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.-♦
HISTOIRE
DU
PEUPLE AMÉRICAIÎS
(ÉTATS-UNIS)
PARIS. — IMP. SIMON BAÇ..X IT i\ IIP , «IK D IIHHI.TII
/^
Z.Ô
HISTOIRE
DU
PEUPLE AMÉRICAIN
— ÉTATS-UNIS —
DE SES RAPPORTS AVEC LES INDIENS
DEPUIS LA FONDATION DES COLONIES ANGLAISES
JUSQITA U RÉVOLUTION DE 1776
AUGUSTE CARLIER
Auteur du Mariage aux Étals-Vnit
et de r Esclavage dam aet rapporté avec l'Union américaine.
Liberty williout obediene<i U confusion,
and obédience without libeiiy is slavery.
TOME SECOND
PARIS
MICHEL LÉVY FRÈRES, LIBRAIRES ÉDITEURS
nUB VIVIENIIB, 2 BIS, ET BOULEVARD DBS ITALIENS, 15
A LA LIBRAIRIE NOUVELLE
1864
Toui droits réservas
""7
HISTOIRE
DU
PEUPLE AMÉRICAIN
TITRE III
DES RACES BLANCHE ET ROUGE
APRÈS l'occupation ANGLAISE
(suite)
CHAPITRE XIII
FONDATION DU MARYLAND
Section I
CHARTE. — ORGANISATION. — ORIGINE DE LA LIBERTE RELIGIEUSE.
CULTURE DU TABAC.
De tous les Étals d'Europe, T Angleterre est peut être celui
qui fut le plus tourmenté par les querelles religieuses insé-
parables à cette époque, des différends politiques. Il en ré-
sulta des péripétie fort graves par lesquelles passèrent suc-
2 MARYLAND.
ccssivcment et allcrnativcment les catlioliques et les sectes
protestantes qui se disputaient le pouvoir. Mais les premiers,
quoique importants en nombre, étaient dans une position
fort grave, ils avaient deux adversaires à la fois : les épisco-
paux et les Puritains qui, conservant le souvenir des san-
glantes persécutions de Marie, craignaient toujours le retour
de Tascendant de cette Église avec les Stuarts. 11 n'est pas
jusqu'aux efforts faits plus tard pour mitiger les lois cruelles
édictées contre les catholiques, qui ne portassent ombrage
aux fanatiques du Puritanisme.
Cependant si certains hommes pouvaient s'accommoder de
ces commotions intestines qui favorisaient leurs fortunes ou
leurs passions, d'autres au contraire, dégageant les considé-
rations religieuses, de tout alliage, souffraient de voir les con-
sciences ainsi tourmentées au gré des événements, et n'aspi-
raient qu'après le moment qui ramènerait la paix, non pas
au moyen d'une communauté de croyances devenue impos-
sible, mais à l'aide d'une tolérance réciproque qui serait la
base la plus ferme de la société.
Au commencement du dix-septième siècle, les haines
étaient encore trop vives pour qu'on pût s'attendre à un pro-
chain changement de cette nature; aussi quelques proteslanis
découragés d'une lutte sans trêve qui semait le doute partout,
et dans laquelle la raison montrait une si grande impuissance,
cherchèrent dans le sein du catholicisme un refuge contre
eux-mêmes, en s'abandonnant à la foi que règle le principe
d autorité* De ce nombre était sir George Calvert du comté
d'York (Angleterre), homme de grande intelligence et dont
les dispositions naturelles avaient été développées par d^excel-
lentes études faites à Oxford, et par des voyages qui en furent
le complément. Soutenu par le patronage de sir Piobert Cécil,
il fraya sa voie dans le monde politique et s'éleva en 1619, à
l'un des deux postes de secrétaire d'État d'Angleterre. Puis,
ou 1621, il fut envoyé au parlement par le comté d'York.
LORD BALTIMORE. 3
Dans ces situations différentes il parvint, chose bien rare! à
se concilier la confiance du roi, celle de ses commettants et
l'estime générale. Les soins qu'il consacrait aux affaires ne
purent détourner sa pensée des considérations d'un ordre
plus élevé. Témoin des dissensions religieuses qui désolaient
son pays, et surtout des déchirements qui s'opéraient dans
le protestantisme même, plaçant d'ailleurs l'intérêt de sa
conscience, bien au dessus des satisfactions de Torgueil et
de la fortune, il n'hésita point, de protestant qu'il était, à en-
trer dans le giron du catholicisme. 11 se démit du poste élevé
qu'il occupait, et annonça ouvertement sa conversion (1624).
Mais Jacques 1", qui n'éprouvait point d'aversion pour les
catholiques dont les principes n'étaient pas contraires à son
autorité temporelle, voulut conserver Calvert dans son con-
seil privé et Téleva à la dignité de pair d'Irlande, sous le
nom de lord Baltimore*.
C'était l'époque où les esprits étaient fortement préoccupés
de la colonisation de l'Amérique; les uns, en vue de grandes
fortunes à élever, d'autres au contraire, dans le seul but de
préparer un asile aux victimes des réactions politiques et re-
ligieuses. Lord Baltimore songea à créer sur ce nouveau con-
tinent un refuge pour les catholiques qui voudraient échapper
à la persécution ; et quoique intéressé dans la compagnie de
Virginie, ce n'est point de ce côté qu'il tourna d'abord ses
idées. 11 fit un premier essai à Terre-Neuve, sur un terri-
toire dont lé roi lui avait fait concession, mais cette tentative
coûteuse pour lui, resta complètement stérile. Il porta alors
ses vues sur la Virginie dont on vantait beaucoup le climat,
la fertilité et les avantages de toute nature* Là, un obstacle
imprévu l'attendait : il avait supposé que les haines reli-
gieuses s'éteindraient dans l'Atlantique, et que les épreuves
améres de l'exil feraient taire tout dissentiment entre les
' Bancroft, p. U7*
4 MÂRYLAND.
membres des diverses communions chrétiennes dispersées de
plusieurs côtés. 11 connaissait mal le cœur humain, et ne
larda point à s'en convaincre.
En Virginie, la suprématie religieuse inféodée au pouvoir
politique, appartenait à la secte épiscopale, très-intolérante
même envers les autres dissidents. Elle éprouvait surtout une
répulsion instinctive pour les catholiques dont elle se rap-
prochait par la discipline, et qui, par cela môme, lui don-
naient plus d'ombrage. Lorsque lord Baltimore fit connaître
son dessein, l'assemblée législative de Virginie s'en émut et
q^tigea de lui et des siens le serment d allégeance et de supré-
matie dont les termes répugnaient à sa conscience. Son refus
n'était pas douteux : il renonça donc à ce projet (1629). Mais
à cette époque déjà, la charte de la Virginie avait disparu et
le territoire de cette province avait fait retour à la couronne.
On persuada à Charles P' d'en détacher une partie pour
créer une province nouvelle ; en cela on flattait ses idées qui
étaient contraires aux grands établissements. Il accepta cette
combinaison, et il fit concession à lord Baltimore * en vue
de rétablissement qu'il projetait, de toute cette partie de la
péninsule ou Chersonèse comprise entre TOcéan à TEst, et la
baie de la Chesapeake à TOuest; et resserrée d'autre part,
entre la baie de la Delaware et le haut Potomac. C'est à ce
territoire qu'on donna le nom deMaryland. La charte de cette
possession n'était pas encore régularisée quand la mort vint
surprendre le concessionnaire, mais la faveur royale qu'il
avait si bien justifiée, fut acquise à son fils Cécile Calvert au
nom duquel l'acte fut expédié en 1632.
A la différence des chartes de Virginie et de la Nouvelle-
Angleterre qui n'accordaient que des concessions temporai-
. tes à des compagnies commerçantes, celle de lord Baltimore
deuxième du nom, portait abandon à lui et à sa descendance
* Charte du 20 juin 1632.
CHARTE. 5
5 ferpétuitéj de la quasi-souveraineté du Maryland, à charge
d'allégeance à la couronne et d une redevance consistant
dans le cinquième de Tor et de l'argent qu'on trouverait dans
ce pays. On était encore au temps des rêves dorés. L'autorité
du concessionnaire ou Propriétaire s'étendait au droit de
nommer à tous les emplois publics, d'établir des tribunaux
civils et criminels, d'ériger des églises, d'incorporer des
villes, et d'accorder des dignités et des titres d'honneur.
Cette autorité avait cependant des limites : si le lord-Proprié-
taire nommait aux offices, les émoluments des titulaires dé-
pendaient de la législature qui pouvait en refuser l'allocation
et rendre vaines les nominations. D'un autre côté, d'après la
charte, les lois de la colonie devaient être conformes à la
saine raison et ne pas s'éloigner autant que possible, de cel-
les de la métropole. De plus, elles ne pouvaient être exécu-
toires que de Favis et avec Tapprobation des freemen * de la
province ou de leurs représentants convoqués en assemblée
générale. C'était le premier exemple d'une participation as-
surée aux colons dans le gouvernement de leur pays d'a-
doption. Le lord-Propriétaire ne pouvait porter atteinte à la
vie et à la liberté d'aucun d'eux. Mais, chose digne de remar-
que et contraire à tous les précédents I aucune clause n'obli-
geait à soumettre les lois de la province à l'approbation du
roi, et ce prince prenait rengagement pour lui, ses héritiers
et successeurs, de ne jamais lever aucune taxe et frapper au-
cun impôt et droit de douane sur les habitants et sur les
produits de la colonie. N'était-ce pas l'oubli le plus complet
des prérogatives de la couronne et surtout de la suprématie
» Le mot freernan ne signifiait pas seulement homme libre, mais pro-
priétaire foncier libre. Cette interprétation résulte de la combinaison des
termes des sections 7 et 8 de la charte. Mais en fait, jusqu'en Tannée 1681,
lord Baltimore appela à la jouissance des droits politiques, tous les hommes
libres de la colonie, propriétaires ou non. (Mac Mahon's History ofMary-
landy 1" vol., p. 445.
0 MARYLAND.
(lonl les Anglais furent toujours si jaloux, à Tégard de leurs
possessions? Mais la politique anglaise n'avait alors en vue
que de créer des colonies sans l)ourse délier, sauf à proliter
plus tard, des occasions qui s'offrent toujours de ressaisir le
pouvoir qu'on laissait momentanément échapper.
Une autre circonstance mérite d'être signalée : la charte
ne contenait aucune garantie de liberté de conscience, pas
môme la moindre allusion à la tolérance envers les catholi-
ques, encore bien que la colonie dût être fondée par des
hommes de cette croyance. C'est que la loi et le préjugé en
Angleterre leur étaient très-hostiles, et qu'il ne pouvait être
question dans un acte public, d'une faveur spéciale pour
eux. Mais ici comme pour la Nouvelle-Angleterre, on admet-
tait le système des sous-entendus, et l'on pouvait aussi bien
pratiquer le catholicisme dans le Maryland, qu'ériger en
Église dominante, le Puritanisme à Plymouth et dans le Mas-
sachusetts, contrairement à la loi anglaise qui avait créé une
religion d'État différente de ces deux Églises. Leur sort ce-
pendant ne fut pas le même, ainsi qu'on le verra plus
loin.
Dès le début, la charte de lord Baltimore rencontra une
vive opposition en Virginie, notamment de la part de AVil-
liam Clayborne secrétaire du conseil de cette province et
personnellement intéressé dans le commerce de fourrures.
Celui-ci s'étant procuré antérieurement, une patente pour
faire ce trafic, avait établi à cet effet un poste dans l'île de
Kent, l'une des possessions du Maryland. 11 considéra la charte
nouvelle comme une violation de ses droits, et il voulut y
r jsisler. Une lutte armée engagée par lui eut une issue fa-
tale : vaincu, il ne trouva son salut que dans la fuite, mais
il laissa dans l'ile, des semences de rébellion qui germèrent
et qu'il fallut détruire ensuite par la force. Clayborne voyant
son impuissance à triompher par cette voie, saisit le conseil
privé du roi de ses réclamations, mais il échoua là comme
TRAITÉ AVEC LES INDIENS. 7
ailleurs, et sa pélifion fut rejetée. Il en résulta une haine qui
pesa longlemps sur Je Maryland et ne contribua pas peu à
troubler sa prospérité.
Lord Baltimore tine fois en possession de sa charte, re-
nonça à prendre possession par lui-même de son territoire.
Il délégua ses pouvoirs à son frère Léonard Calvert avec le
titre de gouverneur. Ce dernier, accompagné d'environ deux
cents Anglais de très-bonne famille presque tous catholiques,
et de leurs serviteurs, s'embarqua pour le Nouveau-Monde
le 22 novembre 1635. Suivant la direction qui lui était don-
née, il entra dans le Potomac, et après diverses explorations,
il prit terre le 27 mars 1634 et jeta les fondements de réta-
blissement nouveau, sur un point de ce fleuve qu'il appela
George et qui depuis, reçut le nom de Sainte-Marie*.
Avant de prendre possession du sol, Léonard Calvert entra
en pourparlers avec les Indiens Yoamocoes qui se trouvaient
l'occuper. Il leur donna des hardes, des couteaux, des
haches et des bêches dont ils pourraient se servir pour Ta-
battage des bois et pour la culture. A ce prix, ils abandon-
nèrent le village tout entier ainsi que les huttes qui y étaient
établies*. Pour la première fois, on donnait aux Indigènes des
instruments de travail, et on les conviait à l'agriculture, seul
moyen d'assimilation possible avec les blancs. Les Catholi-
ques peuvent donc se faire honneur de cette pensée si gran-
dement en opposition avec ce qui se passait ailleurs où l'on
n'imaginait rien de mieux à donner aux Indiens, que des li-
queurs fortes propres à les abrutir.
On a beaucoup vanté le traité fait par Penn avec les In-
diens, mais on n'en trouve aucune trace écrite. Il n'existe
que dans les traditions des Quakers. Cependant en le suppo-
sant aussi solennel qu'on l'a dit, quels objets ceux-ci donnè-
rent-ils aux tribus avec lesquelles ils traitèrent ? Des vête-
* Bancroft, p. 100, et Bozman's Histonj of Marylandy S** vol., p. 29.
* Bozraan, 2* vol., p. 29.
8 MARYLAND.
mcnts et d'autres objets de peu de valeur destinés à la
parure des Indigènes. On n'aperçoit là aucune pensée civili-
satrice ; Ton peut même ajouter qu'en donnant une compen-
sation pour les terres acquises, Penn ne fit que céder à Tim-
pulsion de TKvôque de Londres * qui lui recommandait bien
« d'acheter et non de ravir les terres des Indigènes ». On voit
donc que, quoique venu bien après lord Baltimore, Penn
resta en arrière de lui, sous ce rapport. Il ne vit que l'inté-
rêt de sa colonie ; aucune pensée de prévoyance ne s'étendit
à l'avenir de la race rouge. C'est par de fréquentes comparai-
sons entre les hommes, qu'on arrive à dessiner exactement
les situations, et à faire à chacun exacte justice.
Pour encourager l'immigration et le peuplement de la pro-
vince, le lord-Propriétaire avait promis aux premiers colons
des avantages qu'il importait de réaliser pour les mieux
attacher au sol. Il adressa donc à son frère Léonard, en
1636, des instructions dont l'objet était d'accorder à cha-
cun de ceux qui avaient amené à leurs frais dans le Mary-
land pendant l'année 1633, cinq hommes de seize à cin-
quante ans, 2,000 acres de terre, sous la seule condition du
payement d'une rente annuelle et perpétuelle de 400 li-
vres pesant de bon blé, appelée quH vent. Tout autre immi-
grant qui n'avait fourni qu'un nombre moindre d'habitants,
ne pouvait prétendre qu'à 100 acres de terre pour lui, au-
tant pour sa femme, et pour chaque tête de serviteur; plus
50 acres pour chacun de ses enfants, moyennant le payement
d'une rente annuelle de 10 livres de blé par 50 acres. Les
avantages étaient moindres pour ceux qui n'avaient procuré
des colons qu'en 1634 et 1635. Enfin pour chaque cinq émi-
grants fournis postérieurement à 1635, il était fait conces-
sion à celui qui les amenait à ses frais, de 1,000 acres de
terre, moyennant une prestation annuelle de 20 shillings
* Voir cette lettre dans Chalmer's Annals, ch. xxi, noie 58.
ESPRIT D'INDÉPENDANCE. 9
payable en produits du pays. Les avantages réduits dont il
est parlé plus haut étaient assurés à ceux qui ne pouvaient
amener qu'un nombre moindre de colons ^
Les instructions de lord Baltimore portaient que chaque
concession de 1,000 ou 2,000 acres constituerait un manoir
ou baronnie avec droit de justice, d'après les errements
féodaux, à l'instar de l'Angleterre qui possédait encore ces
institutions, lesquelles ne disparurent qu'après la restaura-
tion de Charles II.
L'institution des baronnies quelque minime qu'en pût
être le nombre, n'offrait pas moins une grande singularité
dans un désert où l'on devait avoir en vue, bien moins
l'homme de qualité que le pionnier. On voulait il est vrai,
attirer de grands seigneurs par l'appât d'une existence large
et aristocratique telle qu'ils l'avaient en Angleterre, et il fal-
lait pour cela, leur rappeler le plus possible la patrie ab-
sente; ce n'était pas moins une faute qui resta heureusement
sans portée, à raison du petit nombre de manoirs qui pu-
rent se constituer. La petite propriété prédomina, et Tesprit
démocratique s'infiltrant de plus en plus dans les institu-
tions, les manoirs et les cours de baronnie n'eurent aucune
influence appréciable sur la colonie*.
La première application de la charte montra combien l'es-
prit d'indépendance avait fait de progrès en Angleterre dans
tous les partis, et le peu de chemin qu'il y avait à faire pour
arriver à une révolution. L'assemblée des freemen ayant été
convoquée en 1635, pour délibérer sur certains objets con-
cernant l'organisation de la colonie, le gouverneur exposa
ses vues sur ce sujet, à propos de quelques lois dont il
demandait l'acceptation. Mais sa théorie préjugeant la souve-
raineté à peu près absolue du lord-Propriétaire, et la sujétion
de l'assemblée générale qui n'aurait plus été qu'une chambre
* Bozman, 2* vol., p. 56.
* Le même, p. 39.
iO MARYLAND.
d'enregistrement, les freemen qui la composaient protestèrent
contre ces prétentions, rt l'cclamèrent une participation ac-
tive à la confection des lois, môme à l'initiative qui, suivant
eux, découlait de Tesprit de la charle. On ne put s'entendre
et la session resta stérile.
Une deuxième assemblée tenue en 1638, dessina davantage
encore l'antagonisme. Les freemen continuèrent à protester et
rejetèrent, de parti pris, les différentes lois proposées par
lord Baltimore, en déclarant qu'ils persisteraient dans leur
attitude jusqu'à ce qu'il eût été fait droit à leurs réclama-
lions. Un pareil conflit ne pouvait se prolonger sans danger
pour la chose publique, aussi le lord-Propriétaire se résolut à
donner gain de cause aux colons, et dès lors, la bonne har-
monie fut rétablie.
Dans la session de 1639, l'assemblée fut saisie de l'examen
de lois fondamentales dont la province avait grand besoin
pour sortir du provisoire.
11 ne s'agissait point encore du gouvernement représentatif
comme nous l'entendons aujourd'hui. La charte laissant une
grande discrétion au lord-Propriétaire, il avait le droit de con-
voquer, d'ajourner, de proroger et de dissoudre les assem-
blées de freemen suivant qu'il l'entendrait. Mais ce droit était
limité par leur concours obligé pour la confection des lois.
Quant aux convocations, le mode en était très-irrégulier, et
pour en donner une idée plus complète, je vais rapporter ce
qu'en dit un savant historien du Maryland :
« Les lettres de convocation expédiées par les gouver-
neurs durant cette première période, déterminaient si les
assemblées seraient composées des freemen en personne ou
de leurs députés, et dans ce dernier cas, quel en serait le
nombre et comment ils seraient élus. En cas de vacances, le
même pouvoir statuait sur la convenance et sur le moyen de
les remplir. L'exercice absolu de cette prérogative aurait
pu rendre presque illusoire la participation du peuple à
DÉBUT DE DÉMOCRATIE. 1i
Vaction législative, si Tusoge du gouvernement et le mode de
législation dont je parlerai plus loin, n avait limité et corrigé
ce pouvoir discrétionnaire. » « Depuis la réu-
nion de la première assemblée jusqu'à ce que le gouverne-
ment passât entre les mains des commissaires de Cromwell,
il n y eut pas de mode uniforme de convocation des assem-
llées. Les freemen étaient appelés tantôt pour y siéger en
personne ou par fondé de pouvoir , tantôt ad Ubittim ou
en personne ou par mandataires spéciaux, ou par députés
(représentant une collection d'individus), tantôt on n'appe-
lait que des députés. Enfin les convocations- étaient faites
parfois, en termes généraux, sans aucune prescription parti-
culière. Telle était la variété de la marche employée générale-
ment en pareille matière. Mais pendant toute cette période,
le gouvernement appela aussi à siéger, à sa volonté, des
conseillers et des employés supérieurs de la province, et
dans quelques occasions particulières, des personnes de con-
fiance et de distinction. Cependant malgré ces nuances dans
le mode de convocation, les règles de constitution de l'as-
semblée étaient uniformes et impartialement appliquées *. »
Comme la colonie se trouva longtemps, ne posséder que
deux établissements ou comtés : Sainte-Marie et Tile de
Kiinl, avec une population très -restreinte qui ne dépassait pas
Ij'ois cents habitants en 1658, on comprend que ces arrange-
«ienls tout primitifs n'offrirent dans l'exécution, que peu
d inconvénients, surtout en face d'une population dont l'es-
prit d'indépendance se manifesta dos le premier jour, d'une
"tanière très-significative. C'était un début de démocratie
ïïïiparfaite tempérée par le souverain le plus débonnaire qui
^^ facilita le développement progressif. Il n'est pas sans
intérêt de remarquer que cette organisation générale toute
populaire formait un contraste bien grand avec l'institution
* MacMahon, 1" vol., p. 116.
12 MARYLAND.
des Baroniiics et des cours de justice féodale qui s'y rallU'
cliaient, car le baron n'était pas plus compté que le plus
simple habitant non possesseur de terre : il n'avait qu'une
voix et il devait se soumettre à la loi du plus grand nombre.
Cet élément aristocratique avait quelque chose de parasite
dans ce désert, il devait être étouffé par le principe démo-
cratique plein de vitalité qui, dès l'abord, discutait l'éten-
due de l'autorité du lord-Propriétaire lui-même.
L'ensemble de ces institutions avait été mal digéré, mais
avec son esprit pratique, le peuple de race anglo-saxonne
allait successivement réformer les points défectueux sans
ébranler l'édifice, malgré les anomalies de sa construction.
Le premier soin de l'assemblée de 1638-1639 fut de
constituer le pouvoir législatif. On n'admit qu'une seule
chambre formée du gouverneur et de son conseil, plus, des
freemen ou de leurs représentants envoyés par les centu-
ries, division administrative des deux comtés existants ; et
il fut établi que rassemblée serait convoquée au moins une
fois tous les trois ans. On décida qu'aucune loi ne serait
exécutoire qu'autant qu'elle aurait l'assentiment du gou-
verneur, et que dans un temps déterminé, elle ne serait point
repoussée par le Propriétaire lui-même.
On passa ensuite à l'examen d'autres lois organiques et
de quelques aulres actes de grand intérêt.
Le pouvoir exécutif devait s'exercer en vertu d'une délé-
gation du lord-Propriétaire, par un gouverneur ou un lieu-
tenant-gouverneur, à sa nomination.
L'administration de la justice fut remise au gouverneur qui
pouvait s'adjoindre le nombre de conseillers qu'il jugeait
convenable pour la décision des affaires civiles. En pareille
matière, les juges étaient tenus de se conformer avant tout,
aux lois et usages de la province et subsidiairement, en cas
d'insuffisance, à la Common-Law d'Angleterre. L'assemblée
générale ou législature faisait fonction de cour d'appel.
LÉGISLATION. 13
En matière criminelle, lorsqu'il s'agissait d'un crime pou-
vant emporter peine capitale ou la mutilation d'un membre,
le fait était soumis à un jury composé de douze freemen^ et
en cas de culpabilité, la Cour composée du gouverneur et
du Conseil faisait application de la loi pénale.
La peine de mort élait prodiguée pour des cas nombreux
qui rentraient assez bien dans la nomenclature adoptée par
la Nouvelle- Angleterre. L'esprit du temps y avait marqué son
empreinte barbare avec un rafiînement qui ne fut jamais
dépassé, et qui se conciliait difficilement avec la tolérance
religieuse que lord Baltimore voulait inaugurer. Par exem-
ple, on avait érigé en crime capital la sorcellerie, T hérésie,
le blasphème, ladoration des faux Dieux, la négation de la
trinité, etc. ; mais le bénéfice de clergie était accordé comme
atténuation de certaines pénalités *.
Quoique Tesclavage ne trouvât aucune place dans cette pre-
mière législation, on y remarque cependant une disposition
d'une nature analogue. Le débiteur de bonne foi dont les
biens étaient insuffisants pour payer ses créanciers, pouvait
être vendu pour un temps et moyennant un prix destiné à
les couvrir *. Cette servitude participait beaucoup de Tescla-
vage, c'était une importation d'Angleterre qui fut adoptée
par toutes ses colonies.
Déjà dans cette session, la législature avait été saisie de
projets de loi destinés à régler Tordre des successions, à tixer
le maximum de durée du service des indented servants^ et à
prescrire l'enregistrement des titres de propriété; toutefois
il ne parait pas que force obligatoire leur ait été donnée dans
cette session.
Lord Baltimore était tout à la fois souverain politique et
propriétaire du territoire. En obtenant des concessions par-
tielles, les colons devinrent ses débiteurs, et tous leurs biens
" Hildreth, i" vol., p. 212.
* Le même, p. 215.
14 MARYLA.ND.
meubles et immeubles furent grevés d'un privilège spécial
et exclusif pour assurer le recouvrement des rentes qui en
formaient le prix. Il convient d'expliquer que les seules res-
sources de ce quasi souverain pour faire face à toutes les
charges que lui imposaient rétablissement de la colonie et sa
défense, et qui montaient déjà, pour les deux premières an-
nées de la fondation, à quarante mille livres sterling, consis-
taient uniquement dans les rentes dont il s'agit. Il y avait
aussi un droit de lods et ventes qui assurait à lord Baltimore
une taxe assez minime à chaque mutation des terres concé-
dées. Mais pendant fort longtemps, cet avantage particulier
ne fut que nominal et il disparut en 1742 ^ On jugea par la
suile, que ces ressources étaient insuffisantes pour couvrir
toutes ces charges, et rassemblée générale en créa d'autres,
comme on le verra plus loin.
Mais un événement qui mériterait d'être inscrit en lettres
dor dans les annales de cette époque, a trouvé sa consé-
cration dans cette session de 1638 1639. J'en vais rendre
compte :
Lord Baltimore en créant un refuge pour les catholiques,
n'était pas comme les puritains, dirigé par une pensée exclu-
sive et hostile aux dissidents. Il voulait faire du Maryland
une province hospitalière pour toutes les sectes sans distinc-
tion, où chacun conservant ses croyances, respecterait celles
de ses concitoyens. 11 donna donc à son frère Léonard des
instructions dans ce sens. 11 paraît que, conformément à
celle politique, ce dernier aurait, dès les premiers temps de
la colonie, publié une proclamation par laquelle « il prohi*
bait toute discussion sur les choses de la religion, dans le but
de prévenir tout sujet de trouble et la création de factions
religieuses» » Ce document n a point été retrouvé, mais on
voit que l'application en fut faite en 1658, dans un débat
* .Vue Mal ion, p. J76
LIBERTÉ RELIGIEUSE. 15
porle devant la haute Cour de justice du Maryland, où des
serviteurs protestants étaient en cause \ La proclamalion fut
invoquée par le secrétaire de la colonie comme devant faire
autorité, et la décision eut lieu en conséquence.
Il convenait de donner force de loi à cette pensée géné-
reuse, pour ne point abandonner au hasard ou au caprice
d'un seul, une liberté si essentielle; c'est ce qui eut lieu
dans la session de 1638-1639. Un projet de loi présenté à la
législature par Léonard Calvert au nom de son frère, fut ac-
cepté et devint obligatoire pour tous, le 19 mars 1638. En
voici les termes bien simples :
« La sainte Église dans celte province, jouira de tous les
droits et libertés *. » Ces expressions n'étaient que la repro-
duction de la grande charte d'Angleterre. On ne pouvait faire
de mention spéciale du catholicisme, vu Tétat de Topinion
dans la mère patrie. Mais en copiant la loi anglaise, celte
Église pouvait se croire suffisamment abritée par le pacte fon-
damental. Celait cependant un appui bien fragile, et lord
Baltimore ne devait point se le dissimuler, par cela môme
qu'il fallait prendre un détour pour se faire tolérer. Aussi a-
t-il plus de mérite encore, de n'avoir repoussé du Maryland
aucune secte chrétienne, pas même les puritains qui, chez
eux, dans le même temps, menaçaient des peines les plus
graves, tous les dissidents et surtout les catholiques. C'est
donc un devoir pour tout écrivain qui raconte les événe-
nements de cette époque, de rappeler que ce fut ce noble
lord Baltimore qui, le premier dans le monde, inscrivit dans
ses lois fondamentales, ce grand principe de liberté essentiel
pour prévenir les violences si fréquentes aux époques de tran-
sition* Ce mouvement généreux était môme empreint d'une
sorte de magnanimité, au lendemain de l'acte d'intolérance
qui avait fermé au premier lord Baltimore les portes de la
* Bozman, 2* vol., p. 85;
* Le même, p. 107.
16 MARYLAND.
Virginie, el avec la perspective à peu près certaine d'une in-
vasion de dissidents qui, devenant plus nombreux que les
catholiques, pourraient vouloir rouvrir l'arène des réactions.
L'histoire n'étant bien souvent écrite que dans un esprit
systématique ou dans un intérêt de parti, il ne faut point
s'étonner si cette généreuse initiative de lord Baltimore a été
passée sous silence par les écrivains français du siècle dernier,
el si l'on a préféré en faire honneur au protestantisme. On
comprend que Voltaire, qui avait peu de sympathie pour le
catholicisme, ait trouvé son compte à présenter le quaker
Penn comme le fondateur de la liberté religieuse, et ait
affirmé que les autres colonies n'avaient fait que l'imiter *.
C'est tout à la fois une ignorance de chronologie, et un déni
de justice. Mais on a peine à comprendre que M. de Tocque-
ville, dans le tableau qu'il a fait du berceau américain, n'ait
pas trouvé un seul mot à dire de ce fait considérable, à l'hon-
neur des catholiques, et que son esprit ait été assez prévenu
en faveur des puritains, pour attribuer à ceux-ci une liberté
qui n'était due qu'à ceux-là! Je ne veux pas insister sur ce
point. J'aime mieux dire que ce sont des historiens améri-
cains et protestants qui se sont plu à rendre justice à lord
Baltimore, sans rien retrancher du mérite particulier de Guil-
laume Penn qui, comme lui, mais environ un demi-siècle
après lui, inaugura la liberté religieuse dans la Pensylvanie.
On a cherché à diminuer le mérite du fondateur du
Maryland, en disant qu'il lui était impossible de proscrire le
protestantisme et qu'il ne pouvait se faire tolérer qu'en tolé-
rant lui-même. Il est vrai qu'il eût été impolitique à ce grand
homme de fermer sa colonie aux protestants membres de
rÉglise anglicane, mais si la loi les protégeait, il n'en était
pas de même des puritains et des autres dissidents qui, à
cette époque, se débattaient contre la persécution et étaient
* Dictionnaire philosophique , V" Kglise, § 8, vol. IV.
LE TABAC. 17
proscrits en Virginie. Rien ne Tobligeait à recevoir des émi-
granls de celte secte, c'étaient les auxiliaires les plus dange-
reux qu'il pût se donner, ainsi que la suite le démontrera.
Il lui élait facile de recruter des colons dans les autres sectes,
comme le faisait la province voisine. Sous ce rapport donc,
l'atténuation des mérites de lord Baltimore n'est point accep-
table et sa gloire ne s'en trouve nullement atteinte.
J'ai déjà fait justice d'une prétendue supériorité que
M. Laboulaye voudrait attribuer à Roger Williams sur lord
Baltimore, quoique venant après celui-ci sur la scène poli-
tique ; en se fondant sur ce que Williams avait proclamé la
liberté, même pour les païens. J'ai dit entre autres choses,
que Williams n'était pas entièrement désintéressé en accor-
dant cette liberté, car ses croyances avaient beaucoup varié,
à ce point qu'il finit par se séparer de toutes les sectes con-
nues. J'ajouterai que les non -chrétiens, à cette époque,
étaient si raras, qu'il y avait peu de mérite à les tolérer.
Enfin j'ai démontré que dans Rhode-Island, on ne respecta
pas toujours ce principe de liberté envers les catholiques
puisque, du vivant même de Williams, on les priva des fran-
chises politiques .
Les concessions de terres ayant pour principal objet d'atti-
rer les colons, on ne pouvait admettre que les concession-
naires profitassent de leurs titres sans en remplir les engage-
ments, au nombre desquels se trouvait la résidence dans la
colonie. Une loi déclara que tout concessionnaire qui, dans
les trois ans, n^aurait point pris possession de ses terres
par lui ou par d'autres qui viendraient s*y établir, serait dé-
chu de tous ses droits, et que le lord-Propriétaire pourraiil en
disposer.
Le principal produit de la colonie était le tabac. 11 avait
comme en Virginie, deux fonctions : c'était avant tout, une
marchandise destinée principalement à l'exportation, puis, il
servait de monnaie avec cours force. Pour prévenir les fraudes
II. 2
18 MÂRYLAND.
nombreuses dues à la cupidité des producteurs-vendeurs,
une loi de 1640 ordonna qu'aucune exportation n'aurait lieu
qu'après inspection faite par des agents assermentés qui en
constateraient la qualité et la quantité, et que toules contra-
ventions aux règlements sur cette matière seraient punies de
peines sévères. Ce produit était très-demande par l'Europe,
et les profits qu'il donnait au producteur avaient tellement
enflammé la passion du gain, que déjà en J639, Ton ne son-
geait plus à semer du blé. L'imprévoyance devint si grande,
que la colonie ifut menacée de famine, et la législature dut
exiger de chaque planteur l'ensemencement d'une partie de
terre en blé, et délimiter la culture du tabac. La soif du lucre
était la môme partout, aucune colonie n'échappait à son
aiguillon, et les producteurs, à quelque communion qu'ils
appartinssent, savaient assez bien faire plier les principes
devant les intérêts commerciaux.
Tout porte à croire que malgré Jes immunités garanties par
la charte, le tabac du Maryland fut soumis, de la part de
l'Angleterre, aux mesures arbitraires infligées à la Virginie \
telles que je les ai indiquées au chapitre qui concerne cette
province. J'y renvoie le lecteur.
Section 11
AGRANDISSEMENT DES LIBERTÉS. — EMPIÉTEMENTS SUR LES INDIENS.
LÉGISLATURE DIVISÉE EN DEUX CHAMBRES.
La colonie se peuplait lentement, mais déjà en 1642, on
trouve la trace protestante dans une pétition adressée à l'assem-
blée pour revendiquer un droit contesté à des individus de
cette secte. Ces dissidents alors peu nombreux autant qu'on
peut le conjecturer, venaient sans doute de la Virginie où
leur Église était à la fois dominante et intolérante. Ce n'est
que plus tard en 1649, qu'on voit ces dissidents paraître en
* Boïman, 2«vol., p. 82.
AGRANDISSEMENT DES LIBERTÉS. 19
nombre et conquérir la majorité dans rAssemblée générale.
Jusque-là, les tendances démocratiques qui se manifesteront
dans le Maryland seront le fait des Catholiques, seuls en pos-
session de rinfluence politique. Ce fail est important à rete-
nir pour bien lui assurer sa valeur, avant lavénement au
pouvoir de la secte puritaine.
L'Assemblée convoquée en i642 dans deux sessions dis-
tinctes, était composée des mêmes éléments que Jes précé-
dentes, c'est-à-dire que le mode de convocation ne reposant
sur aucune base uniforme, les membres siégeant n'avaient
pas tous la môme origine comme on Ta vu plus haut. Quoi
qu'il en soit, une fois constituée, la Chambre des Bourgeois
prit en considération les projets de loi que lui envoya le gou-
verneur. Je parlerai d'abord de ceux étrangers à la politique.
On s'occupa d'un nouveau code de lois criminelles qui n'é-
tait que la reproduction de l'état de choses existant, copié sur
la législation anglaise sous beaucoup de rapports. L'ivrognerie
attira l'attention et fut punie d'une amende de 100 livres de
tabac.
En cas d'insolvabilité du débiteur, le délinquant eut à
subir la prison ou l'exposition publique.
Le droit de primogéniture fut réglé conformément à la loi
anglaise, sous la réserve de la jouissance du tiers des immeu-
bles pour la veuve pendant son état de viduilé*. Mais ce pri-
vilège successoral fut aboli dès 1715, par un acte qui établit
une complète égalité dans les partages *.
Enfin on détermina les règles de procédure devant les
cours de justice.
Les affaires politiques ne furent pas l'objet d'un examen
moins sérieux :
L'Assemblée voulant sortir dé l'espèce de subalternité où
elle se trouvait vis-à-vis du lord-Propriétaire, déclara en prin=
* Bozraan, S« vol., p. 225, 226 et 020.
* Bacon's Latvs of Maryland, I7i5, cli. xxsix.
20 MARYLAND.
cipe, que ni elle ni les législatures à venir, ne pourraient être
ni ajournées ni prorogées que de leur propre consentement.
C'était une atteinte assez grave à la charte de lord Baltimore,
qui lui donnait à cet égard, une latitude très-étendue. Mais
les idées réformatrices d'Angleterre avaient leur contre-coup
dans la colonie, et Ton voit qu'une concession de môme na-
ture avait été faite Tannée précédente, en faveur du Parlement
anglais par Charles I". Lord Baltimore qui avait une grande
intelligence politique, comprit la situation et adhéra au vœu
de TAssemblée. On lui sut gré de ce consentement, et dans
cette session môme, on lui alloua une certaine quantité de
tabac à fournir par les colons dans des proportions détermi-
nées, afin de le couvrir d'une partie des dépenses con-
sidérables qu'il avait faites dans l'intérêt de cette pro-
vince, et pour lui témoigner, dit le considérant de cette loi,
« toute la reconnaissance des habitants, à raison des peines
et des soins que lui occasionnent le maintien du gouverne-
ment et la protection qu'il donne aux personnes, aux droits
et aux libertés de la colonie \ »
Le mode de convocation de l'Assemblée ne reposait sur
aucune base fixe comme on Ta vu déjà, il en résultait de
graves inconvénients pour la constitution régulière de la lé-
gislature. C'est ainsi que dans la deuxième session de 1642,
on contesta à deux membres leur droit de siéger parce qu'ils
étaient, non pas députés (Bourgeois) d'une circonscription,
mais fondés de pouvoir de certains individus seulement. Ce-
pendant à la session suivante, on trouvera des fondés de pou-
voir siégeant comme tels, parce que la convocation du lord-
Propriétaire l'aura; autorisé. On ne se rend pas compte
aujourd'hui de celte instabilité de forme qui ne paraît pas
bien grave, et qui resta telle jusque sous le protectorat de
Cromwell *.
» Bozman, 2' vol., p. 204.
« MacMahon, 1'^ vol , p. 146.
AGRANDISSEMENT DES LIBERTÉS. 21
Quoi qu'il en soit, l'Assemblée dans sa deuxième session de
4642, fut saisie de travaux importants. A peine réunie en
juillet de celle année, un de ses membres au nom de tous
les autres députés, fit une motion pour que la législature fût
divisée en deux chambres dont une, composée de députés
seulement, aurait le veto comme Tautre chambre. Les freemen
commençaient à jalouser l'étendue de Tautorité du lord-Pro-
priétaire qui, par l'introduction des membres de son conseil
dans rassemblée, avait une influence prépondérante sur les
résolutions. Mais on ne renonce point aisément à un tel pou-
voir, et il suffît au gouverneur de signifier son dissentiment
pour couper court à toute discussion. Le moment n'était point
encore venu pour la réalisation de cette réforme. Mais battus
sur ce point, les députés s'attaquèrent à une autre préroga-
tive qu'ils contestèrent malgré les termes mêmes de la charte.
Le gouverneur avait jugé à propos d'ordonner une expédition
contre les Indiens, et il réclamait des subsides. Les freemen
opposés à cette mesure qui s'adressait tout à la fois, à la per-
sonne et aux ressources des habitants, contestaient encore
le pouvoir du souverain. Celui-ci, sans nier le droit de l'As-
semblée de refuser l'allocation demandée, maintenait fer-
mement sa prétention d'ordonner seul, la mise en campagne
de la milice, quand la sécurité de la colonie l'exigeait. Cette
résistance à l'autorité supérieure paraît n'avoir pas eu de
suites sérieuses, et les choses restèrent dans le statu quoy
mais la démonstration en elle-même est comme un contre-
coup des empiétements que le Parlement anglais avait
accomplis quelque temps auparavant, sur les droits de la
couronne.
L'Assemblée discuta aussi son règlement intérieur et y in-
troduisit de sages dispositions qui pourraient encore servir de
modèle aujourd'hui, tant elle prit soin d'assurer le décorum des
séances, la maturité des délibérations et l'assiduité des mem-
bres auxquels une amende était infligée en cas d'absence.
22 MARYLAND.
Kn voyant la variété des matières mises en discussion dans
les deux sessions, et ThabileJé apportée dans les débals, on
demeure convaincu que ce pelil peuple était vraiment mûr
pour se gouverner lui-même, sous la direction bienveillante
de lord Baltimore.
En Maryland comme dans les autres Provinces, les colons
ne pouvaient songer à s'agrandir qu'aux dépens des Indiens.
Au fur et à mesure que le noyau de la population grossissait
par les émigrations d'Angleterre, les nouveaux venus se ré-
pandirent de divers côtés,. sur une partie importante de la
languf de terre formée par le Potomac et la rivière Patuxent.
Le soin de leurs intérêts faisait vite oublier à tous, les ser-
vices que les indigènes avaient rendus aux premiers occu-
pants ; et les mesures qu'on prenait contre eux, étaient acerbes
et violentes, comme pour leur faire mieux sentir qu'ils de-
vaient s'éloigner à toujours, de leur terre natale. J'y revien-
drai plus loin lorsque je m'occuperai du rapport des deux
races.
Mais cette marclie en avant avait ses temps d'arrêt, et
outre les luttes avec les Indiens, on ne put échapper à des
agitations d'une autre nature et non moins inquiétantes. En
1644, un certain capitaine Ingle de la marine anglaise, étran-
ger à la province, était venu y fomenter des troubles dans le
dessein de dépouiller lord Baltimore de ses droits sur ce pays.
Son action n'était point isolée, et la rébellion prit assez de
consistance pour que Léonard Calverl fût obligé de se retirer
en Virginie, A la faveur de ces désordres, Clayborne qui,
comme on Ta vu, avait été déboulé de ses prétentions sur
l'île de Kent, et dont la législature, un an auparavant, avait
repoussé une demande d'indemnité, s'empara par un coup
de main habile, de cette île qui formait une partie importante
du Maryland. Cependant Cal vert, homme de sang- froid et de
résolution, recruta en Virginie une troupe d'hommes armés,
et après une courte démonstration, il réussit à ressaisir le
DEUX CHAMBRES LÉGISLATIVES. 25
terrain perdu et à étouffer la révolte (1642). L'Assemblée gé-
nérale lui vint en aide : la loi martiale fut proclamée et l'em-
bargo mis sur les l^âtiments étrangers. Dès lors, tout s'apaisa
et rentra dans Tordre. Mais ce qui donna un caractère bar-
bare à cette levée de boucliers, c'est que Clayborne et Ingle
enlevèrent ou détruisirent une grande partie des archives de
la province *. 11 en résulte aujourd'hui des lacunes qui obli-
gent à suppléer par la conjecture, à la connaissance exacte
de certains faits dont la trace est perdue, mais qui heureuse-
ment, ne sont que d'un intérêt secondaire. Calvert ne survécut
que peu de temps à ces troubles civils : Il mourut le 9 juin
1647. Ce fut une perte sérieuse pour la colonie, car il en con-
naissait les besoins et s^était toujours montré conciliant. Les
habitants Taimaient, et son habileté savait ménager cette si-
tuation délicate qui consiste à concilier le pouvoir avec la
liberté, en tenant une balance équitable entre des intérêts
qui réclament une légitime satisfaction. Voyant sa fin appro-
cher et usant des pouvoirs spéciaux contenus dans ses in-
structions, il nomma à sa place Thomas Greene qui était en
possession de sa confiance, et qui signala les premiers pas
de son administration par une amnistie générale devenue
nécessaire pour rendre le calme aux esprits.
Deux circonstances manifestent les progrès de l'opinion à
celle époque : l'une est antérieure, l'autre postérieure à la
mort de Calvert. Dans la session à laquelle il prit part pour
la dernière fois en 1647, l'Assemblée générale fut divisée en
deux chambres, concession qui avait été refusée quelques
années auparavant. A l'exemple de ce qui avait eu lieu en
Angleterre, les députés de la chambre basse, au début de la
session, furent invités à venir assister le gouverneur dans
la chambre haute. Le discours d'ouverture leur donnait à
tous Tassurancc la plus complète d'une entière liberté pour
» Hildreth, i"vol., p. 345.
21 HÂRYLAND.
leur personnes cl pour leurs discussions. On voulait effacer
autant que possible, toute Irace de guerre civile.
La deuxième mesure, postérieure à la mort de Calvert, a
plus de signification encore, elle est comme le précurseur de
la catastrophe du roi Charles V\ Lord Baltimore était repré-
senté par Greene qui était catholique : maintenir à ce poste
un homme de cette croyance, n'était-ce pas s'exposer, en
cas de révolution en Angleterre, à voir sombrer la fortune
politique et pécuniaire du Propriétaire? Les dissidents de la
colonie ne manqueraient pas de s'emparer de cet argument
pour ruiner celui-ci dans l'esprit du pouvoir dirigeant. Il
fallait donc se tenir prêt à tout événement. Dès 1648, lord
Baltimore remplaça Greene par un protestant de la Virginie,
nommé Stone, qui avait fait offre d'amener dans la colonie
cinq cents Émigrants d origine anglaise et irlandaise. Deux
autres personnes de la même secte furent appelées aux postes
d'inspecteur général des contrôles et de secrétaire du gou-
vernement. La majorité du Conseil fut également protes-
tante *. Lord Baltimore devançait les événements dans l'espoir
de conjurer les conséquences de la révolution d'Angleterre.
Toutefois en faisant ces choix, il n'oubliait point la religion à
laquelle il appartenait, et dans ses instructions à ces agents,
il recommandait de ne point molester les Catholiques sous le
rapport religieux, et de leur faire une part convenable dans
les nominations aux emplois,
Section III
PRÉDOMINANCE DES PURITAINS. — VICISSITUDES DES CATHOLIQUES.
CARACTÈRE PARTICULIER DE LA LÉGISLATION.
LE CATHOLICISME EST-IL COMPATIBLE AVEC LA LIRERTÉ?
L'élément protestant, à la laveur du gouvernement paternel
de Léonard Calvert et des libertés consacrées par la charte,
* llildrelh, i" vol , p. 546.
NOUVELLES LOIS CRIMINELLES. 25
allait toujours grossissant, et il élail facile d'entrevoir le mo-
ment où il prendrait en main le pouvoir, A la mort de Léo-
nard Calvert, la délégation d^autorité faite par lord Baltimore
à un gouverneur et à des agents prolestants; ne pouvait que
hâter cet événement qui serait gros de conséquences. Cotte
situation se dessina dans la session de 1649, où la majorilé
des membres élus était protestante. •
Le gouverneur apporta à rassemblée un certain nombre
(le lois importantes qui furent mises en discussion. Comme les
catholiques étaient en minorité, il n'est pas sans intérêt d'exa-
miner comment on traita les matières religieuses,
La peine de mort fut décrétée contre tout blasphémateur et
contre quiconque nierait la Divinité de Jésus-Christ et Tunilé
de Dieu en trois personnes, La confiscation de tous les biens
du coupable était la conséquence obligée de la condamnation
corporelle.
Toute parole offensante contre la vierge Marie, ou les apô-
tres et les évangélistes, entraînait comme pénalité : d'abord
l'amende, puis la flagellation, enfin le bannissement.
Des peines analogues sauf le bannissement, furent édictées
contre tous ceux qui qualifieraient un colon quelconque de
l'épitHète d'hérétique, schîsmatique, idolâtre, puritain, pres-
bylérien, etc. Il en devait être de même pour ceux qui pro-
faneraient le dimanche par des récréations inconvenantes ou
bruyantes, ou par un travail quelconque.
Enfin la loi proclama une liberté complète pour leurs
croyances, et pour Texercice du culte K
L'ensemble de cette législation n avait rien de contraire au
sentiment catholique du temps ; mais il ne marquait aucun
progrès libéral, et s'il maintenait la tolérance religieuse, ce
fut par égard pour lord Baltimore» Au surplus elle ne fut
pas de longue durée pour les catholiques.
* Hildrelii, 1" vol., p. 347.
26 MARYLAND.
Les protestants qui formaient la majorité dans cette légis-
lature de 1649, étaient en partie épiscopaux et en partie pu-
ritains. Peut-être même, ceux-ci étaient-ils inférieurs en nom-
bre à ceux-là. Mais dans le cours de cette année, des puritains
qui avaient formé une petite Église dans la Virginie, ayant
été expulsés de cette province par Tintolérance des épisco-
paux, se réfugièrent pour la majeure partie dans le Mary-
land. Malheureusement pour les catholiques, ils y fondèrent
un établissement nouveau sur les bords de la rivière Severn,
près de Tendroit où est située aujourd'hui la ville d'Anapolis,
capitale politique de l'Etat du Maryland; ils lui donnèrent le
nom de Providence. Le nombre de ces immigrants pouvait s'é-
lever à H8 '. Cette nouvelle acquisition n'augmentait pas la
population d une manière sensible, cependant elle eut une
influence réelle sur les événements qui allaient se précipiter
dans la colonie, ainsi qu'on va le voir bientôt.
L'émigration étrangère était depuis quelque temps insigni-
fiante, à raison sans doute des progrès toujours croissants de
la révolution d'Angleterre, qui tenait en éveil toutes les ambi-
tions prêtes à s'abattre sur les dépouilles de la royauté ; dé-
pouilles préférables, à leurs yeux, à la vie pénible et misérable
des colonies. Ces considérations déterminèrent lord Baltimore
à faire en juillet 1649, une proclamation par laquelle il appe-
lait de nouveaux immigrants, en leur offrant des avantages
supérieurs à ceux qu'il avait assurés à leurs devanciers. C'est
alors qu'il fit une large concession de terres à Robert Brooke
qu'on suppose être puritain, en vue du nombre de personnes
que celui-ci promit d'introduire et d'établir dans la colonie ;
de plus, un manoir lui fut érigé, avec des prérogatives excep-
tionnelles. Cette faveur spéciale ne peut s'expliquer qu'en
supposant à lord Baltimore la pensée, dans un moment si cri-
tique, de se créer des appuis parmi les puritains qui s'empa-
* Bozman, ^ vol., p. 392.
PRÉDOMINANCE DES PROTESTANTS. 27
raient du pouvoir, afin de conjurer la perte de sa charte de
gouvernement. Mais en état de révolution, que peuvent les
prévisions humaines même les mieux combinées? Le torrent
renverse tout ce qui lui fait obstacle : la révolution était puri-
taine, elle devait sacrifier les catholiques, au Maryland comme
ailleurs.
La mort de Charles I" assurait le triomphe définitif du Par-
lement. Cependant son fils, sous le nom de Charles II, rallia ses
partisans et voulut tenter la chance des batailles pour res-
saisir le trône qui lui échappait. La nouvelle de son enfreprise
arriva dans le Maryland en Tabsence du gouverneur Slone.
Greene qui le remplaçait, se résolut à reconnaître le jeune
prétendant et à le proclamer roi. Cette démarche précipitée
semblable d'ailleurs à la conduite du gouverneur de Virginie,
mais tout à fait en opposition avec les habitudes prudentes et
modérées du lord-Propriéfaire, ne fut pas sans influence sur
les événements qui vinrent frapper ce dernier. Mais bientôt,
Stone de retour dans la colonie, reprit les rênes du gouverne-
ment et se hâta de convoquer une nouvelle assemblée.
Les recrues faites par le puritanisme devaient leur rendre
favorable le résultat de cet appel au pays, surtout si Ton re-
marque que la population était encore fort peu nombreuse, et
que les puritains de Providence furent autorisés à envoyer deux
députés à rassemblée générale. Lors de la réunion de la légis-
lature (1650), la chambre des Bourgeois n'était composée que
de quatorze membres dont huit proteslanls. On procéda à
l'élection du président et ce fut le puritain Cox député de Pro-
vidence, qui* fut élu ^ Les catholiques étaient donc en mino-
rité, mais ils avaient une force de cohésion dont manquaient
leurs adversaires parmi lesquels se trouvaient des épiscopaux.
Unis aujourd'hui, ceux-ci pouvaient se diviser demain. Cette
considération ne fut pas étrangère sans doute à la modération
qui prévalut dans les délibérationSs
* Bozman, p. 385.
28 MARYLAND.
L'assemblée passa en revue divers objets d'importancU, sur
la proposilion du lord-Propriétaire lui-même : certaines lois
tendaient à consolider la situation de celui-ci, d'autres au
contraire, confirmaient et augmentaient môme les droits du
peuple. Dans cette catégorie on remarquait plusieurs garan-^
tics sérieuses déjà acquises en partie par Tusage, mais qui
furent confirmées explicitement. Ainsi on établit 1*" qu'aucune
taxe de quelque nature que ce fût, ne serait jamais levée que
du consentement de l'assemblée générale *; 2® et que si le sou-
verain de la colonie s'engageait dans une guerre hors du ter-
ritoire, sans le consentement de l'assemblée, il n'aurait le
droit de demander aux colons aucun secours en hommes et
en argent.
La loi martiale ne pourrait être appliquée que dans les mo-
ments d'exercice de la milice, ou pour établir des garnisons,
au besoin.
On reprit quelques projets de loi présentés dans une précé-
dente session, et Ion créa des registres publics destinés à
la constatation régulière de Tétat civil des individus, ce qui
comprenait Tinscription des naissances, mariages, et décès.
Les questions politiques n'y furent point agitées, comme si
les événements d'Angleterre ne dussent avoir aucun contre-
coup dans la province. Cependant la démonstration de Greene
qui n'avait point été désapprouvée par les colons, mécontenta
le Protecteur qui envoyait alors en Amérique des commissaires
chargés de réduire à l'obéissance la Virginie et autres pos-
sessions récalcitrantes. Au nombre de ces agents figu-
rait Clayborne, cet ennemi acharné du Maryland, qui n'as-
pirait qu'après sa ruine. Quoique cette province ne fût pas
nommément indiquée dans leurs instructions, les commis-
saires ne s'en crurent pas moins autorisés à agir contre
elle. Ils firent acte d'autorité, en destituant le gouverneur
« Story, 1" vol , p. 97.
CATHOLIQUES DEVENUS PARIAS. 29
Stone et en le remplaçant par le puritain Fuller, Un autre
purilain du nom de Durand fut nommé secrétaire, et tout le
conseil subit un renouvellement dans une pensée anticatho-
lique. Il s'agissait de convoquer une nouvelle assemblée :
c'est alors que, foulant aux pieds les lois fondamentales, et
détruisant toutes les garanties qu'elles consacraient, le nou-
veau gouverneur autorisé par les commissaires, proclama
qu'aucun individu ne serait appelé à voter dans les élections,
et aucun membre élu député, n aurait droit de siéger,
qu'autant qu'ils ne professeraient point la religion catholique \
Les élections faites sur ces bases restreintes, la nouvelle
législation s'empressa de modifier Tacte de tolérance reli-
gieuse qui avai^ servi de point de départ a la colonie, et en-
leva les franchises à ceux-là mêmes qui les avaient accordées
volontairement aux protestants. Celte loi paraît être Tœuvre
exclusive des Puritains, si Ton en juge par son texte. Elle
porte en effet « qu'aucun catholique ne jouira de la protec-
tion des lois d'Angleterre, et que la liberté religieuse ne sera
accordée qu'à ceux qui croiront en Dieu, mais sans qu'on
puisse l'invoquer en faveur des individus qui se soumettent
au Pape et à la Prélature *. » Les Épiscopaux s'ils eussent do-
miné dans l'assemblée, n'auraient point introduit dans la loi
cette dernière expression qui était une sorte de proscription
de leur secte fondée sur la hiérarchie cléricale. Ces mesures
réactionnaires au surplus, ne faisaient que reproduire celles
^éjà adoptées en Angleterre depuis la prédominance du parti
puritain.
Ce n'était point assez d'avoir détruit cette précieuse ga-
rantie de la liberté religieuse, on attaqua le droit de souve-
^îneté de lord Baltimore. On voulait copier jusqu'au bout
•a révolution d'Angleterre, malgré l'absence complète d'assi-
"^ilation des deux pays, car il élait impossible de gouverner
' Bozman, 2* vol., p. 505.
' Le même, p. 512.
20 MARYLAND.
la colonie d*une manière plus paternelle que ne l*avait fait
lord Ballimorel C'est qu'en réalité, la haine puritaine pour-
suivait en lui tout aussi bien le catholique, que le souverain.
Avec le concours du gouverneur nommé par les commis-
saires de Cromwell, la législature passa une loi dans la même
session (1654), pour supprimer le serment d'allégeance ou
lord-Propriétaire et pour lui dénier tout droit de souverai-
neté*.
Une violation si flagrante de la charte, sans aucun motif
appréciable si c^ n'est un instinct de convoitise qui cherchait
à s'enrichir des dépouilles du vaincu, ne pouvait s'accomplir
sans protestations et sans résistance. Stone le précédent gou-
verneur nommé par lord Baltimore, s'était retiré à Sainte-
Marie, foyer catholique de la colonie, où il organisa une
expédition qu'il dirigea contre Providence, établissement pu-
rement puritain. Mais sa petite armée composée de deux
cents hommes environ, ne tint pas pied contre la résistance
vigoureuse de l'ennemi ; elle fut entièrement dispersée, à la
première rencontre, laissant sur le terrain une cinquantaine
de tués ou blessés et bon nombre de prisonniers. Stone et ses
principaux officiers passèrent devant une cour martiale qui
en condamna dix à mort ; quatre seulement furent exécutés.
Stone et les autres n'eurent la vie sauve, que grâce aux sup-
plications des femmes et des soldats du parti vainqueur, qui
trouvaient qu'assez de sang avait été répandu. Mais les biens
de tous les opposants furent séquestrés, comme si cette ré-
volution devait avoir pour caractère particulier la spoliation
et l'intolérance. Celte confiscation odieuse en elle-même,
donna lieu à des fraudes et à des concussions qui font peu
d'honneur au parti dominant. Le scandale de cette curée
s'éleva à de telles proportions, que la législature fut obligée
dénommer un comité pour avoir raieon des dilapidations*.
« llildreth, l'^' vol., p. 360.
* Le même, p. 362 <
RESTAURATION DE LORD BALTIMORE. 31
Les commissaires de Cromwell avaient dépassé ses instruc-
tions. Peut-être celui-ci nourrissait-il Tidée de modifier le
gouvernement du Maryland, mais il ne voulait point le boule-
verser pour la satisfaction de quelques intérêts privés ou de
passions toutes locales. Ses idées étaient plus hautes. Sur les
réclamations dont il fut saisi (1655), il nomma deux com-
missaires chargés d'entendre les deux parties et de lui faire
un rapport sur toutes les circonstances de l'affaire. Après
enquête, le rapport fut favorable à lord Baltimore. Soit que
le Protecteur voulût mûrir sa résolution, soit que le temps
lui manquât, les choses restèrent en suspens pendant près
de deux années. Cependant le lord-Propriétaire toujours en-
clin aux voies de conciliation, négocia avec le parti puritain
de Maryland. Deux considérations principales lui venaient en
aide : d'une part, le préjugé favorable du rapport des deux
commissaires; et d'autre part, la crainte que pouvaient conce-
voir les colons, d*une nouvelle forme de gouvernement qui
leur serait imposée par Cromwell, à l'instar peut-être de celle
de la Virginie, beaucoup moins favorable que l'organisation
dont ils avaient joui jusque-là. Après de nombreux pourpar*
1ers, on tomba d'accord sur la restauration de lord Balti-
more moyennant 1° une amnistie complète pour le passé.
2" La confirmation des titres de propriété des terres que cha-
cun possédait plu^ou moins régulièrement. 3° Une modifi-
cation essentielle à la formule du serment qui ne devait plus
consister qu'en une soumission à V autorité léijale du Proprié-
• taire^ effaçant ainsi tout ce qui pouvait préjuger une autorité
absolue de ce dernier, i"" La conservation par les colons des
armes dont ils étaient en possession. 5^ Enfin le rétablisse-
ment de la liberté religieuse que, vainqueurs, ils avaient
foulée aux pieds, et qui leur importait au moment ou ils al-
laient être replacés sous l'autorité d'un lord catholique.
Sous ces conditions acceptées des deux parts en 1657, la
colonie reprit ses anciens errements sous le gouvernement
32 MARYLAND.
de Fendal alors chargé des pouvoirs de lord Baltimore *.
Ce pacte longuement discuté et solennellement juré devait
ôlre considéré comme sacré pour tous, mais Fondai qui vou-
lait jouer dans la colouie, le môme rôle que Cromwell en An-
gleterre, eut la mauvaise pensée de copier ce modèle, au
moment même (1659) où le protecteur mourait et laissait
son autorité en des mains débiles qui allaient la compro-
mettre pour toujours. D'accord avec les membres influents
de la chambre basse, il signifia à la chambre haute que son
rôle avait cessé, et que le pouvoir suprême désormais, rési-
derait dans une assemblée unique de laquelle il relèverait lui-
même. Le parti puritain qui organisa celte révolution que
rien ne justifiait, montra combien peu il savait respecter un
engagement, puisqu'il le violait presque au lendemain du
jour où il l'avait contracté. Mais cet essai de révolution fut
de courte durée : il avorta par la restauration de Charles II
qui, bienveillant pour lord Baltimore, le rétablit immédiate-
ment dans ses droits sur sa province. (1660.)
On n'aurait qu'une idée incomplète du gouvernement du
Maryland si l'on ignorait une particularité vraiment curieuse
de sa législation, et qui achève de caractériser l'esprit d'indé-
pendance des colons de cette première période.
Par suite de la délégation du lord-Propriétaire, le gouver-
neur le représentait partout même dans^ la législature ; et
quoiqu'il prît part avec son conseil aux délibérations de cette
assemblée, il n'en avait pas moins un droit de vélo absolu
indépendamment du vélo particulier réservé à lord Baltimore
lui-même. Ces prérogatives constituaient pour les colons une
double dépendance qui les rendait inquiets et soupçonneux.
Ils cherchèrent à y échapper, et ils ont laissé la trace de ces
préoccupations dans la législation de cette époque, qui se fait
remarquer par son état de fluctuation incessant. Rien ne pré-
« Bozman, 2* vol., p. 555.
CARACTÈRE DE LA LÉGISLATION. 33
sente un aspect permanent. Il est vrai qu'il en est souvent
ainsi de tout état nafssant, mais il y avait de plus dans le Ma-
ryland, une répugnance décidée pour toute loi qui aurait eu
une durée illimitée. Aucun changement ne pouvant avoir lieu
que de l'agrément du Propriétaire, et les assemblées législa-
tives ne voulant point dépendre de sa volonté pour le rapport
d une mesure que Texpérience aurait démontrée mauvaise ou
oppressive, on recourut à une législation d'expédient ou d'es-
sai, si je peux mVxprimer ainsi, et dont on fixait la durée.
De sorte que si la loi avait répondu au besoin qui l'avait fait
naître, on la renouvelait, tandis qu'on la laissait expirer si
elle blessait les intérêts ou seulement les idées du moment *.
Pour ce qui était au contraire, des actes d'intérêt privé, on
leur donnait une permanence qui tenait à l'avantage particu-
lier de celui qui les sollicitait*. Il y avait entre les membres
des assemblées, un échange de services qui, par la solidarité
souvent peu loyale des moyens employés, a imprimé à cette
tactique la qualification de Log-rolling^ très en vogue de nos
jours, aux États-Unis, au grand chagrin des hommes d'hon-
neur qui n'y voient qu'une conspiration des intérêts privés
contre la fortune publique.
Après avoir montré les péripéties du gouvernement poli-
tique, voyons la marche de la colonie, au point de vue de
son développement intérieur.
De même que la Virginie, le Maryland se composait alors
d'établissements dispersés, avec peu ou point de communica-
tions. Les planteurs uniquement occupés de la production du
tabac, employaient au défrichement et à la culture, des ser-
viteurs engagés (indeiited seiwants), de race blanche, et des
noirsdont l'importation pouvait remonter presque au début de
la colonie. Ces serviteurs, aussi bien que les hommes libres,
furent pendant très-longtemps privés de tout moyen d'instruc-
* ilildrelh, 1" voU p. 344.
* Mac Mahon, 1'' vol., p. '282.
34 MARYLAND.
lion, car comment y pourvoir dans un pays où la population
n*a que peu ou point de centres de réunion. Ce n'est guèrequc
vers la fin du siècle (1694), que la législature établit des
écoles libres à Anapolis comté puritain de la colonie.
L^immigration européenne ne se fit point par masses,
comme cela eut lieu dans quelques colonies, par suite de con-
tre-coups de la politique étrangère. Elle monta lentement, et
selon toute apparence, c'esl TAngleterre et le nord de Tlrlande
qui contribuèrent pour la presque totalité à peupler le Ma-
ryland. Ce mouvement fut asisez soutenu, et vers la fin de la
période que nous venons de clore, la secte protestante y eut
la plus large part. On a constaté qu'à l'époque de la restaura-
tion de Charles H, le nombre des habitants blancs pouvait
s'élever à 12,000 environ, chiffre important si Ton considère
que la colonie débuta avec deux cents et quelques individus et
qu'elle n'existait que depuis vingt-six ans \
L'abondance était loin de régner partout : l'imprévoyance du
planteur qui sacrifiait toute culture à celle du tabac, et la
concurrence que se firent longtemps le Maryland et la Vir-
ginie pour Texportation de cette sorte de produit, occasion-
nèrent des crises qui pesèrent surtout sur la classe infé-
rieure. On trouve la trace de cette misère dans un acte
de 1650 destiné à venir au secours des pauvres de la colo-
nie '. Il fallait que la détresse fût grande pour que la charité
individuelle se trouvât en défaut, chez une population qui fai-
sait profession de pratiquer largement les maximes de TÉvan-
gile.
Telle était la physionomie générale de cette province à
l*époque de la restauration. Si nous en résumons les traits
principaux, nous voyons que le Maryland fut le premier
territoire dont la quasi-souveraineté fut concédée à un seul
homme^ et le seul aussi où s'implanta une colonie catholique»
* MacMahon, 1«' vol., p. 222.
* Bozman^ p. 406.
POLITIOUE COMPAIIÉE. 55i
Plus libéral que sa charte, lord Baltimore appela les émi-
granls sans distinction de sectes, en proclamant la liberté
religieuse pour tous les cultes chrétiens. Il ouvrit aussi la
voie politique à tous les colons, quoique la charte ne fil men-
tion que des propriétaires fonciers (freeholders) . Les catho-
liques qui, jusqu'en 1649, formaient la majorité, surent
défendre pied à pied leurs franchises, et parvinrent sans
trouble à en agrandir le cercle, grâce à Fesprit débonnaire
du lord-Propriétaire. Tout marchait d'une manière prospère
lorsque les Episcopaux d'abord, et les Puritains ensuite, ve-
nant à s'emparer du pouvoir à la faveur des circonstances dont
ils surent tirer parti, renversèrent par deux fois, la liberté
religieuse qui ne reprit son empire que lors de la restau-
ration de Charles II, et du rétablissement de lord Baltimore.
Celte première épreuve de gouvernement fut toute fa-
vorable aux catholiques, qui ne se démentirent pas un seul
jour dans la pratique de la liberté religieuse, et dans Texcr-
cice régulier des institutions démocratiques. L'adoption du
droit d'ainesse n'eut point pour objet, comme dans Rhode-
Island, d'enrayer la liberté politique, il fit partie d'un en-
semble de lois civiles et criminelles empruntées à l'Angle-
terre, sans aucune préoccupation d'une autre nature. On
peut dire en général, que le gouvernement du Maryland était
plus libéral que tous ceux de la Nouvelle-Angleterre, car on
y était citoyen de droit, jouissant des avanlages politiques
de toute nature, par le seul fait de la résidence, tandis que
dans les colonies puritaines il fallait d'abord se faire admettre
membre de TÉglise, puis solliciter par la voie du scrutin,
la qualité de /"r^^man. Si dans Rhode-Island on n'exigeait pas
de preuves d'orthodoxie, aucun habitant ne pouvait jouir des
privilèges de freeman\ qu'après avoir été soumis 5 Tcpreuvc
du vote de tous les citoyens. Cette distinction est fort impor-
tante à relever, à une époque surtout où les préventions de
toute nature étaient très énergiques dans chaque centre
36 MàRYLâND.
nouveau. On n'a point fait ressortir ces distinctions qui sont
capitales, et montrent la grande supériorité de la base fon-
damentale duMaryland comparée aux autres colonies.
Dira-t-on encore que le principe catholique est en désac-
cord avec la démocratie, tandis que le puritanisme s'y rat-
tache par des liens intimes, comme le prétend M. Laboulaye
avec toutes les précautions oratoires destinées à atténuer sa
thèse? (p. 246 et suiv.) La réfutation de cette double
proposition se trouverait dans le fonctionnement comparatif
des institutions du Maryland catholique avant Tînvasion du
puritanisme, avec celles de la Nouvelle-Angleterre. Je com-
prendrais la discussion de cette théorie si Ton admettait
encore Tinféodation de l'État à l'Église, car Ton pourrait croire
jusqu'à un certain point, à la nécessité de la similitude des
deux termes, pour les faire co-exister. Mais dès que l'on
reconnaît aujourd'hui la séparation de ces deux puissances
avec des domaines différents, qu'est-il besoin de l'identité?
Est-ce que les questions religieuses se traitent de la même
manière que les questions politiques? Si le raisonnement
suffit à celles-ci, croit-on qu'il ne faille pas davantage pour
les choses de l'ordre spirituel? Ne peut-on dire que plus la
liberté sera grande en politique, plus il deviendra nécessaire
que la religion rappelle à l'homme, que sa raison a des li-
mites et qu'il ne doit s'en servir qu'avec modération et cir-
conspection? Où donc irait Tesprit abandonné à lui-même
dans Tordre spirituel et temporel, si aucun frein n'était mis
à sa course vagabonde ? La colonie de Rhode-Island en fit
une rude épreuve, et Toussait de quel prix elle l'expia. De-
mandez aux Puritains eux-mômes, si la foi ne jouait pas un
rôle important dans leurs croyances, et si ce ne fut pas la
cause de leurs ardentes persécutions? et quand plus tard, ils
opérèrent la séparation de TÉglise et de l'État, ils n'en de-
meurèrent pas moins fermement ntlacliés à des doctrines qui
sortaient du cercle de la raison pure.
PROTESTANTISME ET POLITIQUE. 57
Il ne suffit point à M. Laboiilaye d'avancer des théories
hasardées, il veut les justifier par des exemples, mais là est
sa grande faiblesse, car ceux qu'il cite en toute rencontre,
sont généralement ou défectueux ou complètement erronés.
La réflexion que je vais transcrire, ne le cède en rien sous
ce rapport, à celles que j'ai déjà réfutées, « Il est remar-
quable, dit-il (p. 247) à ses auditeurs, que toutes les grandes
monarchies modernes ont été catholiques, et que toutes les
républiques qui se sont établies : la Hollande, la Suisse,
l'Amérique, appartenaient surtout aux opinions calvinistes. »
Je pourrais repousser moi-même ces assertions qui ne
supportent pas l'examen, mais je vais faire acte de courtoisie
envers M. Laboulaye, en lui donnant pour contradicteur un
grand homme dont il ne récusera pas le témoignage. Cha-
teaubriand, dans la remarquable préface de ses études his-
toriques (p. 133), voulant repousser une proposition iden-
tique à celle posée ci-dessus et consistant à dire que le pro-
testantisme s'était montré favorable à la liberté politique, et
avait émancipé les nations, s'exprime ainsi :
«( Jetez les yeux sur le nord de l'Europe, dans les pays où
la réformation est née, où elle s'est maintenue, vous verrez
partout Tunique volonté du maître : la Suède, la Prusse, la
Saxe sont restées sous la monarchie absolue ; le Danemark est
devenu un despotisme légal. Le protestantisme échoua dans les
pays républicains : il ne put envahir Gênes, et à peine obtint-il
à Venise et à Ferrare une petite église secrète qui tomba... En
Suisse, il ne réussit que dans les cantons aristocratiques ana-
logues à sa nature, et encore avec une grande effusion de
sang. Les cantons populaires ou démocratiques Schwitz, Uri et
llnderwald, berceau de la liberté helvétique, le repoussèrent.
En Angleterre, il n'a point 'été le véhicule de la constitution
formée avant le seizième siècle dans le giron de la foi cathe-
lique. Quand la Grande-Bretagne se sépara de la cour de
Rome, le Parlement avait déjà jugé et déposé des rojs, ces
58 MARYLAND.
trois pouvoirs étaient distincts; l'impôt et Farmée ne se le-
vaient que du consentement des lords et des Communes, la
monarchie représentative était trouvée et marchait : le temps,
la civilisation et les lumières croissantes y auraient ajouté les
ressorts qui lui manquaient encore, tout aussi bien sous Tin-
fluence du culte catholique, que sous Tempiré du culte pro-
testant. Le peuple anglais fut si loin d'obtenir une extension
de ses libertés, par le renversement de la religion de ses
pères, que jamais le sénat de Tibère ne fut plus vil que le
Parlement de Henri VIII : ce Parlement alla jusqu'à décréter
que la seule volonté du tyran fondateur de l'Église anglicane
avait force de loi. L'Angleterre fut-elle plus libre sous le
sceptre d'Elisabeth, que sous celui de Marie? La vérité est
que le Protestantisme n'a rien changé aux institutions : là où
il a rencontré une monarchie représentative ou des républi-
ques aristocratiques comme en Angleterre et en Suisse, il les
a adoptées ; là où il a rencontré des gouvernements mili-
taires, comme dans le nord de l'Europe, il s'en est accom-
modé, et les a même rendus plus absolus. »
L'auteur parle ensuite des États-Unis devenus libres par
suite de leur rébellion contre la mère patrie, protcstanle
comme les colonies révoltées, et il dit que les États de l'Ouest
sont aujourd'hui catholiques, ce qui prouve que le Catlioli-
cisme peut s'accommoder de cette forme de gouvernement.
Puis Chateaubriand ajoute :
« Une seule république et quelques villes libres se sont
formées en Europe, à l'aide du Protestantisme : la répu-
blique de Hollande, et les villes anséatiques. Mais il faut re-
marquer que la Hollande appartenait à ces communes indus-
trielles des Pays-Bas qui, pendant plus de quatre siècles,
luttèrent pour secouer le joug de leurs princes, et s*adminis-
tr&œvii en forme de républiques municipales, toutes zélées
catholiques qu'elles étaient. Philippe II et les princes de la
maison d'Autriche ne purent étouffer dans la Belgique cet
RETOUR A LA LIBERTÉ RELIGIEUSE. 39
esprit d'indépendance; et ce sont des prêtres catholiques qui
viennent aujourd'hui rr.cme, de la rendre à l'clal républi-
cain. » (Allusion à la révalulion de 1830.)
11 était impossible de réfuter plus complètement tous les
faits prétendus historiques imaginés par M. Laboulaye dans
l'inlérêt de sa théorie ; ce sera pour lui, tout à la fois une
réfulation et une leçon d^histoire trcs-utile à méditer.
Section IV
RÉTABUSSEMEM DE LA LIBERTé RELIGIEUSE.
AVÈNEMENT DE LORD CHARLES BALTIUORE. — SA DÉCHÉANCE.
INCAPACITÉ POLIIIQUE DES CATHOLIQUES.
La restauration de lord Baltimore ne pouvait s'accomplir
que dans les conditions où il avait inauguré sa souveraineté
à l'origine, c est-à-dire avec le rétablissement de la liberté
religieuse. 11 s'empressa donc de rendre aux Catholiques la
capacité politique dont les Puritains les avaient dépouillés.
On entrait dançune ère nouvelle qui promettait plus de fixité
aux institutions, malgré les rudes épreuves réservées au pou-
voir souverain.
Désormais, eu égard à Taccroissement de la population, les
freemen n'auront plus de participation directe à Faction lé-
gislative. L'Assemblée générale ne sera plus composée que
de délégués, députés ou Bourgeois élus par les comtés, cir-
conscription qui a remplacé les centuries. Mais le lord-Pro-
priétaire conservera encore une faculté un peu arbitraire :
celle de déterminer lui-même le nombre de députés que
pourra envoyer chaque comté. Ce n'est qu'en 1681, que le
système électoral et représentatif sera modifié pour être
encore remanié en 1692 \
Le revenu que le lord-Propriétaire retirait de la vente de
* Mac-Mahon, 1" vol., p. 147.
40 MARYLAND.
ses terres était de beaucoup insuffisant pour le couvrir de
toutes les dépenses que lui avait occasionnées rétablisse-
ment de la colonie, et de plus, il lui fallait pourvoir à
la dépense de cette possession vis-à-vis tant des Indiens que
des blancs qui menaçaient la sécurité de tous. Après la rébel-
lion de Ingles et l'attaque de Clayborne, l'Assemblée fut sai-
sie en 1646, d'une demande de subsides pour faire face aux
frais nécessités par la répression. On créa d'abord une taxe
qui bientôt parut trop lourde et que l'on convertit ensuite
en un impôt sur tout le tabac à exporter par bâtiments hol-
landais, à destination d'un port non anglais. Mais cette res-
source manqua tout à fait, quand Tacte de navigation attribua
aux bâtiments anglais le monopole des exportations des colo-
nies. C'est alors que, moyennant certaines concessions faites
par le lord-Propriétaire, la législature consentit à grever d'une
taxe de 2 shill. par tonneau, tout le tabac à exporter. Moitié
de ce droit fut affectée aux dépenses de la colonie, et moitié
attribuée à lord Baltimore à titre de revenu personnel et parti-
culier. La fixation fréquente de ces allocations fut l'objet de
nombreuses discussions qui ne laissaient pas d'entraîner de
l'aigreur entre le gouverneur et les colons. Le droit du Pro-
priétaire à ces taxes était souvent mis en question, et l'on
comprend que lorsqu'elles s'appliquaient au seul produit de
la province, le débat était animé et irritant, car c'est le
sort de toute loi fiscale d'avoir besoin de se faire pardonner,
môme quand elle s'applique à des besoins justifiés. Quoi qu'il
en soit,' il n'apparaît point que l'affection des colons pour lord
Baltimore en fût notablement altérée, car lors de sa mort qui
arriva en 1675, ils payèrent à sa mémoire un juste tribut de
regrets. C'est qu'il avait su tempérer par un gouvernement
paternel, ce que les institutions avaient encore d'incomplet
dans ce premier âge de la colonisation. A sa mort, la popula-
tion qu'on évaluait à 1 6,000 âmes, et qui était pour la ma-
jeure partie protestante, se trouvait répartie en dix comtés,
SUFFRAGE ACCORDÉ AUX GENS DE COULEUR. 41
dont cinq situés sur chaque rive du fleuve K La prospérilé
régnait parmi les habitanls, ils n avaient rien à envier aux
autres colonies.
Le successeur de lord Baltimore fut Charles Calvert son fils
troisième du nom, qui avait déjà gouverné la province pen-
dant quatorze années. Quoiqu'il fût bien connu des habitants
et que son administration ne leur eût point été hostile, une
intrigue ourdie en Virginie faillit lui faire perdre la colonie.
Mais une répression énergique repoussa bientôt celte levée
de bouchers, et tout rentra dans Tordre. Toutefois Tétatdes
esprits pouvait déjà faire pressentir que la colonie allait en-
trer dans une phase de secousses et d'agitations, où P intolé-
rance en matière de religion jouerait le principal rôle.
Le Maryland se recrutait incessamment d'Européens pro-
testants, de nature fort diverse : à côté d'hommes libres,
on remarquait des serviteurs engagés, de race blanche, puis
fe convicts que T Angleterre exportait dans ses colonies.
Ces serviteurs et ces convicts étaient libérés après un certain
temps et ils devenaient électeurs. Soit que cette considéra-
tion ait influé sur Tesprit de Charles Baltimore, soit que
^'autres raisons Talent déterminé, il résolut en 1681, de
•imiter, de son autorité privée, le droit de suffrage aux
habitants propriétaires de cinquante acres de terre ou pos-
sesseurs de valeurs mobilières équivalant à quarante livres
sterling. On rentrait dans les termes de la charte, mais on
s'éloignait de la pratique jusque-là suivie, du suffrage uni-
versel. Il convient, à cet égard, de constater un fait très-
curieux qui n'a été mentionné par aucun auteur français.
Dans Téconomie des institutions créées par lord Baltimore
deuxième du nom, les noirs et les Indiens libres attachés à
la colonie étaient admis comme les blancs au droit de suf-
frage, et lorsque lord Charles Baltimore modifia la loi électo-
* Hildrelh, 1" vol., p. 565.
42 MARYLAND.
raie, il n'enleva point aux gens de couleur les franchises
dont ils avaient joui précédemment, mais il les soumit au
droit commun pour le cens électoral. Ce fait est d'autant plus
remarquable, que jamais les colonies du Nord, pas môme la
Nouvelle-Angleterre, n'accordèrent pareille faveur à ces deux
races qu'elles méprisaient et repoussaient, bien loin de vou-
loir se les assimiler.
Cette modification essentielle du droit électoral fit naître
la crainte que le lord-Propriétaire n'eût en vue de nouveaux
empiétements. D'autre part, les protestants n'étaient point
rassurés sur l'avenir de la liberté religieuse, à raison des
tendances de Charles II d'Angleterre, et de celles plus pronon-
cées encore de son futur hérilier Jacques II, en faveur du
catholicisme. Enfin la main de fer de l'Angleterre s'étendait
de plus en plus vers les colonies, non pour les aider, mais
pour les opprimer. Celaient autant de sujets d'inquiétude
qui entretenaient l'agitation. La couronne de son côté, jalouse
de tous les avantages concédés à lord Baltimore dont la charte
lui enlevait une source importante de revenus, épiait Tocca-
sion de l'anéantir. Ce dernier se trouvait donc entre deux
écueils, son pouvoir ne pouvait manquer de faire naufrage
dans la tempête qui s'élevait. Charles II, sous de faux pré-
textes de violation de la charte, le menaçait de la faire annu-
ler en justice, et l'événement ne se serait point fait attendre
si la mort n'était venue le surprendre. Jacques II reprenant
ces projets en 1687, entama l'action judiciaire, mais une fois
encore, le lord-Propriétaire fut sauvé d'une ruine certaine,
par la révolution de 1688.
Cependant pour avoir échappé à ce danger, lord Charles
Baltimore ne devait pas être plus rassuré, car le parti pro-
testant de la colonie allait devenir redoutable, à la suite de
la révolution qui assurait son triomphe. Déjà cependant
Charles II, en 1681, avait donné satisfaction à l'une de ses
prétentions par un ordre portant qu'à Tavenir toutes les
LORD BALTIMORE DÉPOSÉ. 45
fondions publiques ne seraient confiées dans L Maryland
qu'à des protestants, à Texclusion des catholiques K Tel fut
le point de départ de la déchéance de ces derniers, déchéance
dont ils ne furent relevés qu'à la révolution américaine de
4776, c'est-à-dire un siècle seulement après ce grave évine-
raent. L'état de minorité numérique des catholiques, les
habitudes paisibles de celte population n*expliquent en au-
cune manière cet acte arbitraire qui n était, à vrai diie,
qu*une basse concession à une haine de secte. Mais les pro-
testants furent bien mal avisés d'appeler l'aide de la cou-
ronne, car elle s'habitua à mettre la main dans les affaires
Je la colonie. Ce n'était là qu'un prélude. Après le sacrifice
des catholiques, vint le tour du lord-Propriélaire. Un peu pins
tard, les non-conformistes eux-mêmes devaient tomber sous
le joug de la royauté et de l'Église anglicane. Enfin la colonie
tout entière ne pouvait échapper à une lutte des plus graves
contre l'Angleterre. La révolution de 1688 fut comme le
signal de ces divers envahissements.
Lorsque cette révolution éclata, il suffit de quelques fausses
mesures prises par les agents de lord Baltimore, en opposition
avec le nouvel état de choses en Angleterre, pour colorer les
motifs delà confiscation de la charte. En 1689, il se forma
révolu tionnairement dans la colonie même, une associalion
de protestants armés qui déposèrent le lord-Propriétaire et
s'emparèrent du gouvernement; et quoique n'ayant point
l'attache de l'Angleterre, ils exercèrent le pouvoir jusqu'en
1692, époque à laquelle ils le remirent au gouverneur
nommé à cet effet par le roi Guillaume. Celte prise de pos-
session venait à la suite d'une procédure faite en Angleterre
devant le conseil privé, et qui amena aisément la déchéance
de lord Baltimore, sur ce seul motif qu'il était papiste. Du
reste le conseil le maintenait dans la possession de ses créan-
* Bancroft, p. 284.
44 MARYLÂND.
ces, droits de tonnage et autres revenus dont il jouissait pré-
cédemment. Le gouvernement seul lui était enlevé*.
Une assemblée législative fut convoquée immédiatement
pour mettre la législation en harmonie avec l'état nouveau
de la colonie'; et en suivant les précédents législatifs, on an-
nula toutes les lois existantes pour en créer d'autres qui, renou-
velant en partie les précédentes, en différaient beaucoup à
certains égards. La religion anglicane fut déclarée religion
d'État. On divisa la province en trente paroisses soumises à
la glèbe pour le soutien de cette Église privilégiée, et chaque
individu fut soumis à cette contribution, peu importe la secte
à laquelle il appartenait. Les catholiques se trouvèrent dé-
pouillés de toute liberté politique et religieuse *.
Les Puritains n'avaient pas beaucoup à s'applaudir de cette
révolution qu'ils avaient provoquée : une fois de plus ils fou-
laient aux pieds la liberté religieuse, mais la secte épisco-
pale prenait le dessus et les obligeait à contribuer au salaire
de ses ministres. Enfin, ils avaient comme à plaisir, appelé
sur la colonie le gouvernement royal, le moins libéral de tous,
qu'ils connaissaient cependant pour l'avoir vu à l'œuvre dans
la Virginie qui le supportait impatiemment. Quant aux Catho-
liques, l'intolérance s'appesantit sur eux sans relâche, dans
tous les rapports de la vie. J'exposerai bientôt la triste con-
dition de ces malheureux qui n'avaient d'autre tort que d'a-
voir inauguré la liberté religieuse, liberté que par une amère
dérision, les Protestants s'empressèrent de détruire I
Section V
APOSTASIE DE BÉNÉDXT BALIIMORE. — RESTAURATION. — MARTYROLOGE
DES CATHOLIQUES. — ÉTAT DU CLERGÉ ÉPISCOPAL.
Ces démonstrations anti-catholiques détruisaient les quel-
ques espérances que lord Cliarles Baltimore pouvait encore
* Hildreth, 2*vol., p 17:2.
« Hildreth, 2« vol., p. 173.
APOSTASIE. 45
erttretenir d'une restauration de son gouvernemenl. Il ne
pouvait se dissimuler que le principal obstacle au succès
èlsdt la religion à laquelle il appartenait, et il aurait montre
une\raie magnanimité en restant ferme dans ses principes,
alors surtout que, s'il avait perdu la souveraineté de la colo-
nie, tous les droits utiles lui en étaient laissés. Malheureuse-
ment, il adopta une de ces capitulations de conscience qui
font tache dans Thistoire d'un règne. Déjà avancé en âge, il
ne voulait point renoncer à la foi de ses pères, mais il insista
beaucoup auprès de son fils Benedict Léonard Calvert, pour
obtenir sa conversion au protestantisme, en lui remontrant
que c'était lé seul moyen efficace pour obtenir la réintégra-
tion de l'autorité souveraine du Maryland. Benedict que sé-
duisait la perspective d'une souveraineté exercée sur un pays
déplus en plus florissant, suivant la direction de son père,
se fil admettre membre de l'Église anglicane. Lord Charles
Baltimore ne vécut point assez pour être témoin du résullat
de cette grave résolution, car il mourut peu après, en 1714.
Benedict sut habilement tirer parti de sa conversion au pro-
testantisme, et ne tarda pas à être réintégré dans le gouver-
nrment dii Maryland, toutefois avec des modifications que
comportaient les circonstances. Mais il ne jouit pas longtemps
de ce succès d'ambition. A peine investi de sa nouvelle auto-
rité, il mourut lui-même en avril 1715, laissant son titre et
ses biens à un fils en bas âge, du nom de Charles, qu'on éle-
vait dans les principes de la secte épiscopale et qui devint
lord Charles Baltimore cinquième du nom.
L'apostasie mercantile de Benedict est une triste page de
'histoire si glorieuse de cette famille. Les mânes du premier
lord Baltimore durent en gémir, lui si noble, si désintéressé,
qui aima mieux sacrifier le poste élevé qu'il occupait dans les
conseils de la couronne, que de résister aux impulsions de sa
conscience ! Mais la critique la plus sévère de cette apostasie
sclroiive dans Ta! lilude calme et résignée de la population
46 BIARYLAND.
calholiquc de la province, courbée qu'elle élail sous le poids
des mesures draconiennes que les prolestants, de beaucoup
plus nombreux, avaient édictées contre elle ! Je vais donner
une esquisse des principales péripéties par lesquelles passè-
rent les catholiques depuis la fondation de la colonie. C'est
une page d'histoire importante à conserver pour montrer
d'une part, le peu de cas que faisaient les protestants de la
liberté de conscience, lorsqu'ils n'y étaient pas intéressés ;
et d'autre part, jusqu'à quel degré de raffinement peut ar-
river la haine des sectes !
En 1654, cest-à-dirc vingt ans seulement après la fonda-
tion de la colonie, les Puritains ayant la majorité dans ras-
semblée, déclarent les catholiques déchus de tous les droits
et avantages résultant de la charte à la faveur de laquelle ces
mômes sectaires avaient été accueillis.
La restauration du premier lord Baltimore rend aux catho-
liques les franchises dont ils avaient été dépouillés, mais lors-
que son fils et successeur Charles Baltimore est expulsé, ils re-
tombent encore une fois victimes de la réaction protestante
(1G92) ; et non-seulement leurs droits politi(iues sont an-
nulés, mais encore il leur faut payer les taxes du^cultc de
rÉglise épiscopale devenue religion d'État.
En 1704, l'assemblée porte une loi qui défend aux év<^qucs
et aux prêtres catholiques de dire la messe excepté dans Tin-
térieur des familles; de remplir aucune autre fonction de
leur ministère, surtout de faire des prosélytes; le tout sous
les peines les plus graves. Les catholiques perdent le droit
d'enseigner, et la loi accorde à tout enfant de cette religion
qui renie sa foi, le droit monstrueux d'exiger à l'instant, de
ses père et mère, sa part de leur fortune, à peu près comme
si leur succession fut déjà ouverte *.
Les Quakers n'avaient pas été plus ménagés que les catho^
Mac Blahon, !«' vol., p. 245. — Iliidrelli, ^' vol., p. Ui,
MARTYROLOGE DES CATHOLIQUES. «
Wques. Mais comme pour mieux torturer la conscience de ces
àerniers par un terme de comparaison blessant pour eux,
m porta en i 706, une loi qui autorisait les Quakers à prati-
quer les exercices de leur secte librement, et sans crainte
d'èlre désormais troublés par qui que ce fut.
L'acte de 1704 faisait plus que de s'immiscer dans les pra-
tiques du culte catholique : il exigeait de toute pei*sonne oc-
cupant un emploi quelconque du gouvernement, un serment
d'une nature toute particulière qui consistait à abjurer cer-
taines doctrines essentielles du catholicisme, telles par
exemple que la transsubstantiation*. N'était-ce pas l'inquisi-
tion la plus odieuse qui fut jamais ?
Mais le fiel des sectaires n'était pas épuisé. Il ne suffisait pas
de refouler les catholiques dans le sanctuaire de leur con-
science, co n'était point assez de leur enlever les droits civils
et politiques, il fallait encore essayer de les déshonorer, en
les précipitant au pied de l'échelle sociale. On les excluait de
toutes les relations de société, on ne leur permettait point de
se promener devant le bâtiment dit maison d'État, et de fré-
quenter certains quartiers de la ville ; ils étaient pour ainsi
dire enfermés dans un ghetto^ et chaque fois qu'ils sortaient,
il leur fallait porter des armes pour leur défense*.
Ces tortures persistantes ne pouvaient qu'exaspérer les
catholiques, et surtout leur inspirer une profonde répulsion
pour des institutions si peu protectrices de leurs personnes
et de leur honneur. Écrasés par le nombre, ils subirent leur
sort en silence. Cependant un certain nombre d'entre eux
cherchèrent à is'affranchir de cette situation humiliante î quel-
ques délégués choisis parmi les plus dévoués vinrent à Paris
solliciter des ministres de Louis XV, le droit de s'établir dan«
la Louisiane qui appartenait alors à la France. Mais soit que
* Mac Mahon, p* 280.
* Life of Charles Carroll ofCarroUon, in Ihe Biography ofthe SignerSi
voh VUI, p. 340.
48 MARYLAND.
le gouvernement français eût craînl de voir ses possessions,
dont la population était encore bien faible, envahies par un
grand nombre de colons anglais, soit indifférence pour une
acquisition de celte nature, la requête de ces malheureux fut
repoussée ^
On n'en doit pas moins aux catholiques du Maryland celle
justice, que le régime de terreur auquel ils étaient soumis,
ne réussit guère à arracher les apostasies qu on en espérait.
Ils aimèrent mieux, pour la plupart, s'incliner devant la
tourmente ; ce sacrifice les relevait à leurs propres yeux.
L'histoire devait enregistrer avec respect, une pareille con-
duite si bien en harmonie avec le noble dévouement du fon-
dateur de la colonie I Mais pourquoi faut-il qu'à la deuxième
génération de ce grand homme, on voie l'un de ses descen-
dants apostasier dans un intérêt purement politique? C'est le
triste revers de la société, revers d'autant plus triste, qu'il
semble plus particulièrement le fait d'hommes élevés en si-
tuation, qui laissent ainsi aux classes moyenne et inférieure
le mérite des belles actions !
Cette révoltante condition des catholiques fut quelque peu
mitigée par la suite, mais elle ne changea réellement qu'aux
approches de la révolution d'Amérique; non point en vertu
d'un sentiment généreux qui pourrait y donner quelque
prix, mais par suite d'une force de choses supérieure aux
passions : par le sentiment de la peur, puisqu'il faut l'appeler
par son nom !
A la veille de s'engager dans une guerre redoutable contre
r Angleterre pour obtenir le redressement de leurs griefs, et
éventuellement pour conquérir leur indépendance, les colo-
nies formèrent en 1774, un congrès destiné à aviser aux me-
sures à prendre dans ces graves conjonctures. On crul devoir
faire un appel énergique à toutes les forces vives du pays,
* llildrclli, 2' vol., p. 414.
RETOUR A LA TOLÉRANCE. 49
sans acception de partis et de croyances. Alors seulement,
les sectes protestantes se firent humbles en face du danger.
On en pourra juger par l'adresse que je vais transcrire, ré-
pandue dans tout le Maryland :
« Comme notre opposition au plan formé par le gouver-
nement anglais de réduire FAmérique en esclavage, sera
fortifiée par l'union dans tous les rangs, des hommes de cette
province, nous recommandons de la manière la plus pres-
sante, que tous dissentiments intérieurs en matière de reli-
gion et de politique, et que les querelles et rancunes parti-
culières de toute nature cessent dès maintenant, et soient
pour toujours, ensevelies c^ns un profond oubli ; et nous
supplions, nous conjurons tous les habitants, au nom de leur
devoir envers Dieu, envers le pays et la postérité, de stinir
cordialement dans une défense commune de nos droits et de
nos libertés*. »
C'est à la suite de cet appel que les catholiques purent re»
trouver la sécurité et un peu de cette liberté dont ils furent
si longtemps dépouillés. De grands dangers supportés en
commun pouvaient seuls effacer les haines accumulées pen-
dant si longtemps, mais les catholiques durent-ils être recon-
naissants de cette concession arrachée par la nécessité à leurs
adversaires? On peut en douter. Un contrat de cette nature
est de la pire espèce : il demande à un homme le sacrifice de
sa vie, en échange de quelques avantages dont il se peut
qu'il ne jouisse jamais !
Cet acte de tolérance, en môme temps qu'il releva la con-
dition et le courage des catholiques, ouvrit de nouveau cet
asile à leurs coreligionnaires de tous pays. Vingt ans après,
le Maryland était appelé à recueillir quelques-unes des vic-
times de la sanglanic rébellion de Saint-Domingue qui, par
la fermeté de leurs principes et leur éducation, devaient enri-
* Mac Malion, 1" voL, p. 411.
II. ^
50 MARYLAND.
chir la colonie, et payer au centuple riiospitalile qui leur
serait faite.
En face de la persécution violente des catholiques, voyons
quelle était la condition du clergé de l'Église protestante do-
minante : les ministres vivaient de la dîme imposée pour eux
à toutes les communions, ils s'abandonnaient à tous les dés-
ordres, et leur conduite devint si scandaleuse, qu'un évoque
protestant disait naguère : « J'ai eu tant de témoignages irré-
cusables, écrits et verbaux, de la conduite du clergé protes-
tant du Maryland (de cette époque), que je suis confondu de
surprise en voyant que Dieu a épargné une Église si univer-
sellement corrompue, et qu'il n'a point retiré sa lumière de
ce triste lieu*. »
Que pourrait-on ajouter pour augmenter Tintérêt qu'inspi-
raient les catholiques persécutés? Rien, si ce n'est peut-être
le silence obstiné gardé à leur égard, par les écrivains fran-
çais!
Section VI
AVÈNEMENT bO CINQUIÈME LORD BALTIMORE. — NOUVELLE CONSTITUTION.
ÉCOLES PUBLIQUES.
Je reviens maintenant à lord Charles Baltimore cinquième
du nom. Encore enfant lors de la mort de son père, il fut
placé sous la tutelle de lord Guiltord qui, en 1715, expédia
une commission de gouverneur à John Ilart déjà en posses-
sion de cette fonction. Une nouvelle constitution fut faite,
qui rappelait à peu près la précédente : ainsi le gouverne-
ment se trouva composé d'un gouverneur, d'une chambre
haute formée de douze conseillers nommés par le lord-Pro-
priétaire, et qui faisait aussi fonction de tribunal suprême ;
plus, d'une chambre basse dite assemblée générale, compo-
sée de députés envoyés par les comtés, à raison de quatre
» Campbeirs Life of Archbisliop Carroll, in the Vnited States. Calholic
magasine, n* 99.
CONDITION ÉCONOMIQUE. 51
par chacun d'eux. Le droit de suffrage fut réservé aux pro-
priétaires fonciers et à tous autres possédant des valeurs
mobilières d'un chiffre de quarante livres sterling. Les élec-
tions soumises à un renouvellement triennal devaient se faire
de vive voix comme en Virginie, et toute abstention entraî-
nait une amende.
Les lois avaient précédemment un caractère de mobilité
qui devenait dommageable aux intérêts de tous : elles acqui-
rent à l'avenir, une sorte de permanence. On en fît revivre
d'anciennes, surtout en matière criminelle, et loin de s'adou-
cir avec la marche du temps, elles conservèrent la rouille et
la barbarie du siècle précédent. De nos jours encore elles ont
peu changé.
Mais un progrés réel fut réalisé par un système d'écoles
publiques qu'on organisa un peu à Tinstar de celui de la
Nouvelle-Angleterre, quoique inférieur à différents égards.
C'est en 1723 que Timpulsion fut donnée, mais sous l'in-
fluence d'une Église prédominante, on exigea des maîtres d'é-
cole, des preuves d'orthodoxie anglicane. Plus tard en 1728,
on les obligea à enseigner gratis, autant d'enfants pauvres
que les inspecteurs en désigneraient*. Disposition vraiment
libérale pour l'époque, et qui fait honneur à cette colonie.
Section VII
CONDITION ÉCONOMIQUE. — ORIGINES DE POPULATION.
Dans le Maryland comme dans la Virginie, le tabac était;
toujours la jprincipale ressource, aussi remarque-t-on une
grande similitude d'existence entre les habitants des deux
provinces. On trouve peu de villes, malgré tous les efforts *
faits pour en créer, et la population est trés-dispersée. Tous
les habitants sont planteurs, et chaque plantation qui forme .
» Uildrelh, 2- vol., p. 526,
52 MARYLAND.
groupe, peut subsister de ses propres provisions. Le magasin
qui y est attaché est une espèce de boutique qui contient une
certaine variété d'objets de consommation à Tusage de la
plantation elle-même, et destinés aussi à Tapprovisionnemcnt
des petits producteurs, des ouvriers, des serviteurs et des
esclaves. On cherche à encourager la fabrication d'objets en
fil, laine, cuir etc., pour les besoins usuels, mais le résultat
est nul ; et le tabac exporté se convertit pour une bonne
partie, en un grand nombre d'objets qu'on importe d'An-
gleterre et qui sont de première nécessité pour les colons.
Le développement de la production du tabac amena dans le
Maryland l'emploi des esclaves nègres et des serviteurs en-
gagés, de race blanche. Mais Timportation de serviteurs
blancs s'y fit peut-être sur une plus grande échelle qu'en Vir-
ginie. Une partie d'enlre eux n'étaient autres que des convids
que l'Angleterre rejetait chaque année de son sein ; d'autres
ayant la même qualification, n'avaient jamais rien eu à faire
avec la justice, c'étaient de simples prisonniers faits dans les
guerres civiles, même des gens paisibles et de bonne condi-
tion, qu'on volait dans les villes et sur les grandes routes.
Cette double importation de blancs et de noirs, qui reposait
sur un besoin impérieux, se continua fort active, mais elle
ne marchait pas toujours sur une ligne parallèle, à raison de
la fluctuation des prix du marché. Des considérations parti-
culières que j'ai exposées pour la Virginie, pouvaient mo-
mentanément aussi, faire donner la préférence à une race
sur l'autre. Cependant il faut se garder de croire que l'im-
portation des convids cessa en 1692, comme l'affirme M. La-
boulàye (p. 313) dont les notions historiques sur ce point
comme sur beaucoup d'autres, sont bien défectueuses, car
dans le Maryland ainsi que dans la Virginie, colonie pour
laquelle cet auteur est tombé dans la même erreur, l'impor-
tation de cette sorte de population continua dans le dix-hui-
tième siècle, jusqu'à la révolution américaine. Cette proposi-
ORIGINES. 53
lion de M. Laboulaye a besoin d'être relevée au point de vue
elhnographique, car elle tendrait à retrancher de la popula-
tion du Maryland, un élément assez nombreux, et à suppri-
mer une page curieuse de son histoire.
La transporlation des serviteurs convicts et autres^ put être
temporairement suspendue, mais elle redevint très-active
surtout au commencement du dix-huitième siècle, lors de
Tavénement de la maison de Hanovre à la couronne d'An-
gleterre. Georges F autorisa la transportation dans les co-
lonies, à titre de commutation de peine, des condamnés
autorisés par la loi à invoquer le bénéfice de clergie. Leur
nombre s'accrut tellement sous Tempire de ce statut, que le
Maryland n'en recevait pas moins de trois à quatre cents par
an. Il paraît même que plus tard, le chiffre s'en serait élevé
jusqu'à six cents, année commune*.
A partir de la fin du dix-septième siècle, on ne voit plus
figurer parmi les transportés, des prisonniers de guerre ou
des ^ens victimes de rapt ; ce ne sont plus réellement que
des repris de justice. Le gouvernement anglais avait fait à
leur sujet, un traité avec des armateurs qui se chargeaient
de les transporter en Amérique où ils en pouvaient tirer
parti. Lorsqu'un bâtiment arrivait à destination, les plan-
teurs en étaient informés, et la vente de ces malheureux se
faisait au plus offrant pour le bénéfice de Tarmaleur.
Cette nature d'immigrants répugnait à la partie éclairée d^
la population, on désirait en décourager l'importation, mais
on n'osait l'attaquer de front; c'eût été se mettre en révolte
ouverte contre rautorilé souveraine de TAngleterre. Cepen-
dant en 1754, on imagina un subterfuge pour arriver au but
qu'on se proposait. Une taxe fut mise sur chaque tête de
convxci importé, de manière à rendre infructueux ce com-
merce de blancs; mais le gouvernement anglais veillait, et
« fttkin's History of the United States, p. 135. — Maryland gax-ette,
30 july 1767.
54 BIâRYLâND.
il protesta bientôt contre cet impôt, en appuyant ses récla-
mations d'avis motivés émanés des avocats de la couronne.
Dans ce conflit, le gouvernement débile de lord Ballimore
chercha à s'effacer le plus possible, et en communiquant à
la législature du Maryland la protestation de T Angleterre, il
se borna à présenter l'avis motivé des jurisconsultes anglais
et à solliciter la suspension de la perceplion de la taxe. Mais
la chambre basse montra une fois de plus, tout ce que Tin-
telligence éclairée d'une situation, unie à une grande fer-
meté, peut amener de conséquences favorables. Elle répondit
au gouverneur par un message très-explicite dans lequel elle
dit entre autres choses : « Nous savons que les avis invoqués
ont été obtenus par des personnes intéressées, ils ne sont
point basés sur une saine appréciation des circonstances, et
jusqu'à ce qu'une mesure procédant de l'autorité compétente
delà métropole vienne modifier la loi coloniale existante,
cette loi continuera à recevoir son exécution. » Faisant
ensuite allusion aux avocats de la couronne dont les avis
sont toujours et uniformément conformes aux désirs des
ministres qui les réclament, la chambre ajoutait « qu^aucun
individu si considérable qu'il fût, n'aurait jamais la puis-
sance de réduire à la soumission les assemblées du Mary-
land, toutes les fois qu'elles combattaient pour les droits du
peuple ^ »
Ce langage fier et énergique est un de ces éclairs qui
annoncent la foudre, et qui parfois aussi aveuglent ceux
qu'elles frappent. C'est ce qui arriva à l'Angleterre qui parut
ne rien comprendre à ce mouvement des esprits quelque
général qu'il fût dans toutes les colonies, et qui, prise de ver-
tige, laissa échapper le plus beau fleuron de sa couronne.
Provisoirement, la chambre basse dite des Bourgeois eut
gain de cause : elle conserva intactes les prérogatives de la
* MacMahon, p. 501.
ORIGINES. 55
charte, elle assura vis-à-vis du lord-Propriétaire, son droit
de concours dans la fixation des impôts, et Ton continua de
percevoir les taxes contestées.
IjCS convicts ici comme dans les autres colonies, obtenaient
leur libération à Fexpiration du temps fixé par leur commu-
tation de peine; puis ils devenaient citoyens, libres, et ils
formèrent un noyau assez important de population. Les
esprits étaient diversement affectés de ces importations : Les
uns les considéraient comme une calamité tendant à justifier
le reproche adressé aux Américains : « qu'ils étaient des
descendants de convicts. » D'autres au contraire, en pre-
naient résolument leur parti, en disant qu'il fallait qu'un
pays nouveau fût peuplé par des colons quels qu'ils fussent!
Mieux valaient à tout prendre, des convicts que des esclaveàv
Puis, les plus mauvais parmi eux s'échappaient toujours pour
chercher ailleurs la liberté, tandis que les meilleurs d'entre
eux qui étaient les moins coupables, se résignaient à subir
leur sort, en attendant le jour de leur libération où ils deve^
naient des citoyens utiles.
Mais le Maryland se recruta aussi de colons qui n'avaient
aucun passé à faire oublier. Au premier noyau de la fonda-
lion, s'ajoutèrent des émigrants de la Virginie et de quelques
parties de la Nouvelle-Angleterre où l'intolérance protestante
ne souffrait aucune dissidence. Plus tard, on vit arriver des
émigrants étrangers à la branche anglo-saxonne : c'étaient
V des huguenots français qui, après la révocation dePÉdit de
Nantes, et depuis la déchéance des catholiques dans cette
province, vinrent s'y établir à la faveur d'un bill qui leur
accordait la naturalisation (1666). 2° Puis, des Allemands
protestants qui, après avoir séjourné un certain temps en
Pensylvanie, émigrèrent dans le Maryland au commencement
du dix-huitième siècle, et obtinrent la même faveur que les
Français. 11 en fut ainsi d'Écossais et d'Irlandais qui opé-
rèrent le même mouvement de migration d'une province à
56 MARYLAND.
l'autre, sans qu'il soit aisé de constater si une partie d'entre
eux n'appartenaient point à la race celtique ^
L'émigration de France et d'Allemagne ne fut jamais assez
importante pour changer le trait de caractère de la colonie,
qui fut toujours anglo-saxon bien accusé. Ainsi l'on a constaté
que déjà en 1665, avant toute émigration étrangère à celte
race, le Maryland comptait 16,000 habitants, et l'on a estimé
qu'en 1689, c'est-à-dire après la révolution protestante d'An-
gleterre, le chiffre de la population montait de 20 à 25,000
environ, mais on ne distinguait pas encore le chiffre compa-
ratif des races blanche et noire. Après la révolution de 1688,
trois causes concoururent à arrêter les progrès de la popu-
lation, même à en réduire le nombre : D'abord, la baisse qui
s'était produite dans le prix du tabac appauvrissait les plan-
teurs, et beaucoup d'entre eux furent obligés de chercher
des moyens de fortune dans des contrées plus favorisées. Les
concessions de terre, offertes précédemment à titre de prime à
l'émigration, avaient cessé. Enfin le gouvernement royalayant
supplanté celui de lord Baltimore, les conditions de liberté
se trouvaient restreintes, et offraient moins d'attrait aux
Européens. La restauration de ce dernier en 1715, ouvrit une
ère plus prospère et donna un grand élan à cette branche de
la fortune publique. Les recensements oftîciels constatent
des accroissements successifs assez prononcés. On voit qu'en
1748, c'est-à-dire un peu plus d'un siècle après la fondation,
le nombre des habitants montait à 94,000 dont 36,000
nègres. En 1756, ce chiffre s'était élevé à 154,000 dont
46,225 nègres et 107,963 blancs. En 1761, la population
totale était de 164,007 dont 114,332 blancs et 49,675 nègres.
Une des causes qui contribuèrent le plus à cet accroissement,
fut l'importation constante des convicts. En effet l'on a estimé
que depuis la restauration de lord Baltimore, le nombre de
« Baird, p. 153, 159eH65.
ORIGINES. 57
ceux reçus dans la colonie n'était pas au-dessous de 15 à
20,000, tous Anglais, indépendamment de ceux déjà importés
pendant les années précédentes.
Il n'est pas sans intérêt d'ajouter à ce tableau que d'après
des renseignements recueillis avec soin, les convicts se mê-
lèrent heureusement au reste de la population, à l'expiration
de leur servitude. Ils devinrent généralement des colons fort
utiles, de bons citoyens; plusieurs d'entre eux même, s'éle-
vèrent à des situations très -honorables *.
Quant aux Français de Saint-Domingue qui s'établirent
dans le Maryland après le désastre de 1793, on n'en peut
déterminer le nombre. Les annales de Baltimore constatent
que le 9 juillet 1793, 53 bâtiments entrèrent dans le port de
cette ville et amenèrent 1000 réfugiés de race blanche et
500 hommes de couleur. D'autres ne tardèrent point à les
suivre, mais une partie seulement de ces infortunés restèrent
dans le Maryland. Les autres se dirigèrent sur New-York et
sur d'autres points du littoral américain *. Là se bornent les
renseignements sur la dispersion de l'émigration. Mais si le
nombre de ceux qui se fixèrent à Baltimore et aux alentours
ne fut pas grand, on demeure d'accord qu'ils se recomman-
daient par d'éminentes qualités personnelles. Presque tous
étaient des hommes de bonne condition, d'un esprit cultivé,
el n'ayant rien perdu de cetle vigueur de caractère qui fait
lace à toutes les situations, et sait ennoblir le malheur.
Quelle idée peut-on se former de Tétat moral d'un peuple
composé de tant d'éléments divers? Faut-il ajouter foi à la
dénonciation faite à larchevôque de Cantorbéry, par des mi-
nistres de l'Église nglicane, qui, en 1676, représentaient
le Maryland comme « une Sodome d'impureté et un refuge
d'iniquité? » Non, assurément! Les mêmes hommes quitc-
* Mac Mahon, p. 514, 534 et passim.
* Grifiittrs Annals of Baltimore, p. 140.
58 MÂRYLAND.
naient ce langage, se plaignaient de ce que les protestants de
leur Église ne subvenaient pas à leurs besoins, tandis que
les catholiques et les quakers prenaient grand soin de leurs
prêtres et de leurs anciens. Quel crédit accorder à de pareilles
hyperboles, lorsqu'on sait que les hommes qui l'employaient,
voulaient impressionner vivement Tarchevôque en leur fa-
veur, pour obtenir une amélioration de leur condition ^?
Rien dans les annales de ce pays n'autorise à penser que le
moral de la population fût inférieur à celui de la Virginie.
Tout au contraire : partout où il y a lutte incessante de sectes,
la discipline est plus sévère, et chacune d'elles cherche à
justifier Tascendant auquel elle aspire. Les puritains en par-
ticulier, qui devinrent les plus nombreux, se faisaient tou-
jours remarquer par une certaine austérité qui n'aurait
point toléré un relâchement tel que le dénoncent les ministres
de rÉglise anglicane, fort envieux de la supériorité de leurs
adversaires. Mais au point de vue gouvernemental, la popu-
lation fut presque toujours en état d'agitation inquiète, ré-
sultat inévitable du contre-coup des révolutions successives
d'Angleterre, et de la débilité du pouvoir colonial qui, sans
aucun appui, était dans la nécessilé de transiger continuelle-
ment, même sur des poinis qui, dans d'autres conditions,
seraient restés indiscutables. 11 n'en faut pas moins recon-
naître que le gouvernement de Propriétaire fut un des plus
paternels parmi ceux qu'on essaya dans les colonies anglaises,
et que la mémoire du fondateur lord Baltimore resta tou-
jours en grand honneur chez les colons du Maryland *.
* Illldreth, 2' vol., p. 566.
^ Bancroft, p. 535.
RAPPORTS AVEC LES INDIENS. 59
CHAPITRE XIV
DES INDIENS DU MARYLAND ET DE LEURS RAPPORTS
AVEC LES BLANCS
Les indigènes du Maryland se fractionnaient en diverses
tribus dont quelques unes seulement se firent remarquer dans
leurs rapports avec la colonie : c'étaient les Nanticokes, les
Susquehanncs,les Patuxent, les Yoamacoes, les Mattapanians,
les Wicomocons, etc., etc.
Les premiers rapports des Européens eurent lieu avec les
Yoamacoes de qui ils achetèrent une portion de territoire
destinée à leurs premiers établissements. Pendant un certain
temps, la bonne harmonie régna entre les deux races, mais
lorsque Clayborhe et Ingle levèrent l'étendard de la révolte,
ils cherchèrent à soulever les Indiens. Leur tentative resta
heureusement sans résultat, grâce à la contiance que le gou-
vernement avait su inspirer aux tribus du voisinage.
Mais plusieurs causes pouvaient faire naître des mésintelli-
gences, même de graves inimitiés: les colons cherchaient
individuellement, à se faire faire des concessions de terres
sans aucun contrôle qui assurât la loyauté de la transaction.
Un certain nombre d'entre eux n'étaient point scrupuleux
sur les moyens de dépouiller les indigènes ; ils se considé-
raient comme lès représentants de la civilisation, et coûte
que coûte, elle devait supplanter la barbarie. Un reste de
respect humain seulement les amenait à sauver les appa-
rences, pour mieux dissimuler la spoliation. Celte conduite
déloyale s'étendait au commerce de fourrures qui était alors
très-actif et que rien ne protégeait. On savait bien cependant
environner de garanties la vente du tabac, pour constater
authentiquement la qualité, le poids et la mesure : on avait
60 MARYLAND.
affaire à des Européens, il fallait les ménager afin de conser-
ver des débouchés utiles. Mais pour ce qui était des Indiens,
on ne s'arrêlait point devant le scrupule de conscience !
Cependant le moment \'int où les fraudes se multipliant,
il fallut aviser pour ne pas soulever loules les tribus. D'autre
part, lord Baltimore avait un intérêt particulier à sauvegar-
der : en sa qualité de souverain, tout devait émaner de lui,
et c'est de lui seulement, que les colons pouvaient acquérir
des terres d'une manière utile et non contestable. En consé-
quence une loi de 1639 déclara nulle en principe, toute ac-
quisition de propriété faite des Indiens, autrement que par
l'intermédiaire du lord-Propriétaire. L'exécution de la me-
sure ne répondit pas sans doute à Tattcnte de ce dernier, car
on fut obligé d'en renouAreler les prescriptions par un acte
de 1649».
Le commerce avec les Indiens voulait être aussi régularisé,
car des gens de toute sorte même étrangers à la colonie, s'en
emparaient; et par la déloyauté des pratiques employées,
ils pouvaient provoquer à tout moment, un soulèvement qu'il
fallait prévenir. On soumit donc à une licence tous les indi-
vidus qui trafiquaient avec eux ; mais le nombre en fut néces-
sairement restreint, à raison des garanties qu'on exigeait de
ceux auxquels était accordée cette faveur.
L'esclavage des Indiens ne souffrait aucune difficulté, non
pas qu'aucune loi l'établît en principe, mais il était entré
dans les mœurs, comme cela se pratiquait en Virginie et
dans la Nouvelle-Angleterre. On ne se bornait point à vendre
ceux qu'on avait achetés ou recueillis dans des partages de
butin ; certains individus en volaient parmi ceux qui étaient
libres, pour les vendre ensuite à titre d'esclaves. Cette hon-
teuse pratique s'était multipliée sans doute, car une loi de
1649 qualifie d'acte de trahison le rapi des Indiens, et le pu-
nit comme tel.
* Bozman, 2' vo . .p. 357.
RAPPORTS AVEC LES INDIENS. 61
Celte démonstration ne donne qu'une idée incomplète des
loris des Européens envers les indigènes, mais elle explique
les scnliments de vengeance que soulevait chez ceux-ci, tant
d'injustice et de cruauté. Des actes d'hostilité se produisirent
de divers côtés, et le gouvernement dut recourir à la force
pour les réprimer et pour en prévenir le retour. II en fut ainsi
pendant longtemps, car il ne se passait guère d'année sans
que la législature ne fût obligée d'ordonner des mesures de
répression contre les délinquants.
Les Indiens esclaves soumis au régime exceptionnel des
noirs étaient passibles de pénalités excessives prononcées à
peu près arbitrairement. Je n'entrerai dans aucun détail sur
ce point. Je me borne à renvoyer le lecteur à mon livre sur
Tesclavage, qui est un traité sur la matière.
Ici, comme dans les autres colonies, les blancs s'avançaient
incessamment pour s'agrandir, et ils refoulaient sans pitié les
indigènes qui, tolérants d'abord, ne purent voir ensuite sans
chagrin, je devrais dire sans désespoir, s'échapper de leurs
mains à toujours, le pays qui les avait vus naître, où se trou-
vaient les ossements de leurs pères, et qui leur fournissait
leurs seuls moyens d'existence. Qui pourra s'étoimer que
dans celte détresse où rien ne les protégeait, ils se soient li-
vrés à des actes de cruauté et de barbarie ? 11 aurait fallu une
vertu surhumaine à un homme primitif pour accepler ces
extrémités qui aboutissaient à la mort, quelquefois à l'extinc-
tion de la tribu. Cependant il est juste de reconnaître qu'il
n'éclata jamais dans le Maryland, aucune de ces guerres
d'extermination qui souillent les annales de la Nouvelle-An-
gleterre, et qui sont rapportées plus haut.
J'ai dit que le lord-Propriétaire avait eu en vue dès Ta-
bord, de civiliser les indigènes en leur donnant en retour de
leurs terres, divers instruments de culture. On fit aussi quel-
ques efforts pour les christianiser *. Mais ce fut en vain.
« Bozman, 2* vol., p. 420.
02 NEW-YORK.
Comment auraient-ils pu profiter de renseignement qui leur
était donné par une race qui prenait à tache de les expulser
cl de les réduire à la misère? L'œuvre de destruction marchait
plus rapidement que celle d'édification : on voulait l'impos-
sible, on aboutit au néant. Les Nanticokes, une des princi-
pales tribus, après des luttes fréquentes soit avec les colons
soit avec d*autres tribus, se résignèrent à l'émigration et
vinrent s'élablir sur les bords supérieurs de la rivière Sus-
quehanna. Celait quelque chose de solennel que ce départ :
les émigrants emportaient avec eux les ossements de leurs
pères, comme s'ils eussent craint de les voir profanés par les
Européens ' ! 11 semblait qu'ils ne voulussent rien laisser
d'eux sur cette terre maudite ! Le culte des ancêtres devait
les protéger dans le lieu de leur exil ! 11 y a dans cette der-
nière pensée quelque chose de si élevé, qu'on se sent invo-
lontairement pris d'un vif intérêt pour une race qui, sans
éducation, cède à l'entrainement d'un des plus beaux mou-
vements du cœur !
CHAPITRE XV
COLONIE DE ISEW-YOllK
Section I
FONDATION PAR LA HOLLANDE. — COMPAGNIE DES INDES OCCIDENTALES.
Aucune considération religieuse ne présida à la fondation
de la colonie de New-York primitivement appelée Nouvelle-
Hollande. La découverte de celle partie de l'Amérique est due
* Hildrelh, 2« vol., p. 413,
DÉCOUVERTES. 63
à des voyages d'exploration faits dans le but de trouver un
passage abrégeant la route d'Europe vers les Indes occiden-
tales. Malgré les difficultés qui s'élevèrent entre l'Angleterre
et la Hollande sur la question de priorité d'occupation, il pa-
rait certain aujourd'hui, que le droit de cette dernière puis-
sance était aussi bien établi que possible. -Quoi qu'il en soit,
c'est en 1609, l'année même de l'affranchissement des Pro-
vinces-Unies (Hollande), qu'un capitaine anglais du nom
d'Hudson, naviguant sous pavillon hollandais, avec une com-
mission de la Compagnie hollandaise des Indes orientales,
après avoir tenté vainement dans de précédents voyages, de
trouver le passage qu41 cherchait au nord, essaya de visiter
l'Est de la côte américaine. Il la descendit depuis Terre-Neuve
jusqu'au 35*" 41, latitude nord, et en retournant sur ses pas,
il entra dans la baie de la Delaware, le 28 août 1609. Mais
trouvant les eaux peu profondes, et le channel encombré de
bancs de sable, il ne chercha pas à s'avancer plus loin. Repre-
nant sa course en longeant la côte du pays appelé New- Jersey,
il jeta l'ancre dans la baie de Sandy-Hook (New-Jersey). Le
12 septembre suivant, poussant plus avant ses explorations
dans l'intérieur, il entra dans la baie de New-York par le pas-
sage appelé les Narrows^ et il remonta la rivière du nord jus-
qu'à l'endroit où se trouve aujourd'hui Albany, capitale poli-
tique de l'État de New-York. Cette rivière porte depuis lors,
le nom d'Hudson.
Ce début de conquête ne fut pas d'un heureux présage
pour les Indiens. D'abord, Iludson leur apporta le rhum dont
ils ignoraient l'usage et les résultats ; et lorsque pour la pre-
mière fois, ils approchèrent leurs lèvres de celte eau de feu^
comme ils l'appelaient, ils tombèrent dans une profonde
ivresse qui ne parut pas leur déplaire.
Puis, pour un léger vol commis par l'un de ces malheu-
reux, le second du vaisseau le tua d'un coup de feu. L'éveiK
clant donné aux Indiens d'alentour, ils accoururent pour
64 NEW-YORK,
venger cette offense. Une lutte s'engagea, et neuf des leurs
furent impitoyablement massacrés. C'est à peine si ces aven-
turiers européens considéraient les Indiens comme des créa-
tures humaines ! Plus tard cependant, on devait condescendre
à les trouver tels, quand il s'agit d'acheter à des prix déri-
soires, leurs territoires et leurs fourrures.
On ne songea d'abord qu'aux rapports de commerce à créer
avec eux, et pour les faciliter, aussi bien que pour se ga-
rantir d'un coup de main, on éleva sur divers points, de petits
forts dont le principal commandait l'embouchure de THud-
son, dans l'ile de Manhattan, (aujourd'hui New-York).
Peu après cette prise de possession, Argall au nom de
l'Angleterre, vint réclamer cette contrée comme faisant partie
de la province de Virginie. C'était étendre un peu loin les li-
mites de ce pays ! 11 exigea que les commerçants qui se trou-
vaient dans le fort, arborassent le pavillon anglais ; mais aus-
sitôt après son départ, le drapeau hollandais flotta de nouveau,
comme protestation contre cette usurpation.
Hudson avait ouvert la voie pour une plus grande extension
de conquête. Les États-Généraux tenus en éveil par ce pre-
mier succès, prirent une résolution qui assurait à l'auteur
de découvertes de nouvelles terres, le privilège exclusif de
quatre voyages de commerce dans ces parages. On ne pou-
vait mieux stimuler l'esprit d*enlreprise, aune époque où ces
sortes d'affaires étaient partout monopolisées. Une compa-
gnie se forma à Amsterdam dans ce but, et elle arma cinq
vaisseaux qu elle dirigea sur les côtes de l'Amérique du Nord.
Celte expédition fit voile pour l'île Manhattan (New-York), et
de là, remonta la rivière d'Est, en longeant la rive nord de
Long-Island. Ils découvrirent ainsi le Ilousatonic et le Con-
necticnt, ils explorèrent la baie de Narragansetts qu'ils appe-
lèrent baie de Nassau, et s'arrêtèrent au cap Cod. Une partie
seulement de la flottille avait réalisé ce résultat ; quant à
l'autre qui s'était portée au sud de Long-Island, elle s'en-
COMPAGNIE DES INDES. 65
gagea dans la baie de la Delaware et remonta cette rivière
jusqu'à rembouchure du Schuylkill (1615). Pour s'assurer la
priorité de ces possessions et pour les garantir contre les In-
diens et les Européens, on fortifia immédiatement deux
points jugés les plus importants, l'un sur l'Hudson, au lieu
où se trouve situé aujourd'hui Albany, l'autre sur la Dela-
ware, à quelque distance de son embouchure. Le premier fort
fut appelé fort Orange : l'autre, fort Nassau.
A cette époque, il n'existait encore au nord de la pro-
vince de Virginie aucun établissement anglais, car ce n'est
qu'en 1620 seulement, que les Pèlerins firent leur descente au
cap Cod, ainsi qu'on la vu plus haut.
Lorsque le monopole de la compagnie d'Amsterdam eut
cessé, la trêve intervenue entre l'Espagne et la Hollande ve-
nait d'expirer, et cetle dernière Puissance n'était pas sans in-
quiétude sur le sort de ses possessions transatlantiques, pas
plus que sur son commerce maritime. On imagina alors d'or-
ganiser une grande compagnie appelée Compagnie Hollan-
daise des Indes occidentales dont Fimporfance pourrait proté-
ger efficacement tous les intérêts qui se placeraient sous son
patronage. Pour aider à sa réussite, les États-Généraux lui ac-
cordèrent le privilège exclusif du commerce des côtes de
l'Amérique et de la côte ouest de l'Afrique, ainsi que le gou-
vernement des possessions continentales de ces régions. Voici
quelques-unes des dispositions consacrées par la charte qui
remonte à 1621 :
La durée du privilège était de vingt-quatre ans, avec pro-
messe de prorogation. On ne garantissait à la Compagnie au-
cun territoire déterminé. En cas de guerre, c'était à elle
seule de repousser ses ennemis, et le gouvernement hollan-
dais n'était considéré que comme son allié. Elle pouvait con-
quérir de nouvelles possessions à ses risques et périls, sans
pour cela engager en rien la métropole. Comme les Pro-
vinces-Unies (Hollande) ne jouissaient point d'institutions li-
66 NEW -YORK,
bérales, la charte ne contenait aucune garantie en faveur des
colons qui se trouvaient ainsi assimilés aux habitants de la
Hollande : républicains de nom, mais en fait, gouvernés par
une aristocratie féodale et commerciale qui absorbait toute la
vie politique.
La Compagnie qui était appelée à embrasser tout à la fois
des opérations militaires et commerciales, s'était divisée en
cinq chambres siégeant dans cinq villes différentes de la
Hollande. Le gouvernement général des affaires était confié à
un comité de directeurs appelé TAssemblée des 19, dont un
seul était à la nomination des États-Généraux; tous les autres
relevaient des cinq chambres *.
L'Angleterre qui ne voulait point laisser périmer son pré-
tendu droit de priorité sur les territoires appelés Nouvelle-
Hollande, reproduisait ses réclamations assez fréquemment
pour faire craindre une prochaine collision. Mais la Compa-
gnie veillait et elle sut habilement ménager avec l'Angleterre
elle-même, en 1627, un traité qui, sans rien préjuger sur la
question au fond, donnait pleine autorité aux navires de cette
compagnie pour fréquenter les ports anglais quels qu'ils
fussent. Tous les droits étaient réservés par cette réticence, et
l'Angleterre y gagnait, en ce qu'elle favorisait le développe-
ment d'une colonie qui ne lui coûtait aucun sacrifice et qu'elle
saurait conquérir en temps opportun.
Section II
CONSTITUTIOK DES MANOIRS. — WALLONS. — ENTRAVES AU CONMERCE
ET A i/aGRICULTURE.
Le commerce des fourrures ne pouvait donner à la Nouvelle-
Hollande qu'une existence précaire. Le peu d'émigrants qu'on
avait reçus en 1624, Wallons d'origine, s'étaient établis à
l'extrémité nord do Long-Island, et depuis lors, l'émigration
* Bancroft, p. 297.
PATRONAGE. - MANOïRS. 67
était comme suspendue ; il fallait donc chercher à la stimuler
par quelques avantages particuliers. Mais Tabsence de ga-
ranties politiques avait peu d'attraits pour des hommes de
race anglo-saxonne, les seuls qu'on pût espérer pour long-
temps encore. Cependant la Compagnie ne se doutait guère de
la gravité de cet obstacle, car elle adopta en 1625, une espèce
de charte qu'elle fit ratifier par les États-Généraux, et qui
donnait à l'organisation de ce pays une physionomie presque
féodale.
Le préambule de ce document portait : Libertés ou privi-
lèges accordés par l'assemblée des 19 de la Compagnie des
Indes occidentales, à tous ceux qui établiront maintenant ou
pourront établir des colonies dans la Nouvelle-Hollande. Voici
la substance de celte charte :
Tout individu qui émigrait à ses frais, pour s'établir
dans la colonie, avait droit à autant de terres qu'il en pourrait
cultiver. Quant à ceux qui, sans vouloir exploiter par eux-
mêmes, entendaient employer à la colonisation le travail d'au-
trui, il était stipulé que, quiconque dans un espace de quatre .
ans après signification faite de son intention, viendrait fonder
dans la circonscription des domaines de la Compagnie, une
colonie de cinquante personnes âgées de plus de quinze an»,
serait reconnu Patron^ et aurait droit, à ce titre, à une con*
cession de territoire occupant une étendue de seize milles^ le
long de 1^ mer ou d'une rivière navigable, ou de huit milles
sur chaque rive, et sur une profondeur aussi grande que pour-
rait le comporter l'occupation des terres par le concession-
naire et les siens. Cette concession n'avait lieu qu'à la charge
d'éteindre le titre indien. Le patronage, dans le système hol-
landais qu'on voulait transporter ici, n'était autre qu'un état
seigneurial, avec des prérogatives fort étendues qui affectaient
tout à la fois Tétat des habitants et la condition de la propriété.
Par exemple, si des villes venaient à se former dans la juridic-
tion des Patrons, c'était à eux qu'appartenait l'institution des
68 i\E>Y.YORK.
gouvernements Iocaux> A eux aussi revenait le pouvoir judi-
ciaire, mais avec réserve d'appel au directeur général pour
toute somme excédant cinquante goulds. Le Patron avait en-
core le privilège de moudre tout le blé des tenanciers, de
chasser et de pêcher sur les possessions de ces derniers, et
dans les rivières adjacentes.
L'Ile de Manhattan était réservée exclusivement à la Com-
pagnie, pour y centraliser le commerce extérieur dont elle se
réservait le monopole ^
^ Au milieu de ces précautions pleines d'égoïsme, on accor-
dait cependant quelque attention aux choses d'un ordre plus
élevé : l'on recommandait aux colons d'installer, aussitôt que
possible, un minisire évangélique et un maître d'école, et de
créer un établissement pour les malades.
L'économie de ce système comportait deux délégations de
l'autorité publique et souveraine; l°du gouvernement Néerlan-
dais à la Compagnie des Indes ; 2^ puis de celle-ci, aux Patrons
dans les limites de leurs possessions. Et comme si ce n'était
point assez de ces complications de gouvernement et de
l'immobilité qui en était la conséquence, la peine du parjure
était prononcée contre ceux des colons qui fabriqueraient des
étoffes de laine, de lin et de coton. On était alors aux beaux
jours du monopole, et TAngleterre elle-même, ne devait
point tarder à réclamer des avantages analogues pour son
commerce et son industrie, dans ses possessions américaines.
Des directeurs et agents de la Compagnie, sans attendre la
publication de ce plan de colonisation, avaient pris des me-
sures pour s'assurer de certaines parties de territoire les plus
fertiles, et de l'accès le plus facile, au moyen de traités passés
avec les Indiens possesseurs du sol, de manière à rendre
tributaires les colons qui pourraient se diriger de ce côté.
C'est de 1629 à 1631 qu'eurent lieu ces espèces d'accaparc-
* Bancroft, p. 299. — Dunlap's Hislory of New-York, 1" vol., p. 48. —
Hildreth, !•' vol., p. 437.
MANOIRS. 60
raenls. I^s historiens signalent trois principales fondations do
celle nature, faites par Samuel Godyn, Samuel Bloemarl,
Pauw, et Kilian van Rensselaer. Les deux premiers se ren-
dirent maîtres 1^ d'un territoire de plus de trente milles en
étendue depuis le cap Henlopen jusqu'à l'embouchure de la
Delaware, ce qui forme aujourd'hui les deux comtés inférieurs
de rÉlat actuel de Delaware ; 2"* et d un autre territoire sur la
rive opposée du New-Jersey, d'une superficie de seize milles,
y compris le cap May. Ces possessions prirent le nom de Swa-
uandal. Pauw s'assura de tout le district d'Hoboken auquel
s'ajoutèrent Staten-Island et quelques autres terres adjacentes.
Cette possession fut dénommée Pavonia. Quant à van Rens-
selaer, ses agents lui acquirent toute une étendue de pays sur
THudson, depuis le fort Orange autrement dit Albany jusqu'à
l'embouchure du Mohawk, domaine qui s'accrut ensuite d'un
autre territoire de douze milles d'étendue plus au sud. D'au-
tres manoirs se créèrent encore plus tard, même sous la
domination anglaise, en sorte qu'il est nécessaire de déter-
miner les rapports qui s'établirent entre les Patrons et les
colons, ne fût-ce que pour apprécier les graves conflits qui se
sont élevés de nos jours, à l'occasion des manoirs Rensselaer
et Livirigston, les seuls qui soient restés debout dans celte
partie de l'Amérique.
D'après les errements empruntés à la Hollande, le Patron
faisait cession au colon soit à perpétuité, soit à long terme,
d'une partie déterre, à charge d'une redevance annuelle pro-
portionnée à la durée de la concession. Cette redevance tou-
jours minime était généralement payée en nature, mais pour
venir en aide au tenancier, le Patron lui faisait souvent re-
mise des dix premières années d'arrérages. La renie était
déclarée non rachelable. Dans le contrat à perpétuité, le Pa-
tron se réservait quelquefois certains droits personnels, et
un droit proportionnel qui n'excédait pas le quart du
prix de chaque cession que le colon et ses héritiers à perpé-
70 NEW-YORK.
tuité, pourraient faire de tout ou partie de cette terre. C'est
ce que nous appelions du nom de lods et ventes^ car TEurope
avait aussi à cette époque, de ces sortes de contrats. Souvent,
pour assurer l'exécution des engagements du tenancier, il
était stipulé qu'en cas de non-payement ou d'inexécu lion des
conditions, le Patron et ses héritiers auraient le droit de ren-
trer dans la propriété, en quelques mains qu'elle fût passée,
après l'accomplissement de certaines formalités protectrices
du droit des tiers détenteurs.
Il ne paraît point que cette combinaison ait, dès l'abord,
attiré beaucoup de colons, car jusqu'en 1785, c'est-à-dire
156 ans après la promulgation de la charte de la Compagnie
des Indes, les propriétés arables des comtés d'Albany et
de Rensselaer dont la constitution territoriale se réfère à cette
charte, étaient encore pour la plupart sans culture. Les Pa-
trons y employaient surtout des serviteurs engagés, même
des esclaves noirs, pour suppléer à Tinsuffisance des blancs.
On ne peut, en bonne justice, attribuer cet état de choses
uniquement à cette organisation de la propriété, car les
terres des comtés avoisinants étaient elles-mêmes presque
abandonnées, quoique non soumises à ce régime K C'est qu'à
vrai dire, la province de New-York créée par des Hollandais fut
dès Forigine, et continua à être principalement une colonie
commerciale et maritime qui, pour bien longtemps, mit la-
griculture sur le deuxième plan, et arrêta ainsi son essor.
Le vice du système n'en subsistait pas moins, et ses inconvé-
nients se révélèrent presque immédiatement. C'est ce qui
détermina la Compagnie à racheter le manoir de Swanandal
dès 1634, pour le rendre à la libre circulation. Celui de Pavo-
nia disparut bientôt aussi, de sorte qu'il ne resta plus de-
bout que celui de Rensselaer '. Mais ce qui est remarquable,
* A treatise on Rents, etc., by Anson Bingharn et John Colvin, Âlbany,
1857, p. 20.
» Hildreth, 4" vol., p. 147. — Dunlap, 1" vol., p. 48 et 57.
CONDITIONS TERRITORIALES. 71
c'est que les Anglais une fois maîtres de la province, aient créé
euxnnêmes, des manoirs seigneuriaux. Cependant y a-t-il
lieu d'en être surpris, lorsqu'on verra un peu plus tard, le
fameux philosophe Locke organiser la Caroline sur le pied
féodal le plus arriéré ?
En résumé, le territoire de la colonie était soumis à deux
règles différentes : les terres concédées en manoir relevaient
des Patrons qui les administraient et y avaient droit de
justice. Quant aux terres situées en dehors de ces juridictions,
et tel était le cas par exemple, pour Long Island, elles n'a-
vaient d'autre souverain que la Compagnie des Indes occi-
dentales, et le droit qui les régissait était la législation ro-
maine mitigée par la loi hollandaise.
La Compagnie ne perdait pas de vue son monopole com-
mercial, elle cherchait surtout à étendre le plus possible
sa domination. On la voit s'emparer de quelques points sur
la rivière Connecticut jusque bien près d'Hartford où elle
établit un poste de défense, tandis qu*à Tembouchure du
Schuylkill près de Philadelphie, elle élève un fort pour s'as-
surer de ce côté, d'un commerce très-profitable. Mais déjà
la Nouvelle-Angleterre comptait deux colonies : New-Ply-
mouth et le Massachusetts dont les aspirations tournées vers
le Connecticut, allaient bientôt faire surgir des querelles de
territoire qui furent une longue cause de mésintelligence
entre elles et la Nouvelle-Hollande. Ces difficultés sont sans
intérêt pour le lecteur. Au moyen d'efforts soutenus pour
s'étendre et prévenir les empiétements d'autres nations, la
Nouvelle-Hollande avait déjà en 1638, une souveraineté très-
ample qui embrassait tout l'espace représenté aujourd'hui par
l'État de New-York, une partie du Connecticut, le New-Jersey,
la DelawareetlaPensylvanie. C'était trop pour un seul gouver-
nement, lors surtout que les colons paraissaient rechercher les
points extrêmes de la province.
Les Européens qui en fournirent le premier noyau, étaient
72 NEW-YORK.
des Wallons qui se fixèrent dans Long-Island, et des Hollandais
qui préférèrent Tîle de Manhattan. Les uns et les autres
étaient protestants appartenant à la secte dirigée par le synode
de Dort. A Tépoque des premières tentatives de colonisation
des Suédois vers 1638, il n'y avait que fort peu d'habitants à
Hoboken (New-Jersey), et un petit nombre aussi sur la Delaware.
La contrée la plus peuplée était le manoir de Rensselaer où
le Patron avait amené des colons et des serviteurs engagés,
Hollandais d'origine pour la plupart au moins, et très-propres
à Fagriculture. C'était la partie la plus prospère de la pro-
vince, mais généralement, la Nouvelle-Hollande languissait
dans une sorte de stagnation peu propre à encourager les
immigrations ^
BectloB III
KTABLISBEMENT SUÉDOIS. — ENCOURAGEMENT A l'iMIIIG RATION. — TROIS
GOUVERNEMENTS DISTINCTS. — LUTTES AVEC LES INDIENS.
La Compagnie des Indes occidentales avait à redouter non-
seulement l'Angleterre, mais encore ses propres agents dont
la loyauté n'était pas à l'abri du soupçon. Peter Minuits le
premier directeur général qu'elle avait nommé pour la Nou-
velle-Amsterdam (New-York) ayant été rappelé, s'engagea au
service de la Suède, et suggéra au gouvernement de ce pays
une expédition dans la Delaware, en offrant ses services pour
la diriger et la commander. Ses propositions furent acceptées,
et vers 1638, il fit voile pour TAmérique avec un bâtiment
de guerre et un navire de transport. Il emmenait avec lui un
certain nombre de Suédois protestants habitués aux travaux
de l'agriculture, et très-propres aux fatigues de la colonisa-
lion. La difficulté consistait à franchir un passage gardé, sans
s exposer à une lulle avec la petite garnison du fort. Mais sous
un faux prétexte. Peter Minuits entra dans la baie, il se mit
« Dunlap, 1" vol., p. 57 et 66.
ÉTABLISSEMENTS SUÉDOIS. 75
en rapport avec les indigènes auxquels il acheta des terres
dans une partie un peu avancée sur la rivière, et il s'établit
avec ses hommes sur la rive ouest où il se hâta de bâtir un
fort appelé Christiana. Tel fut le début de la colonie dite Nou-
velle-Suède ^
Cette prise de possession souleva les protestations de Kieft
qui était alors gouverneur de la Nouvelle-Hollande, mais
Minuits sans en tenir aucun compte, acheva le fort, y laissa
une garnison de vingt-quatre hommes seulement pour sa dé-
fense, et confiant dans l'ascendant moral que la Suéde exer-
çait alors, il retourna en Europe, persuadé que la Compagnie,
dans la crainte de sévères représailles, n'autoriserait point
une attaque à main armée contre un établissement placé sous
la protection du drapeau suédois.
L'expérience ayant montré combien était défectueux et
stérile le plan de colonisation imposé à la Nouvelle-Hollande,
on le modifia en 1638, en y introduisant des mesures plus
libérales en ce qui concernait le commerce et l'industrie. La
Compagnie publia une nouvelle proclamation par laquelle elle
déclara libre tout commerce d'importation et d'exportation
avec la colonie, pourvu qu'il se fît par bâtiments Hollan-
dais. Elle offrit à tous immigrants des terres, des maisons,
des bestiaux et des instruments de culture, moyennant une
rente annuelle et perpétuelle à fixer de gré à gré. Elle propo-
sait aussi à crédit, des vêtements et des provisions à ceux qui
en auraient besoin, moyennant un profit de 50 pour 100 du
prix coûtant.
La nouvelle charte maintenait le patronat pour les nou-
velles concessions à faire, et elle restreignait chaque manoir
ayant façade sur des rivières navigables, à une étendue de
quatre milles seulement, sur une profondeur de huit milles.
Du reste on ne modifiait en rien le caractère vicieux de cette
organisation.
* Hildreth, 4" vol., p. 414.
74 NEW-YORK.
Chaque immigrant qui amenait avec lui cinq personnes,
avait droit à deux cents acres de terre, et tous villages ainsi
que toutes villes qui se formeraient successivement, devaient
jouir du privilège de nommer leurs magistrals.
La défense de fabriquer des vêtements était rapportée. On
abolissait le monopole du commerce avec les Indiens, et il
était remplacé par une taxe modérée sur l'exportation. La
Compagnie ne maintenait que le monopole maritime.
On créait une religion d'État en faveur de TÉglise hollan-
daise réformée dont les doctrines pouvaient seules être en-
seignées publiquement *.
Tel était en résumé, le nouvel agencement de celte so-
ciété qui faisait déjà beaucoup d'efforts pour se dégager de
ses premiers liens. Tout défectueux que s offrait Tordre de
choses nouveau, puisque le colon n'avait aucun droit indivi-
duel à la vie politique, bon nombre de Hollandais dont quel-
ques hommes de fortune, s'empressèrent d'émigrer pour
profiter du bénéfice de la charte de 1640. En même temps
qu'eux, se présentèrent des Anglais qui avaient passé quelques
années en Virginie à titre de serviteurs engagés, et dont le
service avait cessé. D'autres cmigrants venaient de la Nou-
velle-Angleterre : c'étaient des Anabaptistes et autres sec-
taires que l'intolérance des Puritains en avait chassés. Jus-
qu'à présent encore, les querelles religieuses d'Europe restent
étrangères à cette fondation. C'est plus tard seulement que
cette cause grave apportera son contingent à la province.
11 est digne de remarque que tandis qu'à Touest, les choses
se passaient ainsi, d'autres établissements se formaient dans
Long-Island, au voisinage du Connecticut, là précisément où
les limites de territoire étaient mal définies. Les habitants
presque tous d'origine anglaise avaient choisi différents
points où ils s'étaient fixés, du consentement exprès ou pn:-
« Hildreth, i" vol., p. 414-415.
VARIÉTÉS DE GOUVERNEMENT. 75
sumé du gouverneur de la Nouvelle-Hollande ; mais sans
égard pour les lois de la colonie, les individus qui s'y éta-
blirent, déterminèrent eux-mêmes les règles de leur propre
gouvernement, et comme ils n'étaient pas sans alarmes à
cause du voisinage des Indiens dont ils suspectaient les in-
tentions hostiles, ils s'organisèrent militairement. En ma-
tière judiciaire, ils adoptèrent un jury composé de sept mem-
bres jugeant à la majorité. Double dérogation au droit
anglais qui exige douze jurés et l'unanimité pour les déci-
sions. Dans leurs assemblées communales ils créaient des
taxes et nommaient des commissaires pour les percevoir.
Enfin, voulant préserver leur création, de tout alliage, ils
avaient décidé que chaque ville serait juge du caractère des
immigrants qui désireraient s'établir parmi eux, et que ce-
lui-là seul serait admis, qui donnerait une entière satisfac-
tion sur sa moralité et ses opinions. C'était une copie avec
variantes, de l'organisation puritaine *.
Les sociétés naissantes peuvent seules présenter de tels
contrastes. A l'Ouest, le gouvernement absorbe l'individu :
le Hollandais habitué à cette sorte de gouvernement s'y sou-
met sans murmure. A l'Est, au contraire, le colon d'origine
anglaise agit dans sa pleine indépendance et organise lui-
même son gouvernement, en limitant sa propre liberté. Le
caractère des deux races est très-marqué, et c'est grâce à
l'anglo-saxon, que la liberté pourra se faire jour pour tous,
même avant la dé possession de la Hollande.
Jusqu'en 1641, l'émigration ne s'était point dirigée vers
la Delaware. On s'y était assuré des possessions, mais elles
attendaient des habitants, et l'on ne comptait encore que les
postes nécessaires pour faciliter le commerce avec les In-
diens. Les Hollandais et les Suédois avaient chacun pris po-
sition, il leur restait à donner la vie à ces riches contrées.
* Dunlap, !•' vol., p. 67.
76 NEW-YORK.
Les premiers qui s'en occupèrent aclivemenl, furent des An-
glais établis dans le Connecticut. Occupés principalement du
commerce de fourrures, ils avaient avantage à émigrer,
parce qu'ils trouvaient plus de sécurité sans doute, à trans-
porter le siège de leurs opérations dans cette contrée où les
Indiens étaient d'un naturel plus doux, et moins redoutables
que ceux de TEst. Dans ce but, cinquante familles quittèrent
New-Haven en 1641, et se portèrent vers la baie de la Dela-
ware. Sans tenir compte des protestations du gouverneur
Kieft, ils allèrent s'établir les uns à Salem-Creek, à douze
milles environ au-dessous de l'embouchure de la rivière ; les
autres poussèrent plus loin, et se fixèrent sur le Schuylkill.
Les Suédois comme les Hollandais voyaient d'un œil jaloux
cet acte téméraire qui menaçait leur commerce ; et oubliant
un instant leurs rivalités, ils se réunirent pour avoir raison
de ces aventuriers. Il suffit d'un simple déploiement de forces
pour les amener à composition. Quelques-uns furent expul-
sés; d'autres pour conserver les positions qu'ils avaient prises,
se soumirent au serment d'allégeance envers la Suède dont
le représentant fit preuve d'énergie dans la répression.
Les Hollandais concevaient peu d'ombrage de la petite co-
lonie suédoise [qui, suivant eux, devait s'éteindre d'elle-
même, tant elle paraissait abandonnée par Christine. Mais
leurs idées prirent un autre cours quand la reine, en 1642,
donna une sérieuse attention à cette possession. Dans la vue
non-seulement de la consolider mais encore de l'étendre, elle
y consacra une somme importante, et fit embarquer pour la
Nouvelle-Suède en 1643, des soldats dont elle confia le com-
mandement au colonel Printz, plus, un certain nombre d'é-
migrants pris parmi ses sujets. Les instructions données à
cette occasion étaient pleines de sagesse et semblent dictées
par Oxenstiern lui-même. Le commandant ne devait point
attaquer le fort Nassau occupé par les Hollandais, et son at-
titude ne pouvait être qu'expeclante, et purement défensive.
VARIÉTÉS DE GOUVERNEMENT. 77
Quant aux Indiens, il fallait les traiter avec beaucoup de
douceur et d'humanité, et faire preuve envers eux de mo-
dération et de justice. Le point important était de se les at-
tacher en leur vendant toutes choses à un prix inférieur à
celui exigé par les Hollandais et les Anglais. Recommanda-
tion était surtout faite aux ministres, d'enseigner aux indi-
gènes la religion chrétienne. Du reste le commerce de four-
rures ne pouvait se faire que par Tintermédiaire des agents
d une compagnie suédoise autorisée à cet effet. Les lois et
usages de la Suède étaient déclarés applicables au gouver-
nement de la colonie. Quant à la religion, on s'en référait
aux règles de la confession d'Augsbourg et au concile
d'Upsal.
C'était la troisième forme de gouvernement implantée sur
le sol de la Nouvelle-Hollande. A TEst, les Anglais de Long-
Island s'administrent eux-mêmes et ne se rattachent au gou-
vernement général que par des liens bien faibles. Au Nord,
les Hollandais sont soumis, en partie au moins, au double
joug de la Compagnie des Indes et des seigneurs de manoirs.
Au Sud, les Suédois qui prennent maintenant une posi-
tion bien dessinée, ne relèvent que des lois de leur pays,
jusqu'à ce qu'ils soient absorbés successivement par la Hol-
lande et par l'Angleterre. Partout la société reflète Timage
de la métropole, et il faudra un travail long et persistant,
avant que ces fragments variés de population se fusionnent et
prennent un caractère uniforme.
Fidèle à ses instructions, Printz s'avança jusqu'à l'embou-
chure du SchuylkiU, il fortifia différents points, stimula la cul-
ture du tabac, prit des dispositions habiles pour favoriser le
commerce avec les Indiens et repoussa les tentatives itérati-
vement faites par les Anglais pour prendre pied dans ces
parages. Le succès de la colonie était tel, qu'en 1644, elle
put expédier en Suède deux bâtiments chargés de tabac et
de pelleteries. Ces résultats s'obtinrent aisément, à la faveur
78 NEW-YORK,
des rapports pacifiques existants entre les Suédois et les Hol-
landais qui, quoique toujours en état d'observation, n'entre-
prenaient rien les uns contre les autres. Il faut aussi en re-
porter le mérite à la confiance que Printz sut inspirer aux
Indiens envers lesquels il se montra toujours juste et bien-
veillant.
Les choses avaient une tout autre physionomie à l'Est et
au Nord. On avait de fréquents rapports avec les Indiens soit
pour des achats de terre, soit pour le commerce ; et les procé-
dés employés envers eux, ne se conciliaient pas souvent avec
les idées de loyauté et d'humanité si désirables entre deux
races dont l'une était bien supérieure à l'autre. Kieft gouver-
neur de la province, d'un caractère absolu et sans portée,
loin de prévenir les conflits ou de les apaiser, en 'augmentait
encore la gravité par des mesures acerbes et des répressions
sans pitié. C'est ainsi que la Nouvelle-Hollande depuis les
rives du New-Jersey jusqu'à la frontière du Connecticut, se
trouva jetée pendant plus de trois années, dans une suite
d'escarmouches et d'embûches où les Indiens de plusieurs
tribus furent cruellement décimés. Il est vrai qu'ils usèrent
de représailles, et qu'ils promenèrent l'incendie et le carnage
partout sur leur passage, notamment dans LongJsland où
les populations anglaises ne leur faisaient aucun quartier.
C'est dans une de ces sanglantes mêlées, que madame Hut-
chinson persécutée par les Puritains du Massachusetts, et
réfugiée dans la Nouvelle-Hollande, fut massacrée avec ses
protecteurs. Les pertes matérielles de la colonie n'étaient pas
moins sensibles. Les établissements situés près de la Nouvelle-
Amsterdam étaient presque tous détruits; à peine pouvait-on
y mettre sur pied une centaine d'hommes. Et qu'on ne croie
pas que les Indiens se jetaient volontiers dans ces guerres à
outrance ! Voici ce que disait un sachem (chef) aux négocia-
teurs envoyés par le gouverneur pour tenir conseil avec les
chefs sur les conditions de la paix î
ABUS DE POUVOIR. 79
« Lorsque vous abordâtes cette contrée, vous manquiez de
pain, nous vous donnâmes du blé, des légumes, des huîtres,
du poisson ; et maintenant pour nous récompenser, vous
nous détruisez ^ » Ces plaintes étaient d'autant mieux fondées,
que Kieft, pour avoir plus promptement justice de ces adver-
saires, excitait contre eux des tribus voisines, en mettant
leurs têtes à prix. Moyen barbare qui ne pouvait qu'inspirer
aux indigènes la haine et le mépris pour les Européens dont
ils avaient d'abord une si haute idée!
Mais à part tout sentiment de justice et d'humanité, n'é-
tait-ce point une lourde faute de surexciter à plaisir les mau-
vais instincts de ces peuplades sauvages? Souvent le crime ou
le délit qu'on leur reprochait n'était-il point un fait isolé et
non prémédité, résultat de Tabus des liqueurs que les colons
leurs fournissaient au mépris des lois de la province, et dans
un but méprisable ? Quelle sécurité espérer dans le voisinage
de tribus qui pouvaient laisser sommeiller leur vengeance,
mais qui n'y renonçaient jamais? Ces idées étaient celles
d'un parti qui s'était formé contre le gouverneur dont il dés-
approuvait la conduite. Mais à ces griefs s'en joignaient d'au-
tres tirés d'abus de pouvoir multipUés qu'on ne voulait point
tolérer davantage. Ces plaintes arrivèrent à la Compagnie qui
les accueillit avec empressement, car ces guerres étaient rui-
neuses pour elle. On estimait déjà en 1638, que cette colonie
lui coûtait un demi-million de gilders (ou un million de
francs), déduction faite de toutes ses recettes. Au point de vue
de la population, la statistique ne donnait pas de meilleurs
résultats, car tandis que la Virginie et le Maryland au Sud, et
la Nouvelle-Angleterre au Nord, comptaient chacune environ
vingt mille habitants, la Nouvelle-Hollande n'en avait pas plus
de deux à trois mille, y compris l'établissement suédois sur
la Delaware*.
« Duiilap, l"voL, p. 72.
« Hildrelh, p. 451, 456.
80 NEW-YORK.
Kieft cependant, avait réussi à négocier en 1643, un traité
de paix avec diverses tribus indiennes, à la faveur de Tinter-
vention de Roger Williams fondateur de Rhode-Island, très-
aimé des Indiens de ces contrées ; mais il ne devait point pro-
fiter longtemps de ce succès. En butte à de nombreuses
inimitiés, il ne pouvait se maintenir au pouvoir, et il fut rem-
placé par Pierre Stuyvesant alors gouverneur de Curaço, et
qui prit possession de ce poste, en 1 647 . ^
Section IV
PÉTITION POUR OBTENIR UNE CHARTE. — CONQUÊTE DE L'ÉTABLISSEMENT SUÉDOIS.
LUTTE AVEC LES INDIENS.
L'administration de Stuyvesant fait époque dans les annales
de la province. D'abord après beaucoup d'efforts, il parvint à
en déterminer les limites avec le Connecticut dont la convoi-
tise ne laissait ni paix ni trêve (1650). Le traité qui consacra
ces arrangements faillit n'avoir qu'une bien courte durée,
tant l'esprit inquiet et envaliissant de ce voisin était porté à
remettre en question des points convenus. Mais l'attitude ré-
solue du Massachusetts qui ne voulut point prêter les mains à
une injuste agression, et le traité de paix survenu entre la
Hollande et l'Angleterre arrêtèrent des hostilités qui étaient
sur le point d'éclater (1653).
L'état intérieur de la colonie présentait des symptômes si-
gnificatifs, avant-coureurs d'un système plus libéral. En 1 650,
une commission choisie par les habitants, partit pour la Hol-
lande afin de solliciter l'octroi des libertés nécessaires au suc-
cès de l'agriculture, et rallégement des taxes qui écrasaient le
commerce. Celte démarche n'eut d'autre résultat que l'érec-
tion d'une cour de justice et l'obtention de quelques fran-
chises municipales, sur le modèle des institutions hollan-
daises, ce qui s'entendait de certaines immunités accordées
aux agglomérations de population, mais aucunement aux in-
dividus eux-mêmes. Le droit de bourgeoisie donnait comme
DEMANDE DE LIBERTÉS. 81
en Hollande, une participation à des avantages commerciaux,
non à des libertés politiques (1652).
Ces concessions insignifiantes ne pouvaient convenir aux
colons, pas plus à ceux d'origine hollandaise qu'aux Puritains
venus d'Angleterre. Le contact de ceux-ci avait appris aux
Hollandais tout le prix de Tindépendance personnelle, et les
uns et les autres se montraient résolus à tout entreprendre
pour la réussite de leurs espérances. Us assemblèrent en 1653,
une convention composée de députés fournis par tous les vil-
lages, à raison de deux par chacun; et là, en dépit du gou-
verneur, ils rédigèrent une pétition énergique dont les termes
sont fort curieux à consigner ici, comme témoignage de
l'esprit public.
« Les États-Généraux, dit la pétition, sont nos seigneurs-
liges. Nous nous soumettons aux lois des Provinces-Unies, et
nos droits et privilèges doivent être mis en harmonie avec
ceux de notre pays natal, car nous sommes membres de
rÉtat et non un pays conquis. Nous sommes venus ici de
différentes parties du monde pour former une communauté
composée d'origines mélangées. Nous avons à nos frais,
échangé notre patrie pour la protection des Provinces-Unies
et nous avons transformé le désert en campagne productive ;
nous demandons en conséquence qu'aucune loi ne soit faite à
l'avenir, sans le consentement du peuple ; qu'aucune nomi-
nation aux emplois publics n'ait lieu qu'avec son approbation ;
et que jamais on ne fasse revivre une loi obscure ou tombée
en désuétude*. »
A ce langage si précis et si énergique, il semble qu'on sente
le souffle de la révolution d'Angleterre traversant T Atlantique,
et venant pénétrer ces populations qu'elles animent d'un es-
prit nouveau et qui renversera le joug qu'on persiste à leur
imposer.
« Bancrott, p. 310.
82 NEW-YORK.
Cette pétition n'eut aucun résultat utile. La Compagnie des
Indes, d'aécord avec le gouverneur, repoussa ces théories de
gouvernement populaire qu'elle qualitîa de rêveries, et elle
ordonna de percevoir les taxes comme par le passé, sans se
préoccuper de la prétention du peuple à les voter. Mais la levée
des impôts rencontra plus d'une résistance, et de ce conflit
naquit une sourde conspiration pour le renversement du pou-
voir néerlandais dont l'existence était jugée incompatible
avec la liberté.
Pendant que ces difficultés intérieures occupaient Stuyve-
sant, les Suédois s'étaient emparés du fort Casimir établi par
les Hollandais bien près d'un des leurs. Ce premier acte
d'hostilité ne pouvait rester impuni. La Suède était descendue
de la situation élevée qu'elle occupait, et n'inspirait plus les
mêmes craintes à la Compagnie des Indes. Des oi^dres furent
immédiatement donnés à Stuyvesant pour préparer une expé-
dition contre les possessions suédoises de la Delaware et pour
les soumettre, de manière à se rendre maître absolu de toute
la baie de ce nom
Les Suédois n'avaient fait que peu de progrès dans la colo-
nisation : après dix-sept ans d'existence, leur nombre ne s'é-
levait pas à plus de sept cents individus dispersés de divers
cotés; ils étaient donc une proie facile à saisir. Stuyvesant,
après une année de préparations, amena avec lui six cents
hommes bien exercés, et tomba à Timproviste sur leurs éta-
blissements qui, impuissants à se défendre, se soumirent
tous sans résistance. La plupart des colons auxquels on ac-
corda des conditions très-libérales, se décidèrent à rester
dans le pays pour ne pas perdre le fruit de leurs travaux et
de leurs peines, et ils se soumirent au serment d'allégeance
envers les États-Généraux qui leur garantirent leurs propriétés
et leur religion. Queltjîies-uns seulement, cédant à d'autres
considérations, refusèrent le serment et furent dirigés vers
la Hollande (1655).
MARASME DE LA PROVINCE. 85
Les Indiens profitanlde Tabsence du gouverneur el de l'éloi-
gnement des forces qu'il avait emmenées avec lui, cherchèrent
à tirer vengeance de leurs anciens griefs, sans tenir compte
des satisfactions à eux données. Embarqués dans soixante-
quatre canots, ils parurent inopinément devant la Nouvelle-
Amsterdam (New-York), jetèrent l'alarme parmi les habitants,
firent des prisonniers et causèrent des dommages de diverse
nature. Heureusement, l'expédition de Stuyvesant rentrait
au port; elle dispersa ces barbares qui se hâtèrent de prendre
la fuite, et de longtemps, ne donnèrent de sujet d'inquiétude
à la colonie*.
Fja Nouvelle-Hollande languissait comme si elle eût été con-
damnée à une sorte de marasme, mais à la nouvelle de ses
succès sur les Indiens et sur les Suédois, les émigranls vin-
rent de divers pays. A l'exception de quelques juifs, tous
étaient protestants, venant de Bohême, de France, de Suisse
et d'Italie, même de la Nouvelle-Angleterre où la persécu-
tion puritaine était plus active que jamais. La tolérance qui
existait en Hollande en matière religieuse, était recommandée
par la Compagnie en faveur des immigrants, mais sans doute
à l'exclusion des catholiques qui, alors étaient repoussés de
tous les pays protestants. Ces considérations jointes à l'excel-
lente situation du port de New-Amsterdam, devaient contri-
buer eflîcacement au succès prochain de cette colonie. H est
vrai qu'elle avait toujours à compter avec le Maryland et le
Connecticut pour la fixation de leurs limites respectives, et
que celte dernière province puritaine, ardente jusqu'à l'excès
peut l'extension de son territoire, menaçait la Nouvelle-Hol-
lande dès 1659, d'une expédition armée qu'elle sollicitait
avec instance, de Richard Cromwell. Mais rien n'était en-
core à craindre de ce côté, car l'Angleterre, à la veille d'une
restauration, ne pouvait distraire son attention de cette grave
éventualité.
* Hiïdreth, 1" voj., p. 441.
84 .NEW-YORK.
Section V
CONQUÊTE DE LA COLONIE PAR L'aNGLETERRE. — CONCESSION AU DUC d'yORK.
REDUCTION DE TERRITOIRE. — VICISSITUDES DES LIBERTÉS.
Bientôt en effet, le Protectorat fut renversé, et Charles II
proclamé roi d'Angleterre. Pendant que le nouveau régime
cherchait à s'asseoir, le duc d'York frère du roi, jeta les yeux
sur la Nouvelle-Hollande, et il songea à s'en emparer pour
son profit personnel. Exhumant certains titres de concession
que lord Sterling aurait obtenus de la Compagnie dite Conseil
pour la Nouvelle-Angleterre, et dont il fit l'acquisition, il
prétendit l'appliquer aux possessions hollandaises d'Amérique,
et après avoir fait partager son idée par le roi son frère, il se
fit confirmer dans ses prétentions par une charte qui lui fui
octroyée en 1664. Il ne s'agissait plus que de préparer l'en-
vahissement de ce pays. On arma trois vaisseaux sur lesquels
furent embarqués six cents soldats, sous la conduite de trois
commissaires chargés de conquérir la Nouvelle-Hollande, et
d'en prendre possession au nom du duc d'York. Ces prépara-
tifs venant à s'ébruiter, des secours furent demandés en Hol-
lande, pour mettre la colonie en état de défense*; mais la Com-
pagnie des Indes pliant sous le poids de ses engagements
pécuniaires, fut impuissante à conserver ces magnifiques con-
trées, et les abandonna à leur destinée.
La conquête devenait facile, et ce qui contribuait à rendre
le succès plus prompt encore, c'était la présence parmi les
habitants, d'un nombre assez grand d'individus d'origine
anglaise, antipathiques au régime hollandais, et qui déjà
avaient réclamé énergiquement une participation active au
gouvernement. L'expédition étant arrivée près de New-Ams-
terdam, il fallait prendre un parti. Stuyvesant, en soldat qui
ne connaît que son devoir, voulait essayer la défense, mais
les habitants, qui ne voyaient dans un siège qu'une ruine
DUC D'YORK SOUVKRAÏN. 85
sans compensation, insistaient pour une capitulation; c'est
ce dernier parti qui fut suivi. Le traité signé en 1664, pour
la reddition de la place, stipulait au profit des colons d'origine
hollandaise les droits de citoyens libres de la nouvelle pro-
vince anglaise, ainsi que le commerce libre avec leur an-
cienne patrie. La loi hollandaise qui consacrait la dévolution
des successions par égales portions entre les héritiers, fut
maintenue. On leur garantit aussi les libertés de leur Église
et l'exercice publics du culte établi ^
La capitale ayant capitulé, la prise de possession des autres
points de la colonie surTHudson et la Delaware, etc., ne ren-
contra aucun obstacle. Il n'y eut de changé que le drapeau et
quelques noms qui annoncèrent un nouveau souverain. C'est
ainsi que la colonie convertit son nom de Nouvelle-Hollande
en celui de New-York. La ville établie dans l'île Manhattan
dite New-Amsterdam, s'appela New-York; et le fort Orange
sur l'Hudson reçut le nom d'Albauy, l'un des titres du duc
d*Yorké Trois ans après, la Hollande confirma le fait accompli
par le traité de Breda de 1667, lequel assurait à la Hollande
des compensations dans la Guyane.
Au moyen de la charte octroyée au, duc d'York, ce prince
allait exercer sur la nouvelle province, un gouvernement dit
de Propriétaire pareil à celui de lord Baltimore. Mais on n^a-
vait point mis à l'exercice de son pouvoir les limifes et les
restrictions contenues dans la charte du Maryland, en sorte
qu'il était réellement souverain absolu. C'est à ce titre que
dans une assemblée de députés convoqués par lui pour toute
la proviniîe, assemblée qui se tint à Hempstead dans Long-
Island, Nichols gouverneur du duc, publia de la pleine auto-
rité de ce dernier, un corps de lois destiné à régir cette popu-
lation. Voici quelques-unes des dispositions principales quj
donneront une idée du changement de régime qui s'opérait
dans la colonie :
* Dunlap, V'vol., p. 117.
86 NEW-YORK.
On assurait à chaque secte chrétienne une liberté com-
plète pour Texercice du culte. Cependant quoique les com-
munes eussent le choix de leurs ministres, personne ne
pouvait en exercer les fonctions qu'après avoir justifié au
gouverneur de son ordination par un évêque ou ministre
protestant.
Chaque commune était autorisée à choisir pour Tadminis-
tration locale, huit conseillers dont le mandat se renouvelle-
rait d'année en année, par fractron de moitié. L'un de ces
conseillers était appelé à servir de constable, à l'expiration
de son mandat. Tous étant réunis formaient le conseil com-
munal autorisé à faire des règlements concernant entre
autres choses, l'assiette des taxes, l'érection des églises, les
secours à donner aux pauvres, etc.
Ce conseil formait tribunal inférieur, dont les décisions
étaient sujettes à appel devant la Cour de session du comté
composée elle-même de jugés de paix. Les sentences de cette
Cour pouvaient être réformées par la Cour d'assises qui était
tenue par le gouverneur assisté de pkisieurs juges. Chacune
de ces Cours siégeait avec jurés, et le verdict du jury se
rendait à la majorité, excepté dans les affaires emportant
peine capitale, auquel cas l'unanimité était nécessaire. Les
jurés étaient pris parmi les conseillers communaux.
Dans la nomenclature des crimes, on en comptait onze em-
portant peine capitale, et de ce nombre était la négation de
Dieu et de ses attributs.
Défense était faîte de réduire aucun chrétien en esclavage,
excepté lorsque tel serait le résultat d'une sentence rendue
par Tautorité compétente, et encore dans le cas où un indi-
vidu de cette religion se vendrait lui-même volontairement.
Cette disposition n'empêchait en aucune façon l'esclavage
des Indiens et des nègres non chrétiens, pas plus que la ser-
vitude des blancs pour un nombre déterminé d'années, même
pour la vie.
LOIS DU DUC. 87
Le commerce avec les Indiens ne pouvait se faire] qu'au
moyen de licences délivrées par le gouverneur.
Dans les procès entre chrétiens, le témoignage des païens
n'était pas admis d'une manière absolue, mais on devait y
avoir égard, si l'ensemble des circonstances venait" le confir-
mer, surtout en matière de vente de liqueurs, vente soumise
à diverses restrictions.
Aucune acquisition de terres obtenue directement des In-
diens n'était valable, à moins d'avoir reçu l'approbation du
gouverneur.
Tous les titres de propriété antérieurs étaient soumis à
nouvel examen, et avaient besoin d'être confirmés par le duc
d'York.
Les terres demeuraient affranchies de toute charge féo-
dale ^
Tel est en substajice, ce code de lois, connu sous le titre
de Lois du Due, (Duke's laws), plus libéral à certains égards,
que ceux de la Nouvelle-Angleterre, auxquels d'ailleurs il
fit des emprunts importants. On remarque entre autres
choses, qu'il appelait les colons à une participation active
aux affaires administratives et judiciaires. C'était un achemi-
nement vers la liberté politique dont il n'était point encore
question. Du reste, déjà à l'époque de la publication de ce
code, son autorité ne devait s'appliquer qu'à une colonie res-
treinte. En effet dès 1664, peu après l'obtention de sa charte,
le duc d'York avait fait un premier démembrement de sa
province, en cédant à sir George Carteret et à lord Berkeley
que nous verrons plus tard concessionnaires en partie de la
Caroline, tout le territoire composant aujourd'hui l'État de
New- Jersey, et qui devint alors province de ce nom. Son his-
toire étant dès maintenant, tout à fait distincte de colle de
New-York, elle sera l'objet d'un chapitre à part qui fera suite
à celui-ci.
* Hildrelh, 2* vol., p. 44 et suiv. — Dunlap, 1" vol., p. 119.
88 NEW-\ORK.
Les possessions du duc d'York n'embrassaient plus en
1665, que la vaste étendue de pays comprenant aujourd'liui
rÉtat de New-York, et ceux de la Delaware et de Pensylvanie;
mais à proprement parler, ces deux dernières parties n'avaient
encore qu'une population très-minime, suédoise d'origine
pour la majeure partie, en sorte que le principal mouvement
de la province était circonscrit à l'Est et au nord, dans les
limites formant aujourd'hui TÉtat de New- York, où la popula-
tion était mi-parti hollandaise, miTparti anglaise, avec quel-
ques appoints d'autres pays d'Europe.
A Nichols succéda François Lovelace comme gouverneur
de la province de New-York (1667). Son premier soin fut
d'assurer au duc un revenu, et il créa, de sa seule autorité,
une taxe de dix pour cent sur toutes les importations et les
exportations. Ce n'était, à vrai dire, que le retour aux erre-
ments établis par les Hollandais en matière d'impôts, mais
les circonstances avaient changé, l'esprit public déjà hostile
à toute mesure arbitraire sous le précédent gouvernement,
avait fait un pas de plus. Appuyé par une administration an-
glaise, il aspirait après les libertés de l'Angleterre. Huit
villes de Long-Island protestèrent contre ces taxes et les dé-
clarèrent illégales, tant que le peuple n'aurait point été appelé
à les consentir librement. Mais on ne tint aucun compte de
ces représentations, et la pétition qui les contenait fut brûlée
par la main du bourreau (1670). Le gouverneur disait à ce
propos, « que pour tenir ce peuple dans l'ordre, il fallait le
charger de taxes assez lourdes pour qu'il n'eût plus d'autres
préoccupations que d'aviser aux moyens de les payer ^ »
Le temps n'était point encore venu où la voix du peuple
pût se faire écouter. Les précédents ont toujours beaucoup
d'autorité, et à tout prendre, on n'augmentait point les
charges que les habitants avaient précédemment consenti à
* letter to air Robert Carr.
VICISSITUDES DE POSSESSION. 89
payer. Mais un événement important allait faire diversion
à ce malaise intérieur^ en mettant en question la souverai-
neté de la colonie. Une guerre ayant éclaté de nouveau entre
TAngleterre et la Hollande en 1673, une flotte de celte
puissance qui croisait dans TAtlantique se présenta inopiné-
ment devant la ville de New-York, pour s'en emparer de vive
force. Lovelace était absent, et Manning qui le remplaçait ne
songea point à se défendre; il livra la place, la capilula-
tion comprenait l'abandon de toute la province, y compris
même New-Jersey. Toutefois ce succès des Hollandais fut de
courte durée : un nouveau traité de paix signé en 1674, c'esl-
à-dire quelques mois après, reslitua à chacun des belligé-
rants les possessions que la guerre lui avait momentanément
enlevées. Mais ce traité laissait indécises de graves questions.
Le duc dTork n'y était point partie, et la couronne avait sti-
pulé en qualité de puissance souveraine. Pour lever tous les
doutes, une nouvelle charte de concession fut accordée par
Charles H à son frère le duc d'York qui, lui-même, remit
Carleret et Berkeley en possession de leur principauté de New-
Jersey. Par ce moyen, les choses furent remises dans le statu
quo ante bellum^ et aucune équivoque ne pouvait atteindre
la régularité des titres des concessionnaires. La charte nou-
velle n'apportait aucune amélioration à la condition poli-
tique des colons, car elle conférait au duc le pouvoir de les
gouverner d'après tels règlements que lui et ses ayants cause
jugeraient convenable d'établir. Le major Andros nouveau gou-
verneur, fit revivre les lois dites Lois du duc, et il était même
disposé à appuyer les demandes du peuple qui continuait à
réclamer une participation à la confection des lois; mais les
idées du prince étant très-arrôtées sur ce point, il répondit
par un refus formel.
Cependant la province de New-Jersey se peuplait, s'organi-
sait, et grâce à Tintelligence et à la bienveillance des conces-
sionnaires, les colons élaient dotés d's l'abord, d'institutions
90 NEW-YORK,
libérales. Et comme si ce n'était point assez de ce conirastc
avec le gouvernement de New-York dont il était la vivante
critique, il se forma vers cette époque,, une autre province
dont Tadministration paternelle appelant le peuple à la vie
politique, devait stimuler davantage encore les tendances
démocratiques de la colonie de New-York aux dépens de la-
quelle elle se formait. Je veux parler de la Pensylvanie.
Comme on le verra dans lun des chapitres suivants, toute re-
tendue de pays qui constitue aujourd'hui TÉtat de ce nom
ainsi que TÉtat de Delaware, fut détachée en 1681, de la
colonie de New-York, pour constituer une province distincle
par une charte royale appuyée de l'agrément du duc d'York.
La contrée détachée fut concédée à William Penn favori du
roi et du duc, et elle ne tarda pas à devenir Tune des plus
importantes possessions du continent américain. Ainsi dès
1681, la province de New -York si étendue dès le principe, fut
réduite par des démembrements successifs, aux proportions
de rÉtat de ce nom, tel qu'il existe aujourd'hui. C'est donc à
ce pays diminué que s'appliquera désormais l'histoire de la
province.
L'influence des institutions libérales de ces nouveaux voi-
sins ne se fit pas sentir aussi promptement qu'on pouvait le
supposer, parce que la population de la colonie de New- York
n'était pas homogène. Il y avait alors trois origines princi-
pales, savoir : les Hollandais, les Anglais et les huguenots
français, établis dans des localités distinctes (la ville de New-
York exceptée), parlant trois langues différentes; le concert
était difficile. Puis, les Hollandais et les Français étaient
façonnés, de longue main, à des institutions moins popu-
laires qui les rendaient aussi moins exigeants. Cependant,
tous étaient d*accord et disposés à agir, en ce qui touchait le
vote de l'impôt dont la fixation, suivant eux, exigeait leurs
concours pour devenir obligatoire. La prétention contraire
du due était nouvelle, môme aux colonies anglaises : on la
CHARTE DES LIBERTÉS. 91
discuta en Angleterre, et lopinion lui fut défavorable. Sur de
nouvelles pétitions adressées pour obtenir le redressement
de ce grief, des négociations s'ouvrirent, et après que ce
prince se fut assuré pour lui et ses héritiers, d'un revenu per-
pétuel, il donna enfin son consentement à la convocation
d'une assemblée représentative.
Dans les gouvernements de Propriétaires comme dans les
gouvernements royaux, les questions de subsides et de reve-
nus, incessamment agitées entre le représentant du pouvoir et
les colons, occupent une place très-grande dans les discussions;
c'est le terrain sur lequel la lutte est le plus acharnée, et bien
souvent il en sort la conquête d'une liberté achetée à prix
d'argent. La physionomie de ce fait est la môme partout, et
spécialement, chose regrettable à dire I dans le gouvernement
de William Penn, malgré les éloges sans restrictions qui
ont été donnés à ce grand homme. Triste côté de la nature
humaine qui, trop souvent, fait ombre aux belles actions dont
le mobile ne devrait jamais venir que de considérations
élevées.
Une assemblée générale fut donc convoquée par Dongan
successeur d'Andros. Elle se composait de lui-même, des
membres au nombre de dix, formant le Conseil du gouverne-
ment, et de dix-sept députés élus par les propriétaires fon-
ciers. La réunion de ce pouvoir constituant eut lieu en octo-
bre 1685, et son premier soin fut d'assurer au duc le revenu
convenu à titre d'arrangement préliminaire; cet avantage
consistait principalement en taxes à percevoir sur certaines
importations et sur divers objets de consommation. Puis,
vint cette charte des libertés qu'on avait désirée si longtemps
et qui eut une bien courte existence. En voici la sub-
stance :
Le pouvoir législatif résidera désormais et à toujours, dans
une assemblée composée d'un gouverneur et d'un conseil
nommés par la couronne; plus-, des représentants du peuple.
92 NEW-YORK.
Tout propriétaire foncier freeman aura droit de voter pour
l'élection des représentants.
Aucun freeman ne sera jugé que par ses pairs, c'est-à-diro
par un jury de douze personnes. Il n'y aura point de loi
martiale. ^
Aucune taxe ne sera perçue que du consentement de l'as-
semblée législative.
Tout individu faisant profession de christianisme sera res-
pecté dans sa croyance et dans Texercice de son culte*.
Il n'est pas hors de propos de dire ici que cette dernière
liberté resta lettre morte pour les catholiques qui étaient par-
tout hors la loi. En effet, un historien que j'ai déjà cité,
mentionne le cas d'un individu mis à mort, uniquement
sur Taccusation de catholicisme *. Telle était Tinterprélation
donnée par les Protestants à la liberté de conscience qu'ils
réclamaient pour eux en Europe avec tant d'énergie !
Les libertés consacrées par ce pacte étaient grandes pour
l'époque, elles donnent la mesure de l'influence des colons
anglais sur le reste de la population, malgré les différences
d'origine. Il semblait que l'air respiré par les Européens
dans le nouveau monde fût imprégné d'indépendance,
partout dans chaque province I Mais la liberté n'était point
du goût du duc d'York, elle ne pouvait prospérer longtemps.
A son avènement à la couronne (1685), il se hâta de détruire
ces institutions à peine créées, et auxquelles d'ailleurs il ne
donna jamais une franche adhésion. Dès lors, plus de re-
présentation coloniale. Les lois émanent du gouverneui
seul et du conseil qui lui est adjoint. Les impôts sont levés
en vertu d'une simple ordonnance. On met en question e1
on soumet à une nouvelle révision ^ les titres de concessior
de terre sur lesquels s'appuient les fortunes individuelles,
non pas précisément pour en contester la légitimité, maiî
« Dunlap, i- vol., p. 134-135.
* Le mêm.e, p. 324.
ANARCHIE. 95
bien pour justifier rextorsion de certains droits fiscaux. En-
lin Tordre est donné de ne tolérer* aucune presse dans la co-
lonie ^
Des tendances si opposées entre la couronne et les colons
ne pouvaient qu'engendrer la désaffection, et quand vint,
après un règne fort court, la révolution de 1688, la pro-
vince se souleva comme les autres. Mais ce mouvement
n'avait pas les sympathies générales, non pas qu'on n'ac-
cueillît de toutes parts avec faveur, Tavénement d'un
prince protestant à la place d'un roi catholique dont on re-
doutait les tendances; mais dans celte province où les
rangs étaient si nettement dessinés, une partie de la popu-
lation répugnait à une intervention des masses dans les
affaires publiques. De là, deux partis qui se dessinèrent bien
nettement, et qui luttèrent avec obstination, même avec
acharnement l'un contre l'autre, pendant un interrègne de
près de deux années.
Section VI
ANARCHIB. — INTERRÈGNE REVOLUTIONNAIRE. — RÉACTION.
A la première nouvelle de la chute de Jacques II, la ville
de New-York fut en proie à une vive agitation. Dongan était
parti pour T Angleterre en laissant le gouvernement à Ni-
cholson déjà lieutenant-gouverneur; mais Tétat de suspicion
dans lequel celui-ci était tenu par la population, à raison de
sa propension présumée pour le catholicisme, le rendait peu
propre à faire face aux événements. Sa présence au pouvoir,
dans les circonstances difficiles qu'on allait traverser, était
donc calamiteuse, car elle fournissait un aliment de plus
aux préventions de la masse. Bientôt la rumeur se répandit
d'un vaste complot organisé par les partisans de Jacques,
contre ses adversaires dont le massacre |tait résolu. Dans
' Hildreth, 2' vol , p. 77.
94 NEW-YORK.
les crises publiques, il n'est si puérile invenlion qui ne
trouve crédit, surtout lorsqu'elle est de nature à flatter les
passions et les rancunes populaires. La multitude mêlée
d'hommes de la milice, se porta vers la maison de Leisler
ancien soldat au service de la Hollande, et qui était devenu
capitaine dans la garde civique, pour le presser de prendre
en main le commandement de cette force armée, la seule
qui existât dans la ville. Leisler oubliant sans doute qu'il
avait pour supérieur Bayard, membre du Conseil du gouver-
nement et colonel de cette garde, se mit à la tête des trou-
pes, s'empara du fort qui était aussi le siège du gouverne-
ment, et des fonds coloniaux qui y étaient déposés. Nicholson
qui n'avait point cessé d'être le représentant de la royauté,
ne pouvait tolérer cette violation d'un dépôt public : il en
réclama la restitution, mais en vain. Les hommes du mouve-
ment organisèrent un comité de sûreté, composé de dix per-
sonnes d'origines et de sectes diverses, et ce comité une fois
formé, nomma Leisler commandant du fort et chef du gou-
vernement, avec pleins pouvoirs de faire tous les actes né-
cessaires au bien de la province, après avoir pris l'avis de
la milice et de Tautorité civile, suivant les circonstances. Ce
chef improvisé ne se dissimulait point l'étrangeté de celte si-
tuation : Nicholson n'avait manqué 5 aucun de ses devoirs,
tandis que lui Leisler chef révolutionnaire, en faisant main
basse sur des fonds qui pouvaient être utiles en cas de guerre
avec les Indiens, éventualité toujours imminente, il commet-
tait un acte de grande gravité.
D'un autre côté, l'anarchie se répandait dans toute la pro-
vince, et la classe élevée en était très-émue. Pour parer à toutes
les éventualités, il s'organisa un parti de résistance composé
de citoyens notables et notamment de membres du Conseil.
Ils se retirèrent à Albany sous la protection du fort, et y
continuèrent le gouvernement antérieur dont ils se considé-
raient toujours comme les représentants légaux.
INTERRÈGNE HÉVOLUTIOINNAIRE. 95
Dans ces conjonctures, Nicholson voyant que Leisler s'ap-
puyait sur la majorité de la population , considéra son
rôle terminé, et partit pour l'Angleterre afin de rendre
compte de l'état des affaires (1689). Mais bientôt après, ar-
rivèrent de New-York des instructions royales adressées à
ceux qui, pour le moment, administreraient la colonie, plus
une commission de gouverneur pour Nicholson. Leisler se
prévalant de sa situation exceptionnelle et de l'absence de ce
dernier, et considérant que lui seul avait qualité pour exercer
l'autorité souveraine, ne s'imposa plus aucune réserve. 11 fil
arrêter trois de ses principaux opposants parmi lesquels fi-
guraient le colonel Bayard son supérieur dans la milice, et il
expédia un émissaire à Albany pour demander la reddition
de la place. 11 convoqua en même temps une assemblée, afin
d'être autorisé à poursuivre la guerre conlre le Canada. C'é-
tait un peu trop présumer de la force des circonstances que
de se croire autorisé à se jeter dans une guerre contre un
pays voisin, ne fût-ce même que pour protéger son propre
territoire, sans attendre des ordres précis de TAngleterre qui
était assez intéressée dans la question, pour qu'on ne l'enga-
geât pas inconsidérément dans un conflit de cette nature.
Cependant Leisler concerta avec le Connecticut une expé-
dition qui fut entièrement infructueuse et amena des récri-
minations amères entre les alliés. L'insuccès est un des pre-
miers torts de ceux qui osent, et quand viennent s'y joindre
l'accroissement des charges publiques et les dommages indi-
viduels, on peut prédire aux hommes d'action la chute rapide
de leur élévation, souvent même le châtiment de leur témé-
rité. Ce pouvoir né de l'insurrection ne pouvait être du goût
de Guillaume, aussi ne fit-il aucune réponse à la lettre que
Leisler lui avait écrite pour lui expliquer l'état de choses nou-
veau. Dès 1789, le roi avait nommé pour gouverneur de la
province de New-York le colonel Sloughter, mais par suite de
diverses circonstances, celui^îi n'avait pu encore se rendre à
96 iNEW-YORK.
son poste en janvier 1 691 . Cependant on vil arriver a lors corn inc
spn précurseur le capitaine Ingolsby, à la tête iVune com-
pagnie de soldats anglais réguliers chargés de la défense de
la province. Ce commandant se crut autorisé, en vertu de sa
commission, à réclamer la possession du fort; mais Leisler
fit une réponse négative en se fondant sur ce que cet oflicier
ne produisait aucune délégation des pouvoirs de Sloughter.
Ingolsby dont le litre de chef d'une force armée anglaise n'é-
tait poinf contestable, vit dans ce refus persistani, un acte de
rébellion contre la puissance souveraine. Fort de Tappui des
adversaires de Leisler et de tous les mécontents dont le nom-
bre s'était vite multiplié, il bloqua le fort par eau, et fit som-
mation à Leisler qui y était renfermé avec son conseil et
avec un certain nombre d'hommes armés, de rendre la place
sans condition. La persistance du refus de celui-ci et Tagita-
tion de ses opposants qui se rapprochèrent du commandant
anglais et envenimèrent encore la querelle, ne pouvaient
qu'être fatales aux insurgés. Enfin Sloughter arriva en mars
1691, et son premier soin, après avoir pris connaissance de
l'état des choses, fut d'envoyer demander en son nom, par
Ingolsby, la reddition du fort. Leisler y consentait, mais il y
mettait la condition d'une garantie pour sa sûreté personnelle,
garantie qui liii fut refusée. Le gouverneur organisa immé-
diatement son conseil, et il délibérait sur le parti à prendre,
lorsque Leisler se résolut à une reddition sans condition. Cet
acte de soumission venait trop tard : lui et les membres de son
gouvernement furent arrêtés et placés sous bonne garde. Ce-
pendant on ne mit en jugement que Leisler et Melbourne son
gendre. Une cour composée de huit membres fut convoquée
à cet effet, mais les accusés ne pouvaient l'accepter : ils décli-
nèrent sa compétence et refusèrent de se défendre. On procéda
sommairement contre eux, et l'un et l'autre furent condam-
nés à mort pour crime de haute trahison. Sloughter hésitait
à donner suite à la sentence, mais il parait qu'à la suite d'un
RÉACTION. 97
diner qui ne se faisail pas remarquer par la sobriété, les en-
nemis de Leisler obtinrent Tordre d'exécution. Immédiate-
ment après, rinstrument du supplice fut préparé, et Leisler
et Melbourne payèrent de leur vie un pouvoir trop facilement
obtenu et trop longtemps gardé. On vit alors ce même peuple
qui les avait soudainement élevés, cédant à un entraînement
en sens contraire, courir à ce spectacle malgré une pluie
torrentielle, pour applaudir au supplice. Les plus fanatiques
se ruèrent sur ces cadavres pantelants, et ils détachèrent
quelques pièces des vêtements et des mèches de cheveux de
ces victimes, pour les conserver comme souvenir ^ Telle est
la tendance fréquente des masses qui, le plus souvent impa-
tientes d'émotions, préfèrent un spectacle à un principe!
Leisler était Hollandais, son origine était déjà un tort, aux
yeux des Anglais; aussi n'est-il point surprenant que, de sa
fin tragique date l'effacement complet de l'influence hollan-
daise. C'est à cette époque effectivement qu'on fait remonter
l'abandon des anciens usages de ce pays pour faire place à la
loi anglaise. La première assemblée convoquée par Sloughter
en 1691, se signala par un excès d'abaissement envers sa
personne. Elle vota un système d'impôts qui embrassait plu-
sieurs années successives, et remettait au bon plaisir du gou-
verneur remploi des deniers perçus. Puis, elle s'empressa
de révoquer toutes les lois qui dataient du règne de Jacques II,
notamment celles qui accordaient au peuple certaines liber-
tés : elle les déclara nulles et non avenues comme n'ayant ja-
mais été ratifiées. Toutefois elle essaya de faire consacrer la
participation du peuple à la confection des lois, en déclarant
que le pouvoir législatif, sous l'autorité du roi, résidait dans
un gouverneur, un conseil nommé par Sa Majesté, et une
assemblée générale représentant les propriétaires fonciers:
mais cet acte fut rejeté. Néanmoins si le principe était écarté
» Hildreth, 2* vol., p. 139.
II. 7
98 ^EW-YOUK.
la représentation populaire quoique bien restreinte dans son
action, n*en continua pas moins à faire partie du rouage po-
litique. On conserva même aux villes, le droit de nommer les
constables et les fonctionnaires chargés de Tassiette et de la
perception des taxes locales. Le système judiciaire fut remanié
pour rassortir aux besoins de la province.
Fletcher avait succédé à Sloughter, et non nioins que lui,
il voulait gouverner le pays sans opposition. Mais quand ras-
semblée par lui convoquée en 1692 lui contesta le droit de
nommer les ministres du culte, il repoussa cette prétention
avec beaucoup de hauteur, en maintenant sa prérogative. Le
sujet ne fut pas débattu de nouveau, et peu à peu à Taide
d'une tactique habile, l'on fit passer Tinfluence religieuse
entre les mains des Êpiscopaux qui étaient à la dévotion du
gouverneur. Cependant Tesprit public se manifestait de plus
en plus, en dépit des institutions qui voulaient le comprimer.
Le gouverneur était tenu en échec sur toutes les questions, et
spécialement en matière de subsides. Obligé sur ce point, de
compter avec rassemblée, il ne pouvait se dissimuler qu'il
combattait à armes inégales, et qu'il perdait du terrain mal-
gré l'avantage de sa position.
Section Vil
VARIETE DES ORIGINES. — ÉTAT RELIGIEUX, INTELLECTUEL KT MORAL.
PANIQUE SANGUINAIRE.
Pour bien apprécier les événements de cette époque, il
faut savoir de quels éléments se composait alors la popula-
tion de la colonie* Les Hollandais en formaient la première
assise, ils étaient encore les plus nombreux. Après eux ve-
naient les Français soit comme antériorité, soit comme im-
portance. Puis on comptait des Anglais, des Écossais, des
réfugiés de la Nouvelle-Angleterre qui fuyaient la persécution
HUGUENOTS.
puritaine, enfin des Suisses, des Piémontais, des Allemands
de plusieurs contrées, tous protestants, appartenant à une
grande variété de sectes, et quelques israélites.
Les Français n'étaient autres que des huguenots qui, ne
pouvant plus trouver un sûr abri dans la France catholique,
s'étaient enfuis dans le nouveau monde. Une partie de Témi-
gration de la Rochelle se porta vers New-York, même avant
la conquête de ce pays par les Anglais. Ces émigrants étaient
déjà si nombreux en 1656, qu'il devint nécessaire là où ils
s'établirent, de publier quelquefois les actes de l'autorité, en
français et en hollandais *. Les différences tranchées qui
existaient entre les deux races les empêchaient de se con-
fondre. Les huguenots prirent position principalement à vingt
milles environ au-dessus de New-York, sur la rivière d'Est, et
donnèrent à leur fondation le nom de New-Rochello, en sou-
venir du pays qu'ils avaient abandonné. L'instinct de race était
chez eux si prononcé, qu'ils conservèrent leur langue, leurs
habitudes et la forme de leur culte sans altération, jusque
bien après la révolution d'Amérique. Du siège de la Rochelle
jusqu'à la révocation de Tédit de Nantes (1685) et même de-
puis, l'émigration huguenote se continua très-active vers
l'Amérique, en se répartissant sur divers points. New-York,
sans aucun doute, en recueillit un certain nombre ; et ce qui
porte à le croire, c'est qu'en 1708, Smith l'historien de celte
colonie, rapporte qu'après les Hollandais, les Français for-
maient la partie la plus nombreuse et la plus riche de la po-
pulation*. Toutefois si les Français eurent Tavantagc du
nombre sur les Anglais, ceux-ci à leur tour, se mirent à la tête
du mouvement, et pour un nom français qu'on remarque par
hasard, dans les annales de ce temps, tous les autres étaient
hollandais ou anglais. J'en vais signaler la raison : Quoi
qu'on ait pu dire de la faveur avec laquelle les huguenots
« Bancroft, p. 508.
» Baird, p. 159.
100 NEW-YORK,
furent accueillis en Amérique, il n'en reste pas moins constant
que quand ils se montrèrent en nombre, ils inspirèrent une
extrême jalousie à la race anglo-saxonne. Ainsi dans la colo-
nie de New-York et dans la Caroline du Sud qui furent les
grands réservoirs de cette émigration, on recula indéfiniment
leur participation à la vie politique. A New-York spécialement,
leur naturalisation ne date que de i 703, quand déjà ils étaient
nombreux en 1656. Baird a dit que ce retard était dû à des
difficulté^ intérieures ; mais qui donc avait plus d'intérêt à les
prévenir ou à les assoupir, qu'une partie notable de la popu-
lation? Celle raison n>.st pas sérieuse. Ce qu'on recherchait
en eux par-dessus tout, c'était leur industrie, non des frères
persécutés dont l'infortune devait commander la sympathie!
Voilà ce qui explique les subsides que l'Angleterre accorda
par deux fois, pour faciliter leur passage dans ses colonies. Et
qu'on ne croie pas que Thilotismeoù ils furent tenus si long-
temps, les trouvait indifférents ou résignés, comme pourrait
le faire croire un passage d'un historien français ^ Il serait
aisé de trouver dans les annales de cette colonie, la preuve
d'efforts réitérés faits par ces réfugiés pour obtenir la jouis-
sance des droits politiques. On en verra plus loin la preuve
pour ce qui^concerne la Caroline du Sud.
A l'égard de l'émigration venant d'Angleterre et de la
Nouvelle- Angleterre, elle se fixa principalement à New-York
et dans Long-Island. Elle était déjà assez importante en 1664,
époque de la conquête par T Angleterre, pour qu'il devînt
nécessaire d'employer un secrétaire civil et des prédicateurs
sachant la langue anglaise, comme aussi de publier les actes
(le rautorité en anglais et en hollandais, outre la publication
française là où il y avait lieu *.
* Histoire des Béfugiés protestants de France, par Ch. Weiss, i" vol.,
p. 592.
■ Bancroft, -p. 309.
ÉTAT DES MŒURS. 101
Quant aux émigranls des autres pays, ils ne donnaient qu'un
appui de moindre importance.
Les colons appartenaient à une grande variété de sectes et
s'isolaient les uns des autres, empêchant ainsi le travail de
fusion. Si tous les émigranls eussent été réellement victimes
de l'intolérance, la ferveur de leur foi eût été pour longtemps
la meilleure sauvegarde pour leurs bonnes mœurs, mais il
n'en était pas ainsi. Les Hollandais n'avaient éprouvé aucune
proscription, et parmi les colons d'autre origine, des considé-
rations étrangères à la religion en avaient attiré bon nombre.
Cet amalgame d'éléments hétérogènes, surtout dans un pays
de commerce maritime, ne pouvait contribuer à élever beau-
coup le niveau de la moralité générale. Le tableau qui en a
été laissé par le révérend John Miller ministre de la secte
épiscopale, mérite d'être conservé comme trait caractéristique
de l'époque et du pays (1695). Dans un rapport par lui
adressé à l'évêque de Londres après trois ans de résidence,
en qualité de chapelain des troupes royales à New- York, on
voit c( que les principales sectes avaient des temples et des mi-
nislres qu'elles entretenaient à leurs frais. Mais beaucoup
de ceux qui se prétendaient ministres n'avaient point reçu
les ordres, et ils ne vivaient que de contributions volontaires
qu'ils obtenaient bien plus aisément de leurs auditeurs, en
flattant leurs idées, qu'en leur prêchant les saines doctrines
du christianisme. Aussi, ministres et pai'oissiens présentaient
un ensemble peu éditianl. Les intérêts terrestres prenaient
aisément le dessus en toutes circonstances. Faire fortune et
s'abandonner à l'intempérance, telle était l'idée fixe tant à la
ville qu'à la campagne, et surtout à New-York où l'ivrognerie
était chose commune. Beaucoup de marchands jeunes et
vieux se perdaient dans cette voie de désordre, et terminaient
leur carrière par la banqueroute. D'autres ne recouraient
au mariage qu'après avoir longtemps vécu en concubinage ;
le lien d'ailleurs, trop facilement formé devant un juge de
i02 NEW-YORK,
paix, n'inspirait point assez de respect pour le rendre durable,
on le rompait aisément. » Telle est en peu de mots, la sub-
stance de ce rapport que John Miller appliquait aussi bien
aux Épiscopaux qu'aux autres sectes ^ Sans prétendre que les
Français établis dans la ville de New-York, aient tous échappé
à cette triste condition morale, il ne parait pas cependant
qu'elle fût applicable aux colons de cette origine résidant à
New-Rochelle, du moins si Ton en croit un autre docteur
de la secte presbytérienne, du même nom de Miller. Ce
révérend constate, d'après des renseignements par lui re-
cueillis, que ces huguenots après avoir travaillé toute la se-
maine jusqu'au samedi soir, partaient la nuit, pour gagner
New-York oùélaitleur temple, et où ils assistaient à deux ser-
vices successifs. Il reparlaient la nuit suivante, pour retour-
ner à leurs travaux, sans aucun repos intermédiaire, et tout
heureux d'avoir pu librement exercer leurs pratiques reli-
gieuses '. Il est vrai que, depuis la fondation de New-Rochelle
jusqu'à l'époque où nous sommes arrivés (1695), près d'un
demi-siècle s'était écoulé, et qu'il avait pu se produire dans
la génération nouvelle, une certaine altération de ces mœurs
austères. Cependant rien n'autorise cette supposition, et il y
a tout lieu de croire que ce zèle ne s'était point refroidi, à
raison même de la persécution continue dont leurs coreli-
gionnaires étaient l'objet, et parce que leurs rangs se grossis-
saient incessamment de nouveaux réfugiés.
L'Église épiscopale ayant acquis la prééminence en 1693,
il fallait bien s'attendre à des mesures restrictives et oppres-
sives pour les autres sectes. Sous ce rapport, la colonie de
New-York ne le céda à aucune autre. D'abord on imposa les
autres cultes au profit de cette Église. Puis, lord Cornbury
alors gouverneur, essaya d'intimider les colons d'origine
hollandaise qui refuseraient de faire acte de conformité, en
* Hildreth, 2« vol., p. 189.
• History ofthe evangeliral Chvrches of New-York.
liNTOLÉRANCE. 103
les menaçant de leur retirer les privilèges que leur assuraient
les traités. Ce gouverneur avait aussi reçu des instructions
pour appuyer et étendre la juridiction de Tévêque de Lon-
dres en d'autres matières. Par exemple, il lui était recom-
mandé d'empêcher tout maître d*école venant d'Angleterre,
d'exercer sa profession dans la colonie, tant qu'il n'aurait
point obtenu de ce prélat, une licence régulière. En 1708,
l'intolérance s'attacliant davantage à la population hollan-
daise, une loi fit défense à une congrégation de cette origine,
d'entendre la prédication d'un ministre presbytérien, et
même de lui ouvrir les portes de son temple. Quelques-uns
des pasteurs de cette secte furent même emprisonnés pour
avoir prêché sans autorisation.
Déjà dès 1701, une loi implacable copiée sur celle du Mas-
sachusetts condamnait tout prêtre catholique qui serait
trouvé sur le territoire de la colonie, à la prison perpétuelle
et à la peine de mort en cas d'évasion. Des pénalités corpo-
relles et pécuniaires frappaient gravement ceux qui pouvaient
leur donner asile *.
Les Juifs étaient plutôt tolérés qu'autorisés, malgré leur
petit nombre; et quoiqu'ils ne fussent point à craindre, le
fanatisme épiscopal que rien n'apaisait, tint à ne point les
épargner. Une loi de 1738 leur retira toutes les franchises
dont ils avaient joui jusque-là*.
Cette intolérance absolue se maintint fort longtemps envers
tous les cultes étrangers à la secte dominante, surtout envers
les Catholiques qui continuèrent à être proscrits, môme au
delà de la période coloniale. Cet abus d'autorité fut fatal à
l'Église épiscopale qui, en s'inféodant au gouvernement de la
métropole, devint comme lui, l'objet d'un éloignement de
plus en plus prononcé. Et quand vint à sonner l'heure de
l'indépendance, beaucoup de ministres de ce culte furent
* Hildretli, 2*vo].,p. 227.
« Le même, p. 361.
;104 NEW-YORK,
obligés de fuir, pour échapper à la vengeance populaire.
Tous ces faits étant de la dernière évidence, comment ad-
mettre cette proposition de M. Edouard Laboulaye, qui n'est
pas moins téméraire que toules les autres, à savoir : « que la
liberté religieuse ne fut pas troublée dans cette colonie, et
que la tolérance fut une des conquêtes de la révolution
de 1688, les Catholiques exceptés. » (p. 339). En voyant
rhisloire de plus près, il eût été facile à cet aufeur de se con-
vaincre que son assertion était dénuée de toute vraisemblance,
et qu'elle était démentie par tous les auteurs anglais et amé-
ricains. L'un d'eux dit en propres termes, « que dans aucune
des colonies où la religion épiscopale fut établie par la loi,
il n'y eut autant d*intolérance que dans celle de New-York ^
N'est-il pas regrettable de voir s'accréditer de pareilles er-
reurs qui semblent faire peser sur une seule communion, le
reproche d'intolérance, alors qu il est vrai de dire qu'au dix-
huitième siècle comme au dix-septième, la liberté religieuse
avait infiniment de peine à se faire jour, quelque part que ce
fût, dans les pays protestants comme dans les contrées catho-
liques, et surtout dans les colonies anglaises d'Amérique. Le
docteur Baird que je viens de citer, prétend qu'il faut attri-
buer cette intolérance plutôt encore aux gouvernements co-
loniaux, c'est-à-dire anglais, qu'aux colons eux-mêmes. En
avançant cette opinion, ce savant auteur a perdu de vue ce
qui se passait dans la Nouvelle-Angleterre qui se gouvernait
elle-même, sans aucune pression de la métropole. L'intolé-
rance ne fut-elle pas en permanence dans les colonies puri-
taines? Le Massachusetts notamment, ne mit-il point à mort
quatre Quakers uniquement pour de simples dissidences reli-
gieuses, et les autres ne furent-ils pas sauves, grâce seule-
ment à l'intervention de Charles II? Ne sont-ce pas ces mômes
Puritains qui, dans le Maryland, employèrent des raffme-
« Baird, p. 200.
îiNSTRUGTION NÉGLIGÉE. i05
menls de tortures envers les Calholiques qui leur avaient ou-
vert celte colonie? Pour vouloir trop louer les Protestants
d* Amérique, on arrive à appeler sur eux la lumière de la jus-
tice, non pour les charger de toutes les fautes d'une époque,
mais pour qu'ils en portent leur part de responsabilité. Ils ne
furent ni moins intolérants ni moins superstitieux que les
chrétiens d'Europe, malgré le programme décevant de Tin-
dépendance personnelle et du libre examen 1
Dans celle colonie, l'instruction publique fut longtemps né-
gligée. Les gens riches préféraient pour leurs enfants,
comme dans la plupart des autres provinces, des instiluteurs
particuliers. Les autres classes manquaient d'écoles, faute
d'allocation pour les entretenir, car Tesprit de commerce et
d'affaires l'emportait sur toute autre considération. En 1737
seulement, l'assemblée générale vola des encouragements à
l'établissement d'écoles primaires, mais sans succès réel. Il
faut attendre jusqu'à l'année 1795, bien longtemps après la
révolution américaine, pour voir sortir une loi sur les écoles
publiques. L'enseignement supérieur n'était guère plus heu-
reux : on ne s'en occupa qu'en 1747, c'est-à-dire cent vingt
ans après la découverte de ce pays par Hudson. On créa
alors une loterie dont le produit présumé, s'élevant à deux
mille deux cent cinquante livres sterling était affecté à la
fondation d'un collège. Smith Fhistorien de New-York dit
qu'il ne se rappelle pas qu'à cette époque, il y eût dans la
colonie plus de treize personnes ayant fait des études classi-
ques. D'après cet auteur, les principales familles au nombre
desquelles étaient les réfugiés français, après avoir fait ap-
prendre à lire et à écrire à leurs enfants, les envoyaient
dans quelques maisons de commerce aux Indes-Occidentales,
pour leur donner l'expérience des affaires, seul but qu'on se
proposât alors. Quant aux quelques jeunes gens bien rares
qu'on destinait à des carrières libérales, c'est aux collèges
de Yale (Conneclicut) et de Cambridge (Massachusetts), qu'ils
i06 NEW-YORK,
étudiaient, à moins qu'on ne préférât pour eux Féducation
européenne ^ On ne prit Tinitiative de la création d'un
collège à New-York qu'en 1754, époque à laquelle se posa la
première pierre d'un établissement de cette nature qu'on
appela Kmjf's Collège (Collège du roi) et qui tient aujourd'hui,
un rang distingué parmi les institutions universitaires des
États-Unis.
Dans une société si peu ordonnée, où l'mstruction faisait
complètement défaut, où la religion élait négligée par bon
nombre d'individus, et où le commerce sollicitait constam-
ment tous les appétits matériels, le crime se propageait, la
répression pénale appliquée avec le concours du jury, ne
pouvait être ni bien éclairée ni bien sévère, et il n'était pas
rare de voir un condamné, incapable de payer les frais d'in-
carcération, vendu à l'enchère pour l'acquit de cette faible
dette» (1751).
Du reste, la vente des créatures humaines, à quelque race
qu'elles appartinssent et quelle que fût leur couleur,. était
pratiquée en Angleterre comme dans ses colonies. New-York
principal port de l'Amérique anglaise, était aussi un grand
marché de cette denrée. On y vendait les convicts que l'An-
gleterre expulsait de son territoire, les émigrants d'Europe
qui étaient incapables de payer leur passage, les nègres
d'Afrique, et les Indiens qu'on avait volés ou faits prison-
niers. De là, on les expédiait dans les provinces qui man-
quaient de bras, ou aux Indes-Occidentales. Pour compléter
les idées sur Tétat moral et intellectuel de ces populations
dans la première moitié du dix-huitième siècle, je vais rap-
porter un fait digne de remarque.
On a vu dans le précédent volume, à quelles extravagances
et à quelles cruautés avait pu se laisser entraîner le peuple
de la Nouvelle- Angleterre, alors plongé dans la superstition ;
* Dunlap, 1" vol., p. 563-364.
* Le même, 2* vol., appendix, p. 174.
PANIQUE SANGUINAIRE. 107
celui de New-York ne put échapper plus lard, à une aberra-
tion d'un autre genre qui, pour emprunter moins au fana-
tisme religieux, montre cependant combien était facilement
inflammable l'imagination des colons. Voici comment le fait
auquel je fais allusion, est rapporté sommairement par Hil-
dreth (IP vol., page 391) :
« En 1741, la ville de New-York contenait de neuf à dix
mille habitants, dont douze à quinze cents esclaves. Neuf in-
cendies qui se succédèrent rapidement, la plupart dûs à des
feux de cheminée, produisirent une complète folie de ter-
reur. Une femme, serviteur engagée {indented servant)^
acheta sa liberté et s'assura une récompense de cent livres
sterling, en prétendant révéler un complot formé par un
hôtelier qui était son maître, et par trois nègres ses com-
plices, pour incendier la ville, et massacrer les blancs. Cette
fable fut confirmée et amplifiée par une femme prostituée,
Irlandaise d'origine, déjà condamnée pour vol, et qui, pour
obtenir sa grâce, se fit dénonciatrice. De nombreuses arres-
tations avaient déjà été faites parmi les esclaves et les noirs
libres ; on en multiplia le nombre. Les huit avocats qui
composaient alors le barreau de New-York, se mirent tous au
service de la poursuite. Les accusés qui se trouvaient ainsi
privés de défenseurs, furent sommairement jugés et con-
damnés sur les preuves les plus insuffisantes. Les avocats
firent assaut de zèle pour accumuler toutes sortes de préven-
tions sur la tête de ces malheureux, et le chef de la justice
rivalisa avec les avocats, en accordant toutes les condamna-
tions demandées. Bon nombre d'accusés avouèrent les crimes
qui leur étaient reprochés, dans l'espoir d'avoir la vie sauve.
Treize de ces infortunés furent brûlés sur le bûcher, dix-huit
furent pendus, et soixante-dix subirent la transportation. »
« La guerre alors entreprise par l'Angleterre contre les
colonies espagnoles, et l'effervescence imprimée au sentiment
religieux par les revivais de la Nouvelle-Angleterre, contri-
108 iNKW-YORK.
huaient à enflammer les préjugés contre les catholiques. Un
maître d'école non assermenté, accusé d'être un prêtre ca-
tholique déguisé, et de pousser les nègres à l'incendie eu
leur promettant Fabsolution, fut aussi condamné et exécuté.
Ainsi gorgés de sang et revenus de leur frayeur, les citoyens
commencèrent à recouvrer leur sang-froid, les accusateurs
perdirent leur crédit, et Ton s'arrêta enfin dans la voie de ces
meurtres judiciaires. »
Encore une fois, les crimes juridiques cessaient, non par
le repentir, non par la compassion, mais simplement par las-
situde! Nouvel et humiliant rapprochement entre l'homme
qui se prétend éclairé par les lumières d'en haut, et FÊtre
privé de raison, qui ne se gouverne que par de grossiers in-
stincts!
Section VIII
COMMERCE. — AGRICULTURE. — POPUUTION.
Les Hollandais, en prenant possession de la baie de New-
York et d'une partie des rivières Hudson et Connecticut,
avaient surtout en vue le profita tirer du commerce à établir
avec le nouveau monde, et spécialement le trafic des four-
rures avec les Indiens. Cependant quoique le gouvernement
fût remis à une compagnie de commerce, on ne négligea
point la considération de l'agriculture qui pouvait elle-même,
procurer un aliment de certaine valeur à la marine de la Hol-
lande. Mais des combinaisons mal digérées et les bénéfices
supérieurs du commerce tinrent longtemps l'agriculture dans
un état de subalternité fâcheux. Cependant elle fournit encore
un contingent appréciable dans le budget de la fortune pu-
blique, malgré le peu d'activité de Timmigration étrangère.
D'après des données qui paraissent exactes, la population
totale de la province ne montait pas à plus de quatorze à
quinze mille âmes en 1677, et ses exportations annuelles
COMMERCE. 109
qu on évaluait à deux cent quarante mille dollars (soit un mil-
lion deux cent mille francs environ), se composaient de blé,
de tabac, de bœufs, de porcs, de chevaux, de bois et de pelle-
teries. Les besoins étaient en rapport avec les ressources, car
le chiffre des importations pouvait s'élever alors à cinquante
mille livres sterling * .
Après la conquête faite par TAngleterre, le commerce prit
un grand essor, et contribua beaucoup à Tagrandissement
rapide de la ville de New-York. Déjà en 1699, elle comptait
mille maisons, signe certain d'un accroissement notable do
population. Beaucoup plus tard, un auteur américain suppu-
tant le développement pris par la province entière, estimait
qu'en 1731, le nombre des habitants pouvait s'élever à
cinquante mille deux cent quatre-vingt-onze, dont dix-sept
mille huit cent vingt seulement dans la partie appelée Long-
Island, toute peuplée d'Anglais, et huit mille six cent vingt-
huit dans la ville de New-York. Dans ce total, les esclaves
figuraient pour un chiffre de sept mille deux cent trente
et un ^
New -York, comme les autres provinces, commerçait surtout
avec l'Europe et les Indes-Occidentales, et rivalisait avec elles
pour les mêmes branches d'affaires, ce qui comportait la con-
trebande, la piraterie et la traite des races de couleur, même
la vente pour un temps limité, d'individus de race blanche,
convicts et autres.
On a cherché à se rendre compte de l'accroissement des
rapports commerciaux existants entre cette province et l'An-
gleterre, et quoique l'on n'ait qu'un des termes de ce travail,
c'est-à-dire le chiffre des importations pendant deux périodes,
le renseignement n'en est pas moins utile pour faire ressortir
de quel côté se portait principalement l'activité de ce peuple.
On a extrait des rapports officiels, deux époques rapprochées,
« HUdreth, 2« vol., p. 57.
* Duiilap, appendiXf p. 164.
110 NEW-YORK.
Tune de 1720 à 1730; Taulre de 1738 à 1748, el ron est
arrivé à établir que le montant des importations d'Angleterre
pendant la première période, s'élevait à six cent cinquante-
sept mille neuf cent quatre-vingt-dix-huit livres sterling,
tandis que pour la deuxième, le chiffre n'était pas moindre
de un million deux cent onze mille deux cent quarante-trois
livres sterling. L'accroissement d'affaires était donc de cinq
cent cinquante-trois mille deux cent quarante-cinq livres
sterling, tandis que celui de la Nouvelle- Angleterre, pour le
même temps, ne montait qu'à soixante-quinze mille huit cent
trente-sept livres sterling *.
A ces époques de monopole, beaucoup de métiers et d'in-
dustries ne pouvaient s'exercer qu'en vertu de licences accor-
dées par le gouverneur; c'était même une garantie qu'on
exigea pendant longtemps, de ceux qui trafiquaient avec les
Indiens. Mais un certain nombre d'entraves cessèrent et
furent remplacées par des mesures restrictives et prohibi-
tives beaucoup plus graves, imposées par l'Angleterre.
Section IX
MARCHE DU GOUVERNEMENT. -~ DISSOLUTION DES PARTIS.
Après avoir exposé l'état matériel et moral de ce peuple,
je reviens aux considérations politiques.
A la fin du dix-septième siècle le pouvoir exécutif était re-
mis aux mains d'un gouverneur et d'un conseil à la nomina-
tion du roi. Le gouverneur avait le droit de convoquer, pro-
roger et dissoudre la législature, suspendre tout membre
du conseil, même le révoquer et le remplacer, de manière
que le nombre maximum des membres, qui était de douze, ne
pût jamais descendre au-dessous de sept.
Le gouverneur avait aussi le pouvoir, avec l'assistance de
* Dunlap, 2" vol., appendix^ p. 171.
MARCHE DU GOUVEItiNEXIENT. 111
son conseil, d'ériger des cours de justice, et de nommer les
magistral s et les juges de paix. Il exerçait le droit de grâce,
excepté en cas de trahison et de meurtre. Il était aussi auto-
risé à disposer des deniers publics, à faire des concessions
des terres de la couronne, etc.
Quant au pouvoir législatif, il se composait du gouverneur,
d'un conseil, et des représentants élus par les propriétaires-
fonciers. L'élément populaire était balancé par les conseil-
lers royaux, mais il prenait le dessus, et arrivait à tenir tête
au pouvoir exécutif par le moyen des subsides dont il était
le dispensateur.
Les hommes envoyés par TAngleterre pour administrer les
provinces, étaient presque tous animés à\m seul désir, celui
de faire fortune. Ils exerçaient des rapines de toutes sortes,
se faisaient spéculateurs sur des terres de la couronne, éri-
geaient des manoirs pour des favoris, au grand détriment de
Fagriculture ; en un mot, ils ne comprenaient le pouvoir que
pour l'abus qu'ils en pouvaient faire. Il résultait delà, des
rapports très-tendus qui nécessitaient le fréquent remplace-
ment de ces représentants de l'autorité. Leurs luttes avec
l'assemblée n'étaient aulres qu'un duel très-fréquent et très-»
animé à l'occasion des subsides, surtout pourtours traitements
qui, mis à la charge de la province, étaient susceptibles de
discussion. De là aux questions de prérogatives, il n'y avait
qu'un pas, et pour obtenir les unes ils sacrifiaient aisément
les autres. Ainsi en 1728, John Montgomery alors gouver-
neur, en échange du vote qui lui fut assuré de cinq années
de revenu, consentit à abandonner le droit qui lui apparte-
nait, de fixer et de régulariser les salaires des divers emplois,
et il s'abstint de tenir la Cour de chancellerie dont l'assem-
blée contestait la légalité. Cette instabilité des cours de justice
était dangereuse, elle pouvait compromettre de graves inté-
rêts. Mais ici la suppression de ce rouage avait un motif sé-
rieux, celui de faire disparaître l'arbitraire de cette juri-
112 NEW-YORK.
diction qui n*étail point tenue d'appliquer la common law.
En 1737, la cause populaire fit une autre conquête : elle
obtint la séparation de la législature en deux branches dis-
tinctes. Le Conseil royal formait Chambre haute, les repré-
sentants du peuple composaient la Chambre basse. Les résolu-
tions de celle-ci dégagées de tout alliage, avaient bien plus
d'autorité sur l'opinion, et dessinaient mieux le rôle des co-
lons. On passa dans cette session, plusieurs bills importants
empreints de l'esprit démocratique qui animait la Cliambre.
Les élections furent rendues triennales; on créa des tribu-
naux inférieurs pour le jugement sommaire des affaires de
peu d'importance; la milice fut organisée sur un meilleur
pied; la procédure judiciaire reçut dé notables améliorations;
on s'occupa d'encouragement aux écoles primaires, et le trai-
tement du gouverneur fut soumis à un vote annuel.
Depuis la mort tragique de Leisler, la colonie se trouvait
fractionnée en deux partis, Tun dit démocratique, l'autre
appelé aristocratique. Ils avaient pris position dans la Cham-
bre, et se trouvaient dans un antagonisme très-ardent. C'était
un embarras gouvernemental ajouté à tant d'autres, et il fal-
hit une grande dextérité pour naviguer au milieu de ces
écueils. Mais abandonnés à eux-mêmes, les partis se transfor-
ment, se dissolvent et deviennent inoffensifs. Tel fut le sort
de ces deux fractions politiques. L'une souffrait déjà de divi-
sions intestines dès i 734 ; quant à l'autre, (le parti démocra-
tique), sa popularité reçut de graves atteintes lorsque
en 1737, quelques-uns de ses chefs acceptèrent des emplois
publics, ce qui, aux yeux de la masse, ressemblait à une
transaction avec un pouvoir chaque jour plus détesté.
11 n'apparaît point que le gouvernement civil et politique
reçut d'autres modifications jusqu'à la révolution de 1776.
LÉGISLATION DES lilAKOIRS 115
Section X
CONSIDÉRATIONS PARTICULIÈRES COCERNANT l'iNSTITUTION D: S MANOIRS
On a vu que dès le début de la province, les Hollandais,
dans Tespoir de hâter le peuplement du pays, en y intéres-
sant des gens riches, avaient créé des manoirs comprenant de
grandes étendues de territoire, et auxquels ils affectèrent des
privilèges de plus d une sorle, tels que la moulure du blé, la
chasse et la pêche sur les terres aliénées, et un droit de juri-
diction pour certaines natures d'affaires de Tordre judiciaire
et administrai if. De leur côté, les titulaires de ces manoirs
appelés patrons^ avaient appelé pour cultiver ces terres, des
hommes sans fortune auxquels ils faisaient des cessions soit
à perpétuité, soit à long terme, de certains lois déterminés,
à charge d'une redevance annuelle très-minime, et propor-
tionnée à la durée de la cession. Cette renie généralement
payable en nature, était stipulée non rachelable. Le patron se
réservait quelquefois certains services personnels, et un
droit proportionnel qui n excédait pas le quart du prix de
chaque vente successive, que les tenanciers et leurs héritiers
pourraient faire de tout ou partie de la terre. Le contrat ren-
fermait aussi une condition résolutoire, pour le cas de non-
exécution dans les termes convenus. Nous avons remarqué
aussi que les Anglais, après la conquête, commirent la môme
faute que les Hollandais, et constituèrent également des ma-
noirs dans rintérêt de certains favoris, et sans avoir Texcuse
invoquée par leurs devanciers.
Les patrons morcelèrent leurs domaines et les cédèrent suc-
cessivement en partie à long terme, et la plus grande por-
tion à perpétuité, moyennant une rente non rachetable. Celte
condition n'entravait en rien la libre disposition de la terre
par les tenanciers qui la transmettaient au même titre, à qui
11. 8
iU NEW-YORK.
bon leur semblait, mais grevée de la renie et des autres
charges, notamment du droit de lods et ventes. Quoique
celle nalure de contrat fût dans la donnée du temps, il suffi-
sait, déjà avant la révolution américaine, de la perpétuité de
la rente et des charges, pour troubler Tesprit inquiet et indé-
pendant des colons. Les tenanciers s'agitèrent à diverses re-
prises, et appuyés de la populace, ils eurent recours à Tinti-
midation envers les patrons. En 1766 notamment, plusieurs
émeutes éclatèrent dans la partie Est du manoir Rensselaer,
et spécialement dans le comté appelé Duchess, non loin d'Al-
bany. Elles avaient les caractères les plus sinistres. Ces
hommes égarés se portèrent chez deux patrons, MM. Van
Rensselaer et Livingston, citoyens environnés deTestime gé-
nérale, et créanciers très-bienveillants. Là, les chefs plus ou
moins intéressés à cette démonstration, escortés des émeu-
tiers, cherchèrent par des menaces de mort, et par des vio-
lences sauvages, à arracher aux patrons l'abandon de tous
leurs droits. La force armée obligée d'intervenir eut plusieurs
hommes tués et blessés, et môme dans un engagement, elle
dut fuir pour ne pas être écrasée par le nombre, quoique
quelques-uns seulement fussent intéressés dans la question.
Cependant Tautorité parvint à ressaisir ses droits et à étouffer
la révolte. Plusieurs hommes des plus avancés, nris en ju-
gement, furent condamnés à mort et exécutés. Ce lugubre
événement était d'un fatal présage pour les patrons.
La révolution américaine, en dépouillant ceux-ci de celles
de leurs prérogatives qui répugnaient au droit de souverai-
neté de rÉtat, réduisit leurs titres à une simple créance privi-
légiée pour la rente perpétuelle^ et pour leur quote-part dans
le prix des aliénations successives. Les tenanciers furent mis
désormais sur un pied d'égalité avec les patrons, devant la loi
civile et politique, et le titre ancien, considéré comme con-
trat ordinaire, tomba sous l'application de la section X de
l'article I" de la constitution des Étals-Unis qui porte :
LÉGISLATION DES MANOIRS. 115
« qu'aucun État ne passera de loi dont Tobjet serait de porler
atteinte aux contrats préexistants. »
Si cette considération, grave en elle-même, n'avait point
suffi pour amener les tenanciers au respect de leurs engage-
ments, la manière paternelle dont les patrons en usèrent tou-
jours vis-à-vis d'eux, aurait dû les retenir dans la voie de la
loyauté. Mais les passions ne se contiennent pas aisément,
surtout quand elles ont pour base Tintérèt individuel. On per-
suada aux détenteurs de terres, que le titre originaire des
patrons avait été obtenu par finaude, et qu'il était radica-
lement nul. On ajoutait qu'à supposer ce titre régulier, le
contrat passé entre le patron et eux, était entaché de féoda-
lité, par conséquent incompatible avec les principes démocra-
tiques, et n'avait aucune force obligatoire.
Ces prétentions radicales commencèrent à se faire jour dès
Tan 1811, et elles se produisirent fréquemment depuis, en
1813, 1839, 1845, etc. Les résistances à la loi et aux agents
chargés de son exécution, les scènes de violence à main
armée, le sang répandu dans diverses émeutes, l'impunité
laissée aux coupablespar des jurés intimidés ou complaisants,
forment de tristes pages des annales de cet État, pendant plus
de quarante ans.
Ce qui contribua particulièrement à fortifier les résistances,
ce furent les faiblesses et les hésitations du pouvoir exécutif,
et surtout les passions politiques qui, ayant toujours besoin
d'un appoint dans les élections, s'emparèrent de ce bélier
d'opposition pour]}attre en brèche le parti dominant. La cause
àesAnti'Renters (hommes opposés au payement de la rente fon-
cière), servit de point de ralliement aux opposants de toutes
sortes dans les élections; et la politique s'inféoda à des inté-
rêts privés pour les servir, non pour les modérer. Il fallait
passionner Topinion : l'on tint des meetings où les principes
les plus subversifs de tout ordre social furent proclamés, aux
applaudissements des masses, et les résistances à la loi se
116 NEW-YORK,
trouvèrent encouragées. Enfin, des mandais législatifs impo-
saient l'obligation aux élus de faire prévaloir ces idées. Rien
ne fut négligé pour perturber l'esprit public. Doit-on s'étonner
que les agents de Tautorité chargés d'obtenir obéissance à la
loi, furent assaillis, tués et blessés, et que nombre d'indi-
vidus dévoués à la défense de Tordre éprouvèrent le même
sort?
Au milieu de ces désordres, il est cependant consolant de
voir que les pouvoirs publics, malgré tout ce qui fut fait pour
les corrompre, restèrent fermes dans la ligne de leur devoir.
Longtemps ils crurent convenable de temporiser, pour laisser
passer Touragan populaire : Dans une session même, la
chambre des représentants voulut employer un terme moyen
qui n'était en réalité qu'une atteinte indirecte au droit de pro-
priété, mais celte proposition n'eut point de suites. Jamais on
n'arracha à la législature une seule mesure rétroactive ou
révolutionnaire pouvant invalider les contrats existants. Quant
aux cours de justice', elles repoussèrent toujours en prin-
cipe, toutes les prétentions élevées par les tenanciers, malgré
les clameurs et la pression du dehors ; ce qui n'est pas un
mince honneur et dont il est juste de leur faire hommage.
En face d'une situation si nette et si précise, n'est-il pas
surprenant de voir M. Laboulaye (p. 327), présenter les faits
et soutenir des doctrines en opposition complète avec ce qui
précède? Examinant la condition delà propriété foncière dans
l'État de New-York, en tant qu'elle se rattache au patronage,
il lui reconnaît un caractère féodal qui, à lui seul, suffisait
dit-il, à autoriser la législature à déclarer la rente foncière
rachelable. Puis, en s'autorisant d'un passage d'un roman de
Cooper, il ajoute :
« En 1846, la législature de New-York avait donc raison de
réformer la loi. D'une part, elle a mis un impôt sur les rentes
à long terme. De l'autre (la Constitution lui défendant de
toucher aux contrats), elle a décidé qu'à la mort du patron.
LÉGISLATION DES MANOIRS. 117
le tenancier pourrait convertir la rente foncière en rente
hypothécaire, et posséder ainsi la terre, en pleine propriéfé.
Cette deuxième mesure étaitjw^fe et bonne^ mais il est triste
d'avouer qu'on a fait la réforme, par déférence pour la jalou-
sie populaire, et qu'il ressort du roman de Cooper (Ravens-
nest)j un asservissement des magistrats à la popularité, qui
édifie médiocrement sur les vertus civiques de New- York. »
Comme tous les faits et les propositions de principes con-
tenus dans ce paragraphe sont complètement erronés, il est
essentiel de rétablir la vérité historique, ne fût-ce qu'à titre
de réparation envers la législature et les cours de justice de
New- York, non moins qu'envers Cooper qui n'a point tenu le
langage qu'on lui prête.
Et d'abord, M. Laboulaye dit avoir puisé ses renseignements
dans le roman intitulé : Ravetisnest, Cette source d'informa-
tion sur un point de législation, demandait peut-être par sa
nature même, à subir quelque contrôle, ne fût-ce que par dé-
férence pour l'usage qui prévaut parmi nous, d'aller chercher
dans un code officiel les actes de l'autorité souveraine. Mais
prenons le roman de Cooper puisque c'est l'autorité invo-
quée. Or comment s'exprime l'auteur dans sa préface? « La
Chambre des représentants dit-il, a ordonné (autant quune
seule branche du Corps législatif peut ordonner quelque chose)^
qu'à la mort du patron, le tenancier pourrait convertir la
rente foncière en rente hypothécaire, etc. »
On voit par ce texte, combien est malencontreuse la tra-
duction de M. Laboulaye : il prend la Chambre des repré-
sentants pour toute la législature, et il donne comme loi ce
qui, n'étant qu'un projet, n'a reçu l'agrément ni du Sénat
ni du gouverneur. Si M. Laboulaye avait pu se méprendre
sur le Pouvoir qui émettait cette résolution expectante, il
aurait dû être ramené à l'appréciation du fait réel, en tradui-
sant la phrase ainsi conçue, du texte de Cooper : so far as
one body oftlie Législature has power to enactmiything^ c'est-
M« NEW-YORK.
à-dirc : tout autant qu'une seule branche de la législature a
pouvoir d'ordonner quelque chose. Mais entraîné par la
théorie qu'il voulait faire prévaloir, cette phrase essentielle
lui a échappé, et il a affirmé comme existante une loi qui n'a
jamais vu le jour. S'il eût consulté les statuts de l'État de
New-York, il aurait trouvé la disposition suivante, qui forme
la section XIV de l'article l" de la Constitution de 1846 :
« A ravenir, aucun bail ou acte de concession temporaire
de terre arable ne sera valable si, étant fait pour plus de douze
ans, il contient la stipulation au profit du cédant, d'une
rente ou d'un service quelconque. »
Cette constitution, en effet, se bornant à défendre pour
lavenir seulement^ les baux à rente et à long terme, a impli-
citement consacré les contrats préexistants, de cette na-
ture *. Cooper connaissait trop les lois de son pays pour igno-
rer celle-là, et il se serait bien gardé surtout d'en supposer
une qui y aurait élé si contraire ! Beaucoup de tentatives ont
été faites depuis, pour battre en brèche la propriété des ma-
noirs ; mais toujours et invariablement, les mauvaises pas-
sions qui agitaient ce thème radical, sont venues expirer im-
puissantes aux portes du Capilole.
Je peux renvoyer M. Laboulaye aux documents législatifs
qu'il n'a point consultés, des années 1840,1842, 1844, 1846,
1848, 1853, 1854, et il demeurera convaincu en y jetant les
yeux, que bien loin de mériter le blâme qu'il jette fort in-
justement sur la législature de l'État de New-York, il a fallu
au contraire, à ce corps politique une grande force de ré-
sistance pour comprimer le flot qui voulait l'envahir à toutes
CCS époques. De ces divers documents je ne citerai qu'un
seul, c'est le rapport fait à la Chambre des représentants, de
1844, lequel embrasse tous les aspects des questions sou-
levées, et réfute victorieusement les théories avancées par
l'auteur français.
* Voir, dons ce sens, Kenfs Commentaries, 10* édition, vol. 3, p. 625.
LÉGISLATION DES MANOIRS. 119
Le rapport commence par établir que les cessions faites
aux tenanciers, loin de leur porter préjudice, leur ont été
profitables, car la renie stipulée comme prix était fort mi-
nime, et n'a point augmenté depuis deux siècles, malgré
la hausse extrême de toutes les valeurs, notamment celle des
terres concédées.
Les patrons ont toujours usé de beaucoup de bienveillance
. et de ménagement envers les tenanciers , à ce point qu'ils
ont quelquefois laissé s'accumuler plusieurs années d'arré-
rages dont le montant réclamé plus tard par les héritiers, a
été l'objet de résistances accompagnées d*actes de violence.
Je ferai remarquer en passant, que Cooper dit en propres
termes dans sa préface, que la condition des tenanciers était
si bonne, que dans le comté de Delaware, la partie honnête
des habitants avait repoussé les émeutiers qui se présen-
taient pour faire une démonstration contre le patron; vou-
lant ainsi prouver que dans un pays libre, le recours à la
force est un attentat contre la société, sans justification pos-
sible.
Le rapport ajoute que rien dans ces contrats ne respire la
féodalité^ et qu'ils peuvent parfaitement se concilier avec les
institutions démocratiques. C'est aussi ce que les Cours de
justice ont déclaré plusieurs fois. M. Laboulaye n'est point
de cet avis, mais il faut croire que ces législateurs et magis-
trats comprennent assez bien les institutions de leur pays !
Le rapport poursuit et dit, contrairement à l'opinion du
même professeur, « que la loi qui autorise à prendre une
propriété pour cause d'utilité publique, s'entend du cas où il
s'agit d'une entreprise publique, mais non d'intérêts privés,
et qu'ainsi la législature n'a point le droit d'exproprier les
patrons, des rentes à eux dues. »
Enfin ce même document fait complète justice du dernier
argument de M. Laboulaye, en disant « quil faut bien se
garder d'étendre le domaine de la législation à des matières
120 NEW-YORK.
qui doivent y échapper, et que s'il est vrai que rassemblée
générale ail le droit de régler l'ordre des successions, chose
toute d'avenir, qui se renferme dans le cercle de la famille,
elle n'est point autorisée à modifier les engagements préexis-
tants d'un débiteur, par le fait de la mort de son créancier;
celte mort n'étant d'aucune considération, puisque l'héritier
n'est que la continuation de la personne du défunt, ce qui
laisse les choses dans le môme état qu'auparavant. Ces prin--
cipes, dit le rapport, sont élémentaires et ne peuvent donner
lieu à une controverse sérieuse. »
M. Laboulaye en supposant l'existence d'une loi de 1846
en opposition avec ces principes, et en la déclarant juste et
bonne, a cédé à une étrange préoccupation, car outre le fait
qui est erroné, la thèse qu'il déclare juste, n'est soutenable
ni en droit français ni en droit américain.
Je n'insisterai point davantage sur le rapport législatif
dont je viens de faire une courte analyse, malgré la vigueur
de son argumentation sur les autres points. Je dirai seule-
ment que la chambre des représentants s'est approprié ce
document en l'adoptant, et que dans les sessions suivantes, la
législature n'a jamais varié dans l'appréciation des réclama-
tions portées devant elle par les tenanciers, malgré les nom-
breux changements survenus dans sa composition, par suite
des élections successives destinées à renouveler ce corps dé-
libérant.
Ajouterai-je que les Cours de justice statuant au fond ,
ont toujours et invariablement repoussé les prétentions des
tenanciers? Non. Je ne veux entrer dans aucun détail à ce
sujet*. Mais je dirai que si j'ai tenu à faire connaître l'opinion
de la législature de New-York, c'était dans le but de détruire
avec des arguments américains, les principes dangereux pro-
fessés par M. Laboulaye.
* Voir, entre autres, arrêt de la cour d'appel de l'État de New- York, de
mars 1859, confirmatif d un arrêt de la cour suprême du même État.
RAPPORTS AVEC LES INDIENS. 121
Après avoir rétabli les faits et présenté les véritables doc-
trines sur ce sujet intéressant, il est essentiel de faire
remarquer qu*à la manière dont on a parlé de ce mode parti-
culier de transmission de la propriété dans l'État de New-
York, on pourrait croire que c'est là un fait général et tout
à fait caractéristique, tandis que sur cinquante-neuf comtés
dont se compose cet État, trois ou quatre seulement pour-
iç'aient s'en plaindre; et même dans ces comtés, il y a bien
des exceptions à ce régime qui ne gêne en rien d'ailleurs
les aliénations. En présentant ces observations, je ne veux
pas diminuer l'importance des intérêts engagés, je tiens
seulement à donner une mesure aussi exacte que possible
des circonstances, pour mieux faire apprécier la situation
qui, en elle-même, n'a rien absolument de féodal, telle
qu'elle existe depuis la confédération américaine.
CHAPITRE XVI
RAPPORTS DE LA COLONIE AVEC LES INDIENS
On a vu p. 64, que les premiers pas des compagnons
d'Iludson dans le pays appelé alors Nouvelle-Hollande, au-
jourd'hui New- York, avaient été teints du sang des Indiens
de cette contrée, brutalement versé et sans cause sérieuse.
Depuis, des rapports obligés s'étant établis avec eux pour le
commerce de pelleteries et pour l'acquisition des terres né-
cessaires à la fondation de la colonie, les mésintelligences de
plus d'une sorte se multiplièrent, surtout à l'Est, où les tri-
bus plus belliqueuses supportaient moins patiemment les
injures et les injustices. Une succession d'incidents plus ou
122 NEW-YORK.
moins graves entraînèrent des luttes acliarnées qui, vers le
milieu du dix-seplième siècle, ne laissèrent aucun répit aux
colons pendant trois années consécutives. On y vit figurer
les Raritans et les llackensacks , deux tribus établies sur
THudson, auxquels on fit chèrement payer des torts provo-
qués à plaisir par quelques colons qui se servaient du rhum
comme d'un sûr moyen pour tromperies indigènes. La cupi-
dité suggérait aux habitants et trafiquants les mêmes moyens
que ceux employés dans les provinces voisines, envers ces
malheureux. De là cette exclamation qui échappa à ces der-
niers dans plusieurs circonstances : « C'est vous, disaient-ils
aux Européens, qui nous avez vendu du rhum, c'est vous
qui nous avez rendus insensés! Vous avez vous-mêmes, égaré
votre propre raison en buvant comme nous! A vous la
faute si nous tuons quelques-uns des vôtres ! C'est le rhum
seul qui fait tout le mal * ! » Qu'on joigne à ces griefs le
refoulement continu des Indiens dont les territoires de
chasse se rétrécissaient de plus en plus, et l'on trouvera là
comme ailleurs, les causes principales de désaffection et de
haine qui engendraient d'une part, des conspirations, et de
l'autre, d'impitoyables représailles.
Par suite du démembrement assez hâtif de la province
d'où l'on tira le New-Jersey, la Pensylvanie et le Delaware,
les colons de New-York eurent principalement pour voisins
les If oquois ou Cinq-Nations, tribus les plus belliqueuses de
toute r Amérique du Nord, en même temps qu'elles étaient les
plus féroces et les plus habiles. 11 fallut compter avec cette
confédération, et son appui était de haute importance car
elle étendait au loin son patronage. D'un autre côté cepen-
dant, une alliance avec elle entraînait la colonie dans des
démêlés avec les tribus qui lui étaient hostiles. Enfin
une circonstance particulière donnait une influence très-
« Dunlap, 1" vol., p. 69.
RAPPORTS AVEC LES INDIENS. 125
grande aux Iroquois. Établis sur les bords des grands lacs du
Canada, ils occupaient une situation intermédiaire entre cette
possession appartenant aux Français, et la province de New-
York qui fut conquise de bonne heure par les Anglais.
Mais outre les peuplades localisées dans €es régions, le
commerce se livrait à la traite des Indiens avec les Indes
occidentales, soit comme importation, soit comme exporta-
tion. Les Indiens importés arrivaient comme esclaves, ils
avaient une condition différente des tribus locales, aussi est-
il nécessaire de bien déterminer la position respective de
tous, pour Tintelligence de leur histoire.
Les Iroquois de môme que les autres tribus du voisinage
jouissaient d'une complète indépendance ; c'est ainsi qu'ils
pouvaient faire le commerce, vendre leurs terres, faire, après
la guerre, des traités de paix, etc. Cependant celte indépen-
dance n'était pas sans quelques restrictions : ainsi la colonie
se réservait le monopole du trafic avec ces Indiens, et elle le
centralisait dans quelques mains pour éviter l'ingérance de
colons sans considération, et de trafiquants étrangers qui
pouvaient semer le désordre et fomenter des insurrections
parmi ces peuplades. La vente des terres aussi, n'était vala-
ble qu'autant qu'elle avait l'agrément des gouverneurs. Sauf
ces restrictions qui dérivaient de la souveraineté et tenaient
à la police du pays, les tribus étaient maîtresses de leurs ac-
tions. Plus d'une fois, T Angleterre chercha à les amener à
une soumission volontaire qui leur aurait assuré son appui et
5a protection dans les traités avec la France, mais la force
seule aurait pu leur arracher cette abdication. Les Iroquois
s'y refusèrent hautement, en disant qu'ils ne relevaient d'au-
cune puissance, qu'ils étaient libres et qu'ils entendaient
maintenir leur liberté ' .
Cependant au fur et à mesure de Texpansion de la coloni-
« Dunlap, !•' vol., p. 175.
124 NEW-YORK,
sation, et de la décroissance des forces des indigènes qui s'é-
puisaient dans des luttes sans fin, là suprématie de TAngle-
terre se fit accepter, sinon toujours d'une manière nette et
formelle, au moins virtuellement vis-à-vis de certaines tri-
bus. C'est ainsi qu'on voit, en 1671, chose tout à fait rare
dans les colonies anglaises, un gouverneur de New-York
nommer d'office un sachem ou chef et un constable, à la
tribu des Shinnacocks. On prenait, il est vrai, des chefs
parmi eux, mais ils n'avaient point été consultés sur ces
choix auxquels ils étaient tenus de se soumettre *. 11 faut
que cette tribu ait été réduite alors à une bien grande im-
puissance, pour avoir toléré un pareil outrage.. Mais les
gouverneurs aussi bien que les colons ne se faisaient jamais
faute d'abuser de la force et de la contrainte lorsque les cir-
constances le leur permettaient.
Si nous considérons maintenant l'Indien en tant qu'indi-
vidu, son sort dépendra des circonstances : tant que la tribu
sera en bonne intelligence avec la colonie, il sera libre dans
tous ses rapports avec les agents locaux et avec les habitants,
sauf l'exécution des règlements de police destinés à main-
tenir l'ordre. Tombera-t-il prisonnier de guerre? 11 subira le
joug de l'esclavage. Il en sera de même si, par la ruse ou par
la violence, il est l'objet d'un rapt qu'on puisse soustraire
aux recherches de sa tribu. Mais la plus abondante pépinière
d'esclaves indiens, se trouvait aux Indes occidentales ; c'est
de 15 que provenait la majeure partie de ceux que possédaient
les colons. Si quelques-uns des individus de cette origine ve-
naient à être afl'ranchis, ils étaient comme déclassés, n'appar-
tenant à aucune tribu locale, et d'un autre côté, ne pouvant
jamais être assimilés aux blancs. On a vu dans le précédent
volume, que dès 1712, le Massachusetts avait voulu mettre
un terme à l'importation de cette sorte d'esclaves, mais rien
« Dunlap, 2« vol., appendix, p. 119.
RAPPORTS AVEC LES INDIENS. 125
de pareil ne se remarque pour la colonie de New-York. Ce-
pendant le travail des indigènes étant reconnu de beaucoup
inférieur à celui des noirs et des blancs, ce trafic cessa par
l'intérêt même qu^avaient les colons à n'y plus recourir.
Dans mon ouvrage sur Tesclavage, j'ai expliqué la condi-
tion civile du noir esclave. A beaucoup d'égards, celle de
rindien était identique, lorsqu'il était soumis à ce joug.
Mais la province aussi bien que la ville de New-York avaient
édicté des mesures particulières en ce qui concernait les In-
diens libres et non libres, j*en vais dire quelques mots :
Par le code de lois dites Lois du Duc, défense expresse était
faile de vendre aux Indiens sans distinction des armes à
feu, des munitions, des bateaux et des liqueurs spiritueuses,
sans une permission du gouverneur.
Une loi de 1691 fil plus encore : elle fixa à quinze gallons
la quantité minimum de rhum dont elle autorisait la vente
à un Indien libre. Quant aux esclaves, il y avait prohibition
absolue de leur en fournir, à moins que ce ne fût du consen-
tement de leurs maîtres.
Ces précautions étaient de la plus grande importance pour
conserver la paix avec les tribus, aussi bien que le bon ordre
dans le pays.
Toute plainte portée par ces Indiens devant une cour de
justice à raison d'un grief quelconque, devait être prompte-
ment examinée, et justice immédiate faite, de même que s*il
s'agissait d'un procès entre chrétiens (Duke's Laws). Cette
disposition pleine de justice ne se trouve point dans les lois
des autres colonies.
Si un esclave indien sortait après le coucher du soleil sans
son maître, ou sans être accompagné de quelque personne
de race blanche, il était tenu de porter à la main une lan-
terne allumée, sous peine d'emprisonnement et d'une fla-
gellation qui ne pouvait dépasser quarante coups de fouet
(loi de 1731).
\m NEW-YORK.
I^ peine du fouet était appliquée aux esclaves indiens et
autres qui se réunissaient le dimanche au nombre de plus
de trois, pour jouer ou faire du bruit. La chaîne était, on le
voit, très-serrée, et cependant le prétendu complot noir
de 1742 n*avaif point encore éclaté. On a peine à se rendre
compte de cette sévérité de la loi pénale, lorsqu'on remar-
que qu'il était permis aux esclaves de la campagne, d'acheter
et de vendre sur le marché de la ville, du blé indien et des
fruits de diverses sortes dont ils tiraient profit. Mais l'usage
de cette liberté parut plus tard, dangereux, et il fut prohibé
par une loi de 1740*.
Telle était à peu près, en état de paix, la condition civile
cl politique des Indiens libres et esclaves.
Qu'était devenu le dessein bruyamment annoncé de chris-
tianiser et de civiliser ces peuplades sauvages? On ne trouve
nulle trace dans les archives de la province, d'un effort sou-
tenu pour y parvenir. Tout au contraire, je montrerai plus
loin, qu'on cherchait comme à plaisir, à surexciter leurs in-
stincts féroces pour en faire d'utiles auxiliaires dans la
guerre. Si des Français mal inspirés eurent recours aux mê-
mes extrémités, on eut en retour la consolation de voir
leurs missionnaires gagner la confiance de bon nombre
d'Indiens et faire des conversions parmi eux, môme chez
les Iroquois, malgré leur hostilité presque constante contre
la France. Si ce travail chrétien n'atténue pas les cruautés
qui se commettaient, tout au moins prouve-t-il que la con-
quête n'était pas, comme chez les New-Yorkais, le seul but de
la possession du territoire. On a prétendu que l'intervention
des missionnaires français était plutôt politique que reli-
gieuse, c'est là une assertion toute gratuite. La présence de
ces hommes de dévouement dans ces régions, précéda de
beaucoup la guerre entre les deux nations ; leur action avait
> Voir Dunlap, 2" voL, appendiœ, p» 157 et \G6.
RAPPORTS AVEC LES INDIENS. 127
donc un autre mobile. Si plus tard, ils se trouvèrent
avoir une part d'influence dans la lutte année, c'était alors
un fait tout occasionnel qui n'enlevait rien au mérite de la
spontanéité de leur ministère évangélique. Ces mission-
naires furent toujours Tobjet d'une jalousie excessive de
la part des colons anglais qui ne pouvaient, sans dépit,
les voir réussir là où leurs ministres échouaient la plupart
du temps. Ce sentiment s'envenima encore par l'établisse-
ment dans la colonie, de réfugiés huguenots dont le nom-
bre, à la fin du dix-septième siècle, allait toujours en aug-
mentant. C'est à cette double cause qu'il faut attribuer sans
doute, les proscriptions acerbes et sanguinaires fulminées
contre les prêtres catholiques en 1701, et qui souillent les
annales de cette colonie.
Outre les rapports naturels qui existaient entre les colons
et les Indiens, et qui amenaient des engagements plus ou
moins fréquents à main armée, un nouveau ferment de dis-
corde fut jeté parmi eux. Je veux parler des guerres d'in-
fluence qui éclatèrent entre la France et l'Angleterre et dont
le théâtre fut transporté en partie d'Europe en Amérique. La
France ayant pris pied en Acadie et au Canada, se fit d'ar-
dents adversaires des Iroquois et d'autres tribus qui étaient
en possession de ces contrées. D'un autre côté, ces Indiens se
trouvaient eux-mêmes en lu lie ouvei'te avec des tribus voi-
sines, en sorte que quand les deux puissances européennes
vinrent se mesurer sur ce continent, tous leurs efforts ten-
dirent à enrégimenter sous leurs bannières, ces tribus rivales
pour en faire des auxiliaires destinés à ménager leurs propres
forces. Les Iroquois plus particulièrement, se trouvant placés
entre le Canada et les provinces anglaises, jouaient un rôle
considérable, car ils couvraient le pays qui savait si bien se les
attacher. Leur alliance était donc très-recherchée. La province
de New-York que sa situation rendait plus vulnérable, eût été
impuissante à contenir le flot qui plusieurs fois, menaçait de
128 NEW-YORK.
renvahir, car dans la première de ces guerres infercoloniales,
les secours de TAngletcrre étaient nuls ou à peu près. Mais
les provinces voisines de New-York, intéressées comme elle,
quoique moins immédiatement exposées, vinrent à son aide.
C'est dans celte première guerre qui date de 1689, que
ces colonies formèrent un concert d'action qui élait le pré-
lude éloigné d'une confédération plus importante, deslinée 5
chasser TAngleterre d'un pays dont on cherchait alors
à lui assurer la conservation. Je n'entrerai dans aucun détail
sur ces guerres qui sortent du cadre que je me suis tracé et
qui n'ont pas un trait direct au but que je me suis proposé.
Qu'il suffise de savoir qu'elles furent signalées par des actes de
cruauté et de barbarie qui ne permettaient pas de distinguer
entre les blancs et les rouges, de quel côté élait la civilisation.
Dans quelques circonstances, on put considérer l'esclavage
comme un bienfait, car les Indiens, au lieu de massacrer les
femmes et les enfants, les retenaient prisonniers dans Tcspoir
de les vendre au marché établi au Canada. Ces malheureuses
créatures, une fois aux mains des Français qui les achetaient,
trouvaient dans la bonté de leurs maîtres, une condition très-
supportable comparée à ce qu'ils redoutaient de la férocité
des Indiens. Quelquefois des enfants blancs tombés dans les
mains de ceux-ci, restaient parmi eux, et se façonnaient si
bien à celte existence nomade, qu'ils refusèrent plus tard de
retourner avec leurs parents *. C'est là un trait de mœurs qui
met en évidence la bonté naturelle de l'Indien, lorsqu'il n'a
point de vengeance à exercer. 11 est du reste, reconnu par
tous, que lorsqu'il a possédé des esclaves, autrefois comme
dans le temps présent, il les a constamment traités avec une
grande humanité et d'une façon toute patriarcale.
Dans ces guerres intercoloniales qui sévirent au Sud comme
au Nord, et auxquelles ces diverses provinces prirent une
« HildreUi, 2* vol., p. 137.
UAPPORTS AVEC LES INDIENS. • 129
part plus ou moins active, tant par des contingents d'hommes
que par des subsides en argent, les engagements furent par-
tout cruels, et souvent sans merci. Et ce qui est triste à dire :
c'est que des deux parts, Français et Anglo-Américains, stimu-
laient par Tappât de l'or, les instincts cruels des indigènes !
Ainsi, plus d'une fois on mit à prix la tête des blancs, et la ré-
compense promise n'était délivrée que sur la remise des scalps
des gens massacrés ! Les blancs se livraient eux-mêmes à ces
acies barbares, aussi bien que les Indiens! « Scalper est de-
venu chose si commune, dit un historien en parlant de Tannée
1 757, qu'on en voit des exemples cités dans tous les journaux
du temps*. » Ces pratiques odieuses avaient des conséquences
plus étendues qu'on ne l'imaginait souvent, car l'appât de la
prime poussait quelquefois les indigènes à tuer de sang-
froid, des hommes tout à fait inoffensifs, pris peut-être dans
les rangs de ceux qui les payaient ! Était-ce là le but qu'on
se proposait en s'emparant de ce continent? Venait-on y dés-
apprendre la civilisation et déshonorer le caractère de loyau'é
dont on tirait tant d'orgueil en Europe? Quel fonds pouvait-
on faire sur ces professions de foi religieuse qui n'apparais-
saient alors, aux yeux de tous, que comme un masque des-
tiné à mieux couvrir des actes réprouvés par la religion ? Tel
était l'enseignement qu'on donnait aux Indiens ! et l'on serait
surpris aujourd'hui du peu de progrès qu'ils ont faits dans la
civilisation, après plus de deux siècles de contact avec les
blancs ? Mais ne devrait-on pas au contraire, être étonné du
point élevé où sont parvenus de nos jours, certaines tribus,
malgré tous les obstacles jetés sur leurs pas? On verra plus
tard la vérification de cette proposition.
* Dunlap, 2* vol., appendiœ, p. 170, 180, 184, etc.
130 NEW-JERSEY.
CHAPITRE XVll
COLONIE DE NEW-JERSEY
Section I
GOUVERNEMENT DE PROPRIÉTAIRE. — CHARTE. — QUITRENTS. — VICISSITUDES.
Dans le chapitre consacré à la province de New- York, on a
vu que le duc dTork à peine saisi de Timportanle concession
que lui fit son frère le roi Charles II, en détacha en 1664,
tout un territoire confiné en grande partie, d'un côté, par
l'océan Atlantique et THudson, et de l'autre, par la rivière De-
laware, et dont il fit cession lui-même, à Georges Carlerct et
à lord Berkeley. Celte possession dès lors, forma une colonie
distincte, sous le nom de New-Jersey. L'Amérique anglaise al-
lait compter une fois de plus, un gouvernement de Proprié-
taire.
J'ai déjà expliqué que dans Tesprit des institutions de cetle
époque, on faisait une distinction sérieuse entre la concession
du territoire lui-même, et l'octroi de la prérogative de le
gouverner. Le duc d'York avait reçu de son frère ces deux
avantages à la fois, par la charte qui en. fait mention. Mais la
cession par le duc à Carteret et à Berkeley, très-explicite pour
la détermination des limites du territoire cédé, était muette
quant aux pouvoirs de gouvernement, quoiqu'il semblât à
ceux-ci, eu égard à la vaste étendue du territoire cédé, que
ces pouvoirs se trouvaient compris implicitement dans le
pacte de 1664. Toutefois, on verra plus loin les difficultés
qui naîtront de ce silence, et je signalerai une particularité
fort curieuse de droit publiCé
Les nouveaux Propriétaires se mirent protnptement â
Toeuvre, et convaincus qu'ils étaient légitimement saisis de
CHARTE. 131
rautorité souveraine, ils publièrent une charte de gouverne-
ment, sous le titre de Concessions et pacte offerts par les Pro-
priétaires de New-Jersey à tom ceux qui voudront s*y établir
pour coloniser.
Voici quelques points substantiels de cette charte :
On offrait à chaque immigrant une certaine quantité de
terres, proportionnée au nombre de personnes qu'il amènerait
libres ou esclaves, et suivant l'époque plus ou moins rappro-
chée du début, moyennant une rente foncière extrêmement
minime, variant d'un demi penny à un penny par acre, et
qu'on appelait quitrent. Les mômes avantages étaient offerts
aux serviteurs engagés {indented servants)^ à l'expiration de
leur temps de service.
L'administration de la province était confiée à un gouver-
neur et à un conseil de douze membres nommés par les Pro-
priétaires.
Le pouvoir législatif reposait dans le gouverneur, le
conseil, et un nombre déterminé de représentants nommés
annuellement par les propriétaires fonciers habitant la pro-
vince. Ces trois individualités réunies constituaient l'assemblée
générale chargée de la confection des lois, et ayant pouvoir
de se réunir et de s'ajourner à sa volonté. Les lois, môme
agréées par le gouverneur, étaient sujettes à l'approbation
des Propriétaires.
L'assemblée avait encore la prérogative d'instituer des
cours de justice, môme des manoirs avec leurs juridictions
distinctes ; de lever seule des taices sur les terres et les mar-
chandises, de créer une force militaire, de naturaliser les
étrangers, etc.
Le gouverneur et le conseil avaient le droit de nommer les
juges et officiers des cours instituées, pourvu qu'ils les choi-
sissent parmi les freeholders c'est-à-dire propriétaires fon-
ciers ; mais ces fonctions étaient révocables à volonté.
Les Quakefs jouissaient de la dispense du serment, moyen-^
132 NKW-JERSEY.
nanl une aftîrmalion qui en tenait lieu, et les soumettait aux
mêmes peines que les parjures, en cas de fausse déclaration.
La liberté de conscience était garantie, mais on verra bien-
tôt que ce précieux avantage ne tarda pas longtemps à s'af-
faiblir, non par le fait des Propriétaires, mais grâce à Tin to-
lérance des sectes *.
Il est digne de remarque que ces libertés émanaienj
d'hommes qui, en Angleterre, les eussent repoussées avec
mépris. Devenus Propriétaires d'une colonie, ils rivalisaient
de largesses avec leurs voisins pour attirer les émigrants
de leur côté, et pour féconder leurs possessions, à Taide
d'une judicieuse solidarité d'intérêts. Le moyen était habile,
il eut plein succès.
Mais pendant que ces institutions se préparaient en An-
gleterre, il se passait dans la colonie, un fait qui semble
d'une importance secondaire, et qui fut cependant un sujet
de troubles et de désordres persévérants. J'en vais parler
sommairement : avant que Nichols gouverneur de la pro-
vince de New-York eût connaissance du démembrement qu'en
faisait le duc dTork, en faveur de Carteret et de Berkeley, il
avait imaginé, pour peupler la partie appelée New-Jersey, d'au
toriser un certain nombre d'individus à y acheter des terres
directement des Indiens, sans aucune réserve de qmtrent au
profit de son maître, en tant que souverain du pays. Des ha-
bitants de Long-Island se prévalant de cette faveur spéciale,
achetèrent des tribus du voisinage, une grande étendue de
terre à TEst de la colonie, et dont ils payèrent le prix. Le titre
quoique émanant d'une collection d'Indiens, n'était revêlu
que de la marque d'un seul chef, mais il reçut la confirmation
de Nichols. Bientôt, sur partie des tcvres achetées, on vit
surgir trois petites communes appelées Elizabethtown, Wood-
bridge et Piscataway. Un peu après, d'autres cultivateurs de
« T. F. Gordon's History of New- Jersey, p. ii5-26.
CONDITION CLÉRICALE PURITAINE. 13
Long-Island s'établirent près de Middletown, et des familles
de la Nouvelle-Angleterre prirent possession de Shrewsbury,
deux localités qu'on suppose avoir été fondées par les Hol-
landais et les Anglais.
Cette région contenait encore quelques communes peu-
plées par des Hollandais, antérieurement sans doute à la
conquête, telles que Bergen sur FHudson, en face de New-
York, et une ou deux autres dans la baie de Newark.
C'est dans cet état de choses, que Carteret et Berkeley nom-
mèrent pour gouverneur de leur province, Philippe Carteret
frère de l'un d'eux. H arriva en Amérique en 1665 avec une
trentaine d'émigrants, et tous se fixèrent à Élizabethtown qui
fut considérée comme la capitale de ce nouveau pays, quoi-
qu 'alors elle ne comptât pas plus de quatre maisons. Son pre-
mier soin fut de confirmer les concessions faites par Nichols,
el il expédia des agents dans les provinces de l'Est, pour rendre
publics les avantages offerts par les Propriétaires, et pour at-
tirer des émigrants. La Nouvelle-Angleterre répondit à son
appel. Toutefois Tesprit de secte était encore tellement étroit
et jaloux, que des émigrants du Conneclicut en venant fonder
quelques communes, sollicitèrent et obtinrent la faveur spé-
ciale de se gouverner comme ils l'entendaient. Ils reprodui-
sirent alors celte malheureuse loi du Massachusetts qui faisait
dépendre la jouissance des droits politiques, de la qualité de
membre de l'Église puritaine*. La contagion heureusement,
ne gagna point les autres parties du territoire, mais on voit
que dès le principe, la liberté de conscience qui était la base
du pacte social, se trouvait violée.
En 1668, le gouverneur convoqua une assemblée géné-
rale pour pourvoir aux premiers besoins de la colonie, mais
deux sessions successives ne donnèrent que des résultais
insignifiants. Quelques communes même dénièrent à l'assem-
* Bancroft, p. 3i5.
154 NEW-JERSEY,
blée toute autorité sur elles, en se fondant sur ce qu'elles
avaient obtenu, en se constituant, le self-govemment^ Ce
n'était là qu'un prélude à des difficultés plus graves.
Le moment vint où le gouverneur exigea le payement
des quitrents pour toutes les terres occupées par les colons.
Ceux qui possédaient en vertu de licences données par Ni-
chols, refusèrent tout payement, en alléguant qu'ils n'avaient
point acheté du souverain, mais des Indiens directement,
et que leur situation n'avait rien d'analogue avec celle des
possesseurs dont le titre postérieur rentrait dans les condi-
tions de la charte. Maïs ceux-là même dont les obligations
n'étaient guère contestables, firent cause commune avec les
autres; et de toutes parts, il y eut résistance. Les mécontents
convoquèrent eux-mêmes révolutionnairement une assem-
blée dans le but d'aviser, et les délégués nommés se consti-
tuèrent seuls et choisirent un gouverneur. Une fois jetées
dans cette voie, les choses suivirent une pente rapide : on
s'empara des officiers chargés de faire exécuter les ordres de
Carteret, on confisqua leurs biens, et lui-môme pour échapper
à un sort plus terrible peut-être, ne trouva son salut que
dans la fuite '.
Ces perturbations duraient depuis deux années, lorsque le
duc d'York qui se considérait encore comme souverain de ce
territoire, témoigna aux colons sa désapprobation de leur
conduite ; et le roi leur envoya l'injonction de se soumettre
aux Propriétaires, et de payer les rentes réclamées. Mais
avant l'époque fixée pour le rétablissement de Tordre, New-
Jersey ainsi que New-York étaient retombés aux mains des
Hollandais qui en avaient reconquis la possession. Le nouvel
état de choses ne fut pas de longue durécj car parle traité de
Londres de 1674, la Hollande restitua à l'Angleterre les
* Hildreth, 2* vol., p. 53.
« T. F. Gordon, p. 29.
REPRISE DE POSSESSION. 135
colonies qu'elle lui avait enlevées, notamment New-York et
New-Jersey.
A roccasion de la dépossession momentanée de l'Angleterre,
dépossession qui avait exigé un traité avec la Hollande pour
opérer la réintégration de Tautorité perdue, on prétendit que
les droits du duc d'York sur les deux provinces, s'étaient
évanouis par la conquête hollandaise, et que le traité de paix
les avait fait rentrer à la couronne ; qu'ainsi il y avait néces-
sité d'une nouvelle investiture au profit du duc. Cette consi-
dération ne pouvait entraîner aucune difficulté sérieuse, car
le roi s'empressa de renouveler la concession primitive, et
dans les mêmes termes. Mais si le principe était vrai, il deve-
nait indispensable de l'appliquer au titre de Carteret et de Ber-
keley. Le duc, qui n'était point sans regret d'avoir aliéné une
si belle province, hésitait, et il eût volontiers exigé des avan-
tages nouveaux en retour de ce service. Cependant Je sou-
venir d'anciens rapports d amitié avec les deux nobles anglais,
triompha de ses incertitudes intéressées, et il réitéra à leur
profit la concession originaire, sans y rien changer, et en
laissant toujours planer le doute sur l'octroi de toutes les
prérogatives de gouvernement.
New-Jersey avait été réuni à New-York sous la courte do-
mination hollandaise. Il en fut de même après la repnse
de possession par l'Angleterre. Andros administra ces deux
colonies pour le compte du duc d'York, jusqu'à ce que George
Carteret et Berkeley pussent reprendre le gouvernement de
New-Jersey. Malgré les mauvais traitements dont il avait été
précédemment l'objet, ce fut encore Philippe Carteret qui
reçut la commission de gouverneur. On ne s'explique guère
ce choix, car outre les précédents dont le souvenir était fâ-
cheux, il avait à vaincre l'impression pénible d'une nouvelle
charte qu'il apportait, et qui était restrictive des libertés pré-
cédemment acquises. Ainsi on transférait de l'assemblée au
gouverneur et au conseil seuls, le pouvoir d'accorder des
^56 NEW-JERSEV.
naturalisations, d'approuver ou de rejeter les ministres
choisis par les différentes sectes, et dont le traitement serait
à la charge de la colonie. En outre, le gouverneur avait seul
la prérogative de fixer Tèpoque et le lieu des sessions de la
législature, et de ftûre des ajournements, à sa volonté, comme
aussi de diviser le pouvoir en deux corps dont Tun composé
des membres du conseil, et l'autre des députés élus par les
freeholders^
Cette nouvelle charte n'allait s'appliquer qu'à la partie Est
de New-Jersey, la seule peuplée, la seule aussi qui dût rester
à G. Carteret. En effet, cette atlribution résultait du partage
déjà convenu entre les deux concessionnaires, de la totalité
du territoire concédé, au moyen d'une ligne inclinée partant
de Utile Egg harbour sur lOcéan, et s'étendant jusqu'à la
frontière Nord-Ouest. Cette division se réalisa un peu plus
lard en 1676.
Ces arrangements n'avaient qu'un intérêt secondaire pour
les colons, et leur attention se portait alors sur un grave em-
piétement que se permettait Andros gouverneur de New- York.
P. Carteret témoin du succès du commerce de cette province,
dirigea les efforts de sa colonie vers le même but, et essaya
des rapports directs avec l'Angleterre. Cette rivalité était me-
naçante pour leurs voisins : elle éveilla la sollicitude, mieux
vaudrait dire la cupidité d'Andros qui fit revivre les préten-
tions du duc d'York sur New-Jersey, en le rendant tributaire
de son autorité souveraine. Il fit main basse sur les vaisseaux
engagés dans le commerce avec ce pajs naissant, il commit
encore d'autres exactions, et il poussa la hardiesse jusqu'à
arrêter Phil. Carteret, et à l'emmener prisonnier à New-York.
Cependant George Carteret, qui ne pouvait rester impassible
en face de pareils outrages, s'adressa au duc lui-même : il
invoqua leurs anciens rapports d amitié, et à la faveur de ces
« Gordon, p. 3*.
QUAKERS. 137
considérations seulement, le prince se relâcha de ses exi-
gences, mais sur la partie Est seulement, qui devait rester à
son ami. On ne faisait donc que déplacer le champ de la
lutte, car désormais, c'est dans l'Ouest de la province et
avec les Quakers destinés à le peupler, que la question de
prérogative va s'agiter de nouveau.
Chacune des deux parties Est et Ouest de New-Jersey étant
appelée à avoir des institutions et un gouvernement distincts,
il convient, pour mettre plus de clarté dans le récit, de con-
sidérer l'une et l'autre sous des paragraphes séparés, jusqu'à
ce que les événements politiques les réunissent une fois de
plus, sous une seule domination.
Section II
MEW-JERSEY-OUEST. — QUAKERS. — CHARTE. — DIFFICULTÉS DE
GOUVERNEMENT. — INTOLÉRANCE.
Berkeley, auquel par un partage'provisoire, était échue la
partie Ouest du New-Jersey, fatigué des luttes à soutenir pour
le payement des quitrents^ et redoutant les conséquences des
prétentions du duc d'York, qui pouvaient de beaucoup ap-
pauvrir ses possessions, se décida à les aliéner. 11 se mit en
rapport avec deux Quakers anglais : John Fenwicke et Edouard
Byllinge, lesquels moyennant un prix de mille livres ster-
ling, prirent son lieu et place, le 18 mars 1673. La part de
chaque acquéreur ne se trouvant pas bien déterminée, un dé-
bal allait s'ensuivre, lorsque William Pcnn, Quaker lui-même,
s'interposa et régla le différend, à la satisfaction commune.
Fenwicke fut le premier à se rendre en Amérique ; il partit
en 1675, emmenant sa famille et quelques Quakers intéres-
ressés comme lui dans l'entreprise. Ils prirent terre dans un
lieu d'un aspect riant, sur la Delaware, et lui donnèrent le
nom de Salem.
Quant à Byllinge associé de Fenwicke, engagé dans de^
138 NEW-JERSEY-OUEST.
affaires dô commerce très-étendues, il essuya des pertes con-
sidérables qui l'obligèrent à céder tous ses biens à ses créan-
ciers, pour obtenir d'eux sa libération. Ceux-ci formèrent
une union, et désignèrent pour commissaires chargés des
intérêts communs, trois d'entre eux appartenant à la secte
des Quakers; de ce nombre était William Penn. D*accord
avec Fenwicke, l'intérêt collectif dans la colonie fut divisé
en cent parts dont dix seulement revenaient à ce dernier.
Quant aux quatre-vingt-dix autres attribuées aux créanciers
Byllinge, les besoins de la liquidation étant pressants, force
fut de les vendre; elles se trouvèrent bientôt en diverses
mains. L'administration de Jersey-Ouest n'en devait pas
moins avoir un gouvernement unique, mais le souverain était
multiple. C'était la première colonie quaker qu*on allait
fonder en Amérique. Comme les principes de la secte ont
exercé beaucoup d'influence sur la marche du gouvernement
de cette partie du New-Jersey et de la Pensylvanie, et que
les bases de cette société sont entièrement différentes de
celles du New-Jersey-Est peuplé de Puritains, il n'est pas
sans intérêt de parler sommairement ici du credo des Quakers,'
en opposition avec celui de leurs voisins.
De toutes les formes du protestantisme, le quakerisme af-
fectait le plus d'indépendance dans les matières spirituelle
et temporelle. Pour les membres de cette secte, la Bible n'é-
tait qu'un texte obscur qui avait besoin d'être éclairé par
cette étincelle divine qu'ils appelaient lumière intérieure
{inner Ught) ^ et que chaque homme porte en lui, plus ou
moins vive. A la lueur de ce précieux fanal, la vérité se ré-
vélait et déterminait la conviction. Si cette doctrine était
fondée, il y aurait pour tous, une sorte d'indépendance indi-
viduelle, mais inégale, et qui ne serait pas sans danger, puis-
que la raison de chacun serait éclairée d'une manière variée
et différente. Mais par-dessus tout, cette raison se subalter-
niserait à une sorte d'illumination qui pourrait l'éblouir et
QUAKERS ET PURITAINS. 159
la détourner des voies qui lui sont propres. En fait, c'était
un mélange confus de raisonnement et de superstition, à l'aide
duquel on justifiait par le sentiment intime, ce qu'on ne
pouvait définir autrement; et pour donner plus de poids
aux croyances, on les plaçait sous le rayon de la divine lu-
mière.
Du domaine spirituel, les Quakers transportaient cette
indépendance dans la vie pratique. Pour eux, toutes les opi-
nions religieuses étaient admissibles : chacune d'elles conte-
nait une parcelle de vérité. Différents en cela des Puritains qui
réclamaient la liberté de conscience et ne la pratiquaient que
pour eux seuls, à l'exclusion de tous autres; les Quakers,
conséquents avec leurs doctrines, admettaient la tolérance
pour tous les cultes. Ils se séparaient aussi des Puritains en
un point très-important : ceux-ci s'appuyant presque exclusi-
vement sur TAncien Testament et sur la loi de Moïse qui était
dure et cruelle, n'avaient recours qu'au glaive, comme moyen
efficace de conversion. Les Quakers, au contraire, n invo-
quaient que le Nouveau Testament, c'icst-à-dire la douce loi
de TÉvangilc, pour triompher par la persuasion; aussi re-
poussaient-ils Tétat de guerre comme cruel et barbare, et
ils résistaient à toute organisation militaire. Ils allaient plus
loin encore : très-enclins à la passivité, ils voulaient refuser
à la loi pénale la sanction du bras séculier. A l'inverse des
Puritains qui reconnaissaient aux synodes une certaine auto-
rité sur la doctrine, les Quakers rejetaient toute suprématie
religieuse, mais ils étaient loin de se montrer hostiles au
pouvoir séculier. Ils s'efforçaient de distinguer d'une manière
bien tranchée, l'hommage qu'ils devaient à Dieu, de la défé-
rence seulement qu'ils accordaient au souverain temporel;
c'est ainsi qu'ils refusaient la formule du serment politique
et judiciaire, et y substituaient une simple affirmation qui,
pour eux, constituait un lien aussi fort que le sermept lui-
môme.
140 NEW-JERSEY-OUEST.
Il est encore un autre point sur lequel ils s'éloignaient des
Puritains : ceux-ci, on l'a vu, admettaient des inégalités de
naissance, de rang, de fortune, tandis que les Quakers les
repoussaient d'une manière absolue. Les uns et les autres
proscrivaient le luxe, mais chez ces derniers, la règle était
égale pour tous, tandis que les autres sectaires admettaient
certaines distinctions suivant la position sociale. Enfin les
Puritains se considéraient comme le peuple choisi de Dieu,
tandis que les Quakers ne voyaient en eux-mêmes, qu'une
branche de la grande famille humaine reliée aux autres par
la fraternité évangélique.
Les Quakers, très-humbles à leurs débuts, heurtèrent vio-
lemment la conscience publique par des excentricités et des
blasphèmes qui, à une époque de grande ferveur religieuse,
ne pouvaient rester impunis. Quand leur nombre s'aug-
menta en Angleterre, on eut un grief de plus à leur opposer :
c'était le refus de serment, dans les cas voulus par la loi. On
les supposa alors animés d'intentions hostiles à la royauté,
et comme tels ils furçnt l'objet d'activés persécutions. La loi
prononçait contre eux l'amende, l'emprisonnement, puis le
bannissement; et un grand nombre d'entre eux furent trans-
portés aux îles Barbades et dans TAmérique anglaise. Dans
la deuxième moitié du dix-septième siècle, les rudes épreuves
du malheur les avait rendus plus circonspects ; ils s'étaient
recrutés parmi les marchands et les hommes de quelque con-
sistance, et si leur secte comptait encore des esprits exaltés,
la masse ienait à former une organisation sérieuse avec une
certaine discipline, dans une contrée où elle pût appliquer
ses principes et les propager sans entraves et sans molesta-
tion. C'est dans la vue de créer un refuge aux proscrits et
d'établir un gouvernement de leur choix, que plusieurs
hommes importants parmi les Quakers, achetèrent la part
de Byllinge dans le New-Jersey. Au point où nous sommes
arrivés de l'histoire de cette province, ils vont poser les bases
CHARTE DES QUAKERS. Ui
du gouvernement civil et politique de la partie Ouest dont ils
sont les possesseurs exclusifs.
Voici les parties essentielles de cette charte qui porte la
date du 3 mars 1677, et a pour litre Concessions , etc.
Du peuple seul émane toute autorité : chaque habitant est
électeur et éligible. Les élections se font au scrutin. Il y a
une assemblée générale qui résume toute Faction législative
et executive, et qui se compose des cent Propriétaires de la
colonie et d'autant de tenanciers élus par le peuple. Les délé-
gués élus reçoivent des mandats impératifs auxquels ils ne
peuvent désobéir, sous peine d'être appelés à rendre compte
de leur conduite devant la chambre, à la diligence même
d'un seul électeur.
Chaque député reçoit un shilling par jour, des mains de
ses propres constituants, pour mieux se rappeler qu'il est le
serviteur du peuple.
Le pouvoir exécutif est délégué par l'assemblée à dix com-
missaires.
Les membres des Cours de justice sont nommés par l'as-
semblée pour deux ans au plus, et ils ne sont que les auxi-
liaires àx\ jury. Au jury seul composé de douze personnes,
appartient la décision en fait et en droit. La Cour composée
de juges ordinaires n'a d'autre mission que de lui donner
connaissance de la loi dont il fuit l'application, à son gré.
Les juges de paix et les constables sont élus directement
par le peuple.
L'affirmation sous serment, de deux personnes loyales ,
suffit en toutes matières, pour déterminer le jugement.
Au criminel , excepté les cas de meurtre et trahison , la
partie offensée peut traiter directement avec le coupable pour
éteindre la poursuite. Elle peut aussi faire remise de la peine
après le jugement.
Le vol est puni d'une restitution au double, et faute de res-
sources suffisantes, on applique au coupable la peine d'un
142 NEW-JERSEY-OUEST.
travail forcé dans une prison, jusqu'à ce que les ouvrages
faits aient pu couvrir la condamnation.
Une grande discrétion est laissée au jury pour toute peine
exclusive de la mort et de la perte d'un membre. On garan-
tit la liberté personnelle : ainsi, point d'oppression à craindre,
point d'esclavage, point d'emprisonnement pour dettes.
Devant les Cours de justice, chacun peut se défendre sans
Tassislance d'un avocat.
Protection est acquise aux Indiens.
L'État prendra à sa charge l'éducation des orphelins *.
Cette constitution, toute défectueuse qu'elle était à certains
égards, n'en révélait pas moins un grand progrès dans la
science politique. On pouvait lui reprocher de faire de ras-
semblée générale un corps trop puissant n'ayant aucun
contre-poids, et pouvant se laisser entraîner à des actes pré-
cipités, malgré les mandats impératifs donnés à chaque mem-
bre; circonstance qui n'clait pas elle-même exempte d'incon-
vénients sérieux. Puis , le pouvoir exécutif délégué par
l'assemblée à dix personnes, pour un temps fort court, ne
présentait aucune des conditions d'unité, de force et d'expé-
rience nécessaires à sa marche régulière et féconde. Les
Cours de justice composées d'éléments sans cesse renouvelés,
et subalternisées au jury qui était omnipotent pour statuer
tout à la fois sur le fait et le droit, n'offraient point les garanties
de sécurité, d'uniformité de jurisprudence et de stabilité, si
désirables dans toute société. En un mot, le renouvellement
continuel des membres appelés à exercer les pouvoirs législa*
tif, exécutif et judiciaire, ouvrait la porte à toutes les intri-
gues et à la corruption, qui sont comme le ver rongeur de la
démocratie.
Mais ces défaut» remédîables étaient compensés pat* des
avantages de grande conséquence. La liberté de conscience
« Baiicroft. p. 53a. — Oordon, p. 56 el siiiv.
NOUVEAU SYSTÈME PÉNAL. U3
allait être tentée sérieusement pour la première fois, dans
une colonie protestante. Le suffrage universel avait ses dan-
gers, avec des éléments de population très-divers et surtout
inconnus; toutefois la quiétude de la secte qui devait y pré-
dominer, rassurait sur ces conséquences, et la participation
de tous à la création de Toeuvre commune était, à tout pren-
dre, une très-bonne conception. La liberté personnelle, fort
appréciée dans ces temps agités, servait de rempart à tous les
opprimés. Cependant quoique l'esclavage fut proscrit, la
charte, sur ce point, devait rester lettre morte pour les ra-
ces de couleur. Mais le trait le plus saillant de ces institu-
tions consiste dans un système pénal qui est toute une nou-
veauté pour l'époque, et dont l'objet est de viser moins aii
châtiment du coupable qu'à sa réforme, et à la réparation du
préjudice causé. La peine de mort n'est point prononcée une
seule fois. Il faut voir dans ces innovations heureuses, comme
un reflet de l'esprit pacifique qui régnait dans Tensemble de
la société des Quakers, et qui a trouvé sa formule dans ses
lois criminelles. On doit lui faire honneur de cette initiative
qu'on a attribuée trop exclusivement à William Penn. Il est
possible que ce grand homme ait contribué pour une part
importante à rétablissement des lois de la colonie, mais les
Propriétaires-souverains étaient nombreux, et il n'avait que
sa voix dans le conseil. Si la charte de Pensylvanie qui est son
œuvre exclusive contient, même avec des perfectionnements,
des dispositions analogues, il ne faut pas perdre de vue qu'elle
est postérieure de cinq années, à celle de Jersey-Ouest (1677-
1682). Ce système au surplus, quel qu'en soit l'auteur, fait
époque dans la criminalité, car aucun réformateur en cette
importante matière, ne s'était fait connaître antérieurement.
Beccaria et Montesquieu n avaient môme point encore vu le
jour.
L'idée qui avait présidé à la fondation de la colonie, était
généreuse ; on voulait établir une société modèle pour des
144 NEW-JERSEY-OUEST.
hommes que leurs convictions exposaient aux persécutions,
mais la secte des Quakers n'était pas très-nombreuse ; cer-
tains d'entre eux aimaient mieux encore le sol de la patrie
avec les douleurs de l'oppression, tempérées par l'espoir d'un
meilleur avenir, qu'un pays lointain, même doré des plus
beaux rêves. Une émigration collective d'une partie de la
secte l'affaiblirait beaucoup ; l'éloignement de cette fraction
pouvait engendrer des schismes, c'en était fait dès lors, de ce
foyer de convictions qui contribuait au bonheur de tous.Penn
et ses coassociés dans l'administration de la province, jugè-
rent à propos de calmer ces craintes exagérées, en modérant
l'exaltation de ceux d'entre eux qui étaient entraînés vers
TAmérique, comme vers la terre promise. Cependant on ne
négligea point d'indiquer à tous, les ressources réelles du
pays, sans les surfaire et sans les déprécier. Ces indications
suffirent, et bientôt de nombreux achats de terres furent
faits par les Quakers anglais, dans la partie Ouest de New-
Jersey. On estime que dans l'année 1677, plus de quatre cents
d'entre eux vinrent s'y établir avec leurs femmes et leurs en-
fants. Ces immigrations comprenaient des éléments variés
parmi lesquels se distinguaient des hommes de fortune et de
réelle considération. A leur exemple, d'autres Quakers ne
tardèrent point à aller grossir ce noyau : on acheta de nou*
\elles terres d'une grande étendue, et il est juste de consta-
ter que les Indiens s'y prêtèrent sans difficulté, même avec
empressement, comme s'ils espéraient mieux des Quakers,
que des autres émigrants d'Europe. C'est alors (1677) que
fut fondé Burlington sur la Delaware.
Cette partie de la colonie ne pouvait échapper à la rapacité
d'Andros gouverneur de New- York. Lorsque les Propriétaires
envoyèrent des commissaires pour administrer ces posses-
sions, celui-ci, exigea d'eux une reconnaissance explicite de
la suprématie du duc d'York. Les commissaires dominés par
la situation, se soumirent, tout en réservant à leurs mandants
INTERPRÉTATION DE CHARTE. Uî>
rinlcgralité des droits qu'ils pourraient faire valoir. Fort de
cet assentiment même conditionnel, Andros préfendit lever
une taxe dite de navigation sur tous les bâtiments qui lou-
cheraient Tun des ports de Jersey-Ouest. Mais les Quakers
qui ne pouvaient se soumettre à une prétention de ce genre,
résistèrent, et un litige s'entama en Angleterre afin de tran-
cher cette difficulté si intéressante pour l'avenir du pays.
Des commissaires constitués en tribunal, s'aidèrent de l'avis
d'un jurisconsulte éminent, et sur ses conclusions conformes,
ils déboutèrent le duc d'York de ses prétentions, sur le motif
entre autres : « que ce prince en faisant sa cession, n'avait
réservé ni profit ni juridiction, et qu'un peuple ne pouvait
être taxé que de son consentement.» (1680.) La sentence
obligea donc le duc à réitérer la cession primitive de New-
Jersey, de manière à ne plus laisser de doutes sur sa complète
dépossession.
L'indépendance de cette décision montre que quoi qu'on
ait dit de ce temps, il y avait encore des âmes assez fermes
pour ne céder à aucune considération étrangère au devoir.
Celte conduite digne met plus en relief encore Tastucé et la
cupidité de l'homme qui, peu après, sous le nomde Jacques II,
devait se rendre si odieux en Angleterre !
Il semblait naturel de penser que le duc d'York allait in-
vestir immédiatement les Propriétaires de New-Jersey-Ouest,
de tous les droits que leur reconnaissait la sentence ; les choses
ne se passèrent point ainsi. 11 leur fit bien la cession territo-
riale de ce pays, mais en vertu d'une distinction que les juges
n'avaient point faite, il ociroya àpart, à Byllinge, les préroga-
tives de souveraineté. Cet acte à lui seul, était un mépris
flagrant de la sentence qui établissait que le duc d'York
n'ayant fait aucune réserve à l'origine, avait cédé tous ses
droits sans exception. Dans ce cas alors, Byllinge ayant aban-
donné tous ses biens à ses créanciers, ceux-ci avaient tout
absorbé en payement de leurs créances; car il ne faut pas
Il 10
146 NEW-JERSEY-OUEST,
oublier que, dans les idées de cette époque, chez les peuples
d'origine anglaise, cette espèce de souveraineté était vendable
comme tout objet de commerce. Cependant quels que furent
les motifs déterminants des Quakers, ils se résignèrent à ce
déni de justice, espérant déjà par des détours habiles, se
soustraire à ce manque de foi.
Par intérêt pour sa position sans doute, Byllinge avait été
nommé gouverneur de la province Ouest, avant la sentence
de 1680. En acceptant ce poste, il préjugeait favorablement
le droit de ses créanciers qui le lui avaient donné. Mais ne
pouvant alors quitter l'Angleterre, il délégua ses pouvoirs à
un Quaker du nom de Samuel Jennings, homme très-dis-
tingué dans la secte. Après la sentence et Toctroi à lui fait
par le duc d'York du gouvernement de ce pays, Byllinge
voulut faire acte d'autorité en révoquant Jennings, mais Wil-
liam Penn proposa un expédient à l'aide duquel on put tem-
poriser, et traiter avec ce nouveau prétendant. En 1688, Byl-
linge donna une nouvelle charte qui reproduisait sans doute
la précédente, et ne lui laissait plus guère qu'une autorité
nominale, autant qu'on peut le conjecturer. A sa mort, ses
droits quels qu'ils fussent échurent à Daniel Coxe qui en fit
Tacquisition en 1687; et finalement ils devinrent en 1691, la
propriété d'une Compagnie entre les mains de laquelle ils
s'éteignirent complètement. Mais retournons un peu en ar-
rière pour étudier le mouvement législatif.
L^ Angleterre avait fourni tous les habitants dont la colonie
était peuplée î la plupart d'entre eux étaient Quakers. Jen-
nings qyi se trouvait en 1681, gouverneur nommé tout à la
fois par Byllinge et par l'assemblée, convoqua alors une légis-
lature dont la mission devait être surtout de compléter la con*
slitution. Les vicissitudes par lesquelles la colonie avait déjà
passé rendaient le peuple jaloux de ses droits, et il tenait à
les consacrer fermement en renfermant chaque pouvoir dans
d'étroites limites. C'est aloi*s qu'on déclara, à litre de supplé-
INTOLÉRANCE. 147
ment à la charte, que les élections pour rassemblée générale
et les sessions législatives auraient lieu annuellement. Aucun
impôt de douane ou taxe ne pourrait durer qu'une année. La
nomination et la révocation de tout fonctionnaire étaient ré-
servées à l'assemblée. Nul ne serait exclu d'un poste quel-
conque pour cause de dissidence en matière religieuse. Il
était formellement défendu au gouverneur et au conseil de
rendre aucune loi, de lever aucune taxe, de confier des mis-
sions, de faire aucun traité, de proroger ou dissoudre l'as-
semblée sous quelque prétexte que ce fût. Ces diverses ga-
ranties n'étaient à beaucoup d'égards, que la reproduction
de la première charte de Jersey-Ouest ; mais à cette époque
où le droit public était sujet à beaucoup de fluctuations, les
habitants des colonies tenaient à affirmer le plus souvent pos-
sible les libertés dont ils jouissaient, ou qu'ils conquéraient
par une pratique indécise. Telle est l'explication à donner de
la répétition des mômes lois ou de lois identiques dans plu-
sieurs colonies, à certaines époques graves de leur histoire.
En 1683, on parut vouloir donner au peuple une garantie
de plus : le gouverneur et le Conseil furent chargés de la pré-
paration des lois, et de la publication de ces projets dans la
plupart des centres de la province, afin que tous les habitants
en eussent complète connaissance avant la réunion de ras-
semblée générale.
Ce régime paraissait bien assorti au caractère et aux besoins
delà population, car sauf quelques lois d'un intérêt secon*
daire, rien n'appelle Tattention particulièrement sur cette
petite colonie pendant un assez long temps. Ce n'est qu'en
1693, après la révolution protestante d'Angleterre, qu'une
loi exige de tout fonctionnaire une renonciation au catholi-
cisme S une profession de foi à Dieu en trois personnes, et
Une croyance à l'Ancien et au Nouveau Testament commu
procédant d'une inspiration divine é
* Gordon, p. 45-46.
U8 NEW-JERSEY-EST.
La tolérance religieuse ne fui pas de longue durée, on le
voit, parmi les Quakers ; et si l'on s'en tenait aux apparences
seulement, comme le fait M. Laboulaye (p. 344), on se persua-
derait que la liberté de conscience ne reçut aucune atteinte
dans cette colonie. C'est une illusion qu'il convient de dé-
truire, n'en déplaise aux admirateurs de William Penn qui avait
alors une position très-influente dans cette secte, outre son
intérêt dans la colonie, et qui resta muet en présence de cette
violation du pacte colonial. L'intolérance était bien profondé-
ment entrée dans cette société, car elle survécut pendant long-
temps encore à la révolution de 1776, alors que le New-
Jersey affranchi de toute tutelle, formait un État indépendant.
Section III
NEW- JERSEY-EST. — COMPARAISON DES INSTITUTIONS BBS QUAKERS ET DES
PURITAINS. — VENTE DE CHARTE. — DISSENSIONS.
On a vu que par le partage intervenu entre George Car-
teret et Berkeley, la partie Est de New-Jersey était échue au
premier, lequel, à la faveur d'une étroite amitié avec le duc
d'York, avait réussi à obtenir de ce prince une renonciation à
toutes ses prétentions plus ou moins légitimes sur celte par-
tie de la province. Carteret mourut en 1679, laissant une
veuve, et un fils en bas âge confié à la tutelle de celle-ci. Par
son testament il avait désigné quelques-uns de ses amis pour
liquider sa succession, en appliquant au payement de ses
dettes, le prix qu'on retirerait de la vente de ses droits au ter-
ritoire et au gouvernement de New-Jersey-Est. Cette opéra-
tion fut différée, et en attendant, la province continua à être
administrée par Philippe Carteret frère du défunt.
La deuxième période de l'administration de celui-ci fut
aussi tourmentée que la première, à l'occasion des quitrents
dont il exigeait le payement pour les terres acquises des In-
diens directement, par un bon nombre de colons. Il éprouva
ÉTAT DE LA COLONIE. 149
les mêmes résistances que parle passé; de là, des conflits sans
cesse renaissants. Mais une autre circonstance non moins
grave venait alarmer tous les intérêts à la fois. Andros gou-
verneur de New-York, sans avoir égard à la renonciation ex-
plicite du duc d'York à tout droit quelconque de souverai-
neté sur la partie Est de New-Jersey, entendait obtenir de tous
les habitants une soumission complète à Tautorité de son
maître. Cette prétention rencontra une vive résistance chez
le gouverneur et la plupart des habitants : ils firent bonne
contenance. Après différentes péripéties inutiles à rapporter,
le duc d'York fut obligé de désavouer le gouverneur de sa
province et de renoncer définitivement à toute prétenlion sur
le New-Jersey-Est, comme il l'avait déjà fait en exécution
d une sentence de justice, sur la partie Ouest.
Ces luttes incessantes avec les représentants du duc d'York
et avec les colons qui refusaient le payement des quitrentSj
aussi bien que Fesprit naturellement turbulent de cette popu-
lation, puritaine pour la majeure partie, déterminèrent la
veuve et les trustées de G. Carteret à aliéner fous les droits
de ce dernier sur le Jersey-Est. Mais avant de parler de cette
vente, il convient de jeter un coup d'œil sur la situation de
la province à cette époque.
Les colons, actifs et laborieux, tiraient leurs principales
ressources de Tagriculture. Le commerce gêné et inquiété
par les mesures vexatoires d'Andros ne formait qu'un ap-
point qui s'accrut avec le temps. Quant à Forganisation poli-
tique, aucun changement notable n'avait été fait à la charte
donnée à Torigine, par G. Carteret et Berkeley, excepté
l'octroi de privilèges exceptionnels concédés à certains pu-
ritains de la Nouvelle-Angleterre, qui voulaient transporter
dans le New-Jersey leur système théocratique, antipathique
aux libertés populaires. Il est un point qui fait mieux ressor-
tir encore l'envahissement de cet esprit puritain dans la co-
lonie, c'e^t l'ensemble des lois criminelles publiées durant
450 NEW-JERSEY-EST.
celte première période de TEst-Jersey. Les assemblées gé-
nérales profondément imbues des lois de Moïse qui prodi-
guaient les châtiments les plus cruels, eu égard à Fendurcis-
sèment du peuple en vue duquel elles furent faites, créèrent
une longue nomenclature de délits et de crimes pour les-
quels la peine de mort, la mutilation, la flétrissure se ren-
contrent à chaque pas. Le Calvinisme y a fortement marqué
son empreinte, et le Massachusetts devait être fier de voir
ses traditions si fidèlement observées par ses enfants émi-
grés.
Cette circonstance a donné lieu à un rapprochement très-
curieux entre les deux sections de New-Jersey si voisines
Tune deTautre. Il renferme un grand enseignement. A TEst,
on vient de le dire, le fond de la population vient de la
Nouvelle- Angleterre, il est essentiellement puritain.
A l'Ouest, les colons viennent d'Angleterre : tous ou pres-
que tous sont Quakers.
Parmi les premiers, il en est un certain nombre qui, au
mépris de la charte où se trouve écrite la liberté de con-
science, réclament et obtiennent le privilège de s'organiser
théocratiquement, c'est-à-dire en faisant dépendre lobten-
tion du droit de citoyen, de la qualité de membre de l'Église
puritaine.
Les seconds au contraire, ne mettent aucune restriction à
la qualité de citoyen, seulement ils repoussent de toute fonc-
tion quiconque est catholique, ainsi que tout individu qui
ne croit pas à la Trinité, et à l'inspiration divine de la
Rible.
En matière criminelle, le Puritain de TEst-Jersey ne voit
que la vengeance à exercer, sans se préoccuper de l'avenir
du coupable. Treize cas de mort sont écrits dans ses lois, et
dans ce nombre figurent de simples vols, et le prétendu crime
de sorcellerie.
Le Qu^iker de TOuest-Jersey au contraire, ne sépare point
COMPARAISON DES DEUX JERSEYS. 151
le coupable de la société; il veut pour elle une légitime sa-
tisfaction, mais il lente la régénération de celui qui l*a of-
fensée. L'on a remarqué que pendant les vingt-quatre ans
que dura leur gouvernement, on n'a constaté dans leurs
provinces aucun des crimes punis de mort chez les Puritains*.
Les populations des deux régions ne paraissent point
avoir fait à cette époque, beaucoup de progrès dans l'in-
struction publique, quoique l'Est-Jersey eût rendu en 1693,
une loi d'encouragement pour rétablissement d*écoles pri-
maires. Tout peuple qui crée le crime de sorcellerie et lo
punit de mort, ne peut prétendre à un degré de civilisa^
tion bien élevé, malgré ses écoles. Sous ce rapport encore/
il y a un contraste à établir entre ces deux sociétés, et il
n'est point à l'avantage des Puritains. Tandis qu'à FOuest,
le peuple est paisible, affable, religieux et travailleur, étran-
ger à la pauvreté; à l'Est au contraire, les habitants quoique
travailleurs et religieux aussi, sont d un caractère turbulent,
querelleur, toujours enclin à l'emploi de la force matérielle.
C'est ainsi qu'une loi postérieure de quatre années à la pré-
sente période, réprouve en termes sévères, les fréquentes
.collisions qui se produisent dans ce pays, et interdit à tous,
le port de poignards, d'épées et de pistolets*. Quelque part
qu'on jette les yeux, soit dans la Nouvelle-Angleterre, sôit
dans le Maryland protestant, soit dans le New-Jersey, l'esprit
puritain est toujours le même, c'est-à-dire enclin à la vio-
lence, et prêt à recourir aux moyens extrêmes pour se faire
justice. On n'a point assez distingué chez eux, la fermeté qui
consiste à maintenir le droit et à le faire prévaloir avec une
grande ténacité, d'avec l'exagération des voies de redresse-
ment. Ce caractère est tellement persistant, qu'aujourd'hui
encore, aux États-Unis, les mesures les plus acerbes en
toutes circonstances, prennent leur origine dans la Nouvelle-
* Gordon, p. 49.
* Srailh's History of New- Jersey f p. 162.
152 NEW-JERSEY-EST.
Angleterre, surfout dans le Massachusetts, principal foyer
du Puritanisme.
Lassés du fardeau d'une province si difficile à gouverner,
les représentants de Carleret mirent à Tenchère ses posses-
sions dans le New-Jersey-Est, ainsi que son droit au gouver-
nement de la province *• C'est pour nous chose étrange, de
voir une prérogative souveraine devenir Tobjct d'un encan,
comme Ion ferait de la chose la plus vulgaire I Cependant en
y regardant de près, on s'explique celte situation exception-
nelle. La concession dont il s'agit, comme celles de New-
York et du Maryland, embrassait sans distinction, le territoire
et le droit de le gouverner à des conditions déterminées.
C'était un contrat transmissible, sujet à révocation par une
Cour supérieure, en cas d'inexécution. Toutefois la préroga-
tive souveraine ne pouvait jamais être entièrement aliénée, et
il y avait un droit suprême qui restait appartenir au roi et au
parlement, et qu'il était aisé de faire triompher devant la
justice. Dans ces circonstances, on pouvait permettre ces
aliénations qui attiraient une compétition favorable au succès
de la colonie, et par conséquent, à l'avantage de la Grando-
Bretagne.
Les Quakers avaient déjà fait une expérience heureuse dans
le Jersey-Ouest, ils jugèrent utile de saisir l'occasion qui s'of-
frait d'acquérir lajpartie Est, alors en vente. Déjà elle conte-
nait cinq mille habitants répartis en divers centres, tels que
Shrewsbury, Middletown, Piscataway, Woodbridge, Elisabeth-
town, Bergen, etc. La grande majorité de la population n'ap-
partenait point à la secte des Quakers, mais ceux-ci pouvaient
accroître beaucoup leur nombre, de manière à y avoir un
our la prééminence. Dans ce but, William Penn et onze^
autres Quakers d'Angleterre s'associèrent, et achetèrent pour
eux en 1682, la colonie de Carteret avec tous les avantages
* Grahame's Colonial history, 2* vol., p. 350.
NOUVEAU GOUVERNEyENT. i53
qui y étaient attachés. Il y avait un danger sérieux à con-
jurer : je veux parler de la résistance qu'une population
puritaine pouvait opposer à un gouvernement dirigé par des
Quakers. Soit que cette considération eût agi sur leur esprit,
soit qu'ils eussent en vue de fortifier leur influence à la cour,
les douze acquéreurs de Carteret associèrent à leur entre-
prise douze autres personnages considérables d'Angleterre et
d'Ecosse, parmi lesquels on remarquait le comte de Perth
chancelier d'Ecosse, et lord Drummond secrétaire d'Etat de
ce royaume. Ni les uns ni les autres n'étaient Quakers. II
semble que les membres de cette société n'aient pas eu
grande confiance dans la parole du duc d'York et dans ses
actes antérieurs, car ils lui demandèrent une nouvelle charte,
en termes explicites, et elle leur fut accordé par une patente
du 14 mars 1682, avec pleins pouvoirs de gouvernement.
C'était trop peu encore : ils sollicitèrent de Charles II une
lettre royale pour le gouverneur, le conseil et les habitants
de la province, attestant la régularité du titre des nouveaux
possesseurs tout à la fois au sol et au gouvernement, et ré-
clamant pour eux obéissance complète ^
Après l'obtention de cette faveur signalée, ils organisèrent
le nouveau gouvernement. Robert Barclay écossais d'origine,
l'un des hommes les plus distingués parmis les Quakers, fut
nommé gouverneur à vie, avec dispense de résidence et fa-
culté de se substituer un lieutenant-gouverneur. Il semble
que rien n'ait été changé à la charte première donnée par
George Carteret et Berkeley ; elle élait assez libérale pour que
les colons pussent en être satisfaits. A la faveur de la nouvelle
administration qui était très-paternelle, l'Ecosse presbyté-
rienne alors en proie à la persécution, envoya des centaines de
familles dans l'Est-Jersey. Parnii les émigrants, on voyait des
gens riches amenant avec eux beaucoup de serviteurs, même
* Gordon, p, 51.
i&6 NEW-JERSEY-UNI.
8«oUoB V
RÉUNION DBS DEUX PORTIONS DE NEW- JERSEY.
OOUrERNBMBMT ROYAL. — YARlélé D*0RI61NE8. — COMHERCB. — AGRICULTURE.
DIFFICULTÉS DE GOUVERNEMENT. — DISSENSIONS.
La reine Anne alors princesse régnante, réunit les deux
branches de New-Jersey en une seule province, dont elle
confia le gouvernement à son parent lord Cornbury déjà
gouverneur de New- York. Les chartes sous la protection des-
quelles ce pays s'était développé, disparurent et ne furent
point remplacées par un pacte analogue. Les règles de ce gou-
vernement tout arbitraire, étaient simplement contenues
dans un cahier d'instructions données au représentant royal.
En voici la substance :
La province était remise aux mains d'un gouverneur et
d'un conseil de douze membres, et aussi à une assemblée
générale, à chacun dans les limiles de ses attributions. A la
reine seule appartenait la nomination des membres du con-
seil. Le choix s'en faisait sur une liste fournie par le gouver-
neur, laquelle ne pouvait contenir que des noms d'hommes
de bonnes mœurs, propriétaires et non endettés. Ce repré-
sentant de la royauté avait droit de suspendre le conseil,
mais par un acte motivé, transmis ensuite en Angleterre.
L'assemblée générale composée de vingt-quatre membres,
était soumise à l'élection des propriétaires fonciers possédant
un immeuble de cent acres, ou des valeurs mobilières équi-
valant à cinquante livres sterling.
Pour être éligible, il fallait posséder mille acres de terre.
Le mandat de délégué comportait une durée de temps indé-
terminée.
L'assemblée convoquée, prorogée ou dissoute, à la volonté
du gouverneur, se composait de deux branches dislincles,
GOUVERNEMENT ROYAL. 157
dont Tune formée des membres du conseil, et l'autre, des
délégués des censitaires.
Les lois soumises au veto du gouverneur pouvaient, malgré
son approbation, être annulées par la couronne.
Le gouverneur, avec Tassentiment du conseil, avait le droit
d'instituer des cours de justice, et d'en nommer les juges ;
lui-même, avec les membres du conseil, constituait la cour
d*appel.
La liberté religieuse était accordée à tous les cultes, excepté
aux catholiques. Le gouverneur avait la recommandation -
expresse de tenir la main à la célébration du dimanche, et à
1 administration de la communion suivant le rite anglican.
Aucun ministre ne pouvait être ordonné sans un certificat de
Tévêque de Londres, attestant ses bonnes mœurs et sa sou*
mission aux règles de conformité.
Ordre était donné de ne tolérer aucune presse dans la co-
lonie, pour prévenir les dangers attachés à la publicité *.
Lorsqu'on compare ce nouvel état de choses avec le gou-
vernement précédent, on ne peut se rendre compte de la con-
duite des colons et des Propriétaires qui, sachant bien ce
qu'était un gouvernement royal, ne firent aucun effort série\ix
pour prévenir une pareille extrémité. Cependantquelque dures
que fussent les instructions de la couronne, les colons res-
taient armés d^un droit qu^on ne pouvait leur enlever, celui
de voter, par l'intermédiaire de leurs délégués réunis en
assemblée générale, les taxes nécessaires pour assurer la
marche des affaires. Il en était de même du traitement du
gouverneur, et l'on sait par l'expérience des autres colonies,
combien était puissante cette prérogative pour amener Tau-
torité executive à de fréquentes transactions sur des matières
qu elles ne pouvaient dominer.
Avant d'aller plus loin, disons quelques mots de TEtal de
New-Jersey, à cette époque.
* Bancroft, p. 396.
158 NEW-JERSEY-UNI.
On estime que la population totale de cette colonie-unie
; pouvait s'élever à vingt mille âmes, à la fin du dix-septième
siècle. Dans ce nombre, douze mille individus, principa-
lement puritains et presbytériens, étaient établis à l'Est; et
huit mille composés surtout de Quakers, résidaient à l'Ouest.
,Une estimation plus modérée fixe le chiffre total à quinze
mille seulement *, en se fondant sur ce que la Pensylvanie
à peine créée, attira à elle la majeure partie des Quakers ve-
nant d'Angleterre; et aussi eu égard à la grande diminution
de l'émigration après la révolution de 1688. Les colons du
.culte anglican étaient peu nombreux, si Ton en juge par le
nombre de leurs ministres, car on n'en comptait pas plus de
. deux dans toute la province. Malgré la répugnance des Qua-
kers pour toute force organisée, la milice comptait quatorze
cents hommes. La colonie se trouvait entraînée malgré
elle^ dans la destinée de celle de New-York dont la fron-
tière était incessamment menacée, et pour la défense de la-
quelle des, efforts communs s'imposaient à tous. La locali-
sation distincte d'éléments divers de population contribua à
.maintenir longtemps, une variété de physionomie, de carac-
tère et d'habitudes que la différence des races et des sectes
.aurait suffi à produire. L'esclavage perpétuel, la servitude
temporaire existèrent là comme ailleurs, aucune secte ne put
s'honorer de les avoir proscrits. Cependant on voit qu'en i 696,
des Quakers de New-Jersey et de Pensylvanie réunis en conseil,
décidèrent qu'un appel serait fait à fous leurs coreligionnaires
pour les déterminer à renoncer à Temploi des esclaves, ou
,toutaumoinsà de nouvelles importations. Mais cette démarche
aW aucune suite, et Ton voyait encore des esclaves rouges et
noirs dans le New-Jersey, bien après la révolution de 1776,
Le commerce des deux parties de la province s'était déve-
loppé, en dépit des entraves dont les gouverneurs de New- York
* Uolmes's /Iwftû/s, 2* vol., p. 45^ et Gordon^ p. 5Î.
GOUVERNEMENT ROYAL. 159
avaient semé sa route. Les exportations consistaient en pro-
duits d'agriculture, à destination des Indes occidentales; puis
en fourrures et tabac pour T Angleterre ; et en huiles, poissons
et autres provisions variées qu*on fournissait à l'Espagne, au
Portugal, et aux Canaries. La colonie eut aussi à se reprocher
comme ses voisines, la piraterie et la traite des hommes de
couleur. Ce désordre moral atteignit toutes les provinces, et
il ne paraît pas qu'aucune y ait échappé. Burlington avait déjà
une manufacture d'étoffes de lin et de laines, mais elle ne
pouvait fournir une longue carrière, en face des'lois prohi-
bitives de l'Angleterre.
New-Jersey devenue province royale, fut pendant un cer-
tain temps sous l'administration executive du gouverneur de
la colonie de New-York, mais à tous autres égards, rôxislerice
de chacune d'elles était distincte. Cornbury le premier gou-
verneur, outre-passait ses instructions, moins par excès de
zèle, que pour tirer partie des concessions qui lui seraient
demandées; aussi faisait- il trafic de sa charge, et le déplorable
état de ses affaires le rendait accessible à toutes les corrup-
tions. SamuelJennings, alors président de l'assemblée géné-
rale, l'accusa un jour « d'être la marchandise des factions I »
Son passage au pouvoir est signalé par les moyens frauduleux ^
qu'il employa pour obtenir une législature à sa dévotion, aussi
lui alloua-t-elle un traitement tel qu'il le désirait, pour deux
années consécutives ; avantage qui lui avait toujours été re-
fusé précédemment. Il suspendit le cours de la justice et ac-
corda des monopoles excessifs. Il souleva surtout contre lui
les Quakers qu'il entendait soumettre au serment, malgré un
long usage appuyé sur la charte originaire. Enfin la mesure
devenue comble^ la législature lui refusa tout subside. Des
deux partSj on envoya des pétitions à la reine pour faire
cesser ce grave conflit, et ce n'est qu'en 1709, que Ton ob-
tint la révocation si longtemps sollicitée, de ce déplorable
gouverneur.
160 NEW-JERSRY-EST.
Pendant un grand intervalle de temps, les difficultés se mul-
liplient entre l'assemblée et le représentant royal. La rapide
et nombreuse succession de ceux-ci, témoigne tout à la fois,
de lantagonisme croissant de la métropole avec les colonies,
du besoin de la plupart des gouverneurs de tirer profit de
leur situation, et enfin de Tesprit turbulent de ces popula-
tions qui s'agitent parfois sans raison sérieuse. Je vais dé-
gager de la période nouvelle qui s'étend jusqu'à la révolution
de 1776, les faits qui ont une portée réelle, négligeant ceux
qui n'offrent qu'un intérêt secondaire ou ne sont que la re-
production incessante des difficultés que j'ai déjà signalées.
Sous Georges P, le parlement d'Angleterre avait rendu un
bill déclaré perpétuel pour l'Angleterre, et obligatoire pen-
dant cinq ans seulement dans les colonies; et aux termes du-
quel, les Quakers dispensés du serment dans certains cas, ne
pouvaient y échapper dès qu'ils prenaient possession de fonc-
tions publiques, ou qu'ils exerçaient la mission de jurés ou
de témoins au criminel, dans les affaires capitales. On vou-
lait faire application de cet acte aux Quakers de New-Jersey,
mais chose remarquable! le président d'une cour de justice,
appelé à statuer sur un cas de cette nature qui se présentait
devant lui, refusa d'exiger le serment des jurés quakers, en
se fondant sur ce que le bill anglais était contraire aux pré-
rogatives de la province. Il était impossible de fouler aux
pieds d'une manière plus cavalière, un bill rendu dans la
pleine puissance du parlement, et qui, depuis la suppression
des chartes, était certainement obligatoire. Mais le chef de
justice ayant pour lui l'opinion delà majorité, sa sentence
fut exécutée. C'est une des nombreuses anomalies de la lé-
gislation des colonies où Ton voulait faire entrer le droit an-
glais, ménie quand il répugnait à l'esprit des institutions co-
loniales, à des précédents bien établis, et au caractère des
habitants. Mais, sauf pour les lois fiscales qui intéressaient
le commerce et l'industrie d'Angleterre, les lois des colonies
INSURRECTION. ICI
prévalurent toujours, à cela près de quelques intermittences
de peu de conséquence.
Les colons, en réclamant un gouvernement provincial ou
royal, croyaient s'affranchir du payement des quitrents qui
avaient formé le sujet de luttes si vives à Forigine de TEst-
Jcrsey, mais si George Carteret, préférant la paix de la colo-
nie à Fexercîce d'un droit douteux, abandonna tacitement ses
prétentions, il n'en fut pas de même de sescessionnaires. Les
poursuites qu'ils exercèrent avaient un caractère odieux qui
provoqua des résistances ouvertes. Les habitants de plusieurs
contrées se liguèrent et reçurent dans leurs rangs, même
des individus qui n'avaient aucune raison valable à opposer
aux titres invoqués contre eux. Les officiers de justice eurent
à subir des luttes à main armée, et les prisons ne suffisaient
plus aux arrestations. Mais vaincus un jour, les insurgés re-
prenaient bientôt Toffensive, ils forçaient les lieux de déten-
tion et délivraient les prisonniers. Ce déplorable état de cho-
ses dura plusieurs années pendant lesquelles le règne des lois
fut suspendu, et la justice méprisée. L'assemblée générale
refusa de s'associer à toute mesure qui prêterait force à la
loi, et ce désordre gouvernemental se prolongea longtemps
encore pendant la seconde moitié du dix-huitième siècle. Ce-
pendant les Propriétaires obtinrent, après de nombreuses sol-
licitations, qu'une commission d'enquête fût envoyée d'An-
gleterre pour prendre connaissance exacte des faits. La cour
de chancellerie procédant avec sa lenteur proverbiale, n'avait
point encore statué sur un des différends qui lui étaient sou-
mis, lorsque éclata la révolution d'Amérique.
La réunion dans une seule main, du gouvernement des co-
lonies de New-York et de New-Jersey, portait un préjudice réel
aux intérêts de cette dernière qui était de beaucoup infé-
rieure à l'autre. On sollicita longtemps la séparation des
deux administrations, mais c'est en 1738 seulement, que la
couronne fil droit à ces justes demandes. Depuis lors, ces
II. 11
i62 NEW-JERSEY,
provinces n'eurent plus rien de commun excepté les dangers
que leur créèrent les guerres avec les Français et avec les In-
diens.
Malgré ces troubles intérieurs, la colonie prospérait, grâce
à l'existence laborieuse et frugale de ses habitants. Cependant
Taccroissement de sa population n était pas en rapport avec
celui des autres provinces. La raison qu'on en donne est que
beaucoup d'hommes de la génération qui s'élevait, avides de
nouveautés, d'inconnu, émigrèrent continuellement et con-
tribuèrent à peupler d'autres provinces. Toutefois le recense-
ment de 1790 portait le chiffre de la population blanche et
libre, à cent soixante-douze mille sept cent seize habitants,
indépendamment des esclaves dont le nombre montait à onze
mille quatre cent vingt-trois ^
Section VI
RAPPORTS DE LÀ COLOMB AVEC LES INDIENS.
Les Indiens qui peuplaient le New-Jersey lors de la prise de
possession par les Européens, étaient des rameaux détachés
des nations appelées Mengwe et Lenape, et composaient de
petites tribus connues sous les noms de Assunpinks, Ranko-
kas, Mingoes, Andastakas, Mantas, Raritans, etc. D'autres na-
tions importantes n'habitaient la province qu'occasionnelle-
ment, tout en y maintenant leurs droits de pos8esî<îon sur
certains territoires. On les appelait les Naraticengs, les Capî-
tinasses, les Gacheoes, les Muncys, les Minisinks, les Pomp-
ions, les Senecas, les Mohawks, et peut-être d'autres encore
de la confédération des Cinq nations.
Ces tribus ne vivaient pas toutes en bonne intelligence, quel-
ques-unes d'elles étaient même sou vent en guerre entre elles.
Cependant les Européens établirent avec eux les rapports les
« Goi-dOn, appendix, p. îiD-SO.
RAPPORTS AVEC LES INDIENS. 105
plus bienveillants, et ils purent en acquérir des terres consi-
dérables pour un prix insignifiant; surtout les Suédois et les
Hollandais qui, les premiers, vinrent se fixer dans ces ré-
gions. Tous ces pionniers furent très-heureux de trouver
une cordiale hospitalité chez ces peuplades primitives qui
leur fournirent en blé et en gibier, toutes les provisions qui
leur manquaient, et sans lesquelles probablement, ils eussent
péri de faim et de misère. Ceux qui, plus tard, vinrent avec
Carteret créer le New-Jersey-Est, ne reçurent pas un moins
bon accueil, à la faveur du traité d'alliance fait par la colo-
nie de New-York avec les Cinq nations.
Les acquisitions de terres se firent de deux manières sui-
vant les époques : le principe voulait que le roi, ou ceux qui
le représentaient en vertu de chartes de concession, fussent
considérés comme souverains propriétaires du sol, sauf le
droit de possession des Indiens. L'extinction de ce droit par
achat ou autrement, ne devait avoir lieu qu'au profit de ce
souverain qui aliénait ensuite le sol par parties, moyennant
une quilrent perpétuelle. Dans le New-Jersey-Est, les premiers
émigrants achetèrent directement des Indiens, en vertu d'une
licence du gouverneur de New-York ; ce qui suivant eux, les
affranchissait du payement des quitrenls^ tandis]^ qu'on leur
objectait que cette prestation était sous entendue^ comme
hommage au souverain. De là, les luttes dont j'ai parlé plus
haut. Mais plus tard, il fut bien établi, dans cette province
comme dans toutes les autres, qu'aucune acquisition de terre
tie pouvait être faite valablement des Indiens par des parti*
culiers. Au roi seul ou à ses représentants était réservée cette
prérogative, non pas uniquement comme marque de souvé-
t'aineté, mais encore pour éviter les fraudes dont les indigènes
étaient trop souvent victimes dans les transactions privées.
Cette matière fut plusieurs fois réglementée^ notamment en
1703, à l'époque où le New-Jersey fit retour à la couronne;
Les habitants des deux parties de la colonie, malgré la ri-
1C4 NEW-JERSEY,
gueur apparente de leurs sentiments religieux, et malgré
surtout le caractère paisible des tribus de ces contrées, usè-
rent envers elles, des mêmes traitements que les habitants
des pays voisins, en les excitant à la consommation du rhum
et d'autres liqueurs enivrantes, en empiétant sur leurs pos-
sessions, et en infligeant l'esclavage à des hommes de cette
race. Cet esclavage porta principalement, il est vrai, sur des
Indiens venus des Indes occidentales ; mais peu importait le
lieu d'origine de ces malheureux, c'est la condition qu'on
leur infligeait qui était à déplorer, et qui témoignait d'un
profond mépris pour la race entière. On chercherait vaine-
ment dans les annales des Puritains et des Quakers de New-
Jersey, aucun effort sérieux fait par eux pour christianiser
et pour civiliser les indigènes. Une seule idée prévalait parmi
ces hommes si après dans la défense de leurs privilèges :
c était l'abus du droit d'autrui. Telle était la cause de ces dé-
possessions qui, sous le titre mensonger de traités, refoulaient
les tribus par des moyens plus ou moins avouables, dont la
tendance était l'extinction de la race.
Tant que les rapports entre les colons et les Indiens n'em-
brassèrent que des intérêts locaux, ceux-ci supportèrent
avec beaucoup de résignation le sort qui leur était fait ; mais
quand la France et TAngleterre vinrent à se mesurer en Amé-
rique, elles cherchèrent à se faire des auxiliaires parmi les
tribus mécontentes. Les provinces les plus intéressées au
maintien de la bonne harmonie étaient, au premier rang :
New-York et New-Jersey. Mais lors de la guerre de 1756,
lès désaffections contenues se donnèrent carrière, et l'on vit
certaines tribus de l'Ouest prendre fait et cause pour l'ennemi
commun. Aux premiers indices d'une défection, des craintes
vives s'emparèrent des esprits, l'assemblée générale nomma
une commission chargée de faire une enquête sur les griefs
des Indiens, afin d'y porter remède et de tâcher de rétablir la
corifiance chez des voisins si redoutables. Les plaintes re-
PENSYLYANIE ET COMTÉS DELAWARE. i65
cueillies étaient toujours les mêmes : empiétements des blancs
sur des territoires qui ne leur avaient point été cédés; ma-
nœuvres frauduleuses employées pour obtenir des titres ;
vente de liqueurs au mépris des lois qui les prohibaient ;
enfin destruction du gibier réservé, à l'aide de pièges en fer
qui nuisaient à la chasse des indigènes. La législature prenant
cet état de choses en considération, ordonna des mesures pré-
ventives et répressives au moyen desquelles on parut donner
satisfaction aux intérêts lésés. Puis, une allocation de six cents
livres fut, en 1758, appliquée à consolider les prises de pos-
session irrégulières, et à éteindre le titre indien sur la
presque totalité des territoires qui restaient encore à acquérir
dans cette province*.
Il est juste de dire que, dans les guerres à soutenir contre
les Français et contre les Indiens leurs alliés, le New-Jersey
contribua presque toujours à fournir libéralement son con-
tingent d'hommes et de subsides; bien différent en cela de
la Pensylvanie dont les législatures composées presque uni-
quement de Quakers, résistaient d'une manière opiniâtre à
maintenir par la force des armes, Fintégrité du territoire.
CHAPITRE XYIII
LA PENSYLVANIE ET LES COMTÉS DELAWARE.
Section I
CHARTE ROYALE. — CHARTE DE WiUIAM PENN. — AVANTAGES ASSURÉS AUX
COLONS ET AUX INDIENS. — ACQUISITION DES BAS COMTÉS DELAWARE.
Il ne suffisait point à Penn d'avoir acquis en société avec
d'autres Quakers, une partie de New-Jersey pour en faire un
« Gordon, p. 63.
',66 PENSYLYANIE ET COMTÉS DELAWARE.
élablissement affecté à cette secte, il voulait fonder une autre
colonie dont il aurait seul le gouvernement, de manière à
prévenir ces tiraillements intérieurs qui rendirent si labo-
rieux ce premier essai. Ce grand homme devant jouer sur
une scène nouvelle, un rôle tout à fait prééminent, il convient
de dire quelques mots de ses antécédents.
William Penn né en 1644, élait le fils unique d'un amiral
de ce nom qui, à la tête d'une flotte anglaise, s'était emparé
de la Jamaïque, et avait rendu des services signalés dans la
guerre contre la Hollande. Élevé à l'université d'Oxford, il
n'en goûta point les doctrines religieuses, et se trouva très-
attiré, alors qu'il n'était encore qu'étudiant, par l'enseigne-
ment d'un prédicateur quaker. Lui et quelques-uns de ses
amis suivirent les exercices de cette secte : le fait s'ébruita,
il fit sensation dans le collège, et après une première
peine à laquelle on le soumit pour non conformitéy sa per-
sistance dans ses nouvelles croyances le fit expulser de l'uni-
versité. Il n'était alors âgé que de seize ans. Son père dont
le crédit était grand à la cour de Charles II, rêvait pour son
fils un brillant avenir, mais cette conversion inattendue me-
naçait de ruiner ses espérances. Tous ses efforts tendirent
à ramener William dans le giron de l'Église épiscopale; ce fut
en vain. Celui-ci était doué d'une forte trempe de caractère
qui donnait à ses convictions religieuses, une énergie que
fortifiait encore l'intolérance de cette époque. On le chassa de
la maison paternelle sans aucune ressource, dans l'espoir
peut-être, que la détresse viendrait amollir cette nature ha-
bituée à une grande opulence. Tout devait échouer devant ses
convictions bien arrêtées. Sa résignation triompha du ressen-
timent de son père qui l'envoya en France pour y voyager,
apprendre la langue, et se former au contact des hommes de
distinction. Mais s'il y fut disirait des choses austères, ses
croyances n'y perdirent rien, car on lereti'ouve plus tard en
1666, en Irlande où il est poursuivi pour son adhésion aux
WILLIAM PENN. 167
principes des Quakers. Sa profession de foi s'était toujours
contenue dans des bornes qui pouvaient satisfaire ses amis,
mais en 1668, à peine âgé de vingt-quatre ans, il fut chargé
d'une mission pour propager les principes de la secte des
Quakers. Dans cette nouvelle arène il trouva la persécution,
et fut pluwsieurs fois jeté dans les prisons d'où il continuait à
combattre par ses écrits, pour le triomphe de ses idées ; mais
à la faveur des amis de sa famille, il parvenait toujours à
renverser ces barrières. En 1671, à sa sortie de NewgatCy il
partit pour la Hollande et FAUemagne qu'il visita en partie,
et où il retourna en 1677, pour y faire une active propagande.
On verra plus tard, que ses rapports avec ce dernier pays
contribuèrent beaucoup au peuplement de la colonie qu'il
allait fonder.
D un esprit élevé, naturellement enclin aux spéculations
philosophiques, ses méditations portèrent plus particulière-
ment sur le mouvement des sociétés, et sur les perfection-
nements à apporter dans le gouvernement des peuples;
en sorte que quand vint à aonner Fheure de son avène-
ment au pouvoir, le législateur philosophe avait toutes
prêtes les institutions dont il voulait doter le pays confié à ses
soins.
Son père, en mourant, lui laissa une grande fortune qui
comprenait entre autres choses, une créance de 16,000 livres
sur le gouvernement anglais. On ne pouvait compter sur les
ressources de Charles II pour Tacquit de cette dette, aussi
Penn, qui déjà en i 676, avait pris un intérêt dans l'acquisition
de New-Jersey, pensa-t-il avec raison, que le meilleur moyen
de se couvrir sans réclamer d'argent au roi, était de sollici-
ter en payement de sa créance, une certaine étendue de pays
dans les possessions anglaises d'Amérique. Cette combinai-
son offrait plus d'une difficulté, car le territoire qu'il avait
en vue, était précisément celui qui s'appela depuis Pensylva-
nie, et que le duc d'York considérait comme déjà compris
168 PENSYLYAiNlE ET COMTÉS DELAWARE.
dans sa propre chatte de la province de New-York. Toutefois
le duc, en faveur de Télroile amitié qui l'unissait au père de
William Penn, se relâcha de ses prétentions, et préla les
mains à la concession demandée. Restait à vaincre l'opposi-
tion de lord Baltimore qui, lui aussi, faisait valoir des droits
antérieurs, et insistait pour qu'on les respectât. Une instruc-
tion fut faite, et après Taccomplissement de toutes les forma-
lités voulues, le roi, persuadé qu'il ne portait ateinte à aucun
droit préexistant, accorda à William Penn la concession qu il
sollicitait, et il lui fit expédier, à la date du 4 mars 1681,
une charte qui le constituait propriétaire de cette province, et
lui conférait les prérogatives de gouvernements
Celte charte avait beaucoup d'analogie avec celle de lord
Baltimore, elle en différait cependant en quelques points im-
portants : ainsi, après avoir établi l'autorité du concession-
naire et garanti les droits des colons à une participation aux
lois et au vole des impôts, la charte réservait : 1** au roi, le vélo
sur toutes les lois, T et au parlement, le droit d'imposer des
taxes sur la colonie. Soumission était exigée aux lois anglaises
régulatrices du commerce, Igis si détestées dans les autres
colonies ; et la tolérance était réclamée pour l'Église d'An-
gleterre. Enfin on accordait à Penn le droit de créer des
cours de justice dont les décisions seraient sujettes à appel
a la couronne. Mais chose remarquable! la charte ne tenait
aucun compte des scrupules de conscience du Quaker en ma-
tière [de serment politique et judiciaire, pas plus que de sa
répulsion pour la guerre qu'il considérait comme un acte
de barbarie. Ainsi, ce pacte laissait le serment dans les (ermes
du droit commun, et il confiait à Penn et à ses héritiers, la
prérogative de lever des troupes, de faire la guerre par
terre et par mer, même au delà des limites de la province '.
Il était difficile qu'il en fût autrement, car Ton ne pouvait
* Proud's History of Pennsylvania, i" vol., p. 170.
« llildreth, 2- vol., p. Cl.
PRÉLIMINAIRES. 169
supposer aux Quakers un effacement tel, qu'ils consenHssent
à se laisser envahir sans se défendre. On verra plus loin,
combien le scrupule de ces sectaires fut un embarras de
gouvernement et une source de graves difficultés.
Déjà on Ta vu, partie de celte nouvelle province était
peuplée de Suédois et de Hollandais, à l'embouchure du
Schuylkill, outre quelques établissements formés par des
Anglais sur la rive Ouest de la Delaware. Il devenait néces-
saire de leur faire connaître qu*ils changeaient de maitres :
ce fut lobjet d'une proclamation du 2 avril 1681, par la-
quelle le roi réclamait des habitants, obéissance au nou-
veau Propriélaire, dans les termes de la charte qu'on leur
notifiait.
Penn se prépara immédiatement pour l'exécution, et il ex-
pédia à ses nouveaux sujets un message dans lequel il les
assurait qu'il entendait les faire jouir de la liberté, sous le seul
empire des lois à la confection desquelles ils participeraient *.
Dans ces termes, il pouvait compter sur leur concours.
En même temps, il rendit publiques en Angleterre, les
conditions auxquelles il entendstit faire des concessions de
terre pour la colonisation de la province, à savoir : 40 shill.
par 100 acres, outre une rente perpétuelle de 1 shill. pour
cette même quantité de terre. Cette rente devint plus lard,
l'objet d amères récriminations de la part des colons, qui
prétendirent qu'elle ne leur avait été imposée que pour venir
en aide aux frais du gouvernement, et notamment du gou-
verneur appelé à remplacer Penn dans la colonie. A ce titre,
ils se considéraient comme dispensés de toute contribution
particulière pour le soutien de l'administration.
Quoi qu'il en soit, il se présenta bientôt un grand nombre
d'acheteurs, notamment une compagnie qui s'appela Compa-
gnie libi^e des commerçants en Pensylvanie^ laquelle à elle
* Proud, 1" vol., p. 189.
170 PENSYLYANIE ET COMTÉS DELAWARE.
seule, acheta 20,000 acres de terre (1681 )• Ces premières
ventes réalisées, trois bâtiments chargés d'émigrants mirent
promptement à la voile, sous la direction de William Mar-
kham nommé par Penn pour son gouverneur, et de commis-
saires dont la mission consistait à entamer des rapports
d amitié avec les Indiens, et à éteindre leurs droits sur ce
territoire. Les sentiments de Penn à Tégard de ces peuplades,
se produisaient d'une manière si différente de ceux des
autres colonies, qu'il convient de rapporter ici la lettre qu'il
leur adressa dans cette circonstance :
18 août 168i.
« Mes amis,
« Il y a un Dieu grand et puissant qui a fait le monde et
toutes les choses qui s'y trouvent, auquel vous et moi et tous
les peuples nous devons l'existence et le bien-être, et envers
lequel nous sommes comptables de tout ce que nous faisons
ici-bas.
« Ce Dieu grand a écrit sa loi dans nos cœurs ; elle nous
enseigne et nous commande de nous aimer, de nous aider et
de nous faire du bien les uns aux autres. Il a plu à cet Être
suprême de me donner un intérêt dans cette partie du monde
que vous habitez, et le roi de mon pays m'y a octroyé une
province. Mais je ne veux en profiter que de votre agrément
et de votre consentement^ alîn que nous puissions toujours
vivre en paix, dans des rapports de bon voisinage. Le Dieu
grand qui nous a créés, a-t-il entendu que nous nous dévo-
rions et nous détruisions les uns les autres? N'a-t-il pas plutôt
voulu que nous vivions avec modération et affection les uns
pour les autres ? Je tiens à vous dire combien je suis peiné des
mauvais traitements et de l'injustice dont vous avez eu tant à
souffrir, de la part des Européens qui n'ont songé qu'à eux
dans leurs rapports avec vous, et ont tant abusé de votre con-
ADRESSE AUX INDIEiNS. m
fiance, au lieu de vous donner l'exemple de la bonté et de la
patience. Vous en avez éprouvé beaucoup de peine, et telle est
la cause sans doute des haines et des vengeances qui ont été
portées jusqu'à Teffusion du sang; ce qui a soulevé le cour-
roux de Dieu. Je ne suis pas un homme de cette sorte, on le
sait très-bien dans mon pays. J*ai beaucoup d'affection et de
considération pour vous, et je désire me concilier votre ami-
tié et la conserver au moyen de rapports paisibles fondés
sur la bonté et la justice. Les hommes que je vous envoie
partagent mes sentiments et se conduiront en toutes choses,
d'accord avec ces principes. Si quelqu'un d'entre eux venait
à vous offenser, vous recevriez une satisfaction immédiate,
par le moyen d'un tribunal composé d'hommes justes pris
en égal nombre, dans vos rangs et parmi les nôtres ; de
telle manière qu'il ne vous reste aucun sujet sérieux de dis-
satisfaction S etc., etc. »
Ce document est remarquable à plusieurs égards : il at-
teste les justes griefs des Indiens contre les Européens, et
d'un autre côté, à la différence des Puritains qui ne voyaient
en eux que des païens envers lesquels les plus grandes cruau-
tés étaient autorisées par la Bible, Penn les appelle ses amis,
enfants comme lui du môme Dieu, appelés aux même desti-
nées, et ayant autant de droits que les blancs à l'affection, à la
bonté, à la justice de tous. Pour la première fois, on les
traite sur un pied d'égalité, sans égard à leur couleur, et ils
ne sont pas menacés de l'esclavage, joug que les autres co-
lonies n'épargnaient point aux peuplades de cette origine. En
un mot, ce ne sont pas des êtres différents qu'on voit en eux,
mais des frères auxquels les préceptes de l'Évangile sont ap-
plicables! C'était une doctrine toute nouvelle qui fit époque,
et dont tout l'honneur revient à Penn. C'est un de ses beaux
titres de gloire.
* Proud, !•' vol., p. 195.
172 PENSYLYANIE ET COMTÉS DELAWARE.
Cettelettrenélaitjàtout prendre, qu'une promesse, ellen'a-
vait rien de strictement obligatoire pour les colons. Mais aus-
sitôt que Penn eut réalisé un certain nombre de ventes de ses
terres, il fil avec ses acquéreurs, à la date du H juillet 1681 ,un
premier traité renfermant certaines conditions préparatoires
de gouvernement, et dans le nombre, se trouvent quelques
clauses concernant les Indiens. Les articles 11 et 12 portent
entre autres choses, qu'on ne pourra rien leur vendre et rien
acheter d'eux, si ce n*est sur le marché public, pour éviter
des fraudes sur la qualité, le poids et la mesure ; et qu'une
inspection sera organisée pour donner à ces derniers, les ga-
ranties dont ils ont toujours manqué vis-à-vis des planteurs
qui ont tant abusé d'eux.
L'article 13 place l'Indien sous Tégide de la loi commune,
pour garantir sa personne contre toute offense dont un blanc
se rendrait coupable envers lui.
L'article 14 consacre la promesse faite par la lettre de
Penn, en leur assurant un jury de douze membres, dont six
blancs et six Indiens, pour l'examen et la décision de leurs
griefs et de ceux des blancs contre eux \
Ces bases premières n'étaient que les avant-coureurs d'une
charte de gouvernement dont Penn s'occupait, et à laquelle
son esprit philosophique donnait beaucoup de soin. Cette
charte datée du mois de mai 1682 mérite une mention toute
particulière. C'est la première fois peut-être que le souverain
d'un pays, dans un acte de cette nature, passait en revue les
principes primordiaux des sociétés, discutait les formes con-
nues de gouvernement, et recherchait celles qui étaient les plus
propres à assurer le bonheur du peuple. Suivant les idées de
ce grand homme, « le pouvoir est une émanation de Dieu, des-
tinée à faire le bien et à éviter le mal. Aucun mode absolu de
gouvernement ne convient à tous les peuples, et il y a des
« Proud, 2* vol., appendùg, n* i.
PRÉLIMINAIRES. 175
raisons particulières de se décider pour telle ou telle forme,
suivant les circonstances. Sa maxime est que tout gouverne-
ment sera bon quelle que soit sa structure, quand la loi sera
la règle de tous, et que le peuple y prendra part. Vouloir da-
vantage dit-il, « c'est tomber dans la tyrannie, Toligarchie ou
la confusion. Ce qui est important, c'est d'avoir des hommes
droits et justes pour exécuter la loi, car si elle est mauvaise,
ils en atténueront les effets ou la feront réformer. Si elle est
bonne, ils ne peuvent que l'améliorer. Prenons au contraire
des hommes méchants, ils esquiveront la loi ou la dénature-
ront! Pour produire de bons citoyens, il faut répandre Tédu-
cation, c'est la sauvegarde de l'avenir des peuples. »
C'est sur ces bases que Penn établit sa charte de gouver-
nement « à l'effet, dit-il, d'assurer au pouvoir le respect du
peuple, et de garantir le peuple contre les abus du pouvoir.
Car la liberté sans l'obéissance n'est que confusion, de même
que l'obéissance sans la liberté rj'est qu'esclavage*. »
Ces idées philosophiques étaient bien peu comprises alors,
car dans la Nouvelle-Angleterre qu'on a donnée comme mo-
dèle, on en était encore à cette époque, à la persécution la
plus effroyable en matière de religion, et à Toligarchie théo-
cratique, au point de vue gouvernemental. D'un autre côté,
on verra plus loin, que quelques années seulement aupara-
vant, le fameux philosophe Locke imposait aux Carolines un
gouveinement purement féodal malgré la répulsion des habi-
tants. Ainsi, soit que l'on compare Penn avec ses contempo-
rains, soit qu'on le juge isolément, on ne peut s'empêcher de
reconnaître qu'il apportait dans le nouveau monde, les idées
les plus généreuses, destinées à faire le bonheur du peuple
qui se confiait à ses directions.
Il devait se trouver dans les meilleures conditions pour
faire réussir ses principes, car selon toute apparence, le prin-
* Proud, !•' vol., p. 197 et suiv.
i74 PENSYLYANIE ET COMTÉS DELA^VARJE.
cipal noyau de population de sa colonie allait se former de
Quakers qui, imbus de ses sentiments, ne lui créeraient point
les mêmes embarras que le pêle-mêle d'éléments hétérogènes
dont s'étaient composées d'autres colonies. L'égalité et Fin-
dépendance étaient au fond de la doctrine des Quakers, et ils
en poussaient fort loin l'application, car ils tutoyaient tout le
monde, ils refusaient de se découvrir même en présence du
roi, et ils repoussaient aussi le serment judiciaire, ainsi que
le service militaire. Mais d'un autre côté, ils étaient pénétrés
de la nécessité du bon ordre, pour prévenir les perturbations
et surtout les guerres contre lesquelles ils seraient restés dé-
sarmés. Ils n'hésitèrent donc point à se soumettre à l'autorité
de Penn, Quaker comme eux, et qui consentait de lui-même,
à poser des limites très-étroites à son gouvernement.
C'est dans ces circonstances que ce dernier publia sa pre-.
mière charte de 1682, à laquelle les premiers planteurs don-
nèrent leur pleine et entière adhésion. En voici Tesquisse :
L'initiative des lois et le pouvoir exécutif étaient remis à
un conseil composé de soixante-douze citoyens élus par le
peuple pour trois ans, renouvelable par tiers, d'année en
année. Le Conseil ne pouvait siéger que sous la présidence du
Propriétaire, ou du gouverneur son lieutenant qui avait droit
dans les délibérations à un triple vote.
Le pouvoir législatif était confié à une assemblée générale
qui devait se composer pour la première fois, de tous les
freemenàe la province, puis ensuite, de délégués élus par
eux, et dont le nombre ne pouvait dépasser 500, ni descendre
au-dessous de 200.
Les lois proposées par le Conseil étaient soumises aux dé-
libérations de l'assemblée qui lep approuvait ou les rejetait;
Le gouverneur et le Conseil avaient seuls le pouvoir de
créer des cours de justice et d'en nommer annuellement les
juges. Mais attendu que FÉtat de la province n.e permettait
pas un fréquent changement de personnes pour ces fonctions^
CESSION DES COMTÉS DELAWARE. 175
le Propriétaire réserva pour lui seul, dès l'abord, la nomina-
lion à vie, de tous les officiers de justice *.
Le terme des sessions de la législature était indéterminé-,
mais le gouverneur et le Conseil pouvaient la convoquer et
la proroger suivant qu'ils le jugeaient convenable.
Enfin, aucune modification ne devait être apportée à ce
pacte, que du consentement du Propriétaire (Penn) ou de ses
héritiers et ayanfs droit, et encore avec le concours des
six septièmes des membres du Conseil et de rassemblée gé-
nérale (art. 59).
Au sud de la Pensylvanie se trouvaient les territoires ou
comtés appelés bas comtés de la Delaware, se prolongeant
sur une étendue de 150 milles, le long de la baie de ce nom
jusqu'à rOcéan Atlantique. Le possesseur de ces territoires
commandant le cours et l'embouchure de cette rivière qui
borde toute une frontière de la Pensylvanie, pouvait porter
le plus grand dommage au commerce de cette province. Il
était du plus grand intérêt de les acquérir. Penn profilant des
sentiments de bienveillance du duc d'York, obtint de lui
1° le désistement formel de tous droits quelconques sur la
Pensylvanie, désistement qui jusque-là, n'avait été que ver-
bal. 2" Puis, la cession des territoires ou comtés, moyen-
nant le payement à faire au duc et à ses héritiers de la
moitié de toutes les renies et de tous les profits que Penn
pourrait en retirer. Ces actes ne concédaient à ce dernier
qu'un droit de propriété, mais non une prérogative politique
sur ces possessions. On doute même qu'il Tait jamais obtenue,
car lorsque plus tard, les habitants la lui contestèrent, il ne
put faire aucune justification à ce sujet '. Quelque anonftale
que fut cette situation, Penn préparait l'union de ces comtés
avec la Pensylvanie, pour mieux fortifier leurs intérêts po-
litiques et commerciaux. Il réussit dans ce dessein, et l'on
* T. F. Gordon's Hislory of Pennsylvania, p. 69.
» T. Gordon, p. 65.
170 PENSTLVANIE ET COMTES DELAWARE.
verra plus loin, cette union consacrée par rassemblée géné-
rale.
• Par ces arrangemcnis, le gouvernement de Penn comprit
tout à la fois la province de Pensylvanie et les territoires ou
bas comtés de la rivière Delaware. Ce fut le dernier démem-
brement que la colonie de New- York eut à éprouver.
SectioD II
UNION DES COXlés LELAWARE AVEC LA PENSYLVANIE. — LOIS ORGANIQUES.
MODIFICATIONS. — NOUVEAU PLAN DE CRIMINALITÉ.
Lorsque Penn eut terminé en Angleterre ses préparatifs, il
fit voile pour l'Amérique avec cent émigrants qui vinrent
grossir le nombre de ceux déjà existants. D'autres allaient
bientôt les suivre, et Ton a estimé que cette année-là (1682),
vingt-trois bâtiments partirent d'Europe pour la Pensylvanie.
A son arrivée, le Propriétaire trouva toutes les parties peuplées
de la province et des comtés dans une très-bonne condition,
comptant déjà de 2 à 3,000 habitants laborieux, menant une
vie simple, et répartis en deux sectes religieuses : les Suédois
luthériens, et les Quakers anglais et allemands.
Il convoqua les freemen conformément à la charte, mais la
dissémination de la population et son petit nombre, ne com-
portaient guère une assemblée générale telle que l'entendait
le pacte primitif. Le pays divisé en six comtés, ne put envoyer
que soixante-douze délégués qui furent appelés à former seuls,
les deux branches du gouvernement. On se contenta donc de
dix-huit d'entre eux pour composer le Conseil ; les autres
constituèrent la législature.
Dans une session de trois jours qui commença le 4 dé-
cembre 1682, on établit que rassemblée générale serait, à
l'avenir, formée de trente-six personnes seulement, sujettes à
élection annuelle ; et que les membres du Conseil au nombre
de dix-huit, seraient élus pour trois ans, avec un renouvel-
LOIS ORGANIQUES. Vn
lement annuel par tiers. Le triple vole du gouverneur fut
rejeté, mais on lui accorda conjointement avec le Conseil,
rinitiative des lois. C'était une dérogation notable au pacte
originaire, car son assentiment devenait indispensable pour
autoriser une proposition de loi. Penn avait cédé dès 1 ori-
gine, à un entraînement irréfléchi, en ne conservant pour lui
que lombre du pouvoir ; il cherchait maintenant à regagner
le terrain perdu, en rendant son concours nécessaire pour
l'un des actes les plus graves du gouvernement.
Trois faits importants signalèrent ce début législatif :
r Tunion des territoires ou bas comtés; T la naturalisation
des habitants suédois et hollandais ; 3^ Tadoption d'un en-
semble de dispositions participant pour la plupart, du carac-
tère organique, et servant de modification au pacte fondamen-
tal. A raison de cette circonstance, cet ensemble de lois
s'appela la Grande-Loi. J'en vais signaler quelques particula-
rités essentielles.
D'abord, la tolérance y était proclamée dans des termes
très-amples, en faveur de tous ceux qui croyaient en un seul
Dieu créateur et régulateur de l'univers. Toutefois, on prescri-
vait à chacun de s'abstenir de tout travail, le dimanche.
Mais celte tolérance dans l'acception protestante, s'appliquait
à peine aux catholiques; aussi n*en jouirent-ils guère, au
moins dans les premiers temps de la colonie *.
La liberté personnelle était garantie à peu près dans les
termes de la loi anglaise. On ne devait y porter atteinte, en
matière civile, qu'autant que le débiteur serait sur le point de
quitter la province ; et en matière criminelle, dans le cas
seulement d'accusation de crime capital et pour des actes de
violence.
On institua trois ordres de cours de justice, à l'instar de
celles d'Angleterre.
* Hildreth, 2'vol.,p. 67.
II. \^
i78 PENSYLVANIE ET COMTÉS DELAWARE.
Tout individu âgé de vingt et un ans, ayant foi dans la divi-
nité duClirist, et payant des taxes, élait tout à la fois électeur
et éligible, soit pour le conseil et la législature, soit pour
tout autre emploi public.
Celte disposition était une limitation bien hâtive de Texer-
cice du droit de citoyen, qui allait être enlevé à un certain
nombre d'habitants.
Le serment fut aboli, et la peine du parjure appliquée à
toute fausse affirmation. Le simple témoignage de deux té-
moins suffisait en matière civile et criminelle. L'esprit quaker
s aperçoit dans celte disposition, mais elle n'empêcha point de
graves difficultés de s'élever à ce sujet, au regard de l'An-
gleterre.
On ordonna la tenue de registres publics pour l'inscription
des naissances, mariages, décès, testaments, etc.
Pareille inscription fut exigée pour la validité de certains
actes transmissifs de propriété.
On déclara le mariage contrat civil dont la validité était
subordonnée au consentement des père, mère et tuteur, et à
la présence de deux témoins.
Le droit de succession privilégiée fut repoussé et remplacé
par l'égalité en matière de partage, à cela près d'une double
part réservée à l'aîné mâle, conformément à la législation de
Moïse.
La loi réprouva sous peine d'amende et môme d'emprison-
nement, les représentations théâtrales, les mascarades, les
réjouissances publiques, les combats de coqs et de taureaux,
les jeux de caries, les dés, les loteries et autres distractions
analogues, sous peine d'&mende et même d'emprisonnement.
C'était une triste copie de Tintolérance puritaine. Mais si Ton
pénètre plus avant, et qu'on observe la haute criminalité, on
remarque le soin particulier apporté à une certaine classifica-'
tiouj et à l'adoucissement des peines, de manière à donner à
la société tirid légitime satisfaction, tout en laissant la porte
LOIS ORGANIQUES. 179
ouverte au repentir. La peine de morl, chose remarquable
pour répoque ! ne fut édictée qu'une seule fois, pour le cas
de meurtre. Mais dans la pensée de la régénération possible
du coupable, les prisons n'étaient autres que des ateliers de
travail destinés à moraliser les détenus *. Tel est le point de
départ du système pénitentiaire actuel de la Pensylvanie, si
connu du monde entier I Je n'entrerai point dans le détail de
ce code criminel qui est moins un système qu'une tendance, et
qui sera compromis par les Quakers eux-mêmes, comme on le
verra plus loin.
Toutefois, on est en droit de faire à cette branche de la lé-
gislation un grave reproche : les délils et les crimes y sont
insuffisamment définis, et la pénalité souvent flottante, laisse
au juge un pouvoir discrétionnaire. On peut trouver la raison
de ces défectuosités dans le petit nombre de lois existantes,
et dans la volonté de tous de repousser le système pénal
d'Angleterre auquel, dans le silence des statuts coloniaux, il
aurait fallu avoir recours. On le rejciait parce qu'il était
empreint d'une rouille de barbarie qui répugnait à l'esprit
des institutions nouvelles. Mais la pratique du gouvernement
démontre chaque jour, que s'il est des chefs d'empire qui
restent en arrière de leurs peuples, il en est d'autres qui les
devancent trop, et qui sont condamnés à rétrograder beau-
coup de leur point de départ. Telle a été la destinée de
Penn! Et pour ne parler ici que de la criminalité, disons
qu'en 1684, deux ans seulement après la publication des lois
organiques, l'assemblée générale passa un bill qualifiant de
haute trahison passible de la peine de morty tout attentat à
la vie ou au pouvoir de Penn M Plus tard en 1718, Tannée
même de la mort de ce dernier, la législature bouleversa
complètement l'économie du système pénal, en prodiguant la
peine de mort, à l'instar des autres colonies*
* Gordon, p. 68 et suiv;
« Le même, p. 82.
180 PENSYLVANIE ET COMTÉS DELAWARE.
Mais on est heureux de trouver dans ces lois premières,
une disposition relative à la moralisation de la jeunesse, elle
est ainsi conçue :
« On devra apprendre à tous les enfants de cette province,
parvenus à l'âge de douze ans, un métier ou une industrie
utile, afin d'empêcher la paresse, comme aussi pour faire que
le pauvre puisse vivre de son travail, et que le riche, s'il de-
venait pauvre, ne manquât de rien *. »
Cette législation première était une sorte de compromis
sur la charte donnée par Penn, et à laquelle les colons n'a-
vaient point concouru. Pouvait-on compter sur sa durée?
Non. Car l'expérience ne se fait que lentement, et plusieurs
circonstances menaçaient de peser sur la colonie et de dé-
truire l'équilibre cherché par Penn, avec tant de sollicitude.
Il semblait qu'il en eût conscience quand il stipulait dans sa
charte par un article final (59), qu'il ne pourrait y être fait
aucun changement, que de son consentement ou de celui de
ses héritiers après lui, et de l'aveu des six septièmes des free-
men réunis en conseil et en assemblée générale. Mais que
peut la volonté d'un homme contre les tendances des socié-
tés? Penn allait lui-même contribuer à modifier profondé-
ment cet état de choses, par son éloignement des affaires; et
les colons, par leur esprit inquiet, jaloux et intéressé, ne
pouvaient qu'élargir le vide qui se ferait bientôt entre eux et
le souverain.
A l'époque où nous sommes arrivés, Penn est à l'apogée
de sa gloire, et quoique au début seulement de la colonie, on
le verra successivement descendre les degrés de cette éléva-
tion, et donner au monde le triste spectacle d'une renommée
qui s'égare dans des situations équivoques, s'effeuille dans
des débats pécuniaires, et disparaît dans l'éclipsé de l'intelli-
gence. C'est le côté du tableau qui ne nous a point été donné
* Gordon, p. 17.
PREMIERS RAPPORTS AVEC LES INDIENS. 18!
par les auteurs français, et qu'il convient de restituer à
l'histoire.
Un des premiers soins de Penn fut de chercher à détermi-.
ner les limites de ses possessions du côté du Maryland, mais
ses conférences avec lord Baltimore n'aboulirent à aucun
résultat. Tant étaient grandes leurs divergences d'opinion
sur ce point, que le règlement final de leurs frontières res-
pectives, ne se termina qu'en 1761, c'est-à-dire près d'un
siècle après ces préliminaires.
Section III
PREMIERS RAPPORTS AVEC LES INDIENS. — RÉGIME REPRESENTATIF.
CHARTE DE 1683. — RETOUR DE PENN EN ANGLETERRE.
Avant Tarrivée du Quaker-Souverain, Markham son lieute-
nant s'était mis en rapport avec les Indiens, et leur avait
acheté une grande quantité de terres sur les deux rives des
chutes de la Delavs^are. Mais Penn voulait agrandir ses pos-
sessions et cimenter fortement ses rapports d'amitié avec les
indigènes : il les convoqua donc à une conférence où ils se
rendirent, et qui a été célébrée par toutes les voix de la re-
nommée. Un traité fut signé avec eux : il contenait une ces-
sion de vastes territoires moyennant un prix convenu et
qui leur fut payé. Penn, aux manières franches et ouvertes,
à la parole persuasive, inspira beaucoup de confiance aux
indigènes qui n'hésitèrent point à lui donner leur en-
lière amitié. L'appareil théâtral de ce traité a fait suppo-
ser que c'était la première fois que les Européens ache-
taient des terres aux Indiens et les leur payaient. C'est une
des nombreuses erreurs historiques propagées par Voltaire
qui ne se doutait guère du mouvement qui s'opérait au delà
de l'Atlantique. En s'informant davantage, il aurait appris
que quarante à cinquante ans auparavant, ces achats se fai-
saient dans les autres colonies et sans apparat. Le seul fait à
signaler, pouvait consister dans l'esprit de justice et de bien-
182 PENSYLVANIE ET COMTÉS DELAWARE.
veillance qui caractérisa plus particulièrement les première
rapports de Penn avec les indigènes, circonstance qui ne se
rencontrait pas â un égal degré, dans d'autres provinces.
Dans cette même année 1682, l'on commença la fonda-
lion de rimportante ville appelée Piiiladelpliie, la deuxième
aujourd'hui de l'union américaine,' située sur deux grands
fleuves, le Schuylkill et la Delaware. Il fallait se hâter de
pourvoir aux besoins de l'émigration qui arrivait abondante
d'Allemagne, et surtout d'Angleterre; et pour assurer à cha-
que partie des possessions réunies sous une même loi, la
part d'influence à laquelle elle avait droit, on divisa l'ensem-
ble en six comtés. Trois d'entre eux appelés Philadelphie,
Buck et Chester, dépendaient de la province dite Pcnsylva-
nie; les trois autres composant les territoires annexés, s'ap-
pelaient Newcastle, Kent et Sussex.
Le moment arrivait pour la réélection du Conseil. On con-
voqua en conséquence les freemen, dans le double but de les
faire voter pour la nomination des membres de ce Conseil, et
pour constituer ensuite par eux-mêmes l'assemblée générale
ou législature, d'après la charte. Cette fois comme précédem-
ment, on voulait une chose impossible, c'est-à-dire le dépla-
cement simultané de tous les freemen sur un point donné,
loin de leurs habitations, pour un temps plus ou moins long
consacré à la confection des lois. Il fallut renoncer à ce
moyen, et se contenter de délégués élus tant pour le Conseil
que pour l'assemblée. On n'était encore qu'en 1683, et déjà
il s'agissait de faire subir à la charte provinciale un premier
remaniement. On arrêta entre autres choses, que désormais
le Conseil serait réduit à dix-huit membres, et l'assemblée
générale à trente-six. On consacrait ainsi le fait de la repré-
sentation provinciale au lieu et place de l'action directe des
freemen. Aucun autre changement ne pouvait être fait que
de l'aveu de Penn et de ses héritiers, ainsi que le portait le
pacte primitif.
PREMIÈRE RÉVISION DE LA CHARTE. 183
La représentation législative substituée au concours direct
du peuple, étant une modification du texle écrit de la charte
royale, Penn craignait que la royauté ne vînt lui objecter ce*
changement, comme une violation des conditions qui lui
étaient imposées. Il imagina, pour combler cette lacune,
d'ordonner que tous les projets de loi à soumettre à rassem-
blée générale, seraient d'abord communiqués au peuple dans
chaque comté, et que les représentants locaux les discute-
raient avec leurs constituants, de manière à bien connaître
tous les aspects des questions, et à s'identifier le mieux pos-
sible, avec leurs idées. Penn n'avait pas une grande confiance
dans les lumières des délégués, il craignait de les voir dé-
passer les limites de leurs droits, ce qui entraînerait inévita-
blement la révocation de la charte royale. Pour mettre ses
intérêts à l'abri, il leur demanda de le garantir contre les
conséquences d'un fait de cette nature; mais il paraît qu'il
ne fut pas donné suite à cette demande ^ C'est le premier* an-
tagonisme qui se révèle entre deux intérêts qu'on pouvait
croire solidaires, et qui vont s'éloigner de plus en plus, l'un
de l'autre.
Afin de mettre en pratique les préceptes de la secte, si hos-
tiles à toute lutte, à tous débats, on institua des juges de paix
chargés de la mission de concilier les parties pour prévenir
les procès.
La charte octroyée par Penn réservait à lui seul, sa vie du-
rant, la nomination des membres des cours de justice. Cette
prérogative lui fut confirmée par l'acte modificatif de 1683 ;
mais après lui, elle devait rentrer dans les attributions con-
jointes du gouverneur et du Conseil (art. 16). Il en fut de
même pour l'érection des cours de justice permanentes, et
Penn eut le droit de présider lui-même la Cour suprême. C'est
pour n'avoir point lu ces documents essentiels, que M. Labou-
* Voir Proud, 2" vol., appendix, p. xxv.
184 PENSYLVANIE ET COMTÉS DELAWARE.
laye a prétendu (p. 357), que « ce dernier ne pouvait élire ni
un juge ni un constable ! » Cette affirmation avait pour but
d'exalter le libéralisme du Quaker, aux dépens du catholique
lord Baltimore. Ce professeur a, cette fois encore, été mal
servi par ses prédilections protestantes qui lui font substituer
ses conceptions à Thistoire sérieuse.
Le jury était institué par la première charte : Tacte modifi-
catif n'y apporta aucun changement. Mais il semble que Tordre
des juridictions ne fut pas toujours bien observé, car dans
plusieurs circonstances, le Propriétaire et le Conseil prennent
directement connaissance de diverses causes importantes ;
quelquefois aussi, il y avait jugement sans intervention du
jury; enfin le Conseil s'attribue le pouvoir de reviser les
procès, et même de punir les juges des cours inférieures *.
Les autres clauses du nouveau pacte ne sont que d'un inté-
rêt secondaire. Mais il convient de relever ici comme trait de
mœurs, deux particularités qui montrent combien les idées
de liberté étaient encore indistinctes chez ce jeune peuple, et
comment il rétrograda par la suite, des principes très-larges
posés par le fondateur de la colonie. Dans la session de 1683,
bien près par conséquent du dix-huitième siècle, deux étranges
propositions furent faites par le Conseil. L'une tendait à con-
ti'aindre les jeunes gens arrivés à certain âge, à contracter
mariage ; l'autre déterminait les deux seules sortes d'étoffes
que la population serait autorisée à porter pour Tété et pour
rhiver. Le bon sens de la majorité de l'assemblée fit cepen-
dant justice de ces aberrations qui furent repoussées*. Les
principes de la secte étaient déjà assez rigoureux dans les ha-
bitudes de la vie, sans que l'autorité politique prétendit y
donner une sanction pénale.
La condescendance de Penn aux modifications réclamées à
la charte originaire lui valut les sympathies de tous, et dans
* Gordon, p. 81.
« Proud, l"vol.,p. 238.
RETOUR DE PENN EN EUROPE. 185
un mouvement de reconnaissance, rassemblée générale, pour
le récompenser des services rendus à la colonie et le couvrir
des dépenses qu'elle lui avait occasionnées, créa à son profil
uAe taxe annuelle qui fut assignée sur Timporlation et Tex-
portation de quelques objets de consommation. En 1784, on
porta cette allocation à 2,000 livres sterling, à prendre sur la
taxe des liqueurs spiritueuses dont il élait fait grand usage
dans la province, comme dans toutes les autres. Penn ac-
cepta ces avantages pécuniaires, seulement il en différa la per-
ception pendant un an ou deux, à la demande des mar-
chands. Mais ensuite, il toucha ce revenu plus ou moins
régulièrement, jusqu'à ce qu'il en fut privé par une conni-
vence coupable de Lloyd l'un de ses gouverneurs, avec l'as-
semblée générale *.
Penn qui se sentait à l'étroit dans ce pays naissant, songea
à retourner en Europe où l'attirait une grande soif de re-
nommée. D'autre part, l'estime toute particulière dans la-
quelle il élait tenu par Charles II et le duc d'York son frère,
pouvait contribuer à le mettre davantage en évidence, et à
venir en aide à la secte des Quakers. Mais ce qui étonne chez
un homme de cette valeur et qui affectait des principes si
austères, c'est qu'il cherchât à se rapprocher d'un pouvoir qui
devenait de plus en plus odieux à TAngleterre, et qui prati-
quait le gouvernement d'une façon si opposée à celui qu'il
venait lui-même d'établir. On verra par la suite, combien
cette situation de favori lui fut fatale, et tout ce qu'il y a d'in-
conséquence dans la nature humaine I
Avant son départ pour l'Europe (1684), Penn créa une
cour provinciale composée de cinq juges. C'était la Cour su-
prême à laquelle il donna pour chef, Nicolas Moore l'un des
hommes les plus estimés de la colonie.
Le pouvoir exécutif fut remis aux mains du Conseil qui
» Gordon, p. 80-8i.
186 PENSYLVANIE ET COMTÉS DELAWARE.
eut pour président Thomas Lloyd Tun des principaux pro-
priétaires quakers de la colonie. Markham autre Quaker en fut
nommé secrétaire.
A cette époque, la province comptait déjà vingt communes
et sept mille habitants. Les immigrants Quakers affluaient
d'Angleterre et du pays de Galles ; on en voyait arriver aussi
de Hollande et d'Allemagne, mais en beaucoup moins grand
nombre. Ces hommes étaient les mêmes que Penn et Barclay,
dans leurs voyages, avaient convertis à cette secte. C'est ce
premier noyau d'Allemands qui fonda Germantown, dans le
voisinage de Philadelphie.
Déjà des rapports de commerce s'étaient établis avec les
Indes occidentales, avec TAmérique du Sud, même avec la
Méditerranée ; mais l-intermédiaire obligé de TAngleterre
pesait déjà de tout son poids sur les affaires de ce pays, et
faisait présager des luttes vives pour le moment où elles s é-
tendraient davantage.
SectioD IV
USURPATIONS DE LA LÉGISUTURE. — RITALITÉS DE POUVOIR. — DÉGHÉAKCE
DE, PENN. — GOUVERNEUR ROYAL. — SÉPARATION DES COMTÉS.
Aussitôt après l'arrivée de Penn en Angleterre, Charles II
vint à mourir, et le duc d'York son frère, sous le nom de
Jacques II, monta sur le trône (1685). Les tendances bien pro-
noncées du nouveau roi pour le pouvoir absolu et pour la
propagation du catholicisme, mirent en éveil toutes les dé-
fiances, soulevèrent de graves mécontentements; et Penn,
qui était devenu le favori particulier du prince, partageait la
haine qui s'attachait à lui. On a dit de ce chef Quaker qu'il
ne s'était autant rapproché du roi, que pour plaider mieux
la cause des dissidents, mais ne pouvait-il y réussir sans s'i-
dentilîer autant qu'il le fit, avec ce pouvoir abhorré? Ne fut-
on pas autorisé à croire qu'il n'usa que pour lui-même et
pour sa province, de la faveur qu'il avait acquise? N a- t-on
• USURPATIOiNS DE L'ASSEMBLÉE. ~ 187
pas constaté que «sa charte fut la seule respectée par Jac-
ques II? N'est-ce point grâce à cette circonstance, que dans
le conflit existant entre Jord Baltimore et lui, il se fit adjuger
par le conseil privé, à peu près la moitié du territoire com-
pris entre la Delaware et la Cheasapeake? A la faveur de sa
situation qui protégeait la Pensylvanie, des personnes riches
et considérées y cherchèrent un asile pendant cette époque
tourmentée, et y achetèrent des territoires très-étendus.
Penn ne pouvait s'y opposer, car ces émigrants se confor-
maient aux conditions de sa proclamation ; mais ses grandes
dépenses à la cour lui avaient fait attacher beaucoup de prix
à Targent, et il déplorait le fait de ces ventes involontaires à
des conditions modérées, comme le privant de la plus-value
que les terres avaient acquise par Taccroissement de la po-
pulation ^ Déjà se révèle d'une manière frappante, l'intérêt
privé se détachant de celui de la province. Ce malheureux
sentiment ira toujours grandissant.
L'assemblée générale, mécontente de sa position subor-
donnée, céda à l'entraînement des grands corps délibérants,
toujours disposés à élargir et à étendre démesurément le
cercle de leurs prérogatives. Elle usurpa quelque temps, le
droit d'initiative qui lui était refusé par la constitution, mais
Moore chef de justice et membre de la législature, s'opposa à
ces envahissements. On le chassa du lieu des séances, et il
fut mis en accusation. Quant au secrétaire de la cour, on le
jeta en prison pour refus fait par lui de livrer à l'assemblée
les registres confiés à sa garde. La ne se bornèrent point les
attentats à la liberté individuelle ; il devint urgent d'y mettre
un terme pour éviter de graves perturbations. Penn fut obligé
d'intervenir pour les faire cesser, et comme marque plus
évidente encore de son mécontentement, il délégua son pou-
voir de gouverneur à une commission de cinq membres
* Gordon, p. 86.
188 PENSYLYANIK ET COMTÉS DE'LAWARE.
parmi lesquels figurèrent Moore et Lloyd (1685). D'aulres
abus d'autorité de la part de celte même assemblée contre
divers fonctionnaires, jetèrent de grands ferments d'irrita-
tion dans la population, et témoignaient d'une sorte d'a-
narchie qui, lorsqu'elle fut connue en Angleterre, suffit à
arrêter le mouvement d'émigration, et affecta d'une manière
fâcheuse la réputation des Quakers qu'on supposait si pai-
sibles*. Le caractère du fondateur lui-même ne fut pas épar-
gné, surtout après les démêlés d'argent dont je vais parler.
Penn, outre sa représentation à la cour, avait fait des dé-
penses considérables pour l'établissement de la colonie ; il
était obéré et réclamait avec instance, des allocations suffi-
santes pour les couvrir. D'autre part, il avait vendu des terres
aux colons qui laissaient accumuler les rentes à lui dues, sans
beaucoup de souci de leurs engagements. Puis, Lloyd son
lieutenant dans la colonie, autrement dit le gouverneur,
avait, sans le consulter, consenti au rappel de la taxe sur les
importations et les exportations, taxe créée pour son profil
exclusif, et sur laquelle il avait compté comme revenu per-
pétuel pour sa famille *. Sa gêne devenait très-grande, il la
fit exposer à l'assemblée qui en parut fort peu touchée. Les
colons qui avançaient péniblement dans le travail de coloni-
sation, n admettaient ses allégations qu'avec une cerlaine
incrédulité ; on le supposait riche, dissimulant sa fortune à
Faide de prétendues dettes dont le chiffre excessif n'était pas
en rapport avec les dépenses faites, suivant eux, pour la
colonie. On rappelait qu'il avait déjà touché pour prix de con-
cessions de diverses terres, vingt mille livres sterling, sans
compter la plus-value de celles qui lui restaient et dont l'im-
portance croissante participait de la prospérité de la province.
Les habitants le considéraient comme injuste et cruel envers
eux qui étaient pauvres et soumis à un travail pénible. Son
* Gordon, p. 80-87, et Hildretli, 2« vol., p. 96.
« Ilildrelh, 2* vol., p. 97.
DIFFICULTÉS DE GOUVERNEMENT. 189
rôle d'homme de cour ne le servait guère auprès de ces gens
simples : on ne voyait pas surtout la nécessité de payer le trai-
Icment d'un gouverneur qui eût éfé inutile, si Penn fût reslé
dans la province pour Fadminislrer.
Ces prétentions contraires, qui n'étaient exemptes ni d'exa-
gération ni d'injustice, furent l'objet de discussions qui s'en-
venimèrent (1685-1686). Penn, désespérant de convaincre
l'assemblée, imagina, pour lui forcer la main, toute une
théorie singulière qui ferait douter de son véritable libéra-
lisme . Il prétendit que la charte par lui donnée (charte pro-
vinciale), dépendait de l'exécution des conditions qu'il y avait
mises, et que, du jour où les colons s'en affranchissaient, il
n'y avait plus contrat, mais un simple acte de bon plaisir sujet
à révocation, à sa volonté. Il chargea en conséquence ses
commissaires, dans le cas où ils ne seraient point satisfaits de
la marche du Conseil, d'en changer eux-mêmes le personnel,
encore bien que, d'après la charte, cette élection appartînt au
peuple ; comme aussi d'abroger les lois faites depuis son dé-
part de la colonie, quoique ce pouvoir supérieur n'appartînt,
d'après la charte royale, qu'à la couronne seule; enfin de
rechercher toutes les infractions commises par le Conseil ou
par l'assemblée générale, et de prononcer la déchéance de
ces corps délibérants * .
Penn se méprenait complètement sur la nature des rap-
ports qui s'étaient formés entre lui et les colons, à l'abri de
la charte royale. Celle-ci dominait la sienne : elle était la loi
suprême pour tous, et il ne dépendait pas de lui de changer
la condition politique du peuple. C'est ce que comprirent très-
bien les commissaires qu'il avait] chargés de cette mission,
et qui jugèrent prudent de tenir secrètes leurs instructions,
sans y donner suite*.
Qu'on se rende compte du chemin qui a été fait depuis
* Gordon, p. 90.
* Gordon, p. 89-90, et appendix, p. 608.
100 PENSYLVANIE ET COMTÉS DELAWARE.
l'origine, c'est-à-dire en quatre ans ! On débute par une con-
stitution modèle, et les colons, Quakers pour la plupart, sont
des hommes déclarés austères et paisibles ; aucune difficulté
ne s'élève de la part des Indiens ou de Textérieur. Cepen-
dant Tanarchie a pénétré dans le camp! Déjà révisée, la
constitution ne suffit plus à Tambition du peuple. L'assem-
blée générale empiétant sur les autres pouvoirs, commet les
actes les plus arbitraires, jusqu'à attenter à la liberté person-
nelle. Elle refuse d'allouer à Penn de justes indemnités, et
celui-ci, accablé de dettes qui ne sont pas complètement il
est vrai, le fait de la colonie, menace, pour obtenir satisfaction,
d'annuler la charte qu'il a accordée ; oubliant ainsi les no-
tions les plus élémentaires en cette matière, et détachant de
son front, l'auréole de gloire que lui avait valu son début
gouvernemental! Ces difficultés pécuniaires se reproduiront
malheureusement pendant tout le reste de sa carrière, et
attristeront Thistoire de la province.
Mécontent de la commission executive qu'il avait instituée,
Penn en revint aux premiers errements, et centralisa ses
pouvoirs dans les mains d'un seul gouverneur (décembre
1685). Il nomma à cet emploi délicat un ancien militaire
nommé Blackwell qui n'était point Quaker, et dont les formes
impérieuses le rendaient le moins propre à concilier à son
maître la faveur populaire. Celui-ci devenu défiant envers
ses représentants, surtout depuis que Lloyd s'était prêté
frauduleusement à la suppression de la taxe sur les spiri-
tueux, donna entre autres instructions à Blackwell, de sou-
mettre à son approbation personnelle toutes les lois que
passerait l'assemblée. Mais l'administration de ce gouverneur
ne fut pas de longue durée : une année de discordes violentes
marqua son passage aux affaires, et force fut de confier à
d^autres mains, une autorité si mal comprise et surtout si
mal exercée.
Penn était entré dans une voie d'épreuves qui ne pouvait
SÉPARATION DES COMTÉS. 191
que s'agrandir : Jacques II devenu odieux à ses sujets, fut
chassé du trône, et la révolution protestante appela à lui suc-
céder, Guillaume de Hollande. Penn touchait de trop près
au souverain déchu, pour n'être point enveloppé dans la
même proscription en Angleterre. La réaction ne lui épargna
point les attaques, même les plus déloyales et les plus ab-
surdes : on crut l'accabler en l'accusant de catholicisme, de
jésuitisme. Deux fois arrêté sous l'inculpation de haute tra-
hison, à raison de sa correspondance avec Jacques alors en
fuite, il fut acquitté pour insuffisance de preuves. C'est alors
qu'il se résolut à partir pour l'Amérique. Mais au moment
de s'embarquer, une troisième accusation vint fondre sur lui
avec un degré de gravité de plus, c'est-à-dire avec la crainte
fondée d'une subornation de témoins, destinée à le perdre. Il
prit le parti de se cacher; mais si sa personne fut sauve, les
choses tournèrent autrement pour son gouvernement dont
le dépouilla un ordre du Conseil privé (1690) ^
Cette décision n'était point aussi arbitraire qu'elle le paraît
au premier abord, car ces populations, bien loin de se déve-
lopper dans le calme et avec le respect des institutions accep-
tées par tous, étaient fort agitées. Dès 1689, une scission
grave éclata entre la Pensylvanie proprement dite, et les
trois comtés Delaware. Ceux-ci mécontents du gouvernement
commun qui leur avait été imposé, et dont tout l'avantage
suivant eux, profitait exclusivement à leurs voisins, récla-
mèrent hautement une existence distincte, car la charte
royale de Pensylvanie ne leur était point applicable. Leur
attitude fut telle, qu'on dut adhérer à leur demande. Un
gouverneur spécial leur fut alors donné par Penn lui-môme,
non sans un vif mécontentement *.
* Hildreth, 2« vol., p. 98.
• Ibid,
192 PENSYLVANIE ET COMTÉS DELAWARE.
Section V
SCHISME QUAKER. — RESTAUnATION DE TENN.
Une autre cause de discorde plus profonde tourmenlait
cette province, car un schisme s était élevé au sein du Qua-
kerisme. George Keith écossais d'origine, et Tun des hommes
les plus instruits et les plus' habiles de cette secte, s'attaqua
un jour (1692), au fond de la doctrine même, en tant que
Credo religieux ; et de plus, il la déclara inconciliable avec
le gouvernement civil et politique, en ce qu'elle repoussait
des. choses jugées indispensables pour le maintien des so-
ciétés, à savoir : le service militaire, et l'emploi de la force
pour le soutien de la loi pénale. Il condamnait en outre la pra-
tique de l'esclavage, comme répugnant aux vrais principes.
Quelques-uns de ses arguments bons en eux-mêmes, se trou-
vaient affaiblis par la forme violente qu'il employait pour les
appuyer. Avec plus de modération, il aurait pu faire voir que
ce qui blessait davantage ses adversaires, c'était moins l'ar-
gument politique, que le schisme religieux qui menaçait de
diviser profondément la secte, et de beaucoup l'affaiblir.
Keith fut désavoué dans un grand meeting annuel des Qua-
kers, mais il en forma un autre en opposition avec celui-ci,
et il y attira bon nombre de dissidents parmi lesquels on comp-
tait des hommes de grande considération. Il appela ce nou-
veau groupe Quakers chrétiens. L'irritation était grande par-
tout, et à Toccasion d'une brochure que Keith publia au
milieu de ces controverses, et dans laquelle il ne ménageait
personne, surtout un nommé Jennings qu'il avait déjà apo-
strophé dans un meeting de Quakers, il fut mis en jugement
et condamné par une cour composée de ses adversaires,
ayant Jennings lui-même pour président. Celui-ci dirigea
l'accusation avec une passion et un mépris des convenances
judiciaires tel, que Taccusé ne pouvait voir en lui qu'un
SCHISME DE KEITH. 193
ennemi. L'imprimeur de la brochure fut aussi "^appelé en
justice, mais il échappa à la condamnation. Toutefois, trou-
vant peu de sûreté à rester en Pensylvanie, il enleva son im-
primerie qu'il transporta à New-York *.
Sans nier aucun des torts de Keith quant à la forme, il n'en
est pas moins certain que le fanatisme religieux eut plus de
part à cette perturbation de la colonie, qu'aucune considéra-
tion d'autre nature. La condamnation pécuniaire était insi-
gnifiante, mais le point grave consistait dans le blâme public
infligé par un tribunal séculier. Keith ne resta pas longtemps
à la tête des dissidents, il partit pour l'Angleterre, s'y fit
ordonner ministre de TÉglise épiscopale, secte qu'il n'aban-
donna jamais depuis, et il revint ensuite en Pensylvanie.
Voltaire qui ne se fait pas faute d'introduire souvent le ro-
man dans l'histoire, raconte cet incident en ces termes :
« Un seul homme fut banni du pays (Pensylvanie). II le
méritait ; c'était un prêtre anglican qui s' étant fait Quaker,
fut indigne de l'être. Ce malheureux fut sans doute possédé
du diable, car il osa prêcher l'intolérance. 11 s'appelait George
Keith. On le chassa. » Etc., etc. *.
Pour redresser cette fable, il faut dire que Keith au lieu de
commencer par se faire ministre anglais, finit au contraire
par là. Il ne prêcha en aucune façon l'intolérance; loin de
là, il en fut la victime. Il ne subit qu'une condamnation pé-
cuniaire et ne fut jamais banni,- car après avoir été ordonné
ministre, il revint dans la colonie. Enfin loin d'être isolé dans
ses doctrines, il entraîna avec lui dans le schisme, un certain
nombre de dissidents dont quelques hommes très-considérés. ^
Le reproche d'intolérance ne fut point épargné aux Qua-
kers qui tenaient dans leurs mains le pouvoir politique, et
avaient Tascendant religieux. On les accusa d'hypocrisie pour
ne pas mettre leur conduite en rapport avec leurs principes.
* Hildreth, 2* voL, p. 171, el Gordon, appendix, p. 608.
* Dkiionnaire philosophique, voL VFF, p. 522, >• Quakers.
II. 13
194 PENSYLVANIE ET COMTÉS DELAWARE.
Dès ce moment, la confiance des Européens qui cherchaient
un refuge contre la persécution, fut bien attiédie, et T émigra-
tion chercha des rivages plus hospitaliers *.
Penn ayant été dépouillé de son gouvernement, il fallait
s'occuper de l'administration de la province. Guillaume y
pourvut en lui donnant pour gouverneur Fletcher qui Tétait
déjà de New-York et de New- Jersey (1693). Le premier soin
de celui-ci fut de convoquer une assemblée générale, sans
prendre aucun souci des lois organiques de ce pays, et il
n'adopla d'autre mode d'élection et de convocation, que ce-
lui usité dans les provinces qu'il administrait. Quand l'assem-
blée se trouva constituée (1693), le gouverneur débuta par
une demande de subsides en hommes et en argent, pour
concourir à la défense des frontières de New- York contre les
hostilités des Français et des Indiens leurs alliés.
Cette demande éprouva une sérieuse résistance. D'abord
l'assemblée exprimait des doutes plus ou moins sincères sur
la légitimité du nouveau pouvoir, elle ne dissimulait point sa
répulsion pour la guerre, et elle demandait avant tout, la
confirmation des lois et libertés de la colonie. Fletcher ne
voulait point engager l'autorité royale et refusait ce dernier
point. Cependant il s'y décida à regret et n'obtint qu'une
faible somme, à la condition, est-il dit, qu'elle ne serait point
trempée dans le sang \ Dans l'espoir d'un meilleur succès au-
près d'une nouvelle législature, il prononça la dissolution de
celle existante et en convoqua une autre. Mais Tesprit de ces
deux assemblées était le même : en butte à une opposition ob-
^stinée dont il ne put triompher, il n'insista pas davantage.
George Keith n'avait-il point raison de soutenir que les prin-
cipes du quakerisme rigoureusement appliqués, ne pouvaient
s'adapter à la marche du gouvernement? On en verra d'au-
tres exemples par la suites
* Gordon, p. 100.
« Hildreth, 2" vol., p; 184.
RESTAURATION DE PENN. 195
La royauté nouvelle s'était fermement établie en Angleterre,
et pouvait se relâcher des rigueurs des premiers temps ;
aussi se montra-t-elle accessible aux démarches faites dans
l'intérêt de Penn, par des amis puissants qui ne Tabandon-
nèrent point dans son infortune. On parvint à dissiper les
préventions et les soupçons qui avaient été semés dans l'esprit
du roi, et Penn fut admis à s'expliquer devant le Conseil
privé. Il ne lui fut pas difficile de détruire toutes les calom-
nies dont il avait été Tobjet : sa justification ne laissant rien à
désirer, son acquittement en fut la conséquence. Il obtint
ainsi sans difficulté, la restauration de son autorité de Pro-
priétaire par une patente du mois d'août 1694, dans laquelle
les désordres de la province ne furent attribués qu'à son ab-
sence*.
Les usurpations de l'assemblée, son esprit d'indépendance
sans cesse croissant, étaient menaçants pour les droits de
Penn. Il imagina un système qui ne tenait point assez compte
de l'étal des esprits et qui manquait de justice : il préten-
dit que la suspension de son autorité avait annulé la consti-
tution, et que la province se trouvait maintenant soumise à sa
discrétion, comme elle l'était déjà à celle du roi. Mais ou-
bliait-il que ce n'était pas seulement aux troubles intérieurs
qu'était dû le retrait de son autorité? Ses liaisons avec Jac-
ques II, les accusations dont il était l'objet, et auxquelles il
n'avait-échappé que par la fuite, n'entraient-elles point pour
une grande part dans cette mesure ? Puis, la couronne, en con*
fiant le gouvernement à un de ses agents, avait dû composer
avec l'Assemblée générale et confirmer les chartes et les lois
existantes, pour obtenir des subsides. En reprenant sa situa-
tion première, il lui fallait respecter les actes de l'interrègne»
On le lui fit bientôt sentir»
* Gordon, p. 107*
196 PENSYLYAiNIE ET COMTÉS DELAWARE.
Section VI
CHARTE DE 1696. — PIRATERIE. — DISSENSIONS. — CHARTE DE 1701.
CENS ÉLECTORAL. — RÉSISTANCE AUX SUBSIDES DE GUERRE.
Les prétentions arbitraires de Penn ne pouvaient qu'irriter
les esprits, lui enlever les sympathies et altérer gravement la
considération qui s'était attachée à ses premiers actes. Mar-
kham son gouverneur, exposa dans la session de 1695, les
idées de Penn sur sa situation vis-à-vis des colons, mais Tac-
cueil qui y fut fait lui donna Tidée de convoquer une
autre législature dont les éléments nouveaux plus dociles
peut-être, assureraient le succès des demandes de subsides
qu'il lui importait de faire réussir. Mais lorsque l'assemblée
générale fut réunie et qu'il eut présenté ses projets, un contre-
projet se produisit immédiatement, lequel, par un arrange-
ment habile, confondait dans le même contexte les subsides
et un nouveau système de gouvernement. Markham fatigué
d'une lutte sans résultat utile, consentit enfin au compromis
qui lui était proposé, en réservant cependant le veto du Pro-
priétaire dont il n avait reçu aucune instruction sur ce point.
A ces conditions, il obtint un subside de trois cents livres
sterling affecté disait-on, aux Indiens résidant à Albany, mais
en réalité, pour les besoins de la guerre. Ce détour n'était
qu'une capitulation de conscience qui n'arrêtait pas plus les
Quakers que les autres sectes protestantes, malgré raustérilé
apparente de leurs principes.
Le nouveau pacte qui porte la date de 1696, est le troi-
sième acte de cette nature qui, en peu d'années, prétendait
régler les institutions fondamentales d'une manière stable
et permanente. Je me bornerai à dire qu'il consacra les usur-
pations de l'assemblée, et imprima au gouvernement général
une physionomie plus démocratique. Penn n'y donna jamais
son agrément, et cependant il fonctionna sans difficulté jus-
qu'en 1699, époque de son retour dans la tolonie.
MESURES CONTRE LA PIRATERIE. 197
Déjà même avant ce retour, on se plaignait amèrement en
Angleterre, des actes de piraterie et de contrebande qui se
commettaient en Amérique, au mépris du droit des gens et
des lois anglaises réglementaires du commerce. Les pirates
infestaient les mers du Nord, et pénétraient jusque dans riri"
térieur de la Delaware, avec la connivence des habitants. Penn
ne ménagea point les remontrances, et comme il vit qu'elles
étaient stériles, il recommanda à son représentant des mesu-
res répressives, promptes et énergiques. L'assemblée géné-
rale bien convaincue du discrédit qui résulterait. de la pro-
longation de son silence, et n'ignorant pas non plus le tort
matériel souffert par les habitants, se décida à édicter des
peines sévères contre les délinquants ; elle fit même un acte
de justice exemplaire, en chassant de son sein un certain
James Brown député de Kent, accusé d'avoir encouragé la
piraterie (1697). Mais alors comme aujourd'hui en Améri-
que, les lois restaient longtemps lettre morte, et leur fré-
quente répétition en attestait l'impuissance sur une popula-
tion qui détachait assez souvent le droit, du devoir. C'est
ainsi que les mesures répressives de ce brigandage maritime
durent être renouvelées pour donner satisfaction aux inté-
rêts lésés et à l'opinion publique ^
Les idées de Penn s'étaient peu modifiées sur la nature de
son autorité, et il revint en Amérique en 1699, bien décidé
à regagner le terrain perdu en son absence. Mais les mem-
bres de l'assemblée alors en session, cherchèrent à lui faire
comprendre que toute tentative de sa part serait inutile,
même fâcheuse pour lui, et qu'il devait se rendre au vœu
des populations. Moins convaincu que découragé, et voyant
enfin l'inutilité d une persistance qui n'aboutirait qu'à un in-
succès final, Penn convoqua en 1700-1701, une nouvelle lé-
gislature pour aviser au règlement de toutes les difficultés
pendantes.
* Hildrelh, 2« vol., p. 205.
198 PENSYLVANIE ET COMTÉS DELAWARE.
Toutefois une circonstance venait compliquer la situation :
les bas comtés de la Delaware étaient de plus en plus impa-
tients de faire cesser leur union avec la Pensylvanie, et ils
réclamaient hautement leur séparation. D'un autre côté, la
question des subsides se présentait de nouveau, plus urgente
que jamais. Mais le caractère conciliant de Penn, et la crainte
de dissensions qui pourraiOTt causer la révocation de la charte
royale, amenèrent la pacification générale, au moyen d'une
nouvelle charte qui porte la date du 25 octobre 1701. C'est
la quatrième, depuis la fondation de la colonie ^
La session débuta par une allocation d'une somme de deux
mille livres affectée aux charges du gouvernement. Quant
aux subsides réclamés par TAngleterre pour la défense de
New-York, ils furent écartés.
Vinrent ensuite diverses lois concernant les esclaves.
George Keith le dissident, dénonçait Tesclavage comme con-
traire à la loi du Christ, aux droits de Fhomme et à une
saine politique. Mais les Quakers trop intéressés alors au
maintien de cette institution, prétendirent n'être pas prêts à
prendre un parti à ce sujet. Voltaire pourrait-il dire quel est
le plus libéral, de Keith qui demandait la suppression de
l'esclavage, ou des Quakers qui le maintenaient? On se borna
à faire des lois réglementaires destinées à améliorer le sort
des esclaves, et spécialement une loi qui remettait à des tri-
bunaux exceptionnels, la connaissance des délits et crimes
commis par eux. Penn voulait davantage : il proposa de con-
sacrer légalement le mariage des nègres. Mais l'hypocrite phi-
lanthropie des Quakers s'y opposa absolument, en sorte que
ces malheureux furent condamnés à une ignoble promiscuité.
Dans cette circonstance comme dans beaucoup d'autres, le
grand homme pouvait-il être fier de ses coreligionnaires? En
quoi se distinguaient-ils des autres sectaires?
* Gordon, p. 122.
NOUVELLE CONSTITUTION. 199
Examinons maintenant la constitution nouvelle. Voici les
points principaux qui en formaient la base :
Liberté civile et religieuse.
Pouvoir législatif confié à une assemblée sujette à élection
annuelle, et composée comme précédemment. Mais la pré-
sence des deux tiers des membres était déclarée nécessaire
pour la validité des délibérations.
Les prérogatives déjà assurées à ce corps législatif lui fu-
rent maintenues, mais avec réserve du veto, au gouver-
neur.
Quant au pouvoir judiciaire, il n'en fut fait aucune men-
tion, pas plus que du conseil ' ; omissions volontaires sans
doute, de la part du plus grand nombre, mais qui devaient
plus tard, entraîner de graves discussions.
Les shériffs et coroners étaient laissés à la nomination du
gouverneur, sur une liste double de candidats présentés par
les comtés.
Par un article supplém^entaire de la charte, le Propriétaire
accordait à la province et aux comtés le droit de dissoudre
leur union quand ils le jugeraient à propos, dans un délai de
trois années. Dans la prévision de ce cas, rassemblée de la
province devait recevoir un nombre additionnel de mem-
bres.
L'idée de privilège pénétra dans ce corps omnipotent : les
Quakers étant généralement les plus riches de la colonie,
on exigea un cens électoral qui consistait dans la possession
de cinquante acres de terre, ou d'une valeur mobilière
équivalant à cinquante livres sterling, afin de concentrer
le plus possible le pouvoir dans leurs mains. Précédemment,
ils n'avaient commis d'usurpation qu'aux dépens du Pro-
priétaire ; maintenant ils portent la main sur les droits du
peuple '.
* Gordon, p. 12i.
* Hildrelh, 2* vol., p. 207.
200 PENSYLVANIE ET COMTÉS DELAWARE.
les concessions faites par Penn parurent si grandes, et son
pouvoir si effacé, que lorsqu'il voulut plus tard, faire res-
source de sa charte en la cédant à la couronne, on lui répon-
dit qu'il avait tout concédé, et que ce qui lui restait ne valait
plus la peine d'être acheté*. Une des grandes difficultés de la
situation consistait à trouver un homme habile et loyal pou-
vant, sans compromettre les intérêts du Propriétaire, gou-
verner ses possessions, tout en se ménageant la bienveil-
lance de l'assemblée qui se montrait rebelle à toute direction,
à toute transaction. Après beaucoup de recherches, Penn
confia le gouvernement à Andrew Hamilton de New-Jersey, et
il lui adjoignit un Conseil d'État composé de dix individus,
pour la plupart de la secte des Quakers, lesquels avaient pour
mission d'assister ce dernier de leurs avis, dans toutes les
affaires publiques. Mais l'âme de ce Conseil était James Logan
qui en devint le secrétaire, et qui avait su gagner la con-
fiance absolue de Penn, à ce point qu'il fut enjoint à Hamil-
ton, et plus tard à ses successeurs, de se conformer entière-
ment à ses conseils.
Ces choix faits, Penn quitta TAmérique pour n'y plus reve-
nir. Il emportait un vif sentiment d'amertume contre les co-
lons avec lesquels il avait eu à subir tant de démêlés, non-
seulement pour les choses du gouvernement, mais encore
pour des règlements d'intérêt privé, auxquels avait présidé
nne excessive âpreté.
L'administration d'Hamilton dura peu, et fut troublée par
des débals irritants auxquels donna lieu le conflit sans cesse
renaissant entre la Pensylvanie et les bas comtés de la De-
laware, au sujet de leur union. La séparation de ces deux
possessions fut enfin prononcée en 1702. Cependant elles con-
tinuèrent à avoir le même gouverneur et le même Conseil de
gouvernement, mais à tous autres égards, leur administra-
* Gordon, p. 122.
PENN ATTAQUÉ. 201
tion et leur législature furent distinctes*. Il convient de si-
gnaler ici, combien était grande la mobilité d'esprit de ces
populations : deux ans seulement après cette nouvelle orga-
nisation, c'est-à-dire en 1704, les habitants des bas comtés
de la Delaware allèrent jusqu'à contester à Penn le droit de
les gouverner, et préférèrent la domination du roi dont ils
sollicitèrent le joug I Pour qui connaît cette sorte de gouver-
nement, une pareille démarche semble indiquer que ce
peuple était fatigué de l'excès de liberté qu'il devait à cet
homme bienveillant, envers lequel on se montrait si ingrat !
Le même esprit inquiet et turbulent se remarquait dans la
Pensylvanie. Hamilton avait été remplacé par Evans, et les
choses n'offraient pas un meilleur aspect. Celui-ci fut même
obligé de signifier à rassemblée, dans la session de 1705,
que si elle ne se montrait pas animée d'intentions plus conci-
liantes, Penn était résolu à renoncer à sa charte et à aban-
donner la province à elle-même '.
Cette menace provoqua des remontrances pleines d'aigreur :
l'assemblée les formula dans une série de résolutions où elle
signalait les lacunes de la dernière constitution comme entraî-
nant ce malaise, et elle demandait encore de nouveaux chan-
gements. On reprochait au fondateur d'avoir esquivé Texécu-
tionde ses promesses originaires, 1** en reprenant artificieuse-
ment le veto qu'il avait précédemment abandonné ; 2*" en se
montrant exacteur impitoyable; 3° en gardant pour lui seul,
la constitution des tribunaux et Tadministration delà justice;
4"* en nommant des fonctionnaires oppresseurs ; 5"* et finale-
ment en négociant pour l'abandon de sa charte, ce qui n'élait
autre qu'un acte de complète trahison envers les colons. On
Tadjurait de s'arrêter dans cette négociation sous peine de pa-
raître « vendre la bête après lavoir tondite ^. »
* Proud, l"vol., p. 459.
* Le même, p. 462.
' Hildreth, 2* vol., p. 243.
202 PENSYLVANIE ET COMTÉS DELAWARE.
Penn se montra profondément blessé de cette adresse, et
réclama la punition exemplaire de David Lloyd président de
rassemblée, qui en avait été le promoteur, le rédacteur et le
propagateur. Ce ressentiment était d'autant plus vif, que cet
homme avait été précédemment investi de sa confiance, et
nommé par lui attorney général.
Les rapports des deux pouvoirs étaient trop tendus pour
qu'il fût possible de maintenir la bonne harmonie. Un
retour vers des sentiments meilleurs, de la part du peu-
ple qui avait déjà tant obtenu, était nécessaire pour con-
jurer la perte de ce gouvernement. On parut le com-
prendre, et ce mouvement se dessina bientôt. En effet, une
nouvelle assemblée élue en octobre de cette même année
1705 sous des influences pacifiques, rejeta la responsabilité
du passé sur sa devancière, et grâce à Tintervention in-
telligente de Logan, le gouvernement obtint une majorité qui'
assura les subsides nécessaires pour la marche des affaires,
et vota de plus, une adresse affectueuse et reconnaissante au
Propriétaire.
Cependant une cause de difficulté restait permanente et
sans solution, c'était la question des subsides de guerre.
L'assemblée où le quakerisme prédominait, s'opposant d'une
manière absolue à toute organisation militaire, Evans re-
courut à un stratagème assez pauvre pour forcer la main
à ses adversaires : il simula une fausse attaque d'un en-
nemi supposé qui arrivait en armes, en remontant la De-
iaware et parcourant à cheval les rues de la ville, le sabre
en main, il adjurait le peuple de prendre les armes pour
la défense du pays ; mais malgré Teffroi du premier mo-
ment, les Quakers alors réunis dans leur temple, restèrent
impassibles. On acquit promptement la preuve de cette
supercherie, elle produisit un effet tout opposé à celui
qu'on en espérait. Les récriminations recommencèrent, et
celte fois avec plus de fondement, car le gouverneur avait
USURPATIONS DE L'ASSEMBLÉE. 203
voulu créer une espèce de taxe maritime qui fut repoussée.
Aucun chagrin ne devait être épargné à Penn. Une nouvelle
assemblée réunie en 1707, réclama avec la plus grande insis-
tance, la révocation d'Evans et surtout celle de Logan contre
lequel, sauf quelques torts de forme, il n'existait aucun su-
jet réel de mécontentement. Mais il y avait quelque chose de
plus poignant encore pour cet homme de cœur : son fils aîné,
qui était depuis quelque temps dans la colonie, y menait une
conduite dissipée, déréglée même, dans la compagnie du gou-
verneur; il fit plus, il renonça publiquement au quakerisme,
en se fondant sur l'ingratitude des colons envers son père.
Comme il faisait partie du Conseil, on comprend toute l'émo-
tion des chefs de la secte. Et cependant que pouvait-on en
redouter, quand cette conduite éiait réprouvée par Penn lui-
même, et alors que ce jeune homme était tombé dans une
grande déconsidération ? Mais dans les temps agités les moin-
dres circonstances ajoutent encore au mécontentement gé-
néral.
Section VII
USURPATIONS NOUVELLES. — CONFLITS. — SERMENT. — RÉSUMÉ.
PARALLÈLE ENTRE PENN ET LORD BALTIMORE.
Le pouvoir de Penn se trouvait bien réduit, malgré les allé-
gations inléressées d'une précédente assemblée; on voulut
plus encore. Précédemment, lorsqu'une loi avait reçu Tagré-
ment du gouverneur, elle devait être envoyée au Propriétaire
pour avoir sa sanction. Cette prérogative comme toutes les
autres, n'avait pas été toujours respectée, et ce dernier s'en
était plaint souvent. Les défiances devenant plus grandes,
l'assemblée de 1707 fil consacrer ce principe : que toute me-
sure adoptée par le gouverneur ne serait plus passible du
veto du Propriétaire. Dès lors, celui-ci se trouvait livré pieds
et poings liés à ses agents dont la mauvaise foi pouvait
compromettre gravement sa situation. Il songea donc à
204 PENSYLVANIE ET COMTÉS DELAWARE.
réclamer de ceux-ci, des garanties pour la stricte exécution
des instructions qu'il donnait à chacun d'eux, lors de leur en-
trée en fonctions*.
Les assemblées s'enivraient de leur quasi souveraineté et ne
comprenaient plus de limites possibles à leurs empiétements.
Celle qui siégeait en 1709, prétendit que le Conseil de cinq
membres que Penn avait adjoint à ses gouverneurs, était
contraire à la charte, et que ceux-ci ne devaient point se di-
riger d'après ses avis. Cette prétention dépassait toutes li-
mites : le pouvoir exécutif appartenait sans contestation au
Propriétaire, il pouvait en déléguer l'exercice à une ou plu-
sieurs personnes ; et depuis que le veto lui était enlevé, il lui
importait bien davantage encore, d'environner son représen-
tant, de toutes les lumières propres à éclairer sa marche,
tant pour ne pas compromettre la charte royale, que pour
concilier ses privilèges et ses intérêts avec la liberté des co-
lons. La seule objection plausible contre la création de ce
Conseil, ne pouvait avoir trait qu'à un cumul d'attribu-
tions où se voyaient peut-être des fonctions judiciaires. Mais
Penn ne tenait-il pas des chartes successives, le pouvoir de
créer des cours de justice, et d'en nommer seul les juges? En
fait, cette démonstration était dirigée contre Logan conseiller
influent dont on n'avait pu obtenir la révocation. L'assemblée
poussa les choses à toute extrémité, et elle lança un mandat
d'arrêt contre lui. Mais le gouverneur, jaloux de son pouvoir,
en refusa l'exécution en se fondant sur ce que cette assem-
blée n'avait d'autorité que sur ses propres membres et non
sur d'autres, bien moins encore sur un membre du Conseil
exécutif.
Penn était vivement affecté de cette turbulence et de cette
ingratitude. 11 menaça les colons de les abandonner^ en leur
reprochant leurs odieuses insinuations contre sa personne,
* Hildreth, 2* vol., p. 245.
QUAKERISME CONTRAIRE A LA GUERRE. 205
leur lactique persistante pour augmenter ses charges, et
leurs attaques inqualifiables contre le peu de pouvoir qui lu i
restait (1710). Alors, sous le poids de graves embarras pécu-
niaires, et découragé de Tinsuccès de son entreprise, il entra
en négociation avec la reine Anne, pour la cession dé sa charte.
11 y donnait son consentement moyennant douze mille livres
sterling, et sous la réservé des propriétés qu'il possédait en^
core dans la province, ainsi que des renies formant partie du
prix des terres qu'il avait déjà aliénées. Sur ces simples pour-
parlers, il reçut un à compte de mille livres, mais une at-
taque de paralysie dont il fut atteint, l'empêcha de réaliser le
traité projeté, quelque fût son intérêt de le mener à bonne
fin, pour éteindre un emprunt extrêmement onéreux dont
ses biens étaient grevés (1712) ^
Dés 1709, les colonies se trouvèrent engagées dans une
deuxième guerre avec le Canada. New-York, pays frontière le
plus immédiatement exposé aux coups de Fennemi, manquait
de ressources militaires pour se tenir en bon état de défense.
Il était nécessaire de faire appel à la coopération active des
provinces voisines. Gookin, alors gouverneur de Pensylvanie,
demanda à rassemblée un secours de cent cinquante soldats ;
mais les Quakers qui y dominaient toujours, répondirent
comme précédemment, par un refus motivé sur ce que leur
conscience ne leur permettait pas de fournir des hommes
appelés à s'entre-tuer. Quand les doctrines de secte pénètrent
si avant dans le gouvernement politique, elles en arrêtent les
rouages, et menacent TÉtat, de complications qu'on ne sur-
monte dans les moments critiques, que par la duplicité d'un
côté, et par un revirement hypocrite de Tautre. L'assemblée
crut faire un grand effort en allouant cinq cents livres, non
pour la guerre, mais pour les besoins de la reine. Ce secours
déguisé qui ne répondait en rien aux exigences de la situa-
« Hildreth,2-vol.,p. 246.
206 PENSYLVANIE ET COMTÉS DELAWARE.
tion, fut hautement repoussé par le gouverneur, et il signifia
en même temps, qu'il avait pour instruction toute particulière
de refuser son approbation à aucune des lois qui lui seraient
proposées, tant qu'il n'aurait point été fait droit à sa réqui-
sition.
Cette factieuse opposition dirigée par Lloyd qui apportait
dans les débats l'irritation d'un amour-propre froissé, et
d'une inimitié personnelle contre Logan, ne pouvait entraver
longtemps la marche des affaires. Penn, qui luttait contre
la souffrance et la misère, crut devoir adresser des re-
présentations à la colonie. Après un examen détaillé de
sa situation et de tout le bien qu'il avait fait à la province,
il s'attaquait au cœur des hommes de sa secte : son appel
était très- touchant. Sa voix heureusement fut écoutée, et une
nouvelle assemblée régla avec le gouverneur, quelques-uns
des principaux points en litige. La dernière charte n'était plus
suffisamment explicite sur la prérogative d'ajournement, on
la concéda à la législature. Le pouvoir judiciaire fut établi par
une loi, et comme compensation pour ces concessions, on
accorda libéralement les fonds nécessaires aux besoins de
l'État (1710). Enfin les représentants allouèrent comme témoi-
gnage de loyauté à la reine, un secours de deux mille livres
à titre d'équivalent pour leur part contributoire clans la levée
d'hommes nécessaire à son service^. Le Quaker arrivait ainsi
à résipiscence, car jamais auparavant, il n'avait fait un pa-
reil aveu.
Cet arrangement n'était point la paix, mais seulement un
armistice. Les principaux ferments de discorde résidaient
dans les taxes à imposer pour faire face à diverses charges
qui, de leur nature, entraînaient des discussions passionnées.
Outre les réquisitions pour le gouvernement anglais, il fallait
pourvoir aux dépenses de l'administration de la province, et
* Gordon, p 161-162;
QUAKERISME MENACÉ. 207
spécialement au traitement du gouverneur. L'assemblée se
montrait souvent animée d un esprit étroit, elle faisait trop
sentir aux représentants de Penn, qu'ils étaient dans sa dé-
pendance, et que tout subside, même leur traitement, leur
serait refusé s'ils ne déféraient pas à ses désirs. Les gouver-
neurs généralement pauvres, étaient peu loyalement placés
entre leur intérêt et leur devoir, surtout depuis le jour où
Ion avait supprimé le veto du Propriétaire. Ceux qui se
montraient fidèles à leur mandat et résistaient à d'injustes
demandes, se trouvaient exposés à la détresse, faute d'allo-
cation de leur traitement ; conduite peu digne de la part de
la législature d'un pays en grand progrès, et redevable de sa
prospérité à l'homme de bien qui avait consacré toutes ses
lumières, toute son expérience, tout son dévouement et une
grande partie de sa fortune au succès de la colonie î
L'influence du Quakerisme fut menacée un instant, par une
de ces situations équivoques qui pesaient souvent sur les co-
lonies dans leurs rapports avec l'Angleterre. En principe,
les lois anglaises étaient applicables aux colonies, surtout
celles destinées à maintenir l'autorité de la couronne et la
suprématie de l'Église anglicane. Cependant on comprit que
l'Amérique anglaise ne pouvait se peupler qu'avec les dissi-
dents qui abandonnaient l'Europe, pour trouver un refuge
dans le nouveau monde. On ferma les yeux sur les atteintes
portées à cette suprématie, et même il arriva ce fait singulier
que, dans la Nouvelle-Angleterre, le Puritanisme devint reli-
gion d'État, et que le culte anglican fut proscrit. C'est une des
nombreuses anomalies qu'on rencontre dans plusieurs des
institutions des colonies, et qui ont facilité leur développe*
ment, sans aucune secousse, résultat que la répression n'eut
pu obtenir, au grand préjudice de l'Angleterre. Lorsque Penn
créa sa province, il fut bien sous entendu que le Quakerisme
y aurait pleine liberté sans intolérance, et que les colons de
cette secte seraient reçus partout dans l'administration comme
208 PENSYLVANIE ET COMTÉS DELAWARE.
devant la justice, avec dispense de serment, et sur une simple
affirmation qui en tiendrait lieu. Cependant la persistance
des Quakers à refuser des secours en hommes et en argent
quand le besoin s'en faisait sentir, suggéra Tidée de leur
rendre le serment obligatoire pour les contraindre à s'éloigner
des affaires publiques. D'autres, moins timorés les rempla-
ceraient et contribueraient, à Texemple des autres provinces,
à la défense du pays. Déjà il avait paru utile en 1710, de con-
sacrer en termes exprés, la dispense du serment, mais la loi
rendue à cet effet fut rapportée par la reine, et le statu que
resta maintenu. Gookin, qui avait eu le plus à se plaindre de
Tattitude des assemblées, imagina en 1715, de rendre obliga-
toire en Pensylvanie ce statut du règne de Georges P' appli-
cable temporairement aux colonies aussi bien qu'à la Grande-
Bretagne, et par lequel, tout Quaker était déclaré incapable
de rendre témoignage dans les causes judiciaires ou crimi-
nelles, de siéger comme juré et de remplir aucun emploi
public. Une longue et vive discussion s'ensuivit. Les cours
de justice composées entièrement de Quakers, cessèrent de
siéger, et la marche des affaires fut arrêtée. Mais les peuples
ne vivent point dans Timmobilité, et les gouvernements qui
l'oublient sont bientôt rappelés au sentiment de leur de-
voir. L'impassibilité du Quaker triompha de cet obstacle, non
point que la mesure fut rapportée, mais on la laissa som-
meiller à titre d'expédient, afin de permettre aux choses de
reprendre leur cours. C'est en 1725 seulement, qu'un ordre
du roi rendu en Conseil réintégra explicitement les membres
de cette secte dans la faculté dont ils avaient toujours joui,
d'affirmer sans serment. Penn, qui était Quaker, ne pouvait
approuver son gouverneur de l'excès de zèle qu'il avait dé-
ployé contre ce scrupule de conscience ; il le révoqua et le
remplaça par William Keith en 1717. Cette nomination fut
le dernier acte important du fondateur de la Pensylvanie. En
effet, depuis l'attaque de paralysie que Penn avait éprouvée
DÉFECTUOSITÉS DE LA CHARTE. 209
en 1712, ses facultés mentales allaient s'affaiblissant et le
rendaient de plus en plus impropre au gouvernement. C'est;
dans cet étal qu il termina sa carrière le 30 juillet 1718 *.
Avant d'aller plus loin, essayons quelques considérations
sur la période que nous venons de parcourir.
. Et d'abord, disons que Penn, en négociant à son profit la
concession du gouvernement de la Pensylvanie, avait accepté
des conditions qui attestent une grande inexpérience des
hommes et des choses, et qui, si elles eussent été observées,
auraient entravé, sinon arrêté la marche des affaires, et sou-
levé bientôt de sérieux mécontentements. En effet, la charte
originaire tout en lui conférant une autorité souveraine,
réservait à la couronne le pouvoir arbitraire de rapporter les
lois qui seraient faîles par les assemblées générales, même
de reviser les décisions judiciaires, et de faire des règlements
de commerce concernant la colonie. Comment concilier la
marche d'un gouvernement populaire avec un pareil despo-
tisme? C'était faire preuve de grande ingénuité que de croire
à la soumission et à la longanimité du peuple dont les volontés
bien débattues et acceptées par le Propriétaire, étaient
exposées à un rejet, suivant le bon plaisir de la couronne.
11 en était de même des décisions de justice qui se trouvaient
dépouillées des garanties les plus élémentaires. D'un autre
côté, Penn ne voulant pas résider dans la province, était
obligé de déléguer son autorité à un gouverneur nommé par
lui, mais qui devait concerter ses actes avec un Conseil élu
par le peuple. Le pouvoir exécutif ainsi organisé était une
déplorable combinaison, car l'action commune de deux agents
ayant une origine toute différente, et des tendances opposées,
devait être souvent paralysée, à moins que Tun des deux ne
vînt à dominer Fautre, en détruisant Téconomie de Ten-
semble. Mais ce n'était pas tout : Penn se réservait pour lui
» Proud, 2* vol., p. 205.
II. t4
210 PENSYLVANIE ET COMTÉS DELAWARE.
absent, le veto sur toutes mesures législatives, inôme celles
qui auraient déjà reçu Tapprobation du gouverneur. Les spé-
culations philosophiques lorsqu'elles prennent trop de place
dansTordonnance d'un gouvernement, courent risque d'être
en opposition avec le génie d'un peuple, avec ses besoins, et
dé faire son malheur, au lieu de contribuer à son succès.
C'est pour avoir trop cédé à des idées préconçues, que Penn
arriva à trop affaiblir le pouvoir exécutif, et que ses efforts
ultérieurs pour réparer cette première faute furent sans suc-
cès, et exposèrent son caractère à des soupçons blessants dont
il se plaignit plus d'une fois très-amèrement. Telle fut la
cause de ces remaniements continuels des lois organiques,
faits en 1683, 1696, 1701 et partiellement encore dans la
suite, de telle sorte qu'en quelques années seulement, le
souverain et le fondateur de ce pays ne se trouva plus possé-
der qu'une autorité presque nominale.
Non contentes d'avoir réduit de beaucoup les prérogatives
du Propriétaire, les assemblées visèrent à annuler un autre
pouvoir important, quoiqu'il fût issu comme elles du suf-
frage populaire : je veux parler du Conseil auquel étaient
dévolues des fonctions graves et multiples. Sous le prétexte
de supprimer un rouage inutile, on l'annula subrepticement,
et les législatures furent investies de l'initiative. La Pensyl-
vanîe agit en cela tout à l'opposé des autres colonies qui, dé-
butant par une seule chambre, reconnurent la nécessité de
deux corps délibérants.
Que de fautes en peu de temps ! fautes que Penn eût pu
prévenir, au moins en partie, s'il se fût tenu au gouvernail
et n'eût point abandonné ses institutions à elles-mêmes !
Lorsqu'il voulut enrayer le mouvement, il était trop tard ; il
y avait au-dessus de lui un pouvoir omnipotent.
Une circonstance particulière abaissait l'autorité executive :
la pénurie d'argent déterminait le Propriétaire à tous les
sacrifices pour s'en procurer. Il en était de même du gou-
INFLUENCE DU QUAKERISME. 211
verneur que la détresse ou rambition amenaîl à complaire
au pouvoir qui accordait les subsides. La chute est grande,
des hauteurs philosophiques de la charte provinciale au trafic
des concessions pour obtenir quelque monnaie I
Le droit de révision réservé à la couronne resta longtemps
nominal. Cependant les lois étant devenues nombreuses, il
s'agit de les condenser et de les soumettre à un ordre métho-
dique. Ce travail fut fait en 1713. C'est alors que la préro-
gative royale s'exerça et fit rapporter la plupart des lois
passées en 1709, 1710 et 1712. De ce nombre étaient celles
relatives à l'organisation judiciaire, à la fixation des traite-
ments, et surtout celles qui prohibaient l'importation des
esclaves nègres et indiens. Le refus de sanction de quelques-
unes de ces lois s'explique surtout par l'intérêt qu'avait TAn-
gleterre à conserver son monopole commercial. Pour d'autres,
par exemple pour celles ayant trait au système judiciaire, il
se peut que Penn lui-même soit intervenu pour appeler à son
aide le concours royal, et qu'il ait réussi à l'obtenir.
Le quakerisme prédominant dans l'État se fit sentir dans
plus d'une occasion et d'une manière fâcheuse, comme cela
arrive toujours lorsque l'esprit de secte s'impose au pouvoir
séculier. Penn croyait avoir prévu cette difficulté en procla-
mant la liberté pour tous les cultes chrétiens, mais il n'avait
aucun pressentiment d'un schisme où une majorité com-
pacte ferait une loi dure à la minorité. Il ne se doutait guère
non plus, que l'on invoquerait un jour les doctrines de la
secte, pour refuser des subsides de guerre destinés à repous-
ser l'ennemi commun. Cependant on avait tout à craindre de
l'Angleterre dont on heurtait les intérêts, et Ion ne pouvait
sans danger, prolonger ces résistances. Aussi arriva-t-il que
les Quakers admirent des capitulations de conscience qu'ils
reprochaient si amèrement à d'autres, et accordèrent des sub-
sides, avec une affectation détournée et hypocrite qui ne
trompait personne*
212 PENSYLVANIE ET COMTÉS DELAWARE.
Étaient-ils plus éclairés que les autres protestants de cette
époque? Non, car ils se montrèrent sujets aux mêmes su-
perstitions. On trouve dans les archives de la province, à la
date de 1684, une poursuite judiciaire pour sorcellerie, et
Penn lui-même présidait le procès. Après les débats, le jury
déclara Taccusé coupable d* avoir la réputation de sorcier^ mais
non coupable sur les chefs à lui reprochés*. Le verdict fut
donc en faveur de l'accusé, pour insuffisance seulement des
charges de la poursuite.
Avant la mort de Penn, les catholiques malgré la charte,
étaient plutôt tolérés que protégés. Les Quakers, comme les
autres protestants, les avaient en exécration, et se seraient
volontiers autorisés des lois anglaises qui proscrivaient
Texercice public de ce culte. Le préjugé contre eux était tel,
qu il courbait sous son joug Penn lui-même qui ne les rece-
vait qu'avec répugnance. D'après les archives du Conseil pro-
vincial. Ton redoutait extrêmement l'influence de leurs mis-
sionnaires, et Ton croyait la sûreté publique intéressée à leur
emprisonnement *. Les partisans de ce chef des Quakers
pourront-ils dire que c'était de la tolérance et surtout de la
justice? On verra plus tard les efforts faits pour supprimer le
culte cathoUque lui-même, quoiqu'il ne concernât qu'une
poignée d'hommes de celte communion !
A la mort de Penn, il n'existait encore qu'un très-petit
nombre d'écoles dans la colonie, et cependant elle était très-
prospère ! Comment donc dans un gouvernement créé sur des
bases philosophiques, laissait-on l'instruction publique si
pauvrement dotée, etsi inférieure à ce beau système du Massa-
chusetts ? Comment, pendant un espace de trente-sept ans
depuis la fondation, Penn se préoccupa-t-il si peu d'une base
tellement intéressante pour le pays, et qu'il déclarait lui-même
tout-à-fait essentielle, dans le préambule de sa constitution ?
4 Gordon, p. 82.
« Le même, p. 570.
INSTRUCTION PUBLIQUE NÉGLIGÉE. 213
On a prétendu en trouver la cause dans la variété des origines
de population, et dans la difficulté de créer des écoles com-
munes pour les divers idiomes. Est-ce bien là une sérieuse
justification? La grande masse de la population de la Pensyl-
vanie à cette époque, se composait d'Anglais, d'Écossais et
d'Irlandais parlant une seule et même langue ; plus, d'Alle-
mands qui, de leur côté, étaient unis par le même lien. Il n'y
avait point là d obstacles sérieux : on pouvait aisément créer
des écoles communes pour chaque groupe, suivant son ori-
gine et son langage. Classer deux idiomes n'était pas chose
difficile, encore moins impossible. Il faut plutôt attribuer
Tabsencc de sollicitude pour l'enseignement public, à ces
démêlés sans fin, sur des questions de prérogatives et qui pis
est, à propos de débats pécuniaires, qui détournèrent Tatten-
tion, d'un but plus élevé. Penn eut le grand tort, après avoir
esquissé son édifice, de laisser le soin de la structure à des
mains étrangères, sans se préoccuper beaucoup de l'achève-
ment. Il frappa Tattention de l'Europe par son programme,
et cet effet produit, il abandonna son œuvre à elle-même, au
lieu de la féconder en vivant au milieu des colons. Celte
existence était trop modeste pour lui, il aurait cru disparaître
de la scène du monde. Malheureusement, il préféra le séjour
de la cour d'Angleterre où il pensait pouvoir jouer un plus
grand rôle, et où il perdit au contraire tout son prestige. 11
oublia qu'en agissant ainsi, il reniait ses principes et accrédi-
tait le reproche de duplicité qui ne lui a point été épargné,
car il s'attacha par d'étroits liens, au gouvernement le plus
impopulaire d'Angleterre, dont les pratiques étaient précisé-
ment tout Topposé des doctrines qu'il avait formulées dans
la charte de Pensylvanie.
On a cherché à comparer Penn à lord Baltimore fondateur
du Maryland, pour assurer au premier une supériorité qui ne
me semble pas justifiée. L'un et l'autre eurent des mérites
distincts, et si lord Baltimore est resté plus dans Tombre, en
214 PENSYLVANIE ET COMTÉS DELAWARE.
Europe au moins, il ne faut rattribuer qu'à sa profession de
catholicisme qui était fort peu du goût des philosophes et des
écrivains du dix-huitième siècle ; tandis que Penn, en sa qua-
lité de protestant et de Quaker, fut exalté par les Encyclopé-
distes et surtout par Voltaire qui, comme je l'ai dit plus haut,
se montre bien étranger aux faits historiques du Nouveau-
Monde. Essayons le parallèle, non pour flatter ni pour déni-
grer, mais dans le but de faire à chacun la part qui lui est
légitimement due. Disons d'abord que la comparaison qu'on
a établie, pèche par un côté important : lord Baltimore qui
obtint du roi Jacques V\ la charte fort libérale dont j'ai
esquissé (titre III, chapitre xni), les dispositions principales,
ne survécut presque point à l'octroi qui lui en fut fait, et
c'est à l'œuvre seulement, qu'on voit le mérite de l'homme
d'État. Il faudrait donc comparer Penn non pas seulement
avec le lord catholique premier du nom, mais encore avec
Céeil Calvert son fils deuxième lord Baltimore qui, d'abord
et pendant longtemps, fit fonctionner les institutions du Ma-
ryland. On voit déjà tout ce que ce parallèle a de défectueux.
Cependant abordons ce terrain, ne fût-ce que pour redresser
une fois de plus, les idées fausses qu'on multiplie pour ainsi
dire à plaisir dans l'histoire.
Le premier lord Baltimore, de protestant qu'il était, se
convertit au catholicisme, non dans un intérêt d'ambition,
mais par Tenlrainement de ses convictions, avec la pensée
toute charitable de venir en aide et de créer un refuge à ses
nouveaux coreligionnaires qui étaient alors l'objet d'une
haine violente en Angleterre. Dans ce but, il résigna volon-
tairement toutes ses fonctions publiques, notamment celle de
membre du Conseil privé du roi. Jamais conversion ne se fit
dans des conditions plus honorables.
Penn appartenait à l'Église établie d'Angleterre, et par
conviction aussi, il devint Quaker; mais jeune encore, il n'a-
vait aucun emploi public, et il n'eut à faire à ses convictions
LORD BALTIMORE ET PENN. âl5
aucun sacrifice de siluation. S'il fut poursuivi par la suite,
on peut dire qu'il courut au devant de la persécution par ses
prédications ardentes et ses publications peu mesurées. En
recherchant plus tard, les faveurs de la cour et en bravant
l'opinion qui l'accusait d'hypocrisie, n'y a-t-il pas lieu de
douter qu'il fut capable de l'abnégation qui porta lord
Baltimore à résigner ses hautes fonctions, pour être plus
libre dans l'exercice de sa religion ?
La charte du Maryland formulée par le concessionnaire
lui-même, selon toute apparence, enlevait à la couronne le
droit précieux d'imposer aucune taxe directement ou indi-
rectement sur la colonie ; ce qui dénotait un grand coup
d'œil chez rhomme qui entrevoyait déjà le moment ou l'Angle-
terre voudrait pressurer ses possessions d'Amérique (1653).
Aucune clause de cette nature n'existe dans la charte de
Penn, tout au contraire: la couronne se réserve le droit de
révision et d'annulation de toutes les lois qui seraient faites
dans la province. On ne peut lui faire aucun reproche pour ces
conditions, il dut les subir ; mais pour les colons, c'était une
infériorité de condition vis-à-vis de ceux du Maryland.
La liberté de conscience fut consacrée par ces deux fonda-
teurs, mais ce fut lord Baltimore qui, le premier, inaugura
ce principe, près d'un demi-siècle auparavant. Les dates sont
importantes à consulter dans la considération des événements
historiques, et celle-ci est de la plus haute gravité ! Faut-il
ajouter que cette tolérance en Perisylvanie, eut des défail-
lances même du vivant de Penn, comme je l'ai dit plus
haut.
Dans le Maryland au contraire, la liberté religieuse ne
cesse d'être une vérité que lors de l'avènement des protes-
tants au pouvoir, et par conséquent, après la perte de l'auto-
rité gouvernementale par lord Cecil Baltimore.
Dans le Maryland, le Conseil ou chambre haute était nommé
par le lord-Propriétaire, tandis qu'en Pensylvanie, le Conseil
216 PENSYLVANIE ET COMTÉS DELAWARE.
qui était investi d'aulres attributions, élait élu par le peuple.
Il semble qu'il y eut là un avantage en faveur des insti-
tutions de Penn, mais les combinaisons gouvernementales
de ce dernier montrèrent bientôt leurs défectuosités. J*ai
déjà signalé combien l'origine et les attributions de ce Conseil
étaient un embarras pour tous, c'est ce qui en détermina la
suppression, longtemps avant la mort de Penn. Quant au pou-
voir législatif de Pensylvanie, composé d'une seule chambre,
il était certainement inférieur à la combinaison des deux
chambres adoptées dans le Maryland.
M. E. Laboulaye a prétendu que « tandis que lord Balti-
more avait le choix des magistrats et des moindres fonction-
naires, Penn ne pouvait élire ni un juge ni un constable. » Il
a dit plus : il a soutenu que « lord Baltimore jouissait d'une
taxe sur l'exportation du tabac, tandis que Penn refusa un
semblable revenu qui lui fut offert dès Torigine, », ce qui,
suivant l'honorable professeur, constitue une véritable ma-
gnanimité *. Il est toujours regrettable d'avoir à dissiper une
illusion à Tégard d un grand homme, mais les faits vrais ont
un droit supérieur à toute autre considération. Or j'ai élabli
-sur des textes que M. Laboulaye n'a point consultés, V que
Penn avait réservé pour lui seul, sa vie durant^ le droit d'éri-
ger les cours de justice, et de nommer les juges et fonction-
naires. 2** Que loin de repousser les taxes créées en sa faveur,
il en avait plusieurs fois réclamé le payement avec insis-
tance; et c'est malgré lui, au moyen d'une collusion avec les
chefs quakers, que Lloyd alors son représentant, renonça à ces
taxes. La correspondance de Penn ne laisse aucun doute à ce
sujet. Dans une lettre par lui écrite à Logan le 1 4 juillet 1 705,
et qui a été conservée, il compare sa position avec celle
de lord Baltimore, et après avoir exhalé ses plaintes contre
les manières ténébreuses de Lloyd, il regrette amèrement les
* Histoire poHtiq^ie des États-Unis, i*' vol., p. 557.
LORD BALTIMORE ET PENN. 217
taxes qu'on lui a enlevées^ et qui le placent dans une condition
bien inférieure à son voisin *. On voit donc que cette fois
encore, M. Laboulaye s'est laissé entraîner par ses préférences
pour le protestantisme, et qu'il a supposé des faits qui sont
en opposition avec l'hisloire, et lui font manquer de justice
envers lord Baltimore.
Mais là, où Penn eut une véritable supériorité sur ce der-
nier, c'est dans l'établissement de ses lois criminelles qui
sont animées d'un souffle vraiment chrétien, et ont une
grande portée philosophique. Elles lui assurent un titre in-
contestable à l'admiration de la postérité. Mais rien n'indique
que dans la pratique, la justice du Maryland ne se soit pas
inspirée du caractère paternel de ses fondateurs.
Résumons-nous en disant : que Penn et les deux premiers
lords Baltimore eurent chacun des qualités éminentes, et
furent pénétrés d'un grand amour de l'humanité. Leurs gou-
vernements, quoique moins populaires dans la forme, que
ceux de la Nouvelle-Angleterre, étaient en réalité bien plus
démocratiques que ceux-ci, et surtout empreints d'une dou-
ceur et d'une tolérance longtemps inconnues dans cette der-
nière région. Aussi est-il surprenant que M. de Tocquevillc
n ait pas dit un mot du Maryland et de la Pensylvanie, tandis
qu'il réservait toute son admiration pour la Nouvelle-Angle-
terre qui la justifiait bien peu !
Section VIII
COUR d'Équité. — milice. — modifications aux lois criminelles.
SÉPARATION DES BAS-CO»TÉS.
La succession de Penn fut l'objet d'un litige entre sa veuve
et les enfants de son premier mariage, mais les deux parties
convinrent, sans rien préjuger sur le mérite de leurs préten-
tions respectives, de confirmer le choix fait par Penn, de
' Gordon, appendix, p. 608. Lettre du 14 juillet 1705.
218 PENSYLVANTE ET COMTÉS DELAWARE.
William Keith, pour gouverner en leur nom collectif la
Pensylvanie et les bas comtés de la Delaware. Cet agent qui
était d'un caractère souple, et avait en vue principalement
l'obtention d'un traitement élevé, se montra très-docile aux
vœux, même aux préjugés de l'assemblée. Celte condescen-
dance intéressée qui manquait de dignité, lui valut la con-
fiance de ce corps politique, et il en sut faire profiter les
représentants de Penn. C'est ainsi qu'il parvint habilement à
faire réaliser deux mesures auxquelles ses prédécesseurs
attachaient beaucoup de prix, et qui leur furent invariable-
ment refusées. La première consistait dans la création d'une
cour d'équité dont il fut nommé chancelier; la deuxième
concernait Torganisalion dVinc milice, à l'aide d'engagements
volontaires seulement (1720) ^
La création d'une force militaire élait un signalé succès,
car c'était la première fois qu'une assemblée de Quakers se
prêtait à une combinaison de cette nature, dont la proposi-
tion les eût mis précédemment dans un grand émoi ; mais ce
fait ne devait pas créer un précédent.
Quant à la cour d'équité ou de chancellerie, ce nouveau
rouage était considéré presque nécessaire pour donner de
l'uniformité à la jurisprudence, sur des matières qui sor-
taient du domaine de la Common-Law^ et où régnait beau-
coup d'arbitraire. Enlever ces sortes d'affaires aux cours or-
dinaires qui décidaient en sens contraire faute d'une loi régu-
latrice, pouvait être considéré comme un bienfait malgré
Tomnipotence laissée pour ainsi dire à un seul homme, à
l'instar de l'Angleterre. Il ne fallait rien moins que la con-
fiance personnelle qu'inspirait Keith, pour qu'on l'investit
d'un pouvoir discrétionnaire aussi complet.
Là ne se borna point l'influence de ce gouverneur. On a vu
que Gookin ayant rendu le serment obligatoire dans la co-
« Gordon, p. 185.
ABOLITION DU SYSTÈME CRIMINEL. 219
lonie, le cours de la justice criminelle se trouvait suspendu.
C'est ainsi que deux individus accusés de meurtre, restèrent
trois ans en prison, faute déjuges et de témoins. Keilh devenu
gouverneur affranchit les Quakers de ces entraves. Les tribu-
naux reprirent leurs séances, et la justice régulière, procé-
dant d'après les anciens errements, condamna à mort les
deux meurtriers qui attendaient impatiemment leur juge-
ment ; l'exécution s'ensuivit sans empêchement. Cependant
les adversaires des Quakers ne tardèrent point à dénoncer au
roi cette violation de la loi anglaise. Une panique s'empara de
toute la secte qui craignait un redoublement de rigueurs et
la perte définitive de ses immunités. Elle prêta aisément To-
reille à un moyen d'accommodement que lui proposa le gou-
verneur sans trop de scrupules pour le sacrifice qui lui était
demandé. Keith leur persuada que le meilleur moyen de se
concilier la bienveillance royale, serait d'adopter la loi cri-
minelle d'Angleterre qui avait pour elle l'expérience des
siècles, et de la substituer à celle imaginée par Penn. Ce
changement radical s'opéra en effet, par un acte de l'as-
semblée générale de Tannée 1718. Ainsi la peine de mort
allait être appliquée au crime de haute trahison, à la fabrica-
tion de fausse monnaie, au vol de nuit avec effraction, au
rapt, à la mulilatioji, à toutes blessures entraînant la mort,
à la sorcellerie, à l'incendie avec préméditation, etc., etc.
Ce régime cruel et sanguinaire eût indigné l'àme généreuse
du fondateur dont on bouleversait l'édifice, et l'on put voir
par ce seul fait, combien il était supérieur à la secte à laquelle
il appartenait. Mais loin de revenir sur cette grave mesure,
une autre assemblée ajouta plus tard à la nomenclature des
crimes capitaux : la contre-façon, et l'émission de billets de
crédit. On ne pouvait guère aller plus loin. Cet état de choses
subsista jusqu'après la révolution américaine *.
« Gordon, p. 5G8.
820 PENSYLVANIE ET COMTÉS DELAWARE.
Fier de sa popularité, Keith croyait pouvoir s'affranchir des
conditions mises à Texécution de son mandat, et il résolut
de secouer le joug du Conseil dont il dédaignait les avis. Ce-
pendant les héritiers Penn ne voulurent point tolérer un acte
d'insubordination qui pouvait mettre leurs droits en péril.
On lui rappela ses engagements mais en vain : il brava les
remontrances et provoqua ainsi sa révocation qui eut lieu en
1726. Son passage à l'opposition était certaine, comme cela
arriva déjà pour le gouverneur Lloyd ; mais son influence à
rassemblée où il se fit nommer député fut de courte durée,
n avait perdu le prestige de son rôle, et ici comme toujours,
à moins d'un mérite exceptionnel, les corps délibérants ne
subissent pas longtemps les influences individuelles.
Il est juste de dire, en faveur de Keith, qu'il rendit dès
l'abord (1717), un véritable service en obtenant à force de
soins et d'habileté, de l'assemblée générale des comtés de la
Delaware alors réunie à New-Castle, une adresse au roi, pour
réclamer le précédent gouvernement de Penn, contre lequel
elle avait protesté quelque temps auparavant. Cette adresse
maintenait la désunion entre ces comtés et la Pensylvanie,
mais elle admettait le principe de ce gouvernement unique en
faveur de Penn *.
Ces comtés, qui furent rendus à eux-mêmes par celte sépa-
ration, vivaient par le travail dans une grande tranquillité
qui contraste avec l'agitation législative presque permanente
de la Pensylvanie. Les historiens américains ne signalent
aucun fait important applicable à ce petit pays détaché. Je
n'en dirai rien de plus.
* Gordon, p. 18i.
ORIGINES. 221
Section IX
ORIGINE DES POPULATIONS. — NATURALISATION. — CONVICTS.
lUCES DE COULEUR.
Il convient de rechercher maintenant de quels éléments
de population se composait la Pensylvanie, et la condition
faite aux immigrants, dans la première moitié du dix-huitième
siècle.
Dans cette province, comme dans la plupart des autres
colonies, Timmigration des Européens est favorisée à Tori-
gine, de plusieurs manières : on leur fait des concessions de
terres à des conditions modérées, souvent presque nominales.
La naturalisation leur est promptement accordée. Ils sont
exempts de taxes pendant un certain temps, et la liberté reli-
gieuse figure sur tous les programmes. On s'intéresse avant
tout, au peuplement de ces contrées, quoique les émigrants
qui se présentent soient de nature variée, souvent même
fort différents les uns des autres ; on compte sur Uavenir
pour en opérer la fusion et en faire un tout homogène. Mais
au furet à mesure que cette population s'assied et arrive à un
degré d'accroissement satisfaisant, la colonie 'songe à sa con-
servation d'une manière élroite et jalouse. Elle perd de vue
son origine, et n'accueille les nouveaux venus qu'avec infi-
niment de réserve, même avec des conditions peu libérales,
quoiqu'ils ne diffèrent point des premiers fondateurs. Déjà
la patrie s'est faite : les nouveaux venus ne sont que des
étrangers. On se dirige alors par une espèce de loi de salut
public bien ou mal entendue, qui porte de graves atteintes
au pacte primitif. Ainsi, le manifeste politique qui a fait la
fortune philantropique de Penn, devient dans l'exécution, ce
que sont beaucoup de programmes, c'est à-dire lettre morte
ou à peu près. On en a déjà vu des exemples, j'en vais donner
d'autres tout à l'heure.
222 PENSYLVANIE.
Parmi les émigranis qui concoururent à former le premier
noyau de la province, se trouvaient des Anglais, des habi-
tants du pays de Galles, qu'on appelait alors les anciens Bre-
tons^ appartenant presque tous à la secte des Quakers. Ils
s établissent principalement sur les bords du Schuylkill, et
un peu plus lard, au centre des montagnes de la chaîne des
AUéghanies^
Après les Anglais, les Allemands forment la plus abondante
pépinière de la colonie. De 1681 à 1684, on en voit arriver
un certain nombre, sectateurs pour la plupart de Simon
Mennon, et ils fondent près de Philadelphie, la ville de Ger-
mantown, ainsi appelée pour conserver l'origine des premiers
habitants.
En 1707, des Mennoniles de Suisse et du sud de l'Alle-
magne créent celle partie de la province appelée aujourd'hui
le comté de Lancaslre. Depuis lors, Fémigralion allemande a
une marche continue vers celte région, comme si l'Amérique
était centralisée pour elle dans la Pensylvanie. La cause de cette
préférence peut être attribuée aux voyages que Penn fit en
Allemagne avant l'obtention de sa charte, et pendant lesquels
il exposa son système de gouvernement. Il acquit ainsi la
sympathie de tous les Allemands que le malheur des temps
forçait à émigrer. On signale notamment les émigrations qui
eurent lieu en 1709, 1721, 1730, 1732 et 1749. L'afflux des
émigrants de cette origine était tel, qu'en 1772 ils formaient
à peu près le tiers de la population totale qu'on évaluait alors
à trois cent mille âmes*. Ces Allemands appartenaient à di-
verses sectes dont les principales étaient luthérienne, mo-
rave et mennonite. Parmi eux aussi se trouvait un petit
nombre seulement de catholiques.
Les Écossais et les Irlandais d'origine anglo-saxonne contri-
buèrent pour une large part au peuplement de la province» Dès
.* Proud, l'^vol., p. 221.
* Le même, p. 275.
ORIGINES. 225
le commencement du dix-huitième siècle, ils arrivaient en
grand nombre, et Ton ne compta pas moins de six mille Irlan-
dais débarquant en 1729. Postérieurement jusque vers le
milieu du siècle, l'émigration de ce pays amena en moyenne
environ douze mille individus par année : ils peuplèrent
principalement TEst et le centre de la province. C'est à eux
que le comlé de Cumberland doit naissance : ils y abondèrent^
Toutefois il convient de remarquer que ces immigrants ne
restèrent pas tous dans la Pensylvanie : partie d'entre eux
se répandirent dans les provinces voisines, mais la plupart
restèrent fixés au sol où ils avaient pris terre et qui contribua
à leur fortune.
Dans le premier tiers du dix-huitième siècle, la crainte domi-
nante des Quakers était de voir la colonie envahie par ceux
qu'on appelait les étrangers. Déjà l'immigration des Palatins
était nombreuse et elle promettait de s'accroître notablement.
On prétendait que le rigoureux hiver de J 709 avait chassé des
bords du Rhin trente mille Allemands qui avaient pris refuge
d'abord en Angleterre, et de là s'étaient dirigés en grande par-
tie, en Amérique. Cette masse compacte faisait ombrage non-
seulement aux Quakers, mais encore à la métropole elle-
même qui croyait déjà voir la Pensylvanie au pouvoir d'hom-
mes n'ayant aucune affinité avec la race anglo-saxonne. Les
faits les plus simples semblaient être des indices de gravité
réelle : on remarquait que les Allemands ne faisaient aucun
effort pour apprendre la langue anglaise; loin de là, ils se
cantonnaient dans des localités distinctes où ils vivaient entre
eux, presque sans contact avec les autres colons. Mais com-
ment leur en faire un grief? Quoi de plus naturel pour de
malheureux émigrants, que de conserver le plus longtemps
possible, la langue de leurs pèresj, dernier anneau qui les
iraltache à leur berceau ? Quoi de plus respectable que cette
* Baird, pi i51i
224 PENSYLVANIE.
fraternité étroite entre les membres persécutés d'une même
secte, presque d'une môme famille, qui ont besoin de s'épan-
cher pour se donner de muluelles consolations? Les mœurs,
les coutumes, le caractère particulier de chaque peuple ne
forment-ils point une suffisante barrière pour arrêter long-
temps la fusion des races, sans qu'il résulte nécessairement
de ces différences, des rivalités redoutables? En faisant abs-
traction de ces injustes appréhensions, qu'avait-on à repro-
cher sérieusement à ces colons? Rien absolument. Un rapport
fait à rassemblée générale, en 1729, témoignait au contraire
de la bonne conduite des Allemands : ils payaient les taxes
sans murmurer, vivaient avec frugalité du produit de leur
travail, et se montraient tout à la fois religieux et zélés pour
la chose publique *.
Ces considérations qui pouvaient calmer les inquiétudes
en ce qui concernait les immigrants acclimatés, laissaient place
à de grandes appréhensions pour l'avenir. Dès 1721, la natu-
ralisation rencontre de sérieuses difficultés. Bon nombre
d'Allemands qui avaient résidé depuis longtemps en Pensyl-
vanie, adressèrent une pétition à l'assemblée générale pour
être admis à la jouissance des droits de citoyen. L'examen de
cette requête fut ajourné indéfiniment. Mais en 1724, on
passa unbill dont Tobjet était d'accueillir la demande des pé-
titionnaires, à la charge par eux de justifier d'un certificat du
juge de paix, attestante valeur de leurs propriétés et la na-
ture de la religion qu'ils professaient. Cette résolution violait
deux principes servant de base à la charte : Tégalité entre les
freemen^ et la liberté religieuse pour tous les chrétiens. Il
est juste dédire que le gouverneur refusa sa sanction à cet
acte arbitraire. Mais ce refus ne préjugeait rien sur le fond
de la pétition, et telle est la force des pjréjugés de race et de
secte, qu'il s écoula un longtemps avant que justice fût faite.
* Gordon, p. 208.
NATURALISATION. 225
L'intolérance existait toujours à Tétat lalent ; tout prétexte un
peu plausible Teût fait se produire au grand jour. Le respect
humain bien plus que Tidée de liberté la contenait, et le déni
de justice dont les Allemands étaient victimes en est la
meilleure preuve. Cet état d'incapacité politique prolongé
explique comment les Quakers, qui n'avaient plus peut-être
Tavantage du nombre, vers le milieu du dix-huitième siècle,
n'en conservèrent pas moins la prépondérance politique.
Dès l'abord, Penn avait établi quelques règles de naturali-
sation qui étaient déjà rapportées en 4705. De cette époque
à 1740, on ne trouve plus de dispositions générales sur ce
point. L'assemblée qui était omnipotente, accordait ou refu-
sait cette faveur par des actes individuels. Mais en 1740,
comme je l'ai dit ailleurs, le parlement anglais jugea néces-
saire de réglementer cette matière d'une manière uniforme
pour toutes ses possessions d'outre-mer. Il ordonna qu'à l'a-
venir, tout immigrant né hors des domaines soumis à Tallé-
geance du roi, aurait droit à tous les privilèges de sujet
anglais, après un séjour de sept années, pourvu que préala-
blement, le postulant prêtât serment de fidélité à la couronne,
serment qui serait converti en une simple affirmation équi-
valente s'il était Quaker ; et à condition aussi de faire pro-
fession de christianisme devant un juge de la colonie.
Les difficultés que rencontra longtemps la naturalisation
étaient impuissantes à arrêter le flot toujours grossissant
de rémigration. Des craintes, exagérées inspirèrent une po-
litique malhabile qui se flattait, bien à tort, de créer une
digue assez forte contre tout envahissement nouveau. C'est
ainsi que l'assemblée générale, dans sa session de 1729,
se résolut à frapper d'une taxe de quarante shillings, l'im-
portation de tout étranger qui viendrait s'établir dans la prc
vince. Ces dispositions n'empêchèrent point, ainsi qu'on l'a
vu plus haut, l'arrivée successive de nombreux Allemands qui
devinrent pour le pays une excellente acquisition, surtout
226 PENSYLYANIE.
au point de vue agricole. Avec le temps, cette phalange leu-
tonique pesa dans la balance, elle fournit une partie notable
des propriétaires fonciers et des électeurs avec lesquels il
fallut compter. C'est ce qui détermina la législature de 1740 à
édicter certaines dispositions dont l'objet était de se concilier
les colons de cette race. Il ne paraît point qu'ils aient abusé
de cette situation particulière, car rassemblée de 1774 for-
mée presque à la veille de la révolution américaine, comptait
dans son sein beaucoup de Quakers qui avaient su sans
doute, leur inspirer assez de confiance pour en faire leurs
représentants. 11 semble au surplus qu'il y ait entre l'Alle-
mand et le Quaker anglais des affinités qu'on trouverait
difficilement, à un égal degré, chez des individus d'autre
race. C'est la raison sans doute, pour laquelle on voit plus
d'homogénéité de caractère dans la population de Pensylvanie,
que dans celle des autres États où des éléments variés d'autre
nature, ont formé le noyau primitif.
Parmi les émigrants de tous pays se trouvaient des servi-
teurs engagés (indented servants), puis, des convicts venant
d'Angleterre. Tous devenaient libres : les premiers, à l'expira-
tion du terme de leur engagement; les deuxièmes, à Tépoque
fixée pour la cessation de leur peine. Les uns et les autres
entraient alors dans la vie civile, et s'élevaient quelquefois
aux situations les plus éminentes. Cependant les habitants
répugnaient à recevoir cette sorte d'émigrants, surtout les
convicts; on ne voulait point qu'ils fissent souche dans la
colonie, et ici comme dans le Maryland, on passa des lois
pour en interdire l'importation. Déjà un bill sur ce sujet fut
préparé par le Conseil colonial en 1682, mais le mal n'était
point encore jugé assez sérieux pour amener une résolution
complète. En 1722 seulement, on frappa d'un droit de cinq
livres sterling Timportation de tout convict appelé à rester
dans la province. C'était là plutôt encore une démonstra-
tion qu'un acte d'autorité réelle. Cette sorte d'émigrants
ESCLAVAGE. 227
continua à arriver là, comme dans la Virginie, comme dans
le Maryland. Une nouvelle loi sur celte matière, publiée en
1736 et destinée à corroborer celle antérieure, eut le même
insuccès. 11 n'en pouvait être autrement, car comment résister
ouvertement aux ordres de la métropole qui voulait chasseï
de son sein les convictSj et jugeait les colonies d'Amérique,
le lieu le plus propre à les recevoir?
On manque de documents assez précis pour établir, comme
cela a été fait pour le Maryland, dans quelle proportion ap-
proximative cette nature d'individus entra dans la masse.
Il faut cependant que le nombre s'en soit assez accru, pour
qu'à trois reprises différentes, le Conseil d'abord, puis rassem-
blée, en aient fait l'objet de leurs délibérations.
Les nègres furent aussi Tun des éléments notables de la
population. On les reçut dès le principe, comme esclaves,
sous le prétexte hypocrite de la nécessité d'en faire des chré-
tiens; mais tous ne s'accommodaient pas de cette transaction
de conscience, et les protestations ne se firent pas longtemps
attendre. C'est ainsi que en 1688, des Allemands de German-
town rédigèrent une pétition contre l'esclavage et contre le
commerce d'esclaves, en tant que réprouvés par la religion.
La même manifestation se renouvela sans beaucoup de suc-
cès en 1696. L'Angleterre s'était fort intéressée dans ce com-
merce, et tous les gens vivant de ce trafic dans la colonie,
cherchaient à le faire prévaloir. Cependant un contre-courant
d'idées luttait constamment pour le décourager. Des actes de
l'assemblée, passés en 1705, 1710, 1712, 1761, 1768 et
1773 frappèrent des droits assez élevés sur cette nature de
marchandise; mais soit que les profits fussent très-élevés,
soit que la fraude eût des auxiliaires efficaces, l'importation
n'en continuait pas moins. Il est à remarquer que la plupart
de ceux qui voulaient l'arrêter, n'étaient pas mus par un vrai
sentiment d'humanité, mais par la crainte du danger d'une
insurrection de nègres, et du massacre des blancs; du moins
228 PENSÏLVANIE. *
lel est Tun des motifs de la loi de 1712 rappelée plus haut *.
Penn, bien persuadé de Tinutilité des efforts faits pour
rendre efficace la prohibition, chercha à améliorer le sort
des esclaves. Il proposa, comme on l'a déjà vu, une loi des-
tinée à régulariser l'union des nègres, mais l'assemblée
quoique composée de Quakers, préféra maintenir une hon-
teuse promiscuité qui paraissait mieux satisfaire leurs inté-
rêts. On voit donc que les sectes savaient faire fléchir leurs
principes, même dans les circonstances où ils auraient dû
conserver davantage leur empire !
Les nègres n'étaient pas les seuls esclaves existants dans
la colonie. On avait réduit à cet état misérable les Indiens qui
élaient aussi l'objet d'un trafic assez actif. J'en parlerai dans
le chapitre suivant qui rendra compte des rapports établis
entre les races blanche et rouge.
Section X
SECTES TARIëES. — ÉCOLES. — ÉTABLISSEMENTS DE CHARITÉ.
AGRICULTURE. — COMMERCE.
Quant aux sectes qui se partageaient la province, on comp-
tait entre autres, les Quakers, les Épiscopaux, les Luthériens,
les Presbytériens, les Indépendants, les Calvinistes, les Mo-
raves, les Catholiques, les Juifs, etc. Tout ce qui n'était pas
protestant ne formait que d'imperceptibles minorités. Mais si
peu considérables que fussent les Catholiques, on avait peine
à souffrir l'exercice public de leur culte. Vers 1733, ils bâti-
rent une chapelle à Philadelphie, et un prêtre célébrait pour
eux le service divin. Mais le Conseil provincial ne tarda pas
à s'émouvoir de cette nouveauté, et le gouverneur Gordon
proposa de supprimer ces cérémonies publiques, comme
étant contraires à un statut de Guillaume III. Cependant les
Catholiques invoquèrent la charte provinciale qui, pour eux,
* Gordon, p. 555.
SECTES. 22Ô
était supérieure aux lois d'Angleterre. On en référa à la fa-
mille Penn, et d'après ses instructions, le gouverneur les
laissa pratiquer leur culte en liberté. La chapelle de Phila-
delphie élait, vers le milieu du dix-huitième siècle et jusqu'à
la révolution américaine, la seule de cette communion qui
fût tolérée dans les colonies anglaises ^ Les Catholiques pri-
rent plus de consistance par la suite, au moyen des immi-
grations d'Allemands de cette croyance, qui graduellement
vinrent grossir leur nombre et leur donner quelque impor-
tance.
Les Quakers furent d'abord les plus nombreux en Pensyl-
vanie. Les Épiscopaux qui l'étaient moins, gagnèrent du ter-
rain, notamment par les conversions auxquelles donna lieu
le schisme créé par George Keith qui se fit ministre de cette
secte. Mais les Presbytériens et les Calvinistes allemands et
hollandais l'emportèrent de beaucoup ensuite par le nom-
bre, car plusieurs des comtés du fond de la province n'é-
taient peuplés pour ainsi dire que d'individus appartenant à
ces deux sectes. De grandes masses de Presbytériens d'origine
anglo-saxonne vinrent du nord de llrlande : courageux et
persévérants dans le maintien de leurs croyances, ils firent
une vive opposition à Franklin et aux Quakers, lorsque ceux-
ci voulurent remplacer le gouvernement des héritiers de
Penn par celui de la royauté *.
Je n'entrerai dans aucun détail à l'égard des autres sectes
qui étaient trop faibles pour peser de quelque poids sur la
marche des affaires. Toutefois il est bon de constater qu'à
l'exception des Quakers, des Épiscopaux et des Presbytériens,
qui étaient généralement de race anglo-saxonne, les autres
dissidents se rattachaient plus ou moins à la race purement
teulonique.
* midreth, 2« voL, p. 343.
* Gordon, p. 571.
230 PENSYLVANIE.
Si les Quakers exerçaient une influence marquée en poli-
tique, voyons ce qu'elle était dans la vie civile.
Jusqu'à la mort de Penn, malgré le succès croissant de la
colonie, il existait encore bien peu d'écoles, el elles ne s'oc-
cupaient guère que d'instruction primaire. En 1749, on éri-
gea à Philadelphie un établissement appelé Académie et
École de charité, dont les études ne dépassaient guère le ni-
veau ordinaire. Mais en 1755, on réunit dans une seule et
même charte d'incorporation tout à la fois cette école et un
collège pour des études plus élevées.
Ce n'est qu en 1764, qu'on jeta les fondements de l'école
de médecine de Philadelphie, devenue si célèbre par le mé-
rite des professeurs qui y furent attachés.
Les établissements de charité proprement dits n'étaient
pas mis en oubli. Dès 1705, on ouvrit un hôpital devenu
nécessaire par l'affluence des immigrants dans le nombre
desquels se trouvaient des pauvres, des infirmes, et tous ceux
qui, dans un passage pénible où ils étaient entassés pêle-
mêle, et souvent avec une nourriture insuffisante, contrac-
taient à bord, des maladies qui requéraient des soins atten-
tifs lors de l'arrivée des bâtiments.
En 1751, on créa un hôpital spécial pour les aliénés,
sans parler des prisons qui avaient en vue beaucoup moins
le châtiment du coupable, que sa régénération.
Mais de toutes ces créations, Tinstruction publique fut la
branche la moins féconde en heureux résultats. On a accusé
les Quakers, à tort sans doute, d*être hostiles au développement
de l'instruction ; et on a rapporté à cette cause, le peu d'expan-
sion des lumières dans la période coloniale. Peut-être serait-il
plus équitable d'en rechercher ailleurs les véritables motifs.
D'une part, en créant des écoles de charité qualifiées telles,
on éloignait les enfants des classes aisées, même de la classe
inférieure, qui pouvaient répugner à se trouver confondus
avec les pauvres. Il en résulta un manque d'émulation tout
INSTRUCTION NÉGLIGÉE. 231
à fail différent de ce qui a\ail lieu dans la Nouvelle-Angle-
terre*. Puis, au fur et à mesure que les sectes grossissaient,
elles devaient se jalouser, et pouvaient craindre qu une édu-
cation commune n'occasionnât des troubles dans chaque
groupe. Cette considération au surplus, si elle est une atté-
nuation pour la législature, n'absout en aucune façon les
sectes elles-mêmes qui avaient chacune charge d'âmes, et
laissaient cependant dans l'ignorance la génération nou-
velle. Malheureusement, cet état se prolongea longtemps en-
core même après la révolution américaine.
En considérant cet état de choses, on se persuade difficile-
ment que Penn fut le fondateur de la colonie, et que peu
d'années après sa mort, Franklin en fit sa patrie d'adop-
tion. Il ne tint pas à celui-ci d'élever le niveau intellec-
tuel des habitants, car il créa à Philadelphie une société de
lecture (library company) dans laquelle, pour une faible ré-
tribution. Ton était admis à jouir en commun d'une biblio-
thèque nombreuse et bien choisie. De plus, en 1732 il publia
VAlmanach du bonhomme Richard^ destiné à populariser les
principes d'honnêteté et de morale. Mais il ne fut pas suffi-
samment soutenu dans ses efforts, et il se trouva contraint
faute d'appui, d'abandonner après deux ans d'une existence
laborieuse, une publication périodique qu'il avait supposée
en rapport avec les besoins du moment.
L'agriculture fut originairement le principal but d'activité
des colons. Elle produisait des grains de toutes sortes, no-
tamment du blé qu'on exportait en grande partie aux Indes oc-
cidentales qui fournissaient en retour, des vins, des spiritueux,
surtout du rhum, et des nègres, même des Indiens. Mais avec
le temps, les produits agricoles cessèrent d'avoir un débouché
aussi assuré, et beaucoup de bras restaient inactifs. Pour re-
médier à cette situation, une loi de 1719 découragea par des
* The educational Institutions of the Uniled States, by SUjestronif déjà
cité, p. H et suiv.
23-2 PENSYLVANIE.
taxes, l'emploi de ccrlaincs denrées coloniales étrangères
qu'on substituait au grain et au houblon dans la fabrication
delà bière. En même temps et pour en tenir lieu, elle stimula
les distilleries à se servir de plusieurs produits du sol. Les
industries les plus prospères furent la mouture du blé, et les
salaisons qui trouvaient un marché très-utile, aux Indes occi-
dentales. Pour ne pas compromettre ces avantages, la législa-
ture à l'exemple des autres colonies, créa en 1719, des in-
specteurs chargés de vérifier la qualité des produits, et de la
certifier par une marque qui pourrait servir de garantie à la-
cheteur *. En Pensylvanie comme ailleurs, la fraude avait
besoin d'un frein. Pas une secte n'échappait à cette nécessité,
môme celle dont les principes paraissaient les plus sévères et
les plus conservateurs.
Section XI
INSTABILITÉ JUDICIAIRE. — USORPATIONS LÉGISLATIVES. — DIFFICULTÉS FISCALES.
AMOVIBILITÉ DES JUGES.
Après avoir parcouru les faits généraux intéressant la colo-
nie, je reprends le récit des événements politiques au point où
je l'ai interrompu, c'est-à-dire à la révocation de Keilh qui
fut remplacé dans son poste par Patrick Gordon, en 1717.
Le testament de Penn reçut son exécution : sa veuve et les
enfants de son deuxième mariage recueillirent ses possessions
et son gouvernement de Pensylvanie. La veuve Penn venant
elle-même à mourir, le tout fut parlagé entre ses trois fils :
John, Thomas et Richard, avec double part à l'aîné John,
conformément à la loi de la province.
L'administration de Gordon fut signalée par un fait qui
montre combien les principes avaient encore peu d'empire
dans ces jeunes sociétés. Après avoir reconnu à William Keith
le droit d'ériger une cour de chancellerie jugée alors très-
* Gordon, p. i85.
INFLUENCE FACHEUSE DES QUAKERS. 235
utile, et dont il fut nommé juge suprême, en sa qualité de
gouverneur, l'assemblée générale de 1736, longtemps après
la révocation de ce dernier, s'avisa de déclarer que Texistence
de cette cour était illégale, en tant que juridiction de premier
degré, et qu'il fallait se hâter de restituer aux cours ordi-
naires les pouvoirs d'équité dont elles avaient été dépouillées
pendant si longtemps (de 1720 à 1736). Cette résolution était
grave : elle mettait en question un passé qui s'abritait sous
l'approbation tacite de tous les pouvoirs légaux, et s'attaquait
à la base même de la société, c'est-à-dire la sécurité delà pro-
priété individuelle. Cependant rien ne fut fait pour rassurer
les intérêts alarmés, et les juges ordinaires reprirent l'exer-
cice d'attributions que Ton trouvait dangereux précédemment,
de leur confier. L'édifice se maintenait donc de lui-même,
malgré les coups qui lui étaient portés et menaçaient son
existence.
Les héritiers de Penn ne pouvaient espérer vivre en meil-
leure harmonie que ne le fit leur père avec les assemblées gé-
nérales. Les mêmes difficultés se reproduisaient sans cesse, et
des deux parts, ce n'était pas sans raison. D'abord l'esprit
quaker dominant toujours, on refusa longtemps les subsides
réclamés pour les guerres, même quand les autres colonies
s'exécutaient sans difficulté : le scrupule de conscience s'exa-
gérait jusqu'à entraver la marche d'un gouvernement régu-
lier. Un refus de cette nature fait en 1740, sous le gouver-
nement de Thomas Penn l'un des fils du fondateur, provoqua
de la part de celui-ci, une remontrance sévère à l'assem-
blée alors en session : « Si vos principes dit-il, sont in-
consistants avec le but du gouvernement, alors que Sa Majesté
est dans la nécessité de réclamer par les armes, la satisfaction
qui lui est due par l'étranger, pourquoi donc vos consciences
ne vous détournent-elles point de solliciter une position dont
vos consciences vous empêchent de remplir les devoirs, pour
l'honneur de Sa Majesté et pour la sauvegarde des intérêts
234 PENSYLVANIE.
que VOUS représentez? car c'est un acle d'injustice d'envelop-
per tout un peuple dont vous ne formez pas le tiers, dans
toutes les conséquences déplorables qui nécessairement l'at-
teindront, s'il continue à marcher sous une pareille direc-
tion *. » Ces paroles étaient graves et bien senties. Le fait
reproché aux Quakers pouvait effectivement produire de
funestes conséquences, car l'Angleterre était engagée pour
longtemps peut-être dans des guerres avec la France sur di-
vers points de ce continent, et avec l'Espagne en Floride et
aux Indes occidentales. La sécurité des colonies et leur pro-
spérité dépendaient du résultat de ces guerres. Or comment
refuser obstinément des subsides, sous prétexte de scrupules
de conscience? C'était un désordre gouvernemental impos-
sible à tolérer !
Mais il n'était point le seul. La législalure empiétait de plus
en plus sur les prérogatives des Propriétaires, jusqu'à faire
des nominations de fonctionnaires, môme d'un ordre infé-
rieur, pour assurer l'exécution de certaines lois *.
D'un autre côté, le peuple avait des griefs non moins sé-
rieux contre les héritiers de Penn. Les rapports avec les
Indiens n'étaient plus pacifiques comme dans les premiers
temps : chaque fois qu'il s'agissait de négocier avec eux pour
la paix, une nouvelle cession de territoire leur était deman-
dée, et la province payait une -compensation; cependant ce
n'élait pas elle qui s'enrichissait, mais les successeurs de
Penn au nom desquels, en tant que souverains, se faisait Tac-
quisition. On ne contestait point qu'il ne fallût faire contri-
buer le pays, dans une certaine proportion, aux conditions de
la paix. Toutefois, une part devait être mise à la charge des
gouvernants qui recueillaient exclusivement, certains avan-
tages, du moins tel était le sentiment des assemblées. Puis, on
pensait que les terres importantes que possédaient les héri-
* Gordon, p. 232.
« Le même, p. 215, 237.
AMOVIBILITÉ JUDICIAIRE. 235
tiers Penn, ainsi que les renies foncières dont ils étaient
créanciers, devaient être passibles comme les autres, de
toutes les charges qui grevaient la province, malgré les
exemptions dont eux et leur père, avaient toujours joui en
leur qualité de souverains.
Mais on leur faisait un reproche non moins grave : John
Penn était mort sans enfants (1746), et Thomas Penn son frère
puîné se trouva réunir dans sa main les trois quarts de la
province qu'il gouvernait déjà pour le compte commun. Ces
Propriétaires avaient introduit au mode de nomination aux
emplois une dérogation essentielle qui consistait à convertir
des juges et autres fonctionnaires d'un ordre élevé, jusque-là
toujours nommés à vie, en instruments dociles toujours révo-
cables à volonté. Cette innovation passa d'abord inaperçue,
mais ensuite elle fut considérée comme une violation de la
charte, et souleva de vives réclamations *.
Je ne parle point de difficultés de moindre conséquence
qui s'ajoutaient à celles-là et qui, en même temps qu'elles
pesaient sur la marche des affaires, entraînaient une grande
désaffection réciproque. 11 est aisé de voir combien des deux
parts, on s'éloignait du gouvernement modèle, et combien
grande est l'erreur de ceux qui ne jugent un peuple que par
ses institutions premières. 11 faut pénétrer plus avant dans la
vie de chaque jour, pour en faire ressortir l'expérience, et
montrer toutes les déviations qu'elle entraîne, jusqu'au point
souvent, d'altérer le principe et de changer le caractère du
gouvernement le plus généreux.
Section XII
INFLUENCE ALLEMANDE. — SÉDITION. — SCRUPULES DE CONSCIENCE. — DEMANDE
DE GOUVERNEMENT ROYAL. — RÉFLEXIONS GÉNÉRALES.
Si l'assemblée quaker se montrait si rebelle aux demandes
de subsides, en paraissant ne rien comprendre aux nécessités
* Hildreth, 2' vol., p. 4ii.
256 PENSYLVANTE.
de la situation, c'est qu'elle était soutenue par la partie alle-
mande de la population, à laquelle on faisait craindre, si elle
se prêtait aux demandes du gouvernement, de retomber sous
le joug militaire auquel elle avait voulu échapper en fuyant
TEurope. Mais ces moyens peu loyaux n'aveuglaient pas la
partie intelligente de la colonie : ainsi en 1744, Franklin ex-
cita le zèle des habitants pour une association militaire vo-
lontaire destinée à assurer la sécurité du pays, en vue de la
guerre pendante entre la France et TAngleterre. Il recueillit
douze cents adhésions presque immédiatement; et en peu de
temps, le nombre des volontaires s'éleva à 10,000 qui consen-
tirent à s'armer à leurs frais, et firent choix eux-mêmes de
leurs officiers I Une loterie fut organisée pour se procurer
une batterie d'artillerie, et chose remarquable! Un certain
nombre de Quakers s'y intéressèrent. Logan et quelques au-
tres membres de la secte faisaient une distinction au sujet
de la guerre, et autant ils répugnaient à l'offensive, autant
ils étaient prêts à concourir à la défensive. C'était un pro-
grès dans la doctrine, malheureusement, il ne comptait pas
encore beaucoup de partisans. Telle était la ténacité des idées
de la masse des Quakers sur ce point, que treize ans plus
tard c'est-à-dire en 1747, à la veille d'une guerre avec les
Indiens, la même difficulté se représenta et elle divisa la po-
pulation tout entière. La plupart des Quakers, lesMoraves, les
Mennonites, etc., se prononçant énergiquement contre une
guerre de résistance, exhortaient le peuple à s'en remettre à
la volonté d'en haut pour leur salut, tandis qu'une partie
des Quakers ainsi que les Épiscopaux, les Baptistes et les Pres-
bytériens réclamaient hautement l'emploi des moyens de dé-
fense que Dieu avait mis dans leurs mains pour se protéger.
La seule voie possible pour sortir de cette difficulté fut de
regagner l'amitié des Indiens, et l'on y réussit momentané-
ment. La question resta sans solution en tant que principe,
et parla suite, on ne fit face à ces besoins que par des équivo-
EMBARRAS DE GOUVERNEMENT. 237
ques indignes d'un peuple chrétien. Ainsi en 1745, en vue
de la guerre du Canada, rassemblée générale n'alloua des
subsides que sous un motif déguisé. Elle fit de même en
1755, en présence de circonstances identiques, mais alors
elle céda à une pression extérieure. Quatre cents individus
principalement allemands, fatigués de ces luttes stériles, en-
vahirent le lieu des séances, et tout en conservant une attitude
assez modérée, ils demandèrent que tout débat cessant entre
l'assemblée et les Propriétaires, on s'occupât immédiatement
de mettre le pays en état de défense*. En 1756, certains
membres quakers de l'assemblée, comprenant enfin la fausseté
de cette position qui consistait ^à consacrer dans l'enceinte
de la législature des principes qu'on réprouvait dans le tem-
ple, voulurent dessiner nettement la situation à propos d'une
demande de subsides de guerre adressée par le gouverneur.
Ils déclarèrent publiquement qu'après avoir réfléchi sur les
exigences du mandat législatif, et les trouvant incompatibles
avec leurs devoirs religieux, ils renonçaient à leurs sièges
plutôt que de mentir davantage à leurs consciences. Cette re-
traite n'était-elle pas la meilleure justification des idées
émises par George Keith lorsqu'il fit scission dans la secte?
Malheureusement, celle démonstration resta limitée à quel-
ques individus seulement. Les autres en grande majorité,
votèrent les subsides et continuèrent, en sollicitant un man-
dat compromettant, à faire passer les considérations politi-
ques avant celles d'une autre nature.
Thomas Penn, fatigué des luttes incessantes qu'il lui fallait
soutenir Contre la législature, se déchargea du gouvernement
en 1746, et le confia à John Hamillon fils d'un précédent gou-
verneur. Des mains de ce dernier, il passa dans celles de John
Penn fils de Richard l'un des trois enfants du fondateur. C'est
lui qui le possédait lorsque vers 1764, l'attitude des Indiens
* Gordon, p. 316.
238 PENSYLVANIE.
du voisinage donna des craintes sérieuses à la colonie. L*as-
semblée fut alors saisie d'une demande d'hommes et d'ar-
gent, toujours dans un but défcnsif. En présence du dan-
ger, elle était prête à s exécuter, mais elle tint à établir en
principe, que toutes les propriétés de la famille Penn contri-
bueraient comme les autres, aux charges de la colonie. Une
conciliation eut lieu ; sur ce point les héritiers Penn cédè-
rent, moins peut-être en vue de complaire au pouvoir légis-
latif, que pour conjurer la dépossession de leur charte de
gouvernement. Cependant le peuple fatigué de pareils souve-
rains, sollicitait déjà la couronne pour obtenir d'être gou-
verné par elle. Ce mouvement d'opinion fut soutenu par
rassemblée générale qui formula tous les griefs du pays con-
tre un gouvernement qui abusait de plus en plus de tous ses
pouvoirs et de toute son influence, au grand détriment de la
fortune, de la liberté, et de la moralité des habitants. On lui
reprochait notamment dans un but d'intérêt privé, d^avoir mul-
tiplié les licences accordées aux gens tenant tavernes et débits
de liqueurs, et de s'être ainsi rendu complice delà propagation
des mauvaises mœurs. Cette liste de griefs était exagérée, elle
reflétait surtout l'esprit quaker qui, à l'exemple du calvinisme,
proscrivait toute espèce d'amusement comme un danger pour
la morale publique.
Cependant cette levée de boucliers était loin d'obtenir l'ad-
hésion de toute la population. Il y eut des oppositions de
sectes, et l'on vit les Presbytériens protester comme un seul
homme, contre tout changement de gouvernement. Mais
moins influents que les Quakers, ils ne purent remporter, et
la pétition de l'assemblée fut envoyée à Londres, avec des
agents chargés d'obtenir satisfaction *. Toutefois on ne voit
pas qu'il ait été donné suite à cette grave démarche, soit que
la couronne se montrât peu disposée à toucher à des droits
* Gordon, p. 423.
PENN SUPÉRIEUR A SON PEUPLE. 239
acquis, soit que les Pensylvaniens se fussent aperçus un peu
tard, de la légèreté de leur résolution, à rapproche du mo-
ment où ils allaient s'engager dans une lutte formidable
contre la métropole. Les héritiers Penn continuèrent donc
leur gouvernement sans difficultés sérieuses, car ils avaient
cédé à peu près tout ce qu'on leur demandait; et les ha-
bitants avaient compris la nécessité d'une milice, et d'une
contribution pour faire face à toutes les éventualités mili-
taires.
En résumant les considérations qui se dégagent des faits
présentés dans ce chapitre, on voit combien les idées philo-
sophiques de Penn étaient en avant de son peuple et de sa
secte, et tous les mécomptes qu'entraîna le jeu de ses insti-
tutions qui du reste, étaient insuffisamment digérées.
Presque tous les pouvoirs qu'il avait organisés à l'origine,
avaient, à la fin de la période coloniale, une physionomie
toute différente : rassemblée générale s'était faite omnipo-
tente, admettant à peine le veto du gouverneur, et sachant
au besoin, l'acheter par des concessions pécuniaires. Le con-
seil législatif et exécutif avait disparu. L'autorité de Penn et
de ses héritiers n'était plus guère que nominale.
Le suffrage presque universel d'abord, fut restreint aux
possesseurs d'immeubles d'une valeur déterminée.
L'esprit de secte qui devait s'effacer complètement, se mêla
aux choses du gouvernement pour arrêter sa marche. En re-
ligion, il eut des défaillances notamment envers les Catho-
liques.
- Le système pénal. Tune des plus belles conceptions de
Penn et qui honore sa mémoire, fut dénaturé et remplacé en
partie par le code criminel d'AngleterrCi
Le pouvoir judiciaire n'eut pas un meilleur sort : de per-
manentes qu'étaient les fonctions, on les rendit amovibles,
sujettes au bon plaisir, et l'ordre des juridictions reçut sou*
vent des atteintes.
240 RAPPORTS DES PENSYLVANIENS AVEC LES INDIENS.
Quant à rinstruclion primaire, on n'y donna aucune atten-
tion, comme si elle était indifférente dans un gouvernement
populaire.
Enfin je dirai un peu plus loin, comment on foula aux
pieds les promesses solennelles du traité d'amitié proposé aux
Indiens, et que les cent voix de la renommée avaient fait re-
tentir dans le monde entier.
Tous ces résultats sont d'autant plus précieux à meltre en
relief, qu'ils ont été passés sous silence par les auteurs fran-
çais, et que les notions historiques qu'ils ont données sur la
Pensylvanie se bornent jusqu'à présent à des programmes.
CHAPITRE XIX
[RAPPORTS DES PENSYLVANIENS AVEC LES INDIENS
De tous les Indiens de T Amérique du Nord, ceux qui occu-
paient le territoire représenté aujourd'hui par la Pensylvanie
et le Delaware, étaient les plus pacifiques. Les principales
tribus s'appelaient les Shawanese, les Delawares, les Susque-
hannas, les Nanticokes, les Conestagoes, les Tuteloes, les
Ganawose, etc. Ils appartenaient à la grande famille des
Leni-Lenape, mais leur nombre avait beaucoup diminué
comme conséquence des guerres à outrance intervenues entre
eux et les Iroquois ; guerres à la suite desquelles le joug du
vainqueur s'était appesanti sur le vaincu. C'est d'eux que
Ileckewelder a dit, que les Cinq nations les avaient réduits au
rôle de femmes ^
Les jpremiers rapports des colons de Delaware el de Pen-
• Histoire des Mœurs et coutumes des nations indiennes de Pensylva-
nie, p. 22.
RAPPORTS AVEC LES INDIENS. 241
sylvanie avec les Indiens reposaient sur la base la plus phi-
lanthropique. On peut mênie dire que Penn déploya dans ses
premiers rapports avec eux, un appareil scénique d'autant
plus regrettable, que les hommes pour lesquels il stipulait,
devaient un jour se montrer aussi injustes et aussi cruels
envers ces peuplades, que les habitants des autres colonies.
On commença par leur acheter des terres loyalement, moyen-
nant des retours en objets de consommation dont la va-
leur ne différait point des prix payés dans les provinces voi-
sines. Toutefois il n'est pas inutile de rappeler que lord
Cécil Baltimore avait montré pour eux une sollicitude plus
éclairée que celle de Penn, car outre des vêtements et d'au-
tres objets d'un usage journalier, il leur avait fait accepter en
payement des ustensiles d'agriculture, pour les habituer au-
tant que possible au travail des champs, premier pas né-
cessaire vers la civilisation..
Les indigènes ne furent pas longtemps à ressentir les fâ-
cheux effets du contact des Européens, malgré les protesta-
tions de fraternité prodiguées dans l'adresse de Penn, anté-
rieure à sa prise de possession de leur territoire. Bientôt,
un intérêt sordide violant les lois établies, répandit parmi
eux le rhum et les liqueurs fortes qu'on recevait des Indes occi-
dentales en retour des exportations. Les colons cherchaient en
eux des consommateurs, et de plus ils voulaient troubler leur
raison pour mieux les tromper, en obtenant leurs fourrures
à vil prix. Dès 1684, c'est-à-dire trois ans seulement après
l'établissement de la province, le gouverneur déclare son
impuissance à prévenir ces fraudes, et chose étrange! il
s'adresse aux Indiens eux-mêmes, pour les dissuader de s'eni-
vrer, comme s'il leur supposait plus de raison qu'aux Eu-
ropéens qui se vantaient avec tant d'emphase de leur civili-
sation 1 Si Penn n'eût point abandonné son œuvre à des
mains cupides, croit-on qu'il n'eût point trouvé un moyen
efficace pour prévenir une pareille démoralisation? Com-
n. \^
242 PENSYLVANIE.
ment 1 il se présente aux Indiens en leur disant, que lui et
les siens les traiteront plus loyalement et plus chrétienne-
ment que ne le font les liabitants des autres colonies; on
passe une loi pour proscrire la vente du rhum ; et malgré ces
démonstrations, le premier pas fait vers eux, a pour objet
de leur présenter la coupe empoisonnée ! Est-ce bien là ce
qu'on devait attendre des Quakers? Penn n'a-t-il pas assumé
une grande responsabilité devant l'histoire, pour avoir cher-
ché à inspirer aux Indiens une profonde sécurité, sans rien
faire de sérieux pour les protéger contre les colons, et en
assistant au contraire d'une manière indifférente, à leur
démoralisation? Cette responsabilité ne s'accroît-elle pas en-
core de cette considération, que le fatal usage des liqueurs
qu'ignoraient les indigènes, détruisit un bien plus grand
nombre d'entre eux, que les luttes de fribu à tribu, et môme
les guerres avec les Européens?
Cet état de choses troublait cependant la conscience des
meilleurs parmi les Quakers, et l'on voit qu'en 1685, dans
leur meeting annuel à Burlington (partie Ouest de New-
Jersey), des propositions furent faites pour empêcher les
membres de cette secte de vendre des liqueurs aux Indiens.
Mais il ne faut jamais perdre de vue, dans l'étude du peuple
américain, à quelque époque qu on se reporte, que les actes
publics manquent d'une sanction sérieuse, soit par compli-
cité des habitants pour continuer une fraude productive, soit
par faiblesse de l'autorité à laquelle sont refusés souvent les
moyens de coercition. C'est ainsi que le meeting de Burlington
resta stérile et n'empêcha pas un seul instant, la continua-
tion de cet indigne trafic. Quelques Quakers cherchèrent à
initier les Indiens aux vérités du christianisme, mais com-
toent pouvaient-ils espérer réussir dans cette mission chari*
table? Le meilleur enseignement se fait par l'exemple ; et
quand ces natures primitives virent les blancs se disant chré-
tiens, violer chaque jour la loi, employer incessamment lo
RAPPORTS AVEC LES INDIENS. 243
ruse et la fraude, et s'enivrer eux-mêmes probablement
pour donner l'exemple aux autres, le prosélytisme n'avait
plus aucune chance de succès. L'Indien ne pouvait plus voir
dans le christianisme qu'un voile d'hypocrisie!
Lorsque Penn fut rétabli dans son gouvernement après un
court interrègne occasionné par la révolution de 1688, s'il fut
heureux de trouver la province dans un grand état de pros-
périté, d*un autre côté, il se montra affligé du relâchemenl
qui s'était opéré dans les pratiques du gouvernement, et
entre autres choses, des fraudes et des abus qu'il avait remar-
qués dans le trafic fait avec les Indiens. En 1700, il sollicita
de l'assemblée générale, une loi efficace pour leur protection
et pour la répression de ces désordres, mais il éprouva un
refus péremptoire qui dut Tédifier une fois de plus, sur l'es-
prit de justice et les sentiments d'humanité qui régnaient
parmi les hommes de sa secte*.
Il ne fut pas plus heureux dans les tentatives qu'il fit pouï
christianiser les indigènes : et grande dut être sa surprise,
quand son ignorant interprète lui annonça que Tidiome in-
dien ne fournissait point les termes nécessaires pour la com-
munication des vérités de la religion *. Comment Penn crut-il
un instant cet audacieux mensonge? Il ne pouvait ignorer les
succès obtenus par Eliot et par les frères Moraves, parmi les
Indiens des provinces de l'Est, pas plus que les heureux ré-
sultats des missionnaires français partout sur ce continent.
S'arrêter dans cette voie, c'était déserter une belle cause et
avouer l'impuissance des principes annoncés avec tant d'é-
clat au début I Depuis cette époque, on ne voit plus trace du
moindre effort fait pour civiliser et christianiser les tribus de
celle contrée, quoiqu'elles fussent d'un caractère plus tem-
péré que les Indiens de TEst* Penn avait sans doute compris
qu'avec les tendances de la population blanche, il ne pouvait
* Hildreth, 2' vol., p. 205. — Gordon^ p. 115;
* Gordon, p. 115.
244 PENSYLVANIE.
espérer aucun succès. Mais avait-il oublié qu'il s'était porté
garant de ce peuple envers la race rouge, et que chacun des
termes de sa première adresse était sa propre condamna-
tion?
Cependant si la cause des Indiens était désertée, on ne per-
dait point de vue les avantages que la colonie pouvait tirer de
ses rapports avec eux. A cette même époque (1701), Penn
entra en négociation avec les Susquehannas, les Shawanese,
les Ganawese et les tribus des cinq nations, et il conclut immé-
diatement avec eux un traité dont Tobjet était de leur rendrp
applicables les lois anglaises activement et passivement, dans
toutes les circonstances où leurs intérêts pourraient se trou-
ver mêlés avec ceux des colons. Il leur était interdit de rece-
voir parmi eux des tribus étrangères, comme aussi de com-
mercer avec aucun Européen, sans la permission du gouver-
neur. Pour faciliter Texécution de ce traité, une compagnie
de commerce fut aussitôt formée : le Conseil colonial lui
concéda le privilège du trafic à faire avec les tribus, et lui
donna pour instruction de réprimer autant que possible
l'ivrognerie parmi les indigènes K Charger unecomgagnie de
commerce de prêcher la tempérance, était une idée bien naïve
et tout au moins singulière! Penn ignorait-il donc que les
agents chargés de ce trafic étaient les moins scrupuleux, et
que le rhum leur servait d'auxiliaire à tous pour la réussite
de leurs affaires? Organiser un monopole au profit de pa-
reils hommes, c'était régulariser l'oppression et la démo-
ralisation, à l'exemple de ce qui se passait ailleurs, sans ti-
rer aucun profit d'une expérience déplorable dont tous les
hommes de bien gémissaient. Cette fois encore, Penn ne se
montrait guère homme d'État, car les actes même les plus
nobles lorsqu'ils manquent de sanction, ne sont bien souvent
qu'un leurre pour les faibles. C'est ce dont les Indiens
* Gordon, p. 115-116.
RAPPORTS AVEC LES INDIENS. 245
firent rexpérience quand ils surent que rassemblée générale
refusait son concours pour la répression des fraudes commises
à leur préjudice.
Ce n'étail point assez de sacrifier la santé et la moralité des
Indiens : on attenta à leur liberté malgré les promesses so-
lennelles faites par Penn dans son manifeste aux indigènes
de Pensylvanie. Dans cette province ainsi que dans les bas
comtés de la Delaware, l'esclavage se pratiquait à l'instar des
autres colonies. On ne l'appliquait point il est vrai aux
tribus locales, mais on recevait de l'étranger, notamment des
Indes occidentales, des sujets de race rouge qui étaient sou-
mis au mémo traitement que les nègres \ Il est digne de re-
marque qu'en face d'un démenti si grave donné à sa parole,
Penn n'ait pas trouvé un mot de blâme contre cet infâme trafic
qu'il avait stigmatisé lui-même ! Ce n'est qu'en 1706, c'est-
à-dire vingt-cinq ans après la fondation de la province, que la
législature passa une loi pour prohiber la vente des Indiens
esclaves*. On ne s'attaquait point à l'institution, mais au
commerce de ceux qui étaient déjà privés de la liberté. Une
pareille loi était facile à éluder, dans un pays où il n'y avait
ni état civil ni statistique de population rouge ; aussi le trafic
continua-t-il sans difficulté. En 1712, on fit un pas de plus :
une nouvelle loi prohiba l'importalion de nouveaux esclaves
indiens dont on redoutait l'accroissement, en vue des dangers
qu'ils pouvaient faire courir à la paix publique. On établit une
taxe de 20 livres sur tout nègre ou Indien amené dans le pays
par terre ou par eau, sous déduction d'un drawback en cas
de réexportation dans les vingt jours. Mais cette loi fut annu-
lée par l'Angleterre et ne sert plus aujourd'hui que comme
document pour attester la continuation d'un trafic qui n'eût
pas pris sans doute, de si grandes proportions, si les colons
n'avaient fait passer leur intérêt avant tout sentiment d'Iiu-
* Gordon, p. 157.
midreth, 2Mol.,p. 370.
348 PENSYLVÂNIE.
toutes les terres bordant les fleuves dont ils occupaient les em-
bouchures ; ce qui s'appliquait aux terres situées sur TOhio
et TAlleghany, et par suite, à une certaine étendue de pays
renfermée dans les limites de laPensylvanie, jusqu'à la rivière
Susquelianna. Le sort des Indiens vivant dans ceâ possessions
était donc mis en question. Resteraient-ils sous la domi-
nation anglaise, ou bien passeraient-ils sous celle des Fran-
çais? Des démarches étaient faites des deux parts pour gagner
leur alliance, et les Shawanese entre autres, qui paraissaient
pencher pour les Français, envoyèrent à Montréal une dé-
putation pour négocier. Cependant il ne résulta de ces pour-
parlers aucun traité d'alliance. A leur retour, le gouver-
neur de Pensylvanie les somma d'avoir à rendre compte de
cette démarche ; mais les Indiens qui se trouvaient blessés
de cette suprématie arrogante, se boriièrent à prononcer quel-
ques mots d'explication sans vouloir quitter les bords deTOhio
où ils étaient établis, quoique ce voisinage presque immédiat
desFrançaisdonnâtde vives inquiétudesau gouvernement pro-
vincial. C'était la première fois peut-être que les colons éprou-
vaient une résistance de ce côté, mais aussi, que faisaient-ils
pour se ménager Taffection des indigènes? Les mômes abus,
la môme déloyauté qu'autrefois étaient pratiqués à Fégard de
ceux-ci, sans qu'il leur fût possible d'espérer le moindre re-
dressement. Et quand en 1745, la guerre devenant plus ac-
tive, les Français entraînèrent les Sha\Yaneso dans leur parli,
l'alarme fut vive en Pensylvanie. On chercha à prévenir de
nouvelles défeclions, et à force de sacrifices, les Anglo-Amé-
ricains parvinrent à s'attacher les six nations (Iroquois)qui de-
vinrent leurs plus puissants auxiliaires. Cependant le mécon-
tentement allait grandissant parmi les indigènes de la pro-
vince : ils se plaignaient de plus en plus, des usurpations
que les blancs se permettaient sur leurs terres ; de l'abus
des liqueurs qu'on venait leur vendre jusque dans leurs tentes,
QU mépris '^c la loi et des traités; de toutes les fraudes dont
RAPPORTS AVEC LES INDIENS. 249
ils étaient chaque jour victimes ; et du désordre de mœurs
qu'on introduisait chez eux, en débauchant leurs femmes \
Est-ce bien à Tombre des lois et de la renommée de Penn que
s'abritaient de pareilles turpitudes? On a dit qu'il serait in-
juste de rejeter sur toute une secte, les fautes et les torts de
quelques aventuriers ; cela est très-juste, et nous ne repous-
serons jamais les distinctions légitimes. Mais qu'on n'oublie
pas que les Indiens de Pensylvanie étant moins nomades
que d'autres, rien ne s'opposait à une surveillance active des
rapports des deux races, et à la répression des torts des
blancs. Deux faits restent très-accusateurs : l'inaction des
chefs de la colonie à la vue de ces abus, et l'absence de pro-
testation de la part des hommes en dehors du pouvoir. En
s'y référant comme elle le doit, l'histoire peut-elle absoudre
les Quakers d'une complicité plus ou moins grande avec les
coupables, surtout quand, du vivant de Penn, l'assemblée
générale lui refusa son concours pour arrêter ces désordres?
Les empiétements de territoire se continuaient audacieu-
sement, et la soif de possession semblait ne pouvoir s'éteindre
chez les Européens, car ils ne reculaient devant aucun moyen
pour arriver à leur but. Ce fut le point de départ de luttes
fréquentes et d'une désaffection qui, s'augmentant de tous les
autres griefs, marquent d'une manière déplorable, toutes les
phases des rapports des deux races. Les Indiens les plus mal-
traites étaient les Shawanese et les Delaware. On voit paraître
quelquefois dans ces démêlés, les Iroquois qui jouent le rôle
de médiateurs, et parviennent par leur ascendant à pacifier
les choses. Mais chaque traité devenait le pohit de départ de
nouveaux conflits, amenant infailliblement de nouvelles ces-
sions de territoire qui rétrécissaient de plus en plus l'espace
nécessaire pour les chasses. L'Indien en était découragé.
D'une part, la misère ruinait sa santé et celle des siens;
* Gordon, p. 247.
250 PENSYLYANIE.
d'autre part, il assistait à la destruction rapide de sa race,
qu'il ne pouvait attribuer qu'aux blancs.
Cependant aucune guerre sérieuse n'avait encore éclaté
entre les colons et les Indiens de la province, lorsqu'on 1754,
un certain nombre des habitants du comté de Lancastre, pres-
bytériens pour la plupart, poussés par un zèle fanatique
contre le paganisme, zèle qu'augmentait encore la haine
contre les tribus qui avaient fait alliance avec les Français,
se ruèrent d'une manière sauvage sur des Indiens inoffensifs
du voisinage appelés Conestogocs. Cette tribu était la plus
paisible de la contrée, et n'avait jamais donné le moindre su-
je^ de plainte, en sorte qu'en la choisissant pour victime ex-
piatoire, on commettait l'acte le plus inqualifiable et le plus
révoltant. Cependant ces sectaires furieux firent, des malheu-
reux indigènes, une horrible boucherie, telle qu'on n'en
vil jamais de pareille peut-être dans aucune province. Ils n'é-
pargnèrent ni les femmes ni les enfants, et ils soumirent tous
les individus dont ils purent s'emparer aux tortures les plus
effroyables, au nom de la religion du Christ. Tous les corps
sans exception furent scalpés.
Non contents de cet exploit, ces misérables se dirigèrent
sur Philadelphie, pour exterminer les Indiens qui pouvaient
s'y trouver. L'alarme heureusement se répandit à temps, et
quelque diligence qu'ils purent faire, la population les arrêla
à Germantown, malgré les menaces de mort qu'ils proférè-
rent contre ceux qui s'opposeraient à leurs desseins. Là vint
expirer la rage de celte nouvelle espèce de cannibales qui
déshonora à plaisir l'histoire de la Pensylvanie. Alors, comme
de nos jours, le courage civil faisait défaut. Personne n'osa
entreprendre la poursuite régulière des coupables, encore
moins se serait-il trouvé un tribunal pour les condamner ! La
relation des premiers massacres consommés à Lancastre fut
immédiatement publiée, mais telle était la terreur qui ré-
gnait dans ce moment, que ni l'auteur ni l'imprimeur n'osé-
RAPPORTS AVEC LES INDIENS. ' 251
renl faire connaître leurs noms, pas plus que le lieu de la pu-
blication. Les Quakers eurent grand soin de faire remarquer
qu'aucun homme de leur secte ne trempa les mains dans ce
sang innocent*; mais ils dominaient encore dans rassemblée
générale qui était omnipotente, et comment restèrent- ils
froids et indifférents devant ce crime qu'ils laissaient impu-
ni? On ne peut échapper à la responsabilité du mal qu'on
laisse s'accomplir, quand on a les moyens de le punir, et
le devoir de venger la société !
Le représentant des héritiers de Penn ne se montrait guère
plus scrupuleux envers les indigènes, dans les guerres alors
engagées contre les Français. Pour inspirer sans doute une
terreur salutaire aux gens de race rouge combattant dans
les rangs ennemis, le gouverneur Robert Hunter Morris met-
tait publiquement à prix en 1756, la tête de ceux-ci, d'après
un tarif ainsi établi : il promettait pour le cadavre de chaque
Indien ennemi âgé de plus de douze ans, 150 dollars; pour
le scalp du môme, 130 dollars; pour le scalp d'une femme,
50 dollars *.
Lorsqu'on se reporte aux premiers rapports de Penn avec
les Indiens, et qu*on les compare avec les faits qui viennent
d'être rapportés, n'est-on pas amené une fois de plus à dire
que les chartes et les constitutions quelque philanthropiques
qu'elles soient, n'empruntent leur valeur réelle qu'à l'expé-
rience faite par le peuple auquel elles sont destinées. Penn
lui-même, n'aurait pu reconnaître son œuvre dans la con-
duite barbare des colons envers les indigènes. Voltaire qui
n'avait point assez de louanges pour les Quakers et pour le
premier traité fait avec les Indiens, aurait bien dû rechercher
quelle avait été la suite de ce bruyant début, afin de donner
à l'histoire le complément dont elle manque souvent dans
ses écrits.
* Proud, 2* vol., p. 526 et suiv.
* Dunlap's History of New-York, 2* vol., p. 181, appendix.
252 PENSYLVANIE.
Cependant la colonie n'étail point rassurée : elle redoutait
une ligue indienne qui pouvait lui faire payer cher tant de
souffrances et d'injustices. En 1767 c est-à-dire longtemps
après les événements déplorables rapportés plus haut, ras-
semblée générale fut saisie d'un ensemble de mesures desti-
nées à regagner la confiance des tribus voisines. Elle passa
d'abord une loi défendant à tout colon de s'avancer sur le ter-
ritoire indien, sous peine d'expulsion, même sous peine de
mortj en cas de récidive. Des fonds furent votés pour assurer
Texécution de ces prescriptions, et Ton ordonna de nouvelles
perquisitions pour découvrir les auteurs des massacres des
Conestogoes à Lancastrel Résolution dérisoire, après treize
ans écoulés en silence depuis la consommation du crime!
Enfin on affecta une somme de 3,000 livres à Temploi des
moyens propres à gagner la confiance de ces sauvages dont on
avait tant besoin, dans les circonstances difficiles où se trou-
vaient placées les colonies. On réussit de la sorte'à apaiser ces
malheureux, et à conclure à la date de 1 769, un traité d'amilié
avec les six nations, les Delaware et les Shawanese. On leur
acheta de nouvelles terres, et une ligne frontière fut tracée de
manière à prévenir le plus possible, les empiétements des
blancs*.
Ce qui étonne dans l'observation des rapports existants en-
tre les deux races, c'est la confiance persistante des Indiens
dans l'cfiicacité des traités qu'on leur proposait pour conjurer
le retour des fatales pratiques des blancs à leur égard. Peut-
être faut-il y voir non pas une espérance, mais une triste ré-
signation à une fatalité implacable qui, suivant eux, s'attache
à une race maudite !
* Cordon, p. 448-449.
CAROLINES. 255
CUAPITRE XX
FONDATION DES CAROLINES
Section I
CO^SIDÉR\TIO^ÎS générales. — CHARTES ROYALES. — CHARTES PARTICULIERES.
GRAND MODÈLE IMAGINÉ PAR LOCKE.
la grande étendue de pays qui forme aujourd'hui les deux
Carolines dépendait des possessions illimitées que l'Espagne,
au seizième siècle, s'attribuait en Amérique et auxquelles
elle avait donné le nom de Floride.
Après une occupation plutôt nominale qu'effective, les
Espagnols parurent un instant, abandonner ces parages. C'est
alors que Coligny, de l'aveu de Charles IX, chercha à établir de
ce côté, une coloniedestinée à servir de refuge aux huguenots
dont la liberté de conscience était déjà mise en péril. En
1562, une petite expédition composée de deux vaisseaux
partis de France sous le commandement de Jean Ribaut de
Dieppe, fit voile pour l'Amérique vers la latitude de Saint-
Augustin. Mais des mesures mal prises et l'indiscipline des
émigrants firent avorter ce premier essai dans la misère. En
1564, une deuxième expédition, cette fois très-nombreuse,
éprouva un sort plus cruel encore, car elle eut à lutter tout
à la fois contre les éléments et contre un barbare ennemi
qu'elle ne s'attendait point à rejicontrer. L'Espagne avertie
dit-on, de cette tentative de colonisation huguenote, en-
voya à sa poursuite une flottille commandée par Mélendez.
Mais celui-ci, avant de commencer son attaque, voulut avoir
un point d'appui sur le continent américain, et il bâtit un
fort auquel il donna le nom de Saint- Augustin. Les Français
de leur côté, s'étaient fortifiés sur un endroit qu'ils appe*
254 CAROLINES.
lèrent fort Caroline. L'impétuosité française n'attendit point
l'attaque : le commandant Ribaut prit le large avec bon
nombre des siens, et se disposait à courir sus à l'ennemi,
lorsqu'une tempête effroyable vint disperser et détruire ses
bâtiments. Cependant ses hommes ou presque tous purent
gagner le rivage. Mieux eût valu pour eux périr dans le
naufrage! car le chef espagnol tirant promptement parti de
ce désastre auquel il avait échappé en restant en rade, se
dirigea vers le fort Caroline dont il s'empara aisément, et
où il mit tout à feu et à sang. Ce n'était point assez pour lui :
il fit la chasse aux Français erranis sur la côte, et il les immola
tous, delà manière la plus cruelle. On prétend, avec quelque
exagération peut-être, que le nombre des victimes de cet im-
pitoyable bourreau, s'éleva au chiffre de 900. Et pour qu'on
ne se méprît point sur la cause de ce carnage, il la men-
tionna sur Tun des arbres où il pendit quelques-unes de ses
victimes. « Nous traitons ainsi, disait-il, non les Français,
mais les hérétiques. » 11 ne pouvait convenir à ces fanatiques
d'avoir pour voisins des dissidents, et par ce coup hardi, ils
espéraient décourager toute colonisation ultérieure. De pa-
reilles cruautés criaient vengeance, mais il ne convenait pas
au roi catholique de prendre la défense de ses sujets hu-
guenots I Ce fut cependant un catholique, Dominique de
Gourgues, dont la vie antérieure avait été agitée de bien des
manières, qui vit dans ce désastre, non une affaire de parti,
mais une insulte à la France. Ne prenant conseil que de son
courage, et n'ayant d'autre mandat que celui de son patrio-
tisme, il réalisa sa fortune et l'employa à préparer une ex-
pédition dont il dissimula le motif. En 1567, il s'embarqua
avec 150 hommes seulement, sous la direction d'un Français
qui avait pu échapper comme par miracle^ au désastre de la
précédente expédition. A peine arrivé à sa destination, dû
Gourgues se mit en rapport avec les Indiens dont il sut enve-
nimer les griefs contre les Espagnols, et il l6s gagna à sa
CAROLINES. 255
cause. Fort de ces auxiliaires, et à l'aide de manœuvres
hostiles, il s'empara des deux forts occupés par Tennemi, et il
y mit tout à feu et à sang, à Texception de quelques prison-
niers auxquels il réservait les mêmes tortures que celles in-
fligées à nos nationaux par le cruel Mélendez.
Là s'arrêta l'entreprise de de Gourgues, car loin d'être au-
torisé par le gouvernement français, il fut plus tard désavoué
et exilé. Charles IX voulant apaiser le ressentiment de l'Es-
pagne, renonça à toute prétention sur la Floride, et jamais
depuis, on n'y vit apparaître notre pavillon dans un but de
colonisation française.
Cependant s'il ne nous était pas donné d'y régner en sou-
verain, nous devions un jour contribuer pour une bonne
part, à développer les établissements que les Anglais ne man-
quèrent point d'y créer, en lui donnant le nom de Caroline.
Le but de Coligny se trouva atteint, mieux encore qu'il ne
l'espérait, car la nation qui voulait s'emparer de ce pays,
était protestante.
Les Anglais ne restaient point inactifs dans ce mouvement
qui portait l'ancien monde vers des régions inconnues, mais
les tentatives successives dirigées vers le Sud, n'étant point
appuyées par le gouvernement, restèrent longtemps slérîles
malgré le génie entreprenant de quelques-uns de ces navi-
gateurs. Il suffit de citer les deux Cabot et Raleigh, pour se
convaincre que ni l'habileté ni le courage ne faisaient défaut.
C'est dans un de ces voyages que Raleigh loucha en 1584, la
côte de la Caroline du Nord. La relation qu'il fit de son expé-
dition en termes séduisants, valut à ce pays le nom de Vir-
ginie, comme hommage à la reine Elisabeth.
Pour bien comprendre les faits concernant les Carolines,il
est nécessaire de savoir que la Virginie de cette époque com-
prenait dans la pensée des Anglais, l'immense contrée s'é-
tendant du fleuve Saint-Laurent à la Floride, même au golfe
du Mexique. Plus tard, la Virginie fut divisée en deux
Ï56 CAflOLINES.
branches dont Tune comprenait toute la partie Nord en
descendant jusqu'à la Virginie d'aujourd'hui. Quant à la
deuxième branche, elle se prolongeait en longueur, jusqu'à
la Floride ou au golfe, sans interruption. Lorsqu'on arriva à
démembrer la Virginie proprement dite, on en détacha, au
Sud, un grand territoire qu'on appela Caroline, et qui se
forma aussi plus au Sud, d un fragment détaché de la Flo-
ride où les Espagnols s'établirent défmilivement, après la re-
traite de de Gourgues.
Les essais de colonisation de Raleigh n'eurent qu'une durée
éphémère, il en fut de même de ceux tentés après lui, dans
ce siècle de tâtonnements plutôt encore que de colonisation,
au moins en ce qui concerne TAnglelerre. On a vu dans le
premier volume de ce livre, page 52, que la Virginie, pre-
mière colonie anglaise fondée d'une manière permanente en
Amérique, ne datait que de 1606. Puis, vint en 1620, la pro-
vince de New-Plymouth dans la Nouvelle- Angleterre. C'est
en 1630 seulement, que Charles I" fit concession à sir Robert
Heath attorney général d'Angleterre, de toute la partie de la
Virginie qui descendait au Sud depuis le 36® degré de latitude
nord, en y comprenant le territoire de la Louisiane sur le
Mississipi, et à laquelle on donna le nom de Caroline. Mais les
quelques établissements créés par lord Arundel son cession*
naire ne vécurent pas longtemps. Les conditions de la charte
ne se trouvant pas d'ailleurs remplies, cette concession fut
déclarée nulle, et ce territoire resta encore une fois vacant
pendant trente années.
Mais en 1663, cette région du nouveau monde tenta la
cupidité des favoris de Charles II. Huit d'entre eux, et les plus
influents entre tous, sollicitèrent de ce prince la concession
de tout le territoire s'étendant au sud, depuis le 36* degré de
latitude nord jusqu'à la rivière San-Matheo. Ces courtisans
étaient riiistorieu minisire Clarendon ; Monk dont le nom se
rattache à la restauration des Stuarts, et connu depuis sous
CHARTE. 257
lé nom du duc d'AIbemarle ; lord Craven ; le fameux comte de
Shaftesbury appelé alors Ashley Cooper ; sir John CoUeton ;
les deux Berkeley dont Tun nous est déjà connu comme gou-
verneur de la Virginie; et sir Georges Carteret que nous
avons vu concessionnaire de la partie Est de New-Jersey. Pour
mieux réussir dans leur demande, ces hommes avides d'hon-
neurs et d'argent, masquèrent leur cupidité du faux pré-
texte d'un zèle pieux pour la propagation de l'Évangile parmi
les Indiens. Ils ne faisaient en cela que copier ceux qui les
avaient devancés en Amérique ; comme eux aussi, ces der-
niers, en sacrifiant les Indiens, montrèrent plus lard que
l'intérêt religieux n'occupa qu'une place secondaire dans les
considérations qui présidèrent à la formation de la plupart
des colonies.
Charles II se laissa persuader, et en 1665 il signa la con-
cession qui lui était demandée avec tant d'instances. La
charte portait abandon aux huit concessionnaires conjoin-
tement, de tous droits de propriété sur le sol de la Caroline,
et de la souveraineté immédiate sur les habitants, mais à
charge d'allégeance à la couronne d'Angleterre, et avec ré-
serve comme toujours, du quart de l*or et de l'argent qui
serait découvert dans la nouvelle province. Une clause
spéciale assurait aux colons deux garanties qui devaient leur
être chères : aucune loi ne pouvait être faite et aucune taxe
levée, sans le consentement exprès des freemen. Mais à côté
de cette disposition libérale, s'en trouvaient d'autres qui les
rendaient fort dépendants : ainsi les concessionnaires étaient
investis du pouvoir exécutif et judiciaire; ils avaient droit de
paix et de guerre ; ils pouvaient constituer des comtés, des
baronnies; conférer des titres d'honneur, et surtout accorder
telle liberté de conscience qu'ils jugeraient convenable *.
Cette charte, dans son extrême prodigalité, faisait bon
* Bancroft, p. 239-240. — History of South Carolina, by B. H. Carroll,
!•' vol., p. 43-44.
II. il
258 CAROLINES.
jnarché des prétentions de l'Espagne qui, par Toccupation du
fort Saint- Augustin depuis un temps considérable, se regar-
dait comme souveraine propriétaire de tous les territoires
voisins de la Floride. On ne tenait pas compte davantage dé
la présence d'un petit nombre d'émigrants anglais établis
depuis quelque temps sur une parcelle de ces possessions.
En effet, deux ou trois ans avant la concession dont il s'agit
(1660-1661), des émigrants de la Nouvelle-Angleterre que
rintolérance puritaine ou Tesprit d'aventure inné chez ce
peuple éloignait de cette contrée, élaient venus s'établir près
de l'embouchure de* la rivière du cap Fear. Ils avaient acheté
des chefs indiens, les terres qui leur convenaient, et s^^étaient
mis immédiatement à Toèuvre avec le concours d'associés
qu'ils avaient gagnés à leur projet. Grand fut leur émoi lors-
qu'ils apprirent le succès des démarches des courtisans de
Charles II ; ils pétitionnèrent pour faire reconnaître leur droit
de priorité d'occupation, qu'ils appuyaient de l'achat du titré
indien, et ils soutenaient que, protégés qu'ils étaient par
cette double considération, nul ne pouvait leur contester la
prérogative de se gouverner eux-mêmes.
Ces prétentiona étaient bien hasardées, car à la couronne
seule appartenait la souveraineté tant qu'elle ne l'avait point
déléguée. Puis, le titre indien n'ayant trait qu'à la possession
du sol, non à la propriété, il fallait encore l'investiture royale
pour compléter le titre. Mais les principes n'ont guère d'em-
pire au début des sociétés : on procède par expédients, en
vue d'intérêts à concilier, et comme l'intérêl seul détermine
les grands déplacements de population, le droit transige avec
le fait) pour mieux se fortifier* Cette situation fut comprise de
part et d'autre, et les négociations amenèrent un compromis.
Les Propriétaires concessionnaires voulaient conserver ce
noyau déjà formé, et l'augmenter en sollicitant par des me-
sures libérales, une continuation d'immigration^ Ils pu-
blièrent alors une espèce de charte qui était tout un pro-
PREMIERS ÉTABLISSEMENTS. 259
gramme de gouvernement. Chaque colon libre avait droit à
cent acres de terre, à la seule charge d une rente perpétuelle
de un demi penny par acre.
La liberté de conscience était proclamée.
Quant au gouvernement, on accordait aux colons le droit
de composer une liste de treize personnes parmi lesquelles les
Propriétaires feraient choix d'un gouverneur et d'un Conseil
de six membres, formant pouvoir exécutif.
L'autorité législative était remise à une assemblée com-
posée du gouverneur, du Conseil et d'un certain nombre de
délégués élus par les colons.
Telle fut en substance, la première charte de gouverne-
ment de la Caroline. Elle était, à beaucoup d'égards, la re-
production de celles que nous avons déjà vues adoptées ail-
leurs *.
Le choix de l'emplacement près du cap Fear n'était pas
heureux : le sol infertile ne pouvait récompenser les efforts
des émigrants, aussi fut-il bientôt abandonné parla plupart
d'entre eux. Le reste eût péri de misère sans les secours qui
vinrent du Massachusetts.
Cette région n'était point la seule que*, Fémigratîon eût en
vue. Dès 1622, un nommé Porey avait poussé ses explora-
tions jusqu'au détroit appelé depuis Albemarle du nom d'un
des concessionnaires de la colonie, mais il se borna à une
simple reconnaissance. Il semble que cette partie du territoire
n'ait commencé à être peuplée qu'à l'époque où l'intolérance
religieuse vînt à sévir en Virginie, vers 1643. Les dissidents
alors et depuis, seraient venus chercher un refuge dans ces
parties éloignées et encore désertes de la province, et y au-
raient fondé quelques établissements sur les bords de la rivière
Chowan près du détroit d'Albemarle. Lorsque fut faite la con-
cession de la Caroline aux dépens de la Virginie, les limites
* Bancrofl, p. 2 10. — Hildrethi 2« vol., p. 26.
260 GAROLINES.
séparalives de ces deux colonies n avaient point une précision
telle, qu'elles ne pussent varier au gré des intérêts de ceux
qui seraient appelés à les fixer définitivement ; et il arriva
que William Berkeley qui remplissait pour le roi les fonc-
tions de gouverneur de la Virginie, en môme temps qu'il
était Tun des Propriétaires de la Caroline, étendit la juridic-
tion de celle-ci, de manière à embrasser les nouveaux centres
de population, quelque douteux que fussent ses droits à cet
égard.
Cette partie de la colonie avait déjà assez de consistance
pour que, dès 1664, Berkeley lui donnât pour gouverneur
William Drummond. Il nomma en même temps un Conseil
composé de six membres, et il promit pour une époque plus
éloignée, une assemblée représentative. Il n'était rien dit
quant à la liberté de conscience, mais elle était en germe
dans la charte générale de la colonie; et puis, Berkeley qui se
trouvait en face de dissidents, se serait bien gardé de heur-
ter leurs croyances, comme il l'eût fait en Virginie. 11 lui fal-
lait des colons à tout prix, c'était la meilleure garantie pour
la population.
Cette même année (1664), quelques planteurs des Barba-
des, après avoir exploré les côtes de la Caroline, entrèrent en
arrangement avec les Propriétaires pour obtenir d'eux une
concession à Tembouchure du cap Fear. Ces préliminaires
étant réglés, bon nombre d'émigrants venant de ces îles
sous la conduite de Sir John Yeamans, se fixèrent en [1665
sur un point très-voisin du lieu où se trouvaient encore quel-
ques débris de la première colonie puritaine qu'ils absor-
bèrent. Yeamans fut nommé gouverneur de cette contrée qui
déjà en 1666, comptait huit cents âmes, et qu'on appela Cla-
rendon, du nom de l'un des Propriétaires \ Quoique les habi-
tants très-industrieux tirassent bon parti des forêts qui les
* Bancron, p. 242-245. — Ilildrelh, 2« vol., p. 27-28.
NOUVELLES CONCESSIONS. 261
environnaient, la colonie, malgré Tintelligente administra-
tion (le Yeamans, resta toujours languissante.
Les deux établissements que nous venons de voir se for-
mer près du détroit d'Albemarle, et au cap Fear, étant très-
éloignés l'un de l'autre, avaient par cette seule raison deux
gouvernements distincts, quoique tous deux appartinssent
à la partie de la Caroline dite du Nord. C'est donc à tort que
M. Edouard Laboulaye a affirmé que l'établissement du cap
Fear était le berceau de la Caroline du Sud (p. 379). Un
coup d'œil jeté sur la carte aurait suffi pour Tavertir de
celte erreur de géographie, et Thistoire vue de plus près, lui
eût appris que ce n'est point en 1662 ou 1663 que com-
mença cette dernière province, mais en 1669 ou 1670. Cette
double rectification était nécessaire encore au point de vue
des origines qu'il faut se garder de confondre, dans un
pays où Télément ethnographique et les influences de secte
prirent une si grande place !
Malgré Texiguité de la population comparée à la vaste
étendue de ces possessions, les courtisans Propriétaires
en 1665, obtinrent encore de Tinépuisable libéralité, mieux
vaudrait dire de la prodigalité de Charles II, une nou-
velle charte qui augmentait leur concession au Nord et au
Sud, surtout au Sud où elle avait la prétention de compren-
dre toute la Floride moins son extrémité péninsulaire. Ce
n'était point assez : une troisième charte de 1667 fit con-
cession aux mêmes favoris, du groupe des îles Bahamas sur
lesquelles ils fondaient de grandes espérances. Mais ils n'y
trouvèrent que déception, car Tinfertilité du sol jointe aux
incursions des Espagnols et aux déprédations des pirates, ren-
dit ce séjour peu sûr pour de paisibles habitants *.
Jamais aucune des concessions antérieurement faites à d'au-
tres personnes n'avait embrassé d'aussi vastes possessions que
* Hildreth, 2* vol., p. 28-29.
362 ' GÀROLINES.
celles connues alors sous le nom générique de Caroline. L'on
ne pourra en avoir une juste idée qu'en sachant qu'elles
s'appliquent aujourd'hui, non-seulement aux deux Carolines,
mais encore à la Géorgie, à la majeure partie de la Floride, à
l'Alabama, à la Louisiane, au Texas, à une grande partie du
Mexique, à l'Arkansas, au territoire indien, au Kansas, au
Nébraska, au Missouri, au Tenessee et au Mississipi. Aucun
État de l'Europe n'offrait rien de pareil ni comme étendue,
ni comme richesse et variété de sol, ni comme climat, ni
comme fleuve. C'était la réalisation de l'idéal en tant qu'em-
pire. Quoi de surprenant qu'une si brillante position ait en-
flammé l'imagination du comte Shaftesbury, et qu'il ait
rêvé pour ce pays un gouvernement dont le mécanisme in-
génieux serait comme le résumé de l'expérience des siècles I
Quel est l'homme qui, dans un poste élevé, n'a point la lé-
gitime ambition de marquer son empreinte dans les annales
du monde? On se plaît à se considérer comme l'instrument
spécial d'un Être supérieur, et alors même qu'on ne cède
qu a un instinct étroit, on s'imagine encore être le dispen-
sateur de ses bienfaits.
Les chartes qui régissaient les autres colonies paraissaient
aux favoris de Charles II trop roturières, trop démocrati-
ques. Le temps était venu de procéder sur d'autres erre-
ments, et d'inaugurer en Amérique un système hiérarchique
bien pondéré ayant pour base le privilège. Shaftesbury qui
fut chargé par ses Co-Propriétaires de préparer ce grand tra-
vail d'organisation, avait une perception vague du but à at-
teindre, et il flottait entre des idées difficiles à concilier. Il
était aussi opposé à l'arbitraire du pouvoir absolu, qu'à l'en-
vahissement des idées populaires. L'idéal pour lui, était l'or-
ganisation aristocratique d'Angleterre avec la dose de liberté
qu'elle pouvait comporter ; mais il rêvait une combinaison
plus savante encore, car chacun aspire au rôle d'initiateur.
Cependant il manquait de la science nécessaire pour dessiner
LOCKE. 265
un grand édifice, mettre de l'harmonie dans les proportions,'
soigner les détails, et vivifier Fœuvre entière en ranimant
d'un souffle puissant. Près de lui se trouvait un homme peu
connu alors (1669), mais dont Tesprit dardait déjà de lumi-*
neux rayons. Locke s'était révélé au comte dans plusieurs
circonstances, et celui-ci crut ne pouvoir mieux faire que de
s'ouvrir à lui de son projet, pour Ty associer et pour combiner
leuf« idées de manière à en faire sortir un plan de gouvèr-i
nement complet pour la Caroline. Malheureusement, quelque
puissant que fût l'esprit de Locke, il ne put se dégager du
milieu où il vivait ; et Tinsuccès de la révolution d'Angleterre
lui avait inspiré de l'antipathie pour toute innovation popu-
laire. D'autre part, certaines idées préconçues sur l'esclavage
le rendaient favorable à cette institution, sans toutefois qu'on
pût rattacher sa pensée sur ce point, à des considérations d'in-
lérét sordide. Froid penseur, il n'avait point cette étincelle
précieuse qui produit l'enthousiasme, cet amour de l'huma-
nité qui fait croire à son progrès, et qui cherche à déployer
ses ailes au lieu de l'enfermer dans un cercle de fer. Rien
dans les faits dont il était le témoin n'était de nature à modi-
fier ses raisonnements : ils auraient plutôt produit le résultat
contraire. Chez lui, l'Anglais allait dominer le philosophe, et
au lieu de produire une œuvre originale, il ne devait bientôt
exhiber qu'une mosaïque composée de pièces empruntées aux
gouvernements aristocratiques.
Tels étaient les deux hommes qui combinèrent leurs efforts^
pour forger les fers de la Caroline. Tous les anneaux de cette
chaîne furent rivés avec soin, mais il faut bien le reconnaître,-
sa place était plutôt dans un musée d'antiquités, que siir une»
terre vierge à peine habitée, et du sein de laquelle la liberté
semblait surgir par un mouvement spontané. Les auteurs de'
cette œuvre lui donnèrent le nom de Constitutions fondamen<
taies j et la développèrent en cent-vingt articles qui com-
prennent l'ensemble de l'organisation du gouvernement. Ce
S64 GAROLINES.
paclc est du l* mars 1669, dale intéressante à conserver,
pour la mettre en regard des constitutions des autres pro-
vinces qui, procédant moins méthodiquement, étaient bien
en avant de celte élucubration pliilosophique ! Je me bornerai
à en donner le dessin général qui suffira au lecteur pour
juger de l'aberration d'un grand esprit; comprendre la ré-
sistance du peuple à la soumission ; et s'expliquer la durée
très-éphémère d'une œuvre à laquelle, dans son préambule,
on assignait une destinée perpétuelle.
Les Propriétaires qui s'approprièrent ces insfilùtions, décla-
rèrent dès Tabord, qu'ils entendaient constituer un gouverne-
ment le mieux en rapport avec la monarchie dont cette
province faisait partie, et prévenir l'expansion de la démo-
cratie. Ce but expliqué, ils passèrent aux détails.
- Leur société composée de huit souverains ne pouvait
jamais être augmentée ni diminuée comme nombue. La
dignité de chacun était héréditaire, et à défaut d'héritiers,
les survivants élisaient un successeur au prédécédô ; on ne
pouvait le prendre que parmi les Landgraves seulement
dont il sera bientôt question. Ils formaient une espèce de
Chambre haute dont le plus âgé était de droit président,
sous le litre de Palatin. Mais outre cette présidence, ce haut
fonctionnaire avait encore dans ses prérogatives le comman-
dement en chef de l'armée.
Les sept autres Propriétaires avaient chacun une haute po-
sition, telle que celle d'Amiral, Connétable, Chancelier, Chef
de justice, Trésorier, Chef supérieur du commerce, des ma-
nufactures et des travaux publics, et Chambellan : celui-ci
chargé de l'État civil et du règlement des cérémonies.
Ces dignités devant se baser sur le sol en vue des substi-
tutions de titres, on divisa le territoire compris dans les
limites des trois concessions, en comtés qui chacun, se com-
posaient d'une vaste étendue de pays. Chaque comté se sub-
divisait lui-même en huit seigneuries, huit baronnies et
GRAND MODÈLE. 2C5
quatre precinets. Le precinct formait lui-même six colonies.
Xes seigneuries de chaque comté étaient attribuées aux
huit Propriétaires dont c*était le domaine inaliénable à perpé*
tuité. Ils avaient ainsi à eux seuls le cinquième de toute la
province.
Les baronnies revenaient à la noblesse, et on avait créé
deux ordre§ : les Landgraves ou comtes, puis les Caciques ou
barons. Dans clmque comté il y avait un Landgrave et deux
Caciques. A eux revenait le deuxième cinquième de la province
dans des proportions déterminées, à titre de domaine substi^
tué, également inaliénable.
Cette organisation reposant sur Fimmobilité, aucun titre
ne pouvait s'éteindre. S'il survenait une vacance faute d'hé-
ritiers, un nouveau titulaire était nommé par les Propriétaires
eux-mêmes, sans aucune division de possession. Et dans
aucun cas, le nombre des nobles ne devait être augmenté ni
diminué (Art. 6).
Quant aux précincts ou colonies représentant les trois der-
niers cinquièmes de ce vaste ensemble, ils étaient réservés
aux francs-tenanciers. Quiconque parmi eux possédait une
terre dont la contenance sans être inférieure à trois mille
acres, ne dépassait pas douze mille en un seul ensemble, avait
le droit de solliciter de la Cour palatine, Térection de ce do-
maine en manoir, pour jouir de tous les avantages de jurir
diction et autres attachés à cette institution (Art. 17).
Au bas de réchelle se trouvaient des cultivateurs dont la
race était fatalement et à perpétuité inféodée au sol à titre
de fermiers, pour la mise en rapport des seigneuries, des
baronnies et des manoirs. Chacun d eux lors de son mariage
était appelé à cultiver dix acres de terre, moyennant un fer-
mage qui ne dépassait pas le huitième du produit réel (Art. 6).
Ils étaient justiciables de la Cour des manoirs dont les sen-
tences n*élaient point sujettes à appeh
Ce peuple dont on faisait si peu de cas et que Ion condam-
/
266 GAHOLINES.
naît à une servitude perpétuelle, sans pouvoir jamais s'élever^
était cependant le seul levier de la fortune de la colonie. Et
quel moment choisissait-on pour lui préparer ce joug? Celm
précisément où le petit noyau déjà existant se développait
sur deux points de la province dans la plus grande liberté ;
celui surtout^ où bon nombre d entre eux impatients des en-
traves politiques et religieuses de la Virginie, s'en étaient
affranchis par l'émigration ! ^
Après cette disposition du sol, venait une organisation très-
compliquée de gouvernement. Outre la Cour palatine compo^
sée des huit Propriétaires, et présidée par le plus âgé d'entré
eux dit Palatin, il y avait sept autres cours présidées par les
ûutres Propriétaires, et dont les attributions correspondaient
avec les fonctions de chacun d'eux, suivant les titres indiqués
plus haut. Chaque cour avait huit conseillers nommés à vie^
dont quatre au moins devaient être de rordre des nobles
■'(Art. 28).
Toutes ces cours réunies formaient un grand Conseil de
cinquante membres, qui jouissait seul de la prérogative de la
proposition des lois à un parlement composé de quatre
ordres : les Propriétaires, les Landgraves, les Caciques et les
gens dits des Communes.
Les quatre États votaient par ordre. Chaque Propriétaire
Landgrave et Cacique avait droit de siéger dans le parlement.
Les Propriétaires seuls pouvaient se faire remplacer par dépu-
tés. Quant à l'être collectif appelé Communes, il ne figurait
dans cette assemblée que par députés, au nombre de quatre
pour chaque comté. Le droit d'élection était attaché à la pos-
session de cinquante acres de terre au moins ; Téligibilité
exigeait cinq cents acres (Art. 72). Les sessions devaient être
bisannuelles (Art. 73). Aucune loi ne pouvait produire effet
qu'autant que, dans la même session, elle avait été ratifiée en
plein parlement, par le Palatin et trois autres des lords-Pro-
priétaires, ou par leurs députés. Elle devenait nulle de plein
GRAND MODÈLE. 267
droit, si dans Tintervalle d'une session à l'autre, une confir-
mation expresse du Palatin et de trois autres Propriétaires
n'était venue la maintenir (Art. 76). Enfin, chacun des quatre
Ordres ou États avait le droit d'annuler pour cause d'incon-
stitutionnalité toute mesure prise par le Parlement (Art. 77).
Tout ce qui pouvait déranger l'éconcmiie de ce système
était hautement repoussé. Le pacte faisait défense expresse de
publier aucun commentaire ou interprétation des lois fonda-
mentales et autres (Art. 80). La profession d'avocat était tenue
en grand mépris : l'on déclarait chose basse et vile de plaider
pour de l'argent (Art. 70). Il importait en effet, de découra-
ger une fonction qui, en expliquant la loi et en montrant
SCS défectuosités, nuirait à sa considération dans Tesprit des
populations. Il est juste de dire que cette répulsion pour le
barreau était la même dans la plupart des autres colonies^
quoiqu'elle procédât de motifs d'une autre nature, sans être
entièrement différents.
Dans cette citadelle aristocratique on voyait se glisser
presque furtivement quelques dispositions d'une origine
populaire, par exemple l'institution du grand et du petit jury
en matière criminelle, mais elle ne pouvait acquérir droit de
cité qu'en s'appuyant sur la propriété : un grand juré de-
vait être propriétaire de trois cents acres de terre, et un petit
juré, de deux cents acres dans les cours de precincts; pareilles
fonctions nécessitaient la possession de cinq cents acres dans
les cours des Propriétaires (Art. 68).
Le jury composé de douze personnes décidait à la simple
majorité : dérogation très-grave à la loi anglaise qui requé-
rait impérieusement alors comme aujourd'hui l'unanimité
(Art. 69.)
La loi fondamentale prescrivait la tenue de registres pu-
blics destinés à la constatation des naissances, mariages et dé-
cès, et à rinscription des mutations de propriété, des baux à
long terme, des hypothèques, etc. (Art, 81, 89).
26.<l CAROLINES.
Toute ville incorporée c est-à-dire investie du droit de
s'administrer elle-même, avait une organisation composée
d un maire, de deux qldermen et d'un conseil formé de
.vingt-quatre membres élus par les habitants propriétaires
(Art, 92).
. Aucun individu ne pouvait être admis freeman de la Caro-
line ou y posséder une terre ou habitation, sans au préalable,
confesser Texistence de Dieu et reconnaître la nécessité de
lui rendre un culte solennel et public (Art. 101).
Du reste toutes les sectes étaient tolérées. Cependant celle
des Quakers se trouvait implicitement frappée d'interdit, par
l'obligation imposée à tous de se soumettre au serment, dans
une des formes réprouvées par ces sectaires (Art. 100).
Tout étranger, en donnant son adhésion à la loi fondamen-
tale, était naturalisé de plein droit (Art. 118). Disposition
habile et généreuse, car elle n'exigeait aucune durée de sé-
jour préalable. Mais on verra plus tard, que les colons déli-
vrés du joug qu'on leur imposait, se gardèrent bien d'entrer
dans cette voie, et se montrèrent très-jaloux au contraire des
auxiliaires que leur amenait Témigration d'Europe. C'est un
exemple de plus ajouté à ceux que j'ai déjà produits, et qui
montre que, dans des circonstances données^ les gouver-
nants se 3ont montrés plus libéraux que les habitants des
colonies.
L'esclavage était reconnu en principe sur tout individu de
race nègre, à quelque religion qu'il appartint ; la loi se
chargeait ainsi de lever les scrupules de conscience des Caro-
liniens. Les maîtres avaient une autorité absolue sur leurs
esclaves, cependant on autorisait ceux-ci en vertu de la
charité chrétienne^ à s'affilier à telle secte qu'ils jugeraient
convenable, pourvu cependant qu'il n'en résultât aucune at-
teinte au droit de propriété des maîtres (Art. 107). On ne pou-
vait point s'attendre à beaucoup de philanthropie pour les races
de couleur, de la part d'un philosophe qui faisait du peuple
CRITIQUE DU GRAND MODÈLE. 269
de race blanche, une espèce de troupeau îransmîssible par
lés voies légales.
Telle est en substance cette œuvre étrange pour laquelle,^
quand elle vit le jour, les Anglais ne trouvaient point de
termes assez élogicux ; qu'on avait qualifiée de grand modèle^
et qui devait passer à ià postérité la plus reculée comme
Télucubration la plus belle d'un profond génie ! On a peine à
comprendre aujourd'hui cet engouement, pour peu qu*on ré-
fléchisse un instant aux conséquences immédiates de ce plan'
de gouvernement.
Et d abord, comment Locke a-t-il pu pour une colonie nais-
sante établie dans le désert, qui ne comptait alors que
4,000 habitants divisés en deux groupes très-éloignés l'un de
l'autre, imaginer une organisation si compliquée qui, de
longtemps, ne pouvait recevoir qu'une application purement
nominale? La féodalité qui était la base de ce système de
gouvernement, était de nature à éloigner les émigrants, bien
loin de les attirer. On peut naître serf; mais on ne vient pas
résolument se donner en servage quand il est si aisé de
trouver une existence libre et bien autrement favorable dans
des pays voisins. Le philosophe s'était plus préoccupé de la
condition des chefs que du sort du peuple, ce qui était bâtir
sur le sable. En assignant à son œuvre une durée perpétuelle,
il niait la tendance de toute société : le progrès. Les lois,
pour être efficaces, doivent avoir imë marche progressive en
rapport avec les besoins des peuples ; évitant avec autant de:
soin un mouvement rétrograde, que des pas trop précipités.
Il leur faut un millésime qui donne le reflet du temps où
elles ont paru, et qui serve de fanal pour l'histoire. Prétendre
régler dans une constitution d'une manière immuable, tout
l'avenir d'un peuple, c'est oublier les leçons du passé, et sur-
tout celles du christianisme qui tendent incessamment à
lamélioratiori de la condition morale des individus, amélio-
ration incompatible avec la servitude perpétuelle! C'est en un
270 CAROLINES.
mot, manquer d'entrailles pour les générations futures, et
enlever aux malheureux leur seul bien sur la terre : Tespé-
rance!
Où trouver la cause d'une pareille aberration? le savant
philosophe n'avait qu'à jeter les yeux autour de lui pour voir
que les institutions anglaises n'étaient elles-mêmes que le
produit du temps, et l'expression des besoins de la société
qui les avait faites ! Le peuple anglais ne cherche point à de-
vancer l'avenir, il se borne à marquer à intervalles assez dis-
tants les étapes de la nation, quand chacun a conscience du
chemin qui a été fait, du terrain qui a été gagné. Il se garde
bien surtout.de l'immobilité! c'est en cela que Locke s'est le
plus écarté du modèle qu'il avait dans son propre pays ! Maiis
que ne jetait-il les yeux sur les colonies anglaises déjà exis-
tantes? Il aurait remarqué que, quelle que fût la forme du
gouvernement de chacune d'elles, toutes avaient des aspira-
tions très-prononcées pour Tindépendance personnelle et
pour la liberté comme peuple; et que, comme un torrent
impétueux, elles renversaient quelquefois avec violence
tous les obstacles qu'on leur opposait. L'émigrant [européen
une fois dans le nouveau monde, semblait sortir d'un long
sommeil, et son réveil avait l'énergie des premiers rayons de
la lumière qui chassent au loin latmosphère vaporeuse
dont la présence fait obstacle à leur expansion. Ce phéno-
mène bien observé aurait épargné au savant philosophe un
pénible enfantement qui fait peu d'honneur à son génie, et
qui â été un instrument d'oppression pour la Caroline 1 Hâtons-
nous de dire que les colons firent dès l'abord, une résistance
énergique à cette constitution à l'exécution de laquelle ils ne
se soumirent jamais que d'une manière très-incomplète*
Après uîi quart de siècle environ, cette œuvre étrange
s^afftdssa sur elle-même, et s'éteignit pour ne plus ja*
mais revivre. Ce n'est donc pas comme on l'avait dit, la
constitution qui resta immortelle, mais la mémoire de son
LIBERTÉ RELIGIEUSE. 271
impuissance. Il esf surtout curieux d*observer que ce sont de
simples cultivateurs qui se chargèrent d'apprendre au philo-
sophe, que les peuples sur cette terre sont aiitre chose que
des pièces d'échiquier ! •
Tout dans la conception de ce plan était un sujet d'ensei*
gnement : Il consacrait la liberté de conscience, ce qui sem^
blait dénoter un esprit libéral : il n'en était rien cependant.
Cet avantage n'était qu'un appât pour attirer dans la province
les émigrants d'Europe et ceux des autres colonies que
chassait là persécution. On voulait au plus vite peupler ce
vaste territoire pour en faire un grand empire destiné à en-
richir ses fondateurs, et à jeter un certain éclat sur leurs
noms. Voici ce qu'en dit un historien libéral d'Angle-
terre* :
« Tout esprit observateur sera frappé d'élonnement en
voyant ce système de liberté religieuse établi comme basé
des institutions de la Caroline, par les mêmes hommes d'Étal
qui, dans la mère patrie, avaient donné le jour à lacté into-
lérant de conformité dont ils exigeaient la stricte exécution
avec une excessive sévérité. Tandis qu'ils imposaient silence
à des prédicateurs tels que John Owen, et qu'ils remplissaient
les prisons d'Angleterre de victimes telles que Baxter,
Bunyan et AUione, ils offraient la liberté et l'encouragement
à toutes les variétés d'opinion dans la Caroline, faisant ainsi
le procès à la sagesse et à la bonne foi dé leur administration
intérieure, par l'aveu ressortant de leur politique coloniale,
que les diversités d'opinion et de ciiltê peuvent co-exister
dans le même pays, et qu'une tolérance implicite est la meil-
leure politique pour faire fleurir une société et la rendre at-
trayante à ses habitants. Il est humiliant de voir un homme
comme lord Clarëndon, réaliser en vue de ses intérêts privés,;
une vérité que sa grande expérience et sa puissante intelligence
* Graliame's History of the United States, 2* vol.^ p. 84;
272 CAROLINES.
auraient dû seules porter à embrasser et à pratiquer comme
homme d'État d'Angleterre, » etc., etc.
Il n'y â rien à ajouter à ces réflexions pour montrer com-
bien à cette époque, Tintolérance en matière religieuse dans
toutes les sectes, s'appuyait sur des considérations oii la con-
science avait peu de part, et combien les peuples étaient inté-
ressés a secouer le joug qu'on voulait leur imposer au nom
de la religion, alors qu'on la profanait en l'invoquant.
Lorsqu'on compare cette constitution avec les lois organi-
ques dues à l'initiative de Penn et de quelques quakers, pour
la fondation de New-Jersey-Ouesl et de la Pensylvanle, lois
qui ne sont postérieures que de quelques années seulement à
l'œuvre de Locke, on ne peut s'empêcher d'attribuer une im-
mense supériorité à la conception gouvernementale de Penn.
Celui-ci il est vrai, présuma trop du peuple qu'il devait gou-
verner, mais ses institutions se rapprochent des idées prati-
ques, et son plan de pénalité n'a rien qui puisse lui être
comparé. Ces rapprochements donnent la vraie mesure des
hommes, sinon d'une manière absolue, au moins dans la
sphère limitée où on les observe. Il est encore un point es-
sentiel sur lequel brille Penn de manière à éclipser complète-
ment son contemporain, c'est dans son ardent amour de l'hu-
manité qui ne se décourageait pas aisément. Sentiment tout
à fait étranger à Locke, quoique essentiel chez l'homme qui
prétend à l'insigne honneur de présider aux destinées d'un
peuple.
Les Propriétaires de la Caroline appréciant à un haut prix
le service que leur avait rendu le philosophe anglais, crurent
ne pouvoir mieux lui témoigner leur satisfaction qu'en lui
conférant le titre de Landgrave avec les quatre baronnies qui
y étaient attachées*. Le cadeau était séduisant, et l'on vil
l'austère philosophe qui refusait des émoluments aux avocats,
* llildreth, 2- vol., p. 34.
CAROLINE DU SUD. 273
comme chose vile et bassej accepter en récompense de son
travail de publiciste, un titre de noblesse avec toutes les ap-
pendances qui le constituaient seigneur féodal ! On voit que
cette constitution, même dans ce qui n'y touche qu'accessoi-
rement, est tout un enseignement fécond.
Un peu avant la régularisation de ce pacte fondamental,
les Propriétaires avaient préparé en Angleterre, un envoi
d'émigrants pour la partie de la province appelée depuis Ca-
roline du Sud. C'était le troisième établissement qu'on allait
fonder, mais sur un point très-éloigné des deux autres; il
devint le berceau de cette colonie spéciale. Pour éviter dans
le récit des faits applicables aux deux Carolines, la confusion
qu'on rencontre chez la plupart des auteurs qui ont voulu
en décrire la marche parallèle et pour ainsi dire simultanée,
je consacrerai à chacune de ces provinces une section à part,
pour mieux faire ressortir le trait particulier qui la distingue,
et qui est différent de Tautre, à beaucoup d'égards.
Section II
CAROLINE DU SUD.
§1.
Variété d'origines. — Piraterie. — Résistance à la charte. — Anarchie.
Abandon du grand modèle. — Refus de naturalisation des huguenots.
Dès 1669-1670, les lords Propriétaires avaient frété trois
navires chargés d'émigrants recrutés en Angleterre à desti-
nation de la Caroline, sous le commandement militaire de
William Sayle, marin expérimenté assisté de Joseph West
agent spécial chargé des intérêts commerciaux. On prit terre
à Port-Royal, non loin du fort érigé par les Huguenots cent
ans auparavant, et dont on apercevait encore des vestiges.
Mais les émigrants ne tardèrent point à aller s'établir presque
à la pointe d'une péninsule formée par les rivières Ashley et
Cooper, à peu de distance de l'emplacement de la ville actuelle
de Charleston. On érigea le territoire en comté qu'on appela
II. \ti
274 CAROLINE DU SUD.
Carteret^ du nom d'un des Propriétaires. Yeamans qui était
déjà gouverneur du comté de Clarendon au cap Fear, fut ap-
pelé à administrer celui de Carteret, en remplacement de
Sayle qui succomba promptement victime de son zèle et du
climat. Il y avait alors trois comtés dans la province entière :
celui de Carteret qui fut le berceau de la Caroline du Sud, et
ceux de Clarendon et d'Albemarle qui appartinrent à la Caro-
line du Nord. On créa de suite trois landgraves : Locke, Yea-
mans et James Carteret. C'était la première application du
grand modèle, mais elle ne pouvait être que nominale, car
la population était partout clair-semée, et les colons ne de-
vaient pas tarder longtemps à manifester leur répulsion pour
le joug qu'on leur destinait. Provisoirement, on se borna à
composer un Conseil de dix membres dont cinq au choix des
Propriétaires, et cinq à élire par les colons; plus une assem-
blée générale formée du gouverneur, du Conseil et de vingt
délégués élus par le peuple.
Ce noyau se grossit promptement, par l'arrivée de Hollan*
dais qui, mécontents de leur condition dans la province de
New-York, espéraient mieux de leur établissement dans la
Caroline du Sud (1672). D'autres émigranls vinrent aussi
d'Angleterre, et en peu de temps, celte population variée fut
assez nombreuse pour qu'il devînt nécessaire de compter
avec elle. Mais elle eut de pénibles commencements : les ar-
deurs impitoyables d'un soleil tropical, combinées avec les
exhalaisons de nombreux marécages, semaient la fièvre et la
mort dans leurs rangs. Le voisinage d'Indiens hostiles les
obligeait à une vigilance armée, nuit et jour; enfin Tinex-
périence les fit se méprendre sur les ressources du sol, et ils
furent menacés de famine, calamité qui ne fut conjurée que
par l'arrivée d'un bâtiment chargé de provisions envoyées
d' Europe *.
« CaiToU, 1*' vel, p 53.
VARIÉTÉ D'ORIGINES. 275
Plusieurs causes concoururent à rendre Témigi^ation de la
Grande-Bretagne fort nombreuse, j'en vais dire les raisons
telles que les donnent les auteurs américains et anglais.
Après la restauration des Stuarts, il s*opéra un grand
changement dans les mœurs anglaises. Des hommes qui pré-
cédemment, avaient tous les dehors d'une grande austérité,
tombèrent dans la dissolution et la débauche. Les Cavaliers
qui avaient souffert de la rigueur de leur situation pendant
le Protectorat, levèrent alors la tête, ils reprirent leur an-
cienne influence dans les affaires publiques, et usèrent de
représailles envers les Puritains, en les accablant de ridicule
et de mépris. D'un autre côté, les hommes du parti républi-
cain, d'une nature morose, étaient blessés des manières licen-
cieuses et de la perversité qui se répandaient dans la société ;
ils ne pouvaient supporter ce spectacle, et désiraient ardem-
ment trouver une retraite éloignée où ils pussent s'abriter
contre une tempête suscitée suivant eux, par la vengeance
divine. Lord Clarendon et d'autres membres du Conseil déter-
minés par des raisons d'Etat, et sans doute aussi par des
motifs d'intérêt privé, encouragèrent l'émigration qu'ils
considéraient comme un remède souverain aux désordres
politiques. La Caroline du Sud s'offrit comme un champ
nouveau, séduisant à beaucoup d'égards pour les esprits
mécontents et turbulents. On leur promit des concessions de
terre à des conditions presque nominales : on ne leur de-
mandait guère que de transporter dans la colonie nouvelle
eux et leurs familles. L'effervescence qui agitait les esprits
en Angleterre, voulait un dérivatif, on le trouvait à point
nommé; et en Amérique elle devait se calmer par la préoc-
cupation d'intérêts nouveaux, en face d'un horizon sans li-
mitesé La liberté de conscience était im mobile non moins
puissant d'émigration. La Nouvelle-Angleterre où l'intolé-
rance était en permanence, ne pouvait avoir d'attrait même
pour des Puritains dont la secte prise en masse, comportait
276 CAROLINE DU SUD.
bien des nuances* La colonie nouvelle paraissait préférable à
divers égards. Ces considérations engagèrent beaucoup de
dissidents d'Angleterre à accueillir les offres des lords Pro-
priétaires, en sorte que la Caroline du Sud alors naissante,
compta parmi ses premiers habitants un grand nombre d*é-
migrants, de la secte puritaine.
Mais en même temps qu'eux ou peu après, des Anglicans
leurs irréconciliables adversaires, émigrèrent aussi dans la
même contrée ; on ne faisait donc que transplanter le champ
de la discorde et semer Tanarchie. Quelques-uns des amis du
roi, les plus dévoués à sa cause à laquelle ils avaient dans
les mauvais jours sacrifié leur fortune; et un grand nombre
d'hommes de guerre de l'armée royale, de tous rangs,
étaient réduits à une sorte d'indigence. Charles n'avait guère
de moyens à sa disposition en Angleterre, pour les relever de
cette infortune, et cependant leur dévouement appelait une
marque de sérieux intérêt. On songea pour eux à des établis-
sements dans la Caroline. Au premier abord, l'offre était peu
séduisante, mais habitués qu'ils étaient à voir le danger en
face et à lutter contre la mauvaise fortune, qu'était-ce pour
eux que les difficultés de la colonisation? Le voisinage des
Indiens n'avait rien de redoutable pour des hommes aguerris
au métier des armes! Puis, n'avaient-ils pas comme sti-
mulant l'exemple des planteurs de Virginie et des îles Bar-
bades qui, après avoir heureusement triomphé des épreuves
des premiers temps, vivaient aujourd'hui dans l'aisance,
même dans l'abondance ? Les terres de la Caroline du Sud
étaient de valeur égale, sinon supérieure à celles du pays
plus au Nord, en sorte que le roi pouvait trouver là, d'amples
moyens de récompenser de fidèles serviteurs sans imposer
aucune charge au pays. Par ce moyen aussi il s'assurait
dans le Nouveau-Monde l'attachement de ceux-ci qui lui
serviraient encore d'auxiliaires pour étendre sa puissance. Les
Propriétaires de la Caroline voyaient de leur côté, dans les
VARIÉTÉ D'ORIGINES. 277
Cavaliers, toute une pépinière de noblesse destinée à remplir
les cadres delà grande organisation rêvée par Locke. Des ou-
vertures furent donc faites dans ce sens à ces créanciers de
la royauté restaurée. Comme tous les esprits d*alors, ils furent
éblouis par les brillantes perspectives qu'on étala à leurs yeux,
et ils acceptèrent avec plaisir les concessions qui leur furent
faites dans la Caroline. On leur abandonna des terres dans les
localités les plus avantageusement situées, de manière à fa-
voriser les deux intérêts qu'on associait étroitement : le suc-»
ces de fortune des concessionnaires, et le développement du
commerce et de la navigation de la métropole.
De leur côté, les Propriétaires firent un appel habile à tous
les intérêts, à toutes les faiblesses, à toutes les convoitises;
leur position élevée leur donnait un patronage étendu qu'ils
surent mettre à profit. Chaque année amenait de nouveaux
imigrants. On voyait parmi eux des individus qui fuyaient
la poursuite de leurs créanciers, et des jeunes gens que de
folles passions et des excès de plus d'un genre avaient en-
traînés dans la misère. Les rudes épreuves de la colonisation
devaient leur enseigner deux choses qu'ils ignoraient : la pru-
dence et la tempérance. Enfin se trouvaient dans le nombre,
des hommes d'une nature inquiète et turbulente, possédés de
l'esprit d'aventure, ayant besoin d'un grand espace et de
beaucoup de liberté pour satisfaire leurs étranges caprices.
11 est presque inutile de dire que là, comme en Virginie,
il y eut beaucoup de déceptions, car des colons habitués aux
commodités et aux vices des grands villes, sont tout à fait im-
propres aux pénibles travaux et aux privations cruelles
qu'imposent un pays sauvage et insalubre, et un climat
souvent impitoyable, malgré la beauté du ciel. Les Puri-
tains paraissaient être dans de meilleures conditions pour ré-
sister à toutes ces épreuves : leur frugalité, l'austérité de
leur vie en général, en faisaient de meilleurs colons. Mais
des idées trop tranchées, une tendance prononcée pour les
278 CAROLINE DU SUD.
discussions acrimonieuses et violentes et pour des résolutions
extrêmes, créèrent autour d'eux beaucoup de tribulations, et
contribuèrent à détruire l'harmonie si nécessaire au début. Si
l'on fait ensuite la part de la variété des sectes auxquelles
appartenaient les autres émigrants, et l'absence de principes
chez bon nombre d*entre eux, on remarquera que tout con-
courait à répandre dans cette province, les semences de
troubles qui ne devaient point tarder à se développer et à
Tagiter pour longtemps.
A part un petit groupe d'Écossais presbytériens qui émi-
grèrent dans la Caroline en 1684, sous la conduite de lord
Cadross, et qui furent promplement anéantis et dispersés par
les Espagnols établis à Saint- Augustin (Floride), on ne voit
plus d'individus de cette origine venir par groupes s'établir
dans la province. Ce n'est guère qu'un demi-siècle après la
fondation, que des Irlandais du nord dellrlande, et des Alle-
mands s'y fixèrent. Ils n'eurent donc aucune part aux événe-
ments qui signalèrent ces commencements laborieux.
Mais aux éléments d'origine anglo-saxonne, mélangés
comme on l'a vu de quelques fragments de population hol-
landaise, s'en ajoutèrent d'autres qui étaient de nature à les
modifier, mais qui, tenus pendant longtemps et systémati-
quement à l'écart, ne purent exercer, si ce n'est fort tard,
une influence appréciable sur le caractère général des habi-
tants : je veux parler des Huguenots. Déjà à une époque anté-
rieure à la révocation de TÉdit de Nantes, ces protestants émi-
grèrent dans la Caroline du Sud, de diverses parties de la
France. Les provinces qui en fournirent le plus grand nombre
furent le Languedoc, la Saintonge, le Poitou, la Touraine, la
Biscaïe. Quelques villes plus spécialement y contribuèrent,
telles que : la Rochelle, Bordeaux, Poitiers, Saint-Lô, Dieppe,
Saint-Quentin, etc. La colonie américaine les attirait tout par-
ticulièrement : on leur en avait beaucoup vanté k climat, et
ils espéraient dans ce pays neuf, une liberté absolue de
HUGUENOTS. 27»
conscience qu'on ne trouvait môme pas dans la plupart des
autres provinces d'Amérique.
Indépendamment de cet attrait particulier qui pouvait dé-
terminer leur résolution, ils avaient encore un autre stimu*
lant. Le gouvernement anglais considérait les Huguenots
comme une précieuse acquisition pour développer les res-
sources de ses colonies, surtout la Caroline qui, suivant Tidée
communément répandue, devait rivaliser avec le midi de la
France pour la production de l'olivier, du mûrier, de la vigne,
et pour l'élève du ver à soie. Aucune dépense n'était épargnée
pour atteindre ce but, et profiter des fautes de Louis XIV.
Dès 1679, Charles II lui-même fréta à ses frais, des bâtiments
chargés de ces émigrants ; d'autres suivirent cet exemple. On
alla jusqu'à faire des collectes en Angleterre dans le même
but, sous le règne de Jacques II ; et le Parlement, fait bien
insolite 1 vota un subside de 15,000 livres en leur faveur \
La trace des Huguenots s'aperçoit dès le principe. Ils fi-
gurent dans la première distribution de terres faite par les
Propriétaires en 1663, et dans celles qui suivirent, en 1677
et 1683. Mais c'est en 1 679-1680 que cette nature de population
s'accroît notablement. EHe prend surtout des proportions
plus grandes, à mesure qu'on approche de 1685, date de la
fatale révocation de TÉdit de Nantes. On sait qu'ils se fixèrent
en grande partie à Charleston ; d'autres s'établirent sur le
bord méridional de la rivière Santee, contrée signalée depuis,
pour sa prospérité et l'hospitalité raffinée de ses habitants.
Malheureusement on n'a point conservé les chiffres de ces
émigrations qu'il serait bien intéressant de consulter aujour-
d'hui, pour déterminer la part d'influence due à l'élément
français dans la succession d'événements considérables où
la Caroline a joué un rôle actif, quelquefois même à titré
de partie principale.
« Baird, p. 160.
280 CAROLINE DU SUD.
Ce n'était point une tâche aisée de faire vivre en bonne
intelligence tous ces fragments déclassés de population qui,
dès l'origine et presque en même temps vinrent fonder ce
pays, et à des titres divers apportaient avec eux tant de
causes d'antagonisme. 11 fallait inspirer à un grand nombre
d'entre eux, d'origine anglaise, des habitudes de travail et
d'ordre qui leur étaient complètement étrangères, sous peine
de voir se produire les troubles qui désolaient la Caroline
du Nord et nuisaient à son expansion. Mais le travail était
pénible : celui des champs surtout paraissait épuiser promp^
tement les forces des blancs, à cause de l'action énervante du
climat, et de l'insalubrité de ce pays marécageux. C'est pour
leur venir en aide que dès 1671, le gouverneur Yeamans fit
venir des îles Barbades, des noirs d'Afrique qui furent plus
tard presque tous employés à l'agriculture à titre d'esclaves.
Telle fut la cause pour laquelle cette province reçut, moins
que les autres, des serviteurs engagés (indented servants)
de race blanche qui ailleurs, furent d'un si puissant secours
pour le défrichement du sol et les pénibles labeurs du dé-
sert.
La race rouge ne fut pas plus épargnée que la race noire,
non pas qu'on la soumît tout entière à Tesclavage, mais il se
faisait un trafic des Indiens qui étaient capturés à la guerre
ou autrement. Il faut donc dire que dans aucune colonie,
on ne vit dès le principe, autant d'éléments hétérogènes en
présence, alors qu'il fallait créer l'unité ; et autant de causes
d'affaiblissement, quand il était impérieusement nécessaire
de former un faisceau, aux portes de la Floride dont les ha-
bitants tout à la fois Espagnols et catholiques, nourrissaient
une haine implacable contre leurs voisins Anglais et protes-
tants.
C'est dans ces conditions que se créa la Caroline du Sud.
Examinons sa marche au point de vue gouvernemental.
J'ai dit que pour les premiers émigrants qui arrivèrent dan^
GOUVERNEMENT. 281
Ja colonie, on adopta un gouvernement temporaire approprié
à leur petit nombre, et ne tenant compte pour ainsi dii'e que
d une manière nominale, de la charte grand modèle qui était
réservée pour de plus hautes destinées. Le premier soin du
gouverneur fut donc d'organiser une représentation popù*
laire constituant avec lui et avec le Conseil le pouvoir légis-
latif.
En 1674, la Caroline, dont la population s'était beaucoup
accrue, comportait une organisation plus développée. Yea*
mans de même que Sayle, avait déjà succombé victime ducli?
mat.West nommé gouverneur temporaire, modifia la forme dû
gouvernement pour la mettre le plus possible en rapport avec
le grand modèle. Il décida qu'il y aurait à l'avenir un gouver-
neur, et deux chambres dont lune appelée chambre haute ;
quant à l'autre dite chambre basse, elle était composée des
délégués élus par les freernen: Ces trois branches du pouvoir
formaient la législature. Des élections eurent lieu immédia-
tement pbur la chambre basse, et une fois le parlement con^
stitué, plusieurs lois furent faites et soumises à la ratification
des Propriétaires. Ce sont les premières dont il ait été con-
servé trace dans ce pays *.
Les gouverneurs pendant quelques années, se succédèrent
assez rapidement, car ils n'étaient pas tous fidèles' observa-
teurs des instructions qu'on leur expédiait d'Angleterre. Cette
cause, jointe au peu d'habileté de quelques-uns d'eux pour
se concilier la bienveillance des colons, et à leur soif ardente
du gain qui ne les rendait guère scrupuleux sur les moyens
de faire fortune, peut rendre compte de ces fréquentes mu-
tations. West entre autres, était accusé de se prêter à des
manœuvres frauduleuses dans un intérêt tout personnel. A
cette époque, les mers des Indes occidentales étaient infestées
de pirates qui, tantôt avec des lettres de marque, tantôt de
* CarroU, 1" vol., p. 72. , . -
S83 CAROLINE DU SUD.
leur propre initiative, se livraient à toutes sortes de dépréda*
tions surtout sur les possessions et sur la marine espagnoles.
Nous avons déjà vu qu'ils s'étaient avancés jusque dans les
eaux de la Delaware ; et maintenant il leur convenait mieux
d'entrer dans le port de Charleston pour y trafiquer, à des
prix très-avantageux pour les colons. Ceux-ci leur fournis-
saient des vêtements, des armes, des munitions et des provi-
sions de toutes sortes, qui étaient payées très-libéralement
avec l'argent volé aux Espagnols. Cette conduite peu loyale
des habitants de la Caroline, en opposition directe avec les
instructions des Propriétaires, et en violation pendant un
temps, des traités faits par l'Angleterre avec l'Espagne, était
favorisée par West et par Quarry son successeur qui en tiraient
profit. Le gouvernement anglais, jaloux de la puissance de
l'Espagne, ferma longtemps les yeux sur ce scandale ; mais
un exemple devenait nécessaire ne fût-ce que pour abriter
15a position, et l'on révoqua le gouverneur Quarry sur ce
motif qu'il avait toléré l'entrée de ces corsaires dans le port
de Charleston (1684).
L'eqprit d'insubordination s'était déjà glissé dans la colo-
nie, et des partis s'étaient formés sous des bannières opposées.
L'un d'eux voulait l'obéissance aux lois d'Angleterre et la
suprématie de l'Église anglicane. L'autre, composé plus parti-
culièrement de dissidents, réclamait une entière liberté d'ac-
tion dans la voie politique et religieuse. Tous avaient une
répulsion profonde pour le système gouvernemental imaginé
par Locke, et que les Propriétaires tenaient à mettre en action.
<!;eux-ci avaient envoyé quelques lois temporaires dont ils
demandaient l'acceptation, mais les Caroliniens avec une
ténacité extrême qui est restée l'un des traits de caractère de
la population actuelle, semblaient avoir pris à tâche de re-
{M)usser toute demande qui leur serait faite, quel qu'en fût
l'objet et quelque juste et profitable que fût la mesure à eux
soumise : la plupart avaient une impatience excessive d'indé-
REJET DU GRAND MODÈLE. i85
pendance absolue. Malgré les recommandations contraires
qu'on leur adressait, ils firent aux Indiens du voisinage une
guerre d'embuscade, dans le seul but de faire des prisonniers
et de les vendre comme esclaves. Us s'opposèrent à toute pour-
suite judiciaire pour dettes par eux contractées hors de la
province, et ils répugnaient à l'acquit des quitrents^ quoique
le titre qui les y obligeât fût encore de date bien récente*
L'extension de la colonie rendait nécessaire sa division en
districts pour faciliter les élections : mais les habitants de
Charleston et du voisinage plus nombreux que les autres,
s'opposèrent à cette mesure sans égard aux intérêts légi-
times qu'ils sacrifiaient. Le mépris de toute autorité était si
grand chez eux, que rassemblée générale, de son propre
mouvement, vota en 1686 une levée d'hommes et des sub-
sides pour envahir la Floride, en représailles disait-on, des
attaques des Espagnols, alors que ceux-ci ne faisaient que
se défendre contre les Caroliniens qui avaient donné asile
aux pirates leurs ennemis. Mais les Propriétaires prévenus
à temps, arrêtèrent par leurs remontrances l'exécution de
ce projet qui eût pu compromettre gravement les intérêts de
tous*.
Les vues des Propriétaires différaient trop de celles des
colons pour qu'aucun gouverneur scrupuleux observateur
de son mandat, pût réussir à satisfaire les deux intérêts en
présence. Au gouverneur Morelon succéda James Colleton
frère de l'un des Propriétaires; sa mission plus spéciale était
d'obtenir enfin Tapplication du grand modèle. Il convoqua à
cet effet une assemblée à laquelle il soumit cette proposition,
mais elle fut péremptoirement rejetée, sur le motif que le
grand modèle n'avait rien d'obligatoire pour les colons; leur
seule loi étant celle qui avait été pressée et acceptée par
tous, au début de la colonie. Le gouverneur faisant acte d'om-
* Hildreth, 2*vrol., p.37etsuiv. t i ' '
2S4 CAROLINE DU SUD.
nipotence, ordonna l'expulsion des membres qui s'étaient
montrés les plus hostiles ; mais ceux-ci protestèrent immé-
diatement contre cet excès de pouvoir, et contre toutes autres
résolutions qui pourraient être prises sans leur concours.
L'assemblée fut alors dissoute. On procéda aux élections, et
les freemen ne choisirent pour leurs délégués que ceux qui
promettaient de s'opposer à toutes demandes du gouverneur,
quelles qu'elles fussent*.
La Nouvelle assemblée s'étant réunie en session en 1687,
fit un corps de lois dites fondamentales qu'elle opposa au
grand modèle, pour le remplacer entièrement. 11 est presque
inutile de dire que les Propriétaires y refusèrent leur sanc-
tion. Ce n'était que le prélude d'une crise plus grave : car
lorsque CoUeton exigea le payement des quitrents^ l'assemblée
ordonna l'emprisonnement du secrétaire de la province, fit
saisir les registres publics et brava le gouverneur. Cependant .
celui-ci ne pouvait rester spectateur impassible de cette sédi-
tion, et il chercha à ressaisir son pouvoir, à l'aide de la milice
qu'il convoqua sous le fallacieux prétexte d'une expédition
contre les Espagnols. Mais cette milice elle-même était com-
posée des freemen y et quoiqu'il eût proclamé la loi martiale,
personne ne venant à son aide, la colonie tomba dans le dés-
ordre. Chacun ne suivait plus d'autre guide que sa volonté
ou son intérêt, et professait le plus grand mépris pour toute
autorité constituée (1687).
L'anarchie n'était pas seulement dans le pays, on la trou-
vait aussi dans le Conseil nommé par les Propriétaires. On vit
même ce fait fort bizarre, d'un gouverneur de la Caroline du
Nord, nommé Seth Sothel qui, après avoir été chassé par les
habitants de celte colonie à raison de ses exactions et de l'ar-
bitraire de son administration, se réfugia dans la Caroline du
Sud, se mit à la tête de l'opposition, et en sa qualité de Pro-
* Hildreth, 2* vol., p. 42.
ANARCHIE. ^$5
priétaire, réclama l'office de gouverneur. Une nouvelle assem-
blée ayant été convoquée et élue révolutionnairement, Col-
leton chef du pouvoir exécutif fut déposé, et Seth Sothel
mis en son lieu et place (1690),
Où trouver dans cette confusion aucun principe, aucune
régie, un point d'appui quelconque pour les natures droites
et élevées? La Caroline du Sud avait déjà vingt ans d'existence,
et qu'y remarquait-on? l**La piraterie encouragée et soute-
nue malgré le gouvernement et au mépris du droit des gens,
uniquement parce qu'elle était favorable au commerce ! 2<* La
chasse aux Indiens et la mise en esclavage de ceux dont on
s'emparait, pour en faire l'objet d'un trafic très-avantageux,
en violation des lois sacrées de l'humanité, et en dépit des
remontrances de l'autorité coloniale 1 En fait' de gouverne-
ment, le mépris le plus absolu du pouvoir, à moins qu'il
ne se fit complice de ces scandales ! Certains auteurs ont
cherché à rejeter l'état calamiteux de la Caroline sur les pré-
tentions des Propriétaires à un gouvernement absolu. Sans
vouloir aucunement justifier la constitution de Locke, que
tout, au contraire, oblige à condamner, sans nier l'influence
de cette cause sur les troubles de ce pays, a-t-on le droit de
rejeter sur les Propriétaires la connivence à la piraterie et le
vol des Indiens? Ne s'y étaient-ils pas montrés fort hostiles?
Que dire alors d'une population qui faisait montre avec beau-
coup d'éclat de ses sentiments religieux, et dont les actions
étaient si contraires à ses principes? En faisant une juste part
aux institutions, qu'on entre donc une bonne fois dans la
vie pratique, pour déterminer d'une manière équitable, la
part de chacun dans la considération de l'ensemble 1
Le choix fait par l'assemblée, de Seth Sothel pour gouver-
neur, ne pouvait s'expliquer, car ses antécédents dans la Ca-
roline du Nord le rendaient indigne d'occuper ce poste élevé,
au Sud. Le changement de lieu ne pouvait détruire sa nature
perverse, aussi ne tarda-t-il point à se révéler tout entier à
m CAROLINE DU SUD.
ceux qui s'étaient jetés aveuglément dans ses bras. Il multi-
plia les actes arbitraires et surtout les exactions les plus
criantes; cependant on le tolérait, parce qu'à d'autres égards
sans doute, il favorisait les colons. Mais quand il eut comblé
la mesure, ceux-ci s'emparèrent de lui dans le but de rem-
barquer de force pour l'Angleterre. Cet homme descendit
alors aux plus basses supplications pour obtenir d'être jugé par
rassemblée générale, car il craignait par-dessus tout, d'être
mis en présence des Propriétaires dont il avait compromis les
intérêts. Sa demande fut accueillie, et l'assemblée s'étant
constituée en cour de justice, le condamna sur les treize chefs
d'accusation articulés. On n'exigea de lui qu'une renonciation
à rentrer dans la colonie, surtout à prétendre y gouverner
jamais (1690).
Les Propriélaires avaient fait beaucoup dé sacrifices pour
faire entrer la Caroline dans une voie prospère, mais ils ne
voulaient point y engloutir leur fortune; et lés ressources
qu'ils en espéraient étaient loin de répondre à leur attente.
Les quitrents souvent mal payées ou refusées étaient insuffi-
santes pour faire face aux charges du gouver'nement. De là,
un grand alanguissement de ce pouvoir supérieur qui allait
en raison inverse de l'accroissement de fortune des habitants.
La sédition prenait des forces dans cet état de choses, mais
elle ne mesurait pas assez la limite où elle devait s'arrêter.
Il y avait en jeu plus que l'autorité et Fintérêt des Proprié-
taires : la métropole depuis longtemps était armée de lois
fiscales qui frappaient ces colonies : force était de s'y sou-
mettre. Cependant l'esprit de résistance était tellement entré
dans la vie de cesjeunes populations, qu'elles s'ingéniaient de
toutes manières à y échapper, et un bureau de douane créé
tout exprès à Charleslon, ne pouvait déjouer les fraudes qui
se multipliaient à l'infini, et qui étaient copiées par la Caro-
line du Nord* Le roi Jacques II, jaloux de tous les gouverne-
ments de Propriélaires, et épiant les occasions favprables de
HUGUENOTS NON NATURALISÉS. 28?
ressaisir un pouvoir dont son frère et son père s'étaient' si in*
considérémenl dépouillés, profita des entraves que rencon-
trait l'exécution des lois anglaises dans la Caroline, pour
assigner les Propriétaires devant Fautorité judiciaire d'Angle-
terre, à fin d'annulation de leurs chartes qui se trouvaient
violées dans leurs parties essentielles (1685). Cette circon-
stance grave pour tous, gouvernants et gouvernés, ne fut
conjurée qu'au moyen d'une négociation habilement propo-
sée à la Couronne, pour la cession volontaire de ces chartes à
conditions débattues. On voulait gagner du temps et Ton y
réussit, car rien n'était plus aisé que de faire traîner en lon-
gueur les pourparlers engagés.
Après l'expulsion de Seth Sothel, Philippe Ludwell déjà
gouverneur de la Caroline du Nord, fut appelé à gouver-
ner en même temps celle du Sud (1691). Quelque juste et
bienveillant que pût être ce fonctionnaire, il assumait une
tâche très-ardue, car il se trouvait en face d'intérêts, de par-
tis, et de sectes bien opposés et bien opiniâtres; il ne tarda
point à s'en convaincre. Charleston continuait à faire le com-
merce avec les pirates et à leur donner asile en violation
des lois et des traités, et au mépris des recommandations des
Propriétaires. Ludwell, qui prenait à cœur l'exécution loyale
de son mandat, fit mettre en jugement quelques-uns de ces
corsaires, mais il marchait contre le courant populaire, et à
chaque accusation, l'on réussissait à rendre ces poursuites
vaines et stériles. Lorsque le gouvernement révolutionnaire
deSelh Sothel fut renversé par les mêmes mains qui l'avaient
élevé, les Propriétaires rejetèrent en masse toutes les lois
passées durant son administration. Parmi elles en figurait
une qui fit naufrage avec le reste, et qui accordait la natura-
lisation aux Huguenots. Ludwell voulut par un acte séparé
donner force à cette loi, mais le vent populaire est changeant,
et comme dans l'intervalle, l'émigration huguenote s'était
de beaucoup accrue, l'on n'accueillait plus ces étrangers
S88 CAROLINE DU SUD.
qu avec défiance, les mêmes hommes qui consentaient à les
naturaliser quand ils ne formaient qu'un faible noyau, les
réduisaient à l'état de parias, du moment où leur influence
aurait pu grandir avec leur nombre * 1 Quelque part qu'on
jette les yeux, on cherche des principes, on ne trouve que des
intérêts et des passions ! Qu'il me soit permis d'entrer à ce
sujet, dans quelques détails.
Les réfugiés français s'étaient établis en grande partie,
dans le comté de Craven où ils demeuraient étrangers à tous
les troubles de la colonie. Plusieurs d'entre eux avaient
acheté des propriétés importantes, en remploi du prix de cel-
les qu'ils possédaient en France et dont ils s'étaient dépouil-
lés. Leur existence paisible et laborieuse leur avait conquis
la bienveillance du gouverneur qui était d'ailleurs chargé
par les Propriétaires, de leur conférer les mêmes droits et li-
bertés qu aux colons anglais. Dans l'économie de cet arran-
gement, leur comté était appelé à fournir six représentants à
l'assemblée générale. Mais les colons d'origine anglo-saxonne
s'y opposèrent, en prétendant que ces faveurs dépassaient les
prérogatives des Propriétaires, et qu'elles étaient contraires à
la loi d'Angleterre. Il est bon de remarquer que la tactique
des hommes de cette origine dans toutes les colonies, a tou-
jours suivi les fluctuations de leurs intérêts et de leurs pas-
sions : suivant l'occurrence, ils invoquent ou repoussent la loi
anglaise et les statuts locaux ; et s'ils veulent triompher de
l'une et des autres, ils font appel alors à une sorte de droit
supérieur à la loi humaine. Dans l'espèce, le droit anglais pa-
raissait devoir leur suffire parce qu'il était hostile à tout in-
dividu d'origine étrangère. Ainsi d'après eux, le parlement
anglais seul, pouvait accorder la naturalisation et tous les
droits qui en découlent; aussi longtemps que cette faveur
Içur manquait, les étrangers non naturalisés étaient inhabi-
« Hildreth, 2« vol., p. 210.
CONDITION CIVILE DES HUGUENOTS. 289
les à recevoir aucune concession de terres, à titre de proprié-
taires. Les mariages qu'ils pouvaient contracter entre eu»
manquaient de sanction tant qu'ils n'avaient pas été célé-
brés par un ministre du culte anglican. De ce raisonnement
sortait cette conséquence, que les enfants issus de ces
unions non consacrées par des ministres antipathiques aux
Huguenots, étaient bâtards et ne pouvaient recueillir les
successions de leurs pères et mères. Enfin ces réfugiés non
naturalisés étaient incapables d'élire et d'être élus pour le
parlement colonial, de servir comme jurés et de rendre
témoignage en justice *. La considération du malheur des
Huguenots , l'intérêt même qu'avait la colonie à se les at-
tacher par les liens les plus étroits, rien ne put triompher
de cette haine de race instinctive et profonde, qui était la
môme dans tous les rangs. Était-ce bien là cependant Tidée
qui présidait aux déterminations de la Couronne, lorsqu'eUe
dirigeait à ses frais sur la Caroline, un certain nombre de
Huguenots, et que le parlement leur accordait des subsides?
Ne voulait-on faire de ces malheureux que des serviteurs des-
tinés à enrichir ce pays, sans profit et sans considération
pour eux? Si la loi anglaise était peu favorable aux étrangers,
l'assemblée générale n avait-elle pas le droit d'accorder la
naturalisation à qui bon lui semblait? N'avait-elle pas usé de
ce droit quelque temps auparavant, par un bill qui eût été
exécutoire sans les circonstances au milieu desquelles il prît
naissance? Comment pouvait-on supposer que les réfugiés
français se résigneraient à cet hilotisme qui les frappait dans
leurs intérêts, dans leur dignité, dans leurs affections les plus
intimes? Ils en appelèrent à la justice des Propriétaires, mais
ceux-ci dont Tinfluence sur la colonie était nulle, se bornè-
rent à donner les meilleures assurances de concours sans rien
promettre au-delà, quoiqu'ils fussent très-favorablement dis-
» Carroll, 1" vol., p. 103.
II. V^
290 CAROLINE DU SUD.
posés en faveur de ces émigranls. On allait donc voir se pro- .
longer encore Tagonîe d'une classe d'hommes qui s'étaient
livrés à la bonne foi publique, et qui, au lieu d'obtenir des
droits certains, n'avaient qu'une existence tolérée.
Les colons d'origine anglaise tinrent bon, et lors de la
composition d'une nouvelle assemblée en 1691, on refusa
d'admettre aucun représentant pour le comté français K Cetfe
situation précaire et humiliante fut l'objet de représentations
fréquemment répétées, mais telle était la faiblesse du gou-
vernement, qu'il ne put de longtemps, obtenir le règlement
de cette matière d'une manière conforme à la loyauté. Celle ja-
lousie ombrageuse était la même pour les Huguenots établis
dans la colonie de New- York, ainsi que je l'ai montré plus haut.
Il fallait donc attendre du temps et des circonstances, une
amélioration de leur sort politique. Ce temps fut long, et les
€olons anglais leur rendirent bien amer le pain du refuge.
Les résistances qu'éprouvait le gouverneur Ludwell dans
la phipart des circonstances de son administration le décou-
rageaient. La perception des quitrents rencontrait de fréquen-
tes résistances, la piraterie était toujours favorisée et stimulée
par les habitants, la justice devenait vénale, et les moindres
incidents étaient autant de sujets de troublés entretenus par
les rivalités de sectes et de partis. Ce gouverneur ne voyant
aucune issue à cette situation, résigna ses fonctions pour les
deux Carolines en 1698. A cette époque on divisa l'adminis-
tration des deux colonies comme cela avait lieu antérieure-
ment, et Thomas Smith Tun des membres dû Conseil de la
Caroline du Sud en devint le gouverneur, tandis que Tho-
mas Harvey fut choisi pour le même poste dans la Caroline
4u Nord. .
Les Propriétaires comprenant etifin que toute lutte était
inutile pour faire prévaloir leurs idées, et désirant faciliter
* Carroll, 1" vol., p..l04;
DIFFICULTÉS DE GOUVERNEMENT. 291
à leurs représentants l'administration de ce pays, consenti-
rent de leur plein gré, à abandonner le système de gou-
vernement du grand modèle^ « pour satisfaire disaient-ils,
au vœu des populations » (1693). La pensée était bonne
quoique tardive, mais en réalité cette résolution n'avait pas
une grande portée, car cet acte n'ayant jamais été sérieuse-
ment appliqué, la marche des affaires ne pouvait se trouver
améliorée d'une manière sensible par ce retrait ^
A peine Smith fut-il entré en fonctions, qu'il s'aperçut de
la difficulté extrême d'amener une entente satisfaisante avec
les colons. 11 les connaissait de longue main, car étant membre
du Conseil sous le gouvernement de CoUeton, il avait con-
seillé la proclamation de la loi martiale comme le seul moyen
de gouverner cette effervescente population*. Après un très-
court exercice de ses fonctions, il se reconnut insuffisant pour
sa tâche et offrit sa démission sans plus attendre. Il l'accom-
pagna d'un avis donné aux Propriétaires dans l'intérêt de
tous, et qui consistait à charger Tun d'eux des fonctions de
gouverneur, pour donner plus de relief à cette position, et
arriver plus efficacement à rétablir le calme et l'harmonie.
§2.
Administration d'Archdale. — Naturalisation des huguenots.
Corps de lois repoussé. — Culture. — Commerce.
Les Propriétaires prenant l'avis de Smith en sérieuse
considération, choisirent parmi eux pour ce poste difficile
qui, une fois encore allait comprendre les deux Carolines,
John Archdale, homme très-considéré appartenant à la secte
des Quakers, et dont les idées politiques et religieuses
très-libérales, devaient lui concilier Tcsprit des populations
(1694-95). Ses premiers actes montrèrent immédiatement
l'esprit dont il était animé, car en composant le Conseil, il
assura la majorité aux dissidents. C'était justice, car la ma*
» Hildrelh, 2«vol.,p. 211.
202 CAROLINE DU SUD.
jeure partie des colons était étrangère à TÉglise anglicane,
mais on lui en sut gré. Il fit remise de certains arrérages de
rente dont la prescription était plus ou moins douteuse ; il
chercha à amener la paix et la concorde entre les hahitants,
surtout entre les sectes, et il y réussit en grande partie. Enfin
quoique Quaker, il fit passer une loi de milice que le voisinage
des Indiens et des Espagnols rendait nécessaire pour main-
tenir sur un bon pied une force défensive. Quand Archdale
crut sa mission remplie avec succès, il songea à retourner en
Angleterre, et délégua tous ses pouvoirs à Joseph Blake qui
comme lui, appartenait à une secte dissidente (1696). Cette
nomination parait coïncider avec Timmigration dans la co-
lonie, d'un certain nombre d'individus du Massachusetts tous
de la secte puritaine, qui s'établirent à vingt milles en arrière
de Charleston, et créèrent tin village appelé Dorchester, du
nom de la ville qu'ils avaient abandonnée (1698).
Le crédit de Blake fut assez promptement et assez ferme-
ment établi, pour qu'il se crut autorisé à proposer deux me-
sures qui, naguère encore, eussent soulevé la province.
D'abord il fil doter TÉglise épiscopale de Charleston d'un re-
venu annuel destiné à Tentretien d'un ministre, et de TÉglise
elle-même. Puis, il proposa une loi dont Tobjet était d'ac-
corder aux Huguenots la naturalisation avec les privilèges
politiques dont jouissaient les autres habitants. Une circon-
stance vint en aide à cet acte de réparation : je veux parler
du traité de paix de Ryswick intervenu entre la France et
TAngleterre en 1697, et par lequel Louis XIV, cessant de pro-
téger la cause de Jacques 11, reconnaissait Guillaume comme
roi de la Grande-Bretagne. Ce projet de loi ne s'appliquait
pas uniquement aux réfugiés français, il concernait aussi
tous les autres habitants d'origine étrangère, auxquels la na-
turalisation manquait pour en faire des citoyens. Les esprits
mieux préparés, adoplèreiit enfin cette résolution libérale
qui ne pouvait que relier plus solidement entre eux, les divers
DIFFICULTÉS DE GOUVERNEMENT. 293
fragments de population de la Caroline. La seule condition
imposée à cette faveur fut le serment d'allégeance au roi
d'Angleterre dont ils devenaient les sujets coloniaux (1698).
Si l'on se reporte à l'époque de la première immigration
française, on voit combien fut longue et pénible Cette lutte
de race avant d'arriver, non pas à une fusion, mais à un
simple apaisement d'un préjugé extrêmement persistant, que
des similitudes de croyances religieuses étaient impuissantes
à étouffer. Ce tableau est un peu différent de celui qui nous
est présenté par M. C. Weiss, lorsqu'il dit que « partout en
Amérique on s'empressa de conférer aux réfugiés des droits
politiques, et que dans la Caroline, ils restèrent en dehors
des luttes de parti, et ne songèrent même pas à en profiter ^
Cet honorable historien parait ignorer les réclamations inces-
santes des Huguenots à plusieurs époques , pour obtenir la
naturalisation et la jouissance des droits politiques qu'on leur
refusait obstinément. 11 régnait tant d'arbitraire en cette ma-
tière, que le gouvernement anglais fut obligé d'intervenir et
de publier en 1740, des règles invariables de naturalisation
qui missent les immigrants étrangers à la race anglo-saxonne,
à l'abri de toute inimitié locale. J'en ai parlé à Toccasion de
la Pensylvanie, je n'insisterai pas sur ce point.
Quoique jeune encore, la colonie avait déjà traversé plu-
sieurs phases politiques très- critiques, et Ton pouvait croire
le moment venu de donner aux institutions plus d'homogé-
néité, et de leur imprimer un caractère de fixité bien dési-
rable pour avancer d'un pas plus sûr, vers les hautes desti-
nées de ce peuple. Archdale avait mis à profit son séjour en
Amérique, en étudiant les besoins de la population et en s'é-
clairant auprès des hommes qui lui inspiraient confiance. De
retour en Angleterre, il suggéra à ses Co-Propriétaires une
série de mesures destinées à asseoir le gouvernement d'une
* Histoire des Réfugiés prolestants de France, 1*' vol., p. 392.
294 CAROLINK DU SUD.
manière durable. Elles furent l'objet de discussions appro-
fondies, et Ton arrêta une espèce de corps de lois qui fut en-
voyé au gouverneur de la Caroline, pour être soumis à l'ap-
probation de la législature. Mais soit que les principes
fondamentaux de ces lois fussent en désaccord avec les idées
démocratiques des habitants, comme l'assure M. Bancroft,
soit au contraire, au dire d'autres écrivains, que toute mesure
destinée à mettre un frein à l'indépendance personnelle
absolue, qui avait précédemment formé le trait distinclif de
ce peuple, lui fut antipathique, les lois nouvelles eurent le sort
de toutes celles qui les avaient précédées : l'assemblée les
repoussa en masse sans les discuter, comme si l'on eût com-
mis quelque grave méprise, en les lui adressant ^
Si les Caroliniens faisaient si peu de progrès dans la science
politique, ils réussissaient mieux au point de vue économique.
Les forêts d'arbres résineux dont ce pays abonde, leur of-
fraient d'immenses avantages, car outre le bois qui trouvait
un bon débouché pour la marine anglaise, ils pouvaient en
extraire de la poix, du goudron, de la térébenthine. Mais le
climat qui les éprouvait beaucoup leur faisait préférer l'ex-
ploitation des bois, comme mieux appropriée à leurs forces
physiques et exigeant moins d'industrie, tout en procurant de
raisonnables bénéfices. C'est vers la fin du dix-septième siècle
seulement, que les premières semences de riz furent apportées
dans la Caroline par le capitaine d'un brigantin venant de
Madagascar. Le récit qu'il fit au gouverneur du merveilleux
succès de cette graine dans les Indes orientales, suggéra
l'idée d'en faire l'essai. Les premiers résultats ayant dépassé
toute espérance, ce produit s'acclimata et devint bientôt l'une
des principales ressources non-seulement pour l'alimentation ,
mais comme moyen d'échange avec l'étranger. C'est de là
que date le grand accroissement des noirs dans la colonie,
* Carroll, 1" vol , p. 125.
EXÉCUTION DE PIRATES. 29^
non-seulement parce que leur constitution se prêtait impuné-
ment à cette culture, mais encore à raison du précieux se-
cours qu'ils apportaient aux blancs qui périssaient en grand
nombre, victimes des travaux de défrichement et d'exploita-
tion des forêts ^ Quant à l'introduction du coton, elle ne date
guère que d*un siècle plus tard, il n'en peut donc être ici
question.
Des considérations d'intérêt mercantile et étroit avaient
pendant un temps, faussé les notions de droiture et de jus-
tice des Caroliniens. Le commerce avec les pirates leur était
productif, ils accueillaient ceux-ci et les protégeaient même,
au mépris de toutes les lois et de tous les traités. Mais dans
le cours de Texistence d'un peuple, les rapports commerciaux
changent quelquefois d'aspect, et si les règles de conduite ne
sont dictées que par Tintérôt, on est amené à condamner au-
jourd'hui ce qu'on approuvait hier. Triste aveu du peu d'em-
pire des principes religieux chez des hommes qui se di-
saient victimes de leur zèle pour la religion ! Le commerce de
la Caroline prenait beaucoup d'accroissement : les moyens de
transport en 1699, se trouvèrent insuffisants pour l'exporta-
tion du riz dont la culture se multipliait chaque année. Le
génie maritime de-3 colons étant très-stimulé, ils devinrent
marins à leur tour, mais ces mêmes pirates qu'ils avaient
tant favorisés, trouvèrent leurs bâtiments de bonne prise;
et comme les autres peuples, ils ressentirent les effets désas-
treux de ce brigandage qui était une calamité publique, tant
il s'était propagé. Les Caroliniens espéraient, en faisant un
grand exemple, décourager la piraterie au moins en ce qui
concernait leur marine ; ils donnèrent donc la chasse à ces
forbans, et s'emparèrent de quelques-uns d'eux qu'ils firent
passer en jugement et que l'on condamna à mort. Sept d'entre
eux sur neuf furent exécutés % mais il ne paraît point que la
* Carroll, 1" vol., p. iiO.
• Le même, p. 127.
S9(( CAROLINE DU SUP.
police des mers ait été mieux observée par la suite, au moins
jusqu'en 1723, époque à laquelle des mesures énergiques
prises par l'Angleterre les réduisit aux abois *.
Toutes les calamités semblaient fondre à la fois sur ce
pays. Un affreux ouragan dont ne peuvent avoir d'idée que
ceux qui ont visité les contrées tropicales, dévasta Cliarles-
ton qui fut un instant, menacé d'une complète destruction ;
et pour comblé d'infortune, un immense incendie vint en-
core augmenter ces ruines. C'était déjà beaucoup pour la for-
tune publique, mais la population elle-même ne fut point
épargnée. La petite vérole et une espèce de maladie pestilen-
tielle moissonnèrent largement dans tous les rangs. Les per-
sonnages les plus élevés furent atteints en assez grand nom-
bre, et l'assemblée générale à elle seule vit périr la moitié de
ses membres. Une sorte de terreur régnait dans la colonie, il
semblait que la main de Dieu se fût appesantie sur elle ; et
beaucoup de colons qui ne pouvaient surmonter de tristes
pressentiments, se résolurent à émigrer en Pensylvanie, co-
lonie qui paraissait réunir tous les avantages des pays les plus
favorisés (1697).
§5.
Population. — Mœurs. — Sectes. — Révolution. — Première troupe anglaise.
A la fin du dix-septième siècle, la population blanche de la
Caroline du Sud pouvait s'élever de cinq à six mille habi-
tants. Charleston qui en était la capitale, ne comptait que
deux églises, lune épiscopale, Tautre presbytérienne. Mais
dans le reste de la province à l'exception du comté français,
il n'y avait ni service divin, ni écoles publiques. Une bonne
partie du peuple dispersée dans les forêts, semblait retomber
par degrés dans le même état d'ignorance et de barbarie,
que les Indiens du voisinage. Quant aux races de couleur, on
* Hildreth, 2* vol., p. 279.
LES PARTIS. 297
eût dit que les nègres étaient insuffisants pour satisfaire la
cupidité des blancs : ceux-ci continuaient à faire la chasse
aux indigènes, pour en trafiquer comme de toute autre
espèce de marchandise. Les mœurs publiques n'avaient point
gagné sous ce rapport, et en rapprochant ce dernier fait, du
patronage qu'ils donnaient aux pirates, on n'aura pas une
haute idée des principes religieux d'une bonne partie de
cette population protestante.
La vie privée reçut aussi une grave atteinte, de l'intro-
duction du rhum qu'on acceptait en payement de partie des
exportations. L'usage de cette liqueur se propagea, l'ivrogne-
rie s'en suivit et fit des progrès alarmants. Ce fut le premier
châtiment de la vente des Indiens dont il était le prix. Et
telle est la puissance des habitudes premières, que ce vice
est devenu endémique dans la province, et s'y est continué
jusqu'à nos jours dans de funestes proportions, même dans
la classe qui devait y échapper davantage.
La Caroline du Sud était divisée en deux camps qui se
différenciaient par de profondes divergences en politique et
en religion. On y voyait renaître les discordes qui avaient
si longtemps tourmenté l'Angleterre, parce que dans la Caro-
line plus qu'ailleurs, des hommes appartenant aux deux par-
tis, y avaient émigré dans des proportions qui, pour n'être
pas tout à fait égales, se tenaient cependant en échec. Ces
deux sectes, les Épiscopaux et les dissidents, ne se mettaient
d'accord que sur un seul point : l'intolérance absolue envers
les Calholiques, intolérance qui n'était pas seulement dans
leur cœur, mais qu'ils eurent le soin d'inscrire dans une loi
de 1697 \ Les Huguenots qui avaient été tenus si longtemps
éloignés de la vie publique, ne pouvaient exercer aucune
influence pour pacifier les animosités qui mettaient dans un
constant éveil les fractions prépondérantes d'origine anglo-
^ * Bancroft, p. 583. . .^
298 CAROLINE DU SUD.
saxonne. Le moment approchait cependant où ils allaient
prendre part à la lutte, mais leur concours aux affaires fut
plutôt nominal qu'autrement, ainsi qu*on le verra par la
suite, car pendant longtemps encore, ils devaient se considé-
rer en pays étranger, malgré leur naturalisation.
Les Épiscopaux, quoique ne formant pas le tiers de la po-
pulation, cherchèrent cependant à s'emparer du pouvoir en
se créant une majorité factice dans les élections (1704). Leur
premier soin fut de s'attacher un homme très-influent dans
le parti contraire, nommé Trott. Cet ambitieux se laissa ga-
gner par Tappât d'une fonction élevée, et comme prix de sa
défection, il fut nommé attorney-général. 11 apportait à ses
nouveaux amis l'influence de sa parole, de son habileté ; et ce
n'était pas de peu de conséquence, dans un pays où tout
était à faire pour élever l'intelligence et la moralité. Bientôt
les freemen furent convoqués pour procéder aux élections des
députés, et tous les moyens furent mis en œuvre pour em-
porter le succès, de haute lutte. Charleston était encore le
seul lieu affecté à ces opérations : ce fut un malheur, car
eu égard à la nature de sa population variée, la fraude était
fecile. Cette ville fut en effet le témoin de scènes déplorables
qui pouvaient faire préjuger le résultat des élections. Au lieu
de n'admettre au vote que les tenanciers suivant les précé-
dents, on appela à y concourir toute espèce de personnes :
des matelots, des domestiques, des étrangers, même des mu-
lâtres. On insultait, dans le but de les éloigner du scrutin,
les tenanciers qui faisaient opposition, et rien n'était épargné
pour réussir à quelque prix que ce fût. Malgré ces coupa-
bles manœuvres, la majorité pour les Épiscopaux ne fut que
d'une voix. Les Huguenots quoique étrangers à ces intrigues,
contribuèrent au succès par l'appoint de leurs suffrages qu'ils
ci'urent ne pouvoir refuser aux Propriétaires, en reconnais-
sance de l'appui qu'ils en avaient toujours reçu, au temps où
ils luttaient si énergiquement pour obtenir leur naturalisa-
ÉTAT RELIGIEUX. 299
tion. Peut-être aussi en se portant du côté des Épiscopaux '
qu'ils fortifiaient, voulaient-ils établir une espèce d'équilibre
qui obligeait chaque parti à compter avec eux.
Quoiqu'il en soit, rassemblée sortie de ces frauduleuses
élections débuta par un acte de grande portée: elle ordonna
que tout membre élu de cette branche de la législature serait
tenu dès maintenant et à l'avenir, de se soumettre par ser-
ment, à l'observation des règles de TÉglise anglicane, notam-
ment de recevoir la communion suivant les rites établis.
C'était d'un seul coup, frapper d'incapacité politique tous les
dissidents.
L'état de dénûment de la colonie pour faire face aux be-
soins de l'instruction et de la propagation des idées reli-
gieuses, appelait la sollicitude des gouvernants. Une société
s'était formée en Angleterre pour la propagation de TÉvan-
gile parmi les païens (Indiens), il était désirable qu'elle pût
étendre son action bienfaisante aux colons eux-mêmes. Pour
mieux préparer le terrain, on imagina de diviser la province
en paroisses, et de déclarer l'Eglise anglicane religion d'État
(1705); Tel fut l'objet d*un acte spécial de la nouvelle assem-
blée. On prétendait que cet arrangement se prêterait mieux à
l'œuvre des missionnaires, mais c'était plutôt un prétexte
qu'un motif sérieux. Les Propriétaires et leurs adhérents en
commettant cette faute, perdaient de vue que les deux tiers
des habitants étaient dissidents, et que leur combinaison
rencontrerait une résistance invincible. Cependant on créa un
comité de vingt membres, chargé d'exercer une surveillance
active sur la discipline ecclésiastique et sur les mœurs publi-
ques, avec des prérogatives très-étendues, que l'évêque de
Londres considérait comme un empiétement sur son autorité.
Ces mesures, qui avaient une saveur très-prononcée d'inquisi-
tion, passèrent non sans difficulté, à la chambre basse; mais
elles furent acceptées avec grande joie par la chambre haute
qui était pleine d'anglicans.
300 CAROLINE DC SUD.
Dans les premiers temps de la colonie un fait de celte im-
portance eut soulevé toutes les passions, mais aujourd'hui,
soit que la véritable ferveur religieuse se fut refroidie, soit
que les dissidents eussent davantage conscience de leur force
réelle, ils n'eurent recours qu aux voies régulières de re-
dressement. Une première pétition adressée aux Propriétaires
fut écartée par eux. Us avaient provoqué ce mouvement ré-
trograde, ils tenaient à conserver le succès obtenu. Mais il
restait une autorité souveraine à invoquer : on n'eut garde
de la négliger. D autres pétitions furent adressées à la chambre
des lords, où un meilleur accueil leur était réservé. Les griefs
articulés examinés de près, démontrèrent que les lois nou-
velles renfermaient une violation flagrante de la charte royale,
et se trouvaient nulles de plein droit. La chambre opina dans
ce sens. Sa délibération mise sous les yeux de la reine fut
approuvée par elle, et les infractions signalées servirent de
point de départ à une demande en déchéance intentée aux Pro-
priétaires ; mais cette fois encore, on laissa sommeiller Fac-
tion judiciaire, et les choses restèrent dans le statu quo. Ce-
pendant rassemblée coloniale de 1706 rapporta les lois qui
avaient provoqué ces démonstrations, en sorte que les dissi-
dents protestants continuèrent à jouir d'une tolérance com-
plète comme par le passé, et des avantages politiques assurés
à tous sans distinction. Toutefois la religion anglicane resta
religion d'État, et à ce titre, elle fut soutenue par une contri-
bution générale levée sur la province. Les dissidents reçurent
encore d'autres atteintes : ils se fractionnèrent, et en se divi- '
sant ils s'affaiblirent. L'Église anglicane se maintint au con-
traire avec une certaine supériorité, en absorbant successi-
vement ceux qui faisaient défection. Les missionnaires
qu'envoyait la société pour la propagation de l'Évangile ne
furent pas étrangers à ce succès, soit que leurs efforts tendis-
sent à l'obtenir, comme le prétendirent les dissidents,soit au
contraire que ce fut le résultat naturel de leur enseignement
DROITS DE SOUVERAINETÉ. 50t
bien compris. Il est hors de doute néanmoins, qu'ils furent
d'un grai^d secours pour la colonie dans laquelle ils répandi-
rent plus de 2,000 volumes pour instruction du peuple;
bienfait d'autant plus appréciable que les dissidents ne surent
point s'honorer d^une pareille initiative ^
Les luttes de sectes et de partis trouvèrent à peiné une di-
version dans les escarmouches qui eurent lieu alors, comme
contre-coup des guerres existantes en Europe entre l'Angle-
terre d'une part, et la France et l'Espagne de l'autre; car les
tentatives faites par les Caroliniens sur la Floride, aussi bien
que celles d^ Français sur la Caroline ne furent d'aucune
conséquence sérieuse, et surtout n'amenèrent aucun change-
ment territorial. Mais on ne vit pas sans inquiétude les éta-
blissements français s'augmenter et se rapprocher de la Caro-
line, du côté du Mississipi (1716). C'était un puissant voisin
de plus, et l'on connaissait son habileté à s'emparer de Tes-
prit des Indiens dont le voisinage se faisait tant redouter.
On était à la veille d'un grave mouvement qui devait beau-
coup alarmer les Caroliniens. Quelques tribus indiennes quoi-
que toujours pacifiques, ne pouvaient voir d'un œil indifférent
la marche envahissante des blancs, elles se résolurent à une
grande démonstration qui mit en péril les deux Carolines,
et leur imposa de grands sacrifices d'hommes et d'argent.
J'en parlerai plus au long dans un chapitre séparé qui trai-
tera uniquement des rapports des deux races. Je me limiterai
à dire ici, que les colons ne recevant de secours ni des Pro-
priétaires ni de l'Angleterre pour repousser les violentes
agressions des Yamassees au Sud, et des Tuscaroras au Nord,
redoublèrent d'efforts et de courage, et chassèrent à toujours
ces tribus ennemies. D'après le droit public, les territoires
conquis appartenaient au souverain, mais les Caroliniens du
Sud qui, par leurs seules forces, s'étaient emparés des terres
» Carroll, p. 109. — Uildreth, 2« vol , p. 252.
502 CAROLINE DU SUD.
des Yamassees, crurent pouvoir seuls en disposer pour mettre
leurs possessions à Tabri de nouvelles attaques. L'assemblée
passa donc en 1716 deux actes par lesquels elle offrait ce ter-
ritoire aux immigrants qui viendraient s'y établir et pren-
draient en main la défense de ce côté de la frontière. Cette
proposition était de nature à séduire les aventuriers de ce
temps, et ils étaient nombreux. Cinq cents Irlandais entre
autres se présentèrent et prirent possession du sol aux con-
ditions proposées. Mais à peine établis, ces malheureux furent
inhumainement expulsés par les Propriétaires qu'aveuglait un
intérêt sordide et inintelligent, et qui refusèrent leur ratifi-
cation aux actes de 1716. Cette politique où la mauvaise foi le
disputait à la cruauté, eut le sort qu'elle méritait : la fron-
tière perdant ses défenseurs naturels, resta ouverte, au grand
dommage de la colonie. Quant aux Irlandais, leurs minces
ressources furent bien vite épuisées : les uns périrent de mi-
sère et les autres se dispersèrent. La colonie perdit en eux
une excellente pépinière de travailleurs.
C^est de cette époque que date une sérieuse réforme dans
l'organisation intérieure. Précédemment, il n'existait d'autre
centre d'élection que Charleston. C'était un foyer d'intrigues
et de perturbation que les Propriétaires tenaient à éteindre.
Déjà ils avaient essayé de substituer à cette centralisation
une répartition des électeurs de la province, par comtés.
Mais ils éprouvèrent une opposition invincible, bien que
cet arrangement fut plus rationnel et plus commode pour
les habitants. Les chefs de la résistance avaient compris que
c'était seulement en formant un faisceau étroitement lié,
qu'ils pouvaient assurer et maintenir leurs droits» Cepen-
dant avec l'accroissement de la population, les intérêts se
modifièrent, les rivalités locales se firent jour, et en 1716
l'assemblée générale se prêta à la division de la province en
plusieurs centres électoraux, à chacun desquels on attribua
la nomination d*un nombre détertniné de députés pour con-
CONTESTATIONS SUR LE VETO. SOS
stiluér la deuxième chambre de la législature. Mais les Causes
d'éloîgnement entre les colons et les Propriétaires augmen-
tant toujours, ceux-ci refusèrent à leur tour, leur sanction à
la loi des circonscriptions. Il leur semblait que cette réforme
devait accroître les forces de la démocratie, et à ce titre ils
la repoussaient absolument*. La province s'était imposé de
lourdes charges pour mener à bonne fin la guerre contre les
Indiens, mais elle ne pouvait en soutenir le poids qu'à Taide
d'un papier-monnaie. C'est alors que la législature pour en
opérer le rachat, créa une taxe de dix livres sur chaque (ôtc
de nègre importé de Tétranger. Cette loi comme les précé-
dentes fut frappée d'un veto, parce qu'elle était nuisible au
commerce de l'Anglelerre. On peut juger par ces revirements
d'idées, à quels tiraillements intérieurs la Caroline du Sud
était condamnée !
Les diverses colonies anglaises avaient toutes pris une con*
sisfance réelle et elles se développaient par des voies diverses.
Leur organisation intérieure et les réformes accomplies chez
l'une d'elles ne restaient point ignorées des autres, quels que
fussent leur éloignement et la difficulté .dgs communications.
Les Caroliniens avaient appris que les Pensylvaniens s'étaient
affranchis du veto des héritiers de Penn, en objectant que
l'adoption d'une loi par le gouverneur de leur choix, conte-
nait leur ratification implicite. Ils voulurent aussi faire triom-
pher ce principe chez eux, et un agent expédié à Londres fut
chargé de soutenir cette prétention de manière à faire dispa*
rallre les obstacles mis à l'exécution des mesures rapportées
plus haut. Mais les Propriétaires, influencés par Trott qui ne
pouvait plus se soutenir que par l'intrigue, rejetèrent les
demandes qu'on leur adressait et maintinrent leur veto. Ils
n'épargnèrent point le blâme au gouverneur pour avoir donné
son adhésion aux actes qu!ilâ repoussaient ; de plus ils lui
* Hildrelh, 2« vol, p. 285. — Bancroft, p. 508.
504 CAROLINE DU SUD.
intimèrent Tordre de s'eii tenir strictement à ses inslr^uclions
et de convoquer une nouvelle assemblée d'après Tancien
mode, c'est-à-dire au moyen d^èlections faites à Charleston
seulement et non par districts séparés (1719).
Les Propriétaires frappés d'aveuglement couraient à leur
iniine et ne voyaient point le précipice creusé soùs leurs pas.
Leur incurie les empêchait de bien connaître l'opinion pu-
blique, aussi ne savaient-ils rien prévenir, et atlendaient-ils
qu'un malaise fût devenu intolérable pour y porter remède.
Aucune vue d'ensemble ne présidant à leurs résolutions, à
peine sortis d'un pas difficile, ils s'engageaient dans un autre.
Des questions de prérogatives surgissaient à tout moment,
et comme leur résidence était en Angleterre, il s'écoulait un
long temps avant d'arriver à la solution des difficultés. L'état
incertain de la législation causé par l'application momen-
tanée quoique imparfaite du grand modèle, ouvrait la porte
à tous les doutes et encourageait tous les empiétetnents. Les
résistances constantes des colons usèrent promptement les
ressorts de ce gouvernement. Il n'y avait pas jusqu'aux parti-
sans de l'autorité <yii ne vissent d'un œil jaloux ses tendances
toujours envahissantes. L'irritation était devenue générale et
les instructions rigoureuses envoyées récemment au gouver-
neur allaient provoquer une explosion.
Conformément à ses instructions, Robert Johnson alors
gouverneur convoqua les électeurs de la province à Char-
leston suivant l'ancien mode, pour la nomination des mem-
bres de l'assemblée générale. Le sentiment public était si
indigné, que les députés élus acceptèrent tous le mandat
impératif de renverser le gouvernement. Mais avant la réu-
nion de la législature, la guerre ayant été déclarée entre la
Grande-Bretagne et l'Espagne, un projet d'invasion de la Ca-
roline fut prépiaré à la Havane. Déjà il était assez avancé
lorsque Johnson en reçut l'avis par voie d'Angleterre. Il fal-
lait se hâter pour la défense de la colonie, mais il n'y avait
AiNARCHlE. 305
aucun fonds disponible, ni aucune troupe réunie. Le gouver-
neur pressentit l'opinion de quelques hommes influents, et il
ne tarda pas à s'apercevoir que toute allocation lui serait
refusée, même par voie de souscription volontaire comme
il le proposait. Il se borna alors â convoquer la milice sur la-
quelle seule il croyait pouvoir s'appuyer. Mais cette force ar-
mée était composée de citoyens qui tous, étaient entrés dans
une association secrète dont l'objet était de prêter main-forte
à l'assemblée dans ses mesures révolutionnaires, et de repous-
ser l'agression des Espagnols. Le secret fut si bien gardé,
que le gouverneur qui vivait à la campagne, ignora le com-
plot jusqu'au dernier moment.
Cependant il était à craindre qu'une fois averti, le chef
de la colonie ne prît quelques mesures propres à détacher
les esprits irrésolus toujours nombreux en pareille conjonc-
ture. L'assemblée se réunit donc promptement, et pour pré-
venir toute dissolution précipitée, elle proclama solennelle-
ment dès l'abord : V que le vélo dont les Propriétaires
avaient frappé certaines lois était nul, et que ces lois avaient
. force obligatoire ; 2** que ceux-ci, en nommant un plus grand
nombre de conseillers que celui indiqué par la charte,
l'avaient violée, et que tous les actes émanés d'eux étaient en-
tachés d'illégalité, comme émanant d'un pouvoir irrégulier;
3° que dans cette situation, le seul parti à prendre par l'as-
semblée jusqu'à ce que le roi eût signifié sa volonté, était de
se constituer en convention pour empêcher la destruction com-
plète du gouvernement, et peut-être la perte de la province;
4° que les Propriétaires, par l'ensemble de leurs actes, avaient
encouru la déchéance de tous leurs droits sur elle ; S*" et que
le présent gouverneur Robert Johnson serait invité à conti-
nuer l'administration, mais au nom du roi qui seul, était
apte à les protéger et à les défendre.
Johnson ne pouvait accepter un pareil état de choses. Il
protesta contre les usurpations de l'assemblée, et en pro-
II. ^0
506 CAROLINE DU SUD.
nonça immédialement la dissolution. Il sauvait ainsi sa posi-
tion, mais il était trop tard pour arrêter la marche envahis-
sante de ce pouvoir révolutionnaire. La Convention désormais
souveraine, soutenue par la milice, s^empara du fort qui étail
le siège du gouvernement, et y installa James Moore à titre
de gouverneur de la province, aux acclamations de la multi-
tude. Puis elle nomma un Conseil, révoqua certains fonction-
naires et agents, et adopta des résolutions énergiques pour la
défense de la colonie. Elle publia une proclamation au peu-
ple pour justifier sa conduite, et dépêcha en Angleterre un
agent spécial pour obtenir la déchéance régulière des Pro-
priétaires, et la prise de possession par la royauté (1719) ^
La révolution eut un plein succès : d'une part, l'expédi-
tion espagnole fut dispersée par une affreuse tempête qui lui
causa de grands dommages, et découragea toute entreprise
nouvelle. D'autre part, les faits graves qui s'étaient accomplis
dans la colonie, autorisèrent la couronne à intenter une
poursuite en déchéance de la charte, et elle nomma en at-
tendant rissue du procès, un gouverneur provisoire du nom
de Francis Nicholson. On pouvait critiquer cette mesure, car
elle préjugeait en quelque sorte la décision à intervenir. Ce-
pendant les Propriétaires étant impuissants à faire accepter
leur autorité, mieux valait encore que le gouverneur tînt
ses pouvoirs du roi que d'une convention, surtout quand
celle-ci réclamait le patronage du souverain.
Nicholson avait passé une partie de son existence aux co-
lonies, et quoique d'un caractère entier et peu porté aux
concessions, il avait acquis en vieillissant beaucoup d'expé-
rience, et il n'ignorait plus que pour se rendre le peuple fa-
vorable il faut compter avec lui, et qu'en lui marquant de la
condescendance on en obtient aisément des subsides. Son
état de pauvreté le rendait encore plus accessible à ces consi*
* Carroll, !•' vol., p. 240-242.
ARRIVÉE DE TROUPES ANGLAISES. 507
délations, car son intérêt personnel se trouvait mêlé à l'in-
térêt général. Il se montra favorable aux chefs du mouve-
ment dans ses choix comme dans ses autres mesures,
notamment pour la nomination des membres du Conseil.
Puis, il convoqua une nouvelle assemblée dont on pouvait
pressentir les dispositions (1721). A peine réunie, son pre-
mier soin fut de reconnaître l'autorité du roi, et de confir-
mer tous les actes de la convention pour la mise en vigueur
des lois rejetées par les Propriétaires. Elle régularisa l'action
de la justice, opéra des réductions sur les dépenses ; et pour
faire face aux charges publiques, elle établit un impôt sur
les liqueurs et autres marchandises ainsi que sur les impor-
tations de nègres. Mais, défiante par expérience, elle confia
l'application de ces impôts, à un trésorier nommé par elle.
Elle ne se prononça pas moins énergiquement, en refusant
d'allouer les émoluments du gouverneur et des autres fonc-
tionnaires pour plus d'une année.
L'esprit inquiet des populations des colonies que rien ne
contenait, donnait à Tauforité une existence précaire qui,
tolérée dans la première période de formation, ne paraissait
pas devoir être plus longtemps acceptée. Déjà le gouverneur
royal de New-York s'appuyait sur une force armée anglaise
qu'on pouvait de là, diriger sur les provinces voisines. Les
Carolines étaient trop éloignées pour qu'on pût invoquer ce
secours, et cependant l'état incessant des troubles au mi-
lieu desquels elles avaient grandi, pouvait faire craindre
au gouverneur royal les mêmes épreuves qui avaient agité
la précédente administration. Nicholson amena donc avec fui
une compagnie de soldats pour assurer la sécurité intérieure
et extérieure des deux provinces. Mais afin d'échapper sans
doute au contrôle de l'assemblée, la solde de ces troupes
resta à la charge de la Couronne *.
* Hildreth, 2* vol., p. 289.
508 CAROLINE DU SUD.
La colonie on la vu, avait eu déjà recours au papier-mon-
naie pour faire face à des besoins pressants. Des circonstan-
ces non moins impérieuses exigeaient une nouvelle émission,
mais la dépréciation qu'elle devait entraîner provoqua des re-
présentations à rassemblée par des marchands de Charles-
ton. La forme sévère de la pétition la fit qualifier de libelle
scandaleux, et les vingt-huit signataires furent jetés en prison
pour atteinte portée à la considération de ce corps délibérant.
Une mesure si violente dans un pays où Ton paraissait faire
tant de cas de l'indépendance personnelle, et où cependant
les hommes confinés n'étaient point admis à se défendre,
montre dans quel état de confusion Ton se trouvait encore
après cinquante ans d'existence. Ni le gouverneur ni le
Conseil n'osèrent élever la voix, et les malheureux mar-
chands furent obligés pour regagner leur liberté, de confes-
ser leurs torts et de payer une forte somme sous le titre
mensonger de frais de justice. L'assemblée que rien n'arrê-
tait, passa le bill d'émission, mais il fut rejeté par la cou-
ronne, avec défense au gouverneur de donner son consen-
tement à aucune résolution de cette nature qui pourrait être
proposée par la suite, comme aussi à aucune disposition du
fonds d'amortissement. Pour se rendre bien compte de la
résistance des marchands et de la Couronne, il faut savoir
que pendant le court gouvernement de Nicholson, il avait été
émis pour quarante mille livres sterling de billets de crédit
outre les émissions antérieures, et qu'il en était résulté
dans une seule année, une surélévation du prix de toutes
les denrées, dans la proportion de cinq à six cents pour
cent ^
L'assemblée témoigna son mécontentement du refus de la
Couronne en harcelant le gouverneur sur des questions de
prérogatives, malgré la condescendance dont il avait déjà
* Carroll. l"voI., p. 268.
ANARCHIE. 509
donné tant de preuves. Celui-ci à bout de patience résigna
ses fonctions, tout en se lamenlant sur la tendance croissante
de la colonie vers les habitudes républicaines, tendance qui,
suivant lui, était provoquée par les gens de la Nouvelle-An-
gleterre avec lesquels Charleston entretenait un commerce
très-actif ^ A son départ, il laissa l'administration à Middle-
ton alors président du Conseil (1725).
Battue sur le chef d'une nouvelle création de papier-mon-
naie, l'assemblée frappée du succès de l'amortissement qui
avait déjà réduit la dette publique à quatre-vingt-sept mille
livres sterling, songea à appliquer aux besoins courants les
ressources qui y étaient affectées, sans égard aux lois exis-
tantes, et en violation des droits des tiers. Mais cette ten-
tative resta sans effet, non moins qu'une nouvelle proposition
d'émission tentée en 1726. Les chefs du mouvement aux-
quels une résistance opiniâtre avait toujours assuré le succès,
s'engagèrent de plus en plus dans cette voie. Ils formèrent
une association de planteurs dans le but de refuser Tirnpôt
sous prétexte d'insuffisance de ressources, jusqu'à ce que les
moyens leur en aient été facilités par une émission de billets de
crédit. Le nouveau gouverneur crut sans doute qu'en faisant
un exemple il arrêterait l'effervescence qui gagnait les esprits,
et il ordonna l'arrestation de Smith qui, quoique membre
du Conseil, était un des plus avancés dans ces menées anti-
gouvernementales. On le mit en prison, et la liberté sous
caution lui fut refusée sur le motif qu'il y avait de sa part,
acte de haute trahison, crime qui ne comportait pas le pri-
vilège de Yhabeas corpus. Mais à la première nouvelle qu'en
eurent ses amis, ils coururent à sa délivrance. Deux cent cin-
quante cavaliers armés venant de la campagne, entrèrent à
Charleston pour se faire justice à eux-mêmes, lls-se portèrent
sur la maison de détention et exigèrent la remise du prison-
nier dont ils obtinrent ainsi l'élargissement.
* Hildrelh, 2« vol., p. 291.
510 CAROLINE DU SUD.
Le Conseil crut devoir faire une concession dans l'espoir
d'une conciliation : on convoqua une nouvelle assemblée
générale, mais, composée de planteurs elle ne pouvait servir
qu'à donner plus d'autorité aux griefs, car les mêmes causes
subsistaient toujours. Le premier acte de ce pouvoir fut de
mettre en jugement le chef de justice, et d'entrer dans des
débats violents avec le Conseil. Cette chambre s'ajourna de sa
propre autorité, et quand elle fut convoquée de nouveau,
elle refusa de se réunir *.
Aucun gouvernement n'était possible au milieu de cette
anarchie systématique. Le Conseil fit ses représentations au
comité du commerce en Angleterre, et lui signala l'impossi-
bilité de conduire un peuple qui, à la moindre résistance, ne
voulait devoir le succès de ses demandes qu'à la force maté-
rielle. Il fallut néanmoins céder encore et autoriser la création
de billets de crédit réclamée avec tant d'insistance. Toutefois
dans la Caroline du Sud comme dans les provinces du Word,
la circulation immodérée de papier-monnaie, si elle favorisa
les débiteurs, fit beaucoup de victimes parmi les détenteurs
de cette valeur qui allait toujours se dépréciant, et servait de
moyen d'agiotage, aux dépens du véritable peuple (1727-
1728).
§*.
Gouvernement royal. — Les Huguenots veulent éinigrer.
Prime d'immigration. — État des esprits.
L'action en déchéance se poursuivait contre les Proprié-
taires, mais l'affaire en traînant en longueur, contribuait à
entretenir le désordi'e et à affaiblir davantage encore le prin-
cipe d'autorité. Les ministres de la couronne parurent enfin
le comprendre et voulant mettre un terme au procès engagé, ils
traitèrent de gré à gré de l'achat des chartes de la Caroline.
C'est en 1729 que la cession se trouva conclue et réalisée
« Hildreth, 2« vol., p. 291.
LES HUGUENOTS MÉCONTENTS. 311
mais pour les sept huitièmes seulement. Lord Carteret l'un des
Propriétaires réserva son huitième des rentes et propriétés
communes, mais il renonça comme les autres, au droit de
souveraineté et de juridiction qui fit définitivement retour à
la Couronne ^
Avant d'aller plus loin, disons qu'à l'époque où Nicholson
prit au nom du roi, le gouvernement de la colonie (1721),
elle ne comptait encore que quatorze mille habitants blancs,
y compris femmes et enfants. C'était bien peu depuis la fon-
dation qui remontait déjà à plus d'un demi-siècle. La cause
peut en être attribuée à l'action énervante du climat, à l'in-
salubrité du pays, aux fléaux qui vinrent fondre sur la popu-
lation et surtout aux troubles incessants qui l'agitèrent depuis
l'origine.
Cette dernière considération ne fut pas étrangère à la réso-
lution que prirent les Huguenots de quitter la colonie. A
l'époque où Robert Johnson, premier gouverneur royal orga-
nisa la nouvelle administration (1731), les colons d'origine
française n'avaient guère d^influence, si l'on en juge par les
noms du lieutenant-gouverneur et des membres du Conseil
qui tous appartenaient à la race anglo-saxonne *. Les luttes
que les réfugiés français eurent à subir pour obtenir leur
naturalisation, l'isolement dans lequel ils vivaient, la grande
différence d'habitudes et d'idiome entre eux et leurs voisins,
l'état précaire de la colonie qui les obligeait à considérer
leur situation plutôt comme une étape que comme un asile
définitif et une patrie d'adoption; tout les portait à tourner
les yeux vers la France I Aussi, dès que Louis XIV eut jeté les
premiers fondements de la Louisiane, ils se rapprochèrent par
la pensée de cet établissement naissant. Ils se persuadaient
qu'en s'y transportant, ils feraient une chose utile non-seu-
lement pour eux, mais encore pour la France dont la colonie
« midretli, 2" vol., p. 356.
« Carroll, 1" vol., p. 284.
312 CAROLINE DU SUD.
recevrait instantanément un grand accroissement. F^orsque
cette idée se fut répandue parmi eux, elle réunit tous les suf-
frages, et dans une pétition promptement couverte de signa-
tures, ils sollicitèrent du gouverneur de la Louisiane l'auto-
risation de venir s'y établir sous l'autorité du roi de France ;
mais la voix de leur conscience leur imposait le devoir de
réclamer en même temps la liberté religieuse dont ils jouis-
saient dans la Caroline. Ils ne supposaient point qu'à si grande
dislance de la métropole, cette garantie pût constituer un
obstacle sérieux à Faccomplissement de leurs désirs. La dé-
marche avait quelque chose de grave et de solennel, car le
mémoire portait les signatures de quatre cents chefs de fa-
mille. Mais tel était Taveuglement de Louis XIV, qu'il re-
poussa l'occasion qui s^offrit à lui de fortifier une possession
de si grande conséquence ^ Quelle différence de conduite avec
TAngleterre qui était heureuse de laisser s'échapper de son
sein les dissidents, dans l'espoir de les voir planter le drapeau
national dans le nouveau monde, et d'agrandir sa fortune et
sa renommée !
La Couronne maintenant maîtresse des Carolines à titre dé-
finitif, fit cesser l'administration provisoire, mais sans rien
changer à la structure intrinsèque du gouvernement général.
Les affaires de la colonie furent remises aux mains d'un gou-
verneur et d'un Conseil nommés par le roi, et à une assem-
blée élue par le peuple. Les prérogatives de chacune de ces
branches de l'autorité avaient pour types celles des autres
gouvernements royaux. En fait, les colons avaient peu gagné
à la révolution, mais les luttes de parti et dé sectes allaient
s'àffaiblissant, les intérêts prenaient la première place dans
les préoccupations, les situations de gouvernant à gouverné
étaient mieux comprises, et Tavenir paraissait plus satisfai-
sant pour tous. Le premier gouverneur royal nommé à titre
* Ch. Weiss, 1" vol., p. 387.
IMMIGRATION FAVORISÉE. M5
définilif fut Robert Johnson, le même qui occupait ce poste
pour les Propriétaires lors de la révolution de 1719. 11 n'a-
vait point démérité de la population, rien ne s'opposait donc
à son retour en qualité de gouverneur royal (1730). Il si-
gnala son arrivée par labandon des arrérages dus des quit-
rents^ et par la concession de certains avantages destinés à
favoriser le commerce. 11 consentit surtout à une nouvelle
émission debillets de crédit, que les colons considéraient comme
urgente. Deux forts furent commencés pour la protection effi-
cace du pays, l'un à Port-Royal, Tautre sur la rivière Alata-
maha; et le roi prit des mesures militaires en vue d*une sé-
rieuse défense par terre et par mer. Ce haut patronage releva
les Carolines, et celle du Sud en profita tout particulièrement.
Les marchands anglais prenant enfin confiance dans ce pays,
établirent des comptoirs à Charleston et étendirent beaucoup
leurs rapports d'affaires. Toutes les valeurs reçurent un grand
élan, Tagriculture multiplia ses produits, l'aisance se répan-
dit partout : ce fut comme le point de départ de la fortune
publique ^
L'immigration était un objet de sollicitude particulière
pour le gouvernement anglais. Afin de la rendre plus at-
trayante, il fit préparer vers la fin de 1733, un travail cadas-
tral dont l'objet était d'assurer à chaque nouvel arrivant un
terrain ayant une assiette fixe, dans une circonscription com-
munale déterminée à l'avance. Cetle prévoyance si contraire
^ux mœurs anglaises, prouve le soin qu'on mettait à com-
plaire aux idées des autres peuples qui n'avaient pas la
même initiative et qu'on cherchait à attirer, en leur sauvant
ces premières difficultés si redoutées des émigrants. On créa
donc sur les terres de la Couronne bordant les rivières, onze
communes dont chacune comprenait 20,000 acres qu'on
fractionna par lots de 50 acres. On n'exigeait pour la conces-
* Carroll, 1" vol., p. 285 et suiv.
314 CAROLINE DU SUD.
sion de 100 acres, qu'une rente annuelle et perpétuelle de
quatre shillings dont les arrérages ne commenceraient à
courir que 10 ans après la prise de possession. Le gouverne-
ment octroyait à chaque commune deux représentants dans
l'assemblée générale, aussitôt qu'elle serait parvenue à réunir
100 familles résidentes. Cette pensée était pleine de sagesse,
car elle associait intimement le colon dès Tabord, à la fortune
de son pays d'adoption ; mais des passions sordides s'empres-
sèrent d'en atténuer la portée.
En effet, l'agriculture étant très-productive grâce au tra-
vail des nègres qu'on importait en grande quantité, la convoi-
tise des planteurs s'abattit sur les terres qu'ils purent se pro-
curer à l'aide de collusions pratiquées entre eux, et le
géomètre en chef nommé Saint-John. Quoique le gouverneur
averti eût limité les pouvoirs de cet agent, l'assemblée
générale, saisie d'une pétition dénonçant les fraudes com-
mises en violation du règlement qui réservait ces terres aux
nouveaux immigrants, lança de son autorité privée, un man-
dat d'arrêt contre un des individus inculpés et contre le géo-
mètre. Le premier obtint aisément du chef de justice, un
ordre de mise en liberté. Quant à Saint-John qui s'était per-
mis des invectives contre l'assemblée, son arrestation paraît
avoir été maintenue. C'est à cette occasion que cet envahissant
Pouvoir crut devoir faire une déclaration d^ principes en op-
position avec l'ordre de mise en liberté prononcée par le
chef de justice. Sa résolution portait entre autres choses :
1" que c'était le privilège indiscutable de la chambre, de
faire renfermer quiconque lui paraissait mériter cette peine ;
2** qu'en jetant du doute sur la validité des séquestrations or-
données par elle on violait un de ses droits essentiels;
3** qu'aucun writ dhabeas corpus ne pouvait être légalement
délivré à quiconque avait été emprisonné par ses ordres, et
que tout officier était tenu de refuser son concours à l'exécu-
tion d'un tel mandat.
IMMIGRATION SUISSE. 515
Le chef de justice se récria sur cette usurpation d'autorité,
et se pourvut devant le Conseil pour en obtenir le redresse-
ment, en prétendant qu'elle ne tendait à rien moins qu'à
l'annulation de la prérogative royale et à la dissolution du
gouvernement. Mais le Conseil envisageant les choses d'un
autre point de vue, approuva la conduite de l'assemblée
qu'il déclara investie des mêmes privilèges que la Chambre
des communes d'Angleterre ^ C'était la première fois que pa-
reille doctrine se proclamait, et il ne fallait rien moins que
le désir de maintenir la paix, pour que la Couronne ne la lït
point infirmer (1733).
Déjà on avait jeté les premiers fondements de la Géorgie
dont on voulait faire un rempart à la Caroline du Sud contre
les Espagnols et les Indiens. Cet accroissement de sécurité
était un attrait de plus pour les émigrants qu*on appelait
dans la Caroline. C'est dans ces circonstances que 370 indi-
vidus généralement pauvres et appartenant à la nation
suisse, se présentèrent sous la direction de Pierre Pury de
Neufchâtel, pour profiter des avantages offerts par le gouver-
nement anglais. Outre les 40,000 acres de terre qui leur fu-
rent concédés, on leur promit une forte somme d'argent
destinée à leur venir en aide, vu leur état d*indigence. Mal-
heureusement les rigueurs du climat, les déceptions des
premiers temps de la colonisation, des secours insuffisants
dans leur détresse, la maladie, tout vint porter le décourage-
ment parmi eux. Cette petite colonie s'affaissa sur elle-même,
et il n'est resté qu'une trace très-peu accusée de son origine.
Cependant les Caroliniens s'ingéniaient par eux-mêmes à
augmenter les ressources de leur immense territoire. Robert
Johnson étant décédé (1730), le gouvernement passa aux
mains du lieutenant gouverneur Th. Broughton, homnie
faible et très-peu propre à lutter contre les tendances env^-
« Carroll, 1«' vol., p, 299.
316 CAROLINE DU SUD.
hissantes dont il était environné. La soif des richesses allait
toujours croissant, et l'on eut dans le premier tiers du dix-
huilième siècle, le triste spectacle d'hommes très-influents
de la province, employant les manœuvres les plus déloyales
afin d'arracher à la faiblesse du gouverneur des concessions
énormes de terres très-fertiles, au mépris du plan primitif
qui visait à un grand morcellement du territoire dans l'es-
poir de multiplier les habitants. Ces hommes cupides perdant
de vue l'intérêt général, ne s'occupaient que d'agrandir leurs
fortunes particulières, et pour y réussir, il leur suffisait d'a-
cheter un plus grand nombre de nègres dont le travail leur
permettait d'accaparer une partie notable du pays. Dès 1733,
on y comptait 22,000 Africains esclaves, et en faisant la sta-
tistique comparative des deux races, on trouvait alors trois
nègres pour un blanc K Disproportion considérable qui n'était
pas sans alarmer les hommes prévoyants, et qui cependant
ne devait point s'arrêter de sitôt.
Les avantages offerts par l'Angleterre aux émigrants de
tous pays et publiés partout, déterminèrent un grand ac-
croissement de population. L'Irlande, la Suisse, la Hollande,
l'Allemagne, surtout le Palatinat, y contribuèrent largement.
Le mouvement de Témigration allemande vers la Caroline du
Sud commence dès 1730, et il continue annuellement à peu
près jusqu'en 1750.
Quant aux Irlandais, c'est en 1 737 surtout qu'ils arrivent en
plus grand nombre. Ils se composaient d'une multitude de
petits cultivateurs et d'ouvriers probablement de race anglo-
saxonne, qui étaient opprimés par les seigneurs et les évoques,
et ne pouvaient malgré un travail opiniâtre, subvenir à leur
existence et à celle de leurs familles. Séduits par la perspec-
tive de bien-être que leur offrait la Caroline, ils s'embar-
quèrent par masses pour cette colonie, et se fixèrent sur les
* Carroll, 1" vol., p. 306.
IMMIGRATION IRLANDAISE. 317
bords de la rivière Santee dont le nom rappelle l'un des pre-
miers établissemenl s français *. Le mouvement d'émigralion
était tellement prononcé, que les propriétaires irlandais com-
mencèrent à s'alarmer, et cherchèrent les moyens d'arrêter
cette dépopulation. Cependant le gouvernement anglais qui ne
perdait jamais de vue son commerce, bien loin d'arrêter cet
élan vers l'Amérique, le favorisa au contraire; mais il prit
de telles proportions, qu'en Irlande les terres furent sur le
point de rester incultes, et les manufactures menacèrent
ruine faute de bras pour donner la vie aux unes et aux autres.
Une fois la route tracée, l'émigration continua en se régu-
larisant, et Ton sait que dans les trois années qui précé-
dèrent 1773, c'est-à-dire longtemps après cette première im-
pulsion, la Caroline reçut 1600 émigrants de cette même
origine *.
Vers l'époque à laquelle nous sommesarrivés(1737), cette
province se recruta encore d'habitants de la Géorgie, colonie
naissante qui était loin d'offrir alors les mêmes avantages
que sa voisine. Ces émigrants se posèrent sur le côté nord de
la rivière Savannah, dépendant de la Caroline.
L'état des esprits s'était de beaucoup modifié. Une nouvelle
génération s'élevait dans un grand dénûment d'instruction,
avec une certaine tiédeur religieuse, et au milieu des pra-
tiques peu édifiantes de la vie commune. La faveur longtemps
accordée à la piraterie, la chasse aux Indiens destinée à ali-
menter le commerce des esclaves, la traite des noirs, l'abus
des liqueurs, surtout du rhum, l'un des principaux arti-
cles d'échange avec les Indes occidentales; tout concourait
à abaisser le sentiment moral, et à faire prévaloir les intérêts
sur les principes. La forme du gouvernement était sans in-
lluence en pareil cas. Tout au contraire, chacun de ces faits,
Ramsay*s History of South Carolina, 1" vol., p. 20, et 2' vol., p. 23
et 548.
Baird, p. 151. — Holmes's Annals, 2' vol., p. 145.
518 CAUOLINE DU SUD.
si j'en .excepte la traite des noirs, était blâmé et réprouvé
par Tautorité supérieure. Cependant la société anglaise de
propagation de TÉvangile multipliait ses efforts pour mainte-
nir le zélé religieux : elle s'y intéressait d'autant plus, qu'a-
gissant seule^ elle ne pouvait manquer de faire des prosélytes
aux dépens des sectes dissidentes dont les moyens d'action
étaient circonscrits. Les préjugés religieux avaient bien perdu
de leur énergie, et l'Église anglicane avec toutes les ressources
et les moyens d'influence dont elle disposait, attira à elle et
enveloppa dans son giron, une grande partie de la population,
ceux surtout qui n'hésitèrent point à sacrifier leurs convictions
à certains avantages de fortune.
11 y avait toutefois une secte nombreuse qui se prêtait moins
aisément à ces conversions intéressées : les Presbytériens,
pour la plupart d'origine écossaise et du "lîord de l'Irlande,
restaient fermement attachés à leurs croyances et à leur
culte. Pour eux la lutte était laborieuse^ car pendant long-
temps ils manquèrent de secours, et il leur fallait des mi-
nistres instruits et dévoués pour combattre les doctrines de
leurs adversaires. Ils attachaient une grande importance aux
conditions d'admission de ces conservateurs et propagateurs
de leur foi, et en vue de prévenir l'intrusion d'hommes de la
classe inférieure et de peu de savoir dans ces fonctions, ils
formèrent une association dont le but était de dissuader
ceux-ci d'aborder le ministère. Ces précautions répondaient
aux mauvaises tendances de quelques hommes de cette con-
dition, qui se répandaient partout en prêchant le mépris de
toute règle civile et religieuse. Mais avec le temps, les res-
sources de la secte s'augmentèrent et lui permirent de se
conserver sur un pied respectable.
INSURRECTION DE NÈGRES. 319
§5.
Insurrection de nègres. — Prospérité générale. — Immigration.
Huguenots. — Association des Régulateurs.
La colonie voyait s'accroître sa prospérité, mais elle n*était
pas sans alarmes. Les rivalités constantesde TAngleterre et de
l'Espagne malgré le traité d'Utrecht, et dont le contre-coup s'é-
tendait à l'Amérique, faisaient craindre une invasion d'Espa-
gnols de la Floride et de Cuba. Les Indiens de leur côté, n'é-
taient que trop disposés à former des alliances hostiles aux
Caroliniens. Enfin, les nègres devenus très-nombreux, lais-
saient percer des idées de révolte dont la réalisation était fort à
craindre, car ils pouvaient se compter et savoir que la grande
supériorité du nombre était de leur côté. En 1738, il y en
avait 40,000, chiffre double de celui des nègres existants
en 1733 (cinq ans seulement auparavant). On cherchait à
les attirer en Floride en leur promettant la liberté. Beau-
coup d'entre eux s'y étaient enfuis, et le gouvernement
espagnol en avait formé un régiment destiné à combattre
leurs anciens maîtres. Les nègres restés dans la colonie
n'ignoraient point ces circonstances, et des instigateurs se-
crets, par des manœuvres habiles, achevaient ce travail de
dissolution. Enfin l'insurrection éclata, non point une insur-
rection générale, car la dissémination des plantations en ren-
dait l'exécution impossible, mais toute partielle qu'elle ftit,
elle se montra cruelle, impitoyable, massacrant et incendiant
tout ce qui se trouvait sur son passage. On ne compta guère
cependant qu'une vingtaine de victimes, grâce à cette cir-
constance que la population se trouvait alors réunie dans une
église presbytérienne d'où les hommes seuls s*échappèrent
pour poursuivre et châtier les insurgés dont ils ne tardèrent
pas à tirer une vengeance exemplaire (1738) ^ Cet avertisse-
ment fut mis à profit : on organisa des patrouilles sur la fron-
* Carroll, !•' vol., p. 333 et suW.
520 CAUOLlxNE DU SUD.
tière et Ton prit des mesures sévères pour empêcher la fuite
des esclaves et prévenir une nouvelle révolte. L'année
suivante, la guerre ayant éclaté de nouveau entre l'Angleterre
et l'Espagne, les colonies furent appelées aux armes. Les Ca-
rolines et la Géorgie étant les plus rapprochées des possessions
espagnoles, tentèrent l'invasion de la Floride sous le com-
mandement d'Oglethorpe ; mais soit que les plans de ce gé-
néral fussent mal combinés, soil qu'ils aient été paralysés
par l'indiscipline de ses troupes, l'expédition avorta, sans
cependant essuyer de revers.
Avec de si pauvres éléments de résistance, tout était à
craindre. Glen nommé gouverneur, chercha d'abord à en-
tretenir de bons rapports d'amitié avec les Indiens; puis il
obtint de l'Angleterre un renfort de troupes, qui resta à la
charge de celle-ci. Les colons trouvèrent ce secours insuffi-
sant, car il ne se composait que de deux compagnies qui s'a-
joutaient à celle primitivement envoyée. Ils soumirent au roi
leurs remontrances dans une pétition qu'ils lui adressèrent
en 1742. Mais le Conseil privé refusa toute force auxiliaire,
par le motif que la Caroline était déjà protégée contre les
Indiens et les Français par les montagnes Apalaches, et contre
les Espagnols, par la Géorgie et par le port de Charleston qu'on
avait suffisamment pourvu de moyens de défense. Quant aux
nègres, on objecta aux Caroliniens qu'ils n'avaient qu'à s'en
prendre à eux-mêmes, du nombre considérable de ceux atta-
chés à leurs plantations.
La prospérité de la Caroline du Sud marchait d'un pas
ferme et assuré. Les mers jouissaient enfin d'une sécurité
depuis longtemps inconnue. Les pirates avaient disparu, ou
plutôt s'étaient transformés en faisant la traite des nègres
qui leur donnait de gros bénéfices sans leur faire courir au-
cun risque. Les rapports de commerce avec l'Angleterre
avaient pris de grandes proportions, et communiqué une
forte impulsion à la marine marchande, à ce point qu'en
MOUVEMENT DE LA COLONIE. 321
1744, deux cent trente navires prirent leur chargement à
Charleston. Tous les bras trouvaient de Teraploi, et les salaires
des ouvriers blancs s'étaient de beaucoup améliorés. La défaite
de Jacques II à Culloden, en 1745, donna un nouvel aliment
à rémigration, et la Caroline du Sud se recruta d'un grand
nombre d'Écossais qui, de serviteurs engagés^ s'élevèrent par
leur intelligence et leur travail, et devinrent des citoyens
trés-considérés. Les concessions de terre faites à des condi-
tions très-avantageuses convenaient à toutes les situations :
les défrichements en se multipliant, tendirent à l'assainisse-
ment du pays et à l'affermissement de la santé générale. La
culture de l'indigo nouvellement introduite et très-protégée
par l'Angleterre, ajoutait encore aux ressources. Les taxes
étant peu élevées, tous les planteurs qui résistaient au climat
et pratiquaient l'ordre et l'économie avaient la presque certi-
tude de doubler leur capital en trois ou quatre ans*. Lorsque
la richesse peut s'obtenir aussi aisément par l'agriculture et
le commerce, il n'y a point de place pour Tinduslrie, et en
supposant même que quelques essais de ce genre eussent été
tentés, la métropole fût bien vite intervenue pour les décou-
rager. Mais le commerce suffisait pour les besoins réciproques,
et Ton voit qu'en 1740, les importations d'Angleterre mon-
taient à une valeur de plus de cent-cinquante mille livres
sterling. Ce mouvement s'est toujours maintenu depuis, car
on a constaté qu'en 1754, ce chiffre s'était élevé à deux cent
quarante-deux mille cinqcent vingt-neuf livres*.
La plus grande part de cette prospérité se rattachait au
travail esclave qui ne laissait pas d'inquiéter les planteurs,
non point par le remords qui honore, mais par la crainte de
la dépossession violente qui ajoute encore à l'abaissement du
maître. En un mot, la peur qu'inspirait le nègre était passée
à l'état de maladie endémique. On calculait qu'en 1765 la
* Carroll. 1" voL, p. 375, et Hildreth, 2* vol., p. 417.
* Carroll, p. 425.
ti. 21
322 CAROLINE DU SUD.
population blanche montait à environ quarante mille âmes
dans toute la province, tandis que le nombre des nègres n'é-
tait pas de moins de quatre-vingt à quatre-vingl-dix mille*.
Beaucoup d'efforts furent tentés pour rendre moins considé-
rable cet écart enire les deux races, car il pouvait être de
la plus grave conséquence en cas de guerre avec les In-
diens.
En 1764, on provoqua de nouvelles émigrations d*Europe
par des primes offertes surtout aux Irlandais et aux Alle-
mands dont on appréciait comme elles le méritaient, les qua-
lités précieuses réunissant Tordre au travail. De nombreux
émigrants se présentèrent pour profiter de ces avantages : ils
venaient non-seulement d'Irlande, d'Ecosse et d'Allemagne,
mais aussi des autres colonies anglaises plus au Nord, où des
considérations d'intérêt faisaient abandonner aisément le
foyer domestique. Parmi ces nouveaux venus s'en trouvaient
de principes relâchés, qui débutèrent par des déprédations
difficiles à réprimer, car alors, môme après un siècle de colo-
nisation, il n'existait point encore de cours de justice hors de
la ville de Charleston. Là où la société est sans protection,
l'homme en est réduit à se défendre lui-même, triste expé-
dient assurément qui révèle l'état rudimentaire d'un peuple,
et ne peut prétendre au nom de justice. Mais dans ces circon-
stances le sentiment de conservation prédomine, et les exécu-
tions sommaires faites dans certaines 'formes, peuvent se faire
accepter encore si elles n'ont qu'une courte durée. C'est ce
qui arriva dans la Caroline. Bon nombre des plus importants
habitants formèrent une association dite des Régulateurs : leur
objet était de punir sommairement tous individus qui se
rendraient coupables de délits ou crime?;, et particulièrement
les gens faisant métier de voler des chevaux *. Cette usurpa-
tion de l'autorité souveraine ne pouvait passer sans protesta*
* Carroll, p. 505.
* Hildreth, îi" vol., p. 568.
RÉGULATEURS. 325
tion, car eOe devait engendrer des abus, faciliter - des
vengeances, donner carrière à toutes les passions ; aussi pro-
testa-t-on en réclamant hautement la procédure par jurés.
Les deux parties allaient en venir aux mains, lorsque lord
Montagne alors gouverneur, pacifia les esprits et fit ériger des
cours de district. Cette mesure d'ordre bien simple à réali-
ser, ne fut si longtemps retardée que par un conflit de préro-
gatives entre le gouverneur et l'assemblée qui prétendaient
Tun et Tautre avoir seuls le droit de créer de nouvelles juri-
dictions. Les rivalités se continuaient toujours aussi vives
entre ces deux pouvoirs, et ni l'un ni Pautre n'avaient assez
d'amour du bien public pour faire taire un instant ces démê-
lés si nuisibles au retour de Tordre. Dès que ce conflit ftit
vidé et que les cours fonctionnèrent, les Régulateurs ayant
atteint leur but, consentirent à dissoudre leur association, et
les choses reprirent leur cours ordinaire. Toutefois les deux
camps s'étaient trop nettement dessinés pour qu'il ne survé-
cut pas beaucoup de rancune à cet apaisement. Les adver-
saires des Régulateurs furent stigmatisés de la qualification
de Tories, c'est-à-dire soutiens du gouvernement, tan^Jis que
ces derniers prirent le nom de Whigs, ou hommes de mouve-
ment et d'indépendance. Ces dénominations indifférentes en
apparence, servent un jour de drapeau : et vienne la révolu-
tion, elles auront une signification redoutable.
J'ai indiqué plusieurs sources de population de race blan-
che qui, successivement se sont ouvertes pour féconder la
Caroline ; elles paraissent se tarir par intervalles, puis couler
de nouveau. L'Allemagne que nous avons vue fournir d'excel-
lents cultivateurs jusqu'en 1750, en envoie encore cinq à six
cents par la voie de Londres en 1 764 ^
Je ne parle point des émigrations intercoloniales dont le
bilan serait difficile à établir, car si la Caroline reçut des co*
* Uolmes's AnnalSf 2« voL, p. 268*
324 CAROLINE IrU SUD.
lons.de la Nouvelle- Angleterre, de la Pensylvanie et de la Vir-
ginie, elle en perdit aussi, par des causes diverses.
Relalivement aux Huguenots, il semble qu'il y ail eu une
grande lacune entre les émigrations du dix-septième siècle et
celles du dix-huitième. La première qu'on trouve mentionnée
dans les auteurs anglais et américains pour ce dernier siècle,
ne date que de 1752, époque à laquelle on voit venir dans
la Caroline du Sud 1600 protestants dont la plupart sont d'o-
rigine française. Douze ans plus tard, c'est-à-dire en 1764,
on constate Tarrivée de 212 autres. Enfin en 1782, huit ans
après la révolution américaine, l'afflux des émigrants est tel
qu'on en évalue le nombre à 16,000 dont la plupart seraient
des protestants français \
Si rirlande, TEcosse et l'Allemagne fournirent de bons
travailleurs pour Tagriculture, Tinfériorité de leur condition
sociale antérieure ne leur permit pas de longtemps, d'exer-
cer une véritable influence sur ce pays. Il en fut autrement
des colons français dont la plupart appartenant à la bour-
geoisie et surtout au commerce et à l'industrie avaient reçu
une certaine culture d'esprit. Ils furent mieux placés sur-
tout à la ville, pour contribuer, ne fût-ce que par l'exemple
de leurs habitudes paisibles et par l'aménité de leurs rap-
ports, à adoucir les mœurs et à élever le caractère de cette
nouvelle société. La Caroline du Sud est, de toutes les colo-
nies anglaises celle qui, à l'exception de New- York, reçut le
plus grand nombre de réfugiés français. En compulsant les
archives des Églises presbytériennes de Charleston et d'autres
parties de celte colonie, on trouve encore bon nombre de
noms français restés tels, sans compter ceux qui ont subi les
altérations résultant de la différence de prononciation des
mots par des bouches anglaises. D'autres modifications se
sont ajoutées à celle-là pour dénationaliser certains noms
« Ch. Weiss, i" vol., p. 389.
HUGUENOTS, 595
propres lorsqu'ils répondaient à un mol anglais qui pouvait
servir à le traduire. Ainsi : Lenoir s*esl métamorphosé en
Blacky Leblanc, en White^ Levert, en Greeiï^ Leroy, en Kinjf,
etc. Ces qualificatifs sont devenus des noms propres, et ont
contribué à jeter un voile sur une partie de ces origines si in-
téressantes à conserver.
Les Huguenots pendant assez longtemps pratiquèrent leur
culte tout à fait à part et dans leur langue natale. Plus tard,
quand ils eurent complètement renoncé à tout esprit d*éloi-
gnement, ils se fondirent dans la masse, abandonnèrent leur
idiome, et choisirent chacun la secte américaine qui répon-
dait le mieux à ses sentiments particuliers. L'on peut dire
qu'ils se répartirent principalement dans les deux sectes do-
minantes composées de^Presbytèriens et d'Épiscopaux, à peu
près comme firent d'ailleurs les colons d autres races.
Les historiens américains tous protestants, évaluent à cinq
cent mille âmes le total de Témigration des Huguenots dans
les diverses parties du monde, et ils pensent que PAmé-
rique anglaise en reçut une bonne part. Quelques-uns d'eux
ajoutent que comme la population totale des colonies améri-
caines ne montait pas à plus de deux cent mille individus,
en 1701 , c'est-à-dire plus de quarante ans après le point de
départ de cette émigration, un grand nombre de Huguenots
s'y trouvaient mêlés, et qu ainsi, il doit y avoir une large in-
fusion de sang français dans les veines des Américains, sur-
tout ceux de la Caroline du Sud. Les auteurs qui ont évalué à
cinq cent mille le chiffre de Témigration huguenote ne font
point connaître les sources où ils ont puisé, ni les hypothèses
qui les ont amenés à cette conclusion ; il est donc difficile
d'apprécier leurs conjectures. Sismondi porte ses évaluations
de trois à quatre cent mille, mais cet historien étant hostile
aux catholiques, il se peut que ses appréciations se ressentent
involontairement de cette disposition d'esprit. M. Charles
Weiss de son côté, estime que dans les quinze dernières an-
526 CAROLINE DU SUD.
nées du dh-septicme siècle, rémigration huguenote dans les
diverses directions qu*elle a prises, a dû s'élever de deux cent
cinquante à trois cent mille âmes, non compris les faits an-
térieurs et postérieurs. Il s appuyé de Tautorité de Jurieu l'un
des plus fameux théologiens protestants du dix-septième
siècle, et d'un rapport fait par Vauban à Louvois en 1688, et
dans lequel cet homme de guerre constatait dans Tarmée
seulement, une désertion à cette époque, de cent mille sol-
dats huguenots *.
La précision d'un chiffre même approximatif, est chose
fort difGcile, aussi faut-il n'accepter qu'avec réserve ceux
qui sont mis en avant en ce qui concerne TAmérique anglaise
au sujet de laquelle les données premières sont trop incom-
plètes pour asseoir une base solide. Nul doute que l'émi-
gration au-delà de l'Atlantique n'ait été assez nombreuse,
mais les premiei^s essais de colonisation en Caroline furent
trop laborieux, trop tourmentés, et la condition des Hugue-
nots y resta trop longtemps précaire, pour avoir déterminé
parmi les hommes de cette secte, ces entraînements de popu-
lation que provoqua plus tard la misère dans les autres États
d'Europe. Une considération toute particulière les aurait ar-
rêtés : c'est la volonté persistante des Huguenots acclimatés,
d'abandonner ce pays même en 1721, en face de toutes les
épreuves matérielles et morales auxquelles ils ne voulaient
pas davantage se soumettre. Un demi siècle se serait donc
écoulé entre les émigrations du dix-septième et celles du
dix-huitième ainsi qu'on l'a vu plus haut; et pendant ce
temps, le gros des réfugiés français se serait réparti dans
les divers États d'Europe. Quoiqu'il en soit, ce qui inté-
resse notre sujet, c'est d'établir que beaucoup de réfugiés
français dans les dix-septième et dix -huitième siècles sont
venus élargir la famille américaine de la Caroline du Sud, de
«^ Jurieu, Lettres pastorales, t. I, p. 450. — Ch. Weiss, 1" vol., p. 104.
HUGDExNOTS. 327
manière à y occuper une place honorable et suffisamment
caractérisée.
Un membre distingué de TÉglise épiscopale des États-
Unis s'exprime ainsi au sujet des Huguenots devenus Améri-
cains :
« Jamais aucun peuple ne reconnut mieux Thospitalité
bienveillante qu'il reçut du pays qui lui donna un refuge.
Beaucoup de leurs descendants (des Huguenots) existent en-
core dans les États de New- York, de la Virginie, des Carolines
et aussi dans d'autres États, et Ton peut trouver les noms
de quelques réfugiés français parmi les plus brillants orne-
ments de l'État, dans le sein des législatures et des cours de
justice. Aucun homme en Amérique n'aura à rougir de s'a-
vouer un de leurs descendants, car on a plusieurs fois fait
cette observation qui doit être exacte, que : « parmi ces émi-
« grés, on n'a que de bien rares exemples d'individus qui
« aient été poursuivis pour crimes devant les tribunaux du
« pays^)>
J'ajoute en terminant sur ce point, que lors de la période
révolutionnaire, les Huguenots s'étaient assez fusionnés avec
la population d'autre origine, et avaient donné assez de gages
d'intelligenceet de patriotisme, pour jouer un rôle important
dans les événements de cette époque. Officiers et soldats se
montrèrent intrépides dans toutes les rencontres, comme
s'ils étaient fiers du sang qui coulait dans leurs veines, et
qui n'était point dégénéré. Dans les assemblées délibérantes
ils se firent aussi remarquer, et ce ne fut pas un mince hon-
neur pour eux que la nomination de trois des leurs à la pré-
sidence du congrès pendant la guerre de la révolution amé-
ricaine. Cette haute distinction obtenue dans des circonstances
si solennelles, suffirait à préserver de l'oubli les noms de
John Jay, Henri Laurens et Elias Boudinot, trois hommes des
* History of the episcopal Church of Virginia, by Rev, D' Hawks.
528 CAROLINE DU SUD.
plus dislingnés parmi les réfugiés français, et dont le sou-
venir n'a cessé d'être en grand honneur aux Étals-Unis*.
Aristocratie. — Œuvres de charité. — Statistique.
Avec l'accroissement des richesses, le luxe se glissa dans la
colonie, et les habitudes de la vie devinrent moins tempé-
rantes. Ce n'est pas que les grandes fortunes fussent nom-
breuses, mais l'aisance était générale. Les rangs se dessi-
nèrent insensiblement, une aristocratie foncière se constitua
non point par les voies que Locke avait imaginées, mais sur
une base non moins anormale, car à la servitude des blancs
proposée par le fameux philosophe, le planteur substitua l'es-
clavage des noirs. Les études très-négligées ne reçurent d'en-
couragement que fort tard, et à Tépoque de la révolution
américaine, l'enseignement n'avait encore que peu d'essor.
Les jeunes gens de famille étudiaient au Nord ou en Angle-
terre ; quant à la classe inférieure, elle comptait à peine dans
le monde intellectuel. On comprenait cependant le bienfait
de l'instruction dans un sens limité, mais on se serait bien
gardé de l'appliquer aux races de couleur. Là comme dans
l'antiquité, c'est en étouffant l'intelligence de l'esclave qu'on
pensait seulement pouvoir le conserver et le gouverner. Les
femmes se distinguaient particulièrement par une plus grande
culture d'esprit et par ces talents accessoires qui, s'ils ne
donnent pas la distinction, ajoutent beaucoup aux agrémenis
de la vie. L'hospitalité était grande et noble comme on peut
l'attendre d'un peuple qui avait beaucoup de loisirs et faisait
servir une race tout entière au succès de sa fortune, à la
satisfaction de ses moindres désirs. En fait de villes, on ne
comptait guère que Charleston où tout le mouvement d'af-
faires était concentré; hors de là, il n'y avait plus que la vie
de campagne qu'on employait à la chasse et à la pêche, aux
< Baird, p. 161.
CHARITÉ PUBLIQUE. S29
courses, aux exercices militaires, le tout assaisonné des plai-
sirs du monde qu'on y transportait pour charmer l'existence
du planteur.
Il régnait dans toute la colonie une ferveur belliqueuse,
un esprit militaire qu'entretenaient les exercices de la mi-
lice, et un fréquent usage des armes à feu devenu nécessaire
pour soutenir les luttes qui surgissaient de temps à autre
avec les Indiens et les Espagnols. Cet esprit martial s'est
toujours maintenu depuis, et il n'a pas peu contribué 'au
succès des écoles militaires des États-Unis.
La loi ne manquait pas de sollicitude pour les pauvres : une
taxe spéciale avait été créée pour leur servir de caisse de
secours. La charité privée voulait davantage encore : les
personnages les plus considérables de la colonie organisèrent
une société d'assistance, dans laquelle des hommes de con-
dition moyenne étaient admis au même titre qu'eux. La
contribution annuelle était minime, mais le fonds s'accrut
insensiblement par des donations et des legs. De deux cent-
treize livres treize shillings auxquels il s'élevait en 1738, on
le voit monter en 1776, à la somme considérable de soixante-
huit mille sept cent quatre-vingt-sept livres dix shillings.
L'impulsion une fois donnée, d'autres sociétés s'établirent
sur le même plan et beaucoup de misères furent soulagées,
surtout les orphelins qui trouvaient dans ces ingénieuses et
philanthropiques combinaisons, l'aide et l'appui qui leur
manquaient pour vivre et se créer un avenir ^
Malgré tant de causes de bien-être, il était douteux si les
naissances dépassaient annuellement le nombre des décès.
Mais ce qu'on tenait pour certain, c'était la rareté des cas
de longévité causée sans doute par l'insalubrité du pays et
les rigueurs du climat. La population n'augmentait donc
guère que par l'immigration, et si l'on s'en rapporte au
« Carroll. 1" vol., p. 506 à 510.
530 CAROLINE DU NORD.
recensement de 1790, le nombre des blancs aurait été à cette
époque, de 140,178, et celui des noirs, de 107,094 seule-
ment; proportion bien différente de celles précédemment
constatées, puisque la race blanche loin d'être très-inférieure
à la race nègre, la dépassait de beaucoup. Pour admettre ce
chiffre de 140,178 il faut supposer que l'émigration fut très-
abondante depuis 1765, car on a vu plus haut, qu'à cette
dernière époque, les supputations ne portaient la population
blanche qu'à 40,000 individus. Si Ton peut déjà émettre des
doutes sur ces chiffres en les rapprochant, à combien plus
forte raison doit-on repousser ceux présentés par M. Ed. La-
boulaye qui, en évaluant les populations des deux Carolines
en 1790, les fait monter à 640,000 âmes! (p. 419) chiffre
tout à fait fabuleux. Cet historien aura confondu dans un
seul ensemble, les nombres applicables aux deux races blan-
che et noire, et il en a attribué le résultat à une seule ; il faut
donc pour rentrer dans le vrai, retrancher de son calcul,
environ 200,000 âmes, et l'on se trouvera ainsi d'accord avec
les documents officiels*.
Seotlon III
CAROLINE DU NORD.
Organisation. — Immigration. — Révolution. — Population. — Commerce.
Au point OÙ nous avons laissé les faits historiques con-
cernant la Caroline du Nord, il n'y existait encore que deux
centres de population très-distants Tun de l'autre : le premier
s'appelait Albemarle, et le deuxième Clarendon. A l'époque
de la nouvelle Constitution, le premier de ces comtés s'élait
accru d'émigrants venus de la Nouvelle-Angleterre, etdecon-
* Tucker's Progress of the United States in population and WeaWh
p. 17. New-York, 1855.
PREMIÈRE ORGÂNIISÂTIOiN. 531
slructeurs de na\ires qui avaient quitté les fiermudes, dans
l'espoir d une meilleure fortune. Cette petite population de
travailleurs disséminés dans le pays, tirait ses ressources de
Texploitalion des forêts et de la culture du tabac. Elle vivait
heureuse avec une forme de gouvernement qui lui assurait
une part suffisante dans la gestion de ses afTaires. Il y avait
un gouverneur, un Conseil de douze membres dont six chmsis
par les Propriétaires concessionnaires, et six élus par l'assem-
blée générale. Cette assemblée elle-même était composée du
gouverneur, du Conseil, et de douze délégués nommés par
les tenanciers. Les habitants jouissaient de la liberté reli-
gieuse, et aucune taxe ne pouvait être exigée d'eux, qu'après
un vote régulier de la législature. De plus, ils avaient été
maintenus dans la possession des terres par eux acquises des
Indiens, sous des conditions très-modérées ^
La première session de TAssemblée se tint dans le comté
d'Albemarle en 16&9, époque à laquelle on ignorait encore
les séants desseins de lord Shaftesbury et de Lodœ. On passa
diverses lois qui répondaient aux besoins du temps et dont
voici quelques-unes:
Tout immigrant qui avait contracté une dette hor$ de la
colonie, était affranchi de toutes poursuites pendant cinq
années, temps jugé suffisant pour se procurer des moyens
de libération. — Le commerce avec les Indiens était mono-
polisé à Texclusion des étrangers. — Les immigrants avaient
droit à une petite quantité de terre en s'établissant dans
la colonie ; mais pour prévenir les fraudes résultant d'une
résidence temporaire seulement, on statua qu'aucun litre
de ces possessions ne serait délivré qu'après deux ans de sé-
jour consécutif. — Pour faire face aux émoluments du gou-
verneur et des membres du Conseil, on imposa une taj^e de
trente livres de tabac sur chaque procès qui serait débattu
• Bancroft, p. 248.
332 GAROLIJNE DU NORD.
devant les cours de justice. — Le mariage qualifié contrat
civil, n'exigeait d'autre formalité qu'une simple déclaration
du consentement réciproque devant un magistrat, en pré-
sence de témoins ^
Cet état de choses ne fut pas de longue durée. Bientôt le
gouverneur Stévens reçut ordre de remplacer les institutions
existantes par Tapplication du grand modèle. Le changement
était trop radical pour être accepté sans difficulté, aussi quel-
ques efforts qu on ait pu faire dans ce but, ils restèrent stériles
et provoquèrent un commencement de rébellion. A ce mo-
ment môme, il s'introduisit dans la colonie un élément
nouveau qui, bien loin d'atténuer les résistances, ne pouvait
que leur donner un nouvel aliment. Jusqu'en 1672, il ne
paraît point que celte petite colonie qui comptait alors quatre
milles âmes, eût reçu aucun ministre de l'Évangile. Chacun
suivait ses inspirations particulières pour l'hommage à rendre
à Dieu. Mais à cette époque, on vit arriver William Edmunson
missionnaire quaker qui, ayant appris l'existence d'hommes
appartenant à sa secte dans ce petit coin du pays, crut de son
devoir d'aller leur porter les enseignemenis de l'Évangile, et
de tâcher de faire parmi eux des prosélytes. A peu de temps
de là, la colonie fut visitée par Georges Fox le fondateur de
la doctrine, déjà en mission en Amérique. Sa parole persua-
sive, sa prédication où respirait une ardente conviction, dé-
terminèrent des conversions qui furent loin d'être favorables
au nouvel état de choses, car de toutes les sectes, on l'a vu,
le Quakerisme affectait les principes les plus radicaux *.
Les Propriétaires insistant pour l'application du grand mo-
dèle, et les colons le repoussant, il était difficile de définir la
forme du gouvernement pratique. La circonstance se compli-
quait encore de la mort du gouverneur Stévens qui laissait la
colonie abandonnée à elle-même. L'assemblée cependant,
* Bancroft, p. 249.
* Le même, p. 249, et Hildretb, 2« vol.. p. 59.
MÉCONTENTEMENTS. 335
usant des pouvoirs exceptionnels qu'elle avait reçus pour le
cas éventuel qui venait de se produire, choisit elle-même,
le successeur de Stévens, et nomma à ce poste difficile Cart-
wrighl son président. Mais Tattilude de la population inspi-
rant des craintes sérieuses, ce haut fonctionnaire partit
immédiatement pour TAngleterre, afin d'exposer aux Proprié-
taires, la situation grave des affaires. D'autre part, les colons
eux-mêmes avaient dépêché Eastchurch le nouveau prési-
dent de l'assemblée, pour faire valoir leurs griefs et essayer
d'en obtenir le redressement.
Pendant que la vie politique de la colonie était ainsi sus-
pendue, il se passait non loin de là, un grand événement qui
eut beaucoup dHnfluence sur les destinées intérieures de ce
pays. C'est à cette époque en effet (1676), qu'éclata en Vir-
jiinio l'insurrection de Bacon dont j'ai décrit les péripéties
dans le premier volume de cet ouvrage, et qui se termina par
une déroute complète des révoltés. Obligés de chercher leur
salut dans la fuite, les vaincus se réfugièrent dans la Caroline
du Nord. Ils se composaient presque en totalité de non-con- •
formistes ou dissidents, et de ceux qui avant tout, aspiraient
à la liberté politique. Ces recrues étaient peu propres à cal-
mer l'agitation; elles y apportaient au contraire, un ferment
révolutionnaire qui ne pouvait qu'aggraver le conflit déjà
existant.
Les griefs des colons pouvaient se réduire à trois princi- *
paux : restriction fort grande de leurs libertés, obstacles ap-
portés dans l'expansion de leur commerce, et impôts excessifs
résultant des actes de navigation. Quoique ces entraves affec-
tassent les autres provinces également, surtout celles de TEst;
la Caroline du Nord n'en paraissait pas moins souffrir plus
particulièrement de la mise en vigueur des actes de naviga-
tion, car le tabac son principal produit, était destiné à l'ex-
portation, et déjà en 1674, on en évaluait la récolte annuelle
à 800,000 livres pesant. Les droits de douane devenaient une
354 CAROLINE DU NORD,
charge très-lourde, car ils frappaient non-seuleraent cette
marchandise, mais encore celles qu'ils recevaient par voie
d'échange. Enfin le mode de perception en était vexaloire ^
L'interrègne occasionné par la mort deStèvens fut cônisi-
dèré comme une circonstance favorable pour faire une dé-
monstration sérieuse de l'opinion publique. Ce n'est pas que
la colonie fût sans administration, car outre Eastchurch en-
voyé des colons en Angleterre, qui venait d'être appelé au
poste de gouverneur, un nommé Millar ou Miller avait été
investi parles Propriétaires, de la fonction de secrétaire de la
colonie, et par les commissaires de la douane, de celle de
receveur des taxes. Eastchurch, il est vrai, n'était point encore
de retour d'Angleterre, mais Miller qui l'avait précédé, rem"
plissait l'intérim, et déployait un excès de zèle bien inoppor-
tun. La circonstance était grave si l'on considère qu'elle
coïncidait avec l'invasion des réfugiés mécontents de la Vir-
ginie. Il ne fallait qu'un signal pour la révolte, il fut donné
par Gillans et Culpepper, deux hommes résolus qui se
mirent à la tête du mouvement, et débutèrent par empri-
sonner Miller et sept membres du Conseil. Une assemblée
nouvelle convoquée révolutionnairement s'empara du gouver-
nement, nomma Culpepper collecteur des taxes, et repoussa
Eastchurch gouverneur nommé, lorsqu'il arrivait d'Angle-
terre pour prendre possession de son poste. Les choses, on
•le voit, avaient bien changé depuis le jour où celui-ci quittait
la colotiie aVec la mission de défendre à Londres, les intérêts
du peuple*.
Cependant Eastchurch ne resta point inactif: il réclama de
la Virginie des secours d'hommes pour rétablir l'ordre, mais
la morl vint le surprendre au milieu de ses préparatifs de
répression, et les choses restèrent dans le statu quo. Toute
négociation avec l'Europe exigeait une grande perte de temps:
* flildrelh, ïi'' vol , p. 59.
« Hildreth. %^ vol., p. 40*
JUSTICE EXPÉDITIVE. 335
c'est ce qui explique comment Tinsurrection resta en paisi-
ble possession de Tautorité souveraine pendant deux an-
nées (1676-1678).
Les Propriétaires n'ayant aucune force régulière à leur dis-
position, ne pouvaient obtenir obéissance à la loi que par la
persuasion. Ils promirent donc l'oubli du passé, à la condi-
tion qu'à l'avenir les lois fiscales d'Angleterre seraient exé-
cutées sans difficulté. Un des Propriétaires, Seth Solhel suc-
cesseur de lord Clarendon fut nomme gouverneur, avec
mission de ramener le calme (1683). Mais ses actes arbi-
traires et les exactions qu'il multiplia le rendirent tellement
impopulaire, qu'après une administration de cinq années,
l'assemblée générale le condamna à douze mois d'exil, et le
déposa avec défense à jamais de réprendre les rênes du gou-
vernement (1688). C'est à la suite de cette sentence, que
nous Tavons vu se réfugier dans la Caroline du Sud où, après
avoir illusionné momentanément les habitants, il fut expulsé
comme au Nord pour les mêmes griefs. Ces actes de justice
expéditive sur un des Propriétaires, montrent combien était
fragile leur autorité, et font d'autant mieux ressortir l'inanité
de l'organisation féodale rêvée par Locke, et qui était si con-
traire au mouvement de la société coloniale, tel qu'il se révé-
lait partout en x4mérique.
En même temps que les colons secouaient le joug de leurs
souverains immédiats, tous leurs efforts tendaient à se sous-
traire au payement des taxes imposées par la métropole. La
charte royale était ainsi mise en péril, car on la violait
dans une de ses conditions essentielles. Des poursuites en dé-
chéance furent entamées dès 1685, et les Propriétaires ne
purent échapper à l'extrémité dont ils étaient menacés qu'en
offrant de négocier avec la Couronne pour la cession de leurs
droits. On voulait gagner du temps et Ton y réussit.
Mais ce n'était point assez de temporiser, il fallait ouvrir
les yeux sur le danger réel de la situation. Après bien des
356 CAROLINE DU NORD.
iâtonnements, les Propriétaires tout à fait convaincus de
l'impuissance de leurs efforts à maintenir le grand modèle^
se résolurent à l'abroger entièrement sur le motif que le
peuple préférait être gouverné d'après les premiers erre-
ments de la colonie (1693). Ainsi venait expirer comme cela
devait être, dans une profonde humiliation, cette conception
indigeste, après une bien courte existence plutôt nominale
qu'effective. Cette résolution quelque importante qu'elle pa-
raisse au premier abdrd, n'apporta point cependant de chan-
gement notable dans la situation, car le grand modèle ne fut
jamais appliqué sérieuseitient, pas plus ici que dans la Caro-
line du Sud, grâce à la ferme attitude des colons.
Avant d'aller plus loin, il convient de jeter un coup d'œil
sur l'état intérieur de la province (Caroline du Nord).
On a vu que la partie notable de la population se com-
posait de dissidents d'origine anglaise, qui avaient refusé de
se soumettre aux lois arbitraires des sectes dominantes, soit
en Virginie, soit dans la Nouvelle-Angleterre. Parmi eux se
trouvaient des Quakers, mais si leurs mœurs étaient douces
et leurs habitudes paisibles, ils n'étaient pas moins doués
d'une volonté opiniâtre qui ne supportait aucune résistance,
et dont Pcnn fit une sérieuse expérience en Pensylvanie. 11
n'y avait alors aucune ville, aucun grand centre : tous vi-
vaient épars dans les forêts, sans route tracée pour se diri-
ger. Cette existence primitive donnait à leur caractère une
sorte de rudesse difficile à maîtriser. C'étaient les pins indé-
pendants des Indépendants*, dit M. Bancroft. A leurs pieds
devaient se briser la cupidité des Propriétaires et la charte
gouvernementale qui leur servait d'instrument. Rien ne ve-
nait modérer ces volontés toutes d'élan : aucun ministre de
rÉvangile ne se fixa dans ce pays avant 1703. Aucune église
ne fut élevée jusqu'en 1705, et c'est en 1722 seulement, que
* Bancrofi, p. 254.
JOHN ARCHDALE. 557
l'on construisit un bâtiment spécial pour les cours de justice *.
Vouloir soumettre une pareille colonie si jeune et si rebelle,
à des règles fixes et immuables, dénotait bien peu d'intelli-
gence de l'art de gouverner. Lui imposer des charges trop
dures quand elle était si pauvre et si peu nombreuse, c'était
en éloigner Timmigration, et agir en sens contraire du but
qu'on se proposait. Le gouvernement anglais paraissait donc
aussi mal inspiré que les Propriétaires eux-mêmes.
Ceux-ci dont les yeux commençaient à s'ouvrir, cherchè-
rent à remédier à la situation par des choix plus éclairés
pour le poste de gouverneur, mais Ludwell et Smith qui vin-
rent après Sothol dans les deux provinces, trouvèrent bientôt
que le fardeau était trop lourd pour eux. C'est alors (1694)
que les Propriétaires se déterminèrent à charger du gouver-
nement général des deux Carolines, John Archdale l'un
d'eux, appartenant à la secte des Quakers, et dont le carac-
tère et les principes libéraux pouvaient faire présager le suc-
cès. On a vu page 292 comment il sut justifier les espérances
qu'il avait fait naître : créant des routes, les premières tra-
cées dans ce pays, atténuant les charges, rapprochant les
opinions, donnant une équitable satisfaction à tous les inté-
rêts, et apportant dans tous ses rapports une mansuétude
dont Penn son coreligionnaire lui donnait alors l'exemple en
Pensylvanie. Archdale n'avait accepté qu'une mission tempo-
raire : quant il eut atteint le but qu'il s'était proposé, il
quitta les deux Carolines, laissant à Thomas Harvey le gou-
vernement de celle du Nord. Sous son administration qui
s'inspirait des traditions d' Archdale, le peuple jouit paisible-
ment du fruit de ses travaux. Ce fut une espèce de temps de
repos entre les troubles antérieurs et les commotions qui al-
laient suivre.
Les éléments de population réunis dans cette colonie au
* Bancroft, p. 254.
H. " 22
358 CAROLINE DU NORD.
commencement du dix-huitième siècle, se composaient en
totalité de dissidents de TÉglise anglicane. On n'y voyait
point figurer comme dans la Caroline du Sud d'anciens amis
de la royauté, Cavaliers et autres; et parmi les dissidents
on ne comptait aucun huguenot. Aussi le caractère du peu-
ple paraissait beaucoup moins élevé, et ses manières abruptes
affectant une extrême indépendance étaient poussées jusqu'à
la sauvagerie. Spotswood gouverneur de la Virginie à cette
époque, dit de la Caroline du Nord, « que c'était un récep-
tacle de gens en fuite, où il existait à peine une forme quel-
conque de gouvernement, chacun agissant à sa guise et ne
payant aucun tribut ni à Dieu ni à César ^ » Quoique les habi-
tants appartinssent du moins de nom, aux sectes presbyté-
rienne, puritaine ou indépendante, luthérienne et quaker,
il n'y avait pour ainsi dire aucune trace d'un culte public
quelconque. Tous prétendaient tirer leurs notions de droit et
de devoir en politique et en religion, des seules lumières de
la nature.
Outre ces notables différences d'origine, de sectes, et de
sentiments religieux entre les deux Carolines, leurs res-
sources différaient aussi à certains égards. Celle du Nord n'a-
vait ni grande ville ni port de commerce sur l'Atlantique, elle
ne cultivait ni le riz ni Tindigo, deux produits très-riches
qui, à eux seuls, pouvaient faire la fortune d*une colonie;
mais le tabac était le grand but de l'agriculture. On en récol-
tait déjà des quantités considérables dans les premières années
du dix-huitième siècle. La Nouvelle-Angleterre faisait le mo-
nopole de ce produit qu'elle transportait ensuite en Angle-
terre où elle le revendait avec un grand avantage ; réalisant
deux profits à la fois, celui de revente et le prix du fret. Les
Caroliniens exploitaient aussi les forêts d'où ils tiraient des
mâts, des planches, de la térébenthine, du goudron, etc. Enfin
* Spotswood M. S.,etBancroft, p. 584.'
RELIGION D'ÉTAT. 339
ils faisaient le commerce de pelleteries, de suif, même de blé
et autres denrées. Les esclaves étaient encore rares parmi
eux, car le climat et la salubrité des parties peuplées permet-
taient aux habitants de se livrer aux travaux agricoles el au-
tres; il ne leur fallait que des auxiliaires \
On voit que les traits principaux de physionomie des deux
Carolines quoique dans un voisinage immédiat, étaient carac-
térisés d'une manière fort différente, quoique au fond, les
idées d'indépendance fussent les mêmes et se donnassent car-
rière aussi librement, comme on le verra plus loin.
Religion d'État. — Anarchie. — Immigrations allemande et suisse.
Dans le pacte primitif intervenu entre les Propriétaires et
les premiers colons de la Caroline du Nord, la liberté de con-
science avait été assurée à ceux-ci, sans restriction. Mais en
1704, Nathaniel Moore alors gouverneur, chercha à force
d'intrigues, à faire établir une religion d'État. Tel fut le succès
de ses manœuvres, qu*il parvint à faire voter par une assem-
blée composée erf grande partie de dissidents, la suprématie
de l'Église anglicane. La loi ne passa il est vrai, qu'à la majo-
rité d'une seule voix, mais elle prétendit repousser de toute
fonction salariée et même honorifique, quiconque ne prête-
rait pas le serment de conformité*. Déjà un statut de 1702
avait établi une taxe de trente livres à la charge de chaque
précinct, pour l'entretien d'un ministre et d'une Église an-
glicane. Enfin les Quakers furent rendus incapables de porter
témoignage dans les affaires criminelles et de servir comme
jurés ou comme fonctionnaires pour cause de refus de ser-
ment*.
* Bancroft, p. 384.
* Historical Sketches of North Carolina, by J. H. Wheeler, p. 34*
' Le même, p. 35.
340 CAROLINE DU NOKU.
Les Propriétaires paraissaient avoir perdu les plus simples
notions de leurs intérêts. Comment pouvaient-ils croire le
peuple assez résigné pour accepter cette situation subalterne?
Croyaient-ils à l'indifférence religieuse de ces hommes qui
ne donnaient presque aucun signe extérieur de leui*s croyan-
ces ? Si telles étaient leurs idées, leur illusion fut de courte
durée. Ces mesures provoquèrent des troubles et des insur-
rections, on les foula aux pieds, et l'on n aurait pu trouver
aucun secours dans tout le pays pour maintenir le culte an-
glican. Mais sur une pétition adressée au Parlement pour
obtenir l'annulation de ces actes, la Chambre des Lords les
déclara « en opposition directe avec les lois de TAngleterre,
contraires à la charte des Propriétaires, favorables à l'a-
théisme, nuisibles au commerce, et tendant à dépeupler et à
ruiner la contrée ^ » Ce fut un grand succès obtenu, si Ton
compare surtout la situation des deux Carolines, car celle du
Sud ne put s'affranchir de la religion d'État, grâce au nombre
croissant des Épiscopaux qui formaient une partie notable de
la population, et à l'influence qu'ils surent se ménager.
On conjecture que depuis Archdale qui réunissait dans ses
mains l'administration des deux provinces, administration
divisée par lui-même entre deux successeurs, le gouverneur
de la Caroline du Sud était autorisé à nommer seul celui de
la Caroline du Nord, en c^s de vacance. C'est ainsi que Tho-
mas Cary fut choisi gouverneur de cette dernière colonie, par
Nathaniel Johnson qui occupait cette fonction au Sud. Mais les
Propriétaires refusant de ratifier cette nomination, investi-
rent directement de leurs pouvoirs Guillaume Glover. Telle
fut la cause d'une scission violente qui partagea la population
en deux camps dont l'un composé d'anglicans et de royalistes;
Tautre, de dissidents et de démocrates. Chaque parti eut son
gouverneur et sa chambre de représentants, et quoique ce
« Wheeler, p. 35.
ANARCHIE. 341
dernier fût de beaucoup le plus nombreux, ses adversaires le
tenaient en échec par leur bonne organisation. Cependant
Cary soutenu parles Quakers, souleva la populace et chassa la
plupart des membres du Conseil, y compris le président.
L'anarchie était complète (1710).
Ces scènes de désordre paraissaient être entrées dans les
mœurs du peuple. Tout changement de gouverneur détermi-
nait une situation aussi critique que s'il se fût agi d'un chan-
gement de souverain. Spotswood, dans ses notes sur ce
temps, écrivait que « c'était la coutume du peuple de la
Caroline du Nord de résister à ses gouverneurs et de les
emprisonner; et que l'impunité dont il avait toujours jouit
à cet égard, lui faisait considérer ce procédé comme régu-
lier*.
Ces observations sont confirmées par un document d'une
date postérieure, et qui atteste la continuation de cet esprit
d'insubordination, même dans des circonstances qui n'étaient
pas identiques. En effet, George Burrington gouverneur de
cette province écrivait officiellement en 1731, au duc do
Newcastle alors président du Comité du commerce en Angle-
terre : « Il ne faut ni flatter ce peuple ni ruser avec lui ; et
chaque fois qu'un gouverneur essayera de l'un et de l'autre
moyens, il perdra sa peine et montrera qu'il ne sait rien de
ce pays. »
« Les habitants de la colonie du Nord ne sont pas laborieux,
mais astucieux, et toujours insolents envers les gouverneurs.
Ils en ont chassé plusieurs, emprisonné d'autres, et quand
ils se sont décidés à en nommer eux-mêmes, ils ont soutenu
leurs choix, à main armée '. »
Les Propriétaires ou la majorité d'entre eux semblaient
toujours frappés de surprise lorsque ces événements arri-
* Bancroft, p. 585.
« Documents on file In offices ofBoard oftradein London, from 1662
to 1769.
342 CAROLINE DU NORD,
valent, ils n'y voulaient voir aucun avertissement pour modi-
fier leur système de gouvernement. Cependant les circon-
stances étaient graves et il fallait faire face à la crise
actuelle, pour ne pas laisser entièrement périr le principe
d'autorité. Le choix d'un nouveau gouverneur était surtout
de grande conséquence, car de lui pouvait dépendre la pacifi-
cation des esprits.
Les Propriétaires alarmés enfin de cet état de choses,
crurent faire un choix heureux en nommant gouverneur de
la Caroline du Nord, Edouard Hyde qui n'avait point d'anté-
cédents politiques et ne se recommandait guère que par sa
parenté avec lord Clarendon. Mais à son arrivée, les rebelles
soulevèrent des difficultés de forme pour lui refuser obéis-
sance, de manière à le rendre impuissant et à se montrer
eux-mêmes plus redoutables. Cependant Hyde qui avait le
prestige de son mandat, réussit à faire nommer une assem-
blée générale à sa dévotion, et il obtint diverses lois qui ne
firent qu'enflammer davantage les esprits, bien loin de
les amener à composition. Mieux eût valu recourir à d'autres
voies, car les lois faites furent méprisées et foulées aux
pieds, et l'insurrection y puisa de nouvelles forces. Le gou-
verneur n'avait aucune troupe à sa disposition, il fit appel
à Spotswood gouverneur de la Virginie, auquel il demanda
les secours nécessaires pour dompter la rébellion. Celui-ci
pouvait hésiter à cause des difficultés du terrain couvert de
forêts et coupé par tant de rivières, mais préoccupé du con-
trecoup que la Virginie pourrait recevoir de ces commo-
tions, il expédia de suite vers la Caroline un petit corps de
milice, et des marins détachés des vaisseaux de guerre alors
stationnés dans la Chesapeake. Cette simple démonstration
suffit pour mettre en ftiite les principaux insurgés. Ceux-ci
vinrent même spontanément en Virginie, annonçant qu'ils
entendaient en appeler aux Propriétaires. Spotswood les fit
arrêter et les envoya en Angleterre pour subir leur procès,
LOIS CIVILES. 345
dans Tespoir que la révolte cesserait, lorsque les chefs auraient
disparu.
Les choses rentrèrent dans Tordre, mais le sentiment popu-
laire prévalut dans l'assemblée, et les députés ou Bourgeois
refusèrent tout subside même pour défendre le pays, jusqu'à
ce qu'on eût rappelé les personnes les plus compromises
dans le dernier mouvement. Il convient de dire ici que les
insurgés envoyés en Angleterre furent mis en liberté après un
simulacre de procès, et qu'une amnistie complète fut accor-
dée en 1712 K
Les troubles de la colonie n'arrêtèrent point l'accroisse-
ment de la population qui semblait au contraire égaler, sinon
dépasser celle de la Caroline du Sud. L'immigration ne se dé-
courageait point, provoquée qu'elle était par certains avan-
tages dont les Propriétaires n'étaient point avares. D'abord des
Suisses vinrent en 1711 fonder la ville de New-Bern sur les
bords de la Neuse, près du confluent de cette rivière et du
Trent. Un peu après, des Allemands furent envoyés aux frais
des Propriétaires dans cette direction, et s'établirent dans le
voisinage des Suisses. Cette prise de possession d'un territoire
qui appartenait aux Tuscaroras, souleva toute cette tribu et
détermina une guerre longue, cruelle et coûteuse, dont je
parlerai un peu plus loin.
§3.
Lois civiles. — Caractère des colons. — Gouvernement royal. — Anarchie.
En 1713 la colonie a pour gouverneur Charles Eden dont
les premiers actes consistent à faire un traité de paix avec les
Indiens, et à abattre la ^piraterie qui infestait le pays. Il
semble qu'on entre dans une voie plus calme et que la société
« Bancroft, p. 385. — Hildrelh, 2» vol , p. %8. — Wheeler, p. 36.
344 CAROLINE DU NORD.
a trouvé enfin le terrain solide sur lequel elle peut reposer.
Les lois étaient éparses, sans cohésion, souvent même contra-
dictoires ; on procède à un travail de révision et de publica-
tion de fois nouvelles, en ayant soiii d'annuler toutes celles
antérieures qui ne figureraient point dans le nouveau code. Je
vais signaler quelques-unes des principales dispositions qu'il
consacre, et qui sont comme la base de la société qu'on vou-
lait asseoir (1715).
Les considérations religieuses ont toujours le pas sur les
autres matières. Un acte rend obligatoire l'observation du
jour du Seigneur, toujours négligé jusque là. Il contient
aussi des dispositions tendant à proscrire toute profanation,
l'immoralité, et tous autres péchés énormes.
Un autre acte institue l'Église anglicane religion d'état, et
règle Télection des membres du Comité paroissial.
Puis, on assure la liberté de conscience, et Ton consacre le
privilège accordé aux Quakers de remplacer le serment par
une affirmation solennelle qui en tiendra lieu.
Les lois d'Angleterre sont déclarées obligatoires pour la co-
lonie. Toutefois la Common law ne pouvait être invoquée que
dans les dispositions qui ne seraient pas contraires à la juris-
prudence des cours de la colonie, dont les règles approuvées
par le gouverneur et le Conseil, auraient force de loi jusqu'à
ce qu'elles fussent rapportées par l'assemblée.
Quant aux statuts rmjto, c'est-à-dire aux lois particulières
qui forment une branche de législation distincte de la Com-
mon law^ ils ont aussi force obligatoire, quoique la province
n'y soit pas nommément désignée; tous droits réservés,
notamment en matière de privilège de conscience et de pré-
rogatives politiques.
Une prescription importante est créée : la possession d'un
immeuble d'une manière continue et de bonne foi pendant
sept ans, en assurait la propriété au détenteur.
Tels sont les traits principaux de cette législation, la
FAIBLE EMPIRE DE LA LOI. 345
plus ancienne dont on ait conservé la trace pour ce pays *.
Jusqu'en 1 725, aucune ligne de frontière précise n'avait
été tracée entre les Carolines et la Virginie. La Caroline du
Nord était la plus intéressée à cette division, car ses établisse-
ments se rapprochaient davantage de la province voisine, et
il pouvait résulter de graves inconvénients de cette situation
indéterminée. On comprit enfin, à raison de Taccroissement
de population, qu'il était indispensable de poser des limites.
Des commissaires furent nommés pour procéder à cette opé-
ration, mais on ne se mit à l'œuvre qu'en 1727, époque à
laquelle on parvint à se mettre d'accord sur les divers points
de difficultés. Guillaume Byrd l'un des commissaires de la
Virginie a laissé un souvenir de ce travail qui a été publié
sous le titre d'histoire de la ligne de séparation, et qui
donne une triste idée du caractère du peuple de la Caroline. 11
constate que des riverains déclarèrent que « si l'on compre-
nait leurs biens dans la province de Virginie, ils préféreraient
se retirer dans la Caroline où ils n* étaient tenus de payer aucun
tribut ni à Dieu ni à César '. »
Ces faits se passant douze ans après la publication des lois
que j'ai rapportées plus haut, montrent que si un certain
nombre des habitants avaient de bonnes aspirations, chez d'au-
tres au contraire, surtout loin du centre politique, la règle
avait encore peu d'empire. De grossiers instincts qui n'avaient
jamais été î\ux prises avec l'éducation, étaient seuls prédomi-
nants.
C'est peu de temps après la séparation des deux provinces,
que les Propriétaires abandonnèrent à la couronne tous leurs
droits sur les Carolines, ainsi que je l'ai expliqué page 3i0.
Je n'en dirai rien de plus. A cette époque, la province du
Nord contenait environ dix mille habitants, et elle était di-
visée en trois comtés : Albemarle, Bath et Clarendon, mais
« Hildreth, 2' vol., p. 292-295.
• Westover M. S., Petersburg, 1841.
546 CAROLINE DU NORD,
chacun d*eux était divisé en precincts qui furent élevés au
rang de comtés en conservant leurs appellations premières,
et absorbèrent les trois comtés originaires.
La nouvelle de la cession de la province faisant craindre
sans doute plus de régularité et de sévérité dans l'administra-
tion, le gouverneur alors en fonction, Everard dont le mandat
par le fait, était expiré, se hâta de faire d'énormes conces-
sions de terre à ses amis, sans stipuler aucun prix, même sans
exiger aucune rente, par dérogation flagrante à tous les pré-
cédents. D*un autre côté, rassemblée tenant à se ménager des
ressources qu'un gouverneur royal pourrait lui refuser, passa
précipitamment un bill portant création de quarante mille
livres sterling de billets de circulation. L'approbation d'Eve-
raixl, ne lui fit point défaut. Le vieil esprit continuait de sub-
sister : tout respect humain, toute règle étaient foulés aux
pieds, le corps social paraissait profondément atteint.
Le premier gouverneur royal donné à la province fut Bur-
rington dont j'ai rapporté plus haut l'opinion sur le peuple
de cette contrée. 11 inaugura son administration par la re-
mise à tous les tenanciers, des arrérages de rente qu'ils pou-
vaient devoir à la couronne. Mais ce début ne suffit point à
lui concilier la faveur publique. L'assemblée se plaignit bien-
tôt du taux élevé des droits et émoluments exigés par les
fonctionnaires, et elle demanda avec insistance le redresse-
ment de ce grief déjà ancien. Le gouverneur repoussa cette
demande comme un empiétement sur la prérogative royale.
Cette résistance reçut le châtiment réservé dans toutes les
colonies aux gouverneurs récalcitrants : l'assemblée refusa
de voter aucun subside et de passer aucun bill, tant qu'il
ne serait pas fait droit à ses réclamations. Une nouvelle ré-
bellion éclata, violente et irrésistible : Burrington prit la
fuite pour ne plus revenir (1734), et fut remplacé par Ga-
briel Johnston, Écossais d'origine, médecin et professeur de
langues orientales en Angleterre. Quoique étranger à la vie
ANARCHIE. 547
publique, il était familier avec les questions politiques qu'il
aborda souvent dans un recueil périodique estimé. Mais par-
dessus tout, ses intentions droites et libérales semblaient de-
voir lui attirer la confiance des colons. Lors de son entrée en
fonctions (1735), il se trouvait en face d'une assemblée aigrie
qu'il fallait se garder d'irriter encore. Il se borna à protester
de ses bonnes intentions et à ne point ménager le blâme à
ses prédécesseurs. A la session suivante, il fut plus expli-
cite, et dans son allocution il s'étendit sur la déplorable
condition de la colonie : il signalait notamment la morale re-
lâchée du peuple, l'absence de toute provision pour l'instruc-
tion publique, le mépris général des lois, la violation des
décisions judiciaires, l'oppression des pauvres par les gens
riches, etc. Il concluait en disant que, représentant de la
royauté, il saurait en maintenir les droits, sans méconnaître
les libertés du peuple, et en se préoccupant au contraire, de
son bonheur.
Aux prises avec une situation si ditTicile, au milieu de pas-
sions et d'intérêts si vivaces, la position du gouverneur était
pleine de perplexités. La question des quitrents ici comme
dans toutes les provinces, était un sujet de débats irritants :
les colons pour la plupart au moins, en refusaient le paye-
ment, et cependant, c'est sur ce produit qu'étaient affectés
les traitements des officiers de la couronne. 11 fallait assurer
les seules ressources de ceux-ci, et pour y parvenir on pra-
tiqua quelques saisies. L'assemblée générale, indignée de
cette mesure, lança un mandat d'arrêt contre les officiers
chargés de cette opération, et ils furent jetés en prison
(1637) ^ Johnston chercha à détourner l'orage en convoquant
une nouvelle assemblée, et à l'aide d'un compromis fait avec
elle, il se félicitait d'avoir prévenu de plus grands malheurs.
Mais le gouvernement anglais trouvant que son représentant
» Hildreth, 2* vol., p. 540.
548 CAROLINE DU NORD.
avait été trop large dans ses concessions, rejeta la loi pro-
posée à l'agrément du roi (1639).
§4.
Immigralion d'Écossais et d'Irlandais. — Administi*ation de Gabriel Jobnston.
QuHrents.
La situation était critique, mais l'afflux incessant d'émi-
grants venant d'Europe pouvait assez promptement modifier
Tesprit général et les tendances du peuple. Les éléments
nouveaux étant meilleurs et formant des groupes distints, ap-
portaient quelque soutien aux principes d'ordre dont ce pays
avait tant besoin. L'accroissement de population était rapide,
car on a calculé que depuis Tachât par ta couronne de la
charte des lords-Propriétaires (1729) jusqu'en 1750 environ,
le nombre des habitants s'était élevé, de treize mille à plus
de quarante-cinq mille *.
Les débats pour la perception des quitrents se prolongè-
rent assez longtemps, et les officiers royaux ne recevant au-
cun traitement pendant huit ans, furent obligés de sei.répan-
dre dans le pays, et d'aviser à mille expédients pour ne pas
mourir de faim. Pressé cependant par la force des choses,
Jobnston ayant remarqué que les comtés du Sud plus nou-
vellement formés, étaient moins violents dans leur opposi-
tion, convoqua une assemblée pour faire réussir un projet
qu'il méditait depuis quelque temps. En 1646, saisissant le
moment où les représentants des comtés du Nord étaient
absents, il réunit ceux du Sud, et réalisa avec eux seuls un
arrangement qui leur profitait aussi bien qu'au gouverne-
ment. Précédemment, en vertu d'un uçage abusif, les comtés
du Nord avaient droit chacun à cinq membres dans la légis-
lature, tandis que ceux du Sud beaucoup plus nouveaux,
n'en pouvaient envoyer que deux. On passa un bill qui mit
* Wheeler, p. 45.
IRLANDAIS ET ÉCOSSAIS 349
les deux régions sur le même pied politique, et en même
temps, le bill des taxes réclamées par Johnston fut accordé
sans difficulté. Enfin le siège du gouvernement fut trans-
porté à Wilmigton. Les six comtés du Nord indignés de
cette manœuvre, protestèrent contre cette session subrep-
tice, et refusèrent leur adhésion à chacun des actes qui
y avaient pris naissance. Mais le temps était venu où le
despotisme de ces comtés allait cesser par le déplacement
des majorités. L'Ecosse, depuis la grande rébellion de 1745,
fut témoin pendant plusieurs années, d'une nombreuse émi-
gration de ses enfants qui vinrent s'établir pour la majeure
partie dans la Caroline du Nord, et formèrent un excellent
fond de population, A peu de temps de là aussi, on y vit ar-
river des Irlandais du nord de ll'rlande, dont le concours ne
fut pas moins utile pour la prospérité générale. Les uns se
posèrent sur les bords de la rivière Cap Fear à l'endroit
appelé aujourd'hui Fayetteville ; les autres allèrent peupler
la partie nord-ouest de la colonie ^
A l'aide de ces nouvelles recrues, les choses changèrent un
peu d'aspect, et la législature passa enfin régulièrement en
1748 un acte qui déterminait le revenu royal et assurait le
payement des quitrents.
L'administration de Johnston fait époque, car elle dura
vingt années environ et ne cessa que par sa mort arrivée
en 1752. Pour se maintenir si longtemps au milieu d'une
population indisciplinée et hostile, il lui fallut une grande
dextérité, beaucoup de patience et de longanimité ; et avec
ce levier, il parvint à asseoir cette société sur de meilleures
bases, en assurant au pouvoir le respect sans lequel il de-
meure impuissant.
L'influence de la sage administration de Johnston lui sur-
vécut, et aida beaucoup ses successeurs dans le gouverne-
* Baird, p. 151. — llildreth, 2* vol., p. 416.
S5-2 CAROLINE DU NORD.
été renouvelé, leur existence cessa partout, et la province
retomba dans la confusion d*où elle avait été si heureusement
tirée. Cet état de choses était comme dans la Caroline du Sud,
le résultat d'un conflit qui s'était élevé entre le gouverneur
et la législature sur la question de prérogative pour la nomi-
nation des juges. Cependant il devenait urgent de sortir d'une
situation si dangereuse pour l'intérêt public : un compromis
vint résoudre la difficulté, et après une suspension d'une
année, les tribunaux furent rétablis, et la justice reprit son
cours.
L'esprit de résistance et de rébellion pouvait se calmer
quelque temps, mais il ne fut jamais entièrement dompté, et
Ion ne sera pas surpris peut-être, d apprendre que c'est la
Caroline du Nord qui la première, souleva dès 1775 la ques-
tion d'indépendance, et qui la résolut immédiatement par
l'affirmative, le 20 mai de cette année, par une déclaration
restée célèbre et appelée déclaration du Mecklembourg, du
nom du comté où elle fut proclamée ^
§6.
Considérations diverses.
On a vu que depuis l'origine de la Caroline, sauf l'essai
du grand modèle^ il n'avait été fait aucune modification for-
melle au pacte primitif qui assurait au peuple une parti-
cipation réelle au pouvoir législatif et exécutif. Mais dans
l'exécution, en fait, la nomination du gouverneur et du Con-
seil resta dans les attributions exclusives des Propriétaires
et de la royauté qui leur succéda. Les conflils ne portèrent
donc que sur des attributions législatives, que les assem-
blées générales cherchaient toujours à étendre. Les ques-
tions relatives aux quitrents et aux taxes commerciales oc-
cupèrent beaucoup plus les esprits, que les institutions
« Wheeler, p. 69.
CONDITIONS DIVERSES. 555
d'un ordre plus élevé. Ainsi Ton n'aperçoit aucune trace
d'efforts faif s pour créer des écoles, pour développer le senti-
ment religieux, pour encourager et propager la charité pu-
blique, à l'exemple de la belle association de la Caroline du
Sud. A ces divers points de vue la colonie paraît être restée
de beaucoup en arrière de toutes les autres, surtout de sa
voisine qui, composée d'éléments très-différents, avait beau-
coup plus d'élévation de caractère. Les ressources cependant
ne manquaient pas pour améliorer cette condition morale,
car outre le tabac qu'elle produisait abondamment, elle tirait
un parti très-utile de ses forêts, grâce aux primes accordées
par r Angleterre pour la production du goudron, de la poix,
et de la résine. Le grand accroissement de la population
prouverait surtout cet état prospère, car l'émigration étran-
gère ne recherche que les pays qui récompensent prompte-
ment et largement son travail.
Les successions étant réglées d après la loi anglaise *, il se
créa des fortunes importantes surtout dans les parties plus
anciennement peuplées, où la richesse avait eu le temps de
s'accumuler.
L'esclavage y fut toujours moins nombreux que dans la
Caroline du Sud où le sol, le climat et la nature particulière
de la culture exigeaient davantage l'emploi du travail noir.
Enfin les rapports des deux Carolines avec les Indiens ne
différaient point de ceux créés par les autres provinces, car
le mobile était le même partout, ainsi qu'on va le voir.
* ïredeU's Norih Carolma Laws, 1715, p. 18-19.
^2S
354 CAROLINES.
CHAPITRE XXI
RAPPORTS DES CAROLINES AVEC LES INDIENS
L*attitude des Européens envers les indigènes étant la
même partout au Sud comme au Nord, elle ne pouvait que
soulever de tous côtés la même irritation, et provoquer aux
représailles. Mais deux causes spéciales pesaient de tout leur
poids sur les Carolines, et devaient leur faire redouter de
fréquentes luttes armées. D'une part, situées dans le voisi-
nage de la Floride, elles avaient toujours à craindre une inva-
sion des Espagnols et des Indiens qui avaient fait alliance avec
eux. D'autre part, à Texception de New-York et de la Nou-
velle-Angleterre, aucune province n'était plus entourée de
tribus nombreuses et les plus puissantes de toute l'Amérique
du Nord. Tout conflit avec elles pouvait entraîner de grands
désastres.
Cependant la témérité des populations turbulentes qui for-
mèrent le premier noyau des deux Carolines les fit courir
elles-mêmes au-devant du danger qu'elles créèrent comme
à plaisir. Nulle part plus que dans les Carolines du Sud et du
Nord peut-être, on ne se livra plus effrontément au rapt des
Indiens pour en faire un objet de spéculation. Des embû-
ches leur étaient tendues de tous côtés, on leur faisait la
chasse comme cela se pratique de nos jours pour les nègres;
et plus d'une expédition fut entreprise contre des tribus inof-
fensives, dans le seul but de faire des prisonniers à vendre
pour le marché américain ou pour les Indes occidentales. Les
lords Propriétaires, très-mécontents de ces spéculations qui
pouvaient nuire 5 leurs intérêfs, recommandèrent au gou-
verneur Morton en 1681, de prendre sous sa protection tous
les Indiens établis dans un espace de quatre cent milles au-
RAPPORTS AVEC LES LNDIENS. 355
tour de Charleslon, et de les traiter avec bonté et humanité^
Mais que pouvait celte sage instruction quand des gouver-
neurs et des membres du Conseil eux-mêmes, prenaient un
intérêt dans ces sortes d'affaires? On n'en tint aucun compte
et les choses continuèrent comme par le passé.
Les voies d'approvisionnement ordinaire dlndiens n'étant
point assez actives, on imagina un autre moyen de s'en pro-
curer : il consista à enflammer les rivalités et les haines de
tribu à tribu, de manière à déterminer des guerres entre
elles, qui laisseraient aux mains du vainqueur des prison-
niers à vendre moyennant une faible somme que les colons
centupleraient par la revente.
Cette mesure avait été, à Torigine, déterminée par une
raison d'humanité. Lors des premières luttes engagées entre
les deux races, les blancs, à Texemple des Indiens, ne fai-
saient aucun quartier et massacraient impitoyablement tous
ceux dont ils pouvaient se saisir. Pour mettre un terme à
cette coutume barbare, une prime fut accordée à quiconque
dans de pareilles circonstances, ferait des prisonniers et les
amènerait à Charleston. Cette prime se réglait eu égard au
nombre des vaincus, et le gouverneur en disposait pour le
profit de la province. Ces malheureux échappaient ainsi à la
mort, mais ils perdaient la liberté pour toujours. Ce qui ne
devait être qu'occasionnel se généralisa, et le marché, au lieu
de se fournir de prisonniers, ne recevait plus guère que des
gens victimes de rapls odieux.
Archdale dont l'administration fut si paternelle, voulut
mettre un terme à cet indigne trafic, et saisissant Toccasion
favorable, il renvoya aux Espagnols de la Floride des Indiens
élevés dans les principes du christianisme, que les Yamasees
avaient faits prisonniers dans une guerre de tribu à tribu, et
que ceux-ci venaient vendre à Charleston. Cette généreuse ini*-
* Carroll, l**^ vol., p. 85.
35'j CAROLINES.
liativc ne rcsla poinl sliuilo, car à peu île Icmps de là, des
Européens ayant fait naufrage sur la côle de la Floride, les
Indiens les recueillirent avec bonlé, et les conduisirent au fort
Saint-Augustin où lé commandant, après leur avoir donne
les secours dont ils avaient besoin, les envoya en sûreté dans
la Caroline du Sud (^C95)^
La population de ces Provinces que nous avons vue si tur-
bulente et si peu disciplinée, n'était pas mûre pour une politi-
que si libérale : on vit donc se continuer d'une manière aussi
active que par le passé, la chasse aux Indiens et le trafic de
ceux dont on s'emparait en toutes circonstances. Les exporla-
tions qu'on en faisait de la Caroline du Sud devinrent si abon-
dantes, que la Pensylvanie et le Massachusetts qui servaient
précédemment de débouchés utiles, passèrent en 1712, des
lois portant prohibition expresse d'importation d'esclaves in-
diens dans toute l'étendue de leurs territoires. Ces pro-
vinces qui avaient détruit ou refoulé tout ou partie des tribus
environnantes, ne voulaient à aucun prix, voir se former
un noyau nouveau d'hommes de cette race. C'était donc non
par humanité, mais par un motif de sécurité personnelle,
qu'on frappait cette révoltante branche de commerce. Quel-
que part qu'on jette les yeux dans toutes ces colonies, on voit
prédominer l'intérêt, jamais ou presque jamais un principe!
Et cependant elles se recrutaient d'individus qui, pour la plu-
part, fuyaient leur patrie pour des causes de religion!
A défaut du marcha américain, il y avait encore un au Ire
débouché aux Indes occidentales. La Caroline du Sud conti-
nua à l'alimenter, au grand détriment de sa considération et
de la sincérité de ses professions de foi religieuse. Ce trafic
ne cessa que quand partout le nègre fut préféré de beaucoup
à l'Indien.
Les traitements auxquels les planteurs soumettaient les es-
« Carroll, 1" vol , p. 120.
Oî
RAPrORTS AVEC LES INDIENS. ^"^^iîSAH
claves nègres ou indiens, élaient de la dernière inhumanité,
et ce n'est que justice de dire que le code de Tesclavage dans
les deux Carolines, est encore lun des plus cruels qui aient
élé adoptés dans toute TAmérique du Nord. J'en ai montré le
trait principal dans mon livre sur Tesclavage, jeny revien-
drai point. Il est presque inutile de dire que dans ces colo-
nies, aucun effort ne fut fait pour civiliser et christianiser les
races rouge et noire. Comment espérer davantage d'un pays
où la même incurie existait pour les blancs eux-mêmes qu'on
laissait sans instruction ?
Les causes de conflit entre les races blanche et rouge
étaient nombreuses, sans différer beaucoup de celles que j'ai
signalées pour les autres colonies. Cependant il fallait y ajou-
ter les rivalités existantes entre la Caroline du Sud et la Flo-
ride, et qui entraînaient des guerres dans lesquelles certaines
tribus prenaient parti pour les Espagnols contre les Anglo-
Américains. Je n'entrerai dans aucun détail sur la plupart de
ces luttes qui n'eurent point de conséquences capitales, et
qui seraient sans intérêt pour le lecteur. Je ne parlerai que dé
deux levées de boucliers dans lesquelles les Indiens crurent
bien pouvoir anéantir les Caroliniens. Mais auparavant, disons
quelques mots des tribus qui prirent part à ces mouvements.
Entre la contrée des Apalaches et les établissements de la
Caroline du Sud, se mouvait la puissante confédération des
Muskogees ou Creeks, qui occupait au sud-ouest de la rivière
Savannah, et au sud des AUeghanies, un grand territoire com-
posant aujourd'hui la Géorgie et la plus grande partie de
l'État d'Alabama. Cette confédération qui se divisait en Hauts
Creeks et en Bas Creeks, pouvait mettre sur pied de cinq à
six mille guerriers.
La partie sud-ouest delà chaîne des AUeghanies était occupée
par la confédération non moins nombreuse des Cherokees. Ces
anciens habitants des belles vallées arrosées par les rivières
tributaires du haut Tennessee, réclamaient encore comme
558 CAROLliNES.
leur terriloirc de chasse toute la région Nord s'étendant jus-
qu'aux rivières Kanbawa et Oliio.
Entre les Cherokees et les établissements anglais des deux
Carolines, se trouvaient les Yamassees s'échelonnant sur la
rive Nord de la rivière Savannah; plus, les Catawbas qui occu-
paient en partie les bords de la rivière de ce nom ; enfin les
Tuscaroras répandus sur la Neuse.
Ces tribus, au dire de Gallatin, n'étaient pas moins cruelles
que celles du Nord ; mais moins occupées de guerre, elles
s'adonnaient à l'agriculture, et la chasse n'était pour elles
qu'un objet secondaire. 11 paraît même que les Muskogees
ou Creeks meilleurs politiques que leurs voisins, aimaient
mieux incorporer dans leurs rangs des tribus d'un ordre
inférieur, que de les exterminer. La raison principale qu'on
donne de ces différences d'habitudes comparées à celles des
tribus du Nord, tiendrait à cette considération,. que les con-
trées Sud étaient moins giboyeuses et donnaient sans beau-
coup de peine d'abondants produits agricoles. De la diversité
du genre de vie et de l'action énervante du climat, résultait
pour ces tribus du Sud un adoucissement notable de carac-
tère ^
Tels étaient les Indiens avec lesquels les Caroliniens avaient
à compter. A part quelques engagements résultant de causes
diverses, et parmi lesquels se remarqua une expédition
contre les Indiens Apalaches qui s'étaient alliés aux Espa-
gnols et qu'on refoula jusqu'aux bords del'Altamaha (1705),
les Carolines n'avaient conçu aucune alarme très -sérieuse.
Mais en 1711, les Tuscaroras et quelques autres tribus de la
Caroline du Nord irritées sans doute des envahissements con-
stants qui rétrécissaient de plus en plus le cercle de leurs
évolutions, méditèrent une vengeance exemplaire tenue long-
temps secrète, et par conséquent plus redoutable. Ils com-
* Archxologia Americana, 2* vol., p. i08.
RAPPORTS AVEC LES INDIENS. 559
mencèrent par bien fortifier leur ville principale pour pro-
téger leurs familles ; et au nombre de douze cents guerriers,
ils se répandirent dans le pays par petits groupes afin de ne
point donner l'alarme. Ils choisirent pour mettre leur projet
à exécution l'époque du changement de lune, et au moment
convenu, ils entrèrent dans les habitations des blancs où,
sous de faux prétextes, ils élevèrent des disputes et se ruèrent
sur les hommes, les femmes et les enfants qu'ils massacrèrent
sans merci. Ils ne laissaient échapper personne pour empê-
cher l'alarme de se répandre, et ils continuèrent ainsi leur
œuvre sauvage en attaquant chacune des plantations qui,
étant éparses, ne pouvaient aisément se secourir. La première
nuit, on comptait aux environs de Roanocke, plus de cent
trente-sept victimes parmi lesquelles se trouvaient dés Suisses
qui étaient venus y fonder une colonie peu de temps aupa-
ravant. Cependant quelques rares individus purent se sous-
traire à cette sauvage boucherie, ils prirent la fuite à travers
les bois et donnèrent l'alarme à leurs voisins. Mais la Caro-
line du Nord était alors bien peu préparée à la résistance.
Les Quakers qui formaient une partie notable de la popula-
tion, refusaient de prendre les armes en vertu des principes
de leur secte qui réprouvaient toute lutte violente. Quant aux
autres habitants, à peine remis des troubles civils dont la pro-
vince avait tant souffert, on ne pouvait en attendre que peu
ou point de secours. La Caroline du Sud, heureusement avertie
à temps de cette calamité inattendue, et comprenant la né-
cessité d'en arrêter promptement les progrès, recourut im-
médiatement aux moyens énergiques de répression. La légis-
lature vota un secours en hommes de milice, et on y adjoignit
la participation d'un corps nombreux d'Indiens alors amis,
tels que des Catawbas, des Yamassees, des Cherokees et des
Creeks. Ces forces réunies sous le commandement de Barn-
well, s'avancèrent avec précaution dans ces déserts boisés
qu'on ne connaissait guère; mais à force de patience et de cou-
5G0 CAUOLINES.
rage, on arriva enfin près tic rcnncmi. Un engagement s'en-
suivit, et dans la mêlée, plus de trois cents hommes des Tus-
caroras et de leurs alliés restèrent pour morts sur le champ
de bataille. Cent autres furent en outre faits prisonniers en
vue du marché d'esclaves \
Cette première défaite avait affaibli Tennemi sans cepen-
dant rabattre. Les Tuscaroras firent retraite sur leur propre
territoire, mais aciivement poursuivis par Barnwell, ils ne
purent éviter un nouveau combat aussi sanglant que le pre-
mier. Contraints à demander la paix, ils ne l'obtinrent qu'en
abandonnant tous les prisonniers faits sur eux, ainsi que tout
le riche territoire qu'ils occupaient depuis un temps immé-
morial. Ils se retirèrent vers TOhio, et se réunirent ensuite
aux Irequois dont ils grossirent le nombre et qui, par suite
de cette adjonction, prirent la dénomination de Six nations. On
a supputé que cette guerre avait coûté aux Tuscaroras en tués,
blessés et prisonniers, environ mille hommes qui étaient rclite
de leur population. Les prisonniers furent abandonnés aux
Indiens alliés des Caroliniens qui les réclamèrent pour en
tirer profit en les vendant. Ce fait explique le mobile du con-
cours de certaines tribus dans ces guerres qui leur étaient
élrangères '.
Une autre peuplade nombreuse plus voisine de la Caroline
du Sud, devait éprouver bientôt un sort non moins cruel que
celui des Tuscaroras. Les Yamassees avaient toujoursvécu en
bonne intelligence avec les colons, se montrant prêts en toute
occasion, à se joindre à eux soit contre les Espagnols, soit
contre d'autres tribus, mais leur voisinage était trop rap-
proché des établissements des Caroliniens, pour ne pas res-
sentir à la longue et Irès-vivement toutes les injustices et les
provocations de ceux-ci. L'Indien choisit le moment de sa
vengeance, et il se domine assez pour n'en rien laisser apcr-
^ * Hildrelh, S* vol., p. 268-269. — Carroll, f' vol , p. 179.
« Carroll, 1" vol., p. 179. — Hildretli, 2* vol., p. 268 et suiv.
RAPPORTS AVEC LES INDIENS. 3Cl
cevoir jusqu'au jour qu'il a fixé pour lui laisser son cours.
Il ne s'agissait pas seulement dans la démonstration que pré-
méditaient les Yamassees, d'une querelle individuelle, c'était
Lien au contraire une guerre de race qui allait commencer ;
car ils s'étaient ligués étroitement avec les Catawbas, les Che-
rokees et les Creeks, tribus les plus puissantes du Sud, et
dernièrement encore les alliés des Caroliniens contre les Tus-
caroras. La mesure des torts des Européens leur paraissait
comble à tous. Us voulaient par une union étroite de toutes
les confédérations, anéantir les blancs dans lesquels ils ne
voyaient plus que des ennemis acharnés conspirant leur en-
tière destruction. On estime que les forces des tribus confé-
dérées pouvaient s'élever de six à sept mille guerriers au Sud,
et de six cents à mille au Nord.
La guerre débuta par des déprédations et des assassinats
partiels. En s'avançant de divers côtés à la fois, les Indiens
détruisaient tout ce qui se trouvait sur leur passage, et ne
faisaient grâce de la vie à aucun être de race blanche. Trop
disséminés, les planteurs éloignés de la capitale ne pouvaient
opposer une résistance sérieuse : ils se résignèrent tous à
abandonner leurs foyers, courant en toute hâte chercher
un refuge à Charleston et y aviser aux moyens de défense.
L'alerte était décourageante, car chaque réfugié qui voulait
expliquer sa fuite, grossissait encore le nombre des ennemis.
Cependant le gouverneur Craven homme de sang-froid et de
résolution qui ne partageait point la frayeur générale, se ré-
solut à enfermer dans les forts qui défendaient la place, toute
la population qu'on ne pouvait utiliser pour la lutte, et qui
aurait créé des embarras de plus d'une sorte. Il proclama la
loi martiale et mit l'embargo sur tous les bâtiments qui se
trouvaient dans le port, afin de prévenir Téloignement d'au-
cun des habitants. Des demandes de secours furent adressées
à toutes les provinces anglaises, même à TAngleterre qui avait
grand intérêt à la conservation des Carolines. L'idée de soli-
5G2 CAROLINES.
darité était encore peu développée dans les colonies, si Ton
en juge par la tiédeur avec laquelle cet appel fut répondu. La
Caroline du Nord toujours tourmentée de dissensions intes-
tines ne donna qu'une aide peu importante. On n'en pouvait
guère attendre de la Pensylvanie où régnait le Quakerisme.
La Virginie ne fournit qu'une faible somme, mais Spotswood
le gouverneur envoya cent quinze volontaires avec des provi-
sions. La législature de New-York refusa tout secours, en se
fondant sur ce que dans la lutte de cette province avec les In-
diens du Nord, jamais la Caroline du Sud n'avait rien fait
pour elle. Quant à T Angleterre, elle se borna à l'envoi d'armes
et d'objets d'équipements. En résumé, la Caroline du Sud ne
disposait pour faire face au grave danger qui la menaçait, que
d'une force armée montant à douze cents hommes environ.
Craven après avoir organisé sa petite troupe, se mit en
marche dans la direction où il supposait pouvoir rencontrer
l'ennemi, et après quelques escarmouches qui étaient comme
le prélude d'une action décisive, il arriva enfin tout près du
camp confédéré où se trouvait réuni le gros des forces alliées.
A ne considérer que la masse des ennemis qu'il avait en
face de lui, Craven devait plutôt craindre un grave revers,
qu'espérer un succès. Mais sachant tout le prix de la disci-
pline, il recommanda à tous ses hommes de se tenir bien ser-
rés les uns contre les autres pour ne point se laisser
entamer, et de soumettre tous leurs mouvements à son com-
mandement absolu. Ces ordres bien compris donnaient aux
Caroliniens un immense avantage sur leurs adversaires qui
étaient étrangers à la tactique de la guerre, et peu exercés
encore à l'emploi des armes à feu. Il semblait que les Indiens
eussent conscience de cette infériorité, car lors de l'ébranle-
ment des masses qui engagèrent le combat, leurs guerriers
poussèrent des cris sauvages et féroces, comme s'ils espé-
raient y trouver un auxiliaire puissant. Mais les Caroliniens
très-familiers avec cette ruse, n'en étaient point intimidés ; il
RAPPORTS AVEC LES INDIEiNS. 565
semble au contraire qu'ils y puisaient plus d'ardeur pour
combattre et détruire la barbarie. L*affaire fut sanglante mais
de courte durée. Les Indiens ne purent tenir pied contre la
petite armée de Craven : on jeta facilement le désordre parmi
eux, et les Yamassees qui étaient les promoteurs de la guerre,
furent rejetés sur Tautre rive de la Savannah. C'était une ex-
pulsion complète de leur territoire qui fut à jamais perdu
pour eux. Les autres tribus plus à l'ouest, et qui avaient été en-
traînées dans cette guerre bien plus qu'elles ne lavaient pro-
voquée, se retirèrent sur leurs propres possessions sans
crainte d'y être suivies, car les blancs ne pouvaient vouloir
poursuivre trop loin les conséquences de ce succès ; il leur
suffisait d'avoir triomphé de leur voisin immédiat, pour pou-
voir attendre et espérer môme des propositions de paix.
Les Caroliniens ont cherché à rejeter sur la France et sur
l'Espagne, Podieux de ce soulèvement des Indiens, mais c'est
une pure invention, car Spotswood gouverneur de la Virginie,
qui ne resta pas étranger à la répression comme on l'a vu
plus haut, écrivait alors au comité du commerce, « que ja-
mais on ne parvenait à amener les Indiens à rompre avec les
Anglais, à moins qu'ils n'y fussent contraints par les provoca-
tions des gens qui trafiquaient avec eux^ » La guerre contre
les Yamassees fut une des plus rudes épreuves par lesquelles
passa la Caroline du Sud : on estime les dommages qu'elle en
éprouva à cent mille livres sterling, indépendamment d'une
dette égale en billels de circulation, et sans compter les atten-
tats individuels qui ne lui furent point épargnés.
Le résultat de cette guerre fut la confiscation du territoire
des vaincus qu'on offrit aux émigranls d'Europe dont on vou-
lait se faire un rempart contre les incursions des Espagnols
et des Indiens de Floride. Cependant les Yamassees quoique
refoulés ne laissèrent pas d'inquiéter toujours les établisse-
« Hildrelh, 2* vol., p. 276-277, et Carroll, 1" vol.. p. 198.
3G4 GAROLIiNES.
inents européens qu'on y créa par la suite, et d'enlever le5
esclaves noirs qui étaient une fortune pour leurs maîtres.
Soutenus par TEspagne avec laquelle ils avaient fait alliance,
les Yamassees se sentaient autorisés davantage encore à exer-
cer leurs vengeances, et plus d'un colon perdit la vie dans les
nombreuses incursions qu'ils se permettaient en Caroline.
Ces alertes fréquentes et cruelles rendant presque illusoire la
possession de ce territoire, le colonel Palmer se décida à
réunir une petile troupe et à envahir la Floride, pour avoir
raison de tous ces méfaits. Lorsqu'il fut à la tête de trois cents
hommes composés de blancs et dlndiens amis, il franchit la
frontière et s'avança jusqu'au fort Saint-Augustin, la seule
place importante de cette province. Il saccagea et incendia
toutes les habitations, détruisit les récoltes, massacra ou fit
prisonniers beaucoup d'Indiens, et emmena avec lui tous les
bestiaux qu'il put enlever. En un mot, la dévastation fut
telle, qu'il ne resta plus debout en Floride, que les propriétés
protégées par les canons du fort.
Quant aux tribus plus importantes qui s'étaient détachées
de l'alliance de la Caroline, elles y furent admises de nouveau
par des traités de paix difficiles quelquefois à exécuter ponc-
tuellement par les Indiens, sollicités qu'ils étaient par l'al-
liance de la France dont les établissements se rapprochaient
de plus en plus des provinces anglaises *. •
Mais ce qui contribua plus que tout le reste à assurer la
tranquillité de la Caroline du Sud, fut la fondation de la
Géorgie dont je vais parler, et plus tard, la cession de la Flo-
ride par TEspagne à l'Angleterre. Il semblait que cette der-
nière puissance ne fil jamais trop pour contribuer à la sécu-
rité de ses colonies du sud à cause des immenses ressources
qu'elles présentaient, et dont les habitants ne devaient re-
cueillir qu'une faible part, suivant la politique très-connue
de la métropole.
« Carroll, !•' vol., p. 271-272.
GÉORGIE. 565
CHAPITRE XXII
COLONIE DE GÉORGIE
Section I
FONDATION. — CHARTE. — ÉTABLISSEMENT FÉODAL. — PRODIBIIIONS.
VICISSITUDES.
Le voisinage immédiat de la Floride espagnole et catho-
lique élait un sujet d'inquiétudes constantes pour la Caroline
du Sud anglaise et protestante. Les rivalités de l'Angleterre
et de l'Espagne pouvaient à chaque instant, convertir ces
provinces en un champ de bataille. Puis, la Floride abritant
des Indiens ennemis, les établissements un peu reculés de
la Caroline étaieift exposés à de fréquentes déprédations,
même à des massacres; enfin la province espagnole était un
lieu de refuge pour les nègres décidés à prendre la fuite.
Ces calamités toujours tenues en suspens auraient suffi pour
arrêter la marche de la colonisation, alors même que les
faits n eussent point justifié de légitimes appréhensions. On
forma donc en Angleterre le projet de créer sur la fron-
tière des deux pays, une colonie nouvelle dont la force dès
l'abord, pût être redoutable aux Indiens, tout en protégeant
la Caroline. Cette idée vague encore, fut accueillie avec
empressement par John Ed. Oglethorpe membre du Parle-
ment, dont les antécédents militaires le rendaient très-propre
à faire réussir une entreprise de cette nature. Cet homme de
bien fut fortifié dans sa résolution par une de ces circonstances
accidentelles qui souvent, déterminent tout un avenir.
Dans une visite qu'il fit un jour à un de ses amis alors con-
finé dans une prison de Londres, sa vue fut profondément
blessée des chaînes dont celui-ci était chargé, et du régime
général de cet établissement qui se faisait remarquer par
566 GÉORGIE.
l'oppression, et par de déplorables pratiques. Les sentiments
sincèrement philantliropiques qui ranimaient lui suggérèrent
ridée de réclamer avec insistance une réforme profonde, tout
à la fois de la loi pénale et du régime pénitentiaire tels
qu'ils lui étaient apparus. A cette époque en effet, le système
criminel d'Angleterre était excessif: les délits les plus simples
recevaient pour châtiment la potence ; chaque année on jetait
dans les prisons au moins 4,000 individus qui n'avaient
d'autre tort que d'être insolvables, et la dette la plus mince
exposait à une détention perpétuelle K Le régime intérieur
des prisons venait encore aggraver notablement cet état de
choses. C'est à la vue des misères et des souffrances dont il
fut le témoin, que Oglethorpe en homme de cœur, prit en
main la cause de ces victimes du malheur.
Il ne lui suffit point de réclamer la réforme des abus : il vou-
lut procurer un secours efficace à la pauvreté honnête, en lui
tendant la main pour la relever de sa chute. Jetant alors les
yeux sur les parties encore incultes des possessions anglaises
d'Amérique, il projeta d'y créer un asile pour les malheureux
qui seraient jugés dignes de cette faveur. Il arrêta ses vues sur
celte partie de territoire placée entre la Caroline du Sud et la
Floride, appelée aujourd'hui Géorgie. Quoique la colonie an-
glaise eût déjà beaucoup souffert du voisinage des Espagnols
et des Indiens leurs alliés, Oglethorpe ne fut point arrêté par
cette considération, car homme de guerre lui-même, ayant
fait plusieurs campagnes sous le prince Eugène, il lui sem-
blait fort aisé devenir à bout d'une poignée de sauvages, s'il
élait dans la nécessité de repousser leurs attaques. Il y avait
bien quelque témérité dans cette appréciation, car outre les
luttes à soutenir contre les Indiens beaucoup plus nombreux
dans cette région que partout ailleurs, une guerre avec l'Es-
pagne pouvait ruiner d'un seul coup toutes ses espérances.
* Bancroft, p. 544.
MOTIFS DE LA FONDATIOTV. 567
Le projet lui-même dégagé de ces considérations, paraissait
mal digéré. On voulait employer aux rudes travaux de défri-
chement, même au métier de soldat, des hommes habitués de
longue main au séjour des villes, et qui se trouvaient rui-
nés par des spéculations hasardées ; d'autres que l'infortune
avait découragés ; enfin beaucoup d'individus que de mauvais
contacts dans les prisons avaientplus ou moins démoralisés.
Étaient-ce bien là les pionniers propres à fonder une colonie
surtout dans un climat très-énervant et malsain? L'expérience
faite par la Virginie était donc perdue entièrement et ne pou-
vait prévenir de nouvelles fautes? Puis, comment faire vivre
sur le même pied, et en bonne intelligence avec ces premiers
éléments défectueux, des hommes que la persécution reli-
gieuse pousserait vers ce pays? Pouvait-on trouver là cette
homogénéité de population si nécessaire pour un début ? Un
homme de guerre qu'entraînait une idée philanthropique ne
prit point garde à ces premières difficultés, et au lieu de les
atténuer dans l'exécution, lui et ses amis ne firent que les
aggraver et les multiplier.
Oglethorpe gagna à ses idées des hommes riches et in-
fluents qu'il trouva disposés à l'aider de leur concours, et à
contribuer de leurs propres ressources au succès de l'entre-
prise. Les marchands s'y intéressèrent par la considération
que le sol et le climat de la Géorgie étaient disait-on, des plus
favorables à la production de la vigne et du mûrier, ce qui,
dans un temps donné, devait affranchir l'Angleterre du lourd
tribut qu'elle payait à l'étranger. Aux hommes politiques,
on promettait une barrière militaire destinée à protéger effi-
cacement la Caroline ; aux gens crédules, on faisait envisager
un succès décidé pour la conversion des Indiens qui, plus
nombreux et plus accessibles à la civilisation, offriraient
beaucoup plus de prise aux missionnaires, que dans au-
cune autre région.
Une association se forma donc pour 1^ colonisation de la
3G8 GÉOUGIF..
Géorgie, et en 1732, elle oblint une cliarte d'incorporation
qui lui donna une consécration légale.
Celle charte érigea en province toute la contrée située enlrc
les rivières Savannah et Altamaha d*un cùté, et depuis les
sources de ces rivières jusqu'au Pacifique, de Tautre ; on lui
donna le nom de Géorgie. Le but de cette fondalion est expliqué
dans le préambule qui est un mélange de philanthropie el de
considérations mercantiles. En voici le contexte :
a Attendu que beaucoup de sujets pauvres de Sa Majesté
par suite d'infortune et de manque d*emploi, sont très-nécessi-
teux, et seraient heureux de s'élablir dans une des provinces
d'Amérique où, parla mise en valeur des ferres incultes el
désertes, ils pourraient non-seulement s'assurer une grande
aisance, mais encore fortifier les colonies et accroître le
commerce, la navigation et la richesse des États de Sa Ma-
jesté, etc. ^ »
D'après la charte, les TfM^^^^s ou administrateurs reçurent
la faculté de s'adjoindre un nombre illimité de coopérateurs,
et le roi leur conféra le privilège exclusif pendant vingt et un
ans, de faire des lois obligatoires pour les habitants de la co-
lonie, sauf cependant son approbation en Conseil.
La liberté religieuse fut assurée à tous, excepté aux catho-
liques.
On conféra le pouvoir exécutif à un Conseil composé de
trente-quatre personnes dont quinze nommées à vie par la
charte, et les autres devaient être élues par les Trustées. Il en-
trait dans les attributions de ce Conseil de faire des conces-
sions de terre aux conditions qu'il jugerait convenables, mais
les Trustées n*en pouvaient jamais recevoir directement ou
indirectement. Il est juste de dire que cette clause restrictive
fut insérée dans la charte sur leur propre demande. D'un
autre côté, une disposition spéciale faisait défense d'accorder
• Diographical memortals of James Oglethorpe, by Th. M. fiarris, p. 50.
mOTlFS DE LA FONDATION. 3C9
plus de cinq cents acres de terre à une seule personne soit
en bloc soil par parties séparées *. On avait en vue de main
tenir Taisance, sans permettre la fortune, comme si Ton eût
tenu à décourager l'ambition légitime .des colons, ambition
qui était le principal levier dans toutes les provinces d'outre-
mer. Ces fondateurs aux idées généreuses se montraient donc
une fois de plus, bien étrangers aux mobiles du cœur hu-
main.
Dans leur première réunion, les Trustées voulant eux-mêmes
bien déterminer les vues désintéressées de leur entreprise
et son but d'exécution, en laissèrent la marque sur le sceau
qu'ils adoptèrent pour donner l'authenticité aux actes de la
compagnie. L'inscription portait : Non sibi sed aliis. I-a figure
emblématique élait un groupe de vers à soie filant leurs co-
cons *. C'était indiquer suffisamment la culture et Tindustrie
que l'on préférait pour cetle contrée. Les Trustées supposaient
aussi que la nature de la population s'accommoderait mieux
de la préparation de la soie, que de travaux plus pénibles.
Enfin cette production répondait complètement aux vœux de
l'Angleterre.
La création d'une colonie lointaine nécessitait de grandes
dépenses, et pour y faire face un pressant appel fut adresse
à toute l'Angleterre. On parla à chacun le langage le plus
propre à amener son offrande. Plusieurs considérations
étaient déterminantes pour le plus grand nombre : au moyen
de celte fondation on viderait les prisons, et la taxe des pau-
vres serait de beaucoup réduite ; l'Anglelerre allait enfin ob-
tenir dans ses propres possessions, la soie et le vin qui lui
manquaient; enfin une classe malheureuse était appelée à
jouir de Taisance et de la liberté. Les offrandes ne se firent
point attendre : elles abondèrent de tous cùlés, et les plus
MlilJrctli, 2Mol.,p. 563.
* Ilarris, p. 41 .
lî. 24
570 GÉORGIE.
libérales vinrent de la banque d'Angleterre et du Parlement
qui donnèrent un noble exemple.
Lorsque les Trustées se furent assurés d'une somme suffi-
sante pour acheter des vêtements, des instruments aratoires,
des outils, des armes et tous les autres objets nécessaires à
Texistence et à la sécurité des émigrants, ils rassemblèrent
les individus qui consentaient à s'éloigner et qui réunis-
saient les conditions de leur programme. Mais le choix ne
fut pas heureux, et ceux qu'on accepta se montrèrent plus
tard les moins propres à réaliser le but espéré. On les em-
barqua au nombre de trente-cinq familles comprenant en-
viron cent trente-cinq personnes, et ils firent voile pour la
Géorgie en novembre 1732, sous la conduite de Oglethorpe
lui-même, qui fut nommé le chef absolu de l'entreprise et de
la colonie*. Après avoir touché à Charleston, l'expédition
se mit en route pour sa destination. A peine débarqués, les
colons s'établirent définitivement dans un lieu appelé Yamo-
craw sur la rivière Savannah. Ce nom plut par sa douceur. II
fut donné à cette première fondation qui est aujourd'hui la
capitale de la Géorgie.
Une entreprise dont le mobile était principalement philan-
thropique ne pouvait débuter par une lutte avec les Indiens qui
occupaient cette position. On entra immédiatement en pour-
parlers avec eux, et moyennant une légère compensation, ce
territoire fut cédé à la corporation. Mais il fallait davantage
en vue de l'accroissement présumé de la colonie : il importait
beaucoup de s'assurer de suite de plus grands espaces pour
éviter des collisions avec les autres tribus, et il n'était pas
moins intéressant de se concilier leur amitié, pour être dégagé
de toutes craintes de ce côté. Oglethorpe convoqua donc à une
conférence les chefs les plus considérés et les plus influents;
parmi eux se trouvaient de Haut et Bas Creeks qui, en hommes,
* Hildreth, 2* vol., p. 565.
TRAMÉ AVEC LES INDIENS. 571
femmes et enfants, pouvaient présenter un chiffre de popu-
lation de vingt-cinq mille âmes, et dont le concours était
précieux car c'était la tribu la plus redoutable. Bon nombre
de ces chefs se rendirent à la convocation dans les dispo-
sitions les plus pacifiques. Le gouverneur alors leur adressa
une harangue solennelle dans laquelle il leur exprimait son
vif désir de vivre en bonne intelligence avec eux, et pro-
posait de leur acheter quelques parties de territoire à prix
débattu. Il réclamait en outre un traité d'alliance, en leur
faisant ressortir tous les avantages que les Indiens pouvaient
retirer de leurs rapports avec TAngleterre. Ces ouvertures
furent bien accueillies, et en signe de consentement; Tun des
chefs creeks lui offrit en présent une peau de buffalo ornée
d'une tête et de plumes d'aigle. C'était un emblème qu'il ex-
pliqua ainsi :
L'aigle, dit-il, symbolise la vélocité, tandis que le buffalo
représente la force. Les Anglais sont aussi rapides que le pre-
mier et aussi puissants que le deuxième, car ils semblent voler
en parcourant les mers, mênle jusqu'aux points les plus re-
culés de la terre, et rien n'est assez fort pour leur résister.
Les ailes de l'aigle sont douces et signifient affection; la peau
du buffalo est chaude et donne l'idée de la protection. 11
concluait en exprimant l'espoir que les Anglais aimeraient et
protégeraient leurs petites familles \ L'emploi de ces images
en môme temps qu'il prouve un certain degré d'imagination
chez ces peuplades, atteste aussi le prix qu'ils attachaient à
l'alliance anglaise, par le soin que prenait le chef d'en déter-
miner l'étendue. On ne pouvait inaugurer la colonie sous de
meilleurs auspices; c'était la répétition du fameux traité
conclu par William Penn, mais on espérait bien que ses ré-
sultats seraient moins amers*
Le plan de gouvernement adopté par les Trustées se fessen»
* Uafris, p* 69*
372 GÉOr.GIF.
tait de la situation géographique de la Géorgie, placée qu'elle
était sur la frontière de la Floride, non loin des établisse-
ments créés par des Français dans la vallée du Mississipi, et
environnée de puissantes tribus indiennes. C'était une espèce
de colonie militaire à laquelle on donna une organisalion
toute particulière. Voici les principales dispositions qui ser-
virent de pacte avec les colons :
Li corporation accordait à tout émigrant qui avait payé son
passage, cinquante acres de terre par chaque tête de serviteur
engagé qu'il amènerait avec lui. Aucune concession ne pou-
vait dépasser cinq cents acres.
Chaque serviteur engagé avait droit, à l'expiration de son
contrat, à vingt acres de terre.
Tout émigrant envoyé par la corporation elle-môme, avait
droit à cinquante acres, mais à charge d\\ne quitrenl annuelle
de dix shillings.
Chaque habitant mâle était considéré tout à la fois comme
planteur et comme soldat. On lui fournissait des armes et des
munitions en même temps que des instruments aratoires.
Les terres concédées devaient être possédées à titre de lief
militaire, et soumettait le possesseur à prendre les armes et
à se mettre en marche pour la défense du territoire, au pre-
mier ordre qui lui en serait donné. Les femmes- étaient re-
poussées des successions comme impropres au service mili-
taire. A défaut d'héritiers mâles, le fief faisait retour à la
corporation qui en disposait au. profit de toute autre personne
qu'elle en jugerait digne. Pour éviter la concentration des pro-
priétés dans une même main, aucune aliénation n'était
valable que de l'agrément des Trustées. Toute terre qui
n'avait point été défrichée, cultivée et entourée de clô-
tures dans un délai de dix-huit ans à partir de la conces-
sion, retournait également à la corporation, et le titre
se trouvait annulé de plein droit. Cette sage précaution
était sans doute prise con(,rc Tespèce parliculiùrc d'émigrants
ORGANISATION DÉFECTUEUSE. 575
que Ton avait en vue et dont il ne fallait pas trop espérer.
Afin d'obliger les colons au travail et pour mieux réussir
à les moraliser, on prohiba expressément l'esclavage des
nègres, Tusage du rhum, et le commerce avec les Indes occi-
dentales qui ne fournissaient guère que cette liqueur en
retour des produits expédiés d'Amérique.
Dans le but de prévenir toute collision de races, aucun
colon ne pouvait faire de commerce avec les indigènes, si ce
n'est en vertu d'une licence spéciale que Tautorilé n'accor-
dait qu'avec beaucoup de circonspection ^
L'ensemble de ce système qui était un mélange confus de
féodalité, d'organisation militaire despotique, et de philan-
thropie ne pouvait réussir, surtout dans un pays naissant où
ce n'était pas trop de l'initiative individuelle laissée à elle"
même dans une grande mesure, pour amener la prospérité
générale. Il est vrai que l'expérience à laquelle on se livrait
inspirait de graves préoccupations et commandait une grande
circonspection ; on ne pouvait s'en reposer sur cette popu-
lation pauvre et déclassée, de son amour du travail et de sa
moralité, et il fallait prévenir sa dégradation. Mais puisqu'on
faisait aussi appel aux victimes des dissensions religieuses et
aux travailleurs de tous pays, c'est-à-dire à une classe
d'hommes d'un ordre plus élevé, comment espérer que de
pareils colons consentiraient longtemps à se soumetlre à
cette loi fondamentale qui les réduisait à une sorte d'asservis-
sement humiliant? Ne réfléchissait-on pas que le voisinage
immédiat de la Caroline du Sud ferait envier ses inslitutions
par les habitants de la Géorgie, et que Ton provoquait à
plaisir, ou l'abandon de la nouvelle province, ou une révolte
pour obtenir un régime plus libéral? Mais les réformateurs
se passionnent généralement pour une idée, pour un système,
ils en préparent à distance l'agencement général, ils soumet-
* Carroll, 1" vol., p. 507, et Hildrolh, 2" vol., p. 568.
574 GÉORGIE.
tcnt les délails à certaines combinaisons mathématiques, sans
tenir compte de ceux qui le feront fonctionner, sans faire la
part des faiblesses humaines, des inégalités d'aptitude, des
exigences du climat, de mille circonstances qui, à Tœuvre
seulement s'aperçoivent complètement.
Les premiers envois d'émigrants composés de pauvres
qu'on avait recueillis dans les différentes villes et communes
d'Angleterre étaient peu portés au travail et ne remplissaient
aucune des conditions propres à amener la réussite d'une co-
lonie telle que celle de Géorgie. Il devenait nécessaire de s'as-
surer du concours d'hommes plus vigoureux, rompus à la
fatigue, et surtout exercés aux travaux des champs. C'est alors
qu'on tourna les yeux vers TAllemagne et la Haute-Écosse.
A peine la corporation eut-elle fait publier dans ces deux con-
trées les avantages dont elle favorisait l'émigration vers la
(iéorgie, que des offres lui arrivèrent de plusieurs côtés.
Bientôt on put réunir cent trente écossais qu'on embarqua
pour ce pays : ils prirent position sur la rivière Altamaha
c est-à-dire sur la frontière de la Floride, point le plus ex-
posé de tout le territoire. Peu après, cent soixante-dix alle-
mands furent expédiés sur un autre point, pour faire mieux
sentir aux voisins alliés ou ennemis, que l'on se mettait par-
tout sur un bon pied de défense. La province se recruta aussi
de moraves allemands, et de juifs. Parmi les émigrants d'An-
gleterre se trouvait John Wesley le futur fondateur du Métho-
disme et qui bien jeune alors, était déjà plein de zèle pour la
propagation de l'Évangile. En trois ans de temps, la Géorgio
avait reçu environ quatre cents immigrants sujets anglais, et
cent soixante-dix étrangers. Quelque temps après, l'Allemagne
et l'Ecosse fournirent de nouvelles recrues qui permirent de
bien augurer de l'avenir.
Plusieurs points vulnérables attirèrent l'attention d'Ogle-
thorpe qui s'empressa de les fortifier pour éviter toute sur-
prise, (.es ouvrages qu'on éleva avaient une double destina-
GÉORGIE ET CAROLINE COMPARÉES. 575
tion : ils devaient servir de lieu de refuge pour la population
en cas d'invasion, et leur armement était une menace pour
lennemi, dont il arrêterait la marche. Les colons qu'on ha-
bituait au maniement des arnies devenaient une ressource
très-utile même pour Tattaque. Toutefois il faut se garder de
généraliser cette observation, car on ne pouvait guère comp-
ter en cas de guerre, que sur les Écossais et sur les Alle-
mands, hommes d'une forte trempe et de beaucoup de cou-
rage. Ce début quelque minces qu'en fussent [les résultats,
avait occasionné à Oglelhorpe beaucoup de fatigues et d'an-
xiétés, et ses services étaient déjà méconnus. Les colons éprou-
vaient de cruelles déceptions, et beaucoup d'entre eux lui en
faisaient un grief, comme si lui seul devait être rendu respon-
sable d'un plan mal combiné, et des rigueurs d'un climat très-
énervant. La comparaison de la Caroline du Sud avec la
Géorgie n'était point favorable à celle-ci. Dans la première, le
rhum jugé nécessaire pour combattre Taclion climatérique
élait autorisé. L'esclavage trouvait sa consécration dans la loi,
et le travail du nègre enrichissait le pays à vue d'œil. Les
Caroliniens exempts d*alarme, protégés qu'ils étaient main-
tenant du côté de la Floride, donnaient tous leurs soins aux
affaires, surtout aux affaires publiques auxquelles ils pre-
naient part d'une manière active et souvent décisive. En
Géorgie au contraire, les colons toujours exposés aux dangers
d'un voisinage redoutable étaient partagés entre le travail
agricole et les exercices militaires. Cet état précaire pouvait
se prolonger indéfiniment, et ils n'avaient point d'espoir de
Taméliorer, privés qu'ils étaient, de tous droits politiques.
A l'action débilitante du climat s'ajoutait le découragement :
à part quelques hommes mieux trempés tels que les Écos-
sais et les Allemands, le plus grand nombre composé d'An-
glais déclassés en vue desquels cependant la fondation avait
été entreprise, ne donnaient qu'un travail insignifiant;, si
bien qu'après plusieurs années d'établissement, les Géorgiens
S76 GÉORGIE.
ne produisaient pos encore les denrées nécessaires pour la
subsislance de la colonie. C'est ce qui faisait dire à un hislo-
rien] du temps, que beaucoup de colons étaient indignes do
l'assistance qu'on leur avait donnée*.
Les Trustées ne pouvaient rester insensibles à cette dé-
tresse, mais fermement attachés à leur plan de conduite qui
avait pour but de relever le moral de la population qu'ils
palronaient, ils refusèrent absolument de rapporter la loi qui
proscrivait le rhum et l'esclavage. Toutefois en 1737, ils mo-
difièrent quelque peu la constitution de la propriété, en ce
sens seulement qu'ils admirent les femmes au partage des
successions, et que faculté fut accordée aux tenanciers privés
d'héritiers, de disposer de leurs terres par testament. Ce pre-
mier pas était insignifiant, il n'apportait aucun remède à la
condition semi-militaire du colon, et celui-ci n'en restait pas
moins un paria privé de tout droit politique, et obligé de su-
bir la loi faite pour lui ou plutôt contre lui, en Angleterre.
L'habitant de Géorgie restait la sentinelle et surtout le bou-
clier de la Caroline, quand tous les avantages politiques et com-
merciaux restaient à cette province. D'un autre côté, il était
aussi le soldat de TAngleterre, obligé de prendre part à toutes
les expéditions qu'il conviendrait à celle-ci d'entreprendre
contre ses ennemis personnels de ce côté de l'Amérique.
Cette condition n'était point enviable, et l'incertitude con-
stante qui pesait sur la vie et la fortune des colons ne pouvait
que leur faire désirer très-vivement un changement de con-
dition. Une expédition entreprise en 1740 par l'Angleterre
contre la Floride, vint encore augmenter cette détresse. Quoi-
que Oglethorpe eût amené quelques troupes d'Europe pour
prendre part à l'action, les colons n'en devaient pas moins
fournir leur contingent d'hommes armés, et abandonner
leurs habitations et leur culture pour une cause qui n'était
* Sleveii.9. — Ilildrelh, 2' vol., p. 37 1 .
EflllGRATION DE LA GÉORGIE. 577
point la leur, et qui les exposait à de cruelles représailles.
C'est dans une attaque contre un fort espagnol, qu'une petite
troupe d'individus d'origine écossaise voulant braver le feu
de Tennemi, succomba victime de son courage. Cette perte se
faisait d'autant plus sentir, que ces braves étaient la fleur de
la population delà Géorgie, et qu'eux et les Allemands avaient
constamment fait des efforts pour repousser le rhum et l'es-
clavage, en opposition avec les réclamations des colons anglais
qui ne cessaient de réclamer l'un et l'autre, dans l'intérêt
suivant eux, de la prospérité de la colonie '.
L'attaque contre la Floride quoique dirigée par Oglethorpe
lui-même avec l'aide de sa troupe anglaise et d'un renfort de
Caroliniens et d'Indiens, fut avantageusement repoussée par les
Espagnols. La défection se mit dans les rangs des assaillants,
et Oglethorpe eut la douleur de se voir abandonné par les
Indiens alliés et par une partie du régiment de la Caroline.
Obligé de faire retraite, il ne put échapper à la calomnie :
rinsuccès lui fut attribué, et il ne put jamais regagner la con-
fiance générale sans laquelle seule il est impossible de pro-
duire quelque bien.
Dans ces circonstances critiques, bon nombre de colons
abandonnèrent la Géorgie pour émigrer dans la Caroline du
Sud ; ils se dirigèrent principalement sur Charleston qui of-
frait plus de ressources à ceux dont l'existence antérieure s'é-
tait passée dans les villes, et qui n'avaient ni la force ni le
désir de s'occuper d'agriculture. Dans le nombre de ces émi-
granls se remarquaient les Moraves dont les principes s'oppo-
saient à toute prise d'armes, à toute lutte armée, et qui ne
pouvaient rester plus longtemps dans une colonie purement
militaire. La Géorgie s'appauvrissait donc de plus en plus
malgré les sommes considérables consacrées à sa fondation.
Le parlement avait largement contribué à ces sacrifices par
< Hildrelh, 2* vol., p. 371 et suiv.
578 GÉORGIE.
une exception toute particulière, dans Tespoir de doter cette
province du vin et de la soie qui manquaient à TAngleterre.
Tous ces efforts, toutes ces libéralités étaient bien compromis;
encore un pas de plus, et c'en était fait de cette conception si
désintéressée à l'origine.
Section II
PREMIÈRES MODIFICATIONS GOUVERNEMENTALES.
LE RHUM ET l'eSCLAVAGE AUTORISÉS. — GOUVERNEMENT ROYAL.
INSTITUTIONS POLITIQUES ET JUDICIAIRES.
Les gouvernements placés trop loin du siège de l'action,
au lieu d'exercer un patronage salutaire, deviennent une ca-
lamité publique. Presque toutes les colonies en firent tour à
tour l'expérience; et l'on voit que ce fut sans profit pour la
dernière venue d'entre elles. Le gouvernement de la Géorgie
donna lieu à des plaintes multipliées auxquelles il fallait ce-
pendant accorder quelque satisfaction. On se borna momen-
tanément en 1743, à créer un pouvoir local chargé de la dé-
légation de la corporation d'Angleterre. 11 fut composé d'un
président et de quatre conseillers, mais le choix du chef
tomba sur un vieillard qui, quoique recommandable à d'au-
tres égards, n'avait rien de l'énergie nécessaire pour faire
face à une situation si difficile. La colonie tomba dans une
sorte de marasme peu propre à attirer des émigrants, et l'on
pouvait toujours craindre Téloignement de ceux qui avaient
si longtemps souffert. Le nombre des habitants qui récla-
maient rintroduction du rhum, le libre commerce avec les
Indes occidentales, et l'emploi des esclaves nègres à l'agri-
culture, s'était beaucoup accru depuis |les premières péti-
tions faites dans ce but. Les Allemands eux-mêmes étaient
gagnés à cette idée, mais ils voulaient se mettre en règle
avec leur conscience touchant l'esclavage qu'ils avaient tou-
jours repoussé avec beaucoup d'énergie. Il fallait donc trou-
INTRODUCTION DE NÈGRES. 370
ver un moyen de ne point paraître déserler les principes
tout en donnant satisfaction aux intérêts. Ils écrivirent donc
en Allemagne pour consulter teurs coreligionnaires, en leur
soumettant toutes les difficultés de leur position. La réponse
fut ce qu'on peut supposer, à une époque où Ton transigeait
plus que nous ne le pensons aujourd'hui avec le devoir. « Si
vous prenez, leur répondit-on, des esclaves selon la foi et
avec l'intention de les conduire au Christ, ce ne sera point un
péché. Il se peut même que cela devienne une bénédiction*. »
Il n en fallait pas davantage pour éclaircir les doutes et lever
les scrupules, en sorte que ces colons se joignirent aux au^
très pour demander le rappel de la loi qui prohibait l'escla-
vage. Whitefield lui-même, ce ministre dont la parole ar-
dente chercha à ranimer la foi dans les colonies anglaises,
joignit ses instances à celles des Géorgiens pour réclamer
cette institution, sur le motif apparent de convertir les infi-
dèles au christianisme*.
Cependant la corporation ne voulait pojjit se départir des
règles de conduite qu'elle avait adoptées et qui étaient, à
ses yeux, un préservatif nécessaire pour les colons qu'elle
assistait. Ceux-ci néanmoins trouvèrent le moyen de tourner
la difficulté : les Trustées repoussant l'esclavage, mais non
les nègres, on imagina d'introduire des individus de
cette race à titre d'engagés volontaires ; et au lieu d'un con-
trat à court terme comme cela se passait pour les serviteurs
blancs, on supposa un engagement de cent années. A l'aide
de ce subterfuge, les nègres arrivèrent en grand nombre, et
Tautorilé fut obligée de céder. Elle se borna à exiger des
planteurs qu'ils donneraient un enseignement religieux à
CCS malheureux, une fois par semaine le dimanche (1749)'.
Déjà antérieurement en 1742, la prohibition de l'impor-
* Bancroft, p. 557.
« Ilildreth, 2" vol., p. 417.
5 Le même, p. 418.
380 GÉORGIE.
tation du rhum avait él6 rapporléc, et il en coûtait peu de
s*y décider, car une contrebande active favorisée par la plu-
part des habitants, en fournissait à la colonie en quantité
suffisante pour enlever une portée sérieuse à la liberté qu'on
accordait bien tardivement \
Mais un point important restait toujours en suspens, et il
était de sérieuse conséquence. La prohibition d'aliénation des
terres, et Tobligalion du service militaire inhérent à la pos-
session pesaient de tout leur poids sur la Géorgie dont elle
arrêtait les progrès, et qui languissait ainsi dans un état mi-
sérable. Touchés enfin de cet état qu'ils se sentaient impuis-
sanls à améliorer, les Trustées se résolurent au seul parti
qu'il convenait d'adopter ; en 1752, ils résignèrent entre
les mains du roi, tous les pouvoirs qu'ils tenaient de la
charte. Dès ce moment, ce pays devint province royale
sujette à une nouvelle forme de gouvernement, et dégagée
de toutes les entraves qu'on avait mises à sa réussite.
Ainsi finit cette; malencontreuse corporation à la création
de laquelle présida une idée généreuse, mais qui, sans tenir
compte des hommes et des choses, adopta tout un système de
gouvernement qui ne pouvait que nuire aux intérêts qu'elle
voulait protéger. Des sommes considérables furent dépensées
sans profit réel, et cette fatale expérience détermina beaucoup
de souffrances qui firent presque maudire la main qu'on au-
rait du bénir. Cependant il sortit de là un utile enseignement
qui montre une fois de plus que tous les gouvernements con-
çus à priori en vertu d'un système plus ou moins philosophi-
que, ne s'adaptent presque jamais aux besoins des peuples et
aux exigences de certaines silualions. La même observation
s'était déjà faite dans Rhode-Island et dans la Caroline du
Sud; à certains égards, on pouvait l'appliquer aussi au gou-
vernement de la Pensylvanie. En Géorgie, on acquit de plus
* llildrelh, 2*vol.,p. 384.
GOlVKRNEMEiNT ROYAL. 581
celte certitude, qu'une colonie ne peut se fonder avec des
liommes dont l'existence s'est toujours passée dans les villes,
au milieu d'un cerlain bien-être, et plus ou moins imprégnés
des vices qui y ont leur siège permanent.
A l'époque où nous sommes arrivés de celle histoire [i 752),
la Géorgie comptait environ dix-sept cents habitants blancs
et quatre cents nègres esclaves. Les allocations seules du par-
lement pouvaient s'élever à cent trente-six mille livres ster-
ling (près de trois millions et demi de francs), outre les col-
lectes particulières montant à dix-sept mille six cents livres.
Les exportalionspour les trois années précédentes présentaient
à peine un chiffre de soixante mille francs. Les essais de cul-
ture de la vigne avaient complètement avorté.*La production ^
de la soie donnait seule quelques espérances *.
Les choses allaient prendre un tout autre aspect à la faveur
du gouvernement royal qui, tout arbitraire qu'il était de sa
nature, offrait d'immenses avantages sur celle lourde tutelle
de la corporation de Londres. C'est à cette époque qu'il faut
reporter l'immigration sur la rivière Midway, de toute une
commune de la Caroline du Sud où elle avait déjà 50 ans
d'existence, et qui se composait uniquement de Puritains
venus dans le principe, de la Nouvelle- Angleterre. Très-ferme-
ment attachés aux doctrines de leur Église, ils entendaient les
suivre en pleine liberté dans la Géorgie, et échapper ainsi sans
doute, à l'action de l'Église épiscopale qui était devenue reli-
gion d'État dans la Caroline.
D'après le plan donné par le comité du commerce d'An-
gleterre qui, on se le rappelle, avait Ig haute direction des
affaires coloniales, les bases du gouvernement nouveau étaient
à peu près celles des autres provinces royales. Un gouverneur
et un Conseil nommés par la Couronne étaient investis du
pouvoir exécutif, et faisaient fonction de cour suprême.
* llildrelh, 2» vol., p. 453.
382 GÉORGIE.
Quant à la législature qui était composée des membres du
Conseil et des délégués des Planteurs, aucun de ses actes n'a-
vait force obligatoire que de l'agrément du gouverneur.
Le droit de suffrage ne fui accordé qu'au propriétaire de
50 acres de terre ; et pour être éligible il fallait justifier d'une
propriété de 500 acres. Ces garanties réclamées par les in-
structions du gouverneur montraient par leur importance,
de combien l'on s'éloignait du but primitif qui était un asile
pour la pauvreté. Il semblait qu'on voulût effacer tout d'un
coup un passé que tous se reprochaient, et faire entrer enfin
la Géorgie dans la grande famille des colonies anglaises qui
prospéraient par le travail, le commerce et l'industrie.
Les juridictions étaient ainsi échelonnées : les juges de paix
connaissaient de toutes affaires dans lesquelles Tobjet en li-
tige était inférieur à 40 shillings. Les procès engagés pour un
objet plus important ressor lissaient à une cour générale com-
posée de deux juges, qui avait aussi dans ses attributions les
matières criminelles. Il y avait appel des décisions de cette
cour devant le gouverneur et le Conseil pour toute affaire dont
le litige dépassait 500 livres sterling. Lorsque le chiffre s'éle-
vait à 500 livres, on autorisait le recours au roi en Conseil,
Les crimes et délits commis par des esclaves étaient déférés
à un seul juge de paix sans assistance de jurés. Si la condam-
nation emportait peine capitale, le juge fixait lui seul la
valeur de l'esclave, et le montant en était remboursé au maître
sur les fonds du trésor public *.
La première assemblée générale se tint en 1755, mais le
début fut troublé par jine espèce de complot de quelques-uns
de ses membres qui voulaient arrêter l'action du gouverne-
ment, et dont les menées découvertes à temps^ les firent ex*
puiser du lieu des séances. Réduite à un petit nombre, cette
législature n'en passa pas moins divers actes ayant pour objet
• Hildreth, 2^ vol., p, 453.
PROSPÉRITÉ. 383
l'organisation de la milice, la confection de quelques roules,
l'érection d'un phare, le régime de Tesclavage, etc.
La bonne harmonie ne régna pas longtemps entre le gou-
verneur et l'assemblée, soit que l'un prétendit exercer une
sorte d'omnipotence, soit que l'autre ayant l'appui d'une po-
pulation assez nombreuse, voulût peser de tout son poids sur
les résolutions essentielles. La population déjà en 1757, s'é-
levait à 6,000 âmes et promettait de grandir rapidement. On
ne pouvait suivre avec elle les errements du passé, c'est ce
que ne parut pas suffisamment comprendre le gouverneur
Reynolds. L'Angleterre sentant l'utilité d une entente com-
plète entre tous les pouvoirs dans une colonie exposée comme
Tétait la Géorgie, remplaça Reynolds par Henry Ellis. On se,
mit promptement d'accord, et l'assemblée, en vue d'ime
guerre possible, vota les sommes qui lui furent démandées
pour l'érection de plusieurs forts destinés à protéger les plan-
talions existantes. Le nouveau gouverneur entra en négocia-
tion avec les Espagnols de la Floride, et avec les Creeks dont
l'attitude donnait quelques sujets d'inquiétude : les négocia-
tions furent longues et laborieuses avec cette tribu, mais fina-
lement elles aboutirent à un arrangement qui donna satis-
faction aux Indiens, et permit de compter sur leur ami-
tié (1757).
Section III
PROSPÉRITÉ. — COMMERCE. — RELIGIO:?. — INSTRUCTION PUBLIQUE.
Une des circonstancesqui contribuèrent le plus à la sécurité
delà Géorgie, fut le traité de Paris de 1763, aux termes du-
quel TEspagne céda à l'Angleterre la Floride, en échange de
l'île de Cuba, en même temps que la France abandonna à
cette dernière puissance tout le territoire situé à TEst de Mis-
sissipi. On fit ainsi disparaître tout d'un coup les plus grands
sujets d'alarmes qu'ait eus la Géorgie depuis sa fondaliouj et
581 GÉOUGIE.
Ton peut dire que ce fut pour elle un coup de fortune. Aussi-
tôt qu'en Angleterre cet événement fui connu, à unedéfiance
légitime succéda un abandon sans réserve. Les émigrants
d'Europe arrivèrent en toute hâte et firent main basse sur les
meilleures terres; les défrichements s'opérèrent avec une
activité fébrile qui semblait dire qu'on élait pressé de regagner
un temps précieux dissipé en efforts stériles.
Le crédit au lieu d'être sollicité par les habitants, vint
s'offrira eux. Les marchands anglais approvisionnèrent abon-
damment le marché d'esclaves noirs, et les manufactures
de la métropole s'emparèrent de ce débouché fructueux.
L'agriculture prit un rapide essor : les résultats furent si
abondants, qu'on vit des planteurs de la Caroline du Sud
abandonner leurs terres pour en acheter d'autres en Géorgie.
On varia les cultures : le riz et l'indigo firent concurrence
aux produits similaires de la colonie voisine ; le blé maïs ne
fut pas négligé. Un des objets qui attirèrent le plus l'attention
fut l'élève du ver à soie et la fabrication de ce produit. Les
Allemands ne furent pas les moins attentifs à cette branche
de la fortune publique, et quoique les commencements aient
été pénibles et non exempts de mécomptes, la production de
la soie alla progressant. Quant à la fabrication, on fit venir
exprès du Piémont un homme habile dans celte branche, et
qui l'enseigna aux habitants. Cependant cette industrie ne se
serait pas maintenue quelque temps, sans les primes d'en-
couragement accordées par le Parlement, car l'expérience
démontra que le climat était sujet à trop d'inégalités pour
assurer un succès continu. D'un autre côté, après une courte
expérience et sur de trompeurs indices, le gouvernement
anglais supposant que le moment élait venu de diminuer ses
sacrifices, réduisit graduellement la prime; dès lors, cette
industrie eut un déclin rapide qu'on trouve attesté par un
message du gouverneur Wright à la chambre des délégués
en 1774. 11 paraît néanmoins, que loin de la côte, les incon-
RELIGION ET INSTRUCTION. 385
vénients du climat étaient moins sensibles, maïs la main-
d'œuvre intelligente réclamant des salaires élevés, le profit
disparaissait, et avec lui Taiguillon de la production. Tel
fut le résultat auquel aboutirent en Géorgie et dans la Caro-
line, toutes les sommes dépensées par le Parlement pour se
procurer dans ses propres possessions cette riche branche
d'industrie et de commerce i. Les forêts fournissaient d'exceù
lents matériaux pour la marine anglaise, on les fit largemen
contribuer aux demandes de TAngleterre, en concurrence
avec celles de la Caroline du Sud. En un mot, le génie des
habitants stimulé par la richesse du sol et par le commerce
étranger, sut habilement tirer parti de toutes les ressources
que la nature'avait placées sous sa main. On pourra se faire
une idée des résultats acquis, par le chiffre des exportations,
tel qu'il a été constaté pour 1763. On trouve en effet dans les
documents officiels, que cette année-là, la Géorgie exporta
pour 27,021 liv. st. de ses produits, dont 7,500 barils de riz,
9,633 livres d'indigo et 1,250 boisseaux de b!é maïs, sans
compter le bois propre aux constructions navales, et les four-
rures. Quoique ce progrès fût déjà grand, dix ans après il
^ avait quintuplé, et la valeur des exportations présentait un
chiffre total de 121 ,677 liv. st,
- 11 semble que l'état longtemps précaire de la colonie, et le
soudain essor donné à sa fortune aient absorbé les esprits, et
ne leur ait pas laissé le temps nécessaire pour mûrir les in-
stitutions avant la révolution qui amena l'indépendance, car
les historiens ne fournissent aucune trace d'actes importants
dans l'ordre civil ou politique dont pourraient s'honorer les
annales de la Géorgie.
. La religion et l'instruction publique ne furent pas négligées,
dans la mesure où pouvaient le permettre les circonstances.
A la Géorgie se rattachent trois noms qui eurent une certaine
* Voir Silk culture in Georgia, by William Stevens^ p. 391 et suiv. —
In Biographical memorialsofJ. Oglethorpe, by 7, M, Marris.
tf. S5
580 GÉORGIE.
influence dans ces matières, et qu'on ne peut point passer sous
silence : je veux parler de John Wesley qui depuis, fut le
fondateur du Méthodisme ; Charles Wesley son frère, et George
Whitefield que nous avons vu prendre une part si active dans
les revivais de la Nouvelle- Angleterre.
John Wesley résolut de très-bonne heure, de se diriger vers
la Géorgie, non pas précisément pour exercer son ministère
parmi les blancs, mais dans la vue de christianiser les Indiens.
Cependant l'absence complète de pasteurs dans ce pays neuf
l'engagea à consacrer ses soins au petit troupeau qui les ré-
clamait avec instance, sans abandonner pour cela son projet
primitif. Mais déjà l'ardeur de son zèle l'entraînait trop loin,
et Ton pouvait entrevoir le novateur dans maintes circon-
stances. 11 ne voulait administrer le baptême que par immer-
sion ; il n admettait comme parrains que ceux qui pratiquaient
la communion; quelque dissident se présentait-il pour recevoir
ce sacrement? il le repoussait tant qu'il ne s'était pas sou-
mis à un deuxième baptême ; sa prédication sortant des li-
mites qu'il aurait dû s'imposer, traitait des affaires pu-
bliques ; il s'abandonnait à des personnalités blessantes, et il
s'aliéna graduellement l'esprit des habitants jusqu'au point
d'être mis en jugement pour diffamation. Le jury n'ayant pu se
mettre d'accord, il fut renvoyé de l'accusation ; mais il com-
prit que le temps était venu de s'éloigner et il partit pour ne
plus revoir ce pays. Dans ces circonstances, il ne put réaliser
tout le bien qu'on espérait de lui ; toutefois il avait ouvert la
voie, et d'autres le suivirent avec plus de succès \ Son frère
Charles ne réussit guère mieux, et tous deux montrèrent que
s'ils avaient l'intelligence delà Bible, ils manquaient de celte
connaissance des hommes sans laquelle le meilleur enseigne-
ment reste toujours infructueux.
les frères Moraves beaucoup plus simples et opérant, il
* Life ofWeiléiii by Robert Soiithey^ 1«^ vol., p. 108.
WfllTEFlELD. 587
faut le dire, sur une meilleure population, obtinrent de très-
bons résultais.
Quant à Whitefield qui fut appelé par John Wesley, si Ton
excepte l'établissement dont je vais parler, il ne parait pas
avoir eu dans ce pays non plus que dans la Caroline, le suc-
cès d'effervescence religieuse dont il fut si fier dans la Nou-
velle-Angleterre. Le terrain n'était point préparé pour cela,
et la nature de la population principalement à Savannah, se
prêtait mal à ses entraînements de parole. Mais s'il n'attei-
gnit son but qu'imparfaitement, il voulut laisser dans celte
ville une trace durable de sa sollicitude pour la classe indigente
où il désirait créer d'utiles citoyens. Après avoir recueilli
dans ce but de nombreuses offrandes en Angleterre, il obtint
du gouvernement la concession d'un terrain sur lequel il
construisit en 1742, un grand bâtiment destiné à recevoir
les enfants pauvres auxquels devaient être donnés tous les
soins spirituels et temporels. Mais en homme peu expéri-
menté, il fit sa construction en bois, et il la plaça sur un sol
tout à fait infertile, près de marais malsains, et dans des con-
ditions peu propres à fortifier de jeunes natures qui réclament
surtout un air vif et pur. Cette création ne fut pas cependant
sans quelques bons résultats, mais elle dura peu, et trente
ans après, le bâtiment fut la proie des flammes et disparut
presque entièrement, sans que depuis, personne ait songé à
le reconstruire*; preuve assez certaine qu'il ne répondait pas
à un besoin réel. Il est juste de dire que Whitefield n'eut pas
l'initiative decetle pensée tutélaire: elle lui fut inspirée par la
vue dune fondation de cette nature qui existait dans la partie
allemande de la colonie, et qui bien dirigée, rendait de très-
bons services.
Quant aux écoles publiques, il en existait dans quelques
centres seulement, mais sans syslème préconçu, et dans une
* Carroll, 1*' vol., p. 407.
3S8 GÉORGIE.
mesure très-restreinlc. La colonie resta trop longtemps
pauvre, et exposée à trop d'attaques, pour espérer mieux pen-
dant la plus grande partie de la période coloniale *.
CHAPITRE XXIII
RAPPORTS DE LA GÉORGIE AVEC LES INDIENS
La Géorgie fut longtemps un établissement militaire anglais
avant d'être une colonie agricole et commerciale proprement
dite. Ses luttes avec les Indiens n'étaient point le résultat de
ses rapports de voisinage comme on Ta vu pour les autres
colonies. Elle ne faisait que recevoir le contre-coup des guerres
provoquées ou soutenues par TAngleterre et la Caroline du
Sud. Il n'y a donc pas lieu d'en parler ici.
Mais il convient de dire que John Wesley fit quelques ef-
forts pour répandre parmi les indigènes les lumières du
christianisme. Il essaya ses premières démarches quand Tomo
Chichi Tundes chefs indiens qu'on avait conduits en Angle-
terre pour éveiller en eux le désir de la civilisation, fut de
retour dans sa tribu. A cette époque, les trois puissances qui
entouraient ces peuplades et cherchaient à se les attacher, sui-
vaient des voies religieuses différentes. Le prosélytisme tenté
par chacune se présentait sous des aspects variés, et jetait
les Indiens dans la confusion. Lorsque ce chef fut invité à
se convertir au christianisme, il répondit que les Français
d*un côté, les Espagnols de l'autre, et de plus, les marchands
de fourrures leur tenaient chacun un langage opposé et leur
créaient une grande perplexité, tellement que les gens de sa
« SlatisUcs of the State of Georgia, by G. White, p. 67.
RAPPORTS AVEC LES INDIENS. 589
tribu ne voulaient plus rien entendre et se fermaient les
oreilles. Il ajouta cependant qu'il en conférerait avec d'autres
chefs, et que peut-être bientôt viendraient-ils tous à Wesley ;
mais que jamais ils ne demanderaient le baptême qu'après
avoir très-bien compris renseignement qui leur serait
donné, et qu'ils auraient la conviction que la conduite de
leurs éducateurs' élait conforme à leurs maximes. Wesley
chercha à entrer en matière avec ce chef, mais enveloppant
sa pensée d une phraséologie biblique tout à fait inintelligible,
il prenait la meilleure voie pour inspirer des soupçons à ces
natures primitives pour lesquelles le langage le plus simple
élait le plus persuasif. Une autre conférence eut lieu entre eux
quelque temps après; mais dans l'intervalle qui séparait ces
deux réunions, le chef indien s'étant livré à quelques inves-
tigations qui appelèrent ses réflexions, il exprima cette fois un
refus formel, en disant qu'il avait remarqué des chrétiens
ivres, d'autres se battant, d'autres encore faisant de gros-
siers mensonges, et qu'ainsi rien ne le portait à devenir chré-
tien*. Pour ces sauvages, le précepte n'avait aucune valeur
sans la pratique : à leurs yeux, ce n'était plus qu'une déception
et un piège. C'est le môme raisonnement que tenaient par-
tout les Indiens qu'on voulait christianiser, c'est celui qui fai-
sait dire par l'un d'eux, dans la Nouvelle- Angleterre : «Prou-
vez-nous que votre religion vous rend meilleurs que nous, et
alors nous l'embrasserons I » Les blancs n'ayant pu faire cette
preuve en Géorgie pas plus qu'ailleurs, n'eurent jamais d'in-
lluencc sérieuse sur la race indienne ; et l'on peut affirmer
aujourd'hui que si elle ne s'est point élevée à la civilisation,
ce n'est la faute ni de son intelligence ni de sa condescen-
dance. La race blanche seule en est coupable, car par sa con-
voitise et son œuvre de destruction, elle a montré aux Indiens
dans maintes circonstances et partout en Amérique, que
pour elle les principes se subalternisaient aux intérêts.
• Ilarris, p. 463 et suiv.
TITRE IV
RACE BLANCHE
CONSIDÉRATIONS GÉNÉRALES SUR L'ENSEMBLE
DES COLONIES
CHAPITRE PREMIER
RAPPORTS DES COLONIES A\EC L'ANGLETERRE
Dans le cours de cette histoire, j'ai déjà signalé de nom-
breux rapports établis entre les colonies et la métropole. Us
avaient souvent un caractère individuel plutôt encore qu'un
but général, et ils se rattachaient à des circonstances particu-
lières. Mais plus on s'avance, mieux se dessine l'attitude sys-
tématique de TAnglelerre, et plus on voil de quel poids elle
pèse sur ses colonies, combien elle entrave leur marche, et à
quelles extrémités celles-ci seront réduites pour renverser un
joug aussi insupporlable à leur honneur qu'à leur fortune.
Ces rapports peuvent s'envisager sous trois aspects différents :
V au point de vue politique; 2° en ce qui concerne les guer-
res dans lesquelles ces provinces se sont trouvées jetées avec
l'Espagne et la France, comme contre-coup des luttes d'in-
fluence qui prirent naissance en Europe entre ces puissances
392 RAPPORTS DES COLOMES AVEC L'ANGLETERRE,
et TAngleterrc ; S"" enfin eu égard aux mesures prohibitives
et fiscales qui frappèrent le commerce et l'industrie des pro-
vinces américaines pendant près d'un siècle et demi, sans
aucun espoir d'un meilleur avenir. Je vais parcourir ces trois
ordres d*idées, pour bien mettre en lumière une partie fort
înléressanle de leur histoire d'où est sorlic leur indépendance
comme grande naiion.
Section I
POLITIQUE.
On a vu que les colonies avaient été organisées avec des
formes de gouvernement variées, sans sysième arrêté. Le
hasard entra pour beaucoup dans les combinaisons pre-
mières : la réflexion ne vint qu'ensuite pour les assortir plus
ou moins heureusement aux besoins des populations. La
charle de la Virginie, absolue dans ses termes, se ressent de
l'époque à laquelle elle fut octroyée (1606), Jacques P' suc-
cesseur de Tomnipotenle Elisabeth, ne voyait dans les entre-
prises lointaines que des affaires de commerce, surtout la
récolte de Tor ; il ne pouvait se douter qu'au lieu de quelques
huttes de pêcheurs, il posait la première pierre d'un grand
empire.
Lorsque vers 1620, les Purilains exilés à Leyde demandèrent
l'agrément de ce souverain pour émigrer en Amérique, il lé
donna, toujours en vue de la pêche, mais sans vouloir ac-
corder de charte, tant il portait de haine à cette secte,
. En 1630, des Anglais dont les principes religieux étaient
encore très-indécis, sollicitent une charle pour une entreprise
analogue ; elle est consentie en vue des garanties qu'offre
le caractère des concessionnaires. C'est Londres qui est le
siège des opérations, et il n'y est nullement question de colo-
nisation agricole ou autre. Cependant après quelque temps,
les intéressés dont les vues se modifient, songent à fonder
POLITIQUE. 393
réellement une colonie : ils recrutent des émigrants et trans-
portent leur charte en Amérique où ils organisent un gou-
vernement politique. Par leur contact avec les séparatistes de
New-Plymoulh, ils deviennent séparatistes eux-mêmes, et
quoique la royauté veuille entraver leur entreprise, ces
hommes résolus, en excipant d'une équivoque de leur charte,
se maintiennent et se consolident même, à la faveur des trou-
bles d'Angleterre et de lascendant du Parlement dont le3
sympathies leur étaient acquises. Tel fut Massachusetts.
- Rhode-Island et Connecticut s'établissent dans la Nouvelle-
Angleterre, dans des circonstances identiques, et ils ne sol-
licitent de charte qu'après avoir pris un peu de consistance.
New-Plymouth, Massachusetts, Rhode-Island et Connec-
ticut, qui constituèrent la Nouvelle-Angleterre, appartenant
aux sectes dites indépendantes, il leur fut facile de créer des
gouvernements républicains, car ils se mettaient ainsi en
accord avec celui de la mère patrie.
Toutes les autres provinces, la Géorgie exceptée, étant
concédées à des favoris de la royauté soit avant soit depuis la
restauration d'Angleterre, leurs gouvernements se ressentent
du caractère de chacun des concessionnaires :
Lord Baltimore et William Penn étant animés d'idées gé-
néreuses et très-avancées, les chartes royales contiennent des
garanties sérieuses en faveur des colons : on dirait qu'elles
sont dictées par ceux-là mêmes à qui on les octroie.
La charte de New-York réfléchit le caractère dur et absolu
du prince qui lobtient : aucun avantage politique n'est stipulé
au profit des habitants.
Le duc à son tour, cède à deux de ses amis la province de
New-Jersey, mais ceux-ci mieux avisés que leur cédanl,
accordent des libertés aux colons qu'ils espèrent, non point
par conviction, mais pour attirer des émigrants qui feront
prospérer leur domaine princier.
La charte de la Caroline laisse aussi une latitude très-
59i RAPPORTS DES COLOMES AVEC L'ANGLETERRE,
grande aux concessionnaires qui sont de grands dignitaires du
royaume, et ces hommes de privilège bâtissent sur cel acte
tout un échafaudage féodal enfanté par Locke, et que le souffle
populaire détruit promptemenl.
Quant à la Géorgie, créée dans un but moitié militaire
moitié philanthropique, sa charte se ressent de cette double
destination, et soumet les colons à un régime absolu, civil et
politique.
Ces points de départ variés indiquent le peu d'intérêt que
r Angleterre attacha dès Tabord, aux formes gouvernemen-
tales des colonies. Elle désirait les voir se peupler prompte-
ment, et repoussant en principe les charges de ce premier
essai, elle laissait beaucoup de latitude pour aider au succès.
II lui fallait des tributaires, et tout fut mis en œuvre pour en
augmenter le nombre. C'est ainsi qu'elle fit fléchir sa règle
égoïste en faveur de ses possessions de l'extrême Sud dont
elle se promettait de grands avantages, en accordant des en-
couragements à des émigrants de France et d'Allemagne dont
la coopération pouvait faire produire à la terre d'Amérique
des denrées qui constituaient la principale richesse du Sud de
l'Europe. Mais ces sacrifices furent toujours de très-courle
durée: d'aune part, les discordes religieuses; d'autre pari,
l'extrême pauvreté de quelques contrées de l'ancien monde,
rendirent rémigration abondante et vinrent en aide au peu-
plement de ces colonies. Celles-ci furent donc obligées de
subvenir à tous leurs besoins, même à des nécessités dont
les causes leur élaient en bonne partie étrangères, telles que
les guerres avec la France et l'Espagne, dont le théâtre était
transporté d'Europe en Amérique.
Lorsque les établissements américains furent assez bien
assis, TAngleterre comprit que le moment était venu de s'im-
miscer dans leurs affaires et de tâcher d'en prendre la direc-
tion pour mieux assurer le tribut des taxes dont elle voulait
les accabler. La déchéance de la compagnie de Virginie fit ren-
POLITIQUE. 595
Irer le gouvernement de celle province dans les mains du roi,
dès 1621. 11 en fut de même de New-Hampshire après qua-
rante ans d'annexion au Massachusetts. L'avènement de
Jacques II à la couronne devint le signal d'une croisade contre
les chartes qui restaient encore debout. New- York qui était
sa propre province ne changea point de condition, mais toute
la Nouvelle-Angleterre fut soumise au régime du bon plaisir,
et les autres gouvernements se trouvèrent menacés. La révo-
lution de 1688 arrêta ce mouvement rétrograde, mais sans
entrer dans un système franchement libéral. Guillaume et le
Parlement conservaient la politique envahissante qui était de
tradition, malgré quelques faits qui lui donnaient une appa-^
rence d'inconséquence. Ainsi l'on rétablit les chartes de
Rhode-lsland et de Connecticut qui donnaient à ces provinces
le droit de se gouverner elles-mêmes, tandis que le Massacliu-
setls était soumis à un gouverneur royal et à des restrictions
qui le plaçaient dans une infériorité relative vis-à-vis de ses
voisins. C'est qu'il élait puissant et menaçait la métropole
d'une concurrence redoutable; il fallait le surveiller de près,
pour comprimer son élan -si cela devenait nécessaire. Déjà en
1681,1a cliarte de Pensylvanie portait l'empreinte de la do-
minalion de plus on plus accusée de l'Angleterre : d'une part
on remarquait l'omission de la clause qui, dans les chartes
précédentes, conservait les droits de sujets anglais aux émi-
granfs de celte origine ; d'autre part, il était fait réserve au
profit du Parlemenl, du droit d'imposer des taxes à la colonie.
Enfin aucun acte de la législature coloniale n'était obligatoire
qu'aprôs avoir reçu l'approbation du roi en Conseil, approba-
tion qui devait être refusée chaque fois qu'on y remarquait
une dérogalion à la loi anglaise. Mais il paraîtra fort étrange
que cerlaines colonies telles que Ncw-Jerscy et les Carolines,
ne devinrent provinces royales que sur la demande des co-
lons ou des Propriélaires concessionnaires eux-mômcî;, tant
les uns et les autres comprenaient peu les moyens d'àccora-
596 RAPPORTS DES COLONIES AVEC L^AiSCLETERRE.
modemenl propres à éviler celle sorte de gouvernemenl.
Le pouvoir du roi d'Angleterre élail de deux natures : tem-
porel et spiriluel. I^ premier ne souffrait aucune restriction,
et tout individu habitant les colonies était soumis à son auto-
rité. Celle résidence ne conférait aucun droit politique aux
émigrants étrangers à T Angleterre, car nous avons vu qu'il
leur fallait la naturalisation partout, naturalisation que les
législatures coloniales prétendirent d'abord conférer elles-
mêmes selon le caprice ou les passions du moment, mais que
TAngleterre régla par une loi générale en 1740. Quant à la
suprématie en matière religieuse, il était difficile de Timpo-
ser rigoureusement dans des contrées qui se peuplaient sur-
tout de non-conformistes. La règle s*accommoda à toutes les
circonstances, quelquefois même, chose bien remarquable I
elle fut totalement repoussée ; et dans la Nouvelle-Angleterre
on eut ce singulier spectacle, d*une religion d'État épiscopale
qui ne put se faire tolérer pendant longtemps, alors qu'un
culle dissident trônait et la bravait impunément. Dans cer-
taines colonies, le culte épiscopal domina d'une manière
absolue; dans d'autres, il entra en partage avec les dissi-
dents ; enfin dans les pays mêmes où il n'était point toléré
d'abord, il parvint à prendre sa place quand la royauté plus
puissante, pesa fortement sur les colonies. Ce travail fut d'au-
tant plus aisé, qu'à une époque correspondanle, la première
génération d'émigranis était éteinte ou à peu près, et la
deuxième plus occupée d'intérêts et d'affaires, se montrait
mieux disposée à transiger sur les questions de suprématie.
Quant à l'application des lois anglaises aux colonies, les
publicistes et hommes d'État d'Angleterre n'étaient point
d'accord : les uns prétendaient que l'Amérique était un pays
conquis sur les Indiens ou sur d'aulres nations d'Europe, et
qu'elle relevait à ce titre, du bon plaisir du roi et du Parle-
ment. D'autres au contraire, soutenaient que cette contrée
avait été non point conquise, mais découverte ; s'il en était
GUERRES CONTRE L'EUROPE. r.97
autrement, ajoutaient-ils, pourquoi achèterait-on le droit de
possession des tribus? Il faudrait plutôt le leur ravir. Suivant
ceux-ci, les habitants des colonies devaient être appelés à
jouir des mêmes droits et privilèges que les Anglais du confi-
nent européen. Une opinion intermédiaire se fit jour, et c'est
elle qui prévalut dans beaucoup d'occasions : elle niait le
droit de conquôte, mais elle subordonnait la régularité du
titre de propriété du sol américain à une concession spéciale
du souverain d'Angleterre, ne fût-ce qu'à cause de la variété
des origines de population. Dans l'économie de cette théorie,
il y avait nécessité sous certains rapporis, d'un droit public
particulier pour ces possessions. Mais la loi commune d'Angle-
lerre formait toujours le fond du droit civil, de l'aveu des co-
lons et de la métropole, sauf les modifications que l'usage et les
besoins locaux pourraient introduire, sans trop s'éloigner de
la loi mère.
Le pouvoir judiciaire fut modelé sur le type anglais, sui*-
tout dans les gouvernements royaux où un recours était as-,
sure contre les décisions des tribunaux supérieurs, par appel
au roi en Conseil.
Dans toutes les colonies, même celles dites royales, il
était difficile de préciser où cessait la prérogative souve-
raine du roi et du Parlement, et là où commençait Pindépen-
dance des établissements américains. Cet étal indéterminé
rentre tout à feût dans le génie anglo-saxon qui laisse au temps
et aux circonstances une suffisante liberté d'action pour im-
primer leur trace quand ils le peuvent, dans les institutions
du pays.
Section II
RELATIVE AUX GUERRES SURVENUES CONTRE LES PUISSANCES d'eOROPE.
L'Espagne fut longtemps à reconnaître la légitimité de
l'occupation par l'Angleterre de Timmense territoire où
598 RAPPORTS DES COLONIES AVEC L'ANGLETERRE.
furent fondées les Carolines, car suivant elle, c'était une dé-
pendance de la Floride. Le voisinage immédiat de ces deux
provinces vivant sous des maîtres différents, causait un dan-
ger permanent pour chacune d'elles. Il est vrai que la Floride
n'était encore au dix-septième siècle, qu'une espèce de désert
gardé par un fort appelé Saint-Augustin; mais il protégeait
des Indiens hostiles à la Caroline du Sud, et de plus il pouvait
faciliter par terre une diversion utile, pendant qu'une expé-
dition maritime serait dirigée de Cuba sur les côtes et spécia-
lement sur le port de Charleston. Le hasard seul, on Ta vu,
empêcha la réussite d'une expédition de cette nature.
J'ai déjà parlé d'engagements qui eurent lieu entre la Flo-
ride et les possessions anglaises. Ce ne furent point les seuls :
et en se reportant aux causes de ces conflits, on est obligé de
les rattacher plus ou moins aux rivalités de TEspagne et de
l'Anglelcrre, bien plus qu'à des circonstances locales. Cepen-
dant les secours fournis par celte dernière puissance furent
faibles comparativement auxsacritices à faire, et il en résulta
un long alanguissement de la Géorgie qui était alors à son
berceau. Cette situation précaire ne cessa qu'en 1763, par le
traité de Paris qui fit cession par l'Espagne à l'Angleterre de
la partie Est de la Floride, c'est-à-dire de la Péninsule touchant
immédiatement aux établissements anglais dont la sécurité se
trouva garantie pour l'avenir.
Mais ce côté n'était point le seul qui réclamât protection :
La France était d'un voisinage bien plus redoutable soit par
l'importance de ses forces de terre et de mer, soit par la
grande étendue de ses possessions américaines qui envelop-
paient à l'Est, au Nord et à TOuest, toutes les autres colonies
anglaises. Déjà avant la fondation de la Nouvelle-Angleterre,
cette nation occupait l'Acadie et le Canada dont les limites
étaient indéterminées, et qui paraissaient comprendre tout le
jiays occupé aujourd'hui en partie au moins, par l'Ouest do
l'État de New- York, par le Wisconsin et le Michîgan. Un peu
GUERRES CONTRE L'EUROPE. 599
plus tard, les Français s'avancèrent sur l'Ohio et le Mississipi
jusqu'au golfe du Mexique. Ainsi enserrées par eux, les colo-
nies anglaises avaient toujours à craindre une sui'prise, à une
époque surtout où l'Angleterre et la France étaient dans un état
d'hostilité presque permanent. Une autre circonstance ajoutait
encore à la gravité de la situation : les Français et surtout leurs
missionnaires étaient parvenus à gagner la confiance de beau-
coup de tribus indiennes qui pouvaient à Toccasion, leur de-
venir des auxiliaires très-utiles. D'un autre côté cependant, il
faut le reconnaître, la France avait des ennemis presque irré-
conciliables dans les Iroquois ou Cinq-Nations qu'elle avait ex-
pulsés du Canada, et qui, de toutes les peuplades d'Amérique,
formaient la plus puissante confédération, localisée dans le
voisinage des grands lacs, et formant, à l'Est et au Nord, une
barrière très-forte qui protégeait les provinces anglaises. Puis,
l'immense étendue des territoires réclamés par la France sur
d'autres points, ne formait à vrai dire, que des possessions
nominales, car à part qutîlques forts qui dominaient des pas-
sages importants, ces contrées étaient désertes et ne don-
naient aucun sujet d'inquiétude sérieux à l'Amérique anglaise.
Le danger réel était à l'Est et au Nord où les établissements
coloniaux des deux pays vivaient dans un voisinage trop rap-
proché pour pouvoir échapper à de fréquentes rencontres,
sans compter celles dont la cause était en Europe.
Mais quelles que furent les tentatives faites des deux côtés,
ce n'est guèreque de l'avènement au trône de Guillaume V\
que datent les grandes guerres que la France et TAngleterre
voulurent vider en partie sur le nouveau continent. Pendant
près d'un siècle la lutte fut à peine interrompue : et indépen*
damment des auxiliaires indiens que l'Angleterre sut gagner
à sa cause, elle requit les colonies de lui fournir des contin-
gents d'hommes armés et équipés. Quoiqu'elles fussent étran-
gères aux causes premières de ces différends, sujettes d'An-
gleterre, elles ne pouvaient refuser leur concours; et d'un
400 RAPPORTS DES COLONIES AVEC L'ANGLETERRE,
autre côl6, la lulle étant engagée sur leur continent, même
sur leur territoire, elles avaient un grave intérêt à protéger.
Je n'entrerai dans aucun détail à propos de ces guerres qui
exigeraient à elles seules toute une histoire, mais je dirai que
les colonies anglaises payèrent largement le tribut du sang
de leurs enfants, engagés qu'ils furent partout où il y avait
danger, et dans des proportions notables. Outre ces perles
très-sensibles, les sacrifices matériels étaient immenses : TAn-
gleterre, il est vrai, donna une indemnité, mais qu'était-ce
en comparaison de toutes les pertes éprouvées et qu'on ne
pouvait faire entrer en ligne de compte? Les sources de la
fortune publique si elles n'étaient point taries, coulaient bien
peu abondamment, et la dette réunie de toutes les Provinces
s'élevait, à la fin de la dernière guerre avec la France, à plus
de dix millions de dollars^ (plus de cinquante millions de
francs), dette énorme pour l'époque et pour le petit peuple
qui la supportait 1 Mais ce qui avait plus de gravité encore,
c'était Tépuisement des* ressources, et la grande difficulté
d'en réunir d'autres; car on verra bientôt la rare fécondité
du génie anglais pour varier en les multipliant, toutes les
taxes dont il écrasait en même temps ces populations.
Il est juste cependant de dire que ces guerres ne furent pai
sans compensation pour les colonies, car l'Angleterre étant
parvenue à chasser les Français du nord de l'Amérique, les
possessions anglaises acquirent une sécurité complète même
vis-à-vis des Indiens hostiles qui se ressentirent gravement
de cette défaite, et ne furent plus à redouter. D'un autre
côté, les habitants des colonies en partageant les mêmes fa-
tigues, les mêmes souffrances, en bravant les mêmes dan-
gei^ en face de l'ennemi, sentirent se resserrer leurs liens de
fraternité; ils apprirent le métier des armes, ils eurent des
cadres tout prêts, et un courage à peine refroidi pour faire
* Samuel Eliot, déjà cité, p. 178.
MLSLRES FISCALES. ^ 401
un effort suprême, quand TAngleterrc bien peu après, les
força à conquérir leur indépendance I
Section III
MESURES PROHIBITIVES ET FISCALES DE l'aNQLETERRE .
Jusqu'au règne de Charles I", le Parlement n'avait qu'un
rùle secondaire, mais de la lutte qui s'engagea entre lui et le
souverain, sortit une révolution qui consacra son triomphe,
et lui assura pour l'avenir une part prépondérante dans les
affaires de l'Angleterre. Les colonies éprouvèrent trop tôt les
effets de cette influence nouvelle, car on se rappelle que c'est
le Parlement qui, dans son omnipotence, fit en 1651, le pre-
mier des trois actes de navigation destinés à entraver le com-
merce des colonies enlre elles el avec l'étranger.
■ Ce n'était point assez d'avoir contre elles le roi et le Parle-
ment, elles allaient trouver un troisième adversaire plus re-
doutable encore, car à beaucoup d'égards, les deux premiers
n'étaient que ses instruments : je veux parler de Tindustrie et
du commerce de TAngleterre qui épiaient toutes les occasions
de mettre à contribution ce pays si heureusement favorisé du
ciel, mais plus riche encore alors d'espérances que de for-
tunes acquises. Une lutte contre ces trois puissances devait
être bien inégale, car les colonies, isolées les unes des autres,
ne pouvaient rien contre un faisceau si fortement uni ; elles
subirent longtemps la tyrannie, jusqu'au jour où le courage
suppléant au nombre, elles renversèrent le despote aux trois
tètes pour vivre enfin dans leur complète indépendance.
Mais afin d'intéresser davantage à leur situation, faisons le
dénombrement des iniquités dont elles eurent à souffrir.
C'est Charles 1" qui débuta dans la voie des exactions. On
se rappelle que, le premier entre tous, et dans un but de
sordide avarice, il voulut en 1634, exercer d'une manière
II. 26
402 RAPPORTS DES COLONIES AVEC L'ANGLETERRE,
pcrmancnlc, un droit de préemption sur lout le tabac pro-
duit par la Virginie, indépendamment des taxes dont celte "
branche de commerce était déjà grevée.
Le Parlement et Charles II publièrent les trois actes dits de \
navigation qui assuraient à la marine anglaise le monopole «j
de tout le fret américain (années 1651, 1660, 1663). Ce
n'était là qu'un début, mais il était plein de promesses : le
Parlement tint à les justifier.
Un peu plus tard, le commerce et la marine de la Nou-
velle-Angleterre attirèrent Tatlention et excitèrent la jalousie
de la métropole, qui ne vit pas sans crainte en effet d autres
marines que la sienne, fréquenter les ports de la Virginie, du
Maryland, d'Antigues et des Rarbades. Elle ne pouvait admettre
que la Nouvelle-Angleterre approvisionnât ces contrées, de
marchandises d*Europe, et reçût des retours en produits
des tropiques, qu'elle vendait ensuite en Espagne, en Italie et
Hollande. Pour décourager ces opérations, le Parlement publia '
en 1672, un bill qui frappa le transit d'un certain nombre
d'articles de commerce, d'une colonie à l'autre, des mêmes
droits que ces objets auraient à payer pour leur introduction
en Angleterre. Comme on ne pouvait compter sur les habi-
tants pour la perception de ces taxes, le môme bill ordonna
la création de bureaux de douane dans les provinces anglaises,
sous la direction de commissaires anglais.
Ces mesures affectant plus spécialement le commerce et la
marine de la Nouvelle-Angleterre qui n'étaient point rési-
gnés à céder à cette pression, on imagina d'exiger des gou-
verneurs de ces colonies, un serment spécial dont l'objet était
de prêter main-forte aux actes restrictifs du commerce. Mais
le gouverneur du Massachusetts s'y refusa péremptoirement,
et la Cour générale passa une résolution portant que les
actes de navigation étaient une invasion des droits et privi-
lèges des colons, et sans aucune force obligatoire, attendu
que ceux-ci n'étaient point représentés dans le Parlement
MESURES FISCALES. 405
(1676-1679). Cependant si le droit était de cecutéy il ne pou-
vait s'appuyer encore sur la force ; il fallut se soumettre.
Le Maryland ne supportait pas» moins impatiemment ces
acles arbitraires, et deux des collecteurs de taxes périrent de
mort violente par suite de difficultés nées de Texercice de
leurs fonctions (1684).
On se rappelle aussi le refus persistant des habilanls de
Virginie à créer des villes, pour mettre en défaut la surveiU
lance des douaniers, et échapper ainsi aux mesures fiscales
de l'Angleterre.
Les mêmes résislances se manifestèrent dans la Caroline
du Sud en 1685. Partout l'intérêt froissé puisait de Ténèrgic
dans le sentiment du droit méconnu.
Les colonies cherchant par tous les moyens à se soiistraire
au joug du*Parlement, les marchands anglais se répandirent
en plaintes amères sur le mépris dans lequel étaient tenus les
acles destinés à les protéger. C'est alors (1696) que Ton créa
le Comité du commerce et des plantations, comité permanent
composé d'un président et de sept membres connus sous la
dénomination de lords du commerce. Ses attributions consis-
taient à surveiller d'un œil très-attentif l'action des législa-
tures coloniales afin d'y faire prévaloir toujours l'autorité du
Parlement, d'y fortifier le pouvoir des gouverneurs royaux,
et de tenir les colonies dans un état de soumission complet à
la politique commerciale de l'Angleterre.
On était entré dans les voies de rigueur pour ne point s'y
arrêter. A une époque rapprochée de cet acte significatif, le
Parlement fit plus encore : il prohiba tout commerce entre
les colonies et l'Irlande, excepté pour Texportation de ce
dernier pays, de serviteurs, de chevaux et de provisions ali-
mentaires. L'Irlande, on le sait, était considérée sous les rap-
ports commerciaux, comme un pays tout à fait étranger à
l'Angleterre, elle ne pouvait espérer un meilleur traitement
que les colonies ; et si plus tard en i 752, on améliora un peu
404 RAPPORTS DES COLONIES AVEC L'ANGLETERRE,
pour elle celle situation, Tavanlage fut si mince qu'elle eut
peu à s'en applaudir.
Les provinces qui, en vertu de leurs chartes, avaient droit
de se gouverner elles-mêmes, ne présenlaient aucune ga-
rantie pour l'observation des mesures fiscales. Il fallait com-
bler cette lacune qui était grande, c^r elle s'appliquait à des
pays très-commerçants. Un bill de 1696 répondit à ce besoin :
il soumit à Tapprobation du roi le choix des gouverneurs
de ces colonies, et il exigea d'eux le serment spécial qu'a-
vait précédemment refusé le gouverneur du Massachusetts.
Le nombre des ofliciers de la douane fut augmenté, et l'on
mit à leur tête un directeur général pour régulariser ce ser-
vice. Le réseau qui enveloppait ces possessions s'étendait de
plus en plus, et Ton avait soin en même temps, d'en serrer
les mailles pour que rien ne pût échapper à la convoitise du
marchand anglais.
La surveillance était bien organisée, mais elle pouvait
être mise en défaut; il fallait pourvoir à la répression. Con-
fier à des jurés des colonies la connaissance des infractions
commises, c'était s'exposer à voir la loi foulée aux pieds par
des acquittements scandaleux. Les agents du fisc étaient an-
glais : les cours de justice furent composées des mêmes élé-
ments. De là vint qu'en 1697 le Parlement créa des cours
de vice-amirauté dans toutes les colonies, pour connaître des
causes intéressant la maiine et la perception des taxes. Cet
acte provoqua des résistances très-énergiques : les colons le
considéraient comme une violation de leurs chartes, car ces
cours devaient siéger sans jurés. Mais le Conseil privé, ap-
pelé à apprécier les plaintes qui lui furent adressées, les
rejeta comme étant sans fondement, attendu que rien ne pou-
vait empêcher le roi d'établir des juridictions d'amirauté
partout dans toute l'étendue de son empire.
Les Provinces, dans le but de s'affranchir du tribut qu'elles
payaient aux manufactures anglaises, essayèrent de se livrer
MESURES FISCALES. 405
à rînduslrie pour les objets de première nécessité; mais les
actes législatifs coloniaux qui avaient en vue de favoriser
ce mouvement, excitèrent la jalousie anglaise, et en 1699, un
bill du Parlement prohiba expressément le transport d'étoffes
de laine d'une colonie où elles auraient été fabriquées, dans
une autre, comme aussi d'exporlcr dans un pays étranger
aucune laine coloniale fabriquée ou non.
Le commerce d'esclaves noirs, monopolisé dans les mains
d une compagnie anglaise dite Compagnie royale africaine,
dievint une branche d'affaires si étendue, qu elle admit plus
tard un grand nombre de personnes à la participation de ses
avantages commerciaux. Ce fut un intérêt anglais de premier
ordre qui s'appuya sur la politique : aussi, le traité de paix
d*Utrecht de 1713, contenait une disposition spéciale aux
termes de laquelle, l'Espagne accordait à la Grande-Bretagne
exclusivement, le privilège de fournir d'esclaves ses colonies.
Le marché des provinces anglaises était abandonné à ce
monopole qui le stimulait incessamment ; et quand les colons
commencèrent à redouter Tinvasion d'une si grande popula-
tion noire, et voulurent l'arrêter en frappant de taxes celte
nature d'importation, l'Angleterre annula ces mesures res-
trictives et prohibitives, comme portant un grand préjudice <
à son commerce.
Mais les préoccupations des colons se portaient avec non
moins de sollicitude sur une autre nature d'individus que
l'Angleterre imposait à ses possessions d'Amérique. Celte
nation avait résolu d'expulser de son sein tous les criminels
que renfermaient ses prisons , et elle imagina de conclure des
traités avec des armateurs pour la transporlation et la vente
de ces malfaiteurs dans ses colonies. Cette résolution fut en
effet mise à exécution comme on Ta vu en Maryland et en
Virginie notamment, malgré les pressantes réclamations des
habitants qui ne voulaient infuser dans leurs veines que du
sang irréprochable. Mais ces protestations comme beaucoup
40G .RAPPORTS DES COLONIES AVEC L'ANGLETERRE.
d*aulres restèrent sans effet. 11 semblait qu'on voulût hu-
milier les colonies, en altérant les sources de leur population ;
et pour le leur mieux faire sentir, on appelait leurs habitants
des descendants de convicts. L'outrage, on le voit, se mêlait
assez bien à l'oppression gouvernementale et fiscale.
Les ressources des colonies ne recevant pas d'accroisse-
ment en proportion des charges qu'elles s'imposaient pour
diverses causes, elles avisèrent au moyen d'y pourvoir au
moyçn de billets de crédit dont l'importance relative était
très-inégale, et dont la valeur de circulation était sujette à
beaucoup de fluctuations. Ce fait qui semble au premier
abord, ne concerner que les colonies elles-mêmes , avait
un contre-coup immédiat en Angleterre, à cause du mono-
pole commercial réservé à celte puissance, et de la néces-
sité où se trouvait le commerce de payer avec la monnaie du
pays. Les émissions se multiplièrent, et les valeurs qu'avaient
reçues les marchands anglais se dépréciant par le fait de
leurs débiteurs, des plaintes nombreuses arrivèrent au Co-
mité du commerce qui, après examen, fit adopter par le roi
et le Parlement une mesure dont l'objet était de déterminer
la valeur légale de ces billets et de la monnaie espagnole
^dont ils étaient la représentation. Mais on ne réussit qu'à jeter
un peu plus de confusion dans les transactions : force fut do
laisser l'intérêt privé régler lui-môme des matières qui, de
leur nature, échappent à la législation (1704-1707).
On a vu qu'un bill de 1699 contenait de graves restrictions
à l'exportation des laines fabriquées en Amérique, mais les
chapeaux n'y étaient pas nommément désignés. Les chapeliers
anglais, remarquantUe grand succès de cette fabrication dans
quelques colonies du Nord, obtinrent aisément l'extension
des termes du bill à celle branche d'affaires ; et pour mieux
assurer l'exécution de celte protection, défense fut faite à
tout chapelier américain, d'employer plus de deux ouvriers à
b fois (1732).
MESURES FISCALES. 407
Avant de parler d'envahissements de plus en plus odieux,
disons que le Comité du commerce était descendu de la po-
sition élevée qu'on lui avait faite d'abord, et qu'il devint dès.
1714, une simple dépendance du ministère d'État appelé
alors département du Sud. Il fut réduit au rôle de bureau
d'enquête et d'information destiné à éclairer le Parlement
dans ses rapports avec les colonies.
La Nouvelle-Angleterre qui était généralement moins fa-
vorisée que le Sud comme climat et comme fertilité du sol,
n'avait guère de ressources que dans la marine et l'industrie.
La première était déjà bien atteinte par les mesures que je
viens d'exposer ; restait la deuxième que l'intelligence des
habitants cherchait à féconder dans diverses directions. New-
port notamment, s'était livré à la fabrication du rhum avec
des mélasses que lui fournissait la France; mais l'Angleterre,
voyant dans ce fait une concurrence redoutable pour ses colo-
nies des Antilles, voulut y mettre un terme, et en 1733 le
Parlement par un nouveau bill, établit des taxes assez élevées
sur le sucre, les mélasses et le rhum importés des Indes occi-
dentales françaises ou hollandaises. Rhode-fsland se sentait
rudement frappé, il prolesta en soutenant qu'on portail
atteinte aux privilèges qu'il tenait de sa charte; il ne fut point
écouté. New-York réclama de son côté, en disant qu'on fer- *
mait ses meilleurs débouchés, car comment pouvait-il conti-
nuer à commercer avec les colonies étrangères, si par des
taxes élevées, on empêchait celles-ci de payer avec leurs pro-
pres produits les exportations d* Amérique? Ils ajoutaient que
les colons étant tous sujets du roi d'Angleterre, et n'étant
point représentés dans le Parlement, ùucune taxe ne pouvait
valablement leur être imposée tant qu'ils n'étaient point
admis légalement à faire valoir leurs droits. Mais ces raisons
qui, au point de vue de la constitution anglaise, étaient in-
discutables, venaient se briser aux pieds de Tirisatiable mar-
chand d'Angleterre. Cette nouvelle exaction produisit un ré-
40S HAPPORTS D!:S COLONIES AVEC LANCLETERRE.
sultat lout différent de celui qu'on s'en promettait : la contre-
bande se Ht sur une trcs-grande échelle, et déjoua toutes les
précautions prises contre celte industrie. Les mélasses arri-
vèrent en abondance, et les taxes payées furent insignifiantes.
L'industrie du fer ôlait Irop élendue pour ne pas solliciter
h son tour, une protection elïicace. Elle lui fut accordée en
1750, par un bill qui prohibait absolument l'érection d*au-
cunc forge el d aucun haut fourneau dans les colonies pour
le traitement soit du fer soit de l'acier.
A d'autres égards encore, le Parlement voulait tenir toutes
les colonies en lulelle : ainsi Tadminislration des postes d'An-
gleterre s'étendit à l'Amérique, et ce furent des agents anglais
auxquels on remit ce service important (1710). Il régla d'une
manière uniforme les conditions de la naturalisation (1740),
et il intervint de nouveau pour réglementer le système de
circulation monétaire, et arrêter les trop grandes émissions
de papier-monnaie auxquelles s'abandonnaient un peu trop
facilement peuf-ôlre, presque toutes les colonies (1740-1751).
Jusque-là, les taxes établies semblaient trouver leur expli-
cation dans la nécessité de protéger le commerce de la mé-
tropole par des droits différentiels, lorsque la prohibition
n'était point jugée nécessaire. Cette charge était très-lourde,
toutefois un long usage y avait façonné le peuple, et la con-
trebande ainsi que d'autres moyens évasifs l'avaient rendue
supportable. On allait entrer maintenant dans un autre ordre
d'idées qui devait aggraver la situation de manière à la rendre
intolérable.
Mais avant d'aller plus loin, disons quelques mots des
rapporis d'affaires existants entre les colonies et TAngleterre,
et dont le profit principal revenait à celte puissance en vertu
des privilèges commerciaux qu'elle s'était arrogés. En voici le
résumé tel que le donne un auteur américain d'après des do-
cuments officiels pour Tannée 1770, un peu avant la révolu-
tion américaine.
COMMERCE AVEC L'ANGLETERRE. 409
D'après ces données, le mouvement commercial se répar-
tîssait ainsi entre les colonies :
EXPORTATIONS DAKS LA GRANDE-BRETAGNE
de la Nouvelle-Angleterre pour. . . 148,0H liv. st.
de New-York 69,882
de la Pensylvanie . , 28,109
delaVirginie et du Maryland. . . . 435,094
des deux Garolines 278,097
de la Géorgie ^ . 55,532
Total 1,014,725 liv. st.
ou 25,368,125 francs environ.
IMPOPiTATIONS DE LA GRANDE-BRETAGNE.
pour la Nouvelle-Angleterre 394,451 liv- st.
New-York 475,991
Pensylvanie 134,881
Virginie et MaryUind 717,782
les deux Garolines . ..... 146,272
Géorgie 56,193
Total 1,925,570 liv. st.*
ou 48,159,250 francs. environ.
En comparant ces échanges, on trouve que la balance en
faveur de la Grande-Brelogne était pour cette seule année, de
22,771,125 francs, somme considérable si Ton se reporte à
Tépoque et au chiffre de la population qui ne s'élevait pas
alors à trois millions.
Ce tableau fait encore ressortir un fait essentiel, c'est-à-
* Hildrelh, 2- vol., p. 559.
410 nAPPORTS DKS cOLONIES AVEC L'ANGLETERRE.
dire qu^alors comme aujourd'hui, la majeure partie des ex-
porlalions d'Amérique, était fournie par les colonies du Sud
dont TEuropese disputait les riches produits. Mais depuis la
déchéance de P Angleterre, ce commerce est échu aux États
du Nord principalement, qui y ont trouvé de grands éléments
de fortune.
Abordons maintenant les nouveaux moyens d'extorsion
imaginés par l'Angleterre pour ouvrir des sources plus abon-
dantes de profit aux dépens de ses colonies.
Cette puissance pliait sous le poids d'une lourde dette occa-
sionnée notamment par ses guerres avec la France. Son aris-
tocralie trouvait juste de rejeter une partie de ce fardeau
sur les colonies qui, disait-on, avaient retiré tout l'avantage
du succès des luttes dont l'Amérique avait été le théâtre.
C'était se méprendre gravement sur la situation : les colons
avaient contribué largement en hommes et en subsides à ces
guerres, et même une partie de leurs embarras pécuniaires
n'avaient point d'autre cause. Mais l'Angleterre ne condes-
cendit jamais à discuter raisonnablement les arguments de
ses sujets d'outre-mer, et elle donna suite à l'idée d'imposer
les Provinces, non plus seulement dans un but de protection
commerciale, mais pour enrichir purement et simplement le
trésor anglais. Cependant des débals s'ouvrirent dans le Par-
lement, et un certain nombre de bons esprits doutaient pour
le moins, de la justice et de l'opportunité de cette politique;
mais ils étaient en minorité et ne purent rien empêcher.
Dans une séance de la session de 1764, la chambre des Com-
munes, comme préliminaire, déclara en termes généraux le
droit qu'avait le Parlement de taxer les colonies, et elle re-
commanda la présentation du projet de loi du timbre dont il
avait déjà été question.
Bientôt après, vint l'acte appelé Sugar acl qui, réduisant
d'un cinquième le droit sur les mélasses et le sucre étran-
gers importés dans les colonies, frappait des im_pôts nouveaux
MESURES FISCALES. 411
sur différents articles de même provenance, surtout sur le
fer et le bois. Par la réduction des t axes sur les mélasses
et le sucre étrangers on «spérait décourager la contrebande,
mais on n'obtint que des résultats à peu près négatifs,
tandis que par le nouveau bill on paralysait d'autres indus*
tries.
Le principe était posé, il ne restait qu'à lui faire produire
les recettes les plus lucratives. Dix mois après, le Parlement
soumettait à la taxe du timbre tous papiers d'affaires, mémo
tous certificats, ainsi que tous les journaux dont il serait fait
usage dans les colonies. On agrandit en même temps la juri-
diction des cours d'amirauté, aux dépens de celle des tribu-
naux ordinaires qui siégeaient avec jurés, et l'on mit à la
charge des colons le logement et la subsistance des troupes
anglaises qui séjourneraient parmi eux (1765).
De toutes ces mesures. Pacte du timbre fut celui qui pro-
voqua davantage l'indignation. A Boston surtout, on prêcha la
résistance; l'émeute fut en permanence. Elle s'abandonna à
des actes coupables, et Ilutchinson le gouverneur du Massa-
cliusetts, ainsi que sa famille, ne durent leur salut qu'à une
fuite précipitée. C'est dans ces désordres que périrent des pa-
piers fort utiles, réunis à grand'peîne par Hutchinson pour
écrire l'histoire de la Nouvelle-Angleterre, et qui ont laissé
des lacunes dans l'ouvrage très-estimé qu'il a consacré à ce
pays^ ouvrage dont je me suis aidé plus dune fois en par-
lant de ce groupe de colonies.
Des scènes analogues se passèrent à New-York, et l'on n'y
fut pas sans inquiétude sur toutes les conséquences de ce
mouvement qui n'était dirigé que par des hommes du peuple.
Les gens graves se demandaient si, par ces scènes de violence,
on ne nuisait pas à la cause qu'on voulait servir. Aucune co-
lonie n'entendait encore se séparer de la métropole, et Ton
ne pouvait que l'irriter par cet emploi de la force brutale qui
répugnait aux mœurs parlementaires d'Angleterre.
4i2 RAPPOr.TS DES COLONIES AVEC L'ANGLETERRE.
Toulcs les provinces éprouvant à la fois le même mouve-
ment d'indignation, témoignèrent d'une manière plus ou
moins ouverte leur volonté de résister à cette tyrannie. Une
société dont Tobjet était principalement l'opposition à l'acte
du timbre, s'organisa sous la dénomination des Ft/5 de laH-
berté. Elle gagna beaucoup d'adhérents non point dans les
classes élevées, mais parmi les jeunes gens dont l'ardeur,
le besoin d'excitation, et aussi un sentiment généreux en fai-
saient d'utiles auxiliaires. Leur rôle semblait être d'intimider
les employés du fisc et de les pousser à une démission. Les
timbres qui arrivaient d'Europe, ou bien restaient dans leurs
enveloppes ou étaient saisis et brûlés ; quelques législatures
n'hésitèrent pas à déclarer le Stamp act inconstitutionnel et
subversif de tous leurs droits les plus chers; enfin des mee-
tings se tinrent de divers côtés pour faire une démonstration
qui pût impres-sionner TAngleterre (1765).
C'est alors qu'eut lieu la proposition d'un congrès de re-
présentants de toutes les colonies, démarche de la plus grande
gravité, car elle établissait entre elles une solidarité de vues
et d'intérêts que l'Angleterre redoutait et qui ne s'était ja-
mais manifestée antérieurement. Ce congrès se tint effecti-
vement en 1765 : toutes les provinces n'y furent point repré-
sentées, mais le consentement tacite des absents était acquis
à l'avance. L'œuvre principale de celte assemblée fut une dé-
claration des droits et libertés réclamés au nom de tous et qui
peut se résumer ainsi :
Reconnaissance aux colons de tous les droits et de toutes
les libertés garantis aux Anglais nés dans la Grande Bretagne,
et spécialement du privilège de se taxer eux-mêmes, et de
n'avoir d'autres juges que des jurés de leur propre pays.
Enfin, rappel des divei^s bills rendus par le Parlement, et
qui étaient contraires à ces droits. 11 n'est nullement question
dans cet acte d'une déclaration d'indépendance. On espérait
encore, le plus grand nombre au moins, conjurer cette exlré-
MESURES FISCALES. 413
mité qui comporlait beaucoup d'inconnu et exposait le pays
à de bien grands sacrifices.
Cette déclaration de droits n'était qu'une démonstration
insuffisante pour changer les idées de l'Angleterre : on le
comprit bien, et le sentiment public chercha à se produire
d'une manière très-expressive, en s'attaquant aux intérêts
même dont la cupidité élail frappée d'aveuglement. Un comité
s'organisa à New- York pour aviser, el il en sortit une résolu-
tion dont l'objet était de recommander à tous les citoyens de
ne plus importer de marchandises anglaises, et d'encourager
les manufactures des colonies par tous les moyens, dût-on
se priver de manger du mouton et de l'agneau pour se mé-
nager la laine nécessaire à la fabrication. Cette détermination
fut communiquée à toutes les autres provinces et acceptée
avec plaisir, quoique partout l'on n'observât point exacte-
ment l'abstention recommandée. Malgré ces défaillances in-
téressées qu'on rencontre à toutes les époques, surtout chez
les peuples commerçants, ce mot d'ordre fut maintenu, et on
le répéta assez souvent pour le faire passer de plus en plus
dans les habitudes.
Cependant la loi du timbre réclamait son exécution, et il ^
était difficile d'y échapper totalement, malgré tous les détours
employés pour esquiver ses rigueurs. Mais les résultats mé-
diocres qu'elle donnait en dévoilaient le vice principal. L'in-
timidation avait provoqué la démission de beaucoup d'agents
chargés de la perception, et les magistrats locaux refusant de
prêter main-forte à la loi, elle tombait dans le discrédit et
ne répondait plus au but qui lui avait donné naissance. D'un
autre côté, les marchands anglais qui en recevaient le con-
tre-coup sans jamais avoir pu en recueillir aucun avantage,
en réclamèrent eux-mêmes le rappel. La Chambre des com-
munes fut enfin saisie de ce grave sujet, et elle le traita avec
toute la maturité qu'il comportait. Pilt et Burke dont les
idées étaient favorables à la cause des colonies, se distingue-
4ii HAPrOnTS DES COLONIES AVEC L'ANGLETERRE.
rent par Texposition des vrais principes et par une vigueur
d^argumcnlation Irès-rcmarquable. Benjamin Franklin qui
était alors à Londres, fut appelé à la barre pour rendre témoi-
gnage de ses idées sur les circonstances qui occupaient cetic
assemblée. Interpellé d exprimer son opinion, il répondit
d'une manière très-nette, que jamais les colonies ne se soumet-
traient soit à l'acte du timbre, soit à tous autres de même
nature, quoiqu'elles fussent disposées à obéir aux mesures
dont le seul objet serait d'établir une balance de commerce en
faveur de TAngleterre. Après des discussions approfondies, le
bill de rappel de Tacte du timbre ayant été soumis au vote,
triompha de toutes les résistances : il passa aux Communes,
à une majorité de 275 voix contre 167. Battu sur ce point,
le ministère chercha à se relever de sa défaite en faisant passer
un autre acte destiné à affirmer plus que jamais le droit du
Parlement « d'assujettir les colonies à ses lois dans toutes les
circonstances (1766). » On ne faisait donc que céder à Tem-
pire d'une nécessité, mais la prérogative déniée par les co-
lons était aftirmée de nouveau. Le débat restait le même :
il n'y avait qu'une trêve.
Les Provinces n'acceptèrent pas moins avec joie ce rappel,
comme le gage d'un meilleur avenir. On chercha à eflacer
les traces du passé, et des indemnités furent accordées aux
citoyens qui avaient souffert par suite dea désordres des
dernières émeutes. La Virginie vota une statue au roi; New-
York en ordonna une pour le roi et une autre pour Pilt. Le
Maryland fit le même hommage mais à Pitt seul. Les autres
colonies ne poussèrent point jusque-là les démonstrations,
soit par tiédeur, soit par appréhension de nouvelles cala-
mités.
Celte joie intempestive ne fut pas de longue durée : le
Parlement, en vertu de l'omnipotence qu'il s'attribuait, fit en
1767, un pas de plus dans la voie des empiétements fiscaux.
11 créa une taxe sur l'importation dans les colonies, du thé e(
BIl-SUPiES FISCALES. .., 415
de quelques autres marchandises, avec affectation spéciale
pour Fenlretien des troupes anglaises, et pour assurer des
traitements permanents aux gouverneurs et aux juges royaux.
[1 alla plus loin encore : il prononça la suspension de la légis-
lature de New- York, jusqu'à ce qu'elle eût fait acte d'obéis-
sance au bill qui mettait les troupes européennes à la charge
des colonies où elles étaient en garnison.
Les nouveaux actes parlementaires devaient ouvrir les yeux
de tous sur la politique opiniâtre de TAngleterre, et Jîienlôl
les idées jusque-là disposées à des distinctions plutôt subtiles
qu'autrement, allaient embrasser un champ plus vaste où les
accommodements n'auraient plus guère chance de succès.
Les résistances s'organisèrent de nouveau sur un plan trcs-
vaste : elles prirent de telles proportions dans le Massachu-
setts, qu'on fit entrer dans la ville les troupes royales qui
tenaient garnison à quelque dislance. La population de Boslon
crut qu'on la bravait, sa fierté s'en révolta. Un comité s'or-
ganisa pour aviser aux mesures à prendre; et au refus du
gouverneur, il convoqua une convention de tout le peuple du
Massachusetts, en l'appelant aux armes sous prétexte d'une
guerre avec la France. Mais cette réunion ne répondit point
aux vœux des chefs du mouvement, car elle se borna à voter
une pétition au roi (1768).
Le mécontentement qui se faisait jour partout à la fois ne
parut pas changer les idées du Parlement, car l'année sui-
vante c'est-à-dire en 1769, il ordonna que tous les actes de
tiahison quelque part qu'ils aient été commis, en Amérique
ou ailleurs, seraient portés devant les cours de justice d'An-
gleterre (1769). Précédemment on n'avait louché qu'à la
fortune des colons, maintenant on voulait disposer même de
leur existence. La mesure paraissait comble, le joug n'était
plus supportable. Mais à quel parti s'arrêter? Le recours aux
armes étant un moyen suprême, il ne fallait pas y recourir
inconsidérément; du moins tel était Tavis de Washington qui
446 RAPPORTS DES COLONIES AVEC L'ANGLETERRE.
connaissait bien Fétat des esprits, et ne se dissimulait point
les côtés faibles de la situation.
Le sentiment du droit était le même chez tous, mais les
idées étaient différentes quant aux moyens de le faire préva-
loir. En fait de révolution, la division ne se produit souvent
qu'après le succès : ici au contraire, elL» le précéda. Le
pays (îtait alors partagé en deux grands partis qu'on qualifia
de Whigs et de Tories, appellations empruntées à TAngle-
tcrre. Les parfisans de cette puissance, à peu prés sans res-
triclions, étaient stigmatisés de la qualification de Tories.
Ceux au contraire qui s'opposaient fermement au droit ré-
clamé par le Parlement de taxer les colonies, s'appelaient
Whigs. Puis, venait un tiers parti qui croyait possibles les
transactions et voulait s'avancer assez loin dans les voieis
pacifiques. Enfin en dehors du mouvement régulier, se trou-
vaient l'association des Enfants de la liberté^ et les gens assez
nombreux qui étaient prêts à mettre partout le désordre dans
l'espoir d'en tirer avantage. 11 y avait des Tories au Nord
comme au Sud, mais dans le Sud, en plus grand nombre
qu'ailleurs. Les hommes d'action peu disciplinés se rencon-
traient des deux côlés, car si au Nord, les Enfants de la liberté
étaient nombreux, nous avons vu que les Régulateurs ne
manquaient pas dans les Carolines. Mais les uns et les autres,
bons pour le champ de balaille, présentaient des dangers de
plus d'une sorte dans une situalion expeclante.
La fermeté déployée par les colons dans la revendication do
leurs droits méconnus, et la persistance dans leurs résolutions
de ne plus employer de marchandises anglaises, appelèrent la
sérieuse atlention du commerce delà métropole, qui ne pou-
vait voir d'un œil indifférent un débouché si fructueux com-
plètement fermé. Ce furent des Anglais encore une fois qui
plaidèrent la cause des colonies, non pas d'une manière désin-
téressée, mais en vue d'avantages réciproprcs qu'on ne pou-
vait méconnaître. Un changement de ministère favorisa la
CONGRÈS CONTINENTAL. 417
réalisation de cette pensée, et en 1770, le Parlement se dé-
cida à rapporter tous les actes qui portaient ombrage aux
colons, à la seule exception de ceux qui frappaient d'une taxe
plus ou moins onéreuse Timporlation du thé et du sucre. Celte
apparente concession qui maintenait toujours le principe con-
testé ne pouvait satisfaire personne : loin de là, ce fut un
nouvel aliment donné au mécontentement général. Boston
prit l'initiative d'une adresse par laquelle les autres provinces
étaient invitées à établir des comités de correspondance afin
de se rapprocher davantage les unes des autres, et de mieux
défendre leurs intérêts communs. Toutes ayant le pressenti-
ment des circonstances graves dont elles étaient menacées,
entrèrent dans cette voie, mais ce n'est qu'en 1773 seule-
ment, c'est-à-dire presque un an après l'avis qu'en avait
donné Franklin, qu'on se résolut à un congrès. La première
réunion des membres qui le composèrent eut lieu à Philadel-
phie le 5 septembre 1774. Ce fut le début de la révolution
américaine, dans les annales de laquelle il est connu sous la
dénomination de Congrès continental \
Bien pénétré de la gravité de la situation, cette assemblée
dessina nettement son rôle, en faisant la part de l'Angle-
terre, sans compromettre les intérêts confiés à sa défense.
Elle débuta par faire une déclaration solennelle des droits et
privilèges réclamés par les colons en tant que sujets anglais.
Puis, vinrent successivement une pétition au roi, une adresse
au peuple de la Grande-Bretagne, un mémoire explicatif pour
les liabitants de l'Amérique anglaise, une lettre au peuple du
Canada, etc. On tomba d'accord sur la réprobation à infliger
au commerce d'esclaves, et un délai très-rapproché fut fixé
pour la prohibition complète de toute importation de cette na-
ture de population. Par cette disposition, le Congrès intéres-
sait le monde à sa cause ; cependant il ne prononçait pas
• Toutes les colonies y furent représentées, excepté la Géorgie.
27
418 RAPrOUTS DES COLONIES AVEC L'ANGLETERRE.
Fabolilion de l'esclavage lui-même ; point beaucoup plus im-
portant que le trafic. C'est qu*en réalité, on ne voulait pas en-
eore attaquer le mal dans sa racine ; je dirai plus, le Congrès
s'engageait à plus qu'il ne pouvait obtenir, car j*ai montré
dans mon livre sur l'esclavage, qu'après la révolution, on
He consentit à la cessation officielle de ce commerce que pour
Fannée 1808 ; et hier encore, il bravait la loi impunément
pour le plus grand profit de la Nouvelle-Angleterre et de
New-York.
Tous les membres présents au Congrès signèrent aussi un
accord par lequel ils s'engagaient pour eux et pour ceux qu'ils
représentaient, à ne faire aucun commerce soit d'exportation
soit d'importation avec FAnglelerre. En même temps on sti-
mulait l'esprit d'industrie, pour mieux échapper au tribut
qu'on payait si largement à cette puissance.
Tous leurs ti'avaux étant terminés, les cinquante-cinq
membres qui formaient le Congrès se séparèrent le 26 oc-
tobre 1774, bien résolus dirent-ils alors, à triompher ou à
périr avec les libertés américaines *.
On se rendra compte aisément de la maturité des délibéra-
tions de celte grave assemblée lorsque je citerai des noms tels
que ceux de Samuel et John Adams, John Jay, John Dickin-
son, George Washington, Patrick Henry, Richard et Henry Lee,
et Rutledge delà Caroline du Sud. Tous ne voyaient pas les
choses au même point de vue, et n'étaient pas impressionnés
delà même manière, car tandis que Washington et Lee se per-
suadaient que cette démonstration suffirait pour ouvrir les
yeux de l'Angleterre, d'autres, tels que Patrick Henry et les
deux Adams étaient fermement convaincus que la force seule
pourrait trancher les difficultés. Mais très-bons patriotes les
uns comme les autres, ils étaient tous décidés à faire face aux
circonstances quelles qu'elles fussent, même au péril de leur
* Pitkin^s Uislory ofthe United States, p. 362.
PRÉPARATION A L'INDÉPENDANCE. 4i«
vie. C'étaient les beaux jours du patriotisme pur, désintéressé;
il ne pouvait être plus noblement représenté I
Toutes les colonies accueillirent avec faveur et avec em-
p ressèment le résultat des délibérations du Congrès. Deux
cependant firent tache dans cet ensemble : la Géorgie et New-
York. L'une était bien jeune et bien faible encore. L'autre au
contraire déjà puissante par son commerce, manquait de ré-
solution au moment du danger : sa législature très-vive-
ment sollicitée d'approuver les résolutions prises, eut ia
faiblesse de répudier» cette œuvre remarquable. Laissons-la
à son repentir ; mais rappelons avec plaisir, que son repré-*
sentant John Jay était Français d'origine, et Tun des hommes
les plus éminenls. Au risque d'être désavoué, il contribua à
l'adoption des résolutions prises, bien persuadé qu'en parta-
geant l'avis et les sentiment de George Washington, il ne s'é-
cartait point des sentiers de l'honneur et du devoir! Ajoutons
pour être juste, que New-Xoik revint plus tard de cette pre-
mière méprise et que par son dévouement à la cause générale,
il effaça un moment d'erreur par des années de patriotisme.
Lorsqu'un peuple est tenu trop longtemps dans Tattilude
de la résistance et qu'il a un sincère amour de l'indépendance^
il ne tarde pas à mûrir pour une révolution, surtout lorsque
ses intérêts de toute nature sont incesssimment menacés- Créer
une nationalité a toujours beaucoup de prestige, car cela sup-
pose l'affranchissement d'un joug, et chacun des hommes qui
y concourent, s'élève à ses propres yeux en proportion de la
grandeur de l'œuvre accomplie. LeSiColons, je devrais déjà
dire les Américains, comprenaient mieux chaque jour, le but à
atteindre, et beaucoup d'entre eux espéraient quelque occasion
favorable qui trancherait nettement la position, de manière
à rendre tout arrangement impossible. Certaines mesures de
précaution militaire prises parle gouverneur du Massachusells,
ayant donné l'éveil sur quelque danger probable, le Congrès
de cette province se réunit de lui-même, et organisa une
420 RAPPORTS DES COLONIES AVEC L'ANGLETERRE,
milice nombreuse dont le quart composé des hommes les plus
vigoureux devait se tenir prêt à Faction, au premier si-
gnal. On installa en outre, un comité de sûreté sous la direc-
tion duquel celte force fut placée. Les mêmes appréhensions
gagnèrent les autres colonies qui toutes furent bientôt mises
sur un pied de défense respectable.
Que faisait l'Angleterre dans ces conjonctures? Bien loin de
rien céder du terrain qu'elle avait usurpé, elle refusa d'écou-
ler la pétition du Congrès au roi, et déclara en étal de rébel-
lion toutes les colonies sauf New-York, la Caroline du Nord et
la Géorgie, et ordonna que des mesures fussent prises pour
comprimer ces désordres (1775).
Le Parlement était bien mal informé de l'état des esprits
dans la Caroline du Nord, lorsqu'il lui épargnait les foudres
de sa colère, car ce fut elle qui la première, secoua le joug de
la mère patrie. En effet, une Convention convoquée dans celte
province et réunie pour aviser sur la gravité des circonstances,
prononça le 20 mai 1775, Tindépendance pure et simple de
l'Amérique, en déclarant traître au pays quiconque soutien-
drait d'aucune manière les prétendus droits réclamés par la
Grande-Bretagne sur TAmérique. Ce manifeste est connu dans
Thistoire sous le nom de déclaration de Mecklembourg, du
nom du comté où se tint cette Convention .
Ce fait grave prit beaucoup d'esprits par surprise, car quoi-
que la phalange des hommes d'action se grossît à l'approche
du danger, elle ne comptait point encore dans ses rangs les
citoyens qui, malgré leur patriotisme, voulaient épuiser jus-
qu'au bout toutesles formes possibles d'accommodement, pour
donner au soulèvement plus d'importance et de solennité, et
pour mieux assurer le succès. Mais l'Angleterre, par son atti-
tude hautaine et despotique, hâta la fusion des esprits, et le
Congrès qui s'assembla un an après, prononça d'une manière
définitive l'indépendance des colonies par sa déclaration cé-
lèbre du 4 juillet 1776.
INDÉPENDANCE. 421
Cel acte mémorable ne vint qu'à la suite de rencontres san-
glantes, prélude de cette guerre acharnée qui détruisit pour
toujours la domination anglaise. Je n'entrerai dans aucun dé-
tail sur cette phase nouvelle que je n*ai point entrepris de
décrire. Je me suis borné à indiquer le succès, par anticipa-
tion, à titre d'hommage rendu à un noble patriostisme, à un
courage digne d'exemple, et à une cause légitime au soutien
de laquelle la France voulut prendre part, en mêlant le sang
de ses enfants à ceux de tant de braves qui périrent en vou-
lant conquérir une patrie.
CHAPITRE II
EXAMEN COMPARATIF DES COLONIES ET RÉSULTAT
DE LEUR EXPÉRIENCE POLITIQUE
Pour bien apprécier le mouvement général des sociétés
éparses qui ont fondé les colonies anglaises et forment au-
jourd'hui un faisceau, sous le nom d'États-Unis, il convient
de rapprocher leurs institutions et d'en déterminer la valeur
relative, c'est ce que je vais essayer.
Mais avant toutes choses, rappelons deux faits qu'il ne faut
pas perdre de vue : d'abord, c'est la race anglo-saxonne qui a
partout dominé comme nombre et comme influence dans
chaque colonie ; cela est remarquable surtout pour la Nou-
velle-Angleterre où il ne s'est mêlé presque aucun élément
étranger.
Puis, c'est la persécution protestante d'Angleterre qui a
contribué pour la plus grande part au peuplement des colo-
nies, et non Tintolérance catholique dont les victimes n'ont
jamais été que dans un état de grande minorité, partout où
elles se sont établies sur ce continent.
4^3 EXAMEN COMPARATIF DES COLONIES.
Ces bases posées, disons que dans presque toutes les colo-
nies, rÉtat fut inféodé à l'Église, au grand dommage des ha-
bitants, cxir là se trouvait la première atteinte aux libertés
qui leur étaient promises. Quatre d'entre elles, le Maryland,
Rhode-Island, New-Jersey-Ouest et la Pensylvanie annoncè-
rent par exception, qu'elles entendaient séparer l'État de
rÉglise, en laissant à chacun pleine liberté de conscience.
Mais qu'arriva-i-il? Toutes, moins le Maryland catholique, dé-
sertèrent plus ou moins ce principe généreux. Rhode-Istand
pendant un temps» priva les catholiques des franchises poli-
liquos. La Pensylvanie les toléra à peine pendant la première
périixle de son histoire, et elle se montra non moins intolé-
rante envers George Keith qui fit schisme dans la secte des
Quakers. Quant au New-Jersey-Ouest, plus franc que ces deux
colonies, il inséra dans ses lois, après la révolution de 1688,
une disposition qui privail les catholiques de toute participa-
tion aux droits politiques. Relativement au Maryland, tant
que les fondateurs y dominèrent, le principe de la liberté
religieuse y fut scrupuleusement respecté, de Taveu de tous
Ijds historiens protestants américains et anglais. Ce n'est
qu'après leur déchéance, que Tintolérance régna là comme
ailleurs.
Mais les sectes ne pesaient pas toutes d'un même poids sur
le gouvernement politique: dans Rhode-Island où l'on pouvait
pratiquer tous les cultes et même n'avoir aucune croyance,
il, n'y eut guère d'atteinte aux droits politiques pour cause de
religion, qu'envers les catholiques. Il en fut de même dans
le New-Jersey-Ouesl qui tolérait d'ailleurs les autres cultes
chrétiens. Dans la Pensylvanie et le Maryland, il fallait croire
à Dieu et à la Trinité pour jouir des droits de citoyen. Partout
ailleurs, il y avait des religions d'État plus ou moins tyran-
niques : dans la colonie de New-York, dans les Carolines et la
Géorgie, la secte épiscopale qui y était dominante, n'excluait
pas les dissidents d'une participation active au gouverne-
OPPRESSION PROTESTANTE. 425
ment. Mais dans la Virginie, cette même secte n en tolérait
aucune autre : elle était au timon des affaires, et soumettait
le pays aune double règle politique et cléricale. Dans la Nou-
velle-Angleterre, le despotisme était pire encore, car le puri-
tanisme qui était maître souverain, excluait toutes les autres
sectes, même la secte épiscopale qui était religion d'État en
Angleterre. De plus, pour être admis citoyen, il fallait faire
preuve d'orthodoxie^ et pour peu qu'un individu déviât de la
ligne rigoureuse des croyances acceptées, il était dépouillé de
toute liberté politique, souvent même banni I
L'Amérique coloniale offrit donc ce spectacle instructif du
protestantisme qui, tant qu'il fut opprimé, réclama à grands
cris, la liberté, et qui, devenu maître souverain, exerça l'in-
tolérance la plus impitoyable non-seulement contre les catho-
liques, mais encore de secte à secte, et jusque dans le sein d»
Puritanisme lui-même dont le fanatisme aveuglait les meil-
leurs esprits. Cet état se prolongea jusque dans le dix-huitième
siècle, et chose fort remarquable! ce n'est que tout récem-
ment que certaines colonies ont fini de désarmer contre le
Catholicisme. Il n'est pas hors de propos d'ajouter quelques
mots de plus, pour compléter ce point historique qui est
plein d'intérêt. Je vais emprunter pour cela, un passage d'un
ouvrage que j'ai déjà cité* et qui résume bien les idées sur la
situation des catholiques dans ce pays.
« On croit généralement, dit l'auteur de cet ouvrage, que
les États-Unis en tant que gouvernement, ont proclamé la li-
berté des cultes depuis l'époque de la confédération, et que
ce principe fait partie intégrante de la constitution qui sert de
lien à tous les États. Il n'en fut pas ainsi : les questions re-
ligieuses ont, de tout temps, été considérées comme des
affaires d^administration intérieure dépendant de la juridic-
tion des difiérents États. La seule mention faite de la religioa
« The catkolic Church in Ihe United States, p. 38-39.
424 EXAMEN COMPARATIF DES COLONIES.
dans la constitution des États-Unis, se trouve dans la troisième
section de l'article 6, ainsi conçue : « Aucune justification
de croyance religieuse ne sera exigée comme aptitude à rem-
plir aucune fonction publique ou poste de confiance dépen-
dant des États-Unis. » Il en est aussi question dans un des
amendements à la constitution, passés subséquemment, et
portant : « Le Congrès ne fera aucune loi pour établir une re-
ligion ou pour proliihor Texercice d'aucun culte. »...
« En fait, les dispositions de la constitution n'empêchent
pas les différents États de passer des lois établissant ou pro-
hibant une religion, à leur discrétion. Cependant les treize
États originaires accordèrent l'un après l'autre, la liberté de
conscience aux Catholiques ; mais beaucoup d'entre eux leur
refusèrent longtemps après, la jouissance des droits civils et
politiques. Ainsi, c'est seulement depuis 1806, que les Catho-
liques sont dispensés du serment d'abjuration et d'obéissance
au Saint-Siège, pour obtenir une fonction publique dans l'État
de New-York. C'est depuis le 1" janvier 1836 seulement, que
dans la Caroline du Nord, on a supprimé la profession de foi
protestante sous serment, pour devenir électeur et éligible.
Dans le New-JcTsey, la clause qui excluait absolument les ca-
tholiques de toute fonction publique n'a été abolie qu'en 1844.
Enfin aujourd'hui môme, c'est-à-dire quatre-vingts ans après
la déclaration d'indépendance, l'État de New-Hampshire frappe
encore les catholiques d'incapacité politique en les écartant
des emplois, malgré foutes les pétitions faites à plusieurs re-
prises, pour faire disparaître cette tache de leurs statuts ^ »
Lorsque une haine de secte est si invétérée, on peut se
rendre compte du rôle fanatique que jouait l'Église protes-
tante partout où elle s'inféoda à l'État, et combien les insti-
tutions civiles et politiques durent se ressentir de cette
déplorable association. Ajouterai-je pour terminer, que le
• Voir ConsUtution de cet ÉUt, de 1792.
CARACTÈRE DES INSTITUTlOiNS. 425
Kew-Hampshire si hostile encore aujourd'hui aux Catholiques,
fait partie de la Nouvelle-Angleterre puritaine qui se sent
prise après coup, d'une si grande ferveur pour Témancipation
des nègres, et qui ne songe pas encore à émanciper les
blancs, quand ils ne sont pas protestants ! Rien ne peut mieux
démontrer l'inanité des programmes tant qu'on ne les voit pas
franchement et largement appliqués. Il faut que ces faits et
ces considérations aient échappé à M. de Tocqueville pour
qu'il n'en ait pas dit un seul mot, et nous ait laissé supposer
que les Puritains avaient dit le dernier mot en matière de li-
berté religieuse.
De toutes les formes de gouvernement, celle de la Nou-
velle-Angleterre était la plus républicaine, car la couronne
d'Angleterre pendant longtemps, n'intervint en aucune façon,
dans le choix des gouverneurs et des membres de la législa-
ture. Tous les pouvoirs constitués relevaient de l'élection.
Mais si de ces formes externes on pénètre dans l'organisa-
tion intérieure, la remarque est toute différente : on voit par-
tout en effet, la liberté supprimée ou paralysée, et des iné-
galités sociales et politiques se glissant même jusque dans les
lois criminelles, et débutant par Tuniversilé. Ces réformes
républicaines abritaient donc des institutions aristocratiques
et despotiques, et n'offraient que Vhypocrisie du gouverne-
ment populaire. (Voir 1" vol.)
Les provinces qui se rapprochaient le plus de cet arbitraire
sans cependant*que l'esprit de secte s'y mêlât d'une manière
aussi impérieuse, étaient New-York, la Virginie, les Carolines
et la Géorgie. L'intolérance jouait un grand rôle dans les deux
premières, il est vrai, mais ce que repoussaient énergique-
ment les populations, c'était surtout le joug politique imposé
d'abord par des Propriétaires de chartes qui ne leur laissaient
que peu ou point de libertés , puis ensuite par la royauté
dont l'administration n'était guère plus généreuse.
Quant à Rhode-Island dont les pratiques gouvernementales
426 EXAMEN COMPARATIF DES COLONIES,
se rapprochaient davantage de sa constitution libérale, l'a-
narchie y fit prévaloir comme contre-poids le droit d'aînesse
dans les institutions civiles et politiques, ce qui en détruisit Té-
conomie, sans cependant affecter le bien-être des habitants.
Le Maryland, les deux Jerseys, la Pensylvanie et les com-
tés Delaware quoique soumis à des gouvernements de Pro-
priétaires furent généralemehl les plus favorisés. Dans le Ma-
ryland surtout, le suffrage universel y fonctionna pendant
tout le temps que le pouvoir resta aux mains des Catholiques.
Il était réservé aux prolestants de restreindre le cercle des
citoyens. La Pensylvanie, les comtés de la Delaware et le
New- Jersey, après un très-court espace de temps pendant le-
quel le suffrage fut donné à tous, agirent dans le même sens
restrictif. Mais à tous autres égards, les gouvernements étaient
paternels, les assemblées délibérantes y avaient obtenu une
véritable prépondérance qui ne savait même point s'imposer
une suffisante modération; et le peuple y jouissait d'une li-
berté civile et religieuse qu'on chercherait vainement dans la
JSouvelle-Angleterre puritaine.
Si, des considérations politiques et religieuses nous passons
à l'organisation civile, nous remarquons tout d'abord, deux
institutions très-importantes dont l'initiative dans le nouveau
monde, est due aux puritains de la Nouvelle-Angleterre et qui
leur font grand honneur, quoiqu'ils les aient beaucoup alté-
rées dans l'exécution. C'est le Massachusetts qui le premier
en effet, fonda les communes et les écoles publiques, deux
bases essentielles d'un gouvernement libre. La commune ne
sortit pas tout d'une pièce du cerveau qui la créa : elle répon-
dait d'abord avant toute chose, à une idée de conservation
notamment Vis-à-vis des Indiens; puis elle étendit ses pro-
portions, et reçut de la législature des attributions qui en fi-
rent le premier rouage inférieur du gouvernement politique.
Quant aux écoles publiques dont on s'occupait fort peu en
Europe à cette époque, elles étaient appelées à développer
INSTITUTIONS CIVILES ET CRIMINELLES. 4'27
Tespril public et à initier aux vérités religieuses. Mais dans
un pays de privilège comme Tétait la Nouvelle-Angleterre,
ces deux créations devaient être dès Fabord, l'objet d'une
sorte de monopole. En effet les freemen seulement furent
appelés à participer aux affaires de la commune; et il était
défendu aux professeurs et maîtres d'école de rien enseigner
qui pût nuire aux croyances de la secte puritaine.
Quoique faussées dans la pratique, ces deux institutions^
n'en étaient pas moins précieuses, car le temps ne pouvait
que les fortifier en les dégageant de ces premières entraves,,
et leur faire produire finalement des résultats très-utiles à la
chose publique. '
Les autres colonies ne suivirent? que de loin cet exemple :
il est même juste de dire qu'à part certaines exceptions, les
écoles, en tant que système d'éducation populaire, ne s'étçi-
blirent sérieusement et avec extension qu'après la révolution
américaine.
La Pensylvanie et aussi le New-Jersey-Ouest peuvent re-
vendiquer l'honneur d'avoir introduit les premiers, dans les
lois criminelles, une réforme radicale inspirée par le vérita-
ble esprit du christianisme qui, tout en admettant }e châti-
ment du coupable, laisse la porte ouverte au repentir. Mais
tant est grande la puissance des habitudes acquises, que les
Quakers de Pensylvanie alors tout-puissants dans cette pro-
vince, rétrogradèrent jusqu'aux lois criminelles anglaises,
après la mort de Penn. Toutefois le jalon était posé, et après
s'être écarté de la voie tracée par cet homme généreux, le
peuple revint plus tard, non pas entièrement mais en partie,
à l'idée mère qui avait présidé aux lois originaires. Après ce
que j'ai dit de la supériorité de Penn sur le peuple de ces
deux colonies, les vicissitudes du nouveau plan n'ont pu te-
nir qu'à des circonstances tout à fait étrangères, inutiles à
rappeler ici.
Si les sectes occupèrent une place si importante dans
428 KXAMEN COMPARATIF DES COLONIES,
rétablissement et le fonctionnement des institutions, il con-
vient de se rendre compte de la part prise par chacune d'elles
aux idées qui préparèrent l'indépendance. Les Anglicans
appartenant à un régime ecclésiastique épiscopal qui les
rattacliait à l'Angleterre pour la nomination de leurs minis-
tres, et pour la direction à donner au culte, étaient géné-
ralement plus portés pour la cause royale que contraires à
son succès. Leurs ministres pouvaient contribuer à entre-
tenir ces sentiments, car ils relevaient immédiatement de
révèque de Londres, et recevaient des gouverneurs royaux un
appui qui n'était pas indifférent dans un pays où se discutaient
sans cesse tous les traitements. Cependant j'ai montré que
beaucoup de ces ministres envoyés d'Angleterre étaient
loin do réunir les conditions de savoir et de moralité néces-
saires pour commander le respect et la confiance. Mais si cer-
tains d'entre eux manquaient d^influence, plus ils s'éloi-
gnaient du peuple, plus on devait les compter dans les rangs
des royalistes.
Les Puritains étaient généralement gens d'opposition : leur
foyer principal se trouvant dans la Nouvelle-Angleterre pays
de grand commerce, ils souffraient plus que d'autres de la
tyrannie de l'Angleterre ; et n'eussent-ils point appartenu à
celte secte, leur résistance ne se serait pas montrée moins
opiniâtre sans doute, car on les attaquait jusque dans les
sources vives de leur fortune.
Les Quakers ne ressentaient pas moins vivement l'injustice,
mais les principes de leur secte préféraient la force d'inertie
à l'action ; et autant qu'il dépendait d'eux, temporiser entrait
bien plus dans leurs vues, que se jeter dans un mouvement
précipité où le sang pouvait être versé à flots d'une manière
irréparable.
Les Catholiques trop opprimés n'avaient point voix dans
les délibérations ; mais tout changement devait leur être pro-
fitable, car on avait épuisé envers eux tout ce que l'esprit
SORT ACTUEL DES SECTES. 429
sectaire le plus fécond était capable de produire dans un but
de vengeance impitoyable.
Les Baptistes, les New-Lights, tous les novateurs en un mot,
s'étaient glissés dans les classes inférieures où ils avaient
déjà une certaine influence démocratique qui ne pouvait que
s'étendre. Ceux-là sans exception, étaient partisans des me-
sures extrêmes, et il est à peu près certain qu'ils eurent la
main en tout ou en partie dans les émeutes qui éclatèrent à
plusieurs reprises et sur divers points, à une époque où les
classes élevées trouvaient prudent d'opposer une attitude
calme à Tespèce de vertige qui poussait TAngleterre vers un
abime.
Aujourd'hui que les faits sont accomplis, il est curieux de
rechercher ce que sont devenues ces sectes qui alors avaient
une puissance réelle. Les Épiscopaux furent très-maltraités
par la révolution; mais depuis, reconstitués sur d'autres
bases et ne relevant plus de l'Angleterre, ils ont pris place
dans le monde américain sur un pied d'égalité avec les autres
sectes, toutefois dans une proportion très-restreinte. Ils se
recrutent généralement dans les classes supérieures, et leur
clergé a repris dans la considération, le terrain que les mi-
nistres de l'époque coloniale avaient perdu.
Les Puritains sont restés confinés dans la Nouvelle-Angle-
terre généralement parlant, mais il leur faut partager avec
d'autres, un domaine qu'ils avaient confisqué pour eux
seuls. Et il est remarquable que dans cette région même
qu'ils ont créée, ils sont maintenant en minorité comparati-
vement aux autres cultes. Les Méthodistes, les Baptistes, les
Épiscopaux, les Catholiques, sans compter d'autres sectes
encore, considérés collectivement, l'emportent sur eux dans
des proportions considérables ^ S'il était vrai, comme n'a pas
craint de l'affirmer M. Ed. Laboulaye, que les principes de
« Progress of the United States in population and wealth, by Geo.
TuckeVf appendix, p. 31.
450 EXAMEN COMPARATIF DES COLONIES.
celte secle fussent égalitaires, comment n'aurait-elle pas con-
quis toutes les populations américaines après la révolution
(le 1776, et même auparavant? En suivant l'idée de ce pro-
fesseur qui veut que la religion et la politique marchent du
même pas, et d'après des règles identiques, il faudrait sup-
poser que le peuple américain a reculé dans la voie démocra-
tique, puisqu'il s'est éloigné de la secte qui s'identifiait le
mieux avec cette forme de gouvernement! Cette nation serait
vraiment trcs-surprise de lire tout ce qu'on écrit d'étrange
sur sa religion, son gouvernement, ses mœurs, ses lois ! Mais
ne nous arrêtons pas davantage à ces singularilés.
Ajoutons que les Catholiques qui étaient proscrits presque
partout, y forment maintenant un groupe considérable qu'on
évalue de trois à quatre millions, et sont répartis dans cha-
<jue État mais surtout à l'Ouest.
Les Quakers se sont amoindris comme nombre, mais non
comme considération.
Quant aux Baptistes qui étaient très-modestes à l'époque
delà révolution, et aux Méthodistes qu'on connaissait à peine,
ce sont eux qui aujourd'hui, moissonnent le plus amplement
dans le champ des conversions.
Quoique les colonies eussent établi entre elles des rapports
de commerce, aucune loi politique ne les reliait l'une à
l'autre. J'en excepte cependant la confédération formée entre
quelques Provinces de la Nouvelle-Angleterre, dans un but
défensif vis-à-vis des Indiens, et encore pour protéger davan-
tage la secte puritaine qui ne se croyait pas suffisamment
gardée contre l'envahissement des autres sectes. L'Angleterre
redoutait l'alliance des colonies, elle s'y opposa lorsque Penn
en fit un jour la proposition, en vue de mieux organiser la
défense contre une invasion, et pour rendre plus prompts et
plus faciles les rapports avec la mère patrie sur tous les
points concernant ces possessions. Mais celle-ci se garda bien
de donner un corps plus compacte à la résistance : elle préféra
AGRICULTURE, COMMERCE ET ESCLAVAGE. 451
les communications individuelles, et il ne fallut rien moins
que Texcès de tyrannie dont elle se rendit coupable, pour
provoquer celte entente des opprimés qui devait finalement
rompre tous les liens avec elle. Ainsi quand l'union se for-
mait d'un côté, elle se détruisait de l'autre. C'est bien là ce
que les esprits prévoyants avaient entrevu depuis longtemps.
Dès le dix-septième siècle, chaque colonie avait pris la di-
rection qu'elle a suivie depuis. L'industrie, le commerce, la
marine furent plus particulièrement le but d'activité du
Nord, surtout dje l'Est dont lés terres peu fertiles ne don-
naient point au travail une suffisante rémunération. Le Sud
dont le sol était d'une grande fertilité, pouvait, grâce au
climat, fournir des produits très-riches qui attirèrent exclusi-
vement l'attention des habitants. La marine ne joua jamais
chez eux qu'un rôle secondaire, c'est ce qui les rendit con-
stamment tributaires du Nord pour leurs rapports avec l'é-
tranger. Mais les gens du Sud éprouvèrent maintes fois, com-
bien ils étaient impuissants par eux-mêmes à féconder la
terre, soit à cause du climat qui les énervait, soit à raison des
miasmes pestilentiels qui se dégageaient des terres nouvelle-
ment défrichées, et surtout des nombreux marécages qu'on
rencontrait souvent dans ces contrées. On fit Tessai du nègre
qui réussit au delà de toute prévision ; ce fut le point de dé-
part de Tesclavage. L'Angleterre qui se réservait le monopole
du commerce, stimula extrêmement les besoins, et après
elle, ce furent les colonies ou États du Nord qui s'emparèrent
de cette branche de commerce et lui firent produire des som-
mes fabuleuses, dans le même moment où ils prêchaient l'a-
bolition de l'esclavage. Jamais les Puritains ne montrèrent
une hypocrisie pjus persistante, comme s'ils s'étaient imagi-
nés que l'Europe ne s'attacherait qu'au programme, sans
leur demander compte aussi de la manière dont ils l'exécu-
tèrent. Le Sud et le Nord mirent donc à profit l'esclavage,
l'un comme instrument de travail pour les terres ; l'autre,
432 EXAMEN COMPARATIF DES COLONIES.
comme objet de commerce el article de fret pour sa marine.
La constitution de la propriété, au point de vue successoral
qui se rattache intimement aux considérations politiques, ne
fut pas la même partout. La Nouvelle-Angleterre sauf Rhode-
Island, adopta la loi de Moïse qui établissait le partage égal
entre tous les enfants, sauf une double part réservée à l'aîné.
Il en fut de même en Pensylvanie. Quant aux autres colonies,
elles paraissaient gouvernées sous ce rapport comme sous
beaucoup d'autres, par la loi commune d'Angleterre (Com-
mun law) qui consacrait le droit d'aînesse, et éloignait les
filles, du partage des immeubles. Cependant on a vu que le
Maryland avait, dès le commencement du dix-huitième siècle,
renoncé au droit de primogéniture. RhodeJsland au con-
traire s'y soumit, dans un but politique plutôt que par des
considérations d'autre nature.
Parmi les fondateurs des colonies on remarque trois hom-
mes qui, imbus de principes philosophiques, voulurent créer
des institutions diaprés certaines idées préconçues tenant peu
de compte des traditions, de l'état peu avancé des esprits, des
préjugés et des faiblesses de l'homme. Ces trois hommes
étaient Roger Williams, Locke et William Penn.
Roger Williams proclama pour Rhode-Island la liberté ab-
solue en matière religieuse, et une liberté à peu près iden-
tique en politique. Il supposait à l'homme assez d'empire sur
lui-même pour s'imposer un frein qui rendrait à peu près
inutile l'action civile; le petit nombre des habitants lui fai-
sait bien augurer du succès; il vivait dans la plus grande
intimité avec les Indiens, et l'Angleterre lui laissait l'absolue
direction de cette jeune société. Qu'arriva-t-il cependant?
l'anarchie menaça de la dévorer; et pour la .sauver, il fallut
recourir au privilège qui supplanta la démocratie.
Locke dont l'esprit était très-systématique se jeta dans une
voie tout opposée à celle de Williams : il créa pour la Caroline
la féodalité la plus arriérée et la plus écrasante, tellement
ROGER WILLIAMS, LOCKE ET PENN. 435
que le peuple était condamné à une servitude perpétuelle. Ce
philosophe ne comprit pas que si la servitude se subit par les
peuples qui naissent dans son sein, elle ne s'accepte point
par ceux qui sont libres; et que toute organisation qui marche
en sens inverse des tendances générales, n'a aucun principe
de vie : elle est frappée de mort dans son germe, pour servir
de leçon aux générations futures. Son système de gouverne-
ment antipathique au peuple, occasionna beaucoup de dés-
ordres, et succomba finalement sous les coups répétés de
Tanimadversion générale.
Quant à Penn dont les idées se rapprochaient davantage de
la vie pratique, il eut cependant le regret de voir qu'il avait
devancé de beaucoup, le peuple pour lequel il rêvait de hautes
destinées. 11 avait introduit le suffrage universel : les Quakers
le renversèrent en y substituant un cens électoral assez
élevé. L'organisation politique comportait deux chambres pou-
vant se faire un certain contre-poids : l'assemblée législative
renversa le conseil, et empiéta tellement sur le pouvoir exé-
cutif qu'elle le réduisit à un état de nullité presque complet.
Sa pensée généreuse voulait élever les Indiens en les traitant
sur un pied d'égalité : les Quakers les traitèrent absolument
comme le firent les autres colonies dont la lettre de Penn
faisait la censure la plus amère. Il n'envisageait point l'escla-
vage comme possible, et cependant l'esclavage fut admis
-dans sa colonie, avec une réglementation qu'il repoussait
comme odieuse, et à laquelle il lui fallut se soumettre. La
tolérance religieuse posée par lui en principe ne fut qu'im-
parfaitement pratiquée. Ses lois criminelles, son plus bel
ouvrage, furent rejetées par une législature qui en fit le sa-
crifice à des intérêts d'un ordre secondaire. Finalement, son
gouvernement fut un des plus agités : et ce peuple qui appar-
tenait à la secte dont les idées paraissaient les plus avancées,
-fit rétrograder les principes les plus généreux, au succès des-
quels Penn attachait une très-grande importance.
II. 28
43^ EXAMEN COMPARATIF DES COLONIES.
L'étude de la fondation des colonies anglaises présente
donc un remarquable phénomène : celles dont le gouveriie-
ment reposait sui* une autorité absolue, s'avancèrent oon- '
stammentvers la liberté. Celles aiu contiraite, donlles insti-
tutions admettaient trop de liberté, à rorigine, xeculèrent
toutes vers le principe d'autorité. Ces cônsidértiions ne
sauraient jamais être mises trop souvent en rdief pour pré-
venir tout à la fois rimmobilité si fatale même aux meilleures
situations ; et les théorie® aventureuses qui jettent tout un
pays dans une carrière de commotions et.» dei douleurs doiit
le terme est, bien souvent, le privilège ou la tyranniei^ Les
Américains du dix-huitième siècle étaient déjà «tslaîrés par
Texpérience de leurs pères qui av^iewt procédé '{Mir titojinb-
ments; et jaloux de concilier entre eux leiB deux principes de
liberté et d'autorité qui d*abord paraissaient s'exclure, ils
ont cimenté cet accord dans des lois et des constitutions qui
sont comme le résumé de la période coloniale. Toutes les
provinces ne furent pas également heureuses dans leurs com-
binaisons gouvernementales: elles s'inspirèrent beaucoup: et
de leur passé et de leurs besoins particuliers; c'est ce qui
explique les variétés quelquefois assez grandes, existant
entre les constitutions. Mais ce fait lui-même justifie cette
maxime de William Penn portant «.qu'une même forme de
gouvernement ne peut convenir à tous les peuples. »
Il n'est pas sans intérêt de montrer comment les Améri-
cains, après avoir conquis leur indépetidance, organisèrent
leurs gouvernemenls, et de quelle manière ils conyprirent la
jouissance de la liberté qu'ils étaient maîtres de régler, sans
contrainte et sans influence étrangère. On pourrait croire
qu'après une conquête chèrement achetée, et p8iyée'4u:sang
de toutes les classes, tous furent appelés à jouir des droits
de citoyen, sans aucune condition, de même qu'ils avaient
combattu côte à côte au moment du danger. Mais il faut ren-
dre, pux peuples d'origine anglo-saxonne cette justice, qu'ils
ORGANISATION DES COLONIES-ÉTATS. 435
ne se laissèrent point enivrer par la victoire : ils comprirent
iros-bien qu*il y avait là deux ordres d'idées parfaitement
distincts, et qu'il fallait faire à chacun sa part -dans Fintérêt
général. Je vais dire quelques mot$ die cette nouvelle:: orga^
nisalion, pour bien fairç voir avqç queltesagessô procédàreat
les nouveaux États indépendants^ , et quelles garanties-chacua
d'eux crut devoir offrir à l^ordre public, sans » nuire à la
liberté. : -'3 :
Dans chaque État on organisa le gouvernémèùl à peu près
tel qu il étaiit avant 1776 ; le pouvoir exécutif fut remis à un
gouverneur, soit seul/sc^t assisté d'un Cbnseik La législature
fut composée de deu^ ciijyEnbres : Tune s'appella sénat, l'autre
chambre des représentants ou assemblée générale. Partout
ces trois pouvoirs étaient sujets à dès élections fréquentes,
généralement annuelles.: Mais pour écliiapper aux dangers
d'un mouvement si fréquent du corps électoral, on exigea des
électeurs, et souvent avisai des éligiblOs, des garanties rassu-
rantes eu égard à Tintérêt de chacun aucmaintien de la tran-
quillité publique. Et chose assez remarquable 1 la Nouvelle-
Angleterre que Wi' de Tocqueville et Laboùlaye nous: ont re4-
présentée comme si égalitaij?^, presque radicale, ne fut pas la
moins empressée à restreindre le cadre des électeurs et des
éligibles, non pas précisément à titre des dispositions nou-
velles, niais elle confirma, quand elle n'étendit point les con-
ditions restrictives antérieures.
Dans les quatre Etats de cette région, New-Hampshire,
Massachusetts, Connôcticut et Rhode-Island, tout individu
habitant depuis quelque temps \û commune où il prétendait
voter, devait, avant de jouir de l'exei^cice du droit àefreeman
ou citoyen, justifier de l'âge de vingt-un ans, et d'un revenu
immobilier qui était : dans le Massachusetts, de trois livres
sterling; dans le Connecticut et dans Rhode-Island, de qua-
rante shillings. Dans le New-Hampshire, il suffisait de payer
des taxes depuis un temps donné.
iZa EXAMEN COMPARATIF DES COLONIES.
Quant à réiigibilitë, ces États avaient des rt*gles différentes :
tandis que Rhode-Island et Connecticut n'exigeaient de Télu
rien de plus que de Télecteur, le Massachusetts se montrait
plus sévère; et, qu'on le remarque bien, cet État était de
beaucoup le plus considérable des quatre, soit comme popu-
lation, soit comme commerce, soit comme richesse publiquel
I.à, nul n'était éligible au poste de gouverneur ou pour le
sénat et l'assemblée générale, qu'à la condition de justifier
de la propriété d'un immeuble de valeur importante, graduée
suivant la fonction. Cette valeur était de cent livres pour un
député, trois cents livres pour un sénateur, et mille livres
pour un gouverneur. Outre ces garanties matérielles, on te-
nait à une certaine expérience de la vie, dont la présomp-
tion se tirait de l'âge du candidat, qui était vingt-cinq ans
pour les députés et trente ans pour les sénateurs et gouver-
neurs.
Le New-IIampshire, à quelques différences près, avait adopté
la m(^rae ligne de conduite*.
New-York avait trois classes d'électeurs : ceux appelés à
nommer les représentants devaient être âgés de vingt-un ans
et posséder une propriété foncière de vingt livres sterling.
Le député lui-même n'était tenu à aucune autre preuve.
On exigeait des électeurs pour le sénat et pour le poste
de gouverneur, la justification d'une propriété de cent livres
sterling franche de toutes dettes et charges*.
Dans le New-Jersey, l'électorat était attaché à la possession
d'une propriété mobilière ou immobilière de cinquante livres
sterling.
Les sénateurs et députés étaient tenus de posséder en une
* Voir constitution de New-Hampshire de 1792, celle du Massachussetts
1780, et les anciennes constitutions de Rhode-Island et Connecticut modi-
fiées par les lois rapportées dans le précédent volume.
* Constitution du 20 avril 1777.
ORGANISATION DES COLONIES-ÉTATS. 437
valeur certaine, les uns mille livres sterling, les aulres cinq
cents livres seulement.
L'élection du gouverneur était remise aux deux branches
de la législature, sans condition d'éligibilité ^
La première constitution de TÉtat de Pensylvanie date de
1776, mais à cette époque on n'avait encore adopté qu'une
seule chambre législative, par continuation des errements de
la période coloniale. En 1790 seulement, on en fit une autre
sur le plan des autres États, c'est-à-dire en confiant le pou-
voir exécutif à un gouverneur, et le pouvoir législatif à une
assemblée générale composée d'un sénat et d'une chambre de
représentants.
D'après ce pacte, section 1", art. 3, tout homme libre âgé
de vingt-un ans, ayant résidé dans l'État et payé des taxes
pendant deux ans avant l'élection, était de droit électeur. Ce
privilège s'étendait même aux fils de ces censitaires, quoi-
qu'ils ne payassent aucune contribution.
On n'exigeait des gouverneurs, sénateurs et députés aucune
garantie pécuniaire, ils étaient soumis seulement à une con-
dition d'âge, qui était trente ans pour les premiers, vingt-
cinq ans pour les deuxièmes, et vingt-un ans seulement pour
les représentants.
Le Delaware qui refit sa constitution en 1792, réclamait
des garanties que n'exigeait pas l'État voisin avec lequel il
fut si longtemps associé.
On était électeur aux mêmes conditions qu'en Pensylvanie,
sauf que ce privilège ne s'étendait point aux enfants des cen-
sitaires.
Quant aux membres du gouvernement, quoique tous rele-
vassent de l'élection populaire, le gouverneur seul était af-
franchi de toutes justifications de propriété. Il suffisait qu'il
eût trente-six ans, qu'il fût citoyen des États-Unis depuis
* Constitution du 2 juillet 1776.
458 EXAMEN COMPARATIF DES COLONIES.
douze ans, et citoyen de TÉtat depuis six ans seulement.
Les sénateur devaient avoir vingt-sept ans d'âge, et pos-
séder une propriété immobilière de deux cents acres ou une
valeur mobilière certaine de mille livres sterling.
Quant aux représenlants, il suffisait de vingt-quatre ans
d'âge, de trois arts de résidence, et de la possession d'une
propriété dé cent acres seulement.
* Eh marchant vers le Sud, les choses n'ont pas une physio-
nomie bien différente : cependant dans le Maryland, la Virgi-
nie, les Carolines et la Géorgie, les hommes libres domîciliéis
devaient, pour jouir dii droit de suffrage, justifier d'une pro-
priété de cinquante acres de terre ou de valeurs équiva-
ktates. En Géorgie, par exception, il ne fallait, pour être élec-
tièur, que payer des taxes.
Mais partout', sénateurs et députés étaient tenus à des con-
ditions d'âge et de fortune qui rentraient assez bien dans l'é-
conomie de la constitution du Massachusetts, à quelques va-
riations près saris importance.
Quant au gouverneur, il était élu danfe ces États par les
législatures et non par le peuple *.
En comparant entre elles ces diverses constitutions, on voit
que généralement, elles ne différaient guère les unes des au-
tres, et qu'elles visaient à donnera là société des garanties de
stabilité qu'on ne jugeait pas incompatibles avec le perfec-
tionnement résultant du jeu régulier des institutions. Le
Stid ne voyait pas les choses autrement que le Nord, car il
n'y a même pas de nuance appréciable entre les constitutions
des États de cette région et celle du Massachusetts, État-Em-
pire de la Nouvelle-Angleterre. Pourquoi donc alorsM.deToc-
queville a-t-il élabli une distinction si profonde entre le Nord
* Voir Constitution du Maryland du 14 août! 776. — Constitution de la
Virginie du 5 juillet même année. — Constitution de la Caroline du Nord
du 18 décembre même année. — Constitution de la Caroline du Sud du
5 juin 1790, et Constitution de la Géorgie du 30 mai 1798.
ORGANISAT[ON DES COLONIES-ÉTATS. 45»
et le Sud de la période coloniale, quand les documents authen-
tiques disent le contraire? L'esclavage alors était commun
à toutes les colonies, et ce qui est pire encore : celles-ci de-
venues Étals, continuèrent à en trafiquer depuis l'union
d'alors, jusqu'à la désunion imminente dont nous sommes
les lémoins aujourd'hui. Terminons donc en disant que tous
ces États à Tenvi, prenant conseil des circonstances où chacun
d*eux était placé, cherchèrent à concilier l'ordre et la liberté
dans la mesure de leurs forces, de manière à éviter les deux
écueils signalés par Penn dans la maxime qui sert d*épi-
graphe à cette histoire : « La liberté sans l'obéissance, c'est
la confusion ; l'obéissance sans la liberté, c'est l'esclavage. »
Depuis les constitutions dont je viens de parler, quelques
États ont modifié leur droit public, en agrandissant le cercle
«les franchises populaires. J'en dirai un jour les causes, et
je chercherai à en bien déterminer les résultats qui appren-
dront si les Américains de nos jours ont été mieux inspirés
que leurs ancêtres, et s'ils ont réussi à maintenir l'alliance
de l'ordre avec la liberté.
APPENDICE
RACE ROUGE
CONSIDÉRATIONS GÉNÉRALES SUR L'ORIGINE DES INDIENS
ET LEUR APTITUDE A LA CIVILISATION
Alexandre de Humboldt a dit quelque part, que la question
générale de Torigine des habitants d'un continent était en
dehors des limites prescrites à l'histoire, et que peut-être,
ce n'était pas une question philosophique. Il m'est difficile
Je partager ce sentiment quand je me reporte à la condition
malheureuse infligée par les Européens aux Indiens du nou-
veau monde depuis la découverte. Partout où l'on trouve la
trace de ceux-ci, au Nord comme au Sud, les mauvais traite-
ments dont ils ont été l'objet, l'esclavage auquel on les a as-
sujettis, les raisons qu'on en donne, tout se rapporte à leur
origine supposée ; et cette origine elle-même qui continue à
faire question, préjuge un autre problème : celui qui con-
siste à savoir si cette race est susceptible de civilisation. Je
considère donc la question principale et celle subsidiaire
comme étant d'un haut intérêt non pas seulement spécula-
449 CONSIDÉRATIONS SLR LES INDIENS.
tif, mais pratique, et mérilanl d'être débattues de nouveau,
ne fût-ce que pour les dégager d arguments entièrement men-
songers ou parasites qui empêchent la marcjie des idées, et
pour faire mieux ressortir ceux qui doivent rester debout
et aider à la solution.
Je ne sache point de tache plus noble que celle d'aider à se
relever toute une race d'homme^ que les Européens ont par-
tout écrasée en vertu de cette idée préconçue de son infério-
rité native, et de son impuissance à s'élever à la civilisation.
Si tels sont les arguments employés par les oppresseurs à
titre de justification, la question d'origine n'est plus une af-
faire de choix, elle est imposée par les circonstances mêmes,
et nécessite un sérieux ei^men^-Une des graves difficultés
d'un pareil sujet consiste à réunir des faits assez fidèlement
recueillis, assez bien observés, pour servir de base solide
aux conjectures et au raisonnement. Mais tel est le malheur
de la situation, que les matériaux ne peuvent s'obtenir qu'à
l'aide de longs et coûteux voyages, et que le savant qui vit
presque toujours sédentaire, est obligé de s'en remettre à
d'autres, du soin de voir et d'obser^^er ce qu'il lui importerait
fmi d'étudier 'par lùi-mêiïie. C'est une triste nécessité que
déplorait Btiifen, et depuis lùi,^ les choses n'Dnt point changé,
les philosophes et les savants ne sont pas ^its voyageurs, et
les voyageurs ne ëorit g*èfe plus clairvoyants ou vérrdiques.
€'esl à ce feit continu qu'il faut attribuer Ist production de tant
d'assertions étrangesqu'on trouve dans les buVragès d'hommei
de grande valeur, dans ceuxdeBuffon liii-même, comme je le
•montrerai plus ioin. A raison de la considération attachée à
des- noms' hoiiôrés, ées étrangetés prennent de la consistance
et deviennent, pour ainsi dire, des vérités ittdîiscitfables. Le
respect; des hommes ne doit cependant pas nuire au respect
de la Vérité qui a des droits supérieurs ; et j'ajouterai, tou-
jours' avec Buffbn, « que ce n'est qu'avec le temps que ces
sortes d'errëtirs peuvent se corriger, c'est-à-dire lorsqu'un
CONSIDÉRATIONS SUR LES INDIENS. 445
grand nombre de nouveaux témoignages viennent à détruire
les premiers*. »
Je ne prétends point aj^porter de nouvelles lumières pro-
venant d'études particulières faîtes par moi sur la race in-
dienne, mais j'ai visitèbeaucoup de tribus, et mon témoi-
gnage peut servir à confirmer les observations faites par des
hommes compéteiits. Je signalerai surtout des documents
çfficiels émanés du gouvernement américain, et qui ne sont
point des conjectures, mais de$ ce^rtitudes acquises. C'est là
surtout qu'il faut puiser, car personne ne peut jnieux cou::
naître les Indiens que le peuple qui, depuis plus de deux
siècles et demi, vit avec eux dans des rapports immédiats et
de chaque jour. L'étude que je vais faire servira donc de com-
plément aux chapitres que j'ai consacrés aux Indiens dans^
l'histoire qui précède.
Deux questions sont à examiner : la première de savoir si
les Indiens d'Amérjqueî coyislituentje ne dirai pas une espèce,^
mais une race à part, sui generiSj tout à fait distincte des au-
tres,'ou si elle n'est qu'un débris d'une autre race, peut-être
mèrtie un mélange des racés connues . -
La deuxième consiste à rechercher èi l'état sà'uvagè des In-
dien^ est primitif ou s'il ne serait pas la suite d'une déca-
dence ; puis^ si cet état est remédlàble ; en un mot, sicëè peu-
plades sotit susceptibles de civilisation.
Je \aià* ekàmînêr ces deux points dans deux chapitres se-
pâtres.
^ Variétés de Vespèce humnine, p. 216, Œuvres comptèies, édition Du^
ménil.it. ÏV. »
Uk CONSIDÉRATIONS SUR LES INDIENS.
CHAPITRE PREMIER
ORIGINE DES INDIENS
J'écarterai dès Tabord, une première difficulté qui consiste
à mettre en doute si Tlndien est bien de la même espèce que
Thomme blanc. Après Texpérience faite pendant la période
coloniale dans les provinces anglaises, je ne pense pas que le
doute puisse tenir un instant; aussi ne m'y arrêterai-je point.
Je me bornerai donc à rechercher si l'Indien forme ou non
une race à part dans l'humanité, et pour cela je vais parcourir
les diverses hypothèses qu'on a imaginées.
Variété des centres de création.
Les polygénisles, on le comprend, veulent que les Indiens
de tout le continent américain soient un peuple autochlhone.
Cette idée répond au système de la variété des centres dis-
tincts de création préconisé par Niebuhr avec des arguments
philosophiques, par le docteur Morton à l'aide de Tanatomie,
et par le savant Agassiz, au moyen de déductions tirées de la
géographie zoologique. Si l'opinion contraire prévalait, dit-on,
ne serait-ce pas prétendre que le continent américain est
resté inhabité pendant une longue suite de siècles, jusqu'à
l'époque comparativement récente où des migrations d'Asie
et d'Europe seraient venues le peupler? Proposition inadmis-
sible, car elle conduirait à dire que la moitié de notre pla-
nète serait restée privée d'habitants pendant des milliers
d'années, tandis que l'autre aurait été peuplée. Ce qui ren-
drait encore cette conjecture moins probable, c'est que l'Amé-
rique a possédé des animaux qu'on n'a point trouvés dans
ORIGINES. 445
Tancien monde, tels que le tapir, le glama et le tajactu. Or,
si la création de Thorame a suivi celle des animaux, TAméri-
que a dû posséder dès l'origine, une race propre à son sol.
On ne pourrait objecter une formation récente de rhémisphère
Ouest, car les nombreuses découvertes de fossiles dans toutes
les parties de ce pays, à diverses profondeurs, attestent que
certaines espèces d'animaux, loin d'avoir été récemment or-
ganisées, ont, au contraire, disparu depuis un temps considé-
rable*.
Cette première argumentation n'est guère concluante, je
l'ai déjà combattue dans mon livre sur l'esclavage en disant
entre autre choses, qu'il était impossible de supposer que Dieu
eût parqué fatalement les races dans certaines parties du
globe, car ce serait empêcher le travail de diffusion des lu-
mières et de la civilisation qui importe tant à l'individu et
aux sociétés. J'ajoutais qu'il y a chez l'homme un tel besoin
d'expansion, que les limites climatériques seraient un contre-
sens perpétuel avec sa nature et ses instincts. Quant à la
partie zoologique, la réponse viendra bientôt.
Le savant docteur Morton, polygéniste avoué, est favorable
à Tautochthonie de la race américaine et à sa complète homo-
généité. Il la déclare une race à part*, à cela près des Indiens
des régions polaires qu'il excepte de cette grande classifica-
tion. Son opinion se fonde sur l'observation des crânes
trouvés dans les nombreux monticules élevés sur toute la sur-
face de ce continent, depuis le Pérou jusqu'au Wisconsin.
Mais Morton divise ces tribus en deux grandes familles : l'une
composée de Mexicains et de Péruviens qu'il croit être les
Toltèques, peuples demi-civilisés ; l'autre consistant unique-
ment en peuplades sauvages. Pour arriver à cette conclusion,
il constate que ces dernières ont une capacité cérébrale plus
grande de cinq pouces que celle des tribus demi-civilisées.
* D' i\ee*s Encyclopedia. Art. America.
* Crania Americana. Pliiladelphie, 4859.
448 CONSIDÉRATIONS SUR LES INDIENS.
nèle, et qu'il se trouve maintenant des mers intérieures dans
des pays qui, aux époques anté-historiques, n'en possédaient
aucune? Si l'on en croit un savant auteur, le détroit de
Behring qui, à l'extrémité du nord de TAsie, est le point le
plus rapproché de l'Amérique, n'avait, il y a quelques siècles,
qu'une demi-lieue de large*. Ce n'était point là un obstacle
même pour des populations primitives, et le besoin rend
ingénieux à en triompher. Certains peuples qu'on ne fait au-
cune difficulté de comprendre dans la race blanche, ont
dû trouver dans leur marche des difficultés bien autrement
grandes à surmonter. Suivant le même auteur, la formation du
détroit de Behring serait le résultat d'éruptions volcaniques
qui remonteraient à huit cents ans peut-être. Cette hypothèse
se fortifie par l'aspect des îles Aléoutiennes qui sont échelon-
nées de telle façon, qu'elles semblent former les piles d'un
pont à jeter d'un continent à l'autre.
Ces migrations reconnues praticables, ont probablement
précédé de beaucoup les temps historiques. Les grands cata-
clysmes qui ont bouleversé quelques parties de l'Amérique,
ont dû altérer profondément l'organisme de ces peuplades
encore jeunes. Les modifications ethniques ont acquis plus
de force encore sous Tinfluence de l'action climatérique, du
genre de vie et de divers autres agents non moins puissants
qui ont imprimé aux habitants de ce continent un caractère,
une physionomie à part, pouvant en faire une race distincte
dans l'humanité.
D'après ce système, le continent américain aurait été
peuplé par la voie du nord de l'Asie. Mais ce n'est encore
qu'une hypothèse, et elle ne ferait point obstacle à d'autres
origines.
« Lettres américaines, par le comte Carli, 1" vol., préface, p. u.
ORIGINES. U9
§3.
Du mélange des races.
D'autres idées se sont fait jour pour modifier ou repousser
ce système. Les uns, sans s'expliquer sur Tautochtlionie pri-
mitive, prétendent que la race rouge était déjà très-altérée
dans ses caractères essentiels, bien avant l'époque de la dé-
couverte par Colomb, au moyen de mélanges avec les races
jaune noire et blanche. D'autres nient rautochthonie, à raison
de l'exlrème différence qu*on trouve dans la physionomie des
habitants de tout ce continent, et en se reportant à la grande
variété des dialectes parlés par les diverses tribus ; surtout
par le fractionnement des peuplades américaines en quatre
ou cinq langues principales, très-différentes les unes des au-
tres par leurs vocabulaires.
Examinons ces deux opinions :
Comment les populations de l'Asie, de l'Afrique et de
l'Europe ont-elles pu se mettre en communication avec l'A-
mérique, à une époque reculée où Ton ne connaissait point
la boussole, où tous les moyens paraissaient faire défaut pour
de grandes entreprises, alors d'ailleurs qu'aucun besoin ne
semblait devoir stimuler la migration de ces populations vers
des régions inconnues?
Suivant M. de QuatrefagesS TAmérique ne serait plus ha-
bitée par une seule race d'hommes, elle en renfermerait au
contraire une grande variété dont la plupart présentent à un
haut degré, le caractère de races mixtes résultant de croise-
ments des principaux types qu'on observe dans l'ancien
monde. Le teint rouge ou cuivré serait une exception parmi
les tribus de l'Amérique méridionale, comme Humboldl l'avait
déjà remarqué. Après lui, Alcide d'Orbigny a n;ontré que
dans cet le région le teint des Indiens est généralement ou
* Histoire naturelle de r Homme. Hernie des Deux Mondes^ 4" avril 1861 ,
p. 664.
II. 29
450 COiNSIDÉRATlONS SIR LES INDIENS.
jaune ou brun olivâtre. Les trois races blanche noire et jaune
auraient contribué à former les variétés de teinte qu'on trouve
dans toute l'Amérique. Les immigrations de peuples de Tan-
eien monde se seraient aisément frayé un passage par le dé-
troit de Behring et les iles Aléoutiennes, puis par l'Islande
et le Groenland pays si voisins de la Suède et de la Norvège.
Mais il est une autre circonstance qui a pu être aussi produ<>-.
tive que les autres, c'est le hasard des mers se combinant
avec la marche des courants. Ici je donne la parole à l'hono-
rable académicien : a Là où nos prédécesseurs n'avaient vu,
que le grand courant équatorial allant unifor^iénieut de l'Est
k rOuest, nous savons qu'il existe des aontre-:cpurants 4irigés
en sens contraire : nos marins ont découvert de nouveau^
fleuves coulant au sein des mers; et en particulier, ils ont
retrouvé dans l'océan Pacifique un deuxième gulf stream qui,
passant au sud du Japon, se diiige vers rAuiérique, comme
le premier va de Terre-Neuve aux côtes ^e l'ancien monde.
Le courant de Tessan a conduit sur les côtes de la Californie
des jonques abandonnées, comme le Gulf^stream a^ait jçté
sur la plage des Açores ces fruits, ces poutres travaillées, ce?
canots chavirés qui, dit-on, portèrent dans le cœur jie Çplomb
la conviction qu'il existait un autre monde. Ce couranl, ç'il
a été connu d'une nation de navigateurs^ a pu et dû conduiï;p
les flottes d'Asie en Amérique, comme il, a pu et,dû enjtraîjier
en Californie les embarcations imparfaites des peuples moins
habiles à lutter contre la mer. Çnfin le grand courant équa-
torial atlantique a fort bien^pu amener d,ans l'Amérique mé-
ridionale et dans le golfe du Mexique, , un certain nombre
d'hommes enlevés aux côtes d'Afrique ; mais ces derniers
faits ont dû être en tous cas assez rares, car la plupart des
populations littorales africaines paraissent s'être fprt peu
livrées à la navigation ^ »
* Revue des Deux Mondes y p. 665, avril 1861.
ORIGINES. . .451
Si Ton admet en principe que des migrations de l'Asie
Mineure aient peuplé la terre (rAmérique aussi bien que les
autres parties du monde), à une époque primitive, on peut
aussi aisément croire à la possibilité de la marche consécu-
tive des peuples vers des régions inconnues, dans des temps
postérieurs. Lq navigation encore dans Tenfance., était le
jouet du hasard, et tous les accidents de mer aussi bien que
la marche naturelle des courants ont pu jeter sur les. rivages
américains à TEst, à l'Ouest, au Nord et au Sud, des épaves
humaines dont la nécessité aura fait des habitants de ce nou-
veau monde.
Le lieutenant Maury est favorable à l'hypothèse des migra-
tions venuç3 du nord de l'Asie par le détroit de Behring.
« Quand on examine, dit-il, la position de TAmérique du
Nord, au. regard de l'Asie, on est naturellement amenée dire
qu'il eût été plus étonnant de ne pa& voir cette partie du
monde contribuer au. peuplement de l'Amérique, que d'as-
sister à la réalisation de ce fait. » Par ce côté sont venues des
populations de race mongole ou jaune surtout.
On a supposé aussi que des embarcations chargées de nè-
gres océaniens étaient venues s'échouer sur le rivage américain
du Pacifique. C'est à cette circonstance que, serait dû le teint
presque îioir des Indiens de Californie. L'on cite en faveur de
cette probabilité le témoignage de Gomara compagnon de
Cortès, qui ^fait mention de navires à proues dorées et à ver-
gues argentées, que les Espagnols, sous la conduite de Yas-
quez de Coronando, auraient rencontrés vers le 37® degré de
latitude. Ces navires étaient chargés de marchandises, et les
gens qui les montaient, faisaient entendre par signes, qu'ils
étaient en mer depuis trente jours. Cette relatipn ne doit être
acceptée qu'avec beaucoup de circonspection, car les auteurs
espagnols et spécialement Gomara sont sujets à caution, et
mettent souvent l'hyperbole à la place de la vérité historique.
Il faut surtout dans ce cas particulier, se méfier des proues do-
452 CONSIDÉRATIONS SIR LES INDIENS.
rées et des vergues argentées qu'explique fort peu le point
de départ supposé de cette embarcation.
§4.
Hypothèse de l'origine scandinaTe.
M. deQualrefages* considère comme plus authentique, c'est-
à-dire comme tout à fait certaine, la prise de possession de
la partie nord du continent américain, dès avant Tan 1000,
par des chefs Scandinaves qui seraient venus chercher en
Islande et dans le Groenland un refuge contre la tyrannie
d'Harald aux cheveux d'or. Ce serait là un noyau de race
blanche. La présence de ces émigrants recevrait un nouveau
témoignage, d'une bulle de Grégoire IV datée de 835 et adres-
sée à Ansgarius, laquelle mentionnerait les missions d'Islande
et du Groenland. M. Frédéric Lacroix qui cite cette bulle *,
rapporte que Lapeyrère en signale une autre de Tan 900 ap-
plicable aux mêmes contrées. Suivant M. de Quatrefages, ces
Normands souffrant delà rigueur excessive du climat, seraient
descendus au midi de l'Amérique. En 1408, les glaces ayant
intercepté les communications entre l'Islande et le Groenland,
la population de ce dernier pays, plutôt que de se laisser écraser
tout entière par les Esquimaux qui, plusieurs fois, ravagèrent
les colonies islandaises, aurait suivi la trace des Normands
vers le sud, où ils auraient été aperçus de plusieurs côtés par
les premiers conquistadores, vers le commencement du dix-
septième siècle: ceux-ci les auraient même trouvés assez
blancs pour dire qu'ils étaient plus blancs qu'eux-mêmes.
M. de Quatrefages ajoute que partie de ces Scandinaves n'au-
raient point quitté le Groenland où l'on peut voir encore leur
descendance'.
L'hypothèse de l'honorable académicien sur l'importation
* Revue des Deux Mondes^ avril 1861, p. 667.
* Histoire des régions circumpolaires.
^ Revue des Deux Mondes ^ déjà citée, p. 668.
ORIGINES. 453
d'éléments blancs en Amérique avant la découverte de Co-
lomb, se compose de conjectures plus encore que de faits cer-
tains. Il est vrai que des Scandinaves ont habité Tlslande et
le Groenland, mais soit qu'ils aient été détruits par les Es-
quimaux, soit qu'ils n'aient pu résister à l'action rigou-
reuse du climat, surtout après Taccumulation des énormes
blocs de glace qui, par une cause inconnue, sont venus in-
tercepter les communications entre ces deux contrées, la co-
lonie danoise qui vint s'établir en Groenland au commence-
ment du dix-huilième siècle ne trouva plus aucun vestige de
cette première occupation ^
Puis, si les Scandinaves sont descendus au midi, au moyen
d'embarcations, il faut supposer qu'ils ont fait provision de
vivres pour plusieurs mois, car cette navigation devait être
longue, difficile, laborieuse, ayant à lutter surtout contre le
Giilf Stream et contre les vents d'Ouest qui soufflent les
trois quarts de l'année. De pareilles précautions sont-elles
supposables ? étaient-elles praticables ? Les émigrants qui ne
connaissaient point la boussole imaginaient-ils où le vent
pouvait les jeter? Si nous admettons un instant qu'ils soient
descendus à travers le Canada, ils ont rencontré les Cinq Na-
tions qui n'ont pas dû leur faciliter le passage; et malgré
toutes les recherches faites, on n'en trouve aucune trace ni
dans la physionomie des populations, ni dans les coutumes, ni
dans le langage, ni dans aucun des objets nécessaires à la
vie. La même remarque s'applique à tout l'espace qui sépare
le Canada du Mexique. Si ces chefs Scandinaves ont parcouru
un si grand espace, comment ne trouve-t-on nulle part la
trace du fer dont l'usage leur était bien connu et dont étaient
fabriquées peut-être les armes qu'ils portaient?
Il est une autre considération plus concluante encore : de-
puis le quinzième siècle, les Européens peuplent l'Amérique,
* Gallatins Synopsis of the Indian triheSy etc. — Archanologia ameri"
cautty 2* \ol., p. 12, et Bancroft, p. 502.
454 CONSIDÉRATIONS SUR LES INDIENS.
lu plupart d'cnlrc eux ne se sont point mêlés aux indigè-
nes, et ils ont conservé léiir couleur et leur civilisation.
Peut-on admettre que les Scandinaves auraient été si proinp-^
temént métamorphosés, que du neuvième au quinzième sié^
de, ils fussent devenus rouges, sauvages' et entièrement mé-
connaissables? ' — I
Enfm danè aucun des idiomes indiens, il n'appéraft pas là
moindre racine de langue européenne.
De toutes les tribus indiennes, une seule parait avbiir at-
tiré Tatlention à raison de la couleur des individus qui la
composent. Les auteurs qui en parlent disent, le$ uns : qu'ils
ont la peau entîèrè'ment blanche elles cheveux toux. D'autres
se bornent à constater qu'ils ont le teint seulement plus clair-
que les autres peuplades. Leur idiome se rapprociherait de celui'
du pays de Galles; on les connaîtrait sous la dénomination
dMndiens blancs {White Indians)^ et leur tribu serait établie^
dans le haut Missouri. Un de ceux qui donnent quelques dé-
tails sur ce point, prétend qu'on a trouvé parmi eux une bi-^
ble en langue anglaise, qu'ils ne pouvaient lire. Drake, qui
rapporte cette circonstance, se demande comment ces Indiens
ont pu avoir en leur possession une bible, alors que Tértii-
gration de leurs auteurs fen Amérique, aurait précédé de
beaucoup la découverte de l'imprimerie*?
Ces Indiens blancs sont probablement les mêmes que ceux
de la tribu des Mandans, établie sur le haut Missouri et dont
Catlin parle avec beaucoup de détails. Il les représente avec
le teint clair, comme un peuple de demi-sâng, les cheveux
gris, fins, soyeux, et les yeux bleus ou couleur noisette. 11
leur attribue une origine celtique'. Mais les récits concer-
nant cette tribu qui depuis, a été détruite presque tout en-
* Drake's Biography and history of Ihe Indians of North America,
book I, chap. m, p. 38.
• Letters and notes on Ihe manners and customs of ihe North American
Indians.
ORIGINES. 455
tière par la petite vérole, ne sont accueillis qu'avec beaucoup
d'incrédulité. On a notamment :répondu à Catlin, que cette
prétendue couleur blanche n'était autre que l'albinisme, ma-
ladie qui se rencontre quelquefois chez les Indiens, et qui
Sfvait pu affecter tous les Mandans. La couleur uniformé-
ment grisé des theveux de tous les individus jeunes ou vieux
fortifierait encoi*e cette présomption. On ne peut retrouver
dans ces Indiens blancs les descendants des Scandinaves qui
seraient entrés par le Groenland en Amérique, car on ne voit
nulle part comme je Texpliqueraî plus loin, que les migra-
tions intérieures se soient dirigées de TEst à l'Ouest. Puis
comment admettre qu'une peuplade ait franchi l'espace im-
mense qui sépare lé Groenland du haut Missouri j sans être ar-
rêtée à chaque pas, par des tribus jalouses* qui lui auraient
barré le passage et peut-être l'auraient inévitablement dé-
ti'uite!
Ce n'est point à dire qu'il n'ait pu y avoir des Européens
amenés sur le continent américain, longtemps avant la dé-
couverte de Colomb, par suite d'événements fortuits dont la
trace est perdue. Mais ce nombre a dû être toujours extrême-
ment minime et fractionné sur divers points, à raison même
des circonstances exceptionnelles qui les auraient poussés vers
cette contrée. Il faut aussi prendre en considération TactioB
énergique du climat, les luttes armées avec les indigènes^
les famines et les maladies qui ont pil les décimer, ainsi que
cela a toujours lieu dans les pays neufs, sauvages, où les
Européens arrivent brusquement et sans transition. L'établis-
sement des colonies anglaises prouve surabondamment qu'ii
ne serait rien resté du premier noyau de l'émigration en
Virginie et dans la Nouvelle-Angleterre, si des envois succes-
sifs n'avaient comblé les vides laissés par la mort.
ibb CONSIDÉRATIONS SUR LES INDIENS.
§5.
Hypothèse des origines hébraïque et grecque.
L*iiypothùse Scandinave étant écartée, examinons si on a
été plus ingénieux en voulant rattacher les Indiens à une ori-
gine hébraïque. On a invoqué de prétendues analogies de
langage et une certaine conformité de coutumes telles par
exemple que la scarification des bras et des jambes, en signe
de douleur de la mort d'un parent, et l'usage de scalper
l'ennemi. Sans préjuger quant à présent, Texactitudedes faits
invoqués et qui sont probablement très-isolés, n en pourrait-
on pas trouver un grand nombre d'autres plus signiGcatifs
encore qui renverseraient ces rapprochements? La confor-
mité de quelques mots des deux langues hébraïque et in-
dienne et peul-être de quelques formes du langage se retrou-
verait aussi bien dans d'autres idiomes. Les modes de mani-
festation de la pensée sont variés et multiples, ils peuvent
donner lieu à des analogies, sans que pour cela aucun lien
de parenté existe entre les peuples à qui certaines expressions,
certaines formules sont communes. On est fondé à en dire
autant de bien des coutumes qui trouvent leur raison d'être
dans des inslincts communs à tous les individus, et que les
circonstances développent ou modifient, de manière à les rap-
procher plus ou moins de celles d'autres peuples, indépen-
damment de tout contact entre eux. C'est souvent pour ne pas
étudier suffisamment le cœur humain, qu'on trouve des su-
jets de merveille, là où nous ne devrions voir que des résul-
tats bien simples peut-être, de l'expansion de notre nature.
Mais est-il bien vrai qu'il y ait entre les idiomes indiens
une analogie quelconque avec la langue hébraïque? Roger
Williams qui a longtemps vécu au milieu des tribus de l'Est
de r Amérique, et à qui l'hébreu était très-familier, affirme
précisément le contraire de cette proposition. 11 ajoute même
OUIGIINES. 457
que les idiomes qu'il avait appris parmi les tribus offraient
bien plus de rapports avec le grec ^ Le docteur S. Farmer
Jarvis qui a porté ses investigations tout spécialement de ce
côté, prélend qu'une langue générale aussi riche que celle
des Indiens en formes grammaticales, surpasse même le
grec, et a une grande supériorité sur Thébreu qui est une
des plus simples de toutes les langues*.
Dirai-je qu'on a essayé de rattacher les Indiens à une origine
grecque? On a prétendu en effet, que la ligue des Cinq Na-
tion avait une grande ressemblance avec le conseil des am-
phictyons ; et Charlevoix particulièrement affirme que la lan-
gue des Iroquois était mêlée de mots dérivés du grec-
Je n'insisterai pas davantage sur ces deux origines hébraï-
que et grecque dont la base est trop fragile, et qu'on a voulu à
tort, étayer d'arguments en dehors de la science. Elles n'ont
aucun crédit aujourd'hui, depuis les sérieuses études philo-
logiques faites parGallatin et Duponceau, et dont je parlerai
plus loin.
§6.
Hypothèse de Torigine nègre.
Doit-on croire aussi à la présence de noirs sur le continent
américain, à une époque reculée? Cela serait probable si l'on
s'en rapportait au témoignage de deux auteurs espagnols. En
effet Pierre Martyr et Gomara attestent que Vasco Nunès de
Balboa, en traversant l'isthme de Darien pour gagner les mon-
tagnes d'où il devait apercevoir le premier l'océan Pacifique,
trouva sur son chemin de véritables nègres.. C'est là dit-on,
ce qui expliquerait la présence dans l'île Saint-Vincent, de
ces Caraïbes noirs qu'on a voulu faire descendre des nègres
émancipés par le naufrage du vaisseau qui les portait, et qui
* Préface to Roger Williams' Key.
* A discourse on the Religions of the Indian tribes of North America,
New-York, 1820.
458 CONSIDi^iUTIONS SCR LES I5DIE5S.
^IdM'nl niix pris(>s avec les Caraïbes rouges. Cependanl si le
Hiin^ noir est entré pour quelque chose dans les reines de
riiMlini quo iiouH connaissons, Il y est bien ef&M^ car rien
tinjonnl'lini non révèle la trace : ni les traits du TÎsage, ni la
(MuihMirdo In peau, saur dan^ l'Amérique du Sud, ni le ca-
nuién* intiino, ni le langage. En admettant la présence de
qurl(|U('M fragments de population noire, à une époque don-
\\{h\ mir c*(^ continent, leur destruction totale ou partielle a
i\\\ Hvnir lion, ne fût-ce que dans les guerres de tribu à tribu,
oA la différoncT de physionomie et d'habitudes devait créer
lunl d(^ motifs de rivalité et de haine. Ce ne serait point la
proniit^ro fois (|ne l'histoire enregistrerait Tanéantissemenl
lolal do divoi'âos |Hniplades indiennes, pour des raisons moins
dôtorminantos.
§7.
llypotliAHc do l'orig-ine mongole ou jaune.
(,)nHnl à l'élôment jaune ou mongol, il est plus aisé d'en
roniar(|iior la Iraco ci» ot là, au dire de quelques auteurs, non
pas d'iino nianiôro Imnchée, mais comme appoint seulement,
dans los traits do certaines tribus, surtout sur la rive améri-
ri(*aino du Paciiique. 11 n'apparaît point que des migrations
nondironsos do cello race soient venues tout d'un coup s'im-
planloron Amérique, car on en trouverait des vestiges mieux
accusés. Dans les langues elles dialectes parlés par toutes les
tribus, rien ne rappelle même de loin, le génie de la langue
dos Chinois ot des peuples de la Sibérie*; il en est ainsi des
usagers (]ui sont entièrement différents. Aucun ouvrage de la
civilisation chinoise n'a été découvert d'aucun côté sur ce
continent, au dire de tous les archéologues et savants améri-
cains, malgré les assertions de de Guignes qui prétend, bien
è tort, qu'on a trouvé les traces de voyages faits par les Chi-
« Bancroft, p. 501.
ORIGINES. 45î^
nois en Amérique, dès le cinquième siècle de notre ère*. Le
savant historien des États-Unis réfute victorieusement ces al-
légations dénuées de preuves, et il ajouta que si des mar-
chands chinois fussent venus en Amérique à une époque si
rapprochée des premières découvertes de ce pays, il en serait
resté des traces, ne fût-ce que de leur langage si différent de
tous les autres, ca^ rien n'est si indélébile que lidiome d'un-
peuple vivant à l'état de tribu*.
J'ajoute que si des fragments de population de ra^ jaune,,
noire et blanche fussent venus par groupes nombreux en
Amérique pour s'y établir sur un point donné, et eussent
réussi à s'y maintenir, rien n'était plus facile que de con-
server leur physionomie, leur langue, leurs mœurs, leurs-
habitudes, en un mot leur individualité propre, à raison de
rinmiense étendue de ce pays, de réparpillemént des tribus^
et du nombre comparativement très-minime de celles répan-
dues sur ces vastes espaces. On aurait d'ailleurs retrouvé,,
depuis qu'on a remué le sol, de toutes parts, une foule d'ob-
jets d'origine étrangère que l'archéologie n'aurait pas manqué
de mettre en lumière. Enfin on aurait signalé quelque part
un débris de population qui aurait échappé à l'état sauvage.
Cependant on ne cite pas un seul fait digne de confiance qui
puisse appuyer ces prétentions.
§ 8.
Hypothèse de l'autochthonie.
Reste à examiner si l'on peut attribuer une origine com-
muneiprimitive à toutes les peuplades indiennes du continent
américain.
Dès Tabord, M. Bancroft^ signale une particularité très-
* Mémoires de V Académie des Inscriptions, vol. XXVIII.
« Bancroft, p. 502.
» P. 505.
460 CONSIDÉBATIONS SUR LES INDlExNS.
curieuse, c'esl que, de tous les peuples du monde, les nations
américaines (les Indiens) sont les seules qui universellement,
ignorèrent l'état pastoral : elles n'avaient ni vaches ni brebis
et ne faisaient point, par conséquent, entrer le laitage dans
leur alimentation. L'huile, la cire et le fer leur étaient incon-
nus. 11 en tire Tinduction que presque certainement, leur
civilisation imparfaite est leur œuvre à elles seules. De cette
déclaration, je prends le fait momentanément, en réservant
la conclusion pour la discussion d'une autre hypothèse con-
cernant la dégénérescence de la race.
On a objecté à l'opinion qui soutient Tautochthonie des In-
diens d'Amérique, la différence très-prononcée qui existait
entre certains types de population. depuis TEsquimau jus-
qu'au Patagon, et Textrème variété des idiomes qu'on remar-
quait chez des tribus même voisines les unes 'des autres.
L'objection est grave et veut être examinée de près.
Disons d'abord, quant à la grande variété des types et à
l'extrême distance qui sépare quelques-uns d'entre eux de
l'ensemble, que dans aucun pays d'Europe et d'Asie on ne
trouve une complète uniformité de conformation et de traits
dans les populations. Quoi de plus différent du circassien,
que le Tartare et le Kalmouk qui vivent à deux pas de lui ? Y
a-t-il la moindre ressemblance entre l'Anglais considéré au
point de vue physique et intellectuel, et certaines popula-
tions des vallées suisses où le goitre et l'idiotisme se perpé-
tuent d'une manière déplorable? Si l'on veut maintenant
réfléchir que les variétés les plus abaissées de la race amé-
ricaine sont localisées aux extrémités de ce continent en
très-grande partie au moins, il faudra bien reconnaître que
les influences climatériques ont beaucoup de puissance et
peuvent à la longue, constituer une dégénérescence hérédi-
taire. 11 n'est pas jusqu'aux habitudes et au genre de vie qui
n'opèrent puissamment pour modifier l'organisme. Je revien-
drai bientôt sur ce sujet.
ORIGINES. 461
Malgré ces dissemblances fort grandes, Morton, dans sa
classification des crânes des diverses races, n'a fait aucune
difficulté de ranger toutes les tribus du continent amé-
ricain dans la même catégorie , quelles que fussent d'ail-
leurs les variétés de type et de coloration, parce qu'il retrou-
vait dans l'ensemble de toutes ces populations, unirait géné-
ral qui les relie entre elles. Il ne mettait à part que les
Esquimaux dont l'aspect extérieur paraîtrait se rapprocher
davantage de la race jaune. Toutefois cette considération ne
lui faisait point exclure ces peuplades, de la grande famille
américaine ; tout au plus trouvait-il là plus de sang mongol
que dans d'autres tribus*. Cette donnée est généralement ac-
ceptée par les auteurs apiéricains de nos jours.
Mais on est amené à attribuer une commune origine pri-
mitive à toutes les nations de ce continent, par trois raisons
principales : 1** l'uniformité de leur état sauvage depuis
qu'elles sont connues des Européens ; 2** un grand nombre
d'habitudes communes ; 3° et le caractère général des langues,
qui est partout poly synthétique, et en rapport avec la nature
et l'état social des Indiens. J'essayerai de développer cette der-
nière considération qui est pleine d'intérêt, et qui me parait
être de beaucoup de poids dans la question d'autochthonie.
Il peut paraître singulier, au premier abord, qu'on pré-
tende ramener à un système d'ensemble, des langues qui
sont assez dissemblables de mots et de syntaxe, pour con-
stituer des familles très-distinctes dans la race américaine :
je ne parle ici que de celles du Nord. Mais une étude appro-
fondie du génie de ces langues a montré qu'il existait entre
elles des rapports de parenté tout à fait indépendants des vo-
cabulaires. La struclure du langage, la marche et l'assem-
blage des idées constituent tout particulièrement le trait ca-
ractéristique qui peut seul servir de guide dans ces sortes
* Crania Americano,
462 CONSIDÉRATIONS SUR LES INDIENS,
d'investigations. C'est pour avoir négligé celte base d'ap-
préciation, que tant de savants linguistes se sont égarés à la
poursuite de chimères qui leur ont toujours échappé. Vater
•en Europe, et Barton en Amérique, ont cherché à établir
l'origine asiatique des Indiens du nouveau monde, par de^
comparaisons trompeuses des idiomes des deux contrée^.
Mais comment pouvaient-ils espérer un succès réel^ lorsque
par exemple, entre l'iroquois et l'algonquin qui étaient les
langues de deux peuples très- rapprochés Tun de Vautre,
il n'y avait qu'un nombre insignifiant de mots appartenant
au même vocabulaire? D'après cette maicche ,. à quel, ré-
sultat meilleur devait-on s'attendre,. en comparant le gr^^eï^-
landais avec le péruvien, le huron ou le siou, avec, la langue
du Chili? Il ne fallait rien moins que l'ipisuccèsdiç cette mé-
thode, pour engagejr à tenter des voies nouvelles. L'entre-
prise offrait peu d'attrait, car il y avait à étudier les langues
iies tribus des deux Amériques, à les coi^iparer entre elles, et
à chercher à pénétrer leur génie propre sans aucun seeour^
étranger, pour arriver péniblement à la synthèse, par C€|tle
analyse indéfinie. Ce travail considérable a été tenté et réalisé
avec succès, chacun dans sa voie, par Gallatin et Duponceau
que j'ai déjà cités. Duponceau surtout, a exposé d'une façoçi
très-ingénieuse, la théorie de l'unité des races par l'unifor-
mité de structure de toutes ces langues, de manière a faire
impression sur les esprits ^ Je vais essayer d'exposer succinc-
tement ses idées tout en restant aussi près que possible du
texte pour ne riçn enlever de la précision des raisonjieme^ts
de l'auteur. .
Le caractère général des langues américaines consiste en
ce qu'elles réunissent un grand nombre d'idées sous la forme
d'un seul mot, c'est ce qui les a fait appeler polysynthé-
liques.
* Mémoire sur le caractère grammatical des langues de quelques na-
tions indiennes de V Amérique du Nord, 1858.
ORlGIiNES. 465
. ■■• t-
Les Indiens de TAmérique sont parvenus à créer des lan-
gues qui comprennent le plus grand nombre d'idées dans
le plus petit nombre de mots possible. Au moyen de ces pro-
cédés, ils peuvent changer la nature de toutes les parties du
discours : du verbe faire un adverbe ou un nom; de l'adjeclif
ou du substantif faire un verbe. Aussi est-on autorisé à affir-
mer que dans ces idiomes sauvages, rien n'empêche de for-»
mer des mots, à l'infini.
Il y a des différences dans les formes grammaticales de c^s
langues, mais elles sont d'une nature secondaire : le caractère
poly synthétique domine dans toutes.
On ne peut pas dire que telle langue américaine soit dé-
rivée de telle autre ; tout ce qu'on peut faire est de les diyiser
en farafilles étymolQgiqiies. ..
Une circonstance . particulière qui se remarque surtout
dans les'bmgues iappeléés algonquines, suffirait à les différen-
cier de toutes les autres, en dehors de l'Amérique. Il s'agit
dé la méthode dont les Indiens se servent pour faire leurs
mots, non^seulement par des préfixes et des suffixes, ce qui
leur est commun avec beaucoup d'autres peuples ;inais par
l'intercalation nori-sèulement de syllabes, mais de simples
sons significatifs au moyen desquels ils peuvent composer des
mois indéfiolmerit.
Les formes grammaticales des langues indiennes sont par-
faitement en harmonie avec la structure particulière des
molis indiens : partout on Voit l'absence d'esprit d'analyse.
Les formes synthétiques qui caractérisent ces idiomes pro-
viennent de l'impossibilité où. se sont trouvés ceux qui les
ont formées, d'analyser les idées concrètes qui se sont pré-
sentées à leur imagination ; et ils ont cherché à les exprimer
en masse, telles qu'ils les ont aperçues ^
Duponceau dit ailleurs : « Si la manière dont les mots
« P. 89, 90, 91, 108, 247, 249 du Mémoire Duponceau.
464 CONSIDÉRATIONS SUR LES INDIENS.
indiens sonl composés excite notre étonnement, les- formes
grammaticales qu'ils reçoivent après leur première compo-
sition sont bien dignes de notre admiration. Il est impossible
d'en trouver de plus régulières dans aucune langue du monde.
L'analogie la plus stricte y est obsei-vée, et nous ne connais-
sons aucun idiome dans lequel il y ait moins H'irrégularîtés.
Qu'on veuille bien considérer combien de travail, dé réflexion,
de sagacité, de génie, il a fallu pour inventer toutes ces
formes, pour changer, ajouter, retrancher ici une lettre ou
un son ; là une syllabe, et mettre toutes les parties de ce
grand tout en harmonie les unes avec les autres ! C'est cepen-
dant rhomme sauvage qui a fait toutes ces choses M »
Mais ces langues ont un caractère matériel. II semble
qu'elles n'aient été faites que pour exprimer les besoins
et les passions de ceux qui les parlent. Les passions il est
vnn, sont du domaine de la morale, mais le cadre pour
rindien en est assez étroit ; et il est étranger à un grand
nombre de nuances que comportent ces sentiments élevés.
Aussi à peu d'exceptions près, tout dans ces langues a une
teinte physique qui montre que la spiritualité et les abstrac-
tions ne sont jamais entrées dans Tesprit de ces sauvages.
Cependant à l'aide de ces langues, des missionnaires sont
parvenus à faire pénétrer dans leur esprit les vérités les plus
abstraites du christianisme, ce qui prouverait dans une cer-
taine mesure, que cet instrument est plus souple qu'on ne le
croirait; et l'on serait amené à douter si nos langues, aujour-
d'hui abondantes en termes métaphysiques, n'ont pas eu à
Torigine, la même teinte de matérialité qui se sera successi-
vement effacée *.
Tout ce qui est connu de ces langues depuis le Groenland
jusqu'au cap Ilorn est empreint du même caractère ; et dans
toute l'étendue de ce vaste pays, on n'a pu découvrir une
* Mémoire Duponceau. p. 250.
« Le même, p. 250-252.
ORIGINES. 465
seule exception aux observations générales que je viens de
rapportera
Ce système d'appréciation des langues américaines et de
leur parenté commune qui en découle, rentre tout à fait
dans les idées de Gallatin dont le travail remarquable quoi-
que incomplet, donne sur ce sujet des informations précieu-
ses, recueillies aux sources mêmes '.
Déjà Alexandre de Humboldt avait dit : « En Amérique, de-
puis le pays des Esquimaux jusqu'aux rives de TOrénoque, et
depuis ces rives brûlantes jusqu'aux glaces du détroit de Ma-
gellan, les langues mères entièrement différentes par leurs
racines, ont pour ainsi dire, une même physionomie. On re-
connaît des analogies frappantes de structure grammaticale,
non-seulement dans les langues perfectionnées comme celle
de rinca, TAymara, le Guarini, le Mexicain et le Cora, mais
aussi dans les langues extrêmement grossières'^. »
De pareilles autorités sont d'un grand poids dans la ques-
tion qui nous occupe, et Tautochtlionie de la race américaine
y trouve un sérieux appui.
Mais on peut se demander comment avec des caractères
polysynthétiques uniformes si bien accusés, si permanents,
si étrangers aux idiomes du vieux continent, le langage amé-
ricain s'est fractionné en plusieurs familles de langues très-
distinctes les unes des autres dans leurs vocables et leurs
syntaxes?
Lorsqu'on se rend bien compte de l'immense étendue de
r Amérique, on est moins surpris de ce fait. La grande dis
persion des populations, la différence des climats et des be-
soins, le long espace de temps depuis lequel la langue pri-
mitive a été formée, suffisent pour expliquer les variétés de
* Mémoire Duponceau, p. 86.
* Gallatin's Synopsis y déjà cité, p. 142.
5 Voir Morel, Traité des dégénérescences physiques, intellectuelles et
morales de r espèce humaine, p. 457.
u. 30
466 CONSIDÉRATIONS SUR LES INDIENS.
vocabulaires. Mais il est une circonstance plus puissante
encore que les autres peut-être, pour rendre ces diffé-
rences plus tranchées : cV»st Tétat de guerre presque con-
tinuel des tribus entre elles. Parmi des peuplades où la
ruse était la principale tactique, il devenait presque né-
cessaire d^adopter en bien des occasions, des mots nou-
veaux dont la signification et même Tarrangement ne pus-
sent être compris de Tennemi. N'est-ce point ce qui arrive
parfois chez les Européens eux-mêmes, lorsque craignant de
voir une dépêche interceptée, on Fécrit en chiffres pour
la rendre inintelligible à ceux qui auraient intérêt à sur-
prendre un secret imporlant?
Quant à l'uniformité du caractère polysynthétique du lan-
gage, indépendant des différences dans les vocabulaires, on
peut dire que le génie d'une langue est très-persistant, même
chez les peuples les plus civilisés dont les mœurs et les in-
stitutions sont sujettes à tant de métamorphoses et d'altéra-
tions. On en a un exemple chez les Égyptiens dont Tidiome
avec son caractère primitif a survécu aux conquêtes du sol
jusqu'à la domination des Arabes. Le chinois est encore au-
jourd'hui ce qu'il élait au temps de Confucius, malgré sa
dissémination sur une immense contrée, et malgré son em-
ploi par quatre cent millions d'habitants.
Cet instinct de conservation des caractères essentiels du
langage a dû être beaucoup plus tenace encore chez des peu-
ples sauvages ou a demi-civilisés, dont les besoins étaient
circonscrits dans un cercle étroit et qui n'avaient aucune
communication avec d'autres peuples. Chercher d^autres cau-
ses à ce phénomène curieux, serait s'exposer à raisonner
dans le vide sans amener de résultat certain.
D'après ce qui vient d'être dit, les migrations des diverses
tribus dans l'intérieur du pays ont eu pour effet de frac-
tionner et de modifier la langue originaire, sans altérer ses ca-
ractères fondamentaux et son génie propre. Elles ont eu aussi
ORIGINES. 467
une Irès-grande influencé sur les mœurs et la deslinée des
Indiens. La vie errante est la plus contraire à la civilisation, elle
entretient des guerres perpétuelles, elle favorise et développe
l'état sauvage, et retire toute foi au lendemain. Mais comme
dans une société ainsi flottante il exhle des inégalités de
condition qui tiennent au climat, à la configuration des ter-
ritoires, à mille causes externes, il n'est pas sans intérêt de
rechercher dans quelle direction se sont faites ces migrations,
et quelles influences certaines tribus ont pu exercer sur
d'autres.
§9.
Conjectures sur la marclie des migrations à rinlérieur.
Ici encore tout est sujet au doute et aux conjectures. Nul
ne sait où s'est formé le premier centre de population in-
dienne, pas plus qu'on ne peut affirmer à quelle époque re-
montent les grandes migrations qui ont eu lieu en divers
sens sur tout ce continent. J'emprunterai ce que j*ai à en
dire aux auteurs américains les mieux autorisés, à ceux qui
ont vu de près, et ont étudié les monuments pouvant jeler
quelques lumières sur ce sujet.
Je dirai d'abord quelques mots de la tradition qui peut, en
une certaine mesure, aider aux recherches, sans prétendre
suppléer aux inductions à tirer des monuments eux-mêmes.
Ce qu'on a de plus complet sur ce point est le récit d'un frère
morave, John Heckewelder qui a vécanombre d'années parmi
les Indiens de la grande famille des Leni-Lenapes ou Dela-
wares, et qui a recueilli de la bouche de leurs chefs, les parti-
cularités principales des vicissitudes de cette tribu, et quel-
ques notions accessoires concernant les AUeghanis et les Cinq-
nations ^
* An account of ihe history of manners and customs of the Indian
nations who once inhabited Pennsylvania, etc , by fir. John Hecke^
wekter.
468 C0.N$IUÊRATI05S SLR LES INDIENS.
Voici (1 après le rccil d'Heckewelder, quelle a été la mar-
che (les ancôlres des I^nî-Lenapes :
Il y a plusieurs siècles, ils résidaient bien loin à l'ouest
du continent américain. Us se déterminèrent, on ne sait
pourquoi, à émigrer à l'Est. Arrivés, après un très-long
vovape, sur les bords du Mississipi, ils rencontrèrent en cel
endroit les Mengwe ou Iroquois qui venaient aussi de fort
loin. I/Cs Leni-Lenapes apprenant qu'il y avait sur l'autre rive
de ce fleuve, une puissante nation appelée les AUeghanis,
qui possédait beaucoup de villes importantes situées sur
rOhio et sur d'autres rivières, envoyèrent aux chefs de ce
peuple un message dont l'objet était d'être autorisés à vivre sur
leur territoire. Cette demande fut i-ejetée : toutefois on leur
permit de passer à travers le pays, pour aller chercher plus
loin à l'Est, un endroit favorable où ils pourraient s'établir.
Mais à peine les Leni-Lenapes commençaient-ils à franchir le
Mississipi, que les-Alleghanis, voyant combien ils étaient nom-
breux, les attaquèrent et cherclièrent à les détruire. Furieux
de ce manque de foi, les Lenapes s'allièrent avec les Iroquois
(|ui pouvaient craindre le même sort, et ils attaquèrent à leur
tour. Des guerres cruelles s'ensuivirent, et à la longue, les
AUoghanis décimés abandonnèrent le pays et descendirent
le Mississipi, pour ne plus revenir.
Les vainqueurs se partagèrent les possessions étendues des
vaincus. La partie Nord dans le voisinage des lacs fut attri-
buée aux Iroquois. La partie Sud longeant l'Ohio revint aux
Leni-Lenapes. Ces deux nations vécurent ainsi longtemps en
bons voisins.
Cependant, avec la marche du temps, la tribu des Lenapes
devint si nombreuse qu'elle chercha à se répandre. Le pays
fut exploré, et des fragments de ce peuple s'avancèrent vers
l'Atlantique; ils atteignirent la Susquehanna, la baie de
Cheasapake et les rivières Delaware et Hudson. La moitié de
la tribu se fixa dans cette région, tandis que l'autre partie
ORIGINES. 469
ne voulut jamais traverser le Mississipi, dans la crainte de
rencontrer Tennemi. De cette manière, la nation des Leni-
Lenapes se trouva divisée en trois établissements : ceux au
delà du Mississipi, ceux qui restèrent sur TOhio, et les nou-
veaux émigrants qui s'approchèrent de TAllantique. Ces der-
niers multiplièrent beaucoup, et se fractionnèrent en trois
parties dont deux se disséminèrent dans Tespace compris
entre THudson et le Potomac. Quant à la troisième appelée
Minsi ou Wolf tribe^ elle s'établit dans l'inlérieur : à l'Est, jus-
qu'à THudson; au Nord, jusqu'aux sources delà Delaware et
de la Susquehanna; à l'Ouest, jusqu'au delà de cetle der-
nière rivière. Ces trois tribus formèrent le principal corps de
nation appelé les Delawares. De cetle nation sortirent beaucoup
d'autres branches qui émigrèrent dans différentes directions
avec des dénominations distinctes, quoique chacune d'elles
fut fièrc de se rattacher à la commune origine. Les Mohigans
étaient de ce nombre, mais voulant vivre d'une vie qui leur
fût propre, ils traversèrent l'Hudson et se posèrent dans la
Nouvelle-Angleterre.
Les Iroquois s'étendirent le long des lacs et furent ainsi les
voisins de cette branche des Delawares. Devenus jaloux de leurs
anciens allies, ils s'efforcèrent de jeter parmi eux la discorde;
de là des guerres sanguinaires avec les Cherokees qui fai-
saient sans doute partie d'un démembrement des Leni-Lenapes.
Pendant ces guerres, les Français firent une descente au
Canada et expulsèrent les Iroquois au delà du fleuve Saint-
Laurent. Ceux-ci s'en vengèrent sur les autres tribus dont ils
triomphèrent aisément à laide de leur puissante confédéra-
tion ; c'est ainsi que dans un traité de paix, ils obtinrent des
Leni-Lenapes qu'ils consentissent à se réduire au rôle de fem-
mes : expression figurée signifiant soumission absolue. Ce sont
ces traitements injurieux qui, beaucoup plus tard, auraient
poussé les Lenapes ou Delawares à se liguer avec les Français
contre les Anglais en 1756.
470 CONSIDÉRATIONS SUR LES INDIENS.
Le récit d'Heckewelder pèche par plusieurs côtés. D'abord
il est Tœuvre d'une seule tribu, puis il laisse en dehors de
la grande famille indienne, nombre de peuples qui ont tenu
une grande place dans l'histoire, et dont il ne fait pas men-
tion ; enfin il tend à assigner aux Leni-Lenapes ou Delà-
wares un rang supérieur que rien ne paraît confirmer. Hecke-
welder a accepté avec beaucoup de crédulité le témoignage
des Delawares, et il n'a pu le contrôler en le confrontant avec
la tradition des aulres nations qu il n'a point visitées. Par-
tout et toujours il rehausse sa tribu favorite aux dépens des
autres, et ses assertions sont d'autant plus hasardées qu'elles
affectent un caractère de généralisation qui ne peut être vrai,
puisqu'elles s'appliqueraient à des peuples dont il ne -sait
rien par lui-même. En un mot il a pris la légende d une tribu
pour l'histoire de toutes les peuplades. On a reproché à cet
auteur d'avoir exagéré de beaucoup la louange des Indiens
quand il en parle en termes généraux, et de s'être aussi
trompé sur les noms des tribus et sur les affinités de leurs
dialectes. A l'époque où il écrivait, il était déjà très-âgé :
sa bonhomie était grande, et son esprit manquait de la pers-
picacité qui dislingue le vrai du faux, au milieu du chaos des
informations qui lui étaient fournies. Ce n'est donc qu'avec
beaucoup de réserve qu'on peut recourir à son livre dont on a
dit, qu'aucun ouvrage depuis un demi-siècle, n'avait répandu
plus d'impressions erronées; jugement qui s'explique par
l'influence qu'il aurait exercée sur l'esprit de Cooper lequel,
en écrivant ses Mohicansj n'aurait fait que copier le frère
Morave, sans prendre la peine de visiter lui-même les tribus
qu'il prétendait décrire ^
Roger Williams fondateur de Rhode-Island, qui a longtemps
vécu parmi les tribus de la Nouvelle-Angleterre, rapporte*
que le Sud-Ouest était toujours le sujet des entretiens des
* North American review, vol. XXII, p. 67.
• Key into tlie langtiage of the Indians, déjà cilé.
ORIGINES. 471
Indiens. C'est là que se rapportaient toutes leurs traditions.
Là, disaient-ils, étaient les mânes de leurs aïeux ; c'est là
qu'ils iront eux-mêmes après la mort ; de là leur viennent le
blé et les autres produclions servant à les faire vivre.
Les traditions des autres tribus sur le point de départ, sont
conformes à celles dont parle Roger Williams. Elles ne s'é-
loignent pas précisément du récit restreint d'Heckewelder,
mais elles sont, de tout point, contraires à Torigine Scandinave
qui ferait marcher ces peuples de l'Est à TOuest et au Sud,
tandis que les conjectures admises en Amérique tendent à
faire mouvoir les migrations vers l'Est et le Sud.
En laissant de côté la tradition, l'on peut trouver dans le
cantonnement des langues, des indices qni viendront la for-;
tifier. Suivant M. Bancroft, partout en Amérique, on re-
marque des signes de migrations dont les limites ne s'aper-
çoivent pas; et le mouvement paraît avoir été vers TEst et le
Sud. Une des circonstances qn'il rapporte a trait à l'inégale
répartition des idiomes sur ce continent. Ce passage est assez
curieux pour être transcrit :
« Le nombre des langues primitives, dit-il, va en s aug-
mentant, près du golfe du Mexique, et comme si une nation
s'était précipitée sur une autre, il y a dans certaines parties
(cahe brakes) de l'État de Louisiane, plus de langues indé-
pendantes qu'on n'en trouverait depuis TArkansas jusqu'au
pôle. C'est ainsi qu'elles abondaient sur le plateau du Mexique
qui était comme la grand'route des tribus errantes. Sur la
côte Ouest de l'Amérique, on remarque plus de variétés de
langues qu'à l'Est. Sur la côte de l'Atlantique au contraire,
comme s'il fallait montrer qu'elle n'a jamais été un lieu de
passage, une seule langue régnait du cap Fear au pays des
Esquimaux, tandis qu'à l'Ouest, entre le 40"* degré de latitude
et ce dernier pays, on parlait au moins quatre à cinq lan-
gues ». L'honorable historien ajoute : « Les Californiens ti-
raient leur origine du Nord (détroit de Behring). Les Aztecks
An CONSIDÉRATIONS SUR LES INDIENS.
consei*vaieiit la relation de leur origine septentrionale, opi-
nion que confirmerait le choix fait par leurs ancêtres d'un
pays montagneux pour leur résidence*.
Sans vouloir nous appesantir sur l'origine des Californiens
et des Aztecks, qui peut prêter à des conjectures diverses, le
fait matériel concernant la localisation des langues n'en est
pas moins digne d*une sérieuse considération ; et c'est à coup
sûr, un des bons éléments de conviction pour le difficile pro-
blème des migrations à Tintérieur.
Dans cette marche vers Tinconnu, des peuplades de même
parenté ont pu se séparer, et certains fragments rester très
éloignés les uns des autres , sans que ce fait contredise
les conjectures sur Torigine primitive. C'est ainsi que Pri-
chard suppose que les Cherokees ont été une branche de la
famille des Iroquois, à cause de l'affinité de leurs idiomes,
affinité que Gallatin et Barton ont aussi constatée, quoique
d'une manière éloignée '. Et cependant lors de la découverte
de cette partie de l'Amérique, les Cherokees étaient établis
près du golfe du Mexique, tandis que les Iroquois ont toujours
été connus dans le voisinage des grands lacs du Canada, et
sur le Saint-Laurent; ils se trouvaient donc aux deux extré-
mités des États-Unis. Comment concilier celte particularité,
en supposant fondée la conjecture de Prichard, si ce n'est
en admettant le fractionnement des tribus, et au moyen de
migrations d'une région à l'autre, et souvent en répandant
la guerre dont les chances peuvent avoir refoulé au loin des
tribus téméraires, qu'elles auront pour toujours éloignées de
la souche-mère.
§ 10.
Des monticules et fortifications.
L'insuffisance de toutes ces données pour la science a sug-
géré l'idée de consulter les monuments créés par les Indiens
* Bancroft, p. 503.
« Voir Morel, p. 476.
ORIGINES. 475
sur le sol américain, et répandus à profusion dans la vallée
du Mississipi. Leur haute antiquité offrait à l'observateur plus
de garanties sérieuses, et prêtait davantage aux générali-
sations. Ils pouvaient aussi dire si les Indiens de nos jours
étaient bien les descendants des fondateurs du pays. Mal-
heureusement, ces témoins d'une époque fort éloignée,
quoique vivement sollicités de nous raconter les péripéties
des drames nombreux où ils ont joué parfois un rôle impor-
tant, n'ont pu prononcer encore que quelques bégayements
qui ont donné lieu à diverses interprétations peu concor-
dantes.
Ces monuments sont de deux sortes : d'abord des monti-
cules d'une hauteur inégale, et distribués plus ou moins
symétriquement dans certains endroits, avec une destination
qui n'est pas bien connue. Puis, des ouvrages retranchés,
édifiés souvent sur des tertres choisis, servant sans doute à
protéger toute une tribu contre un ennemi envahisseur.
A l'égard des monticules qui étaient fort nombreux, mais
qui disparaissent chaque jour sous l'action destructive de la
colonisation, le chiffre en a été beaucoup exagéré : on en vou-
lait voir partout, même ces mouvements de terre qui ne pou-
vaient être que le résultat des révolutions du globe, et
qu'on ne craignait pas d'attribuer aux Indiens. Sur ces con-
jectures, on a créé des hypothèses fantastiques auxquelles il
n'y a pas lieu de s'arrêter depuis que de sérieuses investiga-
tions en ont fait justice. Parmi les monticules faits de main
<i'homme, il en est qui servaient incontestablement de lieu
de sépulture, c'est ce qu'a démontré la section de beaucoup
d'entre eux où se trouvaient de nombreux ossements. D'au-
tres ne laissaient aucun vestige de leur destination. On a pré-
tendu que dans plusieurs monticules, les ossements retrouvés
ayant été soumis à l'examen anatomique qui les rendit à leur
destination primitive, ils présentaient quelquefois une res-
semblance surprenante avec la figure d'individus de la race
ïl\ CONSIDÉRATIONS SUR LES INDIENS.
noble du Pérou ^ Mais des fails isolés et des conjectures
plus ou moins arbitraires ne peuvent constituer une donnée
scientifique.
Les monticules les plus, nombreux et les plus considéra-
bles sont situés dans des plaines fertiles ou dans de riches
vallées d^alluvion. Les tribus qui s'y établissaient, devaient
par là même, préférer Tagriculture à la chasse. Elles étaient
sans doute plus sédentaires que les autres, et leurs mœurs
avaient plus de conformité avec celles des populations du
Mexique. Elles cultivaient le maïs, et Ton sait que cette cul-
ture était irès-suivie et très-productive dans ce pays. Leurs
habitudes d'ordre et d'aisance durent, bien des fois, exciter la
cupidité des Indiens qui ne vivaient que de chasse, et qui, ne
sachant rien prévoir, étaient souvent exposés à la famine.
11 faut y voir Tune des causes de diverses guerres à chances
inégales, et dans lesquelles le hardi chasseur se rendait bien
redoutable. L'idée de se fortifier n'a pu naître que dans Tes-
prit de tribus agricoles et sédentaires pour lesquelles les
plaines fertiles étaient un précieux patrimoine; comment se
résigner aisément en effet à abandonner le pays qui leur
donnait une existence facile, môme abondante? Ces fortifica-
tions n'étaient composées que de terre et de bois : générale-
ment le site se trouvait bien choisi, mais beaucoup de circon-
stances pouvaient déjouer les combinaisons de la défense, et
il n est pas improbable que ces tribus agricoles, venues d*ar
bord par le Mexique dans la vallée du Mississipi, s'y seront
établies, et en auront été expulsées par des hordes de chas-
seurs du Nord moins civilisés qu'elles, mais plus heureux à
la guerre ; obligées de céder à une force supérieure, il leur
aura fallu fuir, tout abandonner, et retourner peut-être au
Sud d'où elles étaient venues *.
* J. C. Warren, in Delafield antiquities, p. 30.
• Voir Schoolcraft, ouvrage cité, 1" vol., p. 64, et Gallatin, déjà cité,
p. 146.
ORIGINES. 475
Les auteurs américains qui ont le mieux étudié la question,
supposent que des tribus de la famille des Toltèques ou
peut-être des Azlecks ont dirigé leurs migrations, du Mexique
vers le Nord, dans la vallée du Mississipi, jusqu'à une certaine
latitude (peut-être le 30** degré Nord). Ce qui le fait supposer,
c'est que ces Indiens ne pouvaient s'étendre ni à TEst ni à
rOuest de Mexico, empêchés qu'ils étaient, d'un côté, par de
hautes chaînes de montagnes et par des déserts de sable;
d'un autre côté, par des plaines qui étaient comme le patri-
moine des troupeaux de buffles. Ils ont dû se frayer une voie
au Sud et au Nord. Dans cette dernière direction, ils ont im-
porté avec eux l'agriculture qui était leur principale occupa-
tion, ainsi que quelques-uns des arts qu'ils exerçaient avec
succès. Leur contact avec quelques tribus du Nord aura pu
inspirer à-celles-ci le goût de l'agriculture ; mais avec le temps,
des difficultés s'élevant entre ces peuplades, les gens du Nord
plus belliqueux que lesémigrants du Mexique auraient chassé
ceux-ci, après s'être approprié leurs habitudes et leurs
moyens d'existence qui contribuaient à leur prospérité réelle.
Cette hypothèse pourrait se concilier avec la tradition des De-
lawares, rapportée par Heckewelder, et d'après laquelle des
fragments détachés de la famille des Alleghanis, chassés
par les Leni-Lenapes, se seraient enfuis vers le bas Mississipi.
Là ils auront pu rencontrer les Mexicains déjà en possession
du sol, et après un contact plus ou moins long, ils les auront
expulsés à leur tour, et rejetés dans le golfe du Mexique *.
Il dut y avoir pour des causes analogues ou simplement
pour des haines de voisinage et des empiétements de territoire,
des flux et des reflux de population sur tout ce continent, à
des époques variées, mais on ne trouve pas l'empreinte de ces
mouvements en sens contraire. On peut cependant les con-
sidérer comme certains, en prenant pour base d'appréciation
* Bancroft, p. 500.
476 CONSIDÉRATIONS SUR LES INDIENS,
les guerres acharnées el destruclives que se firent partout les
tribus, depuis les temps historiques jusqu a nos jours. La
marche envahissante des Iroquois surtout, était telle on Ta
déjà dit, que sans les Européens, cette confédération se fût
rendue maîtresse probablement de toute la rive gauche du
Mississipi. Leui^s entreprises furent arrêtées par les Français
et les Anglais avec lesquels ils voulurent se mesurer, et qui
les décimèrent.
Relativement à la structure des monticules et des fortifica-
tions, on s'est demandé s'ils étaient l'œuvre de peuples avan-
cés en civilisation, ou si Ton pouvait les attribuer aux ancê-
tres des Indiens du quinzième siècle. L'opinion qui prévaut
aujourd'hui parmi les physiologistes et les archéologues amé-
ricains est, que ces travaux composés généralement en terre
et en matériaux grossièrement assemblés, ne prouvent pas
un état de civilisation bien avancé; ils peuvent être dûs aux
ancêtres des Indiens de nos jours, et le seul doute qu'on puiose
concevoir est relatif an nombre des édificateurs. Les uns
pensent que beaucoup de bras ont été nécessaires pour ce
travail, et que les hommes qui y furent employés devaient
être agriculteurs et soumis à un gouvernement absolu, très-
différent de celui des Indiens que nous connaissons, chez
lesquels le libre arbitre et l'insouciance ne se seraient guère
prêtés à des efforts soutenus et pénibles ^ D'autres au con-
traire, disent que le nombre de ces ouvrages dont quelques-
uns seulement ont une valeur réelle, n'exigea point unepo-
pulation considérable, car ils n'auraient pas élé Taffaired'un
jour. Un instinct de conservation aidé par le temps a pu suf-
fire à la construction des fortifications qu'on trouve çà et là ;
et pour peu que certaines tribus se fussent organisées en
confédération, comme les Creeks, les Cherokees, etc., rien
n'était plus aisé que de mener à bonne fin ces entreprises
* Gallatin, Transactions of tlie American Antiqtiarian sociely, vol. XI,
p. 147.
ORIGINES. 477
qui se recommandaient tout particulièrement comme seul
moyen de salut ^
Quant à la similitude de ces monticules et fortifications avec
ceux qu'on a trouvés en Californie et au Mexique, on a été
amené à en inférer que tous devaient être attribués à la
même race. S'il est vrai, comme l'avancent quelques écri-
vains, que les ossements découverts dans divers monticules de
la vallée du Mississipi appartiennent à des individus de la
race toltèque, cela seul pourrait établir l'identité de popula-
tion des auteurs de ces sortes d'ouvrages dans les trois con-
trées. Mais ne se peut-il pas aussi que des hordes sauvages
en conflit avec eux, aient copié leur système de fortifications,
et s'en soient servies dans leurs guerres de tribu à tribu, et
les aient ainsi mulliplices? Gallatin suppose que les auteurs
des ouvrages trouvés dans la grande vallée du Mississipi ve-
naient de l'Ouest, et qu'une fois descendus dans la plaine,
n'ayant rien pour se protéger les uns contre les autres, des
retranchements furent le moyen le plus naturel qui s'offrit à
eux pour prévenir des attaques soudaines. Ce qui donnerait
quelque poids à cette conjecture, c'est que dans la contrée à
l'Est du Mississipi, on ne trouve aucuns travaux de la nature
de ceux qui sont si nombreux à l'Ouest et au Sud. La diffé-
rence des lieux et des habitudes des populations rend compte
de cet état de choses, bien plus encore que la différence des
origines.
Dira-t-on que plusieurs des objets extraits des fouilles
faites de tous cotés, et qui servaient aux usages domesti-
ques, présentent une qualilé de main-d'œuvre qui dépassait
de beaucoup l'habileté des peuplades sauvages du quinzième
siècle, et qu'on doit les attribuer nécessairement à une race
d'hommes beaucoup plus civilisée? On répondra que la plu-
part de ces objets ont été rencontrés pêle-mêle sans disline-
* Bancroft, p.. 502.
478 GONSlDÉRATlOiSS SUR LES INDIENS,
lion, et qu'à cHé d'un ustensile d'assez bon travail s en trou-
vaient d'autres eu bien plus grand nombre, informes et
grossiers auxquels on ne pouvait supposer qu une origine
rudimentaii-c. Les Mexicains et les Péruviens il est vrai, se
sonl montrés beaucoup plus habiles, mais est-il donc si difficile
d'admeltre des degrés dans la civilisation de peuplades de
même race? Puis, sait-on à quel peuple et à quelle époque
rapporter les ouvrages d'art trouvés au Mexique et au Pérou?
Sont-ce bien les Aztecks ou les Toltèques qui en sont les
auteurs, ou toute autre nation antérieure à eux? Lorsque les
Européens s'établirent dans ces contrées, déjà Ton y aperce-
vait des ruines considérables qui attestaient que des luttes
meurtrières y avaient été engagées, et il ne serait pas impro-
bable que les derniers venus, Toltèques ou Aziecks, ne fus-
sent eux-mêmes les vainqueurs d'une race beaucoup plus
avancée qu'eux en civilisation *.
On voit que quelque part qu'on jette les yeux pour éclairer
ses investigations dans ce dédale» on trouve plus d'ombre
que de lumière, et le doute est la seule chose qui rcsle. Tou-
tefois, l'autochthonie de la race américaine réunit en sa faveur
deux arguments entre autres qui ont une portée réelle : d'une
part, les Indiens ignoraient complètement l'état pastoral qui
fut familier à tous les autres peuples. Puis, la structure du
langage, malgré la différence des vocabulaires, était la même
chez toutes les peuplades des deux Amériques, sans aucua
rapport avec les langues des autres peuples anciens et -moder-
nes ; fait attesté par des hommes de science et d'observation,
jouissant en Amérique d'une réputation d'intégrité incon-
testée.
En acceptant cette donnée, rien n'empêcherait d'admettre
la possibilité de mélangés opérés à diverses époques, mais
trop peu importants, pour altérer le caractère primitif.
* Prescolt's Hislory of the Conquesl ofMe^co, 1" vol., p. 44. '
L'ÉTAT SAUVAGE EST-IL REMÉDIABLE? Aid
Dans cet état indécis de la première question, passons à la
deuxième.
CHAPITRE II
L'ÉTAT SAUVAGE EST-IL OU NON PRIMITIF?
EST-IL REMÉDIABLE?
Deux hypothèses se présentent :
Ou l'état sauvage est la condition primitive d'où Thomme
s'est élevé graduellement à la civilisation ; ou bien ce n'est
qu'une dégradation d'un état cultivé antérieur.
Rousseau qui cherchait en lui-même plus que dans l'his-
toire les lumières propres à résoudre certaines questions,
affirme que Tétat sauvage est le début de l'homme sur cette
terre. La sociabililé, suivant lui, est le résultat de grands ef-
forts faits pour la conquérir. Mais cette théorie en la suppo-
sant vraie, ne rend pas compte pourquoi certaines races sont
parvenues à un haut degré de civilisation, tandis que l'état
sauvage aurait été persistant chez des races entières.
Un grand esprit de nos jours a abordé ce sujet, et il Ta
traité avec cette supériorité de vues, celte énergie de con-
viction, cette vigueur d'argumentation, et cette coloration de
pensée qui sont le propre de son talent original. Joseph de
Maistre a donné à cette question les proportions de vastes
problèmes qu'il examine en détail. Je me bornerai à donner
des fragments de sa discussion, de manière toulefois à ne
point énerver les principaux arguments qui constituent le
relief de ses idées.
A la vue de Tétat avancé des sociétés anciennes, aussi loin
4«0 CONSIDÉRATIONS SLR LES 1NDIE5S.
que l'histoire les découvre, Tauleur ne peut s'empêcher de
proclamer fjour les jKîuples primilifs, une ère dlnhiitîoD
scierilifi(|ue'. 11 dit ailleurs : « Écoulez la sage antiquité sur
le compte des premiers hommes : elle vous dira qu'ik furent
merv(»ilhMix, et que des êtres d'un ordre supérieur daignaient
h*H favoriser des plus précieuses communications. Sur ce
point il n'y a point dissonance : « Les initiés, les philoso-
phes, hîs p(HMes, l'histoire, la fable, TAsie et l'Europe n ont
qu'uni! voix... Non seulement les hommes ont commencé par
la scienciî, mais par une science différente de la nôtre, et
Hupéri(UH'e à la nôtre parce qu\ïlle commençait plus haut'.
— Personne ne sait à quelle époque remonte, je ne dirai pas
les pr(Mnién*s ébanehes de la société, mais les grandes insti-
tutions, les connaissances profondes, et les monuments les
plus magnifiques de l'industrie et de la puissance humaine'.—
Songiez qu(î h^s pyramides d'Egypte rigoureusement orientées,
précédent toutes les époques certaines deThistoire; que la
nation qui a pu ciéer des couleurs capables de résister à Tac-
tion libn; de l'air pendant trenie siècles, soulever à une
haut(Mir de six cents pieds, des masses qui braveraient toute
notnî méciïnicpKî etcî., était nécessairement tout aussi émi-
nente dans les arts, et savait môme nécessairement une foule
d(î ehoscîs que nous ne savons pas. Si de là je J3tte les yeux
sur l'Asie, je vois les murs de Nemrod élevés sur une terre
enconî humide des eaux du déluge, et des observations astro-
nomiques aussi anciennes que la ville. Où placerons-nous
don(î e^s i)rétendus temps de barbarie et d'ignorance* ? »
« L'Asie ayant été le théâtre des plus grandes merveilles,
il n'est pas étonnant que ses peuples aient conservé un pen-
chant pour le merveilleux, plus fort que celui qui est naturel
* Soirées de Saint- Pélersboiirg, ?• édition, t. I, p. 95.
* Le mj^ine, p. 89-90.
* Le même, p. 90.
* Le môme, p. 92-95.
L'ÉTAT SAUVAGE EST-IL REMÉDIABLE? 481
à l'homme en général, et que chacun peut reconnaître eh
lui-môme. De là vient qu'ils ont toujours montré si peu de
goût et de talent pour nos sciences de conclusion. On dirait
qu'ils se rappellent encore la science primitive, et Tère de
rintuition... 11 est impossible de songer à la science moderne
sans la voir constamment environnée de toutes les machines
de l'esprit et de toutes les mélhodes de Tart. Sous Thabit
étriqué du Nord, la tête perdue dans les volutes d'une che-
velure menteuse, les bras chargés de livres et d'instruments
de toute espèce, pâle de veilles et de travaux, elle se traîne
souillée d'encre et toute pantelante, sur la route de la vérité,
baissant toujours vers la terre son front sillonné d'algèbre.
Rien de semblable dans la haute antiquité. Autant qu'il nous
est possible d'apercevoir la science des temps primitifs à une
si énorme distance, on la voit toujours libre et isolée, volant
plus qu'elle ne marche, et présentant dans toute sa personne
quelque chose d'aérien et de surnaturel. Elle livre aux vents
des cheveux qui s'échappent d'une mître orientale ; Vephod
couvre son sein soulevé par l'inspiration; elle ne regarde
que le ciel, et son pied dédaigneux semble ne toucher la terre
que pour la quitter. Cependant quoique elle n'ait jamais rien
demandé à personne et qu'on ne lui connaisse aucun appui
humain, il n'est pas moins prouvé qu'elle a possédé les plus
rares connaissances : c'est une grande preuve que la science
antique avait été dispensée du travail imposé à la nôtre,
et que tous les calculs que nous établissons sur l'expé-
rience moderne sont ce qu'il est possible d'imaginer de plus
faux*. Nous devons donc reconnaître que l'état de civilisation
et de science, dans un certain sens, est l'état naturel et
primitif de Thomme*. Toutes les nations ont donc protesté
de concert contre l'hypothèse d'un état primitif de barbarie ;
« Soirées de Saint-Pétersbourg, !•' vol., p. 95-96.
« Le même, p. 98.
11. 51
482 CONSIDÉRATIONS SUR LES INDIENS.
et sûrement c'est quelque chose que cetle protestation K »
Joseph de Maistre ne borne point là sa démonstration, il
la complète en abordant un ordre tout nouveau de conâdé-
rations. Il veut prouver que la langue elle-même est une
création spontanée qui ne doit rien à l'effort de l'homme.
J'en ai parlé dans mon livre sur l'esclavage, au titre des
races, je n'en dirai que quelques mots ici pour compléter
Tensemble des idées de ce grand homme.
« Nulle langue, dit-il, n'a pu être inventée, ni par un
homme qui n'aurait pu se faire obéir, ni par plusieurs qui
n'auraient pu s'entendre*. Ce que je puis assurer, car rien
n'est plus clair, c'est le prodigieux talent des peuples enfants
pour former les mots, et l'incapacité absolue des philosophes
pour le môme objet dans les siècles les plus raffinés. Je me
rappelle que Platon a fait observer ce talent des peuples dans
leur enfance. Ce qu'il y a de remarquable, c'est qu'on dirait
qu'ils ont procédé par voie de délibération, en vertu d'un
système arrêté de concert, quoique la chose soit rigou-
reusement impossible sous tous \eè rapports. Chaque langue
a son génie, et co génie est wn, de manière qu'il exclut toute
idée de composition, de formation arbitraire et de convention
antérieure, etc. *. »
Je ne suivrai pas plus loin le savant philosophe dans ses
démonstrations, mais on prévoit sa conclusion qui est celle-
ci : à l'origine, l'homme est né intelligent et sociable, et doué
d'une intuition remarquable pour pénétrer les secrets de sa
destinée. S'il s*est trouvé en possession de si grands avan-
tages, il est impossible de dire que l'état sauvage a été sa con-
dition primitive ; là où l'on observe cet état, ce n'est autre
chose qu'une dégradation et une décadence. Voici comment
s'en explique notre auteur :
* Soirées de Saint-Pélei^sbourg, p. 99.
« Le même, p. 105.
' Le même, p. 110.
L'ÉTAT SAUVAGE EST-IL REMÉDIABLE? 485
« Si le genre luimain a commencé par la science, le sau-
vage ne peut plus être qu'une branche détachée de l'arbre
social ^))
« Nul doute sur la dégradation, et j'ose le dire aussi sur la
cause de celle dégradation qui ne peut être qu'un crime. Un
chef de peuple ayant altéré chez lui le principe moral par
quelques-unes de ces prévarications qui, suivant les appa-
rences, ne sont plus possibles dans Tétat actuel des choses,
parce que nous n'en savons heureusement plus assez pour
devenir coupables à ce point; ce chef de peuple, dis-je, trans-
mit Tanathème à sa postérité, et toute force constante étant
de sa nature, accélératrice, puisqu'elle s'ajoute continuelle-
ment à elle-même, cette dégradation pesant sans intervalle
sur les descendants, en a fait à la fin, ce que nous appelons
des sauvages. C'est le dernier degré d'abrutissement que
Rousseau et ses pareils appellent l'état de nature*. » Pour jus-
tifier sa proposition, de Maistre fait, du sauvage, un tableau
dans lequel il montre celui-ci dépouillé de l'intelligence, du
sentiment d'humanité, de la prévoyance, et livré à l'abjec-
tion, ayant l'appétit du crime sans en avoir le remords. « 11 est
visiblement dévoué, dit l'auleur, il est frappé dans les der-
nières profondeurs de son essence morale ^... Il ne peut être
rachet éque par le Christianisme *. »
Le système de de Maistre se divise en deux parties dis-
tinctes. On peut accepter l'une et répudier l'autre, car la pre-
mière a une base solide, c'esl-à-dire Thisloire, tandis que. la
deuxième n'est qu'une conjecture qui, à certains égarJs, est
contredite par les faits, comme je l'établirai bientôt. Je serais
disposé à me ranger à l'opinion de ce philosophe, quant au
point de départ de l'humanité : l'homme a été doté de la pa-
' Soirées de Saint-Pétershourg, p. 97.
* Le même, p. 100.
5 Le même, p. 102-105.
♦ Le même, p. 104.
484 considéhâtions sur les indiens.
rôle, il ne la point inventée. Le langage étant un puissant
instrument de socialiilité, ce fait seul donne le pressentiment
de sa destinée, qui consiste non à vivre errant, non à s'isoler,
mais à s'établir sur un point, et à réunir ses efforts à ceux de
ses semblables pour s'entr'aider, pour réaliser un peu de
bien ici-bas, et mériter un monde meilleur. Il répugne au
sens moral, que Thomme ait été jeté sur cette terre dans un
état voisin de la brute, n'ayant aucune connaissance de Dieu
et de lui-môine. Nous ne pouvons davantage admettre qu a-
bandonné à ses seules forces, avec un point de départ si ca-
duc, il ait pu dans certaines contrées, s'élever si rapidement
à un élal de science et de civilisation dont l'antiquité la plus
reculée nous offre de si magnifiques modèles. Le point de dé-
part de l'humanité peut donc être conforme aux idées de lau-
teur. Mais faut-il nécessairement reconnaître que cest à une
transgression de l'ordre moral, en un mot, à un crime dont
nous ne pouvons maintenant apprécier la gravité, que soit
due la décadence des races sauvages existantes sur le globe?
Ces races sont-elles condamnées fatalement à une expiation
perpétuelle ?
Le savant philosophe procède par une proposition à priori^
toujours contro versa blc, surtout quand elle a pour objet d'en-
velopper dans la même proscription des races entières. Il est
vrai qu'il reconnaît la responsabilité personnelle et le libre
arbitre, ainsi que la rédemption pau l'adoption du Christia-
nisme, mais qui ne sait combien cette liberté individuelle
est enchaînée par l'absence d'éducation, par la force des pré-
jugés, par la l'épulsion même des races favorisées? Ne voit-
on pas de nos jours, malgré le zèle fervent et le dévouement
plein d'abnégation de nos missionnaires, Téloignement pro-
noncé qu'éprouve la race blanche pour les races rouge et
noire, et dont le résultat est l'endurcissement du cœur de
l'Indien? On veut bien, par une sorte de faveur spéciale, leur
tendre quelque peu la main, mais tout le monde repousse
L'ÉTAT SAUVAGE EST-IL REMÉDÏABLE? 485
ridée d'une égalité sociale, et surlout des alliances avec des
individus de ces races qu'on prétend à jamais déshéritées,
même lorsque le Christianisme les a rachetées de la pros-
cription. Serait-ce parce que à une décadence morale s'ajoute-
rait une dégradation physique qui inspirerait une invincible
répulsion, celle-ci étant la conséquence nécessaire de Tautre?
De Maistre conclut pour l'affirmative, et il donne de l'Indien
américain le portrait le plus repoussant. « On ne saurait,
dit-il, fixer un instant ses regards sur le sauvage, sans lire
l'anathème écrit, je ne dis pas seulement dans son âme, mais
jusque sur la forme extérieure de son corps. C'est un enfant
difforme, robuste, féroce, en qui la flamme de l'intelligence
ne jette plus qu'une lueur pâle et intermitlente. Une main
redoutable appesantie sur ces races dévouées efface en elles
les deux caractères distinctifs de notre grandeur : la pré-
voyance et la perfeclibililé. Le sauvage coupe l'arbre pour
cueillir le fniit; il dételle le bœuf que les missionnaires
viennent de lui confier, et le fait cuire avec le bois de la
charrue. Depuis plus de trois siècles, il nous contemple sans
avoir rien voulu recevoir de nous, excepté la poudre pour
tuer ses semblables, et l'eau-de-vie pour se tuer lui-même.
Encore n'a-t-il jamais imaginé de fabriquer ces choses : il
s'en repose sur notre avarice qui ne lui manquera jamais.
Comme les substances les plus abjectes et les plus révoltantes
sont cependant encore susceptibles d'une certaine dégénéra-
tion, de même les vices naturels de l'humanité sont encore
viciés dans le sauvage. Il est voleur, il est cruel, il est dissolu,
mais il Test autrement que nous. Pour être criminels, nous
surmontons notre nature : le sauvage la suit. lia l'appétit du
crime, il n'en a point le remords. Pendant que le fils tue
son père pour le soustraire aux ennuis de la vieillesse, sa
femme détruit dans son sein le fruit do ses brutales amours
pour échapper aux fatigues de Tallaitement. 11 arrache la
chevelure sanglante de son ennemi vivant, il le déchire, il le
486 CONSIDÉRATIONS SUR LES INDIENS.
rôtit et le dévore en chantant.... Il est visiblement dévoué; il
est frappé dans les dernières profondeurs de son essence mo-
rale '.... Chez lui, le germe de la vie est éteint ou amorti*. »
Si ce tableau manque de vérité, on ne peut nier que la
touche n'en soit vigoureuse, et les couleurs d'une grande
vivacité; mais dans ces matières, le vrai exprimé de la ma-
nière la plus simple sera toujours de beaucoup préférable à
une œuvre d'imagination.
De Maistre n'est point le seul à porter la responsabilité
de ces exagérations : avant lui, Buffon mal informé était
tombé dans des erreurs analogues. Voici ce qu'il dit de
l'homme américain :
« Quoique le sauvage du nouveau monde soit à peu près
de même stature que l'homme de notre monde, cela ne suffit
pas pour qu'il puisse faire exception au fait général du rape-
tissement de la nature vivante dans tout ce continent. Le sau-
vage est faible et petit par les organes de la génération,
il n'a ni poil ni barbe, et nulle ardeur pour sa femelle;
quoique plus léger que l'Européen, parce qu'il a plus d'habi-
tude à courir, il est cependant beaucoup moins fort de corps;
il est aussi bien moins sensible, et cependant plus craintif et
plus lâche : il n'a nulle vivacité, nulle activité dans l'âme...
Otez-lui la faim et la soif, vous détruirez en même temps le
principe actif de tous ses mouvements ; il demeurera stupi-
dement en repos sur ses jambes, ou couché pendant des
jours entiers. Il ne faut pas aller chercher plus loin la cause
de la vie dispersée des sauvages et de leur éloignement pour
la société; la plus précieuse étincelle du feu de la nature leur
a été refusée: ils manquent d'ardeur pour leurs femelles, et
par conséquent d'amour pour leurs semblables; ne con-
naissant pas rattachement le plus vif, le plus tendre de tous,
leurs autres sentiments de ce genre sont froids et languis-
* Soirées de Saint-Pétersbourg, 1" vol., p. 105.
• Le même, p. 105.
L'ÉTAT SAUVAGE EST-IL REMÉDIABLE? 487
sants; ils aiment faiblement leurs pères et leurs enfants ; la
société la plus intime de toutes, celle de la même famille,
n'a donc chez eux que de faibles liens... Le physique de l'a-
mour fait chez eux le moral des mœurs ; leur cœur est glacé,
leur société froide et leur empire dur. Ils ne regardent leurs
femmes que comme des servantes de peine, ou des bêtes de
somme qu'ils chargent sans ménagement du fardeau de leurs
chasses... Ils n'ont que peu d'enfants et ils en ont peu de
soin. Tout se ressent de leur premier défaut : ils sont indif-
férents parce qu'ils sont peu puissants, etc.. En refusant au
sauvage la puissance de Tamour, la nature l'a plus maltraité
et plus rapetissé qu'aucun des animaux ^ »
Je pourrais multiplier à l'infini les citations d'auteurs
européens qui se sont jetés dans les mêmes écarts, je me
limiterai à Buffon et de Maistre, et cette réfutation à elle
seule ramènera la vérité dans l'histoire.
Disons d*abord qu'en parlant des sauvages on a beaucoup
trop généralisé les observations, comme si toutes les tribus
répandues sur le continent américain avaient une physio-
nomie uniforme, les mêmes habitudes, le même degré de
développement intellectuel ; comme si elles habitaient des
contrées placées sous la même latitude et identiques sous le
rapport de la salubrité et des ressources nécessaires à l'exis-
tence, etc. Quand on a vu un seul instant les Esquimaux elles
Patagons, habitant aux deux extrémités de l'Amérique, on
est bientôt convaincu que, quoique pouvant se rattacher par un
lien quelconqueaux Indiens des États-Unis, ils s'en éloignent à
de grandes distances au point de vue physique et intellectuel.
11 me suffira de citer les Creeks, les Cherokees, les Choctaws,
les Chickasaws et les Cinq-Nations, dont la conformation phy-
sique et l'intelligence développée sont très-voisines de l'homme
blanc, pour qu'on se garde bien de faire des assimilations là
* Œuvres complèteSy vol. V, p. 281, édition déjà citée.
488 [CONSlDÉRATIO!fS SUR LES INDIENS.
OÙ se manifestent de si grandes dissemblances. Vouloir systé-
matiser en parlant de ces peuplades, cest ignorer lespre
miers termes dune question qu'on veut discuter ; c est par
avance, refuser d'ouvrir les yeux à Tévidence. Je reviendrai
plus loin sur ces inégalités pliysiques et intellectuelles. J'ai
hâte de réfuter Buffon et de Maistre, à Taide d'hommes qui
ont vu les choses de près, et dont le témoignage a une grande
valeur au moins pour ce qui concerne les sauvages des Etats-
Unis.
Voici ce que dit Bartram, dans la relation de ses voyages
en Amérique, de quelques tribus du Sud des États-Unis :
« Chez les Cherokees, chez les Muskogees et les nations
confédérées des Creeks, les hommes sont de haute taille, d'un
port noble, avec l'apparence de la vigueur, sans cependant
avoir des formes athlétiques; leurs membres sont bien pro-
portionnés, leurs traits sont réguliers et leur physionomie
ouverte, pleine de dignité et d'une douceur qui n'exclut pas
l'idée du courage ; au contraire il y a dans la configuration
de leur front et de leurs sourcils quelque chose qui frappe
au premier abord, comme indiquant la bravoure et même
l'héroïsme, etc., etc. * »
« Les Chippeways, dit Schoolcraft qui les connaît fort bien
pour avoir vécu longtemps parmi eux, sont une race
d'hommes grands, bien développés, ayant bonne façon, et
très-actifs. Les chefs des bandes répandues à Sainte-Marie,
sur les bords du lac Supérieur, et dans le haut Mississipi
forment un corps d'individus intelligents, fiers et indépen-
dants, jouissant de véritables qualités oratoires. Si Ton pou-
vait oublier un moment leur costume, on serait tenté de se
croire au milieu d'une société d'hommes réfléchis et de
bonne compagnie*. »
D'un autre côté, on cite une exclamation dont la soudaineté
* Cité diaprés Morel, p, 477.
* Schoolcraft, ouvrage déjà cité, vol. Y, p. 152.
L'ÉTAT SAUVAGE EST-IL REMÉDIABLE? 489
serait à elle seule toute une démonstration. On raconte qu'un
Américain du nom de Benjamin West, lorsqu'il \itpourla
première fois l'Apollon du Belvédère, s'écria immédiate-
ment : « Comme il ressemble à un jeune guerrier Mohawk I »
La comparaison était évidemment forcée, mais qu'il y a loin
de là aux portraits de Buffon et de de Maistre !
J'arrive au témoignage qui porte tout à la fois sur le phy-
sique et sur les facultés morales et intellectuelles de l'Indien,
et je ne peux opposer à Buffon et subsidiairement à de Maistre
un plus digne contradicleur que Thomas Jefferson, Témincnt
homme d'État qui fut deux fois président des États-Unis. Voici
comment il s'exprime à propos de la description de Buffon :
c( C'est une peinture affligeante en vérité, mais je suis
heureux de dire, pour l'honneur de l'humanité, qu'elle n'a
point d'original. Des Indiens de VAmérique du Sud, je ne
sais rien, car je ne voudrais point foire l'honneur du mot
connaissance à ce que j'ai recueilli des fables qu'on a publiées
sur leur compte... Quant à l'Indien du Nord qui est sous
notre main, il m'est permis d'en parler un peu d'après ma
propre observation, et plus encore d'après les renseignements
fournis par des hommes qui les connaissent mieux que moi,
et dont le jugement et la loyauté me sont bien connus. Je
suis donc autorisé à réfuter M. de Buffon, etc. » Jefferson con-
sacre plusieurs passages de son livre à ce travail, je vais en
donner quelques extraits suffisants pour édifier le lecteur.
« M. de Buffon, dit-il, accorde que la stature de l'Indien est
la même que celle de TEuropéen, il aurait pu admettre égale-
ment qu'elle avait plus d'ampleur chez les Iroquois, et plus
d'élévation chez les Lenapes ou Delawares, que chez aucun
autre peuple d'Europe. Il dit que les organes de la génération
sont moindres et plus faibles chez l'Indien que chez l'homme
d'Europe. Est-ce un fait reconnu? Je ne le crois pas et je ne
l'ai jamais entendu dire. Qu'on soumette les Européens aux
mêmes occupations et à la même nourriture que Tlndien, et
490 COiNSIDÉRATIOiNS SUR LES INDIENS.
Ton verra si Tamour chez eux a plus de puissance que chez
celui-ci. Souvent en chasse, imprévoyants, exposés à de fré-
quentes famines, vivant de peu, les sauvages ne peuvent avoir
la même faculté génératrice que les blancs. Mais supposez-les
dans de meilleures conditions hygiéniques, et le résultat sera
bien différent. » L'auteur cite comme exemple, le mariage de
femmes indiennes avec des marchands, de race blanche, et
qui ont été trés-fécondcs ; il en fut ainsi lorsqu'on eut intro-
duit Tesclavage parmi eux, parce que Télat sédentaire, un
travail manuel et une bonne nourriture modifiaient leur
constitution physique. « Us sont sans barbe » ditBuffon, mais
répond Jefferson, si ce savant avait su toute la peine qu'ils
prennent pour l'extirper de leur figure, aucun doute ne lui
serait resté sur ce point. — Ils n'ont point d'entraînement
pour leurs femmes. — « 11 est vrai qu'ils ne s'abandonnent
point aux excès, et ne font pas montre de ce penchant si com-
mun en Europe, mais ce n'est point un défaut de nature ; ils
obéissent à la coutume. Leur cœur est tout entier porté vers
la guerre qui leur procure la gloire parmi les hommes, et
l'admiration des femmes. Telle a été la tendance de leur
éducation depuis leur plus tendre jeunesse. Lorsque l'Indien
poursuit le gibier avec ardeur, quand il se soumet aux fati-
gues de la chasse, aux dures épreuves de la faim et du froid,
c'est moins pour le gibier qu'il poursuit, que pour convaincre
ses parents et le conseil de la nation, de son aptitude à figurer
au nombre des guerriers.... Si l'on remarquait chez un jeune
homme de cette race, de l'amour pour les femmes, avant d'avoir
fait ses preuves à la guerre, il deviendrait un objet de mépris
pour les hommes ; et le dédain et le ridicule ne lui seraient
point épargnés par les femmes. S'il lui arrivait, par la persua-
sion ou la contrainte, de s'abandonner à un mouvement de
passion avec une femme qu'il aurait faite prisonnière, il tom-
berait dans la complète disgrâce de sa tribu et il ne s'en relè-
verait jamais. La froideur apparente des hommes parmi eux
L'ÉTAT SAUVAGE EST-IL REMÉDIABLE? 491
est donc le résultat des mœurs, et non un défaut de nature. »
Ailleurs, Jefferson s*étend sur les qualités intimes de l'In-
dien et il dit : « Il est brave quand le succès d'une entreprise
dépend de sa bravoure. L'éducation qu'il reçoit, ou peut-être
une impulsion naturelle lui fait un point d^honneur de dé-
truire Tennemi par stratagème et de manière à garantir sa
propre personne, tandis que notre éducation nous enseigne
à préférer la force à la ruse. Il se défendra contre une nuée
d'ennemis, et il aimera mieux s'exposer à la mort, que de se
rendre aux blancs, quoiqu'il sache qu'il sera bien traité par
eux. Dans d'autres situations, il affronte la mort avec'plus de
résolution encore, et il subit des tortures avec une fermeté
que Tenthousiasme religieux ne produirait point chez l'An-
glo-Américain. 11 aime ses enfants jusqu'à la tendresse, et il
a pour eux beaucoup de sollicitude et d'indulgence.... Son
amitié est capable de^ plus grands dévouements. Sa sensibilité
est exquise, et l'on a vu des guerriers pleurer des larmes
amères sur la tombe de leurs enfants, quoiqu'à vrai dire ils
s'efforcent de paraître dominer les événements humains.
L'activité et la vivacité d'esprit de l'Indien est égale à la nô-
tre dans des situations analogues. De là sa passion pour la
chasse et pour les jeux de hasard. Il est vrai que parmi eux,
les femmes sont soumises à de pénibles et injustes fatigues,
mais si je ne me trompe, il en est ainsi chez tous les peuples
barbares pour lesquels la force fait loi.... C'est la civilisation
seule qui rétablit la femme dans la possession de son égalité
naturelle avec Thomme. Les principes de leur société repous-
sant toute voie coercitive, le seul moyen d'amener les In-
diens à l'accomplissement de leurs devoirs, est la persuasion
et Pinfïuence personnelle. Il en résulte pour les chefs, la né-
cessité d'être éloquents dans les conseils, braves et adroits
dans la guerre. Toutes leurs facultés sont dirigées de ce
côté. Les Anglo-Américains ont des preuves nombreuses
de leur intrépidité et de leur tactique dans la guerre, mais
492 CONSIDÉRATIONS SUR LES INDIENS,
on a moins de témoignages de leur supériorité dans l'art ora-
toire, parce que c'est dans leurs délibérations privées qu'ils
ont plus d'occasions de déployer leur habileté. « Cependant,
ajoute Jefferson, « quelques Indiens ont acquis dans cette
branche un lustre remarquable et pourraient ri\aliser avec
les harangues de Démosthène et de Cicéron, et de tous autres
éminents orateurs. » Comme preuve de son assertion, ce sa-
vant homme d'État rapporte un fait qui amena un de ces
beaux mouvements d'éloquence dont ne se doutaient guère ni
Buffon, ni de Maistre. Voici les circonstances qu'il convient
de rapporter :
Au printemps de 1774, un vol fut commis par deux Indiens
de la tribu des Shawanees, aux dépens d'un habitant des fron-
tières de la Virginie, qu'ils massacrèrent. Les blancs du voi-
sinage cherchèrent à tirer vengeance de ce crime, d'une ma-
nière sommaire conformément à leurs habitudes. Le colonel
Crosap, qui s'était acquis une déplorable célébrité par le
nombre des meurtres qu'il avait commis sur des individus
de cette malheureuse tribu, réunit quelques hommes, et
descendit avec eux la rivière Kanhaway, à la recherche de
victimes expiatoires. De la rive où ils se trouvaient, ils aper-
çurent un canot monté par des femmes et des enfants seule-
ment, et dirigé vers eux par un seul homme. Ils se mirent
en embuscade, et épiant le moment du débarquement, ils
immolèrent en un instant tous les passagers qui se trouvaient
composer la famille de Logan chef des Mingoes, lequel s'était
toujours distingué par son attachement sincère pour les
blancs. Cette froide cruauté que rien n'expliquait, provoqua
sa colère, et une guerre s'ensuivit, à laquelle prirent part
les Shawanees, les Mingoes et les Delawares. Un détachement
de la milice de Virginie suffit à les mettre en déroute, non
sans essuyer des pertes sensibles. Les vaincus firent des pro-
positions de paix, mais Logan refusa de s'y associer, avec le
dédain d'un homme qui ne veut pas descendre aux supplica-
L^ÉFAT SAUVAGE EST-IL REMÉDÏABLE? 493
lions. Toutefois, dans la crainte qu'on ne suspectât la loyauté
des propositions émanées de son camp, s'il y restait étranger,
il envoya par un messager à lord Dunmore gouverneur de
Virginie, un discours que je vais essayer de traduire, malgré
la difficulté de conserver dans la traduction la mâle énergie
des pensées du chef indien :
« J'en appelle à tout homme blanc qui est jamais entré
dans ma tente ! Qu'il dise si ayant faim, je ne l'ai point nourri;
si privé de vêlements et glacé, je ne Tai point couvert et ré-
chauffé. Durant tout le cours de la dernière guerre qui fut si
longue et si sanguinaire, Logan resta impassible dans sa
tente, prêchant toujours la paix. Tel était mon attachement
pour les blancs, que les Indiens de ce pays passant devant
moi, disaient eu me montrant : « Voici Logan Tami des
« blancs I » J'avais môme songé à vivre parmi vous, et je Tau-
rais fait, n'eût été le crime d'un homme. Le printemps der-
nier, le colonel Cresap, de sang-froid et sans provocation au-
cune, a assassiné tous les parents de Logan, sans épargner
même les femmes et les enfants. Il n'y a plus maintenant une
seule goutte de mon sang dans les veines d'aucune créature
vivante. Cela criait vengeance! J'ai couru au-devant : j'ai tué
beaucoup de monde, et j'ai savouré à longs traits les repré-
sailles. Pour mon pays seul, je me réjouis des rayons de paix
que j'entrevois; mais n'entretenez pas la pensée que ma joie
soit le résultat de la peur! Jamais Logan n'eut peur! Il ne fera
pas un pas en arrière pour sauver sa vie. Qui viendra pleurer
Logan? Personne! ^ »
11 est viai que les morceaux de cette vive éloquence sont
rares, cependant je rappellerai au lecteur le beau mouvement
de Canochet, chef de la tribu des Narragansetts qui, fait pri-
sonnier par les Puritains, et sommé d'apaiser la révolte des
Indiens s'il voulait conserver la vie, refusa la condition pro-
* Noies on the State of Virginitty by Thomas Jefferson, p. 97 et siiiv.,
p. 338 et suiv.
494 CONSIDÉRATIONS SUR LES INDIENS. '
posée. On lui ordonna alors de se préparer à la mort, et il
s'écria : « J'aime mieux cela, je mourrai avant que mon cœur
se soit calmé, et avant d'avoir proféré une parole indigne de
moi M »
Rappellerai-je aussi l'expérience faite par les Puritains dans
le Nouvelle-Angleterre, et qui avait donné d'excellents résul-
tats comme on a pu en juger par les questions que les Indiens
posaient aux missionnaires, et surtout par les réponses faites
aux interrogations qui leur étaient adressées sur les vérités
du christianisme? Je n'ai cité qu'une trcs-petite partie des ré-
sultats acquis : c'en est assez pour édifier les hommes les plus
prévenus, sur la capacité intellectuelle des Indiens des
provinces anglaises (États-Unis). Et qu'on le remarque bien !
ce succès notable des missionnaires s'obtenait malgré tous
les obstacles jetés sur leur route par les colons anglais qui
cherchaient dans un but d'avarice, à démoraliser et à dépraver
ces malheureux! 11 fallait donc que leur nature ne fût pas
encore trop appauvrie pour surmonter tant de difocaltés!
Il fallait surtout que leur idiome se prêtât aisément à la dé-
monstration des vérités d'un ordre supérieur, et qu'il n'eût
pas ce caractère exclusif de matérialité que des observations
superficielles lui avaient attribué.
Je croirais n'avoir point assez fait pour prouver toutes les
ressources qu'offre la nature de l'Indien pour le succès de
l'œuvre de civilisation, si je n'invoquais des documents offi-
ciels émanés du gouvernement américain, documents aux-
quels personne n'a recours, quoiqu'ils aient une bien autre
valeur que des arguments hypothétiques.
Depuis longues années, il existe à Washington un bureau cen-
tral dit bureau indien, dépendant du département de l'inté-
rieur, et qui a pour but de diriger tous les agents t!e l'adminis-
tration chargés des rapports immédiats du gouvernement avec
« Voir 4" vol., p. 410.
L'ÉTAT SAUVAGE EST-IL REMÉDIABLE? 495
les tribus dans chaque État. La fonction de ces agents est mul-
tiple, et ils doivent surtout veiller à la protection des Indiens,
et les stimuler de plus en plus dans la voie de leur amélio-
ration physique, morale et intellectuelle. Chaque année, ils
adressent au chef du bureau central les rapports de leur gestion
pendant l'année écoulée : ils signalent les tendances des tribus
près desquelles ils sont placés, et donnent leur avis sur les
mesures à prendre pour détruire un mal existant, aider à un
progrés, et fortifier s'il y a lieu, le patronage dont on les
couvre; car il faut constamment abriter ces infortunés contre
une nuée de misérables qui ne cherchent qu'à les corrompre
pour mieux les tromper et les détourner des voies de la civi-
lisation. J'ai sous les yeux les rapports de ces agents depuis
plus de douze ans, et il n'en est pas un seul dans lequel on ne
voie une ou plusieurs tribus recommandées à l'attention et à
la sollicitude du gouvernement, à raison de leurs aspirations
très-prononcées vers la civilisation, et des progrès de quel-
ques-unes, qui sont tels, qu'on les croit déjà arrivées au port.
Celles qui paraissent faire des progrès plus soutenus, en pre-
nant une assiette fixe, en se livrant à Tagriculture, et en en-
tretenant des écoles et des temples, sont les Creeks, les Che-
rokees, les Choctaws, les Chickasaws, les Wyandotts, etc.
D'autres moins avancées font cependant des efforts qui, s'ils
étaient mieux soutenus, donneraient déjà des résultats plus sa-
tisfaisants. Un des rapports dont je viens de parler, celui daté
de novembre 1855, porte entre autres choses, cette observa-
tion : « Malgré tous les obstacles semés sur leurs pas, j'ai
confiance que les Indiens peuvent être habitués à la vie do-
mestique, et amenés à un tel état d'avancement, qu'ils de-
viennent complètement civilisés et forment un élément ulile
de notre population. » Le rapport de 1856 est plus significatif
encore, et dans un paragraphe consacré aux tribus que j'ai
nommées plus haut, il dit : « Le moment n'est pas bien
éloigné où l'on verra les Chocktaws et les Chickasaws en état
496 CONSIDÉRATIONS SUR LES INDIENS.
de demander et de pouvoir exercer les droits de citoyens des
États-Unis. .. » Il termine en exprimant « l'espoir que ce siècle
ne se passera point sans que les Cherokecs, les Creeks et les
Seminoles ne soient, comme les deux autres tribus, arrivés
au degré de civilisation nécessaire pour être acceptés comme
de bons citoyens des États-Unis. » Le rapport de 1856-1857,
après un exposé détaillé des circonstances applicables à chaque
tribu, résume les conséquences à en tirer, et il dit : « Il y a
d abondantes preuves de la possibilité de transformer Phomme
rouge dans ses habitudes, dans sa vie domestique, et de l'ame-
ner à la civilisation. » ... « En ce qui concerne son caractère
vrai, des opinions erronées prévalent généralement, et il est
victime du préjugé. On le considère uniquement comme un
sauvage cruel et indomptable n'épargnant ni Tâge ni le sexe,
et soumettant sans pitié des créatures innocentes et privées
de toute protection à des supplices inhumains, de même qu'il
commettrait d'horribles massacres avec une joie délirante.
Tout cela est répété d'année en année, et forme de tristes
chapitres dans nos annales. Mais l'histoire des souffrances de
rindien n'a jamais été écrite, le récit des dommages qu'il a
éprouvés et des injustices dont il a été l'objet n'a jamais été
fait. De ces choses-là, il n'y a point et il ne peut jamais y
avoir d'annales dans ce bas monde. »
Le commissaire du bureau indien ajoute :
« En tant qu'homme, l'Indien a ses joies et ses douleurs.
Son affection pour ses enfants est intense. Dans ses rapports
d'amitié il est plein de sincérité et de constance, et jamais on
ne le verra manquer le premier à sa parole. Son courage est
hors de doute, sa perception vive, et sa mémoire, de premier
ordre. Son jugement est défectueux, mais à l'aide d'une mé-
thode convenable, il est aisé d'améliorer cette faculté et de
l'élever à un niveau raisonnable, etc., etc. »
Que pourrais-je ajouter de mon expérience personnelle, si
ce n'est la plus complète confirmation des faits et opim'ons
L'ÉTAT SAUVAGE EST-IL REMÉDIABLE? 497
présentés par le commissaire du bureau indien, Tun des
hommes les plus perspicaces que j'aie connus aux États-Unis?
J*ai visité diverses tribus depuis le fond du lac Supérieur jus-
qu'au golfe du Mexique (environ cinq mille kilomètres), et si
j'ai rencontré des Indiens encore plongés dans d'épaisses
ténèbres, j'en ai vu d'autres très-intelligents donner les meil-
leures espérances, on pourrait dire les meilleurs résultats.
Quant à l'état de difformité physique dont parle de Maistre,
il faut ranger cela parmi les fables destinées à effrayer les
enfants. Ajouterai-je que quelques peuplades ont complète-
ment renoncé à leur organisation en tribus, pour y substituer
un gouvernement modelé sur celui des États de TUnion Amé-
ricaine, avec une constitution et le suffrage universel? Lors-
que ces gouvernements fonctionnent et donnent des alloca-
tions pour rinstruction publique, en même temps que la
population s'occupe d'agriculture, peut-on dire que cette
race d'hommes soit visiblement dévouée?
Tout en montrant ce qu'il y a d'absolu et d'inadmissible
dans les idées de la plupart de ceux qui ont écrit sur les In-
diens, on ne peut contester qu'il n'existe dans la race rouge
comme parmi la race blanche, de notables dégradations de
type, non-seulement au physique mais encore au moral. Sur
le territoire des États-Unis les différences ne sont pas très-
sensibles, mais plus on s'éloigne vers les pôles, plus il semble
que les tribus changent d'aspect, même d'une manière très-
tranchée; cependant, au dire des philologues, la race est la
même. Comment rendre compte de ces notables écarts de la
nature?
D'abord, s'agit-il de la dégradation physique? Disons qu'il
règne chez certaines tribus une coutume barbare consistant
à aplatir la partie antérieure de la tête, ce qui incontestable-
ment détermine une difformité physique, et peut entraîner
une dépression de l'intelligence, entièrement indépendante de
l'action spontanée de la nature. A (quelle époque peut-on
II. 32
498 CONSIDÉRATIONS SUR LES INDIENS.
faire remonter celte coutume? Personne ne saurait le dire,
mais le fait n'en est pas moins avéré et persistant depuis
qu'on les connaît. Pour peu que cet usage n'ait pas toujours
prévalu chez ces peuplades, il y aurait là une première ex-
plication de cette déviation d'un type originaire. Quant aux
différences plus tranchées suivant les localités, elles peuvent
avoir été déterminées par des cataclysmes qui nous sont in-
connus, par l'extrême rigueur du climat, par les guerres, les
famines, le genre de vie, et mille autres circonstances qui
opèrent môme sur des individus vivant dans des climats tem-
pérés. L'hérédité est venue aggraver successivement cet état
de choses, et n'a pu qu'altérer de plus en plus le type pri-
mitif. Chez quelques races ou branches, l'altération s'est trou-
vée activée ou enrayée par des causes particulières, et l'écart
s'est de plus en plus élargi entre elles, à la faveur de cir-
constances occasionnelles qui, profitant aux unes, ont au c&ùr
traire déterminé chez les autres, une dégénérescence mala-
dive presque incurable. C'est donc à l'œuvre seulement qu'il
serait possible d'apprécier si la branche malade n'est poiat
déjà flétrie, ou si elle peut encore être rappelée à la vie.
Dans ce système, les tribus d'Amérique qui parviendraient à
remonter lentement à la civilisation, ne seraient affectées
que de cette déviation ordinaire contre laquelle les remèdes
humains ont suffisamment de puissance; tandis que les autres
tribus seraient considérées comme fatalement perdues, par
suite d'un concours de circonstances qui auraient accéléré et
aggravé la dégénérescence, de manière à la rendre irrémé-
diable.
Le docteur Morel qui a exposé cette théorie ne se dissimule
point les difficultés d'application, et il recommande surtout
qu'on ne se hâte pas trop de prononcer sur le sort de telle
tribu, car il se peut que la dégénérescence qui paraîtrait ne
plus donner d'espoir, fût cependant de nature à se relever de
cette décadence par l'emploi de moyens mieux appropriés à
L'ÉTAT SAUVAGE EST-IL REMÉDIABLE? 499
son état. Il citeà lappui de ses observations, « les Esquimaux
que les relations des voyageurs présentaient comme une race
tellement abâtardie, qu on devait désespérer de l'améliorer
jamais^ et qui ont cependant éprouvé sous Tinfluence du
Christianisme, des modifications assez notables pour qu'on
puisse conserver le légitime espoir de les voir se relever de la
condition misérable à laquelle ils étaient descendus *. »
Plus loin, l'auteur ajoute :
« Il ne faut pas perdre de vue que les conditions régénéra-
trices ne se développent en tout état de cause, que d'une
manière lente et progressive. Elles subissent une sorte de
période d'incubation. Elles n'atteignent le degré qui est l'in-
dice de la véritable civilisation, que quand les générations se,
sont transformées successivement, et que celles qui se sont
éteintes ont légué à celles qui Suivent, des aptitudes intellec-
tuelles et organiques sans lesquelles on ne peut comprendre
le progrès dans l'humanité. Ceux qui ont jugé de l'état in-
tellectuel, physique et moral de certaines races, en dehors de
ces idées si simples, ont oublié le point de départ des peuples
européens qui marchent aujourd'hui à la tête de la civilisa-
lion*. »
Mais chose triste à dire ! si la civilisation peut et doit servir
à relever de leur abjection les races dégradées, elle agit sou-
vent en sens contraire et les fait tomber plus bas encore, en
les pervertissant. C'est le tableau que présentent les rapports
établis entre les blancs et les rouges depuis la fondation des
colonies anglaises, et que j'ai reprodliit maintes fois dans
l'histoire qui précède. C'est encore ce qui a lieu de nos jours,
et ce qu'attestent les documents émanés du bureau indien
dont tous les agents, uniformément et constamment, se la-
mentent sur les détestables pratiques des blancs pour démo-
» Morel, p. 469.
= Le même, p. 469-470.
500 CONSIDÉRATIO.NS SUR LES INDIENS,
raliser les sujets apparlenant aux tribus de leurs circonscrip-
tions. Si donc la marche ascendante de ceux-ci est si lente, si
même leur attitude est stationnaire, à qui la faute? On ne
peut opérer avec succès dans le sens de Tamélioration morale
des races, surtout de celles qui sont encore pour ainsi dire
dans la période de l'enfance, que par voie d'exemple. Pour
elles rimilation précède le raisonnement; il faut à leur esprit
un enseignement clair et non contradictoire qui atteigne leur
cœur en môme temps que leur esprit. Les Anglo-Américains
purent bien se convaincre de celte vérité, dans diverses cir-
constances où leur conduite était si différente de leurs pro-
. messes. N'est-ce point ce qui amena la réponse si catégorique
d'un chef indien qui, pressé d'embrasser le christianisme,
s'écria : « Prouvez-nous que votre religion vous rend meilleurs
que nous, et alors nous en essayerons? » On peut donc affir-
mer sans crainte d'être démenti, que le principal obstacle à
la civilisation de l'Indien ne provient point d'une défectuosité
de sa nature (je parle de celui des États-Unis), mais de son
contact avec les blancs. C'est là une vérité que personne
n'ignore aux États-Unis, et qu'il faut faire pénétrer en Eu-
rope, afin de réhabiliter des races malheureuses qui n'on
d'autre tort que d'avoir de déplorables éducateurs, et qui
méritent les sympathies de tous les cœurs droits et généreux.
Lorsqu'on pense qu'il existe encore dans les seules limites
des Étals-Unis, environ quatre cent mille Indiens *, Ton peut
se rendre compte de l'intérêt réel qui s'attache aux questions
que j'ai examinées plus haut.
Concluons donc en disant que s'il peut rester des doutes
sur l'origine des Indiens et sur leurs migrations à l'intérieur,
il y a de grandes présomptions en faveur de l'identité d'ori-
gine des peuplades répandues sur lout le continent amé-
ricain malgré la variélé des types. Quant à l'aptitude de la
* Report of the Commissioner of indian affairs, november 1853.
L'ÉTAT SAUVAGE EST-IL REMÉDIÂBLE? 501
majeure partie d'entre elles à s'élever à la civilisation et à la
connaissance complète des vérités du christianisme, Thistoire
tout entière des cx)lonies américaines et les documents offi-
ciels, de nos jours, sont unanimes pour rendre un témoi-
gnage favorable. Ceux-ci surtout montrent le jour prochain
où quelques-unes des tribus pourront entrer en partage des
droits politiques avec les citoyens des États-Unis; conclusion
qui surprendra beaucoup lorsqu'on saura que la science
européenne n'en est encore qu'aux hypothèses, et que quel-
ques auteurs affirment la complète déchéance de la race !
FIN
TABLE DES MATIERES
DU SECOND VOLUME
TITRE m.
RACES BLANCHE ET ROUGE APRÈS L'OCCCPATION
ANGLAISE.
(suite).
CHAPITRE XIII.
OOLCmiB DU KARTLâND.
Section i. Charte. — Fondation par des catholiques. — Orga-
• . nisation. — Origine de la hberté religieuse due à lord
Baltimore. — Suffrage universel. — Pensée utile pour la
civilisation des Indiens. — Encouragement à Timmigra-
tion. — Esprit d'indépendance. — M)ut démocratique.
— PrenHére législation. — Culture du tabac. ..... i
iSEcnoN n. Agrandissement des libertés. — Empiétements sur
les Indiens. — Division de la législature en deux cham-
bres. — Gouverneur protestant 18
Sbotion m. Prédominance des Puritains. — Catholiques dé-
pouillés des droits de citoyens. — - Destruction de la liberté
religieuse. — Lord Baltimore privé de sa souveraineté.
■*- Sa restauration. — Caractère particulier de la législa-
504 TABLE DES MATIÈRES.
tion. — Le catholicisme est très-compatible avec la liberté.
— Réfutation (les théories de M. Laboulaye 24
Section iv. Rétablissement de la liberté religieuse. — Avène-
ment de lord Charles Baltimore. -- Suffrage limité, mais
accordé aux gens de couleur libres. — Les catholiques
privés de nouveau de toute participation aux fonctions
publiques. — Église anglicane déclarée religion d'État.
— Lord Baltimore dépossédé de sa souveraineté. ... 59
Section v. Apostasie de Benedict Baltimore. — Restauration.
— Martyrologe des catholiques. — Réfugiés de Saint-Do-
mingue. — Désordres du clergé protestant. — Les catho-
liques redeviennent citoyens 44
Section vi. Avènement du cinquième lord Baltimore. — Nou-
velle constitution. — Écoles publiques 50
Section vu. Condition économique. — Variété des origines. . 5i
CHAPITRE XIV.
RAPPORTS AVEC LES INDIENS DANS LE MARTLAND.. . . 5»
CHAPITRE XV.
COLONIE DE NEW-TOÂK.. 62
Section i. Fondation par la Hollande. — Compagnie des Indès-
Occidentales 62
Section ii. Constitution des Manoirs 66>
Section m. Établissement suédois. — Encouragement à Tim-
migration. — Trois gouvernements distincts. — Guerres
avec les Indiens. — Traité de paix 72
Section iv. Demande de charte. — Refus de la Compagnie. —
Conquête par la Hollande de rétablissement suédois. . . 80
Section v. Conquête de la colonie par l'Angleterre. — Con-
cession au duc d'York. — Lois du Duc. — Vicissitudes de
la colonie qui reste définitivement à rAnglèterre. —
TABLE D£(S MATIERES. 505
Partie détachée pour le New-Jersey. — Libertés accordées
. . aux colons. — Trois sortes de population : Hollandais,
Anglais, huguenots français 84
Sbchon VI. Mort de Jacques 1!. — Anarchie. — Long inter-
règne 95
Section vu. Variété des origines. — État moral. — Intolé-
rance religieuse. — Église épiscopale religion d'État. —
Instruction publique négligée. — Esprit d'affaires prédo-
minant. — Traite des nègres et des Indiens. — Panique
sanguinaire 98
Section viu. Commerce. — Agriculture. — Population.. . . 108
Section ix. Marche du gouvernement. — Division de la légis-
lature en deux chambres. — Dissolution des partis. . . HO
Section x. Considérations sur les Manoirs. — Réfutation de
M. Laboulaye 115
CHAPITRE XVL
RAPPORTS DE LA PROVINCE AVEC LES INDIENS. .... 121
CHAPITRE XYIL
CSOLONIE DE NEW-JERSET 150
Section i. Charte. — Quitrents. — Difficultés. 150
Section ii. NEW-JERSET-OUEST. — Gouvernement quaker.
— Divergence de principes entre les Quakers et les Pu-
ritains. — Constitution. — Liberté de conscience. —
Suffrage universel. — Adoucissement notable des lois
criminelles. — Point de peine de mort. — Contestations
sur des prérogatives souveraines. — Tolérance religieuse
supprimée 157
Section m. NEW-JERSET-EST. — Élément puritain domi-
nant. — Régime violent de législation criminelle. —
Restriction aux libertés pohtique et rehgieuse. — - Com-
paraison des institutions des Puritains de New-Jersey-Est
et des Quakers de New-Jersey-Ouest. — Instruction pu-
bÙ6 TABLE DES MATIERES.
blique négligée. — Mise à l'enchère de la charte et du
droit de gouverner. — Achat par les Quakers 148
Section iv. État intermédiaire des deux fractions de la colo-
nie 154
Section v. Union de ces deux branches. — Gouvernement
royal. — Esclavage des gens de couleur. — Piraterie. —
Refus de serment des Quakers 156
Section vi. Rapports de la colonie avec les Indiens 163
CHAPITRE XVIII.
FINSTLTAIIU R BA8G0MTÉ8 DBL4WABS 165
Section i. Charte royale. — WilUam Peim concessionnaire. —
Constitution donnée par lui à la province. — Avantages
assurés aux colons et aux Indiens. — Adresse qu'il en-
voie à ceux-ci. — Achat des bas-comtés Delav^are. ... 165
Section ii. Union de la Pensylvanie et des comtés. — Lois or-
ganiques. — Liberté de conscience. — Adoucissement
des lois criminelles 176
Section m. Premiers rapports avec les Indiens. — - Régime re-
présentatif substitué à la démocratie pure. — Penn investi
du droit de créer des cours de justice et d'en nommer les
membres. — Taxe créée en faveur de Penn. — Retour ' : .
de celui-ci en Europe. — Il devient le favori du roi. . . 181
Section iv. Empiétements de la législature. — Rivalité des
pouvoirs. — Déchéance de Penn 186
Segxion V. Schisme quaker. — Redressement d'une erreur de
Voltaire. — Restauration de Penn. — Débats sur l'étendue
de son autorité. . ^ 19i
Sbgtioii VI. Charte de 1696. — Piraterie. — Contrebande. —
Autre charte de 4 701 * — Reftis d'améliorer la condition
des esdaves. t- Restriction au suffrage universel. — Cens
électoral. -~ Récrin^uations pleines d'aigreur contre
Penn. -r^ Refus de subsides de guerre 196
Section vu. Usurpations nouvelles de la légtelatute. — Con-
flits. — Quakers soumis au serinent. — La justice ost
TABLE DES MATIÈRES. Wl
suspendue pour refus de serment. — Mort de Penn. —
Parallèle entre lui et lord Baltimore » . , 205
Section vni. Cour d'équité. — Milice. — Abolition du système
criminel. — Séparation d'avec les comtés Delavraire. . . 217
Section ix. Origine des populations. — Naturalisation. — Con-
victs. — Races de couleur. . 221
Section x. Variété des sectes. — Écoles. — Établissements de
charité. — Agriculture 228
Section xi. Instabilité judiciaire. — Fâcheuse influence des
Quakers. — Usurpations de la législature. — Amovibilité
des juges 232
Section xii. Influence allemande. — Sédition. — Scrupules
de conscience des Quakers. — Pétition pour réclamer le
gouvernement royal. — Réflexions sur le sort des insti-
tutions de Penn 235
CHAPITRE XIX.
RAPPORTS DBS PEHSnTAHIINS ATBG LBS INDIBIIS. ... 240
CHAPITRE X:X.
GAROLINBS 253
SEcnoN i. Considérations générales. — Charte royale. —
Chartes particulières. — Grand Modèle imaginé par Locke.
— Réflexions sur cette constitution, sur Locke et sur
lord Shaftesbury. . 253
Section n. GAROLINB DU SUD 275
§ 1. Variété des origines. — Puritains.— Cavaliers.— Hu-
guenots français. — Esclavage des noirs et des rouges.
— Piraterie. — Gouvernement mixte. — Rejet du
Grand UodèUx — Diflkultés d'administration. — Anar-
chie. — - Refus de naturalisation aux huguenots. —
508 TABLE DES MATIÈRES.
Dureté de leur condition civile. — Abolition définitive
du Grand Modèle 275
§ 2. Difticultés de gouvernement. — Naturalisation des
Huguenots. — Première culture du riz. — Répression
de la piraterie. — Exécutions 291
§ 5. État barbare d'une partie de la population. — Chasse
aux Indiens pour en faire trafic. — Ivrognerie. — Les
partis. — Les sectes. — État religieux. — Religion
d'État. — Guerres contre les Tuscaroras et les Yamas-
sees. — Division de la province en districts. — Anar-
chie. — Révolution. — Arrivée des premières troupes
anglaises. — Anarcliie systématique 296
§ 4. Gouvernement royal. — Mécontentement des huguenots
qui veulent émigrer en Louisiane. — Louis XIV s'y
oppose. — Cadastre du territoire indien confisqué, et
division par lots pour les immigrants. — Privilège
exorbitant de l'assemblée générale. — Accroissement
de la population noire. — Grande immigration alle-
mande et irlandaise 310
§ 5. Insurrection de nègres vahicue. — Prospérité générale.
— Primes offertes à l'immigration. — Les Régulateurs.
— Considérations sur l'immigration huguenote. ... 31^
§ 6. Aristocratie. — Œuvres de charité. — Statistique de
population 528
Section m. GAROLINB DU NORD 550
§ 1 . Organisation première. — Essai du Grand Modèle. —
Mécontentement. — Les réfugiés de Virginie l'augmen-
tent.— Révolution. — Justice expéditive. -— Nature de
la population ultra- indépendante. — État matériel du
pays 550
§ 2. Religion d'État. — Anarchie. — Refus de subsides. —
Chefs des révoltés expédiés en Angleterre pour y être
jugés. — Amnistie 359
§ 5. Législation civile. — Faible empire de la loi. — Abus
des concessions de terres. — Gouvernement royal. . . 545
§ 4. Immigration d'Écossais et d'Irlandais. — Administra-
tion de Gabriel Johnston 548
TABLE DES MATIERES. 509
§ 5. Anarchie. — Les Régulateurs. — Cours de justice. —
Répression armée des Régulateurs 350
§ 6. Considérations diverses 352
CHAPITRE XXL
RAPPORTS DBS GAROLDIES AVEC LBS INDISIfS 354
CHAPITRE XXII.
GOLOMIB DE GÉORGIE 365
Section i. Motifs de la fondation. — Charte. — Traité avec les
Indiens. — Organisation militaire et féodale. — Prohibi-
tion du rhum et de Tesclavage. — Expédition contre la
Floride. — Émigration de la Géorgie. — Comparaison de
cette province avec la Caroline du Sud 365
Section ii. Capitulation de conscience des Allemands. — Le
rhum et l'esclavage autorisés. — Gouvernement royal. —
Limitation du droit de suffrage. — Cours de justice. . . 378
Section m. Prospérité. — Agriculture. — Commerce. — Re-
ligion. -— Instruction publique 383
CHAPITRE XXIIL
RAPPORTS DE LA GÉORGIE AVEC LES INDIENS 388
TITRE IV.
RACE blanchi:.
CONSIDERATIONS GÉNÉRALES SUR l'eNSEMBLE DES COLONIES.
CHAPITRE PREMIER.
RAPPORTS DES COLONIES AVEC L'ANGLETERRE 391
510 TABLE DES MATIÈRES.
Section i. l'olitique 392
■ ' Section ii. Relative aux guerres avec la France et TEspagiie. 597
Section m. Mesures prohibitives et fiscales. — Tableau du
commerce d'échanges avec TAngleterre. — Congrès con-
tinental. — Déclaration de droits. — Résistance. —
Proclamation d'indépendance iOi
CHAPITRE II.
COMPARATIF DBS COLONIES. — RÉSULTAT DE
LEUR EXPÉRIENCE 421
APPENDICE.
RACE ROUGE.
CONSIDÉRATIONS GÉNÉRALES SUR I.ORICINE DES INDIENS
ET LEUR APTITUDE A LA CIVILISATION.
CHAPITRE PREMIER.
ORIGINE DES INDIENS 44i
§ 1. Variété des centres de création. -- § 2. Unité du berceau
humain. — § 3. Du mélange des races. — § 4. Hypothèse
de Porigine Scandinave. — § 5. Hypothèse des origines
hébraïque et grecque. -- § 6. Hypothèse de l'origine
nègre. — § 7. Hypothèse de l'origine mongole ou jaune.
— § 8. De Pautochtlionie. — § 9. Conjectures sur la
marche des migrations à Pintérieur. — § iO. Des monti-
cules et des fortifications 4.44
ERRATA DU SECOND VOLUME
Page 1, dernière ligne, au fnot péripéties, l's est oubliée.
r. 29, ligne 12, au lieu de législation, lisez: législature.
P. 31, ligne 14, lisez : du Maryland, et non de Maryland.
r. 34, à l'avant-dernière ligne du premier alinéa, au mot cen\s, supprimez Vs,
r. 40, ligne 26, au lieu de besoins justifiés, lisez : nécessités justiliées.
P. 44, 3» l'gne, au lieu de législative, lisez : générale.
Môme page, 5* ligne, au lieu de précédents législatifs, lisez: les anciens er-
rements.
P. 57, ligne 20, au lieu de l'Église nglicane, lisez: TÉglise anglicane.
P. 89, au lieu de remises, lisez : rétablies.
P. 05, ligne 5, lisez : à New-York, au lieu de de New-ïork.
P. 120, ligne 27, Usez : parvenues, au lieu de parvenus.
P. 137. 1" ligne, au lieu de seulement, lisez : particulières.
P. 140, ligne 12, au lieu de prétentions, lisez : réclamations.
P. 151, 4" ligne, au lieu de leur gouvernement, lisez : ce gouvernement.
Môme page et même ligne, au lieu de leurs provinces, lisez : cette province.
Même page, ligne 25, au lieu de enclin, lisez: porté.
P. 152, ligne 30, le premier mot est jour, et non our.
P. 153, ligne 10, au lieu de gouvernement, lisez : quasi-souveraineté.
P. 15 i, ligne 2, au lieu de partaires, lisez : partiaires.
P. 160, au titre de la page, lisez : Nevir- Jersey- Uni.
P. 162, à l'avant-dernière ligne, au lieu de quelques-unes d'elles, supprimez
ce dernier mot.
Et, à la ligne suivante, substituez elles à eux.
P. 193, ligne 24, au lieu de loin de là, lisez : tout au contraire.
P. 216, dernière ligne, au lieu de manières ténébreuses, lisez : menées téné-
breuses.
P. 255, 1" ligne, au lieu de manœuvres hostiles, lisez : manœuvres habiles.
P. 257, 1" ligne, au lieu de du duc, lisez: de duc.
P. 501, ligne 14, au lieu de Caroline, lisez : Colonie.
P. 308, avant-dernière ligne, au lieu de du rerus de la couronne, Usez : de
ce refus.
P. 315, 1" ligne, au lieu de sur, lisez : contre.
P. 421, ligne 6, au lieu de palriostisme. lisez i patriotisme.
P. 431, ligne 30, au lieu de persistante, lisez : grande*
P. 447, ligne 25, au lieu de imtnigrationSj liseÈi migrations.
P. 454, ligne 7, au lieu de il n'apparaît pas, lisez t n'appâtait.
P. 498, ligne 6, au lieu de tranchées, lisez : marquées*