Skip to main content

Full text of "Histoire dramatique et pittoresque des Jésuites depuis la fondation de l'ordre jusqu'à nos jours"

See other formats


^^^^. 


^ 


\o^^f 


M 


.ni 


^;a4W"/^! 


m 


]^ 


^> 


."^p 

S 


';j^"*^ 


^v:A.r 


■^■0 


'r'À^ 


i  W^' 


^ 


•^ 


'.:\f 


'^ 


aA' 


1^.^ 


'^A 


\\r^d^^ 


i'-t^t 


U 


m 


t 


f".^: 


ma 


ïnj 


J.H 


.r 


■r^. 


ic 


A 


M 


/^'A 


à 


i&. 


'^I 


"'Al 


i « /  .^ »;: 


F^w'^T^w-y^fa^ 


# 


m 


wf^ 


\n.t 


M^^ 


Irf^ 


^<^j, 


■»/^ 


HISTOIRE 


DES  JE 


IMPRIMERIE  DONUEI-DUl'RÉ, 
tue  St-I/Ooia,  46,  au  Marais. 


m 


^*»î*-§,iA^ÎS*i^;>s>?^. 


Lah  Ppodliomme,  3,  Pl.du  Doyenné. 


La  Pyramide  de  Jean  Châtel 


HISTOIRE 

DMMTIQl  ET  PITTORESQUE    ' 


PKS 


JÉSUITES, 

DEPUIS   LA  FONDATION  DE  L'ORDRE  JUn'OU'A  NOS  JOURS, 


PAR 


ADOLPHE  BOUCHER  ,2^5^ 

Illustrés  de  30  magnifiques  dessins  par  Théophile  Fragonarl 


TOME  DEUXIEME. 


PARIS. 
R,    PRÏN,   ÉDITEUR,   RUE   DU    CHAUME, 


ET  CHEZ  TOUS  LES  LIBRAIRES. 


1846 


8^9T*W  COTJ;llQK  LIBRAUT 
afl*.fii«iît  iiilii-,  MAS8. 


f 


i 


« 


* 


^ 


^^^ 


BàS^ 


CINOnÈME   PARTIE. 


LES  JÉS.[I1TES  i:\  EUROPE. 


II. 


PROLOGUE. 


Lvh  A«$»:i«.%>iiis. 


Il  fut  une  Secte,  une  Association  étrange  et  mystérieuse,  terrible, 
épouvantable  ;  campant  au  milieu  des  nations,  comme  la  borde  de  Bé- 
douins au  sein  du  grand  désert,  elle  regardait  le  monde  entier  comme 
une  vaste  proie  ;  et  le  monde  entier  tremblait  rien  qu'en  pensant  à 
elle.  De  puissants  rois,  de  redoutés  despotes,  se  faisaient  les  tributaires 
de  cette  Secte,  pour  éviter  les  coups  des  mille  poignards  dont  elle  dis- 
posait incessamment.  Car  ce  fut  surtout  par  la  terreur  qu'elle  régna. 

A  la  tête  de  l'Association,  il  y  avait  un  chef  suprême,  absolu  et 
pouvant  disposer  à  sa  guise  de  l'ûme  et  du  corps  de  ses  subordonnés, 
qui,  en  se  liant  à  l'Association,  abdifjuaient  solennellement  leur  vo- 
lonté, et  faisaient  vœu  de  n'en  avoir  plus  d'autre  que  celle  du  chef 
suprême.  Au-dessous  de  ce  dernier,  il  y  avait  des  chefs  subalternes 
dont  chacun  était  placé  à  la  tête  d'une  province. 

Les  membres  de  la  Société  se  divisaient  en  trois  classes.  La  pre- 
mière était  celle  des  Docteurs  :  c'était  parmi  ces  derniers  que  le  chef 
suprême  choisissait  les  grands  dignitaires  de  l'Association,  ainsi  que  les 
prédicants  chargés  à  la  fois  d'instruire  les  nouveauv  adeptes  et  d'en 
augmenter  le  nombre.  A  cette  première  classe  seule  étaient  révélées 
les  choses  secrètes  de  l'Association,  son  but  et  ses  moyens ,  ses  règles 


4.  HISTOIRE  DES  JÉSUITES, 

et  ses  lois.  Les  autres  membres  avaient  une  initiation  bien  moins  com- 
plète. 

Pour  celte  première  classe,  le  lomltiteur  de  la  Secte  avait  dressé  des 
Inslruclions  secrètes,  où  les  docteurs  apprenaient  : 

l"  Les  paroles,  signes  et  symboles  par  lesquels  on  devait  se  l'aire 
reconnaître  aux  initiés  ; 

^"  La  manière  de  s'insinuer  auprès  de  ceux  qu'on  voudrait  initier, 
et  de  s'emparer  de  leur  confiance; 

3°  L'art  d'embarrasser  l'esprit  du  candidat,  en  le  remplissant  de 
doutes  sur  sa  crovance; 

4"  La  formule  du  serment  par  lequel  celui  qu  on  va  initier  s'engage 
au  secret  et  à  l'obéissance  passive  envers  ses  chefs  ; 

5**  L'histoire  de  la  Société,  l'antiquité  de  sa  doctrine,  le  but  vers 
lequel  elle  doit  toujours  marcher  ; 

6"  Un  enseignement  moral  et  religieux,  des  plus  étranges,  mais 
des  plus  simples,  qui  traitait  d'allégories  les  principes  moraux  et  les 
articles  de  toute  foi. 

7"  Enfin,  la  dernière  de  ces  Inslruclions  disait  que  tous  les  mem- 
bres de  l'Association  reconnaîtraient  en  apparence  le  chef  de  la  reli- 
gion, et  qu'ils  proclameraient  hautement  leur  obéissance  à  ses  ordres, 
mais  qu'en  réalité  ils  ne  reconnaîtraient  d'autre  pouvoir  que  celui  de 
leur  propre  chef,  auquel  ils  se  dévouaient. 

La  deuxième  classe  de  l'Association  était  celle  des  Compagnons,  ou 
simples  Initiés.  C'était  le  peuple  sur  lequel  régnait  le  chef  de  la  Secte. 
La  troisième  classe  était  formée  par  les  Dévoués.  Ceux-ci  étaient  les 
instruments  aveugles  du  chef,  les  bras  dont  il  était  la  tête.  A  ceux-là 
on  n'apprenait  rien  des  choses  de  l'Association  ;  on  ne  leur  expliquait 
pas  les  ordres  qu'on  leur  donnait;  on  leur  disait  :  «Allez!»  ils  al- 
laient; «Tuez!»  ils  tuaient;  «Mourez!»  ils  mouraient.  Oh!  terrible 
était  la  puissance  qui  avait  à  ses  ordres  de  pareils  agents  ! 

Les  Dévoués  se  prenaient  fort  jeunes.  On  les  élevait  dans  de  vastes 
maisons  où  nul  ne  pénétrait  sans  la  permission  des  Docteurs  qui  en 
étaient  les  supérieurs.  Là,  ils  apprenaient  que  la  seule  religion  était 
l'obéissance  à  leur  chef  suprême  ;   (pi'en  se  dévouant  à  exécuter  tous 


HISIOIKE  l)i;S  JÉSUITIIS.  S 

désordres,  ils  jouiraient,  dans  l'autre  vie,  d'un  éternel  bonheur; 'mais 
qu'une  seule  désobéissance  les  précipiterait  pour  jamais  dans  les  abîmes 
iiilernaux.  Afin  de  graver  plus  fortement  ces  préceptes  dans  leur  es- 
jtrit,  au  moven  d'un  artifice,  on  leur  donnait  un  avant-goi!it  de  la  ré- 
compense et  de  la  punition  futures.  On  leur  faisait  entendre  les  cris 
atroces  des  damnés;  on  les  enivrait  d'un  des  Ilots  de  la  mer  des  jouis- 
sances intinies,  du  plaisir  éternel,  mer  céleste  où  les  élus  se  plongent 
sans  jamais  trouver  la  satiété  ni  la  fatigue.  Puis  on  leur  demandait  s'ils 
voulaient  éviter  le  supplice  de  ceux-là,  et  mériter  les  délices  de  ceux-ci. 
Et  on  leur  disait  ce  qu'il  y  avait  à  faire  pour  cela.  Ce  qu'ils  avaient  à 
faire  était  souvent  d'aller  poignarder  un  souverain  qui  osait  se  déclarer 
l'ennemi  de  la  terrible  Association  ! 

N'y  a-t-il  pas  d'effroyables  mais  curieux  rapprochements  à  faire 
entre  cette  Association  et  celle  qui,  quatre  siècles  plus  tard,  fut  appelée 
Compagnie  de  Jésus? 

Car  l'Association  dont  nous  venons  d'esquisser  la  physionomie 
étrange  n  eut  pas  pour  fondateur  Ignace  de  Loyola,  un  chrétien  d'Es- 
pagne, mais  bien  Hassan  ben  8abbah,  musulman  du  Khorassan,  con- 
trée de  la  Perse!  Les  sectateurs  d'Hassan  furent  nommés  Ila.schischin, 
du  Ilasckisch,  breuvage  enivrant,  sorte  d'opium  que  l'on  tire  du  chan- 
vre, et  que  l'on  faisait  boire  aux  exécuteurs  des  sentences  du  Seigneur 
des  couteaux.  Du  mot  Haschischin,  nous  avons  fait  Assassins.  Et  ce 
dernier  titre  convenait  fort  aux  enfants  du  Vieux  de  la  Monlagne, 
comme  les  Occidentaux  appelèrent  aussi  le  chef  suprême  de  la  terrible 
Association  (1).  Pendant  un  siècle  et  demi  environ,  ce  chef  fit  trem- 
bler sur  leurs  trônes  la  plupart  des  souverains  d'Asie.  Les  princes  de 
l'Occident  qui  vinrent  alors  dans  cette  partie  du  monde,  amenés  par  les 
croisades,  eurent  également  à  redouter  l'effroyable  pouvoir  du  Seigneur 
des  couteaux.  Un  seul  d'entre  eux,  un  roi  de  France,  Louis  IX,  dont 
l'Église  a  fait  un  saint,  et  que  l'histoire  a  proclamé  grand  homme, 
osa  braver  les  Assassins,  qui  admirèrent  son  courage,  et  respectèrent 
sa  personne. 

(Ij  Le  mot  arabe  Cheick  sigiiilie  littéralement  vieillard;  de  là  le  nom  de  Vieux  de 
la  Montagne,  donné  par  les  Occidentaux  au  Cheick-al-Gebel. 


6  HISTOIRE  DES  JÉSUITES. 

Pour  donner  une  idée  du  fanatique  dévouement  à  ses  volontés  que 
le  Vieux  de  la  Montagne  savait  inspirer  à  ses  sujets,  il  suffira  de  dire 
qu'ayant  désigné  à  leurs  }3oignards  un  prince  musulman,  cent  dix- 
neuf  de  ces  misérables  avaient  déjà  reçu  la  mort  sans  pouvoir  exécuter 
la  mission  sanglante,  lorsqu'un  dernier,  le  cent  vingtième,  sans  se 
laisser  intimider  par  le  sort  de  ses  complices,  vint  enfin  à  bout  de  tenir 
le  serment  fait  au  Seigneur  des  couteaux.  Afin  d'assassiner  le  mar- 
quis de  Monserrat,  qui  s'était  fait  une  principauté  en  Syrie,  les  séides 
du  Vieux  de  la  Montagne  se  firent  chrétiens,  et,  déguisés  en  moines, 
purent  a|)procher  de  ce  prince,  qu'ils  poignardèrent.  La  mort  seule 
faisait  pardonner  la  non-exécution  de  la  mission  confiée  aux  Assas- 
sins :  on  vit,  assure-t-on,  les  mères  de  quelques-uns  de  ces  derniers 
pleurer  de  honte  et  de  rage  lorsque  leurs  fils,  ayant  échoué  dans  leur 
tentative  meurtrière,  échappaient  à  la  mort  en  fuyant 

La  secte  ou  association  des  Assassins,  créée  vers  le  commencement 
du  onzième  siècle,  fut  détruite  par  les  Mongols,  en  1258.  Hassan  le 
fondateur  avait  eu  sept  successeurs. 

Et  maintenant,  si  l'on  nous  demande  à  quel  propos  nous  venons 
de  rappeler  l'existence  de  cette  elliojable  secte,  nous  répondrons  (jue 
c'est  parce  que  nous  allons  parler  d'une  secte  plus  ettiojable  encore, 
parce  qu'il  y  a  dans  les  Assassins  d'Asie  plus  d'une  chose  qui  peut 
servir  à  expliquer  les  Assassins  d'Europe  ! 

Les  TIaschischin  avaient  des  mots,  des  signes  et  des  svmboles  mvs- 
lérieux  pour  servir  de  moyens  de  reconnaissance  entre  les  initiés.  Les 
Jésuites,  assure-t-on,  ont  également  des  mots,  des  signes,  des  symboles 
pour  se  reconnaître  entre  eux.  jNous  tenons  d  une  personne  que  nous 
croyons  bien  informée,  qu'un  Jésuite  reconnaît  un  confrère  rien  qu'en 
le  regardant.  S'ils  sont  en  habits  de  prêtres,  leur  coifi'ure  les  distin- 
gue, etc. 

Les  Haschischin  étaient  divisés  en  plusieurs  classes,  à  peu  près  comme 
sont  les  Jésuites;  les  Daïs  ou  Docteurs  sont  les  Pm^^/ci-gurt^rc  vœux: 
les  llcjicks  ou  Compagnons ,  les  Jésuites  des  trois  vœux,  les  Frères 
coadjuteurs,  le  [)opulaire  de  l'association  ;  les  Fédaviés  ou  Découés 
sont  les  novices  Sthoïastiques  et  les  AffdiéSj  parfois.  Et,  remarque- 


HISTOIRE  DES  JÉSUITES.  7 

t-on  l'étrange  et  saisissante  similifndo  qui  existe  entre  les  moyens 
dont  on  se  servait  pour  agir  sur  les  futurs  exécuteurs  des  ordres  du 
Seigneur  des  couteaux,  et  ceux  mis  en  usage  à  l'égard  de  la  jeune 
milice  du  Général  de  la  Compagnie  de  Jésus? 
■  Les  uns  comme  les  autres  étaient  amenés,  par  leurs  Daïs  et  supé- 
rieurs, à  un  état  d'exaltation  qui  leur  faisait  voir  l'exécution  des 
ordres  du  chef  comme  l'unique  chemin  conduisant  au  paradis,  leur 
désobéissance  comme  la  route  certaine  de  l'enfer.  Le  Haschisch  du 
Vieux  de  la  Montagne  valait  à  peine  le  livre  des  Exercices  spirituels 
d'Ignace  de  Loyola,  etsurtoutia  terrible  Chambre  des  Méditations  (1). 

Les  insiructions  données  par  Hassan  à  ses  sectaires  n'ont-elles  pas  le 
mi^me  but  que  ce  que  nous  avons  appelé  le  code  et  la  charte  jésuiti- 
ques? Les  docteurs  Haschischin  ne  devaient-ils  pas  chercher  à  gagner 
la  confiance  des  autres  hommes  et  s'insinuer  auprès  d'eux  ;  embarrasser 
leur  esprit  en  leur  soufflant  le  doute  religieux?  Certes,  ce  que  nous 
connaissons  des  lois  jésuitiques  semble  copié  sur  cet  ancien  modèle  ! 
Et  les  casuistes  de  la  Compagnie  ne  professent-ils  pas,  comme  les  Daïs 
^athéniens,  ((  que  les  principes  de  morale  et  les  articles  de  foi  ne  sont 
que  des  allégories  !  »  Nul  n'a  su,  mieux  que  les  Révérends  Pères, 
changer  morale  et  religion  en  une  molle  et  flexible  cire  qui,  sous  leurs 
doigts  habiles,  devient  tout  ce  qu'on  veut !...  Chose  plus  extraordi- 
naire! comme  les  Jésuites,' — et  nous  croyons  l'avoir  prouvé — tout  en  se 
proclamant  bien  haut  et  en  se  consacrant  d'une  façon  particulière  les 
soldats  dévoués  du  pape,  n'en  ont  pas  moins  été  l'Ordre  le  plus  rebelle 
au  saint-siége,  de  même  les  Haschischin,  protestant  aussi  de  leur  atta- 
chement pour  le  kalife  des  vrais  croyants,  ne  reconnaissaient  pourtant 
en  réalité  d'autre  maître  que  le  chef  de  leur  Association.  Ce  dernier 
rapport  surtout  est  d'une  précision  vraiment  miraculeuse! 

Si  nous  connaissions  toutes  les  lois  secrètes  des  Jésuites,  nous  troti- 
verions  sans  doute  de  nouveaux  rapports  entre  eux  et  les  Assassins. 
Nous  ferons  remarquer  ici  qu'on  a  comparé  plus  d'une  fois  les  Jésuites 

(1)  Nous  prouverons  bientôt  que  c'est  surtout  au  sein  di'S  terreurs  de  la  Chambre  des 
Méditations  que  Jean  Chàiel  se  sentit  gagner  par  la  folie  furieuse  qui  le  poussa  peu 
après  vers  le  crime. 


8  lllSlori'iE   DF.S  .IKS[  ITKS. 

.iiiK  francs-maçons.  Ainsi,  au  (lix-liuitième  siècle,  dans  un  IImc  ayant 
pour  titre  :  Les  Jc'mi  les  chasses  delà  maçonnerie  [\),  l'auteur,  qui 
se  donnt'  le  titre  d'Orient  de  Londres,  prétend  prouver  «  la  mêmelé 
des  quatre  vœu\  des  Jésuites  et  de  la  maçonnerie  de  saint  Jean.»  Aous 
examinerons  peut-rtre  plus  tard  ce  qu'il  y  a  de  vrai  dans  cette  mêmelé 
(pii  ne  ferait  certes  pas  l'éloge  des  francs-maçons. 

(  )n  a  dit  des  Ilascliischin  : 

«  Leur  doctrine,  qui  conservait  l'apparence  delà  religion  et  de  la 
morale,  en  détruisant  en  réalité,  mais  sournoisement,  souterrainemenl, 
la  morale  et  la  religion,  dut  avoir  une  grande  attraction  sur  le  commun 
des  hommes  dont  l'àme  est  nativement  portée  vers  une  crovance  reli- 
gieuse, tandis  ([ue  leur  nature  v  répugne  et  s'en  éloigne,  en  raison 
des  obstacles  ou  des  châtiments  qu'elle  offre  à  leurs  penchants.  Mais 
la  doctrine  prechée  par  le  Vieux  de  la  Montagne  et  par  ses  Dais 
conciliait  enfin  le  sentiment  religieux  avec  les  aj)pétits  humains.  Elle 
lui  fit  donc  sur-le-champ  de  nombreux  et  dévoués  partisans,  qui  durent 
obéir  avec  joie  à  chacune  de  ses  plus  absurdes  prescriptions  et  de  ses 
plus  odieuses  volontés  ;  car  celles-là  ne  gênaient  pas  les  penchants  des 
sectaires,  et  celles-ci  étaient  regardées  comme  remplaçant  tous  les 
devoirs  religieux.  » 

Ce  qu'on  a  dit  des  disciples  d'Hassan  ,  fils  de  Sabbah,  ne  pourrait- 
on  pas  le  dire  des  enfants  de  Loyola?  Et  .nous  allons  montrer  que 
parmi  les  Révérends  Pères,  il  y  a  eu  aussi  des  Dévoués ,  qui  méritent 
aussi  justement  que  quelque  Fédarié  (\\\e  ce  soit  le  titre  d' Assassin  l 

(I)  Par  V.  lloiiiipville,  1788,  in-S». 


CHAPITRE  PREMIER. 


Jacque»  Clément,   Barrière,  Jean  ChÂtel  et  Ravaillae. 

De  bonne  heure,  les  Jésuites  essayèrent  de  s'établir  en  France.  Mais, 
dès  leurs  premiers  pas  sur  cette  noble  terre,  ils  se  virent  l'objet  d'une 
répulsion  dont  ils  n'ont  jamais  triomphé.  Sitôt  après  que  Loyola 
eut  fait  reconnaître  par  le  saint-siége  l'existence  de  sa  Compagnie,  il 
renvoya  à  Paris  quelques-uns  de  ses  disciples  qui  avaient  pour  mission 
de  préparer  à  leur  Ordre  un  établissement  solide  en  France.  Néan- 
moins, pendant  quelques  années ,  les  Révérends  Pères  vécurent  fort 
ignorés  malgré  leurs  efforts,  et  obtinrent  si  peu  de  succès  que  leur 
(iénéral  dut  alors  leur  envover  de  Home  l'argent  nécessaire  à  leur  sub- 
sistance quotidienne. 

Mais  ils  parvinrent  à  se  faire  un  protecteur  et  un  ami  de  Guillaume 
Du  Prat,  évêque  de  Clermont,  fils  du  feu  Chancelier.  Ce  prélat  les 
autorisa  à  fonder  dans  son  diocèse  les  collèges  de  Hillom  et  de  Mau- 
riac, pour  la  création  desquels  il  leur  légua  quarante  mille  écus.  Sans 
doute  le  confesseur  Jésuite  de  l'évêque  de  Clermont  prouva  à  son  pé- 
nitent qu'il  ne  pouvait  faire  un  meilleur  usage  des  sommes  immenses 
que  son  père,  le  Chancelier  Du  Prat,  avait  extorquées  à  la  gent  taillable 
et  corvéable  de  la  France.  Le  même  prélat  donna  aussi  aux  Jésuites  un 


II. 


10  HISTOIRE  DES  JÉSUITES, 

hôtel  qu'il  possédait  dans  la  rue  Saint-Jacques,  à  Paris,  et  qui,  en  son 
honneur,  l'ut  appelé  collège  de  Clermont  :  c'est  le  collège  Louis-le- 
Grand  de  nos  jours.  En  même  temps,  et  par  l'influence  de  leur  pro- 
tecteur puissant,  ils  avaient  obtenu  de  l'abbé  de  Saint-Germain-des- 
Prés  une  chapelle  pour  y  célébrer  les  offices.  Jusqu'alors  ils  avaient 
dit  la  messe  ordinairement  dans  l'église  de  Notre-Dame  des  Champs , 
cette  ancienne  retraite  de  leur  fondateur. 

L'évêque  de  Clermont  mort,  un  autre  protecteur  s'offrit  aux  Jé- 
suites. Ce  fut  le  cardinal  de  Lorraine.  Ce  prélat  de  la  fière  et  puissante 
maison  de  Guise  a  été  soupçonné  de  vouloir  se  faire  nommer  patriarche 
de  la  France.  Ce  fut  peut-être  par  suite  d'un  traité  d'alliance  entre  le 
cardinal  et  les  bons  Pères  que  le  premier  travailla  activement  à  établir 
les  seconds  en  France.  En  1550,  il  leur  obtint  de  Henri  II  des  lettres- 
patentes  qui  leur  permettaient  de  s'établir  dans  ce  royaume.  Lorsque 
les  lettres  royales  furent  présentées  au  Parlement ,  celui-ci ,  qui  n'était 
rien  moins  que  bien  disposé  en  faveur  du  nouvel  Ordre  religieux,  or- 
donna qu'elles  fussent  présentées  à  l'évoque  de  Paris,  Jean  du  lîellay, 
et  à  la  Sorbonne,  qui  se  prononcèrent  nettement  contre  l'admission  des 
Jésuites. 

Ce  ne  fut  qu'en  Lj69,  et  sous  le  règne  éphémère  de  François  II, 
que  les  Révérends  Pères  obtinrent  que  le  Parlement  consacrât  leur  éta- 
blissement en  France  en  vérifiant  et  enregistrant  de  nouvelles  lettres- 
patentes  que  leur  avait  fait  obtenir  le  cardinal  de  Lorraine  alors  tout- 
puissant.  Lorsque  nous  aurons  à  décrire  la  lutte  des  Jésuites  contre 
l'Université  de  Paris,  ce  que  nous  voulons  faire  dans  un  article  spécial, 
nous  dirons  à  quelles  conditions  ils  y  furent  reçus. 

Jusqu'alors  les  Jésuites  avaient  professé  en  cachette,  à  huis  clos, 
dans  leur  collège  de  Clermont ,  tout  en  ayant  soin  d'y  avoir  des  pro- 
fesseurs célèbres,  dont  beaucoup  de  gens  désiraient  écouter  ou  suivre 
les  leçons.  Munis  de  leurs  lettres-patentes  enregistrées,  ils  crurent  pou- 
voir sortir  enfin  du  silence  et  de  l'obscurité  qui  leur  pesaient  :  l'ouverture 
des  cours  de  leur  collège  se  fit  donc  avec  éclat.  Mais  aussitôt  l'Uni- 
versité prétend  qu'ils  n'ont  pas  le  droit  d'enseigner;  et  l'on  voit  s'en- 
gager im  procès  qui  à  cette  heure  encore  n'est  pas  jugé. 


HISTOIRE  DES  JÉSUITES.  11 

Charles  IX  régnait  alors.  Les  J»'>siiilcs  ont  le  talent  de  j)ersuacler  à 
ce  prince  que  l'Université  n'est  leur  ennemie  que  parce  qu'elle  devine 
en  eux  les  défenseurs  et  les  vengeurs  du  catholicisme  menacé! 
Charles  ÏX  était  alors  à  Toulouse,  où  il  s'était  rendu  pour  apaiser 
des  troubles,  et  où  il  s'occupait  d'imposer  à  ses  deux  frères  de  nou- 
veaux prénoms  :  il  força  en  eifet  le  duc  d'Anjou  à  s'appeler  Henri  au 
lieu  d'Alexandre,  et  le  duc  d'Alençon  François  au  lieu  d'Hercule. 
Et  tandis  que  ce  misérable  prince  s'ellorce  ainsi  de  rogner  les  ailes  à 
l'ambition  de  ses  frères,  jusques  dans  leur  nom,  il  laisse  sa  mère,  la 
hideuse  Catherine  de  Médicis,  préparer  l'efTroyable  nuit  de  la  Saint- 
Barthélémy,  et  les  Jésuites  prendre  pied  sur  le  sol  de  la  France. 

Les  Jésuites  n'étaient  pas  encore  assez  bien  établis,  assez  en  vue, 
assez  inûuents,  pour  qu'ils  aient  eu  un  rôle  important  à  jouer  dans  le 
drame  sanglant  de  la  Saint-Barthélémy.  On  peut  croire  cependant  que 
Catherine  de  Médicis  ne  se  montra  favorable  à  la  Compagnie,  et,  mal- 
gré des  conclusions  contraires  de  l'avocat  du  roi ,  n'obtint  pour  eux  du 
Parlement  un  arrêt  qui  ne  préjugeait  rien  et  qu'elle  fit  suivre  d'un 
ordre  royal  permettant  aux  Révérends  Pères  d'enseigner  par  provision, 
on  doit  croire,  disons-nous,  que  l'infernale  Florentine  ne  se  montra  si 
bien  disposée  envers  les  Fils  de  saint  Ignace  que  parce  qu'elle  se  crut 
certaine  de  trouver  en  eux  des  limiers  capables  de  lui  rabattre  le  gibier 
humain  qu'elle  se  préparait  à  courir.  Les  Jésuites  ne  professaient-ils 
pas  déjà  ((  qu'un  hérétique  ne  devait  attendre  aucune  grâce  d'un  catho- 
lique, l'hérétique  fùt-il  le  père,  le  catholique  fût-il  le  fils?...  »  Oh!  les 
noirs  enfants  de  Loyola  étaient  dignes  d'être  les  conseillers  de  Cathe- 
rine de  Médicis,  comme  celle-ci  était  bien  digne  de  s'inspirer  de  pareils 
conseillers!... 

Les  Calvinistes,  décidant  la  question,  ont  accusé  les  Jésuites  d'avoir 
contribué  aux  massacres  de  la  hideuse  nuit.  Suivant  Mezeray,  ce  fut 
pour  en  tirer  vengeance  qu'un  certain  Jean  de  Sare,  qui  courait  les 
mers  comme  amiral  au  service  des  princes,  chefs  du  parti  huguenot, 
s' étant  emparé  d'un  galion  portugais  qu'une  tempête  avait  écarté  de  la 
tlotte  des  Indes,  et  ayant  trouvé  quarante  Jésuites  sur  le  navire,  les  fit 
jeter  à  la  mer,  en  disant  «  qu'il  avait  pour  coutume,  un  jour  d'orage, 


12  HISTOIRE  DES  JÉSUITES. 

d'alk'ser  son  bord  de  tout  ce  qui  était  inutile  ou  nuisible  (1)1...  » 
Mais,  nous  le  répétons,  la  bannière  de  saint  Ignace  apparaît  à  peine 
au  sein  des  orages  de  celle  éj)oque  sinistre.  Ce  n'est  qu'au  temps  de 
la  Ligue  qu'on  la  voit  se  lever  peu  à  peu  et  finir  par  dominer  les  ban- 
nières rivales.  Alors  Paris,  Lyon,  Bordeaux,  Rouen,  Marseille,  et 
nombre  d'autres  villes  moins  importantes  laissent  les  Jésuites  s'établir 
dans  leurs  murs.  Alors  ils  sont  déjà  si  nombreux,  si  riebes,  si  puis- 
sants sur  la  terre  de  France  ;  leurs  collèges,  résidences,  séminaires, 
Maisons  de  toutes  sortes,  y  sont  en  si  grand  nombre,  que  le  chef  de  la 
Compagnie  juge  à  propos  de  diviser  ce  pays  en  plusieurs  provinces  jé- 
suitiques. 

Charles  JX  était  mort,  étouffé  par  les  vapeurs  du  sang  qu'il  avait 
fait  ou  laissé  couler  à  flots  ;  on  sait  qu'il  s'éteignit  en  suant  son  propre 
sang  par  tous  les  pores.  Le  trône  de  France  est  échu  à  Henri  IH,  le 
fils  de  prédilection  de  Catherine  de  Médicis.  Celle-ci,  pour  régner  en- 
core sous  le  nom  du  nouveau  roi,  a  résolu  de  rendre  si  lourd  le  scep- 
tre tombé  à  sa  main  débile,  qu'il  priera  lui-même  sa  mère  de  l'en 
débarrasser.  Afin  de  garder  en  main  le  gouvernail ,  elle  excite  et  dé- 
chaîne tous  les  orages  contre  la  nef  royale,  qui  semble,  à  chaque  in- 
stant, sur  le  point  de  sombrer.  Cependant,  le  faible  monarque,  fer- 
mant les  yeux  pour  ne  point  voir  la  foudre ,  se  bouchant  les  oreilles 
pour  ne  point  entendre  ses  éclats  de  plus  en  plus  retentissants,  s'endort 
bercé  par  l'indolence  et  les  voluptés  qu'interrompent  parfois  les  actes 
d'un  repentir  bizarre,  ces  capuctnades  qui  nous  semblent  si  étranges 
au  milieu  d'une  telle  époque  et  qui  pourtant  y  furent  si  communes  (2). 

{i)  Histoire  de  France,  \>ar  Mezeray,  loiiie  m,  (^dit.  in-fol.  Nous  profiterons  de  cette 
noie  pour  donner  a  nos  lecteurs  une  double  elymologie  du  mot  Huguenot  qui  revien- 
dra plus  d'une  fois  dans  ce  chapitre,  tille  que  nous  la  trouvons  dans  De  Thou: 

Les  protestants  de  France  prétendaient  qu'ils  s'appelaient  Huguenots  parce  qu'ils 
défendaient  le  trône  cl  les  descendants  de  Hugues  Capet  contre  Rome  et  les  Guises.  Les 
catholiques,  eux,  faisaient  venir  ce  nom  de  Hugon,  lutin,  revenant,  loup-garou,  fort 
connu  à  Tours,  cl  qui  galopait  la  nuit  autour  des  murs  de  cette  ville  en  faisant  toutes 
sortes  de  méchancetés. 

(.2)  On  sait  qu'Henri  lli  aimait  à  représenter,  en  public,  avec  ses  mignons,  le  mys- 
tère de  la  passion.  Plusieurs  seigneurs  de  haute  illustration  eurent  la  même  manie. 
iJQsi,  en  1588,  Henri  de  Joyeuse  se  rendit  de  Paris  ù  Chartres  à  la  tète  d'une  confrérie 


HISTOIRE  DES  .H^ISUITES.  13 

De  telles  circonstances  devaient  favoriser  les  projets  des  Jésuites.  Ils 
embrassèrent  le  parti  de  la  Ligue  aussitôt  qu'ils  la  virent  redoutable. 
Le  pape,  qui  avait  dabord  hésité  à  se  prononcer  pour  elle  el  lui  avait 
même  refusé  un  bref,  en  disant  «  qu'il  ne  voyait  pas  assez  clair  dans 
cette  affaire,  »  avait  fini  par  lui  donner  tout  l'appui  désirable.  On  sait 
que  la  Ligue  fut  dans  l'origine  une  sorte  d'union  des  catholiques  faite 
à  rencontre  des  huguenols.  Les  Guise,  s'en  étant  faits  nommer  les 
chefs ,  se  servirent  bientôt  de  cette  arme  pour  lutter  contre  le  roi ,  soit 
qu'ils  voulussent  le  détrôner  complètement  au  profit  du  chef  des  princes 
lorrains,  soit  qu'ils  prétendissent  seulement  augmenter  la  richesse  et  la 
puissance  de  leur  maison.   Bientôt   une   lutte   ouverte   éclata  entre 
Henri  111  et  la  Ligue.   Les  Jésuites  de   France  prirent  hautement 
parti  pour  celle-ci;  un  d'eux,  le  Père  Matthieu,  fut  même  nommé 
le  Courrier  de  la  Ligue.   C'était  ce  Révérend  qui  était  chargé  de  la 
correspondance  entre  les  Guises  et  le  saint-père  :  il  ne  faisait  qu'aller  et 
venir  de  Paris  à  Rome.  D'autres  Jésuites  ne  montrèrent  pas  moins 
d'ardeur.  Ceux  de  Bordeaux  essayèrent  de  faire  révolter  cette  ville 
contre  le  pouvoir  du  roi  ;  mais  le  maréchal  de  Matignon,  gouverneur 
de  la  Guyenne,  déjoua  le  complot,   qui  n'aboutit  qu'à  faire  pendre 
quelques  pauvres  diables  qui  avouèrent,  avant  de  mourir,  qu'ils  avaient 

de  pénitents  qu'avait  instituée  le  roi  lui-même,  et  dont  faisaient  partie  un  président  et 
plusieurs  conseillers  du  parlement,  des  chanoines,  des  prélats,  des  capitaines,  des 
magistrats  municipaux.  «  A  la  tête  de  la  procession,  dit  De  Thou,  paraissait  un  homme  à 
grande  barbe,  sale  et  crasseux,  couvert  d'un  ciiice  et  portant,  par  dessus,  un  large  bau- 
drier d'où  pendait  un  sabre  recourbé,  qui ,  d'une  vieille  trompette  rouillce,  tirait  par 
intervalles  quelques  sons  aigres...  Après  lui  marchaient  ûèrement,  avec  des  yeux  et  un 
air  à  faire  peur,  trois  autres  hommes  aussi  malpropres  que  le  premier,  ayant  chacun  en 
tête  une  marmite  en  guise  de  casque,  et  portant  sur  leur  cilice  une  cotte  de  mailles  et 
des  gantelets,  armés,  outre  cela,  d'épieux  et  de  hallebardes...  Ces  trois  rodomonts  trai- 
naient  après  eux  Joyeuse  représentant  le  Christ ,  portant  une  couronne  d'épines  sur 
une  perruque  d'oii  semblaient  découler  sur  son  visage  des  gouttes  de  sang,  et  traînant 
une  croix  en  carton  sous  le  poids  de  laquelle  il  se  laissait  tomber  de  temps  à  autre  en 
gémissant.  A  ses  côtés,  deux  jeunes  garçons  représentaient  la  Vierge  et  la  Madelaine, 
tout  en  pleurs.  Quatre  estaflers  suivaient,  tenant  le  bout  des  cordes  dont  était  lié  Joyeuse, 
et  frappant  celui-ci  avec  un  bruit  terrible  avec  de  longs  fouets,  etc.,  etc.  » 

On  se  rappelle  aussi  les  processions  grotesques  que  firent  les  moines  pour  exciter 
Paris  contre  Henri  de  Navarre  et  les  Huguenots.  Nous  verrons  bientôt  que  les  Jésuites 
se  sont  également  servis  de  ces  ridicules  momeries,  de  ces  farces  scandaleuses. 


14  HISTOIRE  DES  JÉSUITES, 

été  excités  par  les  Jésuites,  et  qu'ils  devaient  s'emparer  d'abord  du 
gouverneur  et  le  poignarder  pour  intimider  la  garnison.  Le  maréchal 
de  Matignon ,  pour  ne  pas  déshonorer  le  clergé,  ou  probablement  pour 
ne  pas  augmenter  sa  haine  contre  le  roi,  se  contenta  de  chasser  de 
Bordeaux  les  Jésuites,  qui  se  retirèrent  à  Périgueux  et  à  Agen.  A 
Toulouse,  en  1589,  les  Jésuites  excitèrent  une  révolte  bien  plus  terri- 
ble contre  l'autorité  royale  (1).  Ce  fut  dans  cette  révolte  que  périt  le 
premier  président  Duranti,  magistrat  intègre  et  vénérable.  S'étant 
opposé  constamment  aux  projets  des  conjurés,  il  fut  par  eux  arrêté  et 
jeté  dans  une  prison.  Bientôt  la  populace  assemblée  le  demande  à 
grands  cris  pour  le  tuer.  «  Voilà  l'homme  !  »  dit  un  émissaire  des  Jé- 
suites, en  parodiant  les  paroles  dont  se  servit  Pilate  pour  livrer 
l'homme-Dieu  à  la  rage  des  Juifs.  Cependant,  à  la  vue  du  premier 
président,  les  révoltés  s'arrêtent,  hésitent.  Duranti,  d'un  air  calme, 
leur  demande  «s'il  est  devant  ses  juges  et  quel  crime  il  a  commis.» 
Personne  n'ose  répondre.  Mais,  en  ce  moment,  un  furieux  décharge 
à  bout  portant  un  pistolet  dans  la  poitrine  du  premier  président,  qui 
reçoit  à  l'instant  mille  coups,  l^a  populace,  retrouvant  ses  sanglants 
appétits,  se  jette  sur  le  cadavre,  le  traîne  par  les  rues,  le  déchire  en 
lambeaux.  Jean-Etienne  Duranti,  premier  président  du  parlement  de 
Toulouse,  avait  introduit  les  capucins  dans  la  ville  ;  il  les  logea  même 
et  les  nourrit  jusqu'à  ce  qu'on  leur  eut  bâti  un  couvent.  Cependant 
son  cadavre  défiguré  fut  privé ,  pendant  trois  ans,  des  honneurs  de  la 
sépulture  chrétienne  et  des  prières  pour  les  morts.  Ce  furent  les  Jé- 
suites qui  poussèrent  la  populace  contre  lui  ;  et  c'était  lui  pourtant  qui 
avait  attiré  les  Jésuites  à  Toulouse  ! 

Nous  pourrions  donner  encore  d'autres  preuves  du  zèle  que  la  Com- 
pagnie de  Jésus  déploya  pour  la  sainte  Ligue  ;  entre  autres  la  conduite 
qu'elle  tint  à  l'égard  du  Père  Edme  Auger,  confesseur  de  Henri  III. 
Ce  Jésuite,  chose  rare  dans  son  Ordre,  croyait  sa  conscience  engagée 

(1)  L'historien  De  Thou  dit  formellement,  du  moins  dans  son  manuscrit  qui  existe  à 
laBibiioliièquelloyale,  que  ce  furent  les  Jésuites  qui  excitèrent  la  révolte  de  Toulouse. 
Dans  l'ouvrage  imprimé  de  cet  historien,  les  Jésuites  ne  sont  désignés  que  par  le  titre 
de  nouveaux  docteurs. 


HISTOIRE  DES  JÉSUITES.  15 

à  rester  fidèle  au  royal  pénitent,  dont  il  n'avait  qu'à  se  louer  cl  qui 
d'ailleurs  était  son  souverain.  11  essaya  môme  de  rappeler  à  la  fidélité 
envers  leur  roi  des  Français  égarés  par  de  mauvais  conseillers,  ou  pous- 
sés par  l'ambition.  On  comprend  que  cela  criait  vengeance.  Les  supé- 
rieurs du  Père  Auger  l'éloignèrent  de  la  cour,  et  il  reçut  l'ordre  daller 
rendre  compte  de  sa  conduite  au  Général  de  sa  Compagnie.  Comme  il 
se  rendait  à  Home ,  il  l'ut  arrêté  en  chemin ,  relégué  à  Venise ,  puis 
bientôt  à  Milan.  Mais  les  fatigues  et  le  chagrin  empêchèrent  le  vieillard 
presque  octogénaire  de  se  rendre  au  dernier  lieu  d'e\il.  11  mourut  à 
Cannes.  L'historien  Jésuite,  le  Père  Joseph  Jouvenci,  n'a  pu  nier  ce 
l'ait,  qui  doit  éclairer  suffisamment  la  conduite  que  tinrent  les  Jésuites 
en  I^>ance,  sous  Henri  111. 

Cependant  le  désordre  était  à  son  comble  dans  ce  royaume. 
Henri  Ifl,  effrayé  de  la  puissance  de  la  Ligue  et  des  projets  de  son 
chel,  le  duc  de  Guise,  avait  fait  assassiner  celui-ci  à  Blois.  Ce  meurtre 
ne  fit  qu'accélérer  la  chute  du  trône  sur  la  pente  fatale  où  les  événe- 
ments l'entraînaient.  Henri  111,  efi'rayé,  résolut  de  recourir  aux  hu- 
guenots et  au  roi  de  Navarre ,  leur  chef,  pour  lutter  contre  la  Ligue 
et  les  Espagnols.  La  réconciliation  eut  lieu;  et  Henri  111,  voulant  se 
rouvrir  les  portes  de  Paris  depuis  longtemps  fermées  pour  lui,  était  à 
oaint-Cloud,  où  les  deux  armées  se  préparaient  à  marcher  sur  la  ca- 
pitale, lorsqu'un  moine  jacobin  assassina  le  roi.  On  sait  que  nous  vou- 
lons })arler  de  Jacques  Clément. 

Jacques  Clément  était  né  au  village  de  Sorbonne,  près  de  Sens,  de 
parents  fort  pauvres.  11  fut  élevé  par  charité  au  couvent  des  Domini- 
cains de  cette  dernière  ville.  Suivant  De  Thou  et  Mezeray,  c'était  une 
nature  mauvaise  et  déréglée,  portée  à  la  paresse  et  au  vice.  D'autres 
historiens  nous  le  représentent  comme  un  sombre  énergumène  que  son 
ascétisme  poussait  aux  derniers  degrés  de  l'exaltation  religieuse.  Quoi 
qu'il  en  soit,  Jacques  Clément  forma  le  projet  de  tuer  Henri  111,  que 
les  prédicateurs  en  général,  mais  surtout  ceux  de  la  Société  de  Jésus  (1), 
désignaient  hautement  aux  coups  des  bons  catholiques,  en  annonçant 

(i)  De  Tliou,  Histoire  Universelle,  etc. 


16  HISTOIRE  OKS  JÉSUllES. 

(juc  l'Eglise  saiittitiail  le  meurtre  du Néron-Sardanapale,  el  que  Dieu 
en  récompenserait  l'auteur.  On  assure,  De  Thou  entre  autres,  que 
Jacques  Clément ,  à  l'instant  où  il  conçut  l'idée  d'être  le  Machabée 
qui  devait  immoler  l'impie  Antiochus,  comme  disaient  les  prédicateurs 
de  la  Ligue,  s'adressa  au  Père  Bourgoing,  prieur  de  son  Ordre,  dont 
il  était  regardé  comme  le  plus  savant,  pour  savoir  «  s'il  pouvait  en 
sûreté  de  conscience  tuer  Henri  de  Valois.  »  A  cette  question,  le 
prieur  des  Dominicains  répondit  en  riant  «  que  lorsqu'on  était  capable 
de  former  de  si  hautes  entreprises,  on  ne  prenait  conseil  que  de  soi- 
même  !  )i  Cependant,  Clément  ayant  insisté  à  plusieurs  reprises,  son 
supérieur  finit  par  lui  donner  cette  réponse  digne  de  remarque  :  «  Si 
celui  qui  veut  tuer  Henri  de  Valois  n'est  porté  à  celte  action  ni  par  un 
sentiment  de  haine,  ni  par  un  motif  de  vengeance,  mais  seulement  par 
un  pur  amour  de  Dieu,  par  un  vrai  zèle  pour  le  bien  de  la  religion 
et  de  1  Etat,  il  peut  l'exécuter  sans  péché  :  celle  action  même  peut  être 
irès-mériloire  devant  Dieu  ;  et  son  auteur,  s'il  meurt  en  l'exécutant, 

j)eul  compter  d'aller  droit  au  ciel! » 

Aussitôt  après  avoir  reçu  cette  réponse,  qu'on  ne  sait  vraiment 
comment  qualifier,  Jacques  Clément  se  disposa  à  exécuter  cette  action 
si  méritoire.  Pour  avoir  accès  auprès  du  roi,  il  se  fit  présenter  au 
premier  président  de  Harlay  et  au  comte  de  Brienne,  partisans  de 
Henri  Hl ,  auxquels  il  sut  persuader  que  ce  serait  rendre  un  grand 
service  à  leur  maître  que  de  lui  donner  les  moyens  de  parvenir  à  Saint- 
(iloud  et  jirès  du  monarque.  Le  comte  de  Brienne ,  trompé  comme 
le  premier  président  par  les  mensonges  adroitement  formulés  du 
moine  jacobin,  lui  donna  un  passe-port ,  grâce  auquel  Jacques  Clé- 
ment, sortant  aussitôt  de  Paris,  essaya  de  franchir  les  lignes  de  l'armée 
royale.  On  était  au  51  juillet  de  l'année  1589.  Arrêté  par  une  pa- 
I rouille,  il  fut  mis  en  liberté  par  Jacques  de  la  Guesle,  procureur- 
général,  qui  revenait  de  Paris,  et  qui,  voyant  le  passe-port  que  le 
moine  avait  obtenu  du  comte  de  Brienne,  dont  l'eflel  fut  sans  doute 
adroitement  augmenté  par  les  paroles  du  moine,  emmena  Jacques 
Clément  dans  la  maison  qu'il  habitait  à  Saint-Cloud ,  où  il  le  fit  sou- 
per et  coucher.  Le  lendemain,  1"  août,  sur  les  sept  heures,  de  la 


nisroinî-:  oks  .itsiriKs.  IT 

Gueslo  coiuluisit  le  moine  chez  le  roi.  Henri  lii ,  malgré  l'Iieuie  ma- 
tinale, aceortla  snr-le-cham|)  une  audience  réelamée  par  un  moine; 
on  sait  quelle  vénération  Henri  de  Valois  eut  toujours  pour  la  robe 
monacale  :  il  en  fut  bien  payé,  comme  ou  va  le  voir  !... 

Le  roi  était  assis  dans  un  Itiuteuil  et  s'entretenait  avec  deux  de  ses 
officiers,  Montpesat  de  Lognac  et  Jean  de  Levis ,  baron  de  Mirepoix, 
lorsque  le  procureur-général  de  la  (iuesle  introduisit  Jacques  Clément, 
qui  eut  l'audacieux  sang-froid  de  bénir,  sur  sa  demande,  la  victime 
sur  la  poitrine  de  laquelle  son  regard  choisissait  déjà  la  place  où  son 
bras  allait  frapper. 

—  Mon  père,  dit  Henri  IH  à  Jacques  Clément,  vous  venez,  dites- 
vous,  pour  me  donner  un  a\is  de  grande  importance? 

—  Oui,  sire,  répondit  le  moine  d'une  voix  ferme.  Cette  lettre  d'un 
de  vos  fidèles  serviteurs  doit  vous  prouver  quelle  confiance  vous  pouvez 
accorder  à  ma  parole. 

—  C'est  vraiment  une  lettre  de  notre  cher  et  fidèle  serviteur  le 
comte  de  Brienne.  Est-ce  lui  qui  vous  en^oie  vers  nous? 

—  Non,  majesté;  c'est  la  volonté  du  ciel! 

Henri  se  signa  :  (c  Eh  bien  !  continua-t-il,  vénérable  messager, 
dites-moi  ce  que  vous  avez  à  me  dire,  n 

Jacques  Clément  croisa  les  bras  comme  en  signe  qu'il  allait  obéir 
à  l'ordre  de  son  souverain;  mais,  en  réalité,  ce  mouvement  avait  pour 
but  d'assurer  le  moine  que  le  couteau  qu'il  avait  placé  tout  ouvert  dans 
la  manche  gauche  de  sa  robe  était  toujours  à  sa  place.  En  même  temps, 
il  désigna  de  l'œil  à  Henri  HI  le  procureur-général  et  les  deux  officiers, 
comme  pour  faire  entendre  que  ce  qu'il  avait  à  dire  ne  devait  être  en- 
tendu que  du  roi.  Ce  dernier  fit  un  signe  à  ses  trois  fidèles  serviteurs. 
Montpesat  et  Levis  se  retirèrent  jusqu'au  fond  de  la  pièce  ;  de  la 
Guesle,  après  avoir  reculé  de  deux  pas,  resta  appuyé  à  une  petite 
table  placée  derrière  le  fauteuil  du  roi.  Jacques  Clément  était  demeuré 
impassible. 

—  xVpprochez-vous,  mon  père,  dit  alors  Henri,  tout  en  jetant  un 
nouveau  coup  d'œil  sur  la  lettre  d'introduction  du  moine  ;  vous  pouvez 
parler  :  je  vous  éroute. 


it. 


18  HISTOIRE  DES  JÉSLUTES. 

Jacques  Clément  s'aj)[jrocha  lentement,  fixant  sur  sa  victime  le  re- 
fïard  terriblo  et  fascinateur  avec  lequel  on  dit  que  quelques  reptiles 
enveloppent  leur  proie  comme  d'un  invisible  réseau  ;  sa  main  droite, 
par  un  geste  ordinaire,  se  cachait  dans  la  large  manche  gauche  de  sa 
robe.  La  figure  du  moine  était  cadavéreuse.  Tout  à  coup  comme  une 
llaque  de  sang  s'étendit  sur  sa  pâleur  livide  ;  ses  narines  se  dilatèrent 
comme  celles  du  tigre  qui  voit  sa  proie  à  portée.  «  Eh  bien?  »  demanda  le 
roi  sans  relever  les  yeux.  Le  moine  s'inclina  comme  pour  obéir  :  puis, 
par  un  mouvement  rapide ,  sa  main  droite  tenant  le  couteau  qu'elle 
avait  saisi  en  frappa  fortement  le  roi  au  bas-ventre.  Henri  poussa  un 
cri,  porta  la  main  à  l'endroit  où  il  s'était  senti  atteint,  rencontra  le 
manche  du  couteau ,  et,  arrachant  l'arme  de  la  blessure,  en  frappa  le 
meurtrier  au-dessus  de  l'œil  gauche.  En  ce  moment  de  la  Guesle,  s'é- 
lançant  au  cri  du  roi,  faisait  reculer  le  misérable  moine  en  le  frappant 
dans  la  poitrine  du  pommeau  de  son  épée.  Le  baron  de  Mirepoix  et  le 
seigneur  de  Lognac,  voyant  le  roi  chanceler  et  tomber  en  criant  qu'il 
était  mort,  tirèrent  leurs  épées,  et,  se  précipitant  sur  le  dominicain, 
lui  passèrent  leurs  deux  épées  à  la  fois  dans  la  poitrine.  Jacques  Clé- 
ment n'essaya  ni  de  fuir,  ni  de  se  défendre.  Après  avoir  frappé  le  roi, 
il  s'était  froidement  croisé  les  bras  sur  la  poitrine.  Renversé  par  de  la 
Guesle,  percé  de  coups  par  Montpesat  et  Levis,  il  ne  jeta  pas  un  cri, 
et  continua  de  tenir  arrêtée  sur  sa  victime  la  flamme  infernale  de  son 
regard  qui  s'éteignit  tout  à  coup  sous  un  flot  de  sang.  Jacques  Clément 
était  mort.  Ce  fut  à  son  cadavre  qu'on  demanda  compte  du  crime  :  on 
lui  fit  son  procès,  on  le  condamna  ;  on  le  tira  à  quatre  chevaux  ;  on  le 
brûla  et  on  en  jeta  la  cendre  à  la  Seine.  Mais  le  roi  mourait  dans  la 
nuit  même  qui  suivit  l'assassinat  (1). 

Nous  devons  dire  maintenant  sur  qui  doit  peser  la  responsabilité  de 
ce  crime. 

On  a  accusé  les  Jésuites  d'avoir  excité  Jacques  Clément  à  commettre 
son  crime.  Les  écrivains  de  la  Compagnie,  répondant  à  l'accusation, 
ont  fait  remarquer  que  le  coupable  était  un  moine  jacobin  et  non  pas 

(1)  Voyez  T)e  Tliou,  livre  XCVI  de  son  Histoire  universefle. 


litr.  VrO'iri-;ni:i'      j,l''     ."  'J'Oyemie. 


Assassinat  de  Henri   [IL 


HISTOIRE  DES  JÉSUITES.  19 

un  Jésuite  ;  et  c'est  une  réponse  assez  plausible.  D'un  autre  côté, 
Mézeray,  De  Tliou  et  la  plupart  des  historiens  désintéressés  dans  la 
question  ont  cru  devoir  généraliser  l'accusation  et  l'étendre  sur  tout 
le  clergé  de  l'époque.  11  est  constant  que  les  moines  et  les  prêtres 
avaient,  par  leurs  prédications  séditieuses,  par  leurs  écrits  incendiaires, 
depuis  longtemps  forgé  et  aiguisé  le  couteau  qui  frappa  Henri  III. 
L  attentat  de  Jacques  (élément  fut  publiquement  et  solennellement 
glorifié,  exalté  dans  les  églises.  Le  pape  Sixte-Quint  lui-même  ne 
rougit  pas  d'en  faire  l'éloge.  Le  successeur  de  saint  Pierre,  oubliant 
les  préceptes  du  divin  Rédempteur  dont  il  se  proclame  le  vicaire  et  le 
représentant,  ne  craignit  pas  de  faire  l'éloge  de  l'assassin,  qu'il  compara 
à  Judith,  à  Éléazar.  Kncouragé  par  l'exemple  odieux  du  chef  de 
l'Église,  le  clergé  français  séculier  et  régulier  fit  de  Clément  un  saint 
et  un  martyr  qui  eut  ses  statues,  ses  chapelles ,  ses  prières  et  ses  dévots. 

L'ambition  des  Guise  a  aussi  été  chargée  du  crime  commis  par  la 
main  de  Jacques  Clément. 

La  duchesse  de  Montpensier,  pour  décider  le  féroce  Jacobin,  lui  au- 
rait, assurent  quelques  écrivains,  promis  la  richesse  et  les  honneurs  ; 
on  a  été  jusqu'à  dire  que  cette  princesse  de  la  maison  de  Lorraine, 
croyant  deviner  dans  la  figure  de  Jacques  Clément  un  dernier  moyen 
de  le  pousser  au  crime,  n'avait  pas  craint  de  se  prostituer  à  lui!.., 

11  parait  constant,  du  moins,  qu'avant  de  se  diriger  sur  Saint-Cloud 
pour  exécuter  son  sinistre  projet.  Clément  eu  une  entrevue  avec  le  duc 
de  Mayenne,  alors  devenu  chef  de  la  Ligue.  S'ouvrit-il  à  lui  sur  le 
crime  qu'il  allait  commettre,  c'est  ce  ({u'on  ne  peut  affirmer  ;  seule- 
ment, il  est  à  remarquer  que,  la  veille  de  l'assassinat  d'Henri  Ml,  le 
duc  fit  arrêter  et  conduire  en  prison  une  centaine  des  principaux  bour- 
geois de  Paris,  regardés  comme  partisans  du  roi.  On  a  cru  que  ceux- 
ci  devaient  serNir  d'otages  dans  le  cas  où  Jacques  Clément  serait  ar- 
rêté sans  avoir  pu  s'acquitter  de  sa  sanglante  mission. 

De  son  côté,  le  duc  de  Mayenne  (Ij,  dans  les  lettres  qu'il  se  hâta 
d'expédier  de  tous  cotés  après  la  mort  d'Henri  111,  essaya  de  laisser 

{))  Mémoires  de  JVevers,  tome  H. 


20  HISTOIRE  DES  JÉSUITES, 

peser  loiite  la  responsabilité  du  crime  sur  son  auteur  et  sur  les  confrè- 
res de  son  auteur.  11  parla  du  conseil  que  Clément  avait  demandé  au 
prieur  de  son  couvent  et  de  la  manière  dont  ce  conseil  lui  avait  été 
donné.  11  fit  constater  que  l'assassin  avait  depuis  si  longtemps  conçu 
l'idée  de  son  crime  et  s'en  cachait  si  peu,  qu'à  force  de  l'entendre  parler 
des  coups  d'épée  et  de  poignard  dont  il  menaçait  le  roi,  les  confrères 
du  Jacobin  avaient  fini  par  l'appeler  «  capitaine  Clément.  » 

Après  avoir  déi)attu  et  pesé  ces  diverses^opinions,  après  nous  être 
insj)iré  des  écrits  du  temps  et  des  pièces  du  procès,  nous  pensons, 
comme  De  Thou,  que  les  Jésuites  n'eurent  (ju'une  part  de  complicité 
dans  l'attentat  de  Jacques  (élément.  Ce  ne  fut  pas  un  membre  de  leur 
Ordre  qui  porta  le  coup  :  ceci  est  vrai  ;  mais  leurs  menées,  leurs  con- 
seils, leurs  intrigues,  ne  laissèrent  pas  (juc  d'avoir  un  certain  degré 
d'action  sur  le  meurtrier.  Pendant  tout  le  temps  de  la  Ligue,  les  Révé- 
rends Pères  se  distinguèrent  par  un  zèle  ardent,  mis  au  service  des 
Guise  ou  du  roi  d'Espagne.  Outre  le  Père  Matthieu,  ce  courrier  de  la 
Ligue,  ils  eurent  encore  le  Père  Pigena,  qu'on  en  avait  surnommé  le 
TrojnpeUe  ;  le  Père  Saumier,  qui  en  était  le  directeur  ;  le  Père  Com- 
molet,  qui  s'en  nommait  le  premier  prédicateur  !..  En  diverses  villes 
du  royaume,  ils  poussèrent  à  la  révolte  contre  l'autorité  d'Henri  111  ; 
ils  sollicitèrent  vivement  le  pape  de  déclarer  les  Français  déliés  de  leur 
fidélité  envers  ce  prince.  Ils  demandèrent  qu'il  fut  excommunié.  Or, 
d'après  les  étranges  doctrines  que  ces  nouveaux  docteurs,  comme  les 
appelle  I  édition  corrigée  de  De  Thou,  commençaient  à  répandre  en 
France,  un  roi  hérétique  ou  désobéissant  aux  ordres  du  saint  Père, 
n'était  plus  un  roi,  et  l'on  pouvait  lui  courir  sus  et  le  tuer  comme  un 
loup  et  un  chien  enragé.  L'historien  que  nous  venons  de  citer  nous 
apprend  même  que  leurs  confesseurs  agissaient  vivement  sur  l'esprit 
de  leurs  pénitents  et  se  servaient  de  l'inlluence  du  saint  ministère  pour 
leur  inculquer  leur  haine  contre  Henri  111  (1)  ;  ils  leur  faisaient  môme 
un  point  de  conscience  de  la  révolte! 

A  l'oulouse,  où  les  Jésuites  étaient  tout-puissants,  ils  firent  décréter 

(1)  De  Thou,  icgno  dv  Henri  IH,  livre  XCVI,  pages  311  et  3^:5  de  l'édilion  de  1734 
(traduction  française;;  voyez  aussi  les  correitions  et  additions  de  la  tin  du  tome  X» 


HISTOIRE   DES  JESLITES.  21 

par  le  parlcineiil  des  prières  piil)liiiues,  réjouissances  et  processions  à 
l'occasion  de  la  mort  d'Henri  ill. 

On  a  vu  comment  ils  firent  égorf^er  le  jiremier  président  Duranli, 
(|ui  était  pourtant  leur  bienfaiteur.  Henri  de  Valois  était  jmur  eux  un 
ennemi,  surtout  lorsqu'ils  le  virent  faire  alliance  avec  le  Béarnais  héré- 
tique. On  peut  donc  croire  qu'ils  furent  loin  de  s'opposer  à  l'attentat 
de  Jacques  Clément,  s'ils  en  furent  instruits,  ce  qui  est  présumable. 
Plusieurs  écrivains  Jésuites,  tout  en  défendant  leur  Compagnie  d'avoir 
conduit  le  poignard  qui  frappa  Henri  Hl,  ont  essayé  de  justifier  son 
assassin.  Leur  fameux  Père  Mariana,  entre  autres,  rappelant  le  crime 
du  Jacobin,  ([u'il  qualifie  d'ea;/)/oU  insigne  et  merveilleux,  osa  bien 
écrire  qu  il  regardait  Jacques  Clément  comme  Vhonneur  de  la  France! 
Nous  verrons  d'ailleurs  bientôt,  au  sujet  d'un  autre  exploit  insigne 
et  merveilleux,  dû  en  entier  cette  fois  à  la  noire  Compagnie  et  exécuté 
par  un  de  ses  enfants,  que  les  Jésuites  ne  regrettèrent  qu'une  chose 
en  vovant  couler  le  sang  du  roi  Henri  Hl,  c'est  que  le  même  coup 
n'eût  pas  tari  tout  le  sang  royal  de  France.  Et  cette  preuve  qui  doit 
paraître  décisive,  à  laquelle  les  Révérends  Pères  ne  peuvent  opposer 
aucune  réfutation  solide,  c'est  un  Jésuite  qui  nous  la  fournira! 

De  ce  que  nous  venons  de  rapporter,  on  peut  conclure  : 

Que  si  c'est  la  main  d  un  moine  Jacobin  qui  a  frappé  Heini  de  \i\- 
lois,  les  Jésuites  du  moins  firent  tout  ce  qui  était  en  leur  pouvoir  pour 
amener  ce  crime. 

Et  que  si  le  froc  des  moines  de  Saint-Dominique,  à  la  sinistre  ap- 
pellation, reste  en  définitive  teint  du  Ilot  de  sang  versé  par  Jacques 
Clément,  —  ce  glorieux  jeune  homme  !  —  la  robe  noire  des  Jésuites 
doit  bien,  pour  sa  part,  en  garder  quelques  éclaboussures  ! 

Henri  Hl  fut  un  triste  roi,  un  mauvais  prince,  comme  toute  la 
portée  de  la  louve  (lorentine.  Il  prit  une  part  odieuse  aux  massacres 
de  la  Saint-Barthélemv.  On  connaît  sa  vie  de  débauches,  interrom- 
pues  soudain  par  des  pénitences  burlesques.  Mais  il  professa  toujours 
un  grand  respect  pour  la  religion  chrétienne  et  le  dogme  catliolique, 
jusque-là  que,  sur  son  lit  de  mort,  il  déclarait  se  soumettre  humble- 
ment aux  >olontés  du  pape,  de  sa  sainteté  Sixte-Quint,  qui  1  avait  ana- 


2?  HISTOIRE  DES  JÉSUITES. 

thématisécl  qui  allait  faire  l'éloge  de  son  meurtrier.  Mais  enfin,  mais 
surtout,  ce  n'étaient  pas  des  mains  consacrées  au  service  de  Dieu  qui 
devaient  le  frapper,  s'il  devait  être  frappé! 

Telle  est,  sur  l'assassinat  de  ce  prince  et  sur  la  part  qui  doit  en  être 
attribuée  aux  enfants  de  Loyola,  notre  opinion  sincère  et  appuyée  sur 
de  consciencieuses  recherches  historiques. 

Les  Jésuites  |)rofitèrent  des  troubles  affreux  qui  déchirèrent  alors  la 
France  pour  s'introduire  et  s'établir  sur  toute  la  surface  de  ce  royaume 
agité  par  mille  ffictions  ;  comme  la  tempête  qui  abat  les  murs  d'un 
édifice  fournit  ainsi  un  passage  aux  loups  et  aux  reptiles.  Du  vivant 
d'Henri  IJI,  ils  avaient  semblé  faire  cause  commune  avec  les  princes 
Lorrains;  mais,  après  l'assassinat  de  ce  prince,  ils  séparèrent  à  peu  près 
leur  cause  de  (^ellc  du  duc  de  Mayenne  et  de  la  portion  de  Ligueurs 
qui  reconnaissait  ce  dernier  pour  chef.  A  la  mort  du  dernier  roi  de  la 
race  des  \alois,  la  couronne  de  France  revenait  de  droit  au  roi  de  Na- 
varre, qui  s'appela  dès  lors  Henri  IV.  Les  Ligueurs  prétendaient  que 
ce  prince,  qui  avait  renoncé  à  la  foi  catholique,  après  l'avoir  embrassée 
pour  échapper  aux  massacres  de  la  Saint-l>arthélemy,  avait  par  ce  seul 
fait  perdu  ses  droits  au  trône.  Un  hérétique  et  un  relaps  ne  pouvait, 
disaient-ils,  [)orter  le  titre  de  majesté  très-chrétienne  et  de  fils  aîné  de 
l'Eglise.  En  outre,  ils  opposaient  aux  droits  du  roi  de  jXavarre,  les 
foudres  |)onlificales  lancées  sur  le  chrétien,  les  arrêts  de  la  Sorbonne  et 
des  parlements  qui  fra|)paient  le  prétendant.  D'accord  pour  exclure  du 
trône  de  l^'rance  le  roi  de  JNavarre,  les  Ligueurs  ne  l'étaient  plus  du 
tout  lorstpi'il  s  agissait  de  nommer  quelqu'un  pour  lui  succéder.  Le 
duc  de  Majenne  et  sa  puissante  famille  avaient  bonne  envie  de  rem- 
placer la  maison  éteinte  des  Valois  par  celle  de  Lorraine,  lîon  nombre 
de  seigneurs  français  se  ralliaient  à  ce  j)arti,  espérant  que  dans  le  man- 
teau royal,  trop  grand  pour  un  prince  lorrain,  ils  pourraient  se  tailler 
de  petites  souverainetés.  Ce  j)arli  était  donc  surtout  celui  de  la  no- 
blesse. La  bourgeoisie,  surtout  celle  de  Paris,  habituée  depuis  long- 
temj)s  à  une  importance  réelle,  à  une  puissance  capable  de  lutter  con- 
tre celle  du  roi  lui-même,  penchait,  en  général,  vers  une  république  à 
la  l'orme  oligarchique,  qui  lui  semblait  devoir  ct)nserver  entre  ses  mains 


HISTOIRE  DES  .TÉSIJITES,  23 

ce  pouvoir  à  l'exercice  duquel  elle  s'accrochait  de  toutes  ses  forces. 
Vu  troisième  parti  était  celui  du  roi  d'Espagne,  qui  prétendait  faire 
valoir  à  la  couronne  de  France  des  droits  plus  que  douteux  ;  mais  qui 
n'en  était  pas  moins  chef  d'un  parti  puissant,  j^race  à  l'arjient  qu'il 
semait  ahondamuKMit,  semence  toujours  d'un   grand  efïet   et  qui  lui 
faisait  récolter  peu  à  i)eu  des  partisans  dans  les  deux  autres  partis  dont 
les  chefs  étaient  obligés  de  le  ménager.  La  faction  des  Seize  (1),  quidiri- 
geait  le  parti  pojndaire  j)arisien,  avait  même  fini  par  se  dévouer  à  peu 
près  entièrement  au  roi  d'Espagne,  (^e  fut  à  ce  dernier  parti  que  s'atta- 
chèrent les  Jésuites.  Quoique  paraissant  agir  de  concert  avec  les  princes 
lorrains,  ils  ne  travaillèrent  en  réalité  que  pour  le  roi  d'Espagne,  leur 
protecteur,  dont  ils  payèrent  le  bon  vouloir  en  lui  facilitant  la  conquête 
du  Portugal,  et  en  essayant  de  lui  livrer  la  France.  Au  nom  du  roi, 
son    maître,    l'ambassadeur  d'Henri  IV  auprès  des  princes  allemands 
accusa   nettement   les  Révérends  Pères   d'intriguer  de   toutes   leurs 
forces  pour  les  Espagnols  qui  en  avaient  fait  leurs  émissaires  (2).   11 
paraît  en  effet  constant  que  les  Jésuites  se  consacrèrent  aux  intérêts  de 
Philippe  II,  soit  par  reconnaissance,  soit  par  calcul.  11  est  évident  que 
le  roi  d'Espagne,  devenant  roi  de  France,  eût  laissé  les  bons  Pères 
prendre  leur  part,  une  belle  part,  à  cette  splendide  curée.  Nous  allons 
les  voir  tout  à  l'heure  donner  une  preuve  et  des  plus  fortes  de  leur  dé- 
vouement au  roi  d'Espagne,  c'est-à-dire  à  leur  propre  cause,  et  de 
leur  haine  contre  l'heureux  Béarnais  qui  dérangea  tous  leurs  plans. 
En  attendant,  on  les  vit  prendre  part  à  tous  les  mouvements  qui  écla- 
tèrent alors  en  cent  endroits. 

Ici,  il  nous  semble  utile  de  faire  remarquer  que  les  Jésuites  en  se 
rangeant  du  côté  des  Espagnols  semblent  s'être  assez  peu  souciés  de 
savoir  s'ils  faisaient,  par  là,  quelque  chose  de  désagréable  pour  le  pape, 
que  les  Espagnols,  en  effet,  ménagèrent  fort  peu.  Sixte-Quint  s'était 

(1)  On  l'appelait  ainsi  parce  que  seize  de  ses  membres  commandaient  les  seize  quar- 
tiers de  Paris, 

(2)  A'oyez  l'histoire  de  J.  A.  De  Thou,  livre  Cl.  L'ambassadeur  était  le  vicomte  de 
Turenne  ;  et  c'est  dans  un  discours  adressé  à  l'électeur  de  Saxe  qu'il  formule  contre  la 
Compagnie  de  Jésus  l'accusation  recueillie  par  De  Thou  et  par  beaucoup  d'autres  his- 
toriens. 


24  HISTOFKK  DKS  JÉSUITES, 

montré  bien  disposé  pour  les  princes  lorrains  ;  Philippe  11  eut  quel- 
quefois à  se  plaindre  du  peu  d'égards  que  ce  pontife  faisait  de  ses  re- 
présentations à  ce  sujet.  Des  quadruples  d'Espagne  payèrent  donc  bon 
nombre  de  libelles  diffamatoires  qui  furent  lancés  contre  Sixte-Quint 
pendant  sa  vie  et  même  après  sa  mort.  Dans  son  manuscrit,  De  Thou 
affirme  avoir  eu  entre  les  mains  un  de  ces  libelles,  dans  lequel,  à  la 
suite  d'autres  accusations  injurieuses,  on  disait  que  ce  pape  était  un 
misérable  sorcier.  On  fournissait  la  preuve  de  celte  étrange  accusation 
en  ajoutant  que  Si\te-(J>uint,  en  échange  de  son  àme  et  de  son  corps 
vendus  au  diable,  avait  obtenu  de  celui-ci  six  années  de  pontificat.  Ce- 
pendant il  mourut  au  bout  de  la  cinquième.  Et,  comme  à  l'instant  de 
sa  mort  il  vit  Satan  arriver  pour  emporter  sa  proie,  il  s'emj)orta  fort 
contre  sa  mauvaise  foi  et  lui  démontra  que  le  terme  dont  ils  étaient 
convenus  n'était  })as  échu.  A  ceci,  continuait  le  libelle,  l'esprit  malin, 
qui  prouva  cette  fois  son  droit  à  ce  titre,  objecta  gravement  au  malheu- 
reux pape,  «que  ce  n'était  passa  faute,  à  lui,  Satan,  s'il  ne  laissait  pas 
jouir  le  successeur  de  saint  Pierre  de  la  sixième  année,  mais  que  cette 
année,  Sixte-Quint  lui-même  avait  jugé  à  propos  d'en  disposer  au 
profit  d'une  vengeance. 

—  Comment  cela?  demandait  le  moribond  fort  surpris. 

—  Par  mes  cornes  et  mon  pied  fourchu,  rien  de  plus  simple,  Saint- 
Père  !  Ne  vous  souvient-il  plus  qu'au  commencement  de  votre  ponti- 
ficat vous  fîtes  condamner  à  mort  un  jeune  seigneur  d'une  famille  [)a- 
tricienne  de  Rome,  dont  vous  aviez  à  vous  plaindre? 

—  Si  fait.  Eh  bien,  Satan? 

—  Eh  bien,  Saint-Père,  comme  le  condamné  vous  observait  «que 
la  condamnation  ne  pouvait  l'atteindre,  attendu  que  les  lois  défen- 
daient d'appliquer  la  peine  de  mort  à  moins  d'un  certain  âge,  et  que 
cet  Age,  il  s'en  fallait  d'un  an  qu'il  l'eût  atteint,»  vous  vous  écriâtes 
—  fort  spirituellement,  foi  de  Satan  1  —  que  vous  lui  donniez  une 
des  années  de  votre  vie  pour  compléter  le  nombre  des  siennes  voulu 
par  les  lois...  Et  le  jeune  homme  fut  pendu.  —  Venez  lui  demander 
si  tout  ce  que  je  viens  de  vous  dire  n'est  pas  exact?.. .  » 

Là-dessus,  le  diable  emportait  le  pape,  en  riant  de  telle  sorte  qu'il  fit 


IliSTOIKI':  DKS  JKSIUTES.  25 

chanceler,  comme  un  roseau  sous  un  coup  de  l'aile  puissante  de  l'a- 
quilon, un  obélisque  que  8i\le-Quinl  avait  fait  élever  par  h'ontana. 

Nous  n'avons  rapporté  cette  anecdote  que  pour  montrer  qu'en  se 
rangeant  en  France  du  côté  des  Espagnols  les  enfants  de  Loyola  sem- 
blaient donner  un  démenti  au  dévouement  d'apparat  dont  ils  se  pré- 
tendaient animés  pour  le  chef  de  l'Eglise  catholique. 

Henri  IV,  cependant,  soutenu  parles  Huguenots  et  parla  |)lusgrande 
partie  des  seigneurs,  officiers  et  magistrats  catholiques  restés  fidèles 
au  malheureux  Henri  de  Valois,  voulut  j»ro(iter  de  la  confusion  qui 
régnait  parmi  ses  ennemis,  dont  les  ambitions  étaient  alors  aux  prises, 
entre  elles,  au  pied  du  trône  vide.  Pour  n'être  pas  accablées  par  leur 
actif  antagoniste,  les  diverses  fractions  de  la  Ligue  se  rapprochèrent,  et, 
comme  aucune  d'elles  ne  se  croyait  prête  à  lever  le  masque  et  à  dévoiler 
ses  ambitieuses  visées,  elles  convinrent  de  se  donner  un  drapeau  qui  les 
rallierait  pour  le  moment,  et  qu'elles  pourraient  jeter  de  côté  lorsque 
l'heure  serait  venue  de  procéder  à  un  partage  où  chacune  d'elles  es- 
pérait bien  n'accorder  aux  autres  que  les  miettes  du  magnifique  festin 
de  la  royauté  française.  La  Ligue  reconnut  donc  solennellement,  pour 
roi  de  France  et  légitime  successeur  d'Henri  HT,  un  pauvre  vieillard 
sans  énergie  et  sans  valeur,  le  cardinal  de  Bourbon,  alors  prisonnier. 
Le  parlement  de  Paris,  par  un  arrêt  solennel  du  21  novembre  1589, 
adjugea  la  couronne  de  France  à  ce  mannequin  de  roi,  qui  fut  pro- 
clamé sous  le  nom  de  Charles  X.  Le  cardinal  (iaëtano,  légat  du  pape 
en  France,  et  qui  avait  reçu,  à  cette  occasion,  du  souverain  j)ontife 
permission  de  bâtir  et  iV abattre,  de  planter  et  d'arracher,  consacra 
la  prétendue  royauté  du  cardinal  de  Bourbon,  en  apparence;  en  réa- 
lité il  ne  voulait  que  consacrer  l'omnipotence  papale  et  son  droit  à 
disposer  des  couronnes.  On  trouve,  dans  De  Thou,  une  particularité 
([ui  mérite  d'être  signalée  à  ce  sujet.  Au  parlement,  le  légat  voulut 
prendre  place  sous  le  dais  réservé  au  roi  et  où  personne  n'était  assis, 
le  pauvre  Charles  X  étant  toujours  prisonnier  d'Henri  IV.  Il  fallut 
que  le  président  Brisson  prît  l'Éminence  italienne  par  le  bras  pour 
l'empêcher  de  s'asseoir  sous  le  dais  royal. 

Le  roi  d  Espagne  reconnut  également  la  rovauté  risible  du  cardinal 


26  HISTOIRE  DES  JÉSUITES. 

de  Bourbon  dans  un  manifeste  où  il  engageait  les  seigneurs  catholi- 
ques à  délivrer  d'abord  la  terre  de  France  des  hérétiques,  afin  de  pou- 
voir ensuite  aller  chasser  les  infidèles  de  la  Terre-Sainte.  Nous  ne 
savons  si  c'était  sérieusement  que  Philippe  II  faisait  cette  dernière 
proposition  à  la  noblesse  française  ;  mais  certainement  il  eût  été  mis 
grandement  à  l'aise  s'il  l'avait  vue  acceptée. 

Henri  IV  répondit  à  tout  cela  par  une  série  de  conquêtes  que  ter- 
mina triomphalement  la  bataille  d'Ivry,  où  le  duc  de  Mayenne  fut 
battu  à  plates  coutures.  Bientôt  même  Paris  voit  le  Béarnais  triom- 
phant arriver  devant  ses  murs.  Le  duc  de  Parme,  général  de  Phi- 
lippe il,  fit  lever  le  siège.  Le  cardinal  Gaëtano,  afin  d'arrêter  les  pro- 
grès d'Henri  IV,  avait  essayé,  par  le  conseil  des  Jésuites,  de  détacher 
de  son  parti  les  principaux  seigneurs  catholiques  qui  s'étaient  déclarés 
pour   lui  après  la  mort  d'Henri  de  Valois.  Le  prince  de  l'Église  eut 
même  une  entrevue  avec  le  maréchal  de  Biron  ,  au  château  de  Noisy, 
appartenant  au  duc  de  Retz.  Le  maréchal  n'ayant  pas  répondu  au\ 
avances  du  rusé  prélat  italien,  celui-ci  essaya  de  se  rabattre  sur  des 
officiers  de  moindre  importance  dans  l'armée  royale.  On  raconte  que 
ceci  donna  lieu  à  une  scène  assez  plaisante.  Le  cardinal  Gaëtano  fit 
force  caresses  à  un  brave  ca])itaine  nommé  Givry  ;  il  loua  son  mérite; 
vanta  ses  hauts  faits ,  en  regrettant  qu'il  les  mît  au  service  d'une  mau- 
vaise cause.  Givry  répondit  humblement  qu'il  ne  voyait,  pour  le  mo- 
ment, aucun  remède  à  cela.  —  Du  moins,  insista  le  cardinal,  si  vous 
ne  vous  amendez  pas  comme  soldat,  vous  pouvez  vous  amender  comme 
chrétien!   Et  il  Itii  fit  entendre  que,  s'il  implorait  son  pardon,  à  ce 
point  de  vue,  lui,  légat  du  pajje,  ne  demandait  pas  mieux  que  de  le 
lui  accorder.  Alors  Givry,  toujours  avec  un  air  de  grande  componc- 
tion, se  jette  aux  genoux  du  cardinal,  et  demande  pardon  au  repré- 
sentant du  Saint-Père  pour  tout  ce  qu'il  a  tait  contre  la  volonté  de  ce 
dernier.    «  Et  même,  ajoute  le   capitaine  royaliste,  afin  de  profiter 
de  l'occasion,  votre  Eminence  fera  bien  de  m'accorder  tout  d'un  coup 
1  absolution  pour  l'avenir  comme  pour  le  passé,  car  je  suis  résolu  à 
faire  ce  que  j'ai  fait,  et  cent  fois  pire  encore  1  »   La  déconvenue  du 
légat  fit  beaucoup  rire  à  ses  dépens. 


FIISTOIRE  DES  JÉSUITES.  27 

On  sait  rommont  iroiiri  IV,  afin  d'ôter  tout  prétexte  à  la  Ligue,  et 
jugeant  que  Paris  valait  bien  une  messe,  abjura  solennellement  la  re- 
ligion |)rotestantc  à  Saint-Denis,  en  l'année  1593,  et  redevint  enfantde 
l'Église  romaine.  Les  seigneurs  catholiques  commencèrent  dès  lors  à  se 
déclarer  pour  lui,  moins  peut-être  à  cause  de  l'abjuration  du  roi  qu'en 
raison  de  la  fortune  qui  suivait  constamment  ses  drapeaux,  et,  surtout, 
des  bonnes  compositions  qu'ils  en  obtenaient.  La  discorde  régnait  entre 
les  Seize,  dévoués  au  roi  d'Espagne,  et  le  duc  de  Mayenne,  qui  en  fit 
même  pendre  un  certain  nombre.  Les  partis  se  fatiguaient;  les  haines 
sailaiblissaient;  les  ambitions,  repues  ou  sûres  de  l'être,  s'endor- 
maient ;  le  peuple,  toujours  écrasé  au  milieu  de  ces  débats,  appelait  de 
ses  vœux  leur  terme,  quel  que  fût  le  moyen  qui  servît  à  l'amener.  Des 
conférences  s'étaient  même  établies  à  Pontoise  et  en  d'autres  endroits 
ensuite  pour  la  paix  générale.  La  faction  espagnole  vit  que  c'en  était 
fait  d'elle  si  quelque  événement  fortuit  ne  venait  à  son  aide.  Les  Jé- 
suites se  chargèrent  de  faire  naître  et  d'amener  cet  événement.  On  de- 
vine que  nous  voulons  parler  de  Barrière,  et  du  premier  de  ces  assas- 
sins qui  se  ruèrent  sur  Henri  IV,  les  uns  après  les  autres,  poussés 
par  une  influence  occulte  et  vraiment  effroyable. 

Dans  les  premiers  jours  de  l'été  de  1593,  un  homme  de  vingt-neuf 
à  trente  ans,  qu'à  son  justaucorps  de  buffle  usé  on  pouvait  prendre  pour 
un  ancien  soldat,  entra  dans  une  église  de  Lyon,  ville  où  commandaient 
les  ligueurs.  Un  Capucin  qui  jouissait  alors  d'une  assez  grande  réputa- 
tion de  prédicateur  allait  prononcer  un  sermon.  Le  Capucin  monta  en 
chaire.  Sa  prédication  tout  entière  ne  fut  qu'un  long  plaidoyer  pour  le 
pape  et  la  Ligue,  contre  Henri  de  ?vavarre  et  les  huguenots.  Un  obser- 
vateur attentif  eût  pu  apercevoir  parmi  les  auditeurs  du  Capucin  un 
homme  qui  semblait  suivre  avec  une  contention  d'esprit  singulière 
l'argumentation  factieuse  et  les  sophismes  meurtriers  du  pieux  éner- 
guniène.  Cet  homme  était  celui  que  nous  venons  de  voir  entrer  dans 
l'église,  vêtu  d'un  vieux  justaucorps  de  buffle.  Parfois,  lorsque  l'élo- 
quence du  Capucin  tournait  à  la  fureur,  on  eût  pu  voir  dans  les  yeux 
de  cet  homme  passer  comme  une  flamme  sanglante.  A  un  certain 
moment,  le  prédicateur  ayant   fait  un  appel  (faux  véritables  enfants 


<\-^*        -c      II.»**' 


^"«a»^ 


»«' 


■itVi^ 


28  HlSr()IIU<:  DKS  .IKSLITKS. 

de  l'Églisf  catholique  qui  devaient  accourir  autour  de  leur  mère  me- 
nacée, »  l'homme  au  justaucorps  de  buffle  se  leva  tout  droit  ;  et, 
comme  il  était  peu  éloigné  de  la  chaire,  un  coup  d'oeil  fut  échangé 
entre  le  prédicateur  et  celui  de  ses  auditeurs  que  le  sermon  semblait 
tellement  impres^ionner  (1). 

Lorsque  le  sermon  fut  iini,  cet  homme  s'ajtprocha  d'un  prêtre  qui 
paraissait  occuper  une  des  premières  places  dans  le  clergé  lyonnais, 
et  lui  demanda  de  vouloir  bien  l'entendre  en  confession.  L'ecclésiasti- 
que, qui  était  un  grand-vicaire  de  larchevèque,  pâlit  en  regardant  celui 
qui  lui  faisait  cette  demande,  et,  s'excusant  sur  des  devoirs  impérieux, 
se  liata  de  s'esquiver.  L'homme  au  justaucorps  de  buffle  le  suivit  d'un 
regard  plein  d  une  amère  ironie.  Puis,  voyant  alors  passer  un  moine 
Dominicain,  devant  lequel  la  foule  s'écartait  avec  respect,  il  renouvela 
auprès  de  lui  la  demande  qu'il  venait  d'adresser  au  grand-vicaire. 

—  Mon  fds,  dit  le  moine,  je  ne  puis  en  ce  moment  vous  accorder 
votre  demande.  Ne  pouvez-vous  attendre  à  demain? 

—  Demain,  mon  Père,  répliqua  d'une  vois  creuse  l'homme  au 
justaucorj)S  de  buffle,  qui  sait  où  je  serai  demain  ?  Demain  il  ne  sera 
plus  temps! 

Il  y  avait  dans  ces  mots  une  intention  si  profonde,  une  énergie  si 
désespérée,  que  le  Dominicain,  après  avoir  considéré  cet  homme  quel- 
ques instants  en  silence,  répondit  c  qu'il  lui  fallait  absolument  retour- 
ner à  sa  demeure,  où  il  avait  donné  un  rendez-vous  qu'il  n'était  pas 
possible  de  remettre;  mais  qu'il  pouvait,  chez  lui  aussi  bien  qu'à  l'é- 
glise, aider,  avec  la  grâce  de  Dieu,  à  décharger  de  son  fardeau  une 
âme  qui  paraissait  si  impatiente  d'en  alléger  le  poids.  «  Suivez-moi 
donc,  mon  fils!  »  ajouta  le  moine,  qui  se  dirigea  sur-le-champ  vers  sa 
demeure,  suivi  de  l'homme  au  justaucorps  de  buffle. 

Que  se  passa-t-il  entre  eux?  Quelque  chose  de  bien  terrible  assuré- 

(1)  Nous  croyons  de\oir  avertir  ici  le  lecteur  que  tous  les  détails  que  nous  donnons 
sont  conformes  aux  aveux  de  Barrière  et  aux  pièces  de  son  procès  ;  la  forme  nous  appar- 
tient plus  ou  moins,  le  fond  appartient  à  l'histoire.  Nous  avons  toujours  procédé,  nous 
procéderons  toujours  ainsi  :ïious  essayons  parfois  d'orner  la  vérité;  la  déguiser  ou  la 
voiler,  jamais.  On  peut  voir  aussi,  relativement  a  Barrière,  DeThou,  Histoire  univer- 
$«lle,  livre  CVU. 


HISTOIRE  DES  .IKSllTES.  29 

ment  ;  car  lorsque  laptMSonne  altciHliie  par  le  Dominicain  fut  arrivée, 
elle  trouva  le  moino,  pAle ,  tremblant,  et  semblable  à  un  homme  au- 
près duquel  la  foudre  vient  de  tomber.  L'homme  au  juslaucor|)s  de 
buflle  s'éloignait  en  ce  moment,  a|)rès  s'être  incliné  pour  recevoir  une 
bénédiction  que  la  main  du  moine,  paralysée  par  une  commotion  inté- 
rieure et  terrible,  ne  put  achever. 

—  A  demain  donc,  mon  Père  !  dit  cet  homme  en  sortant. 

—  Monseigneur,  fit  le  Dominicain,  en  s'adressant  à  la  personne 
qui  venait  d'entrer,  monseigneur,  avez -vous  bien  regardé  cet  homme  ? 
Pouvez-vous  me  dire  que  vous  êtes  sûr  de  le  reconnaître  si  vous  le 
revoyez  jamais? 

—  Pourquoi  me  demandez-vous  cela,  Père  Séraphin,  et  surtout  de 
ce  ton?  demanda  l'arrivant  avec  surprise. 

—  Répondez,  monseigneur,  je  vous  en  supplie  î 

—  Mordieu  !  —  pardon ,  mon  Père  !  —  mais  je  crois  que  je  puis 
jurer  de  reconnaître  votre  pénitent,  si  jamais  nous  nous  retrouvons 
face  à  face,  comme  tout  à  l'heure.  Le  drôle  a  une  figure  assez  remar- 
quable !  Quel  air  patibulaire!...  La  confession  d'un  tel  futur  gland 
de  potence  est  bien  capable  de  causer  au  confesseur  qui  la  reçoit  le 
trouble  où  vous  me  semblez  être,  mon  Père  ! 

— Écoutez  moi,  monseigneur,  continua  le  moine,  qui  était  un  Do- 
minicain de  Florence ,  nommé  le  Père  Séraphin  Barchi ,  envoyé,  di- 
sait-on, en  France  par  Ferdinand,  grand-duc  de  Toscane,  comme  son 
agent,  écoutez-moi  bien  ;  ce  que  j'ai  à  vous  dire  est  grave,  vous  allez 
bientôt  le  comprendre  !  Cet  homme  qui  vient  de  sortir  est  né  à  Or- 
léans, où  il  exerça  d'abord  la  profession  de  batelier  ;  s'étant  fait  ensuite 
soldat,  il  fut  chargé  par  le  feu  duc  de  Guise  de  délivrer  la  reine  Mar- 
guerite, femme  du  roi  de  Navarre,  à  présent  roi  de  France,  de  la  cap- 
tivité à  laquelle  la  condamnait  le  roi  son  frère.  Cet  homme,  dont  l'au- 
dace est  extrême,  réussit  dans  sa  mission,  pendant  laquelle  il  devint 
amoureux  d'une  fille  fort  belle  qui  est  au  service  de  la  reine  Margue- 
rite. Toute  passion  chez  cet  homme  doit  être  d'une  effrayante  éner- 
gie. Pour  posséder  la  femme  qu'il  aime,  il  ne  reculerait  devant  rien. 
Or,  j'ai  cru  deviner  qu'on  lui  a  fait  entrevoir  que  la  mort  d'Henri  IV, 


't^-' V-^ 

l\\<- 


Li 


30  HISTOIRE  DES  JÉSUITES. 

en  donnant  le  pouvoir  à  la  reine  Marguerite,  permettrait  à  celle-ci  de 
récompenser  dignement  l'homme  qui  l'a  délivrée.  Peut-être  me  suis- 
je  trompé  sur  le  motif  qui  pousse  cet  homme;  mais  je  ne  puis  me  mé- 
prendre sur  le  projet  qu'il  a  formé  et  qu'il  vient  de  me  révéler  après 
l'avoir  confessé  successivement  à  un  grand-vicaire  de  l'archevêque  de 
Lyon,  à  deux  prêtres  du  même  clergé,  à  un  Carme,  à  un  Capucin, 
qui,  —  cela  est  terrible  à  dire!  —  ne  me  semblent  pas  avoir  essayé 
de  détourner  cet  homme  de  la  résolution  qu'il  a  prise.  Cette  résolu- 
tion, monseigneur,  savez-vous  quelle  elle  est  pourtant?  C'est  de  tuer 
le  roi  Henri  de  Navarre,  Henri  IV  de  France!... 

—  Le  misérable!...  Et  son  nom,  mon  Père? 

—  11  s'appelle  Pierre  Barrière,  ou  La  Barre. 

—  Vous  a-t-il  dit  quand  il  avait  résolu  de  se  mettre  à  son  œuvre 
soufflée  par  l'enfer? 

—  Aujourd'hui  même,  m'a-t-il  dit,  il  part  pour  Paris,  où  quel- 
qu'un, qu'il  ne  m'a  pas  nommé,  l'a  adressé  à  des  religieux  dont  les 
conseils,  —  il  faut  le  demander  à  Dieu!  —  auront  peut-être  plus 
d'empire  sur  ce  malheureux,  que  les  timides  et  hésitantes  représenta- 
tions que  j'ai  essayé  de  lui  faire. 

—  Quels  sont  ces  religieux,  Père  Séraphin? 

—  Des  membres  de  la  Compagnie  de  Jésus,  mon  fds,  répondit  à 
cette  question  le  Père  Barchi,  qui  en  faisant  sa  réponse  regarda  fixe- 
ment son  interlocuteur. 

—  Oh!  alors,  il  n'y  a  pas  un  instant  à  perdre!  se  récria  ce  dernier, 
qui  était  un  gentilhomme  de  la  maison  de  la  reine  Louise,  veuve  du 
roi  Henri  H[,  et  fort  attaché  au  Béarnais,  quoique  catholique.  Adieu, 
mon  Père,  je  pars;  priez  Dieu  que  j'arrive  à  temps! 

Brancaleone,  tel  était  le  nom  de  ce  gentilhomme,  monta  aussitôt  à 
cheval,  courut  à  Nevers,  où  il  raconta  au  duc  de  ce  nom,  qui  avait 
abandonné  le  parti  de  la  Ligue,  tout  ce  qu'il  venait  d'apprendre,  et  le 
pria  de  lui  prêter  son  aide  pour  qu  il  put  arriver  jusqu'au  roi  menacé. 
Le  duc  s'y  prêta  de  bonne  grûce^  lui  promit  de  fournir  sa  rançon  s'il 
était  pris  par  les  ligueurs  :  on  ajoute  même  qu'il  fit  faire,  sur  les  in- 
dications de  Brancaleone,  un  portrait  de  Barrière  qu'un  homme  à  lui 


HISTOIRE  DES  JÉSUITES.  31 

parlil  pour  aller  remottro  à  Henri  IV,  avec  une  lettre  servant  d'expli- 
calion,  dans  la  crainte  que  lîrancaleone  ne  pût  arriver  jusqu'au  roi. 
Ce  gentilhomme  éprouva,  en  effet,  tant  d'obstacles  sur  sa  route,  qu'il 
se  passa  un  temps  considérable  avant  qu'il  pût  joindre  le  Béarnais. 

Cependant  Barrière,  parti  de  Lyon,  était  arrivé  à  Paris,  cheminant 
assez  vite,  quoique  à  pied,  éperonné  qu'il  était  par  son  projet  de  meur- 
tre. Il  s'en  fut  d'abord  chez  le  curé  de  l'église  de  Saint -André-des- 
Arls,  déterminé  ligueur  du  parti  des  Guise.  11  paraît  qu'en  route 
Barrière  avait  rélléchi  qu'Henri  IV  s'étant  fait  catholique,  les  foudres 
qu  il  savait  dirigées  contre  lui  par  l'Eglise  avaient  peut-être  dû  s'é- 
teindre. Christophe  Aubry,  le  curé  de  Saint-André-des-Arts,  essaya 
de  lui  prouver  que  le  Béarnais  n'était  catholique  que  de  nom.  Cepen- 
dant, les  scrupules  de  Barrière,  qui  s'élevaient  avec  d'autant  plus  de 
force  que  ce  misérable  se  voyait  plus  près  du  moment  d'agir,  ne  fu- 
rent pas  entièrement  calmés  ;  et  le  curé  Aubry  crut  devoir  mener  l'as- 
sassin à  la  Maison  des  Jésuites,  se  croyant  sûr  probablement  que,  là, 
toutes  ses  hésitations  seraient  mises  à  néant.  Le  recteur  du  collège  des 
Jésuites,  le  Père  Antoine  Varade,  réussit  en  effet  à  faire  taire  les  re- 
mords ou  les  craintes  de  Barrière  ;  ce  dernier  fut  confessé  par  un  autre 
Père  de  la  même  (Compagnie  et  communia  de  ses  mains,  qui  donnèrent 
ainsi  h  pain  de  vie  à  cet  homme  qui  formait  un  projet  de  mort. 

En  sortant  de  la  Maison  des  Jésuites,  Barrière  s'en  fut  acheter  un 
couteau  qu'il  aiguisa  longtemps  et  si  bien,  tandis  qu'il  marmottait  quel- 
ques Pater  et  Ave  qu'on  lui  avait  imposés  pour  pénitence,  qu'il  lui 
donna  un  double  tranchant  et  en  fit  ainsi  une  arme  excessivement 
meurtrière.  Puis,  le  meurtrier  s'informa  tranquillement  du  lieu  où  se 
trouvait  le  roi.  Il  apprit  qu'Henri  IV  était  alors  à  Saint-Denis.  Il  y  alla, 
et  put  même  se  trouver  sur  le  passage  du  prince  lorsqu'il  sortait  de  la 
grande  église.  Barrière  a  avoué  que,  s'étant  avancé  pour  exécuter  son 
crime  en  ce  moment,  il  fut  retenu  par  une  secrète  et  inconcevable 
émotion.  «Il  me  sembla,  disait-il,  que  j'étais  ceint  d'une  corde  qu'un 
bras  puissant  tirait  en  arrière,  quand  je  voulais  aller  en  avant!)) 
Henri  IV  quitta  Saint-Denis,  et  s'en  fut  à  Gournay,  puis  à  Crécy,  à 
Champ-sur-Marne,  à  Bric-Comte-Bobert,  et  de  ce  dernier  endroit  à 


32  HISTOIRE  DES  JÉSUITES. 

Melun.  Barrière  le  suivit  constamment,  aiguisant  toujours  son  couteau, 
se  préparant  à  s'en  servir,  et  s'accusant  de  ne  pas  l'avoir  fait  encore. 
Il  eut  en  effet,  dit-on,  dans  ce  voyage,  pour  se  jeter  sur  sa  victime 
comme  le  tigre  sur  sa  proie,  plusieurs  occasions  favorables  dont  il  ne 
profila  pas.  (Cependant,  le  roi  s'occupait  de  plans  pour  la  restauration 
du  cluUeau  de  Fontainebleau,  ne  se  doutant  pas  que  la  maison  de 
Jîourbon  menaçait  ruine  dès  l'instant  oii  elle  s  établissait  sur  le  sol 
de  France,  ou  chassait  joyeusement,  ignorant  que  la  mort  planait  sur 
sa  tête,  en  même  temps  que  son  faucon  royal  sur  le  héron. 

Profitant  de  cette  confiance,  ainsi  que  de  la  facilité  qu'on  avait 
d'approcher  du  roi.  Barrière  résolut  enfin  de  saisir  le  premier  mo- 
ment favorable  pour  le  tuer.  «  Ce  sera  pour  aujourd'hui,  »  se  dit-il,  un 
malin,  en  passant  le  doigt  sur  la  pointe  acérée  de  son  couteau;  puis,  il 
se  mit  en  marche  pour  accomplir  son  crime.  Mais  en  ce  moment, 
Brancaleone,  enfin  arrivé  à  Melun,  dénonçait  Barrière,  qui  fut  arrêté 
par  les  archers  du  grand-prévôt  de  la  maison  du  roi,  le  i26  aoiît  1593. 

L'assassin  commença  par  nier  hautement  tout  ce  dont  on  l'accu- 
sait. Mais  ayant  été  confronté  avec  Brancaleone,  ayant  reconnu  ce 
dernier  pour  l'avoir  rencontré  à  Lyon  chez  le  Père  Séraphin  Barchi, 
et  l'entendant  dévoiler  la  confession  qu'il  avait  faite  au  Dominicain, 
il  avoua  qu'il  s'était,  en  effet,  rendu  à  Lyon  pour  consulter  différents 
ecclésiastiques  sur  le  projet  qu'il  avait  alors  réellement  formé  d'as- 
sassiner le  roi,  et  qu'il  s'était  adressé  au  grand-vicaire  de  l'archevê- 
que, à  deux  simples  prêtres,  à  un  Carme  et  à  un  Capucin;  mais  que, 
sur  les  conseils  de  ceux-ci,  et  apprenant  ensuite  qu'Henri  IV  était 
revenu  à  la  religion  catholique,  il  avait  renoncé  à  son  projet.  L'accusé 
ajouta  que,  pour  expier  son  crime  d'intention,  il  avait  résolu  de  se 
faire  Capucin  ;  et  que  telle  était  la  raison  pour  laquelle  il  s'était  rendu 
à  Paris  ;  qu'ayant  été  renvoyé  alors  à  Orléans,  lieu  de  sa  naissance, 
il  avait  suivi  la  même  route  que  le  roi  parce  que  c'était  aussi  la 
sienne. 

(^omme  on  lui  demanda  alors  pourquoi,  lorsqu'on  l'avait  arrêté,  il 
portait  sur  lui  un  couteau  à  deux  tranchants  et  si  bien  acéré,  il  jura 
que  c'était  à  force  de  servir  que  ce  couteau  était  devenu  si  coupant. 


mSlOlKK  UKS  JÉSUITJIS.  33 

si  bien  aiguisé.  Mais  cotle  défense,  d'ailleuis  souv(!nt  délriiite  par  dos 
allégalioiis  contraires  el  des  demi-aveux,  fut  formellement  démentie  par 
la  déposition  de  Brancalcone  et  par  les  informations  prises  sur  la  con- 
duite de  Barrière,  depuis  son  départ  de  Lyon.  L'accusé  fut  condamné  à 
mort,  et  entendit  son  arrêt  en  vomissant  mille  imprécations  contre  tous 
les  hérétiques  et  contre  ses  juges,  qu'il  appelait  ses  bourreaux.  Le  sup- 
plice du  misérable  fut  remis  au  lendemain^  parce  qu'on  voulait  inter- 
roger le  curé  de  Brie-Comte-Kobert,  qui  avait  confessé  récemment 
Barrière  et  l'avait  fait  communier.  Ce  prêtre  refusa  de  répondre,  allé- 
guant qu'il  ne   pouvait  violer  le  secret  du  confessionnal.  Pendant  la 
nuit,  un  moine  Dominicain,  nommé  Olivier  Bcringer,  constant  et 
zélé  partisan  du  Béarnais,  fut  envoyé  dans  la  prison  du  condamné, 
s'efforça  de  lui  faire  comprendre  toute  l'énormité  de  son  crime,  et  lui 
déclara  que  s'il  ne  s'en  repentait  pas,  la  damnation  éternelle  l'attendait. 
Barrière,  dès  lors,  parut  ébranlé.  Mais,  lorsque,  d'après  sa  sentence,  il 
vit  qu'on  allait  l'appliquer  à  la  question  pour  qu'il  nommât  ses  com- 
plices, il  déclara  qu'il  était  prêt  à  tout  avouer. 

«  Je  reconnais  mon  crime,  dit-il  alors,  et  je  suis  content  à  cette 
heure  de  n'avoir  pu  l'accomplir;  j'en  maudis  la  seule  pensée,  comme 
je  maudis  ceux  qui  m'en  ont  fait  concevoir  l'idée,  ceux  qui  m'en  ont 
conseillé  et  facilité  l'exécution  ,  ceux  qui  m'y  poussaient  en  m'assurant 
que,  si  je  mourais  dans  l'entreprise,  mon  âme,  enlevée  par  les  anges, 
s'envolerait  dans  le  sein  de  Dieu,  pour  y  jouir  de  l'éternelle  béati- 
tude (1).  J)  Barrière  ajouta  que  ces  conseillers  lui  avaient  bien  recom- 
mandé, en  cas  qu'il  fût  pris  et  mis  à  la  torture,  de  ne  pas  les  nommer, 
attendu  que,  s'd  le  faisait,  il  serait  éternellement  damné. 

Il  semble  que  l'on  ait  essayé  d'étouffer  la  voix  de  ce  misérable  à 
l'instant  où  il  faisait  ces  aveux.  Sans  doute  parmi  les  juges  y  avait-il 
des  personnages  qui  craignaient  que  ces  mêmes  aveux  n'engageassent 
le  roi  dans  une  plus  large  voie  d'hostilité  contre  Rome,  qu'on  ména- 
geait alors.  Peut-être  même  quelques-uns  étaient-ils  peu  désireux  de 
sévir  contre  les  complices  de  lîarrière,  qu'ils  devinaient  fort  bien.  On 

(1)  Ce  sont  les  propres  paroles  de  Barrière,  suivant  DeThou,  dans  soa  Histoire  uni- 
verselle, livre  CVII,  page  53  du  Xli"!^  volume  de  l'édition  de  173i, 

II.  5 


3Ï  IlISTOIliE  DES  JKSLITES. 

assure  (jiic,  sur  la  rouo,  l'assassin  ayant  déclaré  que  cetix  qui  l'avaient 
excilé  à  tuer  le  roi  lui  avaient  recommandé  de  ne  pas  s'ouvrir 
de  son  dessein  aux  ducs  de  Nemours  à  Lyon,  non  j)lus  qu'au  duc 
de  Mayenne  à  Paris,  parce  que  ces  deux  princes,  craignant  le  même 
sort  et  i»lus  inquiets  de  leur  propre  conservation  que  de  la  sûreté 
publique,  le  détourneraient  de  l'exécution  (1),  le  roi  défendit  qu'on 
insénll  cette  disposition  dans  les  registres.  Quels  étaient  donc  les  atroces 
conseillers  du  crime  qui  menaçaient  aussi  bien  des  poignards  de  leurs 
affidés  les  chefs  de  la  Ligue  que  le  roi  de  France?  L'opinion  publique 
ne  s'y  trompa  point,  et  une  clameur  générale  nomma  tout  haut  les 
complices  de  Barrière.  De  Thou  assure  qu'on  ne  demanda  pas  à  Bar- 
rière le  nom  de  ses  complices;  que,  sans  doute,  pour  que  la  violence 
des  tortures  ne  les  lui  arrachât  pas,  on  lui  fit  même  grâce  de  la  ques- 
tion, on  se  hâta  de  le  mener  au  supplice,  et  que  l'assassin,  placé  sur  la 
roue  où  il  devait  mourir,  ayant  ajouté  à  ses  aveux  volontaires  qu'on 
se  défiût  de  deux  prêtres  de  Lyon,  dont  il  ignorait  le  nom,  mais  dont 
il  dépeignit  la  personne,  et  qui  avaient  été  engagés  à  commettre  son 
môme  crime,  les  juges  qui  présidaient  au  supplice  se  hâtèrent  de  faire 
tomber  la  masse  du  bourreau  sur  la  poitrine  du  patient,  qui  mourut 
au  premier  couj»,  le  31  août  1593. 

On  ne  rechercha  aucun  des  complices  présumés  de  Barrière,  qui  res- 
tèrent, après  l'exécution  de  leur  misérable  instrument,  fort  tranquilles  à 
Lyon  et  à  Paris,  villes  où  l'autorité  royale,  du  reste,  n'était  pas  encore 
reconnue.  Deux  ans  après  la  mort  de  Barrière,  lorsqu'Henri  lY  était 
entré  enfin  dans  sa  capitale,  on  essaya  bien  de  ïiiirc  le  procès  au  Père 
Antoine  Yarade,  recteur  du  collège  des  Jésuites  de  Paris,  que  l'as- 
sassin avait  seul  nommément  désigné,  assurent  quelques  historiens  (2). 
Mais  ce  procès  fut  étouffé  à  la  sollicitation  du  roi  lui-même,  qui  hési- 
tait à  s'engager  dans  une  guerre,  qu'il  prévoyait  terrible,  contre  les 
noirs  enfants  de  Loyola.  Malgré  la  demande  du  premier  j)résident  De 
Harlay,    qui  renouvela  à  plusieurs  re[)rises  des  accusations  formelles 

(1)  Voyez  De  Thou,  au  même  livre,  règne  d'Henri  IV,  cle. 

(2)  Pasquiorlcdil  formellement,  entre  autres. 


iiisToniK  DKs  ji;si  iriis.  35 

coiilrc  Varatle  cl  ses  confrèros,  on  laissa  l'allaire  s'assoupir.  Mais, 
(levant  l'opinion  |m!)li(]uc,  les  Jésuites  n'en  restèrent  pas  moins 
comme  les  complices  de  Ijarrière  et  les  premiers  instigateurs  du  crime 
qu'il  avait  projeté.  De  Thou,  écrivain  toujours  consciencieux,  ne  craint 
pas  d'écrire  qu'au  i)remier  bruit  de  l'attentat  de  Barrière  le  cri  gé- 
néral fut  que  c'étaient  les  Jésuites  qui  avaient  poussé  le  meurtrier  vers 
la  royale  victime,  depuis  longtemps  désignée  aux  poignards  des  assas- 
sins par  leurs  confesseurs  et  prédicateurs  1. . .  Les  termes  de  cet  arrêt 
ont  survécu  aux  eiîorts  des  historiens  de  la  Compagnie  de  Jésus,  et, 
pour  notre  part,  nous  croyons  qu'il  doit  être  maintenu.  Des  aveux  de 
Barrière  il  résulte,  comme  on  l'a  vu,  que  Mayenne  et  ses  partisans 
ne  doivent  pas  être  accusés  de  l'attentat,  puisque  ce  chef  des  ligueurs 
était,  suivant  les  avis  donnés  au  coupable,  sous  le  coup  des  mêmes 
menaces.  Le  parti  des  Seize  et  des  Espagnols  pouvait  donc  seul  en- 
fanter un  pareil  crime.  Les  Jésuites  étaient  les  partisans  avoués  de 
I*hilippe  II,  tout  en  proclamant  qu'ils  ne  combattaient  que  pour  le 
Saint-Siège.  Ce  furent  eux,  du  reste,  qui  se  montrèrent  les  plus  fu- 
rieux, parmi  les  divers  membres  du  clergé,  des  succès  d'Henri  IV, 
jusque-là  qu'un  des  bons  Pères,  un  certain  Odon  Pigenat,  à  la  vue  du 
triomphe  de  ce  prince,  à  force  de  souffler  le  feu  de  la  révolte  par  ses 
sermons  séditieux,  tomba  enfin  dans  une  véritable  fureur,  et  mourut 
en  blasphémant  comme  un  enragé  1 

Ce  sont  les  propres  termes  de  l'historien  De  Thou. 
Il  est  naturel  de  penser  que  ceux  qui  éprouvaient  une  telle  colère 
du  triomphe  d'Henri  lY  firent,  i)Our  l'empêcher,  tout  ce  qui  est  hu- 
mainement possible.  La  morale  des  Jésuites,  à  cette  époque  surtout, 
se  montrait  très-facile  sur  l'article  du  régicide.  iVous  prouverons  d'ail- 
leurs bientôt  et  plus  nettement  que  l'assassinat  fut  un  moyen  devarit 
lequel  les  fds  de  Loyola  n'ont  pas  reculé. 

C'est  quelque  chose  de  singulièrement  attachant  et  dramatique  que 
cette  lutte  des  Jésuites  contre  Henri  IV,  lutte  qui  a  pour  arène  un 
grand  royaume,  les  rois  et  les  peuples  d'Europe  pour  spectateurs,  lutte 
qui  s'ouvre  par  Barrière  et  se  ferme  par  Bavaillac,  tandis  qu'au  som- 
met de  cette  trinilé  d'assassijis,  Jean  (Miûlel  brille  exempt  des  nuages 


36  IIISTOIRK   DKS  JKSUITKS. 

qui  en  couvrent  les  deux  autres  termes.  Nous  ne  voulons  pas  nous 
faire  ici  les  panégyristes  d'Henri  IV.  Nous  n'avons  pas  besoin  de  le 
peindre  meilleur  et  plus  intéressant,  afin  de  rendre  ses  noirs  ennemis 
d'autant  plus  odieux  et  coupables.  Cela  est  inutile  suivant  nous  ;  aux 
clartés  du  flambeau  de  la  vérité,  les  Jésuites  doivent  apparaître  trop 
hideux  pour  qu'on  ait  besoin  d'essayer  d'ajouter  quelque  chose  aux 
couleurs  de  leur  portrait  historique. 

Henri  IV  —  nous  le  dirons  —  ne  fut  ni  un  très-grand-roi,  ni  un 
très-bon  roi  :  quoiqu'il  valût  mieux  que  beaucoup  de  ses  prédéces- 
seurs. Ce  fut  un  brave  capitaine  couronné,  qui  se  conduisit  avec  son 
peuple  comme  il  eût  fait  avec  une  compagnie  de  gens  d'armes.  Aimant 
à  oublier  que  sa  main  tenait  un  sceptre  de  roi,  il  était  toujours  dis- 
posé, pourvu  que  ses  sujets  acquitassent  bien  leurs  impôts,  à  vider  un 
broc  de  vin  avec  celui-ci,  ou  à  caresser  la  fille  de  celui-là,  ce  qui  le 
rendait  fort  populaire.  Du  reste,  souhaitant  fort,  et  tout  haut,  que  cha- 
cun, parmi  le  peuple  qui  le  reconnaissait  pour  roi,  pût  mettre  la  poule 
au  pot  tous  les  jours  de  l'année,  tout  en  ruinant  bien  un  peu  les  ma- 
nants pour  entretenir  ses  soldats...  ou  ses  maîtresses.  Fort  heureusement 
pour  lui,  Henri  IV  eut  un  très-grand  ministre  auquel  il  doit  d'occuper 
dans  l'histoire  une  place  éminente.  Nous  voulons  parler  de  Sully. 
Mais  comme  le  sage  ministre,  austère  penseur,  ferme  et  rigide  admi- 
nistrateur, était  souvent  obligé,  pour  guérir  les  maux  de  la  France, 
ou  pour  la  relever  de  l'atonie  dans  laquelle  elle  était  alors  plongée,  de 
se  servir  parfois  de  remèdes  héroïques,  presque  toujours  de  prescrip- 
tions sévères  et  sévèrement  maintenues,  il  arriva  que  Sully  ne  fut 
guère  populaire  de  son  vivant;  tandis  que  son  maître,  après  son  abju- 
ration, fut  fort  aimé  de  son  peuple  léger,  qui  tint  en  grand  honneur  le 
roi  vaillant,  le  diable  à  quatre,  qui  avait  le  triple  talent  de  boire,  et 
de  battre,  et  d'être  un  vert-galant.  De  nos  jours,  ces  qualités  ne  suffi- 
sent plus  pour  faire  un  grand  roi,  et  la  mémoire  d'Henri  IV,  descendue 
de  plusieurs  degrés  au  panthéon  de  l'histoire,  laisse  briller  bien  au- 
dessus  d'elle  la  gloire  du  grand  Sully. 

Les  attentats  dirigés  contre  Henri  IV,  et  sous  lesquels  il  finit  ])ar 
succomber,  augmentèrent  l'affection  qu'on  lui  portail,  firent  taire  les 


MIS  roi  m-:  dks  ji:srrrKS.  »  37 

cris  de  liaine  de  ses  ennemis,  et  imposèrent  silence  à  la  critique  que 
méritaient  beaucoup  de  ses  actes.  Nous  avons  vu  à  peu  près  la  môme 
chose  arriver  de  nos  jours.  La  lame  d'un  poignard,  la  balle  d'un  pis- 
tolet sont  toujours  d'abominables  raisonnements,  quels  que  soient 
celui  qui  s'en  sert,  et  celui  contre  lequel  on  s'en  sert  ;  mais  que  dire 
lorsque  la  main  qui  lance  le  plomb,  ou  qui  guide  l'acier,  est  celle  de 
religieux,  de  prêtres?... 

Les  Jésuites,  malgré  l'abjuration  d'Henri  IV,  n'en  continuaient  pas 
moins  de  se  montrer  extrêmement  hostiles  à  sa  cause  ;  sur  tous  les 
points  où  ils  s'étaient  établis,  il  fallut  des  révolutions  sanglantes  pour 
faire  reconnaître  l'autorité  royale.  Ils  excitaient  le  zèle  des  catholiques 
contre  Henri,  dont  ils  représentaient  la  conversion  comme  une  comédie 
politique  dont  le  dénouement  serait  la  ruine  du  catholicisme  en  France, 
aussitôt  que  le  Béarnais  pourrait,  sans  crainte,  lâcher  la  bride  à  son 
mauvais  vouloir  d'hérétique  forcené.  «D'ailleurs,  criaient-ils,  le  Saint- 
Père,  malgré  la  prétendue  abjuration  du  roi  de  Navarre ,  ne  l'a  pas 
encore  reconnu,  ni  absous.  Il  faut  donc,  au  moins,  avant  de  se  sou- 
mettre, attendre  la  décision  de  Vinfaillible  chef  de  l'Eglise!,..  » 

Afin  d'ôter  ce  prétexte  à  ses  ennemis,  Henri  IV  envoya  un  ambas- 
sadeur au  Saint-Siège,  vers  la  fin  de  l'année  1593.  Cet  ambassadeur 
ne  put  rien  obtenir  du  pape,  qui  était  alors  Clément  VIII,  quoiqu'il 
promît  au  nom  de  son  maître  soumission  complète  au  chef  de  l'Eglise 
catholique  dont  Henri  IV  déclarait  qu'il  vivrait  et  mourrait  désormais 
le  fils  soumis.  Le  duc  de  Nevers  ne  put  pas  môme  obtenir  d'être  reçu 
comme  ambassadeur  de  son  roi.  L'évoque  du  Mans  et  quelques  autres 
prélats  français  qui  l'avaient  accompagné  ne  furent  pas  plus  heureux 
dans  leurs  démarches  auprès  du  pape  et  des  cardinaux.  Ils  furent  môme 
menacés,  parce  qu'ils  avaient  soutenu  le  parti  d'un  roi  frappé  d'excom- 
munication, de  se  voir  livrés  au  tribunal  de  l'Inquisition;  et  cette  me- 
nace fut  si  près  de-se  réaliser  que  le  duc  de  Nevers,  lorsqu'il  sortit 
de  Rome,  après  une  ambassade  inutile,  fit  marcher  les  prélats  fran- 
çais à  ses  côtés,  déclarant  hautement  qu'il  tuerait  le  premier  huissier 
ou  sbire  pontifical  qui  oserait  les  arrêter. 

Cette  inqualifiable  conduite  du  pape  doit  être  en  partie  attribuée  aux 


38  HISTOIRE  DES  JESUITES. 

raj)ports  (jne  lui  faisait  à  cette  époque  son  légat  en  France,  fc  cardinal 
de  Plaisance.  Ce  fougueux  prince  de  l'Église  assurait  que  la  Ligue  était 
loin  d'agoniser,  comme  le  prétendaient  les  partisans  d'Henri  IV,  et  qu'il 
était  permis  d'espérer  que  le  Béarnais  serait  bientôt  écrasé,  malgré 
quelques  succès.  Le  pape,  qui  avait  refusé  de  recevoir  le  duc  de  Nevers 
en  qualité  d'ambassadeur  du  roi,  accueillit  donc  avec  faveur  le  car- 
dinal de  Joyeuse  et  les  autres  ambassadeurs  que  la  Ligue  dépêcha  vers 
Rome,  à  peu  près  à  l'instant  où  le  duc  dejNevers,  confus  et  irrité,  sor- 
tait de  la  capitale  du  monde  chrétien.  Le  cardinal  de  Joyeuse  avait 
pour  mission  d'obtenir  l'assentiment  du  Saint-Père  à  l'élection  d'un 
roi  choisi  par  les  ligueurs.  111  était  chargé  de  présenter  le  duc  de  Guise, 
fils  de  celui  qui  avait  été  assassiné  à  Blois,  par  ordre  d'Henri  Ul, 
comme  ayant  le  plus  de  chances  d'être  accejjté  par  la  France.  Le  roi 
d'Espagne  Philippe  II  ne  semblait  pas  s'opposer  à  l'élection  du  jeune 
duc  de  Guise,  auquel  il  avait  même  promis  de  donner  une  Infante  en 
mariage  ;  mais  en  réalité,  il  ne  voulait  que  prolonger  les  troubles  de 
la  France,  espérant  toujours,  à  leur  faveur,  pouvoir  s'emparer  de  ce 
beau  royaume.  Le  duc  de  Mayenne,  quoique  semblant  donner  aussi 
son  acquiescement  à  l'élévation  dqson  neveu,  était  en  réalité  fort  mor- 
tifié de  voir  qu'on  le  lui  préférât,  et,  dès  ce  moment,  il  s'occupa  de 
traiter  de  sa  soumission  au  roi. 

A  l'occasion  de  l'ambassade  du  duc  de  Nevers,  les  Jésuites  de  Rome 
jouèrent  un  double  rôle.  Ainsi,  leur  Père  Possevino  se  montra  assez 
disposé  à  seconder  les  efforts  de  l'ambassadeur  d'Henri  IV  pour  que 
le  pape  l'exilât.  En  même  temps,  d'autres  Jésuites  intriguaient  à  l'ordre 
du  roi  d'Espagne,  et  travaillaient  à  faire  avorter  l'ambassade.  Le  duc 
de  Nevers  partit  de  Piome  tellement  convaincu  des  menées  à  cet  égard 
des  Pères  de  la  Compagnie  de  Jt'sus,  qu'un  Jésuite,  le  cardinal  ïolet, 
auquel  il  disait  qu'on  ne  devait  pas  fermer  le  bercail  à  la  brebis  égarée 
qui  y  revient,  ayant  répondu  en  souriant  :  Que  Jésus,  le  Pasteur  divin, 
n'était  pas  obligé  d'ouvrir  la  porte  du  bercail  à  ceux  qui  l'avaient  fer- 
mée sur  eux  ;  et  citant  à  celte  occasion  l'exemple  de  saint  André  chez 
les  gentils:  ((Votre  éminence,  repartit  vivement  l'ambassadeur,  ne  se 
trompe-t-elle   pas  d'autorité  en  citant  saint  André?  Ne  serait-ce  pas 


IIISTOIIU-    I)i:S  JKSIITKS.  -  39 

])liiU)l  5amY  /*/jî7îp])fl  ([u'elle  vouhiit  dire?»  Le  cardinal  Jésnile  ne 
répondit  que  par  un  nouveau  sourire  à  celte  allusion  au  zèle  de  sa 
Compagnie  pour  le  roi  d'Espagne,  (pi'il  comprit  fort  bien;  ce  qui 
mit  fort  en  colère  le  duc  de  Nevers ,  au  ra|)|)ort  du  président  De 
Thou. 

Le  mauvais  vouloir  du  Saint-Siège  irrita  vivement  Henri  IV  et 
la  j)lupart  de  ses  partisans,  même  les  catholiques.  Les  choses  allèrent 
jusque-là  qu'on  pensa  un  instant  à  créer  en  France  un  patriarche  qui 
eût  été  chef  suprême  de  l'Eglise  gallicane,  qu'il  eût  administrée  de 
haute  main,    sans  recourir  au   pape  et  aux  conseils  du  pape.  Mais, 
malgré  l'Espagne  et  les  Jésuites,  malgré  le  pape  et  le  clergé,  malgré 
les  fanatiques  et  les  ambitieux  de  toutes  sortes,  Henri  IV  s'affermis- 
sait davantage  sur  le  trône  dont  il  lui  avait  fallu  disputer  chaque 
marche.  Les  principales  villes  du  royaume  tombaient  en  son  pouvoir 
ou    se  soumettaient  volontairement.  Afin  de  coutrebalancer  la  mau- 
vaise impression  que  pouvait  faire  sur  l'esprit  du  peuple  en  général,  et 
surtout   sur  celui  des  catholiques,  le  refus  obstiné  que  faisait  le  pape 
d'absoudre  et  de  reconnaître  Henri  IV,  on  décida  que  le  roi  serait 
sacré.  Reims,  lieu  ordinaire  du  sacre  des  rois  de  France,  étant  alors  au 
pouvoir  de  la  Ligue,  ce  fut  à  Chartres  que  se  fit  cette  cérémonie  qui, 
certes,  avait  un  sens,  à  cette  époqtie.  Une  discussion   assez  curieuse 
eut  alors  lieu  sur  l'huile  consacrée  pour  l'onction  royale.   On  se  de- 
manda si  cette  onction  pouvait  se  faire  avec  autre  chose  que  la  Sainle- 
Âmpoule,  dont  on  ne  pouvait  pas  se  servir.  A  ce  propos,  des  évoques 
dirent  que  la  Sainte- Ampoule  n'était  pas  absolument  nécessaire  pour 
valider  le  sacre.  Quelques-uns  même  émirent  des  doutes  sur  l'authenticité 
de  cette  fiole  céleste  dont  saint  Rémy  ne  parle  pas  dans  son  testament, 
et  dont  ne  font  aucune  mention  Crégoire  de  Tours  et  autres  prélats  du 
temps.   Là-dessus,  quelqu'un,   l'archevêque  de  Tours  probablement, 
émit  l'idée  que  le  chrême  miraculeux  de  l'église  de  Marmoutiers,  près 
de  Tours,  avait  à  fournir  de  meilleures  preuves  que  la  fiole  de  Reims, 
attendu  que  Sulpice  Sévère  rapporte  textuellement  que  cent  douze  ans 
avant  la  conversion  de  Clovis,  on  avait  vu  un  ange  descendre  du  ciel 
et  guérir,  en  frottant  de  ce  baume  céleste,  la  jambe  de  saint  Martin, 


ko  HISIOIIIK  DKS  JKSIITES. 

qui  était  tombé  du  haut  d'un  escalier,  et  que  celle  afiirmalion  était 
soutenue  par  les  témoignages  de  Forlunat,  de  Paulin,  évèque  de  Noie, 
et  d'Alcuin  môme  dans  son  Traité  des  miracles  du  saint.  Henri  lY  fut 
donc  sacré  avec  le  saint  chrême  de  Marmoutiers,  par  l'évêque  de 
Chartres,  qui  se  nommait  Nicolas  de  Thou  (1). 

Peu  après  cette  cérémonie,  Paris  se  rendit  au  roi,  qui  y  fit  solennel- 
lement ses  Pâqucîs.  On  peut  observer  que  le  cardinal-légat  refusa,  en 
cette  circonstance,  de  venir  saluer  le  roi,  et  qu'un  autre  prince  de 
l'Église,  le  cardinal  Pellevé,  grand  partisan  des  Jésuites,  fut  si  furieu- 
sement chagrin  en  apprenant  cet  événement  qu'il  en  mourut  de  dépit 
et  de  colère.  Le  cardinal  de  Plaisance  emmena  de  Paris  le  recteur  du 
collège  des  Jésuites,  Antoine  Varade,  et  Christophe  Aubri,  curé  de 
Saint-André-des-Arts,  qui  passaient  généralement  pour  avoir  été  les 
complices  de  Barrière,  ainsi  que  nous  l'avons  dit,  ou  plutôt  qui  étaient 
convaincus  d'avoir  poussé  à  ce  crime  le  misérable  assassin  (2).  Henri  IV 
était  bien  persuadé  de  la  connivence  qui  avait  existé  entre  Barrière  et 
les  Jésuites  ;  mais,  tant  qu'il  le  put,  il  évita  de  déclarer  ouvertement 
la  guerre  à  la  noire  Compagnie  dont  il  redoutait  l'influence  et  dont  il 
essaya  vainement  d'adoucir  la  haine.  Ainsi,  le  moine  Dominicain  qui 
avait  révélé  le  premier  les  projets  régicides  de  Barrière,  et  probable- 
ment par  là  sauvé  le  roi,  ne  fut  pas  même  récompensé  par  celui-ci.  On 
lui  offrit  bien  l'évêchedAngoulême;  mais,  sous  prétexte  qu'il  avait,  en 
dévoilant  les  intentions  de  l'assassin,  violé  le  secret  de  la  confession, 
les  Jésuites  lui  suscitèrent  tant  d'embarras,  qu'il  dut  renoncer  à  cette 
récompense.  11  fut  même  obligé  de  se  justifier  envers  le  Saint-Siège, 
et  publia  pour  cela  divers  écrits. 

Malgré  cette  modération  extrême,  les  Jésuites,  qui  n'en  tinrent  aucun 
compte,  essayèrent  de  lutter  contre  la  fortune  ascendante  d'Henri  IV; 

(1)  Tous  ces  détails  sont  empruntés  presque  textuellement  à  l'historien  De  Thou 
(livre  CVIII),  qui,  quoique  sincère  chrétien  ,  ne  semble  par  professer  une  grande  foi 
envers  les  fétiches  du  catholicisme,  choses  qui  ont,  plus  que  toute  autre  peut-être,  ruiné 
la  foi  religieuse.  A  ce  propos,  ne  pouvons-nous  pas  demander  aux  princes  de  l'Église 
romaine  si  ce  n'est  pas  la  Sainte  Tunique  de  Trêves  qui  a  fait  lever  le  curé  Ronge  et  les 
croyants  de  l'église  catholique  allemande? 

(2)  De  Thou,  livre  CIX,  page  141,  lome  XII  de  l'édition  de  1734. 


IIISTOIUE  DES  JÉSUITES.  41 

et,  mùme  après  rentiée  de  ce  prince  dans  Paris,  ils  remuaient  encore 
dans  la  capitale  du  royaume.  Seuls  de  tous  les  Ordres  religieux,  à  l'excep- 
tion |>ourlant  des  Capucins,  qui  firent  souvent  alors  cause  commune 
avec  les  Jésuites,  les  enfants  de  Saint-Ignace  refusèrent  longtemps  en- 
core de  reconnaître  Henri  IV  comme  roi  légitime  et  même  de  prier 
pour  ce  prince,  prétendant  qu'ils  ne  pouvaient  faire  ces  deux  choses 
que  lorsque  le  souverain  pontife  aurait  parlé  à  cet  égard.  Ils  étaient 
soutenus,  dit  De  Thou  (1),  contre  le  roi,  et  contre  la  haine  publiquequi 
les  désignait  hautement  comme  les  principaux  auteurs  des  troubles  du 
royaume,  par  plusieurs  personnes  haut  placées  ;  soit  que  ce  fût  un  reste 
de  la  Ligue,  soit  que  ces  personnes  espérassent  par  là  se  mettre  bien  à 
la  cour  de  Rome,  dont  les  Jésuites  ne  manquaient  pas  de  se  dire  les 
véritables  représentants.  iNéanmoins,  les  affaires  du  roi  étant  en  bon 
état,  et  l'esprit  public  encore  ému  de  l'attentat  de  Barrière  se  pro- 
nonçant chaque  jour  davantage  contre  les  révérends  Pères,  l'Uni- 
versité de  Paris,  encouragée  par  le  Parlement,  reprit  le  procès  com- 
mencé contre  eux,  dès  leur  introduction  dans  le  royaume,  et  toujours 
interrompu  par  les  ordres  de  la  cour,  ou  par  la  marche  des  événements 
politiques.  iNous  parlerons  plus  tard  de  ce  procès.  Disons  seulement 
que,  grâce  aux  efforts  du  jeune  cardinal  de  Bourbon,  l'ex-chef  du  tiers- 
parti,  et  de  quelques  autres  grands  seigneurs  catholiques,  la  cause  fut 
encore  ajournée.  Les  Jésuites  furieux,  cependant,  de  cette  tentative, 
et  persuadés  que  la  cour  avait  poussé  l'Université  à  cette  nouvelle  dé- 
claration de  guerre,  se  déchaînèrent  dans  leurs  Maisons  contre  le  roi, 
sur  lequel  ils  prédirent  que  la  vengeance  du  ciel  allait  bientôt  tomber. 
Gomme  le  ciel  ne  semblait  pas  disposé  à  faire  honneur  à  la  traite  de 
ruine  et  de  mort  tirée  sur  Henri  lY  par  la  Compagnie  de  Jésus,  celle- 
ci  probablement  s'adressa  à  l'enfer,  qui  ne  tarda  pas  à  répondre  à  cet 
appel  par  la  voix  de  Jean  Châtel  1 

Le  Père  Joseph  Jouvenci,  historien  Jésuite,  assure  que  le  ciel  an- 
nonça par  des  prodiges  la  catastrophe  qui  allait  avoir  lieu  (2) .  Qu'on 

(1)  Livre  CX,  page  241,  tome  XII  de  Vllistoire  universelle. 

(2)  Histoire  de  la  Compagnie  de  Jésus,  par  le  Père  Joseph  Jouvenci,  livre  II, 
page  46.  Cet  ouvrage  fut  condamné  et  supprimé  par  arrêt  du  parlement  de  Paris,  le  24 

11.  6 


42  HISTOIRE  DES  JÉSUITES, 

ne  s'y  trompe  pas  pourtant,  la  catastrophe  dont  parle  le  digne  Père  n'est 
pas  du  tout  l'assassinat  d'Henri  IV  par  un  écolierdesa  Compagnie,  mais 
bien  l'arrêt  de  bannissement  qui  s'ensuivit  contre  cette  dernière  !  Ces 
manifestations  célestes,  au  dire  de  l'historien  Jésuite,  furent  u  des  croix 
blanches  qu'on  vit  paraître  sur  les  habits  de  nos  Pères,  surtout  lorsqu'ils 
étaient  à  l'autel  ;  lesquelles  croix  n'avaient  été  ni  figurées,  ni  travail- 
lées de  main  d'homme.»  Le  Père  Jouvenci  voit  clairement  dans  ces 
croix  merveilleuses  l'annonce  de  la  croix  de  douleurs  imméritées  que  la 
malice  des  hommes  allait  faire  porter  à  l'innocente  Compagnie  de 
Jésus!...  Sans  doute  pour  prouverque  le  premier  bannissement  des  Jé- 
suites de  la  France  ne  fut  pas  amené  par  les  méfaits  de  ses  confrères, 
mais  seulement  par  la  haine  que  leur  avaient  vouée  des  méchants,  le 
même  Jésuite  ajoute  (1)  :  «Quelque  temps  avant  l'année  1594,  un 
démon  exorcisé  par  nos  Pères  et  se  voyant  forcé  de  déguerpir  me- 
naça l'exorcisant  et  tous  son  Ordre  de  les  faire  chasser  à  leur  tour,  et 
cela  de  tout  le  royaume  de  France.»  Tout  ce  que  nous  avons  à  dire  de 
ces  merveilleux  présages,  c'est  que  l'homme  qui  met  le  feu  à  une  mine 
peut  à  coup  siîr  prévoir  l'explosion,  quoiqu'il  ignore  parfois  si  la  mine 
trop  chargée  ne  le  fera  pas  sauter  lui-même  au  lieu  de  détruire  l'en- 
nemi. 

Et,  maintenant,  nous  allons  essayer  de  dérouler  aux  yeux  de  nos 
lecteurs  le  sombre  drame  auquel  Jean  Châtel  a  donné  son  nom.  Et 
maintenant  encore ,  répétons-le ,  afin  d'éviter  le  retour  trop  fréquent 
des  notes  justificatives,  la  forme  de  ce  récit  comme  de  tous  nos  autres 
récits,  dans  cette  histoire,  est  la  seule  chose  à  laquelle  nous  nous  soyons 
permis  de  toucher;  le  fond,  tel  qu'il  est,  en  appartient  complètement 
à  l'histoire;  si,  dans  les  détails,  nous  nous  sommes  contenté  parfois 
de  la  vraisemblance,  faute  de  mieux,  dans  les  faits  nous  avons  toujours 
respecté  scrupuleusement  la  vérité. 

En  l'année  1594,  à  l'endroit  où  se  trouve  maintenant  l'espace  vide 
semi-circulaire  qui  s'arrondit  en  face  du  palais  de  Justice,   et  qu'on 

mars  1713.  L'autour,  suivant  l'arrêt,  y  a  travesti  les  faits,  adouci  les  teintes,  r(*pandu 
des  couleurs  odieuses  sur  les  juges,  favorables  sur  les  accusés  (les  Jésuites). 
t1)  Voyez  l'ouvrage  déjà  cité  du  Père  Jouvenci. 


HISTOIRE  DKS  JKSUITKS.  W 

nomme  la  j)lace  du  Palais,  on  voyait  s'élever  nne  de  ces  solides  mai- 
sons de  la  bourgeoisie  ])arisienne,  à  haut  pignon  sculpté  et  donnant 
sur  rue,  aux  toits  aigus,  garnis  de  plomb  et  ornés  de  trèlles  et  autres 
cfflorescences  de  fer.  Cette  maison  assez  grande  et  qui  avait,  chose 
rare  alors,  un  second  étage  dont  les  fenêtres  perçaient  le  rapide  talus 
ordoisé  du  toit,  appartenait  à  un  riche  marchand  drapier,  bourgeois 
de  Paris  fort  considéré  parmi  ses  confrères,  et  qui  se  nommait  Pierre 
Chàtel.  Cet  homme  avait  été  ligueur  déterminé;  mais,  depuis  la  sou- 
mission de  Paris,  il  se  contentait  de  témoigner  le  peu  d'affection  qu'il 
avait  pour  le  Béarnais  triomphant,  en  murmurant  contre  lui,  lors- 
qu'il était  attablé,  le  soir  et  portes  closes,  avec  ses  amis  et  compères, 
messire  Claude  Lallemant,  curé  de  Saint-Pierre,  ou  maître  Bernard, 
vicaire  de  ladite  église.  Mais,  comme  le  calme  qu'Henri  avait  enfin 
rendu  à  la  capitale  de  son  royaume,  depuis  si  longtemi)s  agitée  par 
les  tempêtes  politiques,  donnait  une  nouvelle  activité  au  commerce  de 
Pierre  Châtel,  le  ligueur  s'effaçait  chaque  jour  davantage  pour  faire 
place  au  marchand. 

Maître  Pierre  Châtel  était  un  petit  homme  au  ventre  rebondi,  au 
front  étroit  entièrement  couvert  de  cheveux  roux  qui  commençaient  à 
grisonner;  du  reste,  jouissant  d'une  réputation  de  probité  bien  éta- 
blie, qui  le  rendait  tant  soit  peu  important  et  gourmé  dans  ses  ma- 
nières, et  ne  s'étant,  au  fond,  fait  ligueur  que  pour  être  quelque  chose, 
et  parce  qu'alors  toute  la  bourgeoisie  parisienne  était  pour  la  Ligue. 

La  femme  du  riche  drapier,  Denise  Hazard,  appartenant  comme 
son  mari  à  une  bonne  famille  de  bourgeois,  avait  été  assez  bieu  élevée, 
et  savait  lire,  écrire  et  calculer,  talents  qui  n'étaient  pas  alors  f@rt 
communs,  môme  dans  les  hautes  classes  de  la  société.  Avec  sa  robe 
d'un  drap  brun  très-fin,  bordée  de  velours  aux  manches  et  à  la  jupe,  sur 
le  corsage  serré  de  laquelle  pendait  à  une  chaîne  d'or  fort  lourde  un 
précieux  reliquaire  en  même  métal  travaillé  à  jour  et  qui  venait,  disait- 
on,  de  Benvenuto  Cellini,  le  grand  artiste  florentin,  dame  Denise, 
toujours  mise  avec  goût  et  propreté,  ayant  des  yeux  noirs  brillants  sur 
un  visage  un  peu  pâle,  une  taille  encore  fine,  et  des  mains  mignonnes 
et  potelées,  pouvait  encore  passer  pour  une  jolie  femme,  malgré  ses 


kk                                   HISTOIRK  DES  JKSLIÏES. 
quarante  ans.  Dame  Denise  était  devenue  dévote  en  vieillissant,  et 
fréquentait  beaucoup  les  églises.   Elle  avait  donné  trois  enfants  à  son 
mari  :  Catherine,  brune,  vive,  active  et  intelligente,  du  reste  excel- 
lente créature,  mariée  depuis  peu  de  temps  à  maître  Jean  Le  Comte, 
qui  était  devenu  l'associé  de  Pierre  Châtel  ;   Madeleine,  enfant  qui 
commençait  à  devenir  femme,  charmante  et  douce  blonde  aux  grands 
yeux  d'azur  pleins  d'une  vague  rêverie  qui  semblaient  s'iriser  de 
lueurs  plus  vives  lorsqu'ils  se  fixaient  par  hasard  sur  le  premier  com- 
mis de  son  père,  Antoine  de  Yilliers,  beau  jeune  homme  qui  s'était 
fait  drapier,  disait-on,  pour  voir  Madeleine  et  lui  parler.  Le  troisième 
enfant  de  maître  Châtel  et  de  dame  Denise  était  un  garçon  et  s'appelait 
Jean.  Jean  Châtel  venait  d'avoir  dix-neuf  ans.  C'était  un  jeune  homme 
aux  cheveux  d'un  blond  pâle,  avec  des  teintes  ardentes  aux  tempes  et 
près  du  cou.  Ses  yeux  gris-roux  avaient  une  sorte  de  somnolence  éga- 
rée que  remuaient,  par  secousses,   des  éclairs  intérieurs  ;  ses  lèvres, 
toute  sa  figure  avaient  une  pâleur  morbide,  et  semblaient  comme 
tiraillées  par  des  rides  qui  cherchaient  à  se  former  déjà  ;  ses  lèvres 
étaient  minces,  son  front  fuyant,  son  crâne  fortement  projeté  en  ar- 
rière, et  se  terminant  presque  en  pointe Pierre  Châtel  avait  confié 

l'éducation  de  son  fils  aux  Pères  de  la  Compagnie  de  Jésus.  Jean, 
après  avoir  terminé  sa  philosophie  dans  leur  collège  de  Clermont, 
étudiait  le  Droit  depuis  quelques  mois  ;  son  père  devait  lui  acheter  une 
charge  de  procureur. 

Enfant  bien-aimé  de  ses  parents,  dont  la  tendresse  peu  judicieuse 
avait  laissé  de  trop  bonne  heure  à  ses  mauvais  instincts  une  liberté 
fatale,  Jean  Châtel,  à  peine  jeune  homme,  avait  déjà  les  vices  de  l'âge 
mûr  et  l'énervement  de  la  vieillesse.  Pierre  Châtel  et  sa  femme 
avaient  espéré  que  la  religion  mettrait  un  frein  à  celte  nature  perverse 
qui  s'était  de  bonne  heure  révélée.  Ils  avaient  donc  confié  leur  fils 
aux.Pères  de  la  Compagnie  de  Jésus,  dont  le  collège  était  déjà  célè- 
bre, et  qu'estimaient  fort  les  deux  époux,  le  mari  comme  ligueur,  la 
femme  comme  dévote.  Mais  les  espérances  de  maître  Pierre  Châtel 
et  de  dame  Denise  avaient  été  trompées  :  entre  les  mains  des  Jésuites, 
la  détestable  nature  de  Jean  prit  un  essor  effroyable  que  rien  ne  put 


lirSTOIRE  DES  JKSllTMS.  /^o 

arrêter,  A  dix-neuf  ans,  Jean  Châlel  menait  une  vie  qui  était  le  scan- 
dale du  quartier,  faisait  la  honte  de  son  père  et  le  désespoir  de  sa 
mère.  Chose  étrange  et  qu'on  a  remarquée  bien  souvent  cependant  ! 
tout  en  se  livrant  à  des  débordements  de  toutes  sortes,  Jean  CliAtel 
croyait  à  un  Dieu  qui  les  réprouve  et  qui  les  punit.  Chez  les  Jésuites, 
qui  sans  doute  avaient  essayé  des  terreurs  religieuses  pour  dompter 
cette  nature  vicieuse  et  emportée,  Jean  Chatel  avait  ap|)ris,  non  pas  à 
aimer  le  ciel,  mais  à  redouter  l'enfer.  11  était  sorti  des  mains  des  Révé- 
rends Pères,  superstitieux,  mais  non  pas  pieux.  La  crainte  de  l'éter- 
nelle damnation   l'avait  quelque  temps  arrêté;  mais,  un  jour,  Jean 
Chàtel  se  dit  qu'il  était  à  jamais  damné,  et  il  en  tira  cette  conséquence 
que,  dès  lors,   peu  importait  à  sa  vie  future  quelle  serait  sa  vie  pré- 
sente. «Le  ciel  me  repousse,  se  dit-il;  eh  bien,  jouissons  au  moins  de 
la  terre  qui  s'offre  à  moil  En  attendant  les  souffrances  éternelles,  tâ- 
chons de  nous  créer,  ici-bas,  un  paradis  qui  nous  est  fermé  là-hautl. ..» 
On  comprend  quelle  terrible  et  monstrueuse  pâture  dut  accorder, 
de  ce  moment,  à  ses  appétits  désordonnés  et  dévorants,  cet  homme 
qui  se  disait  que  chaque  flot  des  voluptés  dans  lesquelles  il  se  plon- 
geait servait,   pour  ainsi  dire,   de  compensation  à  une  des  vagues 
enflammées  de  l'éternel  abîme  qui  l'attendait;  ce  dut  être,  ce  fut  quel- 
que chose  de  vraiment  effroyable!... 

Un  samedi  soir  de  la  fin  de  décembre  1594,  la  famille  de  Pierre 
Chatel  venait  de  terminer  un  souper  assez  bien  servi,  dont  messire 
Claude  Lallemant,  curé  de  Saint-Pierre-des-Arcs,  avait  pris  sa  part, 
suivant  une  habitude  presque  journalière.   Le  repas  avait  été  triste, 
malgré  les  soins  qu'y  avaient  apportés  dame  Denise  et  sa  fille  Catherine, 
malgré  les  bons  vins  qu'en  cette  occasion  le  riche  drapier  avait  tirés 
de  sa  cave  pour  fêter  son  hôte.  Madeleine  était  indisposée  depuis  quel- 
que temps,  et  gardait  le  lit.  Jean  n'avait  pas  paru  depuis  plusieurs 
jours  à  la  maison  de  ses  parents,  dont  il  était  sorti  après  une  scène  af- 
freuse amenée  par  les  reproches  que  Pierre  Chatel  avait  adressés  à  son 
fils  sur  sa   conduite  désordonnée   et  pendant  laquelle   ce   misérable 
jeune  homme  avait  osé  lever  la  main  sur  sa  mère.  Le  curé  de  Saint- 
Pierre  essayait  de  consoler  dame  Denise,  en  lui  faisant  espérer  que  son 


46  HISTOIRE  DES  JÉSUITES. 

fils,  grAcc  aux  prières  de  sa  mère  et  aux  aumônes  de  son  père,  serait 
enfin  amené  au  repentir,  consolation  que  celui-ci  recevait  en  branlant 
la  tèle  d'un  air  de  doute  inquiet,  celle-là,  en  pleurant,  lorsque  tout  à 
coup  on  entendit  un  cri  étouffé  qui  semblait  descendre  par  l'escalier  en 
pierres,  étroit  et  tortueux,  conduisant  à  la  chambre  que  Madeleine  oc- 
cupait seule  deimis  le  mariage  de  sa  sœur.  Ce  cri  était  si  douloureux, 
qu'il  fit  tressaillir  et  se  lever  tous  ceux  qui  l'entendirent,  et  que  chacun 
courut  aussitôt  vers  l'escalier.  En  ce  moment,  un  être  qu'on  pouvait 
à  peine  appeler  un  homme,  pâle,  les  yeux  hagards  et  sanglants,  les 
cheveux  hérissés,  et  tel  que  dut  être  Caïn  venant  de  tuer  son  frère, 
descendit  impétueusement  l'escalier,  et  renversa  Antoine  de  Yilliers, 
qui,  du  magasin  où  il  se  tenait,  ayant  entendu  le  cri  dans  lequel  il 
avait  reconnu  la  voix  de  Madeleine,  était  aussi  accouru. 

—  Jean  I  dit  le  drapier  surpris  en  reconnaissant  son  fils. 

—  Mon  enfant  !   murmura  la  mère  qui  se  sentit  épouvantée,  sans 
connaître  la  cause  de  sa  terreur. 

—  Le  misérable I...  cria  de  la  chambre  de  Madeleine,  Antoine 
de  Yilliers  qui  y  était  entré  avec  Catherine.  Cette  dernière  tenait  dans 
ses  bras  le  corps  inanimé  de  sa  sœur,  qui,  tombée  sur  le  froid  carreau 
de  la  chambre,  semblait  avoir  soutenu  une  lutte  atroce  dans  laquelle 
elle  avait  perdu  connaissance.  Madeleine  était  presque  nue, son  dernier 
vêtement  avait  été  déchiré,  etsur  son  corps  virginal  on  apercevaitcomme 
des  empreintes  de  tigre.  Sa  mère  fit  sortir  tout  le  monde,  à  l'excep- 
tion de  Catherine,  et  à  force  de  soins  parvint  à  rappeler  à  la  vie  la 
pauvre  Madeleine  dont  les  premières  paroles  furent  :  «Oh!...  ce  n'é- 
tait pas  mon  frère,  n'est-ce  pas?...  J'ai  bien  vu  tout  de  suite  que  ce 
ne  pouvait  être  que  l'esprit  du  mal  1  »  La  pauvre  jeune  fille  fut  quel- 
ques jours  privée  de  raison,  et  ne  put  jamais  recouvrer  complètement 
la  santé  (1). 

Cependant,  Jean  Chûlel,  — car  c'était  bien  lui  qui  venait  d'ap- 

(1)  Voyez  De  Thou,  livre  CXI.  Quelques  historiens  prétendent  môme  que  ce  fut  non 
•pas  la  sd'ur,  mais  la  mère  de  Jean  Chàtel  qui  fut  l'objet  des  monstrueux  désirs  de  cet 
Jnfàme  jeune  homme  dans  lequel,  pour  l'honneur  do  l'humanité,  on  est  porté  à  voir 
.un  misérable  fou  ! 


I.itii.cL'.Arriir..r. delà  HoriT-::' 


La  Fainilip'de    Jeiyw    ('li;ir(4  . 


IIISTOIIIE  DES  JÉSUITES.  kl 

paraître  un  instant  comme  un  spectre  elTroyable  —  était  sorti  de  la 
maison  de  son  père,  où  ce  dernier  retenait  à  grand'peine  Antoine  de 
Villiers,qui  avait  saisi  la  première  arme  qui  se  trouva  sous  sa  main,  et 
qui,  dans  un  transport  de  colère  indignée,  voulait  courir  sus  au  misé- 
rable dont  il  avait  deviné  les  infernales  tentatives.  Sur  la  prière  du 
maître  drapier,  le  curé  de  Saint-Pierre  resta  avec  le  jeune  homme,  et 
Pierre  Cliàtel  sortit,  et  suivit,  aussi  rapidement  qu'il  le  put,  le  chemin 
qu'il  avait  pu  voir  prendre  à  son  fils.  Il  jmrvint  à  rejoindre  assez  vite 
celui-ci  qui  s'était  arrêté  près  du  pont  au  Change,  et  qui,  penché  vers 
la  rivière,  semblait  considérer,  à  la  lueur  sombre  de  quelques  étoiles 
perdues  dans  un  ciel  tempestueux  les  flots  noirs  et  grondants.  Lors- 
qu'il approcha  de  son  fils,  le  drapier  l'entendit  qui  se  disait  à  lui- 
môme  en  s'éloignant  de  la  rivière  :  «  Non  I  c'est  trop  tôt  !.. .  L'enfer 
serait  trop  content!...  »  Et  un  effroyable  rire  suivit  ces  mots  pro- 
noncés d'une  voix  sourde  et  saccadée. 

—  Jean,  dit  le  drapier,  qui  crut  peut-être  que  les  excès  avaient 
altéré  la  raison  de  son  fils,  Jean,  venez  avec  moi  ! 

Jean  Chàtel  suivit  son  père  à  l'instant  et  sans  paraître  surpris  de  sa 
présence.  Tout  à  coup,  il  s'arrêta,  et  demanda  :  «  Où  me  conduisez- 


vous  ? 


—  Où  vous  pourrez  recevoir  les  secours  que  réclament  l'état  où  je 
vous  vois  avec  effroi  et  douleur  :  chez  les  Pères  de  la  Compagnie  de 
Jésus. 

—  Non  !  pas  là  1  pas  là  !.. .  s'écria  d'une  voixéclatante  Jean  Chatel, 
qui  s'arrêta  de  nouveau.  N'est-ce  pas-là?...»  Le  misérable  jeune 
homme  se  tut  à  ces  mots  ;  mais,  sur  de  nouvelles  instances  de  son  père, 
il  se  remit  à  marcher  avec  lui  vers  le  collège  de  Clermont. 

Après  quelques  minutes  d'une  marche  silencieuse,  Jean  Chàtel  in- 
terrompit le  drapier  qui  parlait  de  repentir  désarmant  les  colères  di- 
vines, en  lui  disant  :  «Pensez-vous  aussi  que  je  souffrirai  moins  dans 
l'autre  monde,  en  tuant  l'hérétique  Henri  de  Navarre?  » 

—  Malheureux,  s'écria  à  voix  basse  le  drapier  effrayé,  taisez-vous, 
et  ne  répétez  jamais  devant  moi  de  pareils  propos!  Mais,  ajouta-t-il 
en  tremblant,  mais  c'est  le  délire  furieux  auquel  vous  êtes  en  proie 


i8  HISTOIRE  DES  JÉSUITES. 

qui  vous  fait  prononcer  de  si  dangereuses,  paroles,  n'est-ce  pas,  Jean? 
Celui-ci  répondit  : 

—  Tout  à  l'heure,  lorsque  je  sentais  le  désir  d'une  mort  prompte 
me  venir  en  regardant  la  rivière  furieuse,  j'ai  été  arrêté  par  une  idée 
que  j'avais  eue  déjà  en  écoutant  les  leçons  du  collège  de  Clermont  : 
c'est  que  les  tourments  de  l'enfer  sont  gradués  d'après  les  crimes  des 
damnés,  et  que,  lorsqu'on  ne  peut  plus  se  sauver  du  gouffre,  on  peut 
encore  cependant  obtenir  une  diminution  de  souff'rance...  Je  crois  que 
je  tuerai  le  roi. 

—  Silence,  au  nom  du  ciel,  fit  Pierre  Châtel  en  interrogeant  les 
ténèbres  autour  de  lui,  et  craignant  qu'elles  ne  recelassent  un  dange- 
reux auditeur.  Heureusement,  continua-t-il,  nous  voici  arrivés  à  la 
maison  des  bons  Pères.  Le  ciel  nous  fasse  la  grâce  qu'ils  calment  votre 
esprit,  mon  fils,  et  qu'ils  y  ramènent  la  crainte  de  Dieu  et  la  paix 
des  bonnes  pensées  ! 

Malgré  l'heure  avancée,  le  drapier,  fort  estimé  et  très-connu  des 
Jésuites,  fut  introduit  dans  leur  maison,  et-  put  parler  à  un  prêtre 
de  la  Compagnie  en  qui  il  avait  grande  confiance  et  qui  était  son 
confesseur.  Ce  Jésuite  était  Jean  Gueret,  professeur  de  philosophie  au 
collège  de  Clermont;  Jean  Châtel  avait  suivi  deux  ans  les  leçons  de  ce 
Père.  Ce  fut  entre  ses  mains  que  le  drapier,  après  lui  avoir  tout  bas 
confié  les  chagrins  que  lui  causait  la  conduite  de  plus  en  plus  into- 
lérable de  son  fils,  laissa  ce  dernier,  qui  avait  consenti  à  passer  quel- 
ques jours  dans  la  maison  des  Révérends  Pères.  Les  aveux  de  Jean 
Châtel,  soulevant  un  peu  le  voile  de  mystères  qui  recouvre  toute  de- 
meure jésuitique,  nous  laisseront  tout  à  l'heure  entrevoir  quel  remède 
les  enfants  de  Loyola  appliquèrent  à  la  maladie  mentale  de  ce  misé- 
rable jeune  homme 

Le  27  décembre  1594,  Henri  IV,  que  la  guerre  avait  retenu  quel- 
que temps  absent,  revenait  de  Saint-Germain  à  Paris.  Les  nouvelles 
victoires  qu'il  venait  de  remporter  en  Picardie,  la  prise  de  Laon  dont 
il  avait  fait  le  siège  en  personne,  la  soumission  du  duc  de  Guise,  qui 
faisait  pressentir  celle  du  duc  de  Mayenne,  tout  jetait  un  nouvel  éclat 
sur  le  Béarnais,  qui  fut  accueilli   avec  joie  et  enthousiasme  par  les 


IMS  roi  m;  dks  iksuites.  kO 

Parisiens.  Beaucouj)  de  personnes  allèrent  môme  au-(l(!vanl  du  roi  à 
une  assez  grande  dislance  de  la  capitale.  Parmi  ces  gens  plus  cm- 
|)ressés  que  les  autres,  on  pouvait  remarquer  un  tout  jeune  homme 
dont  l'air  était  inquiet  et  la  figure  extrêmement  pûle.  Lorsque  le  roi 
approcha,  ce  jeune  homme  ayant  été  heurté  au  milieu  du  remous  po- 
pulaire, on  le  vit  se  baisser  pour  ramasser  un  couteau  qui  était  tombé 
de  sa  poche.  Mais  on  ne  fit  alors  aucune  attention  à  ce  fait,  que  la 
jeunesse  du  personnage  et  le  genre  fort   pacifique  ordinairement  de 
son  couteau  devaient  naturellement  protéger  contre  un  soupçon  de 
meurtre.  Comme  si  la  chute  de  son  couteau  avait  eu  sur  lui  une  in- 
fluence particulière,  le  jeune  homme  en  question,  qui  jusqu'alors  avait 
fait  tous  ses  efforts  pour  percer  jusqu'auprès  du  roi,  resta  immobile 
désormais  à  une  assez  grande  distance  du  cortège.  Bientôt  même  on 
le  vit  s'en  éloigner  davantage,  et  on  le  perdit  de  vue. 

Ce  jeune  homme  était  Jean  Châtel;  il  était  allé  au-devant  du  roi 
avec  le  projet  de  le  tuer.  Mais,  en  route,  il  changea  de  dessein,  et, 
suivant  ses  propres  aveux,  frémissant  à  l'idée  de  son  crime,  mais  ne 
pouvant  en  chasser  la  pensée,  il  essaya  d'y  mettre  obstacle  en  se  ren- 
dant coupable  d'un  autre  pour  lequel  il  serait  arrêté  et  probablement 
mis  à  mort  sur-le-champ.  Ce  qui  peint  mieux  que  toute  autre  chose  le 
désordre  moral  qui  s'était  alors  emparé  de  Jean  Châtel  (  nous  verrons 
tout  à  l'heure  à  qui  revient  une  bonne  part  de  ce  désordre),  c'est  que 
ce  misérable,  afin  d'exécuter  son  nouveau  projet,  ne  trouva  rien  de 
mieux  que  d'essayer  d'approcher  des  chevaux  des  seigneurs  venus  de 
Paris  au-devant  du  roi,  et  qui,  afin  d'aller  saluer  celui-ci,  avaient 
laissé  leurs  montures  à  leurs  valets.  L'intention  de  Jean  Chûtel, 
d'après  son  dire  enregistré  par  De  Thou  (1),  était  —  quelque  in- 
croyable qu'elle  paraisse  —  de  commettre  sur  ces  chevaux  le  crime 
de  bestialité,  crime  bien  plus  commun,  du  reste,  à  celle  époque 
qu'à  la  nôtre.  Les  hommes  qui  gardaient  les  chevaux  ne  permirent  pas 
au  misérable  d'en  approcher.   iVlors  il  s'en  retourna  vers  Paris. 

Henri  IV,  cependant,  avait  lentement  traversé  les  rues  de  sa  capi- 

(1)  Histoire  universelle,  livre  CXI,  tome  xii,  page  331. 

u.  7 


50  HISTOIRE  DES  JÉSUITES. 

taie  en  fête,  et  venait  seulement  d'entrer  à  l'hôtel  du  Bouchage,  où  de- 
meurait la  duchesse  de  Beaufort,  et  qui  peu  après  fut  donné  aux 
Pères  de  l'Oratoire.  Là  ,  soit  bonhomie  naturelle,  soit  dessem  de  re- 
doubler ainsi  sa  naissante  popularité,  il  laissait  la  foule  qui  l'avait 
suivi  pénétrer  après  lui  jusque  dans  la  chambre  de  sa  belle  et  célèbre 
maîtresse.  Au  milieu  de  cette  cohue  bruyante  et  incessamment  re- 
nouvelée, Henri  IV  s'entretenait  avec  le  comte  de  Soissons  et  quel- 
ques autres  seigneurs  de  ses  intimes,  recevait  les  compliments  de  ceux 
de  ses  gentilshommes  qui  n'avaient  pu  le  suivre  en  Picardie,  et  s'a- 
musait aussi  de  temps  à  autre  à  rire  avec  une  folle  nommée  Mathu- 
rine,  à  laquelle  il  permettait  une  assez  grande  licence,  dont  celle-ci 
abusait  parfois.  Il  était  six  heures  du  soir.  Henri,  désireux  probable- 
ment de  se  débarrasser  de  la  foule,  et  n'ayant  rien  pris  depuis  le 
matin,  demanda  qu'on  lui  servît  au  plus  tôt  son  souper. 

—  Henriot,  dit  là-dessus  Mathurine,  s'approchant  et  frappant 
des  mains,  est-ce  que  tu  comptes  te  mettre  à  table  avec  tes  bottes? 
—  car  le  roi  était  encore  effectivement  tout  botté  et  éperonné.  — 
En  conscience,  Henriot,  si  tu  veux  avoir  ma  compagnie  plus  long- 
temps, il  faut  que  tu  te  montres  plus  galant  dans  tes  habits.  Mais  je 
vois  ce  que  c'est,  continua  la  folle,  tes  culottes  ont  peut-être  un  accroc 
qui  se  trouve  caché  par  la  botte.  Holà!  Henriot,  ne  crains  rien,  j'ai 
une  bonne  aiguille,  et  une  belle  aiguillée  de  soie  au  service  de  mes 
amis;  je  vais  réparer  le  dégât  dont  tu  rougis,  et  que  tu  ne  veux  pas 
montrer.  Plût  à  Notre-Dame  et  à  sainte  Geneviève  que  ton  direc- 
teur spirituel  n'eût  pas  plus  de  mal  à  remédier  aux  accrocs  de  ta  cou- 
science  que  moi  à  ceux  de  tes  habits  ! 

Comme  la  folle  disait  ceci,  et  que  le  roi  riait  beaucoup  de  ses  pro- 
pos, deux  seigneurs  nouveaux  venus  s'approchèrent  du  roi  pour  le 
saluer.  Derrière  euv  s'avança  un  jeune  homme  auquel  personne  ne  fit 
attention.  Un  des  deux  seigneurs,  François  de  La  (irange,  seigneur 
de  Monligny,  s'étant  agenouillé  devant  le  roi  et  lui  accolant  la  cuisse, 
comme  on  disait  alors,  le  roi  se  baissait  pour  le  relever  et  l'embrasser, 
lorscju'il  se  redressa  vivement  tout  à  cou|),  et,  portant  la  main  à  sa 
bouche.,  il  ()rononça  un  énergique  «  Ventre  Saint-Gris!  »  puis  ajouta. 


HISIOIUE   DKS  .IKSLJITKS.  51 

en  moiilrant  Mallmriiic  qui  ne  s'était  pas  retirée  et  qui  gesticulait  eu 
tirant  de  sa  poche  divers  instruments  de  couturière  :  c  Qu'on  lasse  re- 
tirer cette  folle;  elle  m'a  fait  mal  (1)!  » 

—  Mais,  vous  êtes  blessé,  sire,  s'écria  Montigny  qui  vit  couler  le 
sang  sous  la  main  du  roi. 

A  ce  cri,  un  grand  tumulte  s'éleva  dans  la  chambre,  et  le  comte  de 
Soissons  se  jetant  sur  un  jeune  homme  qui  essayait  de  s'éloigner  du 
groupe  dont  Henri  (iiisait  partie  et  de  se  cacher  dans  la  foule  émue, 
le  saisit  au  collet,  et  le  traînant  devant  le  roi  :  «Voilà  l'assassin,  cria- 
t-il;  si  ce  n'est  pas  lui,  c'est  moi  !  »  L'accusé,  cependant,  d'une  pâleur 
livide  et  dans  un  trouble  extrême,  niait  avec  forccqu'il  fut  coupable, 
et  son  extrême  jeunesse  faisait  que  le  roi  penchait  à  le  croire  innocent 
en  effet  ;  mais  comme  la  foule  criait  qu'il  fiillait  mettre  en  pièces  l'as- 
sassin, et  se  disposait  à  exécuter  ses  menaces  sur  l'individu  désigné  à 
sa  rage,  Henri  IV  ordonna  au  grand-prévôt  de  son  hôtel  de  faire  con- 
duire le  prévenu  en  lieu  de  sûreté.  En  ce  moment,  la  foule  s'éloi- 
gnant,  à  la  prière  des  serviteurs  du  roi,  et  des  flambeaux  ayant  été 
apportés,  on  aperçut  sur  le  parquet  le  couteau  dont  on  s'était  servi 
pour  frapper  Henri  JV.  Celui-ci  n'était  pas  dangereusement  blessé;  le 
coup  qui  l'avait  frappé,  adressé  au  cœur,  n'avait  pu,  grâce  au  mou- 
vement que  le    roi  avait  fait  pour  relever  Montigny,  qu'atteindre  la 
lèvre  inférieure,  que  l'arme  avait  traversée  en  brisant  une  dent  (2).  A 
huit  heures  du  soir,  Henri  IV,  suivi  d'un  grand  nombre  de  seigneurs 
du  plus  haut  rang,  se  rendit  à  l'église  de  iNotre-Dame,  pour  y  rendre 
grâces  à  Dieu;  un  Te  Deum  fut  solennellement  chanté  à  la  mênre 
heure   dans  la   majestueuse   métropole   parisienne.   Cette  démarche 
d'Henri  IV  prévint  peut-être  de  grands  malheurs;  car  le  bruit  de  la 
tentative  meurtrière  s'était  répandu  rapidement  dans  Paris,   où  elle 
avait  causé  une  extrême  agitation.   Des  bruits  contradictoires  circu- 

(1)  Le  ïhou.  Histoire  universelle,  livre  CXI. 
•  (2)  Plusieurs  écrivains  disent  que  ce  fut  à  la  lèvre  supérieure  que  fut  atteint  Henri  IV; 
la  pyramide  constatait  ainsi  le  fait  ;  mais  De  Thou  dit  positivement  que  ce  fut  à  l'in- 
férieure, et,  comme  le  remarque  le  traducteur  de  l'édition  de  1734,  on  doit  plutôt 
croire  ce  qu'avance  cet  liistorien,  qui  était  à  la  cour  et  fort  attaché  au  roi,  qui  l'aimait 
et  l'estimail  fort. 


52  HISTOIUE  DES  JÉSUITES, 

laient  ;  les  uns  annonçaient  qu'Henri  était  mort;  les  autres,  qu'il  vi- 
vait encore,  mais  qu'il  agonisait;  on  assurait  aussi  que  l'assassinat  du 
roi  n'était  qu'une  comédie.  La  réalité  de  l'attentat  ayant  été  bientôt 
établie,  les  Parisiens,  à  peine  déshabitués  de  la  lutte  politique,  com- 
mençaient déjà  à  regarder  vers  l'endroit  où  ils  avaient  accroché  leur 
hallebarde  ou  leur  pétrinal;  déjà,  d'une  maison  à  une  autre,  s'échan- 
geaient des  regards  de  menace,  déjà  le  zélé  catholique  fronçait  le 
sourcil  en  voyant  passer  le  'parpaillot,  le  royaliste  regardait  de  travers 
l'ancien  ligueur.  La  présence  d'Henri  lY  au  milieu  des  Parisiens  calma 
cette  effervescence,  ou  plutôt,  en  confondant  ses  bouillonnements  op- 
posés, les  dirigea  %ers  un  même  point.  «Ce  sont  les  Jésuites  qui  ont 
encore  voulu  assassiner  le  roi  (1)  !  crie-t-on  bientôt  de  toutes  parts.  11 
faut  enfin  faire  justice  de  ces  misérables!...  Oui!  oui!...»  De  grands 
cris  s'élèvent  et  se  taisent.  Alors,  un  homme,  orateur  populaire,  de 
ceux  qu'improvise  toute  grande  commotion,  et  dont  la  parole  entraî- 
nante s'élance  vers  les  masses  de  dessus  quelque  borne  pour  aller  s'as- 
seoir sur  une  royauté  tombée,  un  homme  a  pris  la  parole  et  a  de- 
mandé à  la  foule  attentive  «  ce  qu'on  fait  au  loup  féroce  et  dévasta- 
teur, quand  on  veut  le  forcer  dans  sa  retraite?  » 

—  On  l'enfume!  répond  une  voix  énergique,  on  l'enfume,  d'a- 
bord ;  ensuite,  on  l'assomme. 

—  Vous  avez  entendu,  enfants?  dit  l'orateur  en  étendant  les  bras 
vers  la  foule.  Puis,  il  descend  de  sa  tribune  improvisée.  Déjà  la  foule 
s'est  ruée  vers  le  collège  de  Clermont.  Déjà  les  portes  du  collège  s'é- 
branlent sous  les  coups  redoublés  des  poutres  et  des  barres  de  fer  avec 
lesquelles  on  essaye  de  les  enfoncer,  tandis  que  les  derniers  rangs  des 
assaillants  font  voler  par-dessus  les  murs  une  grêle  de  pierres,  et  que 
les  cris  volent  avec  les  projectiles,  lancés  comme  eux  contre  la  maison 
des  enfants  de  Loyola  :  «  Enfumons  ces  loups  infâmes  !  Forçons  leurs 
tanières!...  Assommons-les  tous  (2)  !...  » 

(1)  Nous  trouvons  dans  l'Histoire  du  P.  Jouvency  qu'on  crut  d'abord  à  Paris  que 
'.•'c'iait  un  Jësuitc  (|ui  avait  fait  le  coup. 

(2)  Mézcray  dit  que  le  peuple  assiégea  !e  collège  de  Clermont  el  que,  sans  les  gardes 
que  le  roi  y  envoya,  il  eùl  déchiré  les  Jésuites  en  mille  pièces. 


iiisroiiiE  DES  JÉsmriis.  53 

Afin  (le  suivre  complètement  le  conseil  qu'ils  avaient  reçu,  et 
voyant  que  la  porte  du  collège  semblait  en  état  de  défier  longtemps 
leurs  ellorts,  les  assaillants  emjjilèrent  devant  de  la  paille  et  quelques 
l'agots  auxquels  ils  mirent  le  feu.  Bientôt,  sous  l'action  dévorante  de 
l'élément  destructeur,  la  porte  allait  livrer  passage  aux  assaillants,  qui, 
poussant  un  j;rand  cri  de  triomphe,  se  préparaient  à  assommer  les  loups, 
après  les  avoir  enfumés.  En  ce  moment,  quelques  compagnies  des 
gardes  du  roi  et  des  archers  de  la  prévôté  s'avancèrent,  frayant  le 
j)assage  à  messire  Guillaume  Vair,  maître-des-requôtes,  précédant  deux 
conseillers  du  parlement  qui  s'avançaient  en  robe  rouge,  escortés  de 
leurs  huissiers.  Le  chef  des  soldats  avait  vainement  harangué  la  foule 
pour  l'engager  à  se  retirer,  lorsqu'un  des  huissiers  obtint  d'un  mot  ce 
que  l'orateur  militaire  s'était  vu  refuser. 

«  Mes  amis,  dit  le  licteur  parlementaire,  vous  voulez  assommer  les 
Jésuites,  c'est  bienl  mais  ce  sera  plus  drôle  de  les  voir  pendrel...» 

Là-dessus,  les  assaillants  se  dispersèrent  avec  de  grands  cris  de  joie, 
et  se  promettant  bien  de  ne  pas  manquer  d'assister  au  spectacle  qu'on 
leur  promettait.  La  commission  déléguée  par  le  parlement  put  entrer 
dans  le  collège  des  Jésuites.  L'intérieur  de  cette  maison  présentait  un 
spectacle  singulier.  Les  Révérends  Pères  étaient  tous  rassemblés  dans 
une  cour,  autour  d'un  crucifix  gigantesque  qui  s'élevait  au  milieu. 
Quelques-uns  priaient  en  tremblant  au  pied  de  l'emblème  sacré,  pen- 
dant que  quelques  autres,  l'air  égaré,  s'agitaient  comme  des  démonia- 
ques, en  criant  :«Surge,  fraler,  agilvr  de  religione  (Debout,  frère, 
pour  la  sainte  cause  de  la  religion  1)  (1)  1...»)  Quelques  Novices  firent 
même  mine  de  vouloir  repousser  les  gardes  et  archers  ;  mais  le  Père 
Clément  Dupuis,  Provincial,  les  arrêta,  et  demanda  au  maître-des-re- 
quêtes  ce  qui  l'amenait  ainsi  que  les  deux  conseillers. 

—  ]\e  vous  en  doutez-vous  pas  un  peu,  mon  Révérend?  répondit 
un  de  ces  deux  derniers  en  regardant  fixement  le  Provincial.  Celui-ci 
soutint  avec  une  froide  impassibilité  les  regards  ardents  qui,  à  cette 
question,  s'étaient  fixés  sur  son  visage  blême  et  sournois,  et  dit  qu'il 

(1)  Pièces  diverses  du  règne  d'Henri  IV. 


54.  HISTOlllE  DES  JÉSUITES. 


gnorait  comniétement  le  motif  de  la  visite  dont  sa  Maison  était   ho- 


©■ 


norée;  «à  moins  toutefois,  ajouta-t-il,  que  ce  motif  ne  soit  de  la  pro- 
téger contre  une  incompréhensible  irruption  populaire,  auquel  cas  je 
vous  remercie  bien  vivement  au  nom  de  tous  nos  Pères  que  cette 
attaque  avait  effrayés  non  moins  que  surpris.  »  Ce  disant,  le  Jésuite 
s'inclina  vers  les  magistrats  avec  un  air  gracieux. 

En  ce  moment,  la  foule  se  dispersant  jetait  pour  adieux  au  collège 
des  Jésuites  ces  mots  :  «  A  la  potence  les  assassins!  »> 

—  Entendez-vous,  mon  Révérend  Père?  demanda  Guillaume  Vair. 

—  J'entends  des  cris  de  mort  poussés  par  une  populace  furieuse. 

—  Entendez-vous  aussi   le  jugement  prononcé  par    la  voix    du 
peuple? 

—  Quoi  donc!  demanda  vivement  le  dignitaire  Jésuite,  suppose- 
rait-on?... »  Il  s'arrêta  sur  ce  dernier  mot. 

—  De  quelle  supposition  vouliez-vous  parler,  mon  Révérend? 

Ee  Provincial  ne  répondit  pas.  Dès  ce  moment  même  la  commis- 
sion déléguée  par  le  parlement  ne  put  en  obtenir  que  des  réponses 
par  oui  ou  par  non  à  toutes  ses  questions.  Voyant  qu'il  ne  pouvait 
mettre  le  Provincial  hors  de  garde,  le  maître-des-requètes,  qui  s'im- 
patientait probablement  de  son  peu  de  succès,  finit  par  annoncer  brus- 
quement aux  Jésuites  que  le  roi  Henri  IV  venait  d'échapper  miracu- 
leusement aux  coups  d'un  assassin.  Une  sorte  de  bruissement,  à  peu 
près  pareil  à  celui  qu'on  entend  dans  les  hautes  cimes  d'une  forêt  au 
milieu  d'une  journée  brûlante  et  orageuse,  passa  dans  le  groupe  im- 
mobile des  Jésuites;  mais  il  eût  été  impossible  de  distinguer  sa  nature  : 
on  pouvait  y  reconnaître,  à  la  fois,  le  halètement  de  la  surprise,  le 
murmure  de  la  déception,  ou  le  hoquet  de  la  rage  qui  se  contient. 

—  On  a  voulu  tuer  le  roi!   répéta  lentement  le  Provincial Et 

vous  venez  sans  doute  nous  demander  d'unir  nos  actions  de  grâce  à 
celles  que  l'Eglise,  que  toute  la  France,  vont  adresser  à  Dieu  qui  pro- 
tège le  roi  :  —  le  roi  à  peine  blessé;  m'avez- vous  dit?... 

—  Et,  répliqua  le  maître-des-requêtes,  en  supposant  que  tel  soit  le 
motif  de  notre  venue,  que  répondez-vous  à  la  demande? 

—  Au  nom  de  tous  ceux  (pii  m  obéissent,  comme  à  celui  de  tous 


HISTOIRE  DKS  JÉSUITES.  55 

mes  frères  en  religion,  je  réponds  que  nul  Ordre  n'adressera  de  plus 
vifs  remercîments  au  ciel,  jiour  la  protection  qu'il  a  accordée  au  roi  de 
France,  que  la  CiOmpagnic  de  Jésus! 

—  Hypocrite  !  murmura  Guillaume  Vair,  tandis  que  les  gardes  et 
archers  tourmentaient  les  crosses  de  leurs  mousquets  ou  les  hampes 
de  leurs  hallebardes.  —  Mais,  continua  l'officier  du  parlement,  tel 
n'est  point  le  but  que  s'est  proposé  la  Cour  en  nous  envoyant  dans  cette 
maison,  qui  appartient  à  la  soi-disant  Compagnie  de  Jésus.  Ce  but 
vous  allez  le  connaître...  Vous,  Clément  Dupuis,  prêtre,  ou  tout  autre 
individu  se  disant  chef  et  directeur  de  cette  maison  de  religieux,  êtes 
sommé  de  faire  à  l'instant,  devant  nous,  Guillaume  Vair,  maître-des- 
requètes,  assisté  de  deux  Conseillers  délégués,  comparaître  tous  et 
chacun  des  Pères,  régents,  novices  et  écoliers  qui  se  trouvent  dans  ce 
collège  de  Clermont,  et,  en  même  temps,  de  remettre  entre  nos  mains 
la  liste  de  tous  les  individus  qui  habitent  cette  dite  maison. 

—  Je  vais  ordonner  qu'on  obéisse  à  cet  ordre  ;  tout  en  protestant 
contre  sa  teneur  et  contre  la  manière  et  l'heure  où  il  nous  est  intimé  ! 
répondit  le  Provincial  après  un  instant  de  silence. 

—  Nous  protestons  !  crièrent  quelques  énergumènes  en  robe  noire, 
auxquels  imposèrent  silence  les  voix  des  huissiers  tant  soit  peu  aidées 
par  l'éloquence  muette  des  crosses  des  mousquets  et  des  hampes  des 
hallebardes  de  l'escorte. 

Le  Provincial  des  Jésuites  remit  alors  au  maître-des-requêtes  une 
liste  des  noms  de  tous  les  habitants  du  collège.  Ln  huissier  du  par- 
lement appela  chacun  de  ces  noms  à  voix  haute,  et  profès,  co-adjuteur, 
novice  ou  écolier,  un  individu  répondit  à  chaque  appel.  Trois  noms 
seulement  furent  criés  en  vain  ;  mais  le  Provincial  assura,  et  la  com- 
mission du  parlement  s'assura,  que  ces  trois  individus  étaient  à  l'infir- 
merie. Ce  résultat  sembla  causer  une  certaine  surprise  aux  conseillers 
et  au  maître-des-requêtes,  ainsi  qu'un  vif  désappointement  aux  huis- 
siers et  aux  soldats  de  l'escorte. 

—  Ltes-vous  satisfaits  maintenant,  messire  et  messieurs?  demanda 
le  Père  Cilément  Dupuis,  avec  un  ton  de  froideur  où  perçait  une  iro- 
nie triom|)liante. 


5G  HISTOIRE  DF-;S  JÉSUITES. 

I.e  maîtrc-des-rcquôtes,  après  avoir  consulté  à  voix  basse  les  deux 
Conseillers,  s'adressa  de  nouveau  au  Provincial,  et  le  somma,  lui  et 
tous  ses  inférieurs,  de  le  suivre  à  l'instant. 

—  Où  voulez-vous  nous  mener,  messire?  demanda  le  Jésuite  d'un 
ton  de  surprise  irritée.  Avez-vous  bien  réfléchi  ?. . . 

—  Faites  votre  devoir  I  dit  froidement  le  maître-des-requêtes  s'a- 
dressant  au  chef  des  huissiers.  Les  gardes  du  roi  et  les  archers  de  la 
prévôté  semblèrent,  par  l'attitude  qu'ils  prirent  alors,  former  intérieu- 
rement et  très-vivement  le  vœu  que  les  Révérends  s'avisassent  de  faire 
la  plus  petite  tentative  de  rébellion ,  et  ils  purent  croire  un  instant 
qu'il  en  serait  ainsi.  Mais  le  Père  Provincial  calma  d'un  regard  l'irri- 
tation qui  bouillonnait  sous  les  robes  noires  de  ses  subordonnés. 

—  Nous  sommes  prêts  à  vous  suivre,  messieurs,  dit-il  avec  un 
calme  affecté. 

Les  commissaires  du  parlement  sortirent  alors  du  collège  de  Cler- 
mont;  les  Jésuites  en  sortirent  après  eux,  entourés  et  surveillés  par 
l'escorte.  On  ferma  ensuite  les  portes  de  la  Maison  des  Révérends 
Pères,  où  il  ne  resta  que  le  recteur,  les  trois  malades,  et  quelques  ar- 
chers de  la  prévôté.  Les  Jésuites  furent  conduits  à  l'hôtel  du  conseiller 
Rrisard,  chef  ou  colonel  du  quartier,  qui  se  chargea  de  les  garder 
moyennant  une  escouade  des  gardes  qui  lui  fut  laissée.  11  était  alors 
environ  dix  heures.  Néanmoins  les  rues  de  Paris  étaient  encore  pleines 
de  bruit  et  de  mouvement.  De  moment  en  moment,  on  voyait  passer 
des  troupes  de  soldats  qui  répondaient  par  de  grands  cris  aux  cris  que 
poussaient  les  groupes  de  citoyens  stationnant  dans  les  rues.  L'exas- 
pération de  la  foule  était  si  forte  contre  les  Jésuites,  que  ce  fut  pour 
les  empêcher  d'être  mis  en  pièces  qu'on  les  enferma  dans  l'hôtel  du 
conseiller  Rrisard.  Il  fallut  même  que  Guillaume  Vair  ordonnât  plu- 
sieurs fois  et  sévèrement  à  son  escorte  de  veiller  à  la  sûreté  des  Révé- 
rends Pères,  pour  que  ceux-ci,  dans  le  court  chemin  qu'ils  eurent  à 
faire,  ne  fussent  pas  assommés  ;  le  Père  Jouvency  le  dit  lui-môme. 

A  onze  heures  et  demie,  le  chef  des  huissiers  du  parlement  arriva 
à  la  maison  du  conseiller  Rrisard,  et  ordonna  à  celui-ci,  de  la  part  du 
premier  président  De  Harlay,  de  faire  reconduire  les  Jésuites  à  leur 


mSrOIUK  DKS  JKSUniiS.  57 

Maison,  où  ils  resteraient  enfermés  el  sous  la  surveillance  d'un  ollicier 
du  parlement  avant  sous  ses  ordres  un  nombre  d'an'liers  sullisant.  l'n 
des  Kévérends  Pères  était  seuj  excepté  de  cette  mesure;  c'était  un 
régent  de  philosophie  nommé  Jean  Guéret.  Le  premier  |)résident 
avait  ordonné  qu'on  le  lui  amenât  au  Louvre.  Le  conseiller  lîrisard 
chargea  le  cheC  des  huissiers  de  reconduire  les  Jésuites  à  leur  collège, 
et  voulut  mener  lui-même  le  Père  (iuéret  au  Louvre. 

Cependant,  aussitôt  après  son  arrestation,  Jean  Cluîtcl,  conduit  dans 
une  salle  basse  du  Louvre  servant  de  prison,  avait  été  immédiatement 
interrogé  |)ar  le  grand-prévôt  de  l'hôtel  du  roi.  Le  premier  |)résidenl 
Ile  ILirlay  étmit  bientôt  accouru,  l'interrogatoire  avait  été  repris  avec 
plus  de  suite  et  de  sévérité.  C'est  à  la  suite  de  ce  second  interroga- 
toire que  le  premier  |)résident  avait  donné  l'ordre  d'amener  au  Louvre 
le  Père  (juéret.  En  même  temps,  des  officiers  du  parlement,  suivis 
d'archers,  allaient  arrêter  et  conduisaient  au  For-l'Évêque,  le  père  et 
la  mère  de  l'assassin,  ses  deux  sœurs,  son  beau-frère,  tous  ceux  qui 
faisaient  partie  de  la  maison  du  drapier,  et  les  trois  prêtres  qui  la  fré- 
quentaient d'habitude.  La  même  prison  reçut  Jean  Châtel,  après  que 
le  premier  président  eut  terminé  son  interrogatoire,  dont  nous  ne  j)ar- 
lerons  pas  à  présent,  et  qu'il  eut  fait  confronter  le  Jésuite  arrêté  avec 
l'assassin,  son  ancien  élève. 

Toute  la  journée  du  i28  décembre  fut  employée  aux  interrogatoires 
de  l'assassin,  de  sa  famille  et  des  autres  personnes  arrêtées,  ainsi  qu'aux 
diverses  confrontations.  Jean  Châtel  avait  été  extrait  dès  le  matin  de 
la  prison  du  For-l'Évèque,  et  transféré  à  la  Conciergerie.  Une  foule 
innombrable  remplissait  le  palais  de  Justice  et  ses  abords,  et  il  avait 
fallu  requérir  une  assez  forte  troupe  de  soldats  pour  la  contenir  et 
l'empêcher  de  faire  une  justice  sommaire  de  l'accusé  et  surtout  des 
complices  en  robe  noire  qu'on  lui  supposait  hautement.  Chaque  fois 
qu'un  membre  du  parlement  traversait  la  foule  pour  se  rendre  au  lieu 
des  séances,  de  grands  cris  s'élevaient,  et  on  adjurait  le  magistrat  de 
faire  son  devoir.  Aune  de  ces  sommations  qui  avaient  quelque  chose 
d'imposant,  le  président  Augustin  De  Thou,  vieillard  octogénaire,  (pii 
ne  pouvait  se  rendre  là  où  son  devoir  l'appelait  qu't*n  s'appuyant  siu' 


o8  HISTOIRE  DES  JESUITES. 

les  bras  de  deux  huissiers,  fit  cette  réponse  :  «  Citoyens,  je  vais  bientôt 
comparaître  devant  le  tribunal  de  Dieu  !  je  ne  crois  pas  pouvoir  mieux 
m'y  préparer  qu'en  prenant  encore,  une  dernière  fois,  ma  place  à  ce 

tribunal  des  hommes,  où  justice  sera  faite,   soyez-en  sûrsl »  De 

•grands  a p|)laudissements  suivirent  ces  paroles;  puis  bientôt  un  silence 
extraordinaire  et  solennel  y  succéda.  «  Les  deux  chambres  sont  assem- 
blées !  «  venait  de  dire  un  de  ceux  qui  avaient  pu  pénétrer  dans  le  pa- 
lais, et  qui  continua  d'informer  de  ce  qui  se  passait  dans  le  sanctuaire 
de  la  justice  la  foule  qui  stationnait  au  dehors,  et  parmi  laquelle  cha- 
cune des  phrases  du  jugement  parvint  ainsi  répétée  à  demi-voix. 

L'accusé  fut  introduit  devant  la  Cour.  Son  interrogatoire  com- 
menta :  c'était  le  quatrième  qu'on  lui  faisait  subir  (1).  Dans  chacun 
de  ses  divers  interrogatoires,  1  assassin  fit  à  peu  près  les  mêmes  aveux, 
dont  nous  allons  donner  ici  le  sommaire. 

Après  les  formalités  ordinaires,  le  premier  président  De  llarlav  s'a- 
dressant  à  Jean  Chàtel,  lui  dit  : 

—  Vous  vous  nommez  Jean  (^hâtel? 

—  Oui,  monsieur  le  premier  président, 

—  Quel  est  votre  âge  ? 

—  Dix-neuf  ans. 

—  Vous  êtes  fils  de  Pierre  Chàtel,  marchand  drapiei,  diMneurant 
en  face  du  palais,  et  de  dame  Denise  Hasard? 

—  Oui,  monsieur  le  |)remier  président. 

—  Est-ce  vous  qui  avez  attenté  sur  la  personne  sacrée  du  roi  ? 

—  C'est  bien  moi. 

—  Depuis  quand  aviez-vous  formé  ce  détestable  projet  ? 

—  Depuis  dix  jours  environ. 


il)  Il  avait  do  d'abord,  ainsi  cjue  nous  l'avons  dit,  inkTio^'d  an  Limimc  par  If  (iiand- 
rrcvOl;  ensuite  par  le  |)reinier  président.  1a'28,  de  grand  malin,  Jean  Chàtel,  transléré  a 
la  Conciergerie,  fut  de  nouveau  interrogé  par  le  Président  et  les  gens  du  roi.  Suivant  De 
riiou,  Henri  IV,  <iui  gardait  alors  le  lit,  balança  s'il  devait  l'aire  reniellro  son  assas>iu 
aux  ol'liciers  du  parlement.  Ce  l'ut  l'historien  lui-même  qui  (ut  député  vers  le  roi  par  le 
premier  président  pour  demander  au  r(ti  que  cette  remise  eût  lieu.  Voyez  ['Histoire 
universelle-  livre  (',\l.  Nous  avons  réuni  ces  di>ers  inlcrrngatoircs  en  un  ^cul  dans  l'iii- 
lérèl  du  lecteur. 


IlISrOIUK  DKS  JÉSUITES.  59 

—  Dites  à  la  Cour  comment  vous  avez  essaye  de  consommer  le 
crime  conçu  par  vous. 

—  J'avais  délibéré  d'exécuter  mon  entreprise  en  quelque  lieu  (jue 
ce  fut.  J'avais  pour  cela  un  couteau  dans  la  manche  de  mon  habit, 
entre  ma  chemise  et  ma  chair.  Mon  intention  étant  arrêtée  de  tuer  le  roi 
à  la  première  commodité  qui  se  présenterait,  je  vis,  le  27  de  ce  mois, 
passer  plusieurs  hommes  d'épée,  avec  des  llamlieaux  et  torches,  étant 
rue  de  Saint-llonoré,  au  bout  de  la  rue  d'Autruche;  je  demandai  à  un 
gentilhomme  qui  était  le  roi?  Il  me  montra  un  cavalier  qui  avait  des 
gants  fourrés.  Alors,  j'ai  suivi  l'escorte  jusqu'auprès  de  Louvre,  et  suis 
entré  avec  la  foule  dans  l'appartement  de  madame  Gabrielle  d'Estrée, 
à  ce  que  j'ai  appris.  Là,  je  me  suis  approché  doucement  du  roi,  qui 
riait  et  causait  avec  des  seigneurs  dont  j'ignore  le  nom.  et  je  lui  ai 
porté  un  coup  de  couteau  vers  la  gorge;  car  étant  bien  habillé,  j'avais 
peur  que  le  couteau  ne  rebroussât  ailleurs.  Si  j'ai  frappé  le  roi  au 
visage,  c'est  qu'à  l'instant  où  je  lui  portais  le  coup,  il  s'est  baissé.  La- 
dessus,  il  s'est  élevé  grand  bruit  et  tumulte,  j'ai  jeté  mon  couteau  es- 
pérant m'échapper;  mais  j'ai  été  saisi;  j'ai  d'abord  nié  l'affaire  :  main- 
tenant je  la  confesse. 

—  L'assassin  confesse  son  crime!»  Ces  mots  s'en  furent  rouler 
sourdement  au  dehors.  L'interrogatoire  continua, 

—  De  quelle  arme -vous  êtes-vous  servi?  est-il  demandé  à  l'accusé. 

—  D'un  couteau  ordinaire  que  j'ai  pris  chez  mon  père. 

—  Était-il  empoisonné? 

—  Non  pas  que  je  sache  ;  on  s'en  servait  communément  dans  notre 
maison.  Je  l'ai  pris  sur  le  dressoir,  où  il  était - 

Le  président  ordonne  qu'on  représente  à  l'accusé  le  couteau  dont  il 
s'est  servi,  et  lui  demande  s'il  le  reconnaît. 

—  C'est  bien  mon  couteau,  répond  Jean  Châtel;  seulement  il  me 
paraît  un  peu  rouillé  vers  la  pointe.  Mais  sans  doute  c'est  le  sang  qui 
en  est  cause.  Il  faudra  qu'on  le  nettoyé  pour  s'en  servir  à  présent. 

Ces  mots,  dits  avec  un  calme  extraordinaire,  presque  en  souriant, 
excitent  dans  l'enceinte  du  tribunal  une  sourde  rumeur  d'indignation 
dont  les  échos  retentissent  longtemps  au  dehors.  Cependant,  on  pré- 


tîO  lIISIoniK   \)V]S  JKSIUIKS. 

sente  à  l'accuse  plusieurs  papiers  sur  lesquels  les  premier  président  lui 
ordonne  de  jeter  ses  rej^ards,  après  quoi  ce  dernier  demande  à  Ciliâlel 
s'il  sait  quels  sont  ces  écrits. 

—  Ces  papiers  sont  à  moi  :  tout  ce  qui  y  est  écrit  est  de  ma  main, 
répond  Jean  Cliàtel. 

Sur  l'ordre  du  premier  président,  maître  Doron,  premier  huissier 
de  la  Cour,  fjiit  alors  lecture  de  trois  écrits  sur  lesquels  sont  tracés, 
au  milieu  de  ratures,  ces  mots  qui  semblent  au  premier  abord  ne 
présenter  aucune  suite  ni  liaison  :  Henri  de  Bourbon,  graisse, 
bouvier,  tiran,  brandon  de  la  France. 

Interrogé  sur  ces  mots  et  sur  leur  sens,  Jean  Châlel  répond  que 
c'est  le  canevas  d'un  anagramme  qu'il  a  essayé  de  faire  sur  le  nom  du 
roi.  l.e  quatrième  papier  contient  une  confession  faite  d'après  l'ordre 
(les  préceptes  du  Décalogue. 

—  Est-ce  vous  qui  avez  écrit  cette  confession?  demande  le  premier 
j)résident. 

—  C'est  moi,  répond  l'accusé,  après  un  instant  d'hésitation. 

—  Et  cette  confession  est  la  vôtre? 

Après  un  nouveau  silence,  Jean  Châtel  répond  : 

—  Oui,  monsieur  le  premier  président,  cette  confession  est  la 
mienne. 

Le  chef  des  huissiers  donne  également  lecture  de  cette  pièce,  dans 
laquelle  celui  qui  l'a  écrite  s'accuse  d'être  tombé  dans  des  excès  hor- 
ribles et  dans  des  impuretés  abominables. 

—  Je  m  accuse,  y  disait  le  misérable,  d'avoir  frappé  ma  mère,  et 
d'avoir  conçu  le  dessein  de  commettre  un  inceste  sur  ma  sœur. 

Un  frémissement  d'horreur  ébranle  l'auditoire,  et,  comme  une 
étincelle  électrique,  se  propage  aussitôt  au  dehors. 

La  lecture  de  la  pièce  continue.  Jean  Châtel  y  discutait  le  droit  que 
tout  catholique  pouvait  avoir  à  tuer  Henri  de  Navarre,  et,  s'appuyant 
d'autorités  jésuitiques,  établissait  qu'il  était  permis  de  le  tuer.  Jl  ajou- 
tait que,  si  lui,  Jean  (châtel,  prenait  enfin  la  résolution  d'exécuter  cette 
(puvre  méritoire,  il  diminuerait  ainsi  les  tourments  éternels  qu'il  était 
rondamné  à  souffrir  dans  l'enfer  pour  ses  -crimes  et  ses  péchés 


mSTOIlU':   DKS  JKSUITES.  6t 

—  Accusé,  dit  alors  le  premier  président,  ces  papiers  ont  été  trouvés 
dans  la  maison  de  votre  père.  Avait-il  donc  connaissance  du  |)rojet  j)ar 
vous  conçu  et  délibéré  de  tuer  le  roi? 

—  Oui  !  répond  froidement  Jean  Chàtel. 

—  Accusé,  pesez-bien  votre  réponse  ;  vous  sentez  qu'elle  charge 
j^randement  votre  père,  qui  devient  ainsi  complice  du  votre  crime 
pour  ne  pas  l'avoir  révélé  aussitôt  qu'il  en  a  reçu  la  confidence? 

—  J'ai  dit  la  vérité.  Mais  j'ajoute  qu'ayant  parlé  à  mon  père  de 
mon  projet  de  tuer  le  roi,  il  me  dit  que  cela  était  mal,  tacha  de  m'en 
détourner,  et,  pour  m'ôter  cette  pensée,  me  mena  à  un  prêtre. 

—  Dites-nous  le  nom  de  ce  prêtre. 

—  (i'est  le  Père  Guéret. 

—  Lui  avez-vous  aussi  confié  votre  projet  criminel  ? 

—  ÎNon  ;  je  me  suis  seulement  confessé  à  lui  de  plusieurs  péchés 
contre  nature  que  j'avais  la  volonté  de  commettre. 

—  Quand  avez-vous  vu  le  religieux  dont  vous  parlez? 

—  Vendredi  ou  samedi  dernier,  je  ne  sais  plus  au  juste. 

—  Comment  votre  père  connaissait-il  le  Jésuite  Guéret? 

—  Le  Père  Guéret  est  régent  de  philosophie  au  collège  de  Cler- 
mont,  où  j'ai  étudié  trois  ans.  J'ai  suivi  les  leçons  de  ce  professeur. 

—  Dites-nous  vos  motifs  pour  commettre  le  crime  que  vous  avez 
avoué. 

—  Désespéré  de  mes  péchés,  sûr  d'être  damné  comme  l'Antéchrist, 
et  ayant  opinion  d'être  oublié  de  Dieu,  j'ai  du  moins  voulu  tâcher 
d'éviter  le  pire,  et  me  suis  dit  qu'il  valait  mieux,  si  j'étais  dévolu  à 
l'enfer,  l'être  ut  quatuor  (comme  quatre),  que  iit  octo  (comme  huit). 

—  Expliquez-nous  ce  que  vous  entendez  par  là. 

—  J'entends  qu'il  y  a  différents  degrés  de  souffrance  éternelle  ;  que 
la  punition,  en  enfer,  peut  être  plus  ou  moins  forte  ;  j'estime  qu'en 
l'éternel  abîme  une  peine  moindre  est  une  espèce  de  salvation,  en 
comparaison  de  la  plus  griève. 

—  Pensez-vous  être  plus  ou  moins  damné  par  le  crime  que  vous 
avez  voulu  commettre? 

—  Je  crois  fermement  que  mon  action  servira  à  la  diminution  de 


(i-2  HISTOIRE  DES  JÉSUITES. 

mes  peines.  Je  le  crois  si  fermement,  que  si  c'était  à  recommencer,  ce 

que  j'ai  fait,  je  le  ferais  encore. 

Celle  réponse  de  l'accusé  est  faite  d'une  voix  exaltée,  et  accompa- 
gnée d'un  geste  qui  rappelle  l'action  meurlrière.  Elle  est  suivie  d'un 
instant  de  suspension  pendant  lequel  les  dernières  paroles  de  l'accusé 
transmises  au  dehors  excitent  une  clameur  d'indignalion  et  de  colère. 
On  sent  jusque  dans  l'enceinte  du  tribunal  le  redux  des  vagues  fu- 
rieuses que  les  gardes  et  archers  peuvent  à  peine  contenir.  Le  pre- 
mier président  reprend  l'interrogatoire. 

—  Accusé,  où  avez-vous  puisé  l'étrange  doctrine  sur  l'enfer  que 
vous  venez  d'émettre  devant  la  Cour? 

—  Dans  le  cours  de  philosophie. 

—  Chez  les  Jésuites? 

—  Chez  les  Pères  de  la  Compagnie  de  Jésus. 

—  Ainsi,  c'est  au  collège  de  Clermout  que  vous  avez  appris  celle; 
théologie  nouvelle? 

L'accusé  ne  répond  que  par  un  signe  affirmalif. 

—  Et  c'est  au  même  endroit  qu'on  vous  a  enseigné  qu'en  tuant  le 
roi  vous  obtiendriez  en  enfer  une  sorte  de  merci  ? 

—  Ceci  n'est  pas  un  enseignement  que  j  ai  reçu,  mais  seulement 
une  conclusion  que  j  ai  tirée. 

—  Comment  ètes-vous  arrivé  à  cette  conclusion  effroyable? 
L'accusé  semble  hésiter  ;   il  ne  répond  pas  immédiatement  ;  puis, 

soudain,  et  comme  se  parlant  à  lui-même  :  «  Pourquoi  ne  le  dirais-je 
pas?  murmure-t-il;  et  il  continue  en  ces  termes  : 

—  Quoiqu'il  y  ait  sept  mois  que  je  ne  suive  plus  les  cours  du  col- 
lège de  Clermont,  cependant  je  suis  retourné  plusieurs  fois  chez  les 
Ueligieux  de  la  Compagnie  de  Jésus.  Mon  père  lui-même  m'y  a  mené 
à  différentes  reprises,  dans  l'espoir  que,  là,  on  mettrait  une  digue  à  mes 
mauvais  penchants.  Mais,  dès  lors,  j'avais  désespéré  de  la  miséricorde 
divine,  moins  encore  à  cause  des  énormes  péchés  d'action  que  j'avais 
commis  ou  tenté  de  commettre,  que  des  péchés  d'inlention  plus  énor- 
mes encore  dont  je  pensais  à  me  souiller.  Les  exhortations  des  Pères 
le  la  Compagnie  de  Jésus,  auxquels  j'avais  ouvert  mon  âme,  me  donnè- 


< 


IIISTOIIII-:  DES  JÉSUITES.  (53 

iviil  iii)  pcMi  lie  calme  en  m'appreriant  que,  si  je  ne  |H)iivais  plus  éviter 
l'eiiler  désormais,  je  pouvais  encore  en  adoucir  les  éternelles  souflran- 
ces  par  une  action  grandement  méritoire  aux  yeux  de  Dieu  et  de 
IK^ilise.  Je  cherchai  quelle  pouvait  être  cette  action  :  je  ne  trouvai  pas 
d'abord.  On  me  conseilla  d'avoir  recours  aux  exercices  spirituels  in- 
stitués par  le  saint  fondateur  de  la  divine  Société  de  Jésus  :  je  le  fis  ; 
et,  dans  la  Chambre  des  Méditations  je  trouvai  enfin  ce  que  je  cher- 
chais. 

—  Qu'est-ce  que  la  chambre  dont  vous  parlez? 

—  C'est  une  salle  comme  il  s'en  trouve  une  dans  chaque  Maison 
des  Pères  de  la  (compagnie  de  Jésus,  où  les  âmes  en  peihe  et  timorées 
vont,  dans  le  silence  et  l  obscurité,  après  certaines  préparations,  s'in- 
spirer de  l'amour  de  Dieu  ou  de  la  crainte  de  l'enfer.  — C'est  l'enfer 
qui  m'a  toujours  répondu,  là  1  ajoute  l'accusé  d'une  voix  sourde  et  en 
frémissant  de  tous  ses  membres. 

—  Ltes- vous  allé  souvent  à  cette  Chambre  des  Médilationsl 

—  Souvent.  La  dernière  Ibis,  ce  fut  il  va  quelques  jours,  lorsque 
mon  père  me  conduisit  au  Père  Guéret.  Je  sentais  comme  un  avant- 
goût  de  toutes  les  plus  horribles  tortures  de  l'enfer,  je  voulus  enfin  es- 
sayer de  les  adoucir.  Sur  le  conseil  du  Père  Guéret,  j'entrai  dans  la 
Cha})ibre  des  sM  édi  talions ..  .Ln'pur  ia\h\eel\'mde'^  règne.  A  ma  droite, 
un  tableau  représentant  les  délices  du  paradis  ;  à  ma  gauche,  un  autre  où 
sont  ligures  les  tourments  de  l'enfer.  Je  m'agenouille,  et  je  veux  prier; 
mais  cela  m'est  impossible.  Alors,  je  me  jette  la  face  contre  terre,  et 
voyant  que  je  ne  puis  amener  en  mon  âme  les  pensées  du  ciel,  j'y  ap- 
pelle les  pensées  de  l'enfer En  ce  moment,  j'entends  près  de  moi 

comme  les  froissements  d'ailes  de  chauves-souris  garnies  de  griffes 
d'acier.  Ce  bruit  augmente,  s'étend.  11  est  derrière  moi,  devant 
moi,  au-dessus  de  moi,  partout.  Je  sens  une  sueur  froide  tomber 
goutte  à  goutte  de  mon  front  sur  mes  mains,  et  mes  cheveux  se  hé- 
risser. Longtemps  je  n'osai  relever  la  tête...  Au  bout  de  quelques  mi- 
nutes, de  quelques  heures  peut-être,  des  rires  moqueurs  arrivèrent  à 
mon  oreille.  Alors  j'osai  me  soulever  et  regarder  autour  de  moi.  Je  ne 
vis  rien  d'abord  que  les  ténèbres.  Ensuite,  j'aperçus  un  petit  feu  aux 


Gk  HISTOIRE  DES  JÉSUITES, 
lueurs  sanglantes  qui,  s'allumant  peu  à  peu,  finit  par  me  faire  distin- 
guer tout  autour  de  la  chambre,  dont  les  murailles  semblaient  avoir 
reculé  et  circonscrire  à  présent  une  immensité,  comme  une  ronde  de 
démons  hideux  dont  chacun  tenait  de  sa  main  noire  et  crochue  la 
blanche  main  d'une  femme  presque  nue  et  d'une  admirable  beauté, 
mais  pâle  comme  si  l'unique  et  vaporeux  voile  qui  la  couvrait  eût  été 
son  linceul.  Ces  étranges  femmes  pâles,  ces  démons  hideux  et  grima- 
çants tournaient,  tournaient  en  chantant  d'une  voix  basse  et  mono- 
tone, je  ne  sais  quel  chant,  ni  dans  quelle  langue.  Je  compris  pourtant 
qu'ils  m'invitaient  à  venir  prendre  part  à  leur  ronde.  Je  restais  tou- 
jours cloué  sur  mes  genoux,  n'osant  remuer,  et  ne  pouvant  pas  fermer 
les  yeux.  La  ronde  tournait,  tournait  toujours  ;  et,  par  moments,  de 
grandes  lueurs  sanglantes  passaient  en  serpentant.  Tout  à  coup,  un 
long  cri  s'entendit,  et  la  danse  s'arrêta 

Alors,  je  vis,  au  milieu  du  cercle  rompu,  une  femme  qui  s'avança 
vers  moi.  Clette  femme  était  plus  jeune,  plus  belle  que  toutes  les  au- 
tres; elle  était  tout  à  fait  nue,  et  ses  yeux  me  souriaient,  et  ses  mains 
semblaient  m'inviter  à  m'élancer  vers  elle.  — Oui,  oui!  Madeleine, 
damné,  que  je  sois  damné,  mais  avec  toi!...  Que  faut-il  faire  pour 
cela?.,.  La  ronde  recommence  à  tourner  ;  et  désormais  j'en  fais  partie; 
et  la  femme  qui  m'est  échue,  celle  avec  laquelle  l'enfer  me  permettra 
quelques  instants  de  repos  et  de  jouissances,  me  dit  tout  bas  à  l'oreille, 
pendant  que  son  souffle  brûle  ma  chair  :  «  Mon  bien  aimé,  pour  que 
nous  soyons  unis  à  jamais,  il  faut  que  tu  tues  le  roi.  C'est  un  tyran, 
et  on  peut  tuer  un  tyran  !  c'est  un  hérétique,  un  excommunié  :  on 
doit  tuer  les  hérétiques  et  les  excommuniés,  jj 

—  Je  le  tuerai  ! . . .  Je  le  tuerai  ! ...  Ah  ! ...  Je  le  tuerai  I . . . 

Vers  la  fin  du  récit  de  son  effroyable  rêve ,  dont  il  racontait  les 
phases  comme  si  elles  ne  fissent  que  se  dérouler  devant  lui,  Jean 
Châtel  s'était  levé  peu  à  peu;  il  gesticulait. avec  violence ,  et  lorsqu'il 
prononça  trois  fois  les  mots  :  »  Je  le  tuerai!  »  on  eût  dit  qu'il  tenait 
encore  le  couteau  avec  lequel  il  avait  frappé  la  royale  victime.  Mais,  en 
ce  moment,  comme  s'il  eût  succombé,  ainsi  qu'il  lui  était  arrivé  dans 
la  Chambre  des  Medilations,  sous  la  terreur  mélangée  d'une  âcrc 


HISTOIRE  DES  JÉSUITES.  05 

jouissance  de  sa  vision,  il  tomba  sans  connaissance  en  poussant  un  cri 
(jui  n'avait  rien  d'humain,  et  (jui  s'entendit  môme  du  dehors. 

Lorsque  l'accusé  reprit  connaissance,  et  qu'il  fut  en  état  d'entendre 
et  de  répondre,  le  premier  président,  après  avoir  fait  un  retour  sur  ses 
précédents  aveux,  lui  demanda  encore  :  «Si  ce  qu'il  venait  de  dire 
du  pouvoir  qu'avait  tout  fidèle  catholique  de  tuer  un  hérétique  et  un 
excommunié,  était  une  idée  qui  lui  fut  venue  dans  la  fatale  Chambre 
des  Méditalions,  ou  s'il  l'avait  reçue  ailleurs?» 

Jean  Cihàtel,  épuisé,  reprit  une  sorte  d'énergie  fébrile  pour  accen- 
tuer fermement  ces  mots  : 

—  Je  crois  depuis  longtemps  qu'il  est  loisible  de  tuer  le  roi. 

—  Qui  vous  a  donné  cette  horrible  persuasion  ?  Serait-ce  le  Père 
Gueret? 

—  Non,  ni  lui,  ni  les  autres  Pères  de  la  Compagnie  de  Jésus;  du 
moins,  particulièrement. 

—  Mais  vous  avez  avoué  déjà  que  c'était  au  collège  des  Jésuites  que 
vous  aviez  puisé  ces  maximes  détestables! 

—  Ceci  est  vrai.  J'ai  souvent  entendu  dire  en  philosophie  qu'il  est 
loisible  de  tuer  un  tyran  ;  que  c'est  même  une  action  héroïque  au 
point  de  vue  humain,  méritoire  au  point  de  vue  religieux. 

—  Ces  propos  étaient-ils  ordinaires  aux  Jésuites? 

—  J'ai^entendu  les  Révérends  Pères  soutenir,  à  différentes  fois,  que, 
tant  que  le  roi  serait  hors  de  l'Église,  il  ne  fallait  ni  lui  obéir,  ni  le 
tenir  pour  roi,  jusqu'à  ce  qu'il  fût  absous  par  notre  Saint-Père  le 
pape.  Quant  à  moi,  je  crois  fermement,  je  le  répète,  que  c'est  là  une 
vérité  incontestable.  Or,  on  m'a  appris  qu'un  homme,  fût-il  roi,  qui 
se  rebelle  contre  le  pape,  peut  et  doit  même  être  tué,  et  cela  non- 
seulement  sans  péché,  mais  encore  avec  rachat  de  péchés  ! . . . 

Tel  fut  à  peu  près  l'interrogatoire  de  Jean  Châtel. 

11  n'essaya  pas  un  instant  de  nier,  ni  même  de  pallier  son  crime. 
Il  fit  au  contraire  tous  ses  efforts  pour  le  justifier,  pour  s'en  draper, 
sinon  comme  d'un  manteau  de  triomphe,  du  moins  comme  d'une 
robe  d'expiation  spirituelle. 

On  comprend  que,  dans  cet  état,  la  condamnation  de  Jean  Châtel 


11. 


ce  HISTOIRE  DES  JÉSUITES. 

ne  pouvait  ni  être  douteuse,  ni  donner  matière  à  discussion.  Cepen- 
dant, les  avis  se|:trouvèrent  partagés,  dans  le  Parlement,  sur  l'arrêt  à 
intervenir,  h  Ce  n'est  pas,  dit  l'historien  De  Thou,  qui  a  dû  être  mieux 
informé  que  personne,  puisqu'il  était  présent  à  la  délibération,  qu'on 
doutât  de  la  peine  que  méritait  l'assassin  ;  mais  il  se  trouva  des  gens 
qui  voulaient  qu'on  jugeât  en  même  temps  l'affaire  des  Jésuites,  puis- 
qu'il y  avait  lieu  de  croire  que  la  surséance,  que  ces  Pères  avaient 
malheureusement  obtenue  à  force  d'intrigues,  avait  donné  occasion  à 
ce  parricide  exécrable.»  Nous  dirons  tout  à  l'heure  quelle  résolution 
prit  le  Parlement  à  l'égard  des  Jésuites,  de  la  famille  de  l'accusé,  et 
des  autres  personnes  arrêtées  à  l'occasion  de  l'attentat. 

La  Cour  avait  ordonné  que  Jean  Châtel  fût  mis  à  la  question  ordi- 
naire et  extraordinaire,  afin  qu'on  lui  arrachât  positivement  les  noms 
de  ses  complices.  Mais  il  paraît,  nous  ne  savons  pourquoi,  qu'on  fit 
grâce  à  l'assassin  de  la  moitié  de  cette  torture  juridique,  qui  ne  lui  fit 
avouer  rien  de  plus  que  ce  qu'il  avait  déclaré  déjà. 

Le  vingt-neuf  décembre,  dans  la  matinée  même,  la  Cour  rendit 
son  arrêt  contre  Jean  Châtel.  Cet  arrêt  était  précédé  d'une  exposition 
dans  laquelle,  rappelant  les  aveux  du  criminel,  on  le  montrait  mar- 
chant à  son  attentat  poussé  par  une  détestable  influence.  Ensuite, 
Jean  Châtel ,  déclaré  atteint  et  convaincu  du  crime  de  lèse-majesté  di- 
vine et  humaine  au  premier  chef,  en  réparation  du  parricide  horrible 
et  détestable  par  lequel  il  avait  attenté  sur  la  personne  sacrée  de  sa 
majesté,  était  condamné  à  faire  amende  honorable  devant  le  portail 
de  Notre-Dame,  nu  et  en  chemise,  et  tenant  en  ses  mains  une 
torche  allumée  du  poids  de  deux  livres,  et,  là,  à  déclarer  à  genoux, 
tout  haut  et  d'une  voix  lamentable  :  que,  méchamment  et  contre  toute 
raison,  il  avait  porté  un  coup  de  couteau  au  roi,  et  l'avait  frappé  au 
visage;  qu'imbu  d'une  doctrine  fausse  et  abominable,  il  avait  soutenu 
qu'il  était  permis  de  tuer  les  rois,  et  nommément  celui  régnant, 
Henri  IV,  n'étant  pas,  comme  il  le  disait,  dans  le  sein  de  l'Église, 
jusqu'à  ce  qu'il  fût  absous  par  le  pape;  qu'il  s'en  repentait  et  en  de- 
mandait pardon  à  Dieu,  au  roi  et  à  la  justice.  ((  Ensuite  de  quoi, 
continuait  l'arrêt,  Jean  Châtel  sera  mené  à  la  Grève  dans  un  tombe- 


HISTOIRE  DES  JÉSUITES.  G7 

reau,  et,  là,  tenaillé  aux:  bras  et  aux  cuisses  avec  des  tenailles  arden- 
tes ;  et,  après  qu'on  lui  aura  coupé  la  main  qui  tiendra  le  couteau 
dont  il  s'est  servi  pour  attenter  à  la  vie  du  roi,  il  sera  tiré  et  écartelé  à 
quatre  chevaux,  son  corps  brûlé,  et  les  cendres  jetées  au  vent,  etc.  (1  ) .  » 
Immédiatement  après  le  prononcé  de  cet  arrêt,  le  condamné  fut 
mené  au  supplice,  qu'il  subit  dans  toutes  ses  parties  avec  une  effroyable 
constance  qui  ne  pouvait  provenir  que  d'une  extrême  exaltation  mo- 
rale ;  sans  doute  Jean  ChAtel  se  disait  que  chacune  de  ses  souffrances 
atroces  était,  comme  on  le  lui  avait  appris,  autant  de  diminué  sur  les 
tourments  de  l'enfer  mérités  par  ses  péchés! 

Il  faisait  une  froide  et  sombre  journée  d'hiver  lorsqu'on  le  conduisit 
au  supplice  à  travers  une  foule.exaspérée  qui  le  couvrait  de  malédictions 
lui  et  ses  complices,  dont  les  noms  étaient  criés  tout  haut,  tandis  qu'on 
dévouait  ceux  qui  les  portaient  au  même  destin  que  leur  séide.  Jean 
Chàtel,  pendant  tout  le  trajet  de  la  Conciergerie  au  parvis  Notre-Dame, 
resta  tranquillement  assis  entre  le  bourreau  et  ses  aides,  dans  le  tombe- 
reau d'infamie,  impassible  et  parfois  regardant  la  foule  avec  un  regard 
de  froide  ironie.  Arrivé  à  Notre-Dame,  malgré  la  rigueur  de  la  saison, 
et  quoiqu'il  fût  presque  nu,  il  se  tint  debout,  sans  aucun  aide,  écouta 
son  arrêt  qui  lui  fut  lu  de  nouveau,  prit  le  cierge  qu'on  lui  offrait, 
s'agenouilla  lorsqu'on  le  lui  eut  ordonné,  et  répéta  les  paroles  d'a- 
mende honorable  qu'on  lui  dictait.  Seulement,  il  les  prononça  d'un 
ton  de  mépris  et  de  sarcasme,  qui  n'indiquait  aucun  repentir.  Conduit 
ensuite  à  la  place  de  Grève,  il  fut  remis  au  bourreau,  qui  l'étendit  sur 
une  claie.  Alors  les  aides  de  l'exécuteur,  prenant  dans  des  réchauds 
allumés  à  l'avance  des  tenailles  complètement  rougies  au  feu,  tenail- 
lèrent lentement  le  misérable  aux  cuisses  et  aux  bras.  Jean  Châtel  ne 
jeta  pas  un  cri  quoiqu'on  entendît  de  fort  loin  grésiller  ses  chairs  fu- 
mantes. Après  cette  torture  affi:euse,  on  lui  mit  dans  la  main  droite 
le  couteau  avec  lequel  il  avait  frappé  le  roi  ;  un  des  valets  du  bourreau* 
appuya  sur  un  billot  cette  main,  que  le  bourreau  lui-même  trancha 


(1)  Actes  dîi  procès  contre  Jean  Châtel,  étudiant  au  Collège  de  la  Compagnie  de 
Jésus.  —  De  Thou,  livre  CXI,  etc. 


68  HISTOIRE  DES  JÉSUITES, 

avec  un  couperet.  Un  sourd  rugissement  de  douleur  fut  tout  ce  que 
ce  nouveau  tourment  put  arracher  au  misérable  patient.  Enfin  on  fit 
avancer  quatre  vigoureux  chevaux,  sur  lesquels  montèrent  quatre  valets 
de  l'exécuteur.  On  attacha  fortement  chacun  des  quatre  membres  de 
l'assassin  à  une  grosse  corde  qui  allait  se  réunira  un  harnachement  par- 
ticulier permettant  au  cheval  de  tirer  vigoureusement  droit  devant  lui. 
A  un  signal  donné,  les  aides  de  l'exécuteur  enfoncèrent  leurs  épe- 
rons dans  les  flancs  de  leurs  chevaux,  qui  bondirent  en  avant.  .Jean 
Châtel  jeta  un  cri  affreux  :  ses  articulations  craquèrent  horriblement, 
ses  muscles  et  tendons  s'allongèrent  d'une  façon  extraordinaire  ;  mais 
il  fallut  un  nouvel  élan  des  chevaux  pour  que  les  membres  se  déchi- 
rassent tout  à  fait!...  Le  bourreau  prit.alors  ce  tronc  informe  dont  la 
vie  semblait  ne  s'être  pas  encore  retirée  :  on  voyait  en  effet  les  yeux 
à  demi  sortis  de  l'orbite  rouler  convulsivement;  les  valets  ramassèrent 
les  membres  sanglants,  et  le  tout  fut  mis  sur  un  bûcher  en  feu.  Au . 
bout  d'une  heure,  la  flamme  étant  éteinte,  on  ramassa  les  cendres  et 
les  quelques  ossements  qui  n'avaient  pu  se  consumer  entièrement,  et 
on  jeta  le  tout  dans  la  Seine. 

—  Vive  le  roi  1  .crièrent  les  officiers  de  justice  et  les  magistrat 
chargés  de  présider  au  supplice. 

—  Meurent  ainsi  tous  ses  ennemis  !  répondit  la  foule. 

Bon  nombre  d'individus  même  ne  craignirent  pas  de  crier  :  Mort 
aux  Jésuites  !  La  conviction  générale  était  que  l'homme  qu'on  venait 
d'exécuter  n'avait  été  qu'un  instrument  des  fils  de  Loyola  ;  et,  dit 
un  historien,  l'on  entendait  affirmer  dans  cette  foule  «  que  la  France  ne 
serait  tranquille  et  son  roi  en  sûreté  que  lorsqu'on  aurait  jeté  au  vent 
les  cendres  de  tous  les  Jésuites,  comme  on  venait  de  le  faire  pour  un 
de  leurs  écoliers,  ou  du  moins  tout  le  noir  troupeau  à  la  porte  de  leurs 
Maisons,  puis,  de  là,  de  l'autre  côté  des  frontières,  et  le  plus  loin  pos- 
sible. »  Ce  furent  peut-être  les  cris  et  la  contenance  de  la  multitude 
qui  firent  qu'Henri  lY,  malgré  la  terreur  profonde  que  lui  causaient 
les  Jésuites,  permit  à  son  Parlement  d'agir  sommairement  contre  la 
Compagnie,  et  plus  à  loisir  contre  quelques-uns  de  ses  membres,  ainsi 
que  nous  devons  le  rapporter  maintenant. 


HISmlUE  DKS  JÉSIUTKS.  60 

Nous  avons  dit  que  les  Jésuites  du  collège  de  Clermont,  aussitôt 
après  l'attentat,  avaient  été  interrogés  brièvement,  puis  conduits  chez 
le  conseiller  lîrisard,  d'où  ils  étaient  retournés  ensuite  à  leur  Maison, 
dans  laquelle  étaient  restés  des  huissiers  du  Parlement  et  des  archers 
de  la  prévôté.  Le  vingt-huit,  à  midi,  et  lorsque  les  Jésuites  étaient  à 
table,  ils  virent  le  conseiller  Mazure  ou  Mazurier,  accompagné  de 
Louis  Scrvin,  avocat-général,  entrer  dans  le  collège  avec  une  forte 
escouade  de  soldats. 

Aussitôt,  ravocat-général  ordonne  à  ceux-ci  de  s'emparer  de  toutes 
les  issues  et  de  ne  laisser  sortir  personne.  Puis,  le  conseiller  exhibe  au 
Père  Provincial  un  ordre  du  premier  président  qui  enjoint  de  visiter  le 
collège  de  Clermont  et  de  l'aire  une  perquisition  exacte  dans  chaque 
chambre.  Le  Père  Clément  Dupuis,  voyant  qu'il  serait  dangereux  de 
ne  pas  se  prêter  de  bonne  grâce  à  ce  qu'il  ne  peut  empêcher,  ofl're 
aussitôt  au  conseiller  de  le  guider  lui-même  dans  les  recherches  qu'il 
va  faire.  Les  deux  magistrats  acceptent ,  et,  sortant  du  réfectoire  où 
les  Jésuites  sont  restés  immobiles  et  muets,  parcourent,  guidés  par  le 
Provincial,  les  différents  dortoirs  du  collège. 

La  visite  est  presque  terminée  sans  qu'on  ait  trouvé  rien  de  bien 
répréhensible.  Chez  le  Père  Léonard  Perrin,  professeur  de  philoso- 
phie, on  a  toutefois  saisi  un  sermon  sur  ce  texte  :  «  Rendez  à  César  ce 
qui  est  à  César,  et  à  Dieu  ce  qui  est  à  Dieu!  »  et  dans  lequel  se  trou- 
vent, en  nombre,  des  allusions  injurieuses  et  parfois  meurtrières,  di- 
rigées contre  le  roi. 

Une  dernière  chambre  reste  à  visiter,  c'est  celle  du  Père  Jean 
Guignard,  régent  de  théologie  au  collège  des  Jésuites,  et  natif  de 
Chartres.  Après  une  visite  minutieuse  dans  cette  chambre  fort  en- 
combrée de  livres  et  de  manuscrits  divers,  les  deux  magistrats  vont 
sortir,  lorsque,  dans  un  casier  construit  dans  la  muraille  même,  à  la 
tête  du  lit,  et  par  conséquent  caché  par  le  rideau,  un  huissier  trouve 
une  petite  cassette  dont  on  force  la  serrure,  la  clef  ne  s'y  trouvant 
pas.  De  la  boîte  ainsi  ouverte,  s'échappent  différents  écrits,  les  uns  im- 
primés, les  autres  manuscrits.  Le  conseiller  et  l' avocat-général  n'ont 
pas  plus  tôt  jeté  les  yeux  sur  ces  pièces,  que  le  premier  ordonne  à  un 


70  HISTOIRE  DES  JÉSUITES, 

huissier  d'aller  à  l'instant  arrêter,  saisir  et  conduire  aussitôt  dans  les 
prisons  de  la  Conciergerie  le  Père  Jean  Guignard  ;  ce  qui  est  exécuté 
à  l'instant,  malgré  les  réclamations  pressantes  du  Père  Provincial,  au- 
quel le  conseiller  jette  en  partant,  pour  adieu,  ces  mots  dits  avec  sévé- 
rité :  «  Réservez  vos  prières  pour  vous-même,  et  pour  votre  Ordre 
tout  entier.  » 

La  cassette,  trouvée  ainsi  dans  la  chambre  du  Jésuite  Guignard, 
contenait  une  collection  complète  de  sermons  incendiaires,  de  libelles 
dilTamatoires,  tous  écrits  dirigés  contre  les  rois  Henri  lll  et  Henri  IV, 
et  dont  voici  un  extrait  : 

Dans  une  première  pièce,  le  Père  Guignard,  parlant  de  la  Saint- 
Barthélemi,  qu'il  célébrait  fort,  formulait  cette  pensée  :  ((Que  si,  en 
1572,  on  avait  ouvert  toute  la  veine  basilique,  on  ne  fût  pas  ensuite 
tombé  de  fièvre  en  chaud  mal  :  comme  nous  expérimentons,  disait  le 
digne  professeur  de  théologique  assassinat.  »  Pour  bien  comprendre  le 
sens  de  ce  passage,  il  faut  se  souvenir  que  basilique  est  une  expression 
grecque,  signifiant  royale,  et  qu'en  regrettant  qu'on  n'eût  pas  ouvert 
complètement  la  veine  basilique,  le  Jésuite  regrettait  donc  qu'on  n'eût 
pas  épuisé  le  sang  royal  de  France  ! 

Dans  une  seconde  pièce,  on  célébrait  le  glorieux  exploit  de  l'assas- 
sin d'Henri  UI,  et  on  disait  :  Que  le  Neroïi  cruel  avait  été  tué  par  un 
Clément;  le  moine  simulé  par  un  vrai  moine!... 

Dans  une  troisième,  l'éloquence  de  l'écrivain  s' attaquant  à  la  plu- 
part des  rois  de  l'Europe,  les  qualifiait  de  surnoms  injurieux.  Le  roi 
de  France  Henri  HI  y  était  appelé  Néron-Sardanapale  ;  le  roi  de 
Navarre,  renard  de  Béarn  ;  le  roi  de  Suède,  griffon  ;  l'électeur  de 
Saxe,  pourceau  ;  la  célèbre  Elisabeth  y  recevait  le  titre  de  louve  impu- 
dique d'Angleterre,  etc.  ^ 

Venaient  ensuite  des  anagrammes  odieux  ou  ridicules  contre 
Henri  111  et  Henri  JV.  «Le  plus  bel  anagramme,  disait  le  Jésuite, 
qui  ait  été  fait  de  notre  temps,  et  qui  convienne  le  mieux,  est  celui 
par  lequel  on  disait  d'Henri  de  Valois  :  0  le  vilain  Hérode!...» 

Revenant  à  plusieurs  reprises  sur  l'acte  méritoire  de  Jacques  Clé- 
ment, le  libelliste  ou  le  prédicateur  soutenait  «  que  cet  acte  héroïque, 


HISTOIRE  DES  JÉSUITES.  71 

comme  don  du  Saint-H^sprit,  appelé  de  ce  nom  par  les  théologiens,  avait 
été  justement  loué  parle  feu  prieur  des  Jacobins,  confesseur  et  martyr» 
(  ce  prieur  avait  été  exécuté  comme  complice  de  Clément  )  ! 

Dans  diverses  autres  pièces  on  prouvait  «qu'on  avait  pu,  et  môme 
dû,  transporter  la  couronne  de  France  à  une  autre  famille  qu'à  celle 
de  Bourbon.  )) 

Un  dernier  écrit  sembla  surtout  être  un  véritable  appel  au  poignard 
qui  venait  de  frapper  Henri  IV.  On  y  lisait  :  u  Que  le  Béarnais  sera 
traité  plus  doucement  qu'il  ne  mérite,  si  on  lui  donne  la  couronne 
monacale  en  quelque  couvent  bien  réformé;  que  si  on  ne  peut  lui  ôter 
la  couronne  royale  sans  guerre,  qu'on  guerroyé  ;  mais  que  si  on  ne  le 
peut  faire  par  la  guerre,  qu'on  le  fasse  par  quelque  moyen  que  ce 
soit  l » 

Quelques-unes  de  ces  pièces  étaient  du  Père  Guignard  lui-même  : 
toutes  celles  qui  étaient  manuscrites  étaient  de  sa  propre  main 

Nous  le  demandons  à  toute  personne  de  bonne  foi,  n'y  a-t-il  pas  dans 
ces  pièces  une  excitation  évidente  au  mépris  de  l'autorité  royale  dont 
les  Jésuites  se  sont  pourtant  si  souvent  couverts?  N'y  pouvait-on  pas 
voir  également  une  complicité,  non  pas  seulement  indéterminée,  mais 
encore  directe  et  légalement  appréciable,  dans  l'attentat  de  Jean 
Chàlel  ?  De  nos  jours,  à  la  suite  d'une  tentative  encore  plus  absurde 
que  criminelle,  nous  avons  vu  une  Cour,  bien  autrement  souveraine 
que  le  parlement,  frapper  d'une  rude  condamnation  de  complicité  un 
journaliste  patriote  qui  n'avait  cherché  ni  directement  ni  indirecte- 
ment à  provoquer  l'attentat,  et  qui  ne  connaissait  aucunement  celui 
qui  s'en  rendit  coupable! 

Or,  qu'on  le  remarque  bien,  Jean  Châtel  avait  été  plusieurs  an- 
nées élève  du  collège  de  Clermont,  où  professait  le  Père  Guignard. 
Jean  Châtel,  écolier  des  Jésuites,  faisait  partie  de  leurs  Congréga- 
tions particulières  :  il  était  probablement  affilié  de  l'Ordre,  ce  que 
semble  clairement  devoir  prouver  la  permission  qui  lui  était  donnée 
d'entrer  à  toute  heure  dans  la  Maison  des  Révérends  Pères,  et  dans 
leur  mystérieuse  Chambre  des  Méditations  !  Quelques  jours  avant 
l'attentat,  Jean  ChAtel,  dans  un  moment  d'exaltation  furibonde,  ré- 


72  HISTOIRE  DES  JÉSUITES, 

vèle  à  son  père  le  projet  qu'il  a  formé  de  tuer  le  roi.  Pierre  Chatel, 
aussitôt,  mène  son  fils  au  Jésuite  (juéret,  l'ancien  professeur  de  phi- 
losophie de  Jean  ChAtel.  Kvidemment,  l'assassin  confia  son  projet  à 
ce  Jésuite.  N'était-ce  pas  pour  qu'il  s'en  confessât,  que  Pierre  ChAtel 
le  menait  au  Père  Guéret,  peut-être  pour  qu'il  fût  détourné  de  cette 
odieuse  résolution  ;  car  on  n'eut  guère  à  reprocher  au  drapier  que  de 
n'avoir  pas  révélé  la  pensée  du  crime  aussitôt  qu'elle  lui  fut  parvenue. 
Or,  qu'arrive-t-il  ?  Après  avoir  été  consulter  les  Jésuites,  après  avoir 
fait,  comme  on  dit,  sa  relraile  dans  leur  Maison,  Jean  Chàtel  en  sort 
pour  aller  commettre  son  crime  ;  son  crime  dont  les  Jésuites  (ou  du 
moins  un  Jésuite,  le  Père  Guéret  )  savent  qu'il  couve  la  pensée,  et 
dont  cependant  ils  n'ont  garde  de  prévenir  le  roi,  dont  ils  n'essayent 
pas,  du  moins,  de  détourner  l'exécution!... 

Oui,  les  Jésuites  furent  les  complices  de  Jean  Chàtel,  les  excitateurs 
de  son  attentat,  ou  du  moins  de  la  folie  qui  le  lui  fit  commettre  ! 
Les  Jésuites  méritaient  donc  l'arrêt  dont  le  parlement  frappa  la  Com- 
pagnie conjointement  avec  Jean  Chàtel. 

Nous  avons  dit  que  lorsqu'il  s'agit  de  prononcer  l'arrêt  de  ce  der- 
nier, les  avis  de  la  Cour  se  trouvèrent  partagés.  Ce  n'est  pas,  comme 
l'assure  l'historien  De  ïhou,  qui  était  présent  à  la  délibération,  que 
personne  fût  en  doute  de  la  culpabilité  de  Jean  Chàtel,  et  de  la  peine 
que  méritait  son  crime;  mais  s'il  se  trouva  des  gens  qui  voulaient  qu'on 
jugeât  en  même  temps  l'affaire  des  Jésuites,  il  y  avait  aussi  dans  le 
Parlement  bon  nombre  d'amis  des  fils  de  Saint-Ignace,  tels  que  l'avo- 
cat-général  Séguier,  et  le  procureur  général  lui-même,  ce  De  Guesle 
qui  avait  amené  Jacques  (élément  au  roi  Henri  III,  et  qui,  surtout 
en  raison  de  la  promptitude  avec  laquelle  il  frappa  l'accusé  et  le  fit 
achever  aussitôt,  encourut  des  soupçons  d'avoir  trempé  dans  le  crime. 
Le  chancelier  (^hiverny  lui-même  s'était  montré  le  protecteur  des  Jé- 
suites. La  discussion  fut  donc  aussi  longue  qu'animée  sur  ce  point  : 
«  Les  Jésuites  doivent-ils  être  rendus  responsables  de  l'attentat  de 
Jean  Chàtel,  et  l'arrêt  de  celui-ci  doit-il  être  en  même  temps  celui  des 
Jésuites  ?  » 

Au  milieu  d'une  chaude  et  bruyante  discussion,  qui  commençait  à 


HlSTOinii  DES  JÉSUITES.  73 

dégénérer  en  dispute  pleine  de  personnalités,  le  doyen  des  conseillers, 
Etienne  Heury,  se  leva.  C'était  un  vieillard  vénérable,  et  aussi  connu 
par  son  attachement  et  sa  fidélité  à  la  cause  royale  que  par  sa  mo- 
dération et  par  sa  répugnance  pour  les  moyens  violents.  On  se  tut 
pour  l'écouter. 

((  Qu'attendons-nous  davantage?  s'écria-t-il  d'une  voix  qui  repre- 
nait alors  toute  sa  ferme  gravité  d'autrefois?  quelles  autres  preuves 
voulons-nous  contre  cette  secte  empoisonnée?...  Rendons  enfin  grAce 
à  Dieu  de  ce  qu'il  est  venu  au  secours  des  magistrats  bien  intention- 
nés, mais  trop  crédules,  en  les  convaincant  que  le  crime  était  résolu, 
en  même  temps  qu'il  en  a  empêché  l'exécution  ;  et  de  ce  qu'il  a  cou- 
vert de  confusion  les  malintentionnés  pour  le  roi,  et  ceux  qui  ne  veu- 
lent jamais  croire,  afin  qu'à  l'avenir  ils  ne  soient  plus  si  opiniâtres  à 
soutenir  des  sentiments  contraires  à  la  sûreté  publique  !...» 

Ces  paroles  impressionnèrent  vivement  les  membres  de  la  Cour.  Cet 
efïet  fut  bientôt  rendu  plus  vif  encore  lorsqu'on  vit  le  président  De 
Thou,  vieillard  octogénaire,  qui,  malgré  son  âge  et  ses  infirmités,  avait 
voulu  venir  prendre  encore  une  fois  sa  place  en  cette  occasion,  se 
lever,  quand  ce  fut  à  son  tour  de  dire  son  avis,  et,  découvrant  sa  tête 
presque  nue,  remercier  Dieu  de  lui  avoir  permis  «  de  vivre  encore  jus- 
qu'à ce  jour,  pour  qu'il  pût,  de  sa  voix  défaillante,  crier  anathème 
sur  les  implacables  ennemis  de  la  paix  du  royaume  et  de  la  vie  de  son 
roi  (1)  !..,))  L'arrêt  de  Jean  Châtel  fut  donc  suivi  d'un  autre  dans  le- 
quel, après  avoir  déclaré  que  les  sentiments  soutenus  par  l'assassin 
étaient  téméraires,  séditieux,  contraires  à  la  parole  de  Dieu,  sentant 
l'hérésie,  et  condamnés  par  les  saints  canons;  que  défense  expresse  était 
faite  de  les  enseigner  en  public  et  en  particulier,  à  peine,  contre  les 
contrevenants,  d'être  traités  comme  coupables  de  lèse-majesté  divine  et 
humaine,  on  ajouta  : 

«  Vu  ,    par  la  Cour ,    les  grand' chambres    et  tournelle   assem- 

(1)  L'historien  De  Thou  nous  a  conservé  les  paroles  de  son  proche  parent,  en  cette 
occasion  mémorable,  et  nous  apprend  que  le  président  De  Thou  mourut  au  mois  d'août 
suivant,  en  paix  avec  les  hommes  et  avec  Dieu.  Les  paroles  du  conseiller  Fleury  se 
trouvent  également  dans  l'historien  cité,  livre  CXI- 

11.  10 


74  HISTOIRIi  J)ES  JÉSUITES. 

blées,  etc.,  etc.  Tous  les  prêtres  et  écoliers  du  collège  de  Clermont, 
et  tous  autres  soi-disanis  de  la  Compagnie  de  Jésus,  comme  corrup- 
teurs de  la  jeunesse,  perturbateurs  du  repos  public,  ennemis  du  roi  et 
de  l'état,  videront,  trois  jours  après  la  signification  du  présent  arrêt, 
hors  de  Paris  et  autres  villes  où  sont  leurs  collèges,  et,  quinzaine  après, 
hors  de  tout  le  royaume;  et  seront  leurs  biens,  tant  meubles  qu'im- 
meubles, employés  en  œuvres  pieuses.  Outre,  fait  défense  à  tous  sujets 
du  roi  d'envoyer  des  écoliers  aux  collèges  de  ladite  Société,  qui  sont 
hors  du  royaume,  sous  peine  d'encourir  le  crime  de  lèse-majesté.» 

Au  prononcé  de  cet  arrêt,  Paris  se  leva  comme  un  seul  homme,  et 
battit  des  mains,  tandis  que  le  bruit  des  applaudissements  se  répétait 
en  échos  par  toute  la  France.  Ici,  nous  devons  enregistrer  un  aveu 
précieux  qui  est  échappé  au  Jésuite  Jouvenci  dans  le  dernier  volume 
de  son  histoire  de  la  Compagnie  de  Jésus,  publiée  à  Rome  en  1711,  et 
dont  un  arrêt  du  parlement,  du  24  mars  1710,  ordonne  la  suppression. 

Le  Père  Joseph  Jouvenci  dit  dans  ce  livre  (1)  :  «Que  ce  n'étaient 
pas  seulement  les  protestants  qui  représentaient  à  Henri  IV  les  Jé- 
suites comme  ses  ennemis,  mais  encore  beaucoup  de  catholiques,  et 
même  des  personnages  de  haut  rang.»  Cette  unanimité  même  n'est-elle 
pas  une  éclatante  confirmation  de  l'arrêt  du  parlement? 

Après  avoir  sévi  contre  la  Compagnie  comme  corps,  restait  à  juger 
les  individus  sur  lesquels  planait  une  accusation  de  complicité  avec 
l'assassin.  Quelques  jours  après  l'exécution  de  ce  misérable,  c'est-à- 
dire  au  commencement  de  janvier  1595,  on  mit  le  Père  Jean  Gui- 
gnard  en  jugement.  Lorsqu'on  représenta  à  ce  Jésuite  les  papiers 
imprimés  et  manuscrits  trouvés  dans  sa  chambre,  il  avoua  que  quel- 
ques-uns de  ces  derniers  étaient  de  lui.  Quant  aux  imprimés,  il  pré- 
tendit qu'on  les  avait  rassemblés  des  chambres  des  autres  Pères  et 
de  la  bibliothèque  du  collège,  et  que  d'ailleurs  un  grand  nombre  de 
prélats,  de  docteurs  et  de  religieux  pieux  en  écrivaient  de  pareils,  et 
s'en  glorifiaient.  Comme  on  lui  demanda  naturellement  comment  il 

(1)  Voyez  l'Histoire  de  la  Compagnie  de  Jésus  par  le  Père  Joseph  Jouvenci  et  le 
Recueil  de  pièces  louchant  cette  histoire  supprimée  par  arrêt  du  Parlement!  2*'  édition. 
Liège,  1716. 


HISTOIRE  DES  JÉST ITES.  15 

avait  accepté  un  pareil  dépôt  et  n'avait  pas  l)riilé  res  pièces  si  compro- 
mettantes, il  répondit  que  c'était  par  l'ordre  de  son  supérieur,  et  que 
le  Père  recteur  avait  voulu  qu'il  les  conservât. 

On  voit  que  cette  réponse  étend  le  cercle  de  l'accusation,  et  la 
change  en  générale  de  particulière  qu'elle  était.  Un  défenseur  mo- 
derne des  Révérends  Pères  (1),  arguant  des  paroles  prononcées  par  le 
chancelier  de  Chiverny,  partisan  reconnu  de  la  Compagnie,  a  voulu 
faire  croire  que  les  pièces  trouvées  chez  le  Père  Guignard  n'y  avaient 
pas  toutes  été  mises  par  le  Jésuite,  et  que  des  malintentionnés  avaient 
glissé  dans  la  cassette,  lors  de  la  visite  des  conseillers  du  Parlement,  les 
plus  compromettantes.  Malheureusement  pour  le  succès  de  cette  insi- 
nuation, le  Père  Jouvenci,  admettant  l'existence  de  toutes  ces  pièces^ 
et  leur  détention  volontaire,  borne  son  plaidoyer  en  faveur  de  son  con- 
frère Guignard  à  cette  seule  argumentation  déjà  formulée  par  l'accusé: 
que  ces  écrits  appartenaient  à  une  époque  où  ils  étaient  de  mode,  et 
que  d'ailleurs  le  religieux  qui  en  avait  été  trouvé  le  détenteur  ne  les 
avait  gardés  que  par  l'ordre  de  son  supérieur  ! 

Le  Père  Guignard  nia  toujours,  du  reste,  qu'il  eût  jamais  eu  au- 
cune communication  avec  Jean  Chàtel.  Mais,  tout  en  réprouvant  le 
crime  de  ce  misérable,  il  osa  soutenir  que  ce  qu'il  avait  dit  dans  seS 
écrits,  il  avait  le  droit  de  le  dire.  Il  soutint  encore  qu'Henri  IV  ne 
serait  réellement  roi  de  France,  et  qu'on  ne  serait  forcé  de  le  recon- 
naître comme  tel,  que  lorsqu'il  aurait  été  absous  par  le  pape. 

Il  fut  condamné,  comme  atteint  et  convaincu  du  crime  de  lèse-ma- 
jesté, à  faire  amende  honorable,  la  corde  au  cou,  en  chemise,  devant 
l'église  de  Notre-Dame,  tenant  à  la  main  une  torche  allumée,  et 
ayant  au  cou,  pendus  à  une  corde,  les  écrits  qu'on  avait  trouvés  dans 
sa  chambre;  ensuite  à  être  conduit  à  la  place  de  Grève,  là  pendu,  et 
son  corps  ensuite  jeté  à  l'eau.  «Je  ne  doute  pas,  ose  dire  le  Père  Jou- 
venci après  avoir  rapporté  ce  jugement,  qu'il  n'y  ait  des  gens  qui  de- 
mandent où  était  alors  l'équité  du  Parlement?» 


(1)  M.  r,rélineau-Joly ,  Histoire  religieuse,  politique  et  litlérairede  la  Compagnie 
de  Jésus.  2'^  volume,  chapitre  Vil.  Paris,  1844. 


76  HISTOIRE  DES  JÉSUITES. 

Cet  arrêt  fut  exécuté  le  7  janvier  1595.  On  remarqua  que,  lors  de 
sa  rétractation  devant  Notre-Dame,   le  Jésuite  ne  voulut  jamais  de- 
mander pardon  au  roi,   prétendant  qu'il  ne  l'avait  pas  offensé.  Sur 
l'échelle,  il  nia  encore  qu'il  fut  coupable  du  crime  de  Jean  Châtel, 
et  voulut  excuser  de  nouveau  la  présence  chez  lui  des  pièces  sur  les- 
(juclles  était  basée  sa  condamnation.  Suivant  le  Père  Jouvenci,  le  Père 
(iuignard  mourut  avec  un  grand  courage.  Hué,  couvert  de  boue  et  de 
pierres,  frappé  par  un  crocheteur,  il  aurait  supporté  tout  avec  patience  ; 
et  au  dernier  outrage,  se  contenta  de  faire  à  l'auteur  la  réponse  que 
Jésu^  avait  faite  quinze  siècles  auparavant  à  ses  bourreaux...  Mais  il 
paraît  que  l'historien  Jésuite  a  grandement  embelli  l'ignominie  der- 
nière de  son  confrère  ;  et  il  était  peut-être  permis  aux  Parisiens,  sinon 
d'insulter  à  l'agonie  du  Jésuite,  du  moins  de  se  réjouir  de  la  con- 
damnation qui  débarrassait  enfin  la  France  de  ceux  qui  avaient  été 
les  plus  actifs  moteurs  de  ses  troubles,  sa  plaie  dévorante,  qu'ils  ne 
voulaient  pas  laisser  se  cicatriser  encore. 

Aux  termes  du  jugement  rendu  contre  le  Père  Guignard,  lorsque 
celui-ci  eut  été  pendu  et  étranglé  à  une  potence,  plantée  à  cet  effet,  le 
bourreau  détacha  le  cadavre  et  le  jeta  en  un  feu  allumé  au  pied  de 
l'arbre  funèbre.   Ensuite,    les  cendres  furent  jetées  dans  la  rivière, 
comme  on  avait  fait  pour  Jean  Châtel.  Suivant  un  écrit  du  temps,  il 
arriva  alors  un  événement  qui  donna  beaucoup  à  penser,  et  qui  mo- 
déra la  joie  que  causaient  les  divers  arrêts  du  Parlement:  lorsqu'on 
eut  jeté  à  l'eau  ce  qui  restait  du  Jésuite,  on  remarqua  que  le  livre  ren- 
fermant ses  doctrines  régicides,  et  qu'on  lui  avait  suspendu  au  cou,  à 
peine  endommagé  par  le  feu,  surnagea  et  descendit  la  Seine,  poussé 
par  un  vent  impétueux  de  l'Orient.  «Fait,  dit  le  chroniqueur,  qui  fut 
regardé  par  plusieurs    comme  un   manifeste  dé[)lorable  et  pronostic 
certain  que  la  Compagnie  de  Jésus,  jetée  à  bas  par  arrêt  du  Parle- 
ment, reviendrait  encore  sur  l'eau  par  arrêt  de  l'enfer,  et  au  grand 
dommage  de  notre  pauvre  France  !  » 

Jean  Cuéret,  l'ancien  professeur  de  philosophie  de  Jean  Châtel, 
accusé  d'avoir  été  informé  par  l'assassin  lui-même  du  projet  d'attentat 
médité  contre  le  roi,  et  de  ne  pas  en  avoir  détourné  l'auteur,  ou  du 


i,.ali.Pi'odlioi;inie.  j 


..)ll;ipl.-r   -U 


HTSTOIRE  DES  JÉSUITES.  77 

moins  de  ne  pas  avoir  l'ait  ce  qui  était  en  son  pouvoir  pour  garantir  la 
victime  royale  du   coup  qui  la  menaçait,  n'opposa  que  des  dénéga- 
tions à  tout  ce  qui  fut  avancé  contre  lui.  Interrogé  dès  le  28  décem- 
bre, devant  les  deux  chambres  assemblées,  j)ar  le  premier  président 
\)c  ITarlav,  il  lut  conduit  à  la  chambre  des  tortures  judiciaires.  Mais 
ce  ne  fut  que  le  7  janvier  qu'il  fut  appliqué  à  la  question,  en  présence 
de  quatre  conseillers  et  du  greffier,  assistés  de  quelques  officiers  du  pa- 
lais. Il  n'avoua  rien.  On  lui  fit  grâce  de  la  question  extraordinaire.  Les 
juges  se  trouvant  suffisamment  éclairés  prononcèrent  son  arrêt,  qui  fut 
rendu  en  même  temps  que  celui  du  Père  Guignard.  (iuéret  fut  con- 
damné au  bannissement  à  perpétuité  de  la  France  et  de  toute  terre 
française,  et  à  la  confiscation  de  tous  ses  biens.  On  a  vu  s'il  méritait 
cette  condamnation. 

Lin  autre  enfant  de  saint  Ignace,  le  Père  Alexandre  Hay,  Jésuite 
écossais,  fut  également  banni  h  perpétuité.  On  reprochait  à  celui-ci 
divers  propos  outrageants  pour  le  roi,  et  d'avoir  même  dit  un  jour  : 
«Que  si  Henri  IV  passait  alors  devant  le  collège  de  Clermont,  il  se 
précipiterait  volontiers  d'en  haut,  la  tête  la  première,  pour  rompre  le 
cou  à  l'hérétique  couronné!...  » 

La  même  peine  fut  encore  appliquée  à  un  écolier  des  Jésuites, 
nommé  Jean  Lebel,  qui  avait  excité  ses  condisciples  du  collège  de 
Clermont  à  suivre  les  Révérends  Pères  à  l'étranger.  On  lui  reprochait 
aussi  d'avoir  en  sa  possession  quelques  écrits  de  son  régent,  composés 
à  peu  près  dans  le  même  esprit  qui  avait  dicté  ceux  du  Père  Guignard. 
Pierre  Châtel,  le  père  de  l'assassin,  fut  condamné,  en  même  temps 
que  Guéret,  au  bannissement  pour  neuf  ans  de  toute  la  France,  et  à 
per|)étuité  de  Paris  et  de  ses  faubourgs  ;  à  une  amende  de  2,000  écus 
qui  serviraient  à  l'acquit  de  la  nourriture  des  prisonniers  de  la  Con- 
ciergerie ;  à  voir  en  outre  sa  maison  démolie  et  une  pyramide  élevée 
à  la  place,  etc. 

Denise  Hasard,  femme  du  drapier,  Catherine  et  Madeleine  leurs 
filles,  Jean  le  Comte,  mari  de  la  première,  Antoine  de  Villiers, 
Pierre  Roussel  et  Louise  Camus,  leurs  serviteurs  et  servante,  furent 
mis  en  liberté,  sans  aucune  peine,  ainsi  que  Claude  Lallemant,  curé 


78  HISrOTRE  DES  JÉSUITES. 

(le  Saint-Pierre,  et  les  deux  autres  prêtres  arrêtés  avec  ce  dernier. 

Ces  divers  arrêts  furent  rendus  avec  celui  du  Père  Guignard,  sui- 
vant Jouvenci,  ou  trois  jours  après,  c'est-à-dire  le  10  janvier  1595, 
d'après  De  Thon. 

Immédiatement,  la  maison  des  Chatel  fut  abattue,  conformément 
au  jugement  rendu  par  la  cour  ;  on  passa  la  charrue  sur  son  emplace- 
ment, et  on  y  sema  le  sel  qui  purifie.  Peu  après,  on  y  éleva  une 
pyramide  destinée  à  perpétuer  l'expiation  du  crime  commis  par  Jean 
Chàtel.  Cette  pyramide,  surmontée  d'une  croix  fleurdelisée,  avait 
vingt  pieds  de  haut  ;  elle  reposait  sur  un  massif  carré  de  maçonnerie 
aux  quatre  angles  duquel  étaient  quatre  statues.  Sur  la  face  qui  re- 
gardait le  Palais,  on  grava  en  lettres  d'or  sur  marbre  noir  les  arrêts 
rendus  contre  Jean  Chàtel  et  les  Jésuites  ;  sur  la  face  opposée  était 
cette  inscription,  en  verslatins  : 

«Ecoute,  passant,  étranger  ou  citoyen  de  cette  ville,  moi  qui  suis 
aujourd'hui  une  pyramide,  j'étais  autrefois  la  maison  de  Chàtel;  mais, 
par  ordre  du  Parlement  solennellement  assemblé,  je  fus  ruinée  de  fond 
en  comble  en  punition  d'un  crime  effroyable.  Ce  qui  m'a  réduit  à  cet 
état  pitoyable,  c'est  le  crime  de  celui  qui  m'habitait,  crime  qu'il  commit 
pour  avoir  été  instruit  dans  une  école  impie,  sous  des  maîtres  pervers 
qui  se  glorifiaient,  hélas  !  du  nom  de  sauveurs  de  la  patrie.  Ce  fils,  in- 
cestueux d'abord,  devint  bientôt  parricide  à  l'égard  de  son  prince,  qui 
venait  de  sauver  pourtant  la  ville  de  sa  perte,  et  qui,  protégé  par  le 
Seigneur,  dont  le  secours  lui  avait  fait  remporter  tant  de  victoires,  a 
pu  éviter  le  coup  d'un  assassin  désespéré,  au  prix  d'une  blessure  à  la 
bouche. 

»  Pietire-toi,  passant;  mon  infamie,  qui  rejaillit  sur  notre  ville  en- 
tière, me  défend  de  t'en  dire  davantage.  » 

Le  5  janvier,  Henri  IV,  complètement  guéri  de  sa  blessure,  assista 
à  une  messe  solennelle  des  chevaliers  du  Saint-Esprit,  Ordre  créé 
quelques  années  auparavant  par  son  prédécesseur.  Il  y  eut,  le  môme 
jour,  une  procession  faite  dans  Paris  pour  rendre  grâces  à  Dieu  du 
rétablissement  du  roi  ;  ce  dernier  y  parut  également  au  milieu  d'un 
immense  concours  de  monde. 


HISTOIRE  DES  .JÉSUITES.  79 

Cependant,  les  Jésuites  avaient  été  expulsés  du  collège  de  Clermont 
par  ordre  du  Parlement,  dès  le  29  décembre.  L'avocat  du  roi  Dollé, 
J)oron,  premier  huissier  de  la  Cour,  et  quelques  autres  délégués  du 
premier  président,  après  une  nouvelle  perquisition  qui  amena  encore 
contre  la  Compagnie  de  Jésus  de  nouveaux  motifs  d'accusation,  et 
qui  lut  faite  tandis  que  les  Pères  étaient  renfermés  dans  la  salle  com- 
mune, mirent  le  scellé  partout'  et  fermèrent  ensuite  les  portes  et  les 
fenêtres.  Les  Jésuites  furent  rassemblés  dans  leur  Maison -professe  de 
la  rue  Saint  Antoine  (1).  Le  lendemain  de  l'exécution  de  ChAtel,  le 
Parlement  envoya  encore  une  commission  de  conseillers  qui  interrogea 
les  pensionnaires  des  Jésuites.  Ces  jeunes  gens  n'étant  plus  soumis  à 
l'inlluence  de  leurs  directeurs,  firent  des  aveux  qui  achevèrent  de  com- 
promettre les  Révérends  Pères. 

Le  dernier  jour  de  décembre  1594,  le  premier  huissier  du  Parle- 
ment se  transporta  à  la  Maison  des  Jésuites,  et  donna  lecture  à  ceux- 
ci  de  l'arrêt  qui  les  avait  frappés.  Cette  lecture  fut  écoutée  dans  un 
morne  silence.  Le  Père  Provincial,  Clément  Dupuis,  répondit  qu'on 
obéirait  à  l'arrêt.  Puis,  prenant  un  ton  d'humilité,  il  demanda  qu'il  lui 
fût  permis  d'y  demander  des  adoucissements.  Le  lendemain,  il  pré- 
senta une  requête  à  cet  égard.  Mais  le  Parlement  ne  voulut  lui  ac- 
corder que  quelques  jours  de  délai  pour  la  sortie  de  ses  subordonnés. 

Les  biens  confisqués  des  Jésuites  furent  immédiatement  distribués  à 
différentes  personnes.  La  bibliothèque  des  Pères  profès  fut  donnée  aux 
religieux  Hiéronymites. 

Le  dimanche  8  janvier  1595,  tous  les  Jésuites  sortirent  de  Paris, 
à  l'exception  du  Père  Guéret  et  de  six  autres  qui  restèrent  en  prison 
jusqu'au  10  du  même  mois,  après  quoi  ils  furent  également  mis  en 
liberté  et  s'en  allèrent  rejoindre  leurs  confrères  en  Lorraine. 


(1)  La  raaison-professe  des  Jésuites  fut  bâtie  sur  l'emplacement  de  l'hôtel  Damville. 
Ce  fut  le  cardinal  de  Bourbon  qui  donna  aux  Jésuites,  en  1388,  cet  hôtel  qu'il  avait 
acheté  13,000  livres ,  somme  qui  fut  prélevée  sur  les  fonds  de  l'Abbaye  de  Saint-Ger- 
main-des-Prés  appartenant  à  ce  cardinal.  Les  Révérends  Pères  n'y  eurent  d'abord  qu'une 
chapelle  ;  mais,  en  1627,  Louis  XIII,  ce  fils  dénaturé,  posa  la  première  pierre  de  leur 
église,  dite  de  Saint-Louis. 


80  HISTOIUE  DES  JÉSUITES. 

Ce  fut  aux  applaudissements  d'une  foule  immense,  accourue  à  ce 
spectacle,  que  la  noire  cohorte  des  fils  de  Loyola  sortit  de  la  capitale 
de  la  France.  Arrivés  à  la  porte  par  laquelle  ils  devaient  s'en  aller,  les 
Jésuites,  dit-on,  se  retournèrent  tous,  comme  par  un  même  mouve- 
ment, et  jetèrent  un  long  et  singulier  regard  vers  la  ville  qu'ils  quit- 
taient. Peut-être,  à  l'instant  du  départ,  pensaient-ils  déjà  à  l'heure  du 
retour. . .  Une  grande  clameur  s'éleva  en  ce  moment,  des  cris  de  mort 
furent  même  prononcés.  Les  Jésuites  coururent  encore  quelque  danger 
d'être  assommés.  Alors,  entre  eux  et  le  peuple,  on  vit  s'avancer  un  prêtre 
vénérable  et  vénéré,  dont  la  parole  calma  subitement' la  foule.  «  Lais- 
sez passer  la  justice  du  roil  »  avait  crié  le  bourreau  en  jetant  dans  la 
Seine  les  cendres  de  Jean  Châtel  et  du  Père  (iuignard.  Le  prêtre, 
lui,  étendant  une  de  ses  mains  vers  la  foule  furieuse,  l'autre  vers  la 
noire  cohorte,  dit  d'une  voix  solennelle  :  «  Laissez  passer  la  justice  de 
Dieu  (1)!...))  Les  Jésuites  purent  sortir  sains  et  saufs  de  Paris;  ils 
devaient  bientôt  y  rentrer  en  triomphe. 

Aussitôt  que  les  Jésuites  se  virent  à  distance  suffisante  du  glaive  des 
lois  qui  venait  de  frapper  un  des  membres  de  leur  Ordre  et  de  jeter 
bas  leur  bannière,  d'humbles  et  soumis  qu'ils  s'étaient  montrés  pen- 
dant l'orage,  ils  devinrent  furieux  et  insolents  aussitôt  qu'ils  n'eurent 
plus  rien  à  en  redouter.  On  les  vit  se  redresser  comme  autant  de 
vipères  qu'on  a  voulu  écraser.  La  rage  de  leur  général  Aquaviva 
éclata  avec  une  violence  inouïe.  Ce  dernier  essaya  de  faire  partager  sa 
fureur  au  pape,  et  il  y  réussit  en  partie.  Clément  YÏII,  suivant  le 
cardinal  d'Ossat,  qui  poursuivait  à  Rome  l'absolution  d'Henri  IV,  dit 
plusieurs  fois  à  ce  prélat  ambassadeur  «  que  c'était  une  affaire  criante 
de  punir  un  Ordre  entier  pour  la  faute  d'un  ou  de  deux  de  ses  mem- 
bres!» Le  Père  Jouvenci  a  consigné  également  ces  paroles  dans  son 
histoire.  «  Pour  la  faute  d'un  ou  de  deux  de  ses  membres,  »  disait  le 
Saint-Père!  Les  Jésuites  Guéret  et  Guignard  étaient  donc  coupables, 
suivant  Clément  YJII  !. ..  C'est  déjà  un  aveu  précieux.  iXous  croyons, 
nous,  que  tout  l'Ordre  était  responsable  du  crime  de  Jean  Châtel.  Le 

(1)  On  verra  bientôt  combien  alors  était  grande  l'antipathie  qu'inspiraient  les  Ré- 
érends  Pères  au  cierge  de  Paris  et  généralement  à  tout  le  clergé  de  France. 


mSTOniK  DKS  JÉSUITES.  81 

môme  Jésuite  Jouvenci,  dans  son  Histoire  de  la  Compagnie  de  Jésus ^ 
se  l'ait  l'écho  des  cris  de  rage  que  poussèrent  alors  ses  noirs  confrères. 
Suivant  cet  historien,  à  la  véracité  plus  que  douteuse,  les  officiers  du 
parleniont  qui  tirent  des  perquisitions  dans  le  collège  de  Clermont  non- 
seulement  rudoyèrent  les  Révérends  Pères,  mais  encore  les  volèrent  I 
Le  même  Jésuite  assure  que  les  aveux  des  novices  de  la  Compagnie  fu- 
rent arrachés  par  la  terreur,  que  le  premier  président  Achille  de  Harlay 
se  montra  animé  d'une  rage  evtrôme  contre  les  Jésuites,  qu'il  dirigea 
toute  l'affaire  avec  une  partialité  révoltante,  permettant  toute  licence 
et  développement  à  l'accusation,  arrêtant  et  étouffant  la  défense;  il  le 
tlétrit  entin  du  titre  de  Proconsul  de  Néron  et  de  Dioclétien! 

Le  parlement  répondit  au  Père  Jouvenci,  en  1713,  par  un  arrêt 
qui  ordonnait  la  suppression  de  son  livre,  et  dès  1597,  à  toute  sa 
Compagnie  par  un  arrêt  qui  renouvelait  ceux  de  1594  et  1595. 
Pour  répondre  à  ce  que  dit  le  Père  Jouvenci,  que  la  défense  des  Jé- 
suites ne  fut  pas  libre  devant  le  Parlement,  nous  dirons,  nous,  que  c'est 
un  infâme  mensonge.  Quoique  tellement  convaincu  que  le  coup  qui 
l'avait  frappé  lui  venait  des  Jésuites,  que,  portant  la  main  à  sa  lèvre 
percée  par  le  couteau  de  Jean  Chàtel,  il  dit  en  parlant  des  Jésuites  : 
«  Fallait-il  donc  qu'ils  fussent  convaincus  par  ma  bouche  !  »  Henri  IV 
montra  cependant,  d'après  tous  les  historiens,  une  modération  extrême 
envers  les  Révérends  Pères.  Peut-être  même,  reculant  devant  la  lutte 
mortelle  qu'il  prévoyait,  eût-il  désiré  étouffer  l'affaire  relativement 
aux  Jésuites,  si  cela  eût  été  en  son  pouvoir.  Ce  qu'il  y  a  de  certain, 
c'est  qu'il  laissa  siéger  au  parlement,  lors  du  procès,  des  partisans 
avoués  de  la  noire  Compagnie.  Le  procureur-général.  De  la  Cuesle, 
grand  ami  des  Jésuites,  d'accord  avec  Chivernv,  le  chancelier  du 
rovaume,  ayant  reçu,  pour  la  forme  sans  doute,  une  lettre  de  cachet 
qui  enjoignait  aux  deux  frères  Séguier,  l'un  président,  l'autre  avocat- 
général,  de  s'abstenir  de  siéger  au  Parlement,  pour  le  procès  de 
Châtel  et  de  ses  complices,  parce  qu'ils  étaient  suspects,  ne  signifia 
l'ordre  du  roi  aux  Séguier  qu'après  le  jugement.  Et,  comme  ces  deux 
magistrats  avaient  assisté  aux  interrogatoires  et  au  prononcé  de  l'ar- 
rêt, ils  crurent  pouvoir  être  témoins  de  la  question  donnée  aux  accusés. 


II. 


M 


82  HISTOIRE  DES  JÉSUITES. 

et  on  le  leur  permit.  iNous  ferons  remarquer,  cliose  qui  |3eut  sembler 
sigiùficiilive,  que  Jean  Châtel  ayant  soutenu,  quelque  temps  avant 
son  attentat,  une  thèse  de  philosophie,  l'avait  dédiée  au  président 
Pierre  Séguier. 

Il  est  probable  que  ce  fut  grâce  aux  efforts  de  pareils  amis  que  le 
recteur  du  collège  de  Clermont  dut  de  n'être  pas  impliqué  dans  le 
procès  d(3  Guignard.  On  se  rappelle  que  ce  dernier  Jésuite  articula 
formellement,  pour  se  disculper  d'avoir  conservé  les  pièces  trouvées 
dans  sa  chambre,  «  que  son  supérieur  lui  avait  défendu  de  les  brûler.» 
Ce  qu'on  appelait  alors  le  Tiers-parti,  faction  politique  qui  avait  eu 
pour  chef  le  jeune  cardinal  de  Bourbon,  protecteur  des  Jésuites,  s'em- 
ploya beaucoup  aussi  pour  amortir  le  coup  qui  les  frappa,  comme  plus 
tard  pour  les  en  relever. 

Malgré  l'arrêt  du  Parlement  qui  les  bannissait,  les  Jésuites  ne  sor- 
tirent pas  tous  de  France.  Ils  ne  déguerpirent  de  la  l)Ourgogne  que 
lorsque  les  partisans  du  duc  de  Mayenne  en  eurent  été  ciiassés.  Sur 
(Ji vers  autres  points  où  l'autorité  du  roi  était  méconnue,  surtout  à  Tou- 
louse et  dans  le  midi,  ils  se  bornèrent  à  changer  de  nom,  et  res- 
tèrent en  se  tenant  bien  clos.  Peu  à  peu  même,  comme  la  loutre  qui 
vient  respirer  à  fleur  d'eau,  lorsqu'elle  croit  le  chasseur  éloigné,  les 
Révérends  Pères,  après  avoir  humé  l'air  politique,  essayèrent  de  sortir 
de  leur  immobilité  et  de  leur  silence.  C'est  sans  doute  à  des  tenta- 
tives de  ce  genre  que  le  Parlement  voulait  mettre  ordre  par  son  arrêt 
de  1597,  dans  lequel  il  défendait  q  tous  les  Jésuites  d'enseigner  pu- 
bliquement ou  en  particulier,  défense  qui  ne  présenterait  aucun  sens 
évidemment  sans  cela,  puisque  en  1594  les  Jésuites  avaient  été  con- 
damnés au  bannissement,  et  que  cet  arrêt  était  toujours  en  vigueur. 

Les  Jésuites,  en  partant  de  Paris,  avaient  remis  leurs  intérêts  aux 
Capucins,  qui,  on  ne  sait  pourquoi  si  ce  n'est  que  leur  général  étant 
à  Rome  comme  celui  des  Jésuites  devait  avoir  de  fréquentes  commu- 
nications avec  ce  dernier,  avaient  fait  cause  commune  avec  les  enfants 
de  Loyola.  On  a  vu,  dans  les  Missions  de  l'Inde,  comment  les  Jésuites 
récpmpensèrent  les  Capucins.  Mais,  à  la  fin  du  seizième  siècle,  ces  moines 
livrèrent  souvent  bataille  en  l'honneur  de  Saint-Ignace,  Même  après 


HISTOIRE  DES  JÉSUITES.  «8 

les  exécutions  de  Jean  Châtel  et  du  PèreGuignard,  alors  que  le  clergé 
se  rangeait  du  côté  d'Henri  IV,  et  que  les  autres  moines,  s'ils  ne  bé- 
nissaient pas  encore  le  roi,  ne  le  maudissaient  plus  du  moins,  les  Ca- 
pucins contiimèrent  à  se  déchaîner  contre  lui,  et  refusèrent  formelle- 
ment de  prier  pour  lui.  Ils  résistèrent  même  aux  ordres  qui  leur  fu- 
rent donnés,  à  cet  égard,  par  le  cardinal  Pierre  de  Gondi,  archevê- 
que de  Paris,  Parmi  les  sept  ou  huit  misérables  qui  voulurent  suivre 
l'exemple  de  Jea'n  Chàtel,  durant  l'exil  des  Jésuites,  on  compte  trois 
Capucins. 

A  ce  propos,  nous  répondrons  à  un  témoignage  non  suspect  de 
partialité,  et  qu'invoquent  et  font  grandement  valoir  les  Jésuites  mo- 
dernes, celui  de  Linguet.  Cet  écrivain,  dans  son  Histoire  impartiale 
des  Jésuites,  a  dit  (1)  : 

((  Un  Chartreux  a  essayé  de  tuer  Henri  IV,  deux  Jacobins  ont 
voulu  imiter  le  Chartreux,  et  trois  Capucins  les  deux  enfants  de  Saint- 
Dominique;  cependant  on  n'a  banni  ni  le  Chartreux,  ni  les  Jacobins, 
ni  les  Capucins;  pourquoi  donc  les  Jésuites  furent-ils  bannis  à  cause 
de  l'attentat  de  Jean  Chàtel  qui  n'était  même  pas  Jésuite? 

A  ceci,  la  réponse  nous  semble  facile.  On  pendit  le  Chartreux,  les 
deux  Jacobins  et  les  trois  Capucins  ;  mais  on  ne  chassa  pas  leurs  con- 
frères, évidemment  parce  que  le  crime  commis  était  celui  du  Char- 
treux, des  deux  Jacobins,  des  trois  Capucins,  et  non  pas  celui  de  tous 
les  Chartreux,  Jacobins,  Capucins  ;  tandis  que,  dans  le  crime  de  Jean 
Châtel,  on  vit  l'œuvre  de  la  Compagnie  de  Jésus  tout  entière.  Qui 
d'ailleurs,  à  l'époque  où  Jean  Chatel  frappait  Henri  IV,  jetait  par- 
dessus les  trônes  les  pages  régicides  des  Bellarmin,  des  Mariana  (2)? 
Etaient-ce  des  Chartreux?  Non.  Des  Jacobins?  i\on.  Des  Capucins? 
Non,  non.  C'étaient  des  Jésuites  1  Or,  les  Jésuites  furent  toujours 
de  trop  habiles  gens  pour  jouer  eux-mêmes  du  couteau  :  ils  se  conten- 

(1)  Tome  II,  livre  x,  chap.  26. 

(2)  Le  livre  de  3Iariana  (De  Rege  et  Régis  institutione)  ne  contient  pas  moins  de 
deux  chapitres,  le  V  et  le  VII«,  sur  les  diverses  manières  de  se  servir  du  fer  et  du 
poison.  Le  chapitre  VI  est  consacré  à  la  louange  de  Jacques  Clément.  Ce  livre  fut  con- 
damné par  le  Parlement,  et  brûlé  par  la  main  du  bourreau,  par  arrêt  du  Parlement 
de  Paria. 


84  HISTOIRE  DES  JÉSUITES, 

taient  ordliiairenient  de  le  forger,  de  le  bien  acérer,  et  de  le  mettre 
en  bonne  main  !  D'ailleurs,  les  défenseurs  de  Saint-Ignace  et  de  sa 
noire  Compagnie  ont-ils  bien  réfléchi  à  ce  qu'ils  faisaient  en  s'ap- 
puyant  de  l'autorité  de  Linguet?  Afin  qu'on  le  sache,  Linguet,  dans 
son  livre  dédié  à  une  princesse  luthérienne,  n'essaye  en  définitive  d'al- 
léger parfois  le  poids  de  réprobation  qui  -pèse  sur  la  tête  des  Jésuites, 
que  pour  le  faire  retomber  sur  Rome  elle-même.  Après  cela,  et  malgré 
cela,  M.  Crétineau-Joly,  ou  tout  autre  écrivain  de  la  même  nuance, 
peut,  si  cela  lui  plaît,  citer  Linguet.  jNous  voudrions,  i)ar  exemple, 
qu'il  eût  bien  voulu  compléter  sa  citation  par  ces  mots  que  nous  co- 
pions fidèlement  dans  le  chapitre  XXVI  de  VHistuire  imparliale  des 
Jésuites  :  «  On  a  bien  fait  de  bannir  les  Jésuites  ;  on  eût  mieux  fait  de 
ne  les  point  recevoir!  »  Voilà  qui  du  moins  est  clair  et  précis. 

Henri  IV,  nous  l'avons  dit,  hésita  longtemps  avant  d'autoriser  le 
bannissement  des  Jésuites.  Il  paraît,  ainsi  qu'on  va  le  voir  tout  à 
l'heure,  qu'il  craignait  en  chassant  les  Révérends  Pères  de  faire  sortir 
de  leurs  gaines  cent  poignards  menaçant  sa  poitrine.  Mais,  lorsque 
tous  les  Jésuites  eurent  quitté  Paris,  le  monarque  crut  qu'il  pouvait 
enfin  respirer  :  les  Jésuites  lui  prouvèrent  qu'il  s'était  réjoui  trop 
tôt.  On  trouve  la  preuve  des  terreurs  d'Henri  IV,  au  sujet  des  enfants 
de  Loyola,  dans  une  lettre  de  ce  prince,  imprimée  parmi  des  Mémoi- 
res, Instructions,  etc.,  à  la  fin  d'une  Histoire  du  duc  de  Joyeuse  (1). 
Cette  lettre,  datée  du  17  août  1598,  contient  ce  passage  curieux  : 

«Sur  la  demande  pour  les  ******** ^  j'ai  répondu  au  légat  ingénu- 
ment, que  si  j'avais  deux  vies,  j'en  donnerais  volontiers  une  au  con- 
tentement de  sa  Sainteté,  mais  que  n'en  ayant  qu'une,  je  la  devais 
ménager  et  conserver  pour  mes  sujets,  et  pour  faire  service  à  sa  Sain- 
teté et  à  la  chrétienté  ;  puisque  ces  gens-là  se  montrent  encore  si 
passionnés  et  si  entreprenants  où  ils  sont  demeurés  en  mon  royaume, 
qu'ils  étaient  insupportables,  continuant  à  séduire  mes  sujets,  à  faire 
leurs  menées,  non  tant  pour  vaincre  et  convertir  ceux  de  contraire  re- 
ligion, que  pour  prendre  pied  et  autorité  dans  mon  Etat,  et  s'enri- 

(1)  Par  Aubry.  advocat  au  Parlement.  Ce  livre  fut  iinjirimë  en  16{54. 


HISTOIRK  DES  JÉSUITES.  85 

chir  et  accroître  aux  dépens  d'un  chacun  ;  pouvant  dire  mes  aiîaires 
n'avoir  prospéré,  ni  ma  personne  avoir  été  en  sûreté  que  depuis  que 
les  ********  ont  été  bannis  d'ici.  » 

On  voit  par  cette  lettre  quelle  terreur  les  Jésuites  inspiraient  à 
Henri  IV,  qui  n'ose  pas  même  les  nommer.  Il  on  résulte  aussi  qu  il 
était  resté  des  Jésuites  en  France,  malgré  l'arrêt  du  bannissement, 
mais  dans  les  provinces  seulement,  le  roi  fermant  les  yeux  sur  leur 
présence  pour  ne  pas  redoubler  leur  rage  en  les  poussant  trop  vive- 
ment ;  et  que  le  pape  sollicitait  aussi  Henri  de  casser  l'arrêt  de  son 
Parlement  et  de  rappeler  en  France  les  noirs  enfants  de  Saint-Ignace. 
On  peut  croire  que  Clément  obtint  une  sorte  de  promesse  du  roi  à  cet 
égard  lorsque  ce  dernier  reçut  enfin  l'absolution  du  pontife  et  le  droit 
des'appeler,  comme  ses  prédécesseurs,  fils  aîné  de  l'Eglise;  faveur  qu'il 
acheta,  en  outre,  par  bien  des  humiliations,  dont  les  coups  de  verge 
donnés  par  la  main  du  pape  sur  le  dos  de  l'ambassadeur  du  roi  de 
France,  en  présence  des  représentants  des  autres  potentats  et  devant 
tous  les  cardinaux,  fut  la  digne  clôture!  Le  pape  était  alors  ami  et 
grand  protecteur  des  Jésuites,  qui  allaient  bientôt  lui  dicter  des  lois  et 
lui  faire  peur.  Afin  de  disposer  Henri  IV  à  pardonner  aux  Jésuites,  le 
cardinal  ïolet,  qui  appartenait  à  leur  Compagnie,  plaida  la  cause  du 
roi  devant  le  pape,  et  les  cardinaux  assemblés.  Le  Général  des  Jésuites 
voulait  que  Tolet  fût  envoyé  en  France,  comme  légat  du  pape,  et, 
par  conséquent,  c'était  lui  préparer  une  bonne  réception  que  de  le  faire 
ainsi  avocat  du  roi  dans  le  consistoire  et  auprès  du  Saint-Père.  Le  car- 
dinal Tolet  ne  consentit  pas  à  se  charger  de  cette  mission;  il  s'excusa 
sur  son  grand  âge  ;  mais  nous  pensons,  comme  divers  écrivains,  que  ce 
n'était  là  qu'une  défaite,  le  cardinal  n'ayant  alors  que  soixante-deux 
ans.  On  a  supposé  que  Tolet,  homme  de  bien,  et  par  conséquent  en 
assez  mauvaise  odeur  auprès  des  siens,  déclina  les  honneurs  de  la  lé- 
gation dont  voulait  l'investir  le  pape,  pour  s'épargner  les  dégoûts  de 
la  mission  secrète  dont  prétendait  en  même  temps  le  charger  le  Gé- 
néral de  son  Ordre. 

Les  Jésuites  obtinrent  dès  lors  qu'on  les  tolérât  dans  les  ressorts  des 
Parlements  de  Bordeaux  et  de  Toulouse,   où  ils  avaient  un  grand 


86  HISTOIRE  DES  JÉSUITES. 

nombre  de  Maisons  et  de  collèges,  et  ils  y  recommencèrent  leurs  cours. 
Dans  le  ressort  du  Parlement  de  Paris,  qui  comprenait  presque  la 
moitié  du  royaume,  et  dans  ceux  de  Bourgogne  et  de  Normandie,  les 
Révérends  Pères,  en  changeant  d'habits,  comme  s'ils  avaient  quitté  leur 
Compagnie,  purent  se  glisser  dans  d'autres  écoles.  Lyon  mit,  en  1597, 
son  collège  sous  la  direction  d'un  de  ces  Jésuites  déguisés,  qui  s€  nom- 
mait Porsan.  A  cette  occasion  le  Parlement  de  Paris  s'émut  et  ordonna 
qu'on  destituât  le  Jésuite.  Cet  arrêt  fût  précédé  d'un  autre  par  lequel 
défense  était  faite  de  laisser  enseigner,  prêcher  ou  d'admettre  aux  fonc- 
tions ecclésiastiques  en  France  des  Jésuites  qui  seprévalaient  de  ce  qu'ils 
avaient  quitté  leur  Société.  Alors,  les  Révérends  Pères  présentèrent  une 
requête  formelle  au  roi  pour  qu'ils  fussent  rétablis.  Ils  saisirent  pour 
Cela  l'occasion  de  l'assemblée  du  clergé  catholique,  qui  adressa  au  roi 
des  représentations  sur  la  dissolution  des  mœurs,  le  mépris  de  la  reli- 
gion, et  demandait  qu'on  publiât  en  France  le  concile  de  Trente,  etc. 
Le  Parlement  de  Paris,  prenant  aussitôt  les  devants,  rendit  un  arrêt 
qui  renouvelait  ceux  rendus  précédemment  contre  les  Jésuites,  à  l'oc- 
casion d'un  certain  sénéchal  d'Auvergne  qui  avait  osé,  de  son  autorité 
privée,  permettre  aux  Révérends  Pères  d'ouvrir  des  cours  publics  dans  sa 
province.  Louis  Juste  de  Tournon,  sénéchal  d'Auvergne,  fut  condamné 
pour  ce  fait  à  la  perte  de  ses  biens,  ainsi  que  de  ses  charges  et  dignités, 
et  déclaré  incapable  d'en  être  désormais  revêtu.  J^e  sénéchal,  poussé 
par  les  Jésuites,  fit  rendre,  de  son  côté,  par  le  Parlement  de  Tou- 
louse un  jugement  qui  défendait  à  tout  officier  civil  ou  magistrat 
d'avoir  à  troubler  dans  leur  ministère,  ou  dans  la  jouissance  de  leurs 
biens,  les  prêtres  et  écoliers  de  la  Compagnie  de  Jésus,  à  peine  d'une 
amende  de  trente  mille  livres.  Ce  conflit  eut  lieu  en  159H,  et  chagrina 
fort  Henri  IV,  qui  fut  tenté  d'y  mettre  fin  en  ordonnant  l'exécution 
pure  et  simple  de  l'arrêt  de  bannissement  rendu  contre  les  Jésuites. 
Les  sollicitations  du  pape  et  des  partisans  de  la  Compagnie  le  retin- 
rent, ainsi  que  la  terreur  que  celle-ci  lui  inspirait. 

Les  Jésuites  mirent  en  jeu  toutes  sortes  de  ressorts  pour  obtenir  leur 
rétablissement  en  France.  Henri  lY,  ayant  alors  pris  une  épouse  dans 
la  famille  des  Médicis,  la  nouvelle  reine,  à  son  départ  de  la  Toscane, 


HISTOIRE  DES  JÉSUITES.  87 

vit  accourir  devant  elle  une  femme  que  la  croyance  des  dévots  et  su- 
perstitieux Italiens  entourait,  de  son  vivant,  d'une  auréole  séraphique, 
et  qu'on  appelait  Sainte  Marie-Madeleine  de  Pazzi.  ]^a  sainte  supplia 
la  reine  Marie  de  Médicis  de  s'employer  de  tout  son  pouvoir  auprès 
de  son  royal  époux  pour  obtenir  le  rappel  en  France  des  Révérends 
Pères  :  on  devine  quelle  main  poussait  la  sainte  vers  la  souveraine  ! 
En  France  aussi  les  machines  miraculeuses  furent  employées  pour 
agir  sur  l'esprit  des  fervents  catholiques,  et,  par  suite,  sur  l'esprit 
môme  du  roi.  Ainsi,  dans  l'année  1599  on  vit  apparaître  une  pré- 
tendue démoniaque,  nommée  Marthe  Brossier,  paysanne  de  la  Solo- 
gne. Après  avoir  parcouru  quelque  temps  la  province  avec  son  père 
et  ses  deux  sœurs,  la  possédée  vint  à  Paris  vers  le  mois  d'avril,  et  sa 
présence  y  causa  beaucoup  de  bruit.  Les  Capucins,  qui  jouaient  alors  le 
rôle  de  compères  des  Jésuites,  firent  venir  cette  femme  dans  leur  cou- 
vent et  l'exorcisèrent  à  grand  bruit.  Il  paraît  que  les  paroles  profion- 
cées  par  Marthe  Brossier,  pendant  la  possession,  tendaient  à  faire 
considérer  son  état  comme  se  liant  à  celui  de  toute  la  France  possédée 
par  les  enfunls  du  démon,  c'est-à-dire  par  les  huguenots  :  le  roi  ve- 
nait alors  de  donner  en  faveur  de  ceux-ci  le  célèbre  édit  de  Nantes. 
La  comédie  de  cette  démoniaque,  toute  ridicule  qu'elle  fut  en  elle- 
même,  avait  donc  un  sens  qui  pouvait  devenir  très-sérieux.  Le  Parle- 
ment, le  clergé,  l'Liniversité  s'en  émurent. 

Un  jour,  des  délégués  de  ces  trois  corps  se  rendirent  chez  les  Capu- 
cins. Le  Père  Séraphin,  religieux  et  dignitaire  de  cet  Ordre,  exorcisa 
devant  eux  la  fille  Brossier,  qui  se  mit  alors  à  tirer  la  langue,  à  rouler 
les  yeux,  à  répandre  de  la  bave,  à  trembler,  sauter,  se  tordre,  hurler, 
enfin,  à  s'acquitter  de  son  mieux  de  son  métier  de  possédée.  Lorsque 
l'exorciseur  prononça  ces  paroles  :  «  Et  le  Verbe  s'est  fait  chair  ! ...  »  la 
démoniaque,  comme  traînée  par  l'esprit  malin,  glissa  sur  le  dos  depuis 
l'autel  jusqu'aux  portes  de  la  chapelle,  en  poussant  d'horribles  cris  de 
détresse.  Parmi  les  spectateurs  de  cette  scène  étrange,  beaucoup  ne 
savaient  plus  que  dire;  l  exorciseur  était  radieux.  Élevant  alors  la 
voix  d'un  ton  animé  :  «  S'il  y  a,  dit-il,  encore  ici  quelque  incrédule, 
qu'il  combatte  le  démon  au  péril  de  sa  vie,  et  qu'il  tAche  de  l'arrêter!  » 


88  HISTOIRE  DES  JÉSUITES. 

—  Voici  un  incrédule,  dit  en  s'avan^-ant  un  des  docteurs  délégués 
par  l'Université,  Marescot,  savant  médecin.  Vous  dites^  mon  Père, 
que  c'est  le  démon  qui  entraîne  cette  fdle? 

—  Je  le  dis,  répondit  aigrement  le  Capucin. 

—  Eh  bien  !  je  vais  vous  prouver  que  je  suis  plus  tort  que  le  démon. 
A  ces  mots,  le  docteur  incrédule  saisit  la  possédée  par  la  tête.  Celle-ci 
se  débat,  le  docteur  serre  et  tire;  elle  résiste,  il  tient  bon.  Le  pauvre 
démon  fut  obligé  de  confesser  qu'il  était  vaincu.  L'archevêque  de 
Paris  ordonna  de  recommencer  l'exorcisme;  la  possédée  recommença 
aussi  ses  simagrées  infernales;  Marescot,  qui  s'était  éloigné,  se  rappro- 
che et  contient  de  nouveau  la  possédée.  En  vain  le  Père  Séraphin 
ordonne  à  Marthe  de  se  lever,  le  docteur  incrédule  la  force  à  rester 
immobile.  «  Ce  n'est  sans  doute  qu'un  pauvre  petit  diablotin,  »  dit  Ma- 
rescot en  se  moquant.  On  commençait  à  rire  de  la  possédée  et  des 
exorciseurs,  lorsque  le  Père  Séraphin,  furieux,  fait  examiner  la  démo- 
niaque par  un  des  médecins  délégués  nommé  Duret.  Celui-ci,  seul 
de  ses  confrères,  déclare  «  que  Marthe  Brossier  est  bien  et  dûment 
possédée  du  diable  !  »  Lorsque  nous  aurons  dit  que  ce  Duret  était  le 
frère  d'un  avocat  du  même  nom,  qui  était  le  défenseur  et  l'homme 
d'affaires  des  Jésuites,  on  comprendra  peut-être  comment  il  en  vint  à 
formuler  son  jugemeut  si  peu  scientifique. 

Les  choses  n'eu  restèrent  pas  là.  Les  Capucins,  l'esprit  supersti- 
tieux de  l'époque  et  la  politique  aidant,  on  crut  à  la  possession  de 
Marthe  lîrossier,  malgré  Marescot,  le  Parlement  et  l'Université. 
Enfin  le  roi  crut  devoir  faire  arrêter  la  démoniaque.  Il  paraît  que 
la  prison  agit  sur  cette  malheureuse  beaucoup  plus  vivement  que 
les  exorcismes  du  Père  Séraphin.  Après  que  le  lieutenant-crimi- 
nel et  le  procureur  du  roi  au  Chàlelet  lui  eurent  fait  subir  une 
détention  de  quarante  jours,  elle  devint  si  paisible  qu'elle  put  com- 
munier à  Pâques.  Mais  ce  lurent  alors  les  Cajjucins  qui  devinrent  fu- 
rieux. Ils  se  déchaînaient  dans  la  chaire  contre  ce  qu'ils  appelaient 
l'entreprise  des  magistrats  contre  la  liberté  ecclésiastique.  Ils  criaient 
que  tout  ceci  était  l'œuvre  des  huguenots,  et  que  ces  derniers  arrê- 
taient les  manifestations  de  Dieu  et  la  victoire  de  la  véritable  Eglise. 


HISïOînE  DES  JÉSUITES.  89 

Le  Parlement,  non  sans  peine,  fit  taire  les  Capucins.  Marthe  fut 
renvoyée  clans  son  pays.  Remarquons  en  passant  que,  malgré  les  or- 
dres de  la  Cour,  un  certain  abbé  de  Saint-Martin,  de  la  famille  des  La 
Rochefoucauld,  emmena  la  possédée  en  Auvergne,  puis  en  Italie;  ce 
qui  s'explique,  lorsqu'on  saura  que  cet  abbé  de  Saint-Martin  était  Jé- 
suite et  fort  ami  du  général  Aquaviva.  Néanmoins,  des  Révérends 
Pères  abandonnèrent  en  cette  occasion  l'abbé  de  Saint-Martin,  sur  les 
représentations  du  roi  de  France  auprès  duquel  ils  sollicitaient  vive- 
ment alors  leur  rappel.  Marthe  mourut  de  misère  à  Rome. 

On  essaya  de  recommencer  cette  comédie  avec  d'autres  acteurs. 
Ainsi  on  fit  venir  à  Paris  un  homme  du  pays  du  Maine,  qui  avait  une 
corne  au  front.  Mais  le  Manceau  cornifère  mourut  peu  de  temps  après 
son  arrivée.  Ensuite,  on  parla  d'une  jeune  fille  du  Poitou  ou  du  Li- 
mousin, qui  vivait  sans  prendre  aucune  nourriture.  On  voulait  aussi 
la  mènera  Paris;  mais,  à  l'heure  du  départ,  il  se  trouva  que  la 
jeune  fille  venait  de  déjeuner  avec  appétit.  Ce  fut  encore  un  miracle 
de  manqué. 

Au  milieu  de  ces  choses  ridicules,  des  choses  odieuses  se  passaient 
de  temps  à  autres  ;  plusieurs  individus  furent  arrêtés  comme  ayant 
formé  le  projet  d'assassiner  le  roi.  Henri  lY,  cédant  peu  à  peu  aux 
mille  sollicitations  dont  il  était  entouré,  finissait  par  croire,  comme  on 
le  lui  disait,  que  pour  vivre  en  paix  et  seulement  pour  vivre,  il  lui 
fallait  faire  la  paix  avec  les  Jésuites.  C'est  dans  cette  pensée  qu'il  donna 
à  son  ambassadeur  en  Cour  de  Rome,  M.  de  Sillery,  les  instructions 
suivantes  :  «  Sur  le  fait  des  Jésuites,  assurer  sa  Sainteté  que  sa  Majesté 
a  très-bonne  volonté  de  favoriser  les  collèges  de  la  Compagnie,  pour  sa 
considération;  pourvu  que,  sous  prétexte  de  religion,  ces  Pères  ne 
troublent  plus  le  repos  de  son  état,  ni  ne  s'entremêlent  des  affaires 
publiques  ;  ce  qui  les  a  rendus  si  odieux  avec  la  convoitise  qu'ils  ont 
démontrée  avant  de  s'accroître  et  de  s'enrichir,  et  les  attentats  qui  ont 
été  faits  contre  la  personne  du  roi  à  leur  instigation...  sa  Majesté 
étant  portée  d'un  seul  désir  de  complaire  à  sa  Sainteté  ;  car  elle  n'a 
aucune  occasion  d'être  contente  de  ceux  dudit  Ordre,  lesquels,  depuis 
ledit  bannissement ,  n'ont  cessé  de  faire  en  secret  et  en  public  toutes 

II.  12 


90  HISTOIRE  DES  JÉSUITES. 

sortes  de  menées  et  mauvais  offices  pour  nourrir  la  discorde  entre  ses 

sujets,  et  décrier  les  actes  de  sa  Majesté',  etc.  » 

Afin  d'arracher  enfin  à  Henri  IV  la  révocation  de  l'arrêt  qui  les 
chassait  de  France,  les  Jésuites  se  servirent  ouvertement  de  la  terreur 
qu'ils  savaient  inspirer  à  ce  prince.  Ainsi,  une  comète  ayant  paru  en 
octobre  lOOô,  les  Jésuites  et  leurs  amis  firent  courir  le  bruit  que  l'ap- 
parition de  cet  astre  errant  annonçait  quelque  grande  catastrophe  me- 
naçant une  tôtc  royale.  Un  de  leurs  prédicateurs,  le  Père  Jacques 
Commolet,  prêchant  l'Avent  dans  cette  même  année,  osa  s'écrier  du 
haut  de  la  tribune  évangélique  :  «  Il  nous  faut  un  Aod,  fùt-il  moine, 
fût-il  soldat,  fût-il  berger,  il  n'importe!  Mais  il  nous  faut  un  Aod!...  » 
On  sait  qu'Aod,  juge  des  Hébreux,  tua  Églon,  roi  des  Moabites! 
L'allusion,  comme  on  le  voit,  était  aussi  transparente  que  meurtrière! 

Les  Jésuites  ne  négligeaient  pas  non  plus,  bien  entendu,  de  se 
faire  des  amis  autour  du  roi.  Ainsi,  ils  obtinrent,  on  ne  sait  com- 
ment, la  protection  de  La  Varenne,  homme  fort  en  faveur  auprès 
d'Henri  lY,  qui  lui  avait  donné  les  mêmes  et  honorables  fonc- 
tions à  peu  près  que  Lebel ,  le  pourvoyeur  du  Parc-aux-cerfs,  devait 
remplir  plus  tard  auprès  de  Louis  XV.  On  voit  que,  pour  arriver  à 
leurs  fins,  les  Jésuites  ne  regardaient  pas  dès  lors  si  la  main  sur  la- 
quelle ils  s'appuyaient  était  souillée  de  la  boue  la  plus  infecte  !  Grâce 
à  cet  homme,  ils  s'établirent  ouvertement,  dès  l'année  1603,  dans  la 
ville  de  La  Flèche,  dont  La  Varenne  était  gouverneur.  Le  roi  -dota 
ensuite  ce  collège  de  trente  mille  livres  de  rentes,  et  lui  accorda  de  fort 
grands  privilèges.  Les  collèges  de  Toulouse  et  de  Bordeaux  eurent 
part  à  ces  faveurs.  Mais  ce  n'était  pas  encore  assez  pour  les  Jésuites; 
ils  voulaient  que  l'arrêt  du  parlement  lût  cassé  :  il  le  fut. 

En  1603,  Henri  IV  s'en  fut  en  Lorraine.  Les  Jésuites  étaient  fort 
nombreux  en  cette  province  depuis  peu  soumise.  A  Verdun,  le  recteur 
du  collège  de  cette  ville  et  ses  Pères  profès  se  rendirent  auprès  du  roi, 
et  le  supplièrent  de  révoquer  l'arrêt  du  bannissement  de  leur  Compa- 
gnie. A  Metz,  le  Provincial ,  avec  une  élite  de  son  noir  bataillon,  vient 
relancer  le  monarque  jusque  dans  son  cabinet,  où  La  Varenne  l'intro- 
duit, et  renouvelle  la  demande  de  révocation.  Henri  IV  fit  une  réponse 


niSTOIRE  DES  JKSTUTES.  01 

qui  donnait  des  espérances  ;  mais  rien  de  plus.  Le  Provincial  le  suit 
alors  à  Paris,  amenant  avec  lui  le  fameux  PèreCotton,  qui  depuis  lors 
ne  quitta  plus  la  cour.  A  j>lusieurs  reprises,  ce  Jésuite,  préchant  devant 
le  roi ,  ne  craignit  pas  de  le  sommer  ])ubliquement  de  tenir  la  pro- 
messe qu'il  avait  faite  de  rélabiir  la  ('ompagnie  de  Jésus.  Le  pape  et 
son  légat,  Villeroi  et  divers  autres  seigneurs  puissants,  sollicitaient  sans 
relâche  en  sa  faveur.  La  reine  et  les  maîtresses  du  roi  s'unissaient 
pour  le  supplier  de  faire  ce  qu'on  lui  demandait.  La  Yarenne  non  plus 
ne  restait  pas  inactif;  et  son  service  intime  auprès  du  roi  le  mettait  à 
même  de  servir  les  Révérends  Pères  de  la  manière  la  plus  efficace, 
quoiqu'on  puisse  trouver  tant  soit  peu  singulier  qu'une  telle  voie  eût 
été  choisie  ou  acceptée  avec  empressement  par  des  religieux. 

Enfin,  Henri  IV  céda.  Dans  les  premiers  jours  de  septembre  1603, 
étant  alors  à  Rouen,  il  donna  aux  Jésuites  des  lettres  de  rétablisse- 
ment scellées  du  grand-sceau.  Ces  lettres  furent  aussitôt  portées  au 
Parlement.  Mais  cette  Cour  souveraine  était  fort  mal  disposée  pour  les 
Révérends  Pères;  aussi,  profitant  de  ce  qu'on  était  à  la  veille  des 
vacations,  elle  remit  l'enregistrement  à  sa  rentrée.  Divers  délais  furent 
ensuite  opposés  à  l'impatience  des  Jésuites  triomphants.  Le  Parlement 
ayant  résolu  de  s'opposer  de  tout  son  pouvoir  au  rétablissement  des 
enfants  de  Saint-Ignace,  se  décida  à  adresser  au  roi  à  cet  égard  des  re- 
montrances écrites.  Henri  IV  défend  les  remontrances  écrites  à  son 
Parlement  de  Paris.  Alors,  la  veille  de  Noël,  le  premier  président  De 
Harlay,  suivi  de  la  plus  grande  partie  des  présidents  et  conseillers,  se 
rendit  au  Louvre,  où  le  roi  le  reçut  et  l'écouta  sans  l'interrompre. 
L'historien  De  Thou,  qui  était  présent,  nous  donne  un  abré<^é  de  la 
remontrance  du  chef  du  Parlement. 

«  Sire,  disait  Achille  De  Harlay  avec  gravité  et  tristesse,  sire, 
n'obligez  pas  votre  fidèle  Parlement  à  consacrer  un  acte  qu'il  regarde 
comme  fatal  à  la  paix  du  royaume  et  dangereux  pour  la  vie  de  votre 
iMajesté...  Les  Jésuites  ont  toujours  été  les  boute-feux  dans  toutes  les 
discordes  des  temps  malheureux  dont  nous  ne  faisons  que  nous  remettre. 
Leurs  doctrines  sont  funestes  à  toute  autorité.  Leurs  actes  ne  valent 
pas  mieux.  Qui  a  enrôlé,  armé ,  poussé  Barrière?  C'est  un  Jésuite,  le 


92  HISTOIRE  DES  JÉSUITES. 

Père  Varade.  Qui  a  excité  Jean  Châtel,  ce  misérable  jeune  homme? 
Des  Jésuites  :  les  Guignard,  les  Guéretî...  Qui  a-t-on  soupçonné,  et 
à  juste  raison,  du  meurtre  d'Henri  III,  votre  prédécesseur?  La  Société 
de  Jésus  tout  entière  qui  s'est  toujours  prononcée  contre  lui  !  —  L'hor- 
rible faction  des  Seize  n'avait-elle  pas  choisi  pour  son  chef  un  Jésuite, 
le  Père  Odon  Pigenat!...  Si  nous  jetons  les  yeux  sur  les  divers  états  de 
l'Europe,  nous  y  puiserons  encore  un  enseignement  plus  terrible  1  » 
Le  premier  président  parla  longtemps  sur  ce  ton,  et  supplia  le  roi,  en 
versant  des  larmes,  de  ne  pas  faire  tremper  son  fidèle  Parlement  dans 
une  mesure  qui  tôt  ou  tard  serait  fatale  à  la  France  et  à  son  roi  ! 

Henri  lY  répondit  avec  émotion  à  cette  remontrance,  dont  il  accepta 
les  termes,  tout  en  disant  qu'il  ne  pouvait  y  déférer.  Il  remercia  le  Par- 
lement de  son  zèle  ;  mais  il  ajouta  qu'il  pensait  que  ce  zèle  allait  trop 
loin  en  s'opposant  à  ce  qu'il  avait  résolu  de  faire.  «  J'ai  bien  réfléchi 
à  toute  cette  affaire ,  continua  ce  prince  ;  j'espère  que  la  Société  que 
je  rappelle  a  appris  dans  l'exil  la  sagesse  et  la  prudence>  et  que  plus 
elle  a  été  jugée  criminelle,  plus  elle  s'efforcera  de  se  montrer  innocente. 
Quant  aux  dangers  que  cette  mesure  peut  me  faire  courir,  je  suis  ac- 
coutumé à  les  braver.  Ge  que  j'ai  résolu  se  fera!...  » 

Telles  furent,  en  substance,  la  remontrance  du  Parlement  et  la 
réponse  du  roi.  Gette  réponse,  disons-le  ici,  les  Jésuites  ont  voulu  faire 
croire  qu'elle  fut  bien  plus  sévère  pour  le  Parlement.  Ils  ont  à  cet  effet 
fabriqué  des  relations  de  cette  affaire  dans  lesquelles  le  roi  apostrophe 
durement  le  président  De  Harlay  et  toute  la  Gour.  On  peut  voir  dans 
l'Histoire  de  France  du  Père  Daniel  cette  réponse  apocryphe,  qui  est 
tout  à  l'ait  en  l'honneur  de  la  Gompagnie  de  Jésus.  Les  Révérends 
Pères,  afin  de  la  faire  accepter  comme  véritable,  ont  dit  et  redit  qu'elle 
se  trouve  dans  les  Mémoires  de  M.  De  Villeroi.  Get  homme  d'état 
était  partisan  reconnu  des  Jésuites.  Eh  bien,  cependant  il  paraît  qu'il 
n'a  pas  voulu  se  charger  du  mensonge  historique  que  la  Gompagnie 
prétendait  faire  accepter  par  la  postérité  comme  argent  comptant.  La 
fameuse  réponse  du  roi  au  premier  président  De  Harlay,  telle  que  l'ont 
dictée  les  Jésuites,  ne  se  trouve  pas  dans  les  Mémoires  de  M.  De 
\'ill€roi,  mais  seulement  dans  un  volume  sans  privilège,  sans  noms 


HTSTOIRE   DES  JÉSUITES.  93 

fl'anteur  ni  d'imprimeur,  publié  sous  ce  titre  :  Quatrième  volume  des 
Mémoires  d'état,  à  la  suite  de  ceux  de  M.  De  Villeroi. 

En  tous  cas,  si  }Ienri  IV  avait  répondu  au  Parlement  comme  le 
prétendent  les  écrivains  de  la  Compagnie,  il  eût  singulièrement  dis- 
simulé sa  pensée ,  ainsi  qu'on  peut  s'en  convaincre  en  ouvrant  le 
tome  III  des  Economies  royales.  C'est  Henri  IV  qui  parle  à  Sully  : 
«  Par  nécessité,  dit-il,  il  me  faut  faire  de  deux  choses  l'une  :  à  savoir 
les  admettre  (les  Jésuites)  purement  et  simplement...  ou  bien  les  re- 
jeter plus  absolument  que  jamais  ;  auquel  cas  il  n'y  a  présentement  de 
doute  que  ce  ne  soit  les  jeter  au  dernier  désespoir,  et  par  icelui  dans 
les  desseins  d'attenter  à  ma  vie;  ce  qui  me  la  rendrait  si  misérable  et 
langoureuse,  demeurant  toujours  ainsi  dans  les  défiances  d'être  empoi- 
sonné ou  bien  assassiné  (car  ces  gens  ont  des  intelligences  et  corres- 
pondances partout,  et  grande  dextérité  à  disposer  les  esprits  selon  qu'il 
leur  plaît),  qu'il  me  vaudrait  mieux  être  déjà  mort!..,  » 

A  cette  plainte  douloureuse,  presque  désespérée,  de  son  roi,  Sully 
répond  : 

((  Vous  avez  bien  conjecturé,  sire,  en  croyant  qu'à  cette  dernière 
raison  je  n'aurais  rien  à  répliquer;  car  plutôt  que  de  vous  laisser  encore 
dans  les  tourments  de  telles  appréhensions  et  inquiétudes,  je  consen- 
tirais, non-seulement  le  rétablissement  des  Jésuites,  mais  aussi  celui 
de  quelque  autre  secte  que  ce  pût  être.  » 

On  le  voit  donc  clairement,  Henri  lY  ne  rappela  les  Jésuites  en 
France  que  pour  ne  pas  les  désespérer  et  s'exposer  aux  coups  de  leur 
rage  surexcitée,  pour  ne  pas  être  empoisonné  ou  assassiné  ;  ce  sont  ses 
expressions.  Peut-être  aussi  croyait-il  pouvoir  désarmer  la  noire  cohorte 
à  force  de  bienfaits.  Les  Jésuites  donc  obtinrent  que  les  lettres  royales 
qui  révoquaient  l'arrêt  de  leur  bannissement  fussent  enregistrées  au  Par- 
lement, en  janvier  1604.  Bientôt  le  nombre  de  leurs  collèges  et  Mai- 
sons fut  doublé.  Ils  acquirent  de  grands  biens;  sept  à  huit  ans  après 
leur  rappel,  on  évaluait  à  plus  de  500,000  écus  de  rentes  les  biens 
possédés  par  les  Jésuites.  Leur  maison  de  la  Flèche  coûta  600,000 
livres.  A  Paris,  ils  bâtirent  un  Noviciat  dans  l'enclos  duquel  on  eût 
pu  renfermer  une  ville,  dit  un  écrivain  de  l'époque.  Le  roi  avait  ce- 


%  HISTOIRE  DES  JÉSUITES, 

pendant  voulu  et  cru  prendre  des  précautions  contre  eux.  L'édit  qui 
les  rappelait  en  France,  spécifiant  les  lieux  où  ils  étaient  établis  et  y 
ajoutant  Lyon,  Dijon'et  la  Flèche,  ceci,  disait-on,  pour  faire  plaisir  à 
notre  saint  Père  le  pape,  leur  interdisait  formellement  de  former  d'au- 
tres établissements  sans  la  permission  du  roi,  et  sous  peine  d'être  déchus 
de  la  grâce  qu'ils  avaient  obtenue.  Tous  ceux  qui  habiteraient  ces  col- 
lèges et  Maisons  devaient  être  Français  ;  s'il  y  avait  des  étrangers  ac- 
tuellement, ils  devaient  sortir  du  royaume  dans  l'espace  de  trois  mois. 
Us  devaient  tous  faire  serment  de  ne  rien  entreprendre  à  V avenir,  sans 
exception  ni  reslriclion  mentale,  contre  le  roi,  le  royaume  et  la  tran- 
quillité publique.  On  déclarait  encore  qu'ils  ne  pourraient  acquérir  au- 
cun bien  fonds  par  vente,  donation,  ou  de  quelque  autre  manière  que 
ce  soit,  sans  la  permission  du  roi  ;  qu'ils  devaient  se  soumettre  aux 
autorités  civiles  et  religieuses  du  royaume.  On  comprend  que,  malgré 
l'article  des  restrictions  mentales,  les  Jésuites,  qui  jurèrent  d'ailleurs 
tout  ce  qu'on  voulut  leur  faire  jurer,  ne  tardèrent  pas  à  s'affranchir 
de  ces  conditions  gênantes. 

Une  seule  de  ces  conditions  fut  acceptée  avec  joie  par  les  Révérends 
Pères  :  ce  fut  celle  qui  les  obligeait  à  tenir  auprès  de  la  personne  du 
roi  et  de  ses  successeurs  un  prêtre  de  leur  Compagnie,  suffisamment 
autorisé  par  elle,  et  Français,  qui  serait  confesseur  et  prédicateur  ordi- 
naire de  sa  Majesté.  Henri  IV  croyait  se  donner  ainsi  un  otage  qui  lui 
répondrait  de  la  conduite  de  tout  l'Ordre.  Le  premier  Jésuite  qui  fut 
nommé  en  cette  qualité  fut  le  Père  Cotton.  Nous  dirons  tout  à  l'heure 
quelle  conduite  il  tint  à  l'égard  de  son  royal  pénitent. 

11  ne  restait  donc  de  l'arrêt  qui  avait  flétri  les  Jésuites,  neuf  ans  au- 
paravant, que  la  pyramide  destinée  à  perpétuer  le  souvenir  de  ce  qui 
rappelait  au  monde  entier  un  crime,  aux  Jésuites  une  défaite.  Ils  ré- 
solurent de  faire  abattre  ce  monument  dont  l'ombre  portait  en  plein 
sur  leur  gloire  renaissante.  Cédant  à  leurs  instances,  Henri  IV  ordonna 
la  démolition  de  la  pyramide  de  Jean  Chàtel.  Les  Jésuites  voulurent 
obtenir  du  Parlement  qu'il  sanctionnât  cette  mesure  par  un  arrêt.  Le 
parlement  refusa,  et  se  montra  inébranlable  dans  son  refus.  Il  fallut 
que  les  Pères  se  contentassent  de  voir  abattre  la  pyramide  par  ordre 


HISTOIRE  DES  JÉSUITES.  95 

royal.  Cela  fut  oxérulé  en  mai  1600  (1).  Sur  remplacement  de  la  mai- 
son qu'avait  habitée  Jean  ChAlel,on  éleva,  en  100(),  une  Fontaine  dont 
les  eau\ ,  comme  le  disaient  deux  épigraphes,  qu'on  peut  regarder 
comme  deux  épigrammes,  étaient  destinées  à  laver  complètement  tout 
souvenir  odieux.  De  nos  jours,  il  n'y  a  plus  ni  pyramide  ni  fontaine 
sur  la  place  du  Palais  de  Justice.  Seulement,  de  temps  à  autre,  là  où 
furent  stigmatisés  l'assassin  Jean  ChAtel  et  ses  complices  les  Jésuites, 
on  voit  les  valets  du  bourreau  construire  une  estrade  d'infamie  où  l'on 
expose  des  criminels.  11  y  a  des  lieux  à  jamais  maudits  ! 

Ce  fut  surtout  grâce  au  Père  Cotton  que  les  Jésuites  obtinrent 
la  destruction  de  la  pyramide  ;  aussi ,  une  pièce  ide  vers  faite  à  cette 
occasion,  jouant  sur  le  nom  du  Révérend,  nous  apprend-elle  «  que  le 
mol  Colon  abattit  le  dur  marbre.  »  L'opinion  publique,  dit  un  grave 
historien,  fut  que  le  roi  avait  eu  tort  dans  son  intérêt  de  rappeler  les 
Jésuites,  et  que  mal  lui  en  arriverait.  Iilffecti veinent,  quelques  mois 
après  la  démolition  de  la  pyramide,  le  roi  revenant  de  la  chasse,  et 
comme  il  passait  sur  le  Pont-Neuf,  fut  assailli  par  un  furieux  qui  le  tira 
par  son  manteau  et  le  fit  tomber  sur  la  croupe  de  son  cheval.  Les 
serviteurs  du  roi  accoururent  et  auraient  étranglé  cet  homme,  si  le  roi 
ne  le  leur  eût  défendu.  Quoiqu'il  eût  été  trouvé  nanti  d'un  couteau, 
ce  misérable,  qui  était  de  Senlis  et  se  nommait  Jean  Delisle,  fut  seule- 
ment condamné  à  une  prison  perpétuelle.  On  l'avait  fait  passer  pour 
fou.  L'opinion  publique  vit  encore  en  lui  un  instrument  des  Jésuites, 
à  tort  probablement  cette  fois. 

Ce  qui  .paraît  mieux  prouvé  que  la  complicité  des  Jésuites  dans  les 
nouvelles  tentatives  d'assassinat  faites  contre  la  vie  du  roi,  c'est  la  con- 
nivence existant  entre  eux  et  les  Espagnols  qui  cherchaient  incessam- 
ment  tout  ce    qui  pouvait  faire  naître  en  France  des  troubles,  à  la 


(1)  Ce  fut  le  chancelier  Bellièvre  qui  proposa  la  mesure  au  Parlement.  Comme  on 
craignait  une  émeute  populaire,  dit  De  Thou,  si  on  abattait  la  pyramide  en  plein  jour, 
on  voulut  d'abord  ne  procéder  à  sa  démolition  que  la  nuit.  Les  Jésuites  insistèrent  pour 
qu'elle  eût  lieu  en  plein  jour,  quoi  qu'il  arri\  àt.  On  remarqua  que  la  première  des  statues 
enlevées  fut  celle  de  la  Justice.  «Il  n'y  a  plus  de  justice,  cria  la  foule,  saisissant  l'à-pro- 
pos.  Abattez  la  pyramide  et  relevez  les  Jésuites.  » 


96  HISTOIKE  DES  JÉSUITES. 

faveur  desquels  ils  espéraient  revenir  dans  ce  royaume.  Le  Père  Cotton 
a  été  fortement  soupçonné  d'avoir  trahi  pour  eux  son  royal  pénitent, 
et  d'avoir  révélé  au  roi  d'Espagne/Ies  secrets  du  confessionnal.  Ce  qui 
est  certain,  c'est  que  le  Père  Cotton  fut  disgracié  pendant  six  semai- 
nes, parce  que  le  roi  apprit  que  son  confesseur  écrivait  à  un  Provin- 
cial d'Espagne  les  secrets  amoureux  de  son  pénitent.  Sous  la  régence 
de  Marie  de  Médicis,  Louis  XIII ,  tout  jeune  encore,  mais  instruit  de 
cette  particularité,  laissa  voir  qu'il  y  croyait  en  disant  un  jour  au  Père 
Cotton,  qui  lui  demandait  son  avis  :  «  Je  ne  vous  dirai  rien  ;  car  vous 
l'écririez  en  Espagne  !  » 

Mais  le  Père  Cotton  ne  tarda  guère  à  recouvrer  la  faveur  dont  il 
jouissait  auprès  du  roi  Henri  IV.  Ce  Jésuite  était  un  homme  adroit, 
insinuant,  ne  manquant  pas  de  talent,  et  surtout  courtisan  très-habile. 
Loin  de  censurer  les  amours  du  roi ,  il  les  excusait  ;  une  satire  lancée 
alors  contre  ce  Jésuite  ajoute  même  qu'il  les  facilitait.  Un  grand  per- 
sonnage ayant  témoigné  son  étonnement  au  Père  Cotton  de  ce  qu'il 
lâchait  ainsi  la  bride  aux  passions  de  son  royal  pénitent,  le  Révérend 
aurait,  dit-on,  répondu  :  «  Vraiment,  je  commets  peut-être  un  péché 
par  ma  complaisance  ;  mais  cela  est  nécessaire  à  la  santé  du  roi,  dont 

la  vie  est  si  précieuse  pour  l'Église  et  le  royaume  de  France  ! Et 

c'est  d'ailleurs  un  petit  mal  qui  sera  récompensé  par  un  grand  bien  !  » 
Le  grand  bien  était  évidemment  pour  les  Jésuites.  Le  prédicateur 
entreprit  même  d'excuser  en  pleine  chaire  la  paillardise  du  roi, 
assure  un  écrivain  du  temps.  Ainsi,  il  dit  un  jour  «  que  son  royal  pé- 
nitent récompensait  ses  péchés  par  beaucoup  de  mérites,  et  que  David, 
qui  avait  commis  des  débauches,  était  cependant  l'homme  selon  le 
cœur  de  Dieu,  etc.  »  Le  Père  Cotton  se  trouva  plus  d'une  fois  en  op- 
position avec  le  sage  ministre  d'Henri  IV,  le  grand  et  vertueux  Sully, 
qui  ne  craignait  pas,  lui,  de  blâmer  son  maître  au  sujet  des  folies 
qu'il  faisait  pour  ses  maîtresses  ou  pour  les  enfants  qu'il  en  eut.  Le 
roi,  dit  un  historien,  semblait  oublier  ses  enfants  légitimes  pour  ne 
s'occuper  que  de  ses  bâtards,  qu'il  comblait  de  biens  et  d'honneurs. 
Le  Père  Cotton  trouvait  cela  fort  beau  :  cela  servait  à  sa  Compagnie. 

On  a  prétendu  que  le  confesseur  d'Henri  IV  n'avait  pas,  au  reste, 


inSTOTPiE   DES  .TKSt  ITES.  î)7 

une  oondiiito  beaucoup  plus  régulière  que  celle  de  son  royal  pénitent. 
L AnlicolUm  assure  môme  qu'il  avait  eu  à  Avignon  une  nonne  pour 
maîtresse,  qui  l'aurait  rendu  père.  C.e  qui  j)araît  du  moins  prouvé,  c'est 
que  le  Révérend  eut  avec  une  certaine  demoiselle  de  Claronsac,  de  ïNîmes, 
une  liaison  qui  semble  avoir  été  fort  intime,  si  l'on  s'en  rapporte  à 
une  lettre  qu'il  lui  écrivait.  «  J'espère  vous  voir  bientôt,  disait  le  Père 
Cotton  à  la  demoiselle,  pour  vous  payer  le  principal  et  les  apports  de 
votre  absence...  L'affection  que  je  vous  porte  est  telle  que  je  ne  me 
promets  point  d'avoir  en  paradis  une  joie  accomplie,  si  je  ne  vous 
trouve  pas  là!...  »  Si  c'est  là  de  l'amour  mystique,  il  faut  convenir 
qu'on  peut  s'y  tromper,  et  qu'il  ressemble  furieusement  à  celui  que  la 
Cirèce  antique  adora  sous  le  nom  de  Ciipidon!...  Au  reste,  cela  nous 
importe  fort  peu,  et  nous  n'aurions  pas  écrit  ce  livre  si  les  Jésuites, 
loin  de  l'arène  politique,  avaient  fait  de  chacune  de  leurs  maisons 
même  une  succursale  du  temple  de  Vénus  ! 

On  comprend  les  motifs  de  l'indulgence  du  Père  Cotton  envers  son 
pénitent,  et  l'on  ne  doit  pas  s'étonner  si  ce  Père  jouit  et  fit  jouir  sa  Com- 
pagnie d'un  grand  crédit  dans  les  dernières  années  du  règne  d'Henri  IV. 
Les  Jésuites  en  quelques  années  triplèrent  en  France  le  nombre  de  leurs 
maisons,  et  décuplèrent  celui  des  fils  de  saint  Ignace.  Cependant,  soit 
pour  obtenir  de  nouvelles  concessions,  soit  que  la  haine  des  Jésuites  con- 
tre le  roi  ne  pût  être  fléchie,  ceux-ci  continuèrent  à  entretenir,  mais  sous 
main,  le  feu  des  dissensions  politiques  et  religieuses.  Ainsi,  dans  l'an- 
née 1606,  le  Parlement  fut  obligé  de  rendreun  arrêt  qui  enjoignait  aux 
prêtres  de  ne  plus  omettre  désormais  dans  le  canon  de  la  messe  la  prière 
ordinaire  pour  le  roi.  A  cette  époque,  les  Jésuites  s'étaient  rapprochés 
du  clergé  français,  et  le  poussaient  en  avant  à  l'occasion  d'un  conflit  d'au- 
torité entre  les  Parlements  et  la  juridiction  ecclésiastique,  et  surtout  à 
l'occasion  de  la  publication  du  concile  de  Trente  demandée  par  le  saint- 
siége,  et  ajournée  toujours,  sinon  refusée,  par  la  cour  de  France.  La 
faculté  de  théologie,  où  ils  avaient  fini  par  placer  bon  nombre  de  leurs 
créatures,  faisait  soutenir,  à  leur  instigation,  des  thèses  en  faveur  du 
pouvoir  du  pape  sur  le  temporel  des  princes,  échos  des  paroles  des  Bcl- 
larmin  et  des  Mariana.  Lne  thèse  de  ce  genre  fut  condamnée  par  le 

II.  13 


98  HISTOIRE  DES  JKSTTTES. 

Parlement  en  1607;  elle  était  dédiée  par  l'auteur  au  cardinal  Du 
Perron.  Les  Jésuites  répondirent  à  cette  condamnation  par  une  autre 
qu'ils  obtinrent  à  Home  contre  l'arrêt  du  Parlement  à  l'égard  de  Jean 
CliAtel.  ftJais  il  ])araît  que  les  censeurs  pontificaux  eurent  honte  de  leur 
conduite  ;  car  l'année  suivante,  dans  le  tableau  des  ouvrages  con- 
damnés par  la  congrégation  de  ï Index,  on  ne  vit  plus  figurer  l'arrêt 
du  Parlement  de  Paris. 

Ce  fut  aussi  en  1609  que  l'Histoije  universelle  de  J.  A.  De  Thou 
fut  censurée  h  Rome  par  un  décret  du  maître-du-sacré-palais,  daté  du 
14  novembre.  De  Thou  avait  osé  dire  la  vérité,  même  lorsqu'elle  était 
nuisible  au  pape  et  aux  Jésuites.  De  ïhou  eut  à  souffrir  d'autres 
persécutions  à  cause  de  son  livre,  persécutions  qu'il  attribue  aux  Jé- 
suites, comme  sa  condamnation  par  le  tribunal  de  V Index.  Plusieurs 
Jésuites  entreprirent  de  combattre  et  de  décrier  cette  histoire  et  son 
auteur,  quoique  l'une  soit  presque  toujours  véridique,  l'autre  tou- 
jours modéré.  Ainsi,  un  certain  Scioppius,  fils  de  Loyola,  qu'on  avait 
surnommé  le  Chien  littéraire,  parce  qu'il  aboyait  contre  tout  homme 
détalent,  publia  trois  ouvrages  à  l'encontre  de  l'Histoire  universelle, 
tous  pleins  de  fiel  et  de  calomnies.  Remarquons  que  ce  Chien  qui  te- 
nait plutôt  du  loup  et  du  renard,  avait  été  protestant,  et  s'était  dé- 
chaîné contre  les  Jésuites  avant  de  devenir  membre  de  leur  Ordre,  l^n 
autre  Révérend  Père,  Jean  de  IMachaud,  fit  aussi  son  livre  contre  De 
Thou.  Le  cardinal  Bellarmin  donna  également  son  coup  de  pied  à 
cet  historien.  On  sait  que  le  Parlement  condamna  Rellarmin.  L'ou- 
vrage de  Machaud  fut  condamné  en  France,  le  7  juin  1614,  par  sen- 
tence du  prévôt  de  Paris.  Un  de  ceux  du  Jésuite  Scioppius  fut  brûlé 
par  la  main  du  bourreau,  comme  rempli  d'injures  atroces  et  de  blas- 
phèmes contre  la  mémoire  d'Henri  1\  ;  de  propositions  tendant  à  trou- 
bler le  repos  de  la  chrétienté  et  à  melire  la  vie  des  rois  en  danger. 
Néanmoins,  les  Jésuites  étaient  si  puissants,  qu'ils  empêchèrent  De 
ïhou  (l'historien  lui-même  le  dit  dans  ses  Mémoires)  de  succéder  au 
premier  président  De  Harlay,  qui  avait  donné  sa  démission  en  1611. 
Et,  peut-être,  ne  furent-ils  pas  étrangers  à  la  mort  de  F.  A.  De  Thou, 
fils  de  l'historien,  qui  fut  condamné  à  mort  cl  exécuté,  sous  le  règne 


I 


uisTomi-;  DKS  jjîsurins.  99 

suiviinl,  cl  dont  le  plus  «[rand  crime  fut  d'avoir  été  l'ami  iidèle  de 
Cinq-Mars,  ou  ,  dans  noire  hypothèse,  d  être  le  fds  d'un  homme  qui 
avait  osé  tracer  des  Jésuites  ce  portrait  si  ressemblant  : 

((On  reconnaît  aisément  à  ces  traits,  écrivait  l'historien  De  Thou 
parlant  des  persécutions  que  lui  firent  subir  les  Jésuites  (1),  ces  hom- 
mes orgueilleux  et  vindicatifs  qui  croient  toujours  que  leur  gloire  est 
la  gloire  de  Dieu,  qui  ne  sont  souples  que  pour  être  redoutables,  et 
qui  se  font  un  jeu  de  diilamer  dans  leurs  discours,  de  déchirer  dans 
leurs  écrits,  et  de  perdre  par  leurs  intrigues  ceux  qui  osent  quelque- 
fois mettre  le  public  en  état  de  connaître  ce  qu'ils  valent,  et  de  juger 
de  leurs  actions  et  de  leurs  écrits  1 . . .  )> 

Cependant,  Henri  IV  comblait  les  Jésuites  de  nouvelles  faveurs. 
Sans  doute,  —  et  les  Lettres  et  Instructions  de  ce  prince  que  nous 
avons  citées  précédemment  doivent  nous  le  faire  croire,  —  il  agissait 
ainsi  pour  imiter  la  conduite  des  gardiens  et  conducteurs  d'animaux  sau- 
vages, qui  les  gorgent  de  nourriture  pour  endormir  leur  féroce  nature, 
leurs  instincts  de  destruction.  En  160<S,  la  Compagnie  de  Jésus  vou- 
lut s'établir  dans  le  Béarn,  pays  qui  avait  été  une  principauté  souve- 
raine du  roi  de  Navarre,  mais  dont  Henri  IV,  devenu  roi  de  France, 
avait  fait  une  simple  province  de  ce  royaume.  Les  Béarnais  étaient  géné- 
ralement calvinistes,  et  ne  permettaient  pas  chez  eux  l'exercice  du  culte 
catholique.  On  obtint  d'abord  du  roi  que  les  catholiques  pussent  bâtir 
des  églises,  prier  publiquement,  prêcher,  etc. ,  par  tout  le  Béarn  :  rien 
de  plus  juste  que  cette  mesure,  qui  découlait,  du  reste,  de  l'édit  de 
Nantes.  Les  Béarnais  s'y  soumirent;  ils  se  montrèrent  tout  disposés  à 
recevoir  des  prêtres  et  religieux  de  la  communion  romaine  ;  seulement 
ils  déclarèrent  énergiquement  qu'ils  ne  voulaient,  pour  rien  au  monde, 
qu'on  leur  envoyât  des  Jésuites,  (f  gens,  disaient  les  Béarnais  calvinis- 
tes et  môme  catholiques,  gens  qui  étaient  les  agents  et  les  espions  du 

(1)  Ce  qui  caractérise  parfaitement  les  Jésuites,  c'est  que,  pendant  qu'ils  persécutaient 
de  toutes  façons  l'iiislorien  qui  avait  osé  les  démasquer,  celui-ci  recevait  de  Rome  deux 
lettres  d'un  des  plus  célèbres  Pères  delà  Compajinie  où  on  protestait  que  les  Révérends 
n'étaient  pour  rien  dans  la  condamnation  de  V Histoire  universelle:  rcnianiuons  aussi 
que  De  Thou  avait  pour  ami  le  Père  Dupuy,  chef  de  la  Province  jc-suilique  de  Fiance  J 


100  IIISTÔIIIE  DES  JÉSUITES. 

roi  d'Espagne,  dévorés  d'ambition,  capables  de  tout,  justifiant  chacun 
de  leurs  actes,  et  poussalit  les  autres  aux  actes  les  plus  répréhensibles, 
j)ar  une  théologie  équivoque  et  captieuse  ;  enfin,  des  perturbateurs 
du  repos  public.  »  Le  Parlement  de  Pau,  création  récente,  adressa 
même,  tant  la  haine  des  Jésuites  était  forte  et  générale  dans  le  Béarn  ! 
une  remontrance  au  roi,  à  ce  sujet.  Henri  IV  répondit  que  son  parle- 
ment du  Béarn  ferait  ce  qu'il  voudrait,  et  qu'il  le  laissait  maître  de  le 
faire.  Aussitôt,  le  Parlement  de  Pau  rend  un  arrêt  qui  défendait  aux 
Jésuites  d'exercer  aucune  fonction  ecclésiastique,  dansaucun  lieu  deson 
ressort,  d'y  former  aucun  établissement,  et  même  d'y  mettre  le  pied. 
Les  Bévérends  Pères,  furieux  de  cet  édit,  firent  tant  et  si  bien  qu'ils 
obtinrent  du  roi  qu'il  fût  cassé,  et,  sur-le-champ,  au  risque  d'allumer 
de  nouveau  le  foyer  mal  éteint  des  guerres  religieuses,  ils  coururent 
s'établir  dans  le  Béarn.  Ils  furent  appuyés,  en  cette  circonstance, 
par  le  clergé  catholique,  auquel  ils  avaient  persuadé  qu'eux  seuls  pou- 
vaient lui  aider  à  reprendre  les  biens  tombés  en  partage  à  l'Eglise  cal- 
viniste, et  à  établir  dans  le  Béarn  son  ancienne  domination. 

Néanmoins,  les  Jésuites  n'étaient  pas  encore  satisfaits.  Soufflant 
en  secret  sur  les  cendres  de  la  ligue,  ils  en  tirèrent  des  étincelles  qui 
menaçaient  de  rallumer  les  incendies  politiques  dont  la  France  avait 
tant  souffert.  De  sourds  murmures  s'élevaient,  de  temps  à  autre,  à  la 
moindre  occasion,  et  parfois  dans  l'atmosphère  politique  apparaissaient 
des  signes  menaçants .  Sans  doute  Henri  IV  savait  bien  à  quoi  s'en 
tenir  à  l'égard  des  Jésuites  ;  mais,  très-probablement,  il  ne  se  croyait 
pas  encore  en  mesure  de  museler  ces  hôtes  dangereux  qu'il  avait  essayé 
en  vain  d'apprivoiser.  Nous  regardons  comme  probable  que ,  si  les 
plans  de  conquêtes  que  formait  alors  le  Béarnais  eussent  pu  être 
exécutés  par  lui  et  menés  à  bien,  alors,  fort  de  la  nouvelle  puissance 
qu'il  aurait  ainsi  conquise,  il  se  fût  décidé  à  faire  bonne  justice  enfin 
des  fils  de  saint  Ignace;  le  temps  lui  manqua. 

On  sait  qu'Henri  IV,  au  commencement  de  l'année  1610,  allait  se 
mettre  en  campagne  pour  décider  enfin,  par  la  voie  des  armes,  la 
querelle  toujours  existante  entre  la  France  et  la  maison  d'Autriche. 
Les  projets  du  Béarnais  n'allaient  à  rien  moins  qu'à  changer  et  à 


HISTOIRE  DES  JÉSUITES.  101 

établir  sur  de  nouvelles  bases  l'équilibre  européen.  ].a  France,  répon- 
dant au  cri  de  guerre  jeté  par  son  belliqueux  monarque,  lui  fournissait 
l'argent  et  les  hommes  nécessaires  à  cette  grande  et  suprême  lutte. 
\  ingt  mille  fantassins,  jeunes  soldats  commandés  par  les  vieux  capi- 
taines de  Jarnac  etd'lvry,  se  réunissaient  à  Chûlons;  les  gentilhommes 
accouraient  à  Paris,  suivis  de  leurs  compagnies.  Chaque  jour  la  Bastille, 
ouvrant  ses  larges  portes,  vomissait  vers  le  lieu  du  rendez -vous  général, 
à  l'aide  de  barques  qui  remontaient  la  Seine  incessamment,  des  cais- 
sons de  poudre,  ou  des  tonnes  d'argent,  ce  salpêtre  monnayé!...  L'Es- 
pagne menacée  en  Allemagne,  en  Italie,  tremblait  de  l'autre  côté  de 
sa  muraille  pyrénéenne.  L'enfer  vint  encore  une  fois  à  son  aide,  l'en- 
fer, invoqué  par  son  odieux  monarque  le  Démon  du  Midi,  comme  on 

a  appelé  Philippe  II  ! De  sourdes  rumeurs  se  répandent  à  travers 

la  France ,  des  émissaires,  sortis  on  ne  sait  d'où,  et  qui  semblent  dispa- 
raître sous  terre  quand  on  veut  les  saisir,  parcourent  les  provinces,  et 
sèment  partout  la  méfiance  et  la  terreur.  Ils  disent  au  peuple  que  les 
projets  gigantesques  du  roi  vont  achever  de  l'épuiser  de  son  argent  et 
de  son  sang  ;  aux  catholiques,  ils  crient  que  c'est  à  la  sollicitation,  et 
dans  l'intérêt  des  huguenots  qu'Henri  IV  veut  faire  la  guerre  aux 
princes  catholiques  :  «  Ne  voyez-vous  pas  déjà,  ajoutent-ils,  Lesdi- 
guières,  ce  réprouvé  sanguinaire  qui  entre,  avec  une  armée  de  démons 
hérétiques,  en  Italie,  ce  centre  de  la  foi  catholique?  Oh  !  il  est  temps, 
il  est  grand  temps  de  se  lever  pour  les  intérêts  réunis  de  la  France 
qu'on  écrase,  et  de  la  sainte  Église  qu'on  menace  1...  » 

Le  14  mai  1610,  le  roi  sortit  du  Louvre,  à  quatre  heures  du  soir 
afin  d'aller  inspecter  les  travaux  qu'on  faisait  dans  Paris  pour  l'entrée 
solennelle  de  la  reine  qui  venait  seulement  d'être  couronnée.  Henri 
voulait  hûter  les  préparatifs  de  cette  fête,  qui  seule  l'empêchait  d'aller 
se  mettre  à  la  tête  de  son  armée.  II  était  dans  un  carrosse  —  inven- 
tion nouvelle  —  ouvert  de  tous  côtés,  et  dont  il  occupait  le  fond,  ayant 
à  sa  droite  le  duc  d'Épernon,  et,  en  face,  le  marquis  de  Mirebeau  et 
Duplessis  de  Liancourt.  Dans  les  deux  renflements  des  portières,  où 
l'on  ménageait  alors  des  places,  les  maréchaux  de  Lavardin  et  de 
Hoquelaure  étaient  assis  à  la  droite,  le  duc  de  Montbazon  et  le  mar- 


102  HISTOIRE  DES  JÉSUITES. 

quis  de  La  Force,  à  la  gauche.  Le  roi,  afin  d'être  plus  libre  et  moins 

observé,  avait  renvoyé  ses  gardes. 

Le  carrosse  était  arrivé  dans  la  rue  de  la  Ferronnerie  ;  là,  un  em- 
barras de  charrettes  Ibrcja  le  cocher  d'arrêter.  Profitant  de  la  circon- 
stance, un  homme  qui  avait  constamment  suivi  la  voiture  royale  depuis 
le  Louvre,  s'en  approcha  comme  pour  voir  le  monarque  do  plus  près, 
et  vint  loucher  le  paimeau  de  gauche  tourné  du  côté  du  marché  des 
Innocents;  Henri,  en  ce  moment,  se  penchait  vers  Lavardin,  qui, 
comme  nous  l'avons  dit,  occupait  la  portière  de  droite.  Soudain,  il 
pousse  un  cri  étouffé,  et  tombe  dans  les  bras  du  duc  d'Èpernon,  ({iii 
dans  im  instant  est  couvert  du  sang  qui  sort  à  gros  bouillons  de  la  poi- 
trine et  de  la  bouche  du  roi.  Aucun  des  seigneurs  qui  étaient  dans  le 
carrosse  n'avait  vu  1  assassin  (1).  Celui-ci  avait  eu  le  temps  de  porter 
deux  coups  de  couteau  à  la  royale  victime  :  le  })remier,  arrêté  |)arune 
côte,  avait  glissé  ;  mais  le  second  porta  eu  pleine  poitrine,  et  s'y  en- 
fonça profondément. 

En  voyant  tondier  le  roi,  en  voyant  couler  son  sang,  les  seigneurs 
qui  l'accompagnent  se  lèvent  épouvantés  et  avec  des  cris  d'horreur. 
Tandis  que  les  uns  soutiennent  le  roi,  les  autres  s'élancent  de  la  voi- 
ture, en  criant  qu'on  arrête  l'assassin.  Mais  celui-ci  n'avait  pas  cher- 
ché à  fuir.  Après  avoir  commis  son  forfait,  il  était  resté  à  côté  du  car- 
rosse, immobile,  et  tenant  à  la  main  son  couteau  tout  dégouttant  de 
sang.  Il  fut  arrêté  sans  qu'il  eût  essayé  de  fuir  ou  de  se  défendre.  On 
le  conduisit  d'abord  à  l'hôtel  de  Retz,  près  du  Louvre,  en  attendant 
qu'il  fût  remis  aux  mains  du  grand-prévôt.  Le  carrosse  retourna  au 
Louvre,  ramenant  le  corps  inanimé  du  roi  lâchement  assassiné. 

Lorsque  cette  nou\  elle  :  «  Le  roi  est  mort  !  »  se  répandit,  comme  un 
éclat  de  foudre,  au  milieu  de  Paris  joyeusement  occupé  de  préparatifs  de 
lôte,  la  grande  ville  se  leva  comme  un  seul  homme,  et  y  répondit  par 
un  long  cri  de  douleur,  auquel  succéda  bientôt  une  formidable  clameur 
de  rage.  On  oubliait  les  fautes  du  roi,  pour  ne  plus  se  souvenir  que  de 
ses  grandes  qualités.  c<  Vengeons-le  d'abord  ;   nous  le  pleurerons  en- 

(J)  Voyez  le  coiuinualeur  de  De  Thou  et  tous  les  historiens  du  règne  d'IIemi  IV. 


S! 


-.'*^.. 


Lith.  ProdhommeO  Pi  du  Doyenne. 


Ravaillac  assassine  Henri  iV. 


HISTOIRE  OKS  .IKSIJITES.  103 

snito  !  ^>  rrliiioiil  dos  p;rou|ios  furionx  en  courant  avec  frénésu'.  lo  lonj; 
dos  nios.  lu  iiohio  polonais,  Sol)i('ski,  l'aïeul  du  l'amouv  vainqueur  do 
Vienne,  (pli  se  trou>ait  à  Paris,  rend  eom|»l(;  dans  ses  Mémoires  d(î  la 
désolation  furieuse  des  Parisiens  lorscpu^  l'assassinat  du  roi  lut  connu. 
«Leur  rajie,  dit-il,  manqua  nu^'uie  de  m'être  fatale,  à  moi,  ainsi  (pi'à 
mes  eom|)af;iions  :  car,  comme  nous  revenions  devoir  les  préparatifs 
qu'on  faisait  à  la  porte  Saint-Denis,  une  femme  ayant  crié  :  que  nous 
étions  peut-être  les  meurtriers  du  roi  !  peu  s'en  fallut  (puî  la  colère 
égarée  des  Parisiens  ne  s'assouvît  sur  nous  autres  innocents  1  »  Mais, 
grâce  aux  |)romptes  mesures  prises  par  la  cour,  on  parvint  à  rétablir  un 
calme  sombre  dans  Paris. 

A  ce  propos,  le  continuateur  de  DeThou,  iNicolasRigault,  remarque 
que  le  duc  d'Epernon  ayant  fait  venir  au  Louvre  les  soldats-aux-gardes 
répandus  dans  les  faubourgs,  les  posta  avec  une  telle  diligence,  que  cela 
n'aurait  pu  se  faire  plus  à  temps,  quand  on  aurait  prévu  la  chose  (L)  ! 

Cependant,  immédiatement  après  la  mort  du  roi,  le  Parlement  s'é- 
tait assemblé  au  couvent  des  Augustins  ;  car  le  palais  de  Justice  était 
embarrassé  par  les  préparatifs  pour  la  fùte  de  l'entrée  de  la  reine ,  mais 
ce  ne  fut  pas  pour  que  les  lois  tirassent  vengeance  de  l'assassinat  du 
roi  ;  ce  fut  pour  qu'on  donnât  la  régence  du  royaume  à  la  reine  ,  le  fils 
aîné  d'Henri  lY,  qui  fut  depuis  Louis  XIII,  n'ayant  alors  que  neuf 
ans.  Marie  de  Médicis  était  si  pressée  de  saisir  le  pouvoir,  que,  de  la 
chambre  où  gisait  le  cadavre  sanglant  de  son  époux,  elle  envova  coujt 
sur  cou|)  |)lusieurs  seigneurs  au  Parlement  pour  hâter  la  décision,  (pii 
fut  enfin  rendue  conformément  à  ses  désirs.  Ce  ne  fut  que  le  17  mai, 
trois  jours  après  la  mort  du  roi,  (jue  l'assassin  fut  conduit  devant  le 
Parlement.  Il  déclara  se  nommer  François  Ravaillac,  être  âgé  de 
trente-deux  ans,  natif  d'Angoulème,  et  faisant  profession  de  maître 
d'école  et  d'élever  des  enfants  dans  la  religion  catholique,  apostolicpie 
et  romaine.  11  ajouta  qu'il  était  venu  une  première  fois  à  Paris,  non 
pour  tuer  le  roi,  mais  seulement  pour  l'engager  à  faire  la  guerre  aux 
hérétiques  et  à  les  chasser  de  France  ;  mais  que ,  s'étant  approché  du 

li)  Suite  do  l'Histoire  universelle,  livre  UI. 


104.  HISTOIRE  DES  JÉSUITES. 

carrosse  (lu  roi  dans  colkMntcnlioii,  il  avait  été  chassé  à  coups  de  canne. 
Dés  lors,  suivant  l'accusé,  l'idée  lui  était  venue  de  tuer  le  roi;  résolution 
dans  laquelle  il  s'irtFormil  surtout  lorsqu'il  eut  appris  qu'Henri  IV  ne 
voulait  pas  punir  les  auteurs  d'une  conjuration  contre  les  catholiques, 
et  qu'il  avait  le  dessein  de  transporter  le  Saint-Siège  à  Paris.  On  lui 
demanda  qui  lui  avait  rap[)orté  de  pareils  mensonges.  Il  ne  voulut  pas 
le  dire  ;  mais  il  en  chargea  indirectement  les  Capucins.  Ces  moines  lui 
avaient  donné,  comme  il  l'avoua,  sans  doute  pour  l'affermir  dans  sa 
résolution,  un  reliquaire  dans  lequel  ils  lui  dirent  qu'était  renfermé  un 
morceau  de  la  vraie  croix.  On  ouvrit  ce  reliquaire  :  il  n'y  avait  rien 
dedans,  ce  (pii  mit  l'assassin  en  grande  colère  contre  les  moines.  On 
lui  demanda  s'il  n'avait  pas  fait  partie  de  la  Compagnie  de  Jésus.  A 
cela,  il  répondit  qu'il  avait  voulu  y  être  reçu,  mais  'qu'on  avait  re- 
fusé de  l'admettre,  parce  qu'il  avait  été  quelque  temps  auparavant 
chez  les  Feuillants,  comme  frère  convers.  Il  nia  toujours  avoir  eu  des 
complices  ;  il  convint  seulement  qu'il  avait  eu  des  conférences  avec  le 
Père  d'Aubigny,  Jésuite,  avec  le  curé  de  Saint-Severin,  et  avec  un 
moine  Feuillant  nommé  le  Père  de  Sainte-Marie-Madeleine.  ïl  avoua 
que,  dans  ces  conférences,  il  avait  raconté  à  ces  trois  individus  les  vi- 
sions qu'il  avait  nuit  et  jour,  et  dans  lesquelles  il  voyait  «  de  la  fumée 
de  soufre  et  d'encens,  des  hosties,  et  entendait  des  trompettes  qui  ap- 
pelaient au  combat.  »  Il  ajouta  pourtant  qu'il  avait  montré  au  IV're 
d'Aubigny,  le  Jésuite,  un  couteau  sur  lequel  il  y  avait  gravés  un  cœur 
et  une  croix,  et  qu'en  le  lui  montrant  il  lui  avait  dit  «  qu'il  fallait  que 
le  cœur  du  roi  fût  animé  et  tourné  contre  les  huguenots  !  » 

—  Vous  n'avez  rien  dit  de  plus  au  Père  d'Aubigny?  demanda-t-on 
à  l'assassin,  à  plusieurs  reprises. 

—  Hien  de  plus,  répondit-il  toujours. 

Le  Père  d'Aubigny,  confronté  avec  l'accusé,  qui  déclara  le  recon- 
naître, nia  de  son  côté  formellement  et  fortement  que  cet  homme  lui 
eût  jamais  parlé. 

Ravaillac,  appliqué  à  la  question,  ne  fit  rien  connaître  de  nouveau. 
Du  reste,  son  procès  fut  conduit  avec  une  négligence  remarquable  ;  on 
ne  le  confronta  avec  aucun  de  ceux  qu'il  déclarait  avoir  entretenus  de 


IIISTOIRK  DES  JÉSl  ITES.  1()5 

SCS  Nisioiis  cl  pcnsccs,  saiil'  le  Père  d'Auhigny,  qui  d'ailleurs  ne  lui 
pas  flétcuu.  Le  moine  Feuillant  et  le  curé  de  Saint-Severin  ne  compa- 
rurent même  |)as.  il  en  fut  de  môme  des  Capucins.  On  pensa  iiénérale- 
ment  (jue  les  juitos  de  Havaillac  ne  monlrèrent  une  telle  néfïlifîence 
(pie  |)arce  (juils  craignaient  de  découvrir  des  choses  qui  feraient  re- 
monter le  crime  jusqu'à  des  personnes  dont  ils  n'osaient  se  faire  des 
ennemis.  Quelles  furent  ces  personnes?  Les  échos  historiques, 'ré|)on(lant 
à  cette  question,  prononcent  le  nom  de  la  reine  elle-même,  de  Marie 
de  Médicis;  mais,  plus  haut  encore,  celui  des  Jésuites!...  Examinons 
ce  qu'il  y  a  de  réel  dans  cette  accusation  terrible. 

11  est  constant  que  Marie  de  Médicis  ne  vivait  pas  en  bonne  intelli- 
gence avec  son  mari,  soit  à  cause  des  maîtresses  que  celui-ci  affichait 
publiquement,  et  des  grands  biens  dont  il  les  comblait,  elles  et  leurs 
enfants,  jusque-là  qu'on  l'accusait  d'oublier  pour  ses  bâtards  ses 
enfants  légitimes;  soit  parce  que  la  reine  eût  voulu  participer  au 
gouvernement  de  l'état,  ce  qu'elle  n'obtint  jamais.  On  remarqua  que 
d'Épernon ,  à  côté  duquel  Henri  IV  avait  reçu  deux  coups  de  couteau 
sans  que  ce  duc  s'en  aperçût,  était  un  ami  particulier  de  la  reine,  et  l'on 
trouva  singulier  qu'immédiatement  après  l'assassinat,  ce  duc,  qui  s'é- 
tait toujours  montré  hostile  au  roi,  eût  entouré  le  Louvre  de  soldats,  et 
cela  en  si  peu  de  temps,  que  l'on  eût  dit  ((  que  tout  cela  avait  été  dis- 
posé d'avance  !  »  L'empressement  que  mit  Marie  de  Médicis  à  se  faire 
nommer  régente  et  à  s'emparer  du  pouvoir,  la  singulière  coïncidence  qui 
fit  qu'Henri  IV  fut  assassiné  aussitôt  après  le  couronnement  de  la  reine, 
cérémonie  qui  lui  donnait  une  nouvelle  autorité  aux  yeux  de  la  France, 
plusieurs  autres  circonstances  encore  ont  fait  planer  des  soupçons  sur  la 
tête  de  la  veuve  du  Béarnais.  On  a  assuré  que  la  dureté  dont  usa  envers 
cette  reine  son  fils,  le  triste  Louis  XHL  cet  écolier  tremblant  et  regim- 
bant toujours  sous  la  férule  de  son  gigantesque  régent,  vint  en  partie  de 
ce  que  le  fils  d'Henri  IV  croyait  à  la  complicité  de  sa  mère  dans  l'as- 
sassinat de  son  père,  qu'il  aurait  ainsi  vengé. 

Quelques  jours  avant  l'attentat,  dans  l'église  de  Saint-Gervais,  un 

prédicateur  voulant  exeiter  Henri  IV  contre  les  huguenots,  se  mil  à 

s'écrier  «  que,  d'après  ces  fils  du  démon,  le  mariage  du  roi  avec  Marie 
II.  14 


lOC  IIISTOIIIE  DES  JÉSUITES. 

de  Médicis  serait  nul ,  ayant  été  fait  i)ar  le  pouvoir  du  pape,  pouvoir 

que  nient  les  hérétiques! »    On    sait,  en  effet,  que   le  mariage 

d'Henri  lY  avec  la  reine  Marguerite,  sa  première  femme,  l'ut  cassé  par 
le  pape.  Ce  fut  peut-être  ce  sermon  qui  fit  donner  à  la  reine  Marie  de 
Médicis  le  titre  de  régente  en  l'absence  de  son  mari. 

\  eut-on  savoir  quel  était  le  prédicateur  qui  osa  dire  de  pareilles 
choses  en  ])résence  du  roi  ?  On  le  nommait  le  Père  Gontheri  ;  c'était 
un  Jésuite!  Si  la  reine  Marie  de  Médicis  trempa  en  quelque  chose 
dans  l'assassinat  de  son  mari,  elle  le  dut,  suivant  nous,  aux  excitations 
des  enfants  de  Loyola.  Ce  fut  sur  ceux-ci  que  planèrent  immédiate- 
ment et  plus  fortement  les  soupçons  de  l'opinion  publique.  Et  il  ])araît 
que,  dans  le  Parlement,  des  accusations  formelles  osèrent  se  for- 
muler contre  les  Jésuites.  La  reine  ne  voulut  pas  qu'on  y  donnât  suite. 
Les  présidents  et  conseillers,  du  moins  pour  la  plupart,  craignirent 
d'ailleurs  de  s'attaquer  en  face  à  de  si  puissants  ennemis.  Le  Continua- 
teur de  De  Thou  remarque  ((  que  des  individus  qui  avaient  révélé,  ou 
voulaient  révéler,  sur  l'assassinat  d'Henri  IV,  des  choses  qui  auraient 
établi  que  Ravaillac  avait  été  poussé  par  des  amis  des  Esjjagnols,  des 
religieux  de  certains  Ordres,  moururent  subitement,  et  avec  souj)(,'on 
que  leur  mort  n'avait  pas  été  naturelle!...)) 

Ravaillac  soutint  constamment  qu'il  avait  parlé  au  Père  d'Aubigny. 
La  dénégation  qu'o|)posa  le  Jésuite  à  l'assertion  de  l'assassin  est  au 
moins  singulière  :  «Dieu  me  fait  la  grâce  d'oidjlier  incontinent  ce 
qu'on  me  révèle  en  confession,  »  dit-il.  On  sut  })lus  tard,  par  le  témoi- 
gnage de  deux  conseillers  du  Parlement,  MM.  Le  Gfand  et  Lavau, 
qu'un  Jésuite,  le  Père  Hardy,  prêchant  à  Saint-Severin,  quelques  jours 
avant  l'attentat,  et  faisant  allusion  aux  grands  préparatifs  d  Henri  1\, 
osa  dira:c(  Les  rois  amassent  des  trésors  jmur  se  rendre  redoutables;  mais 
il  ne  faut  qu'un  -pion  })our  mater  un  roi  l  )>  Ln  autre  Jésuite,  nommé  le 
Père  Contier,  disait  pis  encore,  et  devant  le  roi;  tellement,  que  ce  der- 
nier ayant  demandé  au  maréchal  d'Ornano  ce  qu'il  pensait  du  prédica- 
teur :  «  Hem  1  répondit  le  maréchal,  je  pense  que  je  n'ai  rien  à  dire  de 
l  iniperlinence  de  ce  drôle,  puis(|ue  \otrc  majesté  veut  bien  lasuftporler. 
Mais,  si  le  llévérend  se  fût  avisé  de  m'honorer  dune  pareille  prédi- 


HÎS'IOÎRK  DES  .IKStlTTES.  i07 

rntioM,  je  jiiiv  Dieu  (|iir  je  l'eusse  fail  traîner  à  la  rivière  par  les  ileux 
oreilles...  »  On  remanjua  éfïnlemenl  ceci  :  tandis  qu'on  ne  permettait 
à  aucun  protestant,  à  aucun  des  individus  dont  on  jtouvait  sup|)Oser  que 
le  zèle  |)our  la  ventieanc(^  due  aux  mAiies  du  roi,  ne  s'arrêterait  de- 
vant aucune  considération,  d'aller  visiter  l'assassin,  la  porte  de  sa  ])rison 
lut,  par  contre,  constamment  ouverte  à  d'autres,  parmi  lesquels  on 
compta  surtout  les  Jésuites  et  leurs  parlisants.  l.e  Père  ('otton  lui- 
même  se  rendit  auprès  de  l»availlac,  auqfiel  il  dit  :  «  Gardez-vous  bien 
d'accuser  des  innocents!»  One  pouvaient  signifier  ces  singulières  pa- 
roles? Les  défenseurs  de  la  Compagnie  de  Jésus  prétendent  que,  parla, 
le  Jésuite  exhortait  l'assassin  à  ne  dire  que  la  vérité,  et  à  ne  pas  se 
laisser  influencer  par  les  ennemis  qu'il  savait  acharnés  contre  son  Ordre; 
«  l/ex-conlesseur  du  roi,  disent  ces  écrivains  en  robe  noire  plus  ou 
moins  courte,  ne  savait-il  pas  de  reste  quelles  haines  la  Compagnie  de 
Jésus  avait  amassées  contre  elle,  et  ne  devait-il  pas  prévoir  qu'on  es- 
savcrait  de  lui  nuire  en  faisant  tomber  sur  ses  membres  des  soupçons 
de  complicité  avec  l'assassin?...  »  Il  est  remarquable  que  les  (iOrde- 
liers,  Aiigustins,  Carmes  et  autres  religieux  ne  se  donnèrent  pas  la 
peine  d'aller  faire  une  pareille  recommandation  à  l'assassin!.. 

Ce  même  Père  Cottou,  quel([ue  temps  avant  la  mort  de  son  roval 
pénitent,  avait,  malgré  la  défense  formelle  du  Lévitique  (1),  adressé 
tme  curieuse  série  de  questions  à  une  jeune  fille  que  tout  Paris  allait 
voir  au  couvent  de  Saint-Victor,  et  qui  était,  disait-on,  possédée  du 
diable,  lequel  répondait  par  sa  bouche.  Or,  dans  cette  liste,  à  côté  de 
questions  témoignant  de  l'intérêt  que  le  Confesseur  du  roi  portait  à  son 
Ordre,  ainsi  qu'à  certaine  demoiselle  Acarie  dont  nous  avons  déjà 
parlé,  se  trouvait  une  question  sur  la  durée  de  la  vie  du  roi  (2)  !... 

(1)  «  La  personne  qui  se  tournera  vers  les  sorciers  et  les  devins,  je  l'exterminerai  du 
milieu  démon  peuple!»  Levi(.  20,  v.  6. 

(2)  Les  questions  du  Père  Cottou  à  la  possédée  étaient  au  nombre  de  soixante-seize: 
et  on  Y  trouve  des  demandes  qui  semblent  prouver  que  le  Père  avait  besoin  que  le  diable 
lui  enseignât  à  démontrer  les  vérités  du  catholicisme.  11  y  avait  aussi  des  questions 
ridicules  comme  celle-ci  :  «  Si  le  serpent  marchait  sur  pieds  avant  la  chute  d'Adam  ?  » 
ou  incompréhensibles  comme  celle-là  :  «Ruser  rez-pied,  rez-terre!  »  Le  Père  Cotton 
s'enquérait  aussi  :  «Si  la  puissance  du  pape  était  telle  que  celle  de  saint  Pierre;  ce 


108  HISTOIRE  DES  JÉSUIIES. 

Or,  Tcrlullicn  n'a-t-il  pas  écrit  :  «Qui  a  besoin  de  s'enquérir  de  la  vie 
du  prince,  si  ce  n'est  celui  qui  machine  quelque  chose  à  l'encontre  ?» 
On  apphqua  généralement  en  France  l'opinion  de  Tertullien  au  fait 
du  Père  Cotton.  Nous  devons  dire  comment  ce  fait  par\int  à  la  con- 
naissance du  public  :  ce  Jésuite  ayant  renvoyé  à  M.  Gillot,  conseiller 
eu  la  grand'chambre,  un  livre  que  ce  dernier  lui  avait  prêté,  y  laissa 
par  mégarde  la  liste  de  ses  questions  à  la  possédée.  Henri  lY,  dit-on, 
se  fAcha  très-fort  contre  le  Jésuite  : 

Nous  ne  devons  pas  oublier  non  plus  une  chose  qui  doit  paraître 
étrange,  non  moins  que  significative. 

La  mort  du  roi  fut  annoncée  en  plusieurs  villes,  Rouen,  Prague, 
Bruxelles,  entre  autres,  douze  ou  quinze  jours  avant  le  crime  qui  la 
causa  !  On  eut  la  preuve  qu'un  prévôt  de  Pithiviers,  jouant  aux  quilles 
avec  ses  amis,  le  14  mai,  dit  à  ses  amis  :  «Aujourd'hui,  le  roi  est 
mort  ou  blessé  !  »  On  se  garda  bien  de  faire  paraître  cet  homme  devant 
la  justice.  Si  nous  disons  que  le  prévôt  de  Pithiviers  était  partisan  et 
grand  ami  des  Jésuites  ;  que  son  fils  étudiait  alors  chez  les  Révérends 
Pères  et  qu'il  entra  même  plus  tard  dans  la  noire  Compagnie,  n'aurons- 
nous  pas  donné  à  nos  lecteurs  une  explication  suffisante  et  toute  natu- 
relle de  ce  prodige  de  divination? 

Jl  y  a  à  la  fin  du  Recueil  de  pièces  louchant  VJIisloire  la  Compa- 
gnie de  Jésus,  par  le  Père  Jouvenci,  etc.,  Liège,  1716,  qui  se 
trouve  à  la  Bibliothèque  royale  sous  le  numéro  3010  (Imprimés,  let- 
tre H) ,  un  document  qui  nous  a  paru  mériter  que  nous  en  donnions 
un  extrait.  Ce  document  porte  pour  titre  :  Manifeste  de  Pierre  Du 
Jardin,  sieur  et  capitaine  De  La  Garde,  présentement  détenu  à  la 
Conciergerie  de  Paris.  Pierre  Du  Jardin,  ancien  gendarme  de  la 
compagnie  de  Biron,  raconte  qu'étant  à  Naples,  il  dîna  un  jour  chez 
un  Français  réfugié  en  Italie,  le  sieur  Charles  Hébert,  ex-secrétaire 


qui  touchait  la  vocation  de  sa  nièce  ;  ce  qui  touche  le  plus  le  diable  quand  on  le  con- 
jure, etc.»  La  poss(''d6c  était  de  près  d'Amiens  et  se  nommait  Adrienne  Dufresne;  elle 
avait  ét(-  recueillie  par  Toussaint  Chauvelitic,  avocat  célèltrc,  ("otlon  l'exorcisa  en  vain, 
ce  (|iii  mortiliail  le  Jésuite;  et  voilà  pourquoi  sans  doute  il  demandait  au  diable  la 
meilleure  manière  de  le  chasser 


HISTOIRK  OKS  JÉSUITES.  109 

(le  Hmi  le  maréchal  Biron,  exécuté  en  1602,  pour  crime  de  trahison 
envers  le  roi.  Il  y  avait  là  plusieurs  autres  individus  l)annis  de  France; 
parmi  eux  se  trouvait  un  certain  Uavaillac,  qui  avait  éjïalement  fait 
partie  de  la  compagnie-d'ordonnance  du  maréchal.  Le  sieur  Du  Jardin 
affume  qu'à  ce  dîner,  où  ne  se  trouvaient  que  des  individus  fort  mal 
disposés  contre  le  roi,  Ravalllac  ne  craignit  pas  d'avouer  qu'il  avait 
résolu  d'assassiner  lleiui  IV  :  «Je  le  tuerai,  cria-t-il  à  diNerses  re- 
prises, ou  je  mourrai  en  la  peine!  »  A  la  suite  de  ce  repas,  continue  le 
révélateur,  un  des  convives,  le  sieur  Matthieu  de  La  Bruyère,  ([ui  avait 
été  lieutenant  particulier  au  Châtelet,  du  temps  de  la  Ligue,  me  mena 
avec  Ravaillac  chez  un  Jésuite  espagnol,  le  Père  Alagon,  qui  me  pro- 
posa de  participer  à  Vexpédilion  qu'allait  entreprendre  mon  compa- 
triote. Le  Révérend  Père,  Espagnol  de  haute  naissance,  et  qui  était 
même,  à  ce  que  je  crois,  oncle  du  duc  de  Lerme,  me  promit  40,000 
écus  et  la  grandesse  si  je  réussissais  à  tuer  le  roi  de  France.  Ayant  hor- 
reur d'un  tel  crime,  je  fus  tout  dénoncer  àJVL  Zamet,  frère  du  fiimeux 
banquier  juif,  puis  à  l'ambassadeur  du  roi  de  France  auprès  du  Saint- 
Siège,  qui  m'envoya  alors  en  France  vers  M.  de  Yilleroi,  lequel  me  fit 
obtenir  une  audience  du  roi,  auquel  je  racontai  tout  cela .  Sa  Majesté  me 
dit  de  ne  rien  ébruiter  jusqu'à  nouvel  ordre,  mais  de  bien  garder  les 
lettres  et  papiers  dont  j'étais  porteur,  et  que  je  remis  à  messieurs  du 
Parlement.  Cependant,  pour  récompenser  mon  zèle  et  ma  fidélité,  sa 
majesté  me  nomma  pour  accompagner  le  grand-maréchal  de  Pologne. 
Quelque  temps  après,  revenant  en  France,  j'appris  à  Francfort  la 
nouvelle  de  l'assassinat  du  roi.  Près  de  Metz,  dont  était  gouverneur 
monsieur  le  duc  d'Épernon,  au  service  duquel  avait  été  Ravaillac,  je 
fus  assailli  par  des  soldats,  et  laissé  pour  mort.  Lorsque  je  pus  me  ren- 
dre à  Paris,  j'obtins  de  la  régente  le  brevet  de  contrôleur-général  des 
bières.  Mais  au  bout  de  quatre  ans,  n'ayant  pu,  malgré  mes  démarches 
et  réclamations,  obtenir  les  expéditions  de  mon  brevet,  la  misère  qui 
était  venue  m'assaillir  me  fit  proférer  des  paroles  sans  doute  impru- 
dentes. Je  fus  arrêté  en  1615,  jeté  dans  un  cachot  de  la  Rastille,  où 
on  me  laissa  neuf  mois  ;  je  craignais  déjà  d'y  pourrir,  lorsqu'enfin  on 
me  transporta  à  la  Conciergerie,  dont  on  me  fit  habiter  successivement 


110  IITSTOTRE  DES  ,Tl':St'T'l  ES. 

les  tours.  Ayant  enfin  obtenu  de  paraître  devant  un  tribunal,  je  lus 
acquitté;  on  ne  put.  même  me  dire  de  quel  crime  j'étais  accusé.  (Ce- 
pendant, malgré  mon  acquittement,  je  ne  fus  pas  encore  remis  en  li- 
berté, et  je  ne  sais  pas  même  si  je  dois  jamais  redevenir  fibre  !...« 

Cette  bistoire  singulière  est  attestée  par  un  avocat  au  Parlement  de 
Rouen,  nommé  Letellier,  qui  fut  le  défenseur  du  ])risonnier,  dont  il 
avait  connu  la  famille  dans  la  capitale  de  la  province  de  Normandie.  Si 
cette  bistoire  est  vraie  —  et  nous  ne  connaissons  rien  qui  empêche  d'y 
croire, — on  poiuTaiten  tirer  cette  conclusion  :  que  de  bauts  et  j)uissants 
personnages  avaient  intérêt  à  ce  qu'on  ne  vît  pas  clair  dans  l'attentat 
de  Ravaillac.  Quels  sont  ces  personnages/  Le  lecteur  peut  maintenant 
se  prononcer  ;  nous  lui  avons  lourni  toutes  les  preuves  que  nous  avons 
pu  réunir  dans  ce  cadre  circonscrit. 

N'oublions  pas  de  dire  que  le  Parlement  de  Paris,  qui  n'osa  pas 
faire  remonter  le  crime  plus  baut  que  la  main  du  meurtrier,  donna 
cependant-  une  sorte  de  satisfaction  à  l'opinion  publique  qui  accusait 
les  Jésuites.  Sur  l'ordre  du  Parlement,  la  Sorbonne ,  renouvelant  un 
ancien  décret  loué  par  Jean  Gerson,  défendit  qu'aucune  thèse  soute- 
nue dans  son  sein  put  contenir  cette  proposition  :  «  S'il  est  permis  de 
tuer  tin  tvran?»  Le  syndic  qui  apporta  au  Parlement  la  décision  de  la 
Sorbonne,  dit  franchement  «qu'il  y  avait  quelque  chose  de  mieux  à 
faire,  et  que  c'était  que  la  (iOUr  condamnât  solennellement  les  ou- 
vrages de  plusieurs  Jésuites  dont  le  meurtre  et  le  poison  étaient  les 
fruits  odieux  (1).»  Le  président  Antoine  Séguier  et  quelques  autres 
amis  des  enfants  de  Saint-Ignace  voulurent  en  vain  parer  le  coup.  Le 
Parlement,  comme  par  un  retour  de  conscience,  condamna,  le  8  juin, 
le  livre  de  Mariana,  qui  fut  lacéré  et  brûlé  sur  la  place  du  Parvis  de 
Notre-Dame  ])ar  la  main  du  bourreau.  Senlemeut,  dans  l'arrêt,  on 
évita  de  qualifier  l'auteur  de  Jésuite.  Tant  les  Révérends  Pères  inspi- 
raient alors  de  terreur!...  La  reine  régente  semble  avoir  voulu  |)nnir 
le  Parlement  de  sa  protestation  stérile  et  détournée.  Aux  obsèques  du 
feu  roi,  qui  commencèrent  le  28  juin,  le  Parlement  ayant  voulu^  sui- 

(1)  Voyez  le  conlinuilloiir  de  De  Tliou,  ctr..  elc. 


IlISlOillK  DliS  JKSUTIvS.  i\l 

vaut  un  droit  ii('(|uis,  être  placé  au  pied  du  cercueil  royal,  celle  place 
lui  lui  disputée  par  les  évèques.  Les  magislrals  ayant  lenu  hou,  Mario 
de  Médicis  donna  raison  aux  prélats,  et  le  duc  d  Kpcrnon  fit  même  ar- 
rêter un  des  conseillers  du  Parlement  qui  refusait  d'obéir  à  la  décision; 
le  reste  se  retira  en  protestant,  à  l'exception  du  président  Séguier. 

On  remarqua  que,  seuls  des  Ordres  religieux,  les  Jésuites  n'assistè- 
rent point  aux  funérailles  du  roi  assassiné.  Etait-ce  crainte  d'une  ma- 
nifestation de  la  haine  publique?  Etait-ce  effet  de  la  conscience?  Pour 
qu'on  ne  put  rien  décider  à  cet  égard,  les  Jésuites  avaient  eu  soin  de 
préparer  une  sorte  d'excuse  à  leur  absence.  Le  Père  Cotton,  le  (confes- 
seur d'Henri  IV,  avait  obtenu  de  son  royal  })énilent  qu  à  la  mort  de  ce 
dernier,  son  cœur  serait  transporté  dans  la  maison  des  Jésuites  de  La 
Flèche,  l^e  lendemain  de  la  mort  du  roi,  le  Père  Cotton  réclama 
1  exécution  de  cette  promesse.  On  vit  donc  arriver  au  Louvre,  de  la 
iMaison-professe  des  Jésuites,  située  rue  Saint-Antoine,  un  cortège  de 
Révérends  ayant  à  leur  tète  le  Père  Barthélémy  Jacquinot,  le  Père  Pro- 
cureur, auquel  le  prince  deContifit  la  remise  du  cœur  d'Henri  IV.  Le 
Révérend  emporta  ce  cœur,  qui  tant  de  fois  avait  été  le  but  de  poignards 
dont  plus  d'un  avait  été  aux  ordres  de  la  noire  cohorte.  Ce  fut  le  car- 
rosse même  dans  lequel  le  roi  avait  été  assassiné,  et  où  l'on  pouvait 
voir  encore  des  traces  de  sang,  qui  remmena  le  dignitaire  Jésuite  à  la 
maison  de  Saint-Louis.  Quelques  jours  après,  le  Provincial  lui-même 
et  les  principaux  Pères  portèrent  le  cœur  du  roi  à  La  Mèche ,  où  il 
fut  déposé  dans  un  caveau  de  l'église  des  Jésuites.  On  remarqua  que 
le  Père  Arnaud ,  le  Provincial,  fit  ce  voyage  en  carrosse ,  quoique , 
pour  se  conformer  aux  volontés  du  roi  défunt,  il  eut  dû  le  faire  à  pied. 
Mais  pourquoi  le  Révérend  se  serait-il  astreint  à  cette  fatigue  envers 
celui  dont  son  Ordre  n'avait  plus  rien  à  craindre  ni  à  espérer?  iXous 
voudrions  bien  savoir  si,  le  long  de  la  route,  le  cœur  royal  ne  tres- 
saillit pas  entre  les  traîtreuses  mains  qui  le  tenaient  comme  le  hideux 
vautour  s'envole  avec  le  dernier  lambeau  de  sa  proie  dévorée?... 

Le  Père  Cotlon  devint  aussitôt  le  confesseur  de  la  reine  régente, 
auprès  de  laquelle  il  jouit  d'une  extrême  faveur. 

Le  lendemain  de  1  assassinat,  La  \arenne  présenta  les  Jésuites  à 


112  HISTOIRE  DES  JÉSUITES. 

Marie  de  Médicis,  qui  les  reçut  gracieusement.  II  nous  semble  que,  ne 
fût-ce  que  par  pudeur,  elle  eût  dû  attendre  au  moins  que  le  cadavre 
de  son  mari  eût  caché,  dans  l'ombre  des  caveaux  de  Saint-Denis, 
ses  blessures  béantes,  avant  de  témoigner  une  telle  et  si  publique  bien- 
veillance à  des  gens  sur  lesquels  planaient  le  soupçon  de  complicité 
avec  l'assassin  d'Henri  IV  1... 

Cependant,  le  27  mai,  François  Ravaillac  avait  été  condamné  au 
supplice  des  parricides.  Son  père  et  sa  mère  furent  bannis  du  royaume; 
tous  ses  autres  parents  portant  le  nom  de  Ravaillac  reçurent  ordre 
d'en  prendre  un  autre.  Après  qu'il  eut  enduré  plusieurs  fois  la  ques- 
tion, il  eut  le  poing  droit  brûlé  avec  du  soufre,  on  lui  tenailla  les  ma- 
melles, les  bras,  les  cuisses  et  les  jambes  ;  on  versa  du  plomb  fondu, 
de  l'huile  bouillante,  de  la  cire,  du  soufre  enflammé  dans  ces  plaies 
affreuses.  On  termina  cet  effroyable  supplice,  que  Ravaillac  supporta 
avec  fermeté  et  sans  faire  d'aveux,  en  faisant  écarteler  le  misérable  à 
quatre  chevaux.  On  devait  brûler  son  corps,  comme  ceux  de  Châtel 
et  du  Père  Guignard,  et  en  jeter  aussi  les  cendres  au  vent  ;  la  rage 
populaire  ne  le  permit  pas.  Repoussant  les  gardes  et  les  bourreaux, 
la  foule  se  rua  sur  les  débris  sanglants  du  cadavre,  les  traîna  le  long 
des  mes  et  les  brûla  à  son  aise,  au  milieu  d'exécrations  dont  une 
bonne  partie  retournait  aux  Jésuites.  Ceux-ci,  cependant,  se  tenaient 
tranquilles  dans  leur  Maison,  étaient  reçus  gracieusement  à  la  cour, 
ou  allaient  en  carrosse  porter  le  cœur  du  roi  à  La  Flèche!... 

Nous  nous  sommes  longuement  étendus  sur  cette  partie  de  l'histoire 
des  Jésuites,  parce  que  rien  ne  caractérise  mieux,  suivant  nous,  la  noire 
cohorte,  que  la  lutte  qu'elle  soutint  contre  Henri  IV,  lutte  ouverte  par 
Rarrière,  continuée  par  Jean  Chûtel,  et  enfin  dignement  terminée  par 
Ravaillac  :  hideuse  trinité,  autour  de  laquelle  se  groupent  les  têtes  des 
Varade,  des  Guignard,  des  Guéret,  des  d'Aubigny,  anges  infernaux 
qui  adorent  cette  trinité  du  meurtre!... 

JNous  venons  ainsi  de  tracer  l'histoire  de  la  Compagnie  de  Jésus  en 
France  jusque  dans  les  premières  années  du  dix-septième  siècle  (de 
15G1  à  1610).  Nous  compléterons  plus  tard  cette  période  par  le  récit 
de  la  lutte  des  Jésuites  contre  l'Université.  Mais,  auparavant,  il  est 


HJSKUiu:  DKS  jiisiues.  ti:{ 

nécessaire  que  nous  disions  dans  quelles  autres  contrées  d'Europe  ils 
s'étaient  établis  en  môme  temps,  et  quelle  conduite  ils  y  tinrent.  Cette 
conduite  on  la  devine  :  partout,  sur  les  pas  des  enfants  de  Loyola,  durant 
la  période  qu'embrasse  le  récit  qui  précède,  on  vit  éclore  les  troubles 
civils,  les  guerres  terribles,  les  meurtres  effroyables  !.. .  Ce  qui  faisait 
dire  à  un  catholique  de  Rome,  Marc- Antoine  Colonne  :  «Pères  de  la 
Compa<ïnie  de  Jésus,  votre  esprit  est  au  ciel,  vos  mains  au  monde,  vos 
âmes  au  diable.  —  Puisse-t-il  vous  emporter  (1)  !  » 

Avant  de  terminer  ce  chapitre,  nous  devons  offrir  à  nos  lecteurs  un 
document  précieux  et  qui  achève  de  caractériser  la  lutte  des  Jésuites 
contre  Henri  lY.  Ce  document  assez  rare  est  un  livre  publié  par  les 
Rév(' rends  Pères,  sous  le  nom  de  François  de  Vérone  Constantin, 
et  qui  a  pour  titre  :  Apologie  pour  Jehan  Chastel,  Parisien  exé- 
cuté à  mort,  et  pour  les  Pères  et  Escholliers  de  la  Société  de  Jésus, 
bannis  du  royaume  de  France,  contre  Varrêl  du  Parlement,  etc. 
Le  titre  seul  caractérise  l'ouvrage,  qui  est  bien  en  effet  une  apologie 
complète,  audacieuse,  effroyable,  insensée,  du  meurtrier  et  même  du 
meurtre,  ainsi  qu'on  le  verra  par  les  seuls  titres  du  discours,  comme 
le  panégyriste  de  Châtel  et  des  Jésuites  appelle  son  infâme  factum  : 
le  premier  paragraphe  de  la  seconde  partie  est  en  effet  consacré  à  dé- 
velopper cette  proposition  effrontée  :  Que  l'acte  de  Jean  Chatel 

EST    JUSTE. 

«  L'acte  de  Jehan  Chastel,  dit  l'auteur  de  l'Apologie,  que  nous 
citons  textuellement,  est  purement  juste,  vertueux  et  héroïque.  Nous 
voulons  montrer  l'innocence  et  vertu  de  Jehan ,  et  l'injustice  de  l'ar- 
rest,etc.,  etc.  »  L'Apologie  prouve  encore  rutilité  de  Ventreprise 
de  Chastel,  et  soutient  que  les  propos  de  Chastel  ne  sont  scandaleux 
ni  séditieux. 

Toute  cette  œuvre  d'enfer  est  écrite  dans  le  même  esprit.  UApO' 
logie  pour  Jean  Châtel  est  la  meilleure  raison  de  l'arrêt  qui  frappa 

(1)  Voi  altri  padri  di  Giesu ,  disait  le  noble  patricien ,  dans  'son  langage  plus 
pittoresque  que  le  nôtre,  avete  la  mente  al  cielo,  le  mani  al  mondo,  l'anima  al  dia- 
volo!  etc.  Quant  au  souhait  qui  termine  le  trait  de  Marc-Antoine  Colonne,  il  se  ré- 
pète aujourd'hui  dans  toutes  les  langues  de  l'ancien  et  du  nouveau  continent, 
il.  15 


lu  HISTOIRE  DES  JÉSUITES. 

les  Jésuites,  ses  maîtres,  conseillers,  directeurs  et  défenseurs,  ainsi  que 
s'en  convaincra  quiconque  lira  ce  livre,  qui  fut  écrit  et  publié  peu  de 
temps  après  le  crime  de  Jean  Châtel.  Aussi  l'éditeur  d'une  nouvelle 
réimpression,  faite  en  1610,  dit-il  avec  raison,  pour  la  justifier,  qu'il 
a  pensé  que  rien ,  mieux  que  cet  ouvrage,  ne  pouvait  faire  connaître 
au  monde  les  Jésuites,  leurs  actes  et  leurs  doctrines.  U Apologie  pour 
Jean  Châtel  existe  sous  le  n°  820,  lettre  H,  à  la  bibliothèque  Sainte- 
Geneviève,  à  laquelle  il  fut  donné,  chose  remarquable  !  par  Le  Tellier, 
archevêque  de  Reims  et  Jésuite  ! 


CHAPITRE  11. 


Conspiration  des  Pondi'cs 

(le    jésuitisme   aux    ILES    BRITANNIQUES). 

Quand,  au  milieu  du  grand  orage  religieux  qui  remuait  le  monde, 
la  Compagnie  de  Jésus  éleva  pour  la  première  fois  sa  bannière  sinistre, 
l'Angleterre  venait  d'échapper  à  l'autorité  du  pape.  On  sait  comment 
l'ut  opérée  cette  grande  séparation  :  Henry  MIT,  ce  royal  et  terrible 
Barbe-Bleue  de  l'histoire,  voulait  obtenir  du  pape  qu'il  autorisât  son 
divorce  avec  Catherine  d'Aragon,  sa  première  femme,  qu'il  voulait 
remplacer  par  Anne  de  Boleyn.  La  demande  du  monarque  anglais 
était  injuste  en  elle-même,  et  choquait  les  lois  de  l'Eglise  romaine. 
Malheureusement  les  chefs  de  celle-ci  avaient  sanctionné  déjà  de  pa- 
reilles demandes,  et  légitimé  des  unions  aussi  illégitimes  que  celle 
que  Henry  \1H  contracta  avec  Anne  de  Boleyn,  avant  même  que  le 
Saint-Père  se  fût  prononcé  ;  ce  que  le  prince  anglais  ne  manqua  i>as 
de  rappeler.  Le  pape  était  donc  fort  embarrassé.  Si  la  religion  catholi- 
que se  maintenait  encore,  à  cette  heure  sur  le  sol  anglais,  ce  n'était  que 
parce  qu'elle  pouvait  s'ap[)uyer  sur  le  sceptre  et  surtout  sur  le  glaive 
royal  que  Henry  YHI  avait  mis  à  sa  disposition.  D'un  autre  côté,  la 
femme  répudiée  par  le  monarque  anglais  était  la  tante  de  l'empereur 
Charles-Quint,  dont  le  secours  et  la  protection  étaient  bien  autrement 


116  HISTOIRE  DES  JÉSUITES. 

importants  sur  le  continent,  pour  l'Église  romaine.  Charles-Quint 
l'emporta  :  Clément  excommunia  Henry  Mil,  qui  s'en  vengea  en 
proscrivant  le  catholicisme  de  ses  états  et  en  se  déclarant  le  chef  de 
l'Église  anglicane  (1). 

Ces  grandes  choses  étaient  consommées  avant  la  création  de  la  Com- 
pagnie de  Jésus.  Aussi,  dans  les  douze  provinces  formées  par  Ignace 
de  Lovola,  ne  figure  pas  l'Angleterre.  Les  Jésuites,  considérant  ce  pays 
comme  un  pays  ennemi,  n'y  eurent  que  des  Missions.  Ils  ne  s'y  sont 
jamais  établis  réellement,  ouvertement;  ils  n'y  ont  jamais  eu,  par  con- 
séquent, la  même  influence  qu'en  France,  et  cependant  leur  nom  est 
peut-être  plus  exécré  en  Angleterre  qu'en  France.  C'est  que,  pour  le 
peuple  anglais,  les  Jésuites  sont  la  suprême  personnification  de  l'Église 
romaine,  dans  tout  ce  que  celle-ci  leur  rappelle  d'odieux  souvenirs,  de 
craintes  toujours  persistantes.  C'est  qu'aux  yeux  de  l'Anglais,  la  li- 
berté religieuse  est  étroitement  unie  à  la  liberté  politique,  et  qu'il 
sait  qu'on  a  toujours  vu  les  Jésuites  aux  premiers  rangs  dans  toute 
tentative  réactionnaire  ayant  pour  but  de  river  de  nouveau  à  son  cou 
la  double  chaîne  qu'il  a  brisée  jadis. 

Aussitôt,  en  effet,  que  la  guerre  eût  été  franchement  déclarée  entre 
le  pape  et  Henry  YIII,  on  vit  accourir  vers  l'Angleterre  des  mem- 
bres de  la  noire  cohorte  instituée  seulement  depuis  quelques  mois. 
C'était  une  riche  province  romaine  qui  échappait  au  chef  de  l'Eglise  de 
Rome,  et  qu'il  s'agissait  de  reconquérir  au  profit  du  Général  des  Jésui- 
tes. On  a  évalué  à  près  de  quarante  millions  le  revenu  des  couvents  dont 
s'empara  Henry  YIII  (2).  Les  écrivains  catholiques  jettent  les  hauts 
cris  à  ce  chiffre  seul,  qui  paraît  à  d'autres,  au  contraire,  la  condam- 
nation même  de  l'ordre  de  choses  dont  les  premiers  déplorent  la  chute. 
Nous  dirons  simplement,  nous,  que  l'énorme  fortune  représentée  par 
ce  revenu  de  trente  ou  quarante  millions,  est  beaucoup  mieux  placée 
entre  les  mains  de  la  nation  elle-même  qu'en  celles  d'un  corps  religieux 
quelconque,  catholique  ou  anglican. 

(1)  Voyez  Rapin  de  Thoiras,  David  Hnrne,  De  Thou,  Burnet,  etc. 

(2)  Le  Docteur  Lingard  donne  le  cliilTre  lirécis  de  3î,301,.i80  francs  pour  le  revenu 
annuel  donl  jouissaient  les  nioines  d'Angleterre  ! 


HISTOIRE  DES  JÉSHTES.  117 

On  devine  bien  que  l'ardeur  des  Jésuites  fut  loin  de  se  ralentir  à  la 
vue  des  riches  dépouilles  que  Rome  les  chargeait  d'arracher  au  chef  de 
l'Église  protestante  d'Angleterre.  Pasquier-Brouet  et  Salmeron  furent, 
ainsi  que  nous  l'avons  dit  (1),  les  premiers  Jésuites  expédiés  deRome  au 
secours  du  catholicisme  expirant  en  Angleterre  sous  le  pied  du  terrible 
Henry  VJII,  mais  aussi  sous  le  poids  de  la  réprobation  du  peuple  an- 
glais. Les  deux  Missionnaires  poussèrent  à  la  révolte  les  Irlandais  restés 
catholiques,  et  qui  sont  tels  encore,  malgré  les  persécutions,  ou  plutôt  à 
cause  des  persécutions,  et  surtout  parceque  la  religion  proscrite  fut  et  sera 
pour  eux  un  lien  durable  et  puissant.  De  nos  jours  encore,  entre  les  mains 
de  Daniel  O'Connell,  le  catholicisme  est  toujours  un  des  meilleurs 
leviers  avec  lesquels  le  grand  Agitateur  remue  l'Irlande  et  la  fait  se 
lever  à  son  ordre  comme  un  seul  homme  (2).  Les  deux  Jésuites,  lieu- 
tenants du  pape,  ne  firent  rien  en  Irlande,  si  ce  n'est  que  leurs  menées 
ajoutèrent  quelques  flots  de  plus  aux  tlots  de  sang  qui  ensanglantèrent 
alors  ce  malheureux  pays.  Après  une  très-courte  mission  en  Irlande,  ils 
essayèrent  de  pénétrer  en  Angleterre  ;  la  terreur  qu'inspirait  le  terrible 
Henry  YHI  les  fit  tourner  leurs  pas  vers  l'Ecosse,  où  John  Knox,  dis- 
ciple de  Calvin  et  chef  de  la  réforme  en  ce  pays,  faisait  alors  retentir 
une  voix  puissante,  au  son  de  laquelle  s'écroulaient  les  couvents  et  les 
églises  catholiques.  Ils  reprirent  donc  avec  une  sombre  colère  le  chemin 
de  l'Italie.  A  diverses  reprises,  d'autres  disciples  de  Loyola  ravivèrent 
le  feu  qui  couva  toujours  en  Irlande. 

Pendant  tout  le  règne  de  Henry  YIII,  les  Jésuites  touchèrent  à  peine 
le  sol  de  l'Angleterre,  d'où  les  chassait  l'inexorable  et  vigilante  sévé- 


(1)  Voyez  notre  tome  premier,  chapitre  II,  page  66. 

(2)  Les  Jésuites  sont  en  honneur  en  Irlande,  cela  se  conçoit;  ils  ne  s'y  sont  jamais 
présentés  que  comme  des  libérateurs  désintéressés;  et  le  succès  n'a  pas  permis  encore 
aux  Irlandais  de  juger  du  désintéressement  des  Révérends  Pères,  dont  Dieu  les  garde! 
Nous  comprenons  très-bien  le  zèle  d'O'Connell  pour  la  foi  catholique.  Nous  regrettons 
seulement  qu'il  se  croie  forcé,  dans  l'intérêt  de  sa  cause,  de  recourir,  contre  les  écrivains 
qui  se  permettent  de  discuter  le  dogme  catholique  ou  de  combattre  le  Jésuitisme,  à  des 
sorties  grotesques  qui  compromettent  réellement  la  cause  qu'il  soutient  aux  yeux  de 
tous  ceux  qui  comprennent  que  Vobtcurantisme  est  le  frère  bien-aimé  de  la  tyrannie; 
cela  8oit  dit  en  passant. 


118  HISTOIRE  DES  JÉSUITES. 

rite  du  despote  aussi  puissant  que  cruel.  Leur  inlluence  semblerait 
pourtant  se  faire  sentir  dans  ce  que  les  historiens  anglais  ont  appelé  îe 
Pèlerinage  de  grâce.  Ce  l'ut  une  révolte  très-sérieuse  faite  en  faveur  du 
catholicisme.  L'armée  des  pèlerins,  comm^indée  par  un  gentilhomme  des 
comtés  du  JNord,  était  guidée  par  des  prêtres  en  costume  sacerdotaux  ; 
ses  drapeaux  étaient  des  bannières  d'église  sur  lesquelles  se  voyait  la 
représentation  des  plaies  de  l'Homme- Dieu.  En  outre  les  'pèlerins 
portaient  sur  la  manche  droite  de  leur  habit  le  nom  de  Jésus.  Mais 
nous  devons  dire  que  cette  révolte  eut  lieu  alors  que  le  fondateur  du 
jésuitisme,  Ignace  de  Loyola,  était  encore  en  instances  auprès  du 
pape  pour  faire  instituer  sa  Compagnie.  Cette  révolte  avait  été  la  suite 
du  dernier  acte  par  lequel  Henry  VHI  acheva  de  briser  le  lien  spiri- 
tuel qui  avait  attaché  si  longtemps  l'Angleterre  à  la  Rome  pontificale. 

Après  qu'il  eut  envoyé  Anne  de  Boleyn  mourir  sur  un  échafaud, 
Henry  VHI,  afin  de  montrer  à  tous  qu'il  était  plus  résolu  que  jamais  à 
marcher  dans  la  voie  qui  l'éloignait  de  Rome,  et  pour  mettre,  par  la 
terreur,  un  terme  aux  etforts  tentés  par  les  partisans  de  cette  dernière, 
fit  publier  un  édit  qui  prononçait  la  peîoe  d  emprisonnement  et  de 
confiscation  contre  tout  individu  qui  soutieiodrait  l'autorité  de  l'Evéque 
de  Borne,  la  mort  contre  celui  qui  oserait  tenter  de  la  rétablir  en  An- 
gleterre. Cet  édit  obligeait,  en  outre,  toute  personne  pourvue  d'un 
office  quelconque,  ecclésiastique  ou  civil,  ou  tenant  quelque  don, 
charte  ou  privilège  de  la  couronne,  à  renoncer  au  pape,  par  serment, 
sous  peine  d'être  déclaré  coupable  de  haute  trahison  1...  Quelle  que 
fût  la  colère  du  Saint-Siège,  devant  de  telles  mesures,  elle  ne  put  que 
s'exhaler  en  vaines  menaces  :  et  ce  ne  fut  ({"ue  sous  la  reine  Marie,  cette 
cruelle  fille  de  Henry  YHl,  que  nous  voyons  ces  menaces  se  réaliser  ; 
alors,  les  Jésuites  ap[)araissent  triomphants  sur  le  sol  anglais  et  diri- 
gent les  vengeances  religieuses  dont  Marie  Tudor  se  fait  l'exécutrice. 
Après  le  règne  éphémère  d'un  enfant,  "Edouard  VJ,  fils  de  Henry  et 
frère  de  Marie,  celle-ci  était  montée  sur  le  trône. 

La  reine  Marie,  fille  de  Catherine  d'Aragon,  était  catholique  comme 
sa  mère,  et,  peu  après  qu'elleeut  été  reviitue  du  souverain  pouvoir,  elle 
choisit  pour  son  mari  le  fils  deCharles-^l^uint,  celui-là  qui  devait  s'ap- 


HISTOIRE  DES  JÉSliïTES.  119 

peler  Philippe  II.  Ce  clioix  était  significatif;  et  il  avait  eu  lieu  malgré 
le  parlement  et  le  vœu  général  de  la  nalion.  Mario  avait  été  décidée 
à  le  faire  par  les  conseils  qui  lui  venaient  de  Home.  11  paraît  que  ces 
conseils  étaient  si  furieux,  que  Charles-Quint  lui-même,  catholique 
et  protecteur  du  catholicisme,  crut  devoir  en  adoucir  l'effet  par  de  pru- 
dents avis  et  même  en  arrêtant  un  certain  cardinal  Pôle,  légat  du 
pape,  Anglais  d'une  grande  famille,  qui  avait  comploté  jadis  contre 
Henry  VUI,  lequel  était  pourtant  son  bienfaiteur  et  son  ami.  Mais  l'es- 
prit de  Marie  Tudor  ne   pouvait  pas  s'asservir  aux  calculs  de  la  pru- 
dence espagnole  du  vieil  empereur.  La  reine  signifia  un  jour  à  l'An- 
gleterre émue  qu'elle  eut  à  retourner,  et  cela  sans  délai,  à  la  religion 
que  son  père  avait  proscrite.  Le  lendemain,  des  bûchers  et  des  écha- 
fauds  s'élevaient  pour  les  récalcitrants.  Des  échafauds  et  des  bûchers, 
tels  furent  les  raisonnements  que  Marie-la-Gatholique  mit  en  avant,  du- 
rant tout  son  règne,  pour  détruire  le  protestantisme  en  Angleterre. 
Mais  dans  la  cendre  des  bûchers,  dans  le  sang  tombé  de  l'échafaud,  le 
protestantisme,  comme  il  arrive  pour  toute  croyance  persécutée,  trou- 
vait une  nouvelle  et  puissante  sève  qui  allait  bientôt  le  montrer  grandi 
et  couvrant  toute  l'Angleterre. 

Pendant  tout  son  règne,  la  sanglante  Marie,  comme  l'histoire  ap- 
pelle la  fille  aînée  de  Henry  \  111,  ne  cessa  de  sacrifier  ainsi  aux  hideux 
autels  du  fanatisme  religieux.  On  sait  que  l'infortunée^Jeanne  Gray  fut 
une  de  ses  victimes.  Jeanne  Cray,  à  la  mort  d'Edouard  VI,  avait  été  pro- 
clamée reine  d'Angleterre  par  un  parti  puissant.  Vaincue  et  faite  pri- 
sonnière par  sa  rivale,  elle  avait  d'abord  obtenu  grâce  de  la  vie  ;  mais 
Marie  Tudor  la  sacrifia  ensuite  à  son  zèle  pour  le  catholicisme,  dont  les 
adversaires  avaient  tenté  un  effort  au  nom  de  l'infortunée  Jeanne  Gray, 
qui  fut  mise  à  mort.  Il  n'est  pas  inutile  de  rappeler  ici  que,  lorsqu'elle 
eut  à  lutter  contre  Jeanne  Gray,  Marie  Tudor,  pour  rassurer  ses  par- 
tisans de  la  communion  réformée,  leur  avait  juré  de  ne  rien  changer 
aux  lois  d'Edouard.  Est-ce  que  déjà  les  Jésuites  avaient  appris  à  la 
sanglante  Marie  les  subtilités  de  leur  odieuse  théologie?... 

Quoi  qu'il  en  soit,   les  Jésuites  obtinrent  en  Angleterre,  sous  ce 
règne,  une  importance  qu'ils  devaient  perdre  sous  le  règne  suivant, 


120  HISTOIRK  DES  JÉSIITES. 

et  pour  ne  plus  la'recouvrer  ;  et  c'est  cette  influence  qui  doit  faire  re- 
tomber sur  eux  une  partie  de  l'odieux  que  les  exécutions  des  protestants 
font  peser  sur  la  mémoire  de  la  sanglante  Marie.  Quelques-unes  de  ces 
exécutions  curent  des  détails  affreux  et  capables  de  faire  détester  par 
tout  être  non  dépourvu  de  sensibilité  le  fanatisme  religieux,  les  crimes 
qu'il  provocjue  et  les  ministres  dont  il  se  sert.  Voici  pourquoi  nous  re- 
tracerons ici  rapidement  le  supplice  de  quelques-unes  des  victimes  de 
Marie  Tudor. 

En  1 053,  Hooper,  évêque  de  Glocester,  vieillard  aux  cheveux  blancs, 
fut  condamné  à  mort  pour  n'avoir  pas  voulu  abjurer  la  croyance  qu'il 
avait  enseignée  pendant  quinze  années.  Par  un  raffinement  de  cruauté, 
on  lui  fit  subir  le  dernier  supplice  au  milieu  même  du  troupeau  spiri- 
tuel dont  il  avait  été  si  longtemps  le  berger.  Hooper  était,  au  dire 
même  des  écrivains  catholiques,  un  homme  remarquable,  non  moins 
qu'un  vaillant  prêtre;  sa  mort  le  prouva  bien.  Voyez-vous  ce  vénéra- 
ble vieillard  attaché  sur  le  bûcher  où  il  doit  mourir  par  le  feu,  et  au- 
tour duquel  des  soldats  farouches  contiennent  la  foule  qu'ils  ont  pour, 
tant  rassemblée?  La  victime  adresse  de  doux  sourires,  d'affectueuses  et 
consolantes  paroles  à  cette  foule  que  la  terreur  contient  dans  le  silence 
et  l'immobilité  ,  mais  dont  les  regards  furtifs  répondent  parfois  aux  pa- 
roles du  prélat.  Le  bûcher  est  allumé,  déjà  la  tlamme  s'attache  en  pé- 
tillant à  la  chair  de  la  victime,  qui  continue  de  sourire  et  de  consoler. 
Sans  doute  par  un  calcul  affreux  des  bourreaux,  le  bois  du  bûcher  était 
vert  et  ne  brûlait  que  lentement  ;  en  sorte  que  la  partie  inférieure  du 
corps  de  la  victime  fut  presque  consumée  avant  que  la  mort  eût  saisi  la 
vie  !...  Pendant  trois  quarts  d'heure  (1),  tandis  que  ses  chairs  brûlaient 
ainsi  lentement,  l' évêque  de  Glocester  soutint  ce  martyre  affreux  avec 
une  constance  qui  rappelait  celle  de  son  divin  maître  sur  la  croix  ;  une 
de  ses  mains  tomba  en  charbons;   il  étendit  l'autre  pour  bénir  une 

dernière  fois  son  peuple  1 

Ln  autre  prêtre  anglican  n'eut  pas  même  la  dernière  consolation 
de  prier  à  haute  voix.  Comme  il  récitait  un  psaume  en  anglais,  sui- 

(1)  Voyez  Hume,  Fox,  Heylin,  Burnet  et  tous  les  historiens  du  règne  de  Marie  Tudor. 


HISTOIRE  DES  JESUITES.  121 

vant  la  coutume  des  réformés,  on  lui  ordonna  de  se  taire,  ou  de  prier 
en  latin.  Comme  il  n'obéissait  pas,  on  l'assomma  à  coups  de  halle- 
bardes! 

Un  certain  lionner  fut  un  des  itiinistres  de  la  sanglante  Marie  pour 
ces  horribles  hécatombes  du  fai\atisme.  Il  s'acquitta  de  son  afireuse 
mission  avec  une  sorte  de  joie  IVénéticpie.  Les  femmes  môme  ne  fu- 
rent pas  à  l'abri  de  ses  fureurs.  On  en  vit  une  qui,  condamnée  à  mou- 
rir par  le  feu,  demanda,  non  sa  gnke,  mais  seulement  un  répit  de 
quelques  jours  :  afin ,  disait-elle ,  de  pouvoir  mettre  au  jour  et  de 
soustraire  ainsi  aux  souffrances  et  à  la  mort  l'enfant  qu'elle  portait 
dans  son  sein,  et  qui  n'avait  pas  été,  qui  ne  pouvait  pas  être  condamné 
pour  le  crime  que  l'on  reprochait  à  sa  mère. 

—  Ah  !  la  louve  hérétique  est  pleine  !  s'écria  avec  une  joie  féroce 
le  misérable  bourreau;  eh  bien,  tant  mieux!  cela  évitera  un  second 
bûcher  pour  son  louveteau I... 

La  jeune  femme  fut  conduite  au  bûcher.  Lorsque  les  ilammes  com- 
mencèrent à  mordre  les  lianes  de  la  malheureuse  mère,  la  douleur 
qu'elle  éprouva  fut  tellement  intolérable  que  son  ventre  creva,  dit 
l'historien  Hume,  et  que  son  pauvre  enfant  tomba  au  milieu  du  feu. 
Un  des  gardes,  grossier  soldat  pourtant,  quitta  son  rang,  et,  se  préci- 
pitant vers  le  bûcher,  tenta  de  retirer  du  brasier  l'innocente  victime  ; 
le  tigre  infâme  qui  présidait  au  supplice  l'en  empêcha  !  ! 

Il  en  coûte  de  rappeler  de  telles  choses.  Ce  sont  pourtant  à  ces 
horreurs  que  s'associèrent  alors  les  Jésuites,  et  qu'ils  se  sont  constam- 
ment associés  depuis  en  essayant  de  les  justifier.  Leurs  historiens  ont 
loué  hautement  la  sanglante  Marie;  peu  s'en  faut  qu'ils  ne  changent 
cette  épithète,  stigmate  de  l'histoire,  en  celle  de  sainte!...  Si  nous 
voulions  citer  les  noms  des  écrivains  de  la  Compagnie  qui  ont  cherché 
à  justifier,  sinon  à  glorifier  Marie  Tudor,  il  nous  faudrait  écrire  tous 
ceux  des  Révérends  Pères  qui  ont  parlé  de  cette  furie  couronnée.  L'au- 
teur d'une  récente  histoire  de  la  noire  cohorte  trouve  simplement 
«  que  Marie,  reine  par  le  droit  de  sa  naissance,  voulut  être  catholique 
de  fait;  et  que  si  \es  moyens  qu'elle  employa  ne  furent  pas  toujours 
dignes  de  sa  religion,  ils  furent  toujours  dignes  de  ce  siècle,  etc.  Après 

11.  16 


122  HISTOIRE  DES  JÉSUITES, 

cinq  ans  de  règne,  termine  l'écrivain  que  nous  citons  et  qui  s'appelle 
M.  Crétineau-Joly  (1),  puisqu'il  faut  l'appeler  par  son  nom,  après 
cinq  ans  tic  règne,  c'est-à-dire  de  luttes  (et  quelles  luttes  !  )  elle  suc- 
comba à  la  peine  (c'est-à-dire  sans  doute  étouffée  dans  le  sang  qu'elle 
avait  l'ait  répandre),  mourant  dans  toute  sa  chasteté  de  femme  (que 
nous  importe?),  et  dans  sa  ferveur  de  chréiienne  (quelle  ferveur  que 
celle  qui  se  traduit  par  des  bûchers  et  qui  opère  par  des  bourreaux  !); 
mais  avec  l'exécration  du  protestantisme  (c'est  assez  naturel  )  et  celle  de 
l'histoire,  (écoutez  bien)  qui  trop  souvent  épousa  les  préventions  des 
sectaires... y>  Voyez-vous?  ^oici  M.  Crétineau-Joly  qui  donne,  à  la 
sourdine,  un  soufflet  à  l'histoire,  à  propos  et  au  profit  de  la  sanglante 
Marie!  Eh  I  chaque  chapitre  de  son  grand,  gros,  long,  lourd  et  en- 
nuyeux panégyrique  de  la  Compagriie  de  Jésus  n'est-il  pas  un  vérita- 
ble croc-en-jambe  donné  à  la  vérité  en  faveur  des  bons  Pères  ! . . .  Mais 
l'histoire  essuie  sa  joue,  comme  faisait  le  Christ  quand  les  Juifs  cra- 
chaient sur  son  front  couronné  d'épines  ;  la  vérité  passe  sans  qu'elle 
regarde  seulement  en  arrière  pour  voir  quel  insecte  a  touché  son  pied 
nu...  Poursuivons  notre  tache. 

Un  historien  (2)  a  dit  avec  justesse  :  u  En  voulant  rétablir  le  catho- 
licisme, Marie,  par  les  moyens  qu'elle  employa,  ne  fit  que  le  rendre 
plus  odieux  ;  elle  n'eut,  comme  son  père,  que  des  bourreaux  pour  apô- 
tres.» Et  ce  n'est  pas,  ajouterons -nous,  avec  des  bourreaux  qu'on  fonde 
une  religion.  Lorsque  le  christianisme  avait  à  lutter  contre  de  pareils 
apôtres,  il  grandit  vite,  et  illumina  le  monde;  mais  dès  que  de  persé- 
cuté il  se  fit  persécuteur,  sa  gloire  se  voila,  son  autorité  se  perdit  ;  et 
lorsque  le  souffle  impétueux  de  la  réforme  souffla  sur  ce  grand  soleil 

(1)  Qu'on  lise  —  si  on  l'ose!  — l'Histoire  religieuse,  politique  et  littéraire  de  la 
Compagnie  de  Jésus ,  Tome  II,  chap.  v,  pages  236  et  237. 

(2)  Linguet,  Uistoire  impartiale  des  Jésuites,  livre  Vil,  chap-  i".  Il  est  peut- 
être  bon  d'ajouter  ici  que,  d'après  Hume  et  nombre  d'autres  historiens,  l'article 
de  croyance  religieuse  qui  fit  conduire  au  bûcher  ou  à  l'échafaud  presque  tous  les 
protestants  de  l'Angleterre  fut  leur  refus  de  reconnaître  la  présence  réelle.  On  leur 
disait  :  «  Croyez-vous  que,  dans  l'hostie  consacrée,  Jésus  soit  réellement  et  corporelle- 
ment  présent?»  S'ils  disaient  «  non,  »  et  la  plupart  le  dirent,  on  les  conduisait  à  la 
mort!  —Beau  raisonnement,  n'est-ce  pas?  et  acte  qui  devait  être  bien  agréable  à 
Dieu! 


HISTOIRE  DES  Jl^lSIIITES.  123 

qui  avait  rayonné  si  glorieusemenl  sur  les  nations,  il  se  trouva  qu'il 
était  déjà  à  demi  éteint.  Quand  un  trône  s'écroule  et  se  brise,  qu'un 
chef  de  peuples  ou  un  vicaire  de  Dieu  y  'soit  assis,  ce  n'est  pas  seule- 
ment parce  que  le  pied  d'un  conquérant  ou  d'un  remplaçant  l'a 
frappé,  c'est  encore  que  ce  trône  était  devenu  trop  lourd  pour  le  sol 
qui  le  portait.  Ce  fut  à  ses  passions,  non  pas  à  ses  convictions,  que  le 
terrible  Henry  Mil  sacrifia  le  catholicisme  en  Angleterre,  cela  est  vrai  ; 
mais  il  est,  il  doit  être  évident  pour  tous  que,  dans  la  révolution  reli- 
gieuse qu'il  accomplit,  il  fut  aidé  moins  encore  par  la  terreur  qu'il  in- 
spirait, par  les  supplices  qu'il  infligeait,  que  parle  dédain  et  par  la  haine 
qui,  dans  l'esprit  du  peuple  anglais,  avaient  succédé  au  respect  et  à  l'a- 
mour qu'avait  longtemps  professés  pour  Rome  l'Angleterre,  cette  île-des- 
sainis,  comme  on  la  nommait  autrefois.  Cela  est  si  vrai,  qu'avant  de 
déclarer  la  guerre  au  pape  et  au  catholicisme,  Henry  s'était  constitué 
vigoureusement  son  défenseur  à  l' encontre  de  ses  sujets,  dont  il  avait  fait 
emprisonner,  exiler,  et  même  exécuter  bon  nombre  qui  osaient  se  dire 
Réformés  avant  que  leur  roi  eût  permis  la  Réforme.  Cela  est  si  vrai,  que 
le  jour  où  la  reine  Marie  fut  couchée  dans  son  tombeau,  le  protestan- 
tisme anglais  se  retrouva  debout,  plus  fort,  plus  grand,  plus  résolu, 
après  la  tempête,  qu'il  n'avait  été  dans  le  calme  que  lui  avait  fait 
Henry  YHl.  Jl  est  bon  de  remarquer  que  Marie  ïudor,  ayant,  pour 
obéir  au  pape,  rendu  à  l'Église  catholique  tous  les  biens  confisqués  par 
son  père  au  profit  de  la  couronne,  chargea  son  peuple  d'impôts  pour 
satisfaire  aux  dépenses  que  faisait  son  époux,  Philippe  H,  occupé  à 
seconder  Charles-Quint  sur  le  continent,  et  qui  s'inquiétait  fort  peu  si 
la  reine  n'achevait  pas  de  s'aliéner,  par  ses  extorsions,  l'esprit  de  ses 
sujets.  Philippe  était  à  peine  resté  quelques  mois  auprès  de  sa  femme, 
qui,  passionnée  et  jalouse,  passait  ses  jours  à  écrire  à  son  mari  des  let- 
tres qu'elle Jnondait  de  ses  larmes,  elle  qui  voyait  pourtant  d'un  œil 
sec  les  torrents  de  sang  qui  coulaient  par  ses  ordres.  Bizarreries  du 
cœur  humain  l 

Enfin,  Elisabeth  monta  sur  le  trône  d'Angleterre.  On  sait  que 
cette  femme  célèbre,  à  l'esprit  viril,  voulut  être  tit  fut  véritablement 
rot.  Persuadée  que  les  Jésuites  étaient  ses  ennemis,  comme  ceux  du 


12^».  HTSTOIRE  DES  JÉSUITES. 

pays  dont  elle  était  devenue  souveraine,  elle  leur  déclara  vaillamment 
la  guerre,  et  une  guerre  à  outrance.  Elle  les  bannit  à  perpétuité,  et 
prononça  la  peine  de  mort  contre  ceux  d'entre  eux  qui  braveraient  ses 
ordres  et  contre  ceux  de  ses  sujets  qui  les  recevraient.  Les  fils  de  Loyola 
disent  que  ce  qui  attira  sur  leur  Ordre  la  colère  de  la  reine  d'Angle- 
terre, c'est  que  celle-ci  voyait  en  eux  la  plus  redoutable  des  milices  qui 
guerrovaient  pour  le  pape  et  le  catholicisme,  dont  Elisabeth  se  déclara 
l'adversaire.    Même  à  ce  point  de  vue ,  le  plus  favorable  qu'on  puisse 
prendre  pour  juger  le  jésuitisme  d'Angleterre,  les  mesures  sévères  pri- 
ses par  Elisabeth  contre  la  noire  cohorte  peuvent  encore  se  justifier. 
Lorsqu'à  la  mort  de  la  sanglante  Marie,  Elisabeth,  sœur  de  cette  der- 
nière,  monta  sur  le  trône  d'Angleterre,  elle  fit  acte  de  soumission 
envers  le  Saint-Siège  ;  son  élévation  au  trône  fut  notifiée  par  elle  au 
pape.  Elle  reçut  môme  avec  des  égards  flatteurs  les  évoques  catholiques 
qui   vinrent  la  féliciter,   l^historien  Hume  dit  qu'elle  ne  fit  à  cet 
égard  qu'une  exception  qui  atteignit  l'abominable  évêque  de  Londres, 
ce  Donner  qui  avait  été  le  chef  des  bourreaux  de  Marie  Tudor-la-Ca- 
tholique.  Il  est  plus  que  probable  que  cette  conduite  d'iilisabeth  lui 
fut  dictée  par  une  sage  politique  :  appelée  à  gouverner  un  pays  dont 
tant  d'orages  venaient  de  remuer  le  sol ,  et  sentant  encore  son  trône 
vaciller  sous  elle  aux  derniers  frémissements  des  tempêtes  passées,  Eli- 
sabeth jugeait  prudent  de  se  concilier  tous  les  partis.  C'est  dans  cette 
intention  qu'elle  pardonna  même  à  ceux  qui ,  pour  plaire  à  la  reine 
Marie  ou  pour  exécuter  les  ordres  de  sa  cruelle  sœur,  l'avaient  privée 
de  sa  liberté  et  avaient  mis  sa  vie  môme  en  danger.  Il  n'en  est  pas  moins 
présumable  que  si  la  cour  de  Rome  eût  profité  sagement,  discrète- 
ment, habilement,  des  avances  faites  par  Elisabeth,  le  catholicisme  eût, 
sinon  été  complètement  sauf  en  Angleterre,  mais  que  du  moins  son 
naufrage  n'eût  pas  été  total,  irrémédiable.  Le  pape  Paul  IV  répondit 
aux  avances  d  Elisabeth  par  un  emportement  aussi  peu  prudent  qu'il 
était  injurieux.    Il  prétendit  que  l'Angleterre  était  un  fief  du  Saint- 
Siège  et  que,  par  conséquent,  Elisabeth  n'avait  pu  en  devenir  souve- 
raine sans  sa  participation;  qued'ailleurs  les  sentences  prononcées  par  ses 
prédécesseurs,  (îlémentVlletPaullII,  contrelemariage  de  Henry  VIII 


niSTOlUl',  DES  JKSLlTi;S.  1-25 

avec  Anne  de  lîoleyn,  mère  d'Elisabeth  ,  n'ayant  point  été  annulées, 
cette  dernière  était  Mtarde  et,  par  suite,  inhal)ile  à  succéder  au 
trône.  «  Cependant,  ajoutait  ironiquement  le  Saint-Père,  nous  sommes 
disposé  à  nous  montrer  indulgent,  pourvu  que  la  fdle  illégitime  du 
tyran  Henry  renonce  à  ses  prétentions  à  une  couronne  qui  ne  lui  appar- 
tient pas  et  se  soumette  à  tout  ce  qu'il  nous  plaira  d'ordonner  (1).  » 
Elisabelli  fut  profondément  blessée  de  l'injure  que  lui  faisait  laitier 
Paul  lY;  et  presque  toute  la  nation  anglaise  se  montra  indignée  des 
étranges  prétentions' du  pape.  Elisabeth  sut  entretenir  habilement  et 
exciter  le  feu  que  la  main  imprudente  de  Paul  IV  venait  d'allumer, 
et  qui  devait  bientôt  dévorer  les  débris  du  catholicisme.  Le  peuple  an- 
glais crut  voir  dans  la  conduite  du  souverain-pontife  une  détermination 
prise  de  rétablir  en  Angleterre  le  trihut  de  Saint-Pierre  et  les  mille 
autres  anneaux  de  l'humiliante  chaîne  du  despotisme  romain.  D'ailleurs, 
Marie  Tudor  avait  rendu  le  catholicisme  odieux.  Elisabeth,  qui  était 
devenue  l'idole  de  son  peuple,  après  de  prudents  délais,  saisit  une 
occasion  favorable,  et,  sans  grands  déchirements,  aux  applaudissements 
même  de  la  majorité  de  ses  sujets,  sépara  complètement  l'Angleterre 
de  Rome. 

Nous  croyons  que  les  Jésuites  ne  furent  pour  rien  dans  la  conduite 
impolitique  que  Paul  IV  tint  à  l'égard  de  l'Angleterre.  Ce  pape  se 
montra  peu  favorable  à  la  Compagnie,  qui  s'en  vengea,  ainsi  que  nous 
l'avons  dit  dans  notre  première  partie ,  sur  les  neveux  du  pape,  quand 
ce  dernier  fut  mort.  Laynez,  qui  était  alors  général  de  l'Ordre  ,  était 
trop  habile  pour  ne  pas  juger  qu'en  cette  occasion  les  foudres  pontifi- 
cales ne  pouvaient  que  raviver  l'incendie  allumé  par  Henry  VHI; 
d'ailleurs,  le  roi  d'Espagne,  Philippe  H  ,  cet  allié  des  Jésuites,  cher- 
chait alors  à  devenir  l'époux  d'Elisabeth  ,  qui  le  leurra  longtemps 
de  vaines  promesses,  jusqu'à  ce  qu'elle  se  crût  assez  forte  pour  rompre 
ouvertement  avec  Rome. 

Pie  IV  essaya  vainement  par  les  voies  de  la  douceur  de  ramener 
Elisabeth  et  son  peuple  au  giron  de  l'Église  romaine.  Pie  V  entre- 

(1)  David  Hume,  Histoire  d'Angleterre,  Camden,  Fra-Paolo,  etc. 


126  HISTOIRE  DES  JÉSUITES, 

prit  d'arriver  au  même  but  par  la  terreur  religieuse.  Philippe  II ,  qui 
n'espérait  plus  devenir  l'époux  d'Elisabeth,  unit  inutilement  les  armes 
terrestres  de  l'Espagne  aux  armes  spirituelles  de  l'Église  ;  rien  n'y 
fit.  Les  cajoleries  de  Pie  IV,  les  excommunications  de  Pie  V,  la  fa- 
meuse Armada  de  Philippe  II,  tout  vint  échouer  contre  l'opiniâtreté 
anglaise.  Alors,  comme  dernier  moyen,  les  papes  lâchèrent  les  Jésuites 
contre  Elisabeth. 

François  de  Borgia  avait  alors  succédé  à  Laynez.  Ce  troisième  Géné- 
ral de  la  Compagnie  de  Jésus  ne  fut  choisi  que  pour  ses  richesses, 
sa  puissance  et  son  nom.  C'était  un  homme  de  peu  de  talent,  et  d'es- 
prit fort  borné;  du  reste,  doué  de  piété  et  d'humilité  chrétienne  ;  on 
comprend  que  ces  deux  dernières  vertus  ne  furent  pas  celles  qui  le 
firent  nommer  chef  suprême  de  la  noire  cohorte.  «  La  grâce  que  je 
vous  supplie  de  m'accorder,  disait  François  de  Borgia  aux  Révérends 
Pères  qui  venaient  de  l'élire,  c'est  que  vous  en  usiez  avec  moi  comme 
les  muletiers  avec  leurs  bêtes  de  somme. ..  Je  suis  votre  bête  de  somme, 
répétait  le  nouveau  général ,  usez-en  donc  avec  moi  comme  on  en  use 
avec  ces  animaux,  afin  que  je  puisse  dire  :  Je  suis  dans  votre  Compa- 
gnie comme  une  bête  de  somme,  mais  ce  qui  me  console  ,  c'est  que  je 
suis  toujours  avec  vous.  Relevez  donc  votre  bête  1  etc.  »  Les  Jésuites 
en  usèrent,  avec  leur  bêle,  complètement  à  leur  gré  ;  ils  la  firent  aller 
à  droite,  à  gauche,  tourner,  retourner,  reculer,  avancer,  comme  ils 
le  voulurent.  Cependant,  ce  ne  fut  guère  que  sous  le  quatrième  succes- 
seur d'Ignace  de  Loyola ,  Claude  Aquaviva ,  que  la  Compagnie  se 
trouve  activement  mêlée  à  tous  les  troubles  politiques  ou  religieux 
de  l'Europe.  Aquaviva  gouverna  la  Compagnie  de  Jésus  de  1581  à 
1615.  Cette  période  de  trente-cinq  années  est  celle  de  toute  l'his- 
toire de  la  Compagnie  qui  fournit  le  plus  à  l'acte  d'accusation  dressé 
contre  Ignace  et  ses  noirs  enfants. 

Dans  les  îles  Britanniques ,  on  retrouve  les  Jésuites  mêlés  à  toutes 
les  intrigues  qui  eurent  pour  objet  le  renversement  et  peut-être  la 
mort  de  la  reine  Elisabeth. 

En  Irlande,  ils  suscitèrent  à  diverses  reprises  des  révoltes  qui  n'a- 
boutirent qu'à  faire  couler  des  flots  de  sang  dans  ce  malheureux  pays. 


HISTOIRE  DES  JÈSLITES.  127 

Eu  môme  temps,  ils  organisèrent  des  conspirations  en  Angleterre,  comme 
celle  des  Pôle,  membres  de  la  famille  royale ,  auxquels  Klisabetli  fit 
grâce  de  la  vie.  Le  ducde  iNorfolk  lut  moins  heureux;  ses  machinations 
avant  été  découvertes,  il  fut  condamné  à  mort  et  exécuté  en  1571. 
Le  centre  de  toutes  ces  intrigues  plus  ou  moins  criminelles  contre  la 
reine  l^^lisabelh,  était  la  maison  d'un  certain  Rodolphi,  marchand  ita- 
hen  établi  à  Londres  et  zélé  catholique.  C'était  là  que,  sous  divers 
travestissements,  les  Jésuites  venaient  mettre  en  exécution  les  plans 
conçus  à  Rome  ou  en  Espagne;  car  Philippe  JI  avait  fait  promettre  au 
duc  de  Norfolk  de  soutenir  sa  révolte  par  une  armée  qui  débarquerait 
à  \\  arwick ,  sous  les  ordres  du  célèbre  duc  d' Albe.  Ce  fut  autant  pour 
se  venger  de  la  part  que  Philippe  11  prit  dans  ces  conspirations,  que 
par  zèle  pour  les  protestants  de  France,  qu'Elisabeth  soutint  le  roi 
de  Navarre  et  ses  partisans  contre  la  faction  espagnole  et  le  parti  des 
princes  lorrains. 

En  1581 ,  on  découvrit  un  nouveau  complot  formé  contre  la  reine 
d'Angleterre  par  les  Jésuites.  Suivant  De  Thou  (1),  Elisabeth,  ayant 
des  soupçons  qu  il  se  machinait  quelque  chose  contre  elle,  avait  envoyé 
en  France  des  jeunes  gens  qui  s'introduisirent,  comme  appartenant  à 
des  familles  catholiques  anglaises ,  dans  le  séminaire  de  Reims  ,  vaste 
pépinière  de  pieux  conspirateurs,  fondée  par  les  Guises.  Par  le  moyen 
de  ces  affidés  qui  étaient  au  courant  de  tout  ce  qui  se  tramait  dans  le 
séminaire,  on  apprit  que  trois  Jésuites  anglais  en  étaient  partis  pour  aller 
donner  une  nouvelle  activité  aux  trames  formées  contre  Elisabeth.  Ils 
furent  arrêtés  tous  les  trois  presque  à  leur  arrivée  sur  le  territoire  an- 
glais. Edmond  Campien  et  ses  deux  confrères  nièrent  constamment 
qu'ils  eussent  dessein  de  rien  faire  contre  la  vie  de  la  reine.  Cepen- 
dant, il  leur  avait  fallu  un  motif  bien  puissant  pour  qu'ils  bravassent, 
par  le  seul  fait  de  leur  venue  en  Angleterre,  la  loi  qui  les  bannissait 
de  ce  pays  sous  peine  de  mort.  D'ailleurs,  des  témoins  attestèrent  que 
les  trois  Jésuites  étaient  les  chefs  d'un  complot  qui  devait  priver  du 
trône  et  de  la  vie  la  reine  Elisabeth.   Les  espions  du  séminaire   de 

(1)  Histoire  universelle,  livre  LXXIV. 


128  HISTOIRE  DES  JÉSUITES. 

Reims  firent  savoir  que  les  Jésuites  s'attendaient  à  être  soutenus  par 
un  parti  formidable  à  la  tête  duquel,  aussitôt  qu'il  éclaterait,  devait 
se  mettre  un  grand  personnage  d'Angleterre.  Les  trois  Jésuites  furent 
pendus  en  décembre  1581;  quelques  prêtres  catholiques  subirent  le 
même  sort  comme  leurs  complices.  Ces  exécutions  furent  suivies  d'é- 
dils  |)lus  sévères  contre  les  Jésuites  et  contre  tous  ceux  qui  entretien- 
draient des  relations  avec  eux.  On  défendit  également  à  tout  sujet  an- 
dais  d'aller  sur  le  continent  étudier  ou  demeurer  dans  les  collèges  , 
séminaires  et  autres  Maisons  de  la  Compagnie.  Les  troubles  qui  écla- 
taient alors  avec  fureur  en  Irlande  engagèrent  Elisabeth  à  se  montrer 
d'une  telle  sévérité  contre  ceux  qui  en  étaient  les  fauteurs  les  plus  actifs. 
Mais,  de  toutes  les  conspirations  dirigées  par  les  Jésuites  contre  la 
personne  même  d'Elisabeth,  celle  qui  est  la  mieux  prouvée  eut  lieu 
en  1584.  Cette  année-là,  au  mois  de  janvier,  débarqua  en  Angleterre 
un  certain  William Parry,  Anglais  de  naissance,  mais  qui  depuis  long- 
temps habitait  le  continent.  Ce  William  ou  Guillaume  Parry  avait 
d'abord  servi  dans  la  maison  de  la  reine  ;  mais  il  avait  été  obligé  de 
sortir  de  l'Angleterre,  après  une  tentative  d'assassinat  qui  lui  aurait 
coûté  la  vie  sans  l'indulgence  de  la  reine,  qui  se  contenta  de  son  exil. 
Parry  était  catholique,  suivant  Hume  (1);  De  ïhou,  dit  qu'il  était 
protestant,  mais  qu'il  se  convertit  en  France  (2).  Quoi  qu'il  en  soit,  cet 
homme  fut  pris  d'abord,  dans  ce  dernier  pays,  pour  un  espion  d'Klisabeth , 
et  se  vit  repoussé  par  les  autres  réfugiés  anglais.  De  Paris  il  se  rendit 
à  Lyon,  et  de  cette  dernière  ville  en  Italie.  Là,  il  se  lia  avec  les  Jé- 
suites, entre  autres  avec  un  certain  Père  Palmio  (pii  sut  si  bien  échauf- 
fer le  zèle  catholique  de  Parry  que  ce  dernier  reprit  le  chemin  de  l'An- 
gleterre avec  le  projet  bien  arrêté  de  rendre  à  son  pays  son  ancienne 
religion,  par  tous  les  moyens  possibles.  L'historien  De  Thou,  prou- 
vant ainsi  son  impartialité,  rapporte  qu'un  Jésuite  nommé  Wiat,  ou 
plutôt  Wast,  fit  tout  ce  qui  était  en  son  pouvoir  j)our  détourner  l'as- 
sassin que  ses  confrères  poussaient  de  nouveau  vers  la  reine  d'Angle- 


(1)  Histoire  d'Angleterre,  race  de  Tudor,  rhap.  18. 

(2)  Histoire  universelle,  livre  LXXIX. 


iiiSTOini:  ni;s  .ii:sr  rrris.  1J9 

terre;  car  il  paraît  prouvé  que  William  Parry  avait  résolu  de  recourir 
à  l'assassinat,  s'il  ne  trouvait  pas  un  autre  moyen  de  renverser  du 
trône  l'hérétique  Elisabeth.  Mais  en  admettant  qu'il  se  soit  trouvé  un 
Jésuite  honnôte  homme,  assez  hardi  pour  s'opposer  aux  funestes  des- 
seins de  sa  Com|)agnie,  ses  efforts  ne  purent  qu'être  impuissants.  D'au- 
tres Jésuites  prouvèrent  à  Parry  que  tout  ce  qu'il  projetait  était  bon  et 
licite.  Un  nonce  du  pape  lui  donna  d'avance  l'absolution  de  tout  cequ'il 
pourrait  faire;  on  lui  promit,  en  outre,  des  lettres  du  pape  qui  donneraient 
ime  approbation  complète  à  son  pieux  dessein.  Parry  écrivit  au  Saint- 
Père  pour  obtenir  cette  approbation ,  sans  laquelle  il  ne  voulait  pas 
partir,  et  ce  fut  un  Jésuite,  le  Père  Codret,  qui  se  chargea  d'envoyer 
la  lettre  au  pape ,  en  promettant  d'appuyer  lui-même  et  de  faire  ap- 
puyer vivement  par  les  siens  la  demande  de  Parry.  Nous  devons  dire 
que  ce  dernier  ne  reçut  jamais  l'approbation  pontificale  qu'il  avait  sol- 
licitée pour  son  projet  ;  cependant  on  parvint  à  le  décider  à  le  mettre 
à  exécution.  Une  fois  en  Angleterre,  et  comme  il  hésitait  encore  ,  on 
lui  fit  remettre  une  lettre  pressante  du  cardinal  de  Como,  datée  de 
Rome,  31  janvier,  dans  laquelle,  dit  De  Thou,  ce  prince  de  l'Église 
après  lui  avoir  donné,  à  l'occasion  de  la  chose  préméditée,  sa  bénédic- 
tion au  nom  du  Saint-Père ,  engageait  vivement  Parry  à  persévérer 
dans  un  dessein  si  louable. 

Guillaume  Parry,  ainsi  excité,  n'hésita  plus  et  se  mit  en  devoir  de 
faire  ce  qu'il  avait  promis.  Afin  de  mieux  réussir,  il  chercha  à  se  lier 
avec  quelques  seigneurs  de  la  cour  d'Angleterre,  et  parvint  à  se  pro- 
curer une  audience  de  la  reine  Elisabeth ,  qu'il  supplia  de  lui  rendre 
ses  bonnes  grâces.  Suivant  l'historien  Hume,  Parry  avait  alors  re- 
noncé, du  moins  temporairement,  à  son  projet  d'assassiner  la  reine  : 
il  essaya  à  plusieurs  reprises  d'amener  cette  princesse  à  révoquer  ses 
édils  contre  le  catholicisme;  pour  obtenir  ce  résultat,  il  lui  déclara 
même  que  sa  vie  était  menacée,  et  qu'elle  ne  pouvait  se  soustraire  aux 
coups  des  conspirateurs  qu'en  usant  de  tolérance  envers  les  catholiques 
anglais.  Suivant  le  même  historien,  Parry,  appuyé  par  de  hauts 
personnages,  ennemis  secrets  de  la  Réforme ,  parvint  à  se  faire  nom- 
mer membre  de  la  Chambre  des  Communes  ;  mais  il  se  fit  chasser 

II.  17 


130  flISTOIRE  DES  JÉSUITES. 

bientôt  du  Parlement  par  un  discours  audacieux;  dans  lequel  il  blâma 
hautement  et  sévèrement  les  mesures  de  rigueur  prises  contre  le  catho- 
licisme. 

Furieux  de  cette  déconvenue  et  de  l'emprisonnement  qui  s'ensui- 
vit, plus  vivement  pressé  d'ailleurs  par  les  Jésuites  et  par  quelques 
prêtres  catholiques  tels  qu'Allen ,  ecclésiastique  anglais  qui ,  quelques 
années  plus  tard,  fut  créé  cardinal,  Parry  revint  à  son  premier  projet 
de  renverser  le  protestantisme  anglais  en  tuant  la  reine  qui  le  soute- 
nait. Il  résolut  de  l'assassiner  lorsqu'elle  se  promènerait,  sans  suite, 
dans  ses  jardins   ou  dans   le  parc  de  Saint-James,   suivant  sa  cou- 
tume.  Une  barque  devait  attendre  sur  la  Tamise   l'assassin  ou  les 
assassins,  qui  éviteraient  ainsi  la  première  fureur  du  peuple.  Mais, 
croyant  avoir  besoin  d'un  complice  pour  réussir,  il  s'associa  un  autre 
anglais  nommé  jNevil,  son  parent,  dit  De  Thou.  Nevil,  suivant  quel- 
ques historiens,  ne  se  prêta  aux  idées  meurtrières  de  Parry  que  pour  les 
faire  avorter  ;  d'après  Hume,  il  s'était  fait  de  bonne  foi  le  com- 
plice du  misérable  agent  des  Jésuites.  Nevil  était  alors  fort  pauvre  et 
peu  considéré.  Mais ,  tandis  que  Parry  épiait  une  occasion  favorable 
pour  assassiner  la  reine,  tandis  que  les  Jésuites  préparaient  sourdement 
le  mouvement  qui  devait  éclater,  à  la  mortd'Elisabeth,  au  profit  de  la 
religion  catholique,  le  comte  de  Westmoreland,  seigneur  anglais  ca- 
tholique, mourut  dans  l'exil;   et  Nevil,   qui  était  proche  parent  du 
comte,  se  prit  à  calculer  qu'en  se  faisant  révélateur  d'un  complot  qui 
menaçait  la  vie  de  la  reine,  il  pourrait  obtenir  le  titre,  les  biens  et  les 
honneurs  du  feu  comte  de  Westmoreland.  Sans  rien  dire  à  son  ex- 
complice, il  va  trouver  le  comte  de  Leicester,   Hunsdon,  vice-cham- 
bellan de  la  reine ,  et  Walsingham ,  un  de  ses  ministres  ,  auxquels  il 
découvre  tout  le  complot.  Aussitôt  Parry  est  arrêté.  Interrogé  sur  le 
crime  qu'il  méditait,  il  nia  d'abord,  et  avoua  seulement  qu'il  désirait 
le  rétablissement  de  la  religion  catholique  romaine.  Mais,  confronté 
avec  Nevil,  il  finit  par  tout  confesser;  seulement,  il  rejeta  tout  l'odieux 
de  laffaire  sur  son  dénonciateur,  qu'il  représenta  comme  le  premier 
auteur  du  complot  et  comme  celui  qui  seul  avait  osé  former  la  pensée 
d'attenter  aux  jours  de  la  reine.  Il  supplia  ses  juges  de  lui  faire  grâce 


f.  ■  ■'•■       > 


iiit'h.  Proahomms   o  1 1.  do  Dù'-enne. 


Complot,  de  William   Parry. 


HISTOIUE  DES  JÉSUITES.  131 

et  de  le  traiter  «  iion  en  Caïn  désespérant  de  son  salut,  mais  comme  le 
publicain  qui  avouait  ingénument  ses  fautes.»  il  écrivit  également  à 
la  reine  pour  oblenir  son  pardon,  et  fit  valoir  près  d'Elisabeth  qu'il 
valait  mieux  en  le  graciant  étouffer  son  attentat  que  de  lui  donner, 
en  l'envoyant  au  supplice,  un  retentissement  qui  ne  pouvait  qu'être 
dangereux  pour  elle.  11  réitéra  ses  aveux  à  plusieurs  reprises,  et,  pour 
atténuer  son  crime,  il  fit  valoir  qu'on  le  lui  avait  représenté  comme 
une  action  qui  serait  à  jamais  mémorable.  Ces  aveux  chargèrent  les 
prêtres  catholiques  en  général,  mais  particulièrement  le  nonce  du  pape, 
le  cardinal  de  Como,  dont  on  avait  saisi  la  lettre  à  Parry,  etsurtoutles 
Jésuites.  Un  membre  de  la  Compagnie  fut  même  arrêté  à  cette  époque 
en  Angleterre,  où  il  s'était  introduit  déguisé  sans  doute  pour  être  té- 
moin de  ce  qui  allait  se  passer  et  pour  que  son  Ordre  obtînt  une  large 
part  dans  la  victoire  qui  se  préparait,  au  prix  d'un  lâche  assassinat,  pour 
la  religion  catholique  romaine.  Ce  Jésuite,  nommé  Creigthon ,  nia 
d'abord  avoir  eu  connaissance  du  projet  formé  par  William  Parry;  il 
finit  çjnsuite  par  avouer  que  celui-ci  lui  en  avait  fait  part  ;  mais  il  sou- 
tint toujours  qu'il  n'avait  donné  à  Parry  aucun  conseil  sur  son  projet 
d'assassiner  la  reine,  et  qu'il  lui  avait  représenté  au  contraire  que 
cette  maxime  :  Il  est  bon  de  sauver  plusieurs  personnes  par  la 
perle  d'une  seule,  étmt  mauvaise,  à  moins  que,  pour  la  suivre,  onn'eût 
un  commandement  de  Dieu  exprès,  ou  une  inspiration  certaine. 

^^  illiam  Parry,  déclaré  atteint  et  convaincu  du  crime  de  haute  tra- 
hison, fut  condamné  au  dernier  supplice  et  exécuté  le  2  mars  1584. 
On  1  attacha  à  une  potence;  puis,  sans  attendre  que  la  vie  eût  aban- 
donné le  corps  du  supplicié ,  on  lui  ouvrit  la  poitrine  et  on  en  tira  les 
entrailles,  qu'on  fit  brûler  dans  un  feu  allumé  au  pied  de  la  potence  ; 
enfin,  on  coupa  le  cadavre  ainsi  mutilé  en  quatre  quartiers  qui  furent 
exposés  à  quatre  des  portes  de  Londres. 

Peu  de  temps  après  cette  exécution,  un  gentilhomme  du  comté  de 
Warwick,  exalté  par  des  prédications  fanatiques,  vint  à  Londres  avec 
le  dessein  d'accomplir  l'assassinat  de  la  reine.  Arrêté,  il  se  donna  la 
mort  en  prison.  Plusieurs  autres  individus  furent  encore  accusés  d'a- 
voir formé  le  même  projet.  On  comprend  dès  lors,  même  sans  les  ap- 


132  lUSTOIUK  DES  JESUITES, 

prouver,  les  rigueurs  dont  Élisabelli  usa  envers  les  catholiques  en  gé- 
néral et  surtout  envers  les  Jésuites.  En  se  servant  même  rudement  des 
moyens  qui  étaient  en  son  pouvoir  pour  défendre  sa  couronne,  en 
opposant  activement  le  glaive  des  lois  aux  poignards  des  conspirateurs, 
Elisabeth  ne  fit  qu'user  du  droit  de  légitime  défense.  Il  ne  faut  pas 
non  plus  oublier  que  l'ordre  de  choses,  politique  et  religieux,  dont 
Elisabeth  était  le  représentant,  eut  pour  lui  l'immense  majorité  de  la 
nation  anglaise.  Reine  illégitime,  excommuniée,  bâtarde,  pour  Rome 
et  les  partisans  de  Rome,  Elisabeth  fut  pour  son  peuple,  qu'elle  éleva 
à  un  degré  de  prospérité  jusqu'alors  inconnu,  une  grande  reine,  une 
souveraine  bien  aimée  :  ceci  tranche  la  question  à  nos  yeux. 

Ce  fut  vers  cette  époque,  c'est-à-dire  en  1587,  que  se  termina  par 
la  hache  du  bourreau  la  grande  querelle  qui  exista  si  longtemps  entre 
la  reine  d'Angleterre  et  la  reine  d'Ecosse,  cette  célèbre  et  malheureuse 
Marie  Stuart.  Nous  devons,  ce  nous  semble,  donner  quelques  détails 
sur  cette  querelle,  d'autant  plus  que  les  Jésuites  y  jouèrent  un  rôle 
important,  et  que  d'ailleurs  la  plupart  des  conspirations  qui  se  for- 
mèrent contre  Elisabeth  se  firent  au  nom  et  dans  les  intérêts  de  Marie 
Stuart. 

On  sait  que  cette  princesse,  après  avoir  brillé  quelque  temps  à  la 
cour  de  France  et  sur  le  trône  d'un  roi  éphémère,  François  II,  s'en 
retourna,  en  1561,  régner  en  Ecosse  ,  son  pays  natal.  On  sait  égale- 
ment que  Marie  Stuart  avait  des  droits  à  la  couronne  d'Angleterre,  en 
admettant  qu'Elisabeth  fût,  comme  le  prétendirent  les  catholiques, 
l'enfant  illégitime  de  Henry  VllI.  Ces  droits,  Marie  Stuart  se  montra 
disposée  à  les  revendiquer.  Immédiatement  après  la  mort  de  la  san- 
glante Marie  Tudor,  Marie  Stuart,  alors  épouse  du  dauphin,  fils 
d'Henri  II,  écartela  les  armes  d'Angleterre  et  prit  le  titre  de  reine  de 
ce  pays.  Presque  tous  les  catholiques  anglais  se  montrèrent  disposés  à 
soutenir  les  prétentions  de  Marie  Stuart,  prétentions  qui  ne  laissaient 
pas  que  d'être  redoutables  pour  Elisabeth,  qui  craignait  de  voiries 
armes  de  la  France  s'unir,  pour  les  faire  triompher,  aux  foudres  de 
l'Eglise  romaine.  Heureusement  pour  Elisabeth ,  François  II  ne  tarda 
pas  à  suivre  son  père  au  tombeau,  et  Marie  Stuart,  abandonnant,  les 


HISTOIRE  DES  JÉSLITES.  133 

yeux  en  pleurs,  cette  belle  France  qu'elle  aimait  tant,  s'en  l'ut  régner 
sur  la  sauvage  Ecosse. 

Ce  dernier  pays  était  alors  agité  par  les  premières  convulsions  de  la 
réforme.  Du  haut  des  cimes  calédoniennes,  la  voiv  formidable  de  John 
Knox  avait  répondu  aux  voix  de  Luther  et  de  Calvin/ces  grands  agita- 
teurs. La  reine  régente,  Marie  de  Guise,  veuve  du  dernier  roi  et  mère 
de  Marie  Stuart,  luttait  péniblement  pour  ne  pas  se  laisser  entraîner 
par  le  torrent  qui  grossissait  chaque  jour  et  qui  menaçait  d'engloutir 
jusqu'aux  derniers  vestiges  de  l'antique  religion. 

Elisabeth  profita  de  ces  circonstances,  et  on  ne  saurait  l'en  blâmer. 
L'agitation  religieuse  lui  venait  en  aide,  elle  sut  l'entretenir.  Les  pro- 
testants écossais  furent  secrètement  encouragés,  soutenus  par  elle.  Elle 
poussa  même  à  la  révolte  un  frère  naturel  de  Marie  Stuart,  le  comte 
de  Murray,  qui  finit,  grâce  à  l'or  anglais,  au  concours  des  adversaires 
de  l'Eglise  de  Rome,  grâce  aussi  aux  imprudences  de  la  reine  d  E- 
cosse,  par  priver  celle-ci  de  son  autorité  et  de  sa  liberté.  Il  nous 
répugne  de  prononcer  des  paroles  de  blâme  contre  cette  reine  infor- 
tunée dont  la  mort  a  payé  toutes  les  fautes  de  sa  vie.  iXous  dirons  seu- 
lement, avec  De  Thou  et  avec  la  plupart  des  historiens  impartiaux,  que 
Marie  Stuart  sembla  prendre  à  tâche  de  donner  raison  aux  accusations 
de  ses  ennemis.  Ainsi,  si  elle  ne  fut  pas  complice  directe  de  la  mort  de 
Darnley,  son  second  mari,  elle  parut  l'être,  en  se  mariant,  quelques 
jours  après,  malgré  les  représentions  de  ses  plus  fidèles  amis,  avec 
l'odieux  Bothwell,  que  tout  le  monde  désignait  comme  le  meurtrier 
du  malheureux  Darnley. 

Parmi  les  détestables  conseillers  qui  contribuèrent  à  égarer  la  jeune 
et  imprudente  reine  d'Ecosse,  il  est  juste  de  ne  pas  oublier  les  Jé- 
suites. Ceux-ci  étaient  accourus  dans  cette  contrée,  où  ils  dressaient 
leurs  batteries  contre  Elisabeth,  et  de  laquelle  ils  espéraient  bientôt 
s'élancer  à  la  conquête  de  l'Angleterre.  Marie  Stuart,  zélée  catholi- 
que, d'ailleurs  rivale  d'Elisabeth  comme  femme  et  comme  reine,  se 
laissait  bercer  de  l'espoir  de  rétablir  sur  le  sol  anglais  les  autels  ren- 
versés. Cette  prétention  qu'elle  ne  prit  pas  la  peine  de  déguiser,  alors 
même  qu'il  eût  été  sage  d'y  renoncer,  fut  la  cause  principale  de  sa 


134  HISTOIRE  DES  JÉSUITES. 

perte.    Un  jour  de  l'année  1568,  Marie,  échappée  avec  peine  aux 
mains  armées  de  ses  sujets  en  révolte,  débarquait  à  Wirkington,  sur  le 
territoire  anglais,  et  venait  se  remettre  au  pouvoir  d'Elisabeth.  Mais 
la  malheureuse  fugitive  avait  trop  compté  sur  la  générosité  de  sa  ri- 
vale. Il  eût  pourtant  été  et  noble  et  beau  qu'Elisabeth,  à  l'heure  où 
elle  voyait  Marie  à  ses  pieds,  la  relevât  comme  une  sœur,  et  la  traitât 
comme  une  reine.  Elisabeth  ne  sut  pas  se  conquérir  cette  gloire  qui 
manque  à  sa  renommée.  Elle  ne  vit  en  Marie  Stuart  qu'une  ennemie 
vaincue  enfin,  qu'une  rivale  toujours  redoutable.  La   reine  d'Ecosse 
devint  prisonnière  de  la  reine  d'Angleterre.  Ce  fut  pendant  la  longue 
détention  de  Marie  qu'éclatèrent  les  diverses  conspirations  contre  Eli- 
sabeth. Ces  conspirations  eurent  toutes  pour  but  ou  pour  prétexte  de 
rendre  la  liberté  à  Marie  Stuart,  qu'on  voulait  proclamer  reine  d'An- 
gleterre Le  duc  de  Norfolk,  qui  paya,  ainsi  que  nous  l'avons  dit,  son 
entreprise  de  sa  tète,  avait  surtout  été  amené  ""à  sa  prise  d'armes  par 
l'espoirde  devenir  l'époux  de  la  reine  d'Ecosse.  La  beauté  incomparable 
de  la  prisonnière,  beauté  dont  le  souvenir  vit  encore  dans  la  mémoire 
des  peuples,  servit,  non  moins  que  le  zèle  religieux,  d'appât  pour  les  com- 
plots contre  Elisabeth.  Dans  tous  ces  complots  figurèrent  les  Jésuites. 
Ce  furent  les  fils  de  Loyola  qui  ourdirent  toutes  les  trames  dont  on  essaya 
d'enveloppef  la  reine  d'Angleterre  ;  ce  furent  eux  surtout  par  conséquent 
qui  contribuèrent  à  la  mortdeMarie  Stuart  ;  car  il  est  plus  que  probable 
qu'Elisabeth  n'eût  jamais  imprimé  cette  tache  sur  son  front,  si  elle 
n'eût  craint  pour  la  couronne  qu'elle  y  sentait  vaciller  parfois  sous  les 
efl'orts  des  conspirateurs.  Vers  la  fin  de  1586,  le  Jésuite  John  Ballard 
raccola  un  nouveau  conspirateur.  C'était  un  jeune  homme  de  Dothic, 
dans  le  comté  de  Derby,  nommé  Antony  lîabington.  Babington  ap- 
partenait à  une  bonne  famille,  et  prc^^&it  un  grand  zèle  pour  la  re- 
ligion catholique.  C'était  pour  cette  cause  qu'il  était  passé  secrètement 
en  France.  Ce  fut  là  que  le  Jésuite  Ballard  le  rencontra.  Bientôt  Ba- 
bington, jeune  homme  à  l'imagination  vive,  exallée,  devient,  sur  le 
portrait  qu'on  lui  fait  de  la  beauté  de  Marie  Stuart,  amoureux  jusqu'au 
délire  de  la  royale  prisonnière,  et  jure  de  consacrer  sa  vie  à  lui  rendre 
la  liberté,  le  trône  qu'elle  a  perdu,  et  à  lui  donner  celui-là  auquel  elle  a 


IlISTOTPvK   DES  JÉSUITES.  I.'i5 

droit,  suivant  la  décision  du  pape.  Ce  jeune  chevalier  errant  fut  mis  en 
relation  avec  un  fanatique  d'un  genre  plus  sinistre,  nommé  John  Savage, 
sur  lequel  les  Jésuites  avaient  agi  par  le  moyen  de  la  religion  comme 
ils  l'entendent.  Ces  deux  hommes  s'associèrent  pour  assassiner  Elisa- 
beth, dont  la  mort  devait  à  la  fois  amener  la  délivrance  de  la  reine 
d'Ecosse  et  le  triomphe  de  la  foi  romaine.  On  dit  que  l'ambassadeur 
d'Espagne  trempa  dans  la  consj)iralion,  et  que  Marie  Stuart,  libre  et 
deux  fois  reine,  devait  déshériter  son  fils  hérétique  et  adopter  Phi- 
lippe II,  qui  aurait  mis  une  Hotte  et  une  armée  à  ses  ordres.  On  assure 
aussi  que  le  Jésuite  lîallard  excita  fortement  Babington  à  assassiner 
Elisabeth,  chose  qu'il  lui  représentait  comme  des  plus  méritoires. 
Cette  conspiration,  qui  devait  éclater  dans  la  nuit  de  la  Saint-Barthé- 
lemi  date  bien  choisie,  fut  découverte,  comme  celles  qiii  l'avaient  pré- 
cédée, et  envoya  mourir  sur  l'échafaud,  Babington,  Savage  et  douze 
de  leurs  complices.  Suivant  Hume,  on  obtint  de  la  moitié  des  con- 
damnés des  aveux  complets. 

Le  complot  de  Babington  ne  retomba  pas  seulement  sur  la  tête  de 
ceux  qui  l'avaient  conçô  ou  qui  devaient  en  être  les  instruments: 
Marie  Stuart  s'y  trouva  compromise  fortement.  Élis'abeth,  qui  en  vieil- 
lissant semble  s'être  ressouvenue  qu  elle  était  la  fille  de  Henry  YIIl, 
résolut  de  se  débarrasser  enfin  des  craintes  que  lui  inspirait  toujours  sa 
rivale  prisonnière.  Marie  Stuart,  après  une  captivité  de  dix-huit  ans, 
comparut  devant  des  juges  qui  la  condamnèrent  à  mort.  Elle  étaitdanssa 
quarante-sixième  année.  Nous  n'avons  pas  mission  de  justifier  la  reine 
Elisabeth  de  cet  acte  cruel,  dont  elle-même  a  semblé  rougir,  en  niant 
qu'elle  l'eût  ordonné,  et  en  rejetant  tout  le  blâme  sur  des  serviteurs  trop 
empressés.  Elle  ordonna  même  qu'on  fît  le  procès  à  Davison,  secrétaire 
d'Etat,  qui  avait  expédié,  par  son  commandement  secret,  l'ordre  d'exé- 
cuter la  reine  d'Ecosse,  ('et  homme  d'État,  malheureux  bouc  émis^ 
saire,  fut  même  condamné  à  une  forte  amende,  qui  le  ruina,  et  à  la 
prison,  qu'il  subit  pendant  plusieurs  années.  Mais  cette  démonstration 
n'égara  pas  l'opinion  publique.  Il  resta  constant  qu'Elisabeth  avait 
voulu,  en  faisant  mourir  Marie  Stuart,  se  venger  d'une  rivale  qui  l'a- 
vait humiliée,  et  se  débarrasser  d'une  ennemie  qui  servait  de  ralliement 


136  HrSTOIllK  DES  JÉSUITES, 

à  tous  les  mécontents  de  son  royaume  et  de  prétexte  à  ses  adver- 
saires du  continent.  Ce  qu'il  y  a  de  certain,  ce  qui  peut  jusqu'à  un 
certain  point  justifier  la  cruelle  résolution  d'Elisabeth,  c'est  que  le 
peuple  anglais  célébra  par  des  réjouissances  spontanées  cette  mort 
qu'il  regardait  comme  le  terme  probable  des  troubles  qui  agitaient 
l'Angleterre  presque  continuellement. 

La  mort  de  Marie  Stuart  fut  pourtant  le  signal  de  nouveaux  efforts 
tentés  par  tous  les  ennemis  d  Elisabeth.  Le  pape  et  les  Jésuites  essayè- 
rent d(>  j)ousser  le  roi  d'Ecosse,  fds  de  Marie  Stuart,  à  venger  la  mort 
de  sa  mère  :  mais  celui-ci,  qui  s'était  fait  protestant  pour  rester  roi 
d'I^lcosse,  se  garda  de  se  mettre  mal  avec  Elisabeth,  dont  il  espérait 
devenir  l'héritier.  Alors  les  Jésuites  s'adressèrent  aux  Irlandais,  tou- 
jours disposés  à  prendre  les  armes  au  nom  de  leur  croyance  proscrite. 
Diverses  révoltes  éclatèrent  dans  ce  malheureux  pays,  qui  ne  se  sou- 
mit que  par  épuisement  et  dans  les  dernières  années  du  règne  d'Eli- 
sabeth. En  1601,  les  Espagnols,  que  les  Jésuites  avaient  introduits  en 
Irlande,  lors  de  la  révolte  du  comte  de  Tyrone,  en  furent  enfin  chassés. 

En  même  temps,  le  pape  fulminait  une  nouvelle  excommunication 
contre  Elisabeth.  Le  roi  d'Espagne ,  Philippe  H,  furieux  d'avoir  été 
joué  par  elle ,  lançait  vers  l'Angleterre  sa  fameuse  Armada  ;  les  princes 
lorrains  lui  suscitaient  d'autres  embarras  sur  le  continent,  et  au  sein 
même  de  son  royaume  s'ourdissait  une  conspiration  qui  avait  pour 
chef  le  comte  d'Essex ,  favori  de  la  reine.  Le  complot  du  comte  en- 
voya son  auteur  à  l'échafaud  ;  la  Hotte  espagnole  se  brisa  contre  les 
rochers  de  l'Angleterre ,  et  les  foudres  papales  contre  l'affection  des 
Anglais  pour  leur  reine  :  l'amour  des  peuples  fut  toujours  le  meilleur 
bouclier  des  rois. 

Elisabeth  mourut  en  1605;  et  la  mort  de  cette  grande  reine  ra- 
nima les  espérances  des  Jésuites,  dont  elle  s'était  montrée  la  constante 
et  implacable  ennemie.  L'avènement  au  trône  d'Angleterre  et  d'Ir- 
lande de  Jac([ucs,  roi  d  Ecosse,  réunit  enfin  les  trois  parties  du  royaume 
britannique.  On  sait  que  ce  prince  était  fils  de  Marie  Stuart.  Les  ca- 
tholiques le  virent  donc  arriver  en  Angleterre  avec  de  grandes  espé- 
rances, quoiqu'il  eût  embrassé  la  Kéforme;  mais  ce  n'était-là,  ils  le 


IIISIOIUE  DES  JÉSUITES.  13Y 

disaient,  qu  un  vain  masque  dont  son  intérêt  le  forçait  à  se  servir  et 
qu'il  rejetterait  loin  de  lui  aussitôt  qu'une  occasion  favorable  se  pré- 
senterait :  le  fils  de  Marie  Stuart,  ne  fùt-il  même  pas  catholique  comme 
sa  mère,  ne  pouvait  du  moins  qu  être  favorable  à  ceux  qui  avaient  été 
les  j)artisans,  les  amis  de  sa  mère,  à  ceux  qui  pleuraient  encore  sa 
mort  cruelle  après  avoir  maintes  fois  tenté  de  la  venger  !...  Aussitôt  les 
fils  de  mille  intrigues  se  renouent.  Du  séminaire  des  Jésuites  anglais  à 
Kome,  de  celui  de  Reims  (1),  partent  des  ordres  et  des  agents.  Le 
supérieur-général  de  la  mission  d'Angleterre  ,  Henri  Garnet,  dont  le 
nom  va  bientôt  conquérir  une  effroyable  célébrité,  reçoit  le  mot  d'or- 
dre de  Rome  et  le  transmet  à  ses  subordonnés. 

Les  querelles  qui  avaient  éclaté  entre  les  prêtres  catholiques  anglais, 
et  dont  l'esprit  de  domination  des  Jésuites  pouvait  revendiquer  la 
meilleure  part,  sont  apaisées.  Ces  querelles  eurent  lieu  parce  que 
les  fils  de  Loyola  voulurent  s'arroger  le  gouvernement  dictatorial  de 
l'Eglise  catholique  d'Angleterre,  prétentions  qui ,  soutenues  par  Gar- 
net, Watson  et  leurs  acolytes  ,  admises  par  Rlack^ell,  archiprêtre  de 
l'église  souffrante,  furent  repoussées  par  les  prêtres  catholiques  anglais 
qui  n'appartenaient  pas  à  la  Compagnie  de  Jésus.  Mais  l'intérêt  commun 
fait  taire,  du  moins  pour  le  moment,  ces  intérêts  opposés  et  les  réunit 
en  un  seul  faisceau,  sauf  à  se  diviser  plus  tard.  Enfin ,  tout  s'agite  et 
s'apprête  pour  un  triomphe  depuis  si  longtemps  attendu. 

On  comprend  de  quelle  rage  durent  être  saisis  les  Jésuites  lorsqu'ils 
virent  le  fils  de  Marie  Stuart,  trompant  leurs  espérances,  adopter  et 
suivre  invariablement  la  conduite  qu'avait  tenue  contre  eux  l'inflexible 
Elisabeth.  Jacques  était  un  monarque  indolent,  qui  se  laissa  toujours 
gouverner  par  ceux  qui  l'entouraient;  mais  profondément  égoïste,  ce 
prince,  qui  ne  manquait  pasd'ailleurs  d'un  esprit  d'observation,  s'était 
convaincu  qu'il  ne  régnerait  en  paix  qu'en  laissant  l'Angleterre  et 
l'Ecosse  marcher  librement  dans  la  voie  de  la  Réforme.  Jacques,  dont 

(1)  Le  séminaire  de  Reims  avait  succédé  à  celui  de  Douai,  que  le  roi  d'Espagne  avait 
donné  aux  Jésuites  pour  y  élever  de  jeunes  Anglais  catholiques,  et  que  la  colère  et  la 
vengeance  populaire  avaient  détruit.  Ce  fut  le  cardinal  de  Lorraine  qui  créa  le  séminaire 
de  Reims. 

II.  18 


138  HISTOIRE  DES  JÉSLITES. 

la  mère  était  morte  sous  la  hache  du  bourreau,  dont  le  iils  devait  aussi 
porter  sa  tète  sur  l'échafaud,  Jacques  avait  juré  de  régner  tranquille- 
ment et  de  mourir  en  paix.  Loin  donc  de  se  montrer  favorable  aux 
Jésuites ,  il  renouvela  contre  eux  les  ordonnances  d'Elisabeth ,  et  en 
maintint  la  sévère  exécution.  Afin  de  prouver  à  ses  sujets  la  sincérité 
de  son  protestantisme ,  on  le  vit,  soit  ruse  politique  ,  soit  zèle  et  con- 
\iction,  écrire  en  laveur  des  dogmes  de  l'église  anglicane. 

Les  Jésuites  jurèrent  de  se  venger.  Rassemblant  autour  de  leur 
haine  tous  les  mécontentements  politiques  et  religieux,  ils  essayèrent  de 
renouveler  contre  Jacques  1"  les  attentats  qui  tant  de  fois  avaient  me- 
nacé la  couronne  et  la  vie  même  d'Elisabeth.  Ils  commencèrent  par 
contester  la  légitimité  du  roi  qui  ne  voulait  pas  les  admettre  dans  ses  états. 
Jacques  Stuart  était  pourtant,  au  défaut  des  représentants  de  la  ligne 
masculine,  l'héritier  légitime  du  trône  d'Angleterre,  comme  arrière- 
petit-fils  de  la  princesse  Marguerite,  fille  aînée  de  Henry  YIl ,  femme 
de  Jacques  iV,  roi  d'Ecosse.  11  est  vrai  que  le  testament  de  Henry  MU 
excluait  de  l'héritage  royal  les  membres  de  la  ligne  d'Ecosse.  Mais 
cet  acte  de  bon  plaisir  royal  pouvait-il  faire  loi  ?  jNous  ne  le  pensons 
pas.  D'ailleurs,  il  est  évident  que  la  volonté  de  la  nation  anglaise  avait 
brisé  souverainement  l'acte  du  despote,  en  choisissant  librement  ou  en 
saluant  avec  joie  l'avènement  de  Jacques  Stuart.  Mais  les  Jésuites  s'in- 
quiétaient peu  au  fond,  comme  on  le  pense  bien,  de  la  légitimité  de 
Jacques;  tout  ce  qu'ils  voulaient,  c'était  une  étiquette  spécieuse  à 
pouvoir  attacher  au  brandon  qu'ils  se  disposaient  à  jeter  sur  le  foyer 
endormi,  mais  non  éteint,  des  incendies  politiques.  On  chercha 
donc  quelqu'un  à  opposer  à  Jacques.  Ce  fut  Arabelle  Stuart,  fille 
du  comte  de  Lennox,  qui  fut  choisie.  Elle  était  proche  parente  du  roi 
et  descendait  comme  lui  de  Henry  VH.  Des  mécontents  embrassèrent 
ses  intérêts,  qui  pouvaient  donner  satisfaction  aux  leurs.  Quelques 
grands  seigneurs  et  courtisans  qui  avaient  à  se  plaindre  du  roi  en- 
trèrent aussi  dans  cette  conspiration,  qui  réunit  d'ailleurs  les  éléments 
les  plus  opposés.  Ainsi,  on  y  vil  s'associer  des  personnages  politiques 
disgraciés  par  Jacques  1"  pour  la  part  qu'ils  avaient  prise  à  la  mort 
de  sa  mère ,  comme  Kaleigh  et  Cobham  ;  des  puritains,  comme  lord 


HISTOIRE  DES  JÉSLirES.  139 

Grey;  des  catholiques,  comme  Clarkc;  des  libertins  et  des  athées, 
comme  BrokeetCopley;  enfin  des  individus  (jui  n'étaient  rien  du  tout, 
comme  sir  (irillin  Markliam.  Le  Jésuite  Watson  était  la  cheville  ou- 
vrière de  ce  complot,  et  c'était  lui  qui  lui  avait  donné  une  cohésion 
singulière  eu  égard  aux  j)arties  constituantes.  Suivant  De  Thou,  et 
ceci  paraît  présumable  lorsqu'on  sait  que  les  Jésuites  lurent  les  me- 
neurs de  cette  affaire,  les  conspirateurs  avaient  des  rapports  avec  Phi- 
lippe II  et  espéraient  en  être  soutenus.  Leur  intention  était  de  marier 
Arabelle  Stuart  avec  le  duc  de  Savoie.  Suivant  l'historien  que  nous 
venons  de  citer,  ce  qui  fit  découvlir  la  conspiration  fut  que  Kaleigh, 
à  l'instant  où  elle  allait  éclater,  et  comme  il  partait  pour  aller  se  mettre 
à  la  tôte  des  conspirateurs,  dit  d'un  air  sombre  et  agité  à  sa  sœur,  qu'il 
aimait  beaucoup,  ((de  prier  Dieu  pour  qu'il  revînt  de  l'endroit  où  il 
allait.»  La  sœur  de  Raleigh  fit  part  à  quelques  personnes  des  singuliers 
adieux  de  son  frère,  qu'elle  croyait  engagé  dans  quelqu'un  des  duels  si 
communs  à  cette  époque.  Mais,  ceux  qui  connaissaient  Raleigh  se  di- 
rent que  ce  n'étaient  pas  les  conséquences  d'un  duel  qui  pouvaient 
l'impressionner  aussi  vivement  qu'il  avait  semblé  l'être.  Le  bruit 
de  tout  cela  parvint  jusqu'à  la  cour,  d'où  Raleigh  était  pour  ainsi  dire 
banni ,  et  où  son  caractère  entreprenant  et  ferme  dans  ses  résolutions 
le  faisait  redouter.  On  l'arrêta  immédiatement,  sans  autre  preuve. 
Les  autres  conspirateurs  furent  également  mis  en  prison  et  leur  procès 
s'instruisit  rapidement.  On  obtint  de  la  plupart  des  accusés  des  con- 
fessions qui  prouvèrent  la  réalité  de  la  conspiration  :  lord  Cobhara 
seul  fit  des  aveux  complets.  La  conspiration  avait  été  découverte  en 
juin  1603;  aumoisde  novembre  suivant,  aprèsdes  débats  qui  furent  fort 
animés,  un  jugement  intervint  portant  peine  de  mort  contre  Clarke, 
Watson,  Broke,  frère  de  lord  Cobham,  contre  ce  révélateur  lui-même, 
ainsi  que  contre  lord  Grey  et  Griffin  Markham.  Raleigh  obtint  de 
n'être  condamné  qu'à  une  prison  perpétuelle.  Le  Jésuite  Watson  fut 
exécuté,  ainsi  que  Glarke,  le  29  novembre,  et  Broke  le  5  décembre. 
Cobham,  Grey  et  Markham  furent  conduits  à  l'échalaud,  le  7  décem- 
bre, au  château  de  Winchester,  où  se  tenait  alors  la  cour,  chassée  de 
Londres  par  une  maladie  pestilentielle.  A  linstantoù  Markham,  qui 


140  HISTOIRI-;  DES  JÉSUITES, 

(levait  ôtre  exécuté  le  premier,  posait  la  tête  sur  le  fatal  billot,  et  que 
le  bourreau  levait  déjà  sa  hache,  le  shériff'  du  Hampshire  arrêta  le  bras 
de  l'exécuteur,  sur  un  ordre  du  roi,  apporté  par  un  huissier  du  palais. 
La  même  chose  se  répéta  pour  les  deux  autres  condamnés;  enfin,  après 
qu'on  les  eut  fait  passer  ainsi  par  cette  effroyable  épreuve,  le  shériff" 
leur  annonça  que  le  roi  leur  faisait  grâce. 

On  a  dit  que  ce  com|iIot,  qui  coûta  la  vie  à  trois  personnes,  avait  été 
imaginé  par  le  ministre  du  roi  Cécil,  qui  voulait  se  rendre  de  plus  en 
plus  nécessaire,  et  qui  désirait  en  outre  se  défaire  de  ses  anciens  amis, 
tels  que  Raleigh ,  devenus  ses  ennemis  mortels.  Cependant,  il  paraît 
certain  que  Raleigh,  homme  d'ailleurs  des  plus  remarquables,  furieux 
de  se  voir  tombé  dans  la  disgrâce  de  Jacques,  qu'il  avait  contribué  à 
faire  monter  sur  le  trône  d'Angleterre  ,  cherchait  les  moyens  de  s'en 
venger.  Sully,  qui  était  à  cette  époque  ambassadeur  d'Henri  lY  au- 
près de  Jacques  1"',  sous  le  nom  de  marquis  de  Rosny,  nous  apprend 
dans  ses  Mémoires  que  Raleigh  lui  avait  fait  secrètement  offre  de  ses 
services.  Cobham  l'accusa  formellement.  Ajoutons  néanmoins  qu'un 
historien  anglais,  David  Hume,  lui-môme,  ne  semble  pas  convaincu  de 
la  complicité  de  Raleigh  dans  la  conspiration,  dont  il  rejette,  du  reste, 
tout  l'odieux  sur  les  Jésuites. 

Ces  derniers  ne  tardèrent  pas  à  essayer  de  prendre  de  leur  récente 
défaite  une  vengeance  éclatante ,  et  telle  que  l'histoire  en  offre  peu 
d'aussi  effroyable.  jNous  voulons  parler  de  la  fameuse  Conspiration 
des  poudres.  Cet  événement  extraordinaire  étant  le  point  capital  de 
l'histoire  du  Jésuitisme  dans  la  Crande-Rretagne ,  nous  avons  cru  de- 
voir donner  un  certain  développement  à  cette  i)artie  de  notre  récit. 


Dans  les  derniers  jours  d'octobre  1605,  à  la  brune,  un  homme  soi- 
gneusement enveloppé  dans  un  manteau,  et  qui  semblait  cheminer 
avec  précaution  le  long  des  rues  de  Londres ,  évitant  soigneusement 
les  plus  fréquentées  et  choisissant  les  plus  obscures,  s'en  fut  frapj)er  à  la 
porte  d'une  maison  située  tout  près  du  palais  de  Westminster.  Cette 
maison  assez  grande,  mais  fort  délabrée,  semblait  n'avoir  pas  d'habi- 


HISTOTRK  DES  JÉSLllTES.  IVl 

(ants.  Aucun  l)iuit,  aucuiu'!  lumière  ne  passaient  à  travers  les  diverses 
ouvertures  soigneusement  closes.  Noire  et  silencieuse,  cette  demeure 
étrange  formait  un  contraste  frappant  avec  Westminster,  cpieles  prépa- 
ratifs pour  la  j)rochaine  ouverlureduParlement,  remj)lissaientde  lueurs 
plaisantes  et  de  joyeux  fracas.  (Cependant,  à  peine  l'homme  dont  nous 
venons  de  parler  se  fut-il  approché,  en  rasant  le  mur  de  la  porte  d'en- 
trée, sur  laquelle  il  promena  ses  doigts  d'une  manière  cadencée,  qu'une 
sorte  de  guichet  grillé  s'ouvrit,  et  un  dernier  reflet  du  jour,  perdu  dans 
l'atmosphère  brumeuse  et  enfumée  du  ciel  de  Londres ,  fit  étinceler 
par  cette  ouverture  étroite  l'œil  défiant  d'un  homme  et  le  canon  me- 
naçant d'un  pistolet.  Quelques  mots  furent  échangés  à  voix  basse  à 
travers  le  guichet,  qui  bientôt  se  referma.  Alors,  la  porte  elle-même 
s'ouvrit  sans  bruit  et  à  moitié  seulement,  et  1  homme  du  dedans  livra 
passage  à  l'homme  du  dehors  ;  après  quoi  la  maison  fut  de  nouveau 
soigneusement  close  et  redevint  silencieuse  comme  le  tombeau. 

L'arrivant  suivit,  sans  prononcer  une  parole,  son  interlocuteur  qui 
le  mena  dans  une  salle  basse  et  humide  dans  laquelle  se  tenaient  onze 
individus  qui  paraissaient  engagés  dans  une  vive  discussion,  quoiqu'ils 
ne  parlassent  qu'à  voix  basse.  A  l'arrivée  de  1  homme  qui  venait  d'être 
introduit  par  un  d'eux,  tous  se  levèrent  avec  un  regard  de  défiance, 
quelques-uns  même  portaient  la  main  sur  les  armes  dont  chacun  était 
largement  pourvu.  Mais  ces  symptômes  menaçants  se  dissipèrent  aussi- 
tôt que  l'arrivant  eut  laissé  tomber  le  manteau  qui  le  couvrait. 

—  Le  Père  Oswald  Tesmundl...  s'écrièrent  les  onze  personnages 
avec  joie,  en  entourant  ce  dernier. 

—  Moi-même ,  mes  chers  frères  ;  le  pauvre  et  persécuté  fils  de 
l'Église  catholique;  le  religieux  abhoré  de  la  Compagnie  de  Jésus!., 
ou,  si  vous  le  préférez,  le  digne  master  Greenwill,  épiscopal  modéré 
et,  au  besoin,  puritain  farouche!  Que  Dieu  fasse  expier  aux  ennemis 
de  son  saint  nom  tous  les  mensonges  auxquels  ils  me  forcent  d'avoir 
recours  ! 

—  Soyez  le  bien  venu  !  mon  Père ,  dit  en  s'avançant  un  des  hom- 
mes qui  entouraient  alors  l'arrivant;  deuv  fois  le  bien  veu'i ,  si  vous 
nous  apportez  de  bonnes  nouvelles. 


1/^2  HISTOIRE  DES  JÉSUITES. 

—  ïlclas!  non,  mon  cher  fils.  Nos  frères  de  France  ne  peuvent  rien 
faire  pour  nous;  nos  frères  d'Italie  n'osent  pas.  Quant  à  sa  majesté 
catholique,  le  roi  d'Espagne  et  des  Indes,  elle  a  déclaré  franchement 
qu'elle  ne  ferait  rien  |)our  nous.  La  malheureuse  Eglise  catholique 
d'Angleterre  ne  doit  plus  compter  que  sur  le  zèle  de  ses  propres  en- 
fants. 

—  Du  moins,  elle  peut  y  compter,  mon  Père;  le  monde  entier  en 
sera  témoin...  Mais  avez-vous  vu  le  Révérend  Père  Garnet?  iXous  es- 
périons qu'il  viendrait  cette  nuit. 

—  iNotre  digne  supérieur-général  a  jugé  qu'il  ne  serait  pas  prudent 
à  lui  de  sortir  en  ce  moment  de  sa  retraite;  trop  d'intérêts  et  de  trop 
graves  intérêts  sont  remis  entre  ses  mains,  pour  qu'il  s'expose  de  sa 
personne,  sans  nécessité  ahsolue.  Il  m'a  délégué  à  sa  place,  le  Père 
Gérard  devant  partir  cette  nuit  même  pour  le  continent,  où  notre 
supérieur-général  l'envoie  en  mission. 

Il  y  avait  une  nuance  d'ironie  dans  la  voix  de  celui  qui  prononça 
ces  paroles  ;  et  ceux  auxquels  il  les  adressait  semblèrent  pour  la  plu- 
part la  saisir,  quelque  adoucie  qu'elle  fût. 

—  Je  vous  l'avais  bien  dit,  murmura  à  l'oreille  de  l'individu  qui 
semblait  présider  la  réunion  un  homme  à  l'air  farouche,  aux  longues 
moustaches  grisonnantes ,  à  la  figure  couverte  de  cicatrices  ;  tous  ces 
moines  se  ressemblent!.. 

—  Silence,  mon  cher  FaAvkes!  et  un  mot  à  l'oreille  :  les  bons 
Pères  sauteront  le  fossé  avec  nous,  ou  ils  tomberont  dedans;  je  me 
suis  arrangé  pour  cela,  fiez-vous-en  à  moi! 

—  A  la  bonne  heure,  morbleu!... 

—  Eh  bien,  mes  chers  fils,  reprit  alors  celui  que  l'on  avait  appelé 
le  Père  Oswald  Tesmund,  l'heure  actuelle  est  copvenable  pour  la  cé- 
lébration des  saints  mystères,  dont  vous  ne  pouvez  plus  jouir  désor- 
mais qu'en  secret,  à  la  dérobée,  au  prix  de  mille  dangers,  tels  que  les 
premiers  chrétiens  dans  les  catacombes  de  Rome!  Unissez-vous  donc 
à  moi  d'esprit  et  d'intention  pour  que  le  saint  sacrifice  soit  agréable  au 
Très-Haut,  comme  le  fut  jadis  celui  d'Abel,  et  appelle  les  sourires  des 
anges  et  la  bénédiction  du  ciel  sur  nous,  en  même  temps  que  la   fou- 


HISTOIRE  DliS  JÉSUITES.  143 

dre  céleste  et  la  malédiction  éternelle  sur  nos  persécuteurs,  ces  Caïns 
altérés  de  sang!... 

L'individu  qui  venait  de  prononcer  ces  paroles  se  dirigea  en  ce 
moment  vers  une  sorte  de  réduit  qui  semblait  creusé  dans  la  muraille, 
et  que  fermait  une  porte  à  coulisse,  alors  remplacée  j)ar  une  haute 
portière  en  drap  noir,  mais  ayant  une  croix  de  satin  blanc  au  centre. 
L  introducteur  du  Père  Oswald  ïesmund  le  suivit  dans  la  cachette, 
qui  s'éclaira  aussitôt.  Au  bout  de  quelques  minutes,  pendant  lesquelles 
les  autres  individus  s'étaient  placés  eu  demi-cercle  devant  le  réduit,  la 
portière  de  drap  fut  tirée  et  laissa  voir  un  petit  autel  devant  lequel  un 
prêtre  se  tenait  en  habits  sacerdotaux.  Une  messe  fut  rapidement  célé- 
brée. Après  la  consécration,  le  prêtre  s'arrêta  et  se  tourna  vers  ceux 
qui  suivaient  à  genoux  les  phases  du  grand  mythe  chrétien,  il  tenait 
en  main  une  assiette  d'argent  sur  laquelle  il  venait  de  déposer  douze 
hosties  consacrées.  11  semblait  attendre.  A  cet  instant,  celui  qui  pa- 
raissait le  chef  des  individus  rassemblés  dans  la  maison  se  leva  et  s'ap- 
procha du  prêtre. 

—  Que  demandez- vous?  dit  alors  ce  dernier. 

—  Le  corps  et  le  sang  de  celui  qui  se  laissa  sans  murmure  étendre 
et  clouer  sur  une  cioix  infâme  afin  de  sauver  le  monde. 

—  Ltes-vous  prêt  à  souffrir  pour  lui,  comme  il  a  souffert  pour 
vous? 

—  Je  suis  prêt  ! 

—  A  souffrir,  à  mourir  en  silence?... 

—  Je  suis  prêt  ! 

—  Sans  même  crier,  si  le  supplice  arrive,  au  lieu  du  triomphe, 
«Mon  Dieu,  pourquoi m'avez-vous  abandonné?  »  — 

—  Je  suis  prêt  !... 

—  Recevez  donc  le  corps  et  le  sang  de  celui  qui  mourut  sans  se 
plaindre,  parce  que  telle  était  la  volonté  de  son  père. 

Et  le  prêtre  donna  alors  l'hostie  à  l'homme  qui  s'était  agenouillé 
de  nouveau.  Les  onze  autres  individus  s'approchèrent  les  uns  après  les 
autres,  reçurent  les  mêmes  demandes,  y  firent  les  mêmes  réponses, 
et  communièrent  à  leur  tour.  Un  de  ceux-ci,  en  répondant  au  prêtre, 


lii  HISTOIRE  DES  JÉSUITES. 

fut  agité  d'un  rapide  frémissement  et  devint  fort  pâle.  L'homme  au- 
quel on  venait  de  doimer  le  nom  de  Fawkes  fit  remarquer  cette  cir- 
constance à  celui  qui  paraissait  le  chef  de  la  réunion  :  ce  dernier  ne 
répondit  qu'en  levant  les  épaules.  Ce  fut  le  seul  symptôme  —  et  on  voit 
combien  il  eût  laissé  d'incertitude — qui  eût  pu  faire  soupçonner  à  un 
observateur  attentif  que  la  réunion  de  ces  douze  hommes  avait  pour 
motif  autre  chose  que  la  célébration  d'une  messe  suivant  le  rite 
romain.  Les  paroles  du  prêtre  étaient  calculées  de  manière  à  faire  sup- 
poser qu'elles  ne  s'adressaient  au  zèle  de  ceux  qui  l'entouraient  que 
dans  les  limites  reconnues  de  la  religion  ;  et  les  réponses  à  ses  ques- 
tions, les  moindres  paroles  des  interlocuteurs  du  Père  Oswald  ïes- 
mund  se  formulaient  soigneusement  d'après  la  même  précaution  at- 
tentive. Jamais  pourtant  ne  fut  conçu,  et  sur  le  point  d'éclater,  un 
complot  plus  vaste,  plus  effroyable,  que  celui  qui  réunit  ces  douze 
hommes,  que  celui  pour  la  réussite  duquel  un  prêtre  sacrilège  vient 
de  célébrer  la  messe,  celui  qui  est  resté  dans  la  mémoire  des  hommes 
sous  le  nom  de  Conspiration  des  poudres. 

—  Ile,  missa  est  !  prononce  avec  énergie  le  célébrant,  qui,  déposant 
ses  habits  sacerdotaux  et  reprenant  son  déguisement,  se  retire  après 
avoir  béni  les  douze  conjurés.  Ce  prêtre,  nous  l'avons  dit,  se  cachait  à 
Londres  sous  le  nom  de  Greenwil,  et  se  faisait  passer  tantôt  pour  un 
patron  de  barque  écossais,  tantôt  pour  un  vieux  soldat  des  guerres  des 
Pays-Bas  ;  mais  son  nom  véritable  était  Oswald  Tesmund  :  et  c'était 
un  Jésuite  anglais.  Le  Père  Tesmund  était  le  lieutenant,  le  Socius, 
l'espion  de  Carnet  le  supérieur-général  de  la  Mission  d'Angleterre. 

—  Dieu  nous  soit  en  aide  !  ont  répondu  les  conjurés  d'une  voix 
sombre,  mais  ferme,  en  portant  la  main  à  leurs  armes.  Ces  douze 
hommes  étaient  Robert  Catesby,  gentilhomme  de  bonne  famille,  et  fort 
considéré,  qu'un  zèle  exalté  pour  sa  rehgion  proscrite  avait  amené  à 
concevoir  son  horrible  comj)lot  ;  Thomas  Piercy,  jeune  débauché,  de 
la  famille  du  comte  de  Northumberland  ;  Thomas  Winter,  qui  avait 
souffert  pour  sa  croyance  ;  Guy  Fawkes,  soldat  féroce,  ancien  offi- 
cier au  service  de  l'Espagne  ;  Francis  Tresham,  et  Ambroise  Rook- 
wood,  jeune  gens  qui  avaient  été  amenés  à  faire  partie  du  complot  par 


nîSrOTRK   DKS  .Tl':SllT'rF<]S.  U5 

rasccrulant  qu'evcrçnit  sur  cu\  (iatcsl)y,  l(;  clier  des  rons|)iralours; 
Robert  Winlcr,  IVère  de  Tomoii  Thomas;  le  chevalier  Kvcrard  Digby, 
homme  fort  distini;iié  qui  avait  joui  de  la  confiance  particidièrc  d'f'^li- 
sabelh,  suivant  Jlume;  Uobcrt  Kcies,  (ihristophe  Wright,  John 
Grant,  et  enfin  Tom  Bâtes,  valet  de  Catcsby,  Belcs  ayant  eu  soup- 
çon de  ce  que  tramait  son  maître,  celui-ci  avait  alors  jugé  à  pro- 
pos de  le  faire  entrer  dans  la  conspiration,  11  parait  que  Bâtes  recula 
d'abord  devant  l'horreur  que  lui  inspirait  le  complot,  ainsi  que  devant 
la  crainte  du  danger  que  son  insuccès  devait  attirer  sur  les  conspira- 
teurs :  mais  il  savait  son  maître  d'une  énergie  assez  froidement  calcu- 
latrice pour  sacrifier  un  homme  à  la  réussite  de  son  projet  :  d'ailleurs 
(iatesby  chargea,  dit-on,  le  Père  Oswald  Tesmund  de  rassurer  l'àme 
timorée  de  Iktes,  qui,  par  les  leçons  d'un  pareil  professeur  de  morale, 
ne  tarda  pas  à  en  venir  au  point  où  son  maître  le  voulait. 

Or  voici  quels  étaient  les  projets  de  Catesby  et  de  ses  complices. 

Dès  les  dernières  années  du  règne  d'Elisabeth,  Robert  Catesby, 
catholique  fervent,  mais  probablement  aussi  désireux  de  rétablir  un 
ordre  de  choses  qui  lui  permettrait  de  prendre  une  place  que  son  éner- 
gie incontestable  et  ses  talents  reconnus  méritaient,  avait  résolu  de  se 
consacrer  à  la  cause  catholique.  l\  se  mit  dès  lors  en  relations  intimes 
et  suivies  avec  les  Jésuites.  l\  paraît  que,  d'accord  avec  le  Père  Car 
net,  chef  des  Jésuites  de  l'Angleterre,  Catesby  voulut  d'abord  avoir 
recours  à  une  intervention  étrangère  :  Robert  Winter  passa  en  Espa- 
gne, et  par  la  recommandation   d'x\rthur  Creswell,  Jésuite   influent 
dans  les  conseils  de  Castille,  fut  présenté  à  Philippe  II,  comme  repré- 
sentant des  seigneurs  catholiques  anglais;    ceux-ci,  par  l'organe  de 
leur  envoyé  suppliaient  le  roi  d'Espagne  de  leur  venir  en  aide,  pro- 
mettant de  prendre  les  armes  aussitôt  que  paraîtrait  une  armée  espa- 
gnole. Philippe  II  sembla  d'abord  très-disposé  à  faire  ce  qu'on  lui  de- 
mandait ;  il  nourrissait  toujours  l'espoir  de  prendre  sa  revanche  de  la 
défaite  de  sa  fameuse  Armada.  Aussi  dit-on  qu'il  promit  à  Winter 
des  troupes  et  de   l'argent.  Sur  ces  entrefaites,    Elisabeth  mourut. 
Aussitôt,  de  nouveaux  émissaires  partent  d'Angleterre  pour  supplier 
Philippe  II  de  tenir  sa  promesse,  en  profilant  de  la  circonstance.  Les 

II.  19 


IVO  HISTOIRE  DES  JÉSUITES. 

Jésuites  anglais  dépêchent  Christophe- Wright;  ceux  de  Flandre,  Guy 
Fawkes.  Catesby  s'assure  de  complices  prêts  à  prendre  les  armes  au 
premier  signal  :  le  général  des  Jésuites  intrigue  ;  le  pape  fait  enten- 
dre secrètement  les  ordres  du  ciel  ;  mais  Philippe  II  a  changé  d'avis  ; 
il  renonce  à  toute  idée  d'expédition  en  Angleterre,  et  envoie  un  am- 
bassadeur au  successeur  d'Elisabeth.  Les  Jésuites  i'urieux,  mais  esjié- 
rant  ramener  l'occasion  qui  leur  échappait,  n'eussent  pas  mieux  de- 
mandé que  de  rentrer  paisiblement  dans  leurs  retraites  ;  (Catesby  en 
avait  décidé  autrement.  Il  prétendit  qu'on  était  trop  avancé  pour  re- 
culer ;  que  d'ailleurs,  les  circonstances  étaient  ravora])les  aux  conspi- 
rateurs, et  qu'un  coup  énergique  et  frappé  à  propos  pouvait  tout 
réparer  :  ce  coup,  il  se  décida  à  le  frapper. 

Le  premier  individu  auquel  il  s'ouvrit  de  ses  projets  fut  Thomas 
Piercy,  qui  les  adopta  sans  balancer.  Tiiomas  Winter,  Wright  et 
(irant  furent  ensuite  initiés.  Alors  Catesby  tlt  revenir  de  Flandre 
Fawkes,  qu'il  regardait  et  qui  se  montra  en  effet  comme  son  aveugle 
instrument.  Avant  de  s'ouvrir  entièrement  à  ces  cinq  premiers  com- 
plices, Catesby  les  réunit  dans  une  maison  louée  i)ar  Piercy,  sur  l'avis 
de  Catesby,  près  de  Westminster  ;  là,  le  Père  Carnet  célébra  une 
messe,  et  communia  les  six  conjurés,  qui  jurèrent,  sur  l'hostie,  de  se 
garder  rigoureusement  le  secret  les  uns  aux  autres  et  de  ne  révéler 
jamais,  ni  directement  ni  indirectement,  ce  qu'on  allait  leur  commu- 
niquer ;  en  outre,  Catesby  fit  prêter  à  chaque  conjuré  le  serment  de 
ne  point  se  désister  de  l'entreprise  sans  le  consentement  de  ses  com- 
plices. Alors  Catesby  leur  exposa  ses  plans. 

—  Le  Parlement  va  s'assembler,  dit-il;  le  roi,  la  reine  et  leur  fils 
aîné,  le  prince  de  Galles,  se  trouveront  à  l'ouverture  ;  c'est-à-dire  que 
dans  un  même  édifice  seront  réunis  tous  les  principaux  ennemis  de  la 
foi  catholique.  INe  regarderiez-vous  pas  comme  certain  le  triomphe  de 
notre  Église  persécutée  si  tous  ceux-là  qui  entreront  à  Westminster 
n'en  devaient  plus  sortir? 

—  Sans  doute,  répondit-on  à  Catesby  ;  mais  ce  résultat,  comment 
l'obtenir? 

—  Snivez-nrioi,  répondit  simplement  Catesby,  qui  conduisit  alors 


HISTOIRK  DES  JESUITES.         •  Va 

ses  amis  dans  un  petit  jardin  entouré  de  murailles  qu'on  semblait  avoir 
fraîchement  exhaussées  et  qui  ne  permettaient  à  aucun  regard  curieux 
de  pénétrer  dans  l'enceinte  ainsi  close,  à  moins  qu'il  n'eût  été  dirigé 
du  faîte  du  palais  de  Westminster  dont  on  apercevait  à  peine  les  gi- 
rouettes dorées.  Calesby  marcha  vers  un  endroit  du  jardin  où  l'on 
avait  planté  une  petite  croix  de  bois  grossièrement  travaillée,  et  dit 
d'une  voix  lente  et  ferme,  mais  très-basse,  en  montrant  l'emblème 
sacré  du  christianisme  : 

—  Si,  au  lieu  de  cette  croix  de  bois,  un  bon  outil  de  mineur  atta- 
quait le  sol  et  le  fouillait  incessamment  avant  que  le  Parlement  s'as- 
semble, il  y  aurait,  sous  la  salle  même  de  ses  séances,  une  mine  de 
pratiquée.  Supposez  maintenant,  messieurs,  que  cette  mine  fut  rem- 
plie d'une  certaine  quantité  de  poudre,  et  qu'à  un  instant  favorable 
on  y  jetât  une  mèche  allumée  ;  ne  croyez-vous  pas,  dites-moi,  que 
tous  les  ennemis  de  l'Eglise  catholique  entrés  dans  Wesminster  ne 
devraient  plus  en  sortir,  ou  n'en  sortiraient  que  comme  sort  un  ca- 
davre de  la  maison  mortuaire  ? 

Il  y  eut  un  instant  de  silence,  pendant  lequel  on  eût  pu  entendre  le 
bruit  de  quatre  respirations  oppressées  ;  Guy  Fawkes  seul  semblait  avoir 
reçu  tranquillement  l'effroyable  confidence.  Loin  qu'il  eût  pâli, 
comme  les  quatre  autres  conspirateurs,  sur  son  visage  bronzé  une 
teinte  rouge  avait  passé,  et  dans  ses  yeux  d'un  gris-clair,  ombragés 
par  d'épais  sourcils  ardents,  un  éclair  avait  brillé.  11  avait  arraché  la 
croix  de  bois  plantée  en  terre,  et  après  l'avoir  pieusement  baisée,  il 
disait  en  se  servant  de  la  branche  principale  comme  d'une  pioche  : 
«  Hé!  voici  un  sol  qui  ne  donnera  pas  beaucoup  de  mal  à  nos  outils  !  » 

Comme  on  le  voit,  le  plan  de  Catesbv,  s'il  était  atroce ,  était  du 
moins  fort  simple  :  il  faisait  sauter  le  palais  de  Westminster  à  l'instant 
où  le  roi ,  la  reine  et  l'héritier  de  la  couronne  ouvriraient  le  Parle- 
ment. Le  duc  d'\ork,  que  sa  grande  jeunesse  empêchait  d'assister  à  la 
séance  royale,  devait  être  assassiné.  La  famille  royale,  les  ministres  et 
tous  les  grands  seigneurs  protestants  étant  ainsi  mis  à  mort,  les  catho- 
iques,  prêts  à  tout,  devaient  se  lever  et  redevenir  les  maîtres;  chose 
qui  serait  ais^ée  au  milieu  de  la  stupeur  que  répandrait  une  pareille 


1V8         .    HISTOIRE  DES  JÉSUITES. 

catastroplic  et  rendue  plus  facile  encore  par  la  précaution  que  devaient 
prendre  les  conjurés  de  s'emparer  de  la  seule  personne  survivante  de  la 
lamille  royale,  la  jeune  princesse  Elisabeth,  qui  était  élevée  chez  lord 
llarrington,  dans  le  comté  de  Warwick,  et  dont  un  des  conspirateurs 
s'emparerait  à  l'heure  où  éclaterait  la  mine. 

Cette  mine  fut  commencée  dans  la  nuit  du  11  décembre  IGOi. 
Tant  qu'on  n'eut  affaire  qu'au  sol  du  jardin,  le  travail  fut  facile  et 
avança  rapidement.  Mais,  quand  on  arriva  au  mur  de  Westminster,  il 
fallut  attaquer  avec  de  mauvais  outils  un  massif  de  maçonnerie  solide 
de  plus  de  cinq  pieds  d'épaisseur.  Or,  l'assemblée  du  Parlement,  con- 
voqué déjà  Tannée  précédente,  devait  avoir  lieu  au  mois  de  février. 
Le  temps  pressait  donc,  et  les  conjurés  commençaient  à  craindre  de 
ne  pouvoir  terminer  leur  mine  à  temps,  lorsqu'ils  apprirent  que  le 
Parlement  était  de  nouveau  prorogé  au  mois  de  septembre.  Ils  con- 
tinuèrent donc  leur  travail  avec   un  nouveau  courage.  Afin  d'être 
moins  remarqués,  les  travailleurs  sortaient  rarement.  Ils  avaient  fait 
des  provisions  à  cet  effet.  Craignant  encore  d'être  découverts,  tandis 
qu'ils  creusaient  leur  mine,  ils  s'étaient  munis  d'armes,  avec  la  ferme 
résolution  de  se  défendre  jusqu'à  la  dernière  extrémité  ;  mais  ils  ne  fu- 
rent  pas  mis  à   cette  épreuve.    Ils  eurent   un   jour   cependant  une 
grande  inquiétude  :  le  mur  qu'ils  attaquaient  était  presque  percé,  lors- 
qu'ils entendirent  un  bruit  de  voix  venant  de  l'autre  côté.  Déjà  les 
conjurés  se  croyant  découverts  étaient  sortis  précipilament  de  la  mine, 
et,  laissant  leurs  outils  de  pionniers,  prenaient  leurs  armes  de  soldats, 
lorsque  Fawkes,  qui  s'était  hasardé  à  passer  la  tête  par  une  ouverture 
de  la  muraille,  revint  avec  une  joie  extrême  leur  apprendre  que  le  bruit 
qu'ils  avaient  entendu  provenait  d'une  cause  qui  n'avait  rien  d'in- 
quiétant et  qui ,  au  contraire,  pouvait  aider  à  leur  projet  :  au  delà  du 
mur  qu'ils  trouaient  existait  une  cave  située  sous  la  Chambre  des 
Lords.  Cette  cave  avait  été  louée  à  un  marchand  de  charbon  qui  ve- 
nait de  mourir;  et  c'était  le  bruit  qu'on  faisait  en  enlevant  ce  combus- 
tible qui  avait  alarmé  les  consjjiratcurs.  Sur-le-champ ,    Piercy  sortit 
et  alla    louer   celte  cave,   dans   laquelle   Catesby  fit  bientôt    trans- 
porter par  la  tranchée  terminée  alors,  vingt  barils  de  poudre  (jii  il 


HISTOIRE  DES  JÉSUITES.  iV'J 

avait  pu  se  procurer.  (Icci  eut  lieu  dans  la  Semaine-Sainte  de  celle 
année  ;  et  on  doit  se  dire  que  c'était  là  pour  de  fervents  catholi- 
<pies  une  assez,  singulière  manière  de  se  préparer  à  la  j)A(pio;  (pie  ne 
j)eut  faire  excuser  non-seulement,  mais  encore  f^lorilier,  l'esprit  du 
fanatisme  religieux!  D'ailleurs,  les  conjiu'és  s'étaient  mis  l'esprit  en 
repos  de  ce  côté.  Un  d'entre  eux  avait  été  saisi  d'un  scrupule  assez 
extraordinaire  :  comme  parmi  les  membres  du  Parlement  que  l'explo- 
sion de  la  mine  devait  faire  périr  il  se  trouvait  encore  quelques  sei- 
gneurs catholiques,  Thomas  Winter  se  demanda  si  lui  et  ses  amis  ne 
pécheraient  pas  en  les  enveloppant  dans  l'arrêt  qui  devait  frapper  les 
hérétiques.  Dans  la  crainte  que  ce  scrupule  purement  religieux  n'ar- 
rêtât ses  projets  si  bien  en  train  ,  Catesby  déféra  aux  Jésuites  initiés 
au  complot  ce  singulier  cas  de  conscience,  qui  fut  bien  vite  levé, 
comme  on  le  pense  et  comme  s'y  était  bien  attendu  Catesby. 

Ce  dernier,  ])endant  ce  temps,  et  en  attendant  l'ouverture  du  Par- 
lement anglais,  s'occuj)ait  à  recruter  de  nouveaux  membres  à  la  con- 
juration. Suivant  nous,  on  doit  y  ajouter  les  Jésuites  Tesmund,  Gérard 
et  Henri  Carnet  leur  supérieur.  Huit  autres  individus  furent  encore 
initiés,  soixante  autres  reçurent  en  outre  la  confidence  de  se  tenir  prêts 
à  seconder  un  mouvement  en  faveur  du  catholicisme.  Le  secret  fut 
bien  gardé  par  tous.  Chaque  fois  qu'il  se  donnait  un  nouveau  com- 
plice, Catesby  avait  soin  de  l'enchaîner  par  un  serment  fait  sur  la 
sainte  hostie,  qu'un  des  Jésuites  que  nous  avons  nommés  donnait  de 
sa  main  à  l'initié,  après  avoir  célébré  une  messe.  Une  dernière  fois, 
et  près  de  l'heure  de  l'exécution,  Catesby  recourut  encore  à  ce 
moyen,  ainsi  qu'on  l'a  vu  lorsque  ce  récit  a  commencé.  L'ouverture 
du  l*arlement  avait  été  de  nouveau  reculée  jusqu'au  mois  de  novem- 
bre. La  mine  était  prête  ;  on  y  avait  encore  apporté  de  nouveaux  ba- 
rils et  tonneaux  qui  portèrent  le  terrible  dépôt  à  trente-deux  barils 
et  à  quatre  tonneaux.  La  quantité  était  plus  que  suffisante  pour  faire 
sauter,  lors  de  l'explosion,  le  palais  de  Westminster.  En  attendant 
l'heure  de  l'effroyable  catastrophe,  Catesby,  afin  d'éveiller  moins  le 
soupçon,  dispersa  ses  complices  en  diverses  directions.  Fawkes  passa  de 
nouveau  en  Flandre,  où  il  s'entendit  avec  les  Jésuites  Slanley  et  Owen, 


150  HISlOlllE  DES  JÉSUITES. 

qui  devaient,  aussitôt  que  le  complot  aurait  éclaté,  en  avertir  Phi- 
lippe II,  et  presser  le  départ  d'une  armée  espagnole,  ce  que  ce  mo- 
narque n'hésiterait  plus  à  faire  alors.  En  même  temps,  le  Père  Carnet 
expédiait  au  général  de  son  Ordre  sir  Edmund  Baynham. 

Vers  la  fin  d'octobre  1605,  Catesby  réunit  de  nouveau  ses  com- 
plices autour  de  lui,  et,  comme  on  l'a  vu,  lia  les  onze  principaux 
par  un  nouveau  serment  dont  la  sainteté  fut  pour  ainsi  dire  con- 
sacrée par  la  célébration  d'une  messe  dite  par  le  Père  Oswald  Tes- 
mund,  et  par  la  communion.  Cette  nuit  même,  Catesby  prit  ses  der- 
nières mesures,  et  distribua  tous  les  rôles.  Digby  partit  pour  le  comté 
de  Warwick,  afin  de  s'emparer  de  la  princesse  Elisabeth,  fdle  de  Jac- 
ques I".  Un  autre  fut  chargé  de  se  défaire  du  jeune  duc  d'York.  Ca- 
tesby et  le  reste  des  conjurés  demeurèrent  à  Londres  pour  attendre 
l'événement  et  en  tirer  les  conséquences  qu'ils  espéraient. 

Tout  était  prêt;  rien  ne  retardait  plus  désormais  la  catastrophe  que 
les  jours  qui  devaient  s'écouler  encore  jusqu'à  l'ouverture  de  la  séance 
royale  ;  lorsque  le  soir  du  samedi,  ^8  octobre,  un  des  membres  du 
Parlement,  lord  Monteagle,  reçoit  une  lettre  sans  signature  qu'un  in- 
connu a  remise  à  son  valet  de  chambre,  sans  vouloir  dire  qui  l'envoie, 
et  dont  il  n'a  pas  voulu  attendre  la  réponse.  Cette  lettre  était  ainsi 
conçue  : 

((  Milord, 

»  L'affection  que  je  porte  à  quelques-uns  de  vos  amis  m'engage  à 
»  veiller  à  votre  conservation.  Si  la  vie  vous  est  chère,  faites  en  sorte 
»  de  trouver  quelque  excuse  qui  puisse  vous  dispenser  de  paraître  au 
»  Parlement  ;  car  Dieu  et  les  hommes  ont  résolu  de  punir  bientôt 
»  l'impiété  de  ce  siècle.  Ne  méprisez  pas  cet  avis  ;  mais  retirez-vous 
»  au  plus  tôt  dans  vos  terres,  oîi  vous  pourrez  attendre  sans  danger  le 
»  grand  événement.  Quoiqu'il  ne  paraisse  au  dehors  aucun  mouve- 
»  ment,  soyez  sûr  qu'un  coup  terrible  sera  frappé  bientôt ,  sans  que 
»  ceux  sur  lequel  il  tombera  puissent  seulement  voir  d'où  il  part. 
»  Cardez-vous  de  négliger  l'avis  que  je  vous  donne  ;  si  vous  le  suivez, 
»  il  vous  sera  bien  utile,  sans  pouvoir  vous  nuire  aucunement  ;  car  le 


HISTOIRE  DES  JÉSUITES.  151 

»  danger  passera  en  aussi  peu  de  tein[)s  que  vous  en  mettrez  à  brûler 
»  cette  lettre.  J'espère  que  vous  en  ferez  bon  usage;  je  le  demande  à 
))  Dieu,  que  je  prie  devons  couvrir  de  sa  sainte  protection  (1)  I  j) 

Lord  Monteagie  fut  étrangement  surpris  et  embarrassé  à  la  lecture 
de  cette  lettre.  Il  fut  d'abord  tenté  de  la  regarder  comme  une  mystifi- 
cation, (cependant,  il  se  dit  que  si  elle  reposait  sur  quelque  base,  ou 
que  seulement  quelque  mouvement  eiit  lieu,  sa  qualité  de  catlioliijue 
pouvait,  grâce  à  cette  lettre,  le  fiiire  impliquer  dans  un  procès  politi- 
que dont  il  aurait  bien  de  la  peine  à  se  tirer.  Il  jugea  donc  qu'il  était 
prudent  à  lui  d'aller  remettre  l'écrit  au  ministre  du  roi.  Cécil,  récem- 
ment créé  comte  de  Salisbury,  et  qui  dirigeait  toujours  les  affaires  de 
l'Angleterre,  pensa  ou  parut  penser  que  ce  n'était  là,  en  effet,  qu'une 
mauvaise  plaisanterie,  destinée  à  effrayer  lord  Monteagle.  Nous  disons 
qu'il  parut  penser  ceci  ;  car  plusieurs  ont  pensé  que  le  rusé  homme 
d'état  avait  jugé  à  propos,  dans  l'intérêt  de  sa  position,  de  laisser  à 
son  maître  tout  l'honneur  de  découvrir  une  conspiration  dont  on  a 
même  prétendu  qu'il  connaissait  tous  les  détails  avant  qu'il  en  eiit  dit 
un  mot  à  Jacques  I".  Quoi  qu'il  en  soit,  Jacques  prit  l'alarme;  on  sait 
que  la  bravoure  n'était  pas  le  fort  de  ce  monarque,  si  différent  de  ses 
ancêtres.  Son  intelligence  était  du  moins  digne  de  sa  haute  position. 
D'après  les  expressions  de  la  lettre  :  «  Un  coup  lejTible  qui  frappera 
sans  qu'on  sache  cVoù  il  pari  ;  un  danger  qui  passe  aussi  vile  qu'on 
brûlera  la  leltre  qui  le  signale,  «  lui  firent  croire  que  l'on  désignait 
ainsi  les  effets  de  la  poudre  et  d'une  mine.  Le  comte  de  Suffolk, 
lord-chambellan,  reçut  l'ordre  de  visiter  toutes  les  votâtes  qui  régnaient 
sous  la  partie  de  Westminster  où  se  rassemblaient  les  deu.v  chambres, 
et  toutes  les  caves  mêmes  qui  existaient  autour  de  l'enceinte  du  palais. 
11  fut  arrêté  en  conseil  qu'afin  de  ne  pas  donner  l'alarme  aux  auteurs 
du  complot,  s'il  en  existait  un,  et  pour  ne  pas  effrayer  inutilement  le 
peuple  anglais,  en  cas  qu'il  n'y  eût  rien  de  sérieux  au  fond  de  tout 

(1)  David  Hume,  Histoire  de  la  maison  de  Stuart,  règne  de  Jacques  I'^".  J.  A.  De 
îliou,  Histoire  universelle,  livre  CXXXV,  etc.,  etc. 

Uemarqunns  que  De  Thou  se  fait  aussi  l)ien  que  l'historien  anglais  l'accusateur  des 
Jésuites  qu'il  regarde  corume  les  complices  de  Catesby. 


152  HISTOIRE  DES  JÉSIITES. 

cela,  le  I()rd-chaml)cllan  ne  ferait  cette  visite  que  la  veille  de  la 
séance  royale,  et  de  nuit.  Les  conspirateurs  n'eurent,  en  effet,  aucun 
soupçon  que  leur  projet  fut  ainsi  éventé. 

Le  8  novembre  donc,  le  comte  de  Suffolk,  suivi  d'une  escouade 
de  gardes,  descendit  dans  les  caveaux  de  Westminster,  guidé  par 
Winhyard,  concierge  du  palais.  Le  grand-chambellan  étant  arrivé 
à  la  cave  où  les  conspirateurs  avaient  placé  leurs  barils  de  poudre, 
Winhyard  observa  qu'il  était  bien  extraordinaire  que  le  locataire  de 
cette  cave,  qui  n'habitait  que  rarement  Londres,  eût  fait  une  telle  pro- 
vision de  bois  et  de  charbon  ;  car  Robert  (latesby,  pour  cacher  les  ton- 
neaux de  poudre,  avait  fait  entasser,  par-dessus  et  tout  autour,  des  bû- 
ches, du  charbon  et  de  la  tourbe. 

—  Eh!  quel  est  le  nom  de  l'individu  à  qui  est  loué  ce  caveau?  de- 
manda le  grand-chambellan,  sans  attacher  beaucoup  d'importance  à  sa 
question.  Le  concierge  de  Westminster  répondit  qu'il  se  nommait  sir 
Thomas  Piercy. 

—  Un  parent  du  comte  de  Northumberland,  je  pense  ? 

—  Oui,  milord ,  répondit  un  huissier  du  palais  qui  avait  suivi  le 
grand-chambellan,  et  auquel  ce  dernier  avait  adressé  cette  question. 

—  Et  sans  doute  un  fervent  catholique  comme  le  chef  de  sa 
maison? 

—  On  l'assure,  milord,  répondit  encore  l'huissier  royal. 

—  Et  vous  dites,  maître  Winhyard,  que  cette  cave  est  justement 
située  sous  la  chambre  des  lords? 

Le  concierge  de  Westminster  répondit  affirmativement,  et  le  comte 
de  Sullolk,  <[ui  paraissait  depuis  un  instant  préoccu|)é  d'une  idée  sé- 
rieuse, et  qui  semblait  chercher  à  sonder  du  regard  les  coins  et  re- 
coins les  plus  obscurs  du  caveau,  ordonna  tout  à  coup  à  (iuel([ues-uns 
des  gardes  venus  avec  lui  qui  portaient  des  lanternes,  de  s'approcher, 
et  d'éclairer  une  sorte  de  réduit  praticpié  dans  l'épaisseur  d'une  pile 
de  grosses  bûches.  Dans  ce  coin,  à  la  lumière  des  lanternes,  on  aper- 
çut un  homme  qui,  se  voyant  l'objet  d'une  sorte  d'inquintion,  se  mit 
aussitôt  à  remuer  et  à  arranger  la  provision  de  combustibles,  tout  en 
chantonnant  entre  ses  dents,  avec  un  air  de  parfaite  indifférence.  Le 


HISTOIRE  DES  JÉSUITES.  1o3 

grnnd-cliamhcllan  lui  ayant  demandé  comment  il  se  nommait,  ([ui  il 
était,  et  ce  (|u'il  Taisait  là  à  cette  heure  de  nuit,  l'individu  interrogé 
répondit  sans  se  troubler,  et  avec  une  sorte  de  naïveté  bourrue  :  Qu'il 
s'appelait  Johnson,  était  domestique  de  sir  Tiercy,  locataire  de  la  cave 
et  d'une  maison  voisine,  dont  son  maître  l'avait  constitué  gardien  en 
son  absence  ;  et  qu'il  était  descendu  dans  le  caveau  pour  mettre  en 
bon  ordre  la  provision  de  combustibles  dont  il  avait  fait  empiète  pour 
les  besoins  de  sir  Piercy  1 

Pendant  que  cet  homme  faisait  cette  réponse,  le  comte  de  Suffolk 
l'e.vaminait  avec  attention  :  le  prétendu  domestique  de  sir  Piercy  por- 
tait des  vêtements  conformes  à  la  j-osilion  qu'il  indiquait  comme  la 
sienne  ;  cependant,  il  y  avait  dans  ses  yeux,  dans  son  attitude,  dans 
toute  sa  personne,  quelque  chose  de  fier  et  de  farouche  qui  semblait 
donner  un  démenti  à  l'humilité  de  ses  paroles.  La  figure  de  cet  indi- 
vidu était  surtout  remarquable  par  une  expression  d'énergie  peu  com- 
mune, encore  augmentée  par  de  nombreuses  cicatrices  qui  achevaient 
de  donner  un  caractère  presque  effrayant  à  la  physionomie  du  prétendu 
domestique.  D'ailleurs,  le  lord-chambellan  avait  vu  ou  cru  voir  un  in- 
stant dans  les  sombres  regards  de  cet  homme  une  expression  d'effroi, 
bientôt  remplacée  par  une  résolution  qui  allait  jusqu'à  l'égarement. 
Mais,  soit  qu'il  craignît  de  se  tromper,  soit  qu'il  redoutât  de  provoquer 
un  acte  désespéré  de  la  part  du  prétendu  Johnson,  le  comte  de  Suffolk 
sortit  du  caveau  sans  rien  dire  ;  mais  il  se  hâta  d'aller  faire  part  de  ses 
soupçons  au  comte  de  Salisbury  et  au  roi.  Ce  dernier  fut  si  vivement 
frappé  du  rapport  que  lui  fit  le  grand-chambellan,  qu'il  voulut  qu'on 
retournât  de  suite  à  la  cave,  et  qu'on  examinât  attentivement  si  elle  ne 
recelait  pas  autre  chose  que  du  bois  et  du  charbon  ;  ordre  était  aussi 
donné  de  s'assurer  de  la  personne  du  domestique,  réel  ou  supposé,  de 
sir  Piercy. 

Ce  fut  sir  Thomas  Rnevet,  juge  de  paix,   qu'on  chargea  de  cette 

nouvelle  perquisition  qui  fut  exécutée,  rapidement  et  secrètement,  vers 

le  milieu  de  la  nuit.  A  la  porte  de  la  cave,  sir  Thomas  Knevet  se 

heurta  contre  un  homme  qui  fut  reconnu  j)ar  Winhyard,  le  concierge 

de  A\  estminster,  lequel  accompagnail  oncote  le  juge  de  paix  délégué, 
II.  20 


154  HISTOIRE  DES  JÉSUITES, 

pour  le  même  iîuliMdu  qui  se  prétendait  domestique  de  sir  Thomas 
Piercy  et  gardien  de  la  propriété  de  celui-ci.  Sir  Thomas  Knevet  or- 
donna à  ses  constables  de  se  saisir  de  cet  homme,  ce  qui  fut  fait  mal- 
gré la  résistance  désespérée  du  prétendu  Johnson.  Dans  la  lutte,  un 
poignard  et  un  pistolet  tombèrent  de  dessous  les  vêtements  de  l'indi- 
vidu arrêté,  et  l'on  vit  ensuite  qu'il  était  botté  et  éperonné  comme  un 
homme  qui  se  dispose  à  entreprendre  un  voyage  ;  ceci  devait  naturel- 
lement paraître  suspect,  surtout  eu  égard  à  l'heure.  On  fouilla  le  pré- 
tendu Johnson  avec  sévérité,  mais  on  ne  trouva  rien  sur  lui,  qu'un 
morceau  d'amadou,  trois  mèches  incendiaires,  et  un  chapelet. 

Pendant  ce  temps,  sir  Thomas  Knevet  était  entré  dans  la  cave,  et 
faisait  remuer  par  ses  gens  les  combustibles  de  toute  espèce  qui  l'en- 
combraient. Un  grand  cri  poussé  par  un  des  constables  rassembla 
toute  l'escorte  avec  son  chef  autour  d'un  des  travailleurs  qui  montrait 
alors,  à  la  lueur  d'une  lanterne,  qu'il  venait  de  retirer  vivement,  un 
petit  baril  qu'il  avait  ouvert  et  qui  était  plein  de  poudre. 

—  Oui,  cherchez  bien,  dit  une  voix  sombre  qui  se  fit  entendre 
alors,  ch(>rchez  bien,  vous  n'avez  encore  trouvé  que  le  plus  petit  des 
œufs  que  je  gardais  ;  mais  si  j'avais  été  libre  quelques  instants  de  plus, 
vous  n'auriez  pas  même  trouvé  le  nid  ! 

Le  juge  de  paix  se  tourna  vers  l'homme  arrêté  par  ses  agents,  et  lui 
demanda  ce  que  signifiaient  les  paroles  qu'il  venait  de  prononcer. 

—  Par  notre  saint-père  le  pape,  répondit  le  faux  Jolmson  avec 
une  froide  ironie,  mes  paroles  signifient  tout  bonnement  que  si  vous 
étiez  arrivé  un  instant  plus  tard,  j'aurais  pu  entrer  librement  dans  ce 
caveau,  allumer  le  morceau  d'amadou,  et  avec  lui  les  trois  mèches 
que  vous  m'avez  prises  et  que  j'eusse,  au  préalable,  placées  près  d'une 
traînée  de  poudre  bien  disposée  et  serpentant  au  milieu  de  certains 
tonneaux  que  vous  allez  voir  tout  à  l'heure,  lesquels  contiennent  une 
boisson  qui  eût  éteint  à  jamais  la  soif  du  plus  altéré  membre  de  notre 
bien  aimé  Parlement  1... 

Ici  l'homme  arrêté  fit  entendre  un  ricanement  lugubre.  Sir  Tho- 
mas Knevet  donna  ordre  que  le  déblaiement  et  les  recherches  conti- 
nuassent. Bientôt,  comme  les  paroles  du  prétendu  domestique  de  sir 


Lith  à  Arlus  r.  de  la  Harpe  So. 


Conspiration   des  Poudre 


nisroiriK  dks  jksuitfis.  155 

Picrcy  avaient  pu  \o  faire  présumer,  ow  trouva  ies  tonneaux  et  barils 
de  poudre  placés  dans  la  rave  par  Catesby  et  ses  complices. 

Sir  Tliomas,  comprenant  toute  l'importance  de  la  découverte,  se 
liAla  de  retourner  avec  son  prisonnier  auprès  du  comte  de  Salisbury, 
après  avoir  eu  soin  de  laiss(;r  une  forte  escouade  à  la  garde  de  la  fa- 
meuse cave.  Il  était  alors  quatre  heures  du  matin.  Cependant,  le  mi- 
nistre Cécil  se  rendit  sur-le-champ  dans  l'appartement  du  roi,  qu  on 
éveilla,  lui  fit  part  de  tout  ce  qu'il  venait  d'apprendre,  et  concerta  avec 
lui  les  mesures  que  la  prudence  conseillait.  Bientôt  le  bruit  de  la  dé- 
couverte heureuse  d'un  complot  si  affreux  se  repandit  dans  le  palais, 
et  bientôt  dans  toute  la  ville  de  Londres.  Le  faux  Johnson,  traîné 
devant  le  roi  et  son  conseil  immédiatement  assemblé,  déclara  se  nom- 
mer Guy  Fawkes,  et  avoua  hautement  sa  part  dans  le  complot  qui 
menaçait  la  vie  du  roi,  de  la  famille  royale  et  des  représentants  de  la 
(Ïrande-Bretagne.  Il  soutint  divers  interrogatoires  avec  une  intrépi- 
dité mêlée  de  mépris,  répondant  à  ce  que  lui  demandait  le  lord-cham- 
bellan u  s'il  ne  se  repentait  pas?»  —  Si  fait,  répliqua  Guy  Fawkes, 
je  me  repens  de  n'avoir  pas  mis  le  feu  aux  poudres  lorsque  Votre  Grâce 
vint  me  rendre  visite.  C'aurait  toujours  été  une  consolation  ! 

11  refusa  d'abord  fermement  de  nommer  ses  complices,  ce  qu'il  ne 
fit,  du  reste,  que  lorsqu'il  apprit  la  mort  ou  l'arrestation  de  ceux-ci. 

Catesby  avait  été  informé  par  ses  espions  de  l'alarme  causée  par 
la  lettre  adressée  à  lord  Monteagle.  Cependant,  lui  et  ses  amis  étaient 
restés  tranquillement  à  Londres,  espérant  que  la  connaissance  du  com- 
plot échapperait  à  la  surveillance  bientôt  endormie  des  ministres.  Mais, 
lorsqu'il  apprit  la  visite  du  lord-chambellan  à  la  fameuse  cave,  Catesby 
réunit  les  conjurés  qui  se  trouvaient  à  Londres,  et  tint  conseil  avec  eux 
sur  la  conduite  qu'ils  devaient  suivre.  Comme  ils  d'iibéraient,  un  affidé 
du  Père  Tesmund  vint  les  prévenir  que  Fawkes  était  arrêté,  et  les  en- 
gager à  pourvoir  à  leur  sûreté,  comme  avaient  fait  ou  allaient  le  faire 
les  Jésuites,  qui  comj)taient  se  réfugier  sur  le  continent.  Mais  Catesby 
n'était  pas  homme  à  fuir.  Il  avait  juré  de  réussir  dans  son  projet,  ou 
de  mourir  ;  il  sut  faire  partager  sa  résolution  désespérée  à  ses  com- 
plices, sur  lesquels,  ainsi  que  nous  l  avons  déjà  dit,  il  avait  un  grand 


I5G  HISTOIRE  DES  JÉSUITES, 

ascendant.  Il  leur  fit  espérer,  peut-être  espérait-il  lui-môme,  que  le 
peuple  anglais,  mécontent  de  Jacques  Stuart,  qui  favorisait  trop  ses 
sujets  Écossais,  que  les  catholiques  surtout  allaient  se  lever  au  pre- 
mier cri  bien  prononcé  de  rébellion,  autour  de  la  bannière  qu'ils 
verraient  déployée.  Us  se  hâtèrent  donc  de  monter  à  cheval  et  pas- 
sèrent dans  les  comtés  de  Warwick  et  de  Worcester,  où  Digby  avait 
déjà  pris  ouvertement  les  armes;  mais  la  jeune  princesse  Elisabeth  lui 
avait  échappé.  Soit  horreur  pour  les  conjurés,  soit  affection  pour  le 
roi,  Catesby  ne  vit  guère  que  quelques  individus  accourir  à  ses  côtés. 
Suivant  l'historien  anglais  Hume,  les  conspirateurs  avec  leurs  parti- 
sans ne  furent  jamais  plus  de  quatre-vingts  ;  De  ïhou  porte  leur 
nombre  à  cent. 

Ce  fut  avec  cette  force  si  minime,  que  Catesby  eut  bientôt  à  lutter 
contre  le  schérif  du  comté  de  Worcester,  Richard  Walsh,  qui  accou- 
rait à  la  tête  de  plusieurs  milliers  de  soldats  ;  car,  dans  la  nuit  même 
de  l'arrestation  de  Fawkes,  les  ministres  de  Jacques  avaient  donné 
l'ordre  à  tous  les  gouverneurs  et  schérifs  de  se  rendre,  avec  le  plus  de 
célérité  possible,  dans  leurs  circonscriptions  respectives.  Les  conspira- 
teurs se  virent  bientôt  acculés  et  assiégés  dans  le  château  d'un  d'eux, 
StephenLittleton.  Catesby  leur  fit  jurer  qu'ils  ne  se  rendraient  pas;  et 
tous  s'apprêtaient,  en  effet,  à  mourir  en  vendant  chèrement  leur  vie, 
lorsqu'un  accident  les  priva  de  cette  dernière  consolation. 

Comme  ils  se  préparaient  à  l'attaque,  et  tandis  qu'ils  faisaient  sé- 
cher une  partie  de  leur  poudre  qui  avait  été  mouillée,  le  feu  y  prit,  et 
quelques-uns  des  conjurés  furent  même  affreusement  brûlés.  Les 
troupes  royales  n'eurent  plus  de  peine  alors  à  pénétrer  dans  le  château. 
IjCS  deux  Wright  furent  massacrés  sur-le-champ;  Grant,  Digby, 
Roockwood,  et  Bâtes,  le  valet  de  Catesby,  furent  faits  prisonniers. 
Robert  Winter,  Trcsham,  Littleton  et  quelques  autres  parvinrent  à 
s'échapper  ;  mais  presque  tous  furent  repris  quelque  temps  après. 
Catesby,  suivi  de  Piercy  et  de  Thomas  Winter,  se  retira  et  se  barri- 
cada dans  une  tourelle  d'où  on  ne  put  les  débusquer.  On  fut  obligé 
de  placer  autour  de  la  position  les  meilleurs  tireurs  des  assiégeants, 
qui  tuèrent  Catesby  et  Piercy,  à  coups  de  mousquet.  Alors,  il  fut  pos- 


[IISTOIIIK  DES  .TKSUITES.  157 

siblc  (l'enlrer  dans  la  tourelle  où  Thomas  Winter,  blessé  «rièvcment, 
fut  (i»it  prisonnier,  et  conduit  à  la  Tour  de  Xondres,  avec  les  autres 
conjurés  encore  vivants. 

l.e  procès  de  ces  derniers  s'instruisit  rapidement.  A  l'exception  du 
seul  l'awkes,  aucun  ne  fut  soumis  à  la  question  ;  cependant,  tous  firent 
l'aveu  de  leur  crime.  Fawkes  lui-même,  soit  par  lassitude,  soit  qu'il 
ne  craignît  plus  de  compromettre  ses  amis,  fit  des  aveux  complets. 
Kverai'd  Digby,  celui  des  conspirateurs  qui  avait  joui  de  la  ])lus  grande 
considération,  convint  de  ce  dont  on  l'accusait.  Mais  il  prétendit  y 
avoir  été  poussé  par  la  conduite  trompeuse  du  roi,  (jui,  après  avoir 
promis  aux  catholiques,  lors  de  son  avènement  à  la  couronne,  de  leur 
accorder  la  liberté  de  conscience  et  l'exercice  public  de  leur  religion, 
avait  ensuite  manqué  à  cette  promesse.  On  lui  fit  observer  que  le  roi 
n'avait  rien  promis  de  semblable  et  que,  d'ailleurs,  en  admettant 
qu'il  l'eût  fait,  le  tort  de  n'avoir  pas  tenu  cet  engagement  ne  rendait 
pas  les  conspirateurs  moins  coupables  d'avoir  formé  un  si  affreux  pro- 
jet, enveloppant  dans  son  réseau  de  mort  non  pas  seulement  le  chef  et 
les  principaux  de  l'Etat,  mais  encore  des  individus  qui  n'avaient  rien 
fait  contre  les  catholiques,  des  catholiques  même  et  des  amis  et  pa- 
rents des  conjurés.  Digby  en  convint,  et  dit  que  le  crime  était  horri- 
ble, méritait  la  mort,  et  qu'il  s'en  repentait  vivement. 

Les  accusés  furent  déclarés  atteints  et  convaincus  du  crime  de  haute- 
trahison.  La  plupart  subirent  leur  peine.  Digby,  Robert  Winter, 
Grant  et  Bâtes  furent  exécutés  le  30  janvier,  près  de  la  porte  occi- 
dentale de  l'église  de  Saint-Paul  de  Londres.  Le  51,  Roockwood, 
Keyes,  Thomas  Winter  et  Fawkes  passèrent  à  leur  tour  par  les  mains 
du  bourreau  sur  la  place  du  vieux  palais,  près  de  la  grande  salle  de 
W  estminster,  lieu  ordinaire  des  séances  du  Parlement.  Les  plus  cou- 
pables parmi  les  autres  conjurés  arrêtés  furent  retenus  quelque  temps 
en  prison  (1  ),  après  quoi  ils  furent  à  jamais  bannis  de  tout  le  royaume 

(1)  Le  comte  de  Northumberland ,  parent  de  Piercy  et  soupçonné  d'avoir  eu  con- 
naissance de  la  conspiration  ,  resta  prisonnier  pendant  plusieurs  années.  Les  lords 
Mordaunt  et  Sturlon  furent  condamnés,  le  premier  à  dix  mille,  le  second  à  quatre  mille 
livres  sterling,  2o0,000  et  100,000  fr.  environ,  argent  de  France. 


158  HISTOIRE  DES  JÉSUITES. 

britannique.  Quelques-uns  de  ces  exilés  vinrent  en  Franco,  où  on  les 
reçut  bien  par  l'ordre  du  roi,  auprès  duquel  les  Jésuites  étaient  alors 
en  grande  faveur,  on  sait  pourquoi  et  comment.  De  Vie,  le  gouver- 
neur de  Calais,  ayant  dit  à  ces  malheureux  qu'il  plaignait  leur  triste 
sort,  mais  que  la  bonté  de  son  roi  leur  rendait  une  patrie  pour  celle 
qu'ils  avaient  perdue  :  «Nous  ne  regrettons  pas  notre  patrie,  répondit 
un  de  ces  hommes...  la  seule  chose  que  nous  regrettions,  c'est  de 
n'avoir  pas  réussi  dans  le  grand  et  salutaire  projet  que  nous  avions 
formé! ...»  De  Thou,  qui  rapporte  celte  particularité  (1),  qu'il  dit 
tenir  du  gouverneur  de  Calais  lui-même,  ajoute  :  «De  Vie  me  disait 
en  me  racontant  ceci,  que  peu  s'en  fallut  qu'il  ne  fît  jeter  dans  la 
mer  l'individu  qui  osait  se  vanter  ainsi  de  son  crime.» 

Tel  est  l'événement  célèbre  qui,  dans  l'histoire,  a  reçu  le  nom  de 
Conspiration  des  Poudres.  Nous  arrivons  maintenant  à  ce  qui,  dans 
la  pensée  du  crime,  dans  son  commencement  d'exécution,  dans  le  pro- 
cès qui  s'ensuivit,  et  dans  le  châtiment  des  coupables,  est  plus  intime- 
ment relatif  à  l'histoire  des  Jésuites. 

Les  écrivains  de  la  Compagnie  ont  fait  tous  leurs  efforts  pour  prou- 
ver que  celle-ci  avait  été  complètement  étrangère  au  complot  de  Ca- 
tesby  et  de  ses  complices.  Il  est  pourtant  certain  que  si  le  projet  de 
Catesby  ne  lui  fut  pas  souillé  par  le  Père  Carnet,  ou  par  tout  autre 
Jésuite,  le  chef  de  la  Mission  d'Angleterre  et  ses  acolytes  reçurent 
au  moins  la  contîdence  de  la  consj)iration.  H  est  parfaitement  prouNé, 
par  exemple,  que  quelques-uns  des  conspirateurs,  répugnant  à  re- 
courir au  terrible  expédient  qui  devait  débarrasser  d'un  seul  coup  le  ca- 
tholicisme de  tous  ses  principaux  ennemis,  et  cela,  non  à  cause  de  l'hor- 
reur que  l'horrible  projet  eût  dû  leur  inspirer,  mais  parce  que  ce  pro- 
jet menaçait  également  de  mort  leurs  parents  et  amis  catholiques  (|ui 
se  trouvaient  dans  le  Parlement,  Catesby,  pour  faire  disparaître  ce  sin- 
gulier scrupule,  s'adressa  aux  Jésuites,  qui  décidèrent  sur  ce  cas  de 
conscience  ainsi  que  s'y  était  bien  attendu  le  chef  de  la  conspiration. 

Jx's  Jésuites  eux-mêmes  ont  été  forcés  d'admettre  l'existence  de  ce 

(1)  Histoire  universelle  ,  livre, CXVXV. 


HISTOIRE  DES  JÉSUITES.  159 

fait  capital  ;  seulement,  ils  ont  prétendu  que  les  conjurés  avaient  lait 
part  au  Père  Garnet  de  leurs  scrupules,  en  les  couvrant  d'un  voile 
allégorique  à  travers  lequel  le  Révérend  ne  pouvait  apercevoir  la  vé- 
rité tout  entière.  Suivant  eux,  le  cas  de  conscience  présenté  à  la  déci- 
sion de  Garnet  était  ainsi  formulé  :  «  Supposé  que  dans  une  forteresse 
pleine  d  hérétiques  à  laquelle  des  catholiques  vont  donner  assaut  se 
trouvent  quelques  individus  enfants  de  la  seule  véritable  Eglise  :  pour 
que  ces  derniers  ne  soient  pas  frappés  de  la  mort  qui  menace  les  héré- 
tiques, les  catholiques  doivent-ils  renoncer  à  leur  triomphe  et  au 
triomphe  de  Dieu,  ou  doivent-ils  en  sûreté  de  conscience  donner  l'as- 
saut? »  Ils  le  peuvent,  fut-il  répondu  par  (îarnet  et  ses  casuistes,  qui 
assurèrent  ensuite  avoir  cru  au  motif  littéral  de  la  consultation  et 
n'avoir  pas  soupçonné  qu'il  s'agissait  d'autre  chose  que  d'une  forte- 
resse. Malheureusement  pour  cette  belle  invention,  il  est  prouvé  par 
j)lusieurs  témoignages,  et  les  écrivains  de  la  Compagnie  ne  le  nient 
même  pas,  généralement,  que  Garnet,  Tesmund  et  Gérard  étaient  les 
confesseurs  de  Catesby  et  de  la  plupart  de  ses  complices.  Ainsi,  ils 
devaient  savoir  quels  étaient  les  projets  de  ceux-ci,  et,  avec  le  plus 
petit  effort  d'imagination ,  il  semble  qu'ils  pouvaient  sur-le-champ 
identifier  l'assaut  de  la  forteresse  du  cas  de  conscience,  avec  la  mine 
du  palais  de  Westminster,  le  roi  et  ses  pairs  protestants,  avec  les  sol- 
dats hérétiques  de  la  fiction  pieuse  :  les  Jésuites  anglais  avouèrent 
même  avoir  dit  des  messes  pour  la  réussite  d'un  projet  formé  par  Ca- 
tesby et  ses  amis,  mais  que  ceux-ci,  assurent-ils,  leur  cachèrent  tou- 
jours ;  ce  qui  semble  bien  extraordinaire ,  ce  que  nous  ne  croyons 
pas,  pour  notre  part,  ce  que  démentent  les  aveux  de  quelques-uns  des 
accusés,  ainsi  que  le  soin  que  prirent  les  Pères  Gérard,  ïesmund  et 
Garnet,  de  sortir  de  Londres  et  de  se  bien  cacher,  quelque  temps 
avant  le  jour  fixé  pour  l'explosion  de  la  mine. 

Mais  suivant  De  Thou,  on  aurait  les  aveux  même  de  Garnet  à  ob- 
jecter à  ses  défenseurs  et  à  ceux  de  son  Ordre  ;  voici  comment.  Le  15 
janvier  1606,  le  gouvernement  anglais,  persuadé  que  les  Jésuites 
étaient  les  véritables  fauteurs  de  la  conspiration  découverte^  lança  con- 
tre eux  un  édit  où  l'on  promettait  une  récompense  à  quiconque  arrô- 


160  HISTOIRE  DES  JÉSUITES, 

terait  les  Pères  Gérard,  Garnct,  Tesmund  et  Oldcorne  ;  ce  dernier  se 
cachait  sous  le  nom  de  Hall  :  nous  avons  dit  que  Tesmund  se  faisait 
appeler  Greenwil,  et  Gérard,  Hall.  Ces  deux  derniers  échappèrent  à 
toutes  les  recherches,  et  parvinrent  à  gagner  le  continent.  Garnet  et 
Oldcorne  furent  moins  heureux  :  on  les  arrêta  à  KenUp  chez  un  ca- 
tholique nommé  Abbington.  Les  deux  Jésuites  furent  transportés  à 
Londres,  où  on  les  enferma  dans  la  prison  de  la  Tour,  avec  un  valet 
du  Père  Garnet  arrêté  en  même  temps  que  son  maître.  On  instruisit 
sur-le-champ  le  procès  des  Jésuites  prisonniers.  Les  deux  Jésuites  com- 
mencèrent par  tout  nier  vaillamment.  Alors,  dit  De  Thou,  pour  ob- 
tenir des  aveux  on  eut  recours  à  ce  moyen  extra-légal  :  on  mit  auprès 
de  Garnet  un  homme  qui  se  présenta  à  ce  dernier  comme  un  catholi- 
que fervent  et  un  ennemi  forcené  du  roi  Jacques  et  de  tous  ses  héré- 
tiques partisans.  Garnet  se  laissa  tromper  par  cet  homme  auquel  il 
confia  diverses  lettres  dans  lesquelles,  sans  s'avouer  précisément  cou- 
pable, il  en  disait  cependant  assez  pour  faire  asseoir  contre  lui  une 
accusation  de  complicité  avec  Catesby  et  les  autres  conjurés.  Ensuite, 
on  le  laissa  communiquer  avec  le  Jésuite  Oldcorne,  librement  en  ap- 
parence, quoique  secrètement  et  à  l'insu  de  tous,  le  Père  Garnet  le 
croyait  du  moins;  mais  des  témoins  apostés  entendirent  toutes  les 
paroles  qu'échangèrent  les  deux  prisonniers.  Lorsqu'il  apprit  ensuite 
ces  diverses  circonstances  assez  peu  honorables,  du  reste,  pour  Jac- 
ques et  ses  ministres,  et  qui  ne  sont  excusables  qu'en  vue  de  la  du- 
plicité habituelle  de  ceux  contre  lesquels  elles  eurent  lieu,  le  Père 
Garnet  fit  enfin  des  aveux  assez  étendus.  Il  convint  que  son  confrère 
Tesmund  lui  avait  confié  le  secret  de  la  conspiration,  mais  en  confes- 
sion seulement,  et  qu'ainsi  il  n't.vait  pu  rien  révéler  ;  que  Catesby 
avait  également  voulu  l'instruire  de  tout  ;  mais  qu'il  s'y  était  toujours 
refusé,  ainsi  que  le  Saint-Père  lui  avait  recommandé  de  faire. 

Il  paraît  que,  sur  ce  dernier  point,  Garnet  ne  dit  pas  la  vérité.  De 
l'aveu  môme  d'écrivains  favorables  à  la  Compagnie  de  Jésus,  Catesby 
redoutant,  soit  une  indiscrétion,  soit  une  dénonciation  des  Jésuites 
qu'il  devait  bien  connaître,  aurait  à  dessein  instruit  Garnet  de  la  con- 
spiration, alin  de  s'assurer  ainsi  de  sa  discrétion.  Catesby  pensait  en- 


HISTOIRE  DES  JÉSUITES.  161 

chaîner  ainsi  le  Jésuite  à  son  projet  dont  il  le  forçait  par  là  à  courir  les 
chances  ;  la  connaissance  de  ce  projet,  s'il  était  découvert,  étant  suffi- 
sante pour  rendre  Garnet  coupable  aux  yeux  du  gouvernement  anglais. 

Du  13  février  au  26  mars,  Henri  Garnet  fut  interrogé  vingt-six 
fois.  Le  célèbre  jurisconsulte  anglais.  Coke,  procureur-général  de  la 
Cour  de  justice,  conclut  à  la  condamnation  de  l'accusé.  Garnet  fut  en 
effet  déclaré  coupable  de  haute  trahison.  L'arrêt  fut  exécuté  le  5  mai. 
Garnet,  assure  De  Thou,  soutint  jusqu'au  dernier  moment  qu'il  avait 
horreur  de  la  conspiration,  qu'il  la  regardait  comme  une  monstrueuse 
pensée,  et  que  son  seul  crime  était  de  n'avoir  pas  osé  la  révéler  ;  que 
d'ailleurs,  la  mort  qu'il  allait  souffrir  lui  faisait  moins  de  peine  que  la 
pensée  que  c'étaient  des  catholiques  qui  étaient  les  auteurs  de  ce  détes- 
table complot.  Il  est  possible,  à  la  rigueur,  que  le  Père  Garnet  eût  été 
poussé  malgré  lui  par  les  ordres  venus  du  chef  de  sa  Compagnie,  ou  par 
l'habileté  de  Catesby,  à  entrer  dans  le  complot  qui  causa  sa  mort.  Le 
valet  qui  avait  été  arrêté  avec  lui,  afin  de  ne  pas  se  laisser  arracher  des 
aveux  qui  eussent  pu  compromettre  son  maître  et  l'Ordre  tout  entier 
des  Jésuites,  se  donna  la  mort  dans  sa  prison.  Il  s'ouvrit  le  ventre  avec 
un  mauvais  couteau  sans  pointe,  et  mourut  malgré  les  secours  qu'on 
lui  donna.  Le  Père  Oldcorne  fut  ensuite  pendu.  Suivant  Rapin  (1), 
ce  dernier  Jésuite,  laissé  en  liberté,  aurait  été  pris,  jugé,  condamné  et 
exécuté  pour  avoir  dit  publiquement  :  «  Que  le  mauvais  succès  de  la 
conspiration  n'en  rendait  pas  le  dessein  moins  juste  I  » 

Quatre  ans  après  l'exécution  de  Garnet,  un  Jésuite,  nommé  André 
Eudaimon,  de  Candie,  publia  avec  l'approbation  d'Aquaviva,  général 
de  la  Compagnie,  une  Apologie  du  supérieur  de  la  Mission  d'Angle- 
terre, où  il  s'efforçait  d'établir  l'innocence  de  son  confrère.  Mais  tout 
ce  qu'il  peut  trouver  de  mieux  pour  la  justification  de  Garnet,  c'est 
que  ce  dernier  n'avait  entendu  parler  de  la  conspiration  que  dans  le 
confessionnal,  et  que  d'ailleurs  le  ciel  montra  par  un  beau  miracle 
comme  quoi  il  était  content  de  la  conduite  du  supplicié  ;  le  panégy- 
riste relate  gravement  et  longuement  ce  prodige  que  nous  raconterons 


(1)  Histoire  d'Angleterre,  tome  vu,  pages  42  et  49. 

II.  21 


1G2  HISTOIRE  DES  JÉSUITES, 

en  quelques  mots.  Un  catholique,  témoin  de  l'exécution  du  Père  Car- 
net, et  voulant  avoir  des  reliques  de  ce  martyr,  ramassa  un  épi  de  blé 
sur  lequel  étaient  tombées  quelques  gouttes  du  sang  de  ce  nouveau 
saint;  car,  aux  termes  de  l'arrôt,  le  bourreau,  après  avoir  pendu  le  Jé- 
suite, et  tandis  qu'il  vivait  encore,  lui  avait  ouvert  la  poitrine,  pour 
en  tirer  le  cœur,  qui  devait  être  brûlé.  «  Or,  assure  l'auteur  de  l'Apolo- 
gie, il  arriva  que  la  femme  de  ce  pieux  catholique  ayant  précieuse- 
ment renfermé  la  relique  dans  un  vase  de  cristal,  on  s'aperçut  que  le 
sang  tombé  sur  l'épi  figurait  admirablement  tous  les  traits  du  bien- 
heureux Henri  Garnet  !  »  Les  Jésuites  firent  grand  bruit  du  miracle, 
qui  leur  fut  contesté  par  les  uns,  et  dont  les  autres  prétendirent  donner 
une  explication,  en  disant  que  le  portrait  d'un  Jésuite  qui  avait  failli 
faire  couler  tant  de  sang  ne  pouvait  se  dessiner  qu'avec  du  sang!... 

Les  Pères  Tesmund  et  Gérard,  déclarés  coupables,  comme  leur  chef, 
surent  se  soustraire  au  glaive  des  lois,  nous  l'avons  dit.  Ils  essayèrent 
aussi  de  se  justifier;  mais  ils  furent  moins  heureux  en  ceci.  Le  P. 
Gérard,  qui  avait  célébré  une  messe  pour  les  conspirateurs  et  qui  les 
avait  communies  de  sa  main,  écrivit  qu'il  ne  savait  pas  dans  quelle  in- 
tention cette  messe  et  cette  communion  lui  avaient  été  demandées  par 
Catesby  et  ses  amis.  Mais  Bâtes,  le  valet  de  Catesby,  avait  avoué  que 
ce  Jésuite  avait  eu  souvent  des  conférences  avec  son  maître  peu  de  jours 
avant  l'époque  où  la  mine  devait  faire  explosion  ;  il  est  donc  fort  peu 
probable  qu'il  ne  sût  rien  du  complot.  Remarquons  encore  que  ce  fut 
chez  un  parent  de  Tresham,  un  des  accusés,  que  Garnet  fut  arrêté. 
On  a  suj)posé  que  ce  fut  ce  Tresham  qui  écrivit  à  lord  Monteagle  la 
fameuse  lettre  qui  fit  tout  découvrir.  Quelques-uns  ont  cru  que  cette 
lettre  était  de  pure  invention  ;  ceux-ci,  favorables  aux  Jésuites,  ont 
même  assuré  que  toute  la  conspiration  fut  l'œuvre  de  Gécil,  comte  de 
Salisbury,  qui  voulait  se  rendre  nécessaire  au  roi  Jacques  ;  ceux-là, 
plus  impartiaux,  ont  supposé  que  ce  ne  fut  pas  une  lettre  si  peu  claire 
qui  avertit  Jacques  Stuart,  mais  bien  une  révélation  complète  d'un  des 
conjuras,  laquelle  fut  faite  à  Cécil,  qui  n'en  parla  pas  au  monarque 
anglais,  afin  de  lui  laisser  tout  l'honneur  de  la  découverte  du  complot. 
Il  y  aura  toujours  un  certain  mystère  répandu  sur  cette  partie  de 


HISTOIRE  DES  JÉSUITES.  163 

riiLsloire  anglaise;  mais,  à  travers  le  voile  dont  réloigncment grossit  les 
plis,  on  eu  voit  assez  encore  pour  condamner  les  Jésuites,  comme  com- 
plices sinon  comme  auteurs  de  la  fameuse  Conspiration  des  Poudres. 

On  comprend  dès  lors  l'exécration  et  la  haine  que  la  nation  an- 
glaise porte  aux  Jésuites.  Après  la  découverte  de  la  conspiration,  Jac- 
ques 1"  ne  garda  plus  aucune  mesure  envers  la  Compagnie  de  Jésus  ; 
il  eu  proscrivit  de  nouveau,  et  plus  sévèrement,  les  membres.  Quel- 
ques-uns, entre  autres  Thomas  Carnet,  neveu  de  l'ex-chef  de  la  mis- 
sion d'Angleterre,  ayant  osé  braver  la  défense  et  le  châtiment,  furent 
condamnés  au  dernier  supplice.  Les  Jésuites  se  vengèrent  de  Jacques 
en  révélant  quelques  avances  que  ce  prince  avait  faites  au  pape  dans  le 
temps  qu'il  n'était  encore  que  roi  d'Ecosse.  Le  cardinal  Bellarmin 
aiguisa  sa  plume  de  sophiste  pour  prouver  ce  fait  et  quelques  autres  qui 
devaient  faire  soupçonner  Jacques  à  ses  sujets  protestants,  mais  qui, 
certes,  ne  diminuaient  pas  l'odieux  qui  pesait  sur  tes  Jésuites. 

La  Compagnie  de  Jésus  ne  tenta  plus  dès  lors  de  s'établir  de  nou- 
veau dans  le  royaume  britannique,  que  sous  le  règne  de  Charles  I", 
fds  et  successeur  de  Jacques  Stuart.  Ce  prince  avait  épousé  une  ca- 
tholique, et  il  semble  avoir  eu  la  pensée  de  se  rapprocher  de  Rome, 
ainsi  qu'on  l'en  a  accusé.  Le  fameux  Lawd,  évêque  de  Londres,  au- 
quel Charles  donna  une  grande  part  dans  la  direction  des  affaires  ecclé- 
siastiques, fit  prendre  une  nouvelle  intensité  aux  soupçons  que  l'Angle- 
terre avait  conçus  sur  son  souverain.  Lawd  rapprocha  autant  qu'il  le 
put  les  cérémonies  de  l'Église  épiscopale  d'Angleterre  de  celles  de 
Home.  Il  paraît  que  les  Jésuites  essayèrent  de  mettre  ce  prélat  angli- 
can en  relation  avec  Rome.  Ils  lui  proposèrent  même  secrètement, 
dit-on,  le  chapeau  de  cardinal  de  la  part  du  pape.  Mais  Lawd  refusa  :  il 
ne  croyait  pas  encore  le  moment  opportun,  et,  probablement  aussi,  il 
eût  voulu  obtenir  du  Saint-Siège  des  concessions  qui  lui  eussent  faci- 
lité la  réunion  des  deux  Églises.  Un  certain  Prynne,  ayant  osé  signaler 
les  tendances  de  la  cour  et  les  projets  de  Lawd,  eut  les  deux  oreilles 
coupées,  vit  sa  fortune  confisquée  et  lui-même  jeté  dans  une  prison 
qui  devait  être  perpétuelle.  Mais  les  mesures  extrêmes,  loin  de  pré- 
venir le  danger,  ne  font  souvent  que  le  faire  arriver  plus  tôt.  L'An- 


IGi  HISTOIRE  DES  JÉSUITES, 

gleterre  fait  entendre  un  sourd  murmure  de  mécontentement,  qui 
bientôt  se  change  en  une  clameur  formidable.  Charles  y  répond  en 
élevant  à  l'archevêché  de  Cantorbéry,  c'est-à-dire  à  la  plus  haute 
dignité  ecclésiastique  du  royaume,  ce  même  Lawd  qui  passe  pour 
préparer  la  voie  par  laquelle  le  papisme,  comme  disaient  les  An- 
glais, doit  rentrer  triomphant  dans  la  Grande-Bretagne.  Charles, 
d'un  caractère  impérieux,  penchait  intérieurement,  dit-on,  pour  le 
dogme  catholique,  qui  accorde  aux  rois  des  privilèges  imprescriptibles, 
et  qui  leur  apprend  qu'ils  tiennent  leur  couronne,  non  du  vœu  de  la 
nation,  mais  de  Dieu  seul.  Bientôt,  des  ferments  de  discorde  politique 
vinrent  s'unir  aux  ferments  des  querelles  religieuses.  L'Ecosse  remue 
déjà,  l'Irlande  se  révolte,  et  fait  couler  des  flots  de  sang  hérétique  que 
laveront  bientôt  des  flots  de  sang  catholique.  En  1641,  eut  lieu  la 
grande  révolte  de  Boger  More  et  de  Phélim  O'Neale,  dans  laquelle, 
au  rapport  de  David  Hume,  historien  anglais  et  protestant,  il  est 
vrai,  les  catholiques  irlandais  commirent  de  nombreuses  atrocités. 

On  sait  que  Charles  I"  mourut  sur  un  échafaud.  Les  Jésuites  ont 
été  accusés  d'avoir  contribué  à  cette  mort  par  leurs  intrigues,  et  cette 
accusation  n'est  pas  sans  fondement.  Les  Jésuites  poussèrent,  en  effet, 
autant  que  cela  était  en  leur  pouvoir,  le  malheureux  monarque  dans  la 
voie  fatale  qui  lui  coula  le  trône  et  la  vie,  mais  qui,  s'il  eût  pu  arriver 
jusqu'au  bout,  lui  eût  permis  de  lever,  sur  la  Grande-Bretagne,  un 
sceptre  despotique  et  de  droit  divin,  à  l'abri  duquel  le  catholicisme 
eût  pu  espérer  son  rétablissement,  et  les  Jésuites  un  triomphe.  Au 
milieu  du  fracas  des  armes  qui  retentissait  à  cette  époque  dans  les  trois 
parties  de  l'empire  Britannique,  on  entendit,  en  effet,  s'élever  plus 
d'une  fois  le  cri  des  Bévérends  Pères  animant  les  combattants.  Quel- 
ques-uns d'entre  les  meneurs  en  robe  noire  y  moururent  à  la  peine, 
sous  la  main  du  bourreau,  et  bientôt  l'Ordre  entier  allait  être  obligé 
de  plier  sous  le  bras  puissant  d'Olivier  Cromwell. 

Pendant  tout  le  temps  du  Protectorat,  les  Jésuites,  à  l'exception  de 
quelques  tentatives  isolées  et  sans  importance,  furent  réduits  à  un 
état  d'ini|)uissance  extrême,  en  Angleterre.  A  la  restauration  de 
Charles  11,  ils  crurent  que  cet  état  allait  enfin  changer;   ils  se  trom- 


HISTOIRE  DES  JÉSUITES.  165 

pèrent  :  Charles  II,  instruit  par  l'exemple  de  son  père,  loin  do  favo- 
riser les  Jésuites,  les  poursuivit  de  nouveau  sur  la  demande  du  Par- 
lement. On  fit  de  leur  expulsion  une  condition  de  l'abrogation  des  lois 
faites  contre  tous  les  catholiques. 

Trompée  dans  son  attente,  la  noire  Compagnie  essaya  de  se  prépa- 
rer un  règne  plus  favorable  à  ses  intérêts.  Charles  II  n'avait  pas  d'en- 
fants; l'héritier  présomptif  de  sa  couronne  était  son  frère  le  duc 
d'York.  Les  Jésuites  tendent  autour  de  ce  prince  des  filets  si  bien 
tendus,  qu'ils  font  leur  proie  dje  l'héritier  de  la  couronne  d'Angleterre: 
ils  devaient  en  faire  aussi  leur  victime.  Le  duc  d'York  s'était  fait  ca- 
tholique et  se  laissait  diriger  par  le  pape,  et  surtout  par  les  Jésuites. 
Ceux-ci  essayèrent  de  le  porter  sur  le  trône  du  vivant  même  de  son 
frère  ;  on  reconnaît  à  ce  trait  la  morale  des  enfants  de  Saint-Ignace  ! 
Diverses  conspirations  furent  découvertes  dans  les  dernières  années  du 
règne  de  Charles  II,  et  toujours  on  y  trouve  les  Jésuites  plus  ou  moins 
mêlés.  Le  duc  d'York  était  catholique,  avons-nous  dit,  mais,  il  gardait 
les  apparences  de  la  religion  protestante.  Les  Jésuites,  au  risque  de  ce 
qui  doit  s'ensuivre  et  pour  faire  constater  leur  influence  à  la  face  de 
l'Europe,  le  déterminent  à  faire  profession  publique  de  la  foi  catholique. 
LePèreSimons,  son  confesseur,  et  un  autre  Jésuite  qui  dirigeait  la  con- 
science de  la  reine,  amènent  le  duc  d'York  à  ce  résultat,  dont  les  con- 
séquences deviennent  désormais  visibles  pour  tout  regard  intelligent.  Le 
duc  d'York  ne  doit  faire  que  passer  sur  le  trône  d'Angleterre.  C'est 
en  effet  ce  qui  arriva.  A  l'instant  où  les  Jésuites,  conduits  par  le  Père 
Peters  leur  chef,  à  qui  Jacques,  enfin  roi,  a  confié  une  partie  de  l'ad- 
ministration des  affaires  publiques,  espèrent  dominer  la  Grande-Bre- 
tagne, des  marches  du  trône,  où  vient  de  s'asseoir  leur  élève  soumis, 
le  sol  du  royaume-uni  s'ébranle  comme  par  une  grande  commotion 
souterraine,  et  un  tourbillon  rapide,  passant  sur  la  tête  du  roi  et  de 
ses  noirs  et  funestes  conseillers,  les  saisit  tous,  les  oppresse,  les  terrasse, 
et,  bientôt,  les  jette  pêle-mêle  sur  des  rivages  étrangers. 

Jacques  II  alla  mourir  dans  l'exil,  auprès  dé  Paris.  Les  Jésuites,  qui 
ne  se  rendaient  pas  encore,  essayèrent  de  rentrer  plusieurs  fois  en  An- 
gleterre à  la  suite  du  chevalier  de  Saint-Georges,  comme  on  appela  le 


166  HISTOIllE  DES  JÉSUITES, 

fils  de  Jacques  11,  auquel  ils  firent  épouser  la  fille  du  roi  régnant  de 
Pologne,  petite-fille  du  fameux  Sobieski;  ainsi  qu'avec  le  célèbre  et 
romanesque  Prétendant,  le  prince  Charles-Edouard,  fils  du  chevalier 
de  Saint-Georges,  ou  de  Jacques  IIP  du  nom  en  Angleterre  et  en  Ir- 
lande, VHP  en  Ecosse,  suivant  les  Jacobites,  ses  partisans.  Le  prince 
Charles-Edouard  était  peut-être  celui  des  princes  de  la  malheureuse 
famille  des  Sluarts  qui  méritât  le  moins  son  malheur.  Pourtant,  il  pa- 
raît que,  sous  la  direction  des  Jésuites,  il  s'était  fait  une  de  ces  philo- 
sophies  à  l'usage  des  rois,  et  qui  ne  promettent  rien  de  bon  aux  peu- 
ples amants  de  la  liberté.  Charles-Edouard  mourut  en  Italie  quelque 
temps  après  la  destruction  de  la  Compagnie  de  Jésus.  Son  frère, 
Henri-l>enoît,  duc  d'York  et  cardinal,  mourut  dans  les  premières 
années  de  la  révolution  française,  pensionnaire  du  roi  Georges  111 
d'Angleterre,  qui  était  assis  sur  un  trône  que  le  cardinal-duc  pouvait 
regarder  comme  le  sien,  d'après  les  doctrines  légitimistes  dans  les- 
quelles il  avait  été  élevé.  A  la  mort  de  son  frère  aîné,  qui  le  laissait 
seul  représentant  des  Stuarts  dans  la  ligne  masculine  et  directe,  le 
cardinal  d'York  fit  frapper  une  médaille  sur  laquelle  il  était  repré- 
senté en  costume  de  prince  de  l'Église,  mais  ayant  sur  la  tète  et  à 
la  main  les  insignes  de  souverain  temporel,  avec  cette  exergue  :  Vo- 
lunlate  Det,  non  desiderio  populi  (par  la  volonté  de  Dieu,  mais  non 
par  le  vœu  de  mon  peuple  )  ! . . .  Ce  fut  la  seule  prétention  que  le  der- 
nier des  Stuarts  formula  pour  faire  reconnaître  ses  droits,  et  l'on  voit 
qu'elle  fut  très-innocente. 

Nous  avons  cru  devoir  esquisser  ici  rapidement  l'histoire  du  Jésui- 
tisme dans  la  Grande-Bretagne  depuis  Charles  P'.  A  partir  de  Jac- 
ques II,  on  n'aperçoit  plus  guère  en  Angleterre  que  l'ombre  de  la 
noire  cohorte,  ombre  qui  suffit  pourtant  toujours  à  soulever  les  peu- 
ples. Si  le  catholicisme  est  encore  à  présent,  dans  ce  pays,  sous  le 
poids  d'une  réprobation  nationale,  il  peut  en  accuser  les  Jésuites.  En 
Angleterre,  comme  partout,  les  Révérends  Pères  ont  semé  le  trouble 
et  la  discorde,  ils  y  ont  récolté  la  honte  et  la  chute,  digne  moisson 
qui  les  attend  partout. 


CHAPITRE  III 


Assassinat   <ln    Prince    «l'Orange. 

(I.E  JÉSUITISME  EN  HOLLANDE,  EN  BELGIQUE,  EN  ALLEMAGNE,  ETC.) 


Pour  conquérir  le  rang  qu'elle  occupe  parmi  les  nations  européen- 
nes, la  Hollande  a  dû  soutenir  des  luttes  longues  et  acharnées  contre 
trois  formidables  ennemis  :  la  mer,  !a  tyrannie,  et  les  Jésuites.  L'in- 
fatigable et  patient  Néerlandais  a  su  arracher  le  sol  qu'il  habite  à  l'a- 
vidité de  l'Océan,  son  indépendance  au  despotisme  de  Philippe  U,  sa 
tranquillité  aux  intrigues  des  fds  de  Loyola  ;  ce  sont  Kà  certainement 
trois  victoires  dont  il  a  le  droit  d'être  fier. 

Nous  ne  referons  pas  ici  l'histoire  de  la  lutte  que  les  Pays-Bas  sou- 
tinrent si  vaillamment  contre  la  puissante  maison  d'Autriche  et  d'Es- 
pagne. On  sait  que  la  Flandre  et  la  Hollande,  après  avoir  longtemps 
souffert  sous  le  joug  de  la  tyrannie  étrangère,  se  relevèrent  un  jour, 
comme  l'esclave  qui  brise  enfin  sa  chaîne,  et  demandèrent  leur  part 
du  vivifiant  soleil  qui  commençait  à  rayonner  sur  la  vieille  Europe,  et 
qu'on  nomme  la  Liberté.  Avant  la  fin  de  ce  seizième  siècle  qui  vit 
s'accomplir  de  si  grandes  choses,  les  État-Unis  Je  Hollande  avaient 
déjà  pris  place  parmi  les  nations  indépendantes  ;  les  Flandres  furent 
moins  heureuses  :  ce  n'est  que  de  nos  jours  seulement,  après  trois 
siècles,  que  la  Belgique  a  pu  monter  enfin  au  rang  de  nation.  Si  elle 
n'a  pas  conquis  son  indépendance  en  môme  temps  que  la  Hollande, 


1G8  HISTOIRE  DES  JÉSUITES, 

elle  peut  en  accuser  les  Jésuites.  Ce  furent,  en  effet,  les  fils  de  Loyola 
qui  aidèrent  surtout  le  sombre  et  cruel  despote  Philippe  II  à  river  de 
nouveau  sur  le  cou  des  Brabançons  et  Flamands  la  chaîne  à  demi 
brisée  de  l'esclavage.  Ces  peuples  étaient  restés  catholiques  en  se  ré- 
voltant contre  le  roi  d'Espagne;  tandis  que  les  Hollandais,  voulant 
sans  doute  briser,  jusqu'au  dernier,  les  liens  qui  les  attachaient  à  l'Es- 
pagne, entrèrent  avec  enthousiasme  dans  les  voies  de  la  Réforme.  Au 
plus  fort  de  la  lutte,  les  Jésuites  conservèrent  toujours  une  grande  in- 
fluence dans  les  Flandres  ;  tandis  que  ce  ne  fut  jamais  que  grâce  aux 
armes  espagnoles  qu'ils  purent  tenir  en  Hollande.  La  conséquence 
inévitable  de  ceci  fut,  nous  l'avons  dit,  que  la  Hollande  devint  libre, 
puissante,  heureuse;  tandis  que  la  Belgique  dut  se  traîner  humiliée 
sous  le  poids  de  ses  fers,  pendant  plus  de  deux  siècles  encore. 

C'est  surtout  au  célèbre  prince  d'Orange,  Guillaume  comte  de 
Nassau,  surnommé  le  Taciturne,  que  la  Hollande  dut  de  voir  ses 
efï'orts  couronnés  de  succès.  Dès  1570,  cet  homme  remarquable  se 
mit  à  la  tête  du  grand  mouvement  qui  éclatait  enfin  ouvertement 
contre  la  tyrannie  de  Philippe  H,  et  contre  les  cruautés  de  ses  lieute- 
nants. Bientôt,  les  diverses  parties  de  la  Hollande  s'agrégeant  en  un 
faisceau  puissant,  purent  lutter  contre  les  armes  espagnoles,  et  souvent 
victorieusement.  Philippe  H,  furieux  et  persuadé  que  c'était  aux  ta- 
lents du  prince  d'Orange  qu'il  devait  attribuer  les  succès  de  ses  an- 
ciens sujets  révoltés,  résolut  d'avoir  recours  à  tous  les  moyens  pour  se 
débarrasser  d'un  si  redoutable  adversaire. 

On  a  accusé  les  Jésuites  d'avoir  servi  le  despote  espagnol  dans  les 
projets  infâmes  qui  avaient  pour  but  de  ramener  la  Hollande  au  joug, 
sur  le  cadavre  du  plus  redouté  de  ses  enfants.  Nous  allons  voir  si  cette 
accusation  est  fondée. 

A  plusieurs  reprises  on  attenta  à  la  vie  de  Guillaume  de  Nassau;  ainsi, 
en  1582,  un  certain  Jaureguy  essaya  d'assassiner  ce  grand  homme,  qui 
venait  de  battre  le  prince  de  Parme,  vice-roi  des  Pays-Bas  pour  l'Es- 
pagne, et  qui  semblait  sur  le  point  de  chnsser  enfin  les  troupes  de  Phi- 
lippe H  de  toute  la  Hollande.  Ce  Jaureguy  était  un  jeune  homme  d'en- 
viron vingt  ans,  suivant  DeThou,  qui  était  commis  dans  la  maison  d'un 


HISTOIRE  DES  JÉSUITES.  169 

banquier  espagnol,  établi  à  Anvers,  nommé  Gaspard  Anastro.  Anas- 
tro  était  sur  le  point  de  faire  banqueroute,  lorsqu'un  de  ses  compa- 
triotes, nommé  Jean  de  Ysunca,  lui  oiîrit  un  moyen  de  rétablir  ses 
affaires  ;  ce  moyen  n'était  autre  que  l'assassinat  du  prince  d'Orange, 
pour  lequel  on  offrit  à  Anastro  une  somme  de  quatre-vingt  mille  du- 
cats, une  Commanderie  de  Saint-Jacques,  et  une  haute  fortune.  De 
Thou  assure  (1)  que  Ysunca  donna  au  banquier  un  brevet  de  Phi- 
lippe H  qui  lui  garantissait  toutes  les  promesses  faites  en  son  nom. 
Assez  infâme  pour  accepter  ce  meurtre,  Anastro  n'avait  même  pas  le 
courage  nécessaire  pour  en  remplir  les  conditions  qui  le  concernaient. 
11  résolut  de  se  faire  remplacer  par  un  aulre  individu,  et  s'ouvrit,  dans 
cette  intention,  à  son  caissier,  qui  recula  aussi  devant  la  crainte,  non 
devant  l'horreur  d'un  pareil  crime.  Enfin,  et  sur  l'avis  de  Yenero,  le 
caissier,  Gaspard  Anastro  s'adressa  à  Jaureguy,  qui,  plus  par  fanatisme 
que  par  cupidité,  jura  à  son  maître  d'accomplir  la  mission  dont  celui- 
ci  se  déchargeait  sur  lui.  De  ïhou  nous  apprend  que  Jaureguy  ne 
demanda  pour  toute  récompense  qu'une  seule  chose  :  qu'on  eût  soin 
de  son  vieux  père  !  Le  18  mai  1582,  Jaureguy  se  prépare  à  remplir  sa 
mission  sanglante.  11  se  confessa,  communia  ;  ce  fut  un  moine  Do- 
minicain nommé  Antoine  Timermann  qui  lui  donna  l'absolution  et 
l'hostie  consacrée  ;  et  pourtant,  ce  prêtre  avait  connaissance  du  crime 
que  Jaureguy  allait  essayer  de  commettre  !  On  dit  même  que  le  moine 
eut  l'infamie  d'assurer  au  misérable  jeune  homme  que  son  dessein  était 
louable  et  qu'il  lui  mériterait  une  gloire  éternelle  sur  la  terre  comme 
dans  le  ciel,  s'il  l'exécutait,  non  par  ambition  ou  par  cupidité,  mais 
seulement  pour  le  service  de  son  roi,  le  bien  de  sa  patrie  et  la  plus 
grande  gloire  de  son  Dieu  ! . . .  Quant  au  banquier  Anastro,  il  avait 
quitté  la  ville  d'Anvers  depuis  quelques  jours,  et  s'était  successive- 
ment rendu  à  Bruges,  Dunkerque  et  Gravelines,  regardant  sans  cesse 
en  arrière  comme  pour  apercevoir  à  l'horizon  un  signe  qui  lui  appren- 
drait que  le  crime  était  consommé.  11  fut  enfin  se  réfugier  à  Tournai, 
auprès  du  prince  de  Parme  :  c'est  là  qu'il  apprit  ce  qui  s'était  passé  à 
Anvers  le  18  mai. 

(1)  Histoire  universelle,  livre  LXXV. 

II.  22 


170  HISTOIRE  DES  JESUITES. 

Ce  jour-là  était  un  dimanche  ;  le  prince  d'Orange  après  avoir  assisté 
ù  l'office  religieux  suivant  le  rite  introduit  par  la  réforme,  était  rentré 
dans  la  citadelle  où  il  était  logé.  11  sortait  de  table,  où  il  s'était  assis 
avec  ses  enfants  et  quelques  convives  de  distinction,  lorsque,  passant 
de  la  salle  à  manger  dans  une  autre  pièce,  il  fut  frappé  par  derrière 
d'une  balle  qui,  entrant  par  dessous  l'oreille  droite,  traversa  la  mâ- 
choire supérieure  et  sortit  par  la  joue  gauche  :  Jaureguy  venait  de 
tenir  sa  promesse.  L'assassin  avait  déchargé  son  pistolet  de  si  près  que 
le  feu  prit  aux  cheveux  du  prince  d'Orange,  qui  tomba  entre  les  bras 
de  ses  convives  stupéfaits.  Ce  coup  était  si  imprévu,  que  Guillaume  de 
Nassau  assura  depuis  qu'il  avait  cru,  en  tombant,  que  la  citadelle  s'é- 
croulait sur  lui.  Aussitôt  qu'il  eut  repris  connaissance,  et  lorsqu'il  eut 
appris  qu'il  venait  d'être  frappé  par  un  assassin,  il  ordonna  d'épar- 
gner le  coupable,  auquel  il  déclara  pardonner  de  tout  son  cœur.  Mais 
cette  générosité,  qui  fait  honneur  au  libérateur  hollandais,  ne  put  servir 
à  son  meurtrier  :  les  amis  du  Taciturne  n'étant  pas  maîtres  d'un  pre- 
mier moment  de  fureur  excusable,  s'étaient  jetés  sur  Jaureguy,  et 
l'avaient  percé  de  coups  ;  les  gardes  du  prince  avaient  ensuite  achevé 
le  misérable,  qui  fut  littéralement  haché.  * 

On  trouva  sur  le  cadavre  de  l'assassin  diverses  pièces  qui  expliquè- 
rent son  crime.  \  encro,  le  caissier  d'Anastro,  etTinnermann,  ce  moine 
qui  avait  confessé,  absous  et  communié  Jaureguy,  furent  arrêtés, 
avouèrent  leur  part  de  complicité,  et  en  subirent  la  peine.  Le  prince 
d'Orange,  quoiqu'il  se  crût  frappé  à  mort,  leur  fit  grâce  des  tortures 
qui  devaient  préluder  à  leur  exécution  :  Venero  et  le  Dominicain  fu- 
rent étranglés;  ensuite,  leurs  cadavres  insensibles  furent  coupés  en 
quatre  parties,  qu'on  plaça  aux  quatre  coins  de  la  ville.  Lorsque  les 
Espagnols  rentrèrent  à  Anvers,  quatre  ans  après,  ils  décrochèrent  les 
restes  de  ces  misérables  et  les  déposèrent  dans  un  tombeau,  après 
qu'on  leur  eut  fait  des  funérailles  publiques  qui  achevèrent  de  prouver 
la  part  que  le  roi  d'Espagne  avait  prise  dans  le  crime  de  Jaureguy  ; 
chose  qui  n'a,  du  reste,  jamais  paru  douteuse.  11  estplus  difficile  d'éta- 
blir la  part  qu'on  en  doit  attribuer  aux  Jésuites.  Ceux-ci,  il  est  vrai, 
on  été  accusés  d'avoir  été  au  moins  les  instigateurs  de  l'attentat  ;  mais 


HISTOIRE  DES  JÉSUITES.  171 

la  chose  n'est  pas  prouvée,  et  nous  croyons  devoir  abandonner  celle 
partie  de  l'accusation  dressée  contre  la  noire  cohorte. 

Il  n'en  est  pas  de  môme  à  l'égard  du  dernier  attentat  dirigé  contre 
le  prince  d'Orange,  et  qui  débarrassa  enfin  Philippe  II  de  son  rude 
adversaire.  Nous  devons  rapporter,  avec  quelques  détails,  cet  événe- 
ment mémorable  et  dont  les  conséquences  semblaient  devoir  être  im- 
menses. 

Guillaume  de  Nassau,  prince  d'Orange,  avait  survécu  à  la  blessure 
que  lui  avait  faite  l'assassin  Jaureguy.Le  roi  d'Espagne,  qui  s'était  cru 
un  instant  délivré  de  son  formidable  adversaire,  l'avait  bientôt  vu  se 
relever  de  son  lit  de  soull'rance,  plus  fort  et  plus  terrible.  La  troisième 
femme  du  prince  d'Orange,  (Charlotte  de  Bourbon-Montpensier,  étant 
morte   de  l'effroi  et  de  la  douleur  que  lui  avait  causés  le  crime  de 
Jaureguy,  le  Taciturne,  afin  sans  doute  de  rattacher  davantage  sa 
cause  à  celle  des  réformés  de  France,  avait  épousé  Louise  de  Coligny, 
fille  de  l'Amiral  si  lâchement  égorgé  dans  la  nuit  de  la  Saint-Barthé- 
lémy.  Ce  mariage  semblait  donner  une  nouvelle  influence  à  Guil- 
laume de  Nassau,  qui  d'ailleurs,  en  profond  politique,  avait  consenti  à 
faire  alliance  avec  le  duc  d'Anjou,  frère  du  roi  de  France  Henri  III. 
Le  Taciturne  avait  même  placé  le  manteau  de  duc  souverain  du  Bra- 
bant  sur  les  épaules  de  l'ancien  duc  d'Alençon.   Il  paraît  qu'à  cette 
époque  Philippe  II,  faisant  cause  commune  avec  les  Guises,  qui  crai- 
gnaient de  voir  fonder  si  près  de  la  France  une  souveraineté  dont  le 
chef  était  l'héritier  présomptif  du  roi  Henri  III,  engagea  les  princes 
lorrains  à  envoyer  dans  les  Pays-Bas  un  homme  à  eux  qui,  par  deux 
coups  vigoureusement  frappés,  débarasserait  l'Espagne  du  libérateur 
de  la  Hollande,  et  les  Guises  du  nouveau  duc  de  Brabant.  Les  Guises 
choisirent  pour  cette  mission  de  sang  un  certain  Salseda,  qui  avait  été 
condamné  à  être  pendu  à  Rouen,  et  que  le  duc  de  Guise  avait  sauvé 
de  la  corde  afin  d'avoir  sous  la  main  une  vie  dont  il  pût  disposer  à 
son  gré.   Ce  Salseda  devait  entrer  eu  Flandre  à  la  tête  d'un  régi- 
ment qu'il  semblerait  mettre  à  la  disposition  du  duc  d'Anjou  et  du 
prince  d'Orange.  Puis,  quand   il  se  serait  mis  bien  dans  l'esprit  des 
deux  chefs  de  la  Hollande  et  du  Brabant,  il  eût  cherché  et  trouvé  une 


172  HISTOIRE  DES  JÉSUITES. 

occasion  favorable  pour  les  mettre  à  mort.  Salseda  fut  arrêté  presque  à 
son  arrivée  en  Flandre.  Il  avoua  tout  le  complot  ;  De  Thou,  entre  au- 
tres historiens,  assure  qu'il  déclara  qu'un  Jésuite  l'avait  encouragé  dans 
ses  projets.  Les  dépositions  de  ce  misérable  qui  dénonçaient  l'alliance 
qui  existait  entre  Philippe  11,  pour  faire  rendre  tous  les  Pays-Bas  au 
premier  et  pour  livrer  la  France  aux  seconds,  furent  communiquées  à 
Henri  111.  Mais  ce  monarque  indolent  ne  sembla  pas  s'en  inquiéter 
beaucoup.  Peut-être  même  n'eût-il  pas  été  fâché  de  se  voir  débar- 
rassé de  son  frère,  et  sans  doute  il  craignait  de  pousser  les  princes 
lorrains  à  une  révolte  ouverte.  Ceci  se  passa  en  1583. 

Échappé  à  ce  danger,  Guillaume  de  Nassau  se  vit  bientôt  après 
exposé  à  un  autre.  Un  riche  marchand  de  Flessingue,  nommé  Jans- 
scn,  forma  le  projet  de  faire  sauter,  au  moyen  d'une  mine,  le  palais 
que  le  prince  d'Orange  occupait  avec  toute  sa  famille.  Ce  forcené,  chez 
lequel  on  trouva  des  lettres  de  l'ambassadeur  d'Espagne  en  France, 
fut  arrêté,  condamné  et  exécuté,  vers  le  milieu  d'avril  1584. 

Quinze  jours  après  environ,  le  prince  d'Orange  laissait  s'intro- 
duire auprès  de  lui,  et  s'insinuer  dans  sa  confiance,  l'homme  à  qui 
l'enfer  avait  réservé  la  sanglante  auréole  qu'avaient  ambitionnée  Jau- 
reguy,  Salseda  et  Janssen,  sans  pouvoir  en  couronner  leur  front. 

Dans  les  premiers  jours  de  mai  1585,  Guillaume  de  jNassau  reçut 
à  son  service  un  Franc-Comtois  qui  s'était  présenté  à  lui  comme  un 
réformé  fervent,  et  comme  fils  d'un  martyr  de  la  religion  nouvelle.  Le 
vrai  nom  de  cet  homme  était  Balthasar  Geraerts;  mais  il  prétendait 
se  nommer  Guyon,  comme  son  père,  exécuté  à  Besançon  pour  sa 
croyance  ;  c'était  un  ancien  avocat,  ou  procureur,  qu'on  nous  représente 
comme  petit  et  fort  laid.  Geraerts  affectait  un  grand  zèle  religieux;  il 
fréquentait  fort  les  temples,  et  on  ne  le  trouvait  jamais  sans  une  Bible 
à  la  main.  Tout  cela  n'était  qu'une  comédie  par  laquelle  Geraerts  pré- 
ludait au  drame  sanglant  dont  il  avait  conçu  le  plan.  En  réalité,  (ie- 
raerts  était  catholique.  Comme  il  l'avoua  plus  tard,  il  avait  formé  le 
projet  de  tuer  le  prince  d'Orange  peut-être  afin  de  mériter  toutes  les 
faveurs  que  le  roi  d'Espagne  ne  manquerait  pas  de  déverser  sur 
l'homme  qui  l'aurait  aussi  bien  servi  ;  mais  jamais,  probablement,   il 


liilh  (lAi'liisTdpl.iH.irpe50 


Assassinai  du  Pnncc  d'Orande 

o 


HISTOIRE  DES  .1I^:SUIÏES.  173 

n'eût  consommé  son  forfait  s'il  n'y  eût  été  poussé  par  les  exhortations 
et  les  encouragements  de  plusieurs  ecclésiastiques.  Nous  dirons  tout  à 
l'heure  qui'ls  furent  ces  indignes  ministres  du  Christ. 

Le  prince  d'Orange  avait  envoyé  Geraerts  en  France,  d'où  celui-ci 
revint  au  commencement  du  mois  de  juillet.  Il  fut  introduit  sans  dif- 
ficulté auprès  du  Taciturne,  qui  était  encore  au  lit. Guillaume  de  Nas- 
sau apprit  de  celui  qu'il  regardait  comme  son  fidèle  émissaire  la  nou- 
velle de  la  mort  du  duc  d'Anjou.  Geraerts  sortit  de  la  chambre  du 
prince,  qui  lui  fit  donner  de  l'argent,  lui  dit  de  revenir  plus  tard  et 
qu'alors  il  pourrait  lui  confier  une  mission  nouvelle.  Geraerts  avoua, 
dans  ses  interrogatoires,  que  ce  jour-là  même  il  avait  résolu  de  tuer 
le  prince  d'Orange,  mais  que  le  cœur  lui  manqua  lorsqu'il  vit  qu'il 
n'aurait  aucune  chance  de  s'échapper  après  son  coup  fait.*  Le  Taciturne 
eut  peut-être  quelque  soupçon,  car  lorsque,  le  19  juillet,  Geraerts  se 
présenta  de  nouveau  au  palais  de  Delft,  il  ne  fut  pas  introduit  auprès 
du  prince  d'Orangé,  auquel  il  voulait,  disait-il,  demander  ses  passe- 
ports. Vers  une  heure  après  midi,  après  une  attente  assez  longue  dans 
la  cour  du  palais,  Geraerts  vit  s'avancer  vers  lui  Guillaume  de  Nassau 
qui  sortait  pour  se  rendre  au  sénat.  Geraerts  s'approcha  rapidement 
du  prince,  qui  ne  sembla  pas  s'apercevoir  de  sa  présence,  et  lui  tira 
presque  à  bout  portant  un  pistolet  chargé  de  trois  balles. 

—  Seigneur,  ayez  pitié  de  mon  âme  et  de  ce  peuple!...  s'écria 
Guillaume  en  se  sentant  frappé  à  mort.  Ses  officiers  éperdus,  le  voyant 
chanceler,  le  soutinrent  dans  leurs  bras,  et  le  firent  ensuite  asseoir  sur 
les  marches  d'un  escalier  du  palais.  Sa  sœur,  Catherine,  femme  du 
comte  de  Schwarzembourg,  qui  était  près  de  son  frère  lorsqu'il  avait 
reçu  le  coup  mortel,  s'agenouilla  en  pleurant  auprès  du  prince,  et  sou- 
tenant dans  ses  mains  la  tête  du  blessé,  l'exhorta  à  se  recommander  à 
Dieu,  seul  arbitre  véritable  de  la  vie  et  de  la  mort.  Mais  déjà  le  Taci- 
turne ne  pouvait  plus  parler  ;  il  fit  seulement  de  la  tête  un  signe  d'ac- 
quiescement à  ce  que  lui  disait  sa  sœur,  à  laquelle  il  eut  encore  la  force 
de  sourire.  On  le  porta  alors  dans  ses  appartements,  et  on  le  coucha 
sur  son  lit  :  presque  aussitôt  il  expira  dans  les  bras  de  Louise  de  Co- 
ligny,   qui  fut   aussi  cruellement   éprouvée  comme    épouse  qu'elle 


174  HISTOIRE  DES  JÉSUITES. 

l'avait  été  comme  fille.  Guillaume  de  Nassau,  prince  d'Orange,  n'a- 
vait pas  encore  cinquante  et  un  ans.  A  la  nouvelle  de  sa  mort,  un 
immense  cri  de  douleur  et  de  rage  s'éleva  vers  le  ciel  :  c'était  la  Hol- 
lande qui  pleurait  son  libérateur  et  demandait  vengeance  de  sa  mort. 
Cependant,  aussitôt  après  avoir  frappé  sa  victime,  le  meurtrier  avait 
pris  la  fuite,  et,  profitant  de  la  stupeur  dans  laquelle  tout  le  monde 
était  plongé,  il  avait  pu  sortir  de  la  cour  du  palais  et  gagner  les  rem- 
parts de  la  ville  de  Delft.  Déjà  il  se  préparait  à  franchir  le  fossé, 
lorsque  les  gardes  du  prince  d'Orange,  qui  s'étaient  enfin  mis  à  sa 
poursuite,  se  précipitèrent  sur  lui  et  s'en  emparèrent  sans  coup  férir, 
car  le  meurtrier,  pour  fuir  plus  vite,  avait  jeté  un  autre  pistolet  qui 
fut  retrouvé  également  chargé  de  trois  balles. 

Lorsqu'on  interrogea  Geraerts,  ce  misérable,  au  lieu  de  répondre 
aux  questions  qu'on  lui  adressait,  demanda  brusquement  une  plume, 
du  papier  et  de  l'encre,  et  écrivit  la  déclaration  suivante,  à  peu  près 
formulée  en  ces  termes  : 

«  Je  me  nomme  Balthazar  Geraerts,  âgé  de  vingt-six  ans  et  quel- 
ques mois,  né  à  Yillefans  dans  la  Franche-Comté.  J'ai  été  attaché  au 
secrétaire  du  comte  de  Mansfeld,  Jean  Dupré;  et  c'est  ainsi  que  je 
me  suis  procuré  des  blancs-seings  du  comte,  avec  lesquels  j'ai  essayé 
de  gagner  la  confiance  du  prince  d'Orange.  Voici  bientôt  six  ans  que 
j'ai  formé  le  dessein  d'immoler  Guillaume  de  Nassau.  J'ai  été  amené 
à  cette  idée  parce  que  sa  réalisation  semblait  me  promettre  une  haute 
fortune  que  sa  majesté  catholique  n'eût  sans  doute  pas  refusée  à 
l'homme  qui  l'eût  débarrassé  du  prince  d'Orange.  J'allais  même  déjà 
partir  pour  exécuter  ce  grand  dessein,  lorsque  j'appris  que  j'avais  été 
prévenu  par  un  homme  de  Biscaye  (Jaureguy);  ce  fut  alors  que  j'entrai 
auprès  du  secrétaire  du  comte  de  Mansfeld.  Ayant  bientôt  appris  que 
le  coup  frappé  par  Jaureguy  n'avait  pas  été  mortel,  je  résolus  d'es- 
sayer si  je  ne  saurais  pas  frapper  mieux.  Je  partis  poussé  par  l'appétit 
des  biens  humains,  retenu  par  là  crainte  des  châtiments  célestes.  J'ar- 
rivai à  Trêves  dans  le  courant  du  mois  de  mars  dernier.  Là,  comme 
les  cris  de  ma  conscience  commençaient  à  devenir  trop  importuns,  je 
fus  consulter  un  religieux  avec  lequel  j'avais  fait  connaissance,  puis 


IIISTOIHE  DES  TÉSniTES.  17.i 

qualre  aulros.  Tous  a[)|)iouvèrent  mon  dessein,  et  le  dirent  béni  du 
ciel  ;  tous  me  [uomirenl  la  gloire  du  martyre  si  je  succombais  dans 
une  aussi  sainte  entreprise.  Le  premier  de  ces  cinq  religieux  était  un 
Jésuite,  le  second  un  moine  Cordelier  de  Tournai  ;  les  trois  autres 
étaient  encore  des  membres  de  la  Compagnie  de  Jésus.  Le  Franciscain 
se  nonnue  le  Père  Géry;  je  ne  nommerai  pas  les  Jésuites. 

»  JMuni  de  l'approbation  de  ces  cinq  serviteurs  de  Dieu,  je  n'ai  plus 
hésité  :  Guillaume  de  Nassau  est  tombé  sous  mes  coups  ;  je  ne  me 
repens  pas  de  ce  que  j'ai  fait  (1).» 

Appliqué  à  la  question,  le  11  juillet,  l'assassin  renouvela  ces 
aveux.  Il  y  ajouta  même  un  détail  important.  Il  avoua  que,  comme 
c'était  surtout  en  vue  des  récompenses  terrestres  qu'il  avait  conçu  la 
pensée  de  son  crime,  il  s'en  était  ouvert  au  prince  de  Parme,  lieute- 
nant du  roi  d'Espagne  et  gouverneur  des  Pays-Bas.  Le  vice-roi,  sui- 
vant Geraerls,  loin  de  le  repousser,  Tavait  au  contraire  fort  gracieuse- 
ment reçu,  et  l'avait  adressé  à  Christophe  d'Assomville,  chef  du  con- 
seil de  régence,  lequel  l'avait  comblé  de  promesses  sans  nombre  et 
d'espérances  éblouissantes. 

«  Ainsi  affermi  dans  mon  projet,  ajoutait  l'assassin,  du  côté  delà 
terre,  comme  du  côté  du  ciel,  j'eusse  entrepris  de  tuer  le  prince  d'O- 
range quand  môme  il  eût  été  entouré  nuit  et  jour  par  cinquante  mille 
hommes! » 

Balthazar  Geraerts  ou  Gérard  fut  condamné  au  dernier  supplice, 
le  14  juillet.  Le  misérable  n'avait  donné  aucun  signe  de  repentir  ; 
loin  de  là,  il  avait  dit  à  plusieurs  reprises  que  «  si  le  coup  était  encore 
à  faire,  il  le  ferait,  dût-on  lui  faire  souffrir  mille  tortures.»  11  montra 
jusqu'à  la  fin  une  grande  exaltation,  qui  ressemblait  parfois  à  de  l'im- 
pudence. Ainsi,  lorsqu'on  lui  lut  l'arrêt  qui  le  condamnait  à  une  mort 
cruelle,  il  commença  par  s'écrier  :  «  Qu'il  était  un  athlète  généreux 
de  l'Eglise  romaine  ;  qu'il  saurait  mourir  comme  étaient  morts  les 
anciens  martyrs;  que  les  souffrances  qu'il  allait  endurer  expieraient  ses 
anciens  péchés;  mais  que,  quant  à  l'acte  qui  le  conduisait  à  la  mort, 

(1)  Histoire  universelle  de  J.  A.  de  Thou,  livre  LXXIX.  Voyez  aussi  Basnage,  His- 
toire des  PaijS'Bas,  etc.,  etc. 


176  HISTOIRE  DES  JÉSUITES. 

loin  que  ce  fût  un  péché  à  sa  charge,  c'était  une  bonne  œuvre  à  son 
acquit,  et  qui  hii  donnait  un  droit  au  ciel.»  Puis,  prenant  un  air  ra- 
dieux, il  ajouta  en  se  désignant  lui-même  comme  un  nouveau  Christ  : 
Ecce  homo  (voilà  l'homme  )  1 

Le  15  juillet  1584,  au  milieu  d'une  foule  furieuse  et  impatiente, 
Ballhazar  (ieraerts  fut  conduit  au  lieu  désigné  pour  son  supplice.  L'é- 
chafaud  avait  été  dressé  devant  l'hôtel  de  ville  de  Delft.  Là,  le  crimi- 
nel fut  tourmenté,  aux  termes  de  l'arrêt,  d'une  façon  affreuse.  On  lui 
brûla  d'abord  avec  un  fer  rouge  la  main  qui  avait  commis  le  crime  ; 
ensuite,  on  arracha  avec  des  tenailles  ardentes  les  parties  charnues 
de  son  corps.  Enfin  on  le  coupa  vivant,  en  quatre  morceaux,  en  com- 
mençant par  le  bas.  Geraerts,  assure-t-on,  ne  poussa  aucun  cri,  ne 
donna  aucun  signe  de  douleur,  ne  fit  aucune  contorsion.  On  le  vit 
seulement  faire  le  signe  de  la  croix.  Les  bourreaux  furieux,  s'achar- 
nant  sur  le  cadavre  insensible  et  défiguré,  lui  ouvrirent  la  poitrine, 
en  tirèrent  le  cœur,  et  en  battirent  le  visage  du  misérable,  tandis 
qu'un  huissier  disait  de  temps  à  autre  d'une  voix  sépulcrale  :  «  Sou- 
venez-vous de  notre  père  assassiné  î  »  et  que  la  grande  voix  du  peuple 
s'élevait  pour  répondre  par  une  bénédiction  sur  le  libérateur,  et  par 
un  anathème  sur  le  meurtrier.  Enfin,  l'exécuteur  termina  cet  horrible 
spectacle  en  tranchant  la  tête  de  Geraerts,  et  en  allant  placer  ce  san- 
glant trophée  au  bout  d'une  pique  sur  une  haute  tour  placée  derrière 
le  palais  du  prince  défunt.  Les  ^  aides  du  bourrean  prirent  alors  les 
quatre  quartiers  du  cadavre,  et  s'en  furent  les  attacher  avec  des  chaînes 
sur  quatre  bastions  de  la  ville.  Le  clergé  catholique  des  Pays-Bas  eut 
l'audace  de  donner  d'indécentes  louanges  à  l'héroïsme  de  l'assassin. 
Des  cérémonies  publiques  et  solennelles  eurent  lieu  dans  toutes  les 
églises  des  lieux  encore  soumis  au  roi  d'Espagne.  Des  prédicateurs 
éhontés  osèrent  faire,  en  chaire,  l'éloge  du  martyr  Geraerts,  du  nou- 
veau saint  Balthazar.  C'est  à  peine  si  la  victime  illustre  de  ce  miséra- 
ble obtint  de  pareils  honneurs  funèbres,  de  la  reconnaissance  de  ses 
concitoyens  ! 

Comme  on  vient  de  le  voir,  les  Jésuites  poussèrent  l'assassin  du 
prince  d'Orange  à  commettre  son  forfait.  Des  aveux  de  ce  misérable, 


HISTOIRE  DES  JÉSUITES.  177 

avoiiv  précieux  ])arcc  qu'ils  l'urcnl  obtenus  sans  qu'on  eût  recours  à  la 
torture,  parce  qu'ils  lurent  volontaires  et  spontanés,  il  résulte  que 
(jualre  Jésuites  consultés  par  IJalthasarGeraerts  sur  son  odieux  projet, 
ont  tous  les  quatre  affermi  le  meurtrier  dans  son  dessein,  qu'ils  le  lui 
ont  i)résenté  comme  un  acte  glorieux  et  tout  à  fait  capable  de  lui  ou- 
vrir à  deux  battants  les  portes  du  ciel  ! 

Il  est  si  vrai  que  ce  lurent  surtout  les  Jésuites  qui  encouragèrent 
Geraerts  à  commettre  son  crime,  que  le  roi  d'Espagne  se  hâta  de  com- 
bler les  Kévérends  Pères  des  Pays-Bas  de  nouvelles  faveurs,  pour  les 
remercier  évidemment  d'avoir  si  bien  aidé  à  le  débarrasser  d'un  aussi 
rude  adversaire  que  Guillaume  de  Nassau.  11  fallait  bien  d'ailleurs  que 
Philippe  II  dédommageât  la  noire  cohorte  des  pertes  que  la  juste  in- 
dignation des  Hollandais  fit  alors  éprouver  aux  enfants  de  Loyola,  qui 
bientôt  perdirent  tout  espoir  de  remettre  le  pied  en  vainqueurs  sur  le 
sol  de  la  république  néerlandaise. 

En  revanche,  ils  devinrent  riches  et  puissants  dans  le  Brabantet  dans 
la  Elandre.  Du  vivant  d'Ignace  de  Loyola,  les  Jésuites  s'étaient  établis  à 
Louvain.  Mais,  alors,  les  Révérends  Pères,  peu  ou  point  protégés  par 
l'Espagne,  ne  firent  qu'une  assez  triste  figure.  Ils  avaient  des  Mai- 
sons à  Louvain  et  à  Tournay  ;  mais  ces  Maisons  n'avaient  pas  de 
revenus,  et  les  cours  qu'y  faisaient  les  Jésuites  n'attiraient  aucun  au- 
diteur. Ces  Maisons  n'étaient  pas  même  leur  propriété,  ils  ne  les 
tenaient  qu'en  location.  Maisenfin  ils  réussirent  à  se  faire  bien  venir  de 
Philippe  11,  qui  tenait  alors  sa  cour  à  Anvers.  Ils  lui  [offrirent  leur 
concours  pour  contenir  sous  le  joug  les  peuples  de  cette  contrée  qui,  s'é- 
branlant  sous  le  vent  de  la  réforme  religieuse,  commençaient  à  vouloir 
marcher  vers  la  conquête  de  la  liberté  civile  et  nationale .  La  présence 
des  Révérends  Pères  était  si  bien  déjà  regardée  comme  chose  fatale, 
qu'aussitôt  qu'on  apprit  en  Flandre  qu'ils  avaient  su  obtenir  de  Phi- 
lippe la  permission  de  s'établir,  universités,  magistrats,  haut  et  bas 
clergé,  conseils  municipaux,  tout  le  pays  se  leva  pour  barrer  le  pas- 
sage à  l'ambition  des  noirs  enfants  de  Loyola.  Le  lieutenant,  l'ambas- 
sadeur d'Ignace  dans  la  Flandre,  Ribadeneira  vit  ses  efforts  échouer 
devant  une  universelle  et  implacable  répulsion. 

II.  23 


178 


HISTOIRE  DES  JÉSUITES. 


Voyant  ceci,  les  Jésuites  se  firent  modestes  et  petits,  mais  ils  at- 
tendirent  une  occasion,  déterminés  à  la  faire  naître  si  elle  ne  se  pré- 
sentait pas,   et  à  en  profiter  quoi  qu'il  arrivât.  En  attendant  donc, 
avec  l'argent  qu'on  tira  pour  eux  du  trésor  généralde  la  Compagnie,  ils 
commencèrentà  sefairedes  partisans  dans  le  pays.  Leur  esprit  d'intrigue 
les  servit  encore  mieux.  En  1560,  un  riche  habitant  de  Louvain  leur 
donna  une  maison.  Mais  suivant  laloi  du  pays,  cette  donation,  pour  être 
réelle  et  valide,  devait  être  revêtue  de  l'approbation  du  Conseil.  Sûrs 
d'avance  du  refus,  les  Révérends  mirent  tout  en  jeu  pour  faire  appuyer 
leur  demande.  La  gouvernante  des  Pays-Bas,  Marguerite  d'Autriche, 
fille  naturelle  de  Charles-Quint,  fit  connaître  aux  magistrats  de  la  ville 
de  Louvain  que  son  désir  était  de  voir  la  requête  de  la  Compagnie 
de  Jésus  accueillie.  Le  prince-évêque  de  Liège  députa  deux  chanoines 
de  son  église,  qui  eurent  pour  mission  d'appuyer  également  la  demande 
des  Jésuites.  Mais,  soit  que  l'évêque  eût  donné  à  ses  députés  des  instruc- 
tions secrètes  contraires  à  leur  mission  apparente,  soit  que  les  deux 
chanoines  cédassent  au  cri  de  leur  conscience,  au  lieu  de  parler  en 
faveur  des  Jésuites,  ils  signalèrent  hardiment  les  conséquences  fatales 
qui  devaient  résulter  d'un  établissement  stable  des  Révérends  Pères 
dans  la  Flandre,  et  conclurent  à  ce  que  défense  leur  fût  faite  d'y  pos- 
séder aucun  bien.  La  requête  des  Hommes  Noirs  fut  donc  repoussée. 

Les  Jésuites  ne  se  tinrent  pas  pour  battus.  Ils  firent  agir  si  vivement 
auprès  de  la  gouvernante,  que  le  marquis  de  Berghes,  au  nom  de  Mar- 
"uerite  d'Autriche,  signifia  aux  États  du  Brabant  que  sa  maîtresse 
avait  résolu  d'obtenir  la  faveur  que  sollicitaient  les  Révérends  Pères. 
Après  une  longue  et  vive  discussion,  les  Etats  cédèrent  ;  mais  en  ac- 
cordant le  privilège  demandé,  ils  y  mirent  des  restrictions  qui  sem- 
blaient l'annuler  presque  complètement.  Mais  c'était  là  un  bien  faible 
obstacle  pour  la  noire  cohorte.  Les  États,  en  lui  permettant  de  de- 
venir propriétaire  à  Louvain,  lui  faisaient  défense  d'y  ouvrir  un 
collège,  et  voulaient  qu'elle  renonçât  à  tous  ses  privilèges  du  moment 
qu'elle  s'établissait  dans  le  lîrabant.  On  comprend  que  les  Jésuites 
promirent  lout  ce  qu'on  voulut,  sauf  à  ne  rien  tenir  de  ce  qu'ils  pro- 
mettaient. Lorsque  les  Pays-Bas  se  furent  révoltés,  et  essayèrent  de 


HISTOIIIK  DES  JÉSUITES.  179 

briser  le  joug  lyraimique  de  1  Kspugne,  les  Jésuites  rendirent  de  tels 
services  au  duc  d'Albe,  que  ce  sombre  et  sanglant  ministre  de  l*hi- 
lijipe  II  leur  permit  d'aclicler  à  Anvers  une  vaste  et  magnifique  mai- 
son où  ils  fondèrent  un  séminaire  Jésuitique.  Cet  établissement  était 
devenu  considérable,  lorsque,  en  1578,  les  Révérends  Pères  s'en 
virent  expulsés  violemment;  voici  à  quelle  occasion . 

Nous  avons  dit  que  la  Flandre  etleBrabant  évitèrent  de  se  prononcer 
ouvertement  en  faveur  de  la  Réforme,  comme  le  fit  la  Hollande.  Les  re- 
présentants de  ces  contrées,  que  don  Juan  d'Autriche  essayait  alors, 
après  le  duc  d'Albe,  de  remettre  sous  le  joug,  voulurent  même  mani- 
fester l'orthodoxie  de  leurs  sentiments  religieux  à  la  face  de  l'Europe:  les 
Etats  du  Brabant  signèrent  àGand  une  sorte  de  pacte  solennel,  dans  le- 
quel ils  établissaient  les  positions  respectives  de  Rome  et  de  la  Réforme  en 
Belgique.  Les  termes  de  cette  espèce  de  charte  religieuse,  tout  en  don- 
nant des  garanties  au  protestantisme,  étaient  évidemment  favorables  au 
catholicisme  dont  ils  établissaient  même  la  suprématie.  Aussi,  les  catho- 
liques s'empressèrent-ils  d'adhérer  à  la  Pacification  de  Gand.  L'ar- 
chiduc Mathias,  appelé  par  les  révoltés,  fit  renouveler  ce  pacte  en 
1578  et  ordonna  que  les  divers  corps  de  l'Etat  jurassent  de  l'accepter 
et  de  le  maintenir.  Le  clergé  brabançon  ne  fit  aucune  difficulté  de 
prêter  le  serment  exigé;  les  Jésuites  seuls  s'y  refusèrent  :  la  Pacifi- 
cation de  Gand  semblait  devoir  rappeler  le  calme  à  la  suite  de  l'indé- 
pendance dans  la  Flandre  et  le  Brabant;  on  comj)rend  que  les  Révé- 
rends Pères,  pour  eux  comme  pour  leur  patron,  le  roi  d'Espagne,  ne 
pouvaient  accepter  tranquillement  de  pareilles  conséquences.  Il  paraît 
que  les  Jésuites  entraînèrent  les  Cordeliers  dans  leur  opposition,  dont, 
au  moment  du  danger,  ils  eurent  grand  soin  de  rejeter  sur  eux  la  [)lus 
forte  part  de  responsabilité.  Lorsqu'on  eut  épuisé  les  moyens  de  dou- 
ceur, il  fallut  recourir  à  des  moyens  d'intimidation;  puis  enfin  à  la 
force  ouverte.  Bientôt,  une  explosion  populaire  eut  lieu.  Les  Corde- 
liers qui,  en  cette  circonstance,  avaient  servi  de  compères  aux  enfants 
de  Loyola,  furent  les  plus  malmenés.  Ils  avaient,  dit-on,  établi  des 
congrégations  de  femmes,  où  les  maris  flamands  et  brabançons  préten- 
daient que  le  lien  conjugal  avait  beaucoup  à  souil'rir  du  cordon  de 


180  FlISrOIRE  DES  lÉSUITES. 

Saint-François  (1).  C'étaient  d'ailleurs  les  Cordeliers  qui  s'étaient  le 
plus  déchaînés  en  public  contre  la  Réforme,  Un  jour  donc,  tous 
les  maris  qui  crurent  avoir  à  se  plaindre  des  Cordeliers,  se  réu- 
nirent, et,  formant  un  bataillon  assez  compacte,  s'en  furent  assaillir 
le  couvent  de  Saint-François,  où  ils  entrèrent,  après  une  sorte  de 
siège  terminé  par  un  assaut  désespéré.  Sept  Cordeliers  furent  sacri- 
fiés à  l'honneur  marital  outragé;  d'autres  furent  fouettés  en  place 
publique,  le  reste  des  moines  fut  chassé.  Les  Jésuites  surent  s'ar- 
ranger de  façon  à  ne  pas  être  exposés  à  toute  la  furie  de  cet 
orage.  On  se  contenta  de  les  arrêter  à  Anvers  et  à  Gand  ;  puis,  on  les 
entassa  sur  des  bâtiments  qui  les  conduisirent  à  Malines  et,  de  là,  à 
Louvain,  où  ils  furent  réunis  à  leur  confrères  de  cette  ville  (2). 

Les  Jésuites  se  virent  successivement  chassés  de  toutes  les  villes  où 
éclata  le  révolte  contre  la  tyrannie  espagnole.  Partout  aussi  ils  revin- 
rent à  la  suite  des  armes  triomphantes  du  cruel  Philippe  IL  Ce  fut 
ainsi  qu'ils  rentrèrent  à  Anvers,  à  Malines,  et  en  divers  autres  lieux. 
Ce  fut  aussi  à  l'ombre  des  drapeaux  espagnols,  et  souvent  grâce  aux 
haches  des  bourreaux  de  Philippe  II,  que  les  Révérends  Pères  s'éta- 
blirent solidement  à  Bruxelles,  et  surtout  à  Louvain,  dont  ils  parvin- 
rent à  asservir  complètement  l'université  que  les  querelles  des  Corde- 
liers avec  le  docteur  Baïus  remplissaient  alors  d'un  bruit  presque  aussi 
éclatant  que  celui  des  armes  qui  retentissait  dans  tout  le  reste  des  Flan- 
dres. Les  Jésuites  se  mêlèrent  de  ces  querelles  vers  leur  fin.  Ils  firent 
tout  simplement  condamner  Baïus  par  le  pape  Grégoire  XIII.  Le  plus 
grand  crime  du  docteur  de  Louvain  était  pourtant,  d'après  le  conti- 
nuateur de  V Histoire  ecclésiastique  et  autres  historiens,  d'avoir  cen- 
suré les  désordres  auxquels  se  livraient  les  Cordeliers,  et  d'avoir 
soutenu,  contre  ces  moines,  qu'on  ne  peut  pas  approcher  de  l'autel  et  y 
célébrer  la  messe  en  sortant  des  excès  d'un  festin,  ou  des  bras  d'une 
maîtresse,  toutes  choses  ([ui,  d'après  les  écrivains  que  nous  venons  de 
citer,   non-seulement  étaient   familières  et  quotidiennes  aux  Francis' 

(1)  Voyez  De  Thou,  Ilistoirc  vniverseUe;  Basnage,  Jlistoire  des  Pays-Bas;  Lin- 
guet,  Histoire  impartiale  des  Jésuites,  etc.,  etc. 

(2)  Voyez  les  mômes  hislorieus. 


mSTOIllE  I)i;S  JÉSUITES.  181 

cains  de  Flandre,  mais  que  ces  Pères  voulaient  excuser  au  point  de 
vue  religieux  ;  nous  avons  vu  que  cette  doctrine  impie  est  celle  des 
casuistes  de  la  Compagnie  de  Jésus. 

Si  la  riandre  et  lelîrabant,  contrées  où  fut  poussé  pourtant  le  pre- 
mier cri  de  révolte  contre  l'Espagne,  ne  conquirent  pas  leur  indépen- 
dance, comme  fit  la  Hollande,  c'est,  nous  le  dirons  encore,  moins  parce 
que  leurs  ellbrts  n  eurent  pas  le  bonheur  d'être  dirigés  par  un  (Guillaume 
de  Nassau,  que  parce  qu'ils  furent  contrariés,  anéantis  |)ar  les  intri- 
gues des  Jésuites. 

Après  un  intervalle  de  plus  de  deux  siècles,  les  noirs  enfants  de 
Loyola  ont  pu  tirer  vengeance  de  leur  expulsion  de  la  Hollande  et  de 
la  réprobation  universelle  qui  leur  "a  toujours  fermé  l'entrée  de  ce 
pays.  Les  Jésuites  contribuèrent  de  toutes  leurs  forces,  en  1830,  à 
arracher  la  Belgique  au  roi  des  Pays-Bas,  On  comprend  que  cette 
conduite  n'a  pas  été  inspirée  aux  Bévérends  Pères  par  leur  zèle, pour 
la  liberté  d'un  peuple,  La  Belgique,  à  l'heure  qu'il  est,  semble  enfin 
s'en  apercevoir  ;  la  lutte  que  ce  pays  soutient  contre  les  envahisse- 
ments du  clergé,  poussé  en  avant  par  les  Jésuites,  sera,  nous  l'espé- 
rons, un  grand  enseignement  pour  cette  contrée,  où  les  Jésuites  do- 
minent depuis  le  temps  d'Ignace,  Là,  comme  ailleurs,  les  Révérends 
Pères  commencent  à  être  connus  et  appréciés  à  leur  valeur.  Donc,  là 
comme  ailleurs,  leur  chute  et  leur  chute  définitive  se  prépare  (1), 

(i)  Une  petite  anecdote  toute  récente,  fort  curieuse,  et  dont  un  de  nos  amis  nous 
garantit  l'authenticité,  peut  donner  une  idée  de  la  manière  dont  opèrent  à  notre  époque 
les  Jésuites  de  Belgique.  On  sait  que  dans  ce  pays  il  n'y  a  plus  guère  que  deux  grands 
partis  en  présence,  le  parti  libéral  et  le  parti  catholique.  Ce  dernier  est  poussé,  dirigé 
par  les  lltramontains  et  surtout  par  les  Jésuites,  fort  puissants  toujours  en  ce  pays.  Aux 
dernières  élections  de  la  Chambre  des  Députés  belges,  M.  le  comte  L***  se  présentait 
dans  un  collège  comme  représentant  du  parti  libéral.  Son  adversaire  appartenait  au 
parti  catholique,  et  les  chances  de  ce  dernier  étaient  comparativement  minimes,  lorsque 
ses  amis  et  patrons,  les  Jésuites,  s'avisent  d'un  expédient,  M.  le  comte  L""  est  frère  d'un 
ex-notaire  de  Paris  dont  le  nom  a  conquis  une  triste  célébrité.  On  jugeait  le  procès  de 
l'ofOcier  ministériel  parisien  en  même  temps  qu'on  nommait  les  députés  belges.  Profi- 
tant de  ceci,  les  adversaires  de  M.  le  comte  L'*'  répandent  le  bruit  que  le  notaire  L"* 
est  condamné  aux  galères  et  que  son  frère  est  également  llétri  par  l'arrêt.  Le  lendemain, 
les  journaux  de  Paris  démentirent  la  calomnie,  mais  l'efTet  voulu  avait  été  produit: 
le  vote  avait  eu  lieu,  et  M.  le  comte  L"*  ne  fut  pas  nommé.  Comment  aurait-on  choisi 


182  HISTOIRE  DES  JÉSUITES. 

Nous  avons  montré,  dans  la  })remière  partie  de  cet  ouvrage,  le  fou- 
gueux Bobadilla  poussant  au  carnage  les  bataillons  impériaux,  et  se 
baignant  dans  le  sang  des  protestants  répandu  à  flots,  mais  non  en 
assez  grande  quantité  encore  pour  satisfaire  la  soif  de  ce  tigre  en  robe 
noire.  La  plaine  de  Muhlberg  ne  fut  pas  le  seul  lieu  qui  vit  des  Jé- 
suites donner  le  signal  des  combats.  Il  fallait  alors  que  l'Ordre  nou- 
veau-né se  distinguât  du  milieu  de  la  tourbe  monacale,  accroupie  dans 
sou  oisiveté,  dans  son  impuissance.  Mais  l'empereur  Charles-Quint 
sembla  toujours  se  défier  de  l'ardeur  guerroyante  des  Jésuites,  qu'il  fut 
en  effet  obligé  de  réprimer  plus  d'une  fois,  et  il  employa  le  moins 
qu'il  put  le  concours  des  Révérends  Pères. 

Lorsque  ce  souverain,  donnant  pour  la  seconde  fois  depuis  Dioclé- 
tie?i ,  le  spectacle  d'un  empereur  dégoûté  du  pouvoir  et  échangeant 
la  paix  d'une  retraite  obscure  contre  les  bruyantes  splendeurs  du  rang 
suprême,  eut  partagé  ses  vastes  Etats  entre  son  fds  et  son  frère,  les 
Jésuites  s'implantèrent  plus  vite  et  plus  solidement  sur  le  sol  germa- 
nicpie.  Ferdinand,  le  nouveau  chef  du  Saint-Empire,  se  montra  favo- 
rable aux  Jésuites,  qui  surent  d'ailleurs  faire  au  successeur  de  Charles- 
Quint  une  nécessité  de  la  faveur  qu'il  leur  accorda.  Sous  le  règne  de 
l'^crdinand,  les  Jésuites  fondèrent  eu  quelques  années  des  établisse- 
ments aussi  nombreux  que  riches  et  importants ,  sur  tout  le  sol  de 
l'empire  d'Autriche,  en  Bavière,  en  Hongrie,  en  Pologne,  en  Suisse, 
en  Savoie  et  môme  en  Suède.  Le  nombre  de  leurs  collèges,  sémi- 
naires et  maisons  diverses  s'accroît  alors  chaque  année,  chaque  jour, 
et  atteint  un  chiflre  incroyable.  Nous  devons  en  convenir,  les  Jésuites 
furent  alors  également  appelés  par  les  peuples  et  par  les  souverains 
callioliques.  Us  avaient  eu  l'art  de  se  présenter  aux  uns  et  aux  autres 
comme  les  défenseurs  vigilants  et  infatigables  de  la  religion  menacée 
[)ar  le  protestantisme  envahisseur.    Les  papes  aussi,  à  cette  époque, 


pour  représentant  d'un  pays  un  homme  qu'on  disait  frappe  d'un  jugement  infamant? 
N'est-ce  pas  qu'on  reconnaît  bien  là  l' habileté  des  Révérends  Pères? 

Nous  devons  dire  en  terminant  cette  note  qu'elle  ne  nous  a  été  inspirée  que  par  notre 
aversion  ])our  les  noirs  enfants  de  Loyola ,  et  non  point  par  un  sentiment  d'amitié  pour 
M.  le  comte  L**%  que  nous  ne  connaissons  même  pas. 


HISTOIRE  DES  JÉSUITES.  183 

protégèrent  g(')néralcnionl  do  loiilos  leurs  forces  la  Société,  dont  les 
membres  se  montraient  toujours  prêts  à  marcher  vers  chaque  champ 
(le  bataille  religieux,  à  se  poster  sur  chaque  brèche  ,  à  rendre  toutes 
sortes  de  services. 

D'un  autre  côté,  les  Révérends  Pères  ne  négligeaient  aucun  moyen 
d'agir  sur  l'esprit  des  peuples.  Si  nous  n'avions  pour  autorités  des 
écrivains  Jésuites  eux-mêmes,  nous  n'oserions  dire  jusqu'où  les  fils 
de  Loyola  poussèrent  la  fantasmagorie  de  leurs  moyens.  Ainsi,  dans 
telle  contrée,  on  les  voyait,  pour  s'attirer  l'admiration  des  populations 
ignorantes  et  fanatiques,  courir  les  rues  en  jetant  ces  cris  poussés 
d'une  voix  lugubre  et  comme  prophétique  :  «  L'enfer  pour  les  pé- 
cheurs, le  paradis  pour  les  élus  !,..  »  Dans  tel  autre  endroit,  ils 
parcouraient  les  villes  où  ils  résidaient,  tous  nus  et  se  frappant  de  leurs 
disciplines.  On  vit  à  leur  exemple  des  Compagnies  de  flagellants  se 
former  et  lutter  entre  elles  de  fanatisme ,  d'indécence  et  de  folie.  Il  v 
eut  même  des  flagellantes ,  et  ce  ne  furent-elles  pas ,  assure-t-on  qui, 
montrèrent  le  moins  de  ferveur  (1)  !... 

En  d'autres  pays  encore,  ils  avaient  recours  à  de  nouveaux  moyens 
choisis  d'après  le  caractère  des  populations.  Ainsi ,  on  les  vit  organiser 
des  espèces  de  mascarades  funèbres  destinées  à  rappeler  aux  spectateurs 
terrifiés  que  tout  homme  est  sujet  de  la  mort.  On  nous  a  conservé  la 
description  d'une  de  ces  mascarades,  car 'nous  ne  pouvons  leur  trou- 
ver un  autre  titre  ,  et  le  lecteur  sera  sans  doute  de  notre  avis.  Peu 
après  qu'ils  se  furent  établis  à  Palerme  ,  dans  la  Sicile,  les  Révérends 
Pères  organisèrent  et  firent  circuler  le  long  des  rues  de  cette  ville 
la  procession  la  plus  étrange  qu'on  puisse  imaginer.  On  voyait 
en  tête  un  homme  nu  ,  sanglant  et  paraissant  à  l'agonie  ,  que 
portaient  d'autres  hommes  revêtus  du  costume  juif,  et  autour 
duquel  de  jeunes  et  beaux  garçons  en  dalmatiques  brodées,  ayant 
des  ailes  blanches  au  dos  et  tenant  dans  leurs  mains  les  instruments 
de  la  passion,  figuraient  un  chœur  d'anges;  tandis  qu'une  trouj)e 
de  hideux  diablotins  caracolait   à  droite  et  à  gauche,  troublant  les 

(1)  Voyez,  entre  autres  historiens  de  ces  extravagances,  le  jésuite  Orlandin.  Saccliuii 
les  a  retracées  (■fralement. 


184.  HISTOIRE  DES  JESUITES, 

concerts  angéliques  par  d'infernales  vociférations,  et  faisant  écarter  la 
foule  avec  des  torches  de  résine  enflammées.  Ensuite,  venait  la  Mort 
sur  un  char  tout  noir  et  traîné  par  des  chevaux  noirs.  Elle  était 
figurée  par  un  squelette  livide,  hideux  et  tellement  gigantesque  que  sa 
tête  dépassait  les  plus  hautes  maisons.  De  la  main  droite  elle  tenait 
une  grande  faux ,  tandis  que  de  la  gauche  elle  traînait  une  longue  file 
de  spectres  enchaînés  et  gémissants  qui  représentaient  tous  les  âges  de 
la  vie ,  tous  les  états  de  la  société.  De  temps  à  autre,  ces  spectres 
criaient  d'un  ton  lamentable  à  la  Mort  de  leur  faire  grâce  et  de 
s'arrêter  ;  mais  la  Mort  impitoyable,  sourde  et  muette,  continuait  son 
chemin,  tandis  qu'un  chœur   de   pénitents  psalmodiait  sur  un  air 

lugubre  des  cantiques  plus  lugubres  encore! Qui  ne  reconnaît,  à 

ces  pieuses  extravagances  ou  plutôt  à  ces  impiétés  calculées  ,  ces 
hommes  qui  au  xix**  siècle  devaient  par  des  moyens  semblables 
annoncer  leur  retour  en  France? 

On  comprend  que  ces  folies  qui  maintenant  ne  pourraient  que  faire 
rire,  aient  pu  jadis  produire  un  grand  efïët  sur  l'imagination  des  popula- 
tions méridionales ,  auxquelles  elles  furent  particulièrement  destinées. 
Et  lorsque  les  esprits ,  par  cette  fantasmagorie  hideuse,  étaient  comme 
couverts  d'un  voile  de  ténébreuses  horreurs,  les  Jésuites  arrivaient 
alors  et  faisaient  luire  un  consolant  rayon  du  soleil  éternel  qui  resplen- 
dit sur  la  béatitude  céleste,  et  dont  ils  faisaient  jouir  la  ville  et  le  pays 
qui  consentaient  à  leur  accorder  le  droit  de  cité ,  à  leur  laisser  bâtir 
leurs  Maisons,  à  doter  leurs  collèges,  à  peupler  leurs  séminaires,  à 
leur  abandonner  enfin  la  direction  des  consciences ,  le  maniement  des 
esprits ,  la  domination  temporelle  et  spirituelle  ! . . . 

Sous  Maximilien,  successeur  de  Ferdinand  ,  les  Jésuites  virent  leurs 
affaires  compromises  fortement  en  Allemagne  et  en  Hongrie.  Maxi- 
milieu  se  montra  fort  mal  disposé  en  faveur  des  Révérends  Pères,  et 
déjà  les  peuples  qu'il  gouvernait  avaient  si  bien  appris  à  connaître  les 
Jésuites  ,  que,  dans  les  Etals  de  l'Autriche  qui  se  tinrent  au  commen- 
cement de  ce  règne,  les  députés  demandèrent  avant  toutes  choses  que  les 
Jésuites  fussent  chassés  du  pays.  Déjà  aussi  la  colère  publique  avait  grondé 
si  fort  contre  eu\  à  Vienne,  que  les  magistrats  pour  l'apaiser  avaient 


HISTOIRE  DES  JÉSUITES.  185 

été  obligés  de  (.hasserdeccllo  ville  calholiquc  tous  les  enfanls  de  Loyola. 

La  haine  publique  amassait  alors  contre  les  Jésuites  une  masse 
d'accusations  sous  laquelle  il  fallait  nécessairement  qu'ils  lussent 
écrasés,  partiellement  du  moins.  Quelques-unes  de  ces  accusations 
furent  alors  formulées  en  termes  qu'il  nous  est  impossible  de  répéter. 
Contentons-nous  de  dire  qu'on  prétendit  que  les  bons  Pères  ne  res- 
pectaient pas  l'innocence  de  leurs  élèves.  En  Bavière,  et  c'est  Sac- 
chini  qui  nous  l'apprend  (1),  on  accusa  au  contraire  les  Jésuites  de 
mutiler  les  jeunes  gens  reçus  dans  leurs  séminaires.  Les  avocats  de  la 
Société  de  Jésus  affirment  que  ce  fut  là  une  calomnie  lancée  contre 
les  Révérends  Pères  par  les  protestants  jaloux  de  la  pureté  des  mœurs 
des  jeunes  adeptes  de  Loyola.  Le  lecteur  curieux  peut  voir  dans  Sac- 
chini  comment  les  Jésuites  prouvèrent  que  le  jeune  garçon  dont  on  les 
accusait  d'avoir  fait  un  eunuque  était  parfaitement  en  état  de  devenir 
père  de  famille. 

Dans  le  nord  de  l'Italie,  ce  fut  surtout  en  s'emparant  de  l'esprit  des 
femmes  que  les  Révérends  Pères  agirent  sur  l'esprit  des  hommes.  Le 
patriarche  de  Venise,  Giovanni  Trévisani  déféra  même  au  Sénat  de 
la  République  les  plaintes  qu'il  avait  recueillies  de  toutes  parts  à  cet 
égard.  Les  chefs  de  l'ombrageux  pouvoir  qui  gouvernait  les  Vénitiens 
eurent  probablement  peur  de  voir  s'établir  sur  les  lagunes  de  Saint- 
Marc  un  pouvoir  encore  plus  machiavélique,  encore  plus  mystérieux, 
plus  terrible  encore  et  plus  concentré.  Des  1560,  c'est-à-dire  peu 
d'années  après  leur  établissement  à  Venise,  les  enfants  de  Loyola  se 
virent  menacés  d'être  chassés  de  la  Fiépublique.  On  leur  reprocha  des 
désordres  avec  les  femmes  vénitiennes  et  surtout  -avec  celles  des 
personnages  les  plus  élevés  en  noblesse,  en  dignité,  en  influence. 
Les  Jésuites  surent  parer  ces  premiers  coups  en  les  détournant  sur  le 
patriarche  leur  accusateur,  qu'ils  représentèrent  comme  voulant  réunir 
tout  le  pouvoir  religieux  dans  ses  mains  ,  afin  de  lutter  contre  le  pou- 
voir séculier  et  peut  être  de  le  dominer.  «  Tel  est,  disaient  les  Révérends 
Pères,  le  mobile  de  la  haine  et  des  accusations  contre  nous  déchaînées. 


(1)  Voyez  Sacchini,  Histoire  de  la  Société  de  Jésus,  liv.  i. 

II.  24 


186  HISTOIRE  DES  lÉSUITES. 

(j'cst  [)arce  (juc  nous  sommes  soumis  aux  ordres  des  magistrats  de  la 
République,  qu'on  veut  nous  perdre  et  nous  chasser.  Nous  n'apprenons 
aux. dames  vénitiennes  qu'à  faire  leur  salut  :  le  patriarche  voudrait 
s'en  servir  pour  amener  la  perte  de  leurs  maris  !...  De  là  les  calom- 
nies qui  s'élèvent  contre  la  Société  1  » 

Le  sénat,  qui  avait  peut-être  quelques  craintes  à  l'endroit  des  am- 
bitieuses visées  du  patriarche,  habilement  signalées  par  les  Jésuites, 
craignit  de  leur  donner  de  la  réalité  ou  de  la  force  en  chassant  les 
Révérends  Pères  qui  furent  maintenus  à  Venise  ;  seulement,  défense  fut 
faite  aux  dames  vénitiennes  d'aller ,  comme  auparavant ,  dans  les  mai- 
sons jésuitiques,  et  même  de  prendre  un  Jésuite  pour  confesseur. 

A  peu  près  à  la  même  époque,  la  noire  Congrégation  montra  clai- 
rement en  Savoie  ce  dont  sa  cupidité  et  son  ambition  pouvaient  la 
rendre  capable.  Les  enfants  de  Loyola ,  qui  avaient  pénétré  depuis 
quelque  temps  dans  ce  pays,  avaient  su  s'emparer  à  tel  point  de  l'es- 
prit du  duc  régnant ,  que  celui-ci  invita  lui-même  le  Général  de  la 
Compagnie,  qui  était  alors  Laynez ,  à  prendre  la  direction  de  tous  les 
collèges  qu'il  voulait  établir  dans  ses  états.  Mais  la  Savoie  est  un  pays 
pauvre,  et  les  Jésuites  s'en  étaient  bien  vite  aperçu.  Laynez  ne  se 
montra  pas  très-empressé  de  répondre  aux  demandes  du  duc  Emma- 
nuel. Les  membres  de  la  noire  Milice  n'étaient  pas  alors  très-nom- 
breux, et  il  y  avait  encore  tant  de  riches  provinces  de  par  le  monde  à 
leur  livrer  en  pâture  ! . . ,  Laynez  demanda  comment  seraient  dotés  les 
établissements  jésuitiques  en  Savoie,  et  le  chiffre  de  la  dotation.  Le 
duc  Emmanuel  répondit  que,  ses  états  étant  trop  pauvres  pour  qu'on 
y  fit  des  fondations  en  faveur  de  la  Société,  il  se  contenterait  d'y  frap- 
per des  contributions  dont  le  montant  serait  annuellement  appliqué  à 
l'entretien  des  Maisons  et  collèges  de  la  Compagnie.  Mais,  parce 
moyen,  et  Laynez  s'en  aperçut  bien  vite,  les  Révérends  Pères  de 
Savoie  eussent  été  à  la  merci  des  magistrats  et  officiers  public  chargés 
de  lever  les  fonds  nécessaires  à  la  subsistance  des  établissements  jésui- 
tiques. Puis,  Emmanuel  venant  à  mourir  ou  ses  idées  à  changer,  les 
collèges  et  leurs  directeurs  se  seraient  trouvés  complètement  à  la  merci 
d'autrui,  chose  que  la  Compagnie  ne  peut  souffrir.  Le  duc  de  Savoie 


inSTOIlîE  DFIS  JÉSUITES.  187 

ne  savait  quoi  arrancicmeiit  proposer  aux  bons  Pères,  lorsque  ceux-ci 
lui  en  suggérèrent  un  qui  pouvait  lever  la  difficulté.  A  cette  époque, 
bon  nombre  de  protestants  de  communions  diverses  s'étaient  retirés 
avec  leurs  richesses  dans  la  Savoie ,  où  ils  avaient  espéré  vivre  tran- 
(piilles  et  cachés  au  fond  des  vallées  de  ce  pays  alpestre,  alors  presque 
inconnues  au  reste  de  l'Europe,  et  dont  quelques-unes  l'étaient  aux 
habitants  du  pays  eux-mêmes.  Le  Général  des  Jésuites  fit  écrire 
par  le  pape  au  duc  Emmanuel ,  «  qu'un  souverain  catholique  ne 
pouvait  garder  dans  ses  états  de  misérables  hérétiques  qui  les  souil- 
laient par  leur  seule  présence,  et  compromettaient  le  renom  et  le 
salut  du  prince  qui  les  souffrait  parmi  ses  sujets.  »  En  môme  temps 
Laynez  faisait  demander  au  duc  d'appliquer  aux  collèges  qui  seraient 
dirigés  par  des  membres  de  son  Ordre  ,  le  produit  des  confiscations 
opérées  sur  les  hérétiques.  Le  Général  de  la  Société  des  Jésuites  eut, 
dit-on,  l'habileté  de  faire  contribuer  en  argent,  pour  la  guerre  contre 
les  hérétiques  de  Savoie ,  le  saint-père ,  que  la  présence  de  ces  der- 
niers dans  l'Italie  septentrionale  inquiétait  du  reste  et  devait  inquiéter 
même  dans  ses  intérêts  de  prince  temporel. 

Les  choses  ainsi  arrangées,  le  duc  de  Savoie  se  hâta  d'envoyer 
contre  les  malheureux  hérétiques  des  troupes  soldées  par  le  trésor 
]>ontifical ,  et  que  guidèrent  des  Jésuites.  On  vit  même  un  des  bons 
Pères,  le  fameux  Possevin,  marcher  à  la  tête  des  bataillons  savoyards, 
et  l'on  nous  assure  que  sa  présence  fut  loin  d'adoucir  les  scènes  horribles 
qui  ensanglantèrent  les  vertes  et  paisibles  vallées  qui  servaient  de  refuge 
aux  hérétiques,  et  où  ces  derniers  se  défendirent  avec  courage  et 
succès.  L'argent  du  pape  n'ayant  pas  continué  de  solder  les  troupes  du 
duc,  Emmanuel  commença  à  laisser  se  refroidir  son  ardeur  de  croi- 
sade ;  sans  doute  aussi  il  réfléchit  qu'en  guerroyant  contre  des  héré- 
tiques il  égorgeait  des  sujets ,  et  qu'il  appauvrissait  ses  états  pour 
enrichir  après  tout  des  étrangers.  Les  Jésuites,  qui  avaient  traîné  leurs 
fatales  robes  noires  dans  les  flots  de  sang  versés  à  leur  intention ,  par 
leurs  conseils,  par  leurs  ordres,  ne  recueillirent  pas  tous  les  fruits  qu'ils 
avaient  attendus  de  ceci. 

Ge  fut  aussi  par  la  force  des  armes  qu'ils  essayèrent  de  pénétrer  en 


188  HISTOIIIK  DES  JÉSUITES. 

Suède.  Ce  royaume,  qui  était  alors  échu  à  Sigismond,  roi  de  Pologne, 
et  catholique,  avait  de  bonne  heure  embrassé  la  Réforme.  Les  Jésuites 
déjà  établis  en  Pologne  poussèrent  Sigismond  à  leur  ouvrir  la  Suède, 
que  gouvernait  un  oncle  de  ce  monarque  avec  le  titre  de  lieutenant- 
général  ou  de  régent.  Sigismond,  qui  se  laissait ,  dit-on,  complète- 
ment mener  par  les  Révérends  Pères,  ordonna  à  son  oncle,  le  duc 
('harles,  de  recevoir  les  Jésuites  en  Suède  et  de  leur  donner  des  terres 
pour  qu'ils  s'y  établissent.  A.  cette  nouvelle,  les  Suédois  s'inquiètent 
et  remuent  ;  le  régent  supplie  son  neveu  et  souverain  de  ne  pas  braver 
le  sourd  mécontentement  qui  gronde  en  Suède  et  qu'une  démarche 
imprudente  peut  faire  éclater  d'une  manière  terrible.  Sigismond,  que 
les  Jésuites  ont  fait  aveugle  et  sourd  ,  ne  répond  aux  représentations 
du  duc  Charles  que  par  un  ordre  plus  formel  de  recevoir  en  Suède  et 
d'y  établir  les  enfants  de  Loyola.  Remarquons,  en  passant,  que  Sigis- 
mond, lors  de  son  couronnement  et  sur  la  demande  des  états  de  Suède, 
avait  solennellement  juré  de  ne  point  chercher  à  inquiéter  ses  sujets 
suédois  dans  leur  religion,  et,  particulièrement,  de  ne  pas  y  introduire 
les  Jésuites. 

Les  Jésuites  persuadèrent  à  Sigismond  qu'il  ne  devait  pas  céder  au  y 
volontés  de  ses  sujets ,  et  que  les  Suédois ,  en  repoussant  la  bannière 
de  I^oyola  de  leur  pays,  offensaient  grièvement  l'honneur  du  souverain. 
Sigismond,  toujours  escorté  par  ses  noirs  conseillers,  partit  à  la  tète 
d'une  armée  pour  installer  de  vive  force  les  Jésuites  en  Suède.  Les  Etats 
de  ce  royaume,  secrètement  poussés,  dit-on,  et  ceci  est  possible,  ])ar  le 
régent,  levèrent  aussi  des  troupes ,  qui  battirent  celles  de  Sigismond, 
et  firent  môme  celui-ci  prisonnier.  Le  régent  fitmettre  aussitôten  liberté 
son  neveu,  qui  fut  obhgé  de  jurer  qu'il  convoquerait  les  Etats  et  se 
soumettrait  à  leurs  décisions  ;  mais,  endigue  élève  des  Jésuites,  Sigis- 
mond ne  fut  pas  plus  tôt  parvenu  à  s'échapper  de  Suède  et  à  rentrer  en 
Pologne,  qu'il  prétendit  ne  s'être  engagé  à  rien  et  voulut  recom- 
mencer la  lutte.  Heureusement  ses  sujets  Polonais  refusèrent  de  le 
soutenir  désormais.  D'ailleurs,  les  Jésuites  avaient  changé  de  visées. 
On  s;iil  (juc  le  duc  d'Anjou,  depuis  roi  de  France  sous  le  nom 
d'Henri  III,  succéda  à  Sigismond  11.  Les  Jésuites,  tout-puissants  à  la 


HISTOIRE  DES  JÉSUITES.  189 

cour  de  PoIoG;nc,  contribuèrent  beaucoup  à  ce  choix,  qu'ils  cspé. 
raient  voir  aui;menter  encore  leur  influence.  Les  Jésuites  attendaient 
aussi  beaucoup  de  l'avènement  au  trône  de  Suède  de  Jean  111,  qui, 
après  avoir  longtemps  vacillé,  après  avoir  même,  au  dire  des  Jésuites, 
abjuré  le  luthéranisme  entre  les  mains  du  Père  Possevin ,  retourna 
enfin  à  la  religion  réformée  et  se  sépara  des  Jésuites,  par  lesquels  il 
craignit,  à  juste  titre,  de  voir  compromettre  sa  royauté. 

Ce  Père  Possevin  formait  avec  (^anisius  et  quelques  autres  Jé- 
suites une  classe  singulière  de  négociateurs  universels  qui  s'entre- 
mêlaient alors  des  affaires  de  toute  l'Europe.  Diplomates  en  robes 
noires ,  on  les  voyait  courir  de  Paris  à  Stockholm ,  de  Madrid  et  de 
Lisbonne  à  Vienne,  à  Varsovie  et  à  Moscou ,  réglant  des  successions 
royales ,  négociant  des  trêves  ou  des  alliances,  formulant  des  traités  de 
paix.  Après  avoir  poussé  les  rois  contre  les  rois,  les  peuples  contre 
les  peuples,  les  croyances  contre  les  croyances,  la  Société  de  Jésus,  se 
démenait  pour  éteindre  le  feu  qu'elle  avait  ou  allumé  ou  excité  pen- 
dant des  années.  C'est  qu'autrefois  elle  avait  besoin  de  la  guerre  et 
des  troubles  qui  en  découlent  pour  conquérir  sa  richesse  et  son  impor- 
tance ,  et  que  désormais  elle  avait  besoin  de  la  paix  pour  conserver 
ce  qu'elle  avait  conquis.  La  paix,  une  paix  générale  était  nécessaire  à 
la  Compagnie  de  Jésus  pour  qu'on  oubliât  que  c'était  elle-même  qui 
avait  si  longtemps  poussé  à  la  guerre.  Les  Jésuites  voulaient  en  être  les 
médiateurs,  pour  que,  le  jour  où  l'atmosphère  politique  s' étant  éclair- 
cie  enfin  et  laissant  le  regard  interroger  librement  la  face  renouvelée 
de  l'Europe  ,  ils  pussent  placer  à  côté  delà  richesse  et  de  l'importance 
souveraines  qu'on  leur  avait  laissé  prendre,  le  grand  bienfait  de  la 
paix.  Les  Jésuites  donc  essayèrent  alors  de  réunir  les  peuples  et  les 
rois  que  les  discordes  politiques  et  religieuses  séparaient.  Leurs  Pères 
Possevin,  Tolet,  Canisius  et  autres  diplomates  en  robe  noire,  cherchè- 
rent à  faire  marcher  ensemble  les  princes  et  les  peuples,  catholiques  et 
protestants,  dans  une  croisade  contre  les  Turcs,  ennemis  communs. 

Mais,  comme  si  les  fils  de  Loyola  étaient  fatalement  impuissants 
pour  toute  autre  chose  que  pour  le  mal,  leurs  efforts,  qui  étaient  peut- 
être  sincères,  parce  qu'ils  étaient  dictés  par  leurs  intérêts,  ne  purent 


190  IlISTOIRK  DES  .lÉSLIïES. 

venir  à  bout  <1(;  nouer  complètement  le  puissant  et  vaste  lien  qui  pou- 
vait réunir  le  faisceau  divisé  des  nations  européennes.  Pour  réunir 
dans  une  étreinte  amicale  et  bénie  des  mains  de  frères  depuis  long- 
temps levées  les  unes  contre  les  autres,  Dieu  veut  des  mains  plus  pures 
que  celles  des  fils  de  saint  Ignace  ! 

D'ailleurs,  les  rois  comme  les  peuples  commençaient  dès  lors  à  se 
défier  grandement  des  Révérends  Pères  ;  et  la  papauté  elle-même, 
revenue  de  la  terreur  que  lui  avait  causée  la  Réforme,  cette  grande 
tempête  dans  laquelle  la  nef  pontificale  s'était  crue  engloutie  et  qui 
>  avait  fait  surgir  comme  une  écume  la  Société  de  Jésus  sur  la  surface 
de  l'Europe,  mer  longtemps  agitée  et  bouillante;  la  papauté,  disons- 
nous,  avait  appris  à  redouter  le  Jésuitisme,  qu'elle  avait  plusieurs  fois 
déjà  essayé,  mais  vainement,  de  brider  avec  la  courroie  que  les  autres 
Ordres  monastiques  portent  au  cou  pour  traîner  le  char  de  saint  Pierre, 
sans  que  chacun  d'eux,  bien  entendu,  oublie  sa  brouette  particulière, 
Paul  IV,  et  après  lui  Pie  Y,  voulurent  que  les  membres  de  la  Société 
de  Jésus  fussent  assujettis  aux  prières  en  commun  et  aux  offices  du 
chœur.  Ces  pontifes  exigeaient  également  que  la  Compagnie  abolît  la 
clause  monstrueuse  de  ses  Constitutions,  qui  lie  le  Jésuite  à  son  Insti- 
tut, sans  engager  le  second  envers  le  premier.  Il  nous  semble  que  ces 
exigences  étaient  bien  modérées  ;  les  fils  de  Loyola  déclarèrent  pour- 
tant fièrement  au  Saint-Père  qu'ils  ne  les  subiraient  jamais.  Quel- 
ques-unes des  raisons  qu'ils  alléguèrent  et  que  nous  trouvons  dans  le 
Mémoire  présenté  à  cet  effet  au  pape  Pie  V  par  le  Général  de  la  So- 
ciété, François  de  Borgia,  ceffe  bêle  de  somme  de  la  Compagnie, 
comme  il  se  nomma  lui-même ,  nous  ont  paru  assez  singulières  pour 
que  nous  les  transcrivions  ici  :  ((  Cette  réforme,  «  disait  le  Mémoire  , 

«  peut  faire  concevoir  de  la  Compagnie  une  idée  moins  favorable 

D'ailleurs,  Dieu  ayant  révélé  à  chaque  fondateur  d'un  Ordre  religieux 
le  genre  de  vie  qu'il  voulait  voir  suivre  par  cet  Ordre,  il  s'ensuit  que  le 
pape  ne  peut  |)as  changer  les  règles  établies  par  saint  Ignace.  »  Ceci  n'é- 
tait pas  dit  aussi  franchement  ;  mais  onle  devinait  à  travers  unvoile  assez 
léger.  «D'ailleurs,»  ajoutait  le  ^Mémoire,  et  c'est  ce  qui  nous  semble  le 
plus  curieux,  «  d'ailleurs  nous  sommes  hommes  ;  et  l'on  ne  peut  mettre 


inSroillE   DES  .1ÉSL1ITES.  191 

en  doute  qu'il  n'y  ait  dans  noire  Société  des  religieux  qui  n'y  fussent 
jamais   entrés  s'ils  eussent  prévu  qu'on   y  serait  un  jour  obligé  au 

chœur,  exercice  pour  lequel  ils  n'ont  aucune  inclination!  » Noici 

donc  les  Jésuites  qui  avouent  que  parmi  eux  il  y  a  des  individus  qui 
ne  se  soucient  pas  de  chanter  les  louanges  de  Dieu!...  ce  qu'ils  ap- 
pellent un  exercice!...  Et  de  quoi  donc  se  soucient  ces  étranges  reli- 
gieux ?  JNous  le  savons  ! 

Pie  V  tint  bon  pendant  quelque  temps;  il  voulait  probablement 
que  les  Jésuites  devinssent  les  humbles  confrères  des  Cordeliers  et  des 
Augustins.  La  Compagnie,  de  son  côté,  se  défendit  vaillamment  et 
habilement.  D'ailleurs,  Lainez  avait  su  faire  reconnaître  son  Institut 
par  le  concile  de  Trente;  et,  au  besoin,  on  insinuait,  on  se  montrait 
prêt  à  rappeler  que  le  concile  est  supérieur  au  ])ape.  Pie  V,  obligé  de 
diminuer  ses  prétentions ,  demandait  aux  Jésuites  qu'ils  chantassent 
aussi  vite  qu  ils  voulussent,  mais  qu'ils  chantassent  au  chœur  comme 
les  autres  religieux,  11  voulait  leur  persuader  que  cela  était  dans  leurs 
intérêts.  «  Ae  faut-il  pas,  w  disait-il  à  François  de  Borgia,  Général  de 
nom,  et  à  Polanque,  Général  de  fait,  «  que  vous  ayez  un  instant ,  au 
milieu  de  vos  préoccupations  mondaines,  pour  les  pensées  célestes? 
Sans  cela,  vous  ressemblez  aux  ramoneurs  qui,  en  nettoyant  les  che- 
minées ,  se  salissent  de  toute  la  suie  quils  retirent!...  » 

Mais  les  ramoneurs  spirituels  tenaient,  à  ce  qu'il  paraît,  à  se  salir 
à  leur  aise  et  dévotion.  Après  avoir  diminué  encore  ses  prétentions, 
après  avoir  exempté  les  collèges  des  Jésuites  des  offices  en  commun, 
après  avoir  demandé  que  deux  Pères  profès  seulement  y  assistassent. 
Pie  Y  fut  enfin  obligé  de  céder.  Ce  pontife  avait  aussi  voulu  dé- 
truire les  coadjuteurs  spirituels ,  en  ordonnant  que  les  Pères  profès 
des  quatre  vœux  fussent  seuls  admis  à  la  prêtrise.  11  lui  fallut  encore, 
sur  ce  point,  recevoir  la  loi  de  la  Compagnie. 

Quelques  autres  défaites  avaient  encore  humilié  l'orgueil  des  papes, 
qui  commençaient  à  redouter  et  à  détester  d'autant  plus  la  Compagnie  de 
Jésus,  que  les  successeurs  de  saint  Pierre  voyaient  clairement  désormais 
que  ceux  qu'ils  avaient  pris  pour  d'utiles  auxiliaires ,  étaient  devenus 
des  alliés  exigeants,  et  qu'ils  pouvaient  devenir  des  maîtres  redoutables. 


192  HISTOIRE  DES  JÉSUITES. 

Ce  fut  peut-être  par  une  vengeance  d'Italien  que  Pie  V  fit  partir 
pour  l'Espagne  avec  un  légat  à  latere,  envoyé  vers  Philippe  II,  François 
de  Ijorgia,  qui  s'excusa  vainement  sur  une  maladie  dangereuse  et  qui, 
aggravée  par  les  fatigues  du  voyage ,  emporta  en  effet  la  malheureuse 
bête  de  somme  des  Jésuites,  à  laquelle  cette  mort  donnait  de  nouveaux 
droits  à  ce  titre. 

Paul  Y  fut  également  obligé  d'abandonner  ses  projets  de  réforme 
de  la  Société,  devant  l'attitude  menaçante  qu'elle  prit  contre  ce  pape. 
Quelques  années  plus  tard,  en  160!2  ,  Clément  VllI  paraissant  prêta 
condamner  Molina  ,  les  Jésuites  arrêtèrent  la  condamnation  en  faisant 
soutenir  des  thèses  dans  l'université  d'Alcala  sur  cette  question  étrange, 
où  le  pape  vit  une  menace  de  révolte  pour  le  moins  :  «  11  n'est  pas  de  foi 
de  croire  que  tel  qui  occupe  la  chaire  de  saint  Pierre  soit  réellement 
pape.  »  Plus  tard  encore,  Innocent  XI,  pontife  vertueux  et  bon, 
ayant  osé  censurer  leur  morale  ,  ils  firent  en  certains  lieux  des  prières 
pour  le  pape  devenu  janséniste.  Nous  avons  dit  dans  notre  premier 
volume  combien  de  fois,  dans  les  missions  étrangères,  ils  désobéirent 
au  souverain  pontife  et  malmenèrent  ses  légats. 

On  comprend  que  les  Jésuites ,  ne  respectant  pas  les  décisions  du 
j)ape  quand  sa  volonté  se  trouvait  en  opposition  avec  leurs  intérêts, 
devaient  peu  ménager  au  besoin  les  évêques  et  les  cardinaux.  La  con- 
duite qu'ils  tinrent  à  Milan  à  l'égard  de  saint  Charles  Borromée, 
archevêque  de  cette  ville ,  contribua  beaucoup  à  éclairer  les  peuples. 
Ce  prélat  n'ayant  pas  voulu  céder  à  des  prétentions  plus  ou  moins  in- 
justes du  gouverneur  du  Milanais  pour  le  roi  d'Espagne,  une  persé- 
cution s'ensuivit  pour  Saint  Charles  Borromée.  Or,  l'homme  qui  donna 
publiquement  et  du  haut  d'une  chaire  religieuse  le  signal  de  cette 
persécution  contre  un  prince  de  l'Eglise,  un  saint,  un  vertueux  prélat, 
fut  un  Jésuite,  le  Père  Mazarini.  Et  pourtant,  l'archevêque  de  Milan 
avait  comblé  de  faveurs  les  Révérends  Pères.  Il  les  avait  appelés  dans 
son  diocèse,  il  leur  avait  donné  la  direction  de  son  séminaire,  il  avait 
même  pris  un  Jésuite  pour  confesseur  ;  il  pensait  encore,  au  dire  d'é- 
crivains de  la  Compagnie,  à  mettre  les  Jésuites  en  possession  des  éta- 
blissements  que   les   Humiliés  avaient  dans  son   diocèse.    Tant   de 


IITSïOIRE  DES  JÉSUITES.  193 

bienfaits,  sans  parler  delà  simple  é;|iii(i'  et  des  règles  de  la  snbordina- 
tion  eoclésiasliqiic,  eussent  du  empêcher  les  llévérends  Pères  de  prendre 
parti  pour  le  gouverneur  du  Milanais  contre  l'archevêque  de  Milan. 
Mais  la  subordination,  l'équité,  la  reconnaissance  sont  choses  bonnes 
pour  les  niais,  et  les  Jésuites  sont  de  si  habiles  gens!  Le  gouverneur 
était,  à  leurs  yeux,  un  personnage  bien  autrement  à  ménager  que  l'ar- 
chevêque. N'était-ce  pas  le  représentant  de  Philippe  II,  du  patron  de 
leur  Compagnie?  Le  Jésuite  Mazarini  se  déchaîna  donc  contre  saint 
Charles,  et  cela  dans  la  chaire  d'une  église  que  les  Jésuites  tenaient 
de  la  munificence  du  cardinal  !  Fiît-on  dix  fois  saint,  on  serait  ému  à 
la  vue  d'une  aussi  détestable  ingratitude.  L'archevêque  de  Milan  fut 
donc  fortement  indigné  de  la  conduite  des  Jésuites.  Cette  conduite,  on 
en  a  donné  une  explication  en  disant  que  saint  Charles  Borromée,  sur  la 
clameur  publique  qui  chargeait  de  désordres  affreux  les  Jésuites  direc- 
teurs du  collège  de  Bréda ,  avait  osé  sanctionner  l'accusation  en  ôtant 
le  collège  aux  Révérends  Pères,  qui  n'étaient  pas  hommes  à  supporter 
tranquillement  un  pareil  coup,  l' eussent-ils  cent  fois  mérité.  Les  dé- 
fenseurs de  la  Compagnie  se  sont  souvent  efforcés  de  contredire  cette 
explication  ,  qui,  en  motivant  la  conduite  du  Père  Mazarini,  charge- 
rait un  grand  nombre  de  ses  confrères.  Les  adversaires  de  la  noire 
cohorte  ont  maintenu  leur  accusation ,  qui  semble  s'appuyer  sur  une 
base  assez  solide.  En  admettant  qu'elle  fut  exagérée  ou  même  com- 
plètement fausse,  les  Jésuites  n'en  restent  que  davantage  sous  le  poids 
de  la  réprobation  que  doit  inspirer  la  conduite  qu'ils  tinrent  envers 
saint  Charles  Borromée.  Or,  si  on  se  souvient  du  peu  de  liberté  in- 
dividuelle laissée  aux  membres  de  la  Compagnie,  dont  chacun  agit 
d'après  une  impulsion  venant  de  la  direction  suprême  ,  on  se  dira  que 
la  guerre  déclarée  au  cardinal  parle  Père  Mazarini  et  par  quelques-uns 
de  ses  confrères  dut  être  l'exécution  d'un  ordre ,  et  non  l'expression 
d'un  caprice. 

N'oublions  pas  de  mentionner  ici  que  le  despotique  Aquaviva  était 
alors  Provincial  d'Italie.   Cependant,  le  scandale  ayant  été  extrême 
et  paraissant  devoir  nuire  à  la  Société,  celle-ci  sacrifia  le  Père  Maza- 
rini, le  désavoua,  l'interdit  de  la  prédication  pour  deux  ans,  et  l'envoya 
II.  25 


194  HISTOIRE  DES  JÉSUITES, 

porter  des  excuses  aux  genoux  de  l'archevêque  de  Milan.  Le  cardinal 
Tiorromée  se  montra  désarmé  par  cette  comédie ,  «  et,  assurent  les  dé- 
fenseurs de  saint  Ignace,  il  n'eût  pas  mieux  demandé  que  de  con- 
server aux  Jésuites  la  direction  des  établissements  qu'il  leur  avait 
confiée;  ce  furent  les  Révérends  Pères  eux-mêmes  qui  refusèrent.»  Le 
successeur  et  neveu  de  saint  Charles ,  cardinal  comme  son  oncle,  mais 
non  pas  saint  comme  lui,  et  sans  doute,  à  cause  de  cela,  moins  dis- 
posé à  pardonner  une  injure,  vengea  les  injures  faites  au  prélat  qu'il 
remplaçait  :  il  ôta  aux  Jésuites  le  gouvernement  de  tous  les  établisse- 
ments qu'ils  dirigeaient  dans  son  diocèse,  et  défendit  même  à  tout  indi- 
vidu qui  aspirait  à  la  prêtrise  d'étudier  dans  un  collège  de  Jésuites, 
sous  peine  de  se  voir  refuser  les  ordres  sacrés. 

On  comprend  que  de  pareils  actes  devaient  édifier  les  peuples  sur 
le  véritable  caractère  des  Révérends  Pères.  Mais,  ce  qui  acheva,  à 
cette  époque,  de  les  faire  connaître  dans  toute  leur  terrible  et  laide 
réalité,  ce  fut  la  part  qu'ils  prirent  à  un  événement  qui  vint  alors  re- 
muer la  Péninsule,  et  qui  eut  du  retentissement  par  toute  l'Europe. 

On  a  vu  que  ce  fut  un  roi  de  Portugal ,  Jean  III ,  qui ,  le  premier 
des  souverains  de  l'Europe,  accueillit  et  établit  dans  ses  états  la  nais- 
sante Compagnie  de  Jésus.  Nous  allons  dire  maintenant  comment  la 
noire  cohorte  remercia  le  Portugal  de  son  hospitalité. 

Jean  III,  ce  constant  protecteur  de  la  Société  de  Jésus,  était  mort 
en  1557,  ne  laissant  pour  héritier  de  sa  couronne  qu'un  enfant  au 
berceau;  cet  enfant  fut  dom  Sébastien.  Les  Jésuites,  déjà  puissants, 
le  deviennent  davantage  encore  sous  une  régence  dont  ils  sont  les  vé- 
ritables chefs  :  le  régent,  le  cardinal  Henri,  grand-oncle  du  roi  mineur, 
se  laissant  gouverner  complètement  par  les  Révérends  Pères.  Char- 
gés de  l'éducation  de  dom  Sébastien,  les  Jésuites  tâchèrent  de  s'en 
faire  un  ami,  et  ils  y  réussirent  d'abord.  Mais  Sébastien,  couronné  roi, 
se  défie  un  jour  ou  se  dégoiîte  de  ses  noirs  précepteurs  et  conseillers, 
et  il  les  chasse  de  sa  cour.  On  a  dit  que  les  Jésuites,  dans  un  but  qu'on 
devine,  avaient  inspiré  à  leur  élève  l'horreur  du  mariage  et  même 
des  femmes.  En  admettant  avec  bien  des  écrivains  que  les  bons  Pères 
fussent  dès  lors  dans  les  intérêts  de  Philippe,  on  comprend  facilement 


HISTOIRE  DES  JÉSUITES.  195 

qu'ils  se  soient  opposés  à  un  mariage  qui  déliuisait  complètement  les 
espérances  que  le  roi  d'Espagne  avait  de  voir  le  Portugal  courbé  un 
jour  sous  son  sceptre.  Nous  croyons  [)lus  probable  que  les  Jésuites  du 
Portugal  n'embrassèrent  le  parti  de  Philippe  il  que  lorsqu'ils  lurent 
tombés  en  disgrâce  auprès  de  don  Sébastien.  Alors  les  bons  Pères  du- 
rent songer  aux  moyens  de  conserver  leurs  richesses  et  leur  impor- 
tance, que  cette  disgrâce  compromettait  fortement.  Le  moyen,  dit-on, 
qu'ils  employèrent  pour  cela,  fut  de  pousser  le  jeune  roi  à  porter  la 
guerre  en  Afrique,  à  la  tète  d'une  armée  fort  mal  composée.  Les  dé- 
fenseurs des  enfants  de  Loyola  nient  que  les  Jésuites  aient  jamais  con- 
seillé cette  imprudente  résolution  à  dom  Sébastien.  Cependant  ils  ne 
peuvent  nier  que  les  Jésuites  qui  entouraient  l'enfance  de  l'infortuné 
monarque  portugais  ne  lui  répétassent  journellement  u  qu'un  roi  est 
obligé  de  faire  servir  sa  puissance  à  étendre  la  religion  catholique,  apo^ 
slolique  et  romaine,  et  que  c'était  dans  celle  intention  que  Dieu  l'avait 
placé  sur  le  trône,  »  etc.,  etc.  (1).  D'un  autre  côté,  le  jeune  prince, 
né  avec  un  caractère  ardent,  aventureux ,  ami  des  grandes  choses,  se 
montra  jaloux  de  ceindre  la  couronne  de  célébrité  qui  avait  orné  le 
front  de  quelques-uns  de  ses  aïeux.  Les  circonstances  semblèrent  vou- 
loir exciter  sa  soif  de  gloire ,  et  il  crut  y  trouver  le  moyen  de  la  satis- 
faire. Un  empereur  du  Maroc,  détrôné,  vint  à  Lisbonne  implorer  la 
protection  de  dom  Sébastien.  Sur-le-champ  le  jeune  roi  croit  voir 
là  une  manifestation  de  la  volonté  divine  qui  lui  commande  d'aller 
porter  l'Evangile  sur  le  sol  africain.  Le  roi  d'Espagne,  qu'il  solli- 
cita de  se  joindre  à  lui  pour  partager  les  hasards  et  la  gloire  de  cette 
grande  entreprise,  encouragea  Sébastien  à  l'entreprendre,  lui  pro- 
mit des  secours  de  toute  sorte  ,  mais  se  garda  bien  de  lui  en  envoyer 
aucun. 

Dora  Sébastien  frappa  sur  le  peuple  et  le  clergé  des  impôts  destinés 
à  mettre  une  armée  sur  pied.  La  noblesse,  qui  était  contraire  à  cette 
guerre,  se  refusa  formellement  à  fournir  les  fonds.  Le  clergé  se  laissa 
taxer,   suivant  De  Thou,  parce  que  le  pape  avait  adopté  les  plans  du 

(1)  L'abbé  Vertot,  Révolutions  du  Portugal,  etc. 


106  ilîSTOnii:  DKS  JÉSUITES. 

roi  de  Portugal,  au(|iicl  il  ouvrit  mémo  les  trésors  de  l'Eglise,  chose  à 
remarquer,  l.e  Saint-Père  publia  même  une  croisade  contre  les  Afri- 
cains ;  ce  qui  fait  venir  à  la  pensée  que  les  Jésuites  ne  se  montrèrent 
pas  si  fort  contraires  à  la  guerre  projetée  par  don  Sébastien,  comme 
ils  le  prétendent ,  et  que  si  ce  prince  leur  retira  alors  sa  confiance, 
c'est  qu'ils  l'avaient  perdue  pour  autre  chose  que  pour  cela.  D'ailleurs 
les  Jésuites,  presque  à  la  même  époque,  ainsi  qu'on  vient  de  le  voir, 
poussaient  la  plupart  des  souverains  de  l'Europe  à  entrer  dans  une 
ligue  contre  les  Turcs. 

Quoi  qu'il  en  soit,  à  la  finjuin  1578,  dom  Sébastien  fit  voile  vers  les 
côtes  de  l'Afrique.  Il  avait  une  flotte  composée  de  cinq  galères,  de  cin- 
quante gros  vaisseaux  et  de  près  de  neuf  cents  bateaux  plats.  Son  armée, 
outre  les  pionniers, artilleurs,  et  les  volontaires,  ces  derniers,  tous  gen- 
tilshommes, était  forte  d'environ  dix  mille  hommes.  Des  officiers  es- 
pagnols, qui  furent  du  reste  ensuite  cassés  par  leur  souverain,  avaient 
amené  mille  soldats  environ.  Chose  singulière  ,  ce  fut  un  hérétique  , 
le  prince  d'Orange,  qui  envoya  le  plus  fort  secours  au  monartjue  por- 
tugais partant  pour  une  croisade  contre  les  infidèles.  Un  des  capitaines 
du  Taciturne  avait  amené  trois  mille  Allemands  assez  bien  disciplinés. 
C'était  à  peu  près  l'élite  de  l'armée  portugaise,  formée  en  grande  partie 
d'hommes  étrangers  à  la  guerre ,  et  qu'un  certain  moine  nommé  frère 
Juan  de  Gama,  suivant  De  Thou,  s'était  chargé  de  transformer  en 
soldats. 

Dom  Sébastien  débarqua  à  Arzilla  et  s'avança  de  cet  endroit  vers 
Alcaçar,  où  il  reçut  le  casque  et  la  cotte  d'armes  qu'avait  portés  Charles- 
Quint  lorsqu'il  entra  triomphant  à  Tunis.  Ce  fut  tout  ce  que  dom 
Sébastien  reçut  de  Philippe  II  ;  mais  il  regardait  comme  préférable 
à  toute  autre  chose  ce  présent  du  rusé  Espagnol ,  qui  chatouillait  déli- 
cieusement son  orgueil,  et  qui,  comme  Philippe  l'avaitsans  doute  prévu, 
semblait  l'encourager  à  marcher  en  avant.  L'armée  marocaine  pa- 
raissant vouloir  éviter  le  combat,  l'impétueux  Sébastien  se  lança  à  sa 
poursuite. 

Le  lundi ,  quatrième  jour  du  mois  d'août ,  les  chrétiens  et  les  ma- 
hométans  en  vinrent  aux  mains.  La  victoire  ne  fut  pas  un  instant 


^    J  1 


I;    ,w\,lh 


liri  inoti  de  Don  Sebastien 


IIISTOIlll'    DES  .n'iSl  ITKS.  lî)7 

doulciisc.  Knvcloppéc  par  les  impélticuscs  nuées  des  cavaliers  alricaiiis, 
r armée  de  dom  Sébastien,  composée  d'éléments  divers,  de  soldais  sans 
confiance  dans  leurs  officiers  ,   et  de  chefs  sans    autorité  sur  leurs 
troupes,  fut  presque  entièrement  taillée  en  pièces.  L'aile  droite  seule 
se  défendit  bravement.  Là  était  dom  Sébastien  ;  le  malheureux  prince 
reconnaissant  trop  tard  sa  faute,  mais  résolu  à  l'expier  par  sa  mort, 
se  conduisit  comme  un  lion  traqué  par  les  chasseurs.  Resté  seul,  il 
combattit  encore  non  pour  vaincre,  mais  pour  mourir  glorieusement. 
En  vain  les  Africains  lui  criaient-ils  de  se  rendre,  il  ne  ré|)ondait  que 
par  des  coups  d'épée  terribles ,  et  défiait  les  infidèles.  Ceux-ci ,   qui 
voulaient  le  prendre  vivant,  attendirent  qu'il  piit  à  peine  lever  les  bras; 
alors,   fondant  sur  lui,  ils  s'en  emparèrent.   L'ambition  d'offrir  au 
monarque  marocain  son  ennemi  enchaîné ,  qui  s'empara  alors  de  tous 
ceux  qui  avaient  des  prétentions  à  la  capture  du  roi  portugais,  épargna 
à  dom  Sébastien  la  honte  de  se  voir  captif.  Comme  ceux  qui  l'avaient 
pris  se  disputaient  leur  proie  et  allaient  même  décider  la  question  par 
la  voie  des  armes  ,  un  d'eux  mit  fin  aux  débats  en  abattant  d'un  coup 
de  cimeterre  la  tête  de  l'infortuné  roi  de  Portugal,  dont  le  cadavre 
fut  à  l'instant  percé  de  mille  coups.  Un  seul  officier  portugais  fut  té- 
moin de  la  mort  de  son  prince,  mort  à  laquelle  le  Portugal  ne  voulut 
pas  croire  pendant  bien  longtemps.  On  disait  que  dom  Sébastien  était 
prisonnier  des  Africains,  et  qu'il  reparaîtrait  un  jour.  Plus  d'une  voix 
poétique  chanta  alors  le  roi  cachée  dont  le  retour  était  prédit  comme 
la  fin  des  malheurs  du  Portugal . 

S'il  n'est  pas  bien  prouvé  que  ce  sont  les  Jésuites  qui  poussèrent 
dom  Sébastien  à  cette  fatale  entreprise ,  il  nous  semble  démontré  que 
ce  furent  eux  du  moins  qui  poussèrent  sous  la  griffe  du  vieux  tigre 
espagnol  le  Portugal,  cette  proie  depuis  longtemps  convoitée. 

Le  cardinal  Henri,  vieillard  octogénaire,  succédait  à  dom  Sébastien, 
son  petit-neveu.  Sur  l'avis  des  grands  seigneurs  portugais,  amis  de 
leur  patrie,  ce  fantôme  de  roi  résolut  d'obtenir  du  pape  et  de  la  nature 
une  postérité  qui  se  perpétuerait  sur  le  trône.  Le  roi  d'Espagne,  qui 
avait  des  droits  à  faire  valoir  sur  ce  trône,  en  cas  que  dom  Henri  mourût 
sans  enfants,  se  hâta  de  traverser  une  résolution  qui,  à  la  rigueur,  pou- 


108  HISTOIRE  DES  JESUITES. 

vait  encore  avoir  son  exécution,  surtout  si  la  femme  choisie  par  le 

vieux  roi  était  ambitieuse  et  habile. 

De  ïhou  dit  (1)  que  ce  ne  fut  point  à  ses  ambassadeurs  cpie 
Philipi)e  11  fut  redevable  de  voir  dom  Henri  ,  le  préférer  aux 
autres  prétendants  à  la  couronne  et  surtout  à  Catherine  de  Bragance, 
vers  laquelle  le  cardinal-roi  semblait  pencher.  «On  assure,  ajoute 
l'historien  que  nous  citons  ,  qu'il  n'y  eut  que  le  Jésuite  Léon 
Enriquez,  confesseur  de  Henri,  qui  lui  rendit  ce  service.  »  N'oublions 
pas  de  dire  encore  que  le  roi  d'Espagne  comptait  tellement  sur 
les  Jésuites  pour  arriver  à  sou  but ,  qu'il  avait  joint  à  ses  am- 
bassadeurs titrés  deux  diplomates  en  robe  noire  ,  Rodrigue  Yasquez 
et  Louis  de  Molina  ,  tous  deux  Jésuites  célèbres  alors,  grands 
casuistcs,  gens  disposés  à  tout  faire  pour  gagner  la  faveur  du 
monarque  espagnol,    comme  ils  le  prouvèrent  bien. 

On  peut  faire  ici  un  rapprochement  assez  curieux.  Parmi  les  pré- 
tendants à  la  succession  de  dom  Henri,  on  comptait  la  reine  de  Erance, 
Catherine  de  Médicis.  Ce  furent  les  noirs  agents  de  Philippe  11 
qui  se  chargèrent  d'écarter  celle-ci ,  ce  qu'ils  firent  à  grand  ren- 
fort de  calomnies,  ayant  pour  but  de  faire  prendre  en  haine  par 
les  Portugais  non-seulement  Catherine  de  Médicis  ,  mais  encore 
la  nation  française  tout  entière.  Les  agents  de  Philippe  au  Portugal 
allaient  criant  que  la  reine  de  Erance  avait  volé,  du  temps  d'Henri  11, 
son  mari ,  les  diamants  de  dom  Erancisco  de  Pereyra ,  ambassadeur 
espagnol,  et  que  ses  sujets  avaient  fait  pis  maintes  fois  à  l'égard  des 
vaisseaux  portugais  dans  les  Indes.  Ainsi ,  tandis  que  les  enfants 
de  Loyola  se  tenaient  humblement  en  Erance  sous  le  manteau  royal 
ensanglanté  de  Catherine,  au  Portugal  ils  le  couvraient  de  boue  insolem- 
ment :  les  Révérends  Pères  ont  bien  des  fois  joué  ce  même  rôle  double. 

Les  Jésuites  ont  fait  observer  avec  un  ton  de  triomphe  «  que  ce  ne  fut 
pas  un  des  leurs,  mais  bien  un  Dominicain,  que  Philippe  H  chargea 
de  faire  oublier  au  cardinal-roi  l'idée  qui  pouvait  devenir  fatale  pour 
les  projets  ambitieux  du  despote  espagnol.^)  Ceci  est  vrai  ;  mais  il  faut 

(1)   Histoire  univurselle,  livre  LXIX. 


HISTOIRE  DES  JÉSTIÏTES.  199 

surtout  en  conclure  que  les  J<^suites,  sur  lesquels  le  peuple  rejelait  uw. 
partie  des  malheurs  qui  venaient  de  le  frapper,  n'osaient  se  mettre  trojien 
évidence,  et  n'étaient  pas  fâchés  de  rejeter  le  fardeau  sur  les  épaules  de 
leurs  rivaux.  rSous  n'en  regardons  pas  moins  comme  vrai  qu'ils  con- 
tribuèrent puissamment  à  enchaîner  la  volonté  à  demi  imbécile  de 
dom  Henri,  qui  mourut  bientôt  sans  avoir  désigné  son  héritier.  Son 
confesseur,  qui  était  Jésuite,  avait  vainement  essayé  de  lui  faire  écrire 
un  testament  en  faveur  de  Philippe  II,  au  préjudice  des  princes  de 
la  maison  de  Bragance,  héritiers  légitimes  de  la  couronne,  mais  en  qui 
les  Jésuites  se  disaient  qu'ils  auraient  des  ennemis  irréconciliables,  tan- 
dis que  Philippell  étaitun  ami  nécessaire.  N'oublions  pas  encore  que 
dom  Henri  se  montra  hostile  envers  tous  ceux  qui  avaient  contribué  à 
la  disgrâce  des  Jésuites  sous  le  règne  précédent. 

Aussitôt  que  dom  Henri  eut  rendu  le  dernier  soupir,  Philippe  H 
envoya  en  Portugal  le  sanguinaire  duc  d'Albe  à  la  tète  d'une  armée 
nombreuse ,  dont  les  armes  prouvèrent  la  légitimité  des  prétentions 
de  leur  maître  au  trône  portugais.  Cependant  ce  ne  fut  pas  sans  com- 
bat que  le  Portugal  fut  englouti  par  l'Espagne.  Le  clergé  portugais, 
nous  le  dirons  à  sa  louange,  se  montra  disposé  à  tout  souffrir  pour  res- 
ter fidèle  à  la  légitimité  opprimée.  Le  digne  lieutenant  de  Philippe  H 
fit  tomber  les  têtes  qui  ne  voulaient  pas  s'incliner  devant  les  droits  du 
plus  fort.  Le  Portugal  une  fois  conquis,  le  dévot  monarque  espagnol 
se  fit  expédier,  par  le  pape,  qui  l'accorda,  une  bulle  d'absolution  pour 
la  mort  de  quelques  milliers  de  prêtres  et  de  religieux  massacrés  parce 
qu'ils  avaient  osé  ne  pas  reconnaître  ses  droits.  A  l'instant  d'envahir 
le  Portugal,  Philippe  U ,  suivant  De  Thou  (1),  avait  soumis  à  ses 
grands  amis,  les  théologiens  d'Alcala,  aux  Jésuites  et  aux  Cordeliers, 
ce  cas  de  conscience  pour  se  réjouir,  dit  l'historien  français  :  «  Si, 
étant  convaincue  de  ses  droits ,  sa  majesté  catholique  est  obligée  en 
conscience  de  se  soumettre  à  quelque  tribunal?»  «iXon,»  répondirent 
les  complaisants  docteurs  casuistes  avec  une  touchante  unanimité  !  Et 

(1)  Voyez  Vllisloire  univarselle,  livre  LXIX.  11  cs(  bon  do  remarquer  que  De  Thou 
se  montre  fort  indulgent  j)our  les  Ji'-suRes  dans  la  partie  de  son  histoire  ayant  traita  dom 
Sébastien. 


200  HISTOIRE  DES  JÉSUITES, 

cejjendant  le  tribunal,  auquel  Philippe  faisait  allusion,  était  celui  du 
pape,  qui  prétendait  avoir  le  droit  de  décider  sur  les  diverses  préten- 
tions au  trône  de  Portugal  ! 

Philippe  demandait  aussi  à  ses  conseillers  pieux  «  si  les  Portugais, 
refusant  de  le  reconnaître ,  jusqu'à  ce  qu'à  ce  que  ses  droits  eussent 
été  reconnus  supérieurs  à  ceux  des  autres  prétendants,  il  pouvait  cepen- 
dant passer  outre,  et  saisir  la  couronne  lusitanienne  ,  au  préalable.  » 

On  comprend  que  le  doute  ironique  du  roi  d'Espagne  fut  bien  vite 
dissipé. 

Les  Jésuites,  nous  le  croyons  avec  une  foule  d'écrivains,  ont  donc 
contribué  de  toutes  manières  à  l'asservissement  du  pays  qui  les  avait 
magnifiquement  accueillis.  Le  Portugal,  envahi  par  les  Espagnols,  en 
1580,  et  devenu  bientôt  une  simple  province  de  leur  vaste  monar- 
chie, ne  reconquit  son  indépendance  qu'en  1640.  Les  fers  qu'ils  por- 
tèrent pendant  toute  cette  longue  période  de  servitude ,  les  Portugais 
crurent  si  bien  qu'ils  les  devaient  aux  Jésuites ,  qu'aussitôt  qu'ils  re- 
montèrent au  rang  de  nation ,  ils  se  montrèrent  disposés  à  aider  tous 
les  efforts  qui  se  faisaient  pour  délivrer  le  monde  du  noir  vautour, 
aux  serres  duquel  ils  attribuaient  les  blessures  à  peine  cicatrisées  de 
leur  patrie.  Nous  les  verrons  en  effet  des  premiers  sur  la  brèche,  dans 
le  grand  et  suprême  assaut  que  le  xviii''  siècle  livra  à  l'affreuse  forte- 
resse du  Jésuitisme.  Et  le  combat  à  outrance  qu'un  ministre  portu- 
gais, le  marquis  de  Pombal,  livra  aux  Révérends  Pères,  n'est  pas 
l'épisode  le  moins  curieux  de  l'histoire  du  Jésuitisme. 

A  une  autre  extrémité  de  l'Europe,  les  Révérends  Pères  essayaient 
de  jouer  un  rôle  différent  en  apparence,  mais  tout  à  fait  identique  au 
fond.  La  Russie  venait  d'être  le  théâtre  de  scènes  sanglantes,  à  la 
suite  desquelles  l'héritier  du  trône  avait  été  tué.  Un  aventurier  entre- 
prenant et  audacieux  se  présente  alors ,  et,  profitant  du  voile  mysté- 
rieux qui  couvre  la  tombe  du  fils  de  Jean  Rasilide  et  de  l'affection  que 
les  Moscovites  conservent  pour  lui,  il  se  présente  hardiment  comme  le 
véritable  Démétrius.  Les  Jésuites,  tout-puissants  en  Pologne,  et  dé- 
sireux de  s'ouvrir  le  chemin  de  la  Russie ,  résolurent  d'appuyer  les 
prétentions  de  l'imposteur,  qui  plus  tard  devait  les  payer  richement 


HISTOIRE  DES  JÉSUITES.  201 

de  leur  concours.  A  la  suite  d'un  contrat  d'alliance,  les  Jésuites  se  dé- 
clarent en  faveur  du  laux  Démétrius;  ils  lui  obtiennent  la  protection 
de  Sigismond  et  même  celle  du  pape.  Grâce  à  eux  ,  l'imposteur  |)eut 
lever  une  armée  et  rentrer  en  Russie  ,  où  ,  après  une  lutte  cruelle  , 
l'usurpateur  lîoritz  est  tué  ,  et  le  faux  Démétrius  proclamé  grand-duc 
à  sa  place.  Ce  fut  un  Jésuite  qui  consacra  le  nouveau  souverain. 
Celui-ci  n'eut  pas  le  temps  de  reconnaître  combien  est  lourd  le  far- 
deau de  reconnaissance  qu'on  accepte  à  l'égard  des  Jésuites.  Il  avait 
à  peine  eu  le  temps  d'installer  ses  noirs  alliés  dans  une  riche  maison 
de  Moscou,  lorsqu'il  fut  tué  peu  de  temps  après  son  intronisation. 
Les  Polonais  qui  l'avaient  aidé  à  conquérir  la  couronne  furent  en  i)ar- 
lie  massacrés  ;  le  reste  sortit  de  la  Moscovie  avec  les  Jésuites ,  et  non 
sans  maudire  les  intrigues  des  Révérends  Pères  qui  avaient  amené  ce 
résultat. 

Dans  la  Prusse,  les  Jésuites  poussèrent  aussi  quelques  reconnais- 
sances qui  n'eurent  pas  une  grande  importance.  Dantzick  et  Thorn 
les  virent  s'emparer  à  leur  profit  d'établissements  dont  on  les  força 
de  déguerpir  presque  aussitôt. 

Vers  la  fin  du  xvi''  siècle,  c'est-à-dire  après  un  demi-siècle  environ 
d'existence,  le  Jésuitisme  était  une  puissance  réelle ,  mais  puissance 
déjà  détestée  autant  que  redoutable.  Elle  avait  fait  sentir  son  action 
sur  toute  l'Europe  ;  elle  s'était  établie  victorieusement  sur  plusieurs 
points  de  cette  partie  du  monde;  et  l'Asie,  l'Afrique,  les  deux  Amé- 
riques, le  reste  du  monde  enfin,  voyaient  ses  pieux  soldats,  ses  habiles 
colons,  ses  infatigables  missionnaires  planter  sur  leurs  rivages  sa  ban- 
nière triomphante.  iNous  l'avons  dit  :  les  Jésuites  semblèrent  alors 
disposés  à  prêcher  la  paix  entre  les  rois  et  entre  les  peuples...  Il  leur 
fallait  organiser  et  récolter,  après  avoir  conquis  et  semé!  D'ailleurs 
un  nuage  sombre  passait  sur  le  soleil  de  leur  prospérité. 

Sixte-Quint,  ce  pape  qui  tenait  un  peu  de  Louis  XI  et  du  cardinal 
de  Richelieu,  manifesta  l'intention  de  rogner  les  serres  et  les 
ailes  du  grand  vautour  noir  que  la  détresse  des  |)apes  avait  laissé  se 
percher  sur  les  dernières  marches  du  trône  pontifical  et  qui  main- 
tenant planait  sur  lui.  Les  dominicains,  jaloux  de  la  faveur  que 
II.  26 


202  HISTOIRE  DES  JÉSUITES. 

les  Jésuites  obtenaient  de  Philippe  11,    on  sait  à  quel  prix,  avaient 
fait  citer  leurs  rivaux  devant  le  redoutable  tribunal  de  l'Inquisition , 
sur  la  dénonciation  menie  d'un  Jésuite.   Sixte-Quint  évoque  l'afi'aire 
et  semble  décidé  à   réformer,  c'est-à-dire   à  anéantir  la  Société  de 
Jésus.  Ne  serait-ce  pas  la  détruire ,  en  effet,    que  de  la  contraindre 
à  n'être  plus   qu'un   simple    Ordre   religieux ,    que  de   forcer   ses 
membres  à  devenir   de  pieux   et   modestes  moines  ,    chantant  les 
louanges  du   Seigneur   dans  la  calme  obscurité  de  leurs  cloîtres, 
et  ne  s'occupant  plus  de  la  terre  que  pour  y  faire  descendre  la  paix , 
don  du  ciel?  Sixte-Quint  osa  prétendre  que  les  Jésuites  ne  devaient 
pas ,   ou  du  moins  ne  devraient  plus   s'occuper  du  maniement  des 
affaires  publiques  et  mondaines.  On  comprend  de  quelle  colère  et  de 
quelle   indignation    durent   être    saisis   les  bons  Pères    devant  des 
prétentions  si  monstrueuses.    Déjà  Sixte-Quint ,   vieillard  à  la   tête 
de    fer ,   préludait    à     la   réforme   de   la   Compagnie   de    Jésus  en 
supprimant  ce   titre  ,    lorsque  sa  mort   débarrassa   les  Jésuites    de 
leurs  craintes.   Soit  que  cette   mort  fût  un  enseignement  salutaire , 
soit  que  les  bons  Pères  ,  puissants  dans  le  sacré  Collège ,  aient  eu  le 
soin  de   diriger   le  vol   du  Saint-Esprit,    au-dessus  du  conclave, 
sur  l'homme  de  leur  choix,    le  successeur  de  Sixte-Quint  se  hâta 
d'annuler  tout  ce  que   celui-ci  avait  fait  à  l'encontre   des   enfants 
de  saint  Ignace.   Si  Sixte-Quint  avait  eu  le  temps   d'accomplir  la 
réforme   de  la  Société  de   Jésus,   bien    des   malheurs  eussent   été 
épargnés  au   monde. 

Ce  fut  probablement  pour  reconquérir  leur  intluence  sur  les 
successeurs  de  Sixte-Quint  que  les  Jésuites  s'exposèrent  à  la  proscrip- 
tion qui  les  frappa  dans  la  république  de  Venise.  Cette  oligarchie 
jalouse  et  despotique,  mais  soigneuse  de  sa  dignité  et  de  son  indé- 
pendance, avait  défendu,  par  un  décret,  en  1603,  qu'on  établît 
dans  ses  états  aucun  couvent  ou  société  religieuse  sans  sa  permission. 
Le  pape  Clément  Mil  avait  accepté  en  silence  cette  décision  attenta- 
toire aux  droits  que  s'est  toujours  arrogés  le  Saint-Siège  ;  le  successeur 
de  Clément,  Paul  V,  voulut  la  faire  révoquer;  le  Conseil  des  Dix  se 
refusa  à  toute  modification  de  ledit  promulgué.  PaulV,  brusquant  les 


IirSTOIllT';  DES  TKSriTES.  203 

choses  dans  un  moment  d'irritntion ,  jette  l'interdit  sur  toute  la  ré- 
|)ubli(juc.  Aussitôt,  le  sénat  vénitien  fait  défense  à  tout  sujet  de  la 
république  de  tenir  compte  de  l'interdit  pontifical,  et  aux  ecclésias- 
tiques d'interrompre  la  célébration  du  service  divin.  La  plus  grande 
partie  du  clergé  régulier  et  tous  les  ordres  religieux  obéissent.  Les 
Jésuites  seuls  déclarent  que  l'autorité  du  pape  étant  supérieure  à  celle 
de  tout  gouvernement,  ils  observeront  l'interdit. 

iNous  avons  dit  que  déjà  les  Jésuites  avaient  eu  une  querelle  avec 
la  république  de  Venise  ;  d'ailleurs  ils  ne  possédaient  presque  rien  sur 
son  territoire  ;  ils  pouvaient  donc ,  sans  grand  risque ,  s'exposer  à  sa 
colère.  Sommés  par  le  sénat  de  s'expliquer  sur  la  conduite  qu'ils  ont 
résolu  de  tenir,  ils  se  rangent  fièrement  du  côté  du  pape,  et  déclarent 
que,  plutôt  que  de  lui  désobéir ,  ils  sont  prêts  à  sortir  des  terres  de  la 
sérénissime  république. 

Venise  les  prit  au  mot ,  plus  vite  probablement  que  les  Révérends 
Pères  ne  s'y  étaient  attendus.  Les  Jésuites  sortirent  un  soir  de  la 
ville  de  saint  Marc,  chacun  d'eux  portant,  dit-on,  au  cou  une  hostie 
consacrée.  Leurs  confrères  quittèrent  tous  également  le  sol  de  la  répu- 
blique. Après  leur  départ,  le  sénat  fit  procéder  juridiquement  contre 
eux.  L'ancienne  accusation  fut  renouvelée.  On  fît  comparaître  des 
témoins,  qui  accusèrent  les  Révérends  de  porter  le  trouble  dans  les 
familles  pour  y  régner.  Des  fouilles  exécutées  dans  leurs  maisons  firent, 
dit-on,  découvrir  des  preuves  de  l'attention  singulière  que  les  religieux 
de  la  Société  de  Jésus  accordent  aux  choses  temporelles  et  politiques. 
Une  condamnation  sévères'ensuivit  :  la  Compagnie  de  Jésus  fut  proscrite 
des  terres  de  la  république,  et  il  fut  décrété  que  jamais  le  gouvernement 
n'écouterait  des  propositions  d'accommodement.  Des  mesures  plus 
sévères  encore  furent  prises  contre  les  Jésuites.  Il  fut  défendu  par  le 
sénat  à  toute  personne,  quelle  que  fiîtsa  condition,  d'entretenir  aucune 
correspondance  avec  les  bons  Pères,  d'avoir  aucun  commerce  avec 
eux,  cela  sous  peine  d'amende,  d'exil  ou  de  galères.  On  ordonna 
même  à  tout  sujet  de  la  république  ayant  un  fils  ou  un  pupille  dans 
un  collège  étranger  dirigé  par  des  Jésuites,  de  l'en  faire  sortir  sur-le- 
champ. 


20V  HISTOIRE  DES  JÉSUITES. 

Paul  V  fut  obligé  de  céder.  Il  proposa  de  lever  l'interdit,  à  condi- 
tion que  le  sénat  rapporterait  l'édit  de  proscription  des  Jésuites.  Le 
sénat  ne  voulut  rien  accorder  à  cet  égard ,  et  persista  opiniâtrement 
dans  sa  décision,  qu'il  soutenait  indispensable  au  repos  delà  république. 
Enfin  le  pape  leva  l'interdit,  et  les  Jésuites  restèrent  exilés.  Ils  ne 
purent  se  rouvrir  que  cinquante  ans  après  le  territoire  de  Venise. 

Nous  avons  dit,  dans  la  quatrième  partie  de  cet  ouvrage,  que 
les  Jésuites ,  pour  augmenter  leur  importance ,  jouèrent  en  Egypte 
une  comédie  qui  trompa  les  papes  Grégoire  XIII  et  Sixte-Quint , 
et  dans  laquelle  ils  se  donnaient  le  beau  rôle  de  ramener  à  l'Eglise 
catholique  l'Eglise  cophte,  séparée  de  la  communion  des  chrétiens 
de  l'Occident  depuis  les  premières  années  du  règne  de  l'empereur 
Dioclétien.  On  trouve  dans  DeThou,  livre  cxiv  de  son  Histoire 
universelle  ,  des  preuves  que  cette  prétendue  réunion  n'était  réel- 
lement qu'une  comédie,  jouée  par  lesfdsde  Loyola  au  bénéfice  de  leur 
Compagnie;  mais  ils  y  avaient  obtenu  un  tel  succès,  qu'ils  essayèrent 
d'en  jouer  une  sembable  sur  un  autre  théâtre.  Celui  qu'ils  choi- 
sirent, cette  fois,  fut  la  Russie.  En  1595,  le  fameux  Jésuite  Posse- 
vin  ,  sorte  de  chef  de  la  diplomatie  voyageuse  des  Révérends  Pères, 
prétendit  avoir  réussi  à  opérer  enfin  la  fusion  des  Eglises  grecque 
et  romaine.  Clément  Mil,  qui  occupait  alors  la  chaire  de  saint 
Pierre,  fit  dresser  de  cette  réunion  des  actes  qu'on  répandit  dans 
tout  le  monde  chrétien ,  et  ordonna  des  fêtes  spéciales  à  ce  grand 
événement.  Malheureusement,  le  son  des  cloches  annonçant  la  joie  de 
la  catholicité  s'était  à  peine  évanoui  dans  une  dernière  vibration  de 
triomphe,  que  l'on  apprit  que  l'Église  moscovite  était  redevenue 
schismatique  comme  devant.  Mais  l'effet  était  produit  :  la  Société  de 
Jésus  était  exaltée  à  la  face  du  monde,  le  nom  de  ses  fds  acquérait 
l'auréole  de  la  célébrité;  c'était  probablement  tout  ce  que  les  bons 
Pères  avaient  espéré  obtenir  de  leur  élucubration  dramatique. 

Il  paraît  que  le  zèle  des  fds  de  Loyola  était  entièrement  réservé 
aux  schismatiques,  et  que  les  catholiques  n'y  avaient  aucun  droit,  pas 
plus  qu'à  leur  amour.  (Juclques  années  avant  la  prétendue  réunion 
des  Eglises  grecque  et  copthe  à  l'Eglise  romaine,  les  Jésuites,  assure- 


HISTOmi-:  DES  JÉSUITES.  205 

t-on,  avaient  essayé  de  Hiire  chasser  les  Chevaliers  de  Malte  du  rocher 
célèbre  que  ces  derniers  défendaient  si  intrépidement  contre  les  Turcs, 
et  dii(|nel,  comme  d'un  nid  d'aigle,  ils  s'élançaient  incessamment 
pour  aller  fondre  sur  les  caravelles  musulmanes  ou  sur  les  rives  de 
l'empire  ottoman.  Il  paraît  que  Philippe  11,  qui  rêva  une  monar- 
chie universelle,  pensait  avec  raison  que  la  possesion  de  l'île  de  Malte 
était  nécessaire  à  ses  projets  sur  la  Méditerranée.  Les  agents  du  des- 
pote espagnol  semèrent  si  bien  la  discorde  parmi  les  Hospitaliers , 
qu'une  violente  tempête  s'éleva  bientôt  sur  ce  rocher  battu  des  flots 
méditerranéens.  Le  grand-maître,  qui  était  français ,  il  faut  qu'on  le 
remarque ,  se  vit  disputer  son  pouvoir  et  soumis  à  des  insultes ,  à  des 
violences  même.  Il  fut  enfin  jeté  dans  une  prison.  Mais  ceux  des  Che- 
valiers de  la  Nation  de  France,  qui  comprennent  le  but  secret  où  vi- 
sent les  auteurs  de  ces  troubles ,  en  font  part  à  la  cour  de  France  ; 
l'indolent  Henri  Hl,  remué  de  son  apathie  ordinaire,  se  montre  dis- 
posé à  agir  avec  vigueur  en  cette  circonstance,  et  fait  aussitôt  partir 
un  ambassadeur  pour  Rome.  Le  pape  est  sommé  par  lui  d'intervenir 
dans  cette  affaire,  promptement  et  efficacement,  sinon,  les  biens 
appartenant  en  France  à  l'Ordre  de  Malte  seront  confisqués  et  donnés 
à  celui  des  Chevaliers  du  Saint-Esprit,  nouvellement  institué.  Cette 
menace  aiguillonna  le  zèle  du  souverain  pontife,  qui  se  montra  dis- 
posé à  faire  rendre  justice  au  grand-maître  déposé.  De  Chaste,  l'am- 
bassadeur français,  s'en  fut  alors  porter  à  Malte  des  ordres  menaçants 
de  la  part  de  son  souverain.  Les  meneurs,  effrayés,  se  turent  et  se  ca- 
chèrent ;  le  grand-maître  est  tiré  de  prison  et  supplié  de  reprendre  son 
bAtondecommandement.il  refuse  et  vient  à  Rome,  en  môme  temps 
que  celui  des  Chevaliers  de  Malte  qu'on  avait  voulu  mettre  à  sa  place. 
Mais  le  pape  se  trouvait  fort  embarrassé  de  terminer  cette  affaire, 
tiraillé  qu'il  était  entre  les  demandes  publiques  du  roi  de  France  et  les 
ordres  secrets  du  roi  d'Espagne.  Les  Jésuites,  bien  entendu,  intriguaient 
de  toutes  leurs  forces  en  faveur  de  leur  patron ,  le  démon  du  Midi  : 
un  de  ces  hasards  que  l'on  retrouve  fréquemment  dans  l'histoire  de  la 
noire  cohorte  trancha  la  difficulté  :  le  grand-maître  et  son  antagoniste 
moururent  tous  deux  à  peu  d'intervalle  l'un  de  l'autre. 


200  HISTOIRE  DES  JÉSUITES. 

Les  intrigues  des  Jésuites,  en  cette  occasion,  contribuèrent  probable- 
ment à  faire  tomber  sur  eux  le  coup  qui  les  frappa  lorsque  le  conseil 
de  l'Ordre  de  Malte  les  chassa,  dans  le  siècle  suivant,  de  cette  île  sur 
une  accusation  de  désordres  et  de  crimes  honteux. 

La  bannière  de  Loyola  fut  aussi  portée  par  ses  noirs  soldats  en  Bo. 
hême,en  Transylvanie  et  jusqu'à  Constantinople,  pendant  la  période  que 
nous  résumons  ici.  La  Mission  de  Turquie  n'eut  jamais  une  grande 
importance.  Ce  fut  Henri  IV  qui  la  fit  établir  après  qu'il  eut  rappelé 
la  Compagnie  en  France.  Il  cédait  en  ceci  à  l'influence  qu'avait  sur 
lui  le  Père  Cotton,  son  confesseur,  ou  plutôt  à  un  sentiment  très-na- 
turel qui  lui  eiît  fait  trouver  fort  bon  d'envoyer  loin  de  la  France  tous 
les  docteurs  et  professeurs,  auxquels  on  devait  des  élèves  et  adeptes 
tels  que  Barrière  et  Jean  Châtel. 

En  Transylvanie,  les  Jésuites  furent  tour  à  tour  et  rapidement  ad- 
mis et  proscrits.  L'Image  chi  premier  siècle  de  la  Société  de  Jésus, 
ce  panégyrique  effronté  de  saint  Ignace  et  de  sa  noire  cohorte,  nous 
apprend  gravement  (1)  que  les  Turcs  se  chargèrent  plusieurs  fois  de 
venger  les  persécutions  que  les  Transylvains  firent  souffrir  aux  bons 
Pères  par  d'affreux  ravages  et  de  grandes  défaites.  —  En  1606,  les 
Jésuites  étaient  une  dernière  fois  chassés  de  ce  pays,  ainsi  que  de  la 
Bohême,  où  ils  avaient  aidé  les  empereurs  d'Allemagne  à  arracher, 
par  lambeaux  ensanglantés,  la  nationalité  et  la  liberté  de.  ce  peuple. 

Vers  la  même  époque,  la  Compagnie  de  Jésus  était  également  ex- 
pulsée de  la  Hongrie,  de  la  Moravie,  de  laSilésie,  et,  malgré  la  protec- 
tion des  rois  de  Pologne,  de  tout  le  district  de  Riga  en  Lithuanie. 

Nous  trouvons  dans  V  Image  du  premier  siècle  de  la  Société  de  Jé- 
sus un  détail  à  peu  près  ignoré  de  l'histoire  des  bons  Pères  :  c'est 
que  les  Jésuites  accompagnaient,  sous  le  Généralat  deLaynez,  les  flot- 
tes espagnoles  qui  allaient  croiser  ou  débarquer  des  troupes  sur  les 
côtes  de  l'Afrique  et  des  Pays-Bas.  C'est  ce  qu'on  appelait  la  mission 
NAVALE.  ((  Celte  Mission  était  fort  dangereuse,  »  dit  l'Imago  primi 
sœculi  ;  «  cependant  elle  était  fort  recherchée  des  nôtres.  Elle  ne  fut 

(1)  Imago  primi  sœculi  Societatis  Jesu,  livre  IV,  chap.  9. 


niSTOmE  DES  .lÉSniTES.  207 

niillo  part  complète  et  constanle  que  pour  la  Belgique,  par  les  côles  de 
la(|ueile  on  pouvait  pénétrer  chez  les  Hollandais.))  Comme  on  le  devine, 
ce  fut  moins  |)our  réformer  les  mœurs  des  marins  que  pour  étendre  les 
conquêtes  de  leur  Société  que  les  Jésuites  créèrent  leur  Mission  Navah;. 
Ajoutons,  à  propos  de  la  Belgique,  que,  pour  maintenir  ses  enfants 
dans  ce  pays,  saint  Ignace,  après  sa  mort,  se  mit  à  y  faire  des  miracles, 
gravement  relatés  par  V Imago  primi  sœculi.  Saint  François  Xavier 
ne  voulut  pas  céder  cette  part  d'honneur  à  son  chef.  Dunkerque  et 
plusieurs  autres  endroits  furent  également  témoins  de  miracles  faits  par 
l'apôtre  des  Indes,  et,  en  général,  comme  ceux  du  fondateur,  au  profit 
des  femmes,  nous  le  faisons  remarquer. 

On  comprend  que ,  dans  cette  rapide  esquisse  de  la  physionomie 
générale  de  la  Société  de  Jésus,  pendant  les  dernières  années  du 
xvi''  siècle  et  les  premières  du  xvii" ,  nous  avons  dû  nécessairement 
passer  sur  plus  d'un  détail  important.  Nous  espérons  pourtant  que  nos 
lecteurs  se  sont  formé  une  idée  à  peu  près  exacte  de  cette  physionomie 
étrange  et  terrible,  que  le  pinceau  de  l'histoire  dessine  avec  du  sang, 
sang  de  peuple  aussi  bien  que  sang  de  roi ,  de  catholique  aussi  bien 
que  de  protestant. 


CHAPITllE   IV. 


LcK  JéisiiUcA  aiii«  nnv  rÉcli.irnnd  (1), 

(DIX-SEPTIÈME   siècle). 


Au  commencement  de  l'année  1618,  une  foule  immense  et  dans 
laquelle  on  comptait  les  citoyens  les  plus  cmincnts,  par  leur  ranp;  ou 
par  leurs  talents,  des  Provinces-Unies  de  Hollande,  entourait  la 
chaire  d'un  des  principaux  temples  calvinistes  de  Leyde.  Cette  chaire 
était  vide  encore  à  l'instant  où  nous  faisons  commencer  notre  récit  ; 
aussi,  l'office  divin  suivant  le  rite  de  Genève  étant  terminé  ,  le  long 
des  voûtes  antiques  et  saintes,  roulait  un  murmure  confus  et  fort 
mondain,  au  milieu  duquel  une  oreille  attentive  pouvait  à  grand'peine 
saisir  quelques  phrases  complètes  comme  celles-ci  :  «  Est-ce  donc 
bien  un  véritable  Jésuite,  Herr  Yanburg?»  —  On  l'assure,  voisin 
Duerer.  Et  c'est  certainement  un  grand  triomphe  pour  notre  pays  et 
pour  notre  foi  !  —  Hum  !  Herr  Yanburg,  est-ce  qu'on  le  pendra  en 
expiation  du  meurtre  du  grand  Guillaume  de  Nassau?  —  Chut  donc, 
voisin  !  îNe  vous  ai-je  pas  dit  ?. . .  Mais  voici  le  personnage  eh  question. 
Par  l'âme  de  Calvin!  les  chefs  de  la  ville,  du  Consistoire  et  de  l'U- 
niversité l'accompagnent  en  grand  costume!...  Quel  honneur  pour 
lui!...  —  Ainsi,  on  ne  le  pendra  pas,  après  tout! 

Cependant,  sur  l'invitation  des  hauts  personnages  composant  son 

(1)  Nous  donnerons  tout-à-l'hcurc  l'explication  de  ce  litre. 

II.  27 


210  HISTOIRE  DES  JÉSUITES. 

escorte,  l'individu  sur  le  compte  duquel  s'échangeaient  mille  propos  à 
peu  près  semblables  à  ceux  que  nous  venons  de  rapporter,  monta  dans 
la  chaire,  du  haut  de  laquelle  il  sembla ,  par  un  geste,  réclamer  l'at- 
tention de  l'assemblée  :  un  grand  silence  s'établit  aussitôt. 

L'orateur,  qui  se  préparait  à  prendre  la  parole,  était  un  homme 
grand,  maigre,  et  dont  la  figure,  sans  être  belle,  avait  cependant 
quelque  chose  de  remarquable.  Sous  un  front  large,  les  yeux  étince- 
laient  d'un  feu  rougeâtre  et  qui  semblait  jaillir  en  étincelles  vers  le 
but  du  regard.  Cet  homme  semblait  avoir  environ  quarante  ans,  quoi- 
que la  pâleur  maladive  du  visage,  les  rides  nombreuses  du  front  et  l'air 
fatigué  de  toute  la  personne  pussent  paraître  en  accuser  davantage. 

Cet  individu  parut  hésiter  un  instant  avant  de  faire  entendre  sa  voix  ; 
ses  premiers  mots  semblèrent  sortir  péniblement  de  ses  lèvres  serrées, 
et  on  vit  des  gouttes  de  sueur  perler  à  ses  tempes  déjà  dénudées. 
11  parla  enfin  : 

«J'ai  nom  Pierre  Jarrige,  dit-il  d'une  voix  sourde  et  saccadée.  Je 
suis  né  à  Tulle  en  1605.  Il  y  a  quelques  jours  à  peine  ,  j'étais  encore 
revêtu  de  la  funeste  robe  noire  que  j'ai  portée  pendant  vingt-quatre 

ans,  de  la  robe  de  Jésuite! Oui,  j'ai  été  Jésuite!  Et,  en  faisant 

cet  aveu,  je  crains  de  voir  s'entr'ouvrir  subitement  sous  mes  pieds  le 
sol  que  je  foule  aujourd'hui  et  que  l'Ordre  sinistre  dont  j'ai  été  mem- 
bre a  couvert  d'un  sang  si  précieux.  Ombre  de  Guillaume  de  Nassau, 
n'apparais  pas  ici  pour  me  repousser  loin  de  cette  terre  hospitalière  1 
Si,  par  une  fatalité  que  je  déplore,  j'ai  fait  partie  de  la  bande  im- 
monde et  assassine  qui  se  décore  avec  une  audace  si  impie  du  doux 
nom  de  Jésus,  l'agneau  sauveur  et  sans  tache,  j'ai  été  aussi  sa  victime, 
et  aujourd'hui  je  suis  son  accusateur.  Puisse  la  vérité  des  paroles  que 
je  prononce  maintenant  servir  d'expiation  au  mensonge  perpétuel  de 
mes  actions  d'autrefois  !  Qui,  mieux  que  moi,  peut  élever  la  voix  con- 
tre les  Jésuites?  J'ai  été  Jésuite  et  Profès  du  quatrième  vœu,  c'est-à- 
dire  que  tout  ce  que  j'avancerai  contre  l'antre  funeste  dont  j'ai  pu 
m'échapper,  et  contre  les  tigres,  les  renards  et  les  loups  qui  l'ha- 
bitent, je  l'ai  vu,  je  l'ai  entendu,  je  le  sais  de  science  certaine.  Je 
ne  parlerai  donc   que  des  choses  qui  se  sont  passées  autour  de  moi, 


HISTOIRE  DES  JÉSUITES.  211 

tout  près  de  moi,  et  dans  la  Province  même  de  Guyenne  où  je  résidais. 

»  Pendant  les  vingt-quatre  ans  que  j'ai  passés  dans  la  CiOmpap;nie  de 
Jésus,  j'ai  été  tenté  plus  d'une  fois  de  me  retirer  de  ce  bourbier  im- 
pur ;  une  fausse  honte ,  des  terreurs  très-réelles  m'en  empêchèrent 
longtemps.  Mais  enfin,  Dieu,  qui  voulait  sans  doute  que  je  misse  en- 
tre moi  et  les  Jésuites  un  mur  plus  complet,  m'a  éclairé  de  sa  divine 
lumière.  J'étais  encore  couvert  de  la  robe  noire,  lorsque  déjà  j'appar- 
tenais à  la  religion  réformée.  Comme  j'étais  bien  persuadé  que  ma 
mort  suivrait  immédiatement  la  connaissance  de  ma  conversion ,  je 
résolus,  Dieu  me  pardonne  cette  ruse  dont  les  Jésuites  me  font  si 
grand  crime  à  celte  heure  ,  de  ne  découvrir  le  changement  qui  s'était 
opéré  en  moi  que  lorsque  je  serais  loin  des  cachots ,  sous  les  voûtes 
desquels  la  noire  Compagnie  étouffe  les  cris  de  ceux  qui  désobéissent  à 
ses  ordres,  ou  que  révoltent  ses  actes.  Le  25  décembre  1647,  je  faisais 
profession  de  la  religion  évangélique  devant  le  Consistoire  calviniste 
de  La  Rochelle.  Quelques  jours  après  j'étais  en  Hollande,  en  sûreté, 
parmi  des  frères,  tandis  que  mes  noirs  ennemis  me  brûlaient  en  effi- 
gie sur  une  place  publique  de  La  Rochelle  (1). 

»  Heureux  d'avoir  recouvré  ma  liberté,  heureux  de  me  voir  accueilli 
comme  je  l'ai  été,  heureux  surtout  de  ne  plus  sentir  sur  moi,  comme 
une  autre  tunique  empoisonnée  du  Centaure,  la  fatale  robe  noire  dont 
j'étais  parvenu  à  me  délivrer,  je  pensais  vivre  parmi  vous  tranquille, 
ignoré.  La  rage  des  Jésuites  ne  veut  pas  qu'il  en  soit  ainsi.  Leurs 
chefs  lancent  l'anathème  contre  moi  ;  leurs  sycophantes  vont  partout  je- 
tant leur  bave  impure  sur  mes  actions  ;  ma  vie  même  est  menacée  par 
eux.  C'est  une  guerre ,  une  guerre  à  mort  désormais  déclarée  contre 
moi.  Eh  bien,  qu'il  en  soit  ainsi.  Cette  guerre,  je  l'accepte;  et  voici 
ma  déclaration  d'hostilités » 

A  ce  moment,  l'ex-Jésuite ,  dont  la  parole  était  désormais  rapide, 
la  voix  forte,  l'œil  plus  étincelant  que  jamais ,  frappa  fortement  sur  un 
manuscrit  qu'il  avait  placé  sur  le  rebord  de  la  chaire. 

«  Les  Jésuites,  »  continua-t-il  alors  avec  un  redoublement  d'éner- 

(1)  Ce  fait  est  parfaitement  historique. 


212  HISTOIKE  DES  JÉSUITES, 

gie,  «  m'ont  fait  monter  sur  un  bûcher,  parce  que  j'avais  fui  loin  de 
leur  antre  fatal  et  souillé.  Eh  bien,  voici  que  je  veu\  les  faire  monter 
sur  un  échafaud ,  sur  un  échafaud  du  haut  duquel  la  terre  entière 
contemplera  leur  ignominie.  Voici  ma  réponse  aux  calomnies  de  mes 
ex-confrères.  Je  la  dédie  aux  chefs  du  pays  qui  m'offre  son  hospitalité 
généreuse  et  fraternelle,  aux  Etats-Généraux  des  Provinces-Unies. 
\^A  cette  réponse,  je  lui  donne  pour  titre  :  Les  Jésuites  mis  sur 
l'Eciiafaud,  pour  plusieurs  crimes  capilaux  par  eux  commis  dans 
la  Province  de  Guyenne ,  par  le  sieur  Pierre  Jarrige ,  ci-devanl  Jé- 
suite, prof  es  dii  quatrième  vœu,  et  prédicateur  (1). 

»  Oui,  je  veux  faire  de  mon  livre  un  échafaud  d'ignominie,  sur 
lequel  je  traînerai  à  la  face  du  monde  les  dangereux  Inconnus ,  les 
Traîtres  travestis  en  Saints,  auxquels  j'arracherai  leurs  masques  de 
comédiens  et  leurs  manteaux  d'hypocrisie,  afin  que  chaque  peuple,  qui 
voudra  être  libre  et  heureux,  les  vomisse  de  son  sein,  en  leur  disant 
comme  Venise  leur  a  dit  lorsqu'elle  les  chassa  :  «  Allez  ,  n'emportez 
rien,  et  ne  revenez  plus!  »  ou  que,  comme  l'Angleterre  et  la  Hol- 
lapde,  il  les  punisse  ainsi  que  des  assassins  et  des  empoisonneurs. 

»  Citoyens  des  Provinces-Unies,  j'ai  surtout  écrit  ce  livre  pour  vous, 
comme  un  ])ayement  que  je  voulais  vous  offrir  pour  l'hospitalité  que  vous 
m'avez  accordée.  Mais  j'espère  qu'il  profitera  au  monde  entier.  Les 
droits  divin  et  humain  me  commandaient  d'ailleurs  d'élever  la  voix 
contre  les  ennemis  de  Dieu  et  des  hommes  ! . . . 

»  J'attaque  donc  les  Jésuites  dans  le  pays  oii  je  lésai  connus;  je  les 
peins  tels  que  je  les  ai  vus  dans  la  province  de  Guyenne  ;  je  me  servirai 
contre  eux  des  armes  qu'eux-mêmes  m'ont  fournies.  La  multitude  et  la 
variété  des  crimes  dont  j'accuse  les  Jésuites  que  j'ai  connus  ,  fera  sans 
doute  penser  à  l'univers  qu'un  Ordre  dans  lequel  se  trouvent  de  tels 
misérables,  doit  être  tenu  pour  dangereux  à  l'égal  des  loups  féroces, 
et,  comme  tel ,  chassé  et  pourchassé  en  tous  lieux.  Oh!  je  ne  vous 
ménagerai  pas,  moi,  dangereux  loups,  à  la  mine  d'agneaux!  Eh  ! 
dois-je  le  faire,  quand  je  vous  vois,  pour  me  faire  la  guerre,  recourir 

(1)  Tel  est  vu  effet  le  titre  de  l'ouvrage  que  Jarrige  publia  contre  ses  anciens  con- 
frères les  Jésuites. 


HISTOIRE  DES  JÉSUITES.  213 

au  fer  et  à  la  llamme?  Je  sais  a  (jiioi  je  m'expose  en  osant  Uiller  contre 
vous  :  j'ai  vu  naguère  la  place  où  tomba  le  grand  (iuillaume  (ie  Nas- 
sau, et  je  ne  me  suis  pas  senti  découragé;  loin  de  là,  j'ai  cherché  sur 
les  marches  du  palais  de  Délit  les  traces  du  noble  sang  versé  par  les 
Jésuites,  et  je  me  suis  dit  :  «  Peut-être  mon  sang  coulera-t-il  par  les 
mêmes  mains;  mais  du  moins  je  ne  tomberai  pas  sans  m'etre  vengé, 
et  vengé  en  confondant  ma  vengeance  dans  celle  du  monde  entier,  qui 
battra  des  mains  à  l'aspect  de  l'échafaud  sur  lequel,  ô  Jésuites!  je 
vais  vous  traîner  enfin  ! » 

»  (Citoyens  des  Provinces-Unies,  pour  qui  mourut  Guillaume  de  Nas- 
sau ;  Anglais,  qui  avez  assisté  au  supplice  des  Parry  et  des  Carnet; 
France,  qui  as  vu  frapper  trois  fois  un  de  tes  rois  par  le  même  couteau; 
Portugal,  qui  n'es  plus  une  nation  ;  peuples  de  l'Asie  et  de  l'Amérique, 
qu'on  exploite  au  nom  de  Jésus  ;  hommes  de  tous  les  pays,  de  toutes 
les  communions,  qui  avez  senti  frémir  le  sol  que  vous  habitez  par  ces 
commotions  souterraines,  infernales,  qui  dénoncent  la  présence  fiitale 
des  Jésuites,  écoutez,  regardez,  applaudissez  :  voici  donc  les  Jésuites 
SUR  l'Échafaud!!!..  (1)  » 

A  ces  mots,  l'ex-profès  de  la  Compagnie  de  Jésus,  ouvrant  enfin 
ie  manuscrit  dont  il  n'avait  encore  donné  que  le  titre  à  la  foule  im- 
patiente, se  prit  à  lire  d'une  voix  haute,  lente  et  qui  avait  une 
expression  terrible,  l'acte  d'accusation  formulé  par  lui  contre  ses  ex- 
confrères. 

Nous  ne  voulons  ni  ne  pouvons  placer  ici  les  accusations  du  Jésuilc 
Pierre  Jarrige,  qui,  dans  l'édition  de  1677,  publiée  sans  nom  d'im- 
primeur et  sans  indication  du  lieu  de  l'impression,  en  format  très- 
petit  in-12,  n'occupent  pas  moins  de  cent  vingt-huit  pages,  non 
comprises  la  dédicace  et  uneRéponsenu  Jésuite  Beaufés,  qui  s'était  fait 
l'exécuteur  public  de  l'individu  assez  hardi  pour  renier  ses  noirs  con- 
frères et  se  soustraire  à  leurs  châtiments.  Quelques-unes  de  ces  accu- 
sations,  d'ailleurs,  demanderaient,  pour  qu'on  pût  les  formuler,  un 

(Ij  Tout  ce  qu'on  vient  de  lire  se  retrouve  dans  la  dédicace  placée  par  Jarrige  à  la 
tête  de  son  ouvrage  dédié  aux  très-hauts  et  très-puissants  seigneurs ,  les  Etals-Gé- 
nératix  des  Provinces-Unies,  ou  dans  le  livre  même. 


214.  HISTOIRE  DES  JÉSUITES. 

huis-clos  rigoureux;  car  elles  ont  trait  à  des  vices  honteux,  à  des 
crimes  infâmes  dont  le  nom  seul  peut  souiller,  dont  le  nom  n'existe 
même  pas!....  Cependant,  le  livre  de  Jarrige  a  fait,  lors  de  son  ap- 
parition ,  un  bruit  tel,  que  nous  nous  décidons  à  en  faire,  pour  nos 
lecteurs,  l'analyse  la  plus  chaste  qu'il  nous  sera  possible. 

Ce  livre  est  divisé  en  douze  chapitres  ou  discours  ;  les  titres  seuls  de 
ces  douze  parties,  dont  nous  allons  donner  renonciation  et  le  résumé, 
feront  comprendre  la  difficulté  qu'il  y  aurait  à  donner  une  analyse 
complète  de  l'œuvre  de  Pierre  Jarrige. 

La  chapitre  P%  qui  n'est  guère  qu'une  introduction,  est  consacré 
à  démontrer  ({ue  la  coutume  des  Jésuites  est  iV attaquer  toujours  ceux 
desquels  ils  peuvent  avoir  une  juste  appréhension  qu'ils  révèlent  leurs 
crimes.  Le  chapitre  II  contient  les  crimes  de  lèse-majesté  commis 
par  les  Jésuites.  Après  avoir  rappelé  les  divers  attentats  commis  par 
ses  ex-confrères  contre  la  vie  des  princes  et  des  rois,  que  nous  avons 
déjà  rapportés,  Pierre  Jarrige  en  mentionne  plusieurs  autres,  et  s'ap- 
plique à  démontrer  que  c'est  surtout  envers  les  souverains  de  la  France 
que  les  enfants  de  Loyola  se  sont  montrés  constamment  hostiles.  Ainsi, 
il  affirme  que  les  armées  de  Louis  XIII  ayant  essuyé  une  défaite  sur 
les  frontières  de  Picardie,  tandis  que  tout  le  reste  de  la  France  était 
plongé  dans  la  douleur,  les  Jésuites  seuls  en  témoignèrent  de  la  joie. 
«  Dans  le  Collège  de  Bordeaux  où  j'étais,  »  dit  Jarrige,  «  la  joie  en 
fut  si  grande,  qu'une  dizaine  de  Jésuites  ayant  transporté,  secrète- 
ment et  sans  bruit,  les  balais  de  leurs  chambres  et  quelques  fagots  sur 
la  voûte  du  clocher  de  leur  église,  y  firent  un  feu  de  joie  et  y  chantè- 
tèrent  un  2e  Deum,  avec  les  victoires  de  l'Empereur  et  de  l'Espagnol 
par  la  lecture  de  poésies  qu'ils  avaient  composées  à  la  louange  de  leur 
valeur  et  de  leurs  exploits.  Le  bruit  s'étant  répandu  sourdement  dans  la 
Maison  que  l'excès  de  joie  avait  transporté  quelques-uns  à  ce  degré  d'in- 
solence, le  Recteur,  qui  le  sut,  dissimula,  et  le  Provincial,  qui  en  fut 
averti,  pria  le  bon  Français  qui  l'avait  informé  de  ne  pas  faire  éclater 
cette  affaire...  Or,  se  taire  n'est-ce  pas  consentir?...  » 

D'après  Jarrige,  ce  Recteur  du  Collège  de  Bordeaux,  homme  doux 
et  craintif,  aurait  souffert  les  excès  de  ses  subordonnés  par  faiblesse 


HISTOIUK  DES  JÉSUITES.  215 

seulement.  Tl  en  donne  la  preuve  en  disant,  plus  bas,  que  ((rep;ardant, 
un  jour,  dans  la  cliambre  de  ce  môme  Hecteur  une  carte  desPays-Bas, 
autour  de  laquelle  on  avait  i;ravé  les  portraits  des  divers  princes  qui  avaient 
gouverné  ces  provinces,  et  voyant  qu'on  avait  effacé  celui  du  duc  d'A- 
lençon,  il  avait  témoigné  son  indignation  au  Ilecteur,  qui  lui  avait  ré- 
pondu en  levant  les  épaules  :  «  Que  voulez-vous  !  nos  gens  ne  peuvent 
pas  supporter  les  images  des  princes  français!»  «  Et  qu'on  fasse  bien 
attention,  »  ajoute  Jarrige,  «  que  Louis  XIII,  à  lui  seul,  a  donné 
plus  d'un  million  à  ces  gens-là!...  » 

Un  Jésuite  allemand ,  qui  était  venu  à  Fontenay-le-Comte  avec  le 
Prédicateur  de  sa  Compagnie,  ayant  entendu,  dans  un  banquet,  quel- 
qu'un parler  des  grands  desseins  qu'avait  eus  Henri  IV,  et  qui  pou- 
vaient changer  toute  la  face  de  l'Europe  :  «  La  grâce  de  Dieu  et  le  soin 
des  gens  de  bien  y  a  mis  bon  ordre,  »  osa  dire  ce  Jésuite,  d'après  Jarrige. 
Mais  voici  une  révélation  curieuse  et  dont  la  vérité  pouvait  être 
bien  facilement  démontrée,  ou  la  fausseté  reconnue  :  Les  Jésuites, 
comme  les  religieux  des  divers  autres  Ordres,  avaient  une  prière  quo- 
tidienne pour  le  roi  du  pays  où  ils  habitaient.  Dans  cette  prière  on 
suppliait  Dieu  de  rendre  le  roi  vainqueur  de  ses  vices  et  de  ses  enne- 
mis. «  Eh  bien ,  ))  disait  Pierre  Jarrige  ,  «  qu'on  tâche  de  se  trouver 
à  huit  heures  dans  une  de  nos  Maisons,  ou  plutôt  qu'on  demande  les 
cahiers  sur  lesquels  cette  prière  est  écrite,  et  l'on  verra  que  les  Jé- 
suites ne  demandent  plus  à  Dieu  que  le  roi ,  le  roi  de  France,  soit 
vainqueur  de  ses  ennemis  !  Et  cela  se  conçoit  :  l'ennemi  constant  de 
la  France  ,  n'est-ce  pas  le  protecteur  et  patron  constant  des  Jésuites, 
le  roi  d'Espagne?  Ce  fut  un  Provincial  (Jarrige  le  nomme  Pitard)  qui 
fit  supprimer  la  phrase  en  question  dans  la  prière  du  soir,  et  qui  la  fit 
effacer  sur  les  cahiers.  » 

Jarrige  nous  apprend  encore,  dans  le  même  chapitre ,  que  les  Jé- 
suites supportaient  impatiemment  le  joug  impérieux  que  le  cardinal 
de  Richelieu  fit  peser  sur  leurs  têtes.  Car  ce  grand  et  terrible  ministre 
fut  loin  d'être  aimé  des  Révérends  Pères,  ainsi  que  nous  le  dirons. 

Le  chapitre  III  du  livre  de  P.  Jarrige  révèle  les  usurpalions  et  an- 
tidates (faux)  commises  par  les  Jésuites.  Suivant  l'écrivain  que  nous 


216  HISTOIRE  DES  JÉSUITES, 

analysons ,  les  crimes  de  ce  genre  sont,  en  grand  nombre  à  sa  con- 
naissance. II  se  contente  d'en  citer  deux  exemples,  qu'il  a  escortés 
d'arguments  et  de  preuves  qu'il  défie  qu'on  détruise.  «Les  Jésuites,  » 
dit-il,  «  sont  devenus  possesseurs  du  prieuré  de  St-Macaire-sur-Garonne, 
en  un  temps  auquel  il  ne  valait  que  cinq  écus  de  revenu;  ils  ont 
cherché  tant  d'inventions  à  l'augmenter,  qu'aujourd'hui  il  vaut 
douze  mille  livres  de  bonne  rente  :  prenez  garde  s'il  n'a  pas  fallu 
saccager  des  maisons  et  ruiner  des  familles  pour  le  porter  si  hautl  » 
Et,  pour  démontrer  ce  qu'il  avance,  Jarrige  invoque  le  code  ou 
la  charte  des  terres  de  ce  bénéfice.  Il  affirme  que  tout  malheureux 
tenancier  qui  n'a  pas  un  titre  de  son  bien  (chose  fréquente  alors),  est 
sûr  de  se  voir  attaqué  et  dépouillé.  Jarrige ,  dans  le  second  exemple 
qu'il  cite,  affirme,  en  invoquant  les  investigations  de  la  justice  et 
les  ténfioignages  de  plusieurs  personnes  vivantes ,  que  les  Jésuites  du 
Collège  de  Bordeaux  se  sont  faits  faussaires  pour  s'approprier  la  terre 
noble  du  Tillac,  qui  appartenait  de  droit  à  un  gentilhomme  bor- 
delais, lequel  fut  évincé,  grûce  à  l'habileté  des  Pères  Malescot  et  Sab- 
batheri,  le  premier  chef,  le  second  procureur  de  la  Province.  Un  mem- 
bre de  la  Compagnie,  un  vieux  prêtre  nommé  Dubois,  eut  connais- 
sance du  fait  et  fut  assez  imprudent  pour  le  laisser  voir  à  son  Provincial. 
Celui-ci  se  montra  disposé  à  recourir  aux  voies  extrêmes  pour  forcer  le 
Père  Dubois  au  silence.  Ce  dernier,  se  méfiant  des  intentions  de  son 
supérieur,  voulut  ou  répartir  le  fardeau  qu'il  supportait  seul,  ou  se 
donner  des  armes  contre  les  mauvais  desseins  de  son  Provincial.  Il  fit 
donc  cacher  dans  sa  chambre,  un  jour,  trois  prêtres  considérés  ;  et,  alors, 
il  fit  prier  un  certain  Rivière,  à  cette  époque  Écolier  du  collège  des 
Jésuites,  et  depuis  curé  dans  l'archevêché  de  Bordeaux,  de  le  venir 
trouver,  puis  de  lui  répéter  ce  qu'il  lui  avait  dit  déjà  sur  les  manœu- 
vres frauduleuses  des  Pères  Provincial  et  Procureur.  Ce  Rivière  se 
croyant  seul  avec  un  homme  en  qui  il  avait  i^onfiance  entière,  re- 
nouvela sa  confidenee.  Néanmoins,  il  pria  le  Père  Dubois  de  gar- 
der le  silence  là-dessus ,  «  de  peur,  m  dit-il,  «  que  quelqu'un  de  nous 
ne  soit  pendu  !  »  Fort  de  ceci ,  le  Père  Dubois  opposa  aux  mauvais 
traitements  que   son  Provincial   lui   fit  essuyer,    une   dénonciation 


HISTOIRE  DES  JÉSUITES.  217 

au  Général,  qui  était  alors  Mucio  Vilellcschi.  «On  com[)rcnd  (jiic  les 
chefs  de  l'Ordre  étouffèrent  en  toute  hâte  l'affaire,  ajoute  Jarrige.  Le 
Père  Dubois  fut  nommé  Procureur  de  la  maison  de  Bordeaux,  et  Ma- 
lescot  quitta  la  Province.  Mais  pour  aller  où?  demande  l'accusa- 
teur des  Jésuites;  à  la  roue,  au  gibet?  Oh!  non  pas;  mais  simple- 
ment au  Rectorat  de  ïournonl  Quant  à  M.  Dédie,  il  ne  recouvra  point 
sa  terre.  Mais  qu'il  profite  de  ma  déclaration,  qu'il  fasse  citer  les  té- 
moins que  je  lui  indique,  et  qui  tous,  ou  presque  tous,  sont  encore 
vivants,  et  il  obtiendra  justice,  en  faisant  condamner  les  Jésuites 
comme  voleurs  et  faussaires  ! » 

Pierre  Jarrige  termine  son  troisième  discours  en  annonçant  que 
plus  tard  il  publiera  «  comment  les  Révérends  Pères  de  la  soi-disant 
Compagnie  de  Jésus  prennent  occasion ,  en  confessant  les  concubines 
des  prélats,  de  s'emparer  de  l'esprit  et  des  bénéfices  de  leurs  ruffiens.y) 
licite  dès  lors,  comme  exemple,  la  manière  dont  le  prieuré  deLigugé, 
dans  le  diocèse  de  Poitiers,  est  venu  en  la  possession  des  Jésuites. 

Le  chapitre  IV  du  livre  de  Pierre  Jarrige  a  pour  sommaire  cette 
accusation  :  Meurtre  des  petits  enfants  trowcés  commis  par  les  Jé- 
suites. C'est  là  quelque  chose  d'énorme  et  qui  demanderait,  pour  être 
admis,  les  preuves  les  plus  palpables.  Nous  devons  dire  que  Pierre 
Jarrige  n'en  donne  que  de  vagues.  Il  accuse  les  Jésuites  de  laisser 
mourir  de  faim  les  malheureuses  victimes  de  la  débauche  ou  de  la  mi- 
sère ;  il  supplie  la  ville  et  le  Parlement  de  Bordeaux  de  mettre  fin  à 
de  pareilles  horreurs  ;  mais  il  ne  fournit  que  son  témoignage  ,  et,  en 
bonne  justice',  le  témoignage  de  l'accusateur' n'est  admis  qu'autant 
qu'il  est  bien  appuyé.  Voici  du  reste  ce  que  dit  Jarrige,  en  résumé  : 

Il  y  avait  à  Bordeaux ,  dans  la  grande-rue-des-Fossés ,  près  de 
l'Hôtel-de- Ville,  un  hôpital  destiné  à  recevoir  et  héberger  les  pèlerins 
de  Saint-Jacques  en  Galice,  ainsi  qu'à  recueillir  età élever  les  enfants- 
trouvés.  De  riches  dotations  tenaient  à  cet  hospice.  Les  Jésuites  le 
demandèrent  et  l'obtinrent,  avec  ses  charges  et  bénéfices.  Or,  Jarrige 
affirme  que,  quoique  les  expositions  d'enfants  fussent  très-communes 
à  Bordeaux,  cependant  jamais  on  ne  voyait  qu'un  très-petit  nombre 
de  ces  innocentes  victimes  dans  l'hospice  où  la  charité  publique  leur 
II.  28 


218  HISTOIRE  DES  JÉSUITES. 

avait  consacré  un  asile.  D'où  venait  ceci?  L'ex-Jésuite  répond:  De  ce 
que  les  Jésuites  se  débarrassaient  de  leurs  fardeaux  en  les  confiant, 
pour  de  modiques  sommes,  à  de  misérables  créatures,  à  des  femmes 
publiques,  qui  laissaient  mourir  de  faim,  ou  par  accident,  les  pauvres 
petits  enfants.  Jarrige  donne  son  témoignage  là-dessus,  comme  ayant 
présidé  une  fois  à  l'enterrement  d'une  de  ces  infortunées  victimes  : 
«  Une  seule  fois,  »  dit-il  ;  «  car ,  m'étant  aperçu  que  la  mort  de  l'en- 
fant n'avait  pas  été  naturelle,  j'en  fis  l'observation  ;  mais  il  me  fut  ré- 
pondu par  François  Yrat,  Recteur  du  Collège,  «  que  l'on  aurait  trop 
à  faire  ;  que  d'ailleurs  l'enfant  était  en  paradis  et  ne  requérait  pas 
que  l'argent  du  Collège  fiit  employé  à  venger  un  forfait  qui  l'avait  tiré 
de  la  misère!  »  Ces  paroles  seraient  déjà  à  elles  seules  une  accusation 
terrible  contre  les  Jésuites,  si  Jarrige  prouvait,  par  un  autre  témoi- 
gnage que  le  sien ,  qu'elles  ont  été  réellement  prononcées  par  un  des 
chefs  de  son  Ordre.  Jarrige  prétendait,  il  est  vrai,  que  rien  n'était  plus 
facile  que  d'avoir  les  preuves  de  la  vérité  de  ce  qu'il  avançait.  «  Cela 
est  si  aisé,  »  répète-t-il  à  plusieurs  reprises,  uque  le  seul  examen  qu'il 
plaira  aux  Jurats  et  magistrats  de  Bordeaux  d'en  faire ,  convaincra 
les  Jésuites  d'être  ou  les  meurtriers  formellement  de  ces  petits  enfants, 
ou  les  causes  et  instruments  de  leur  mort.  » 

Jarrige  affirme  que,  par  contre,  les  enfants  dont  les  parents  fournis- 
saient secrètement  de  l'argent  pour  l'entretien  des  fruits  de  leurs 
amours  cachées,  venaient  au  contraire  fort  bien!... 

Jarrige  fait  encore  remarquer  que  les  Jésuites  avaient  obtenu  que 
cet  hôpital  fût  soustrait  à  la  juridiction  du  Parlement  de'  Bordeaux,  et 
placé  sous  celle  du  Parlement  de  Grenoble.  Pourquoi  ?  L'accusateur 
des  Révérends  Pères  en  donne  deux  raisons,  qui  peuvent  paraître  assez 
plausibles  :  l'une  est  qu'en  faisant  évoquer  les  causes  à  un  tribunal  si 
éloigné,  ils  évitaient  d'avoir  pour  juges  des  magistrats  sous  l'œil  des- 
quels ils  se  trouvaient  placés;  l'autre,  que,  de  cette  façon,  les  Jésuites 
deBordeaux  obtenaient,  par  la  crainte  des  longueurs  etdes  dépenses  occa- 
sionnées par  l'èloignement  du  tribunal,  des  sommes  d'argent  de  ceux 
qu'ils  accusaient  d'être  les  parents  des  enfants  exposés.  «En  sorte,» dit 
Jarrige,  «  que,  d'après  l'aveu  qui  m'en  a  été  fait  par  le  Père  Philo- 


IlISTOTRE  DES  JESniTES.  219 

leau,  qui  est  charj^é  de  ces  affaires  depuis  que  les  causes  du  Collège 
de  lîordeaux  sont  portées  à  C renoble,  les  Jésuites  se  font,  aujourd'hui, 
plus  d'argent  en  un  an  qu'ils  n'en  faisaient  auparavant  en  vingt  !  » 

Les  chapitres  V,  VJ,  MI,  Yïll,  IX  et  X  ont  été  consacrés  par 
Jarrige  à  formuler  des  accusations  d'impudicité  contre  les  Jésuites  : 
Impudicités  dans  leurs  classes  ;  impudicités  en  leurs  visites  ;  vilai- 
nics  commises  dans  leurs  églises  ;  impudicités  dans  leurs  maisons  ; 
impudicités  en  leurs  voyages  et  aux  maisons  des  champs  ;  enfin,  impu- 
dicités de  Jésuites  dans  les  couvents  de  nonnains. 

JNous  ne  pouvons  ni  ne  voulons  remuer  la  boue  infâme  dans  laquelle 
l'auteur  des  Jésuites  mis  sur  l Echafaud  traîne  longuement,  impitoya- 
blement ses  anciens  confrères,  qu'il  accuse  de  n'avoir  respecté,  dans 
leurs  débordements  effroyables,  ni  l'âge,  ni  même  le  sexe  de  leurs  vie- 
limes.  Dans  les  six  chapitres  dont  nous  venons  de  transcrire  les  som- 
maires, Jarrige  cite  des  faits  nombreux,  des  noms  propres  ;  il  invoque 
des  témoignages  vivants.  I!  semble  en  vérité  se  complaire  à  la  des- 
cription la  plus  minutieuse  des  ébats  orduriers  auxquels  il  prétend  que 
ses  ex-confrères  se  livraient  dans  son  Collège,  dans  sa  Province.  Seu- 
lement, lorsque  l'expression  est  de  nature  à  faire  rougir  même  un  mous- 
quetaire, l'ancien  Révérend  a  recours  à  son  latin,  dont  la  crudité  sur- 
passe encore  celle  de  sa  phrase  française  ! . . . 

Le  chapitre  XI  accuse  les  Jésuites  de  faire  de  la  fausse  monnaie  ; 
mais  ces  accusations,  dont  Jarrige  offre  de  fournir  la  preuve  juridique, 
ne  frappent,  en  tous  cas,  que  sur  quelques  membres  de  l'Ordre,  dont 
il  donne  les  noms. 

Le  chapitre  XU,  dans  lequel  Jarrige  pouvait  donner  à  son  acte 
d'accusation  une  ampleur  extrême,  reproche  aux  Jésuites  leurs  uen- 
(jeances  et  ingratitudes.  Là ,  Jarrige  est  mal  servi  par  sa  haine  ;  il 
pouvait  trouver  là  les  matériaux  non  plus  d'un  chapitre  de  neuf  pages, 
mais  de  volumes  sans  nombre.  Jarrige  ne  donne  que  quelques  traits  de 
l'ingratitude  et  delà  vengeance  jésuitiques,  alors  qu'il  pouvait  en 
trouver  des  milliers.  Mais  n'oublions  pas  que  l'ex-Jésuite  n'avait  en- 
trepris de  mettre  sur  son  Echafaud  que  les  seuls  Jésuites  de  sa  Province. 
Après  avoir  passé  sur  les  indignités  que  les  bons  Pères  firent  subn-, 


220  HISTOIRE  DES  JÉSUITES. 

de  son  temps,  à  un  Primat  d'xAquitaine,  archevêque  de  Bordeaux,  à 
un  évoque  de  lîazas,  etc.  ;  après  les  avoir  dépeints  s'agenouillant  aux 
pieds  des  évêques,  et  ôtaiit  même  leurs  calottes  pour  leur  baiser  les 
mains,  alors  qu'ils  se  préparent  à  les  calomnier,  à  les  persécuter  de 
toutes  manières,  Jarrige,  précisant  ses  accusations,  rappelle  que  le  duc 
d'Épernon  fut  l'ami ,  le  protecteur  constant  de  la  Société  de  Jésus. 
«  Ce  fut  surtout  à  ce  seigneur,  »  dit-il,  «  et  toute  la  France  le  sait, 
qu'elle  dut  son  rappel  en  France,  d'où  elle  avait  été  bannie  après 
l'attentat  de  Jean  Châtel.  Et  cependant,  lorsque  le  duc,  qui  était  gou- 
verneur de  la  Guyenne,  eut  un  grand  différend  avec  l'archevêque  de 
Bordeaux,  les  Jésuites  de  cette  province  non-seulement  se  déclarèrent 
pour  l'archevêque,  prêchèrent  l'interdit  lancé  parle  Primat,  etc.,  etc.; 
mais  encore  publièrent  des  libelles  diffamatoires  contre  le  Gouverneur, 
dans  l'un  desquels  ils  traitaient  le  duc  d'Épernon  de  tyran ,  de  persé- 
cuteur de  l'Église,  de  Néron  cruel,  etc.,  et  cela  avec  tant  d'insolence, 
qu'un  prince  de  l'Église,  le  cardinal  de  Lavalette,  fit  informer  contre 
l'auteur  de  ce  dernier  livre,  et  en  fit  activement  rechercher  l'auteur, 
qui  ne  put  être  trouvé.  Aujourd'hui,  continue  Jarrige,  je  veux  que 
l'on  sache  quel  était  cet  écrivain  :  il  se  nomme  Léonard  Alemay; 
c'est  un  des  Pères  de  la  Compagnie  ;  en  1647,  il  enseignait  avec  moi 
l'éloquence  à  Bordeaux  !  Et  ce  fut  par  l'ordre  de  ses  supérieurs ,  et 
sur  les  notes  et  documents  qu'ils  lui  fournirent,  que  ce  Jésuite  rédigea 
son  libelle  infâme.  Qu'on  interroge  à  cet  égard  les  Pères  Fontenay  et 
Chabanal,  sans  parler  de  plusieurs  autres  qui  en  eurent  connaissance. 
Dieu,  termine  Jarrige,  Dieu  lui-même  semble  vouloir  punir  ceux  qui 
favorisent  l'Ordre  des  Jésuites.  Cela  ne  semble-t-il  pas  résulter  de 
ce  que  nous  venons  de  rapporter?  Cela  ressort  plus  évidemment  encore 
d'une  autre  particularité  relative  au  même  duc  d'Épernon.  Ce  sei- 
gneur avait  donné  aux  Révérends  Pères  l'abbaye  de  La  Tenaille  ,  en 
Saintonge.  Cependant,  après  donation,  il  avait  cru  pouvoir  bâtir  une 
fort  belle  maison  pour  son  agrément  sur  un  fonds  que  les  Jésuites  te- 
naient de  sa  libéralité.  Ceux-ci  pourtant  ne  craignirent  pas  de  faire  un 
procès  en  cette  occasion  à  leur  bienfaiteur,  qui,  pour  jouir  du  logis 
qu'il  avait  fait  bâtir,  de  ses  deniers,  sur  un  sol  qu'il  pouvait  regarder 


# 


IIISTOIllE  DES  JÉSUITES.  221 

encore  comme  à  lui,  fut  ol)lip;é  de  payer  une  somme  de  div  mille  livres 


à  ces  ingrats  éhontés  ! 


»  Et  maintenant,  >^  s'écria  l'ex-Jésuite  Pierre  Jarrige  en  s'adressant 
de  nouveau  à  l'auditoire  qui  entourait  sa  chaire,  «et  maintenant,  qu'on 
le  remarque  bien  :  si,  après  avoir  parcouru  tous  les  collèges,  tous  les 
noviciats,  toutes  les  résidences,  toutes  les  Maisons  des  Jésuites,  j'avais 
trouvé  les  crimes  desquels  je  les  accuse  et  prétends  les  convaincre,  le 
mal  ne  serait  pas  petit,  ni  la  honte  légère  pour  la  Compagnie.  Mais 
je  n'ai  pas  parcouru  toutes  les  Provinces  jésuitiques  de  l'univers,  non 
toutes  celles  de  France,  non  pas  même  toutes  les  Maisons  de  la  Pro- 
vince de  Guyenne  ,  la  plus  petite  de  toutes;  mais  seulement  quatre  ou 
cinq  de  celles  où  j'ai  vécu.  Et  l'on  se  dira  sans  doute  qu'il  faut  que 
la  corruption  soit  bien  grande  dans  cette  Société,  puisqu'on  examinant 
quatre  ou  cinq  de  ses  demeures,  j'y  trouve  des  Faussaires,  des  Faux- 
Monnoyeurs,  des  Sodomites,  des  Sacrilèges,  des  Meurtriers ,  etc. , 
et  ceux-ci  coupables,  non  pas  d'un  ou  de  deux  attentats,  mais  de  vingt, 
de  cinquante  et  de  cent.  Qu'on  juge  à  présent  la  Société  entière  sur 
un  pareil  échantillon  ! . . . 

»  Citoyens  de  la  République  des  Provinces-Unies ,  Réformés  mes 
frères,  qui  m'écoutez  ;  royaumes  et  pays  de  toute  la  terre  ;  hommes  de 
toutes  les  croyances  auxquels  parviendront  les  échos  de  mes  paroles,  si 
j'ai  mis  les  Jésuites  sur  l'échafaud,  c'est  pour  votre  bien  à  tous,  c'est, 
en  me  servant,  mais  avec  vérité,  d'une  phrase  que  l'on  répète  si  sou- 
vent et  si  faussement  dans  l'Ordre  maudit  dont  j'ai  pu  m'échapper,  jmur 
la  plus  grande  gloire  de  Dieu  !  Amen  (1).  » 

On  comprend  quelle  dut  être  la  rage  des  Jésuites  lorsqu'ils  se  virent 
ainsi  traînés  aux  gémonies  de  l'univers  entier  et  par  la  main  d'un  de 
leurs  anciens  compagnons.  A  peine  les  derniers  mots  de  la  voix  accu- 

(1)  Les  Jésuites,  ou  plutôt,  comme  l'écrit  Pierre  Jarrige,  lesJésuistes  mis  sur  l'é- 
chafaud, se  terminent  par  un  treizième  et  dernier  chapitre  contenant  cinq  Réflexions 
sur  les  douze  Discours  précédents,  dont  la  tin  du  discours  de  Jarrige  est  extraite  fidè- 
lement. La  Bibliothèque  Royale  possède  l'édition  faite  en  1677  du  livre  de  l'ex-Jésuite; 
très-petit  in-12.  Nous  y  renvoyons  ceux  de  nos  lecteurs  (jui  douteraient  de  l'exactitude 
de  notre  analyse. 


222  HISTOIRE  DES  JÉSUITES. 

salrice  avaient-ils  été  répétés  par  les  échos  de  l'Europe  attentive,  qu'un 
Jésuite,  Jacques  lîeaufés,  se  levait  et  répondait  à  l'accusation.  L'ar- 
gumentation du  défenseur  de  la  Compagnie  de  Jésus  se  réduit  à  peu 
près  à  ceci  ;  Pierre  Jarrige  est  un  infâme  renégat  qui  ne  mérite  au- 
cune créance,  1  °  parce  que  tout  ce  qu'il  avance  contre  la  Compagnie 
qu'il  a  lâchement  abandonnée  ne  lui  a  été  inspiré  que  parce  que 
celle-ci  n'a  pas  voulu  lui  accorder  les  dignités  qu'il  voulait  obtenir 
dans  son  sein  ;  2"  parce  que  tous  les  crimes  dont  il  charge  ses  confrères, 
il  en  est  lui-môme  coupable,  etc....  La  réplique  de  Jarrige  ne  se  fit 
pas  attendre  (1).  «Si  je  suis  un  scélérat,  comme  le  prétend  Beaufés,  » 
disait-il,  a  pourquoi  la  Compagnie  de  Jésus  m'a-t-elle  gardé  si  long- 
temps dans  son  sein  ?  Si  je  suis  un  homme  inepte  ,  sans  raison  ,  une 
bête  brute,  comme  on  l'annonce,  pourquoi  m'a-t-elle  reçu  Profès,  et 
Profès-des-quatre-vœux?  Pourquoi  m'a-t-elle  confié  la  mission  de  Pré- 
dicateur? Mais  quel  est  donc  celui  qui  m'attaque?»  Là-dessus  por- 
trait de  Jacques  Beaufés,  qui  ne  cédait  en  rien  à  celui  que  ce  Jésuite  a 
fait  de  Pierre  Jarrige.  Nous  renonçons  à  donner  une  idée  de  cette 
joute,  spectacle  curieux  donné  au  monde  chrétien ,  qui  ne  laisse  pas 
que  d'y  puiser  distraction  amusante  et  enseignement  précieux. 

Malheureusement,  le  protestantisme  paraissant  devoir  se  faire  une 
arme  contre  tout  le  catholicisme  des  révélations  de  Jarrige  sur  les  Jé- 
suites, Rome,  après  quelques  hésitations ,  descendit  dans  la  lice  au 
secours  de  ses  tirailleurs  en  désordre.  La  face  du  procès  fut  donc  chan- 
gée au  grand  profit  de  la  noire  Cohorte.  D'ailleurs,  quand  le  protestan- 
tisme voulut  une  dernière  fois  faire  paraître  son  témoin,  l'ex-Jésuite,  àla 
barre  du  tribunal  de  la  justice  des  nations,  on  ne  put  trouver  celui-ci  : 
Pierre  Jarrige  avait  disparu.  Immédiatement  un  cri  général  s'élève,  et 
son  énergie,  son  unanimité  seules  suffisent  pour  prouver  en  quelle  es- 
time étaient  tenus  dès  lors  les  Révérends  Pères  dans  le  fond  des  es- 
prits :  «  Pierre  Jarrige,  l'ex-Jésuite,  l'accusateur  de  la  Compagnie 
dont  il  avait  dévoilé  les  crimes  et  les  turpitudes,   était,    disait-on, 

(1)  La  Response  aux  calomnies  de  Jacques  Beaufés  se  trouve  à  la  suite  de  lecli- 
li(in  l'aile  eu  1()77  ilu  livre  de  .lairige  On  y  a  joint  encoïc  les  Avts  secrets  des  Jésuites, 
ainsi  que  les  Secrets  et  les  Àphorismes  du  la  Doctrine  des  enfants  de  saint  Iguace. 


HISTOIRE  DES  JÉSUITES.  223 

tombé  sous  les  poignards  des  Dévoués  en  robe  noire.  Tout  au  moins 
il  avait  été  enlevé  par  eux  ,  transporté,  caché,  enfermé  vivant  dans 
qucKpi'un  des  terribles  et  sourds  iii-pace  où  l'Ordre  savait  habilement 
dérober  à  la  vue  des  hommes  tout  ce  qui  pouvait  lui  être  nuisible.  » 

Il  parait  qu'il  n'en  était  rien.  Pierre  Jarrige  ,  après  avoir  mis  ses 
anciens  confrères  au  ban  de  l'humanité,  saisi  bientôt,  assailli,  op- 
pressé, enchaîné  par  les  terreurs  dont  on  l'entoura  habilement,  in- 
cessamment, et  dont  on  retr^ve  les  premières  traces  dans  ses  Jésuites 
sur  VEchafaud,  était  rentré  dans  les  rangs  des  fils  de  Loyola.  Nous 
devons  dire  que  les  adversaires  des  Jésuites  ont  toujours  soutenu  que 
ceux-ci,  après  avoir  enlevé  leur  accusateur,  l'avaient  jeté  dans  un  de 
leurs  cachots  où  ils  l'avaient  laissé  pourrir.  A  ceci,  les  défenseurs  de 
la  noire  Cohorte  opposent  le  témoignage  d'écrivains  qui,  tels  qu'Etienne 
Baluze,  peuvent  être  justement  soupçonnés  de  partialité  envers  les 
Jésuites.  Baluze  affirme  que  Pierre  Jarrige,  retiré  d'abord  chez  les 
Pères  d'Anvers,  vint  ensuite  passer  six  mois  dans  la  Maison-Professe 
de  Paris  ,  et  qu'ensuite  il  retourna  à  Tulle  ,  où  il  vécut  honoré  et 
estimé  ,  même  des  Jésuites,  jusqu'à  l'année  1670,  époque  de  sa 
mort.  «  On  l'enterra,  »  dit-il,  «  le  27  septembre,  dans  le  sanctuaire 
de  l'église  de  Saint-Pierre.»  Ce  fut  de  la  Maison  des  Jésuites  d'Anvers 
que  sortit,  en  1651,  une  rétractation  vraie  ou  fausse,  volontaire  ou  im- 
posée, de  Pierre  Jarrige.  Cette  rétractation  même  laisse  encore  subsister 
en  partie  les  accusations  lancées  contre  la  noire  Compagnie  par  Pierre 
Jarrige.  Quelle  que  soit  la  main  qui  tint  la  plume,  elle  condamne  en 
masse  comme  calomnieux  les  dires  anciens  de  Jarrige,  sans  motiver 
les  nouveaux,  sans  discuter  les  premiers  un  à  un,  et  par  conséquent 
sans  justifier  complètement  les  seconds.  Remarquons  que,  dans  la  ré- 
tractation de  Jarrige  (page  77),  celui-ci  continue  à  soutenir  ((  que  les 
Pères  Rousseau  et  Beaufés  avaient  usé  de  mille  supercheries  et  inven- 
tions pour  le  faire  condamner  au  feu  ;  et  ceux-ci,  dit-il,  ayant  bâti 
leurs  accusations  sur  des  apparences,  il  était  bien  raisonnable  que  je 
bâtisse  de  grièves  accusations  sur  un  petit  fondement.  » 

Du  reste,  nous  attachons  assez  peu  d'importance  à  toute  cette  af- 
faire du  Père  Jarrige.  Nous  croyons  très-volontiers  que  cet  homme 


224.  HISTOIRE  DES  JÉSUITES. 

sortit  de  la  Compagnie  de  Jésus  parce  qu'il  n'y  trouvait  pas  les  hon- 
neurs et  les  profits  que  son  ambition  avait  espérés ,  ainsi  que  le  dit  le 
défenseur  des  Jésuites.  Et  il  peut  encore  paraître  assez  probable  que 
ce  fut  la  même  raison  qui  lui  fit  abandonner,  au  bout  de  trois  ans,  la 
religion  calviniste,  dont  les  membres  ne  lui  faisaient  pas,  d'après  son 
dire  môme,  un  accueil  bien  fraternel.  Il  paraît  que  Jarrige  se  mit  en 
colère  de  ce  que  l'Église  calviniste  ne  voulait  pas  lui  faire  grâce  des 
quatre  années  d'épreuves  imposées  à  toq^ceux  qui  venaient  de  la  Pa- 
pauté, avant  d'être  prédicateurs  de  l'Evangile.  La  Lettre  d'un  mar- 
chand de  Leyde  accuse  même  Jarrige  de  mauvaises  mœurs. 

Mais,  ce  que  nous  tenons  beaucoup  à  faire  ressortir  de  tout  ceci, 
nous  allons  le  dire  :  c'est  que,  si  Jarrige  était  aussi  grand  misérable 
que  le  fit  écrire  et  crier  la  Compagnie,  lorsqu'il  s'en  déclara  l'accusa- 
teur, nous  ne  voyons  pas  trop  pourquoi  cette  même  Compagnie  tenta 
de  si  grands  efforts  pour  ramener  à  elle  ce  renégat  dont  elle  eût  dû 
être  grandement  satisfaite  de  se  voir  débarrassée.    Les  écrivains  de 
la  Compagnie  célèbrent  àl'envi  la  prudence  et  la  dextérité  que  mirent 
en  usage  le  Jésuite  Ponthelier  et  quelques  autres  Pères,  qui,  bravant 
les  risques  qu'ils  couraient  en  Hollande,  allèrent  y  relancer  Jarrige, 
et  parvinrent,  par  cette  prudence  et  par  cette  dextérité,  à  emmener  à 
Anvers  leur  ancien  confrère.  Puis  encore  ceci  :  si  Jarrige  était  un  im- 
pie, un  débauché ,  un  homme  souillé  de  tous  les  vices,  un  exécrable, 
un  détestable,  un  abominable,  et  digne  d'une  autre  douzaine  d'épithè- 
ies  aussi  honorables,  dont  l'ont  gratifié  les  Jésuites  courroucés,  com- 
ment donc  l'ont-ils  souffert  si  longtemps  parmi  eux,  pendant  vingt-qua- 
tre ans?  Et  pourquoi  ont-ils  mis,  ensuite,  tant  d'empressement  et  de  deX" 
téritcàlc  faire  rentrer  dans  leurs  rangs?  Jarrige,  dans  sa  Rétractation, 
nous  aj)prend  que  a  les  Jésuites  lui  obtinrent,  de  sa  majesté  très-chré- 
tienne, une  des  plus  belles  patentes  de  grâce  et  d'absolution  qui  fut 
jamais.  Si  bien ,  dit-il,  que  je  ne  crains  plus  Bordeaux  pour   mon 
livre,  ni  La  Rochelle  pour  la  sentence  de  mort.  J'ai  reçu,  en  deuxième 
lieu,  des  hltresà' assécm^alion  de  notre  Saint-Père  le  Pape,  et  un  pas- 
seport de  l'archiduc  Léopold  pour  toutes  ses  terres.  Enfin,  le  Géné- 
ral de  la  Compagnie,  François  Piccolomini,  m'a  envoyé  patentes  pour 


IITSrOTRT-:  DES  JÉSUITES.  225 

entrer  derechef  j>i\rmi  les  Jésuites ,  où  je  suis  avec  entière  absolution, 
sans  aucune  pénitence,  ni  satisfaction!  »  Nous  pensons  que  les  Jé- 
suites redoutaient  plus  les  révélations  ultérieures  queJarrige  semble  pro- 
mettre, dans  son  livre,  sur  l'organisation  et  sur  la  conduite  politique  de 
leur  Ordre,  qu'ils  n'étaient  irrités  des  accusations  de  vices  même  odieux, 
pour  lesquels  leur  ancien  confrère  les  attachait  au  poteau  d'infamie. 
Jarrige  n'avait  pas  dit  son  dernier  mot  dans  ses  Jésuites  mis  sur  VE" 
chafaud,  et  c'est  ce  dernier  mot  sans  doute  que  les  Jésuites  ont  voulu 
arrêter  ;  c'est  pour  l'arrêter  qu'ils  ont  déployé  cette  prudence,  cette 
dextérité  dont  ils  s'applaudissent,  qu'ils  ont  reçu  si  gracieusement  le 
fugitif  lui-même,  à  son  retour,  avecentière  absolution,  sans  pénitence  ! . . . 
• — Enfin,  Pierre  Jarrige  est  mort  estimé  et  honoré  même  des  Jésuites, 
au  dire  des  défenseurs  de  la  Compagnie.  Nous,  nous  dirons  pour  con- 
clure, que  ce  n'est  pas  le  plus  grand  éloge  qu'on  puisse  faire  de  l'Ordre 
et  de  l'individu.  Passons.  Un  autre  livre,  qui  a  fait  et  qui  devait  faire 
un  bien  autre  bruit  que  celui  des  Jésuites  mis  sur  l  E chafaud  est 
l'ouvrage  qui  porte  pour  titre  :  La  Monarchie  des  Solipses.  Ce  mot 
de  Solipses,  rapproché  de  celui  de  Monarchie,  signifie  h  gens  qui  veu- 
lent être  seuls  à  régner  ;  »  et  il  paraît  que  ce  titre  fut  jugé  convenir  si 
bien  aux  Jésuites,  que  chacun  le  leur  appliqua  dès  que  le  mot  eut  été 
créé.  Ce  livre  singulier  est  d'ailleurs,  sous  un  voile  allégorique,  la  plus 
complète  révélation  qui  nous  soit  parvenue  sur  la  mystérieuse  Société 
de  Jésus.  Nous  en  donnerons  également  une  analyse  rapide  en  nous 
servant,  pour  l'intelligence  des  noms  et  des  choses,  de  la  clef  ou  expli- 
cation qui  fut  jointe  à  l'édition  publiée  en  Hollande  dans  l'année 
1648. 

Après  avoir  donné  une  idée  générale  de  la  Monarchie  des  Solipses 
ou  de  la  Compagnie  de  Jésus,  après  avoir  dit  que  le  pouvoir  du  chef 
de  cette  Monarchie  étrange  est  si  grand,  si  absolu,  que,  quelle  que  chose 
qu'il  fasse  ou  commande  de  faire,  quelque  opposés  que  soient  ses  ordres 
à  la  raison,  à  la  justice  ou  à  la  morale,  aux  lois  divines  comme  aux  lois 
humaines,  ses  sujets  doivent  obéir  aveuglément  et  sans  réflexion,  l'au- 
teur nous  fait  arriver  avec  lui  dans  la  capitale  de  l'empire  des  Solipses, 
et  nous  donne  un  aperçu  des  moyens  employés  par  les  Jésuites  pour 

II.  29 


22G  HISTOIRE  DES  JÉSUITES. 

attirer  dans  leurs  rangs  déjeunes  recrues  appartenant  à  des  familles  ri- 
ches ou  puissantes ,  et  pour  les  y  retenir.  Remarquons  ici  que ,  con- 
trairement à  ce  qu'on  a  tant  répété,  l'auteur  du  livre  que  nous  ana- 
lysons atteste  que  le  pouvoir  tyrannîque  dont  est  revêtu  le  Général  de 
la  Société  est  la  source  de  tiraillements  continuels  dans  le  sein  de 
cette  Société.  11  nous  décrit  ensuite  la  magnificence  des  maisons,  ou 
plutôt  des  palais  que  les  Jésuites  possédaient  à  Rome  et  dans  la  Cam- 
pagne Romaine,  et  la  splendeur  vraiment  royale  dont  s'entourait  le 
despotique  Aquaviva,  cet  Avidius  Cîiwius  qui,  le  premier,  à  l'imita- 
tion des  papes  et  des  souverains ,  donna  sa  main  à  baiser  à  ses  minis- 
tres et  dignitaires.  Il  nous  apprend  que  les  Jésuites,  ce  que  nous 
avons  déjà  dit,  savaient,  dans  leur  intérêt ,  sacrifier  à  tous  les  au- 
tels, soutenir  à  Rome  ce  qu'ils  niaient  à  Paris,  condamner  aujour- 
d'hui ce  qu'ils  défendaient  demain.  Aussi  l'historien  de  la  Monarchie 
des  SoUpses  note  que  ces  derniers  sont  d'accord  avec  les  Pharisiens 
sans  se  séparer  des  Hérodiens,  et  tout  en  se  conformant  aux  croyances 
desSaducéens  ;  trois  sectes  religieuses  ayant  des  dogmes  bien  opposés. 
C'est-à-dire  que  les  Jésuites  ne  croient  à  rien,  —  qu'à  eux  ! 

Passant  aux  collèges  des  Jésuites ,  l'auteur  de  la  Monarchie  des 
SoUpses  en  fait  un  tableau  fort  peu  flatteur  et  qui  donnerait  un  dé- 
menti complet  aux  prétentions  des  écrivains  panégyristes  de  la  Com- 
pagnie, si  l'on  ne  savait,  et  c'est  aussi  l'explication  fournie  par  notre 
auteur,  que  ce  n'est  que  dans  les  villes  considérables,  et  notamment 
dans  celles  qui  sont  pourvues  d'une  Université,  que  les  Révérends 
Pères  s'adonnent  avec  soin  à  l'éducation  de  la  jeunesse,  a  Voulez- 
vous  connaître,  »  dit-il  dans  le  chapitre  YI  de  son  histoire  allégori- 
que ,  ((  les  principales  questions  que  les  SoUpses  agitent  dans  Jeurs 
cours  de  philosophie  ?  En  voici  le  fidèle  résumé  :  Les  taches  qui  se 
voient  dans  la  hne  sont-eUcs  produites  par  V  aboiement  des  chiens?... 
En  théologie ,  par  exemple,  les  questions  deviennent  plus  sérieuses  : 
on  y  discute  sur  la  couleur  des  Esprits,  ou  bien  on  y  prouve  que  les 
Intelligences  se  complaisent  aux  sons  du  tambour.  N'est-ce  pas  admi- 
rable ?.  . .»  Dans  ce  même  chapitre  \  I  et  dans  le  suivant,  on  devine  l'in- 
tention de  l'auteur  qui  est  de  signaler  les  funestes  lois  secrètes  qui  régis- 


»  ■  •   ■•  ..  > 


^.  .^>: 


-j»  ft^-àm, 


/^«^■. 


Jiilli  t\A\  Uis  r  ilf  la  Harpe  SO 


lits    Solipsrs 


HISTOIRE  DES  JÉSUITES.  227 

sent  la  iSociété  de  Jésus  et  ses  détestables  doctrines.  On  y  révèle 
aussi  diverses  coutumes  des  Jésuites  :  ainsi,  suivant  l'écrivain  que 
nous  suivons,  ils  affectent  de  ne  point  observer  les  bienséances  en 
marchant,  de  regarder  de  côté  et  d'autre  en  balançant  les  bras,  en 
retroussant  leur  robe,  en  ne  saluant  personne  de  ceux  qu'ils  rencon- 
trent, à  moins  qu'ils  n'en  attendent  quelques  services  :  oh  !  alors,  ils 
les  accablent  de  politesses  ! 

((  La  vénération  que  les  autres  chrétiens  montrent  au  pape,  lit-on 
dans  le  chapitre  YII,  n'est  absolument  rien  auprès  de  celle  dont  les 
Jésuites  font  profession  pour  leur  Général.  Que  quelqu'un  d'eux  pro- 
nonce son  nom,  aussitôt  les  autres  frappent  des  pieds.  L'aperçoivent- 
ils  lui-même,  ils  se  prosternent  sur-le-champ,  et  se  jettent  la  face  con- 
tre terre.  Ils  se  terrassent,  marchent  les  uns  sur  les  autres  pour  en 

approcher  et  lui  rendre  les  services  dont  il  peut  avoir  besoin »Suit 

une  assez  amusante  description  des  festins  du  chef  de  l'Ordre  et  de 
ses  Satrapes. 

L'auteur  de  la  Monarchie  des  Solipses,  passant  à  la  forme  du  sin- 
gulier gouvernement  des  Jésuites  et  à  leurs  dignitaires,  atteste  que, 
dans  l'un,  il  n'y  a  ni  justice,  ni  moralité  ;  et,  chez  les  autres,  ni  mora- 
lité, ni  justice!  «  Les  principales  charges,  »  dit-il,  «  sont  d'ordinaire 
remplies  par  les  plus  ineptes ,  ou  données  en  récompense  aux  plus 

grands  crimes Parmi  les  dignitaires ,  on  doit  compter   encore 

les  délateurs,  extrêmement  nombreux.  Leur  charge  est  le  meilleur 
chemin  pour  s'élever  aux  plus  hauts  emplois  de  l'Ordre » 

L'auteur  de  la  Monarchie  des  Solipses  divise  les  Jésuites  en  cinq 
classes,  qui  sont  :  les  Profès-des-quatre-vœux ,  les  Coadjuteurs-spiri- 
tuels,  les  Ecoliers  et  Profès  simples,  les  Coadjuteurs- temporels  ou 
Jésuites  laïques,  enfin  les  Novices.  Il  nous  apprend  que  ces  Jésuites 
laïques,  extrêmement  nombreux,  étaient  devenus  si  puissants  dans 
l'Ordre,  si  intrigants  et  si  turbulents,  que  les  Profès-des-quatre-vœux, 
qui  se  voyaient  forcés  de  rechercher  leur  amitié  et  de  se  soumettre  à  leur 
domination  ou  de  se  voir  persécutés  par  eux  et  éloignés  des  dignités ,  ré- 
solurent, pendant  un  interrègne,  de  les  réduire  à  leur  primitive  humilité. 
MucioVitelleschi,  qui  fut  alors  nommé  Général,  promit,  jura  même  que 


228  HISTOIRE  DES  JÉSUIIES. 

cela  serait  fait  par  lui .  Mais  les  Coadjuteurs-temporels  firent  si  bien 
face  aux  projets  de  leurs  adversaires,  et  effrayèrent  tellement  leur  nou- 
veau Général,   que  ce  dernier  dut  céder  et  se  courber  devant  l'orage 
qu'ils  avaient  excité  et  qui  menaçait  de  tout  emporter.  Ils  restèrent 
donc  en  possession  du  pouvoir  qu'ils  avaient  usurpe.  Ce  pouvoir  était 
grand,  si  nous  nous  en  rapportons  à  notre  auteur,  qui  affirme,  par 
exemple,  qu'étant  Procureur  de  la  Province  de  Sicile,  il  avait  dû 
dénoncer  lui-même  un   de  ses  subordonnés,    coupable  de  plusieurs 
crimes,  à  l'autorité  civile,  qui  l'avait  jugé  et  condamné  à  être  pendu. 
«  Cependant,  »   dit  l'auteur  que  nous  analysons,    «  les  Coadjuteurs- 
temporels  firent  si  bien  auprès  du  Général,  que  ce  dernier  sauva  le 
misérable  de  la  corde  qu'il  méritait  bien.  Ils  firent  même  plus,  ils  lui 
firent  donner  aussitôt  une  charge  de  Recteur.   Ayant  osé  m'étonner 
de  ceci,   il  me  fut  répondu  que  l'individu  en  question  avait  bien  été 
condamné  dans  les  formes  et  avec  justice  pour  vol,  brigandage  et 
autres  crimes  au  premier  chef,  et  que  c'était  justement  pour  cela  qu'on 
avait  cru  devoir  lui  donner  la  charge  de  Recteur.  —  Comment!  me 
recriai-je.   —  Sans  doute,  me  fut-il  répliqué.  Ne  voyez-vous  donc 
pas  que  les  preuves  de  ces  infamies  étant  trop  évidentes,  il  fallait  les 
détruire,  non  pas  seulement  par  une  absolution,  mais  encore  par  des 
faveurs  accordées  au  coupable,  qui  serait  ainsi  justifié  complètement 
aux  yeux  du  monde..  ..   Je  trouvai  cette  nouvelle  jurisprudence  si 
singulière,  que  je  donnai  alors  ma  démission  de  l'emploi  dont  j'étais 
revêtu.  » 

Le  chapitre  X  de  la  Monarchie  des  Solipses  est  particulièrement 
digne  de  remarque.  C'est  là  que  sont  expliquées,  dans  une  forme  tou- 
jours allégorique,  mais  parfaitement  compréhensible,  les  lois  qui 
régissent  la  Société  de  Jésus.  «Le  nombre  de  ces  lois  est  immense,  » 
y  lit-on,  «  jusqu'à  remplir  cinq  cents  volumes.  Elles. sont  composées 
d'une  infinité  de  règlements  pour  ce  qui  regarde  la  Société  en  géné- 
ral ,  de  déclarations  particulières  des  Généraux  de  l'Ordre ,  d'ordon- 
nances et  de  statuts  qui  descendent  dans  les  plus  petits  détails,  tant 
pour  les  charges  que  pour  les  personnes,  et  généralement  pour  tout  ce 
qui  a  rapport  à  la  Compagnie.  Outre  cela,  chaque  Province  a  ses  lois; 


HISTOIRE  DES  JÉSIITES.  229 

les  Collèges  et  Maisons  ont  aussi  leurs  privilèges  particuliers.  Ce  qu'on 
remarque  dans  ces  lois,  c'est  surtout  la  soumission  des  Jésuites  envers 
leur  chef,  et  leurs  continuels  efforts  pour  lui  soumettre  tout  l'univers, 
par  toutes  voies  que  ce  puisse  être,  légitimes  ou  non.  Les  préceptes 
de  l'Evangile  ne  peuvent  pas  leur  apprendre  à  modérer  leur  ambition, 
car  ils  ne  connaissent  pas  ce  livre  divin!...  Voici  du  reste  un  résumé 
de  ces  lois  étranges  et  cachées  soigneusement,  même  à  la  plupart  des 
membres  de  la  noire  Cohorte  : 

1°  Quiconque  est  une  fois  rangé  sous  l'étendard  de  Saint-Ignace, 
de  quelque  manière  qu'il  y  soit  venu ,  par  choix  ou  par  hasard,  de  gré 
ou  de  force,  doit  renoncer  à  tout  autre  souverain ,  et  se  soustraire  à 
toute  autre  loi ,  même  à  celle  de  la  nature. 

2°  Il  n'aura  de  respect  pour  qui  que  ce  soit  que  par  l'ordre  de  son 
chef  suprême,  qu'il  vénérera  d'ailleurs  par-dessus  tous. 

3"  Toutes  les  paroles  de  ce  chef  suprême ,  toutes  ses  actions  seront 
pour  chacun  de  ses  sujets  autant  de  choses  sacrées... Et  quelque  mau- 
vaises qu'elles  lui  paraissent,  quelque  contraires  qu'elles  soient  même 
à  la  nature,  il  est  obligé  de  les  louer  et  de  les  appuyer  de  bonnes  et 
solides  raisons. 

4**  Les  ennemis  du  Cénéral  seront  ceux  de  tout  membre  de 
l'Ordre,  ennemis  que  l'on  devra  chagriner  et  perdre  par  tous  les 
moyens,  etc.  » 

Toutes  les  lois  du  Jésuitisme  sont  ainsi  reproduites,  dans  toute  leur 
nudité  hideuse,  par  l'auteur  de  la  Monarchie  des  Solipses. 

Nous  devons  encore  une  mention  à  l'article  X,  qui,  traduction 
fidèle  du  sens  intime  des  Cunslilutions  ,  ordonne  à  tout  Jésuite  «  de 
ne  pas  plus  s'inquiéter  de  sa  réputation  que  de  celle  des  autres,  quand 

il  dénonce,  justement  ou  non  ! la  réputation  de  tout  membre  de 

l'Ordre  n'étant  plus  à  lui,  dès  l'instant  qu'il  est  entré  dans  cet  Ordre. 
((  Ces  lois,  »  dit  le  Jésuite  révélateur,  «sont  suivies  des  rudes  châti- 
ments qui  attendent  ceux  qui  osent  les  enfreindre.  Mais,  pour  encou- 
rager à  l'obéissance,  on  lit  à  la  fin  cette  sentence ,  qui  est  comme 
l'âme  de  ces  lois  :  Quiconque  est  sous  la  domination  du  chef  de  la 
t^ompagnie   doit  moins  se  regarder  comme  un  homme  que  comme 


230  HISTOIRE  DES  JÉSUITES. 

une  hôte  sauvage,  domptée  et  apprivoisée.»  Les  révélations  contenues 
dans  le  chapitre  XII  du  singulier  livre  que  nous  analysons  sont  vrai- 
ment efl'royables.  L'auteur  nous  y  laisse  entrevoir  les  abîmes  d'iniquité 
qui  régnent  au  fond  de  la  Société  de  Jésus,  et  dans  lesquels  les  faibles 
et  les  innocents  sont  engloutis  et  disparaissent,  tandis  que  les  crimi- 
nels audacieux  et  puissants  passent  tranquillement  par-dessus  en  insul- 
tant encore  à  leurs  victimes.  On  y  voit  que  la  mort,  la  mort  réelle  et 
violente  est  un  des  châtiments  en  usage  parmi  les  Jésuites  :  révélation 
que  Mariana  lui-même  n'a  pas  craint  de  faire.  On  y  trouve  encore  un 
portrait  du  Général  Vitelleschi,  le  successeur  d'Aquaviva,  bien  diffé- 
rent de  celui  qu'en  ont  tracé  les  pinceaux  jésuitiques. 

L'auteur  de  la  Monarchie  des  Solipses  nous  fait  ensuite  connaître 
les  moyens  employés  par  les  Jésuites  pour  étendre  partout  leur  in- 
lluence  et  leur  domination.  Il  nous  édifie  également  à  l'égard  des 
nombreux  ouvrages  dus  aux  plumes  de  la  Compagnie,  et  qui  sont  des- 
tinés plus  à  éblouir  qu'à  éclairer ,  sans  faire  d'exceptions  même  pour 
leurs  Histoires  et  Relations  pieuses,  qui  ne  sont,  suivant  lui,  la  plu- 
part du  temps  que  des  Romans. 

Deux  chapitres  sont  ensuite  consacrés  à  mettre  sous  leur  vrai  point 
de  vue  les  travaux  des  Jésuites  en  Chine,  travaux  fort  peu  apostoli- 
ques. Le  chapitre  XVIII,  qui  a  pour  titre  :  Les  Mariages  des  Solipses 
et  ï éducation  de  leurs  enfants,  nous  initie  aux  roueries  dont  se  ser- 
vent les  fils  de  Saint-Ignace  pour  s'emparer  de  l'esprit  des  femmes  et 
surtout  des  riches  veuves,  et  pour  amener  les  fils  de  famille  à  se  jeter 
d'eux-mêmes  dans  la  noire  Congrégation.  Dans  les  notes;, de  ce  chapi- 
tre, qui  accompagnent  l'édition  d'Amsterdam,  on  trouve  un  exemple 
de  la  manière  dont  s'y  prenaient  les  Jésuites  pour  arracher  à  l'amour 
des  parents  les  jeunes  gens  dont  les  dispositions  brillantes,  ou  les  ri- 
chesses à  venir,  faisaient  une  proie  désirable.  Pierre  Airault,  lieute- 
nant-criminel au  Présidial  d'Angers,  avait  rais  chez  les  Jésuites  son 
fils,  qu'il  destinait  à  remplir  sa  charge.  Aussi,  tout  en  recommandant 
aux  bons  Pères  de  soigner  son  éducation,  les  avait-il  instamment  priés 
de  ne  rien  faire  pour  amener  cet  enfant  à  entrer  en  religion.  Les  Jé- 
suites promirent  tout  ce  que  voulut  le  père,  et  n'en  agirent  pas  moins 


HISTOIRE  DES  JÉSUITES.  231 

sur  l'esprit  du  fils ,    et  si  bien,  qu'au  bout  de  deux  années  d'études 
dans  leur  Collège,  ils  lui  donnèrent  l'habit  de  l'Ordre,  en  1586.  Le 
lieutenant-criminel,  désolé,  irrité,  somme  les  fils  de  Loyola  de  lui  ren- 
dre son  fils.  On  lui  répond  qu'on  ne  sait  ce  qu'il  est  devenu.  Un  ar- 
rêt du  Parlement  est  rendu,  sur  la  plainte  d'Airault,  et  ordonne  auv 
Révérends  de  rendre  le  jeune  homme  à  son  père.  Les  Révérends  n'é- 
coutent pas  plus  la  voix  de  la  justice  que  le  cri  de  la  nature.  René 
Airault  est  expédié  vers  un  Collège  de  Lorraine,  d'où  il  est  successi- 
vement transporté  en  Allemagne,  puis  en  Italie.  On  le  fait  changer 
de  nom  pour  plus  de  sûreté.    Aussi,  lorsque,  sur  la  demande  du  père 
infortuné,  Henri  lïl  fait  agir  dans  cette  affaire  auprès  du  Saint-Siège 
par  son  ambassadeur  à  Rome,  et  que  le  pape,  pour  satisfaire  au  vœu 
du  fils  aîné  de  l'Eglise,  se  fait  montrer  la  liste  de  tous  les  Jésuites  du 
monde,    le  Général  se  hâte-t-il  de  fournir  le  document  où  l'on  ne 
trouve ,  bien  entendu ,  aucune  trace  de  la  présence  de  René  Airault 
parmi  les  enfants  de  Loyola  ! ...  Le  lieutenant-criminel  légua,  par  acte 
passé  devant  notaire  et  témoins,  sa  malédiction  à  son  fils  ingrat.  Mais  il 
ne  put  le  priver  de  sa  succession,  qui  revint  aux  Jésuites,  parmi  lesquels 
René  Airault  vécut  et  mourut.  On  reconnaîtra  sans  doute,  dans  cette 
anecdote,  le  modèle  qui  nous  servit  à  tracer  le  tableau  que  nous  avons 
présenté  à  nos  lecteurs  dans  le  chapitre  III  de  notre  première  Partie. 
L'auteur  de  la  Monarchie  des  SoUpses  nous  parle  ensuite  des   ri- 
chesses immenses  des  Jésuites,  dont  il  découvre  en  partie  les  sources. 
Il  nous  décrit  quelques-unes  des  mauvaises  affaires  que  la  noire  Co- 
horte s'est  attirées  par  sa  cupidité,  par  son  arrogance  ou  son  ambition, 
ainsi  que  la  grande  querelle  et  les  disputes  si  bruyantes  et  non  moins 
ridicules  que  firent  éclater  le  Jésuite  Molina  et  son  livre  fameux,  dont 
nous  parlerons  bientôt. 

Le  dernier  chapitre  du  livre  singulier  que  nous  avons  cru  devoir 
analyser  est  destiné,  par  son  auteur^  à  laisser  entrevoir  les  guerres  in- 
testines qui  déchirèrent  souvent  le  sein  de  la  Compagnie  de  Jésus, 
guerres  acharnées,  à  ce  qu'il  paraît,  d'autant  plus  terribles,  que  nul 
bruit  ne  devait  en  venir  au  dehors,  et  que  le  triomphe  devait  être 
muet  comme  la  défaite  ! 


232  HISTOIRE  DES  JÉSUITES. 

Malgré  les  voiles  bizarres  et  malheureusement  parfois  trop  redou- 
blés, dont  l'auteur  de  la  Monarchie  des  Solipses  a  recouvert  son  œu- 
vre, ce  n'en  est  pas  moins  encore  le  tableau  le  plus  complet,  le- plus 
curieux,  le  plus  instructif  que  nous  ayons  sur  la  Compagnie  de  Jésus, 
l'éclair  qui  permet  à  notre  regard  effrayé  de  plonger  un  instant  dans 
les  profondes  et  ténébreuses  horreurs  que  renferme  l'antre  du  Jésui- 
tisme. 

Maintenant,  quel  est  l'auteur  de  ce  livre?  C'est  une  question  qui  a 
été  bien  des  fois  controversée.  C'est  un  Jésuite,  tout  le  monde  en  de- 
meure d'accord,  môme  les  Jésuites.  11  n'y  avait  en  effet  qu'un  com- 
plice et  qu'une  victime  de  la  noire  Cohorte  qui  pût  si  bien  en  révéler 
ainsi  les  secrets.  On  a  cru  longtemps  que  l'auteur  de  la  Monarchie 
des  Solipses  était  un  Jésuite  de  Vienne  ,  nommé  Melchior  Inchofer, 
qui  entra  dans  la  Compagnie  en  1607.  Cette  opinion,  qui  paraît  être 
celle  de  Bayle  (1),  fut  d'abord  partagée  par  les  Jésuites  eux-mêmes. 
Le  livre  de  la  Monarchie  des  Solipses  venait  de  paraître,  et,  d'après 
ce  que  dit  un  chanoine  de  Verdun,  alors  député  desévêques  de  France, 
dans  la  relation  de  son  voyage,  à  laquelle  nous  empruntons  ces  détails, 
il  obtint  un  succès  immense.  On  n'appelait  plus  les  Jésuites  que  So- 
lipses, tant  on  trouvait  la  Société  de  ceux-là  bien  représentée  dans  la 
Monarchie  de  ceux-ci.  Le  Général  et  ses  Assistants,  bien  persuadés 
qu'un  Jésuite  seul  pouvait  avoir  écrit  cette  œuvre  accusatrice  ,  cher- 
chèrent donc  parmi  eux  le  faux-frère  à  punir.  Leurs  soupçons  s'arrê- 
tèrent tout  d'abord  sur  Melchior  Inchofer  ,  qui  avait ,  à  la  mort  de 
Vitelleschi,  osé  présenter  au  pape  un  Mémoire  dans  lequel  il  deman- 
dait la  réforme  de  son  Ordre.  Suivant  les  formes  expéditives,  que  nous 
fait  connaître  la  Monarchie  des  Solipses,  l'accusé  fut  jugé  et  con- 
damné sans  citation,  sans  accusation,  sans  audition  de  parties  ni  de 
témoins,  et  son  arrêt  exécuté  sans  appel  ni  délai.  Un  grand  seigneur 
de  Rome,  Jésuite  in-voto,  prêta  son  carrosse,  ses  gens  et  son  aide 
pour  la  mise  à  exécution  du  jugement.  11  fut  visiter  Inchofer  ,  au  Col- 
lège des  Allemands,  et  le  Père  l'ayant  reconduit  jusqu'à  la  porte,  le 

(1)  Voyez  le  Dictionnaire  historique  et  critique,  article  Inchofer. 


iiiSToini;  DES  JÉsuiTiitJ.  2a;j 

grand  seij;neur  le  lit  saisir  par  ses  estafiers  et  jeter  dans  sa  voilure, 
qui  partit  aussitôt  au  galoj).  Le  chanoine  Bourgeois  dit  que  le  lieu 
d'exil  où  l'on  avait  l'intention  de  reléguer  le  Jésuite  condamné  était 
quelque  coin  isolé  du  Nouveau-Monde.  Cependant  les  séminaristes  du 
Collège  allemand,  dont  Inchofer  était  le  supérieur,  et  dont  il  était  fort 
aimé,  allèrent  aussitôt  porter  la  nouvelle  de  ce  qui  se  passait  aux  car- 
dinaux amis  du  Père  Melchior.  Quoique  tout  eût  été  fait  jusqu'alors 
par  le  grand  seigneur  en  question,  et  que  les  Jésuites  n'eussent  pas 
même  paru,  le  pape  et  les  cardinaux  n'en  conclurent  pas  moins  que  tout 
s'était  fait  par  leur  commandement.  Ordre  fut  sur-le-champ  porté  au 
Général  des  Jésuites  de  venir  parler,  à  l'heure  môme,  à  Sa  Sainteté.  Le 
Général  essaya  d'abord  de  paraître  ignorer  toute  l'affaire  ;  mais  le  pape 
n'en  persista  pas  moins  à  lui  ordonner  de  délivrer  le  Père  Inchofer,  et 
lui  déclara  qu'il  le  rendait  personnellement  responsable  de  tout  ce  qui 
arriverait  de  fâcheux  au  prisonnier.  Les  ordres  du  pape  furent  si  sérieu- 
sement donnés,  que,  le  lendemain,  Melchior  Inchofer  était  réintégré 
dans  le  Séminaire  des  Allemands.  Il  est  probable  que  les  chefs  de  la 
Compagnie  de  Jésus  se  convainquirent  ensuite  de  l'innocence  du  Père 
Melchior  ;  car  ils  le  laissèrent  mourir  paisiblement  à  Milan ,  en 
1648. 

L'individu  qu'on  regarde  aujourd'hui  généralement  comme  le  vé- 
ritable auteur  de  la  Monarchie  des  Solipses  est  Jules-Clément  Scotti, 
également  Jésuite.  L'édition  de  ce  livre,  publiée  à  Amsterdam  en 
1648,  donne  à  choisir  entre  Inchofer  et  Scotti  pour  le  véritable  nom 
de  l'auteur  qui  s'était  caché  sous  le  pseudonyme  de  Lucius  Cornélius 
Europœus  (1).  Quel  que  soit  son  nom,  l'auteur  de  ce  livre  a,  bien 
plus  réellement  que  Pierre  Jarrige,  traîné  les  Jésuites  sur  Véchafaud. 
D'autres  écrivains  complétèrent  leur  supplice,  au  grand  jour  et  sans 
crainte.  Vers  cette  môme  époque,  Pasquier  publiait  son  Catéchisme 
des  Jésuites,  attaque  pleine  de  finesse  et  de  malice  ;  Nicolas  Perrault 
et  Antoine  Arnauld,  le  grand  Janséniste ,  édifiaient  le  monde  sur  la 

(i)  La  Monarchie  des  Solipses  fut  écrite  en  latin  et  fut  imprimée  ,  pour  la  première 
fois,  à  Venise,  en  1645,  sons  ce  titre  :  Lucii  Cornelii  Europœi  Monarchia  Solipsoruin. 
La  première  traduction  française  est  de  Restant,  Amsterdam,  1754,  in-1-2. 
II.  30 


234.  HISTOIRE  DES  JÉSUITES, 

morale  des  fils  de  Loyola,  le  premier  par  des  extraits  de  leurs  propres 
écrivains  casuistes  et  docteurs  ;  le  second  par  les  actes  mêmes  de  la 
noire  Cohorte.  Enfin ,  le  célèbre  Pascal,  entrant  à  son  tour  dans  la 
lice,  achevait  la  défaite  des  noirs  soldats  du  Jésuitisme,  qu'il  accablait 
sous  cette  grêle  de  traits  aussi  acérés  que  vigoureusement  décochés, 
qu'on  appelle  les  Provinciales.  Nous  reviendrons  bientôt  sur  ce  livre 
unique,  chef-d'œuvre  éternel  de  style,  de  goût,  de  logique  et  d'es- 
prit, ainsi  que  sur  la  Morale  pratique  d'Arnaud. 

Or,  à  toutes  ces  attaques,  et  nous  n'avons  encore  indiqué  que  les 
plus  terribles,  les  plus  retentissantes,  les  Jésuites  répondaient  orgueilleu- 
sement en  étalant  la  carte  du  monde  et  en  énumérant  le  nombre  de  leurs 
Provinces,  de  leurs  Collèges,  de  leurs  Résidences,  de  leurs  Maisons  et 
possessions  diverses.  Voici  quel  était  en  effet,  après  cent  ans  d'exis- 
tence, le  gigantesque  développement  de  la  création  d'Ignace  de 
Loyola. 

La  bannière  du  Jésuitisme  flottait  triomphalement  sur  l'Italie  ,  la 
Sicile,  la  Sardaigne,  l'Espagne,  la  France,  la  Belgique,  l'Allemagne, 
l'Autriche,  la  Bohême,  la  Pologne,  la  Lithuanie,  sur  les  îles  et  le 
continent  de  l'Asie,  sur  les  deux  Amériques. 

L'Italie  était  divisée  en  quatre  Provinces  jésuitiques  :  Province  de 
Kome,  de  Venise,  de  Milan  et  de  Naples  ;  la  Sicile  en  deux  :  Pro- 
vince Occidentale ,  Province  Orientale  ;  la  Sardaigne  n'en  formait 
qu'une  seule.  Les  Jésuites  comptaient  cinq  Provinces  en  Espagne,  y 
compris  celle  de  Portugal  ;  les  quatre  autres  étaient  celles  de  Tolède, 
de  Castille,  d'Aragon  et  de  Séville;  cinq  en  France  :  celle  de  France, 
dont  Paris  était  le  chef-lieu,  et  qui  s'appelait  Province  de  France  ; 
celles  de  Guyenne,  de  Toulouse,  de  Lyon  et  de  Champagne;  deux 
en  Belgique  :  Provinces  d'Anvers  et  de  Douai  ;  cinq  en  Allemagne  : 
Province  du  Bas-Rhin,  Province  du  Haut-Rhin,  Province  de  la  Ger- 
manie-Supérieure, Province  d'Autriche,  Province  de  Bohême  ;  deux 
en  Pologne  :  celle  de  Pologne  proprement  dite  et  celle  de  Lithuanie. 
Il  y  avait  bien  une  Province  d'Angleterre  ;  mais  ses  Séminaires,  Col- 
lèges, Résidences  et  Maisons  diverses  étaient  en  Belgique,  en  Espa- 
gne ou  en  Italie.  Il  y  avait  aussi  quelques  Résidences  en  Ecosse  et  en 


HTSTOIRE  DES  JÉSUITES.  235 

lilaiule.  La  Turquie  avait  également  quelques  lîésidences  faisant 
partie  de  diverses  Provinces  jésuitiques. 

En  Asie,  il  y  avait  les  Provinces  de  (ioa,  de  Malabar,  du  Japon  et 
des  Philippines.  La  Chine  n'était  qu'une  Yice-Province,  la  Cochin- 
chine  qu'une  Résidence. 

Les  deux  Amériques,  cette  moitié  du  globe,  ne  comptaient  que  pour 
cinq  Provinces  jésuitiques,  qui  étaient  celles  du  Mexique,  de  la  Nou- 
velle-Grenade, du  Pérou,  du  Brésil  et  du  Paraguay  (cette  dernière 
était  bel  et  bien  un  rovaume).  Le  Chili  formait  seulement  une  Vice- 
Province,  et  le  Canada  ne  comptait  que  pour  une  Résidence. 

Voici  maintenant  le  chiffre  des  divers  établissements  Jésuitiques, 
par  Provinces,   ainsi   que   celui  de   leurs  noirs  habitants  (1)  : 

Province  de  Rome  :  \  Maison-Professe  (Rome) ,  2  Maisons-de- 
Probation  (Rome  et  Florence),  34  Collèges  ou  Séminaires,  6  Rési- 
dences et  850  Jésuites. 

Province  de  Venise  :  1  Maison-Professe  (Venise),  3  Maisons-de- 
Probation  (JNovellara,  Busseto  et  Bologne) ,  20  Collèges  ou  Séminai- 
res, 5  Résidences  et  435  Jésuites. 

Province  de  Milan  :  2  Maisons-Professes  (Milan  et  Gênes),  3 
Maisons-de-Probation  (Gênes,  Arona  et  Chiara) ,  16  Collèges  ou 
Séminaires,   6  Résidences  et  environ  500  Jésuites. 

Province  de  Naples  :  1  Maison-Professe  (Naples) ,  2  Maisons- 
de-Probation  (jNaples  et  Atri) ,  26  Collèges  ou  Séminaires,  1  Rési- 
dence et  630  Jésuites  au  moins. 

Province  de  Sicile  occidentale  :  1  Maison-Professe  et  1  Mai- 
son-de-Probation  (toutes  deux  à  Palerme),  12  Collèges  ou  Sémi- 
naires, et  plus  de  370  Jésuites. 

Province  de  Sicile  orientale  :  1  Maison-Professe  et  1  Maison- 
de-Probation  (toutes  deux  à  Messine),  10  Collèges  ou  Séminaires,  et 
300  Jésuites. 

(1)  Nous  lie  donnerons  généralement  ici  l'indicalion  des  lieux  que  p:ur  les  princi- 
paux ctahlissemenls  jésuitiques,  leurs  liaisons  de  Profession  et  de  Probalion,  toujours 
placées  a^ec  soin,  comme  on  le  remar(iucra,  auprès  des  palais  souverains  et  dans  U-^s 
centres  d'action  séculière. 


236  IITSTOIRE  DES  JÉSUITES. 

Province  de  Saiidaigxe  :  2  Maisons-Prc\fesses  (Sassari  et  Ca- 
gliari),  1  Maison-de-Probation  (Cagliari),  6  Collèges  ou  Séminaires, 
et  210  Jésuites. 

Province  de  Portugal  :  1  ^Jaison-Professe  (Lisbonne),  2  Mai- 
sons-de-Probation  (Lisbonne  et  Yilla-\iciosa),  17  Collèges  ou  Sémi- 
naires, 4  Résidence  et  près  de  700  Jésuites. 

Province  de  Tolède  :  2  Maisons-Professes  (Tolède  et  Madrid), 
2  Maisons-de-Probation  (Madrid  et  Yillarejo),  22  Collèges  ou  Sémi- 
naires, 4-  Résidences  et  près  de  700  Jésuites, 

Province  de  Castille  :  1  Maison-de-Probation  (Villa-Garcia), 
29  Collèges  (dont  les  principaux  sont  à  Yalladolid,  Salamanque,  Rur- 
gos  et  Pampelunc),  2  Résidences  et  567  Jésuites. 

Province  d'Aragon:  1  Maison-Professe  (Valence),  1  Maison- 
de-Probation  (Tarragone),  14  Collèges  et  Séminaires,  3  Résidences 
et  444  Jésuites. 

Province  de  Séville  :  1  Maison-Professe  (Séville) ,  2  Maisons- 
de-Probation  (Sèvilie  et  Raeça) ,  27  Collèges  et  Séminaires,  2  Rési- 
dences et  plus  de  650  Jésuites. 

Province  de  France  :  1  Maison-Professe  (Paris),  2  Maisons-de- 
Probation  (Paris  et  RouenJ,  20  Collèges  et  Séminaires  (les  principaux 
sont  ceux  de  Clermont,  h  Paris,  de  Rouen,  de  la  Flèche,  de  Rennes  et 
deMovdins),  7  Résidences  (dont  1  au  Canada)  et  plus  de  600  Jésuites. 
Province  de  Guyenne  :  1  Maison-Professe  et  1  Maison-de-Pro- 
bation (toutes  deux  à  Rordeaux),  10  Collèges  et  Séminaires,  3  Rési- 
dences et  360  Jésuites. 

Province  de  Toulouse  :  1  Maison-Professe  et  1  Maison-de-Pro- 
bation (toutes  deux  à  Toulouse),  17  Collèges  et  Séminaires,  et  plus 
de  450  Jésuites. 

Province  de  Lyon  :  1  Maison-Professe  (Grenoble),  2  Maisons- 
de-Probation  (l^yon  et  Avignon],  17  Collèges  et  Séminaires,  9  Rési- 
dence et  plus  de  500  Jésuites. 

Province  de  Champagne  :  1  J\Iaison-de-Probation  (N^ancy),  17 
Collèges  ou  Séminaires  (les  principaux  à  Reiras ,  Pont-ù-Mousson  et 
Dijon),  1  lièsidencc  et  370  Jésnites. 


IITSTOTRE   DES  JÉSIITES.  î237 

Provincf,  d'Anvers  ou  FLANnuo-TÎKLr.K  :  1  Maison-Professe 
(Anvers),  2  iMaisons-de-Probation,  19  Collèges  et  Séminaires,  6  Ré- 
sidences, plus  les  Késidences  de  Hollande  placées  dans  celte  Pro- 
vince ,  et  les  2  Missions  guerrières  (Mission  Navale  et  Mission  des 
Camps),  et  de  8  à  900  Jésuites. 

Province  de  Douai  ou  Gallo-Belge  :  3  Maisons-de-Probation 
(Tournay,  lïuy  et  Armenlières),  21  Collèges  et  Résidences  (les  prin- 
cipaux à  St-Omer,  Liège,  Tournay,  Lille,  Cambrai,  Namur,  Luxem- 
bourg, Arras  et  Mons),  2  Résidences  et  près  de  800  Jésuites. 

Province  Anglaise  (1)  :  3  Maisons-de-Probation  (Liège  ,  Wa- 
teues  et  Gand),  17  Collèges  et  Séminaires  (tous  sur  le  Continent,  et 
dont  les  principaux  sont  à  Liège,  Saint-Omer,  Rome,  Madrid  ,  Séville, 
Lisbonne,  etc.),  8  Résidences  (dont  une  esta  St-l)omingue ,  l'autre 
dan^  le  Maryland,  et  parmi  lesquelles  ne  sont  pas  comptées  les  Rési- 
dences à  peu  près  nominales  d'Ecosse  et  d'Irlande),  et  environ  300  Jé- 
suites. 

Province  DU  Bas-Riiin  :  1  Maison-de-Probation  (Cologne),  19 
Collèges  ou  Séminaires  (les  principaux  sont  ceux  de  Coblentz,  Muns- 
ter, Dusseldorf),  8  Résidences,  3  Missions  (la  principale  est  celle  de 
la  Frise  Orientale),  et  450  Jésuites  à  peu  près. 

Province  du  Haut-Rhin  :  19  Collèges  et  Séminaires  (Spire, 
^Yilzbourg,  Bamberg,  Worms,  Heidelberg),  et  434  Jésuites. 

Province  de  la  Haute- Allemagne  :  2  Maisons-de-Probation 
(OEttingen  et  Landsperg),  25  Collèges  et  Séminaires  (Ingolstad,  Augs- 
bourg,  Hall ,  Lucerne  et  Fribourg  avaient  les  principaux) ,  26  Ré- 
sidences (dont  3  au  Wurtemberg),  4  Missions,  et  près  de  800  Jé- 
suites. 

Province  d'Autriche  :  1  Maison-Professe  (Vienne) ,  2  Maisons- 
de-Probation  (Vienne  et  Leoben),  22  Collèges  et  Séminaires  fdont 
2  en  Transylvanie  et  1  pour  la  Hongrie,  à  Vienne),  7  Résidences,  et 
environ  460  Jésuites. 

Province  de  Bohème  ;  1  Maison-Professe  (Prague) ,  1  Maison- 
Ci)  Nous  avons  dit  qu'il  n'y  avait  pas  de  véritable  Province  d'Angleterre. 


238  HISTOIRE  DES  JÉSUITES. 

de-Probalion  (Briinn),  33  Collèges  et  Séminaires  (dont  quelques-uns 
en  Silésie  et  Moravie),  3  Résidences,  et  plus  de  300  Jésuites. 

Province  de  Pologne  :  1  Maison-Professe  et  1  Maison-de-Pro- 
bation  (toutes  deux  à  Cracovie),  17  Collèges  et  Séminaires,  8  Rési- 
dences, et  532  Jésuites. 

Province  de  Lithuanie  :  2  Maisons- Professes  (Varsovie  et 
^Yilna),  1  Maison-de-Probation  (Wilna),  15  Collèges  (dont  un  à 
Riga  et  un  autre  à  Smolenskj,  4  Résidences  (Novogorod  en  était  une), 
et  près  de  480  Jésuites. 

Province  de  Goa  :  1  Maison-Professe  et  1  Maison-de-Probation 
(à  (ioa),  11  Collèges  et  Séminaires  (dont  un  à  Mozambique,  et  de  la 
plupart  desquels  dépendaient  dii  nombreuses  Résidences  sur  le  littoral 
de  l'Afrique  depuis  le  cap  de  Ronne-Espérance,  sur  les  îles  asiati- 
ques et  en  Abyssinie),  1  Mission  Ethiopienne  avec  4  nouvelles  Rési- 
dences, 320  Jésuites. 

Province  de  Malabar  :  2  Maisons-de-Probation  (Cocliin  et  Ter- 
nate),  12  Collèges  (dont  quelques-uns  avaient  plusieurs  Résidences, 
comme  ceux  de  Cochin  qui  en  avait  4,  Colomba  7,  Saint-Thomas  4], 
j3  Résidences  principales  (Calicut,  Cranganor,  Pegu,  Malacca,  Ma- 
duré  et  Jafanapatnam  ,  chef-lieu  de  6  autres  Résidences),  et  190  Jé- 
suites. 

Province  des  Philippines  :  i  Maison-de-Probation  (Manille), 

3  Collèges,  0  Résidences,  et  128  Jésuites. 

Yice-Province  de  la  Chine  :  2  Collèges  (Pékin  et  Nankin) , 

4  Résidences,  et  30  Jésuites.  En  outre,  3  Résidences  en  Cochin- 
chine. 

Province  du  Japon  :  1  Maison-de-Probation  (Nangasaki) ,  6  Col- 
lèges (Meaco,  Macao,  Nangasaki  et  Arima),  22  Résidences ,  et  140 
Jésuites. 

Province  du  Mexique  :  1  Maison-Professe  et  1  Maison-de-Pro- 
bation (Mexico),  16  Collège,  8  Résidences,  et  365  Jésuites. 

•Province  de  la  Nouvelle-Grenade:  2  Maisons-de-Probation 
(Quito  etTunja),  6  Collèges  et  vSèminaires  (Santa-Fé,  Carthagène  et 
Quito  avaient  les  plus  importants),  5  Résidences,  et  200  Jésuites. 


lirSTOIPxE  DES  JÉSUITES.  230 

Provixce  pu  Pkrou  :  1  Maison-dc-Probution  (Lima),  14  Collèges 
et  Séminaires  (principaux  à  La  Plata,  Cusco,  Lima,  Santa-Gruz  et 
Potosi),  3  Résidences,  et  390  Jésuites. 

Vice-Province  du  Chili  :  1  Maison-de-l^robation  et  3  Collèges 
(le  princi|3al  à  La  Conception),  et  60  Jésuites. 

Province  du  Paraguay  :  1  Maison-de-Probation  (Cordoue),  7 
Collèges  (les  deux  principaux  à  l'Assomption  et  à  Buenos-Ayres),  et 
121  Jésuites. 

Province  du  Brésil  :  4  Maisons  centrales  (dont  celle  de  Piio-de- 
Janeiro  était  la  première),  4  Collèges  (Fernambouc,  Rio-de-Janeiro, 
Baya),  17  Résidences,  et  180  Jésuites. 

Le  Canada  ne  comptait  que  pour  une  Résidence ,  et  faisait  partie 
de  la  Province  de  France.  La  Turquie  avait  les  Résidences  de  Chio, 
Constantinople,  Smyrne,  Belgrade,  comprises  dans  diverses  Provin-- 
ces,  et  2  Collèges  à  Rome,  tout  cela  peu  peuplé. 

L'Empire  Jésuitique  comptait  donc,  au  bout  d'un  siècle  d'exis- 
tence, 37  Provinces  et  3  Vice-Provinces,  9  Missions,  232  Résidences 
ou  plus,  598  Collèges  et  Séminaires,  59  Maisons-de-Probation ,  26 
Maisons-Professes,  et  enfin  16,000  Jésuites  environ  ;  Jésuites  s' avouant 
tels  et  portant  le  noir  uniforme  (1),  et  non  compris  les  Jésuites  in-voto, 
les  Ecoliers  des  Jésuites ,  les  Sujets  volontaires  ou  esclaves  des  Jésui- 
tes, ce  qui  donnerait  peut-être  un  effrayant  cliiffre  de  deux  ou  trois 
cent  mille,  comme  celui  de  la  terrible  Cohorte  marchant  sous  la  ban- 
nière de  Loyola  ! 

Il  est  beaucoup  plus  difficile  d'écrire  le  chiffre  des  revenus  dont 
jouissait  alors  la  Compagnie.  Ce  chiffre  devait  être  énorme.  L'ingé- 
nieux auteur  de  la  Monarchie  des  Solipses  nous  dit ,  dans  son  chapi- 
tre XIX,  ((  que  la  plus  grande  partie  de  tout  l'or  ,  de  toutes  les  pier- 
reries, de  toutes  les  drogues  précieuses,  de  toutes  les  richesses  enfin 
qu'on  tire  du  lit  des  fleuves,  de  la  surface  ou  des  entrailles  de  la  terre, 
est  entre  les  mains  des  Jésuites,  et  que  leur  Société  est  à  elle  seule 


(1)  Socii ,  Compagnons,  ilit  ï Imago  primi  sœculi,  sur  le»  données  duquel ,  ou  à  peu 
près ,  nous  avons  l'ait  nos  calculs. 


2V0  HISTOIRE  DES  JÉSUITES, 
plus  riche  que  tous  les  royaumes  de  la  terre.  »  Des  commentateurs 
ont  prétendu  que  par  ces  mots  :  «  tous  les  royaumes  de  la  terre,  »  il 
fallait  entendre  les  autres  Ordres  religieux  ;  mais ,  en  acceptant  cette 
explication,  on  trouverait  encore  des  proportions  colossales  au  coffre- 
fort  de  la  Compagnie  de  Jésus.  Nous  pensons  que  le  chilTre  moyen  de 
15,000  francs  de  revenus,  pour  chacun  des  400  Collèges  Jésuitiques, 
n'est  pas  le  moins  du  monde  exagéré.  Voilà  donc  déjà,  à  peu  de  chose 
près,  un  million  qui  coule  annuellement  dans  les  poches  des  Révé- 
rends Pères.  Les  Résidences  devaient  être  beaucoup  plus  productives 
encore.  Pour  ne  parler  que  de  celles  de  l'Amérique  et  de  l'Asie,  et 
en  rappelant  ce  que  nous  avons  démontré  dans  nos  deuxième  et  troi- 
sième Parties,  combien,  entre  les  mains  des  dignes  Pères,  devaient 
être  productives  des  Résidences  telles  que  celles  des  Provinces  du 
Mexique,  du  Pérou,  du  Brésil,  de  Goa,  du  Malabar,  du  Japon  et  de 
la  Vice-Province  de  la  Chine  !  L'auteur  de  la  Monarchie  des  SoUpses 
devait  le  savoir,  et  il  l'a  dit  :  «La  plus  grande  partie  de  toutes  les  ri- 
chesses que  roulent  les  eaux  des  fleuves,  qui  s'épanouissent  à  la  sur- 
face de  la  terre  ou  se  cachent  dans  son  sein ,  est  entre  les  mains  des 
Jésuites!...  »  Nous  restons  peut-être  bien  loin  encore  de  la  vé- 
rité, en  écrivant  que,  cent  ans  après  la  mort  d'Ignace  de  Loyola,  la 
minime  Société  de  pauvres  religieux-mendiants,  fondée  par  lui,  était 
riche  de  cent  millionsl  Ces  cent  millions  mis  de  côté,  en  réserve,  dans 
le  Ïrésor-Cénéral  de  la  Compagnie  ,  dissimulés  habilement  au  moyen 
de  transferts,  s'augmentant  chaque  jour  par  l'accumulation  des  inté- 
rêts!   Nous  ne  donnons  pas,  dans  la  crainte  d'ennuyer  le  lec- 

leur,  les  calculs  auxquels  nous  nous  sommes  péniblement  livrés  pour 
arriver  à  ce  chiffre  que  nous  maintenons. 

Afin  de  cacher  son  opulence  ,  et  pour  ne  pas  arrêter  la  munificence 
des  pieuses  âmes ,  les  Jésuites  ont  toujours  soigneusement  caché  le 
chiffre  de  leurs  richesses,  en  faisant  |)arade  de  celui  de  leurs  établisse- 
ments et  des  membres  de  leur  Compagnie.  Aussi,  et  sans  doute  dans 
un  but  de  précaution  et  de  conservation,  ils  se  sont  toujours  bien  gar- 
dés d'acheter  des  biens-fonds,  à  l'exception  de  leurs  xVlaisons  diverses, 
qu'ils  avaient  encore  la  plupart  du  temps  l'habileté  de  se  faire  donner 


UTSrOniK  DRS  JKSUITES.  241 

pour  rien.  Co.  n'est  doue  (jue  pur  approxiinalion  que  nous  doinions  le 
cliillre  (le  cent  millions  comme  celui  delà  Ibrlune  du(k)r|)S  jésuilicpie, 
vers  le  milieu  du  xvii"  siècle.  Cent  millions,  neuf  cents  forteresses, 
seize  mille  soldats  réguliers,  plusieurs  centaines  de  mille  d' irréguliers, 
sorte  de  Kabjles  invisibles  et  embusqués  dans  chaque  recoin  de  la 
Société,  toujours  prêts  à  faire  feu  sur  l'ennemi  :  telle  était  donc,  vers 
la  moitié  du  xvii®  siècle,  la  force  dont  pouvait  disposer  le  Jésuitisme; 
voilà  ce  ({ui  on  faisait  un  si  puissant  levier,  que,  pour  expliquer  com- 
plèle^tMil  les  grandes  oscillations  de  celte  époque,   l'historien  doit  à 

chaque  instant  en  tenir  compte .Nous  allons  maintenant  essayer 

de  donner  à  nos  lecteurs  un  résumé  rapide  de  l'histoire  des  Jésuites 
en  Europe,   depuis  les  premières  aimées  du  xyii*"  siècle  jusqu'aux 


l)remieres  du  xviii". 


Sous  le  gouvernement  faible,  incertain  ,  chancelant  de  la  régente, 
Marie  de  Médicis,  veuve  d'Henri  IV,  les  Jésuites  firent  de  rapides 
progrès  en  France,  j.'arrêt  du  feu  roi,  qui  rappelait  les  Révérends 
Pères  en  France,  contenait,  entre  autres  restrictions,  «  que  Paris  n'é- 
tait pas  compris  dans  les  lieux  où  les  Jésuites  pouvaient  s'établir.  »  Ils 
obtinrent  bientôt  de  la  Régente  que  cet  arrêt  fût  brisé  et  cette  dé- 
fense levée  ;  enfin,  le  15  avril  1618,  par  un  second  arrêt,  il  leur  fut 
|)ermis,  à  l'avenir,  «  de  faire  lecture  et  leçons  publiques,  en  toutes 
sortes  de  sciences  et  tous  autres  exercices  de  leur  profession,  au  Col- 
lège de  Clermont,  à  Paris,  «etc.  Ils  avaient  eu  l'adresse  d'intéresser  à 
leurcause  les  prélats  de  France,  qui,  dans  lesEtatsde  1G14,  rompirent 
des  lances  pour  la  Compagnie  de  Jésus  en  môme  temps  que  contre  les 
libertés  publiques.  Nous  ferons  remarquer  que  le  clergé  inférieur  se 
prononçait  toujours  énergiquement  contre  les  Jésuites.  Ceux-ci  pour- 
tant ne  craignaient  pas,  à  l'occasion,  de  malmener  les  évoques.  Le  fa- 
meux Père  C-otlon  en  donna  une  preuve  en  1()17.  Ce  Jésuite  venait 
d'être  nommé  Provincial  de  Guyenne  :  Louis  XIII,  qui  semble  avoir 
chargé  sa  mère  de  l'assassinat  de  son  père,  voyait  sans  doute,  dansl'ex- 
conlesseur  d'Henri  IV  un  complice  de  Marie  de  Médicis,  et,  comme  tel, 
désirait  son  éloignement.  Le  Père  Collon  convoitait  le  Collège  d'An- 
goulême.  L  évêque  de  cette  ville  seud)lant  mal  disposé  en  faveur  des 

II.  31 


2Ï2  HISTOIRE  DES  JÉSUITES, 

prétentions  des  Jésuites,  le  Père  Cotton  profite  d'une  absence  du  prélat 
pour  se  faire  adjuger  le  Collège.  L'évoque  d'Angoulème,  à  cettenouvelle, 
interdit  et  suspendit  les  Jésuites,  qui  n'en  passèrent  pas  moins  outre. 

Cette  même  année  vit  la  Compagnie  de  Jésus  mettre  le  pied  à  Or- 
léans, où  les  appela  un  certain  prêtre,  auquel  ils  jouèrent,  peu  après, 
le  tour  de  s'emparer  pour  eux  d'un  terram  qu'il  convoitait  pour  lui. 
Bientôt  les  Jésuites,  alors  établis  fort  modestement  dans  la  rue  de  la 
Vieille-Monnaie,  apprennent  que  les  Minimes  sont  en  traité  pour  acheter 
le  Prieuré  de  Saint- Samson.  Sur-le-champ,  un  Jésuite,  habil^gent 
d'affaires,  va  trouver  les  moines  de  ce  Couvent,  leur  offre  des  condi- 
tions meilleures,  et  obtient  une  vente  notariée.  Il  paraît  que  les  Jésuites 
firent  là  une  excellente  affaire.  Un  seul  bénéfice  dépendant  du  Prieuré 
de  Saint-Samson  rapportait  annuellement  6,000  livres  de  revenu.  Le 
Collège  d'Orléans  devint  donc  prospère,  d'autant  plus  que  les  Jésuites, 
qui  avaient  bien  su  trouver  pourtant  les  fonds  nécessaires  à  l'acquisi- 
tion dont  nous  venons  de  parler,  se  présentaient  toujours  comme  si 
pauvres,  qu'ils  avaient  obtenu  pour  le  Collège  un  secours  annuel  de 
2,500  livres,  qui  devait  cesser  de  leur  être  continué  aussitôt  qu'ils 
n'en  auraient  plus  besoin.  On  comprend  qu'ils  en  eurent  besoin  tou- 
jours! Ils  obtinrent  également  3,000  livres  pour  leur  Collège  de  Hen- 
nés. Ils  eurent  alors  des  Collèges  dans  la  plupart  des  principales  villes 
du  royaume. 

Les  Jésuites  furent  si  puissants  en  France  sous  la  Régence  de  Ma- 
rie de  Médicis  et  dans  les  premières  années  du  règne  de  Louis  XIII, 
qu'ils  annihilaient  le  pouvoir  des  magistrats  et  des  Parlements.  En 
1611  ou  1612,  un  écolier  du  Collège  des  Jésuites  de  Dijon,  nommé 
Guènyot,  osa  soutenir  qu'il  valait  mieux  tuer  trente  rois  que  de  pé- 
cher en  jurant.  Quoique  Dijon  fût  tout  à  fait  favorable  aux  fils  de 
saint  Ignace,  le  procureur-syndic  de  la  ville  ne  crut  pas  devoir  se  dis- 
penser de  faire  mettre  en  prison  le  digne  élève  des  bons  Pères,  qui  su- 
rent faire  bientôt  élargir  leur  adepte  et  étouffer  l'affaire.  En  1620, 
un  Jésuite,  le  Père  Grangicr,  à  la  suite  de  quelque  mécontentement, 
osa  bien  prêcher  publiquement  d'une  façon  tellement  séditieuse,  que 
le  Parlement  de  Ivouen  se  saisit  de  l'afTaire,  qui  semblait  promettre 


niSTOIÏlE  DES  JÉSUITES.  243 

un  liout  de  corde  au  prédicateur.  Mais,  aussitôt  les  confrères  de  ce- 
lui-ci obtiennent  un  arrêt  d'évocation  au  Conseil  du  roi,  où  l'affaire 
s'oublie  à  dessein.  11  en  fut  encore  ainsi,  à  peu  près  vers  la  même 
époque,  pour  une  autre  affaire  toute  semblable.  Ambroise  Guyot,  Jé- 
suite, était  dans  les  prisons  de  Rouen,  sous  la  prévention  d'avoir 
trempé  dans  un  complot  contre  le  roi.  Les  Jésuites  de  Rouen  arrachè- 
rent de  vive  force  et  par  voie  de  fait ,  des  prisons  du  Parlement,  leur 
confrère,  pour  lequel  le  Père  Cotton  obtint  un  nouvel  arrêt  du  Con- 
seil, qui- consignait  le  coupable  entre  les  mains  de  ce  dignitaire  Jé- 
suite, lequel  s'engagea  à  le  représenter  toutes  fois  qu'il  en  serait  re- 
quis   c'est-à-dire  jamais! 

Nous  avons  déjà  dit  que  les  Jésuites  avaient  été  rétablis  par 
Henri  IV  dans  le  Réarn  ;  mais  ils  n'y  rentrèrent  qu'en  1620  et  21. 
Ils  s'établirent  alors  à  Pau  avec  12,000  livres  de  rentes,  que  leur  ac- 
corda Louis  XIII.  Il  paraît  que  le  clergé  catholique  de  cette  Pro- 
vince eut  beaucoup  à  se  plaindre  des  usurpations  des  Révérends  Pères, 
qui  non-seulement  refusaient  de  leur  payer  la  dîme,  mais  qui  leur  sou- 
tiraient encore  leurs  rentes  dîmeresses.  Il  paraît  aussi  que  longs  furent 
les  combats  que  se  livrèrent,  à  ce  sujet,  les  curés  et  les  Jésuites  du 
Réarn;  car,  sous  Louis  XV,  nous  voyons,  entre  autres  exemples,  un 
curé  Desbarats  soutenir  contre  la  noire  Cohorte  un  combat  qui  ne 
dura  pas  moins  de  sept  ans  (1726-1733),  et  qui,  après  avoir  retenti 
devant  toutes  les  juridictions,  ecclésiastiques  et  civiles,  se  termina  par 
une  lettre  de  cachet,  que  les  Révérends  Pères  obtinrent  du  jeune  roi, 
et  avec  laquelle  ils  firent  exiler  le  pauvre  curé  qui  avait  osé  lutter  contre 
eux  (1).  Les  Jésuites  paraissent  avoir  joué  un  double  rôle  dans  la  que- 
relle qui  divisa  Louis  XIII  et  sa  mère,  aussitôt  après  que  le  premier 
fut  roi,  et  qui  se  termina  par  l'exil  de  Marie  de  Médicis  et  par  sa 
mort  sur  une  terre  étrangère,  dans  un  galetas.  Enfin,  le  cardinal  de 
Richelieu  vint  soutenir  de  sa  main  puissante  le  sceptre,  qui,  dans  les 
faibles  mains  de  Louis  XIII  et  de  la  Régente  sa  mère,  n'était  presque 
plus  que  le  bâton  sur  lequel  s'appuyait  le  Jésuitisme  pour  s'élancer 
par  bonds  dans  sa  course  rapide  et  triomphante. 

(1)  L'an-êt  du  Conseil,  en  cette  dernière  affaire,  est  daté  du  18  février  162B. 


2U  inSiOlIlK  DI-IS  JKSUITES. 

Kiclielieu  n'aima  pas  les  .îésiiilcs,  et  ce  n'est  peut-être  pas  le  plus 
petit  éloge  qu'on  puisse  faire  de  ce  grand  lionin;C.  Prêtre  par  hasard, 
cardinal  par  convenances,  Richelieu  fut,  par  goût  et  de  fait,  un 
homme  politique,  un  grand  ministre;  et,  comme  tel,  il  ne  s'inquiéta 
jamais  des  choses  de  religion  ,  que  dans  les  points  où  elles  se  trou- 
vaient liées  et  confondues  avec  les  choses  du  monde.  S'il  écrasa  le 
Protestantisme  en  France,  c'est  qu'il  voulait,  complétant  la  pensée  de 
Louis  XI,  établir  solidement  l'unité,  l'indivisibilité  de  la  monarchie 
française.  Aussi  protégea-t-il  —  chose  remarquable!  —  le  Protestan- 
tisme en  Allemagne;  c'est  que,  là,  il  voulait,  et  par  tous  les  moyens, 
abattre  la  Maison  d'Autriche,  dont  laitière  puissance  lui  semblait  une 
menace  perpétuelle  pour  la  France,  et  un  empêchement  complet  pour 
l'équilibre  du  monde. 

Lorsque  éclatèrent  les  grandes  commotions  de  la  guerre  de  Trente- 
Ans,  on  vit  les  troupes  françaises,  sur  l'ordre  d'un  cardinal  ,  d'un 
prince  de  l'Église  romaine,  s'élancer  sur  les  champs  de  batailles,  à  l'op- 
posé des  armées  romaines,  et  les  drapeaux  d'un  roi  très-chrétien,  (pii 
avait  pour  confesseur  un  Jésuite,  se  heurter  contre  les  drapeaux  bénits 
par  le  pape,  etmêler  fraternellement  leurs  plis  avec  ceux  des  bannières 
suédoises  et  allemandes,  sur  quelques-unes  desquelles  on  lisait  :  «  A  bas 
Home,  la  grande  prostituée  !  Mort  aux  Jésuites ,  ces  infâmes  assas- 
sins ! » 

Richelieu  avait  voulu  qu'il  en  fût  ainsi. 

La  guerre  de  Trente-Ans  donna  beau  jeu  aux  Jésuites.  Cette  guerre 
fut  à  la  fois  religieuse  et  politique  :  les  petits  souverains  allemands  y 
luttèrent  pour  se  sauvegarder  contre  l'absorption  dont  les  menaçait  la 
puissante  Maison  d'Autriche;  les  peuples  protestants,  pour  y  gagner 
la  liberté  de  conscience  et,  par  elle,  toutes  les  libertés;  la  France,  re- 
présentée par  Richelieu,  pour  abaisser  la  puissance  des  successeurs  de 
Charles-Quint  et  brider  leurs  ambitieuses  visées  ;  les  Jésuites,  bro- 
chant sur  le  tout,  se  firent  de  ces  querelles,  de  rois  et  de  peuples,  une 
vaste  et  sanglante  litière  dans  laquelle,  retrempant  leurs  forces,  ils  ré- 
parèrent leurs  anciennes  défaites  et  firent  de  nouvelles  conquêtes. 

Si  Richelieu  poussa  les  princes  protestants  sur  les  champs  de  ba- 


iiisroiiU';  iM<:s  ji'.siutks.  âV5 

taille  (le  rAllemn^nc,  les  Jésuites,  cela  est  évidurit  |»oui'  nous,  ii'v 
poussèrent  |)as  moins  l'empereur  et  les  princes  calholi(jues  de  l'em- 
pire. Ferdinand  d'Autriche,  Mavimilien  de  Bavière  et  plusieurs  au- 
tres souverains  allemands  avaient  alors  des  confesseurs  Jésuites;  les 
deux  premiers  étaient  même  des  élèves  de  saint  Ignace.  Les  écrivains 
de  la  Compagnie  de  Jésus ,  en  niant  que  l'inllneuce  de  ces  cotd'es- 
seurs  ait  contribué  auv  sanglantes  guerres  de  ce  temps,  avouent 
pourtant, — que  disons-nous? —  crient  avec  orgueil  que  ce  Fut  le  confes- 
seur Jésuite  de  l'empereur,  le  fameux  Père  Martin  Bécan,  qui  poussa 
par  ses  exhortations  Ferdinand  11  à  s'engager,  par  un  vœu  public,  à 
faire  triompher  la  religion  catholique  dans  tous  les  Etats  de  l'Empire 
germanique,  c'est-à-dire  à  faire  couler  à  flots  le  sang  des  protestants 
et  des  catholiques,  jusqu'à  ce  que  les  premiers  eussent  reconnu  , 
comme  les  seconds,  la  suprématie  que  réclamait  le  César  autrichien. 

On  sait  de  combien  de  scènes  atroces  est  rempli  ce  grand  et  lugubre 
drame  que  l'histoire  appelle  Guerre  de  Trente-Ans. 

Il  n'existe  peut-être  pas  un  point  de  la  terre  germanique  où  le  sang 
catholique  et  le  sang  protestant  n'aient  alors  confoîidu  leurs  Ilots,  pas 
une  ville  qui  n'ait  été  prise  et  reprise,  pillée,  saccagée  ou  brûlée.  Nous 
ne  voulons  pas  dire  que  les  protestants  se  soient  abstenus  des  épouvan- 
tables horreurs  qui  signalèrent  cette  guerre;  tant  s'en  faut,  malheu- 
reusement ;  mais  c'est  surtout  l'empereur  Ferdinand  lï  qui  a  le  plus 
entaché  sa  mémoire  à  cet  égard.  Les  panégyristes  de  la  Compagnie  de 
Jésus  ont  osé  comparer  Ferdinand  11  d'Autriche  à  Charles  Vde  France. 
Comme  le  règne  de  Charles,  le  règne  de  Ferdinand  fut  une  ère  de 
haute  lutte,  de  sanglantes  batailles  et  de  grandes  secousses  politiques. 
Comme  Charles,  F^erdinand  dirigea  ses  armées  du  fond  de  son  cabi- 
net, et,  retenant  le  sceptre  de  la  souveraineté,  confia  l'épée  du  com- 
mandement aux  mains  de  ses  lieutenants  militaires.  Mais,  Charles  V, 
prince  naturellement  doux,  ne  fit  pas  couler  le  sang  de  ses  sujets  par 
ses  ordres,  à  plaisir,  et  ne  lutta  que  pour  sauver  son  royaume  envahi 
par  l'étranger  ;  tandis  que  F'erdinand,  prince  sombre,  cruel  par  tempéra- 
ment, et,  — ne  l'oublions  pas,  —  élève  des  Jésuites  et  leur  |)énitent! 
—  lit  verser,  par  calcul  ou  par  colère,  le  sang  des  peuples  sur  lequels 


246  HISTOIRE  DES  JÉSUITES. 

Dieu  l'avait  appelé  à  régner  et  dont  il  lui  avait  confié  le  bonheur. 
Mais  le  roi  de  France  avait  son  brave  Duguesclin  pour  connétable,  et 
l'empereur  d'Allemagne  un  féroce  Tilly  pour  lieutenant.  Mais  l'his- 
toire a  décerné  à  Charles  V  le  titre  de  Sage,  et  flétri  Ferdinand  II  de 
celui  de  Sanguinaire  !  Mais  la  France  a  béni  son  roi  ;  l'Allemagne 
maudit  encore  son  empereur  ! . . . 

Les  Jésuites  reparurent  donc  sur  les  champs  de  bataille.  Pendant 
toute  la  guerre  de  Trente-Ans  on  les  vit  marcher  avec  les  armées  de 
Ferdinand  II  et  de  Ferdinand  III,  fils  du  premier,  et  qui  fut  l'héritier 
des  projets  de  son  père  comme  de  sa  couronne  impériale.  Les  histo- 
riens Jésuites  en  font  une  gloire  à  leur  Société.  Ils  appellent  cela  : 
soutenir  les  combats  de  la  foi  dans  les  armées  impériales.  Tilly, 
Walstein,  Piccolomini,  CoUoredo,  Lichstenstein,  Wrangel,  tous  les 
généraux  de  l'Empereur  ont  des  Jésuites  à  leur  côté,  lorsqu'ils  don- 
nent le  signal  qui  va  faire  réduire  une  ville  en  cendres,  ou  s'entr'égor- 
ger  cent  mille  hommes  ;  et  chacun  de  ces  noirs  Conseillers  reçoit  son 
mot  d'ordre  de  Bécan  ou  de  Lamormaini,  directeur  de  l'Empereur, 
qui  reçoit  le  sien  du  chef  de  son  Ordre.  Tilly,  il  est  peut-être  bon  de 
le  faire  remarquer,  Tilly,  le  plus  féroce  des  généraux  qui  parurent  dans 
cette  terrible  guerre  de  Trente-Ans,  Tilly,  qui  sembla  se  baigner  à 
plaisir  dans  le  sang,  avait  été  écolier  des  Jésuites,  Novice  et  peut-être 
même  Jésuite!  Il  se  laissa  toujours  diriger  par  les  Révérends  Pères. 
Walstein  et  Piccolomini  étaient  aussi  élèves  des  fils  de  saint  Ignace  !... 

A  la  célèbre  bataille  de  Leipsick,  où  Gustave-Adolphe  battit  le 
vieux  Tilly,  on  trouva  des  Jésuites  parmi  les  morts  et  les  blessés.  Chas- 
sés de  la  Bohême  avec  les  Impériaux,  ils  y  rentrèrent  avec  eux.  On  les 
vit,  plus  d'une  fois,  en  ce  pays,  ne  pas  se  contenter  du  rôle  de  conseil- 
lers et  de  prédicateurs,  et  conduire,  le  sabre  ou  la  pique  à  la  main, 
les  catholiques  au  combat  :  en  1C48,  lorsque  Charles-Gustave  vint 
bloquer  Prague  où  s'était  jetée  l'arme  impériale,  commandée  par 
Wrangel ,  on  vit  le  Père  Dubuisson  combattre  parmi  les  assiégés ,  à 
la  tête  d'une  compagnie  de  soixante-dix  Jésuites,  et  le  Père  Plachy 
conduire  aux  remparts  les  étudiants  de  l'Université  de  Prague,  réunis 
eu  bataillon.  Lus  Jésuites  s  étaient  emparés  de  cette  Université,  et  ils 


HISTOIRE  DES  JÉSUITES.  2i7 

voulaient  en  rester  maîtres,  ce  qui  ne  pouvait  avoir  lieu  que  tant  que 
le  pouvoir  de  l'Empereur  serait  reconnu  dans  la  ville.  Quand  la  Jio- 
héme  fut  envahie  par  Maximilien  de  Bavière  ,  élève  des  Jésuites ,  une 
vingtaine  de  ces  Pères,  ayant  à  leur  tête  Jérémie  Drexel,  condottieri 
en  robe  noire,  marchaient  sous  ses  drapeaux  et  les  poussaient  en  avant. 

On  comprend  dès  lors  la  haine  dont  les  protestants  étaient  animés, 
à  cette  époque,  contre  les  enfants  de  Loyola ,  et  dont  ils  donnèrent  de 
terribles  preuves  dans  le  cours  de  cette  sanglante  guerre  de  Trente- 
Ans,  Christian  de  Brunswick,  un  des  principaux  chefs  des  armées 
protestantes,  avait ,  dit-on,  dans  son  armée  une  bannière  qu'on  por- 
tait devant  lui,  sur  laquelle  se  lisaient  ces  mots  :  L'ami  des  hommes, 
Vennemi  des  Jésuilesl  C'est  que,  apparemment,  les  Jésuites  n'étaient 
pas  du  tout  regardés  comme  les  amis  des  hommes  à  cette  époque. 

Le  cardinal  de  Richelieu,  qui,  dans  l'intérêt  bien  entendu  de  la 
France,  faisait  alliance  avec  les  protestants  d'Allemagne,  dut  néces- 
sairement être  en  butte  à  la  haine  des  Jésuites  (1).  Mais  ce  grand  mi- 
nistre était  trop  puissant  pour  que  les  Jésuites  osassent  se  prononcer 
ouvertement  contre  lui.  Ils  essayèrent  donc  de  le  faire  en  dessous. 
Toutes  les  conspirations  de  la  noblesse  française,  humiliée  à  cette 
époque,  contre  la  puissance  dictatoriale  du  cardinal-ministre,  avaient 
un  ou  plusieurs  fds  tenus  par  une  main  de  Jésuite,  tout  en  semblantn'ô- 
tre  dirigées  que  par  un  Cinq-Mars  ou  un  Montmorency.  Observons  que, 
lorsque  moururent  ces  deux  hommes  qui  avaient  osé  se  croire  de  force 
avecle  géant  qui  se  nommait  cardinal  de  Richelieu,  ils  choisirent  deux 
Jésuites  pour  confesseurs.  Le  faible  et  lâche  Gaston  d'OrMans,  frère  du 
roi,  qui  mettait  d'ordinaire  en  train  ces  conspirations,  pour  s'en  faire 
absoudre  plus  tard  par  le  cardinal,  auquel  il  abandonnait  ses  malheu- 
reux instruments,  était  grand  ami  des  Jésuites.  Richelieu,  se  fiant  à  sa 
force  qu'il  connaissait,  avait  permis  à  son  maître  d'avoir  des  Jésuites 

(1)  Les  Jésuites  ont  crié  et  fait  crier  à  l'anathènie  contre  le  ministre  du  roi  très-chré- 
tien, cardinal  lui-même,  osant  faire  alliance  avec  des  ennemis  du  catholicisme.  Mais  ne 
sait-on  pas  que  les  bons  Pères  étaient  les  négociateurs  intermédiaires  entre  le  roi  d'Es- 
pagne et  les  protestants  de  France,  toujours  prêts  pour  la  révolte,  et  que  Richelieu  écra- 
sait en  France,  tandis  qu'il  relevait  leurs  frères  en  Allemagne? 


248  HISTOIRE  DES  JÉSUITES. 

pour  confesseurs,  quoique  lui-même  eût  toujours  évité  d'en  avoir  un 
auprès  de  lui.  Ces  confesseurs  excitèrent  bien  des  fois  contre  le  cardi- 
nal-ministre de  royales  bourrasques,  que  ce  dernier  savait  toujours 
arrêter  d'un  mot ,  d'un  geste  ;  quand  il  le  croyait  nécessaire  à  sa  sû- 
reté, le  cardinal  chassait  même  le  confesseur,  comme  il  fit  du  Père 
Caussin,  qui  avait  tenté  de  faire  révolter  Louis  XIII  contre  la  dépen- 
dance où  le  tenait  le  grand  ministre,  vrai  roi  et  bien  plus  digne  de 
l'être  que  celui  qui  en  portait  le  titre.  Richelieu,  quoique  cardinal, 
voulait  fortement  l'indépendance  de  la  France  même  à  l'égard  du 
Saint-Siège  ;  nul  ministre  ne  se  montra  plus  soucieux  que  ce  prince 
de  l'Eglise  des  libertés  gallicanes.  Les  Jésuites,  profitant  de  ceci,  es- 
sayèrent de  le  brouiller  avec  Rome.  Mais  le  pape  n'osait  se  créer  un 
si  formidable  adversaire.  Les  Jésuites  alors  lui  dénoncèrent  le  cardinal- 
ministre  comme  ayant  l'intention  d'arracher  au  Saint-Siège  l'Eglise  de 
France,  dont  il  voulait  se  rendre  le  chef,  sous  le  nom  de  Patriarche. 
Cette*  accusation  était-elle  véridique?  Les  quelques  démarches  de  Ri- 
chelieu qui  \  firent  croire  furent-elles  autre  chose  qu'une  menace? 
La  mesure  dénoncée  était-elle  un  crime,  comme  le  prétendirent  les 
Jésuites,  ou  une  chose  permise,  comme  l'assurèrent  des  docteurs  et 
même  des  prélats?  Peu  nous  importe.  Ce  que  nous  voulons  faire  re- 
marquer, le  voici  :  A  la  môme  heure  où  les  Jésuites,  de  la  voix  et  de 
la  j)lume,  jetaient  un  lamentable  cri  d'alarme  au  pied  du  trône  pon- 
tifical, un  Jésuite,  le  Père  Rabardeau,  justifiait  le  cardinal-ministre. 
Toutes  ces  intrigues  avaient  pour  but  d'empêcher  le  cardinal  de  prêter 
le  secours  de  la  France  aux  protestants  d'Allemagne.  Mais  ce  fut  vai- 
nement que  les  Jésuites  y  eurent  recours  :  Richelieu  continua  de  jeter 
des  aliments  au  foyer  qui  consumait  la  Maison  d  Autriche. 

Tout  ce  que  les  Révérends  Pères  purent  obtenir  de  Richelieu,  mal- 
gré les  pressantes  et  quotidiennes  sollicitations  de  Yitelleschi,  Général 
de  la  Compagnie,  fut  une  intercession  de  Louis  Xlil ,  qui  sollicita  et 
obtint  des  chefs  du  parti  protestant  des  lettres  de  sûreté  pour  les  Jé- 
suites placés  sur  le  théAtre  de  la  guerre.  Ces  lettres  obteiuies  par  les 
Jésuites  prouvent  que  les  Révérends  Pères  commençaient  à  trouver  la 
guerre  et  ses  hasards  des  choses  un  peu  rudes.  Cependant  les  résultats 


FIISTOIRE  DES  JÉSCITES.  2W 

en  étaient  très-salislaisants  pour  eux.  Partout  où  les  armes  de  l'Em- 
pereur avaient  ramené  le  calme  de  la  paix ,  ou  le  silence  de  la  mort, 
les  Jésuites  avaient  eu  le  pouvoir  de  planter  leurs  tentes.  Mais ,  le 
pays  dévasté  ne  leur  promettant  pas  de  riches  établissements,  les  fils 
de  saint  Ijinace  avaient  demandé  et  obtenu  un  édit  impérial  qui  leur 
concédait  les  biens  et  propriétés  des  protestants  morts  ou  bannis,  dans 
la  Bohême,  la  Saxe,  le  lîas-Palatinat  et  le  duché  de  Wurtemberg. 
Des  défenseurs  de  la  Compagnie  ont  cherché  à  détruire  l'odieux  de 
cet  acte,  que  nos  lecteurs  sauront  qualifier,  en  al'firmant  «  que  ces  n- 
c/ie5  épaves  de  l'apostasie,))  comme  ils  nomment  les  dépouilles  des  mal- 
heureux protestants,  «  furent  offertes  et  à  diverses  reprises  aux  Jésuites, 
qui  ne  les  acceptèrent  que  sur  l'autorisation  du  Saint-Père.  » 

D'autres,  au  contraire,  ont  effrontément  loué  cette  manière  d'agir 
des  noirs  enfants  de  Loyola,  dans  laquelle  un  écrivain  moderne  trouve, 
sans  chercher,  quil  y  a  autant  de  prévision  que  d'intelligence  politi- 
que (1)  !  Oh!  mon  Dieu!... 

Ferdinand  III,  qui  succéda  à  son  père  Ferdinand  II,  fut  moins 
heureux  que  lui.  Pressé  d'un  côté  par  VVeimar  et  Tortenson,  de  l'autre 
par  Turenne  et  Condé  (ce  dernier  était  pourtant  élève  des  Jésuites), 
il  se  vit  réduit  à  demander  humblement  la  paix,  qui  lui  fut  accordée, 
en  1648,  par  le  traité  de  Westphalie.  Les  Jésuites  étaient  alors  sans 
doute  fatigués  de  la  guerre  ;  cependant  la  paix  semblait  devoir  leur 
être  funeste;  celle-ci  menaçait  de  leur  reprendre  tout  ce  que  celle-là  leur 
avait  donné.  Mais  les  Révérends  Pères  continuèrent,  pour  leur  compte, 
une  petite  guerre  dirigée  cette  fois  contre  les  Universités ,  Bénéfices  , 
Couvents,  Prieurés,  dont  les  armes  impériales  n'avaient  pu  leur  ou- 
vrir les  portes,  et  dans  lesquels  la  ruse  ou  même  la  violence  les  intro- 
duisit. Longue  est  la  liste  de  leurs  exploits  en  ce  genre,  que  quelques 
écrivains,  entre  autres  Antoine  Arnauld ,  ont  eu  la  patience  de  dres- 
ser. On  peut  consulter,  à  cet  égard,  le  Mémoire  ou  Factum,  présenté 
au  conseil  du  roi  ,  en  1654,  par  un  religieux  et  vicaire  général  de 
l'Ordre  de  Cluny  (qu'on  remarque  bien  ceci),  Dom  Paul  Willaumc  ; 

(1)  Voyez  l'Histoire  reliyieuse,  politique  et  littéraire  de  la  Compaynie  de  Jésus, 
par  M.  Crélineiiu-Joly,  tome  III,  tliap.  m,  page  393. 

n.  32 


2â0  HISTOIRE  DES  JÉSUITES. 

ainsi  que  deux  livres  curieux  autant  qu'édifiants,  écrits  sur  le  même 
sujet  de  1635  à  1057,  par  un  autre  religieux,  le  Père  Hay,  Béné- 
dictin. Voici  un  exemple  de  la  manière  dont  opéraient  les  bons 
Pères. 

11  y  avait  en  Alsace,  Province  qui  appartenait  alors  à  la  Maison 
d'Autriche,  un  riche  Prieuré,  dit  de  Saint-Morand,  lequel  convenait 
fort  aux  Jésuites.  Et  ce  n'était  pas  sans  raison,  ledit  Prieuré  étant  ap- 
provisionné de  bonnes  rentes  comme  il  convient  à  toute  dévote  Mai- 
son, et,  de  plus,  y  ayant,  comme  dit  un  des  Mémoires  présentés  au 
procès,  grande  et  fructueuse  fréquence  de  pieux  pèlerins.  Malheureu- 
sement, ledit  Prieuré  était,  depuis  longues  années,  en  la  possession  de 
moines  Bénédictins,  qui  n'avaient  nulle  envie  de  s'en  défaire.  Les  Jé- 
suites commencèrent  par  obtenir  de  l'Archiduc,  souverain  d'Alsace, 
que  deux  de  leurs  Pères  pussent  s'établir  sur  les  terres  de  Saint-Mo- 
rand, et  cela  sous  le  prétexte  que  les  Bénédictins  étaient  peu  fervents 
et  ne  s'acquittaient  pas  bien  de  leurs  devoirs  religieux  envers  leurs 
ouailles  ordinaires  ou  passagères.  Cela  fait,  les  Jésuites  se  font  donner, 
sous  de  faux  titres,  nous  l'espérons,  une  bulle  par  laquelle  le  Prieuré 
de  Saint-Morand  passe  à  la  Compagnie  de  Jésus.  La  bulle  obtenue, 
ils  chassent  aussitôt  les  Bénédictins  malgré  leurs  réclamations.  Ceci 
n'avait  fait  que  mettre  les  dignes  fils  de  Loyola  en  appétit.  Regardant 
autour  d'eux,  ils  s'aperçurent  que  deux  autres  Prieurés,  ceux  de  Saint- 
Llrich  et  d'Ellemberg,  étaient  si  rapprochés,  qu'ils  semblaient  faire 
partie  de  celui  de  Saint-Morand;  ils  se  dirent  qu'ils  devaient  achever 
ce  qu'ils  avaient  si  bien  commencé.  Là-dessus,  ils  firent  représenter 
devant  l'Archiduc,  à  l'occasion  d'une  fête,  une  tragédie  à  la  fin  de  la- 
quelle,   par   forme  d'épilogue ,   saint  Augustin  (les  deux  nouveaux 
Prieurés  étaient  sous  la  règle  de  ce  saint)  s'avançait  et,  après  s'être 
plaint  vivement  du  relâchement  de  ses  religieux ,   offrait  les  deux 
Prieurés  à   saint  Ignace,  qui  apparaissait  à  propos  en  ce  moment, 
qui  acceptait  fort  tranquillement  le  cadeau,  en  déclarant  que  nuls  n'é- 
taient plus  dignes  que  ses  erifiuils  de  posséder  Saint-Llrich,    Lllem- 

berg  et  autres  gras  Prieurés Lorsque  l'Alsace  passa  à  la  France, 

les  Bénédictins  attaquèrent  les  Jésuites  ravisseurs.  Saint-Morand  fut 


HISTOIRE  DKS  .II':ST1TTES,  251 

(Jonné  en  bénéfice  à  un  religieux  de  l'Ordre  de  ('luny,  qui  partit  sur- 
le-champ  avec  une  conimupauté  pour  s'y  établir,  croyant  trouver 
toutes  portes  ouvertes.  Mais  il  avait  compté  sans  les  Jésuites.  Ceux-ci 
essayèrent  de  se  maintenir  de  vive  force  dans  leur  conquête.  Ils  firent 
même  venir  quelques  soldats  allemands  pour  leur  prêter  main-forte, 
en  cas  de  siège.  Cependant,  se  voyant  forcés  de  déguerpir ,  ils  se  bor- 
nèrent à  demander  à  leurs  rivaux  qu'on  les  laissât  encore  quatre  jours 
tranquilles  dans  les  murs  de  Saint-Morand,  après  quoi  ils  promettaient 
d'en  sortir  de  bonne  volonté.  Ce  délai  leur  fut  accordé,  et  on  va  voir 
comment  ils  en  profitèrent. 

Lorsque  le  nouveau  Prieur  et  ses  mqines  de  Cluny  se  présentèrent 
au  bout  de  quatre  jours  devant  l'Abbaye  ,  ils  n'eurent  pas  de  peine  à 
y  entrer,  il  n'y  avait  plus  ni  portes  ni  croisées!  ils  pénètrent  dans  les 
dortoirs  et  réfectoire  :  plus  de  meubles  i  ils  courent  aux  granges  et  cel- 
lier :  pas  un  tonneau,  pas  un  sac  de  grain  î  ils  vont  alors  au  chartrier 
et  à  l'église  :  l'église  et  le  chartrier  ont  été  dévalisés  comme  le  reste 
de  l'Abbaye  ;  il  n'y  a  plus  un  seul  titre,  pas  une  aube,  pas  un  seul  or- 
nement, pas  la  plus  petite  bribe  de  tout  ce  qui  faisait  jadis  l'orgueil  et  la 
splendeur  de  Saint-Morand  !  La  plupart  des  statues  avaient  même  été 
enlevées,  ainsi  qu'une  certaine  quantité  de  marbres  et  de  belles  pier- 
res 1  Et,  en  ce  moment,  les  Jésuites  s'occupaient,  en  souriant  d'un  air 
de  dépit  satisfait,  à  répartir  ces  dépouilles  opimes  dans  leurs  deux  au- 
tres Prieurés  de  Saint-Llrich  et  d'Ellemberg,  qui  depuis  lors  écra- 
sèrent de  leur  luxe  l'Abbaye  triste,  humiliée,  de  Saint-Morand! 

Toutes  les  fois  que  les  Jésuites  furent  ainsi  obligés  de  rendre  gorge, 
ils  s'arrangèrent  de  façon  à  ce  que  l'objet  de  la  restitution  fût  de  tous 
points  conforme  au  vœu  de  pauvreté  le  plus  rigide ,  tel  que  le  pres- 
crivaient les  règles  des  divers  Ordres,  même  de  ceux  où  on  l'observait 
le  moins. 

Nous  pourrions  en  citer  bien  d'autres  exemples. 

Et  ce  n'était  pas  seulement  en  Allemagne  que  les  bons  Pères  fai- 
saient cette  petite  guerre  aux  Bénéfices  et  Prieurés.  En  16G1,  le  Par- 
lement de  Metz  eut  à  juger  un  procès  élevé  entre  les  Jésuites  de  Lor- 
raine et  les  religieuses  Lrsulines  de  Mûcon.  Voici  le  résumé  de  ce 


252  HISTOIRE  DES  JÉSUITES, 

procès  fort  singulier  et  très-instructif,  tel  que  nous  le  prenons  dans  l'ar- 
rêt du  Parlement. 

Au  commencement  de  1649 ,  le  Recteur  des  Jésuites  de  Metz  eut 
connaissance  que  les  Ursulines  de  Mâcon  désiraient  venir  établir  à 
Metz  une  communauté  de  leur  Ordre.  Justement  les  Révérends  Pères 
possédaient  alors,  dans  cette  dernière  ville,  une  maison  dont  ils  ne  sa- 
vaient que  faire,  et  qu'ils  louaient  pour  la  modique  somme  de  cent 
soixante  livres  tournois  environ.  Cette  maison,  petite  et  en  fort  mau- 
vais état,  ne  convenait  nullement  au\  projets  d'établissement  des  Da- 
mes Ursulines  ;  mais  les  Jésuites  tenaient  beaucoup  à  s'en  défaire. 
Aussi  le  Recteur,  un  Père  Forget,  décida  que  les  sœurs  de  Sainte- 
Ursule  prendraient  ladite  Maison,  et  qu'elles  la  payeraient,  en  outre, 
un  bon  prix.  Voici  de  quels  expédients  il  s'avisa  pour  arriver  à  ses 
fins.  Un  Jésuite  artiste  trace  un  plan  magnifique  de  la  maison  en 
vente  ;  sur  ce  plan,  l'édifice  s'élève  en  bon  état,  durez-de-chaussée  à  la 
toiture,  coquettement  sculpté  et  décoré,  au  milieu  d'un  vaste  enclos 
frais  et  tleuri,  ombreux  et  qui  semble  inviter  les  oiseaux  à  venir  chan- 
ter dans  l'épaisseur  de  ses  masses  de  verdure.  On  y  voyait  figurer  aussi 
une  charmante  église  avec  son  petit  clocher  pointu  terminé  par  un 
brillant  coq  doré.  Une  coupe  de  l'intérieur  présentait  de  larges  et 
beaux  dortoirs,  réfectoires,  etc.  Or,  la  vérité  était  que  l'édifice  tom- 
bait en  ruines,  était  petit,  sans  enclos  ou  à  peu  près,  fort  malsain 
par  le  voisinage  d'un  ruisseau  bourbeux  et  des  latrines  publiques.  Il 
n'y  avait  pas  une  chambre  habitable.  En  un  mot,  le  prospectus  du 
Père  Forget  était  aussi  menteur  qu'un  prospectus  peut  l'être.  Néan- 
moins, le  digne  Recteur  se  présente  hardiment,  avec  son  plan,  devant 
la  Supérieure  des  Ursulines  de  Maçon,  qui,  séduite  par  les  gentillesses 
du  dessinateur,  et  se  fiant  à  la  parole  du  Révérend  Père,  achète  pour 
quatre-vingt  mille  bons  francs ,  argent  de  Metz ,  ou  environ  trente 
mille  livres  tournois  de  France,  une  bicoque  qui  n'en  valait  pas  la  moi- 
tié, et  qui  ne  convenait  pas  en  outre  le  moins  du  monde  aux  Reli- 
gieuses de  Sainte-Ursule.  La  supérieure  des  pieuses  filles  ayant  voulu 
faire  vérifier  les  assertions  du  Recteur  sur  la  maison  vendue  par  lui , 
celui-ci  avait  trouvé  moyen  d'empêcher  l'arrivée  des  experts  nommés, 


'?'f>  ^^-V 


Uu  prospectus  Jèsuilique 


IIISIOIRE  DES  JKSllITKS.  253 

<2;ens  de  condition  de  Màcon  ,  en  les  elTrayanl  par  un  épouvunlahle 
tableau  des  chemins,  etc.  ,  etc.  lîref,  le  marché  passé,  la  somme  ver- 
sée, les  Ursulines  arrivent  pour  s'établir  à  Metz,  Grand  fut  leur  désap- 
pointement. Leur  Supérieure,  bien  édifiée  par  elles,  demande  au 
Père  Forget  à  résilier  le  marché.  Le  bon  Père  fait  la  sourde  oreille, 
comme  on  le  pense.  La  querelle  s'envenime,  et  un  procès  s'engage. 

Le  10  mai  de  l'an  1661,  le  Parlement  de  Metz  annula  la  vente, 
donna  main-levée  aux  demanderesses  des  saisies  opérées  sur  leurs  biens 
par  les  Jésuites,  et  déclara  le  jugement  rendu  contre  le  Recteur  des 

Jésuites  de  Metz  commun  au  Provincial INe  voilà-t-il  pas  une 

curieuse  et  très-édifiante  histoire?  Et  qu'on  le  remarque  bien  :  ceci 
n'est  point  le  fait  d'un  individu  isolé,  mais  celui  d'un  homme  agissant 
au  nom  de  l'Ordre  dont  il  fait  partie,  et  cela  est  si  vrai,  que  l'arrêt 
du  Parlement  rend  le  Provincial  des  Jésuites,  à  défaut  du  Général 
insaisissable,  solidaire  des  actes  du  Recteur  de  Metz.  Mais  on  sait  que 
la  Compagnie  de  Jésus  a  l'habitude  de  prendre  pour  elle,  comme 
corps,  tout  ce  qui  peut  lui  apporter  gloire  ou  profit  dans  les  actes  de 
ses  religieux,  et  de  rejeter  sur  ses  membres,  individuellement,  tout  ce 
qui  peut  noircir  l'Ordre  ou  l'appauvrir,  ces  membres  n'eussent-ils  agi 
que  par  commandement  exprès  de  leurs  supérieurs.  Un  nouvel  exem- 
ple va  prouver  la  vérité  de  ce  jugement  ;  nous  voulons  parler  de  la 
banqueroute  des  Jésuites  de  Séville,  j)rélude  de  celle  jdus  fameuse 
encore  et  non  moins  mémorable  qui,  dans  le  siècle  suivant,  s'appellera 
banqueroute  du  Père  La  Valette. 

La  Province  jésuitique  de  Séville,  en  Espagne,  vers  la  fin  de  la 
première  moitié  du  xvii"  siècle,  était  une  des  plus  considérables  de 
lOrdre.  Elle  ne  renfermait,  ainsi  que  nous  l'avons  dit,  pas  moins  de 
trente-deux  Maisons  différentes,  et  de  7  à  800  Jésuites.  La  ville  de 
Séville,  à  elle  seule,  avait  six  établissements  dédiés  à  saint  Ignace. 
Un  de  ces  établissements,  le  Collège  de  Sainte-Hermenigilde ,  avait 
pour  Procureur  ou  Administrateur  temporel  un  certain  Frère  André 
de  \  illar.  Cet  homme,  voulant  accroître  la  richesse  et  |)artant  l'impor- 
tance du  Collège  qu'il  dirigeait,  conçut  le  projet  de  faire  le  commerce 
au  compte  et  pour  le  profit  de  son  Collège.  Prit-il,  à  cet  égard  ,  les 


254  HISTOIRE  DES  JÉSUITES. 

ordres  de  ses  supérieurs?  C'est  ce  qui  est  certain  si  on  s'en  rapporte 
aux  assertions  des  créanciers  du  Père  Villar,  et  à  celles  du  Père  Villar 
lui-même  ;  c'est  ce  qui  est  plus  que  probable,  à  ne  s'en  rapporter 
qu'aux  règles  d'obéissance  absolue  prescrite  par  les  lois  jésuitiques 
à  l'inférieur  envers  son  supérieur,  et  au  système  d'espionnage  et 
de  délation  qui  forme  le  fond  du  gouvernement  de  la  noire  Co- 
horte. 

Voici  donc  le  Jésuite  André  de  Yillar  qui  se  fait  négociant.  Mais, 
pour  réaliser  ce  dessein,   il   fallait  de  l'argent,   beaucoup  d'argent. 
Frère   André  s'adresse,    pour    ce    qu'il   nomme  une   œuvre    pie, 
aux  âmes   dévotes   et  aux  consciences  timorées,   auxquelles  il  pro- 
met les  récompenses  célestes  ou  le  pardon  divin  ;  il  a  même  recours 
aux  cupidités  de  ce  monde,  auxquelles  il  offre  l'appât  du  lucre.  Bref, 
et  ses  confrères  l'aidant  de  toutes  leurs  influences  réunies,  il  trouve 
moyen  d'emprunter  de  divers  individus  la  somme,  énorme  à  cette 
époque,  de  quatre  cent  cinquante  mille  ducats.  Avec  cet  argent,   le 
Jésuite,  se  faisant  à  la  fois  agronome,  marchand,  constructeur,  arma- 
teur, industriel  de  tout  genre,  bâtit  des  maisons,  achète  des  propriétés, 
des  troupeaux,  des  toiles,  du  fer,  du  safran,  de  la  cannelle,  revend  le 
tout,  en  achète  de  nouveau,  fait  construire  des  vaisseaux,  les  charge  de 
ses  marchandises,  les  envoie  aux  colonies  espagnoles,  d'où  ses  commis 
et  subrécargues  lui  rapportent  les  produits  coloniaux  qu'il  vend  dans  ses 
magasins  d'Europe.  D'abord,  la  maison  Villar  et  compagnie  réalise  d'as- 
sez beaux  bénéfices  ;  puis,  soit  malheur,  soit  maladresse,  soit  encore  im- 
probité, un  joiir  le  négociant  en  robe  noire  répond  à  ses  créanciers  ou 
commanditaires  qui  lui  demandent  leurs  fonds  :  «  qu'il  n'a  plus  un  sou 
danssa caisse  et  qu'il  ne  sait  comment  les  rembourser  !  »  On  comprend 
quel  cri  s'éleva  contre  les  Jésuites  à  cette  nouvelle.  Deux  ou  trois 
cents  familles  se  trouvaient,  par  la  banqueroute  dont  elles  se  voyaient 
menacées,  sous  le  coup  d'une  ruine  plus  ou  moins  complète.  A  ce 
moment,  le  Provincial  intervient  et,  le  8  mars  1646,  dans  une  assem- 
blée de  créanciers,  qui  se  tint  à  la  Maison-Professe  de  Séville,  pro- 
pose à  ceux-ci  cinquante  pour  cent  sur  chaque  créance.  Refus  énergi- 
que des  créanciers,  qui  prétendent,  avec  raison  ,   que  ce  n'est  pas  à 


HISTOIRE  DES  lÉSlUTES.  255 

Frère  Villar,  mais  bien  à  la  Compagnie  de  Jésus  ellc-m^me  qu'ils  ont 
prôtéleur  argent,  et  que,  si  la  caisse  de  Frère  Yillar  est  à  sec,  celle  de 
la  Compagnie  est  assez  bien  garnie  pour  qu'ils  soient  remboursés  inté- 
gralement. On  se  sépare  là-dessus.  Le  surlendemain,  10  mars,  les  créan- 
ciers des  Jésuites  apprennent  qu'un  d'entre  eux  a  accepté  les  proposi- 
tions du  Provincial ,  et  qu'on  instrumente  pour  les  amener  tous  à  cet 
arrangement.  Les  Jésuites  avaient  fait  immédiatement  nommer  un 
conservateur  de  la  faillite,  qui,  sur-le-champ,  avait  versé  les  cinquante 
pour  cent  à  ceux  qui  s'étaient  présentés  pour  les  recevoir.  11  paraît 
que  ce  conservateur  ,  homme  de  confiance  des  Révérends  Pères , 
faisait  ces  paiements  d'après  une  liste  dressée  par  ses  patrons  et  sur 
laquelle  figuraient  soit  des  créanciers  fictifs ,  soit  des  individus  amis 
de  saint  Ignace  et  de  sa  bande.  Les  créanciers  réels,  indignés,  formu- 
lèrent une  plainte  vigoureuse  et  bien  appuyée  de  preuves,  qu'ils  adres- 
sèrent au  roi  d'Espagne,  Philippe  IV.  Les  Jésuites  répondent  à  cette 
plainte  en  faisant  emprisonner  Frère  André  de  Villar,  qu'ils  accusent 
d'avoir,  sans  la  permission  de  ses  supérieurs,  entrepris  un  négoce  en 
dehors  de  la  Compagnie  et  contraire  aux  règles  de  son  Institut.  Frère 
André  de  Villar,  de  son  côté,  ne  fut  pas  plus  tôt  mis  en  liberté  par 
un  ordre  du  Conseil,  qu'il  produisit  deux  lettres  de  ses  chefs  prouvant 
que  ceux-ci  avaient  sinon  approuvé,  du  moins  su  et  souflert  la  créa- 
tion de  sa  maison  de  commerce.  Ce  qui  surtout  dénonça  le  plus  vi- 
vement les  Jésuites  à  l'indignation  générale,  fut  une  lettre  du  Père 
Provincial,  restée  au  procès,  et  dans  laquelle  ce  dignitaire  de  la  Com- 
pagnie, répondant  à  Frère  André  de  Villar,  lequel  lui  conseillait  de 
ne  pas  faire  un  procès  aux  créanciers,  lui  répondait  ceci  en  subs- 
tance :  «Nous  devons  trop  pour  que  nous  payions.  Notre  crédit  est 
perdu,  n'y  pensons  plus;  mais  sauvons  notre  argent  comme  nous  le 
pouvons!...  etc.  » 

Il  nous  est  impossible  de  rapporter  toutes  les  phases  de  ce  procès,  qui 
dura  longtemps  et  qui  fit  grand  bruit.  Nous  nous  bornerons  à  dire  que 
les  Jésuites  trouvèrent  moyen  d'échapper,  au  moins  en  partie,  aux 
jugements  que  leurs  créanciers  obtinrent  péniblement  de  la  justice  du 
roi.  La  justice  du  peuple  ne  les  en  llétrit  pas  moins  du  nom  de  ban- 


256  HISTOIIIK  DES  JÉStJlTES. 

queroutiers  (1).  Quant  à  Frère  André  de  N'illar,  jugeant  bien  après 
tout  ceci  qu'il  n'avait  rien  de  bon  à  attendre  de  ses  confrères,  il  jeta  la 
robe  noire,  rentra  dans  le  monde  et  s'v  maria  même  en  face  de  l'Eglise, 
après  s'être  toutefois  fait  relever  de  ses  vœux ,  qu'il  avait  répétés  plu- 
sieurs fois  pourtant;  «Mais,  dit  Arnauld  à  ce  propos,  ce  sont  des 
Professions  de  Jésuites,  auxquelles  personne  ne  comprend  rien.» 

Nous  ajouterons  que  cette  banqueroute  des  Jésuites  de  Séville  mit 
encore  au  grand  jour  une  autre  infamie  des  Révérends  Pères.  Sur  la 
plainte  des  créanciers  de  la  banqueroute ,  le  Conseil  royal  de  Castille 
ayant  commis  un  de  ses  membres,  président  de  l'audience  royale  de 
Séville,  pour  connaître  du  procès,  celui-ci  se  fit  représenter  tous  les 
livres  de  compte  du  Collège  des  Jésuites,  ainsi  que  ceux  de  la  caisse 
de  la  Procure.  Parmi  ces  livres,  on  en  vit  un  qui  avait  pour  titre  : 
Livre  des  œuvres  pies.  En  le  parcourant  avec  attention,  on  y  trouva  la 
preuve  que  les  bons  Pères  retenaient  indûment  une  somme  de 
85,000  ducats,  appartenante  un  gentilhomme  de  Séville,  nommé 
don  Rodrigue  Barba  Caveça  de  Yaca,  laquelle  somme  avait  été  con- 
fiée par  un  oncle  de  ce  gentilhomme,  une  trentaine  d'années  aupara- 
vant, aux  Jésuites  du  Collège  de  Sainte-Hermenigilde  de  Séville. 
Cet  oncle  avait  voulu  soustraire  ainsi  la  somme  aux  chances  d'un  pro- 
cès que  lui  intentait  une  femme  qui  prétendait  être  sa  fille  et  qu'il 
refusait  de  reconnaître  en  cette  qualité.  Juan  de  Monsalva,  l'auteur 
du  dépôt,  avait  prié  les  dépositaires  de  conserver,  en  tous  cas,  à  son 
neveu,  cette  somme  sur  le  revenu  de  laquelle  il  les  autorisait  seule- 
ment à  prélever,  chaque  année,  huit  cents  ducats  qu'ils  emploieraient 
en  bonnes  œuvres.  Or,  il  parut  que  les  bons  Pères,  don  Juan  étant 
mort,  avaient  jugé  à  propos  de  garder  tout ,  principal  et  intérêts.  Jls 
avaient  pourtant  poussé  la  générosité  jusqu'à  payer  annuellement,  à 
titre  d'aumônes,  au  neveu  de  don  Juan  si  effrontément  volé,  une  petite 
rente  destinée  à  remplacer  les  bonnes  œuvres  auxquelles  Monsalva 

«avait  voulu  consacrer  huit  cents  ducats! Le  délégué  du  Conseil 

royal  de  Castille  fit  rendre  gorge  aux  Jésuites ,  et  don  Rodrigue  fut 

(1)  Voyez  à  cel  rgaid  le  livre  espagnol  intitulé  :  Teatro  Jdsuitico,  sanglante  satire 
lancée  contre  les  bons  l*ères. 


HISTOIRE  DFS  JÉSUITES. 


■J.01 


mis,  par  ordre  du  (lonscil,  mais  non  sans  peine,    en  possession  des 
85,000  dncats. 

Vers  la  même  époque  se  place  un  épisode  qui  peut  venir,  après  la 
banqueroute  de  Séville,  comme  une  petite  pièce  après  une  grande. 
C'est  une  anecdote  qui  a  du  moins  le  mérite  d'être  fort  gaie. 

Un  honnête  maréchal  ferrant,  de  Madrid,  ne  sachant  que  faire  d'un 
fils  qu'il  avait,  jugea  qu'il  assurerait  son  avenir  en  le  faisantentrer  dans 
la  Compagnie  de  Jésus,  où  le  jeune  homme  fut  reçu  en  effet  et  avec  un 
empressement  qu'explique  une  somme  de  deux  mille  ducats  que  le  novice 
apporta  avec  lui  aux  Révérends.  Mais  ce  garçon  était  tellement  idiot, 
que  les  Jésuites  le  renvoyèrent  bientôt  à  son  père.  —  Eh  bien,  fds,  dit 
le  maréchal  en  revoyant  sa  progéniture  à  la  mine  encore  plus  hébétée 
qu'auparavant ,  eh  bien ,  il  ne  faut  pas  se  désoler.  Tu  ne  seras  pas  Jé- 
suite, tu  deviendras  forgeron.  Après  tout,  si  tu  as  plus  chaud  sur  la 
terre,  tu  auras  peut-être,  comme  cela,  moins  de  chances  d'être  grillé 

dans  l'enfer!   Tout  est  pour  le  mieux Mais,  où  sont  donc  mes 

deux  mille  ducats?  »  Les  deux  mille  ducats  étaient  restés  entre  les 
mains  des  Jésuites.  L'artisan  les  redemanda.  Les  bons  Pères  répon- 
dirent à  sa  demande  de  remboursement  par  un  long  mémoire  de  frais 
pour  nourriture ,  éducation ,  édification  ,  sanctification  ,  etc. ,  pro- 
diguées par  eux  à  son  fils.  Bref,  ils  eurent  le  crédit  de  faire  déclarer 
par  un  magistrat  qu'il  y  avait  balance  égale.  Mais,  le  forgeron  qui  ne 
se  tint  pas  pour  battu,  chercha  un  moyen  de  rentrer  dans  ses  fonds , 
et  voici  comme  il  y  parvint.  A  l'heure  même,  il  affubla  son  grand  ni- 
gaud de  fils  de  son  costume  de  Jésuite,  et  le  conduisit,  ainsi  vêtu,  à  sa 
forge, où,  dès  lors,  toute  la  ville  de  Madrid  accourut  pourvoir  le  nouvel 
Ocitli  en  robe  noire ,  tirant  avec  gravité  le  soufflet  paternel ,  ou  frap- 
pant sur  l'enclume  retentissante On  s'amusa  tellement  du  specta- 
cle, que  les  Jésuites,  pour  faire  cesser  le  scandale,  rendirent  au  malin 
forgeron  ses  deux  mille  ducats.  Peut-être  se  vengèrent-ils  de  lui  plus 
tard.  L'écrivain  espagnol,  auquel  nous  empruntons  en  partie  ces  dé- 
tails, affirme  qu'en  Espagne  les  Jésuites  recoui"urent  plus  d'une  fois 
au  poison  pour  se  défaire  de  ceux  qui  leur  pouvaient  nuire  ;  il  ajoute 

qu'ils  firent  même  mourir,  vers  cette  époque,  un  des  leurs  dont  tout, 
11.  33 


258  HISTOIRE  DES  JÉSUITES. 

le  crime  était  d'avoir  empêché  uue  veuve  riche  et  à  moitié  idiote  de 
dépouiller,  par  testament,  ses  héritiers  légitimes  au  profit  de  la  noire 
Compagnie  ! 

Pour  s'expliquer  les  nombreux  échecs  judiciaires  qu'éprouvèrent 
alors  les  Jésuites  d'J]spagne,  il  faut  savoir  que  les  rois  de  ce  pays 
croyaient  avoir  à  se  plaindre  des  Révérends  Pères.  Voici  à  quelle  oc- 
casion. 

Nous  avons  dit  que  les  Jésuites  avaient  aidé  de  tout  leur  pouvoir 
Philippe  II  à  s'emparer  du  Portugal  après  la  mort  de  don  Sébastien  , 
et  à  la  fin  du  triste  règne  de  don  Henri,  l'ex-cardinal.  Tant  que  vécut 
Philippe  II,  les  Jésuites,  grâces  aux  services  que  nous  avons  mentionnés, 
jouirent  d'une  protection  très-grande  dans  les  parties  diverses  de  la 
monarchie  espagnole,  à  l'exception  toutefois  de  la  Péninsule  même  : 
là  dominaient  l'Inquisition  et  les  moines  de  Saint-Dominique,  ri- 
vaux éternels  et  redoutables  des  enfants  de  Loyola;  sous  Philippe  III 
et  Philippe  IV,  le  soleil  de  la  faveur  royale  s'éclipsa  presque  entière- 
ment pour  les  bons  Pères,  et  réserva  ses  plus  vifs  rayons  pour  Saint- 
Dominique  et  ses  enfants.  Dès  lors,  et  plus  d'une  fois,  Saint  Ignace  se 
fit  malmener  par  son  terrible  confrère  ;  les  Familiers  du  Saint-Office 
rudoyèrent  les  Dévoués  de  la  Compagnie  ;  et,  à  plusieurs  reprises, 
l'Inquisition  lança  de  son  redoutable  tribunal  des  accusations,  des  con- 
damnations mêmes,  sur  des  Jésuites  et  sur  l'Ordre  entier  des  Jésuites. 
Ceux-ci,  n'osant  s'attaquer  à  l'Inquisition,  s'en  prirent  aux  rois  qui  la 
protégeaient.  Sentant  le  sol  de  l'Espagne  trop  mal  affermi  sous  leurs 
pieds ,  ils  allèrent  chercher  dans  un  coin  de  la  Péninsule  un  terrain 
où  ils  savaient  que  la  haine  contre  les  Espagnols  était  comme  le  gra- 
men  vigoureux  qui  survit  à  toute  saison  et  dont  une  main  habile  peut 
faire,  à  la  fois,  un  abri  et  une  défense.  On  comprend  que  nous  vou- 
lons parler  du  Portugal  ;  là  les  Révérends  Pères  savaient  qu'ils  trou- 
veraient une  haine  vigoureuse  à  greffer  sur  leur  haine.  ; 

Le  Portugal,  en  effet,  frémissait  toujours  de  colère  et  de  rage  sous 

les  fers  dont  l'Espagne  l'avait  chargé,  grâce  aux  mains  des  Jésuites, 

nous  l'avons  dit;  les  Portugais  s'en  souvenaient  parfaitement,  mais  ils 

,  l'oublièrent,  ou  parurent  l'oublier,  lorsqu'ils  virent  les  fils  de  Saint- 


HISTOIRE  DES  JÉSUITES.  259 

Ignare  ,  prêchant  l'indépendance  nationale,  après  avoir  aidé  le  des- 
potisme étranger,  unir  leurs  voix  nasillardes  aux  voix  chaleureuses  et 
éclatantes  qui  criaient  l'heure  de  la  liberté  au  Portugal  ému  et  tres- 
saillant. 

Les  historiens  de  la  Compagnie  n'ont  pas  môme  essayé  de  nier  que 
les  Jésuites  prirent  part  en  grand  nombre  à  la  révolution  qui,  arra- 
chant le  Portugal  à  l'Espagne,  replaça  le  premier  de  ces  deux  pays 
parmi  les  nations  ;  ils  ont  seulement  voulu  faire  croire  que  les  efforts 
de  ceux-ci  ne  furent  ni  inspirés,  ni  dirigés  par  les  chefs  de  la  Compa- 
gnie ,  ne  furent  en  un  mot  que  des  efforts  individuels.  Cela  est  assez 
difficile  à  croire  en  présence  des  faits.  Le  premier  individu  qui  salua 
du  nom  de  roi  le  chef  de  la  Maison  de  Bragance,  depuis  Jean  IV,  fut 
un  Jésuite,  le  Père  Gaspard  Correa  ;  et  ce  Père  ne  fut  ni  puni  par  ses 
supérieurs  de  Portugal ,  ni  rappelé  par  ses  supérieurs  de  Rome.  Qua- 
tre ans  après,  ce  Jésuite ,  sommé  de  venir  se  justifier  à  Madrid,  allé- 
guait, il  est  vrai,  qu'en  promettant  une  couronne  à  Jean  de  Bragance, 

il  ne  prétendait  parler  que  d'une  couronne céleste.  L'équivoque 

jésuitique  ne  le  sauva  pas  de  l'exil.  Mais  il  laissait  en  Portugal  des 
confrères  qui  continuèrent  et  achevèrent  l'œuvre  commencée. 

On  comprend  que  nous  ne  faisons  pas  un  crime  aux  Jésuites  d'avoir 
aidé  le  Portugal  à  reconquérir  son  indépendance,  loin  de  là!  Si  les 
bons  Pères  avaient  agi  franchement ,  nous  leur  en  ferions  une  gloire 
au  contraire.  Mais ,  on  le  voit,  les  Jésuites  eux-mêmes  n'osent  avouer 
la  part  qu'ils  ont  prise  à  l'insurrection  portugaise.  Serait-ce  par  modes- 
tie, et  comme  il  convient  au  belles  âmes?  Non,  vraiment  !  C'est  seu- 
lement que,  tandis  qu'ils  poussaient  le  Portugal  à  la  révolte,  ils  assu- 
raient au  roi  d'Espagne  qu'ils  faisaient  tout  ce  qui  était  en  leur  pou- 
voir pour  la  comprimer.  C'est  qu'ils  sentent  que  les  bienfaits  de 
Philippe II  les  obligeaient  au  moins  à  la  neutralité  envers  Philippe  IV. 
En  1640,  le  Portugal  reprit,  sous  la  Maison  de  Bragance,  son  rang 
de  nation  indépendante.  Et,  malgré  leurs  démentis  de  toute  participa- 
tion dans  ce  grand  événement,  les  Jésuites  se  hâtèrent  néanmoins 
d'en  réclamer  le  prix  auprès  du  trône  nouvellement  rétabli  ;  et  ils  su- 
rent l'obtenir.  Jean  IV,  monarque  faible  et  craintif,  combla  les  Pères 


260  HISTOIRE  DES  JÉSUITES. 

deTaveurs;  ou  plutôt  ce  fut  la  reine  Louise  Gusman  de  Medina-Sido- 
nia,  femme  de  tête,  qui  gouvernait  son  mari ,  conjointement  avec  un 
ministre,  le  célèbre  Pinto,  qui  leur  accorda  tout.  Les  Jésuites  devin- 
rent les  confesseurs  de  la  famille  royale  et  les  conseillers  secrets  de  la 
reine,  qui  s'en  servit  même  comme  de  négociateurs  et  ambassadeurs  à 
l'étranger.  On  comprend,  maintenant,  que  les  Jésuites  devaient  at- 
tendre assez  peu  de  faveur  de  la  royauté  espagnole. 

Quels  étaient,  à  cette  époque,  les  sentiments  de  la  nation  portu- 
gaise à  l'égard  des  Jésuites?  On  peut  conjecturer  que  la  joie  de  voir 
leur  patrie  redevenir  libre  emplissait  tellement  tous  les  esprits,  qu'elle 
n'y  laissait  plus  de  place  aux  vieux:  souvenirs.  Mais  peu  à  peu  l'or- 
gueil, l'avarice,  les  nouvelles  intrigues  des  Jésuites  se  chargèrent  de 
rappeler  aux  Portugais  que ,  si  les  bons  Pères  avaient  contribué  un 
peu  à  leur  délivrance,  ils  avaient  contribué  beaucoup  à  leur  asservis- 
sement; et  que,  surtout,  ils  avaient  été  guidés,  en  1640  ,  par  animo- 
sité  contre  l'Espagne ,  comme  ils  l'avaient  été,  en  1580,  par  zèle 
pour  Philippe  II,  leur  patron. 

A  peu  près  à  la  même  époque  où  les  Jésuites  essayaient,  par  leur 
ingratitude  envers  l'Lspagne ,  de  faire  oublier  au  Portugcl  l'ingrati- 
tude dont  ils  s'étaient  auparavant  rendus  coupables  envers  le  dernier 
de  ces  deux  pays,  ils  furent  chassés  de  Malte.  Les  écrivains  de  la  Com- 
pagnie assurent  que  ce  fut  à  l'occasion  d'une  intrigue  dirigée  contre 
les  Révérends  Pères  par  les  jeunes  Chevaliers,  qui  trouvaient  en  eux 
de  trop  rudes  censeurs  de  leurs  désordres;  les  adversaires  de  Saint- 
Jgnace  affirment  au  contraire  que  ce  furent  l'inconduite  d'un  Jésuite, 
l'ambition  et  l'avarice  de  tous  les  autres  qui  les  firent  exiler  alors.  Sui- 
vant ces  derniers,  il  y  avait  alors  grande  disette  de  grains  dans  l'île  de 
Malte  ;  or,  un  Jésuite,  le  Père  Cassia  ou  Cassiéta,  ayant  alors  commis 
un  crime  de  la  nature  la  plus  odieuse ,  les  justiciers  de  l'Ordre  de 
Malte,  en  arrêtant  ce  Père,  reconnurent  que  le  Collège  des  Jésuites 
regorgeait  de  grains,  de  farines  et  d'approvisionnements  de  toutes  sor- 
tes. Ce  fait,  une  fois  connu  et  joint  au  crime  du  Jésuite  arrêté,  causa 
une  telle  indignation  contre  les  fils  de  Saint-Ignace,  que,  sur-le-champ, 
on  les  jeta  dans  une  felouque  qui  les  conduisit  en  Sicile.  Ce  qui,  dans 


HISTOIRE  DES  JÉSUITES.  201 

celle  narration,  rendrait  la  conduite  des  Jésuites  pins  indigne,  c'est  (jiie 
les  pieux:  commerçants,  tandis  (jue  leurs  greniers  étaient  pleins  de  pro- 
visions ,  qu'ils  comptaient  bientôt  vendre  bel  et  bien  auxaflamés,  se 
disaient  Tort  misérables  et  touchaient  régulièrement  leurs  parts  de  ra- 
tion. Ce  qu'il  y  a  de  certain,  c'est  que  les  Jésuites  furent  alors  chas- 
sés de  Malte,  et  que  le  Grand-Maître,  Lascaris,  fort  dévoué  aux  Jé- 
suites, ne  put  leur  épargner  ce  châtiment,  qu'ils  l'eussent  mérité  ou 
non,  Vertot,  dans  son  Jlisloire  de  Malte,  dit  que  cette  expulsion  des 
fils  de  Loyola  eut  pour  auteurs  les  jeunes  Chevaliers ,  mais  que  les 
anciens,  le  Conseil  et  les  Crand'Croix  n'en  parurent  i)as  trop  fâchés; 
Lascaris,  le  Grand-Maître,  se  laissant  diriger  complètement  par  les 
bons  Pères,  au  détriment  de  l'Ordre  (1).  Les  panégyristes  de  la  Com- 
pagnie de  Jésus  ont  écrit  que  le  grand  crime  de  leur  Père  Cassiéta 
était  d'avoir  improuvé  et  fait  défendre  par  le  Grand-Maître  des  re- 
présentations théâtrales,  auxquelles  tenaient  beaucoup  les  jeunes  Che- 
valiers. A  ce  propos,  nous  rappellerons  que  les  Jésuites  (leursécrivains 
eux-mêmes  l'avouent)  avaient  de  pareilles  représentations  dans  leurs 
Collèges.  Arnauld,  parlant  du  crime  du  Père  Cassiéta,  dit  «  qu'il  est 
si  horrible  dans  toutes  ses  circonstances,  qu'il  croit  devoir  le  passer 
sous  silence  ;  »  c'est  également  ce  que  nous  ferons. 

A  peu  près  aussi  dans  le  même  temps,  les  Jésuites  jouaient  un  tout 
autre  rôle  que  celui  qu'ils  se  donnent  eux-mêmes  dans  leur  expulsion 
de  l'île  de  Malte.  Ici  ils  avaient  été  chassés  parce  qu'ils  étaient,  disent- 
ils,  trop  sévères  et  trop  rigides  ;  là,  ils  furent  gardés,  parce  qu'ils  se 
montrèrent  faciles  et  complaisants.  Le  duc  de  Lorraine,  Charles  IV, 
prince  débauché  et  tant  soit  peu  fou ,  avait  pour  épouse  une  femme 
qui  ne  lui  plaisait  plus ,  Nicole  de  Lorraine  ;  et  il  en  aimait  éperdu- 
ment  une  autre,  Béatrix  de  Cusance,  veuve,  quoique  jeune  encore,  du 
comte  de  Cante-Croix.  Charles  lY,  duc  de  Lorraine,  eût  fait  volon- 
tiers de  Béatrix  une  maîtresse  adorée;  mais  la  comtesse  voulait  être 
femme  respectée  et  duchesse  de  Lorraine.   La  chose  était  difficile  à 

(1)  Voyez  à  ce  sujet  le  Teatro  jesuitivu  ,  la  Morale  pratique  d'Aniauld,  V Histoire 
de  Malte  ,  de  Vertot,  etc.  Ce  dernier  place  révénement  en  1639,  tandis  que  les  autres 
écrivains  donnent  la  date  de  1643  ou  44. 


262  HISTOIRE  DES  JÉSUITES, 
faire  du  vivant  de  la  pauvre  Nicole.  Heureusement  Charles  IV  pensa 
à  prendre  un  Jésuite  pour  confesseur ,  et,  sur-le-champ,  les  impos- 
sibilités s'effacèrent,  les  difficultés  s'aplanirent  ;  le  duc  de  Lor- 
raine ,  huit  jours  après  avoir  pris  pour  directeur  spirituel  le  Père 
Didier  Cheminot,  de  la  Compagnie  de  Jésus,  convolait  en  secondes 
noces,  et  du  vivant  de  sa  première  femme,  avec  la  belle  et  ambitieuse 
Béatrix,  veuve  du  comte  de  Cante-Croix.  Après  avoir  approuvé,  con- 
seillé même  le  mariage ,  le  Jésuite  eut  encore  l'effronterie  de  vouloir 
le  justifier;  et  il  publia  à  ce  sujet  un  Mémoire  apologétique.  La  biga- 
mie du  duc  de  Lorraine  eut  du  retentissement.  L'Eglise  s'en  émut. 
La  Compagnie  de  Jésus,  qui  avait  retiré  de  la  coupable  complaisance 
du  Père  Cheminot  les  fruits  qu'elle  en  attendait,  ne  se  fit  pas  faute 
de  désavouer  ledit  Père,  qui,  de  son  côté  et  peut-être  d'après  des  ordres 
venus  de  ses  supérieurs,  continua  à  défendre  la  conduite  de  son  péni- 
tent. Cela  dura  plus  de  trois  ans.  La  Compagnie  de  Jésus,  pendant 
tout  ce  temps,  reçut,  par  le  canal  du  Père  Cheminot,  tous  les  bien- 
faits dont  le  duc  combla  les  fils  de  Saint-Ignace.  Quant  au  malheu- 
reux Père  Cheminot,  il  fut  excommunié  par  le  Saint-Siège L'au- 
teur de  la  Monarchie  des  SoUpses  ne  nous  a-t-il  pas  dit  que  chaque 
Jésuite  n'a  pas  le  droit  de  veiller  à  sa  propre  réputation ,  qui  est  de- 
venue une  chose  appartenant  à  son  Ordre,  du  moment  où  il  y  est  entré! 
Quelques  Jésuites,  mal  informés  des  secrets  de  l'Ordre,  voulurent 
d'abord  écrire  en  faveur  de  leur  confrère  :  on  se  hâta  de  les  faire  taire 
et  de  supprimer  leurs  écrits.  Le  Général  de  la  Compagnie  fit  dénon- 
cer à  son  inférieur  l'excommunication  vers  la  fin  d'avril  1643.  11  pa- 
raît que  les  enfants  de  Loyola  avaient  encore  besoin  de  la  présence  de 
Cheminot  auprès  du  duc  de  Lorraine,  car  ce  ne  fut  qu'au  mois  de 
septembre  que  le  malheureux  excommunié  se  soumit  à  la  sentence 
pontificale.  D'après  le  dire  des  écrivains  de  la  Compagnie ,  il  fut  reçu 
avec  indulgence  par  le  Général,  qui  était  alors  Vitelleschi.  Il  n'eût 
plus  manqué  qu'une  chose  à  cette  comédie,  c'est  qu'on  eût  puni  le 
Jésuite  Cheminot  de  ce  qu'il  avait  été  trop  obéissant,  de  ce  qu'il  s'é- 
tait montré  entre  les  mains  de  ses  chefs  comme  un  cadavre,  suivant 
l'atroce  commandement  jésuitique  !.«... 


HISTOIRE  DES  JÉSUITES.  203 

Cependant,  le  bruit  des  guerres  s'éteignait  en  Europe  ;  Richelieu, 
bientôt  suivi  de  son  triste  maître,  sous  le  nom  duquel  il  avait  gouverné 
la  France  et  remué  le  monde,  Richelieu  était  descendu  dans  la  tombe, 
et  s'était  endormi  tranquille  malgré  les  grondements  de  l'aristocratie 
française  qu'il  broyait,   les  plaintes  des  catholiques  allemands  qu'il 
humiliait,  et  les  criailleries  des  Jésuites  dont  il  se  moquait.  Ce  grand 
ministre  était  mort  en  devinant  à  l'horizon  politique  de  l'Europe  l'au- 
rore de  la  paix  de  Westphalie  (1),  si  glorieuse  pour  la  France,  si  hu- 
miliante pour  la  Maison  d'Autriche,  si  avantageuse  pour  les  princes  et  les 
peuples  protestants.  A  Richelieu  succéda  Mazarin  ;  comme  au  grand 
Corneille  on  fait  succéder  parfois,  sur  la  scène,  quelque  saltimbanque 
dramatique.  Après  les  grandes  commotions  de  la  guerre  de  Trente-Ans 
en  Allemagne  et  des  guerres  religieuses  en  France,  vinrent  les  burles- 
ques combats  de  la  Fronde.  Le  rôle  des  Jésuites  dans  cette  ridicule 
comédie  fut,  nous  devons  le  dire  à  leur  louange,  fort  peu  ap|)arent. 
Pendant  que  le  Parlement  luttait  contre  la  cour,  le  cardinal  de  Retz 
contre  le  cardinal  Mazarin,  plutôt  à  coups  de  chansons  et  d'épigram- 
mes,  qu'avec  le  sabre  ou  le  mousquet,  les  Révérends  Pères  se  conten- 
tèrent sagement  d'étendre  leur  influence  dans  les  Provinces  de  France, 
d'y  augmenter  le  nombre  de  leurs  Collèges,  de  leurs  Maisons,  de  leurs 
adeptes  et  de  leurs  richesses ,  ce  qu'ils  n'avaient  pu  faire  que  fort  pe- 
titement sous  le  précédent  règne ,  gênés  qu'ils  étaient  par  le  respect 
où  les  tenait  la  jalouse  vigilance  du  cardinal  Richelieu. 

En  même  temps  ils  continuaient  la  petite  guerre  de  maraude  que 
nous  les  avons  montrés  commençant  contre  les  Couvents  et  Rénéfices 
de  la  Lorraine  et  de  l'Autriche.  Ils  essayaient  alors  aussi  de  rentrer 
en  Angleterre  avec  l'aide  de  Charles  P^  qui  bientôt  montait  sur  un 
échafaud.  En  même  temps  ils  obtenaient  du  pape ,  de  leurs  intrigues 
et,  dit-on,  aussi  de  leurs  richesses,  leur  rentrée  dans  l'état  de  Venise, 
après  un  exil  de  cinquante  années  environ.  Ils  luttaient  encore,  mais 
vainement,  pour  prendre  pied  en  Hollande,  où  le  fils  de  Guillaume  de 
Nassau  se   vit  exposé  aux  mêmes  poignards  qui  s'étaient  rougis  dans 

(1)  Ce  célèbre  traité  fut  c«nclu  en  1648,  Il  consacra  l'existence  des  nations  protes- 
tantes et  la  grandeur  des  vues  du  cardinal  Richelieu, 


264  HISTOIRE  DES  JÉSUITES. 

le  sang  de  son  père.  Enfin,  toujours  dominants  en  Pologne,  ils  es- 
péraient voir  la  Suède  s'ouvrir  également  à  leur  influence.  Mais  ce 
pays  fut  assez  heureux  pour  se  préserver  du  fléau  qui  menaçait  de  s'a- 
battre sur  sa  presqu'île,  baignée  par  la  mer  du  Nord.  Tout  ce  que 
purent  faire  les  Jésuites,  ce  fut  de  transformer  la  reine  de  Suède,  la 
fameuse  Christine,  en  cathohque  et,  dit-on,  en  Jésuitesse.  Si  l'écho 
des  galeries  de  Fontainebleau  n'est  pas  menteur  (1),  ce  qu'il  mur- 
mure, depuis  bientôt  deux,  siècles,  à  propos  de  cette  reine ,  ne  doit  pas 
nous  donner  une  grande  idée  de  la  catéchumène  des  fils  de  Loyola , 
ou  de  la  rigidité  de  ses  convertisseurs. 

Les  limites  que  nous  nous  sommes  prescrites  pour  cet  ouvrage  nous 
obligent  à  nous  contenter  d'esquisser  rapidement  l'histoire  de  la  So- 
ciété de  Jésus  pendant  la  seconde  moitié  duxvii®  siède.  Le  trait  le  plus 
saillant  de  la  physionomie  de  l'Ordre,  pendant  cette  période,  est  assu- 
rément la  guerre  du  Jansénisme.  Avant  d'en  raconter  sommairement 
les  phases,  nous  croyons  devoir  placer  ici  quelques  mots  sur  Molina  et 
sur  son  fameux  livre  :  De  la  concordance  du  Libre-Arbitre  avec  la 
Grâce  divine. 

Molina,  Jésuite  portugais,  publia  ce  livre  en  1688.  Nos  lecteurs 
tiennent  fort  peu  sans  doute  à  ce  que  nous  leur  décrivions  longuement, 
scolastiquement,  les  principes  de  ce  livre.  Tout  ce  qu'il  est  indispensa- 
ble qu'on  en  sache,  c'est  qu'il  soumettait  au  Libre-Arbitre  la  Crâce 
divine  qu'on  avait  jusqu'alors,  dans  l'Église  catholique,  regardée  comme 
la  voie  principale,  sinon  unique,  du  salut  des  hommes.  Ce  que  l'on 
trouvera  peut-être  beaucoup  plus  grave  ,  c'est  que  de  ce  livre  découle 
de  funestes  principes,  qui  ont  fait  dire  justement  à  un  écrivain  célèbre 
de  notre  époque  que  son  auteur  est  «  la  mort  en  morale,  comme  Spi- 
nosa  l'est  en  métaphysique,  et  Hobbes  en  politique  (2). «Pour  donner 
une  idée  de  l'importance  fatale  qu'on  attacha,  en  Europe,  à  cette  œu- 

(1)  Christine,  lors  du  séjour  qu'elle  lit  à  Fontainebleau,  sous  le  règne  de  Louis  XIV, 
fit  poignarder  dans  cette  résidence  royale  Monaldoschi,  son  grand-écuyer  et  son  amant, 
dont  elle  était  jalouse.  Les  mœurs  de  celte  reine,  même  après  sa  conversion,  furent  des 
plus  elfrénées. 

(2)  Du  Prêtre,  de  la  Femme  et  de  la  Famille,  par  M.  Michelel.  A  l'instniit  où 
l'on  mettait  celte  feuille  sous  presse,  nous  nous  somnies  aperçu  que  notre  citation  étai 


HISTOirxE  DES  JÉSUITES.  265 

vre  jésuitique ,  il  nous  suffira  de  dire  que  l'auteur  d'un  livre  puMié 
dans  le  xviii''  siècle,  sous  ce  litre  :  Rellexions  sur  le  désastre  de  Lis- 
bonne, etc.  (1),  sans  se  soucier  beaucoup  des  théories  sur  les  soulève- 
ments volcaniques  et  des  autres  hypothèses  de  la  science,  formule  cette 
idée,  «  que  la  cause  du  fléau  qui  détruisit  la  capitale  lusitanienne  n'est 
autre  que  la  protection  que  le  Portugal  accorda  au  Jésuitisme  naissant, 
mais  surtout  le  malheur  pour  ce  pays  d  avoir  été  le  lieu  de  naissance 
et  le  théâtre  des  funestes  élucubralions  du  Jésuite  Molinal...  » 

Molina  eut  l'adresse  de  faire  approuver  son  livre  par  le  Grand-In- 
quisiteur de  Portugal,  adresse  qui  n'eut,  au  reste,  pas  de  bien  grandes 
difficultés  à  vaincre,  si  nous  nous  en  rapportons  aux  Dominicains,  qui 
nous  apprennent  que  ce  Grand-Inquisiteur  était  alors  un  tout  jeune 
homme  devant  sa  place  à  son  titre  d'Archiduc  et  de  frère  de  l'empe- 
reur Rodolphe  ,  et  que  ce  fut  sa  mère ,  une  Jésuitesse  ,  qui  dirigeait 
ce  cardinal  Albert.  Les  Dominicains  se  hâtèrent  de  dénoncer  le  livre 
du  Jésuite  au  Grand-Inquisiteur  d'Espagne,  comme  contraire  à  la  doc- 
trine professée  par  toute  l'Eglise.  La  vérité,  nous  le  croyons,  est  que 
Molina  professait  dans  son  œuvre  une  morale  contraire  à  celle  qu'en- 
seignaient les  Dominicains,  et  que  ceux-ci  s'inquiétaient  plus  proba- 
blement pour  leurs  Ecoles  que  pour  l'Eglise  entière  ;  et  puis  on  sait 
la  rivalité  acharnée  qui  exista  toujours  entre  les  deux  Ordres.  Bref, 
saint  Thomas  et  saint  Augustin  menaçant  de  se  prendre  aux  cheveux, 
dans  la  personne  de  leurs  champions,  les  Jésuites  et  les  Dominicains, 
le  pape  Clément  YIII  évoque  l'afifaire  à  son  tribunal ,  probablement 
à  l'instigation  et  par  l'influence  des  Jésuites,  qui  se  savaient  plus  forts 
sur  les  marches  du  trône  pontifical  que  dans  les  caveaux  de  l'Inquisi- 
tion. Clément  YIII,  en  effet,  ne  prononça  pas  son  jugement  dans 
cette  affaire,  pour  l'examen  de  laquelle  il  avait  établi  les  célèbres  Con- 

inexacte  :  ce  n'est  pas  de  JMolina,  mais  bien  de  Molinos  que  Michdet  a  porte  le  juge- 
ment que  nous  rappelons.  Molinos  vécut  plus  d'un  siècle  après  Molina.  C'était  également 
un  fds  de  Saint-Ignace;  et,  à  notre  avis,  le  livre  qui  a  pour  titre  De  Justinià  et  jure  {de 
la  Justice  et  du  droit),  que  Molina  publia  en  1588,  contient  une  morale  plus  relâchée 
encore  et  plus  dangereuse  peut-être  que  celle  du  Guide  spirituel  qui  a  fait  décerner  à 
Molinos,  son  auteur,  par  l' Inquisition,  qui  en  condamna  soixante-huit  propositions,  en 
1687,  le  nom  d'Enfant  de  perdition. 
(1)  Voyez  ce  curieux  ouvrage,  publié  en  1736  sous  le  titre  indiqué,  in-12. 
II.  34 


266  HISTOIRE  DES  JÉSUITES. 

grégations  appelées  de  Auxilm.  On  a  dit  que  la  mort  seule  empêcha 
ce  pape  de  publier  une  Bulle  qui  eût  condamné  Molina  et  sa  doctrine. 
Les  Congrégations  créées  à  l'occasion  de  cette  affaire  se  réunirent  à 
soixante-sept  reprises,  de  1598  à  1612.  «  Dans  une  des  dernières, 
assurent  les  adversaires  de  la  Compagnie  de  Jésus,  un  Jésuite,  le  Père 
Valentia,  défenseur  du  livre  de  Molina  ,  eut  l'effronterie  de  falsifier  , 
pour  les  besoins  de  sa  cause,  un  passage  de  saint  Augustin.  L'avocat 
des  Dominicains,  le  savant  Lemoz ,  ayant  signalé  la  supercherie  de 
l'enfant  de  Saint-Ignace,  le  pape  en  fut  si  courroucé,  qu'il  fit  des  repro- 
ches fort  durs  au  Jésuite,  qui  tomba  évanoui  de  honte.  »  Clément  VIII 
étant  mort  sans  avoir  prononcé  son  jugement,    Paul  V  reprit  cette 
affaire  qu'il  semble  avoir  voulu  terminer.  Il  présida  lui-même  en  per- 
sonne dix-sept  Congrégations.  Les  Jésuites  qui  s'étaient  résolus  à  con- 
sidérer cette  affaire  comme  une  affaire  de  corps,  firent  jouer  tant  de 
ressorts  autour  du  tribunal  pontifical,  qu'ils  parvinrent  à  arrêter  l'arrêt 
que  Paul  V  se  préparait  à  rendre.   En  1607,    ce  pape  déclare  qu'il 
juge  à  propos  de  suspendre  la  publication  de  sa  décision.  Les  fils  de 
Loyola  considérèrent  cette  suspension  comme  un  triomphe,  et  peut- 
être  avec  raison;  car,  si  elle  ne  donnait  pas  gain  de  cause  au  livre  de 
Molina,  elle  démontrait  au  monde  chrétien  l'influence  suprême  et  le 
.  pouvoir  de  sa  Compagnie.  On  dit  que  les  Jésuites  de  la  Péninsule  la 
fêtèrent  comme  une  véritable  victoire  ;    la  déclaration  du  pape  y  fut 
reçue  par  eux  avec  des  feux  de  joie ,  des  arcs-de-triomphe  ,  par  la  fer- 
meture des  classes  de  leur  Collège,  par  des  représentations  théâtrales 
où  la  puissance  de  Saint-Ignace  et  de  ses  enfants  était  exaltée^  etc.,  etc. 
Sur  les  arcs-de-triomphe  on  les  vit  graver  ces  mots  :  Molina  triom- 
phant !....  Paul  Y  fut,  dit-on,  fort  indigné  de  ces  démonstrations  qui 
proclamaient  l'humiliation  du  pouvoir  pontifical.  Peut-être  s'en  fiit-il 
vengé  ;  mais  la  mort  le  prévint.   Dans  la  suite ,  Grégoire  XV ,  Ur- 
bain VIII,  Innocent  Xet  Innocent  XI  furent  en  vain  pressés  ou  essayè- 
rent inutilement  de  terminer  cette  afi'aire,  qui  resta  toujours  pendante. 
Le   monde  chrétien  avait  oublié  à  peu  près  complètement  Molina 
et  son  livre,  lorsque  les  querelles  du  Jansénisme  vinrent  les  remettre  en 
mémoire. 


HISTOIRE  DES  JÉSUITES.  267 

Bien  des  gens  ont  cru  et  ont  écrit  que  le  Jansénisme  fut  inventé 
par  les  Jésuites,  qui  supportent  impatiemment  la  paix  et  l'obscurité, 
et  qui,  au  besoin,  font  naître  la  guerre  pour  reparaître  en  lumière.  On 
ne  s'attend  pas  sans  doute  à  trouver  ici  l'histoire  complète  du  Jansé- 
nisme ;  nous  n'avons  ni  le  temps  ni  la  science  nécessaire  pour  l'écrire , 
et,  disons-le  aussi,  ni  la  patience.  Nous  avouons  d'ailleurs,  et  très- 
humblement,  n'avoir  jamais  pu  bien  comprendre  ce  que  c'était  que 
le  Jansénisme,  ni  en  quoi  son  existence  menaçait  le  dogme  orthodoxe 
de  l'Église  romaine.  Nous  nous  contenterons  done  d'indiquer  ici  ra- 
pidement quelques  jalons  qui  serviront  au  lecteur  curieux  à  se  diriger 
dans  cette  plaine  aride  et  ennuyeuse  d'aspects. 

Baïus,  le  docteur  de  Louvain,  fut,  à  ce  qu'il  paraît,  le  précurseur 
de  Jansénius.  Ce  dernier,  évoque  d'Ypres,   dans  un  livre  sur  saint 
Augustin,  renouvela  quelques  idées  de  son  précurseur.  Les  congréga- 
tions de  AuxUiis  étaient  alors  en  pleine  floraison,  sans  porter  de  fruits, 
comme  on  l'a  vu.  Et  les  Jésuites  n'eussent  pas  mieux  demandé  que 
d'avoir  le  prétexte  d'une  diversionl  Malheureusement,  le  livre  de  Jan- 
sénius ne  fut  imprimé  qu'après  la  mort  de  son  auteur.  Alors,  l'abbé  de 
Saint-Cyran  se  met  à  prêcher  et  préconiser  les  doctrines  du  défunt 
évoque  d'Ypres,  son  ami,  qui  devint  ainsi,  suivant  l'expression  de 
Yoltaire  (1) ,  chef  de  secte  après  sa  mort.   Les  Jésuites  sollicitent  la 
condamnation   du  livre  de  Jansénius,   qu'ils  représentèrent  comme 
une  suite  de  l'ouvrage  de  Baïus ,  dont  ils  avaient  obtenu  la  condam- 
nation en  1567.  Le  pape  condamna  donc  également  le  livre  de  Jan- 
sénius. De  là  grand  bruit  et  longue  querelle  en  France.  La  Faculté  de 
théologie  de  Paris  condamna  cinq  propositions  de  l'évêque  d'Ypres. 
Mais  soixante  Docteurs  en  appelèrent  au  Parlement  comme  d'abus. 
Celui-ci  ordonne  la  comparution  des  parties  ;  aucune  ne  comparaît,  et 
l'affaire  s'embrouille  de  plus  en  plus.  L'Université,  comme  les  évoques, 
se  partageait  sur  les  cinq  fameuses  propositions,  que  bien  des  gens,  à 

(1)  Voyez  le  Siècle  de  Louis  XIV.  Voltaire  a  fort  cavalièrement  traité  toute  cette 
affaire  du  Jansénisme.  Seulement,  au  milieu  de  l'ironie  de  son  récit,  on  voit  clairement 
que  s'il  regarde  les  Jansénistes  comme  de  graves  fous,  il  regarde  les  Jésuites  comme  de 
bien  dangereux  sages.  Voltaire  fut  élève  des  Jésuites  !... 


268  HISTOIRE  DES  JÉSUITES. 

ce  qu'il  paraît,  ne  comprenaient  guère,  ou  n'avaient  même  pas  lues, 
du  moins  dans  l'original.  L'arrêt  d'Innocent  XI  ne  cite  rhême  pas  les 
pages  du  livre  d'où  elles  sont  tirées  ;  le  juge  suprême  s'était  contenté 
de  lire  les  cinq  propositions  dans  l'acte  d'accusation.  Le  cardinal  Ma- 
zarin,  qui  n'aimait  pas  la  guerre,  fit  recevoir  la  condamnation  ponti- 
ficale par  l'assemblée  du  clergé  de  France.  La  paix  semblait  rétablie, 
lorsque  les  Jésuites,  par  des  violences  calculées  sans  doute,  ravivèrent 
ce  feu  mal  éteint,  et  la  querelle  éclata  de  nouveau  et  avec  une  nouvelle 
énergie. 

Les  Révérends  Pères  firent  refuser,  par  un  curé  de  Saint-Sulpice, 
l'absolution  à  un  duc  de  Liancourt,  parce  quil  ne  croyait  pas  que  les 
cinq  propositions  fussent  dansJansénius.  L'auteur  de  la  Moitié  pra- 
tique, Antoine  Arnauld,  fut  chassé  de  la  Sorbonne,  grâce  à  une  lé- 
gion de  docteurs,  moines  mendiants,  dont  la  présence  fit  dire  plaisam- 
ment à  Biaise  Pascal  :  «  Il  est  plus  aisé  de  trouver  des  moines  que 
des  raisons  !  »  Le  célèbre  Pascal  vengea  tous  les  Jansénistes  par  ses 
fameuses  Lettres  Provinciales,  auxquelles  nous  renvoyons  le  lecteur, 
non  pas  seulement  s'il  veut  être  édifié  sur  le  Jansénisme,  mais  aussi 
s'il  désire  connaître  le  tableau  le  plus  piquant  des  folies  scolastiques 
dont  les  Jésuites  se  faisaient  alors  les  preneurs  et  les  soutiens. 

Le  coup  fut,  à  ce  qu'il  paraît,  vivement  senti  par  la  noire  Cohorte, 
qui,  ne  pouvant  répondre  par  les  mêmes  armes,  eut  recours  à  la  vio- 
lence. Les  Jansénistes  avaient  établi  auprès  du  Monastère  de  Port- 
royal-d es-Champs,  communauté  dirigée  par  Arnauld  et  par  l'abbé  de 
Saint-Cyran,  une  Maison  où  s'était  retirée  l'élite  du  parti,  tous 
hommes  graves  et  non  moins  considérés  par  leur  savoir  que  par  leurs 
vertus.  La  vengeance  des  Jésuites  s'abattit  comme  un  oiseau  de  proie 
sur  cette  paisible  retraite.  Le  Couvent  des  religieuses  de  Port-Royal 
fut  un  jour  envahi  par  la  force  armée  ;  les  saintes  filles  se  virent  elles- 
mêmes  emmenées  par  de  grossiers  soldats;  la  maison  des  Jansénistes 
fut  abattue  ;  ceux  d'entre  eux  qui  n'avaient  pas  voulu  prendre  la  fuite 
furent  enchaînés  et  conduits  à  la  Bastille.  Parmi  ceux  qui  subirent  ce 
dernier  sort,  on  compte  Sacy,  l'auteur  de  la  Traduction  de  la  Bible. 
La  colère  des  noirs  enfants  de  Saint-Ignace,  insatiable  vautour,  ne  s'a- 


HISTOIRE  DKS  JÉSUITES.  269 

battit  pas  seulement  sur  la  tète  des  vivants,  elle  s'en  lut  encore  remuer 
les  ossements  des  morts.  Lorsque  Port-Hoyal  (ut  démoli  de  fond  en 
comble,  on  déterra  les  cercueils  placés  dans  l'église  et  dans  le  cime- 
tière pour  les  jeter  ailleurs.  Les  débris  du  parti  Janséniste  furent  persé- 
cutés dans  les  Pays-Bas  par  Philippe  V,  à  l'instigation  des  Jésuites  !.... 
Pour  donner  une  idée  de  ce  procès  singulier ,  nous  ne  pouvons  mieux 
faire  que  de  rapporter  les  termes  dont  se  sert  Voltaire  pour  en  peindre 
le  fond. 

«  Les  Jésuites,  dit-il  dans  son  Siècle  de  Louis  XIV,  à  l'article  Jan- 
sénisme ,  prétendaient  que  Molina  avait  découvert  précisément  com- 
ment Dieu  agit  sur  les  créatures,  et  comment  ces  créatures  lui  résistent. 
Ils  distinguaient,  avec  leur  docteur,  l'ordre  naturel  et  l'ordre  surna- 
turel, *la  prédestination  à  la  grâce,  et  la  prédestination  à  la  gloire,  la 
grâce  prévenante  et  la  coopérante....  Molina  fut  l'inventeur  du  con- 
cours concomitant ,  de  la  science  moyenne  et  du  congruisme.  Celte 
science  moyenne  et  ce  congruisme  étaient  surtout  des  idées  rares  :  Dieu, 
par  sa  science  moyenne  ,  consulte  habilement  la  volonté  de  l'homme , 
pour  savoir  ce  que  l'homme  fera ,  quand  il  aura  sa  grâce  ;  et  ensuite  , 
selon  l'usage  qu'il  devine  que  fera  le  libre-arbitre,  il  prend  ses  arran- 
gements en  conséquence ,  pour  déterminer  l'homme ,  et  ces  arrange- 
ments sont  le  Congruisme...  » 

Nos.  lecteurs  ne  pensent-ils  pas  que  voilà  de  bien  belles  choses  !  Et 
qu'ils  ne  disent  pas  que  Voltaire  a  fait  une  caricature  d'un  tableau  : 
tout  ce  qu'il  dit  se  trouve  dans  Molina  et  dans  les  adversaires  du  Jan- 
sénisme :  seulement  c'est  beaucoup  plus  ennuyeux. 

On  peut  encore  lire  les  lettres  P"  et  IP  des  Provinciales  de  Pascal, 
pour  se  faire  une  idée  de  ce  que  c'était,  au  dire  des  Jésuites,  que  \epoii- 
voir  prochain ,  et  la  grâce  suffisante,  qui  n'est  point  la  ^rdce  effi- 
cace, etc.,  etc.  Ou  plutôt  qu'on  lise  en  entier  le  livre  du  spirituel 
avocat  des  Jansénistes ,  auxquels  nous  sommes  du  moins  redevables 
d'un  des  plus  beaux  produits  de  l'esprit  humain  ,  que  Voltaire  plaçait, 
justement,  avant  les  satires  de  Boileau,  et  à  côté  des  meilleures  pièces 
de  Molière. 

Ce  résumé  rapide  et  par  conséquent  incomplet  de  l'histoire  du  Jan- 


270  HISTOIRE  DES  JÉSUITES. 

sénisme  et  de  la  guerre  que  lui  firent  les  Jésuites,  peut  être  regardé 
comme  une  sorte  d'initiation  à  l'histoire  du  Jésuitisme  en  France,  sous 
le  règne  de  Louis  XIV. 

Dans  les  premières  années  de  ce  règne ,  les  Jésuites  luttèrent  assez 
péniblement  pour  garder  les  positions  qu'ils  avaient  conquises  en  France. 
Sur  la  fin  ,  ils  ne  luttaient  plus  :  ils  dominaient ,  ils  opprimaient. 
Louis  XIY  devenu  vieux  favorisa  les  Jésuites ,  qui  ne  le  chagrinaient 
pas  sur  les  amours  de  sa  jeunesse.  On  sait  que  madame  de  Maintenon 
devint  sa  femme,  grâce  à  l'influence  du  confesseur  jésuite.  Aussi,  la 
Compagnie  de  Jésus  devint-elle  puissante  sur  la  fin  de  ce  règne  :  le 
Père  Le  Tellier  gouvernait,  à  dire  vrai,  ou  plutôt  tyrannisait  toute 
l'Église  de  France. 

Dans  les  premières  années  où  Louis  XIV  saisit  les  rênes  de  son 
royaume,  pendant  ces  années  où  le  jeune  monarque  brillait  dans  de 
splendides  carrousels ,  sous  les  yeux  des  Olympe  Mancini ,  des  Laval- 
lière et  des  Montespan,  tandis  que  Turenne  et  Condé  faisaient  respecter 
au  loin  le  nom  français,  les  Jésuites  reçurent  plus  d'un  coup  porté  sous 
les  yeux  et  quelquefois  avec  l'approbation  de  l'autorité  royale.  Ainsi , 
lorsqu'ils  voulurent  s'introduire  à  Troyes,  cette  ville  résista  opiniâtre- 
ment, et,  pour  barrer  le  passage  aux  Révérends  Pères,  présenta  même  au 
roi  un  mémoire  où  elle  retraçait  énergiquement  ses  motifs  d'opposition 
qui  étaient  au  nombre  de  dix.  Ce  mémoire,  qui  fut  accueilli  favorable- 
ment, renferme  plus  d'un  passage  curieux.  «  Les  charges  sont  grandes 
à  ïroyes,  y  lit-on  ;  les  Jésuites  s'en  exemptent  partout,  et  ils  devien- 
draient eux-mêmes  une  charge  nouvelle,  plus  insupportable  que  toutes 
les  autres...  Qu'on  en  juge:  ils  sont  déjà  venus  parmi  nous,  en  163«S, 
ils  y  restèrent  six  mois  à  peine  ;  et,  dans  ce  bref  espace  de  temps,  ils 
avaient  déjà  trouvé  le  secret  d'acquérir  40,000  livres!  D'ailleurs, 
l'exemple  des  autres  villes  qui  les  ont  reçus,  de  gré  ou  de  force,  n'est-il 
pas  là  pour  nous  donner  un  salutaire  avertissement  1  Châlons  se  re- 
pentira longtemps  de  leur  avoir  ouvert  ses  portes...  Charleville  n'ou- 
bliera jamais  que  ce  sont  ces  Pères  qui  engagèrent  le  duc  de  Mantoue, 
son  seigneur,  à  doubler  l'impôt  sur  le  sel,  cela  au  profit  et  pour  l'en- 
tretien de  leur  Collège  1...  On  connaît  leur  adresse  pour  s'insinuer  par- 


HISTOIRE  DES  JÉSUIIES.  271 

tout,  pour  gagner  les  bonnes  veuves,  pour  leur  fiiire  faire  des  testa- 
ments à  leur  profit ,  etc..  A  Hhétel,  ils  ont  escroqué  plus  de  60,000 
livres  à  mademoiselle  Brodard,  pour  leurs  belles  Missions  de  la  Chine!... 
Qui  ne  sait  qu'ils  se  mêlent  de  tout,  se  fourrent  partout,  se  rendent 
arbitres  de  tout?...  Point  de  secret  dans  les  familles...  Ce  sont  des  es- 
j)ions  éternels  !...  11  n'y  a  point  de  plus  grands  négociants  que  ces  Re- 
ligieux ;  tout  leur  est  bon,  pourvu  qu'ils  y  gagnent!...  Sous  prétexte 
d'aider  certains  marchands  et  de  grossir  leur  négoce,  ils  leur  prêtent 
de  l'argent  et  en  tirent  de  grands  profits,  sans  rien  risquer.  ]ls  mettent 
en  vogue  ces  marchands,  et  discréditent  les  autres.  Que  l'on  s'informe 
à  Lyon ,  entre  les  mains  de  qui  est  aujourd'hui  le  commerce  des  dro- 
gueries et  des  épices ,  qui  occupait  autrefois  plus  de  cent  des  meil- 
leures maisons...  » 

Comme  nous  le  disions  ,  il  y  a  des  détails  fort  instructifs  dans  ce 
mémoire  de  la  ville  de  Troyes.  Saint-Quentin  éprouvait  la  même  ré- 
pulsion pour  la  noire  Cohorte ,  qui  essaya  néanmoins  de  s'y  faire  in- 
troduire par  une  expression  de  la  volonté  du  roi  auquel  elle  assurait 
que  ,  nulle  part ,  elle  n'était  si  désirée  que  dans  cet  endroit.  Heureu- 
sement ,  les  habitants  de  Saint-Quentin  eurent  vent  de  rali'airc ,  et 
mirent  au  grand  jour  le  mensonge  des  Jésuites,  qui  ne  purent  vaincre 
l'entêtement  picard. 

Vers  la  même  époque,  ceci  se  passait  en  Gascogne  :  un  pauvre  char- 
pentier avait  trouvé  un  trésor  ;  les  Jésuites  du  lieu  tirent  tant  et  si 
bien ,  qu'ils  en  devinrent  les  maîtres.  Le  charpentier  eut  l'audace  de 
se  plaindre  du  procédé.  Les  bons  Pères  se  vengèrent  de  ses  criailleries 
en  le  ruinant  complètement.  Ils  le  réduisirent  même  à  la  mendicité  ; 
ce  qu'ils  firent  en  obligeant  tous  ceux  qui  les  aimaient  ou  qui  les  crai- 
gnaient à  ne  plus  employer  cet  artisan.  «  Le  mémoire  que  celui-ci 
présenta  alors  à  la  cour  y  fit  une  impression  très-grande ,  »  dit  l'écri- 
vain auquel  nous  empruntons  ce  détail,  mais  qui  ne  nous  apprend  pas 
si  on  y  fit  justice,  ce  qui  eût  été  mieux. 

Tant  que  Louis  XIV  fut  jeune ,  le  cri  des  victimes  du  Jésuitisme 
put,  du  moins,  parvenir  jusqu'à  lui.  Il  permit  même  qu'on  fit  contre 
la  terrible  Congrégation  la  plus  sanglante  et  la  plus  publique  des  sa- 


272  HISTOIRE  DES  JÉSUITES. 

tires,  nous  voulons  parler  de  Tarlufe.  Celte  pièce  inimitable  fut  jouée 
en  1667.  On  reste  toujours  étonné  de  l'audace  qu'il  fallut  à  Molière 
pour  livrer  à  la  risée  du  monde  une  puissance  aussi  effroyable  que  celle 
à  laquelle  il  s'attaquait.  Rien,  en  effet,  n'égale  cette  audace ,  si  ce 
n'est  le  talent  de  l'auteur  de  ce  chef-d'œuvre.  La  France  presque  en- 
tière battit  des  mains  et  applaudit  l'ouvrage  de  son  premier  comique  , 
du  grand  philosophe.  Les  Jésuites  se  vengèrent  de  lui,  en  le  condam- 
nant, dans  la  chaire  des  églises,  au  feu  éternel,  et  en  lui  refusant, 
après  sa  mort,  la  sépulture  ecclésiastique.  Il  fallut  même  un  ordre  royA 
pour  qu'un  des  plus  grands  écrivains  dont  s'honore  la  France  pût  ob- 
tenir un  petit  coin  de  terre  pour  sa  dépouille  mortelle  ! 

]\îais,  aussitôt  que  Louis  XIV  fut  devenu  vieux,  les  Jésuites  s'em- 
parèrent peu  à  peu  de  son  esprit  et  finirent  par  dominer  ce  caractère 
si  despotique.  Madame  de  Maintenon  fut  l'utile  alliée  des  Pères  La- 
chaise  et  Le  Tellier.  Alors  Louis  XIY  révoque  l'Édit  de  Nantes ,  et 
chasse  de  France  cent  mille  familles  de  protestants,  qui  vont,  loin 
d'une  patrie  ingrate,  porter  leurs  richesses  et  leurs  talents  (1).  Alors 
commencent  les  affreuses  Dragonnades  des  Cévennes,  cette  large  et  dé- 
goûtante tache  de  sang  qui  suffit  pour  éteindre  le  soleil  que  Louis  XIV 
avait  pris  pour  emblème  et  qui  sembla,  pendant  quelques  années,  une 
allégorie  assez  juste.  Alors,  enfin,  les  Jésuites  devenus  tout-puissants, 
ne  laissent  plus  parvenir  jusqu'au  pied  du  trône  le  cri  des  malheureux 
qu'ils  dépouillent  ou  qu'ils  oppriment. 

«  Dans  les  dernières  années  de  ce  règne,  raconte  l'auteur  de  Yllis- 

(1)  Ce  fut  Henri  IV  qui  accorda  aux  Calvinistes  le  célèbre  Édit  de  Nantes.  Cette  sorte 
de  Charte  des  Protestants  de  France  accordait  à  ceux-ci  protection  et  différents  droits. 
Ainsi ,  tout  seigneur  de  lief  haut-justicier  pouvait  avoir  dans  son  château  le  plein  exer- 
cice de  la  religion  réformée.  L'entier  exercice  de  cette  religion  était  accordé  dans  tous 
les  lieux  qui  ressortissaient  immédiatement  à  un  parlement.  Les  Calvinistes  pouvaient 
faire  imprimer  des  livres.  Ils  étaient  aptes  à  posséder  toutes  les  charges  et  dignités  de 
l'Etat,  etc. 

Lorsque  Louis  XIV  eut  supprimé  l'Ëditde  ÎVantcs,  il  voulut  empêcher  les  Calvinistes 
d'aller  chercher  à  l'étranger  une  liberté  de  conscience  qu'ils  n'avaient  plus  en  France. 
On  condamna  aux  galères  des  Protestants  des  classes  industrielles  qui  voulaient  sortir 
de  France.  En  outre ,  on  conlisquait  les  biens  des  Calvinistes  nobles  ou  riches ,  si  ces 
derniers  sortaient  de  France  avant  un  an.  Et  c'étaient  les  Jésuites  qui  poussaient  à  ces 
actes  d'une  tyrannie  (jui  rappelle  celle  de  Tibère!... 


HISiOlllK  OES  JESLITES.  273 

ioire  générale  de  la  naissance  el  des  progrès  de  la  Compagnie  de  Jé- 
sus (  publiée  en  1741  ),  on  voyait  dans  les  rues  de  Paris  une  pauvre 
mendiante  qui  racontait  à  ceux  qui  lui  faisaient  l'aumône  sa  triste 
histoire ,  où  les  Pères  Jésuites  figuraient  comme  ils  ont  si  souvent  et 
si  mallieureuscmenl  figuré  ailleurs.  Cette  mendiante  avait  été  femme  de 
chambre  d'une  dame  (jui  avait  pour  confesseur  le  Jésuite  De  La  Rue. 
Cette  dame,  étant  tombée  dangereusement  malade,  remit  à  son  confes- 
seur une  somme  de  10,000  livresqu'elle  voulait  donner,  après  sa  mort, 
à  sa  femme  de  chambre.  Or,  craignant  que  ses  héritiers  ne  cherchas- 
sent à  chicaner  sa  domesti([ue  à  ce  sujet,  elle  confiait  la  somme  au 
Père  pour  qu'il  la  remît,  après  la  mort  de  la  donatrice,  à  la  personne 
(ju  elle  voulait  récompenser  de  ses  longs  et  bons  services.  Le  Jésuite, 
obligeant,  prit  les  écus  et  les  garda  bien  ;  si  bien,  (jue,  lorsque  ,  la  dame 
morte,  la  femme  de  chambre  vint  réclamer  les  10,000  francs  au  Révé- 
rend, celui-ci  nia  le  dépôt.  La  malheureuse  avant  osé  se  plaindre,  les 
Jésuites  la  firent  mettre  à  la  Bastille,  dont  elle  ne  sortit  (ju'après  la  mort 
de  Louis  XIV.  Dans  les  premières  années  de  la  Régence,  on  la  voyait 
encore,  vieille,  infirme,  et  allant,  de  porte  en  porte  dans  Paris ,  im- 
plorer la  pitié  des  personnes  charitables  et  leur  racontant  ses  mal- 
heurs. » 

Il  nous  est  impossible  de  rapporter  ici  toutes  les  accusations  plus  ou 
moins  prouvées  qui  tombèrent  à  cette  époque  sur  le  Jésuitisme,  puis- 
samment couvert  pourtant  par  l'égide  du  pouvoir  royal ,  ([u\  ne  laissa 
pas  que  d'y  perdre  lui-même  de  sa  splendeur  et  de  sa  solidité  ;  car 
c'est  le  propre  des  Jésuites  de  ne  se  sauvegarder  jamais  eux-mêmes 
qu'en  ruinant  et  abîmant  leurs  protecteurs.  Nous  regrettons  surtout 
que  le  défaut  d'espace  ne  nous  permette  pas  de  tracer  le  tableau  des 
intrigues  qui  entourèrent  Louis  XIV  dans  ses  dernières  années,  alors 
que  ce  roi,  astre  éteint,  ne  se  révélait  plus  au  monde  que  j)nr  madame 
de  Maintenon  et  par  le  Jésuite  Le  ïellier  :  une  vieille  maîtresse  et  un 
confesseur  hypocrite. 

Nous  ne  dirons  rien  non  plus  de  l'afTaire  du  Quiélisme ,  dont  on 
peut  trouver  les  détails  dans  toutes  les  histoires,  du  temps.  Nous 
ferons  seulement  remarquer  que  les  Jésuites,  dans  cette  afl'aire,  firent 

II.  3o 


374.  riISTOIKE  DES  JÉSUirES. 

croire  au  dou\  el  bon  Fénelon  qu'ils  le  soutiendraient  ;  mais  dès  que 
Louis  Xiy  se  fut  prononcé,  ils  firent  le  plongeon,  et  découvrirent  qua- 
rante erreurs  dans  le  livre  des  Maximes  des  Saints ,  cause  de  cette 
querelle  où  Uossuet  se  montra  le  plus  fort  docteur,  et  Fénelon  le 
meilleur  chrétien. 

Il  semble  que  les  Jésuites  aient  à  dessein  fait  éJever  tous  ces  bruits 
de  querelles  religieuses  autour  du  trône  de  Louis  XIV  défaillant  et  qui 
semblait  s'y  complaire  :  comme  on  voyait  jadis  les  chefs  de  l'empire 
romain  dégringolant  vers  sa  chute  s'occuper  de  frivoles  discussions 
de  dogme,  ou  des  querelles  de  l'hippodrome.  Peu  de  temps  avant  la 
mort  de  Louis  XIV,  les  Jésuites  soufflèrent  sur  les  cendres  presque 
éteintes  du  Jansénisme  et  en  firent  sortir  encore  l'affaire  de  l'abbé 
Quesnel  et  la  bulle  Unigenitus ,  deux  choses  qui  ranimèrent  l'ardeur 
des  combats  religieux  en  France.  On  trouve  dans  les  Mémoires  du  duc 
de  Sainl-Simon  les  détails  suivants,  que  nous  avons  jugés  assez  curieux 
pour  les  insérer  ici.  Après  avoir  dit  quelques  mots  du  livre  de  Ques- 
nel, livre  qui,  suivant  lui,  fut  le  prétexte  d'une  insurrection  générale 
de  la  Compagnie  de  Jésus  ,  le  duc  de  Saint-Simon  nous  apprend  que 
«  les  honnêtes  gens  voulaient  qu'on  mît  l'auteur  de  ce  livre  (1)  en 
demeure  de  rectifier  les  propositions  mal  sonnantes  de  son  œuvre.  » 

«  Mais  ce  n'était  pas  là  le  jeu  du  Père  ïellier,  »  continue  le  duc 
de  Saint-Simon.  «  Il  \ouWd  étrangler  cette  aii'aire  par  autorité,  et  s'en 
faire  une  matière  à  persécutions  à  longues  années ,  pour  établir  en 
dogme  la  foi  de  l'Ecole  jésuitique,  à  grand' peine  jusqu'alors  tolérée 
par  l'Église  de  France...  Il  voulait  donc  une  condamnation  in  globo, 
qui  tombât  sur  le  tout ,  et  se  sauvât  par  un  vague  qui  se  pouvait  ap- 
pliquer ou  détourner  au  besoin...  Pour  atteindre  ce  but,  la  Compa- 
gnie désirait  engager  dans  la  querelle  le  Pape  et  le  Roi  de  France , 
afin  que  ,  portée  sur  les  deux  puissances  également ,  son  école  éblouît 

(1)  Ce  livre  était  une  sorte  de  résume  des  doctrines  de  saint  Paul,  de  saint  Thomas 
cl  de  saint  Augustin.  En  tout  cas,  si  nous  on  croyons  une  anecdote  insérée  dans  le 
Siècle  de  Louis  XIV,  il  était  si  peu  dangereux  pour  la  foi  chrétienne,  que  Clément  XI , 
qui  le  lut  avant  (luuii  pensât  à  le  poursuivre,  en  lit  publiquement  l'éloge;  ce  qui  ne 
renipèclia  pus  de  le  condamner  (piand  les  Jésuites  le  voulurent. 


HISTOIRE  DES  JÉSUITES.  275 

l'ignoraiiro  on  la  fail)lesse  de  certains  évoques,  atliiAl  les  autres  par  l'am- 
bition ,  forçAt  tout  théologien  d'ôtre  publiquement  pour  ou  contre , 
grossît  infiniment  le  parti  jésuitique,  et  lui  permît  d'anéantir  l'autre, 
une  fois  pour  toutes ,  j)ar  une  persécution  ouverte  et  une  inquisition 
contre  les  gens  également  en  butte  à  l'autorité  de  Rome  et  à  celle  du 
Iloi  ;  par  là,  accoutumer  toute  tête  à  ployer  sous  ce  joug,  et  de  degré 
en  degré  l'ériger  en  dogme  de  foi...  Et  c'est  malheureusement  ce  que 
nous  voyons  aujourd'hui  ! ...  » 

D'Aubenton  et  Fabroni,  deux  ardents  Jésuites,  assiégèrent  le  Pape 
jusque  dans  son  cabinet,  et  l'y  tinrent  comme  en  charte  privée,  pour 
lui  arracher  la  bulle  qui  leur  donnerait  raison  et  condamnerait  le 
Père  Quesnel.  Le  Pape  objecta  vainement  qu'il  avait  pris  un  engage- 
ment solennel  à  cet  égard  envers  le  Sacré-Collége  et  le  cardinal  de 
La  Trémoille.  «  Fabroni ,  continue  le  duc  de  Saint-Simon  ,  s'emporta 
de  colère  et  traita  le  Pape  de  petit  garçon,  lui  soutint  la  bulle  belle  et 
bonne,  toute  telle  qu'il  la  fallait,  et  que  ,  s'il  avait  fait  la  sottise  de 
donner  cette  parole ,  il  ne  fallait  pas  la  combler  en  la  tenant. ..  » 

Le  duc  de  Saint-Simon  raconte  aussi  que  le  Père  Le  Tellier  le 
consulta  sur  l'effet  que  produirait  cette  bulle  à  la  cour  et  à  la  ville. 
Rien  de  plus  curieux  que  le  récit  de  l'entrevue  entre  le  Jésuite  et  le 
grand  seigneur. 

«...  Alors,  dit  Saint-Simon,  le  Père  se  fâcha,  parce  que  j'avais 
mis  le  doigt  sur  la  lettre ,  malgré  ses  adresses  et  cavillations. ..  N'étant 
plus  maître  de  soi ,  il  s'échappa  à  me  dire  des  choses  dont  je  suis  cer- 
tain qu'il  aurait  après  racheté  très -chèrement  le  silence;  il  me  dit 
tant  de  choses  sur  le  fond  et  sur  la  violence  pour  faire  recevoir  la  bulle, 
si  énormes,  si  atroces,  si  effroyables,  que  j'en  tombai  en  véritable  syn- 
cope... Je  le  voyais,  bec  à  bec,  entre  deux  bougies,  n'y  ayant  du  tout 
que  la  largeur  de  la  table  entre  deux  ;  éperdu  tout  à  coup  par  l'ouïe 
et  par  la  vue,  je  fus  saisi,  tandis  qu'il  parlait,  de  ce  que  c  était  quun 
Jésuite  /...  » 

Ce  que  nous  devons  observer ,  pour  caractériser  l'alliance  des  Jé- 
suites avec  Louis  XÏV,  c'est  que  lorsque  ce  monarque  imjiérieux  eut 
des  démêlés  avec  Rome ,  à  la  suite  desquels  il  força  le  successeur  de 


27 G  HISTOIRE  DES  JÉSUITES. 

saint  Pierre  à  s'humilier  devant  le  successeur  de  saint  Louis  ,  les  Jé- 
suites se  rangèrent  toujours  du  côté  de  la  puissance  temporelle. 

11  ne  semble  pas  que  le  clergé  de  France  ait  vu  avec  grand  ])laisir 
les  Jésuites  dominer  en  ce  pays.  En  J668,  l'évéque  de  Pamiers  ex- 
communia trois  Jésuites  de  son  diocèse,  et  celui  d'Arras  censura  l'ou- 
vrage du  Père  Gobât  et  toute  la  Compagnie,  qu'il  représente  »  comme 
une  pépinière  où  s'élèvent  des  gens  destinés  à  ravager  la  vigne  du  Sei- 
gneur, n  Enfin,  en  1701,  l'assemblée  générale  du  clergé  fit  éclater  son 
zèle  contre  la  morale  des  Jésuites. 

JNoublions  pas  une  anecdote  qui  montrera  comment  les  confesseurs 
de  Louis  Xl\  usaient  du  pouvoir  que  leur  accordait,  celui-ci.  «  En 
1680,  le  Père  La  Chaise  voulut  se  rendre  maître  du  monastère  de 
Charonne,  situé  dans  un  faubourg  de  Paris.  Il  paraît  que  les  Jésuites 
n'avaient  pas  entrée  dans  ce  couvent,  ce  qui  les  irritait.  D'ailleurs,  le 
Père  La  Chaise  convoitait  des  terrains  appartenant  à  ces  religieuses.  Il 
persuada  donc  au  roi  et  à  l'archevêque  de  Paris  d'y  mettre  une  abbesse 
pour  y  rétablir,  disait-il,  le  bien  spirituel  et  temporel.  Rien  entendu 
qu'on  y  devait  placer  une  créature  des  bons  Pères.  Malheureusement, 
les  constitutions  de  l'Ordre  de  Cîleaux  ,  auquel  appartenait  le  couvent 
de  Charonne,  défendent  de  nommer  des  abbesses  dans  ses  Maisons. 
Les  Religieuses  de  Charonne,  fortes  de  ceci ,  refusent  de  recevoir  la 
Jésuitessc  dans  leur  couvent.  Le  Pape,  consulté,  leur  donne  raison.  Mais 
le  Père  La  Chaise  voulait  qu'elles  eussent  tort,  et  il  le  leur  fit  bien 
voir.  Le  Parlement,  se  faisant  l'instrument  servile  du  confesseur  royal, 
qui  avait  d'ailleurs  eu  l'adresse  de  mettre  en  avant  les  libertés  gallica- 
nes, rendit  un  arrêt ,  en  exécution  duquel  la  communauté  fut  déclarée 
éteinte,  la  Maison  vendue,  et  les  Religieuses  enlevées  avec  violence  par 
des  archers.  Quelques-unes  furent  réduites  à  mendier. 

Les  Jésuites  enfin  ne  craignirent  pas  d'accuser  l'austère  Rérullo  d'a- 
voir engrossé  une  carmélite,  pour  s'emparer  de  la  direction  d'un  autre 
couvent  qu'ils  convoitaient!... 

Jamais  les  enfants  de  Loyola  n'avaient  été  ni  ne  furent  aussi  puissants 
en  France  que  dans  les  dernières  années  du  règne  de  Louis  XÏV.  On 
sait  que  les  Révérends  Pères  ont  été  accusés  d'avoir  contribué  aux  mal- 


HISTOIRE  mis  JÉSLUTES.  277 

heurs  qui  fondirent  sur  la  France  à  celte  époque.  En  thèse  générale, 
on  peut  flire  que  partout  où  ils  dominent,  c'est  au\  dépens  delà  gloire 
des  souverains  comme  du  bonheur  des  peuples.  Le  xvii*  siècle  a  réel- 
lement consacré  la  puissance  du  Jésuitisme  j)ar  toute  la  terre  ;  cepen- 
dant, c'est  pendant  son  cours  qu'ont  été  portés  les  plus  rudes  coups  à 
la  noire  Cohorte ,  ces  accusations  terribles  qui  préparèrent  le  grand 
jugement  du  xviii"  siècle.  C'est  enfin  dans  le  xvii"  siècle  que  les 
Jésuites,  par  diflérentes  mains,  se  virent  véritablement  mis  sur  l'échci' 
faud  (1). 

(1)  Il  nous  a  été  impossiltle ,  nous  tenons  à  le  répéter,  d'enregistrer  toutes  les  infa- 
mies dont  les  Jésuites  se  sont  rendus  coupables  en  France  pendant  le  règne  de  Louis  XI V. 
Nous  voulons  mentionner  encore  cependant  l'histoire  du  pauvre  florin,  innocent  vision- 
naire que  les  Jésuites  firent  brûler  en  1CG3,  et  dont  tout  le  crime  fut  dans  sa  folie, 
folie  douce  et  dans  laquelle  il  se  croyait  le  Saint-Esprit;  folie  commiuie,  à  ce  (pi'il  pa- 
rait, dans  le  moyen-âge.  Un  familier  des  Jésuites,  Desniarets,  s'introduisit  auprès  de  cet 
insensé  si  peu  dangereux,  lui  prit  ses  papiers,  avec  lesquels  le  Père  Canard,  ou  Annat, 
confesseur  du  roi,  alluma  le  feu  du  bficher. 

Nous  avons  également  passé  sur  le  diacre  Paris  et  ses  Convuhionnaires ,  et  sur  tout 
ce  que  Voltaire,  dans  son  Siècle  de  Louis  XIV,  appelle  si  justement  les  folies  de  Paris. 
Nous  répondrons  ici  au  reproche  qu'on  nous  a  adressé  de  ne  pas  nous  être  étendu  da- 
vantage sur  la  querelle  du  Jansénisme.  Ce  que  nous  avons  à  dire,  à  cet  égard,  c'est  que 
cette  querelle  ne  peut  avoir  qu'un  médiocre  intérêt  pour  les  lecteurs  du  xix«  siècle  ;  \oila 
pourquoi  nous  y  avons  consacré  peu  de  place.  Certes,  d'ailleurs,  et  malgré  le  talent  de 
Pascal,  l'érudition  d'Arnauld,  on  eût  peu  fait  attention  aux  Jansénistes  s'ils  n'eussent 
eu  les  Jésuites  pour  persécuteurs.  On  rit,  de  notre  temps,  en  apprenant  que  Racine,  l'au- 
teur de  Milhridate  et  d'AthaUe,  prit  la  lièvre  parce  que  son  royal  maître  le  soupçonna 
d'être  Janséniste.  Mais,  alors,  c'était  une  accusation  sérieuse  :  «Il  valait  mieux,  en  ce 
temps,  passer  pour  athée  que  pour  Janséniste,  »  a  dit  un  écrivain  ;  c'est  qu'en  ce  temps 
Janséniste  voulait  dire  ennemi  des  Jésuites. 

Rappelons  encore,  pour  terminer,  que,  lorsqu'on  défendit  les  représentations  de  Tar- 
tuffe, .Alulière  s'étonnant  de  ce  qu'on  permettaiten  même  temps  déjouer  une  autre  pièce 
où  la  morale  et  la  religion  étaient  également  attaquées:  «C'est  tout  simple,  obser>a  le 
prince  de  Conli,  ces  gens-là  veulent  bien  qu'on  se  moque  du  bon  Dieu,  dont  ils  s'occu- 
pent fort  peu,  mais  non  pas  d'eux-mêmes  !...» 


CHAPITRE   V. 


La  belle  iUidîere,  —  Dauiieiis,  —  et  la  Banqueroute  du 

P.  La  Valette. 


Le  10  octobre  1751,  une  foule  incroyable  et  incessamment  gros- 
sissante s'amoncela ,  dès  le  matin ,  autour  du  palais  de  Justice  de  la 
ville  d'Aix.  Quelques  centaines  d'intrépides  curieux  avaient  même  bi- 
vouaqué toute  la  nuit  aux  portes  du  vieil  édifice,  afin  de  pouvoir  s'em- 
parer des  meilleures  places.  Ces  derniers,  en  général,  semblaient  étran- 
gers à  la  ville  d'Aix  et  portaient  presque  tous  le  costume  des  pêcheurs 
et  marins  provençaux.  Il  semblait  qu'il  y  eût  plus  que  de  la  curiosité 
chez  ceux-ci  ;  on  devinait  qu'ils  étaient  poussés  par  une  de  ces  anima- 
tions fébriles  qui  ne  se  trahissent  d'abord  que  par  quelques  rauques  et 
sourds  grondements,  et  qui,  tout  à  coup,  éclatent  comme  la  foudre  et 
dévastent  comme  elle.  Cette  animation  se  retrouvait,  du  reste,  à  un 
degré  plus  ou  moins  fort,  sur  toutes  ces  figures  méridionales  brunes 
et  énergiques,  et  qui  sont  si  expressives,  si  belles  même  ,  lorsqu'elles 
ne  sont  pas  brutales. 

Tout  le  Midi  de  la  France  semblait  avoir  envoyé  des  représentants 
à  ce  congrès  en  plein  air  ;  et  des  visages  plus  pâles,  des  gestes  moins 
accentués,  des  costumes  plus  soignés,  qu'on  apercevait  (;à  et  là,  an- 
nonçaient la  présence  dans  la  foule  d'individus  veims  des  parties  sep- 
tentrionales du  royaume  et  probablement  de  la  capitale  même. 


280  HISTOIRE  DES  JÉSUITES. 

Et  ce  n'étaient  pas  seulement  des  gens  du  commun  qui  se  pressaient 
alors  autour  du  palais  de  Justice.  Aussitôt  que  les  portes  de  l'édifice 
eurent  été  ouvertes ,  on  y  vit  entrer  un  grand  nombre  des  plus  hauts 
seigneurs  du  pays,  des  dames  des  premières  familles,  des  prélats  du 
plus  haut  rang.  Ces  êtres  privilégiés  obtinrent,  bien  entendu,  les  pre- 
mières et  les  meilleures  places,  non  sans  difficulté  toutefois,  et  non  sans 
que  besoin  fût  de  recourir  aux  hallebardes  des  archers  de  la  ville  et 
aux  crosses  des  mousquets  du  régiment  de  Picardie ,  qui  tenait  alors 
garnison  dans  la  ville  d'Aix. 

C'est  que  jamais  aussi  le  Parlement  de  cette  ville  n'avait  eu  à  con- 
naître d'une  affaire  qui  eût  fait  autant  de  bruit  que  le  procès  alors 
pendant  devant  son  tribunal.  Ce  procès  était  celui  du  Jésuite  Girard 
et  de  la  belle  Cadière.  Nous  allons  essayer  de  résumer  aussi  brièvement 
que  possible  cette  affaire,  qui  eut  un  si  grand  retentissement  à  son  épo- 
que ,  et  à  laquelle  nous  devons  attacher  une  certaine  importance  en  ce 
qu'elle  influa  fortement  sur  les  destinées  du  Jésuitisme. 

En  1728,  les  Jésuites  eurent  le  crédit  de  faire  nommer  au  Rectorat 
du  séminaire  royal  de  la  marine,  à  Toulon,  un  des  leurs,  nommé 
le  Père  Jean-Baptiste  Girard.  Le  Père  Girard,  qui  dans  sa  Compa- 
gnie faisait  partie  de  la  classe  des  prédicateurs ,  arrivait  alors  de  la 
ville  d'Aix,  où  il  avait  demeuré  pendant  environ  dix  ans,  et  où,  dit-on, 
il  s'était  acquis  dans  la  chaire  une  grande  réputation,  qui  l'avait  pré- 
cédé à  Toulon  et  lui  préparait  de  plus  brillants  succès  dans  sa  nouvelle 
résidence.  Bientôt,  en  effet ,  on  ne  parla  plus  que  du  Père  Girard,  à 
Toulon  ,  parmi  la  gent  dévote.  On  s'écrasait  aux  portes  de  l'église  où 
il  prêchait  ;  et,  les  devoirs  de  sa  nouvelle  charge  ne  lui  permettant  plus 
que  rarement  de  monter  en  chaire,  on  se  battit  autour  du  confession- 
nal où  le  Révérend,  d'une  voix  moins  solennelle,  mais  plus  pénétrante 
encore,  faisait  entendre  la  voix  de  Dieu  à  ses  pénitents  et  surtout  à  ses 
pénitentes.  Car  ce  furent  surtout  les  femmes,  à  ce  qu'il  paraît,  qui 
professaient ,  à  l'endroit  du  Père  Girard ,  le  plus  grand  enthousiasme  ; 
et  ce  n'était  certes  pas  sans  de  bonnes  raisons.  Le  Père  Girard  avait 
une  grande  instruction,  et,  chose  plus  rare,  il  savait  en  adoucir  les  an- 
gles les  plus  ailiers ,  de  manière  à  ne  froisser  jamais  l'ignorance.  Il 


IITS'IOIRK  DRS  .IKSf  ITES.  281 

possédait,  enoulrc,  un  organe  ma|ini(i(|iU!,(lonl  l'Iiarmonio ajoutait  une 
nouvelle  jiuissance  à  sa  parole.  Son  déhil  ('lait  agréable  ,  son  geste 
émouvant.  Sans  être  belle  ,  sa  ligure  avait  (juehpie  cliose  de  rôveur  et 
d'evpressif  à  la  fois.  Ses  yeu\  petits,  mais  pleiiis  de  feu,  que  voilaient 
souvent  de  longs  cils  bruns,  étaient  surmontés  d'un  front  large  et  légè- 
rement fuyant  en  arrière,  tel  qu'on  suppose  celui  d'un  entbousiaste.  Le 
Père  Girard  avait  alors  quarante-huit  ans  à  peine. 

11  n'était  bruit  à  celte  même  époque,  dans  toute  la  ville  de  Toulon, 
que  d'une  jeune  fille  appelée  la  Cadière,  ou  la  belle  Gadière,  et  qui  était, 
suivant  les  uns,  une  folle,  suivant  les  autres,  une  sainte.  Cette  jeune 
iille  appartenait  ,  du  reste,  à  une  famille  honorable  de  Toulon  ;  mais 
privée  d'une  sage  direction  venant  de  ses  parents,  elle  s'abandonna  de 
bonne  heure  à  toutes  les  folles  imaginations  d'une  âme  naturellement 
ardente  et  brûlée  par  les  ardeurs  du  feu  mystique.  Au  lieu  de  faire 
rentrer  au  niveau  de  la  raison  les  Ilots  désordonnés  de  cette  intelli- 
gence d'enfant ,  sous  laquelle  bouillonnaient  déjcà  les  pensées  d'une 
jeune  fdie ,  on  lui  laissa  le  champ  libre.  A  quinze  ans,  la  belle  Ca- 
dière lisait  des  livres  ascétiques,  |>lus  dangereuv  peut-être  que  de  mau- 
vais livres  pour  les  intelligences  jeunes ,  vives  et  qui  aspirent  la  pas- 
sion humaine ,  à  leur  insu  ,  dans  le  souffle  le  plus  divin.  X  seize  ans, 
elle  avait  dévoré  toutes  ces  élucubrations  pleines  d'une  fausse  spiritua- 
lité, qui  ne  sont,  souvent  peut-être,  que  l'écho  des  âpres  rêveries  d'une 
imagination  en  désordre  ,  du  délire  d'une  fièvre  intérieure  et  cachée, 
ou  pis  encore!  A  dix-sept  ans,  la  belle  (iadière  passait  sa  vie  dans  les 
églises ,  les  chapelles ,  les  lieux  de  dévotion ,  ou  dans  un  petit  oratoire 
qu'elle  s'était  arrangé  dans  sa  maison.  Elle  priait  et  jeûnait  à  di\-sej)tans 
plus  qu'un  bon  vieuv  prêtre  nele  fait  à  soixante.  Elle  se  confessait  tous  les 
jours,  communiait  chaque  dimanche  ;  passait  souventles  nuits  à  prier,  les 
pieds  nus  sur  les  dalles  de  son  oratoire  ;  se  donnait  la  discipline  parfois 
avec  une  énergie  qui  déchirait  sa  peau  fine  et  satinée  ;  car  la  belle  Ca- 
dière méritait  !)ien  ce  surnom,  qu'elle  dédaignait  pourtant  pour  celui  de 
sainte.  Une  longue  et  soyeuse  chevelure  d'un  noir  d'ébène,  que  la  ri- 
chesse du  sang  faisait  se  tordre  légèrement  à  la  nuque,  aux  tempes,  à 

la  racine  des  cheveux,  couronnait  royalement  une  tête  admirable,  d'un 
H.  36 


2SÎ  HISTOIRE  DES  JÉSUITES. 

•ralbe  délirieux  et  fin.  Sa  figure,  de  ce  blanc  mat  des  contrées  méri- 
dionales et  que  relevaient  des  tons  cliauds,  avait  un  caractère  de  beauté 
saisissant,  un  peu  âpre  et  comme  mordant  au  cœur,  qui  eût  étonné  Ra- 
phaël, ce  peintre  de  l'âme,  mais  qu'eussent  adorée  Rubens  et  Titien, 
ces  deux  peintres  de  la  vie.  Mais ,  soit  qu'elle  ignorât  sa  beauté ,  soii 
qu'elle  vouliit  l'offrir  en  holocauste  au  Seigneur,  la  belle  Cadière  pas- 
sait toujours,  lentement,  priant  et  recueillie,  à  travers  la  haie  que  les 
jeunes  gens  de  la  ville,  les  plus  beaux  et  les  plus  riches,  formaient 
d'habitude,  aussitôt  qu'elle  paraissait  dans  la  rue,  et  sous  de  brûlants 
regards  méridionaux  dardés  sur  elle  comme  des  flèches  de  feu,  et  qui 
s'émoussaient  toujours  et  s'éteignaient,  hélas!  sur  ce  beau  marbre  in- 
sensible ,  sur  ce  charmant  bloc  de  glace  ! 

Du  reste,  il  n'eût  pas  fait  bon  qu'on  eût  osé,  seulement  du  regard, 
faire  insulte  à  la  belle  sainte  Cadière.  La  populace  eût,  sans  nul  doute, 
fait  un  mauvais  parti  à  l'isolent  effronté.  Les  hommes  du  port  sur- 
tout, les  pêcheurs  et  marins,  classe  d'hommes  fort  superstitieuse 
par-dessus  toutes ,  avaient  une  croyance  ferme  et  profonde  en  la 
sainteté  de  la  belle  Cadière,  depuis  que,  par  un  jeu  du  hasard,  l'en- 
fant d'un  deux ,  abandonné  par  les  médecins  et  dont  la  mère  pré- 
parait déjà  le  linceul  en  pleurant ,  avait  été  subitement  rappelé  à  la 
vie  et  à  la  santé,  sous  les  blanches  mains  de  la  jeune  fille  amenée  par 
le  désespoir  paternel  et  invitée  par  ces  simples  créatures  à  appeler  la 
clémence  divine  sur  l'unique  gage  d'une  union  toujours  heureuse,  mais 
aussi  toujours  stérile  jusqu'alors.  Ce  miracle  mit  définitivement  au 
front  de  a  belle  Cadière  le  nimbe  des  bienheureux  ;  et,  la  croyance 
populaire  réagissant  sur  l'exaltation  de  la  jeune  fille,  cette  dernière  se 
crut  réellement  en  communication  directe  avec  le  ciel,  sa  véritable  pa- 
trie ;  el'ieeut  de  fréquentes  extases,  des  visions  célestes  ;  elle  entendit  les 
voix  des  anges,  ses  frères  aux  blanches  ailes,  qui  l'appelaient  et  conver- 
saient avKC  eue  :  sainte  Thérèse  allait  se  voir  dépassée...  Ce  fut  alors 
que  ie  Père  Girard  fut  nommé  Recteur  du  séminaire  royal  de  la  ma- 
rine, à  Toulon. 

Dans  l'intérêt  de  son  Ordre ,  et,  sans  parler  d'un  autre  sentiment, 
probablement  aussi  par  un  mouvement  d'amour- propre  personnel,  le 


Le  P.  Girard  et  h  belle  Cadiere 


HlS'lOimi  OKS  JKSLin  lis.  283 

Jésuite  lut  bionlôl  désirciix  d'avoir  pour  juMiiteiile  la  jeune  el  belle 
sainte,  quidailleurs  appartenait,  ainsi  ([ue  nous  Tavonsdit,  aune  mai- 
son riche  et  iionorable  de  Provence.  De  son  côté,  la  belle  Cadière,  toute 
sainte  qu'elle  était  ou  pouvait  être,  fut  singulièrement  llattée  des  avances 
du  Révérend  Père,  dont  la  réputation  était  déjà  établie  à  Toulon  aussi 
bien  qu'à  Aix;  elle  espérait  probablement  aussi  que  le -membre  d'un 
Ordre  dont  le  chef  avait  composé  les  Exercices  spirituels  lui  aiderait  à  se 
raj)prochcr  du  ciel  par  ces  voies  mystiques  Inconnues  au  commun  des  fidè- 
leset  dontellecroyait  avoir  découvert  quelques-unes.  Le  PèreGirard,  en 
effet,  loin  de  calmer  les  troubles  de  cette  jeune  âme,  qui  n'étaient  peut- 
être  que  le  reQux  de  leffervescence  des  sens,  les  échos  mal  interprétés 
delà  voix  de  la  nature,  l'encouragea  à  de  nouvelles  folies.  Le  Jésuite, 
loin  de  défendre  à  sa  pénitente  la  lecture  des  livres  ascétiques ,  lui  en 
indiqua  de  plus  dangereux  encore.  Le  petit  oratoire  delà  belle  Cadière 
fut  transformé  en  chambre  des  méditalions  !...  Le  Père  Girard  n'ou- 
blia pas  de  faire  connaître  à  sa  jeune  pénitente  les  écrivains  de  sa 
Compagnie  ;  il  lui  mit  entre  les  mains,  par  exemple,  le  livre  du  Jé- 
suite Louis  Henriquez,  qui  a  pour  titre  :  Occupaiions  des  saints  dans 
le  ciel,  et  dans  lequel,  étrange  profanation  !  l'auteur,  qui  semble  un 
fils  de  Mahomet  bien  plus  qu'un  disciple  du  Christ ,  nous  montre  les 
bienheureux  jouissant  largement,  et  avec  toute  l'énergie  des  aspira- 
tions célestes,  des  plaisirs  les  plus  vifs  qu'offre  la  terre.  Ainsi,  on  y 
voit  les  saints  et  les  saintes  réunis  par  couples  gracieux ,  passer  sous 
des  ombrages  frais  et  mystérieux ,  où  s'épanouissent  les  fleurs  les  plus 
belles  et  les  })lus  parfumées  ;  ou  bien,  et  toujours  par  couples,  danser, 
dormir,  savourer  de  divins  nectars;  ou  bien  encore  s'y  marier  et  avoir 
des  enfants. ..  Tout  cela  au  bruit  des  harpes  célestes  et  des  divins  can- 
tiques ,  et  tandis  que  les  séraphins  secouent  au-dessus  de  ces  voluptés 
célestes  les  flammes  brûlantes  qui  sont  leur  propre  essence ,  et  que 
les  mignons  chérubins,  témoins  discrets,  tapis  dans  les  feuillages  dou- 
cement agités  ,  battent  de  leurs  petites  ailes  blanches  comme  pour  ra- 
fraîchir l'atmosphère  embrasée  et  pour  aj)plaudir  au  bonheur  que  goû- 
tent leurs  nouveaux  compagnons!. ..  (1) 

(1)  Le  livre  du  Père  Luuis  Henriquez,  dont  uuus  boiimies  bien  loia  d'exagérer  le» 


284  HlSTOlliE  DES  JKSCITliS. 

Le  Père  Girard  semblait  s'être  entièrement  consacré  à  sa  jeune , 
belle  et  sainte  pénitente.  Pas  un  jour  ne  se  passait  sans  qu'ils  ne  se 
vissent,  soit  que  le  prêtre  lut  trouver  la  jeune  fille  dans  son  oratoire,  soit 
que  celle-ci  vînt  s'agenouiller  dans  le  confessionnal  de  la  chapelle  de 
celui-là.  Tellement,  que  les  autres  pénitentes  du  Piévérend  Père,  moins 
saintes,  moins^jeunes,  moins  belles  peut-être,  s'en  montraient  fort  pi- 
quées et  commençaient  à  en  médire.  Cependant,  telle  était  la  confiance 
presque  unanime  en  la  sainteté  de  la  jeune  fille  et  dans  la  vertu  du 
prêtre,  que  nuls  propos  méchants  n'osaient  encore  se  produire  ouverte- 
ment à  leur  occasion  ;  seulement ,  au-dessus  de  cette  intimité  spiri- 
tuelle, un  observateur  attentif  eût  pu  voir  poindre  le  nuage  de  la  mé- 
disance qu'un  instant  fait  grossir.  Soudain  ce  nuage  creva  ,  et  ter- 
rible fut  l'orage  qui  en  jaillit. 

Dans  l'hiver  de  1730,  la  ferveur  ascétique  de  la  belle  Cadière  avait 
redoublé;  elle  soumettait  son  corps  charmant  et  déjà  amaigri  à  de  vé- 
ritables tortures  :  on  assurait  même  qu'elle  avait  passé  le  carême  de 
cette  année  sans  prendre  aucune  nourriture.  Enfin ,  le  Vendredi- 
Saint,  comme  pour  compléter  la  ressemblance  avec  le  Christ  dans  sa 
Passion ,  elle  fut  trouvée  dans  son  oratoire  renversée  et  baignée  dans 
son  sang  qui  s'échappait  d'une  blessure  qu'un  ange,  suivant  son  récit, 
lui  avait  faite  au  côté. . . 

Quelques  semaines  après,  les  méchantes  langues  de  Toulon  don- 
naient à  la  maigreur  de  la  belle  Cadière,  à  ces  extases ,  à  ce  sang,  à 
tout  ceci  qu'ils  traitaient  de  comédie  ,  une  explication  purement  phy- 
sique et  passablement  scandaleuse.  Le  premier  qui  se  hasarda  à  laisser 
voir  cette  opinion  faillit  être  assommé  par  les  gens  du  port,  qui  trai- 
taient tout  ceci  de  calomnies  atroces  et  soutenaient  de  leurs  bras  vi- 
goureux la  sainteté  chancelante  de  la  belle  Cadière.  Les  pêcheurs  et 
marins  se  seraient  probablement  montrés  plus  faciles  à  l'endroit  du 
Père  Girard  :  mais  comme  les  traits  lancés  sur  la  robe  noire  mena- 
çaient de  rejaillir  sur  la  robe  blanche,  les  dignes  enfants  du  Midi  pro- 
tégeaient également  riitu>  cl  l'autre  de  leurs  voix  rauques  et  de  leurs 

divagations  béulcniciil  croiiqucs,  fut  public  on  1031,  avec  aiiiuobalion  du  l'roviniial 
de  Castille. 


HISTOIKE  DES  JÉSUITES.  i85 

poings  pesants.  In  jour,  néanmoins,  sous  une  dédiarge  plus  terrible 
et  presque  générale,  force  leur  fut  de  s'efVacer  en  sacrifiant  au  moins 
un  de  leurs  deux  protégés. 

La  voix  qui  s'élevait,  ce  jour-là,  |)our  convertir  en  accusation  ce 
qui  jusqu'alors  n'avait  été  regardé  que  comme  une  médisance  ou  une 
calomnie ,   appartenait  h  un  individu  trop  respecté  et  jouissant  lui- 
même  d'une  estime  trop  générale  pour  qu'il  fût  possible  de  lui  impo- 
ser silence  par  un  des  moyens  à  l'usage  des  pêcheurs  et  gens  du  port. 
Cette  voix  n'était  rien  moins  que  celle  du  Prieur  du  couvent  des  Car- 
mes 1  Ce  qu'elle  disait,  d'ailleurs,  était  dirige  beaucoup  plus  contre  le 
Père  Girard  que  contre  la  belle  Cadière.  Les  avocats  populaires  de 
celle-ci  laissèrent  donc  s'élever  à  peu  près  en  liberté  la  rumeur  et  s'ac- 
croître le  scandale.  En  revanche,  les  confrères  et  amis  du  Père  Cirard 
s'émeuvent,  prennent  parti  pour  le  Jésuite  ;  et,  pour  étrangler  l'affaire, 
comme  ils  disent ,  ils  ne  trouvent  rien  de  mieux  que  de  solliciter  et 
d'obtenir  contre  la  Cadière  un  ordre  de  réclusion  au  couvent  des  Ur- 
sulines,  avec  défense  délaisser  communiquer  la  jeune  fille  avec  qui  que 
c<i  soit  du  dehors. 

Cet  étrange  abus  d'autorité ,  loin  de  prévenir  le  scandale ,  ne  sert 
qu'à  le  faire  éclater  plus  vite  et  plus  bruyamment. 

La  nouvelle  de  l'arrestation  et  de  l'enlèvement  de  la  belle  Cadière 
ne  s'est  pas  plus  tôt  répandue  dans  Toulon,  que  les  pêcheurs  et  marins, 
tout  le  menu  peuple,  s'émeuvent,  s'agitent,  se  lèvent  et  s'écrient.  Les 
parents  de  la  jeune  fille,  soutenus  par  une  grande  partie  des  notables 
habitants  de  Toulon,  dénoncent  aux  magistrats  compétents  l'abus  d'au- 
torité dont  la  Cadière  est  victime.  Lu  arrêt  du  Conseil  du  roi  intervient 
et  ordonne  que  le  Parlement  d'Aix  connaîtra  de  l'affaire,  qui  s'instruit 
aussitôt,  malgré  la  résistance  des  Jésuites,  de  leurs  amis  et  patrons  se- 
crets ou  reconnus.  Alors,  les  Conseils  delà  belle  Cadière  présentent  à 
cette  Cour  une  requête,  faite  au  nom  de  celle-ci,  contre  le  Père  Girard. 
Enfin,  le  10  octobre,  l'affaire  est  appelée. 

On  comprend  maintenant  l'afduence  de  monde  que  nous  montrions, 
au  début  de  ce  chapitre ,  tout  autour  du  palais  de  Justice  de  la  ville 
d'Aix  ;  et  l'on  doit  penser  qu'aux  premiers  rangs  étaient  les  pêcheurs 


286  HISTOIRE  ])Eî5  JÉSUITES. 

et  gens  du  port  de  Toulon  ,  toujours  persuadés  de  la  sainteté  de  leur 
belle  Cadière,  mais  qui,  désormais,  en  revanche,  chargeaient  le  Jésuite 
Girard  des  forfaits  les  plus  inouïs. 

Aussitôt  que  les  membres  du  Parlement,  à  grand'peine  introduits 
dans  le  lieu  des  séances,  eurent  pris  place,  le  Président  donna  l'ordre 
d'amener  la  plaignante  et  l'accusé.  Le  Père  Girard,  tant  était  grande 
l'irritation  populaire,  avait  été  transféré,  dès  la  veille  et  de  nuit,  dans 
une  pièce  attenante  à  la  Gour.  Quant  à  la  belle  Gadière ,  grâce  à  ses 
nombreux  et  déterminés  champions,  elle  ne  parut  pas  plus  tôt,  accom- 
pagnée de  sa  mère  et  d'une  religieuse  d'un  couvent  d'Aix  où  la  Gour 
lui  avait  assigné  un  asile,  qu'un  large  passage  lui  fut  ouvert. 

La  jeune  fille  semblait  marcher  et  se  soutenir  avec  difficulté,  et  seu- 
lement à  l'aide  des  bras  de  sa  mère  et  de  la  religieuse  qui  l'accompa- 
gnait. Néanmoins,  elle  était  toujours  si  belle  que ,  lorsque  pour  re- 
mercier la  foule  de  sa  complaisance  à  lui  livrer  passage,  elle  souleva 
un  grand  voile  qui  l'enveloppait  presque  entièrement,  en  prononçant 
d'une  voix  émue  quelques  paroles  qu'on  devina  putôt  qu'on  ne  les  en- 
tendit ,  comme  un  frisson  électrique  parcourut  la  multitude  ;  quel- 
ques sanglots  éclatèrent,  mais  s'éteignirent  aussitôt  dans  une  furieuse 
imprécation  lancée  contre  le  Père  Girard. 

Parvenue  devant  la  Gour,  la  belle  Gadière ,  toujours  digne  de  ce 
nom  ,  rejeta  son  voile  ,  sur  l'ordre  du  Président;  et ,  après  avoir  ré- 
pondu aux  questions  d'usage  :  «  qu'elle  se  nommait  Catherine  Ga- 
dière, et  qu'elle  était  âgée  de  dix-huit  ans,  »  formula  de  vive  voix  son 
accusation  contre  le  Jésuite. 

Il  nous  est  impossible  d'insérer  ici  cette  déposition  :  la  plainte  de  la 
Gadière  ne  remplit  pas  moins  d'un  volume  dans  une  édition  de  ce  pro- 
cès célèbre.  D'ailleurs,  le  crime  reproché  au  Père  Girard  ,  fût-il  cent 
fois  prouvé,  ne  serait  toujours  que  celui  d'un  Jésuite,  et  c'est  à  l'Ordre 
entier  que  nous  nous  attaquons.  Nous  n'avons  même  résolu  de  parler 
de  toute  cette  artaire  que  parce  cpie  le  contre-coup  s'en  fit  rudement 
sentir  à  la  Compagnie  de  Jésus  tout  entière,  et  qu'elle  nous  amènera 
à  la  situation  qu'occupait  celle-ci  dans  les  premières  années  du  xviii" 


niSTOÎRK  DES  JÉSUITES.  287 

Aprùs  avoir  raconté  comment  elle  avait  connu  lo  IVre  Girard,  com- 
ment celui-ci ,  s'cmparant  de  son  esprit ,  dirigeant  sa  conscience ,  et 
exaltant  encore  son  imagination  en  délire,  l'avait  guidée,  poussée  dans 
les  routes  les  plus  ardues  de  la  vie  ascétique  ,  la  belle  (ladière,  expli- 
quant ensuite  dans  quel  but  infernal  le  Jésuite  excitait  dans  sa  jeune 
âme  en  délire  de  brûlantes  et  séraphiques  ardeurs,  formula  nettement 
contre  le  Père  Girard  une  accusation  de  magie  et  de  sorcellerie,  d in- 
ceste spirituel ,  et,  enfin,  de  séduction  réelle 

Le  Père  Girard  fut  interrogé  à  son  tour.  Bien  entendu ,  son  récit 
fut  tout  différent  de  celui  de  la  plaignante.  Il  avoua  que,  lorsqu'il  se 
fut  chargé  de  la  direction  spirituelle  de  la  jeune  fille,  il  avait,  pendant 
quelque  temps ,  autorisé  les  exercices  de  dévotion  de  cette^  dernière  ; 
mais  il  affirma  constamment  qu'il  avait  bientôt  voulu  la  retenir  dans 
cette  voie  de  dévotes  folies,  qu'il  soupçonnait  unies  à  des  intentions 
mondaines,  et  que  ce  fut  parce  qu'il  ne  put  y  parvenir  qu'il  avait  cessé 
d'avoir  aucune  relation  avec  sa  pénitente. 

On  introduit  alors  le  Prieur  des  Carmes  de  Toulon.  Ce  religieux, 
nommé  le  Père  Nicolas ,  dépose  que  Catherine  Cadière  est  venue  se 
confesser  à  lui,  et  que,  sur  sa  demande,  elle  a  répété  cette  confession 
devant  témoins.  Cette  confession ,  qu'il  lui  est  à  présent  permis  de  faire 
connaître  à  la  justice,  charge  gravement  le  Père  Girard. 

x\près  le  Carme,  on  fait  paraître  deux  frères  de  la  jeune  fille,  tous 
deux  prêtres ,  et  dont  les  dépositions  confirment  ce  que  viennent  de 
déclarer  les  précédents  témoins.  La  correspondance  épistolaire  entre  le 
Jésuite  et  sa  jeune  pénitente  est  aussi  mise  sous  les  yeux  de  la  Cour. 

Alors  les  avocats  des  deux  parties  prennent  la  parole  et  s'efforcent , 
bien  entendu ,  de  déverser  à  qui  mieux  mieux  le  ridicule  et  l'odieux 
sur  la  partie  adverse.  L'avocat  de  la  belle  Cadière  traite  le  Jésuite  de 
séducteur  infâme  et  même  de  meurtrier  ;  l'avocat  du  Révérend  s'écrie 
((  que  la  plaignante  est  une  folle  et  pis  encore,  que  poussent  par  derrière 
les  ennemis  de  la  Société  à  laquelle  appartient  son  client  ! ...  »  La  riposte 
n'attend  pas  l'attaque.  Les  gros  mots  volent  et  tombent  comme  grêle: 
Le  Père  Girard  a  séduit  la  jeune  fille  par  des  moyens  surnaturels,  ou 
en  employant  la  violence  et  môme  le  poignard  qui  s'est  teint  d'un  sang 


288  HISTOIRE  DES  JÉSUITES. 

innocent  et  pur. , .  — La  Cadiùre  est  une  misérable  folle,  ses  frères  sont 
deux  intrigants,  le  Prieur  des  Carmes  est. . .  (juoi  donc  ?  un  Janséniste  ! . . . 

Tout  à  coup  des  cris  affreux  se  font  entendre ,  et  l'on  aperçoit  la 
belle  Cadière  qui ,  s'arrachant  des  bras  de  sa  mère  et  de  la  religieuse 
qui  veulent  en  vain  la  contenir,  arrache  ses  beaux  cheveux,  déchire 
ses  vêtements  et  se  roule  par  terre,  demi-nue  et  dans  d'affreuses  con- 
vulsions, tandis  que  ses  dents  serrées  laissent  échapper  des  mots  comme 
ceux-ci  : 

((  Oh  ! . . .  le  démon  ! . . .  sa  proie  1 . . .  Misérable ,  tu  m'as  perdue  ! . . . 
Sainte  Catherine  de  Sienne  ,  ma  patronne  ,  ne  le  croyez  pas  ! . ..  Je  ne 
suis  pas  à  lui!...  0  Père  Girard  !...  Infâme!...  Et  moi,  infanti- 
cide!... Oh!...  Démon  !...  Mon  Dieu!...  »  Et  la  jeune  fille  perd 
connaissance  entièrement. 

L'audience  est  suspendue  un  moment.  Le  président  ordonne  qu'on 
transporte  la  jeune  fille  au  couvent  où  elle  demeure.  Cet  incident  a 
produit  un  effet  terrible  sur  les  juges  comme  sur  l'auditoire  ;  et  on  en- 
tend, au  dehors,  de  terribles  cris. qui  arrivent  jusqu'au  pied  du  tribunal 
malgré  l'épaisseur  des  murailles,  et  qui  demandent  vengeance  du  Jé- 
suite... 

La  Cour  se  retire  enfin  pour  rendre  son  arrêt.  Lorsqu'elle  revient 
de  la  chambre  des  délibérations ,  la  nuit  est  tombée  depuis  longtemps  ; 
cependant  la  foule  est  toujours  aussi  compacte,  au  dehors  comme  au 
dedans;  et  l'on  entend,  de  moment  à  autre,  de  sourds  rugissements 
pareils  à  ceux  que  fait  entendre  un  lion  enchaîné  quand  approche 
l'heure  où  on  lui  jette  sa  pâture.  Tout  à  coup  le  silence  règne  de 
nouveau.  Le  Président  lit  le  jugement  de  la  Grand'Chambre.  L'ar- 
rêt, rendu  après  de  longs  et  tumultueux  débats  dans  la  salle  des 
délibérations  aussi  bien  que  dans  celle  des  plaidoiries ,  trompa  toutes 
les  prévisions  :  il  ordonnait  purement  et  simplement  que  la  Cadière  fût 
renvoyée  à  sa  mère ,  avec  invitation  à  celle-ci  de  veiller  de  plus  près 
sur  sa  fille  ,  et  mettait  le  Jésuite  Girard  hors  de  Cour  (1). 

(1)  Les  pièces  du  procès  de  la  Cadière  ont  été  imprimées,  on  1731,  à  la  Haye,  et  for- 
ment 2  volumes  in-folio  ou  8  volumes  in-12.  On  peut  voir  aussi  un  extrait  do  ce  procès 
célèbre  dans  les  Causes  intiressantes  de  Riclier,  vol.  2. 


IIISTOJJIK  D1':S  JÉSUITES.  289 

l^orsquc  la  foule  qui  stationnait  aux:  abords  du  palais  de  Justice 
apprit  les  termes  de  cet  arrêt,  elle  sembla  remuée  comme  par  une  même 
impulsion,  et  des  cris  terribles,  des  clameurs  de  mort  s'élevèrent  de  son 
sein. Excitée  par  les  pêcheurs  et  les  marins  de  Toulon,  la  rage  populaire 
arriva  promptement  à  un  degré  qui  fit  peur  aux  magistrats,  qui  se  hâ- 
tèrent de  s'échapper,  et  aux  autorités  de  la  ville,  qui  firent  mettre  vite 
sous  les  armes  tout  ce  qu'ils  avaient  de  trouj)cs.  Cependant  les  mai- 
sons de  quelques-uns  des  membres  du  Parlement,  soupçonnés  d'être 
partisans  des  Jésuites,  eurent  leurs  vitres  cassées,  et  on  essaya  de  mettre 
le  feu  au  Collège  des  Jésuites.  Ces  Pères  furent  même  obligés  de  ne 
pas  paraître  de  quelque  temps  en  public  avec  leur  costume.  Quant 
au  Père  Girard,  ce  ne  fut  qu'en  se  déguisant  avec  soin  ,  et  en  pro- 
fitant d'une  nuit  obscure,  qu'il  put  sortir  vivant  de  la  ville  d'Aix.  La 
ville  de  Toulon  lui  offrant  de  plus  grands  dangers  encore,  il  lui  fallut 
aller  se  cacher  dans  une  Maison  éloignée  ;  deux  ans  après ,  il  mourut 
à  Dole.  On  n'entendit  plus  parler  de  la  belle  Cadière. 

Les  écrivains  Jésuites  se  sont  efforcés  de  nous  montrer  dans  leur 
Père  Girard  un  prêtre  vertueux,  mais  crédule,  trompé,  égaré  par  les 
ruses  mystiques  de  sa  pénitente  ;  ce  qui  paraît  assez  difficile  à  croire, 
lorsqu'on  pense  à  la  différence  d'âge,  d'expérience,  de  savoir,  qui  exis- 
tait entre  la  belle  Cadière  et  le  Père  Girard.  Suivant  eux,  c'est  parce 
que  le  Jésuite  ne  voulut  pas  aider  la  Cadière  à  se  faire  passer  pour  une 
nouvelle  sainte  Catherine-de-Sienue  que  celle-ci  chargea  son  confes- 
seur de  crimes  odieux.  Ils  ajoutent  encore  que  les  scandales  du  procès 
furent  dus  surtout  aux  Jansénistes,  qui  poussèrent  sur  la  scène  la  jeune 
fille  par  les  mains  du  Prieur  des  Carmes  et  des  frères  de  la  Cadière  ; 
ces  derniers  étaient  tous  deux  prêtres. 

Cependant,  sur  les  vingt-cinq  conseillers  du  Parlement  qui  for- 
maient le  tribunal  devant  lequel  fut  jugé  le  procès,  treize  seulement 
déclarèrent  le  Père  Girard  innocent  ;  les  douze  autres  le  reconnurent 
coupable,  et  votèrent  pour  qu'il  fut  briîlé  vif. 

Et,  cependant,  si  l'on  s'en  rapporte  à  plus  d'une  opinion  haute- 
ment formulée  dans  le  temps,  entre  autres,  à  celle  de  l'auteur  des  Mé- 
moires touchanl  V élablissemcnl  des  Jésuites  dans  les  Indes  d'Es- 

II.  37 


290  HISTOIRE  DES  JÉSUITES. 

pagne  (1),  les  Jésuites  semblent  avoir  compté  assez  peu  sur  la  bonté  de 
la  cause  de  leur  confrère,  puisqu'ils  essayèrent  de  lui  concilier  à  prix 
d'argent  l'esprit  de  ses  juges.  «  La  veille  du  jour  de  cet  infâme  pro- 
cès, »  dit  l'écrivain  que  nous  copions  ,  «  deux  Jésuites  se  présentèrent 
chez  un  magistrat  qui  devait  siéger  dans  l'affaire,  homme  d'une 
grande  probité  ,  et  qui  passait  pour  défavorable  à  la  Société  de  Jésus. 
Après  le  premier  salut,  ces  Pères  lui  déclarent  qu'ils  sont  charges  de 
lui  faire  une  restitution  considérable.  Le  magistrat  ne  se  laisse  pas 
éblouir  ;  il  reconnaît  le  piège,  et  le  tourne  contre  les  tentateurs.  Per- 
suadé que  la  somme  que  ces  Jésuites  lui  annoncent  comme  une  resti- 
tution est  le  prix  de  son  suffrage,  il  leur  répond  que  la  modicité  de  sa 
fortune  ne  lui  permet  pas  d'avoir  jamais  fait  une  pareille  perte.  «  Il  n'est 
pas  douteux,  ajoute-t-il,  qu'il  y  a  erreur ,  ou  dans  le  nom  ou  dans  la 
personne.  Cette  restitution  ,  en  un  mot ,  ne  peut  me  regarder,  »  Les 
Jésuites  cependant  s'obstinent  à  soutenir  qu'elle  le  regarde  ;  bref,  ils 
laissent  la  bourse  sur  le  bureau  et  s'en  vont.  Le  magistrat ,  sachant 
alors  à  qui  il  a  affaire  ,  prend  cette  bourse  et  va  en  distribuer  le  con- 
tenu aux  différents  hôpitaux  de  la  ville...  Le  procès  de  la  Cadière  ar- 
rive; notre  magistrat,  persuadé  de  la  culpabilité  du  Père  Girard,  opine 
pour  sa  condamnation,  et  le  plus  vigoureusement. 

«  Les  Jésuites,  instruits  par  leurs  émissaires,  reviennent  alors  chez 
le  conseiller;  là,  d'un  ton  patelin  et  béat,  ils  disent  à  celui-ci  :  u  qu'il 
avait  eu  grandement  raison  de  leur  soutenir,  la  veille ,  que  la  resti- 
tution ne  le  regardait  point  ;  qu'ils  avaient  vu  la  personne  avec  la- 
quelle on  l'avait  confondu,  et  qu'ils  étaient  pénétrés  de  la  plus  vive  dou- 
leur de  lui  redemander  la  somme  qu'ils  lui  avaient  remise.  »  —  Halte- 
là,  mes  Révérends,  dit  alors  brusquement  le  magistrat  ennuyé  de  leurs 
doléances  hypocrites.  Voyant,  hier,  que  vous  persistiez  à  me  laisser 
cette  bourse  dont  je  ne  voulais  point,  j'ai  pensé  que  ce  que  j'avais  de 
mieux  à  faire  ,  ce  que  vous  désiriez  sans  doute,  était  d'en  distribuer  le 
contenu  aux  pauvres,  ce  que  j'ai  fait  !...  »  Les  bons  Pères  commen- 


(i)  (.et  ouvrage,  iulrcssé  manustrit  au  niinistic  de  Louis  XIV,  Pontchartrain ,  dès 
1710,  ne  l'ut  impriiiié  qu'eu  17o8,  iii-12. 


lIISTOinF:  DES  JÉSUITES.  291 

çaient  dôjn  A  sourire  môrhamment ,  lorsque  le  conseiller  leur  mit  sous 
le  nez  le  récépissé  qu'il  avait  eu  soin  de  tirer  des  receveurs  des  liApi- 
(nu\ ,  auxquels  il  renvoya,  en  fin  de  compte,  les  Uévérends,  furieux 
de  se  voir  joués  par  plus  honnête  et  plus  fin  qu'eux  !..,  » 

Pour  terminer  celte  rapide  esquisse  du  procès  de  la  belle  Cadière , 
nous  ajouterons  qu'il  parut  alors,  sur  ce  sujet,  unefoule  d'écrits,  livres  et 
pamphlets,  dans  lesquels  les  Jésuites  étaient  fort  maltraités.  On  fit  même 
une  pièce  de  théâtre  sur  cet(e  affaire  ,  et  l'auteur  ,  qui  regardait  sans 
doute  la  Cadière  comme  une  seconde  Lucrèce,  intitula  son  œuvre  :  Le 
Nouveau  Tarquin ,  comédie.  On  trouve  aussi,  dans  quelques  exem- 
plaires de  l'édition  in-folio  des  pièces  de  ce  procès,  des  gravures  fort  ob- 
scènes ,  d'ailleurs ,  mais  qui  mettent  en  pleine  et  entière  évidence  les 
crimes  reprochés  au  Père  Girard. 

Ce  procès  eut  un  retentissement  énorme  ;  le  scandale  qui  en  rejaillit 
fit  un  tort  immense  à  la  Compagnie  de  Jésus  ;  et  cela  devait  être. 
L'acquiitement  d'un  Jésuite,  dignitaire  de  son  Ordre,  vivement  pro- 
tégé et  publiquement  soutenu  par  lui ,  à  une  seule  voix  de  majorité , 
tandis  que  douze  autres  voix ,  sur  vingt-cinq ,  concluaient  à  la  culpa- 
bilité de  l'accusé  et  demandaient  qu'il  fût  brûlé,  cet  acquittement, 
disons-neus,  équivalait  à  une  condamnation  ,  surtout  si  l'on  admet 
les  moyens  de  captation ,  d'intimidation  des  confrères  du  Père  Gi- 
rard,  si  l'on  pense  à  leur  esprit  d'intrigues  et  à  l'influence  immense 
dont  ils  disposaient  encore  alors  ;  car  la  Compagnie  de  Jésus  avait  été 
loin  de  décroître  dans  les  commencements  du  xviii"  siècle.  En  1710, 
suivant  le  Père  Jouvenci ,  les  calculs  faits  par  Y  Imago  primi  seculi  , 
sur  l'état  de  la  Société ,  avaient  dû  recevoir  de  nouveaux  chiffres. 
Ainsi,  pour  cette  année  1710,  le  Père  Jouvenci  trouve  1,390  établis- 
sements jésuitiques  ,  au  lieu  de  900,  et  20,000  Jésuites  au  lieu  de 
16,000.  Le  Père  Jouvenci  eût  pu  ajouter,  ce  qu'il  se  garda  bien  de 
faire,  que  les  revenus  des  Jésuites  s'étaient  accrus  à  peu  près  dans  les 
mêmes  proportions. 

Dans  les  dernières  années  du  règne  de  Louis  XÏV,  immense  est  le 
nombre  des  lettres-patentes  royales  qui  dotent  de  belles  et  bonnes 
rentes  les  établissements  de  saint  Ignace.  Partout  où  les  Jésuites  sont 


292  HISTOIRE  DES  JÉSUITES, 

protégés,  ou  dominants  immense  encore  est  le  noml)re  des  réunions  de 
bénéfices  faites  aux  profils  des  Maisons  jésuitiques.  «  Co  sont  des  faits 
de  notoriété  publique,  ))  disent  des  Requêtes  et  Mémoires  divers,  pré- 
sentés aux  conseils  du  roi  Louis  XV,  et  dont  on  a  imprimé  en  1761  les 
plus  importants,  qui  forment  deux  volumes  in-12. 

La  Régence  du  duc  d'Orléans,  pendant  la  minorité  de  Louis  XY, 
n'arrêta  pas  non  plus  les  progrès  de  la  Compagnie  de  Jésus.  Nous  de- 
vons mentionner  ici  que  le  ministre  favori  du  Régent,  le  trop  fameux 
cardinal  Dubois;  fut  l'ami  des  Jésuites  ;  et  il  était  bien  digne  de  le  de- 
venir. On  sait  que  ce  ministre,  aussi  célèbre  par  ses  vices  infâmes  que 
par  ses  talents  réels,  fut  fait  cardinal  en  1720;  il  était  déjà  archevêque 
de  Cambrai.  Ce  fut  Massillon  qui  eut  la  lâcheté  de  le  sacrer.  On  rap- 
porte que,  lors  de  la  cérémonie,  Dubois  ayant  demandé  préalablement 
et  successivement  au  célèbre  prédicateur  la  prêtrise,  le  sous-diaconat,  les 
quatre  mineurs  et  la  tonsure ,  toutes  choses  indispensables  à  l'investi- 
ture d'un  prélat,  Massillon,  impatienté,  s'écria  :  «  Ne  vous  faut-il  pas 
aussi  le  baptême  ?  »  On  assure,  du  moins,  que  c'était  le  jour  de  la 
première  communion  du  successeur  de  Fénelon,  du  nouveau  prince  de 
l'Eglise.  On  a  dit,  de  plus,  que  ce  cardinal  était  marié.  11  mourut  en 
172Ô,  peu  de  temps  avant  son  patron,  le  duc  d'Orléans.  Il  laissa  une 
fortune  considérable  et  une  mémoire  justement  ilétrie  (1).  Dubois  avait 
établi  de  nouveaux  impôts,  et  achevé  d'épuiser  la  France.  Il  mourut 
sans  recevoir  le  viatique  ;  le  Régent  son  patron  expira,  lui,  entre  les 
bras  de  sa  maîtresse  :  ce  qui  fit  dire  «  que  le  duc  d'Orléans  était  mort 
entre  les  bras  de  son  confesseur  ordinaire.  » 

Sous  Louis  XV,  le  cardinal  de  Fleury,  qui  d'abord  simple  précep- 
teur de  ce  prince  en  devint,  peu  après  la  mort  du  duc  d'Orléans,  le  pre- 
mier ministre,  et  gouverna  la  France,  se  montra  encore  plus  favorable 

(1)  Nous  nous  risquons  à  donner  ici  l'épitaphe  populaire,  et  fort  juste  dans  sa  licen- 
cieuse e\prcssion ,  qui  fut  faite  pour  cet  homme  que  Rome  avait  f;iit  cardinal,  et  que 
Paris  vit  sanctifiant  les  orgies  de  son  patron  le  rcgcnt.  Voici  cette  epitaphe  : 
Rome  rougit  d'avoir  rougi 

Le  m qui  gît  ici. 

Ce  furent  les  Jésuites  qui  firent  obtenir  à  Dubois  le  chapeau  de  cardinal  :  service 
dont  cet  ('irangc  prime  do  l'Eglise  les  récompensa  en  les  protégeant!... 


HISTOIRE  DES  JÉSUITES.  293 

aux  Jésuites ,  avec  lesquels  il  semble  avoir  été  lié  par  un  pacte  secret. 
On  a  souvent  confondu  le  cardinal  de  IHeury  avec  l'abbé  Fleury,  au- 
teur de  Y  Histoire  ecclésiasiique.  Ce  dernier,  prêtre  vertueux,  in- 
struit et  sans  ambition,  lui  confesseur  de  Louis  XY,  et  ce  fut  le  car- 
dinal qui  lui  ôta  ce  poste  pour  le  donner  à  un  Jésuite  ,  le  Père  de  Li- 
nières.  iNous  devons  dire  à  quelle  occasion. 

Le  roi  avait  épousé  Marie  Lekzinscka ,  fdle  de  Stanislas  de  Polo- 
gne, princesse  belle  et  vertueuse,  mais  froide,  un  peu  bigote,  et 
plus  âgée  d'ailleurs  que  Louis  XY,  qui  n'était  guère  encore  qu'un 
adolescent.  Louis  aimait  sa  femme,  et  lui  était  fidèle,  malgré  l'ar- 
deur de  ses  sens  et  les  pièges  tendus  sous  ses  pas.  La  vile  tourbe  des 
courtisans  en  était  toute  consternée  ;  elle  se  disait  avec  raison  qu'elle 
n'avait  rien  à  attendre  d'un  monarque  sage  ;  elle  résolut  donc  d'avoir 
un  roi  débauché.  Parmi  les  noms  desSéjans  corrupteurs  qui  poussèrent 
Louis  XY  dans  le  bourbier  de  ses  scandaleuses  orgies,  au  fond  duquel 
il  devait  trouver  une  mort  prématurée  et  la  haine  de  ses  sujets ,  on 
trouve  le  nom  du  cardinal  de  Fleury.  Non  pas  que  ce  cardinal-ministre 
fut  un  autre  Dubois  ;  mais  il  était  avide  de  pouvoir;  et  surtout  la  prin- 
cesse de  Carignan,  qui  gouvernait  le  cardinal,  et  qui,  dit-on,  en  était 
la  maîtresse,  en  était  avide.  Or,  la  princesse  de  Carignan,  se  faisant 
l'écho  de  la  cour,  fit  comprendre  au  cardinal-ministre  que  le  jeune  roi 
devant  avoir  tôt  ou  tard  des  maîtresses ,  il  valait  beaucoup  mieux  qu'il 
en  eût  tout  de  suite,  pourvu  qu'elles  lui  fussent  données  par  des  mains 
amies  et  expérimentées  ! . . . 

Une  trame  est  ourdie  autour  de  la  sagesse  royale  ;  madame  de 
Mailly  est  choisie  pour  supplanter  la  reine  dans  le  cœur  du  roi.  Mais 
celui-ci,  par  cela  peut-être  qu'il  se  sent  entraîné  par  ses  penchants  se- 
crets, redouble  d'assiduité  dans  la  couche  nuptiale.  Alors,  on  fait  agir 
un  autre  ressort.  Un  jésuite  est  donné  pour  confesseur  à  Louis  XV; 
la  reine  en  avait  déjà  un.  Ce  dernier,  mettant  au  service  d'un  ignoble 
intérêt  mondain  la  voix  céleste  parlant  par  sa  bouche ,  fit  entendre 
à  la  reine ,  «  qu'ayant  rempli  les  devoirs  de  son  état  en  donnant  un 
héritier  au  trône ,  elle  ferait  une  chose  très-édifiante  pour  la  terre  et 
très-agréable  à  Dieu  en  se  sevrant  autant  que  possible  désormais  des 


294  HISTOIRE  DES  JÉSUITES. 

voluptés  charnelles ,  et  en  se  dévouant  à  la  plus  excellente  des  vertus 

de  la  femme  chrétienne,  la  chasteté.  » 

Dévote ,  et  surtout  froide  par  tempérament ,  fatiguée  peut-être  de 
ses  couches  répétées ,  la  reine  entra  facilement  dans  la  voie  qu'on  lui 
indiquait.  Là-dessus,  le  roi  son  époux,  qui  commençait  à  s'abandon- 
ner de  son  côté  à  ses  conseillers  pervers ,  s'étant  grisé  dans  un  petit 
souper,  vient  cependant  prendre  sa  place  dans  la  couche  royale.  Marie, 
assure-t-on,  repoussa  des  caresses  dont  la  vivacité  était  sans  doute  aug- 
mentée par  l'ivresse ,  avec  un  dégoût  si  prononcé  ,  que  le  roi ,  blessé 
dans  son  amour-propre,  jura  qu'il  ne  recevrait  pas  deux  fois  un  pareil 
affront,  et  sortit  de  la  chambre  à  coucher  de  sa  femme  pour  n'y  plus 
rentrer. 

De  ce  moment,  et  sous  l'influence  des  conseillers  corrupteurs  qui 
l'entouraient ,  Louis  XV  se  livra  à  toute  l'effervescence  de  ses  pas- 
sions. La  comtesse  de  Mailly  fut  sa  première  maîtresse  ;  mais  le  roi 
lui  associa  bientôt  sa  sœur  ,  madame  de  Vintimille.  On  sait  com- 
bien est  longue  la  liste  des  courtisanes  titrées  qui  se  déroule  de 
madame  de  Mailly  à  Jeanne  Vaubernier,  dite  comtesse  Dubarry. 
Tandis  que  Louis  XV,  dans  ses  petits  appartements ,  passait  sa  vie  à 
table  ou  dans  les  bras  de  ses  maîtresses,  le  cardinal  de  Lleury  gouver- 
nait la  France  et  la  gouvernait  fort  mal ,  quoi  qu'on  en  ait  dit  ;  pro- 
tégés par  le  cardinal-ministre,  les  Jésuites  crurent  voir  s'ouvrir  pour 
eux  une  ère  de  prospérité  brillante.  Mais  déjà,  sur  l'horizon  du  monde, 
apparaissait  le  nuage  renfermant  la  foudre  qui  allait  frapper  et  briser 
pour  un  temps  l'édifice  du  Jésuitisme.  On  avait  entendu  ses  premiers 
grondements  lors  du  procès  de  la  belle  Cadière  ;  l'attentat  de  Da- 
miens,  bientôt  suivi  de  la  banqueroute  du  Père  La  Valette,  allait  le 
faire  éclater  dans  toute  sa  force. 

Le  cardinal  de  Fleury  était  mort  en  1743;  des  ministres,  moins  bien 
disposés  en  faveur  de  la  Compagnie  de  Jésus ,  avaient  succédé  à  ce 
constant  protecteur  des  fils  de  saint  Ignace.  Le  feu  des  querelles  reli- 
gieuses était  assoupi ,  presque  éteint  ;  on  avait  oublié  complètement 
la  fameuse  bulle  Unigenitus ,  les  Jansénistes  ;  on  commençait  même 
à  ne  plus  guère  s'occuper  des  Jésuites,  si  ce  n'est  jteul-ètre  la  pa- 


HISTOIRE  DES  JÉSUITES.  295 

paillé,  qui  depuis  limoccnl  Xlll  (1),  mollirait  des  velléités  de  repren- 
dre contre  la  Société  de  Jésus  des  projets  de  réforme  si  souvent  enlre- 
pris  et  toujours  abandonnés  ;  le  successeur  de  ce  dernier  pontile , 
mécontent  des  Jésuites,  avait  même  commencé  les  hostilités  contre  la 
noire  Cohorte.  Cette  dernière  se  dit  qu'une  diversion  nouvelle  et  suf- 
fisamment puissante  est  nécessaire  ;  elle  se  promet  de  saisir  la  pre- 
mière qui  se  présentera,  et  d'en  faire  naître  une  au  besoin. 

Le  Jansénisme  expirant  essayait  alors  de  se  rendre  à  la  vie  par  le 
moyen  des  miracles  du  cimetière  de  Saint-Médard,  du  diacre  IVuis  et 
des  convulsionnaires.  Les  Jésuites  s'emparent  de  cette  circonstance  et 
l'exploitent  habilement.  Le  cimetière  Saint-Médard  est  fermé,  et 
les  disciples  du  nouveau  saint  sont  réduits  à  ne  se  livrer  à  leurs  con- 
vulsions et  extravagances  diverses  qu'en  cachette.  Mais  les  Jésuites 
avaient  trouvé  là  une  étincelle  avec  laquelle  ils  espéraient  ranimer  le 
feu  sommeillant  des  disputes  religieuses.  Ils  ne  se  trompèrent  pas. 
On  recommence  à  se  quereller  sur  la  bulle  ;  des  prélats  osent  se  pro- 
noncer contre  elle  ;  en  revanche ,  à  l'ordre  de  Tarchevêque  de  Paris, 
les  curés  de  Saint-Sulpice  et  de  Saint-Étienne-du-Mont  refusent  les 
sacrements  à  ceux  de  leurs  pénitents  et  pénitentes  qui  ne  croient  pas 
devoir  s'y  soumettre.  Le  Parlement  se  saisit  de  l'affaire  et  condamne 
les  curés  ;  le  conseil  du  roi  annulle  l'arrêt  du  Parlement  ;  celui-ci  ré- 
siste, la  cour  l'exile  :  grand  bruit  dans  toute  la  France.  Et,  là-dessus^ 
les  Jésuites  de  se  frotter  les  mains ,  aux  premiers  souffles  de  ce  nouvel 
orage ,  et  de  jeter  de  nouveaux  aliments  au  foyer  qu'on  croyait  éteint 
et  dont^  la  fumée  est  un  voile  qui  les  cache  à  l'attention  ,  en  atten- 
dant que  sa  lueur  fasse  reparaître  sur  la  scène  leur  silhouette  triom- 
phante. 

Mais,  tout  à  coup,  dans  l'atmosphère  où  soufflent  ces  rafales  de  dis- 
cordes et  les  dominant,  un  grand  cri  s'élève  et  apprend  à  la  France , 
au  monde  étonnés,  que  Louis  XV  vient  d'être  frappé  par  un  assassin  ! 
Le  5  janvier  1757,  veille  des  Rois ,  de  six  à  sept  heures  du  soir, 
la  compagnie  des  gardes  de  service  au  château  de  Versailles  venait  de 

(1)  Innocent  Xlll  ayant  osé  dire  un  jour  qu'il  se  proposait  de  réformer  la  Compagnie 
de  Jésus,  mourut ,  le  lendemain,  de  mort  subite  ! 


2î)6  HISTOIRE  DES  JESUITES, 

recevoir  l'ordre  d'accompagner  le  carrosse  qui  allait  conduire  à  Tria- 
non  le  roi  et  le  Dauphin.  Louis  XV  avait  l'intention  d'aller  souper  et 
coucher  à  Trianon.  Le  duc  d'Ayen,  capitaine  de  service,  avait  déjà  pris 
place  à  la  droite  de  la  voiture  ;  bientôt  on  vit  le  roi  s'avancer  sous  la 
voûte  d'entrée,  accompagné  du  Dauphin  et  suivi  par  une  foule  de  cour- 
tisans empressés,  en  tôte  de  laquelle  étaient  le  maréchal  de  Richelieu, 
le  chancelier  de  Lamoignon  et  le  garde-des-sceaux  ,  Machault.  Les 
Cent-Suisses  présentèrent  les  armes  au  souverain ,  qui  se  hâta  de  se 
diriger  vers  le  carrosse;  car  il  faisait  un  froid  excessif.  Nous  avons  dit 
qu'il  était  près  de  sept  heures  du  soir,  par  conséquent  il  faisait  nuit  ob- 
scure ,  et  la  scène  était  assez  mal  éclairée  par  quelques  lumières  que 
tenaient  des  valets  royaux  ;  on  ne  vit  donc  pas  un  homme  se  glisser 
adroitement  au  milieu  des  gardes  et  se  mêler  à  la  foule  des  courtisans 
et  grands  officiers  qui  entouraient  le  roi.  Ce  dernier,  cependant,  faisait 
un  mouvement  pour  monter  dans  sa  voiture,  lorsque  soudain  on  le  vit 
se  retourner  vivement,  tandis  que  sa  main,  fouillant  sous  l'ample  redin- 
gote qui  le  couvrait,  et  semblant  comme  interroger  la  poitrine,  en  res- 
sortait teinte  d'un  peu  de  sang. 

(Cependant  un  tumulte  effroyable  a  lieu  ;  le  duc  d'Ayen  tire  son 
épée  et  s'élance  vers  le  roi,  que  soutient  le  Dauphin  ;  les  gardes  s'agi- 
tent et  brandissent  leurs  armes  ;  on  crie  à  l'assassin,  et  tous  les  regards 
cherchent  l'auteur  du  crime  dans  la  foule  qui  remplit  la  Cour-de-Marbre. 
((  C'est  cet  homme  qui  m'a  frappé  !  »  dit  en  ce  moment  Louis  XV, 
dont  la  main  désigne  un  individu,  qui,  par  un  mouvement  presque 
inaperçu  au  milieu  du  mouvement  général,  s'était  rejeté  dans  la  foule; 
seulement ,  il  avait  oublié  d'ôter  son  chapeau  comme  tous  ceux  qui 
entouraient  le  roi.  Le  duc  d'Ayen  s'élance  aussitôt  vers  ce  personnage, 
que  ses  yeux  égarés  semblaient  effectivement  signaler  comme  l'auteur 
de  la  tentative  d'assassinat,  et  qu'on  arrête  sans  qu'il  essaye  de  fuir  ou 
de  réclamer.  Tandis  qu'on  l'cntrauie  dans  le  vestibule  du  palais,  il 
ne  dit  que  ces  mots  :  «  Qu'on  prenne  garde  à  Monsieur  le  Dauphin! 
et  qu'il  ne  sorte  pas  de  la  journée  !...  »  On  comprend  que  ces  pa- 
roles ne  firent  que  redoubler  la  terreur  de  tous  ceux  qui  les  enten- 
dirent. 


! 


nisromn:  dks  .lîisrnEs.  297 

L'homme  arrî-lé  fui  alors  traîné  dans  une  pièce  du  rez-dc-tliaussée, 
dite  Salle-des-dardes.  Là,  il  fut  fouillé,  et  l'on  trouva  sur  lui  uu  cou- 
teau assez  petit,  garni  de  deux  lames  dont  l'une  était  lui  canif.  Comme 
on  supposa  d'abord  que  ce  n'était  pas  avec  une  telle  arme  qu'il  avait 
essayé  d'assassiner  le  roi,  on  continua  la  fouille,  et  on  finit  i)ar  le  met- 
tre  tout  nu ,  sans  néanmoins  qu'on  put  trouver  autre  chose  que  ce 
couteau  d'apparence  assez  peu  meurtrière. 

Cependant  l'exaspération  était  evtrème  dans  le  groupe  nombreux 
et  singulièrement  mêlé  qui  entourait  l'accusé.  Le  duc  d'Aycn  était 
désespéré  que  l'attentat  et^it  été  commis  sous  ses  yeux  ;  les  gardes  de 
sa  compagnie ,  qui  avaient  ouvert  leurs  rangs  à  l'assassin ,  le  prenant 
pour  un  homme  du  service  du  roi ,  étaient  transportés  d'une  rage  telle 
que,  lorsqu'ils  eurent  mis  nu  l'individu  arrêté,  deux  d'entre  eux  se 
saisirent  de  pincettes,  et,  les  ayant  fait  rougir  au  feu,  en  brûlèrent  di- 
verses parties  du  corps  du  misérable,  tandis  que  le  duc  d'Ayen ,  le 
chancelier,  et  Rouillé,  secrétaire  d'Etat,  lui  criaient  de  coid'esser  son 
crime  et  le  nom  de  ses  complices.  Suivant  Voltaire ,  le  garde-des- 
sceaux  prit  surtout  une  grande  part  à  cette  besogne  de  bourreau.  On 
dit  même  que,  sans  la  prompte  arrivée  du  lieutenant  du  grand-prevot, 
Le  Clerc  du  Brillet ,  auquel  appartenait  la  connaissance  de  l'affaire , 
l'homme  arrêté  eût  été  expédié  avec  la  même  hâte  qui  avait  sauvé  au- 
trefois la  torture  à  Jacques  Clément,  et,  aux  complices  de  ce  moine, 
le  danger  de  voir  leurs  noms  révélés. 

Cependant  le  bruit  s'était  répandu  jusqu'à  Paris  que  le  roi  venait 

d'être  assassiné  ;  et  la  grande  ville  s'emplissait  de  rumeurs  de  nature 

diverse.  On  était  alors  au  milieu  de  la  lutte  des  Parlements  contre 

les  prétentions  ultramontaines  d'im  côté  et  le  pouvoir  royal  de  l'autre, 

et  le  destin  du  roi  ne  pouvait,  quel  qu'il  fût,  rester  indifférent  aux 

partis,   (jui  tous  avaient  quelque  chose  à  espérer  ou  à  craindre  d'un 

changement  de  gouvernement.   11  paraît  que  les  Jésuites  ne  furent 

pas  des  derniers  à  essayer  d'exploiter  la  circonstance  :  madame  de  Pom- 

padour ,  la  favorite  régnante ,  était ,  pour  diverses  raisons ,  hostile  au 

parti  de  saint  Ignace;  le  confesseur  jésuite  obtint  du  royal  blesse,  qui 

ne  connaissait  pas  encore  le  plus  ou  le  moins  de  gravité  de  sa  blessure, 
II.  38 


^08  IJISrOIRE  DES  JÉSLUTES. 

qu'on  éloignAt  la  marquise.  Dôjà  les  couiiisans  se  tournaient  vers  le 
Dauphin ,  qui  devait  avoir  dorénavant  ses  entrées  aux  conseils  du  roi, 
lorsqu'on  apprit  que  la  blessure  de  Louis  XV  était  tout  à  fait  insigni- 
fiante :  l'arme  qui  l'avait  frappé  avait  à  peine  pénétré  de  quatre  lignes 
dans  les  chairs  du  flanc  droit,  au-dessous  de  la  cinquième  côte. 

Louis  XV  s'était  mis  au  lit  avec  un  peu  de  fièvre ,  mais  surtout  avec 
une  grande  agitation  d'esprit.  Rassuré  par  les  médecins  sur  la  gra- 
vité de  sa  blessure,  il  avait  ensuite  redouté  que  l'arme  dont  on  l'avait 
frappé  ne  fût  empoisonnée.  Mais,  bientôt,  toutes  craintes  cessèrent  à 
cet  égard  ;  la  blessure  du  roi  n'était  réellement  qu'une  égratignure , 
qui  se  cicatrisa  d'elle-même  en  quelques  jours.  Aussitôt,  il  rappela 
près  de  lui  madame  de  Pompadour ,  qui  revint  triomphante  et  plus 
puissante  que  jamais. 

L'assassin  du  roi  se  nommait  Robert-François  Damions.  Il  était 
né  le  9  janvier  1715,  à  ïieuloy,  petit  village  de  l'Artois  ,  situé  près 
d'Arras,  dans  la  paroisse  de  Monchy-le-Breton  ;  il  avait  donc,  en  con- 
séquence, quarante- deux  ans,  lors  de  son  attentat.  Son  père  avait  été 
fermier,  mais  s'était  ruiné  et  avait  fait  banqueroute.  Damions,  se 
trouvant  sans  ressources  du  côté  de  sa  famille ,  s'était  fait  successi- 
vement laquais,  soldat,  serrurier,  cuisinier,  etc.  C'était,  à  ce  qu'il 
paraît,  un  homme  de  peu  de  valeur  intellectuelle  et  morale,  esprit 
sombre,  mécontent  et  tant  soit  peu  détraqué,  assure-t-on  ;  il  avait 
déjà,  par  des  injures  ouvertement  proférées  contre  le  gouvernement, 
attiré  sur  lui  les  soupçons  de  la  police ,  qui  l'avait  même  arrêté  et  lui 
avait  fait  passer  quelque  temps  à  la  Bastille ,  d'où  Damiens  sortit 
l'âme  plus  exaltée,  le  cœur  plus  ulcéré,  et  l'esprit  plus  disposé  à  re- 
cevoir l'impulsion  qui  devait  plus  tard  le  pousser  à  frapper  son  roi. 
De  quel  côté  lui  vint  cette  impulsion  meurtrière?  Il  est  à  peu  près 
impossible  de  le  dire.  Le  nom  des  Jésuites  fut  tout  d'abord  prononcé, 
surtout  après  qu'on  eut  appris  que  Damiens,  —  circonstance  au  moins 
fort  remarquable  1  —  avait  servi  à  deux  reprises ,  comme  garçon  de 
cuisine  et  de  réfectoire,  dans  le  Collège  des  Jésuites  de  Paris.  Ce  qui 
contribuait  encore  à  faire  charger  de  nouveau  la  noire  Cohorte  d'un 
crime  qui  tant  de  fois  lui  fut  imputé,  c'est  que,  lors  de  son  premier 


IIISTOini':  DES  JÉSUITKS.  299 

intCMPOiiatoire,  à  Versailles,  paris  lieulciianl  du  grand-jiriîvol,  l)a- 
micns  n'avait  (ioniié  aux  questions  pressantes  qu'on  lui  fil  sur  les  motifs 
qui  l'avaient  poussé  à  son  crime  que  cette  réponse  unique  et  obstinée  : 
«  Si  j'ai  attenté  sur  le  roi,  c'est  à  cause  de  la  religion  .'...  » 

En  étudiant  enfin  les  écrits  de  cette  époque,  on  en  tire  cette  conclu- 
sion que,  si  les  Jésuites  ne  furent  pas  ceux  qui  poussèrent  secrètement 
Damiens  à  commettre  son  crime  ,  ce  furent  eux,  du  moins,  que  la 
conviction  publique  désigna  comme  les  complices  et  les  excitateurs  de 
ce  misérable.  Mais  il  paraît  aussi  qu'on  essaya  de  donner  une  autre 
direction  à  l'opinion ,  et  qu'on  voulut  rendre  les  Parlements  et  tous 
ceux  qui  se  prononçaient  pour  les  droits  de  la  nation  et  du  peuple , 
contre  toute  tyrannie  royale  ou  religieuse,  complices  du  crime  de  Da- 
miens. On  comprend  que  ce  procès  dut  avoir  un  grand  retentisse- 
ment au  milieu  de  l'excitation  générale  ;  on  ne  s'entretenait  plus  que 
de  cela  à  Paris  et  par  toute  la  France. 

Cependant  ce  procès  s'instruisait.  Le  comte  d' Argenson ,  ministre 
de  la  guerre,  avait  minuté  lui-même  la  lettre  du  roi,  que,  dit-on,  le 
président  Hénault  avait  dictée,  et  dans  laquelle  le  roi  demandait  une 
vengeance  éclatante  de  son  assassin.  Cette  lettre  avait  été  portée  aux 
vingt-deux  conseillers  de  la  Grand'Chambre,  débris  du  Parlement. 
Des  lettres-patentes  qui  saisissaient  la  (il rand' Chambre  de  cette  affaire 
furent  expédiées  le  15  janvier.  Dans  la  nuit  du  17  au  18,  Damiens 
fut  enlevé  de  la  geôle  des  gardes-du-corps  à  Versailles,  et  transféré  à  la 
prison  du  Palais,  où  il  fut  enfermé  dans  la  tour  dite  de  Montgommery. 
On  mit  à  ce  transport  un  appareil  extraordinaire.  Trois  carrosses  à 
quatre  chevaux  reçurent  Damiens,  des  exempts  et  des  magistrats. 
Ces  voitures  étaient  entourées  par  une  compagnie  des  gardes  et  pré- 
cédées par  un  fort  détachement  de  la  maréchaussée.  Un  certain  nom- 
bre de  soldats  avaient  des  torches  allumées  à  la  main ,  tandis  que  les 
autres  tenaient  leurs  sabres  nus.  En  outre,  une  autre  compagnie  des 
gardes  joignit  l'escorte  aussitôt  qu'elle  fut  arrivée  à  Vaugirard,  par  où 
elle  eut  ordre  de  passer,  sans  doute  pour  éviter  tout  obstacle;  et ,  de- 
puis la  barrière  jusqu'au  palais  de  Justice,  les  rues  étaient  bordées  par 
le  guet  à  pied  et  à  cheval,  par  des  Suisses  et  le  reste  des  gardes.  On  a 


300  '  HISTOIRE  DES  JÉSUITES. 

même  dit  que  défense  avait  été  signifiée  à  tout  individu  de  se  trouver 
sur  le  passage  de  ce  cortège  singulier,  et  cjue  les  soldats  avaient  l'or- 
dre de  tirer  sur  ceux  qui  se  mettraient  aux  fenêtres  pour  le  voir  passer. 
Voltaire  a  démenti  cette  assertion,  qui  nous  semble  Lien  un  peu  exa- 
gérée. Cependant  les  précautions  prises  en  cette  circonstance  ne  lais- 
sent pas  à  elles  seules  que  d'étonner. 

11  est  à  remarquer  que,  tout  en  déférant  au  Parlement  l'affaire  de 
Damiens,  Louis  XV  n'en  exila  pas  moins  plusieurs  conseillers,  du  27 
au  30  janvier.  Ces  conseillers  furent  tenus  comme  en  prison  dans 
leurs  demeures  par  des  archers  du  guet,  jusqu'à  ce  qu'ils  eussent  quitté 
Paris.  Cela  fut  cause  que  l'on  soupçonna  plus  lard  la  Crand'Clianihre 
de  n'avoir  pas  voulu ,  pour  obéir  à  des  ordres  venus  d'en  haut ,  faire 
tomber  la  responsabilité  du  crime  de  Damiens  sur  des  complices  qu'on 
désirait  ménager  justement  parce  qu'ils  étaient  les  ennemis  du  Par- 
lement. 

Le  26  mars,  l'instruction  du  procès  étant  terminée,  Damiens  com- 
parut devant  la  Grand'Chambre,  composée  de  douze  présidents-à-mor- 
tier, de  sept  conseillers  d'honneur,  sept  conseillers  ordinaires,  et  de 
quatre  maîtres-des-requêtes  ;  sur  l'ordre  du  roi,  et  conformément 
à  leurs  privilèges,  cinq  princes  du  sang  et  vingl-deux  ducs  et  pairs 
avaient  pris  place  au  tribunal,  dont  le  chef  élait  le  premier  président 
Maupeou. 

Une  foule  immense  entourait  le  palais  de  Justice;  mais  personne, 
excepté  les  magistrats,  les  princes  du  sang,  les  pairs,  les  gens  du  roi, 
les  huissiers  et  quelques  privilégiés,  n'avait  pu  obtenir  d'entrer  dans 
l'enceinte  du  tribunal.  Un  grand  déploiement  de  troupes  avait  encore 
été  ordonné  en  cette  occasion. 

Damiens,  dit-on,  montra  pendant  tout  le  cours  de  son  procès  un 
courage  extraordinaire  et  une  gaieté  presque  insolente.  11  soutint  tou- 
jours que  la  religion  l'avait  déterminé  à  frapper  le  roi,  mais  qu'il  n'a- 
vait jamais  eu  l'intention  de  le  tuer.  On  assin-emèrae  que  ses  discours 
respiraient  une  véritable  affection  j)our  Louis  XV.  Du  reste,  ses  ré- 
ponses, pleines  de  divagations  et  accusant  une  folie  évidente ,  débla- 


HISTOIRE  DES  JÉSUITES.  301 

feraient  tour  à  tour  contre  l'archevêque  de  Paris  (1),  et  les  membres 
du  l*arlemeiit  qui  luttaient  ou  qui  avaient  lutté  contre  l'autorité  royale. 
Si  l'on  s'en  rapporte  aux  pièces  du  procès ,  (|ui  existent  encore  ,  Da- 
micns  soutint  toujours  aussi  qu'il  n'avait  aucun  complice;  que  son  projet 
était  conçu  depuis  trois  ans,  mais  que  jamais  il  n'en  avait  dit  un  mot  à 
qui  que  ce  fût  .11  semble  qu'on  ait  voulu  amener  Damiens  à  charger  le 
Parlement,  et  à  faireremonter  sur  ce  corps,  assez  audacieux  pour  lutter 
contre  l'Eglise  et  la  royauté,  la  complicité  de  l'attentat  et  plus  encore. 
Mais  la  déposition  d'un  des  témoins  vint  donner  une  direction  différente 
et  forcée  à  l'accusation.  Yarcille,  enseigne  aux  gardes,  qui  avait  arrêté 
Damiens ,  soutint  toujours  que  celui-ci  avait  dit ,  dans  la  Salle-des- 
Gardes ,  à  Versailles ,  que  si  Von  avait  coupé  le  cou  à  quatre  ou  cinq 
évéques ,  il  n  aurait  pas  assassiné  le  roi.  I.a  seule  rectitication  de 
Damiens  porta  sur  les  mots  couper  le  cou  ;  il  prétendit  qu'il  avait  dit 
seulement  k  qu'il  eût  fallu  punir  ces  prélats.  »  On  remarqua  aussi  que 
le  président  Maupeou  ayant  demandé  à  l'accusé  k  s'il  croyait  que  la 
religion  permît  d'assassiner  les  rois?  »  par  trois  fois,  Damiens  refusa 
de  répondre. 

En  lisant  les  actes  de  ces  procès,  on  compare  involontairement  Da- 
miens à  un  autre  misérable,  qu'un  procès  moderne  et  de  même  nature 
a  rendu  fameux  :  nous  voulons  parler  de  Fieschi.  Damiens  eut  à  peu 
près  la  même  contenance  dans  les  débats.  11  tit  des  allocutions  à  ses 
juges,  iltùcha  de  se  donner  une  tournure  héroïque,  il  se  donna  comme 
égaré  par  de  mauvais  conseils,  il  fit,  pour  ainsi  dire,  assaut  de  bonnes 
manières  avec  le  premier  président  Maupeou,  comme  Fieschi  avec  le 
président  de  la  Cour  des  pairs.  Moins  heureux  que  cet  autre  miséra- 
ble ,  on  ne  lui  fit  grâce  d'aucune  des  tortures  qui  constituaient  alors 
le  supplice  d'un  régicide. 

Aussitôt  après  qu'il  eut  entendu  sa  condamnation,  on  l'appliqua, 
séance  tenante,  à  la  question  ordinaire  et  extraordinaire.  Cette  question, 

[i]  «  C'est  ce  (,'oc]uin  d'arclicxcMiuc  qui  est  cause  do  tout  !  »  n'|i('t;i-t-il  à  diverses  re- 
prises. Voyez  les  Pièces  du  procès  de  Damiens  :  A'ollaire,  Siècle  de  Louis  XIV,  juge- 
ment de  Damiens;  le  Siècle  de  Louis  XV,  auncc  1757,  par  Lallray,  etc.,  etc. 


302  HISTOIRE  DES  JÉSUITES. 

aux  termes  de  l'arrêt,  fut  môme  portée  d'une  demi-heure,  durée  ordi- 
naire, à  deux  heures.  Après  lui  avoir  serré  fortement  les  jamhes  entre 
deux  planches  de  chêne,  le  tortureur-juré  fit  entrer,  à  coups  de  mar- 
teau et  successivement,  huit  coins  de  fer  entre  ses  genoux,  qui  furent 
broyés.  Damiens,  —  du  moins,  ainsi  le  disent  les  actes  de  sa  question, 
—  ne  fit  guère  que  répéter  ce  qu'il  avait  déjà  dit  auparavant.  Aux 
derniers  coins  ,  il  inculpa  seulement  un  domestique  d'un  sieur  Fer- 
rières ,  frère  d'un  conseiller  au  Parlement,  auquel  il  prétendit  avoir 
entendu  dire,  en  présence  de  son  maître ,  «  qu'on  ne  pouvait  finir  les 
querelles  de  l'époque  qu'en  tuant  le  roi,  et  que  ce  serait  une  œuvre 
méritoire.  »  On  fit  venir  sur-le-champ  ce  domestique,  nommé  Gauthier, 
et  son  maître  ,  qui  n'eurent  pas  de  peine  à  se  disculper.  Gauthier  de- 
meura seulement  une  année  en  prison  ,  après  quoi  il  fut  élargi. 

Le  28  mars,  à  quatre  heures  et  demie  de  l'après-midi,  Damiens  fut 
extrait  de  la  prison  du  Palais  et  transporté  sur  la  place  de  Grève.  G' était 
là  que  devait  avoir  lieu  son  supplice.  Des  préparatifs  extraordinaires, 
iimsités,  presque  solennels,  avaient  été  faits.  Yis-à-vis  la  grande  porte 
de  l'Hôtel  de  Ville,  on  avait  formé  une  espèce  de  lice  en  palissades, 
de  cent  pieds  en  tout  sens.  Une  double  ligne  de  soldats,  composée 
du  guet  à  pied  et  à  cheval,  l'une  en  dehors  ,  l'autre  en  dedans  de  la 
jialissade,  entourait  cet  espace,  au  milieu  duquel  s'élevait  un  échafaud 
également  carré  et  assez  élevé  pour  qu'on  pût  en  apercevoir  la  plate- 
forme par  dessus  les  palissades.  Les  gardes  françaises  occupaient  toutes 
les  avenues  de  la  Grève,  et,  en  outre,  les  Suisses  faisaient  la  haie  sur  le 
chemin  que  devait  suivre  le  criminel,  de  sa  prison  au  lieu  de  son  sup- 
plice. A  quatre  heures  trois  quarts,  Damiens  montait  sur  l'échafaud,  ou, 
plutôt ,  on  l'y  portait ,  car  la  question  lui  avait  brisé  les  jambes.  Le 
bourreau  et  ses  aides  s'emparèrent  de  leur  proie ,  dont  remise  leur  fut 
faite  légalement  par  les  officiers  du  Parlement.  Alors  commença  la  tor- 
ture la  plus  eifroyable  dont  on  nous  ait  conservé  la  description. 

Damiens  fut  mis  nu.  Lesaidesdc  l'exécuteur  l'attachèrent  fortement 
à  un  poteau,  au  moyen  de  cordes  et  de  cercles  de  fer.  On  lui  remplit  la 
main  droite  de  soufre  et  autres  matières  inllammables ,  puis  on  plaça 
cette  main,  qui  tenait  le  couteau,  au-dessus  d'un  brasier  ardent.  Le  feu 


HISTOIRE  DES  JÉSUITES.  303 

prit  aussitAt,  et  on  entendit  grésiller  la  chair  du  misérable,  llamiensno 
jeta  qu'un  cri;  et,  quand  sa  main  eut  été  bri'ilée  jusqu'au  poignet,  il  re- 
garda avec  une  sorte  de  curiosité  le  moignon  d'un  noir  rougeAtre  qui 
terminait  son  bras  droit.  Ce  n'était  là  encore  que  le  premier  acte  de 
cette  abominable  tragédie.  An  signal  de  leur  chef,  les  valets  du  bour- 
reau se  saisirent  de  fortes  tenailles  qu'on  avait  fait  rougir  au  feu,  et,  se 
rapprochant  de  Damions ,  lui  arrachèrent  des  lambeaux  de  chair  aux 
bras,  auK  cuisses,  auv  mamelles;  le  misérable  ne  fit  entendre  que 
quelques  hoquets  d'angoisse.  Mais  quand  le  bourreau  ,  s'avançant  à 
son  tour,  une  longue  cuillère  de  fer  à  la  main,  versa  du  plomb  fondu 
mêlé  à  de  la  résine ,  sur  les  plaies  vives  et  saignantes  du  misérable , 
on  entendit  enfin  des  hurlements  affreux  qui  semblèrent  laire  sourire 
les  valets  du  bourreau,  que  l'impassibilité  du  patient  choquait  peut-être 
dans  leur  orgueil... 

On  détacha  alors  Damions,  et  on  lui  permit  de  se  reposer,  ou  de 
souffler,  suivant  l'expression  de  l'exécuteur  des  hautes-œuvres.  Cepen- 
dant on  faisait  avancer  quatre  chevaux ,  montés  par  quatre  individus 
bottés  et  éperonnés.  On  a  dit  que  ces  quatre  chevaux  avaient  été  fournis 
par  un  grand  seigneur,  et  que  ce  furent  même  quatre  de  ses  gens  qui 
les  montèrent.  Nous  voulons  croire,  pour  l'honneur  des  vieux  noms, 
que  ceci  est  une  pure  invention  de  romancier.  Quoi  qu'il  en  soit,  les 
aides  du  bourreau  attachèrent  ces  quatre  chevaux  à  quatre  cordes  qui 
s'enroulèrent  fortement  aux  quatre  membres  de  Damiens  ;  puis ,  les 
chevaux,  sous  le  fouet  et  l'éperon  ,  bondirent  et  s'élancèrent  en  sens 
différents.  Les  membres  du  misérable  s'allongèrent  énormément,  mais 
ne  se  séparèrent  pas  du  tronc.  Damiens  ne  laissa  échapper  que  quel- 
ques sons  rauques,  qui  ressemblaient  aussi  bien  au  rire  de  l'ironie 
qu'au  cri  de  la  douleur.  Les  chevaux  furent  aiguillonnés  plus  active- 
ment ;  les  articulations  se  déboîtaient ,  les  muscles  s'étiraient ,  les  os 
craquaient  horriblement,  mais  les  membres  n'étaient  pas  arrachés,  et 
déjà  les  chevaux  semblaient  fatigués  ;  depuis  trois  quarts  d'heure  du- 
rait l'horrible  torture.  Alors,  enfin,  le  bourreau  donna  quelques  coups 
de  couteau  sur  les  tendons  principaux  ;  les  chevaux ,  dont  le  fouet  et 
l'éperon  ensanglantèrent  les  flancs,  firent  un  eilbrt  désespéré;  et  on  vit 


304  HISTOIRE  DES  JÉSUITES, 

trois  d'entre  eux,  emportés  par  leur  clan,  toiiclier  les  palissades  de  leurs 
naseaux  fumants,  tramant  après  eux,  l'un  un  bras,  les  deux  autres  cha- 
cun une  jambe.  Un  des  aides  de  l'exécuteur,  à  l'aide  du  couteau, 
permit  au  dernier  cheval  d'aller  rejoindre  ses  camarades.  Damiens  res- 
pirait encore  ;  et  ce  ne  fut  que  lorsque  cette  boucherie  affreuse  fut  ter- 
minée qu'on  cessa  d'entendre  sa  respiration  entrecoupée.  Sa  torture 
avait  duré  cinq  quarts  d'heure  !... 

Alors,  les  aides  du  bourreau  s'en  furent  ramasser  çà  et  là  ces 
membres  déchirés,  ce  tronc  informe  et  sanglant  ;  puis  ,  ils  jetèrent  le 
tout  sur  un  bûcher  élevé  à  dix  pas  de  l'échafaud,  et  auquel  l'exécuteur 
des  hautes-œuvres  mit  le  feu  aussitôt.  Un  quart  d'heure  après ,  il  ne 
restait  plus  pour  témoins  de  cette  horrible  curée  humaine  que  quelques 
débris  méconnaissables  et  un  monceau  de  charbons  et  de  cendres. 

Les  applaudissements  que  les  spectateurs  de  ce  lugubre  drame  ac- 
cordèrent à;  son  dénoûment  cruel  furent  dus  à  la  haine  contre  les  Jé- 
suites bien  plus  qu'à  l'amour  pour  le  roi,  qui  signait  encore  Louis  XV 
le  Bien  Aimé,  mais  avec  un  droit  aussi  réel  à  cette  épithète  qu'au  so- 
briquet de  roi  de  Navarre.  L'opinion  générale  était  que  Damiens  avait 
été  un  instrument  direct  ou  indirect  de  la  même  main  qui  avait  poussé 
vers  le  trône  de  France  Châtel  et  Ravaillac.  Les  actes  du  procès  du 
dernier  régicide  ne  chargeant  pas  particulièrement  la  noire  Cohorte  , 
on  crut  qu'ils  avaient  été  tronqués  à  dessein,  et  que  le  roi  avait  obtenu 
des  débris  de  son  Parlement,  épuré  de  tout  ce  qu'il  y  avait  d'indépen- 
dance et  de  patriotisme,  que  toute  cette  affaire  restât  à  l'état  d'énigme, 
jusqu'à  ce  qu'il  jugeât  le  moment  favorable  pour  que  le  vrai  mot  pût 
en  être  donné.  On  fit  même  circuler  une  anecdote  qui ,  si  elle  était 
vraie,  donnerait  une  consistance  réelle  à  cette  opinion.  On  assurait 
que  la  première  fois  que  le  président  Mole,  qui  avait  siégé  dans  le  pro- 
cès de  Damiens,  reparut  à  la  cour  après  l'exécution  du  régicide, 
Louis  XV  avait  dit  au  magistrat  :  «  Si  vous  saviez  d'où  part  le  coup 
qui  m'a  frappé,  vos  cheveux  se  dresseraient  d'horreur  (l)!...  » 


(1)  Cette  anecdote  se  retrouve  dans  le  Siècle  de  Louis  XV,  et  dans  quelques  autres 
écrivains  du  temps, 


\ 


Lilh.  J  Arlus  r"lf  1.1  Karpr  5c 


E.xéculion    de    DaiTijrns 


IIISTOIIIK   DKS  JÉSLiITES.  305 

Ué|)élons-Ie  :  1  opinion  publique  attribua  auv  Jésuilcs  la  tentative 
d'assassinat  commise  sur  Louis  XV  par  Damiens.  Il  parut  alors  une 
foule  d'écrits  où  cette  opinion  se  révélait  appuyée  sur  des  preuves  plus 
ou  moins  claires,  sur  des  présomptions  plus  ou  moins  lortes.  On  y  rap- 
pelait que  jamais  Damiens  ne  voulut  faire  connaître  les  noms  de  ses 
confesseurs  ,  et  il  paraît  établi  que  c'étaient  des  Pères  de  la  Comj)a- 
gnie  de  Jésus.  On  y  faisait  observer  encore  que  l'assassin  avait  été  le  pen- 
sionnaire des  Jésuites  à  Béthune,  qu'il  avait  été  leur  valet  au  Collège 
de  Paris ,  qu'il  était  né  et  avait  été  élevé  tout  près  d'une  ville  alors 
toute  jésuitique,  Arras  ;  qu  il  avait  été  ouvertement  parmi  eux  pendant 
cinq  ou  si\  ans,  et  que,  contradicloirement  à  ses  dépositions,  il  était 
avéré  que  le  Père  de  La  Tour,  Jésuite,  était  son  confesseur,  et  qu'un 
autre  membre  de  la  Société,  le  Père  Delaunay,  lui  était  venu  en  aide 
à  diverses  reprises.  Et,  ici,  il  est  bon  de  dire  que,  lorsqu'on  fouilla  Da- 
miens, on  trouva  sur  lui  une  assez  forte  somme  en  louis  d'or. 

On  crut ,  à  cette  époque  ,  comme  nous  l'avons  dit ,  que  Damiens 
avait  fait  des  aveux,  mais  que,  par  ordre  venu  d'en  haut,  on  les  avait 
tronqués  ou  supprimés.  ÎNous  voyons  dans  un  des  écrits  du  temps  que, 
sur  ce  bruit  d'aveux  faits  par  l'assassin,  cinq  Jésuites  de  Paris  quit- 
tèrent furtivement  leur  Collège  et  gagnèrent  en  toute  hâte  la  barrière 
du  Trône,  où  les  attendait  un  carrosse  attelé  de  bons  chevaux  qui  les 
emmenèrent  aussitôt  vers  la  frontière  de  France  la  plus  rapprochée. 

Quel  intérêt  les  Jésuites  auraient-ils  eu  à  la  mort  de  Louis  XV? 
Nous  avons  dit  que  ce  prince  ne  se  montrait  pas  favorable  à  la  Com- 
pagnie, tandis  que  le  Dauphin  leur  était  dévoué.  On  voit  donc  le  motif 
qui  pouvait  faire  désirer  aux  Jésuites  un  changement  de  règne. 

Ce  furent  probablement  les  sollicitations  de  quelques  membres  de  sa 
famille  et  surtout  les  terreurs  que  les  Révérends  Pères  lui  inspiraient,  qui 
empêchèrent  le  roi  de  se  prononcer  dès  lors  contre  la  Société  de  Jésus. 

Si  réellement  I^ouis  XV  attendait  une  occasion  favorable  pour  oser 
se  déclarer  ouvertement  contre  les  Jésuites,  il  fut  bientôt  servi  h  sou- 
hait ,  et  ce  furent  les  Révérends  Pères  eux-mêmes  qui  lui  fournirent 
cette  occasion  :  nous  voulons  parler  de  la  fameuse  banqueroute  du  Père 

La  Valette. 

n.  ;3i> 


306  HISTOlllE  DES  JÉSLITES. 

En  1742,  un  Jésuite  de  France,  le  Père  Antoine  de  La  Valette,  des- 
cendant, assure-t-on,  du  célèbre  grand-maître  de  Malte,  débarquait  aux 
Antilles  françaises,  où  il  commença  par  être  curé  duCarbet,  petite  pa- 
roisse située  à  une  lieue  environ  delà  ville  de  Saint-Pierre.  Le  Père  La 
Valette  était  alors  dans  toute  la  force  de  l'âge  ;  il  était  né  en  1707,  près 
de  Sainte-Afîrique,  et  par  conséquent  il  avait  à  peine  trente-cinq  ans 
lorsqu'il  arriva  à  la  Martinique.  C'était  un  homme  entreprenant,  in- 
telligent, assez  instruit,  actif  et  surtout  désireux  de  réputation  et  d'in- 
lluence.  11  fut  bientôt  nommé  Procureur  de  la  Maison  jésuitique  de 
Saint-Pierre  de  la  Martinique. 

A  cette  époque,  les  Missions  jésuitiques  étaient,  ainsi  que  nous  l'avons 
dit  déjà  ,  bien  déchues  de  leur  splendeur  passée  :  il  paraît  que  le  Père 
La  Valette  conçut  le  projet  de  leur  rendre  leur  importance  première. 
On  va  voir  par  quels  moyens  le  Jésuite  entreprit  d'arriver  à  ce  but.  On 
sait  quelle  a  toujours  été,  quelle  est  encore  l'importance  du  commerce 
du  riche  archipel  du  golfe  du  Mexique  avec  l'Europe  ;  ce  commerce,  le 
Père  La  Valette  tenta  de  s'en  faire  l'agent  général,  l'unique  intermé- 
diaire. La  Mission  jésuitique  des  Antilles  possédait  de  grandes  con- 
cessions de  terrains;  mais  il  fallait  de  l'argent,  beaucoup  d'argent  pour 
les  mettre  en  pleine  valeur;  voici  ce  qu'imagina  le  Père  La  Valette 
pour  s'en  procurer. 

Dans  les  Antilles  françaises,  l'argent  de  la  mère-patrie  avait  cours 
pour  une  valeur  de  moitié  en  sus  de  la  convention  légale,  c'est-à- 
dire  que  deux  mille  francs,  par  exemple,  étaient  acceptés  à  la  Martini- 
que pour  une  valeur  de  trois  mille.  De  même,  l'argent  des  colonies 
françaises  perdait  un  tiers  de  sa  valeur  dans  la  métropole.  Cétait  là  une 
rigoureuse  entrave  imposée  au  commerce  des  colonies  ;  or,  un  jour,  le 
Père  La  Valette  offrit  de  la  faire  disparaître.  Il  annonça  aux  colons 
que ,  désormais ,  tous  ceux  d'entre  eux  qui  auraient  des  fonds  à  faire 
passeren  France  pouvaient  les  remettre  entreses  mains,  et  qu'ilse  charge- 
rail  de  faire  toucher,  dans  la  mère-patrie,  la  somme  intégrale,  pourvu 
qu'on  acceptât  ses  lettres  de  change  à  longue  échéance ,  deux  ans  au 
moi[is.  Cette  condition  était  peu  de  chose  en  raison  de  la  perte  qu'elle 
évitait  aux  colons,  pourvu  toutefois  que  la  signature  du  Révérend  ban- 


HîSrOTRE  HFS  JÉSUITES.  .307 

quicM'  en  robe  noire  lût  de  l)on  nloi.  Les  correspondiuils  du  Père  La 
\  alette  ayant  fait  lioiinenr  à  sa  signature,  dans  les  premières  transactions 
qui  eurent  lieu  entre  le  Jésuite  et  les  colons ,  ceux-ci  se  décidèrent 
bientôt  à  n'avoir  plus  recours  qu'au  fils  de  saint  Ignace,  tout  en  se  di- 
sant qu'il  fallait  qu'il  lïit  fou  puisqu'il  n'était  pas  fripon,  et  qu'incontes- 
tablement tout  ce  qu'il  avait  à  attendre  de  son  système  de  banque  c'é- 
tait une  belle  et  bonne  ruine.  Néanmoins,  loin  que  cette  prédiction 
se  vérifiât,  les  affaires  du  Père  La  Valette  semblèrent  prospérer  rapi- 
dement, tout  en  prenant  bientôt  une  progression  colossale.  En  peu 
d'années  et  successivement,  le  Père  La  Valette  établit  à  la  Dominique, 
à  Marie-(ialande,  à  la  Grenade,  à  Sainte-Lucie ,  à  Saint-Vincent, 
des  comptoirs  qui  avaient  pour  centre  la  Maison  de  Saint-Pierre  de  la 
Martinique.  Jl  ne  négligea  pas  non  plus  de  se  former  des  corres- 
pondants en  Europe  ;  et  bientôt  les  meilleures  maisons  de  Marseille , 
Nantes,  Lyon,  Paris,  Cadix,  Livourne,  Amsterdam,  etc.,  etc.,  furent 
en  relations  suivies  et  considérables  avec  la  banque  jésuitique  des  An- 
tilles. 

En  même  temps,  et  comme  pour  utiliser  les  capitaux  provenant  de 
ses  bénéfices  inconcevables,  pour  devenir  le  plus  grand  propriétaire  de 
l'archipel  comme  il  en  était  devenu  le  négociant  le  plus  important , 
ou  mieux ,  presque  l'unique  négociant ,  le  Père  La  Valette  met  en 
pleine  culture  les  terrains  appartenant  à  la  Maison  jésuitique  de  Saint- 
Pierre;  il  achète  en  outre  d'immenses  propriétés,  non-seulement  à  la 
Martinique,  mais  encore  sur  divers  autres  points  des  lles-du-Vent  ;  à 
la  Dominique  seulement ,  une  de  ces  exploitations  n'avait  pas  moins 
de  trois  lieues  de  long.  Les  bras  manquant  sur  ces  terrains,  le  Père 
La  A  alette  achète  en  fraude  des  nègres  à  la  Barbade,  s'en  procure  au 
moyen  de  navires  négriers  ;  puis  alors,  cultive  en  grand  les  denrées  co- 
loniales ;  bâtit  de  vastes  hangars  et  magasins ,  les  voit  s'emplir  de  su- 
cres, de  cafés,  etc.,  dont  il  charge  ensuite  des  bâtiments  qui  lui  appar- 
tiennent et  qui  partent  incessamment  pour  l'Europe,  dont,  au  retour, 
ils  rapportent  les  produits.  Mais  les  colons  et  négociants  des  Antilles , 
qui  s'étaient  grandement  loués  du  banquier,  commencent  à  se  plain- 
dre du  négociant.   Celui-ci  néanmoins  contiiuie   tranquillement  ses 


308  IIISTOIRl';  DES  JÉSUITES, 

opérations  niulliples  et  rriiclueiises  ;  son  rêve  s'est  réalisé  :  ses  mafi;a- 
sins  contiennent  la  plus  grande  partie  des  denrées  coloniales,  sa  caisse 
renferme  à  peu  près  toutes  les  espèces  en  circulation  dans  les  Antilles 
françaises  :  intermédiaire  obligé ,  dispensateur  souverain  ,  il  dîme  à 
son  aise  sur  les  deux  branches  de  son  industrieux  système  de  négoce. 

Les  bénéfices  réalisés  par  le  Père  La  Valette,  et  surtout  les  bénéfices 
à  réaliser,  parurent  si  grands  et  si  beaus  aux  supérieurs  du  Révérend, 
que  ces  derniers  ne  s'occupèrent  nullement  des  j)laintes  des  colons  ;  le 
tintement  continuel  et  enivrant  des  piles  d'or  que  leur  jetait  le  négociant 
en  robe  noire  ne  permettait  pas  d'ailleurs  que  ces  plaintes  parvinssent 
aux  oreilles  de  ses  chefs.  Les  bénéfices  réalisés  par  la  Maison  de  la  Mar- 
tinique s'élevèrent,  pour  la  seule  année  1753,  à  la  somme  énorme 
de  près  d'un  million  de  francs  ! 

Ici,  nous  donnerons  un  aperçu  des  combinaisons  financières  qui 
avaient  valu  ce  résultat. 

Nous  avons  dit  que  l'argent  des  colonies  perdait  en  France  un  tiers, 
et  que  le  Père  La  Valette  se  chargeait  néanmoins  de  faire  passer  sans 
perte  les  sommes  que  les  habitants  des  Antilles  envoyaient  dans  la 
mère-patrie.  Voici  comment  opérait  le  Révérend  banquier.  Un  négo- 
ciant de  la  Martinique  apportait  au  Jésuite  une  somme  de  10,000  fr., 
par  exemple,  qu'il  voulait  envoyer  à  Marseille,  et  pour  laquelle  le 
Père  La  Valette  lui  remettait  une  traite  de  pareille  valeur ,  tirée  sur 
les  Frères  Lioncy,  ses  correspondants  de  Marseille,  à  deux  ans  ou 
deux  ans  et  demi  d'échéance.  Par  ce  moyen,  le  colon  ne  perdait  que 
1,000  fr.  environ,  en  mettant  l'intérêt  à  cinq  pour  cent;  souvent 
môme  il  ne  perdait  rien ,  la  traite  étant  reçue  comme  argent  comp- 
tant ;  tandis  qu'en  envoyant  directement  ses  fonds  en  France,  il  eût 
perdu  plus  de  3,000  :  il  avait  donc  un  gain  tout  clair  et  fort  grand  à 
s'adresser  au  Jésuite  banquier. 

Maintenant ,  le  Père  La  Valette ,  au  lieu  d'envover  en  France  les 
10,000  fr.  déposés  en  espèces  entre  ses  mains,  les  convertissait  en  den- 
rées coloniales,  comme  sucres  et  cafés,  qu'il  expédiait,  pour  Amsterdam, 
Lisbonne  ou  Marseille.  Le  sucre  et  le  café  vendus,  il  ne  rentrait  pas 
encore  dans  la  somme  intéerale  des  10,000  ï\\  Alors,  il  faisait  acheter 


IITSTOTRE   DES  JKSTITES.  HOO 

(les  pièces  de  Porlujinl,  sur  le  pied  de  42  livres,  qu'il  reveudait  ensuite 
à  la  Martinique  sur  le  pied  de  6G.  Il  réalisait  donc  déjà  un  bénéfice  de 
lî,00()  livres  environ.  Or,  comme  cinq  mois  suffisaient  grandement 
pour  une  opération  de  ce  genre,  il  pouvait  donc  la  recommencer  quatre 
fois  au  moins  jusqu'à  l'époque  où  il  devait  faire  les  fonds  de  sa  traite , 
qui  était  toujours  à  deux  et  môme  trois  ans  d'échéance  :  c'est-à-dire 
que  chaque  fois  que  le  Tère  La  Valette  se  chargeait ,  à  des  conditions 
onéreuses  pour  lui  en  apparence,  de  faire  passer  en  France  une  somme 
de  10,000  livres,  il  réalisait  un  bénéfice  net  de  12,000  livres,  ce  qui 
constitue  certes  un  joli  escompte.  Or,  maintenant,  il  faut  songer  à  ce 
que  devenaient  ces  bénéfices  lorsque  les  terrains  achetés  par  le  Père 
La  Valette,  et  mis  en  valeur  par  des  milliers  de  nègres,  lui  fournissaient 
les  produits  des  colonies  qu'il  envoyait  vendre  en  Europe,  sur  des  vais- 
seaux appartenant  à  sa  Maison  1... 

On  comprend  que  les  négociants  des  Antilles  aient  souffert  et  sur- 
tout se  soient  effrayés  grandement  d'une  concurrence  aussi  redouta- 
ble. Leurs  plaintes,  incessamment  et  toujours  plus  hautement  renou- 
velées ,  parvinrent  enfin  jusqu'au  pied  du  trône  du  roi  de  France  :  on 
se  décida  à  y  faire  droit.  Ordre  est  donné  au  gouverneur  des  Antilles 
de  faire  passer  en  France  le  Père  La  Valette ,  qui  part  effectivement 
et  arrive  au  Havre  ,  en  janvier  1754.  Quelques  jours  après,  il  entrait 
dans  Paris,  où  il  était  reçu  en  triomphe  par  le  Père  de  Sacy,  Procureur- 
Général  des  IleS'du-Vent,  et  le  Père  Forestier,  tous  deux  correspon- 
dants des  plus  actifs  du  noir  banquier  des  Antilles. 

En  quittant  la  Martinique ,  le  Père  La  Valette  avait  eu  le  soin , 
comme  on  pense,  de  se  munir  de  bons  certificats.  En  général,  ces 
attestations  semblent  surtout  destinées  à  faire  décharger  le  Jésuite  des 
accusations  de  commerce  étranger,  chose  défendue,  comme  on  sait, 
aux  colonies  françaises  ;  mais  elles  ne  prouvent  pas  du  tout  la  fausseté 
des  plaintes  des  colons ,  chose  impossible. 

GrAce  à  ces  attestations  plus  ou  moins  intéressées,  grâce  surtout  aux 
démarches  actives  des  confrères  du  Père  La  Valette  ,  celui-ci ,  au  bout 
d'une  année,  put  retourner  à  la  Martinique,  mais  sous  la  condition 
expresse  qu'il  ne  s'occuperait  plus  de  commerce,  et  qu'il  se  bornerait  à 


•'ÎIO  HISTOIRE  DES  JÉSUITES. 

remplir  ses  fondions  religieuses.  On  devine  que  le  Jésuite  n'eut  rien  de 
plus  pressé  que  de  manquer  à  cette  promesse  ,  faite  par  lui  et  par  ses 
supérieurs.  Cependant ,  comme  les  fils  de  Loyola  savent  tirer  parti  de 
toute  chose,  ils  utilisèrent  la  prétendue  renonciation  du  Père  La  A^a- 
lette  ;  sous  prétexte  de  remplir  les  engagements  que  ce  dernier  avait 
pris  et  auxquels  il  ne  pouvait  plus  satisfaire  puisqu'on  détruisait  sa 
maison  de  commerce,  ils  ouvrirent  et  parvinrent  à  faire  couvrir  un 
emprunt  de  600,000  livres,  dont  les  fonds  permirent,  comme  on  le 
comprend,  au  Père  La  Valette,  de  donner  une  nouvelle  activité  à  ses 
opérations.  En  outre,  et  dans  le  même  but,  le  Jésuite  se  hâta  de  tirer 
sur  ses  correspondants  pour  des  sommes  énormes,  et,  avec  l'argent 
comptant  qu'il  recevait  contre  sa  signature,  il  se  remit  à  augmenter 
1  étendue,  la  valeur  et  le  rendement  des  propriétés  par  lui  acquises. 
Ses  affaires  prirent  donc  un  nouvel  essor  ;  ses  navires  couvraient  les 
mers,  son  négoce  tournait  au  monopole.  Les  chefs  de  sa  Compagnie, 
pour  récompenser  son  zèle  ,  son  talent  et  ses  heureuses  combinaisons  , 
l'avaient  décoré  des  titres  de  Visiteur-Général  et  de  Préfet  apostoli- 
que des  Missions  jésuitiques  aux  Antilles.  On  ajoutait  peut-être  de  nou- 
veaux compartiments  au  coffre-fort  général  de  la  Compagnie,  et  ses 
chefs  songeaient  déjà  sans  doute  à  reconquérir  la  puissance  qu'ils  sen- 
taient leur  échapper,  lorsque,  tout  à  coup,  le  souflle  d'une  tempête 
fit  évanouir  ce  rêve  brillant. 

Le  Père  La  Valette  était  revenu  à  la  Martinique,  en  mai  1755;  en 
février  1756,  les  principaux  correspondants  du  Révérend  banquier, 
les  frères  Lioncy  de  Marseille,  qui  se  trouvaient  à  découvert  de  plus 
d'un  million  et  demi,  n'ayant  pas  été  remboursés  de  ces  valeurs  par  le 
Père  La  Valette  et  n'ayant  obtenu  du  Père  de  Sacy  qu'une  promesse 
de  messes  et  prières ,  choses  qui  peuvent  être  excellentes,  mais  qui  ne 
yjeuvent  être  négociées  sur  la  place,  furent  forcés  de  déposer  leur  bilan. 
Dans  le  Mémoire  des  frères  Lioncy,  auquel  nous  renvoyons  le  lecteur, 
on  lit  que  «  Couffre,  l'associé  de  la  maison  de  Marseille,  s'étant  rendu 
en  poste  à  Paris,  pour  implorer,  du  Père  de  Sacy  et  des  autres  digni- 
taires Jésuites,  les  moyens  d'éviter  à  d'honorables  négociants  la  honte 
d'une  faillite ,  le  Père  de  Sacy,  apris  d'évasives  paroles,  finit  par  ré- 


lUSTOillU  DES  JÉSUriES.  311 

poudre  durement  :  ce  Que  la  Compagnie  ne  pouvait  rien  pour  eu\  !  — 
Mais,  nous  ne  périrons  pas  seuls!  »  aurait  répondu  («ouffre  ;  «  nos 
correspondants,  et  ils  sont  nombreux,  bien  d'autres  maisons  liées  d'af- 
faires avec  nous,  périront  avec  nous...  —  Périssez  tous!  se  serait  écrié 
le  Jésuite  ;  nous  ne  pouvons  rien  pour  vous  !...  » 

Au  retour  de  leur  associé ,  les  Lioncy  se  mirent  en  faillite  ;  leur 
maison,  distinguée  sur  la  place  de  Marseille,  faisait  plus  de  30  millions 
de  livres  d'affaires  par  an  :  sa  chute,  ainsi  qu'il  était  facile  de  le  pré- 
voir, fit  sentir  son  contre-coup  sur  toutes  les  places  de  commerce  de  la 
France  et  sur  plusieurs  même  de  l'étranger;  et  une  infinité  de  mal- 
heureux se  trouvèrent  enveloppés  dans  sa  ruine. 

On  a  dit  que  les  Jésuites  essayèrent  de  prévenir  l'éclat  de  cette  ban- 
queroute, et  que  ce  fut  la  mort  de  leur  général  qui  mit  obstacle  à  leurs 
intentions;  qu'alors,  voyant  que  l'éclat  était  fait,  ils  pensèrent  que 
ce  n'était  j)lus  la  peine  de  dépenser  leur  argent.  Ils  se  mirent  donc 
fort  tranquillement  en  devoir  de  tirer  de  leurs  propriétés  des  Antilles 
le  plus  qu'ils  pourraient  ;  pour  cela,  ils  choisirent  un  nouveau  corres- 
pondant à  Marseille.  Quant  au  Père  La  Valette,  il  avait  disparu  com- 
plètement, et  on  ne  le  revit  plus. 

Les  frères  Lioncy  s'exécutèrent  en  gens  d'honneur  ;  ils  firent  à  leurs 
créanciers  l'abandon  de  tout  ce  qu'ils  possédaient.  Le  syndic  de  la  fail- 
lite attaqua  alors  le  Père  La  Valette,  en  sa  qualité  de  chef  des  Jé- 
suites aux  Antilles,  et  le  Père  de  Sacy,  comme  Procureur-Général  des 
Missions  de  ces  îles.  Il  demanda  que  ces  deux  dignitaires  de  la  Com- 
pagnie fussent  condamnés  à  donner  bonne  et  valable  caution  pour  le 
payement  d'une  somme  de  1,502,266  livres  2  sous  1  denier,  mon- 
tant de  toutes  les  traites  tirées  par  le  Père  La  Valette  sur  les  frères 
Lioncy  et  non  acquittées  ;  faute  de  quoi,  lisseraient  condamnés  à  payer 
toutes  ces  traites. 

Les  Jésuites ,  attaqués ,  usèrent  de  mille  chicanes  et  détours  pour 
n'être  point  obligés  de  comparaître.  Ils  espérèrent  même  faire  appoin- 
ter éternellement  cette  affaire,  suivant  leur  vieille  tactique.  Mais,  sur 
ces  entrefaites,  eut  lieu  l'attentat  de  Damions  ;  aussitôt ,  les  magistrats 
—  chose  qui  peut  donner  à  rélléchir  —  se  montrent  plus  disposés  à 


31-2  HISTOIRE  DES  JÉSUITES. 

agir  contre  la  noire  Cohorte,  on  paraissent  phis  lil)res  de  le  l'aire.  Le 
Père  de  Sacy  comparaît  enfin  par  nn  fondé  de  pouvoir  ;  le  Père  La 
Valette  fait  toujours  défaut.  Un  premier  jugement  intervient  et  adjuge 
au  syndic  de  la  faillite  ses  conclusions  contre  le  Père  La  Valette,  mais 
remet  à  un  autre  jour  ce  qui  concernait  le  Père  de  Sacy. 

En  même  temps,  un  autre  créancier  prenait  une  voie  différente, 
et ,  s'attaquant  à  la  Société  de  Jésus  tout  entière  ,  voulait  la  rendre 
responsable  des  actes  d'un  de  ses  dignitaires ,  qu'elle  avait  approuvés 
tant  qu'ils  lui  avaient  apporté  des  profits,  et  qu'elle  répudiait  seule- 
ment depuis  qu'ils  menaçaient  de  lui  causer  des  pertes.  Les  Jésuites, 
d'ailleurs ,  étaient  obligés  de  convenir  que  l'administration  du  tem- 
porel de  tout  leur  Ordre  est  subordonnée  à  l'autorité  du  Général  ;  et  cet 
aveu  seul  était  décisif  en  faveur  des  créanciers  du  Père  La  Valette. 
Un  premier  jugement  donna  condamnation  dans  ce  sens  contre  le 
Père  de  Sacy  et  contre  toute  sa  Compagnie.  Aussitôt,  le  syndic  des 
frères  Lioncy  et  tous  les  créanciers  du  Père  La  Valette  s'empressent 
d'entrer  dans  cette  voie  qu'on  vient  de  leur  ouvrir.  De  toutes  paris 
pleuvent  sur  le  Père  de  Sacy  des  assignations ,  dont  quelques-unes 
s'envolent  jusqu'à  Rome  et  sont  signifiées  au  Général  même  de  la 
Société.  Ces  premiers  jugements  avaient  été  rendus  par  la  juridiction 
consulaire  de  Marseille;  un  autre,  rendu  par  défaut,  le  29  mai  1760, 
déclara  la  sentence  exécutoire  contre  toute  la  Société  établie  en  France. 
Par  là  on  pouvait  enfin  arriver  aux  moyens  possibles  de  saisir  la  Com- 
pagnie sérieusement,  réellement.  Mais  les  fils  de  Loyola  se  hâtent  de 
parer  ce  coup ,  dont  ils  comprennent  toute  la  portée.  Mettant  en  jeu 
tout  ce  qui  leur  reste  d'inlluence,  ils  obtiennent,  le  17  août  17(30,  un 
arrêt  du  Conseil,  revêtu  de  lettres  patentes,  par  lequel  le  roi  évoque  par- 
devers  lui  toute  cette  affaire,  qui  est  alors  renvoyée  en  la  Grand' Cham- 
bre du  Parlement  de  Paris.  Ce  fut  une  faute  commise  par  les  Jésuites, 
suivant  Voltaire  (1),  puisque  le  Parlement  s'était  toujours  montré  l'ad- 

(1)  Voyez  le  Siècle  do  Louis  XIV.  VcillaiiT  ilil  que  ce  fui  par  le  conseil  de  M.  de  la 
(iraiidville  (juc  les  J('suiles,  qui  iioiniiiciil  aiipelor  de  la  sentence  des  Consuls  par-devant 
/a  Coiiunission  du  Conseil  établie  pour  jngcr  toutes  les  diffieullés  ayant  rapport  au  coni- 
laercc  de  rAnsériiiue,  se  résolurent  à  porter  l'allaire  au  |)arlement  de  Taris. 


iiis'ioinr.  OKS  .n'isrirnis.  :n:î 

vorsairo  dos  Jrsiiilos.  Mais  les  Kévéroiuls  l*ères  espéraient  pouvoir  em- 
pôciier  qu'on  ne  plaiilàt  raU'aire  au  fond,  et  user,  à  force  d'appels,  de 
renvois,  de  conllils,  de  faux-fuyanls  et  d'ambap;es  judiciaires,  la  pa- 
tience de  leurs  créanciers.  Il  en  fut  tout  autrement  ;  l'affaire  fut  ins- 
truite rapidement  et,  en  temps  convenable,  mise  en  état  et  appelée. 
En  vain  les  Jésuites  imaginèrent  de  faire  protester  les  chefs  des  Pro- 
vinces jésuitiques  de  Champagne ,  de  Guyenne ,  de  Toulouse  et  de 
Ijjon,  et  de  les  faire  établir  oj)posants  à  tout  ce  qui  tendrait  à  établir 
la  solidarité  entre  les  diverses  Maisons  de  l'Ordre  ;  le  Parlement  n'eut 
aucun  égard  à  ces  moyens  et  à  mille  autres  tour  à  tour  présentés. 

Le  8  mai  176  J ,  la  cause  fut  plaidée  avec  la  plus  grande  solennité, 
et  devant  une  foule  immense.  Le  célèbre  avocat  Gerbier  plaida  avec 
un  grand  talent  et  un  succès  immense  contre  les  Jésuites ,  au  nom  des 
créanciers  du  Père  La  Valette.  L'avocat-général,  Lepelletier  de  Saint- 
Fargeau  ,  donna  des  conclusions  conformes  au  dire  de  l'avocat  des  de- 
mandeurs ;  et  la  Cour,  admettant  que  La  Valette  et  le  Père  de  Sacy, 
étant  l'un  Visiteur,  l'autre  Procureur-Général  des  Missions  jésuitiques, 

s'étaient  faits  banquiers  et  avaient  agi  comme  tels  ;  que  le  Général  de 
l'Ordre  est  administrateur  de  toutes  ses  Missions;  et  que,  par  consé- 
quent ,  les  chefs  de  ces  Missions  ne  sont  que  ses  délégués ,  rendit  un 
arrêt  par  lequel  le  chef  de  la  Société  et  toute  la  Société  étaient  rendus 
responsables  des  actes  de  commerce  du  Père  La  Valette,  et,  comme  tels, 
condamnés  à  payer  les  lettres  de  change  tirées  par  La  Valette  sur  la 
maison  Lioncy  de  Marseille  ;  en  50,000  livres  de  dommages-intérêts 
et  aux  dépens. 

«  Le  prononcé  de  ce  jugement,  dit  Voltaire,  fut  reçu  du  public 
avec  des  applaudissements  et  des  battements  de  mains  incroyables. 
Quelques  Jésuites,  qui  avaient  eu  la  hardiesse  ou  la  simplicité  d'assis- 
ter à  l'audience,  furent  reconduits  par  la  populace  avec  des  huées.  La 
joie  fut  aussi  universelle  que  la  haine...  » 

Le  jugement  du  Parlement  de  Paris,  dans  cette  affaire  scandaleuse, 
est  parfaitement  conform.e  à  lajustice  et  à  l'équité.  En  vain  la  noire  Co- 
horte, suivant  une  tactique  qui  lui  fut  toujours  familière,  sacrifia  le  Père 
La  Valette  à  l'indignation  générale  et  voulut  faire  retomber  tout  l'odieux 
II.  50 


314  HISTOIRE  DES  JESUITES, 

sur  ce  Père  ;  en  vain  elle  produisit  une  déelaralion  de  ce  dernier,  dans  la- 
quelle il  assumait  sur  lui  toute  la  responsabilité  et  tous  les  torts  ;  en  vain, 
elle  plaida  que  les  lettres  de  change  n'engageaient  que  ceux  qui  les  avaient 
souscrites,  acceptées  ou  endossées;  la  Grand'Chambre,  le  livre  des 
Constitutions  à  la  main,  déclara  et  dut  déclarer  que  la  Société  de  Jésus 
est  un  tout  indivisible,  que  chaque  chef  d'une  Maison  jésuitique  n'est 
qu'un  commissionnaire  du  Général,  au  nom  duquel  tout  se  fait  et 
qui  seul  est  apte  à  sanctionner  toutes  les  transactions  qui  s'opèrent 
dans  ces  Maisons.  Il  était  également  impossible  de  s'arrêter  à  l'objec- 
tion dérisoire  mise  en  avant  par  les  Jésuites  :  «  Que  la  Compagnie 
avait  été  complètement  étrangère  aux  opérations  commerciales  du  Père 
La  Valelte,  et  que  nul  des  confrères  du  banquier  en  robe  noir  n'avait 
autorisé,  conseillé  ou  approuvé  ce  commerce;  qu'il  n'y  en  avait  pas  un 
seul  qui  eut  eu  aucune  sorte  de  participation  ou  de  connivence  dans  les 
affaires  des  Antilles.  » 

Cependant,  il  est  inconstestable  que  le  Père  de  Sacy,  Procureur- 
Général  des  Missions  aux  lles-du-Yent,  et  résidant  en  France,  avait 
été  un  correspondant  actif  du  Père  La  Valette  ;  cependant,  il  est  im- 
possible que  les  chefs  du  Père  La  Valette  aient  ignoré  les  actes  de  ban- 
que et  de  négoce  de  ce  dernier;  et  il  est  si  vrai  que  ces  actes  eurent 
leur  approbation,  que,  dénoncés  par  les  colons  des  Antilles,  ils  n  em- 
pêchèrent pas  le  Père  La  Valette  d'être  renvoyé  à  la  Martinique  et 
même  avec  un  grade  plus  élevé ,  qu'on  pouvait  assurément  regarder 
comme  une  récompense  de  ce  dont  on  demandait  la  punition.  Mais, 
surtout,  qu'ils  aient  ignoré  ou  connu  les  opérations  auxquelles  se  livra 
le  Père  l^a  Valette,  les  supérieurs  de  son  Ordre,  qui  avaient  encaissé, 
innocemment  et  sans  réflexion,  —  nous  le  voulons  bien,  —  les  béné- 
fices ae  la  Maison  de  Saint-Pierre,  devaient  du  moins,  en  stricte  jus- 
lice  ,  rapporter  à  la  faillite  ces  bénéfices  acceptés  par  inadvertance  et 
dont  la  restitution  eût  comblé  le  déficit  et  empêché  la  banqueroute. 
Car  il  paraît  que  cette  banqueroute  fut  plus  considérable  que  les  pertes 
prouvées  par  le  Père  La  Valette  :  le  passif  fut  évalué  à  trois  millions 
de  francs ,  environ  ,  argent  de  l'époque.  Or,  ce  qui ,  d'après  les  dires 
des  Jésuites,  amena  la  déconliture  du  Père  La  Valelte,  ce  fut  la  prise 


IIISTOIIIE  DES  JÉSUITES.  315 

par  les  Anglais  de  deux  vaisseaux  sur  lesquels  le  Uévérend  négociant 
avait  embarqué  des  produits  des  Antilles  en  quantité  suffisante  pour 
couvrir  les  frères  Lioncy  de  la  valeur  des  lettres  de  change  tirées  sur 
CUV.  Ces  marchandises,  vendues  en  Angleterre,  ne  produisirent  pour- 
tant qu'une  somme  de  1 ,200,000  livres  de  France. 

D'ailleurs,  les  Jésuites  auraient  dû,  s'ils  avaient  voulu  se  tenir  à  l'é- 
cart, en  ce  qui  concernait  la  faillite  du  Père  La  Valette,  abandonner 
les  terrains  et  propriétés ,  les  nègres  et  fabriques  ,  que  le  Père  avait 
dans  les  Antilles.  La  meilleure,  la  plus  forte  preuve  que  les  Jésuites 
se  regardaient  comme  solidaires  de  leur  négociant  de  la  Martinique , 
c'est  qu'au  premier  cri  de  détresse  poussé  par  les  Lioncy,  le  nouveau 
Général  de  la  Société  autorisa  le  Père  de  Sacy  à  emprunter,  au  nom 
de  la  Société,  jusqu'à  la  concurrence  de  500,000  livres,  pour  venir  en 
aide  à  la  maison  de  Marseille  et  dégager  la  signature  des  frères  Lioncy; 
mais  le  bilan  de  ces  négociants  était  déposé  lorsque  le  Père  de  Sacy 
reçut  les  ordres  de  son  Général.  Voyant  alors  que  l'éclat  avait  eu  lieu, 
les  Jésuites  essayèrent  de  sauver  du  moins  leur  argent,  aux  dépens  des 
malheureux  créanciers  et  dût  leur  propre  réputation  en  souffrir. 

Mais  il  arriva  que  les  choses  allèrent  bien  plus  loin  que  ne  l'avaient 
pensé  les  bons  Pères.  Le  procès  du  Père  La  Valette  et  la  banqueroute 
des  Jésuites  venaient  de  raviver  profondément  les  défiances,  les  haines, 
les  terreurs ,  qui  sont  partout  comme  1  inévitable  milieu  dans  lequel 
doit  vivre  la  Compagnie.  En  vain ,  devinant  l'orage  et  voulant  le  dé- 
tourner, les  Jésuites  semblèrent-ils  vouloir  se  soumettre  à  l'arrêt  qui 
venait  de  les  frapper  ;  en  vain  commencèrent-ils  à  désintéresser  les 
créanciers  de  la  banqueroute  (1);  en  vain,  dit-on  ,  le  nouveau  Procu- 
reur-Général des  Missions  des  îles  d'Amérique  versa -t- il,  dans  cette 
intention,  1,200,000  livres;  rien  n'y  fit  :  la  publicité  donnée  aux 
débats  du  procès ,  l'immense  retentissement  de  l'affaire  avaient  été  les 
indices  précurseurs  de  la  foudre  qui,  depuis  si  longtemps  suspendue  sur 
la  noire  Cohorte,  allait  enfin  la  frapper. 


(1)  lis  étaient  bien  forcés  de  le  faire,  le  Général  des  Jésuites  ne  pouvant  être  con- 
traint, les  Jésuites  de  l'rance  le  furent,  aux  termes  de  l'arrêt  du  l*arienient. 


3W  HISTOJKE  DKS  JÉSUITES. 

Lorsque  l'arrêt  du  18  mai  1761  fut  rendu,  les  fameuses  Constitutions 
de  la  Société  de  Jésus  venaient  d'être  publiées  à  Prague.  Ce  fut  ces  Con- 
stitutions à  la  main  cjue  les  avocats  des  créanciers  du  Père  La  Valette 
prouvèrent  qu'il  y  avait  solidarité  entre  toutes  les  Maisons  jésuitiques  : 
la  Société  étant  un  tout  indivisible  et  son  chef  seul  étant  apte  à  pos- 
séder au  nom  de  l'Ordre  entier.  Les  avocats  des  Jésuites  essayèrent, 
chose  impossible ,  de  rétorquer  ces  arguments  et  prétendirent  décliner 
la  solidarité,  au  moyen  de  ces  mêmes  Constitutions.  Le  Parlement  ne 
laissa  pas  échapper  l'occasion  :  dès  le  17  avril,  les  Chambres  assemblées 
avaient  ordonné  que  les  Jésuites  produiraient  le  livre  des  Constitu- 
tions et  règles  de  leur  Institut.  Les  Révérends  Pères  essayèrent  de  pa- 
rer le  coup,  et  parvinrent  encore  à  obtenir  de  Louis  XY  une  déclara- 
tion qui  réservait  la  connaissance  des  lois  jésuitiques  au  roi  seul  en  son 
Conseil.  Le  Parlement  enregistrée  déclaration  royale,  le  6  août;  mais, 
le  même  jour,  il  fait  brûler  parla  main  du  bourreau  quatre-vingt-quatre 
ouvrages  de  théologiens  Jésuites  ;  et,  bientôt,  en  même  temps  qu  il 
remet  au  roi  l'exemplaire  des  Constitutions  de  la  Compagnie  de  Jésus, 
il  ordonne  aux  Jésuites,  toutes  chambres  assemblées,  d'en  déposer  un 
second  exemplaire,  sous  trois  jours,  au  greffe  de  la  Cour.  Les  Jésuites 
furent  forcés  d'obéir. 

Ces  fameuses  Constitutions  furent  alors  ,  j)Our  la  première  fois  en 
France ,  livrées  au  grand  jour  de  la  publicité.  Tous  les  bons  esprits 
furent  eff'rayés  des  principes  subversifs  de  tout  gouvernement  qui  y  sont 
contenus.  Le  Compte-rendu  de  Vahhé  Chauvelin,  membre  du  Par- 
lement, qui  se  fit  une  grande  réputation  dans  cette  affaire  célèbre,  ce 
Comple-rendu,  tableau  complet  de  la  Compagnie  de  Jésus,  décida  sur- 
tout le  Parlement  de  Paris  à  rendre  son  arrêt  (1). 

Ce  qui  se  passait  alors  en  Europe  et  en  Portugal,  ce  dont  nous  par- 
lerons bientôt,  contribua  sans  doute  à  accélérer  la  ruine  du  Jésuitisme 
en  France.  Le  courage  du  marquis  de  Pombal  donna  sans  doute  plus 

(1)  On  a  fait  sur  ce  rnajj;isti'al,  qui  ('lait  coiidrCail,  le  distitiuc  sui\aiit  : 

Que  fragile  est  Ion  sort,  Société  perverse  ! 
Un  boil'MiX  l'a  loudée  ,  uii  bossu  te  renverse. 


IllSTOIlUi  DES  JÉSUITES.  317 

(l'assurance  au  duc  de  (Ihoiseul.  I.e  ministre  de  Krance  fut  l'ennemi 
des  Jésuites,  dont  il  avait ,  dit-on,  à  se  plaindre,  et  dont  il  avait  eu 
d'ailleurs,  pendant  son  ambassade  à  Rome,  occasion  de  découvrir  les 
intrigues,  l'espionnage  universel,  toutes  les  menées  enfin  avec  lesquelles 
la  noire  Cohorte  troublait  le  repos  du  monde. 

Nous  ne  pouvons  décrire  toutes  les  phases  de  ce  procès  célèbre.  Nous 
nous  contenterons  de  dire  qu'après  de  solennels  débats,  le  Parlement 
de  Paris,  qui  avait  déjà  prononcé  un  arrêt  préparatoire  le  18  avril  17(51, 
en  rendit  un  définitif  le  6  août  17G2.  Voici  les  principales  dispositions 
de  cet  arrêt  : 

«  Déclare  lesdits  soi-disant  Jésuites  inadmissibles,  même  à  titre  de 
Société  et  Collège;  ce  faisant,  ordonne  que  tant  ledit  Institut  que  la- 
dite. Société  et  Collège  seront  et  demeureront  irrévocablement  et  sans 
retour  bannis  de  France,  sous  quelque  prétexte ,  dénomination  et  forme 

que  ce  puisse  être Faisant  ladite  Cour  très-expresses  inhibitions 

et  défenses  à  toutes  personnes  de  proposer,  soUiciler,  ou  demander  en 
aucun  temps  et  en  aucune  occasion,  le  rappel  desdits  Institut  et  So- 
ciété, à  peine  pour  ceux  qui  auraient  fait  lesdites  propositions,  ou  qui 
y  auraient  assisté  ou  acquiescé,  d'être  personnellement  réputés  conniver 
à  l'établissement  d'une  autorité  opposée  à  celle  du  roi,  même  de  favo- 
riser la  doctrine  régicide  constamment  et  persévéramment  soutenue  dans 
ladite  Société » 

Cette  doctrine  des  Jésuites,  le  même  arrêt  la  qualifie  «  de  perverse, 
destructive  de  tout  principe  de  religion  et  même  de  probité,  injurieuse 
à  la  morale  chrétienne,  pernicieuse  à  la  société  civile,  séditieuse,  at- 
tentatoire aux  droits  et  à  la  nature  de  la  puissance  royale,  à  la  sûreté 
même  de  la  personne  sacrée  des  souverains...  propre  à  exciter  les 
plus  grands  troubles  dans  les  États  et  à  former  et  entretenir  la  plus 
profonde  corruption  dans  le  cœur  des  hommes l...  » 

L'arrêt  du  Parlement  de  Paris,  achevant  son  ouvrage,  fait  défense 
aux  sujets  du  roi  de  fréquenter,  tant  au  dedans  qu'au  dehors  même  du 
royaume,  les  Collèges,  Séminaires,  Retraites,  Missions,  Congréga- 
tions, Pensions,  Écoles  de  la  Société;  intime  aux  Jésuites  l'ordre  de 
vider  toutes  les  Maisons,  Collèges,  Séminaires,  Noviciats,  Résidences, 


318  HISTOIRE  DES  JÉSUITES. 

Maisons-Protesses  ou  de  Probation,  et  généralement  tous  leurs  Établis- 
sements, quelle  que  lût  leur  dénomination;  leur  permettant  toutefois  de 
se  retirer  dans  tel  endroit  du  royaume  qu'il  leur  plairait  pour  y  résider 
sous  l'autorité  des  Ordinaires,  sans  qu'il  leur  fût  permis  de  vivre  en 
commun,  de  reconnaître  l'autorité  de  leur  général  et  de  porter  l'habit 
de  l'Ordre.  Il  était  également  interdit  aux  Jésuites  de  pouvoir  posséder 
aucun  bénéfice,  canonicat,  chaire  ou  autre  emploi  à  charge  d'âmes 
ou  municipal ,  si  ce  n'est  en  prêtant  un  serment  dont  la  formule  était 
rédigée  par  l'arrêt  du  Parlement,  qui  accordait  aux  Jésuites,  sur  une 
requête  qu'ils  pourraient  présenter,  des  pensions  alimentaires  stricte- 
ment nécessaires. 

Tel  fut  le  coup  de  foudre  qui  abattit  en  France  l'orgueilleux  édifice 
du  Jésuitisme.  C'est,  de  l'avis  des  jurisconsultes,  l'arrêt  le  plus  forte- 
ment motivé  dont  il  soit  fait  mention  dans  les  Annales  judiciaires. 

LesParlementsdeKouenetde  Rennes  suivirent,  les  premiers,  l'exem- 
ple que  leur  avait  donné  celui  de  Paris.  Quelques  autres  y  mirent  plus 
de  lenteur.  Celui  de  Flandre,  surtout,  province  où  les  Jésuites  étaient 
dominants  depuis  deux  siècles,  semblait  ne  pouvoir  se  résoudre  à  unir 
sa  voix  au  grand  cri  de  proscription  qui  s'élevait  enfin  contre  le  Jésui- 
tisme. Des  troubles  môme  commençaient  par  cet  état  de  choses  et 
pouvaient  devenir  plus  sérieux.  Le  duc  de  Choiseul  fit  rendre  enfin  par 
le  roi  (  novembre  1764  )  un  édit  qui  ordonnait  que  la  Société  de  Jésus 
n'aurait  plus  lieu  en  France. 

Le  Parlement  de  Paris  ajouta  à  ledit  royal,  par  un  nouvel  arrêt 
qui  enjoignait  à  chaque  Jésuite  français  de  résider  dans  le  diocèse  de 
sa  naissance,  lui  défendant  d'approcher  de  plus  de  dix  lieues  de  la  ca- 
pitale; et,  lui  recommandant  de  vivre  et  se  comporter  désormais  en  bon 
et  fidèle  sujet,  voulait  qu'il  se  présentât,  deux  fois  par  an,  devant  le  sub- 
stitut du  procureur-général  du  roi,  aux  bailliages  et  sénéchaussées  de 
sa  résidence.  C'étaient  là,  il  faut  l'avouer,  de  bien  rigoureuses  mesures; 
mais  sans  doute  que  ceux  qui  ont  suivi  avec  attention  notre  récit,  se 
diront  qu'elles  étaient  nécessaires  et  méritées. 

Cependant,  on  a  assuré  que  Louis  XV,  cédant  aux  sollicitations  de 
su  famille ,  ne  voulait  pas  réellement  la  destruction  complète  des  Je- 


HTSTOIRE  DES  JESUITES.  310 

suites.  Par  son  ordre,  les  commissaires  du  Parlement  nommés  pour 
examiner  l'atï'aire  des  Jésuites,  leurs  Constitutions,  leurs  principes,  etc., 
désirèrent  avoir  les  avis  du  clergé.  Douze  prélats  furent  nommés  pour 
donner  réponse  sur  quatre  questions  capitales  :  et  cette  réponse  fut 
«  qu'il  était  nécessaire  de  modifier  l'Institut.  » 

Là-dessus,  le  roi  s'empresse  de  faire  dresser  un  plan  d'accommode- 
ment qui  est  envoyé  au  Pape,  Clément  Xill.  Mais ,  à  toutes  les  ou- 
vertures de  conciliations,  ce  pontife  ,  mal  conseillé  à  l'égard  des  véri- 
tables intérêts  des  Jésuites,  ne  répondit  que  par  les  paroles  dont  s'était 
servi  Laynez  lorsqu'on  voulait,  dès  les  premiers  pas  de  l'Ordre  ,  lui 
faire  subir  des  modifications  jugées  nécessaires  :  «  Sint  ul  sunt ,  aut 
non  sint  {  qu'ils  soient  ce  qu'ils  sont ,  ou  qu'ils  ne  soient  plus  ! . . .  )  ))  : 
«  Qu'ils  ne  soient  donc  plus  !  »  finit  par  répondre  le  roi  de  France,  et 
l'arrêt  de  proscription  fut  maintenu  dans  toute  sa  rigueur,  aux  applau- 
dissements du  pays,  aux  applaudissements  du  reste  du  monde,  qui  allait 
bientôt  suivre  la  France  dans  la  voie  qu'elle  venait  d'ouvrir,  et  que  le 
chef  de  l'Église  chrétienne  allait  enfin  consacrer  lui-môme. 

Les  Jésuites  avaient  soutenu  la  lutte  en  France  avec  toute  l'énergie 
désespérée  que  l'on  connaît  à  la  trop  fameuse  Société.  Ils  avaient 
inondé  le  pays  de  leurs  panégyriques  et  de  leurs  apologies.  Leur  cause 
fut  plaidée  contradictoirement  devant  tous  les  Parlements  par  des  avocats 
de  talent.  Les  arrêts  ne  furent  rendus  que  sur  le  vu  des  pièces  pour  et 
contre,  après  de  longues  délibérations.  Ces  arrêts  divers  furent  sanc- 
tionnés par  deux  édits  royaux  de  1764  et  de  1777,  qui  leur  donnèrent 
tous  les  caractères  d'une  loi  d'état.  Les  Jésuites  mirent  en  jeu  tous  les 
ressorts  qui  pouvaient  servir  à  leur  défense,  et,  dit  l'auteur  du  Siècle 
de  Louis  XV,  ils  firent  même  alors  repentir  plus  d'une  fois  de  leur  fer- 
meté lès  magistrats  qui  prononcèrent  ces  arrêts.  Ils  excitèrent  même  en 
Bretagne  un  soulèvement  qui  fut  bientôt  réprimé  et  ([ui  justifia  toutes 
les  rigueurs  que  la  magistrature,  soutenue  d'un  côté  par  le  pouvoir 
royal,  poussée  de  l'autre  par  l'opinion  publique,  déploya  contre  eux. 
Comment  !  on  exigeait  des  Jésuites  «  qu'ils  vécussent  désormais  en 
bons  et  fidèles  sujets  ,  qu'ils  se  soumissent  aux  lois  ,  qu'ils  ne  fussent 
plus  que  de  simples  et  honnêtes  particuliers.  »  Véritablement,  c'était 


320  HISTOIRE  DES  JÉSUITES, 

exiger  d'eux  cent  fois  plus  qu'on  ne  peut  attendre  de  la  nature  jésui- 
tique ;  et  les  Révérends  Pères  ne  pouvaient  tranquillement  s'asservir 
à  un  pareil  état  de  choses.  Aussi  essayèrent-ils  de  s'y  soustraire  et  par 
tous  les  moyens.  Mais  l'heure  était  venue  :  le  Jésuitisme  devait  dispa- 
raître, du  moins  de  nom  ,  de  la  surface  de  la  terre.  On  ne  sait  (pie 
trop  qu'ils  devaient  reparaître  un  jour  1 


CHAPITRE  VI. 


Assa«siniit  de  don  Joseph  de  Bragîiitce,  roi  de  Poptngal. 
—  Iflort  du  Pape  Oéiueut  X.IV.  —  Le  Jésuitisme  prescrit 
par  tonte  la  terre. 


Au  moment  où  la  grande  clameur  qu'avaient  fait  naître  la  ban- 
queroute du  Père  La  Valette  et  l'attentat  de  Damiens  semblait  près  de 
s'éteindrer,  un  écho  lointain,  arrivant  d'une  des  extrémités  de  l'Europe 
et  qui  parlait  encore  de  meurtre  sur  une  personne  royale,  vint  lui  don- 
ner une  intensité  nouvelle. 

Le"  13  janvier  1759,  la  Gazelle  de  France ,  journal  officiel  de  ce 
temps,  publiait,  d'après  des  lettres  de  Lisbonne,  le  récit  d'une  con- 
spiration tramée  contre  le  roi  de  Portugal  et  de  l'assassinat  de  ce  prince. 
La  Gazette  annonçait,  en  même  temps,  l'arrestation  de  dix-huit  per- 
sonnes du  plus  haut  rang  ;  elle  ajoutait  que  les  Maisons  des  Jésuites  de 
Portugal  avaient  été  investies  et  que  bon  nombre  de  leurs  habitants 
avaient  été  jetés  en  prison  comme  fauteurs  ou  complices  de  la  conju- 
ration. On  doutait  encore  de  l'authenticité  de  cette  nouvelle  étran^-e 
lorsque  les  lettres  des  ambassadeurs  et  les  actes  émanés  du  gouverne- 
ment portugais  vinrent  lui  donner  un  caractère  officiel. 

Voici,  d'après  ces  divers  documents  que  nous  avons  consultés  le 
bref  récit  de  cet  événement,  ses  causes  et  ses  conséquences,  en  ce  qui 
regarde  la  fameuse  Société  dont  nous  avons  entrepris  de  retracer  les 
fastes  si  souvent  tracés  en  caractères  sinistres. 

Ji.  41 


322  HISTOIRE  DES  JÉSUITES. 

Il  y  avait  alors ,  en  Portugal ,  un  ministre ,  homme  de  tête  et  d'é- 
nergie, à  qui  l'histoire  donne  parfois  le  titre  de  Richelieu  portugais, 
titre  mérité  en  plusieurs  points.  Ce  ministre  s'appelait  don  Sébastien- 
Joseph  Carvalho  ;  mais  le  nom  sous  lequel  il  est  généralement  connu 
et  que  nous  lui  donnerons,  était  celui  de  marquis  de  Pombal.  Pombal 
fut  le  plus  rude  adversaire  qu'ait  jamais  rencontré  le  jésuitisme  ;  et 
c'est  peut-être  à  lui  que  le  xviii®  siècle  dut  de  voir  s'écrouler  la  puis- 
sance jésuitique,  sous  un  arrêt  universel  sanctionné  par  l'autorité  pon- 
tificale et  béni  par  la  main  du  successeur  de  saint  Pierre.  A  ce  titre, 
nous  lui  devons  une  mention  particulière. 

Pombal  naquit  en  1 699 ,  à  Soura ,  bourg  du  diocèse  de  Coïmbre. 
Ce  fut  dans  cette  dernière  ville  qu'il  termina  ses  études,  qui,  par  le 
désir  de  sa  famille,  étaient  dirigées  en  vue  de  la  magistrature.  iVJais, 
cet  avenir  sembla,  de  bonne  heure,  trop  calme,  trop  étroit,  trop  peu 
brillant,  à  l'esprit  fougueux,  entreprenant  duj  eune  homme,  qui  rêvait 
sans  doute  de  bien  différentes  destinées.  Il  crut  d'abord  que  la  carrière 
des  armes  pouvait  lui  offrir  un  moyen  de  réaliser  ses  rêves  splendides. 
Bientôt,  il  s'aperçoit  que  son  peu  de  noblesse  l'empêchera  toujours  de 
parvenir.  11  est  forcé  de  quitter  l'uniforme  des  gardes  du  roi.  Mais  sous 
cette  livrée  brillante  ,  et  grâce  à  une  beauté  peu  commune,  Pombal  a 
su  se  faire  aimer  d'une  femme  de  la  première  noblesse,  d'une  fille  du 
sang  bleu  (sangreazul),  comme  disent  les  orgueilleux  fidalgues  por- 
tugais, la  plus  orgueilleuse  noblesse  du  monde  ,  dona  Teresa  de  No- 
ronha-Almada,  qui  appartient  à  l'ancienne  et  puissante  maison  d'Ar- 
cos.  Dona  Teresa ,  entraînée  par  la  violence  de  son  amour ,  et  sa- 
chant que  sa  famille  ne  consentira  jamais  à  son  mariage  avec  un  petit 
gentillâtre  de  province,  se  fait  enlever  par  son  amant,  qui  l'épouse  alors, 
en  dépit  de  la  fureur  et  des  efforts  de  tous  les  d'Arcos  et  de  leurs  alliés. 
Quelque  temps  après  ce  mariage,  Paul  Carvalho  ,  chanoine  de  la  cha- 
pelle rojale  de  Lisbonne  et  favori  du  cardinal  de  Motta,  personnage 
en  grande  faveur  à  la  cour  de  Portugal,  parvient  à  faire  obtenir  à  son 
neveu  le  poste  d'envoyé  extraordinaire  en  Angleterre.  C'est  désormais 
dans  la  carrière  politique  que  Pombal  veut  marcher  à  la  réalisation  du 
brillant  avenir  qu'il  a  entrevu  dans  ses  rêves. 


HISTOIRE  DES  JESUITES.  323 

Eu  1745,  il  était  envoyé  à  Vienne  avec  le  titre  de  plénipotentiaire 
médiateur  et  avec  la  mission  de  travailler  à  l'arrangement  des  diffé- 
rends qui  s'étaient  élevés  entre  le  Pape  et  la  célèbre  impératrice  Marie- 
Thérèse.  Ce  seul  fait  prouve  que  Pombal  doit  avoir  parcouru  avec  ta- 
lent l'épineuse  carrière  diplomatique. 

Ce  lut  pendant  cette  ambassade  que  Pombal ,  devenu  veuf  de  sa 
première  femme,  dut  un  nouveau  succès  à  sa  bonne  mine.  11  épousa 
alors  la  comtesse  de  Daun ,  nièce  du  feld-maréchal  autrichien  de  ce 
nom,  célèbre  dans  les  guerres  d'Allemagne  de  cette  époque,  et  qui 
battit,  en  1758,  le  grand  Frédéric  de  Prusse,  à  la  bataille  de  Hotkish, 
en  Lusace.  Ce  nouveau  mariage  fit  prendre  à  la  fortune  de  Pombal 
une  marche  rapidement  ascendante.  La  comtesse  de  Daun  était  la 
compatriote  et  l'amie  intime  de  la  reine  de  Portugal ,  Marie-Anne- 
Joséphine  ,  et  il  est  probable  que  Pombal  avait  réiléchi  aux  consé- 
quences qu'il  pouvait  tirer  de  cette  intimité  lorsqu'il  épousa  la  nièce 
d'un  feld-maréchal  autrichien.  Peu  de  temps  après  ce  mariage,  en 
effet,  nous  voyons  Pombal  en  faveur  à  la  cour,  poussé  par  la  reine,  sup- 
pléant un  premier  ministre  malade,  et,  après  la  mort  de  Jean  Y,  nommé 
enfin  ministre  d'Etat,  par  Joseph  P"",  sur  la  vive  recommandation  de 
la  reine  douairière. 

Le  grand  cardinal  de  Richelieu  dut  également  ses  premiers  pas  vers 
la  haute  position  où  il  sut  s'asseoir  si  royalement,  à  la  protection  de  la 
reine-mère,  Marie  de  Médicis,  et  ce  n'est  pas  le  seul  point  de  ressem- 
blance qui  existe  entre  Pombal  et  Richelieu.  Mais,  bien  différent,  du 
grand  et  terrible  cardinal,  qui  eut,  toute  sa  vie,  à  lutter  contre  la  haine 
jalouse  et  tracassière  de  son  maître,  Pombal  sut  se  faire  aimer  tout 
d'abord  de  don  Joseph  de  Bragance,  augmenter  sans  cesse  et  conserver 
toujours  celte  royale  amitié,  qui  ne  lui  fit  jamais  défaut,  et  qu'il  put 
opposer  avec  succès,  comme  un  bouclier  impénétrable,  aux  coups  de  ses 
nombreux  ennemis. 

Bientôt  Pombal  fut  tout- puissant  en  Portugal,  plus  puissant  peut- 
être  que  ne  le  fut  jamais  Richelieu  en  France.  Comme  le  grand  car- 
dinal ,  il  obtint  le  privilège  royal  d'avoir  des  gardes.  11  fut  successive- 
ment créé  comte  d'Oeyras,  puis  marquis  de  Pombal.  Sa  famille  tout 


324.  HISTOIRE  DES  JÉStJlTES. 

entière  eut  part  à  celte  pluie  de  faveurs  dont  on  convient  générale- 
ment que  Pombal  sut  se  rendre  digne. 

Le  Portugal  était  alors  bien  déchu  du  rang  qu'il  avait  occupé  parmi 
les  nations  à  l'époque  d'Emmanuel  et  d'Albuquerque.  En  l'arrachant 
au  joug  de  l'Espagne,  la  révolution  de  1640  et  l'intronisation  de  la 
maison  de  Bragance  n'avaient  pu  rendre  à  ce  pays  sa  première  énergie 
de  liberté,  et  l'avaient  laissé  depuis  lors  comme  un  captif  délivré,  mais 
à  qui  la  durée  de  l'esclavage  et  l'épuisement  qui  en  est  la  conséquence 
ont  donné  une  démarche  morbide  et  chancelante  qui  fait  croire  que 
les  fers  pèsent  encore  sur  ses  membres  engourdis.  Un  effroyable  désor- 
dre, progressivement  accru  et  qui  avait  dépassé  toutes  bornes  dans  les 
dernières  années  de  Jean  V,  prédécesseur  de  Joseph  I",  régnait  dans 
toutes  les  branches  de  l'administration.  La  justice  n'avait  plus  ses 
balances  que  pour  peser  l'or  qu'on  y  jetait  ;  ce  qui  restait  des  an- 
ciennes colonies,  jadis  si  nombreuses  et  si  riches,  était  à  peu  près  sans 
relations  avec  la  mère-patrie.  Le  commerce  extérieur  était  à  peu  près 
en  entier  entre  les  mains  des  Anglais  ;  la  plus  grande  partie  des  re- 
venus publics  était  dévorée  par  le  clergé  régulier  et  séculier,  qui  par- 
tageait encore  le  sol  avec  la  noblesse  ,  et ,  brochant  sur  le  tout ,  les 
Jésuites  s'attribuaient,  tant  à  l'extérieur  qu'à  l'intérieur,  tout  ce  qu'ils 
pouvaient  arracher  à  ces  autres  vautours. 

Pombal  lutte  à  la  fois  contre  l'Angleterre  et  les  Jésuites,  contre  la 
noblesse  et  le  clergé.  A  sa  voix ,  la  vigueur  revient  dans  les  diverses 
branches  de  l'administration  ;  la  justice  tient  ses  balances  d'une  main 
plus  ferme;  le  commerce  se  ranime;  l'agriculture  délaissée  refleurit; 
l'ordre  se  rétablit  :  le  Portugal  marche  de  nouveau  parmi  les  nations. 
Les  Anglais  tiraient,  chaque  année,  une  énorme  quantité  d'or  du 
Portugal:  Pombal  leur  en  défend  Textraction.  11  prohibe  également 
tout  commerce  fait  par  des  prêtres  et  des  religieux.  Les  droits  et  reve- 
nus volés  ou  arrachés  par  le  clergé  et  la  noblesse ,  il  les  fait  rendre  à 
la  couronne  ou  en  dote  l'industrie.  Jl  oblige  les  pirates  barbaresqùes 
à  respecter  le  pavillon  portugais  qui  flotte  de  nouveau  avec  gloire  sur 
toutes  les  mers.  Il  règle  définitivement  avec  l'Espagne  le  partage  des 
colonies  américaines  et  fonde  le  magnifique  commerce  du  Brésil. 


IllSTUlKE  DÈS  JÉSLITES.  32o 

En  même  temps,  il  établit  une  police  sévère  qui  va  saisir  le  coupa- 
ble jusque  dans  les  plus  hautes  classes.  Ce  fut  surtout  cet  oubli  et  cette 
violation  de  ce  qu'ils  osaient  appeler  leurs  privilèges  qui  irritèrent  la 
noblesse  portugaise  contre  le  marquis  de  Pombal.  D'ailleurs,  cette 
iière  noblesse  avait  vu  d'un  œil  plein  de  colère  et  de  mépris  arriver 
au  pouvoir  un  homme  qu'elle  comptait  à  peine  dans  ses  derniers  rangs. 
Elle  fit,  à  diverses  reprises,  pour  renverser  le  premier  ministre,  des 
tentatives  que  déjoua  celui-ci ,  appuyé  qu'il  était  sur  la  faveur  royale 
et  sur  la  reconnaissance  poj)ulaire,  et  auxquelles  il  sut  répondre  avec 
une  vigueur  qui  étonna  ses  adversaire^. 

Mais  les  ennemis  les  plus  formidables  de  Pombal  furent  toujours  les 
Jésuites.  Les  écrivains  de  la  Compagnie  ont  écrit  «  que  cet  homme 
d'État  remarquable  avait  juré  la  perte  des  Jésuites  dès  le  moment  où 
il  saisit  le  pouvoir.  »  Nous  pouvons  admettre,  et  cela  très-facilement, 
que  Pombal,  voyant  qu'il  n'était  pas  possible  de  remédier  à  l'état  dé- 
plorable où  se  trouvait  réduit  le  Portugal  tant  que  le  jésuitisme  do- 
minerait, résolut,  en  effet,  dès  son  entrée  au\  affaires,  de  l'expulser 
du  sol  lusitanien.  La  première  déclaration  de  guerre  ouverte  entre  le 
ministre  et  les  Révérends  Pères  eut  lieu  à  l'occasion  "du  Paraguay. 
Nous  avons  vu  que  les  Jésuites  avaient  fondé,  sur  ce  point  de  l'Amé- 
rique méridionale ,  un  singulier  mais  véritable  empire  qui ,  apparte- 
nant, de  nom,  à  l'Espagne,  ne  relevait,  de  fait,  que  du  Général  de  la 
Compagnie  de  Jésus.  Sous  le  règne  de  Jean  Y,  les  gouverneurs  des 
colonies  portugaises  avaient  persuadé  à  la  mère-patrie  qu'il  serait  avan- 
tageux pour  elle  de  devenir  maîtresse  du  Paraguay.  Les  rapports  de 
ces  gouverneurs,  assure-t-on,  étaient  inspirés  par  la  pensée  que  le  Pa- 
raguay, autour  duquel  les  Jésuites  faisaient  si  bonne  garde,  renfermait 
des  mines  d'or  et  de  métaux  précieux.  11  est  probable  que  Pombal  ne 
vit  dans  le  traité  du  13  janvier  1750,  pour  l'échange  du  Paraguay 
contre  la  colonie  del  San-Sacramenlo ,  qu'un  excellent  moyen  d'avoir 
sous  sa  main  ses  ennemis,  les  Jésuites.  Ce  traité  de  1750  ne  fut  pas 
son  ouvrage ,  puisque  alors  il  n'était  pas  ministre  ;  mais  la  convention 
de  1753  ,  qui  réglait  définitivement  l'échange  entre  les  deux  cou- 
ronnes, doit  lui  être  entièrement  attribuée.  On  sait  que  les  Jésuites 


•^20  HISTOIRE  DES  JÉSUITES. 

résistèrent  et  que  ce  ne  lut  que  par  la  force  des  armes  qu'on  parvint  à 

les  expulser  du  Paraguay. 

Les  Révcrends  Pères  ne  luttèrent  pas  moins  vigoureusement  en 
Portugal.  Ils  surent  se  faire  des  armes  de  tout  :  de  leurs  richesses,  qui 
leur  donnaient  un  immense  moyen  d'action  dans  ce  pays  épuisé,  de 
1  ignorance  et  du  fanatisme  qu'ils  contribuaient  ù  y  faire  régner,  de  la 
haine  des  nobles  qu'ils  poussaient  en  avant,  des  sourdes  ambitions 
qu'ils  excitaient  dans  la  famille  royale  (1).  Ils  essayèrent  même  de  se 
servir  des  grandes  catastrophes  qui  vinrent  alors  fondre  sur  le  Portu- 
gal. On  sait  qu'en  1755  un  effroyable  tremblement  de  terre,  dont  le 
souvenir  est  resté  dans  la  mémoire  des  peuples,  vint  ébranler  tout  le  Por- 
tugal et  faire  de  Lisbonne  un  monceau  de  ruines.  La  famine  et  la  peste 
achèvent  l'œuvre  des  commotions  souterraines.  Tout  le  ro>aume  se  vit 
en  proie  à  une  épouvantable  misère.  Profitant  de  la  circonstance,  les 
nobles  osent,  de  nouveau  et  plus  hautement,  se  déchaîner  contre  le  pre- 
mier ministre.  Les  Jésuites  et  la  partie  du  clergé  qui  leur  estdévouée  se 
répandent  à  travers  les  villes  ruinées,  incendiées,  dépeuplées,  à  travers 
les  campagnes  crevassées,  désolées  et  couvertes  d'infortunés  qui  errent 
çà  et  là  pour  chercher  une  nourriture  que  le  sol  infécond  leur  refuse. 

«  C'est  Dieu  qui  nous  frappe,  mes  frères  ;  Dieu,  qu'irrite  chaque 
jour  l'homme  impie  que  notre  faiblesse  laisse  régner  sous  le  nom  de 
son  souverain  faible  et  trompé;  Dieu,  qui  n'aura  pitié  de  nous  que 
lorsque  nous  nous  viendrons  en  aide  nous-mêmes  !...  » 

Ces  paroles  retentissent,  chaque  jour,  tout  haut,  sur  la  place  publi- 
que et  dans  les  chaires  des  églises.  La  populace ,  toujours  disposée  à 
faire  payer  sa  misère  à  quelqu'un,  quel  qu'il  soit,  maudit  l'homme 
qu'elle  bénissait  naguère ,  et  demande  à  grands  cris  la  chute  et  la  mort 
du  marquis  de  Pombal. 

Celui-ci  cependant  ne  courbait  pas  la  tète  devant  l'orage ,  et  trou- 
vait, dans  les  désastres  qui  viennent  de  s'abattre  sur  sa  patrie,  comme 

(1)  La  famille  royale  de  Poilugal  n'avait  pour  confesseurs  que  des  Jésuites  :  Moreira 
était  celui  du  roi  et  de  la  reine;  Costa,  celui  de  don  Pedro,  frère  de  Joseph  l";  Campo  et 
Aranjuez  ,  ceux  des  oncles  du  monarque;  enfin  le  Père  Oliveira  dirigeait  les  consciences 
des  Infantes. 


HISTOIRE  DFS  JÉSUITES.  327 

les  sept  plaies  d'Egypte ,  'un  moyen  de  donner  de  nouvelles  preuves 
de  son  activité,  de  son  génie  et  de  son  talent  pour  l'administration. 
On  sait  que,  lors  du  tremblement,  les  courtisans  ayant  voulu  em- 
mener Joseph  1"  loin  des  ruines  de  Lisbonne  :  «  La  place  du  roi  est 
au  milieu  de  son  peuple  î  s'écria  Pombal  ;  enterrons  les  morîs  et  son- 
geons aux  vivants!...  »  Les  écrivains  jésuites  eux-mêmes  laissent  voir 
l'admiration  qu'ils  éprouvent  pour  Pombal  dans  ces  circonstances.  11 
répond  aux  clameurs  populaires  en  faisant  rebâtir  les  villes,  en  réta- 
blissant l'ordre,  en  donnant  des  vivres  aux  pauvres,  en  prenant  toutes 
les  mesures  qui  peuvent  amener  le  plus  promptement  l'oubli  des  dés- 
astres passés  ;  aux  nobles,  en  se  faisant  accorder  par  le  roi  de  nouveaux 
titres,  de  nouveaux  pouvoirs,  qui  lui  permettent  de  faire  courber  les 
plus  fières  têtes  (1);  aux  Jésuites,  en  leur  interdisant  la  prédication  ;  à 
tous  enfin,  en  se  montrant  digne  du  poste  éminent  qu'il  occupe,  mais 
aussi  en  se  montrant  déterminé  à  user  de  tous  les  moyens  qui  sont  en 
sa  puissance  pour  se  maintenir  à  ce  poste. 

Tandis  qu'il  envoyait  en  Amérique  son  frère  don  François-Xavier  de 
Mendoza,  avec  le  titre  de  gouverneur  du  Maragnon  et  avec  la  mission 
de  chasser  les  Jésuites  du  Paraguay  et  de  toutes  les  possessions  portu- 
gaises, Pombal  ne  craignait  pas  de  demander  le  renvoi  de  tous  les  di- 
recteurs spirituels  de  la  famille  royale ,  et  parvenait  à  obtenir  sa  de- 
mande audacieuse.  Alors,  Pombal  rappelle  son  frère  du  Brésil  et  l'envoie 
à  Rome  dénoncer  au  tribunal  du  souverain  Pontife  la  conduite  des  Jésuites 
au  Portugal  et  dans  les  colonies,  leur  révolte  en  Paraguay,  leur  com- 
merce effréné,"  en  dépit  des  défenses  pontificales  et  au  grand  préjudice 
de  l'Etat  et  des  particuliers.  Lue  Instruction  de  Joseph  i",  en  ce  sens, 
fut  remise  par  son  ministre  en  cour  de  Home,  le  10  lévrier  1758,  au 
Pape,  qui,  cédant  aux  ^ollicitations  réitérées  et  presque  menaçantes  du 
premier  ministre,  lui  accorda,  le  1"  avril,  un  bref  de  réforme  des 


(1)  Pombal  obtint  de  son  souverain  un  étiit  qui  portait  des  peines  sévères  contre  les 
détracteurs  du  gouvernement.  C'était  uneaniie  leirible  dont  il  pouvait  user  et  abuser 
contre  ses  ennemis.  Pumbal  lit  disgracier  alors  des  hommes  de  la  plus  haute  importance, 
tels  que  don  Juan  de  Bragance,  Corie-Kéal,  ministre  de  la  marine,  don  Joseph  Galvara 
de  la  Cerda,  ambassadeur  en  France,  etc..  etc. 


328  HISTOIRE  DES  JÉSUITES. 

Jésuites  (le  Portugal.  Ce  bref  est  fort  instructif;  il  ordonne  au  cardinal 
Saidanha,  auquel  il  est  adressé  avec  des  pouvoirs  pour  l'evécution , 
«  de  ramener  les  Jésuites  à  la  doctrine  de  l'Ëvangile  et  des  apôtres,  à 
une  manière  de  vivre  régulière  ;  de  rétablir,  chez  ces  Pères,  le  culte 
divin  dans  sa  pureté  et  simplicité,  l'observation  des  défenses  diverses 
faites  à  l'encontre  du  commerce  illicite  des  Réguliers,  etc.,  etc.  » 

On  le  voit  :  c'estun  chef  de  l'Église  lui-même,  un  Pape  qui  n'a  jamais 
été  regardé  comme  un  ennemi  de  la  Compagnie  de  Jésus,  qui  formule 
cette  accusation  étrange.  Quoi  donc  !  Benoît  XIV  pensait  et  disait  que 
les  Jésuites  avaient  besoin  qu'on  les  ramenât  à  la  doctrine  des  opôlres 
et  de  V Évangile  !  Mais  quelle  doctrine  avaient  donc  les  Révérends 
Pères?  Renoît  ajoutait  «  qu'il  fallait  aussi  les  ramener  à  une  manière 
de  vivre  régulière.  »  Mais  il  croyait  donc  que  leur  manière  présente 
était  irrégulière?  Et  cette  recommandation  de  leur  défendre  le  com- 
merce illicite,  et  de  ré lablir  chez  eux  le  culte  divin,  etc?...  Mais 
avons-nous  jamais  dit  quelque  chose  de  plus  fort?.. .  Les  Jésuites  n'ont 
pu  rien  trouver  à  opposer  au  bref  apostolique,  que  de  dire  que  le  Pape 
dont  il  émane  était  bien  vieux  et  radotait  probablement  quand  il  le 
signa. 

Dès  le  15  mai  1758,  le  cardinal  Saidanha,  chargé  des  pouvoirs 
pontificaux  pour  la  réforme  des  Jésuites  de  Portugal,  rendait  un  décret 
à  cet  égard,  et  justifiait  les  accusations  dont  les  fils  de  Loyola  étaient 
l'objet.  Le  7  juin  1758 ,  le  patriarche  de  Lisbonne  ,  don  Joseph  Ma- 
noel  Atalara ,  de  concert  avec  le  commissaire  apostolique  ,  interdisait 
aux  Révérends  de  confesser  et  de  prêcher;  faisait  fermer  leurs  Collèges 
et  leur  défendait  toute  instruction  de  la  jeunesse  dans  l'étendue  des 
Etats  de  Portugal.  En  même  temps,  le  cardinal  Saidanha  faisait  saisir 
les  marchandises  qu'il  trouvait  dans  les  Maisons  des  Révérends  Pèies, 
ainsi  que  les  livres  de  compte,  etc.,  et  faisait  apposer  les  scellés  sur 
leurs  établissements  d'exploitations  commerciales  (1).  L'affaire,  comme 

(1)  On  peut  trouver,  et  les  Jésuites  n'ont  pas  manqué,  de  se  servir  de  cet  aigument, 
que  le  cardinal  Saidanha  allait  un  peu  vile,  puisque  le  bref  du  Pape  n'est  que  du  l^r 
avril  1758  et  que  le  décret  de  condaiiinalion  du  commissaire  fut  rendu  six  semaines 
après.  Mais  il  faut  remarquer  qu'il  y  avait  plus  d'un  siècle  réellement   que  l'alTaire 


HISTOIRE  DES  JÉSUITES.  32Î) 

on  le  voit,  marchait  rapidement  ;  les  Jésuites,  consternés,  n'essayaient 
plus  que  d'amorlir  le  coup  qui  allait  les  frapper,  lorsque  le  Pape  Be- 
noît XIV  meurt. 

Le  6  juillet  1758,  un  nouveau  Pape  prend  place  dans  la  chaire  de 
Saint-Pierre,  sous  le  nom  de  Clément  Xlll.  Deux  mois  auparavant, 
la  Compagnie  de  Jésus  se  donnait  aussi  un  nouveau  chef,  qui  fut  Lau- 
rent Kicci.  Les  Jésuites  crurent  qu'ils  pourraient  faire  révoquer  par  Clé- 
ment Xlll  ce  qui  avait  été  fait  par  Benoît  XIV.  Le  31  juillet,  le  chef  de 
la  noire  Cohorte  déposait  au  pied  du  trône  pontifical  un  long  mémoire 
fort  habile  et  dans  lequel ,  sans  chercher  à  noircir  l'adversaire  des  Jé- 
suites ,  et  en  protestant  de  sa  confiance  dans  le  cardinal- commissaire, 
il  se  bornait  à  soutenir  cette  thèse  :  «  Qu'en  admettant  qu'il  y  eût  dans 
la  Compagnie  de  Jésus  des  individus  coupables  des  crimes  même  atroces 
qu'on  leur  reprochait ,  il  ne  fallait  pas  en  punir  tout  l'Ordre  ;  que , 
d'ailleurs,  les  Supérieurs  de  la  Compagnie  ignoraient  les  fautes,  s'il  y 
en  avait  de  commises,  et  qu'ils  s'empresseraient  de  punir  les  coupables 
sitôt  qu'ils  les  connaîtraient.  Mais,  en  outre,  ajoutait  Ricci,  au  nom 
de  l'Ordre  entier,  OX  craint  fort  que  la  réforme,  au  lieu  d'être  pro- 
fitable ,  n'occasionne  de  grands  troubles  ! » 

Clément  XIII  se  montre  disposé  à  soutenir  les  Jésuites  (1);  il  nomme 
une  Congrégation  qui  doit  connaître  des  torts  qu'on  reproche  à  la  Com- 
pagnie de  Jésus ,  et  décider  des  mesures  que  le  Saint-Siège  doit  prendre 
à  son  égard  ;  cependant ,  le  nouveau  Pontife  n'ose  révoquer  le  bref 
apostolique  de  son  prédécesseur,  et  Pombal,  s'armant  de  cette  cir- 
constance, continue  de  frapper,  avec  l'arme  qu'il  tient  de  Benoît  XIV, 
les  Jésuites  secrètement  protégés  par  Clément  Xlll. 

De  leur  côté ,  les  noirs  enfants  de  saint  Ignace  reprennent  courage , 
relèvent  la  tête  et  se  préparent  à  lutter  plus  vigoureusement  que  ja- 
mais contrôleur  ennemi.  Des  dissensions  éclatent  dans  la  famille  royale 
de  Portugal  ;  les  Jésuites  les  entretiennent  et  en  tirent  parti.  La  noblesse, 
toujours  impatiente  du  joug  que  lui  impose  le  marquis  de  Pombal,  est  de 

s'instruisait,  et  que  le  commissaire  apostolique  pouvait  fort  bien  avoir  entre  les  mains, 
avant  de  commencer  son  enquête,  les  preuves  sur  lesquelles  devait  se  baser  son  décret. 
(1)  Ce  Pape  fut  domine  par  le  cardinal  Torrigiani,  que  dominait  le  Générai  des  Jésuites. 
II.  42 


330  HISTOIRE  DES  JÉSUITES. 

nouveau  poussée  en  avant.  Le  clergé,  qu'ils  savent  toujours  compro- 
mettre, dans  leur  seul  intérêt,  jette,  de  la  chaire  et  du  confessionnal,  des 
brandons  qui  vont  tout  à  l'heure  faire  naître  un  vaste  incendie.  Des  me- 
naces même  sont  proférées  contre  le  monarque  qui  protège  l'ennemi 
contre  lequel  tant  de  batteries  se  dressent.  Des  prophéties  sont  lancées 
au  milieu  de  cette  population  ignorante  et  crédule.  On  y  ajourne  don 
Joseph  de  Bragance  devant  le  tribunal  de  Dieu,  pour  le  mois  de  septem- 
bre (1).  Pombal,  cependant,  continue  son  œuvre  avec  audace  et  sang- 
froid.  Il  ne  néglige  pas,  bien  entendu  ,  de  prendre  les  précautions  que 
la  prudence  indique.  Il  se  dispose  à  frapper  enfin  un  grand  coup. 

Au  milieu  de  cette  inquiétude  générale ,  de  cette  irritation  crois- 
sante des  esprits  ,  on  est  arrivé  au  mois  de  septembre  de  l'année  1758. 
Le  troisième  jour  de  ce  mois  ,  à  onze  heures  de  nuit ,  le  roi  de  Por- 
tugal, don  Joseph  de  Bragance,  se  rendait  en  carrosse  à  une  de  ses 
maisons  de  plaisance,  quand  tout  à  coup  plusieurs  détonations  éclatent, 
quelques  projectiles  traversent  la  voiture  royale ,  et  don  Joseph  se  sent 
frappé  dangereusement. 

On  comprend  quelle  impression  dut  causer  la  nouvelle  de  cet  atten- 
tat, tombant  comme  la  foudre  au  milieu  de  l'inquiète  disposition  des 
esprits.   La  noblesse  et  le  haut  clergé  couraient  déjà  vers  le  frère  du 
roi,  don  Pedro,  qu'ils  savaient  l'ennemi  de  Pombal,  et  que  les  Jésuites 
savaient  leur  ami.  Déjà  l'on  songeait  à  se  partager  les  dépouilles  de 
l'impérieux  favori ,  et  l'on  rêvait  aux  humiliations  ,  au  supplice  qu'on 
lui  ferait  subir.  Mais  la  fortune  n'a  pas  encore  abandonné  Pombal  et 
lui-même  ne  s'abandonne  pas.  Une  consigne  sévère  s'étend  autour  de 
la  demeure  royale;  les  infants  eux-mêmes  sont  pour  ainsi  dire  prison- 
niers chez  eux.  Un  grand  déploiement  de  forces  a  lieu.  En  même  temps, 
Pombal  fait  annoncer  à  Lisbonne  et  au  Portugal  que  le  roi  a  été 
dangereusement  blessé,  mais  que  néanmoins  les  médecins  répondent 
de  sa  vie.  Il  est  probable  que  Pombal  craignit  quelque  temps  que  la 
dernière  partie  de  sa  nouvelle  ne  se  réalisât  pas;  et  c'est  ce  qui  expli- 
querait alors  le  soin  qu'il  mit  à  soustraire ,  pendant  quelque  temps ,  à 

(1)  l^émoire  de  Sa  Majesté  très-fidèle,  etc.,  etc. 


HISTOIRE  DES  JÉSUITES.  331 

tous  les  regards  le  royal  blessé.  La  principale  ou,  suivant  des  écrivains 
plus  ou  moins  bien  renseignés,  l'unique  blessure  de  don  Joseph  de 
Bragance  existait  au  bras  droit,  qui  avait  été  traversé  par  une  balle, 
près  de  l'épaule. 

Quels  étaient  les  auteurs  de  cet  attentat?  11  est  inutile  de  dire 
qu'aussitôt  que  le  crime  fut  connu,   les  Jésuites  furent  chargés  par 
toute  l'Europe  d'en  être  les  instigateurs  ou  les  complices.  Et,  certes, 
la  prévision  des  troubles,  faite  par  le  Général  de  la  Compagnie,  si  bien 
iuslifiée ,  les  menaces  et  prophéties  répandues  contre  le  roi  sitôt  réa- 
lisées,  tout  jusqu'à  l'axiome  de  droit  «   cui  prodest?  [à  qui  le  fait 
sert-il?)  »  devaient  faire  [)orter  les  premiers  soupçons  sur  la  noire 
Cohorte.  Don  Joseph  mort,  Pombal  tombait  nécessairement  devant 
la  haine  que  lui  portaient  le  haut  clergé  et  la  noblesse ,  et  que  parta- 
geaient les  membres  de  la  famille  royale  dévoués  aux  intérêts  du  jé- 
suitisme ;  et  dont  Pedro ,  frère  du  roi ,  s'emparant  du  pouvoir,  eût 
fait  bonne  et  prompte  réparation  aux  Jésuites  de  tout  ce  qu'ils  avaient 
enduré  sous  le  règne  du  monarque  assassiné. 

Quelques  autres  versions  eurent  encore  lieu  pendant  qu'on  instruisait 
l'affaire  :  nous  en  tiendrons  note  un  peu  plus  loin.  Cette  instruction 
fut  aussi  longue  que  mystérieusement  conduite  ;  elle  ne  dura  pas  moins 
de  trois  mois,  et,  pendant  tout  ce  temps,  rien  ne  transpira  dans  le 
public  sur  les  découvertes  qu'elle  avait  amenées.  Peut-être  Pombal 
hésitait-il ,  avant  de  s'engager  aussi  sérieusement  qu'il  allait  le  faire 
contre  ses  ennemis;  peut-être  voulait-il  être  bien  certain  de  la  vie  et 
de  la  santé  de  son  roi,  son  seul  appui  contre  ses  nombreux  et  puissants 
adversaires,  et  prit-il  aussi,  durant  ces  trois  mois,  toutes  les  mesures 
nécessaires  à  sa  sûreté  en  même  temps  qu'au  châtiment  des  coupables. 
Enfin,  le  13  décembre  1758,  ainsi  que  nous  l'avons  dit  dans  les 
premières  lignes  du  présent  chapitre,  l'instruction  révéla  ses  mystères 
par  l'arrestation  des  individus  que  la  justice  accusait  d'être  les  auteurs, 
les  complices,  ou  les  instigateurs  de  l'attentat  commis  sur  la  personne 
de  Joseph  1".  Ces  arrestations  eurent  lieu  en  vertu  d'un  arrêt  rendu 
la  veille  par  le  tribunal  suprême  de  l'Inconfulence. 

Les  individus  arrêtés  étaient  au  nombre  de  dix-huit  :  c'étaient  le 


332  HISTOIRE  DES  JÉSUITES. 

marquis  et  la  marquise  de  Tavora ,  leurs  fils ,  leurs  filles  (1);  le  mar- 
quis d'Atonguia,  leur  gendre,  et  le  ducd'Aveiro,  allié  à  la  famille 
royale  ;  les  Jésuites  Malajïrida  ,  Mattos ,  Alexandre  de  Souza .  et 
quelques  amis  et  domestiques  des  Tavora.  Leur  procès  s'instruisit  ra- 
pidement. Les  accusés  comparurent  bientôt  devant  un  tribunal  présidé 
par  le  premier  ministre,  qui,  sans  nul  doute,  eût  mieux  fait  de  s'abstenir 
de  siéger.  On  peut  voir,  dans  les  historiens  et  dans  les  diverses  pièces 
publiées,  à  cette  époque  et  depuis,  sur  ce  procès,  ses  diverses  phases, 
qui  se  terminèrent,  le  12  janvier  1759,  par  un  arrêt  qui  déclarait  tous 
les  Tavora,  le  duc  d'Aveiro  et  le  comte  d'Atonguia  coupables  du 
crime  commis  sur  la  personne  du  souverain  ,  dans  la  nuit  du  3  au 
4  septembre  précédent,  et  comme  tels  les  condamnait  au  dernier  sup- 
plice. Cette  sentence  fut  exécutée,  le  lendemain  même,  dans  le  faubourg 
de  Belem.  Les  femmes  seules  obtinrent  leur  grâce,  à  l'exception  de 
la  marquise  de  Tavora  la  mère,  dofia  Eléonor,  qui  périt  avec  son  mari, 
ses  fils  et  son  gendre ,  ses  amis  et  ses  serviteurs. 

Le  jugement  du  tribunal  de  l' Inconfidence  (2)  chargea  surtout  la 
marquise  de  Tavora,  qu'il  signale  comme  ayant  poussé,  à  l'aide  des 
Jésuites,  son  mari  et  ses  fils  à  faire  de  leur  hôtel  une  infâme  caverne 
de  conspirations  et  de  machinations  dirigées  contre  la  personne  du 
roi.  Le  duc  d'Aveiro,  appliqué  à  la  question,  avoua  tout  ce  dont  on 
l'accusait,  chargea  ses  co- accusés  et  notamment  les  Jésuites.  Ce- 
pendant, Pombal  n'osa  pas  faire  subir  aux  Révérends  Pères  le  sup- 
plice auquel  il  ne  craignait  pas  d'envoyer  des  membres  de  la  première 
noblesse  de  Portugal.  Ils  ne  furent  même  pas  jugés  en  même  temps 
que  les  Tavora  ;  et  ce  ne  fut  que  trois  ans  après  qu'on  les  traduisit, 
non  devant  un  tribunal  séculier,  mais  au  tribunal  de  l'Inquisition,  qui 
condamna  le  Père  Malagrida  au  dernier  supplice ,  comme  convaincu , 
non  d'avoir  été  l'instigateur  ou  le  complice  de  l'assassinat  de  Joseph  1", 

(1)  Celles-ci  obtinrent  d'être  détenues  dans  des  couvents  ;  les  autres  accusés  furent 
enfermés  dans  la  ménagerie  de  Belem,  déserte  depuis  le  tremblement.  Voilà  pourquoi 
les  Tavora  furent  exécutés  en  ce  Heu,  tandis  que  les  Jésuites  voudraient  faire  croire  que 
ce  fut  par  crainte  d'un  mouvement  populaire. 

(2)  Voyez  ce  jugement:  Porlugais-franyais,  page  11. 


HISTOIRE  DES  JÉSUITES.  333 

mais  seulement  d'hérésie  et  de  quelques  autres  méfaits  à  la  fois  trop 
niais  et  trop  sales  pour  que  nous  en  parlions. 

Les  défenseurs  de  la  Compagnie  de  Jésus  crient  de  toutes  leurs 
forces  «  que  le  Père  Malagrida  n'a  été  renvoyé  devant  le  tribunal  de 
l'Inquisition  que  parce  que  Pombal  jup;ea  que  le  Jésuite  serait  absous 
devant  des  juges  séculiers.  »  Pourtant  il  nous  semble  ,  et  il  semblera  à 
tout  le  monde  que,  en  sa  qualité  de  prêtre  et  de  religieux,  le  Père  Mala- 
grida  devait  attendre  plus  de  faveur  d'un  tribunal  composé  de  religieux 
et  de  prêtres.  L'arrêt  du  Saint-Office  futexécuté  le  21  septembre  1761  : 
le  Père  Gabriel  Malagrida  fut  brûlé  dans  un  Auto-da-fé.  ]\  paraît  que 
ce  spectacle  fut  demandé  par  la  populace,  qui  en  était  privée  depuis  long- 
temps, et  qui  n'en  parut  pas  moins  goûter  le  charme  quoiqu'un  Jésuite 
y  figurât.  Mattos  et  Alexandre  de  Souza  furent  condamnés  à  être  rom- 
pus vifs ,  ainsi  que  le  Provincial  le  Père  Henriquez  et  quelques  autres 
Jésuites.  Un  édit  du  19  janvier  1759  déclarait  tous  les  Jésuites  de  Por- 
tugal complices,  à  un  degré  plus  ou  moins  éloigné,  de  l'assassinat  de  don 
Joseph  de  Bragance.  Dans  un  manifesle  souvent  cité,  le  roi  de  Portugal 
déclara  à  la  face  de  l'univers  «  la  Compagnie  de  Jésus  atteinte  et  con- 
vaincue d'usurpation  de  ses  domaines ,  de  la  liberté ,  des  biens  et  du 
commerce  de  ses  sujets  ;  de  rébellion  contre  son  autorité ,  dans  les  co- 
lonies et  en  Portugal  même ,  de  sédition  et  de  conjuration  contre  sa 
propre  personne ,  par  la  déposition  de  témoins  respectables  et  par 
l'aveu  môme  de  Jésuites.  » 

En  consultant  les  pièces  du  procès ,  on  a  cette  conviction  que  les 
Jésuites  trempèrent  sinon  directement,  au  moins  indirectement  dans 
la  conjuration  formée  contre  la  vie  de  Joseph  I"  de  Portugal.  Sérieu- 
sement menacés  dans  leur  existence  par  les  mesures  que  le  roi  laissait 
prendre  contre  eux  à  son  ministre  tout  -  puissant ,  les  Révérends 
Pères  durent  être  et,  disons  plus,  furent  favorables  à  un  moyen, 
comme  ils  appellent  ces  choses,  qui  devait  mettre  à  bas  leur  audacieux 
ennemi. 

On  a  dit  que  l'attentat  contre  la  vie  de  don  Joseph  de  Hragance 
fut  une  vengeance  particulière  qu'un  des  Tavora ,  le  fils  aîné  du  mar- 
quis, voulut  tirer  du  prince  qui  avait  des  liaisons  intimes  avec  sa 


334.  HISTOIRE  DES  JÉSUITES. 

femme ,  la  jeune  marquise  dona  Teresa.  Des  écrivains  favorables  à  la 
Compagnie  de  Jésus  ont  vu  ou  ont  voulu  voir  ainsi  cette  affaire;  l'abbé 
Georgel,  ex-Jésuite,  dit  positivement,  dans  ses  Mémoires,  que  le  roi 
revenait  d'un  rendez-vous  avec  la  jeune  marquise  lorsqu'il  fut  assas- 
siné ,  et  que  ce  fut  pour  venger  leur  honneur  outragé  que  les  Tavora 
essayèrent  de  tuer  le  monarque.  L'auteur  de  la  Chute  des  Jésuites 
au  XVIII®  siècle ,  le  comte  de  Saint-Priest,  semble  croire  que  ce  fut 
la  jeune  marquise  de  Tavora  qui  dénonça  la  conspiration.  Ce  qu'il  y 
a  de  certain,  c'est  qu'on  voit,  dans  les  dépêches  du  duc  de  Choiseul 
à  M.  de  Saint-Julien,  chargé  d'affaires  de  France  à  Lisbonne ,  que 
Louis  XV  témoigna  une  extrême  curiosité  sur  le  sort  de  cette  dame. 
D'autres,  allant  plus  loin ,  ont  essayé  de  prouver  que  toute  la  conspi- 
ration était  l'œuvre  de  Pombal ,  qui  voulait  effrayer  le  monarque  en- 
core indécis ,  et  le  décider  à  frapper  les  Jésuites ,  qu'il  lui  présenterait 
comme  les  auteurs  ou  du  moins  les  instigateurs  de  l'attentat.  Ces  écri- 
vains citent ,  entre  autres  choses,  le  témoignage  de  l'ambassadeur  de 
Fiance,  comte  de  Marie,  qui  prouverait  la  vérité  de  cette  version. 
Mais,  d'abord,  le  comte  de  Marie  ne  vint  à  Lisbonne  que  dix  mois  après 
l'attentat  du  3  septembre.  Puis,  est-il  croyable  que  Pombal  eût  risque 
ainsi  la  vie  du  roi  qui  faisait  toute  sa  force?  Nous  savons  bien  qu'on  a 
dit  aussi  que  don  Joseph  de  Bragance  ne  fut  aucunement  atteint  par 
les  coups  de  feu  tirés  sur  sa  voiture,  assertion  bien  évidemment  dé- 
truite par  le  manifeste  royal  et  le  jugement  du  tribunal  de  l'inconfi- 
dence ,  qui  qualifient  de  mortelles  les  blessures  du  roi  de  Portugal. 

D'ailleurs,  et  voici  qui  tranche  tout  :  la  révision  du  procès,  ordon- 
née en  1780  par  la  reine  Marie,  trois  ans  après  la  mort  de  Joseph  l^"", 
et,  par  conséquent,  alors  que  Pombal  ne  possédait  plus  aucune  in- 
fluence ,  a  confirmé  la  culpabililé  des  Tavora  et,  par  suite,  des  Pères 
Malagrida,  Mallos,  Alexandre  de  Souza  (1),  en  particulier,  et  des 
Jésuites  de  Portugal  en  général. 

Le  jour  même  où  les  Pères  Malagrida  ,  Mattos  ,  Alexandre  et  les 

(1)  Il  ne  faut  pas  oublier  que  le  Père  Malagrida  ('■tait  le  confesseur  et  le  conseil  de  la 
marquise  Eléonor  de  Tavora,  et  que  ses  deux  autres  confrères  étaient  également  les  di- 
recteurs spirituels  et  les  commensaux  des  autres  membres  de  cette  famille  et  de  ses  amis. 


HISTOIRE  DES  JÉSUITES.  335 

principaux  Jésuites  de  la  province  de  Portugal  lurent  arrêtes  comme 
prévenus  du  crime  commis  sur  la  personne  de  Joseph  1" ,  tous  les 
autres  furent  consignés  et  renfermés  dans  leurs  Maisons.  lies  biens 
appartenant  à  l'Ordre  furent  mis  sous  le  séquestre.  Un  arrêt  du 
19  janvier  1759  déclara  tous  les  Jésuites  complices  de  l'attentat  du 
3  septembre.  Il  paraît  que  le  Portugal  accepta  généralement  avec 
tranquillité  ce  premier  acte  de  l'expulsion  des  Jésuites  de  son  sein.  11 
y  a  plus  :  Joseph  P'  ayant  adressé  aux  évoques  de  son  royaume  une 
lettre  dans  laquelle  il  approuvait  et  justifiait  les  mesures  prises  par  sou 
premier  ministre,  ces  prélats  acceptèrent  presque  tous,  ceux-ci  par  leur 
silence,  ceux-là  par  une  approbation  plus  directe,  la  position  qu'on 
faisait  et  qu'on  voulait  faire  aux  Fils  de  Loyola.  La  noblesse,  terri- 
fiée par  le  supplice  des  Tavora,  n'osait  plus  remuer  en  faveur  de  leurs 
alliés  en  robe  noire.  Pombal  crut  pouvoir  frapper  le  dernier  coup.  Il 
fait  pressentir  le  Pape  sur  l'intention  qu'il  a  d'expulser  les  Jésuites  du 
Portugal  ;  mais  Clément  Xlll,  environné  et  dominé  par  les  Jésuites,  se 
montre  constamment  opposé  à  cette  mesure.  Au  mois  de  janvier  1759, 
sur  les  prières  du  Général  de  la  Compagnie  et  des  Cardinaux  qui  sont 
favorables  à  celle-ci,  le  Chef  de  l'Église  chrétienne,  sans  révoquer 
le  bref  de  réforme,  en  rend  un  autre  portant  approbation  et  confirma- 
tion de  l'institut.  Pombal  croit  voir  dans  cette  mesure  une  désappro- 
bation publique  de  la  conduite  qu'il  tient  et  surtout  de  celle  qu'il  veut 
tenir  à  l'égard  des  Jésuites;  sur-le-champ,  il  renvoie  le  iNonce  du 
Pape ,  le  cardinal  Acciauoli ,  et  se  montre  même  tout  prêt  à  rompre 
avec  le  Saint-Siège.  Bientôt,  le  Pape  essayant  toujours  de  faire  di- 
version aux  coups  terribles  que  Pombal  porte  incessamment  au  jésui- 
tisme, le  premier  ministre  rompt  entièrement  avec  la  Cour  de  Rome. 
Cette  rupture  dura  plusieurs  années,  jusqu'à  l'exaltalion  de  Clé- 
ment XIV  (1). 

Enfin ,  Pombal  se  décide  à  terminer  la  lutte  par  un  dernier  et 

(1)  Les  Jésuites,  en  cette  ciiconstauce,  crièrenl  que  le  marquis  de  Pombal  voulait 
établir  dans  le  Portugal  une  église  indépendante,  une  sorte  d'anglicanisme  lusitanien, 
si  l'on  peut  s'exprimer  ainsi.  Ou  se  rappelle  qu'ils  avaient  accusé  le  cardinal  de  Riche- 
lieu d'un  semblable  projet,  lorsque  ce  grand  ministre  s'était  mis  ù  les  malmener. 


336  HISTOIRE  DES  JÉSUITES. 

vigoureux  effort.  11  s'est  ménagé  l'appui  de  l'Espagne;  il  se  sent  ap- 
puyé par  la  France  dans  la  voie  où  il  marche  ;  il  n'a  jamais  voulu 
reculer;  il  ne  lui  reste  plus  qu'à  marcher  en  avant,  il  y  marche. 
L'édit  d'expulsion  et  de  bannissement  est  prononcé.  Le  Pape  se  montre 
toujours  le  prolecteur  des  Jésuites  :  «  Eh  bien  ,  dit  Pombal ,  qu'il  se 
charge  de  ses  amis;  nous  nous  débarrassons,  nous,  de  nos  ennemis!  » 
En  septembre  1759,  les  Jésuites  de  Portugal,  qui  étaient  alors  au 
nombre  d  environ  douze  cents  ,  sont  embarqués  sur  des  navires  qui 
font  voile  aussitôt  pour  les  États  romains  (1).  L'arrêt  étant  étendu  à 
tous  les  pays  soumis  à  la  domination  du  Portugal ,  les  Jésuites  du 
Brésil ,  du  Malabar  et  des  colonies  africaines  sont  également  expulsés 
de  ces  divers  points ,  soit  de  gré,  soit  de  force. 

Ecoutons  maintenant  comme  s'exprime  le  roi  de  Portugal  dans  cet 
édit  d'expulsion ,  qui  est  du  3  septembre.  Après  avoir  rappelé  les  at- 
tentats les  plus  étranges  et  les  plus  inouïs  dont  les  Jésuites  se  sont 
rendus  coupables  envers  la  couronne  de  Portugal ,  notamment  la 
guerre  cruelle  et  perfide  soutenue  par  eux  dans  les  pays  d'outre-mer  et 
au  dedans  du  royaume  ;  les  séditions  qu'ils  ont  encouragées  ou  exci- 
tées; enfin,  l'horrible  attentat  commis  dans  la  nuit  du  3  septembre 
1758,  avec  des  circonstances  abominables  qui  n'avaient  jamais  été 
(dit  le  décret)  imaginées  parmi  les  Portugais;  le  roi  de  Portugal  con- 
tinue en  ces  termes  : 

((  Pour  venger  ma  réputation  royale,  pour  conserver  pleine  et  en- 
tière mon  indépendance  de  souverain,  pour  maintenir  la  paix  publique 
dans  mes  états,  pour  extirper  du  milieu  de  mes  sujets  des  sc-andales 
si  énormes  et  si  inouïs,  pour  venger  les  susdits  attentats  et  prévenir 
les  conséquences  funestes  que  leur  impunité  pourrait  entraîner  après 
elle ,  je  déclare  les  susdits  Religieux  corrompus,  comme  il  a  été 

(1)  Les  Jésuites  ont  rempli  le  monde  chrétien  des  détails  lamentables  de  cette  expul- 
sion. Ils  prétendent  qu'ils  furent  chargés  de  fers,  nuiUrailés  durant  ce  passage,  et  que, 
en  arrivant  dans  les  étals  du  Pape,  ils  étaient  demi-nus  et  à  moitié  morts  de  faim; 
cependant  il  existe  une  lettre  imprimée  du  capitaine  de  vaisseau  ragusien,  Joseph  Ore- 
bich,  qui  transporta  les  trois  cents  premiers  exilés,  avec  un  journal  de  voyage  et  un  mé- 
moire des  provisions,  etc.,  le  tout  attesté  par  serment  et  prouvant  que  les  (ils  de  Loyola 
pourraient  bien  avoir  encore  menti  sur  cepoinl. 


HISTOIRE  DES  JÉSUITES.  337 

dit  plus  haut,  déchus  de  la  manière  la  plus  déplorable  des  principes 
de  leur  Institut,  et  trop  manifestement  infectés  des  vices  les  plus 
grands  et  les  plus  invétérés,  les  plus  abominables,  et  dont  il  est  im- 
possible de  les  corriger...  Je  les  déclare  donc  rebelles  notoires,  traîtres, 
vrais  ennemis  et  agresseurs,  tant  par  le  passé  que  dans  ces  temps  pré- 
sents, de  ma  royale  personne,  de  mes  états,  de  la  paix  publique  et  du 
bien  commun  de  mes  sujets  fidèles.  J'ordonne  à  ces  derniers  qu'ils  les 
tiennent  en  conséquence,  les  regardent  et  les  réputent  comme  tels.... 
Et  je  déclare  cesdils  Religieux  dénationalisés,  proscrits,  et  comme 
s'ils  n'existaient  plus  ;  ordonnant  qu'ils  soient  réellement  et  en  effet 
chassés  de  tous  mes  royaumes  et  seigneuries,  et  que  jamais  ils  n'y 
puissent  rentrer.  A  ces  fins,  je  défends,  sous  peine  de  mort  naturelle 
et  irrémissible,  et  de  confiscation  de  tous  biens  au  profit  de  mon 
trésor  et  chambre  royale,  à  tous  et  à  chacun  de  mes  sujets,  de  quelque 
état  et  condition  qu'ils  soient,  de  donner  entrée  à  plusieurs  ou  seule- 
ment à  un  seul  des  susdits  Religieux  ainsi  chassés ,  d'avoir  aucune 
correspondance,  verbale  ou  par  écrit,  avec  cette  Société  ou  avec  quel- 
qu'un de  ses  membres » 

Cet  édit  fut  exécuté  dans  toutes  ses  parties  avec  la  plus  grande  sé- 
vérité. Les  Jésuites  furent  chassés  de  tout  territoire  portugais,  comme 
nous  l'avons  dit;  en  même  temps,  tous  leurs  biens  furent  confisqués 
au  profit  du  Roi,  ou  donnés  à  des  prêtres  ou  à  des  communautés  reli- 
gieuses, pour  que  les  charges  auxquelles  la  Compagnie  de  Jésus  les  avait 
reçus  pussent  être  acquittées.  Nous  trouvons  dans  l'excellent  ouvrage 
de  M.  de  Saint-Priest ,  que  nous  avons  déjà  cité  ,  une  anecdote  dont 
l'auteur  de  la  Chute  des  Jésuites  garantit  personnellement  l'authen- 
ticité. Il  paraît  que  les  Jésuites  trouvèrent  le  moyen  de  soustraire  des 
sommes  considérables  à  la  confiscation  ;  des  trésors  furent  confiés  à  un 
des  leurs,  qui  les  leur  fit  passer  ensuite,  et  qui  fut  richement  récom- 
pensé de  sa  fidélité.  «Cet  homme,  dit  M.  de  Saint-Priest,  fut  l'aïeul 
d'un  personnage  politique  qui  a  beaucoup  marqué  dans  les  dernières 
vicissitudes  du  Portugal.  » 

Ainsi  la  nation  qui  la  première  avait  accueilli  les  Jésuites,  qui  leur 
avait  accordé  le  plus  de  richesses  et  de  puissance,  fut  la  première  aussi 


!1. 


43 


338  HISTOIRE  DES  JÉSUITES, 

à  prononcer  contre  eux  la  grande  condamnation  que  le  xviii*  siècle 
leur  réservait  et  à  laquelle  tous  les  autres  peuples  catholiques  allaient 
successivement  s'unir. 

Désormais,  le  branle  est  donné  :  la  France  se  hâte  d'imiter  l'exem- 
ple que  vient  de  lui  donner  le  Portugal;  l'Espagne,  les  Deux-Siciles 
et  toute  l'Italie  se  préparent  à  marcher  dans  cette  voie  ;  l'Allemagne 
annonce  déjà  qu'elle  l'approuve,  en  faisant  condamner  juridiquement 
les  théologiens  de  la  Compagnie  :  l'impératrice  a  déjà  même  rendu  un 
édit  par  lequel  elle  enlève  l'éducation  de  la  jeunesse  aux  confrères  des 
Gobât,  des  Molina ,  des  Busembaum.  L'édifice  du  Jésuitisme  est 
ébranlé  jusque  dans  ses  fondements  ;  il  se  lézarde,  il  croule  ;  il  n'exis- 
tait déjà  plus,  lorsque  la  main  du  Chef  du  monde  chrétien  sanctionne 
sa  ruine  et  bénit  ses  démolisseurs. 

Avant  de  passer  à  l'époque  où  Clément  XÏV  se  décida  à  sanctionner 
la  mort  du  Jésuitisme  râlant ,  nous  devons  donner  quelques  détails  ra- 
pides sur  l'expulsion  des  Jésuites  d'Espagne. 

Charles  III  régnait  :  ce  monarque,  qui  fut  longtemps  favorable  aux 
Jésuites,  résiste  d'abord  aux  intentions  de  son  premier  ministre,  d'A- 
randa,  qui  veut  marcher  sur  les  traces  de  Pombal  et  de  Choiseul.  Les 
Jésuites  se  cramponnent,  avec  toute  l'énergie  qu'on  leur  connaît,  sur  le 
sol  espagnol.  Quand  Charles  III  semble  trop  accessible  aux  idées  que 
son  premier  ministre  laisse  voir  ouvertement,  un  mouvement  séditieux, 
un  ébranlement  politique  quelconque  vient  le  distraire,  l'inquiéter  et, 
parfois,  le  rattacher  d'affection ,  d'intérêt  ou  de  peur  aux  Révérends  Pères, 
qui  s'arrangent  toujours  de  façon  à  avoir  un  beau  rôle  à  jouer,  un  rôle 
qui  montre  leur  utilité,  leur  influence.  Il  est  à  peu  près  certain  que  ce 
furent  les  Révérends  Pères  qui  fomentèrent  la  révolte  de  1760,  dite 
des  Chapeaux  ;  les  dépêches  de  Choiseul  l'attestent.  Quelques  années  se 
passent  ainsi  dans  ces  fluctuations  singulières.  Puis,  un  jour,  par  toute 
l'étendue  du  territoire  espagnol ,  en  Europe ,  en  Asie ,  dans  les  deux 
Amériques,  les  gouverneurs  de  province  reçoivent  un  pli  royal,  scellé 
de  trois  sceaux  et  renfermé  dans  trois  enveloppes.  La  première  n'avait 
pour  suscription  que  le  nom  de  l'autorité  à  laquelle  était  adressée  la 
missive  ;  sur  la  seconde ,  étaient  écrits  ces  mots  mystérieux  :  «  Sous 


HISTOIRE  DES  JÉSUITES.  339 

peine  de  mort,  vous  ne  déchirerez  la  troisième  enveloppe  que  le  2  avril 
1767,  au  déclin  du  jour.  » 

Au  jour  dit,  à  l'heure  fixée,  la  troisième  enveloppe  déchirée  laissa 
voir  aux  regards  étonnés  des  exécuteurs  des  volontés  royales ,  un  édit 
de  Charles  111 ,  roi  d  Espagne  et  des  Indes,  ainsi  conçu  : 

«  Je  vous  revêts  de  toute  mon  autorité  et  de  toute  ma  puissance 
royale ,  afin  que  vous  vous  transportiez  sur-le-champ  à  la  Maison  des 
Jésuites.  Vous  ferez  arrêter  immédiatement  tous  les  religieux ,  et  con- 
duire vos  prisonniers,  dans  les  vingt-quatre  heures,  au  port  indiqué 
par  ces  présentes  ;  ensuite ,  on  les  fera  embarquer  sur  les  vaisseaux  à 
ce  destinés.  Aussitôt  que  vous  serez  entré  chez  les  Jésuites ,  vous  ferez 
apposer  les  scellés  sur  les  archives  et  livres  de  la  Maison ,  ainsi  que  sur 
les  papiers  des  individus ,  sans  permettre  à  aucun  d'eux  d'emporter 
autre  chose  que  les  livres  de  prières  et  le  linge  strictement  nécessaire 
pour  la  traversée.  Si,  lorsque  les  vaisseaux  qui  doivent  recevoir  les 
Jésuites  se  seront  éloignés,  un  seul  religieux  de  la  Compagnie,  même 
malade  ,  existait  encore  dans  l'étendue  de  votre  gouvernement,  vous 
serez  puni  de  mort.  » 

Au  bas  de  ce  décret  foudroyant,  étaient  les  mots  sacramentels  «  Yo 

EL  REY,  MOI  ,  LE  ROI.  )) 

Ces  ordres  sévères  furent  à  l'instant  exécutés.  Bientôt,  des  côtes 
italiennes,  on  vit  s'avancer  les  vaisseaux  sur  lesquels  avaient  été  embar- 
qués les  fils  de  Loyola,  chassés  par  Charles  III  des  divers  points  de  son 
vaste  empire.  Ici  se  présente  un  épisode  étrange  :  on  ne  voulut  pas  per- 
mettre aux  vaisseaux  de  débarquer  leur  cargaison  humaine  sur  le  rivage 
italien.  Les  autorités  papales,  prévenues  ou  non,  refusèrent  de  laisser 
débarquer  les  Jésuites.  A  Civita-Vecchia  ,  on  tira  même  le  canon  sur 
ces  malheureux  ,  qui  furent  forcés  de  virer  de  bord  et  de  reprendre  le 
large  (1).  Beaucoup  d'entre  eux  périrent  de  misère  et  par  suite  des  mala- 
dies que  l'entassement  avait  provoquées.  On  a  cherché  à  expliquer  cette 
réception  singulière  en  disant  que  les  autorités  pontificales  craignaient 


(1)  Vojez  Y  Histoire  de  la  chiite  des  Jésuites  au  dix-huitième  siècle,  par  .M.  le 
comte  Alexis  de  Saint-Priesl,  Sisinoiidc  de  Shmoiidi,  etc.,  etc. 


340  HISTOIRE  DES  JÉSUITES, 

que  l'arrivée  subite  de  tant  d  '  individus  ne  causât  une  famine  sur  ce  rivage 
peu  fertile,  ce  qui  est  sans  doute  une  assez  mauvaise  plaisanterie.  D'au- 
tres ont  dit,  que  le  Pape,  comme  prince  temporel,  voulait  éviter  de  se 
brouiller  avec  l'Espagne,  ce  qu'il  craignait  de  voir  arriver  s'il  recevait 
ainsi  officiellement  les  Jésuites  expulsés  ;  explication  qui  ne  vaut  guère 
mieux.  En  tout  cas,  il  y  avait  sans  doute  un  moyen  terme  entre  la  con- 
duite que  Clément  XIII  pouvait  suivre  et  ces  coups  de  canon  fort  peu 
évangéliques  assurément.  Il  paraît  que  des  Jésuites  même  ont  cru  que 
leur  Général  voulait  tout  simplement  se  débarrasser  de  ces  malheureux 
qui  lui  revenaient  sans  ressources  et  l'esprit  aigri,  et  auxquels  il  fau- 
drait alors  bien  ouvrir  les  cofFres-forts  de  la  Compagnie.  Nous  ferons 
remarquer  ici ,  qu'après  avoir  erré  six  mois  de  rivage  en  rivage ,  ces 
exilés  furent  enfin  reçus  en  Corse  par  l'ordre  du  duc  de  Choiseul,  leur 
adversaire. 

11  paraît  qu'après  avoir  longtemps  douté,  Charles  ÎIl  avait  enfin  re- 
connu que  les  Jésuites  étaient  les  auteurs  des  troubles  de  son  royaume. 
On  assure  aussi ,  Sismonde  de  Sismondi  entre  autres ,  ainsi  que  des 
écrivains  catholiques  môme,  que  Charles  III  se  convainquit  que  les  fils 
de  Loyola  faisaient  des  menées  pour  mettre  à  sa  place  sur  le  trône  son 
frère  don  Luis ,  et  qu'il  parvint  à  avoir  entre  les  mains  des  lettres  où 
les  bons  Pères  dévoilaient  ces  intrigues.  Ce  qu'il  y  a  de  remarquable, 
c'est  que  Charles  111,  quel  qu'il  ait  été  comme  monarque,  fut  un  chré- 
tien fervent  et  respectueux  envers  l'Eglise  ,  au  dire  môme  des  écri- 
vains de  la  trop  fameuse  Compagnie.  Charles  111  fut  sourd  à  toutes  les 
prières  de  Clément  XIII,  qui  l'implorait  pour  les  six  mille  Jésuites 
espagnols.  Aux  instances  aussi  vives  que  réitérées  du  Chef  du  monde 
chrétien,  il  répondit  sans  cesse  «  que,  pour  épargner  à  l'univers  un  grand 
scandale ,  il  ne  voulait  pas  dénoncer  l'abominable  trame  qui  avait  né- 
cessité sa  rigueur;  mais  que  sa  Sainteté  devait  le  croire  sur  parole! ... 
La  sûreté  de  ma  vie ,  ajoutait  le  monarque ,  exige  de  moi  un  profond 
silence  sur  cette  affaire.  » 

Clément  XIII  continua  d'intervenir  en  faveur  des  Jésuites.  Mais 
Venise,  Parme,  Modène,  l'électeur  de  lîavière  adoptent  les  mesures 
du  i^ortugal,  de  la  France,  de  l'Espagne,  dos  Deux-Siciles.  L'impé- 


HISTOIRE  DES  JÉSUITES.  ,%l 

ratricc  Mario-Thérèso,  qui  feint  de  protéger  le  Pape,  ne  veut  en  réalité 
que  balancer  l'influence  des  Bourbons  et  s'approprier  Plaisance.  Ce- 
pendant les  Jésuites ,  croyant  à  cette  protection  et  se  fiant  dans  leurs 
propres  forces ,  voyant  d'ailleurs  que ,  lorsque  Choiseul  déclare  à  ses 
alliés  son  intention  de  détruire  enfin  et  de  jeter  à  bas,  irré\ocal)lement, 
l'Ordre  qu'ils  ont  frappé  ensemble,  ceux-ci  reculent  et  veulent  atten- 
dre; les  Jésuites,  disons-nous,  poussent  Clément  (1)  aux  mesures  ex- 
trêmes, au  risque  d'attirer  l'bumiliation  sur  la  tiare  pontificale,  ce  qui 
ne  pouvait  manquer  d'arriver.  N'osant  s'attaquer  aux  rois  de  France, 
d'Espagne,  de  Portugal  ou  de  iXaples,  Clément  XIII  se  décida  à  frap- 
per le  petit  souverain  de  Parme,  qui  avait  également  exilé  les  Jésuites. 
Non-seulement  le  Pape  excommunia  le  duché,  mais  encore,  revendi- 
quant de  vieux  droits,  il  proclama  dans  une  bulle,  qui  eût  pu  être  signée 
par  un  Hildebrand  ,  la  déchéance  du  duc  Ferdinand  de  Parme.  Les 
Bourbons  de  France,  d'Espagne  et  de  Naples  sentirent  sur  leur  joue 
le  soufflet  donné  à  Ferdinand,  et,  sur-le-champ,  y  répondirent  par  des 
mesures  menaçantes  :  la  France  prend  possession  du  Comtat-Yenais- 
sin,  le  11  juin  ;  Naples  s'empare  également  de  Bénévent  et  dePonte- 
Corvo.  Celte  mesure  précipita  les  événements  vers  une  solution  qui 
pouvait  encore  être  assez  longtemps  reculée. 

Déterminé  à  vaincre  la  résistance  du  Pape ,  et  après  avoir  amené  à 
ses  fins  ses  collègues  de  Portugal  et  de  Naples,  Choiseul  fait  présenter, 
le  10  décembre  1768,  par  l'ambassadeur  de  France,  au  nom  des  rois 
de  la  maison  de  Bourbon,  un  mémoire  dans  lequel  la  sécularisation  et 
l'abolition  des  Jésuites  est  formellement  exigée.  Clément  XllI ,  vieil- 
lard octogénaire,  est  anéanti  par  cette  démarche  qui  ne  lui  laisse  plus 
d'espace  pour  reculer,  et  qui  lui  démontre  enfin  le  danger  de  marcher 
désormais  en  avant.  11  est  pris  d'un  gros  rhume  qui  s'envenime  et  se  ter- 
mine par  une  apoplexie,  laquelle  emporte  le  successeur  de  saint  Pierre, 
le  10  décembre  1768. 

Treize  jours  après  la  mort  de  Clément,  le  conclave  s'assembla  pour 

(1)  Lettre  confidentielle  de  Choiseul  à  Grimaldi,  24  juin  1767.  Il  est  probable  que 
Pombal  et  d'Aranda  voulaient  attendre  la  niort  de  (Jlénjciit  Alll,  espérant  que  ce  Pape 
aurait  un  sueec^seur  plus  favorai)le  à  la  mesure. 


3û2  HISTOIRE  DES  JÉSUITES. 

lui  donner  un  successeur.  Les  Jésuites  pressaient  l'élection,  parce  qu'ils 
se  croyaient  sûrs  qu'elle  leur  serait  favorable ,  le  conclave  étant  alors 
composé  de  prélats  italiens,  leurs  amis.  Mais  d'Aubeterre,  ambassa- 
deur français,  qui  a  reçu  ses  instructions  de  Choiseul,  déjoue  cette  ma- 
nœuvre, et,  au  nom  de  la  France  ,  de  l'Espagne  et  du  roi  de  Naples, 
déclare  qu'il  ne  souffrira  pas  que  le  conclave  nomme  un  Pape  avant 
l'arrivée  des  cardinaux  espagnols  et  français.  Le  conclave  se  soumet  ; 
il  dure  trois  mois.  Pendant  tout  ce  temps,  Ricci,  le  Général  des  Jé- 
suites ,  ne  prit  pas  un  instant  de  repos  :  ses  lieutenants  ne  bougeaient 
pas  d'auprès  des  familles  des  Éminences  :  mille  intrigues  se  croisaient 
autour  du  conclave ,  et  l'Esprit-Saint  effarouché  ne  savait  sur  quelle 
tête  il  devait  aller  se  poser. 

L'empereur  Joseph  I{  arrive  alors  soudainement  à  Rome  avec  son 
frère  Léopold  de  Toscane.  Vite,  le  parti  des  Zélanti,  favorables  aux  Jé- 
suites, lui  fait  l'honneur  de  l'introduire  au  Conclave,  a  Ces  gens-là,  a 
dit  depuis  l'empereur,  ont  voulu  m'examiner  curieusement  comme  ils 
auraient  fait  du  rhinocéros  î  »  Joseph  se  trompait  ;  ces  gens-là  vou- 
laient gagner  sa  protection  ou  paraître  la  posséder.  L'empereur  fut 
aussi  visiter  le  Gran-Gesn  ,  ce  miracle  de  magnifique  mauvais  goût, 
comme  l'appelle  un  écrivain  :  le  Général  de  la  Compagnie  profite  de 
la  circonstance,  et  se  prosterne  devant  Joseph,  qui  demande  négligem- 
ment au  Jésuite  «  quand  il  doit  quitter  son  costume  ?  » 

De  leur  côté ,  les  adversaires  de  la  noire  Cohorte  ne  négligeaient 
aucune  mesure.  Le  cardinal  de  Bernis  négociait  habilement  dans  le 
Conclave;  au  dehors,  les  intrigues  croisaient  les  intrigues.  Rome  assis- 
tait à  un  spectacle  curieux  comme  elle  n'en  avait  pas  vu  depuis  ses 
empereurs.  Le  monde  chrétien  était  dans  l'attente.  Enfin,  on  apprend 
qu'un  Pape  est  choisi  et  qu'il  s'appellera  Clément  XIV.  C'est  ce  sou- 
verain pontife  qui  devait  rendre  son  nom  à  jamais  célèbre  par  l'abo- 
lition des  Jésuites. 

Le  nouveau  successeur  de  saint  Pierre  se  nommait,  avant  son  exal- 
tation, Laurent  Ganganelli.  Il  était  né  à  San-Arcangelo ,  le  31  oc- 
tobre 1705.  11  n'avait  donc  guère  que  soixante-trois  ans  lorsqu'il  fut 
élu  (mai  1769).  Il  jouissait  d'une  ïanté  robuste  et  semblait  destiné  à 


HISTOIRE  DES  JÉSUITES.  3^3 

régner  sur  la  chaire  de  saint  Pierre  aussi  longtemps  que  l'Apôtre  du 
Christ.  Cependant,  cinq  ans  à  peine  aj)rès  son  exaltation,  Clé- 
ment XIV  se  mourait  ;  c'est  que  Cii-ment  XIV  venait  enfin  de  signer 
la  destruction  des  Jésuites ,  et  qu'un  de  ces  hasards  ,  déjà  tant  de  fois 
signalés  par  nous ,  se  chargeait  de  venger  les  noirs  enfants  de  saint 

Ignace 

Nous  sommes  convaincu  que  le  nouveau  Pape  dut  surtout  son  exal- 
tation à  l'espoir  qu'il  donna  ou  que  l'on  conçut  de  l'abolition  des  Jé- 
suites par  ses  mains.  On  a  même  dit  que  Clément  ne  fut  élu  que  parce 
qu'il  avait  promis  aux  princes  de  la  maison  de  Bourbon  la  destruction 
de  la  trop  fameuse  Compagnie.  Mais  il  paraît  qu'on  a  confondu  cette 
promesse,  qui  n'eut  pas  lieu,  du  moins  positivement,  avec  une  lettre 
réellement  écrite  à  Charles  III,  en  1770,  et  dans  laquelle,  répondant 
aux  demandes  réitérées  d'abolition  immédiate  faites  par  le  roi  d  Espa- 
gne, Clément  XIV  disait  :  «  Je  crois  que  les  membres  de  la  Société  de 
Jésus  ont  mérité  leur  ruine  par  l'inquiétude  de  leur  esprit  et  par  t au- 
dace de  leurs  menées,  w  Mais,  comme  l'écrivait  aussi  ce  Pontife  au  car- 
dinal de  Bernis  (1)  :  «  11  est  impossible  à  un  religieux  de  se  défaire  du 
capuchon!  »  Clément  XIV,  Laurent  Ganganelli,  issu  d'une  famille 
plébéienne,  entra  de  bonne  heure  dans  l'Ordre  des  Cordeliers.  On  a 
dit  de  ce  Pape  qu'il  fut  à  la  fois  candide  et  ambitieux.  Il  paraît  même 
qu'il  voulut  prendre  le  nom  de  Sixte  YI  lors  de  son  exaltation ,  en 
mémoire  de  Sixte-Quint,  dont  il  avait  longtemps  rêvé  la  fortune. 
Ganganelli,  devenu  Pape,  se  montra  digne  de  sa  liante  position.  Ce 
fut  réellement  un  des  Papes  les  plus  vertueux  qui  se  soient  assis  dans 
la  chaire  de  saint  Pierre.  Nourri  des  principes  d'une  saine  philosophie, 
il  eût  peut-être,  s'il  eut  vécu  plus  longtemps,  réconcilié  les  peuples, 
avec  les  doctrines  de  l'Église  romaine,  en  réconciliant  celles-ci  avec  la 
raison.  Ce  fut  lui  qui  fit  cesser  la  coutume  où  l'on  était  à  Rome  de 
lire,  le  jour  du  jeudi-saint,  la  fameuse  bulle  in  Cœnâ  Domini,  qui 
proclamait  la  suprématie  des  papes  sur  les  rois  et  chefs  de  peuples , 
démarche  qui  indigna  fort  les  Zelanli  et  leur  cortège  de  fanatiques. 

(1)  Dépêches  du  cardinal  de  Bernis. 


344  ^     HISTOIRE  DES  JÉSUITES. 

Des  historiens  assurent  que  la  suppression  de  cette  Bulle  insultante 
pour  les  royautés  fut  faite  par  Ganoanelli  afin  de  disposer  les  rois  d'Es- 
pagne, de  France  et  de  INaples  à  ne  pas  le  presser  trop  au  sujet  de  la 
destruction  des  Jésuites,  qui  venaient  de  prendre  une  attitude  qui  lui 
faisait  peur.  Les  Révérends  Pères  remplissaient  Rome,  comme  l'a  dit 
l'auteur  de  la  Chute  des  Jésuites  au  xviii^  siècle.  Toute  demeure 
riche  ou  princière  était  hantée  par  eux  :  ils  étaient  l'intendant  du 
mari,  le  directeur  de  la  femme,  le  précepteur  des  enfants  ;  ils  faisaient 
les  honneurs  de  la  table ,  et  donnaient  les  ordres  à  la  cuisine  comme  à 
la  sacristie,  au  théâtre  comme  au  tribunal. 

On  comprend  que  le  nouveau  Pape  redoutait  de  s'attaquer  ouverte- 
ment à  une  armée  si  nombreuse ,  dont  les  chefs  ne  craignaient  pas  de  dire, 
tout  haut,  qu'ils  ne  tomberaient  pas  sans  vengeance,  Choiseul  riait  des 
terreurs  du  Pape  ;  Charles  ill,  qui  les.prenait  au  sérieux,  offrait  à  Gan- 
ganelli  de  faire  débarquer  une  armée  à  Civita-Vecchia.  Clém.ent  XIV, 
d'ailleurs,  avait  eu  le  malheur  d'être  protégé  par  les  Jésuites  avant 
son  exaltation.  Il  paraît  qu'il  eût  désiré  dilTérer,  sinon  reculer  indéfi- 
niment l'abolition  de  l'Institut.  Il  crut  en  avoir  trouvé  l'occasion  à  la 
fin  de  l'année  1770  :  Choiseul  venait  de  tomber;  Louis  XY  se  refroi- 
dissait sensiblement  dans  sa  poursuite  du  Jésuitisme.  Une  nouvelle 
maîtresse ,  la  fameuse  Jeanne  Vaubernier,  dite  comtesse  Dubarry, 
protégeait  les  enfants  de  saint  Ignace,  dont  les  plumes  pieuses  faisaient 
l'éloge  de  la  favorite.  Il  paraît  que  la  chule  de  Choiseul  et  la  faveur 
de  la  Dubarry  causèrent  aux  Jésuites  une  joie  extravagante.  Déjà 
non-seulement  ils  rêvaient  leur  rétablissement  en  F" rance,  mais  en- 
core ils  espéraient  le  triomphe  et  songeaient  à  la  vengeance. 

A  Rome,  la  noire  Cohorte  se  déchaîne  alors  avec  une  violence  ex- 
trême contre  le  Pape.  Les  Jésuites  renouvellent  avec  plus  d'ampleur  et 
d'éclat  les  fantasmagories  dont  ils  avaient  déjà  essayé  de  frapper  l'esprit 
du  Pape  et  celui  de  son  peuple  impressionnable  et  crédule.  «  Des  images 
insultantes,  des  tableaux  hideux  ,  des  menaces  hautement  formulées, 
dit  un  écrivain  catholique  ,  annonçaient  au  Pape  une  catastrophe  pro- 
chaine sous  la  forme  d'une  vengeance  providentielle.  »  En  même 
temps  une  main  cachée  pousse  au  milieu  de  Rome  une  paysanne  de 


HISTOIRE  DES  JÉSUITES.  .1V5 

\al(Mitn!i((,  iiommc'e  l>ernardina  Beruzzi,  qui  s'érige  en  propliétesse, 
et  tjui ,  (lu  luiut  lies  sept  collines  de  la  ville  éternelle,  annonce  la  pro- 
chaine vacance  du  trône  pontifical. 

Ln  jour,  sur  une  colonne  du  palais  pontifical,  la  sorcière,  entourée 
par  une  foule  impressionnée ,   écrivit  ces  initiales  mystérieuses  : 

P.  8.  S.  V. 

Chaque  bouche  romaine  épela  ces  quatre  lettres  et  en  demanda  le 
sens.  Clément  XÏV,  dit-on,  fut  le  premier  qui  le  trouva  :  ^i Presto 
Sarà  Sede  Vacante  ,  bientôt  le  trône  pontifical  sera  vacant  1  »  dit-il 
d'une  voix  sourde. 

Les  terreurs  que  les  noirs  enfants  de  saint  Ignace  jetaient  ainsi  dans 
l'esprit  troublé  de  Ganganelli,  le  remplirent  bientôt  à  un  tel  point, 
qu'on  le  vit  se  retirer  à  Castel-Gandolfo  avec  un  fidèle  ami  d'enfance, 
le  moine  cordelier  Francesco,  des  seules  mains  duquel  il  recevait  tout 
ce  qu'il  prenait. 

Cependant  le  roi  d'Espagne  continuait  à  exiger  plus  formellement 
la  destruction  des  Jésuites.  En  vain  Ganganelli  lui  faisait-il  part  de  ses 
terreurs ,  et  demandait-il  au  moins  qu'on  attendît  la  mort  du  général 
actuel  de  l'Ordre,  Ricci.  «  C'est  en  arrachant  au  plus  tôt  la  racine  d'une 
dent  qu'on  fait  cesser  la  douleur  qu'elle  cause  !  »  répondait  froidement  le 
ministre  en  cour  de  Rome,  Florida-Rlanca.  Ganganelli,  surmontant 
ses  craintes,  promet  de  terminer  enfin  cette  affaire.  Comme  ballon 
d'essai ,  il  rend  un  bref  qui  permet  aux  particuliers  de  suivre  devant 
les  tribunaux  compétents  toutes  les  afïkires  intentées,  depuis  nombre 
d'années,  à  la  Compagnie  de  Jésus,  et  suspendues  par  autorité  supé- 
rieure. Car,  chose  étrange  et  monstrueuse ,  les  Jésuites,  ces  grands 
et  pieux  docteurs,  avaient  obtenu  qu'ils  ne  relèveraient  pas  de  la  loil 
Un  des  leurs  se  vantait  que  la  Compagnie  n'avait  pas  perdu  un  procès 
à  Rome.  Cela,  comme  on  le  voit  maintenant,  eût  été  difficile,  puis- 
qu'on ne  pouvait  pas  même  plaider  contre  eux  (1)  î... 

Aussitôt  que  Clément  XJV  eut  rendu  les  Révérends  Pères  justi- 


(1)  Bernis,  entre  autres,  rappelle  re  curieux  détail  dans  sa  dépêche,  du 21  janvier  1773, 
adressée  au  premier  ministre  d'Aiguillon. 

II.  44 


346  HISTOIRE  DES  JÉSUITES, 

ciables  des  tribunaux ,  Rome ,  presque  entière,  se  trouva  l'adversaire 
de  la  Compagnie.  Des  milliers  de  procès  s'engagèrent  et  mirent  à  dé- 
couvert les  dettes  des  Jésuites,  leur  manière  de  les  contracter  et  de 
les  payer  ou  plutôt  de  ne  les  pas  payer,  le  gaspillage  et  la  mauvaise 
administration  de  leurs  collèges  et  séminaires,  enfin  tous  les  désordres 
de  l'Institut.  Alors  le  Pape,  encouragé,  nomma  trois  Visiteurs  chargés 
d'examiner  le  fameux  Collegio-Romano.  Ce  collège  fut  surtout  celui 
qui  livra  le  plus  au  grand  jour  les  désordres  de  la  Société.  Les  Visiteurs 
apostoliques  en  confisquèrent  les  propriétés,  qui  furent  adjugées  aux 
créanciers ,  firent  déposer  les  meubles  précieux  au  Mont-de-Piété ,  et 
vendre  à  l'encan  un  prodigieux  amas  de  provisions  diverses  qui  furent 
trouvées  dans  cette  maison.  Les  mêmes  mesures  furent  prises  à  l'égard 
des  établissements  jésuitiques  de  Frascati  et  de  Tivoli.  Des  Visiteurs 
furent  également  nommés  dans  les  légations.  L'archevêque  de  Bo- 
logne, le  cardinal  Malvezzi,  se  montra  le  premier  et  le  plus  disjîosé  à 
malmener  les  Jésuites  ;  il  fit  fermer  les  Collèges  jésuitiques  de  son  dio- 
cèse ,  en  renvoya  les  élèves  à  leurs  familles,  défendit  aux  Révérends 
Pères  l'enseignement  public ,  et  fit  même  jeter  plusieurs  d'entre  eux 
en  prison. 

Ces  diverses  mesures  n'ayant  pas  fait  élever  la  tempête  qu'il  re- 
doutait, Ganganelli ,  poussé  plus  vivement  par  l'Espagne,  rassuré 
par  l'attitude  de  Rome  et  de  l'Italie,  après  ces  premières  hostilités 
envers  la  noire  Cohorte,  et,  nous  aimons  à  le  croire,  porté  surtout 
par  la  ferme  croyance  que  le  Jésuitisme  était  aussi  funeste  à  la  paix  de 
l'Eglise  qu'au  bonheur  des  peuples,  se  décida  enfin  à  frapper  le  der- 
nier coup,  que  les  Jésuites  espéraient  avoir  détourné  pour  longtemps 
encore. 

Ganganelli  signe  enfin  la  bulle  qui  ordonne  la  sécularisation  des 
Jésuites  et  l'abolition  de  leur  trop  fameuse  Compagnie  par  toute  la 
terre.  Le  Pape  était  pâle,  mais  ferme,  en  apposant  sa  signature  au  bas 
de  cet  acte  important.  Quand  il  eut  signé,  il  leva  les  yeux  au  ciel,  et 
dit  :  «  La  voilà  donc  cette  suppression  1...  Je  ne  me  repens  pas  de  ce 
que  j'ai  fait.. .  Je  ne  m'y  suis  déterminé  qu'après  avoir  tout  bien  pesé... 
Je  le  ferais  encore...  Mais  cette  suppression  me  donnera  la  mort!  » 


HISTOIRE  DES  JÉSUITES.  347 

Ces  paroles  de  Ganganelli  sont  rapportées  par  tous  les  écrivains  dignes 
de  foi. 

Le  21  juillet  1773,  parut  le  bref  Domimis  ac  Redemptor,  qui  an- 
nonçait au  monde  chrétien  que  les  Jésuites  n'existaient  plus.  Nous  de- 
vons donner  à  nos  lecteurs  au  moins  un  abrégé  de  cette  pièce  célèbre 
et  importante. 

Clément  XIV  y  rappelle  d'abord  qu'Innocent  IIÏ  a,  dans  le  qua- 
trième Concile  général  de  Latran ,  défendu  d'augmenter  les  Ordres 
religieux,  dont  le  trop  grand  nombre,  suivant  l'expression  de  ce  pon- 
tife, est  une  cause  de  troubles  considérables  dans  l'Église  de  Dieu; 

Que  Grégoire  X  a  confirmé  la  défense  d'Innocent  III  ; 

Que  Clément  V,  Pie  V,  Urbain  VIII,  Innocent  X  et  Clément  IX 
ont  supprimé  des  Ordres  religieux. 

Arrivant  aux  Jésuites ,  le  bref  constate  que  plusieurs  Papes  ont 
vainement  essayé ,  à  plusieurs  reprises ,  de  corriger  les  abus  et  les 
désordres  dont  ces  religieux  se  rendaient  coupables  en  différentes  par- 
ties du  monde ,  ainsi  que  la  perturbation  qu'ils  faisaient  éprouver  au 
culte  ,  et  la  morale  pernicieuse  qu'ils  professaient. 

Clément  XIV  conclut  en  ces  termes  : 

<i  Après  avoir  donc  usé  de  tant  de  moyens  si  nécessaires,  aidé, 
comme  nous  osons  le  croire,  de  la  présence  et  de  l'inspiration  du  Saint- 
Esprit  ,  forcé ,  d'ailleurs ,  par  le  devoir  de  notre  place  qui  nous  pousse 
essentiellement  à  procurer,  maintenir  et  affermir  de  tout  notre  pou- 
voir le  repos  et  la  tranquillité  du  peuple  chrétien,  à  extirper  entière- 
ment ce  qui  pourrait  lui  causer  le  moindre  dommage. ...  ;  ayant  en 

outre  reconnu qu'il  est  tout  à  fait  impossible  que  l'Égfise  jouisse 

d'une  paix  véritable  et  solide  tant  que  cet  Ordre  subsistera...;  pressé 
par  d'autres  motifs  que  nous  conservons  au  fond  de  notre  cœur...; 
après  mûr  examen...,  nous  supprimons  et  nous  abolissons  la  Société 
de  Jésus.  JNous  anéantissons  et  nous  abrogeons  tous  et  chacun  de  ses 
offices,  fonctions,  administrations,  écoles,  collèges,  retraites,  hospices 
et  tous  autres  lieux  qui  lui  appartiennent  de  quelque  manière  que  ce 
soit,  et  en  quelque  province,  royaume  ou  état  qu'ils  soient  situés  ;  tous 
ses  statuts,  coutumes,  décrets,  constitutions,  même  ceux  confirmés 


348  HISTOIRE  DES  JÉSUITES. 

par  serment  et  paf  l'approbation  du  Saint-Siège,  ou  autrement. 

C'est  pourquoi  nous  déclarons  cassée  à  perpétuité  et  entièrement 
éteinte  toute  espèce  d'autorité  soit  spirituelle,  soit  temporelle  du  Gé- 
néral, des  Provinciaux,  des  Visiteurs  et  autres  supérieurs  de  cette 
Société ' 

Donné  à  Rome,  le  21  juillet  1773  et  la  finquième  année  de  notre  pontificat. 

A.  Gard.  Negroni.  » 

Immédiatement  après  la  promulgation  de  ce  bref,  les  prélats  Mace- 
donio  et  Alfano  se  rendirent  à  la  Maison-Professe  du  Gesu  ;  d'autres  dé- 
légués du  Pape  se  transportèrent  également  aux  divers  autres  établisse- 
ments jésuitiques.  Toute  la  garde  pontificale  était  sous  les  armes.  Des 
soldats  corses  escortaient  les  prélats  visiteurs  ,  et,  sur  leur  ordre,  s'em- 
parèrent des  Maisons  de  la  Compagnie,  au  nom  de  Clément  XIV.  Les 
Jésuites,  assemblés,  reçurent  lecture  du  bref  par  l'organe  d'un  no- 
taire. Les  scellés  furent  apposés  partout,  et  des  sodats  laissés  à  leur 
garde.  Le  lendemain,  22  juillet,  les  classes  des  Jésuites  furent  fer- 
mées et  leurs  églises  desservies  par  des  capucins. 

Ce  même  jour,  le  Général,  Laurent  Ricci,  fut  transféré,  sous  bonne 
escorte,  de  la  Maison-Professe  au  Collége-des- Anglais,  oii  il  fut  gardé 
à  vue.  Il  était  vêtu  en  simple  prêtre ,  et  on  ne  lui  laissa  qu'un  frère- 
lai  pour  le  servir.  Bientôt  son  procès  s'instruit,  et  il  comparaît  devant 
une  Commission  qui  le  somme  d'avouer  et  de  reconnaître  ses  torts 
ainsi  que  ceux  de  sa  Compagnie ,  et  de  révéler  l'existence  des  trésors 
qu'il  a  pu  soustraire  à  la  saisie  ordonnée  par  le  Saint-Siège.  Ricci  se 
défendit  habilement  ;  il  protesta  toujours  de  l'innocence  de  son  Ordre  et 
de  la  sienne  ;  seulement,  il  avoua  avoir  eu  des  rapports  secrets  avec  le 
roi  de  Prusse.  Il  nia  formellement  avoir  caché  ou  placé  aucune  somme 
d'argent.  L'affaire  traîna  en  longueur  ;  et  probablement  le  Pape  ne 
voulait  pas  qu'il  en  fût  autrement.  iSéanmoins ,  le  Père  Ricci  fut  en- 
fermé au  château  Saint-Ange ,  où  il  fut  traité  avec  beaucoup  de  ri- 
gueur. Il  paraît  certain  que  les  Commissaires  chargés  d'instruire  le 
procès  du  Général  de  la  Compagnie  auraient  pu  fournir  de  fortes  preuves 


HISTOIRE  DES  Jl^SHITES.  3W 

de  culpabililô  contre  l'accusé  ,  mais  que  (Janganelli  ne  le  permit  pas  ; 
c'est  ce  que  le  cardinal  de  îîernis  déclare  positivement  dans  une  dépê- 
che au  duc  d'Aiguillon  (  9  mars  1774). 

Cependant  Ganganelli  regardait  avec  terreur  tout  autour  de  lui,  écou- 
tant s'il  n'entendaitpaslonner  la  foudre  qu'il  sentait  suspendue  au-dessus 
de  sa  tête,  depuis  le  jour  où  il  avait  signé  l'abolition  des  Jésuites.  Un 
calme,  si  profond  qu'il  en  avait  peur,  régnait  partout.  Les  Transteve- 
rins,  la  populace  la  plus  turbulente,  la  plus  fanatique  du  monde,  ras- 
surèrent Ganganelli,  qu'ils  saluèrent  de  leurs  acclamations,  la  première 
fois  qu'il  se  montra  en  public.  Il  est  vrai  que  Naples  venait  de  rendre 
Bénévent  au  Saint-Siège,  et  la  France  Avignon  ;  il  est  vrai  surtout  que 
les  autorités  pontificales  avaient  eu  soin  de  préparer  l'enthousiasme  en 
procurant  des  vivres  et  des  processions  à  ce  peuple  romain  qui  ne  songe 
jamais  à  la  révolte  ,  tant  qu'il  obtient  ces  deux  objets  de  sa  passion  qui 
ont  remplacé  le  pain  et  les  jeux  du  cirque  (panewi  et  circenses  )  de  ses 
ancêtres  !... 

Aussi ,  une  tentative  de  sédition  ,  on  devine  par  qui  excitée ,  fut 
étouffée  promptement.  La  paix  semble  enfin  assurée  ;  la  mesure  prise 
par  le  Pape  n'éprouve  nulle  part  d'opposition  sérieuse.  Il  semble  à 
tous  que  le  Jésuitisme ,  longtemps  regardé  comme  une  de  ces  masses 
granitiques  que  la  poudre  seule  peut  renverser,  en  ébranlant  au  loin  le 
sol ,  n'était  qu'une  de  ces  voûtes  vermoulues  qui  se  tiennent  debout, 
grâce  à  on  ne  sait  quel  pouvoir,  et  qui  tombent,  si  on  en  ôte  la  première 
pierre.  Ganganelli,  rassuré,  reprenait  sa  gaieté;  sa  santé  semblait  ro- 
buste ;  chaque  jour,  il  se  rendait  aux  églises,  paraissait  en  public  dans 
les  cérémonies,  ou  recevait  les  représentants  des  diverses  puissances. 
((Un  jour,  raconte  le  cardinal  de  Bernis,  Clément  XIV  se  rendait  à  l'é- 
glise de  la  Minerve,  suivi  du  Sacré-Collége  et  de  toute  la  'prélature.  Une 
grosse  pluiesurvient  tout  càcoup;  Porporali,  Monsicjnori,  chevau-légers, 
tout  se  disperse  et  cherche  un  abri  ;  seul,  le  Pape  continue  sa  marche,  en 
riant  d'un  air  de  bonne  humeur,  et  aux  applaudissements  du  peuple.  » 
Mais,  le  soir  de  ce  même  jour,  aux  lueurs  des  derniers  éclairs  de  l'orage 
qui  avait  mouillé  son  escorte,  le  Pape  pouvait  lire  le  long  de  sa  route 
les  mystérieuses  initiales  qui  lui  annonçaient  une  mort  prochaine  ! 


350  HISTOrRE  DES  JÉStJÎTËS. 

La  sorcière  de  Valentano  reprenait  îe  cours  de  ses  prédictions.  Le 
Pape,  qui  ne  s'était  jamais  mieux  porté,  qui  n'avait  que  soixante-huit 
ans ,  entendait  murmurer  autour  de  lui ,  par  des  bouches  invisibles  : 
«  Presto  sarà  sede  vacante.  —  Bientôt  le  Saint-Siège  sera  vacant. . .  » 
Le  bruit  de  la  mort  prochaine  du  Pape  finit  par  s'accréditer  dans  les 
rangs  populaires ,  aussi  fortement  que  la  venue  de  l'hirondelle  y  fait 
croire  au  retour  du  printemps. 

Cependant  huit  mois  se  passent  sans  que  Ganganelli  ait  éprouvé  le 
plus  léger  malaise;  et  la  confiance  revenait ,  lorsqu'un  jour  de  la  Se- 
maine-Sainte de  1774,  les  portes  de  la  demeure  pontificale  se  ferment 
brusquement  et  refusent  de  s'ouvrir  môme  aux  ministres  des  grandes 
puissances.  Piome  s'inquiète  ;  de  sourdes  rumeurs  se  propagent  ;  et, 
dans  le  silence  des  nuits ,  on  entend  parfois  ces  mots  jetés  avec  ironie 
à  la  ville  éternelle  :  «  Priez  pour  le  Pape  qui  se  meurt  !...  »  Désor- 
mais, les  fatales  lettres  P.  S.  S.  V.  reparaissent  avec  une  nouvelle  per- 
sistance ;  on  les  retrouva,  dit-on,  écrites  jusque  dans  la  chambre  à 
coucher  du  Souverain  Pontife. 

Ce  ne  fut  que  cinq  mois  après,  le  17  août,  que  ce  dernier  admit  le 
Corps  diplomatique  et  le  Sacré-Collège  à  le  voir.  A  l'aspect  de  Clé- 
ment XIV,  chaque  visiteur  recula  comme  s'il  se  fût  trouvé  devant  un 
spectre.  Ganganelli  n'était  plus  qu'un  hideux  squelette,  dans  lequel  la 
vie  ne  se  révélait  que  par  l'animation  extraordinaire  des  yeux  profon- 
dément enfouis  dans  leur  orbite... 

Un  jour  de  la  Semaine-Sainte,  Ganganelli  se  levait  de  table,  après 
un  frugal  repas  fait  avec  appétit  ;  tout  à  coup  il  sent ,  dans  la  région 
de  l'estomac,  un  trouble  étrange  bientôt  suivi  d'un  sentiment  de  froid 
extrêmement  prononcé  et  qui  se  renouvelle  avec  des  intermittences 
d'âpres  chaleurs,  a  Je  suis  empoisonné  !  »  telle  fut  la  première  pensée 
du  malheureux  pontife,  poursuivi  par  la  peur  des  vengeances  jésuitiques 
et  par  le  souvenir  de  ce  qu'ils  avaient  fait  en  ce  genre.  Cependant ,  le 
mal  semblant  diminuer.  Clément  XIV  l'attribua  à  une  mauvaise  diges- 
tion. Mais,  bientôt  et  rapidement,  de  nouveaux  symptômes  morbides 
plus  terribles  apparaissent;  des  vomissements  violents  se  déclarent, 
des  déchirements  intérieurs  se  font  sentir;  puis  des  douleurs  intolérables 


Morl:  de  Cléineiii,  XIV, 


HISTOIRE  DES  JÉSUITES-  351 

éclatent  dans  les  régions  intestinales.  Clément  a  recours  à  des  contre- 
poisons; désormais,  il  ne  prend  plus  rien  qui  n'ait  été  préparé  par 
lui-même.  Mais  il  est  trop  tard;  le  mal  se  dévelo|)|>c  avec  une  efl'rayanle 
progression.  Déjà  la  voix,  autrefois  sonore ,  s'afiaiblit  et  s'enroue;  les 
jambes  ne  peuvent  plus  soutenir  le  poids  du  corps ,  les  vomissements 
reviennent  avec  les  chaleurs  et  les  déchirements  d'entrailles;  le  som- 
meil, profond  avant  l'accident,  est  maintenant  fébrile  et  sans  cesse  in- 
terrompu ;  les  soufïrances  deviennent  intolérables  ;  tout  repos  a  fui  ;  une 
prostration  générale,  absolue,  en  est  la  suite;  une  dissolution  anticipée 
se  déclare  ;  la  raison  même  vacille  et  s'éteint.  Désormais  le  malheu- 
reux Ganganelli  n'a  plus  devant  les  yeux  que  des  visions  de  poignards 
menaçants  ou  de  coupes  empoisonnées;  et,  quand  la  fièvre  lui  rend  un 
peu  de  force,  il  agite  avec  violence  ses  mains,  avec  lesquelles  il  semble 
vouloir  repousser  des  objets  effrayants,  auxquels  il  crie  d'une  voix 
rauque  :  «  Grâce!  grâce  (1)  !...  » 

Ces  tortures  effrayantes  durèrent  dix  longs  mois.  Le  22  septembre 
1774,  Ganganelli  mourut.  A  son  agonie  ,  toute  son  intelligence  lui 
revint.  Il  voulut  parler  ;  alors  un  moine,  qui  se  tenait  au  chevet  de  son 
lit,  se  pencha  à  l'oreille  du  mourant  et  murmura  quelques  mots  que 
personne  n'entendit  ;  aussitôt  la  parole  se  glaça  avec  la  vie  sur  les 
lèvres  de  Clément  XIV 

On  a  souvent  et  longtemps  discuté  cette  question  :  «  Clément  XIV 
mourut-il  empoisonné  ?  »  Nous  croyons  pouvoir  y  répondre  affirmative- 
ment, comme  une  foule  de  bons  et  graves  historiens,  parmi  lesquels  il  en 
existe  de  non  moins  bons  chrétiens  et  même  de  non  moins  fidèles  catho- 
liques. Oui,  Ganganelli  est  mort  par  le  poison!  Le  Cardinal  deBernis, 
qui  vit  souvent  le  Pape  pendant  sa  maladie,  déclare  formellement  «  que 
la  mort  du  souverain  Pontife  ne  lui  parut  pas  naturelle.  »  Bernis 
avait  fait  de  cette  mort  une  Relation  ,  qui  s'est  perdue  ou  qu'on  a 
supprimée.   11  est  constant  que  la  maladie  du  Pape  offrit  tous  les 

(1)  Il  est  remarquable  que  Ganganelli,  poursuivi  par  de  pareilles  terreurs,  malade, 
mourant,  n'ait  fait  pourtant  aucune  rétractation.  II  s'écriait  seulement,  de  temps  à  autre, 
pour  détourner  ses  ennemis  imaginaires,  ombres  de  ses  ennemis  trop  réels  :  «  Ce  n'est 
pas  de  mon  plein  gré  que  j'ai  agi  !...  » 


352  HISTOIRE  DES  JÉSUITES. 

symptômes  du  poison.  Il  est  aussi  prouvé  que  le  cadavre  présenta  les 
mêmes  caractères  ;  ainsi ,  taches  violettes  par  tout  le  corps ,  lèvres 
noires,  décomposition  prématurée,  et  qui  devint  telle,  après  la  mort, 
que,  bien  qu'on  eût  soin  d'embaumer  ou  plutôt  de  bourrer  le  corps 
avec  des  parfums,  les  exhalaisons  étaient  intolérables.  Le  vase  qui 
contenait  les  entrailles  de  Ganganelli  se  brisa  tout  à  coup.  Le  cœur 
était  extrêmement  diminué  de  volume;  les  muscles,  dans  la  région 
lombaire  ,  étaient  en  putréfaction.  Enfin,  les  os  du  mort  s'exfoliaient, 
sa  peau  s'en  allait  avec  les  vêtements,  les  ongles  tombèrent  successive- 
ment au  plus  léger  contact ,  et  tous  les  cheveux  restèrent  collés  au 
coussin  de  velours  sur  lequel  avait  reposé  la  tête. 

11  paraît  qu'à  Rome  on  n'hésita  pas  à  se  prononcer  en  cette  circon- 
stance : 

((  Le  Pape  a  péri  par  Vaqua  tofana!  »  criait-on  tout  haut  dans 
les  rues  de  la  capitale  du  monde  chrétien. 

Oui,  le  Pape  Clément  XIV  mourut  par  le  poison  !  Qui  le  lui  admi- 
nistra? A  cette  question,  mille  fois  formulée  par  l'histoire,  des  milliers 
d'échos  ont  répondu  :  La  même  main  qui  tant  de  fois  débarrassa  la 
noire  Compagnie  d  un  ennemi,  d'un  vainqueur,  d'un  obstacle!... 

Ganganelli  mourut  empoisonné  aussitôt  qu'il  eut  signé  la  destruc- 
tion des  Jésuites;  c'est  notre  conviction,  c'est  celle  de  la  plupart  des 
historiens,  ce  fut  celle  de  cette  époque.  Tout  ce  qui  nous  étonne, 
c'est  que  Clément  XIV  n'ait  pas  été  empoisonné  avant  de  signer  la 
Bulle  qui  faisait  disparaître  la  trop  fameuse  Société  du  sein  des 
nations. 

«  Les  satires  infâmes ,  dit  le  comte  de  Saint-Priest,  colportées  par 
\es  cniiemis  du  Pape,  leur  joie  indécente,  confirmèrent  la  croyance 
générale  de  l'empoisonnement,  qu'ils  ne  pensèrent  à  démentir  que 
plus  tard.  »  En  effet ,  les  Jésuites,  leurs  amis ,  leurs  alliés,  nièrent 
que  le  Pape  fiît  mort  empoisonné,  alors  seulement  qu'ils  virent  qu'on 
rejetait  universellement  le  crime  sur  eux.  Un  des  leurs,  l'abbé  Gcor- 
gel ,  tâche  de  nous  prouver  que  Ganganelli  était  devenu  faible  ,  impo- 
tent. Malheureusement  pour  l'hypothèse  qu'il  veut  faire  admettre, 
l'ex-Jésuite,  par  une  inconcevable  distraction,  fait,  à  la  page  160 


HISTOIRE  DES  JÉSUITES.  3o3 

du  tome  I"'"  de  ses  Mémoires ,  cet  aveu  contradictoire  ,  que  «  la  forte 
constitution  de  Clément  XIV  semblait  lui  promettre  une  plus  longue 
existence...  » 

Les  auteurs  jésuitiques  ont  aussi  noirci  bien  du  papier  pour  dé- 
montrer que  ce  fut  la  peur  seule  du  poison  qui  fit  mourir  Ganganelli. 
Certes,  les  terreurs  qui  vinrent  assaillir  l'àme  du  Pape,  terreurs  trop 
fondées ,  étaient  bien  capables  de  miner  la  robuste  constitution  de 
celui  qui  les  éprouvait,  de  lui  ôter  la  raison ,  de  le  conduire  môme  au 
tombeau  ;  mais  ce  ne  peut  être  la  peur  du  poison  qui  fit  tomber  les 
cheveux  et  les  ongles  du  Pape,  qui  couvrit  son  cadavre  de  taches  vio- 
lettes ,  qui  fît  tomber  sa  chair  en  lambeaux  pestiférents ,  par  une  dis- 
solution anticipée!... 

D'ailleurs,  n'y  eût-il  d'autre  cause  à  la  mort  de  Ganganelli  que  les 
terreurs  qui  vinrent,  comme  un  cortège  funèbre  et  toujours  renaissant, 
entourer  la  table  et  le  lit  du  souverain  Pontife ,   et  qui  firent  de  la 
dernière  année  de  son  pontificat  une  infernale  agonie ,   nous  dirions 
encore  que  ce  furent  les  Jésuites  qui  firent  périr  Clément  XIV.  Qui 
donc  en  effet  excitait  ces  terreurs  avec  tant  d'adresse  et  de  persistance? 
Qui,  si  ce  n'est  les  Jésuites?....  Et,  pour  soutenir  cette  accusation 
surérogatoire ,  nous  avons  bien  des  preuves  à  notre  service.  On  en 
trouve  une,  entre  autres,  dans  une  lettre  du  ministre  de  Charles  l\\ , 
le  comte  de  Florida-Blanca ,  qui  poursuivit  à  Home  l'abolition  de  la 
Compagnie.  Nous  avons  dit  que,  parmi  les  moyens  fantasmagoriques 
au  moyen  desquels  les  Jésuites  agirent,  par  lé'pouvante,  sur  l'esprit  de 
Clément  XIV,   se  trouve  la  sorcière  de  Valentano,   dont  plusieurs 
écrits  du  temps  attestent  même  le  pouvoir  diabolique.  Eh  bien,  Flo- 
rida-Blanca, —  et  if  n'est  pas  le  seul  à  rapporter  ceci  !  —  le  ministre 
du  roi  catholique,  dit  formellement  que  le  Général  des  Jésuites,  le 
Père  Laurent  Ricci ,  eut  une  entrevue  avec  la  sorcière  !  Il  précise  le 
jour  et  le  lieu  de  ce  rendez-vous,  qui  peut  sembler  décisif  à  l'égard  de 
ce  que  nous  discutons  en  ce  moment.  Et  qu'on  le  remarque  encore  1 
c'est  dans  une  lettre  au  Pape  Pie  VI  que  Florida-Blanca  rappelle 
ce  fait  important;  et  Pie  VI,  qui  fut  toujours  prévenu  en  faveur  des 

II.  45 


354  HISTOIRE  DES  JÉSUITES. 

Jésuites,  qui  voulut  les  rappeler;  Pie  YI,  dans  sa  réponse  au  mi- 
nistre de  Charles  III  (février  1775  ),  ne  nie  ni  ne  réfute  ce  fait  qu'on 
peut  donc  regarder  comme  définitivement  acquis  au  procès. 

Lorsque  Ganganelli  signa  la  destruction  des  Jésuites,  leur  Ordre 
n'existait  déjà  plus  de  fait  dans  la  plus  grande  partie  de  la  terre.  Ex- 
pulsés de  la  Chine ,  du  Japon ,  de  l'Indoustan  ,  du  Paraguay;  chassés 
de  France,  de  Portugal ,  d'Espagne,  de  Naples,  du  duché  de  Parme, 
de  Bavière,  de  Venise  et  de  Malte,  ils  ne  conservaient  plus  d'établis- 
sements qu'en  Hongrie,  en  Pologne  et  en  Prusse.  Il  est  à  remarquer 
que  le  souverain  de  ce  dernier  pays,  le  célèbre  Frédéric  II ,  fut  le  der- 
nier souverain  qui  protégea  alors  les  enfants  de  Loyola.  Frédéric  fut-il 
donc  l'ami  des  Jésuites?  iSon,  pas  le  moins  du  monde!  Frédéric  II 
fut  l'ami  de  Voltaire  et  des  encyclopédistes  ;  il  était  chef  d'un  état 
protestant,  et,  protestant  lui-même  ,  il  était  roi  philosophe.  Mais  le 
grand  capitaine,  le  monarque  fondateur  pensa  peut-être  qu'en  pro- 
tégeant les  Jésuites  il  se  donnerait  un  levier  puissant  dont  il  pourrait 
se  servir  contre  les  royautés  catholiques.  On  a  dit  aussi  que  le  grand 
Frédéric  conserva  les  Révérends  Pères  dans  la  Prusse ,  parce  qu'ils 
lui  étaient  nécessaires  pour  l'instruction  de  la  jeunesse  de  ce  royaume, 
qu'il  venait  de  placer,  grâce  à  son  épée,  à  son  génie,  au  premier  rang 
des  puissances  européennes.  Le  roi  de  Prusse  ne  s'était  pas  toujours 
montré  bien  disposé  en  faveur  des  Révérends  Pères;  plus  d'une  fois, 
notamment  pendant  la  guerre  de  Sept-Ans,  il  leur  reprocha  de  belles 
et  bonnes  perfidies,  etc.  Voici  comme  ce  monarque  explique  lui-même 
la  conservation  des  Jésuites  dans  ses  états,  même  après  leur  abolition 
par  le  Pape  ; 

«  Nous  n'avions  alors  personne  capable  de  tenir  les  classes  ;  nous 
n'avions  ni  Pères  de  l'Oratoire  ni  Piaristes  ;  le  reste  des  moines  est 
d'une  ignorance  crasse.  Il  fallait  donc  conserver  les  Jésuites  ou  laisser 
périr  les  écoles Si  l'Ordre  avait  été  supprimé,  l'Université  n'exis- 
terait plus,  et  l'on  aurait  été  dans  la  nécessité  d'envoyer  les  Silésiens 
(nouveaux  sujets  de  Frédéric)  étudier  en  Bohême  (possession  autri- 
chienne) :  ce  qui  aurait  été  contraire  aux  principes  fondamentaux  du 
gouvernement  — 


HISTOIRE  DES  JÉSUITES.  355 

»  Toutes  ces  raisons  valables  m'ont  fait  le  paladin  de  cet  Ordre  ,  et 
j'ai  si  bien  combattu,  que  je  l'ai  souteiui,  à  quelques  modifications 
près,  tel  qu'il  se  trouve  à  présent,  sans  Général,  sans  troisième  vœu, 
et  décoré  d'un  nouvel  uniforme  que  le  pape  lui  a  conféré.  » 

(  Lettre  de  Frédéric  à  Voltaire  ,  18  novembre  1777). 

Suivant  nous ,  et  cette  lettre  confirme  victorieusement  notre 
croyance ,  la  protection  que  Frédéric  accorda  aux  Jésuites  fut  surtout 
due  à  une  pensée  politique;  mais  cette  protection  même,  que  nous 
avons  enregistrée  à  dessein ,  prouve  que  les  adversaires  de  la  Compa- 
gnie de  Jésus  ne  furent  pas  poussés,  comme  l'assurent  les  coryphées  de 
celle-ci,  par  leur  haine  contre  la  religion  catholique  elle-même;  et 
que  ce  ne  fut  pas  parce  que  la  noire  Cohorte  était,  comme  ils  le  disent 
imperturbablement,  le  dernier  rempart  placé  entre  l'impiété  et  la 
chaire  de  saint  Pierre,  qu'on  l'abattit  enfin.  S'il  en  eût  été  ainsi, 
comment  la  Prusse  et  plus  tard  la  Russie ,  pays  d'hérétiques  et  de 
schismatiques,  eussent-ils  recueilfi  les  débris  du  jésuitisme?  D'ail- 
leurs, il  est  remarquable  que  ce  furent  des  rois  catholiques,  les  fils 
aînés  de  l'Eglise  romaine,  qui  demandèrent  et  exigèrent  l'abolition 
de  l'Institut.  Choiseul ,  Pombal  (1)  et  d'Aranda,  les  trois  ministres 
de  France,  de  Portugal  et  d'Espagne  ,  q.ui  furent  les  adversaires  dé- 
clarés ,  persévérants,  des  Jésuites,  étaient  catholiques  comme  leurs 
maîtres ,  et  ne  furent  jamais  accusés  d'être  ni  philosophes  ni  encyclo- 
pédistes. Il  est  même  à  remarquer  que  le  plus  rude  jouteur  des  trois, 
Pombal,  n'eut  jamais  le  plus  petit  rapport  avec  Voltaire  et  d'Alem- 
bert,  ni  avec  aucun  autre  des  chefs  du  grand  mouvement  philoso- 
phique de  cette  époque. 

Et,  ici,  puisque  nous  avons  écrit  ces  mots  de  philosophes  etd'm- 

(1)  Peut-être  nos  lecteurs  désirent-ils  savoir  quelle  fut  la  fin  de  ce  rude  et  implacable 
adversaire  des  Jésuites.  En  1777,  huit  jours  après  la  mort  de  Joseph  I",  qui  soutint 
constamment  son  ministre,  Pombal,  que  la  reine  n'aimait  pas,  parce  qu'il  la  supplantait 
dans  l'esprit  du  roi  son  époux,  fut  destitué,  arrêté,  jugé  et  condamné  au  dernier  sup- 
plice. Cette  sentence,  obtenue  par  l'ascendant  de  la  noblesse  et  probablement  aussi  par 
la  haine  des  Jésuites  et  de  leurs  amis,  ne  reçut  qu'une  moitié  d'exécution  :  on  fit  grâce 
de  la  vie  à  Pombal,  qui  mourut  dans  la  disgrâce-,  l'exil  et  l'obscurité. 


356  HISTOIRE  DES  JÉSUITES. 

cyclopédisles ,  nous  devons  dire  qu'à  notre  avis ,  ce  pouvoir  nouveau , 
qui  devait  agir  si  puissamment  sur  les  temps  à  venir,  n'eut  qu'une  in- 
fluence indirecte,  quoi  qu'on  en  ait  dit,  sur  la  chute  des  Jésuites,  dont 
plusieurs  de  ses  chefs  les  plus  célèbres  furent  les  élèves.  Il  est  bon  de  faire 
remarquer  que  le  même  ministre  qui  poursuivait  si  puissamment  la 
noire  (Cohorte  ,  en  France ,  fit  brûler  et  lacérer  par  la  main  du  bour- 
reau de  Paris  la  Pastorale  de  l'archevêque  de  cette  ville,  Christophe 
de  Beaumont,  qui  s'était  fait  le  champion  des  fils  de  saint  Ignace,  en 
même  temps  que  Y  Emile  de  J.  J.  Rousseau  et  V  Encyclopédie. 

A  l'exception  de  l'archevêque  de  Paris,  le  clergé  de  France  accepta 
avec  beaucoup  de  tranquillité  l'abolition  des  Jésuites.  Un  ministre  in- 
telligent et  courageux,  M.  \ illemain ,  a  donc  pu  dire  à  la  Chambre 
des  pairs,  dans  la  séance  du  2  février  1844,  en  présentant  son  projet 
de  loi  sur  V instruction  secondaire  :  «  Lorsqu'en  1762,  la  Société  de 
Jésus  fut  enfin  dissoute  ,  elle  avait ,  dans  les  diverses  provinces  du 
royaume,  cent  vingt-quatre  Collèges,  la  plupart  riches  et  importants  ; 
aucune  voix  accréditée  ne  s'éleva  cependant  pour  la  défendre.  »  Il  y  a  , 
plus  :  un  assez  grand  nombre  de  voix ,  même  parmi  le  clergé ,  s'éle- 
vèrent pour  applaudir  à  la  mesure.  Quelques-unes  se  posant  celte  ques- 
tion :  Y  a-l-il  quelque  remède  aux  maux  de  V Eglise  (1)?  soutinrent 
plus  ou  moins  habilement,  plus  ou  moins  hardiment  cette  thèse,  que 
«  ce  sont  les  Jésuites  qui  ont  perverti,  corrompu  et  défiguré  les  doctri- 
nes de  l'Église  sur  tous  les  points  ;  qu'ils  ont  fourni  des  armes  aux  in- 
crédules pour  combattre  la  religion  ;  qu'enfin ,  ce  sont  eux  qui  ont  ré- 
duit le  clergé  de  France  à  l'état  déplorable  où  il  est  réduit.  » 

11  en  fut  de  même  par  tout  le  monde  catholique  :  les  Jésuites 
avaient  pesé  trop  lourdement  sur  le  clergé  et  sur  les  divers  ordres  reli- 
gieux, partout  où  ils  avaient  été  puissants,  pour  que  ceux-ci  ne  se  sen- 
tissent pas  joyeux  de  leur  disparition  :  le  reste  des  hommes  laissa  sa  joie 
s'exhaler  sans  contrainte  ;  et  la  terre  entière  sembla  ,  après  la  dispari- 

(1)  C'est  le  titre  d'un  ouvrage  publié,  en  1776,  par  un  évèquc.  La  réponse  que  nous 
citons  se  trouve  être  textuellement  les  titres  des  cliapilres  d'un  livre  imprimé  en  1778. 
L'exemplaire  que  nous  possédons  vient  delà  biblioLhèciue  d'une  communauté  religieuse. 
On  lit,  sur  une  pugc  blanche,  ces  mois  manuscrits  :  <;  De  la  chambre  de  la  mère  prieure.  » 


HISTOIRE  DES  JÉSUITES.  357 

tion  du  Jésuitisme,  pousser  un  grand  soupir  d'allégement  et  d'espoir. 

Le  Jésuitisme  n'existait  donc  plus  ;  mais  les  Jésuites  existaient  tou- 
jours. Ils  étaient  parvenus  à  sauver  une  partie  de  leurs  immenses  tré- 
sors, et  ils  se  disaient  qu'avec  leur  argent  ils  pouvaient  toujours  compter 
sur  leur  influence.  Leurs  cent  mille  soldats  avaient,  il  est  vrai,  changé 
d'uniforme  et  ne  marchaient  plus  enrégimentés;  mais  les  cadres  des 
noirs  régiments  existaient  toujours  ,  et,  une  bonne  occasion  se  présen- 
tant ,  ils  marcheraient  avec  la  précision  de  vétérans  ,  vers  la  position  à 
enlever. 

Il  est  si  vrai  que  les  Jésuites  ne  se  crurent  jamais ,  eux  prêtres  et 
religieux,  eux  qui  se  disaient,  qui  se  disent  le  bataillon  sacré  du  catho- 
licisme, forcés  d'accepter  l'arrêt  pontifical  qui  les  frappait,  que,  peu  de 
temps  après  la  promulgation  de  la  bulle,  ils  essayèrent  de  se  soustraire 
à  ses  effets.  Ils  commencèrent  par  faire  accréditer  le  bruit  que  cette  bulle 
avait  été  arrachée  par  l'obsession,  par  la  ruse,  par  la  force,  au  souverain 
Pontife.  Sur  la  demande  des  représentants  de  la  maison  de  Bourbon,  il 
fallut  que  Clément  XIY  publiât  un  bref  explicatif  de  la  bulle  Dominus 
ac  Redemptor,  dans  lequel  il  proteste  persister  dans  les  motifs  qui  ont 
déterminé  la  bulle  (c  qu'il  n'a  publiée,  dit-il,  que  dans  l'intérêt  de  l'E- 
glise, ))  et  dont  il  recommande  l'exécution  aux  évêques.  Nous  avons 
dit  que  les  Jésuites,  soutenus  par  le  Dauphin  et  par  la  famille  royale, 
s'étaient  en  outre  fait  une  amie  et  une  protectrice  de  madame  Du- 
barry  (1);  ils  avaient  compté  que  l'ascendant  de  cette  femme  sur  l'es- 
prit de  Louis  XV  leur  adoucirait  au  moins  les  rigueurs  dont  on  avait 
usé  envers  eux  en  France  ;  leurs  espérances  furent  trompées.  Les  Par- 
lements veillèrent  à  la  stricte  observation  des  édits  rendus  contre  les 
Jésuites ,  et  la  nation  elle-même  se  chargea  d'en  signaler  les  infrac- 
tions. La  mort  de  Louis  XV,  qui  leur  fit  un  instant  concevoir  l'espé- 
rance de  recouvrer  en  France  leur  ancien  pouvoir,  et  l'arrivée  au  mi- 
nistère du  comte  de  Saint-Germain,   ex-Jésuite,  n'eurent  aucune 

(1)  Celte  royale  prostituée  obtint,  en  retour,  les  éloges  des  Jésuites,  lesquels  éloges  ne 
furent  probablement  point  étrangers  à  la  rigueur  de  la  sentence  qui  envoya ,  au  com- 
mencement de  la  Révolution  ,  la  Dubany  a  l'échafaud.  Timeo  Danaos  et  dona  ferentes  : 
il  faut  tout  craindre  des  Jésuites,  même  leurs  éloges  ! 


358  HISTOIRE  DES  JÉSUITES, 

influence  réelle  sur  le  sort  de  la  Compagnie.  A  l'attitude  que  prirent 
le  Parlement  et  le  pays,  la  cour  jugea  que  le  moment  n'était  pas  venu 
de  se  prononcer  en  faveur  du  Jésuitisme  :  Louis  XVI  fut  même  obligé 
de  renouveler  l'édit  de  Louis  XV  contre  les  Révérends  Pères. 

Ce  qui  caractérise  parfaitement  les  enfants  de  saint  Ignace ,  c'est 
que  le  Pape  ayant  privé  des  pouvoirs  de  prêcher,  de  confesser  et  d'ad- 
ministrer les  sacrements ,  tous  ceux  des  ex-Jésuites  qui  n'obéiraient 
pas  à  sa  décision,  ceux  des  bons  Pères  qui  avaient  trouvé  protection  en 
Prusse  et  en  Russie ,  ne  tinrent  aucun  compte  des  ordres  du  Saint- 
Père  et  poussèrent  fort  loin  leur  désobéissance  envers  le  Pape ,  qui 
n'osa  pas  les  frapper  des  foudres  apostoliques,  pour  ne  pas  se  mettre 
mal  avec  les  deux  monarques  qui,  quoique  hérétique  l'un  et  schis- 
matique  l'autre,  avaient  l'air  de  protéger  les  débris  de  la  noire  Co- 
horte. 

Il  paraît  qu'en  1777  les  Jésuites  avaient  imaginé  de  demander  à 
leur  confrère  en  robe  courte,  le  comte  de  Saint-Germain,  la  création 
d'un  séminaire  d'aumôniers  pour  les  troupes,  dont  ils  se  seraient  fait  tout 
doucement  un  premier  point  de  départ  pour  s'étendre  de  nouveau  sur 
toute  la  France.  Mais  cette  mèche  fut  éventée  à  temps,  et  l'ordonnance 
ministérielle  fut  rappelée  sur  le  cri  d'alarme  générale  qui  s'éleva.  D'au- 
tres intrigues  furent  encore  ourdies  pour  le  rétablissement  partiel  ou 
complet,  avoué  ou  tacite,  des  Jésuites;  mais  elles  échouèrent  également, 
au  milieu  de  cette  mer  agitée  sur  laquelle  se  faisaient  déjà  sentir  les 
premiers  souffles  de  la  grande  tempête  révolutionnaire  qui  devait  en- 
gloutir à  la  fois  tant  de  débris  différents. 


CHAPITRE  Vil. 


Les  Pères  de  la  Fol;  —  les  Jésuites  et  rUiiiversité; 
—  Résiiiné  géiiéB-al. 

(ÉPOQUE  MODF.RNE.  ) 


Hommes  noirs,  d'où  sortez-vous? 

Ces  mots,  devenus  célèbres,  depuis  que  notre  poëte  national  en  a  fait 
le  début  d'une  de  ses  odes  populaires,  furent,  comme  un  cri  d'alarme, 
jetés  par  l'Europe  presque  entière  dès  les  premières  années  du  siècle 
qui  s'écoule.  C'est  que ,  dès  lors ,  sous  un  déguisement  ou  sous  un 
autre ,  les  fds  de  saint  Ignace ,  repoussés  par  les  peuples  comme  par 
les  rois,  condammés  par  la  raison  comme  par  l'Église,  mais  toujours 
existants,  toujours  unis ,  se  montrèrent  résolus  à  recommencer  une 
nouvelle  lutte  au  dénoûment  de  laquelle  nous  devons  assister. 

Du  moment  où  les  Jésuites  se  furent  aperçus  qu'ils  ne  pourraient 
jamais  amener  Ganganelli  à  revenir  sur  la  condamnation  suprême 
qu'il  avait  prononcée  contre  l'iJrdre  du  haut  de  la  chaire  de  saint 
Pierre,  les  Jésuites,  sauf  quelques  exceptions,  et  lorsque  les  premières 
effervescences  de  leur  rage  furent  calmées,  tâchèrent  de  se  montrer 
humblement  résignés  au  coup  qui  venait  de  les  frapper.  Par  une  tac- 
tique qui  leur  est  familière,  voyant  qu'ils  risquaient  de  tout  perdre 
en  s'obstinant ,  ils  s'effacèrent  et  disparurent,  comme  la  panthère  qui 
recule ,  se  replie  sur  elle-même  et  se  cache  dans  l'ombre  pour  bondir 
et  s'élancer  plus  vigoureusement  à  l'improviste. 

Nous  avons  dit  pourtant  qu'en  Silésie  et  dans  la  Russie-Blanche 


360  HISTOIRE  DES  JÉSUITES. 

les  Jésuites  établis  là ,  et  auxquels  d'autres  Pères  vinrent  d'ailleurs 
s'adjoindre  successivement,  continuèrent,  en  dépit  de  la  Bulle  Domi- 
nus  ac  Redem-plor,  à  s'appeler  Jésuites  et  à  agir  comme  tels.  On 
comprend  les  raisons  qui  engagèrent  les  fils  de  Loyola  à  conserver  ce 
noyau  de  l'Ordre  et  ce  lieu  de  refuge.  Néanmoins  ils  n'osèrent  pas 
mettre  à  la  tête  de  cette  représentation  de  la  Compagnie  un  chef  in- 
vesti du  titre  proscrit  de  Général  ;  ils  se  contentèrent  du  titre  de  Vicaire- 
général  dont  furent  successivement  décorés  trois  Pères  placés  à  la  tête 
de  la  Mission  jésuitique  de  Russie.  Sinon  pour  donner  le  change  au 
Pape,  au  moins  pour  éviter  de  lui  donner  prise  sur  eux,  les  Jésuites  de 
Russie  et  leurs  confrères  de  Rome  jouèrent  une  comédie  fort  habile  assu- 
rément. Les  Révérends  d'Italie,  qui  s'étaient  soumis  ou  avaient  feint 
de  se  soumettre  au  bref  de  sécularisation ,  et  auxquels  Clément  XIV 
se  plaignit  de  la  désobéissance  des  Pères  de  Russie,  réprouvèrent  la 
conduite  de  ces  derniers  et  promirent  de  faire  tous  leurs  efforts  pour 
qu'elle  cessât  de  scandaliser  l'Église.  En  même  temps,  les  Jésuites  de 
Russie,  qui  se  voyaient,  du  reste,  repoussés  par  les  catholiques  de 
l'empire  moscovite,  envoyèrent  assurer  le  Pape  de  leur  obéissance,  et 
déclarèrent  avec  beaucoup  de  bruit  qu'ils  allaient  se  soumettre  à  la 
sécularisation;  là-dessus,' l'impératrice  Catherine,  jouant  aussi  son 
rôle ,  déclare  s'opposer  à  l'exécution  de  la  mesure.  Les  Jésuites  sou- 
mettent ce  cas  embarrassant  au  Pape,  bien  persuadés  qu'il  n'osera 
trancher  la  difficulté  pour  ne  pas  se  mettre  mal  avec  la  czarine. 

Dans  l'intervalle.  Clément  XIV  mourait  empoisonné  (1),  et  les 

(1)  Une  fois  pour  toutes,  nous  ne  voulons  pas  dire  que  les  Jésuites  aient  nourri,  dans 
les  ténèbres  de  leur  association,  des  sbires  en  robe  noire,  des  sicaires  fanatisés,  qu'ils 
lâchaient,  au  moment  donné,  sur  une  victime  désignée.  Non  ;  nous  savons  qu'il  a  existé, 
qu'il  existe,  qu'il  existera  toujours  des  misérables,  des  empoisonneurs,  des  assassins,  des 
fousfurieux  dans  tous  les  rangs  de  la  société;  mais  pas  sansdoutebeaucoup  plus  parmi  les 
Jésuites  qu'ailleurs.  Voici  ce  que  nous  pensons:  Lorsque,  comme  prédicateurs  ou  mora- 
listes, les  Jésuites  avaient  exalté  quelque  cerveau  malade,  quelque  sombre  fanatisme, 
comme  confesseurs,  ils  pouvaient,  ils  devaient  souvent  en  recevoir  les  sanglants  aveux. 
Or,  au  Confessionnal,  faisaient-ils  tout  ce  qui  était  en  leur  pouvoir  pour  calmer  les 
pensées  de  mort,  les  idées  de  crime?  En  réprouvant  l'attentat,  nc_ trouvaient-ils  pas 
moyen  d'y  pousser  ?  Ceci  est  horrible  à  dire  ;  mais  le  livre  de  l'histoire  est  ouvert,  et 
ses  pages  crient  plus  haut  que  ne  peut  le  faire  notre  voix!... 


HISTOIRK  DKS  JÉSUITES.  301 

Jésuites  ou  leurs  amis  lui  laisaieut  nommer  un  successeur  bien  disposé 
envers  l'ex-Compagnie  de  Jésus,  et  qui  promit  môme,  assurc-t-on , 
dans  le  Conclave,  de  rétablir  celle-ci,  aussitôt  que  faire  se  pourrait.  Il 
paraît  du  moins  certain  que  la  faction  Renozzico,  qui  porta  Pie  VI  au 
souverain  pontificat,  ne  le  choisit  que  parce  qu'elle  se  croyait  sûre  des 
bonnes  dispositions  du  successeur  de  Ganganelli,  à  l'endroit  du  Jésui- 
tisme proscrit. 

Mais  Pie  VI,  malgré  sa  bonne  volonté,  n'osa  pas  aller  contre  la 
résistance  qu'il  éprouva  de  la  part  des  cours  qui  avaient  poursuivi 
l'abolition  de  la  Société  et  qui  se  montrèrent  déterminées  à  s'opposer 
vigoureusement  à  ce  que  le  nouveau  Pape  défît  l'œuvre  de  son  pré- 
décesseur. Pie  VI  eut  alors  recours  à  la  ruse  italienne  :  n'osant  ral- 
lumer de  sa  dextre  souveraine  le  fover  du  Jésuitisme,  en  Italie  et  dans 
le  reste  du  monde  catholique,  il  tâcha  du  moins  de  faire  durer  et 
d'augmenter  l'étincelle  qui  brillait  encore  en  Russie  et  en  Prusse.  11 
se  contenta  donc,  mais  avec  beaucoup  de  ménagements,  de  reconnaître 
l'existence  des  Jésuites  de  Silésie  et  de  la  Russie-Rlanche  :  encore,  le 
bref  donné  à  cette  occasion  fut-il,  à  dessein,  rempli  d'ambiguités;  néan- 
moins, les  Pères  de  Moscovie  s'en  prévalurent  pour  fonder,  sous  les  aus- 
pices d'une  princesse  non  catholique,  un  noviciat  de  Jésuites.  Il  paraît 
que  les  fils  de  saint  Ignace  obtinrent  ce  résultat  grâce  au  favori  et  à 
l'amant  de  l'impératrice,  le  célèbre  Potemkin.  Il  est  encore  remarqua- 
ble que  l'Evoque  deMohilow,  qui  les  avait  protégés  parce  qu'il  espérait 
être  nommé  Général  de  la  Compagnie,  fut  joué  par  eux,  et  ne  s'apaisa 
que  lorsque  les  Jésuites  eurent  obtenu  pour  lui  que  le  Pape  érigeât 
son  évôché  en  archevêché.  Dès  lors,  les  Jésuites  préparèrent  pour  ainsi 
dire  les  cadres  de  leur  Institut  renaissant.  Le  Père  Czerniewicz,  le 
premier  vicaire-général  de  la  mission  ou  plutôt  de  la  station  mosco- 
vite, admet  des  Novices,  forme  des  Scolastiques ,  reçoit  des  Profès 
des  trois  et  quatre  vœux,  crée  des  Procureurs  et  des  Procures,  et,  ce 
qui  est  encore  plus  significatif,  des  x\ssistants  et  un  Admoniteur  du 
futur  Général.  Il  est  plus  probable  qu'il  créa  ces  Assistants  et  cet 
Admoniteur  pour  lui-môme,  se  regardant  comme  Général  et  portant 

peut-être  ce  litre  en  secret.  Tout  cela  fut  fait  à  l'aide  de  Catherine 
II.  46 


362  HISTOIRE  DES  JÉSUITES. 

de  Russie,  princesse  fort  attachée  à  une  religion  que  l'Église  de 
Rome  réprouve  comme  schismatique. 

Et,  qu'on  y  pense  !  tout  cela  fut  fait  alors  qu'existait  une  Rulle 
de  Pape  portant  abolition  et  sécularisation  des  Jésuites.  Pie  VI  avait 
promis  verbalement,  disent  les  écrivains  de  la  trop  fameuse  Com- 
pagnie ,  de  casser  par  un  autre  bref  le  bref  de  son  prédécesseur.  Nous 
le  voulons  bien  ;  mais  il  nous  semble  qu'à  des  catholiques  aussi 
fidèles,  aussi  obéissants,  aussi  dévoués  qu'on  nous  représente  les 
Révérends  fils  de  Loyola,  la  parole  écrite  de  Clément  XIV  devait  être 
suivie  préférablement  à  la  parole  verbale  de  Pie  VI.  Il  serait  bien  plus 
simple  de  dire  que  les  Jésuites  se  moquaient  de  l'une  autant  que  de 
l'autre,  et  qu'en  dépit  de  la  première,  au  défaut  de  la  seconde,  ils 
étaient  bien  résolus  à  ne  pas  se  laisser  enterrer  tant  qu'ils  ne  se  sen- 
tiraient pas  tout  à  fait  morts.  Il  faut  autre  chose  que  la  foudre  ponti- 
ficale pour  tuer  le  Jésuitisme,  c'est-à-dire  l'organisation  la  plus  vi- 
vace  peut-être  qui  soit  au  monde  ! 

Pie  VI  mourut  sans  avoir  pu  faire  davantage  pour  les  Jésuites. 
Pie  Vil,  dès  son  avènement  et  même  avant,  selon  toute  probabililé, 
se  montra  l'ami  de  saint  Ignace  et  de  sa  bande.  Mais  le  gigantesque 
courant  révolutionnaire,  qui  menaçait  alors  tous  les  trônes  de  l'Europe 
et  forçait  chaque  intérêt  politique  à  se  concentrer  sur  lui-même,  empêcha 
le  Pape  de  venir  beaucoup  en  aide  aux  Jésuites.  INéanmoins ,  ce  pon- 
tife fit  faire  un  premier  pas  au  Jésuitisme  renaissant,  en  confirmant 
une  phase  nouvelle  de  son  existence  qui  eut  lieu  sous  le  titre  d'Asso- 
ciation du  Sacré-Cœur.  Ce  furent  surtout  des  prêtres  et  religieux 
français,  émigrés  ou  déportés,  et,  entre  autres,  l'abbé  de  Broglie, 
fils  du  maréchal  de  ce  nom ,  membre  d'une  famille  toujours  dévouée 
aux  Jésuites  et  Jésuite  lui-même,  qui  fonda  cette  Association  à 
Hagenbrun  ,  près  de  Vienne,  sous  la  protection  du  cardinal  IMigazzi, 
archevêque  de  la  capitale  autrichienne.  La  sœur  de  l'empereur,  l'ar- 
chiduchesse Anne ,  pourvut  aux  frais  de  cet  établissement,  véritable 
maison  jésuitique  ,  puisqu'on  y  faisait  les  vœux  de  la  Société. 

A  la  même  époque  à  peu  près,  c'est-à-dire  vers  la  fin  de  1798,  une 
autre  tentative  de  restauration  du  Jésuitisme  se  faisait  en  Italie.  Là, 


HISTOIRE  DES  JÉSUITES.  363 

une  sorte  d'aventurier  tyrolien,  Paccarini ,  ancien  soldat  et  nouvelle- 
ment Jésuite,  consacraitses  instincts  belliqueuxà  la  balailleque  livrait  le 
Jésuitisme  pour  renaître  ouvertement  et  faire  proclamer  et  reconnaître 
son  existence.  Paccarini  institua  une  autre  Association  dont  les  mem- 
bres prirent  le  titre  de  Pères  de  la  Foi.  La  sœur  de  l'empereur  Fran- 
çois H,  dévote  exaltée  et  qui  semble  s'être  consacrée  aux  intérêts  du 
Jésuitisme,  pourvut  encore  aux  besoins  de  cette  nouvelle  Institution, 
dont  elle  se  déclara  la  protectrice  et  pour  laquelle  elle  obtint  l'appro- 
bation pontificale  (1).  Le  18  avril  1799,  les  deux  Associations  se  fon- 
dirent en  une  seule,  qui  essaya  de  s'accroître  et  de  se  transformer  peu 
à  peu  en  Compagnie  de  Jésus.  Malheureusement  pour  les  Pères  de  la 
Foi,  les  armées  françaises  promenaient  alors,  par  une  marche  triom- 
phale, les  drapeaux  aux  trois  couleurs  en  Allemagne  et  en  Italie.  La 
bannière  à  demi  voilée  de  Loyola  tenta  pourtant  de  se  glisser  à  tra- 
vers les  bataillons  chantant  l'hymne  de  la  liberté.  Deux  Missions  furent 
même  organisées  ;  l'une  alla  en  Angleterre,  sous  la  direction  de  l'abbé 
de  Broglié.  On  comprend  qu'alors  l'Angleterre,  tout  en  détestant  les 
Jésuites ,  désirait  s'en  servir  contre  la  terrible  République  française  ; 
sans  nul  doute,  les  Jésuites  promettaient  de  lui  venir  en  aide  pour  en- 
chaîner le  lion  démuselé  et  bondissant  libre  et  fort.  L'abbé  de  Broglie 
forma  un  établissement  près  de  Londres ,   mais  sa  Mission  ne  réussit 
guère  ;  il  paraît  que  les  anciens  Jésuites  ne  voulurent  pas  ou  ne  purent 
pas  s'entendre  avec  les  nouveaux. 

La  seconde  Mission  était  destinée  à  la  France  même  ;  Paccarini  en 
était  le  Supérieur.  Le  premier  consul  Bonaparte,  qui,  comme  on  le 
sait ,  voulait  rétablir  la  religion  chrétienne  dans  le  pays  dont  il  rêvait 
déjà  de  se  faire  l'empereur,  ne  s'opposa  pas  aux  progrès  de  la  Mission 
Jésuitique,  qui  furent,  du  reste,  prudemment  progressifs. 

En  1804,  d'après  le  rapport  du  ministre  des  cultes,  la  colonie  des 
nouveaux  Jésuites  avait  des  établissements  déjà  importants  à  Lyon , 
Amiens  ,  et  dans  plusieurs  autres  villes  ;  le  nombre  de  ses  membres , 
en  France  seulement,  était  de  près  de  cent,  et  chaque  jour  voyait  ce 

(1)  Il  parait  que  Paccarini,  caraetère  ambitieux,  voulait  Hre  le  chef  de  la  Compagnie 
qu'il  essayait  de  réorganiser. 


364.  HISTOIRE  DES  JÉSUITES. 

chiffre  s'accroître.  Mais,  quelques  jours  après  qu'il  fut  devenu  empe- 
reur, Napoléon,  qui  voulut  sincèrement  le  rétablissement  de  la  religion 
chrétienne,  mais  qui  suspectait  les  intentions  pieuses  des  Pères  de  la 
Foi  et  se  défiait  de  leurs  intentions  politiques,  déclara  par  un  décret 
du  22  juin  1804-,  leur  Association  dissoute. 

Le  décret  impérial  fut  parfaitement  juste  ;  et  ceux  qui  le  déclarent 
tyrannique  n'ont  aucune  notion  du  droit  politique  et  gouvernemental. 
Dans  le  rapport  sur  lequel  le  décret  fut  rendu  ,  après  avoir  exposé 
que  «  toute  Association  ne  peut  se  faire  sans  l'aveu  de  la  puissance  pu- 
blique, à  qui  seule  appartient  le  droit  de  recevoir  dans  l'Etat  ou  d'en 
repousser  un  Ordre  quelconque;  que  la  réception  suppose  nécessaire- 
ment l'examen  des  conditions  suivant  lesquelles  cet  Ordre  se  lie  à  l'État 
et  suivant  lesquelles  l'État  le  reçoit  et  le  couvre  de  sa  protection,  ainsi 
que  la  connaissance  par  le  gouvernement  de  la  forme  et  de  la  consti- 
tution de  l'Ordre ,  connaissance  qui  donne  des  garanties  à  l'État  ; 
après  avoir  enfin  rappelé  que  dans  tous  les  États  catholiques ,  la  né- 
cessité du  consentement  de  l'autorité  civile  est  posée  en  principe  in- 
contestable ;  le  ministre  des  cultes,  Portalis,  conclut  rationnellement 
que  la  nouvelle  Association  s'étant  formée  en  France  sans  l'aveu  de 
la  puissance  publique,  cela  suffirait  seul  pour  faire  prononcer  sa  dis- 
solution. » 

((  Dans  le  fait,  terminait  le  ministre,  les  Pères  de  la  Foi  ne  sont 
que  des  Jésuites  déguisés  ;  ils  suivent  l'Institut  des  anciens  Jésuites  ; 
ils  professent  les  mêmes  maximes;  leur  existence  est  donc  incompatible 
avec  les  principes  de  l'Église  gallicane  ainsi  qu'avec  le  droit  public  de 
la  nation...  On  ne  peut  faire  revivre  une  corporation,  dissoute  dans 
toute  la  chrétienté,  que  par  une  ordonnance  des  souverains  catholiques 
et  par  une  bulle  du  chef  de  l'Église.  » 

Avec  sa  puissance  d'intuition ,  Napoléon  avait  compris  qu'il  ne  pou- 
vait espérer  la  tranquillité  pour  l'administration  de  son  empire  s'il 
laissait  les  Jésuites  reprendre  pied  sur  ce  sol  dont  ils  avaient  tant  de 
fois  déjà  été  chassés.  Peut-être  la  mort  tragique  de  l'empereur  Paul  1", 
ce  monarque  schi^malique  qui  voulait  rétablir  les  chevaliers  de  Malte, 
qui  protégeait  ouvertement  les  Jésuites  et  faisait  nommer  Pie  YIl  parce 


HISTOIRE  DES  JÉSUITES.  365 

qu'il  (5tait  ami  de  l'ex-Compagnie  ;  peut-être  cette  mort  fut-elle ,  sur 
le  danger  qu'il  y  a  pour  un  roi  comme  pour  un  peuple  à  se  trouver 
dans  la  Sf)lière  d'activité  du  Jésuitisme  ,  un  enseignement  qui  fut  com- 
pris de  Napoléon.  Le  décret  impérial  qui  ôtait,  en  France,  ^'existence 
légale  aux  Pères  de  la  Foi,  fit  fermer  tous  les  établissements  de  ces 
derniers,  à  l'exception  de  ceux  qu'ils  avaient  dans  le  diocèse  de  Lyon  , 
oîi  ils  subsistèrent  encore  quelque  temps,  grâce  à  la  protection  que  leur 
accorda  l'archevêque  de  cette  ville,  le  cardinal  Fesch,  primat  des  Gaules 
)et  oncle  de  Napoléon. 

Mais  Pie  MI  ayant,  en  1801,  peu  après  son  exaltation,  confirmé  de 
nouveau  et  plus  ouvertement  les  Jésuites  de  Russie,  les  Pères  de  la 
Foi  quittèrent  tous  la  France,  l'Angleterre  et  l'Allemagne,  et  réunis 
à  leurs  confrères,  les  Jésuites  anciens,  se  déclarèrent  ne  former  plus 
qu'un  tout ,  dont  le  Père  Gruber  fut  nommé  Général  ;  —  car  le  bref 
dePieVII,  du  7  mars  1801,  qui  porte  pour  titre  De  Catholicœ  Fidei, 
reconstituait  la  Gompagnie  de  Jésus.  Seize  jours  après,  Paul  I",  qui 
avait  grandement  servi  les  Révérends  Pères,  en  cette  occasion,  mou- 
rait sous  les  coups  d'une  conspiration  née  dans  son  palais. 

Rétablis  seulement  pour  l'empire  moscovite,  les  Jésuites,  comme 
on  le  pense  bien,  ne  se  firent  pas  faute  de  reparaître  sur  les  divers  autres 
points  de  l'Europe,  partout  où  ils  crurent  voir  une  chance  de  rétablis- 
sement. Après  avoir  cimenté  les  nouveaux  fondements  de  l'édifice 
qu'ils  voulaient  reconstruire ,  les  Révérends  Pères  eurent  hâte  d'en 
achever  les  divers  étages.  On  les  vit  donc  reparaître  en  Suisse,  en  Au- 
triche, en  Espagne  et  en  Portugal,  où  ils  se  présentèrent  comme  sol- 
dats dévoués  à  la  cause  de  la  religion  et  comme  ennemis  de  la  révolution 
française.  Ce  fut  surtout  cette  dernière  qualité  qui  les  fit  supporter  quel- 
que temps.  Néanmoins ,  malgré  tous  les  services  que  les  Jésuites  ren- 
dirent ou  promirent  de  rendre  à  la  cause  des  rois  menacés  par  le  grand 
capitaine  qui ,  après  avoir  escamoté  la  révolution  à  son  profit ,  avait 
trouvé  une  couronne  d'empereur  dans  le  fourreau  de  son  épée,  il  est 
remarquable  que  la  noire  Cohorte  fut  partout  reçue  avec  défiance  et 
répugnance.  11  y  a  plus  encore  :  malgré  les  prières  du  Pape,  le  roi 
d'Espagne  Charles  lY,  qui  avait  toléré  la  présence  des  fils  de  Loyola 


366  HISTOIRE  DES  JÉSUITES, 

dans  son  royaume ,  tant  qu'ils  n'avaient  élevé  d'autre  prétention  que 
celle  d'y  vivre  comme  de  simples  prêtres ,  les  en  chassa  aussitôt  qu'il 
s'aperçut  de  leurs  efforts  pour  se  reconstituer  en  Société.  Les  Jésuites, 
furieux,  se  vengèrent  de.  cette  rigueur  en  fomentant  les  dissensions 
qui  régnaient  déjà  dans  la  famille  royale  et  qui,  plus  tard,  devaient 
livrer  l'Espagne  à  Napoléon. 

Les  Jésuites  se  vengèrent  aussi  du  bref  impérial  qui  les  chassait  de 
France  et  de  tous  les  pays  et  royaumes  qui  en  devenaient  comme  les 
annexes,  comme  les  fleurons  de  la  grande  couronne  que  le  chef  de  l'em- 
pire français,  nouveau  Charlemagne,  avait  posée  lui-même  sur  son 
front ,  après  l'avoir  fait  bénir  par  un  Pape.  Ils  ne  furent  pas  étrangers 
aux  malheurs  qui  vinrent  fondre  sur  la  France ,  lorsque  celle-ci ,  à  la 
fin  d'une  gigantesque  lutte  soutenue  contre  l'Europe  entière,  fatiguée 
plutôt  que  vaincue,  entendit  résonner  sur  son  sol  les  pas  de  l'ennemi 
étonné  de  sa  victoire.  On  les  vit,  comme  jadis  au  temps  de  la  Ligue  , 
servir  de  courriers  à  la  Sainte-Alliance,  et  mettre  leur  inquiète  activité, 
leur  esprit  d'intrigue  au  service  des  rois  du  Nord  coalisés  contre  la 
France.  Le  successeur  de  Paul  I",  le  Czar  Alexandre,  fut  surtout  celui 
au  service  duquel  ils  se  consacrèrent  avec  le  plus  d'empressement.  Aussi, 
Alexandre  se  montra-t-il  disposé  à  les  récompenser,  aussitôt  que  l'occa- 
sion s'en  présenta  (1).  A  peine  Napoléon  était-il  tombé,  à  peine  les 
étrangers  étaient-ils  installés  dans  Paris ,  que  —  fait  significatif ,  — 

(1)  Catherine,  Paul  pr,  Alexandre,  Nicolas,  ont  été  récompenses  par  les  Jésuites  de 
la  protection  qu'ils  ont  accordée  et  qu'is  accordent  aux  fils  de  saint  Ignace.  Les  Jé- 
suites, inQuents  en  Pologne,  ont  aidé  les  trois  premiers  à  déchirer,  à  trois  reprises,  trois 
lambeaux  énormes  du  cadavre  de  l'héroïque  Pologne.  Le  Czar  actuel,  Nicolas,  le  bour- 
reau de  la  Pologne,  est  également  l'ami  des  Jésuites ,  qui  lui  ont  fait  obtenir  de  Gré- 
goire XVI ,  vieillard  vénérable,  mais  sans  force,  et  qui  veut  moui  ir  paisiblement ,  des 
honneurs  à  peine  accordés  à  une  majesté  catholique,  et  cela  à  l'instant  où  un  témoin  , 
une  victime  des  atrocités  commises  par  le  cosaque  couronné  sur  ses  sujets  catholiques, 
la  vénérable  abbesse  des  Basilienncs  de  Minsk  ,  arrivait  à  Rome  et  élevait  la  voix  pour 
raconter  son  martyre  et  celui  de  ses  religieuses.  Les  Jésuites  ont  fait  taire  l'abbesse  et 
fait  piiricrle  pape,  qui  a  complimenté  gracieusement ,  des  lèvres  du  moins,  le  prince 
hérolique;  puis  on  a  illuminé  Saint-Pierre  en  son  honneur.  C'est  magnifique!  Aujour- 
d'hui la  Pologne  est  de  nouveau  décimée  par  le  Czar;  et  l'Église  se  bouche  les  oreilles 
pour  ne  pas  entendre  les  cris  désespérés  de  vingt  millions  de  ses  enfants!... 


HISTOIRE  DES  JÉSUITES.  367 

la  Société  de  Jésus  était  enfin  rétablie  par  le  Pape,  et  cela,  par  toute  la 
terre.  Le  7  août  1814,  le  Pape  Pie  VII,  qui  venait  de  reprendre  de 
nouveau  son  rang  parmi  les  souverains  temporels ,  se  hAtait  de  publier 
la  bulle  Sollicitudo  omnium  ecclesiarum ,  qui  détruisait  celle  de  Clé- 
ment XIV  et  rétablissait  la  noire  Cohorte  ,  juste  quarante  et  un  ans 
après  qu'elle  avait  été  détruite.  La  promulgation  de  cette  bulle,  fatale 
pour  l'Eglise,  eut  lieu  dans  l'église  du  Gesu,  qui  fut  aussitôt  rendue 
aux  fils  de  Loyola.  Pie  Vil  ne  soumit  point  le  procès  à  un  nouvel 
examen  ;  il  n'essaya  point  de  justifier  les  Jésuites  des  torts  dont  on 
les  avait  accusés  ;  en  brisant  l'œuvre  de  Clément  XIV,  il  ne  démon- 
tra ni  l'erreur  ni  la  faiblesse  de  son  prédécesseur.  Il  agit  de  sa  science 
certaine. 

Comme  le  remarque  Tabaraud,  dans  son  excellent  Essai  historique 
et  critique  sur  Vétat  des  Jésuites  en  France ,  on  fut  généralement 
étonné  de  la  précipitation  du  Pape,  que  bien  d'autres  soins  et  de  plus 
importants  semblaient  réclamer.  On  comprendrait ,  en  effet ,  que 
Pie  Vil  se  fiîl  hâté  de  nommer  des  évêques  et  archevêques ,  qui ,  à 
leur  tour,  eussent  mis  leur  sollicitude  à  s'entourer  de  bons  pasteurs, 
pour  ramener  dans  le  bercail  le  troupeau  qui  l'avait  quitté  par  les  brè- 
ches que  la  révolution  avait  faites  à  ses  murailles  saintes.  «  Les  Jé- 
suites, dit  la  bulle  de  rétablissement,  sont  redemandés  par  les  cris  du 
monde  catholique.  »  Ces  cris  étaient  donc  bien  faibles;  car  l'histoire 
n'a  pu  en  recueillir  aucun  écho.  Et  l'assertion  enregistrée  dans  le  do- 
cument apostolique  doit  paraître,  à  bon  droit,  apocryphe,  si  on  fait 
attention  à  l'attitude  avec  laquelle  la  plupart  des  nations  catholiques 
accueillirent  le  rétablissement  des  Jésuites.  L'Autriche ,  les  Cantons 
catholiques  de  la  Suisse ,  bon  nombre  des  royaumes  d'Allemagne  ne 
permirent  l'exécution  du  bref  qu'avec  une  répugnance  ou  du  moins 
une  lenteur  assez  peu  concordante  avec  l'empressement  que  leur  sup- 
posait la  bulle  Sollicitudo  omnium  ecclesiarum.  Le  régent  de  Portugal 
fit  même  signifier  à  toutes  les  cours  d'Europe  une  protestation  contre 
le  bref;  enfin,  en  Italie,  au  sein  de  la  catholicité,  les  Jésuites  reçurent 
du  clergé  et  des  autres  Ordres  religieux  une  réception  assez  peu  ami- 
cale. Seul,  ou  à  peu  près,  le  roi  d'Espagne  >  ce  Ferdinand  Vil ,  fils 


368  HISTOIRE  DES  JÉSUITES. 

rebelle,  roi  parjure,  rouvrit  avec  empressement  ses  états  aux  enfants  de 
saint  Ignace,  aussitôt  qu'il  eut  ceint  la  couronne.  Aujourd'hui ,  l'Es- 
pagne a  repoussé  de  nouveau  les  Jésuites.  Néanmoins  les  écrivains  de 
la  Compaguie  de  Jésus  affirment  gravement  que  le  rétablissement  de 
celle-ci  fut  accueilli  avec  joie  par  tous  les  pays.  Il  est  vrai  qu'ils  ont 
soin  d'ajouter  que  cette  joie  fut  parfois  silencieuse  !... 

En  France,  le  Jésuitisme,  qui  s'introduisit  dans  ce  pays  avec  le  ba- 
gage des  étrangers,  espérait  certes  bien  que  Louis  XVIII  révoquerait 
immédiatement  l'édit  de  Louis  XV.  Il  n'en  fut  rien  cependant.  Les 
Jésuites  avaient  de  puissants  protecteurs  à  la  nouvelle  cour,  entre 
autres  Monsieur,  frère  du  roi,  comte  d'Artois,  et  qui  fut  plus  tard 
Charles  X.  Mais  Louis  XVIII,  prince  doué  d'une  finesse  remarquable, 
ayant  sondé  le  terrain,  craignit,  en  rappelant  les  Jésuites,  de  faire  re- 
naître les  commotions  politiques  qui  avaient  déjà  renversé  le  trône 
aux  fleurs  de  lis.  Il  repoussa  donc  longtemps  les  instances  des  Jésuites 
et  de  leurs  amis.  Aussi,  au  Pavillon  de  Marsan,  foyer  de  l'ultra-roya- 
lisme,  on  appelait  Louis  XVIII  un  élève  de  cet  infâme  Vollairel... 
Furieux  de  voir  le  roi  légitime  refuser  de  se  déclarer  ouvertement  en 
leur  faveur,  les  Jésuites  le  déli g i limèrent ,  parce  qu'il  n'avait  pas  été 
sacré.  Lorsque  ce  rusé  monarque  ,  qui  avait  juré  ,  lui ,  de  mourir  roi 
et  d'être  enterré  à  Saint-Denis,  cédant  à  des  impurtunités  incessam- 
ment renouvelées  et  qui,  l'assaillant  de  tous  côtés,  profitaient,  pour 
arriver  jusqu'à  lui,  môme  de  canaux  fort  peu  religieux,  se  fut  laissé 
arracher  enfin  son  consentement  à  ce  que  les  Jésuites  eussent  de  nou- 
veau des  établissements  en  France,  il  prescrivit,  du  moins,  que  les 
fils  de  saint  Ignace  quittassent  leur  robe  et  leur  nom.  On  vit  donc  ap- 
paraître de  nouveau  les  Pères  de  la  Foi. 

—  Hommes  noirs,  d'où  sortez-vous? 

A  ce  cri  tant  de  fois  répété ,  les  Pères  de  la  Foi  se  gardent  bien  de 
donner  une  réponse  sincère  ;  et  Louis  XVI II ,  par  une  équivoque  di- 
gne des  fils  de  saint  Ignace,  croit  pouvoir  faire  taire  les  craintes  que  fait 
naître  le  nouvel  et  rapide  ascendant  que  prennent  les  Jésuites,  et  qui  se 
formulent  jusqu'au  pied  de  son  trône,  en  répondant  :  «  Il  n'y  a  point 
de  Jésuites  dans  mon  royaume.  »  Et  les  ministres  de  Louis  XVIII,  se 


i^-™— «««aisi.- . 


Lirh  d  .^^•^lls  r  de  Is  Har|ic  ^M 


Les    Pères   de  la  l'oi 


4 


HISTOIRE  DES  J1^:ST1IÏES.  3(19 

modelant  sur  leur  maître,  répondaient  aux  cris  d'alarme  poussés  djuis 
les  Chambras  :  «  Il  n'y  a  point  de  Jésuites  en  bVance.  n 

Et  les  Hommes  noirs  reprenaient  pied  peu  à  peu  sur  le  sol  de  la 
France,  dont  tant  de  lois  la  tempête  les  avait  balayes.  Ils  S(^  «ilissaient 
partout,  s'établissaient  dans  chaque  diocèse,  reformaient  leurs  Pro- 
vinces et  Procures,  s'insinuaient  dans  l'enseignement,  s'emparaient  de 
la  direction  des  séminaires,  en  fondaient  pour  leurs  élèves,  retrouvaient 
enfin  la  richesse  et  le  pouvoir.  Qui  ne  se  rappelle  l'époque  curieuse 
des  Missions,  les  Missionnaires,  leurs  processions,  leurs  plantations  de 
croix,  leurs  confréries  aux  couleurs  et  aux  drapeaux  différents  ;  les  pré- 
dications étonnantes,  les  conversions  miraculeuses  et,  quelquefois,  les 
miracles  qui  les  suivaient  ;  leurs  chants  sur  des  airs  guillerets ,  leur 
petit  commerce  de  médailles  et   de   cantiques,   la   pompe  de  leurs 
exercices  pieux  embellie  par  la  présence  de  jeunes  vierges ,  rehaussée 
par  celle  des  autorités  en  grand  costume  et  des  gendarmes  en  grande 
tenue?  Qui  ne  se  rappelle  ces  choses  et  les  mille  et  curieux  incidents 
qui  les  signalèrent?  Ce  fut  surtout  sous  le  règne  de  Charles  X  que 
toutes  ces  choses  arrivèrent  à  leur  apogée.  On  vit  alors,  dans  les  Che- 
mins de  Croix  présidés  par  les  Pères  de  la  Foi,  des  femmes  du  monde 
marcher  pieds  nus  par  les  chemins  ;  et  la  famille  royale  donner  l'exem- 
ple de  la  dévotion  en  se  joignant  à  ces  processions  qui  se  dirigeaient 
vers  Montrouge  ou  vers  le  Mont-Valérien,  sur  des  airs   empruntés 
aux  annales  révolutionnaires ,  ou  aux  recueils  des  refrains  égrillards. 
Pour  terminer  cette  courte  esquisse  de  cette  époque  singulière,  nous 
donnerons  tout  à  l'heure  quelques-uns  de  ses  épisodes  qui  peuvent  le 
mieux  la  caractériser  aux  yeux  de  ceux  de  nos  lecteurs  qui  n'ont  pas 
assisté  à  ces  étranges  spectacles.  Auparavant ,  nous  devons  dire  que 
Charles  X,  pour  saint  Ignace,  osa  faire  beaucoup  plus  que  son  frère. 
Charles  X,  devenu  dévot,  sans  doute  pour  expier  les  erreurs  de  ses 
jeunes  années,  se  livra  entièrement  à  la  noire  Congrégation.  Sous  son 
règne,  les  Jésuites  reprirent  tout  à  fait  courage  et  se  livrèrejit  presque 
à  découvert  à  leurs  audacieuses  visées.  Une  organisation  régulière  lia 
entre  eux  leurs  divers  établissements  qui  correspondirent  d'une  ma- 
nière suivie  et  non  occulte  avec  le  Générai  à  Kome.  Aux  jiortes  de 


8T0  HISTOIRE  DES  JÉSUITES. 

Paris,  ils  établirent  Mont-Rouge  et  Saint- Acheul.  Leurs  séminaires 
se  triplèrent,  et  on  vit,  plus  d'une  fois,  ceux-ci  refuser  toute  obéis- 
sance aux  évêques.  Tabaraud  (1)  cite,  entre  autres,  le  séminaire  jésui- 
tique de  Soissons,  qui  livra  une  rude  guerre  à  M.  Le  Blanc  de  Beau- 
lieu.  On  pourrait  multiplier  cet  exemple.  On  ne  se  cachait  plus  pour 
recevoir  la  robe  noire  de  Loyola ,  et  les  admissions  au  noviciat  étaient 
effrontément  et  publiquement  signées  par  le  Provincial  de  la  Société 
de  Jésus,  dans  la  Province  des  Gaules.  Enfin ,  en  1826 ,  l'existence 
des  Jésuites  de  France  fut  avouée  par  le  ministre  des  cultes,  M.  d'Her- 
mopolis,  homme  d'un  grand  talent...  au  billard,  comme  on  sait. 

Dans  la  séance  de  la  Chambre  des  députés  du  29  mai,  le  mi- 
nistre de  l'instruction  publique,  Grand-Maître  de  l'Université,  déclara 
que,  sans  vouloir  entrer  dans  la  discussion  approfondie  des  lois  qui 
avaient  tour  à  tour  banni  et  rappelé  les  Révérends  Pères,  il  acceptait 
leur  existence  et  leur  présence  sur  le  sol  français.  La  majorité 
ministérielle  applaudit  à  cette  déclaration,  qui  ouvrait  un  si  large 
champ  aux  espérances  jésuitiques.  Dans  un  excellent  discours, 
M.  Laine  protesta  contre  les  étranges  paroles  du  ministre.  11  prouva 
que  la  Charte  n'avait  pas,  comme  l'avait  dit  ce  dernier,  détruit 
les  barrières  placées  autour  de  l'Etat  pour  en  défendre  les  appro- 
ches au  Jésuitisme,  a  Les  arrêts  des  Parlements,  des  édits  royaux, 
continuait  le  député,  ont  proscrit  les  Jésuites  comme  Ordre,  comme 
corps,  comme  Congrégation.  Pour  rétablir  ce  qu'ont  détruit  ces  ar- 
rêts, ces  édits,  il  faut  un  nouveau  jugement ,  une  nouvelle  loi.  Qui 
osera  les  rendre?...  » 

La  royauté  se  préparait  à  répondre  à  ce  défi  ;  mais  la  magistrature 
la  prévint.  La  Cour  royale  de  Paris ,  toutes  Chambres  assemblées , 
saisit  l'à-propos,  et,  aux  applaudissements  de  la  France  libérale,  c'est- 
à-dire  de  l'immense  majorité  du  pays,  rend  une  déclaration  qui  donne 
un  solennel  démenti  aux  assertions  du  ministre.  Cet  arrêt  remarqua- 
ble, après  avoir  rappelé  toutes  les  lois  et  arrêts  qui  ont  frappé  la  Com- 
pagnie de  Jésus ,  décide  «  que  l'état  de  la  législation  s'oppose  formel- 

(1)  Essai  historique  et  critique  sur  l'état  des  Jésuites  en  France. 


HISTOIRE  DES  JÉSUITES.  371 

lement  au  rétablissement  de  cette  Société,  sous  quelque  dénomination 
qu'elle  puisse  prendre  :  que,  par  les  arrêts  précités,  l'existence  dudit 
Institut  est  déclarée  incompatible  avec  l'indépendance  de  tout  gouver- 
nement, et  plus  encore  avec  la  Charte  constitutionnelle,  qui  fait  au- 
jourd'hui le  droit  public  des  Français...  » 

A  la  royauté  qui  s'obstine  à  ramener  les  choses  d'autrefois,  la  nation 
tout  entière  s'apprête  à  donner  une  réponse  plus  terrible  :  1850  s'appro- 
che ! . ..  Nous  pûmes  croire,  au  mois  de  juillet,  et  même  au  mois  d'août, 
que  le  pavé  populaire  qui  avait  renversé  le  drapeau  blanc  de  saint 
Louis,  avait  aussi  fait  disparaître  à  jamais  la  bannière  de  saint  Ignace  ; 
il  paraît  que  nous  nous  trompâmes  alors,  de  moitié. 

Une  chose  que  nous  répétons,  parce  qu'elle  est  vraie,  parce  qu'elle 
est  bonne  à  conserver  dans  nos  souvenirs,  c'est  que,  sous  la  restau- 
ration ,  le  clergé  montra  souvent  des  dispositions  assez  peu  amicales  à 
rencontre  des  Jésuites.  Plus  d'un  évèque ,  qui  eut  maille  à  partir 
avec  les  Révérends  Pères,  soutint  contre  eux  les  droits  de  l'Ordinaire, 
auxquels  les  fils  de  Loyola ,  soumis  comme  religieux ,  voulaient  se 
soustraire  comme  Ordre.  Mais  ce  fut  surtout  dans  les  rangs  du  bas 
clergé  que  se  remarquèrent  ces  dispositions  hostiles  à  saint  Ignace. 
Tout  le  monde  se  souvient  de  l'amertume  avec  laquelle  les  curés  de 
nos  départements  virent  les  Pères  de  la  Foi ,  accaparant  les  honneurs 
delà  chaire,  du  confessionnal  et  du  dais,  enlever  à  leurs  hôtes  leurs  pé- 
nitents, leurs  auditeurs,  toute  leur  importance,  et  les  réduire,  pour 
ainsi  dire,  au  rôle  effacé  d'acolytes.  L'auteur  de  cet  ouvrage  a  pu  en- 
tendre les  plaintes  formulées  à  cet  égard  par  un  excellent  et  brave  curé, 
dont  il  fut  l'ami,  et  qui,  quoique  contenues,  comme  on  le  comprend, 
n'en  décelaient  pas  moins  une  assez  grande  amertume  mêlée  de  tris- 
tesse ;  car,  comme  le  disait  l'abbé  '**  :ccQuel  effet  veut-on  que  produi- 
sent désormais  ma  voix  faible  et  modeste,  mes  vieilles  bannières,  ma 
croix  d'argent  qui  rougit,  mon  dais  aux  panaches  fanés,  mes  raison- 
nements tirés  du  cœur,  sur  des  ouailles  accoutumées  ainsi  aux  pompes 
mondaines,  au  langage  lyrique,  aux  splendeurs  de  véritables  specta- 
cles?... Il  y  a  en  ce  moment,  c'est  vrai,  surexcitation  de  piété  dans 
ma  paroisse  ;  mais  c'est  une  dévotion  fouettée  qui  tombera  bientôt. 


t. 


372  HISTOIRE  DES  JÉSUITES. 

et  qu'emportera ,  pour  n'en  rien  laisser  peut-être,  le  vent  de  la  réac- 
tion que  je  prévois...  » 

Celte  prédiction,  on  la  vit  se  réaliser  presque  partout.  Les  Mission- 
naires avaient  à  peine  passé,  que  les  passions  et  les  vices,  attirés  par 
la  curiosité,  un  instant  retenus  par  l'étrangeté  du  spectacle ,  abandon- 
naient bien  vite  le  sanctuaire  redevenu  calme,  triste  et  nu,  et  à  la 
porte  même,  jetant  dans  la  rue  avec  un  éclat  de  rire  la  fausse  fleur 
de  leur  piété  d'emprunt,  se  hâtaient  de  réparer  le  temps  perdu  en 
exagérant  môme  leurs  folies,  comme  ils  avaient  exagéré  leur  dévotion. 
Eh  !  mon  Dieu ,  ce  n'était  pas  la  conversion  des  pécheurs  que  vou- 
laient obtenir  les  Missionnaires,  mais  seulement  le  rétablissement  des 
Jésuites.  Les  Révérends  Pères  espéraient,  par  les  manœuvres  que 
nous  signalons  et  par  les  semblants  de  résultat  qu'elles  obtenaient, 
prouver  qu'ils  étaient  les  seuls ,  dans  tout  le  clergé  séculier  ou  régu- 
lier, qui  fussent  capables  de  ramener  la  foi  dans  le  royaume  de 
Sa  Majesté  Très-Chrétienne  ;  les  seuls  rameurs,  suivant  l'expres- 
sion de  leur  Bulle  de  rétablissement  par  Pie  YII  (1) ,  assez  vigoureux, 
assez  habiles  pour  guider  sur  la  mer  orageuse  la  nacelle  sacrée  dans 
laquelle  on  avait  de  nouveau  placé  côte  à  côte  le  trône  et  l'autel. 
Probablement  ils  surent  persuader  ceci  à  Charles  X,  et,  si  le  soleil  de 
juillet  1830  ne  fût  venu  briller  sur  la  France,  il  est  à  peu  près  cer- 
tain que  les  Jésuites,  à  la  faveur  des  ténèbres  dont  ils  couvraient  peu 
à  peu  ce  pays ,  y  eussent  planté  de  nouveau  en  vainqueurs  la  bannière 
de  saint  Ignace. 

L'espace  nous  manque  pour  caractériser  convenablement  et  dans 
toutes  ses  parties  cette  époque  singulière  de  la  restauration  royale 
que  côtoyait,  que  poussait  en  avant  la  restauration  jésuitique,  avec 
laquelle  et  grâce  à  laquelle  la  première  a  retrouvé  le  chemin  de  l'exil. 


(1)  On  lit,  dans  une  œuvre  jésuitique  moderne,  que  cette  expression  de  rameurs  ha- 
biles et  vigoureux,  dont  se  servit  le  pape  dans  sa  bulle,  fut  employée  par  lui  pour  rap- 
peler l'oiïre  que  lui  liront  les  Jésuites,  à  l'époque  où  on  l'emmenait  de  Rome  en  France, 
de  fréter  un  bâtiment  qui,  monté  par  les  seuls  enfants  de  Loyola,  serait  venu  croiser  à 
l'embouchure  du  Tibre,  et  aurait  attaqué  le  vaisseau  français  auquel  il  eût  enlevé  le 
Saint-Père  à  l'aide  (\\i  canon  cl  lUi  l'abordage.  Mille  sabords!  la  belle  histoire!... 


FITSTOIRE  DES  JÉSUITES.  373 

Nous  allons  essayer  mainlenant  de  compléter  notre  rapide  esquisse 
par  quelques  traits  empruntés  à  des  souvenirs  encore  vivants. 

II  est  sans  doute  inutile  de  rappeler  à  nos  lecteurs  les  merveilleux 
et  fantastiques  spectacles  que  les  Missionnaires  ,  autrement  dits  les 
Pères  de  la  Foi ,  autrement  et  mieuv  dits  les  Jésuites ,  employèrent 
pour  annoncer  et  faire  accepter  leur  présence,  pour  forcer  le  gouver- 
nement à  les  reconnaître  ouvertement.  Chaque  ville,  chaque  lieu  qui 
fut  témoin  dune  Mission ,  conserve  encore  avec  le  souvenir  de  ces 
choses,  celui  de  quelque  scandale  pieux,  de  quelque  sainte  rouerie  qui 
s'y  rattachent.  La  ville  de  iNevers,  entre  autres,  n'a  pas  oublié  quelle 
excellente  comédie  lui  procura  sa  Mission.  Parmi  les  moyens  employés 
pour  faire  renaître  la  dévotion  parmi  les  Nivernais,  les  Révérends 
Pères  se  servirent  de  Conférences,  dans  lesquelles  un  prédicateur, 
avocat  de  la  religion  catholique,  apostolique  et  romaine,  plaidait  de 
toute  la  force  de  ses  poumons  contre  un  autre  prédicateur  qui  défen- 
dait la  cause  du  diable  et  de  l'impiété  ou  de  l'indifférence.  Pour  donner 
à  cettejoute  oratoire,  fort  souvent  employée  par  lesMissionnaires,  quel- 
que chose  de  plus  frappant,  de  plus  saisissant,  les  Jésuites  de  Nevers 
s'avisèrent  un  jour  de  costumer  en  vrai  diable  le  prédicateur  chargé 
de  la  cause  du  siècle  et  de  Satan.  Cette  innovation  eut  un  grand  succès; 
l'église  où  se  faisaient  les  Conférences  était,  chaque  soir,  trop  petite 
pour  contenir  l'affluence  des  curieux,  dévots  ou  non,  accourant  pour 
voir,  sous  la  parole  foudroyante  d'une  espèce  d'ange  en  vêtements 
blancs,  qui  faisait  retentir  la  parole  divine  du  haut  d'une  chaire,  s'agiter, 
comme  un  véritable  diable  dans  un  bénitier,  une  comique  représen- 
tation de  Belzébut,  vêtue  de  noir  et  de  rouge,  dont  la  toilette  infernale 
était  complétée  par  une  superbe  paire  de  cornes,  une  longue  queue 
et  des  griffes  à  l'avenant.  Le  pauvre  diable  était  toujours  malmené  par 
l'avocat  de  Dieu;  faisait  souvent  rire  à  ses  dépens  par  la  niaiserie  de 
ses  raisonnements  ânonnés  d'une  voix  faible  et  ridicule;  tandis  que 
son  adversaire,  beau,  bien  paré,  possédant  une  voix  magnifique,  un 
geste  puissant,  voyait  applaudir  ses  périodes  ronilantes.  Un  dernier 
effort  accablait  l'orateur  infernal,  qui  se  sauvait  alors  à  toutes  jambes, 
poursuivi  par  les  rires  de  l'assemblée,  par  les  huées  des  vieilles  dé- 


37*  HISTOIRE  DES  JÉSUITES. 

votes,  et  quelquefois  aussi  par  les  coups  de  bâton  que  lui  assénait 
joyeusement  une  troupe  de  petits  polissons  vêtus  en  enfants  de 
chœur  1...  A  une  distance  de  moins  de  vingt  années,  ces  choses  nous 
paraissent  si  ridicules ,  qu'on  est  tenté  de  ne  pas  y  croire  :  cependant 
elles  sont  d'une  incontestable  vérité. 

La  ville  de  Tours  a  sans  doute  gardé  la  mémoire  de  sa  Mission,  qui 
coïncida,  dans  cette  belle  capitale  du  jardin  de  la  France,  avec  les  re- 
présentations du  célèbre  acteur  Potier.  Bien  des  gens  doivent  se  sou- 
venir que  cette  Mission,  dirigée  par  le  fameux  abbé  Guyon,  fut 
remarquable  par  la  lutte  d'amour-propre  qui  s'établit  entre  le  Jésuite 
et  le  comédien  ;  le  premier  voulant  attirer  la  foule  à  son  église ,  le 
second  voulant  l'amener  à  son  théâtre  :  le  Père  Sournois  eut  la  gloire 
de  vaincre  le  Père  de  la  Foi.  On  comprend  le  désappointement  et  la 
colère  du  prédicateur.  Il  se  mit  à  tonner  dans  la  chaire  contre  l'heu- 
reux comédien.  11  menaça  de  toutes  les  flammes  infernales  et  l'acteur 
et  ceux  qui  allaient  l'applaudir.  De  son  côté,  Potier  redoublant  d'ef- 
forts ,  mais  sans  se  servir  de  personnalités  qui ,  du  reste ,  lui  eussent 
valu  alors  un  mauvais  parti  du  côté  de  l'autorité  embéguinée,  dé- 
ployait tout  son  talent  dans  ses  diverses  créations  dramatiques ,  et 
avait  la  joie  de  voir  son  public  enthousiaste  toujours  s'augmenter  plu- 
tôt que  diminuer  ;  tandis  que  le  Jésuite  avait  la  douleur  de  voir  sa 
chaire  de  jour  en  jour  moins  entourée.  Enfin  l'abbé  Guyon  crut  avoir 
trouvé  un  moyen  d'anéantir  cette  concurrence  désastreuse. 

Un  beau  jour,  le  Jésuite  fait  annoncer  qu'il  prêchera  sur  l'En- 
fer. 11  est  à  remarquer  que  ce  sujet  est  toujours  celui  qui  amène  le 
plus  d'auditeurs  autour  d'une  chaire  d'église  :  c'était  d'ailleurs  celui 
dans  lequel  réussissait  le  mieux  le  digne  abbé.  L'affluence  fut  donc 
satisfaisante.  Le  prédicateur  commence  son  sermon  ;  il  décrit  avec  pré- 
cision, d'une  voix  sinistre,  avec  des  hoquets  d'épouvante  et  des  cris 
de  menace,  les  terreurs  infernales,  les  souffrances  des  damnés,  toute 
la  fantasmagorie  de  l'Enfer  chrétien  iUuslré  par  les  créateurs  de  la 
Chambre  des  Méditations.  L'église  mal  éclairée  des  lueurs  rougeâ- 
Ires  de  quelques  cierges  ajoute  encore  à  sa  parole  qui  roule,  comme 
les  menaces  de  la  foudre,  au-dessus  de  la  foule  peu  à  peu  impres- 


HISTOIRE  DES  JÉSUITES.  375 

sionnée.  Quelques  cris  d'épouvante  répondent  de  temps  en  temps 
aux  éclats  de  voix  du  prédicateur;  çà  et  là ,  on  voix  une  pauvre  femme 
s'aflaisser  sur  elle-même  et  perdre  connaissance.  En  ce  moment,  l'abbé 
Guyon  se  laisse,  lui  aussi,  tomber  au  fond  de  sa  chaire,  lia  dis- 
paru complètement  ;  pendant  plus  d'une  minute  on  ne  l'aperçoit 
plus.  Tout  à  coup  il  se  relève,  pâle,  les  cheveux  hérissés,  les  yeux 
hagards  : 

«  Mes  frères,  »  crie-t-il  d'une  voix  rauque  et  frémissante,  «  mes 
frères,  savez-vous  d'où  je  viens?...  Je  viens  de  l'Enfer.  Savez-vous 
ce  que  j'ai  vu  dans  l'éternel  abîme?. . .  J'ai  vu  brûler  dans  les  flammes 
dévorantes  le  comédien  Potier  et  tous  ceux  qui  vont  chaque  soir  as- 
sister à  ses  orgies  théâtrales  ! . . .  » 

Il  paraît  que  cette  sortie  indécente,  que  ce  jeu  de  scène  sacrée  eurent 
assez  d'influence  sur  l'esprit  des  Tourangeaux  pour  que  Potier,  aban- 
donné de  son  public,  se  vît  forcé  de  quitter  la  ville.  Cette  anecdote, 
dont  la  vérité  nous  a  été  attestée  par  plusieurs  habitants  de  Tours,  se 
retrouve  dans  les  Mémoires  du  comédien  Potier,  récemment  publiés 
par  sa  famille. 

Un  autre  fait,  bien  connu  au  Mans,  donne  une  couleur  bien  plus 
odieuse  à  la  brutalité  oratoire  du  même  abbé  Guyon.  Dans  l'an- 
née 1826  ,  si  nous  avons  bonne  mémoire,  ce  Révérend  Jésuite  diri- 
geait la  Mission  qui  se  faisait  au  chef-lieu  du  département  de  la 
Sarthe.  Un  jour,  l'Abbé,  passant  dans  une  rue  à  la  tête  d'une 
immense  et  superbe  procession  qui  s'avançait  sur  l'air  célèbre  du 
Chant  du  Départ,  aperçoit  une  jeune  dame  qui,  retenue  chez 
elle  par  un  motif  que  nous  ignorons ,  voulait  cependant  jouir  du 
spectacle  qui  venait  la  trouver.  11  nous  semble  que  cela  était  permis  et 
fort  innocent.  Cependant  l'abbé  Guyon  voit,  dans  ce  fait  si  simple, 
une  injure  pour  l'œuvre  pie,  pour  lui,  pour  Dieu,  parce  que  la  jeune 
dame  qui  ose  regarder  la  procession  par  une  fenêtre  de  sa  maison,  a  la 
tête  nue  !  Le  fougueux  Missionnaire  interrompt  brusquement  le  saint 
Cantique  chanté  sur  un  air  révolutionnaire,  rompt  les  rangs  de  la 
procession,  s'approche  de  la  coupable,  et,  d'une  voix  éclatante, 
pleine  de  mépris  et  de  colère,  l'interpelle,  l'accable  et  la  traite  dira- 


376  HISTOIRE  DES  JÉSUITES. 

pie  Jésahel,  en  lui  prédisant  un  prochain  châtiment  pareil  à  cehii  de 
cette  reine  infâme.  Cet  orage  imprévu  et  frappant  aussi  publiquement 
impressionna  si  vivement  la  jeune  dame,  qu'elle  s'évanouit  aussitôt  et 
fut  ensuite  assez  gravement  malade.  Nous  tenons  d'un  témoin  de  cette 
scène  étrange,  actuellement  prêtre  et  qui  honore  sa  robe,  que,  tout 
séminariste  qu'il  était  alors,  il  fut  indigné  de  la  brutalité  du  Jésuite. 
Cependant  nulle  voix  ne  s'éleva  alors  pour  la  stigmatiser  :  on  se 
contenta  de  s'en  moquer  en  cachette,  et  de  mépriser  ou  de  haïr 
davantage  la  noire  Cohorte  qui  renfermait  tant  d'abbés  Guyon.  Chose 
étrange  !  ce  fut  un  fonctionnaire  public ,  le  premier  fonctionnaire  du 
département,  un  noble,  un  ancien  émigré,  nous  le  croyons,  ou  fils 
d'émigré,  M.  le  comte  de  Bourblanc,  préfet  de  la  Sarthe  ,  qui  osa 
montrer  tout  haut  en  quelle  estime  il  tenait  ces  jongleries.  Le 
comte  de  Bourblanc  avait  autorisé  les  Missionnaires  à  faire  leurs  exer- 
cices de  dévotion  pendant  six  semaines.  Les  six  semaines  expirées , 
une  troupe  de  comédiens,  qui  ne  pouvaient  jouer  pendant  la  Mission, 
arriva  pour  donner  ses  représentations.  Les  Jésuites,  qui  se  trouvaient 
fort  bien  dans  le  pays  des  chapons,  demandèrent  une  prolongation. 
Le  préfet  la  leur  refusa,  et,  faisant  allusion  aux  comédiens  qui  allaient 
succéder  aux  Missionnaires  :  «  Chacun  son  tour,  »  répondit-il  avec 
un  ton  fort  leste  et  que  jamais  ne  lui  pardonna  la  Congrégation  l 
c(  chacun  son  tour;  c'est  maintenant  celui  des  autres!...  » 

Toutes  ces  choses  ne  sont  guère  qu'absurdes  et  ridicules;  nous 
pourrions  les  faire  suivre  de  bien  d'autres  beaucoup  plus  graves  et 
qui  eussent  ému  messieurs  du  parquet,  si  la  magistrature  debout 
n'eût  été  toute  dévouée  aux  Révérends  de  Montrouge  et  de  Saint- 
Acheul,  dont  la  protection  ou  la  haine  pouvait  à  son  gré  lui  fermer 
ou  lui  ouvrir  le  chemin  de  la  magistrature  assise.  Constatons  ici  que 
cette  dernière,  c'est-à-dire  la  véritable  magistrature,  osa  plus  d'une 
fois  montrer  son  indépendance  et  tenir  la  balance  de  la  justice  avec 
une  équité,  une  fermeté  et  un  courage  admirables.  La  déclaration 
solennelle,  faite  contre  les  entreprises  du  Jésuitisme  de  retour  par  la 
Cour  Royale  de  Paris,  fut  un  noble  exemple  noblement  suivi  par 
d'autres  tribunaux.   Les  magistrats  français    ont  toujours  fait  leur 


HISTOIRE  DES  .ÎESIJITES.  377 

devoir  même  contre  saint  Jj^nace  ;  c'est  une  justice  que  nous  sommes 
heureux  et  fiers  de  constater  ici. 

Ce  fut  surtout  dans  nos  départements  du  midi  que  les  hommes 
noirs  ramenèrent  avec  une  incroyable  insolence  la  bannière  à  peine 
voilée  de  Loyola  (1).  Là ,  on  croyait  faire  acte  de  royalisme  en  favori- 
sant le  jésuitisme,  en  s'attelant  à  son  char  sinistre  qui  ébranlait  de 
nouveau  le  sol  de  la  France  sous  ses  roues  de  bronze.  C'est  là  que  se 
passa  le  fait  que  nous  voulons  encore  raconter.  Nous  ne  dirons  pas 
quelle  ville  en  fut  le  théâtre,  quels  noms  portaient  les  personnages; 
on  devinera  facilement  pourquoi.  Mais  nous  garantissons  la  vérité  de 
cette  simple,  tragique  et  instructive  histoire. 

Une  Mission  était  organisée  dans  la  ville  que  nous  ne  voulons  ni  ne 
devons  nommer.   Cette  Mission,  comme  toutes  les  autres,  déroulait 
ses  pompes   théâtrales,   dans  ses  cérémonies  triomphales   de  Clie- 
mins  de  la  Croix,  de  plantations  de  Calvaires,  d' Amendes  hono- 
rables, etc. ,  etc.  Les  Pères  de  la  F'oi  qui  composaient  cette  Mission 
avaient  été  choisis  avec  soin;  car  l'endroit  où  ils  avaient  été  envoyés 
renfermait  une  population  assez  tiède  ou   même  hostile  à   l'endroit 
de  la  noire  Cohorte.   Nous  disons  hostile  ;  car  une  notable  portion  de 
la  petite  ville  était  et  est  encore  composée  de  protestants,  restes  de 
ces  familles  calvinistes  qui  échappèrent  aux  honteuses  et  sanglantes 
dragonnades  de  Louis  XIY,  en  se  réfugiant  dans  les  défilés  des  Cé- 
vennes.    Cependant,    les  Missionnaires  jésuites ,   en   habiles   gens, 
surent  si  bien  réveiller  le  feu  endormi  des  haines  religieuses,  qu'ils 
parvinrent  à  attirer  autour  d'eux  la  population  catholique  du  lieu , 
qui  accourut  vers  les  Révérends,   moins  pour  montrer  son  amour 
pour  eux,  que  pour  faire  niche  à  leurs  anciens  ennemis  les  huguenots. 
On  sait,  du  reste,  que  dans  les  réactions  politiques  qui  suivirent,  dans 


(1)  Nous  sommes  heureux  d'.ijoulor  que  de  jour  en  jour,  la  joyeuse  et  inlclli^enle 
patrie  de  la  farandole  et  des  troubadours  se  soustrait  aujoiijî  du  fanatisme  religieux. 
Un  fait,  qu'on  nous  pardonnera  d'enrejfistrer  ici,  prouveque,  dans  la  France  méridionale, 
l'influence  jésuitique  est  à  présent  bien  déchue  :  un  libraire  intelligent  de  .Marseille, 
M.  Molinari,  écoule  seul  plusieurs  centaines  d'exemplaires  de  notre  œuvre,  pour  laquelle 
il  a  montré,  en  dehors  de  ses  intérêts  de  librairie,  un  zèle  dont  nous  le  remercions. 
11.  48 


378  HISTOIRE  DES  JÉSUITES. 

le  Midi,  !a  chute  de  l'empire  et  le  retour  des  Bourbons,  et  qui  ensan- 
glantèrent plus  d'une  ville  qui  avait  vu  passer  tranquillement  sur  elle 
la  tempête  de  l'ancienne  Terreur,  les  protestants  et  les  catholiques 
de  la  France  se  trouvèrent  opposés  les  uns  aux  autres  encore  une  fois. 

Les  Jésuites  missionnaires  profitèrent  de  cette  situation  :  au  lieu 
de  calmer,  ils  excitèrent  l'effervescence  catholique.  Ils  eurent  même 
le  talent  de  changer  leurs  cantiques  pieux  en  provocations  belliqueuses, 
en  les  faisant  chanter,  aux  eatholiques  de  l'endroit,  sur  des  airs  de 
chansons  composées  autrefois  pour  mépriser  et  honnir  tout  ce  qui 
tenait  à  la  vache  à  Colas,  comme  on  le  disait  jadis  des  calvi- 
nistes. On  comprend  quelle  énergie  nouvelle  cette  circonstance  don- 
nait aux  cantiques,  et  quelle  joie  cela  devait  procurer  aux  célestes 
phalanges  qui  veillent  et  prient  devant  le  trône  de  celui  qui  a  dit  «  Paix 
aux  hommes  de  bonne  volonté!...  »  et  qui  a  oublié  d'ajouter  : 
((  Mort  à  tous  les  autres  ! . . .  » 

Les  fils  de  Loyola  triomphaient  donc;  mais  ils  ne  trouvaient  pas 
leur  triomphe  encore  assez  complet.  Toute  la  population  catholique 
était  enfin  accourue  vers  eux  ;  la  belle  affaire  !  Mais  quel  triomphe , 
quel  honneur,  quel  exemple ,  quel  profit  sans  doute  pour  leur  cause , 
si,  parla  peur,  parla  persuasion,  par  l'intérêt  ou  par  tout  autre  levier 
du  cœur  humain  ,  ils  parvenaient  à  faire  des  recrues  jusque  dans  les 
rangs  ennemis,  parmi  les  descendants  de  ces  familles  hérétiques  que 
Louis  XIY  fit  égorger  pour  obéir  à  la  voix  de  son  Confesseur  Jé- 
suite?... C'était  là  une  perspective  si  attrayante  que  les  Révérends 
Pères  jurèrent  de  l'atteindre,  à  quelque  prix  que  ce  fût.  Aussitôt,  la 
chasse  au  protestant  commence ,  chasse  conduite  dans  l'ombre  et  le 
mystère,  avec  l'espionnage  pieux  et  l'activité  bigote  pour  limiers.  A 
force  de  recherches,  une  proie  est  dépistée,  lancée  et  relancée. 

La  personne  sur  laquelle  les  hommes  noirs  avaient  jeté  leur  dévolu 
était  une  femme  à  laquelle  nous  donnerons  le  nom  d'Emma.  Emma 
était  la  femme  d'un  homme  universellement  respecté  et  dont  la 
famille  tenait  le  premier  rang  parmi  les  vieilles  familles  protestantes 
des  Cévennes.  Le  mari  d'Emma  était  déjà  presque  un  vieillard,  alors 
que  sa  femme  voyait  à  peine  s'effeuiller  la  première  couronne  de 


HTSTOIRR  mS  TKSmES.  370 

jeunesse   et    de  beauté    dont  l'admiration  j^énérale  avait  orné  son 
front.  Cependant  leur  union,  contractée  depuis  près  de  dix  ans,  avait 
toujours  été  heureuse,  et,  depuis  un  an,  la  naissance  d'un  premiei 
enfant  était  venue  encore  en  resserrer  les  liens.  On  disait  seulement 
que,  parfois,  de  légers  nuages  venaient  un  instant  troubler  l'atmo- 
sphère de  paix  et  de  bonheur  de  ce  ménage  :  Emma ,  orpheline  de 
bonne  heure,  avait  été  élevée  chez  une  vieille  tante  qui,  peu  avant  sa 
mort,  s'était  convertie  à  la  religion  catholique.  On  supposait  que  la 
nièce  de  celle-ci,  en  raison  des  premières  impressions  de  sa  jeunesse, 
avait  un  secret  penchant  pour  la  croyance  dans  laquelle  sa  tante  était 
morte,  en  se  désolant  de  ce  qu'elle  ne  pouvait  espérer  de  se  retrouver 
au  ciel  avec  l'enfant  qu'elle  avait  élevé.  Ce  fut  sur  cette  donnée  que 
les  Jésuites  tendirent  leurs  filets  autour  d'Emma. 

Par  une  heureuse  coïncidence  pour  leurs  plans,  l'enfant  de  la  jeune 
femme  tomba  gravement  malade  quelques  jours  après   le  commence- 
ment de  la  Mission.  Les  hommes  noirs  parvinrent  à  pénétrer  jus- 
qu'auprès d'Emma  au  désespoir,  à  laquelle  ils  dirent  «  que  la  ma- 
ladie   de  l'enfant   était  évidemment  une  punition  de  l'impiété  de  la 
mère  ;  et  que  la  guérison  de  celui-là  ne  s'opérerait  qu'après  la  con- 
version de  celle-ci.»  Une  mère  qui  tremble  pour  les  jours  de  son  en- 
fant est  bien  crédule!   Emma  promit,  assure-t-on,  aux  Révérends 
Pères,  qu'elle  ne  demandait  pas   mieux  que  de  faire  sa  paix  avec  le 
Dieu  qui  seul  pouvait  sauver  son  fils.  Celui-ci  sembla,  peu  après,  re- 
venir à  la  vie  et  à  la  santé.  On  rappela  alors  sa  promesse  à  la  jeune 
mère.  Mais  le  mari  d'Emma  interposa  sa  volonté;  la  jeune  femme  dut 
fermer  sa  porte  aux  hommes  noirs,  qui  s'en  allèrent  en  murmurant 
des  menaces  et  des  prédictions  de  vengeances  divines.  Bientôt,  en 
effet,  l'enfantd'Emma  eut  une  rechute  plus  dangereuse  que  la  première 
attaque  du  mal  qui  menaçait  sa  frêle  existence.  Peut-être  ceci  fut-il 
l'effet  d'un  hasard  ;  mais  des  personnes  qui  se  dirent  bien  informées 
expliquaient  ce  hasard   en  faisant  remarquer  que  la  garde-malade 
de  l'enfant  devint  plus  tard  la  femme  d'un  de  ces  industriels  qui  sui- 
vaient les  Missions  et  qui ,  sous  la  protection  et  par  la  recommanda- 
tion des  Missionnaires ,  aucun  disent  même  au  compte  de  ces  der- 


380  HISTOIRE  DES  JÉSUITES. 

iiiers,  faisaient,  à  la  porte  de  l'église  où  prêchaient  les  Pères  de  la  Foi, 
une  vente  active  et  fructueuse  de  croix,  chapelets,  médailles  bénites, 
images  saintes,  livres  de  cantiques,  prières  et  autres  menus  objets  de 
la  bigote  pacotille. 

Quoiqu'il  en  soit,  Emma  au  désespoir  eut,  à  l'insu  de  son  mari,  de 
nouveau  recours  aux  Jésuites.  Ceux-ci  ne  firent  entendre  que  des  pa- 
roles sinistres  à  ce  cœur  maternel  si  troublé.  Bientôt,  on  désespère 
complètement  des  jours  du  pauvre  enfant.  Alors  la  mère,  folle  de 
terreur  et  de  désespoir,  ayant  en  vain  conjuré  son  mari  de  la  laisser 
recourir  à  ce  qu'on  lui  montrait  comme  l'unique  moyen  de  salut  pour 
l'objet  de  son  amour,  s'échappa  une  nuit  de  sa  maison ,  éperdue  et 
serrant  dans  ses  bras  son  fils  presque  agonisant,  avec  lequel  elle  alla 
s'agenouiller  aux  pieds  de  ceux  qui  s'étaient  dits  les  intermédiaires  du 
pardon  céleste  et  du  secours  divin.  Les  Révérends  Pères  recueillirent 
la  fugitive  avec  empressement  et  la  firent  sur-le-champ  entrer  dans  un 
couvent  voisin ,  où  un  médecin  de  talent,  aux  ordres  de  la  Compagnie 
de  Jésus ,  vint  consacrer  tous  ses  soins  à  la  guérison  de  l'enfant  ma- 
lade qui ,  après  une  longue  lutte ,  commença  d'entrer  dans  la  période 
d'une  longue  convalescence. 

On  comprend  que  le  mari  revendiqua  avec  chaleur  sa  femme  et  son 
enfant.  Mais,  soutenus  par  l'autorité  du  lieu  que  des  pouvoirs  d'en 
haut  dirigeaient  au  gré  des  Jésuites,  ceux-ci  ne  lâchèrent  pas  la  double 
proie  dont  ils  étaient  enfin  venus  à  bout  de  s'emparer.  Bientôt  une 
cérémonie  pompeuse  eut  lieu.  Au  milieu  d'un  concours  immense  de 
spectateurs,  accourus  de  vingt  lieues  à  la  ronde,  Emma  fit  publi- 
quement profession  de  la  religion  catholique,  apostolique  et  romaine. 
Son  fils  fut  baptisé  par  un  prêtre  de  cette  croyance  appartenant  à 
la  Mission  ;  en  présence  de  cette  démonstration  vivante  du  pouvoir 
exercé  parles  saints  Missionnaires,  pour  la  plus  grande  gloire  de  Dieu  et 
sous  l'effet  d'un  sermon  pathétique  qui  suivit  la  cérémonie,  un  enthou- 
siasme religieux  extrême  saisit  toute  cette  population  méridionale  si 
mobile,  si  impressionnable,  qui  crut  voir  resplendir  sur  les  fronts  des 
Missionnaires  le  nimbe  d'or  que  Dieu  place  autour  de  la  tête  de 
ses  élus. 


HISTOIRE  DES  JÉSUITES.  381 

En  ce  moment ,  une  {grande  rumeur  roula ,  puis  s'éteignit  soudain  , 
dans  les  Ilots  pressés  de  la  procession  qui  venait  de  sortir  de  l'église  où 
la  double  cérémonie  avait  eu  lieu.  On  vit  le  mari  d'Kmma,  suivi  de 
quelques-uns  de  ses  proches  et  de  ceu\  de  sa  femme,  s'avancer  vers  le 
chef  des  Missionnaires,  qu'il  somma,  en  vertu  d'un  arrêt  rendu  par 
une  Cour  supérieure,  de  lui  rendre  sa  femme  et  son  enfant. 

«  Retire-toi,  Satan!  »  Telle  fut  la  réponse  du  Jésuite.  Le  mari 
abandonné,  le  père  désolé  et  furieux  insista  ;  peut-être  mit-il  trop  d'A- 
preté  dans  son  langage,  d'énergie  dans  ses  gestes.  Tout  à  coup,  on 
entendit  le  Missionnaire  appeler  la  foule  à  l'honneur  de  venger  le  ciel 
insulté  dans  la  personne  de  son  ministre.  Lue  effroyable  clameur 
s'éleva ,  un  tumulte  épouvantable  s'ensuivit.  Le  mari  d'Emma  fut , 
en  un  moment,  saisi ,  terrassé,  déchiré,  broyé  dans  les  replis  du  ter- 
rible boa  qu'on  nomme  la  rage  populaire.  Lorsque  les  autorités  du  lieu, 
rougissant  enfin  de  leur  inaction  ,  donnèrent  l'ordre  à  leurs  agenls  de 
protéger  le  malheureux,  ce  n'était  déjà  plus  qu'un  cadavre  !... 

En  cet  instant,  à  travers  les  rangs  de  la  multitude  ondulant  comme 
ceux  d'une  mer  que  refoulent  des  vents  contraires  soufflant  avec  furie, 
on  vit  passer,  comme  une  apparition  surnaturelle,  une  femme  aux 
yeux  étincelants,  sur  un  pâle  visage.  Cette  femme  disparut  bientôt  en 
murmurant  d'une  voix  étrange  :  »  Enfant,  ne  crains  rien!  11  voudrait 
te  reprendre  ,  te  rendre  hérétique , . . .  et  tu  mourrais  ! . . .  JNe  crains 
rien,  mon  filsl  Tu  vivras;  tu  es  catholique  comme  moi!...  Et  je 
suis  une  heureuse  mère ,  moi  I . . .  » 

Deux  jours  après ,  dans  l'enfoncement  d'une  des  roches  sauvages 
d'un  des  pitons  les  plus  élevés  des  Cévennes ,  un  jeune  berger  trouva 
une  femme  mourante  qui  berçait  dans  ses  bras  le  cadavre  d'un  pauvre 
petit  enfant,  auquel  elle  souriait,  comme  s'il  eiit  été  plein  de  vie  ,  et 
auquel  elle  répétait  avec  son  dernier  soufUe,  comme  s'il  eût  pu  l'en- 
tendre :  «  Tu  es  catholique,...  mon  fils....  ils  me  l'ont  dit  :  tu  vi- 
vivras  !  !  ! . . .  » 

On  nous  a  montré  la  tombe  où  reposent  Emma  et  son  fils ,  tombe 
modeste  élevée  par  les  pâtres  de  la  montagne ,  qui  sont  pourtant  tous 
calvinistes.  Le  vieux  berger  qui  l'indique  au  voyageur  termine  ordi- 


382  HISTOIRE  DES  JÉSUITES, 

nairement  l'histoire  que  nous  venons  do  raconter,  par  ces  paroles  em- 
preintes d'une  énergique  simplicité,  et  prononcées  avec  un  accent  pro- 
phétique : 

«  Étranger,  les  milliers  de  victimes  égorgées  par  l'ordre  des  Hommes 
NOIRS ,  dormaient  depuis  si  longtemps  dans  l'oubli  qu'on  n'entendait 
plus  leurs  voix  ;  mais  le  cri  qui  sort  de  cette  tombe  nouvelle  a  réveillé 
les  vieux  échos  !  Dieu  les  écoute  maintenant  ;  et  la  France  y  ré- 
pondra bientôt  peut-être  ! ....  » 

La  mort  du  mari  d'Emma  ne  fut  pas  vengée,  grâce  à  l'influence  dont 
jouissait  la  Congration  sous  le  règne  du  roi  Charles  X.  Ce  qu'il  y  eut  de 
plus  hideux,  c'est  que  la  noire  Cohorte  ne  rougit  pas  de  s'emparer  de  sa 
dépouille.  Par  contrat  de  mariage,  les  deux  malheureux  époux  avaient 
voulu  que  tous  les  biens  de  la  communauté  appartinssent  au  der- 
nier vivant  ;  et,  aussitôt  qu'Emma  se  fut  jetée  volontairement  dans 
leurs  griffes  âpres  et  crochues,  les  fils  de  saint  Ignace  avaient  accepté 
d'elle  un  testament  par  lequel ,  en  cas  de  mort  de  son  pauvre  enfant , 
la  malheureuse  femme  léguait  toute  sa  fortune  à  ceux-ci.  Les  Jésuites 
firent  constater  qu'Emma  avait  survécu  à  son  mari  et  se  présentèrent 
à  temps  pour  recueillir  le  riche  héritage  ! 

Nous  le  répétons,  quelque  horrible  qu'il  soit,  le  fait  est  authenti- 
que. Et  c'est  par  des  considérations  de  personnes  que  nous  n'avons 
pas  voulu  indiquer  le  lieu  où  il  se  passa,  les  noms  des  individus  qui  y 
figurèrent  si  malheureusement.  H  n'y  a  peut-être  pas  un  endroit  en 
France,  où  eut  lieu  une  Mission  jésuitique,  qui  ne  puisse  fournir  quel- 
que anecdote  de  ce  genre.  Ces  Missions  furent  un  scandale  perpétuel 
pour  les  honnêtes  gens ,  pour  les  âmes  vraiment  pieuses ,  une  grande 
faute  pour  le  gouvernement  qui  les  autorisa  ;  elles  firent,  en  réalité, 
un  tort  immense  à  la  religion  sainte  dont  elles  devaient  rehausser  la 
splendeur  et  augmenter  l'influence,  au  dire  des  Hommes  noirs  qui  sa- 
vaient parfaitement  qu'ils  mentaient  en  disant  cela,  mais  qui  comp- 
taient bien  profiter  du  mensonge,  et  qui  en  eussent  tiré  grand  profit 
sans  la  révolution  de  juillet  1830. 

Sous  Charles  X,  la  Société  de  Jésus,  protégée  par  le  gouvernement, 
tolérée  par  ses  fonctionnaires,  ou  même  publi(iuement  soutenue,  quoi- 


HISTOUIE  DES  JÉSUITES.  383 

que  non  encore  reconnue  ouverlenicnl,  se  reconstitua  presque  entière- 
ment en  France,  Elle  avait  fondé  à  nouveau  ou  repris  de  nombreux 
établissements.  Elle  ne  négligea  pas,  comme  on  le  pense,  de  se  fau- 
filer dans  rtniversilé,  son  ancienne  ennemie,  qui,  désarmée  par  le 
pouvoir  politique,  laissa  les  Révérends  accaparer  peu  à  peu  le  domaine 
de  l'instruction  publique,  la  direction  des  études,  comme  le  haut 
clergé  leur  abandonnait  la  direction  des  séminaires.  On  imagina  môme 
alors  les  Frhres  de  Saint-Joseph  ,  ces  braves  Ignoranlins ,  qui  furent 
bien  positivement  destinés  à  venir  en  aide  au  Jésuitisme  en  jetant  dans 
les  jeunes  intelligences  qu'on  leur  confiait  des  semences  soigneuse- 
ment épluchées  par  l'esprit  d'obscurantisme. 

C'est  sans  doute  ici  le  moment  de  parler  des  luttes  que  l'Université 
a  eues  à  soutenir  contre  les  Jésuites  ,  luttes  qui  commencèrent  du 
moment  où  la  bannière  de  saint  Ignace  apparut,  signal  lugubre, 
dans  l'atmosphère  de  nos  libertés. 

jNotre  intention  était  de  consacrer  un  chapitre  entier  à  cette  grave  et 
si  intéressante  question  ;  mais  on  nous  a  fait  observer  avec  raison  que 
notre  livre  n'était  pas  destiné,  d'après  son  titre  môme,  à  des  discussions 
de  ce  genre;  que  nous  pourrions  donc  nuire  au  succès  qui  l'a  accueilli, 
sans  profit  peut-ôtre  pour  la  cause  que  nous  voulions  défendre.  Nous 
nous  contenterons  d'indiquer  ici  sommairement  les  phases  de  la  lutte 
de  l'Université  contre  le  Jésuitisme,  lutte  qui  vient  de  se  renouveler  plus 
vive  que  jamais  et  qui  finira,  Dieu  sait  quand,  mais,  —  nous  l'espé- 
rons, mais  nous  en  sommes  sûrs, — par  la  victoire  de  l'Université,  dût 
cette  victoire  ôtre  reculée  jusqu'à  l'entière  et  suprême  défaite  de  la 
noire  Cohorte  ! . . . 

Presque  dès  ses  premiers  pas,  le  Jésuitisme  chercha  à  s'emparer  de 
l'enseignement  ;  ses  luttes  contre  les  Universités  commencèrent  dès 
l'année  1552  (1).  Voici  donc  tantôt  trois  siècles  que  durent  ces 


(1)  En  cette  année  les  Jésuites  obtinrent  du  pape  Jules  III  une  bulle  qui  érigeait  en 
réalité  en  autant  d'universités  les  différentes  collèges  possédés  par  les  bons  Pères.  Ces 
collèges  pouvaient  graduer  leurs  écoliers  ;  leur  attribuer,  de  par  le  pape,  les  privilèges, 
immunités,  libertés,  etc.,  etc.,  que  les  universités  avaient  eu  seules,  jusqu'alors,  le  droit 
de  conférer» 


aSli'  HISTOIRE  DES  JÉSUITES. 

luttes,   qui  semblent  en  ce  moment  vouloir  reprendre  une  nouvelle 

activité. 

En  1540,  le  fondateur  de  la  trop  fameuse  Société,  escorté  de  ses 
j)remiers  Pères,  et  tous,  par  une  de  ses  gentillesses  si  fréquentes  parmi 
les  Jésuites ,  qu'on  les  a  baptisées  du  nom  à' escobarderies ,  d'après  un 
célèbre  enfant  de  saint  Ignace,  se  donnant  le  titre  de  maîtres-ès-arts 
et  de  gradués  en  l'Université  de  Paris,  ce  qui  n'était  pas,  comme  nous 
l'avons  montré;  Loyola,  disons-nous,  obtint  pour  soii  Institut  le 
pouvoir  de  posséder  dans  toute  Université  un  ou  plusieurs  collèges. 
Trois  ans  après,  les  Jésuites,  qui  par  leur  Bulle  d'érection  ne  pou- 
vaient être  que  soixante,  parviennent  à  s'en  faire  donner  une  autre 
qui  leur  permet  de  recevoir  indéfiniment  dans  leur  Ordre  tous  ceux 
qui  voudront  y  entrer.  Il  faut  remarquer  qu'une  des  raisons  données 
par  les  Jésuites  pour  obtenir  cette  extension  illimitée  des  membres 
de  la  ('compagnie,  fut  que  plusieurs  Universités  voulaient  s'associer 
avec  eux.  On  voit  ici  poindre  l'intention,  que  nourrissaient  les  fon- 
dateurs de  la  Compagnie,  de  s'emparer  de  l'instruction  publique. 
Ce  qui  prouve  que  telle  fut  dès  lors  leur  préoccupation,  c'est  qu'ils  se 
firent  aussitôt  exempter  des  devoirs  imposés  aux  autres  religieux,  aux 
|)rL'lres,  afin  d'être  plus  libres  et  d'avoir  plus  de  temps  à  consacrer 
à  leurs  collèges. 

Pie  lY  ajoute  à  la  Bulle  de  Jules  Ilï,  en  autorisant  les  Jésuites  à 
graduer  les  écoliers  pauvres  de  leurs  collèges,  et  même,  ce  qui  transforme 
ces  collèges  en  Universités,  sans  que  ces  écoliers  soient  obligés  de  se 
présenter  à  l'Université  dans  le  ressort  de  laquelle  est  situé  le  collège 
où  ils  ont  étudié.  La  même  Bulle  de  Pie  IV  (1)  accorde  aux  Jésuites 
des  droits  pareils  en  ce  qui  regarde  leurs  écoliers  riches;  seulement 
elle  statue  que  les  droits  universitaires  seront  payés ,  et  que  les  étu- 
diants ne  pourront  être  gradués  par  les  examinateurs  des  collèges  jé- 
suitiques (jue  si  les  Officiers  des  Universités  ont  refusé  de  les  graduer. 
Cependant  et  sans  doute  pour  se  réserver  un   faux-fuyant,  dains  le 

(l)  Publiée  le  19  août  1S61,  cette  bulle  porte  pour  titre  significatif  :  Confirmation  et 
extenston  du  pouvoir  concédé  à  la  Compagnie  de  Jésus  de  conférer  les  degré»  dans 
les  arts  et  la  théologie. 


HTSTOir.F  DES  .iKSnî'l'KS,  :i8o 

cas  où  raiUori(L'  royale  interviondrail  ot  so  |)rononccrait  contre 
eux,  les  llt'vérends  Pères  se  firent  donner,  en  1571,  une  nouvelle, 
l)ulle  par  laquelle  le  Pape  Pie  V  menaçait  d'excommuniralion  ma- 
jeure les  Hecteurs  des  Universités  qui  refuseraient  de  recevoir  aux 
degrés  tous  les  écoliers  ayant  étudié  sous  les  Pères  de  la  Compaj^nie 
de  Jésus,  en  philosophie  et  en  théologie,  et  cela,  dans  les  collèges 
desdits  Pères,  qu'ils  fussent  situés  ou  non  situés  dans  les  Universités, 
et  comme  si  ces  écoliers  avaient  réellement  étudié  dans  les  Univer- 
sités!... Les  motifs  que  les  Jésuites  firent  valoir  pour  obtenir  de  tels 
privilèges  furent  que  leurs  écoliers  ne  pouvaient  convenablement  de- 
mander à  être  gradués  dans  les  Universités ,  en  raison  des  obligations 
et  engagements  que  le  gradué  y  contracte ,  et  des  serments  qu'on  y 
prête!  Ces  motifs  ne  montrent-ils  pas  que  les  Jésuites  voulaient  se 
soustraire  à  l'action  du  pouvoir  régulier  et  soustraire  leurs  élèves  à 
l'inflaence  légitime  et  naturelle  des  lois  de  la  patrie,  au  respect  des- 
quels le  serment  prêté  avait  pour  but  de  rappeler  les  gradués? 

On  comprend  que  les  Universités  aient  résisté  et  aient  dû  résister 
à  de  pareilles  prétentions.  En  France,  les  Parlements  donnèrent 
presque  toujours  raison  aux  Universités ,  le  pouvoir  royal  quelquefois. 

Le  Pape  Grégoire  XllI ,  trouvant  que  ses  prédécesseurs  n'avaient 
pas  fait  assez  pour  Saint-ignace,  augmenta  considérablement  en- 
core le  pouvoir  accordé  au  Général,  aux  Provinciaux  et  aux  Rec- 
teurs des  Collèges  jésuitiques .  en  accordant  à  ceux-ci ,  dans  l'an- 
née 1579,  une  Bulle  qu'il  adressa  à  l'archevêque  de  Valence,  aux 
évêques  de  France  et  à  celui  de  Salamanque,  et  dans  laquelle  il  vou- 
lait que  désormais  «  tout  Préfet  des  classes ,  dans  un  Collège  jésui- 
tique, eût  le  pouvoir  de  graduer  en  philosophie  et  en  théologie  (1).  » 
On  voit  que  Grégoire  XIlI,  par  cette  Bulle  adressée  à  des  prélats 
dont  le  siège  était  voisin  d'une  Université ,  voulait  non  plus  mettre 
les  Collèges  des  Révérends  Pères  sur  le  même  pied  que  les  Univer- 
sités, mais  soumettre  celles-ci  à  ceux-là.  On  a  donc  eu  raison  d'écrire 


[i]  Ce  préfet  des  elasses  étuil  ainsi,  de  par  l'aulorité  pontificale,  transformé  en  certi' 
firnteur  du  (emps  d'études,  et  en  coUateur  des  degrés  universitaires. 

II.  49 


386  HISTOIRE  DES  JESUITES. 

et  de  soutenir  «  que  les  Jésuites  ont  toujours  eu  le  projet  de  s'emparer 
des  Universités  ou  de  les  rendre  inutiles.  » 

Et  qu'on  remarque  bien  aussi  celte  circonstance  capitale  :  les  Col- 
lèges jésuitiques,  par  les  constitutions  de  l'Ordre,  échappent  réel- 
lement à  l'inspection  et  à  la  censure  des  tribunaux  ;  le  Général  de  la 
Société,  qui  réside  à  Rome,  a  seul  tout  pouvoir  dans  ces  Collèges; 
c'est  lui  qui  en  nomme  les  Recteurs ,  sauf  le  cas  où  il  délègue  des 
pouvoirs  à  un  de  ses  lieutenants.  Cela  aurait  dû  effrayer  ou  du  moins 
faire  réfléchir  les  gouvernements  qui  abandonnaient  ainsi,  en  faveur 
et  au  profit  d'un  pouvoir  étranger,  occulte,  la  surveillance  de  l'in- 
struction publique,  dont  la  bonne  ou  mauvaise  direction  est  assuré- 
ment ce  qui  doit  éveiller  le  plus  les  sollicitudes  des  chefs  de  l'Èlat,  ce 
qui  fait  qu'une  nation  marche  à  la  tête  de  la  civilisation  ou  se  vautre 
dans  le  bourbier  de  la  barbarie.  Dès  les  premiers  temps  de  l'Ordre, 
les  fils  de  Loyola  montrèrent  qu'ils  étaient  disposés  à  ne  reconnaître  à 
l'autorité  légale,  autant  que  faire  se  pourrait,  aucun  droit  de  gouver- 
nement sur  leurs  Collèges.  On  peut  citer,  entre  autres  faits  de  ce  genre, 
la  conduite  qu'ils  tinrent  à  Dillingen.  L'Evêque  d'Ausbourg  avait  mis 
les  Révérends  Pères  en  possession  de  cette  Université.  Son  Chapitre 
se  refusa  constamment  à  sanctionner  cette  décision;  seulement,  au 
bout  de  quarante  ans  environ,  il  convint  de  l'accepter,  mais  en 
voulant  réserver  les  droits  de  gouvernement  et  de  haute-main  sur 
l'Université,  que  les  Rulles  pontificales  accordaient  à  l'Ëvêque.  Les 
Jésuites  refusèrent  cet  arrangement,  et  firent  tant  et  si  bien  ,  que 
l'Université  de' Dillingen  leur  resta  franche  de  tout  droit,  privilège, 
inspection  en  faveur  de  qui  que  ce  fût.  Cet  exemple  des  tensions  du 
Jésuitisme  à  s'inféoder  les  Universités  fut  successivement  répété  en 
Flandre  et  en  divers  autres  pays. 

En  France ,  la  marche  suivie  par  le  Jésuitisme  s'entoura  de  plus 
de  précautions,  rencontra  des  obstacles  plus  sérieux,  mais  fut,  au  fond, 
exactement  la  même.  Porteurs  des  trois  Rulles  de  Paul  111  (1),  les 

(1)  On  nous  rendra  celte  justice,  que  nous  avons  autant  que  possible,  et  souvent  peut- 
être  plus  que  nous  ne  l'aurions  dû,  s(*pari'  la  cause  des  Jésuites  de  celle  de  la  papauti^. 
Parmi  les  pontifes  prolecteurs  du  Jésuili-ime,  nous  avons  rencontré  plus  d'un  indigne 


HISTOIRE  DES  JÉSUITES.  387 

Révérends  Pères,  ainsi  qu'on  l'a  déjà  vu,  l'rappèrent  d'un  air  humble 
et  modeste  aux  portes  de  la  France,  que  leur  ouvrirent,  en  1550,  des 
lettres  patentes  octroyées  par  Henri  H,  et  qui  permettaient  aux  dis- 
ciples de  Loyola  de  bâtir,  des  biens  qui  leur  seraient  aumônes,  une 
Maison  et  Collège,  en  la  ville  de  Paris  seulement,  et  non  es  autres 
lieux.  Qu'on  remarque  bien  ces  expressions  de  la  lettre  royale.  Les 
Jésuites  n'affichaient  alors  aucune  prétention  hostile  à  l'Université  de 
Paris ,  et  protestaient  qu'ils  ne  voulaient  aucunement  aller  sur  ses  bri- 
sées (1).  «  Tout  ce  qu'ils  voulaient,  disaient-ils,  m  en  fondant  leur  premier 
établissement  en  France,  »  c'était  d'aller  prêcher  la  Foi  dans  le  pays  des 
infidèles.  »  Ce  qui  fit  objecter  à  l'Èvôque  de  Paris,  M.  du  Bellay, 
dans  son  Avis  dont  nous  parlerons  plus  tard ,  «  qu'il  y  avait  très-loin 
de  Paris  à  Constantinople  et  à  Jérusalem,  et  qu'il  conviendrait  d'éta- 
blir les  Révérends  Pères  de  la  Compagnie  de  Jésus  en  lieux  plus  voi- 
sins du  pays  des  infidèles,  pour  leur  éviter  une  si  grande  perte  de 
temps.  »  Les  Jésuites  se  hâtèrent  de  porter  les  lettres  patentes  d'intro- 
duction au  Parlement  de  Paris  ;  mais  le  procureur-général  se  prononça 
pour  que  le  Parlement  refusât  de  les  vérifier,  ou  que  du  moins  il  fît 
là-dessus  des  remontrances  au  roi  (2).  Les  Jésuites,  par  le  crédit  du 
Cardinal  de  Tournon,  obtinrent  de  nouvelles  lettres  patentes  qui 
ordonnaient  l'enregistrement  des  premières ,  nonobstant  la  résistance 
du  Parlement.  L'avocat-général  Séguier,  qui  avaitdi'p  soutenu  les  con- 
clusions du  procureur-général,  persista  dans  son  opinion  ;  mais  le  Par- 
lement fut  forcé  d'obéir  aux  ordres  royaux  ;  ce  qu'il  ne  fit  toutefois 
qu'en  1554,  et  en  ordonnant  qu'avant  de  passer  outre,  les  Bulles 
pontificales  et  les  lettres  du  roi  seraient  communiquées  à  l'Evêque  de 

successeur  de  saint  Pierre;  nous  n'avons  rien  dit  de  ces  indignités.  Nous  dirons  seule- 
ment de  Paul  III,  le  pape  aux  trois  bulles  jésuitiques,  qu'il  établit  l'Inquisition  en  même 
temps  qu'il  protégea  les  Jésuites,  et  que,  suivant  Varchi  {Histoire  de  Vévêque  de  Fano), 
il  fut  le  digne  père  d'un  flls  qui  violait  les  Ésêques!  L'œuvre  de  Loyola  méritait  un  tel 
protecteur!... 

(1)  Cependant  les  Jésuites,  sans  en  avoir  reçu  l'autorisation,  donnèrent  des  leçons 
publiques  peu  après  leur  arrivée;  fait  que  l'Université  de  Paris  dénonça,  comme  attenta- 
toire a  ses  droits  et  privilèges,  par  la  bouche  de  son  avocat  le  célèbre  Etienne  Pasquier, 
l'auteur  du  Catéchisme  des  Jésuites. 

(2)  Plaidoyer  de  l'avocat-yénéral  Séguier, 


388  HISTOIKE  DES  JÊSLITliS. 

Paris  et  à  la  Faculté  de  théologie  de  l'Université  de  ladite  ville.  Pen- 
dant ces  trois  années  d'arrêt ,  le  Jésuitisme  avait  obtenu,  comme  on 
sait,  de  grands  privilèges  de  la  papauté,  séduite  par  le  leurre  du  qua- 
trième vœu  d'obéissance  au  Souverain  Pontife  ;  entre  autres,  la  Bulle 
de  1552,  qui  donnait  aux  Recteurs  des  Collèges  jésuitiques  le  droit 
de  graduer  leurs  écoliers ,  et  transformait  ainsi  ces  établissements  en 
autant  d'Universités.  Les  Jésuites  ayant  besoin  de  l'exéquatur  de- 
mandé à  l'Université  de  Paris  par  ordre  du  Parlement,  se  gardèrent 
bien  de  montrer  cette  bulle,  qu'ils  ne  communiquèrent  pas  plus  à 
Eustache  du  Bellay  :  cependant  ni  les  Conclusions  de  la  Faculté  de 
théologie,  ni  VAvis  de  l'Évêque  de  Paris  ne  furent  donnés  en  faveur 
des  Révérends  fils  de  Loyola. 

Dans  son  Avis,  après  avoir,  en  passant,  relevé  «  certaines  choses  » 
contenues  dans  les  Bulles  présentées  par  les  impétrants,  lesquelles 
choses  semblent,  au  Prélat,  étranges  et  aliènes  de  raison,  après  avoir 
critiqué  le  nom  même  de  Jésuites,  comme  annonçant  des  prétentions 
à  une  supériorité  sur  le  reste  des  fidèles,  et,  chose  plus  digne  de  re- 
marque ,  ajouté  assez  clairement  qu'il  n'y  a  déjà ,  pour  le  repos  de 
l'Eglise  de  France,  que  trop  d'Ordres  religieux  dans  ce  pays,  Eustache 
du  Bellay  déclare  que,  suivant  son  avis,  ce  qui  convient  auxdits  Pieli- 
gieux,  «  c'est  d'imiter  l'exemple  des  chevaliers  de  Rhodes,  qu'on  a 
établis  sur  les  frontières  de  la  chrétienté  et  non  au  milieu  d'icelle.  » 

Les  Conclusions  de  la  Faculté  de  théologie  sont  autrement  pré- 
cises; elles  déclarent  positivement  la  demande  faite  par  les  Jésuites 
«  une  chose  dangereuse  et  qu'on  doit  repousser,  »  et  qualifient  la  Com- 
pagnie entière  de  «  dangereuse  pour  la  Foi,  perturbatrice  de  la  paix 
de  l'Église ,  et  plutôt  faite  pour  détruire  que  pour  bâtir  sur  le  sol 
chrétien.  » 

Malgré  ces  deux  déclarations  remarquables,  les  Jésuites,  qui  se 
gardèrent  bien  de  retourner  au  Parlement,  surent  par  leurs  intrigues 
obtenir  du  jeune  roi,  François  II,  en  avril  1560,  de  nouvelles  lettres 
patentes  qui  prescrivaient  au  Parlement  de  Paris  de  procéder  à  leur 
vérification.  A  ces  lettres  royales  étaient  jointes  les  Bulles  pontificales, 
moins  toutefois  cl  toujours  celle  de  1552,  laquelle  eût  trop  claire- 


IllSTOIUil  DiiS  JEiiUiTiiiJ.  389 

ment  dénonce  les  projets  des  Révérends  Pères,  qui,  suivant  une  ex- 
cellente expression  de  Y  Avis  d'Eustachc  du  Bellay,  «  en  mettant  la 
main  à  la  charrue  regardent  en  arrière.  » 

Les  Jésuites  déclaraient,  dans  leur  demande  au  Parlement,  «  qu'ils 
Il  entendaient,  par  leurs  privilèges ,  préjudicier  aux  lois  du  royaume, 
aux  libertés  de  l'Eglise,  ni  aux  droits  des  Evoques,  Chapitres  et  Curés  ; 
mais  que  tout  ce  qu'ils  voulaient,  c'était  seulement  d'être  reçus  comme 
Religion  approuvée  avec  les  susdites  limitation  et  restriction.  »  Rien 
de  plus  modeste,  comme  on  le  voit,  que  cette  demande,  et  de  bons 
esprits  pouvaient  se  tromper  sur  les  conséquences  de  son  admission. 
Cependant,  le  Parlement  se  contenta  de  rendre  un  arrêt,  le  18  no- 
vembre 1560,  portant  seulement  qu'il  était  donné  acte  aux  Jésuites 
de  leur  déclaration.  De  nouvelles  lettres  patentes  sont  encore  pro- 
duites par-devant  le  Parlement,  auquel  les  Jésuites  font  en  même 
temps  présenter  une  requête,  présentée  au  nom  des  Consuls,  manants 
et  habitants  de  la  ville  de  Billiom,  en  Auvergne,  ainsi  que  des  exécu- 
teurs testamentaires  de  Guillaume  Duprat,  Évêque  de  Clermont,  de- 
mandant qu'on  sanctionne  l'établissement  du  Collège  des  Jésuites 
dans  la  première  de  ces  villes,  oîi  Duprat  les  avait  introduits.  Le  Par- 
lement de  Paris  se  borna  encore  à  décider  ((  que  les  Jésuites  se  pour- 
voiraient, si  bon  leur  semblait,  devant  le  Concile  général  ou  devant 
l'Assemblée  prochaine  du  Clergé  gallican,  pour  en  obtenir  l'approba- 
tion qu'ils  demandaient.  » 

L'Assemblée  du  Clergé  se  tint  à  Poissy,  en  1561.  Le  protecteur  des 
Jésuites,  le  Cardinal  de  ïournon,  la  présidait.  L' Évêque  de  Paris, 
assailli,  entouré  par  les  intrigues  jésuitiques,  y  donna  son  consente- 
ment à  l'établissement  des  Jésuites  à  Paris,  ce  qui  entraîna  la  résolu- 
lion  de  l'Assemblée ,  qui,  cependant,  en  approuvant  »  ladite  Société 
et  Collège  de  Clermont ,  par  forme  de  Société  et  Collège ,  et  non  de 
Religion  nouvellement  instituée,  »  et  en  exigeant  des  membres  de  ladite 
Société  qu'ils  prissent  un  autre  titre  que  celui  de  Jésuites ,  déclara  que 
K  l'Evêque  diocésain  auraittoute  super-intendance  ,  juridiction  et  cor- 
rection, sur  ladite  Société,  qui  n'aurait,  ni  en  spirituel  ni  en  temporel, 
le  droit  de  faire  aucune  chose  au  prtijudice  des  Évêques,  Chapitres , 


390  HISTOIRE  DES  JÉSUITES. 

Curés,  paroisses  et  Universités,  mais  serait  tenue  de  se  conformer 
entièrement  à  ladite  disposition  du  droit  commun,  sans  qu'elle  pût 
exercer  juridiction  aucune;  et  laquelle  devait  renoncer,  au  préalable 
et  par  exprès,  à  tous  privilèges  portés  dans  ses  Bulles  aux  choses  sus- 
dites contraires  ;  autrement  et  à  faute  de  ce  faire,  ou  que  pour  l'avenir 
ils  en  obtiennent  d'autres,  les  présentes  demeureront  nulles  et  de  nul 
effet  et  vertu.  » 

Cette  déclaration  célèbre  changeait  complètement ,  comme  on  le 
voit,  la  nature  de  l'Institut  en  France.  Ce  n'était  plus  un  Ordre  reli- 
gieux,  c'était  un  simple  Collège  qu'on  acceptait  dans  ce  pays.  Les 
Jésuites  consentirent  à  tout  ce  qu'on  voulut,  et  avec  une  candeur  si 
grande  en  apparence  et  de  si  grand  cœur,  qu'ils  se  hâtèrent  de  de- 
mander au  Parlement  l'homologation  de  cet  acte  de  réception  ainsi 
restreinte  et  modifiée.  Le  Parlement  enregistra  cet  acte  de  réception 
et  approbation,  le  30  février  1561 ,  en  rappelant  dans  son  arrêt  que 
cet  enregistrement  avait  pour  but  l'établissement  en  France  de  la  So- 
ciété et  Collège  de  Clermont,  aux  charges  et  conditions  contenues 
dans  la  déclaration  de  l'Assemblée  du  Clergé. 

Déjà,  cependant,  les  fils  de  Loyola  prenaient  leurs  mesures  pour 
s'établir  dans  diverses  parties  de  la  France,  à  la  fois  comme  Religion, 
comme  Collèges  et  comme  Universités,  malgré  les  Avis,  Conclusions, 
Déclarations  et  Arrêts  que  nous  venons  de  rappeler.  Dès  1547,  par 
l'entremise  et  à  la  demande  du  Cardinal  de  Lorraine,  ils  obtenaient  de 
Paul  III  une  Bulle  portant  érection  d'une  Université  dans  la  ville  de 
Metz  ;  mais  la  Lorraine  n'étant  pas  alors  une  fraction  du  royaume  de 
France,  le  gouvernement,  les  magistrats  et  les  Universités  de  France 
n'avaient  rien  à  voir  dans  cette  affaire.  Mais,  dès  1552,  c'est-à-dire 
aussitôt  qu'ils  eurent  obtenu  la  Bulle  de  Jules  III,  bulle  attentatoire  aux 
droits  des  Universités,  ils  se  firent  donner,  par  le  Cardinal  de  Tournon, 
le  Collège  de  la  ville  de  ce  nom,  dont  ils  voulurent  peu  après  faire  une 
Université  dirigée,  administrée  et  gouvernée  par  eux  et  par  eux  seuls. 
Ce  fut  encore  le  même  Pape  Jules  III  qui  donna  le  Bref  d'érection  de 
cette  Université,  en  1552,  c'est-à-dire  avant  môme  que  les  Jésuites  eus- 
sent été  reçus  en  France.  En  1561 ,  ceux-ci  obtiennent  des  lettres  patentes 


HISTOIRE  DES  JÉSUITES.  391 

confirmant  cette  Université  et  la  donation ,  faite  par  le  Cardinal  de 
Tournon  ,  du  Collège  ,  de  ses  appartenances,  dépendances  et  revenus 
au  profit  des  Révérends  Pères.  Le  Parlement  de  Toulouse  enregistre 
les  lettres  patentes,  le  14  février  1561  ;  en  avril  1584  seulement,  le 
même  enregistrement  est  obtenu  du  Parlement  de  Paris,  qui  insère 
toutefois  dans  son  Arrêt  celte  restriction  importante  :  «  Sans  que  les- 
dites  lettres  patentes  puissent  nuire  ni  préjudicier  aux  immunités  de 
l'Eglise  gallicane ,  et  à  la  condition  que  les  impétrants  ne  pourront 
prendre  d'autres  qualités  que  celles  de  Recteurs,  Professeurs  et  Éco- 
liers du  Collège  de  ïournon.  »  Le  Parlement,  comme  on  le  voit, 
n'était  pas  encore  déterminé  à  sacrifier  les  Universités  de  France  au 
Jésuitisme.  Les  enfants  de  Saint-Ignace  firent  toujours,  depuis  lors, 
une  rude  guerre  aux  Universités,  qui,  sérieusement  attaquées,  se 
levèrent  enfin  en  poussant  un  cri  d'alarme,  invoquèrent  le  pouvoir 
royal  qui  avait  garanti  leur  indépendance,  la  nation  dont  elles  avaient 
fait  une  des  gloires,  et  la  justice  dont  la  protection  leur  était  due  à 
tant  de  titres.  Craignant  de  s'être  trop  et  trop  tôt  avancés,  les  Jésuites 
se  hâtèrent  de  dérober  leurs  machinations  aux  regards  des  magistrats  : 
ce  fut,  dès  lors,  pour  l'ordinaire,  par  des  sortes  de  tranchées,  par  des 
voies  souterraines,  qu'ils  essayèrent  de  saper  les  fondements  des  Uni- 
versités, ou  de  s'introduire  dans  la  place  convoitée.  Leur  premier  ban- 
nissement de  France,  après  l'attentat  de  Jean  Chàtel ,  retarda  un  peu 
leurs  succès.  Henri  IV,  en  les  rappelant ,  par  peur,  fit  cependant  in- 
sérer dans  l'Édit  de  rétablissement  l'article  de  l'Assemblée  du  Clergé, 
qui  sauvegardait,  contre  les  entreprises  des  bons  Pè^es,  les  Universités 
de  France  ainsi  que  le  Clergé  de  ce  pays.  Le  Parlement  de  Toidouse 
enregistra  encore,  en  février  1623,  des  lettres  patentes  accordées  par 
Louis  Xlll  et  confirmant  de  nouveau  la  donation  du  Collège  de 
Tournon. 

Mais  les  Universités  de  France  étaient  alors  en  instance  auprès  des 
magistrats  pour  s'opposera  cette  donation  et  protester  contre  son  effet. 
Le  13  juillet  1623,  les  Universités  de  Toulouse,  Valence  et  Cahors, 
obtiennent  du  Parlement  de  Toulouse ,  qui  a  enregistré  les  diverses 
lettres  royales ,  un  remarquable  arrêt  qui  statue  favorablement  aux 


392  niSTOTRE  DES  JÉSUITES. 

demandes  (les  Universités  contre  les  Jésuites  et  Collège  de  Tournon. 
Ce  jugement  défend  à  ce  Collège  «  de  prendre  le  nom,  titre  ni  qualité 
d'Université;  à  son  Recteur  ou  à  tous  autres  dignitaires  de  bailler  au- 
cune matricule  testimoniale  d'études,  ni  aucun  degré  ni  aucune  fa- 
culté, ni  aucune  nomination  aux  bénéfices,  à  peine  de  nullité  et  autres 
peines  arbitraires  :  néanmoins ,  que  toute  testimoniale  et  nomination 
par  iceux  baillées  seront,  en  conséquence,  nulles  et  de  nul  effet;  faisant 
aussi  inhibition  et  défenses  à  ceux  qui  les  ont  obtenues  de  s'en  servir, 
à  peine  de  cinq  cents  livres  d'amende.  » 

La  guerre  éclatait  ouvertement  entre  les  Universités  et  les  Jésuites. 
Ceux-ci  l'acceptent  hardiment.  Le  15  décembre  1623,  le  Syndic  des 
Révérends  Pères  présenta  au  Conseil  de  Sa  Majesté  une  Requête  qui 
demandait  la  cassation  et  annulation  de  l'Arrêt  du  Parlement  de  Tou- 
louse; c  est- à-dire  que  les  Jésuites  voulaient  faire  consacrer  par  l'au- 
torité royale  les  droits  qu'ils  s'étaient  fait  donner  par  le  Pape,  contre 
les  Universités,  et  nonobstant  leurs  propres  déclaralions.  Les  trois 
Universités  comparurent  au  Conseil ,  où  l'on  vit  alors  intervenir  celle 
de  Paris,  par  une  Requête  fortement  motivée.  Le  Conseil  du  roi 
rendit  alors  un  Arrêt  singulier  qui  repoussait  l'intervention  de  l'Uni- 
versité de  Paris,  en  ordonnant  qu'elle  se  pourvoirait  comme  elle 
aviserait,  et  qui ,  jugeant  le  procès,  mettait  les  parties  hors  de  cour, 
sauf  aux  Jésuites  à  se  pourvoir  par  requête  civile  contre  l'Arrêt  attaqué, 
devant  ledit  Parlement  de  Toulouse.  11  est  probable  que  ce  fut  au  Car- 
dinal de  Pvichelieu  que  les  Universités  durent  de  ne  pas  voir  cet  Arrêt 
équivoque  transformé  en  une  belle  et  bonne  condamnation  rendue 
contre  elles  au  profit  des  Jésuites.  iVous  avons  dit  que  Richelieu  était 
un  ministre  qui  veillait  avec  un  soin  jaloux  sur  tout  ce  qui  intéressait 
l'intérêt,   la  gloire  et  l'indépendance  de  la  France. 

La  ville  de  Paris  fut  plus  heureuse  dans  un  procès  qu'elle  soutint 
contre  le  fameux  Père  Cotton  et  les  Jésuites  d'Angoulême,  qui,  à 
l'insude  l'Évêque  et  des  magistrats  municipaux  de  cette  ville,  y  avaient 
acheté  un  terrain,  presque  bûti  un  Collège,  et  érigé  une  Université. 
Le  Parlement  de  Paris  ayant  paru  vouloir  suivre  chaudement  cette 
afiiaire,  les  Jésuites  reculèrent  et  firent  présenter  à  la  Cour,  par  leur 


HISTOIUE  DES  JÉSUITES.  393 

syndic,  une  déclaralion  porlaiil  «  qu'ils  n'aviiicnt  jamais  entendu  fon- 
der ni  gouverner  une  Université  dans  la  ville  d'Angoulème.  »  Le 
Parlement  de  Paris  rendit,  le  19  septembre  1G25,  un  arrêt  qui,  te- 
nant acte  de  la  déclaration  des  Jésuites  et  écartant  toute  autre  cir- 
constance, déclarait  seulement  le  contrat  t'ait  par  les  Jésuites,  pour 
l'érection  de  leur  Collège ,  nul  et  résilié. 

Sous  Louis  XIV,  la  guerre  des  Jésuites  contre  les  Universités  de 
France  recommença  plus  vivement  que  jamais ,  surtout  dans  les  der- 
nières années  de  ce  monarque ,  qui  laissa  ternir  son  royal  manteau  au 
contact  de  la  robe  noire,  dont  on  a  prétendu  même  qu'il  s'était  revêtu. 
Dans  sa  remarquable  Histoire  de  la  chule  des  Jésuites  au  x\uv  siècle, 
M.  le  comte  A.  de  Saint-Priestdit  ((  que  les  Jésuites  gouvernèrent  par  la 
terreur  Louis  XIV  vieilli.  «  Cette  même  opinion,  le  duc  de  Saint-Simon 
l'émet  au  tome  Vil  de  ses  curieux  Mémoires.  Ce  qui  est  certain,  c'est 
que  l'influence  des  Jésuites  ne  fut  malheureusement  que  trop  grande 
sous  la  fin  de  ce  règne,  qui  s'était  annoncé  avec  un  éclat  si  vif,  qu'il 
avait  doré  et  empêché  de  voir  les  profondes  blessures  qui  se  creusaient 
au  cœur  de  la  France  et  dont  les  unes  attaquaient  ses  libertés,  tandis 
que  les  autres  menaçaient  son  repos  et  son  bonheur. 

Dansles  autres  parties  de  l'Europe,  les  Jésuitess'agrégèrent  à  un  grand 
nombre  d'Universités  doiU  ils  parvinrent  peu  à  peu  à  s'attribuer  la 
direction  exclusive,  ou  dont  ils  s'emparèrent  ouvertement,  audacieuse- 
raent ,  quelquefois  par  la  violence ,  souvent  par  la  ruse  et  la  fraude  ; 
mais  aussi,  la  plupart  du  temps,  avec  l'autorisation  ou  la  connivence 
des  gouvernements,  qui  laissaient  faire  les  Hommes  noirs,  séduits  qu'ils 
étaient  par  l'éclat  et  le  savoir  de  ceux-ci ,  par  leurs  prétentions  à  être 
les  soldats  les  plus  vigilants,  les  plus  fermes,  les  plus  intelligents  de  la 
foi,  et  aussi  parce  qu'ils  virent  en  eux  d'excellents  instruments  pour 
maintenir  sur  la  tête  des  peuples  le  joug  de  la  servitude.  Telle  fut  évi- 
demment la  cause  qui  attira  aux  Jésuites  la  protection  des  autocrates 
moscovites.  Les  Jésuites  qui ,  aujourd'hui ,  font  obtenir  au  czar  Ni- 
colas (1)  tant  de  prévenances  à  Rome,  ont  aidé  jadis  la  Uussie  à  as- 

(1)  On  nous  assure  que  le  bourreau  de  la  Pologne  a  commandé  à  un  crrivaiii  fran- 
çais, et  moyennant  bonne  rccompeuse,  une  histoire  de  la  Russie,  Or,  ce  qui  peut  re- 
n.  bO 


3%  HISTOIRE  DES  JÉSLiITES. 

servir  cette  héroïque  sœur  de  la  France,  cette  Pologne  pour  laquelle 
Rome  n'a  pas  même  une  prière  en  ce  moment,  que  les  Hommes  noirs 
aident  à  calomnier,  et  que  nos  gouvernants,  entre  lesquels  et  la  noire 
Cohorte  règne ,  dit-on  ,  maintenant  un  si  touchant  accord ,  laissent 
écraser,  sans  lui  donner  une  larme  et  en  comprimant  même,  sous  les 
glaces  de  l'argot  diplomatique  et  gouvernemental,  les  étincelles  de  la 
sympathie  profonde  que  la  France  laisse  envoler  vers  les  frères  égorgés 
de  Koszciusko  et  de  Poniatowski  (1). 

Dans  les  premières  années  du  règne  de  Louis  XV,  les  Jésuites  con- 
tinuèrent leurs  entreprises  contre  les  Universités  :  le  cardinal  de  Fleury 
les  laissa  faire,  ou  plutôt  les  y  aida.  Mais  les  Universités  trouvèrent 
dans  les  Parlements,  dans  l'esprit  public,  dans  l'instinct  national,  une 
protection  que  leur  déniait  l'inintelligence  du  pouvoir  royal.  Ce  qu'on 
appelle  la  philosophie  du  xviii"  siècle,  chose  que  nous  n'avons  pas  la 
mission  de  jiiger  ici,  vint  aussi  puissamment  en  aide  aux  Universités, 
qui  luttèrent  plus  vigoureusement  et  avec  plus  de  succès ,  sans  pou- 
voir cependant  faire  lâcher  prise  complètement  au  vautour  noir  dont  les 
serres  aiguës  et  tenaces  s'étaient  accrochées  en  le  trouant,  en  le  salis- 
sant, au  manteau  universitaire ,  à  la  forme  duquel  il  est  peut-être 
permis  de  toucher,  avec  précaution  et  sagesse  toutefois ,  mais  à  la 
conservation  duquel  doit  veiller  attentivement  la  France,  dont  il  est, 
pour  ainsi  dire ,  un  second  drapeau. 

La  philosophie  du  xviii'^  siècle  fut  l'adversaire  le  plus  terrible 
qu'ait  rencontré  le  Jésuitisme  ;  c'est  évidemment  à  cette  philosophie 
qu'on  doit  l'arrêt  qui  frappa  les  Jésuites  en  France  et  qui  amena  leur 
abolition.  Ce  qu'il  y  a  de  bien  remarquable,  c'est  que  les  chefs  les 
plus  illustres  des  philosophes  et  des  encyclopédistes,  Voltaire  en  tête, 
furent  élevés  dans  les  Collèges  des  Jésuites. 

Les  arrêts  successifs  d'expulsion  qui  tombèrent  alors  sur  l'œuvre  de 

commander  cet  écrivain  au  Tartare  couronné,  c'est  que  cet  écrivain  susdit  est  l'auteur 
d'une  Histoire  religieuse,  politique  et  littéraire  de  la  Compagnie  de  Jésus! 

(1)  Grégoire  XVI,  ou  plutôt  le  pouvoir  fatal  qui  domine  ce  malheureux  vieillard,  ne 
vient-il  pas  encore  de  faire  tomber  des  paroles  de  blâme  sévère  sur  la  Pologne  et  sur 
son  patriotique  clergé,  dont  les  membres  sont  chassés,  égorgés  avec  une  ardeur  toute 
particulière  par  les  hideux  limiers  du  Nemrod  moscovite!  (A.vril  1846.) 


HISTOIRK  DES  JÉSIJITES.  395 

Saint-Ignace,    dans  loul  le  monde  catlioliquc,   et  qui  furent  enfin 
couronnés   par    la  sentence  ponlificale  d'abolition  ,    permirent   aux: 
Universiti's  de  respirer.  Les  Jésuites  se  maintinrent  pourtant  encore, 
sous  un  titre  ou  sous  un  autre,  dans  linstruction  publique,  en  divers 
pays  catlioliques.  En  France,  le  souille  impétueux  de  la  Révolution 
put  à  peine  les  balayer  complètement  du  sol  couvert  de  tant  de  vieilles 
ruines.  A  la  création  de  l'Empire ,  qui  sembla  tout  d'abord  vouloir 
appuyer  son  trône  victorieux  sur  les  autels  chrétiens  qu'il  relevait, 
les  Jésuites  se  hâtèrent  de  se  présenter  comme  les  seuls  instruments 
qui  pussent  servir  à  réédifîer  l'enseignement  public.  Le  décret  impé- 
rial de  1804  les  mit  d'abord  en  déroute;  mais  celui  de  1808,  qui , 
dans  son  article  38,  ordonnait  «  que  toutes  les  écoles  de  France  prissent 
pour  but  de  leur  enseignement  les  préceptes  de  la  religion  catholique,  » 
leur  fit  espérer  la  possibilité  de  s'introduire  dans  l'Université  de  France, 
qui,  par  la  volonté  du  grand  centralisateur,  avait  remplacé  les  diverses 
autres  Universités  partielles.  On  a  dit,  on  a  écrit  «  que  Napoléon  ne 
fut  pas  l'ennemi  des  Jésuites  ;  qu'il  était  même  personnellement  porté 
pour  eux.  »  Un  de  nos  plus  illustres  orateurs  a  raconté,  à  ce  propos, 
une  anecdote  qui  a  paru  faire  une  certaine  impression  sur  la  Chambre 
des  députés,  lorsqu'on  interpellait  M.  de  Salvandy  sur  les  motifs  qui 
avaient  dirigé  les  coups  dont  il  a  frappé  le  conseil  royal.  M.Rerr'yer, 
disons-nous,  dont  nul  plus  que  nous  n'admire  le  talent  et  ne  respecte 
le  caractère,  raconta  alors  avec  habileté  l'histoire  d'une  visite  faite  par 
Napoléon  au  célèbre  Collège  jésuitique  de  Juilly,  pour  lequel  le  grand 
capitaine  aurait  ainsi  montré  son  intérêt.  Mais ,  voici  que ,  quelques 
jours  après  que  l'illustre  orateur  de  la  légitimité  a  raconté  et  fort  bien 
raconté  cette  petite  histoire ,  un  de  ses  anciens  camarades  de  Juilly, 
M.  Delcros  du  Puv-de-Dôme,  écrit,  le  17  mai  1845,  afin  de  rectifier 
l'inexactitude  du  récit  et  des  assertions  de  M.  Berryer,  trompé  sans 
doute  par  de  lointains  souvenirs.  M.  Delcros  affirme  que  jamais  Na- 
poléon n'est  venu  à  Juilly,  mais  que,  seulement,  en  1801,  à  son  pas- 
sage à  Dammartin,  il  voulut  bien  accueillir  une  députation  d'élèves  de 
Juilly,  à  la  tête  desquels  était  M.  Delcros  lui-même,  qui  eut  l'honneur 
de  haranguer  le  premier  consul.  Napoléon  répondit  aux  élèves  en  leur 


39G  HISTOIRE  DES  JÉSllTES. 

rappelant  que  son  frère  avait  été  leur  condisciple  (  c'est  là  sans  doute 
ce  qui  aura  causé  l'erreur  de  M.  Berryer);  puis  ,  apercevant  parmi  les 
professeurs  quelques  Pères  de  l'Oratoire  ,  mais  non  pas  des  Jésuites , 
il  leur  rendit  cet  éloge  :  «  Ceux-là,  du  moins,  n'ont  pas  fait  comme 
tant  d'autres;  ils  sont  restés  bons  Français  !  » 

En  vérité ,  il  nous  est  impossible  d'apercevoir,  dans  tout  ceci ,  l'om- 
bre même  d'une  louange  en  faveur  de  la  noire  Cohorte  !  Nous  croyons 
pouvoir  ajouter  que  le  grand  capitaine,  qui  fut,  d'ailleurs,  sincèrement 
chrétien,  n'eut  jamais  ni  amitié  pour  les  Jésuites,  ni  confiance  en 
eux.  S'il  permit  que  quelques-uns  restassent  dans  l'enseignement, 
c'est  qu'il  crut  avoir  besoin  de  leurs  lumières  comme  professeurs. 

La  création  des  petits  séminaires  fut  une  idée  jésuitique ,  et  ce  fut 
aux  Jésuites  que  le  haut  clergé  livra  ces  établissements,  dont  le  but 
caché  était  éminemment  hostile  à  l'Université;  de  nos  jours,  nous 
voyons  ce  but  se  révéler  assez  apertement.  Heureusement ,  la  création 
du  conseil  royal  de  l'instruction  publique  fut  une  digue  salutaire  op- 
posée aux  envahissements  du  Jésuitisme  et  de  ses  aveugles  alliés. 
Ainsi  que  le  faisait  observer  naguère  un  journal  (1)  qui  soutient  avec 
talent  et  bonheur  la  guerre  qu'il  a  déclarée  à  l'obscurantisme  et  à  la 
noire  Cohorte,  qui  en  est  la  plus  intime  et  la  plus  complète  expression  , 
c'est  grâce  à  cette  création  du  conseil  royal  de  l'instruction  publique  que 
l'Université  put  traverser  saine  et  sauve  les  mauvais  vouloirs  de  la  Res- 
tauration à  son  égard.  Dans  les  plus  mauvaisjoursde  cette  époque,  lorsque 
la  réaction  cléricale  menaçait  d  envahir  l'enseignement,  l'Université, 
puissamment  concentrée  dans  l'énergique  oligarchie  du  conseil  royal, 
put,  froissée  mais  non  entamée,  sortir  victorieuse  de  ce  temps  d'é- 
preuves. C'est  cependant  à  cette  institution  conservatrice  qu'un  minis- 
tre de  l'instruction  publique  actuel  s'attaque  avec  d'hostiles  intentions 
qui  lui  sont  souillées  par  d'adroits  compères ,  lesquels,  nous  aimons  à 

(1)  Nous  voulons  nommer  ici  le  Siècle,  lioiil  le  rédacteur  en  chef,  M.  Chanibolle , 
iléputé  de  la  gauclie,  dirige,  en  général  actil',  liabiie  cl  résolu,  une  guerre  active  dans 
son  journal  contre  les  Jésuites  et  leurs  alliés  ou  leurs  compères.  La  plus  grande  pari  le 
de  la  presse  a  fait  aussi  son  devoir  à  cet  égard.  Nous  citons  encor(;  le  National,  parmi 
le;;  sentinelles  qui  veillent  avec  le  plus  de  soin  sur  les  démarches  du  ,T(''suitismo,  dont 
chaîne  pas  f;iit  en  avant  est  une  menace  jtonr  une  de  nos  libertés. 


HISTOIRK  DKS  .IKSUITF.S.  397 

le  croire  pour  l'honneur  de  M.  de  Salvandy,  savent  lui  cacher  leur  jeu 
et  ne  lui  montrer  de  leurs  caries  que  les  belles  couleurs.  On  sait  que, 
pour  répondre  aux  voix  éloquentes  qui  s'étaient  élevées  dans  deux 
chaires  du  haut  enseignement  et  qui  signalaient  à  la  France  une  nou- 
velle invasion  de  l'Université  tentée  hier,  et  encore  aujourd'hui,  par  les 
Jésuites,  et  qui  demain  peut-être  sera  réalisée  si  la  France  continue  à 
dormir  son  sommeil  d'indiiTérence,  M.  de  Salvandy  a  voulu  réori^a- 
niser,  c'est-à-dire  désorganiser  le  conseil  royal  de  l'instruction  publi- 
que. M.  de  Salvandy  a  pourtant  été  lui-même  obligé  de  reconnaître 
les  services  rendus  par  la  magistrature  nécessaire  de  l'enseignement 
public,  en  faveur  de  laquelle  cet  éloge  significatif  s'est  échappé  de  la  bou- 
che du  ministre,  sans  doute  par  suite  d'un  de  ces  mouvements  impé- 
tueux et  imprévus  d'éloquence  que  le  chef  du  cabinet  actuel  redoute, 
dit-on,  si  fort  dans  son  collègue  de  l'Instruction  :  «  Je  le  répèle,  a  dit 
M.  de  Salvandy  à  la  Chambre  des  députés,  le  conseil  royal  a  sauvé  l'Uni- 
versité sous  la  Restauration  !  »  Et  cela  est  vrai,  et  tel  est  le  motif  des 
coups  qu'on  porte  dans  l'ombre  à  cotte  magistrature  tutélaire,  par  la 
main  du  ministre  nommé  pour  veiller  sur  elle  et  la  protéger,  et  qui 
pourtant,  condoUière  politique  plus  que  barde  chrétien,  consent  à  de- 
venir l'instrument  séculier  par  lequel  l'inlluence  jésuitique  torture  et 
disloque  la  magistrature  de  l'enseignement ,  en  attendant  qu'elle  lui 
fasse  briser  l'Université  elle-même  ! 

Constatons  ici  que  le  Journal  des  Débats  lui-même  ,  cet  éternel 
panégyriste  des  ministères  debout,  a  donné,  avec  assez  de  vigueur,  la 
férule  doctorale  au  ministre  ,  après  son  étrange  escapade. 

M.  le  ministre  de  l'instruction  publique  est  parvenu  à  étouffer  une 
des  deux  premières  voix  qui  aient  jeté  le  cri  d  alarmes  contre  le  Jé- 
suitisme de  nouveau  menaçant  pour  l'Université.  Peut-être  parvien- 
dra-t-il  à  étouffer  l'autre;  mais  qu'importe?  MM.  Michelel  et  Quinet 
peuvent  se  reposer  dans  le  silence  :  leur  parole  n'a  pas  été  jetée  au  vent 
et  sans  fruits.  D'énergiques  échos  leur  répondent  de  la  presse  française, 
des  Chambres,  du  sein  même  de  la  nation.  Et,  bientôt  peut-être,  ces 
échos  grossissants  feront  taire  et  rentrer  sous  la  scène  les  acteurs  de 
la  comédie  gouvernementale  jouée  au  profit  de  la  noire  Congrégation. 


398  HISTOIRE  DES  JÉSUITES. 

De  celte  pâle  et  incomplète  esquisse  des  guerres  soutenues  pendant 
trois  siècles  par  l'Université  contre  les  Jésuites,  voici  ce  que  nous  vou- 
lons conclure  : 

Les  Jésuites  ont,  dès  leur  entrée  en  France,  cherché  à  s'emparer  de 
l'enseignement  ;  ils  s'y  sont  glissés  par  la  ruse  ou  par  la  force  ;  jamais 
par  le  droit.  L'Université  a  toujours  protesté  contre  les  entreprises  des 
fils  de  Saint-Ignace,  et  si  le  pouvoir  royal  a  parfois  fermé  l'oreille  à  ses 
plaintes ,  la  magistrature  les  a  presque  toujours  accueillies  et  y  a  fait 
souvent  justice.  Les  Jésuites  peuvent  présenter  des  bulles  pontificales 
qui  les  mettent  dans  l'enseignement  public  sur  le  même  pied  que  l'Uni- 
versité, qui  les  rendent  même  supérieurs  à  celle-ci  ;  mais  ils  ne  peuvent 
montrer  ni  un  arrêt  des  Cours  de  justice  définitif,  ni  un  édit  royal  sanc- 
tionnant en  réalité  et  complètement  ces  prétentions  ;1).  Le  décret  impé- 
rial de  1808,  invoqué  par  les  Jésuites  et  ressuscité  par  M.  deSalvandy, 
veut  que  l'enseignement  en  France  prenne  pour  but  les  préceptes  et  les 
intérêts  de  la  religion  catholique  ;  mais  nous  n'admettons  aucunement 
que  les  Jésuites  puissent  trouver  là  un  titre  en  leur  faveur;  bien  au  con- 
traire. D'ailleurs,  la  Charte  n'a-t-elle  pas  garanti  la  liberté  des  cultes 
et  des  consciences?  Toutes  les  croyances  sont  égales  devant  la  loi  et 
doivent  l'être  devant  le  chef  du  gouvernement,  premier  magistrat  de 
la  nation. 

Dans  un  remarquable  discours  prononcé  au  sein  du  conseil-général 
de  Saône-et-Loire ,  à  propos  de  la  lutte  de  l'I  niversité  contre  les  Jé- 
suites, M.  de  Lamartine  a  dit ,  avec  l'autorité  de  son  beau  talent  : 

((  L'Eglise,  c'est  la  tradition  perpétuant  ses  dogmes;  l'Université, 
c'est  le  siècle  enseignant  !  Convient-il  de  nous  joindre  aux  ennemis  de 
cette  dernière?  Non  ;  quant  à  moi,  je  dis  :  Respect  à  l'Eglise,  justice  à 
l'Université!  » 

(1)  Lorsque  le  gouvernement,  poussé  par  les  Jésuites,  fit  recevoir  on  France  ^a  bulle 
Unigenitus ,  qui  portait  le  désordre  dans  les  corps  enseignants,  on  vit  alors  sortir 
des  collèges  deux  'ents  docteurs,  professeurs  ou  directeurs  célèbres,  à  la  tête  desquels 
étaient  les  RoUin,  les  Gibert,  les  licrsan,  qui  furent  remplacés  jtar  des  abbés  de  Prague, 
des  PP.  Pichon  et  llardouin  ,  âmes  damnées  du  Jésuitisme  ,  dont  ils  professaient  hau- 
tement les  principes  de  morale  les  plus  détestables  et  anticlirétiens.  Qu'on  laisse  faire 
de  nos  jours,  et  le  même  scandale  se  renouvellera  :  aux  .Alichelet,  aux  Ouinct,  etc.,  nous 
verrons  succéder,  qui?  des  Jésuites;  c'est  dire  assez. 


'   HISTOIRE  DES  JÉSLIITES.  399 

Que  les  Jésuites  entrent  dans  l'enseignement,  on  ne  peut  les  en  em- 
pêcher; mais  on  doit  les  empêcher,  à  toujours  ,  de  l'aire  entrer  l'en- 
seignement chez  eux.  Qu'ils  aient  des  Collèges,  au  pis  aller,  mais  que 
ces  Collèges  soient  soumis  à  la  discipline,  à  l'inspection  ,  au\  règles 
universitaires,  aux  lois,  à  la  commune  morale;  que  le  pays  y  trouve 
des  gages  sûrs  pour  que  sa  jeunesse  n'y  soit  pas  élevée  dans  l'oubli  des 
liens  de  la  famille  et  de  l'amour  du  sol  natal  !... 

Que  surtout  la  France  avertie  veille  avec  soin  sur  le  dépôt  sacré  de 
l'enseignement!  Qu'elle  ne  le  confie  qu'à  des  mains  pures.  Un  sépulcre 
blanchi  n'est  toujours  qu'un  sépulcre  ;  que  mon  pays  n'y  pousse  pas  sa 
généreuse  jeunesse;  qu'elle  ne  la  laisse  pas  s'y  débattre  dans  les  horreurs 
d'une  nuit  qui  nous  menace  de  nouveau  de  ses  voiles  tendus  devant  le 
brillant  soleil  de  la  raison  et  de  nos  libertés,  dans  le  hideux  linceul, 
mortel  pour  tous  les  nobles  instincts,  dont  le  Jésuitisme  a  fait  sa  ban- 
nière et  dont  il  voudrait  bâillonner  le  genre  humain  tout  entier  !... 


Arrivé  à  la  fin  de  notre  œuvre ,  œuvre  de  consciencieux  travail ,  de 
conviction  profonde  et  arrêtée ,  mais  aussi  œuvre  qui ,  en  raison  de 
l'importance,  de  la  difficulté,  de  l'immensité  du  sujet,  du  temps  qu'il 
nous  a  été  loisible  d'y  consacrer  et  de  l'espace  dans  lequel  nous  avons 
été  forcé  de  nous  renfermer,  doit  nécessairement  avoir  besoin  de  l'in- 
dulgence du  lecteur ,  nous  devons,  nous  voulons  la  résumer  en  quelques 
pages. 

Conçu  dans  les  âpres  et  ascétiques  rêveries  d'un  cerveau  détraqué , 
encore  rempli  par  les  songes  dorés  de  l'ambition  mondaine;  couvé  sous 
l'aile  des  ambitions  des  premiers  fils  de  Saint-Ignace  ;  accueilli  dans  le 
giron  pontifical  qui  crut  voir  dans  cet  œuf  terrible  le  germe  puissant 
sur  le  développement  duquel  pourrait  s'appuyer  le  catholicisme  ébranlé 
par  la  Réforme,  le  Jésuitisme  a  aujourd'hui  trois  siècles  d'existence. 
Dès  ses  premiers  pas,  il  envahit  l'Europe  ,  presque  toute  l'Amérique, 
une  grande  partie  de  l'Asie,  quelques  rivages  de  l'Afrique.  INous  avons 


400  HISTOIRE  DES  JÉSUITES. 

raconté  les  phases  diverses  de  son  existence  si  étrange.  Nous  l'avons 
montré  partout,  arrivant  avec  un  maintien  humble  et  modeste,  s'éta- 
blissant  avec  rapidité  et  intelligence,  puis  dominant  avec  orgueil,  ava- 
rice et  dureté  ;  puis,  encore  et  bientôt,  deviné  ,  connu ,  repoussé  ,  se 
maintenant  par  la  ruse,  ou  par  la  force  ouverte,  puis  enfin  chassé  par 
le  mépris  et  la  haine. 

En  Europe  seulement,  les  Jésuites  furent  chassés  trente-huit  fois  de 
diverses  contrées  ;  ce  chiffre  a  déjà  ,  à  lui  seul,  une  signification  réelle. 

En  Europe,  en  Afrique,  dans  les  deux  Amériques,  partout,  la  pré- 
sence du  Jésuitisme  a  toujours  accompagné  des  calamités  publiques. 
Si  c'est  le  hasard  qui  lui  fit  cette  condition  de  son  existence,  le  Jésui- 
tisme a  bien  à  se  plaindre  du  hasard.  Mais,  nous  le  disons  dans  la  sin- 
cérité de  notre  âme  ,  la  présence  de  ce  fatal  génie  devait  et  doit  être 
partout  funeste;  comme  un  pôle  aimanté  par  l'enfer,  le  Jésuitisme  doit 
attirer,  en  tout  lieu,  le  malheur  et  la  ruine.  C'est  que  le  malheur  des 
autres  et  la  ruine  publique  sont,  pour  lui,  la  meilleure  condition 
d'existence,  comme  ils  sont  sa  conséquence  fatale;  c  est  que  les  Jé- 
suites n'ont  ni  famille  ni  patrie;  c'est  que  chacun  d'eux  n'est  qu'un 
chiffre  que  la  main  qui  les  remue ,  qui  les  place  et  les  déplace ,  peut 
mettre  à  la  droite  ou  à  la  gauche,  à  son  plaisir.  C'est  qu'enfin  ils 
appartiennent  corps  et  àme  à  une  Corporation  qui  n'est  enchaînée  par 
aucun  lien  qu'elle  ne  puisse  briser,  par  aucun  devoir  qu'elle  croie 
devoir  respecter;  une  Corporation  qui  n'agit  que  pour  elle,  ne  pense 
qu'à  elle,  et  laisserait  s'écrouler  le  monde,  si,  de  ses  débris,  elle  pou- 
vait rebâtir  son  asile  maudit  des  hommes  et  de  Dieu  !... 

Les  Iles  Britanniques  furent  assez  heureuses  pour  ne  jamais  voir  la 
bannière  de  Loyola  flotter  triomphante  sur  leur  sol ,  sauf  de  rares 
instants  ou  sur  quelques  points  seulement.  La  sanglante  Marie,  en 
Angleterre,  Marie  Stuart,  en  Ecosse,  voulurent  en  vain  l'appuyer 
contre  leur  trône  :  la  défiance  et  l'horreur  dans  les  peuples  rendirent 
inutiles  tous  les  efforts  faits  par  le  pouvoir  en  faveur  du  Jésuitisme. 
En  Irlande,  les  Jésuites  furent  toujours  plus  puissants,  mais  non  beau- 
coup plus  heureux,  en  définitive.  Ce  pays,  en  croyant  combattre  pour 
sa  liberté   et  pour  sa  croyance,  a  versé  bien  des  flots  de  sang  pour 


HISTOIRE  DES  JÉSUITES.  401 

la  cause  de  Saint-Ignace.  Le  soutien  que  Philippe  III  d'Espagne  ac- 
corda au  comte  de  Tyrone  et  aux  Irlandais  révoltés  fut,  à  ce  que  nous 
croyons,  diî  aux  intrigues  jésuitiques.  La  Grande-Bretagne  a  conservé 
jusqu'à  nos  jours  l'horreur  du  jésuitisme,  du  jésuitisme  qui,  mieux 
que  les  réformateurs,  mieux  que  Henry  VIII  peut-être,  a  contribué  à 
faire  proscrire  dans  cette  contrée  la  croyance  catholique.  Dans  la  dis- 
cussion de  l'émancipation  des  catholiques  anglais,  un  Évoque  anglais, 
celui  de  Chester,  a  dit  : 

((  Ce  ne  sont  pas  les  doctrines  Ihéologiques  du  catholicisme  qui  me 
répugnent,  mais  bien  les  doctrines  morales  de  quelques-uns  de  ses 
religieux,  et  ce  sont  surtout  ses  doctrines  politiques  sur  le  pouvoir 
ecclésiastique  qui  m'épouvantent.  » 

Un  Pair  laïque ,  le  comte  de  Liverpool ,  ajoutait  : 

«  Moi,  ce  n'est  ni  contre  les  doctrines  de  la  Transsubstantiation  et 
du  purgatoire  que  je  m'élève,  mais  seulement  contre  l'influence  des 
prêtres  catholiques  sur  toutes  les  relations  de  la  vie  privée.  »  Il  est 
évident  que  le  noble  Pair  pensait  aux  Jésuites  en  prononçant  ces  pa- 
roles remarquables.  Un  autre  fait  va  le  prouver.  Le  11  février  1846, 
la  Chambre  des  Communes  d'Angleterre  s'occupait  de  voter  sur  la 
deuxième  lecture  du  Bill  de  soulagement  des  catholiques  romains. 
INous  dirons  que  la  loi  proposée  avait  pour  objet  de  faire  cesser  les 
pénalités  et  incapacités  qui  pèsent  encore,  dans  la  Grande-Bretagne, 
sur  les  catholiques,  non  à  raison  de  certains  actes,  mais  par  le  seul 
fait  de  leur  croyance  religieuse.  Personne,  à  ce  qu'il  paraît,  dans  l'en- 
ceinte législative,  n'eût  songé  à  repousser  le  Bill,  s'il  n'eût,  par  la  gé- 
néralité des  termes  dans  lequel  il  était  conçu,  semblé  destiné  à  faire 
disparaître  la  prohibition  portée  par  les  lois  anglaises  contre  la  Com- 
pagnie de  Jésus ,  «  contre  cet  Ordre  fatal ,  »  a  dit  alors  un  membre 
de  la  Chambre  des  Communes ,  «  qui  a  pour  but  de  supprimer  tout 
esprit  de  discussion,  toute  volonté  individuelle,  tout  libre  arbitre,  et 
cela  pour  dominer  les  hommes  auxquels  il  ne  veut  pas  seulement 
prendre  la  liberté  du  corps,  mais  bien  encore  celle  de  l'âme  qu'il  pé- 
trit dans  la  boue  de  la  servitude  !  » 

«  Poursuivons  toujours   le  Jésuitisme,  >*    a  dit  lord   Morpeth, 


II. 


ol 


402  HISTOIRE  DES  JÉSUITES. 

résumant   la  discussion  ,   «  mais  n'opprimons   pas  les  Jésuites  !  » 

Voilà  ce  que  nous  voudrions  aussi  entendre  dire,  ce  que  nous  vou- 
drions voir  faire  à  nos  gouvernants. 

En  Espagne ,  les  Jésuites  furent  toujours  et  incessamment  gênés 
dans  leur  essor,  par  la  jalousie  des  Dominicains  établis  avant  eux  sur 
la  péninsule  qu'ils  ont  tant  de  fois  couverte  de  nobles  cendres  et  de 
sang  innocent.  Les  Jésuites  laissèrent  voir,  plus  d'une  fois,  quelle  haine 
ils  gardaient  dans  leur  cœur  pour  les  enfants  du  sombre  Dominique. 
Cependant  ils  fraternisèrent  parfois  avec  eux,  et  ils  voulurent  même 
importer  l'Inquisition  en  France;  bien  entendu  qu'ils  en  eussent  été 
les  directeurs  (1).  En  ce  moment,  où  un  voile  sombre  couvre  l'ère  de 
paix  et  de  liberté  qui  doit  enfin  luire  pour  l'Espagne,  on  voit  encore 
s'agiter  sur  cette  scène  où  domine  un  soldat  farouche  entre  une  reine 
innocente  et  une  reine...  qui  est  fort  peu  innocente,  on  a  vu  repa- 
raître encore  les  fatales  robes  noires.  L'époux  qu'on  veut  donner  à 
Isabelle  II,  le  comte  de  Trapani,  est  un  élève  des  Jésuites! 

De  1540  à  1750,  les  Révérends  Pères  dominèrent  presque  sans 
partage,  presque  sans  conteste,  en  Portugal.  Si  ce  pays,  si  catho- 
lique, les  laissa  chasser  par  le  célèbre  Pombal ,  c'est  que  ce  pays  avait 
bien  souffert  par  eux.  Nous  pouvons  ajouter  au  tableau  que  nous 
avons  déjà  donné  du  règne  des  Jésuites  sur  le  sol  lusitanien,  que  les 
enfants  de  Loyola,  qui  ne  reculent  jamais  devant  le  scandale,  si  le 
scandale  peut  leur  rapporter,  n'eurent  pas  honte  de  coudre  leur  robe 
à  la  femme  impudique  d'Alphonse  YI ,  qu'ils  aidèrent  à  détrôner  et 
emprisonner  son  mari,  et  qu'ils  unirent  à  un  autre  époux,  du  vivant 
même  du  premier.  L'apogée  de  la  puissance  jésuitique  en  Portugal 
fut,  sous  Jean  Y,  époque  qui  est  aussi  celle  de  l'influence  anglaise 
dans  cette  contrée. 

L'Italie  peut  également  accuser  le  Jésuitisme  d'une  bonne  part  dans 
sa  longue  agonie.  Les  bons  Pères  surent  se  faire  craindre  même  de 
la  papauté  ,  tout  en  en  dirigeant  souvent  les  foudres  à  demi  éteintes. 
Actuellement  encore  ils  exercent  dans  cette  contrée  une  inlluence  im- 

(1)  Cette  assertion  se  trouve  justifiée  dans  l'ouvrage  déjà  cité  de  M.  le  comte  A.  de 
Saint-Priest  et  dans  divers  autres. 


HISTOIRE  DES  .IKSIUTES.  kO:\ 

mense  contre  laquelle  se  débat  vainement  l'Italie  enchaînée,  énervée, 
qui  secoue  parfois  ses  chaînes  en  maudissant  ses  oppresseurs. 

Dans  la  Toscane ,  les  populations  du  Grand-Duché ,  moins  bâil- 
lonnées, élèvent  la  voix  contre  le  Jésuitisme  qu'ils  poursuivent  actuel- 
lement dans  les  Dames  du  Sacré-Cœur,  qui  en  sont  la  représentation, 
en  cet  endroit.  C'est  sans  doute  grâce  aux  Jésuites  que,  dans 
l'Archevêché  de  Ferra,  les  médecins  doivent  abandonner  le  lit  de  leur 
malade  s'il  ne  s'est  pas  confessé  après  une  première  visite.  «  Crois 
et  sois  guéri ,  »  disait  l'homme-Dieu  au  paralytique;  le  Prêtre  ita- 
lien, braquant  le  crucifix  comme  un  pistolet  sur  le  moribond,  lui 
crie,  lui  :  «  Crois,  ou  meurs  !...  » 

La  Hollande  sut  se  soustraire,  grâce  à  la  Réforme,  à  l'influence  de 
la  noire  Congrégation.  La  Belgique  y  est  encore  soumise,  et  les  se- 
cousses gouvernementales  qui  font  osciller  la  fraîche  couronne  de  sou 
roi  ne  le  disent  que  trop  clairement. 

On  sait  quels  événements  l'influence  des  Jésuites  a  récemment  ame- 
nés dans  les  cantons  catholiques  de  la  Suisse.  Les  Jésuites,  repoussés 
par  la  partie  protestante  des  fils  de  Guillaume  Tell ,  semblent  vouloir 
s'en  venger  en  conviant  les  grandes  puissances  à  effacer  la  république 
helvétique  de  la  carte  d'Europe. 

En  Allemagne,  le  Jésuitisme ,  protégé  par  Metternich  et  par  l'aigle 
autrichienne  aux  serres  avides,  a  donné,  par  la  haine  seule  qu'il  inspire, 
naissance  au  catholicisme  allemand.  Le  22  août  1845 ,  la  Gazette  de 
Wes^r  a  annoncé  que ,  dans  les  troubles  qui  ont  éclaté  à  Leipsick,  à 
Dresde,  à  Halberstadteten  d'autres  endroits,  on  a  arrêté  des  ouvriers  sur 
lesquels  on  a  trouvé  des  preuves  de  leur  affiliation  à  la  Compagnie  de 
Jésus,  et  des  mots  d'ordre  venus  de  Rome,  ainsi  que  des  notes  prises 
par  ces  émissaires  du  général  de  la  Société  sur  le  Clergé  germanique. 

On  sait  quelle  conduite  les  Révérends  Pères  font  tenir  à  l'Église 
de  Rome ,  à  l'égard  de  la  malheureuse  et  héroïque  Pologne ,  pour  ré- 
compenser le  Czar  de  la  protection  qu'il  leur  accorde  à  l'exemple  de 
ses  prédécesseurs  (1). 

Le  Prusse ,  gouvernée  actuellement  par  un  souverain  qui  semble 

(1)  Il  est  remarquable  que  l'empereur  de  Russie  ouvre  les  barrières  de  son  empire 


404  HISTOIRE  DES  JÉSUITES, 

animé  d'intentions  louables  en  faveur  de  ses  peuples,  en  est  peut-être 
à  regretter,  comme  l'a  fait  Frédéric  II  lui-même,  d'avoir  recueilli  le 
Jésuitisme  et  laissé  périr  le  royaume  de  Pologne. 

En  Russie mais,  que  nous  importe  qu'il  y  ait  des  Jésuites  dans 

les  glaces  de  cette  terre  de  la  servitude  passée  à  l'état  chronique  ?  Plût 
à  Dieu  que  tous  les  Jésuites  fussent  en  Russie  !  La  civilisation  et  la 
liberté  n'auraient  alors  à  veiller  que  d'un  seul  côté ,  et  les  sentinelles 
avancées  de  l'une  et  de  l'autre  n'auraient  qu'un  cri  à  pousser  pour 
signaler  l'irruption  de  la  barbarie  et  du  fanatisme!... 

Nos  lecteurs  savent  maintenant  quels  effets  produisirent  en  France 
les  apparitions  successives  de  la  fatale  bannière  de  Saint-Ignace  ,  ban- 
nière tour  à  tour  jetée  à  bas  ou  relevée  par  le  pouvoir  royal ,  mais 
toujours  redoutée,  méprisée ,  haïe  par  les  populations  en  général. 
Quand,  aux  trois  journées,  le  peuple  brisa  la  couronne  de  la  légiti- 
mité ,  sans  toucher  cette  fois  à  la  tête  qui  la  portait  si  fièrement ,  si 
follement,  il  ne  pensa  même  pas  à  regarder  du  côté  de  la  royauté 
exilée,  pour  voir  si  le  Jésuitisme  la  suivait  dans  son  exil.  Fier  de  sa 
victoire  et  confiant  dans  sa  force,  il  crut  avoir  enfin  raison  de  deux  ad- 
versaires à  la  fois.  Il  se  trompait  :  Gratz  a  déjà  recueilli  deux  des  rois 
chassés  ;  le  troisième  ne  peut  plus  espérer  de  se  revoir  un  jour  sur  le 
sol  de  la  France,  si  ce  n'est  comme  simple  et  paisible  citoyen.  Mais 
Rome  renferme  toujours  le  Gesu  et  son  Général.  Les  Jésuites  ont  re- 
paru en  France.  Les  Jésuites  sont  riches  encore,  mais  ils  le  nient; 
nombreux,  ils  l'avouent;  puissants,  on  ne  le  voit  que  trop.  Les  Jé- 
suites ont  maintenant  des  journaux  et  des  journalistes  qui  se  disent 
Jésuites ,  des  écrivains ,  des  prédicateurs ,  des  amis ,  des  protecteurs 
qui  se  disent  Jésuites.  Ce  qui  doit  paraître  le  plus  étonnant,  c'est 

aux  livres  faits  par  les  Jésuites  ou  en  leur  faveur,  tandis  qu'il  les  ferme  impitoyablement 
à  toute  œuvre  qui  a  la  plus  petite  odeur  de  libéralisme.  Nos  ministres,  qui  font  tant  de 
politesses  à  l'autocrate,  ne  savent-ils  donc  pas  comment  Nicolas  le""  traite  le  roi  consti- 
tutionnel? Nous  connaissons  un  individu  qui  a  pu  voir  assez  souvent  le  Czar.  A  chaque 
fois,  celui-ci  abordait  notre  compatriote  en  lui  demandant:  «Eh  bien!  que  devient 
votre  ***  Louis-Philippe!»  Les  trois  astérisques  par  nous  employés  représentent  une 
épithètc  que  nous  n'osons  écrire  et  qui  indi{,'nait  par  sa  f-TOssièrcté  notre  compatriote, 
qui  est  pourtant  légitimiste,  à  ce  que  nous  croyons. 


HISTOIRE  DES  JÉSUITES.  ^^05 

qu'ils  ont  même  un  IhéAtre  qui,  assure-t-on  ,  est  sous  l'influence  jé- 
suitique, et  ce  théâtre  n'est  pas  la  scène  la  moins  égrillarde  de  toutes. 
On  assure  aussi  que  la  mesure  par  laquelle  M.  le  Préfet  de  la  Seine, 
comte  de Rambuteau,  a,  le  31  décembre  1845,  brutalement  enlevé  aux 
pensions  séculières  leurs  Dames-en-chambre,  est  une  mesure  obtenue 
par  les  Jésuites  et  qui  doit  servir  aux  maisons  religieuses  qu'ils  di- 
rigent ou  qui  leur  appartiennent.  M.  de  Salvandy  a  donné  son  appro- 
bation ministérielle  à  cette  mesure,  qui  n'a  pas  été  assez  remarquée 
et  qui  ne  s'étend  pas  aux  couvents. 

Les  Jésuites  essayent  de  ranimer  les  congrégations  particulières  qui 
depuis  la  fin  du  dix-septième  siècle  vinrent  s'affilier  au  Jésuitisme  et  le 
renforcer,  comme  des  arcs-boutants  soutiennent  un  édifice.  Nous  ren- 
voyons, à  cet  égard,  au  livre  curieux  de  Tabaraud,  des  Sacrés- Cœurs. 
On  donne  au  nombre  ancien  de  ces  Congrégations  le  chiffre  énorme 
de  quatre  cent  vingt-huit.  Le  chiffre  actuel  ne  nous  est  pas  connu. 
Montrouge  était  particulièrement  et  paternellement  occupé  à  étendre 
en  France  le  nombre  des  Congrégations  du  Sacré-Cœur.  Il  existe 
un  livre  du  Père  J.  Crasset ,  qui  fut,  de  1668  à  1698,  directeur 
de  la  grande  Congrégation  dite  des  Missions,  dans  l'église  des  Jé- 
suites de  la  rue  Saint-Antoine,  lequel  prouve  clairement  que  les  Fils 
de  Loyola  étaient  les  chefs  de  ces  Congrégations  diverses  dont  les 
Confesseurs  étaient  Jésuites  également. 

Il  existe  pourtant  un  arrêt  du  Parlement,  du  9  mai  1760 ,  qui  dé- 
fend l'existence  non  légalement  autorisée  des  Associations,  Congré- 
gations et  Confréries.  Mais  les  Jésuites  se  sont  toujours  fort  peu 
inquiétés  des  lois! 

Le  Clergé  de  France ,  qui  tant  de  fois  pourtant  a  repoussé ,  avec  le 
grand  Bossuet,  l'influence  ultramontaine  dont  les  Jésuites  sont  la  plus 
complète  expression,  comme  ils  en  sont  la  plus  funeste  conséquence, 
semble  aujourd'hui ,  du  moins  le  haut  Clergé ,  avoir  oublié  ses  aver- 
sions et  les  enseignements  du  passé.  Nous  espérons  pourtant  que 
l'Église  gallicane  s'apercevra  à  temps  de  la  fausse  route  que  lui  font 
faire  les  enfants  de  Saint-Ignace,  route  qui  ne  peut  aboutir  qu'à  un 
précipice  dont  nous  voudrions  la  détourner. 


406  HISTOIRE  DES  JÉSUITES. 

«  Les  Jésuites  ne  peuvent  pas  enseigner  le  dévouement,  surtout  à 
des  Français,  »  a  dit  un  membre  de  la  Chambre  des  Pairs  (23  avril 
1844),  ((  ce  serait  pousser  trop  loin  l'abnégation  et  l'oubli,  ce  serait 
donner  un  trop  violent  démenti  à  leur  histoire  et  à  la  nôtre.  Ils  ne 
peuvent  pas  enseigner  l'amour  de  la  France  ;  c'est  pour  cela  qu'ils  y 
sont  impossibles  et  que  la  France  n'en  veut  pas  !  )) 

Nous  ajoutons  :  ((  C'est  pour  cela  que  l'Église  de  France  ne  doit  pas 
vouloir  davantage  des  Jésuites,  dont  la  robe,  i)ar  son  seul  contact,  peut 
noircir  le  blanc  vêtement  que  nos  prêtres  doivent  porter  et  sous  lequel 
ils  peuvent  encore  être  aimés  et  respectés  dans  notre  France  révolu- 
tionnaire. » 

Nous  savons  bien  que  Bossuet  ne  fut  jamais  Cardinal ,  parce  qu'il 
fut  toujours  le  défenseur  zélé  des  libertés  de  l'Église  gallicane ,  et  que 
tel  ou  tel  Prélat  actuel  doit  sa  crosse  ou  son  chapeau  rouge  à  une  con- 
duite toute  différente;  mais,  qu'importe!  l'amour  et  la  vénération 
des  peuples  ne  sont-ils  donc  pas  une  aussi  belle  parure  que  l'or  d'une 
mitre  ou  la  couleur  rouge  d'un  chapeau  ? 

Chose  étrange  de  voir  des  Évêques  soutenir  la  cause  de  gens  qui 
leur  ont  dénié  toujours ,  qui  leur  dénieront  peut-être  demain  l'obéis- 
sance religieuse  !  Par  leurs  constitutions  et  privilèges ,  par  la  nature 
même  de  leur  Institut,  les  Jésuites  échappent  à  la  juridiction  épiscopale, 
autrement  dit  à  la  suprématie  de  l'Ordinaire.  Cependant  la  Constitu- 
tion primitive  et  fondamentale  de  l'Église  veut  qu'aucun  corps,  aucun 
individu  ne  soit  exempt  de  cette  suprématie  et  juridiction.  Nous  sa- 
vons bien  qu'il  y  a  des  exceptions  ;  mais  de  nombieux  écrivains,  l'abbé 
Fleury  entre  autres,  les  blâme,  saint  Bernard  les  déclare  pernicieuses, 
le  Concile  de  Constance  (1418)  les  condamne,  l'Ordonnance  d'Or- 
léans (art.  11)  les  repousse,  moins  énergiquement  encore  que  l'As- 
semblée générale  du  Clergé  de  France  de  1695.  Mais,  en  France 
particulièrement ,  il  a  été  consacré  que  ces  exceptions ,  contraires  au 
droit  commun ,  ne  pourraient  être  concédées  qu'avec  la  permission  du 
souverain  [Libertés  de  V Église  gallicane^  art.  17);  «  sinon,  il  y  a 
abus,  »  dit  Fréret  [Traité  de  l'Abus).  Mais,  enfin,  l'article  10  de  la 
Loi  organique  du  18  germinal  an  x  déclare  aboli  tout  privilège  por- 


HISTOIRE  DES  JÉSUITES.  kiil 

tant  exemption  de  la  juridiction  épiscopale!  Or,  les  Jésuites  posses- 
seurs de  ces  privilèges  et  qui,  parleurs  Constitutions,  ne  peuvent  môme 
s'en  séparer,  ne  doivent  donc  pas  être  admis  en  France  comme  Corps, 
comme  Institut  du  moins  ! 

Ainsi  les  Jésuites  n'ont  jamais  obtenu  de  pouvoir  entrer  dans  l'en- 
seignement public,  sans  se  conformer  à  la  juridiction  de  l'Université  ; 
de  même ,  ils  n'ont  pas  le  droit  de  former  un  établissement  sans  se 
conformer  aux  lois  de  l'Église  gallicane,  aux  lois  du  royaume.  S'ils 
veulent  n'en  rien  faire,  le  pouvoir  sait,  lui,  ou  doit  savoir  ce  qu'il  a 
à  faire,  et,  au  besoin,  la  nation  est  là  pour  le  lui  rappeler. 

La  papauté,  qui  avait  détruit  le  Jésuitisme,  l'a  rétabli  :  c'était  son 
droit,  sans  doute,  quoique  ce  fût  une  faute,  suivant  nous.  Mais 
Louis  XV  a  chassé,  par  une  loi,  les  Jésuites  de  toute  la  France; 
qu'on  nous  montre  une  loi,  rendue  au  nom  de  Louis-Philippe  1",  qui 
rappelle  les  Jésuites;  sans  cela,  nous  soutiendrons  que  les  Jésuites  sont 
toujours  bannis  de  France,  et,  avec  cela,  nous  le  soutiendrons  peut- 
être  encore!... 

«  Point  de  trêve  possible  avec  le  Jésuitisme!...  »  s'écriait  le  rude  et 
fort  adversaire  des  Jésuites,  le  procureur-général,  Ripert  de  Monclar, 
dans  son  Compte-Rendu,  si  lumineux,  si  convainquant!...  Point  de 
trêve  possible  avec  le  Jésuitisme  ;  répéterons-nous  après  lui.  Pour  que 
la  France  reste  ce  que  Dieu  veut  qu'elle  soit,  le  phare  intellectuel 
des  nations,  dont  les  rayonnements  sauveurs,  vivifiants  et  saints  doi- 
vent indiquer  l'abîme  qui  s'ouvre  et  le  port  qui  apparaît,  il  faut  qu'elle 
secoue,  sans  relâche  et  jusqu'à  ce  qu'elle  s'en  soit  enfin  débarrassée 
complètement,  cette  tunique  empoisonnée  que  les  Nessus  en  robe 
noire  veule  étendre  sur  son  sol  sacré,  et  qu'ils  lui  font,  à  cette  heure, 
présenter  par  la  main  d'une  Déjanire  trompée!... 

Oh!  nous  adjurons  tout  homme  qui  aime  la  famille,  ce  foyer  inté- 
rieur, la  patrie,  ce  foyer  extérieur,  l'humanité,  ce  foyer  général,  la 
Liberté  qui  en  est  la  chaleur,  la  raison  qui  en  est  la  lumière ,  nous 
l'adjurons,  quels  que  soient  son  nom,  son  titre,  sa  place,  sa  croyance, 
d'unir  sa  voix  à  notre  voix  pour  que  partout  s'entende  ce  cri  réproba- 
teur :  «  Point  de  trêve  avec  le  Jésuitisme  ;  avec  le  Jésuitisme,  qui  entre 


408  HISTOIRE  DES  JÉSUITES, 

dans  la  famille  pour  la  désunir  et  la  corrompre  ;  dans  la  patrie,  pour 
l'égarer,  la  dominer  ou  la  perdre;  qui  souffle  sur  la  raison  ou  l'égaré, 
qui  confisque  la  liberté  ou  l'étouffé  !  Non  !  point  de  trêve,  jamais  de 
trêve  avec  le  Jésuitisme  II!...  » 

Le  lecteur  sera  peut-être  bien  aise  de  trouver  ici  la  chronologie  des 
Généraux  de  la  Société  de  Jésus.  Les  Jésuites  ont  eu,  depuis  leur 
origine  jusqu'à  nos  jours,  vingt-cinq  chefs  suprêmes,  si  l'on  compte  les 
administrateurs  qui  gouvernèrent  l'Ordre  réfugié  en  Russie  ;  en  voici 
la  liste,  avec  la  date  de  l'élection  de  chaque  Général  et  la  désignation 
du  pays  auquel  il  appartient. 

L  Ignace  de  Loyola,  espagnol,  élu  en 1541 

IL  Jacçwe*  Laynez,  espagnol 1556 

III.  Franpois  BoRGiA ,  espagnol 1568 

IV.  jE'uerarti  Mercdrien,  belge 1573 

V.  Claude  Aquaviva,  italien 1581 

VL  Miicio  ViTELLESCHi,  italien.       .     .      .     .      .     .     .  1615 

VIL    Vincenti  Caraffa,  italien 1646 

VIII.  jFrance^co  PiccoLiMiNi,  italien 1649 

JX.  Alessandro  Gottofridi,  italien 1652 

X.    Goicm  Nickel,  allemand 1662 

XL  Jmn-Paw/ Oliva  ,  italien 1664 

XIL   CAar/e5  de  Noyelle  ,  belge 1682 

XIII.  Tliyrsis  GoTszALEz ,  espagnol 1697 

XIV.  Marie-Ange  Tamburini  ,  italien 1706 

XV.  Fmnçoi5  Retz  ,  allemand 1730 

XVL  /(/naao  ViscoNTi ,  italien 1751 

XVIL  Aloys  Centurion!  ,  italien 1755 

XVIIL   Laurenzo  Ricci  ,  italien 1758 

—  Paul  CzEimiCEwicz  ,  vicaire-général 1782 

—  Lînkiewicz,  vicaire-général 1785 

XIX.  Xamer  Kareu,  vicaire-général  perpétuel ,  puis  général 

dcTOdreen 1799 


HISTOIRE  DES  JÉSUITES.  409 

XX.  Gabriel  Gruber,  allemand .      180i2 

XXI.  27icr(/É''i/5  BzRozowsKi ,  polonais 1814 

XXII.  Louis  VoKTi ,  italien 1820 

XXIII.  RooTHAAN,  hollandais 1829 

Le  Père  Roothaan  est  le  Général  actuel.  Comme  on  le  voit,  il  n'y 
a  ))as  un  seul  Français  dans  cette  liste  des  chefs  de  la  trop  fameuse 
Compagnie  !  Nous  voudrions  pouvoir  ajouter  qu'il  n'y  en  eut  jamais 
non  plus  dans  les  rangs  inférieurs  de  la  noire  cohorte.  Malheureuse- 
ment, ceci  nous  ne  pouvons  le  dire  1  La  France  est  un  pays  trop  beau, 
trop  riche,  d'où  rayonne  trop  l'idée  qui  remue  le  monde,  pour  que 
les  Jésuites  n'aient  pas  fait  toujours  tous  leurs  efforts  pour  y  prendre 
racine  dans  le  sol  même.  Grâce  à  la  fatale  complaisance  du  pouvoir  et 
à  l'habileté  des  Révérends  Pères,  la  Compagnie  de  Jésus,  à  l'époque 
de  sa  chute,  sous  Louis  XV,  comptait  plusieurs  milliers  de  soldats  dans 
ses  provinces  françaises.  Suivant  les  écrivains  de  Saint-Ignace,  les  biens 
possédés  par  les  Jésuites  et  dont  ceux-ci  furent  alors  dépouillés  par 
les  arrêts  d'expulsion,  ne  montaient  pas  à  moins  de  60,000,000  fr. 
pour  la  France  seulement  ! 

Quel  est  aujourd'hui  le  chiffre  de  cette  même  fortune?  Il  est  impos- 
sible de  le  dire.  Cependant  un  procès  encore  récent,  l'affaire  Affhaër, 
a  prouvé  que  Saint-Ignace,  chez  nous,  était  encore  loin  d'être  au  dé- 
pourvu. Les  Piévérends  Pères  n'ont  pas  perdu  leur  ancien  talent  de  se 
faufiler  sans  bruit,  avec  adresse,  auprès  d'un  moribond  timoré,  ou  au- 
près d'un  enfant  exalté,  et  de  se  faire  donner,  à  eux,  pauvres,  candides 
et  désintéressés  religieux,  la  fortune  dont  celui-ci  ignore  le  prix,  dont 
celui-là  ne  sent  que  trop  le  poids. 

Nous  eussions  pu  enregistrer  plus  d'une  captation  ,  plus  d'un  dé- 
tournement de  mineurs  faits  par  les  fils  de  Saint-Ignace,  dans  ces  der- 
niers temps,  et  dont  le  ministre  de  la  justice,  M.  Martin,  s'occupe  fort 
peu,  si  peu  que,  lorsqu'on  le  somme,  à  la  tribune  de  la  Chambre  des 
députés,  d'expliquer  l'inaction  de  ses  subordonnés  en  pareille  circon- 
stance et  devant  des   plaintes  formelles  et  appuyées ,  le  ministre , 

M.  Martin,  se  contente  de  sourire  en  regardant  les  Centres,  qui  le  re- 
II.  52 


410  HISTOIRE  DES  JÉSUITES. 

gardent  en  haussant  les  épaules  ;  et  ministre  et  ministériels  montent, 

là-dessus  ,  au  Capitole  et  y  remercient  les  dieux.  Il  y  a  de  quoi  1... 

Nous  croyons  pourtant  nous  souvenir  que  dans  son  livre  —  un  beau 
livre —  de  Xllisloire  de  la  Civilisalion  en  Europe,  M.  Guizot  formu- 
lait contre  le  Jésuitisme  un  jugement  qui  n'est  guère  en  rapport  avec 
la  conduite  qu'il  tient  avec  les  Jésuites!...  Oh!  c'est  qu'il  y  a  une 
terrible  différence  entre  M.  Guizot  l'historien  et  M.  Guizot  le  mi- 
nistre, entre  l'écrivain  et  le  politique. 

Protégés  par  nos  gouvernants ,  qui  leur  accordent  cette  protection 
à  un  titre  ou  à  un  autre,  nous  ne  le  discuterons  pas  !  les  Jésuites  ont, 
plus  qu'on  ne  pense,  rétabli  leurs  affaires  en  France,  et  reformé  leurs 
noirs  bataillons.  Nous  regrettons  de  ne  pouvoir  indiquer  au  moins 
ici  les  divers  moyens  employés  par  eux  :  contentons-nous  de  dire 
qu'il  existe  une  confrérie  (c'est  le  grand  prédicateur  jésuite,  le  Révé- 
rend Père  de  Ravignan  qui  l'a  fondée)  qui  se  compose  de  laïques  et 
dont  les  membres  se  recrutent  parmi  des  gens  qui  promettent  une 
bonne  volonté  à  l'égard  de  la  Compagnie  de  Jésus.  Cette  Compagnie 
ou  Association  s'occupe  de  toute  chose  :  elle  donne  des  places  à  ceux 
qui  n'en  ont  pas,  des  femmes  aux  célibataires,  et  des  femmes  qui  ont 
une  dot  (nous  pourrions  citer  des  exemples,  des  noms  ;  ceux-ci  étran- 
gers. Anglais  et  Irlandais  surtout)  ;  elle  place  des  ouvriers  sans  tra- 
vail aussi  bien  qu'elle  pousse  des  diplomates  en  herbe.  Rien  entendu 
qu'il  y  a  là  des  degrés  nombreux  d'affiliation.  On  nous  assure  que 
cette  Association  compte  au  moins  quinze  mille  membres  dans  Paris 
seulement  ;  et  que  son  impulsion  supérieure  lui  vient  toute  des  Jé- 
suites, à  l'insu  même  de  plus  d'un  membre  placé  sur  les  gradins  infé- 
rieurs de  ladite  Congrégation. 

On  comprend  que  bien  des  gens  s'y  laissent  affilier.  On  ne  leur 
demande  rien,  ou  fort  peu  de  chose,  et  on  leur  donne  beaucoup  !  Mais, 
gare  au  moment  où  il  faudra  compter  I  Ce  moment ,  les  Jésuites  sem- 
blent le  regarder  comme  peu  éloigné,  et  nous  ne  demandons  pas  mieux 
qu'il  en  soit  ainsi  :  nous  voudrions  voir  encore  une  fois  se  dresser  au 
soleil  la  bannière  de  Saint-Ignace  —  afin  de  la  briser  une  bonne  fois, 
si  complètement,  qu'il  n'en  reste  pas  la  plus  petite  guenille!...  Oui, 


HISTOIRE  DES  JÉSUITES.  411 

nous  aussi,  nous  pensons  que  ce  moment  ne  tardera  pas  à  venir  !  Et 
nous  comptons  sur  l'impatience  des  hommes  noirs,  sur  les  fautes  de 
nos  gouvernants,  pour  hâter  cette  heure  prédestinée  où  justice  doit 
être  faite,  où  justice  sera  faite  !... 

Et  quand  cette  heure  solennelle  aura  sonné,  il  nous  restera  quelque 
chose  à  faire  pour  compléter  notre  œuvre  :  ce  sera  un  épilogue  ayant 
pour  titre  LE  DERNIER  JUGEMENT. 


FIN  DU  SECOND  VOLUME. 


TABLE  DES  ftlATIERES 

COiNTE.NL'ES  DAXS   LE  DEUXIÈME   VOLUME. 


Page. 

CINQUIEME  PARTIE.  Les  Jésuites  en  Europe 1 

PROLOGUE.  Les  Assassins 3 

Chapitre  premier.  J.  Clément,  Barrière ,  .1.  Châtel  et  Ravaillac 9 

Chapitre  IL  Conspiration  des  poudres.  (Le  Jésuitisme  aux  Iles  Britanniques.). . .  Ho 

Chapitre  III.  Assassinat  du  prince  d'Orange.  (Le  Jésuitisme  en  Hollande,  etc.).  167 

Chapitre  IV.  Les  Jésuites  mis  sur  l'échafaud.  (xvii""'  siècle.) 209 

Chapitre  V.  La  belle  Cadière;  Damiens  et  la-batiquernute  du  P.  Lavalette 279 

Chapitre  VI.  Assassinat  de  D.  Joseph  de  Biagancc;  mort  de  Clément  XIV;  le  Jé- 
suitisme proscrit  par  toute  la  terre 321 

Chapitre  VII.  Les  Pères  de  la  Foi;  les  Jésuites  et  l'Université;  Résumé  généraL 

(Epoque  moderne.) , 3S9 


s©^ge^£ 


PLACEMENT  DES  DESSINS 


POUR  LE   DEUXIEME  VOLUME. 


En  regard  de  la  page. 

1"  La  pyramide  de  Jean  Cliàtel,  en  frontispice 1 

2°  Assassinat  d'Henri  III 18 

3°  La  famille  de  Jean  Châtel 46 

4°  Supplice  du  P.  Guignard 76 

5°  Ravaillac  assassine  Henri  IV 102 

6»  'Complot  de  Williams  Parry 130 

7°  Conspiration  des  poudres 154 

8"  Assassinat  du  prince  d'Orange 173 

9"  La  mort  de  don  Sébastien , 197 

10°  Les  Solipses 226 

11°  Un  prospectus  jésuitique 233 

12°  Le  P.  Gérard  et  la  belle  Cadière 283-288 

13°  Supplice  de  Damiens 304 

14°  Mort  de  Clément  XIV 330 

13°  Les  Pères  de  la  Foi 369 


Tv[icijjia|iliit'  i-'i)iivlc\-Uu|ir<',  un'  boihl-Luuis    iO,  au  Maiais. 


W: 


^'•tf^ 


A^. 


3  9031   01077235 


T'fVJ 


'k»:^:-^-: 


\N 


'^r\f(fi 


'^^^Z^^ 


'hi 


,n/\ 


'^ii 


îc 


i^nl 


7û//r 


h"^ 


^^dH- 


'jmMmAxn 


BOSTON    COLLEGE    LIBRARY 

UNIVERSITY   HEIGHTS 
CHESTNUT  HILL.  MA&S. 

Books  ma)-  be  kept  for  two  weeks  and  tnay 
be  renewed  for  tbe  same  periorl,  ualess  re- 
served. 

Two  cents  a  day  is  charged  for  each  book 
kept  overtime. 

If  3'ou  cannot  find  what  you  waut,  ask  tbe 
Librarian  who  will  be  glad  to  help  you. 

Tbe  borrower  is  responsible  for  books  drawn 
on  bis  card  and  for  ail  fines  accruing  on  tbe 
same. 


'"nj^^r»; 


K"