES JÉSUITES. 291
çaient dôjn A sourire môrhamment , lorsque le conseiller leur mit sous
le nez le récépissé qu'il avait eu soin de tirer des receveurs des liApi-
(nu\ , auxquels il renvoya, en fin de compte, les Uévérends, furieux
de se voir joués par plus honnête et plus fin qu'eux !.., »
Pour terminer celte rapide esquisse du procès de la belle Cadière ,
nous ajouterons qu'il parut alors, sur ce sujet, unefoule d'écrits, livres et
pamphlets, dans lesquels les Jésuites étaient fort maltraités. On fit même
une pièce de théâtre sur cet(e affaire , et l'auteur , qui regardait sans
doute la Cadière comme une seconde Lucrèce, intitula son œuvre : Le
Nouveau Tarquin , comédie. On trouve aussi, dans quelques exem-
plaires de l'édition in-folio des pièces de ce procès, des gravures fort ob-
scènes , d'ailleurs , mais qui mettent en pleine et entière évidence les
crimes reprochés au Père Girard.
Ce procès eut un retentissement énorme ; le scandale qui en rejaillit
fit un tort immense à la Compagnie de Jésus ; et cela devait être.
L'acquiitement d'un Jésuite, dignitaire de son Ordre, vivement pro-
tégé et publiquement soutenu par lui , à une seule voix de majorité ,
tandis que douze autres voix , sur vingt-cinq , concluaient à la culpa-
bilité de l'accusé et demandaient qu'il fût brûlé, cet acquittement,
disons-neus, équivalait à une condamnation , surtout si l'on admet
les moyens de captation , d'intimidation des confrères du Père Gi-
rard, si l'on pense à leur esprit d'intrigues et à l'influence immense
dont ils disposaient encore alors ; car la Compagnie de Jésus avait été
loin de décroître dans les commencements du xviii" siècle. En 1710,
suivant le Père Jouvenci , les calculs faits par Y Imago primi seculi ,
sur l'état de la Société , avaient dû recevoir de nouveaux chiffres.
Ainsi, pour cette année 1710, le Père Jouvenci trouve 1,390 établis-
sements jésuitiques , au lieu de 900, et 20,000 Jésuites au lieu de
16,000. Le Père Jouvenci eût pu ajouter, ce qu'il se garda bien de
faire, que les revenus des Jésuites s'étaient accrus à peu près dans les
mêmes proportions.
Dans les dernières années du règne de Louis XÏV, immense est le
nombre des lettres-patentes royales qui dotent de belles et bonnes
rentes les établissements de saint Ignace. Partout où les Jésuites sont
292 HISTOIRE DES JÉSUITES,
protégés, ou dominants immense encore est le noml)re des réunions de
bénéfices faites aux profils des Maisons jésuitiques. « Co sont des faits
de notoriété publique, )) disent des Requêtes et Mémoires divers, pré-
sentés aux conseils du roi Louis XV, et dont on a imprimé en 1761 les
plus importants, qui forment deux volumes in-12.
La Régence du duc d'Orléans, pendant la minorité de Louis XY,
n'arrêta pas non plus les progrès de la Compagnie de Jésus. Nous de-
vons mentionner ici que le ministre favori du Régent, le trop fameux
cardinal Dubois; fut l'ami des Jésuites ; et il était bien digne de le de-
venir. On sait que ce ministre, aussi célèbre par ses vices infâmes que
par ses talents réels, fut fait cardinal en 1720; il était déjà archevêque
de Cambrai. Ce fut Massillon qui eut la lâcheté de le sacrer. On rap-
porte que, lors de la cérémonie, Dubois ayant demandé préalablement
et successivement au célèbre prédicateur la prêtrise, le sous-diaconat, les
quatre mineurs et la tonsure , toutes choses indispensables à l'investi-
ture d'un prélat, Massillon, impatienté, s'écria : « Ne vous faut-il pas
aussi le baptême ? » On assure, du moins, que c'était le jour de la
première communion du successeur de Fénelon, du nouveau prince de
l'Eglise. On a dit, de plus, que ce cardinal était marié. 11 mourut en
172Ô, peu de temps avant son patron, le duc d'Orléans. Il laissa une
fortune considérable et une mémoire justement ilétrie (1). Dubois avait
établi de nouveaux impôts, et achevé d'épuiser la France. Il mourut
sans recevoir le viatique ; le Régent son patron expira, lui, entre les
bras de sa maîtresse : ce qui fit dire « que le duc d'Orléans était mort
entre les bras de son confesseur ordinaire. »
Sous Louis XV, le cardinal de Fleury, qui d'abord simple précep-
teur de ce prince en devint, peu après la mort du duc d'Orléans, le pre-
mier ministre, et gouverna la France, se montra encore plus favorable
(1) Nous nous risquons à donner ici l'épitaphe populaire, et fort juste dans sa licen-
cieuse e\prcssion , qui fut faite pour cet homme que Rome avait f;iit cardinal, et que
Paris vit sanctifiant les orgies de son patron le rcgcnt. Voici cette epitaphe :
Rome rougit d'avoir rougi
Le m qui gît ici.
Ce furent les Jésuites qui firent obtenir à Dubois le chapeau de cardinal : service
dont cet ('irangc prime do l'Eglise les récompensa en les protégeant!...
HISTOIRE DES JÉSUITES. 293
aux Jésuites , avec lesquels il semble avoir été lié par un pacte secret.
On a souvent confondu le cardinal de IHeury avec l'abbé Fleury, au-
teur de Y Histoire ecclésiasiique. Ce dernier, prêtre vertueux, in-
struit et sans ambition, lui confesseur de Louis XY, et ce fut le car-
dinal qui lui ôta ce poste pour le donner à un Jésuite , le Père de Li-
nières. iNous devons dire à quelle occasion.
Le roi avait épousé Marie Lekzinscka , fdle de Stanislas de Polo-
gne, princesse belle et vertueuse, mais froide, un peu bigote, et
plus âgée d'ailleurs que Louis XY, qui n'était guère encore qu'un
adolescent. Louis aimait sa femme, et lui était fidèle, malgré l'ar-
deur de ses sens et les pièges tendus sous ses pas. La vile tourbe des
courtisans en était toute consternée ; elle se disait avec raison qu'elle
n'avait rien à attendre d'un monarque sage ; elle résolut donc d'avoir
un roi débauché. Parmi les noms desSéjans corrupteurs qui poussèrent
Louis XY dans le bourbier de ses scandaleuses orgies, au fond duquel
il devait trouver une mort prématurée et la haine de ses sujets , on
trouve le nom du cardinal de Fleury. Non pas que ce cardinal-ministre
fut un autre Dubois ; mais il était avide de pouvoir; et surtout la prin-
cesse de Carignan, qui gouvernait le cardinal, et qui, dit-on, en était
la maîtresse, en était avide. Or, la princesse de Carignan, se faisant
l'écho de la cour, fit comprendre au cardinal-ministre que le jeune roi
devant avoir tôt ou tard des maîtresses , il valait beaucoup mieux qu'il
en eût tout de suite, pourvu qu'elles lui fussent données par des mains
amies et expérimentées ! . . .
Une trame est ourdie autour de la sagesse royale ; madame de
Mailly est choisie pour supplanter la reine dans le cœur du roi. Mais
celui-ci, par cela peut-être qu'il se sent entraîné par ses penchants se-
crets, redouble d'assiduité dans la couche nuptiale. Alors, on fait agir
un autre ressort. Un jésuite est donné pour confesseur à Louis XV;
la reine en avait déjà un. Ce dernier, mettant au service d'un ignoble
intérêt mondain la voix céleste parlant par sa bouche , fit entendre
à la reine , « qu'ayant rempli les devoirs de son état en donnant un
héritier au trône , elle ferait une chose très-édifiante pour la terre et
très-agréable à Dieu en se sevrant autant que possible désormais des
294 HISTOIRE DES JÉSUITES.
voluptés charnelles , et en se dévouant à la plus excellente des vertus
de la femme chrétienne, la chasteté. »
Dévote , et surtout froide par tempérament , fatiguée peut-être de
ses couches répétées , la reine entra facilement dans la voie qu'on lui
indiquait. Là-dessus, le roi son époux, qui commençait à s'abandon-
ner de son côté à ses conseillers pervers , s'étant grisé dans un petit
souper, vient cependant prendre sa place dans la couche royale. Marie,
assure-t-on, repoussa des caresses dont la vivacité était sans doute aug-
mentée par l'ivresse , avec un dégoût si prononcé , que le roi , blessé
dans son amour-propre, jura qu'il ne recevrait pas deux fois un pareil
affront, et sortit de la chambre à coucher de sa femme pour n'y plus
rentrer.
De ce moment, et sous l'influence des conseillers corrupteurs qui
l'entouraient , Louis XV se livra à toute l'effervescence de ses pas-
sions. La comtesse de Mailly fut sa première maîtresse ; mais le roi
lui associa bientôt sa sœur , madame de Vintimille. On sait com-
bien est longue la liste des courtisanes titrées qui se déroule de
madame de Mailly à Jeanne Vaubernier, dite comtesse Dubarry.
Tandis que Louis XV, dans ses petits appartements , passait sa vie à
table ou dans les bras de ses maîtresses, le cardinal de Lleury gouver-
nait la France et la gouvernait fort mal , quoi qu'on en ait dit ; pro-
tégés par le cardinal-ministre, les Jésuites crurent voir s'ouvrir pour
eux une ère de prospérité brillante. Mais déjà, sur l'horizon du monde,
apparaissait le nuage renfermant la foudre qui allait frapper et briser
pour un temps l'édifice du Jésuitisme. On avait entendu ses premiers
grondements lors du procès de la belle Cadière ; l'attentat de Da-
miens, bientôt suivi de la banqueroute du Père La Valette, allait le
faire éclater dans toute sa force.
Le cardinal de Fleury était mort en 1743; des ministres, moins bien
disposés en faveur de la Compagnie de Jésus , avaient succédé à ce
constant protecteur des fils de saint Ignace. Le feu des querelles reli-
gieuses était assoupi , presque éteint ; on avait oublié complètement
la fameuse bulle Unigenitus , les Jansénistes ; on commençait même
à ne plus guère s'occuper des Jésuites, si ce n'est jteul-ètre la pa-
HISTOIRE DES JÉSUITES. 295
paillé, qui depuis limoccnl Xlll (1), mollirait des velléités de repren-
dre contre la Société de Jésus des projets de réforme si souvent enlre-
pris et toujours abandonnés ; le successeur de ce dernier pontile ,
mécontent des Jésuites, avait même commencé les hostilités contre la
noire Cohorte. Cette dernière se dit qu'une diversion nouvelle et suf-
fisamment puissante est nécessaire ; elle se promet de saisir la pre-
mière qui se présentera, et d'en faire naître une au besoin.
Le Jansénisme expirant essayait alors de se rendre à la vie par le
moyen des miracles du cimetière de Saint-Médard, du diacre IVuis et
des convulsionnaires. Les Jésuites s'emparent de cette circonstance et
l'exploitent habilement. Le cimetière Saint-Médard est fermé, et
les disciples du nouveau saint sont réduits à ne se livrer à leurs con-
vulsions et extravagances diverses qu'en cachette. Mais les Jésuites
avaient trouvé là une étincelle avec laquelle ils espéraient ranimer le
feu sommeillant des disputes religieuses. Ils ne se trompèrent pas.
On recommence à se quereller sur la bulle ; des prélats osent se pro-
noncer contre elle ; en revanche , à l'ordre de Tarchevêque de Paris,
les curés de Saint-Sulpice et de Saint-Étienne-du-Mont refusent les
sacrements à ceux de leurs pénitents et pénitentes qui ne croient pas
devoir s'y soumettre. Le Parlement se saisit de l'affaire et condamne
les curés ; le conseil du roi annulle l'arrêt du Parlement ; celui-ci ré-
siste, la cour l'exile : grand bruit dans toute la France. Et, là-dessus^
les Jésuites de se frotter les mains , aux premiers souffles de ce nouvel
orage , et de jeter de nouveaux aliments au foyer qu'on croyait éteint
et dont^ la fumée est un voile qui les cache à l'attention , en atten-
dant que sa lueur fasse reparaître sur la scène leur silhouette triom-
phante.
Mais, tout à coup, dans l'atmosphère où soufflent ces rafales de dis-
cordes et les dominant, un grand cri s'élève et apprend à la France ,
au monde étonnés, que Louis XV vient d'être frappé par un assassin !
Le 5 janvier 1757, veille des Rois , de six à sept heures du soir,
la compagnie des gardes de service au château de Versailles venait de
(1) Innocent Xlll ayant osé dire un jour qu'il se proposait de réformer la Compagnie
de Jésus, mourut , le lendemain, de mort subite !
2î)6 HISTOIRE DES JESUITES,
recevoir l'ordre d'accompagner le carrosse qui allait conduire à Tria-
non le roi et le Dauphin. Louis XV avait l'intention d'aller souper et
coucher à Trianon. Le duc d'Ayen, capitaine de service, avait déjà pris
place à la droite de la voiture ; bientôt on vit le roi s'avancer sous la
voûte d'entrée, accompagné du Dauphin et suivi par une foule de cour-
tisans empressés, en tôte de laquelle étaient le maréchal de Richelieu,
le chancelier de Lamoignon et le garde-des-sceaux , Machault. Les
Cent-Suisses présentèrent les armes au souverain , qui se hâta de se
diriger vers le carrosse; car il faisait un froid excessif. Nous avons dit
qu'il était près de sept heures du soir, par conséquent il faisait nuit ob-
scure , et la scène était assez mal éclairée par quelques lumières que
tenaient des valets royaux ; on ne vit donc pas un homme se glisser
adroitement au milieu des gardes et se mêler à la foule des courtisans
et grands officiers qui entouraient le roi. Ce dernier, cependant, faisait
un mouvement pour monter dans sa voiture, lorsque soudain on le vit
se retourner vivement, tandis que sa main, fouillant sous l'ample redin-
gote qui le couvrait, et semblant comme interroger la poitrine, en res-
sortait teinte d'un peu de sang.
(Cependant un tumulte effroyable a lieu ; le duc d'Ayen tire son
épée et s'élance vers le roi, que soutient le Dauphin ; les gardes s'agi-
tent et brandissent leurs armes ; on crie à l'assassin, et tous les regards
cherchent l'auteur du crime dans la foule qui remplit la Cour-de-Marbre.
(( C'est cet homme qui m'a frappé ! » dit en ce moment Louis XV,
dont la main désigne un individu, qui, par un mouvement presque
inaperçu au milieu du mouvement général, s'était rejeté dans la foule;
seulement , il avait oublié d'ôter son chapeau comme tous ceux qui
entouraient le roi. Le duc d'Ayen s'élance aussitôt vers ce personnage,
que ses yeux égarés semblaient effectivement signaler comme l'auteur
de la tentative d'assassinat, et qu'on arrête sans qu'il essaye de fuir ou
de réclamer. Tandis qu'on l'cntrauie dans le vestibule du palais, il
ne dit que ces mots : « Qu'on prenne garde à Monsieur le Dauphin!
et qu'il ne sorte pas de la journée !... » On comprend que ces pa-
roles ne firent que redoubler la terreur de tous ceux qui les enten-
dirent.
!
nisromn: dks .lîisrnEs. 297
L'homme arrî-lé fui alors traîné dans une pièce du rez-dc-tliaussée,
dite Salle-des-dardes. Là, il fut fouillé, et l'on trouva sur lui uu cou-
teau assez petit, garni de deux lames dont l'une était lui canif. Comme
on supposa d'abord que ce n'était pas avec une telle arme qu'il avait
essayé d'assassiner le roi, on continua la fouille, et on finit i)ar le met-
tre tout nu , sans néanmoins qu'on put trouver autre chose que ce
couteau d'apparence assez peu meurtrière.
Cependant l'exaspération était evtrème dans le groupe nombreux
et singulièrement mêlé qui entourait l'accusé. Le duc d'Aycn était
désespéré que l'attentat et^it été commis sous ses yeux ; les gardes de
sa compagnie , qui avaient ouvert leurs rangs à l'assassin , le prenant
pour un homme du service du roi , étaient transportés d'une rage telle
que, lorsqu'ils eurent mis nu l'individu arrêté, deux d'entre eux se
saisirent de pincettes, et, les ayant fait rougir au feu, en brûlèrent di-
verses parties du corps du misérable, tandis que le duc d'Ayen , le
chancelier, et Rouillé, secrétaire d'Etat, lui criaient de coid'esser son
crime et le nom de ses complices. Suivant Voltaire , le garde-des-
sceaux prit surtout une grande part à cette besogne de bourreau. On
dit même que, sans la prompte arrivée du lieutenant du grand-prevot,
Le Clerc du Brillet , auquel appartenait la connaissance de l'affaire ,
l'homme arrêté eût été expédié avec la même hâte qui avait sauvé au-
trefois la torture à Jacques Clément, et, aux complices de ce moine,
le danger de voir leurs noms révélés.
Cependant le bruit s'était répandu jusqu'à Paris que le roi venait
d'être assassiné ; et la grande ville s'emplissait de rumeurs de nature
diverse. On était alors au milieu de la lutte des Parlements contre
les prétentions ultramontaines d'im côté et le pouvoir royal de l'autre,
et le destin du roi ne pouvait, quel qu'il fût, rester indifférent aux
partis, (jui tous avaient quelque chose à espérer ou à craindre d'un
changement de gouvernement. 11 paraît que les Jésuites ne furent
pas des derniers à essayer d'exploiter la circonstance : madame de Pom-
padour , la favorite régnante , était , pour diverses raisons , hostile au
parti de saint Ignace; le confesseur jésuite obtint du royal blesse, qui
ne connaissait pas encore le plus ou le moins de gravité de sa blessure,
II. 38
^08 IJISrOIRE DES JÉSLUTES.
qu'on éloignAt la marquise. Dôjà les couiiisans se tournaient vers le
Dauphin , qui devait avoir dorénavant ses entrées aux conseils du roi,
lorsqu'on apprit que la blessure de Louis XV était tout à fait insigni-
fiante : l'arme qui l'avait frappé avait à peine pénétré de quatre lignes
dans les chairs du flanc droit, au-dessous de la cinquième côte.
Louis XV s'était mis au lit avec un peu de fièvre , mais surtout avec
une grande agitation d'esprit. Rassuré par les médecins sur la gra-
vité de sa blessure, il avait ensuite redouté que l'arme dont on l'avait
frappé ne fût empoisonnée. Mais, bientôt, toutes craintes cessèrent à
cet égard ; la blessure du roi n'était réellement qu'une égratignure ,
qui se cicatrisa d'elle-même en quelques jours. Aussitôt, il rappela
près de lui madame de Pompadour , qui revint triomphante et plus
puissante que jamais.
L'assassin du roi se nommait Robert-François Damions. Il était
né le 9 janvier 1715, à ïieuloy, petit village de l'Artois , situé près
d'Arras, dans la paroisse de Monchy-le-Breton ; il avait donc, en con-
séquence, quarante- deux ans, lors de son attentat. Son père avait été
fermier, mais s'était ruiné et avait fait banqueroute. Damions, se
trouvant sans ressources du côté de sa famille , s'était fait successi-
vement laquais, soldat, serrurier, cuisinier, etc. C'était, à ce qu'il
paraît, un homme de peu de valeur intellectuelle et morale, esprit
sombre, mécontent et tant soit peu détraqué, assure-t-on ; il avait
déjà, par des injures ouvertement proférées contre le gouvernement,
attiré sur lui les soupçons de la police , qui l'avait même arrêté et lui
avait fait passer quelque temps à la Bastille , d'où Damiens sortit
l'âme plus exaltée, le cœur plus ulcéré, et l'esprit plus disposé à re-
cevoir l'impulsion qui devait plus tard le pousser à frapper son roi.
De quel côté lui vint cette impulsion meurtrière? Il est à peu près
impossible de le dire. Le nom des Jésuites fut tout d'abord prononcé,
surtout après qu'on eut appris que Damiens, — circonstance au moins
fort remarquable 1 — avait servi à deux reprises , comme garçon de
cuisine et de réfectoire, dans le Collège des Jésuites de Paris. Ce qui
contribuait encore à faire charger de nouveau la noire Cohorte d'un
crime qui tant de fois lui fut imputé, c'est que, lors de son premier
IIISTOini': DES JÉSUITKS. 299
intCMPOiiatoire, à Versailles, paris lieulciianl du grand-jiriîvol, l)a-
micns n'avait (ioniié aux questions pressantes qu'on lui fil sur les motifs
qui l'avaient poussé à son crime que cette réponse unique et obstinée :
« Si j'ai attenté sur le roi, c'est à cause de la religion .'... »
En étudiant enfin les écrits de cette époque, on en tire cette conclu-
sion que, si les Jésuites ne furent pas ceux qui poussèrent secrètement
Damiens à commettre son crime , ce furent eux, du moins, que la
conviction publique désigna comme les complices et les excitateurs de
ce misérable. Mais il paraît aussi qu'on essaya de donner une autre
direction à l'opinion , et qu'on voulut rendre les Parlements et tous
ceux qui se prononçaient pour les droits de la nation et du peuple ,
contre toute tyrannie royale ou religieuse, complices du crime de Da-
miens. On comprend que ce procès dut avoir un grand retentisse-
ment au milieu de l'excitation générale ; on ne s'entretenait plus que
de cela à Paris et par toute la France.
Cependant ce procès s'instruisait. Le comte d' Argenson , ministre
de la guerre, avait minuté lui-même la lettre du roi, que, dit-on, le
président Hénault avait dictée, et dans laquelle le roi demandait une
vengeance éclatante de son assassin. Cette lettre avait été portée aux
vingt-deux conseillers de la Grand'Chambre, débris du Parlement.
Des lettres-patentes qui saisissaient la (il rand' Chambre de cette affaire
furent expédiées le 15 janvier. Dans la nuit du 17 au 18, Damiens
fut enlevé de la geôle des gardes-du-corps à Versailles, et transféré à la
prison du Palais, où il fut enfermé dans la tour dite de Montgommery.
On mit à ce transport un appareil extraordinaire. Trois carrosses à
quatre chevaux reçurent Damiens, des exempts et des magistrats.
Ces voitures étaient entourées par une compagnie des gardes et pré-
cédées par un fort détachement de la maréchaussée. Un certain nom-
bre de soldats avaient des torches allumées à la main , tandis que les
autres tenaient leurs sabres nus. En outre, une autre compagnie des
gardes joignit l'escorte aussitôt qu'elle fut arrivée à Vaugirard, par où
elle eut ordre de passer, sans doute pour éviter tout obstacle; et , de-
puis la barrière jusqu'au palais de Justice, les rues étaient bordées par
le guet à pied et à cheval, par des Suisses et le reste des gardes. On a
300 ' HISTOIRE DES JÉSUITES.
même dit que défense avait été signifiée à tout individu de se trouver
sur le passage de ce cortège singulier, et cjue les soldats avaient l'or-
dre de tirer sur ceux qui se mettraient aux fenêtres pour le voir passer.
Voltaire a démenti cette assertion, qui nous semble Lien un peu exa-
gérée. Cependant les précautions prises en cette circonstance ne lais-
sent pas à elles seules que d'étonner.
11 est à remarquer que, tout en déférant au Parlement l'affaire de
Damiens, Louis XV n'en exila pas moins plusieurs conseillers, du 27
au 30 janvier. Ces conseillers furent tenus comme en prison dans
leurs demeures par des archers du guet, jusqu'à ce qu'ils eussent quitté
Paris. Cela fut cause que l'on soupçonna plus lard la Crand'Clianihre
de n'avoir pas voulu , pour obéir à des ordres venus d'en haut , faire
tomber la responsabilité du crime de Damiens sur des complices qu'on
désirait ménager justement parce qu'ils étaient les ennemis du Par-
lement.
Le 26 mars, l'instruction du procès étant terminée, Damiens com-
parut devant la Grand'Chambre, composée de douze présidents-à-mor-
tier, de sept conseillers d'honneur, sept conseillers ordinaires, et de
quatre maîtres-des-requêtes ; sur l'ordre du roi, et conformément
à leurs privilèges, cinq princes du sang et vingl-deux ducs et pairs
avaient pris place au tribunal, dont le chef élait le premier président
Maupeou.
Une foule immense entourait le palais de Justice; mais personne,
excepté les magistrats, les princes du sang, les pairs, les gens du roi,
les huissiers et quelques privilégiés, n'avait pu obtenir d'entrer dans
l'enceinte du tribunal. Un grand déploiement de troupes avait encore
été ordonné en cette occasion.
Damiens, dit-on, montra pendant tout le cours de son procès un
courage extraordinaire et une gaieté presque insolente. 11 soutint tou-
jours que la religion l'avait déterminé à frapper le roi, mais qu'il n'a-
vait jamais eu l'intention de le tuer. On assin-emèrae que ses discours
respiraient une véritable affection j)our Louis XV. Du reste, ses ré-
ponses, pleines de divagations et accusant une folie évidente , débla-
HISTOIRE DES JÉSUITES. 301
feraient tour à tour contre l'archevêque de Paris (1), et les membres
du l*arlemeiit qui luttaient ou qui avaient lutté contre l'autorité royale.
Si l'on s'en rapporte aux pièces du procès , (|ui existent encore , Da-
micns soutint toujours aussi qu'il n'avait aucun complice; que son projet
était conçu depuis trois ans, mais que jamais il n'en avait dit un mot à
qui que ce fût .11 semble qu'on ait voulu amener Damiens à charger le
Parlement, et à faireremonter sur ce corps, assez audacieux pour lutter
contre l'Eglise et la royauté, la complicité de l'attentat et plus encore.
Mais la déposition d'un des témoins vint donner une direction différente
et forcée à l'accusation. Yarcille, enseigne aux gardes, qui avait arrêté
Damiens , soutint toujours que celui-ci avait dit , dans la Salle-des-
Gardes , à Versailles , que si Von avait coupé le cou à quatre ou cinq
évéques , il n aurait pas assassiné le roi. I.a seule rectitication de
Damiens porta sur les mots couper le cou ; il prétendit qu'il avait dit
seulement k qu'il eût fallu punir ces prélats. » On remarqua aussi que
le président Maupeou ayant demandé à l'accusé k s'il croyait que la
religion permît d'assassiner les rois? » par trois fois, Damiens refusa
de répondre.
En lisant les actes de ces procès, on compare involontairement Da-
miens à un autre misérable, qu'un procès moderne et de même nature
a rendu fameux : nous voulons parler de Fieschi. Damiens eut à peu
près la même contenance dans les débats. 11 tit des allocutions à ses
juges, iltùcha de se donner une tournure héroïque, il se donna comme
égaré par de mauvais conseils, il fit, pour ainsi dire, assaut de bonnes
manières avec le premier président Maupeou, comme Fieschi avec le
président de la Cour des pairs. Moins heureux que cet autre miséra-
ble , on ne lui fit grâce d'aucune des tortures qui constituaient alors
le supplice d'un régicide.
Aussitôt après qu'il eut entendu sa condamnation, on l'appliqua,
séance tenante, à la question ordinaire et extraordinaire. Cette question,
[i] « C'est ce (,'oc]uin d'arclicxcMiuc qui est cause do tout ! » n'|i('t;i-t-il à diverses re-
prises. Voyez les Pièces du procès de Damiens : A'ollaire, Siècle de Louis XIV, juge-
ment de Damiens; le Siècle de Louis XV, auncc 1757, par Lallray, etc., etc.
302 HISTOIRE DES JÉSUITES.
aux termes de l'arrêt, fut môme portée d'une demi-heure, durée ordi-
naire, à deux heures. Après lui avoir serré fortement les jamhes entre
deux planches de chêne, le tortureur-juré fit entrer, à coups de mar-
teau et successivement, huit coins de fer entre ses genoux, qui furent
broyés. Damiens, — du moins, ainsi le disent les actes de sa question,
— ne fit guère que répéter ce qu'il avait déjà dit auparavant. Aux
derniers coins , il inculpa seulement un domestique d'un sieur Fer-
rières , frère d'un conseiller au Parlement, auquel il prétendit avoir
entendu dire, en présence de son maître , « qu'on ne pouvait finir les
querelles de l'époque qu'en tuant le roi, et que ce serait une œuvre
méritoire. » On fit venir sur-le-champ ce domestique, nommé Gauthier,
et son maître , qui n'eurent pas de peine à se disculper. Gauthier de-
meura seulement une année en prison , après quoi il fut élargi.
Le 28 mars, à quatre heures et demie de l'après-midi, Damiens fut
extrait de la prison du Palais et transporté sur la place de Grève. G' était
là que devait avoir lieu son supplice. Des préparatifs extraordinaires,
iimsités, presque solennels, avaient été faits. Yis-à-vis la grande porte
de l'Hôtel de Ville, on avait formé une espèce de lice en palissades,
de cent pieds en tout sens. Une double ligne de soldats, composée
du guet à pied et à cheval, l'une en dehors , l'autre en dedans de la
jialissade, entourait cet espace, au milieu duquel s'élevait un échafaud
également carré et assez élevé pour qu'on pût en apercevoir la plate-
forme par dessus les palissades. Les gardes françaises occupaient toutes
les avenues de la Grève, et, en outre, les Suisses faisaient la haie sur le
chemin que devait suivre le criminel, de sa prison au lieu de son sup-
plice. A quatre heures trois quarts, Damiens montait sur l'échafaud, ou,
plutôt , on l'y portait , car la question lui avait brisé les jambes. Le
bourreau et ses aides s'emparèrent de leur proie , dont remise leur fut
faite légalement par les officiers du Parlement. Alors commença la tor-
ture la plus eifroyable dont on nous ait conservé la description.
Damiens fut mis nu. Lesaidesdc l'exécuteur l'attachèrent fortement
à un poteau, au moyen de cordes et de cercles de fer. On lui remplit la
main droite de soufre et autres matières inllammables , puis on plaça
cette main, qui tenait le couteau, au-dessus d'un brasier ardent. Le feu
HISTOIRE DES JÉSUITES. 303
prit aussitAt, et on entendit grésiller la chair du misérable, llamiensno
jeta qu'un cri; et, quand sa main eut été bri'ilée jusqu'au poignet, il re-
garda avec une sorte de curiosité le moignon d'un noir rougeAtre qui
terminait son bras droit. Ce n'était là encore que le premier acte de
cette abominable tragédie. An signal de leur chef, les valets du bour-
reau se saisirent de fortes tenailles qu'on avait fait rougir au feu, et, se
rapprochant de Damions , lui arrachèrent des lambeaux de chair aux
bras, auK cuisses, auv mamelles; le misérable ne fit entendre que
quelques hoquets d'angoisse. Mais quand le bourreau , s'avançant à
son tour, une longue cuillère de fer à la main, versa du plomb fondu
mêlé à de la résine , sur les plaies vives et saignantes du misérable ,
on entendit enfin des hurlements affreux qui semblèrent laire sourire
les valets du bourreau, que l'impassibilité du patient choquait peut-être
dans leur orgueil...
On détacha alors Damions, et on lui permit de se reposer, ou de
souffler, suivant l'expression de l'exécuteur des hautes-œuvres. Cepen-
dant on faisait avancer quatre chevaux , montés par quatre individus
bottés et éperonnés. On a dit que ces quatre chevaux avaient été fournis
par un grand seigneur, et que ce furent même quatre de ses gens qui
les montèrent. Nous voulons croire, pour l'honneur des vieux noms,
que ceci est une pure invention de romancier. Quoi qu'il en soit, les
aides du bourreau attachèrent ces quatre chevaux à quatre cordes qui
s'enroulèrent fortement aux quatre membres de Damiens ; puis , les
chevaux, sous le fouet et l'éperon , bondirent et s'élancèrent en sens
différents. Les membres du misérable s'allongèrent énormément, mais
ne se séparèrent pas du tronc. Damiens ne laissa échapper que quel-
ques sons rauques, qui ressemblaient aussi bien au rire de l'ironie
qu'au cri de la douleur. Les chevaux furent aiguillonnés plus active-
ment ; les articulations se déboîtaient , les muscles s'étiraient , les os
craquaient horriblement, mais les membres n'étaient pas arrachés, et
déjà les chevaux semblaient fatigués ; depuis trois quarts d'heure du-
rait l'horrible torture. Alors, enfin, le bourreau donna quelques coups
de couteau sur les tendons principaux ; les chevaux , dont le fouet et
l'éperon ensanglantèrent les flancs, firent un eilbrt désespéré; et on vit
304 HISTOIRE DES JÉSUITES,
trois d'entre eux, emportés par leur clan, toiiclier les palissades de leurs
naseaux fumants, tramant après eux, l'un un bras, les deux autres cha-
cun une jambe. Un des aides de l'exécuteur, à l'aide du couteau,
permit au dernier cheval d'aller rejoindre ses camarades. Damiens res-
pirait encore ; et ce ne fut que lorsque cette boucherie affreuse fut ter-
minée qu'on cessa d'entendre sa respiration entrecoupée. Sa torture
avait duré cinq quarts d'heure !...
Alors, les aides du bourreau s'en furent ramasser çà et là ces
membres déchirés, ce tronc informe et sanglant ; puis , ils jetèrent le
tout sur un bûcher élevé à dix pas de l'échafaud, et auquel l'exécuteur
des hautes-œuvres mit le feu aussitôt. Un quart d'heure après , il ne
restait plus pour témoins de cette horrible curée humaine que quelques
débris méconnaissables et un monceau de charbons et de cendres.
Les applaudissements que les spectateurs de ce lugubre drame ac-
cordèrent à; son dénoûment cruel furent dus à la haine contre les Jé-
suites bien plus qu'à l'amour pour le roi, qui signait encore Louis XV
le Bien Aimé, mais avec un droit aussi réel à cette épithète qu'au so-
briquet de roi de Navarre. L'opinion générale était que Damiens avait
été un instrument direct ou indirect de la même main qui avait poussé
vers le trône de France Châtel et Ravaillac. Les actes du procès du
dernier régicide ne chargeant pas particulièrement la noire Cohorte ,
on crut qu'ils avaient été tronqués à dessein, et que le roi avait obtenu
des débris de son Parlement, épuré de tout ce qu'il y avait d'indépen-
dance et de patriotisme, que toute cette affaire restât à l'état d'énigme,
jusqu'à ce qu'il jugeât le moment favorable pour que le vrai mot pût
en être donné. On fit même circuler une anecdote qui , si elle était
vraie, donnerait une consistance réelle à cette opinion. On assurait
que la première fois que le président Mole, qui avait siégé dans le pro-
cès de Damiens, reparut à la cour après l'exécution du régicide,
Louis XV avait dit au magistrat : « Si vous saviez d'où part le coup
qui m'a frappé, vos cheveux se dresseraient d'horreur (l)!... »
(1) Cette anecdote se retrouve dans le Siècle de Louis XV, et dans quelques autres
écrivains du temps,
\
Lilh. J Arlus r"lf 1.1 Karpr 5c
E.xéculion de DaiTijrns
IIISTOIIIK DKS JÉSLiITES. 305
Ué|)élons-Ie : 1 opinion publique attribua auv Jésuilcs la tentative
d'assassinat commise sur Louis XV par Damiens. Il parut alors une
foule d'écrits où cette opinion se révélait appuyée sur des preuves plus
ou moins claires, sur des présomptions plus ou moins lortes. On y rap-
pelait que jamais Damiens ne voulut faire connaître les noms de ses
confesseurs , et il paraît établi que c'étaient des Pères de la Comj)a-
gnie de Jésus. On y faisait observer encore que l'assassin avait été le pen-
sionnaire des Jésuites à Béthune, qu'il avait été leur valet au Collège
de Paris , qu'il était né et avait été élevé tout près d'une ville alors
toute jésuitique, Arras ; qu il avait été ouvertement parmi eux pendant
cinq ou si\ ans, et que, contradicloirement à ses dépositions, il était
avéré que le Père de La Tour, Jésuite, était son confesseur, et qu'un
autre membre de la Société, le Père Delaunay, lui était venu en aide
à diverses reprises. Et, ici, il est bon de dire que, lorsqu'on fouilla Da-
miens, on trouva sur lui une assez forte somme en louis d'or.
On crut , à cette époque , comme nous l'avons dit , que Damiens
avait fait des aveux, mais que, par ordre venu d'en haut, on les avait
tronqués ou supprimés. ÎNous voyons dans un des écrits du temps que,
sur ce bruit d'aveux faits par l'assassin, cinq Jésuites de Paris quit-
tèrent furtivement leur Collège et gagnèrent en toute hâte la barrière
du Trône, où les attendait un carrosse attelé de bons chevaux qui les
emmenèrent aussitôt vers la frontière de France la plus rapprochée.
Quel intérêt les Jésuites auraient-ils eu à la mort de Louis XV?
Nous avons dit que ce prince ne se montrait pas favorable à la Com-
pagnie, tandis que le Dauphin leur était dévoué. On voit donc le motif
qui pouvait faire désirer aux Jésuites un changement de règne.
Ce furent probablement les sollicitations de quelques membres de sa
famille et surtout les terreurs que les Révérends Pères lui inspiraient, qui
empêchèrent le roi de se prononcer dès lors contre la Société de Jésus.
Si réellement I^ouis XV attendait une occasion favorable pour oser
se déclarer ouvertement contre les Jésuites, il fut bientôt servi h sou-
hait , et ce furent les Révérends Pères eux-mêmes qui lui fournirent
cette occasion : nous voulons parler de la fameuse banqueroute du Père
La Valette.
n. ;3i>
306 HISTOlllE DES JÉSLITES.
En 1742, un Jésuite de France, le Père Antoine de La Valette, des-
cendant, assure-t-on, du célèbre grand-maître de Malte, débarquait aux
Antilles françaises, où il commença par être curé duCarbet, petite pa-
roisse située à une lieue environ delà ville de Saint-Pierre. Le Père La
Valette était alors dans toute la force de l'âge ; il était né en 1707, près
de Sainte-Afîrique, et par conséquent il avait à peine trente-cinq ans
lorsqu'il arriva à la Martinique. C'était un homme entreprenant, in-
telligent, assez instruit, actif et surtout désireux de réputation et d'in-
lluence. 11 fut bientôt nommé Procureur de la Maison jésuitique de
Saint-Pierre de la Martinique.
A cette époque, les Missions jésuitiques étaient, ainsi que nous l'avons
dit déjà , bien déchues de leur splendeur passée : il paraît que le Père
La Valette conçut le projet de leur rendre leur importance première.
On va voir par quels moyens le Jésuite entreprit d'arriver à ce but. On
sait quelle a toujours été, quelle est encore l'importance du commerce
du riche archipel du golfe du Mexique avec l'Europe ; ce commerce, le
Père La Valette tenta de s'en faire l'agent général, l'unique intermé-
diaire. La Mission jésuitique des Antilles possédait de grandes con-
cessions de terrains; mais il fallait de l'argent, beaucoup d'argent pour
les mettre en pleine valeur; voici ce qu'imagina le Père La Valette
pour s'en procurer.
Dans les Antilles françaises, l'argent de la mère-patrie avait cours
pour une valeur de moitié en sus de la convention légale, c'est-à-
dire que deux mille francs, par exemple, étaient acceptés à la Martini-
que pour une valeur de trois mille. De même, l'argent des colonies
françaises perdait un tiers de sa valeur dans la métropole. Cétait là une
rigoureuse entrave imposée au commerce des colonies ; or, un jour, le
Père La Valette offrit de la faire disparaître. Il annonça aux colons
que , désormais , tous ceux d'entre eux qui auraient des fonds à faire
passeren France pouvaient les remettre entreses mains, et qu'ilse charge-
rail de faire toucher, dans la mère-patrie, la somme intégrale, pourvu
qu'on acceptât ses lettres de change à longue échéance , deux ans au
moi[is. Cette condition était peu de chose en raison de la perte qu'elle
évitait aux colons, pourvu toutefois que la signature du Révérend ban-
HîSrOTRE HFS JÉSUITES. .307
quicM' en robe noire lût de l)on nloi. Les correspondiuils du Père La
\ alette ayant fait lioiinenr à sa signature, dans les premières transactions
qui eurent lieu entre le Jésuite et les colons , ceux-ci se décidèrent
bientôt à n'avoir plus recours qu'au fils de saint Ignace, tout en se di-
sant qu'il fallait qu'il lïit fou puisqu'il n'était pas fripon, et qu'incontes-
tablement tout ce qu'il avait à attendre de son système de banque c'é-
tait une belle et bonne ruine. Néanmoins, loin que cette prédiction
se vérifiât, les affaires du Père La Valette semblèrent prospérer rapi-
dement, tout en prenant bientôt une progression colossale. En peu
d'années et successivement, le Père La Valette établit à la Dominique,
à Marie-(ialande, à la Grenade, à Sainte-Lucie , à Saint-Vincent,
des comptoirs qui avaient pour centre la Maison de Saint-Pierre de la
Martinique. Jl ne négligea pas non plus de se former des corres-
pondants en Europe ; et bientôt les meilleures maisons de Marseille ,
Nantes, Lyon, Paris, Cadix, Livourne, Amsterdam, etc., etc., furent
en relations suivies et considérables avec la banque jésuitique des An-
tilles.
En même temps, et comme pour utiliser les capitaux provenant de
ses bénéfices inconcevables, pour devenir le plus grand propriétaire de
l'archipel comme il en était devenu le négociant le plus important ,
ou mieux , presque l'unique négociant , le Père La Valette met en
pleine culture les terrains appartenant à la Maison jésuitique de Saint-
Pierre; il achète en outre d'immenses propriétés, non-seulement à la
Martinique, mais encore sur divers autres points des lles-du-Vent ; à
la Dominique seulement , une de ces exploitations n'avait pas moins
de trois lieues de long. Les bras manquant sur ces terrains, le Père
La A alette achète en fraude des nègres à la Barbade, s'en procure au
moyen de navires négriers ; puis alors, cultive en grand les denrées co-
loniales ; bâtit de vastes hangars et magasins , les voit s'emplir de su-
cres, de cafés, etc., dont il charge ensuite des bâtiments qui lui appar-
tiennent et qui partent incessamment pour l'Europe, dont, au retour,
ils rapportent les produits. Mais les colons et négociants des Antilles ,
qui s'étaient grandement loués du banquier, commencent à se plain-
dre du négociant. Celui-ci néanmoins contiiuie tranquillement ses
308 IIISTOIRl'; DES JÉSUITES,
opérations niulliples et rriiclueiises ; son rêve s'est réalisé : ses mafi;a-
sins contiennent la plus grande partie des denrées coloniales, sa caisse
renferme à peu près toutes les espèces en circulation dans les Antilles
françaises : intermédiaire obligé , dispensateur souverain , il dîme à
son aise sur les deux branches de son industrieux système de négoce.
Les bénéfices réalisés par le Père La Valette, et surtout les bénéfices
à réaliser, parurent si grands et si beaus aux supérieurs du Révérend,
que ces derniers ne s'occupèrent nullement des j)laintes des colons ; le
tintement continuel et enivrant des piles d'or que leur jetait le négociant
en robe noire ne permettait pas d'ailleurs que ces plaintes parvinssent
aux oreilles de ses chefs. Les bénéfices réalisés par la Maison de la Mar-
tinique s'élevèrent, pour la seule année 1753, à la somme énorme
de près d'un million de francs !
Ici, nous donnerons un aperçu des combinaisons financières qui
avaient valu ce résultat.
Nous avons dit que l'argent des colonies perdait en France un tiers,
et que le Père La Valette se chargeait néanmoins de faire passer sans
perte les sommes que les habitants des Antilles envoyaient dans la
mère-patrie. Voici comment opérait le Révérend banquier. Un négo-
ciant de la Martinique apportait au Jésuite une somme de 10,000 fr.,
par exemple, qu'il voulait envoyer à Marseille, et pour laquelle le
Père La Valette lui remettait une traite de pareille valeur , tirée sur
les Frères Lioncy, ses correspondants de Marseille, à deux ans ou
deux ans et demi d'échéance. Par ce moyen, le colon ne perdait que
1,000 fr. environ, en mettant l'intérêt à cinq pour cent; souvent
môme il ne perdait rien , la traite étant reçue comme argent comp-
tant ; tandis qu'en envoyant directement ses fonds en France, il eût
perdu plus de 3,000 : il avait donc un gain tout clair et fort grand à
s'adresser au Jésuite banquier.
Maintenant , le Père La Valette , au lieu d'envover en France les
10,000 fr. déposés en espèces entre ses mains, les convertissait en den-
rées coloniales, comme sucres et cafés, qu'il expédiait, pour Amsterdam,
Lisbonne ou Marseille. Le sucre et le café vendus, il ne rentrait pas
encore dans la somme intéerale des 10,000 ï\\ Alors, il faisait acheter
IITSTOTRE DES JKSTITES. HOO
(les pièces de Porlujinl, sur le pied de 42 livres, qu'il reveudait ensuite
à la Martinique sur le pied de 6G. Il réalisait donc déjà un bénéfice de
lî,00() livres environ. Or, comme cinq mois suffisaient grandement
pour une opération de ce genre, il pouvait donc la recommencer quatre
fois au moins jusqu'à l'époque où il devait faire les fonds de sa traite ,
qui était toujours à deux et môme trois ans d'échéance : c'est-à-dire
que chaque fois que le Tère La Valette se chargeait , à des conditions
onéreuses pour lui en apparence, de faire passer en France une somme
de 10,000 livres, il réalisait un bénéfice net de 12,000 livres, ce qui
constitue certes un joli escompte. Or, maintenant, il faut songer à ce
que devenaient ces bénéfices lorsque les terrains achetés par le Père
La Valette, et mis en valeur par des milliers de nègres, lui fournissaient
les produits des colonies qu'il envoyait vendre en Europe, sur des vais-
seaux appartenant à sa Maison 1...
On comprend que les négociants des Antilles aient souffert et sur-
tout se soient effrayés grandement d'une concurrence aussi redouta-
ble. Leurs plaintes, incessamment et toujours plus hautement renou-
velées , parvinrent enfin jusqu'au pied du trône du roi de France : on
se décida à y faire droit. Ordre est donné au gouverneur des Antilles
de faire passer en France le Père La Valette , qui part effectivement
et arrive au Havre , en janvier 1754. Quelques jours après, il entrait
dans Paris, où il était reçu en triomphe par le Père de Sacy, Procureur-
Général des IleS'du-Vent, et le Père Forestier, tous deux correspon-
dants des plus actifs du noir banquier des Antilles.
En quittant la Martinique , le Père La Valette avait eu le soin ,
comme on pense, de se munir de bons certificats. En général, ces
attestations semblent surtout destinées à faire décharger le Jésuite des
accusations de commerce étranger, chose défendue, comme on sait,
aux colonies françaises ; mais elles ne prouvent pas du tout la fausseté
des plaintes des colons , chose impossible.
GrAce à ces attestations plus ou moins intéressées, grâce surtout aux
démarches actives des confrères du Père La Valette , celui-ci , au bout
d'une année, put retourner à la Martinique, mais sous la condition
expresse qu'il ne s'occuperait plus de commerce, et qu'il se bornerait à
•'ÎIO HISTOIRE DES JÉSUITES.
remplir ses fondions religieuses. On devine que le Jésuite n'eut rien de
plus pressé que de manquer à cette promesse , faite par lui et par ses
supérieurs. Cependant , comme les fils de Loyola savent tirer parti de
toute chose, ils utilisèrent la prétendue renonciation du Père La A^a-
lette ; sous prétexte de remplir les engagements que ce dernier avait
pris et auxquels il ne pouvait plus satisfaire puisqu'on détruisait sa
maison de commerce, ils ouvrirent et parvinrent à faire couvrir un
emprunt de 600,000 livres, dont les fonds permirent, comme on le
comprend, au Père La Valette, de donner une nouvelle activité à ses
opérations. En outre, et dans le même but, le Jésuite se hâta de tirer
sur ses correspondants pour des sommes énormes, et, avec l'argent
comptant qu'il recevait contre sa signature, il se remit à augmenter
1 étendue, la valeur et le rendement des propriétés par lui acquises.
Ses affaires prirent donc un nouvel essor ; ses navires couvraient les
mers, son négoce tournait au monopole. Les chefs de sa Compagnie,
pour récompenser son zèle , son talent et ses heureuses combinaisons ,
l'avaient décoré des titres de Visiteur-Général et de Préfet apostoli-
que des Missions jésuitiques aux Antilles. On ajoutait peut-être de nou-
veaux compartiments au coffre-fort général de la Compagnie, et ses
chefs songeaient déjà sans doute à reconquérir la puissance qu'ils sen-
taient leur échapper, lorsque, tout à coup, le souflle d'une tempête
fit évanouir ce rêve brillant.
Le Père La Valette était revenu à la Martinique, en mai 1755; en
février 1756, les principaux correspondants du Révérend banquier,
les frères Lioncy de Marseille, qui se trouvaient à découvert de plus
d'un million et demi, n'ayant pas été remboursés de ces valeurs par le
Père La Valette et n'ayant obtenu du Père de Sacy qu'une promesse
de messes et prières , choses qui peuvent être excellentes, mais qui ne
yjeuvent être négociées sur la place, furent forcés de déposer leur bilan.
Dans le Mémoire des frères Lioncy, auquel nous renvoyons le lecteur,
on lit que « Couffre, l'associé de la maison de Marseille, s'étant rendu
en poste à Paris, pour implorer, du Père de Sacy et des autres digni-
taires Jésuites, les moyens d'éviter à d'honorables négociants la honte
d'une faillite , le Père de Sacy, apris d'évasives paroles, finit par ré-
lUSTOillU DES JÉSUriES. 311
poudre durement : ce Que la Compagnie ne pouvait rien pour eu\ ! —
Mais, nous ne périrons pas seuls! » aurait répondu («ouffre ; « nos
correspondants, et ils sont nombreux, bien d'autres maisons liées d'af-
faires avec nous, périront avec nous... — Périssez tous! se serait écrié
le Jésuite ; nous ne pouvons rien pour vous !... »
Au retour de leur associé , les Lioncy se mirent en faillite ; leur
maison, distinguée sur la place de Marseille, faisait plus de 30 millions
de livres d'affaires par an : sa chute, ainsi qu'il était facile de le pré-
voir, fit sentir son contre-coup sur toutes les places de commerce de la
France et sur plusieurs même de l'étranger; et une infinité de mal-
heureux se trouvèrent enveloppés dans sa ruine.
On a dit que les Jésuites essayèrent de prévenir l'éclat de cette ban-
queroute, et que ce fut la mort de leur général qui mit obstacle à leurs
intentions; qu'alors, voyant que l'éclat était fait, ils pensèrent que
ce n'était j)lus la peine de dépenser leur argent. Ils se mirent donc
fort tranquillement en devoir de tirer de leurs propriétés des Antilles
le plus qu'ils pourraient ; pour cela, ils choisirent un nouveau corres-
pondant à Marseille. Quant au Père La Valette, il avait disparu com-
plètement, et on ne le revit plus.
Les frères Lioncy s'exécutèrent en gens d'honneur ; ils firent à leurs
créanciers l'abandon de tout ce qu'ils possédaient. Le syndic de la fail-
lite attaqua alors le Père La Valette, en sa qualité de chef des Jé-
suites aux Antilles, et le Père de Sacy, comme Procureur-Général des
Missions de ces îles. Il demanda que ces deux dignitaires de la Com-
pagnie fussent condamnés à donner bonne et valable caution pour le
payement d'une somme de 1,502,266 livres 2 sous 1 denier, mon-
tant de toutes les traites tirées par le Père La Valette sur les frères
Lioncy et non acquittées ; faute de quoi, lisseraient condamnés à payer
toutes ces traites.
Les Jésuites , attaqués , usèrent de mille chicanes et détours pour
n'être point obligés de comparaître. Ils espérèrent même faire appoin-
ter éternellement cette affaire, suivant leur vieille tactique. Mais, sur
ces entrefaites, eut lieu l'attentat de Damions ; aussitôt , les magistrats
— chose qui peut donner à rélléchir — se montrent plus disposés à
31-2 HISTOIRE DES JÉSUITES.
agir contre la noire Cohorte, on paraissent phis lil)res de le l'aire. Le
Père de Sacy comparaît enfin par nn fondé de pouvoir ; le Père La
Valette fait toujours défaut. Un premier jugement intervient et adjuge
au syndic de la faillite ses conclusions contre le Père La Valette, mais
remet à un autre jour ce qui concernait le Père de Sacy.
En même temps, un autre créancier prenait une voie différente,
et , s'attaquant à la Société de Jésus tout entière , voulait la rendre
responsable des actes d'un de ses dignitaires , qu'elle avait approuvés
tant qu'ils lui avaient apporté des profits, et qu'elle répudiait seule-
ment depuis qu'ils menaçaient de lui causer des pertes. Les Jésuites,
d'ailleurs , étaient obligés de convenir que l'administration du tem-
porel de tout leur Ordre est subordonnée à l'autorité du Général ; et cet
aveu seul était décisif en faveur des créanciers du Père La Valette.
Un premier jugement donna condamnation dans ce sens contre le
Père de Sacy et contre toute sa Compagnie. Aussitôt, le syndic des
frères Lioncy et tous les créanciers du Père La Valette s'empressent
d'entrer dans cette voie qu'on vient de leur ouvrir. De toutes paris
pleuvent sur le Père de Sacy des assignations , dont quelques-unes
s'envolent jusqu'à Rome et sont signifiées au Général même de la
Société. Ces premiers jugements avaient été rendus par la juridiction
consulaire de Marseille; un autre, rendu par défaut, le 29 mai 1760,
déclara la sentence exécutoire contre toute la Société établie en France.
Par là on pouvait enfin arriver aux moyens possibles de saisir la Com-
pagnie sérieusement, réellement. Mais les fils de Loyola se hâtent de
parer ce coup , dont ils comprennent toute la portée. Mettant en jeu
tout ce qui leur reste d'inlluence, ils obtiennent, le 17 août 17(30, un
arrêt du Conseil, revêtu de lettres patentes, par lequel le roi évoque par-
devers lui toute cette affaire, qui est alors renvoyée en la Grand' Cham-
bre du Parlement de Paris. Ce fut une faute commise par les Jésuites,
suivant Voltaire (1), puisque le Parlement s'était toujours montré l'ad-
(1) Voyez le Siècle do Louis XIV. VcillaiiT ilil que ce fui par le conseil de M. de la
(iraiidville (juc les J('suiles, qui iioiniiiciil aiipelor de la sentence des Consuls par-devant
/a Coiiunission du Conseil établie pour jngcr toutes les diffieullés ayant rapport au coni-
laercc de rAnsériiiue, se résolurent à porter l'allaire au |)arlement de Taris.
iiis'ioinr. OKS .n'isrirnis. :n:î
vorsairo dos Jrsiiilos. Mais les Kévéroiuls l*ères espéraient pouvoir em-
pôciier qu'on ne plaiilàt raU'aire au fond, et user, à force d'appels, de
renvois, de conllils, de faux-fuyanls et d'ambap;es judiciaires, la pa-
tience de leurs créanciers. Il en fut tout autrement ; l'affaire fut ins-
truite rapidement et, en temps convenable, mise en état et appelée.
En vain les Jésuites imaginèrent de faire protester les chefs des Pro-
vinces jésuitiques de Champagne , de Guyenne , de Toulouse et de
Ijjon, et de les faire établir oj)posants à tout ce qui tendrait à établir
la solidarité entre les diverses Maisons de l'Ordre ; le Parlement n'eut
aucun égard à ces moyens et à mille autres tour à tour présentés.
Le 8 mai 176 J , la cause fut plaidée avec la plus grande solennité,
et devant une foule immense. Le célèbre avocat Gerbier plaida avec
un grand talent et un succès immense contre les Jésuites , au nom des
créanciers du Père La Valette. L'avocat-général, Lepelletier de Saint-
Fargeau , donna des conclusions conformes au dire de l'avocat des de-
mandeurs ; et la Cour, admettant que La Valette et le Père de Sacy,
étant l'un Visiteur, l'autre Procureur-Général des Missions jésuitiques,
s'étaient faits banquiers et avaient agi comme tels ; que le Général de
l'Ordre est administrateur de toutes ses Missions; et que, par consé-
quent , les chefs de ces Missions ne sont que ses délégués , rendit un
arrêt par lequel le chef de la Société et toute la Société étaient rendus
responsables des actes de commerce du Père La Valette, et, comme tels,
condamnés à payer les lettres de change tirées par La Valette sur la
maison Lioncy de Marseille ; en 50,000 livres de dommages-intérêts
et aux dépens.
« Le prononcé de ce jugement, dit Voltaire, fut reçu du public
avec des applaudissements et des battements de mains incroyables.
Quelques Jésuites, qui avaient eu la hardiesse ou la simplicité d'assis-
ter à l'audience, furent reconduits par la populace avec des huées. La
joie fut aussi universelle que la haine... »
Le jugement du Parlement de Paris, dans cette affaire scandaleuse,
est parfaitement conform.e à lajustice et à l'équité. En vain la noire Co-
horte, suivant une tactique qui lui fut toujours familière, sacrifia le Père
La Valette à l'indignation générale et voulut faire retomber tout l'odieux
II. 50
314 HISTOIRE DES JESUITES,
sur ce Père ; en vain elle produisit une déelaralion de ce dernier, dans la-
quelle il assumait sur lui toute la responsabilité et tous les torts ; en vain,
elle plaida que les lettres de change n'engageaient que ceux qui les avaient
souscrites, acceptées ou endossées; la Grand'Chambre, le livre des
Constitutions à la main, déclara et dut déclarer que la Société de Jésus
est un tout indivisible, que chaque chef d'une Maison jésuitique n'est
qu'un commissionnaire du Général, au nom duquel tout se fait et
qui seul est apte à sanctionner toutes les transactions qui s'opèrent
dans ces Maisons. Il était également impossible de s'arrêter à l'objec-
tion dérisoire mise en avant par les Jésuites : « Que la Compagnie
avait été complètement étrangère aux opérations commerciales du Père
La Valelte, et que nul des confrères du banquier en robe noir n'avait
autorisé, conseillé ou approuvé ce commerce; qu'il n'y en avait pas un
seul qui eut eu aucune sorte de participation ou de connivence dans les
affaires des Antilles. »
Cependant, il est inconstestable que le Père de Sacy, Procureur-
Général des Missions aux lles-du-Yent, et résidant en France, avait
été un correspondant actif du Père La Valette ; cependant, il est im-
possible que les chefs du Père La Valette aient ignoré les actes de ban-
que et de négoce de ce dernier; et il est si vrai que ces actes eurent
leur approbation, que, dénoncés par les colons des Antilles, ils n em-
pêchèrent pas le Père La Valette d'être renvoyé à la Martinique et
même avec un grade plus élevé , qu'on pouvait assurément regarder
comme une récompense de ce dont on demandait la punition. Mais,
surtout, qu'ils aient ignoré ou connu les opérations auxquelles se livra
le Père l^a Valette, les supérieurs de son Ordre, qui avaient encaissé,
innocemment et sans réflexion, — nous le voulons bien, — les béné-
fices ae la Maison de Saint-Pierre, devaient du moins, en stricte jus-
lice , rapporter à la faillite ces bénéfices acceptés par inadvertance et
dont la restitution eût comblé le déficit et empêché la banqueroute.
Car il paraît que cette banqueroute fut plus considérable que les pertes
prouvées par le Père La Valette : le passif fut évalué à trois millions
de francs , environ , argent de l'époque. Or, ce qui , d'après les dires
des Jésuites, amena la déconliture du Père La Valelte, ce fut la prise
IIISTOIIIE DES JÉSUITES. 315
par les Anglais de deux vaisseaux sur lesquels le Uévérend négociant
avait embarqué des produits des Antilles en quantité suffisante pour
couvrir les frères Lioncy de la valeur des lettres de change tirées sur
CUV. Ces marchandises, vendues en Angleterre, ne produisirent pour-
tant qu'une somme de 1 ,200,000 livres de France.
D'ailleurs, les Jésuites auraient dû, s'ils avaient voulu se tenir à l'é-
cart, en ce qui concernait la faillite du Père La Valette, abandonner
les terrains et propriétés , les nègres et fabriques , que le Père avait
dans les Antilles. La meilleure, la plus forte preuve que les Jésuites
se regardaient comme solidaires de leur négociant de la Martinique ,
c'est qu'au premier cri de détresse poussé par les Lioncy, le nouveau
Général de la Société autorisa le Père de Sacy à emprunter, au nom
de la Société, jusqu'à la concurrence de 500,000 livres, pour venir en
aide à la maison de Marseille et dégager la signature des frères Lioncy;
mais le bilan de ces négociants était déposé lorsque le Père de Sacy
reçut les ordres de son Général. Voyant alors que l'éclat avait eu lieu,
les Jésuites essayèrent de sauver du moins leur argent, aux dépens des
malheureux créanciers et dût leur propre réputation en souffrir.
Mais il arriva que les choses allèrent bien plus loin que ne l'avaient
pensé les bons Pères. Le procès du Père La Valette et la banqueroute
des Jésuites venaient de raviver profondément les défiances, les haines,
les terreurs , qui sont partout comme 1 inévitable milieu dans lequel
doit vivre la Compagnie. En vain , devinant l'orage et voulant le dé-
tourner, les Jésuites semblèrent-ils vouloir se soumettre à l'arrêt qui
venait de les frapper ; en vain commencèrent-ils à désintéresser les
créanciers de la banqueroute (1); en vain, dit-on , le nouveau Procu-
reur-Général des Missions des îles d'Amérique versa -t- il, dans cette
intention, 1,200,000 livres; rien n'y fit : la publicité donnée aux
débats du procès , l'immense retentissement de l'affaire avaient été les
indices précurseurs de la foudre qui, depuis si longtemps suspendue sur
la noire Cohorte, allait enfin la frapper.
(1) lis étaient bien forcés de le faire, le Général des Jésuites ne pouvant être con-
traint, les Jésuites de l'rance le furent, aux termes de l'arrêt du l*arienient.
3W HISTOJKE DKS JÉSUITES.
Lorsque l'arrêt du 18 mai 1761 fut rendu, les fameuses Constitutions
de la Société de Jésus venaient d'être publiées à Prague. Ce fut ces Con-
stitutions à la main cjue les avocats des créanciers du Père La Valette
prouvèrent qu'il y avait solidarité entre toutes les Maisons jésuitiques :
la Société étant un tout indivisible et son chef seul étant apte à pos-
séder au nom de l'Ordre entier. Les avocats des Jésuites essayèrent,
chose impossible , de rétorquer ces arguments et prétendirent décliner
la solidarité, au moyen de ces mêmes Constitutions. Le Parlement ne
laissa pas échapper l'occasion : dès le 17 avril, les Chambres assemblées
avaient ordonné que les Jésuites produiraient le livre des Constitu-
tions et règles de leur Institut. Les Révérends Pères essayèrent de pa-
rer le coup, et parvinrent encore à obtenir de Louis XY une déclara-
tion qui réservait la connaissance des lois jésuitiques au roi seul en son
Conseil. Le Parlement enregistrée déclaration royale, le 6 août; mais,
le même jour, il fait brûler parla main du bourreau quatre-vingt-quatre
ouvrages de théologiens Jésuites ; et, bientôt, en même temps qu il
remet au roi l'exemplaire des Constitutions de la Compagnie de Jésus,
il ordonne aux Jésuites, toutes chambres assemblées, d'en déposer un
second exemplaire, sous trois jours, au greffe de la Cour. Les Jésuites
furent forcés d'obéir.
Ces fameuses Constitutions furent alors , j)Our la première fois en
France , livrées au grand jour de la publicité. Tous les bons esprits
furent eff'rayés des principes subversifs de tout gouvernement qui y sont
contenus. Le Compte-rendu de Vahhé Chauvelin, membre du Par-
lement, qui se fit une grande réputation dans cette affaire célèbre, ce
Comple-rendu, tableau complet de la Compagnie de Jésus, décida sur-
tout le Parlement de Paris à rendre son arrêt (1).
Ce qui se passait alors en Europe et en Portugal, ce dont nous par-
lerons bientôt, contribua sans doute à accélérer la ruine du Jésuitisme
en France. Le courage du marquis de Pombal donna sans doute plus
(1) On a fait sur ce rnajj;isti'al, qui ('lait coiidrCail, le distitiuc sui\aiit :
Que fragile est Ion sort, Société perverse !
Un boil'MiX l'a loudée , uii bossu te renverse.
IllSTOIlUi DES JÉSUITES. 317
(l'assurance au duc de (Ihoiseul. I.e ministre de Krance fut l'ennemi
des Jésuites, dont il avait , dit-on, à se plaindre, et dont il avait eu
d'ailleurs, pendant son ambassade à Rome, occasion de découvrir les
intrigues, l'espionnage universel, toutes les menées enfin avec lesquelles
la noire Cohorte troublait le repos du monde.
Nous ne pouvons décrire toutes les phases de ce procès célèbre. Nous
nous contenterons de dire qu'après de solennels débats, le Parlement
de Paris, qui avait déjà prononcé un arrêt préparatoire le 18 avril 17(51,
en rendit un définitif le 6 août 17G2. Voici les principales dispositions
de cet arrêt :
« Déclare lesdits soi-disant Jésuites inadmissibles, même à titre de
Société et Collège; ce faisant, ordonne que tant ledit Institut que la-
dite. Société et Collège seront et demeureront irrévocablement et sans
retour bannis de France, sous quelque prétexte , dénomination et forme
que ce puisse être Faisant ladite Cour très-expresses inhibitions
et défenses à toutes personnes de proposer, soUiciler, ou demander en
aucun temps et en aucune occasion, le rappel desdits Institut et So-
ciété, à peine pour ceux qui auraient fait lesdites propositions, ou qui
y auraient assisté ou acquiescé, d'être personnellement réputés conniver
à l'établissement d'une autorité opposée à celle du roi, même de favo-
riser la doctrine régicide constamment et persévéramment soutenue dans
ladite Société »
Cette doctrine des Jésuites, le même arrêt la qualifie « de perverse,
destructive de tout principe de religion et même de probité, injurieuse
à la morale chrétienne, pernicieuse à la société civile, séditieuse, at-
tentatoire aux droits et à la nature de la puissance royale, à la sûreté
même de la personne sacrée des souverains... propre à exciter les
plus grands troubles dans les États et à former et entretenir la plus
profonde corruption dans le cœur des hommes l... »
L'arrêt du Parlement de Paris, achevant son ouvrage, fait défense
aux sujets du roi de fréquenter, tant au dedans qu'au dehors même du
royaume, les Collèges, Séminaires, Retraites, Missions, Congréga-
tions, Pensions, Écoles de la Société; intime aux Jésuites l'ordre de
vider toutes les Maisons, Collèges, Séminaires, Noviciats, Résidences,
318 HISTOIRE DES JÉSUITES.
Maisons-Protesses ou de Probation, et généralement tous leurs Établis-
sements, quelle que lût leur dénomination; leur permettant toutefois de
se retirer dans tel endroit du royaume qu'il leur plairait pour y résider
sous l'autorité des Ordinaires, sans qu'il leur fût permis de vivre en
commun, de reconnaître l'autorité de leur général et de porter l'habit
de l'Ordre. Il était également interdit aux Jésuites de pouvoir posséder
aucun bénéfice, canonicat, chaire ou autre emploi à charge d'âmes
ou municipal , si ce n'est en prêtant un serment dont la formule était
rédigée par l'arrêt du Parlement, qui accordait aux Jésuites, sur une
requête qu'ils pourraient présenter, des pensions alimentaires stricte-
ment nécessaires.
Tel fut le coup de foudre qui abattit en France l'orgueilleux édifice
du Jésuitisme. C'est, de l'avis des jurisconsultes, l'arrêt le plus forte-
ment motivé dont il soit fait mention dans les Annales judiciaires.
LesParlementsdeKouenetde Rennes suivirent, les premiers, l'exem-
ple que leur avait donné celui de Paris. Quelques autres y mirent plus
de lenteur. Celui de Flandre, surtout, province où les Jésuites étaient
dominants depuis deux siècles, semblait ne pouvoir se résoudre à unir
sa voix au grand cri de proscription qui s'élevait enfin contre le Jésui-
tisme. Des troubles môme commençaient par cet état de choses et
pouvaient devenir plus sérieux. Le duc de Choiseul fit rendre enfin par
le roi ( novembre 1764 ) un édit qui ordonnait que la Société de Jésus
n'aurait plus lieu en France.
Le Parlement de Paris ajouta à ledit royal, par un nouvel arrêt
qui enjoignait à chaque Jésuite français de résider dans le diocèse de
sa naissance, lui défendant d'approcher de plus de dix lieues de la ca-
pitale; et, lui recommandant de vivre et se comporter désormais en bon
et fidèle sujet, voulait qu'il se présentât, deux fois par an, devant le sub-
stitut du procureur-général du roi, aux bailliages et sénéchaussées de
sa résidence. C'étaient là, il faut l'avouer, de bien rigoureuses mesures;
mais sans doute que ceux qui ont suivi avec attention notre récit, se
diront qu'elles étaient nécessaires et méritées.
Cependant, on a assuré que Louis XV, cédant aux sollicitations de
su famille , ne voulait pas réellement la destruction complète des Je-
HTSTOIRE DES JESUITES. 310
suites. Par son ordre, les commissaires du Parlement nommés pour
examiner l'atï'aire des Jésuites, leurs Constitutions, leurs principes, etc.,
désirèrent avoir les avis du clergé. Douze prélats furent nommés pour
donner réponse sur quatre questions capitales : et cette réponse fut
« qu'il était nécessaire de modifier l'Institut. »
Là-dessus, le roi s'empresse de faire dresser un plan d'accommode-
ment qui est envoyé au Pape, Clément Xill. Mais , à toutes les ou-
vertures de conciliations, ce pontife , mal conseillé à l'égard des véri-
tables intérêts des Jésuites, ne répondit que par les paroles dont s'était
servi Laynez lorsqu'on voulait, dès les premiers pas de l'Ordre , lui
faire subir des modifications jugées nécessaires : « Sint ul sunt , aut
non sint { qu'ils soient ce qu'ils sont , ou qu'ils ne soient plus ! . . . ) )) :
« Qu'ils ne soient donc plus ! » finit par répondre le roi de France, et
l'arrêt de proscription fut maintenu dans toute sa rigueur, aux applau-
dissements du pays, aux applaudissements du reste du monde, qui allait
bientôt suivre la France dans la voie qu'elle venait d'ouvrir, et que le
chef de l'Église chrétienne allait enfin consacrer lui-môme.
Les Jésuites avaient soutenu la lutte en France avec toute l'énergie
désespérée que l'on connaît à la trop fameuse Société. Ils avaient
inondé le pays de leurs panégyriques et de leurs apologies. Leur cause
fut plaidée contradictoirement devant tous les Parlements par des avocats
de talent. Les arrêts ne furent rendus que sur le vu des pièces pour et
contre, après de longues délibérations. Ces arrêts divers furent sanc-
tionnés par deux édits royaux de 1764 et de 1777, qui leur donnèrent
tous les caractères d'une loi d'état. Les Jésuites mirent en jeu tous les
ressorts qui pouvaient servir à leur défense, et, dit l'auteur du Siècle
de Louis XV, ils firent même alors repentir plus d'une fois de leur fer-
meté lès magistrats qui prononcèrent ces arrêts. Ils excitèrent même en
Bretagne un soulèvement qui fut bientôt réprimé et ([ui justifia toutes
les rigueurs que la magistrature, soutenue d'un côté par le pouvoir
royal, poussée de l'autre par l'opinion publique, déploya contre eux.
Comment ! on exigeait des Jésuites « qu'ils vécussent désormais en
bons et fidèles sujets , qu'ils se soumissent aux lois , qu'ils ne fussent
plus que de simples et honnêtes particuliers. » Véritablement, c'était
320 HISTOIRE DES JÉSUITES,
exiger d'eux cent fois plus qu'on ne peut attendre de la nature jésui-
tique ; et les Révérends Pères ne pouvaient tranquillement s'asservir
à un pareil état de choses. Aussi essayèrent-ils de s'y soustraire et par
tous les moyens. Mais l'heure était venue : le Jésuitisme devait dispa-
raître, du moins de nom , de la surface de la terre. On ne sait (pie
trop qu'ils devaient reparaître un jour 1
CHAPITRE VI.
Assa«siniit de don Joseph de Bragîiitce, roi de Poptngal.
— Iflort du Pape Oéiueut X.IV. — Le Jésuitisme prescrit
par tonte la terre.
Au moment où la grande clameur qu'avaient fait naître la ban-
queroute du Père La Valette et l'attentat de Damiens semblait près de
s'éteindrer, un écho lointain, arrivant d'une des extrémités de l'Europe
et qui parlait encore de meurtre sur une personne royale, vint lui don-
ner une intensité nouvelle.
Le" 13 janvier 1759, la Gazelle de France , journal officiel de ce
temps, publiait, d'après des lettres de Lisbonne, le récit d'une con-
spiration tramée contre le roi de Portugal et de l'assassinat de ce prince.
La Gazette annonçait, en même temps, l'arrestation de dix-huit per-
sonnes du plus haut rang ; elle ajoutait que les Maisons des Jésuites de
Portugal avaient été investies et que bon nombre de leurs habitants
avaient été jetés en prison comme fauteurs ou complices de la conju-
ration. On doutait encore de l'authenticité de cette nouvelle étran^-e
lorsque les lettres des ambassadeurs et les actes émanés du gouverne-
ment portugais vinrent lui donner un caractère officiel.
Voici, d'après ces divers documents que nous avons consultés le
bref récit de cet événement, ses causes et ses conséquences, en ce qui
regarde la fameuse Société dont nous avons entrepris de retracer les
fastes si souvent tracés en caractères sinistres.
Ji. 41
322 HISTOIRE DES JÉSUITES.
Il y avait alors , en Portugal , un ministre , homme de tête et d'é-
nergie, à qui l'histoire donne parfois le titre de Richelieu portugais,
titre mérité en plusieurs points. Ce ministre s'appelait don Sébastien-
Joseph Carvalho ; mais le nom sous lequel il est généralement connu
et que nous lui donnerons, était celui de marquis de Pombal. Pombal
fut le plus rude adversaire qu'ait jamais rencontré le jésuitisme ; et
c'est peut-être à lui que le xviii® siècle dut de voir s'écrouler la puis-
sance jésuitique, sous un arrêt universel sanctionné par l'autorité pon-
tificale et béni par la main du successeur de saint Pierre. A ce titre,
nous lui devons une mention particulière.
Pombal naquit en 1 699 , à Soura , bourg du diocèse de Coïmbre.
Ce fut dans cette dernière ville qu'il termina ses études, qui, par le
désir de sa famille, étaient dirigées en vue de la magistrature. iVJais,
cet avenir sembla, de bonne heure, trop calme, trop étroit, trop peu
brillant, à l'esprit fougueux, entreprenant duj eune homme, qui rêvait
sans doute de bien différentes destinées. Il crut d'abord que la carrière
des armes pouvait lui offrir un moyen de réaliser ses rêves splendides.
Bientôt, il s'aperçoit que son peu de noblesse l'empêchera toujours de
parvenir. 11 est forcé de quitter l'uniforme des gardes du roi. Mais sous
cette livrée brillante , et grâce à une beauté peu commune, Pombal a
su se faire aimer d'une femme de la première noblesse, d'une fille du
sang bleu (sangreazul), comme disent les orgueilleux fidalgues por-
tugais, la plus orgueilleuse noblesse du monde , dona Teresa de No-
ronha-Almada, qui appartient à l'ancienne et puissante maison d'Ar-
cos. Dona Teresa , entraînée par la violence de son amour , et sa-
chant que sa famille ne consentira jamais à son mariage avec un petit
gentillâtre de province, se fait enlever par son amant, qui l'épouse alors,
en dépit de la fureur et des efforts de tous les d'Arcos et de leurs alliés.
Quelque temps après ce mariage, Paul Carvalho , chanoine de la cha-
pelle rojale de Lisbonne et favori du cardinal de Motta, personnage
en grande faveur à la cour de Portugal, parvient à faire obtenir à son
neveu le poste d'envoyé extraordinaire en Angleterre. C'est désormais
dans la carrière politique que Pombal veut marcher à la réalisation du
brillant avenir qu'il a entrevu dans ses rêves.
HISTOIRE DES JESUITES. 323
Eu 1745, il était envoyé à Vienne avec le titre de plénipotentiaire
médiateur et avec la mission de travailler à l'arrangement des diffé-
rends qui s'étaient élevés entre le Pape et la célèbre impératrice Marie-
Thérèse. Ce seul fait prouve que Pombal doit avoir parcouru avec ta-
lent l'épineuse carrière diplomatique.
Ce lut pendant cette ambassade que Pombal , devenu veuf de sa
première femme, dut un nouveau succès à sa bonne mine. 11 épousa
alors la comtesse de Daun , nièce du feld-maréchal autrichien de ce
nom, célèbre dans les guerres d'Allemagne de cette époque, et qui
battit, en 1758, le grand Frédéric de Prusse, à la bataille de Hotkish,
en Lusace. Ce nouveau mariage fit prendre à la fortune de Pombal
une marche rapidement ascendante. La comtesse de Daun était la
compatriote et l'amie intime de la reine de Portugal , Marie-Anne-
Joséphine , et il est probable que Pombal avait réiléchi aux consé-
quences qu'il pouvait tirer de cette intimité lorsqu'il épousa la nièce
d'un feld-maréchal autrichien. Peu de temps après ce mariage, en
effet, nous voyons Pombal en faveur à la cour, poussé par la reine, sup-
pléant un premier ministre malade, et, après la mort de Jean Y, nommé
enfin ministre d'Etat, par Joseph P"", sur la vive recommandation de
la reine douairière.
Le grand cardinal de Richelieu dut également ses premiers pas vers
la haute position où il sut s'asseoir si royalement, à la protection de la
reine-mère, Marie de Médicis, et ce n'est pas le seul point de ressem-
blance qui existe entre Pombal et Richelieu. Mais, bien différent, du
grand et terrible cardinal, qui eut, toute sa vie, à lutter contre la haine
jalouse et tracassière de son maître, Pombal sut se faire aimer tout
d'abord de don Joseph de Bragance, augmenter sans cesse et conserver
toujours celte royale amitié, qui ne lui fit jamais défaut, et qu'il put
opposer avec succès, comme un bouclier impénétrable, aux coups de ses
nombreux ennemis.
Bientôt Pombal fut tout- puissant en Portugal, plus puissant peut-
être que ne le fut jamais Richelieu en France. Comme le grand car-
dinal , il obtint le privilège royal d'avoir des gardes. 11 fut successive-
ment créé comte d'Oeyras, puis marquis de Pombal. Sa famille tout
324. HISTOIRE DES JÉStJlTES.
entière eut part à celte pluie de faveurs dont on convient générale-
ment que Pombal sut se rendre digne.
Le Portugal était alors bien déchu du rang qu'il avait occupé parmi
les nations à l'époque d'Emmanuel et d'Albuquerque. En l'arrachant
au joug de l'Espagne, la révolution de 1640 et l'intronisation de la
maison de Bragance n'avaient pu rendre à ce pays sa première énergie
de liberté, et l'avaient laissé depuis lors comme un captif délivré, mais
à qui la durée de l'esclavage et l'épuisement qui en est la conséquence
ont donné une démarche morbide et chancelante qui fait croire que
les fers pèsent encore sur ses membres engourdis. Un effroyable désor-
dre, progressivement accru et qui avait dépassé toutes bornes dans les
dernières années de Jean V, prédécesseur de Joseph I", régnait dans
toutes les branches de l'administration. La justice n'avait plus ses
balances que pour peser l'or qu'on y jetait ; ce qui restait des an-
ciennes colonies, jadis si nombreuses et si riches, était à peu près sans
relations avec la mère-patrie. Le commerce extérieur était à peu près
en entier entre les mains des Anglais ; la plus grande partie des re-
venus publics était dévorée par le clergé régulier et séculier, qui par-
tageait encore le sol avec la noblesse , et , brochant sur le tout , les
Jésuites s'attribuaient, tant à l'extérieur qu'à l'intérieur, tout ce qu'ils
pouvaient arracher à ces autres vautours.
Pombal lutte à la fois contre l'Angleterre et les Jésuites, contre la
noblesse et le clergé. A sa voix , la vigueur revient dans les diverses
branches de l'administration ; la justice tient ses balances d'une main
plus ferme; le commerce se ranime; l'agriculture délaissée refleurit;
l'ordre se rétablit : le Portugal marche de nouveau parmi les nations.
Les Anglais tiraient, chaque année, une énorme quantité d'or du
Portugal: Pombal leur en défend Textraction. 11 prohibe également
tout commerce fait par des prêtres et des religieux. Les droits et reve-
nus volés ou arrachés par le clergé et la noblesse , il les fait rendre à
la couronne ou en dote l'industrie. Jl oblige les pirates barbaresqùes
à respecter le pavillon portugais qui flotte de nouveau avec gloire sur
toutes les mers. Il règle définitivement avec l'Espagne le partage des
colonies américaines et fonde le magnifique commerce du Brésil.
IllSTUlKE DÈS JÉSLITES. 32o
En même temps, il établit une police sévère qui va saisir le coupa-
ble jusque dans les plus hautes classes. Ce fut surtout cet oubli et cette
violation de ce qu'ils osaient appeler leurs privilèges qui irritèrent la
noblesse portugaise contre le marquis de Pombal. D'ailleurs, cette
iière noblesse avait vu d'un œil plein de colère et de mépris arriver
au pouvoir un homme qu'elle comptait à peine dans ses derniers rangs.
Elle fit, à diverses reprises, pour renverser le premier ministre, des
tentatives que déjoua celui-ci , appuyé qu'il était sur la faveur royale
et sur la reconnaissance poj)ulaire, et auxquelles il sut répondre avec
une vigueur qui étonna ses adversaire^.
Mais les ennemis les plus formidables de Pombal furent toujours les
Jésuites. Les écrivains de la Compagnie ont écrit « que cet homme
d'État remarquable avait juré la perte des Jésuites dès le moment où
il saisit le pouvoir. » Nous pouvons admettre, et cela très-facilement,
que Pombal, voyant qu'il n'était pas possible de remédier à l'état dé-
plorable où se trouvait réduit le Portugal tant que le jésuitisme do-
minerait, résolut, en effet, dès son entrée au\ affaires, de l'expulser
du sol lusitanien. La première déclaration de guerre ouverte entre le
ministre et les Révérends Pères eut lieu à l'occasion "du Paraguay.
Nous avons vu que les Jésuites avaient fondé, sur ce point de l'Amé-
rique méridionale , un singulier mais véritable empire qui , apparte-
nant, de nom, à l'Espagne, ne relevait, de fait, que du Général de la
Compagnie de Jésus. Sous le règne de Jean Y, les gouverneurs des
colonies portugaises avaient persuadé à la mère-patrie qu'il serait avan-
tageux pour elle de devenir maîtresse du Paraguay. Les rapports de
ces gouverneurs, assure-t-on, étaient inspirés par la pensée que le Pa-
raguay, autour duquel les Jésuites faisaient si bonne garde, renfermait
des mines d'or et de métaux précieux. 11 est probable que Pombal ne
vit dans le traité du 13 janvier 1750, pour l'échange du Paraguay
contre la colonie del San-Sacramenlo , qu'un excellent moyen d'avoir
sous sa main ses ennemis, les Jésuites. Ce traité de 1750 ne fut pas
son ouvrage , puisque alors il n'était pas ministre ; mais la convention
de 1753 , qui réglait définitivement l'échange entre les deux cou-
ronnes, doit lui être entièrement attribuée. On sait que les Jésuites
•^20 HISTOIRE DES JÉSUITES.
résistèrent et que ce ne lut que par la force des armes qu'on parvint à
les expulser du Paraguay.
Les Révcrends Pères ne luttèrent pas moins vigoureusement en
Portugal. Ils surent se faire des armes de tout : de leurs richesses, qui
leur donnaient un immense moyen d'action dans ce pays épuisé, de
1 ignorance et du fanatisme qu'ils contribuaient ù y faire régner, de la
haine des nobles qu'ils poussaient en avant, des sourdes ambitions
qu'ils excitaient dans la famille royale (1). Ils essayèrent même de se
servir des grandes catastrophes qui vinrent alors fondre sur le Portu-
gal. On sait qu'en 1755 un effroyable tremblement de terre, dont le
souvenir est resté dans la mémoire des peuples, vint ébranler tout le Por-
tugal et faire de Lisbonne un monceau de ruines. La famine et la peste
achèvent l'œuvre des commotions souterraines. Tout le ro>aume se vit
en proie à une épouvantable misère. Profitant de la circonstance, les
nobles osent, de nouveau et plus hautement, se déchaîner contre le pre-
mier ministre. Les Jésuites et la partie du clergé qui leur estdévouée se
répandent à travers les villes ruinées, incendiées, dépeuplées, à travers
les campagnes crevassées, désolées et couvertes d'infortunés qui errent
çà et là pour chercher une nourriture que le sol infécond leur refuse.
« C'est Dieu qui nous frappe, mes frères ; Dieu, qu'irrite chaque
jour l'homme impie que notre faiblesse laisse régner sous le nom de
son souverain faible et trompé; Dieu, qui n'aura pitié de nous que
lorsque nous nous viendrons en aide nous-mêmes !... »
Ces paroles retentissent, chaque jour, tout haut, sur la place publi-
que et dans les chaires des églises. La populace , toujours disposée à
faire payer sa misère à quelqu'un, quel qu'il soit, maudit l'homme
qu'elle bénissait naguère , et demande à grands cris la chute et la mort
du marquis de Pombal.
Celui-ci cependant ne courbait pas la tète devant l'orage , et trou-
vait, dans les désastres qui viennent de s'abattre sur sa patrie, comme
(1) La famille royale de Poilugal n'avait pour confesseurs que des Jésuites : Moreira
était celui du roi et de la reine; Costa, celui de don Pedro, frère de Joseph l"; Campo et
Aranjuez , ceux des oncles du monarque; enfin le Père Oliveira dirigeait les consciences
des Infantes.
HISTOIRE DFS JÉSUITES. 327
les sept plaies d'Egypte , 'un moyen de donner de nouvelles preuves
de son activité, de son génie et de son talent pour l'administration.
On sait que, lors du tremblement, les courtisans ayant voulu em-
mener Joseph 1" loin des ruines de Lisbonne : « La place du roi est
au milieu de son peuple î s'écria Pombal ; enterrons les morîs et son-
geons aux vivants!... » Les écrivains jésuites eux-mêmes laissent voir
l'admiration qu'ils éprouvent pour Pombal dans ces circonstances. 11
répond aux clameurs populaires en faisant rebâtir les villes, en réta-
blissant l'ordre, en donnant des vivres aux pauvres, en prenant toutes
les mesures qui peuvent amener le plus promptement l'oubli des dés-
astres passés ; aux nobles, en se faisant accorder par le roi de nouveaux
titres, de nouveaux pouvoirs, qui lui permettent de faire courber les
plus fières têtes (1); aux Jésuites, en leur interdisant la prédication ; à
tous enfin, en se montrant digne du poste éminent qu'il occupe, mais
aussi en se montrant déterminé à user de tous les moyens qui sont en
sa puissance pour se maintenir à ce poste.
Tandis qu'il envoyait en Amérique son frère don François-Xavier de
Mendoza, avec le titre de gouverneur du Maragnon et avec la mission
de chasser les Jésuites du Paraguay et de toutes les possessions portu-
gaises, Pombal ne craignait pas de demander le renvoi de tous les di-
recteurs spirituels de la famille royale , et parvenait à obtenir sa de-
mande audacieuse. Alors, Pombal rappelle son frère du Brésil et l'envoie
à Rome dénoncer au tribunal du souverain Pontife la conduite des Jésuites
au Portugal et dans les colonies, leur révolte en Paraguay, leur com-
merce effréné," en dépit des défenses pontificales et au grand préjudice
de l'Etat et des particuliers. Lue Instruction de Joseph i", en ce sens,
fut remise par son ministre en cour de Home, le 10 lévrier 1758, au
Pape, qui, cédant aux ^ollicitations réitérées et presque menaçantes du
premier ministre, lui accorda, le 1" avril, un bref de réforme des
(1) Pombal obtint de son souverain un étiit qui portait des peines sévères contre les
détracteurs du gouvernement. C'était uneaniie leirible dont il pouvait user et abuser
contre ses ennemis. Pumbal lit disgracier alors des hommes de la plus haute importance,
tels que don Juan de Bragance, Corie-Kéal, ministre de la marine, don Joseph Galvara
de la Cerda, ambassadeur en France, etc.. etc.
328 HISTOIRE DES JÉSUITES.
Jésuites (le Portugal. Ce bref est fort instructif; il ordonne au cardinal
Saidanha, auquel il est adressé avec des pouvoirs pour l'evécution ,
« de ramener les Jésuites à la doctrine de l'Ëvangile et des apôtres, à
une manière de vivre régulière ; de rétablir, chez ces Pères, le culte
divin dans sa pureté et simplicité, l'observation des défenses diverses
faites à l'encontre du commerce illicite des Réguliers, etc., etc. »
On le voit : c'estun chef de l'Église lui-même, un Pape qui n'a jamais
été regardé comme un ennemi de la Compagnie de Jésus, qui formule
cette accusation étrange. Quoi donc ! Benoît XIV pensait et disait que
les Jésuites avaient besoin qu'on les ramenât à la doctrine des opôlres
et de V Évangile ! Mais quelle doctrine avaient donc les Révérends
Pères? Renoît ajoutait « qu'il fallait aussi les ramener à une manière
de vivre régulière. » Mais il croyait donc que leur manière présente
était irrégulière? Et cette recommandation de leur défendre le com-
merce illicite, et de ré lablir chez eux le culte divin, etc?... Mais
avons-nous jamais dit quelque chose de plus fort?.. . Les Jésuites n'ont
pu rien trouver à opposer au bref apostolique, que de dire que le Pape
dont il émane était bien vieux et radotait probablement quand il le
signa.
Dès le 15 mai 1758, le cardinal Saidanha, chargé des pouvoirs
pontificaux pour la réforme des Jésuites de Portugal, rendait un décret
à cet égard, et justifiait les accusations dont les fils de Loyola étaient
l'objet. Le 7 juin 1758 , le patriarche de Lisbonne , don Joseph Ma-
noel Atalara , de concert avec le commissaire apostolique , interdisait
aux Révérends de confesser et de prêcher; faisait fermer leurs Collèges
et leur défendait toute instruction de la jeunesse dans l'étendue des
Etats de Portugal. En même temps, le cardinal Saidanha faisait saisir
les marchandises qu'il trouvait dans les Maisons des Révérends Pèies,
ainsi que les livres de compte, etc., et faisait apposer les scellés sur
leurs établissements d'exploitations commerciales (1). L'affaire, comme
(1) On peut trouver, et les Jésuites n'ont pas manqué, de se servir de cet aigument,
que le cardinal Saidanha allait un peu vile, puisque le bref du Pape n'est que du l^r
avril 1758 et que le décret de condaiiinalion du commissaire fut rendu six semaines
après. Mais il faut remarquer qu'il y avait plus d'un siècle réellement que l'alTaire
HISTOIRE DES JÉSUITES. 32Î)
on le voit, marchait rapidement ; les Jésuites, consternés, n'essayaient
plus que d'amorlir le coup qui allait les frapper, lorsque le Pape Be-
noît XIV meurt.
Le 6 juillet 1758, un nouveau Pape prend place dans la chaire de
Saint-Pierre, sous le nom de Clément Xlll. Deux mois auparavant,
la Compagnie de Jésus se donnait aussi un nouveau chef, qui fut Lau-
rent Kicci. Les Jésuites crurent qu'ils pourraient faire révoquer par Clé-
ment Xlll ce qui avait été fait par Benoît XIV. Le 31 juillet, le chef de
la noire Cohorte déposait au pied du trône pontifical un long mémoire
fort habile et dans lequel , sans chercher à noircir l'adversaire des Jé-
suites , et en protestant de sa confiance dans le cardinal- commissaire,
il se bornait à soutenir cette thèse : « Qu'en admettant qu'il y eût dans
la Compagnie de Jésus des individus coupables des crimes même atroces
qu'on leur reprochait , il ne fallait pas en punir tout l'Ordre ; que ,
d'ailleurs, les Supérieurs de la Compagnie ignoraient les fautes, s'il y
en avait de commises, et qu'ils s'empresseraient de punir les coupables
sitôt qu'ils les connaîtraient. Mais, en outre, ajoutait Ricci, au nom
de l'Ordre entier, OX craint fort que la réforme, au lieu d'être pro-
fitable , n'occasionne de grands troubles ! »
Clément XIII se montre disposé à soutenir les Jésuites (1); il nomme
une Congrégation qui doit connaître des torts qu'on reproche à la Com-
pagnie de Jésus , et décider des mesures que le Saint-Siège doit prendre
à son égard ; cependant , le nouveau Pontife n'ose révoquer le bref
apostolique de son prédécesseur, et Pombal, s'armant de cette cir-
constance, continue de frapper, avec l'arme qu'il tient de Benoît XIV,
les Jésuites secrètement protégés par Clément Xlll.
De leur côté , les noirs enfants de saint Ignace reprennent courage ,
relèvent la tête et se préparent à lutter plus vigoureusement que ja-
mais contrôleur ennemi. Des dissensions éclatent dans la famille royale
de Portugal ; les Jésuites les entretiennent et en tirent parti. La noblesse,
toujours impatiente du joug que lui impose le marquis de Pombal, est de
s'instruisait, et que le commissaire apostolique pouvait fort bien avoir entre les mains,
avant de commencer son enquête, les preuves sur lesquelles devait se baser son décret.
(1) Ce Pape fut domine par le cardinal Torrigiani, que dominait le Générai des Jésuites.
II. 42
330 HISTOIRE DES JÉSUITES.
nouveau poussée en avant. Le clergé, qu'ils savent toujours compro-
mettre, dans leur seul intérêt, jette, de la chaire et du confessionnal, des
brandons qui vont tout à l'heure faire naître un vaste incendie. Des me-
naces même sont proférées contre le monarque qui protège l'ennemi
contre lequel tant de batteries se dressent. Des prophéties sont lancées
au milieu de cette population ignorante et crédule. On y ajourne don
Joseph de Bragance devant le tribunal de Dieu, pour le mois de septem-
bre (1). Pombal, cependant, continue son œuvre avec audace et sang-
froid. Il ne néglige pas, bien entendu , de prendre les précautions que
la prudence indique. Il se dispose à frapper enfin un grand coup.
Au milieu de cette inquiétude générale , de cette irritation crois-
sante des esprits , on est arrivé au mois de septembre de l'année 1758.
Le troisième jour de ce mois , à onze heures de nuit , le roi de Por-
tugal, don Joseph de Bragance, se rendait en carrosse à une de ses
maisons de plaisance, quand tout à coup plusieurs détonations éclatent,
quelques projectiles traversent la voiture royale , et don Joseph se sent
frappé dangereusement.
On comprend quelle impression dut causer la nouvelle de cet atten-
tat, tombant comme la foudre au milieu de l'inquiète disposition des
esprits. La noblesse et le haut clergé couraient déjà vers le frère du
roi, don Pedro, qu'ils savaient l'ennemi de Pombal, et que les Jésuites
savaient leur ami. Déjà l'on songeait à se partager les dépouilles de
l'impérieux favori , et l'on rêvait aux humiliations , au supplice qu'on
lui ferait subir. Mais la fortune n'a pas encore abandonné Pombal et
lui-même ne s'abandonne pas. Une consigne sévère s'étend autour de
la demeure royale; les infants eux-mêmes sont pour ainsi dire prison-
niers chez eux. Un grand déploiement de forces a lieu. En même temps,
Pombal fait annoncer à Lisbonne et au Portugal que le roi a été
dangereusement blessé, mais que néanmoins les médecins répondent
de sa vie. Il est probable que Pombal craignit quelque temps que la
dernière partie de sa nouvelle ne se réalisât pas; et c'est ce qui expli-
querait alors le soin qu'il mit à soustraire , pendant quelque temps , à
(1) l^émoire de Sa Majesté très-fidèle, etc., etc.
HISTOIRE DES JÉSUITES. 331
tous les regards le royal blessé. La principale ou, suivant des écrivains
plus ou moins bien renseignés, l'unique blessure de don Joseph de
Bragance existait au bras droit, qui avait été traversé par une balle,
près de l'épaule.
Quels étaient les auteurs de cet attentat? 11 est inutile de dire
qu'aussitôt que le crime fut connu, les Jésuites furent chargés par
toute l'Europe d'en être les instigateurs ou les complices. Et, certes,
la prévision des troubles, faite par le Général de la Compagnie, si bien
iuslifiée , les menaces et prophéties répandues contre le roi sitôt réa-
lisées, tout jusqu'à l'axiome de droit « cui prodest? [à qui le fait
sert-il?) » devaient faire [)orter les premiers soupçons sur la noire
Cohorte. Don Joseph mort, Pombal tombait nécessairement devant
la haine que lui portaient le haut clergé et la noblesse , et que parta-
geaient les membres de la famille royale dévoués aux intérêts du jé-
suitisme ; et dont Pedro , frère du roi , s'emparant du pouvoir, eût
fait bonne et prompte réparation aux Jésuites de tout ce qu'ils avaient
enduré sous le règne du monarque assassiné.
Quelques autres versions eurent encore lieu pendant qu'on instruisait
l'affaire : nous en tiendrons note un peu plus loin. Cette instruction
fut aussi longue que mystérieusement conduite ; elle ne dura pas moins
de trois mois, et, pendant tout ce temps, rien ne transpira dans le
public sur les découvertes qu'elle avait amenées. Peut-être Pombal
hésitait-il , avant de s'engager aussi sérieusement qu'il allait le faire
contre ses ennemis; peut-être voulait-il être bien certain de la vie et
de la santé de son roi, son seul appui contre ses nombreux et puissants
adversaires, et prit-il aussi, durant ces trois mois, toutes les mesures
nécessaires à sa sûreté en même temps qu'au châtiment des coupables.
Enfin, le 13 décembre 1758, ainsi que nous l'avons dit dans les
premières lignes du présent chapitre, l'instruction révéla ses mystères
par l'arrestation des individus que la justice accusait d'être les auteurs,
les complices, ou les instigateurs de l'attentat commis sur la personne
de Joseph 1". Ces arrestations eurent lieu en vertu d'un arrêt rendu
la veille par le tribunal suprême de l'Inconfulence.
Les individus arrêtés étaient au nombre de dix-huit : c'étaient le
332 HISTOIRE DES JÉSUITES.
marquis et la marquise de Tavora , leurs fils , leurs filles (1); le mar-
quis d'Atonguia, leur gendre, et le ducd'Aveiro, allié à la famille
royale ; les Jésuites Malajïrida , Mattos , Alexandre de Souza . et
quelques amis et domestiques des Tavora. Leur procès s'instruisit ra-
pidement. Les accusés comparurent bientôt devant un tribunal présidé
par le premier ministre, qui, sans nul doute, eût mieux fait de s'abstenir
de siéger. On peut voir, dans les historiens et dans les diverses pièces
publiées, à cette époque et depuis, sur ce procès, ses diverses phases,
qui se terminèrent, le 12 janvier 1759, par un arrêt qui déclarait tous
les Tavora, le duc d'Aveiro et le comte d'Atonguia coupables du
crime commis sur la personne du souverain , dans la nuit du 3 au
4 septembre précédent, et comme tels les condamnait au dernier sup-
plice. Cette sentence fut exécutée, le lendemain même, dans le faubourg
de Belem. Les femmes seules obtinrent leur grâce, à l'exception de
la marquise de Tavora la mère, dofia Eléonor, qui périt avec son mari,
ses fils et son gendre , ses amis et ses serviteurs.
Le jugement du tribunal de l' Inconfidence (2) chargea surtout la
marquise de Tavora, qu'il signale comme ayant poussé, à l'aide des
Jésuites, son mari et ses fils à faire de leur hôtel une infâme caverne
de conspirations et de machinations dirigées contre la personne du
roi. Le duc d'Aveiro, appliqué à la question, avoua tout ce dont on
l'accusait, chargea ses co- accusés et notamment les Jésuites. Ce-
pendant, Pombal n'osa pas faire subir aux Révérends Pères le sup-
plice auquel il ne craignait pas d'envoyer des membres de la première
noblesse de Portugal. Ils ne furent même pas jugés en même temps
que les Tavora ; et ce ne fut que trois ans après qu'on les traduisit,
non devant un tribunal séculier, mais au tribunal de l'Inquisition, qui
condamna le Père Malagrida au dernier supplice , comme convaincu ,
non d'avoir été l'instigateur ou le complice de l'assassinat de Joseph 1",
(1) Celles-ci obtinrent d'être détenues dans des couvents ; les autres accusés furent
enfermés dans la ménagerie de Belem, déserte depuis le tremblement. Voilà pourquoi
les Tavora furent exécutés en ce Heu, tandis que les Jésuites voudraient faire croire que
ce fut par crainte d'un mouvement populaire.
(2) Voyez ce jugement: Porlugais-franyais, page 11.
HISTOIRE DES JÉSUITES. 333
mais seulement d'hérésie et de quelques autres méfaits à la fois trop
niais et trop sales pour que nous en parlions.
Les défenseurs de la Compagnie de Jésus crient de toutes leurs
forces « que le Père Malagrida n'a été renvoyé devant le tribunal de
l'Inquisition que parce que Pombal jup;ea que le Jésuite serait absous
devant des juges séculiers. » Pourtant il nous semble , et il semblera à
tout le monde que, en sa qualité de prêtre et de religieux, le Père Mala-
grida devait attendre plus de faveur d'un tribunal composé de religieux
et de prêtres. L'arrêt du Saint-Office futexécuté le 21 septembre 1761 :
le Père Gabriel Malagrida fut brûlé dans un Auto-da-fé. ]\ paraît que
ce spectacle fut demandé par la populace, qui en était privée depuis long-
temps, et qui n'en parut pas moins goûter le charme quoiqu'un Jésuite
y figurât. Mattos et Alexandre de Souza furent condamnés à être rom-
pus vifs , ainsi que le Provincial le Père Henriquez et quelques autres
Jésuites. Un édit du 19 janvier 1759 déclarait tous les Jésuites de Por-
tugal complices, à un degré plus ou moins éloigné, de l'assassinat de don
Joseph de Bragance. Dans un manifesle souvent cité, le roi de Portugal
déclara à la face de l'univers « la Compagnie de Jésus atteinte et con-
vaincue d'usurpation de ses domaines , de la liberté , des biens et du
commerce de ses sujets ; de rébellion contre son autorité , dans les co-
lonies et en Portugal même , de sédition et de conjuration contre sa
propre personne , par la déposition de témoins respectables et par
l'aveu môme de Jésuites. »
En consultant les pièces du procès , on a cette conviction que les
Jésuites trempèrent sinon directement, au moins indirectement dans
la conjuration formée contre la vie de Joseph I" de Portugal. Sérieu-
sement menacés dans leur existence par les mesures que le roi laissait
prendre contre eux à son ministre tout - puissant , les Révérends
Pères durent être et, disons plus, furent favorables à un moyen,
comme ils appellent ces choses, qui devait mettre à bas leur audacieux
ennemi.
On a dit que l'attentat contre la vie de don Joseph de Hragance
fut une vengeance particulière qu'un des Tavora , le fils aîné du mar-
quis, voulut tirer du prince qui avait des liaisons intimes avec sa
334. HISTOIRE DES JÉSUITES.
femme , la jeune marquise dona Teresa. Des écrivains favorables à la
Compagnie de Jésus ont vu ou ont voulu voir ainsi cette affaire; l'abbé
Georgel, ex-Jésuite, dit positivement, dans ses Mémoires, que le roi
revenait d'un rendez-vous avec la jeune marquise lorsqu'il fut assas-
siné , et que ce fut pour venger leur honneur outragé que les Tavora
essayèrent de tuer le monarque. L'auteur de la Chute des Jésuites
au XVIII® siècle , le comte de Saint-Priest, semble croire que ce fut
la jeune marquise de Tavora qui dénonça la conspiration. Ce qu'il y
a de certain, c'est qu'on voit, dans les dépêches du duc de Choiseul
à M. de Saint-Julien, chargé d'affaires de France à Lisbonne , que
Louis XV témoigna une extrême curiosité sur le sort de cette dame.
D'autres, allant plus loin , ont essayé de prouver que toute la conspi-
ration était l'œuvre de Pombal , qui voulait effrayer le monarque en-
core indécis , et le décider à frapper les Jésuites , qu'il lui présenterait
comme les auteurs ou du moins les instigateurs de l'attentat. Ces écri-
vains citent , entre autres choses, le témoignage de l'ambassadeur de
Fiance, comte de Marie, qui prouverait la vérité de cette version.
Mais, d'abord, le comte de Marie ne vint à Lisbonne que dix mois après
l'attentat du 3 septembre. Puis, est-il croyable que Pombal eût risque
ainsi la vie du roi qui faisait toute sa force? Nous savons bien qu'on a
dit aussi que don Joseph de Bragance ne fut aucunement atteint par
les coups de feu tirés sur sa voiture, assertion bien évidemment dé-
truite par le manifeste royal et le jugement du tribunal de l'inconfi-
dence , qui qualifient de mortelles les blessures du roi de Portugal.
D'ailleurs, et voici qui tranche tout : la révision du procès, ordon-
née en 1780 par la reine Marie, trois ans après la mort de Joseph l^"",
et, par conséquent, alors que Pombal ne possédait plus aucune in-
fluence , a confirmé la culpabililé des Tavora et, par suite, des Pères
Malagrida, Mallos, Alexandre de Souza (1), en particulier, et des
Jésuites de Portugal en général.
Le jour même où les Pères Malagrida , Mattos , Alexandre et les
(1) Il ne faut pas oublier que le Père Malagrida ('■tait le confesseur et le conseil de la
marquise Eléonor de Tavora, et que ses deux autres confrères étaient également les di-
recteurs spirituels et les commensaux des autres membres de cette famille et de ses amis.
HISTOIRE DES JÉSUITES. 335
principaux Jésuites de la province de Portugal lurent arrêtes comme
prévenus du crime commis sur la personne de Joseph 1" , tous les
autres furent consignés et renfermés dans leurs Maisons. lies biens
appartenant à l'Ordre furent mis sous le séquestre. Un arrêt du
19 janvier 1759 déclara tous les Jésuites complices de l'attentat du
3 septembre. Il paraît que le Portugal accepta généralement avec
tranquillité ce premier acte de l'expulsion des Jésuites de son sein. 11
y a plus : Joseph P' ayant adressé aux évoques de son royaume une
lettre dans laquelle il approuvait et justifiait les mesures prises par sou
premier ministre, ces prélats acceptèrent presque tous, ceux-ci par leur
silence, ceux-là par une approbation plus directe, la position qu'on
faisait et qu'on voulait faire aux Fils de Loyola. La noblesse, terri-
fiée par le supplice des Tavora, n'osait plus remuer en faveur de leurs
alliés en robe noire. Pombal crut pouvoir frapper le dernier coup. Il
fait pressentir le Pape sur l'intention qu'il a d'expulser les Jésuites du
Portugal ; mais Clément Xlll, environné et dominé par les Jésuites, se
montre constamment opposé à cette mesure. Au mois de janvier 1759,
sur les prières du Général de la Compagnie et des Cardinaux qui sont
favorables à celle-ci, le Chef de l'Église chrétienne, sans révoquer
le bref de réforme, en rend un autre portant approbation et confirma-
tion de l'institut. Pombal croit voir dans cette mesure une désappro-
bation publique de la conduite qu'il tient et surtout de celle qu'il veut
tenir à l'égard des Jésuites; sur-le-champ, il renvoie le iNonce du
Pape , le cardinal Acciauoli , et se montre même tout prêt à rompre
avec le Saint-Siège. Bientôt, le Pape essayant toujours de faire di-
version aux coups terribles que Pombal porte incessamment au jésui-
tisme, le premier ministre rompt entièrement avec la Cour de Rome.
Cette rupture dura plusieurs années, jusqu'à l'exaltalion de Clé-
ment XIV (1).
Enfin , Pombal se décide à terminer la lutte par un dernier et
(1) Les Jésuites, en cette ciiconstauce, crièrenl que le marquis de Pombal voulait
établir dans le Portugal une église indépendante, une sorte d'anglicanisme lusitanien,
si l'on peut s'exprimer ainsi. Ou se rappelle qu'ils avaient accusé le cardinal de Riche-
lieu d'un semblable projet, lorsque ce grand ministre s'était mis ù les malmener.
336 HISTOIRE DES JÉSUITES.
vigoureux effort. 11 s'est ménagé l'appui de l'Espagne; il se sent ap-
puyé par la France dans la voie où il marche ; il n'a jamais voulu
reculer; il ne lui reste plus qu'à marcher en avant, il y marche.
L'édit d'expulsion et de bannissement est prononcé. Le Pape se montre
toujours le prolecteur des Jésuites : « Eh bien , dit Pombal , qu'il se
charge de ses amis; nous nous débarrassons, nous, de nos ennemis! »
En septembre 1759, les Jésuites de Portugal, qui étaient alors au
nombre d environ douze cents , sont embarqués sur des navires qui
font voile aussitôt pour les États romains (1). L'arrêt étant étendu à
tous les pays soumis à la domination du Portugal , les Jésuites du
Brésil , du Malabar et des colonies africaines sont également expulsés
de ces divers points , soit de gré, soit de force.
Ecoutons maintenant comme s'exprime le roi de Portugal dans cet
édit d'expulsion , qui est du 3 septembre. Après avoir rappelé les at-
tentats les plus étranges et les plus inouïs dont les Jésuites se sont
rendus coupables envers la couronne de Portugal , notamment la
guerre cruelle et perfide soutenue par eux dans les pays d'outre-mer et
au dedans du royaume ; les séditions qu'ils ont encouragées ou exci-
tées; enfin, l'horrible attentat commis dans la nuit du 3 septembre
1758, avec des circonstances abominables qui n'avaient jamais été
(dit le décret) imaginées parmi les Portugais; le roi de Portugal con-
tinue en ces termes :
(( Pour venger ma réputation royale, pour conserver pleine et en-
tière mon indépendance de souverain, pour maintenir la paix publique
dans mes états, pour extirper du milieu de mes sujets des sc-andales
si énormes et si inouïs, pour venger les susdits attentats et prévenir
les conséquences funestes que leur impunité pourrait entraîner après
elle , je déclare les susdits Religieux corrompus, comme il a été
(1) Les Jésuites ont rempli le monde chrétien des détails lamentables de cette expul-
sion. Ils prétendent qu'ils furent chargés de fers, nuiUrailés durant ce passage, et que,
en arrivant dans les étals du Pape, ils étaient demi-nus et à moitié morts de faim;
cependant il existe une lettre imprimée du capitaine de vaisseau ragusien, Joseph Ore-
bich, qui transporta les trois cents premiers exilés, avec un journal de voyage et un mé-
moire des provisions, etc., le tout attesté par serment et prouvant que les (ils de Loyola
pourraient bien avoir encore menti sur cepoinl.
HISTOIRE DES JÉSUITES. 337
dit plus haut, déchus de la manière la plus déplorable des principes
de leur Institut, et trop manifestement infectés des vices les plus
grands et les plus invétérés, les plus abominables, et dont il est im-
possible de les corriger... Je les déclare donc rebelles notoires, traîtres,
vrais ennemis et agresseurs, tant par le passé que dans ces temps pré-
sents, de ma royale personne, de mes états, de la paix publique et du
bien commun de mes sujets fidèles. J'ordonne à ces derniers qu'ils les
tiennent en conséquence, les regardent et les réputent comme tels....
Et je déclare cesdils Religieux dénationalisés, proscrits, et comme
s'ils n'existaient plus ; ordonnant qu'ils soient réellement et en effet
chassés de tous mes royaumes et seigneuries, et que jamais ils n'y
puissent rentrer. A ces fins, je défends, sous peine de mort naturelle
et irrémissible, et de confiscation de tous biens au profit de mon
trésor et chambre royale, à tous et à chacun de mes sujets, de quelque
état et condition qu'ils soient, de donner entrée à plusieurs ou seule-
ment à un seul des susdits Religieux ainsi chassés , d'avoir aucune
correspondance, verbale ou par écrit, avec cette Société ou avec quel-
qu'un de ses membres »
Cet édit fut exécuté dans toutes ses parties avec la plus grande sé-
vérité. Les Jésuites furent chassés de tout territoire portugais, comme
nous l'avons dit; en même temps, tous leurs biens furent confisqués
au profit du Roi, ou donnés à des prêtres ou à des communautés reli-
gieuses, pour que les charges auxquelles la Compagnie de Jésus les avait
reçus pussent être acquittées. Nous trouvons dans l'excellent ouvrage
de M. de Saint-Priest , que nous avons déjà cité , une anecdote dont
l'auteur de la Chute des Jésuites garantit personnellement l'authen-
ticité. Il paraît que les Jésuites trouvèrent le moyen de soustraire des
sommes considérables à la confiscation ; des trésors furent confiés à un
des leurs, qui les leur fit passer ensuite, et qui fut richement récom-
pensé de sa fidélité. «Cet homme, dit M. de Saint-Priest, fut l'aïeul
d'un personnage politique qui a beaucoup marqué dans les dernières
vicissitudes du Portugal. »
Ainsi la nation qui la première avait accueilli les Jésuites, qui leur
avait accordé le plus de richesses et de puissance, fut la première aussi
!1.
43
338 HISTOIRE DES JÉSUITES,
à prononcer contre eux la grande condamnation que le xviii* siècle
leur réservait et à laquelle tous les autres peuples catholiques allaient
successivement s'unir.
Désormais, le branle est donné : la France se hâte d'imiter l'exem-
ple que vient de lui donner le Portugal; l'Espagne, les Deux-Siciles
et toute l'Italie se préparent à marcher dans cette voie ; l'Allemagne
annonce déjà qu'elle l'approuve, en faisant condamner juridiquement
les théologiens de la Compagnie : l'impératrice a déjà même rendu un
édit par lequel elle enlève l'éducation de la jeunesse aux confrères des
Gobât, des Molina , des Busembaum. L'édifice du Jésuitisme est
ébranlé jusque dans ses fondements ; il se lézarde, il croule ; il n'exis-
tait déjà plus, lorsque la main du Chef du monde chrétien sanctionne
sa ruine et bénit ses démolisseurs.
Avant de passer à l'époque où Clément XÏV se décida à sanctionner
la mort du Jésuitisme râlant , nous devons donner quelques détails ra-
pides sur l'expulsion des Jésuites d'Espagne.
Charles III régnait : ce monarque, qui fut longtemps favorable aux
Jésuites, résiste d'abord aux intentions de son premier ministre, d'A-
randa, qui veut marcher sur les traces de Pombal et de Choiseul. Les
Jésuites se cramponnent, avec toute l'énergie qu'on leur connaît, sur le
sol espagnol. Quand Charles III semble trop accessible aux idées que
son premier ministre laisse voir ouvertement, un mouvement séditieux,
un ébranlement politique quelconque vient le distraire, l'inquiéter et,
parfois, le rattacher d'affection , d'intérêt ou de peur aux Révérends Pères,
qui s'arrangent toujours de façon à avoir un beau rôle à jouer, un rôle
qui montre leur utilité, leur influence. Il est à peu près certain que ce
furent les Révérends Pères qui fomentèrent la révolte de 1760, dite
des Chapeaux ; les dépêches de Choiseul l'attestent. Quelques années se
passent ainsi dans ces fluctuations singulières. Puis, un jour, par toute
l'étendue du territoire espagnol , en Europe , en Asie , dans les deux
Amériques, les gouverneurs de province reçoivent un pli royal, scellé
de trois sceaux et renfermé dans trois enveloppes. La première n'avait
pour suscription que le nom de l'autorité à laquelle était adressée la
missive ; sur la seconde , étaient écrits ces mots mystérieux : « Sous
HISTOIRE DES JÉSUITES. 339
peine de mort, vous ne déchirerez la troisième enveloppe que le 2 avril
1767, au déclin du jour. »
Au jour dit, à l'heure fixée, la troisième enveloppe déchirée laissa
voir aux regards étonnés des exécuteurs des volontés royales , un édit
de Charles 111 , roi d Espagne et des Indes, ainsi conçu :
« Je vous revêts de toute mon autorité et de toute ma puissance
royale , afin que vous vous transportiez sur-le-champ à la Maison des
Jésuites. Vous ferez arrêter immédiatement tous les religieux , et con-
duire vos prisonniers, dans les vingt-quatre heures, au port indiqué
par ces présentes ; ensuite , on les fera embarquer sur les vaisseaux à
ce destinés. Aussitôt que vous serez entré chez les Jésuites , vous ferez
apposer les scellés sur les archives et livres de la Maison , ainsi que sur
les papiers des individus , sans permettre à aucun d'eux d'emporter
autre chose que les livres de prières et le linge strictement nécessaire
pour la traversée. Si, lorsque les vaisseaux qui doivent recevoir les
Jésuites se seront éloignés, un seul religieux de la Compagnie, même
malade , existait encore dans l'étendue de votre gouvernement, vous
serez puni de mort. »
Au bas de ce décret foudroyant, étaient les mots sacramentels « Yo
EL REY, MOI , LE ROI. ))
Ces ordres sévères furent à l'instant exécutés. Bientôt, des côtes
italiennes, on vit s'avancer les vaisseaux sur lesquels avaient été embar-
qués les fils de Loyola, chassés par Charles III des divers points de son
vaste empire. Ici se présente un épisode étrange : on ne voulut pas per-
mettre aux vaisseaux de débarquer leur cargaison humaine sur le rivage
italien. Les autorités papales, prévenues ou non, refusèrent de laisser
débarquer les Jésuites. A Civita-Vecchia , on tira même le canon sur
ces malheureux , qui furent forcés de virer de bord et de reprendre le
large (1). Beaucoup d'entre eux périrent de misère et par suite des mala-
dies que l'entassement avait provoquées. On a cherché à expliquer cette
réception singulière en disant que les autorités pontificales craignaient
(1) Vojez Y Histoire de la chiite des Jésuites au dix-huitième siècle, par .M. le
comte Alexis de Saint-Priesl, Sisinoiidc de Shmoiidi, etc., etc.
340 HISTOIRE DES JÉSUITES,
que l'arrivée subite de tant d ' individus ne causât une famine sur ce rivage
peu fertile, ce qui est sans doute une assez mauvaise plaisanterie. D'au-
tres ont dit, que le Pape, comme prince temporel, voulait éviter de se
brouiller avec l'Espagne, ce qu'il craignait de voir arriver s'il recevait
ainsi officiellement les Jésuites expulsés ; explication qui ne vaut guère
mieux. En tout cas, il y avait sans doute un moyen terme entre la con-
duite que Clément XIII pouvait suivre et ces coups de canon fort peu
évangéliques assurément. Il paraît que des Jésuites même ont cru que
leur Général voulait tout simplement se débarrasser de ces malheureux
qui lui revenaient sans ressources et l'esprit aigri, et auxquels il fau-
drait alors bien ouvrir les cofFres-forts de la Compagnie. Nous ferons
remarquer ici , qu'après avoir erré six mois de rivage en rivage , ces
exilés furent enfin reçus en Corse par l'ordre du duc de Choiseul, leur
adversaire.
11 paraît qu'après avoir longtemps douté, Charles ÎIl avait enfin re-
connu que les Jésuites étaient les auteurs des troubles de son royaume.
On assure aussi , Sismonde de Sismondi entre autres , ainsi que des
écrivains catholiques môme, que Charles III se convainquit que les fils
de Loyola faisaient des menées pour mettre à sa place sur le trône son
frère don Luis , et qu'il parvint à avoir entre les mains des lettres où
les bons Pères dévoilaient ces intrigues. Ce qu'il y a de remarquable,
c'est que Charles 111, quel qu'il ait été comme monarque, fut un chré-
tien fervent et respectueux envers l'Eglise , au dire môme des écri-
vains de la trop fameuse Compagnie. Charles 111 fut sourd à toutes les
prières de Clément XIII, qui l'implorait pour les six mille Jésuites
espagnols. Aux instances aussi vives que réitérées du Chef du monde
chrétien, il répondit sans cesse « que, pour épargner à l'univers un grand
scandale , il ne voulait pas dénoncer l'abominable trame qui avait né-
cessité sa rigueur; mais que sa Sainteté devait le croire sur parole! ...
La sûreté de ma vie , ajoutait le monarque , exige de moi un profond
silence sur cette affaire. »
Clément XIII continua d'intervenir en faveur des Jésuites. Mais
Venise, Parme, Modène, l'électeur de lîavière adoptent les mesures
du i^ortugal, de la France, de l'Espagne, dos Deux-Siciles. L'impé-
HISTOIRE DES JÉSUITES. ,%l
ratricc Mario-Thérèso, qui feint de protéger le Pape, ne veut en réalité
que balancer l'influence des Bourbons et s'approprier Plaisance. Ce-
pendant les Jésuites , croyant à cette protection et se fiant dans leurs
propres forces , voyant d'ailleurs que , lorsque Choiseul déclare à ses
alliés son intention de détruire enfin et de jeter à bas, irré\ocal)lement,
l'Ordre qu'ils ont frappé ensemble, ceux-ci reculent et veulent atten-
dre; les Jésuites, disons-nous, poussent Clément (1) aux mesures ex-
trêmes, au risque d'attirer l'bumiliation sur la tiare pontificale, ce qui
ne pouvait manquer d'arriver. N'osant s'attaquer aux rois de France,
d'Espagne, de Portugal ou de iXaples, Clément XIII se décida à frap-
per le petit souverain de Parme, qui avait également exilé les Jésuites.
Non-seulement le Pape excommunia le duché, mais encore, revendi-
quant de vieux droits, il proclama dans une bulle, qui eût pu être signée
par un Hildebrand , la déchéance du duc Ferdinand de Parme. Les
Bourbons de France, d'Espagne et de Naples sentirent sur leur joue
le soufflet donné à Ferdinand, et, sur-le-champ, y répondirent par des
mesures menaçantes : la France prend possession du Comtat-Yenais-
sin, le 11 juin ; Naples s'empare également de Bénévent et dePonte-
Corvo. Celte mesure précipita les événements vers une solution qui
pouvait encore être assez longtemps reculée.
Déterminé à vaincre la résistance du Pape , et après avoir amené à
ses fins ses collègues de Portugal et de Naples, Choiseul fait présenter,
le 10 décembre 1768, par l'ambassadeur de France, au nom des rois
de la maison de Bourbon, un mémoire dans lequel la sécularisation et
l'abolition des Jésuites est formellement exigée. Clément XllI , vieil-
lard octogénaire, est anéanti par cette démarche qui ne lui laisse plus
d'espace pour reculer, et qui lui démontre enfin le danger de marcher
désormais en avant. 11 est pris d'un gros rhume qui s'envenime et se ter-
mine par une apoplexie, laquelle emporte le successeur de saint Pierre,
le 10 décembre 1768.
Treize jours après la mort de Clément, le conclave s'assembla pour
(1) Lettre confidentielle de Choiseul à Grimaldi, 24 juin 1767. Il est probable que
Pombal et d'Aranda voulaient attendre la niort de (Jlénjciit Alll, espérant que ce Pape
aurait un sueec^seur plus favorai)le à la mesure.
3û2 HISTOIRE DES JÉSUITES.
lui donner un successeur. Les Jésuites pressaient l'élection, parce qu'ils
se croyaient sûrs qu'elle leur serait favorable , le conclave étant alors
composé de prélats italiens, leurs amis. Mais d'Aubeterre, ambassa-
deur français, qui a reçu ses instructions de Choiseul, déjoue cette ma-
nœuvre, et, au nom de la France , de l'Espagne et du roi de Naples,
déclare qu'il ne souffrira pas que le conclave nomme un Pape avant
l'arrivée des cardinaux espagnols et français. Le conclave se soumet ;
il dure trois mois. Pendant tout ce temps, Ricci, le Général des Jé-
suites , ne prit pas un instant de repos : ses lieutenants ne bougeaient
pas d'auprès des familles des Éminences : mille intrigues se croisaient
autour du conclave , et l'Esprit-Saint effarouché ne savait sur quelle
tête il devait aller se poser.
L'empereur Joseph I{ arrive alors soudainement à Rome avec son
frère Léopold de Toscane. Vite, le parti des Zélanti, favorables aux Jé-
suites, lui fait l'honneur de l'introduire au Conclave, a Ces gens-là, a
dit depuis l'empereur, ont voulu m'examiner curieusement comme ils
auraient fait du rhinocéros î » Joseph se trompait ; ces gens-là vou-
laient gagner sa protection ou paraître la posséder. L'empereur fut
aussi visiter le Gran-Gesn , ce miracle de magnifique mauvais goût,
comme l'appelle un écrivain : le Général de la Compagnie profite de
la circonstance, et se prosterne devant Joseph, qui demande négligem-
ment au Jésuite « quand il doit quitter son costume ? »
De leur côté , les adversaires de la noire Cohorte ne négligeaient
aucune mesure. Le cardinal de Bernis négociait habilement dans le
Conclave; au dehors, les intrigues croisaient les intrigues. Rome assis-
tait à un spectacle curieux comme elle n'en avait pas vu depuis ses
empereurs. Le monde chrétien était dans l'attente. Enfin, on apprend
qu'un Pape est choisi et qu'il s'appellera Clément XIV. C'est ce sou-
verain pontife qui devait rendre son nom à jamais célèbre par l'abo-
lition des Jésuites.
Le nouveau successeur de saint Pierre se nommait, avant son exal-
tation, Laurent Ganganelli. Il était né à San-Arcangelo , le 31 oc-
tobre 1705. 11 n'avait donc guère que soixante-trois ans lorsqu'il fut
élu (mai 1769). Il jouissait d'une ïanté robuste et semblait destiné à
HISTOIRE DES JÉSUITES. 3^3
régner sur la chaire de saint Pierre aussi longtemps que l'Apôtre du
Christ. Cependant, cinq ans à peine aj)rès son exaltation, Clé-
ment XIV se mourait ; c'est que Cii-ment XIV venait enfin de signer
la destruction des Jésuites , et qu'un de ces hasards , déjà tant de fois
signalés par nous , se chargeait de venger les noirs enfants de saint
Ignace
Nous sommes convaincu que le nouveau Pape dut surtout son exal-
tation à l'espoir qu'il donna ou que l'on conçut de l'abolition des Jé-
suites par ses mains. On a même dit que Clément ne fut élu que parce
qu'il avait promis aux princes de la maison de Bourbon la destruction
de la trop fameuse Compagnie. Mais il paraît qu'on a confondu cette
promesse, qui n'eut pas lieu, du moins positivement, avec une lettre
réellement écrite à Charles III, en 1770, et dans laquelle, répondant
aux demandes réitérées d'abolition immédiate faites par le roi d Espa-
gne, Clément XIV disait : « Je crois que les membres de la Société de
Jésus ont mérité leur ruine par l'inquiétude de leur esprit et par t au-
dace de leurs menées, w Mais, comme l'écrivait aussi ce Pontife au car-
dinal de Bernis (1) : « 11 est impossible à un religieux de se défaire du
capuchon! » Clément XIV, Laurent Ganganelli, issu d'une famille
plébéienne, entra de bonne heure dans l'Ordre des Cordeliers. On a
dit de ce Pape qu'il fut à la fois candide et ambitieux. Il paraît même
qu'il voulut prendre le nom de Sixte YI lors de son exaltation , en
mémoire de Sixte-Quint, dont il avait longtemps rêvé la fortune.
Ganganelli, devenu Pape, se montra digne de sa liante position. Ce
fut réellement un des Papes les plus vertueux qui se soient assis dans
la chaire de saint Pierre. Nourri des principes d'une saine philosophie,
il eût peut-être, s'il eut vécu plus longtemps, réconcilié les peuples,
avec les doctrines de l'Église romaine, en réconciliant celles-ci avec la
raison. Ce fut lui qui fit cesser la coutume où l'on était à Rome de
lire, le jour du jeudi-saint, la fameuse bulle in Cœnâ Domini, qui
proclamait la suprématie des papes sur les rois et chefs de peuples ,
démarche qui indigna fort les Zelanli et leur cortège de fanatiques.
(1) Dépêches du cardinal de Bernis.
344 ^ HISTOIRE DES JÉSUITES.
Des historiens assurent que la suppression de cette Bulle insultante
pour les royautés fut faite par Ganoanelli afin de disposer les rois d'Es-
pagne, de France et de INaples à ne pas le presser trop au sujet de la
destruction des Jésuites, qui venaient de prendre une attitude qui lui
faisait peur. Les Révérends Pères remplissaient Rome, comme l'a dit
l'auteur de la Chute des Jésuites au xviii^ siècle. Toute demeure
riche ou princière était hantée par eux : ils étaient l'intendant du
mari, le directeur de la femme, le précepteur des enfants ; ils faisaient
les honneurs de la table , et donnaient les ordres à la cuisine comme à
la sacristie, au théâtre comme au tribunal.
On comprend que le nouveau Pape redoutait de s'attaquer ouverte-
ment à une armée si nombreuse , dont les chefs ne craignaient pas de dire,
tout haut, qu'ils ne tomberaient pas sans vengeance, Choiseul riait des
terreurs du Pape ; Charles ill, qui les.prenait au sérieux, offrait à Gan-
ganelli de faire débarquer une armée à Civita-Vecchia. Clém.ent XIV,
d'ailleurs, avait eu le malheur d'être protégé par les Jésuites avant
son exaltation. Il paraît qu'il eût désiré dilTérer, sinon reculer indéfi-
niment l'abolition de l'Institut. Il crut en avoir trouvé l'occasion à la
fin de l'année 1770 : Choiseul venait de tomber; Louis XY se refroi-
dissait sensiblement dans sa poursuite du Jésuitisme. Une nouvelle
maîtresse , la fameuse Jeanne Vaubernier, dite comtesse Dubarry,
protégeait les enfants de saint Ignace, dont les plumes pieuses faisaient
l'éloge de la favorite. Il paraît que la chule de Choiseul et la faveur
de la Dubarry causèrent aux Jésuites une joie extravagante. Déjà
non-seulement ils rêvaient leur rétablissement en F" rance, mais en-
core ils espéraient le triomphe et songeaient à la vengeance.
A Rome, la noire Cohorte se déchaîne alors avec une violence ex-
trême contre le Pape. Les Jésuites renouvellent avec plus d'ampleur et
d'éclat les fantasmagories dont ils avaient déjà essayé de frapper l'esprit
du Pape et celui de son peuple impressionnable et crédule. « Des images
insultantes, des tableaux hideux , des menaces hautement formulées,
dit un écrivain catholique , annonçaient au Pape une catastrophe pro-
chaine sous la forme d'une vengeance providentielle. » En même
temps une main cachée pousse au milieu de Rome une paysanne de
HISTOIRE DES JÉSUITES. .1V5
\al(Mitn!i((, iiommc'e l>ernardina Beruzzi, qui s'érige en propliétesse,
et tjui , (lu luiut lies sept collines de la ville éternelle, annonce la pro-
chaine vacance du trône pontifical.
Ln jour, sur une colonne du palais pontifical, la sorcière, entourée
par une foule impressionnée , écrivit ces initiales mystérieuses :
P. 8. S. V.
Chaque bouche romaine épela ces quatre lettres et en demanda le
sens. Clément XÏV, dit-on, fut le premier qui le trouva : ^i Presto
Sarà Sede Vacante , bientôt le trône pontifical sera vacant 1 » dit-il
d'une voix sourde.
Les terreurs que les noirs enfants de saint Ignace jetaient ainsi dans
l'esprit troublé de Ganganelli, le remplirent bientôt à un tel point,
qu'on le vit se retirer à Castel-Gandolfo avec un fidèle ami d'enfance,
le moine cordelier Francesco, des seules mains duquel il recevait tout
ce qu'il prenait.
Cependant le roi d'Espagne continuait à exiger plus formellement
la destruction des Jésuites. En vain Ganganelli lui faisait-il part de ses
terreurs , et demandait-il au moins qu'on attendît la mort du général
actuel de l'Ordre, Ricci. « C'est en arrachant au plus tôt la racine d'une
dent qu'on fait cesser la douleur qu'elle cause ! » répondait froidement le
ministre en cour de Rome, Florida-Rlanca. Ganganelli, surmontant
ses craintes, promet de terminer enfin cette affaire. Comme ballon
d'essai , il rend un bref qui permet aux particuliers de suivre devant
les tribunaux compétents toutes les afïkires intentées, depuis nombre
d'années, à la Compagnie de Jésus, et suspendues par autorité supé-
rieure. Car, chose étrange et monstrueuse , les Jésuites, ces grands
et pieux docteurs, avaient obtenu qu'ils ne relèveraient pas de la loil
Un des leurs se vantait que la Compagnie n'avait pas perdu un procès
à Rome. Cela, comme on le voit maintenant, eût été difficile, puis-
qu'on ne pouvait pas même plaider contre eux (1) î...
Aussitôt que Clément XJV eut rendu les Révérends Pères justi-
(1) Bernis, entre autres, rappelle re curieux détail dans sa dépêche, du 21 janvier 1773,
adressée au premier ministre d'Aiguillon.
II. 44
346 HISTOIRE DES JÉSUITES,
ciables des tribunaux , Rome , presque entière, se trouva l'adversaire
de la Compagnie. Des milliers de procès s'engagèrent et mirent à dé-
couvert les dettes des Jésuites, leur manière de les contracter et de
les payer ou plutôt de ne les pas payer, le gaspillage et la mauvaise
administration de leurs collèges et séminaires, enfin tous les désordres
de l'Institut. Alors le Pape, encouragé, nomma trois Visiteurs chargés
d'examiner le fameux Collegio-Romano. Ce collège fut surtout celui
qui livra le plus au grand jour les désordres de la Société. Les Visiteurs
apostoliques en confisquèrent les propriétés, qui furent adjugées aux
créanciers , firent déposer les meubles précieux au Mont-de-Piété , et
vendre à l'encan un prodigieux amas de provisions diverses qui furent
trouvées dans cette maison. Les mêmes mesures furent prises à l'égard
des établissements jésuitiques de Frascati et de Tivoli. Des Visiteurs
furent également nommés dans les légations. L'archevêque de Bo-
logne, le cardinal Malvezzi, se montra le premier et le plus disjîosé à
malmener les Jésuites ; il fit fermer les Collèges jésuitiques de son dio-
cèse , en renvoya les élèves à leurs familles, défendit aux Révérends
Pères l'enseignement public , et fit même jeter plusieurs d'entre eux
en prison.
Ces diverses mesures n'ayant pas fait élever la tempête qu'il re-
doutait, Ganganelli , poussé plus vivement par l'Espagne, rassuré
par l'attitude de Rome et de l'Italie, après ces premières hostilités
envers la noire Cohorte, et, nous aimons à le croire, porté surtout
par la ferme croyance que le Jésuitisme était aussi funeste à la paix de
l'Eglise qu'au bonheur des peuples, se décida enfin à frapper le der-
nier coup, que les Jésuites espéraient avoir détourné pour longtemps
encore.
Ganganelli signe enfin la bulle qui ordonne la sécularisation des
Jésuites et l'abolition de leur trop fameuse Compagnie par toute la
terre. Le Pape était pâle, mais ferme, en apposant sa signature au bas
de cet acte important. Quand il eut signé, il leva les yeux au ciel, et
dit : « La voilà donc cette suppression 1... Je ne me repens pas de ce
que j'ai fait.. . Je ne m'y suis déterminé qu'après avoir tout bien pesé...
Je le ferais encore... Mais cette suppression me donnera la mort! »
HISTOIRE DES JÉSUITES. 347
Ces paroles de Ganganelli sont rapportées par tous les écrivains dignes
de foi.
Le 21 juillet 1773, parut le bref Domimis ac Redemptor, qui an-
nonçait au monde chrétien que les Jésuites n'existaient plus. Nous de-
vons donner à nos lecteurs au moins un abrégé de cette pièce célèbre
et importante.
Clément XIV y rappelle d'abord qu'Innocent IIÏ a, dans le qua-
trième Concile général de Latran , défendu d'augmenter les Ordres
religieux, dont le trop grand nombre, suivant l'expression de ce pon-
tife, est une cause de troubles considérables dans l'Église de Dieu;
Que Grégoire X a confirmé la défense d'Innocent III ;
Que Clément V, Pie V, Urbain VIII, Innocent X et Clément IX
ont supprimé des Ordres religieux.
Arrivant aux Jésuites , le bref constate que plusieurs Papes ont
vainement essayé , à plusieurs reprises , de corriger les abus et les
désordres dont ces religieux se rendaient coupables en différentes par-
ties du monde , ainsi que la perturbation qu'ils faisaient éprouver au
culte , et la morale pernicieuse qu'ils professaient.
Clément XIV conclut en ces termes :
<i Après avoir donc usé de tant de moyens si nécessaires, aidé,
comme nous osons le croire, de la présence et de l'inspiration du Saint-
Esprit , forcé , d'ailleurs , par le devoir de notre place qui nous pousse
essentiellement à procurer, maintenir et affermir de tout notre pou-
voir le repos et la tranquillité du peuple chrétien, à extirper entière-
ment ce qui pourrait lui causer le moindre dommage. ... ; ayant en
outre reconnu qu'il est tout à fait impossible que l'Égfise jouisse
d'une paix véritable et solide tant que cet Ordre subsistera...; pressé
par d'autres motifs que nous conservons au fond de notre cœur...;
après mûr examen..., nous supprimons et nous abolissons la Société
de Jésus. JNous anéantissons et nous abrogeons tous et chacun de ses
offices, fonctions, administrations, écoles, collèges, retraites, hospices
et tous autres lieux qui lui appartiennent de quelque manière que ce
soit, et en quelque province, royaume ou état qu'ils soient situés ; tous
ses statuts, coutumes, décrets, constitutions, même ceux confirmés
348 HISTOIRE DES JÉSUITES.
par serment et paf l'approbation du Saint-Siège, ou autrement.
C'est pourquoi nous déclarons cassée à perpétuité et entièrement
éteinte toute espèce d'autorité soit spirituelle, soit temporelle du Gé-
néral, des Provinciaux, des Visiteurs et autres supérieurs de cette
Société '
Donné à Rome, le 21 juillet 1773 et la finquième année de notre pontificat.
A. Gard. Negroni. »
Immédiatement après la promulgation de ce bref, les prélats Mace-
donio et Alfano se rendirent à la Maison-Professe du Gesu ; d'autres dé-
légués du Pape se transportèrent également aux divers autres établisse-
ments jésuitiques. Toute la garde pontificale était sous les armes. Des
soldats corses escortaient les prélats visiteurs , et, sur leur ordre, s'em-
parèrent des Maisons de la Compagnie, au nom de Clément XIV. Les
Jésuites, assemblés, reçurent lecture du bref par l'organe d'un no-
taire. Les scellés furent apposés partout, et des sodats laissés à leur
garde. Le lendemain, 22 juillet, les classes des Jésuites furent fer-
mées et leurs églises desservies par des capucins.
Ce même jour, le Général, Laurent Ricci, fut transféré, sous bonne
escorte, de la Maison-Professe au Collége-des- Anglais, oii il fut gardé
à vue. Il était vêtu en simple prêtre , et on ne lui laissa qu'un frère-
lai pour le servir. Bientôt son procès s'instruit, et il comparaît devant
une Commission qui le somme d'avouer et de reconnaître ses torts
ainsi que ceux de sa Compagnie , et de révéler l'existence des trésors
qu'il a pu soustraire à la saisie ordonnée par le Saint-Siège. Ricci se
défendit habilement ; il protesta toujours de l'innocence de son Ordre et
de la sienne ; seulement, il avoua avoir eu des rapports secrets avec le
roi de Prusse. Il nia formellement avoir caché ou placé aucune somme
d'argent. L'affaire traîna en longueur ; et probablement le Pape ne
voulait pas qu'il en fût autrement. iSéanmoins , le Père Ricci fut en-
fermé au château Saint-Ange , où il fut traité avec beaucoup de ri-
gueur. Il paraît certain que les Commissaires chargés d'instruire le
procès du Général de la Compagnie auraient pu fournir de fortes preuves
HISTOIRE DES Jl^SHITES. 3W
de culpabililô contre l'accusé , mais que (Janganelli ne le permit pas ;
c'est ce que le cardinal de îîernis déclare positivement dans une dépê-
che au duc d'Aiguillon ( 9 mars 1774).
Cependant Ganganelli regardait avec terreur tout autour de lui, écou-
tant s'il n'entendaitpaslonner la foudre qu'il sentait suspendue au-dessus
de sa tête, depuis le jour où il avait signé l'abolition des Jésuites. Un
calme, si profond qu'il en avait peur, régnait partout. Les Transteve-
rins, la populace la plus turbulente, la plus fanatique du monde, ras-
surèrent Ganganelli, qu'ils saluèrent de leurs acclamations, la première
fois qu'il se montra en public. Il est vrai que Naples venait de rendre
Bénévent au Saint-Siège, et la France Avignon ; il est vrai surtout que
les autorités pontificales avaient eu soin de préparer l'enthousiasme en
procurant des vivres et des processions à ce peuple romain qui ne songe
jamais à la révolte , tant qu'il obtient ces deux objets de sa passion qui
ont remplacé le pain et les jeux du cirque (panewi et circenses ) de ses
ancêtres !...
Aussi , une tentative de sédition , on devine par qui excitée , fut
étouffée promptement. La paix semble enfin assurée ; la mesure prise
par le Pape n'éprouve nulle part d'opposition sérieuse. Il semble à
tous que le Jésuitisme , longtemps regardé comme une de ces masses
granitiques que la poudre seule peut renverser, en ébranlant au loin le
sol , n'était qu'une de ces voûtes vermoulues qui se tiennent debout,
grâce à on ne sait quel pouvoir, et qui tombent, si on en ôte la première
pierre. Ganganelli, rassuré, reprenait sa gaieté; sa santé semblait ro-
buste ; chaque jour, il se rendait aux églises, paraissait en public dans
les cérémonies, ou recevait les représentants des diverses puissances.
((Un jour, raconte le cardinal de Bernis, Clément XIV se rendait à l'é-
glise de la Minerve, suivi du Sacré-Collége et de toute la 'prélature. Une
grosse pluiesurvient tout càcoup; Porporali, Monsicjnori, chevau-légers,
tout se disperse et cherche un abri ; seul, le Pape continue sa marche, en
riant d'un air de bonne humeur, et aux applaudissements du peuple. »
Mais, le soir de ce même jour, aux lueurs des derniers éclairs de l'orage
qui avait mouillé son escorte, le Pape pouvait lire le long de sa route
les mystérieuses initiales qui lui annonçaient une mort prochaine !
350 HISTOrRE DES JÉStJÎTËS.
La sorcière de Valentano reprenait îe cours de ses prédictions. Le
Pape, qui ne s'était jamais mieux porté, qui n'avait que soixante-huit
ans , entendait murmurer autour de lui , par des bouches invisibles :
« Presto sarà sede vacante. — Bientôt le Saint-Siège sera vacant. . . »
Le bruit de la mort prochaine du Pape finit par s'accréditer dans les
rangs populaires , aussi fortement que la venue de l'hirondelle y fait
croire au retour du printemps.
Cependant huit mois se passent sans que Ganganelli ait éprouvé le
plus léger malaise; et la confiance revenait , lorsqu'un jour de la Se-
maine-Sainte de 1774, les portes de la demeure pontificale se ferment
brusquement et refusent de s'ouvrir môme aux ministres des grandes
puissances. Piome s'inquiète ; de sourdes rumeurs se propagent ; et,
dans le silence des nuits , on entend parfois ces mots jetés avec ironie
à la ville éternelle : « Priez pour le Pape qui se meurt !... » Désor-
mais, les fatales lettres P. S. S. V. reparaissent avec une nouvelle per-
sistance ; on les retrouva, dit-on, écrites jusque dans la chambre à
coucher du Souverain Pontife.
Ce ne fut que cinq mois après, le 17 août, que ce dernier admit le
Corps diplomatique et le Sacré-Collège à le voir. A l'aspect de Clé-
ment XIV, chaque visiteur recula comme s'il se fût trouvé devant un
spectre. Ganganelli n'était plus qu'un hideux squelette, dans lequel la
vie ne se révélait que par l'animation extraordinaire des yeux profon-
dément enfouis dans leur orbite...
Un jour de la Semaine-Sainte, Ganganelli se levait de table, après
un frugal repas fait avec appétit ; tout à coup il sent , dans la région
de l'estomac, un trouble étrange bientôt suivi d'un sentiment de froid
extrêmement prononcé et qui se renouvelle avec des intermittences
d'âpres chaleurs, a Je suis empoisonné ! » telle fut la première pensée
du malheureux pontife, poursuivi par la peur des vengeances jésuitiques
et par le souvenir de ce qu'ils avaient fait en ce genre. Cependant , le
mal semblant diminuer. Clément XIV l'attribua à une mauvaise diges-
tion. Mais, bientôt et rapidement, de nouveaux symptômes morbides
plus terribles apparaissent; des vomissements violents se déclarent,
des déchirements intérieurs se font sentir; puis des douleurs intolérables
Morl: de Cléineiii, XIV,
HISTOIRE DES JÉSUITES- 351
éclatent dans les régions intestinales. Clément a recours à des contre-
poisons; désormais, il ne prend plus rien qui n'ait été préparé par
lui-même. Mais il est trop tard; le mal se dévelo|)|>c avec une efl'rayanle
progression. Déjà la voix, autrefois sonore , s'afiaiblit et s'enroue; les
jambes ne peuvent plus soutenir le poids du corps , les vomissements
reviennent avec les chaleurs et les déchirements d'entrailles; le som-
meil, profond avant l'accident, est maintenant fébrile et sans cesse in-
terrompu ; les soufïrances deviennent intolérables ; tout repos a fui ; une
prostration générale, absolue, en est la suite; une dissolution anticipée
se déclare ; la raison même vacille et s'éteint. Désormais le malheu-
reux Ganganelli n'a plus devant les yeux que des visions de poignards
menaçants ou de coupes empoisonnées; et, quand la fièvre lui rend un
peu de force, il agite avec violence ses mains, avec lesquelles il semble
vouloir repousser des objets effrayants, auxquels il crie d'une voix
rauque : « Grâce! grâce (1) !... »
Ces tortures effrayantes durèrent dix longs mois. Le 22 septembre
1774, Ganganelli mourut. A son agonie , toute son intelligence lui
revint. Il voulut parler ; alors un moine, qui se tenait au chevet de son
lit, se pencha à l'oreille du mourant et murmura quelques mots que
personne n'entendit ; aussitôt la parole se glaça avec la vie sur les
lèvres de Clément XIV
On a souvent et longtemps discuté cette question : « Clément XIV
mourut-il empoisonné ? » Nous croyons pouvoir y répondre affirmative-
ment, comme une foule de bons et graves historiens, parmi lesquels il en
existe de non moins bons chrétiens et même de non moins fidèles catho-
liques. Oui, Ganganelli est mort par le poison! Le Cardinal deBernis,
qui vit souvent le Pape pendant sa maladie, déclare formellement « que
la mort du souverain Pontife ne lui parut pas naturelle. » Bernis
avait fait de cette mort une Relation , qui s'est perdue ou qu'on a
supprimée. 11 est constant que la maladie du Pape offrit tous les
(1) Il est remarquable que Ganganelli, poursuivi par de pareilles terreurs, malade,
mourant, n'ait fait pourtant aucune rétractation. II s'écriait seulement, de temps à autre,
pour détourner ses ennemis imaginaires, ombres de ses ennemis trop réels : « Ce n'est
pas de mon plein gré que j'ai agi !... »
352 HISTOIRE DES JÉSUITES.
symptômes du poison. Il est aussi prouvé que le cadavre présenta les
mêmes caractères ; ainsi , taches violettes par tout le corps , lèvres
noires, décomposition prématurée, et qui devint telle, après la mort,
que, bien qu'on eût soin d'embaumer ou plutôt de bourrer le corps
avec des parfums, les exhalaisons étaient intolérables. Le vase qui
contenait les entrailles de Ganganelli se brisa tout à coup. Le cœur
était extrêmement diminué de volume; les muscles, dans la région
lombaire , étaient en putréfaction. Enfin, les os du mort s'exfoliaient,
sa peau s'en allait avec les vêtements, les ongles tombèrent successive-
ment au plus léger contact , et tous les cheveux restèrent collés au
coussin de velours sur lequel avait reposé la tête.
11 paraît qu'à Rome on n'hésita pas à se prononcer en cette circon-
stance :
(( Le Pape a péri par Vaqua tofana! » criait-on tout haut dans
les rues de la capitale du monde chrétien.
Oui, le Pape Clément XIV mourut par le poison ! Qui le lui admi-
nistra? A cette question, mille fois formulée par l'histoire, des milliers
d'échos ont répondu : La même main qui tant de fois débarrassa la
noire Compagnie d un ennemi, d'un vainqueur, d'un obstacle!...
Ganganelli mourut empoisonné aussitôt qu'il eut signé la destruc-
tion des Jésuites; c'est notre conviction, c'est celle de la plupart des
historiens, ce fut celle de cette époque. Tout ce qui nous étonne,
c'est que Clément XIV n'ait pas été empoisonné avant de signer la
Bulle qui faisait disparaître la trop fameuse Société du sein des
nations.
« Les satires infâmes , dit le comte de Saint-Priest, colportées par
\es cniiemis du Pape, leur joie indécente, confirmèrent la croyance
générale de l'empoisonnement, qu'ils ne pensèrent à démentir que
plus tard. » En effet , les Jésuites, leurs amis , leurs alliés, nièrent
que le Pape fiît mort empoisonné, alors seulement qu'ils virent qu'on
rejetait universellement le crime sur eux. Un des leurs, l'abbé Gcor-
gel , tâche de nous prouver que Ganganelli était devenu faible , impo-
tent. Malheureusement pour l'hypothèse qu'il veut faire admettre,
l'ex-Jésuite, par une inconcevable distraction, fait, à la page 160
HISTOIRE DES JÉSUITES. 3o3
du tome I"'" de ses Mémoires , cet aveu contradictoire , que « la forte
constitution de Clément XIV semblait lui promettre une plus longue
existence... »
Les auteurs jésuitiques ont aussi noirci bien du papier pour dé-
montrer que ce fut la peur seule du poison qui fit mourir Ganganelli.
Certes, les terreurs qui vinrent assaillir l'àme du Pape, terreurs trop
fondées , étaient bien capables de miner la robuste constitution de
celui qui les éprouvait, de lui ôter la raison , de le conduire môme au
tombeau ; mais ce ne peut être la peur du poison qui fit tomber les
cheveux et les ongles du Pape, qui couvrit son cadavre de taches vio-
lettes , qui fît tomber sa chair en lambeaux pestiférents , par une dis-
solution anticipée!...
D'ailleurs, n'y eût-il d'autre cause à la mort de Ganganelli que les
terreurs qui vinrent, comme un cortège funèbre et toujours renaissant,
entourer la table et le lit du souverain Pontife , et qui firent de la
dernière année de son pontificat une infernale agonie , nous dirions
encore que ce furent les Jésuites qui firent périr Clément XIV. Qui
donc en effet excitait ces terreurs avec tant d'adresse et de persistance?
Qui, si ce n'est les Jésuites?.... Et, pour soutenir cette accusation
surérogatoire , nous avons bien des preuves à notre service. On en
trouve une, entre autres, dans une lettre du ministre de Charles l\\ ,
le comte de Florida-Blanca , qui poursuivit à Home l'abolition de la
Compagnie. Nous avons dit que, parmi les moyens fantasmagoriques
au moyen desquels les Jésuites agirent, par lé'pouvante, sur l'esprit de
Clément XIV, se trouve la sorcière de Valentano, dont plusieurs
écrits du temps attestent même le pouvoir diabolique. Eh bien, Flo-
rida-Blanca, — et if n'est pas le seul à rapporter ceci ! — le ministre
du roi catholique, dit formellement que le Général des Jésuites, le
Père Laurent Ricci , eut une entrevue avec la sorcière ! Il précise le
jour et le lieu de ce rendez-vous, qui peut sembler décisif à l'égard de
ce que nous discutons en ce moment. Et qu'on le remarque encore 1
c'est dans une lettre au Pape Pie VI que Florida-Blanca rappelle
ce fait important; et Pie VI, qui fut toujours prévenu en faveur des
II. 45
354 HISTOIRE DES JÉSUITES.
Jésuites, qui voulut les rappeler; Pie YI, dans sa réponse au mi-
nistre de Charles III (février 1775 ), ne nie ni ne réfute ce fait qu'on
peut donc regarder comme définitivement acquis au procès.
Lorsque Ganganelli signa la destruction des Jésuites, leur Ordre
n'existait déjà plus de fait dans la plus grande partie de la terre. Ex-
pulsés de la Chine , du Japon , de l'Indoustan , du Paraguay; chassés
de France, de Portugal , d'Espagne, de Naples, du duché de Parme,
de Bavière, de Venise et de Malte, ils ne conservaient plus d'établis-
sements qu'en Hongrie, en Pologne et en Prusse. Il est à remarquer
que le souverain de ce dernier pays, le célèbre Frédéric II , fut le der-
nier souverain qui protégea alors les enfants de Loyola. Frédéric fut-il
donc l'ami des Jésuites? iSon, pas le moins du monde! Frédéric II
fut l'ami de Voltaire et des encyclopédistes ; il était chef d'un état
protestant, et, protestant lui-même , il était roi philosophe. Mais le
grand capitaine, le monarque fondateur pensa peut-être qu'en pro-
tégeant les Jésuites il se donnerait un levier puissant dont il pourrait
se servir contre les royautés catholiques. On a dit aussi que le grand
Frédéric conserva les Révérends Pères dans la Prusse , parce qu'ils
lui étaient nécessaires pour l'instruction de la jeunesse de ce royaume,
qu'il venait de placer, grâce à son épée, à son génie, au premier rang
des puissances européennes. Le roi de Prusse ne s'était pas toujours
montré bien disposé en faveur des Révérends Pères; plus d'une fois,
notamment pendant la guerre de Sept-Ans, il leur reprocha de belles
et bonnes perfidies, etc. Voici comme ce monarque explique lui-même
la conservation des Jésuites dans ses états, même après leur abolition
par le Pape ;
« Nous n'avions alors personne capable de tenir les classes ; nous
n'avions ni Pères de l'Oratoire ni Piaristes ; le reste des moines est
d'une ignorance crasse. Il fallait donc conserver les Jésuites ou laisser
périr les écoles Si l'Ordre avait été supprimé, l'Université n'exis-
terait plus, et l'on aurait été dans la nécessité d'envoyer les Silésiens
(nouveaux sujets de Frédéric) étudier en Bohême (possession autri-
chienne) : ce qui aurait été contraire aux principes fondamentaux du
gouvernement —
HISTOIRE DES JÉSUITES. 355
» Toutes ces raisons valables m'ont fait le paladin de cet Ordre , et
j'ai si bien combattu, que je l'ai souteiui, à quelques modifications
près, tel qu'il se trouve à présent, sans Général, sans troisième vœu,
et décoré d'un nouvel uniforme que le pape lui a conféré. »
( Lettre de Frédéric à Voltaire , 18 novembre 1777).
Suivant nous , et cette lettre confirme victorieusement notre
croyance , la protection que Frédéric accorda aux Jésuites fut surtout
due à une pensée politique; mais cette protection même, que nous
avons enregistrée à dessein , prouve que les adversaires de la Compa-
gnie de Jésus ne furent pas poussés, comme l'assurent les coryphées de
celle-ci, par leur haine contre la religion catholique elle-même; et
que ce ne fut pas parce que la noire Cohorte était, comme ils le disent
imperturbablement, le dernier rempart placé entre l'impiété et la
chaire de saint Pierre, qu'on l'abattit enfin. S'il en eût été ainsi,
comment la Prusse et plus tard la Russie , pays d'hérétiques et de
schismatiques, eussent-ils recueilfi les débris du jésuitisme? D'ail-
leurs, il est remarquable que ce furent des rois catholiques, les fils
aînés de l'Eglise romaine, qui demandèrent et exigèrent l'abolition
de l'Institut. Choiseul , Pombal (1) et d'Aranda, les trois ministres
de France, de Portugal et d'Espagne , q.ui furent les adversaires dé-
clarés , persévérants, des Jésuites, étaient catholiques comme leurs
maîtres , et ne furent jamais accusés d'être ni philosophes ni encyclo-
pédistes. Il est même à remarquer que le plus rude jouteur des trois,
Pombal, n'eut jamais le plus petit rapport avec Voltaire et d'Alem-
bert, ni avec aucun autre des chefs du grand mouvement philoso-
phique de cette époque.
Et, ici, puisque nous avons écrit ces mots de philosophes etd'm-
(1) Peut-être nos lecteurs désirent-ils savoir quelle fut la fin de ce rude et implacable
adversaire des Jésuites. En 1777, huit jours après la mort de Joseph I", qui soutint
constamment son ministre, Pombal, que la reine n'aimait pas, parce qu'il la supplantait
dans l'esprit du roi son époux, fut destitué, arrêté, jugé et condamné au dernier sup-
plice. Cette sentence, obtenue par l'ascendant de la noblesse et probablement aussi par
la haine des Jésuites et de leurs amis, ne reçut qu'une moitié d'exécution : on fit grâce
de la vie à Pombal, qui mourut dans la disgrâce-, l'exil et l'obscurité.
356 HISTOIRE DES JÉSUITES.
cyclopédisles , nous devons dire qu'à notre avis , ce pouvoir nouveau ,
qui devait agir si puissamment sur les temps à venir, n'eut qu'une in-
fluence indirecte, quoi qu'on en ait dit, sur la chute des Jésuites, dont
plusieurs de ses chefs les plus célèbres furent les élèves. Il est bon de faire
remarquer que le même ministre qui poursuivait si puissamment la
noire (Cohorte , en France , fit brûler et lacérer par la main du bour-
reau de Paris la Pastorale de l'archevêque de cette ville, Christophe
de Beaumont, qui s'était fait le champion des fils de saint Ignace, en
même temps que Y Emile de J. J. Rousseau et V Encyclopédie.
A l'exception de l'archevêque de Paris, le clergé de France accepta
avec beaucoup de tranquillité l'abolition des Jésuites. Un ministre in-
telligent et courageux, M. \ illemain , a donc pu dire à la Chambre
des pairs, dans la séance du 2 février 1844, en présentant son projet
de loi sur V instruction secondaire : « Lorsqu'en 1762, la Société de
Jésus fut enfin dissoute , elle avait , dans les diverses provinces du
royaume, cent vingt-quatre Collèges, la plupart riches et importants ;
aucune voix accréditée ne s'éleva cependant pour la défendre. » Il y a ,
plus : un assez grand nombre de voix , même parmi le clergé , s'éle-
vèrent pour applaudir à la mesure. Quelques-unes se posant celte ques-
tion : Y a-l-il quelque remède aux maux de V Eglise (1)? soutinrent
plus ou moins habilement, plus ou moins hardiment cette thèse, que
« ce sont les Jésuites qui ont perverti, corrompu et défiguré les doctri-
nes de l'Église sur tous les points ; qu'ils ont fourni des armes aux in-
crédules pour combattre la religion ; qu'enfin , ce sont eux qui ont ré-
duit le clergé de France à l'état déplorable où il est réduit. »
11 en fut de même par tout le monde catholique : les Jésuites
avaient pesé trop lourdement sur le clergé et sur les divers ordres reli-
gieux, partout où ils avaient été puissants, pour que ceux-ci ne se sen-
tissent pas joyeux de leur disparition : le reste des hommes laissa sa joie
s'exhaler sans contrainte ; et la terre entière sembla , après la dispari-
(1) C'est le titre d'un ouvrage publié, en 1776, par un évèquc. La réponse que nous
citons se trouve être textuellement les titres des cliapilres d'un livre imprimé en 1778.
L'exemplaire que nous possédons vient delà biblioLhèciue d'une communauté religieuse.
On lit, sur une pugc blanche, ces mois manuscrits : <; De la chambre de la mère prieure. »
HISTOIRE DES JÉSUITES. 357
tion du Jésuitisme, pousser un grand soupir d'allégement et d'espoir.
Le Jésuitisme n'existait donc plus ; mais les Jésuites existaient tou-
jours. Ils étaient parvenus à sauver une partie de leurs immenses tré-
sors, et ils se disaient qu'avec leur argent ils pouvaient toujours compter
sur leur influence. Leurs cent mille soldats avaient, il est vrai, changé
d'uniforme et ne marchaient plus enrégimentés; mais les cadres des
noirs régiments existaient toujours , et, une bonne occasion se présen-
tant , ils marcheraient avec la précision de vétérans , vers la position à
enlever.
Il est si vrai que les Jésuites ne se crurent jamais , eux prêtres et
religieux, eux qui se disaient, qui se disent le bataillon sacré du catho-
licisme, forcés d'accepter l'arrêt pontifical qui les frappait, que, peu de
temps après la promulgation de la bulle, ils essayèrent de se soustraire
à ses effets. Ils commencèrent par faire accréditer le bruit que cette bulle
avait été arrachée par l'obsession, par la ruse, par la force, au souverain
Pontife. Sur la demande des représentants de la maison de Bourbon, il
fallut que Clément XIY publiât un bref explicatif de la bulle Dominus
ac Redemptor, dans lequel il proteste persister dans les motifs qui ont
déterminé la bulle (c qu'il n'a publiée, dit-il, que dans l'intérêt de l'E-
glise, )) et dont il recommande l'exécution aux évêques. Nous avons
dit que les Jésuites, soutenus par le Dauphin et par la famille royale,
s'étaient en outre fait une amie et une protectrice de madame Du-
barry (1); ils avaient compté que l'ascendant de cette femme sur l'es-
prit de Louis XV leur adoucirait au moins les rigueurs dont on avait
usé envers eux en France ; leurs espérances furent trompées. Les Par-
lements veillèrent à la stricte observation des édits rendus contre les
Jésuites , et la nation elle-même se chargea d'en signaler les infrac-
tions. La mort de Louis XV, qui leur fit un instant concevoir l'espé-
rance de recouvrer en France leur ancien pouvoir, et l'arrivée au mi-
nistère du comte de Saint-Germain, ex-Jésuite, n'eurent aucune
(1) Celte royale prostituée obtint, en retour, les éloges des Jésuites, lesquels éloges ne
furent probablement point étrangers à la rigueur de la sentence qui envoya , au com-
mencement de la Révolution , la Dubany a l'échafaud. Timeo Danaos et dona ferentes :
il faut tout craindre des Jésuites, même leurs éloges !
358 HISTOIRE DES JÉSUITES,
influence réelle sur le sort de la Compagnie. A l'attitude que prirent
le Parlement et le pays, la cour jugea que le moment n'était pas venu
de se prononcer en faveur du Jésuitisme : Louis XVI fut même obligé
de renouveler l'édit de Louis XV contre les Révérends Pères.
Ce qui caractérise parfaitement les enfants de saint Ignace , c'est
que le Pape ayant privé des pouvoirs de prêcher, de confesser et d'ad-
ministrer les sacrements , tous ceux des ex-Jésuites qui n'obéiraient
pas à sa décision, ceux des bons Pères qui avaient trouvé protection en
Prusse et en Russie , ne tinrent aucun compte des ordres du Saint-
Père et poussèrent fort loin leur désobéissance envers le Pape , qui
n'osa pas les frapper des foudres apostoliques, pour ne pas se mettre
mal avec les deux monarques qui, quoique hérétique l'un et schis-
matique l'autre, avaient l'air de protéger les débris de la noire Co-
horte.
Il paraît qu'en 1777 les Jésuites avaient imaginé de demander à
leur confrère en robe courte, le comte de Saint-Germain, la création
d'un séminaire d'aumôniers pour les troupes, dont ils se seraient fait tout
doucement un premier point de départ pour s'étendre de nouveau sur
toute la France. Mais cette mèche fut éventée à temps, et l'ordonnance
ministérielle fut rappelée sur le cri d'alarme générale qui s'éleva. D'au-
tres intrigues furent encore ourdies pour le rétablissement partiel ou
complet, avoué ou tacite, des Jésuites; mais elles échouèrent également,
au milieu de cette mer agitée sur laquelle se faisaient déjà sentir les
premiers souffles de la grande tempête révolutionnaire qui devait en-
gloutir à la fois tant de débris différents.
CHAPITRE Vil.
Les Pères de la Fol; — les Jésuites et rUiiiversité;
— Résiiiné géiiéB-al.
(ÉPOQUE MODF.RNE. )
Hommes noirs, d'où sortez-vous?
Ces mots, devenus célèbres, depuis que notre poëte national en a fait
le début d'une de ses odes populaires, furent, comme un cri d'alarme,
jetés par l'Europe presque entière dès les premières années du siècle
qui s'écoule. C'est que , dès lors , sous un déguisement ou sous un
autre , les fds de saint Ignace , repoussés par les peuples comme par
les rois, condammés par la raison comme par l'Église, mais toujours
existants, toujours unis , se montrèrent résolus à recommencer une
nouvelle lutte au dénoûment de laquelle nous devons assister.
Du moment où les Jésuites se furent aperçus qu'ils ne pourraient
jamais amener Ganganelli à revenir sur la condamnation suprême
qu'il avait prononcée contre l'iJrdre du haut de la chaire de saint
Pierre, les Jésuites, sauf quelques exceptions, et lorsque les premières
effervescences de leur rage furent calmées, tâchèrent de se montrer
humblement résignés au coup qui venait de les frapper. Par une tac-
tique qui leur est familière, voyant qu'ils risquaient de tout perdre
en s'obstinant , ils s'effacèrent et disparurent, comme la panthère qui
recule , se replie sur elle-même et se cache dans l'ombre pour bondir
et s'élancer plus vigoureusement à l'improviste.
Nous avons dit pourtant qu'en Silésie et dans la Russie-Blanche
360 HISTOIRE DES JÉSUITES.
les Jésuites établis là , et auxquels d'autres Pères vinrent d'ailleurs
s'adjoindre successivement, continuèrent, en dépit de la Bulle Domi-
nus ac Redem-plor, à s'appeler Jésuites et à agir comme tels. On
comprend les raisons qui engagèrent les fils de Loyola à conserver ce
noyau de l'Ordre et ce lieu de refuge. Néanmoins ils n'osèrent pas
mettre à la tête de cette représentation de la Compagnie un chef in-
vesti du titre proscrit de Général ; ils se contentèrent du titre de Vicaire-
général dont furent successivement décorés trois Pères placés à la tête
de la Mission jésuitique de Russie. Sinon pour donner le change au
Pape, au moins pour éviter de lui donner prise sur eux, les Jésuites de
Russie et leurs confrères de Rome jouèrent une comédie fort habile assu-
rément. Les Révérends d'Italie, qui s'étaient soumis ou avaient feint
de se soumettre au bref de sécularisation , et auxquels Clément XIV
se plaignit de la désobéissance des Pères de Russie, réprouvèrent la
conduite de ces derniers et promirent de faire tous leurs efforts pour
qu'elle cessât de scandaliser l'Église. En même temps, les Jésuites de
Russie, qui se voyaient, du reste, repoussés par les catholiques de
l'empire moscovite, envoyèrent assurer le Pape de leur obéissance, et
déclarèrent avec beaucoup de bruit qu'ils allaient se soumettre à la
sécularisation; là-dessus,' l'impératrice Catherine, jouant aussi son
rôle , déclare s'opposer à l'exécution de la mesure. Les Jésuites sou-
mettent ce cas embarrassant au Pape, bien persuadés qu'il n'osera
trancher la difficulté pour ne pas se mettre mal avec la czarine.
Dans l'intervalle. Clément XIV mourait empoisonné (1), et les
(1) Une fois pour toutes, nous ne voulons pas dire que les Jésuites aient nourri, dans
les ténèbres de leur association, des sbires en robe noire, des sicaires fanatisés, qu'ils
lâchaient, au moment donné, sur une victime désignée. Non ; nous savons qu'il a existé,
qu'il existe, qu'il existera toujours des misérables, des empoisonneurs, des assassins, des
fousfurieux dans tous les rangs de la société; mais pas sansdoutebeaucoup plus parmi les
Jésuites qu'ailleurs. Voici ce que nous pensons: Lorsque, comme prédicateurs ou mora-
listes, les Jésuites avaient exalté quelque cerveau malade, quelque sombre fanatisme,
comme confesseurs, ils pouvaient, ils devaient souvent en recevoir les sanglants aveux.
Or, au Confessionnal, faisaient-ils tout ce qui était en leur pouvoir pour calmer les
pensées de mort, les idées de crime? En réprouvant l'attentat, nc_ trouvaient-ils pas
moyen d'y pousser ? Ceci est horrible à dire ; mais le livre de l'histoire est ouvert, et
ses pages crient plus haut que ne peut le faire notre voix!...
HISTOIRK DKS JÉSUITES. 301
Jésuites ou leurs amis lui laisaieut nommer un successeur bien disposé
envers l'ex-Compagnie de Jésus, et qui promit môme, assurc-t-on ,
dans le Conclave, de rétablir celle-ci, aussitôt que faire se pourrait. Il
paraît du moins certain que la faction Renozzico, qui porta Pie VI au
souverain pontificat, ne le choisit que parce qu'elle se croyait sûre des
bonnes dispositions du successeur de Ganganelli, à l'endroit du Jésui-
tisme proscrit.
Mais Pie VI, malgré sa bonne volonté, n'osa pas aller contre la
résistance qu'il éprouva de la part des cours qui avaient poursuivi
l'abolition de la Société et qui se montrèrent déterminées à s'opposer
vigoureusement à ce que le nouveau Pape défît l'œuvre de son pré-
décesseur. Pie VI eut alors recours à la ruse italienne : n'osant ral-
lumer de sa dextre souveraine le fover du Jésuitisme, en Italie et dans
le reste du monde catholique, il tâcha du moins de faire durer et
d'augmenter l'étincelle qui brillait encore en Russie et en Prusse. 11
se contenta donc, mais avec beaucoup de ménagements, de reconnaître
l'existence des Jésuites de Silésie et de la Russie-Rlanche : encore, le
bref donné à cette occasion fut-il, à dessein, rempli d'ambiguités; néan-
moins, les Pères de Moscovie s'en prévalurent pour fonder, sous les aus-
pices d'une princesse non catholique, un noviciat de Jésuites. Il paraît
que les fils de saint Ignace obtinrent ce résultat grâce au favori et à
l'amant de l'impératrice, le célèbre Potemkin. Il est encore remarqua-
ble que l'Evoque deMohilow, qui les avait protégés parce qu'il espérait
être nommé Général de la Compagnie, fut joué par eux, et ne s'apaisa
que lorsque les Jésuites eurent obtenu pour lui que le Pape érigeât
son évôché en archevêché. Dès lors, les Jésuites préparèrent pour ainsi
dire les cadres de leur Institut renaissant. Le Père Czerniewicz, le
premier vicaire-général de la mission ou plutôt de la station mosco-
vite, admet des Novices, forme des Scolastiques , reçoit des Profès
des trois et quatre vœux, crée des Procureurs et des Procures, et, ce
qui est encore plus significatif, des x\ssistants et un Admoniteur du
futur Général. Il est plus probable qu'il créa ces Assistants et cet
Admoniteur pour lui-môme, se regardant comme Général et portant
peut-être ce litre en secret. Tout cela fut fait à l'aide de Catherine
II. 46
362 HISTOIRE DES JÉSUITES.
de Russie, princesse fort attachée à une religion que l'Église de
Rome réprouve comme schismatique.
Et, qu'on y pense ! tout cela fut fait alors qu'existait une Rulle
de Pape portant abolition et sécularisation des Jésuites. Pie VI avait
promis verbalement, disent les écrivains de la trop fameuse Com-
pagnie , de casser par un autre bref le bref de son prédécesseur. Nous
le voulons bien ; mais il nous semble qu'à des catholiques aussi
fidèles, aussi obéissants, aussi dévoués qu'on nous représente les
Révérends fils de Loyola, la parole écrite de Clément XIV devait être
suivie préférablement à la parole verbale de Pie VI. Il serait bien plus
simple de dire que les Jésuites se moquaient de l'une autant que de
l'autre, et qu'en dépit de la première, au défaut de la seconde, ils
étaient bien résolus à ne pas se laisser enterrer tant qu'ils ne se sen-
tiraient pas tout à fait morts. Il faut autre chose que la foudre ponti-
ficale pour tuer le Jésuitisme, c'est-à-dire l'organisation la plus vi-
vace peut-être qui soit au monde !
Pie VI mourut sans avoir pu faire davantage pour les Jésuites.
Pie Vil, dès son avènement et même avant, selon toute probabililé,
se montra l'ami de saint Ignace et de sa bande. Mais le gigantesque
courant révolutionnaire, qui menaçait alors tous les trônes de l'Europe
et forçait chaque intérêt politique à se concentrer sur lui-même, empêcha
le Pape de venir beaucoup en aide aux Jésuites. INéanmoins , ce pon-
tife fit faire un premier pas au Jésuitisme renaissant, en confirmant
une phase nouvelle de son existence qui eut lieu sous le titre d'Asso-
ciation du Sacré-Cœur. Ce furent surtout des prêtres et religieux
français, émigrés ou déportés, et, entre autres, l'abbé de Broglie,
fils du maréchal de ce nom , membre d'une famille toujours dévouée
aux Jésuites et Jésuite lui-même, qui fonda cette Association à
Hagenbrun , près de Vienne, sous la protection du cardinal IMigazzi,
archevêque de la capitale autrichienne. La sœur de l'empereur, l'ar-
chiduchesse Anne , pourvut aux frais de cet établissement, véritable
maison jésuitique , puisqu'on y faisait les vœux de la Société.
A la même époque à peu près, c'est-à-dire vers la fin de 1798, une
autre tentative de restauration du Jésuitisme se faisait en Italie. Là,
HISTOIRE DES JÉSUITES. 363
une sorte d'aventurier tyrolien, Paccarini , ancien soldat et nouvelle-
ment Jésuite, consacraitses instincts belliqueuxà la balailleque livrait le
Jésuitisme pour renaître ouvertement et faire proclamer et reconnaître
son existence. Paccarini institua une autre Association dont les mem-
bres prirent le titre de Pères de la Foi. La sœur de l'empereur Fran-
çois H, dévote exaltée et qui semble s'être consacrée aux intérêts du
Jésuitisme, pourvut encore aux besoins de cette nouvelle Institution,
dont elle se déclara la protectrice et pour laquelle elle obtint l'appro-
bation pontificale (1). Le 18 avril 1799, les deux Associations se fon-
dirent en une seule, qui essaya de s'accroître et de se transformer peu
à peu en Compagnie de Jésus. Malheureusement pour les Pères de la
Foi, les armées françaises promenaient alors, par une marche triom-
phale, les drapeaux aux trois couleurs en Allemagne et en Italie. La
bannière à demi voilée de Loyola tenta pourtant de se glisser à tra-
vers les bataillons chantant l'hymne de la liberté. Deux Missions furent
même organisées ; l'une alla en Angleterre, sous la direction de l'abbé
de Broglié. On comprend qu'alors l'Angleterre, tout en détestant les
Jésuites , désirait s'en servir contre la terrible République française ;
sans nul doute, les Jésuites promettaient de lui venir en aide pour en-
chaîner le lion démuselé et bondissant libre et fort. L'abbé de Broglie
forma un établissement près de Londres , mais sa Mission ne réussit
guère ; il paraît que les anciens Jésuites ne voulurent pas ou ne purent
pas s'entendre avec les nouveaux.
La seconde Mission était destinée à la France même ; Paccarini en
était le Supérieur. Le premier consul Bonaparte, qui, comme on le
sait , voulait rétablir la religion chrétienne dans le pays dont il rêvait
déjà de se faire l'empereur, ne s'opposa pas aux progrès de la Mission
Jésuitique, qui furent, du reste, prudemment progressifs.
En 1804, d'après le rapport du ministre des cultes, la colonie des
nouveaux Jésuites avait des établissements déjà importants à Lyon ,
Amiens , et dans plusieurs autres villes ; le nombre de ses membres ,
en France seulement, était de près de cent, et chaque jour voyait ce
(1) Il parait que Paccarini, caraetère ambitieux, voulait Hre le chef de la Compagnie
qu'il essayait de réorganiser.
364. HISTOIRE DES JÉSUITES.
chiffre s'accroître. Mais, quelques jours après qu'il fut devenu empe-
reur, Napoléon, qui voulut sincèrement le rétablissement de la religion
chrétienne, mais qui suspectait les intentions pieuses des Pères de la
Foi et se défiait de leurs intentions politiques, déclara par un décret
du 22 juin 1804-, leur Association dissoute.
Le décret impérial fut parfaitement juste ; et ceux qui le déclarent
tyrannique n'ont aucune notion du droit politique et gouvernemental.
Dans le rapport sur lequel le décret fut rendu , après avoir exposé
que « toute Association ne peut se faire sans l'aveu de la puissance pu-
blique, à qui seule appartient le droit de recevoir dans l'Etat ou d'en
repousser un Ordre quelconque; que la réception suppose nécessaire-
ment l'examen des conditions suivant lesquelles cet Ordre se lie à l'État
et suivant lesquelles l'État le reçoit et le couvre de sa protection, ainsi
que la connaissance par le gouvernement de la forme et de la consti-
tution de l'Ordre , connaissance qui donne des garanties à l'État ;
après avoir enfin rappelé que dans tous les États catholiques , la né-
cessité du consentement de l'autorité civile est posée en principe in-
contestable ; le ministre des cultes, Portalis, conclut rationnellement
que la nouvelle Association s'étant formée en France sans l'aveu de
la puissance publique, cela suffirait seul pour faire prononcer sa dis-
solution. »
(( Dans le fait, terminait le ministre, les Pères de la Foi ne sont
que des Jésuites déguisés ; ils suivent l'Institut des anciens Jésuites ;
ils professent les mêmes maximes; leur existence est donc incompatible
avec les principes de l'Église gallicane ainsi qu'avec le droit public de
la nation... On ne peut faire revivre une corporation, dissoute dans
toute la chrétienté, que par une ordonnance des souverains catholiques
et par une bulle du chef de l'Église. »
Avec sa puissance d'intuition , Napoléon avait compris qu'il ne pou-
vait espérer la tranquillité pour l'administration de son empire s'il
laissait les Jésuites reprendre pied sur ce sol dont ils avaient tant de
fois déjà été chassés. Peut-être la mort tragique de l'empereur Paul 1",
ce monarque schi^malique qui voulait rétablir les chevaliers de Malte,
qui protégeait ouvertement les Jésuites et faisait nommer Pie YIl parce
HISTOIRE DES JÉSUITES. 365
qu'il (5tait ami de l'ex-Compagnie ; peut-être cette mort fut-elle , sur
le danger qu'il y a pour un roi comme pour un peuple à se trouver
dans la Sf)lière d'activité du Jésuitisme , un enseignement qui fut com-
pris de Napoléon. Le décret impérial qui ôtait, en France, ^'existence
légale aux Pères de la Foi, fit fermer tous les établissements de ces
derniers, à l'exception de ceux qu'ils avaient dans le diocèse de Lyon ,
oîi ils subsistèrent encore quelque temps, grâce à la protection que leur
accorda l'archevêque de cette ville, le cardinal Fesch, primat des Gaules
)et oncle de Napoléon.
Mais Pie MI ayant, en 1801, peu après son exaltation, confirmé de
nouveau et plus ouvertement les Jésuites de Russie, les Pères de la
Foi quittèrent tous la France, l'Angleterre et l'Allemagne, et réunis
à leurs confrères, les Jésuites anciens, se déclarèrent ne former plus
qu'un tout , dont le Père Gruber fut nommé Général ; — car le bref
dePieVII, du 7 mars 1801, qui porte pour titre De Catholicœ Fidei,
reconstituait la Gompagnie de Jésus. Seize jours après, Paul I", qui
avait grandement servi les Révérends Pères, en cette occasion, mou-
rait sous les coups d'une conspiration née dans son palais.
Rétablis seulement pour l'empire moscovite, les Jésuites, comme
on le pense bien, ne se firent pas faute de reparaître sur les divers autres
points de l'Europe, partout où ils crurent voir une chance de rétablis-
sement. Après avoir cimenté les nouveaux fondements de l'édifice
qu'ils voulaient reconstruire , les Révérends Pères eurent hâte d'en
achever les divers étages. On les vit donc reparaître en Suisse, en Au-
triche, en Espagne et en Portugal, où ils se présentèrent comme sol-
dats dévoués à la cause de la religion et comme ennemis de la révolution
française. Ce fut surtout cette dernière qualité qui les fit supporter quel-
que temps. Néanmoins , malgré tous les services que les Jésuites ren-
dirent ou promirent de rendre à la cause des rois menacés par le grand
capitaine qui , après avoir escamoté la révolution à son profit , avait
trouvé une couronne d'empereur dans le fourreau de son épée, il est
remarquable que la noire Cohorte fut partout reçue avec défiance et
répugnance. 11 y a plus encore : malgré les prières du Pape, le roi
d'Espagne Charles lY, qui avait toléré la présence des fils de Loyola
366 HISTOIRE DES JÉSUITES,
dans son royaume , tant qu'ils n'avaient élevé d'autre prétention que
celle d'y vivre comme de simples prêtres , les en chassa aussitôt qu'il
s'aperçut de leurs efforts pour se reconstituer en Société. Les Jésuites,
furieux, se vengèrent de. cette rigueur en fomentant les dissensions
qui régnaient déjà dans la famille royale et qui, plus tard, devaient
livrer l'Espagne à Napoléon.
Les Jésuites se vengèrent aussi du bref impérial qui les chassait de
France et de tous les pays et royaumes qui en devenaient comme les
annexes, comme les fleurons de la grande couronne que le chef de l'em-
pire français, nouveau Charlemagne, avait posée lui-même sur son
front , après l'avoir fait bénir par un Pape. Ils ne furent pas étrangers
aux malheurs qui vinrent fondre sur la France , lorsque celle-ci , à la
fin d'une gigantesque lutte soutenue contre l'Europe entière, fatiguée
plutôt que vaincue, entendit résonner sur son sol les pas de l'ennemi
étonné de sa victoire. On les vit, comme jadis au temps de la Ligue ,
servir de courriers à la Sainte-Alliance, et mettre leur inquiète activité,
leur esprit d'intrigue au service des rois du Nord coalisés contre la
France. Le successeur de Paul I", le Czar Alexandre, fut surtout celui
au service duquel ils se consacrèrent avec le plus d'empressement. Aussi,
Alexandre se montra-t-il disposé à les récompenser, aussitôt que l'occa-
sion s'en présenta (1). A peine Napoléon était-il tombé, à peine les
étrangers étaient-ils installés dans Paris , que — fait significatif , —
(1) Catherine, Paul pr, Alexandre, Nicolas, ont été récompenses par les Jésuites de
la protection qu'ils ont accordée et qu'is accordent aux fils de saint Ignace. Les Jé-
suites, inQuents en Pologne, ont aidé les trois premiers à déchirer, à trois reprises, trois
lambeaux énormes du cadavre de l'héroïque Pologne. Le Czar actuel, Nicolas, le bour-
reau de la Pologne, est également l'ami des Jésuites , qui lui ont fait obtenir de Gré-
goire XVI , vieillard vénérable, mais sans force, et qui veut moui ir paisiblement , des
honneurs à peine accordés à une majesté catholique, et cela à l'instant où un témoin ,
une victime des atrocités commises par le cosaque couronné sur ses sujets catholiques,
la vénérable abbesse des Basilienncs de Minsk , arrivait à Rome et élevait la voix pour
raconter son martyre et celui de ses religieuses. Les Jésuites ont fait taire l'abbesse et
fait piiricrle pape, qui a complimenté gracieusement , des lèvres du moins, le prince
hérolique; puis on a illuminé Saint-Pierre en son honneur. C'est magnifique! Aujour-
d'hui la Pologne est de nouveau décimée par le Czar; et l'Église se bouche les oreilles
pour ne pas entendre les cris désespérés de vingt millions de ses enfants!...
HISTOIRE DES JÉSUITES. 367
la Société de Jésus était enfin rétablie par le Pape, et cela, par toute la
terre. Le 7 août 1814, le Pape Pie VII, qui venait de reprendre de
nouveau son rang parmi les souverains temporels , se hAtait de publier
la bulle Sollicitudo omnium ecclesiarum , qui détruisait celle de Clé-
ment XIV et rétablissait la noire Cohorte , juste quarante et un ans
après qu'elle avait été détruite. La promulgation de cette bulle, fatale
pour l'Eglise, eut lieu dans l'église du Gesu, qui fut aussitôt rendue
aux fils de Loyola. Pie Vil ne soumit point le procès à un nouvel
examen ; il n'essaya point de justifier les Jésuites des torts dont on
les avait accusés ; en brisant l'œuvre de Clément XIV, il ne démon-
tra ni l'erreur ni la faiblesse de son prédécesseur. Il agit de sa science
certaine.
Comme le remarque Tabaraud, dans son excellent Essai historique
et critique sur Vétat des Jésuites en France , on fut généralement
étonné de la précipitation du Pape, que bien d'autres soins et de plus
importants semblaient réclamer. On comprendrait , en effet , que
Pie Vil se fiîl hâté de nommer des évêques et archevêques , qui , à
leur tour, eussent mis leur sollicitude à s'entourer de bons pasteurs,
pour ramener dans le bercail le troupeau qui l'avait quitté par les brè-
ches que la révolution avait faites à ses murailles saintes. « Les Jé-
suites, dit la bulle de rétablissement, sont redemandés par les cris du
monde catholique. » Ces cris étaient donc bien faibles; car l'histoire
n'a pu en recueillir aucun écho. Et l'assertion enregistrée dans le do-
cument apostolique doit paraître, à bon droit, apocryphe, si on fait
attention à l'attitude avec laquelle la plupart des nations catholiques
accueillirent le rétablissement des Jésuites. L'Autriche , les Cantons
catholiques de la Suisse , bon nombre des royaumes d'Allemagne ne
permirent l'exécution du bref qu'avec une répugnance ou du moins
une lenteur assez peu concordante avec l'empressement que leur sup-
posait la bulle Sollicitudo omnium ecclesiarum. Le régent de Portugal
fit même signifier à toutes les cours d'Europe une protestation contre
le bref; enfin, en Italie, au sein de la catholicité, les Jésuites reçurent
du clergé et des autres Ordres religieux une réception assez peu ami-
cale. Seul, ou à peu près, le roi d'Espagne > ce Ferdinand Vil , fils
368 HISTOIRE DES JÉSUITES.
rebelle, roi parjure, rouvrit avec empressement ses états aux enfants de
saint Ignace, aussitôt qu'il eut ceint la couronne. Aujourd'hui , l'Es-
pagne a repoussé de nouveau les Jésuites. Néanmoins les écrivains de
la Compaguie de Jésus affirment gravement que le rétablissement de
celle-ci fut accueilli avec joie par tous les pays. Il est vrai qu'ils ont
soin d'ajouter que cette joie fut parfois silencieuse !...
En France, le Jésuitisme, qui s'introduisit dans ce pays avec le ba-
gage des étrangers, espérait certes bien que Louis XVIII révoquerait
immédiatement l'édit de Louis XV. Il n'en fut rien cependant. Les
Jésuites avaient de puissants protecteurs à la nouvelle cour, entre
autres Monsieur, frère du roi, comte d'Artois, et qui fut plus tard
Charles X. Mais Louis XVIII, prince doué d'une finesse remarquable,
ayant sondé le terrain, craignit, en rappelant les Jésuites, de faire re-
naître les commotions politiques qui avaient déjà renversé le trône
aux fleurs de lis. Il repoussa donc longtemps les instances des Jésuites
et de leurs amis. Aussi, au Pavillon de Marsan, foyer de l'ultra-roya-
lisme, on appelait Louis XVIII un élève de cet infâme Vollairel...
Furieux de voir le roi légitime refuser de se déclarer ouvertement en
leur faveur, les Jésuites le déli g i limèrent , parce qu'il n'avait pas été
sacré. Lorsque ce rusé monarque , qui avait juré , lui , de mourir roi
et d'être enterré à Saint-Denis, cédant à des impurtunités incessam-
ment renouvelées et qui, l'assaillant de tous côtés, profitaient, pour
arriver jusqu'à lui, môme de canaux fort peu religieux, se fut laissé
arracher enfin son consentement à ce que les Jésuites eussent de nou-
veau des établissements en France, il prescrivit, du moins, que les
fils de saint Ignace quittassent leur robe et leur nom. On vit donc ap-
paraître de nouveau les Pères de la Foi.
— Hommes noirs, d'où sortez-vous?
A ce cri tant de fois répété , les Pères de la Foi se gardent bien de
donner une réponse sincère ; et Louis XVI II , par une équivoque di-
gne des fils de saint Ignace, croit pouvoir faire taire les craintes que fait
naître le nouvel et rapide ascendant que prennent les Jésuites, et qui se
formulent jusqu'au pied de son trône, en répondant : « Il n'y a point
de Jésuites dans mon royaume. » Et les ministres de Louis XVIII, se
i^-™— «««aisi.- .
Lirh d .^^•^lls r de Is Har|ic ^M
Les Pères de la l'oi
4
HISTOIRE DES J1^:ST1IÏES. 3(19
modelant sur leur maître, répondaient aux cris d'alarme poussés djuis
les Chambras : « Il n'y a point de Jésuites en bVance. n
Et les Hommes noirs reprenaient pied peu à peu sur le sol de la
France, dont tant de lois la tempête les avait balayes. Ils S(^ «ilissaient
partout, s'établissaient dans chaque diocèse, reformaient leurs Pro-
vinces et Procures, s'insinuaient dans l'enseignement, s'emparaient de
la direction des séminaires, en fondaient pour leurs élèves, retrouvaient
enfin la richesse et le pouvoir. Qui ne se rappelle l'époque curieuse
des Missions, les Missionnaires, leurs processions, leurs plantations de
croix, leurs confréries aux couleurs et aux drapeaux différents ; les pré-
dications étonnantes, les conversions miraculeuses et, quelquefois, les
miracles qui les suivaient ; leurs chants sur des airs guillerets , leur
petit commerce de médailles et de cantiques, la pompe de leurs
exercices pieux embellie par la présence de jeunes vierges , rehaussée
par celle des autorités en grand costume et des gendarmes en grande
tenue? Qui ne se rappelle ces choses et les mille et curieux incidents
qui les signalèrent? Ce fut surtout sous le règne de Charles X que
toutes ces choses arrivèrent à leur apogée. On vit alors, dans les Che-
mins de Croix présidés par les Pères de la Foi, des femmes du monde
marcher pieds nus par les chemins ; et la famille royale donner l'exem-
ple de la dévotion en se joignant à ces processions qui se dirigeaient
vers Montrouge ou vers le Mont-Valérien, sur des airs empruntés
aux annales révolutionnaires , ou aux recueils des refrains égrillards.
Pour terminer cette courte esquisse de cette époque singulière, nous
donnerons tout à l'heure quelques-uns de ses épisodes qui peuvent le
mieux la caractériser aux yeux de ceux de nos lecteurs qui n'ont pas
assisté à ces étranges spectacles. Auparavant , nous devons dire que
Charles X, pour saint Ignace, osa faire beaucoup plus que son frère.
Charles X, devenu dévot, sans doute pour expier les erreurs de ses
jeunes années, se livra entièrement à la noire Congrégation. Sous son
règne, les Jésuites reprirent tout à fait courage et se livrèrejit presque
à découvert à leurs audacieuses visées. Une organisation régulière lia
entre eux leurs divers établissements qui correspondirent d'une ma-
nière suivie et non occulte avec le Générai à Kome. Aux jiortes de
8T0 HISTOIRE DES JÉSUITES.
Paris, ils établirent Mont-Rouge et Saint- Acheul. Leurs séminaires
se triplèrent, et on vit, plus d'une fois, ceux-ci refuser toute obéis-
sance aux évêques. Tabaraud (1) cite, entre autres, le séminaire jésui-
tique de Soissons, qui livra une rude guerre à M. Le Blanc de Beau-
lieu. On pourrait multiplier cet exemple. On ne se cachait plus pour
recevoir la robe noire de Loyola , et les admissions au noviciat étaient
effrontément et publiquement signées par le Provincial de la Société
de Jésus, dans la Province des Gaules. Enfin , en 1826 , l'existence
des Jésuites de France fut avouée par le ministre des cultes, M. d'Her-
mopolis, homme d'un grand talent... au billard, comme on sait.
Dans la séance de la Chambre des députés du 29 mai, le mi-
nistre de l'instruction publique, Grand-Maître de l'Université, déclara
que, sans vouloir entrer dans la discussion approfondie des lois qui
avaient tour à tour banni et rappelé les Révérends Pères, il acceptait
leur existence et leur présence sur le sol français. La majorité
ministérielle applaudit à cette déclaration, qui ouvrait un si large
champ aux espérances jésuitiques. Dans un excellent discours,
M. Laine protesta contre les étranges paroles du ministre. 11 prouva
que la Charte n'avait pas, comme l'avait dit ce dernier, détruit
les barrières placées autour de l'Etat pour en défendre les appro-
ches au Jésuitisme, a Les arrêts des Parlements, des édits royaux,
continuait le député, ont proscrit les Jésuites comme Ordre, comme
corps, comme Congrégation. Pour rétablir ce qu'ont détruit ces ar-
rêts, ces édits, il faut un nouveau jugement , une nouvelle loi. Qui
osera les rendre?... »
La royauté se préparait à répondre à ce défi ; mais la magistrature
la prévint. La Cour royale de Paris , toutes Chambres assemblées ,
saisit l'à-propos, et, aux applaudissements de la France libérale, c'est-
à-dire de l'immense majorité du pays, rend une déclaration qui donne
un solennel démenti aux assertions du ministre. Cet arrêt remarqua-
ble, après avoir rappelé toutes les lois et arrêts qui ont frappé la Com-
pagnie de Jésus , décide « que l'état de la législation s'oppose formel-
(1) Essai historique et critique sur l'état des Jésuites en France.
HISTOIRE DES JÉSUITES. 371
lement au rétablissement de cette Société, sous quelque dénomination
qu'elle puisse prendre : que, par les arrêts précités, l'existence dudit
Institut est déclarée incompatible avec l'indépendance de tout gouver-
nement, et plus encore avec la Charte constitutionnelle, qui fait au-
jourd'hui le droit public des Français... »
A la royauté qui s'obstine à ramener les choses d'autrefois, la nation
tout entière s'apprête à donner une réponse plus terrible : 1850 s'appro-
che ! . .. Nous pûmes croire, au mois de juillet, et même au mois d'août,
que le pavé populaire qui avait renversé le drapeau blanc de saint
Louis, avait aussi fait disparaître à jamais la bannière de saint Ignace ;
il paraît que nous nous trompâmes alors, de moitié.
Une chose que nous répétons, parce qu'elle est vraie, parce qu'elle
est bonne à conserver dans nos souvenirs, c'est que, sous la restau-
ration , le clergé montra souvent des dispositions assez peu amicales à
rencontre des Jésuites. Plus d'un évèque , qui eut maille à partir
avec les Révérends Pères, soutint contre eux les droits de l'Ordinaire,
auxquels les fils de Loyola , soumis comme religieux , voulaient se
soustraire comme Ordre. Mais ce fut surtout dans les rangs du bas
clergé que se remarquèrent ces dispositions hostiles à saint Ignace.
Tout le monde se souvient de l'amertume avec laquelle les curés de
nos départements virent les Pères de la Foi , accaparant les honneurs
delà chaire, du confessionnal et du dais, enlever à leurs hôtes leurs pé-
nitents, leurs auditeurs, toute leur importance, et les réduire, pour
ainsi dire, au rôle effacé d'acolytes. L'auteur de cet ouvrage a pu en-
tendre les plaintes formulées à cet égard par un excellent et brave curé,
dont il fut l'ami, et qui, quoique contenues, comme on le comprend,
n'en décelaient pas moins une assez grande amertume mêlée de tris-
tesse ; car, comme le disait l'abbé '** :ccQuel effet veut-on que produi-
sent désormais ma voix faible et modeste, mes vieilles bannières, ma
croix d'argent qui rougit, mon dais aux panaches fanés, mes raison-
nements tirés du cœur, sur des ouailles accoutumées ainsi aux pompes
mondaines, au langage lyrique, aux splendeurs de véritables specta-
cles?... Il y a en ce moment, c'est vrai, surexcitation de piété dans
ma paroisse ; mais c'est une dévotion fouettée qui tombera bientôt.
t.
372 HISTOIRE DES JÉSUITES.
et qu'emportera , pour n'en rien laisser peut-être, le vent de la réac-
tion que je prévois... »
Celte prédiction, on la vit se réaliser presque partout. Les Mission-
naires avaient à peine passé, que les passions et les vices, attirés par
la curiosité, un instant retenus par l'étrangeté du spectacle , abandon-
naient bien vite le sanctuaire redevenu calme, triste et nu, et à la
porte même, jetant dans la rue avec un éclat de rire la fausse fleur
de leur piété d'emprunt, se hâtaient de réparer le temps perdu en
exagérant môme leurs folies, comme ils avaient exagéré leur dévotion.
Eh ! mon Dieu , ce n'était pas la conversion des pécheurs que vou-
laient obtenir les Missionnaires, mais seulement le rétablissement des
Jésuites. Les Révérends Pères espéraient, par les manœuvres que
nous signalons et par les semblants de résultat qu'elles obtenaient,
prouver qu'ils étaient les seuls , dans tout le clergé séculier ou régu-
lier, qui fussent capables de ramener la foi dans le royaume de
Sa Majesté Très-Chrétienne ; les seuls rameurs, suivant l'expres-
sion de leur Bulle de rétablissement par Pie YII (1) , assez vigoureux,
assez habiles pour guider sur la mer orageuse la nacelle sacrée dans
laquelle on avait de nouveau placé côte à côte le trône et l'autel.
Probablement ils surent persuader ceci à Charles X, et, si le soleil de
juillet 1830 ne fût venu briller sur la France, il est à peu près cer-
tain que les Jésuites, à la faveur des ténèbres dont ils couvraient peu
à peu ce pays , y eussent planté de nouveau en vainqueurs la bannière
de saint Ignace.
L'espace nous manque pour caractériser convenablement et dans
toutes ses parties cette époque singulière de la restauration royale
que côtoyait, que poussait en avant la restauration jésuitique, avec
laquelle et grâce à laquelle la première a retrouvé le chemin de l'exil.
(1) On lit, dans une œuvre jésuitique moderne, que cette expression de rameurs ha-
biles et vigoureux, dont se servit le pape dans sa bulle, fut employée par lui pour rap-
peler l'oiïre que lui liront les Jésuites, à l'époque où on l'emmenait de Rome en France,
de fréter un bâtiment qui, monté par les seuls enfants de Loyola, serait venu croiser à
l'embouchure du Tibre, et aurait attaqué le vaisseau français auquel il eût enlevé le
Saint-Père à l'aide (\\i canon cl lUi l'abordage. Mille sabords! la belle histoire!...
FITSTOIRE DES JÉSUITES. 373
Nous allons essayer mainlenant de compléter notre rapide esquisse
par quelques traits empruntés à des souvenirs encore vivants.
II est sans doute inutile de rappeler à nos lecteurs les merveilleux
et fantastiques spectacles que les Missionnaires , autrement dits les
Pères de la Foi , autrement et mieuv dits les Jésuites , employèrent
pour annoncer et faire accepter leur présence, pour forcer le gouver-
nement à les reconnaître ouvertement. Chaque ville, chaque lieu qui
fut témoin dune Mission , conserve encore avec le souvenir de ces
choses, celui de quelque scandale pieux, de quelque sainte rouerie qui
s'y rattachent. La ville de iNevers, entre autres, n'a pas oublié quelle
excellente comédie lui procura sa Mission. Parmi les moyens employés
pour faire renaître la dévotion parmi les Nivernais, les Révérends
Pères se servirent de Conférences, dans lesquelles un prédicateur,
avocat de la religion catholique, apostolique et romaine, plaidait de
toute la force de ses poumons contre un autre prédicateur qui défen-
dait la cause du diable et de l'impiété ou de l'indifférence. Pour donner
à cettejoute oratoire, fort souvent employée par lesMissionnaires, quel-
que chose de plus frappant, de plus saisissant, les Jésuites de Nevers
s'avisèrent un jour de costumer en vrai diable le prédicateur chargé
de la cause du siècle et de Satan. Cette innovation eut un grand succès;
l'église où se faisaient les Conférences était, chaque soir, trop petite
pour contenir l'affluence des curieux, dévots ou non, accourant pour
voir, sous la parole foudroyante d'une espèce d'ange en vêtements
blancs, qui faisait retentir la parole divine du haut d'une chaire, s'agiter,
comme un véritable diable dans un bénitier, une comique représen-
tation de Belzébut, vêtue de noir et de rouge, dont la toilette infernale
était complétée par une superbe paire de cornes, une longue queue
et des griffes à l'avenant. Le pauvre diable était toujours malmené par
l'avocat de Dieu; faisait souvent rire à ses dépens par la niaiserie de
ses raisonnements ânonnés d'une voix faible et ridicule; tandis que
son adversaire, beau, bien paré, possédant une voix magnifique, un
geste puissant, voyait applaudir ses périodes ronilantes. Un dernier
effort accablait l'orateur infernal, qui se sauvait alors à toutes jambes,
poursuivi par les rires de l'assemblée, par les huées des vieilles dé-
37* HISTOIRE DES JÉSUITES.
votes, et quelquefois aussi par les coups de bâton que lui assénait
joyeusement une troupe de petits polissons vêtus en enfants de
chœur 1... A une distance de moins de vingt années, ces choses nous
paraissent si ridicules , qu'on est tenté de ne pas y croire : cependant
elles sont d'une incontestable vérité.
La ville de Tours a sans doute gardé la mémoire de sa Mission, qui
coïncida, dans cette belle capitale du jardin de la France, avec les re-
présentations du célèbre acteur Potier. Bien des gens doivent se sou-
venir que cette Mission, dirigée par le fameux abbé Guyon, fut
remarquable par la lutte d'amour-propre qui s'établit entre le Jésuite
et le comédien ; le premier voulant attirer la foule à son église , le
second voulant l'amener à son théâtre : le Père Sournois eut la gloire
de vaincre le Père de la Foi. On comprend le désappointement et la
colère du prédicateur. Il se mit à tonner dans la chaire contre l'heu-
reux comédien. 11 menaça de toutes les flammes infernales et l'acteur
et ceux qui allaient l'applaudir. De son côté, Potier redoublant d'ef-
forts , mais sans se servir de personnalités qui , du reste , lui eussent
valu alors un mauvais parti du côté de l'autorité embéguinée, dé-
ployait tout son talent dans ses diverses créations dramatiques , et
avait la joie de voir son public enthousiaste toujours s'augmenter plu-
tôt que diminuer ; tandis que le Jésuite avait la douleur de voir sa
chaire de jour en jour moins entourée. Enfin l'abbé Guyon crut avoir
trouvé un moyen d'anéantir cette concurrence désastreuse.
Un beau jour, le Jésuite fait annoncer qu'il prêchera sur l'En-
fer. 11 est à remarquer que ce sujet est toujours celui qui amène le
plus d'auditeurs autour d'une chaire d'église : c'était d'ailleurs celui
dans lequel réussissait le mieux le digne abbé. L'affluence fut donc
satisfaisante. Le prédicateur commence son sermon ; il décrit avec pré-
cision, d'une voix sinistre, avec des hoquets d'épouvante et des cris
de menace, les terreurs infernales, les souffrances des damnés, toute
la fantasmagorie de l'Enfer chrétien iUuslré par les créateurs de la
Chambre des Méditations. L'église mal éclairée des lueurs rougeâ-
Ires de quelques cierges ajoute encore à sa parole qui roule, comme
les menaces de la foudre, au-dessus de la foule peu à peu impres-
HISTOIRE DES JÉSUITES. 375
sionnée. Quelques cris d'épouvante répondent de temps en temps
aux éclats de voix du prédicateur; çà et là , on voix une pauvre femme
s'aflaisser sur elle-même et perdre connaissance. En ce moment, l'abbé
Guyon se laisse, lui aussi, tomber au fond de sa chaire, lia dis-
paru complètement ; pendant plus d'une minute on ne l'aperçoit
plus. Tout à coup il se relève, pâle, les cheveux hérissés, les yeux
hagards :
« Mes frères, » crie-t-il d'une voix rauque et frémissante, « mes
frères, savez-vous d'où je viens?... Je viens de l'Enfer. Savez-vous
ce que j'ai vu dans l'éternel abîme?. . . J'ai vu brûler dans les flammes
dévorantes le comédien Potier et tous ceux qui vont chaque soir as-
sister à ses orgies théâtrales ! . . . »
Il paraît que cette sortie indécente, que ce jeu de scène sacrée eurent
assez d'influence sur l'esprit des Tourangeaux pour que Potier, aban-
donné de son public, se vît forcé de quitter la ville. Cette anecdote,
dont la vérité nous a été attestée par plusieurs habitants de Tours, se
retrouve dans les Mémoires du comédien Potier, récemment publiés
par sa famille.
Un autre fait, bien connu au Mans, donne une couleur bien plus
odieuse à la brutalité oratoire du même abbé Guyon. Dans l'an-
née 1826 , si nous avons bonne mémoire, ce Révérend Jésuite diri-
geait la Mission qui se faisait au chef-lieu du département de la
Sarthe. Un jour, l'Abbé, passant dans une rue à la tête d'une
immense et superbe procession qui s'avançait sur l'air célèbre du
Chant du Départ, aperçoit une jeune dame qui, retenue chez
elle par un motif que nous ignorons , voulait cependant jouir du
spectacle qui venait la trouver. 11 nous semble que cela était permis et
fort innocent. Cependant l'abbé Guyon voit, dans ce fait si simple,
une injure pour l'œuvre pie, pour lui, pour Dieu, parce que la jeune
dame qui ose regarder la procession par une fenêtre de sa maison, a la
tête nue ! Le fougueux Missionnaire interrompt brusquement le saint
Cantique chanté sur un air révolutionnaire, rompt les rangs de la
procession, s'approche de la coupable, et, d'une voix éclatante,
pleine de mépris et de colère, l'interpelle, l'accable et la traite dira-
376 HISTOIRE DES JÉSUITES.
pie Jésahel, en lui prédisant un prochain châtiment pareil à cehii de
cette reine infâme. Cet orage imprévu et frappant aussi publiquement
impressionna si vivement la jeune dame, qu'elle s'évanouit aussitôt et
fut ensuite assez gravement malade. Nous tenons d'un témoin de cette
scène étrange, actuellement prêtre et qui honore sa robe, que, tout
séminariste qu'il était alors, il fut indigné de la brutalité du Jésuite.
Cependant nulle voix ne s'éleva alors pour la stigmatiser : on se
contenta de s'en moquer en cachette, et de mépriser ou de haïr
davantage la noire Cohorte qui renfermait tant d'abbés Guyon. Chose
étrange ! ce fut un fonctionnaire public , le premier fonctionnaire du
département, un noble, un ancien émigré, nous le croyons, ou fils
d'émigré, M. le comte de Bourblanc, préfet de la Sarthe , qui osa
montrer tout haut en quelle estime il tenait ces jongleries. Le
comte de Bourblanc avait autorisé les Missionnaires à faire leurs exer-
cices de dévotion pendant six semaines. Les six semaines expirées ,
une troupe de comédiens, qui ne pouvaient jouer pendant la Mission,
arriva pour donner ses représentations. Les Jésuites, qui se trouvaient
fort bien dans le pays des chapons, demandèrent une prolongation.
Le préfet la leur refusa, et, faisant allusion aux comédiens qui allaient
succéder aux Missionnaires : « Chacun son tour, » répondit-il avec
un ton fort leste et que jamais ne lui pardonna la Congrégation l
c( chacun son tour; c'est maintenant celui des autres!... »
Toutes ces choses ne sont guère qu'absurdes et ridicules; nous
pourrions les faire suivre de bien d'autres beaucoup plus graves et
qui eussent ému messieurs du parquet, si la magistrature debout
n'eût été toute dévouée aux Révérends de Montrouge et de Saint-
Acheul, dont la protection ou la haine pouvait à son gré lui fermer
ou lui ouvrir le chemin de la magistrature assise. Constatons ici que
cette dernière, c'est-à-dire la véritable magistrature, osa plus d'une
fois montrer son indépendance et tenir la balance de la justice avec
une équité, une fermeté et un courage admirables. La déclaration
solennelle, faite contre les entreprises du Jésuitisme de retour par la
Cour Royale de Paris, fut un noble exemple noblement suivi par
d'autres tribunaux. Les magistrats français ont toujours fait leur
HISTOIRE DES .ÎESIJITES. 377
devoir même contre saint Jj^nace ; c'est une justice que nous sommes
heureux et fiers de constater ici.
Ce fut surtout dans nos départements du midi que les hommes
noirs ramenèrent avec une incroyable insolence la bannière à peine
voilée de Loyola (1). Là , on croyait faire acte de royalisme en favori-
sant le jésuitisme, en s'attelant à son char sinistre qui ébranlait de
nouveau le sol de la France sous ses roues de bronze. C'est là que se
passa le fait que nous voulons encore raconter. Nous ne dirons pas
quelle ville en fut le théâtre, quels noms portaient les personnages;
on devinera facilement pourquoi. Mais nous garantissons la vérité de
cette simple, tragique et instructive histoire.
Une Mission était organisée dans la ville que nous ne voulons ni ne
devons nommer. Cette Mission, comme toutes les autres, déroulait
ses pompes théâtrales, dans ses cérémonies triomphales de Clie-
mins de la Croix, de plantations de Calvaires, d' Amendes hono-
rables, etc. , etc. Les Pères de la F'oi qui composaient cette Mission
avaient été choisis avec soin; car l'endroit où ils avaient été envoyés
renfermait une population assez tiède ou même hostile à l'endroit
de la noire Cohorte. Nous disons hostile ; car une notable portion de
la petite ville était et est encore composée de protestants, restes de
ces familles calvinistes qui échappèrent aux honteuses et sanglantes
dragonnades de Louis XIY, en se réfugiant dans les défilés des Cé-
vennes. Cependant, les Missionnaires jésuites , en habiles gens,
surent si bien réveiller le feu endormi des haines religieuses, qu'ils
parvinrent à attirer autour d'eux la population catholique du lieu ,
qui accourut vers les Révérends, moins pour montrer son amour
pour eux, que pour faire niche à leurs anciens ennemis les huguenots.
On sait, du reste, que dans les réactions politiques qui suivirent, dans
(1) Nous sommes heureux d'.ijoulor que de jour en jour, la joyeuse et inlclli^enle
patrie de la farandole et des troubadours se soustrait aujoiijî du fanatisme religieux.
Un fait, qu'on nous pardonnera d'enrejfistrer ici, prouveque, dans la France méridionale,
l'influence jésuitique est à présent bien déchue : un libraire intelligent de .Marseille,
M. Molinari, écoule seul plusieurs centaines d'exemplaires de notre œuvre, pour laquelle
il a montré, en dehors de ses intérêts de librairie, un zèle dont nous le remercions.
11. 48
378 HISTOIRE DES JÉSUITES.
le Midi, !a chute de l'empire et le retour des Bourbons, et qui ensan-
glantèrent plus d'une ville qui avait vu passer tranquillement sur elle
la tempête de l'ancienne Terreur, les protestants et les catholiques
de la France se trouvèrent opposés les uns aux autres encore une fois.
Les Jésuites missionnaires profitèrent de cette situation : au lieu
de calmer, ils excitèrent l'effervescence catholique. Ils eurent même
le talent de changer leurs cantiques pieux en provocations belliqueuses,
en les faisant chanter, aux eatholiques de l'endroit, sur des airs de
chansons composées autrefois pour mépriser et honnir tout ce qui
tenait à la vache à Colas, comme on le disait jadis des calvi-
nistes. On comprend quelle énergie nouvelle cette circonstance don-
nait aux cantiques, et quelle joie cela devait procurer aux célestes
phalanges qui veillent et prient devant le trône de celui qui a dit « Paix
aux hommes de bonne volonté!... » et qui a oublié d'ajouter :
(( Mort à tous les autres ! . . . »
Les fils de Loyola triomphaient donc; mais ils ne trouvaient pas
leur triomphe encore assez complet. Toute la population catholique
était enfin accourue vers eux ; la belle affaire ! Mais quel triomphe ,
quel honneur, quel exemple , quel profit sans doute pour leur cause ,
si, parla peur, parla persuasion, par l'intérêt ou par tout autre levier
du cœur humain , ils parvenaient à faire des recrues jusque dans les
rangs ennemis, parmi les descendants de ces familles hérétiques que
Louis XIY fit égorger pour obéir à la voix de son Confesseur Jé-
suite?... C'était là une perspective si attrayante que les Révérends
Pères jurèrent de l'atteindre, à quelque prix que ce fût. Aussitôt, la
chasse au protestant commence , chasse conduite dans l'ombre et le
mystère, avec l'espionnage pieux et l'activité bigote pour limiers. A
force de recherches, une proie est dépistée, lancée et relancée.
La personne sur laquelle les hommes noirs avaient jeté leur dévolu
était une femme à laquelle nous donnerons le nom d'Emma. Emma
était la femme d'un homme universellement respecté et dont la
famille tenait le premier rang parmi les vieilles familles protestantes
des Cévennes. Le mari d'Emma était déjà presque un vieillard, alors
que sa femme voyait à peine s'effeuiller la première couronne de
HTSTOIRR mS TKSmES. 370
jeunesse et de beauté dont l'admiration j^énérale avait orné son
front. Cependant leur union, contractée depuis près de dix ans, avait
toujours été heureuse, et, depuis un an, la naissance d'un premiei
enfant était venue encore en resserrer les liens. On disait seulement
que, parfois, de légers nuages venaient un instant troubler l'atmo-
sphère de paix et de bonheur de ce ménage : Emma , orpheline de
bonne heure, avait été élevée chez une vieille tante qui, peu avant sa
mort, s'était convertie à la religion catholique. On supposait que la
nièce de celle-ci, en raison des premières impressions de sa jeunesse,
avait un secret penchant pour la croyance dans laquelle sa tante était
morte, en se désolant de ce qu'elle ne pouvait espérer de se retrouver
au ciel avec l'enfant qu'elle avait élevé. Ce fut sur cette donnée que
les Jésuites tendirent leurs filets autour d'Emma.
Par une heureuse coïncidence pour leurs plans, l'enfant de la jeune
femme tomba gravement malade quelques jours après le commence-
ment de la Mission. Les hommes noirs parvinrent à pénétrer jus-
qu'auprès d'Emma au désespoir, à laquelle ils dirent « que la ma-
ladie de l'enfant était évidemment une punition de l'impiété de la
mère ; et que la guérison de celui-là ne s'opérerait qu'après la con-
version de celle-ci.» Une mère qui tremble pour les jours de son en-
fant est bien crédule! Emma promit, assure-t-on, aux Révérends
Pères, qu'elle ne demandait pas mieux que de faire sa paix avec le
Dieu qui seul pouvait sauver son fils. Celui-ci sembla, peu après, re-
venir à la vie et à la santé. On rappela alors sa promesse à la jeune
mère. Mais le mari d'Emma interposa sa volonté; la jeune femme dut
fermer sa porte aux hommes noirs, qui s'en allèrent en murmurant
des menaces et des prédictions de vengeances divines. Bientôt, en
effet, l'enfantd'Emma eut une rechute plus dangereuse que la première
attaque du mal qui menaçait sa frêle existence. Peut-être ceci fut-il
l'effet d'un hasard ; mais des personnes qui se dirent bien informées
expliquaient ce hasard en faisant remarquer que la garde-malade
de l'enfant devint plus tard la femme d'un de ces industriels qui sui-
vaient les Missions et qui , sous la protection et par la recommanda-
tion des Missionnaires , aucun disent même au compte de ces der-
380 HISTOIRE DES JÉSUITES.
iiiers, faisaient, à la porte de l'église où prêchaient les Pères de la Foi,
une vente active et fructueuse de croix, chapelets, médailles bénites,
images saintes, livres de cantiques, prières et autres menus objets de
la bigote pacotille.
Quoiqu'il en soit, Emma au désespoir eut, à l'insu de son mari, de
nouveau recours aux Jésuites. Ceux-ci ne firent entendre que des pa-
roles sinistres à ce cœur maternel si troublé. Bientôt, on désespère
complètement des jours du pauvre enfant. Alors la mère, folle de
terreur et de désespoir, ayant en vain conjuré son mari de la laisser
recourir à ce qu'on lui montrait comme l'unique moyen de salut pour
l'objet de son amour, s'échappa une nuit de sa maison , éperdue et
serrant dans ses bras son fils presque agonisant, avec lequel elle alla
s'agenouiller aux pieds de ceux qui s'étaient dits les intermédiaires du
pardon céleste et du secours divin. Les Révérends Pères recueillirent
la fugitive avec empressement et la firent sur-le-champ entrer dans un
couvent voisin , où un médecin de talent, aux ordres de la Compagnie
de Jésus , vint consacrer tous ses soins à la guérison de l'enfant ma-
lade qui , après une longue lutte , commença d'entrer dans la période
d'une longue convalescence.
On comprend que le mari revendiqua avec chaleur sa femme et son
enfant. Mais, soutenus par l'autorité du lieu que des pouvoirs d'en
haut dirigeaient au gré des Jésuites, ceux-ci ne lâchèrent pas la double
proie dont ils étaient enfin venus à bout de s'emparer. Bientôt une
cérémonie pompeuse eut lieu. Au milieu d'un concours immense de
spectateurs, accourus de vingt lieues à la ronde, Emma fit publi-
quement profession de la religion catholique, apostolique et romaine.
Son fils fut baptisé par un prêtre de cette croyance appartenant à
la Mission ; en présence de cette démonstration vivante du pouvoir
exercé parles saints Missionnaires, pour la plus grande gloire de Dieu et
sous l'effet d'un sermon pathétique qui suivit la cérémonie, un enthou-
siasme religieux extrême saisit toute cette population méridionale si
mobile, si impressionnable, qui crut voir resplendir sur les fronts des
Missionnaires le nimbe d'or que Dieu place autour de la tête de
ses élus.
HISTOIRE DES JÉSUITES. 381
En ce moment , une {grande rumeur roula , puis s'éteignit soudain ,
dans les Ilots pressés de la procession qui venait de sortir de l'église où
la double cérémonie avait eu lieu. On vit le mari d'Kmma, suivi de
quelques-uns de ses proches et de ceu\ de sa femme, s'avancer vers le
chef des Missionnaires, qu'il somma, en vertu d'un arrêt rendu par
une Cour supérieure, de lui rendre sa femme et son enfant.
« Retire-toi, Satan! » Telle fut la réponse du Jésuite. Le mari
abandonné, le père désolé et furieux insista ; peut-être mit-il trop d'A-
preté dans son langage, d'énergie dans ses gestes. Tout à coup, on
entendit le Missionnaire appeler la foule à l'honneur de venger le ciel
insulté dans la personne de son ministre. Lue effroyable clameur
s'éleva , un tumulte épouvantable s'ensuivit. Le mari d'Emma fut ,
en un moment, saisi , terrassé, déchiré, broyé dans les replis du ter-
rible boa qu'on nomme la rage populaire. Lorsque les autorités du lieu,
rougissant enfin de leur inaction , donnèrent l'ordre à leurs agenls de
protéger le malheureux, ce n'était déjà plus qu'un cadavre !...
En cet instant, à travers les rangs de la multitude ondulant comme
ceux d'une mer que refoulent des vents contraires soufflant avec furie,
on vit passer, comme une apparition surnaturelle, une femme aux
yeux étincelants, sur un pâle visage. Cette femme disparut bientôt en
murmurant d'une voix étrange : » Enfant, ne crains rien! 11 voudrait
te reprendre , te rendre hérétique , . . . et tu mourrais ! . . . JNe crains
rien, mon filsl Tu vivras; tu es catholique comme moi!... Et je
suis une heureuse mère , moi I . . . »
Deux jours après , dans l'enfoncement d'une des roches sauvages
d'un des pitons les plus élevés des Cévennes , un jeune berger trouva
une femme mourante qui berçait dans ses bras le cadavre d'un pauvre
petit enfant, auquel elle souriait, comme s'il eiit été plein de vie , et
auquel elle répétait avec son dernier soufUe, comme s'il eût pu l'en-
tendre : « Tu es catholique,... mon fils.... ils me l'ont dit : tu vi-
vivras ! ! ! . . . »
On nous a montré la tombe où reposent Emma et son fils , tombe
modeste élevée par les pâtres de la montagne , qui sont pourtant tous
calvinistes. Le vieux berger qui l'indique au voyageur termine ordi-
382 HISTOIRE DES JÉSUITES,
nairement l'histoire que nous venons do raconter, par ces paroles em-
preintes d'une énergique simplicité, et prononcées avec un accent pro-
phétique :
« Étranger, les milliers de victimes égorgées par l'ordre des Hommes
NOIRS , dormaient depuis si longtemps dans l'oubli qu'on n'entendait
plus leurs voix ; mais le cri qui sort de cette tombe nouvelle a réveillé
les vieux échos ! Dieu les écoute maintenant ; et la France y ré-
pondra bientôt peut-être ! .... »
La mort du mari d'Emma ne fut pas vengée, grâce à l'influence dont
jouissait la Congration sous le règne du roi Charles X. Ce qu'il y eut de
plus hideux, c'est que la noire Cohorte ne rougit pas de s'emparer de sa
dépouille. Par contrat de mariage, les deux malheureux époux avaient
voulu que tous les biens de la communauté appartinssent au der-
nier vivant ; et, aussitôt qu'Emma se fut jetée volontairement dans
leurs griffes âpres et crochues, les fils de saint Ignace avaient accepté
d'elle un testament par lequel , en cas de mort de son pauvre enfant ,
la malheureuse femme léguait toute sa fortune à ceux-ci. Les Jésuites
firent constater qu'Emma avait survécu à son mari et se présentèrent
à temps pour recueillir le riche héritage !
Nous le répétons, quelque horrible qu'il soit, le fait est authenti-
que. Et c'est par des considérations de personnes que nous n'avons
pas voulu indiquer le lieu où il se passa, les noms des individus qui y
figurèrent si malheureusement. H n'y a peut-être pas un endroit en
France, où eut lieu une Mission jésuitique, qui ne puisse fournir quel-
que anecdote de ce genre. Ces Missions furent un scandale perpétuel
pour les honnêtes gens , pour les âmes vraiment pieuses , une grande
faute pour le gouvernement qui les autorisa ; elles firent, en réalité,
un tort immense à la religion sainte dont elles devaient rehausser la
splendeur et augmenter l'influence, au dire des Hommes noirs qui sa-
vaient parfaitement qu'ils mentaient en disant cela, mais qui comp-
taient bien profiter du mensonge, et qui en eussent tiré grand profit
sans la révolution de juillet 1830.
Sous Charles X, la Société de Jésus, protégée par le gouvernement,
tolérée par ses fonctionnaires, ou même publi(iuement soutenue, quoi-
HISTOUIE DES JÉSUITES. 383
que non encore reconnue ouverlenicnl, se reconstitua presque entière-
ment en France, Elle avait fondé à nouveau ou repris de nombreux
établissements. Elle ne négligea pas, comme on le pense, de se fau-
filer dans rtniversilé, son ancienne ennemie, qui, désarmée par le
pouvoir politique, laissa les Révérends accaparer peu à peu le domaine
de l'instruction publique, la direction des études, comme le haut
clergé leur abandonnait la direction des séminaires. On imagina môme
alors les Frhres de Saint-Joseph , ces braves Ignoranlins , qui furent
bien positivement destinés à venir en aide au Jésuitisme en jetant dans
les jeunes intelligences qu'on leur confiait des semences soigneuse-
ment épluchées par l'esprit d'obscurantisme.
C'est sans doute ici le moment de parler des luttes que l'Université
a eues à soutenir contre les Jésuites , luttes qui commencèrent du
moment où la bannière de saint Ignace apparut, signal lugubre,
dans l'atmosphère de nos libertés.
jNotre intention était de consacrer un chapitre entier à cette grave et
si intéressante question ; mais on nous a fait observer avec raison que
notre livre n'était pas destiné, d'après son titre môme, à des discussions
de ce genre; que nous pourrions donc nuire au succès qui l'a accueilli,
sans profit peut-ôtre pour la cause que nous voulions défendre. Nous
nous contenterons d'indiquer ici sommairement les phases de la lutte
de l'Université contre le Jésuitisme, lutte qui vient de se renouveler plus
vive que jamais et qui finira, Dieu sait quand, mais, — nous l'espé-
rons, mais nous en sommes sûrs, — par la victoire de l'Université, dût
cette victoire ôtre reculée jusqu'à l'entière et suprême défaite de la
noire Cohorte ! . . .
Presque dès ses premiers pas, le Jésuitisme chercha à s'emparer de
l'enseignement ; ses luttes contre les Universités commencèrent dès
l'année 1552 (1). Voici donc tantôt trois siècles que durent ces
(1) En cette année les Jésuites obtinrent du pape Jules III une bulle qui érigeait en
réalité en autant d'universités les différentes collèges possédés par les bons Pères. Ces
collèges pouvaient graduer leurs écoliers ; leur attribuer, de par le pape, les privilèges,
immunités, libertés, etc., etc., que les universités avaient eu seules, jusqu'alors, le droit
de conférer»
aSli' HISTOIRE DES JÉSUITES.
luttes, qui semblent en ce moment vouloir reprendre une nouvelle
activité.
En 1540, le fondateur de la trop fameuse Société, escorté de ses
j)remiers Pères, et tous, par une de ses gentillesses si fréquentes parmi
les Jésuites , qu'on les a baptisées du nom à' escobarderies , d'après un
célèbre enfant de saint Ignace, se donnant le titre de maîtres-ès-arts
et de gradués en l'Université de Paris, ce qui n'était pas, comme nous
l'avons montré; Loyola, disons-nous, obtint pour soii Institut le
pouvoir de posséder dans toute Université un ou plusieurs collèges.
Trois ans après, les Jésuites, qui par leur Bulle d'érection ne pou-
vaient être que soixante, parviennent à s'en faire donner une autre
qui leur permet de recevoir indéfiniment dans leur Ordre tous ceux
qui voudront y entrer. Il faut remarquer qu'une des raisons données
par les Jésuites pour obtenir cette extension illimitée des membres
de la ('compagnie, fut que plusieurs Universités voulaient s'associer
avec eux. On voit ici poindre l'intention, que nourrissaient les fon-
dateurs de la Compagnie, de s'emparer de l'instruction publique.
Ce qui prouve que telle fut dès lors leur préoccupation, c'est qu'ils se
firent aussitôt exempter des devoirs imposés aux autres religieux, aux
|)rL'lres, afin d'être plus libres et d'avoir plus de temps à consacrer
à leurs collèges.
Pie lY ajoute à la Bulle de Jules Ilï, en autorisant les Jésuites à
graduer les écoliers pauvres de leurs collèges, et même, ce qui transforme
ces collèges en Universités, sans que ces écoliers soient obligés de se
présenter à l'Université dans le ressort de laquelle est situé le collège
où ils ont étudié. La même Bulle de Pie IV (1) accorde aux Jésuites
des droits pareils en ce qui regarde leurs écoliers riches; seulement
elle statue que les droits universitaires seront payés , et que les étu-
diants ne pourront être gradués par les examinateurs des collèges jé-
suitiques (jue si les Officiers des Universités ont refusé de les graduer.
Cependant et sans doute pour se réserver un faux-fuyant, dains le
(l) Publiée le 19 août 1S61, cette bulle porte pour titre significatif : Confirmation et
extenston du pouvoir concédé à la Compagnie de Jésus de conférer les degré» dans
les arts et la théologie.
HTSTOir.F DES .iKSnî'l'KS, :i8o
cas où raiUori(L' royale interviondrail ot so |)rononccrait contre
eux, les llt'vérends Pères se firent donner, en 1571, une nouvelle,
l)ulle par laquelle le Pape Pie V menaçait d'excommuniralion ma-
jeure les Hecteurs des Universités qui refuseraient de recevoir aux
degrés tous les écoliers ayant étudié sous les Pères de la Compaj^nie
de Jésus, en philosophie et en théologie, et cela, dans les collèges
desdits Pères, qu'ils fussent situés ou non situés dans les Universités,
et comme si ces écoliers avaient réellement étudié dans les Univer-
sités!... Les motifs que les Jésuites firent valoir pour obtenir de tels
privilèges furent que leurs écoliers ne pouvaient convenablement de-
mander à être gradués dans les Universités , en raison des obligations
et engagements que le gradué y contracte , et des serments qu'on y
prête! Ces motifs ne montrent-ils pas que les Jésuites voulaient se
soustraire à l'action du pouvoir régulier et soustraire leurs élèves à
l'inflaence légitime et naturelle des lois de la patrie, au respect des-
quels le serment prêté avait pour but de rappeler les gradués?
On comprend que les Universités aient résisté et aient dû résister
à de pareilles prétentions. En France, les Parlements donnèrent
presque toujours raison aux Universités , le pouvoir royal quelquefois.
Le Pape Grégoire XllI , trouvant que ses prédécesseurs n'avaient
pas fait assez pour Saint-ignace, augmenta considérablement en-
core le pouvoir accordé au Général, aux Provinciaux et aux Rec-
teurs des Collèges jésuitiques . en accordant à ceux-ci , dans l'an-
née 1579, une Bulle qu'il adressa à l'archevêque de Valence, aux
évêques de France et à celui de Salamanque, et dans laquelle il vou-
lait que désormais « tout Préfet des classes , dans un Collège jésui-
tique, eût le pouvoir de graduer en philosophie et en théologie (1). »
On voit que Grégoire XIlI, par cette Bulle adressée à des prélats
dont le siège était voisin d'une Université , voulait non plus mettre
les Collèges des Révérends Pères sur le même pied que les Univer-
sités, mais soumettre celles-ci à ceux-là. On a donc eu raison d'écrire
[i] Ce préfet des elasses étuil ainsi, de par l'aulorité pontificale, transformé en certi'
firnteur du (emps d'études, et en coUateur des degrés universitaires.
II. 49
386 HISTOIRE DES JESUITES.
et de soutenir « que les Jésuites ont toujours eu le projet de s'emparer
des Universités ou de les rendre inutiles. »
Et qu'on remarque bien aussi celte circonstance capitale : les Col-
lèges jésuitiques, par les constitutions de l'Ordre, échappent réel-
lement à l'inspection et à la censure des tribunaux ; le Général de la
Société, qui réside à Rome, a seul tout pouvoir dans ces Collèges;
c'est lui qui en nomme les Recteurs , sauf le cas où il délègue des
pouvoirs à un de ses lieutenants. Cela aurait dû effrayer ou du moins
faire réfléchir les gouvernements qui abandonnaient ainsi, en faveur
et au profit d'un pouvoir étranger, occulte, la surveillance de l'in-
struction publique, dont la bonne ou mauvaise direction est assuré-
ment ce qui doit éveiller le plus les sollicitudes des chefs de l'Èlat, ce
qui fait qu'une nation marche à la tête de la civilisation ou se vautre
dans le bourbier de la barbarie. Dès les premiers temps de l'Ordre,
les fils de Loyola montrèrent qu'ils étaient disposés à ne reconnaître à
l'autorité légale, autant que faire se pourrait, aucun droit de gouver-
nement sur leurs Collèges. On peut citer, entre autres faits de ce genre,
la conduite qu'ils tinrent à Dillingen. L'Evêque d'Ausbourg avait mis
les Révérends Pères en possession de cette Université. Son Chapitre
se refusa constamment à sanctionner cette décision; seulement, au
bout de quarante ans environ, il convint de l'accepter, mais en
voulant réserver les droits de gouvernement et de haute-main sur
l'Université, que les Rulles pontificales accordaient à l'Ëvêque. Les
Jésuites refusèrent cet arrangement, et firent tant et si bien , que
l'Université de' Dillingen leur resta franche de tout droit, privilège,
inspection en faveur de qui que ce fût. Cet exemple des tensions du
Jésuitisme à s'inféoder les Universités fut successivement répété en
Flandre et en divers autres pays.
En France , la marche suivie par le Jésuitisme s'entoura de plus
de précautions, rencontra des obstacles plus sérieux, mais fut, au fond,
exactement la même. Porteurs des trois Rulles de Paul 111 (1), les
(1) On nous rendra celte justice, que nous avons autant que possible, et souvent peut-
être plus que nous ne l'aurions dû, s(*pari' la cause des Jésuites de celle de la papauti^.
Parmi les pontifes prolecteurs du Jésuili-ime, nous avons rencontré plus d'un indigne
HISTOIRE DES JÉSUITES. 387
Révérends Pères, ainsi qu'on l'a déjà vu, l'rappèrent d'un air humble
et modeste aux portes de la France, que leur ouvrirent, en 1550, des
lettres patentes octroyées par Henri H, et qui permettaient aux dis-
ciples de Loyola de bâtir, des biens qui leur seraient aumônes, une
Maison et Collège, en la ville de Paris seulement, et non es autres
lieux. Qu'on remarque bien ces expressions de la lettre royale. Les
Jésuites n'affichaient alors aucune prétention hostile à l'Université de
Paris , et protestaient qu'ils ne voulaient aucunement aller sur ses bri-
sées (1). « Tout ce qu'ils voulaient, disaient-ils, m en fondant leur premier
établissement en France, » c'était d'aller prêcher la Foi dans le pays des
infidèles. » Ce qui fit objecter à l'Èvôque de Paris, M. du Bellay,
dans son Avis dont nous parlerons plus tard , « qu'il y avait très-loin
de Paris à Constantinople et à Jérusalem, et qu'il conviendrait d'éta-
blir les Révérends Pères de la Compagnie de Jésus en lieux plus voi-
sins du pays des infidèles, pour leur éviter une si grande perte de
temps. » Les Jésuites se hâtèrent de porter les lettres patentes d'intro-
duction au Parlement de Paris ; mais le procureur-général se prononça
pour que le Parlement refusât de les vérifier, ou que du moins il fît
là-dessus des remontrances au roi (2). Les Jésuites, par le crédit du
Cardinal de Tournon, obtinrent de nouvelles lettres patentes qui
ordonnaient l'enregistrement des premières , nonobstant la résistance
du Parlement. L'avocat-général Séguier, qui avaitdi'p soutenu les con-
clusions du procureur-général, persista dans son opinion ; mais le Par-
lement fut forcé d'obéir aux ordres royaux ; ce qu'il ne fit toutefois
qu'en 1554, et en ordonnant qu'avant de passer outre, les Bulles
pontificales et les lettres du roi seraient communiquées à l'Evêque de
successeur de saint Pierre; nous n'avons rien dit de ces indignités. Nous dirons seule-
ment de Paul III, le pape aux trois bulles jésuitiques, qu'il établit l'Inquisition en même
temps qu'il protégea les Jésuites, et que, suivant Varchi {Histoire de Vévêque de Fano),
il fut le digne père d'un flls qui violait les Ésêques! L'œuvre de Loyola méritait un tel
protecteur!...
(1) Cependant les Jésuites, sans en avoir reçu l'autorisation, donnèrent des leçons
publiques peu après leur arrivée; fait que l'Université de Paris dénonça, comme attenta-
toire a ses droits et privilèges, par la bouche de son avocat le célèbre Etienne Pasquier,
l'auteur du Catéchisme des Jésuites.
(2) Plaidoyer de l'avocat-yénéral Séguier,
388 HISTOIKE DES JÊSLITliS.
Paris et à la Faculté de théologie de l'Université de ladite ville. Pen-
dant ces trois années d'arrêt , le Jésuitisme avait obtenu, comme on
sait, de grands privilèges de la papauté, séduite par le leurre du qua-
trième vœu d'obéissance au Souverain Pontife ; entre autres, la Bulle
de 1552, qui donnait aux Recteurs des Collèges jésuitiques le droit
de graduer leurs écoliers , et transformait ainsi ces établissements en
autant d'Universités. Les Jésuites ayant besoin de l'exéquatur de-
mandé à l'Université de Paris par ordre du Parlement, se gardèrent
bien de montrer cette bulle, qu'ils ne communiquèrent pas plus à
Eustache du Bellay : cependant ni les Conclusions de la Faculté de
théologie, ni VAvis de l'Évêque de Paris ne furent donnés en faveur
des Révérends fils de Loyola.
Dans son Avis, après avoir, en passant, relevé « certaines choses »
contenues dans les Bulles présentées par les impétrants, lesquelles
choses semblent, au Prélat, étranges et aliènes de raison, après avoir
critiqué le nom même de Jésuites, comme annonçant des prétentions
à une supériorité sur le reste des fidèles, et, chose plus digne de re-
marque , ajouté assez clairement qu'il n'y a déjà , pour le repos de
l'Eglise de France, que trop d'Ordres religieux dans ce pays, Eustache
du Bellay déclare que, suivant son avis, ce qui convient auxdits Pieli-
gieux, « c'est d'imiter l'exemple des chevaliers de Rhodes, qu'on a
établis sur les frontières de la chrétienté et non au milieu d'icelle. »
Les Conclusions de la Faculté de théologie sont autrement pré-
cises; elles déclarent positivement la demande faite par les Jésuites
« une chose dangereuse et qu'on doit repousser, » et qualifient la Com-
pagnie entière de « dangereuse pour la Foi, perturbatrice de la paix
de l'Église , et plutôt faite pour détruire que pour bâtir sur le sol
chrétien. »
Malgré ces deux déclarations remarquables, les Jésuites, qui se
gardèrent bien de retourner au Parlement, surent par leurs intrigues
obtenir du jeune roi, François II, en avril 1560, de nouvelles lettres
patentes qui prescrivaient au Parlement de Paris de procéder à leur
vérification. A ces lettres royales étaient jointes les Bulles pontificales,
moins toutefois cl toujours celle de 1552, laquelle eût trop claire-
IllSTOIUil DiiS JEiiUiTiiiJ. 389
ment dénonce les projets des Révérends Pères, qui, suivant une ex-
cellente expression de Y Avis d'Eustachc du Bellay, « en mettant la
main à la charrue regardent en arrière. »
Les Jésuites déclaraient, dans leur demande au Parlement, « qu'ils
Il entendaient, par leurs privilèges , préjudicier aux lois du royaume,
aux libertés de l'Eglise, ni aux droits des Evoques, Chapitres et Curés ;
mais que tout ce qu'ils voulaient, c'était seulement d'être reçus comme
Religion approuvée avec les susdites limitation et restriction. » Rien
de plus modeste, comme on le voit, que cette demande, et de bons
esprits pouvaient se tromper sur les conséquences de son admission.
Cependant, le Parlement se contenta de rendre un arrêt, le 18 no-
vembre 1560, portant seulement qu'il était donné acte aux Jésuites
de leur déclaration. De nouvelles lettres patentes sont encore pro-
duites par-devant le Parlement, auquel les Jésuites font en même
temps présenter une requête, présentée au nom des Consuls, manants
et habitants de la ville de Billiom, en Auvergne, ainsi que des exécu-
teurs testamentaires de Guillaume Duprat, Évêque de Clermont, de-
mandant qu'on sanctionne l'établissement du Collège des Jésuites
dans la première de ces villes, oîi Duprat les avait introduits. Le Par-
lement de Paris se borna encore à décider (( que les Jésuites se pour-
voiraient, si bon leur semblait, devant le Concile général ou devant
l'Assemblée prochaine du Clergé gallican, pour en obtenir l'approba-
tion qu'ils demandaient. »
L'Assemblée du Clergé se tint à Poissy, en 1561. Le protecteur des
Jésuites, le Cardinal de ïournon, la présidait. L' Évêque de Paris,
assailli, entouré par les intrigues jésuitiques, y donna son consente-
ment à l'établissement des Jésuites à Paris, ce qui entraîna la résolu-
lion de l'Assemblée , qui, cependant, en approuvant » ladite Société
et Collège de Clermont , par forme de Société et Collège , et non de
Religion nouvellement instituée, » et en exigeant des membres de ladite
Société qu'ils prissent un autre titre que celui de Jésuites , déclara que
K l'Evêque diocésain auraittoute super-intendance , juridiction et cor-
rection, sur ladite Société, qui n'aurait, ni en spirituel ni en temporel,
le droit de faire aucune chose au prtijudice des Évêques, Chapitres ,
390 HISTOIRE DES JÉSUITES.
Curés, paroisses et Universités, mais serait tenue de se conformer
entièrement à ladite disposition du droit commun, sans qu'elle pût
exercer juridiction aucune; et laquelle devait renoncer, au préalable
et par exprès, à tous privilèges portés dans ses Bulles aux choses sus-
dites contraires ; autrement et à faute de ce faire, ou que pour l'avenir
ils en obtiennent d'autres, les présentes demeureront nulles et de nul
effet et vertu. »
Cette déclaration célèbre changeait complètement , comme on le
voit, la nature de l'Institut en France. Ce n'était plus un Ordre reli-
gieux, c'était un simple Collège qu'on acceptait dans ce pays. Les
Jésuites consentirent à tout ce qu'on voulut, et avec une candeur si
grande en apparence et de si grand cœur, qu'ils se hâtèrent de de-
mander au Parlement l'homologation de cet acte de réception ainsi
restreinte et modifiée. Le Parlement enregistra cet acte de réception
et approbation, le 30 février 1561 , en rappelant dans son arrêt que
cet enregistrement avait pour but l'établissement en France de la So-
ciété et Collège de Clermont, aux charges et conditions contenues
dans la déclaration de l'Assemblée du Clergé.
Déjà, cependant, les fils de Loyola prenaient leurs mesures pour
s'établir dans diverses parties de la France, à la fois comme Religion,
comme Collèges et comme Universités, malgré les Avis, Conclusions,
Déclarations et Arrêts que nous venons de rappeler. Dès 1547, par
l'entremise et à la demande du Cardinal de Lorraine, ils obtenaient de
Paul III une Bulle portant érection d'une Université dans la ville de
Metz ; mais la Lorraine n'étant pas alors une fraction du royaume de
France, le gouvernement, les magistrats et les Universités de France
n'avaient rien à voir dans cette affaire. Mais, dès 1552, c'est-à-dire
aussitôt qu'ils eurent obtenu la Bulle de Jules III, bulle attentatoire aux
droits des Universités, ils se firent donner, par le Cardinal de Tournon,
le Collège de la ville de ce nom, dont ils voulurent peu après faire une
Université dirigée, administrée et gouvernée par eux et par eux seuls.
Ce fut encore le même Pape Jules III qui donna le Bref d'érection de
cette Université, en 1552, c'est-à-dire avant môme que les Jésuites eus-
sent été reçus en France. En 1561 , ceux-ci obtiennent des lettres patentes
HISTOIRE DES JÉSUITES. 391
confirmant cette Université et la donation , faite par le Cardinal de
Tournon , du Collège , de ses appartenances, dépendances et revenus
au profit des Révérends Pères. Le Parlement de Toulouse enregistre
les lettres patentes, le 14 février 1561 ; en avril 1584 seulement, le
même enregistrement est obtenu du Parlement de Paris, qui insère
toutefois dans son Arrêt celte restriction importante : « Sans que les-
dites lettres patentes puissent nuire ni préjudicier aux immunités de
l'Eglise gallicane , et à la condition que les impétrants ne pourront
prendre d'autres qualités que celles de Recteurs, Professeurs et Éco-
liers du Collège de ïournon. » Le Parlement, comme on le voit,
n'était pas encore déterminé à sacrifier les Universités de France au
Jésuitisme. Les enfants de Saint-Ignace firent toujours, depuis lors,
une rude guerre aux Universités, qui, sérieusement attaquées, se
levèrent enfin en poussant un cri d'alarme, invoquèrent le pouvoir
royal qui avait garanti leur indépendance, la nation dont elles avaient
fait une des gloires, et la justice dont la protection leur était due à
tant de titres. Craignant de s'être trop et trop tôt avancés, les Jésuites
se hâtèrent de dérober leurs machinations aux regards des magistrats :
ce fut, dès lors, pour l'ordinaire, par des sortes de tranchées, par des
voies souterraines, qu'ils essayèrent de saper les fondements des Uni-
versités, ou de s'introduire dans la place convoitée. Leur premier ban-
nissement de France, après l'attentat de Jean Chàtel , retarda un peu
leurs succès. Henri IV, en les rappelant , par peur, fit cependant in-
sérer dans l'Édit de rétablissement l'article de l'Assemblée du Clergé,
qui sauvegardait, contre les entreprises des bons Pè^es, les Universités
de France ainsi que le Clergé de ce pays. Le Parlement de Toidouse
enregistra encore, en février 1623, des lettres patentes accordées par
Louis Xlll et confirmant de nouveau la donation du Collège de
Tournon.
Mais les Universités de France étaient alors en instance auprès des
magistrats pour s'opposera cette donation et protester contre son effet.
Le 13 juillet 1623, les Universités de Toulouse, Valence et Cahors,
obtiennent du Parlement de Toulouse , qui a enregistré les diverses
lettres royales , un remarquable arrêt qui statue favorablement aux
392 niSTOTRE DES JÉSUITES.
demandes (les Universités contre les Jésuites et Collège de Tournon.
Ce jugement défend à ce Collège « de prendre le nom, titre ni qualité
d'Université; à son Recteur ou à tous autres dignitaires de bailler au-
cune matricule testimoniale d'études, ni aucun degré ni aucune fa-
culté, ni aucune nomination aux bénéfices, à peine de nullité et autres
peines arbitraires : néanmoins , que toute testimoniale et nomination
par iceux baillées seront, en conséquence, nulles et de nul effet; faisant
aussi inhibition et défenses à ceux qui les ont obtenues de s'en servir,
à peine de cinq cents livres d'amende. »
La guerre éclatait ouvertement entre les Universités et les Jésuites.
Ceux-ci l'acceptent hardiment. Le 15 décembre 1623, le Syndic des
Révérends Pères présenta au Conseil de Sa Majesté une Requête qui
demandait la cassation et annulation de l'Arrêt du Parlement de Tou-
louse; c est- à-dire que les Jésuites voulaient faire consacrer par l'au-
torité royale les droits qu'ils s'étaient fait donner par le Pape, contre
les Universités, et nonobstant leurs propres déclaralions. Les trois
Universités comparurent au Conseil , où l'on vit alors intervenir celle
de Paris, par une Requête fortement motivée. Le Conseil du roi
rendit alors un Arrêt singulier qui repoussait l'intervention de l'Uni-
versité de Paris, en ordonnant qu'elle se pourvoirait comme elle
aviserait, et qui , jugeant le procès, mettait les parties hors de cour,
sauf aux Jésuites à se pourvoir par requête civile contre l'Arrêt attaqué,
devant ledit Parlement de Toulouse. 11 est probable que ce fut au Car-
dinal de Pvichelieu que les Universités durent de ne pas voir cet Arrêt
équivoque transformé en une belle et bonne condamnation rendue
contre elles au profit des Jésuites. iVous avons dit que Richelieu était
un ministre qui veillait avec un soin jaloux sur tout ce qui intéressait
l'intérêt, la gloire et l'indépendance de la France.
La ville de Paris fut plus heureuse dans un procès qu'elle soutint
contre le fameux Père Cotton et les Jésuites d'Angoulême, qui, à
l'insude l'Évêque et des magistrats municipaux de cette ville, y avaient
acheté un terrain, presque bûti un Collège, et érigé une Université.
Le Parlement de Paris ayant paru vouloir suivre chaudement cette
afiiaire, les Jésuites reculèrent et firent présenter à la Cour, par leur
HISTOIUE DES JÉSUITES. 393
syndic, une déclaralion porlaiil « qu'ils n'aviiicnt jamais entendu fon-
der ni gouverner une Université dans la ville d'Angoulème. » Le
Parlement de Paris rendit, le 19 septembre 1G25, un arrêt qui, te-
nant acte de la déclaration des Jésuites et écartant toute autre cir-
constance, déclarait seulement le contrat t'ait par les Jésuites, pour
l'érection de leur Collège , nul et résilié.
Sous Louis XIV, la guerre des Jésuites contre les Universités de
France recommença plus vivement que jamais , surtout dans les der-
nières années de ce monarque , qui laissa ternir son royal manteau au
contact de la robe noire, dont on a prétendu même qu'il s'était revêtu.
Dans sa remarquable Histoire de la chule des Jésuites au x\uv siècle,
M. le comte A. de Saint-Priestdit (( que les Jésuites gouvernèrent par la
terreur Louis XIV vieilli. « Cette même opinion, le duc de Saint-Simon
l'émet au tome Vil de ses curieux Mémoires. Ce qui est certain, c'est
que l'influence des Jésuites ne fut malheureusement que trop grande
sous la fin de ce règne, qui s'était annoncé avec un éclat si vif, qu'il
avait doré et empêché de voir les profondes blessures qui se creusaient
au cœur de la France et dont les unes attaquaient ses libertés, tandis
que les autres menaçaient son repos et son bonheur.
Dansles autres parties de l'Europe, les Jésuitess'agrégèrent à un grand
nombre d'Universités doiU ils parvinrent peu à peu à s'attribuer la
direction exclusive, ou dont ils s'emparèrent ouvertement, audacieuse-
raent , quelquefois par la violence , souvent par la ruse et la fraude ;
mais aussi, la plupart du temps, avec l'autorisation ou la connivence
des gouvernements, qui laissaient faire les Hommes noirs, séduits qu'ils
étaient par l'éclat et le savoir de ceux-ci , par leurs prétentions à être
les soldats les plus vigilants, les plus fermes, les plus intelligents de la
foi, et aussi parce qu'ils virent en eux d'excellents instruments pour
maintenir sur la tête des peuples le joug de la servitude. Telle fut évi-
demment la cause qui attira aux Jésuites la protection des autocrates
moscovites. Les Jésuites qui , aujourd'hui , font obtenir au czar Ni-
colas (1) tant de prévenances à Rome, ont aidé jadis la Uussie à as-
(1) On nous assure que le bourreau de la Pologne a commandé à un crrivaiii fran-
çais, et moyennant bonne rccompeuse, une histoire de la Russie, Or, ce qui peut re-
n. bO
3% HISTOIRE DES JÉSLiITES.
servir cette héroïque sœur de la France, cette Pologne pour laquelle
Rome n'a pas même une prière en ce moment, que les Hommes noirs
aident à calomnier, et que nos gouvernants, entre lesquels et la noire
Cohorte règne , dit-on , maintenant un si touchant accord , laissent
écraser, sans lui donner une larme et en comprimant même, sous les
glaces de l'argot diplomatique et gouvernemental, les étincelles de la
sympathie profonde que la France laisse envoler vers les frères égorgés
de Koszciusko et de Poniatowski (1).
Dans les premières années du règne de Louis XV, les Jésuites con-
tinuèrent leurs entreprises contre les Universités : le cardinal de Fleury
les laissa faire, ou plutôt les y aida. Mais les Universités trouvèrent
dans les Parlements, dans l'esprit public, dans l'instinct national, une
protection que leur déniait l'inintelligence du pouvoir royal. Ce qu'on
appelle la philosophie du xviii" siècle, chose que nous n'avons pas la
mission de jiiger ici, vint aussi puissamment en aide aux Universités,
qui luttèrent plus vigoureusement et avec plus de succès , sans pou-
voir cependant faire lâcher prise complètement au vautour noir dont les
serres aiguës et tenaces s'étaient accrochées en le trouant, en le salis-
sant, au manteau universitaire , à la forme duquel il est peut-être
permis de toucher, avec précaution et sagesse toutefois , mais à la
conservation duquel doit veiller attentivement la France, dont il est,
pour ainsi dire , un second drapeau.
La philosophie du xviii'^ siècle fut l'adversaire le plus terrible
qu'ait rencontré le Jésuitisme ; c'est évidemment à cette philosophie
qu'on doit l'arrêt qui frappa les Jésuites en France et qui amena leur
abolition. Ce qu'il y a de bien remarquable, c'est que les chefs les
plus illustres des philosophes et des encyclopédistes, Voltaire en tête,
furent élevés dans les Collèges des Jésuites.
Les arrêts successifs d'expulsion qui tombèrent alors sur l'œuvre de
commander cet écrivain au Tartare couronné, c'est que cet écrivain susdit est l'auteur
d'une Histoire religieuse, politique et littéraire de la Compagnie de Jésus!
(1) Grégoire XVI, ou plutôt le pouvoir fatal qui domine ce malheureux vieillard, ne
vient-il pas encore de faire tomber des paroles de blâme sévère sur la Pologne et sur
son patriotique clergé, dont les membres sont chassés, égorgés avec une ardeur toute
particulière par les hideux limiers du Nemrod moscovite! (A.vril 1846.)
HISTOIRK DES JÉSIJITES. 395
Saint-Ignace, dans loul le monde catlioliquc, et qui furent enfin
couronnés par la sentence ponlificale d'abolition , permirent aux:
Universiti's de respirer. Les Jésuites se maintinrent pourtant encore,
sous un titre ou sous un autre, dans linstruction publique, en divers
pays catlioliques. En France, le souille impétueux de la Révolution
put à peine les balayer complètement du sol couvert de tant de vieilles
ruines. A la création de l'Empire , qui sembla tout d'abord vouloir
appuyer son trône victorieux sur les autels chrétiens qu'il relevait,
les Jésuites se hâtèrent de se présenter comme les seuls instruments
qui pussent servir à réédifîer l'enseignement public. Le décret impé-
rial de 1804 les mit d'abord en déroute; mais celui de 1808, qui ,
dans son article 38, ordonnait « que toutes les écoles de France prissent
pour but de leur enseignement les préceptes de la religion catholique, »
leur fit espérer la possibilité de s'introduire dans l'Université de France,
qui, par la volonté du grand centralisateur, avait remplacé les diverses
autres Universités partielles. On a dit, on a écrit « que Napoléon ne
fut pas l'ennemi des Jésuites ; qu'il était même personnellement porté
pour eux. » Un de nos plus illustres orateurs a raconté, à ce propos,
une anecdote qui a paru faire une certaine impression sur la Chambre
des députés, lorsqu'on interpellait M. de Salvandy sur les motifs qui
avaient dirigé les coups dont il a frappé le conseil royal. M.Rerr'yer,
disons-nous, dont nul plus que nous n'admire le talent et ne respecte
le caractère, raconta alors avec habileté l'histoire d'une visite faite par
Napoléon au célèbre Collège jésuitique de Juilly, pour lequel le grand
capitaine aurait ainsi montré son intérêt. Mais , voici que , quelques
jours après que l'illustre orateur de la légitimité a raconté et fort bien
raconté cette petite histoire , un de ses anciens camarades de Juilly,
M. Delcros du Puv-de-Dôme, écrit, le 17 mai 1845, afin de rectifier
l'inexactitude du récit et des assertions de M. Berryer, trompé sans
doute par de lointains souvenirs. M. Delcros affirme que jamais Na-
poléon n'est venu à Juilly, mais que, seulement, en 1801, à son pas-
sage à Dammartin, il voulut bien accueillir une députation d'élèves de
Juilly, à la tête desquels était M. Delcros lui-même, qui eut l'honneur
de haranguer le premier consul. Napoléon répondit aux élèves en leur
39G HISTOIRE DES JÉSllTES.
rappelant que son frère avait été leur condisciple ( c'est là sans doute
ce qui aura causé l'erreur de M. Berryer); puis , apercevant parmi les
professeurs quelques Pères de l'Oratoire , mais non pas des Jésuites ,
il leur rendit cet éloge : « Ceux-là, du moins, n'ont pas fait comme
tant d'autres; ils sont restés bons Français ! »
En vérité , il nous est impossible d'apercevoir, dans tout ceci , l'om-
bre même d'une louange en faveur de la noire Cohorte ! Nous croyons
pouvoir ajouter que le grand capitaine, qui fut, d'ailleurs, sincèrement
chrétien, n'eut jamais ni amitié pour les Jésuites, ni confiance en
eux. S'il permit que quelques-uns restassent dans l'enseignement,
c'est qu'il crut avoir besoin de leurs lumières comme professeurs.
La création des petits séminaires fut une idée jésuitique , et ce fut
aux Jésuites que le haut clergé livra ces établissements, dont le but
caché était éminemment hostile à l'Université; de nos jours, nous
voyons ce but se révéler assez apertement. Heureusement , la création
du conseil royal de l'instruction publique fut une digue salutaire op-
posée aux envahissements du Jésuitisme et de ses aveugles alliés.
Ainsi que le faisait observer naguère un journal (1) qui soutient avec
talent et bonheur la guerre qu'il a déclarée à l'obscurantisme et à la
noire Cohorte, qui en est la plus intime et la plus complète expression ,
c'est grâce à cette création du conseil royal de l'instruction publique que
l'Université put traverser saine et sauve les mauvais vouloirs de la Res-
tauration à son égard. Dans les plus mauvaisjoursde cette époque, lorsque
la réaction cléricale menaçait d envahir l'enseignement, l'Université,
puissamment concentrée dans l'énergique oligarchie du conseil royal,
put, froissée mais non entamée, sortir victorieuse de ce temps d'é-
preuves. C'est cependant à cette institution conservatrice qu'un minis-
tre de l'instruction publique actuel s'attaque avec d'hostiles intentions
qui lui sont souillées par d'adroits compères , lesquels, nous aimons à
(1) Nous voulons nommer ici le Siècle, lioiil le rédacteur en chef, M. Chanibolle ,
iléputé de la gauclie, dirige, en général actil', liabiie cl résolu, une guerre active dans
son journal contre les Jésuites et leurs alliés ou leurs compères. La plus grande pari le
de la presse a fait aussi son devoir à cet égard. Nous citons encor(; le National, parmi
le;; sentinelles qui veillent avec le plus de soin sur les démarches du ,T(''suitismo, dont
chaîne pas f;iit en avant est une menace jtonr une de nos libertés.
HISTOIRK DKS .IKSUITF.S. 397
le croire pour l'honneur de M. de Salvandy, savent lui cacher leur jeu
et ne lui montrer de leurs caries que les belles couleurs. On sait que,
pour répondre aux voix éloquentes qui s'étaient élevées dans deux
chaires du haut enseignement et qui signalaient à la France une nou-
velle invasion de l'Université tentée hier, et encore aujourd'hui, par les
Jésuites, et qui demain peut-être sera réalisée si la France continue à
dormir son sommeil d'indiiTérence, M. de Salvandy a voulu réori^a-
niser, c'est-à-dire désorganiser le conseil royal de l'instruction publi-
que. M. de Salvandy a pourtant été lui-même obligé de reconnaître
les services rendus par la magistrature nécessaire de l'enseignement
public, en faveur de laquelle cet éloge significatif s'est échappé de la bou-
che du ministre, sans doute par suite d'un de ces mouvements impé-
tueux et imprévus d'éloquence que le chef du cabinet actuel redoute,
dit-on, si fort dans son collègue de l'Instruction : « Je le répèle, a dit
M. de Salvandy à la Chambre des députés, le conseil royal a sauvé l'Uni-
versité sous la Restauration ! » Et cela est vrai, et tel est le motif des
coups qu'on porte dans l'ombre à cotte magistrature tutélaire, par la
main du ministre nommé pour veiller sur elle et la protéger, et qui
pourtant, condoUière politique plus que barde chrétien, consent à de-
venir l'instrument séculier par lequel l'inlluence jésuitique torture et
disloque la magistrature de l'enseignement , en attendant qu'elle lui
fasse briser l'Université elle-même !
Constatons ici que le Journal des Débats lui-même , cet éternel
panégyriste des ministères debout, a donné, avec assez de vigueur, la
férule doctorale au ministre , après son étrange escapade.
M. le ministre de l'instruction publique est parvenu à étouffer une
des deux premières voix qui aient jeté le cri d alarmes contre le Jé-
suitisme de nouveau menaçant pour l'Université. Peut-être parvien-
dra-t-il à étouffer l'autre; mais qu'importe? MM. Michelel et Quinet
peuvent se reposer dans le silence : leur parole n'a pas été jetée au vent
et sans fruits. D'énergiques échos leur répondent de la presse française,
des Chambres, du sein même de la nation. Et, bientôt peut-être, ces
échos grossissants feront taire et rentrer sous la scène les acteurs de
la comédie gouvernementale jouée au profit de la noire Congrégation.
398 HISTOIRE DES JÉSUITES.
De celte pâle et incomplète esquisse des guerres soutenues pendant
trois siècles par l'Université contre les Jésuites, voici ce que nous vou-
lons conclure :
Les Jésuites ont, dès leur entrée en France, cherché à s'emparer de
l'enseignement ; ils s'y sont glissés par la ruse ou par la force ; jamais
par le droit. L'Université a toujours protesté contre les entreprises des
fils de Saint-Ignace, et si le pouvoir royal a parfois fermé l'oreille à ses
plaintes , la magistrature les a presque toujours accueillies et y a fait
souvent justice. Les Jésuites peuvent présenter des bulles pontificales
qui les mettent dans l'enseignement public sur le même pied que l'Uni-
versité, qui les rendent même supérieurs à celle-ci ; mais ils ne peuvent
montrer ni un arrêt des Cours de justice définitif, ni un édit royal sanc-
tionnant en réalité et complètement ces prétentions ;1). Le décret impé-
rial de 1808, invoqué par les Jésuites et ressuscité par M. deSalvandy,
veut que l'enseignement en France prenne pour but les préceptes et les
intérêts de la religion catholique ; mais nous n'admettons aucunement
que les Jésuites puissent trouver là un titre en leur faveur; bien au con-
traire. D'ailleurs, la Charte n'a-t-elle pas garanti la liberté des cultes
et des consciences? Toutes les croyances sont égales devant la loi et
doivent l'être devant le chef du gouvernement, premier magistrat de
la nation.
Dans un remarquable discours prononcé au sein du conseil-général
de Saône-et-Loire , à propos de la lutte de l'I niversité contre les Jé-
suites, M. de Lamartine a dit , avec l'autorité de son beau talent :
(( L'Eglise, c'est la tradition perpétuant ses dogmes; l'Université,
c'est le siècle enseignant ! Convient-il de nous joindre aux ennemis de
cette dernière? Non ; quant à moi, je dis : Respect à l'Eglise, justice à
l'Université! »
(1) Lorsque le gouvernement, poussé par les Jésuites, fit recevoir on France ^a bulle
Unigenitus , qui portait le désordre dans les corps enseignants, on vit alors sortir
des collèges deux 'ents docteurs, professeurs ou directeurs célèbres, à la tête desquels
étaient les RoUin, les Gibert, les licrsan, qui furent remplacés jtar des abbés de Prague,
des PP. Pichon et llardouin , âmes damnées du Jésuitisme , dont ils professaient hau-
tement les principes de morale les plus détestables et anticlirétiens. Qu'on laisse faire
de nos jours, et le même scandale se renouvellera : aux .Alichelet, aux Ouinct, etc., nous
verrons succéder, qui? des Jésuites; c'est dire assez.
' HISTOIRE DES JÉSLIITES. 399
Que les Jésuites entrent dans l'enseignement, on ne peut les en em-
pêcher; mais on doit les empêcher, à toujours , de l'aire entrer l'en-
seignement chez eux. Qu'ils aient des Collèges, au pis aller, mais que
ces Collèges soient soumis à la discipline, à l'inspection , au\ règles
universitaires, aux lois, à la commune morale; que le pays y trouve
des gages sûrs pour que sa jeunesse n'y soit pas élevée dans l'oubli des
liens de la famille et de l'amour du sol natal !...
Que surtout la France avertie veille avec soin sur le dépôt sacré de
l'enseignement! Qu'elle ne le confie qu'à des mains pures. Un sépulcre
blanchi n'est toujours qu'un sépulcre ; que mon pays n'y pousse pas sa
généreuse jeunesse; qu'elle ne la laisse pas s'y débattre dans les horreurs
d'une nuit qui nous menace de nouveau de ses voiles tendus devant le
brillant soleil de la raison et de nos libertés, dans le hideux linceul,
mortel pour tous les nobles instincts, dont le Jésuitisme a fait sa ban-
nière et dont il voudrait bâillonner le genre humain tout entier !...
Arrivé à la fin de notre œuvre , œuvre de consciencieux travail , de
conviction profonde et arrêtée , mais aussi œuvre qui , en raison de
l'importance, de la difficulté, de l'immensité du sujet, du temps qu'il
nous a été loisible d'y consacrer et de l'espace dans lequel nous avons
été forcé de nous renfermer, doit nécessairement avoir besoin de l'in-
dulgence du lecteur , nous devons, nous voulons la résumer en quelques
pages.
Conçu dans les âpres et ascétiques rêveries d'un cerveau détraqué ,
encore rempli par les songes dorés de l'ambition mondaine; couvé sous
l'aile des ambitions des premiers fils de Saint-Ignace ; accueilli dans le
giron pontifical qui crut voir dans cet œuf terrible le germe puissant
sur le développement duquel pourrait s'appuyer le catholicisme ébranlé
par la Réforme, le Jésuitisme a aujourd'hui trois siècles d'existence.
Dès ses premiers pas, il envahit l'Europe , presque toute l'Amérique,
une grande partie de l'Asie, quelques rivages de l'Afrique. INous avons
400 HISTOIRE DES JÉSUITES.
raconté les phases diverses de son existence si étrange. Nous l'avons
montré partout, arrivant avec un maintien humble et modeste, s'éta-
blissant avec rapidité et intelligence, puis dominant avec orgueil, ava-
rice et dureté ; puis, encore et bientôt, deviné , connu , repoussé , se
maintenant par la ruse, ou par la force ouverte, puis enfin chassé par
le mépris et la haine.
En Europe seulement, les Jésuites furent chassés trente-huit fois de
diverses contrées ; ce chiffre a déjà , à lui seul, une signification réelle.
En Europe, en Afrique, dans les deux Amériques, partout, la pré-
sence du Jésuitisme a toujours accompagné des calamités publiques.
Si c'est le hasard qui lui fit cette condition de son existence, le Jésui-
tisme a bien à se plaindre du hasard. Mais, nous le disons dans la sin-
cérité de notre âme , la présence de ce fatal génie devait et doit être
partout funeste; comme un pôle aimanté par l'enfer, le Jésuitisme doit
attirer, en tout lieu, le malheur et la ruine. C'est que le malheur des
autres et la ruine publique sont, pour lui, la meilleure condition
d'existence, comme ils sont sa conséquence fatale; c est que les Jé-
suites n'ont ni famille ni patrie; c'est que chacun d'eux n'est qu'un
chiffre que la main qui les remue , qui les place et les déplace , peut
mettre à la droite ou à la gauche, à son plaisir. C'est qu'enfin ils
appartiennent corps et àme à une Corporation qui n'est enchaînée par
aucun lien qu'elle ne puisse briser, par aucun devoir qu'elle croie
devoir respecter; une Corporation qui n'agit que pour elle, ne pense
qu'à elle, et laisserait s'écrouler le monde, si, de ses débris, elle pou-
vait rebâtir son asile maudit des hommes et de Dieu !...
Les Iles Britanniques furent assez heureuses pour ne jamais voir la
bannière de Loyola flotter triomphante sur leur sol , sauf de rares
instants ou sur quelques points seulement. La sanglante Marie, en
Angleterre, Marie Stuart, en Ecosse, voulurent en vain l'appuyer
contre leur trône : la défiance et l'horreur dans les peuples rendirent
inutiles tous les efforts faits par le pouvoir en faveur du Jésuitisme.
En Irlande, les Jésuites furent toujours plus puissants, mais non beau-
coup plus heureux, en définitive. Ce pays, en croyant combattre pour
sa liberté et pour sa croyance, a versé bien des flots de sang pour
HISTOIRE DES JÉSUITES. 401
la cause de Saint-Ignace. Le soutien que Philippe III d'Espagne ac-
corda au comte de Tyrone et aux Irlandais révoltés fut, à ce que nous
croyons, diî aux intrigues jésuitiques. La Grande-Bretagne a conservé
jusqu'à nos jours l'horreur du jésuitisme, du jésuitisme qui, mieux
que les réformateurs, mieux que Henry VIII peut-être, a contribué à
faire proscrire dans cette contrée la croyance catholique. Dans la dis-
cussion de l'émancipation des catholiques anglais, un Évoque anglais,
celui de Chester, a dit :
(( Ce ne sont pas les doctrines Ihéologiques du catholicisme qui me
répugnent, mais bien les doctrines morales de quelques-uns de ses
religieux, et ce sont surtout ses doctrines politiques sur le pouvoir
ecclésiastique qui m'épouvantent. »
Un Pair laïque , le comte de Liverpool , ajoutait :
« Moi, ce n'est ni contre les doctrines de la Transsubstantiation et
du purgatoire que je m'élève, mais seulement contre l'influence des
prêtres catholiques sur toutes les relations de la vie privée. » Il est
évident que le noble Pair pensait aux Jésuites en prononçant ces pa-
roles remarquables. Un autre fait va le prouver. Le 11 février 1846,
la Chambre des Communes d'Angleterre s'occupait de voter sur la
deuxième lecture du Bill de soulagement des catholiques romains.
INous dirons que la loi proposée avait pour objet de faire cesser les
pénalités et incapacités qui pèsent encore, dans la Grande-Bretagne,
sur les catholiques, non à raison de certains actes, mais par le seul
fait de leur croyance religieuse. Personne, à ce qu'il paraît, dans l'en-
ceinte législative, n'eût songé à repousser le Bill, s'il n'eût, par la gé-
néralité des termes dans lequel il était conçu, semblé destiné à faire
disparaître la prohibition portée par les lois anglaises contre la Com-
pagnie de Jésus , « contre cet Ordre fatal , » a dit alors un membre
de la Chambre des Communes , « qui a pour but de supprimer tout
esprit de discussion, toute volonté individuelle, tout libre arbitre, et
cela pour dominer les hommes auxquels il ne veut pas seulement
prendre la liberté du corps, mais bien encore celle de l'âme qu'il pé-
trit dans la boue de la servitude ! »
« Poursuivons toujours le Jésuitisme, >* a dit lord Morpeth,
II.
ol
402 HISTOIRE DES JÉSUITES.
résumant la discussion , « mais n'opprimons pas les Jésuites ! »
Voilà ce que nous voudrions aussi entendre dire, ce que nous vou-
drions voir faire à nos gouvernants.
En Espagne , les Jésuites furent toujours et incessamment gênés
dans leur essor, par la jalousie des Dominicains établis avant eux sur
la péninsule qu'ils ont tant de fois couverte de nobles cendres et de
sang innocent. Les Jésuites laissèrent voir, plus d'une fois, quelle haine
ils gardaient dans leur cœur pour les enfants du sombre Dominique.
Cependant ils fraternisèrent parfois avec eux, et ils voulurent même
importer l'Inquisition en France; bien entendu qu'ils en eussent été
les directeurs (1). En ce moment, où un voile sombre couvre l'ère de
paix et de liberté qui doit enfin luire pour l'Espagne, on voit encore
s'agiter sur cette scène où domine un soldat farouche entre une reine
innocente et une reine... qui est fort peu innocente, on a vu repa-
raître encore les fatales robes noires. L'époux qu'on veut donner à
Isabelle II, le comte de Trapani, est un élève des Jésuites!
De 1540 à 1750, les Révérends Pères dominèrent presque sans
partage, presque sans conteste, en Portugal. Si ce pays, si catho-
lique, les laissa chasser par le célèbre Pombal , c'est que ce pays avait
bien souffert par eux. Nous pouvons ajouter au tableau que nous
avons déjà donné du règne des Jésuites sur le sol lusitanien, que les
enfants de Loyola, qui ne reculent jamais devant le scandale, si le
scandale peut leur rapporter, n'eurent pas honte de coudre leur robe
à la femme impudique d'Alphonse YI , qu'ils aidèrent à détrôner et
emprisonner son mari, et qu'ils unirent à un autre époux, du vivant
même du premier. L'apogée de la puissance jésuitique en Portugal
fut, sous Jean Y, époque qui est aussi celle de l'influence anglaise
dans cette contrée.
L'Italie peut également accuser le Jésuitisme d'une bonne part dans
sa longue agonie. Les bons Pères surent se faire craindre même de
la papauté , tout en en dirigeant souvent les foudres à demi éteintes.
Actuellement encore ils exercent dans cette contrée une inlluence im-
(1) Cette assertion se trouve justifiée dans l'ouvrage déjà cité de M. le comte A. de
Saint-Priest et dans divers autres.
HISTOIRE DES .IKSIUTES. kO:\
mense contre laquelle se débat vainement l'Italie enchaînée, énervée,
qui secoue parfois ses chaînes en maudissant ses oppresseurs.
Dans la Toscane , les populations du Grand-Duché , moins bâil-
lonnées, élèvent la voix contre le Jésuitisme qu'ils poursuivent actuel-
lement dans les Dames du Sacré-Cœur, qui en sont la représentation,
en cet endroit. C'est sans doute grâce aux Jésuites que, dans
l'Archevêché de Ferra, les médecins doivent abandonner le lit de leur
malade s'il ne s'est pas confessé après une première visite. « Crois
et sois guéri , » disait l'homme-Dieu au paralytique; le Prêtre ita-
lien, braquant le crucifix comme un pistolet sur le moribond, lui
crie, lui : « Crois, ou meurs !... »
La Hollande sut se soustraire, grâce à la Réforme, à l'influence de
la noire Congrégation. La Belgique y est encore soumise, et les se-
cousses gouvernementales qui font osciller la fraîche couronne de sou
roi ne le disent que trop clairement.
On sait quels événements l'influence des Jésuites a récemment ame-
nés dans les cantons catholiques de la Suisse. Les Jésuites, repoussés
par la partie protestante des fils de Guillaume Tell , semblent vouloir
s'en venger en conviant les grandes puissances à effacer la république
helvétique de la carte d'Europe.
En Allemagne, le Jésuitisme , protégé par Metternich et par l'aigle
autrichienne aux serres avides, a donné, par la haine seule qu'il inspire,
naissance au catholicisme allemand. Le 22 août 1845 , la Gazette de
Wes^r a annoncé que , dans les troubles qui ont éclaté à Leipsick, à
Dresde, à Halberstadteten d'autres endroits, on a arrêté des ouvriers sur
lesquels on a trouvé des preuves de leur affiliation à la Compagnie de
Jésus, et des mots d'ordre venus de Rome, ainsi que des notes prises
par ces émissaires du général de la Société sur le Clergé germanique.
On sait quelle conduite les Révérends Pères font tenir à l'Église
de Rome , à l'égard de la malheureuse et héroïque Pologne , pour ré-
compenser le Czar de la protection qu'il leur accorde à l'exemple de
ses prédécesseurs (1).
Le Prusse , gouvernée actuellement par un souverain qui semble
(1) Il est remarquable que l'empereur de Russie ouvre les barrières de son empire
404 HISTOIRE DES JÉSUITES,
animé d'intentions louables en faveur de ses peuples, en est peut-être
à regretter, comme l'a fait Frédéric II lui-même, d'avoir recueilli le
Jésuitisme et laissé périr le royaume de Pologne.
En Russie mais, que nous importe qu'il y ait des Jésuites dans
les glaces de cette terre de la servitude passée à l'état chronique ? Plût
à Dieu que tous les Jésuites fussent en Russie ! La civilisation et la
liberté n'auraient alors à veiller que d'un seul côté , et les sentinelles
avancées de l'une et de l'autre n'auraient qu'un cri à pousser pour
signaler l'irruption de la barbarie et du fanatisme!...
Nos lecteurs savent maintenant quels effets produisirent en France
les apparitions successives de la fatale bannière de Saint-Ignace , ban-
nière tour à tour jetée à bas ou relevée par le pouvoir royal , mais
toujours redoutée, méprisée , haïe par les populations en général.
Quand, aux trois journées, le peuple brisa la couronne de la légiti-
mité , sans toucher cette fois à la tête qui la portait si fièrement , si
follement, il ne pensa même pas à regarder du côté de la royauté
exilée, pour voir si le Jésuitisme la suivait dans son exil. Fier de sa
victoire et confiant dans sa force, il crut avoir enfin raison de deux ad-
versaires à la fois. Il se trompait : Gratz a déjà recueilli deux des rois
chassés ; le troisième ne peut plus espérer de se revoir un jour sur le
sol de la France, si ce n'est comme simple et paisible citoyen. Mais
Rome renferme toujours le Gesu et son Général. Les Jésuites ont re-
paru en France. Les Jésuites sont riches encore, mais ils le nient;
nombreux, ils l'avouent; puissants, on ne le voit que trop. Les Jé-
suites ont maintenant des journaux et des journalistes qui se disent
Jésuites , des écrivains , des prédicateurs , des amis , des protecteurs
qui se disent Jésuites. Ce qui doit paraître le plus étonnant, c'est
aux livres faits par les Jésuites ou en leur faveur, tandis qu'il les ferme impitoyablement
à toute œuvre qui a la plus petite odeur de libéralisme. Nos ministres, qui font tant de
politesses à l'autocrate, ne savent-ils donc pas comment Nicolas le"" traite le roi consti-
tutionnel? Nous connaissons un individu qui a pu voir assez souvent le Czar. A chaque
fois, celui-ci abordait notre compatriote en lui demandant: «Eh bien! que devient
votre *** Louis-Philippe!» Les trois astérisques par nous employés représentent une
épithètc que nous n'osons écrire et qui indi{,'nait par sa f-TOssièrcté notre compatriote,
qui est pourtant légitimiste, à ce que nous croyons.
HISTOIRE DES JÉSUITES. ^^05
qu'ils ont même un IhéAtre qui, assure-t-on , est sous l'influence jé-
suitique, et ce théâtre n'est pas la scène la moins égrillarde de toutes.
On assure aussi que la mesure par laquelle M. le Préfet de la Seine,
comte de Rambuteau, a, le 31 décembre 1845, brutalement enlevé aux
pensions séculières leurs Dames-en-chambre, est une mesure obtenue
par les Jésuites et qui doit servir aux maisons religieuses qu'ils di-
rigent ou qui leur appartiennent. M. de Salvandy a donné son appro-
bation ministérielle à cette mesure, qui n'a pas été assez remarquée
et qui ne s'étend pas aux couvents.
Les Jésuites essayent de ranimer les congrégations particulières qui
depuis la fin du dix-septième siècle vinrent s'affilier au Jésuitisme et le
renforcer, comme des arcs-boutants soutiennent un édifice. Nous ren-
voyons, à cet égard, au livre curieux de Tabaraud, des Sacrés- Cœurs.
On donne au nombre ancien de ces Congrégations le chiffre énorme
de quatre cent vingt-huit. Le chiffre actuel ne nous est pas connu.
Montrouge était particulièrement et paternellement occupé à étendre
en France le nombre des Congrégations du Sacré-Cœur. Il existe
un livre du Père J. Crasset , qui fut, de 1668 à 1698, directeur
de la grande Congrégation dite des Missions, dans l'église des Jé-
suites de la rue Saint-Antoine, lequel prouve clairement que les Fils
de Loyola étaient les chefs de ces Congrégations diverses dont les
Confesseurs étaient Jésuites également.
Il existe pourtant un arrêt du Parlement, du 9 mai 1760 , qui dé-
fend l'existence non légalement autorisée des Associations, Congré-
gations et Confréries. Mais les Jésuites se sont toujours fort peu
inquiétés des lois!
Le Clergé de France , qui tant de fois pourtant a repoussé , avec le
grand Bossuet, l'influence ultramontaine dont les Jésuites sont la plus
complète expression, comme ils en sont la plus funeste conséquence,
semble aujourd'hui , du moins le haut Clergé , avoir oublié ses aver-
sions et les enseignements du passé. Nous espérons pourtant que
l'Église gallicane s'apercevra à temps de la fausse route que lui font
faire les enfants de Saint-Ignace, route qui ne peut aboutir qu'à un
précipice dont nous voudrions la détourner.
406 HISTOIRE DES JÉSUITES.
« Les Jésuites ne peuvent pas enseigner le dévouement, surtout à
des Français, » a dit un membre de la Chambre des Pairs (23 avril
1844), (( ce serait pousser trop loin l'abnégation et l'oubli, ce serait
donner un trop violent démenti à leur histoire et à la nôtre. Ils ne
peuvent pas enseigner l'amour de la France ; c'est pour cela qu'ils y
sont impossibles et que la France n'en veut pas ! ))
Nous ajoutons : (( C'est pour cela que l'Église de France ne doit pas
vouloir davantage des Jésuites, dont la robe, i)ar son seul contact, peut
noircir le blanc vêtement que nos prêtres doivent porter et sous lequel
ils peuvent encore être aimés et respectés dans notre France révolu-
tionnaire. »
Nous savons bien que Bossuet ne fut jamais Cardinal , parce qu'il
fut toujours le défenseur zélé des libertés de l'Église gallicane , et que
tel ou tel Prélat actuel doit sa crosse ou son chapeau rouge à une con-
duite toute différente; mais, qu'importe! l'amour et la vénération
des peuples ne sont-ils donc pas une aussi belle parure que l'or d'une
mitre ou la couleur rouge d'un chapeau ?
Chose étrange de voir des Évêques soutenir la cause de gens qui
leur ont dénié toujours , qui leur dénieront peut-être demain l'obéis-
sance religieuse ! Par leurs constitutions et privilèges , par la nature
même de leur Institut, les Jésuites échappent à la juridiction épiscopale,
autrement dit à la suprématie de l'Ordinaire. Cependant la Constitu-
tion primitive et fondamentale de l'Église veut qu'aucun corps, aucun
individu ne soit exempt de cette suprématie et juridiction. Nous sa-
vons bien qu'il y a des exceptions ; mais de nombieux écrivains, l'abbé
Fleury entre autres, les blâme, saint Bernard les déclare pernicieuses,
le Concile de Constance (1418) les condamne, l'Ordonnance d'Or-
léans (art. 11) les repousse, moins énergiquement encore que l'As-
semblée générale du Clergé de France de 1695. Mais, en France
particulièrement , il a été consacré que ces exceptions , contraires au
droit commun , ne pourraient être concédées qu'avec la permission du
souverain [Libertés de V Église gallicane^ art. 17); « sinon, il y a
abus, » dit Fréret [Traité de l'Abus). Mais, enfin, l'article 10 de la
Loi organique du 18 germinal an x déclare aboli tout privilège por-
HISTOIRE DES JÉSUITES. kiil
tant exemption de la juridiction épiscopale! Or, les Jésuites posses-
seurs de ces privilèges et qui, parleurs Constitutions, ne peuvent môme
s'en séparer, ne doivent donc pas être admis en France comme Corps,
comme Institut du moins !
Ainsi les Jésuites n'ont jamais obtenu de pouvoir entrer dans l'en-
seignement public, sans se conformer à la juridiction de l'Université ;
de même , ils n'ont pas le droit de former un établissement sans se
conformer aux lois de l'Église gallicane, aux lois du royaume. S'ils
veulent n'en rien faire, le pouvoir sait, lui, ou doit savoir ce qu'il a
à faire, et, au besoin, la nation est là pour le lui rappeler.
La papauté, qui avait détruit le Jésuitisme, l'a rétabli : c'était son
droit, sans doute, quoique ce fût une faute, suivant nous. Mais
Louis XV a chassé, par une loi, les Jésuites de toute la France;
qu'on nous montre une loi, rendue au nom de Louis-Philippe 1", qui
rappelle les Jésuites; sans cela, nous soutiendrons que les Jésuites sont
toujours bannis de France, et, avec cela, nous le soutiendrons peut-
être encore!...
« Point de trêve possible avec le Jésuitisme!... » s'écriait le rude et
fort adversaire des Jésuites, le procureur-général, Ripert de Monclar,
dans son Compte-Rendu, si lumineux, si convainquant!... Point de
trêve possible avec le Jésuitisme ; répéterons-nous après lui. Pour que
la France reste ce que Dieu veut qu'elle soit, le phare intellectuel
des nations, dont les rayonnements sauveurs, vivifiants et saints doi-
vent indiquer l'abîme qui s'ouvre et le port qui apparaît, il faut qu'elle
secoue, sans relâche et jusqu'à ce qu'elle s'en soit enfin débarrassée
complètement, cette tunique empoisonnée que les Nessus en robe
noire veule étendre sur son sol sacré, et qu'ils lui font, à cette heure,
présenter par la main d'une Déjanire trompée!...
Oh! nous adjurons tout homme qui aime la famille, ce foyer inté-
rieur, la patrie, ce foyer extérieur, l'humanité, ce foyer général, la
Liberté qui en est la chaleur, la raison qui en est la lumière , nous
l'adjurons, quels que soient son nom, son titre, sa place, sa croyance,
d'unir sa voix à notre voix pour que partout s'entende ce cri réproba-
teur : « Point de trêve avec le Jésuitisme ; avec le Jésuitisme, qui entre
408 HISTOIRE DES JÉSUITES,
dans la famille pour la désunir et la corrompre ; dans la patrie, pour
l'égarer, la dominer ou la perdre; qui souffle sur la raison ou l'égaré,
qui confisque la liberté ou l'étouffé ! Non ! point de trêve, jamais de
trêve avec le Jésuitisme II!... »
Le lecteur sera peut-être bien aise de trouver ici la chronologie des
Généraux de la Société de Jésus. Les Jésuites ont eu, depuis leur
origine jusqu'à nos jours, vingt-cinq chefs suprêmes, si l'on compte les
administrateurs qui gouvernèrent l'Ordre réfugié en Russie ; en voici
la liste, avec la date de l'élection de chaque Général et la désignation
du pays auquel il appartient.
L Ignace de Loyola, espagnol, élu en 1541
IL Jacçwe* Laynez, espagnol 1556
III. Franpois BoRGiA , espagnol 1568
IV. jE'uerarti Mercdrien, belge 1573
V. Claude Aquaviva, italien 1581
VL Miicio ViTELLESCHi, italien. . . . . . . . 1615
VIL Vincenti Caraffa, italien 1646
VIII. jFrance^co PiccoLiMiNi, italien 1649
JX. Alessandro Gottofridi, italien 1652
X. Goicm Nickel, allemand 1662
XL Jmn-Paw/ Oliva , italien 1664
XIL CAar/e5 de Noyelle , belge 1682
XIII. Tliyrsis GoTszALEz , espagnol 1697
XIV. Marie-Ange Tamburini , italien 1706
XV. Fmnçoi5 Retz , allemand 1730
XVL /(/naao ViscoNTi , italien 1751
XVIL Aloys Centurion! , italien 1755
XVIIL Laurenzo Ricci , italien 1758
— Paul CzEimiCEwicz , vicaire-général 1782
— Lînkiewicz, vicaire-général 1785
XIX. Xamer Kareu, vicaire-général perpétuel , puis général
dcTOdreen 1799
HISTOIRE DES JÉSUITES. 409
XX. Gabriel Gruber, allemand . 180i2
XXI. 27icr(/É''i/5 BzRozowsKi , polonais 1814
XXII. Louis VoKTi , italien 1820
XXIII. RooTHAAN, hollandais 1829
Le Père Roothaan est le Général actuel. Comme on le voit, il n'y
a ))as un seul Français dans cette liste des chefs de la trop fameuse
Compagnie ! Nous voudrions pouvoir ajouter qu'il n'y en eut jamais
non plus dans les rangs inférieurs de la noire cohorte. Malheureuse-
ment, ceci nous ne pouvons le dire 1 La France est un pays trop beau,
trop riche, d'où rayonne trop l'idée qui remue le monde, pour que
les Jésuites n'aient pas fait toujours tous leurs efforts pour y prendre
racine dans le sol même. Grâce à la fatale complaisance du pouvoir et
à l'habileté des Révérends Pères, la Compagnie de Jésus, à l'époque
de sa chute, sous Louis XV, comptait plusieurs milliers de soldats dans
ses provinces françaises. Suivant les écrivains de Saint-Ignace, les biens
possédés par les Jésuites et dont ceux-ci furent alors dépouillés par
les arrêts d'expulsion, ne montaient pas à moins de 60,000,000 fr.
pour la France seulement !
Quel est aujourd'hui le chiffre de cette même fortune? Il est impos-
sible de le dire. Cependant un procès encore récent, l'affaire Affhaër,
a prouvé que Saint-Ignace, chez nous, était encore loin d'être au dé-
pourvu. Les Piévérends Pères n'ont pas perdu leur ancien talent de se
faufiler sans bruit, avec adresse, auprès d'un moribond timoré, ou au-
près d'un enfant exalté, et de se faire donner, à eux, pauvres, candides
et désintéressés religieux, la fortune dont celui-ci ignore le prix, dont
celui-là ne sent que trop le poids.
Nous eussions pu enregistrer plus d'une captation , plus d'un dé-
tournement de mineurs faits par les fils de Saint-Ignace, dans ces der-
niers temps, et dont le ministre de la justice, M. Martin, s'occupe fort
peu, si peu que, lorsqu'on le somme, à la tribune de la Chambre des
députés, d'expliquer l'inaction de ses subordonnés en pareille circon-
stance et devant des plaintes formelles et appuyées , le ministre ,
M. Martin, se contente de sourire en regardant les Centres, qui le re-
II. 52
410 HISTOIRE DES JÉSUITES.
gardent en haussant les épaules ; et ministre et ministériels montent,
là-dessus , au Capitole et y remercient les dieux. Il y a de quoi 1...
Nous croyons pourtant nous souvenir que dans son livre — un beau
livre — de Xllisloire de la Civilisalion en Europe, M. Guizot formu-
lait contre le Jésuitisme un jugement qui n'est guère en rapport avec
la conduite qu'il tient avec les Jésuites!... Oh! c'est qu'il y a une
terrible différence entre M. Guizot l'historien et M. Guizot le mi-
nistre, entre l'écrivain et le politique.
Protégés par nos gouvernants , qui leur accordent cette protection
à un titre ou à un autre, nous ne le discuterons pas ! les Jésuites ont,
plus qu'on ne pense, rétabli leurs affaires en France, et reformé leurs
noirs bataillons. Nous regrettons de ne pouvoir indiquer au moins
ici les divers moyens employés par eux : contentons-nous de dire
qu'il existe une confrérie (c'est le grand prédicateur jésuite, le Révé-
rend Père de Ravignan qui l'a fondée) qui se compose de laïques et
dont les membres se recrutent parmi des gens qui promettent une
bonne volonté à l'égard de la Compagnie de Jésus. Cette Compagnie
ou Association s'occupe de toute chose : elle donne des places à ceux
qui n'en ont pas, des femmes aux célibataires, et des femmes qui ont
une dot (nous pourrions citer des exemples, des noms ; ceux-ci étran-
gers. Anglais et Irlandais surtout) ; elle place des ouvriers sans tra-
vail aussi bien qu'elle pousse des diplomates en herbe. Rien entendu
qu'il y a là des degrés nombreux d'affiliation. On nous assure que
cette Association compte au moins quinze mille membres dans Paris
seulement ; et que son impulsion supérieure lui vient toute des Jé-
suites, à l'insu même de plus d'un membre placé sur les gradins infé-
rieurs de ladite Congrégation.
On comprend que bien des gens s'y laissent affilier. On ne leur
demande rien, ou fort peu de chose, et on leur donne beaucoup ! Mais,
gare au moment où il faudra compter I Ce moment , les Jésuites sem-
blent le regarder comme peu éloigné, et nous ne demandons pas mieux
qu'il en soit ainsi : nous voudrions voir encore une fois se dresser au
soleil la bannière de Saint-Ignace — afin de la briser une bonne fois,
si complètement, qu'il n'en reste pas la plus petite guenille!... Oui,
HISTOIRE DES JÉSUITES. 411
nous aussi, nous pensons que ce moment ne tardera pas à venir ! Et
nous comptons sur l'impatience des hommes noirs, sur les fautes de
nos gouvernants, pour hâter cette heure prédestinée où justice doit
être faite, où justice sera faite !...
Et quand cette heure solennelle aura sonné, il nous restera quelque
chose à faire pour compléter notre œuvre : ce sera un épilogue ayant
pour titre LE DERNIER JUGEMENT.
FIN DU SECOND VOLUME.
TABLE DES ftlATIERES
COiNTE.NL'ES DAXS LE DEUXIÈME VOLUME.
Page.
CINQUIEME PARTIE. Les Jésuites en Europe 1
PROLOGUE. Les Assassins 3
Chapitre premier. J. Clément, Barrière , .1. Châtel et Ravaillac 9
Chapitre IL Conspiration des poudres. (Le Jésuitisme aux Iles Britanniques.). . . Ho
Chapitre III. Assassinat du prince d'Orange. (Le Jésuitisme en Hollande, etc.). 167
Chapitre IV. Les Jésuites mis sur l'échafaud. (xvii""' siècle.) 209
Chapitre V. La belle Cadière; Damiens et la-batiquernute du P. Lavalette 279
Chapitre VI. Assassinat de D. Joseph de Biagancc; mort de Clément XIV; le Jé-
suitisme proscrit par toute la terre 321
Chapitre VII. Les Pères de la Foi; les Jésuites et l'Université; Résumé généraL
(Epoque moderne.) , 3S9
s©^ge^£
PLACEMENT DES DESSINS
POUR LE DEUXIEME VOLUME.
En regard de la page.
1" La pyramide de Jean Cliàtel, en frontispice 1
2° Assassinat d'Henri III 18
3° La famille de Jean Châtel 46
4° Supplice du P. Guignard 76
5° Ravaillac assassine Henri IV 102
6» 'Complot de Williams Parry 130
7° Conspiration des poudres 154
8" Assassinat du prince d'Orange 173
9" La mort de don Sébastien , 197
10° Les Solipses 226
11° Un prospectus jésuitique 233
12° Le P. Gérard et la belle Cadière 283-288
13° Supplice de Damiens 304
14° Mort de Clément XIV 330
13° Les Pères de la Foi 369
Tv[icijjia|iliit' i-'i)iivlc\-Uu|ir<', un' boihl-Luuis iO, au Maiais.
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3 9031 01077235
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