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Full text of "Histoire du peuple américain. États-Unis"

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.-♦ 


HISTOIRE 


DU 


PEUPLE  AMÉRICAIÎS 

(ÉTATS-UNIS) 


PARIS.    —   IMP.    SIMON   BAÇ..X   IT    i\  IIP  ,    «IK   D  IIHHI.TII 


/^ 


Z.Ô 


HISTOIRE 

DU 

PEUPLE  AMÉRICAIN 


—  ÉTATS-UNIS  — 


DE  SES  RAPPORTS  AVEC  LES  INDIENS 


DEPUIS  LA  FONDATION  DES  COLONIES  ANGLAISES 
JUSQITA  U  RÉVOLUTION  DE  1776 


AUGUSTE   CARLIER 

Auteur  du  Mariage  aux  Étals-Vnit 
et  de  r Esclavage  dam  aet  rapporté  avec  l'Union  américaine. 


Liberty  williout  obediene<i  U  confusion, 
and  obédience  without  libeiiy  is  slavery. 


TOME  SECOND 


PARIS 

MICHEL  LÉVY  FRÈRES,  LIBRAIRES  ÉDITEURS 

nUB     VIVIENIIB,    2    BIS,    ET    BOULEVARD    DBS    ITALIENS,    15 

A  LA  LIBRAIRIE  NOUVELLE 
1864 

Toui  droits  réservas 


""7 


HISTOIRE 


DU 


PEUPLE  AMÉRICAIN 


TITRE  III 

DES  RACES  BLANCHE  ET  ROUGE 

APRÈS   l'occupation   ANGLAISE 

(suite) 


CHAPITRE  XIII 

FONDATION  DU   MARYLAND 

Section  I 

CHARTE.    —  ORGANISATION.  —  ORIGINE  DE  LA   LIBERTE  RELIGIEUSE. 
CULTURE   DU  TABAC. 

De  tous  les  Étals  d'Europe,  T Angleterre  est  peut  être  celui 
qui  fut  le  plus  tourmenté  par  les  querelles  religieuses  insé- 
parables à  cette  époque,  des  différends  politiques.  Il  en  ré- 
sulta des  péripétie    fort  graves  par  lesquelles  passèrent  suc- 


2  MARYLAND. 

ccssivcment  et  allcrnativcment  les  catlioliques  et  les  sectes 
protestantes  qui  se  disputaient  le  pouvoir.  Mais  les  premiers, 
quoique  importants  en  nombre,  étaient  dans  une  position 
fort  grave,  ils  avaient  deux  adversaires  à  la  fois  :  les  épisco- 
paux  et  les  Puritains  qui,  conservant  le  souvenir  des  san- 
glantes persécutions  de  Marie,  craignaient  toujours  le  retour 
de  Tascendant  de  cette  Église  avec  les  Stuarts.  11  n'est  pas 
jusqu'aux  efforts  faits  plus  tard  pour  mitiger  les  lois  cruelles 
édictées  contre  les  catholiques,  qui  ne  portassent  ombrage 
aux  fanatiques  du  Puritanisme. 

Cependant  si  certains  hommes  pouvaient  s'accommoder  de 
ces  commotions  intestines  qui  favorisaient  leurs  fortunes  ou 
leurs  passions,  d'autres  au  contraire,  dégageant  les  considé- 
rations religieuses,  de  tout  alliage,  souffraient  de  voir  les  con- 
sciences ainsi  tourmentées  au  gré  des  événements,  et  n'aspi- 
raient qu'après  le  moment  qui  ramènerait  la  paix,  non  pas 
au  moyen  d'une  communauté  de  croyances  devenue  impos- 
sible, mais  à  l'aide  d'une  tolérance  réciproque  qui  serait  la 
base  la  plus  ferme  de  la  société. 

Au  commencement  du  dix-septième  siècle,  les  haines 
étaient  encore  trop  vives  pour  qu'on  pût  s'attendre  à  un  pro- 
chain changement  de  cette  nature;  aussi  quelques  proteslanis 
découragés  d'une  lutte  sans  trêve  qui  semait  le  doute  partout, 
et  dans  laquelle  la  raison  montrait  une  si  grande  impuissance, 
cherchèrent  dans  le  sein  du  catholicisme  un  refuge  contre 
eux-mêmes,  en  s'abandonnant  à  la  foi  que  règle  le  principe 
d  autorité*  De  ce  nombre  était  sir  George  Calvert  du  comté 
d'York  (Angleterre),  homme  de  grande  intelligence  et  dont 
les  dispositions  naturelles  avaient  été  développées  par  d^excel- 
lentes  études  faites  à  Oxford,  et  par  des  voyages  qui  en  furent 
le  complément.  Soutenu  par  le  patronage  de  sir  Piobert  Cécil, 
il  fraya  sa  voie  dans  le  monde  politique  et  s'éleva  en  1619,  à 
l'un  des  deux  postes  de  secrétaire  d'État  d'Angleterre.  Puis, 
ou  1621,  il  fut  envoyé  au  parlement  par  le  comté  d'York. 


LORD  BALTIMORE.  3 

Dans  ces  situations  différentes  il  parvint,  chose  bien  rare!  à 
se  concilier  la  confiance  du  roi,  celle  de  ses  commettants  et 
l'estime  générale.  Les  soins  qu'il  consacrait  aux  affaires  ne 
purent  détourner  sa  pensée  des  considérations  d'un  ordre 
plus  élevé.  Témoin  des  dissensions  religieuses  qui  désolaient 
son  pays,  et  surtout  des  déchirements  qui  s'opéraient  dans 
le  protestantisme  même,  plaçant  d'ailleurs  l'intérêt  de  sa 
conscience,  bien  au  dessus  des  satisfactions  de  Torgueil  et 
de  la  fortune,  il  n'hésita  point,  de  protestant  qu'il  était,  à  en- 
trer dans  le  giron  du  catholicisme.  11  se  démit  du  poste  élevé 
qu'il  occupait,  et  annonça  ouvertement  sa  conversion  (1624). 
Mais  Jacques  1",  qui  n'éprouvait  point  d'aversion  pour  les 
catholiques  dont  les  principes  n'étaient  pas  contraires  à  son 
autorité  temporelle,  voulut  conserver  Calvert  dans  son  con- 
seil privé  et  Téleva  à  la  dignité  de  pair  d'Irlande,  sous  le 
nom  de  lord  Baltimore*. 

C'était  l'époque  où  les  esprits  étaient  fortement  préoccupés 
de  la  colonisation  de  l'Amérique;  les  uns,  en  vue  de  grandes 
fortunes  à  élever,  d'autres  au  contraire,  dans  le  seul  but  de 
préparer  un  asile  aux  victimes  des  réactions  politiques  et  re- 
ligieuses. Lord  Baltimore  songea  à  créer  sur  ce  nouveau  con- 
tinent un  refuge  pour  les  catholiques  qui  voudraient  échapper 
à  la  persécution  ;  et  quoique  intéressé  dans  la  compagnie  de 
Virginie,  ce  n'est  point  de  ce  côté  qu'il  tourna  d'abord  ses 
idées.  11  fit  un  premier  essai  à  Terre-Neuve,  sur  un  terri- 
toire dont  lé  roi  lui  avait  fait  concession,  mais  cette  tentative 
coûteuse  pour  lui,  resta  complètement  stérile.  Il  porta  alors 
ses  vues  sur  la  Virginie  dont  on  vantait  beaucoup  le  climat, 
la  fertilité  et  les  avantages  de  toute  nature*  Là,  un  obstacle 
imprévu  l'attendait  :  il  avait  supposé  que  les  haines  reli- 
gieuses s'éteindraient  dans  l'Atlantique,  et  que  les  épreuves 
améres  de  l'exil  feraient  taire  tout  dissentiment  entre  les 

'  Bancroft,  p.  U7* 


4  MÂRYLAND. 

membres  des  diverses  communions  chrétiennes  dispersées  de 
plusieurs  côtés.  11  connaissait  mal  le  cœur  humain,  et  ne 
larda  point  à  s'en  convaincre. 

En  Virginie,  la  suprématie  religieuse  inféodée  au  pouvoir 
politique,  appartenait  à  la  secte  épiscopale,  très-intolérante 
même  envers  les  autres  dissidents.  Elle  éprouvait  surtout  une 
répulsion  instinctive  pour  les  catholiques  dont  elle  se  rap- 
prochait par  la  discipline,  et  qui,  par  cela  môme,  lui  don- 
naient plus  d'ombrage.  Lorsque  lord  Baltimore  fit  connaître 
son  dessein,  l'assemblée  législative  de  Virginie  s'en  émut  et 
q^tigea  de  lui  et  des  siens  le  serment  d  allégeance  et  de  supré- 
matie dont  les  termes  répugnaient  à  sa  conscience.  Son  refus 
n'était  pas  douteux  :  il  renonça  donc  à  ce  projet  (1629).  Mais 
à  cette  époque  déjà,  la  charte  de  la  Virginie  avait  disparu  et 
le  territoire  de  cette  province  avait  fait  retour  à  la  couronne. 

On  persuada  à  Charles  P'  d'en  détacher  une  partie  pour 
créer  une  province  nouvelle  ;  en  cela  on  flattait  ses  idées  qui 
étaient  contraires  aux  grands  établissements.  Il  accepta  cette 
combinaison,  et  il  fit  concession  à  lord  Baltimore  *  en  vue 
de  rétablissement  qu'il  projetait,  de  toute  cette  partie  de  la 
péninsule  ou  Chersonèse  comprise  entre  TOcéan  à  TEst,  et  la 
baie  de  la  Chesapeake  à  TOuest;  et  resserrée  d'autre  part, 
entre  la  baie  de  la  Delaware  et  le  haut  Potomac.  C'est  à  ce 
territoire  qu'on  donna  le  nom  deMaryland.  La  charte  de  cette 
possession  n'était  pas  encore  régularisée  quand  la  mort  vint 
surprendre  le  concessionnaire,  mais  la  faveur  royale  qu'il 
avait  si  bien  justifiée,  fut  acquise  à  son  fils  Cécile  Calvert  au 
nom  duquel  l'acte  fut  expédié  en  1632. 

A  la  différence  des  chartes  de  Virginie  et  de  la  Nouvelle- 
Angleterre  qui  n'accordaient  que  des  concessions  temporai- 
.  tes  à  des  compagnies  commerçantes,  celle  de  lord  Baltimore 
deuxième  du  nom,  portait  abandon  à  lui  et  à  sa  descendance 

*  Charte  du  20  juin  1632. 


CHARTE.  5 

5  ferpétuitéj  de  la  quasi-souveraineté  du  Maryland,  à  charge 
d'allégeance  à  la  couronne  et  d  une  redevance  consistant 
dans  le  cinquième  de  Tor  et  de  l'argent  qu'on  trouverait  dans 
ce  pays.  On  était  encore  au  temps  des  rêves  dorés.  L'autorité 
du  concessionnaire  ou  Propriétaire  s'étendait  au  droit  de 
nommer  à  tous  les  emplois  publics,  d'établir  des  tribunaux 
civils  et  criminels,  d'ériger  des  églises,  d'incorporer  des 
villes,  et  d'accorder  des  dignités  et  des  titres  d'honneur. 
Cette  autorité  avait  cependant  des  limites  :  si  le  lord-Proprié- 
taire nommait  aux  offices,  les  émoluments  des  titulaires  dé- 
pendaient de  la  législature  qui  pouvait  en  refuser  l'allocation 
et  rendre  vaines  les  nominations.  D'un  autre  côté,  d'après  la 
charte,  les  lois  de  la  colonie  devaient  être  conformes  à  la 
saine  raison  et  ne  pas  s'éloigner  autant  que  possible,  de  cel- 
les de  la  métropole.  De  plus,  elles  ne  pouvaient  être  exécu- 
toires que  de  Favis  et  avec  Tapprobation  des  freemen  *  de  la 
province  ou  de  leurs  représentants  convoqués  en  assemblée 
générale.  C'était  le  premier  exemple  d'une  participation  as- 
surée aux  colons  dans  le  gouvernement  de  leur  pays  d'a- 
doption. Le  lord-Propriétaire  ne  pouvait  porter  atteinte  à  la 
vie  et  à  la  liberté  d'aucun  d'eux.  Mais,  chose  digne  de  remar- 
que et  contraire  à  tous  les  précédents  I  aucune  clause  n'obli- 
geait à  soumettre  les  lois  de  la  province  à  l'approbation  du 
roi,  et  ce  prince  prenait  rengagement  pour  lui,  ses  héritiers 
et  successeurs,  de  ne  jamais  lever  aucune  taxe  et  frapper  au- 
cun impôt  et  droit  de  douane  sur  les  habitants  et  sur  les 
produits  de  la  colonie.  N'était-ce  pas  l'oubli  le  plus  complet 
des  prérogatives  de  la  couronne  et  surtout  de  la  suprématie 


»  Le  mot  freernan  ne  signifiait  pas  seulement  homme  libre,  mais  pro- 
priétaire foncier  libre.  Cette  interprétation  résulte  de  la  combinaison  des 
termes  des  sections  7  et  8  de  la  charte.  Mais  en  fait,  jusqu'en  Tannée  1681, 
lord  Baltimore  appela  à  la  jouissance  des  droits  politiques,  tous  les  hommes 
libres  de  la  colonie,  propriétaires  ou  non.  (Mac  Mahon's  History  ofMary- 
landy  1"  vol.,  p.  445. 


0  MARYLAND. 

(lonl  les  Anglais  furent  toujours  si  jaloux,  à  Tégard  de  leurs 
possessions?  Mais  la  politique  anglaise  n'avait  alors  en  vue 
que  de  créer  des  colonies  sans  l)ourse  délier,  sauf  à  proliter 
plus  tard,  des  occasions  qui  s'offrent  toujours  de  ressaisir  le 
pouvoir  qu'on  laissait  momentanément  échapper. 

Une  autre  circonstance  mérite  d'être  signalée  :  la  charte 
ne  contenait  aucune  garantie  de  liberté  de  conscience,  pas 
môme  la  moindre  allusion  à  la  tolérance  envers  les  catholi- 
ques, encore  bien  que  la  colonie  dût  être  fondée  par  des 
hommes  de  cette  croyance.  C'est  que  la  loi  et  le  préjugé  en 
Angleterre  leur  étaient  très-hostiles,  et  qu'il  ne  pouvait  être 
question  dans  un  acte  public,  d'une  faveur  spéciale  pour 
eux.  Mais  ici  comme  pour  la  Nouvelle-Angleterre,  on  admet- 
tait le  système  des  sous-entendus,  et  l'on  pouvait  aussi  bien 
pratiquer  le  catholicisme  dans  le  Maryland,  qu'ériger  en 
Église  dominante,  le  Puritanisme  à  Plymouth  et  dans  le  Mas- 
sachusetts, contrairement  à  la  loi  anglaise  qui  avait  créé  une 
religion  d'État  différente  de  ces  deux  Églises.  Leur  sort  ce- 
pendant ne  fut  pas  le  même,  ainsi  qu'on  le  verra  plus 
loin. 

Dès  le  début,  la  charte  de  lord  Baltimore  rencontra  une 
vive  opposition  en  Virginie,  notamment  de  la  part  de  AVil- 
liam  Clayborne  secrétaire  du  conseil  de  cette  province  et 
personnellement  intéressé  dans  le  commerce  de  fourrures. 
Celui-ci  s'étant  procuré  antérieurement,  une  patente  pour 
faire  ce  trafic,  avait  établi  à  cet  effet  un  poste  dans  l'île  de 
Kent,  l'une  des  possessions  du  Maryland.  11  considéra  la  charte 
nouvelle  comme  une  violation  de  ses  droits,  et  il  voulut  y 
r  jsisler.  Une  lutte  armée  engagée  par  lui  eut  une  issue  fa- 
tale :  vaincu,  il  ne  trouva  son  salut  que  dans  la  fuite,  mais 
il  laissa  dans  l'ile,  des  semences  de  rébellion  qui  germèrent 
et  qu'il  fallut  détruire  ensuite  par  la  force.  Clayborne  voyant 
son  impuissance  à  triompher  par  cette  voie,  saisit  le  conseil 
privé  du  roi  de  ses  réclamations,  mais  il  échoua  là  comme 


TRAITÉ  AVEC  LES  INDIENS.  7 

ailleurs,  et  sa  pélifion  fut  rejetée.  Il  en  résulta  une  haine  qui 
pesa  longlemps  sur  Je  Maryland  et  ne  contribua  pas  peu  à 
troubler  sa  prospérité. 

Lord  Baltimore  tine  fois  en  possession  de  sa  charte,  re- 
nonça à  prendre  possession  par  lui-même  de  son  territoire. 
Il  délégua  ses  pouvoirs  à  son  frère  Léonard  Calvert  avec  le 
titre  de  gouverneur.  Ce  dernier,  accompagné  d'environ  deux 
cents  Anglais  de  très-bonne  famille  presque  tous  catholiques, 
et  de  leurs  serviteurs,  s'embarqua  pour  le  Nouveau-Monde 
le  22  novembre  1635.  Suivant  la  direction  qui  lui  était  don- 
née, il  entra  dans  le  Potomac,  et  après  diverses  explorations, 
il  prit  terre  le  27  mars  1634  et  jeta  les  fondements  de  réta- 
blissement nouveau,  sur  un  point  de  ce  fleuve  qu'il  appela 
George  et  qui  depuis,  reçut  le  nom  de  Sainte-Marie*. 

Avant  de  prendre  possession  du  sol,  Léonard  Calvert  entra 
en  pourparlers  avec  les  Indiens  Yoamocoes  qui  se  trouvaient 
l'occuper.  Il  leur  donna  des  hardes,  des  couteaux,  des 
haches  et  des  bêches  dont  ils  pourraient  se  servir  pour  Ta- 
battage  des  bois  et  pour  la  culture.  A  ce  prix,  ils  abandon- 
nèrent le  village  tout  entier  ainsi  que  les  huttes  qui  y  étaient 
établies*.  Pour  la  première  fois,  on  donnait  aux  Indigènes  des 
instruments  de  travail,  et  on  les  conviait  à  l'agriculture,  seul 
moyen  d'assimilation  possible  avec  les  blancs.  Les  Catholi- 
ques peuvent  donc  se  faire  honneur  de  cette  pensée  si  gran- 
dement en  opposition  avec  ce  qui  se  passait  ailleurs  où  l'on 
n'imaginait  rien  de  mieux  à  donner  aux  Indiens,  que  des  li- 
queurs fortes  propres  à  les  abrutir. 

On  a  beaucoup  vanté  le  traité  fait  par  Penn  avec  les  In- 
diens, mais  on  n'en  trouve  aucune  trace  écrite.  Il  n'existe 
que  dans  les  traditions  des  Quakers.  Cependant  en  le  suppo- 
sant aussi  solennel  qu'on  l'a  dit,  quels  objets  ceux-ci  donnè- 
rent-ils aux  tribus  avec  lesquelles  ils  traitèrent  ?  Des  vête- 

*  Bancroft,  p.  100,  et  Bozman's  Histonj  of  Marylandy  S**  vol.,  p.  29. 

*  Bozraan,  2*  vol.,  p.  29. 


8  MARYLAND. 

mcnts  et  d'autres  objets  de  peu  de  valeur  destinés  à  la 
parure  des  Indigènes.  On  n'aperçoit  là  aucune  pensée  civili- 
satrice ;  Ton  peut  même  ajouter  qu'en  donnant  une  compen- 
sation pour  les  terres  acquises,  Penn  ne  fit  que  céder  à  Tim- 
pulsion  de  TKvôque  de  Londres  *  qui  lui  recommandait  bien 
«  d'acheter  et  non  de  ravir  les  terres  des  Indigènes  ».  On  voit 
donc  que,  quoique  venu  bien  après  lord  Baltimore,  Penn 
resta  en  arrière  de  lui,  sous  ce  rapport.  Il  ne  vit  que  l'inté- 
rêt de  sa  colonie  ;  aucune  pensée  de  prévoyance  ne  s'étendit 
à  l'avenir  de  la  race  rouge.  C'est  par  de  fréquentes  comparai- 
sons entre  les  hommes,  qu'on  arrive  à  dessiner  exactement 
les  situations,  et  à  faire  à  chacun  exacte  justice. 

Pour  encourager  l'immigration  et  le  peuplement  de  la  pro- 
vince, le  lord-Propriétaire  avait  promis  aux  premiers  colons 
des  avantages  qu'il  importait  de  réaliser  pour  les  mieux 
attacher  au  sol.  Il  adressa  donc  à  son  frère  Léonard,  en 
1636,  des  instructions  dont  l'objet  était  d'accorder  à  cha- 
cun de  ceux  qui  avaient  amené  à  leurs  frais  dans  le  Mary- 
land  pendant  l'année  1633,  cinq  hommes  de  seize  à  cin- 
quante ans,  2,000  acres  de  terre,  sous  la  seule  condition  du 
payement  d'une  rente  annuelle  et  perpétuelle  de  400  li- 
vres pesant  de  bon  blé,  appelée  quH  vent.  Tout  autre  immi- 
grant qui  n'avait  fourni  qu'un  nombre  moindre  d'habitants, 
ne  pouvait  prétendre  qu'à  100  acres  de  terre  pour  lui,  au- 
tant pour  sa  femme,  et  pour  chaque  tête  de  serviteur;  plus 
50  acres  pour  chacun  de  ses  enfants,  moyennant  le  payement 
d'une  rente  annuelle  de  10  livres  de  blé  par  50  acres.  Les 
avantages  étaient  moindres  pour  ceux  qui  n'avaient  procuré 
des  colons  qu'en  1634  et  1635.  Enfin  pour  chaque  cinq  émi- 
grants  fournis  postérieurement  à  1635,  il  était  fait  conces- 
sion à  celui  qui  les  amenait  à  ses  frais,  de  1,000  acres  de 
terre,  moyennant  une  prestation  annuelle  de  20  shillings 

*  Voir  cette  lettre  dans  Chalmer's  Annals,  ch.  xxi,  noie  58. 


ESPRIT  D'INDÉPENDANCE.  9 

payable  en  produits  du  pays.  Les  avantages  réduits  dont  il 
est  parlé  plus  haut  étaient  assurés  à  ceux  qui  ne  pouvaient 
amener  qu'un  nombre  moindre  de  colons  ^ 

Les  instructions  de  lord  Baltimore  portaient  que  chaque 
concession  de  1,000  ou  2,000  acres  constituerait  un  manoir 
ou  baronnie  avec  droit  de  justice,  d'après  les  errements 
féodaux,  à  l'instar  de  l'Angleterre  qui  possédait  encore  ces 
institutions,  lesquelles  ne  disparurent  qu'après  la  restaura- 
tion de  Charles  II. 

L'institution  des  baronnies  quelque  minime  qu'en  pût 
être  le  nombre,  n'offrait  pas  moins  une  grande  singularité 
dans  un  désert  où  l'on  devait  avoir  en  vue,  bien  moins 
l'homme  de  qualité  que  le  pionnier.  On  voulait  il  est  vrai, 
attirer  de  grands  seigneurs  par  l'appât  d'une  existence  large 
et  aristocratique  telle  qu'ils  l'avaient  en  Angleterre,  et  il  fal- 
lait pour  cela,  leur  rappeler  le  plus  possible  la  patrie  ab- 
sente; ce  n'était  pas  moins  une  faute  qui  resta  heureusement 
sans  portée,  à  raison  du  petit  nombre  de  manoirs  qui  pu- 
rent se  constituer.  La  petite  propriété  prédomina,  et  Tesprit 
démocratique  s'infiltrant  de  plus  en  plus  dans  les  institu- 
tions, les  manoirs  et  les  cours  de  baronnie  n'eurent  aucune 
influence  appréciable  sur  la  colonie*. 

La  première  application  de  la  charte  montra  combien  l'es- 
prit d'indépendance  avait  fait  de  progrès  en  Angleterre  dans 
tous  les  partis,  et  le  peu  de  chemin  qu'il  y  avait  à  faire  pour 
arriver  à  une  révolution.  L'assemblée  des  freemen  ayant  été 
convoquée  en  1635,  pour  délibérer  sur  certains  objets  con- 
cernant l'organisation  de  la  colonie,  le  gouverneur  exposa 
ses  vues  sur  ce  sujet,  à  propos  de  quelques  lois  dont  il 
demandait  l'acceptation.  Mais  sa  théorie  préjugeant  la  souve- 
raineté à  peu  près  absolue  du  lord-Propriétaire,  et  la  sujétion 
de  l'assemblée  générale  qui  n'aurait  plus  été  qu'une  chambre 

*  Bozman,  2*  vol.,  p.  56. 

*  Le  même,  p.  39. 


iO  MARYLAND. 

d'enregistrement,  les  freemen  qui  la  composaient  protestèrent 
contre  ces  prétentions,  rt  l'cclamèrent  une  participation  ac- 
tive à  la  confection  des  lois,  môme  à  l'initiative  qui,  suivant 
eux,  découlait  de  Tesprit  de  la  charle.  On  ne  put  s'entendre 
et  la  session  resta  stérile. 

Une  deuxième  assemblée  tenue  en  1638,  dessina  davantage 
encore  l'antagonisme.  Les  freemen  continuèrent  à  protester  et 
rejetèrent,  de  parti  pris,  les  différentes  lois  proposées  par 
lord  Baltimore,  en  déclarant  qu'ils  persisteraient  dans  leur 
attitude  jusqu'à  ce  qu'il  eût  été  fait  droit  à  leurs  réclama- 
lions.  Un  pareil  conflit  ne  pouvait  se  prolonger  sans  danger 
pour  la  chose  publique,  aussi  le  lord-Propriétaire  se  résolut  à 
donner  gain  de  cause  aux  colons,  et  dès  lors,  la  bonne  har- 
monie fut  rétablie. 

Dans  la  session  de  1639,  l'assemblée  fut  saisie  de  l'examen 
de  lois  fondamentales  dont  la  province  avait  grand  besoin 
pour  sortir  du  provisoire. 

11  ne  s'agissait  point  encore  du  gouvernement  représentatif 
comme  nous  l'entendons  aujourd'hui.  La  charte  laissant  une 
grande  discrétion  au  lord-Propriétaire,  il  avait  le  droit  de  con- 
voquer, d'ajourner,  de  proroger  et  de  dissoudre  les  assem- 
blées de  freemen  suivant  qu'il  l'entendrait.  Mais  ce  droit  était 
limité  par  leur  concours  obligé  pour  la  confection  des  lois. 
Quant  aux  convocations,  le  mode  en  était  très-irrégulier,  et 
pour  en  donner  une  idée  plus  complète,  je  vais  rapporter  ce 
qu'en  dit  un  savant  historien  du  Maryland  : 

«  Les  lettres  de  convocation  expédiées  par  les  gouver- 
neurs durant  cette  première  période,  déterminaient  si  les 
assemblées  seraient  composées  des  freemen  en  personne  ou 
de  leurs  députés,  et  dans  ce  dernier  cas,  quel  en  serait  le 
nombre  et  comment  ils  seraient  élus.  En  cas  de  vacances,  le 
même  pouvoir  statuait  sur  la  convenance  et  sur  le  moyen  de 
les  remplir.  L'exercice  absolu  de  cette  prérogative  aurait 
pu  rendre   presque  illusoire  la  participation  du  peuple  à 


DÉBUT  DE  DÉMOCRATIE.  1i 

Vaction  législative,  si  Tusoge  du  gouvernement  et  le  mode  de 
législation  dont  je  parlerai  plus  loin,  n  avait  limité  et  corrigé 
ce  pouvoir  discrétionnaire.  » «  Depuis  la  réu- 
nion de  la  première  assemblée  jusqu'à  ce  que  le  gouverne- 
ment passât  entre  les  mains  des  commissaires  de  Cromwell, 
il  n  y  eut  pas  de  mode  uniforme  de  convocation  des  assem- 
llées.  Les  freemen  étaient  appelés  tantôt  pour  y  siéger  en 
personne  ou  par  fondé  de  pouvoir ,  tantôt  ad  Ubittim  ou 
en  personne  ou  par  mandataires  spéciaux,  ou  par  députés 
(représentant  une  collection  d'individus),  tantôt  on  n'appe- 
lait que  des  députés.  Enfin  les  convocations-  étaient  faites 
parfois,  en  termes  généraux,  sans  aucune  prescription  parti- 
culière. Telle  était  la  variété  de  la  marche  employée  générale- 
ment en  pareille  matière.  Mais  pendant  toute  cette  période, 
le  gouvernement  appela  aussi  à  siéger,  à  sa  volonté,  des 
conseillers  et  des  employés  supérieurs  de  la  province,  et 
dans  quelques  occasions  particulières,  des  personnes  de  con- 
fiance et  de  distinction.  Cependant  malgré  ces  nuances  dans 
le  mode  de  convocation,  les  règles  de  constitution  de  l'as- 
semblée étaient  uniformes  et  impartialement  appliquées  *.  » 
Comme  la  colonie  se  trouva  longtemps,  ne  posséder  que 
deux  établissements  ou  comtés  :  Sainte-Marie  et  Tile  de 
Kiinl,  avec  une  population  très -restreinte  qui  ne  dépassait  pas 
Ij'ois  cents  habitants  en  1658,  on  comprend  que  ces  arrange- 
«ienls  tout  primitifs  n'offrirent  dans  l'exécution,  que  peu 
d  inconvénients,  surtout  en  face  d'une  population  dont  l'es- 
prit  d'indépendance  se  manifesta  dos  le  premier  jour,  d'une 
"tanière  très-significative.  C'était  un  début  de  démocratie 
ïïïiparfaite  tempérée  par  le  souverain  le  plus  débonnaire  qui 
^^  facilita  le  développement  progressif.  Il  n'est  pas  sans 
intérêt  de  remarquer  que  cette  organisation  générale  toute 
populaire  formait  un  contraste  bien  grand  avec  l'institution 

*  MacMahon,  1"  vol.,  p.  116. 


12  MARYLAND. 

des  Baroniiics  et  des  cours  de  justice  féodale  qui  s'y  rallU' 
cliaient,  car  le  baron  n'était  pas  plus  compté  que  le  plus 
simple  habitant  non  possesseur  de  terre  :  il  n'avait  qu'une 
voix  et  il  devait  se  soumettre  à  la  loi  du  plus  grand  nombre. 
Cet  élément  aristocratique  avait  quelque  chose  de  parasite 
dans  ce  désert,  il  devait  être  étouffé  par  le  principe  démo- 
cratique plein  de  vitalité  qui,  dès  l'abord,  discutait  l'éten- 
due de  l'autorité  du  lord-Propriétaire  lui-même. 

L'ensemble  de  ces  institutions  avait  été  mal  digéré,  mais 
avec  son  esprit  pratique,  le  peuple  de  race  anglo-saxonne 
allait  successivement  réformer  les  points  défectueux  sans 
ébranler  l'édifice,  malgré  les  anomalies  de  sa  construction. 

Le  premier  soin  de  l'assemblée  de  1638-1639  fut  de 
constituer  le  pouvoir  législatif.  On  n'admit  qu'une  seule 
chambre  formée  du  gouverneur  et  de  son  conseil,  plus,  des 
freemen  ou  de  leurs  représentants  envoyés  par  les  centu- 
ries, division  administrative  des  deux  comtés  existants  ;  et 
il  fut  établi  que  rassemblée  serait  convoquée  au  moins  une 
fois  tous  les  trois  ans.  On  décida  qu'aucune  loi  ne  serait 
exécutoire  qu'autant  qu'elle  aurait  l'assentiment  du  gou- 
verneur, et  que  dans  un  temps  déterminé,  elle  ne  serait  point 
repoussée  par  le  Propriétaire  lui-même. 

On  passa  ensuite  à  l'examen  d'autres  lois  organiques  et 
de  quelques  aulres  actes  de  grand  intérêt. 

Le  pouvoir  exécutif  devait  s'exercer  en  vertu  d'une  délé- 
gation du  lord-Propriétaire,  par  un  gouverneur  ou  un  lieu- 
tenant-gouverneur, à  sa  nomination. 

L'administration  de  la  justice  fut  remise  au  gouverneur  qui 
pouvait  s'adjoindre  le  nombre  de  conseillers  qu'il  jugeait 
convenable  pour  la  décision  des  affaires  civiles.  En  pareille 
matière,  les  juges  étaient  tenus  de  se  conformer  avant  tout, 
aux  lois  et  usages  de  la  province  et  subsidiairement,  en  cas 
d'insuffisance,  à  la  Common-Law  d'Angleterre.  L'assemblée 
générale  ou  législature  faisait  fonction  de  cour  d'appel. 


LÉGISLATION.  13 

En  matière  criminelle,  lorsqu'il  s'agissait  d'un  crime  pou- 
vant emporter  peine  capitale  ou  la  mutilation  d'un  membre, 
le  fait  était  soumis  à  un  jury  composé  de  douze  freemen^  et 
en  cas  de  culpabilité,  la  Cour  composée  du  gouverneur  et 
du  Conseil  faisait  application  de  la  loi  pénale. 

La  peine  de  mort  élait  prodiguée  pour  des  cas  nombreux 
qui  rentraient  assez  bien  dans  la  nomenclature  adoptée  par 
la  Nouvelle- Angleterre.  L'esprit  du  temps  y  avait  marqué  son 
empreinte  barbare  avec  un  rafiînement  qui  ne  fut  jamais 
dépassé,  et  qui  se  conciliait  difficilement  avec  la  tolérance 
religieuse  que  lord  Baltimore  voulait  inaugurer.  Par  exem- 
ple, on  avait  érigé  en  crime  capital  la  sorcellerie,  T hérésie, 
le  blasphème,  ladoration  des  faux  Dieux,  la  négation  de  la 
trinité,  etc.  ;  mais  le  bénéfice  de  clergie  était  accordé  comme 
atténuation  de  certaines  pénalités  *. 

Quoique  Tesclavage  ne  trouvât  aucune  place  dans  cette  pre- 
mière législation,  on  y  remarque  cependant  une  disposition 
d'une  nature  analogue.  Le  débiteur  de  bonne  foi  dont  les 
biens  étaient  insuffisants  pour  payer  ses  créanciers,  pouvait 
être  vendu  pour  un  temps  et  moyennant  un  prix  destiné  à 
les  couvrir  *.  Cette  servitude  participait  beaucoup  de  Tescla- 
vage,  c'était  une  importation  d'Angleterre  qui  fut  adoptée 
par  toutes  ses  colonies. 

Déjà  dans  cette  session,  la  législature  avait  été  saisie  de 
projets  de  loi  destinés  à  régler  Tordre  des  successions,  à  tixer 
le  maximum  de  durée  du  service  des  indented  servants^  et  à 
prescrire  l'enregistrement  des  titres  de  propriété;  toutefois 
il  ne  parait  pas  que  force  obligatoire  leur  ait  été  donnée  dans 
cette  session. 

Lord  Baltimore  était  tout  à  la  fois  souverain  politique  et 
propriétaire  du  territoire.  En  obtenant  des  concessions  par- 
tielles, les  colons  devinrent  ses  débiteurs,  et  tous  leurs  biens 

"  Hildreth,  i"  vol.,  p.  212. 
*  Le  même,  p.  215. 


14  MARYLA.ND. 

meubles  et  immeubles  furent  grevés  d'un  privilège  spécial 
et  exclusif  pour  assurer  le  recouvrement  des  rentes  qui  en 
formaient  le  prix.  Il  convient  d'expliquer  que  les  seules  res- 
sources de  ce  quasi  souverain  pour  faire  face  à  toutes  les 
charges  que  lui  imposaient  rétablissement  de  la  colonie  et  sa 
défense,  et  qui  montaient  déjà,  pour  les  deux  premières  an- 
nées de  la  fondation,  à  quarante  mille  livres  sterling,  consis- 
taient uniquement  dans  les  rentes  dont  il  s'agit.  Il  y  avait 
aussi  un  droit  de  lods  et  ventes  qui  assurait  à  lord  Baltimore 
une  taxe  assez  minime  à  chaque  mutation  des  terres  concé- 
dées. Mais  pendant  fort  longtemps,  cet  avantage  particulier 
ne  fut  que  nominal  et  il  disparut  en  1742  ^  On  jugea  par  la 
suile,  que  ces  ressources  étaient  insuffisantes  pour  couvrir 
toutes  ces  charges,  et  rassemblée  générale  en  créa  d'autres, 
comme  on  le  verra  plus  loin. 

Mais  un  événement  qui  mériterait  d'être  inscrit  en  lettres 
dor  dans  les  annales  de  cette  époque,  a  trouvé  sa  consé- 
cration dans  cette  session  de  1638  1639.  J'en  vais  rendre 
compte  : 

Lord  Baltimore  en  créant  un  refuge  pour  les  catholiques, 
n'était  pas  comme  les  puritains,  dirigé  par  une  pensée  exclu- 
sive et  hostile  aux  dissidents.  Il  voulait  faire  du  Maryland 
une  province  hospitalière  pour  toutes  les  sectes  sans  distinc- 
tion, où  chacun  conservant  ses  croyances,  respecterait  celles 
de  ses  concitoyens.  11  donna  donc  à  son  frère  Léonard  des 
instructions  dans  ce  sens.  11  paraît  que,  conformément  à 
celle  politique,  ce  dernier  aurait,  dès  les  premiers  temps  de 
la  colonie,  publié  une  proclamation  par  laquelle  «  il  prohi* 
bait  toute  discussion  sur  les  choses  de  la  religion,  dans  le  but 
de  prévenir  tout  sujet  de  trouble  et  la  création  de  factions 
religieuses»  »  Ce  document  n  a  point  été  retrouvé,  mais  on 
voit  que  l'application  en  fut  faite  en  1658,  dans  un  débat 

*  .Vue  Mal  ion,  p.  J76 


LIBERTÉ  RELIGIEUSE.  15 

porle  devant  la  haute  Cour  de  justice  du  Maryland,  où  des 

serviteurs  protestants  étaient  en  cause  \  La  proclamalion  fut 

invoquée  par  le  secrétaire  de  la  colonie  comme  devant  faire 

autorité,  et  la  décision  eut  lieu  en  conséquence. 

Il  convenait  de  donner  force  de  loi  à  cette  pensée  géné- 
reuse, pour  ne  point  abandonner  au  hasard  ou  au  caprice 
d'un  seul,  une  liberté  si  essentielle;  c'est  ce  qui  eut  lieu 
dans  la  session  de  1638-1639.  Un  projet  de  loi  présenté  à  la 
législature  par  Léonard  Calvert  au  nom  de  son  frère,  fut  ac- 
cepté et  devint  obligatoire  pour  tous,  le  19  mars  1638.  En 
voici  les  termes  bien  simples  : 

«  La  sainte  Église  dans  celte  province,  jouira  de  tous  les 
droits  et  libertés  *.  »  Ces  expressions  n'étaient  que  la  repro- 
duction de  la  grande  charte  d'Angleterre.  On  ne  pouvait  faire 
de  mention  spéciale  du  catholicisme,  vu  Tétat  de  Topinion 
dans  la  mère  patrie.  Mais  en  copiant  la  loi  anglaise,  celte 
Église  pouvait  se  croire  suffisamment  abritée  par  le  pacte  fon- 
damental. Celait  cependant  un  appui  bien  fragile,  et  lord 
Baltimore  ne  devait  point  se  le  dissimuler,  par  cela  môme 
qu'il  fallait  prendre  un  détour  pour  se  faire  tolérer.  Aussi  a- 
t-il  plus  de  mérite  encore,  de  n'avoir  repoussé  du  Maryland 
aucune  secte  chrétienne,  pas  même  les  puritains  qui,  chez 
eux,  dans  le  même  temps,  menaçaient  des  peines  les  plus 
graves,  tous  les  dissidents  et  surtout  les  catholiques.  C'est 
donc  un  devoir  pour  tout  écrivain  qui  raconte  les  événe- 
nements  de  cette  époque,  de  rappeler  que  ce  fut  ce  noble 
lord  Baltimore  qui,  le  premier  dans  le  monde,  inscrivit  dans 
ses  lois  fondamentales,  ce  grand  principe  de  liberté  essentiel 
pour  prévenir  les  violences  si  fréquentes  aux  époques  de  tran- 
sition* Ce  mouvement  généreux  était  môme  empreint  d'une 
sorte  de  magnanimité,  au  lendemain  de  l'acte  d'intolérance 
qui  avait  fermé  au  premier  lord  Baltimore  les  portes  de  la 

*  Bozman,  2*  vol.,  p.  85; 

*  Le  même,  p.  107. 


16  MARYLAND. 

Virginie,  el  avec  la  perspective  à  peu  près  certaine  d'une  in- 
vasion  de  dissidents  qui,  devenant  plus  nombreux  que  les 
catholiques,  pourraient  vouloir  rouvrir  l'arène  des  réactions. 

L'histoire  n'étant  bien  souvent  écrite  que  dans  un  esprit 
systématique  ou  dans  un  intérêt  de  parti,  il  ne  faut  point 
s'étonner  si  cette  généreuse  initiative  de  lord  Baltimore  a  été 
passée  sous  silence  par  les  écrivains  français  du  siècle  dernier, 
el  si  l'on  a  préféré  en  faire  honneur  au  protestantisme.  On 
comprend  que  Voltaire,  qui  avait  peu  de  sympathie  pour  le 
catholicisme,  ait  trouvé  son  compte  à  présenter  le  quaker 
Penn  comme  le  fondateur  de  la  liberté  religieuse,  et  ait 
affirmé  que  les  autres  colonies  n'avaient  fait  que  l'imiter  *. 
C'est  tout  à  la  fois  une  ignorance  de  chronologie,  et  un  déni 
de  justice.  Mais  on  a  peine  à  comprendre  que  M.  de  Tocque- 
ville,  dans  le  tableau  qu'il  a  fait  du  berceau  américain,  n'ait 
pas  trouvé  un  seul  mot  à  dire  de  ce  fait  considérable,  à  l'hon- 
neur des  catholiques,  et  que  son  esprit  ait  été  assez  prévenu 
en  faveur  des  puritains,  pour  attribuer  à  ceux-ci  une  liberté 
qui  n'était  due  qu'à  ceux-là!  Je  ne  veux  pas  insister  sur  ce 
point.  J'aime  mieux  dire  que  ce  sont  des  historiens  améri- 
cains et  protestants  qui  se  sont  plu  à  rendre  justice  à  lord 
Baltimore,  sans  rien  retrancher  du  mérite  particulier  de  Guil- 
laume Penn  qui,  comme  lui,  mais  environ  un  demi-siècle 
après  lui,  inaugura  la  liberté  religieuse  dans  la  Pensylvanie. 

On  a  cherché  à  diminuer  le  mérite  du  fondateur  du 
Maryland,  en  disant  qu'il  lui  était  impossible  de  proscrire  le 
protestantisme  et  qu'il  ne  pouvait  se  faire  tolérer  qu'en  tolé- 
rant lui-même.  Il  est  vrai  qu'il  eût  été  impolitique  à  ce  grand 
homme  de  fermer  sa  colonie  aux  protestants  membres  de 
rÉglise  anglicane,  mais  si  la  loi  les  protégeait,  il  n'en  était 
pas  de  même  des  puritains  et  des  autres  dissidents  qui,  à 
cette  époque,  se  débattaient  contre  la  persécution  et  étaient 

*  Dictionnaire  philosophique ,  V"  Kglise,  §  8,  vol.  IV. 


LE  TABAC.  17 

proscrits  en  Virginie.  Rien  ne  Tobligeait  à  recevoir  des  émi- 
granls  de  celte  secte,  c'étaient  les  auxiliaires  les  plus  dange- 
reux qu'il  pût  se  donner,  ainsi  que  la  suite  le  démontrera. 
Il  lui  élait  facile  de  recruter  des  colons  dans  les  autres  sectes, 
comme  le  faisait  la  province  voisine.  Sous  ce  rapport  donc, 
l'atténuation  des  mérites  de  lord  Baltimore  n'est  point  accep- 
table et  sa  gloire  ne  s'en  trouve  nullement  atteinte. 

J'ai  déjà   fait  justice  d'une  prétendue  supériorité  que 
M.  Laboulaye  voudrait  attribuer  à  Roger  Williams  sur  lord 
Baltimore,  quoique  venant  après  celui-ci  sur  la  scène  poli- 
tique ;  en  se  fondant  sur  ce  que  Williams  avait  proclamé  la 
liberté,  même  pour  les  païens.  J'ai  dit  entre  autres  choses, 
que  Williams  n'était  pas  entièrement  désintéressé  en  accor- 
dant cette  liberté,  car  ses  croyances  avaient  beaucoup  varié, 
à  ce  point  qu'il  finit  par  se  séparer  de  toutes  les  sectes  con- 
nues.  J'ajouterai  que  les  non -chrétiens,  à  cette  époque, 
étaient  si  raras,  qu'il  y  avait  peu  de  mérite  à  les  tolérer. 
Enfin  j'ai  démontré  que  dans  Rhode-Island,  on  ne  respecta 
pas  toujours  ce   principe  de  liberté  envers  les  catholiques 
puisque,  du  vivant  même  de  Williams,  on  les  priva  des  fran- 
chises politiques . 

Les  concessions  de  terres  ayant  pour  principal  objet  d'atti- 
rer les  colons,  on  ne  pouvait  admettre  que  les  concession- 
naires profitassent  de  leurs  titres  sans  en  remplir  les  engage- 
ments, au  nombre  desquels  se  trouvait  la  résidence  dans  la 
colonie.  Une  loi  déclara  que  tout  concessionnaire  qui,  dans 
les  trois  ans,  n^aurait  point  pris  possession  de  ses  terres 
par  lui  ou  par  d'autres  qui  viendraient  s*y  établir,  serait  dé- 
chu de  tous  ses  droits,  et  que  le  lord-Propriétaire  pourraiil  en 
disposer. 

Le  principal  produit  de  la  colonie  était  le  tabac.  11  avait 

comme  en  Virginie,  deux  fonctions  :  c'était  avant  tout,  une 

marchandise  destinée  principalement  à  l'exportation,  puis,  il 

servait  de  monnaie  avec  cours  force.  Pour  prévenir  les  fraudes 

II.  2 


18  MÂRYLAND. 

nombreuses  dues  à  la  cupidité  des  producteurs-vendeurs, 
une  loi  de  1640  ordonna  qu'aucune  exportation  n'aurait  lieu 
qu'après  inspection  faite  par  des  agents  assermentés  qui  en 
constateraient  la  qualité  et  la  quantité,  et  que  toules  contra- 
ventions aux  règlements  sur  cette  matière  seraient  punies  de 
peines  sévères.  Ce  produit  était  très-demande  par  l'Europe, 
et  les  profits  qu'il  donnait  au  producteur  avaient  tellement 
enflammé  la  passion  du  gain,  que  déjà  en  J639,  Ton  ne  son- 
geait plus  à  semer  du  blé.  L'imprévoyance  devint  si  grande, 
que  la  colonie  ifut  menacée  de  famine,  et  la  législature  dut 
exiger  de  chaque  planteur  l'ensemencement  d'une  partie  de 
terre  en  blé,  et  délimiter  la  culture  du  tabac.  La  soif  du  lucre 
était  la  môme  partout,  aucune  colonie  n'échappait  à  son 
aiguillon,  et  les  producteurs,  à  quelque  communion  qu'ils 
appartinssent,  savaient  assez  bien  faire  plier  les  principes 
devant  les  intérêts  commerciaux. 

Tout  porte  à  croire  que  malgré  Jes  immunités  garanties  par 
la  charte,  le  tabac  du  Maryland  fut  soumis,  de  la  part  de 
l'Angleterre,  aux  mesures  arbitraires  infligées  à  la  Virginie  \ 
telles  que  je  les  ai  indiquées  au  chapitre  qui  concerne  cette 
province.  J'y  renvoie  le  lecteur. 

Section  11 

AGRANDISSEMENT  DES  LIBERTÉS.  —   EMPIÉTEMENTS  SUR  LES  INDIENS. 
LÉGISLATURE  DIVISÉE  EN   DEUX   CHAMBRES. 

La  colonie  se  peuplait  lentement,  mais  déjà  en  1642,  on 
trouve  la  trace  protestante  dans  une  pétition  adressée  à  l'assem- 
blée pour  revendiquer  un  droit  contesté  à  des  individus  de 
cette  secte.  Ces  dissidents  alors  peu  nombreux  autant  qu'on 
peut  le  conjecturer,  venaient  sans  doute  de  la  Virginie  où 
leur  Église  était  à  la  fois  dominante  et  intolérante.  Ce  n'est 
que  plus  tard  en  1649,  qu'on  voit  ces  dissidents  paraître  en 

*  Boïman,  2«vol.,  p.  82. 


AGRANDISSEMENT  DES  LIBERTÉS.  19 

nombre  et  conquérir  la  majorité  dans  rAssemblée  générale. 
Jusque-là,  les  tendances  démocratiques  qui  se  manifesteront 
dans  le  Maryland  seront  le  fait  des  Catholiques,  seuls  en  pos- 
session de  rinfluence  politique.  Ce  fail  est  important  à  rete- 
nir pour  bien  lui  assurer  sa  valeur,  avant  lavénement  au 
pouvoir  de  la  secte  puritaine. 

L'Assemblée  convoquée  en  i642  dans  deux  sessions  dis- 
tinctes, était  composée  des  mêmes  éléments  que  Jes  précé- 
dentes, c'est-à-dire  que  le  mode  de  convocation  ne  reposant 
sur  aucune  base  uniforme,  les  membres  siégeant  n'avaient 
pas  tous  la  môme  origine  comme  on  Ta  vu  plus  haut.  Quoi 
qu'il  en  soit,  une  fois  constituée,  la  Chambre  des  Bourgeois 
prit  en  considération  les  projets  de  loi  que  lui  envoya  le  gou- 
verneur. Je  parlerai  d'abord  de  ceux  étrangers  à  la  politique. 

On  s'occupa  d'un  nouveau  code  de  lois  criminelles  qui  n'é- 
tait que  la  reproduction  de  l'état  de  choses  existant,  copié  sur 
la  législation  anglaise  sous  beaucoup  de  rapports.  L'ivrognerie 
attira  l'attention  et  fut  punie  d'une  amende  de  100  livres  de 
tabac. 

En  cas  d'insolvabilité  du  débiteur,  le  délinquant  eut  à 
subir  la  prison  ou  l'exposition  publique. 

Le  droit  de  primogéniture  fut  réglé  conformément  à  la  loi 
anglaise,  sous  la  réserve  de  la  jouissance  du  tiers  des  immeu- 
bles pour  la  veuve  pendant  son  état  de  viduilé*.  Mais  ce  pri- 
vilège successoral  fut  aboli  dès  1715,  par  un  acte  qui  établit 
une  complète  égalité  dans  les  partages  *. 

Enfin  on  détermina  les  règles  de  procédure  devant  les 
cours  de  justice. 

Les  affaires  politiques  ne  furent  pas  l'objet  d'un  examen 
moins  sérieux  : 

L'Assemblée  voulant  sortir  dé  l'espèce  de  subalternité  où 
elle  se  trouvait  vis-à-vis  du  lord-Propriétaire,  déclara  en  prin= 

*  Bozraan,  S«  vol.,  p.  225,  226  et  020. 

*  Bacon's  Latvs  of  Maryland,  I7i5,  cli.  xxsix. 


20  MARYLAND. 

cipe,  que  ni  elle  ni  les  législatures  à  venir,  ne  pourraient  être 
ni  ajournées  ni  prorogées  que  de  leur  propre  consentement. 
C'était  une  atteinte  assez  grave  à  la  charte  de  lord  Baltimore, 
qui  lui  donnait  à  cet  égard,  une  latitude  très-étendue.  Mais 
les  idées  réformatrices  d'Angleterre  avaient  leur  contre-coup 
dans  la  colonie,  et  Ton  voit  qu'une  concession  de  môme  na- 
ture avait  été  faite  Tannée  précédente,  en  faveur  du  Parlement 
anglais  par  Charles  I".  Lord  Baltimore  qui  avait  une  grande 
intelligence  politique,  comprit  la  situation  et  adhéra  au  vœu 
de  TAssemblée.  On  lui  sut  gré  de  ce  consentement,  et  dans 
cette  session  môme,  on  lui  alloua  une  certaine  quantité  de 
tabac  à  fournir  par  les  colons  dans  des  proportions  détermi- 
nées, afin  de  le  couvrir  d'une  partie  des  dépenses  con- 
sidérables qu'il  avait  faites  dans  l'intérêt  de  cette  pro- 
vince, et  pour  lui  témoigner,  dit  le  considérant  de  cette  loi, 
«  toute  la  reconnaissance  des  habitants,  à  raison  des  peines 
et  des  soins  que  lui  occasionnent  le  maintien  du  gouverne- 
ment et  la  protection  qu'il  donne  aux  personnes,  aux  droits 
et  aux  libertés  de  la  colonie  \  » 

Le  mode  de  convocation  de  l'Assemblée  ne  reposait  sur 
aucune  base  fixe  comme  on  Ta  vu  déjà,  il  en  résultait  de 
graves  inconvénients  pour  la  constitution  régulière  de  la  lé- 
gislature. C'est  ainsi  que  dans  la  deuxième  session  de  1642, 
on  contesta  à  deux  membres  leur  droit  de  siéger  parce  qu'ils 
étaient,  non  pas  députés  (Bourgeois)  d'une  circonscription, 
mais  fondés  de  pouvoir  de  certains  individus  seulement.  Ce- 
pendant à  la  session  suivante,  on  trouvera  des  fondés  de  pou- 
voir siégeant  comme  tels,  parce  que  la  convocation  du  lord- 
Propriétaire  l'aura; autorisé.  On  ne  se  rend  pas  compte 
aujourd'hui  de  celte  instabilité  de  forme  qui  ne  paraît  pas 
bien  grave,  et  qui  resta  telle  jusque  sous  le  protectorat  de 
Cromwell  *. 

»  Bozman,  2'  vol.,  p.  204. 
«  MacMahon,  1'^  vol  ,  p.  146. 


AGRANDISSEMENT  DES  LIBERTÉS.  21 

Quoi  qu'il  en  soit,  l'Assemblée  dans  sa  deuxième  session  de 
4642,  fut  saisie  de  travaux  importants.  A  peine  réunie  en 
juillet  de  celle  année,  un  de  ses  membres  au  nom  de  tous 
les  autres  députés,  fit  une  motion  pour  que  la  législature  fût 
divisée  en  deux  chambres  dont  une,  composée  de  députés 
seulement,  aurait  le  veto  comme  Tautre  chambre.  Les  freemen 
commençaient  à  jalouser  l'étendue  de  Tautorité  du  lord-Pro- 
priétaire qui,  par  l'introduction  des  membres  de  son  conseil 
dans  rassemblée,  avait  une  influence  prépondérante  sur  les 
résolutions.  Mais  on  ne  renonce  point  aisément  à  un  tel  pou- 
voir, et  il  suffît  au  gouverneur  de  signifier  son  dissentiment 
pour  couper  court  à  toute  discussion.  Le  moment  n'était  point 
encore  venu  pour  la  réalisation  de  cette  réforme.  Mais  battus 
sur  ce  point,  les  députés  s'attaquèrent  à  une  autre  préroga- 
tive qu'ils  contestèrent  malgré  les  termes  mêmes  de  la  charte. 
Le  gouverneur  avait  jugé  à  propos  d'ordonner  une  expédition 
contre  les  Indiens,  et  il  réclamait  des  subsides.  Les  freemen 
opposés  à  cette  mesure  qui  s'adressait  tout  à  la  fois,  à  la  per- 
sonne et  aux  ressources  des  habitants,  contestaient  encore 
le  pouvoir  du  souverain.  Celui-ci,  sans  nier  le  droit  de  l'As- 
semblée de  refuser  l'allocation  demandée,  maintenait  fer- 
mement sa  prétention  d'ordonner  seul,  la  mise  en  campagne 
de  la  milice,  quand  la  sécurité  de  la  colonie  l'exigeait.  Cette 
résistance  à  l'autorité  supérieure  paraît  n'avoir  pas  eu  de 
suites  sérieuses,  et  les  choses  restèrent  dans  le  statu  quoy 
mais  la  démonstration  en  elle-même  est  comme  un  contre- 
coup des  empiétements  que  le  Parlement  anglais  avait 
accomplis  quelque  temps  auparavant,  sur  les  droits  de  la 
couronne. 

L'Assemblée  discuta  aussi  son  règlement  intérieur  et  y  in- 
troduisit de  sages  dispositions  qui  pourraient  encore  servir  de 
modèle  aujourd'hui,  tant  elle  prit  soin  d'assurer  le  décorum  des 
séances,  la  maturité  des  délibérations  et  l'assiduité  des  mem- 
bres auxquels  une  amende  était  infligée  en  cas  d'absence. 


22  MARYLAND. 

Kn  voyant  la  variété  des  matières  mises  en  discussion  dans 
les  deux  sessions,  et  ThabileJé  apportée  dans  les  débals,  on 
demeure  convaincu  que  ce  pelil  peuple  était  vraiment  mûr 
pour  se  gouverner  lui-même,  sous  la  direction  bienveillante 
de  lord  Baltimore. 

En  Maryland  comme  dans  les  autres  Provinces,  les  colons 
ne  pouvaient  songer  à  s'agrandir  qu'aux  dépens  des  Indiens. 
Au  fur  et  à  mesure  que  le  noyau  de  la  population  grossissait 
par  les  émigrations  d'Angleterre,  les  nouveaux  venus  se  ré- 
pandirent de  divers  côtés,. sur  une  partie  importante  de  la 
languf  de  terre  formée  par  le  Potomac  et  la  rivière  Patuxent. 
Le  soin  de  leurs  intérêts  faisait  vite  oublier  à  tous,  les  ser- 
vices que  les  indigènes  avaient  rendus  aux  premiers  occu- 
pants ;  et  les  mesures  qu'on  prenait  contre  eux,  étaient  acerbes 
et  violentes,  comme  pour  leur  faire  mieux  sentir  qu'ils  de- 
vaient s'éloigner  à  toujours,  de  leur  terre  natale.  J'y  revien- 
drai plus  loin  lorsque  je  m'occuperai  du  rapport  des  deux 
races. 

Mais  cette  marclie  en  avant  avait  ses  temps  d'arrêt,  et 
outre  les  luttes  avec  les  Indiens,  on  ne  put  échapper  à  des 
agitations  d'une  autre  nature  et  non  moins  inquiétantes.  En 
1644,  un  certain  capitaine  Ingle  de  la  marine  anglaise,  étran- 
ger à  la  province,  était  venu  y  fomenter  des  troubles  dans  le 
dessein  de  dépouiller  lord  Baltimore  de  ses  droits  sur  ce  pays. 
Son  action  n'était  point  isolée,  et  la  rébellion  prit  assez  de 
consistance  pour  que  Léonard  Calverl  fût  obligé  de  se  retirer 
en  Virginie,  A  la  faveur  de  ces  désordres,  Clayborne  qui, 
comme  on  Ta  vu,  avait  été  déboulé  de  ses  prétentions  sur 
l'île  de  Kent,  et  dont  la  législature,  un  an  auparavant,  avait 
repoussé  une  demande  d'indemnité,  s'empara  par  un  coup 
de  main  habile,  de  cette  île  qui  formait  une  partie  importante 
du  Maryland.  Cependant  Cal  vert,  homme  de  sang- froid  et  de 
résolution,  recruta  en  Virginie  une  troupe  d'hommes  armés, 
et  après  une  courte  démonstration,  il  réussit  à  ressaisir  le 


DEUX  CHAMBRES  LÉGISLATIVES.  25 

terrain  perdu  et  à  étouffer  la  révolte  (1642).  L'Assemblée  gé- 
nérale lui  vint  en  aide  :  la  loi  martiale  fut  proclamée  et  l'em- 
bargo mis  sur  les  l^âtiments  étrangers.  Dès  lors,  tout  s'apaisa 
et  rentra  dans  Tordre.  Mais  ce  qui  donna  un  caractère  bar- 
bare à  cette  levée  de  boucliers,  c'est  que  Clayborne  et  Ingle 
enlevèrent  ou  détruisirent  une  grande  partie  des  archives  de 
la  province  *.  11  en  résulte  aujourd'hui  des  lacunes  qui  obli- 
gent à  suppléer  par  la  conjecture,  à  la  connaissance  exacte 
de  certains  faits  dont  la  trace  est  perdue,  mais  qui  heureuse- 
ment, ne  sont  que  d'un  intérêt  secondaire.  Calvert  ne  survécut 
que  peu  de  temps  à  ces  troubles  civils  :  Il  mourut  le  9  juin 
1647.  Ce  fut  une  perte  sérieuse  pour  la  colonie,  car  il  en  con- 
naissait les  besoins  et  s^était  toujours  montré  conciliant.  Les 
habitants  Taimaient,  et  son  habileté  savait  ménager  cette  si- 
tuation délicate  qui  consiste  à  concilier  le  pouvoir  avec  la 
liberté,  en  tenant  une  balance  équitable  entre  des  intérêts 
qui  réclament  une  légitime  satisfaction.  Voyant  sa  fin  appro- 
cher et  usant  des  pouvoirs  spéciaux  contenus  dans  ses  in- 
structions, il  nomma  à  sa  place  Thomas  Greene  qui  était  en 
possession  de  sa  confiance,  et  qui  signala  les  premiers  pas 
de  son  administration  par  une  amnistie  générale  devenue 
nécessaire  pour  rendre  le  calme  aux  esprits. 

Deux  circonstances  manifestent  les  progrès  de  l'opinion  à 
celle  époque  :  l'une  est  antérieure,  l'autre  postérieure  à  la 
mort  de  Calvert.  Dans  la  session  à  laquelle  il  prit  part  pour 
la  dernière  fois  en  1647,  l'Assemblée  générale  fut  divisée  en 
deux  chambres,  concession  qui  avait  été  refusée  quelques 
années  auparavant.  A  l'exemple  de  ce  qui  avait  eu  lieu  en 
Angleterre,  les  députés  de  la  chambre  basse,  au  début  de  la 
session,  furent  invités  à  venir  assister  le  gouverneur  dans 
la  chambre  haute.  Le  discours  d'ouverture  leur  donnait  à 
tous  Tassurancc  la  plus  complète  d'une  entière  liberté  pour 

»  Hildreth,  i"vol.,  p.  345. 


21  HÂRYLAND. 

leur  personnes  cl  pour  leurs  discussions.  On  voulait  effacer 
autant  que  possible,  toute  Irace  de  guerre  civile. 

La  deuxième  mesure,  postérieure  à  la  mort  de  Calvert,  a 
plus  de  signification  encore,  elle  est  comme  le  précurseur  de 
la  catastrophe  du  roi  Charles  V\  Lord  Baltimore  était  repré- 
senté par  Greene  qui  était  catholique  :  maintenir  à  ce  poste 
un  homme  de  cette  croyance,  n'était-ce  pas  s'exposer,  en 
cas  de  révolution  en  Angleterre,  à  voir  sombrer  la  fortune 
politique  et  pécuniaire  du  Propriétaire?  Les  dissidents  de  la 
colonie  ne  manqueraient  pas  de  s'emparer  de  cet  argument 
pour  ruiner  celui-ci  dans  l'esprit  du  pouvoir  dirigeant.  Il 
fallait  donc  se  tenir  prêt  à  tout  événement.  Dès  1648,  lord 
Baltimore  remplaça  Greene  par  un  protestant  de  la  Virginie, 
nommé  Stone,  qui  avait  fait  offre  d'amener  dans  la  colonie 
cinq  cents  Émigrants  d  origine  anglaise  et  irlandaise.  Deux 
autres  personnes  de  la  même  secte  furent  appelées  aux  postes 
d'inspecteur  général  des  contrôles  et  de  secrétaire  du  gou- 
vernement. La  majorité  du  Conseil  fut  également  protes- 
tante *.  Lord  Baltimore  devançait  les  événements  dans  l'espoir 
de  conjurer  les  conséquences  de  la  révolution  d'Angleterre. 
Toutefois  en  faisant  ces  choix,  il  n'oubliait  point  la  religion  à 
laquelle  il  appartenait,  et  dans  ses  instructions  à  ces  agents, 
il  recommandait  de  ne  point  molester  les  Catholiques  sous  le 
rapport  religieux,  et  de  leur  faire  une  part  convenable  dans 
les  nominations  aux  emplois, 

Section  III 

PRÉDOMINANCE   DES  PURITAINS.  —   VICISSITUDES  DES  CATHOLIQUES. 

CARACTÈRE   PARTICULIER   DE   LA  LÉGISLATION. 

LE  CATHOLICISME   EST-IL  COMPATIBLE  AVEC   LA  LIRERTÉ? 

L'élément  protestant,  à  la  laveur  du  gouvernement  paternel 
de  Léonard  Calvert  et  des  libertés  consacrées  par  la  charte, 

*  llildrelh,  i"  vol  ,  p.  546. 


NOUVELLES  LOIS  CRIMINELLES.  25 

allait  toujours  grossissant,  et  il  élail  facile  d'entrevoir  le  mo- 
ment où  il  prendrait  en  main  le  pouvoir,  A  la  mort  de  Léo- 
nard Calvert,  la  délégation  d^autorité  faite  par  lord  Baltimore 
à  un  gouverneur  et  à  des  agents  prolestants;  ne  pouvait  que 
hâter  cet  événement  qui  serait  gros  de  conséquences.  Cotte 
situation  se  dessina  dans  la  session  de  1649,  où  la  majorilé 
des  membres  élus  était  protestante.  • 

Le  gouverneur  apporta  à  rassemblée  un  certain  nombre 
(le  lois  importantes  qui  furent  mises  en  discussion.  Comme  les 
catholiques  étaient  en  minorité,  il  n'est  pas  sans  intérêt  d'exa- 
miner comment  on  traita  les  matières  religieuses, 

La  peine  de  mort  fut  décrétée  contre  tout  blasphémateur  et 
contre  quiconque  nierait  la  Divinité  de  Jésus-Christ  et  Tunilé 
de  Dieu  en  trois  personnes,  La  confiscation  de  tous  les  biens 
du  coupable  était  la  conséquence  obligée  de  la  condamnation 
corporelle. 

Toute  parole  offensante  contre  la  vierge  Marie,  ou  les  apô- 
tres et  les  évangélistes,  entraînait  comme  pénalité  :  d'abord 
l'amende,  puis  la  flagellation,  enfin  le  bannissement. 

Des  peines  analogues  sauf  le  bannissement,  furent  édictées 
contre  tous  ceux  qui  qualifieraient  un  colon  quelconque  de 
l'épitHète  d'hérétique,  schîsmatique,  idolâtre,  puritain,  pres- 
bylérien,  etc.  Il  en  devait  être  de  même  pour  ceux  qui  pro- 
faneraient le  dimanche  par  des  récréations  inconvenantes  ou 
bruyantes,  ou  par  un  travail  quelconque. 

Enfin  la  loi  proclama  une  liberté  complète  pour  leurs 
croyances,  et  pour  Texercice  du  culte  K 

L'ensemble  de  cette  législation  n  avait  rien  de  contraire  au 
sentiment  catholique  du  temps  ;  mais  il  ne  marquait  aucun 
progrès  libéral,  et  s'il  maintenait  la  tolérance  religieuse,  ce 
fut  par  égard  pour  lord  Baltimore»  Au  surplus  elle  ne  fut 
pas  de  longue  durée  pour  les  catholiques. 

*  Hildrelii,  1"  vol.,  p.  347. 


26  MARYLAND. 

Les  protestants  qui  formaient  la  majorité  dans  cette  légis- 
lature de  1649,  étaient  en  partie  épiscopaux  et  en  partie  pu- 
ritains. Peut-être  même,  ceux-ci  étaient-ils  inférieurs  en  nom- 
bre à  ceux-là.  Mais  dans  le  cours  de  cette  année,  des  puritains 
qui  avaient  formé  une  petite  Église  dans  la  Virginie,  ayant 
été  expulsés  de  cette  province  par  Tintolérance  des  épisco- 
paux, se  réfugièrent  pour  la  majeure  partie  dans  le  Mary- 
land.  Malheureusement  pour  les  catholiques,  ils  y  fondèrent 
un  établissement  nouveau  sur  les  bords  de  la  rivière  Severn, 
près  de  Tendroit  où  est  située  aujourd'hui  la  ville  d'Anapolis, 
capitale  politique  de  l'Etat  du  Maryland;  ils  lui  donnèrent  le 
nom  de  Providence.  Le  nombre  de  ces  immigrants  pouvait  s'é- 
lever à  H8  '.  Cette  nouvelle  acquisition  n'augmentait  pas  la 
population  d  une  manière  sensible,  cependant  elle  eut  une 
influence  réelle  sur  les  événements  qui  allaient  se  précipiter 
dans  la  colonie,  ainsi  qu'on  va  le  voir  bientôt. 

L'émigration  étrangère  était  depuis  quelque  temps  insigni- 
fiante, à  raison  sans  doute  des  progrès  toujours  croissants  de 
la  révolution  d'Angleterre,  qui  tenait  en  éveil  toutes  les  ambi- 
tions prêtes  à  s'abattre  sur  les  dépouilles  de  la  royauté  ;  dé- 
pouilles préférables,  à  leurs  yeux,  à  la  vie  pénible  et  misérable 
des  colonies.  Ces  considérations  déterminèrent  lord  Baltimore 
à  faire  en  juillet  1649,  une  proclamation  par  laquelle  il  appe- 
lait de  nouveaux  immigrants,  en  leur  offrant  des  avantages 
supérieurs  à  ceux  qu'il  avait  assurés  à  leurs  devanciers.  C'est 
alors  qu'il  fit  une  large  concession  de  terres  à  Robert  Brooke 
qu'on  suppose  être  puritain,  en  vue  du  nombre  de  personnes 
que  celui-ci  promit  d'introduire  et  d'établir  dans  la  colonie  ; 
de  plus,  un  manoir  lui  fut  érigé,  avec  des  prérogatives  excep- 
tionnelles. Cette  faveur  spéciale  ne  peut  s'expliquer  qu'en 
supposant  à  lord  Baltimore  la  pensée,  dans  un  moment  si  cri- 
tique, de  se  créer  des  appuis  parmi  les  puritains  qui  s'empa- 

*  Bozman,  ^  vol.,  p.  392. 


PRÉDOMINANCE  DES  PROTESTANTS.  27 

raient  du  pouvoir,  afin  de  conjurer  la  perte  de  sa  charte  de 
gouvernement.  Mais  en  état  de  révolution,  que  peuvent  les 
prévisions  humaines  même  les  mieux  combinées?  Le  torrent 
renverse  tout  ce  qui  lui  fait  obstacle  :  la  révolution  était  puri- 
taine, elle  devait  sacrifier  les  catholiques,  au  Maryland  comme 
ailleurs. 

La  mort  de  Charles  I"  assurait  le  triomphe  définitif  du  Par- 
lement. Cependant  son  fils,  sous  le  nom  de  Charles  II,  rallia  ses 
partisans  et  voulut  tenter  la  chance  des  batailles  pour  res- 
saisir le  trône  qui  lui  échappait.  La  nouvelle  de  son  enfreprise 
arriva  dans  le  Maryland  en  Tabsence  du  gouverneur  Slone. 
Greene  qui  le  remplaçait,  se  résolut  à  reconnaître  le  jeune 
prétendant  et  à  le  proclamer  roi.  Cette  démarche  précipitée 
semblable  d'ailleurs  à  la  conduite  du  gouverneur  de  Virginie, 
mais  tout  à  fait  en  opposition  avec  les  habitudes  prudentes  et 
modérées  du  lord-Propriéfaire,  ne  fut  pas  sans  influence  sur 
les  événements  qui  vinrent  frapper  ce  dernier.  Mais  bientôt, 
Stone  de  retour  dans  la  colonie,  reprit  les  rênes  du  gouverne- 
ment et  se  hâta  de  convoquer  une  nouvelle  assemblée. 

Les  recrues  faites  par  le  puritanisme  devaient  leur  rendre 
favorable  le  résultat  de  cet  appel  au  pays,  surtout  si  Ton  re- 
marque que  la  population  était  encore  fort  peu  nombreuse,  et 
que  les  puritains  de  Providence  furent  autorisés  à  envoyer  deux 
députés  à  rassemblée  générale.  Lors  de  la  réunion  de  la  légis- 
lature (1650),  la  chambre  des  Bourgeois  n'était  composée  que 
de  quatorze  membres  dont  huit  proteslanls.  On  procéda  à 
l'élection  du  président  et  ce  fut  le  puritain  Cox  député  de  Pro- 
vidence, qui*  fut  élu  ^  Les  catholiques  étaient  donc  en  mino- 
rité, mais  ils  avaient  une  force  de  cohésion  dont  manquaient 
leurs  adversaires  parmi  lesquels  se  trouvaient  des  épiscopaux. 
Unis  aujourd'hui,  ceux-ci  pouvaient  se  diviser  demain.  Cette 
considération  ne  fut  pas  étrangère  sans  doute  à  la  modération 
qui  prévalut  dans  les  délibérationSs 
*  Bozman,  p.  385. 


28  MARYLAND. 

L'assemblée  passa  en  revue  divers  objets  d'importancU,  sur 
la  proposilion  du  lord-Propriétaire  lui-même  :  certaines  lois 
tendaient  à  consolider  la  situation  de  celui-ci,  d'autres  au 
contraire,  confirmaient  et  augmentaient  môme  les  droits  du 
peuple.  Dans  cette  catégorie  on  remarquait  plusieurs  garan-^ 
tics  sérieuses  déjà  acquises  en  partie  par  Tusage,  mais  qui 
furent  confirmées  explicitement.  Ainsi  on  établit  1*"  qu'aucune 
taxe  de  quelque  nature  que  ce  fût,  ne  serait  jamais  levée  que 
du  consentement  de  l'assemblée  générale  *;  2®  et  que  si  le  sou- 
verain de  la  colonie  s'engageait  dans  une  guerre  hors  du  ter- 
ritoire, sans  le  consentement  de  l'assemblée,  il  n'aurait  le 
droit  de  demander  aux  colons  aucun  secours  en  hommes  et 
en  argent. 

La  loi  martiale  ne  pourrait  être  appliquée  que  dans  les  mo- 
ments d'exercice  de  la  milice,  ou  pour  établir  des  garnisons, 
au  besoin. 

On  reprit  quelques  projets  de  loi  présentés  dans  une  précé- 
dente session,  et  Ion  créa  des  registres  publics  destinés  à 
la  constatation  régulière  de  Tétat  civil  des  individus,  ce  qui 
comprenait  Tinscription  des  naissances,  mariages,  et  décès. 

Les  questions  politiques  n'y  furent  point  agitées,  comme  si 
les  événements  d'Angleterre  ne  dussent  avoir  aucun  contre- 
coup dans  la  province.  Cependant  la  démonstration  de  Greene 
qui  n'avait  point  été  désapprouvée  par  les  colons,  mécontenta 
le  Protecteur  qui  envoyait  alors  en  Amérique  des  commissaires 
chargés  de  réduire  à  l'obéissance  la  Virginie  et  autres  pos- 
sessions récalcitrantes.  Au  nombre  de  ces  agents  figu- 
rait Clayborne,  cet  ennemi  acharné  du  Maryland,  qui  n'as- 
pirait qu'après  sa  ruine.  Quoique  cette  province  ne  fût  pas 
nommément  indiquée  dans  leurs  instructions,  les  commis- 
saires ne  s'en  crurent  pas  moins  autorisés  à  agir  contre 
elle.  Ils  firent  acte  d'autorité,  en  destituant  le  gouverneur 

«  Story,  1"  vol  ,  p.  97. 


CATHOLIQUES  DEVENUS  PARIAS.  29 

Stone  et  en  le  remplaçant  par  le  puritain  Fuller,  Un  autre 
purilain  du  nom  de  Durand  fut  nommé  secrétaire,  et  tout  le 
conseil  subit  un  renouvellement  dans  une  pensée  anticatho- 
lique. Il  s'agissait  de  convoquer  une  nouvelle  assemblée  : 
c'est  alors  que,  foulant  aux  pieds  les  lois  fondamentales,  et 
détruisant  toutes  les  garanties  qu'elles  consacraient,  le  nou- 
veau gouverneur  autorisé  par  les  commissaires,  proclama 
qu'aucun  individu  ne  serait  appelé  à  voter  dans  les  élections, 
et  aucun  membre  élu   député,   n  aurait  droit  de  siéger, 
qu'autant  qu'ils  ne  professeraient  point  la  religion  catholique  \ 
Les  élections  faites  sur  ces  bases  restreintes,  la  nouvelle 
législation  s'empressa  de  modifier  Tacte  de  tolérance  reli- 
gieuse qui  avai^  servi  de  point  de  départ  a  la  colonie,  et  en- 
leva les  franchises  à  ceux-là  mêmes  qui  les  avaient  accordées 
volontairement  aux  protestants.  Celte  loi  paraît  être  Tœuvre 
exclusive  des  Puritains,  si  Ton  en  juge  par  son  texte.  Elle 
porte  en  effet  «  qu'aucun  catholique  ne  jouira  de  la  protec- 
tion des  lois  d'Angleterre,  et  que  la  liberté  religieuse  ne  sera 
accordée  qu'à  ceux  qui  croiront  en  Dieu,  mais  sans  qu'on 
puisse  l'invoquer  en  faveur  des  individus  qui  se  soumettent 
au  Pape  et  à  la  Prélature  *.  »  Les  Épiscopaux  s'ils  eussent  do- 
miné dans  l'assemblée,  n'auraient  point  introduit  dans  la  loi 
cette  dernière  expression  qui  était  une  sorte  de  proscription 
de  leur  secte  fondée  sur  la  hiérarchie  cléricale.  Ces  mesures 
réactionnaires  au  surplus,  ne  faisaient  que  reproduire  celles 
^éjà  adoptées  en  Angleterre  depuis  la  prédominance  du  parti 
puritain. 

Ce  n'était  point  assez  d'avoir  détruit  cette  précieuse  ga- 
rantie de  la  liberté  religieuse,  on  attaqua  le  droit  de  souve- 
^îneté  de  lord  Baltimore.  On  voulait  copier  jusqu'au  bout 
•a  révolution  d'Angleterre,  malgré  l'absence  complète  d'assi- 
"^ilation  des  deux  pays,  car  il  élait  impossible  de  gouverner 

'  Bozman,  2*  vol.,  p.  505. 
'  Le  même,  p.  512. 


20  MARYLAND. 

la  colonie  d*une  manière  plus  paternelle  que  ne  l*avait  fait 
lord  Ballimorel  C'est  qu'en  réalité,  la  haine  puritaine  pour- 
suivait en  lui  tout  aussi  bien  le  catholique,  que  le  souverain. 
Avec  le  concours  du  gouverneur  nommé  par  les  commis- 
saires de  Cromwell,  la  législature  passa  une  loi  dans  la  même 
session  (1654),  pour  supprimer  le  serment  d'allégeance  ou 
lord-Propriétaire  et  pour  lui  dénier  tout  droit  de  souverai- 
neté*. 

Une  violation  si  flagrante  de  la  charte,  sans  aucun  motif 
appréciable  si  c^  n'est  un  instinct  de  convoitise  qui  cherchait 
à  s'enrichir  des  dépouilles  du  vaincu,  ne  pouvait  s'accomplir 
sans  protestations  et  sans  résistance.  Stone  le  précédent  gou- 
verneur nommé  par  lord  Baltimore,  s'était  retiré  à  Sainte- 
Marie,  foyer  catholique  de  la  colonie,  où  il  organisa  une 
expédition  qu'il  dirigea  contre  Providence,  établissement  pu- 
rement puritain.  Mais  sa  petite  armée  composée  de  deux 
cents  hommes  environ,  ne  tint  pas  pied  contre  la  résistance 
vigoureuse  de  l'ennemi  ;  elle  fut  entièrement  dispersée,  à  la 
première  rencontre,  laissant  sur  le  terrain  une  cinquantaine 
de  tués  ou  blessés  et  bon  nombre  de  prisonniers.  Stone  et  ses 
principaux  officiers  passèrent  devant  une  cour  martiale  qui 
en  condamna  dix  à  mort  ;  quatre  seulement  furent  exécutés. 
Stone  et  les  autres  n'eurent  la  vie  sauve,  que  grâce  aux  sup- 
plications des  femmes  et  des  soldats  du  parti  vainqueur,  qui 
trouvaient  qu'assez  de  sang  avait  été  répandu.  Mais  les  biens 
de  tous  les  opposants  furent  séquestrés,  comme  si  cette  ré- 
volution devait  avoir  pour  caractère  particulier  la  spoliation 
et  l'intolérance.  Celte  confiscation  odieuse  en  elle-même, 
donna  lieu  à  des  fraudes  et  à  des  concussions  qui  font  peu 
d'honneur  au  parti  dominant.  Le  scandale  de  cette  curée 
s'éleva  à  de  telles  proportions,  que  la  législature  fut  obligée 
dénommer  un  comité  pour  avoir  raieon  des  dilapidations*. 

«  llildreth,  l'^'  vol.,  p.  360. 
*  Le  même,  p.  362 < 


RESTAURATION  DE  LORD  BALTIMORE.  31 

Les  commissaires  de  Cromwell  avaient  dépassé  ses  instruc- 
tions. Peut-être  celui-ci  nourrissait-il  Tidée  de  modifier  le 
gouvernement  du  Maryland,  mais  il  ne  voulait  point  le  boule- 
verser pour  la  satisfaction  de  quelques  intérêts  privés  ou  de 
passions  toutes  locales.  Ses  idées  étaient  plus  hautes.  Sur  les 
réclamations  dont  il  fut  saisi  (1655),  il  nomma  deux  com- 
missaires chargés  d'entendre  les  deux  parties  et  de  lui  faire 
un  rapport  sur  toutes  les  circonstances  de  l'affaire.  Après 
enquête,  le  rapport  fut  favorable  à  lord  Baltimore.  Soit  que 
le  Protecteur  voulût  mûrir  sa  résolution,  soit  que  le  temps 
lui  manquât,  les  choses  restèrent  en  suspens  pendant  près 
de  deux  années.  Cependant  le  lord-Propriétaire  toujours  en- 
clin aux  voies  de  conciliation,  négocia  avec  le  parti  puritain 
de  Maryland.  Deux  considérations  principales  lui  venaient  en 
aide  :  d'une  part,  le  préjugé  favorable  du  rapport  des  deux 
commissaires;  et  d'autre  part,  la  crainte  que  pouvaient  conce- 
voir les  colons,  d*une  nouvelle  forme  de  gouvernement  qui 
leur  serait  imposée  par  Cromwell,  à  l'instar  peut-être  de  celle 
de  la  Virginie,  beaucoup  moins  favorable  que  l'organisation 
dont  ils  avaient  joui  jusque-là.  Après  de  nombreux  pourpar* 
1ers,  on  tomba  d'accord  sur  la  restauration  de  lord  Balti- 
more moyennant  1°  une  amnistie  complète  pour  le  passé. 
2"  La  confirmation  des  titres  de  propriété  des  terres  que  cha- 
cun possédait  plu^ou  moins  régulièrement.  3°  Une  modifi- 
cation essentielle  à  la  formule  du  serment  qui  ne  devait  plus 
consister  qu'en  une  soumission  à  V autorité  léijale  du  Proprié- 
•   taire^  effaçant  ainsi  tout  ce  qui  pouvait  préjuger  une  autorité 
absolue  de  ce  dernier,  i""  La  conservation  par  les  colons  des 
armes  dont  ils  étaient  en  possession.  5^  Enfin  le  rétablisse- 
ment de  la  liberté  religieuse  que,  vainqueurs,  ils  avaient 
foulée  aux  pieds,  et  qui  leur  importait  au  moment  ou  ils  al- 
laient être  replacés  sous  l'autorité  d'un  lord  catholique. 
Sous  ces  conditions  acceptées  des  deux  parts  en  1657,  la 
colonie  reprit  ses  anciens  errements  sous  le  gouvernement 


32  MARYLAND. 

de  Fendal  alors  chargé  des  pouvoirs  de  lord  Baltimore  *. 
Ce  pacte  longuement  discuté  et  solennellement  juré  devait 
ôlre  considéré  comme  sacré  pour  tous,  mais  Fondai  qui  vou- 
lait jouer  dans  la  colouie,  le  môme  rôle  que  Cromwell  en  An- 
gleterre, eut  la  mauvaise  pensée  de  copier  ce  modèle,  au 
moment  même  (1659)  où  le  protecteur  mourait  et  laissait 
son  autorité  en  des  mains  débiles  qui  allaient  la  compro- 
mettre pour  toujours.  D'accord  avec  les  membres  influents 
de  la  chambre  basse,  il  signifia  à  la  chambre  haute  que  son 
rôle  avait  cessé,  et  que  le  pouvoir  suprême  désormais,  rési- 
derait dans  une  assemblée  unique  de  laquelle  il  relèverait  lui- 
même.  Le  parti  puritain  qui  organisa  celte  révolution  que 
rien  ne  justifiait,  montra  combien  peu  il  savait  respecter  un 
engagement,  puisqu'il  le  violait  presque  au  lendemain  du 
jour  où  il  l'avait  contracté.  Mais  cet  essai  de  révolution  fut 
de  courte  durée  :  il  avorta  par  la  restauration  de  Charles  II 
qui,  bienveillant  pour  lord  Baltimore,  le  rétablit  immédiate- 
ment dans  ses  droits  sur  sa  province.  (1660.) 

On  n'aurait  qu'une  idée  incomplète  du  gouvernement  du 
Maryland  si  l'on  ignorait  une  particularité  vraiment  curieuse 
de  sa  législation,  et  qui  achève  de  caractériser  l'esprit  d'indé- 
pendance des  colons  de  cette  première  période. 

Par  suite  de  la  délégation  du  lord-Propriétaire,  le  gouver- 
neur le  représentait  partout  même  dans^  la  législature  ;  et 
quoiqu'il  prît  part  avec  son  conseil  aux  délibérations  de  cette 
assemblée,  il  n'en  avait  pas  moins  un  droit  de  vélo  absolu 
indépendamment  du  vélo  particulier  réservé  à  lord  Baltimore 
lui-même.  Ces  prérogatives  constituaient  pour  les  colons  une 
double  dépendance  qui  les  rendait  inquiets  et  soupçonneux. 
Ils  cherchèrent  à  y  échapper,  et  ils  ont  laissé  la  trace  de  ces 
préoccupations  dans  la  législation  de  cette  époque,  qui  se  fait 
remarquer  par  son  état  de  fluctuation  incessant.  Rien  ne  pré- 

«  Bozman,  2*  vol.,  p.  555. 


CARACTÈRE  DE  LA  LÉGISLATION.  33 

sente  un  aspect  permanent.  Il  est  vrai  qu'il  en  est  souvent 
ainsi  de  tout  état  nafssant,  mais  il  y  avait  de  plus  dans  le  Ma- 
ryland,  une  répugnance  décidée  pour  toute  loi  qui  aurait  eu 
une  durée  illimitée.  Aucun  changement  ne  pouvant  avoir  lieu 
que  de  l'agrément  du  Propriétaire,  et  les  assemblées  législa- 
tives ne  voulant  point  dépendre  de  sa  volonté  pour  le  rapport 
d  une  mesure  que  Texpérience  aurait  démontrée  mauvaise  ou 
oppressive,  on  recourut  à  une  législation  d'expédient  ou  d'es- 
sai, si  je  peux  mVxprimer  ainsi,  et  dont  on  fixait  la  durée. 
De  sorte  que  si  la  loi  avait  répondu  au  besoin  qui  l'avait  fait 
naître,  on  la  renouvelait,  tandis  qu'on  la  laissait  expirer  si 
elle  blessait  les  intérêts  ou  seulement  les  idées  du  moment  *. 
Pour  ce  qui  était  au  contraire,  des  actes  d'intérêt  privé,  on 
leur  donnait  une  permanence  qui  tenait  à  l'avantage  particu- 
lier de  celui  qui  les  sollicitait*.  Il  y  avait  entre  les  membres 
des  assemblées,  un  échange  de  services  qui,  par  la  solidarité 
souvent  peu  loyale  des  moyens  employés,  a  imprimé  à  cette 
tactique  la  qualification  de  Log-rolling^  très  en  vogue  de  nos 
jours,  aux  États-Unis,  au  grand  chagrin  des  hommes  d'hon- 
neur qui  n'y  voient  qu'une  conspiration  des  intérêts  privés 
contre  la  fortune  publique. 

Après  avoir  montré  les  péripéties  du  gouvernement  poli- 
tique, voyons  la  marche  de  la  colonie,  au  point  de  vue  de 
son  développement  intérieur. 

De  même  que  la  Virginie,  le  Maryland  se  composait  alors 
d'établissements  dispersés,  avec  peu  ou  point  de  communica- 
tions. Les  planteurs  uniquement  occupés  de  la  production  du 
tabac,  employaient  au  défrichement  et  à  la  culture,  des  ser- 
viteurs engagés  (indeiited  seiwants),  de  race  blanche,  et  des 
noirsdont  l'importation  pouvait  remonter  presque  au  début  de 
la  colonie.  Ces  serviteurs,  aussi  bien  que  les  hommes  libres, 
furent  pendant  très-longtemps  privés  de  tout  moyen  d'instruc- 

*  ilildrelh,  1"  voU  p.  344. 

*  Mac  Mahon,  1''  vol.,  p.  '282. 


34  MARYLAND. 

lion,  car  comment  y  pourvoir  dans  un  pays  où  la  population 
n*a  que  peu  ou  point  de  centres  de  réunion.  Ce  n'est  guèrequc 
vers  la  fin  du  siècle  (1694),  que  la  législature  établit  des 
écoles  libres  à  Anapolis  comté  puritain  de  la  colonie. 

L^immigration  européenne  ne  se  fit  point  par  masses, 
comme  cela  eut  lieu  dans  quelques  colonies,  par  suite  de  con- 
tre-coups de  la  politique  étrangère.  Elle  monta  lentement,  et 
selon  toute  apparence,  c'esl  TAngleterre  et  le  nord  de  Tlrlande 
qui  contribuèrent  pour  la  presque  totalité  à  peupler  le  Ma- 
ryland.  Ce  mouvement  fut  asisez  soutenu,  et  vers  la  fin  de  la 
période  que  nous  venons  de  clore,  la  secte  protestante  y  eut 
la  plus  large  part.  On  a  constaté  qu'à  l'époque  de  la  restaura- 
tion de  Charles  H,  le  nombre  des  habitants  blancs  pouvait 
s'élever  à  12,000  environ,  chiffre  important  si  Ton  considère 
que  la  colonie  débuta  avec  deux  cents  et  quelques  individus  et 
qu'elle  n'existait  que  depuis  vingt-six  ans  \ 

L'abondance  était  loin  de  régner  partout  :  l'imprévoyance  du 
planteur  qui  sacrifiait  toute  culture  à  celle  du  tabac,  et  la 
concurrence  que  se  firent  longtemps  le  Maryland  et  la  Vir- 
ginie pour  Texportation  de  cette  sorte  de  produit,  occasion- 
nèrent des  crises  qui  pesèrent  surtout  sur  la  classe  infé- 
rieure. On  trouve  la  trace  de  cette  misère  dans  un  acte 
de  1650  destiné  à  venir  au  secours  des  pauvres  de  la  colo- 
nie '.  Il  fallait  que  la  détresse  fût  grande  pour  que  la  charité 
individuelle  se  trouvât  en  défaut,  chez  une  population  qui  fai- 
sait profession  de  pratiquer  largement  les  maximes  de  TÉvan- 
gile. 

Telle  était  la  physionomie  générale  de  cette  province  à 
l*époque  de  la  restauration.  Si  nous  en  résumons  les  traits 
principaux,  nous  voyons  que  le  Maryland  fut  le  premier 
territoire  dont  la  quasi-souveraineté  fut  concédée  à  un  seul 
homme^  et  le  seul  aussi  où  s'implanta  une  colonie  catholique» 

*  MacMahon,  1«' vol.,  p.  222. 

*  Bozman^  p.  406. 


POLITIOUE  COMPAIIÉE.  55i 

Plus  libéral  que  sa  charte,  lord  Baltimore  appela  les  émi- 
granls  sans  distinction  de  sectes,   en  proclamant  la  liberté 
religieuse  pour  tous  les  cultes  chrétiens.  Il  ouvrit  aussi  la 
voie  politique  à  tous  les  colons,  quoique  la  charte  ne  fil  men- 
tion que  des  propriétaires  fonciers  (freeholders) .  Les  catho- 
liques qui,  jusqu'en  1649,  formaient  la  majorité,    surent 
défendre  pied  à  pied  leurs  franchises,   et  parvinrent  sans 
trouble  à  en  agrandir  le  cercle,  grâce  à  Fesprit  débonnaire 
du  lord-Propriétaire.  Tout  marchait  d'une  manière  prospère 
lorsque  les  Episcopaux  d'abord,  et  les  Puritains  ensuite,  ve- 
nant à  s'emparer  du  pouvoir  à  la  faveur  des  circonstances  dont 
ils  surent  tirer  parti,  renversèrent  par  deux  fois,  la  liberté 
religieuse  qui  ne  reprit  son  empire  que  lors  de  la  restau- 
ration de  Charles  II,  et  du  rétablissement  de  lord  Baltimore. 
Celte  première  épreuve  de  gouvernement  fut  toute  fa- 
vorable aux  catholiques,  qui  ne  se  démentirent  pas  un  seul 
jour  dans  la  pratique  de  la  liberté  religieuse,  et  dans  Texcr- 
cice  régulier  des  institutions  démocratiques.  L'adoption  du 
droit  d'ainesse  n'eut  point  pour  objet,  comme  dans  Rhode- 
Island,  d'enrayer  la  liberté  politique,  il  fit  partie  d'un  en- 
semble de  lois  civiles  et  criminelles  empruntées  à  l'Angle- 
terre, sans  aucune  préoccupation  d'une  autre  nature.   On 
peut  dire  en  général,  que  le  gouvernement  du  Maryland  était 
plus  libéral  que  tous  ceux  de  la  Nouvelle-Angleterre,  car  on 
y  était  citoyen  de  droit,  jouissant  des  avanlages  politiques 
de  toute  nature,  par  le  seul  fait  de  la  résidence,  tandis  que 
dans  les  colonies  puritaines  il  fallait  d'abord  se  faire  admettre 
membre  de  TÉglise,  puis  solliciter  par  la  voie  du  scrutin, 
la  qualité  de /"r^^man.  Si  dans  Rhode-Island  on  n'exigeait  pas 
de  preuves  d'orthodoxie,  aucun  habitant  ne  pouvait  jouir  des 
privilèges  de  freeman\  qu'après  avoir  été  soumis  5  Tcpreuvc 
du  vote  de  tous  les  citoyens.  Cette  distinction  est  fort  impor- 
tante à  relever,  à  une  époque  surtout  où  les  préventions  de 
toute  nature  étaient  très  énergiques   dans   chaque   centre 


36  MàRYLâND. 

nouveau.  On  n'a  point  fait  ressortir  ces  distinctions  qui  sont 
capitales,  et  montrent  la  grande  supériorité  de  la  base  fon- 
damentale duMaryland  comparée  aux  autres  colonies. 

Dira-t-on  encore  que  le  principe  catholique  est  en  désac- 
cord avec  la  démocratie,  tandis  que  le  puritanisme  s'y  rat- 
tache par  des  liens  intimes,  comme  le  prétend  M.  Laboulaye 
avec  toutes  les  précautions  oratoires  destinées  à  atténuer  sa 
thèse?  (p.  246  et  suiv.)  La  réfutation  de  cette  double 
proposition  se  trouverait  dans  le  fonctionnement  comparatif 
des  institutions  du  Maryland  catholique  avant  Tînvasion  du 
puritanisme,  avec  celles  de  la  Nouvelle-Angleterre.  Je  com- 
prendrais la  discussion  de  cette  théorie  si  Ton  admettait 
encore  Tinféodation  de  l'État  à  l'Église,  car  Ton  pourrait  croire 
jusqu'à  un  certain  point,  à  la  nécessité  de  la  similitude  des 
deux  termes,  pour  les  faire  co-exister.  Mais  dès  que  l'on 
reconnaît  aujourd'hui  la  séparation  de  ces  deux  puissances 
avec  des  domaines  différents,  qu'est-il  besoin  de  l'identité? 
Est-ce  que  les  questions  religieuses  se  traitent  de  la  même 
manière  que  les  questions  politiques?  Si  le  raisonnement 
suffit  à  celles-ci,  croit-on  qu'il  ne  faille  pas  davantage  pour 
les  choses  de  l'ordre  spirituel?  Ne  peut-on  dire  que  plus  la 
liberté  sera  grande  en  politique,  plus  il  deviendra  nécessaire 
que  la  religion  rappelle  à  l'homme,  que  sa  raison  a  des  li- 
mites et  qu'il  ne  doit  s'en  servir  qu'avec  modération  et  cir- 
conspection? Où  donc  irait  Tesprit  abandonné  à  lui-même 
dans  Tordre  spirituel  et  temporel,  si  aucun  frein  n'était  mis 
à  sa  course  vagabonde  ?  La  colonie  de  Rhode-Island  en  fit 
une  rude  épreuve,  et  Toussait  de  quel  prix  elle  l'expia.  De- 
mandez aux  Puritains  eux-mômes,  si  la  foi  ne  jouait  pas  un 
rôle  important  dans  leurs  croyances,  et  si  ce  ne  fut  pas  la 
cause  de  leurs  ardentes  persécutions?  et  quand  plus  tard,  ils 
opérèrent  la  séparation  de  TÉglise  et  de  l'État,  ils  n'en  de- 
meurèrent pas  moins  fermement  ntlacliés  à  des  doctrines  qui 
sortaient  du  cercle  de  la  raison  pure. 


PROTESTANTISME  ET  POLITIQUE.  57 

Il  ne  suffit  point  à  M.  Laboiilaye  d'avancer  des  théories 
hasardées,  il  veut  les  justifier  par  des  exemples,  mais  là  est 
sa  grande  faiblesse,  car  ceux  qu'il  cite  en  toute  rencontre, 
sont  généralement  ou  défectueux  ou  complètement  erronés. 
La  réflexion  que  je  vais  transcrire,  ne  le  cède  en  rien  sous 
ce  rapport,  à  celles  que  j'ai  déjà  réfutées,  «  Il  est  remar- 
quable, dit-il  (p.  247)  à  ses  auditeurs,  que  toutes  les  grandes 
monarchies  modernes  ont  été  catholiques,  et  que  toutes  les 
républiques  qui  se  sont  établies  :  la  Hollande,  la  Suisse, 
l'Amérique,  appartenaient  surtout  aux  opinions  calvinistes.  » 

Je  pourrais  repousser  moi-même  ces  assertions  qui  ne 
supportent  pas  l'examen,  mais  je  vais  faire  acte  de  courtoisie 
envers  M.  Laboulaye,  en  lui  donnant  pour  contradicteur  un 
grand  homme  dont  il  ne  récusera  pas  le  témoignage.  Cha- 
teaubriand, dans  la  remarquable  préface  de  ses  études  his- 
toriques (p.  133),  voulant  repousser  une  proposition  iden- 
tique à  celle  posée  ci-dessus  et  consistant  à  dire  que  le  pro- 
testantisme s'était  montré  favorable  à  la  liberté  politique,  et 
avait  émancipé  les  nations,  s'exprime  ainsi  : 

«(  Jetez  les  yeux  sur  le  nord  de  l'Europe,  dans  les  pays  où 
la  réformation  est  née,  où  elle  s'est  maintenue,  vous  verrez 
partout  Tunique  volonté  du  maître  :  la  Suède,  la  Prusse,  la 
Saxe  sont  restées  sous  la  monarchie  absolue  ;  le  Danemark  est 
devenu  un  despotisme  légal.  Le  protestantisme  échoua  dans  les 
pays  républicains  :  il  ne  put  envahir  Gênes,  et  à  peine  obtint-il 
à  Venise  et  à  Ferrare  une  petite  église  secrète  qui  tomba...  En 
Suisse,  il  ne  réussit  que  dans  les  cantons  aristocratiques  ana- 
logues à  sa  nature,  et  encore  avec  une  grande  effusion  de 
sang.  Les  cantons  populaires  ou  démocratiques  Schwitz,  Uri  et 
llnderwald,  berceau  de  la  liberté  helvétique,  le  repoussèrent. 
En  Angleterre,  il  n'a  point  'été  le  véhicule  de  la  constitution 
formée  avant  le  seizième  siècle  dans  le  giron  de  la  foi  cathe- 
lique.  Quand  la  Grande-Bretagne  se  sépara  de  la  cour  de 
Rome,  le  Parlement  avait  déjà  jugé  et  déposé  des  rojs,  ces 


58  MARYLAND. 

trois  pouvoirs  étaient  distincts;  l'impôt  et  Farmée  ne  se  le- 
vaient que  du  consentement  des  lords  et  des  Communes,  la 
monarchie  représentative  était  trouvée  et  marchait  :  le  temps, 
la  civilisation  et  les  lumières  croissantes  y  auraient  ajouté  les 
ressorts  qui  lui  manquaient  encore,  tout  aussi  bien  sous  Tin- 
fluence  du  culte  catholique,  que  sous  Tempiré  du  culte  pro- 
testant. Le  peuple  anglais  fut  si  loin  d'obtenir  une  extension 
de  ses  libertés,  par  le  renversement  de  la  religion  de  ses 
pères,  que  jamais  le  sénat  de  Tibère  ne  fut  plus  vil  que  le 
Parlement  de  Henri  VIII  :  ce  Parlement  alla  jusqu'à  décréter 
que  la  seule  volonté  du  tyran  fondateur  de  l'Église  anglicane 
avait  force  de  loi.  L'Angleterre  fut-elle  plus  libre  sous  le 
sceptre  d'Elisabeth,  que  sous  celui  de  Marie?  La  vérité  est 
que  le  Protestantisme  n'a  rien  changé  aux  institutions  :  là  où 
il  a  rencontré  une  monarchie  représentative  ou  des  républi- 
ques aristocratiques  comme  en  Angleterre  et  en  Suisse,  il  les 
a  adoptées  ;  là  où  il  a  rencontré  des  gouvernements  mili- 
taires, comme  dans  le  nord  de  l'Europe,  il  s'en  est  accom- 
modé, et  les  a  même  rendus  plus  absolus.  » 

L'auteur  parle  ensuite  des  États-Unis  devenus  libres  par 
suite  de  leur  rébellion  contre  la  mère  patrie,  protcstanle 
comme  les  colonies  révoltées,  et  il  dit  que  les  États  de  l'Ouest 
sont  aujourd'hui  catholiques,  ce  qui  prouve  que  le  Catlioli- 
cisme  peut  s'accommoder  de  cette  forme  de  gouvernement. 
Puis  Chateaubriand  ajoute  : 

«  Une  seule  république  et  quelques  villes  libres  se  sont 
formées  en  Europe,  à  l'aide  du  Protestantisme  :  la  répu- 
blique de  Hollande,  et  les  villes  anséatiques.  Mais  il  faut  re- 
marquer que  la  Hollande  appartenait  à  ces  communes  indus- 
trielles des  Pays-Bas  qui,  pendant  plus  de  quatre  siècles, 
luttèrent  pour  secouer  le  joug  de  leurs  princes,  et  s*adminis- 
tr&œvii  en  forme  de  républiques  municipales,  toutes  zélées 
catholiques  qu'elles  étaient.  Philippe  II  et  les  princes  de  la 
maison  d'Autriche  ne  purent  étouffer  dans  la  Belgique  cet 


RETOUR  A  LA  LIBERTÉ  RELIGIEUSE.  39 

esprit  d'indépendance;  et  ce  sont  des  prêtres  catholiques  qui 
viennent  aujourd'hui  rr.cme,  de  la  rendre  à  l'clal  républi- 
cain. »  (Allusion  à  la  révalulion  de  1830.) 

11  était  impossible  de  réfuter  plus  complètement  tous  les 
faits  prétendus  historiques  imaginés  par  M.  Laboulaye  dans 
l'inlérêt  de  sa  théorie  ;  ce  sera  pour  lui,  tout  à  la  fois  une 
réfulation  et  une  leçon  d^histoire  trcs-utile  à  méditer. 

Section   IV 

RÉTABUSSEMEM  DE  LA    LIBERTé    RELIGIEUSE. 

AVÈNEMENT   DE  LORD  CHARLES   BALTIUORE.    —   SA  DÉCHÉANCE. 

INCAPACITÉ   POLIIIQUE   DES   CATHOLIQUES. 

La  restauration  de  lord  Baltimore  ne  pouvait  s'accomplir 
que  dans  les  conditions  où  il  avait  inauguré  sa  souveraineté 
à  l'origine,  c  est-à-dire  avec  le  rétablissement  de  la  liberté 
religieuse.  11  s'empressa  donc  de  rendre  aux  Catholiques  la 
capacité  politique  dont  les  Puritains  les  avaient  dépouillés. 
On  entrait  dançune  ère  nouvelle  qui  promettait  plus  de  fixité 
aux  institutions,  malgré  les  rudes  épreuves  réservées  au  pou- 
voir souverain. 

Désormais,  eu  égard  à  Taccroissement  de  la  population,  les 
freemen  n'auront  plus  de  participation  directe  à  Faction  lé- 
gislative. L'Assemblée  générale  ne  sera  plus  composée  que 
de  délégués,  députés  ou  Bourgeois  élus  par  les  comtés,  cir- 
conscription qui  a  remplacé  les  centuries.  Mais  le  lord-Pro- 
priétaire conservera  encore  une  faculté  un  peu  arbitraire  : 
celle  de  déterminer  lui-même  le  nombre  de  députés  que 
pourra  envoyer  chaque  comté.  Ce  n'est  qu'en  1681,  que  le 
système  électoral  et  représentatif  sera  modifié  pour  être 
encore  remanié  en  1692  \ 

Le  revenu  que  le  lord-Propriétaire  retirait  de  la  vente  de 

*  Mac-Mahon,  1"  vol.,  p.  147. 


40  MARYLAND. 

ses  terres  était  de  beaucoup  insuffisant  pour  le  couvrir  de 
toutes  les  dépenses  que  lui  avait  occasionnées  rétablisse- 
ment de  la  colonie,  et  de  plus,  il  lui  fallait  pourvoir  à 
la  dépense  de  cette  possession  vis-à-vis  tant  des  Indiens  que 
des  blancs  qui  menaçaient  la  sécurité  de  tous.  Après  la  rébel- 
lion de  Ingles  et  l'attaque  de  Clayborne,  l'Assemblée  fut  sai- 
sie en  1646,  d'une  demande  de  subsides  pour  faire  face  aux 
frais  nécessités  par  la  répression.  On  créa  d'abord  une  taxe 
qui  bientôt  parut  trop  lourde  et  que  l'on  convertit  ensuite 
en  un  impôt  sur  tout  le  tabac  à  exporter  par  bâtiments  hol- 
landais, à  destination  d'un  port  non  anglais.  Mais  cette  res- 
source manqua  tout  à  fait,  quand  Tacte  de  navigation  attribua 
aux  bâtiments  anglais  le  monopole  des  exportations  des  colo- 
nies. C'est  alors  que,  moyennant  certaines  concessions  faites 
par  le  lord-Propriétaire,  la  législature  consentit  à  grever  d'une 
taxe  de  2  shill.  par  tonneau,  tout  le  tabac  à  exporter.  Moitié 
de  ce  droit  fut  affectée  aux  dépenses  de  la  colonie,  et  moitié 
attribuée  à  lord  Baltimore  à  titre  de  revenu  personnel  et  parti- 
culier. La  fixation  fréquente  de  ces  allocations  fut  l'objet  de 
nombreuses  discussions  qui  ne  laissaient  pas  d'entraîner  de 
l'aigreur  entre  le  gouverneur  et  les  colons.  Le  droit  du  Pro- 
priétaire à  ces  taxes  était  souvent  mis  en  question,  et  l'on 
comprend  que  lorsqu'elles  s'appliquaient  au  seul  produit  de 
la  province,  le  débat  était  animé  et  irritant,  car  c'est  le 
sort  de  toute  loi  fiscale  d'avoir  besoin  de  se  faire  pardonner, 
môme  quand  elle  s'applique  à  des  besoins  justifiés.  Quoi  qu'il 
en  soit,' il  n'apparaît  point  que  l'affection  des  colons  pour  lord 
Baltimore  en  fût  notablement  altérée,  car  lors  de  sa  mort  qui 
arriva  en  1675,  ils  payèrent  à  sa  mémoire  un  juste  tribut  de 
regrets.  C'est  qu'il  avait  su  tempérer  par  un  gouvernement 
paternel,  ce  que  les  institutions  avaient  encore  d'incomplet 
dans  ce  premier  âge  de  la  colonisation.  A  sa  mort,  la  popula- 
tion qu'on  évaluait  à  1 6,000  âmes,  et  qui  était  pour  la  ma- 
jeure partie  protestante,  se  trouvait  répartie  en  dix  comtés, 


SUFFRAGE  ACCORDÉ  AUX  GENS  DE  COULEUR.  41 

dont  cinq  situés  sur  chaque  rive  du  fleuve  K  La  prospérilé 

régnait  parmi  les  habitanls,  ils  n  avaient  rien  à  envier  aux 

autres  colonies. 
Le  successeur  de  lord  Baltimore  fut  Charles  Calvert  son  fils 

troisième  du  nom,  qui  avait  déjà  gouverné  la  province  pen- 
dant quatorze  années.  Quoiqu'il  fût  bien  connu  des  habitants 
et  que  son  administration  ne  leur  eût  point  été  hostile,  une 
intrigue  ourdie  en  Virginie  faillit  lui  faire  perdre  la  colonie. 
Mais  une  répression  énergique  repoussa  bientôt  celte  levée 
de  bouchers,  et  tout  rentra  dans  Tordre.  Toutefois  Tétatdes 
esprits  pouvait  déjà  faire  pressentir  que  la  colonie  allait  en- 
trer dans  une  phase  de  secousses  et  d'agitations,  où  P intolé- 
rance en  matière  de  religion  jouerait  le  principal  rôle. 

Le  Maryland  se  recrutait  incessamment  d'Européens  pro- 
testants, de  nature  fort  diverse  :  à  côté  d'hommes  libres, 
on  remarquait  des  serviteurs  engagés,  de  race  blanche,  puis 
fe  convicts  que  T Angleterre  exportait  dans  ses  colonies. 
Ces  serviteurs  et  ces  convicts  étaient  libérés  après  un  certain 
temps  et  ils  devenaient  électeurs.  Soit  que  cette  considéra- 
tion ait  influé  sur  Tesprit  de  Charles  Baltimore,  soit  que 
^'autres  raisons  Talent  déterminé,  il  résolut  en  1681,  de 
•imiter,  de  son  autorité  privée,  le  droit  de  suffrage  aux 
habitants  propriétaires  de  cinquante  acres  de  terre  ou  pos- 
sesseurs de  valeurs  mobilières  équivalant  à  quarante  livres 
sterling.  On  rentrait  dans  les  termes  de  la  charte,  mais  on 
s'éloignait  de  la  pratique  jusque-là  suivie,  du  suffrage  uni- 
versel. Il  convient,  à  cet  égard,  de  constater  un  fait  très- 
curieux  qui  n'a  été  mentionné  par  aucun  auteur  français. 
Dans  Téconomie  des  institutions  créées  par  lord  Baltimore 
deuxième  du  nom,  les  noirs  et  les  Indiens  libres  attachés  à 
la  colonie  étaient  admis  comme  les  blancs  au  droit  de  suf- 
frage, et  lorsque  lord  Charles  Baltimore  modifia  la  loi  électo- 

*  Hildrelh,  1"  vol.,  p.  565. 


42  MARYLAND. 

raie,  il  n'enleva  point  aux  gens  de  couleur  les  franchises 
dont  ils  avaient  joui  précédemment,  mais  il  les  soumit  au 
droit  commun  pour  le  cens  électoral.  Ce  fait  est  d'autant  plus 
remarquable,  que  jamais  les  colonies  du  Nord,  pas  môme  la 
Nouvelle-Angleterre,  n'accordèrent  pareille  faveur  à  ces  deux 
races  qu'elles  méprisaient  et  repoussaient,  bien  loin  de  vou- 
loir se  les  assimiler. 

Cette  modification  essentielle  du  droit  électoral  fit  naître 
la  crainte  que  le  lord-Propriétaire  n'eût  en  vue  de  nouveaux 
empiétements.  D'autre  part,  les  protestants  n'étaient  point 
rassurés  sur  l'avenir  de  la  liberté  religieuse,  à  raison  des 
tendances  de  Charles  II  d'Angleterre,  et  de  celles  plus  pronon- 
cées encore  de  son  futur  hérilier  Jacques  II,  en  faveur  du 
catholicisme.  Enfin  la  main  de  fer  de  l'Angleterre  s'étendait 
de  plus  en  plus  vers  les  colonies,  non  pour  les  aider,  mais 
pour  les  opprimer.  Celaient  autant  de  sujets  d'inquiétude 
qui  entretenaient  l'agitation.  La  couronne  de  son  côté,  jalouse 
de  tous  les  avantages  concédés  à  lord  Baltimore  dont  la  charte 
lui  enlevait  une  source  importante  de  revenus,  épiait  Tocca- 
sion  de  l'anéantir.  Ce  dernier  se  trouvait  donc  entre  deux 
écueils,  son  pouvoir  ne  pouvait  manquer  de  faire  naufrage 
dans  la  tempête  qui  s'élevait.  Charles  II,  sous  de  faux  pré- 
textes de  violation  de  la  charte,  le  menaçait  de  la  faire  annu- 
ler en  justice,  et  l'événement  ne  se  serait  point  fait  attendre 
si  la  mort  n'était  venue  le  surprendre.  Jacques  II  reprenant 
ces  projets  en  1687,  entama  l'action  judiciaire,  mais  une  fois 
encore,  le  lord-Propriétaire  fut  sauvé  d'une  ruine  certaine, 
par  la  révolution  de  1688. 

Cependant  pour  avoir  échappé  à  ce  danger,  lord  Charles 
Baltimore  ne  devait  pas  être  plus  rassuré,  car  le  parti  pro- 
testant de  la  colonie  allait  devenir  redoutable,  à  la  suite  de 
la  révolution  qui  assurait  son  triomphe.  Déjà  cependant 
Charles  II,  en  1681,  avait  donné  satisfaction  à  l'une  de  ses 
prétentions  par  un  ordre  portant  qu'à  Tavenir  toutes  les 


LORD  BALTIMORE  DÉPOSÉ.  45 

fondions  publiques  ne  seraient  confiées  dans  L  Maryland 
qu'à  des  protestants,  à  Texclusion  des  catholiques  K  Tel  fut 
le  point  de  départ  de  la  déchéance  de  ces  derniers,  déchéance 
dont  ils  ne  furent  relevés  qu'à  la  révolution  américaine  de 
4776,  c'est-à-dire  un  siècle  seulement  après  ce  grave  évine- 
raent.  L'état  de  minorité  numérique  des  catholiques,  les 
habitudes  paisibles  de  celte  population  n*expliquent  en  au- 
cune manière  cet  acte  arbitraire  qui  n  était,  à  vrai  diie, 
qu*une  basse  concession  à  une  haine  de  secte.  Mais  les  pro- 
testants furent  bien  mal  avisés  d'appeler  l'aide  de  la  cou- 
ronne, car  elle  s'habitua  à  mettre  la  main  dans  les  affaires 
Je  la  colonie.  Ce  n'était  là  qu'un  prélude.  Après  le  sacrifice 
des  catholiques,  vint  le  tour  du  lord-Propriélaire.  Un  peu  pins 
tard,  les  non-conformistes  eux-mêmes  devaient  tomber  sous 
le  joug  de  la  royauté  et  de  l'Église  anglicane.  Enfin  la  colonie 
tout  entière  ne  pouvait  échapper  à  une  lutte  des  plus  graves 
contre  l'Angleterre.  La  révolution  de  1688  fut  comme  le 
signal  de  ces  divers  envahissements. 

Lorsque  cette  révolution  éclata,  il  suffit  de  quelques  fausses 
mesures  prises  par  les  agents  de  lord  Baltimore,  en  opposition 
avec  le  nouvel  état  de  choses  en  Angleterre,  pour  colorer  les 
motifs  delà  confiscation  de  la  charte.  En  1689,  il  se  forma 
révolu tionnairement  dans  la  colonie  même,  une  associalion 
de  protestants  armés  qui  déposèrent  le  lord-Propriétaire  et 
s'emparèrent  du  gouvernement;  et  quoique  n'ayant  point 
l'attache  de  l'Angleterre,  ils  exercèrent  le  pouvoir  jusqu'en 
1692,  époque  à  laquelle  ils  le  remirent  au  gouverneur 
nommé  à  cet  effet  par  le  roi  Guillaume.  Celte  prise  de  pos- 
session venait  à  la  suite  d'une  procédure  faite  en  Angleterre 
devant  le  conseil  privé,  et  qui  amena  aisément  la  déchéance 
de  lord  Baltimore,  sur  ce  seul  motif  qu'il  était  papiste.  Du 
reste  le  conseil  le  maintenait  dans  la  possession  de  ses  créan- 

*  Bancroft,  p.  284. 


44  MARYLÂND. 

ces,  droits  de  tonnage  et  autres  revenus  dont  il  jouissait  pré- 
cédemment. Le  gouvernement  seul  lui  était  enlevé*. 

Une  assemblée  législative  fut  convoquée  immédiatement 
pour  mettre  la  législation  en  harmonie  avec  l'état  nouveau 
de  la  colonie';  et  en  suivant  les  précédents  législatifs,  on  an- 
nula toutes  les  lois  existantes  pour  en  créer  d'autres  qui,  renou- 
velant en  partie  les  précédentes,  en  différaient  beaucoup  à 
certains  égards.  La  religion  anglicane  fut  déclarée  religion 
d'État.  On  divisa  la  province  en  trente  paroisses  soumises  à 
la  glèbe  pour  le  soutien  de  cette  Église  privilégiée,  et  chaque 
individu  fut  soumis  à  cette  contribution,  peu  importe  la  secte 
à  laquelle  il  appartenait.  Les  catholiques  se  trouvèrent  dé- 
pouillés de  toute  liberté  politique  et  religieuse  *. 

Les  Puritains  n'avaient  pas  beaucoup  à  s'applaudir  de  cette 
révolution  qu'ils  avaient  provoquée  :  une  fois  de  plus  ils  fou- 
laient aux  pieds  la  liberté  religieuse,  mais  la  secte  épisco- 
pale  prenait  le  dessus  et  les  obligeait  à  contribuer  au  salaire 
de  ses  ministres.  Enfin,  ils  avaient  comme  à  plaisir,  appelé 
sur  la  colonie  le  gouvernement  royal,  le  moins  libéral  de  tous, 
qu'ils  connaissaient  cependant  pour  l'avoir  vu  à  l'œuvre  dans 
la  Virginie  qui  le  supportait  impatiemment.  Quant  aux  Catho- 
liques, l'intolérance  s'appesantit  sur  eux  sans  relâche,  dans 
tous  les  rapports  de  la  vie.  J'exposerai  bientôt  la  triste  con- 
dition de  ces  malheureux  qui  n'avaient  d'autre  tort  que  d'a- 
voir inauguré  la  liberté  religieuse,  liberté  que  par  une  amère 
dérision,  les  Protestants  s'empressèrent  de  détruire  I 

Section  V 

APOSTASIE  DE  BÉNÉDXT  BALIIMORE.   —   RESTAURATION.  —  MARTYROLOGE 
DES  CATHOLIQUES.    —    ÉTAT    DU  CLERGÉ   ÉPISCOPAL. 

Ces  démonstrations  anti-catholiques  détruisaient  les  quel- 
ques espérances  que  lord  Cliarles  Baltimore  pouvait  encore 

*  Hildreth,  2*vol.,  p  17:2. 
«  Hildreth,  2«  vol.,  p.  173. 


APOSTASIE.  45 

erttretenir  d'une  restauration  de  son  gouvernemenl.  Il  ne 
pouvait  se  dissimuler  que  le  principal  obstacle  au  succès 
èlsdt  la  religion  à  laquelle  il  appartenait,  et  il  aurait  montre 
une\raie  magnanimité  en  restant  ferme  dans  ses  principes, 
alors  surtout  que,  s'il  avait  perdu  la  souveraineté  de  la  colo- 
nie, tous  les  droits  utiles  lui  en  étaient  laissés.  Malheureuse- 
ment, il  adopta  une  de  ces  capitulations  de  conscience  qui 
font  tache  dans  Thistoire  d'un  règne.  Déjà  avancé  en  âge,  il 
ne  voulait  point  renoncer  à  la  foi  de  ses  pères,  mais  il  insista 
beaucoup  auprès  de  son  fils  Benedict  Léonard  Calvert,  pour 
obtenir  sa  conversion  au  protestantisme,  en  lui  remontrant 
que  c'était  lé  seul  moyen  efficace  pour  obtenir  la  réintégra- 
tion de  l'autorité  souveraine  du  Maryland.  Benedict  que  sé- 
duisait la  perspective  d'une  souveraineté  exercée  sur  un  pays 
déplus  en  plus  florissant,  suivant  la  direction  de  son  père, 
se  fil  admettre  membre  de  l'Église  anglicane.  Lord  Charles 
Baltimore  ne  vécut  point  assez  pour  être  témoin  du  résullat 
de  cette  grave  résolution,  car  il  mourut  peu  après,  en  1714. 
Benedict  sut  habilement  tirer  parti  de  sa  conversion  au  pro- 
testantisme, et  ne  tarda  pas  à  être  réintégré  dans  le  gouver- 
nrment  dii  Maryland,  toutefois  avec  des  modifications  que 
comportaient  les  circonstances.  Mais  il  ne  jouit  pas  longtemps 
de  ce  succès  d'ambition.  A  peine  investi  de  sa  nouvelle  auto- 
rité, il  mourut  lui-même  en  avril  1715,  laissant  son  titre  et 
ses  biens  à  un  fils  en  bas  âge,  du  nom  de  Charles,  qu'on  éle- 
vait dans  les  principes  de  la  secte  épiscopale  et  qui  devint 
lord  Charles  Baltimore  cinquième  du  nom. 

L'apostasie  mercantile  de  Benedict  est  une  triste  page  de 
'histoire  si  glorieuse  de  cette  famille.  Les  mânes  du  premier 
lord  Baltimore  durent  en  gémir,  lui  si  noble,  si  désintéressé, 
qui  aima  mieux  sacrifier  le  poste  élevé  qu'il  occupait  dans  les 
conseils  de  la  couronne,  que  de  résister  aux  impulsions  de  sa 
conscience  !  Mais  la  critique  la  plus  sévère  de  cette  apostasie 
sclroiive  dans  Ta! lilude calme  et  résignée  de  la  population 


46  BIARYLAND. 

calholiquc  de  la  province,  courbée  qu'elle  élail  sous  le  poids 
des  mesures  draconiennes  que  les  prolestants,  de  beaucoup 
plus  nombreux,  avaient  édictées  contre  elle  !  Je  vais  donner 
une  esquisse  des  principales  péripéties  par  lesquelles  passè- 
rent les  catholiques  depuis  la  fondation  de  la  colonie.  C'est 
une  page  d'histoire  importante  à  conserver  pour  montrer 
d'une  part,  le  peu  de  cas  que  faisaient  les  protestants  de  la 
liberté  de  conscience,  lorsqu'ils  n'y  étaient  pas  intéressés  ; 
et  d'autre  part,  jusqu'à  quel  degré  de  raffinement  peut  ar- 
river la  haine  des  sectes  ! 

En  1654,  cest-à-dirc  vingt  ans  seulement  après  la  fonda- 
tion de  la  colonie,  les  Puritains  ayant  la  majorité  dans  ras- 
semblée, déclarent  les  catholiques  déchus  de  tous  les  droits 
et  avantages  résultant  de  la  charte  à  la  faveur  de  laquelle  ces 
mômes  sectaires  avaient  été  accueillis. 

La  restauration  du  premier  lord  Baltimore  rend  aux  catho- 
liques les  franchises  dont  ils  avaient  été  dépouillés,  mais  lors- 
que son  fils  et  successeur  Charles  Baltimore  est  expulsé,  ils  re- 
tombent encore  une  fois  victimes  de  la  réaction  protestante 
(1G92)  ;  et  non-seulement  leurs  droits  politi(iues  sont  an- 
nulés, mais  encore  il  leur  faut  payer  les  taxes  du^cultc  de 
rÉglise  épiscopale  devenue  religion  d'État. 

En  1704,  l'assemblée  porte  une  loi  qui  défend  aux  év<^qucs 
et  aux  prêtres  catholiques  de  dire  la  messe  excepté  dans  Tin- 
térieur  des  familles;  de  remplir  aucune  autre  fonction  de 
leur  ministère,  surtout  de  faire  des  prosélytes;  le  tout  sous 
les  peines  les  plus  graves.  Les  catholiques  perdent  le  droit 
d'enseigner,  et  la  loi  accorde  à  tout  enfant  de  cette  religion 
qui  renie  sa  foi,  le  droit  monstrueux  d'exiger  à  l'instant,  de 
ses  père  et  mère,  sa  part  de  leur  fortune,  à  peu  près  comme 
si  leur  succession  fut  déjà  ouverte  *. 

Les  Quakers  n'avaient  pas  été  plus  ménagés  que  les  catho^ 

Mac  Blahon,  !«'  vol.,  p.  245.  —  Iliidrelli,  ^'  vol.,  p.  Ui, 


MARTYROLOGE  DES  CATHOLIQUES.        « 

Wques.  Mais  comme  pour  mieux  torturer  la  conscience  de  ces 
àerniers  par  un  terme  de  comparaison  blessant  pour  eux, 
m  porta  en  i  706,  une  loi  qui  autorisait  les  Quakers  à  prati- 
quer les  exercices  de  leur  secte  librement,  et  sans  crainte 
d'èlre  désormais  troublés  par  qui  que  ce  fut. 

L'acte  de  1704  faisait  plus  que  de  s'immiscer  dans  les  pra- 
tiques du  culte  catholique  :  il  exigeait  de  toute  pei*sonne  oc- 
cupant un  emploi  quelconque  du  gouvernement,  un  serment 
d'une  nature  toute  particulière  qui  consistait  à  abjurer  cer- 
taines doctrines  essentielles  du  catholicisme,  telles  par 
exemple  que  la  transsubstantiation*.  N'était-ce  pas  l'inquisi- 
tion la  plus  odieuse  qui  fut  jamais  ? 

Mais  le  fiel  des  sectaires  n'était  pas  épuisé.  Il  ne  suffisait  pas 
de  refouler  les  catholiques  dans  le  sanctuaire  de  leur  con- 
science, co  n'était  point  assez  de  leur  enlever  les  droits  civils 
et  politiques,  il  fallait  encore  essayer  de  les  déshonorer,  en 
les  précipitant  au  pied  de  l'échelle  sociale.  On  les  excluait  de 
toutes  les  relations  de  société,  on  ne  leur  permettait  point  de 
se  promener  devant  le  bâtiment  dit  maison  d'État,  et  de  fré- 
quenter certains  quartiers  de  la  ville  ;  ils  étaient  pour  ainsi 
dire  enfermés  dans  un  ghetto^  et  chaque  fois  qu'ils  sortaient, 
il  leur  fallait  porter  des  armes  pour  leur  défense*. 

Ces  tortures  persistantes  ne  pouvaient  qu'exaspérer  les 
catholiques,  et  surtout  leur  inspirer  une  profonde  répulsion 
pour  des  institutions  si  peu  protectrices  de  leurs  personnes 
et  de  leur  honneur.  Écrasés  par  le  nombre,  ils  subirent  leur 
sort  en  silence.  Cependant  un  certain  nombre  d'entre  eux 
cherchèrent  à  is'affranchir  de  cette  situation  humiliante  î  quel- 
ques délégués  choisis  parmi  les  plus  dévoués  vinrent  à  Paris 
solliciter  des  ministres  de  Louis  XV,  le  droit  de  s'établir  dan« 
la  Louisiane  qui  appartenait  alors  à  la  France.  Mais  soit  que 

*  Mac  Mahon,  p*  280. 

*  Life  of  Charles  Carroll  ofCarroUon,  in  Ihe  Biography  ofthe  SignerSi 
voh  VUI,  p.  340. 


48  MARYLAND. 

le  gouvernement  français  eût  craînl  de  voir  ses  possessions, 
dont  la  population  était  encore  bien  faible,  envahies  par  un 
grand  nombre  de  colons  anglais,  soit  indifférence  pour  une 
acquisition  de  celte  nature,  la  requête  de  ces  malheureux  fut 
repoussée  ^ 

On  n'en  doit  pas  moins  aux  catholiques  du  Maryland  celle 
justice,  que  le  régime  de  terreur  auquel  ils  étaient  soumis, 
ne  réussit  guère  à  arracher  les  apostasies  qu  on  en  espérait. 
Ils  aimèrent  mieux,  pour  la  plupart,  s'incliner  devant  la 
tourmente  ;  ce  sacrifice  les  relevait  à  leurs  propres  yeux. 
L'histoire  devait  enregistrer  avec  respect,  une  pareille  con- 
duite si  bien  en  harmonie  avec  le  noble  dévouement  du  fon- 
dateur de  la  colonie  I  Mais  pourquoi  faut-il  qu'à  la  deuxième 
génération  de  ce  grand  homme,  on  voie  l'un  de  ses  descen- 
dants apostasier  dans  un  intérêt  purement  politique?  C'est  le 
triste  revers  de  la  société,  revers  d'autant  plus  triste,  qu'il 
semble  plus  particulièrement  le  fait  d'hommes  élevés  en  si- 
tuation, qui  laissent  ainsi  aux  classes  moyenne  et  inférieure 
le  mérite  des  belles  actions  ! 

Cette  révoltante  condition  des  catholiques  fut  quelque  peu 
mitigée  par  la  suite,  mais  elle  ne  changea  réellement  qu'aux 
approches  de  la  révolution  d'Amérique;  non  point  en  vertu 
d'un  sentiment  généreux  qui  pourrait  y  donner  quelque 
prix,  mais  par  suite  d'une  force  de  choses  supérieure  aux 
passions  :  par  le  sentiment  de  la  peur,  puisqu'il  faut  l'appeler 
par  son  nom  ! 

A  la  veille  de  s'engager  dans  une  guerre  redoutable  contre 
r Angleterre  pour  obtenir  le  redressement  de  leurs  griefs,  et 
éventuellement  pour  conquérir  leur  indépendance,  les  colo- 
nies formèrent  en  1774,  un  congrès  destiné  à  aviser  aux  me- 
sures à  prendre  dans  ces  graves  conjonctures.  On  crul  devoir 
faire  un  appel  énergique  à  toutes  les  forces  vives  du  pays, 

*  llildrclli,  2'  vol.,  p.  414. 


RETOUR  A  LA  TOLÉRANCE.  49 

sans  acception  de  partis  et  de  croyances.  Alors  seulement, 
les  sectes  protestantes  se  firent  humbles  en  face  du  danger. 
On  en  pourra  juger  par  l'adresse  que  je  vais  transcrire,  ré- 
pandue dans  tout  le  Maryland  : 

«  Comme  notre  opposition  au  plan  formé  par  le  gouver- 
nement anglais  de  réduire  FAmérique  en  esclavage,  sera 
fortifiée  par  l'union  dans  tous  les  rangs,  des  hommes  de  cette 
province,  nous  recommandons  de  la  manière  la  plus  pres- 
sante, que  tous  dissentiments  intérieurs  en  matière  de  reli- 
gion et  de  politique,  et  que  les  querelles  et  rancunes  parti- 
culières de  toute  nature  cessent  dès  maintenant,  et  soient 
pour  toujours,  ensevelies  c^ns  un  profond  oubli  ;  et  nous 
supplions,  nous  conjurons  tous  les  habitants,  au  nom  de  leur 
devoir  envers  Dieu,  envers  le  pays  et  la  postérité,  de  stinir 
cordialement  dans  une  défense  commune  de  nos  droits  et  de 
nos  libertés*.  » 

C'est  à  la  suite  de  cet  appel  que  les  catholiques  purent  re» 
trouver  la  sécurité  et  un  peu  de  cette  liberté  dont  ils  furent 
si  longtemps  dépouillés.  De  grands  dangers  supportés  en 
commun  pouvaient  seuls  effacer  les  haines  accumulées  pen- 
dant si  longtemps,  mais  les  catholiques  durent-ils  être  recon- 
naissants de  cette  concession  arrachée  par  la  nécessité  à  leurs 
adversaires?  On  peut  en  douter.  Un  contrat  de  cette  nature 
est  de  la  pire  espèce  :  il  demande  à  un  homme  le  sacrifice  de 
sa  vie,  en  échange  de  quelques  avantages  dont  il  se  peut 
qu'il  ne  jouisse  jamais  ! 

Cet  acte  de  tolérance,  en  môme  temps  qu'il  releva  la  con- 
dition et  le  courage  des  catholiques,  ouvrit  de  nouveau  cet 
asile  à  leurs  coreligionnaires  de  tous  pays.  Vingt  ans  après, 
le  Maryland  était  appelé  à  recueillir  quelques-unes  des  vic- 
times de  la  sanglanic  rébellion  de  Saint-Domingue  qui,  par 
la  fermeté  de  leurs  principes  et  leur  éducation,  devaient  enri- 

*  Mac  Malion,  1"  voL,  p.  411. 

II.  ^ 


50  MARYLAND. 

chir  la  colonie,  et  payer  au  centuple  riiospitalile  qui  leur 

serait  faite. 

En  face  de  la  persécution  violente  des  catholiques,  voyons 
quelle  était  la  condition  du  clergé  de  l'Église  protestante  do- 
minante :  les  ministres  vivaient  de  la  dîme  imposée  pour  eux 
à  toutes  les  communions,  ils  s'abandonnaient  à  tous  les  dés- 
ordres, et  leur  conduite  devint  si  scandaleuse,  qu'un  évoque 
protestant  disait  naguère  :  «  J'ai  eu  tant  de  témoignages  irré- 
cusables, écrits  et  verbaux,  de  la  conduite  du  clergé  protes- 
tant du  Maryland  (de  cette  époque),  que  je  suis  confondu  de 
surprise  en  voyant  que  Dieu  a  épargné  une  Église  si  univer- 
sellement corrompue,  et  qu'il  n'a  point  retiré  sa  lumière  de 
ce  triste  lieu*.  » 

Que  pourrait-on  ajouter  pour  augmenter  Tintérêt  qu'inspi- 
raient les  catholiques  persécutés?  Rien,  si  ce  n'est  peut-être 
le  silence  obstiné  gardé  à  leur  égard,  par  les  écrivains  fran- 
çais! 

Section  VI 

AVÈNEMENT   bO  CINQUIÈME  LORD  BALTIMORE.    —  NOUVELLE   CONSTITUTION. 
ÉCOLES   PUBLIQUES. 

Je  reviens  maintenant  à  lord  Charles  Baltimore  cinquième 
du  nom.  Encore  enfant  lors  de  la  mort  de  son  père,  il  fut 
placé  sous  la  tutelle  de  lord  Guiltord  qui,  en  1715,  expédia 
une  commission  de  gouverneur  à  John  Ilart  déjà  en  posses- 
sion de  cette  fonction.  Une  nouvelle  constitution  fut  faite, 
qui  rappelait  à  peu  près  la  précédente  :  ainsi  le  gouverne- 
ment se  trouva  composé  d'un  gouverneur,  d'une  chambre 
haute  formée  de  douze  conseillers  nommés  par  le  lord-Pro- 
priétaire, et  qui  faisait  aussi  fonction  de  tribunal  suprême  ; 
plus,  d'une  chambre  basse  dite  assemblée  générale,  compo- 
sée de  députés  envoyés  par  les  comtés,  à  raison  de  quatre 

»  Campbeirs  Life  of  Archbisliop  Carroll,  in  the  Vnited  States.  Calholic 
magasine,  n*  99. 


CONDITION  ÉCONOMIQUE.  51 

par  chacun  d'eux.  Le  droit  de  suffrage  fut  réservé  aux  pro- 
priétaires fonciers  et  à  tous  autres  possédant  des  valeurs 
mobilières  d'un  chiffre  de  quarante  livres  sterling.  Les  élec- 
tions soumises  à  un  renouvellement  triennal  devaient  se  faire 
de  vive  voix  comme  en  Virginie,  et  toute  abstention  entraî- 
nait une  amende. 

Les  lois  avaient  précédemment  un  caractère  de  mobilité 
qui  devenait  dommageable  aux  intérêts  de  tous  :  elles  acqui- 
rent à  l'avenir,  une  sorte  de  permanence.  On  en  fît  revivre 
d'anciennes,  surtout  en  matière  criminelle,  et  loin  de  s'adou- 
cir avec  la  marche  du  temps,  elles  conservèrent  la  rouille  et 
la  barbarie  du  siècle  précédent.  De  nos  jours  encore  elles  ont 
peu  changé. 

Mais  un  progrés  réel  fut  réalisé  par  un  système  d'écoles 
publiques  qu'on  organisa  un  peu  à  Tinstar  de  celui  de  la 
Nouvelle-Angleterre,  quoique  inférieur  à  différents  égards. 
C'est  en  1723  que  Timpulsion  fut  donnée,  mais  sous  l'in- 
fluence d'une  Église  prédominante,  on  exigea  des  maîtres  d'é- 
cole, des  preuves  d'orthodoxie  anglicane.  Plus  tard  en  1728, 
on  les  obligea  à  enseigner  gratis,  autant  d'enfants  pauvres 
que  les  inspecteurs  en  désigneraient*.  Disposition  vraiment 
libérale  pour  l'époque,  et  qui  fait  honneur  à  cette  colonie. 

Section  VII 

CONDITION  ÉCONOMIQUE.  —   ORIGINES  DE  POPULATION. 

Dans  le  Maryland  comme  dans  la  Virginie,  le  tabac  était; 
toujours  la  jprincipale  ressource,   aussi  remarque-t-on  une 
grande  similitude  d'existence  entre  les  habitants  des  deux 
provinces.  On  trouve  peu  de  villes,  malgré  tous  les  efforts  * 
faits  pour  en  créer,  et  la  population  est  trés-dispersée.  Tous 
les  habitants  sont  planteurs,  et  chaque  plantation  qui  forme . 

»  Uildrelh,  2-  vol.,  p.  526, 


52  MARYLAND. 

groupe,  peut  subsister  de  ses  propres  provisions.  Le  magasin 
qui  y  est  attaché  est  une  espèce  de  boutique  qui  contient  une 
certaine  variété  d'objets  de  consommation  à  Tusage  de  la 
plantation  elle-même,  et  destinés  aussi  à  Tapprovisionnemcnt 
des  petits  producteurs,  des  ouvriers,  des  serviteurs  et  des 
esclaves.  On  cherche  à  encourager  la  fabrication  d'objets  en 
fil,  laine,  cuir  etc.,  pour  les  besoins  usuels,  mais  le  résultat 
est  nul  ;  et  le  tabac  exporté  se  convertit  pour  une  bonne 
partie,  en  un  grand  nombre  d'objets  qu'on  importe  d'An- 
gleterre et  qui  sont  de  première  nécessité  pour  les  colons. 

Le  développement  de  la  production  du  tabac  amena  dans  le 
Maryland  l'emploi  des  esclaves  nègres  et  des  serviteurs  en- 
gagés, de  race  blanche.  Mais  Timportation  de  serviteurs 
blancs  s'y  fit  peut-être  sur  une  plus  grande  échelle  qu'en  Vir- 
ginie. Une  partie  d'enlre  eux  n'étaient  autres  que  des  convids 
que  l'Angleterre  rejetait  chaque  année  de  son  sein  ;  d'autres 
ayant  la  même  qualification,  n'avaient  jamais  rien  eu  à  faire 
avec  la  justice,  c'étaient  de  simples  prisonniers  faits  dans  les 
guerres  civiles,  même  des  gens  paisibles  et  de  bonne  condi- 
tion, qu'on  volait  dans  les  villes  et  sur  les  grandes  routes. 
Cette  double  importation  de  blancs  et  de  noirs,  qui  reposait 
sur  un  besoin  impérieux,  se  continua  fort  active,  mais  elle 
ne  marchait  pas  toujours  sur  une  ligne  parallèle,  à  raison  de 
la  fluctuation  des  prix  du  marché.  Des  considérations  parti- 
culières que  j'ai  exposées  pour  la  Virginie,  pouvaient  mo- 
mentanément aussi,  faire  donner  la  préférence  à  une  race 
sur  l'autre.  Cependant  il  faut  se  garder  de  croire  que  l'im- 
portation des  convids  cessa  en  1692,  comme  l'affirme  M.  La- 
boulàye  (p.  313)  dont  les  notions  historiques  sur  ce  point 
comme  sur  beaucoup  d'autres,  sont  bien  défectueuses,  car 
dans  le  Maryland  ainsi  que  dans  la  Virginie,  colonie  pour 
laquelle  cet  auteur  est  tombé  dans  la  même  erreur,  l'impor- 
tation de  cette  sorte  de  population  continua  dans  le  dix-hui- 
tième siècle,  jusqu'à  la  révolution  américaine.  Cette  proposi- 


ORIGINES.  53 

lion  de  M.  Laboulaye  a  besoin  d'être  relevée  au  point  de  vue 
elhnographique,  car  elle  tendrait  à  retrancher  de  la  popula- 
tion du  Maryland,  un  élément  assez  nombreux,  et  à  suppri- 
mer une  page  curieuse  de  son  histoire. 

La  transporlation  des  serviteurs  convicts  et  autres^  put  être 
temporairement  suspendue,  mais  elle  redevint  très-active 
surtout  au  commencement  du  dix-huitième  siècle,  lors  de 
Tavénement  de  la  maison  de  Hanovre  à  la  couronne  d'An- 
gleterre. Georges  F  autorisa  la  transportation  dans  les  co- 
lonies, à  titre  de  commutation  de  peine,  des  condamnés 
autorisés  par  la  loi  à  invoquer  le  bénéfice  de  clergie.  Leur 
nombre  s'accrut  tellement  sous  Tempire  de  ce  statut,  que  le 
Maryland  n'en  recevait  pas  moins  de  trois  à  quatre  cents  par 
an.  Il  paraît  même  que  plus  tard,  le  chiffre  s'en  serait  élevé 
jusqu'à  six  cents,  année  commune*. 

A  partir  de  la  fin  du  dix-septième  siècle,  on  ne  voit  plus 
figurer  parmi  les  transportés,  des  prisonniers  de  guerre  ou 
des  ^ens  victimes  de  rapt  ;  ce  ne  sont  plus  réellement  que 
des  repris  de  justice.  Le  gouvernement  anglais  avait  fait  à 
leur  sujet,  un  traité  avec  des  armateurs  qui  se  chargeaient 
de  les  transporter  en  Amérique  où  ils  en  pouvaient  tirer 
parti.  Lorsqu'un  bâtiment  arrivait  à  destination,  les  plan- 
teurs en  étaient  informés,  et  la  vente  de  ces  malheureux  se 
faisait  au  plus  offrant  pour  le  bénéfice  de  Tarmaleur. 

Cette  nature  d'immigrants  répugnait  à  la  partie  éclairée  d^ 
la  population,  on  désirait  en  décourager  l'importation,  mais 
on  n'osait  l'attaquer  de  front;  c'eût  été  se  mettre  en  révolte 
ouverte  contre  rautorilé  souveraine  de  TAngleterre.  Cepen- 
dant en  1754,  on  imagina  un  subterfuge  pour  arriver  au  but 
qu'on  se  proposait.  Une  taxe  fut  mise  sur  chaque  tête  de 
convxci  importé,  de  manière  à  rendre  infructueux  ce  com- 
merce de  blancs;  mais  le  gouvernement  anglais  veillait,  et 

«  fttkin's  History  of  the  United  States,  p.  135.  —  Maryland  gax-ette, 
30  july  1767. 


54  BIâRYLâND. 

il  protesta  bientôt  contre  cet  impôt,  en  appuyant  ses  récla- 
mations d'avis  motivés  émanés  des  avocats  de  la  couronne. 
Dans  ce  conflit,  le  gouvernement  débile  de  lord  Ballimore 
chercha  à  s'effacer  le  plus  possible,  et  en  communiquant  à 
la  législature  du  Maryland  la  protestation  de  T Angleterre,  il 
se  borna  à  présenter  l'avis  motivé  des  jurisconsultes  anglais 
et  à  solliciter  la  suspension  de  la  perceplion  de  la  taxe.  Mais 
la  chambre  basse  montra  une  fois  de  plus,  tout  ce  que  Tin- 
telligence  éclairée  d'une  situation,  unie  à  une  grande  fer- 
meté, peut  amener  de  conséquences  favorables.  Elle  répondit 
au  gouverneur  par  un  message  très-explicite  dans  lequel  elle 
dit  entre  autres  choses  :  «  Nous  savons  que  les  avis  invoqués 
ont  été  obtenus  par  des  personnes  intéressées,  ils  ne  sont 
point  basés  sur  une  saine  appréciation  des  circonstances,  et 
jusqu'à  ce  qu'une  mesure  procédant  de  l'autorité  compétente 
delà  métropole  vienne  modifier  la  loi  coloniale  existante, 
cette  loi  continuera  à  recevoir  son  exécution.  »  Faisant 
ensuite  allusion  aux  avocats  de  la  couronne  dont  les  avis 
sont  toujours  et  uniformément  conformes  aux  désirs  des 
ministres  qui  les  réclament,  la  chambre  ajoutait  «  qu^aucun 
individu  si  considérable  qu'il  fût,  n'aurait  jamais  la  puis- 
sance de  réduire  à  la  soumission  les  assemblées  du  Mary- 
land, toutes  les  fois  qu'elles  combattaient  pour  les  droits  du 
peuple  ^  » 

Ce  langage  fier  et  énergique  est  un  de  ces  éclairs  qui 
annoncent  la  foudre,  et  qui  parfois  aussi  aveuglent  ceux 
qu'elles  frappent.  C'est  ce  qui  arriva  à  l'Angleterre  qui  parut 
ne  rien  comprendre  à  ce  mouvement  des  esprits  quelque 
général  qu'il  fût  dans  toutes  les  colonies,  et  qui,  prise  de  ver- 
tige, laissa  échapper  le  plus  beau  fleuron  de  sa  couronne. 

Provisoirement,  la  chambre  basse  dite  des  Bourgeois  eut 
gain  de  cause  :  elle  conserva  intactes  les  prérogatives  de  la 

*  MacMahon,  p.  501. 


ORIGINES.  55 

charte,  elle  assura  vis-à-vis  du  lord-Propriétaire,  son  droit 
de  concours  dans  la  fixation  des  impôts,  et  Ton  continua  de 
percevoir  les  taxes  contestées. 

IjCS  convicts  ici  comme  dans  les  autres  colonies,  obtenaient 
leur  libération  à  Fexpiration  du  temps  fixé  par  leur  commu- 
tation de  peine;  puis  ils  devenaient  citoyens,  libres,  et  ils 
formèrent  un  noyau  assez  important  de  population.  Les 
esprits  étaient  diversement  affectés  de  ces  importations  :  Les 
uns  les  considéraient  comme  une  calamité  tendant  à  justifier 
le  reproche  adressé  aux  Américains  :  «  qu'ils  étaient  des 
descendants  de  convicts.  »  D'autres  au  contraire,  en  pre- 
naient résolument  leur  parti,  en  disant  qu'il  fallait  qu'un 
pays  nouveau  fût  peuplé  par  des  colons  quels  qu'ils  fussent! 
Mieux  valaient  à  tout  prendre,  des  convicts  que  des  esclaveàv 
Puis,  les  plus  mauvais  parmi  eux  s'échappaient  toujours  pour 
chercher  ailleurs  la  liberté,  tandis  que  les  meilleurs  d'entre 
eux  qui  étaient  les  moins  coupables,  se  résignaient  à  subir 
leur  sort,  en  attendant  le  jour  de  leur  libération  où  ils  deve^ 
naient  des  citoyens  utiles. 

Mais  le  Maryland  se  recruta  aussi  de  colons  qui  n'avaient 
aucun  passé  à  faire  oublier.  Au  premier  noyau  de  la  fonda- 
lion,  s'ajoutèrent  des  émigrants  de  la  Virginie  et  de  quelques 
parties  de  la  Nouvelle-Angleterre  où  l'intolérance  protestante 
ne  souffrait  aucune  dissidence.  Plus  tard,  on  vit  arriver  des 
émigrants  étrangers  à  la  branche  anglo-saxonne  :  c'étaient 
V  des  huguenots  français  qui,  après  la  révocation  dePÉdit  de 
Nantes,  et  depuis  la  déchéance  des  catholiques  dans  cette 
province,  vinrent  s'y  établir  à  la  faveur  d'un  bill  qui  leur 
accordait  la  naturalisation  (1666).  2°  Puis,  des  Allemands 
protestants  qui,  après  avoir  séjourné  un  certain  temps  en 
Pensylvanie,  émigrèrent  dans  le  Maryland  au  commencement 
du  dix-huitième  siècle,  et  obtinrent  la  même  faveur  que  les 
Français.  11  en  fut  ainsi  d'Écossais  et  d'Irlandais  qui  opé- 
rèrent le  même  mouvement  de  migration  d'une  province  à 


56  MARYLAND. 

l'autre,  sans  qu'il  soit  aisé  de  constater  si  une  partie  d'entre 

eux  n'appartenaient  point  à  la  race  celtique  ^ 

L'émigration  de  France  et  d'Allemagne  ne  fut  jamais  assez 
importante  pour  changer  le  trait  de  caractère  de  la  colonie, 
qui  fut  toujours  anglo-saxon  bien  accusé.  Ainsi  l'on  a  constaté 
que  déjà  en  1665,  avant  toute  émigration  étrangère  à  celte 
race,  le  Maryland  comptait  16,000  habitants,  et  l'on  a  estimé 
qu'en  1689,  c'est-à-dire  après  la  révolution  protestante  d'An- 
gleterre, le  chiffre  de  la  population  montait  de  20  à  25,000 
environ,  mais  on  ne  distinguait  pas  encore  le  chiffre  compa- 
ratif des  races  blanche  et  noire.  Après  la  révolution  de  1688, 
trois  causes  concoururent  à  arrêter  les  progrès  de  la  popu- 
lation, même  à  en  réduire  le  nombre  :  D'abord,  la  baisse  qui 
s'était  produite  dans  le  prix  du  tabac  appauvrissait  les  plan- 
teurs, et  beaucoup  d'entre  eux  furent  obligés  de  chercher 
des  moyens  de  fortune  dans  des  contrées  plus  favorisées.  Les 
concessions  de  terre,  offertes  précédemment  à  titre  de  prime  à 
l'émigration,  avaient  cessé.  Enfin  le  gouvernement  royalayant 
supplanté  celui  de  lord  Baltimore,  les  conditions  de  liberté 
se  trouvaient  restreintes,  et  offraient  moins  d'attrait  aux 
Européens.  La  restauration  de  ce  dernier  en  1715,  ouvrit  une 
ère  plus  prospère  et  donna  un  grand  élan  à  cette  branche  de 
la  fortune  publique.  Les  recensements  oftîciels  constatent 
des  accroissements  successifs  assez  prononcés.  On  voit  qu'en 
1748,  c'est-à-dire  un  peu  plus  d'un  siècle  après  la  fondation, 
le  nombre  des  habitants  montait  à  94,000  dont  36,000 
nègres.  En  1756,  ce  chiffre  s'était  élevé  à  154,000  dont 
46,225  nègres  et  107,963  blancs.  En  1761,  la  population 
totale  était  de  164,007  dont  114,332  blancs  et  49,675  nègres. 
Une  des  causes  qui  contribuèrent  le  plus  à  cet  accroissement, 
fut  l'importation  constante  des  convicts.  En  effet  l'on  a  estimé 
que  depuis  la  restauration  de  lord  Baltimore,  le  nombre  de 

«  Baird,  p.  153,  159eH65. 


ORIGINES.  57 

ceux  reçus  dans  la  colonie  n'était  pas  au-dessous  de  15  à 
20,000,  tous  Anglais,  indépendamment  de  ceux  déjà  importés 
pendant  les  années  précédentes. 

Il  n'est  pas  sans  intérêt  d'ajouter  à  ce  tableau  que  d'après 
des  renseignements  recueillis  avec  soin,  les  convicts  se  mê- 
lèrent heureusement  au  reste  de  la  population,  à  l'expiration 
de  leur  servitude.  Ils  devinrent  généralement  des  colons  fort 
utiles,  de  bons  citoyens;  plusieurs  d'entre  eux  même,  s'éle- 
vèrent à  des  situations  très -honorables  *. 

Quant  aux  Français  de  Saint-Domingue  qui  s'établirent 
dans  le  Maryland  après  le  désastre  de  1793,  on  n'en  peut 
déterminer  le  nombre.  Les  annales  de  Baltimore  constatent 
que  le  9  juillet  1793,  53  bâtiments  entrèrent  dans  le  port  de 
cette  ville  et  amenèrent  1000  réfugiés  de  race  blanche  et 
500  hommes  de  couleur.  D'autres  ne  tardèrent  point  à  les 
suivre,  mais  une  partie  seulement  de  ces  infortunés  restèrent 
dans  le  Maryland.  Les  autres  se  dirigèrent  sur  New-York  et 
sur  d'autres  points  du  littoral  américain  *.  Là  se  bornent  les 
renseignements  sur  la  dispersion  de  l'émigration.  Mais  si  le 
nombre  de  ceux  qui  se  fixèrent  à  Baltimore  et  aux  alentours 
ne  fut  pas  grand,  on  demeure  d'accord  qu'ils  se  recomman- 
daient par  d'éminentes  qualités  personnelles.  Presque  tous 
étaient  des  hommes  de  bonne  condition,  d'un  esprit  cultivé, 
el  n'ayant  rien  perdu  de  cetle  vigueur  de  caractère  qui  fait 
lace  à  toutes  les  situations,  et  sait  ennoblir  le  malheur. 

Quelle  idée  peut-on  se  former  de  Tétat  moral  d'un  peuple 
composé  de  tant  d'éléments  divers?  Faut-il  ajouter  foi  à  la 
dénonciation  faite  à  larchevôque  de  Cantorbéry,  par  des  mi- 
nistres de  l'Église  nglicane,  qui,  en  1676,  représentaient 
le  Maryland  comme  «  une  Sodome  d'impureté  et  un  refuge 
d'iniquité?  »  Non,  assurément!  Les  mêmes  hommes  quitc- 


*  Mac  Mahon,  p.  514,  534  et  passim. 

*  Grifiittrs  Annals  of  Baltimore,  p.  140. 


58  MÂRYLAND. 

naient  ce  langage,  se  plaignaient  de  ce  que  les  protestants  de 
leur  Église  ne  subvenaient  pas  à  leurs  besoins,  tandis  que 
les  catholiques  et  les  quakers  prenaient  grand  soin  de  leurs 
prêtres  et  de  leurs  anciens.  Quel  crédit  accorder  à  de  pareilles 
hyperboles,  lorsqu'on  sait  que  les  hommes  qui  l'employaient, 
voulaient  impressionner  vivement  Tarchevôque  en  leur  fa- 
veur, pour  obtenir  une  amélioration  de  leur  condition  ^? 
Rien  dans  les  annales  de  ce  pays  n'autorise  à  penser  que  le 
moral  de  la  population  fût  inférieur  à  celui  de  la  Virginie. 
Tout  au  contraire  :  partout  où  il  y  a  lutte  incessante  de  sectes, 
la  discipline  est  plus  sévère,  et  chacune  d'elles  cherche  à 
justifier  Tascendant  auquel  elle  aspire.  Les  puritains  en  par- 
ticulier, qui  devinrent  les  plus  nombreux,  se  faisaient  tou- 
jours remarquer  par  une  certaine  austérité  qui  n'aurait 
point  toléré  un  relâchement  tel  que  le  dénoncent  les  ministres 
de  rÉglise  anglicane,  fort  envieux  de  la  supériorité  de  leurs 
adversaires.  Mais  au  point  de  vue  gouvernemental,  la  popu- 
lation fut  presque  toujours  en  état  d'agitation  inquiète,  ré- 
sultat inévitable  du  contre-coup  des  révolutions  successives 
d'Angleterre,  et  de  la  débilité  du  pouvoir  colonial  qui,  sans 
aucun  appui,  était  dans  la  nécessilé  de  transiger  continuelle- 
ment, même  sur  des  poinis  qui,  dans  d'autres  conditions, 
seraient  restés  indiscutables.  11  n'en  faut  pas  moins  recon- 
naître que  le  gouvernement  de  Propriétaire  fut  un  des  plus 
paternels  parmi  ceux  qu'on  essaya  dans  les  colonies  anglaises, 
et  que  la  mémoire  du  fondateur  lord  Baltimore  resta  tou- 
jours en  grand  honneur  chez  les  colons  du  Maryland  *. 

*  Illldreth,  2'  vol.,  p.  566. 
^  Bancroft,  p.  535. 


RAPPORTS  AVEC  LES  INDIENS.  59 


CHAPITRE  XIV 

DES  INDIENS  DU  MARYLAND  ET  DE  LEURS  RAPPORTS 
AVEC  LES  BLANCS 

Les  indigènes  du  Maryland  se  fractionnaient  en  diverses 
tribus  dont  quelques  unes  seulement  se  firent  remarquer  dans 
leurs  rapports  avec  la  colonie  :  c'étaient  les  Nanticokes,  les 
Susquehanncs,les  Patuxent,  les  Yoamacoes,  les  Mattapanians, 
les Wicomocons,  etc.,  etc. 

Les  premiers  rapports  des  Européens  eurent  lieu  avec  les 
Yoamacoes  de  qui  ils  achetèrent  une  portion  de  territoire 
destinée  à  leurs  premiers  établissements.  Pendant  un  certain 
temps,  la  bonne  harmonie  régna  entre  les  deux  races,  mais 
lorsque  Clayborhe  et  Ingle  levèrent  l'étendard  de  la  révolte, 
ils  cherchèrent  à  soulever  les  Indiens.  Leur  tentative  resta 
heureusement  sans  résultat,  grâce  à  la  contiance  que  le  gou- 
vernement avait  su  inspirer  aux  tribus  du  voisinage. 

Mais  plusieurs  causes  pouvaient  faire  naître  des  mésintelli- 
gences, même  de  graves  inimitiés:  les  colons  cherchaient 
individuellement,  à  se  faire  faire  des  concessions  de  terres 
sans  aucun  contrôle  qui  assurât  la  loyauté  de  la  transaction. 
Un  certain  nombre  d'entre  eux  n'étaient  point  scrupuleux 
sur  les  moyens  de  dépouiller  les  indigènes  ;  ils  se  considé- 
raient comme  lès  représentants  de  la  civilisation,  et  coûte 
que  coûte,  elle  devait  supplanter  la  barbarie.  Un  reste  de 
respect  humain  seulement  les  amenait  à  sauver  les  appa- 
rences, pour  mieux  dissimuler  la  spoliation.  Celte  conduite 
déloyale  s'étendait  au  commerce  de  fourrures  qui  était  alors 
très-actif  et  que  rien  ne  protégeait.  On  savait  bien  cependant 
environner  de  garanties  la  vente  du  tabac,  pour  constater 
authentiquement  la  qualité,  le  poids  et  la  mesure  :  on  avait 


60  MARYLAND. 

affaire  à  des  Européens,  il  fallait  les  ménager  afin  de  conser- 
ver des  débouchés  utiles.  Mais  pour  ce  qui  était  des  Indiens, 
on  ne  s'arrêlait  point  devant  le  scrupule  de  conscience  ! 

Cependant  le  moment  \'int  où  les  fraudes  se  multipliant, 
il  fallut  aviser  pour  ne  pas  soulever  loules  les  tribus.  D'autre 
part,  lord  Baltimore  avait  un  intérêt  particulier  à  sauvegar- 
der :  en  sa  qualité  de  souverain,  tout  devait  émaner  de  lui, 
et  c'est  de  lui  seulement,  que  les  colons  pouvaient  acquérir 
des  terres  d'une  manière  utile  et  non  contestable.  En  consé- 
quence une  loi  de  1639  déclara  nulle  en  principe,  toute  ac- 
quisition de  propriété  faite  des  Indiens,  autrement  que  par 
l'intermédiaire  du  lord-Propriétaire.  L'exécution  de  la  me- 
sure ne  répondit  pas  sans  doute  à  Tattcnte  de  ce  dernier,  car 
on  fut  obligé  d'en  renouAreler  les  prescriptions  par  un  acte 
de  1649». 

Le  commerce  avec  les  Indiens  voulait  être  aussi  régularisé, 
car  des  gens  de  toute  sorte  même  étrangers  à  la  colonie,  s'en 
emparaient;  et  par  la  déloyauté  des  pratiques  employées, 
ils  pouvaient  provoquer  à  tout  moment,  un  soulèvement  qu'il 
fallait  prévenir.  On  soumit  donc  à  une  licence  tous  les  indi- 
vidus qui  trafiquaient  avec  eux  ;  mais  le  nombre  en  fut  néces- 
sairement restreint,  à  raison  des  garanties  qu'on  exigeait  de 
ceux  auxquels  était  accordée  cette  faveur. 

L'esclavage  des  Indiens  ne  souffrait  aucune  difficulté,  non 
pas  qu'aucune  loi  l'établît  en  principe,  mais  il  était  entré 
dans  les  mœurs,  comme  cela  se  pratiquait  en  Virginie  et 
dans  la  Nouvelle-Angleterre.  On  ne  se  bornait  point  à  vendre 
ceux  qu'on  avait  achetés  ou  recueillis  dans  des  partages  de 
butin  ;  certains  individus  en  volaient  parmi  ceux  qui  étaient 
libres,  pour  les  vendre  ensuite  à  titre  d'esclaves.  Cette  hon- 
teuse pratique  s'était  multipliée  sans  doute,  car  une  loi  de 
1649  qualifie  d'acte  de  trahison  le  rapi  des  Indiens,  et  le  pu- 
nit comme  tel. 

*  Bozman,  2'  vo  .  .p.  357. 


RAPPORTS  AVEC  LES  INDIENS.  61 

Celte  démonstration  ne  donne  qu'une  idée  incomplète  des 
loris  des  Européens  envers  les  indigènes,  mais  elle  explique 
les  scnliments  de  vengeance  que  soulevait  chez  ceux-ci,  tant 
d'injustice  et  de  cruauté.  Des  actes  d'hostilité  se  produisirent 
de  divers  côtés,  et  le  gouvernement  dut  recourir  à  la  force 
pour  les  réprimer  et  pour  en  prévenir  le  retour.  II  en  fut  ainsi 
pendant  longtemps,  car  il  ne  se  passait  guère  d'année  sans 
que  la  législature  ne  fût  obligée  d'ordonner  des  mesures  de 
répression  contre  les  délinquants. 

Les  Indiens  esclaves  soumis  au  régime  exceptionnel  des 
noirs  étaient  passibles  de  pénalités  excessives  prononcées  à 
peu  près  arbitrairement.  Je  n'entrerai  dans  aucun  détail  sur 
ce  point.  Je  me  borne  à  renvoyer  le  lecteur  à  mon  livre  sur 
Tesclavage,  qui  est  un  traité  sur  la  matière. 

Ici,  comme  dans  les  autres  colonies,  les  blancs  s'avançaient 
incessamment  pour  s'agrandir,  et  ils  refoulaient  sans  pitié  les 
indigènes  qui,  tolérants  d'abord,  ne  purent  voir  ensuite  sans 
chagrin,  je  devrais  dire  sans  désespoir,  s'échapper  de  leurs 
mains  à  toujours,  le  pays  qui  les  avait  vus  naître,  où  se  trou- 
vaient les  ossements  de  leurs  pères,  et  qui  leur  fournissait 
leurs  seuls  moyens  d'existence.  Qui  pourra  s'étoimer  que 
dans  celte  détresse  où  rien  ne  les  protégeait,  ils  se  soient  li- 
vrés à  des  actes  de  cruauté  et  de  barbarie  ?  11  aurait  fallu  une 
vertu  surhumaine  à  un  homme  primitif  pour  accepler  ces 
extrémités  qui  aboutissaient  à  la  mort,  quelquefois  à  l'extinc- 
tion de  la  tribu.  Cependant  il  est  juste  de  reconnaître  qu'il 
n'éclata  jamais  dans  le  Maryland,  aucune  de  ces  guerres 
d'extermination  qui  souillent  les  annales  de  la  Nouvelle-An- 
gleterre, et  qui  sont  rapportées  plus  haut. 

J'ai  dit  que  le  lord-Propriétaire  avait  eu  en  vue  dès  Ta- 
bord,  de  civiliser  les  indigènes  en  leur  donnant  en  retour  de 
leurs  terres,  divers  instruments  de  culture.  On  fit  aussi  quel- 
ques efforts  pour  les  christianiser  *.  Mais  ce  fut  en  vain. 
«  Bozman,  2*  vol.,  p.  420. 


02  NEW-YORK. 

Comment  auraient-ils  pu  profiter  de  renseignement  qui  leur 
était  donné  par  une  race  qui  prenait  à  tache  de  les  expulser 
cl  de  les  réduire  à  la  misère?  L'œuvre  de  destruction  marchait 
plus  rapidement  que  celle  d'édification  :  on  voulait  l'impos- 
sible, on  aboutit  au  néant.  Les  Nanticokes,  une  des  princi- 
pales tribus,  après  des  luttes  fréquentes  soit  avec  les  colons 
soit  avec  d*autres  tribus,  se  résignèrent  à  l'émigration  et 
vinrent  s'élablir  sur  les  bords  supérieurs  de  la  rivière  Sus- 
quehanna.  Celait  quelque  chose  de  solennel  que  ce  départ  : 
les  émigrants  emportaient  avec  eux  les  ossements  de  leurs 
pères,  comme  s'ils  eussent  craint  de  les  voir  profanés  par  les 
Européens  '  !  11  semblait  qu'ils  ne  voulussent  rien  laisser 
d'eux  sur  cette  terre  maudite  !  Le  culte  des  ancêtres  devait 
les  protéger  dans  le  lieu  de  leur  exil  !  11  y  a  dans  cette  der- 
nière pensée  quelque  chose  de  si  élevé,  qu'on  se  sent  invo- 
lontairement pris  d'un  vif  intérêt  pour  une  race  qui,  sans 
éducation,  cède  à  l'entrainement  d'un  des  plus  beaux  mou- 
vements du  cœur  ! 


CHAPITRE  XV 

COLONIE  DE  ISEW-YOllK 

Section  I 

FONDATION   PAR  LA   HOLLANDE.   —   COMPAGNIE   DES  INDES   OCCIDENTALES. 

Aucune  considération  religieuse  ne  présida  à  la  fondation 
de  la  colonie  de  New-York  primitivement  appelée  Nouvelle- 
Hollande.  La  découverte  de  celle  partie  de  l'Amérique  est  due 

*  Hildrelh,  2«  vol.,  p.  413, 


DÉCOUVERTES.  63 

à  des  voyages  d'exploration  faits  dans  le  but  de  trouver  un 
passage  abrégeant  la  route  d'Europe  vers  les  Indes  occiden- 
tales. Malgré  les  difficultés  qui  s'élevèrent  entre  l'Angleterre 
et  la  Hollande  sur  la  question  de  priorité  d'occupation,  il  pa- 
rait certain  aujourd'hui,  que  le  droit  de  cette  dernière  puis- 
sance était  aussi  bien  établi  que  possible.  -Quoi  qu'il  en  soit, 
c'est  en  1609,  l'année  même  de  l'affranchissement  des  Pro- 
vinces-Unies (Hollande),  qu'un    capitaine  anglais  du   nom 
d'Hudson,  naviguant  sous  pavillon  hollandais,  avec  une  com- 
mission de  la  Compagnie  hollandaise  des  Indes  orientales, 
après  avoir  tenté  vainement  dans  de  précédents  voyages,  de 
trouver  le  passage  qu41  cherchait  au  nord,  essaya  de  visiter 
l'Est  de  la  côte  américaine.  Il  la  descendit  depuis  Terre-Neuve 
jusqu'au  35*"  41,  latitude  nord,  et  en  retournant  sur  ses  pas, 
il  entra  dans  la  baie  de  la  Delaware,  le  28  août  1609.  Mais 
trouvant  les  eaux  peu  profondes,  et  le  channel  encombré  de 
bancs  de  sable,  il  ne  chercha  pas  à  s'avancer  plus  loin.  Repre- 
nant sa  course  en  longeant  la  côte  du  pays  appelé  New- Jersey, 
il  jeta  l'ancre  dans  la  baie  de  Sandy-Hook  (New-Jersey).  Le 
12  septembre  suivant,  poussant  plus  avant  ses  explorations 
dans  l'intérieur,  il  entra  dans  la  baie  de  New-York  par  le  pas- 
sage appelé  les  Narrows^  et  il  remonta  la  rivière  du  nord  jus- 
qu'à l'endroit  où  se  trouve  aujourd'hui  Albany,  capitale  poli- 
tique de  l'État  de  New-York.  Cette  rivière  porte  depuis  lors, 
le  nom  d'Hudson. 

Ce  début  de  conquête  ne  fut  pas  d'un  heureux  présage 
pour  les  Indiens.  D'abord,  Iludson  leur  apporta  le  rhum  dont 
ils  ignoraient  l'usage  et  les  résultats  ;  et  lorsque  pour  la  pre- 
mière fois,  ils  approchèrent  leurs  lèvres  de  celte  eau  de  feu^ 
comme  ils  l'appelaient,  ils  tombèrent  dans  une  profonde 
ivresse  qui  ne  parut  pas  leur  déplaire. 

Puis,  pour  un  léger  vol  commis  par  l'un  de  ces  malheu- 
reux, le  second  du  vaisseau  le  tua  d'un  coup  de  feu.  L'éveiK 
clant  donné  aux  Indiens  d'alentour,  ils  accoururent  pour 


64  NEW-YORK, 

venger  cette  offense.  Une  lutte  s'engagea,  et  neuf  des  leurs 
furent  impitoyablement  massacrés.  C'est  à  peine  si  ces  aven- 
turiers européens  considéraient  les  Indiens  comme  des  créa- 
tures humaines  !  Plus  tard  cependant,  on  devait  condescendre 
à  les  trouver  tels,  quand  il  s'agit  d'acheter  à  des  prix  déri- 
soires, leurs  territoires  et  leurs  fourrures. 

On  ne  songea  d'abord  qu'aux  rapports  de  commerce  à  créer 
avec  eux,  et  pour  les  faciliter,  aussi  bien  que  pour  se  ga- 
rantir d'un  coup  de  main,  on  éleva  sur  divers  points,  de  petits 
forts  dont  le  principal  commandait  l'embouchure  de  THud- 
son,  dans  l'ile  de  Manhattan,  (aujourd'hui  New-York). 

Peu  après  cette  prise  de  possession,  Argall  au  nom  de 
l'Angleterre,  vint  réclamer  cette  contrée  comme  faisant  partie 
de  la  province  de  Virginie.  C'était  étendre  un  peu  loin  les  li- 
mites de  ce  pays  !  11  exigea  que  les  commerçants  qui  se  trou- 
vaient dans  le  fort,  arborassent  le  pavillon  anglais  ;  mais  aus- 
sitôt après  son  départ,  le  drapeau  hollandais  flotta  de  nouveau, 
comme  protestation  contre  cette  usurpation. 

Hudson  avait  ouvert  la  voie  pour  une  plus  grande  extension 
de  conquête.  Les  États-Généraux  tenus  en  éveil  par  ce  pre- 
mier succès,  prirent  une  résolution  qui  assurait  à  l'auteur 
de  découvertes  de  nouvelles  terres,  le  privilège  exclusif  de 
quatre  voyages  de  commerce  dans  ces  parages.  On  ne  pou- 
vait mieux  stimuler  l'esprit  d*enlreprise,  aune  époque  où  ces 
sortes  d'affaires  étaient  partout  monopolisées.  Une  compa- 
gnie se  forma  à  Amsterdam  dans  ce  but,  et  elle  arma  cinq 
vaisseaux  qu  elle  dirigea  sur  les  côtes  de  l'Amérique  du  Nord. 
Celte  expédition  fit  voile  pour  l'île  Manhattan  (New-York),  et 
de  là,  remonta  la  rivière  d'Est,  en  longeant  la  rive  nord  de 
Long-Island.  Ils  découvrirent  ainsi  le  Ilousatonic  et  le  Con- 
necticnt,  ils  explorèrent  la  baie  de  Narragansetts  qu'ils  appe- 
lèrent baie  de  Nassau,  et  s'arrêtèrent  au  cap  Cod.  Une  partie 
seulement  de  la  flottille  avait  réalisé  ce  résultat  ;  quant  à 
l'autre  qui  s'était  portée  au  sud  de  Long-Island,  elle  s'en- 


COMPAGNIE  DES  INDES.  65 

gagea  dans  la  baie  de  la  Delaware  et  remonta  cette  rivière 
jusqu'à  rembouchure  du  Schuylkill  (1615).  Pour  s'assurer  la 
priorité  de  ces  possessions  et  pour  les  garantir  contre  les  In- 
diens et  les  Européens,  on  fortifia  immédiatement  deux 
points  jugés  les  plus  importants,  l'un  sur  l'Hudson,  au  lieu 
où  se  trouve  situé  aujourd'hui  Albany,  l'autre  sur  la  Dela- 
ware, à  quelque  distance  de  son  embouchure.  Le  premier  fort 
fut  appelé  fort  Orange  :  l'autre,  fort  Nassau. 

A  cette  époque,  il  n'existait  encore  au  nord  de  la  pro- 
vince de  Virginie  aucun  établissement  anglais,  car  ce  n'est 
qu'en  1620  seulement,  que  les  Pèlerins  firent  leur  descente  au 
cap  Cod,  ainsi  qu'on  la  vu  plus  haut. 

Lorsque  le  monopole  de  la  compagnie  d'Amsterdam  eut 
cessé,  la  trêve  intervenue  entre  l'Espagne  et  la  Hollande  ve- 
nait d'expirer,  et  cetle  dernière  Puissance  n'était  pas  sans  in- 
quiétude sur  le  sort  de  ses  possessions  transatlantiques,  pas 
plus  que  sur  son  commerce  maritime.  On  imagina  alors  d'or- 
ganiser une  grande  compagnie  appelée  Compagnie  Hollan- 
daise des  Indes  occidentales  dont  Fimporfance  pourrait  proté- 
ger efficacement  tous  les  intérêts  qui  se  placeraient  sous  son 
patronage.  Pour  aider  à  sa  réussite,  les  États-Généraux  lui  ac- 
cordèrent le  privilège  exclusif  du  commerce  des  côtes  de 
l'Amérique  et  de  la  côte  ouest  de  l'Afrique,  ainsi  que  le  gou- 
vernement des  possessions  continentales  de  ces  régions.  Voici 
quelques-unes  des  dispositions  consacrées  par  la  charte  qui 
remonte  à  1621  : 

La  durée  du  privilège  était  de  vingt-quatre  ans,  avec  pro- 
messe de  prorogation.  On  ne  garantissait  à  la  Compagnie  au- 
cun territoire  déterminé.  En  cas  de  guerre,  c'était  à  elle 
seule  de  repousser  ses  ennemis,  et  le  gouvernement  hollan- 
dais n'était  considéré  que  comme  son  allié.  Elle  pouvait  con- 
quérir de  nouvelles  possessions  à  ses  risques  et  périls,  sans 
pour  cela  engager  en  rien  la  métropole.  Comme  les  Pro- 
vinces-Unies (Hollande)  ne  jouissaient  point  d'institutions  li- 


66  NEW -YORK, 

bérales,  la  charte  ne  contenait  aucune  garantie  en  faveur  des 
colons  qui  se  trouvaient  ainsi  assimilés  aux  habitants  de  la 
Hollande  :  républicains  de  nom,  mais  en  fait,  gouvernés  par 
une  aristocratie  féodale  et  commerciale  qui  absorbait  toute  la 
vie  politique. 

La  Compagnie  qui  était  appelée  à  embrasser  tout  à  la  fois 
des  opérations  militaires  et  commerciales,  s'était  divisée  en 
cinq  chambres  siégeant  dans  cinq  villes  différentes  de  la 
Hollande.  Le  gouvernement  général  des  affaires  était  confié  à 
un  comité  de  directeurs  appelé  TAssemblée  des  19,  dont  un 
seul  était  à  la  nomination  des  États-Généraux;  tous  les  autres 
relevaient  des  cinq  chambres  *. 

L'Angleterre  qui  ne  voulait  point  laisser  périmer  son  pré- 
tendu droit  de  priorité  sur  les  territoires  appelés  Nouvelle- 
Hollande,  reproduisait  ses  réclamations  assez  fréquemment 
pour  faire  craindre  une  prochaine  collision.  Mais  la  Compa- 
gnie veillait  et  elle  sut  habilement  ménager  avec  l'Angleterre 
elle-même,  en  1627,  un  traité  qui,  sans  rien  préjuger  sur  la 
question  au  fond,  donnait  pleine  autorité  aux  navires  de  cette 
compagnie  pour  fréquenter  les  ports  anglais  quels  qu'ils 
fussent.  Tous  les  droits  étaient  réservés  par  cette  réticence,  et 
l'Angleterre  y  gagnait,  en  ce  qu'elle  favorisait  le  développe- 
ment d'une  colonie  qui  ne  lui  coûtait  aucun  sacrifice  et  qu'elle 
saurait  conquérir  en  temps  opportun. 

Section  II 

CONSTITUTIOK  DES  MANOIRS.   —  WALLONS.    —  ENTRAVES   AU   CONMERCE 
ET  A  i/aGRICULTURE. 

Le  commerce  des  fourrures  ne  pouvait  donner  à  la  Nouvelle- 
Hollande  qu'une  existence  précaire.  Le  peu  d'émigrants  qu'on 
avait  reçus  en  1624,  Wallons  d'origine,  s'étaient  établis  à 
l'extrémité  nord  do  Long-Island,  et  depuis  lors,  l'émigration 

*  Bancroft,  p.  297. 


PATRONAGE.  -  MANOïRS.  67 

était  comme  suspendue  ;  il  fallait  donc  chercher  à  la  stimuler 
par  quelques  avantages  particuliers.  Mais  Tabsence  de  ga- 
ranties politiques  avait  peu  d'attraits  pour  des  hommes  de 
race  anglo-saxonne,  les  seuls  qu'on  pût  espérer  pour  long- 
temps encore.  Cependant  la  Compagnie  ne  se  doutait  guère  de 
la  gravité  de  cet  obstacle,  car  elle  adopta  en  1625,  une  espèce 
de  charte  qu'elle  fit  ratifier  par  les  États-Généraux,  et  qui 
donnait  à  l'organisation  de  ce  pays  une  physionomie  presque 
féodale. 

Le  préambule  de  ce  document  portait  :  Libertés  ou  privi- 
lèges accordés  par  l'assemblée  des  19  de  la  Compagnie  des 
Indes  occidentales,  à  tous  ceux  qui  établiront  maintenant  ou 
pourront  établir  des  colonies  dans  la  Nouvelle-Hollande.  Voici 
la  substance  de  celte  charte  : 

Tout  individu  qui  émigrait  à  ses  frais,  pour  s'établir 
dans  la  colonie,  avait  droit  à  autant  de  terres  qu'il  en  pourrait 
cultiver.  Quant  à  ceux  qui,  sans  vouloir  exploiter  par  eux- 
mêmes,  entendaient  employer  à  la  colonisation  le  travail  d'au- 
trui,  il  était  stipulé  que,  quiconque  dans  un  espace  de  quatre  . 
ans  après  signification  faite  de  son  intention,  viendrait  fonder 
dans  la  circonscription  des  domaines  de  la  Compagnie,  une 
colonie  de  cinquante  personnes  âgées  de  plus  de  quinze  an», 
serait  reconnu  Patron^  et  aurait  droit,  à  ce  titre,  à  une  con* 
cession  de  territoire  occupant  une  étendue  de  seize  milles^  le 
long  de  1^  mer  ou  d'une  rivière  navigable,  ou  de  huit  milles 
sur  chaque  rive,  et  sur  une  profondeur  aussi  grande  que  pour- 
rait le  comporter  l'occupation  des  terres  par  le  concession- 
naire et  les  siens.  Cette  concession  n'avait  lieu  qu'à  la  charge 
d'éteindre  le  titre  indien.  Le  patronage,  dans  le  système  hol- 
landais qu'on  voulait  transporter  ici,  n'était  autre  qu'un  état 
seigneurial,  avec  des  prérogatives  fort  étendues  qui  affectaient 
tout  à  la  fois  Tétat  des  habitants  et  la  condition  de  la  propriété. 
Par  exemple,  si  des  villes  venaient  à  se  former  dans  la  juridic- 
tion des  Patrons,  c'était  à  eux  qu'appartenait  l'institution  des 


68  i\E>Y.YORK. 

gouvernements  Iocaux>  A  eux  aussi  revenait  le  pouvoir  judi- 
ciaire, mais  avec  réserve  d'appel  au  directeur  général  pour 
toute  somme  excédant  cinquante  goulds.  Le  Patron  avait  en- 
core le  privilège  de  moudre  tout  le  blé  des  tenanciers,  de 
chasser  et  de  pêcher  sur  les  possessions  de  ces  derniers,  et 
dans  les  rivières  adjacentes. 

L'Ile  de  Manhattan  était  réservée  exclusivement  à  la  Com- 
pagnie, pour  y  centraliser  le  commerce  extérieur  dont  elle  se 
réservait  le  monopole  ^ 

^  Au  milieu  de  ces  précautions  pleines  d'égoïsme,  on  accor- 
dait cependant  quelque  attention  aux  choses  d'un  ordre  plus 
élevé  :  l'on  recommandait  aux  colons  d'installer,  aussitôt  que 
possible,  un  minisire  évangélique  et  un  maître  d'école,  et  de 
créer  un  établissement  pour  les  malades. 

L'économie  de  ce  système  comportait  deux  délégations  de 
l'autorité  publique  et  souveraine;  l°du  gouvernement  Néerlan- 
dais à  la  Compagnie  des  Indes  ;  2^  puis  de  celle-ci,  aux  Patrons 
dans  les  limites  de  leurs  possessions.  Et  comme  si  ce  n'était 
point  assez  de  ces  complications  de  gouvernement  et  de 
l'immobilité  qui  en  était  la  conséquence,  la  peine  du  parjure 
était  prononcée  contre  ceux  des  colons  qui  fabriqueraient  des 
étoffes  de  laine,  de  lin  et  de  coton.  On  était  alors  aux  beaux 
jours  du  monopole,  et  TAngleterre  elle-même,  ne  devait 
point  tarder  à  réclamer  des  avantages  analogues  pour  son 
commerce  et  son  industrie,  dans  ses  possessions  américaines. 

Des  directeurs  et  agents  de  la  Compagnie,  sans  attendre  la 
publication  de  ce  plan  de  colonisation,  avaient  pris  des  me- 
sures pour  s'assurer  de  certaines  parties  de  territoire  les  plus 
fertiles,  et  de  l'accès  le  plus  facile,  au  moyen  de  traités  passés 
avec  les  Indiens  possesseurs  du  sol,  de  manière  à  rendre 
tributaires  les  colons  qui  pourraient  se  diriger  de  ce  côté. 
C'est  de  1629  à  1631  qu'eurent  lieu  ces  espèces  d'accaparc- 

*  Bancroft,  p.  299.  —  Dunlap's  Hislory  of  New-York,  1"  vol.,  p.  48.  — 
Hildreth,  !•' vol.,  p.  437. 


MANOIRS.  60 

raenls.  I^s  historiens  signalent  trois  principales  fondations  do 
celle  nature,  faites  par  Samuel  Godyn,  Samuel  Bloemarl, 
Pauw,  et  Kilian  van  Rensselaer.  Les  deux  premiers  se  ren- 
dirent maîtres  1^  d'un  territoire  de  plus  de  trente  milles  en 
étendue  depuis  le  cap  Henlopen  jusqu'à  l'embouchure  de  la 
Delaware,  ce  qui  forme  aujourd'hui  les  deux  comtés  inférieurs 
de  rÉlat  actuel  de  Delaware  ;  2"*  et  d  un  autre  territoire  sur  la 
rive  opposée  du  New-Jersey,  d'une  superficie  de  seize  milles, 
y  compris  le  cap  May.  Ces  possessions  prirent  le  nom  de  Swa- 
uandal.  Pauw  s'assura  de  tout  le  district  d'Hoboken  auquel 
s'ajoutèrent  Staten-Island  et  quelques  autres  terres  adjacentes. 
Cette  possession  fut  dénommée  Pavonia.  Quant  à  van  Rens- 
selaer, ses  agents  lui  acquirent  toute  une  étendue  de  pays  sur 
THudson,  depuis  le  fort  Orange  autrement  dit  Albany  jusqu'à 
l'embouchure  du  Mohawk,  domaine  qui  s'accrut  ensuite  d'un 
autre  territoire  de  douze  milles  d'étendue  plus  au  sud.  D'au- 
tres manoirs  se  créèrent  encore  plus  tard,  même  sous  la 
domination  anglaise,  en  sorte  qu'il  est  nécessaire  de  déter- 
miner les  rapports  qui  s'établirent  entre  les  Patrons  et  les 
colons,  ne  fût-ce  que  pour  apprécier  les  graves  conflits  qui  se 
sont  élevés  de  nos  jours,  à  l'occasion  des  manoirs  Rensselaer 
et  Livirigston,  les  seuls  qui  soient  restés  debout  dans  celte 
partie  de  l'Amérique. 

D'après  les  errements  empruntés  à  la  Hollande,  le  Patron 
faisait  cession  au  colon  soit  à  perpétuité,  soit  à  long  terme, 
d'une  partie  déterre,  à  charge  d'une  redevance  annuelle  pro- 
portionnée à  la  durée  de  la  concession.  Cette  redevance  tou- 
jours minime  était  généralement  payée  en  nature,  mais  pour 
venir  en  aide  au  tenancier,  le  Patron  lui  faisait  souvent  re- 
mise des  dix  premières  années  d'arrérages.  La  renie  était 
déclarée  non  rachelable.  Dans  le  contrat  à  perpétuité,  le  Pa- 
tron se  réservait  quelquefois  certains  droits  personnels,  et 
un  droit  proportionnel  qui  n'excédait  pas  le  quart  du 
prix  de  chaque  cession  que  le  colon  et  ses  héritiers  à  perpé- 


70  NEW-YORK. 

tuité,  pourraient  faire  de  tout  ou  partie  de  cette  terre.  C'est 
ce  que  nous  appelions  du  nom  de  lods  et  ventes^  car  TEurope 
avait  aussi  à  cette  époque,  de  ces  sortes  de  contrats.  Souvent, 
pour  assurer  l'exécution  des  engagements  du  tenancier,  il 
était  stipulé  qu'en  cas  de  non-payement  ou  d'inexécu lion  des 
conditions,  le  Patron  et  ses  héritiers  auraient  le  droit  de  ren- 
trer dans  la  propriété,  en  quelques  mains  qu'elle  fût  passée, 
après  l'accomplissement  de  certaines  formalités  protectrices 
du  droit  des  tiers  détenteurs. 

Il  ne  paraît  point  que  cette  combinaison  ait,  dès  l'abord, 
attiré  beaucoup  de  colons,  car  jusqu'en  1785,  c'est-à-dire 
156  ans  après  la  promulgation  de  la  charte  de  la  Compagnie 
des  Indes,  les  propriétés  arables  des  comtés  d'Albany  et 
de  Rensselaer  dont  la  constitution  territoriale  se  réfère  à  cette 
charte,  étaient  encore  pour  la  plupart  sans  culture.  Les  Pa- 
trons y  employaient  surtout  des  serviteurs  engagés,  même 
des  esclaves  noirs,  pour  suppléer  à  Tinsuffisance  des  blancs. 
On  ne  peut,  en  bonne  justice,  attribuer  cet  état  de  choses 
uniquement  à  cette  organisation  de  la  propriété,  car  les 
terres  des  comtés  avoisinants  étaient  elles-mêmes  presque 
abandonnées,  quoique  non  soumises  à  ce  régime  K  C'est  qu'à 
vrai  dire,  la  province  de  New-York  créée  par  des  Hollandais  fut 
dès  Forigine,  et  continua  à  être  principalement  une  colonie 
commerciale  et  maritime  qui,  pour  bien  longtemps,  mit  la- 
griculture  sur  le  deuxième  plan,  et  arrêta  ainsi  son  essor. 
Le  vice  du  système  n'en  subsistait  pas  moins,  et  ses  inconvé- 
nients se  révélèrent  presque  immédiatement.  C'est  ce  qui 
détermina  la  Compagnie  à  racheter  le  manoir  de  Swanandal 
dès  1634,  pour  le  rendre  à  la  libre  circulation.  Celui  de  Pavo- 
nia  disparut  bientôt  aussi,  de  sorte  qu'il  ne  resta  plus  de- 
bout que  celui  de  Rensselaer  '.  Mais  ce  qui  est  remarquable, 

*  A  treatise  on  Rents,  etc.,  by  Anson  Bingharn  et  John  Colvin,  Âlbany, 
1857,  p.  20. 
»  Hildreth,  4"  vol.,  p.  147.  —  Dunlap,  1"  vol.,  p.  48  et  57. 


CONDITIONS  TERRITORIALES.  71 

c'est  que  les  Anglais  une  fois  maîtres  de  la  province,  aient  créé 
euxnnêmes,  des  manoirs  seigneuriaux.  Cependant  y  a-t-il 
lieu  d'en  être  surpris,  lorsqu'on  verra  un  peu  plus  tard,  le 
fameux  philosophe  Locke  organiser  la  Caroline  sur  le  pied 
féodal  le  plus  arriéré  ? 

En  résumé,  le  territoire  de  la  colonie  était  soumis  à  deux 
règles  différentes  :  les  terres  concédées  en  manoir  relevaient 
des  Patrons  qui  les  administraient  et  y  avaient  droit  de 
justice.  Quant  aux  terres  situées  en  dehors  de  ces  juridictions, 
et  tel  était  le  cas  par  exemple,  pour  Long  Island,  elles  n'a- 
vaient d'autre  souverain  que  la  Compagnie  des  Indes  occi- 
dentales, et  le  droit  qui  les  régissait  était  la  législation  ro- 
maine mitigée  par  la  loi  hollandaise. 

La  Compagnie  ne  perdait  pas  de  vue  son  monopole  com- 
mercial, elle  cherchait  surtout  à  étendre  le  plus  possible 
sa  domination.  On  la  voit  s'emparer  de  quelques  points  sur 
la  rivière  Connecticut  jusque  bien  près  d'Hartford  où  elle 
établit  un  poste  de  défense,  tandis  qu*à  Tembouchure  du 
Schuylkill  près  de  Philadelphie,  elle  élève  un  fort  pour  s'as- 
surer de  ce  côté,  d'un  commerce  très-profitable.  Mais  déjà 
la  Nouvelle-Angleterre  comptait  deux  colonies  :  New-Ply- 
mouth  et  le  Massachusetts  dont  les  aspirations  tournées  vers 
le  Connecticut,  allaient  bientôt  faire  surgir  des  querelles  de 
territoire  qui  furent  une  longue  cause  de  mésintelligence 
entre  elles  et  la  Nouvelle-Hollande.  Ces  difficultés  sont  sans 
intérêt  pour  le  lecteur.  Au  moyen  d'efforts  soutenus  pour 
s'étendre  et  prévenir  les  empiétements  d'autres  nations,  la 
Nouvelle-Hollande  avait  déjà  en  1638,  une  souveraineté  très- 
ample  qui  embrassait  tout  l'espace  représenté  aujourd'hui  par 
l'État  de  New-York,  une  partie  du  Connecticut,  le  New-Jersey, 
la  DelawareetlaPensylvanie.  C'était  trop  pour  un  seul  gouver- 
nement, lors  surtout  que  les  colons  paraissaient  rechercher  les 
points  extrêmes  de  la  province. 

Les  Européens  qui  en  fournirent  le  premier  noyau,  étaient 


72  NEW-YORK. 

des  Wallons  qui  se  fixèrent  dans  Long-Island,  et  des  Hollandais 
qui  préférèrent  Tîle  de  Manhattan.  Les  uns  et  les  autres 
étaient  protestants  appartenant  à  la  secte  dirigée  par  le  synode 
de  Dort.  A  Tépoque  des  premières  tentatives  de  colonisation 
des  Suédois  vers  1638,  il  n'y  avait  que  fort  peu  d'habitants  à 
Hoboken  (New-Jersey),  et  un  petit  nombre  aussi  sur  la  Delaware. 
La  contrée  la  plus  peuplée  était  le  manoir  de  Rensselaer  où 
le  Patron  avait  amené  des  colons  et  des  serviteurs  engagés, 
Hollandais  d'origine  pour  la  plupart  au  moins,  et  très-propres 
à  Fagriculture.  C'était  la  partie  la  plus  prospère  de  la  pro- 
vince, mais  généralement,  la  Nouvelle-Hollande  languissait 
dans  une  sorte  de  stagnation  peu  propre  à  encourager  les 
immigrations  ^ 

BectloB  III 

KTABLISBEMENT  SUÉDOIS.  —   ENCOURAGEMENT  A  l'iMIIIG RATION.    —  TROIS 
GOUVERNEMENTS  DISTINCTS.    —   LUTTES  AVEC   LES  INDIENS. 

La  Compagnie  des  Indes  occidentales  avait  à  redouter  non- 
seulement  l'Angleterre,  mais  encore  ses  propres  agents  dont 
la  loyauté  n'était  pas  à  l'abri  du  soupçon.  Peter  Minuits  le 
premier  directeur  général  qu'elle  avait  nommé  pour  la  Nou- 
velle-Amsterdam (New-York)  ayant  été  rappelé,  s'engagea  au 
service  de  la  Suède,  et  suggéra  au  gouvernement  de  ce  pays 
une  expédition  dans  la  Delaware,  en  offrant  ses  services  pour 
la  diriger  et  la  commander.  Ses  propositions  furent  acceptées, 
et  vers  1638,  il  fit  voile  pour  TAmérique  avec  un  bâtiment 
de  guerre  et  un  navire  de  transport.  Il  emmenait  avec  lui  un 
certain  nombre  de  Suédois  protestants  habitués  aux  travaux 
de  l'agriculture,  et  très-propres  aux  fatigues  de  la  colonisa- 
lion.  La  difficulté  consistait  à  franchir  un  passage  gardé,  sans 
s  exposer  à  une  lulle  avec  la  petite  garnison  du  fort.  Mais  sous 
un  faux  prétexte.  Peter  Minuits  entra  dans  la  baie,  il  se  mit 

«  Dunlap,  1"  vol.,  p.  57  et  66. 


ÉTABLISSEMENTS  SUÉDOIS.  75 

en  rapport  avec  les  indigènes  auxquels  il  acheta  des  terres 
dans  une  partie  un  peu  avancée  sur  la  rivière,  et  il  s'établit 
avec  ses  hommes  sur  la  rive  ouest  où  il  se  hâta  de  bâtir  un 
fort  appelé  Christiana.  Tel  fut  le  début  de  la  colonie  dite  Nou- 
velle-Suède ^ 

Cette  prise  de  possession  souleva  les  protestations  de  Kieft 
qui  était  alors  gouverneur  de  la  Nouvelle-Hollande,  mais 
Minuits  sans  en  tenir  aucun  compte,  acheva  le  fort,  y  laissa 
une  garnison  de  vingt-quatre  hommes  seulement  pour  sa  dé- 
fense, et  confiant  dans  l'ascendant  moral  que  la  Suéde  exer- 
çait alors,  il  retourna  en  Europe,  persuadé  que  la  Compagnie, 
dans  la  crainte  de  sévères  représailles,  n'autoriserait  point 
une  attaque  à  main  armée  contre  un  établissement  placé  sous 
la  protection  du  drapeau  suédois. 

L'expérience  ayant  montré  combien  était  défectueux  et 
stérile  le  plan  de  colonisation  imposé  à  la  Nouvelle-Hollande, 
on  le  modifia  en  1638,  en  y  introduisant  des  mesures  plus 
libérales  en  ce  qui  concernait  le  commerce  et  l'industrie.  La 
Compagnie  publia  une  nouvelle  proclamation  par  laquelle  elle 
déclara  libre  tout  commerce  d'importation  et  d'exportation 
avec  la  colonie,  pourvu  qu'il  se  fît  par  bâtiments  Hollan- 
dais. Elle  offrit  à  tous  immigrants  des  terres,  des  maisons, 
des  bestiaux  et  des  instruments  de  culture,  moyennant  une 
rente  annuelle  et  perpétuelle  à  fixer  de  gré  à  gré.  Elle  propo- 
sait aussi  à  crédit,  des  vêtements  et  des  provisions  à  ceux  qui 
en  auraient  besoin,  moyennant  un  profit  de  50  pour  100  du 
prix  coûtant. 

La  nouvelle  charte  maintenait  le  patronat  pour  les  nou- 
velles concessions  à  faire,  et  elle  restreignait  chaque  manoir 
ayant  façade  sur  des  rivières  navigables,  à  une  étendue  de 
quatre  milles  seulement,  sur  une  profondeur  de  huit  milles. 
Du  reste  on  ne  modifiait  en  rien  le  caractère  vicieux  de  cette 
organisation. 

*  Hildreth,  4"  vol.,  p.  414. 


74  NEW-YORK. 

Chaque  immigrant  qui  amenait  avec  lui  cinq  personnes, 
avait  droit  à  deux  cents  acres  de  terre,  et  tous  villages  ainsi 
que  toutes  villes  qui  se  formeraient  successivement,  devaient 
jouir  du  privilège  de  nommer  leurs  magistrals. 

La  défense  de  fabriquer  des  vêtements  était  rapportée.  On 
abolissait  le  monopole  du  commerce  avec  les  Indiens,  et  il 
était  remplacé  par  une  taxe  modérée  sur  l'exportation.  La 
Compagnie  ne  maintenait  que  le  monopole  maritime. 

On  créait  une  religion  d'État  en  faveur  de  TÉglise  hollan- 
daise réformée  dont  les  doctrines  pouvaient  seules  être  en- 
seignées publiquement  *. 

Tel  était  en  résumé,  le  nouvel  agencement  de  celte  so- 
ciété qui  faisait  déjà  beaucoup  d'efforts  pour  se  dégager  de 
ses  premiers  liens.  Tout  défectueux  que  s  offrait  Tordre  de 
choses  nouveau,  puisque  le  colon  n'avait  aucun  droit  indivi- 
duel à  la  vie  politique,  bon  nombre  de  Hollandais  dont  quel- 
ques hommes  de  fortune,  s'empressèrent  d'émigrer  pour 
profiter  du  bénéfice  de  la  charte  de  1640.  En  même  temps 
qu'eux,  se  présentèrent  des  Anglais  qui  avaient  passé  quelques 
années  en  Virginie  à  titre  de  serviteurs  engagés,  et  dont  le 
service  avait  cessé.  D'autres  cmigrants  venaient  de  la  Nou- 
velle-Angleterre :  c'étaient  des  Anabaptistes  et  autres  sec- 
taires que  l'intolérance  des  Puritains  en  avait  chassés.  Jus- 
qu'à présent  encore,  les  querelles  religieuses  d'Europe  restent 
étrangères  à  cette  fondation.  C'est  plus  tard  seulement  que 
cette  cause  grave  apportera  son  contingent  à  la  province. 

11  est  digne  de  remarque  que  tandis  qu'à  Touest,  les  choses 
se  passaient  ainsi,  d'autres  établissements  se  formaient  dans 
Long-Island,  au  voisinage  du  Connecticut,  là  précisément  où 
les  limites  de  territoire  étaient  mal  définies.  Les  habitants 
presque  tous  d'origine  anglaise  avaient  choisi  différents 
points  où  ils  s'étaient  fixés,  du  consentement  exprès  ou  pn:- 

«  Hildreth,  i"  vol.,  p.  414-415. 


VARIÉTÉS  DE  GOUVERNEMENT.  75 

sumé  du  gouverneur  de  la  Nouvelle-Hollande  ;  mais  sans 
égard  pour  les  lois  de  la  colonie,  les  individus  qui  s'y  éta- 
blirent, déterminèrent  eux-mêmes  les  règles  de  leur  propre 
gouvernement,  et  comme  ils  n'étaient  pas  sans  alarmes  à 
cause  du  voisinage  des  Indiens  dont  ils  suspectaient  les  in- 
tentions hostiles,  ils  s'organisèrent  militairement.  En  ma- 
tière judiciaire,  ils  adoptèrent  un  jury  composé  de  sept  mem- 
bres jugeant  à  la  majorité.  Double  dérogation  au  droit 
anglais  qui  exige  douze  jurés  et  l'unanimité  pour  les  déci- 
sions. Dans  leurs  assemblées  communales  ils  créaient  des 
taxes  et  nommaient  des  commissaires  pour  les  percevoir. 
Enfin,  voulant  préserver  leur  création,  de  tout  alliage,  ils 
avaient  décidé  que  chaque  ville  serait  juge  du  caractère  des 
immigrants  qui  désireraient  s'établir  parmi  eux,  et  que  ce- 
lui-là seul  serait  admis,  qui  donnerait  une  entière  satisfac- 
tion sur  sa  moralité  et  ses  opinions.  C'était  une  copie  avec 
variantes,  de  l'organisation  puritaine  *. 

Les  sociétés  naissantes  peuvent  seules  présenter  de  tels 
contrastes.  A  l'Ouest,  le  gouvernement  absorbe  l'individu  : 
le  Hollandais  habitué  à  cette  sorte  de  gouvernement  s'y  sou- 
met sans  murmure.  A  l'Est,  au  contraire,  le  colon  d'origine 
anglaise  agit  dans  sa  pleine  indépendance  et  organise  lui- 
même  son  gouvernement,  en  limitant  sa  propre  liberté.  Le 
caractère  des  deux  races  est  très-marqué,  et  c'est  grâce  à 
l'anglo-saxon,  que  la  liberté  pourra  se  faire  jour  pour  tous, 
même  avant  la  dé  possession  de  la  Hollande. 

Jusqu'en  1641,  l'émigration  ne  s'était  point  dirigée  vers 
la  Delaware.  On  s'y  était  assuré  des  possessions,  mais  elles 
attendaient  des  habitants,  et  l'on  ne  comptait  encore  que  les 
postes  nécessaires  pour  faciliter  le  commerce  avec  les  In- 
diens. Les  Hollandais  et  les  Suédois  avaient  chacun  pris  po- 
sition, il  leur  restait  à  donner  la  vie  à  ces  riches  contrées. 

*  Dunlap,  !•' vol.,  p.  67. 


76  NEW-YORK. 

Les  premiers  qui  s'en  occupèrent  aclivemenl,  furent  des  An- 
glais établis  dans  le  Connecticut.  Occupés  principalement  du 
commerce  de  fourrures,  ils  avaient  avantage  à  émigrer, 
parce  qu'ils  trouvaient  plus  de  sécurité  sans  doute,  à  trans- 
porter le  siège  de  leurs  opérations  dans  cette  contrée  où  les 
Indiens  étaient  d'un  naturel  plus  doux,  et  moins  redoutables 
que  ceux  de  TEst.  Dans  ce  but,  cinquante  familles  quittèrent 
New-Haven  en  1641,  et  se  portèrent  vers  la  baie  de  la  Dela- 
ware.  Sans  tenir  compte  des  protestations  du  gouverneur 
Kieft,  ils  allèrent  s'établir  les  uns  à  Salem-Creek,  à  douze 
milles  environ  au-dessous  de  l'embouchure  de  la  rivière  ;  les 
autres  poussèrent  plus  loin,  et  se  fixèrent  sur  le  Schuylkill. 
Les  Suédois  comme  les  Hollandais  voyaient  d'un  œil  jaloux 
cet  acte  téméraire  qui  menaçait  leur  commerce  ;  et  oubliant 
un  instant  leurs  rivalités,  ils  se  réunirent  pour  avoir  raison 
de  ces  aventuriers.  Il  suffit  d'un  simple  déploiement  de  forces 
pour  les  amener  à  composition.  Quelques-uns  furent  expul- 
sés; d'autres  pour  conserver  les  positions  qu'ils  avaient  prises, 
se  soumirent  au  serment  d'allégeance  envers  la  Suède  dont 
le  représentant  fit  preuve  d'énergie  dans  la  répression. 

Les  Hollandais  concevaient  peu  d'ombrage  de  la  petite  co- 
lonie suédoise  [qui,  suivant  eux,  devait  s'éteindre  d'elle- 
même,  tant  elle  paraissait  abandonnée  par  Christine.  Mais 
leurs  idées  prirent  un  autre  cours  quand  la  reine,  en  1642, 
donna  une  sérieuse  attention  à  cette  possession.  Dans  la  vue 
non-seulement  de  la  consolider  mais  encore  de  l'étendre,  elle 
y  consacra  une  somme  importante,  et  fit  embarquer  pour  la 
Nouvelle-Suède  en  1643,  des  soldats  dont  elle  confia  le  com- 
mandement au  colonel  Printz,  plus,  un  certain  nombre  d'é- 
migrants  pris  parmi  ses  sujets.  Les  instructions  données  à 
cette  occasion  étaient  pleines  de  sagesse  et  semblent  dictées 
par  Oxenstiern  lui-même.  Le  commandant  ne  devait  point 
attaquer  le  fort  Nassau  occupé  par  les  Hollandais,  et  son  at- 
titude ne  pouvait  être  qu'expeclante,  et  purement  défensive. 


VARIÉTÉS  DE  GOUVERNEMENT.  77 

Quant  aux  Indiens,  il  fallait  les  traiter  avec  beaucoup  de 
douceur  et  d'humanité,  et  faire  preuve  envers  eux  de  mo- 
dération et  de  justice.  Le  point  important  était  de  se  les  at- 
tacher en  leur  vendant  toutes  choses  à  un  prix  inférieur  à 
celui  exigé  par  les  Hollandais  et  les  Anglais.  Recommanda- 
tion était  surtout  faite  aux  ministres,  d'enseigner  aux  indi- 
gènes la  religion  chrétienne.  Du  reste  le  commerce  de  four- 
rures ne  pouvait  se  faire  que  par  Tintermédiaire  des  agents 
d  une  compagnie  suédoise  autorisée  à  cet  effet.  Les  lois  et 
usages  de  la  Suède  étaient  déclarés  applicables  au  gouver- 
nement de  la  colonie.  Quant  à  la  religion,  on  s'en  référait 
aux  règles  de  la  confession  d'Augsbourg  et  au  concile 
d'Upsal. 

C'était  la  troisième  forme  de  gouvernement  implantée  sur 
le  sol  de  la  Nouvelle-Hollande.  A  TEst,  les  Anglais  de  Long- 
Island  s'administrent  eux-mêmes  et  ne  se  rattachent  au  gou- 
vernement général  que  par  des  liens  bien  faibles.  Au  Nord, 
les  Hollandais  sont  soumis,  en  partie  au  moins,  au  double 
joug  de  la  Compagnie  des  Indes  et  des  seigneurs  de  manoirs. 
Au  Sud,  les  Suédois  qui  prennent  maintenant  une  posi- 
tion bien  dessinée,  ne  relèvent  que  des  lois  de  leur  pays, 
jusqu'à  ce  qu'ils  soient  absorbés  successivement  par  la  Hol- 
lande et  par  l'Angleterre.  Partout  la  société  reflète  Timage 
de  la  métropole,  et  il  faudra  un  travail  long  et  persistant, 
avant  que  ces  fragments  variés  de  population  se  fusionnent  et 
prennent  un  caractère  uniforme. 

Fidèle  à  ses  instructions,  Printz  s'avança  jusqu'à  l'embou- 
chure du  SchuylkiU,  il  fortifia  différents  points,  stimula  la  cul- 
ture du  tabac,  prit  des  dispositions  habiles  pour  favoriser  le 
commerce  avec  les  Indiens  et  repoussa  les  tentatives  itérati- 
vement  faites  par  les  Anglais  pour  prendre  pied  dans  ces 
parages.  Le  succès  de  la  colonie  était  tel,  qu'en  1644,  elle 
put  expédier  en  Suède  deux  bâtiments  chargés  de  tabac  et 
de  pelleteries.  Ces  résultats  s'obtinrent  aisément,  à  la  faveur 


78  NEW-YORK, 

des  rapports  pacifiques  existants  entre  les  Suédois  et  les  Hol- 
landais qui,  quoique  toujours  en  état  d'observation,  n'entre- 
prenaient rien  les  uns  contre  les  autres.  Il  faut  aussi  en  re- 
porter le  mérite  à  la  confiance  que  Printz  sut  inspirer  aux 
Indiens  envers  lesquels  il  se  montra  toujours  juste  et  bien- 
veillant. 

Les  choses  avaient  une  tout  autre  physionomie  à  l'Est  et 
au  Nord.  On  avait  de  fréquents  rapports  avec  les  Indiens  soit 
pour  des  achats  de  terre,  soit  pour  le  commerce  ;  et  les  procé- 
dés employés  envers  eux,  ne  se  conciliaient  pas  souvent  avec 
les  idées  de  loyauté  et  d'humanité  si  désirables  entre  deux 
races  dont  l'une  était  bien  supérieure  à  l'autre.  Kieft  gouver- 
neur de  la  province,  d'un  caractère  absolu  et  sans  portée, 
loin  de  prévenir  les  conflits  ou  de  les  apaiser,  en  'augmentait 
encore  la  gravité  par  des  mesures  acerbes  et  des  répressions 
sans  pitié.  C'est  ainsi  que  la  Nouvelle-Hollande  depuis  les 
rives  du  New-Jersey  jusqu'à  la  frontière  du  Connecticut,  se 
trouva  jetée  pendant  plus  de  trois  années,  dans  une  suite 
d'escarmouches  et  d'embûches  où  les  Indiens  de  plusieurs 
tribus  furent  cruellement  décimés.  Il  est  vrai  qu'ils  usèrent 
de  représailles,  et  qu'ils  promenèrent  l'incendie  et  le  carnage 
partout  sur  leur  passage,  notamment  dans  LongJsland  où 
les  populations  anglaises  ne  leur  faisaient  aucun  quartier. 
C'est  dans  une  de  ces  sanglantes  mêlées,  que  madame  Hut- 
chinson  persécutée  par  les  Puritains  du  Massachusetts,  et 
réfugiée  dans  la  Nouvelle-Hollande,  fut  massacrée  avec  ses 
protecteurs.  Les  pertes  matérielles  de  la  colonie  n'étaient  pas 
moins  sensibles.  Les  établissements  situés  près  de  la  Nouvelle- 
Amsterdam  étaient  presque  tous  détruits;  à  peine  pouvait-on 
y  mettre  sur  pied  une  centaine  d'hommes.  Et  qu'on  ne  croie 
pas  que  les  Indiens  se  jetaient  volontiers  dans  ces  guerres  à 
outrance  !  Voici  ce  que  disait  un  sachem  (chef)  aux  négocia- 
teurs envoyés  par  le  gouverneur  pour  tenir  conseil  avec  les 
chefs  sur  les  conditions  de  la  paix  î 


ABUS  DE  POUVOIR.  79 

«  Lorsque  vous  abordâtes  cette  contrée,  vous  manquiez  de 
pain,  nous  vous  donnâmes  du  blé,  des  légumes,  des  huîtres, 
du  poisson  ;  et  maintenant  pour  nous  récompenser,  vous 
nous  détruisez  ^  »  Ces  plaintes  étaient  d'autant  mieux  fondées, 
que  Kieft,  pour  avoir  plus  promptement  justice  de  ces  adver- 
saires, excitait  contre  eux  des  tribus  voisines,  en  mettant 
leurs  têtes  à  prix.  Moyen  barbare  qui  ne  pouvait  qu'inspirer 
aux  indigènes  la  haine  et  le  mépris  pour  les  Européens  dont 
ils  avaient  d'abord  une  si  haute  idée! 

Mais  à  part  tout  sentiment  de  justice  et  d'humanité,  n'é- 
tait-ce point  une  lourde  faute  de  surexciter  à  plaisir  les  mau- 
vais instincts  de  ces  peuplades  sauvages?  Souvent  le  crime  ou 
le  délit  qu'on  leur  reprochait  n'était-il  point  un  fait  isolé  et 
non  prémédité,  résultat  de  Tabus  des  liqueurs  que  les  colons 
leurs  fournissaient  au  mépris  des  lois  de  la  province,  et  dans 
un  but  méprisable  ?  Quelle  sécurité  espérer  dans  le  voisinage 
de  tribus  qui  pouvaient  laisser  sommeiller  leur  vengeance, 
mais  qui  n'y  renonçaient  jamais?  Ces  idées  étaient  celles 
d'un  parti  qui  s'était  formé  contre  le  gouverneur  dont  il  dés- 
approuvait la  conduite.  Mais  à  ces  griefs  s'en  joignaient  d'au- 
tres tirés  d'abus  de  pouvoir  multipUés  qu'on  ne  voulait  point 
tolérer  davantage.  Ces  plaintes  arrivèrent  à  la  Compagnie  qui 
les  accueillit  avec  empressement,  car  ces  guerres  étaient  rui- 
neuses pour  elle.  On  estimait  déjà  en  1638,  que  cette  colonie 
lui  coûtait  un  demi-million  de  gilders  (ou  un  million  de 
francs),  déduction  faite  de  toutes  ses  recettes.  Au  point  de  vue 
de  la  population,  la  statistique  ne  donnait  pas  de  meilleurs 
résultats,  car  tandis  que  la  Virginie  et  le  Maryland  au  Sud,  et 
la  Nouvelle-Angleterre  au  Nord,  comptaient  chacune  environ 
vingt  mille  habitants,  la  Nouvelle-Hollande  n'en  avait  pas  plus 
de  deux  à  trois  mille,  y  compris  l'établissement  suédois  sur 
la  Delaware*. 

«  Duiilap,  l"voL,  p.  72. 
«  Hildrelh,  p.  451,  456. 


80  NEW-YORK. 

Kieft  cependant,  avait  réussi  à  négocier  en  1643,  un  traité 
de  paix  avec  diverses  tribus  indiennes,  à  la  faveur  de  Tinter- 
vention  de  Roger  Williams  fondateur  de  Rhode-Island,  très- 
aimé  des  Indiens  de  ces  contrées  ;  mais  il  ne  devait  point  pro- 
fiter longtemps  de  ce  succès.  En  butte  à  de  nombreuses 
inimitiés,  il  ne  pouvait  se  maintenir  au  pouvoir,  et  il  fut  rem- 
placé par  Pierre  Stuyvesant  alors  gouverneur  de  Curaço,  et 
qui  prit  possession  de  ce  poste,  en  1 647 .  ^ 

Section  IV 

PÉTITION   POUR  OBTENIR  UNE  CHARTE.  —  CONQUÊTE   DE  L'ÉTABLISSEMENT  SUÉDOIS. 
LUTTE  AVEC  LES  INDIENS. 

L'administration  de  Stuyvesant  fait  époque  dans  les  annales 
de  la  province.  D'abord  après  beaucoup  d'efforts,  il  parvint  à 
en  déterminer  les  limites  avec  le  Connecticut  dont  la  convoi- 
tise ne  laissait  ni  paix  ni  trêve  (1650).  Le  traité  qui  consacra 
ces  arrangements  faillit  n'avoir  qu'une  bien  courte  durée, 
tant  l'esprit  inquiet  et  envaliissant  de  ce  voisin  était  porté  à 
remettre  en  question  des  points  convenus.  Mais  l'attitude  ré- 
solue du  Massachusetts  qui  ne  voulut  point  prêter  les  mains  à 
une  injuste  agression,  et  le  traité  de  paix  survenu  entre  la 
Hollande  et  l'Angleterre  arrêtèrent  des  hostilités  qui  étaient 
sur  le  point  d'éclater  (1653). 

L'état  intérieur  de  la  colonie  présentait  des  symptômes  si- 
gnificatifs, avant-coureurs  d'un  système  plus  libéral.  En  1 650, 
une  commission  choisie  par  les  habitants,  partit  pour  la  Hol- 
lande afin  de  solliciter  l'octroi  des  libertés  nécessaires  au  suc- 
cès de  l'agriculture,  et  rallégement  des  taxes  qui  écrasaient  le 
commerce.  Celte  démarche  n'eut  d'autre  résultat  que  l'érec- 
tion d'une  cour  de  justice  et  l'obtention  de  quelques  fran- 
chises municipales,  sur  le  modèle  des  institutions  hollan- 
daises, ce  qui  s'entendait  de  certaines  immunités  accordées 
aux  agglomérations  de  population,  mais  aucunement  aux  in- 
dividus eux-mêmes.  Le  droit  de  bourgeoisie  donnait  comme 


DEMANDE  DE  LIBERTÉS.  81 

en  Hollande,  une  participation  à  des  avantages  commerciaux, 
non  à  des  libertés  politiques  (1652). 

Ces  concessions  insignifiantes  ne  pouvaient  convenir  aux 
colons,  pas  plus  à  ceux  d'origine  hollandaise  qu'aux  Puritains 
venus  d'Angleterre.  Le  contact  de  ceux-ci  avait  appris  aux 
Hollandais  tout  le  prix  de  Tindépendance  personnelle,  et  les 
uns  et  les  autres  se  montraient  résolus  à  tout  entreprendre 
pour  la  réussite  de  leurs  espérances.  Us  assemblèrent  en  1653, 
une  convention  composée  de  députés  fournis  par  tous  les  vil- 
lages, à  raison  de  deux  par  chacun;  et  là,  en  dépit  du  gou- 
verneur, ils  rédigèrent  une  pétition  énergique  dont  les  termes 
sont  fort  curieux  à  consigner  ici,  comme  témoignage  de 
l'esprit  public. 

«  Les  États-Généraux,  dit  la  pétition,  sont  nos  seigneurs- 
liges.  Nous  nous  soumettons  aux  lois  des  Provinces-Unies,  et 
nos  droits  et  privilèges  doivent  être  mis  en  harmonie  avec 
ceux  de  notre  pays  natal,  car  nous  sommes  membres  de 
rÉtat  et  non  un  pays  conquis.  Nous  sommes  venus  ici  de 
différentes  parties  du  monde  pour  former  une  communauté 
composée  d'origines  mélangées.  Nous  avons  à  nos  frais, 
échangé  notre  patrie  pour  la  protection  des  Provinces-Unies 
et  nous  avons  transformé  le  désert  en  campagne  productive  ; 
nous  demandons  en  conséquence  qu'aucune  loi  ne  soit  faite  à 
l'avenir,  sans  le  consentement  du  peuple  ;  qu'aucune  nomi- 
nation aux  emplois  publics  n'ait  lieu  qu'avec  son  approbation  ; 
et  que  jamais  on  ne  fasse  revivre  une  loi  obscure  ou  tombée 
en  désuétude*.  » 

A  ce  langage  si  précis  et  si  énergique,  il  semble  qu'on  sente 
le  souffle  de  la  révolution  d'Angleterre  traversant  T  Atlantique, 
et  venant  pénétrer  ces  populations  qu'elles  animent  d'un  es- 
prit nouveau  et  qui  renversera  le  joug  qu'on  persiste  à  leur 
imposer. 

«  Bancrott,  p.  310. 


82  NEW-YORK. 

Cette  pétition  n'eut  aucun  résultat  utile.  La  Compagnie  des 
Indes,  d'aécord  avec  le  gouverneur,  repoussa  ces  théories  de 
gouvernement  populaire  qu'elle  qualitîa  de  rêveries,  et  elle 
ordonna  de  percevoir  les  taxes  comme  par  le  passé,  sans  se 
préoccuper  de  la  prétention  du  peuple  à  les  voter.  Mais  la  levée 
des  impôts  rencontra  plus  d'une  résistance,  et  de  ce  conflit 
naquit  une  sourde  conspiration  pour  le  renversement  du  pou- 
voir néerlandais  dont  l'existence  était  jugée  incompatible 
avec  la  liberté. 

Pendant  que  ces  difficultés  intérieures  occupaient  Stuyve- 
sant,  les  Suédois  s'étaient  emparés  du  fort  Casimir  établi  par 
les  Hollandais  bien  près  d'un  des  leurs.  Ce  premier  acte 
d'hostilité  ne  pouvait  rester  impuni.  La  Suède  était  descendue 
de  la  situation  élevée  qu'elle  occupait,  et  n'inspirait  plus  les 
mêmes  craintes  à  la  Compagnie  des  Indes.  Des  oi^dres  furent 
immédiatement  donnés  à  Stuyvesant  pour  préparer  une  expé- 
dition contre  les  possessions  suédoises  de  la  Delaware  et  pour 
les  soumettre,  de  manière  à  se  rendre  maître  absolu  de  toute 
la  baie  de  ce  nom 

Les  Suédois  n'avaient  fait  que  peu  de  progrès  dans  la  colo- 
nisation :  après  dix-sept  ans  d'existence,  leur  nombre  ne  s'é- 
levait pas  à  plus  de  sept  cents  individus  dispersés  de  divers 
cotés;  ils  étaient  donc  une  proie  facile  à  saisir.  Stuyvesant, 
après  une  année  de  préparations,  amena  avec  lui  six  cents 
hommes  bien  exercés,  et  tomba  à  Timproviste  sur  leurs  éta- 
blissements qui,  impuissants  à  se  défendre,  se  soumirent 
tous  sans  résistance.  La  plupart  des  colons  auxquels  on  ac- 
corda des  conditions  très-libérales,  se  décidèrent  à  rester 
dans  le  pays  pour  ne  pas  perdre  le  fruit  de  leurs  travaux  et 
de  leurs  peines,  et  ils  se  soumirent  au  serment  d'allégeance 
envers  les  États-Généraux  qui  leur  garantirent  leurs  propriétés 
et  leur  religion.  Queltjîies-uns  seulement,  cédant  à  d'autres 
considérations,  refusèrent  le  serment  et  furent  dirigés  vers 
la  Hollande  (1655). 


MARASME  DE  LA  PROVINCE.  85 

Les  Indiens  profitanlde  Tabsence  du  gouverneur  el  de  l'éloi- 
gnement  des  forces  qu'il  avait  emmenées  avec  lui,  cherchèrent 
à  tirer  vengeance  de  leurs  anciens  griefs,  sans  tenir  compte 
des  satisfactions  à  eux  données.  Embarqués  dans  soixante- 
quatre  canots,  ils  parurent  inopinément  devant  la  Nouvelle- 
Amsterdam  (New-York),  jetèrent  l'alarme  parmi  les  habitants, 
firent  des  prisonniers  et  causèrent  des  dommages  de  diverse 
nature.  Heureusement,  l'expédition  de  Stuyvesant  rentrait 
au  port;  elle  dispersa  ces  barbares  qui  se  hâtèrent  de  prendre 
la  fuite,  et  de  longtemps,  ne  donnèrent  de  sujet  d'inquiétude 
à  la  colonie*. 

Fja  Nouvelle-Hollande  languissait  comme  si  elle  eût  été  con- 
damnée à  une  sorte  de  marasme,  mais  à  la  nouvelle  de  ses 
succès  sur  les  Indiens  et  sur  les  Suédois,  les  émigranls  vin- 
rent de  divers  pays.  A  l'exception  de  quelques  juifs,  tous 
étaient  protestants,  venant  de  Bohême,  de  France,  de  Suisse 
et  d'Italie,  même  de  la  Nouvelle-Angleterre  où  la  persécu- 
tion puritaine  était  plus  active  que  jamais.  La  tolérance  qui 
existait  en  Hollande  en  matière  religieuse,  était  recommandée 
par  la  Compagnie  en  faveur  des  immigrants,  mais  sans  doute 
à  l'exclusion  des  catholiques  qui,  alors  étaient  repoussés  de 
tous  les  pays  protestants.  Ces  considérations  jointes  à  l'excel- 
lente situation  du  port  de  New-Amsterdam,  devaient  contri- 
buer eflîcacement  au  succès  prochain  de  cette  colonie.  H  est 
vrai  qu'elle  avait  toujours  à  compter  avec  le  Maryland  et  le 
Connecticut  pour  la  fixation  de  leurs  limites  respectives,  et 
que  celte  dernière  province  puritaine,  ardente  jusqu'à  l'excès 
peut  l'extension  de  son  territoire,  menaçait  la  Nouvelle-Hol- 
lande dès  1659,  d'une  expédition  armée  qu'elle  sollicitait 
avec  instance,  de  Richard  Cromwell.  Mais  rien  n'était  en- 
core à  craindre  de  ce  côté,  car  l'Angleterre,  à  la  veille  d'une 
restauration,  ne  pouvait  distraire  son  attention  de  cette  grave 
éventualité. 

*  Hiïdreth,  1"  voj.,  p.  441. 


84  .NEW-YORK. 


Section   V 


CONQUÊTE   DE   LA   COLONIE   PAR   L'aNGLETERRE.    —    CONCESSION   AU   DUC   d'yORK. 
REDUCTION   DE  TERRITOIRE.    —   VICISSITUDES   DES   LIBERTÉS. 

Bientôt  en  effet,  le  Protectorat  fut  renversé,  et  Charles  II 
proclamé  roi  d'Angleterre.  Pendant  que  le  nouveau  régime 
cherchait  à  s'asseoir,  le  duc  d'York  frère  du  roi,  jeta  les  yeux 
sur  la  Nouvelle-Hollande,  et  il  songea  à  s'en  emparer  pour 
son  profit  personnel.  Exhumant  certains  titres  de  concession 
que  lord  Sterling  aurait  obtenus  de  la  Compagnie  dite  Conseil 
pour  la  Nouvelle-Angleterre,  et  dont  il  fit  l'acquisition,  il 
prétendit  l'appliquer  aux  possessions  hollandaises  d'Amérique, 
et  après  avoir  fait  partager  son  idée  par  le  roi  son  frère,  il  se 
fit  confirmer  dans  ses  prétentions  par  une  charte  qui  lui  fui 
octroyée  en  1664.  Il  ne  s'agissait  plus  que  de  préparer  l'en- 
vahissement de  ce  pays.  On  arma  trois  vaisseaux  sur  lesquels 
furent  embarqués  six  cents  soldats,  sous  la  conduite  de  trois 
commissaires  chargés  de  conquérir  la  Nouvelle-Hollande,  et 
d'en  prendre  possession  au  nom  du  duc  d'York.  Ces  prépara- 
tifs venant  à  s'ébruiter,  des  secours  furent  demandés  en  Hol- 
lande, pour  mettre  la  colonie  en  état  de  défense*;  mais  la  Com- 
pagnie des  Indes  pliant  sous  le  poids  de  ses  engagements 
pécuniaires,  fut  impuissante  à  conserver  ces  magnifiques  con- 
trées, et  les  abandonna  à  leur  destinée. 

La  conquête  devenait  facile,  et  ce  qui  contribuait  à  rendre 
le  succès  plus  prompt  encore,  c'était  la  présence  parmi  les 
habitants,  d'un  nombre  assez  grand  d'individus  d'origine 
anglaise,  antipathiques  au  régime  hollandais,  et  qui  déjà 
avaient  réclamé  énergiquement  une  participation  active  au 
gouvernement.  L'expédition  étant  arrivée  près  de  New-Ams- 
terdam, il  fallait  prendre  un  parti.  Stuyvesant,  en  soldat  qui 
ne  connaît  que  son  devoir,  voulait  essayer  la  défense,  mais 
les  habitants,  qui  ne  voyaient  dans  un  siège  qu'une  ruine 


DUC  D'YORK  SOUVKRAÏN.  85 

sans  compensation,  insistaient  pour  une  capitulation;  c'est 
ce  dernier  parti  qui  fut  suivi.  Le  traité  signé  en  1664,  pour 
la  reddition  de  la  place,  stipulait  au  profit  des  colons  d'origine 
hollandaise  les  droits  de  citoyens  libres  de  la  nouvelle  pro- 
vince anglaise,  ainsi  que  le  commerce  libre  avec  leur  an- 
cienne patrie.  La  loi  hollandaise  qui  consacrait  la  dévolution 
des  successions  par  égales  portions  entre  les  héritiers,  fut 
maintenue.  On  leur  garantit  aussi  les  libertés  de  leur  Église 
et  l'exercice  publics  du  culte  établi  ^ 

La  capitale  ayant  capitulé,  la  prise  de  possession  des  autres 
points  de  la  colonie  surTHudson  et  la  Delaware,  etc.,  ne  ren- 
contra aucun  obstacle.  Il  n'y  eut  de  changé  que  le  drapeau  et 
quelques  noms  qui  annoncèrent  un  nouveau  souverain.  C'est 
ainsi  que  la  colonie  convertit  son  nom  de  Nouvelle-Hollande 
en  celui  de  New-York.  La  ville  établie  dans  l'île  Manhattan 
dite  New-Amsterdam,  s'appela  New-York;  et  le  fort  Orange 
sur  l'Hudson  reçut  le  nom  d'Albauy,  l'un  des  titres  du  duc 
d*Yorké  Trois  ans  après,  la  Hollande  confirma  le  fait  accompli 
par  le  traité  de  Breda  de  1667,  lequel  assurait  à  la  Hollande 
des  compensations  dans  la  Guyane. 

Au  moyen  de  la  charte  octroyée  au, duc  d'York,  ce  prince 
allait  exercer  sur  la  nouvelle  province,  un  gouvernement  dit 
de  Propriétaire  pareil  à  celui  de  lord  Baltimore.  Mais  on  n^a- 
vait  point  mis  à  l'exercice  de  son  pouvoir  les  limifes  et  les 
restrictions  contenues  dans  la  charte  du  Maryland,  en  sorte 
qu'il  était  réellement  souverain  absolu.  C'est  à  ce  titre  que 
dans  une  assemblée  de  députés  convoqués  par  lui  pour  toute 
la  proviniîe,  assemblée  qui  se  tint  à  Hempstead  dans  Long- 
Island,  Nichols  gouverneur  du  duc,  publia  de  la  pleine  auto- 
rité de  ce  dernier,  un  corps  de  lois  destiné  à  régir  cette  popu- 
lation. Voici  quelques-unes  des  dispositions  principales  quj 
donneront  une  idée  du  changement  de  régime  qui  s'opérait 
dans  la  colonie  : 

*  Dunlap,  V'vol.,  p.  117. 


86  NEW-YORK. 

On  assurait  à  chaque  secte  chrétienne  une  liberté  com- 
plète pour  Texercice  du  culte.  Cependant  quoique  les  com- 
munes eussent  le  choix  de  leurs  ministres,  personne  ne 
pouvait  en  exercer  les  fonctions  qu'après  avoir  justifié  au 
gouverneur  de  son  ordination  par  un  évêque  ou  ministre 
protestant. 

Chaque  commune  était  autorisée  à  choisir  pour  Tadminis- 
tration  locale,  huit  conseillers  dont  le  mandat  se  renouvelle- 
rait d'année  en  année,  par  fractron  de  moitié.  L'un  de  ces 
conseillers  était  appelé  à  servir  de  constable,  à  l'expiration 
de  son  mandat.  Tous  étant  réunis  formaient  le  conseil  com- 
munal autorisé  à  faire  des  règlements  concernant  entre 
autres  choses,  l'assiette  des  taxes,  l'érection  des  églises,  les 
secours  à  donner  aux  pauvres,  etc. 

Ce  conseil  formait  tribunal  inférieur,  dont  les  décisions 
étaient  sujettes  à  appel  devant  la  Cour  de  session  du  comté 
composée  elle-même  de  jugés  de  paix.  Les  sentences  de  cette 
Cour  pouvaient  être  réformées  par  la  Cour  d'assises  qui  était 
tenue  par  le  gouverneur  assisté  de  pkisieurs  juges.  Chacune 
de  ces  Cours  siégeait  avec  jurés,  et  le  verdict  du  jury  se 
rendait  à  la  majorité,  excepté  dans  les  affaires  emportant 
peine  capitale,  auquel  cas  l'unanimité  était  nécessaire.  Les 
jurés  étaient  pris  parmi  les  conseillers  communaux. 

Dans  la  nomenclature  des  crimes,  on  en  comptait  onze  em- 
portant peine  capitale,  et  de  ce  nombre  était  la  négation  de 
Dieu  et  de  ses  attributs. 

Défense  était  faîte  de  réduire  aucun  chrétien  en  esclavage, 
excepté  lorsque  tel  serait  le  résultat  d'une  sentence  rendue 
par  Tautorité  compétente,  et  encore  dans  le  cas  où  un  indi- 
vidu de  cette  religion  se  vendrait  lui-même  volontairement. 
Cette  disposition  n'empêchait  en  aucune  façon  l'esclavage 
des  Indiens  et  des  nègres  non  chrétiens,  pas  plus  que  la  ser- 
vitude des  blancs  pour  un  nombre  déterminé  d'années,  même 
pour  la  vie. 


LOIS  DU  DUC.  87 

Le  commerce  avec  les  Indiens  ne  pouvait  se  faire]  qu'au 
moyen  de  licences  délivrées  par  le  gouverneur. 

Dans  les  procès  entre  chrétiens,  le  témoignage  des  païens 
n'était  pas  admis  d'une  manière  absolue,  mais  on  devait  y 
avoir  égard,  si  l'ensemble  des  circonstances  venait"  le  confir- 
mer, surtout  en  matière  de  vente  de  liqueurs,  vente  soumise 
à  diverses  restrictions. 

Aucune  acquisition  de  terres  obtenue  directement  des  In- 
diens n'était  valable,  à  moins  d'avoir  reçu  l'approbation  du 
gouverneur. 

Tous  les  titres  de  propriété  antérieurs  étaient  soumis  à 
nouvel  examen,  et  avaient  besoin  d'être  confirmés  par  le  duc 
d'York. 

Les  terres  demeuraient  affranchies  de  toute  charge  féo- 
dale ^ 

Tel  est  en  substajice,  ce  code  de  lois,  connu  sous  le  titre 
de  Lois  du  Due,  (Duke's  laws),  plus  libéral  à  certains  égards, 
que  ceux  de  la  Nouvelle-Angleterre,  auxquels  d'ailleurs  il 
fit  des  emprunts  importants.  On  remarque  entre  autres 
choses,  qu'il  appelait  les  colons  à  une  participation  active 
aux  affaires  administratives  et  judiciaires.  C'était  un  achemi- 
nement vers  la  liberté  politique  dont  il  n'était  point  encore 
question.  Du  reste,  déjà  à  l'époque  de  la  publication  de  ce 
code,  son  autorité  ne  devait  s'appliquer  qu'à  une  colonie  res- 
treinte. En  effet  dès  1664,  peu  après  l'obtention  de  sa  charte, 
le  duc  d'York  avait  fait  un  premier  démembrement  de  sa 
province,  en  cédant  à  sir  George  Carteret  et  à  lord  Berkeley 
que  nous  verrons  plus  tard  concessionnaires  en  partie  de  la 
Caroline,  tout  le  territoire  composant  aujourd'hui  l'État  de 
New- Jersey,  et  qui  devint  alors  province  de  ce  nom.  Son  his- 
toire étant  dès  maintenant,  tout  à  fait  distincte  de  colle  de 
New-York,  elle  sera  l'objet  d'un  chapitre  à  part  qui  fera  suite 
à  celui-ci. 

*  Hildrelh,  2*  vol.,  p.  44  et  suiv.  —  Dunlap,  1"  vol.,  p.  119. 


88  NEW-\ORK. 

Les  possessions  du  duc  d'York  n'embrassaient  plus  en 
1665,  que  la  vaste  étendue  de  pays  comprenant  aujourd'liui 
rÉtat  de  New-York,  et  ceux  de  la  Delaware  et  de  Pensylvanie; 
mais  à  proprement  parler,  ces  deux  dernières  parties  n'avaient 
encore  qu'une  population  très-minime,  suédoise  d'origine 
pour  la  majeure  partie,  en  sorte  que  le  principal  mouvement 
de  la  province  était  circonscrit  à  l'Est  et  au  nord,  dans  les 
limites  formant  aujourd'hui  TÉtat  de  New- York,  où  la  popula- 
tion était  mi-parti  hollandaise,  miTparti  anglaise,  avec  quel- 
ques appoints  d'autres  pays  d'Europe. 

A  Nichols  succéda  François  Lovelace  comme  gouverneur 
de  la  province  de  New-York  (1667).  Son  premier  soin  fut 
d'assurer  au  duc  un  revenu,  et  il  créa,  de  sa  seule  autorité, 
une  taxe  de  dix  pour  cent  sur  toutes  les  importations  et  les 
exportations.  Ce  n'était,  à  vrai  dire,  que  le  retour  aux  erre- 
ments établis  par  les  Hollandais  en  matière  d'impôts,  mais 
les  circonstances  avaient  changé,  l'esprit  public  déjà  hostile 
à  toute  mesure  arbitraire  sous  le  précédent  gouvernement, 
avait  fait  un  pas  de  plus.  Appuyé  par  une  administration  an- 
glaise, il  aspirait  après  les  libertés  de  l'Angleterre.  Huit 
villes  de  Long-Island  protestèrent  contre  ces  taxes  et  les  dé- 
clarèrent illégales,  tant  que  le  peuple  n'aurait  point  été  appelé 
à  les  consentir  librement.  Mais  on  ne  tint  aucun  compte  de 
ces  représentations,  et  la  pétition  qui  les  contenait  fut  brûlée 
par  la  main  du  bourreau  (1670).  Le  gouverneur  disait  à  ce 
propos,  «  que  pour  tenir  ce  peuple  dans  l'ordre,  il  fallait  le 
charger  de  taxes  assez  lourdes  pour  qu'il  n'eût  plus  d'autres 
préoccupations  que  d'aviser  aux  moyens  de  les  payer  ^  » 

Le  temps  n'était  point  encore  venu  où  la  voix  du  peuple 
pût  se  faire  écouter.  Les  précédents  ont  toujours  beaucoup 
d'autorité,  et  à  tout  prendre,  on  n'augmentait  point  les 
charges  que  les  habitants  avaient  précédemment  consenti  à 

*  letter  to  air  Robert  Carr. 


VICISSITUDES  DE  POSSESSION.  89 

payer.  Mais  un  événement  important  allait  faire  diversion 
à  ce  malaise  intérieur^  en  mettant  en  question  la  souverai- 
neté de  la  colonie.  Une  guerre  ayant  éclaté  de  nouveau  entre 
TAngleterre  et  la  Hollande  en  1673,   une  flotte  de  celte 
puissance  qui  croisait  dans  TAtlantique  se  présenta  inopiné- 
ment devant  la  ville  de  New-York,  pour  s'en  emparer  de  vive 
force.  Lovelace  était  absent,  et  Manning  qui  le  remplaçait  ne 
songea  point  à  se  défendre;  il  livra  la  place,  la  capilula- 
tion  comprenait  l'abandon  de  toute  la  province,  y  compris 
même  New-Jersey.  Toutefois  ce  succès  des  Hollandais  fut  de 
courte  durée  :  un  nouveau  traité  de  paix  signé  en  1674,  c'esl- 
à-dire  quelques  mois  après,  reslitua  à  chacun  des  belligé- 
rants les  possessions  que  la  guerre  lui  avait  momentanément 
enlevées.  Mais  ce  traité  laissait  indécises  de  graves  questions. 
Le  duc  dTork  n'y  était  point  partie,  et  la  couronne  avait  sti- 
pulé en  qualité  de  puissance  souveraine.  Pour  lever  tous  les 
doutes,  une  nouvelle  charte  de  concession  fut  accordée  par 
Charles  H  à  son  frère  le  duc  d'York  qui,  lui-même,  remit 
Carleret  et  Berkeley  en  possession  de  leur  principauté  de  New- 
Jersey.  Par  ce  moyen,  les  choses  furent  remises  dans  le  statu 
quo  ante  bellum^  et  aucune  équivoque  ne  pouvait  atteindre 
la  régularité  des  titres  des  concessionnaires.  La  charte  nou- 
velle n'apportait  aucune  amélioration  à  la  condition  poli- 
tique des  colons,  car  elle  conférait  au  duc  le  pouvoir  de  les 
gouverner  d'après  tels  règlements  que  lui  et  ses  ayants  cause 
jugeraient  convenable  d'établir.  Le  major  Andros  nouveau  gou- 
verneur, fit  revivre  les  lois  dites  Lois  du  duc,  et  il  était  même 
disposé  à  appuyer  les  demandes  du  peuple  qui  continuait  à 
réclamer  une  participation  à  la  confection  des  lois;  mais  les 
idées  du  prince  étant  très-arrôtées  sur  ce  point,  il  répondit 
par  un  refus  formel. 

Cependant  la  province  de  New-Jersey  se  peuplait,  s'organi- 
sait, et  grâce  à  Tintelligence  et  à  la  bienveillance  des  conces- 
sionnaires, les  colons  élaient  dotés  d's  l'abord,  d'institutions 


90  NEW-YORK, 

libérales.  Et  comme  si  ce  n'était  point  assez  de  ce  conirastc 
avec  le  gouvernement  de  New-York  dont  il  était  la  vivante 
critique,  il  se  forma  vers  cette  époque,,  une  autre  province 
dont  Tadministration  paternelle  appelant  le  peuple  à  la  vie 
politique,  devait  stimuler  davantage  encore  les  tendances 
démocratiques  de  la  colonie  de  New-York  aux  dépens  de  la- 
quelle elle  se  formait.  Je  veux  parler  de  la  Pensylvanie. 
Comme  on  le  verra  dans  lun  des  chapitres  suivants,  toute  re- 
tendue de  pays  qui  constitue  aujourd'hui  TÉtat  de  ce  nom 
ainsi  que  TÉtat  de  Delaware,  fut  détachée  en  1681,  de  la 
colonie  de  New-York,  pour  constituer  une  province  distincle 
par  une  charte  royale  appuyée  de  l'agrément  du  duc  d'York. 
La  contrée  détachée  fut  concédée  à  William  Penn  favori  du 
roi  et  du  duc,  et  elle  ne  tarda  pas  à  devenir  Tune  des  plus 
importantes  possessions  du  continent  américain.  Ainsi  dès 
1681,  la  province  de  New -York  si  étendue  dès  le  principe,  fut 
réduite  par  des  démembrements  successifs,  aux  proportions 
de  rÉtat  de  ce  nom,  tel  qu'il  existe  aujourd'hui.  C'est  donc  à 
ce  pays  diminué  que  s'appliquera  désormais  l'histoire  de  la 
province. 

L'influence  des  institutions  libérales  de  ces  nouveaux  voi- 
sins ne  se  fit  pas  sentir  aussi  promptement  qu'on  pouvait  le 
supposer,  parce  que  la  population  de  la  colonie  de  New- York 
n'était  pas  homogène.  Il  y  avait  alors  trois  origines  princi- 
pales, savoir  :  les  Hollandais,  les  Anglais  et  les  huguenots 
français,  établis  dans  des  localités  distinctes  (la  ville  de  New- 
York  exceptée),  parlant  trois  langues  différentes;  le  concert 
était  difficile.  Puis,  les  Hollandais  et  les  Français  étaient 
façonnés,  de  longue  main,  à  des  institutions  moins  popu- 
laires qui  les  rendaient  aussi  moins  exigeants.  Cependant, 
tous  étaient  d*accord  et  disposés  à  agir,  en  ce  qui  touchait  le 
vote  de  l'impôt  dont  la  fixation,  suivant  eux,  exigeait  leurs 
concours  pour  devenir  obligatoire.  La  prétention  contraire 
du  due  était  nouvelle,  môme  aux  colonies  anglaises  :  on  la 


CHARTE  DES  LIBERTÉS.  91 

discuta  en  Angleterre,  et lopinion lui  fut  défavorable.  Sur  de 
nouvelles  pétitions  adressées  pour  obtenir  le  redressement 
de  ce  grief,  des  négociations  s'ouvrirent,  et  après  que  ce 
prince  se  fut  assuré  pour  lui  et  ses  héritiers,  d'un  revenu  per- 
pétuel, il  donna  enfin  son  consentement  à  la  convocation 
d'une  assemblée  représentative. 

Dans  les  gouvernements  de  Propriétaires  comme  dans  les 
gouvernements  royaux,  les  questions  de  subsides  et  de  reve- 
nus, incessamment  agitées  entre  le  représentant  du  pouvoir  et 
les  colons,  occupent  une  place  très-grande  dans  les  discussions; 
c'est  le  terrain  sur  lequel  la  lutte  est  le  plus  acharnée,  et  bien 
souvent  il  en  sort  la  conquête  d'une  liberté  achetée  à  prix 
d'argent.  La  physionomie  de  ce  fait  est  la  môme  partout,  et 
spécialement,  chose  regrettable  à  dire  I  dans  le  gouvernement 
de  William  Penn,  malgré  les  éloges  sans  restrictions  qui 
ont  été  donnés  à  ce  grand  homme.  Triste  côté  de  la  nature 
humaine  qui,  trop  souvent,  fait  ombre  aux  belles  actions  dont 
le  mobile  ne  devrait  jamais  venir  que  de  considérations 
élevées. 

Une  assemblée  générale  fut  donc  convoquée  par  Dongan 
successeur  d'Andros.  Elle  se  composait  de  lui-même,  des 
membres  au  nombre  de  dix,  formant  le  Conseil  du  gouverne- 
ment, et  de  dix-sept  députés  élus  par  les  propriétaires  fon- 
ciers. La  réunion  de  ce  pouvoir  constituant  eut  lieu  en  octo- 
bre 1685,  et  son  premier  soin  fut  d'assurer  au  duc  le  revenu 
convenu  à  titre  d'arrangement  préliminaire;  cet  avantage 
consistait  principalement  en  taxes  à  percevoir  sur  certaines 
importations  et  sur  divers  objets  de  consommation.  Puis, 
vint  cette  charte  des  libertés  qu'on  avait  désirée  si  longtemps 
et  qui  eut  une  bien  courte  existence.  En  voici  la  sub- 
stance : 

Le  pouvoir  législatif  résidera  désormais  et  à  toujours,  dans 
une  assemblée  composée  d'un  gouverneur  et  d'un  conseil 
nommés  par  la  couronne;  plus-,  des  représentants  du  peuple. 


92  NEW-YORK. 

Tout  propriétaire  foncier  freeman  aura  droit  de  voter  pour 

l'élection  des  représentants. 

Aucun  freeman  ne  sera  jugé  que  par  ses  pairs,  c'est-à-diro 
par  un  jury  de  douze  personnes.  Il  n'y  aura  point  de  loi 
martiale.  ^ 

Aucune  taxe  ne  sera  perçue  que  du  consentement  de  l'as- 
semblée législative. 

Tout  individu  faisant  profession  de  christianisme  sera  res- 
pecté dans  sa  croyance  et  dans  Texercice  de  son  culte*. 

Il  n'est  pas  hors  de  propos  de  dire  ici  que  cette  dernière 
liberté  resta  lettre  morte  pour  les  catholiques  qui  étaient  par- 
tout hors  la  loi.  En  effet,  un  historien  que  j'ai  déjà  cité, 
mentionne  le  cas  d'un  individu  mis  à  mort,  uniquement 
sur  Taccusation  de  catholicisme  *.  Telle  était  Tinterprélation 
donnée  par  les  Protestants  à  la  liberté  de  conscience  qu'ils 
réclamaient  pour  eux  en  Europe  avec  tant  d'énergie  ! 

Les  libertés  consacrées  par  ce  pacte  étaient  grandes  pour 
l'époque,  elles  donnent  la  mesure  de  l'influence  des  colons 
anglais  sur  le  reste  de  la  population,  malgré  les  différences 
d'origine.  Il  semblait  que  l'air  respiré  par  les  Européens 
dans  le  nouveau  monde  fût  imprégné  d'indépendance, 
partout  dans  chaque  province  I  Mais  la  liberté  n'était  point 
du  goût  du  duc  d'York,  elle  ne  pouvait  prospérer  longtemps. 
A  son  avènement  à  la  couronne  (1685),  il  se  hâta  de  détruire 
ces  institutions  à  peine  créées,  et  auxquelles  d'ailleurs  il  ne 
donna  jamais  une  franche  adhésion.  Dès  lors,  plus  de  re- 
présentation coloniale.  Les  lois  émanent  du  gouverneui 
seul  et  du  conseil  qui  lui  est  adjoint.  Les  impôts  sont  levés 
en  vertu  d'une  simple  ordonnance.  On  met  en  question  e1 
on  soumet  à  une  nouvelle  révision  ^  les  titres  de  concessior 
de  terre  sur  lesquels  s'appuient  les  fortunes  individuelles, 
non  pas  précisément  pour  en  contester  la  légitimité,  maiî 

«  Dunlap,  i-  vol.,  p.  134-135. 
*  Le  mêm.e,  p.  324. 


ANARCHIE.  95 

bien  pour  justifier  rextorsion  de  certains  droits  fiscaux.  En- 
lin  Tordre  est  donné  de  ne  tolérer*  aucune  presse  dans  la  co- 
lonie ^ 

Des  tendances  si  opposées  entre  la  couronne  et  les  colons 
ne  pouvaient  qu'engendrer  la  désaffection,  et  quand  vint, 
après  un  règne  fort  court,  la  révolution  de  1688,  la  pro- 
vince se  souleva  comme  les  autres.  Mais  ce  mouvement 
n'avait  pas  les  sympathies  générales,  non  pas  qu'on  n'ac- 
cueillît de  toutes  parts  avec  faveur,  Tavénement  d'un 
prince  protestant  à  la  place  d'un  roi  catholique  dont  on  re- 
doutait les  tendances;  mais  dans  celte  province  où  les 
rangs  étaient  si  nettement  dessinés,  une  partie  de  la  popu- 
lation répugnait  à  une  intervention  des  masses  dans  les 
affaires  publiques.  De  là,  deux  partis  qui  se  dessinèrent  bien 
nettement,  et  qui  luttèrent  avec  obstination,  même  avec 
acharnement  l'un  contre  l'autre,  pendant  un  interrègne  de 
près  de  deux  années. 

Section   VI 

ANARCHIB.    —  INTERRÈGNE   REVOLUTIONNAIRE.    —   RÉACTION. 

A  la  première  nouvelle  de  la  chute  de  Jacques  II,  la  ville 
de  New-York  fut  en  proie  à  une  vive  agitation.  Dongan  était 
parti  pour  T Angleterre  en  laissant  le  gouvernement  à  Ni- 
cholson  déjà  lieutenant-gouverneur;  mais  Tétat  de  suspicion 
dans  lequel  celui-ci  était  tenu  par  la  population,  à  raison  de 
sa  propension  présumée  pour  le  catholicisme,  le  rendait  peu 
propre  à  faire  face  aux  événements.  Sa  présence  au  pouvoir, 
dans  les  circonstances  difficiles  qu'on  allait  traverser,  était 
donc  calamiteuse,  car  elle  fournissait  un  aliment  de  plus 
aux  préventions  de  la  masse.  Bientôt  la  rumeur  se  répandit 
d'un  vaste  complot  organisé  par  les  partisans  de  Jacques, 
contre  ses  adversaires  dont  le  massacre  |tait  résolu.  Dans 

'  Hildreth,  2' vol  ,  p.  77. 


94  NEW-YORK. 

les  crises  publiques,  il  n'est  si  puérile  invenlion  qui  ne 
trouve  crédit,  surtout  lorsqu'elle  est  de  nature  à  flatter  les 
passions  et  les  rancunes  populaires.  La  multitude  mêlée 
d'hommes  de  la  milice,  se  porta  vers  la  maison  de  Leisler 
ancien  soldat  au  service  de  la  Hollande,  et  qui  était  devenu 
capitaine  dans  la  garde  civique,  pour  le  presser  de  prendre 
en  main  le  commandement  de  cette  force  armée,  la  seule 
qui  existât  dans  la  ville.  Leisler  oubliant  sans  doute  qu'il 
avait  pour  supérieur  Bayard,  membre  du  Conseil  du  gouver- 
nement et  colonel  de  cette  garde,  se  mit  à  la  tête  des  trou- 
pes, s'empara  du  fort  qui  était  aussi  le  siège  du  gouverne- 
ment, et  des  fonds  coloniaux  qui  y  étaient  déposés.  Nicholson 
qui  n'avait  point  cessé  d'être  le  représentant  de  la  royauté, 
ne  pouvait  tolérer  cette  violation  d'un  dépôt  public  :  il  en 
réclama  la  restitution,  mais  en  vain.  Les  hommes  du  mouve- 
ment organisèrent  un  comité  de  sûreté,  composé  de  dix  per- 
sonnes d'origines  et  de  sectes  diverses,  et  ce  comité  une  fois 
formé,  nomma  Leisler  commandant  du  fort  et  chef  du  gou- 
vernement, avec  pleins  pouvoirs  de  faire  tous  les  actes  né- 
cessaires au  bien  de  la  province,  après  avoir  pris  l'avis  de 
la  milice  et  de  Tautorité  civile,  suivant  les  circonstances.  Ce 
chef  improvisé  ne  se  dissimulait  point  l'étrangeté  de  celte  si- 
tuation :  Nicholson  n'avait  manqué  5  aucun  de  ses  devoirs, 
tandis  que  lui  Leisler  chef  révolutionnaire,  en  faisant  main 
basse  sur  des  fonds  qui  pouvaient  être  utiles  en  cas  de  guerre 
avec  les  Indiens,  éventualité  toujours  imminente,  il  commet- 
tait un  acte  de  grande  gravité. 

D'un  autre  côté,  l'anarchie  se  répandait  dans  toute  la  pro- 
vince, et  la  classe  élevée  en  était  très-émue.  Pour  parer  à  toutes 
les  éventualités,  il  s'organisa  un  parti  de  résistance  composé 
de  citoyens  notables  et  notamment  de  membres  du  Conseil. 
Ils  se  retirèrent  à  Albany  sous  la  protection  du  fort,  et  y 
continuèrent  le  gouvernement  antérieur  dont  ils  se  considé- 
raient toujours  comme  les  représentants  légaux. 


INTERRÈGNE  HÉVOLUTIOINNAIRE.  95 

Dans  ces  conjonctures,  Nicholson  voyant  que  Leisler  s'ap- 
puyait sur  la  majorité  de  la  population ,  considéra  son 
rôle  terminé,  et  partit  pour  l'Angleterre  afin  de  rendre 
compte  de  l'état  des  affaires  (1689).  Mais  bientôt  après,  ar- 
rivèrent de  New-York  des  instructions  royales  adressées  à 
ceux  qui,  pour  le  moment,  administreraient  la  colonie,  plus 
une  commission  de  gouverneur  pour  Nicholson.  Leisler  se 
prévalant  de  sa  situation  exceptionnelle  et  de  l'absence  de  ce 
dernier,  et  considérant  que  lui  seul  avait  qualité  pour  exercer 
l'autorité  souveraine,  ne  s'imposa  plus  aucune  réserve.  11  fil 
arrêter  trois  de  ses  principaux  opposants  parmi  lesquels  fi- 
guraient le  colonel  Bayard  son  supérieur  dans  la  milice,  et  il 
expédia  un  émissaire  à  Albany  pour  demander  la  reddition 
de  la  place.  11  convoqua  en  même  temps  une  assemblée,  afin 
d'être  autorisé  à  poursuivre  la  guerre  conlre  le  Canada.  C'é- 
tait un  peu  trop  présumer  de  la  force  des  circonstances  que 
de  se  croire  autorisé  à  se  jeter  dans  une  guerre  contre  un 
pays  voisin,  ne  fût-ce  même  que  pour  protéger  son  propre 
territoire,  sans  attendre  des  ordres  précis  de  TAngleterre  qui 
était  assez  intéressée  dans  la  question,  pour  qu'on  ne  l'enga- 
geât pas  inconsidérément  dans  un  conflit  de  cette  nature. 

Cependant  Leisler  concerta  avec  le  Connecticut  une  expé- 
dition qui  fut  entièrement  infructueuse  et  amena  des  récri- 
minations amères  entre  les  alliés.  L'insuccès  est  un  des  pre- 
miers torts  de  ceux  qui  osent,  et  quand  viennent  s'y  joindre 
l'accroissement  des  charges  publiques  et  les  dommages  indi- 
viduels, on  peut  prédire  aux  hommes  d'action  la  chute  rapide 
de  leur  élévation,  souvent  même  le  châtiment  de  leur  témé- 
rité. Ce  pouvoir  né  de  l'insurrection  ne  pouvait  être  du  goût 
de  Guillaume,  aussi  ne  fit-il  aucune  réponse  à  la  lettre  que 
Leisler  lui  avait  écrite  pour  lui  expliquer  l'état  de  choses  nou- 
veau. Dès  1789,  le  roi  avait  nommé  pour  gouverneur  de  la 
province  de  New-York  le  colonel  Sloughter,  mais  par  suite  de 
diverses  circonstances,  celui^îi  n'avait  pu  encore  se  rendre  à 


96  iNEW-YORK. 

son  poste  en  janvier  1 691 .  Cependant  on  vil  arriver  a  lors  corn  inc 
spn  précurseur  le  capitaine  Ingolsby,  à  la  tête  iVune  com- 
pagnie de  soldats  anglais  réguliers  chargés  de  la  défense  de 
la  province.  Ce  commandant  se  crut  autorisé,  en  vertu  de  sa 
commission,  à  réclamer  la  possession  du  fort;  mais  Leisler 
fit  une  réponse  négative  en  se  fondant  sur  ce  que  cet  oflicier 
ne  produisait  aucune  délégation  des  pouvoirs  de  Sloughter. 
Ingolsby  dont  le  litre  de  chef  d'une  force  armée  anglaise  n'é- 
tait poinf  contestable,  vit  dans  ce  refus  persistani,  un  acte  de 
rébellion  contre  la  puissance  souveraine.  Fort  de  Tappui  des 
adversaires  de  Leisler  et  de  tous  les  mécontents  dont  le  nom- 
bre s'était  vite  multiplié,  il  bloqua  le  fort  par  eau,  et  fit  som- 
mation à  Leisler  qui  y  était  renfermé  avec  son  conseil  et 
avec  un  certain  nombre  d'hommes  armés,  de  rendre  la  place 
sans  condition.  La  persistance  du  refus  de  celui-ci  et  Tagita- 
tion  de  ses  opposants  qui  se  rapprochèrent  du  commandant 
anglais  et  envenimèrent  encore  la  querelle,  ne  pouvaient 
qu'être  fatales  aux  insurgés.  Enfin  Sloughter  arriva  en  mars 
1691,  et  son  premier  soin,  après  avoir  pris  connaissance  de 
l'état  des  choses,  fut  d'envoyer  demander  en  son  nom,  par 
Ingolsby,  la  reddition  du  fort.  Leisler  y  consentait,  mais  il  y 
mettait  la  condition  d'une  garantie  pour  sa  sûreté  personnelle, 
garantie  qui  liii  fut  refusée.  Le  gouverneur  organisa  immé- 
diatement son  conseil,  et  il  délibérait  sur  le  parti  à  prendre, 
lorsque  Leisler  se  résolut  à  une  reddition  sans  condition.  Cet 
acte  de  soumission  venait  trop  tard  :  lui  et  les  membres  de  son 
gouvernement  furent  arrêtés  et  placés  sous  bonne  garde.  Ce- 
pendant on  ne  mit  en  jugement  que  Leisler  et  Melbourne  son 
gendre.  Une  cour  composée  de  huit  membres  fut  convoquée 
à  cet  effet,  mais  les  accusés  ne  pouvaient  l'accepter  :  ils  décli- 
nèrent sa  compétence  et  refusèrent  de  se  défendre.  On  procéda 
sommairement  contre  eux,  et  l'un  et  l'autre  furent  condam- 
nés à  mort  pour  crime  de  haute  trahison.  Sloughter  hésitait 
à  donner  suite  à  la  sentence,  mais  il  parait  qu'à  la  suite  d'un 


RÉACTION.  97 

diner  qui  ne  se  faisail  pas  remarquer  par  la  sobriété,  les  en- 
nemis de  Leisler  obtinrent  Tordre  d'exécution.  Immédiate- 
ment après,  rinstrument  du  supplice  fut  préparé,  et  Leisler 
et  Melbourne  payèrent  de  leur  vie  un  pouvoir  trop  facilement 
obtenu  et  trop  longtemps  gardé.  On  vit  alors  ce  même  peuple 
qui  les  avait  soudainement  élevés,  cédant  à  un  entraînement 
en  sens  contraire,  courir  à  ce  spectacle  malgré  une  pluie 
torrentielle,  pour  applaudir  au  supplice.  Les  plus  fanatiques 
se  ruèrent  sur  ces  cadavres  pantelants,  et  ils  détachèrent 
quelques  pièces  des  vêtements  et  des  mèches  de  cheveux  de 
ces  victimes,  pour  les  conserver  comme  souvenir  ^  Telle  est 
la  tendance  fréquente  des  masses  qui,  le  plus  souvent  impa- 
tientes d'émotions,  préfèrent  un  spectacle  à  un  principe! 

Leisler  était  Hollandais,  son  origine  était  déjà  un  tort,  aux 
yeux  des  Anglais;  aussi  n'est-il  point  surprenant  que,  de  sa 
fin  tragique  date  l'effacement  complet  de  l'influence  hollan- 
daise. C'est  à  cette  époque  effectivement  qu'on  fait  remonter 
l'abandon  des  anciens  usages  de  ce  pays  pour  faire  place  à  la 
loi  anglaise.  La  première  assemblée  convoquée  par  Sloughter 
en  1691,  se  signala  par  un  excès  d'abaissement  envers  sa 
personne.  Elle  vota  un  système  d'impôts  qui  embrassait  plu- 
sieurs années  successives,  et  remettait  au  bon  plaisir  du  gou- 
verneur remploi  des  deniers  perçus.  Puis,  elle  s'empressa 
de  révoquer  toutes  les  lois  qui  dataient  du  règne  de  Jacques  II, 
notamment  celles  qui  accordaient  au  peuple  certaines  liber- 
tés :  elle  les  déclara  nulles  et  non  avenues  comme  n'ayant  ja- 
mais été  ratifiées.  Toutefois  elle  essaya  de  faire  consacrer  la 
participation  du  peuple  à  la  confection  des  lois,  en  déclarant 
que  le  pouvoir  législatif,  sous  l'autorité  du  roi,  résidait  dans 
un  gouverneur,  un  conseil  nommé  par  Sa  Majesté,  et  une 
assemblée  générale  représentant  les  propriétaires  fonciers: 
mais  cet  acte  fut  rejeté.  Néanmoins  si  le  principe  était  écarté 

»  Hildreth,  2*  vol.,  p.  139. 

II.  7 


98  ^EW-YOUK. 

la  représentation  populaire  quoique  bien  restreinte  dans  son 
action,  n*en  continua  pas  moins  à  faire  partie  du  rouage  po- 
litique. On  conserva  même  aux  villes,  le  droit  de  nommer  les 
constables  et  les  fonctionnaires  chargés  de  Tassiette  et  de  la 
perception  des  taxes  locales.  Le  système  judiciaire  fut  remanié 
pour  rassortir  aux  besoins  de  la  province. 

Fletcher  avait  succédé  à  Sloughter,  et  non  nioins  que  lui, 
il  voulait  gouverner  le  pays  sans  opposition.  Mais  quand  ras- 
semblée par  lui  convoquée  en  1692  lui  contesta  le  droit  de 
nommer  les  ministres  du  culte,  il  repoussa  cette  prétention 
avec  beaucoup  de  hauteur,  en  maintenant  sa  prérogative.  Le 
sujet  ne  fut  pas  débattu  de  nouveau,  et  peu  à  peu  à  Taide 
d'une  tactique  habile,  l'on  fit  passer  Tinfluence  religieuse 
entre  les  mains  des  Êpiscopaux  qui  étaient  à  la  dévotion  du 
gouverneur.  Cependant  Tesprit  public  se  manifestait  de  plus 
en  plus,  en  dépit  des  institutions  qui  voulaient  le  comprimer. 
Le  gouverneur  était  tenu  en  échec  sur  toutes  les  questions,  et 
spécialement  en  matière  de  subsides.  Obligé  sur  ce  point,  de 
compter  avec  rassemblée,  il  ne  pouvait  se  dissimuler  qu'il 
combattait  à  armes  inégales,  et  qu'il  perdait  du  terrain  mal- 
gré l'avantage  de  sa  position. 


Section  Vil 

VARIETE   DES  ORIGINES.    —   ÉTAT  RELIGIEUX,    INTELLECTUEL  KT  MORAL. 
PANIQUE   SANGUINAIRE. 

Pour  bien  apprécier  les  événements  de  cette  époque,  il 
faut  savoir  de  quels  éléments  se  composait  alors  la  popula- 
tion de  la  colonie*  Les  Hollandais  en  formaient  la  première 
assise,  ils  étaient  encore  les  plus  nombreux.  Après  eux  ve- 
naient les  Français  soit  comme  antériorité,  soit  comme  im- 
portance. Puis  on  comptait  des  Anglais,  des  Écossais,  des 
réfugiés  de  la  Nouvelle-Angleterre  qui  fuyaient  la  persécution 


HUGUENOTS. 

puritaine,  enfin  des  Suisses,  des  Piémontais,  des  Allemands 
de  plusieurs  contrées,  tous  protestants,  appartenant  à  une 
grande  variété  de  sectes,  et  quelques  israélites. 

Les  Français  n'étaient  autres  que  des  huguenots  qui,  ne 
pouvant  plus  trouver  un  sûr  abri  dans  la  France  catholique, 
s'étaient  enfuis  dans  le  nouveau  monde.  Une  partie  de  Témi- 
gration  de  la  Rochelle  se  porta  vers  New-York,  même  avant 
la  conquête  de  ce  pays  par  les  Anglais.  Ces  émigrants  étaient 
déjà  si  nombreux  en  1656,  qu'il  devint  nécessaire  là  où  ils 
s'établirent,  de  publier  quelquefois  les  actes  de  l'autorité,  en 
français  et  en  hollandais  *.  Les  différences  tranchées  qui 
existaient  entre  les  deux  races  les  empêchaient  de  se  con- 
fondre. Les  huguenots  prirent  position  principalement  à  vingt 
milles  environ  au-dessus  de  New-York,  sur  la  rivière  d'Est,  et 
donnèrent  à  leur  fondation  le  nom  de  New-Rochello,  en  sou- 
venir du  pays  qu'ils  avaient  abandonné.  L'instinct  de  race  était 
chez  eux  si  prononcé,  qu'ils  conservèrent  leur  langue,  leurs 
habitudes  et  la  forme  de  leur  culte  sans  altération,  jusque 
bien  après  la  révolution  d'Amérique.  Du  siège  de  la  Rochelle 
jusqu'à  la  révocation  de  Tédit  de  Nantes  (1685)  et  même  de- 
puis, l'émigration  huguenote  se  continua  très-active  vers 
l'Amérique,  en  se  répartissant  sur  divers  points.  New-York, 
sans  aucun  doute,  en  recueillit  un  certain  nombre  ;  et  ce  qui 
porte  à  le  croire,  c'est  qu'en  1708,  Smith  l'historien  de  celte 
colonie,  rapporte  qu'après  les  Hollandais,  les  Français  for- 
maient la  partie  la  plus  nombreuse  et  la  plus  riche  de  la  po- 
pulation*. Toutefois  si  les  Français  eurent  Tavantagc  du 
nombre  sur  les  Anglais,  ceux-ci  à  leur  tour,  se  mirent  à  la  tête 
du  mouvement,  et  pour  un  nom  français  qu'on  remarque  par 
hasard,  dans  les  annales  de  ce  temps,  tous  les  autres  étaient 
hollandais  ou  anglais.  J'en  vais  signaler  la  raison  :  Quoi 
qu'on  ait  pu  dire  de  la  faveur  avec  laquelle  les  huguenots 

«  Bancroft,  p.  508. 
»  Baird,  p.  159. 


100  NEW-YORK, 

furent  accueillis  en  Amérique,  il  n'en  reste  pas  moins  constant 
que  quand  ils  se  montrèrent  en  nombre,  ils  inspirèrent  une 
extrême  jalousie  à  la  race  anglo-saxonne.  Ainsi  dans  la  colo- 
nie de  New-York  et  dans  la  Caroline  du  Sud  qui  furent  les 
grands  réservoirs  de  cette  émigration,  on  recula  indéfiniment 
leur  participation  à  la  vie  politique.  A  New-York  spécialement, 
leur  naturalisation  ne  date  que  de  i  703,  quand  déjà  ils  étaient 
nombreux  en  1656.  Baird  a  dit  que  ce  retard  était  dû  à  des 
difficulté^  intérieures  ;  mais  qui  donc  avait  plus  d'intérêt  à  les 
prévenir  ou  à  les  assoupir,  qu'une  partie  notable  de  la  popu- 
lation? Celle  raison  n>.st  pas  sérieuse.  Ce  qu'on  recherchait 
en  eux  par-dessus  tout,  c'était  leur  industrie,  non  des  frères 
persécutés  dont  l'infortune  devait  commander  la  sympathie! 
Voilà  ce  qui  explique  les  subsides  que  l'Angleterre  accorda 
par  deux  fois,  pour  faciliter  leur  passage  dans  ses  colonies.  Et 
qu'on  ne  croie  pas  que  Thilotismeoù  ils  furent  tenus  si  long- 
temps, les  trouvait  indifférents  ou  résignés,  comme  pourrait 
le  faire  croire  un  passage  d'un  historien  français  ^  Il  serait 
aisé  de  trouver  dans  les  annales  de  cette  colonie,  la  preuve 
d'efforts  réitérés  faits  par  ces  réfugiés  pour  obtenir  la  jouis- 
sance des  droits  politiques.  On  en  verra  plus  loin  la  preuve 
pour  ce  qui^concerne  la  Caroline  du  Sud. 

A  l'égard  de  l'émigration  venant  d'Angleterre  et  de  la 
Nouvelle- Angleterre,  elle  se  fixa  principalement  à  New-York 
et  dans  Long-Island.  Elle  était  déjà  assez  importante  en  1664, 
époque  de  la  conquête  par  T Angleterre,  pour  qu'il  devînt 
nécessaire  d'employer  un  secrétaire  civil  et  des  prédicateurs 
sachant  la  langue  anglaise,  comme  aussi  de  publier  les  actes 
(le  rautorité  en  anglais  et  en  hollandais,  outre  la  publication 
française  là  où  il  y  avait  lieu  *. 


*  Histoire  des  Béfugiés  protestants  de  France,  par  Ch.  Weiss,  i"  vol., 
p.  592. 
■  Bancroft,  -p.  309. 


ÉTAT  DES  MŒURS.  101 

Quant  aux  émigranls  des  autres  pays,  ils  ne  donnaient  qu'un 
appui  de  moindre  importance. 

Les  colons  appartenaient  à  une  grande  variété  de  sectes  et 
s'isolaient  les  uns  des  autres,  empêchant  ainsi  le  travail  de 
fusion.  Si  tous  les  émigranls  eussent  été  réellement  victimes 
de  l'intolérance,  la  ferveur  de  leur  foi  eût  été  pour  longtemps 
la  meilleure  sauvegarde  pour  leurs  bonnes  mœurs,  mais  il 
n'en  était  pas  ainsi.  Les  Hollandais  n'avaient  éprouvé  aucune 
proscription,  et  parmi  les  colons  d'autre  origine,  des  considé- 
rations étrangères  à  la  religion  en  avaient  attiré  bon  nombre. 
Cet  amalgame  d'éléments  hétérogènes,  surtout  dans  un  pays 
de  commerce  maritime,  ne  pouvait  contribuer  à  élever  beau- 
coup le  niveau  de  la  moralité  générale.  Le  tableau  qui  en  a 
été  laissé  par  le  révérend  John  Miller  ministre  de  la  secte 
épiscopale,  mérite  d'être  conservé  comme  trait  caractéristique 
de  l'époque  et  du  pays  (1695).  Dans  un  rapport  par  lui 
adressé  à  l'évêque  de  Londres  après  trois  ans  de  résidence, 
en  qualité  de  chapelain  des  troupes  royales  à  New- York,  on 
voit  c(  que  les  principales  sectes  avaient  des  temples  et  des  mi- 
nislres  qu'elles  entretenaient  à  leurs  frais.  Mais  beaucoup 
de  ceux  qui  se  prétendaient  ministres  n'avaient  point  reçu 
les  ordres,  et  ils  ne  vivaient  que  de  contributions  volontaires 
qu'ils  obtenaient  bien  plus  aisément  de  leurs  auditeurs,  en 
flattant  leurs  idées,  qu'en  leur  prêchant  les  saines  doctrines 
du  christianisme.  Aussi,  ministres  et  pai'oissiens  présentaient 
un  ensemble  peu  éditianl.  Les  intérêts  terrestres  prenaient 
aisément  le  dessus  en  toutes  circonstances.  Faire  fortune  et 
s'abandonner  à  l'intempérance,  telle  était  l'idée  fixe  tant  à  la 
ville  qu'à  la  campagne,  et  surtout  à  New-York  où  l'ivrognerie 
était  chose  commune.  Beaucoup  de  marchands  jeunes  et 
vieux  se  perdaient  dans  cette  voie  de  désordre,  et  terminaient 
leur  carrière  par  la  banqueroute.  D'autres  ne  recouraient 
au  mariage  qu'après  avoir  longtemps  vécu  en  concubinage  ; 
le  lien  d'ailleurs,  trop  facilement  formé  devant  un  juge  de 


i02  NEW-YORK, 

paix,  n'inspirait  point  assez  de  respect  pour  le  rendre  durable, 
on  le  rompait  aisément.  »  Telle  est  en  peu  de  mots,  la  sub- 
stance de  ce  rapport  que  John  Miller  appliquait  aussi  bien 
aux  Épiscopaux  qu'aux  autres  sectes  ^  Sans  prétendre  que  les 
Français  établis  dans  la  ville  de  New-York,  aient  tous  échappé 
à  cette  triste  condition  morale,  il  ne  parait  pas  cependant 
qu'elle  fût  applicable  aux  colons  de  cette  origine  résidant  à 
New-Rochelle,  du  moins  si  Ton  en  croit  un  autre  docteur 
de  la  secte  presbytérienne,  du  même  nom  de  Miller.  Ce 
révérend  constate,  d'après  des  renseignements  par  lui  re- 
cueillis, que  ces  huguenots  après  avoir  travaillé  toute  la  se- 
maine jusqu'au  samedi  soir,  partaient  la  nuit,  pour  gagner 
New-York  oùélaitleur  temple,  et  où  ils  assistaient  à  deux  ser- 
vices successifs.  Il  reparlaient  la  nuit  suivante,  pour  retour- 
ner à  leurs  travaux,  sans  aucun  repos  intermédiaire,  et  tout 
heureux  d'avoir  pu  librement  exercer  leurs  pratiques  reli- 
gieuses '.  Il  est  vrai  que,  depuis  la  fondation  de  New-Rochelle 
jusqu'à  l'époque  où  nous  sommes  arrivés  (1695),  près  d'un 
demi-siècle  s'était  écoulé,  et  qu'il  avait  pu  se  produire  dans 
la  génération  nouvelle,  une  certaine  altération  de  ces  mœurs 
austères.  Cependant  rien  n'autorise  cette  supposition,  et  il  y 
a  tout  lieu  de  croire  que  ce  zèle  ne  s'était  point  refroidi,  à 
raison  même  de  la  persécution  continue  dont  leurs  coreli- 
gionnaires étaient  l'objet,  et  parce  que  leurs  rangs  se  grossis- 
saient incessamment  de  nouveaux  réfugiés. 

L'Église  épiscopale  ayant  acquis  la  prééminence  en  1693, 
il  fallait  bien  s'attendre  à  des  mesures  restrictives  et  oppres- 
sives pour  les  autres  sectes.  Sous  ce  rapport,  la  colonie  de 
New-York  ne  le  céda  à  aucune  autre.  D'abord  on  imposa  les 
autres  cultes  au  profit  de  cette  Église.  Puis,  lord  Cornbury 
alors  gouverneur,  essaya  d'intimider  les  colons  d'origine 
hollandaise  qui  refuseraient  de  faire  acte  de  conformité,  en 

*  Hildreth,  2«  vol.,  p.  189. 

•  History  ofthe  evangeliral  Chvrches  of  New-York. 


liNTOLÉRANCE.  103 

les  menaçant  de  leur  retirer  les  privilèges  que  leur  assuraient 
les  traités.  Ce  gouverneur  avait  aussi  reçu  des  instructions 
pour  appuyer  et  étendre  la  juridiction  de  Tévêque  de  Lon- 
dres en  d'autres  matières.  Par  exemple,  il  lui  était  recom- 
mandé d'empêcher  tout  maître  d*école  venant  d'Angleterre, 
d'exercer  sa  profession  dans  la  colonie,  tant  qu'il  n'aurait 
point  obtenu  de  ce  prélat,  une  licence  régulière.  En  1708, 
l'intolérance  s'attacliant  davantage  à  la  population  hollan- 
daise, une  loi  fit  défense  à  une  congrégation  de  cette  origine, 
d'entendre  la  prédication  d'un  ministre  presbytérien,  et 
même  de  lui  ouvrir  les  portes  de  son  temple.  Quelques-uns 
des  pasteurs  de  cette  secte  furent  même  emprisonnés  pour 
avoir  prêché  sans  autorisation. 

Déjà  dès  1701,  une  loi  implacable  copiée  sur  celle  du  Mas- 
sachusetts condamnait  tout  prêtre  catholique  qui  serait 
trouvé  sur  le  territoire  de  la  colonie,  à  la  prison  perpétuelle 
et  à  la  peine  de  mort  en  cas  d'évasion.  Des  pénalités  corpo- 
relles et  pécuniaires  frappaient  gravement  ceux  qui  pouvaient 
leur  donner  asile  *. 

Les  Juifs  étaient  plutôt  tolérés  qu'autorisés,  malgré  leur 
petit  nombre;  et  quoiqu'ils  ne  fussent  point  à  craindre,  le 
fanatisme  épiscopal  que  rien  n'apaisait,  tint  à  ne  point  les 
épargner.  Une  loi  de  1738  leur  retira  toutes  les  franchises 
dont  ils  avaient  joui  jusque-là*. 

Cette  intolérance  absolue  se  maintint  fort  longtemps  envers 
tous  les  cultes  étrangers  à  la  secte  dominante,  surtout  envers 
les  Catholiques  qui  continuèrent  à  être  proscrits,  môme  au 
delà  de  la  période  coloniale.  Cet  abus  d'autorité  fut  fatal  à 
l'Église  épiscopale  qui,  en  s'inféodant  au  gouvernement  de  la 
métropole,  devint  comme  lui,  l'objet  d'un  éloignement  de 
plus  en  plus  prononcé.  Et  quand  vint  à  sonner  l'heure  de 
l'indépendance,  beaucoup  de  ministres  de  ce  culte  furent 

*  Hildretli,  2*vo].,p.  227. 
«  Le  même,  p.  361. 


;104  NEW-YORK, 

obligés  de  fuir,  pour  échapper  à  la  vengeance  populaire. 
Tous  ces  faits  étant  de  la  dernière  évidence,  comment  ad- 
mettre cette  proposition  de  M.  Edouard  Laboulaye,  qui  n'est 
pas  moins  téméraire  que  toules  les  autres,  à  savoir  :  «  que  la 
liberté  religieuse  ne  fut  pas  troublée  dans  cette  colonie,  et 
que  la  tolérance  fut  une  des  conquêtes  de  la  révolution 
de  1688,  les  Catholiques  exceptés.  »  (p.  339).  En  voyant 
rhisloire  de  plus  près,  il  eût  été  facile  à  cet  aufeur  de  se  con- 
vaincre que  son  assertion  était  dénuée  de  toute  vraisemblance, 
et  qu'elle  était  démentie  par  tous  les  auteurs  anglais  et  amé- 
ricains. L'un  d'eux  dit  en  propres  termes,  «  que  dans  aucune 
des  colonies  où  la  religion  épiscopale  fut  établie  par  la  loi, 
il  n'y  eut  autant  d*intolérance  que  dans  celle  de  New-York  ^ 
N'est-il  pas  regrettable  de  voir  s'accréditer  de  pareilles  er- 
reurs qui  semblent  faire  peser  sur  une  seule  communion,  le 
reproche  d'intolérance,  alors  qu  il  est  vrai  de  dire  qu'au  dix- 
huitième  siècle  comme  au  dix-septième,  la  liberté  religieuse 
avait  infiniment  de  peine  à  se  faire  jour,  quelque  part  que  ce 
fût,  dans  les  pays  protestants  comme  dans  les  contrées  catho- 
liques, et  surtout  dans  les  colonies  anglaises  d'Amérique.  Le 
docteur  Baird  que  je  viens  de  citer,  prétend  qu'il  faut  attri- 
buer cette  intolérance  plutôt  encore  aux  gouvernements  co- 
loniaux, c'est-à-dire  anglais,  qu'aux  colons  eux-mêmes.  En 
avançant  cette  opinion,  ce  savant  auteur  a  perdu  de  vue  ce 
qui  se  passait  dans  la  Nouvelle-Angleterre  qui  se  gouvernait 
elle-même,  sans  aucune  pression  de  la  métropole.  L'intolé- 
rance ne  fut-elle  pas  en  permanence  dans  les  colonies  puri- 
taines? Le  Massachusetts  notamment,  ne  mit-il  point  à  mort 
quatre  Quakers  uniquement  pour  de  simples  dissidences  reli- 
gieuses, et  les  autres  ne  furent-ils  pas  sauves,  grâce  seule- 
ment à  l'intervention  de  Charles  II?  Ne  sont-ce  pas  ces  mômes 
Puritains  qui,  dans  le  Maryland,  employèrent  des  raffme- 

«  Baird,  p.  200. 


îiNSTRUGTION  NÉGLIGÉE.  i05 

menls  de  tortures  envers  les  Calholiques  qui  leur  avaient  ou- 
vert celte  colonie?  Pour  vouloir  trop  louer  les  Protestants 
d* Amérique,  on  arrive  à  appeler  sur  eux  la  lumière  de  la  jus- 
tice, non  pour  les  charger  de  toutes  les  fautes  d'une  époque, 
mais  pour  qu'ils  en  portent  leur  part  de  responsabilité.  Ils  ne 
furent  ni  moins  intolérants  ni  moins  superstitieux  que  les 
chrétiens  d'Europe,  malgré  le  programme  décevant  de  Tin- 
dépendance  personnelle  et  du  libre  examen  1 

Dans  celle  colonie,  l'instruction  publique  fut  longtemps  né- 
gligée. Les  gens  riches  préféraient  pour  leurs  enfants, 
comme  dans  la  plupart  des  autres  provinces,  des  instiluteurs 
particuliers.  Les  autres  classes  manquaient  d'écoles,  faute 
d'allocation  pour  les  entretenir,  car  Tesprit  de  commerce  et 
d'affaires  l'emportait  sur  toute  autre  considération.  En  1737 
seulement,  l'assemblée  générale  vola  des  encouragements  à 
l'établissement  d'écoles  primaires,  mais  sans  succès  réel.  Il 
faut  attendre  jusqu'à  l'année  1795,  bien  longtemps  après  la 
révolution  américaine,  pour  voir  sortir  une  loi  sur  les  écoles 
publiques.  L'enseignement  supérieur  n'était  guère  plus  heu- 
reux :  on  ne  s'en  occupa  qu'en  1747,  c'est-à-dire  cent  vingt 
ans  après  la  découverte  de  ce  pays  par  Hudson.  On  créa 
alors  une  loterie  dont  le  produit  présumé,  s'élevant  à  deux 
mille  deux  cent  cinquante  livres  sterling  était  affecté  à  la 
fondation  d'un  collège.  Smith  Fhistorien  de  New-York  dit 
qu'il  ne  se  rappelle  pas  qu'à  cette  époque,  il  y  eût  dans  la 
colonie  plus  de  treize  personnes  ayant  fait  des  études  classi- 
ques. D'après  cet  auteur,  les  principales  familles  au  nombre 
desquelles  étaient  les  réfugiés  français,  après  avoir  fait  ap- 
prendre à  lire  et  à  écrire  à  leurs  enfants,  les  envoyaient 
dans  quelques  maisons  de  commerce  aux  Indes-Occidentales, 
pour  leur  donner  l'expérience  des  affaires,  seul  but  qu'on  se 
proposât  alors.  Quant  aux  quelques  jeunes  gens  bien  rares 
qu'on  destinait  à  des  carrières  libérales,  c'est  aux  collèges 
de  Yale  (Conneclicut)  et  de  Cambridge  (Massachusetts),  qu'ils 


i06  NEW-YORK, 

étudiaient,  à  moins  qu'on  ne  préférât  pour  eux  Féducation 
européenne  ^  On  ne  prit  Tinitiative  de  la  création  d'un 
collège  à  New-York  qu'en  1754,  époque  à  laquelle  se  posa  la 
première  pierre  d'un  établissement  de  cette  nature  qu'on 
appela  Kmjf's  Collège  (Collège  du  roi)  et  qui  tient  aujourd'hui, 
un  rang  distingué  parmi  les  institutions  universitaires  des 
États-Unis. 

Dans  une  société  si  peu  ordonnée,  où  l'mstruction  faisait 
complètement  défaut,  où  la  religion  élait  négligée  par  bon 
nombre  d'individus,  et  où  le  commerce  sollicitait  constam- 
ment tous  les  appétits  matériels,  le  crime  se  propageait,  la 
répression  pénale  appliquée  avec  le  concours  du  jury,  ne 
pouvait  être  ni  bien  éclairée  ni  bien  sévère,  et  il  n'était  pas 
rare  de  voir  un  condamné,  incapable  de  payer  les  frais  d'in- 
carcération, vendu  à  l'enchère  pour  l'acquit  de  cette  faible 
dette»  (1751). 

Du  reste,  la  vente  des  créatures  humaines,  à  quelque  race 
qu'elles  appartinssent  et  quelle  que  fût  leur  couleur,. était 
pratiquée  en  Angleterre  comme  dans  ses  colonies.  New-York 
principal  port  de  l'Amérique  anglaise,  était  aussi  un  grand 
marché  de  cette  denrée.  On  y  vendait  les  convicts  que  l'An- 
gleterre expulsait  de  son  territoire,  les  émigrants  d'Europe 
qui  étaient  incapables  de  payer  leur  passage,  les  nègres 
d'Afrique,  et  les  Indiens  qu'on  avait  volés  ou  faits  prison- 
niers. De  là,  on  les  expédiait  dans  les  provinces  qui  man- 
quaient de  bras,  ou  aux  Indes-Occidentales.  Pour  compléter 
les  idées  sur  Tétat  moral  et  intellectuel  de  ces  populations 
dans  la  première  moitié  du  dix-huitième  siècle,  je  vais  rap- 
porter un  fait  digne  de  remarque. 

On  a  vu  dans  le  précédent  volume,  à  quelles  extravagances 
et  à  quelles  cruautés  avait  pu  se  laisser  entraîner  le  peuple 
de  la  Nouvelle- Angleterre,  alors  plongé  dans  la  superstition  ; 

*  Dunlap,  1"  vol.,  p.  563-364. 

*  Le  même,  2*  vol.,  appendix,  p.  174. 


PANIQUE  SANGUINAIRE.  107 

celui  de  New-York  ne  put  échapper  plus  lard,  à  une  aberra- 
tion d'un  autre  genre  qui,  pour  emprunter  moins  au  fana- 
tisme religieux,  montre  cependant  combien  était  facilement 
inflammable  l'imagination  des  colons.  Voici  comment  le  fait 
auquel  je  fais  allusion,  est  rapporté  sommairement  par  Hil- 
dreth  (IP  vol.,  page  391)  : 

«  En  1741,  la  ville  de  New-York  contenait  de  neuf  à  dix 
mille  habitants,  dont  douze  à  quinze  cents  esclaves.  Neuf  in- 
cendies qui  se  succédèrent  rapidement,  la  plupart  dûs  à  des 
feux  de  cheminée,  produisirent  une  complète  folie  de  ter- 
reur. Une  femme,  serviteur  engagée  {indented  servant)^ 
acheta  sa  liberté  et  s'assura  une  récompense  de  cent  livres 
sterling,  en  prétendant  révéler  un  complot  formé  par  un 
hôtelier  qui  était  son  maître,  et  par  trois  nègres  ses  com- 
plices, pour  incendier  la  ville,  et  massacrer  les  blancs.  Cette 
fable  fut  confirmée  et  amplifiée  par  une  femme  prostituée, 
Irlandaise  d'origine,  déjà  condamnée  pour  vol,  et  qui,  pour 
obtenir  sa  grâce,  se  fit  dénonciatrice.  De  nombreuses  arres- 
tations avaient  déjà  été  faites  parmi  les  esclaves  et  les  noirs 
libres  ;  on  en  multiplia  le  nombre.  Les  huit  avocats  qui 
composaient  alors  le  barreau  de  New-York,  se  mirent  tous  au 
service  de  la  poursuite.  Les  accusés  qui  se  trouvaient  ainsi 
privés  de  défenseurs,  furent  sommairement  jugés  et  con- 
damnés sur  les  preuves  les  plus  insuffisantes.  Les  avocats 
firent  assaut  de  zèle  pour  accumuler  toutes  sortes  de  préven- 
tions sur  la  tête  de  ces  malheureux,  et  le  chef  de  la  justice 
rivalisa  avec  les  avocats,  en  accordant  toutes  les  condamna- 
tions demandées.  Bon  nombre  d'accusés  avouèrent  les  crimes 
qui  leur  étaient  reprochés,  dans  l'espoir  d'avoir  la  vie  sauve. 
Treize  de  ces  infortunés  furent  brûlés  sur  le  bûcher,  dix-huit 
furent  pendus,  et  soixante-dix  subirent  la  transportation.  » 

«  La  guerre  alors  entreprise  par  l'Angleterre  contre  les 
colonies  espagnoles,  et  l'effervescence  imprimée  au  sentiment 
religieux  par  les  revivais  de  la  Nouvelle-Angleterre,  contri- 


108  iNKW-YORK. 

huaient  à  enflammer  les  préjugés  contre  les  catholiques.  Un 
maître  d'école  non  assermenté,  accusé  d'être  un  prêtre  ca- 
tholique déguisé,  et  de  pousser  les  nègres  à  l'incendie  eu 
leur  promettant  Fabsolution,  fut  aussi  condamné  et  exécuté. 
Ainsi  gorgés  de  sang  et  revenus  de  leur  frayeur,  les  citoyens 
commencèrent  à  recouvrer  leur  sang-froid,  les  accusateurs 
perdirent  leur  crédit,  et  Ton  s'arrêta  enfin  dans  la  voie  de  ces 
meurtres  judiciaires.  » 

Encore  une  fois,  les  crimes  juridiques  cessaient,  non  par 
le  repentir,  non  par  la  compassion,  mais  simplement  par  las- 
situde! Nouvel  et  humiliant  rapprochement  entre  l'homme 
qui  se  prétend  éclairé  par  les  lumières  d'en  haut,  et  FÊtre 
privé  de  raison,  qui  ne  se  gouverne  que  par  de  grossiers  in- 
stincts! 

Section  VIII 

COMMERCE.    —   AGRICULTURE.   —    POPUUTION. 

Les  Hollandais,  en  prenant  possession  de  la  baie  de  New- 
York  et  d'une  partie  des  rivières  Hudson  et  Connecticut, 
avaient  surtout  en  vue  le  profita  tirer  du  commerce  à  établir 
avec  le  nouveau  monde,  et  spécialement  le  trafic  des  four- 
rures avec  les  Indiens.  Cependant  quoique  le  gouvernement 
fût  remis  à  une  compagnie  de  commerce,  on  ne  négligea 
point  la  considération  de  l'agriculture  qui  pouvait  elle-même, 
procurer  un  aliment  de  certaine  valeur  à  la  marine  de  la  Hol- 
lande. Mais  des  combinaisons  mal  digérées  et  les  bénéfices 
supérieurs  du  commerce  tinrent  longtemps  l'agriculture  dans 
un  état  de  subalternité  fâcheux.  Cependant  elle  fournit  encore 
un  contingent  appréciable  dans  le  budget  de  la  fortune  pu- 
blique, malgré  le  peu  d'activité  de  Timmigration  étrangère. 

D'après  des  données  qui  paraissent  exactes,  la  population 
totale  de  la  province  ne  montait  pas  à  plus  de  quatorze  à 
quinze  mille  âmes  en  1677,  et  ses  exportations  annuelles 


COMMERCE.  109 

qu  on  évaluait  à  deux  cent  quarante  mille  dollars  (soit  un  mil- 
lion deux  cent  mille  francs  environ),  se  composaient  de  blé, 
de  tabac,  de  bœufs,  de  porcs,  de  chevaux,  de  bois  et  de  pelle- 
teries. Les  besoins  étaient  en  rapport  avec  les  ressources,  car 
le  chiffre  des  importations  pouvait  s'élever  alors  à  cinquante 
mille  livres  sterling  * . 

Après  la  conquête  faite  par  TAngleterre,  le  commerce  prit 
un  grand  essor,  et  contribua  beaucoup  à  Tagrandissement 
rapide  de  la  ville  de  New-York.  Déjà  en  1699,  elle  comptait 
mille  maisons,  signe  certain  d'un  accroissement  notable  do 
population.  Beaucoup  plus  tard,  un  auteur  américain  suppu- 
tant le  développement  pris  par  la  province  entière,  estimait 
qu'en  1731,  le  nombre  des  habitants  pouvait  s'élever  à 
cinquante  mille  deux  cent  quatre-vingt-onze,  dont  dix-sept 
mille  huit  cent  vingt  seulement  dans  la  partie  appelée  Long- 
Island,  toute  peuplée  d'Anglais,  et  huit  mille  six  cent  vingt- 
huit  dans  la  ville  de  New-York.  Dans  ce  total,  les  esclaves 
figuraient  pour  un  chiffre  de  sept  mille  deux  cent  trente 
et  un  ^ 

New -York,  comme  les  autres  provinces,  commerçait  surtout 
avec  l'Europe  et  les  Indes-Occidentales,  et  rivalisait  avec  elles 
pour  les  mêmes  branches  d'affaires,  ce  qui  comportait  la  con- 
trebande, la  piraterie  et  la  traite  des  races  de  couleur,  même 
la  vente  pour  un  temps  limité,  d'individus  de  race  blanche, 
convicts  et  autres. 

On  a  cherché  à  se  rendre  compte  de  l'accroissement  des 
rapports  commerciaux  existants  entre  cette  province  et  l'An- 
gleterre, et  quoique  l'on  n'ait  qu'un  des  termes  de  ce  travail, 
c'est-à-dire  le  chiffre  des  importations  pendant  deux  périodes, 
le  renseignement  n'en  est  pas  moins  utile  pour  faire  ressortir 
de  quel  côté  se  portait  principalement  l'activité  de  ce  peuple. 
On  a  extrait  des  rapports  officiels,  deux  époques  rapprochées, 

«  HUdreth,  2«  vol.,  p.  57. 
*  Duiilap,  appendiXf  p.  164. 


110  NEW-YORK. 

Tune  de  1720  à  1730;  Taulre  de  1738  à  1748,  el  ron  est 
arrivé  à  établir  que  le  montant  des  importations  d'Angleterre 
pendant  la  première  période,  s'élevait  à  six  cent  cinquante- 
sept  mille  neuf  cent  quatre-vingt-dix-huit  livres  sterling, 
tandis  que  pour  la  deuxième,  le  chiffre  n'était  pas  moindre 
de  un  million  deux  cent  onze  mille  deux  cent  quarante-trois 
livres  sterling.  L'accroissement  d'affaires  était  donc  de  cinq 
cent  cinquante-trois  mille  deux  cent  quarante-cinq  livres 
sterling,  tandis  que  celui  de  la  Nouvelle- Angleterre,  pour  le 
même  temps,  ne  montait  qu'à  soixante-quinze  mille  huit  cent 
trente-sept  livres  sterling  *. 

A  ces  époques  de  monopole,  beaucoup  de  métiers  et  d'in- 
dustries ne  pouvaient  s'exercer  qu'en  vertu  de  licences  accor- 
dées par  le  gouverneur;  c'était  même  une  garantie  qu'on 
exigea  pendant  longtemps,  de  ceux  qui  trafiquaient  avec  les 
Indiens.  Mais  un  certain  nombre  d'entraves  cessèrent  et 
furent  remplacées  par  des  mesures  restrictives  et  prohibi- 
tives beaucoup  plus  graves,  imposées  par  l'Angleterre. 

Section  IX 

MARCHE   DU  GOUVERNEMENT.    -~    DISSOLUTION  DES   PARTIS. 

Après  avoir  exposé  l'état  matériel  et  moral  de  ce  peuple, 
je  reviens  aux  considérations  politiques. 

A  la  fin  du  dix-septième  siècle  le  pouvoir  exécutif  était  re- 
mis aux  mains  d'un  gouverneur  et  d'un  conseil  à  la  nomina- 
tion du  roi.  Le  gouverneur  avait  le  droit  de  convoquer,  pro- 
roger et  dissoudre  la  législature,  suspendre  tout  membre 
du  conseil,  même  le  révoquer  et  le  remplacer,  de  manière 
que  le  nombre  maximum  des  membres,  qui  était  de  douze,  ne 
pût  jamais  descendre  au-dessous  de  sept. 

Le  gouverneur  avait  aussi  le  pouvoir,  avec  l'assistance  de 

*  Dunlap,  2"  vol.,  appendix^  p.  171. 


MARCHE  DU  GOUVEItiNEXIENT.  111 

son  conseil,  d'ériger  des  cours  de  justice,  et  de  nommer  les 
magistral  s  et  les  juges  de  paix.  Il  exerçait  le  droit  de  grâce, 
excepté  en  cas  de  trahison  et  de  meurtre.  Il  était  aussi  auto- 
risé à  disposer  des  deniers  publics,  à  faire  des  concessions 
des  terres  de  la  couronne,  etc. 

Quant  au  pouvoir  législatif,  il  se  composait  du  gouverneur, 
d'un  conseil,  et  des  représentants  élus  par  les  propriétaires- 
fonciers.  L'élément  populaire  était  balancé  par  les  conseil- 
lers royaux,  mais  il  prenait  le  dessus,  et  arrivait  à  tenir  tête 
au  pouvoir  exécutif  par  le  moyen  des  subsides  dont  il  était 
le  dispensateur. 

Les  hommes  envoyés  par  TAngleterre  pour  administrer  les 
provinces,  étaient  presque  tous  animés  à\m  seul  désir,  celui 
de  faire  fortune.  Ils  exerçaient  des  rapines  de  toutes  sortes, 
se  faisaient  spéculateurs  sur  des  terres  de  la  couronne,  éri- 
geaient des  manoirs  pour  des  favoris,  au  grand  détriment  de 
Fagriculture  ;  en  un  mot,  ils  ne  comprenaient  le  pouvoir  que 
pour  l'abus  qu'ils  en  pouvaient  faire.  Il  résultait  delà,  des 
rapports  très-tendus  qui  nécessitaient  le  fréquent  remplace- 
ment de  ces  représentants  de  l'autorité.  Leurs  luttes  avec 
l'assemblée  n'étaient  aulres  qu'un  duel  très-fréquent  et  très-» 
animé  à  l'occasion  des  subsides,  surtout  pourtours  traitements 
qui,  mis  à  la  charge  de  la  province,  étaient  susceptibles  de 
discussion.  De  là  aux  questions  de  prérogatives,  il  n'y  avait 
qu'un  pas,  et  pour  obtenir  les  unes  ils  sacrifiaient  aisément 
les  autres.  Ainsi  en  1728,  John  Montgomery  alors  gouver- 
neur, en  échange  du  vote  qui  lui  fut  assuré  de  cinq  années 
de  revenu,  consentit  à  abandonner  le  droit  qui  lui  apparte- 
nait, de  fixer  et  de  régulariser  les  salaires  des  divers  emplois, 
et  il  s'abstint  de  tenir  la  Cour  de  chancellerie  dont  l'assem- 
blée contestait  la  légalité.  Cette  instabilité  des  cours  de  justice 
était  dangereuse,  elle  pouvait  compromettre  de  graves  inté- 
rêts. Mais  ici  la  suppression  de  ce  rouage  avait  un  motif  sé- 
rieux, celui   de  faire  disparaître  l'arbitraire  de  cette  juri- 


112  NEW-YORK. 

diction  qui  n*étail  point  tenue  d'appliquer  la  common  law. 

En  1737,  la  cause  populaire  fit  une  autre  conquête  :  elle 
obtint  la  séparation  de  la  législature  en  deux  branches  dis- 
tinctes. Le  Conseil  royal  formait  Chambre  haute,  les  repré- 
sentants du  peuple  composaient  la  Chambre  basse.  Les  résolu- 
tions de  celle-ci  dégagées  de  tout  alliage,  avaient  bien  plus 
d'autorité  sur  l'opinion,  et  dessinaient  mieux  le  rôle  des  co- 
lons. On  passa  dans  cette  session,  plusieurs  bills  importants 
empreints  de  l'esprit  démocratique  qui  animait  la  Cliambre. 
Les  élections  furent  rendues  triennales;  on  créa  des  tribu- 
naux inférieurs  pour  le  jugement  sommaire  des  affaires  de 
peu  d'importance;  la  milice  fut  organisée  sur  un  meilleur 
pied;  la  procédure  judiciaire  reçut  dé  notables  améliorations; 
on  s'occupa  d'encouragement  aux  écoles  primaires,  et  le  trai- 
tement du  gouverneur  fut  soumis  à  un  vote  annuel. 

Depuis  la  mort  tragique  de  Leisler,  la  colonie  se  trouvait 
fractionnée  en  deux  partis,  Tun  dit  démocratique,  l'autre 
appelé  aristocratique.  Ils  avaient  pris  position  dans  la  Cham- 
bre, et  se  trouvaient  dans  un  antagonisme  très-ardent.  C'était 
un  embarras  gouvernemental  ajouté  à  tant  d'autres,  et  il  fal- 
hit  une  grande  dextérité  pour  naviguer  au  milieu  de  ces 
écueils.  Mais  abandonnés  à  eux-mêmes,  les  partis  se  transfor- 
ment, se  dissolvent  et  deviennent  inoffensifs.  Tel  fut  le  sort 
de  ces  deux  fractions  politiques.  L'une  souffrait  déjà  de  divi- 
sions intestines  dès  i  734  ;  quant  à  l'autre,  (le  parti  démocra- 
tique), sa  popularité  reçut  de  graves  atteintes  lorsque 
en  1737,  quelques-uns  de  ses  chefs  acceptèrent  des  emplois 
publics,  ce  qui,  aux  yeux  de  la  masse,  ressemblait  à  une 
transaction  avec  un  pouvoir  chaque  jour  plus  détesté. 

11  n'apparaît  point  que  le  gouvernement  civil  et  politique 
reçut  d'autres  modifications  jusqu'à  la  révolution  de  1776. 


LÉGISLATION  DES  lilAKOIRS  115 

Section  X 

CONSIDÉRATIONS  PARTICULIÈRES  COCERNANT  l'iNSTITUTION   D:  S  MANOIRS 

On  a  vu  que  dès  le  début  de  la  province,  les  Hollandais, 
dans  Tespoir  de  hâter  le  peuplement  du  pays,  en  y  intéres- 
sant des  gens  riches,  avaient  créé  des  manoirs  comprenant  de 
grandes  étendues  de  territoire,  et  auxquels  ils  affectèrent  des 
privilèges  de  plus  d  une  sorle,  tels  que  la  moulure  du  blé,  la 
chasse  et  la  pêche  sur  les  terres  aliénées,  et  un  droit  de  juri- 
diction pour  certaines  natures  d'affaires  de  Tordre  judiciaire 
et  administrai  if.  De  leur  côté,  les  titulaires  de  ces  manoirs 
appelés  patrons^  avaient  appelé  pour  cultiver  ces  terres,  des 
hommes  sans  fortune  auxquels  ils  faisaient  des  cessions  soit 
à  perpétuité,  soit  à  long  terme,  de  certains  lois  déterminés, 
à  charge  d'une  redevance  annuelle  très-minime,  et  propor- 
tionnée à  la  durée  de  la  cession.  Cette  renie  généralement 
payable  en  nature,  était  stipulée  non  rachelable.  Le  patron  se 
réservait  quelquefois  certains  services  personnels,  et  un 
droit  proportionnel  qui  n  excédait  pas  le  quart  du  prix  de 
chaque  vente  successive,  que  les  tenanciers  et  leurs  héritiers 
pourraient  faire  de  tout  ou  partie  de  la  terre.  Le  contrat  ren- 
fermait aussi  une  condition  résolutoire,  pour  le  cas  de  non- 
exécution  dans  les  termes  convenus.  Nous  avons  remarqué 
aussi  que  les  Anglais,  après  la  conquête,  commirent  la  môme 
faute  que  les  Hollandais,  et  constituèrent  également  des  ma- 
noirs dans  rintérêt  de  certains  favoris,  et  sans  avoir  Texcuse 
invoquée  par  leurs  devanciers. 

Les  patrons  morcelèrent  leurs  domaines  et  les  cédèrent  suc- 
cessivement en  partie  à  long  terme,  et  la  plus  grande  por- 
tion à  perpétuité,  moyennant  une  rente  non  rachetable.  Celte 
condition  n'entravait  en  rien  la  libre  disposition  de  la  terre 
par  les  tenanciers  qui  la  transmettaient  au  même  titre,  à  qui 
11.  8 


iU  NEW-YORK. 

bon  leur  semblait,  mais  grevée  de  la  renie  et  des  autres 
charges,  notamment  du  droit  de  lods  et  ventes.  Quoique 
celle  nalure  de  contrat  fût  dans  la  donnée  du  temps,  il  suffi- 
sait, déjà  avant  la  révolution  américaine,  de  la  perpétuité  de 
la  rente  et  des  charges,  pour  troubler  Tesprit  inquiet  et  indé- 
pendant des  colons.  Les  tenanciers  s'agitèrent  à  diverses  re- 
prises, et  appuyés  de  la  populace,  ils  eurent  recours  à  Tinti- 
midation  envers  les  patrons.  En  1766  notamment,  plusieurs 
émeutes  éclatèrent  dans  la  partie  Est  du  manoir  Rensselaer, 
et  spécialement  dans  le  comté  appelé  Duchess,  non  loin  d'Al- 
bany.  Elles  avaient  les  caractères  les  plus  sinistres.  Ces 
hommes  égarés  se  portèrent  chez  deux  patrons,  MM.  Van 
Rensselaer  et  Livingston,  citoyens  environnés  deTestime  gé- 
nérale, et  créanciers  très-bienveillants.  Là,  les  chefs  plus  ou 
moins  intéressés  à  cette  démonstration,  escortés  des  émeu- 
tiers,  cherchèrent  par  des  menaces  de  mort,  et  par  des  vio- 
lences sauvages,  à  arracher  aux  patrons  l'abandon  de  tous 
leurs  droits.  La  force  armée  obligée  d'intervenir  eut  plusieurs 
hommes  tués  et  blessés,  et  môme  dans  un  engagement,  elle 
dut  fuir  pour  ne  pas  être  écrasée  par  le  nombre,  quoique 
quelques-uns  seulement  fussent  intéressés  dans  la  question. 
Cependant  Tautorité  parvint  à  ressaisir  ses  droits  et  à  étouffer 
la  révolte.  Plusieurs  hommes  des  plus  avancés,  nris  en  ju- 
gement, furent  condamnés  à  mort  et  exécutés.  Ce  lugubre 
événement  était  d'un  fatal  présage  pour  les  patrons. 

La  révolution  américaine,  en  dépouillant  ceux-ci  de  celles 
de  leurs  prérogatives  qui  répugnaient  au  droit  de  souverai- 
neté de  rÉtat,  réduisit  leurs  titres  à  une  simple  créance  privi- 
légiée pour  la  rente  perpétuelle^  et  pour  leur  quote-part  dans 
le  prix  des  aliénations  successives.  Les  tenanciers  furent  mis 
désormais  sur  un  pied  d'égalité  avec  les  patrons,  devant  la  loi 
civile  et  politique,  et  le  titre  ancien,  considéré  comme  con- 
trat ordinaire,  tomba  sous  l'application  de  la  section  X  de 
l'article  I"  de  la  constitution  des  Étals-Unis  qui  porte  : 


LÉGISLATION   DES  MANOIRS.  115 

«  qu'aucun  État  ne  passera  de  loi  dont  Tobjet  serait  de  porler 
atteinte  aux  contrats  préexistants.  » 

Si  cette  considération,  grave  en  elle-même,  n'avait  point 
suffi  pour  amener  les  tenanciers  au  respect  de  leurs  engage- 
ments, la  manière  paternelle  dont  les  patrons  en  usèrent  tou- 
jours vis-à-vis  d'eux,  aurait  dû  les  retenir  dans  la  voie  de  la 
loyauté.  Mais  les  passions  ne  se  contiennent  pas  aisément, 
surtout  quand  elles  ont  pour  base  Tintérèt  individuel.  On  per- 
suada aux  détenteurs  de  terres,  que  le  titre  originaire  des 
patrons  avait  été  obtenu  par  finaude,  et  qu'il  était  radica- 
lement nul.  On  ajoutait  qu'à  supposer  ce  titre  régulier,  le 
contrat  passé  entre  le  patron  et  eux,  était  entaché  de  féoda- 
lité, par  conséquent  incompatible  avec  les  principes  démocra- 
tiques, et  n'avait  aucune  force  obligatoire. 

Ces  prétentions  radicales  commencèrent  à  se  faire  jour  dès 
Tan  1811,  et  elles  se  produisirent  fréquemment  depuis,  en 
1813,  1839, 1845,  etc.  Les  résistances  à  la  loi  et  aux  agents 
chargés  de  son  exécution,  les  scènes  de  violence  à  main 
armée,  le  sang  répandu  dans  diverses  émeutes,  l'impunité 
laissée  aux  coupablespar  des  jurés  intimidés  ou  complaisants, 
forment  de  tristes  pages  des  annales  de  cet  État,  pendant  plus 
de  quarante  ans. 

Ce  qui  contribua  particulièrement  à  fortifier  les  résistances, 
ce  furent  les  faiblesses  et  les  hésitations  du  pouvoir  exécutif, 
et  surtout  les  passions  politiques  qui,  ayant  toujours  besoin 
d'un  appoint  dans  les  élections,  s'emparèrent  de  ce  bélier 
d'opposition  pour]}attre  en  brèche  le  parti  dominant.  La  cause 
àesAnti'Renters  (hommes  opposés  au  payement  de  la  rente  fon- 
cière), servit  de  point  de  ralliement  aux  opposants  de  toutes 
sortes  dans  les  élections;  et  la  politique  s'inféoda  à  des  inté- 
rêts privés  pour  les  servir,  non  pour  les  modérer.  Il  fallait 
passionner  Topinion  :  l'on  tint  des  meetings  où  les  principes 
les  plus  subversifs  de  tout  ordre  social  furent  proclamés,  aux 
applaudissements  des  masses,  et  les  résistances  à  la  loi  se 


116  NEW-YORK, 

trouvèrent  encouragées.  Enfin,  des  mandais  législatifs  impo- 
saient l'obligation  aux  élus  de  faire  prévaloir  ces  idées.  Rien 
ne  fut  négligé  pour  perturber  l'esprit  public.  Doit-on  s'étonner 
que  les  agents  de  Tautorité  chargés  d'obtenir  obéissance  à  la 
loi,  furent  assaillis,  tués  et  blessés,  et  que  nombre  d'indi- 
vidus dévoués  à  la  défense  de  Tordre  éprouvèrent  le  même 
sort? 

Au  milieu  de  ces  désordres,  il  est  cependant  consolant  de 
voir  que  les  pouvoirs  publics,  malgré  tout  ce  qui  fut  fait  pour 
les  corrompre,  restèrent  fermes  dans  la  ligne  de  leur  devoir. 
Longtemps  ils  crurent  convenable  de  temporiser,  pour  laisser 
passer  Touragan  populaire  :  Dans  une  session  même,  la 
chambre  des  représentants  voulut  employer  un  terme  moyen 
qui  n'était  en  réalité  qu'une  atteinte  indirecte  au  droit  de  pro- 
priété, mais  celte  proposition  n'eut  point  de  suites.  Jamais  on 
n'arracha  à  la  législature  une  seule  mesure  rétroactive  ou 
révolutionnaire  pouvant  invalider  les  contrats  existants.  Quant 
aux  cours  de  justice',  elles  repoussèrent  toujours  en  prin- 
cipe, toutes  les  prétentions  élevées  par  les  tenanciers,  malgré 
les  clameurs  et  la  pression  du  dehors  ;  ce  qui  n'est  pas  un 
mince  honneur  et  dont  il  est  juste  de  leur  faire  hommage. 

En  face  d'une  situation  si  nette  et  si  précise,  n'est-il  pas 
surprenant  de  voir  M.  Laboulaye  (p.  327),  présenter  les  faits 
et  soutenir  des  doctrines  en  opposition  complète  avec  ce  qui 
précède?  Examinant  la  condition  delà  propriété  foncière  dans 
l'État  de  New-York,  en  tant  qu'elle  se  rattache  au  patronage, 
il  lui  reconnaît  un  caractère  féodal  qui,  à  lui  seul,  suffisait 
dit-il,  à  autoriser  la  législature  à  déclarer  la  rente  foncière 
rachelable.  Puis,  en  s'autorisant  d'un  passage  d'un  roman  de 
Cooper,  il  ajoute  : 

«  En  1846,  la  législature  de  New-York  avait  donc  raison  de 
réformer  la  loi.  D'une  part,  elle  a  mis  un  impôt  sur  les  rentes 
à  long  terme.  De  l'autre  (la  Constitution  lui  défendant  de 
toucher  aux  contrats),  elle  a  décidé  qu'à  la  mort  du  patron. 


LÉGISLATION  DES  MANOIRS.  117 

le  tenancier  pourrait  convertir  la  rente  foncière  en  rente 
hypothécaire,  et  posséder  ainsi  la  terre,  en  pleine  propriéfé. 
Cette  deuxième  mesure  étaitjw^fe  et  bonne^  mais  il  est  triste 
d'avouer  qu'on  a  fait  la  réforme,  par  déférence  pour  la  jalou- 
sie populaire,  et  qu'il  ressort  du  roman  de  Cooper  (Ravens- 
nest)j  un  asservissement  des  magistrats  à  la  popularité,  qui 
édifie  médiocrement  sur  les  vertus  civiques  de  New- York.  » 

Comme  tous  les  faits  et  les  propositions  de  principes  con- 
tenus dans  ce  paragraphe  sont  complètement  erronés,  il  est 
essentiel  de  rétablir  la  vérité  historique,  ne  fût-ce  qu'à  titre 
de  réparation  envers  la  législature  et  les  cours  de  justice  de 
New- York,  non  moins  qu'envers  Cooper  qui  n'a  point  tenu  le 
langage  qu'on  lui  prête. 

Et  d'abord,  M.  Laboulaye  dit  avoir  puisé  ses  renseignements 
dans  le  roman  intitulé  :  Ravetisnest,  Cette  source  d'informa- 
tion sur  un  point  de  législation,  demandait  peut-être  par  sa 
nature  même,  à  subir  quelque  contrôle,  ne  fût-ce  que  par  dé- 
férence pour  l'usage  qui  prévaut  parmi  nous,  d'aller  chercher 
dans  un  code  officiel  les  actes  de  l'autorité  souveraine.  Mais 
prenons  le  roman  de  Cooper  puisque  c'est  l'autorité  invo- 
quée. Or  comment  s'exprime  l'auteur  dans  sa  préface?  «  La 
Chambre  des  représentants  dit-il,  a  ordonné  (autant  quune 
seule  branche  du  Corps  législatif  peut  ordonner  quelque  chose)^ 
qu'à  la  mort  du  patron,  le  tenancier  pourrait  convertir  la 
rente  foncière  en  rente  hypothécaire,  etc.  » 

On  voit  par  ce  texte,  combien  est  malencontreuse  la  tra- 
duction de  M.  Laboulaye  :  il  prend  la  Chambre  des  repré- 
sentants pour  toute  la  législature,  et  il  donne  comme  loi  ce 
qui,  n'étant  qu'un  projet,  n'a  reçu  l'agrément  ni  du  Sénat 
ni  du  gouverneur.  Si  M.  Laboulaye  avait  pu  se  méprendre 
sur  le  Pouvoir  qui  émettait  cette  résolution  expectante,  il 
aurait  dû  être  ramené  à  l'appréciation  du  fait  réel,  en  tradui- 
sant la  phrase  ainsi  conçue,  du  texte  de  Cooper  :  so  far  as 
one  body  oftlie  Législature  has  power  to  enactmiything^  c'est- 


M«  NEW-YORK. 

à-dirc  :  tout  autant  qu'une  seule  branche  de  la  législature  a 
pouvoir  d'ordonner  quelque  chose.  Mais  entraîné  par  la 
théorie  qu'il  voulait  faire  prévaloir,  cette  phrase  essentielle 
lui  a  échappé,  et  il  a  affirmé  comme  existante  une  loi  qui  n'a 
jamais  vu  le  jour.  S'il  eût  consulté  les  statuts  de  l'État  de 
New-York,  il  aurait  trouvé  la  disposition  suivante,  qui  forme 
la  section  XIV  de  l'article  l"  de  la  Constitution  de  1846  : 
«  A  ravenir,  aucun  bail  ou  acte  de  concession  temporaire 
de  terre  arable  ne  sera  valable  si,  étant  fait  pour  plus  de  douze 
ans,  il  contient  la  stipulation  au  profit  du  cédant,  d'une 
rente  ou  d'un  service  quelconque.  » 

Cette  constitution,  en  effet,  se  bornant  à  défendre  pour 
lavenir  seulement^  les  baux  à  rente  et  à  long  terme,  a  impli- 
citement consacré  les  contrats  préexistants,  de  cette  na- 
ture *.  Cooper  connaissait  trop  les  lois  de  son  pays  pour  igno- 
rer celle-là,  et  il  se  serait  bien  gardé  surtout  d'en  supposer 
une  qui  y  aurait  élé  si  contraire  !  Beaucoup  de  tentatives  ont 
été  faites  depuis,  pour  battre  en  brèche  la  propriété  des  ma- 
noirs ;  mais  toujours  et  invariablement,  les  mauvaises  pas- 
sions qui  agitaient  ce  thème  radical,  sont  venues  expirer  im- 
puissantes aux  portes  du  Capilole. 

Je  peux  renvoyer  M.  Laboulaye  aux  documents  législatifs 
qu'il  n'a  point  consultés,  des  années  1840,1842, 1844, 1846, 
1848, 1853, 1854,  et  il  demeurera  convaincu  en  y  jetant  les 
yeux,  que  bien  loin  de  mériter  le  blâme  qu'il  jette  fort  in- 
justement sur  la  législature  de  l'État  de  New-York,  il  a  fallu 
au  contraire,  à  ce  corps  politique  une  grande  force  de  ré- 
sistance pour  comprimer  le  flot  qui  voulait  l'envahir  à  toutes 
CCS  époques.  De  ces  divers  documents  je  ne  citerai  qu'un 
seul,  c'est  le  rapport  fait  à  la  Chambre  des  représentants,  de 
1844,  lequel  embrasse  tous  les  aspects  des  questions  sou- 
levées, et  réfute  victorieusement  les  théories  avancées  par 
l'auteur  français. 

*  Voir,  dons  ce  sens,  Kenfs  Commentaries,  10*  édition,  vol.  3,  p.  625. 


LÉGISLATION  DES  MANOIRS.  119 

Le  rapport  commence  par  établir  que  les  cessions  faites 
aux  tenanciers,  loin  de  leur  porter  préjudice,  leur  ont  été 
profitables,  car  la  renie  stipulée  comme  prix  était  fort  mi- 
nime, et  n'a  point  augmenté  depuis  deux  siècles,  malgré 
la  hausse  extrême  de  toutes  les  valeurs,  notamment  celle  des 
terres  concédées. 

Les  patrons  ont  toujours  usé  de  beaucoup  de  bienveillance 
.  et  de  ménagement  envers  les  tenanciers ,  à  ce  point  qu'ils 
ont  quelquefois  laissé  s'accumuler  plusieurs  années  d'arré- 
rages dont  le  montant  réclamé  plus  tard  par  les  héritiers,  a 
été  l'objet  de  résistances  accompagnées  d*actes  de  violence. 
Je  ferai  remarquer  en  passant,  que  Cooper  dit  en  propres 
termes  dans  sa  préface,  que  la  condition  des  tenanciers  était 
si  bonne,  que  dans  le  comté  de  Delaware,  la  partie  honnête 
des  habitants  avait  repoussé  les  émeutiers  qui  se  présen- 
taient pour  faire  une  démonstration  contre  le  patron;  vou- 
lant ainsi  prouver  que  dans  un  pays  libre,  le  recours  à  la 
force  est  un  attentat  contre  la  société,  sans  justification  pos- 
sible. 

Le  rapport  ajoute  que  rien  dans  ces  contrats  ne  respire  la 
féodalité^  et  qu'ils  peuvent  parfaitement  se  concilier  avec  les 
institutions  démocratiques.  C'est  aussi  ce  que  les  Cours  de 
justice  ont  déclaré  plusieurs  fois.  M.  Laboulaye  n'est  point 
de  cet  avis,  mais  il  faut  croire  que  ces  législateurs  et  magis- 
trats comprennent  assez  bien  les  institutions  de  leur  pays  ! 

Le  rapport  poursuit  et  dit,  contrairement  à  l'opinion  du 
même  professeur,  «  que  la  loi  qui  autorise  à  prendre  une 
propriété  pour  cause  d'utilité  publique,  s'entend  du  cas  où  il 
s'agit  d'une  entreprise  publique,  mais  non  d'intérêts  privés, 
et  qu'ainsi  la  législature  n'a  point  le  droit  d'exproprier  les 
patrons,  des  rentes  à  eux  dues.  » 

Enfin  ce  même  document  fait  complète  justice  du  dernier 
argument  de  M.  Laboulaye,  en  disant  «  quil  faut  bien  se 
garder  d'étendre  le  domaine  de  la  législation  à  des  matières 


120  NEW-YORK. 

qui  doivent  y  échapper,  et  que  s'il  est  vrai  que  rassemblée 
générale  ail  le  droit  de  régler  l'ordre  des  successions,  chose 
toute  d'avenir,  qui  se  renferme  dans  le  cercle  de  la  famille, 
elle  n'est  point  autorisée  à  modifier  les  engagements  préexis- 
tants d'un  débiteur,  par  le  fait  de  la  mort  de  son  créancier; 
celte  mort  n'étant  d'aucune  considération,  puisque  l'héritier 
n'est  que  la  continuation  de  la  personne  du  défunt,  ce  qui 
laisse  les  choses  dans  le  môme  état  qu'auparavant.  Ces  prin-- 
cipes,  dit  le  rapport,  sont  élémentaires  et  ne  peuvent  donner 
lieu  à  une  controverse  sérieuse.  » 

M.  Laboulaye  en  supposant  l'existence  d'une  loi  de  1846 
en  opposition  avec  ces  principes,  et  en  la  déclarant  juste  et 
bonne,  a  cédé  à  une  étrange  préoccupation,  car  outre  le  fait 
qui  est  erroné,  la  thèse  qu'il  déclare  juste,  n'est  soutenable 
ni  en  droit  français  ni  en  droit  américain. 

Je  n'insisterai  point  davantage  sur  le  rapport  législatif 
dont  je  viens  de  faire  une  courte  analyse,  malgré  la  vigueur 
de  son  argumentation  sur  les  autres  points.  Je  dirai  seule- 
ment que  la  chambre  des  représentants  s'est  approprié  ce 
document  en  l'adoptant,  et  que  dans  les  sessions  suivantes,  la 
législature  n'a  jamais  varié  dans  l'appréciation  des  réclama- 
tions portées  devant  elle  par  les  tenanciers,  malgré  les  nom- 
breux changements  survenus  dans  sa  composition,  par  suite 
des  élections  successives  destinées  à  renouveler  ce  corps  dé- 
libérant. 

Ajouterai-je  que  les  Cours  de  justice  statuant  au  fond , 
ont  toujours  et  invariablement  repoussé  les  prétentions  des 
tenanciers?  Non.  Je  ne  veux  entrer  dans  aucun  détail  à  ce 
sujet*.  Mais  je  dirai  que  si  j'ai  tenu  à  faire  connaître  l'opinion 
de  la  législature  de  New-York,  c'était  dans  le  but  de  détruire 
avec  des  arguments  américains,  les  principes  dangereux  pro- 
fessés par  M.  Laboulaye. 

*  Voir,  entre  autres,  arrêt  de  la  cour  d'appel  de  l'État  de  New- York,  de 
mars  1859,  confirmatif  d  un  arrêt  de  la  cour  suprême  du  même  État. 


RAPPORTS   AVEC   LES  INDIENS.  121 

Après  avoir  rétabli  les  faits  et  présenté  les  véritables  doc- 
trines sur  ce  sujet  intéressant,  il  est  essentiel  de  faire 
remarquer  qu*à  la  manière  dont  on  a  parlé  de  ce  mode  parti- 
culier de  transmission  de  la  propriété  dans  l'État  de  New- 
York,  on  pourrait  croire  que  c'est  là  un  fait  général  et  tout 
à  fait  caractéristique,  tandis  que  sur  cinquante-neuf  comtés 
dont  se  compose  cet  État,  trois  ou  quatre  seulement  pour- 
iç'aient  s'en  plaindre;  et  même  dans  ces  comtés,  il  y  a  bien 
des  exceptions  à  ce  régime  qui  ne  gêne  en  rien  d'ailleurs 
les  aliénations.  En  présentant  ces  observations,  je  ne  veux 
pas  diminuer  l'importance  des  intérêts  engagés,  je  tiens 
seulement  à  donner  une  mesure  aussi  exacte  que  possible 
des  circonstances,  pour  mieux  faire  apprécier  la  situation 
qui,  en  elle-même,  n'a  rien  absolument  de  féodal,  telle 
qu'elle  existe  depuis  la  confédération  américaine. 


CHAPITRE  XVI 

RAPPORTS  DE  LA  COLONIE  AVEC   LES   INDIENS 

On  a  vu  p.  64,  que  les  premiers  pas  des  compagnons 
d'Iludson  dans  le  pays  appelé  alors  Nouvelle-Hollande,  au- 
jourd'hui New- York,  avaient  été  teints  du  sang  des  Indiens 
de  cette  contrée,  brutalement  versé  et  sans  cause  sérieuse. 
Depuis,  des  rapports  obligés  s'étant  établis  avec  eux  pour  le 
commerce  de  pelleteries  et  pour  l'acquisition  des  terres  né- 
cessaires à  la  fondation  de  la  colonie,  les  mésintelligences  de 
plus  d'une  sorte  se  multiplièrent,  surtout  à  l'Est,  où  les  tri- 
bus plus  belliqueuses  supportaient  moins  patiemment  les 
injures  et  les  injustices.  Une  succession  d'incidents  plus  ou 


122  NEW-YORK. 

moins  graves  entraînèrent  des  luttes  acliarnées  qui,  vers  le 
milieu  du  dix-seplième  siècle,  ne  laissèrent  aucun  répit  aux 
colons  pendant  trois  années  consécutives.  On  y  vit  figurer 
les  Raritans  et  les  llackensacks ,  deux  tribus  établies  sur 
THudson,  auxquels  on  fit  chèrement  payer  des  torts  provo- 
qués à  plaisir  par  quelques  colons  qui  se  servaient  du  rhum 
comme  d'un  sûr  moyen  pour  tromperies  indigènes.  La  cupi- 
dité suggérait  aux  habitants  et  trafiquants  les  mêmes  moyens 
que  ceux  employés  dans  les  provinces  voisines,  envers  ces 
malheureux.  De  là  cette  exclamation  qui  échappa  à  ces  der- 
niers dans  plusieurs  circonstances  :  «  C'est  vous,  disaient-ils 
aux  Européens,  qui  nous  avez  vendu  du  rhum,  c'est  vous 
qui  nous  avez  rendus  insensés!  Vous  avez  vous-mêmes,  égaré 
votre  propre  raison  en  buvant  comme  nous!  A  vous  la 
faute  si  nous  tuons  quelques-uns  des  vôtres  !  C'est  le  rhum 
seul  qui  fait  tout  le  mal  *  !  »  Qu'on  joigne  à  ces  griefs  le 
refoulement  continu  des  Indiens  dont  les  territoires  de 
chasse  se  rétrécissaient  de  plus  en  plus,  et  l'on  trouvera  là 
comme  ailleurs,  les  causes  principales  de  désaffection  et  de 
haine  qui  engendraient  d'une  part,  des  conspirations,  et  de 
l'autre,  d'impitoyables  représailles. 

Par  suite  du  démembrement  assez  hâtif  de  la  province 
d'où  l'on  tira  le  New-Jersey,  la  Pensylvanie  et  le  Delaware, 
les  colons  de  New-York  eurent  principalement  pour  voisins 
les  If  oquois  ou  Cinq-Nations,  tribus  les  plus  belliqueuses  de 
toute  r Amérique  du  Nord,  en  même  temps  qu'elles  étaient  les 
plus  féroces  et  les  plus  habiles.  11  fallut  compter  avec  cette 
confédération,  et  son  appui  était  de  haute  importance  car 
elle  étendait  au  loin  son  patronage.  D'un  autre  côté  cepen- 
dant, une  alliance  avec  elle  entraînait  la  colonie  dans  des 
démêlés  avec  les  tribus  qui  lui  étaient  hostiles.  Enfin 
une  circonstance   particulière  donnait  une  influence  très- 

«  Dunlap,  1"  vol.,  p.  69. 


RAPPORTS  AVEC  LES  INDIENS.  125 

grande  aux  Iroquois.  Établis  sur  les  bords  des  grands  lacs  du 
Canada,  ils  occupaient  une  situation  intermédiaire  entre  cette 
possession  appartenant  aux  Français,  et  la  province  de  New- 
York  qui  fut  conquise  de  bonne  heure  par  les  Anglais. 

Mais  outre  les  peuplades  localisées  dans  €es  régions,  le 
commerce  se  livrait  à  la  traite  des  Indiens  avec  les  Indes 
occidentales,  soit  comme  importation,  soit  comme  exporta- 
tion. Les  Indiens  importés  arrivaient  comme  esclaves,  ils 
avaient  une  condition  différente  des  tribus  locales,  aussi  est- 
il  nécessaire  de  bien  déterminer  la  position  respective  de 
tous,  pour  Tintelligence  de  leur  histoire. 

Les  Iroquois  de  môme  que  les  autres  tribus  du  voisinage 
jouissaient  d'une  complète  indépendance  ;  c'est  ainsi  qu'ils 
pouvaient  faire  le  commerce,  vendre  leurs  terres,  faire,  après 
la  guerre,  des  traités  de  paix,  etc.  Cependant  celte  indépen- 
dance n'était  pas  sans  quelques  restrictions  :  ainsi  la  colonie 
se  réservait  le  monopole  du  trafic  avec  ces  Indiens,  et  elle  le 
centralisait  dans  quelques  mains  pour  éviter  l'ingérance  de 
colons  sans  considération,  et  de  trafiquants  étrangers  qui 
pouvaient  semer  le  désordre  et  fomenter  des  insurrections 
parmi  ces  peuplades.  La  vente  des  terres  aussi,  n'était  vala- 
ble qu'autant  qu'elle  avait  l'agrément  des  gouverneurs.  Sauf 
ces  restrictions  qui  dérivaient  de  la  souveraineté  et  tenaient 
à  la  police  du  pays,  les  tribus  étaient  maîtresses  de  leurs  ac- 
tions. Plus  d'une  fois,  T Angleterre  chercha  à  les  amener  à 
une  soumission  volontaire  qui  leur  aurait  assuré  son  appui  et 
5a  protection  dans  les  traités  avec  la  France,  mais  la  force 
seule  aurait  pu  leur  arracher  cette  abdication.  Les  Iroquois 
s'y  refusèrent  hautement,  en  disant  qu'ils  ne  relevaient  d'au- 
cune puissance,  qu'ils  étaient  libres  et  qu'ils  entendaient 
maintenir  leur  liberté  ' . 
Cependant  au  fur  et  à  mesure  de  Texpansion  de  la  coloni- 

«  Dunlap,  !•'  vol.,  p.  175. 


124  NEW-YORK, 

sation,  et  de  la  décroissance  des  forces  des  indigènes  qui  s'é- 
puisaient dans  des  luttes  sans  fin,  là  suprématie  de  TAngle- 
terre  se  fit  accepter,  sinon  toujours  d'une  manière  nette  et 
formelle,  au  moins  virtuellement  vis-à-vis  de  certaines  tri- 
bus. C'est  ainsi  qu'on  voit,  en  1671,  chose  tout  à  fait  rare 
dans  les  colonies  anglaises,  un  gouverneur  de  New-York 
nommer  d'office  un  sachem  ou  chef  et  un  constable,  à  la 
tribu  des  Shinnacocks.  On  prenait,  il  est  vrai,  des  chefs 
parmi  eux,  mais  ils  n'avaient  point  été  consultés  sur  ces 
choix  auxquels  ils  étaient  tenus  de  se  soumettre  *.  11  faut 
que  cette  tribu  ait  été  réduite  alors  à  une  bien  grande  im- 
puissance, pour  avoir  toléré  un  pareil  outrage..  Mais  les 
gouverneurs  aussi  bien  que  les  colons  ne  se  faisaient  jamais 
faute  d'abuser  de  la  force  et  de  la  contrainte  lorsque  les  cir- 
constances le  leur  permettaient. 

Si  nous  considérons  maintenant  l'Indien  en  tant  qu'indi- 
vidu, son  sort  dépendra  des  circonstances  :  tant  que  la  tribu 
sera  en  bonne  intelligence  avec  la  colonie,  il  sera  libre  dans 
tous  ses  rapports  avec  les  agents  locaux  et  avec  les  habitants, 
sauf  l'exécution  des  règlements  de  police  destinés  à  main- 
tenir l'ordre.  Tombera-t-il  prisonnier  de  guerre?  11  subira  le 
joug  de  l'esclavage.  Il  en  sera  de  même  si,  par  la  ruse  ou  par 
la  violence,  il  est  l'objet  d'un  rapt  qu'on  puisse  soustraire 
aux  recherches  de  sa  tribu.  Mais  la  plus  abondante  pépinière 
d'esclaves  indiens,  se  trouvait  aux  Indes  occidentales  ;  c'est 
de  15  que  provenait  la  majeure  partie  de  ceux  que  possédaient 
les  colons.  Si  quelques-uns  des  individus  de  cette  origine  ve- 
naient à  être  afl'ranchis,  ils  étaient  comme  déclassés,  n'appar- 
tenant à  aucune  tribu  locale,  et  d'un  autre  côté,  ne  pouvant 
jamais  être  assimilés  aux  blancs.  On  a  vu  dans  le  précédent 
volume,  que  dès  1712,  le  Massachusetts  avait  voulu  mettre 
un  terme  à  l'importation  de  cette  sorte  d'esclaves,  mais  rien 

«  Dunlap,  2«  vol.,  appendix,  p.  119. 


RAPPORTS  AVEC   LES  INDIENS.  125 

de  pareil  ne  se  remarque  pour  la  colonie  de  New-York.  Ce- 
pendant le  travail  des  indigènes  étant  reconnu  de  beaucoup 
inférieur  à  celui  des  noirs  et  des  blancs,  ce  trafic  cessa  par 
l'intérêt  même  qu^avaient  les  colons  à  n'y  plus  recourir. 

Dans  mon  ouvrage  sur  Tesclavage,  j'ai  expliqué  la  condi- 
tion civile  du  noir  esclave.  A  beaucoup  d'égards,  celle  de 
rindien  était  identique,  lorsqu'il  était  soumis  à  ce  joug. 
Mais  la  province  aussi  bien  que  la  ville  de  New-York  avaient 
édicté  des  mesures  particulières  en  ce  qui  concernait  les  In- 
diens libres  et  non  libres,  j*en  vais  dire  quelques  mots  : 

Par  le  code  de  lois  dites  Lois  du  Duc,  défense  expresse  était 
faile  de  vendre  aux  Indiens  sans  distinction  des  armes  à 
feu,  des  munitions,  des  bateaux  et  des  liqueurs  spiritueuses, 
sans  une  permission  du  gouverneur. 

Une  loi  de  1691  fil  plus  encore  :  elle  fixa  à  quinze  gallons 
la  quantité  minimum  de  rhum  dont  elle  autorisait  la  vente 
à  un  Indien  libre.  Quant  aux  esclaves,  il  y  avait  prohibition 
absolue  de  leur  en  fournir,  à  moins  que  ce  ne  fût  du  consen- 
tement  de  leurs  maîtres. 

Ces  précautions  étaient  de  la  plus  grande  importance  pour 
conserver  la  paix  avec  les  tribus,  aussi  bien  que  le  bon  ordre 
dans  le  pays. 

Toute  plainte  portée  par  ces  Indiens  devant  une  cour  de 
justice  à  raison  d'un  grief  quelconque,  devait  être  prompte- 
ment  examinée,  et  justice  immédiate  faite,  de  même  que  s*il 
s'agissait  d'un  procès  entre  chrétiens  (Duke's  Laws).  Cette 
disposition  pleine  de  justice  ne  se  trouve  point  dans  les  lois 
des  autres  colonies. 

Si  un  esclave  indien  sortait  après  le  coucher  du  soleil  sans 
son  maître,  ou  sans  être  accompagné  de  quelque  personne 
de  race  blanche,  il  était  tenu  de  porter  à  la  main  une  lan- 
terne allumée,  sous  peine  d'emprisonnement  et  d'une  fla- 
gellation qui  ne  pouvait  dépasser  quarante  coups  de  fouet 
(loi  de  1731). 


\m  NEW-YORK. 

I^  peine  du  fouet  était  appliquée  aux  esclaves  indiens  et 
autres  qui  se  réunissaient  le  dimanche  au  nombre  de  plus 
de  trois,  pour  jouer  ou  faire  du  bruit.  La  chaîne  était,  on  le 
voit,   très-serrée,  et  cependant  le  prétendu   complot  noir 
de  1742  n*avaif  point  encore  éclaté.  On  a  peine  à  se  rendre 
compte  de  cette  sévérité  de  la  loi  pénale,  lorsqu'on  remar- 
que qu'il  était  permis  aux  esclaves  de  la  campagne,  d'acheter 
et  de  vendre  sur  le  marché  de  la  ville,  du  blé  indien  et  des 
fruits  de  diverses  sortes  dont  ils  tiraient  profit.  Mais  l'usage 
de  cette  liberté  parut  plus  tard,  dangereux,  et  il  fut  prohibé 
par  une  loi  de  1740*. 

Telle  était  à  peu  près,  en  état  de  paix,  la  condition  civile 
cl  politique  des  Indiens  libres  et  esclaves. 

Qu'était  devenu  le  dessein  bruyamment  annoncé  de  chris- 
tianiser et  de  civiliser  ces  peuplades  sauvages?  On  ne  trouve 
nulle  trace  dans  les  archives  de  la  province,  d'un  effort  sou- 
tenu pour  y  parvenir.  Tout  au  contraire,  je  montrerai  plus 
loin,  qu'on  cherchait  comme  à  plaisir,  à  surexciter  leurs  in- 
stincts féroces   pour  en  faire  d'utiles   auxiliaires  dans  la 
guerre.  Si  des  Français  mal  inspirés  eurent  recours  aux  mê- 
mes extrémités,  on  eut  en  retour  la  consolation   de   voir 
leurs  missionnaires  gagner   la  confiance  de   bon   nombre 
d'Indiens  et  faire  des  conversions  parmi  eux,  môme  chez 
les  Iroquois,  malgré  leur  hostilité  presque  constante  contre 
la  France.  Si  ce  travail  chrétien  n'atténue  pas  les  cruautés 
qui  se  commettaient,  tout  au  moins  prouve-t-il  que  la  con- 
quête n'était  pas,  comme  chez  les  New-Yorkais,  le  seul  but  de 
la  possession  du  territoire.  On  a  prétendu  que  l'intervention 
des  missionnaires  français  était  plutôt  politique  que  reli- 
gieuse, c'est  là  une  assertion  toute  gratuite.  La  présence  de 
ces  hommes  de  dévouement  dans  ces  régions,  précéda  de 
beaucoup  la  guerre  entre  les  deux  nations  ;  leur  action  avait 

>  Voir  Dunlap,  2"  voL,  appendiœ,  p»  157  et  \G6. 


RAPPORTS  AVEC   LES  INDIENS.  127 

donc  un  autre  mobile.  Si  plus  tard,  ils  se  trouvèrent 
avoir  une  part  d'influence  dans  la  lutte  année,  c'était  alors 
un  fait  tout  occasionnel  qui  n'enlevait  rien  au  mérite  de  la 
spontanéité  de  leur  ministère  évangélique.  Ces  mission- 
naires furent  toujours  Tobjet  d'une  jalousie  excessive  de 
la  part  des  colons  anglais  qui  ne  pouvaient,  sans  dépit, 
les  voir  réussir  là  où  leurs  ministres  échouaient  la  plupart 
du  temps.  Ce  sentiment  s'envenima  encore  par  l'établisse- 
ment dans  la  colonie,  de  réfugiés  huguenots  dont  le  nom- 
bre, à  la  fin  du  dix-septième  siècle,  allait  toujours  en  aug- 
mentant. C'est  à  cette  double  cause  qu'il  faut  attribuer  sans 
doute,  les  proscriptions  acerbes  et  sanguinaires  fulminées 
contre  les  prêtres  catholiques  en  1701,  et  qui  souillent  les 
annales  de  cette  colonie. 

Outre  les  rapports  naturels  qui  existaient  entre  les  colons 
et  les  Indiens,  et  qui  amenaient  des  engagements  plus  ou 
moins  fréquents  à  main  armée,  un  nouveau  ferment  de  dis- 
corde fut  jeté  parmi  eux.  Je  veux  parler  des  guerres  d'in- 
fluence qui  éclatèrent  entre  la  France  et  l'Angleterre  et  dont 
le  théâtre  fut  transporté  en  partie  d'Europe  en  Amérique.  La 
France  ayant  pris  pied  en  Acadie  et  au  Canada,  se  fit  d'ar- 
dents adversaires  des  Iroquois  et  d'autres  tribus  qui  étaient 
en  possession  de  ces  contrées.  D'un  autre  côté,  ces  Indiens  se 
trouvaient  eux-mêmes  en  lu  lie  ouvei'te  avec  des  tribus  voi- 
sines, en  sorte  que  quand  les  deux  puissances  européennes 
vinrent  se  mesurer  sur  ce  continent,  tous  leurs  efforts  ten- 
dirent à  enrégimenter  sous  leurs  bannières,  ces  tribus  rivales 
pour  en  faire  des  auxiliaires  destinés  à  ménager  leurs  propres 
forces.  Les  Iroquois  plus  particulièrement,  se  trouvant  placés 
entre  le  Canada  et  les  provinces  anglaises,  jouaient  un  rôle 
considérable,  car  ils  couvraient  le  pays  qui  savait  si  bien  se  les 
attacher.  Leur  alliance  était  donc  très-recherchée.  La  province 
de  New-York  que  sa  situation  rendait  plus  vulnérable,  eût  été 
impuissante  à  contenir  le  flot  qui  plusieurs  fois,  menaçait  de 


128  NEW-YORK. 

renvahir,  car  dans  la  première  de  ces  guerres  infercoloniales, 
les  secours  de  TAngletcrre  étaient  nuls  ou  à  peu  près.  Mais 
les  provinces  voisines  de  New-York,  intéressées  comme  elle, 
quoique  moins  immédiatement  exposées,  vinrent  à  son  aide. 
C'est  dans  celte  première  guerre  qui  date  de  1689,  que 
ces  colonies  formèrent  un  concert  d'action  qui  élait  le  pré- 
lude éloigné  d'une  confédération  plus  importante,  deslinée  5 
chasser  TAngleterre  d'un  pays  dont  on  cherchait  alors 
à  lui  assurer  la  conservation.  Je  n'entrerai  dans  aucun  détail 
sur  ces  guerres  qui  sortent  du  cadre  que  je  me  suis  tracé  et 
qui  n'ont  pas  un  trait  direct  au  but  que  je  me  suis  proposé. 
Qu'il  suffise  de  savoir  qu'elles  furent  signalées  par  des  actes  de 
cruauté  et  de  barbarie  qui  ne  permettaient  pas  de  distinguer 
entre  les  blancs  et  les  rouges,  de  quel  côté  élait  la  civilisation. 
Dans  quelques  circonstances,  on  put  considérer  l'esclavage 
comme  un  bienfait,  car  les  Indiens,  au  lieu  de  massacrer  les 
femmes  et  les  enfants,  les  retenaient  prisonniers  dans  Tcspoir 
de  les  vendre  au  marché  établi  au  Canada.  Ces  malheureuses 
créatures,  une  fois  aux  mains  des  Français  qui  les  achetaient, 
trouvaient  dans  la  bonté  de  leurs  maîtres,  une  condition  très- 
supportable  comparée  à  ce  qu'ils  redoutaient  de  la  férocité 
des  Indiens.  Quelquefois  des  enfants  blancs  tombés  dans  les 
mains  de  ceux-ci,  restaient  parmi  eux,  et  se  façonnaient  si 
bien  à  celte  existence  nomade,  qu'ils  refusèrent  plus  tard  de 
retourner  avec  leurs  parents  *.  C'est  là  un  trait  de  mœurs  qui 
met  en  évidence  la  bonté  naturelle  de  l'Indien,  lorsqu'il  n'a 
point  de  vengeance  à  exercer.  11  est  du  reste,  reconnu  par 
tous,  que  lorsqu'il  a  possédé  des  esclaves,  autrefois  comme 
dans  le  temps  présent,  il  les  a  constamment  traités  avec  une 
grande  humanité  et  d'une  façon  toute  patriarcale. 

Dans  ces  guerres  intercoloniales  qui  sévirent  au  Sud  comme 
au  Nord,  et  auxquelles  ces  diverses  provinces  prirent  une 

«  HildreUi,  2*  vol.,  p.  137. 


UAPPORTS   AVEC  LES  INDIENS.         •  129 

part  plus  ou  moins  active,  tant  par  des  contingents  d'hommes 
que  par  des  subsides  en  argent,  les  engagements  furent  par- 
tout cruels,  et  souvent  sans  merci.  Et  ce  qui  est  triste  à  dire  : 
c'est  que  des  deux  parts,  Français  et  Anglo-Américains,  stimu- 
laient par  Tappât  de  l'or,  les  instincts  cruels  des  indigènes  ! 
Ainsi,  plus  d'une  fois  on  mit  à  prix  la  tête  des  blancs,  et  la  ré- 
compense promise  n'était  délivrée  que  sur  la  remise  des  scalps 
des  gens  massacrés  !  Les  blancs  se  livraient  eux-mêmes  à  ces 
acies  barbares,  aussi  bien  que  les  Indiens!  «  Scalper  est  de- 
venu chose  si  commune,  dit  un  historien  en  parlant  de  Tannée 
1 757,  qu'on  en  voit  des  exemples  cités  dans  tous  les  journaux 
du  temps*.  »  Ces  pratiques  odieuses  avaient  des  conséquences 
plus  étendues  qu'on  ne  l'imaginait  souvent,  car  l'appât  de  la 
prime  poussait  quelquefois  les  indigènes  à  tuer  de  sang- 
froid,  des  hommes  tout  à  fait  inoffensifs,  pris  peut-être  dans 
les  rangs  de  ceux  qui  les  payaient  !  Était-ce  là  le  but  qu'on 
se  proposait  en  s'emparant  de  ce  continent?  Venait-on  y  dés- 
apprendre la  civilisation  et  déshonorer  le  caractère  de  loyau'é 
dont  on  tirait  tant  d'orgueil  en  Europe?  Quel  fonds  pouvait- 
on  faire  sur  ces  professions  de  foi  religieuse  qui  n'apparais- 
saient alors,  aux  yeux  de  tous,  que  comme  un  masque  des- 
tiné à  mieux  couvrir  des  actes  réprouvés  par  la  religion  ?  Tel 
était  l'enseignement  qu'on  donnait  aux  Indiens  !  et  l'on  serait 
surpris  aujourd'hui  du  peu  de  progrès  qu'ils  ont  faits  dans  la 
civilisation,  après  plus  de  deux  siècles  de  contact  avec  les 
blancs  ?  Mais  ne  devrait-on  pas  au  contraire,  être  étonné  du 
point  élevé  où  sont  parvenus  de  nos  jours,  certaines  tribus, 
malgré  tous  les  obstacles  jetés  sur  leurs  pas?  On  verra  plus 
tard  la  vérification  de  cette  proposition. 

*  Dunlap,  2*  vol.,  appendiœ,  p.  170, 180, 184,  etc. 


130  NEW-JERSEY. 

CHAPITRE  XVll 

COLONIE   DE  NEW-JERSEY 

Section   I 

GOUVERNEMENT  DE  PROPRIÉTAIRE.    —   CHARTE.    —   QUITRENTS.   —  VICISSITUDES. 

Dans  le  chapitre  consacré  à  la  province  de  New- York,  on  a 
vu  que  le  duc  dTork  à  peine  saisi  de  Timportanle  concession 
que  lui  fit  son  frère  le  roi  Charles  II,  en  détacha  en  1664, 
tout  un  territoire  confiné  en  grande  partie,  d'un  côté,  par 
l'océan  Atlantique  et  THudson,  et  de  l'autre,  par  la  rivière  De- 
laware,  et  dont  il  fit  cession  lui-même,  à  Georges  Carlerct  et 
à  lord  Berkeley.  Celte  possession  dès  lors,  forma  une  colonie 
distincte,  sous  le  nom  de  New-Jersey.  L'Amérique  anglaise  al- 
lait compter  une  fois  de  plus,  un  gouvernement  de  Proprié- 
taire. 

J'ai  déjà  expliqué  que  dans  Tesprit  des  institutions  de  cetle 
époque,  on  faisait  une  distinction  sérieuse  entre  la  concession 
du  territoire  lui-même,  et  l'octroi  de  la  prérogative  de  le 
gouverner.  Le  duc  d'York  avait  reçu  de  son  frère  ces  deux 
avantages  à  la  fois,  par  la  charte  qui  en.  fait  mention.  Mais  la 
cession  par  le  duc  à  Carteret  et  à  Berkeley,  très-explicite  pour 
la  détermination  des  limites  du  territoire  cédé,  était  muette 
quant  aux  pouvoirs  de  gouvernement,  quoiqu'il  semblât  à 
ceux-ci,  eu  égard  à  la  vaste  étendue  du  territoire  cédé,  que 
ces  pouvoirs  se  trouvaient  compris  implicitement  dans  le 
pacte  de  1664.  Toutefois,  on  verra  plus  loin  les  difficultés 
qui  naîtront  de  ce  silence,  et  je  signalerai  une  particularité 
fort  curieuse  de  droit  publiCé 

Les  nouveaux  Propriétaires  se  mirent  protnptement  â 
Toeuvre,  et  convaincus  qu'ils  étaient  légitimement  saisis  de 


CHARTE.  131 

rautorité  souveraine,  ils  publièrent  une  charte  de  gouverne- 
ment, sous  le  titre  de  Concessions  et  pacte  offerts  par  les  Pro- 
priétaires de  New-Jersey  à  tom  ceux  qui  voudront  s*y  établir 
pour  coloniser. 

Voici  quelques  points  substantiels  de  cette  charte  : 

On  offrait  à  chaque  immigrant  une  certaine  quantité  de 
terres,  proportionnée  au  nombre  de  personnes  qu'il  amènerait 
libres  ou  esclaves,  et  suivant  l'époque  plus  ou  moins  rappro- 
chée du  début,  moyennant  une  rente  foncière  extrêmement 
minime,  variant  d'un  demi  penny  à  un  penny  par  acre,  et 
qu'on  appelait  quitrent.  Les  mômes  avantages  étaient  offerts 
aux  serviteurs  engagés  {indented  servants)^  à  l'expiration  de 
leur  temps  de  service. 

L'administration  de  la  province  était  confiée  à  un  gouver- 
neur et  à  un  conseil  de  douze  membres  nommés  par  les  Pro- 
priétaires. 

Le  pouvoir  législatif  reposait  dans  le  gouverneur,  le 
conseil,  et  un  nombre  déterminé  de  représentants  nommés 
annuellement  par  les  propriétaires  fonciers  habitant  la  pro- 
vince. Ces  trois  individualités  réunies  constituaient  l'assemblée 
générale  chargée  de  la  confection  des  lois,  et  ayant  pouvoir 
de  se  réunir  et  de  s'ajourner  à  sa  volonté.  Les  lois,  môme 
agréées  par  le  gouverneur,  étaient  sujettes  à  l'approbation 
des  Propriétaires. 

L'assemblée  avait  encore  la  prérogative  d'instituer  des 
cours  de  justice,  môme  des  manoirs  avec  leurs  juridictions 
distinctes  ;  de  lever  seule  des  taices  sur  les  terres  et  les  mar- 
chandises, de  créer  une  force  militaire,  de  naturaliser  les 
étrangers,  etc. 

Le  gouverneur  et  le  conseil  avaient  le  droit  de  nommer  les 
juges  et  officiers  des  cours  instituées,  pourvu  qu'ils  les  choi- 
sissent parmi  les  freeholders  c'est-à-dire  propriétaires  fon- 
ciers ;  mais  ces  fonctions  étaient  révocables  à  volonté. 

Les  Quakefs  jouissaient  de  la  dispense  du  serment,  moyen-^ 


132  NKW-JERSEY. 

nanl  une  aftîrmalion  qui  en  tenait  lieu,  et  les  soumettait  aux 

mêmes  peines  que  les  parjures,  en  cas  de  fausse  déclaration. 

La  liberté  de  conscience  était  garantie,  mais  on  verra  bien- 
tôt que  ce  précieux  avantage  ne  tarda  pas  longtemps  à  s'af- 
faiblir, non  par  le  fait  des  Propriétaires,  mais  grâce  à  Tin  to- 
lérance des  sectes  *. 

Il  est  digne  de  remarque  que  ces  libertés  émanaienj 
d'hommes  qui,  en  Angleterre,  les  eussent  repoussées  avec 
mépris.  Devenus  Propriétaires  d'une  colonie,  ils  rivalisaient 
de  largesses  avec  leurs  voisins  pour  attirer  les  émigrants 
de  leur  côté,  et  pour  féconder  leurs  possessions,  à  Taide 
d'une  judicieuse  solidarité  d'intérêts.  Le  moyen  était  habile, 
il  eut  plein  succès. 

Mais  pendant  que  ces  institutions  se  préparaient  en  An- 
gleterre, il  se  passait  dans  la  colonie,  un  fait  qui  semble 
d'une  importance  secondaire,  et  qui  fut  cependant  un  sujet 
de  troubles  et  de  désordres  persévérants.  J'en  vais  parler 
sommairement  :  avant  que  Nichols  gouverneur  de  la  pro- 
vince de  New-York  eût  connaissance  du  démembrement  qu'en 
faisait  le  duc  dTork,  en  faveur  de  Carteret  et  de  Berkeley,  il 
avait  imaginé,  pour  peupler  la  partie  appelée  New-Jersey,  d'au 
toriser  un  certain  nombre  d'individus  à  y  acheter  des  terres 
directement  des  Indiens,  sans  aucune  réserve  de  qmtrent  au 
profit  de  son  maître,  en  tant  que  souverain  du  pays.  Des  ha- 
bitants de  Long-Island  se  prévalant  de  cette  faveur  spéciale, 
achetèrent  des  tribus  du  voisinage,  une  grande  étendue  de 
terre  à  TEst  de  la  colonie,  et  dont  ils  payèrent  le  prix.  Le  titre 
quoique  émanant  d'une  collection  d'Indiens,  n'était  revêlu 
que  de  la  marque  d'un  seul  chef,  mais  il  reçut  la  confirmation 
de  Nichols.  Bientôt,  sur  partie  des  tcvres  achetées,  on  vit 
surgir  trois  petites  communes  appelées  Elizabethtown,  Wood- 
bridge  et  Piscataway.  Un  peu  après,  d'autres  cultivateurs  de 

«  T.  F.  Gordon's  History  of  New- Jersey,  p.  ii5-26. 


CONDITION  CLÉRICALE  PURITAINE.  13 

Long-Island  s'établirent  près  de  Middletown,  et  des  familles 
de  la  Nouvelle-Angleterre  prirent  possession  de  Shrewsbury, 
deux  localités  qu'on  suppose  avoir  été  fondées  par  les  Hol- 
landais et  les  Anglais. 

Cette  région  contenait  encore  quelques  communes  peu- 
plées par  des  Hollandais,  antérieurement  sans  doute  à  la 
conquête,  telles  que  Bergen  sur  FHudson,  en  face  de  New- 
York,  et  une  ou  deux  autres  dans  la  baie  de  Newark. 

C'est  dans  cet  état  de  choses,  que  Carteret  et  Berkeley  nom- 
mèrent pour  gouverneur  de  leur  province,  Philippe  Carteret 
frère  de  l'un  d'eux.  H  arriva  en  Amérique  en  1665  avec  une 
trentaine  d'émigrants,  et  tous  se  fixèrent  à  Élizabethtown  qui 
fut  considérée  comme  la  capitale  de  ce  nouveau  pays,  quoi- 
qu 'alors  elle  ne  comptât  pas  plus  de  quatre  maisons.  Son  pre- 
mier soin  fut  de  confirmer  les  concessions  faites  par  Nichols, 
el  il  expédia  des  agents  dans  les  provinces  de  l'Est,  pour  rendre 
publics  les  avantages  offerts  par  les  Propriétaires,  et  pour  at- 
tirer des  émigrants.  La  Nouvelle-Angleterre  répondit  à  son 
appel.  Toutefois  Tesprit  de  secte  était  encore  tellement  étroit 
et  jaloux,  que  des  émigrants  du  Conneclicut  en  venant  fonder 
quelques  communes,  sollicitèrent  et  obtinrent  la  faveur  spé- 
ciale de  se  gouverner  comme  ils  l'entendaient.  Ils  reprodui- 
sirent alors  celte  malheureuse  loi  du  Massachusetts  qui  faisait 
dépendre  la  jouissance  des  droits  politiques,  de  la  qualité  de 
membre  de  l'Église  puritaine*.  La  contagion  heureusement, 
ne  gagna  point  les  autres  parties  du  territoire,  mais  on  voit 
que  dès  le  principe,  la  liberté  de  conscience  qui  était  la  base 
du  pacte  social,  se  trouvait  violée. 

En  1668,  le  gouverneur  convoqua  une  assemblée  géné- 
rale pour  pourvoir  aux  premiers  besoins  de  la  colonie,  mais 
deux  sessions  successives  ne  donnèrent  que  des  résultais 
insignifiants.  Quelques  communes  même  dénièrent  à  l'assem- 

*  Bancroft,  p.  3i5. 


154  NEW-JERSEY, 

blée  toute  autorité  sur  elles,  en  se  fondant  sur  ce  qu'elles 
avaient  obtenu,  en  se  constituant,  le  self-govemment^  Ce 
n'était  là  qu'un  prélude  à  des  difficultés  plus  graves. 

Le  moment  vint  où  le  gouverneur  exigea  le  payement 
des  quitrents  pour  toutes  les  terres  occupées  par  les  colons. 
Ceux  qui  possédaient  en  vertu  de  licences  données  par  Ni- 
chols,  refusèrent  tout  payement,  en  alléguant  qu'ils  n'avaient 
point  acheté  du  souverain,  mais  des  Indiens  directement, 
et  que  leur  situation  n'avait  rien  d'analogue  avec  celle  des 
possesseurs  dont  le  titre  postérieur  rentrait  dans  les  condi- 
tions de  la  charte.  Maïs  ceux-là  même  dont  les  obligations 
n'étaient  guère  contestables,  firent  cause  commune  avec  les 
autres;  et  de  toutes  parts,  il  y  eut  résistance.  Les  mécontents 
convoquèrent  eux-mêmes  révolutionnairement  une  assem- 
blée dans  le  but  d'aviser,  et  les  délégués  nommés  se  consti- 
tuèrent seuls  et  choisirent  un  gouverneur.  Une  fois  jetées 
dans  cette  voie,  les  choses  suivirent  une  pente  rapide  :  on 
s'empara  des  officiers  chargés  de  faire  exécuter  les  ordres  de 
Carteret,  on  confisqua  leurs  biens,  et  lui-môme  pour  échapper 
à  un  sort  plus  terrible  peut-être,  ne  trouva  son  salut  que 
dans  la  fuite  '. 

Ces  perturbations  duraient  depuis  deux  années,  lorsque  le 
duc  d'York  qui  se  considérait  encore  comme  souverain  de  ce 
territoire,  témoigna  aux  colons  sa  désapprobation  de  leur 
conduite  ;  et  le  roi  leur  envoya  l'injonction  de  se  soumettre 
aux  Propriétaires,  et  de  payer  les  rentes  réclamées.  Mais 
avant  l'époque  fixée  pour  le  rétablissement  de  Tordre,  New- 
Jersey  ainsi  que  New-York  étaient  retombés  aux  mains  des 
Hollandais  qui  en  avaient  reconquis  la  possession.  Le  nouvel 
état  de  choses  ne  fut  pas  de  longue  durécj  car  parle  traité  de 
Londres  de  1674,  la  Hollande  restitua  à  l'Angleterre  les 


*  Hildreth,  2*  vol.,  p.  53. 
«  T.  F.  Gordon,  p.  29. 


REPRISE  DE  POSSESSION.  135 

colonies  qu'elle  lui  avait  enlevées,  notamment  New-York  et 
New-Jersey. 

A  roccasion  de  la  dépossession  momentanée  de  l'Angleterre, 
dépossession  qui  avait  exigé  un  traité  avec  la  Hollande  pour 
opérer  la  réintégration  de  Tautorité  perdue,  on  prétendit  que 
les  droits  du  duc  d'York  sur  les  deux  provinces,  s'étaient 
évanouis  par  la  conquête  hollandaise,  et  que  le  traité  de  paix 
les  avait  fait  rentrer  à  la  couronne  ;  qu'ainsi  il  y  avait  néces- 
sité d'une  nouvelle  investiture  au  profit  du  duc.  Cette  consi- 
dération ne  pouvait  entraîner  aucune  difficulté  sérieuse,  car 
le  roi  s'empressa  de  renouveler  la  concession  primitive,  et 
dans  les  mêmes  termes.  Mais  si  le  principe  était  vrai,  il  deve- 
nait indispensable  de  l'appliquer  au  titre  de  Carteret  et  de  Ber- 
keley. Le  duc,  qui  n'était  point  sans  regret  d'avoir  aliéné  une 
si  belle  province,  hésitait,  et  il  eût  volontiers  exigé  des  avan- 
tages nouveaux  en  retour  de  ce  service.  Cependant  Je  sou- 
venir d'anciens  rapports  d  amitié  avec  les  deux  nobles  anglais, 
triompha  de  ses  incertitudes  intéressées,  et  il  réitéra  à  leur 
profit  la  concession  originaire,  sans  y  rien  changer,  et  en 
laissant  toujours  planer  le  doute  sur  l'octroi  de  toutes  les 
prérogatives  de  gouvernement. 

New-Jersey  avait  été  réuni  à  New-York  sous  la  courte  do- 
mination hollandaise.  Il  en  fut  de  même  après  la  repnse 
de  possession  par  l'Angleterre.  Andros  administra  ces  deux 
colonies  pour  le  compte  du  duc  d'York,  jusqu'à  ce  que  George 
Carteret  et  Berkeley  pussent  reprendre  le  gouvernement  de 
New-Jersey.  Malgré  les  mauvais  traitements  dont  il  avait  été 
précédemment  l'objet,  ce  fut  encore  Philippe  Carteret  qui 
reçut  la  commission  de  gouverneur.  On  ne  s'explique  guère 
ce  choix,  car  outre  les  précédents  dont  le  souvenir  était  fâ- 
cheux, il  avait  à  vaincre  l'impression  pénible  d'une  nouvelle 
charte  qu'il  apportait,  et  qui  était  restrictive  des  libertés  pré- 
cédemment acquises.  Ainsi  on  transférait  de  l'assemblée  au 
gouverneur  et  au  conseil  seuls,  le  pouvoir  d'accorder  des 


^56  NEW-JERSEV. 

naturalisations,  d'approuver  ou  de  rejeter  les  ministres 
choisis  par  les  différentes  sectes,  et  dont  le  traitement  serait 
à  la  charge  de  la  colonie.  En  outre,  le  gouverneur  avait  seul 
la  prérogative  de  fixer  Tèpoque  et  le  lieu  des  sessions  de  la 
législature,  et  de  ftûre  des  ajournements,  à  sa  volonté,  comme 
aussi  de  diviser  le  pouvoir  en  deux  corps  dont  Tun  composé 
des  membres  du  conseil,  et  l'autre  des  députés  élus  par  les 
freeholders^ 

Cette  nouvelle  charte  n'allait  s'appliquer  qu'à  la  partie  Est 
de  New-Jersey,  la  seule  peuplée,  la  seule  aussi  qui  dût  rester 
à  G.  Carteret.  En  effet,  cette  atlribution  résultait  du  partage 
déjà  convenu  entre  les  deux  concessionnaires,  de  la  totalité 
du  territoire  concédé,  au  moyen  d'une  ligne  inclinée  partant 
de  Utile  Egg  harbour  sur  lOcéan,  et  s'étendant  jusqu'à  la 
frontière  Nord-Ouest.  Cette  division  se  réalisa  un  peu  plus 
lard  en  1676. 

Ces  arrangements  n'avaient  qu'un  intérêt  secondaire  pour 
les  colons,  et  leur  attention  se  portait  alors  sur  un  grave  em- 
piétement que  se  permettait  Andros  gouverneur  de  New- York. 
P.  Carteret  témoin  du  succès  du  commerce  de  cette  province, 
dirigea  les  efforts  de  sa  colonie  vers  le  même  but,  et  essaya 
des  rapports  directs  avec  l'Angleterre.  Cette  rivalité  était  me- 
naçante pour  leurs  voisins  :  elle  éveilla  la  sollicitude,  mieux 
vaudrait  dire  la  cupidité  d'Andros  qui  fit  revivre  les  préten- 
tions du  duc  d'York  sur  New-Jersey,  en  le  rendant  tributaire 
de  son  autorité  souveraine.  Il  fit  main  basse  sur  les  vaisseaux 
engagés  dans  le  commerce  avec  ce  pajs  naissant,  il  commit 
encore  d'autres  exactions,  et  il  poussa  la  hardiesse  jusqu'à 
arrêter  Phil.  Carteret,  et  à  l'emmener  prisonnier  à  New-York. 
Cependant  George  Carteret,  qui  ne  pouvait  rester  impassible 
en  face  de  pareils  outrages,  s'adressa  au  duc  lui-même  :  il 
invoqua  leurs  anciens  rapports  d  amitié,  et  à  la  faveur  de  ces 

«  Gordon,  p.  3*. 


QUAKERS.  137 

considérations  seulement,  le  prince  se  relâcha  de  ses  exi- 
gences, mais  sur  la  partie  Est  seulement,  qui  devait  rester  à 
son  ami.  On  ne  faisait  donc  que  déplacer  le  champ  de  la 
lutte,  car  désormais,  c'est  dans  l'Ouest  de  la  province  et 
avec  les  Quakers  destinés  à  le  peupler,  que  la  question  de 
prérogative  va  s'agiter  de  nouveau. 

Chacune  des  deux  parties  Est  et  Ouest  de  New-Jersey  étant 
appelée  à  avoir  des  institutions  et  un  gouvernement  distincts, 
il  convient,  pour  mettre  plus  de  clarté  dans  le  récit,  de  con- 
sidérer l'une  et  l'autre  sous  des  paragraphes  séparés,  jusqu'à 
ce  que  les  événements  politiques  les  réunissent  une  fois  de 
plus,  sous  une  seule  domination. 

Section  II 

MEW-JERSEY-OUEST.    —   QUAKERS.    —   CHARTE.    —   DIFFICULTÉS  DE 
GOUVERNEMENT.    —   INTOLÉRANCE. 

Berkeley,  auquel  par  un  partage'provisoire,  était  échue  la 
partie  Ouest  du  New-Jersey,  fatigué  des  luttes  à  soutenir  pour 
le  payement  des  quitrents^  et  redoutant  les  conséquences  des 
prétentions  du  duc  d'York,  qui  pouvaient  de  beaucoup  ap- 
pauvrir ses  possessions,  se  décida  à  les  aliéner.  11  se  mit  en 
rapport  avec  deux  Quakers  anglais  :  John  Fenwicke  et  Edouard 
Byllinge,  lesquels  moyennant  un  prix  de  mille  livres  ster- 
ling, prirent  son  lieu  et  place,  le  18  mars  1673.  La  part  de 
chaque  acquéreur  ne  se  trouvant  pas  bien  déterminée,  un  dé- 
bal  allait  s'ensuivre,  lorsque  William  Pcnn,  Quaker  lui-même, 
s'interposa  et  régla  le  différend,  à  la  satisfaction  commune. 

Fenwicke  fut  le  premier  à  se  rendre  en  Amérique  ;  il  partit 
en  1675,  emmenant  sa  famille  et  quelques  Quakers  intéres- 
ressés  comme  lui  dans  l'entreprise.  Ils  prirent  terre  dans  un 
lieu  d'un  aspect  riant,  sur  la  Delaware,  et  lui  donnèrent  le 
nom  de  Salem. 

Quant  à  Byllinge  associé  de  Fenwicke,  engagé  dans  de^ 


138  NEW-JERSEY-OUEST. 

affaires  dô  commerce  très-étendues,  il  essuya  des  pertes  con- 
sidérables qui  l'obligèrent  à  céder  tous  ses  biens  à  ses  créan- 
ciers, pour  obtenir  d'eux  sa  libération.  Ceux-ci  formèrent 
une  union,  et  désignèrent  pour  commissaires  chargés  des 
intérêts  communs,  trois  d'entre  eux  appartenant  à  la  secte 
des  Quakers;  de  ce  nombre  était  William  Penn.  D*accord 
avec  Fenwicke,  l'intérêt  collectif  dans  la  colonie  fut  divisé 
en  cent  parts  dont  dix  seulement  revenaient  à  ce  dernier. 
Quant  aux  quatre-vingt-dix  autres  attribuées  aux  créanciers 
Byllinge,  les  besoins  de  la  liquidation  étant  pressants,  force 
fut  de  les  vendre;  elles  se  trouvèrent  bientôt  en  diverses 
mains.  L'administration  de  Jersey-Ouest  n'en  devait  pas 
moins  avoir  un  gouvernement  unique,  mais  le  souverain  était 
multiple.  C'était  la  première  colonie  quaker  qu*on  allait 
fonder  en  Amérique.  Comme  les  principes  de  la  secte  ont 
exercé  beaucoup  d'influence  sur  la  marche  du  gouvernement 
de  cette  partie  du  New-Jersey  et  de  la  Pensylvanie,  et  que 
les  bases  de  cette  société  sont  entièrement  différentes  de 
celles  du  New-Jersey-Est  peuplé  de  Puritains,  il  n'est  pas 
sans  intérêt  de  parler  sommairement  ici  du  credo  des  Quakers,' 
en  opposition  avec  celui  de  leurs  voisins. 

De  toutes  les  formes  du  protestantisme,  le  quakerisme  af- 
fectait le  plus  d'indépendance  dans  les  matières  spirituelle 
et  temporelle.  Pour  les  membres  de  cette  secte,  la  Bible  n'é- 
tait qu'un  texte  obscur  qui  avait  besoin  d'être  éclairé  par 
cette  étincelle  divine  qu'ils  appelaient  lumière  intérieure 
{inner  Ught)  ^  et  que  chaque  homme  porte  en  lui,  plus  ou 
moins  vive.  A  la  lueur  de  ce  précieux  fanal,  la  vérité  se  ré- 
vélait et  déterminait  la  conviction.  Si  cette  doctrine  était 
fondée,  il  y  aurait  pour  tous,  une  sorte  d'indépendance  indi- 
viduelle, mais  inégale,  et  qui  ne  serait  pas  sans  danger,  puis- 
que la  raison  de  chacun  serait  éclairée  d'une  manière  variée 
et  différente.  Mais  par-dessus  tout,  cette  raison  se  subalter- 
niserait  à  une  sorte  d'illumination  qui  pourrait  l'éblouir  et 


QUAKERS  ET  PURITAINS.  159 

la  détourner  des  voies  qui  lui  sont  propres.  En  fait,  c'était 
un  mélange  confus  de  raisonnement  et  de  superstition,  à  l'aide 
duquel  on  justifiait  par  le  sentiment  intime,  ce  qu'on  ne 
pouvait  définir  autrement;  et  pour  donner  plus  de  poids 
aux  croyances,  on  les  plaçait  sous  le  rayon  de  la  divine  lu- 
mière. 

Du  domaine  spirituel,  les  Quakers  transportaient  cette 
indépendance  dans  la  vie  pratique.  Pour  eux,  toutes  les  opi- 
nions religieuses  étaient  admissibles  :  chacune  d'elles  conte- 
nait une  parcelle  de  vérité.  Différents  en  cela  des  Puritains  qui 
réclamaient  la  liberté  de  conscience  et  ne  la  pratiquaient  que 
pour  eux  seuls,  à  l'exclusion  de  tous  autres;  les  Quakers, 
conséquents  avec  leurs  doctrines,  admettaient  la  tolérance 
pour  tous  les  cultes.  Ils  se  séparaient  aussi  des  Puritains  en 
un  point  très-important  :  ceux-ci  s'appuyant  presque  exclusi- 
vement sur  TAncien  Testament  et  sur  la  loi  de  Moïse  qui  était 
dure  et  cruelle,  n'avaient  recours  qu'au  glaive,  comme  moyen 
efficace  de  conversion.  Les  Quakers,  au  contraire,  n  invo- 
quaient que  le  Nouveau  Testament,  c'icst-à-dire  la  douce  loi 
de  TÉvangilc,  pour  triompher  par  la  persuasion;  aussi  re- 
poussaient-ils Tétat  de  guerre  comme  cruel  et  barbare,  et 
ils  résistaient  à  toute  organisation  militaire.  Ils  allaient  plus 
loin  encore  :  très-enclins  à  la  passivité,  ils  voulaient  refuser 
à  la  loi  pénale  la  sanction  du  bras  séculier.  A  l'inverse  des 
Puritains  qui  reconnaissaient  aux  synodes  une  certaine  auto- 
rité sur  la  doctrine,  les  Quakers  rejetaient  toute  suprématie 
religieuse,  mais  ils  étaient  loin  de  se  montrer  hostiles  au 
pouvoir  séculier.  Ils  s'efforçaient  de  distinguer  d'une  manière 
bien  tranchée,  l'hommage  qu'ils  devaient  à  Dieu,  de  la  défé- 
rence seulement  qu'ils  accordaient  au  souverain  temporel; 
c'est  ainsi  qu'ils  refusaient  la  formule  du  serment  politique 
et  judiciaire,  et  y  substituaient  une  simple  affirmation  qui, 
pour  eux,  constituait  un  lien  aussi  fort  que  le  sermept  lui- 
môme. 


140  NEW-JERSEY-OUEST. 

Il  est  encore  un  autre  point  sur  lequel  ils  s'éloignaient  des 
Puritains  :  ceux-ci,  on  l'a  vu,  admettaient  des  inégalités  de 
naissance,  de  rang,  de  fortune,  tandis  que  les  Quakers  les 
repoussaient  d'une  manière  absolue.  Les  uns  et  les  autres 
proscrivaient  le  luxe,  mais  chez  ces  derniers,  la  règle  était 
égale  pour  tous,  tandis  que  les  autres  sectaires  admettaient 
certaines  distinctions  suivant  la  position  sociale.  Enfin  les 
Puritains  se  considéraient  comme  le  peuple  choisi  de  Dieu, 
tandis  que  les  Quakers  ne  voyaient  en  eux-mêmes,  qu'une 
branche  de  la  grande  famille  humaine  reliée  aux  autres  par 
la  fraternité  évangélique. 

Les  Quakers,  très-humbles  à  leurs  débuts,  heurtèrent  vio- 
lemment la  conscience  publique  par  des  excentricités  et  des 
blasphèmes  qui,  à  une  époque  de  grande  ferveur  religieuse, 
ne  pouvaient  rester  impunis.  Quand  leur  nombre  s'aug- 
menta en  Angleterre,  on  eut  un  grief  de  plus  à  leur  opposer  : 
c'était  le  refus  de  serment,  dans  les  cas  voulus  par  la  loi.  On 
les  supposa  alors  animés  d'intentions  hostiles  à  la  royauté, 
et  comme  tels  ils  furçnt  l'objet  d'activés  persécutions.  La  loi 
prononçait  contre  eux  l'amende,  l'emprisonnement,  puis  le 
bannissement;  et  un  grand  nombre  d'entre  eux  furent  trans- 
portés aux  îles  Barbades  et  dans  TAmérique  anglaise.  Dans 
la  deuxième  moitié  du  dix-septième  siècle,  les  rudes  épreuves 
du  malheur  les  avait  rendus  plus  circonspects  ;  ils  s'étaient 
recrutés  parmi  les  marchands  et  les  hommes  de  quelque  con- 
sistance, et  si  leur  secte  comptait  encore  des  esprits  exaltés, 
la  masse  ienait  à  former  une  organisation  sérieuse  avec  une 
certaine  discipline,  dans  une  contrée  où  elle  pût  appliquer 
ses  principes  et  les  propager  sans  entraves  et  sans  molesta- 
tion.  C'est  dans  la  vue  de  créer  un  refuge  aux  proscrits  et 
d'établir  un  gouvernement  de  leur  choix,  que  plusieurs 
hommes  importants  parmi  les  Quakers,  achetèrent  la  part 
de  Byllinge  dans  le  New-Jersey.  Au  point  où  nous  sommes 
arrivés  de  l'histoire  de  cette  province,  ils  vont  poser  les  bases 


CHARTE  DES  QUAKERS.  Ui 

du  gouvernement  civil  et  politique  de  la  partie  Ouest  dont  ils 
sont  les  possesseurs  exclusifs. 

Voici  les  parties  essentielles  de  cette  charte  qui  porte  la 
date  du  3  mars  1677,  et  a  pour  litre  Concessions ,  etc. 

Du  peuple  seul  émane  toute  autorité  :  chaque  habitant  est 
électeur  et  éligible.  Les  élections  se  font  au  scrutin.  Il  y  a 
une  assemblée  générale  qui  résume  toute  Faction  législative 
et  executive,  et  qui  se  compose  des  cent  Propriétaires  de  la 
colonie  et  d'autant  de  tenanciers  élus  par  le  peuple.  Les  délé- 
gués élus  reçoivent  des  mandats  impératifs  auxquels  ils  ne 
peuvent  désobéir,  sous  peine  d'être  appelés  à  rendre  compte 
de  leur  conduite  devant  la  chambre,  à  la  diligence  même 
d'un  seul  électeur. 

Chaque  député  reçoit  un  shilling  par  jour,  des  mains  de 
ses  propres  constituants,  pour  mieux  se  rappeler  qu'il  est  le 
serviteur  du  peuple. 

Le  pouvoir  exécutif  est  délégué  par  l'assemblée  à  dix  com- 
missaires. 

Les  membres  des  Cours  de  justice  sont  nommés  par  l'as- 
semblée pour  deux  ans  au  plus,  et  ils  ne  sont  que  les  auxi- 
liaires àx\  jury.  Au  jury  seul  composé  de  douze  personnes, 
appartient  la  décision  en  fait  et  en  droit.  La  Cour  composée 
de  juges  ordinaires  n'a  d'autre  mission  que  de  lui  donner 
connaissance  de  la  loi  dont  il  fuit  l'application,  à  son  gré. 

Les  juges  de  paix  et  les  constables  sont  élus  directement 
par  le  peuple. 

L'affirmation  sous  serment,  de  deux  personnes  loyales , 
suffit  en  toutes  matières,  pour  déterminer  le  jugement. 

Au  criminel ,  excepté  les  cas  de  meurtre  et  trahison ,  la 
partie  offensée  peut  traiter  directement  avec  le  coupable  pour 
éteindre  la  poursuite.  Elle  peut  aussi  faire  remise  de  la  peine 
après  le  jugement. 

Le  vol  est  puni  d'une  restitution  au  double,  et  faute  de  res- 
sources suffisantes,  on  applique  au  coupable  la  peine  d'un 


142  NEW-JERSEY-OUEST. 

travail  forcé  dans  une  prison,  jusqu'à  ce  que  les  ouvrages 
faits  aient  pu  couvrir  la  condamnation. 

Une  grande  discrétion  est  laissée  au  jury  pour  toute  peine 
exclusive  de  la  mort  et  de  la  perte  d'un  membre.  On  garan- 
tit la  liberté  personnelle  :  ainsi,  point  d'oppression  à  craindre, 
point  d'esclavage,  point  d'emprisonnement  pour  dettes. 

Devant  les  Cours  de  justice,  chacun  peut  se  défendre  sans 
Tassislance  d'un  avocat. 

Protection  est  acquise  aux  Indiens. 

L'État  prendra  à  sa  charge  l'éducation  des  orphelins  *. 

Cette  constitution,  toute  défectueuse  qu'elle  était  à  certains 
égards,  n'en  révélait  pas  moins  un  grand  progrès  dans  la 
science  politique.  On  pouvait  lui  reprocher  de  faire  de  ras- 
semblée générale  un  corps  trop  puissant  n'ayant  aucun 
contre-poids,  et  pouvant  se  laisser  entraîner  à  des  actes  pré- 
cipités, malgré  les  mandats  impératifs  donnés  à  chaque  mem- 
bre; circonstance  qui  n'clait  pas  elle-même  exempte  d'incon- 
vénients sérieux.  Puis ,  le  pouvoir  exécutif  délégué  par 
l'assemblée  à  dix  personnes,  pour  un  temps  fort  court,  ne 
présentait  aucune  des  conditions  d'unité,  de  force  et  d'expé- 
rience nécessaires  à  sa  marche  régulière  et  féconde.  Les 
Cours  de  justice  composées  d'éléments  sans  cesse  renouvelés, 
et  subalternisées  au  jury  qui  était  omnipotent  pour  statuer 
tout  à  la  fois  sur  le  fait  et  le  droit,  n'offraient  point  les  garanties 
de  sécurité,  d'uniformité  de  jurisprudence  et  de  stabilité,  si 
désirables  dans  toute  société.  En  un  mot,  le  renouvellement 
continuel  des  membres  appelés  à  exercer  les  pouvoirs  législa* 
tif,  exécutif  et  judiciaire,  ouvrait  la  porte  à  toutes  les  intri- 
gues et  à  la  corruption,  qui  sont  comme  le  ver  rongeur  de  la 
démocratie. 

Mais  ces  défaut»  remédîables  étaient  compensés  pat*  des 
avantages  de  grande  conséquence.  La  liberté  de  conscience 

«  Baiicroft.  p.  53a.  —  Oordon,  p.  56  el  siiiv. 


NOUVEAU  SYSTÈME  PÉNAL.  U3 

allait  être  tentée  sérieusement  pour  la  première  fois,  dans 
une  colonie  protestante.  Le  suffrage  universel  avait  ses  dan- 
gers, avec  des  éléments  de  population  très-divers  et  surtout 
inconnus;  toutefois  la  quiétude  de  la  secte  qui  devait  y  pré- 
dominer, rassurait  sur  ces  conséquences,  et  la  participation 
de  tous  à  la  création  de  Toeuvre  commune  était,  à  tout  pren- 
dre, une  très-bonne  conception.  La  liberté  personnelle,  fort 
appréciée  dans  ces  temps  agités,  servait  de  rempart  à  tous  les 
opprimés.  Cependant  quoique  l'esclavage  fut  proscrit,  la 
charte,  sur  ce  point,  devait  rester  lettre  morte  pour  les  ra- 
ces de  couleur.  Mais  le  trait  le  plus  saillant  de  ces  institu- 
tions consiste  dans  un  système  pénal  qui  est  toute  une  nou- 
veauté pour  l'époque,  et  dont  l'objet  est  de  viser  moins  aii 
châtiment  du  coupable  qu'à  sa  réforme,  et  à  la  réparation  du 
préjudice  causé.  La  peine  de  mort  n'est  point  prononcée  une 
seule  fois.  Il  faut  voir  dans  ces  innovations  heureuses,  comme 
un  reflet  de  l'esprit  pacifique  qui  régnait  dans  Tensemble  de 
la  société  des  Quakers,  et  qui  a  trouvé  sa  formule  dans  ses 
lois  criminelles.  On  doit  lui  faire  honneur  de  cette  initiative 
qu'on  a  attribuée  trop  exclusivement  à  William  Penn.  Il  est 
possible  que  ce  grand  homme  ait  contribué  pour  une  part 
importante  à  rétablissement  des  lois  de  la  colonie,  mais  les 
Propriétaires-souverains  étaient  nombreux,  et  il  n'avait  que 
sa  voix  dans  le  conseil.  Si  la  charte  de  Pensylvanie  qui  est  son 
œuvre  exclusive  contient,  même  avec  des  perfectionnements, 
des  dispositions  analogues,  il  ne  faut  pas  perdre  de  vue  qu'elle 
est  postérieure  de  cinq  années,  à  celle  de  Jersey-Ouest  (1677- 
1682).  Ce  système  au  surplus,  quel  qu'en  soit  l'auteur,  fait 
époque  dans  la  criminalité,  car  aucun  réformateur  en  cette 
importante  matière,  ne  s'était  fait  connaître  antérieurement. 
Beccaria  et  Montesquieu  n  avaient  môme  point  encore  vu  le 
jour. 

L'idée  qui  avait  présidé  à  la  fondation  de  la  colonie,  était 
généreuse  ;  on  voulait  établir  une  société  modèle  pour  des 


144  NEW-JERSEY-OUEST. 

hommes  que  leurs  convictions  exposaient  aux  persécutions, 
mais  la  secte  des  Quakers  n'était  pas  très-nombreuse  ;  cer- 
tains d'entre  eux  aimaient  mieux  encore  le  sol  de  la  patrie 
avec  les  douleurs  de  l'oppression,  tempérées  par  l'espoir  d'un 
meilleur  avenir,  qu'un  pays  lointain,  même  doré  des  plus 
beaux  rêves.  Une  émigration  collective  d'une  partie  de  la 
secte  l'affaiblirait  beaucoup  ;  l'éloignement  de  cette  fraction 
pouvait  engendrer  des  schismes,  c'en  était  fait  dès  lors,  de  ce 
foyer  de  convictions  qui  contribuait  au  bonheur  de  tous.Penn 
et  ses  coassociés  dans  l'administration  de  la  province,  jugè- 
rent à  propos  de  calmer  ces  craintes  exagérées,  en  modérant 
l'exaltation  de  ceux  d'entre  eux  qui  étaient  entraînés  vers 
TAmérique,  comme  vers  la  terre  promise.  Cependant  on  ne 
négligea  point  d'indiquer  à  tous,  les  ressources  réelles  du 
pays,  sans  les  surfaire  et  sans  les  déprécier.  Ces  indications 
suffirent,  et  bientôt  de  nombreux  achats  de  terres  furent 
faits  par  les  Quakers  anglais,  dans  la  partie  Ouest  de  New- 
Jersey.  On  estime  que  dans  l'année  1677,  plus  de  quatre  cents 
d'entre  eux  vinrent  s'y  établir  avec  leurs  femmes  et  leurs  en- 
fants. Ces  immigrations  comprenaient  des  éléments  variés 
parmi  lesquels  se  distinguaient  des  hommes  de  fortune  et  de 
réelle  considération.  A  leur  exemple,  d'autres  Quakers  ne 
tardèrent  point  à  aller  grossir  ce  noyau  :  on  acheta  de  nou* 
\elles  terres  d'une  grande  étendue,  et  il  est  juste  de  consta- 
ter que  les  Indiens  s'y  prêtèrent  sans  difficulté,  même  avec 
empressement,  comme  s'ils  espéraient  mieux  des  Quakers, 
que  des  autres  émigrants  d'Europe.  C'est  alors  (1677)  que 
fut  fondé  Burlington  sur  la  Delaware. 

Cette  partie  de  la  colonie  ne  pouvait  échapper  à  la  rapacité 
d'Andros  gouverneur  de  New- York.  Lorsque  les  Propriétaires 
envoyèrent  des  commissaires  pour  administrer  ces  posses- 
sions, celui-ci,  exigea  d'eux  une  reconnaissance  explicite  de 
la  suprématie  du  duc  d'York.  Les  commissaires  dominés  par 
la  situation,  se  soumirent,  tout  en  réservant  à  leurs  mandants 


INTERPRÉTATION  DE  CHARTE.  Uî> 

rinlcgralité  des  droits  qu'ils  pourraient  faire  valoir.  Fort  de 
cet  assentiment  même  conditionnel,  Andros  préfendit  lever 
une  taxe  dite  de  navigation  sur  tous  les  bâtiments  qui  lou- 
cheraient Tun  des  ports  de  Jersey-Ouest.  Mais  les  Quakers 
qui  ne  pouvaient  se  soumettre  à  une  prétention  de  ce  genre, 
résistèrent,  et  un  litige  s'entama  en  Angleterre  afin  de  tran- 
cher cette  difficulté  si  intéressante  pour  l'avenir  du  pays. 
Des  commissaires  constitués  en  tribunal,  s'aidèrent  de  l'avis 
d'un  jurisconsulte  éminent,  et  sur  ses  conclusions  conformes, 
ils  déboutèrent  le  duc  d'York  de  ses  prétentions,  sur  le  motif 
entre  autres  :  «  que  ce  prince  en  faisant  sa  cession,  n'avait 
réservé  ni  profit  ni  juridiction,  et  qu'un  peuple  ne  pouvait 
être  taxé  que  de  son  consentement.»  (1680.)  La  sentence 
obligea  donc  le  duc  à  réitérer  la  cession  primitive  de  New- 
Jersey,  de  manière  à  ne  plus  laisser  de  doutes  sur  sa  complète 
dépossession. 

L'indépendance  de  cette  décision  montre  que  quoi  qu'on 
ait  dit  de  ce  temps,  il  y  avait  encore  des  âmes  assez  fermes 
pour  ne  céder  à  aucune  considération  étrangère  au  devoir. 
Celte  conduite  digne  met  plus  en  relief  encore  Tastucé  et  la 
cupidité  de  l'homme  qui,  peu  après,  sous  le  nomde  Jacques  II, 
devait  se  rendre  si  odieux  en  Angleterre  ! 

Il  semblait  naturel  de  penser  que  le  duc  d'York  allait  in- 
vestir immédiatement  les  Propriétaires  de  New-Jersey-Ouest, 
de  tous  les  droits  que  leur  reconnaissait  la  sentence  ;  les  choses 
ne  se  passèrent  point  ainsi.  11  leur  fit  bien  la  cession  territo- 
riale de  ce  pays,  mais  en  vertu  d'une  distinction  que  les  juges 
n'avaient  point  faite,  il  ociroya  àpart,  à  Byllinge,  les  préroga- 
tives de  souveraineté.  Cet  acte  à  lui  seul,  était  un  mépris 
flagrant  de  la  sentence  qui  établissait  que  le  duc  d'York 
n'ayant  fait  aucune  réserve  à  l'origine,  avait  cédé  tous  ses 
droits  sans  exception.  Dans  ce  cas  alors,  Byllinge  ayant  aban- 
donné tous  ses  biens  à  ses  créanciers,  ceux-ci  avaient  tout 
absorbé  en  payement  de  leurs  créances;  car  il  ne  faut  pas 
Il  10 


146  NEW-JERSEY-OUEST, 

oublier  que,  dans  les  idées  de  cette  époque,  chez  les  peuples 
d'origine  anglaise,  cette  espèce  de  souveraineté  était  vendable 
comme  tout  objet  de  commerce.  Cependant  quels  que  furent 
les  motifs  déterminants  des  Quakers,  ils  se  résignèrent  à  ce 
déni  de  justice,  espérant  déjà  par  des  détours  habiles,  se 
soustraire  à  ce  manque  de  foi. 

Par  intérêt  pour  sa  position  sans  doute,  Byllinge  avait  été 
nommé  gouverneur  de  la  province  Ouest,  avant  la  sentence 
de  1680.  En  acceptant  ce  poste,  il  préjugeait  favorablement 
le  droit  de  ses  créanciers  qui  le  lui  avaient  donné.  Mais  ne 
pouvant  alors  quitter  l'Angleterre,  il  délégua  ses  pouvoirs  à 
un  Quaker  du  nom  de  Samuel  Jennings,  homme  très-dis- 
tingué dans  la  secte.  Après  la  sentence  et  Toctroi  à  lui  fait 
par  le  duc  d'York  du  gouvernement  de  ce  pays,  Byllinge 
voulut  faire  acte  d'autorité  en  révoquant  Jennings,  mais  Wil- 
liam Penn  proposa  un  expédient  à  l'aide  duquel  on  put  tem- 
poriser, et  traiter  avec  ce  nouveau  prétendant.  En  1688,  Byl- 
linge donna  une  nouvelle  charte  qui  reproduisait  sans  doute 
la  précédente,  et  ne  lui  laissait  plus  guère  qu'une  autorité 
nominale,  autant  qu'on  peut  le  conjecturer.  A  sa  mort,  ses 
droits  quels  qu'ils  fussent  échurent  à  Daniel  Coxe  qui  en  fit 
Tacquisition  en  1687;  et  finalement  ils  devinrent  en  1691,  la 
propriété  d'une  Compagnie  entre  les  mains  de  laquelle  ils 
s'éteignirent  complètement.  Mais  retournons  un  peu  en  ar- 
rière pour  étudier  le  mouvement  législatif. 

L^ Angleterre  avait  fourni  tous  les  habitants  dont  la  colonie 
était  peuplée  î  la  plupart  d'entre  eux  étaient  Quakers.  Jen- 
nings qyi  se  trouvait  en  1681,  gouverneur  nommé  tout  à  la 
fois  par  Byllinge  et  par  l'assemblée,  convoqua  alors  une  légis- 
lature dont  la  mission  devait  être  surtout  de  compléter  la  con* 
slitution.  Les  vicissitudes  par  lesquelles  la  colonie  avait  déjà 
passé  rendaient  le  peuple  jaloux  de  ses  droits,  et  il  tenait  à 
les  consacrer  fermement  en  renfermant  chaque  pouvoir  dans 
d'étroites  limites.  C'est  aloi*s  qu'on  déclara,  à  litre  de  supplé- 


INTOLÉRANCE.  147 

ment  à  la  charte,  que  les  élections  pour  rassemblée  générale 
et  les  sessions  législatives  auraient  lieu  annuellement.  Aucun 
impôt  de  douane  ou  taxe  ne  pourrait  durer  qu'une  année.  La 
nomination  et  la  révocation  de  tout  fonctionnaire  étaient  ré- 
servées à  l'assemblée.  Nul  ne  serait  exclu  d'un  poste  quel- 
conque pour  cause  de  dissidence  en  matière  religieuse.  Il 
était  formellement  défendu  au  gouverneur  et  au  conseil  de 
rendre  aucune  loi,  de  lever  aucune  taxe,  de  confier  des  mis- 
sions, de  faire  aucun  traité,  de  proroger  ou  dissoudre  l'as- 
semblée sous  quelque  prétexte  que  ce  fût.  Ces  diverses  ga- 
ranties n'étaient  à  beaucoup  d'égards,  que  la  reproduction 
de  la  première  charte  de  Jersey-Ouest  ;  mais  à  cette  époque 
où  le  droit  public  était  sujet  à  beaucoup  de  fluctuations,  les 
habitants  des  colonies  tenaient  à  affirmer  le  plus  souvent  pos- 
sible les  libertés  dont  ils  jouissaient,  ou  qu'ils  conquéraient 
par  une  pratique  indécise.  Telle  est  l'explication  à  donner  de 
la  répétition  des  mômes  lois  ou  de  lois  identiques  dans  plu- 
sieurs colonies,  à  certaines  époques  graves  de  leur  histoire. 

En  1683,  on  parut  vouloir  donner  au  peuple  une  garantie 
de  plus  :  le  gouverneur  et  le  Conseil  furent  chargés  de  la  pré- 
paration des  lois,  et  de  la  publication  de  ces  projets  dans  la 
plupart  des  centres  de  la  province,  afin  que  tous  les  habitants 
en  eussent  complète  connaissance  avant  la  réunion  de  ras- 
semblée générale. 

Ce  régime  paraissait  bien  assorti  au  caractère  et  aux  besoins 
delà  population,  car  sauf  quelques  lois  d'un  intérêt  secon* 
daire,  rien  n'appelle  Tattention  particulièrement  sur  cette 
petite  colonie  pendant  un  assez  long  temps.  Ce  n'est  qu'en 
1693,  après  la  révolution  protestante  d'Angleterre,  qu'une 
loi  exige  de  tout  fonctionnaire  une  renonciation  au  catholi- 
cisme S  une  profession  de  foi  à  Dieu  en  trois  personnes,  et 
Une  croyance  à  l'Ancien  et  au  Nouveau  Testament  commu 
procédant  d'une  inspiration  divine é 

*  Gordon,  p.  45-46. 


U8  NEW-JERSEY-EST. 

La  tolérance  religieuse  ne  fui  pas  de  longue  durée,  on  le 
voit,  parmi  les  Quakers  ;  et  si  l'on  s'en  tenait  aux  apparences 
seulement,  comme  le  fait  M.  Laboulaye  (p.  344),  on  se  persua- 
derait que  la  liberté  de  conscience  ne  reçut  aucune  atteinte 
dans  cette  colonie.  C'est  une  illusion  qu'il  convient  de  dé- 
truire, n'en  déplaise  aux  admirateurs  de  William  Penn  qui  avait 
alors  une  position  très-influente  dans  cette  secte,  outre  son 
intérêt  dans  la  colonie,  et  qui  resta  muet  en  présence  de  cette 
violation  du  pacte  colonial.  L'intolérance  était  bien  profondé- 
ment entrée  dans  cette  société,  car  elle  survécut  pendant  long- 
temps encore  à  la  révolution  de  1776,  alors  que  le  New- 
Jersey  affranchi  de  toute  tutelle,  formait  un  État  indépendant. 

Section  III 

NEW- JERSEY-EST.   —   COMPARAISON  DES  INSTITUTIONS   BBS  QUAKERS   ET    DES 
PURITAINS.  —  VENTE   DE  CHARTE.  —  DISSENSIONS. 

On  a  vu  que  par  le  partage  intervenu  entre  George  Car- 
teret  et  Berkeley,  la  partie  Est  de  New-Jersey  était  échue  au 
premier,  lequel,  à  la  faveur  d'une  étroite  amitié  avec  le  duc 
d'York,  avait  réussi  à  obtenir  de  ce  prince  une  renonciation  à 
toutes  ses  prétentions  plus  ou  moins  légitimes  sur  celte  par- 
tie de  la  province.  Carteret  mourut  en  1679,  laissant  une 
veuve,  et  un  fils  en  bas  âge  confié  à  la  tutelle  de  celle-ci.  Par 
son  testament  il  avait  désigné  quelques-uns  de  ses  amis  pour 
liquider  sa  succession,  en  appliquant  au  payement  de  ses 
dettes,  le  prix  qu'on  retirerait  de  la  vente  de  ses  droits  au  ter- 
ritoire et  au  gouvernement  de  New-Jersey-Est.  Cette  opéra- 
tion fut  différée,  et  en  attendant,  la  province  continua  à  être 
administrée  par  Philippe  Carteret  frère  du  défunt. 

La  deuxième  période  de  l'administration  de  celui-ci  fut 
aussi  tourmentée  que  la  première,  à  l'occasion  des  quitrents 
dont  il  exigeait  le  payement  pour  les  terres  acquises  des  In- 
diens directement,  par  un  bon  nombre  de  colons.  Il  éprouva 


ÉTAT  DE  LA  COLONIE.  149 

les  mêmes  résistances  que  parle  passé;  de  là,  des  conflits  sans 
cesse  renaissants.  Mais  une  autre  circonstance  non  moins 
grave  venait  alarmer  tous  les  intérêts  à  la  fois.  Andros  gou- 
verneur de  New-York,  sans  avoir  égard  à  la  renonciation  ex- 
plicite du  duc  d'York  à  tout  droit  quelconque  de  souverai- 
neté sur  la  partie  Est  de  New-Jersey,  entendait  obtenir  de  tous 
les  habitants  une  soumission  complète  à  Tautorité  de  son 
maître.  Cette  prétention  rencontra  une  vive  résistance  chez 
le  gouverneur  et  la  plupart  des  habitants  :  ils  firent  bonne 
contenance.  Après  différentes  péripéties  inutiles  à  rapporter, 
le  duc  d'York  fut  obligé  de  désavouer  le  gouverneur  de  sa 
province  et  de  renoncer  définitivement  à  toute  prétenlion  sur 
le  New-Jersey-Est,  comme  il  l'avait  déjà  fait  en  exécution 
d  une  sentence  de  justice,  sur  la  partie  Ouest. 

Ces  luttes  incessantes  avec  les  représentants  du  duc  d'York 
et  avec  les  colons  qui  refusaient  le  payement  des  quitrentSj 
aussi  bien  que  Fesprit  naturellement  turbulent  de  cette  popu- 
lation, puritaine  pour  la  majeure  partie,  déterminèrent  la 
veuve  et  les  trustées  de  G.  Carteret  à  aliéner  fous  les  droits 
de  ce  dernier  sur  le  Jersey-Est.  Mais  avant  de  parler  de  cette 
vente,  il  convient  de  jeter  un  coup  d'œil  sur  la  situation  de 
la  province  à  cette  époque. 

Les  colons,  actifs  et  laborieux,  tiraient  leurs  principales 
ressources  de  Tagriculture.  Le  commerce  gêné  et  inquiété 
par  les  mesures  vexatoires  d'Andros  ne  formait  qu'un  ap- 
point qui  s'accrut  avec  le  temps.  Quant  à  Forganisation  poli- 
tique, aucun  changement  notable  n'avait  été  fait  à  la  charte 
donnée  à  Torigine,  par  G.  Carteret  et  Berkeley,  excepté 
l'octroi  de  privilèges  exceptionnels  concédés  à  certains  pu- 
ritains de  la  Nouvelle-Angleterre,  qui  voulaient  transporter 
dans  le  New-Jersey  leur  système  théocratique,  antipathique 
aux  libertés  populaires.  Il  est  un  point  qui  fait  mieux  ressor- 
tir encore  l'envahissement  de  cet  esprit  puritain  dans  la  co- 
lonie, c'e^t  l'ensemble  des  lois  criminelles  publiées  durant 


450  NEW-JERSEY-EST. 

celte  première  période  de  TEst-Jersey.  Les  assemblées  gé- 
nérales profondément  imbues  des  lois  de  Moïse  qui  prodi- 
guaient les  châtiments  les  plus  cruels,  eu  égard  à  Fendurcis- 
sèment  du  peuple  en  vue  duquel  elles  furent  faites,  créèrent 
une  longue  nomenclature  de  délits  et  de  crimes  pour  les- 
quels la  peine  de  mort,  la  mutilation,  la  flétrissure  se  ren- 
contrent à  chaque  pas.  Le  Calvinisme  y  a  fortement  marqué 
son  empreinte,  et  le  Massachusetts  devait  être  fier  de  voir 
ses  traditions  si  fidèlement  observées  par  ses  enfants  émi- 
grés. 

Cette  circonstance  a  donné  lieu  à  un  rapprochement  très- 
curieux  entre  les  deux  sections  de  New-Jersey  si  voisines 
Tune  deTautre.  Il  renferme  un  grand  enseignement.  A  TEst, 
on  vient  de  le  dire,  le  fond  de  la  population  vient  de  la 
Nouvelle- Angleterre,  il  est  essentiellement  puritain. 

A  l'Ouest,  les  colons  viennent  d'Angleterre  :  tous  ou  pres- 
que tous  sont  Quakers. 

Parmi  les  premiers,  il  en  est  un  certain  nombre  qui,  au 
mépris  de  la  charte  où  se  trouve  écrite  la  liberté  de  con- 
science, réclament  et  obtiennent  le  privilège  de  s'organiser 
théocratiquement,  c'est-à-dire  en  faisant  dépendre  lobten- 
tion  du  droit  de  citoyen,  de  la  qualité  de  membre  de  l'Église 
puritaine. 

Les  seconds  au  contraire,  ne  mettent  aucune  restriction  à 
la  qualité  de  citoyen,  seulement  ils  repoussent  de  toute  fonc- 
tion quiconque  est  catholique,  ainsi  que  tout  individu  qui 
ne  croit  pas  à  la  Trinité,  et  à  l'inspiration  divine  de  la 
Rible. 

En  matière  criminelle,  le  Puritain  de  TEst-Jersey  ne  voit 
que  la  vengeance  à  exercer,  sans  se  préoccuper  de  l'avenir 
du  coupable.  Treize  cas  de  mort  sont  écrits  dans  ses  lois,  et 
dans  ce  nombre  figurent  de  simples  vols,  et  le  prétendu  crime 
de  sorcellerie. 

Le  Qu^iker  de  TOuest-Jersey  au  contraire,  ne  sépare  point 


COMPARAISON  DES  DEUX  JERSEYS.  151 

le  coupable  de  la  société;  il  veut  pour  elle  une  légitime  sa- 
tisfaction, mais  il  lente  la  régénération  de  celui  qui  l*a  of- 
fensée. L'on  a  remarqué  que  pendant  les  vingt-quatre  ans 
que  dura  leur  gouvernement,  on  n'a  constaté  dans  leurs 
provinces  aucun  des  crimes  punis  de  mort  chez  les  Puritains*. 
Les  populations  des  deux  régions   ne  paraissent  point 
avoir  fait  à  cette  époque,  beaucoup  de  progrès  dans  l'in- 
struction publique,  quoique  l'Est-Jersey  eût  rendu  en  1693, 
une  loi  d'encouragement  pour  rétablissement  d*écoles  pri- 
maires. Tout  peuple  qui  crée  le  crime  de  sorcellerie  et  lo 
punit  de  mort,   ne  peut  prétendre  à  un  degré  de  civilisa^ 
tion  bien  élevé,  malgré  ses  écoles.  Sous  ce  rapport  encore/ 
il  y  a  un  contraste  à  établir  entre  ces  deux  sociétés,  et  il 
n'est  point  à  l'avantage  des  Puritains.  Tandis  qu'à  FOuest, 
le  peuple  est  paisible,  affable,  religieux  et  travailleur,  étran- 
ger à  la  pauvreté;  à  l'Est  au  contraire,  les  habitants  quoique 
travailleurs  et  religieux  aussi,  sont  d  un  caractère  turbulent, 
querelleur,  toujours  enclin  à  l'emploi  de  la  force  matérielle. 
C'est  ainsi  qu'une  loi  postérieure  de  quatre  années  à  la  pré- 
sente période,  réprouve  en  termes  sévères,  les  fréquentes 
.collisions  qui  se  produisent  dans  ce  pays,  et  interdit  à  tous, 
le  port  de  poignards,  d'épées  et  de  pistolets*.  Quelque  part 
qu'on  jette  les  yeux,  soit  dans  la  Nouvelle-Angleterre,  sôit 
dans  le  Maryland  protestant,  soit  dans  le  New-Jersey,  l'esprit 
puritain  est  toujours  le  même,  c'est-à-dire  enclin  à  la  vio- 
lence, et  prêt  à  recourir  aux  moyens  extrêmes  pour  se  faire 
justice.  On  n'a  point  assez  distingué  chez  eux,  la  fermeté  qui 
consiste  à  maintenir  le  droit  et  à  le  faire  prévaloir  avec  une 
grande  ténacité,  d'avec  l'exagération  des  voies  de  redresse- 
ment. Ce  caractère  est  tellement  persistant,  qu'aujourd'hui 
encore,  aux  États-Unis,  les  mesures  les  plus  acerbes  en 
toutes  circonstances,  prennent  leur  origine  dans  la  Nouvelle- 

*  Gordon,  p.  49. 

*  Srailh's  History  of  New- Jersey f  p.  162. 


152  NEW-JERSEY-EST. 

Angleterre,  surfout  dans  le  Massachusetts,  principal  foyer 
du  Puritanisme. 

Lassés  du  fardeau  d'une  province  si  difficile  à  gouverner, 
les  représentants  de  Carleret  mirent  à  Tenchère  ses  posses- 
sions dans  le  New-Jersey-Est,  ainsi  que  son  droit  au  gouver- 
nement de  la  province  *•  C'est  pour  nous  chose  étrange,  de 
voir  une  prérogative  souveraine  devenir  Tobjct  d'un  encan, 
comme  Ion  ferait  de  la  chose  la  plus  vulgaire  I  Cependant  en 
y  regardant  de  près,  on  s'explique  celte  situation  exception- 
nelle. La  concession  dont  il  s'agit,  comme  celles  de  New- 
York  et  du  Maryland,  embrassait  sans  distinction,  le  territoire 
et  le  droit  de  le  gouverner  à  des  conditions  déterminées. 
C'était  un  contrat  transmissible,  sujet  à  révocation  par  une 
Cour  supérieure,  en  cas  d'inexécution.  Toutefois  la  préroga- 
tive souveraine  ne  pouvait  jamais  être  entièrement  aliénée,  et 
il  y  avait  un  droit  suprême  qui  restait  appartenir  au  roi  et  au 
parlement,  et  qu'il  était  aisé  de  faire  triompher  devant  la 
justice.  Dans  ces  circonstances,  on   pouvait  permettre  ces 
aliénations  qui  attiraient  une  compétition  favorable  au  succès 
de  la  colonie,  et  par  conséquent,  à  l'avantage  de  la  Grando- 
Bretagne. 

Les  Quakers  avaient  déjà  fait  une  expérience  heureuse  dans 
le  Jersey-Ouest,  ils  jugèrent  utile  de  saisir  l'occasion  qui  s'of- 
frait d'acquérir  lajpartie  Est,  alors  en  vente.  Déjà  elle  conte- 
nait cinq  mille  habitants  répartis  en  divers  centres,  tels  que 
Shrewsbury,  Middletown,  Piscataway,  Woodbridge,  Elisabeth- 
town,  Bergen,  etc.  La  grande  majorité  de  la  population  n'ap- 
partenait point  à  la  secte  des  Quakers,  mais  ceux-ci  pouvaient 
accroître  beaucoup  leur  nombre,  de  manière  à  y  avoir  un 
our  la  prééminence.  Dans  ce  but,  William  Penn  et  onze^ 
autres  Quakers  d'Angleterre  s'associèrent,  et  achetèrent  pour 
eux  en  1682,  la  colonie  de  Carteret  avec  tous  les  avantages 

*  Grahame's  Colonial  history,  2*  vol.,  p.  350. 


NOUVEAU  GOUVERNEyENT.  i53 

qui  y  étaient  attachés.  Il  y  avait  un  danger  sérieux  à  con- 
jurer :  je  veux  parler  de  la  résistance  qu'une  population 
puritaine  pouvait  opposer  à  un  gouvernement  dirigé  par  des 
Quakers.  Soit  que  cette  considération  eût  agi  sur  leur  esprit, 
soit  qu'ils  eussent  en  vue  de  fortifier  leur  influence  à  la  cour, 
les  douze  acquéreurs  de  Carteret  associèrent  à  leur  entre- 
prise douze  autres  personnages  considérables  d'Angleterre  et 
d'Ecosse,  parmi  lesquels  on  remarquait  le  comte  de  Perth 
chancelier  d'Ecosse,  et  lord  Drummond  secrétaire  d'Etat  de 
ce  royaume.  Ni  les  uns  ni  les  autres  n'étaient  Quakers.  II 
semble  que  les  membres  de  cette  société  n'aient  pas  eu 
grande  confiance  dans  la  parole  du  duc  d'York  et  dans  ses 
actes  antérieurs,  car  ils  lui  demandèrent  une  nouvelle  charte, 
en  termes  explicites,  et  elle  leur  fut  accordé  par  une  patente 
du  14  mars  1682,  avec  pleins  pouvoirs  de  gouvernement. 
C'était  trop  peu  encore  :  ils  sollicitèrent  de  Charles  II  une 
lettre  royale  pour  le  gouverneur,  le  conseil  et  les  habitants 
de  la  province,  attestant  la  régularité  du  titre  des  nouveaux 
possesseurs  tout  à  la  fois  au  sol  et  au  gouvernement,  et  ré- 
clamant pour  eux  obéissance  complète  ^ 

Après  l'obtention  de  cette  faveur  signalée,  ils  organisèrent 
le  nouveau  gouvernement.  Robert  Barclay  écossais  d'origine, 
l'un  des  hommes  les  plus  distingués  parmis  les  Quakers,  fut 
nommé  gouverneur  à  vie,  avec  dispense  de  résidence  et  fa- 
culté de  se  substituer  un  lieutenant-gouverneur.  Il  semble 
que  rien  n'ait  été  changé  à  la  charte  première  donnée  par 
George  Carteret  et  Berkeley  ;  elle  élait  assez  libérale  pour  que 
les  colons  pussent  en  être  satisfaits.  A  la  faveur  de  la  nouvelle 
administration  qui  était  très-paternelle,  l'Ecosse  presbyté- 
rienne alors  en  proie  à  la  persécution,  envoya  des  centaines  de 
familles  dans  l'Est-Jersey.  Parnii  les  émigrants,  on  voyait  des 
gens  riches  amenant  avec  eux  beaucoup  de  serviteurs,  même 

*  Gordon,  p,  51. 


i&6  NEW-JERSEY-UNI. 


8«oUoB   V 


RÉUNION  DBS  DEUX    PORTIONS  DE  NEW- JERSEY. 

OOUrERNBMBMT   ROYAL.  —  YARlélé  D*0RI61NE8.   —  COMHERCB.  —  AGRICULTURE. 

DIFFICULTÉS  DE  GOUVERNEMENT.   —  DISSENSIONS. 

La  reine  Anne  alors  princesse  régnante,  réunit  les  deux 
branches  de  New-Jersey  en  une  seule  province,  dont  elle 
confia  le  gouvernement  à  son  parent  lord  Cornbury  déjà 
gouverneur  de  New- York.  Les  chartes  sous  la  protection  des- 
quelles ce  pays  s'était  développé,  disparurent  et  ne  furent 
point  remplacées  par  un  pacte  analogue.  Les  règles  de  ce  gou- 
vernement tout  arbitraire,  étaient  simplement  contenues 
dans  un  cahier  d'instructions  données  au  représentant  royal. 
En  voici  la  substance  : 

La  province  était  remise  aux  mains  d'un  gouverneur  et 
d'un  conseil  de  douze  membres,  et  aussi  à  une  assemblée 
générale,  à  chacun  dans  les  limiles  de  ses  attributions.  A  la 
reine  seule  appartenait  la  nomination  des  membres  du  con- 
seil. Le  choix  s'en  faisait  sur  une  liste  fournie  par  le  gouver- 
neur, laquelle  ne  pouvait  contenir  que  des  noms  d'hommes 
de  bonnes  mœurs,  propriétaires  et  non  endettés.  Ce  repré- 
sentant de  la  royauté  avait  droit  de  suspendre  le  conseil, 
mais  par  un  acte  motivé,  transmis  ensuite  en  Angleterre. 

L'assemblée  générale  composée  de  vingt-quatre  membres, 
était  soumise  à  l'élection  des  propriétaires  fonciers  possédant 
un  immeuble  de  cent  acres,  ou  des  valeurs  mobilières  équi- 
valant à  cinquante  livres  sterling. 

Pour  être  éligible,  il  fallait  posséder  mille  acres  de  terre. 
Le  mandat  de  délégué  comportait  une  durée  de  temps  indé- 
terminée. 

L'assemblée  convoquée,  prorogée  ou  dissoute,  à  la  volonté 
du  gouverneur,  se  composait  de  deux  branches  dislincles, 


GOUVERNEMENT  ROYAL.  157 

dont  Tune  formée  des  membres  du  conseil,  et  l'autre,  des 
délégués  des  censitaires. 

Les  lois  soumises  au  veto  du  gouverneur  pouvaient,  malgré 
son  approbation,  être  annulées  par  la  couronne. 

Le  gouverneur,  avec  Tassentiment  du  conseil,  avait  le  droit 
d'instituer  des  cours  de  justice,  et  d'en  nommer  les  juges  ; 
lui-même,  avec  les  membres  du  conseil,  constituait  la  cour 
d*appel. 

La  liberté  religieuse  était  accordée  à  tous  les  cultes,  excepté 
aux  catholiques.  Le  gouverneur  avait  la  recommandation  - 
expresse  de  tenir  la  main  à  la  célébration  du  dimanche,  et  à 
1  administration  de  la  communion  suivant  le  rite  anglican. 
Aucun  ministre  ne  pouvait  être  ordonné  sans  un  certificat  de 
Tévêque  de  Londres,  attestant  ses  bonnes  mœurs  et  sa  sou* 
mission  aux  règles  de  conformité. 

Ordre  était  donné  de  ne  tolérer  aucune  presse  dans  la  co- 
lonie, pour  prévenir  les  dangers  attachés  à  la  publicité  *. 

Lorsqu'on  compare  ce  nouvel  état  de  choses  avec  le  gou- 
vernement précédent,  on  ne  peut  se  rendre  compte  de  la  con- 
duite des  colons  et  des  Propriétaires  qui,  sachant  bien  ce 
qu'était  un  gouvernement  royal,  ne  firent  aucun  effort  série\ix 
pour  prévenir  une  pareille  extrémité.  Cependantquelque  dures 
que  fussent  les  instructions  de  la  couronne,  les  colons  res- 
taient armés  d^un  droit  qu^on  ne  pouvait  leur  enlever,  celui 
de  voter,  par  l'intermédiaire  de  leurs  délégués  réunis  en 
assemblée  générale,  les  taxes  nécessaires  pour  assurer  la 
marche  des  affaires.  Il  en  était  de  même  du  traitement  du 
gouverneur,  et  l'on  sait  par  l'expérience  des  autres  colonies, 
combien  était  puissante  cette  prérogative  pour  amener  Tau- 
torité  executive  à  de  fréquentes  transactions  sur  des  matières 
qu  elles  ne  pouvaient  dominer. 

Avant  d'aller  plus  loin,  disons  quelques  mots  de  TEtal  de 
New-Jersey,  à  cette  époque. 

*  Bancroft,  p.  396. 


158  NEW-JERSEY-UNI. 

On  estime  que  la  population  totale  de  cette  colonie-unie 

;  pouvait  s'élever  à  vingt  mille  âmes,  à  la  fin  du  dix-septième 
siècle.  Dans  ce  nombre,  douze  mille  individus,  principa- 
lement puritains  et  presbytériens,  étaient  établis  à  l'Est;  et 
huit  mille  composés  surtout  de  Quakers,  résidaient  à  l'Ouest. 

,Une  estimation  plus  modérée  fixe  le  chiffre  total  à  quinze 
mille  seulement  *,  en  se  fondant  sur  ce  que  la  Pensylvanie 
à  peine  créée,  attira  à  elle  la  majeure  partie  des  Quakers  ve- 
nant d'Angleterre;  et  aussi  eu  égard  à  la  grande  diminution 
de  l'émigration  après  la  révolution  de  1688.  Les  colons  du 

.culte  anglican  étaient  peu  nombreux,  si  Ton  en  juge  par  le 
nombre  de  leurs  ministres,  car  on  n'en  comptait  pas  plus  de 

.  deux  dans  toute  la  province.  Malgré  la  répugnance  des  Qua- 
kers pour  toute  force  organisée,  la  milice  comptait  quatorze 
cents  hommes.  La  colonie  se  trouvait  entraînée  malgré 
elle^  dans  la  destinée  de  celle  de  New-York  dont  la  fron- 
tière était  incessamment  menacée,  et  pour  la  défense  de  la- 
quelle des,  efforts  communs  s'imposaient  à  tous.  La  locali- 
sation distincte  d'éléments  divers  de  population  contribua  à 
.maintenir  longtemps,  une  variété  de  physionomie,  de  carac- 
tère et  d'habitudes  que  la  différence  des  races  et  des  sectes 
.aurait  suffi  à  produire.  L'esclavage  perpétuel,  la  servitude 
temporaire  existèrent  là  comme  ailleurs,  aucune  secte  ne  put 
s'honorer  de  les  avoir  proscrits.  Cependant  on  voit  qu'en  i  696, 
des  Quakers  de  New-Jersey  et  de  Pensylvanie  réunis  en  conseil, 
décidèrent  qu'un  appel  serait  fait  à  fous  leurs  coreligionnaires 
pour  les  déterminer  à  renoncer  à  Temploi  des  esclaves,  ou 
,toutaumoinsà  de  nouvelles  importations.  Mais  cette  démarche 
aW  aucune  suite,  et  Ton  voyait  encore  des  esclaves  rouges  et 
noirs  dans  le  New-Jersey,  bien  après  la  révolution  de  1776, 
Le  commerce  des  deux  parties  de  la  province  s'était  déve- 
loppé, en  dépit  des  entraves  dont  les  gouverneurs  de  New- York 

*  Uolmes's  /Iwftû/s,  2*  vol.,  p.  45^  et  Gordon^  p.  5Î. 


GOUVERNEMENT  ROYAL.  159 

avaient  semé  sa  route.  Les  exportations  consistaient  en  pro- 
duits d'agriculture,  à  destination  des  Indes  occidentales;  puis 
en  fourrures  et  tabac  pour  T Angleterre  ;  et  en  huiles,  poissons 
et  autres  provisions  variées  qu*on  fournissait  à  l'Espagne,  au 
Portugal,  et  aux  Canaries.  La  colonie  eut  aussi  à  se  reprocher 
comme  ses  voisines,  la  piraterie  et  la  traite  des  hommes  de 
couleur.  Ce  désordre  moral  atteignit  toutes  les  provinces,  et 
il  ne  paraît  pas  qu'aucune  y  ait  échappé.  Burlington  avait  déjà 
une  manufacture  d'étoffes  de  lin  et  de  laines,  mais  elle  ne 
pouvait  fournir  une  longue  carrière,  en  face  des'lois  prohi- 
bitives de  l'Angleterre. 

New-Jersey  devenue  province  royale,  fut  pendant  un  cer- 
tain temps  sous  l'administration  executive  du  gouverneur  de 
la  colonie  de  New-York,  mais  à  tous  autres  égards,  rôxislerice 
de  chacune  d'elles  était  distincte.  Cornbury  le  premier  gou- 
verneur, outre-passait  ses  instructions,  moins  par  excès  de 
zèle,  que  pour  tirer  partie  des  concessions  qui  lui  seraient 
demandées;  aussi  faisait- il  trafic  de  sa  charge,  et  le  déplorable 
état  de  ses  affaires  le  rendait  accessible  à  toutes  les  corrup- 
tions. SamuelJennings,  alors  président  de  l'assemblée  géné- 
rale, l'accusa  un  jour  «  d'être  la  marchandise  des  factions  I  » 
Son  passage  au  pouvoir  est  signalé  par  les  moyens  frauduleux  ^ 
qu'il  employa  pour  obtenir  une  législature  à  sa  dévotion,  aussi 
lui  alloua-t-elle  un  traitement  tel  qu'il  le  désirait,  pour  deux 
années  consécutives  ;  avantage  qui  lui  avait  toujours  été  re- 
fusé précédemment.  Il  suspendit  le  cours  de  la  justice  et  ac- 
corda des  monopoles  excessifs.  Il  souleva  surtout  contre  lui 
les  Quakers  qu'il  entendait  soumettre  au  serment,  malgré  un 
long  usage  appuyé  sur  la  charte  originaire.  Enfin  la  mesure 
devenue  comble^  la  législature  lui  refusa  tout  subside.  Des 
deux  partSj  on  envoya  des  pétitions  à  la  reine  pour  faire 
cesser  ce  grave  conflit,  et  ce  n'est  qu'en  1709,  que  Ton  ob- 
tint la  révocation  si  longtemps  sollicitée,  de  ce  déplorable 
gouverneur. 


160  NEW-JERSRY-EST. 

Pendant  un  grand  intervalle  de  temps,  les  difficultés  se  mul- 
liplient  entre  l'assemblée  et  le  représentant  royal.  La  rapide 
et  nombreuse  succession  de  ceux-ci,  témoigne  tout  à  la  fois, 
de  lantagonisme  croissant  de  la  métropole  avec  les  colonies, 
du  besoin  de  la  plupart  des  gouverneurs  de  tirer  profit  de 
leur  situation,  et  enfin  de  Tesprit  turbulent  de  ces  popula- 
tions qui  s'agitent  parfois  sans  raison  sérieuse.  Je  vais  dé- 
gager de  la  période  nouvelle  qui  s'étend  jusqu'à  la  révolution 
de  1776,  les  faits  qui  ont  une  portée  réelle,  négligeant  ceux 
qui  n'offrent  qu'un  intérêt  secondaire  ou  ne  sont  que  la  re- 
production incessante  des  difficultés  que  j'ai  déjà  signalées. 

Sous  Georges  P,  le  parlement  d'Angleterre  avait  rendu  un 
bill  déclaré  perpétuel  pour  l'Angleterre,  et  obligatoire  pen- 
dant cinq  ans  seulement  dans  les  colonies;  et  aux  termes  du- 
quel, les  Quakers  dispensés  du  serment  dans  certains  cas,  ne 
pouvaient  y  échapper  dès  qu'ils  prenaient  possession  de  fonc- 
tions publiques,  ou  qu'ils  exerçaient  la  mission  de  jurés  ou 
de  témoins  au  criminel,  dans  les  affaires  capitales.  On  vou- 
lait faire  application  de  cet  acte  aux  Quakers  de  New-Jersey, 
mais  chose  remarquable!  le  président  d'une  cour  de  justice, 
appelé  à  statuer  sur  un  cas  de  cette  nature  qui  se  présentait 
devant  lui,  refusa  d'exiger  le  serment  des  jurés  quakers,  en 
se  fondant  sur  ce  que  le  bill  anglais  était  contraire  aux  pré- 
rogatives de  la  province.  Il  était  impossible  de  fouler  aux 
pieds  d'une  manière  plus  cavalière,  un  bill  rendu  dans  la 
pleine  puissance  du  parlement,  et  qui,  depuis  la  suppression 
des  chartes,  était  certainement  obligatoire.  Mais  le  chef  de 
justice  ayant  pour  lui  l'opinion  delà  majorité,  sa  sentence 
fut  exécutée.  C'est  une  des  nombreuses  anomalies  de  la  lé- 
gislation des  colonies  où  Ton  voulait  faire  entrer  le  droit  an- 
glais, ménie  quand  il  répugnait  à  l'esprit  des  institutions  co- 
loniales, à  des  précédents  bien  établis,  et  au  caractère  des 
habitants.  Mais,  sauf  pour  les  lois  fiscales  qui  intéressaient 
le  commerce  et  l'industrie  d'Angleterre,  les  lois  des  colonies 


INSURRECTION.  ICI 

prévalurent  toujours,  à  cela  près  de  quelques  intermittences 
de  peu  de  conséquence. 

Les  colons,  en  réclamant  un  gouvernement  provincial  ou 
royal,  croyaient  s'affranchir  du  payement  des  quitrents  qui 
avaient  formé  le  sujet  de  luttes  si  vives  à  Forigine  de  TEst- 
Jcrsey,  mais  si  George  Carteret,  préférant  la  paix  de  la  colo- 
nie à  Fexercîce  d'un  droit  douteux,  abandonna  tacitement  ses 
prétentions,  il  n'en  fut  pas  de  même  de  sescessionnaires.  Les 
poursuites  qu'ils  exercèrent  avaient  un  caractère  odieux  qui 
provoqua  des  résistances  ouvertes.  Les  habitants  de  plusieurs 
contrées  se  liguèrent  et  reçurent  dans  leurs  rangs,  même 
des  individus  qui  n'avaient  aucune  raison  valable  à  opposer 
aux  titres  invoqués  contre  eux.  Les  officiers  de  justice  eurent 
à  subir  des  luttes  à  main  armée,  et  les  prisons  ne  suffisaient 
plus  aux  arrestations.  Mais  vaincus  un  jour,  les  insurgés  re- 
prenaient bientôt  Toffensive,  ils  forçaient  les  lieux  de  déten- 
tion et  délivraient  les  prisonniers.  Ce  déplorable  état  de  cho- 
ses dura  plusieurs  années  pendant  lesquelles  le  règne  des  lois 
fut  suspendu,  et  la  justice  méprisée.  L'assemblée  générale 
refusa  de  s'associer  à  toute  mesure  qui  prêterait  force  à  la 
loi,  et  ce  désordre  gouvernemental  se  prolongea  longtemps 
encore  pendant  la  seconde  moitié  du  dix-huitième  siècle.  Ce- 
pendant les  Propriétaires  obtinrent,  après  de  nombreuses  sol- 
licitations, qu'une  commission  d'enquête  fût  envoyée  d'An- 
gleterre pour  prendre  connaissance  exacte  des  faits.  La  cour 
de  chancellerie  procédant  avec  sa  lenteur  proverbiale,  n'avait 
point  encore  statué  sur  un  des  différends  qui  lui  étaient  sou- 
mis, lorsque  éclata  la  révolution  d'Amérique. 

La  réunion  dans  une  seule  main,  du  gouvernement  des  co- 
lonies de  New-York  et  de  New-Jersey,  portait  un  préjudice  réel 
aux  intérêts  de  cette  dernière  qui  était  de  beaucoup  infé- 
rieure à  l'autre.  On  sollicita  longtemps  la  séparation  des 
deux  administrations,  mais  c'est  en  1738  seulement,  que  la 
couronne  fil  droit  à  ces  justes  demandes.  Depuis  lors,  ces 
II.  11 


i62  NEW-JERSEY, 

provinces  n'eurent  plus  rien  de  commun  excepté  les  dangers 
que  leur  créèrent  les  guerres  avec  les  Français  et  avec  les  In- 
diens. 

Malgré  ces  troubles  intérieurs,  la  colonie  prospérait,  grâce 
à  l'existence  laborieuse  et  frugale  de  ses  habitants.  Cependant 
Taccroissement  de  sa  population  n  était  pas  en  rapport  avec 
celui  des  autres  provinces.  La  raison  qu'on  en  donne  est  que 
beaucoup  d'hommes  de  la  génération  qui  s'élevait,  avides  de 
nouveautés,  d'inconnu,  émigrèrent  continuellement  et  con- 
tribuèrent à  peupler  d'autres  provinces.  Toutefois  le  recense- 
ment de  1790  portait  le  chiffre  de  la  population  blanche  et 
libre,  à  cent  soixante-douze  mille  sept  cent  seize  habitants, 
indépendamment  des  esclaves  dont  le  nombre  montait  à  onze 
mille  quatre  cent  vingt-trois  ^ 

Section  VI 

RAPPORTS  DE  LÀ   COLOMB  AVEC  LES   INDIENS. 

Les  Indiens  qui  peuplaient  le  New-Jersey  lors  de  la  prise  de 
possession  par  les  Européens,  étaient  des  rameaux  détachés 
des  nations  appelées  Mengwe  et  Lenape,  et  composaient  de 
petites  tribus  connues  sous  les  noms  de  Assunpinks,  Ranko- 
kas,  Mingoes,  Andastakas,  Mantas,  Raritans,  etc.  D'autres  na- 
tions importantes  n'habitaient  la  province  qu'occasionnelle- 
ment, tout  en  y  maintenant  leurs  droits  de  pos8esî<îon  sur 
certains  territoires.  On  les  appelait  les  Naraticengs,  les  Capî- 
tinasses,  les  Gacheoes,  les  Muncys,  les  Minisinks,  les  Pomp- 
ions, les  Senecas,  les  Mohawks,  et  peut-être  d'autres  encore 
de  la  confédération  des  Cinq  nations. 

Ces  tribus  ne  vivaient  pas  toutes  en  bonne  intelligence,  quel- 
ques-unes d'elles  étaient  même  sou  vent  en  guerre  entre  elles. 
Cependant  les  Européens  établirent  avec  eux  les  rapports  les 

«  Goi-dOn,  appendix,  p.  îiD-SO. 


RAPPORTS  AVEC  LES  INDIENS.  105 

plus  bienveillants,  et  ils  purent  en  acquérir  des  terres  consi- 
dérables pour  un  prix  insignifiant;  surtout  les  Suédois  et  les 
Hollandais  qui,  les  premiers,  vinrent  se  fixer  dans  ces  ré- 
gions. Tous  ces  pionniers  furent  très-heureux  de  trouver 
une  cordiale  hospitalité  chez  ces  peuplades  primitives  qui 
leur  fournirent  en  blé  et  en  gibier,  toutes  les  provisions  qui 
leur  manquaient,  et  sans  lesquelles  probablement,  ils  eussent 
péri  de  faim  et  de  misère.  Ceux  qui,  plus  tard,  vinrent  avec 
Carteret  créer  le  New-Jersey-Est,  ne  reçurent  pas  un  moins 
bon  accueil,  à  la  faveur  du  traité  d'alliance  fait  par  la  colo- 
nie de  New-York  avec  les  Cinq  nations. 

Les  acquisitions  de  terres  se  firent  de  deux  manières  sui- 
vant les  époques  :  le  principe  voulait  que  le  roi,  ou  ceux  qui 
le  représentaient  en  vertu  de  chartes  de  concession,  fussent 
considérés  comme  souverains  propriétaires  du  sol,  sauf  le 
droit  de  possession  des  Indiens.  L'extinction  de  ce  droit  par 
achat  ou  autrement,  ne  devait  avoir  lieu  qu'au  profit  de  ce 
souverain  qui  aliénait  ensuite  le  sol  par  parties,  moyennant 
une  quilrent  perpétuelle.  Dans  le  New-Jersey-Est,  les  premiers 
émigrants  achetèrent  directement  des  Indiens,  en  vertu  d'une 
licence  du  gouverneur  de  New-York  ;  ce  qui  suivant  eux,  les 
affranchissait  du  payement  des  quitrenls^  tandis]^  qu'on  leur 
objectait  que  cette  prestation  était  sous  entendue^  comme 
hommage  au  souverain.  De  là,  les  luttes  dont  j'ai  parlé  plus 
haut.  Mais  plus  tard,  il  fut  bien  établi,  dans  cette  province 
comme  dans  toutes  les  autres,  qu'aucune  acquisition  de  terre 
tie  pouvait  être  faite  valablement  des  Indiens  par  des  parti* 
culiers.  Au  roi  seul  ou  à  ses  représentants  était  réservée  cette 
prérogative,  non  pas  uniquement  comme  marque  de  souvé- 
t'aineté,  mais  encore  pour  éviter  les  fraudes  dont  les  indigènes 
étaient  trop  souvent  victimes  dans  les  transactions  privées. 
Cette  matière  fut  plusieurs  fois  réglementée^  notamment  en 
1703,  à  l'époque  où  le  New-Jersey  fit  retour  à  la  couronne; 

Les  habitants  des  deux  parties  de  la  colonie,  malgré  la  ri- 


1C4  NEW-JERSEY, 

gueur  apparente  de  leurs  sentiments  religieux,  et  malgré 
surtout  le  caractère  paisible  des  tribus  de  ces  contrées,  usè- 
rent envers  elles,  des  mêmes  traitements  que  les  habitants 
des  pays  voisins,  en  les  excitant  à  la  consommation  du  rhum 
et  d'autres  liqueurs  enivrantes,  en  empiétant  sur  leurs  pos- 
sessions, et  en  infligeant  l'esclavage  à  des  hommes  de  cette 
race.  Cet  esclavage  porta  principalement,  il  est  vrai,  sur  des 
Indiens  venus  des  Indes  occidentales  ;  mais  peu  importait  le 
lieu  d'origine  de  ces  malheureux,  c'est  la  condition  qu'on 
leur  infligeait  qui  était  à  déplorer,  et  qui  témoignait  d'un 
profond  mépris  pour  la  race  entière.  On  chercherait  vaine- 
ment dans  les  annales  des  Puritains  et  des  Quakers  de  New- 
Jersey,  aucun  effort  sérieux  fait  par  eux  pour  christianiser 
et  pour  civiliser  les  indigènes.  Une  seule  idée  prévalait  parmi 
ces  hommes  si  après  dans  la  défense  de  leurs  privilèges  : 
c  était  l'abus  du  droit  d'autrui.  Telle  était  la  cause  de  ces  dé- 
possessions qui,  sous  le  titre  mensonger  de  traités,  refoulaient 
les  tribus  par  des  moyens  plus  ou  moins  avouables,  dont  la 
tendance  était  l'extinction  de  la  race. 

Tant  que  les  rapports  entre  les  colons  et  les  Indiens  n'em- 
brassèrent que  des  intérêts  locaux,  ceux-ci  supportèrent 
avec  beaucoup  de  résignation  le  sort  qui  leur  était  fait  ;  mais 
quand  la  France  et  TAngleterre  vinrent  à  se  mesurer  en  Amé- 
rique, elles  cherchèrent  à  se  faire  des  auxiliaires  parmi  les 
tribus  mécontentes.  Les  provinces  les  plus  intéressées  au 
maintien  de  la  bonne  harmonie  étaient,  au  premier  rang  : 
New-York  et  New-Jersey.  Mais  lors  de  la  guerre  de  1756, 
lès  désaffections  contenues  se  donnèrent  carrière,  et  l'on  vit 
certaines  tribus  de  l'Ouest  prendre  fait  et  cause  pour  l'ennemi 
commun.  Aux  premiers  indices  d'une  défection,  des  craintes 
vives  s'emparèrent  des  esprits,  l'assemblée  générale  nomma 
une  commission  chargée  de  faire  une  enquête  sur  les  griefs 
des  Indiens,  afin  d'y  porter  remède  et  de  tâcher  de  rétablir  la 
corifiance  chez  des  voisins  si  redoutables.  Les  plaintes  re- 


PENSYLYANIE  ET  COMTÉS  DELAWARE.  i65 

cueillies  étaient  toujours  les  mêmes  :  empiétements  des  blancs 
sur  des  territoires  qui  ne  leur  avaient  point  été  cédés;  ma- 
nœuvres frauduleuses  employées  pour  obtenir  des  titres  ; 
vente  de  liqueurs  au  mépris  des  lois  qui  les  prohibaient  ; 
enfin  destruction  du  gibier  réservé,  à  l'aide  de  pièges  en  fer 
qui  nuisaient  à  la  chasse  des  indigènes.  La  législature  prenant 
cet  état  de  choses  en  considération,  ordonna  des  mesures  pré- 
ventives et  répressives  au  moyen  desquelles  on  parut  donner 
satisfaction  aux  intérêts  lésés.  Puis,  une  allocation  de  six  cents 
livres  fut,  en  1758,  appliquée  à  consolider  les  prises  de  pos- 
session irrégulières,  et  à  éteindre  le  titre  indien  sur  la 
presque  totalité  des  territoires  qui  restaient  encore  à  acquérir 
dans  cette  province*. 

Il  est  juste  de  dire  que,  dans  les  guerres  à  soutenir  contre 
les  Français  et  contre  les  Indiens  leurs  alliés,  le  New-Jersey 
contribua  presque  toujours  à  fournir  libéralement  son  con- 
tingent d'hommes  et  de  subsides;  bien  différent  en  cela  de 
la  Pensylvanie  dont  les  législatures  composées  presque  uni- 
quement de  Quakers,  résistaient  d'une  manière  opiniâtre  à 
maintenir  par  la  force  des  armes,  Fintégrité  du  territoire. 


CHAPITRE  XYIII 

LA   PENSYLVANIE  ET  LES  COMTÉS  DELAWARE. 
Section  I 

CHARTE   ROYALE.  —  CHARTE   DE  WiUIAM   PENN.   —  AVANTAGES  ASSURÉS  AUX 
COLONS  ET  AUX  INDIENS.  —  ACQUISITION  DES  BAS  COMTÉS  DELAWARE. 

Il  ne  suffisait  point  à  Penn  d'avoir  acquis  en  société  avec 
d'autres  Quakers,  une  partie  de  New-Jersey  pour  en  faire  un 

«  Gordon,  p.  63. 


',66  PENSYLYANIE  ET  COMTÉS  DELAWARE. 

élablissement  affecté  à  cette  secte,  il  voulait  fonder  une  autre 
colonie  dont  il  aurait  seul  le  gouvernement,  de  manière  à 
prévenir  ces  tiraillements  intérieurs  qui  rendirent  si  labo- 
rieux ce  premier  essai.  Ce  grand  homme  devant  jouer  sur 
une  scène  nouvelle,  un  rôle  tout  à  fait  prééminent,  il  convient 
de  dire  quelques  mots  de  ses  antécédents. 

William  Penn  né  en  1644,  élait  le  fils  unique  d'un  amiral 
de  ce  nom  qui,  à  la  tête  d'une  flotte  anglaise,  s'était  emparé 
de  la  Jamaïque,  et  avait  rendu  des  services  signalés  dans  la 
guerre  contre  la  Hollande.  Élevé  à  l'université  d'Oxford,  il 
n'en  goûta  point  les  doctrines  religieuses,  et  se  trouva  très- 
attiré,  alors  qu'il  n'était  encore  qu'étudiant,  par  l'enseigne- 
ment d'un  prédicateur  quaker.  Lui  et  quelques-uns  de  ses 
amis  suivirent  les  exercices  de  cette  secte  :  le  fait  s'ébruita, 
il  fit  sensation  dans  le  collège,    et  après  une  première 
peine  à  laquelle  on  le  soumit  pour  non  conformitéy  sa  per- 
sistance dans  ses  nouvelles  croyances  le  fit  expulser  de  l'uni- 
versité. Il  n'était  alors  âgé  que  de  seize  ans.  Son  père  dont 
le  crédit  était  grand  à  la  cour  de  Charles  II,  rêvait  pour  son 
fils  un  brillant  avenir,  mais  cette  conversion  inattendue  me- 
naçait de  ruiner  ses  espérances.  Tous  ses  efforts  tendirent 
à  ramener  William  dans  le  giron  de  l'Église  épiscopale;  ce  fut 
en  vain.  Celui-ci  était  doué  d'une  forte  trempe  de  caractère 
qui  donnait  à  ses  convictions  religieuses,  une  énergie  que 
fortifiait  encore  l'intolérance  de  cette  époque.  On  le  chassa  de 
la  maison  paternelle  sans  aucune  ressource,  dans  l'espoir 
peut-être,  que  la  détresse  viendrait  amollir  cette  nature  ha- 
bituée à  une  grande  opulence.  Tout  devait  échouer  devant  ses 
convictions  bien  arrêtées.  Sa  résignation  triompha  du  ressen- 
timent de  son  père  qui  l'envoya  en  France  pour  y  voyager, 
apprendre  la  langue,  et  se  former  au  contact  des  hommes  de 
distinction.  Mais  s'il  y  fut  disirait  des  choses  austères,  ses 
croyances  n'y  perdirent  rien,  car  on  lereti'ouve  plus  tard  en 
1666,  en  Irlande  où  il  est  poursuivi  pour  son  adhésion  aux 


WILLIAM  PENN.  167 

principes  des  Quakers.  Sa  profession  de  foi  s'était  toujours 
contenue  dans  des  bornes  qui  pouvaient  satisfaire  ses  amis, 
mais  en  1668,  à  peine  âgé  de  vingt-quatre  ans,  il  fut  chargé 
d'une  mission  pour  propager  les  principes  de  la  secte  des 
Quakers.  Dans  cette  nouvelle  arène  il  trouva  la  persécution, 
et  fut  pluwsieurs  fois  jeté  dans  les  prisons  d'où  il  continuait  à 
combattre  par  ses  écrits,  pour  le  triomphe  de  ses  idées  ;  mais 
à  la  faveur  des  amis  de  sa  famille,  il  parvenait  toujours  à 
renverser  ces  barrières.  En  1671,  à  sa  sortie  de  NewgatCy  il 
partit  pour  la  Hollande  et  FAUemagne  qu'il  visita  en  partie, 
et  où  il  retourna  en  1677,  pour  y  faire  une  active  propagande. 
On  verra  plus  tard,  que  ses  rapports  avec  ce  dernier  pays 
contribuèrent  beaucoup  au  peuplement  de  la  colonie  qu'il 
allait  fonder. 

D  un  esprit  élevé,  naturellement  enclin  aux  spéculations 
philosophiques,  ses  méditations  portèrent  plus  particulière- 
ment sur  le  mouvement  des  sociétés,  et  sur  les  perfection- 
nements à  apporter  dans  le  gouvernement  des  peuples; 
en  sorte  que  quand  vint  à  aonner  Fheure  de  son  avène- 
ment au  pouvoir,  le  législateur  philosophe  avait  toutes 
prêtes  les  institutions  dont  il  voulait  doter  le  pays  confié  à  ses 
soins. 

Son  père,  en  mourant,  lui  laissa  une  grande  fortune  qui 
comprenait  entre  autres  choses,  une  créance  de  16,000  livres 
sur  le  gouvernement  anglais.  On  ne  pouvait  compter  sur  les 
ressources  de  Charles  II  pour  Tacquit  de  cette  dette,  aussi 
Penn,  qui  déjà  en  i  676,  avait  pris  un  intérêt  dans  l'acquisition 
de  New-Jersey,  pensa-t-il  avec  raison,  que  le  meilleur  moyen 
de  se  couvrir  sans  réclamer  d'argent  au  roi,  était  de  sollici- 
ter en  payement  de  sa  créance,  une  certaine  étendue  de  pays 
dans  les  possessions  anglaises  d'Amérique.  Cette  combinai- 
son offrait  plus  d'une  difficulté,  car  le  territoire  qu'il  avait 
en  vue,  était  précisément  celui  qui  s'appela  depuis  Pensylva- 
nie,  et  que  le  duc  d'York  considérait  comme  déjà  compris 


168  PENSYLYAiNlE  ET  COMTÉS  DELAWARE. 

dans  sa  propre  chatte  de  la  province  de  New-York.  Toutefois 
le  duc,  en  faveur  de  Télroile  amitié  qui  l'unissait  au  père  de 
William  Penn,  se  relâcha  de  ses  prétentions,  et  préla  les 
mains  à  la  concession  demandée.  Restait  à  vaincre  l'opposi- 
tion de  lord  Baltimore  qui,  lui  aussi,  faisait  valoir  des  droits 
antérieurs,  et  insistait  pour  qu'on  les  respectât.  Une  instruc- 
tion fut  faite,  et  après  Taccomplissement  de  toutes  les  forma- 
lités voulues,  le  roi,  persuadé  qu'il  ne  portait  ateinte  à  aucun 
droit  préexistant,  accorda  à  William  Penn  la  concession  qu  il 
sollicitait,  et  il  lui  fit  expédier,  à  la  date  du  4  mars  1681, 
une  charte  qui  le  constituait  propriétaire  de  cette  province,  et 
lui  conférait  les  prérogatives  de  gouvernements 

Celte  charte  avait  beaucoup  d'analogie  avec  celle  de  lord 
Baltimore,  elle  en  différait  cependant  en  quelques  points  im- 
portants :  ainsi,  après  avoir  établi  l'autorité  du  concession- 
naire et  garanti  les  droits  des  colons  à  une  participation  aux 
lois  et  au  vole  des  impôts,  la  charte  réservait  :  1**  au  roi,  le  vélo 
sur  toutes  les  lois,  T  et  au  parlement,  le  droit  d'imposer  des 
taxes  sur  la  colonie.  Soumission  était  exigée  aux  lois  anglaises 
régulatrices  du  commerce,  Igis  si  détestées  dans  les  autres 
colonies  ;  et  la  tolérance  était  réclamée  pour  l'Église  d'An- 
gleterre. Enfin  on  accordait  à  Penn  le  droit  de  créer  des 
cours  de  justice  dont  les  décisions  seraient  sujettes  à  appel 
a  la  couronne.  Mais  chose  remarquable!  la  charte  ne  tenait 
aucun  compte  des  scrupules  de  conscience  du  Quaker  en  ma- 
tière [de  serment  politique  et  judiciaire,  pas  plus  que  de  sa 
répulsion  pour  la  guerre  qu'il  considérait  comme  un  acte 
de  barbarie.  Ainsi,  ce  pacte  laissait  le  serment  dans  les  (ermes 
du  droit  commun,  et  il  confiait  à  Penn  et  à  ses  héritiers,  la 
prérogative  de  lever  des  troupes,  de  faire  la  guerre  par 
terre  et  par  mer,  même  au  delà  des  limites  de  la  province  '. 
Il  était  difficile  qu'il  en  fût  autrement,  car  Ton  ne  pouvait 

*  Proud's  History  of  Pennsylvania,  i"  vol.,  p.  170. 
«  llildreth,  2- vol.,  p.  Cl. 


PRÉLIMINAIRES.  169 

supposer  aux  Quakers  un  effacement  tel,  qu'ils  consenHssent 
à  se  laisser  envahir  sans  se  défendre.  On  verra  plus  loin, 
combien  le  scrupule  de  ces  sectaires  fut  un  embarras  de 
gouvernement  et  une  source  de  graves  difficultés. 

Déjà  on  Ta  vu,  partie  de  celte  nouvelle  province  était 
peuplée  de  Suédois  et  de  Hollandais,  à  l'embouchure  du 
Schuylkill,  outre  quelques  établissements  formés  par  des 
Anglais  sur  la  rive  Ouest  de  la  Delaware.  Il  devenait  néces- 
saire de  leur  faire  connaître  qu*ils  changeaient  de  maitres  : 
ce  fut  lobjet  d'une  proclamation  du  2  avril  1681,  par  la- 
quelle le  roi  réclamait  des  habitants,  obéissance  au  nou- 
veau Propriélaire,  dans  les  termes  de  la  charte  qu'on  leur 
notifiait. 

Penn  se  prépara  immédiatement  pour  l'exécution,  et  il  ex- 
pédia à  ses  nouveaux  sujets  un  message  dans  lequel  il  les 
assurait  qu'il  entendait  les  faire  jouir  de  la  liberté,  sous  le  seul 
empire  des  lois  à  la  confection  desquelles  ils  participeraient  *. 
Dans  ces  termes,  il  pouvait  compter  sur  leur  concours. 

En  même  temps,  il  rendit  publiques  en  Angleterre,  les 
conditions  auxquelles  il  entendstit  faire  des  concessions  de 
terre  pour  la  colonisation  de  la  province,  à  savoir  :  40  shill. 
par  100  acres,  outre  une  rente  perpétuelle  de  1  shill.  pour 
cette  même  quantité  de  terre.  Cette  rente  devint  plus  lard, 
l'objet  d  amères  récriminations  de  la  part  des  colons,  qui 
prétendirent  qu'elle  ne  leur  avait  été  imposée  que  pour  venir 
en  aide  aux  frais  du  gouvernement,  et  notamment  du  gou- 
verneur appelé  à  remplacer  Penn  dans  la  colonie.  A  ce  titre, 
ils  se  considéraient  comme  dispensés  de  toute  contribution 
particulière  pour  le  soutien  de  l'administration. 

Quoi  qu'il  en  soit,  il  se  présenta  bientôt  un  grand  nombre 
d'acheteurs,  notamment  une  compagnie  qui  s'appela  Compa- 
gnie libi^e  des  commerçants  en  Pensylvanie^  laquelle  à  elle 

*  Proud,  1"  vol.,  p.  189. 


170  PENSYLYANIE  ET  COMTÉS  DELAWARE. 

seule,  acheta  20,000  acres  de  terre  (1681  )•  Ces  premières 
ventes  réalisées,  trois  bâtiments  chargés  d'émigrants  mirent 
promptement  à  la  voile,  sous  la  direction  de  William  Mar- 
kham  nommé  par  Penn  pour  son  gouverneur,  et  de  commis- 
saires dont  la  mission  consistait  à  entamer  des  rapports 
d  amitié  avec  les  Indiens,  et  à  éteindre  leurs  droits  sur  ce 
territoire.  Les  sentiments  de  Penn  à  Tégard  de  ces  peuplades, 
se  produisaient  d'une  manière  si  différente  de  ceux  des 
autres  colonies,  qu'il  convient  de  rapporter  ici  la  lettre  qu'il 
leur  adressa  dans  cette  circonstance  : 

18  août  168i. 
«  Mes  amis, 

«  Il  y  a  un  Dieu  grand  et  puissant  qui  a  fait  le  monde  et 
toutes  les  choses  qui  s'y  trouvent,  auquel  vous  et  moi  et  tous 
les  peuples  nous  devons  l'existence  et  le  bien-être,  et  envers 
lequel  nous  sommes  comptables  de  tout  ce  que  nous  faisons 
ici-bas. 

«  Ce  Dieu  grand  a  écrit  sa  loi  dans  nos  cœurs  ;  elle  nous 
enseigne  et  nous  commande  de  nous  aimer,  de  nous  aider  et 
de  nous  faire  du  bien  les  uns  aux  autres.  Il  a  plu  à  cet  Être 
suprême  de  me  donner  un  intérêt  dans  cette  partie  du  monde 
que  vous  habitez,  et  le  roi  de  mon  pays  m'y  a  octroyé  une 
province.  Mais  je  ne  veux  en  profiter  que  de  votre  agrément 
et  de  votre  consentement^  alîn  que  nous  puissions  toujours 
vivre  en  paix,  dans  des  rapports  de  bon  voisinage.  Le  Dieu 
grand  qui  nous  a  créés,  a-t-il  entendu  que  nous  nous  dévo- 
rions et  nous  détruisions  les  uns  les  autres?  N'a-t-il  pas  plutôt 
voulu  que  nous  vivions  avec  modération  et  affection  les  uns 
pour  les  autres  ?  Je  tiens  à  vous  dire  combien  je  suis  peiné  des 
mauvais  traitements  et  de  l'injustice  dont  vous  avez  eu  tant  à 
souffrir,  de  la  part  des  Européens  qui  n'ont  songé  qu'à  eux 
dans  leurs  rapports  avec  vous,  et  ont  tant  abusé  de  votre  con- 


ADRESSE  AUX  INDIEiNS.  m 

fiance,  au  lieu  de  vous  donner  l'exemple  de  la  bonté  et  de  la 
patience.  Vous  en  avez  éprouvé  beaucoup  de  peine,  et  telle  est 
la  cause  sans  doute  des  haines  et  des  vengeances  qui  ont  été 
portées  jusqu'à  Teffusion  du  sang;  ce  qui  a  soulevé  le  cour- 
roux  de  Dieu.  Je  ne  suis  pas  un  homme  de  cette  sorte,  on  le 
sait  très-bien  dans  mon  pays.  J*ai  beaucoup  d'affection  et  de 
considération  pour  vous,  et  je  désire  me  concilier  votre  ami- 
tié et  la  conserver  au  moyen  de  rapports  paisibles  fondés 
sur  la  bonté  et  la  justice.  Les  hommes  que  je  vous  envoie 
partagent  mes  sentiments  et  se  conduiront  en  toutes  choses, 
d'accord  avec  ces  principes.  Si  quelqu'un  d'entre  eux  venait 
à  vous  offenser,  vous  recevriez  une  satisfaction  immédiate, 
par  le  moyen  d'un  tribunal  composé  d'hommes  justes  pris 
en  égal  nombre,  dans  vos  rangs  et  parmi  les  nôtres  ;  de 
telle  manière  qu'il  ne  vous  reste  aucun  sujet  sérieux  de  dis- 
satisfaction S  etc.,  etc.  » 

Ce  document  est  remarquable  à  plusieurs  égards  :  il  at- 
teste les  justes  griefs  des  Indiens  contre  les  Européens,  et 
d'un  autre  côté,  à  la  différence  des  Puritains  qui  ne  voyaient 
en  eux  que  des  païens  envers  lesquels  les  plus  grandes  cruau- 
tés étaient  autorisées  par  la  Bible,  Penn  les  appelle  ses  amis, 
enfants  comme  lui  du  môme  Dieu,  appelés  aux  même  desti- 
nées, et  ayant  autant  de  droits  que  les  blancs  à  l'affection,  à  la 
bonté,  à  la  justice  de  tous.  Pour  la  première  fois,  on  les 
traite  sur  un  pied  d'égalité,  sans  égard  à  leur  couleur,  et  ils 
ne  sont  pas  menacés  de  l'esclavage,  joug  que  les  autres  co- 
lonies n'épargnaient  point  aux  peuplades  de  cette  origine.  En 
un  mot,  ce  ne  sont  pas  des  êtres  différents  qu'on  voit  en  eux, 
mais  des  frères  auxquels  les  préceptes  de  l'Évangile  sont  ap- 
plicables! C'était  une  doctrine  toute  nouvelle  qui  fit  époque, 
et  dont  tout  l'honneur  revient  à  Penn.  C'est  un  de  ses  beaux 
titres  de  gloire. 

*  Proud,  !•'  vol.,  p.  195. 


172  PENSYLYANIE  ET  COMTÉS  DELAWARE. 

Cettelettrenélaitjàtout  prendre,  qu'une  promesse,  ellen'a- 
vait  rien  de  strictement  obligatoire  pour  les  colons.  Mais  aus- 
sitôt que  Penn  eut  réalisé  un  certain  nombre  de  ventes  de  ses 
terres,  il  fil  avec  ses  acquéreurs,  à  la  date  du  H  juillet  1681  ,un 
premier  traité  renfermant  certaines  conditions  préparatoires 
de  gouvernement,  et  dans  le  nombre,  se  trouvent  quelques 
clauses  concernant  les  Indiens.  Les  articles  11  et  12  portent 
entre  autres  choses,  qu'on  ne  pourra  rien  leur  vendre  et  rien 
acheter  d'eux,  si  ce  n*est  sur  le  marché  public,  pour  éviter 
des  fraudes  sur  la  qualité,  le  poids  et  la  mesure  ;  et  qu'une 
inspection  sera  organisée  pour  donner  à  ces  derniers,  les  ga- 
ranties dont  ils  ont  toujours  manqué  vis-à-vis  des  planteurs 
qui  ont  tant  abusé  d'eux. 

L'article  13  place  l'Indien  sous  Tégide  de  la  loi  commune, 
pour  garantir  sa  personne  contre  toute  offense  dont  un  blanc 
se  rendrait  coupable  envers  lui. 

L'article  14  consacre  la  promesse  faite  par  la  lettre  de 
Penn,  en  leur  assurant  un  jury  de  douze  membres,  dont  six 
blancs  et  six  Indiens,  pour  l'examen  et  la  décision  de  leurs 
griefs  et  de  ceux  des  blancs  contre  eux  \ 

Ces  bases  premières  n'étaient  que  les  avant-coureurs  d'une 
charte  de  gouvernement  dont  Penn  s'occupait,  et  à  laquelle 
son  esprit  philosophique  donnait  beaucoup  de  soin.  Cette 
charte  datée  du  mois  de  mai  1682  mérite  une  mention  toute 
particulière.  C'est  la  première  fois  peut-être  que  le  souverain 
d'un  pays,  dans  un  acte  de  cette  nature,  passait  en  revue  les 
principes  primordiaux  des  sociétés,  discutait  les  formes  con- 
nues de  gouvernement,  et  recherchait  celles  qui  étaient  les  plus 
propres  à  assurer  le  bonheur  du  peuple.  Suivant  les  idées  de 
ce  grand  homme,  «  le  pouvoir  est  une  émanation  de  Dieu,  des- 
tinée à  faire  le  bien  et  à  éviter  le  mal.  Aucun  mode  absolu  de 
gouvernement  ne  convient  à  tous  les  peuples,  et  il  y  a  des 

«  Proud,  2*  vol.,  appendùg,  n*  i. 


PRÉLIMINAIRES.  175 

raisons  particulières  de  se  décider  pour  telle  ou  telle  forme, 
suivant  les  circonstances.  Sa  maxime  est  que  tout  gouverne- 
ment sera  bon  quelle  que  soit  sa  structure,  quand  la  loi  sera 
la  règle  de  tous,  et  que  le  peuple  y  prendra  part.  Vouloir  da- 
vantage dit-il,  «  c'est  tomber  dans  la  tyrannie,  Toligarchie  ou 
la  confusion.  Ce  qui  est  important,  c'est  d'avoir  des  hommes 
droits  et  justes  pour  exécuter  la  loi,  car  si  elle  est  mauvaise, 
ils  en  atténueront  les  effets  ou  la  feront  réformer.  Si  elle  est 
bonne,  ils  ne  peuvent  que  l'améliorer.  Prenons  au  contraire 
des  hommes  méchants,  ils  esquiveront  la  loi  ou  la  dénature- 
ront! Pour  produire  de  bons  citoyens,  il  faut  répandre  Tédu- 
cation,  c'est  la  sauvegarde  de  l'avenir  des  peuples.  » 

C'est  sur  ces  bases  que  Penn  établit  sa  charte  de  gouver- 
nement «  à  l'effet,  dit-il,  d'assurer  au  pouvoir  le  respect  du 
peuple,  et  de  garantir  le  peuple  contre  les  abus  du  pouvoir. 
Car  la  liberté  sans  l'obéissance  n'est  que  confusion,  de  même 
que  l'obéissance  sans  la  liberté  rj'est  qu'esclavage*.  » 

Ces  idées  philosophiques  étaient  bien  peu  comprises  alors, 
car  dans  la  Nouvelle-Angleterre  qu'on  a  donnée  comme  mo- 
dèle, on  en  était  encore  à  cette  époque,  à  la  persécution  la 
plus  effroyable  en  matière  de  religion,  et  à  Toligarchie  théo- 
cratique,  au  point  de  vue  gouvernemental.  D'un  autre  côté, 
on  verra  plus  loin,  que  quelques  années  seulement  aupara- 
vant, le  fameux  philosophe  Locke  imposait  aux  Carolines  un 
gouveinement  purement  féodal  malgré  la  répulsion  des  habi- 
tants. Ainsi,  soit  que  l'on  compare  Penn  avec  ses  contempo- 
rains, soit  qu'on  le  juge  isolément,  on  ne  peut  s'empêcher  de 
reconnaître  qu'il  apportait  dans  le  nouveau  monde,  les  idées 
les  plus  généreuses,  destinées  à  faire  le  bonheur  du  peuple 
qui  se  confiait  à  ses  directions. 

Il  devait  se  trouver  dans  les  meilleures  conditions  pour 
faire  réussir  ses  principes,  car  selon  toute  apparence,  le  prin- 

*  Proud,  !•'  vol.,  p.  197  et  suiv. 


i74  PENSYLYANIE  ET  COMTÉS  DELA^VARJE. 

cipal  noyau  de  population  de  sa  colonie  allait  se  former  de 
Quakers  qui,  imbus  de  ses  sentiments,  ne  lui  créeraient  point 
les  mêmes  embarras  que  le  pêle-mêle  d'éléments  hétérogènes 
dont  s'étaient  composées  d'autres  colonies.  L'égalité  et  Fin- 
dépendance  étaient  au  fond  de  la  doctrine  des  Quakers,  et  ils 
en  poussaient  fort  loin  l'application,  car  ils  tutoyaient  tout  le 
monde,  ils  refusaient  de  se  découvrir  même  en  présence  du 
roi,  et  ils  repoussaient  aussi  le  serment  judiciaire,  ainsi  que 
le  service  militaire.  Mais  d'un  autre  côté,  ils  étaient  pénétrés 
de  la  nécessité  du  bon  ordre,  pour  prévenir  les  perturbations 
et  surtout  les  guerres  contre  lesquelles  ils  seraient  restés  dé- 
sarmés. Ils  n'hésitèrent  donc  point  à  se  soumettre  à  l'autorité 
de  Penn,  Quaker  comme  eux,  et  qui  consentait  de  lui-même, 
à  poser  des  limites  très-étroites  à  son  gouvernement. 

C'est  dans  ces  circonstances  que  ce  dernier  publia  sa  pre-. 
mière  charte  de  1682,  à  laquelle  les  premiers  planteurs  don- 
nèrent leur  pleine  et  entière  adhésion.  En  voici  Tesquisse  : 

L'initiative  des  lois  et  le  pouvoir  exécutif  étaient  remis  à 
un  conseil  composé  de  soixante-douze  citoyens  élus  par  le 
peuple  pour  trois  ans,  renouvelable  par  tiers,  d'année  en 
année.  Le  Conseil  ne  pouvait  siéger  que  sous  la  présidence  du 
Propriétaire,  ou  du  gouverneur  son  lieutenant  qui  avait  droit 
dans  les  délibérations  à  un  triple  vote. 

Le  pouvoir  législatif  était  confié  à  une  assemblée  générale 
qui  devait  se  composer  pour  la  première  fois,  de  tous  les 
freemenàe  la  province,  puis  ensuite,  de  délégués  élus  par 
eux,  et  dont  le  nombre  ne  pouvait  dépasser  500,  ni  descendre 
au-dessous  de  200. 

Les  lois  proposées  par  le  Conseil  étaient  soumises  aux  dé- 
libérations de  l'assemblée  qui  lep  approuvait  ou  les  rejetait; 

Le  gouverneur  et  le  Conseil  avaient  seuls  le  pouvoir  de 
créer  des  cours  de  justice  et  d'en  nommer  annuellement  les 
juges.  Mais  attendu  que  FÉtat  de  la  province  n.e  permettait 
pas  un  fréquent  changement  de  personnes  pour  ces  fonctions^ 


CESSION  DES  COMTÉS  DELAWARE.  175 

le  Propriétaire  réserva  pour  lui  seul,  dès  l'abord,  la  nomina- 
lion  à  vie,  de  tous  les  officiers  de  justice  *. 

Le  terme  des  sessions  de  la  législature  était  indéterminé-, 
mais  le  gouverneur  et  le  Conseil  pouvaient  la  convoquer  et 
la  proroger  suivant  qu'ils  le  jugeaient  convenable. 

Enfin,  aucune  modification  ne  devait  être  apportée  à  ce 
pacte,  que  du  consentement  du  Propriétaire  (Penn)  ou  de  ses 
héritiers  et  ayanfs  droit,  et  encore  avec  le  concours  des 
six  septièmes  des  membres  du  Conseil  et  de  rassemblée  gé- 
nérale (art.  59). 

Au  sud  de  la  Pensylvanie  se  trouvaient  les  territoires  ou 
comtés  appelés  bas  comtés  de  la  Delaware,  se  prolongeant 
sur  une  étendue  de  150  milles,  le  long  de  la  baie  de  ce  nom 
jusqu'à  rOcéan  Atlantique.  Le  possesseur  de  ces  territoires 
commandant  le  cours  et  l'embouchure  de  cette  rivière  qui 
borde  toute  une  frontière  de  la  Pensylvanie,  pouvait  porter 
le  plus  grand  dommage  au  commerce  de  cette  province.  Il 
était  du  plus  grand  intérêt  de  les  acquérir.  Penn  profilant  des 
sentiments  de  bienveillance  du  duc  d'York,  obtint  de  lui 
1°  le  désistement  formel  de  tous  droits  quelconques  sur  la 
Pensylvanie,  désistement  qui  jusque-là,  n'avait  été  que  ver- 
bal. 2"  Puis,  la  cession  des  territoires  ou  comtés,  moyen- 
nant le  payement  à  faire  au  duc  et  à  ses  héritiers  de  la 
moitié  de  toutes  les  renies  et  de  tous  les  profits  que  Penn 
pourrait  en  retirer.  Ces  actes  ne  concédaient  à  ce  dernier 
qu'un  droit  de  propriété,  mais  non  une  prérogative  politique 
sur  ces  possessions.  On  doute  même  qu'il  Tait  jamais  obtenue, 
car  lorsque  plus  tard,  les  habitants  la  lui  contestèrent,  il  ne 
put  faire  aucune  justification  à  ce  sujet  '.  Quelque  anonftale 
que  fut  cette  situation,  Penn  préparait  l'union  de  ces  comtés 
avec  la  Pensylvanie,  pour  mieux  fortifier  leurs  intérêts  po- 
litiques et  commerciaux.  Il  réussit  dans  ce  dessein,  et  l'on 

*  T.  F.  Gordon's  Hislory  of  Pennsylvania,  p.  69. 
»  T.  Gordon,  p.  65. 


170  PENSTLVANIE  ET  COMTES  DELAWARE. 

verra  plus  loin,  cette  union  consacrée  par  rassemblée  géné- 
rale. 

•  Par  ces  arrangemcnis,  le  gouvernement  de  Penn  comprit 
tout  à  la  fois  la  province  de  Pensylvanie  et  les  territoires  ou 
bas  comtés  de  la  rivière  Delaware.  Ce  fut  le  dernier  démem- 
brement que  la  colonie  de  New- York  eut  à  éprouver. 

SectioD  II 

UNION  DES  COXlés  LELAWARE  AVEC   LA   PENSYLVANIE.  —  LOIS  ORGANIQUES. 
MODIFICATIONS.    —   NOUVEAU  PLAN  DE  CRIMINALITÉ. 

Lorsque  Penn  eut  terminé  en  Angleterre  ses  préparatifs,  il 
fit  voile  pour  l'Amérique  avec  cent  émigrants  qui  vinrent 
grossir  le  nombre  de  ceux  déjà  existants.  D'autres  allaient 
bientôt  les  suivre,  et  Ton  a  estimé  que  cette  année-là  (1682), 
vingt-trois  bâtiments  partirent  d'Europe  pour  la  Pensylvanie. 
A  son  arrivée,  le  Propriétaire  trouva  toutes  les  parties  peuplées 
de  la  province  et  des  comtés  dans  une  très-bonne  condition, 
comptant  déjà  de  2  à  3,000  habitants  laborieux,  menant  une 
vie  simple,  et  répartis  en  deux  sectes  religieuses  :  les  Suédois 
luthériens,  et  les  Quakers  anglais  et  allemands. 

Il  convoqua  les  freemen  conformément  à  la  charte,  mais  la 
dissémination  de  la  population  et  son  petit  nombre,  ne  com- 
portaient guère  une  assemblée  générale  telle  que  l'entendait 
le  pacte  primitif.  Le  pays  divisé  en  six  comtés,  ne  put  envoyer 
que  soixante-douze  délégués  qui  furent  appelés  à  former  seuls, 
les  deux  branches  du  gouvernement.  On  se  contenta  donc  de 
dix-huit  d'entre  eux  pour  composer  le  Conseil  ;  les  autres 
constituèrent  la  législature. 

Dans  une  session  de  trois  jours  qui  commença  le  4  dé- 
cembre 1682,  on  établit  que  rassemblée  générale  serait,  à 
l'avenir,  formée  de  trente-six  personnes  seulement,  sujettes  à 
élection  annuelle  ;  et  que  les  membres  du  Conseil  au  nombre 
de  dix-huit,  seraient  élus  pour  trois  ans,  avec  un  renouvel- 


LOIS  ORGANIQUES.  Vn 

lement  annuel  par  tiers.  Le  triple  vole  du  gouverneur  fut 
rejeté,  mais  on  lui  accorda  conjointement  avec  le  Conseil, 
rinitiative  des  lois.  C'était  une  dérogation  notable  au  pacte 
originaire,  car  son  assentiment  devenait  indispensable  pour 
autoriser  une  proposition  de  loi.  Penn  avait  cédé  dès  1  ori- 
gine, à  un  entraînement  irréfléchi,  en  ne  conservant  pour  lui 
que  lombre  du  pouvoir  ;  il  cherchait  maintenant  à  regagner 
le  terrain  perdu,  en  rendant  son  concours  nécessaire  pour 
l'un  des  actes  les  plus  graves  du  gouvernement. 

Trois  faits  importants  signalèrent  ce  début  législatif  : 
r  Tunion  des  territoires  ou  bas  comtés;  T  la  naturalisation 
des  habitants  suédois  et  hollandais  ;  3^  Tadoption  d'un  en- 
semble de  dispositions  participant  pour  la  plupart,  du  carac- 
tère organique,  et  servant  de  modification  au  pacte  fondamen- 
tal. A  raison  de  cette  circonstance,  cet  ensemble  de  lois 
s'appela  la  Grande-Loi.  J'en  vais  signaler  quelques  particula- 
rités essentielles. 

D'abord,  la  tolérance  y  était  proclamée  dans  des  termes 
très-amples,  en  faveur  de  tous  ceux  qui  croyaient  en  un  seul 
Dieu  créateur  et  régulateur  de  l'univers.  Toutefois,  on  prescri- 
vait à  chacun  de  s'abstenir  de  tout  travail,  le  dimanche. 
Mais  celte  tolérance  dans  l'acception  protestante,  s'appliquait 
à  peine  aux  catholiques;  aussi  n*en  jouirent-ils  guère,  au 
moins  dans  les  premiers  temps  de  la  colonie  *. 

La  liberté  personnelle  était  garantie  à  peu  près  dans  les 
termes  de  la  loi  anglaise.  On  ne  devait  y  porter  atteinte,  en 
matière  civile,  qu'autant  que  le  débiteur  serait  sur  le  point  de 
quitter  la  province  ;  et  en  matière  criminelle,  dans  le  cas 
seulement  d'accusation  de  crime  capital  et  pour  des  actes  de 
violence. 

On  institua  trois  ordres  de  cours  de  justice,  à  l'instar  de 
celles  d'Angleterre. 

*  Hildreth,  2'vol.,p.  67. 

II.  \^ 


i78      PENSYLVANIE  ET  COMTÉS  DELAWARE. 

Tout  individu  âgé  de  vingt  et  un  ans,  ayant  foi  dans  la  divi- 
nité duClirist,  et  payant  des  taxes,  élait  tout  à  la  fois  électeur 
et  éligible,  soit  pour  le  conseil  et  la  législature,  soit  pour 
tout  autre  emploi  public. 

Celte  disposition  était  une  limitation  bien  hâtive  de  Texer- 
cice  du  droit  de  citoyen,  qui  allait  être  enlevé  à  un  certain 
nombre  d'habitants. 

Le  serment  fut  aboli,  et  la  peine  du  parjure  appliquée  à 
toute  fausse  affirmation.  Le  simple  témoignage  de  deux  té- 
moins suffisait  en  matière  civile  et  criminelle.  L'esprit  quaker 
s  aperçoit  dans  celte  disposition,  mais  elle  n'empêcha  point  de 
graves  difficultés  de  s'élever  à  ce  sujet,  au  regard  de  l'An- 
gleterre. 

On  ordonna  la  tenue  de  registres  publics  pour  l'inscription 
des  naissances,  mariages,  décès,  testaments,  etc. 

Pareille  inscription  fut  exigée  pour  la  validité  de  certains 
actes  transmissifs  de  propriété. 

On  déclara  le  mariage  contrat  civil  dont  la  validité  était 
subordonnée  au  consentement  des  père,  mère  et  tuteur,  et  à 
la  présence  de  deux  témoins. 

Le  droit  de  succession  privilégiée  fut  repoussé  et  remplacé 
par  l'égalité  en  matière  de  partage,  à  cela  près  d'une  double 
part  réservée  à  l'aîné  mâle,  conformément  à  la  législation  de 
Moïse. 

La  loi  réprouva  sous  peine  d'amende  et  môme  d'emprison- 
nement, les  représentations  théâtrales,  les  mascarades,  les 
réjouissances  publiques,  les  combats  de  coqs  et  de  taureaux, 
les  jeux  de  caries,  les  dés,  les  loteries  et  autres  distractions 
analogues,  sous  peine  d'&mende  et  même  d'emprisonnement. 
C'était  une  triste  copie  de  Tintolérance  puritaine.  Mais  si  Ton 
pénètre  plus  avant,  et  qu'on  observe  la  haute  criminalité,  on 
remarque  le  soin  particulier  apporté  à  une  certaine  classifica-' 
tiouj  et  à  l'adoucissement  des  peines,  de  manière  à  donner  à 
la  société  tirid  légitime  satisfaction,  tout  en  laissant  la  porte 


LOIS  ORGANIQUES.  179 

ouverte  au  repentir.  La  peine  de  morl,  chose  remarquable 
pour  répoque  !  ne  fut  édictée  qu'une  seule  fois,  pour  le  cas 
de  meurtre.  Mais  dans  la  pensée  de  la  régénération  possible 
du  coupable,  les  prisons  n'étaient  autres  que  des  ateliers  de 
travail  destinés  à  moraliser  les  détenus  *.  Tel  est  le  point  de 
départ  du  système  pénitentiaire  actuel  de  la  Pensylvanie,  si 
connu  du  monde  entier  I  Je  n'entrerai  point  dans  le  détail  de 
ce  code  criminel  qui  est  moins  un  système  qu'une  tendance,  et 
qui  sera  compromis  par  les  Quakers  eux-mêmes,  comme  on  le 
verra  plus  loin. 

Toutefois,  on  est  en  droit  de  faire  à  cette  branche  de  la  lé- 
gislation un  grave  reproche  :  les  délils  et  les  crimes  y  sont 
insuffisamment  définis,  et  la  pénalité  souvent  flottante,  laisse 
au  juge  un  pouvoir  discrétionnaire.  On  peut  trouver  la  raison 
de  ces  défectuosités  dans  le  petit  nombre  de  lois  existantes, 
et  dans  la  volonté  de  tous  de  repousser  le  système  pénal 
d'Angleterre  auquel,  dans  le  silence  des  statuts  coloniaux,  il 
aurait  fallu  avoir  recours.  On  le  rejciait  parce  qu'il  était 
empreint  d'une  rouille  de  barbarie  qui  répugnait  à  l'esprit 
des  institutions  nouvelles.  Mais  la  pratique  du  gouvernement 
démontre  chaque  jour,  que  s'il  est  des  chefs  d'empire  qui 
restent  en  arrière  de  leurs  peuples,  il  en  est  d'autres  qui  les 
devancent  trop,  et  qui  sont  condamnés  à  rétrograder  beau- 
coup de  leur  point  de  départ.  Telle  a  été  la  destinée  de 
Penn!  Et  pour  ne  parler  ici  que  de  la  criminalité,  disons 
qu'en  1684,  deux  ans  seulement  après  la  publication  des  lois 
organiques,  l'assemblée  générale  passa  un  bill  qualifiant  de 
haute  trahison  passible  de  la  peine  de  morty  tout  attentat  à 
la  vie  ou  au  pouvoir  de  Penn  M  Plus  tard  en  1718,  Tannée 
même  de  la  mort  de  ce  dernier,  la  législature  bouleversa 
complètement  l'économie  du  système  pénal,  en  prodiguant  la 
peine  de  mort,  à  l'instar  des  autres  colonies* 

*  Gordon,  p.  68  et  suiv; 
«  Le  même,  p.  82. 


180  PENSYLVANIE  ET  COMTÉS  DELAWARE. 

Mais  on  est  heureux  de  trouver  dans  ces  lois  premières, 
une  disposition  relative  à  la  moralisation  de  la  jeunesse,  elle 
est  ainsi  conçue  : 

«  On  devra  apprendre  à  tous  les  enfants  de  cette  province, 
parvenus  à  l'âge  de  douze  ans,  un  métier  ou  une  industrie 
utile,  afin  d'empêcher  la  paresse,  comme  aussi  pour  faire  que 
le  pauvre  puisse  vivre  de  son  travail,  et  que  le  riche,  s'il  de- 
venait pauvre,  ne  manquât  de  rien  *.  » 

Cette  législation  première  était  une  sorte  de  compromis 
sur  la  charte  donnée  par  Penn,  et  à  laquelle  les  colons  n'a- 
vaient point  concouru.  Pouvait-on  compter  sur  sa  durée? 
Non.  Car  l'expérience  ne  se  fait  que  lentement,  et  plusieurs 
circonstances  menaçaient  de  peser  sur  la  colonie  et  de  dé- 
truire l'équilibre  cherché  par  Penn,  avec  tant  de  sollicitude. 
Il  semblait  qu'il  en  eût  conscience  quand  il  stipulait  dans  sa 
charte  par  un  article  final  (59),  qu'il  ne  pourrait  y  être  fait 
aucun  changement,  que  de  son  consentement  ou  de  celui  de 
ses  héritiers  après  lui,  et  de  l'aveu  des  six  septièmes  des  free- 
men  réunis  en  conseil  et  en  assemblée  générale.  Mais  que 
peut  la  volonté  d'un  homme  contre  les  tendances  des  socié- 
tés? Penn  allait  lui-même  contribuer  à  modifier  profondé- 
ment cet  état  de  choses,  par  son  éloignement  des  affaires;  et 
les  colons,  par  leur  esprit  inquiet,  jaloux  et  intéressé,  ne 
pouvaient  qu'élargir  le  vide  qui  se  ferait  bientôt  entre  eux  et 
le  souverain. 

A  l'époque  où  nous  sommes  arrivés,  Penn  est  à  l'apogée 
de  sa  gloire,  et  quoique  au  début  seulement  de  la  colonie,  on 
le  verra  successivement  descendre  les  degrés  de  cette  éléva- 
tion, et  donner  au  monde  le  triste  spectacle  d'une  renommée 
qui  s'égare  dans  des  situations  équivoques,  s'effeuille  dans 
des  débats  pécuniaires,  et  disparaît  dans  l'éclipsé  de  l'intelli- 
gence. C'est  le  côté  du  tableau  qui  ne  nous  a  point  été  donné 

*  Gordon,  p.  17. 


PREMIERS  RAPPORTS  AVEC  LES  INDIENS.  18! 

par  les  auteurs  français,  et  qu'il  convient  de  restituer  à 
l'histoire. 

Un  des  premiers  soins  de  Penn  fut  de  chercher  à  détermi-. 
ner  les  limites  de  ses  possessions  du  côté  du  Maryland,  mais 
ses  conférences  avec  lord  Baltimore  n'aboulirent  à  aucun 
résultat.  Tant  étaient  grandes  leurs  divergences  d'opinion 
sur  ce  point,  que  le  règlement  final  de  leurs  frontières  res- 
pectives, ne  se  termina  qu'en  1761,  c'est-à-dire  près  d'un 
siècle  après  ces  préliminaires. 

Section  III 

PREMIERS  RAPPORTS  AVEC  LES  INDIENS.   —  RÉGIME  REPRESENTATIF. 
CHARTE  DE  1683.  —  RETOUR   DE   PENN   EN  ANGLETERRE. 

Avant  Tarrivée  du  Quaker-Souverain,  Markham  son  lieute- 
nant s'était  mis  en  rapport  avec  les  Indiens,  et  leur  avait 
acheté  une  grande  quantité  de  terres  sur  les  deux  rives  des 
chutes  de  la  Delavs^are.  Mais  Penn  voulait  agrandir  ses  pos- 
sessions et  cimenter  fortement  ses  rapports  d'amitié  avec  les 
indigènes  :  il  les  convoqua  donc  à  une  conférence  où  ils  se 
rendirent,  et  qui  a  été  célébrée  par  toutes  les  voix  de  la  re- 
nommée. Un  traité  fut  signé  avec  eux  :  il  contenait  une  ces- 
sion de  vastes  territoires  moyennant  un  prix  convenu  et 
qui  leur  fut  payé.  Penn,  aux  manières  franches  et  ouvertes, 
à  la  parole  persuasive,  inspira  beaucoup  de  confiance  aux 
indigènes  qui  n'hésitèrent  point  à  lui  donner  leur  en- 
lière  amitié.  L'appareil  théâtral  de  ce  traité  a  fait  suppo- 
ser que  c'était  la  première  fois  que  les  Européens  ache- 
taient des  terres  aux  Indiens  et  les  leur  payaient.  C'est  une 
des  nombreuses  erreurs  historiques  propagées  par  Voltaire 
qui  ne  se  doutait  guère  du  mouvement  qui  s'opérait  au  delà 
de  l'Atlantique.  En  s'informant  davantage,  il  aurait  appris 
que  quarante  à  cinquante  ans  auparavant,  ces  achats  se  fai- 
saient dans  les  autres  colonies  et  sans  apparat.  Le  seul  fait  à 
signaler,  pouvait  consister  dans  l'esprit  de  justice  et  de  bien- 


182  PENSYLVANIE  ET  COMTÉS  DELAWARE. 

veillance  qui  caractérisa  plus  particulièrement  les  première 
rapports  de  Penn  avec  les  indigènes,  circonstance  qui  ne  se 
rencontrait  pas  â  un  égal  degré,  dans  d'autres  provinces. 

Dans  cette  même  année  1682,  l'on  commença  la  fonda- 
lion  de  rimportante  ville  appelée  Piiiladelpliie,  la  deuxième 
aujourd'hui  de  l'union  américaine,'  située  sur  deux  grands 
fleuves,  le  Schuylkill  et  la  Delaware.  Il  fallait  se  hâter  de 
pourvoir  aux  besoins  de  l'émigration  qui  arrivait  abondante 
d'Allemagne,  et  surtout  d'Angleterre;  et  pour  assurer  à  cha- 
que partie  des  possessions  réunies  sous  une  même  loi,  la 
part  d'influence  à  laquelle  elle  avait  droit,  on  divisa  l'ensem- 
ble en  six  comtés.  Trois  d'entre  eux  appelés  Philadelphie, 
Buck  et  Chester,  dépendaient  de  la  province  dite  Pcnsylva- 
nie;  les  trois  autres  composant  les  territoires  annexés,  s'ap- 
pelaient Newcastle,  Kent  et  Sussex. 

Le  moment  arrivait  pour  la  réélection  du  Conseil.  On  con- 
voqua en  conséquence  les  freemen,  dans  le  double  but  de  les 
faire  voter  pour  la  nomination  des  membres  de  ce  Conseil,  et 
pour  constituer  ensuite  par  eux-mêmes  l'assemblée  générale 
ou  législature,  d'après  la  charte.  Cette  fois  comme  précédem- 
ment, on  voulait  une  chose  impossible,  c'est-à-dire  le  dépla- 
cement simultané  de  tous  les  freemen  sur  un  point  donné, 
loin  de  leurs  habitations,  pour  un  temps  plus  ou  moins  long 
consacré  à  la  confection  des  lois.  Il  fallut  renoncer  à  ce 
moyen,  et  se  contenter  de  délégués  élus  tant  pour  le  Conseil 
que  pour  l'assemblée.  On  n'était  encore  qu'en  1683,  et  déjà 
il  s'agissait  de  faire  subir  à  la  charte  provinciale  un  premier 
remaniement.  On  arrêta  entre  autres  choses,  que  désormais 
le  Conseil  serait  réduit  à  dix-huit  membres,  et  l'assemblée 
générale  à  trente-six.  On  consacrait  ainsi  le  fait  de  la  repré- 
sentation provinciale  au  lieu  et  place  de  l'action  directe  des 
freemen.  Aucun  autre  changement  ne  pouvait  être  fait  que 
de  l'aveu  de  Penn  et  de  ses  héritiers,  ainsi  que  le  portait  le 
pacte  primitif. 


PREMIÈRE  RÉVISION  DE  LA  CHARTE.  183 

La  représentation  législative  substituée  au  concours  direct 
du  peuple,  étant  une  modification  du  texle  écrit  de  la  charte 
royale,  Penn  craignait  que  la  royauté  ne  vînt  lui  objecter  ce* 
changement,  comme  une  violation  des  conditions  qui  lui 
étaient  imposées.  Il  imagina,  pour  combler  cette  lacune, 
d'ordonner  que  tous  les  projets  de  loi  à  soumettre  à  rassem- 
blée générale,  seraient  d'abord  communiqués  au  peuple  dans 
chaque  comté,  et  que  les  représentants  locaux  les  discute- 
raient avec  leurs  constituants,  de  manière  à  bien  connaître 
tous  les  aspects  des  questions,  et  à  s'identifier  le  mieux  pos- 
sible, avec  leurs  idées.  Penn  n'avait  pas  une  grande  confiance 
dans  les  lumières  des  délégués,  il  craignait  de  les  voir  dé- 
passer les  limites  de  leurs  droits,  ce  qui  entraînerait  inévita- 
blement la  révocation  de  la  charte  royale.  Pour  mettre  ses 
intérêts  à  l'abri,  il  leur  demanda  de  le  garantir  contre  les 
conséquences  d'un  fait  de  cette  nature;  mais  il  paraît  qu'il 
ne  fut  pas  donné  suite  à  cette  demande  ^  C'est  le  premier*  an- 
tagonisme qui  se  révèle  entre  deux  intérêts  qu'on  pouvait 
croire  solidaires,  et  qui  vont  s'éloigner  de  plus  en  plus,  l'un 
de  l'autre. 

Afin  de  mettre  en  pratique  les  préceptes  de  la  secte,  si  hos- 
tiles à  toute  lutte,  à  tous  débats,  on  institua  des  juges  de  paix 
chargés  de  la  mission  de  concilier  les  parties  pour  prévenir 
les  procès. 

La  charte  octroyée  par  Penn  réservait  à  lui  seul,  sa  vie  du- 
rant, la  nomination  des  membres  des  cours  de  justice.  Cette 
prérogative  lui  fut  confirmée  par  l'acte  modificatif  de  1683  ; 
mais  après  lui,  elle  devait  rentrer  dans  les  attributions  con- 
jointes du  gouverneur  et  du  Conseil  (art.  16).  Il  en  fut  de 
même  pour  l'érection  des  cours  de  justice  permanentes,  et 
Penn  eut  le  droit  de  présider  lui-même  la  Cour  suprême.  C'est 
pour  n'avoir  point  lu  ces  documents  essentiels,  que  M.  Labou- 

*  Voir  Proud,  2"  vol.,  appendix,  p.  xxv. 


184  PENSYLVANIE  ET  COMTÉS  DELAWARE. 

laye  a  prétendu  (p.  357),  que  «  ce  dernier  ne  pouvait  élire  ni 
un  juge  ni  un  constable  !  »  Cette  affirmation  avait  pour  but 
d'exalter  le  libéralisme  du  Quaker,  aux  dépens  du  catholique 
lord  Baltimore.  Ce  professeur  a,  cette  fois  encore,  été  mal 
servi  par  ses  prédilections  protestantes  qui  lui  font  substituer 
ses  conceptions  à  Thistoire  sérieuse. 

Le  jury  était  institué  par  la  première  charte  :  Tacte  modifi- 
catif  n'y  apporta  aucun  changement.  Mais  il  semble  que  Tordre 
des  juridictions  ne  fut  pas  toujours  bien  observé,  car  dans 
plusieurs  circonstances,  le  Propriétaire  et  le  Conseil  prennent 
directement  connaissance  de  diverses  causes  importantes  ; 
quelquefois  aussi,  il  y  avait  jugement  sans  intervention  du 
jury;  enfin  le  Conseil  s'attribue  le  pouvoir  de  reviser  les 
procès,  et  même  de  punir  les  juges  des  cours  inférieures  *. 

Les  autres  clauses  du  nouveau  pacte  ne  sont  que  d'un  inté- 
rêt secondaire.  Mais  il  convient  de  relever  ici  comme  trait  de 
mœurs,  deux  particularités  qui  montrent  combien  les  idées 
de  liberté  étaient  encore  indistinctes  chez  ce  jeune  peuple,  et 
comment  il  rétrograda  par  la  suite,  des  principes  très-larges 
posés  par  le  fondateur  de  la  colonie.  Dans  la  session  de  1683, 
bien  près  par  conséquent  du  dix-huitième  siècle,  deux  étranges 
propositions  furent  faites  par  le  Conseil.  L'une  tendait  à  con- 
ti'aindre  les  jeunes  gens  arrivés  à  certain  âge,  à  contracter 
mariage  ;  l'autre  déterminait  les  deux  seules  sortes  d'étoffes 
que  la  population  serait  autorisée  à  porter  pour  Tété  et  pour 
rhiver.  Le  bon  sens  de  la  majorité  de  l'assemblée  fit  cepen- 
dant justice  de  ces  aberrations  qui  furent  repoussées*.  Les 
principes  de  la  secte  étaient  déjà  assez  rigoureux  dans  les  ha- 
bitudes de  la  vie,  sans  que  l'autorité  politique  prétendit  y 
donner  une  sanction  pénale. 

La  condescendance  de  Penn  aux  modifications  réclamées  à 
la  charte  originaire  lui  valut  les  sympathies  de  tous,  et  dans 

*  Gordon,  p.  81. 

«  Proud,  l"vol.,p.  238. 


RETOUR  DE  PENN  EN  EUROPE.  185 

un  mouvement  de  reconnaissance,  rassemblée  générale,  pour 
le  récompenser  des  services  rendus  à  la  colonie  et  le  couvrir 
des  dépenses  qu'elle  lui  avait  occasionnées,  créa  à  son  profil 
uAe  taxe  annuelle  qui  fut  assignée  sur  Timporlation  et  Tex- 
portation  de  quelques  objets  de  consommation.  En  1784,  on 
porta  cette  allocation  à  2,000 livres  sterling,  à  prendre  sur  la 
taxe  des  liqueurs  spiritueuses  dont  il  élait  fait  grand  usage 
dans  la  province,  comme  dans  toutes  les  autres.  Penn  ac- 
cepta ces  avantages  pécuniaires,  seulement  il  en  différa  la  per- 
ception pendant  un  an  ou  deux,  à  la  demande  des  mar- 
chands. Mais  ensuite,  il  toucha  ce  revenu  plus  ou  moins 
régulièrement,  jusqu'à  ce  qu'il  en  fut  privé  par  une  conni- 
vence coupable  de  Lloyd  l'un  de  ses  gouverneurs,  avec  l'as- 
semblée générale  *. 

Penn  qui  se  sentait  à  l'étroit  dans  ce  pays  naissant,  songea 
à  retourner  en  Europe  où  l'attirait  une  grande  soif  de  re- 
nommée. D'autre  part,  l'estime  toute  particulière  dans  la- 
quelle il  élait  tenu  par  Charles  II  et  le  duc  d'York  son  frère, 
pouvait  contribuer  à  le  mettre  davantage  en  évidence,  et  à 
venir  en  aide  à  la  secte  des  Quakers.  Mais  ce  qui  étonne  chez 
un  homme  de  cette  valeur  et  qui  affectait  des  principes  si 
austères,  c'est  qu'il  cherchât  à  se  rapprocher  d'un  pouvoir  qui 
devenait  de  plus  en  plus  odieux  à  TAngleterre,  et  qui  prati- 
quait le  gouvernement  d'une  façon  si  opposée  à  celui  qu'il 
venait  lui-même  d'établir.  On  verra  par  la  suite,  combien 
cette  situation  de  favori  lui  fut  fatale,  et  tout  ce  qu'il  y  a  d'in- 
conséquence dans  la  nature  humaine  I 

Avant  son  départ  pour  l'Europe  (1684),  Penn  créa  une 
cour  provinciale  composée  de  cinq  juges.  C'était  la  Cour  su- 
prême à  laquelle  il  donna  pour  chef,  Nicolas  Moore  l'un  des 
hommes  les  plus  estimés  de  la  colonie. 

Le  pouvoir  exécutif  fut  remis  aux  mains  du  Conseil  qui 

»  Gordon,  p.  80-8i. 


186  PENSYLVANIE  ET  COMTÉS  DELAWARE. 

eut  pour  président  Thomas  Lloyd  Tun  des  principaux  pro- 
priétaires quakers  de  la  colonie.  Markham  autre  Quaker  en  fut 
nommé  secrétaire. 

A  cette  époque,  la  province  comptait  déjà  vingt  communes 
et  sept  mille  habitants.  Les  immigrants  Quakers  affluaient 
d'Angleterre  et  du  pays  de  Galles  ;  on  en  voyait  arriver  aussi 
de  Hollande  et  d'Allemagne,  mais  en  beaucoup  moins  grand 
nombre.  Ces  hommes  étaient  les  mêmes  que  Penn  et  Barclay, 
dans  leurs  voyages,  avaient  convertis  à  cette  secte.  C'est  ce 
premier  noyau  d'Allemands  qui  fonda  Germantown,  dans  le 
voisinage  de  Philadelphie. 

Déjà  des  rapports  de  commerce  s'étaient  établis  avec  les 
Indes  occidentales,  avec  TAmérique  du  Sud,  même  avec  la 
Méditerranée  ;  mais  l-intermédiaire  obligé  de  TAngleterre 
pesait  déjà  de  tout  son  poids  sur  les  affaires  de  ce  pays,  et 
faisait  présager  des  luttes  vives  pour  le  moment  où  elles  s  é- 
tendraient  davantage. 

SectioD   IV 

USURPATIONS  DE  LA  LÉGISUTURE.    —   RITALITÉS  DE   POUVOIR.    —   DÉGHÉAKCE 
DE,  PENN.   —   GOUVERNEUR   ROYAL.    —    SÉPARATION   DES  COMTÉS. 

Aussitôt  après  l'arrivée  de  Penn  en  Angleterre,  Charles  II 
vint  à  mourir,  et  le  duc  d'York  son  frère,  sous  le  nom  de 
Jacques  II,  monta  sur  le  trône  (1685).  Les  tendances  bien  pro- 
noncées du  nouveau  roi  pour  le  pouvoir  absolu  et  pour  la 
propagation  du  catholicisme,  mirent  en  éveil  toutes  les  dé- 
fiances, soulevèrent  de  graves  mécontentements;  et  Penn, 
qui  était  devenu  le  favori  particulier  du  prince,  partageait  la 
haine  qui  s'attachait  à  lui.  On  a  dit  de  ce  chef  Quaker  qu'il 
ne  s'était  autant  rapproché  du  roi,  que  pour  plaider  mieux 
la  cause  des  dissidents,  mais  ne  pouvait-il  y  réussir  sans  s'i- 
dentilîer  autant  qu'il  le  fit,  avec  ce  pouvoir  abhorré?  Ne  fut- 
on  pas  autorisé  à  croire  qu'il  n'usa  que  pour  lui-même  et 
pour  sa  province,  de  la  faveur  qu'il  avait  acquise?  N a- t-on 


•  USURPATIOiNS  DE  L'ASSEMBLÉE.       ~  187 

pas  constaté  que  «sa  charte  fut  la  seule  respectée  par  Jac- 
ques II?  N'est-ce  point  grâce  à  cette  circonstance,  que  dans 
le  conflit  existant  entre  Jord  Baltimore  et  lui,  il  se  fit  adjuger 
par  le  conseil  privé,  à  peu  près  la  moitié  du  territoire  com- 
pris entre  la  Delaware  et  la  Cheasapeake?  A  la  faveur  de  sa 
situation  qui  protégeait  la  Pensylvanie,  des  personnes  riches 
et  considérées  y  cherchèrent  un  asile  pendant  cette  époque 
tourmentée,  et  y  achetèrent  des  territoires  très-étendus. 
Penn  ne  pouvait  s'y  opposer,  car  ces  émigrants  se  confor- 
maient aux  conditions  de  sa  proclamation  ;  mais  ses  grandes 
dépenses  à  la  cour  lui  avaient  fait  attacher  beaucoup  de  prix 
à  Targent,  et  il  déplorait  le  fait  de  ces  ventes  involontaires  à 
des  conditions  modérées,  comme  le  privant  de  la  plus-value 
que  les  terres  avaient  acquise  par  Taccroissement  de  la  po- 
pulation ^  Déjà  se  révèle  d'une  manière  frappante,  l'intérêt 
privé  se  détachant  de  celui  de  la  province.  Ce  malheureux 
sentiment  ira  toujours  grandissant. 

L'assemblée  générale,  mécontente  de  sa  position  subor- 
donnée, céda  à  l'entraînement  des  grands  corps  délibérants, 
toujours  disposés  à  élargir  et  à  étendre  démesurément  le 
cercle  de  leurs  prérogatives.  Elle  usurpa  quelque  temps,  le 
droit  d'initiative  qui  lui  était  refusé  par  la  constitution,  mais 
Moore  chef  de  justice  et  membre  de  la  législature,  s'opposa  à 
ces  envahissements.  On  le  chassa  du  lieu  des  séances,  et  il 
fut  mis  en  accusation.  Quant  au  secrétaire  de  la  cour,  on  le 
jeta  en  prison  pour  refus  fait  par  lui  de  livrer  à  l'assemblée 
les  registres  confiés  à  sa  garde.  La  ne  se  bornèrent  point  les 
attentats  à  la  liberté  individuelle  ;  il  devint  urgent  d'y  mettre 
un  terme  pour  éviter  de  graves  perturbations.  Penn  fut  obligé 
d'intervenir  pour  les  faire  cesser,  et  comme  marque  plus 
évidente  encore  de  son  mécontentement,  il  délégua  son  pou- 
voir de  gouverneur  à  une  commission  de  cinq  membres 

*  Gordon,  p.  86. 


188  PENSYLYANIK  ET  COMTÉS  DE'LAWARE. 

parmi  lesquels  figurèrent  Moore  et  Lloyd  (1685).  D'aulres 
abus  d'autorité  de  la  part  de  celte  même  assemblée  contre 
divers  fonctionnaires,  jetèrent  de  grands  ferments  d'irrita- 
tion dans  la  population,  et  témoignaient  d'une  sorte  d'a- 
narchie qui,  lorsqu'elle  fut  connue  en  Angleterre,  suffit  à 
arrêter  le  mouvement  d'émigration,  et  affecta  d'une  manière 
fâcheuse  la  réputation  des  Quakers  qu'on  supposait  si  pai- 
sibles*. Le  caractère  du  fondateur  lui-même  ne  fut  pas  épar- 
gné, surtout  après  les  démêlés  d'argent  dont  je  vais  parler. 
Penn,  outre  sa  représentation  à  la  cour,  avait  fait  des  dé- 
penses considérables  pour  l'établissement  de  la  colonie  ;  il 
était  obéré  et  réclamait  avec  instance,  des  allocations  suffi- 
santes pour  les  couvrir.  D'autre  part,  il  avait  vendu  des  terres 
aux  colons  qui  laissaient  accumuler  les  rentes  à  lui  dues,  sans 
beaucoup  de  souci  de  leurs  engagements.  Puis,  Lloyd  son 
lieutenant  dans  la  colonie,  autrement  dit  le  gouverneur, 
avait,  sans  le  consulter,  consenti  au  rappel  de  la  taxe  sur  les 
importations  et  les  exportations,  taxe  créée  pour  son  profil 
exclusif,  et  sur  laquelle  il  avait  compté  comme  revenu  per- 
pétuel pour  sa  famille  *.  Sa  gêne  devenait  très-grande,  il  la 
fit  exposer  à  l'assemblée  qui  en  parut  fort  peu  touchée.  Les 
colons  qui  avançaient  péniblement  dans  le  travail  de  coloni- 
sation, n  admettaient  ses  allégations  qu'avec  une  cerlaine 
incrédulité  ;  on  le  supposait  riche,  dissimulant  sa  fortune  à 
Faide  de  prétendues  dettes  dont  le  chiffre  excessif  n'était  pas 
en  rapport  avec  les  dépenses  faites,  suivant  eux,  pour  la 
colonie.  On  rappelait  qu'il  avait  déjà  touché  pour  prix  de  con- 
cessions de  diverses  terres,  vingt  mille  livres  sterling,  sans 
compter  la  plus-value  de  celles  qui  lui  restaient  et  dont  l'im- 
portance croissante  participait  de  la  prospérité  de  la  province. 
Les  habitants  le  considéraient  comme  injuste  et  cruel  envers 
eux  qui  étaient  pauvres  et  soumis  à  un  travail  pénible.  Son 

*  Gordon,  p.  80-87,  et  Hildretli,  2«  vol.,  p.  96. 
«  Ilildrelh,  2*  vol.,  p.  97. 


DIFFICULTÉS  DE  GOUVERNEMENT.  189 

rôle  d'homme  de  cour  ne  le  servait  guère  auprès  de  ces  gens 
simples  :  on  ne  voyait  pas  surtout  la  nécessité  de  payer  le  trai- 
Icment  d'un  gouverneur  qui  eût  éfé  inutile,  si  Penn  fût  reslé 
dans  la  province  pour  Fadminislrer. 

Ces  prétentions  contraires,  qui  n'étaient  exemptes  ni  d'exa- 
gération ni  d'injustice,  furent  l'objet  de  discussions  qui  s'en- 
venimèrent (1685-1686).  Penn,  désespérant  de  convaincre 
l'assemblée,  imagina,  pour  lui  forcer  la  main,  toute  une 
théorie  singulière  qui  ferait  douter  de  son  véritable  libéra- 
lisme .  Il  prétendit  que  la  charte  par  lui  donnée  (charte  pro- 
vinciale), dépendait  de  l'exécution  des  conditions  qu'il  y  avait 
mises,  et  que,  du  jour  où  les  colons  s'en  affranchissaient,  il 
n'y  avait  plus  contrat,  mais  un  simple  acte  de  bon  plaisir  sujet 
à  révocation,  à  sa  volonté.  Il  chargea  en  conséquence  ses 
commissaires,  dans  le  cas  où  ils  ne  seraient  point  satisfaits  de 
la  marche  du  Conseil,  d'en  changer  eux-mêmes  le  personnel, 
encore  bien  que,  d'après  la  charte,  cette  élection  appartînt  au 
peuple  ;  comme  aussi  d'abroger  les  lois  faites  depuis  son  dé- 
part de  la  colonie,  quoique  ce  pouvoir  supérieur  n'appartînt, 
d'après  la  charte  royale,  qu'à  la  couronne  seule;  enfin  de 
rechercher  toutes  les  infractions  commises  par  le  Conseil  ou 
par  l'assemblée  générale,  et  de  prononcer  la  déchéance  de 
ces  corps  délibérants  * . 

Penn  se  méprenait  complètement  sur  la  nature  des  rap- 
ports qui  s'étaient  formés  entre  lui  et  les  colons,  à  l'abri  de 
la  charte  royale.  Celle-ci  dominait  la  sienne  :  elle  était  la  loi 
suprême  pour  tous,  et  il  ne  dépendait  pas  de  lui  de  changer 
la  condition  politique  du  peuple.  C'est  ce  que  comprirent  très- 
bien  les  commissaires  qu'il  avait]  chargés  de  cette  mission, 
et  qui  jugèrent  prudent  de  tenir  secrètes  leurs  instructions, 
sans  y  donner  suite*. 

Qu'on  se  rende  compte  du  chemin  qui  a  été  fait  depuis 

*  Gordon,  p.  90. 

*  Gordon,  p.  89-90,  et  appendix,  p.  608. 


100  PENSYLVANIE  ET  COMTÉS  DELAWARE. 

l'origine,  c'est-à-dire  en  quatre  ans  !  On  débute  par  une  con- 
stitution modèle,  et  les  colons,  Quakers  pour  la  plupart,  sont 
des  hommes  déclarés  austères  et  paisibles  ;  aucune  difficulté 
ne  s'élève  de  la  part  des  Indiens  ou  de  Textérieur.  Cepen- 
dant Tanarchie  a  pénétré  dans  le  camp!  Déjà  révisée,  la 
constitution  ne  suffit  plus  à  Tambition  du  peuple.  L'assem- 
blée générale  empiétant  sur  les  autres  pouvoirs,  commet  les 
actes  les  plus  arbitraires,  jusqu'à  attenter  à  la  liberté  person- 
nelle. Elle  refuse  d'allouer  à  Penn  de  justes  indemnités,  et 
celui-ci,  accablé  de  dettes  qui  ne  sont  pas  complètement  il 
est  vrai,  le  fait  de  la  colonie,  menace,  pour  obtenir  satisfaction, 
d'annuler  la  charte  qu'il  a  accordée  ;  oubliant  ainsi  les  no- 
tions les  plus  élémentaires  en  cette  matière,  et  détachant  de 
son  front,  l'auréole  de  gloire  que  lui  avait  valu  son  début 
gouvernemental!  Ces  difficultés  pécuniaires  se  reproduiront 
malheureusement  pendant  tout  le  reste  de  sa  carrière,  et 
attristeront  Thistoire  de  la  province. 

Mécontent  de  la  commission  executive  qu'il  avait  instituée, 
Penn  en  revint  aux  premiers  errements,  et  centralisa  ses 
pouvoirs  dans  les  mains  d'un  seul  gouverneur  (décembre 
1685).  Il  nomma  à  cet  emploi  délicat  un  ancien  militaire 
nommé  Blackwell  qui  n'était  point  Quaker,  et  dont  les  formes 
impérieuses  le  rendaient  le  moins  propre  à  concilier  à  son 
maître  la  faveur  populaire.  Celui-ci  devenu  défiant  envers 
ses  représentants,  surtout  depuis  que  Lloyd  s'était  prêté 
frauduleusement  à  la  suppression  de  la  taxe  sur  les  spiri- 
tueux, donna  entre  autres  instructions  à  Blackwell,  de  sou- 
mettre à  son  approbation  personnelle  toutes  les  lois  que 
passerait  l'assemblée.  Mais  l'administration  de  ce  gouverneur 
ne  fut  pas  de  longue  durée  :  une  année  de  discordes  violentes 
marqua  son  passage  aux  affaires,  et  force  fut  de  confier  à 
d^autres  mains,  une  autorité  si  mal  comprise  et  surtout  si 
mal  exercée. 

Penn  était  entré  dans  une  voie  d'épreuves  qui  ne  pouvait 


SÉPARATION  DES  COMTÉS.  191 

que  s'agrandir  :  Jacques  II  devenu  odieux  à  ses  sujets,  fut 
chassé  du  trône,  et  la  révolution  protestante  appela  à  lui  suc- 
céder, Guillaume  de  Hollande.  Penn  touchait  de  trop  près 
au  souverain  déchu,  pour  n'être  point  enveloppé  dans  la 
même  proscription  en  Angleterre.  La  réaction  ne  lui  épargna 
point  les  attaques,  même  les  plus  déloyales  et  les  plus  ab- 
surdes :  on  crut  l'accabler  en  l'accusant  de  catholicisme,  de 
jésuitisme.  Deux  fois  arrêté  sous  l'inculpation  de  haute  tra- 
hison, à  raison  de  sa  correspondance  avec  Jacques  alors  en 
fuite,  il  fut  acquitté  pour  insuffisance  de  preuves.  C'est  alors 
qu'il  se  résolut  à  partir  pour  l'Amérique.  Mais  au  moment 
de  s'embarquer,  une  troisième  accusation  vint  fondre  sur  lui 
avec  un  degré  de  gravité  de  plus,  c'est-à-dire  avec  la  crainte 
fondée  d'une  subornation  de  témoins,  destinée  à  le  perdre.  Il 
prit  le  parti  de  se  cacher;  mais  si  sa  personne  fut  sauve,  les 
choses  tournèrent  autrement  pour  son  gouvernement  dont 
le  dépouilla  un  ordre  du  Conseil  privé  (1690)  ^ 

Cette  décision  n'était  point  aussi  arbitraire  qu'elle  le  paraît 
au  premier  abord,  car  ces  populations,  bien  loin  de  se  déve- 
lopper dans  le  calme  et  avec  le  respect  des  institutions  accep- 
tées par  tous,  étaient  fort  agitées.  Dès  1689,  une  scission 
grave  éclata  entre  la  Pensylvanie  proprement  dite,  et  les 
trois  comtés  Delaware.  Ceux-ci  mécontents  du  gouvernement 
commun  qui  leur  avait  été  imposé,  et  dont  tout  l'avantage 
suivant  eux,  profitait  exclusivement  à  leurs  voisins,  récla- 
mèrent hautement  une  existence  distincte,  car  la  charte 
royale  de  Pensylvanie  ne  leur  était  point  applicable.  Leur 
attitude  fut  telle,  qu'on  dut  adhérer  à  leur  demande.  Un 
gouverneur  spécial  leur  fut  alors  donné  par  Penn  lui-môme, 
non  sans  un  vif  mécontentement  *. 

*  Hildreth,  2«  vol.,  p.  98. 

•  Ibid, 


192  PENSYLVANIE  ET  COMTÉS  DELAWARE. 

Section  V 

SCHISME  QUAKER.    —   RESTAUnATION   DE   TENN. 

Une  autre  cause  de  discorde  plus  profonde  tourmenlait 
cette  province,  car  un  schisme  s  était  élevé  au  sein  du  Qua- 
kerisme.  George  Keith  écossais  d'origine,  et  Tun  des  hommes 
les  plus  instruits  et  les  plus'  habiles  de  cette  secte,  s'attaqua 
un  jour  (1692),  au  fond  de  la  doctrine  même,  en  tant  que 
Credo  religieux  ;  et  de  plus,  il  la  déclara  inconciliable  avec 
le  gouvernement  civil  et  politique,  en  ce  qu'elle  repoussait 
des.  choses  jugées  indispensables  pour  le  maintien  des  so- 
ciétés, à  savoir  :  le  service  militaire,  et  l'emploi  de  la  force 
pour  le  soutien  de  la  loi  pénale.  Il  condamnait  en  outre  la  pra- 
tique de  l'esclavage,  comme  répugnant  aux  vrais  principes. 
Quelques-uns  de  ses  arguments  bons  en  eux-mêmes,  se  trou- 
vaient affaiblis  par  la  forme  violente  qu'il  employait  pour  les 
appuyer.  Avec  plus  de  modération,  il  aurait  pu  faire  voir  que 
ce  qui  blessait  davantage  ses  adversaires,  c'était  moins  l'ar- 
gument politique,  que  le  schisme  religieux  qui  menaçait  de 
diviser  profondément  la  secte,  et  de  beaucoup  l'affaiblir. 

Keith  fut  désavoué  dans  un  grand  meeting  annuel  des  Qua- 
kers, mais  il  en  forma  un  autre  en  opposition  avec  celui-ci, 
et  il  y  attira  bon  nombre  de  dissidents  parmi  lesquels  on  comp- 
tait des  hommes  de  grande  considération.  Il  appela  ce  nou- 
veau groupe  Quakers  chrétiens.  L'irritation  était  grande  par- 
tout, et  à  Toccasion  d'une  brochure  que  Keith  publia  au 
milieu  de  ces  controverses,  et  dans  laquelle  il  ne  ménageait 
personne,  surtout  un  nommé  Jennings  qu'il  avait  déjà  apo- 
strophé dans  un  meeting  de  Quakers,  il  fut  mis  en  jugement 
et  condamné  par  une  cour  composée  de  ses  adversaires, 
ayant  Jennings  lui-même  pour  président.  Celui-ci  dirigea 
l'accusation  avec  une  passion  et  un  mépris  des  convenances 
judiciaires  tel,  que  Taccusé  ne  pouvait  voir  en  lui  qu'un 


SCHISME  DE  KEITH.  193 

ennemi.  L'imprimeur  de  la  brochure  fut  aussi  "^appelé  en 
justice,  mais  il  échappa  à  la  condamnation.  Toutefois,  trou- 
vant peu  de  sûreté  à  rester  en  Pensylvanie,  il  enleva  son  im- 
primerie qu'il  transporta  à  New-York  *. 

Sans  nier  aucun  des  torts  de  Keith  quant  à  la  forme,  il  n'en 
est  pas  moins  certain  que  le  fanatisme  religieux  eut  plus  de 
part  à  cette  perturbation  de  la  colonie,  qu'aucune  considéra- 
tion d'autre  nature.  La  condamnation  pécuniaire  était  insi- 
gnifiante, mais  le  point  grave  consistait  dans  le  blâme  public 
infligé  par  un  tribunal  séculier.  Keith  ne  resta  pas  longtemps 
à  la  tête  des  dissidents,  il  partit  pour  l'Angleterre,  s'y  fit 
ordonner  ministre  de  TÉglise  épiscopale,  secte  qu'il  n'aban- 
donna jamais  depuis,  et  il  revint  ensuite  en  Pensylvanie. 

Voltaire  qui  ne  se  fait  pas  faute  d'introduire  souvent  le  ro- 
man dans  l'histoire,  raconte  cet  incident  en  ces  termes  : 

«  Un  seul  homme  fut  banni  du  pays  (Pensylvanie).  II  le 
méritait  ;  c'était  un  prêtre  anglican  qui  s' étant  fait  Quaker, 
fut  indigne  de  l'être.  Ce  malheureux  fut  sans  doute  possédé 
du  diable,  car  il  osa  prêcher  l'intolérance.  11  s'appelait  George 
Keith.  On  le  chassa.  »  Etc.,  etc.  *. 

Pour  redresser  cette  fable,  il  faut  dire  que  Keith  au  lieu  de 
commencer  par  se  faire  ministre  anglais,  finit  au  contraire 
par  là.  Il  ne  prêcha  en  aucune  façon  l'intolérance;  loin  de 
là,  il  en  fut  la  victime.  Il  ne  subit  qu'une  condamnation  pé- 
cuniaire et  ne  fut  jamais  banni,- car  après  avoir  été  ordonné 
ministre,  il  revint  dans  la  colonie.  Enfin  loin  d'être  isolé  dans 
ses  doctrines,  il  entraîna  avec  lui  dans  le  schisme,  un  certain 
nombre  de  dissidents  dont  quelques  hommes  très-considérés.  ^ 

Le  reproche  d'intolérance  ne  fut  point  épargné  aux  Qua- 
kers qui  tenaient  dans  leurs  mains  le  pouvoir  politique,  et 
avaient  Tascendant  religieux.  On  les  accusa  d'hypocrisie  pour 
ne  pas  mettre  leur  conduite  en  rapport  avec  leurs  principes. 

*  Hildreth,  2*  voL,  p.  171,  el  Gordon,  appendix,  p.  608. 

*  Dkiionnaire  philosophique,  voL  VFF,  p.  522,  >•  Quakers. 

II.  13 


194  PENSYLVANIE  ET  COMTÉS  DELAWARE. 

Dès  ce  moment,  la  confiance  des  Européens  qui  cherchaient 
un  refuge  contre  la  persécution,  fut  bien  attiédie,  et  T émigra- 
tion chercha  des  rivages  plus  hospitaliers  *. 

Penn  ayant  été  dépouillé  de  son  gouvernement,  il  fallait 
s'occuper  de  l'administration  de  la  province.  Guillaume  y 
pourvut  en  lui  donnant  pour  gouverneur  Fletcher  qui  Tétait 
déjà  de  New-York  et  de  New- Jersey  (1693).  Le  premier  soin 
de  celui-ci  fut  de  convoquer  une  assemblée  générale,  sans 
prendre  aucun  souci  des  lois  organiques  de  ce  pays,  et  il 
n'adopla  d'autre  mode  d'élection  et  de  convocation,  que  ce- 
lui usité  dans  les  provinces  qu'il  administrait.  Quand  l'assem- 
blée se  trouva  constituée  (1693),  le  gouverneur  débuta  par 
une  demande  de  subsides  en  hommes  et  en  argent,  pour 
concourir  à  la  défense  des  frontières  de  New- York  contre  les 
hostilités  des  Français  et  des  Indiens  leurs  alliés. 

Cette  demande  éprouva  une  sérieuse  résistance.  D'abord 
l'assemblée  exprimait  des  doutes  plus  ou  moins  sincères  sur 
la  légitimité  du  nouveau  pouvoir,  elle  ne  dissimulait  point  sa 
répulsion  pour  la  guerre,  et  elle  demandait  avant  tout,  la 
confirmation  des  lois  et  libertés  de  la  colonie.  Fletcher  ne 
voulait  point  engager  l'autorité  royale  et  refusait  ce  dernier 
point.  Cependant  il  s'y  décida  à  regret  et  n'obtint  qu'une 
faible  somme,  à  la  condition,  est-il  dit,  qu'elle  ne  serait  point 
trempée  dans  le  sang  \  Dans  l'espoir  d'un  meilleur  succès  au- 
près d'une  nouvelle  législature,  il  prononça  la  dissolution  de 
celle  existante  et  en  convoqua  une  autre.  Mais  Tesprit  de  ces 
deux  assemblées  était  le  même  :  en  butte  à  une  opposition  ob- 
^stinée  dont  il  ne  put  triompher,  il  n'insista  pas  davantage. 
George  Keith  n'avait-il  point  raison  de  soutenir  que  les  prin- 
cipes du  quakerisme  rigoureusement  appliqués,  ne  pouvaient 
s'adapter  à  la  marche  du  gouvernement?  On  en  verra  d'au- 
tres exemples  par  la  suites 

*  Gordon,  p.  100. 

«  Hildreth,  2"  vol.,  p;  184. 


RESTAURATION  DE  PENN.  195 

La  royauté  nouvelle  s'était  fermement  établie  en  Angleterre, 
et  pouvait  se  relâcher  des  rigueurs  des  premiers  temps  ; 
aussi  se  montra-t-elle  accessible  aux  démarches  faites  dans 
l'intérêt  de  Penn,  par  des  amis  puissants  qui  ne  Tabandon- 
nèrent  point  dans  son  infortune.  On  parvint  à  dissiper  les 
préventions  et  les  soupçons  qui  avaient  été  semés  dans  l'esprit 
du  roi,  et  Penn  fut  admis  à  s'expliquer  devant  le  Conseil 
privé.  Il  ne  lui  fut  pas  difficile  de  détruire  toutes  les  calom- 
nies dont  il  avait  été  Tobjet  :  sa  justification  ne  laissant  rien  à 
désirer,  son  acquittement  en  fut  la  conséquence.  Il  obtint 
ainsi  sans  difficulté,  la  restauration  de  son  autorité  de  Pro- 
priétaire par  une  patente  du  mois  d'août  1694,  dans  laquelle 
les  désordres  de  la  province  ne  furent  attribués  qu'à  son  ab- 
sence*. 

Les  usurpations  de  l'assemblée,  son  esprit  d'indépendance 
sans  cesse  croissant,  étaient  menaçants  pour  les  droits  de 
Penn.  Il  imagina  un  système  qui  ne  tenait  point  assez  compte 
de  l'étal  des  esprits  et  qui  manquait  de  justice  :  il  préten- 
dit que  la  suspension  de  son  autorité  avait  annulé  la  consti- 
tution, et  que  la  province  se  trouvait  maintenant  soumise  à  sa 
discrétion,  comme  elle  l'était  déjà  à  celle  du  roi.  Mais  ou- 
bliait-il que  ce  n'était  pas  seulement  aux  troubles  intérieurs 
qu'était  dû  le  retrait  de  son  autorité?  Ses  liaisons  avec  Jac- 
ques II,  les  accusations  dont  il  était  l'objet,  et  auxquelles  il 
n'avait-échappé  que  par  la  fuite,  n'entraient-elles  point  pour 
une  grande  part  dans  cette  mesure  ?  Puis,  la  couronne,  en  con* 
fiant  le  gouvernement  à  un  de  ses  agents,  avait  dû  composer 
avec  l'Assemblée  générale  et  confirmer  les  chartes  et  les  lois 
existantes,  pour  obtenir  des  subsides.  En  reprenant  sa  situa- 
tion première,  il  lui  fallait  respecter  les  actes  de  l'interrègne» 
On  le  lui  fit  bientôt  sentir» 

*  Gordon,  p.  107* 


196  PENSYLYAiNIE  ET  COMTÉS    DELAWARE. 

Section  VI 

CHARTE  DE  1696.  —  PIRATERIE.   —  DISSENSIONS.   —  CHARTE  DE  1701. 
CENS  ÉLECTORAL.   —  RÉSISTANCE  AUX  SUBSIDES  DE  GUERRE. 

Les  prétentions  arbitraires  de  Penn  ne  pouvaient  qu'irriter 
les  esprits,  lui  enlever  les  sympathies  et  altérer  gravement  la 
considération  qui  s'était  attachée  à  ses  premiers  actes.  Mar- 
kham  son  gouverneur,  exposa  dans  la  session  de  1695,  les 
idées  de  Penn  sur  sa  situation  vis-à-vis  des  colons,  mais  Tac- 
cueil  qui  y  fut  fait  lui  donna  Tidée  de  convoquer  une 
autre  législature  dont  les  éléments  nouveaux  plus  dociles 
peut-être,  assureraient  le  succès  des  demandes  de  subsides 
qu'il  lui  importait  de  faire  réussir.  Mais  lorsque  l'assemblée 
générale  fut  réunie  et  qu'il  eut  présenté  ses  projets,  un  contre- 
projet  se  produisit  immédiatement,  lequel,  par  un  arrange- 
ment habile,  confondait  dans  le  même  contexte  les  subsides 
et  un  nouveau  système  de  gouvernement.  Markham  fatigué 
d'une  lutte  sans  résultat  utile,  consentit  enfin  au  compromis 
qui  lui  était  proposé,  en  réservant  cependant  le  veto  du  Pro- 
priétaire dont  il  n  avait  reçu  aucune  instruction  sur  ce  point. 
A  ces  conditions,  il  obtint  un  subside  de  trois  cents  livres 
sterling  affecté  disait-on,  aux  Indiens  résidant  à  Albany,  mais 
en  réalité,  pour  les  besoins  de  la  guerre.  Ce  détour  n'était 
qu'une  capitulation  de  conscience  qui  n'arrêtait  pas  plus  les 
Quakers  que  les  autres  sectes  protestantes,  malgré  raustérilé 
apparente  de  leurs  principes. 

Le  nouveau  pacte  qui  porte  la  date  de  1696,  est  le  troi- 
sième acte  de  cette  nature  qui,  en  peu  d'années,  prétendait 
régler  les  institutions  fondamentales  d'une  manière  stable 
et  permanente.  Je  me  bornerai  à  dire  qu'il  consacra  les  usur- 
pations de  l'assemblée,  et  imprima  au  gouvernement  général 
une  physionomie  plus  démocratique.  Penn  n'y  donna  jamais 
son  agrément,  et  cependant  il  fonctionna  sans  difficulté  jus- 
qu'en 1699,  époque  de  son  retour  dans  la  tolonie. 


MESURES  CONTRE  LA  PIRATERIE.  197 

Déjà  même  avant  ce  retour,  on  se  plaignait  amèrement  en 
Angleterre,  des  actes  de  piraterie  et  de  contrebande  qui  se 
commettaient  en  Amérique,  au  mépris  du  droit  des  gens  et 
des  lois  anglaises  réglementaires  du  commerce.  Les  pirates 
infestaient  les  mers  du  Nord,  et  pénétraient  jusque  dans  riri" 
térieur  de  la  Delaware,  avec  la  connivence  des  habitants.  Penn 
ne  ménagea  point  les  remontrances,  et  comme  il  vit  qu'elles 
étaient  stériles,  il  recommanda  à  son  représentant  des  mesu- 
res répressives,  promptes  et  énergiques.  L'assemblée  géné- 
rale bien  convaincue  du  discrédit  qui  résulterait. de  la  pro- 
longation de  son  silence,  et  n'ignorant  pas  non  plus  le  tort 
matériel  souffert  par  les  habitants,  se  décida  à  édicter  des 
peines  sévères  contre  les  délinquants  ;  elle  fit  même  un  acte 
de  justice  exemplaire,  en  chassant  de  son  sein  un  certain 
James  Brown  député  de  Kent,  accusé  d'avoir  encouragé  la 
piraterie  (1697).  Mais  alors  comme  aujourd'hui  en  Améri- 
que, les  lois  restaient  longtemps  lettre  morte,  et  leur  fré- 
quente répétition  en  attestait  l'impuissance  sur  une  popula- 
tion qui  détachait  assez  souvent  le  droit,  du  devoir.  C'est 
ainsi  que  les  mesures  répressives  de  ce  brigandage  maritime 
durent  être  renouvelées  pour  donner  satisfaction  aux  inté- 
rêts lésés  et  à  l'opinion  publique  ^ 

Les  idées  de  Penn  s'étaient  peu  modifiées  sur  la  nature  de 
son  autorité,  et  il  revint  en  Amérique  en  1699,  bien  décidé 
à  regagner  le  terrain  perdu  en  son  absence.  Mais  les  mem- 
bres de  l'assemblée  alors  en  session,  cherchèrent  à  lui  faire 
comprendre  que  toute  tentative  de  sa  part  serait  inutile, 
même  fâcheuse  pour  lui,  et  qu'il  devait  se  rendre  au  vœu 
des  populations.  Moins  convaincu  que  découragé,  et  voyant 
enfin  l'inutilité  d  une  persistance  qui  n'aboutirait  qu'à  un  in- 
succès final,  Penn  convoqua  en  1700-1701,  une  nouvelle  lé- 
gislature pour  aviser  au  règlement  de  toutes  les  difficultés 
pendantes. 
*  Hildrelh,  2«  vol.,  p.  205. 


198  PENSYLVANIE  ET  COMTÉS  DELAWARE. 

Toutefois  une  circonstance  venait  compliquer  la  situation  : 
les  bas  comtés  de  la  Delaware  étaient  de  plus  en  plus  impa- 
tients de  faire  cesser  leur  union  avec  la  Pensylvanie,  et  ils 
réclamaient  hautement  leur  séparation.  D'un  autre  côté,  la 
question  des  subsides  se  présentait  de  nouveau,  plus  urgente 
que  jamais.  Mais  le  caractère  conciliant  de  Penn,  et  la  crainte 
de  dissensions  qui  pourraiOTt  causer  la  révocation  de  la  charte 
royale,  amenèrent  la  pacification  générale,  au  moyen  d'une 
nouvelle  charte  qui  porte  la  date  du  25  octobre  1701.  C'est 
la  quatrième,  depuis  la  fondation  de  la  colonie ^ 

La  session  débuta  par  une  allocation  d'une  somme  de  deux 
mille  livres  affectée  aux  charges  du  gouvernement.  Quant 
aux  subsides  réclamés  par  TAngleterre  pour  la  défense  de 
New-York,  ils  furent  écartés. 

Vinrent  ensuite  diverses  lois  concernant  les  esclaves. 
George  Keith  le  dissident,  dénonçait  Tesclavage  comme  con- 
traire à  la  loi  du  Christ,  aux  droits  de  Fhomme  et  à  une 
saine  politique.  Mais  les  Quakers  trop  intéressés  alors  au 
maintien  de  cette  institution,  prétendirent  n'être  pas  prêts  à 
prendre  un  parti  à  ce  sujet.  Voltaire  pourrait-il  dire  quel  est 
le  plus  libéral,  de  Keith  qui  demandait  la  suppression  de 
l'esclavage,  ou  des  Quakers  qui  le  maintenaient?  On  se  borna 
à  faire  des  lois  réglementaires  destinées  à  améliorer  le  sort 
des  esclaves,  et  spécialement  une  loi  qui  remettait  à  des  tri- 
bunaux exceptionnels,  la  connaissance  des  délits  et  crimes 
commis  par  eux.  Penn  voulait  davantage  :  il  proposa  de  con- 
sacrer légalement  le  mariage  des  nègres.  Mais  l'hypocrite  phi- 
lanthropie des  Quakers  s'y  opposa  absolument,  en  sorte  que 
ces  malheureux  furent  condamnés  à  une  ignoble  promiscuité. 
Dans  cette  circonstance  comme  dans  beaucoup  d'autres,  le 
grand  homme  pouvait-il  être  fier  de  ses  coreligionnaires?  En 
quoi  se  distinguaient-ils  des  autres  sectaires? 

*  Gordon,  p.  122. 


NOUVELLE  CONSTITUTION.  199 

Examinons  maintenant  la  constitution  nouvelle.  Voici  les 
points  principaux  qui  en  formaient  la  base  : 

Liberté  civile  et  religieuse. 

Pouvoir  législatif  confié  à  une  assemblée  sujette  à  élection 
annuelle,  et  composée  comme  précédemment.  Mais  la  pré- 
sence des  deux  tiers  des  membres  était  déclarée  nécessaire 
pour  la  validité  des  délibérations. 

Les  prérogatives  déjà  assurées  à  ce  corps  législatif  lui  fu- 
rent maintenues,  mais  avec  réserve  du  veto,  au  gouver- 
neur. 

Quant  au  pouvoir  judiciaire,  il  n'en  fut  fait  aucune  men- 
tion, pas  plus  que  du  conseil  '  ;  omissions  volontaires  sans 
doute,  de  la  part  du  plus  grand  nombre,  mais  qui  devaient 
plus  tard,  entraîner  de  graves  discussions. 

Les  shériffs  et  coroners  étaient  laissés  à  la  nomination  du 
gouverneur,  sur  une  liste  double  de  candidats  présentés  par 
les  comtés. 

Par  un  article  supplém^entaire  de  la  charte,  le  Propriétaire 
accordait  à  la  province  et  aux  comtés  le  droit  de  dissoudre 
leur  union  quand  ils  le  jugeraient  à  propos,  dans  un  délai  de 
trois  années.  Dans  la  prévision  de  ce  cas,  rassemblée  de  la 
province  devait  recevoir  un  nombre  additionnel  de  mem- 
bres. 

L'idée  de  privilège  pénétra  dans  ce  corps  omnipotent  :  les 
Quakers  étant  généralement  les  plus  riches  de  la  colonie, 
on  exigea  un  cens  électoral  qui  consistait  dans  la  possession 
de  cinquante  acres  de  terre,  ou  d'une  valeur  mobilière 
équivalant  à  cinquante  livres  sterling,  afin  de  concentrer 
le  plus  possible  le  pouvoir  dans  leurs  mains.  Précédemment, 
ils  n'avaient  commis  d'usurpation  qu'aux  dépens  du  Pro- 
priétaire ;  maintenant  ils  portent  la  main  sur  les  droits  du 
peuple  '. 

*  Gordon,  p.  12i. 

*  Hildrelh,  2*  vol.,  p.  207. 


200  PENSYLVANIE  ET  COMTÉS  DELAWARE. 

les  concessions  faites  par  Penn  parurent  si  grandes,  et  son 
pouvoir  si  effacé,  que  lorsqu'il  voulut  plus  tard,  faire  res- 
source de  sa  charte  en  la  cédant  à  la  couronne,  on  lui  répon- 
dit qu'il  avait  tout  concédé,  et  que  ce  qui  lui  restait  ne  valait 
plus  la  peine  d'être  acheté*.  Une  des  grandes  difficultés  de  la 
situation  consistait  à  trouver  un  homme  habile  et  loyal  pou- 
vant, sans  compromettre  les  intérêts  du  Propriétaire,  gou- 
verner ses  possessions,  tout  en  se  ménageant  la  bienveil- 
lance de  l'assemblée  qui  se  montrait  rebelle  à  toute  direction, 
à  toute  transaction.  Après  beaucoup  de  recherches,  Penn 
confia  le  gouvernement  à  Andrew  Hamilton  de  New-Jersey,  et 
il  lui  adjoignit  un  Conseil  d'État  composé  de  dix  individus, 
pour  la  plupart  de  la  secte  des  Quakers,  lesquels  avaient  pour 
mission  d'assister  ce  dernier  de  leurs  avis,  dans  toutes  les 
affaires  publiques.  Mais  l'âme  de  ce  Conseil  était  James  Logan 
qui  en  devint  le  secrétaire,  et  qui  avait  su  gagner  la  con- 
fiance absolue  de  Penn,  à  ce  point  qu'il  fut  enjoint  à  Hamil- 
ton, et  plus  tard  à  ses  successeurs,  de  se  conformer  entière- 
ment à  ses  conseils. 

Ces  choix  faits,  Penn  quitta  TAmérique  pour  n'y  plus  reve- 
nir. Il  emportait  un  vif  sentiment  d'amertume  contre  les  co- 
lons avec  lesquels  il  avait  eu  à  subir  tant  de  démêlés,  non- 
seulement  pour  les  choses  du  gouvernement,  mais  encore 
pour  des  règlements  d'intérêt  privé,  auxquels  avait  présidé 
nne  excessive  âpreté. 

L'administration  d'Hamilton  dura  peu,  et  fut  troublée  par 
des  débals  irritants  auxquels  donna  lieu  le  conflit  sans  cesse 
renaissant  entre  la  Pensylvanie  et  les  bas  comtés  de  la  De- 
laware,  au  sujet  de  leur  union.  La  séparation  de  ces  deux 
possessions  fut  enfin  prononcée  en  1702.  Cependant  elles  con- 
tinuèrent à  avoir  le  même  gouverneur  et  le  même  Conseil  de 
gouvernement,  mais  à  tous  autres  égards,  leur  administra- 

*  Gordon,  p.  122. 


PENN  ATTAQUÉ.  201 

tion  et  leur  législature  furent  distinctes*.  Il  convient  de  si- 
gnaler ici,  combien  était  grande  la  mobilité  d'esprit  de  ces 
populations  :  deux  ans  seulement  après  cette  nouvelle  orga- 
nisation, c'est-à-dire  en  1704,  les  habitants  des  bas  comtés 
de  la  Delaware  allèrent  jusqu'à  contester  à  Penn  le  droit  de 
les  gouverner,  et  préférèrent  la  domination  du  roi  dont  ils 
sollicitèrent  le  joug  I  Pour  qui  connaît  cette  sorte  de  gouver- 
nement, une  pareille  démarche  semble  indiquer  que  ce 
peuple  était  fatigué  de  l'excès  de  liberté  qu'il  devait  à  cet 
homme  bienveillant,  envers  lequel  on  se  montrait  si  ingrat  ! 

Le  même  esprit  inquiet  et  turbulent  se  remarquait  dans  la 
Pensylvanie.  Hamilton  avait  été  remplacé  par  Evans,  et  les 
choses  n'offraient  pas  un  meilleur  aspect.  Celui-ci  fut  même 
obligé  de  signifier  à  rassemblée,  dans  la  session  de  1705, 
que  si  elle  ne  se  montrait  pas  animée  d'intentions  plus  conci- 
liantes, Penn  était  résolu  à  renoncer  à  sa  charte  et  à  aban- 
donner la  province  à  elle-même  '. 

Cette  menace  provoqua  des  remontrances  pleines  d'aigreur  : 
l'assemblée  les  formula  dans  une  série  de  résolutions  où  elle 
signalait  les  lacunes  de  la  dernière  constitution  comme  entraî- 
nant ce  malaise,  et  elle  demandait  encore  de  nouveaux  chan- 
gements. On  reprochait  au  fondateur  d'avoir  esquivé  Texécu- 
tionde  ses  promesses  originaires,  1**  en  reprenant  artificieuse- 
ment  le  veto  qu'il  avait  précédemment  abandonné  ;  2*"  en  se 
montrant  exacteur  impitoyable;  3°  en  gardant  pour  lui  seul, 
la  constitution  des  tribunaux  et  Tadministration  delà  justice; 
4"*  en  nommant  des  fonctionnaires  oppresseurs  ;  5"*  et  finale- 
ment en  négociant  pour  l'abandon  de  sa  charte,  ce  qui  n'élait 
autre  qu'un  acte  de  complète  trahison  envers  les  colons.  On 
Tadjurait  de  s'arrêter  dans  cette  négociation  sous  peine  de  pa- 
raître «  vendre  la  bête  après  lavoir  tondite  ^.  » 

*  Proud,  l"vol.,  p.  459. 

*  Le  même,  p.  462. 

'  Hildreth,  2*  vol.,  p.  243. 


202  PENSYLVANIE  ET  COMTÉS  DELAWARE. 

Penn  se  montra  profondément  blessé  de  cette  adresse,  et 
réclama  la  punition  exemplaire  de  David  Lloyd  président  de 
rassemblée,  qui  en  avait  été  le  promoteur,  le  rédacteur  et  le 
propagateur.  Ce  ressentiment  était  d'autant  plus  vif,  que  cet 
homme  avait  été  précédemment  investi  de  sa  confiance,  et 
nommé  par  lui  attorney  général. 

Les  rapports  des  deux  pouvoirs  étaient  trop  tendus  pour 
qu'il  fût  possible  de  maintenir  la  bonne  harmonie.  Un 
retour  vers  des  sentiments  meilleurs,  de  la  part  du  peu- 
ple qui  avait  déjà  tant  obtenu,  était  nécessaire  pour  con- 
jurer la  perte  de  ce  gouvernement.  On  parut  le  com- 
prendre, et  ce  mouvement  se  dessina  bientôt.  En  effet,  une 
nouvelle  assemblée  élue  en  octobre  de  cette  même  année 
1705  sous  des  influences  pacifiques,  rejeta  la  responsabilité 
du  passé  sur  sa  devancière,  et  grâce  à  Tintervention  in- 
telligente de  Logan,  le  gouvernement  obtint  une  majorité  qui' 
assura  les  subsides  nécessaires  pour  la  marche  des  affaires, 
et  vota  de  plus,  une  adresse  affectueuse  et  reconnaissante  au 
Propriétaire. 

Cependant  une  cause  de  difficulté  restait  permanente  et 
sans  solution,  c'était  la  question  des  subsides  de  guerre. 
L'assemblée  où  le  quakerisme  prédominait,  s'opposant  d'une 
manière  absolue  à  toute  organisation  militaire,  Evans  re- 
courut à  un  stratagème  assez  pauvre  pour  forcer  la  main 
à  ses  adversaires  :  il  simula  une  fausse  attaque  d'un  en- 
nemi supposé  qui  arrivait  en  armes,  en  remontant  la  De- 
iaware  et  parcourant  à  cheval  les  rues  de  la  ville,  le  sabre 
en  main,  il  adjurait  le  peuple  de  prendre  les  armes  pour 
la  défense  du  pays  ;  mais  malgré  Teffroi  du  premier  mo- 
ment, les  Quakers  alors  réunis  dans  leur  temple,  restèrent 
impassibles.  On  acquit  promptement  la  preuve  de  cette 
supercherie,  elle  produisit  un  effet  tout  opposé  à  celui 
qu'on  en  espérait.  Les  récriminations  recommencèrent,  et 
celte  fois  avec  plus  de  fondement,  car  le  gouverneur  avait 


USURPATIONS  DE  L'ASSEMBLÉE.  203 

voulu  créer  une  espèce  de  taxe  maritime  qui  fut  repoussée. 
Aucun  chagrin  ne  devait  être  épargné  à  Penn.  Une  nouvelle 
assemblée  réunie  en  1707,  réclama  avec  la  plus  grande  insis- 
tance, la  révocation  d'Evans  et  surtout  celle  de  Logan  contre 
lequel,  sauf  quelques  torts  de  forme,  il  n'existait  aucun  su- 
jet réel  de  mécontentement.  Mais  il  y  avait  quelque  chose  de 
plus  poignant  encore  pour  cet  homme  de  cœur  :  son  fils  aîné, 
qui  était  depuis  quelque  temps  dans  la  colonie,  y  menait  une 
conduite  dissipée,  déréglée  même,  dans  la  compagnie  du  gou- 
verneur; il  fit  plus,  il  renonça  publiquement  au  quakerisme, 
en  se  fondant  sur  l'ingratitude  des  colons  envers  son  père. 
Comme  il  faisait  partie  du  Conseil,  on  comprend  toute  l'émo- 
tion des  chefs  de  la  secte.  Et  cependant  que  pouvait-on  en 
redouter,  quand  cette  conduite  éiait  réprouvée  par  Penn  lui- 
même,  et  alors  que  ce  jeune  homme  était  tombé  dans  une 
grande  déconsidération  ?  Mais  dans  les  temps  agités  les  moin- 
dres circonstances  ajoutent  encore  au  mécontentement  gé- 
néral. 

Section  VII 

USURPATIONS  NOUVELLES.   —   CONFLITS.    —  SERMENT.    —  RÉSUMÉ. 
PARALLÈLE   ENTRE    PENN    ET    LORD   BALTIMORE. 

Le  pouvoir  de  Penn  se  trouvait  bien  réduit,  malgré  les  allé- 
gations inléressées  d'une  précédente  assemblée;  on  voulut 
plus  encore.  Précédemment,  lorsqu'une  loi  avait  reçu  Tagré- 
ment  du  gouverneur,  elle  devait  être  envoyée  au  Propriétaire 
pour  avoir  sa  sanction.  Cette  prérogative  comme  toutes  les 
autres,  n'avait  pas  été  toujours  respectée,  et  ce  dernier  s'en 
était  plaint  souvent.  Les  défiances  devenant  plus  grandes, 
l'assemblée  de  1707  fil  consacrer  ce  principe  :  que  toute  me- 
sure adoptée  par  le  gouverneur  ne  serait  plus  passible  du 
veto  du  Propriétaire.  Dès  lors,  celui-ci  se  trouvait  livré  pieds 
et  poings  liés  à  ses  agents  dont  la  mauvaise  foi  pouvait 
compromettre  gravement   sa  situation.  Il  songea  donc  à 


204  PENSYLVANIE  ET  COMTÉS  DELAWARE. 

réclamer  de  ceux-ci,  des  garanties  pour  la  stricte  exécution 
des  instructions  qu'il  donnait  à  chacun  d'eux,  lors  de  leur  en- 
trée en  fonctions*. 

Les  assemblées  s'enivraient  de  leur  quasi  souveraineté  et  ne 
comprenaient  plus  de  limites  possibles  à  leurs  empiétements. 
Celle  qui  siégeait  en  1709,  prétendit  que  le  Conseil  de  cinq 
membres  que  Penn  avait  adjoint  à  ses  gouverneurs,  était 
contraire  à  la  charte,  et  que  ceux-ci  ne  devaient  point  se  di- 
riger d'après  ses  avis.  Cette  prétention  dépassait  toutes  li- 
mites :  le  pouvoir  exécutif  appartenait  sans  contestation  au 
Propriétaire,  il  pouvait  en  déléguer  l'exercice  à  une  ou  plu- 
sieurs personnes  ;  et  depuis  que  le  veto  lui  était  enlevé,  il  lui 
importait  bien  davantage  encore,  d'environner  son  représen- 
tant, de  toutes  les  lumières  propres  à  éclairer  sa  marche, 
tant  pour  ne  pas  compromettre  la  charte  royale,  que  pour 
concilier  ses  privilèges  et  ses  intérêts  avec  la  liberté  des  co- 
lons. La  seule  objection  plausible  contre  la  création  de  ce 
Conseil,  ne  pouvait  avoir  trait  qu'à  un  cumul  d'attribu- 
tions où  se  voyaient  peut-être  des  fonctions  judiciaires.  Mais 
Penn  ne  tenait-il  pas  des  chartes  successives,  le  pouvoir  de 
créer  des  cours  de  justice,  et  d'en  nommer  seul  les  juges?  En 
fait,  cette  démonstration  était  dirigée  contre  Logan  conseiller 
influent  dont  on  n'avait  pu  obtenir  la  révocation.  L'assemblée 
poussa  les  choses  à  toute  extrémité,  et  elle  lança  un  mandat 
d'arrêt  contre  lui.  Mais  le  gouverneur,  jaloux  de  son  pouvoir, 
en  refusa  l'exécution  en  se  fondant  sur  ce  que  cette  assem- 
blée n'avait  d'autorité  que  sur  ses  propres  membres  et  non 
sur  d'autres,  bien  moins  encore  sur  un  membre  du  Conseil 
exécutif. 

Penn  était  vivement  affecté  de  cette  turbulence  et  de  cette 
ingratitude.  11  menaça  les  colons  de  les  abandonner^  en  leur 
reprochant  leurs  odieuses  insinuations  contre  sa  personne, 

*  Hildreth,  2*  vol.,  p.  245. 


QUAKERISME  CONTRAIRE  A  LA  GUERRE.  205 

leur  lactique  persistante  pour  augmenter  ses  charges,  et 
leurs  attaques  inqualifiables  contre  le  peu  de  pouvoir  qui  lu  i 
restait  (1710).  Alors,  sous  le  poids  de  graves  embarras  pécu- 
niaires, et  découragé  de  Tinsuccès  de  son  entreprise,  il  entra 
en  négociation  avec  la  reine  Anne,  pour  la  cession  dé  sa  charte. 
11  y  donnait  son  consentement  moyennant  douze  mille  livres 
sterling,  et  sous  la  réservé  des  propriétés  qu'il  possédait  en^ 
core  dans  la  province,  ainsi  que  des  renies  formant  partie  du 
prix  des  terres  qu'il  avait  déjà  aliénées.  Sur  ces  simples  pour- 
parlers, il  reçut  un  à  compte  de  mille  livres,  mais  une  at- 
taque de  paralysie  dont  il  fut  atteint,  l'empêcha  de  réaliser  le 
traité  projeté,  quelque  fût  son  intérêt  de  le  mener  à  bonne 
fin,  pour  éteindre  un  emprunt  extrêmement  onéreux  dont 
ses  biens  étaient  grevés  (1712)  ^ 

Dés  1709,  les  colonies  se  trouvèrent  engagées  dans  une 
deuxième  guerre  avec  le  Canada.  New-York,  pays  frontière  le 
plus  immédiatement  exposé  aux  coups  de  Fennemi,  manquait 
de  ressources  militaires  pour  se  tenir  en  bon  état  de  défense. 
Il  était  nécessaire  de  faire  appel  à  la  coopération  active  des 
provinces  voisines.  Gookin,  alors  gouverneur  de  Pensylvanie, 
demanda  à  rassemblée  un  secours  de  cent  cinquante  soldats  ; 
mais  les  Quakers  qui  y  dominaient  toujours,  répondirent 
comme  précédemment,  par  un  refus  motivé  sur  ce  que  leur 
conscience  ne  leur  permettait  pas  de  fournir  des  hommes 
appelés  à  s'entre-tuer.  Quand  les  doctrines  de  secte  pénètrent 
si  avant  dans  le  gouvernement  politique,  elles  en  arrêtent  les 
rouages,  et  menacent  TÉtat,  de  complications  qu'on  ne  sur- 
monte dans  les  moments  critiques,  que  par  la  duplicité  d'un 
côté,  et  par  un  revirement  hypocrite  de  Tautre.  L'assemblée 
crut  faire  un  grand  effort  en  allouant  cinq  cents  livres,  non 
pour  la  guerre,  mais  pour  les  besoins  de  la  reine.  Ce  secours 
déguisé  qui  ne  répondait  en  rien  aux  exigences  de  la  situa- 

«  Hildreth,2-vol.,p.  246. 


206  PENSYLVANIE  ET  COMTÉS  DELAWARE. 

tion,  fut  hautement  repoussé  par  le  gouverneur,  et  il  signifia 
en  même  temps,  qu'il  avait  pour  instruction  toute  particulière 
de  refuser  son  approbation  à  aucune  des  lois  qui  lui  seraient 
proposées,  tant  qu'il  n'aurait  point  été  fait  droit  à  sa  réqui- 
sition. 

Cette  factieuse  opposition  dirigée  par  Lloyd  qui  apportait 
dans  les  débats  l'irritation  d'un  amour-propre  froissé,  et 
d'une  inimitié  personnelle  contre  Logan,  ne  pouvait  entraver 
longtemps  la  marche  des  affaires.  Penn,  qui  luttait  contre 
la  souffrance  et  la  misère,  crut  devoir  adresser  des  re- 
présentations à  la  colonie.  Après  un  examen  détaillé  de 
sa  situation  et  de  tout  le  bien  qu'il  avait  fait  à  la  province, 
il  s'attaquait  au  cœur  des  hommes  de  sa  secte  :  son  appel 
était  très- touchant.  Sa  voix  heureusement  fut  écoutée,  et  une 
nouvelle  assemblée  régla  avec  le  gouverneur,  quelques-uns 
des  principaux  points  en  litige.  La  dernière  charte  n'était  plus 
suffisamment  explicite  sur  la  prérogative  d'ajournement,  on 
la  concéda  à  la  législature.  Le  pouvoir  judiciaire  fut  établi  par 
une  loi,  et  comme  compensation  pour  ces  concessions,  on 
accorda  libéralement  les  fonds  nécessaires  aux  besoins  de 
l'État  (1710).  Enfin  les  représentants  allouèrent  comme  témoi- 
gnage de  loyauté  à  la  reine,  un  secours  de  deux  mille  livres 
à  titre  d'équivalent  pour  leur  part  contributoire  clans  la  levée 
d'hommes  nécessaire  à  son  service^.  Le  Quaker  arrivait  ainsi 
à  résipiscence,  car  jamais  auparavant,  il  n'avait  fait  un  pa- 
reil aveu. 

Cet  arrangement  n'était  point  la  paix,  mais  seulement  un 
armistice.  Les  principaux  ferments  de  discorde  résidaient 
dans  les  taxes  à  imposer  pour  faire  face  à  diverses  charges 
qui,  de  leur  nature,  entraînaient  des  discussions  passionnées. 
Outre  les  réquisitions  pour  le  gouvernement  anglais,  il  fallait 
pourvoir  aux  dépenses  de  l'administration  de  la  province,  et 

*  Gordon,  p  161-162; 


QUAKERISME  MENACÉ.  207 

spécialement  au  traitement  du  gouverneur.  L'assemblée  se 
montrait  souvent  animée  d  un  esprit  étroit,  elle  faisait  trop 
sentir  aux  représentants  de  Penn,  qu'ils  étaient  dans  sa  dé- 
pendance, et  que  tout  subside,  même  leur  traitement,  leur 
serait  refusé  s'ils  ne  déféraient  pas  à  ses  désirs.  Les  gouver- 
neurs généralement  pauvres,  étaient  peu  loyalement  placés 
entre  leur  intérêt  et  leur  devoir,  surtout  depuis  le  jour  où 
Ion  avait  supprimé  le  veto  du  Propriétaire.  Ceux  qui  se 
montraient  fidèles  à  leur  mandat  et  résistaient  à  d'injustes 
demandes,  se  trouvaient  exposés  à  la  détresse,  faute  d'allo- 
cation de  leur  traitement  ;  conduite  peu  digne  de  la  part  de 
la  législature  d'un  pays  en  grand  progrès,  et  redevable  de  sa 
prospérité  à  l'homme  de  bien  qui  avait  consacré  toutes  ses 
lumières,  toute  son  expérience,  tout  son  dévouement  et  une 
grande  partie  de  sa  fortune  au  succès  de  la  colonie  î 

L'influence  du  Quakerisme  fut  menacée  un  instant,  par  une 
de  ces  situations  équivoques  qui  pesaient  souvent  sur  les  co- 
lonies dans  leurs  rapports  avec  l'Angleterre.  En  principe, 
les  lois  anglaises  étaient  applicables  aux  colonies,  surtout 
celles  destinées  à  maintenir  l'autorité  de  la  couronne  et  la 
suprématie  de  l'Église  anglicane.  Cependant  on  comprit  que 
l'Amérique  anglaise  ne  pouvait  se  peupler  qu'avec  les  dissi- 
dents qui  abandonnaient  l'Europe,  pour  trouver  un  refuge 
dans  le  nouveau  monde.  On  ferma  les  yeux  sur  les  atteintes 
portées  à  cette  suprématie,  et  même  il  arriva  ce  fait  singulier 
que,  dans  la  Nouvelle-Angleterre,  le  Puritanisme  devint  reli- 
gion d'État,  et  que  le  culte  anglican  fut  proscrit.  C'est  une  des 
nombreuses  anomalies  qu'on  rencontre  dans  plusieurs  des 
institutions  des  colonies,  et  qui  ont  facilité  leur  développe* 
ment,  sans  aucune  secousse,  résultat  que  la  répression  n'eut 
pu  obtenir,  au  grand  préjudice  de  l'Angleterre.  Lorsque  Penn 
créa  sa  province,  il  fut  bien  sous  entendu  que  le  Quakerisme 
y  aurait  pleine  liberté  sans  intolérance,  et  que  les  colons  de 
cette  secte  seraient  reçus  partout  dans  l'administration  comme 


208  PENSYLVANIE  ET  COMTÉS  DELAWARE. 

devant  la  justice,  avec  dispense  de  serment,  et  sur  une  simple 
affirmation  qui  en  tiendrait  lieu.  Cependant  la  persistance 
des  Quakers  à  refuser  des  secours  en  hommes  et  en  argent 
quand  le  besoin  s'en  faisait  sentir,  suggéra  Tidée  de  leur 
rendre  le  serment  obligatoire  pour  les  contraindre  à  s'éloigner 
des  affaires  publiques.  D'autres,  moins  timorés  les  rempla- 
ceraient et  contribueraient,  à  Texemple  des  autres  provinces, 
à  la  défense  du  pays.  Déjà  il  avait  paru  utile  en  1710,  de  con- 
sacrer en  termes  exprés,  la  dispense  du  serment,  mais  la  loi 
rendue  à  cet  effet  fut  rapportée  par  la  reine,  et  le  statu  que 
resta  maintenu.  Gookin,  qui  avait  eu  le  plus  à  se  plaindre  de 
Tattitude  des  assemblées,  imagina  en  1715,  de  rendre  obliga- 
toire en  Pensylvanie  ce  statut  du  règne  de  Georges  P'  appli- 
cable temporairement  aux  colonies  aussi  bien  qu'à  la  Grande- 
Bretagne,  et  par  lequel,  tout  Quaker  était  déclaré  incapable 
de  rendre  témoignage  dans  les  causes  judiciaires  ou  crimi- 
nelles, de  siéger  comme  juré  et  de  remplir  aucun  emploi 
public.  Une  longue  et  vive  discussion  s'ensuivit.  Les  cours 
de  justice  composées  entièrement  de  Quakers,  cessèrent  de 
siéger,  et  la  marche  des  affaires  fut  arrêtée.  Mais  les  peuples 
ne  vivent  point  dans  Timmobilité,  et  les  gouvernements  qui 
l'oublient  sont  bientôt  rappelés  au  sentiment  de  leur  de- 
voir. L'impassibilité  du  Quaker  triompha  de  cet  obstacle,  non 
point  que  la  mesure  fut  rapportée,  mais  on  la  laissa  som- 
meiller à  titre  d'expédient,  afin  de  permettre  aux  choses  de 
reprendre  leur  cours.  C'est  en  1725  seulement,  qu'un  ordre 
du  roi  rendu  en  Conseil  réintégra  explicitement  les  membres 
de  cette  secte  dans  la  faculté  dont  ils  avaient  toujours  joui, 
d'affirmer  sans  serment.  Penn,  qui  était  Quaker,  ne  pouvait 
approuver  son  gouverneur  de  l'excès  de  zèle  qu'il  avait  dé- 
ployé contre  ce  scrupule  de  conscience  ;  il  le  révoqua  et  le 
remplaça  par  William  Keith  en  1717.  Cette  nomination  fut 
le  dernier  acte  important  du  fondateur  de  la  Pensylvanie.  En 
effet,  depuis  l'attaque  de  paralysie  que  Penn  avait  éprouvée 


DÉFECTUOSITÉS  DE  LA  CHARTE.  209 

en  1712,  ses  facultés  mentales  allaient  s'affaiblissant  et  le 
rendaient  de  plus  en  plus  impropre  au  gouvernement.  C'est; 
dans  cet  étal  qu  il  termina  sa  carrière  le  30  juillet  1718  *. 

Avant  d'aller  plus  loin,  essayons  quelques  considérations 
sur  la  période  que  nous  venons  de  parcourir. 
.  Et  d'abord,  disons  que  Penn,  en  négociant  à  son  profit  la 
concession  du  gouvernement  de  la  Pensylvanie,  avait  accepté 
des  conditions  qui  attestent  une  grande  inexpérience  des 
hommes  et  des  choses,  et  qui,  si  elles  eussent  été  observées, 
auraient  entravé,  sinon  arrêté  la  marche  des  affaires,  et  sou- 
levé bientôt  de  sérieux  mécontentements.  En  effet,  la  charte 
originaire  tout  en  lui  conférant  une  autorité  souveraine, 
réservait  à  la  couronne  le  pouvoir  arbitraire  de  rapporter  les 
lois  qui  seraient  faîles  par  les  assemblées  générales,  même 
de  reviser  les  décisions  judiciaires,  et  de  faire  des  règlements 
de  commerce  concernant  la  colonie.  Comment  concilier  la 
marche  d'un  gouvernement  populaire  avec  un  pareil  despo- 
tisme? C'était  faire  preuve  de  grande  ingénuité  que  de  croire 
à  la  soumission  et  à  la  longanimité  du  peuple  dont  les  volontés 
bien  débattues  et  acceptées  par  le  Propriétaire,  étaient 
exposées  à  un  rejet,  suivant  le  bon  plaisir  de  la  couronne. 
11  en  était  de  même  des  décisions  de  justice  qui  se  trouvaient 
dépouillées  des  garanties  les  plus  élémentaires.  D'un  autre 
côté,  Penn  ne  voulant  pas  résider  dans  la  province,  était 
obligé  de  déléguer  son  autorité  à  un  gouverneur  nommé  par 
lui,  mais  qui  devait  concerter  ses  actes  avec  un  Conseil  élu 
par  le  peuple.  Le  pouvoir  exécutif  ainsi  organisé  était  une 
déplorable  combinaison,  car  l'action  commune  de  deux  agents 
ayant  une  origine  toute  différente,  et  des  tendances  opposées, 
devait  être  souvent  paralysée,  à  moins  que  Tun  des  deux  ne 
vînt  à  dominer  Fautre,  en  détruisant  Téconomie  de  Ten- 
semble.  Mais  ce  n'était  pas  tout  :  Penn  se  réservait  pour  lui 

»  Proud,  2*  vol.,  p.  205. 

II.  t4 


210  PENSYLVANIE  ET  COMTÉS  DELAWARE. 

absent,  le  veto  sur  toutes  mesures  législatives,  inôme  celles 
qui  auraient  déjà  reçu  Tapprobation  du  gouverneur.  Les  spé- 
culations philosophiques  lorsqu'elles  prennent  trop  de  place 
dansTordonnance  d'un  gouvernement,  courent  risque  d'être 
en  opposition  avec  le  génie  d'un  peuple,  avec  ses  besoins,  et 
dé  faire  son  malheur,  au  lieu  de  contribuer  à  son  succès. 
C'est  pour  avoir  trop  cédé  à  des  idées  préconçues,  que  Penn 
arriva  à  trop  affaiblir  le  pouvoir  exécutif,  et  que  ses  efforts 
ultérieurs  pour  réparer  cette  première  faute  furent  sans  suc- 
cès, et  exposèrent  son  caractère  à  des  soupçons  blessants  dont 
il  se  plaignit  plus  d'une  fois  très-amèrement.  Telle  fut  la 
cause  de  ces  remaniements  continuels  des  lois  organiques, 
faits  en  1683,  1696,  1701  et  partiellement  encore  dans  la 
suite,  de  telle  sorte  qu'en  quelques  années  seulement,  le 
souverain  et  le  fondateur  de  ce  pays  ne  se  trouva  plus  possé- 
der qu'une  autorité  presque  nominale. 

Non  contentes  d'avoir  réduit  de  beaucoup  les  prérogatives 
du  Propriétaire,  les  assemblées  visèrent  à  annuler  un  autre 
pouvoir  important,  quoiqu'il  fût  issu  comme  elles  du  suf- 
frage populaire  :  je  veux  parler  du  Conseil  auquel  étaient 
dévolues  des  fonctions  graves  et  multiples.  Sous  le  prétexte 
de  supprimer  un  rouage  inutile,  on  l'annula  subrepticement, 
et  les  législatures  furent  investies  de  l'initiative.  La  Pensyl- 
vanîe  agit  en  cela  tout  à  l'opposé  des  autres  colonies  qui,  dé- 
butant par  une  seule  chambre,  reconnurent  la  nécessité  de 
deux  corps  délibérants. 

Que  de  fautes  en  peu  de  temps  !  fautes  que  Penn  eût  pu 
prévenir,  au  moins  en  partie,  s'il  se  fût  tenu  au  gouvernail 
et  n'eût  point  abandonné  ses  institutions  à  elles-mêmes  ! 
Lorsqu'il  voulut  enrayer  le  mouvement,  il  était  trop  tard  ;  il 
y  avait  au-dessus  de  lui  un  pouvoir  omnipotent. 

Une  circonstance  particulière  abaissait  l'autorité  executive  : 
la  pénurie  d'argent  déterminait  le  Propriétaire  à  tous  les 
sacrifices  pour  s'en  procurer.  Il  en  était  de  même  du  gou- 


INFLUENCE  DU  QUAKERISME.  211 

verneur  que  la  détresse  ou  rambition  amenaîl  à  complaire 
au  pouvoir  qui  accordait  les  subsides.  La  chute  est  grande, 
des  hauteurs  philosophiques  de  la  charte  provinciale  au  trafic 
des  concessions  pour  obtenir  quelque  monnaie  I 

Le  droit  de  révision  réservé  à  la  couronne  resta  longtemps 
nominal.  Cependant  les  lois  étant  devenues  nombreuses,  il 
s'agit  de  les  condenser  et  de  les  soumettre  à  un  ordre  métho- 
dique. Ce  travail  fut  fait  en  1713.  C'est  alors  que  la  préro- 
gative royale  s'exerça  et  fit  rapporter  la  plupart  des  lois 
passées  en  1709,  1710  et  1712.  De  ce  nombre  étaient  celles 
relatives  à  l'organisation  judiciaire,  à  la  fixation  des  traite- 
ments, et  surtout  celles  qui  prohibaient  l'importation  des 
esclaves  nègres  et  indiens.  Le  refus  de  sanction  de  quelques- 
unes  de  ces  lois  s'explique  surtout  par  l'intérêt  qu'avait  TAn- 
gleterre  à  conserver  son  monopole  commercial.  Pour  d'autres, 
par  exemple  pour  celles  ayant  trait  au  système  judiciaire,  il 
se  peut  que  Penn  lui-même  soit  intervenu  pour  appeler  à  son 
aide  le  concours  royal,  et  qu'il  ait  réussi  à  l'obtenir. 

Le  quakerisme  prédominant  dans  l'État  se  fit  sentir  dans 
plus  d'une  occasion  et  d'une  manière  fâcheuse,  comme  cela 
arrive  toujours  lorsque  l'esprit  de  secte  s'impose  au  pouvoir 
séculier.  Penn  croyait  avoir  prévu  cette  difficulté  en  procla- 
mant la  liberté  pour  tous  les  cultes  chrétiens,  mais  il  n'avait 
aucun  pressentiment  d'un  schisme  où  une  majorité  com- 
pacte ferait  une  loi  dure  à  la  minorité.  Il  ne  se  doutait  guère 
non  plus,  que  l'on  invoquerait  un  jour  les  doctrines  de  la 
secte,  pour  refuser  des  subsides  de  guerre  destinés  à  repous- 
ser l'ennemi  commun.  Cependant  on  avait  tout  à  craindre  de 
l'Angleterre  dont  on  heurtait  les  intérêts,  et  Ion  ne  pouvait 
sans  danger,  prolonger  ces  résistances.  Aussi  arriva-t-il  que 
les  Quakers  admirent  des  capitulations  de  conscience  qu'ils 
reprochaient  si  amèrement  à  d'autres,  et  accordèrent  des  sub- 
sides, avec  une  affectation  détournée  et  hypocrite  qui  ne 
trompait  personne* 


212      PENSYLVANIE  ET  COMTÉS  DELAWARE. 

Étaient-ils  plus  éclairés  que  les  autres  protestants  de  cette 
époque?  Non,  car  ils  se  montrèrent  sujets  aux  mêmes  su- 
perstitions. On  trouve  dans  les  archives  de  la  province,  à  la 
date  de  1684,  une  poursuite  judiciaire  pour  sorcellerie,  et 
Penn  lui-même  présidait  le  procès.  Après  les  débats,  le  jury 
déclara  Taccusé  coupable  d* avoir  la  réputation  de  sorcier^  mais 
non  coupable  sur  les  chefs  à  lui  reprochés*.  Le  verdict  fut 
donc  en  faveur  de  l'accusé,  pour  insuffisance  seulement  des 
charges  de  la  poursuite. 

Avant  la  mort  de  Penn,  les  catholiques  malgré  la  charte, 
étaient  plutôt  tolérés  que  protégés.  Les  Quakers,  comme  les 
autres  protestants,  les  avaient  en  exécration,  et  se  seraient 
volontiers  autorisés  des  lois  anglaises  qui  proscrivaient 
Texercice  public  de  ce  culte.  Le  préjugé  contre  eux  était  tel, 
qu  il  courbait  sous  son  joug  Penn  lui-même  qui  ne  les  rece- 
vait qu'avec  répugnance.  D'après  les  archives  du  Conseil  pro- 
vincial. Ton  redoutait  extrêmement  l'influence  de  leurs  mis- 
sionnaires, et  Ton  croyait  la  sûreté  publique  intéressée  à  leur 
emprisonnement  *.  Les  partisans  de  ce  chef  des  Quakers 
pourront-ils  dire  que  c'était  de  la  tolérance  et  surtout  de  la 
justice?  On  verra  plus  tard  les  efforts  faits  pour  supprimer  le 
culte  cathoUque  lui-même,  quoiqu'il  ne  concernât  qu'une 
poignée  d'hommes  de  celte  communion  ! 

A  la  mort  de  Penn,  il  n'existait  encore  qu'un  très-petit 
nombre  d'écoles  dans  la  colonie,  et  cependant  elle  était  très- 
prospère  !  Comment  donc  dans  un  gouvernement  créé  sur  des 
bases  philosophiques,  laissait-on  l'instruction  publique  si 
pauvrement  dotée,  etsi  inférieure  à  ce  beau  système  du  Massa- 
chusetts ?  Comment,  pendant  un  espace  de  trente-sept  ans 
depuis  la  fondation,  Penn  se  préoccupa-t-il  si  peu  d'une  base 
tellement  intéressante  pour  le  pays,  et  qu'il  déclarait  lui-même 
tout-à-fait  essentielle,  dans  le  préambule  de  sa  constitution  ? 

4  Gordon,  p.  82. 
«  Le  même,  p.  570. 


INSTRUCTION  PUBLIQUE  NÉGLIGÉE.  213 

On  a  prétendu  en  trouver  la  cause  dans  la  variété  des  origines 
de  population,  et  dans  la  difficulté  de  créer  des  écoles  com- 
munes pour  les  divers  idiomes.  Est-ce  bien  là  une  sérieuse 
justification?  La  grande  masse  de  la  population  de  la  Pensyl- 
vanie  à  cette  époque,  se  composait  d'Anglais,  d'Écossais  et 
d'Irlandais  parlant  une  seule  et  même  langue  ;  plus,  d'Alle- 
mands qui,  de  leur  côté,  étaient  unis  par  le  même  lien.  Il  n'y 
avait  point  là  d  obstacles  sérieux  :  on  pouvait  aisément  créer 
des  écoles  communes  pour  chaque  groupe,  suivant  son  ori- 
gine et  son  langage.  Classer  deux  idiomes  n'était  pas  chose 
difficile,  encore  moins  impossible.  Il  faut  plutôt  attribuer 
Tabsencc  de  sollicitude  pour  l'enseignement  public,  à  ces 
démêlés  sans  fin,  sur  des  questions  de  prérogatives  et  qui  pis 
est,  à  propos  de  débats  pécuniaires,  qui  détournèrent  Tatten- 
tion,  d'un  but  plus  élevé.  Penn  eut  le  grand  tort,  après  avoir 
esquissé  son  édifice,  de  laisser  le  soin  de  la  structure  à  des 
mains  étrangères,  sans  se  préoccuper  beaucoup  de  l'achève- 
ment. Il  frappa  Tattention  de  l'Europe  par  son  programme, 
et  cet  effet  produit,  il  abandonna  son  œuvre  à  elle-même,  au 
lieu  de  la  féconder  en  vivant  au  milieu  des  colons.  Celte 
existence  était  trop  modeste  pour  lui,  il  aurait  cru  disparaître 
de  la  scène  du  monde.  Malheureusement,  il  préféra  le  séjour 
de  la  cour  d'Angleterre  où  il  pensait  pouvoir  jouer  un  plus 
grand  rôle,  et  où  il  perdit  au  contraire  tout  son  prestige.  11 
oublia  qu'en  agissant  ainsi,  il  reniait  ses  principes  et  accrédi- 
tait le  reproche  de  duplicité  qui  ne  lui  a  point  été  épargné, 
car  il  s'attacha  par  d'étroits  liens,  au  gouvernement  le  plus 
impopulaire  d'Angleterre,  dont  les  pratiques  étaient  précisé- 
ment tout  Topposé  des  doctrines  qu'il  avait  formulées  dans 
la  charte  de  Pensylvanie. 

On  a  cherché  à  comparer  Penn  à  lord  Baltimore  fondateur 
du  Maryland,  pour  assurer  au  premier  une  supériorité  qui  ne 
me  semble  pas  justifiée.  L'un  et  l'autre  eurent  des  mérites 
distincts,  et  si  lord  Baltimore  est  resté  plus  dans  Tombre,  en 


214  PENSYLVANIE  ET  COMTÉS  DELAWARE. 

Europe  au  moins,  il  ne  faut  rattribuer  qu'à  sa  profession  de 
catholicisme  qui  était  fort  peu  du  goût  des  philosophes  et  des 
écrivains  du  dix-huitième  siècle  ;  tandis  que  Penn,  en  sa  qua- 
lité de  protestant  et  de  Quaker,  fut  exalté  par  les  Encyclopé- 
distes et  surtout  par  Voltaire  qui,  comme  je  l'ai  dit  plus  haut, 
se  montre  bien  étranger  aux  faits  historiques  du  Nouveau- 
Monde.  Essayons  le  parallèle,  non  pour  flatter  ni  pour  déni- 
grer, mais  dans  le  but  de  faire  à  chacun  la  part  qui  lui  est 
légitimement  due.  Disons  d'abord  que  la  comparaison  qu'on 
a  établie,  pèche  par  un  côté  important  :  lord  Baltimore  qui 
obtint  du  roi  Jacques  V\  la  charte  fort  libérale  dont  j'ai 
esquissé  (titre  III,  chapitre  xni),  les  dispositions  principales, 
ne  survécut  presque  point  à  l'octroi  qui  lui  en  fut  fait,  et 
c'est  à  l'œuvre  seulement,  qu'on  voit  le  mérite  de  l'homme 
d'État.  Il  faudrait  donc  comparer  Penn  non  pas  seulement 
avec  le  lord  catholique  premier  du  nom,  mais  encore  avec 
Céeil  Calvert  son  fils  deuxième  lord  Baltimore  qui,  d'abord 
et  pendant  longtemps,  fit  fonctionner  les  institutions  du  Ma- 
ryland.  On  voit  déjà  tout  ce  que  ce  parallèle  a  de  défectueux. 
Cependant  abordons  ce  terrain,  ne  fût-ce  que  pour  redresser 
une  fois  de  plus,  les  idées  fausses  qu'on  multiplie  pour  ainsi 
dire  à  plaisir  dans  l'histoire. 

Le  premier  lord  Baltimore,  de  protestant  qu'il  était,  se 
convertit  au  catholicisme,  non  dans  un  intérêt  d'ambition, 
mais  par  Tenlrainement  de  ses  convictions,  avec  la  pensée 
toute  charitable  de  venir  en  aide  et  de  créer  un  refuge  à  ses 
nouveaux  coreligionnaires  qui  étaient  alors  l'objet  d'une 
haine  violente  en  Angleterre.  Dans  ce  but,  il  résigna  volon- 
tairement toutes  ses  fonctions  publiques,  notamment  celle  de 
membre  du  Conseil  privé  du  roi.  Jamais  conversion  ne  se  fit 
dans  des  conditions  plus  honorables. 

Penn  appartenait  à  l'Église  établie  d'Angleterre,  et  par 
conviction  aussi,  il  devint  Quaker;  mais  jeune  encore,  il  n'a- 
vait aucun  emploi  public,  et  il  n'eut  à  faire  à  ses  convictions 


LORD  BALTIMORE  ET  PENN.  âl5 

aucun  sacrifice  de  siluation.  S'il  fut  poursuivi  par  la  suite, 
on  peut  dire  qu'il  courut  au  devant  de  la  persécution  par  ses 
prédications  ardentes  et  ses  publications  peu  mesurées.  En 
recherchant  plus  tard,  les  faveurs  de  la  cour  et  en  bravant 
l'opinion  qui  l'accusait  d'hypocrisie,  n'y  a-t-il  pas  lieu  de 
douter  qu'il  fut  capable  de  l'abnégation  qui  porta  lord 
Baltimore  à  résigner  ses  hautes  fonctions,  pour  être  plus 
libre  dans  l'exercice  de  sa  religion  ? 

La  charte  du  Maryland  formulée  par  le  concessionnaire 
lui-même,  selon  toute  apparence,  enlevait  à  la  couronne  le 
droit  précieux  d'imposer  aucune  taxe  directement  ou  indi- 
rectement sur  la  colonie  ;  ce  qui  dénotait  un  grand  coup 
d'œil  chez  rhomme  qui  entrevoyait  déjà  le  moment  ou  l'Angle- 
terre voudrait  pressurer  ses  possessions  d'Amérique  (1653). 

Aucune  clause  de  cette  nature  n'existe  dans  la  charte  de 
Penn,  tout  au  contraire:  la  couronne  se  réserve  le  droit  de 
révision  et  d'annulation  de  toutes  les  lois  qui  seraient  faites 
dans  la  province.  On  ne  peut  lui  faire  aucun  reproche  pour  ces 
conditions,  il  dut  les  subir  ;  mais  pour  les  colons,  c'était  une 
infériorité  de  condition  vis-à-vis  de  ceux  du  Maryland. 

La  liberté  de  conscience  fut  consacrée  par  ces  deux  fonda- 
teurs, mais  ce  fut  lord  Baltimore  qui,  le  premier,  inaugura 
ce  principe,  près  d'un  demi-siècle  auparavant.  Les  dates  sont 
importantes  à  consulter  dans  la  considération  des  événements 
historiques,  et  celle-ci  est  de  la  plus  haute  gravité  !  Faut-il 
ajouter  que  cette  tolérance  en  Perisylvanie,  eut  des  défail- 
lances même  du  vivant  de  Penn,  comme  je  l'ai  dit  plus 
haut. 

Dans  le  Maryland  au  contraire,  la  liberté  religieuse  ne 
cesse  d'être  une  vérité  que  lors  de  l'avènement  des  protes- 
tants au  pouvoir,  et  par  conséquent,  après  la  perte  de  l'auto- 
rité gouvernementale  par  lord  Cecil  Baltimore. 

Dans  le  Maryland,  le  Conseil  ou  chambre  haute  était  nommé 
par  le  lord-Propriétaire,  tandis  qu'en  Pensylvanie,  le  Conseil 


216  PENSYLVANIE  ET  COMTÉS  DELAWARE. 

qui  était  investi  d'aulres  attributions,  élait  élu  par  le  peuple. 
Il  semble  qu'il  y  eut  là  un  avantage  en  faveur  des  insti- 
tutions de  Penn,  mais  les  combinaisons  gouvernementales 
de  ce  dernier  montrèrent  bientôt  leurs  défectuosités.  J*ai 
déjà  signalé  combien  l'origine  et  les  attributions  de  ce  Conseil 
étaient  un  embarras  pour  tous,  c'est  ce  qui  en  détermina  la 
suppression,  longtemps  avant  la  mort  de  Penn.  Quant  au  pou- 
voir législatif  de  Pensylvanie,  composé  d'une  seule  chambre, 
il  était  certainement  inférieur  à  la  combinaison  des  deux 
chambres  adoptées  dans  le  Maryland. 

M.  E.  Laboulaye  a  prétendu  que  «  tandis  que  lord  Balti- 
more avait  le  choix  des  magistrats  et  des  moindres  fonction- 
naires, Penn  ne  pouvait  élire  ni  un  juge  ni  un  constable.  »  Il 
a  dit  plus  :  il  a  soutenu  que  «  lord  Baltimore  jouissait  d'une 
taxe  sur  l'exportation  du  tabac,  tandis  que  Penn  refusa  un 
semblable  revenu  qui  lui  fut  offert  dès  Torigine,  »,  ce  qui, 
suivant  l'honorable  professeur,  constitue  une  véritable  ma- 
gnanimité *.  Il  est  toujours  regrettable  d'avoir  à  dissiper  une 
illusion  à  Tégard  d  un  grand  homme,  mais  les  faits  vrais  ont 
un  droit  supérieur  à  toute  autre  considération.  Or  j'ai  élabli 
-sur  des  textes  que  M.  Laboulaye  n'a  point  consultés,  V  que 
Penn  avait  réservé  pour  lui  seul,  sa  vie  durant^  le  droit  d'éri- 
ger les  cours  de  justice,  et  de  nommer  les  juges  et  fonction- 
naires. 2**  Que  loin  de  repousser  les  taxes  créées  en  sa  faveur, 
il  en  avait  plusieurs  fois  réclamé  le  payement  avec  insis- 
tance; et  c'est  malgré  lui,  au  moyen  d'une  collusion  avec  les 
chefs  quakers,  que  Lloyd  alors  son  représentant,  renonça  à  ces 
taxes.  La  correspondance  de  Penn  ne  laisse  aucun  doute  à  ce 
sujet.  Dans  une  lettre  par  lui  écrite  à  Logan  le  1 4  juillet  1 705, 
et  qui  a  été  conservée,  il  compare  sa  position  avec  celle 
de  lord  Baltimore,  et  après  avoir  exhalé  ses  plaintes  contre 
les  manières  ténébreuses  de  Lloyd,  il  regrette  amèrement  les 

*  Histoire  poHtiq^ie  des  États-Unis,  i*'  vol.,  p.  557. 


LORD  BALTIMORE  ET  PENN.  217 

taxes  qu'on  lui  a  enlevées^  et  qui  le  placent  dans  une  condition 
bien  inférieure  à  son  voisin  *.  On  voit  donc  que  cette  fois 
encore,  M.  Laboulaye  s'est  laissé  entraîner  par  ses  préférences 
pour  le  protestantisme,  et  qu'il  a  supposé  des  faits  qui  sont 
en  opposition  avec  l'hisloire,  et  lui  font  manquer  de  justice 
envers  lord  Baltimore. 

Mais  là,  où  Penn  eut  une  véritable  supériorité  sur  ce  der- 
nier, c'est  dans  l'établissement  de  ses  lois  criminelles  qui 
sont  animées  d'un  souffle  vraiment  chrétien,  et  ont  une 
grande  portée  philosophique.  Elles  lui  assurent  un  titre  in- 
contestable à  l'admiration  de  la  postérité.  Mais  rien  n'indique 
que  dans  la  pratique,  la  justice  du  Maryland  ne  se  soit  pas 
inspirée  du  caractère  paternel  de  ses  fondateurs. 

Résumons-nous  en  disant  :  que  Penn  et  les  deux  premiers 
lords  Baltimore  eurent  chacun  des  qualités  éminentes,  et 
furent  pénétrés  d'un  grand  amour  de  l'humanité.  Leurs  gou- 
vernements, quoique  moins  populaires  dans  la  forme,  que 
ceux  de  la  Nouvelle-Angleterre,  étaient  en  réalité  bien  plus 
démocratiques  que  ceux-ci,  et  surtout  empreints  d'une  dou- 
ceur et  d'une  tolérance  longtemps  inconnues  dans  cette  der- 
nière région.  Aussi  est-il  surprenant  que  M.  de  Tocquevillc 
n  ait  pas  dit  un  mot  du  Maryland  et  de  la  Pensylvanie,  tandis 
qu'il  réservait  toute  son  admiration  pour  la  Nouvelle-Angle- 
terre qui  la  justifiait  bien  peu  ! 

Section  VIII 

COUR  d'Équité.  —  milice.  —  modifications  aux  lois  criminelles. 

SÉPARATION   DES  BAS-CO»TÉS. 

La  succession  de  Penn  fut  l'objet  d'un  litige  entre  sa  veuve 
et  les  enfants  de  son  premier  mariage,  mais  les  deux  parties 
convinrent,  sans  rien  préjuger  sur  le  mérite  de  leurs  préten- 
tions respectives,  de  confirmer  le  choix  fait  par  Penn,  de 

'  Gordon,  appendix,  p.  608.  Lettre  du  14  juillet  1705. 


218  PENSYLVANTE  ET  COMTÉS  DELAWARE. 

William  Keith,  pour  gouverner  en  leur  nom  collectif  la 
Pensylvanie  et  les  bas  comtés  de  la  Delaware.  Cet  agent  qui 
était  d'un  caractère  souple,  et  avait  en  vue  principalement 
l'obtention  d'un  traitement  élevé,  se  montra  très-docile  aux 
vœux,  même  aux  préjugés  de  l'assemblée.  Celte  condescen- 
dance intéressée  qui  manquait  de  dignité,  lui  valut  la  con- 
fiance de  ce  corps  politique,  et  il  en  sut  faire  profiter  les 
représentants  de  Penn.  C'est  ainsi  qu'il  parvint  habilement  à 
faire  réaliser  deux  mesures  auxquelles  ses  prédécesseurs 
attachaient  beaucoup  de  prix,  et  qui  leur  furent  invariable- 
ment refusées.  La  première  consistait  dans  la  création  d'une 
cour  d'équité  dont  il  fut  nommé  chancelier;  la  deuxième 
concernait  Torganisalion  dVinc  milice,  à  l'aide  d'engagements 
volontaires  seulement  (1720)  ^ 

La  création  d'une  force  militaire  élait  un  signalé  succès, 
car  c'était  la  première  fois  qu'une  assemblée  de  Quakers  se 
prêtait  à  une  combinaison  de  cette  nature,  dont  la  proposi- 
tion les  eût  mis  précédemment  dans  un  grand  émoi  ;  mais  ce 
fait  ne  devait  pas  créer  un  précédent. 

Quant  à  la  cour  d'équité  ou  de  chancellerie,  ce  nouveau 
rouage  était  considéré  presque  nécessaire  pour  donner  de 
l'uniformité  à  la  jurisprudence,  sur  des  matières  qui  sor- 
taient du  domaine  de  la  Common-Law^  et  où  régnait  beau- 
coup d'arbitraire.  Enlever  ces  sortes  d'affaires  aux  cours  or- 
dinaires qui  décidaient  en  sens  contraire  faute  d'une  loi  régu- 
latrice, pouvait  être  considéré  comme  un  bienfait  malgré 
Tomnipotence  laissée  pour  ainsi  dire  à  un  seul  homme,  à 
l'instar  de  l'Angleterre.  Il  ne  fallait  rien  moins  que  la  con- 
fiance personnelle  qu'inspirait  Keith,  pour  qu'on  l'investit 
d'un  pouvoir  discrétionnaire  aussi  complet. 

Là  ne  se  borna  point  l'influence  de  ce  gouverneur.  On  a  vu 
que  Gookin  ayant  rendu  le  serment  obligatoire  dans  la  co- 

«  Gordon,  p.  185. 


ABOLITION  DU  SYSTÈME  CRIMINEL.  219 

lonie,  le  cours  de  la  justice  criminelle  se  trouvait  suspendu. 
C'est  ainsi  que  deux  individus  accusés  de  meurtre,  restèrent 
trois  ans  en  prison,  faute  déjuges  et  de  témoins.  Keilh  devenu 
gouverneur  affranchit  les  Quakers  de  ces  entraves.  Les  tribu- 
naux reprirent  leurs  séances,  et  la  justice  régulière,  procé- 
dant d'après  les  anciens  errements,  condamna  à  mort  les 
deux  meurtriers  qui  attendaient  impatiemment  leur  juge- 
ment ;  l'exécution  s'ensuivit  sans  empêchement.  Cependant 
les  adversaires  des  Quakers  ne  tardèrent  point  à  dénoncer  au 
roi  cette  violation  de  la  loi  anglaise.  Une  panique  s'empara  de 
toute  la  secte  qui  craignait  un  redoublement  de  rigueurs  et 
la  perte  définitive  de  ses  immunités.  Elle  prêta  aisément  To- 
reille  à  un  moyen  d'accommodement  que  lui  proposa  le  gou- 
verneur sans  trop  de  scrupules  pour  le  sacrifice  qui  lui  était 
demandé.  Keith  leur  persuada  que  le  meilleur  moyen  de  se 
concilier  la  bienveillance  royale,  serait  d'adopter  la  loi  cri- 
minelle d'Angleterre  qui  avait  pour  elle  l'expérience  des 
siècles,  et  de  la  substituer  à  celle  imaginée  par  Penn.  Ce 
changement  radical  s'opéra  en  effet,  par  un  acte  de  l'as- 
semblée générale  de  Tannée  1718.  Ainsi  la  peine  de  mort 
allait  être  appliquée  au  crime  de  haute  trahison,  à  la  fabrica- 
tion de  fausse  monnaie,  au  vol  de  nuit  avec  effraction,  au 
rapt,  à  la  mulilatioji,  à  toutes  blessures  entraînant  la  mort, 
à  la  sorcellerie,  à  l'incendie  avec  préméditation,  etc.,  etc. 
Ce  régime  cruel  et  sanguinaire  eût  indigné  l'àme  généreuse 
du  fondateur  dont  on  bouleversait  l'édifice,  et  l'on  put  voir 
par  ce  seul  fait,  combien  il  était  supérieur  à  la  secte  à  laquelle 
il  appartenait.  Mais  loin  de  revenir  sur  cette  grave  mesure, 
une  autre  assemblée  ajouta  plus  tard  à  la  nomenclature  des 
crimes  capitaux  :  la  contre-façon,  et  l'émission  de  billets  de 
crédit.  On  ne  pouvait  guère  aller  plus  loin.  Cet  état  de  choses 
subsista  jusqu'après  la  révolution  américaine  *. 

«  Gordon,  p.  5G8. 


820  PENSYLVANIE  ET  COMTÉS  DELAWARE. 

Fier  de  sa  popularité,  Keith  croyait  pouvoir  s'affranchir  des 
conditions  mises  à  Texécution  de  son  mandat,  et  il  résolut 
de  secouer  le  joug  du  Conseil  dont  il  dédaignait  les  avis.  Ce- 
pendant les  héritiers  Penn  ne  voulurent  point  tolérer  un  acte 
d'insubordination  qui  pouvait  mettre  leurs  droits  en  péril. 
On  lui  rappela  ses  engagements  mais  en  vain  :  il  brava  les 
remontrances  et  provoqua  ainsi  sa  révocation  qui  eut  lieu  en 
1726.  Son  passage  à  l'opposition  était  certaine,  comme  cela 
arriva  déjà  pour  le  gouverneur  Lloyd  ;  mais  son  influence  à 
rassemblée  où  il  se  fit  nommer  député  fut  de  courte  durée, 
n  avait  perdu  le  prestige  de  son  rôle,  et  ici  comme  toujours, 
à  moins  d'un  mérite  exceptionnel,  les  corps  délibérants  ne 
subissent  pas  longtemps  les  influences  individuelles. 

Il  est  juste  de  dire,  en  faveur  de  Keith,  qu'il  rendit  dès 
l'abord  (1717),  un  véritable  service  en  obtenant  à  force  de 
soins  et  d'habileté,  de  l'assemblée  générale  des  comtés  de  la 
Delaware  alors  réunie  à  New-Castle,  une  adresse  au  roi,  pour 
réclamer  le  précédent  gouvernement  de  Penn,  contre  lequel 
elle  avait  protesté  quelque  temps  auparavant.  Cette  adresse 
maintenait  la  désunion  entre  ces  comtés  et  la  Pensylvanie, 
mais  elle  admettait  le  principe  de  ce  gouvernement  unique  en 
faveur  de  Penn  *. 

Ces  comtés,  qui  furent  rendus  à  eux-mêmes  par  celte  sépa- 
ration, vivaient  par  le  travail  dans  une  grande  tranquillité 
qui  contraste  avec  l'agitation  législative  presque  permanente 
de  la  Pensylvanie.  Les  historiens  américains  ne  signalent 
aucun  fait  important  applicable  à  ce  petit  pays  détaché.  Je 
n'en  dirai  rien  de  plus. 

*  Gordon,  p.  18i. 


ORIGINES.  221 


Section  IX 

ORIGINE  DES  POPULATIONS.  —   NATURALISATION.   —   CONVICTS. 
lUCES  DE  COULEUR. 

Il  convient  de  rechercher  maintenant  de  quels  éléments 
de  population  se  composait  la  Pensylvanie,  et  la  condition 
faite  aux  immigrants,  dans  la  première  moitié  du  dix-huitième 
siècle. 

Dans  cette  province,  comme  dans  la  plupart  des  autres 
colonies,  Timmigration  des  Européens  est  favorisée  à  Tori- 
gine,  de  plusieurs  manières  :  on  leur  fait  des  concessions  de 
terres  à  des  conditions  modérées,  souvent  presque  nominales. 
La  naturalisation  leur  est  promptement  accordée.  Ils  sont 
exempts  de  taxes  pendant  un  certain  temps,  et  la  liberté  reli- 
gieuse figure  sur  tous  les  programmes.  On  s'intéresse  avant 
tout,  au  peuplement  de  ces  contrées,  quoique  les  émigrants 
qui  se  présentent  soient  de  nature  variée,  souvent  même 
fort  différents  les  uns  des  autres  ;  on  compte  sur  Uavenir 
pour  en  opérer  la  fusion  et  en  faire  un  tout  homogène.  Mais 
au  furet  à  mesure  que  cette  population  s'assied  et  arrive  à  un 
degré  d'accroissement  satisfaisant,  la  colonie  'songe  à  sa  con- 
servation d'une  manière  élroite  et  jalouse.  Elle  perd  de  vue 
son  origine,  et  n'accueille  les  nouveaux  venus  qu'avec  infi- 
niment de  réserve,  même  avec  des  conditions  peu  libérales, 
quoiqu'ils  ne  diffèrent  point  des  premiers  fondateurs.  Déjà 
la  patrie  s'est  faite  :  les  nouveaux  venus  ne  sont  que  des 
étrangers.  On  se  dirige  alors  par  une  espèce  de  loi  de  salut 
public  bien  ou  mal  entendue,  qui  porte  de  graves  atteintes 
au  pacte  primitif.  Ainsi,  le  manifeste  politique  qui  a  fait  la 
fortune  philantropique  de  Penn,  devient  dans  l'exécution,  ce 
que  sont  beaucoup  de  programmes,  c'est  à-dire  lettre  morte 
ou  à  peu  près.  On  en  a  déjà  vu  des  exemples,  j'en  vais  donner 
d'autres  tout  à  l'heure. 


222  PENSYLVANIE. 

Parmi  les  émigranis  qui  concoururent  à  former  le  premier 
noyau  de  la  province,  se  trouvaient  des  Anglais,  des  habi- 
tants du  pays  de  Galles,  qu'on  appelait  alors  les  anciens  Bre- 
tons^ appartenant  presque  tous  à  la  secte  des  Quakers.  Ils 
s  établissent  principalement  sur  les  bords  du  Schuylkill,  et 
un  peu  plus  lard,  au  centre  des  montagnes  de  la  chaîne  des 
AUéghanies^ 

Après  les  Anglais,  les  Allemands  forment  la  plus  abondante 
pépinière  de  la  colonie.  De  1681  à  1684,  on  en  voit  arriver 
un  certain  nombre,  sectateurs  pour  la  plupart  de  Simon 
Mennon,  et  ils  fondent  près  de  Philadelphie,  la  ville  de  Ger- 
mantown,  ainsi  appelée  pour  conserver  l'origine  des  premiers 
habitants. 

En  1707,  des  Mennoniles  de  Suisse  et  du  sud  de  l'Alle- 
magne créent  celle  partie  de  la  province  appelée  aujourd'hui 
le  comté  de  Lancaslre.  Depuis  lors,  Fémigralion  allemande  a 
une  marche  continue  vers  celte  région,  comme  si  l'Amérique 
était  centralisée  pour  elle  dans  la  Pensylvanie.  La  cause  de  cette 
préférence  peut  être  attribuée  aux  voyages  que  Penn  fit  en 
Allemagne  avant  l'obtention  de  sa  charte,  et  pendant  lesquels 
il  exposa  son  système  de  gouvernement.  Il  acquit  ainsi  la 
sympathie  de  tous  les  Allemands  que  le  malheur  des  temps 
forçait  à  émigrer.  On  signale  notamment  les  émigrations  qui 
eurent  lieu  en  1709, 1721, 1730,  1732  et  1749.  L'afflux  des 
émigrants  de  cette  origine  était  tel,  qu'en  1772  ils  formaient 
à  peu  près  le  tiers  de  la  population  totale  qu'on  évaluait  alors 
à  trois  cent  mille  âmes*.  Ces  Allemands  appartenaient  à  di- 
verses sectes  dont  les  principales  étaient  luthérienne,  mo- 
rave  et  mennonite.  Parmi  eux  aussi  se  trouvait  un  petit 
nombre  seulement  de  catholiques. 

Les  Écossais  et  les  Irlandais  d'origine  anglo-saxonne  contri- 
buèrent pour  une  large  part  au  peuplement  de  la  province»  Dès 

.*  Proud,  l'^vol.,  p.  221. 
*  Le  même,  p.  275. 


ORIGINES.  225 

le  commencement  du  dix-huitième  siècle,  ils  arrivaient  en 
grand  nombre,  et  Ton  ne  compta  pas  moins  de  six  mille  Irlan- 
dais débarquant  en  1729.  Postérieurement  jusque  vers  le 
milieu  du  siècle,  l'émigration  de  ce  pays  amena  en  moyenne 
environ  douze  mille  individus  par  année  :  ils  peuplèrent 
principalement  TEst  et  le  centre  de  la  province.  C'est  à  eux 
que  le  comlé  de  Cumberland  doit  naissance  :  ils  y  abondèrent^ 

Toutefois  il  convient  de  remarquer  que  ces  immigrants  ne 
restèrent  pas  tous  dans  la  Pensylvanie  :  partie  d'entre  eux 
se  répandirent  dans  les  provinces  voisines,  mais  la  plupart 
restèrent  fixés  au  sol  où  ils  avaient  pris  terre  et  qui  contribua 
à  leur  fortune. 

Dans  le  premier  tiers  du  dix-huitième  siècle,  la  crainte  domi- 
nante des  Quakers  était  de  voir  la  colonie  envahie  par  ceux 
qu'on  appelait  les  étrangers.  Déjà  l'immigration  des  Palatins 
était  nombreuse  et  elle  promettait  de  s'accroître  notablement. 
On  prétendait  que  le  rigoureux  hiver  de  J  709  avait  chassé  des 
bords  du  Rhin  trente  mille  Allemands  qui  avaient  pris  refuge 
d'abord  en  Angleterre,  et  de  là  s'étaient  dirigés  en  grande  par- 
tie, en  Amérique.  Cette  masse  compacte  faisait  ombrage  non- 
seulement  aux  Quakers,  mais  encore  à  la  métropole  elle- 
même  qui  croyait  déjà  voir  la  Pensylvanie  au  pouvoir  d'hom- 
mes n'ayant  aucune  affinité  avec  la  race  anglo-saxonne.  Les 
faits  les  plus  simples  semblaient  être  des  indices  de  gravité 
réelle  :  on  remarquait  que  les  Allemands  ne  faisaient  aucun 
effort  pour  apprendre  la  langue  anglaise;  loin  de  là,  ils  se 
cantonnaient  dans  des  localités  distinctes  où  ils  vivaient  entre 
eux,  presque  sans  contact  avec  les  autres  colons.  Mais  com- 
ment leur  en  faire  un  grief?  Quoi  de  plus  naturel  pour  de 
malheureux  émigrants,  que  de  conserver  le  plus  longtemps 
possible,  la  langue  de  leurs  pèresj,  dernier  anneau  qui  les 
iraltache  à  leur  berceau  ?  Quoi  de  plus  respectable  que  cette 

*  Baird,  pi  i51i 


224  PENSYLVANIE. 

fraternité  étroite  entre  les  membres  persécutés  d'une  même 
secte,  presque  d'une  môme  famille,  qui  ont  besoin  de  s'épan- 
cher pour  se  donner  de  muluelles  consolations?  Les  mœurs, 
les  coutumes,  le  caractère  particulier  de  chaque  peuple  ne 
forment-ils  point  une  suffisante  barrière  pour  arrêter  long- 
temps la  fusion  des  races,  sans  qu'il  résulte  nécessairement 
de  ces  différences,  des  rivalités  redoutables?  En  faisant  abs- 
traction de  ces  injustes  appréhensions,  qu'avait-on  à  repro- 
cher sérieusement  à  ces  colons?  Rien  absolument.  Un  rapport 
fait  à  rassemblée  générale,  en  1729,  témoignait  au  contraire 
de  la  bonne  conduite  des  Allemands  :  ils  payaient  les  taxes 
sans  murmurer,  vivaient  avec  frugalité  du  produit  de  leur 
travail,  et  se  montraient  tout  à  la  fois  religieux  et  zélés  pour 
la  chose  publique  *. 

Ces  considérations  qui  pouvaient  calmer  les  inquiétudes 
en  ce  qui  concernait  les  immigrants  acclimatés,  laissaient  place 
à  de  grandes  appréhensions  pour  l'avenir.  Dès  1721,  la  natu- 
ralisation rencontre  de  sérieuses  difficultés.  Bon  nombre 
d'Allemands  qui  avaient  résidé  depuis  longtemps  en  Pensyl- 
vanie,  adressèrent  une  pétition  à  l'assemblée  générale  pour 
être  admis  à  la  jouissance  des  droits  de  citoyen.  L'examen  de 
cette  requête  fut  ajourné  indéfiniment.  Mais  en  1724,  on 
passa  unbill  dont  Tobjet  était  d'accueillir  la  demande  des  pé- 
titionnaires, à  la  charge  par  eux  de  justifier  d'un  certificat  du 
juge  de  paix,  attestante  valeur  de  leurs  propriétés  et  la  na- 
ture de  la  religion  qu'ils  professaient.  Cette  résolution  violait 
deux  principes  servant  de  base  à  la  charte  :  Tégalité  entre  les 
freemen^  et  la  liberté  religieuse  pour  tous  les  chrétiens.  Il 
est  juste  dédire  que  le  gouverneur  refusa  sa  sanction  à  cet 
acte  arbitraire.  Mais  ce  refus  ne  préjugeait  rien  sur  le  fond 
de  la  pétition,  et  telle  est  la  force  des  pjréjugés  de  race  et  de 
secte,  qu'il  s  écoula  un  longtemps  avant  que  justice  fût  faite. 

*  Gordon,  p.  208. 


NATURALISATION.  225 

L'intolérance  existait  toujours  à  Tétat  lalent  ;  tout  prétexte  un 
peu  plausible  Teût  fait  se  produire  au  grand  jour.  Le  respect 
humain  bien  plus  que  Tidée  de  liberté  la  contenait,  et  le  déni 
de  justice  dont  les  Allemands  étaient  victimes  en  est  la 
meilleure  preuve.  Cet  état  d'incapacité  politique  prolongé 
explique  comment  les  Quakers,  qui  n'avaient  plus  peut-être 
Tavantage  du  nombre,  vers  le  milieu  du  dix-huitième  siècle, 
n'en  conservèrent  pas  moins  la  prépondérance  politique. 

Dès  l'abord,  Penn  avait  établi  quelques  règles  de  naturali- 
sation qui  étaient  déjà  rapportées  en  4705.  De  cette  époque 
à  1740,  on  ne  trouve  plus  de  dispositions  générales  sur  ce 
point.  L'assemblée  qui  était  omnipotente,  accordait  ou  refu- 
sait cette  faveur  par  des  actes  individuels.  Mais  en  1740, 
comme  je  l'ai  dit  ailleurs,  le  parlement  anglais  jugea  néces- 
saire de  réglementer  cette  matière  d'une  manière  uniforme 
pour  toutes  ses  possessions  d'outre-mer.  Il  ordonna  qu'à  l'a- 
venir, tout  immigrant  né  hors  des  domaines  soumis  à  Tallé- 
geance  du  roi,  aurait  droit  à  tous  les  privilèges  de  sujet 
anglais,  après  un  séjour  de  sept  années,  pourvu  que  préala- 
blement, le  postulant  prêtât  serment  de  fidélité  à  la  couronne, 
serment  qui  serait  converti  en  une  simple  affirmation  équi- 
valente s'il  était  Quaker  ;  et  à  condition  aussi  de  faire  pro- 
fession de  christianisme  devant  un  juge  de  la  colonie. 

Les  difficultés  que  rencontra  longtemps  la  naturalisation 
étaient  impuissantes  à  arrêter  le  flot  toujours  grossissant 
de  rémigration.  Des  craintes,  exagérées  inspirèrent  une  po- 
litique malhabile  qui  se  flattait,  bien  à  tort,  de  créer  une 
digue  assez  forte  contre  tout  envahissement  nouveau.  C'est 
ainsi  que  l'assemblée  générale,  dans  sa  session  de  1729, 
se  résolut  à  frapper  d'une  taxe  de  quarante  shillings,  l'im- 
portation de  tout  étranger  qui  viendrait  s'établir  dans  la  prc 
vince.  Ces  dispositions  n'empêchèrent  point,  ainsi  qu'on  l'a 
vu  plus  haut,  l'arrivée  successive  de  nombreux  Allemands  qui 
devinrent  pour  le  pays  une  excellente  acquisition,  surtout 


226  PENSYLYANIE. 

au  point  de  vue  agricole.  Avec  le  temps,  cette  phalange  leu- 
tonique  pesa  dans  la  balance,  elle  fournit  une  partie  notable 
des  propriétaires  fonciers  et  des  électeurs  avec  lesquels  il 
fallut  compter.  C'est  ce  qui  détermina  la  législature  de  1740  à 
édicter  certaines  dispositions  dont  l'objet  était  de  se  concilier 
les  colons  de  cette  race.  Il  ne  paraît  point  qu'ils  aient  abusé 
de  cette  situation  particulière,  car  rassemblée  de  1774  for- 
mée presque  à  la  veille  de  la  révolution  américaine,  comptait 
dans  son  sein  beaucoup  de  Quakers  qui  avaient  su  sans 
doute,  leur  inspirer  assez  de  confiance  pour  en  faire  leurs 
représentants.  11  semble  au  surplus  qu'il  y  ait  entre  l'Alle- 
mand et  le  Quaker  anglais  des  affinités  qu'on  trouverait 
difficilement,  à  un  égal  degré,  chez  des  individus  d'autre 
race.  C'est  la  raison  sans  doute,  pour  laquelle  on  voit  plus 
d'homogénéité  de  caractère  dans  la  population  de  Pensylvanie, 
que  dans  celle  des  autres  États  où  des  éléments  variés  d'autre 
nature,  ont  formé  le  noyau  primitif. 

Parmi  les  émigrants  de  tous  pays  se  trouvaient  des  servi- 
teurs engagés  (indented  servants),  puis,  des  convicts  venant 
d'Angleterre.  Tous  devenaient  libres  :  les  premiers,  à  l'expira- 
tion du  terme  de  leur  engagement;  les  deuxièmes,  à  Tépoque 
fixée  pour  la  cessation  de  leur  peine.  Les  uns  et  les  autres 
entraient  alors  dans  la  vie  civile,  et  s'élevaient  quelquefois 
aux  situations  les  plus  éminentes.  Cependant  les  habitants 
répugnaient  à  recevoir  cette  sorte  d'émigrants,  surtout  les 
convicts;  on  ne  voulait  point  qu'ils  fissent  souche  dans  la 
colonie,  et  ici  comme  dans  le  Maryland,  on  passa  des  lois 
pour  en  interdire  l'importation.  Déjà  un  bill  sur  ce  sujet  fut 
préparé  par  le  Conseil  colonial  en  1682,  mais  le  mal  n'était 
point  encore  jugé  assez  sérieux  pour  amener  une  résolution 
complète.  En  1722  seulement,  on  frappa  d'un  droit  de  cinq 
livres  sterling  Timportation  de  tout  convict  appelé  à  rester 
dans  la  province.  C'était  là  plutôt  encore  une  démonstra- 
tion qu'un  acte  d'autorité  réelle.  Cette  sorte  d'émigrants 


ESCLAVAGE.  227 

continua  à  arriver  là,  comme  dans  la  Virginie,  comme  dans 
le  Maryland.  Une  nouvelle  loi  sur  celte  matière,  publiée  en 
1736  et  destinée  à  corroborer  celle  antérieure,  eut  le  même 
insuccès.  11  n'en  pouvait  être  autrement,  car  comment  résister 
ouvertement  aux  ordres  de  la  métropole  qui  voulait  chasseï 
de  son  sein  les  convictSj  et  jugeait  les  colonies  d'Amérique, 
le  lieu  le  plus  propre  à  les  recevoir? 

On  manque  de  documents  assez  précis  pour  établir,  comme 
cela  a  été  fait  pour  le  Maryland,  dans  quelle  proportion  ap- 
proximative cette  nature  d'individus  entra  dans  la  masse. 
Il  faut  cependant  que  le  nombre  s'en  soit  assez  accru,  pour 
qu'à  trois  reprises  différentes,  le  Conseil  d'abord,  puis  rassem- 
blée, en  aient  fait  l'objet  de  leurs  délibérations. 

Les  nègres  furent  aussi  Tun  des  éléments  notables  de  la 
population.  On  les  reçut  dès  le  principe,  comme  esclaves, 
sous  le  prétexte  hypocrite  de  la  nécessité  d'en  faire  des  chré- 
tiens; mais  tous  ne  s'accommodaient  pas  de  cette  transaction 
de  conscience,  et  les  protestations  ne  se  firent  pas  longtemps 
attendre.  C'est  ainsi  que  en  1688,  des  Allemands  de  German- 
town  rédigèrent  une  pétition  contre  l'esclavage  et  contre  le 
commerce  d'esclaves,  en  tant  que  réprouvés  par  la  religion. 
La  même  manifestation  se  renouvela  sans  beaucoup  de  suc- 
cès en  1696.  L'Angleterre  s'était  fort  intéressée  dans  ce  com- 
merce, et  tous  les  gens  vivant  de  ce  trafic  dans  la  colonie, 
cherchaient  à  le  faire  prévaloir.  Cependant  un  contre-courant 
d'idées  luttait  constamment  pour  le  décourager.  Des  actes  de 
l'assemblée,  passés  en  1705,  1710,  1712,  1761,  1768  et 
1773  frappèrent  des  droits  assez  élevés  sur  cette  nature  de 
marchandise;  mais  soit  que  les  profits  fussent  très-élevés, 
soit  que  la  fraude  eût  des  auxiliaires  efficaces,  l'importation 
n'en  continuait  pas  moins.  Il  est  à  remarquer  que  la  plupart 
de  ceux  qui  voulaient  l'arrêter,  n'étaient  pas  mus  par  un  vrai 
sentiment  d'humanité,  mais  par  la  crainte  du  danger  d'une 
insurrection  de  nègres,  et  du  massacre  des  blancs;  du  moins 


228  PENSÏLVANIE.  * 

lel  est  Tun  des  motifs  de  la  loi  de  1712  rappelée  plus  haut  *. 

Penn,  bien  persuadé  de  Tinutilité  des  efforts  faits  pour 
rendre  efficace  la  prohibition,  chercha  à  améliorer  le  sort 
des  esclaves.  Il  proposa,  comme  on  l'a  déjà  vu,  une  loi  des- 
tinée à  régulariser  l'union  des  nègres,  mais  l'assemblée 
quoique  composée  de  Quakers,  préféra  maintenir  une  hon- 
teuse promiscuité  qui  paraissait  mieux  satisfaire  leurs  inté- 
rêts. On  voit  donc  que  les  sectes  savaient  faire  fléchir  leurs 
principes,  même  dans  les  circonstances  où  ils  auraient  dû 
conserver  davantage  leur  empire  ! 

Les  nègres  n'étaient  pas  les  seuls  esclaves  existants  dans 
la  colonie.  On  avait  réduit  à  cet  état  misérable  les  Indiens  qui 
élaient  aussi  l'objet  d'un  trafic  assez  actif.  J'en  parlerai  dans 
le  chapitre  suivant  qui  rendra  compte  des  rapports  établis 
entre  les  races  blanche  et  rouge. 

Section  X 

SECTES  TARIëES.  —   ÉCOLES.  —  ÉTABLISSEMENTS  DE    CHARITÉ. 
AGRICULTURE.   —  COMMERCE. 

Quant  aux  sectes  qui  se  partageaient  la  province,  on  comp- 
tait entre  autres,  les  Quakers,  les  Épiscopaux,  les  Luthériens, 
les  Presbytériens,  les  Indépendants,  les  Calvinistes,  les  Mo- 
raves,  les  Catholiques,  les  Juifs,  etc.  Tout  ce  qui  n'était  pas 
protestant  ne  formait  que  d'imperceptibles  minorités.  Mais  si 
peu  considérables  que  fussent  les  Catholiques,  on  avait  peine 
à  souffrir  l'exercice  public  de  leur  culte.  Vers  1733,  ils  bâti- 
rent une  chapelle  à  Philadelphie,  et  un  prêtre  célébrait  pour 
eux  le  service  divin.  Mais  le  Conseil  provincial  ne  tarda  pas 
à  s'émouvoir  de  cette  nouveauté,  et  le  gouverneur  Gordon 
proposa  de  supprimer  ces  cérémonies  publiques,  comme 
étant  contraires  à  un  statut  de  Guillaume  III.  Cependant  les 
Catholiques  invoquèrent  la  charte  provinciale  qui,  pour  eux, 

*  Gordon,  p.  555. 


SECTES.  22Ô 

était  supérieure  aux  lois  d'Angleterre.  On  en  référa  à  la  fa- 
mille Penn,  et  d'après  ses  instructions,  le  gouverneur  les 
laissa  pratiquer  leur  culte  en  liberté.  La  chapelle  de  Phila- 
delphie élait,  vers  le  milieu  du  dix-huitième  siècle  et  jusqu'à 
la  révolution  américaine,  la  seule  de  cette  communion  qui 
fût  tolérée  dans  les  colonies  anglaises  ^  Les  Catholiques  pri- 
rent plus  de  consistance  par  la  suite,  au  moyen  des  immi- 
grations d'Allemands  de  cette  croyance,  qui  graduellement 
vinrent  grossir  leur  nombre  et  leur  donner  quelque  impor- 
tance. 

Les  Quakers  furent  d'abord  les  plus  nombreux  en  Pensyl- 
vanie.  Les  Épiscopaux  qui  l'étaient  moins,  gagnèrent  du  ter- 
rain, notamment  par  les  conversions  auxquelles  donna  lieu 
le  schisme  créé  par  George  Keith  qui  se  fit  ministre  de  cette 
secte.  Mais  les  Presbytériens  et  les  Calvinistes  allemands  et 
hollandais  l'emportèrent  de  beaucoup  ensuite  par  le  nom- 
bre, car  plusieurs  des  comtés  du  fond  de  la  province  n'é- 
taient peuplés  pour  ainsi  dire  que  d'individus  appartenant  à 
ces  deux  sectes.  De  grandes  masses  de  Presbytériens  d'origine 
anglo-saxonne  vinrent  du  nord  de  llrlande  :  courageux  et 
persévérants  dans  le  maintien  de  leurs  croyances,  ils  firent 
une  vive  opposition  à  Franklin  et  aux  Quakers,  lorsque  ceux- 
ci  voulurent  remplacer  le  gouvernement  des  héritiers  de 
Penn  par  celui  de  la  royauté  *. 

Je  n'entrerai  dans  aucun  détail  à  l'égard  des  autres  sectes 
qui  étaient  trop  faibles  pour  peser  de  quelque  poids  sur  la 
marche  des  affaires.  Toutefois  il  est  bon  de  constater  qu'à 
l'exception  des  Quakers,  des  Épiscopaux  et  des  Presbytériens, 
qui  étaient  généralement  de  race  anglo-saxonne,  les  autres 
dissidents  se  rattachaient  plus  ou  moins  à  la  race  purement 
teulonique. 


*  midreth,  2«  voL,  p.  343. 

*  Gordon,  p.  571. 


230  PENSYLVANIE. 

Si  les  Quakers  exerçaient  une  influence  marquée  en  poli- 
tique, voyons  ce  qu'elle  était  dans  la  vie  civile. 

Jusqu'à  la  mort  de  Penn,  malgré  le  succès  croissant  de  la 
colonie,  il  existait  encore  bien  peu  d'écoles,  el  elles  ne  s'oc- 
cupaient guère  que  d'instruction  primaire.  En  1749,  on  éri- 
gea à  Philadelphie  un  établissement  appelé  Académie  et 
École  de  charité,  dont  les  études  ne  dépassaient  guère  le  ni- 
veau ordinaire.  Mais  en  1755,  on  réunit  dans  une  seule  et 
même  charte  d'incorporation  tout  à  la  fois  cette  école  et  un 
collège  pour  des  études  plus  élevées. 

Ce  n'est  qu  en  1764,  qu'on  jeta  les  fondements  de  l'école 
de  médecine  de  Philadelphie,  devenue  si  célèbre  par  le  mé- 
rite des  professeurs  qui  y  furent  attachés. 

Les  établissements  de  charité  proprement  dits  n'étaient 
pas  mis  en  oubli.  Dès  1705,  on  ouvrit  un  hôpital  devenu 
nécessaire  par  l'affluence  des  immigrants  dans  le  nombre 
desquels  se  trouvaient  des  pauvres,  des  infirmes,  et  tous  ceux 
qui,  dans  un  passage  pénible  où  ils  étaient  entassés  pêle- 
mêle,  et  souvent  avec  une  nourriture  insuffisante,  contrac- 
taient à  bord,  des  maladies  qui  requéraient  des  soins  atten- 
tifs lors  de  l'arrivée  des  bâtiments. 

En  1751,  on  créa  un  hôpital  spécial  pour  les  aliénés, 
sans  parler  des  prisons  qui  avaient  en  vue  beaucoup  moins 
le  châtiment  du  coupable,  que  sa  régénération. 

Mais  de  toutes  ces  créations,  Tinstruction  publique  fut  la 
branche  la  moins  féconde  en  heureux  résultats.  On  a  accusé 
les  Quakers,  à  tort  sans  doute,  d*être  hostiles  au  développement 
de  l'instruction  ;  et  on  a  rapporté  à  cette  cause,  le  peu  d'expan- 
sion des  lumières  dans  la  période  coloniale.  Peut-être  serait-il 
plus  équitable  d'en  rechercher  ailleurs  les  véritables  motifs. 
D'une  part,  en  créant  des  écoles  de  charité  qualifiées  telles, 
on  éloignait  les  enfants  des  classes  aisées,  même  de  la  classe 
inférieure,  qui  pouvaient  répugner  à  se  trouver  confondus 
avec  les  pauvres.  Il  en  résulta  un  manque  d'émulation  tout 


INSTRUCTION  NÉGLIGÉE.  231 

à  fail  différent  de  ce  qui  a\ail  lieu  dans  la  Nouvelle-Angle- 
terre*. Puis,  au  fur  et  à  mesure  que  les  sectes  grossissaient, 
elles  devaient  se  jalouser,  et  pouvaient  craindre  qu  une  édu- 
cation commune  n'occasionnât  des  troubles  dans  chaque 
groupe.  Cette  considération  au  surplus,  si  elle  est  une  atté- 
nuation pour  la  législature,  n'absout  en  aucune  façon  les 
sectes  elles-mêmes  qui  avaient  chacune  charge  d'âmes,  et 
laissaient  cependant  dans  l'ignorance  la  génération  nou- 
velle. Malheureusement,  cet  état  se  prolongea  longtemps  en- 
core même  après  la  révolution  américaine. 

En  considérant  cet  état  de  choses,  on  se  persuade  difficile- 
ment que  Penn  fut  le  fondateur  de  la  colonie,  et  que  peu 
d'années  après  sa  mort,  Franklin  en  fit  sa  patrie  d'adop- 
tion. Il  ne  tint  pas  à  celui-ci  d'élever  le  niveau  intellec- 
tuel des  habitants,  car  il  créa  à  Philadelphie  une  société  de 
lecture  (library  company)  dans  laquelle,  pour  une  faible  ré- 
tribution. Ton  était  admis  à  jouir  en  commun  d'une  biblio- 
thèque nombreuse  et  bien  choisie.  De  plus,  en  1732  il  publia 
VAlmanach  du  bonhomme  Richard^  destiné  à  populariser  les 
principes  d'honnêteté  et  de  morale.  Mais  il  ne  fut  pas  suffi- 
samment soutenu  dans  ses  efforts,  et  il  se  trouva  contraint 
faute  d'appui,  d'abandonner  après  deux  ans  d'une  existence 
laborieuse,  une  publication  périodique  qu'il  avait  supposée 
en  rapport  avec  les  besoins  du  moment. 

L'agriculture  fut  originairement  le  principal  but  d'activité 
des  colons.  Elle  produisait  des  grains  de  toutes  sortes,  no- 
tamment du  blé  qu'on  exportait  en  grande  partie  aux  Indes  oc- 
cidentales qui  fournissaient  en  retour,  des  vins,  des  spiritueux, 
surtout  du  rhum,  et  des  nègres,  même  des  Indiens.  Mais  avec 
le  temps,  les  produits  agricoles  cessèrent  d'avoir  un  débouché 
aussi  assuré,  et  beaucoup  de  bras  restaient  inactifs.  Pour  re- 
médier à  cette  situation,  une  loi  de  1719  découragea  par  des 

*  The  educational  Institutions  of  the  Uniled  States,  by  SUjestronif  déjà 
cité,  p.  H  et  suiv. 


23-2  PENSYLVANIE. 

taxes,  l'emploi  de  ccrlaincs  denrées  coloniales  étrangères 
qu'on  substituait  au  grain  et  au  houblon  dans  la  fabrication 
delà  bière.  En  même  temps  et  pour  en  tenir  lieu,  elle  stimula 
les  distilleries  à  se  servir  de  plusieurs  produits  du  sol.  Les 
industries  les  plus  prospères  furent  la  mouture  du  blé,  et  les 
salaisons  qui  trouvaient  un  marché  très-utile,  aux  Indes  occi- 
dentales. Pour  ne  pas  compromettre  ces  avantages,  la  législa- 
ture à  l'exemple  des  autres  colonies,  créa  en  1719,  des  in- 
specteurs chargés  de  vérifier  la  qualité  des  produits,  et  de  la 
certifier  par  une  marque  qui  pourrait  servir  de  garantie  à  la- 
cheteur  *.  En  Pensylvanie  comme  ailleurs,  la  fraude  avait 
besoin  d'un  frein.  Pas  une  secte  n'échappait  à  cette  nécessité, 
môme  celle  dont  les  principes  paraissaient  les  plus  sévères  et 
les  plus  conservateurs. 

Section  XI 

INSTABILITÉ  JUDICIAIRE.   —    USORPATIONS    LÉGISLATIVES.  —  DIFFICULTÉS   FISCALES. 
AMOVIBILITÉ  DES  JUGES. 

Après  avoir  parcouru  les  faits  généraux  intéressant  la  colo- 
nie, je  reprends  le  récit  des  événements  politiques  au  point  où 
je  l'ai  interrompu,  c'est-à-dire  à  la  révocation  de  Keilh  qui 
fut  remplacé  dans  son  poste  par  Patrick  Gordon,  en  1717. 

Le  testament  de  Penn  reçut  son  exécution  :  sa  veuve  et  les 
enfants  de  son  deuxième  mariage  recueillirent  ses  possessions 
et  son  gouvernement  de  Pensylvanie.  La  veuve  Penn  venant 
elle-même  à  mourir,  le  tout  fut  parlagé  entre  ses  trois  fils  : 
John,  Thomas  et  Richard,  avec  double  part  à  l'aîné  John, 
conformément  à  la  loi  de  la  province. 

L'administration  de  Gordon  fut  signalée  par  un  fait  qui 
montre  combien  les  principes  avaient  encore  peu  d'empire 
dans  ces  jeunes  sociétés.  Après  avoir  reconnu  à  William  Keith 
le  droit  d'ériger  une  cour  de  chancellerie  jugée  alors  très- 

*  Gordon,  p.  i85. 


INFLUENCE  FACHEUSE  DES  QUAKERS.  235 

utile,  et  dont  il  fut  nommé  juge  suprême,  en  sa  qualité  de 
gouverneur,  l'assemblée  générale  de  1736,  longtemps  après 
la  révocation  de  ce  dernier,  s'avisa  de  déclarer  que  Texistence 
de  cette  cour  était  illégale,  en  tant  que  juridiction  de  premier 
degré,  et  qu'il  fallait  se  hâter  de  restituer  aux  cours  ordi- 
naires les  pouvoirs  d'équité  dont  elles  avaient  été  dépouillées 
pendant  si  longtemps  (de  1720  à  1736).  Cette  résolution  était 
grave  :  elle  mettait  en  question  un  passé  qui  s'abritait  sous 
l'approbation  tacite  de  tous  les  pouvoirs  légaux,  et  s'attaquait 
à  la  base  même  de  la  société,  c'est-à-dire  la  sécurité  delà  pro- 
priété individuelle.  Cependant  rien  ne  fut  fait  pour  rassurer 
les  intérêts  alarmés,  et  les  juges  ordinaires  reprirent  l'exer- 
cice d'attributions  que  Ton  trouvait  dangereux  précédemment, 
de  leur  confier.  L'édifice  se  maintenait  donc  de  lui-même, 
malgré  les  coups  qui  lui  étaient  portés  et  menaçaient  son 
existence. 

Les  héritiers  de  Penn  ne  pouvaient  espérer  vivre  en  meil- 
leure harmonie  que  ne  le  fit  leur  père  avec  les  assemblées  gé- 
nérales. Les  mêmes  difficultés  se  reproduisaient  sans  cesse,  et 
des  deux  parts,  ce  n'était  pas  sans  raison.  D'abord  l'esprit 
quaker  dominant  toujours,  on  refusa  longtemps  les  subsides 
réclamés  pour  les  guerres,  même  quand  les  autres  colonies 
s'exécutaient  sans  difficulté  :  le  scrupule  de  conscience  s'exa- 
gérait jusqu'à  entraver  la  marche  d'un  gouvernement  régu- 
lier. Un  refus  de  cette  nature  fait  en  1740,  sous  le  gouver- 
nement de  Thomas  Penn  l'un  des  fils  du  fondateur,  provoqua 
de  la  part  de  celui-ci,  une  remontrance  sévère  à  l'assem- 
blée alors  en  session  :  «  Si  vos  principes  dit-il,  sont  in- 
consistants avec  le  but  du  gouvernement,  alors  que  Sa  Majesté 
est  dans  la  nécessité  de  réclamer  par  les  armes,  la  satisfaction 
qui  lui  est  due  par  l'étranger,  pourquoi  donc  vos  consciences 
ne  vous  détournent-elles  point  de  solliciter  une  position  dont 
vos  consciences  vous  empêchent  de  remplir  les  devoirs,  pour 
l'honneur  de  Sa  Majesté  et  pour  la  sauvegarde  des  intérêts 


234  PENSYLVANIE. 

que  VOUS  représentez?  car  c'est  un  acle  d'injustice  d'envelop- 
per tout  un  peuple  dont  vous  ne  formez  pas  le  tiers,  dans 
toutes  les  conséquences  déplorables  qui  nécessairement  l'at- 
teindront, s'il  continue  à  marcher  sous  une  pareille  direc- 
tion *.  »  Ces  paroles  étaient  graves  et  bien  senties.  Le  fait 
reproché  aux  Quakers  pouvait  effectivement  produire  de 
funestes  conséquences,  car  l'Angleterre  était  engagée  pour 
longtemps  peut-être  dans  des  guerres  avec  la  France  sur  di- 
vers points  de  ce  continent,  et  avec  l'Espagne  en  Floride  et 
aux  Indes  occidentales.  La  sécurité  des  colonies  et  leur  pro- 
spérité dépendaient  du  résultat  de  ces  guerres.  Or  comment 
refuser  obstinément  des  subsides,  sous  prétexte  de  scrupules 
de  conscience?  C'était  un  désordre  gouvernemental  impos- 
sible à  tolérer  ! 

Mais  il  n'était  point  le  seul.  La  législalure  empiétait  de  plus 
en  plus  sur  les  prérogatives  des  Propriétaires,  jusqu'à  faire 
des  nominations  de  fonctionnaires,  môme  d'un  ordre  infé- 
rieur, pour  assurer  l'exécution  de  certaines  lois  *. 

D'un  autre  côté,  le  peuple  avait  des  griefs  non  moins  sé- 
rieux contre  les  héritiers  de  Penn.  Les  rapports  avec  les 
Indiens  n'étaient  plus  pacifiques  comme  dans  les  premiers 
temps  :  chaque  fois  qu'il  s'agissait  de  négocier  avec  eux  pour 
la  paix,  une  nouvelle  cession  de  territoire  leur  était  deman- 
dée, et  la  province  payait  une -compensation;  cependant  ce 
n'élait  pas  elle  qui  s'enrichissait,  mais  les  successeurs  de 
Penn  au  nom  desquels,  en  tant  que  souverains,  se  faisait  Tac- 
quisition.  On  ne  contestait  point  qu'il  ne  fallût  faire  contri- 
buer le  pays,  dans  une  certaine  proportion,  aux  conditions  de 
la  paix.  Toutefois,  une  part  devait  être  mise  à  la  charge  des 
gouvernants  qui  recueillaient  exclusivement,  certains  avan- 
tages, du  moins  tel  était  le  sentiment  des  assemblées.  Puis,  on 
pensait  que  les  terres  importantes  que  possédaient  les  héri- 

*  Gordon,  p.  232. 

«  Le  même,  p.  215,  237. 


AMOVIBILITÉ  JUDICIAIRE.  235 

tiers  Penn,  ainsi  que  les  renies  foncières  dont  ils  étaient 
créanciers,  devaient  être  passibles  comme  les  autres,  de 
toutes  les  charges  qui  grevaient  la  province,  malgré  les 
exemptions  dont  eux  et  leur  père,  avaient  toujours  joui  en 
leur  qualité  de  souverains. 

Mais  on  leur  faisait  un  reproche  non  moins  grave  :  John 
Penn  était  mort  sans  enfants  (1746),  et  Thomas  Penn  son  frère 
puîné  se  trouva  réunir  dans  sa  main  les  trois  quarts  de  la 
province  qu'il  gouvernait  déjà  pour  le  compte  commun.  Ces 
Propriétaires  avaient  introduit  au  mode  de  nomination  aux 
emplois  une  dérogation  essentielle  qui  consistait  à  convertir 
des  juges  et  autres  fonctionnaires  d'un  ordre  élevé,  jusque-là 
toujours  nommés  à  vie,  en  instruments  dociles  toujours  révo- 
cables à  volonté.  Cette  innovation  passa  d'abord  inaperçue, 
mais  ensuite  elle  fut  considérée  comme  une  violation  de  la 
charte,  et  souleva  de  vives  réclamations  *. 

Je  ne  parle  point  de  difficultés  de  moindre  conséquence 
qui  s'ajoutaient  à  celles-là  et  qui,  en  même  temps  qu'elles 
pesaient  sur  la  marche  des  affaires,  entraînaient  une  grande 
désaffection  réciproque.  11  est  aisé  de  voir  combien  des  deux 
parts,  on  s'éloignait  du  gouvernement  modèle,  et  combien 
grande  est  l'erreur  de  ceux  qui  ne  jugent  un  peuple  que  par 
ses  institutions  premières.  11  faut  pénétrer  plus  avant  dans  la 
vie  de  chaque  jour,  pour  en  faire  ressortir  l'expérience,  et 
montrer  toutes  les  déviations  qu'elle  entraîne,  jusqu'au  point 
souvent,  d'altérer  le  principe  et  de  changer  le  caractère  du 
gouvernement  le  plus  généreux. 

Section  XII 

INFLUENCE  ALLEMANDE.  —  SÉDITION.  —  SCRUPULES  DE   CONSCIENCE.   —  DEMANDE 
DE   GOUVERNEMENT  ROYAL.   —  RÉFLEXIONS  GÉNÉRALES. 

Si  l'assemblée  quaker  se  montrait  si  rebelle  aux  demandes 
de  subsides,  en  paraissant  ne  rien  comprendre  aux  nécessités 
*  Hildreth,  2' vol.,  p.  4ii. 


256  PENSYLVANTE. 

de  la  situation,  c'est  qu'elle  était  soutenue  par  la  partie  alle- 
mande de  la  population,  à  laquelle  on  faisait  craindre,  si  elle 
se  prêtait  aux  demandes  du  gouvernement,  de  retomber  sous 
le  joug  militaire  auquel  elle  avait  voulu  échapper  en  fuyant 
TEurope.  Mais  ces  moyens  peu  loyaux  n'aveuglaient  pas  la 
partie  intelligente  de  la  colonie  :  ainsi  en  1744,  Franklin  ex- 
cita le  zèle  des  habitants  pour  une  association  militaire  vo- 
lontaire destinée  à  assurer  la  sécurité  du  pays,  en  vue  de  la 
guerre  pendante  entre  la  France  et  TAngleterre.  Il  recueillit 
douze  cents  adhésions  presque  immédiatement;  et  en  peu  de 
temps,  le  nombre  des  volontaires  s'éleva  à  10,000  qui  consen- 
tirent à  s'armer  à  leurs  frais,  et  firent  choix  eux-mêmes  de 
leurs  officiers  I  Une  loterie  fut  organisée  pour  se  procurer 
une  batterie  d'artillerie,  et  chose  remarquable!  Un  certain 
nombre  de  Quakers  s'y  intéressèrent.  Logan  et  quelques  au- 
tres membres  de  la  secte  faisaient  une  distinction  au  sujet 
de  la  guerre,  et  autant  ils  répugnaient  à  l'offensive,  autant 
ils  étaient  prêts  à  concourir  à  la  défensive.  C'était  un  pro- 
grès dans  la  doctrine,  malheureusement,  il  ne  comptait  pas 
encore  beaucoup  de  partisans.  Telle  était  la  ténacité  des  idées 
de  la  masse  des  Quakers  sur  ce  point,  que  treize  ans  plus 
tard  c'est-à-dire  en  1747,  à  la  veille  d'une  guerre  avec  les 
Indiens,  la  même  difficulté  se  représenta  et  elle  divisa  la  po- 
pulation tout  entière.  La  plupart  des  Quakers,  lesMoraves,  les 
Mennonites,  etc.,  se  prononçant  énergiquement  contre  une 
guerre  de  résistance,  exhortaient  le  peuple  à  s'en  remettre  à 
la  volonté  d'en  haut  pour  leur  salut,  tandis  qu'une  partie 
des  Quakers  ainsi  que  les  Épiscopaux,  les  Baptistes  et  les  Pres- 
bytériens réclamaient  hautement  l'emploi  des  moyens  de  dé- 
fense que  Dieu  avait  mis  dans  leurs  mains  pour  se  protéger. 
La  seule  voie  possible  pour  sortir  de  cette  difficulté  fut  de 
regagner  l'amitié  des  Indiens,  et  l'on  y  réussit  momentané- 
ment. La  question  resta  sans  solution  en  tant  que  principe, 
et  parla  suite,  on  ne  fit  face  à  ces  besoins  que  par  des  équivo- 


EMBARRAS  DE  GOUVERNEMENT.  237 

ques  indignes  d'un  peuple  chrétien.  Ainsi  en  1745,  en  vue 
de  la  guerre  du  Canada,  rassemblée  générale  n'alloua  des 
subsides  que  sous  un  motif  déguisé.  Elle  fit  de  même  en 
1755,  en  présence  de  circonstances  identiques,  mais  alors 
elle  céda  à  une  pression  extérieure.  Quatre  cents  individus 
principalement  allemands,  fatigués  de  ces  luttes  stériles,  en- 
vahirent le  lieu  des  séances,  et  tout  en  conservant  une  attitude 
assez  modérée,  ils  demandèrent  que  tout  débat  cessant  entre 
l'assemblée  et  les  Propriétaires,  on  s'occupât  immédiatement 
de  mettre  le  pays  en  état  de  défense*.  En  1756,  certains 
membres  quakers  de  l'assemblée,  comprenant  enfin  la  fausseté 
de  cette  position  qui  consistait  ^à  consacrer  dans  l'enceinte 
de  la  législature  des  principes  qu'on  réprouvait  dans  le  tem- 
ple, voulurent  dessiner  nettement  la  situation  à  propos  d'une 
demande  de  subsides  de  guerre  adressée  par  le  gouverneur. 
Ils  déclarèrent  publiquement  qu'après  avoir  réfléchi  sur  les 
exigences  du  mandat  législatif,  et  les  trouvant  incompatibles 
avec  leurs  devoirs  religieux,  ils  renonçaient  à  leurs  sièges 
plutôt  que  de  mentir  davantage  à  leurs  consciences.  Cette  re- 
traite n'était-elle  pas  la  meilleure  justification  des  idées 
émises  par  George  Keith  lorsqu'il  fit  scission  dans  la  secte? 
Malheureusement,  celle  démonstration  resta  limitée  à  quel- 
ques individus  seulement.  Les  autres  en  grande  majorité, 
votèrent  les  subsides  et  continuèrent,  en  sollicitant  un  man- 
dat compromettant,  à  faire  passer  les  considérations  politi- 
ques avant  celles  d'une  autre  nature. 

Thomas  Penn,  fatigué  des  luttes  incessantes  qu'il  lui  fallait 
soutenir  Contre  la  législature,  se  déchargea  du  gouvernement 
en  1746,  et  le  confia  à  John  Hamillon  fils  d'un  précédent  gou- 
verneur. Des  mains  de  ce  dernier,  il  passa  dans  celles  de  John 
Penn  fils  de  Richard  l'un  des  trois  enfants  du  fondateur.  C'est 
lui  qui  le  possédait  lorsque  vers  1764,  l'attitude  des  Indiens 

*  Gordon,  p.  316. 


238  PENSYLVANIE. 

du  voisinage  donna  des  craintes  sérieuses  à  la  colonie.  L*as- 
semblée  fut  alors  saisie  d'une  demande  d'hommes  et  d'ar- 
gent, toujours  dans  un  but  défcnsif.  En  présence  du  dan- 
ger, elle  était  prête  à  s  exécuter,  mais  elle  tint  à  établir  en 
principe,  que  toutes  les  propriétés  de  la  famille  Penn  contri- 
bueraient comme  les  autres,  aux  charges  de  la  colonie.  Une 
conciliation  eut  lieu  ;  sur  ce  point  les  héritiers  Penn  cédè- 
rent, moins  peut-être  en  vue  de  complaire  au  pouvoir  légis- 
latif, que  pour  conjurer  la  dépossession  de  leur  charte  de 
gouvernement.  Cependant  le  peuple  fatigué  de  pareils  souve- 
rains, sollicitait  déjà  la  couronne  pour  obtenir  d'être  gou- 
verné par  elle.  Ce  mouvement  d'opinion  fut  soutenu  par 
rassemblée  générale  qui  formula  tous  les  griefs  du  pays  con- 
tre un  gouvernement  qui  abusait  de  plus  en  plus  de  tous  ses 
pouvoirs  et  de  toute  son  influence,  au  grand  détriment  de  la 
fortune,  de  la  liberté,  et  de  la  moralité  des  habitants.  On  lui 
reprochait  notamment  dans  un  but  d'intérêt  privé,  d^avoir  mul- 
tiplié les  licences  accordées  aux  gens  tenant  tavernes  et  débits 
de  liqueurs,  et  de  s'être  ainsi  rendu  complice  delà  propagation 
des  mauvaises  mœurs.  Cette  liste  de  griefs  était  exagérée,  elle 
reflétait  surtout  l'esprit  quaker  qui,  à  l'exemple  du  calvinisme, 
proscrivait  toute  espèce  d'amusement  comme  un  danger  pour 
la  morale  publique. 

Cependant  cette  levée  de  boucliers  était  loin  d'obtenir  l'ad- 
hésion de  toute  la  population.  Il  y  eut  des  oppositions  de 
sectes,  et  l'on  vit  les  Presbytériens  protester  comme  un  seul 
homme,  contre  tout  changement  de  gouvernement.  Mais 
moins  influents  que  les  Quakers,  ils  ne  purent  remporter,  et 
la  pétition  de  l'assemblée  fut  envoyée  à  Londres,  avec  des 
agents  chargés  d'obtenir  satisfaction  *.  Toutefois  on  ne  voit 
pas  qu'il  ait  été  donné  suite  à  cette  grave  démarche,  soit  que 
la  couronne  se  montrât  peu  disposée  à  toucher  à  des  droits 

*  Gordon,  p.  423. 


PENN  SUPÉRIEUR  A  SON  PEUPLE.  239 

acquis,  soit  que  les  Pensylvaniens  se  fussent  aperçus  un  peu 
tard,  de  la  légèreté  de  leur  résolution,  à  rapproche  du  mo- 
ment où  ils  allaient  s'engager  dans  une  lutte  formidable 
contre  la  métropole.  Les  héritiers  Penn  continuèrent  donc 
leur  gouvernement  sans  difficultés  sérieuses,  car  ils  avaient 
cédé  à  peu  près  tout  ce  qu'on  leur  demandait;  et  les  ha- 
bitants avaient  compris  la  nécessité  d'une  milice,  et  d'une 
contribution  pour  faire  face  à  toutes  les  éventualités  mili- 
taires. 

En  résumant  les  considérations  qui  se  dégagent  des  faits 
présentés  dans  ce  chapitre,  on  voit  combien  les  idées  philo- 
sophiques de  Penn  étaient  en  avant  de  son  peuple  et  de  sa 
secte,  et  tous  les  mécomptes  qu'entraîna  le  jeu  de  ses  insti- 
tutions qui  du  reste,  étaient  insuffisamment  digérées. 

Presque  tous  les  pouvoirs  qu'il  avait  organisés  à  l'origine, 
avaient,  à  la  fin  de  la  période  coloniale,  une  physionomie 
toute  différente  :  rassemblée  générale  s'était  faite  omnipo- 
tente, admettant  à  peine  le  veto  du  gouverneur,  et  sachant 
au  besoin,  l'acheter  par  des  concessions  pécuniaires.  Le  con- 
seil législatif  et  exécutif  avait  disparu.  L'autorité  de  Penn  et 
de  ses  héritiers  n'était  plus  guère  que  nominale. 

Le  suffrage  presque  universel  d'abord,  fut  restreint  aux 
possesseurs  d'immeubles  d'une  valeur  déterminée. 

L'esprit  de  secte  qui  devait  s'effacer  complètement,  se  mêla 
aux  choses  du  gouvernement  pour  arrêter  sa  marche.  En  re- 
ligion, il  eut  des  défaillances  notamment  envers  les  Catho- 
liques. 

-  Le  système  pénal.  Tune  des  plus  belles  conceptions  de 
Penn  et  qui  honore  sa  mémoire,  fut  dénaturé  et  remplacé  en 
partie  par  le  code  criminel  d'AngleterrCi 

Le  pouvoir  judiciaire  n'eut  pas  un  meilleur  sort  :  de  per- 
manentes qu'étaient  les  fonctions,  on  les  rendit  amovibles, 
sujettes  au  bon  plaisir,  et  l'ordre  des  juridictions  reçut  sou* 
vent  des  atteintes. 


240    RAPPORTS  DES  PENSYLVANIENS  AVEC  LES  INDIENS. 

Quant  à  rinstruclion  primaire,  on  n'y  donna  aucune  atten- 
tion, comme  si  elle  était  indifférente  dans  un  gouvernement 
populaire. 

Enfin  je  dirai  un  peu  plus  loin,  comment  on  foula  aux 
pieds  les  promesses  solennelles  du  traité  d'amitié  proposé  aux 
Indiens,  et  que  les  cent  voix  de  la  renommée  avaient  fait  re- 
tentir dans  le  monde  entier. 

Tous  ces  résultats  sont  d'autant  plus  précieux  à  meltre  en 
relief,  qu'ils  ont  été  passés  sous  silence  par  les  auteurs  fran- 
çais, et  que  les  notions  historiques  qu'ils  ont  données  sur  la 
Pensylvanie  se  bornent  jusqu'à  présent  à  des  programmes. 


CHAPITRE  XIX 

[RAPPORTS  DES  PENSYLVANIENS  AVEC  LES  INDIENS 

De  tous  les  Indiens  de  T Amérique  du  Nord,  ceux  qui  occu- 
paient le  territoire  représenté  aujourd'hui  par  la  Pensylvanie 
et  le  Delaware,  étaient  les  plus  pacifiques.  Les  principales 
tribus  s'appelaient  les  Shawanese,  les  Delawares,  les  Susque- 
hannas,  les  Nanticokes,  les  Conestagoes,  les  Tuteloes,  les 
Ganawose,  etc.  Ils  appartenaient  à  la  grande  famille  des 
Leni-Lenape,  mais  leur  nombre  avait  beaucoup  diminué 
comme  conséquence  des  guerres  à  outrance  intervenues  entre 
eux  et  les  Iroquois  ;  guerres  à  la  suite  desquelles  le  joug  du 
vainqueur  s'était  appesanti  sur  le  vaincu.  C'est  d'eux  que 
Ileckewelder  a  dit,  que  les  Cinq  nations  les  avaient  réduits  au 
rôle  de  femmes  ^ 

Les  jpremiers  rapports  des  colons  de  Delaware  el  de  Pen- 

•  Histoire  des  Mœurs  et  coutumes  des  nations  indiennes  de  Pensylva- 
nie, p.  22. 


RAPPORTS  AVEC  LES  INDIENS.  241 

sylvanie  avec  les  Indiens  reposaient  sur  la  base  la  plus  phi- 
lanthropique. On  peut  mênie  dire  que  Penn  déploya  dans  ses 
premiers  rapports  avec  eux,  un  appareil  scénique  d'autant 
plus  regrettable,  que  les  hommes  pour  lesquels  il  stipulait, 
devaient  un  jour  se  montrer  aussi  injustes  et  aussi  cruels 
envers  ces  peuplades,  que  les  habitants  des  autres  colonies. 
On  commença  par  leur  acheter  des  terres  loyalement,  moyen- 
nant des  retours  en  objets  de  consommation  dont  la  va- 
leur ne  différait  point  des  prix  payés  dans  les  provinces  voi- 
sines. Toutefois  il  n'est  pas  inutile  de  rappeler  que  lord 
Cécil  Baltimore  avait  montré  pour  eux  une  sollicitude  plus 
éclairée  que  celle  de  Penn,  car  outre  des  vêtements  et  d'au- 
tres objets  d'un  usage  journalier,  il  leur  avait  fait  accepter  en 
payement  des  ustensiles  d'agriculture,  pour  les  habituer  au- 
tant que  possible  au  travail  des  champs,  premier  pas  né- 
cessaire vers  la  civilisation.. 

Les  indigènes  ne  furent  pas  longtemps  à  ressentir  les  fâ- 
cheux effets  du  contact  des  Européens,  malgré  les  protesta- 
tions de  fraternité  prodiguées  dans  l'adresse  de  Penn,  anté- 
rieure à  sa  prise  de  possession  de  leur  territoire.  Bientôt, 
un  intérêt  sordide  violant  les  lois  établies,  répandit  parmi 
eux  le  rhum  et  les  liqueurs  fortes  qu'on  recevait  des  Indes  occi- 
dentales en  retour  des  exportations.  Les  colons  cherchaient  en 
eux  des  consommateurs,  et  de  plus  ils  voulaient  troubler  leur 
raison  pour  mieux  les  tromper,  en  obtenant  leurs  fourrures 
à  vil  prix.  Dès  1684,  c'est-à-dire  trois  ans  seulement  après 
l'établissement  de  la  province,  le  gouverneur  déclare  son 
impuissance  à  prévenir  ces  fraudes,  et  chose  étrange!  il 
s'adresse  aux  Indiens  eux-mêmes,  pour  les  dissuader  de  s'eni- 
vrer, comme  s'il  leur  supposait  plus  de  raison  qu'aux  Eu- 
ropéens qui  se  vantaient  avec  tant  d'emphase  de  leur  civili- 
sation 1  Si  Penn  n'eût  point  abandonné  son  œuvre  à  des 
mains  cupides,  croit-on  qu'il  n'eût  point  trouvé  un  moyen 
efficace  pour  prévenir  une  pareille  démoralisation?  Com- 
n.  \^ 


242  PENSYLVANIE. 

ment  1  il  se  présente  aux  Indiens  en  leur  disant,  que  lui  et 
les  siens  les  traiteront  plus  loyalement  et  plus  chrétienne- 
ment que  ne  le  font  les  liabitants  des  autres  colonies;  on 
passe  une  loi  pour  proscrire  la  vente  du  rhum  ;  et  malgré  ces 
démonstrations,  le  premier  pas  fait  vers  eux,  a  pour  objet 
de  leur  présenter  la  coupe  empoisonnée  !  Est-ce  bien  là  ce 
qu'on  devait  attendre  des  Quakers?  Penn  n'a-t-il  pas  assumé 
une  grande  responsabilité  devant  l'histoire,  pour  avoir  cher- 
ché à  inspirer  aux  Indiens  une  profonde  sécurité,  sans  rien 
faire  de  sérieux  pour  les  protéger  contre  les  colons,  et  en 
assistant  au  contraire  d'une  manière  indifférente,  à  leur 
démoralisation?  Cette  responsabilité  ne  s'accroît-elle  pas  en- 
core de  cette  considération,  que  le  fatal  usage  des  liqueurs 
qu'ignoraient  les  indigènes,  détruisit  un  bien  plus  grand 
nombre  d'entre  eux,  que  les  luttes  de  fribu  à  tribu,  et  môme 
les  guerres  avec  les  Européens? 

Cet  état  de  choses  troublait  cependant  la  conscience  des 
meilleurs  parmi  les  Quakers,  et  l'on  voit  qu'en  1685,  dans 
leur  meeting  annuel  à  Burlington  (partie  Ouest  de  New- 
Jersey),  des  propositions  furent  faites  pour  empêcher  les 
membres  de  cette  secte  de  vendre  des  liqueurs  aux  Indiens. 
Mais  il  ne  faut  jamais  perdre  de  vue,  dans  l'étude  du  peuple 
américain,  à  quelque  époque  qu  on  se  reporte,  que  les  actes 
publics  manquent  d'une  sanction  sérieuse,  soit  par  compli- 
cité des  habitants  pour  continuer  une  fraude  productive,  soit 
par  faiblesse  de  l'autorité  à  laquelle  sont  refusés  souvent  les 
moyens  de  coercition.  C'est  ainsi  que  le  meeting  de  Burlington 
resta  stérile  et  n'empêcha  pas  un  seul  instant,  la  continua- 
tion de  cet  indigne  trafic.  Quelques  Quakers  cherchèrent  à 
initier  les  Indiens  aux  vérités  du  christianisme,  mais  com- 
toent  pouvaient-ils  espérer  réussir  dans  cette  mission  chari* 
table?  Le  meilleur  enseignement  se  fait  par  l'exemple  ;  et 
quand  ces  natures  primitives  virent  les  blancs  se  disant  chré- 
tiens, violer  chaque  jour  la  loi,  employer  incessamment  lo 


RAPPORTS  AVEC  LES  INDIENS.  243 

ruse  et  la  fraude,  et  s'enivrer  eux-mêmes  probablement 
pour  donner  l'exemple  aux  autres,  le  prosélytisme  n'avait 
plus  aucune  chance  de  succès.  L'Indien  ne  pouvait  plus  voir 
dans  le  christianisme  qu'un  voile  d'hypocrisie! 

Lorsque  Penn  fut  rétabli  dans  son  gouvernement  après  un 
court  interrègne  occasionné  par  la  révolution  de  1688,  s'il  fut 
heureux  de  trouver  la  province  dans  un  grand  état  de  pros- 
périté, d*un  autre  côté,  il  se  montra  affligé  du  relâchemenl 
qui  s'était  opéré  dans  les  pratiques  du  gouvernement,  et 
entre  autres  choses,  des  fraudes  et  des  abus  qu'il  avait  remar- 
qués dans  le  trafic  fait  avec  les  Indiens.  En  1700,  il  sollicita 
de  l'assemblée  générale,  une  loi  efficace  pour  leur  protection 
et  pour  la  répression  de  ces  désordres,  mais  il  éprouva  un 
refus  péremptoire  qui  dut  Tédifier  une  fois  de  plus,  sur  l'es- 
prit de  justice  et  les  sentiments  d'humanité  qui  régnaient 
parmi  les  hommes  de  sa  secte*. 

Il  ne  fut  pas  plus  heureux  dans  les  tentatives  qu'il  fit  pouï 
christianiser  les  indigènes  :  et  grande  dut  être  sa  surprise, 
quand  son  ignorant  interprète  lui  annonça  que  Tidiome  in- 
dien ne  fournissait  point  les  termes  nécessaires  pour  la  com- 
munication des  vérités  de  la  religion  *.  Comment  Penn  crut-il 
un  instant  cet  audacieux  mensonge?  Il  ne  pouvait  ignorer  les 
succès  obtenus  par  Eliot  et  par  les  frères  Moraves,  parmi  les 
Indiens  des  provinces  de  l'Est,  pas  plus  que  les  heureux  ré- 
sultats des  missionnaires  français  partout  sur  ce  continent. 
S'arrêter  dans  cette  voie,  c'était  déserter  une  belle  cause  et 
avouer  l'impuissance  des  principes  annoncés  avec  tant  d'é- 
clat au  début  I  Depuis  cette  époque,  on  ne  voit  plus  trace  du 
moindre  effort  fait  pour  civiliser  et  christianiser  les  tribus  de 
celle  contrée,  quoiqu'elles  fussent  d'un  caractère  plus  tem- 
péré que  les  Indiens  de  TEst*  Penn  avait  sans  doute  compris 
qu'avec  les  tendances  de  la  population  blanche,  il  ne  pouvait 

*  Hildreth,  2'  vol.,  p.  205.  —  Gordon^  p.  115; 

*  Gordon,  p.  115. 


244  PENSYLVANIE. 

espérer  aucun  succès.  Mais  avait-il  oublié  qu'il  s'était  porté 
garant  de  ce  peuple  envers  la  race  rouge,  et  que  chacun  des 
termes  de  sa  première  adresse  était  sa  propre  condamna- 
tion? 

Cependant  si  la  cause  des  Indiens  était  désertée,  on  ne  per- 
dait point  de  vue  les  avantages  que  la  colonie  pouvait  tirer  de 
ses  rapports  avec  eux.  A  cette  même  époque  (1701),  Penn 
entra  en  négociation  avec  les  Susquehannas,  les  Shawanese, 
les  Ganawese  et  les  tribus  des  cinq  nations,  et  il  conclut  immé- 
diatement avec  eux  un  traité  dont  Tobjet  était  de  leur  rendrp 
applicables  les  lois  anglaises  activement  et  passivement,  dans 
toutes  les  circonstances  où  leurs  intérêts  pourraient  se  trou- 
ver mêlés  avec  ceux  des  colons.  Il  leur  était  interdit  de  rece- 
voir parmi  eux  des  tribus  étrangères,  comme  aussi  de  com- 
mercer avec  aucun  Européen,  sans  la  permission  du  gouver- 
neur. Pour  faciliter  Texécution  de  ce  traité,  une  compagnie 
de  commerce  fut  aussitôt  formée  :  le  Conseil  colonial  lui 
concéda  le  privilège  du  trafic  à  faire  avec  les  tribus,  et  lui 
donna  pour  instruction  de  réprimer  autant  que  possible 
l'ivrognerie  parmi  les  indigènes  K  Charger  unecomgagnie  de 
commerce  de  prêcher  la  tempérance,  était  une  idée  bien  naïve 
et  tout  au  moins  singulière!  Penn  ignorait-il  donc  que  les 
agents  chargés  de  ce  trafic  étaient  les  moins  scrupuleux,  et 
que  le  rhum  leur  servait  d'auxiliaire  à  tous  pour  la  réussite 
de  leurs  affaires?  Organiser  un  monopole  au  profit  de  pa- 
reils hommes,  c'était  régulariser  l'oppression  et  la  démo- 
ralisation, à  l'exemple  de  ce  qui  se  passait  ailleurs,  sans  ti- 
rer aucun  profit  d'une  expérience  déplorable  dont  tous  les 
hommes  de  bien  gémissaient.  Cette  fois  encore,  Penn  ne  se 
montrait  guère  homme  d'État,  car  les  actes  même  les  plus 
nobles  lorsqu'ils  manquent  de  sanction,  ne  sont  bien  souvent 
qu'un  leurre  pour  les  faibles.  C'est  ce  dont  les   Indiens 

*  Gordon,  p.  115-116. 


RAPPORTS  AVEC  LES  INDIENS.  245 

firent  rexpérience  quand  ils  surent  que  rassemblée  générale 
refusait  son  concours  pour  la  répression  des  fraudes  commises 
à  leur  préjudice. 

Ce  n'étail  point  assez  de  sacrifier  la  santé  et  la  moralité  des 
Indiens  :  on  attenta  à  leur  liberté  malgré  les  promesses  so- 
lennelles faites  par  Penn  dans  son  manifeste  aux  indigènes 
de  Pensylvanie.  Dans  cette  province  ainsi  que  dans  les  bas 
comtés  de  la  Delaware,  l'esclavage  se  pratiquait  à  l'instar  des 
autres  colonies.  On  ne  l'appliquait  point  il  est  vrai  aux 
tribus  locales,  mais  on  recevait  de  l'étranger,  notamment  des 
Indes  occidentales,  des  sujets  de  race  rouge  qui  étaient  sou- 
mis au  mémo  traitement  que  les  nègres  \  Il  est  digne  de  re- 
marque qu'en  face  d'un  démenti  si  grave  donné  à  sa  parole, 
Penn  n'ait  pas  trouvé  un  mot  de  blâme  contre  cet  infâme  trafic 
qu'il  avait  stigmatisé  lui-même  !  Ce  n'est  qu'en  1706,  c'est- 
à-dire  vingt-cinq  ans  après  la  fondation  de  la  province,  que  la 
législature  passa  une  loi  pour  prohiber  la  vente  des  Indiens 
esclaves*.  On  ne  s'attaquait  point  à  l'institution,  mais  au 
commerce  de  ceux  qui  étaient  déjà  privés  de  la  liberté.  Une 
pareille  loi  était  facile  à  éluder,  dans  un  pays  où  il  n'y  avait 
ni  état  civil  ni  statistique  de  population  rouge  ;  aussi  le  trafic 
continua-t-il  sans  difficulté.  En  1712,  on  fit  un  pas  de  plus  : 
une  nouvelle  loi  prohiba  l'importalion  de  nouveaux  esclaves 
indiens  dont  on  redoutait  l'accroissement,  en  vue  des  dangers 
qu'ils  pouvaient  faire  courir  à  la  paix  publique.  On  établit  une 
taxe  de  20  livres  sur  tout  nègre  ou  Indien  amené  dans  le  pays 
par  terre  ou  par  eau,  sous  déduction  d'un  drawback  en  cas 
de  réexportation  dans  les  vingt  jours.  Mais  cette  loi  fut  annu- 
lée par  l'Angleterre  et  ne  sert  plus  aujourd'hui  que  comme 
document  pour  attester  la  continuation  d'un  trafic  qui  n'eût 
pas  pris  sans  doute,  de  si  grandes  proportions,  si  les  colons 
n'avaient  fait  passer  leur  intérêt  avant  tout  sentiment  d'Iiu- 

*  Gordon,  p.  157. 
midreth,  2Mol.,p.  370. 


348  PENSYLVÂNIE. 

toutes  les  terres  bordant  les  fleuves  dont  ils  occupaient  les  em- 
bouchures ;  ce  qui  s'appliquait  aux  terres  situées  sur  TOhio 
et  TAlleghany,  et  par  suite,  à  une  certaine  étendue  de  pays 
renfermée  dans  les  limites  de  laPensylvanie,  jusqu'à  la  rivière 
Susquelianna.  Le  sort  des  Indiens  vivant  dans  ceâ  possessions 
était  donc  mis  en  question.  Resteraient-ils  sous  la  domi- 
nation anglaise,  ou  bien  passeraient-ils  sous  celle  des  Fran- 
çais? Des  démarches  étaient  faites  des  deux  parts  pour  gagner 
leur  alliance,  et  les  Shawanese  entre  autres,  qui  paraissaient 
pencher  pour  les  Français,  envoyèrent  à  Montréal  une  dé- 
putation  pour  négocier.  Cependant  il  ne  résulta  de  ces  pour- 
parlers aucun  traité  d'alliance.   A  leur  retour,  le  gouver- 
neur de  Pensylvanie  les  somma  d'avoir  à  rendre  compte  de 
cette  démarche  ;  mais  les  Indiens  qui  se  trouvaient  blessés 
de  cette  suprématie  arrogante,  se  boriièrent  à  prononcer  quel- 
ques mots  d'explication  sans  vouloir  quitter  les  bords  deTOhio 
où  ils  étaient  établis,  quoique  ce  voisinage  presque  immédiat 
desFrançaisdonnâtde  vives  inquiétudesau  gouvernement  pro- 
vincial. C'était  la  première  fois  peut-être  que  les  colons  éprou- 
vaient une  résistance  de  ce  côté,  mais  aussi,  que  faisaient-ils 
pour  se  ménager  Taffection  des  indigènes?  Les  mômes  abus, 
la  môme  déloyauté  qu'autrefois  étaient  pratiqués  à  Fégard  de 
ceux-ci,  sans  qu'il  leur  fût  possible  d'espérer  le  moindre  re- 
dressement. Et  quand  en  1745,  la  guerre  devenant  plus  ac- 
tive, les  Français  entraînèrent  les  Sha\Yaneso  dans  leur  parli, 
l'alarme  fut  vive  en  Pensylvanie.  On  chercha  à  prévenir  de 
nouvelles  défeclions,  et  à  force  de  sacrifices,  les  Anglo-Amé- 
ricains parvinrent  à  s'attacher  les  six  nations  (Iroquois)qui  de- 
vinrent leurs  plus  puissants  auxiliaires.  Cependant  le  mécon- 
tentement allait  grandissant  parmi  les  indigènes  de  la  pro- 
vince :  ils  se  plaignaient  de  plus  en  plus,  des  usurpations 
que  les  blancs  se  permettaient  sur  leurs  terres  ;  de  l'abus 
des  liqueurs  qu'on  venait  leur  vendre  jusque  dans  leurs  tentes, 
QU  mépris  '^c  la  loi  et  des  traités;  de  toutes  les  fraudes  dont 


RAPPORTS  AVEC  LES  INDIENS.  249 

ils  étaient  chaque  jour  victimes  ;  et  du  désordre  de  mœurs 
qu'on  introduisait  chez  eux,  en  débauchant  leurs  femmes  \ 
Est-ce  bien  à  Tombre  des  lois  et  de  la  renommée  de  Penn  que 
s'abritaient  de  pareilles  turpitudes?  On  a  dit  qu'il  serait  in- 
juste de  rejeter  sur  toute  une  secte,  les  fautes  et  les  torts  de 
quelques  aventuriers  ;  cela  est  très-juste,  et  nous  ne  repous- 
serons jamais  les  distinctions  légitimes.  Mais  qu'on  n'oublie 
pas  que  les  Indiens  de  Pensylvanie  étant  moins  nomades 
que  d'autres,  rien  ne  s'opposait  à  une  surveillance  active  des 
rapports  des  deux  races,  et  à  la  répression  des  torts  des 
blancs.   Deux  faits  restent  très-accusateurs  :  l'inaction  des 
chefs  de  la  colonie  à  la  vue  de  ces  abus,  et  l'absence  de  pro- 
testation de  la  part  des  hommes  en  dehors  du  pouvoir.  En 
s'y  référant  comme  elle  le  doit,  l'histoire  peut-elle  absoudre 
les  Quakers  d'une  complicité  plus  ou  moins  grande  avec  les 
coupables,  surtout  quand,  du  vivant  de  Penn,  l'assemblée 
générale  lui  refusa  son  concours  pour  arrêter  ces  désordres? 
Les  empiétements  de  territoire  se  continuaient  audacieu- 
sement,  et  la  soif  de  possession  semblait  ne  pouvoir  s'éteindre 
chez  les  Européens,  car  ils  ne  reculaient  devant  aucun  moyen 
pour  arriver  à  leur  but.  Ce  fut  le  point  de  départ  de  luttes 
fréquentes  et  d'une  désaffection  qui,  s'augmentant  de  tous  les 
autres  griefs,  marquent  d'une  manière  déplorable,  toutes  les 
phases  des  rapports  des  deux  races.  Les  Indiens  les  plus  mal- 
traites étaient  les  Shawanese  et  les  Delaware.  On  voit  paraître 
quelquefois  dans  ces  démêlés,  les  Iroquois  qui  jouent  le  rôle 
de  médiateurs,  et  parviennent  par  leur  ascendant  à  pacifier 
les  choses.  Mais  chaque  traité  devenait  le  pohit  de  départ  de 
nouveaux  conflits,  amenant  infailliblement  de  nouvelles  ces- 
sions de  territoire  qui  rétrécissaient  de  plus  en  plus  l'espace 
nécessaire  pour  les  chasses.  L'Indien  en  était  découragé. 
D'une  part,  la  misère  ruinait  sa  santé  et  celle  des  siens; 

*  Gordon,  p.  247. 


250  PENSYLYANIE. 

d'autre  part,  il  assistait  à  la  destruction  rapide  de  sa  race, 
qu'il  ne  pouvait  attribuer  qu'aux  blancs. 

Cependant  aucune  guerre  sérieuse  n'avait  encore  éclaté 
entre  les  colons  et  les  Indiens  de  la  province,  lorsqu'on  1754, 
un  certain  nombre  des  habitants  du  comté  de  Lancastre,  pres- 
bytériens pour  la  plupart,  poussés  par  un  zèle  fanatique 
contre  le  paganisme,  zèle  qu'augmentait  encore  la  haine 
contre  les  tribus  qui  avaient  fait  alliance  avec  les  Français, 
se  ruèrent  d'une  manière  sauvage  sur  des  Indiens  inoffensifs 
du  voisinage  appelés  Conestogocs.  Cette  tribu  était  la  plus 
paisible  de  la  contrée,  et  n'avait  jamais  donné  le  moindre  su- 
je^  de  plainte,  en  sorte  qu'en  la  choisissant  pour  victime  ex- 
piatoire, on  commettait  l'acte  le  plus  inqualifiable  et  le  plus 
révoltant.  Cependant  ces  sectaires  furieux  firent,  des  malheu- 
reux indigènes,  une  horrible  boucherie,  telle  qu'on  n'en 
vil  jamais  de  pareille  peut-être  dans  aucune  province.  Ils  n'é- 
pargnèrent ni  les  femmes  ni  les  enfants,  et  ils  soumirent  tous 
les  individus  dont  ils  purent  s'emparer  aux  tortures  les  plus 
effroyables,  au  nom  de  la  religion  du  Christ.  Tous  les  corps 
sans  exception  furent  scalpés. 

Non  contents  de  cet  exploit,  ces  misérables  se  dirigèrent 
sur  Philadelphie,  pour  exterminer  les  Indiens  qui  pouvaient 
s'y  trouver.  L'alarme  heureusement  se  répandit  à  temps,  et 
quelque  diligence  qu'ils  purent  faire,  la  population  les  arrêla 
à  Germantown,  malgré  les  menaces  de  mort  qu'ils  proférè- 
rent contre  ceux  qui  s'opposeraient  à  leurs  desseins.  Là  vint 
expirer  la  rage  de  celte  nouvelle  espèce  de  cannibales  qui 
déshonora  à  plaisir  l'histoire  de  la  Pensylvanie.  Alors,  comme 
de  nos  jours,  le  courage  civil  faisait  défaut.  Personne  n'osa 
entreprendre  la  poursuite  régulière  des  coupables,  encore 
moins  se  serait-il  trouvé  un  tribunal  pour  les  condamner  !  La 
relation  des  premiers  massacres  consommés  à  Lancastre  fut 
immédiatement  publiée,  mais  telle  était  la  terreur  qui  ré- 
gnait dans  ce  moment,  que  ni  l'auteur  ni  l'imprimeur  n'osé- 


RAPPORTS  AVEC  LES  INDIENS.  '       251 

renl  faire  connaître  leurs  noms,  pas  plus  que  le  lieu  de  la  pu- 
blication. Les  Quakers  eurent  grand  soin  de  faire  remarquer 
qu'aucun  homme  de  leur  secte  ne  trempa  les  mains  dans  ce 
sang  innocent*;  mais  ils  dominaient  encore  dans  rassemblée 
générale  qui  était  omnipotente,  et  comment  restèrent- ils 
froids  et  indifférents  devant  ce  crime  qu'ils  laissaient  impu- 
ni? On  ne  peut  échapper  à  la  responsabilité  du  mal  qu'on 
laisse  s'accomplir,  quand  on  a  les  moyens  de  le  punir,  et 
le  devoir  de  venger  la  société  ! 

Le  représentant  des  héritiers  de  Penn  ne  se  montrait  guère 
plus  scrupuleux  envers  les  indigènes,  dans  les  guerres  alors 
engagées  contre  les  Français.  Pour  inspirer  sans  doute  une 
terreur  salutaire  aux  gens  de  race  rouge  combattant  dans 
les  rangs  ennemis,  le  gouverneur  Robert  Hunter  Morris  met- 
tait publiquement  à  prix  en  1756,  la  tête  de  ceux-ci,  d'après 
un  tarif  ainsi  établi  :  il  promettait  pour  le  cadavre  de  chaque 
Indien  ennemi  âgé  de  plus  de  douze  ans,  150  dollars;  pour 
le  scalp  du  môme,  130  dollars;  pour  le  scalp  d'une  femme, 
50  dollars  *. 

Lorsqu'on  se  reporte  aux  premiers  rapports  de  Penn  avec 
les  Indiens,  et  qu*on  les  compare  avec  les  faits  qui  viennent 
d'être  rapportés,  n'est-on  pas  amené  une  fois  de  plus  à  dire 
que  les  chartes  et  les  constitutions  quelque  philanthropiques 
qu'elles  soient,  n'empruntent  leur  valeur  réelle  qu'à  l'expé- 
rience faite  par  le  peuple  auquel  elles  sont  destinées.  Penn 
lui-même,  n'aurait  pu  reconnaître  son  œuvre  dans  la  con- 
duite barbare  des  colons  envers  les  indigènes.  Voltaire  qui 
n'avait  point  assez  de  louanges  pour  les  Quakers  et  pour  le 
premier  traité  fait  avec  les  Indiens,  aurait  bien  dû  rechercher 
quelle  avait  été  la  suite  de  ce  bruyant  début,  afin  de  donner 
à  l'histoire  le  complément  dont  elle  manque  souvent  dans 
ses  écrits. 

*  Proud,  2*  vol.,  p.  526  et  suiv. 

*  Dunlap's  History  of  New-York,  2*  vol.,  p.  181,  appendix. 


252  PENSYLVANIE. 

Cependant  la  colonie  n'étail  point  rassurée  :  elle  redoutait 
une  ligue  indienne  qui  pouvait  lui  faire  payer  cher  tant  de 
souffrances  et  d'injustices.  En  1767  c  est-à-dire  longtemps 
après  les  événements  déplorables  rapportés  plus  haut,  ras- 
semblée générale  fut  saisie  d'un  ensemble  de  mesures  desti- 
nées à  regagner  la  confiance  des  tribus  voisines.  Elle  passa 
d'abord  une  loi  défendant  à  tout  colon  de  s'avancer  sur  le  ter- 
ritoire indien,  sous  peine  d'expulsion,  même  sous  peine  de 
mortj  en  cas  de  récidive.  Des  fonds  furent  votés  pour  assurer 
Texécution  de  ces  prescriptions,  et  Ton  ordonna  de  nouvelles 
perquisitions  pour  découvrir  les  auteurs  des  massacres  des 
Conestogoes  à  Lancastrel  Résolution  dérisoire,  après  treize 
ans  écoulés  en  silence  depuis  la  consommation  du  crime! 
Enfin  on  affecta  une  somme  de  3,000  livres  à  Temploi  des 
moyens  propres  à  gagner  la  confiance  de  ces  sauvages  dont  on 
avait  tant  besoin,  dans  les  circonstances  difficiles  où  se  trou- 
vaient placées  les  colonies.  On  réussit  de  la  sorte'à  apaiser  ces 
malheureux,  et  à  conclure  à  la  date  de  1 769,  un  traité  d'amilié 
avec  les  six  nations,  les  Delaware  et  les  Shawanese.  On  leur 
acheta  de  nouvelles  terres,  et  une  ligne  frontière  fut  tracée  de 
manière  à  prévenir  le  plus  possible,  les  empiétements  des 
blancs*. 

Ce  qui  étonne  dans  l'observation  des  rapports  existants  en- 
tre les  deux  races,  c'est  la  confiance  persistante  des  Indiens 
dans  l'cfiicacité  des  traités  qu'on  leur  proposait  pour  conjurer 
le  retour  des  fatales  pratiques  des  blancs  à  leur  égard.  Peut- 
être  faut-il  y  voir  non  pas  une  espérance,  mais  une  triste  ré- 
signation à  une  fatalité  implacable  qui,  suivant  eux,  s'attache 
à  une  race  maudite  ! 

*  Cordon,  p.  448-449. 


CAROLINES.  255 

CUAPITRE  XX 

FONDATION   DES  CAROLINES 

Section    I 

CO^SIDÉR\TIO^ÎS  générales.  —  CHARTES  ROYALES.  —   CHARTES  PARTICULIERES. 
GRAND  MODÈLE  IMAGINÉ  PAR  LOCKE. 

la  grande  étendue  de  pays  qui  forme  aujourd'hui  les  deux 
Carolines  dépendait  des  possessions  illimitées  que  l'Espagne, 
au  seizième  siècle,  s'attribuait  en  Amérique  et  auxquelles 
elle  avait  donné  le  nom  de  Floride. 

Après  une  occupation  plutôt  nominale  qu'effective,  les 
Espagnols  parurent  un  instant,  abandonner  ces  parages.  C'est 
alors  que  Coligny,  de  l'aveu  de  Charles  IX,  chercha  à  établir  de 
ce  côté,  une  coloniedestinée  à  servir  de  refuge  aux  huguenots 
dont  la  liberté  de  conscience  était  déjà  mise  en  péril.  En 
1562,  une  petite  expédition  composée  de  deux  vaisseaux 
partis  de  France  sous  le  commandement  de  Jean  Ribaut  de 
Dieppe,  fit  voile  pour  l'Amérique  vers  la  latitude  de  Saint- 
Augustin.  Mais  des  mesures  mal  prises  et  l'indiscipline  des 
émigrants  firent  avorter  ce  premier  essai  dans  la  misère.  En 
1564,  une  deuxième  expédition,  cette  fois  très-nombreuse, 
éprouva  un  sort  plus  cruel  encore,  car  elle  eut  à  lutter  tout 
à  la  fois  contre  les  éléments  et  contre  un  barbare  ennemi 
qu'elle  ne  s'attendait  point  à  rejicontrer.  L'Espagne  avertie 
dit-on,  de  cette  tentative  de  colonisation  huguenote,  en- 
voya à  sa  poursuite  une  flottille  commandée  par  Mélendez. 
Mais  celui-ci,  avant  de  commencer  son  attaque,  voulut  avoir 
un  point  d'appui  sur  le  continent  américain,  et  il  bâtit  un 
fort  auquel  il  donna  le  nom  de  Saint- Augustin.  Les  Français 
de  leur  côté,  s'étaient  fortifiés  sur  un  endroit  qu'ils  appe* 


254  CAROLINES. 

lèrent  fort  Caroline.  L'impétuosité  française  n'attendit  point 
l'attaque  :  le  commandant  Ribaut  prit  le  large  avec  bon 
nombre  des  siens,  et  se  disposait  à  courir  sus  à  l'ennemi, 
lorsqu'une  tempête  effroyable  vint  disperser  et  détruire  ses 
bâtiments.  Cependant  ses  hommes  ou  presque  tous  purent 
gagner  le  rivage.  Mieux  eût  valu  pour  eux  périr  dans  le 
naufrage!  car  le  chef  espagnol  tirant  promptement  parti  de 
ce  désastre  auquel  il  avait  échappé  en  restant  en  rade,  se 
dirigea  vers  le  fort  Caroline  dont  il  s'empara  aisément,  et 
où  il  mit  tout  à  feu  et  à  sang.  Ce  n'était  point  assez  pour  lui  : 
il  fit  la  chasse  aux  Français  erranis  sur  la  côte,  et  il  les  immola 
tous,  delà  manière  la  plus  cruelle.  On  prétend,  avec  quelque 
exagération  peut-être,  que  le  nombre  des  victimes  de  cet  im- 
pitoyable bourreau,  s'éleva  au  chiffre  de  900.  Et  pour  qu'on 
ne  se  méprît  point  sur  la  cause  de  ce  carnage,  il  la  men- 
tionna sur  Tun  des  arbres  où  il  pendit  quelques-unes  de  ses 
victimes.  «  Nous  traitons  ainsi,  disait-il,  non  les  Français, 
mais  les  hérétiques.  »  11  ne  pouvait  convenir  à  ces  fanatiques 
d'avoir  pour  voisins  des  dissidents,  et  par  ce  coup  hardi,  ils 
espéraient  décourager  toute  colonisation  ultérieure.  De  pa- 
reilles cruautés  criaient  vengeance,  mais  il  ne  convenait  pas 
au  roi  catholique  de  prendre  la  défense  de  ses  sujets  hu- 
guenots I  Ce  fut  cependant  un  catholique,  Dominique  de 
Gourgues,  dont  la  vie  antérieure  avait  été  agitée  de  bien  des 
manières,  qui  vit  dans  ce  désastre,  non  une  affaire  de  parti, 
mais  une  insulte  à  la  France.  Ne  prenant  conseil  que  de  son 
courage,  et  n'ayant  d'autre  mandat  que  celui  de  son  patrio- 
tisme, il  réalisa  sa  fortune  et  l'employa  à  préparer  une  ex- 
pédition dont  il  dissimula  le  motif.  En  1567,  il  s'embarqua 
avec  150  hommes  seulement,  sous  la  direction  d'un  Français 
qui  avait  pu  échapper  comme  par  miracle^  au  désastre  de  la 
précédente  expédition.  A  peine  arrivé  à  sa  destination,  dû 
Gourgues  se  mit  en  rapport  avec  les  Indiens  dont  il  sut  enve- 
nimer les  griefs  contre  les  Espagnols,  et  il  l6s  gagna  à  sa 


CAROLINES.  255 

cause.  Fort  de  ces  auxiliaires,  et  à  l'aide  de  manœuvres 
hostiles,  il  s'empara  des  deux  forts  occupés  par  Tennemi,  et  il 
y  mit  tout  à  feu  et  à  sang,  à  Texception  de  quelques  prison- 
niers auxquels  il  réservait  les  mêmes  tortures  que  celles  in- 
fligées à  nos  nationaux  par  le  cruel  Mélendez. 

Là  s'arrêta  l'entreprise  de  de  Gourgues,  car  loin  d'être  au- 
torisé par  le  gouvernement  français,  il  fut  plus  tard  désavoué 
et  exilé.  Charles  IX  voulant  apaiser  le  ressentiment  de  l'Es- 
pagne, renonça  à  toute  prétention  sur  la  Floride,  et  jamais 
depuis,  on  n'y  vit  apparaître  notre  pavillon  dans  un  but  de 
colonisation  française. 

Cependant  s'il  ne  nous  était  pas  donné  d'y  régner  en  sou- 
verain, nous  devions  un  jour  contribuer  pour  une  bonne 
part,  à  développer  les  établissements  que  les  Anglais  ne  man- 
quèrent point  d'y  créer,  en  lui  donnant  le  nom  de  Caroline. 
Le  but  de  Coligny  se  trouva  atteint,  mieux  encore  qu'il  ne 
l'espérait,  car  la  nation  qui  voulait  s'emparer  de  ce  pays, 
était  protestante. 

Les  Anglais  ne  restaient  point  inactifs  dans  ce  mouvement 
qui  portait  l'ancien  monde  vers  des  régions  inconnues,  mais 
les  tentatives  successives  dirigées  vers  le  Sud,  n'étant  point 
appuyées  par  le  gouvernement,  restèrent  longtemps  slérîles 
malgré  le  génie  entreprenant  de  quelques-uns  de  ces  navi- 
gateurs. Il  suffit  de  citer  les  deux  Cabot  et  Raleigh,  pour  se 
convaincre  que  ni  l'habileté  ni  le  courage  ne  faisaient  défaut. 
C'est  dans  un  de  ces  voyages  que  Raleigh  loucha  en  1584,  la 
côte  de  la  Caroline  du  Nord.  La  relation  qu'il  fit  de  son  expé- 
dition en  termes  séduisants,  valut  à  ce  pays  le  nom  de  Vir- 
ginie, comme  hommage  à  la  reine  Elisabeth. 

Pour  bien  comprendre  les  faits  concernant  les  Carolines,il 
est  nécessaire  de  savoir  que  la  Virginie  de  cette  époque  com- 
prenait dans  la  pensée  des  Anglais,  l'immense  contrée  s'é- 
tendant  du  fleuve  Saint-Laurent  à  la  Floride,  même  au  golfe 
du  Mexique.   Plus  tard,  la  Virginie  fut  divisée  en  deux 


Ï56  CAflOLINES. 

branches  dont  Tune  comprenait  toute  la  partie  Nord  en 
descendant  jusqu'à  la  Virginie  d'aujourd'hui.  Quant  à  la 
deuxième  branche,  elle  se  prolongeait  en  longueur,  jusqu'à 
la  Floride  ou  au  golfe,  sans  interruption.  Lorsqu'on  arriva  à 
démembrer  la  Virginie  proprement  dite,  on  en  détacha,  au 
Sud,  un  grand  territoire  qu'on  appela  Caroline,  et  qui  se 
forma  aussi  plus  au  Sud,  d  un  fragment  détaché  de  la  Flo- 
ride où  les  Espagnols  s'établirent  défmilivement,  après  la  re- 
traite de  de  Gourgues. 

Les  essais  de  colonisation  de  Raleigh  n'eurent  qu'une  durée 
éphémère,  il  en  fut  de  même  de  ceux  tentés  après  lui,  dans 
ce  siècle  de  tâtonnements  plutôt  encore  que  de  colonisation, 
au  moins  en  ce  qui  concerne  TAnglelerre.  On  a  vu  dans  le 
premier  volume  de  ce  livre,  page  52,  que  la  Virginie,  pre- 
mière colonie  anglaise  fondée  d'une  manière  permanente  en 
Amérique,  ne  datait  que  de  1606.  Puis,  vint  en  1620,  la  pro- 
vince de  New-Plymouth  dans  la  Nouvelle- Angleterre.  C'est 
en  1630  seulement,  que  Charles  I"  fit  concession  à  sir  Robert 
Heath  attorney  général  d'Angleterre,  de  toute  la  partie  de  la 
Virginie  qui  descendait  au  Sud  depuis  le  36®  degré  de  latitude 
nord,  en  y  comprenant  le  territoire  de  la  Louisiane  sur  le 
Mississipi,  et  à  laquelle  on  donna  le  nom  de  Caroline.  Mais  les 
quelques  établissements  créés  par  lord  Arundel  son  cession* 
naire  ne  vécurent  pas  longtemps.  Les  conditions  de  la  charte 
ne  se  trouvant  pas  d'ailleurs  remplies,  cette  concession  fut 
déclarée  nulle,  et  ce  territoire  resta  encore  une  fois  vacant 
pendant  trente  années. 

Mais  en  1663,  cette  région  du  nouveau  monde  tenta  la 
cupidité  des  favoris  de  Charles  II.  Huit  d'entre  eux,  et  les  plus 
influents  entre  tous,  sollicitèrent  de  ce  prince  la  concession 
de  tout  le  territoire  s'étendant  au  sud,  depuis  le  36*  degré  de 
latitude  nord  jusqu'à  la  rivière  San-Matheo.  Ces  courtisans 
étaient  riiistorieu  minisire  Clarendon  ;  Monk  dont  le  nom  se 
rattache  à  la  restauration  des  Stuarts,  et  connu  depuis  sous 


CHARTE.  257 

lé  nom  du  duc  d'AIbemarle  ;  lord  Craven  ;  le  fameux  comte  de 
Shaftesbury  appelé  alors  Ashley  Cooper  ;  sir  John  CoUeton  ; 
les  deux  Berkeley  dont  Tun  nous  est  déjà  connu  comme  gou- 
verneur de  la  Virginie;  et  sir  Georges  Carteret  que  nous 
avons  vu  concessionnaire  de  la  partie  Est  de  New-Jersey.  Pour 
mieux  réussir  dans  leur  demande,  ces  hommes  avides  d'hon- 
neurs et  d'argent,  masquèrent  leur  cupidité  du  faux  pré- 
texte d'un  zèle  pieux  pour  la  propagation  de  l'Évangile  parmi 
les  Indiens.  Ils  ne  faisaient  en  cela  que  copier  ceux  qui  les 
avaient  devancés  en  Amérique  ;  comme  eux  aussi,  ces  der- 
niers, en  sacrifiant  les  Indiens,  montrèrent  plus  lard  que 
l'intérêt  religieux  n'occupa  qu'une  place  secondaire  dans  les 
considérations  qui  présidèrent  à  la  formation  de  la  plupart 
des  colonies. 

Charles  II  se  laissa  persuader,  et  en  1665  il  signa  la  con- 
cession qui  lui  était  demandée  avec  tant  d'instances.  La 
charte  portait  abandon  aux  huit  concessionnaires  conjoin- 
tement, de  tous  droits  de  propriété  sur  le  sol  de  la  Caroline, 
et  de  la  souveraineté  immédiate  sur  les  habitants,  mais  à 
charge  d'allégeance  à  la  couronne  d'Angleterre,  et  avec  ré- 
serve comme  toujours,  du  quart  de  l*or  et  de  l'argent  qui 
serait  découvert  dans  la  nouvelle  province.  Une  clause 
spéciale  assurait  aux  colons  deux  garanties  qui  devaient  leur 
être  chères  :  aucune  loi  ne  pouvait  être  faite  et  aucune  taxe 
levée,  sans  le  consentement  exprès  des  freemen.  Mais  à  côté 
de  cette  disposition  libérale,  s'en  trouvaient  d'autres  qui  les 
rendaient  fort  dépendants  :  ainsi  les  concessionnaires  étaient 
investis  du  pouvoir  exécutif  et  judiciaire;  ils  avaient  droit  de 
paix  et  de  guerre  ;  ils  pouvaient  constituer  des  comtés,  des 
baronnies;  conférer  des  titres  d'honneur,  et  surtout  accorder 
telle  liberté  de  conscience  qu'ils  jugeraient  convenable  *. 
Cette  charte,  dans   son  extrême  prodigalité,  faisait  bon 

*  Bancroft,  p.  239-240.  —  History  of  South  Carolina,  by  B.  H.  Carroll, 
!•'  vol.,  p.  43-44. 

II.  il 


258  CAROLINES. 

jnarché  des  prétentions  de  l'Espagne  qui,  par  Toccupation  du 
fort  Saint- Augustin  depuis  un  temps  considérable,  se  regar- 
dait comme  souveraine  propriétaire  de  tous  les  territoires 
voisins  de  la  Floride.  On  ne  tenait  pas  compte  davantage  dé 
la  présence  d'un  petit  nombre  d'émigrants  anglais  établis 
depuis  quelque  temps  sur  une  parcelle  de  ces  possessions. 
En  effet,  deux  ou  trois  ans  avant  la  concession  dont  il  s'agit 
(1660-1661),  des  émigrants  de  la  Nouvelle-Angleterre  que 
rintolérance  puritaine  ou  Tesprit  d'aventure  inné  chez  ce 
peuple  éloignait  de  cette  contrée,  élaient  venus  s'établir  près 
de  l'embouchure  de*  la  rivière  du  cap  Fear.  Ils  avaient  acheté 
des  chefs  indiens,  les  terres  qui  leur  convenaient,  et  s^^étaient 
mis  immédiatement  à  Toèuvre  avec  le  concours  d'associés 
qu'ils  avaient  gagnés  à  leur  projet.  Grand  fut  leur  émoi  lors- 
qu'ils apprirent  le  succès  des  démarches  des  courtisans  de 
Charles  II  ;  ils  pétitionnèrent  pour  faire  reconnaître  leur  droit 
de  priorité  d'occupation,  qu'ils  appuyaient  de  l'achat  du  titré 
indien,  et  ils  soutenaient  que,  protégés  qu'ils  étaient  par 
cette  double  considération,  nul  ne  pouvait  leur  contester  la 
prérogative  de  se  gouverner  eux-mêmes. 

Ces  prétentiona  étaient  bien  hasardées,  car  à  la  couronne 
seule  appartenait  la  souveraineté  tant  qu'elle  ne  l'avait  point 
déléguée.  Puis,  le  titre  indien  n'ayant  trait  qu'à  la  possession 
du  sol,  non  à  la  propriété,  il  fallait  encore  l'investiture  royale 
pour  compléter  le  titre.  Mais  les  principes  n'ont  guère  d'em- 
pire au  début  des  sociétés  :  on  procède  par  expédients,  en 
vue  d'intérêts  à  concilier,  et  comme  l'intérêl  seul  détermine 
les  grands  déplacements  de  population,  le  droit  transige  avec 
le  fait)  pour  mieux  se  fortifier*  Cette  situation  fut  comprise  de 
part  et  d'autre,  et  les  négociations  amenèrent  un  compromis. 
Les  Propriétaires  concessionnaires  voulaient  conserver  ce 
noyau  déjà  formé,  et  l'augmenter  en  sollicitant  par  des  me- 
sures libérales,  une  continuation  d'immigration^  Ils  pu- 
blièrent alors  une  espèce  de  charte  qui  était  tout  un  pro- 


PREMIERS  ÉTABLISSEMENTS.  259 

gramme  de  gouvernement.  Chaque  colon  libre  avait  droit  à 
cent  acres  de  terre,  à  la  seule  charge  d  une  rente  perpétuelle 
de  un  demi  penny  par  acre. 

La  liberté  de  conscience  était  proclamée. 

Quant  au  gouvernement,  on  accordait  aux  colons  le  droit 
de  composer  une  liste  de  treize  personnes  parmi  lesquelles  les 
Propriétaires  feraient  choix  d'un  gouverneur  et  d'un  Conseil 
de  six  membres,  formant  pouvoir  exécutif. 

L'autorité  législative  était  remise  à  une  assemblée  com- 
posée du  gouverneur,  du  Conseil  et  d'un  certain  nombre  de 
délégués  élus  par  les  colons. 

Telle  fut  en  substance,  la  première  charte  de  gouverne- 
ment de  la  Caroline.  Elle  était,  à  beaucoup  d'égards,  la  re- 
production de  celles  que  nous  avons  déjà  vues  adoptées  ail- 
leurs *. 

Le  choix  de  l'emplacement  près  du  cap  Fear  n'était  pas 
heureux  :  le  sol  infertile  ne  pouvait  récompenser  les  efforts 
des  émigrants,  aussi  fut-il  bientôt  abandonné  parla  plupart 
d'entre  eux.  Le  reste  eût  péri  de  misère  sans  les  secours  qui 
vinrent  du  Massachusetts. 

Cette  région  n'était  point  la  seule  que*,  Fémigratîon  eût  en 
vue.  Dès  1622,  un  nommé  Porey  avait  poussé  ses  explora- 
tions jusqu'au  détroit  appelé  depuis  Albemarle  du  nom  d'un 
des  concessionnaires  de  la  colonie,  mais  il  se  borna  à  une 
simple  reconnaissance.  Il  semble  que  cette  partie  du  territoire 
n'ait  commencé  à  être  peuplée  qu'à  l'époque  où  l'intolérance 
religieuse  vînt  à  sévir  en  Virginie,  vers  1643.  Les  dissidents 
alors  et  depuis,  seraient  venus  chercher  un  refuge  dans  ces 
parties  éloignées  et  encore  désertes  de  la  province,  et  y  au- 
raient fondé  quelques  établissements  sur  les  bords  de  la  rivière 
Chowan  près  du  détroit  d'Albemarle.  Lorsque  fut  faite  la  con- 
cession de  la  Caroline  aux  dépens  de  la  Virginie,  les  limites 

*  Bancrofl,  p.  2 10.  —  Hildrethi  2«  vol.,  p.  26. 


260  GAROLINES. 

séparalives  de  ces  deux  colonies  n  avaient  point  une  précision 
telle,  qu'elles  ne  pussent  varier  au  gré  des  intérêts  de  ceux 
qui  seraient  appelés  à  les  fixer  définitivement  ;  et  il  arriva 
que  William  Berkeley  qui  remplissait  pour  le  roi  les  fonc- 
tions de  gouverneur  de  la  Virginie,  en  môme  temps  qu'il 
était  Tun  des  Propriétaires  de  la  Caroline,  étendit  la  juridic- 
tion de  celle-ci,  de  manière  à  embrasser  les  nouveaux  centres 
de  population,  quelque  douteux  que  fussent  ses  droits  à  cet 
égard. 

Cette  partie  de  la  colonie  avait  déjà  assez  de  consistance 
pour  que,  dès  1664,  Berkeley  lui  donnât  pour  gouverneur 
William  Drummond.  Il  nomma  en  même  temps  un  Conseil 
composé  de  six  membres,  et  il  promit  pour  une  époque  plus 
éloignée,  une  assemblée  représentative.  Il  n'était  rien  dit 
quant  à  la  liberté  de  conscience,  mais  elle  était  en  germe 
dans  la  charte  générale  de  la  colonie;  et  puis,  Berkeley  qui  se 
trouvait  en  face  de  dissidents,  se  serait  bien  gardé  de  heur- 
ter leurs  croyances,  comme  il  l'eût  fait  en  Virginie.  11  lui  fal- 
lait des  colons  à  tout  prix,  c'était  la  meilleure  garantie  pour 
la  population. 

Cette  même  année  (1664),  quelques  planteurs  des  Barba- 
des,  après  avoir  exploré  les  côtes  de  la  Caroline,  entrèrent  en 
arrangement  avec  les  Propriétaires  pour  obtenir  d'eux  une 
concession  à  Tembouchure  du  cap  Fear.  Ces  préliminaires 
étant  réglés,  bon  nombre  d'émigrants  venant  de  ces  îles 
sous  la  conduite  de  Sir  John  Yeamans,  se  fixèrent  en  [1665 
sur  un  point  très-voisin  du  lieu  où  se  trouvaient  encore  quel- 
ques débris  de  la  première  colonie  puritaine  qu'ils  absor- 
bèrent. Yeamans  fut  nommé  gouverneur  de  cette  contrée  qui 
déjà  en  1666,  comptait  huit  cents  âmes,  et  qu'on  appela  Cla- 
rendon,  du  nom  de  l'un  des  Propriétaires  \  Quoique  les  habi- 
tants très-industrieux  tirassent  bon  parti  des  forêts  qui  les 

*  Bancron,  p.  242-245.  —  Ilildrelh,  2«  vol.,  p.  27-28. 


NOUVELLES  CONCESSIONS.  261 

environnaient,  la  colonie,  malgré  Tintelligente  administra- 
tion  (le  Yeamans,  resta  toujours  languissante. 

Les  deux  établissements  que  nous  venons  de  voir  se  for- 
mer près  du  détroit  d'Albemarle,  et  au  cap  Fear,  étant  très- 
éloignés  l'un  de  l'autre,  avaient  par  cette  seule  raison  deux 
gouvernements  distincts,  quoique  tous  deux  appartinssent 
à  la  partie  de  la  Caroline  dite  du  Nord.  C'est  donc  à  tort  que 
M.  Edouard  Laboulaye  a  affirmé  que  l'établissement  du  cap 
Fear  était  le  berceau  de  la  Caroline  du  Sud  (p.  379).  Un 
coup  d'œil  jeté  sur  la  carte  aurait  suffi  pour  Tavertir  de 
celte  erreur  de  géographie,  et  Thistoire  vue  de  plus  près,  lui 
eût  appris  que  ce  n'est  point  en  1662  ou  1663  que  com- 
mença cette  dernière  province,  mais  en  1669  ou  1670.  Cette 
double  rectification  était  nécessaire  encore  au  point  de  vue 
des  origines  qu'il  faut  se  garder  de  confondre,  dans  un 
pays  où  Télément  ethnographique  et  les  influences  de  secte 
prirent  une  si  grande  place  ! 

Malgré  Texiguité  de  la  population  comparée  à  la  vaste 
étendue  de  ces  possessions,  les  courtisans  Propriétaires 
en  1665,  obtinrent  encore  de  Tinépuisable  libéralité,  mieux 
vaudrait  dire  de  la  prodigalité  de  Charles  II,  une  nou- 
velle charte  qui  augmentait  leur  concession  au  Nord  et  au 
Sud,  surtout  au  Sud  où  elle  avait  la  prétention  de  compren- 
dre toute  la  Floride  moins  son  extrémité  péninsulaire.  Ce 
n'était  point  assez  :  une  troisième  charte  de  1667  fit  con- 
cession aux  mêmes  favoris,  du  groupe  des  îles  Bahamas  sur 
lesquelles  ils  fondaient  de  grandes  espérances.  Mais  ils  n'y 
trouvèrent  que  déception,  car  Tinfertilité  du  sol  jointe  aux 
incursions  des  Espagnols  et  aux  déprédations  des  pirates,  ren- 
dit ce  séjour  peu  sûr  pour  de  paisibles  habitants  *. 

Jamais  aucune  des  concessions  antérieurement  faites  à  d'au- 
tres personnes  n'avait  embrassé  d'aussi  vastes  possessions  que 

*  Hildreth,  2*  vol.,  p.  28-29. 


362        '  GÀROLINES. 

celles  connues  alors  sous  le  nom  générique  de  Caroline.  L'on 
ne  pourra  en  avoir  une  juste  idée  qu'en  sachant  qu'elles 
s'appliquent  aujourd'hui,  non-seulement  aux  deux  Carolines, 
mais  encore  à  la  Géorgie,  à  la  majeure  partie  de  la  Floride,  à 
l'Alabama,  à  la  Louisiane,  au  Texas,  à  une  grande  partie  du 
Mexique,  à  l'Arkansas,  au  territoire  indien,  au  Kansas,  au 
Nébraska,  au  Missouri,  au  Tenessee  et  au  Mississipi.  Aucun 
État  de  l'Europe  n'offrait  rien  de  pareil  ni  comme  étendue, 
ni  comme  richesse  et  variété  de  sol,  ni  comme  climat,  ni 
comme  fleuve.  C'était  la  réalisation  de  l'idéal  en  tant  qu'em- 
pire. Quoi  de  surprenant  qu'une  si  brillante  position  ait  en- 
flammé  l'imagination  du  comte   Shaftesbury,  et  qu'il  ait 
rêvé  pour  ce  pays  un  gouvernement  dont  le  mécanisme  in- 
génieux serait  comme  le  résumé  de  l'expérience  des  siècles  I 
Quel  est  l'homme  qui,  dans  un  poste  élevé,  n'a  point  la  lé- 
gitime ambition  de  marquer  son  empreinte  dans  les  annales 
du  monde?  On  se  plaît  à  se  considérer  comme  l'instrument 
spécial  d'un  Être  supérieur,  et  alors  même  qu'on  ne  cède 
qu  a  un  instinct  étroit,  on  s'imagine  encore  être  le  dispen- 
sateur de  ses  bienfaits. 

Les  chartes  qui  régissaient  les  autres  colonies  paraissaient 
aux  favoris  de  Charles  II  trop  roturières,  trop  démocrati- 
ques. Le  temps  était  venu  de  procéder  sur  d'autres  erre- 
ments, et  d'inaugurer  en  Amérique  un  système  hiérarchique 
bien  pondéré  ayant  pour  base  le  privilège.  Shaftesbury  qui 
fut  chargé  par  ses  Co-Propriétaires  de  préparer  ce  grand  tra- 
vail d'organisation,  avait  une  perception  vague  du  but  à  at- 
teindre, et  il  flottait  entre  des  idées  difficiles  à  concilier.  Il 
était  aussi  opposé  à  l'arbitraire  du  pouvoir  absolu,  qu'à  l'en- 
vahissement des  idées  populaires.  L'idéal  pour  lui,  était  l'or- 
ganisation aristocratique  d'Angleterre  avec  la  dose  de  liberté 
qu'elle  pouvait  comporter  ;  mais  il  rêvait  une  combinaison 
plus  savante  encore,  car  chacun  aspire  au  rôle  d'initiateur. 
Cependant  il  manquait  de  la  science  nécessaire  pour  dessiner 


LOCKE.  265 

un  grand  édifice,  mettre  de  l'harmonie  dans  les  proportions,' 
soigner  les  détails,  et  vivifier  Fœuvre  entière  en  ranimant 
d'un  souffle  puissant.  Près  de  lui  se  trouvait  un  homme  peu 
connu  alors  (1669),  mais  dont  Tesprit  dardait  déjà  de  lumi-* 
neux  rayons.  Locke  s'était  révélé  au  comte  dans  plusieurs 
circonstances,  et  celui-ci  crut  ne  pouvoir  mieux  faire  que  de 
s'ouvrir  à  lui  de  son  projet,  pour  Ty  associer  et  pour  combiner 
leuf«  idées  de  manière  à  en  faire  sortir  un  plan  de  gouvèr-i 
nement  complet  pour  la  Caroline.  Malheureusement,  quelque 
puissant  que  fût  l'esprit  de  Locke,  il  ne  put  se  dégager  du 
milieu  où  il  vivait  ;  et  Tinsuccès  de  la  révolution  d'Angleterre 
lui  avait  inspiré  de  l'antipathie  pour  toute  innovation  popu- 
laire. D'autre  part,  certaines  idées  préconçues  sur  l'esclavage 
le  rendaient  favorable  à  cette  institution,  sans  toutefois  qu'on 
pût  rattacher  sa  pensée  sur  ce  point,  à  des  considérations  d'in- 
lérét  sordide.  Froid  penseur,  il  n'avait  point  cette  étincelle 
précieuse  qui  produit  l'enthousiasme,  cet  amour  de  l'huma- 
nité qui  fait  croire  à  son  progrès,  et  qui  cherche  à  déployer 
ses  ailes  au  lieu  de  l'enfermer  dans  un  cercle  de  fer.  Rien 
dans  les  faits  dont  il  était  le  témoin  n'était  de  nature  à  modi- 
fier ses  raisonnements  :  ils  auraient  plutôt  produit  le  résultat 
contraire.  Chez  lui,  l'Anglais  allait  dominer  le  philosophe,  et 
au  lieu  de  produire  une  œuvre  originale,  il  ne  devait  bientôt 
exhiber  qu'une  mosaïque  composée  de  pièces  empruntées  aux 
gouvernements  aristocratiques. 

Tels  étaient  les  deux  hommes  qui  combinèrent  leurs  efforts^ 
pour  forger  les  fers  de  la  Caroline.  Tous  les  anneaux  de  cette 
chaîne  furent  rivés  avec  soin,  mais  il  faut  bien  le  reconnaître,- 
sa  place  était  plutôt  dans  un  musée  d'antiquités,  que  siir  une» 
terre  vierge  à  peine  habitée,  et  du  sein  de  laquelle  la  liberté 
semblait  surgir  par  un  mouvement  spontané.  Les  auteurs  de' 
cette  œuvre  lui  donnèrent  le  nom  de  Constitutions  fondamen< 
taies j  et  la  développèrent  en  cent-vingt  articles  qui  com- 
prennent l'ensemble  de  l'organisation  du  gouvernement.  Ce 


S64  GAROLINES. 

paclc  est  du  l*  mars  1669,  dale  intéressante  à  conserver, 
pour  la  mettre  en  regard  des  constitutions  des  autres  pro- 
vinces qui,  procédant  moins  méthodiquement,  étaient  bien 
en  avant  de  celte  élucubration  pliilosophique  !  Je  me  bornerai 
à  en  donner  le  dessin  général  qui  suffira  au  lecteur  pour 
juger  de  l'aberration  d'un  grand  esprit;  comprendre  la  ré- 
sistance du  peuple  à  la  soumission  ;  et  s'expliquer  la  durée 
très-éphémère  d'une  œuvre  à  laquelle,  dans  son  préambule, 
on  assignait  une  destinée  perpétuelle. 

Les  Propriétaires  qui  s'approprièrent  ces  insfilùtions,  décla- 
rèrent dès  Tabord,  qu'ils  entendaient  constituer  un  gouverne- 
ment le  mieux  en  rapport  avec  la  monarchie  dont  cette 
province  faisait  partie,  et  prévenir  l'expansion  de  la  démo- 
cratie. Ce  but  expliqué,  ils  passèrent  aux  détails. 
-  Leur  société  composée  de   huit  souverains  ne  pouvait 
jamais  être  augmentée  ni  diminuée  comme  nombue.  La 
dignité  de  chacun  était  héréditaire,  et  à  défaut  d'héritiers, 
les  survivants  élisaient  un  successeur  au  prédécédô  ;  on  ne 
pouvait  le  prendre  que  parmi  les  Landgraves  seulement 
dont  il  sera  bientôt  question.  Ils  formaient  une  espèce  de 
Chambre  haute  dont  le  plus  âgé  était  de  droit  président, 
sous  le  litre  de  Palatin.  Mais  outre  cette  présidence,  ce  haut 
fonctionnaire  avait  encore  dans  ses  prérogatives  le  comman- 
dement en  chef  de  l'armée. 

Les  sept  autres  Propriétaires  avaient  chacun  une  haute  po- 
sition, telle  que  celle  d'Amiral,  Connétable,  Chancelier,  Chef 
de  justice,  Trésorier,  Chef  supérieur  du  commerce,  des  ma- 
nufactures et  des  travaux  publics,  et  Chambellan  :  celui-ci 
chargé  de  l'État  civil  et  du  règlement  des  cérémonies. 

Ces  dignités  devant  se  baser  sur  le  sol  en  vue  des  substi- 
tutions de  titres,  on  divisa  le  territoire  compris  dans  les 
limites  des  trois  concessions,  en  comtés  qui  chacun,  se  com- 
posaient d'une  vaste  étendue  de  pays.  Chaque  comté  se  sub- 
divisait lui-même  en  huit   seigneuries,  huit  baronnies  et 


GRAND  MODÈLE.  2C5 

quatre  precinets.  Le  precinct  formait  lui-même  six  colonies. 

Xes  seigneuries  de  chaque  comté  étaient  attribuées  aux 
huit  Propriétaires  dont  c*était  le  domaine  inaliénable  à  perpé* 
tuité.  Ils  avaient  ainsi  à  eux  seuls  le  cinquième  de  toute  la 
province. 

Les  baronnies  revenaient  à  la  noblesse,  et  on  avait  créé 
deux  ordre§  :  les  Landgraves  ou  comtes,  puis  les  Caciques  ou 
barons.  Dans  clmque  comté  il  y  avait  un  Landgrave  et  deux 
Caciques.  A  eux  revenait  le  deuxième  cinquième  de  la  province 
dans  des  proportions  déterminées,  à  titre  de  domaine  substi^ 
tué,  également  inaliénable. 

Cette  organisation  reposant  sur  Fimmobilité,  aucun  titre 
ne  pouvait  s'éteindre.  S'il  survenait  une  vacance  faute  d'hé- 
ritiers, un  nouveau  titulaire  était  nommé  par  les  Propriétaires 
eux-mêmes,  sans  aucune  division  de  possession.  Et  dans 
aucun  cas,  le  nombre  des  nobles  ne  devait  être  augmenté  ni 
diminué  (Art.  6). 

Quant  aux  précincts  ou  colonies  représentant  les  trois  der- 
niers cinquièmes  de  ce  vaste  ensemble,  ils  étaient  réservés 
aux  francs-tenanciers.  Quiconque  parmi  eux  possédait  une 
terre  dont  la  contenance  sans  être  inférieure  à  trois  mille 
acres,  ne  dépassait  pas  douze  mille  en  un  seul  ensemble,  avait 
le  droit  de  solliciter  de  la  Cour  palatine,  Térection  de  ce  do- 
maine en  manoir,  pour  jouir  de  tous  les  avantages  de  jurir 
diction  et  autres  attachés  à  cette  institution  (Art.  17). 

Au  bas  de  réchelle  se  trouvaient  des  cultivateurs  dont  la 
race  était  fatalement  et  à  perpétuité  inféodée  au  sol  à  titre 
de  fermiers,  pour  la  mise  en  rapport  des  seigneuries,  des 
baronnies  et  des  manoirs.  Chacun  d  eux  lors  de  son  mariage 
était  appelé  à  cultiver  dix  acres  de  terre,  moyennant  un  fer- 
mage qui  ne  dépassait  pas  le  huitième  du  produit  réel  (Art.  6). 
Ils  étaient  justiciables  de  la  Cour  des  manoirs  dont  les  sen- 
tences n*élaient  point  sujettes  à  appeh 

Ce  peuple  dont  on  faisait  si  peu  de  cas  et  que  Ion  condam- 


/ 


266  GAHOLINES. 

naît  à  une  servitude  perpétuelle,  sans  pouvoir  jamais  s'élever^ 
était  cependant  le  seul  levier  de  la  fortune  de  la  colonie.  Et 
quel  moment  choisissait-on  pour  lui  préparer  ce  joug?  Celm 
précisément  où  le  petit  noyau  déjà  existant  se  développait 
sur  deux  points  de  la  province  dans  la  plus  grande  liberté  ; 
celui  surtout^  où  bon  nombre  d  entre  eux  impatients  des  en- 
traves politiques  et  religieuses  de  la  Virginie,  s'en  étaient 
affranchis  par  l'émigration  !  ^ 

Après  cette  disposition  du  sol,  venait  une  organisation  très- 
compliquée  de  gouvernement.  Outre  la  Cour  palatine  compo^ 
sée  des  huit  Propriétaires,  et  présidée  par  le  plus  âgé  d'entré 
eux  dit  Palatin,  il  y  avait  sept  autres  cours  présidées  par  les 
ûutres  Propriétaires,  et  dont  les  attributions  correspondaient 
avec  les  fonctions  de  chacun  d'eux,  suivant  les  titres  indiqués 
plus  haut.  Chaque  cour  avait  huit  conseillers  nommés  à  vie^ 
dont  quatre  au  moins  devaient  être  de  rordre  des  nobles 
■'(Art.  28). 

Toutes  ces  cours  réunies  formaient  un  grand  Conseil  de 
cinquante  membres,  qui  jouissait  seul  de  la  prérogative  de  la 
proposition  des  lois  à  un  parlement  composé  de  quatre 
ordres  :  les  Propriétaires,  les  Landgraves,  les  Caciques  et  les 
gens  dits  des  Communes. 

Les  quatre  États  votaient  par  ordre.  Chaque  Propriétaire 
Landgrave  et  Cacique  avait  droit  de  siéger  dans  le  parlement. 
Les  Propriétaires  seuls  pouvaient  se  faire  remplacer  par  dépu- 
tés. Quant  à  l'être  collectif  appelé  Communes,  il  ne  figurait 
dans  cette  assemblée  que  par  députés,  au  nombre  de  quatre 
pour  chaque  comté.  Le  droit  d'élection  était  attaché  à  la  pos- 
session de  cinquante  acres  de  terre  au  moins  ;  Téligibilité 
exigeait  cinq  cents  acres  (Art.  72).  Les  sessions  devaient  être 
bisannuelles  (Art.  73).  Aucune  loi  ne  pouvait  produire  effet 
qu'autant  que,  dans  la  même  session,  elle  avait  été  ratifiée  en 
plein  parlement,  par  le  Palatin  et  trois  autres  des  lords-Pro- 
priétaires, ou  par  leurs  députés.  Elle  devenait  nulle  de  plein 


GRAND  MODÈLE.  267 

droit,  si  dans  Tintervalle  d'une  session  à  l'autre,  une  confir- 
mation expresse  du  Palatin  et  de  trois  autres  Propriétaires 
n'était  venue  la  maintenir  (Art.  76).  Enfin,  chacun  des  quatre 
Ordres  ou  États  avait  le  droit  d'annuler  pour  cause  d'incon- 
stitutionnalité  toute  mesure  prise  par  le  Parlement  (Art.  77). 
Tout  ce  qui  pouvait  déranger  l'éconcmiie  de  ce  système 
était  hautement  repoussé.  Le  pacte  faisait  défense  expresse  de 
publier  aucun  commentaire  ou  interprétation  des  lois  fonda- 
mentales et  autres  (Art.  80).  La  profession  d'avocat  était  tenue 
en  grand  mépris  :  l'on  déclarait  chose  basse  et  vile  de  plaider 
pour  de  l'argent  (Art.  70).  Il  importait  en  effet,  de  découra- 
ger une  fonction  qui,  en  expliquant  la  loi  et  en  montrant 
SCS  défectuosités,  nuirait  à  sa  considération  dans  Tesprit  des 
populations.  Il  est  juste  de  dire  que  cette  répulsion  pour  le 
barreau  était  la  même  dans  la  plupart  des  autres  colonies^ 
quoiqu'elle  procédât  de  motifs  d'une  autre  nature,  sans  être 
entièrement  différents. 

Dans  cette  citadelle  aristocratique  on  voyait  se  glisser 
presque  furtivement  quelques  dispositions  d'une  origine 
populaire,  par  exemple  l'institution  du  grand  et  du  petit  jury 
en  matière  criminelle,  mais  elle  ne  pouvait  acquérir  droit  de 
cité  qu'en  s'appuyant  sur  la  propriété  :  un  grand  juré  de- 
vait être  propriétaire  de  trois  cents  acres  de  terre,  et  un  petit 
juré,  de  deux  cents  acres  dans  les  cours  de  precincts;  pareilles 
fonctions  nécessitaient  la  possession  de  cinq  cents  acres  dans 
les  cours  des  Propriétaires  (Art.  68). 

Le  jury  composé  de  douze  personnes  décidait  à  la  simple 
majorité  :  dérogation  très-grave  à  la  loi  anglaise  qui  requé- 
rait impérieusement  alors  comme  aujourd'hui  l'unanimité 
(Art.  69.) 

La  loi  fondamentale  prescrivait  la  tenue  de  registres  pu- 
blics destinés  à  la  constatation  des  naissances,  mariages  et  dé- 
cès, et  à  rinscription  des  mutations  de  propriété,  des  baux  à 
long  terme,  des  hypothèques,  etc.  (Art,  81,  89). 


26.<l  CAROLINES. 

Toute  ville  incorporée  c  est-à-dire  investie  du  droit  de 
s'administrer  elle-même,  avait  une  organisation  composée 
d  un  maire,  de  deux  qldermen  et  d'un  conseil  formé  de 
.vingt-quatre  membres  élus  par  les  habitants  propriétaires 
(Art,  92). 

.  Aucun  individu  ne  pouvait  être  admis  freeman  de  la  Caro- 
line ou  y  posséder  une  terre  ou  habitation,  sans  au  préalable, 
confesser  Texistence  de  Dieu  et  reconnaître  la  nécessité  de 
lui  rendre  un  culte  solennel  et  public  (Art.  101). 

Du  reste  toutes  les  sectes  étaient  tolérées.  Cependant  celle 
des  Quakers  se  trouvait  implicitement  frappée  d'interdit,  par 
l'obligation  imposée  à  tous  de  se  soumettre  au  serment,  dans 
une  des  formes  réprouvées  par  ces  sectaires  (Art.  100). 

Tout  étranger,  en  donnant  son  adhésion  à  la  loi  fondamen- 
tale, était  naturalisé  de  plein  droit  (Art.  118).  Disposition 
habile  et  généreuse,  car  elle  n'exigeait  aucune  durée  de  sé- 
jour préalable.  Mais  on  verra  plus  tard,  que  les  colons  déli- 
vrés du  joug  qu'on  leur  imposait,  se  gardèrent  bien  d'entrer 
dans  cette  voie,  et  se  montrèrent  très-jaloux  au  contraire  des 
auxiliaires  que  leur  amenait  Témigration  d'Europe.  C'est  un 
exemple  de  plus  ajouté  à  ceux  que  j'ai  déjà  produits,  et  qui 
montre  que,  dans  des  circonstances  données^  les  gouver- 
nants se  3ont  montrés  plus  libéraux  que  les  habitants  des 
colonies. 

L'esclavage  était  reconnu  en  principe  sur  tout  individu  de 
race  nègre,  à  quelque  religion  qu'il  appartint  ;  la  loi  se 
chargeait  ainsi  de  lever  les  scrupules  de  conscience  des  Caro- 
liniens.  Les  maîtres  avaient  une  autorité  absolue  sur  leurs 
esclaves,  cependant  on  autorisait  ceux-ci  en  vertu  de  la 
charité  chrétienne^  à  s'affilier  à  telle  secte  qu'ils  jugeraient 
convenable,  pourvu  cependant  qu'il  n'en  résultât  aucune  at- 
teinte au  droit  de  propriété  des  maîtres  (Art.  107).  On  ne  pou- 
vait point  s'attendre  à  beaucoup  de  philanthropie  pour  les  races 
de  couleur,  de  la  part  d'un  philosophe  qui  faisait  du  peuple 


CRITIQUE  DU  GRAND  MODÈLE.  269 

de  race  blanche,  une  espèce  de  troupeau  îransmîssible  par 
lés  voies  légales. 

Telle  est  en  substance  cette  œuvre  étrange  pour  laquelle,^ 
quand  elle  vit  le  jour,  les  Anglais  ne  trouvaient  point  de 
termes  assez  élogicux  ;  qu'on  avait  qualifiée  de  grand  modèle^ 
et  qui  devait  passer  à  ià  postérité  la  plus  reculée  comme 
Télucubration  la  plus  belle  d'un  profond  génie  !  On  a  peine  à 
comprendre  aujourd'hui  cet  engouement,  pour  peu  qu*on  ré- 
fléchisse un  instant  aux  conséquences  immédiates  de  ce  plan' 
de  gouvernement. 

Et  d  abord,  comment  Locke  a-t-il  pu  pour  une  colonie  nais- 
sante établie  dans  le  désert,  qui  ne  comptait  alors  que 
4,000  habitants  divisés  en  deux  groupes  très-éloignés  l'un  de 
l'autre,  imaginer  une  organisation  si  compliquée  qui,  de 
longtemps,  ne  pouvait  recevoir  qu'une  application  purement 
nominale?  La  féodalité  qui  était  la  base  de  ce  système  de 
gouvernement,  était  de  nature  à  éloigner  les  émigrants,  bien 
loin  de  les  attirer.  On  peut  naître  serf;  mais  on  ne  vient  pas 
résolument  se  donner  en  servage  quand  il  est  si  aisé  de 
trouver  une  existence  libre  et  bien  autrement  favorable  dans 
des  pays  voisins.  Le  philosophe  s'était  plus  préoccupé  de  la 
condition  des  chefs  que  du  sort  du  peuple,  ce  qui  était  bâtir 
sur  le  sable.  En  assignant  à  son  œuvre  une  durée  perpétuelle, 
il  niait  la  tendance  de  toute  société  :  le  progrès.  Les  lois, 
pour  être  efficaces,  doivent  avoir  imë  marche  progressive  en 
rapport  avec  les  besoins  des  peuples  ;  évitant  avec  autant  de: 
soin  un  mouvement  rétrograde,  que  des  pas  trop  précipités. 
Il  leur  faut  un  millésime  qui  donne  le  reflet  du  temps  où 
elles  ont  paru,  et  qui  serve  de  fanal  pour  l'histoire.  Prétendre 
régler  dans  une  constitution  d'une  manière  immuable,  tout 
l'avenir  d'un  peuple,  c'est  oublier  les  leçons  du  passé,  et  sur- 
tout celles  du  christianisme  qui  tendent  incessamment  à 
lamélioratiori  de  la  condition  morale  des  individus,  amélio- 
ration incompatible  avec  la  servitude  perpétuelle!  C'est  en  un 


270  CAROLINES. 

mot,  manquer  d'entrailles  pour  les  générations  futures,  et 

enlever  aux  malheureux  leur  seul  bien  sur  la  terre  :  Tespé- 

rance! 

Où  trouver  la  cause  d'une  pareille  aberration?  le  savant 
philosophe  n'avait  qu'à  jeter  les  yeux  autour  de  lui  pour  voir 
que  les  institutions  anglaises  n'étaient  elles-mêmes  que  le 
produit  du  temps,  et  l'expression  des  besoins  de  la  société 
qui  les  avait  faites  !  Le  peuple  anglais  ne  cherche  point  à  de- 
vancer l'avenir,  il  se  borne  à  marquer  à  intervalles  assez  dis- 
tants les  étapes  de  la  nation,  quand  chacun  a  conscience  du 
chemin  qui  a  été  fait,  du  terrain  qui  a  été  gagné.  Il  se  garde 
bien  surtout.de  l'immobilité!  c'est  en  cela  que  Locke  s'est  le 
plus  écarté  du  modèle  qu'il  avait  dans  son  propre  pays  !  Maiis 
que  ne  jetait-il  les  yeux  sur  les  colonies  anglaises  déjà  exis- 
tantes? Il  aurait  remarqué  que,  quelle  que  fût  la  forme  du 
gouvernement  de  chacune  d'elles,  toutes  avaient  des  aspira- 
tions très-prononcées  pour  Tindépendance  personnelle  et 
pour  la  liberté  comme  peuple;  et  que,  comme  un  torrent 
impétueux,  elles   renversaient   quelquefois  avec  violence 
tous  les  obstacles  qu'on  leur  opposait.  L'émigrant  [européen 
une  fois  dans  le  nouveau  monde,  semblait  sortir  d'un  long 
sommeil,  et  son  réveil  avait  l'énergie  des  premiers  rayons  de 
la  lumière   qui  chassent  au  loin  latmosphère  vaporeuse 
dont  la  présence  fait  obstacle  à  leur  expansion.  Ce  phéno- 
mène bien  observé  aurait  épargné  au  savant  philosophe  un 
pénible  enfantement  qui  fait  peu  d'honneur  à  son  génie,  et 
qui  â  été  un  instrument  d'oppression  pour  la  Caroline  1  Hâtons- 
nous  de  dire  que  les  colons  firent  dès  l'abord,  une  résistance 
énergique  à  cette  constitution  à  l'exécution  de  laquelle  ils  ne 
se   soumirent  jamais  que  d'une  manière  très-incomplète* 
Après  uîi  quart  de  siècle  environ,  cette  œuvre    étrange 
s^afftdssa  sur  elle-même,  et  s'éteignit  pour  ne  plus  ja* 
mais  revivre.  Ce  n'est  donc  pas  comme  on  l'avait  dit,  la 
constitution  qui  resta  immortelle,  mais  la  mémoire  de  son 


LIBERTÉ  RELIGIEUSE.  271 

impuissance.  Il  esf  surtout  curieux  d*observer  que  ce  sont  de 
simples  cultivateurs  qui  se  chargèrent  d'apprendre  au  philo- 
sophe, que  les  peuples  sur  cette  terre  sont  aiitre  chose  que 
des  pièces  d'échiquier  !  • 

Tout  dans  la  conception  de  ce  plan  était  un  sujet  d'ensei* 
gnement  :  Il  consacrait  la  liberté  de  conscience,  ce  qui  sem^ 
blait  dénoter  un  esprit  libéral  :  il  n'en  était  rien  cependant. 
Cet  avantage  n'était  qu'un  appât  pour  attirer  dans  la  province 
les  émigrants  d'Europe  et  ceux  des  autres  colonies  que 
chassait  là  persécution.  On  voulait  au  plus  vite  peupler  ce 
vaste  territoire  pour  en  faire  un  grand  empire  destiné  à  en- 
richir ses  fondateurs,  et  à  jeter  un  certain  éclat  sur  leurs 
noms.  Voici  ce  qu'en  dit  un  historien  libéral  d'Angle- 
terre* : 

«  Tout  esprit  observateur  sera  frappé  d'élonnement  en 
voyant  ce  système  de  liberté  religieuse  établi  comme  basé 
des  institutions  de  la  Caroline,  par  les  mêmes  hommes  d'Étal 
qui,  dans  la  mère  patrie,  avaient  donné  le  jour  à  lacté  into- 
lérant de  conformité  dont  ils  exigeaient  la  stricte  exécution 
avec  une  excessive  sévérité.  Tandis  qu'ils  imposaient  silence 
à  des  prédicateurs  tels  que  John  Owen,  et  qu'ils  remplissaient 
les  prisons   d'Angleterre   de  victimes  telles  que    Baxter, 
Bunyan  et  AUione,  ils  offraient  la  liberté  et  l'encouragement 
à  toutes  les  variétés  d'opinion  dans  la  Caroline,  faisant  ainsi 
le  procès  à  la  sagesse  et  à  la  bonne  foi  dé  leur  administration 
intérieure,  par  l'aveu  ressortant  de  leur  politique  coloniale, 
que  les  diversités  d'opinion  et  de  ciiltê  peuvent  co-exister 
dans  le  même  pays,  et  qu'une  tolérance  implicite  est  la  meil- 
leure politique  pour  faire  fleurir  une  société  et  la  rendre  at- 
trayante à  ses  habitants.  Il  est  humiliant  de  voir  un  homme 
comme  lord  Clarëndon,  réaliser  en  vue  de  ses  intérêts  privés,; 
une  vérité  que  sa  grande  expérience  et  sa  puissante  intelligence 

*  Graliame's  History  of  the  United  States,  2*  vol.^  p.  84; 


272  CAROLINES. 

auraient  dû  seules  porter  à  embrasser  et  à  pratiquer  comme 

homme  d'État  d'Angleterre,  »  etc.,  etc. 

Il  n'y  â  rien  à  ajouter  à  ces  réflexions  pour  montrer  com- 
bien à  cette  époque,  Tintolérance  en  matière  religieuse  dans 
toutes  les  sectes,  s'appuyait  sur  des  considérations  oii  la  con- 
science avait  peu  de  part,  et  combien  les  peuples  étaient  inté- 
ressés a  secouer  le  joug  qu'on  voulait  leur  imposer  au  nom 
de  la  religion,  alors  qu'on  la  profanait  en  l'invoquant. 

Lorsqu'on  compare  cette  constitution  avec  les  lois  organi- 
ques dues  à  l'initiative  de  Penn  et  de  quelques  quakers,  pour 
la  fondation  de  New-Jersey-Ouesl  et  de  la  Pensylvanle,  lois 
qui  ne  sont  postérieures  que  de  quelques  années  seulement  à 
l'œuvre  de  Locke,  on  ne  peut  s'empêcher  d'attribuer  une  im- 
mense supériorité  à  la  conception  gouvernementale  de  Penn. 
Celui-ci  il  est  vrai,  présuma  trop  du  peuple  qu'il  devait  gou- 
verner, mais  ses  institutions  se  rapprochent  des  idées  prati- 
ques, et  son  plan  de  pénalité  n'a  rien  qui  puisse  lui  être 
comparé.  Ces  rapprochements  donnent  la  vraie  mesure  des 
hommes,  sinon  d'une  manière  absolue,  au  moins  dans  la 
sphère  limitée  où  on  les  observe.  Il  est  encore  un  point  es- 
sentiel sur  lequel  brille  Penn  de  manière  à  éclipser  complète- 
ment son  contemporain,  c'est  dans  son  ardent  amour  de  l'hu- 
manité qui  ne  se  décourageait  pas  aisément.  Sentiment  tout 
à  fait  étranger  à  Locke,  quoique  essentiel  chez  l'homme  qui 
prétend  à  l'insigne  honneur  de  présider  aux  destinées  d'un 
peuple. 

Les  Propriétaires  de  la  Caroline  appréciant  à  un  haut  prix 
le  service  que  leur  avait  rendu  le  philosophe  anglais,  crurent 
ne  pouvoir  mieux  lui  témoigner  leur  satisfaction  qu'en  lui 
conférant  le  titre  de  Landgrave  avec  les  quatre  baronnies  qui 
y  étaient  attachées*.  Le  cadeau  était  séduisant,  et  l'on  vil 
l'austère  philosophe  qui  refusait  des  émoluments  aux  avocats, 

*  llildreth,  2-  vol.,  p.  34. 


CAROLINE  DU  SUD.  273 

comme  chose  vile  et  bassej  accepter  en  récompense  de  son 
travail  de  publiciste,  un  titre  de  noblesse  avec  toutes  les  ap- 
pendances  qui  le  constituaient  seigneur  féodal  !  On  voit  que 
cette  constitution,  même  dans  ce  qui  n'y  touche  qu'accessoi- 
rement, est  tout  un  enseignement  fécond. 

Un  peu  avant  la  régularisation  de  ce  pacte  fondamental, 
les  Propriétaires  avaient  préparé  en  Angleterre,  un  envoi 
d'émigrants  pour  la  partie  de  la  province  appelée  depuis  Ca- 
roline du  Sud.  C'était  le  troisième  établissement  qu'on  allait 
fonder,  mais  sur  un  point  très-éloigné  des  deux  autres;  il 
devint  le  berceau  de  cette  colonie  spéciale.  Pour  éviter  dans 
le  récit  des  faits  applicables  aux  deux  Carolines,  la  confusion 
qu'on  rencontre  chez  la  plupart  des  auteurs  qui  ont  voulu 
en  décrire  la  marche  parallèle  et  pour  ainsi  dire  simultanée, 
je  consacrerai  à  chacune  de  ces  provinces  une  section  à  part, 
pour  mieux  faire  ressortir  le  trait  particulier  qui  la  distingue, 
et  qui  est  différent  de  Tautre,  à  beaucoup  d'égards. 

Section  II 

CAROLINE   DU   SUD. 

§1. 

Variété  d'origines.  —  Piraterie.  —  Résistance  à  la  charte.  —  Anarchie. 

Abandon  du  grand  modèle.  — Refus  de  naturalisation  des  huguenots. 

Dès  1669-1670,  les  lords  Propriétaires  avaient  frété  trois 
navires  chargés  d'émigrants  recrutés  en  Angleterre  à  desti- 
nation de  la  Caroline,  sous  le  commandement  militaire  de 
William  Sayle,  marin  expérimenté  assisté  de  Joseph  West 
agent  spécial  chargé  des  intérêts  commerciaux.  On  prit  terre 
à  Port-Royal,  non  loin  du  fort  érigé  par  les  Huguenots  cent 
ans  auparavant,  et  dont  on  apercevait  encore  des  vestiges. 
Mais  les  émigrants  ne  tardèrent  point  à  aller  s'établir  presque 
à  la  pointe  d'une  péninsule  formée  par  les  rivières  Ashley  et 
Cooper,  à  peu  de  distance  de  l'emplacement  de  la  ville  actuelle 
de  Charleston.  On  érigea  le  territoire  en  comté  qu'on  appela 
II.  \ti 


274  CAROLINE  DU  SUD. 

Carteret^  du  nom  d'un  des  Propriétaires.  Yeamans  qui  était 
déjà  gouverneur  du  comté  de  Clarendon  au  cap  Fear,  fut  ap- 
pelé à  administrer  celui  de  Carteret,  en  remplacement  de 
Sayle  qui  succomba  promptement  victime  de  son  zèle  et  du 
climat.  Il  y  avait  alors  trois  comtés  dans  la  province  entière  : 
celui  de  Carteret  qui  fut  le  berceau  de  la  Caroline  du  Sud,  et 
ceux  de  Clarendon  et  d'Albemarle  qui  appartinrent  à  la  Caro- 
line du  Nord.  On  créa  de  suite  trois  landgraves  :  Locke,  Yea- 
mans et  James  Carteret.  C'était  la  première  application  du 
grand  modèle,  mais  elle  ne  pouvait  être  que  nominale,  car 
la  population  était  partout  clair-semée,  et  les  colons  ne  de- 
vaient pas  tarder  longtemps  à  manifester  leur  répulsion  pour 
le  joug  qu'on  leur  destinait.  Provisoirement,  on  se  borna  à 
composer  un  Conseil  de  dix  membres  dont  cinq  au  choix  des 
Propriétaires,  et  cinq  à  élire  par  les  colons;  plus  une  assem- 
blée générale  formée  du  gouverneur,  du  Conseil  et  de  vingt 
délégués  élus  par  le  peuple. 

Ce  noyau  se  grossit  promptement,  par  l'arrivée  de  Hollan* 
dais  qui,  mécontents  de  leur  condition  dans  la  province  de 
New-York,  espéraient  mieux  de  leur  établissement  dans  la 
Caroline  du  Sud  (1672).  D'autres  émigranls  vinrent  aussi 
d'Angleterre,  et  en  peu  de  temps,  celte  population  variée  fut 
assez  nombreuse  pour  qu'il  devînt  nécessaire  de  compter 
avec  elle.  Mais  elle  eut  de  pénibles  commencements  :  les  ar- 
deurs impitoyables  d'un  soleil  tropical,  combinées  avec  les 
exhalaisons  de  nombreux  marécages,  semaient  la  fièvre  et  la 
mort  dans  leurs  rangs.  Le  voisinage  d'Indiens  hostiles  les 
obligeait  à  une  vigilance  armée,  nuit  et  jour;  enfin  Tinex- 
périence  les  fit  se  méprendre  sur  les  ressources  du  sol,  et  ils 
furent  menacés  de  famine,  calamité  qui  ne  fut  conjurée  que 
par  l'arrivée  d'un  bâtiment  chargé  de  provisions  envoyées 
d' Europe  *. 

«  CaiToU,  1*'  vel,  p   53. 


VARIÉTÉ  D'ORIGINES.  275 

Plusieurs  causes  concoururent  à  rendre  Témigi^ation  de  la 
Grande-Bretagne  fort  nombreuse,  j'en  vais  dire  les  raisons 
telles  que  les  donnent  les  auteurs  américains  et  anglais. 

Après  la  restauration  des  Stuarts,  il  s*opéra  un  grand 
changement  dans  les  mœurs  anglaises.  Des  hommes  qui  pré- 
cédemment, avaient  tous  les  dehors  d'une  grande  austérité, 
tombèrent  dans  la  dissolution  et  la  débauche.  Les  Cavaliers 
qui  avaient  souffert  de  la  rigueur  de  leur  situation  pendant 
le  Protectorat,  levèrent  alors  la  tête,  ils  reprirent  leur  an- 
cienne influence  dans  les  affaires  publiques,  et  usèrent  de 
représailles  envers  les  Puritains,  en  les  accablant  de  ridicule 
et  de  mépris.  D'un  autre  côté,  les  hommes  du  parti  républi- 
cain, d'une  nature  morose,  étaient  blessés  des  manières  licen- 
cieuses et  de  la  perversité  qui  se  répandaient  dans  la  société  ; 
ils  ne  pouvaient  supporter  ce  spectacle,  et  désiraient  ardem- 
ment trouver  une  retraite  éloignée  où  ils  pussent  s'abriter 
contre  une  tempête  suscitée  suivant  eux,  par  la  vengeance 
divine.  Lord  Clarendon  et  d'autres  membres  du  Conseil  déter- 
minés par  des  raisons  d'Etat,  et  sans  doute  aussi  par  des 
motifs  d'intérêt  privé,  encouragèrent  l'émigration  qu'ils 
considéraient  comme  un  remède  souverain  aux  désordres 
politiques.  La  Caroline  du  Sud  s'offrit  comme  un  champ 
nouveau,  séduisant  à  beaucoup  d'égards  pour  les  esprits 
mécontents  et  turbulents.  On  leur  promit  des  concessions  de 
terre  à  des  conditions  presque  nominales  :  on  ne  leur  de- 
mandait guère  que  de  transporter  dans  la  colonie  nouvelle 
eux  et  leurs  familles.  L'effervescence  qui  agitait  les  esprits 
en  Angleterre,  voulait  un  dérivatif,  on  le  trouvait  à  point 
nommé;  et  en  Amérique  elle  devait  se  calmer  par  la  préoc- 
cupation d'intérêts  nouveaux,  en  face  d'un  horizon  sans  li- 
mitesé  La  liberté  de  conscience  était  im  mobile  non  moins 
puissant  d'émigration.  La  Nouvelle-Angleterre  où  l'intolé- 
rance était  en  permanence,  ne  pouvait  avoir  d'attrait  même 
pour  des  Puritains  dont  la  secte  prise  en  masse,  comportait 


276  CAROLINE  DU  SUD. 

bien  des  nuances*  La  colonie  nouvelle  paraissait  préférable  à 
divers  égards.  Ces  considérations  engagèrent  beaucoup  de 
dissidents  d'Angleterre  à  accueillir  les  offres  des  lords  Pro- 
priétaires, en  sorte  que  la  Caroline  du  Sud  alors  naissante, 
compta  parmi  ses  premiers  habitants  un  grand  nombre  d*é- 
migrants,  de  la  secte  puritaine. 

Mais  en  même  temps  qu'eux  ou  peu  après,  des  Anglicans 
leurs  irréconciliables  adversaires,  émigrèrent  aussi  dans  la 
même  contrée  ;  on  ne  faisait  donc  que  transplanter  le  champ 
de  la  discorde  et  semer  Tanarchie.  Quelques-uns  des  amis  du 
roi,  les  plus  dévoués  à  sa  cause  à  laquelle  ils  avaient  dans 
les  mauvais  jours  sacrifié  leur  fortune;  et  un  grand  nombre 
d'hommes  de  guerre  de  l'armée  royale,  de  tous  rangs, 
étaient  réduits  à  une  sorte  d'indigence.  Charles  n'avait  guère 
de  moyens  à  sa  disposition  en  Angleterre,  pour  les  relever  de 
cette  infortune,  et  cependant  leur  dévouement  appelait  une 
marque  de  sérieux  intérêt.  On  songea  pour  eux  à  des  établis- 
sements dans  la  Caroline.  Au  premier  abord,  l'offre  était  peu 
séduisante,  mais  habitués  qu'ils  étaient  à  voir  le  danger  en 
face  et  à  lutter  contre  la  mauvaise  fortune,  qu'était-ce  pour 
eux  que  les  difficultés  de  la  colonisation?  Le  voisinage  des 
Indiens  n'avait  rien  de  redoutable  pour  des  hommes  aguerris 
au  métier  des  armes!  Puis,  n'avaient-ils  pas  comme  sti- 
mulant l'exemple  des  planteurs  de  Virginie  et  des  îles  Bar- 
bades  qui,  après  avoir  heureusement  triomphé  des  épreuves 
des  premiers  temps,  vivaient  aujourd'hui  dans  l'aisance, 
même  dans  l'abondance  ?  Les  terres  de  la  Caroline  du  Sud 
étaient  de  valeur  égale,  sinon  supérieure  à  celles  du  pays 
plus  au  Nord,  en  sorte  que  le  roi  pouvait  trouver  là,  d'amples 
moyens  de  récompenser  de  fidèles  serviteurs  sans  imposer 
aucune  charge  au  pays.  Par  ce  moyen  aussi  il  s'assurait 
dans  le  Nouveau-Monde  l'attachement  de  ceux-ci  qui  lui 
serviraient  encore  d'auxiliaires  pour  étendre  sa  puissance.  Les 
Propriétaires  de  la  Caroline  voyaient  de  leur  côté,  dans  les 


VARIÉTÉ  D'ORIGINES.  277 

Cavaliers,  toute  une  pépinière  de  noblesse  destinée  à  remplir 
les  cadres  delà  grande  organisation  rêvée  par  Locke.  Des  ou- 
vertures furent  donc  faites  dans  ce  sens  à  ces  créanciers  de 
la  royauté  restaurée.  Comme  tous  les  esprits  d*alors,  ils  furent 
éblouis  par  les  brillantes  perspectives  qu'on  étala  à  leurs  yeux, 
et  ils  acceptèrent  avec  plaisir  les  concessions  qui  leur  furent 
faites  dans  la  Caroline.  On  leur  abandonna  des  terres  dans  les 
localités  les  plus  avantageusement  situées,  de  manière  à  fa- 
voriser les  deux  intérêts  qu'on  associait  étroitement  :  le  suc-» 
ces  de  fortune  des  concessionnaires,  et  le  développement  du 
commerce  et  de  la  navigation  de  la  métropole. 

De  leur  côté,  les  Propriétaires  firent  un  appel  habile  à  tous 
les  intérêts,  à  toutes  les  faiblesses,  à  toutes  les  convoitises; 
leur  position  élevée  leur  donnait  un  patronage  étendu  qu'ils 
surent  mettre  à  profit.  Chaque  année  amenait  de  nouveaux 
imigrants.  On  voyait  parmi  eux  des  individus  qui  fuyaient 
la  poursuite  de  leurs  créanciers,  et  des  jeunes  gens  que  de 
folles  passions  et  des  excès  de  plus  d'un  genre  avaient  en- 
traînés dans  la  misère.  Les  rudes  épreuves  de  la  colonisation 
devaient  leur  enseigner  deux  choses  qu'ils  ignoraient  :  la  pru- 
dence et  la  tempérance.  Enfin  se  trouvaient  dans  le  nombre, 
des  hommes  d'une  nature  inquiète  et  turbulente,  possédés  de 
l'esprit  d'aventure,  ayant  besoin  d'un  grand  espace  et  de 
beaucoup  de  liberté  pour  satisfaire  leurs  étranges  caprices. 

11  est  presque  inutile  de  dire  que  là,  comme  en  Virginie, 
il  y  eut  beaucoup  de  déceptions,  car  des  colons  habitués  aux 
commodités  et  aux  vices  des  grands  villes,  sont  tout  à  fait  im- 
propres aux  pénibles  travaux  et  aux  privations  cruelles 
qu'imposent  un  pays  sauvage  et  insalubre,  et  un  climat 
souvent  impitoyable,  malgré  la  beauté  du  ciel.  Les  Puri- 
tains paraissaient  être  dans  de  meilleures  conditions  pour  ré- 
sister à  toutes  ces  épreuves  :  leur  frugalité,  l'austérité  de 
leur  vie  en  général,  en  faisaient  de  meilleurs  colons.  Mais 
des  idées  trop  tranchées,  une  tendance  prononcée  pour  les 


278  CAROLINE  DU  SUD. 

discussions  acrimonieuses  et  violentes  et  pour  des  résolutions 
extrêmes,  créèrent  autour  d'eux  beaucoup  de  tribulations,  et 
contribuèrent  à  détruire  l'harmonie  si  nécessaire  au  début.  Si 
l'on  fait  ensuite  la  part  de  la  variété  des  sectes  auxquelles 
appartenaient  les  autres  émigrants,  et  l'absence  de  principes 
chez  bon  nombre  d*entre  eux,  on  remarquera  que  tout  con- 
courait à  répandre  dans  cette  province,  les  semences  de 
troubles  qui  ne  devaient  point  tarder  à  se  développer  et  à 
Tagiter  pour  longtemps. 

A  part  un  petit  groupe  d'Écossais  presbytériens  qui  émi- 
grèrent  dans  la  Caroline  en  1684,  sous  la  conduite  de  lord 
Cadross,  et  qui  furent  promplement  anéantis  et  dispersés  par 
les  Espagnols  établis  à  Saint- Augustin  (Floride),  on  ne  voit 
plus  d'individus  de  cette  origine  venir  par  groupes  s'établir 
dans  la  province.  Ce  n'est  guère  qu'un  demi-siècle  après  la 
fondation,  que  des  Irlandais  du  nord  dellrlande,  et  des  Alle- 
mands s'y  fixèrent.  Ils  n'eurent  donc  aucune  part  aux  événe- 
ments qui  signalèrent  ces  commencements  laborieux. 

Mais  aux  éléments  d'origine  anglo-saxonne,  mélangés 
comme  on  l'a  vu  de  quelques  fragments  de  population  hol- 
landaise, s'en  ajoutèrent  d'autres  qui  étaient  de  nature  à  les 
modifier,  mais  qui,  tenus  pendant  longtemps  et  systémati- 
quement à  l'écart,  ne  purent  exercer,  si  ce  n'est  fort  tard, 
une  influence  appréciable  sur  le  caractère  général  des  habi- 
tants :  je  veux  parler  des  Huguenots.  Déjà  à  une  époque  anté- 
rieure à  la  révocation  de  TÉdit  de  Nantes,  ces  protestants  émi- 
grèrent  dans  la  Caroline  du  Sud,  de  diverses  parties  de  la 
France.  Les  provinces  qui  en  fournirent  le  plus  grand  nombre 
furent  le  Languedoc,  la  Saintonge,  le  Poitou,  la  Touraine,  la 
Biscaïe.  Quelques  villes  plus  spécialement  y  contribuèrent, 
telles  que  :  la  Rochelle,  Bordeaux,  Poitiers,  Saint-Lô,  Dieppe, 
Saint-Quentin,  etc.  La  colonie  américaine  les  attirait  tout  par- 
ticulièrement :  on  leur  en  avait  beaucoup  vanté  k  climat,  et 
ils  espéraient  dans  ce  pays  neuf,   une  liberté  absolue    de 


HUGUENOTS.  27» 

conscience  qu'on  ne  trouvait  môme  pas  dans  la  plupart  des 
autres  provinces  d'Amérique. 

Indépendamment  de  cet  attrait  particulier  qui  pouvait  dé- 
terminer leur  résolution,  ils  avaient  encore  un  autre  stimu* 
lant.  Le  gouvernement  anglais  considérait  les  Huguenots 
comme  une  précieuse  acquisition  pour  développer  les  res- 
sources de  ses  colonies,  surtout  la  Caroline  qui,  suivant  Tidée 
communément  répandue,  devait  rivaliser  avec  le  midi  de  la 
France  pour  la  production  de  l'olivier,  du  mûrier,  de  la  vigne, 
et  pour  l'élève  du  ver  à  soie.  Aucune  dépense  n'était  épargnée 
pour  atteindre  ce  but,  et  profiter  des  fautes  de  Louis  XIV. 
Dès  1679,  Charles  II  lui-même  fréta  à  ses  frais,  des  bâtiments 
chargés  de  ces  émigrants  ;  d'autres  suivirent  cet  exemple.  On 
alla  jusqu'à  faire  des  collectes  en  Angleterre  dans  le  même 
but,  sous  le  règne  de  Jacques  II  ;  et  le  Parlement,  fait  bien 
insolite  1  vota  un  subside  de  15,000  livres  en  leur  faveur  \ 

La  trace  des  Huguenots  s'aperçoit  dès  le  principe.  Ils  fi- 
gurent dans  la  première  distribution  de  terres  faite  par  les 
Propriétaires  en  1663,  et  dans  celles  qui  suivirent,  en  1677 
et  1683.  Mais  c'est  en  1 679-1680  que  cette  nature  de  population 
s'accroît  notablement.  EHe  prend  surtout  des  proportions 
plus  grandes,  à  mesure  qu'on  approche  de  1685,  date  de  la 
fatale  révocation  de  TÉdit  de  Nantes.  On  sait  qu'ils  se  fixèrent 
en  grande  partie  à  Charleston  ;  d'autres  s'établirent  sur  le 
bord  méridional  de  la  rivière  Santee,  contrée  signalée  depuis, 
pour  sa  prospérité  et  l'hospitalité  raffinée  de  ses  habitants. 
Malheureusement  on  n'a  point  conservé  les  chiffres  de  ces 
émigrations  qu'il  serait  bien  intéressant  de  consulter  aujour- 
d'hui, pour  déterminer  la  part  d'influence  due  à  l'élément 
français  dans  la  succession  d'événements  considérables  où 
la  Caroline  a  joué  un  rôle  actif,  quelquefois  même  à  titré 
de  partie  principale. 

«  Baird,  p.  160. 


280  CAROLINE  DU  SUD. 

Ce  n'était  point  une  tâche  aisée  de  faire  vivre  en  bonne 
intelligence  tous  ces  fragments  déclassés  de  population  qui, 
dès  l'origine  et  presque  en  même  temps  vinrent  fonder  ce 
pays,  et  à  des  titres  divers  apportaient  avec  eux  tant  de 
causes  d'antagonisme.  11  fallait  inspirer  à  un  grand  nombre 
d'entre  eux,  d'origine  anglaise,  des  habitudes  de  travail  et 
d'ordre  qui  leur  étaient  complètement  étrangères,  sous  peine 
de  voir  se  produire  les  troubles  qui  désolaient  la  Caroline 
du  Nord  et  nuisaient  à  son  expansion.  Mais  le  travail  était 
pénible  :  celui  des  champs  surtout  paraissait  épuiser  promp^ 
tement  les  forces  des  blancs,  à  cause  de  l'action  énervante  du 
climat,  et  de  l'insalubrité  de  ce  pays  marécageux.  C'est  pour 
leur  venir  en  aide  que  dès  1671,  le  gouverneur  Yeamans  fit 
venir  des  îles  Barbades,  des  noirs  d'Afrique  qui  furent  plus 
tard  presque  tous  employés  à  l'agriculture  à  titre  d'esclaves. 
Telle  fut  la  cause  pour  laquelle  cette  province  reçut,  moins 
que  les  autres,  des  serviteurs  engagés  (indented  servants) 
de  race  blanche  qui  ailleurs,  furent  d'un  si  puissant  secours 
pour  le  défrichement  du  sol  et  les  pénibles  labeurs  du  dé- 
sert. 

La  race  rouge  ne  fut  pas  plus  épargnée  que  la  race  noire, 
non  pas  qu'on  la  soumît  tout  entière  à  Tesclavage,  mais  il  se 
faisait  un  trafic  des  Indiens  qui  étaient  capturés  à  la  guerre 
ou  autrement.  Il  faut  donc  dire  que  dans  aucune  colonie, 
on  ne  vit  dès  le  principe,  autant  d'éléments  hétérogènes  en 
présence,  alors  qu'il  fallait  créer  l'unité  ;  et  autant  de  causes 
d'affaiblissement,  quand  il  était  impérieusement  nécessaire 
de  former  un  faisceau,  aux  portes  de  la  Floride  dont  les  ha- 
bitants tout  à  la  fois  Espagnols  et  catholiques,  nourrissaient 
une  haine  implacable  contre  leurs  voisins  Anglais  et  protes- 
tants. 

C'est  dans  ces  conditions  que  se  créa  la  Caroline  du  Sud. 
Examinons  sa  marche  au  point  de  vue  gouvernemental. 

J'ai  dit  que  pour  les  premiers  émigrants  qui  arrivèrent  dan^ 


GOUVERNEMENT.  281 

Ja  colonie,  on  adopta  un  gouvernement  temporaire  approprié 
à  leur  petit  nombre,  et  ne  tenant  compte  pour  ainsi  dii'e  que 
d  une  manière  nominale,  de  la  charte  grand  modèle  qui  était 
réservée  pour  de  plus  hautes  destinées.  Le  premier  soin  du 
gouverneur  fut  donc  d'organiser  une  représentation  popù* 
laire  constituant  avec  lui  et  avec  le  Conseil  le  pouvoir  légis- 
latif. 

En  1674,  la  Caroline,  dont  la  population  s'était  beaucoup 
accrue,  comportait  une  organisation  plus  développée.  Yea* 
mans  de  même  que  Sayle,  avait  déjà  succombé  victime  ducli? 
mat.West  nommé  gouverneur  temporaire,  modifia  la  forme  dû 
gouvernement  pour  la  mettre  le  plus  possible  en  rapport  avec 
le  grand  modèle.  Il  décida  qu'il  y  aurait  à  l'avenir  un  gouver- 
neur, et  deux  chambres  dont  lune  appelée  chambre  haute  ; 
quant  à  l'autre  dite  chambre  basse,  elle  était  composée  des 
délégués  élus  par  les  freernen:  Ces  trois  branches  du  pouvoir 
formaient  la  législature.  Des  élections  eurent  lieu  immédia- 
tement pbur  la  chambre  basse,  et  une  fois  le  parlement  con^ 
stitué,  plusieurs  lois  furent  faites  et  soumises  à  la  ratification 
des  Propriétaires.  Ce  sont  les  premières  dont  il  ait  été  con- 
servé trace  dans  ce  pays  *. 

Les  gouverneurs  pendant  quelques  années,  se  succédèrent 
assez  rapidement,  car  ils  n'étaient  pas  tous  fidèles'  observa- 
teurs des  instructions  qu'on  leur  expédiait  d'Angleterre.  Cette 
cause,  jointe  au  peu  d'habileté  de  quelques-uns  d'eux  pour 
se  concilier  la  bienveillance  des  colons,  et  à  leur  soif  ardente 
du  gain  qui  ne  les  rendait  guère  scrupuleux  sur  les  moyens 
de  faire  fortune,  peut  rendre  compte  de  ces  fréquentes  mu- 
tations. West  entre  autres,  était  accusé  de  se  prêter  à  des 
manœuvres  frauduleuses  dans  un  intérêt  tout  personnel.  A 
cette  époque,  les  mers  des  Indes  occidentales  étaient  infestées 
de  pirates  qui,  tantôt  avec  des  lettres  de  marque,  tantôt  de 

*  CarroU,  1"  vol.,  p.  72.  ,     .    - 


S83  CAROLINE  DU  SUD. 

leur  propre  initiative,  se  livraient  à  toutes  sortes  de  dépréda* 
tions  surtout  sur  les  possessions  et  sur  la  marine  espagnoles. 
Nous  avons  déjà  vu  qu'ils  s'étaient  avancés  jusque  dans  les 
eaux  de  la  Delaware  ;  et  maintenant  il  leur  convenait  mieux 
d'entrer  dans  le  port  de  Charleston  pour  y  trafiquer,  à  des 
prix  très-avantageux  pour  les  colons.  Ceux-ci  leur  fournis- 
saient des  vêtements,  des  armes,  des  munitions  et  des  provi- 
sions de  toutes  sortes,  qui  étaient  payées  très-libéralement 
avec  l'argent  volé  aux  Espagnols.  Cette  conduite  peu  loyale 
des  habitants  de  la  Caroline,  en  opposition  directe  avec  les 
instructions  des  Propriétaires,  et  en  violation  pendant  un 
temps,  des  traités  faits  par  l'Angleterre  avec  l'Espagne,  était 
favorisée  par  West  et  par  Quarry  son  successeur  qui  en  tiraient 
profit.  Le  gouvernement  anglais,  jaloux  de  la  puissance  de 
l'Espagne,  ferma  longtemps  les  yeux  sur  ce  scandale  ;  mais 
un  exemple  devenait  nécessaire  ne  fût-ce  que  pour  abriter 
15a  position,  et  l'on  révoqua  le  gouverneur  Quarry  sur  ce 
motif  qu'il  avait  toléré  l'entrée  de  ces  corsaires  dans  le  port 
de  Charleston  (1684). 

L'eqprit  d'insubordination  s'était  déjà  glissé  dans  la  colo- 
nie, et  des  partis  s'étaient  formés  sous  des  bannières  opposées. 
L'un  d'eux  voulait  l'obéissance  aux  lois  d'Angleterre  et  la 
suprématie  de  l'Église  anglicane.  L'autre,  composé  plus  parti- 
culièrement de  dissidents,  réclamait  une  entière  liberté  d'ac- 
tion dans  la  voie  politique  et  religieuse.  Tous  avaient  une 
répulsion  profonde  pour  le  système  gouvernemental  imaginé 
par  Locke,  et  que  les  Propriétaires  tenaient  à  mettre  en  action. 
<!;eux-ci  avaient  envoyé  quelques  lois  temporaires  dont  ils 
demandaient  l'acceptation,  mais  les  Caroliniens  avec  une 
ténacité  extrême  qui  est  restée  l'un  des  traits  de  caractère  de 
la  population  actuelle,  semblaient  avoir  pris  à  tâche  de  re- 
{M)usser  toute  demande  qui  leur  serait  faite,  quel  qu'en  fût 
l'objet  et  quelque  juste  et  profitable  que  fût  la  mesure  à  eux 
soumise  :  la  plupart  avaient  une  impatience  excessive  d'indé- 


REJET  DU  GRAND  MODÈLE.  i85 

pendance  absolue.  Malgré  les  recommandations  contraires 
qu'on  leur  adressait,  ils  firent  aux  Indiens  du  voisinage  une 
guerre  d'embuscade,  dans  le  seul  but  de  faire  des  prisonniers 
et  de  les  vendre  comme  esclaves.  Us  s'opposèrent  à  toute  pour- 
suite judiciaire  pour  dettes  par  eux  contractées  hors  de  la 
province,  et  ils  répugnaient  à  l'acquit  des  quitrents^  quoique 
le  titre  qui  les  y  obligeât  fût  encore  de  date  bien  récente* 
L'extension  de  la  colonie  rendait  nécessaire  sa  division  en 
districts  pour  faciliter  les  élections  :  mais  les  habitants  de 
Charleston  et  du  voisinage  plus  nombreux  que  les  autres, 
s'opposèrent  à  cette  mesure  sans  égard  aux  intérêts  légi- 
times qu'ils  sacrifiaient.  Le  mépris  de  toute  autorité  était  si 
grand  chez  eux,  que  rassemblée  générale,  de  son  propre 
mouvement,  vota  en  1686  une  levée  d'hommes  et  des  sub- 
sides pour  envahir  la  Floride,  en  représailles  disait-on,  des 
attaques  des  Espagnols,  alors  que  ceux-ci  ne  faisaient  que 
se  défendre  contre  les  Caroliniens  qui  avaient  donné  asile 
aux  pirates  leurs  ennemis.  Mais  les  Propriétaires  prévenus 
à  temps,  arrêtèrent  par  leurs  remontrances  l'exécution  de 
ce  projet  qui  eût  pu  compromettre  gravement  les  intérêts  de 
tous*. 

Les  vues  des  Propriétaires  différaient  trop  de  celles  des 
colons  pour  qu'aucun  gouverneur  scrupuleux  observateur 
de  son  mandat,  pût  réussir  à  satisfaire  les  deux  intérêts  en 
présence.  Au  gouverneur  Morelon  succéda  James  Colleton 
frère  de  l'un  des  Propriétaires;  sa  mission  plus  spéciale  était 
d'obtenir  enfin  Tapplication  du  grand  modèle.  Il  convoqua  à 
cet  effet  une  assemblée  à  laquelle  il  soumit  cette  proposition, 
mais  elle  fut  péremptoirement  rejetée,  sur  le  motif  que  le 
grand  modèle  n'avait  rien  d'obligatoire  pour  les  colons;  leur 
seule  loi  étant  celle  qui  avait  été  pressée  et  acceptée  par 
tous,  au  début  de  la  colonie.  Le  gouverneur  faisant  acte  d'om- 

*  Hildreth,  2*vrol.,   p.37etsuiv.  t  i  '    ' 


2S4  CAROLINE  DU  SUD. 

nipotence,  ordonna  l'expulsion  des  membres  qui  s'étaient 
montrés  les  plus  hostiles  ;  mais  ceux-ci  protestèrent  immé- 
diatement  contre  cet  excès  de  pouvoir,  et  contre  toutes  autres 
résolutions  qui  pourraient  être  prises  sans  leur  concours. 
L'assemblée  fut  alors  dissoute.  On  procéda  aux  élections,  et 
les  freemen  ne  choisirent  pour  leurs  délégués  que  ceux  qui 
promettaient  de  s'opposer  à  toutes  demandes  du  gouverneur, 
quelles  qu'elles  fussent*. 

La  Nouvelle  assemblée  s'étant  réunie  en  session  en  1687, 
fit  un  corps  de  lois  dites  fondamentales  qu'elle  opposa  au 
grand  modèle,  pour  le  remplacer  entièrement.  11  est  presque 
inutile  de  dire  que  les  Propriétaires  y  refusèrent  leur  sanc- 
tion. Ce  n'était  que  le  prélude  d'une  crise  plus  grave  :  car 
lorsque  CoUeton  exigea  le  payement  des  quitrents^  l'assemblée 
ordonna  l'emprisonnement  du  secrétaire  de  la  province,  fit 
saisir  les  registres  publics  et  brava  le  gouverneur.  Cependant . 
celui-ci  ne  pouvait  rester  spectateur  impassible  de  cette  sédi- 
tion, et  il  chercha  à  ressaisir  son  pouvoir,  à  l'aide  de  la  milice 
qu'il  convoqua  sous  le  fallacieux  prétexte  d'une  expédition 
contre  les  Espagnols.  Mais  cette  milice  elle-même  était  com- 
posée des  freemen  y  et  quoiqu'il  eût  proclamé  la  loi  martiale, 
personne  ne  venant  à  son  aide,  la  colonie  tomba  dans  le  dés- 
ordre. Chacun  ne  suivait  plus  d'autre  guide  que  sa  volonté 
ou  son  intérêt,  et  professait  le  plus  grand  mépris  pour  toute 
autorité  constituée  (1687). 

L'anarchie  n'était  pas  seulement  dans  le  pays,  on  la  trou- 
vait aussi  dans  le  Conseil  nommé  par  les  Propriétaires.  On  vit 
même  ce  fait  fort  bizarre,  d'un  gouverneur  de  la  Caroline  du 
Nord,  nommé  Seth  Sothel  qui,  après  avoir  été  chassé  par  les 
habitants  de  celte  colonie  à  raison  de  ses  exactions  et  de  l'ar- 
bitraire de  son  administration,  se  réfugia  dans  la  Caroline  du 
Sud,  se  mit  à  la  tête  de  l'opposition,  et  en  sa  qualité  de  Pro- 

*  Hildreth,  2*  vol.,  p.  42. 


ANARCHIE.  ^$5 

priétaire,  réclama  l'office  de  gouverneur.  Une  nouvelle  assem- 
blée ayant  été  convoquée  et  élue  révolutionnairement,  Col- 
leton  chef  du  pouvoir  exécutif  fut  déposé,  et  Seth  Sothel 
mis  en  son  lieu  et  place  (1690), 

Où  trouver  dans  cette  confusion  aucun  principe,  aucune 
régie,  un  point  d'appui  quelconque  pour  les  natures  droites 
et  élevées?  La  Caroline  du  Sud  avait  déjà  vingt  ans  d'existence, 
et  qu'y  remarquait-on?  l**La  piraterie  encouragée  et  soute- 
nue malgré  le  gouvernement  et  au  mépris  du  droit  des  gens, 
uniquement  parce  qu'elle  était  favorable  au  commerce  !  2<*  La 
chasse  aux  Indiens  et  la  mise  en  esclavage  de  ceux  dont  on 
s'emparait,  pour  en  faire  l'objet  d'un  trafic  très-avantageux, 
en  violation  des  lois  sacrées  de  l'humanité,  et  en  dépit  des 
remontrances  de  l'autorité  coloniale  1  En  fait' de  gouverne- 
ment, le  mépris  le  plus  absolu  du  pouvoir,  à  moins  qu'il 
ne  se  fit  complice  de  ces  scandales  !  Certains  auteurs  ont 
cherché  à  rejeter  l'état  calamiteux  de  la  Caroline  sur  les  pré- 
tentions des  Propriétaires  à  un  gouvernement  absolu.  Sans 
vouloir  aucunement  justifier  la  constitution  de  Locke,  que 
tout,  au  contraire,  oblige  à  condamner,  sans  nier  l'influence 
de  cette  cause  sur  les  troubles  de  ce  pays,  a-t-on  le  droit  de 
rejeter  sur  les  Propriétaires  la  connivence  à  la  piraterie  et  le 
vol  des  Indiens?  Ne  s'y  étaient-ils  pas  montrés  fort  hostiles? 
Que  dire  alors  d'une  population  qui  faisait  montre  avec  beau- 
coup d'éclat  de  ses  sentiments  religieux,  et  dont  les  actions 
étaient  si  contraires  à  ses  principes?  En  faisant  une  juste  part 
aux  institutions,  qu'on  entre  donc  une  bonne  fois  dans  la 
vie  pratique,  pour  déterminer  d'une  manière  équitable,  la 
part  de  chacun  dans  la  considération  de  l'ensemble  1 

Le  choix  fait  par  l'assemblée,  de  Seth  Sothel  pour  gouver- 
neur, ne  pouvait  s'expliquer,  car  ses  antécédents  dans  la  Ca- 
roline du  Nord  le  rendaient  indigne  d'occuper  ce  poste  élevé, 
au  Sud.  Le  changement  de  lieu  ne  pouvait  détruire  sa  nature 
perverse,  aussi  ne  tarda-t-il  point  à  se  révéler  tout  entier  à 


m  CAROLINE  DU  SUD. 

ceux  qui  s'étaient  jetés  aveuglément  dans  ses  bras.  Il  multi- 
plia les  actes  arbitraires  et  surtout  les  exactions  les  plus 
criantes;  cependant  on  le  tolérait,  parce  qu'à  d'autres  égards 
sans  doute,  il  favorisait  les  colons.  Mais  quand  il  eut  comblé 
la  mesure,  ceux-ci  s'emparèrent  de  lui  dans  le  but  de  rem- 
barquer de  force  pour  l'Angleterre.  Cet  homme  descendit 
alors  aux  plus  basses  supplications  pour  obtenir  d'être  jugé  par 
rassemblée  générale,  car  il  craignait  par-dessus  tout,  d'être 
mis  en  présence  des  Propriétaires  dont  il  avait  compromis  les 
intérêts.  Sa  demande  fut  accueillie,  et  l'assemblée  s'étant 
constituée  en  cour  de  justice,  le  condamna  sur  les  treize  chefs 
d'accusation  articulés.  On  n'exigea  de  lui  qu'une  renonciation 
à  rentrer  dans  la  colonie,  surtout  à  prétendre  y  gouverner 
jamais  (1690). 

Les  Propriélaires  avaient  fait  beaucoup  dé  sacrifices  pour 
faire  entrer  la  Caroline  dans  une  voie  prospère,  mais  ils  ne 
voulaient  point  y  engloutir  leur  fortune;  et  lés  ressources 
qu'ils  en  espéraient  étaient  loin  de  répondre  à  leur  attente. 
Les  quitrents  souvent  mal  payées  ou  refusées  étaient  insuffi- 
santes pour  faire  face  aux  charges  du  gouver'nement.  De  là, 
un  grand  alanguissement  de  ce  pouvoir  supérieur  qui  allait 
en  raison  inverse  de  l'accroissement  de  fortune  des  habitants. 
La  sédition  prenait  des  forces  dans  cet  état  de  choses,  mais 
elle  ne  mesurait  pas  assez  la  limite  où  elle  devait  s'arrêter. 
Il  y  avait  en  jeu  plus  que  l'autorité  et  Fintérêt  des  Proprié- 
taires :  la  métropole  depuis  longtemps  était  armée  de  lois 
fiscales  qui  frappaient  ces  colonies  :  force  était  de  s'y  sou- 
mettre. Cependant  l'esprit  de  résistance  était  tellement  entré 
dans  la  vie  de  cesjeunes  populations,  qu'elles  s'ingéniaient  de 
toutes  manières  à  y  échapper,  et  un  bureau  de  douane  créé 
tout  exprès  à  Charleslon,  ne  pouvait  déjouer  les  fraudes  qui 
se  multipliaient  à  l'infini,  et  qui  étaient  copiées  par  la  Caro- 
line du  Nord*  Le  roi  Jacques  II,  jaloux  de  tous  les  gouverne- 
ments de  Propriélaires,  et  épiant  les  occasions  favprables  de 


HUGUENOTS  NON  NATURALISÉS.  28? 

ressaisir  un  pouvoir  dont  son  frère  et  son  père  s'étaient' si  in* 
considérémenl  dépouillés,  profita  des  entraves  que  rencon- 
trait l'exécution  des  lois  anglaises  dans  la  Caroline,  pour 
assigner  les  Propriétaires  devant  Fautorité  judiciaire  d'Angle- 
terre, à  fin  d'annulation  de  leurs  chartes  qui  se  trouvaient 
violées  dans  leurs  parties  essentielles  (1685).  Cette  circon- 
stance grave  pour  tous,  gouvernants  et  gouvernés,  ne  fut 
conjurée  qu'au  moyen  d'une  négociation  habilement  propo- 
sée à  la  Couronne,  pour  la  cession  volontaire  de  ces  chartes  à 
conditions  débattues.  On  voulait  gagner  du  temps  et  Ton  y 
réussit,  car  rien  n'était  plus  aisé  que  de  faire  traîner  en  lon- 
gueur les  pourparlers  engagés. 

Après  l'expulsion  de  Seth  Sothel,  Philippe  Ludwell  déjà 
gouverneur  de  la  Caroline  du  Nord,  fut  appelé  à  gouver- 
ner en  même  temps  celle  du  Sud  (1691).  Quelque  juste  et 
bienveillant  que  pût  être  ce  fonctionnaire,  il  assumait  une 
tâche  très-ardue,  car  il  se  trouvait  en  face  d'intérêts,  de  par- 
tis, et  de  sectes  bien  opposés  et  bien  opiniâtres;  il  ne  tarda 
point  à  s'en  convaincre.  Charleston  continuait  à  faire  le  com- 
merce avec  les  pirates  et  à  leur  donner  asile  en  violation 
des  lois  et  des  traités,  et  au  mépris  des  recommandations  des 
Propriétaires.  Ludwell,  qui  prenait  à  cœur  l'exécution  loyale 
de  son  mandat,  fit  mettre  en  jugement  quelques-uns  de  ces 
corsaires,  mais  il  marchait  contre  le  courant  populaire,  et  à 
chaque  accusation,  l'on  réussissait  à  rendre  ces  poursuites 
vaines  et  stériles.  Lorsque  le  gouvernement  révolutionnaire 
deSelh  Sothel  fut  renversé  par  les  mêmes  mains  qui  l'avaient 
élevé,  les  Propriétaires  rejetèrent  en  masse  toutes  les  lois 
passées  durant  son  administration.  Parmi  elles  en  figurait 
une  qui  fit  naufrage  avec  le  reste,  et  qui  accordait  la  natura- 
lisation aux  Huguenots.  Ludwell  voulut  par  un  acte  séparé 
donner  force  à  cette  loi,  mais  le  vent  populaire  est  changeant, 
et  comme  dans  l'intervalle,  l'émigration  huguenote  s'était 
de  beaucoup  accrue,  l'on  n'accueillait  plus  ces  étrangers 


S88  CAROLINE  DU  SUD. 

qu  avec  défiance,  les  mêmes  hommes  qui  consentaient  à  les 
naturaliser  quand  ils  ne  formaient  qu'un  faible  noyau,  les 
réduisaient  à  l'état  de  parias,  du  moment  où  leur  influence 
aurait  pu  grandir  avec  leur  nombre  *  1  Quelque  part  qu'on 
jette  les  yeux,  on  cherche  des  principes,  on  ne  trouve  que  des 
intérêts  et  des  passions  !  Qu'il  me  soit  permis  d'entrer  à  ce 
sujet,  dans  quelques  détails. 

Les  réfugiés  français  s'étaient  établis  en  grande  partie, 
dans  le  comté  de  Craven  où  ils  demeuraient  étrangers  à  tous 
les  troubles  de  la  colonie.  Plusieurs  d'entre  eux  avaient 
acheté  des  propriétés  importantes,  en  remploi  du  prix  de  cel- 
les qu'ils  possédaient  en  France  et  dont  ils  s'étaient  dépouil- 
lés. Leur  existence  paisible  et  laborieuse  leur  avait  conquis 
la  bienveillance  du  gouverneur  qui  était  d'ailleurs  chargé 
par  les  Propriétaires,  de  leur  conférer  les  mêmes  droits  et  li- 
bertés qu  aux  colons  anglais.  Dans  l'économie  de  cet  arran- 
gement, leur  comté  était  appelé  à  fournir  six  représentants  à 
l'assemblée  générale.  Mais  les  colons  d'origine  anglo-saxonne 
s'y  opposèrent,  en  prétendant  que  ces  faveurs  dépassaient  les 
prérogatives  des  Propriétaires,  et  qu'elles  étaient  contraires  à 
la  loi  d'Angleterre.  Il  est  bon  de  remarquer  que  la  tactique 
des  hommes  de  cette  origine  dans  toutes  les  colonies,  a  tou- 
jours suivi  les  fluctuations  de  leurs  intérêts  et  de  leurs  pas- 
sions :  suivant  l'occurrence,  ils  invoquent  ou  repoussent  la  loi 
anglaise  et  les  statuts  locaux  ;  et  s'ils  veulent  triompher  de 
l'une  et  des  autres,  ils  font  appel  alors  à  une  sorte  de  droit 
supérieur  à  la  loi  humaine.  Dans  l'espèce,  le  droit  anglais  pa- 
raissait devoir  leur  suffire  parce  qu'il  était  hostile  à  tout  in- 
dividu d'origine  étrangère.  Ainsi  d'après  eux,  le  parlement 
anglais  seul,  pouvait  accorder  la  naturalisation  et  tous  les 
droits  qui  en  découlent;  aussi  longtemps  que  cette  faveur 
Içur  manquait,  les  étrangers  non  naturalisés  étaient  inhabi- 

«  Hildreth,  2«  vol.,  p.  210. 


CONDITION  CIVILE  DES  HUGUENOTS.  289 

les  à  recevoir  aucune  concession  de  terres,  à  titre  de  proprié- 
taires. Les  mariages  qu'ils  pouvaient  contracter  entre  eu» 
manquaient  de  sanction  tant  qu'ils  n'avaient  pas  été  célé- 
brés par  un  ministre  du  culte  anglican.  De  ce  raisonnement 
sortait  cette  conséquence,  que  les  enfants  issus  de  ces 
unions  non  consacrées  par  des  ministres  antipathiques  aux 
Huguenots,  étaient  bâtards  et  ne  pouvaient  recueillir  les 
successions  de  leurs  pères  et  mères.  Enfin  ces  réfugiés  non 
naturalisés  étaient  incapables  d'élire  et  d'être  élus  pour  le 
parlement  colonial,  de  servir  comme  jurés  et  de  rendre 
témoignage  en  justice  *.  La  considération  du  malheur  des 
Huguenots ,  l'intérêt  même  qu'avait  la  colonie  à  se  les  at- 
tacher par  les  liens  les  plus  étroits,  rien  ne  put  triompher 
de  cette  haine  de  race  instinctive  et  profonde,  qui  était  la 
môme  dans  tous  les  rangs.  Était-ce  bien  là  cependant  Tidée 
qui  présidait  aux  déterminations  de  la  Couronne,  lorsqu'eUe 
dirigeait  à  ses  frais  sur  la  Caroline,  un  certain  nombre  de 
Huguenots,  et  que  le  parlement  leur  accordait  des  subsides? 
Ne  voulait-on  faire  de  ces  malheureux  que  des  serviteurs  des- 
tinés à  enrichir  ce  pays,  sans  profit  et  sans  considération 
pour  eux?  Si  la  loi  anglaise  était  peu  favorable  aux  étrangers, 
l'assemblée  générale  n  avait-elle  pas  le  droit  d'accorder  la 
naturalisation  à  qui  bon  lui  semblait?  N'avait-elle  pas  usé  de 
ce  droit  quelque  temps  auparavant,  par  un  bill  qui  eût  été 
exécutoire  sans  les  circonstances  au  milieu  desquelles  il  prît 
naissance?  Comment  pouvait-on  supposer  que  les  réfugiés 
français  se  résigneraient  à  cet  hilotisme  qui  les  frappait  dans 
leurs  intérêts,  dans  leur  dignité,  dans  leurs  affections  les  plus 
intimes?  Ils  en  appelèrent  à  la  justice  des  Propriétaires,  mais 
ceux-ci  dont  Tinfluence  sur  la  colonie  était  nulle,  se  bornè- 
rent à  donner  les  meilleures  assurances  de  concours  sans  rien 
promettre  au-delà,  quoiqu'ils  fussent  très-favorablement  dis- 

»  Carroll,  1"  vol.,  p.  103. 

II.  V^ 


290  CAROLINE  DU  SUD. 

posés  en  faveur  de  ces  émigranls.  On  allait  donc  voir  se  pro-  . 
longer  encore  Tagonîe  d'une  classe  d'hommes  qui  s'étaient 
livrés  à  la  bonne  foi  publique,  et  qui,  au  lieu  d'obtenir  des 
droits  certains,  n'avaient  qu'une  existence  tolérée. 

Les  colons  d'origine  anglaise  tinrent  bon,  et  lors  de  la 
composition  d'une  nouvelle  assemblée  en  1691,  on  refusa 
d'admettre  aucun  représentant  pour  le  comté  français  K  Cetfe 
situation  précaire  et  humiliante  fut  l'objet  de  représentations 
fréquemment  répétées,  mais  telle  était  la  faiblesse  du  gou- 
vernement, qu'il  ne  put  de  longtemps,  obtenir  le  règlement 
de  cette  matière  d'une  manière  conforme  à  la  loyauté.  Celle  ja- 
lousie ombrageuse  était  la  même  pour  les  Huguenots  établis 
dans  la  colonie  de  New- York,  ainsi  que  je  l'ai  montré  plus  haut. 
Il  fallait  donc  attendre  du  temps  et  des  circonstances,  une 
amélioration  de  leur  sort  politique.  Ce  temps  fut  long,  et  les 
€olons  anglais  leur  rendirent  bien  amer  le  pain  du  refuge. 

Les  résistances  qu'éprouvait  le  gouverneur  Ludwell  dans 
la  phipart  des  circonstances  de  son  administration  le  décou- 
rageaient. La  perception  des  quitrents  rencontrait  de  fréquen- 
tes résistances,  la  piraterie  était  toujours  favorisée  et  stimulée 
par  les  habitants,  la  justice  devenait  vénale,  et  les  moindres 
incidents  étaient  autant  de  sujets  de  troublés  entretenus  par 
les  rivalités  de  sectes  et  de  partis.  Ce  gouverneur  ne  voyant 
aucune  issue  à  cette  situation,  résigna  ses  fonctions  pour  les 
deux  Carolines  en  1698.  A  cette  époque  on  divisa  l'adminis- 
tration des  deux  colonies  comme  cela  avait  lieu  antérieure- 
ment, et  Thomas  Smith  Tun  des  membres  dû  Conseil  de  la 
Caroline  du  Sud  en  devint  le  gouverneur,  tandis  que  Tho- 
mas Harvey  fut  choisi  pour  le  même  poste  dans  la  Caroline 
4u  Nord.  . 

Les  Propriétaires  comprenant  etifin  que  toute  lutte  était 
inutile  pour  faire  prévaloir  leurs  idées,  et  désirant  faciliter 

*  Carroll,  1"  vol.,  p..l04; 


DIFFICULTÉS  DE  GOUVERNEMENT.  291 

à  leurs  représentants  l'administration  de  ce  pays,  consenti- 
rent de  leur  plein  gré,  à  abandonner  le  système  de  gou- 
vernement du  grand  modèle^  «  pour  satisfaire  disaient-ils, 
au  vœu  des  populations  »  (1693).  La  pensée  était  bonne 
quoique  tardive,  mais  en  réalité  cette  résolution  n'avait  pas 
une  grande  portée,  car  cet  acte  n'ayant  jamais  été  sérieuse- 
ment appliqué,  la  marche  des  affaires  ne  pouvait  se  trouver 
améliorée  d'une  manière  sensible  par  ce  retrait  ^ 

A  peine  Smith  fut-il  entré  en  fonctions,  qu'il  s'aperçut  de 
la  difficulté  extrême  d'amener  une  entente  satisfaisante  avec 
les  colons.  11  les  connaissait  de  longue  main,  car  étant  membre 
du  Conseil  sous  le  gouvernement  de  CoUeton,  il  avait  con- 
seillé la  proclamation  de  la  loi  martiale  comme  le  seul  moyen 
de  gouverner  cette  effervescente  population*.  Après  un  très- 
court  exercice  de  ses  fonctions,  il  se  reconnut  insuffisant  pour 
sa  tâche  et  offrit  sa  démission  sans  plus  attendre.  Il  l'accom- 
pagna d'un  avis  donné  aux  Propriétaires  dans  l'intérêt  de 
tous,  et  qui  consistait  à  charger  Tun  d'eux  des  fonctions  de 
gouverneur,  pour  donner  plus  de  relief  à  cette  position,  et 
arriver  plus  efficacement  à  rétablir  le  calme  et  l'harmonie. 

§2. 

Administration  d'Archdale.  —  Naturalisation  des  huguenots. 
Corps  de  lois  repoussé.  —  Culture.  —  Commerce. 

Les  Propriétaires  prenant  l'avis  de  Smith  en  sérieuse 
considération,  choisirent  parmi  eux  pour  ce  poste  difficile 
qui,  une  fois  encore  allait  comprendre  les  deux  Carolines, 
John  Archdale,  homme  très-considéré  appartenant  à  la  secte 
des  Quakers,  et  dont  les  idées  politiques  et  religieuses 
très-libérales,  devaient  lui  concilier  Tcsprit  des  populations 
(1694-95).  Ses  premiers  actes  montrèrent  immédiatement 
l'esprit  dont  il  était  animé,  car  en  composant  le  Conseil,  il 
assura  la  majorité  aux  dissidents.  C'était  justice,  car  la  ma* 

»  Hildrelh,  2«vol.,p.  211. 


202  CAROLINE  DU  SUD. 

jeure  partie  des  colons  était  étrangère  à  TÉglise  anglicane, 
mais  on  lui  en  sut  gré.  Il  fit  remise  de  certains  arrérages  de 
rente  dont  la  prescription  était  plus  ou  moins  douteuse  ;  il 
chercha  à  amener  la  paix  et  la  concorde  entre  les  hahitants, 
surtout  entre  les  sectes,  et  il  y  réussit  en  grande  partie.  Enfin 
quoique  Quaker,  il  fit  passer  une  loi  de  milice  que  le  voisinage 
des  Indiens  et  des  Espagnols  rendait  nécessaire  pour  main- 
tenir sur  un  bon  pied  une  force  défensive.  Quand  Archdale 
crut  sa  mission  remplie  avec  succès,  il  songea  à  retourner  en 
Angleterre,  et  délégua  tous  ses  pouvoirs  à  Joseph  Blake  qui 
comme  lui,  appartenait  à  une  secte  dissidente  (1696).  Cette 
nomination  parait  coïncider  avec  Timmigration  dans  la  co- 
lonie, d'un  certain  nombre  d'individus  du  Massachusetts  tous 
de  la  secte  puritaine,  qui  s'établirent  à  vingt  milles  en  arrière 
de  Charleston,  et  créèrent  tin  village  appelé  Dorchester,  du 
nom  de  la  ville  qu'ils  avaient  abandonnée  (1698). 

Le  crédit  de  Blake  fut  assez  promptement  et  assez  ferme- 
ment établi,  pour  qu'il  se  crut  autorisé  à  proposer  deux  me- 
sures qui,  naguère  encore,  eussent  soulevé  la  province. 
D'abord  il  fil  doter  TÉglise  épiscopale  de  Charleston  d'un  re- 
venu annuel  destiné  à  Tentretien  d'un  ministre,  et  de  TÉglise 
elle-même.  Puis,  il  proposa  une  loi  dont  Tobjet  était  d'ac- 
corder aux  Huguenots  la  naturalisation  avec  les  privilèges 
politiques  dont  jouissaient  les  autres  habitants.  Une  circon- 
stance vint  en  aide  à  cet  acte  de  réparation  :  je  veux  parler 
du  traité  de  paix  de  Ryswick  intervenu  entre  la  France  et 
TAngleterre  en  1697,  et  par  lequel  Louis  XIV,  cessant  de  pro- 
téger la  cause  de  Jacques  11,  reconnaissait  Guillaume  comme 
roi  de  la  Grande-Bretagne.  Ce  projet  de  loi  ne  s'appliquait 
pas  uniquement  aux  réfugiés  français,  il  concernait  aussi 
tous  les  autres  habitants  d'origine  étrangère,  auxquels  la  na- 
turalisation manquait  pour  en  faire  des  citoyens.  Les  esprits 
mieux  préparés,  adoplèreiit  enfin  cette  résolution  libérale 
qui  ne  pouvait  que  relier  plus  solidement  entre  eux,  les  divers 


DIFFICULTÉS  DE  GOUVERNEMENT.  293 

fragments  de  population  de  la  Caroline.  La  seule  condition 
imposée  à  cette  faveur  fut  le  serment  d'allégeance  au  roi 
d'Angleterre  dont  ils  devenaient  les  sujets  coloniaux  (1698). 

Si  l'on  se  reporte  à  l'époque  de  la  première  immigration 
française,  on  voit  combien  fut  longue  et  pénible  Cette  lutte 
de  race  avant  d'arriver,  non  pas  à  une  fusion,  mais  à  un 
simple  apaisement  d'un  préjugé  extrêmement  persistant,  que 
des  similitudes  de  croyances  religieuses  étaient  impuissantes 
à  étouffer.  Ce  tableau  est  un  peu  différent  de  celui  qui  nous 
est  présenté  par  M.  C.  Weiss,  lorsqu'il  dit  que  «  partout  en 
Amérique  on  s'empressa  de  conférer  aux  réfugiés  des  droits 
politiques,  et  que  dans  la  Caroline,  ils  restèrent  en  dehors 
des  luttes  de  parti,  et  ne  songèrent  même  pas  à  en  profiter  ^ 
Cet  honorable  historien  parait  ignorer  les  réclamations  inces- 
santes des  Huguenots  à  plusieurs  époques ,  pour  obtenir  la 
naturalisation  et  la  jouissance  des  droits  politiques  qu'on  leur 
refusait  obstinément.  11  régnait  tant  d'arbitraire  en  cette  ma- 
tière, que  le  gouvernement  anglais  fut  obligé  d'intervenir  et 
de  publier  en  1740,  des  règles  invariables  de  naturalisation 
qui  missent  les  immigrants  étrangers  à  la  race  anglo-saxonne, 
à  l'abri  de  toute  inimitié  locale.  J'en  ai  parlé  à  Toccasion  de 
la  Pensylvanie,  je  n'insisterai  pas  sur  ce  point. 

Quoique  jeune  encore,  la  colonie  avait  déjà  traversé  plu- 
sieurs phases  politiques  très- critiques,  et  Ton  pouvait  croire 
le  moment  venu  de  donner  aux  institutions  plus  d'homogé- 
néité, et  de  leur  imprimer  un  caractère  de  fixité  bien  dési- 
rable pour  avancer  d'un  pas  plus  sûr,  vers  les  hautes  desti- 
nées de  ce  peuple.  Archdale  avait  mis  à  profit  son  séjour  en 
Amérique,  en  étudiant  les  besoins  de  la  population  et  en  s'é- 
clairant  auprès  des  hommes  qui  lui  inspiraient  confiance.  De 
retour  en  Angleterre,  il  suggéra  à  ses  Co-Propriétaires  une 
série  de  mesures  destinées  à  asseoir  le  gouvernement  d'une 

*  Histoire  des  Réfugiés  prolestants  de  France,  1*'  vol.,  p.  392. 


294  CAROLINK  DU  SUD. 

manière  durable.  Elles  furent  l'objet  de  discussions  appro- 
fondies, et  Ton  arrêta  une  espèce  de  corps  de  lois  qui  fut  en- 
voyé  au  gouverneur  de  la  Caroline,  pour  être  soumis  à  l'ap- 
probation de  la  législature.  Mais  soit  que  les  principes 
fondamentaux  de  ces  lois  fussent  en  désaccord  avec  les  idées 
démocratiques  des  habitants,  comme  l'assure  M.  Bancroft, 
soit  au  contraire,  au  dire  d'autres  écrivains,  que  toute  mesure 
destinée  à  mettre  un  frein  à  l'indépendance  personnelle 
absolue,  qui  avait  précédemment  formé  le  trait  distinclif  de 
ce  peuple,  lui  fut  antipathique,  les  lois  nouvelles  eurent  le  sort 
de  toutes  celles  qui  les  avaient  précédées  :  l'assemblée  les 
repoussa  en  masse  sans  les  discuter,  comme  si  l'on  eût  com- 
mis quelque  grave  méprise,  en  les  lui  adressant  ^ 

Si  les  Caroliniens  faisaient  si  peu  de  progrès  dans  la  science 
politique,  ils  réussissaient  mieux  au  point  de  vue  économique. 
Les  forêts  d'arbres  résineux  dont  ce  pays  abonde,  leur  of- 
fraient d'immenses  avantages,  car  outre  le  bois  qui  trouvait 
un  bon  débouché  pour  la  marine  anglaise,  ils  pouvaient  en 
extraire  de  la  poix,  du  goudron,  de  la  térébenthine.  Mais  le 
climat  qui  les  éprouvait  beaucoup  leur  faisait  préférer  l'ex- 
ploitation des  bois,  comme  mieux  appropriée  à  leurs  forces 
physiques  et  exigeant  moins  d'industrie,  tout  en  procurant  de 
raisonnables  bénéfices.  C'est  vers  la  fin  du  dix-septième  siècle 
seulement,  que  les  premières  semences  de  riz  furent  apportées 
dans  la  Caroline  par  le  capitaine  d'un  brigantin  venant  de 
Madagascar.  Le  récit  qu'il  fit  au  gouverneur  du  merveilleux 
succès  de  cette  graine  dans  les  Indes  orientales,  suggéra 
l'idée  d'en  faire  l'essai.  Les  premiers  résultats  ayant  dépassé 
toute  espérance,  ce  produit  s'acclimata  et  devint  bientôt  l'une 
des  principales  ressources  non-seulement  pour  l'alimentation , 
mais  comme  moyen  d'échange  avec  l'étranger.  C'est  de  là 
que  date  le  grand  accroissement  des  noirs  dans  la  colonie, 

*  Carroll,  1"  vol ,  p.  125. 


EXÉCUTION  DE  PIRATES.  29^ 

non-seulement  parce  que  leur  constitution  se  prêtait  impuné- 
ment à  cette  culture,  mais  encore  à  raison  du  précieux  se- 
cours qu'ils  apportaient  aux  blancs  qui  périssaient  en  grand 
nombre,  victimes  des  travaux  de  défrichement  et  d'exploita- 
tion des  forêts ^  Quant  à  l'introduction  du  coton,  elle  ne  date 
guère  que  d*un  siècle  plus  tard,  il  n'en  peut  donc  être  ici 
question. 

Des  considérations  d'intérêt  mercantile  et  étroit  avaient 
pendant  un  temps,  faussé  les  notions  de  droiture  et  de  jus- 
tice des  Caroliniens.  Le  commerce  avec  les  pirates  leur  était 
productif,  ils  accueillaient  ceux-ci  et  les  protégeaient  même, 
au  mépris  de  toutes  les  lois  et  de  tous  les  traités.  Mais  dans 
le  cours  de  Texistence  d'un  peuple,  les  rapports  commerciaux 
changent  quelquefois  d'aspect,  et  si  les  règles  de  conduite  ne 
sont  dictées  que  par  Tintérôt,  on  est  amené  à  condamner  au- 
jourd'hui ce  qu'on  approuvait  hier.  Triste  aveu  du  peu  d'em- 
pire des  principes  religieux  chez  des  hommes  qui  se  di- 
saient victimes  de  leur  zèle  pour  la  religion  !  Le  commerce  de 
la  Caroline  prenait  beaucoup  d'accroissement  :  les  moyens  de 
transport  en  1699,  se  trouvèrent  insuffisants  pour  l'exporta- 
tion du  riz  dont  la  culture  se  multipliait  chaque  année.  Le 
génie  maritime  de-3  colons  étant  très-stimulé,  ils  devinrent 
marins  à  leur  tour,  mais  ces  mêmes  pirates  qu'ils  avaient 
tant  favorisés,  trouvèrent  leurs  bâtiments  de  bonne  prise; 
et  comme  les  autres  peuples,  ils  ressentirent  les  effets  désas- 
treux de  ce  brigandage  qui  était  une  calamité  publique,  tant 
il  s'était  propagé.  Les  Caroliniens  espéraient,  en  faisant  un 
grand  exemple,  décourager  la  piraterie  au  moins  en  ce  qui 
concernait  leur  marine  ;  ils  donnèrent  donc  la  chasse  à  ces 
forbans,  et  s'emparèrent  de  quelques-uns  d'eux  qu'ils  firent 
passer  en  jugement  et  que  l'on  condamna  à  mort.  Sept  d'entre 
eux  sur  neuf  furent  exécutés  %  mais  il  ne  paraît  point  que  la 

*  Carroll,  1"  vol.,  p.  iiO. 

•  Le  même,  p.  127. 


S9((  CAROLINE  DU  SUP. 

police  des  mers  ait  été  mieux  observée  par  la  suite,  au  moins 
jusqu'en  1723,  époque  à  laquelle  des  mesures  énergiques 
prises  par  l'Angleterre  les  réduisit  aux  abois  *. 

Toutes  les  calamités  semblaient  fondre  à  la  fois  sur  ce 
pays.  Un  affreux  ouragan  dont  ne  peuvent  avoir  d'idée  que 
ceux  qui  ont  visité  les  contrées  tropicales,  dévasta  Cliarles- 
ton  qui  fut  un  instant,  menacé  d'une  complète  destruction  ; 
et  pour  comblé  d'infortune,  un  immense  incendie  vint  en- 
core augmenter  ces  ruines.  C'était  déjà  beaucoup  pour  la  for- 
tune publique,  mais  la  population  elle-même  ne  fut  point 
épargnée.  La  petite  vérole  et  une  espèce  de  maladie  pestilen- 
tielle moissonnèrent  largement  dans  tous  les  rangs.  Les  per- 
sonnages les  plus  élevés  furent  atteints  en  assez  grand  nom- 
bre, et  l'assemblée  générale  à  elle  seule  vit  périr  la  moitié  de 
ses  membres.  Une  sorte  de  terreur  régnait  dans  la  colonie,  il 
semblait  que  la  main  de  Dieu  se  fût  appesantie  sur  elle  ;  et 
beaucoup  de  colons  qui  ne  pouvaient  surmonter  de  tristes 
pressentiments,  se  résolurent  à  émigrer  en  Pensylvanie,  co- 
lonie qui  paraissait  réunir  tous  les  avantages  des  pays  les  plus 
favorisés  (1697). 

§5. 

Population.  —  Mœurs.  —  Sectes.  —  Révolution.  —  Première  troupe  anglaise. 

A  la  fin  du  dix-septième  siècle,  la  population  blanche  de  la 
Caroline  du  Sud  pouvait  s'élever  de  cinq  à  six  mille  habi- 
tants. Charleston  qui  en  était  la  capitale,  ne  comptait  que 
deux  églises,  lune  épiscopale,  Tautre  presbytérienne.  Mais 
dans  le  reste  de  la  province  à  l'exception  du  comté  français, 
il  n'y  avait  ni  service  divin,  ni  écoles  publiques.  Une  bonne 
partie  du  peuple  dispersée  dans  les  forêts,  semblait  retomber 
par  degrés  dans  le  même  état  d'ignorance  et  de  barbarie, 
que  les  Indiens  du  voisinage.  Quant  aux  races  de  couleur,  on 

*  Hildreth,  2*  vol.,  p.  279. 


LES  PARTIS.  297 

eût  dit  que  les  nègres  étaient  insuffisants  pour  satisfaire  la 
cupidité  des  blancs  :  ceux-ci  continuaient  à  faire  la  chasse 
aux  indigènes,  pour  en  trafiquer  comme  de  toute  autre 
espèce  de  marchandise.  Les  mœurs  publiques  n'avaient  point 
gagné  sous  ce  rapport,  et  en  rapprochant  ce  dernier  fait,  du 
patronage  qu'ils  donnaient  aux  pirates,  on  n'aura  pas  une 
haute  idée  des  principes  religieux  d'une  bonne  partie  de 
cette  population  protestante. 

La  vie  privée  reçut  aussi  une  grave  atteinte,  de  l'intro- 
duction du  rhum  qu'on  acceptait  en  payement  de  partie  des 
exportations.  L'usage  de  cette  liqueur  se  propagea,  l'ivrogne- 
rie s'en  suivit  et  fit  des  progrès  alarmants.  Ce  fut  le  premier 
châtiment  de  la  vente  des  Indiens  dont  il  était  le  prix.  Et 
telle  est  la  puissance  des  habitudes  premières,  que  ce  vice 
est  devenu  endémique  dans  la  province,  et  s'y  est  continué 
jusqu'à  nos  jours  dans  de  funestes  proportions,  même  dans 
la  classe  qui  devait  y  échapper  davantage. 

La  Caroline  du  Sud  était  divisée  en  deux  camps  qui  se 
différenciaient  par  de  profondes  divergences  en  politique  et 
en  religion.  On  y  voyait  renaître  les  discordes  qui  avaient 
si  longtemps  tourmenté  l'Angleterre,  parce  que  dans  la  Caro- 
line plus  qu'ailleurs,  des  hommes  appartenant  aux  deux  par- 
tis, y  avaient  émigré  dans  des  proportions  qui,  pour  n'être 
pas  tout  à  fait  égales,  se  tenaient  cependant  en  échec.  Ces 
deux  sectes,  les  Épiscopaux  et  les  dissidents,  ne  se  mettaient 
d'accord  que  sur  un  seul  point  :  l'intolérance  absolue  envers 
les  Calholiques,  intolérance  qui  n'était  pas  seulement  dans 
leur  cœur,  mais  qu'ils  eurent  le  soin  d'inscrire  dans  une  loi 
de  1697  \  Les  Huguenots  qui  avaient  été  tenus  si  longtemps 
éloignés  de  la  vie  publique,  ne  pouvaient  exercer  aucune 
influence  pour  pacifier  les  animosités  qui  mettaient  dans  un 
constant  éveil  les  fractions  prépondérantes  d'origine  anglo- 

^  *  Bancroft,  p.  583.  .       .^ 


298  CAROLINE  DU  SUD. 

saxonne.  Le  moment  approchait  cependant  où  ils  allaient 
prendre  part  à  la  lutte,  mais  leur  concours  aux  affaires  fut 
plutôt  nominal  qu'autrement,  ainsi  qu*on  le  verra  par  la 
suite,  car  pendant  longtemps  encore,  ils  devaient  se  considé- 
rer en  pays  étranger,  malgré  leur  naturalisation. 

Les  Épiscopaux,  quoique  ne  formant  pas  le  tiers  de  la  po- 
pulation, cherchèrent  cependant  à  s'emparer  du  pouvoir  en 
se  créant  une  majorité  factice  dans  les  élections  (1704).  Leur 
premier  soin  fut  de  s'attacher  un  homme  très-influent  dans 
le  parti  contraire,  nommé  Trott.  Cet  ambitieux  se  laissa  ga- 
gner par  Tappât  d'une  fonction  élevée,  et  comme  prix  de  sa 
défection,  il  fut  nommé  attorney-général.  11  apportait  à  ses 
nouveaux  amis  l'influence  de  sa  parole,  de  son  habileté  ;  et  ce 
n'était  pas  de  peu  de  conséquence,  dans  un  pays  où  tout 
était  à  faire  pour  élever  l'intelligence  et  la  moralité.  Bientôt 
les  freemen  furent  convoqués  pour  procéder  aux  élections  des 
députés,  et  tous  les  moyens  furent  mis  en  œuvre  pour  em- 
porter le  succès,  de  haute  lutte.  Charleston  était  encore  le 
seul  lieu  affecté  à  ces  opérations  :  ce  fut  un  malheur,  car 
eu  égard  à  la  nature  de  sa  population  variée,  la  fraude  était 
fecile.  Cette  ville  fut  en  effet  le  témoin  de  scènes  déplorables 
qui  pouvaient  faire  préjuger  le  résultat  des  élections.  Au  lieu 
de  n'admettre  au  vote  que  les  tenanciers  suivant  les  précé- 
dents, on  appela  à  y  concourir  toute  espèce  de  personnes  : 
des  matelots,  des  domestiques,  des  étrangers,  même  des  mu- 
lâtres. On  insultait,  dans  le  but  de  les  éloigner  du  scrutin, 
les  tenanciers  qui  faisaient  opposition,  et  rien  n'était  épargné 
pour  réussir  à  quelque  prix  que  ce  fût.  Malgré  ces  coupa- 
bles manœuvres,  la  majorité  pour  les  Épiscopaux  ne  fut  que 
d'une  voix.  Les  Huguenots  quoique  étrangers  à  ces  intrigues, 
contribuèrent  au  succès  par  l'appoint  de  leurs  suffrages  qu'ils 
ci'urent  ne  pouvoir  refuser  aux  Propriétaires,  en  reconnais- 
sance de  l'appui  qu'ils  en  avaient  toujours  reçu,  au  temps  où 
ils  luttaient  si  énergiquement  pour  obtenir  leur  naturalisa- 


ÉTAT  RELIGIEUX.  299 

tion.  Peut-être  aussi  en  se  portant  du  côté  des  Épiscopaux  ' 
qu'ils  fortifiaient,  voulaient-ils  établir  une  espèce  d'équilibre 
qui  obligeait  chaque  parti  à  compter  avec  eux. 

Quoiqu'il  en  soit,  rassemblée  sortie  de  ces  frauduleuses 
élections  débuta  par  un  acte  de  grande  portée:  elle  ordonna 
que  tout  membre  élu  de  cette  branche  de  la  législature  serait 
tenu  dès  maintenant  et  à  l'avenir,  de  se  soumettre  par  ser- 
ment, à  l'observation  des  règles  de  TÉglise  anglicane,  notam- 
ment de  recevoir  la  communion  suivant  les  rites  établis. 
C'était  d'un  seul  coup,  frapper  d'incapacité  politique  tous  les 
dissidents. 

L'état  de  dénûment  de  la  colonie  pour  faire  face  aux  be- 
soins de  l'instruction  et  de  la  propagation  des  idées  reli- 
gieuses, appelait  la  sollicitude  des  gouvernants.  Une  société 
s'était  formée  en  Angleterre  pour  la  propagation  de  TÉvan- 
gile  parmi  les  païens  (Indiens),  il  était  désirable  qu'elle  pût 
étendre  son  action  bienfaisante  aux  colons  eux-mêmes.  Pour 
mieux  préparer  le  terrain,  on  imagina  de  diviser  la  province 
en  paroisses,  et  de  déclarer  l'Eglise  anglicane  religion  d'État 
(1705);  Tel  fut  l'objet  d*un  acte  spécial  de  la  nouvelle  assem- 
blée. On  prétendait  que  cet  arrangement  se  prêterait  mieux  à 
l'œuvre  des  missionnaires,  mais  c'était  plutôt  un  prétexte 
qu'un  motif  sérieux.  Les  Propriétaires  et  leurs  adhérents  en 
commettant  cette  faute,  perdaient  de  vue  que  les  deux  tiers 
des  habitants  étaient  dissidents,  et  que  leur  combinaison 
rencontrerait  une  résistance  invincible.  Cependant  on  créa  un 
comité  de  vingt  membres,  chargé  d'exercer  une  surveillance 
active  sur  la  discipline  ecclésiastique  et  sur  les  mœurs  publi- 
ques, avec  des  prérogatives  très-étendues,  que  l'évêque  de 
Londres  considérait  comme  un  empiétement  sur  son  autorité. 
Ces  mesures,  qui  avaient  une  saveur  très-prononcée  d'inquisi- 
tion, passèrent  non  sans  difficulté,  à  la  chambre  basse;  mais 
elles  furent  acceptées  avec  grande  joie  par  la  chambre  haute 
qui  était  pleine  d'anglicans. 


300  CAROLINE  DC  SUD. 

Dans  les  premiers  temps  de  la  colonie  un  fait  de  celte  im- 
portance eut  soulevé  toutes  les  passions,  mais  aujourd'hui, 
soit  que  la  véritable  ferveur  religieuse  se  fut  refroidie,  soit 
que  les  dissidents  eussent  davantage  conscience  de  leur  force 
réelle,  ils  n'eurent  recours  qu  aux  voies  régulières  de  re- 
dressement. Une  première  pétition  adressée  aux  Propriétaires 
fut  écartée  par  eux.  Us  avaient  provoqué  ce  mouvement  ré- 
trograde, ils  tenaient  à  conserver  le  succès  obtenu.  Mais  il 
restait  une  autorité  souveraine  à  invoquer  :  on  n'eut  garde 
de  la  négliger.  D  autres  pétitions  furent  adressées  à  la  chambre 
des  lords,  où  un  meilleur  accueil  leur  était  réservé.  Les  griefs 
articulés  examinés  de  près,  démontrèrent  que  les  lois  nou- 
velles renfermaient  une  violation  flagrante  de  la  charte  royale, 
et  se  trouvaient  nulles  de  plein  droit.  La  chambre  opina  dans 
ce  sens.  Sa  délibération  mise  sous  les  yeux  de  la  reine  fut 
approuvée  par  elle,  et  les  infractions  signalées  servirent  de 
point  de  départ  à  une  demande  en  déchéance  intentée  aux  Pro- 
priétaires ;  mais  cette  fois  encore,  on  laissa  sommeiller  Fac- 
tion judiciaire,  et  les  choses  restèrent  dans  le  statu  quo.  Ce- 
pendant rassemblée  coloniale  de  1706  rapporta  les  lois  qui 
avaient  provoqué  ces  démonstrations,  en  sorte  que  les  dissi- 
dents protestants  continuèrent  à  jouir  d'une  tolérance  com- 
plète comme  par  le  passé,  et  des  avantages  politiques  assurés 
à  tous  sans  distinction.  Toutefois  la  religion  anglicane  resta 
religion  d'État,  et  à  ce  titre,  elle  fut  soutenue  par  une  contri- 
bution générale  levée  sur  la  province.  Les  dissidents  reçurent 
encore  d'autres  atteintes  :  ils  se  fractionnèrent,  et  en  se  divi-  ' 
sant  ils  s'affaiblirent.  L'Église  anglicane  se  maintint  au  con- 
traire avec  une  certaine  supériorité,  en  absorbant  successi- 
vement ceux  qui  faisaient  défection.  Les  missionnaires 
qu'envoyait  la  société  pour  la  propagation  de  l'Évangile  ne 
furent  pas  étrangers  à  ce  succès,  soit  que  leurs  efforts  tendis- 
sent à  l'obtenir,  comme  le  prétendirent  les  dissidents,soit  au 
contraire  que  ce  fut  le  résultat  naturel  de  leur  enseignement 


DROITS  DE  SOUVERAINETÉ.  50t 

bien  compris.  Il  est  hors  de  doute  néanmoins,  qu'ils  furent 
d'un  grai^d  secours  pour  la  colonie  dans  laquelle  ils  répandi- 
rent plus  de  2,000  volumes  pour  instruction  du  peuple; 
bienfait  d'autant  plus  appréciable  que  les  dissidents  ne  surent 
point  s'honorer  d^une  pareille  initiative  ^ 

Les  luttes  de  sectes  et  de  partis  trouvèrent  à  peiné  une  di- 
version dans  les  escarmouches  qui  eurent  lieu  alors,  comme 
contre-coup  des  guerres  existantes  en  Europe  entre  l'Angle- 
terre d'une  part,  et  la  France  et  l'Espagne  de  l'autre;  car  les 
tentatives  faites  par  les  Caroliniens  sur  la  Floride,  aussi  bien 
que  celles  d^  Français  sur  la  Caroline  ne  furent  d'aucune 
conséquence  sérieuse,  et  surtout  n'amenèrent  aucun  change- 
ment territorial.  Mais  on  ne  vit  pas  sans  inquiétude  les  éta- 
blissements français  s'augmenter  et  se  rapprocher  de  la  Caro- 
line, du  côté  du  Mississipi  (1716).  C'était  un  puissant  voisin 
de  plus,  et  l'on  connaissait  son  habileté  à  s'emparer  de  Tes- 
prit  des  Indiens  dont  le  voisinage  se  faisait  tant  redouter. 

On  était  à  la  veille  d'un  grave  mouvement  qui  devait  beau- 
coup alarmer  les  Caroliniens.  Quelques  tribus  indiennes  quoi- 
que toujours  pacifiques,  ne  pouvaient  voir  d'un  œil  indifférent 
la  marche  envahissante  des  blancs,  elles  se  résolurent  à  une 
grande  démonstration  qui  mit  en  péril  les  deux  Carolines, 
et  leur  imposa  de  grands  sacrifices  d'hommes  et  d'argent. 
J'en  parlerai  plus  au  long  dans  un  chapitre  séparé  qui  trai- 
tera uniquement  des  rapports  des  deux  races.  Je  me  limiterai 
à  dire  ici,  que  les  colons  ne  recevant  de  secours  ni  des  Pro- 
priétaires ni  de  l'Angleterre  pour  repousser  les  violentes 
agressions  des  Yamassees  au  Sud,  et  des  Tuscaroras  au  Nord, 
redoublèrent  d'efforts  et  de  courage,  et  chassèrent  à  toujours 
ces  tribus  ennemies.  D'après  le  droit  public,  les  territoires 
conquis  appartenaient  au  souverain,  mais  les  Caroliniens  du 
Sud  qui,  par  leurs  seules  forces,  s'étaient  emparés  des  terres 

»  Carroll,  p.  109.  —  Uildreth,  2«  vol  ,  p.  252. 


502  CAROLINE  DU  SUD. 

des  Yamassees,  crurent  pouvoir  seuls  en  disposer  pour  mettre 
leurs  possessions  à  Tabri  de  nouvelles  attaques.  L'assemblée 
passa  donc  en  1716  deux  actes  par  lesquels  elle  offrait  ce  ter- 
ritoire aux  immigrants  qui  viendraient  s'y  établir  et  pren- 
draient en  main  la  défense  de  ce  côté  de  la  frontière.  Cette 
proposition  était  de  nature  à  séduire  les  aventuriers  de  ce 
temps,  et  ils  étaient  nombreux.  Cinq  cents  Irlandais  entre 
autres  se  présentèrent  et  prirent  possession  du  sol  aux  con- 
ditions proposées.  Mais  à  peine  établis,  ces  malheureux  furent 
inhumainement  expulsés  par  les  Propriétaires  qu'aveuglait  un 
intérêt  sordide  et  inintelligent,  et  qui  refusèrent  leur  ratifi- 
cation aux  actes  de  1716.  Cette  politique  où  la  mauvaise  foi  le 
disputait  à  la  cruauté,  eut  le  sort  qu'elle  méritait  :  la  fron- 
tière perdant  ses  défenseurs  naturels,  resta  ouverte,  au  grand 
dommage  de  la  colonie.  Quant  aux  Irlandais,  leurs  minces 
ressources  furent  bien  vite  épuisées  :  les  uns  périrent  de  mi- 
sère et  les  autres  se  dispersèrent.  La  colonie  perdit  en  eux 
une  excellente  pépinière  de  travailleurs. 

C^est  de  cette  époque  que  date  une  sérieuse  réforme  dans 
l'organisation  intérieure.  Précédemment,  il  n'existait  d'autre 
centre  d'élection  que  Charleston.  C'était  un  foyer  d'intrigues 
et  de  perturbation  que  les  Propriétaires  tenaient  à  éteindre. 
Déjà  ils  avaient  essayé  de  substituer  à  cette  centralisation 
une  répartition  des  électeurs  de  la  province,  par  comtés. 
Mais  ils  éprouvèrent  une  opposition  invincible,  bien  que 
cet  arrangement  fut  plus  rationnel  et  plus  commode  pour 
les  habitants.  Les  chefs  de  la  résistance  avaient  compris  que 
c'était  seulement  en  formant  un  faisceau  étroitement  lié, 
qu'ils  pouvaient  assurer  et  maintenir  leurs  droits»  Cepen- 
dant avec  l'accroissement  de  la  population,  les  intérêts  se 
modifièrent,  les  rivalités  locales  se  firent  jour,  et  en  1716 
l'assemblée  générale  se  prêta  à  la  division  de  la  province  en 
plusieurs  centres  électoraux,  à  chacun  desquels  on  attribua 
la  nomination  d*un  nombre  détertniné  de  députés  pour  con- 


CONTESTATIONS  SUR  LE  VETO.  SOS 

stiluér  la  deuxième  chambre  de  la  législature.  Mais  les  Causes 
d'éloîgnement  entre  les  colons  et  les  Propriétaires  augmen- 
tant toujours,  ceux-ci  refusèrent  à  leur  tour,  leur  sanction  à 
la  loi  des  circonscriptions.  Il  leur  semblait  que  cette  réforme 
devait  accroître  les  forces  de  la  démocratie,  et  à  ce  titre  ils 
la  repoussaient  absolument*.  La  province  s'était  imposé  de 
lourdes  charges  pour  mener  à  bonne  fin  la  guerre  contre  les 
Indiens,  mais  elle  ne  pouvait  en  soutenir  le  poids  qu'à  Taide 
d'un  papier-monnaie.  C'est  alors  que  la  législature  pour  en 
opérer  le  rachat,  créa  une  taxe  de  dix  livres  sur  chaque  (ôtc 
de  nègre  importé  de  Tétranger.  Cette  loi  comme  les  précé- 
dentes fut  frappée  d'un  veto,  parce  qu'elle  était  nuisible  au 
commerce  de  l'Anglelerre.  On  peut  juger  par  ces  revirements 
d'idées,  à  quels  tiraillements  intérieurs  la  Caroline  du  Sud 
était  condamnée  ! 

Les  diverses  colonies  anglaises  avaient  toutes  pris  une  con* 
sisfance  réelle  et  elles  se  développaient  par  des  voies  diverses. 
Leur  organisation  intérieure  et  les  réformes  accomplies  chez 
l'une  d'elles  ne  restaient  point  ignorées  des  autres,  quels  que 
fussent  leur  éloignement  et  la  difficulté  .dgs  communications. 
Les  Caroliniens  avaient  appris  que  les  Pensylvaniens  s'étaient 
affranchis  du  veto  des  héritiers  de  Penn,  en  objectant  que 
l'adoption  d'une  loi  par  le  gouverneur  de  leur  choix,  conte- 
nait leur  ratification  implicite.  Ils  voulurent  aussi  faire  triom- 
pher ce  principe  chez  eux,  et  un  agent  expédié  à  Londres  fut 
chargé  de  soutenir  cette  prétention  de  manière  à  faire  dispa* 
rallre  les  obstacles  mis  à  l'exécution  des  mesures  rapportées 
plus  haut.  Mais  les  Propriétaires,  influencés  par  Trott  qui  ne 
pouvait  plus  se  soutenir  que  par  l'intrigue,  rejetèrent  les 
demandes  qu'on  leur  adressait  et  maintinrent  leur  veto.  Ils 
n'épargnèrent  point  le  blâme  au  gouverneur  pour  avoir  donné 
son  adhésion  aux  actes  qu!ilâ  repoussaient  ;  de  plus  ils  lui 

*  Hildrelh,  2«  vol,  p.  285.  —  Bancroft,  p.  508. 


504  CAROLINE  DU  SUD. 

intimèrent  Tordre  de  s'eii  tenir  strictement  à  ses  inslr^uclions 
et  de  convoquer  une  nouvelle  assemblée  d'après  Tancien 
mode,  c'est-à-dire  au  moyen  d^èlections  faites  à  Charleston 
seulement  et  non  par  districts  séparés  (1719). 

Les  Propriétaires  frappés  d'aveuglement  couraient  à  leur 
iniine  et  ne  voyaient  point  le  précipice  creusé  soùs  leurs  pas. 
Leur  incurie  les  empêchait  de  bien  connaître  l'opinion  pu- 
blique, aussi  ne  savaient-ils  rien  prévenir,  et  atlendaient-ils 
qu'un  malaise  fût  devenu  intolérable  pour  y  porter  remède. 
Aucune  vue  d'ensemble  ne  présidant  à  leurs  résolutions,  à 
peine  sortis  d'un  pas  difficile,  ils  s'engageaient  dans  un  autre. 
Des  questions  de  prérogatives  surgissaient  à  tout  moment, 
et  comme  leur  résidence  était  en  Angleterre,  il  s'écoulait  un 
long  temps  avant  d'arriver  à  la  solution  des  difficultés.  L'état 
incertain  de  la  législation  causé  par  l'application  momen- 
tanée quoique  imparfaite  du  grand  modèle,  ouvrait  la  porte 
à  tous  les  doutes  et  encourageait  tous  les  empiétetnents.  Les 
résistances  constantes  des  colons  usèrent  promptement  les 
ressorts  de  ce  gouvernement.  Il  n'y  avait  pas  jusqu'aux  parti- 
sans de  l'autorité  <yii  ne  vissent  d'un  œil  jaloux  ses  tendances 
toujours  envahissantes.  L'irritation  était  devenue  générale  et 
les  instructions  rigoureuses  envoyées  récemment  au  gouver- 
neur allaient  provoquer  une  explosion. 

Conformément  à  ses  instructions,  Robert  Johnson  alors 
gouverneur  convoqua  les  électeurs  de  la  province  à  Char- 
leston suivant  l'ancien  mode,  pour  la  nomination  des  mem- 
bres de  l'assemblée  générale.  Le  sentiment  public  était  si 
indigné,  que  les  députés  élus  acceptèrent  tous  le  mandat 
impératif  de  renverser  le  gouvernement.  Mais  avant  la  réu- 
nion de  la  législature,  la  guerre  ayant  été  déclarée  entre  la 
Grande-Bretagne  et  l'Espagne,  un  projet  d'invasion  de  la  Ca- 
roline fut  prépiaré  à  la  Havane.  Déjà  il  était  assez  avancé 
lorsque  Johnson  en  reçut  l'avis  par  voie  d'Angleterre.  Il  fal- 
lait se  hâter  pour  la  défense  de  la  colonie,  mais  il  n'y  avait 


AiNARCHlE.  305 

aucun  fonds  disponible,  ni  aucune  troupe  réunie.  Le  gouver- 
neur pressentit  l'opinion  de  quelques  hommes  influents,  et  il 
ne  tarda  pas  à  s'apercevoir  que  toute  allocation  lui  serait 
refusée,  même  par  voie  de  souscription  volontaire  comme 
il  le  proposait.  Il  se  borna  alors  â  convoquer  la  milice  sur  la- 
quelle seule  il  croyait  pouvoir  s'appuyer.  Mais  cette  force  ar- 
mée était  composée  de  citoyens  qui  tous,  étaient  entrés  dans 
une  association  secrète  dont  l'objet  était  de  prêter  main-forte 
à  l'assemblée  dans  ses  mesures  révolutionnaires,  et  de  repous- 
ser l'agression  des  Espagnols.  Le  secret  fut  si  bien  gardé, 
que  le  gouverneur  qui  vivait  à  la  campagne,  ignora  le  com- 
plot jusqu'au  dernier  moment. 

Cependant  il  était  à  craindre  qu'une  fois  averti,  le  chef 
de  la  colonie  ne  prît  quelques  mesures  propres  à  détacher 
les  esprits  irrésolus  toujours  nombreux  en  pareille  conjonc- 
ture. L'assemblée  se  réunit  donc  promptement,  et  pour  pré- 
venir toute  dissolution  précipitée,  elle  proclama  solennelle- 
ment dès  l'abord  :  V  que  le  vélo  dont  les  Propriétaires 
avaient  frappé  certaines  lois  était  nul,  et  que  ces  lois  avaient 
.  force  obligatoire  ;  2**  que  ceux-ci,  en  nommant  un  plus  grand 
nombre  de  conseillers  que  celui  indiqué  par  la  charte, 
l'avaient  violée,  et  que  tous  les  actes  émanés  d'eux  étaient  en- 
tachés d'illégalité,  comme  émanant  d'un  pouvoir  irrégulier; 
3°  que  dans  cette  situation,  le  seul  parti  à  prendre  par  l'as- 
semblée jusqu'à  ce  que  le  roi  eût  signifié  sa  volonté,  était  de 
se  constituer  en  convention  pour  empêcher  la  destruction  com- 
plète du  gouvernement,  et  peut-être  la  perte  de  la  province; 
4°  que  les  Propriétaires,  par  l'ensemble  de  leurs  actes,  avaient 
encouru  la  déchéance  de  tous  leurs  droits  sur  elle  ;  S*"  et  que 
le  présent  gouverneur  Robert  Johnson  serait  invité  à  conti- 
nuer l'administration,  mais  au  nom  du  roi  qui  seul,  était 
apte  à  les  protéger  et  à  les  défendre. 

Johnson  ne  pouvait  accepter  un  pareil  état  de  choses.  Il 
protesta  contre  les  usurpations  de  l'assemblée,  et  en  pro- 
II.  ^0 


506  CAROLINE  DU  SUD. 

nonça  immédialement  la  dissolution.  Il  sauvait  ainsi  sa  posi- 
tion, mais  il  était  trop  tard  pour  arrêter  la  marche  envahis- 
sante de  ce  pouvoir  révolutionnaire.  La  Convention  désormais 
souveraine,  soutenue  par  la  milice,  s^empara  du  fort  qui  étail 
le  siège  du  gouvernement,  et  y  installa  James  Moore  à  titre 
de  gouverneur  de  la  province,  aux  acclamations  de  la  multi- 
tude. Puis  elle  nomma  un  Conseil,  révoqua  certains  fonction- 
naires et  agents,  et  adopta  des  résolutions  énergiques  pour  la 
défense  de  la  colonie.  Elle  publia  une  proclamation  au  peu- 
ple pour  justifier  sa  conduite,  et  dépêcha  en  Angleterre  un 
agent  spécial  pour  obtenir  la  déchéance  régulière  des  Pro- 
priétaires, et  la  prise  de  possession  par  la  royauté  (1719)  ^ 

La  révolution  eut  un  plein  succès  :  d'une  part,  l'expédi- 
tion espagnole  fut  dispersée  par  une  affreuse  tempête  qui  lui 
causa  de  grands  dommages,  et  découragea  toute  entreprise 
nouvelle.  D'autre  part,  les  faits  graves  qui  s'étaient  accomplis 
dans  la  colonie,  autorisèrent  la  couronne  à  intenter  une 
poursuite  en  déchéance  de  la  charte,  et  elle  nomma  en  at- 
tendant rissue  du  procès,  un  gouverneur  provisoire  du  nom 
de  Francis  Nicholson.  On  pouvait  critiquer  cette  mesure,  car 
elle  préjugeait  en  quelque  sorte  la  décision  à  intervenir.  Ce- 
pendant les  Propriétaires  étant  impuissants  à  faire  accepter 
leur  autorité,  mieux  valait  encore  que  le  gouverneur  tînt 
ses  pouvoirs  du  roi  que  d'une  convention,  surtout  quand 
celle-ci  réclamait  le  patronage  du  souverain. 

Nicholson  avait  passé  une  partie  de  son  existence  aux  co- 
lonies, et  quoique  d'un  caractère  entier  et  peu  porté  aux 
concessions,  il  avait  acquis  en  vieillissant  beaucoup  d'expé- 
rience, et  il  n'ignorait  plus  que  pour  se  rendre  le  peuple  fa- 
vorable il  faut  compter  avec  lui,  et  qu'en  lui  marquant  de  la 
condescendance  on  en  obtient  aisément  des  subsides.  Son 
état  de  pauvreté  le  rendait  encore  plus  accessible  à  ces  consi* 

*  Carroll,  !•'  vol.,  p.  240-242. 


ARRIVÉE  DE  TROUPES  ANGLAISES.  507 

délations,  car  son  intérêt  personnel  se  trouvait  mêlé  à  l'in- 
térêt général.  Il  se  montra  favorable  aux  chefs  du  mouve- 
ment dans  ses  choix  comme  dans  ses  autres  mesures, 
notamment  pour  la  nomination  des  membres  du  Conseil. 
Puis,  il  convoqua  une  nouvelle  assemblée  dont  on  pouvait 
pressentir  les  dispositions  (1721).  A  peine  réunie,  son  pre- 
mier soin  fut  de  reconnaître  l'autorité  du  roi,  et  de  confir- 
mer tous  les  actes  de  la  convention  pour  la  mise  en  vigueur 
des  lois  rejetées  par  les  Propriétaires.  Elle  régularisa  l'action 
de  la  justice,  opéra  des  réductions  sur  les  dépenses  ;  et  pour 
faire  face  aux  charges  publiques,  elle  établit  un  impôt  sur 
les  liqueurs  et  autres  marchandises  ainsi  que  sur  les  impor- 
tations de  nègres.  Mais,  défiante  par  expérience,  elle  confia 
l'application  de  ces  impôts,  à  un  trésorier  nommé  par  elle. 
Elle  ne  se  prononça  pas  moins  énergiquement,  en  refusant 
d'allouer  les  émoluments  du  gouverneur  et  des  autres  fonc- 
tionnaires pour  plus  d'une  année. 

L'esprit  inquiet  des  populations  des  colonies  que  rien  ne 
contenait,  donnait  à  Tauforité  une  existence  précaire  qui, 
tolérée  dans  la  première  période  de  formation,  ne  paraissait 
pas  devoir  être  plus  longtemps  acceptée.  Déjà  le  gouverneur 
royal  de  New-York  s'appuyait  sur  une  force  armée  anglaise 
qu'on  pouvait  de  là,  diriger  sur  les  provinces  voisines.  Les 
Carolines  étaient  trop  éloignées  pour  qu'on  pût  invoquer  ce 
secours,  et  cependant  l'état  incessant  des  troubles  au  mi- 
lieu desquels  elles  avaient  grandi,  pouvait  faire  craindre 
au  gouverneur  royal  les  mêmes  épreuves  qui  avaient  agité 
la  précédente  administration.  Nicholson  amena  donc  avec  fui 
une  compagnie  de  soldats  pour  assurer  la  sécurité  intérieure 
et  extérieure  des  deux  provinces.  Mais  afin  d'échapper  sans 
doute  au  contrôle  de  l'assemblée,  la  solde  de  ces  troupes 
resta  à  la  charge  de  la  Couronne  *. 

*  Hildreth,  2*  vol.,  p.  289. 


508  CAROLINE  DU  SUD. 

La  colonie  on  la  vu,  avait  eu  déjà  recours  au  papier-mon- 
naie pour  faire  face  à  des  besoins  pressants.  Des  circonstan- 
ces non  moins  impérieuses  exigeaient  une  nouvelle  émission, 
mais  la  dépréciation  qu'elle  devait  entraîner  provoqua  des  re- 
présentations à  rassemblée  par  des  marchands  de  Charles- 
ton.  La  forme  sévère  de  la  pétition  la  fit  qualifier  de  libelle 
scandaleux,  et  les  vingt-huit  signataires  furent  jetés  en  prison 
pour  atteinte  portée  à  la  considération  de  ce  corps  délibérant. 
Une  mesure  si  violente  dans  un  pays  où  Ton  paraissait  faire 
tant  de  cas  de  l'indépendance  personnelle,  et  où  cependant 
les  hommes  confinés  n'étaient  point  admis  à  se  défendre, 
montre  dans  quel  état  de  confusion  Ton  se  trouvait  encore 
après  cinquante  ans  d'existence.  Ni  le  gouverneur  ni  le 
Conseil  n'osèrent  élever  la  voix,  et  les  malheureux  mar- 
chands furent  obligés  pour  regagner  leur  liberté,  de  confes- 
ser leurs  torts  et  de  payer  une  forte  somme  sous  le  titre 
mensonger  de  frais  de  justice.  L'assemblée  que  rien  n'arrê- 
tait, passa  le  bill  d'émission,  mais  il  fut  rejeté  par  la  cou- 
ronne, avec  défense  au  gouverneur  de  donner  son  consen- 
tement à  aucune  résolution  de  cette  nature  qui  pourrait  être 
proposée  par  la  suite,  comme  aussi  à  aucune  disposition  du 
fonds  d'amortissement.  Pour  se  rendre  bien  compte  de  la 
résistance  des  marchands  et  de  la  Couronne,  il  faut  savoir 
que  pendant  le  court  gouvernement  de  Nicholson,  il  avait  été 
émis  pour  quarante  mille  livres  sterling  de  billets  de  crédit 
outre  les  émissions  antérieures,  et  qu'il  en  était  résulté 
dans  une  seule  année,  une  surélévation  du  prix  de  toutes 
les  denrées,  dans  la  proportion  de  cinq  à  six  cents  pour 
cent  ^ 

L'assemblée  témoigna  son  mécontentement  du  refus  de  la 
Couronne  en  harcelant  le  gouverneur  sur  des  questions  de 
prérogatives,  malgré  la  condescendance  dont  il  avait  déjà 

*  Carroll.  l"voI.,  p.  268. 


ANARCHIE.  509 

donné  tant  de  preuves.  Celui-ci  à  bout  de  patience  résigna 
ses  fonctions,  tout  en  se  lamenlant  sur  la  tendance  croissante 
de  la  colonie  vers  les  habitudes  républicaines,  tendance  qui, 
suivant  lui,  était  provoquée  par  les  gens  de  la  Nouvelle-An- 
gleterre avec  lesquels  Charleston  entretenait  un  commerce 
très-actif  ^  A  son  départ,  il  laissa  l'administration  à  Middle- 
ton  alors  président  du  Conseil  (1725). 

Battue  sur  le  chef  d'une  nouvelle  création  de  papier-mon- 
naie, l'assemblée  frappée  du  succès  de  l'amortissement  qui 
avait  déjà  réduit  la  dette  publique  à  quatre-vingt-sept  mille 
livres  sterling,  songea  à  appliquer  aux  besoins  courants  les 
ressources  qui  y  étaient  affectées,  sans  égard  aux  lois  exis- 
tantes, et  en  violation  des  droits  des  tiers.  Mais  cette  ten- 
tative resta  sans  effet,  non  moins  qu'une  nouvelle  proposition 
d'émission  tentée  en  1726.  Les  chefs  du  mouvement  aux- 
quels une  résistance  opiniâtre  avait  toujours  assuré  le  succès, 
s'engagèrent  de  plus  en  plus  dans  cette  voie.  Ils  formèrent 
une  association  de  planteurs  dans  le  but  de  refuser  Tirnpôt 
sous  prétexte  d'insuffisance  de  ressources,  jusqu'à  ce  que  les 
moyens  leur  en  aient  été  facilités  par  une  émission  de  billets  de 
crédit.  Le  nouveau  gouverneur  crut  sans  doute  qu'en  faisant 
un  exemple  il  arrêterait  l'effervescence  qui  gagnait  les  esprits, 
et  il  ordonna  l'arrestation  de  Smith  qui,  quoique  membre 
du  Conseil,  était  un  des  plus  avancés  dans  ces  menées  anti- 
gouvernementales. On  le  mit  en  prison,  et  la  liberté  sous 
caution  lui  fut  refusée  sur  le  motif  qu'il  y  avait  de  sa  part, 
acte  de  haute  trahison,  crime  qui  ne  comportait  pas  le  pri- 
vilège de  Yhabeas  corpus.  Mais  à  la  première  nouvelle  qu'en 
eurent  ses  amis,  ils  coururent  à  sa  délivrance.  Deux  cent  cin- 
quante cavaliers  armés  venant  de  la  campagne,  entrèrent  à 
Charleston  pour  se  faire  justice  à  eux-mêmes,  lls-se  portèrent 
sur  la  maison  de  détention  et  exigèrent  la  remise  du  prison- 
nier dont  ils  obtinrent  ainsi  l'élargissement. 

*  Hildrelh,  2«  vol.,  p.  291. 


510  CAROLINE  DU  SUD. 

Le  Conseil  crut  devoir  faire  une  concession  dans  l'espoir 
d'une  conciliation  :  on  convoqua  une  nouvelle  assemblée 
générale,  mais,  composée  de  planteurs  elle  ne  pouvait  servir 
qu'à  donner  plus  d'autorité  aux  griefs,  car  les  mêmes  causes 
subsistaient  toujours.  Le  premier  acte  de  ce  pouvoir  fut  de 
mettre  en  jugement  le  chef  de  justice,  et  d'entrer  dans  des 
débats  violents  avec  le  Conseil.  Cette  chambre  s'ajourna  de  sa 
propre  autorité,  et  quand  elle  fut  convoquée  de  nouveau, 
elle  refusa  de  se  réunir  *. 

Aucun  gouvernement  n'était  possible  au  milieu  de  cette 
anarchie  systématique.  Le  Conseil  fit  ses  représentations  au 
comité  du  commerce  en  Angleterre,  et  lui  signala  l'impossi- 
bilité de  conduire  un  peuple  qui,  à  la  moindre  résistance,  ne 
voulait  devoir  le  succès  de  ses  demandes  qu'à  la  force  maté- 
rielle. Il  fallut  néanmoins  céder  encore  et  autoriser  la  création 
de  billets  de  crédit  réclamée  avec  tant  d'insistance.  Toutefois 
dans  la  Caroline  du  Sud  comme  dans  les  provinces  du  Word, 
la  circulation  immodérée  de  papier-monnaie,  si  elle  favorisa 
les  débiteurs,  fit  beaucoup  de  victimes  parmi  les  détenteurs 
de  cette  valeur  qui  allait  toujours  se  dépréciant,  et  servait  de 
moyen  d'agiotage,  aux  dépens  du  véritable  peuple  (1727- 
1728). 

§*. 

Gouvernement  royal.  —  Les  Huguenots  veulent  éinigrer. 
Prime  d'immigration.  —  État  des  esprits. 

L'action  en  déchéance  se  poursuivait  contre  les  Proprié- 
taires, mais  l'affaire  en  traînant  en  longueur,  contribuait  à 
entretenir  le  désordi'e  et  à  affaiblir  davantage  encore  le  prin- 
cipe d'autorité.  Les  ministres  de  la  couronne  parurent  enfin 
le  comprendre  et  voulant  mettre  un  terme  au  procès  engagé,  ils 
traitèrent  de  gré  à  gré  de  l'achat  des  chartes  de  la  Caroline. 
C'est  en  1729  que  la  cession  se  trouva  conclue  et  réalisée 

«  Hildreth,  2«  vol.,  p.  291. 


LES  HUGUENOTS  MÉCONTENTS.  311 

mais  pour  les  sept  huitièmes  seulement.  Lord  Carteret  l'un  des 
Propriétaires  réserva  son  huitième  des  rentes  et  propriétés 
communes,  mais  il  renonça  comme  les  autres,  au  droit  de 
souveraineté  et  de  juridiction  qui  fit  définitivement  retour  à 
la  Couronne  ^ 

Avant  d'aller  plus  loin,  disons  qu'à  l'époque  où  Nicholson 
prit  au  nom  du  roi,  le  gouvernement  de  la  colonie  (1721), 
elle  ne  comptait  encore  que  quatorze  mille  habitants  blancs, 
y  compris  femmes  et  enfants.  C'était  bien  peu  depuis  la  fon- 
dation qui  remontait  déjà  à  plus  d'un  demi-siècle.  La  cause 
peut  en  être  attribuée  à  l'action  énervante  du  climat,  à  l'in- 
salubrité du  pays,  aux  fléaux  qui  vinrent  fondre  sur  la  popu- 
lation et  surtout  aux  troubles  incessants  qui  l'agitèrent  depuis 
l'origine. 

Cette  dernière  considération  ne  fut  pas  étrangère  à  la  réso- 
lution que  prirent  les  Huguenots  de  quitter  la  colonie.  A 
l'époque  où  Robert  Johnson,  premier  gouverneur  royal  orga- 
nisa la  nouvelle  administration  (1731),  les  colons  d'origine 
française  n'avaient  guère  d^influence,  si  l'on  en  juge  par  les 
noms  du  lieutenant-gouverneur  et  des  membres  du  Conseil 
qui  tous  appartenaient  à  la  race  anglo-saxonne  *.  Les  luttes 
que  les  réfugiés  français  eurent  à  subir  pour  obtenir  leur 
naturalisation,  l'isolement  dans  lequel  ils  vivaient,  la  grande 
différence  d'habitudes  et  d'idiome  entre  eux  et  leurs  voisins, 
l'état  précaire  de  la  colonie  qui  les  obligeait  à  considérer 
leur  situation  plutôt  comme  une  étape  que  comme  un  asile 
définitif  et  une  patrie  d'adoption;  tout  les  portait  à  tourner 
les  yeux  vers  la  France  I  Aussi,  dès  que  Louis  XIV  eut  jeté  les 
premiers  fondements  de  la  Louisiane,  ils  se  rapprochèrent  par 
la  pensée  de  cet  établissement  naissant.  Ils  se  persuadaient 
qu'en  s'y  transportant,  ils  feraient  une  chose  utile  non-seu- 
lement pour  eux,  mais  encore  pour  la  France  dont  la  colonie 

«  midretli,  2"  vol.,  p.  356. 
«  Carroll,  1"  vol.,  p.  284. 


312  CAROLINE  DU  SUD. 

recevrait  instantanément  un  grand  accroissement.  F^orsque 
cette  idée  se  fut  répandue  parmi  eux,  elle  réunit  tous  les  suf- 
frages, et  dans  une  pétition  promptement  couverte  de  signa- 
tures, ils  sollicitèrent  du  gouverneur  de  la  Louisiane  l'auto- 
risation de  venir  s'y  établir  sous  l'autorité  du  roi  de  France  ; 
mais  la  voix  de  leur  conscience  leur  imposait  le  devoir  de 
réclamer  en  même  temps  la  liberté  religieuse  dont  ils  jouis- 
saient dans  la  Caroline.  Ils  ne  supposaient  point  qu'à  si  grande 
dislance  de  la  métropole,  cette  garantie  pût  constituer  un 
obstacle  sérieux  à  Faccomplissement  de  leurs  désirs.  La  dé- 
marche avait  quelque  chose  de  grave  et  de  solennel,  car  le 
mémoire  portait  les  signatures  de  quatre  cents  chefs  de  fa- 
mille. Mais  tel  était  Taveuglement  de  Louis  XIV,  qu'il  re- 
poussa l'occasion  qui  s^offrit  à  lui  de  fortifier  une  possession 
de  si  grande  conséquence  ^  Quelle  différence  de  conduite  avec 
TAngleterre  qui  était  heureuse  de  laisser  s'échapper  de  son 
sein  les  dissidents,  dans  l'espoir  de  les  voir  planter  le  drapeau 
national  dans  le  nouveau  monde,  et  d'agrandir  sa  fortune  et 
sa  renommée  ! 

La  Couronne  maintenant  maîtresse  des  Carolines  à  titre  dé- 
finitif, fit  cesser  l'administration  provisoire,  mais  sans  rien 
changer  à  la  structure  intrinsèque  du  gouvernement  général. 
Les  affaires  de  la  colonie  furent  remises  aux  mains  d'un  gou- 
verneur et  d'un  Conseil  nommés  par  le  roi,  et  à  une  assem- 
blée élue  par  le  peuple.  Les  prérogatives  de  chacune  de  ces 
branches  de  l'autorité  avaient  pour  types  celles  des  autres 
gouvernements  royaux.  En  fait,  les  colons  avaient  peu  gagné 
à  la  révolution,  mais  les  luttes  de  parti  et  dé  sectes  allaient 
s'àffaiblissant,  les  intérêts  prenaient  la  première  place  dans 
les  préoccupations,  les  situations  de  gouvernant  à  gouverné 
étaient  mieux  comprises,  et  Tavenir  paraissait  plus  satisfai- 
sant pour  tous.  Le  premier  gouverneur  royal  nommé  à  titre 

*  Ch.  Weiss,  1"  vol.,  p.  387. 


IMMIGRATION  FAVORISÉE.  M5 

définilif  fut  Robert  Johnson,  le  même  qui  occupait  ce  poste 
pour  les  Propriétaires  lors  de  la  révolution  de  1719.  11  n'a- 
vait point  démérité  de  la  population,  rien  ne  s'opposait  donc 
à  son  retour  en  qualité  de  gouverneur  royal  (1730).  Il  si- 
gnala son  arrivée  par  labandon  des  arrérages  dus  des  quit- 
rents^  et  par  la  concession  de  certains  avantages  destinés  à 
favoriser  le  commerce.  11  consentit  surtout  à  une  nouvelle 
émission  debillets  de  crédit,  que  les  colons  considéraient  comme 
urgente.  Deux  forts  furent  commencés  pour  la  protection  effi- 
cace du  pays,  l'un  à  Port-Royal,  Tautre  sur  la  rivière  Alata- 
maha;  et  le  roi  prit  des  mesures  militaires  en  vue  d*une  sé- 
rieuse défense  par  terre  et  par  mer.  Ce  haut  patronage  releva 
les  Carolines,  et  celle  du  Sud  en  profita  tout  particulièrement. 
Les  marchands  anglais  prenant  enfin  confiance  dans  ce  pays, 
établirent  des  comptoirs  à  Charleston  et  étendirent  beaucoup 
leurs  rapports  d'affaires.  Toutes  les  valeurs  reçurent  un  grand 
élan,  Tagriculture  multiplia  ses  produits,  l'aisance  se  répan- 
dit partout  :  ce  fut  comme  le  point  de  départ  de  la  fortune 
publique  ^ 

L'immigration  était  un  objet  de  sollicitude  particulière 
pour  le  gouvernement  anglais.  Afin  de  la  rendre  plus  at- 
trayante, il  fit  préparer  vers  la  fin  de  1733,  un  travail  cadas- 
tral dont  l'objet  était  d'assurer  à  chaque  nouvel  arrivant  un 
terrain  ayant  une  assiette  fixe,  dans  une  circonscription  com- 
munale déterminée  à  l'avance.  Cetle  prévoyance  si  contraire 
^ux  mœurs  anglaises,  prouve  le  soin  qu'on  mettait  à  com- 
plaire aux  idées  des  autres  peuples  qui  n'avaient  pas  la 
même  initiative  et  qu'on  cherchait  à  attirer,  en  leur  sauvant 
ces  premières  difficultés  si  redoutées  des  émigrants.  On  créa 
donc  sur  les  terres  de  la  Couronne  bordant  les  rivières,  onze 
communes  dont  chacune  comprenait  20,000  acres  qu'on 
fractionna  par  lots  de  50  acres.  On  n'exigeait  pour  la  conces- 

*  Carroll,  1"  vol.,  p.  285  et  suiv. 


314  CAROLINE  DU  SUD. 

sion  de  100  acres,  qu'une  rente  annuelle  et  perpétuelle  de 
quatre  shillings  dont  les  arrérages  ne  commenceraient  à 
courir  que  10  ans  après  la  prise  de  possession.  Le  gouverne- 
ment octroyait  à  chaque  commune  deux  représentants  dans 
l'assemblée  générale,  aussitôt  qu'elle  serait  parvenue  à  réunir 
100  familles  résidentes.  Cette  pensée  était  pleine  de  sagesse, 
car  elle  associait  intimement  le  colon  dès  Tabord,  à  la  fortune 
de  son  pays  d'adoption  ;  mais  des  passions  sordides  s'empres- 
sèrent d'en  atténuer  la  portée. 

En  effet,  l'agriculture  étant  très-productive  grâce  au  tra- 
vail des  nègres  qu'on  importait  en  grande  quantité,  la  convoi- 
tise des  planteurs  s'abattit  sur  les  terres  qu'ils  purent  se  pro- 
curer à  l'aide  de  collusions  pratiquées  entre  eux,  et  le 
géomètre  en  chef  nommé  Saint-John.  Quoique  le  gouverneur 
averti  eût  limité  les  pouvoirs  de  cet  agent,  l'assemblée 
générale,  saisie  d'une  pétition  dénonçant  les  fraudes  com- 
mises en  violation  du  règlement  qui  réservait  ces  terres  aux 
nouveaux  immigrants,  lança  de  son  autorité  privée,  un  man- 
dat d'arrêt  contre  un  des  individus  inculpés  et  contre  le  géo- 
mètre. Le  premier  obtint  aisément  du  chef  de  justice,  un 
ordre  de  mise  en  liberté.  Quant  à  Saint-John  qui  s'était  per- 
mis des  invectives  contre  l'assemblée,  son  arrestation  paraît 
avoir  été  maintenue.  C'est  à  cette  occasion  que  cet  envahissant 
Pouvoir  crut  devoir  faire  une  déclaration  d^  principes  en  op- 
position avec  l'ordre  de  mise  en  liberté  prononcée  par  le 
chef  de  justice.  Sa  résolution  portait  entre  autres  choses  : 
1"  que  c'était  le  privilège  indiscutable  de  la  chambre,  de 
faire  renfermer  quiconque  lui  paraissait  mériter  cette  peine  ; 
2**  qu'en  jetant  du  doute  sur  la  validité  des  séquestrations  or- 
données par  elle  on  violait  un  de  ses  droits  essentiels; 
3**  qu'aucun  writ  dhabeas  corpus  ne  pouvait  être  légalement 
délivré  à  quiconque  avait  été  emprisonné  par  ses  ordres,  et 
que  tout  officier  était  tenu  de  refuser  son  concours  à  l'exécu- 
tion d'un  tel  mandat. 


IMMIGRATION  SUISSE.  515 

Le  chef  de  justice  se  récria  sur  cette  usurpation  d'autorité, 
et  se  pourvut  devant  le  Conseil  pour  en  obtenir  le  redresse- 
ment, en  prétendant  qu'elle  ne  tendait  à  rien  moins  qu'à 
l'annulation  de  la  prérogative  royale  et  à  la  dissolution  du 
gouvernement.  Mais  le  Conseil  envisageant  les  choses  d'un 
autre  point  de  vue,  approuva  la  conduite  de  l'assemblée 
qu'il  déclara  investie  des  mêmes  privilèges  que  la  Chambre 
des  communes  d'Angleterre  ^  C'était  la  première  fois  que  pa- 
reille doctrine  se  proclamait,  et  il  ne  fallait  rien  moins  que 
le  désir  de  maintenir  la  paix,  pour  que  la  Couronne  ne  la  lït 
point  infirmer  (1733). 

Déjà  on  avait  jeté  les  premiers  fondements  de  la  Géorgie 
dont  on  voulait  faire  un  rempart  à  la  Caroline  du  Sud  contre 
les  Espagnols  et  les  Indiens.  Cet  accroissement  de  sécurité 
était  un  attrait  de  plus  pour  les  émigrants  qu*on  appelait 
dans  la  Caroline.  C'est  dans  ces  circonstances  que  370  indi- 
vidus généralement  pauvres  et  appartenant  à  la  nation 
suisse,  se  présentèrent  sous  la  direction  de  Pierre  Pury  de 
Neufchâtel,  pour  profiter  des  avantages  offerts  par  le  gouver- 
nement anglais.  Outre  les  40,000  acres  de  terre  qui  leur  fu- 
rent concédés,  on  leur  promit  une  forte  somme  d'argent 
destinée  à  leur  venir  en  aide,  vu  leur  état  d*indigence.  Mal- 
heureusement les  rigueurs  du  climat,  les  déceptions  des 
premiers  temps  de  la  colonisation,  des  secours  insuffisants 
dans  leur  détresse,  la  maladie,  tout  vint  porter  le  décourage- 
ment parmi  eux.  Cette  petite  colonie  s'affaissa  sur  elle-même, 
et  il  n'est  resté  qu'une  trace  très-peu  accusée  de  son  origine. 
Cependant  les  Caroliniens  s'ingéniaient  par  eux-mêmes  à 
augmenter  les  ressources  de  leur  immense  territoire.  Robert 
Johnson  étant  décédé  (1730),  le  gouvernement  passa  aux 
mains  du  lieutenant  gouverneur  Th.  Broughton,  homnie 
faible  et  très-peu  propre  à  lutter  contre  les  tendances  env^- 

«  Carroll,  1«'  vol.,  p,  299. 


316  CAROLINE  DU  SUD. 

hissantes  dont  il  était  environné.  La  soif  des  richesses  allait 
toujours  croissant,  et  l'on  eut  dans  le  premier  tiers  du  dix- 
huilième  siècle,  le  triste  spectacle  d'hommes  très-influents 
de  la  province,  employant  les  manœuvres  les  plus  déloyales 
afin  d'arracher  à  la  faiblesse  du  gouverneur  des  concessions 
énormes  de  terres  très-fertiles,  au  mépris  du  plan  primitif 
qui  visait  à  un  grand  morcellement  du  territoire  dans  l'es- 
poir de  multiplier  les  habitants.  Ces  hommes  cupides  perdant 
de  vue  l'intérêt  général,  ne  s'occupaient  que  d'agrandir  leurs 
fortunes  particulières,  et  pour  y  réussir,  il  leur  suffisait  d'a- 
cheter un  plus  grand  nombre  de  nègres  dont  le  travail  leur 
permettait  d'accaparer  une  partie  notable  du  pays.  Dès  1733, 
on  y  comptait  22,000  Africains  esclaves,  et  en  faisant  la  sta- 
tistique comparative  des  deux  races,  on  trouvait  alors  trois 
nègres  pour  un  blanc  K  Disproportion  considérable  qui  n'était 
pas  sans  alarmer  les  hommes  prévoyants,  et  qui  cependant 
ne  devait  point  s'arrêter  de  sitôt. 

Les  avantages  offerts  par  l'Angleterre  aux  émigrants  de 
tous  pays  et  publiés  partout,  déterminèrent  un  grand  ac- 
croissement de  population.  L'Irlande,  la  Suisse,  la  Hollande, 
l'Allemagne,  surtout  le  Palatinat,  y  contribuèrent  largement. 
Le  mouvement  de  Témigration  allemande  vers  la  Caroline  du 
Sud  commence  dès  1730,  et  il  continue  annuellement  à  peu 
près  jusqu'en  1750. 

Quant  aux  Irlandais,  c'est  en  1 737  surtout  qu'ils  arrivent  en 
plus  grand  nombre.  Ils  se  composaient  d'une  multitude  de 
petits  cultivateurs  et  d'ouvriers  probablement  de  race  anglo- 
saxonne,  qui  étaient  opprimés  par  les  seigneurs  et  les  évoques, 
et  ne  pouvaient  malgré  un  travail  opiniâtre,  subvenir  à  leur 
existence  et  à  celle  de  leurs  familles.  Séduits  par  la  perspec- 
tive de  bien-être  que  leur  offrait  la  Caroline,  ils  s'embar- 
quèrent par  masses  pour  cette  colonie,  et  se  fixèrent  sur  les 

*  Carroll,  1"  vol.,  p.  306. 


IMMIGRATION  IRLANDAISE.  317 

bords  de  la  rivière  Santee  dont  le  nom  rappelle  l'un  des  pre- 
miers établissemenl s  français  *.  Le  mouvement  d'émigralion 
était  tellement  prononcé,  que  les  propriétaires  irlandais  com- 
mencèrent à  s'alarmer,  et  cherchèrent  les  moyens  d'arrêter 
cette  dépopulation.  Cependant  le  gouvernement  anglais  qui  ne 
perdait  jamais  de  vue  son  commerce,  bien  loin  d'arrêter  cet 
élan  vers  l'Amérique,  le  favorisa  au  contraire;  mais  il  prit 
de  telles  proportions,  qu'en  Irlande  les  terres  furent  sur  le 
point  de  rester  incultes,  et  les  manufactures  menacèrent 
ruine  faute  de  bras  pour  donner  la  vie  aux  unes  et  aux  autres. 
Une  fois  la  route  tracée,  l'émigration  continua  en  se  régu- 
larisant, et  Ton  sait  que  dans  les  trois  années  qui  précé- 
dèrent 1773,  c'est-à-dire  longtemps  après  cette  première  im- 
pulsion, la  Caroline  reçut  1600  émigrants  de  cette  même 
origine  *. 

Vers  l'époque  à  laquelle  nous  sommesarrivés(1737),  cette 
province  se  recruta  encore  d'habitants  de  la  Géorgie,  colonie 
naissante  qui  était  loin  d'offrir  alors  les  mêmes  avantages 
que  sa  voisine.  Ces  émigrants  se  posèrent  sur  le  côté  nord  de 
la  rivière  Savannah,  dépendant  de  la  Caroline. 

L'état  des  esprits  s'était  de  beaucoup  modifié.  Une  nouvelle 
génération  s'élevait  dans  un  grand  dénûment  d'instruction, 
avec  une  certaine  tiédeur  religieuse,  et  au  milieu  des  pra- 
tiques peu  édifiantes  de  la  vie  commune.  La  faveur  longtemps 
accordée  à  la  piraterie,  la  chasse  aux  Indiens  destinée  à  ali- 
menter le  commerce  des  esclaves,  la  traite  des  noirs,  l'abus 
des  liqueurs,  surtout  du  rhum,  l'un  des  principaux  arti- 
cles d'échange  avec  les  Indes  occidentales;  tout  concourait 
à  abaisser  le  sentiment  moral,  et  à  faire  prévaloir  les  intérêts 
sur  les  principes.  La  forme  du  gouvernement  était  sans  in- 
lluence  en  pareil  cas.  Tout  au  contraire,  chacun  de  ces  faits, 

Ramsay*s  History  of  South  Carolina,  1"  vol.,  p.  20,  et  2'  vol.,  p.  23 
et  548. 

Baird,  p.  151.  —  Holmes's  Annals,  2'  vol.,  p.  145. 


518  CAUOLINE  DU  SUD. 

si  j'en  .excepte  la  traite  des  noirs,  était  blâmé  et  réprouvé 
par  Tautorité  supérieure.  Cependant  la  société  anglaise  de 
propagation  de  TÉvangile  multipliait  ses  efforts  pour  mainte- 
nir le  zélé  religieux  :  elle  s'y  intéressait  d'autant  plus,  qu'a- 
gissant seule^  elle  ne  pouvait  manquer  de  faire  des  prosélytes 
aux  dépens  des  sectes  dissidentes  dont  les  moyens  d'action 
étaient  circonscrits.  Les  préjugés  religieux  avaient  bien  perdu 
de  leur  énergie,  et  l'Église  anglicane  avec  toutes  les  ressources 
et  les  moyens  d'influence  dont  elle  disposait,  attira  à  elle  et 
enveloppa  dans  son  giron,  une  grande  partie  de  la  population, 
ceux  surtout  qui  n'hésitèrent  point  à  sacrifier  leurs  convictions 
à  certains  avantages  de  fortune. 

11  y  avait  toutefois  une  secte  nombreuse  qui  se  prêtait  moins 
aisément  à  ces  conversions  intéressées  :  les  Presbytériens, 
pour  la  plupart  d'origine  écossaise  et  du  "lîord  de  l'Irlande, 
restaient  fermement  attachés  à  leurs  croyances  et  à  leur 
culte.  Pour  eux  la  lutte  était  laborieuse^  car  pendant  long- 
temps ils  manquèrent  de  secours,  et  il  leur  fallait  des  mi- 
nistres instruits  et  dévoués  pour  combattre  les  doctrines  de 
leurs  adversaires.  Ils  attachaient  une  grande  importance  aux 
conditions  d'admission  de  ces  conservateurs  et  propagateurs 
de  leur  foi,  et  en  vue  de  prévenir  l'intrusion  d'hommes  de  la 
classe  inférieure  et  de  peu  de  savoir  dans  ces  fonctions,  ils 
formèrent  une  association  dont  le  but  était  de  dissuader 
ceux-ci  d'aborder  le  ministère.  Ces  précautions  répondaient 
aux  mauvaises  tendances  de  quelques  hommes  de  cette  con- 
dition, qui  se  répandaient  partout  en  prêchant  le  mépris  de 
toute  règle  civile  et  religieuse.  Mais  avec  le  temps,  les  res- 
sources de  la  secte  s'augmentèrent  et  lui  permirent  de  se 
conserver  sur  un  pied  respectable. 


INSURRECTION  DE  NÈGRES.  319 

§5. 

Insurrection  de  nègres.  —  Prospérité  générale.  —  Immigration. 
Huguenots.  —  Association  des  Régulateurs. 

La  colonie  voyait  s'accroître  sa  prospérité,  mais  elle  n*était 
pas  sans  alarmes.  Les  rivalités  constantesde  TAngleterre  et  de 
l'Espagne  malgré  le  traité  d'Utrecht,  et  dont  le  contre-coup  s'é- 
tendait à  l'Amérique,  faisaient  craindre  une  invasion  d'Espa- 
gnols de  la  Floride  et  de  Cuba.  Les  Indiens  de  leur  côté,  n'é- 
taient que  trop  disposés  à  former  des  alliances  hostiles  aux 
Caroliniens.  Enfin,  les  nègres  devenus  très-nombreux,  lais- 
saient percer  des  idées  de  révolte  dont  la  réalisation  était  fort  à 
craindre,  car  ils  pouvaient  se  compter  et  savoir  que  la  grande 
supériorité  du  nombre  était  de  leur  côté.  En  1738,  il  y  en 
avait  40,000,  chiffre  double  de  celui  des  nègres  existants 
en  1733  (cinq  ans  seulement  auparavant).  On  cherchait  à 
les  attirer  en  Floride  en  leur  promettant  la  liberté.  Beau- 
coup d'entre  eux  s'y  étaient  enfuis,  et  le  gouvernement 
espagnol  en  avait  formé  un  régiment  destiné  à  combattre 
leurs  anciens  maîtres.  Les  nègres  restés  dans  la  colonie 
n'ignoraient  point  ces  circonstances,  et  des  instigateurs  se- 
crets, par  des  manœuvres  habiles,  achevaient  ce  travail  de 
dissolution.  Enfin  l'insurrection  éclata,  non  point  une  insur- 
rection générale,  car  la  dissémination  des  plantations  en  ren- 
dait l'exécution  impossible,  mais  toute  partielle  qu'elle  ftit, 
elle  se  montra  cruelle,  impitoyable,  massacrant  et  incendiant 
tout  ce  qui  se  trouvait  sur  son  passage.  On  ne  compta  guère 
cependant  qu'une  vingtaine  de  victimes,  grâce  à  cette  cir- 
constance que  la  population  se  trouvait  alors  réunie  dans  une 
église  presbytérienne  d'où  les  hommes  seuls  s*échappèrent 
pour  poursuivre  et  châtier  les  insurgés  dont  ils  ne  tardèrent 
pas  à  tirer  une  vengeance  exemplaire  (1738)  ^  Cet  avertisse- 
ment fut  mis  à  profit  :  on  organisa  des  patrouilles  sur  la  fron- 

*  Carroll,  !•'  vol.,  p.  333  et  suW. 


520  CAUOLlxNE  DU  SUD. 

tière  et  Ton  prit  des  mesures  sévères  pour  empêcher  la  fuite 
des  esclaves  et  prévenir  une  nouvelle  révolte.  L'année 
suivante,  la  guerre  ayant  éclaté  de  nouveau  entre  l'Angleterre 
et  l'Espagne,  les  colonies  furent  appelées  aux  armes.  Les  Ca- 
rolines  et  la  Géorgie  étant  les  plus  rapprochées  des  possessions 
espagnoles,  tentèrent  l'invasion  de  la  Floride  sous  le  com- 
mandement d'Oglethorpe  ;  mais  soit  que  les  plans  de  ce  gé- 
néral fussent  mal  combinés,  soil  qu'ils  aient  été  paralysés 
par  l'indiscipline  de  ses  troupes,  l'expédition  avorta,  sans 
cependant  essuyer  de  revers. 

Avec  de  si  pauvres  éléments  de  résistance,  tout  était  à 
craindre.  Glen  nommé  gouverneur,  chercha  d'abord  à  en- 
tretenir de  bons  rapports  d'amitié  avec  les  Indiens;  puis  il 
obtint  de  l'Angleterre  un  renfort  de  troupes,  qui  resta  à  la 
charge  de  celle-ci.  Les  colons  trouvèrent  ce  secours  insuffi- 
sant, car  il  ne  se  composait  que  de  deux  compagnies  qui  s'a- 
joutaient à  celle  primitivement  envoyée.  Ils  soumirent  au  roi 
leurs  remontrances  dans  une  pétition  qu'ils  lui  adressèrent 
en  1742.  Mais  le  Conseil  privé  refusa  toute  force  auxiliaire, 
par  le  motif  que  la  Caroline  était  déjà  protégée  contre  les 
Indiens  et  les  Français  par  les  montagnes  Apalaches,  et  contre 
les  Espagnols,  par  la  Géorgie  et  par  le  port  de  Charleston  qu'on 
avait  suffisamment  pourvu  de  moyens  de  défense.  Quant  aux 
nègres,  on  objecta  aux  Caroliniens  qu'ils  n'avaient  qu'à  s'en 
prendre  à  eux-mêmes,  du  nombre  considérable  de  ceux  atta- 
chés à  leurs  plantations. 

La  prospérité  de  la  Caroline  du  Sud  marchait  d'un  pas 
ferme  et  assuré.  Les  mers  jouissaient  enfin  d'une  sécurité 
depuis  longtemps  inconnue.  Les  pirates  avaient  disparu,  ou 
plutôt  s'étaient  transformés  en  faisant  la  traite  des  nègres 
qui  leur  donnait  de  gros  bénéfices  sans  leur  faire  courir  au- 
cun risque.  Les  rapports  de  commerce  avec  l'Angleterre 
avaient  pris  de  grandes  proportions,  et  communiqué  une 
forte  impulsion  à  la  marine  marchande,  à  ce  point  qu'en 


MOUVEMENT  DE  LA  COLONIE.  321 

1744,  deux  cent  trente  navires  prirent  leur  chargement  à 
Charleston.  Tous  les  bras  trouvaient  de  Teraploi,  et  les  salaires 
des  ouvriers  blancs  s'étaient  de  beaucoup  améliorés.  La  défaite 
de  Jacques  II  à  Culloden,  en  1745,  donna  un  nouvel  aliment 
à  rémigration,  et  la  Caroline  du  Sud  se  recruta  d'un  grand 
nombre  d'Écossais  qui,  de  serviteurs  engagés^  s'élevèrent  par 
leur  intelligence  et  leur  travail,  et  devinrent  des  citoyens 
trés-considérés.  Les  concessions  de  terre  faites  à  des  condi- 
tions très-avantageuses  convenaient  à  toutes  les  situations  : 
les  défrichements  en  se  multipliant,  tendirent  à  l'assainisse- 
ment du  pays  et  à  l'affermissement  de  la  santé  générale.  La 
culture  de  l'indigo  nouvellement  introduite  et  très-protégée 
par  l'Angleterre,  ajoutait  encore  aux  ressources.  Les  taxes 
étant  peu  élevées,  tous  les  planteurs  qui  résistaient  au  climat 
et  pratiquaient  l'ordre  et  l'économie  avaient  la  presque  certi- 
tude de  doubler  leur  capital  en  trois  ou  quatre  ans*.  Lorsque 
la  richesse  peut  s'obtenir  aussi  aisément  par  l'agriculture  et 
le  commerce,  il  n'y  a  point  de  place  pour  Tinduslrie,  et  en 
supposant  même  que  quelques  essais  de  ce  genre  eussent  été 
tentés,  la  métropole  fût  bien  vite  intervenue  pour  les  décou- 
rager. Mais  le  commerce  suffisait  pour  les  besoins  réciproques, 
et  Ton  voit  qu'en  1740,  les  importations  d'Angleterre  mon- 
taient à  une  valeur  de  plus  de  cent-cinquante  mille  livres 
sterling.  Ce  mouvement  s'est  toujours  maintenu  depuis,  car 
on  a  constaté  qu'en  1754,  ce  chiffre  s'était  élevé  à  deux  cent 
quarante-deux  mille  cinqcent  vingt-neuf  livres*. 

La  plus  grande  part  de  cette  prospérité  se  rattachait  au 
travail  esclave  qui  ne  laissait  pas  d'inquiéter  les  planteurs, 
non  point  par  le  remords  qui  honore,  mais  par  la  crainte  de 
la  dépossession  violente  qui  ajoute  encore  à  l'abaissement  du 
maître.  En  un  mot,  la  peur  qu'inspirait  le  nègre  était  passée 
à  l'état  de  maladie  endémique.  On  calculait  qu'en  1765  la 

*  Carroll.  1"  voL,  p.  375,  et  Hildreth,  2*  vol.,  p.  417. 

*  Carroll,  p.  425. 

ti.  21 


322  CAROLINE  DU  SUD. 

population  blanche  montait  à  environ  quarante  mille  âmes 
dans  toute  la  province,  tandis  que  le  nombre  des  nègres  n'é- 
tait pas  de  moins  de  quatre-vingt  à  quatre-vingl-dix  mille*. 
Beaucoup  d'efforts  furent  tentés  pour  rendre  moins  considé- 
rable cet  écart  enire  les  deux  races,  car  il  pouvait  être  de 
la  plus  grave  conséquence  en  cas  de  guerre  avec  les  In- 
diens. 

En  1764,  on  provoqua  de  nouvelles  émigrations  d*Europe 
par  des  primes  offertes  surtout  aux  Irlandais  et  aux  Alle- 
mands dont  on  appréciait  comme  elles  le  méritaient,  les  qua- 
lités précieuses  réunissant  Tordre  au  travail.  De  nombreux 
émigrants  se  présentèrent  pour  profiter  de  ces  avantages  :  ils 
venaient  non-seulement  d'Irlande,  d'Ecosse  et  d'Allemagne, 
mais  aussi  des  autres  colonies  anglaises  plus  au  Nord,  où  des 
considérations  d'intérêt  faisaient  abandonner  aisément  le 
foyer  domestique.  Parmi  ces  nouveaux  venus  s'en  trouvaient 
de  principes  relâchés,  qui  débutèrent  par  des  déprédations 
difficiles  à  réprimer,  car  alors,  môme  après  un  siècle  de  colo- 
nisation, il  n'existait  point  encore  de  cours  de  justice  hors  de 
la  ville  de  Charleston.  Là  où  la  société  est  sans  protection, 
l'homme  en  est  réduit  à  se  défendre  lui-même,  triste  expé- 
dient assurément  qui  révèle  l'état  rudimentaire  d'un  peuple, 
et  ne  peut  prétendre  au  nom  de  justice.  Mais  dans  ces  circon- 
stances le  sentiment  de  conservation  prédomine,  et  les  exécu- 
tions sommaires  faites  dans  certaines 'formes,  peuvent  se  faire 
accepter  encore  si  elles  n'ont  qu'une  courte  durée.  C'est  ce 
qui  arriva  dans  la  Caroline.  Bon  nombre  des  plus  importants 
habitants  formèrent  une  association  dite  des  Régulateurs  :  leur 
objet  était  de  punir  sommairement  tous  individus  qui  se 
rendraient  coupables  de  délits  ou  crime?;,  et  particulièrement 
les  gens  faisant  métier  de  voler  des  chevaux  *.  Cette  usurpa- 
tion de  l'autorité  souveraine  ne  pouvait  passer  sans  protesta* 

*  Carroll,  p.  505. 

*  Hildreth,  îi"  vol.,  p.  568. 


RÉGULATEURS.  325 

tion,  car  eOe  devait  engendrer  des  abus,  faciliter  -  des 
vengeances,  donner  carrière  à  toutes  les  passions  ;  aussi  pro- 
testa-t-on  en  réclamant  hautement  la  procédure  par  jurés. 
Les  deux  parties  allaient  en  venir  aux  mains,  lorsque  lord 
Montagne  alors  gouverneur,  pacifia  les  esprits  et  fit  ériger  des 
cours  de  district.  Cette  mesure  d'ordre  bien  simple  à  réali- 
ser, ne  fut  si  longtemps  retardée  que  par  un  conflit  de  préro- 
gatives entre  le  gouverneur  et  l'assemblée  qui  prétendaient 
Tun  et  Tautre  avoir  seuls  le  droit  de  créer  de  nouvelles  juri- 
dictions. Les  rivalités  se  continuaient  toujours  aussi  vives 
entre  ces  deux  pouvoirs,  et  ni  l'un  ni  Pautre  n'avaient  assez 
d'amour  du  bien  public  pour  faire  taire  un  instant  ces  démê- 
lés si  nuisibles  au  retour  de  Tordre.  Dès  que  ce  conflit  ftit 
vidé  et  que  les  cours  fonctionnèrent,  les  Régulateurs  ayant 
atteint  leur  but,  consentirent  à  dissoudre  leur  association,  et 
les  choses  reprirent  leur  cours  ordinaire.  Toutefois  les  deux 
camps  s'étaient  trop  nettement  dessinés  pour  qu'il  ne  survé- 
cut pas  beaucoup  de  rancune  à  cet  apaisement.  Les  adver- 
saires des  Régulateurs  furent  stigmatisés  de  la  qualification 
de  Tories,  c'est-à-dire  soutiens  du  gouvernement,  tan^Jis  que 
ces  derniers  prirent  le  nom  de  Whigs,  ou  hommes  de  mouve- 
ment et  d'indépendance.  Ces  dénominations  indifférentes  en 
apparence,  servent  un  jour  de  drapeau  :  et  vienne  la  révolu- 
tion, elles  auront  une  signification  redoutable. 

J'ai  indiqué  plusieurs  sources  de  population  de  race  blan- 
che qui,  successivement  se  sont  ouvertes  pour  féconder  la 
Caroline  ;  elles  paraissent  se  tarir  par  intervalles,  puis  couler 
de  nouveau.  L'Allemagne  que  nous  avons  vue  fournir  d'excel- 
lents cultivateurs  jusqu'en  1750,  en  envoie  encore  cinq  à  six 
cents  par  la  voie  de  Londres  en  1 764  ^ 

Je  ne  parle  point  des  émigrations  intercoloniales  dont  le 
bilan  serait  difficile  à  établir,  car  si  la  Caroline  reçut  des  co* 

*  Uolmes's  AnnalSf  2«  voL,  p.  268* 


324  CAROLINE  IrU  SUD. 

lons.de  la  Nouvelle- Angleterre,  de  la  Pensylvanie  et  de  la  Vir- 
ginie, elle  en  perdit  aussi,  par  des  causes  diverses. 

Relalivement  aux  Huguenots,  il  semble  qu'il  y  ail  eu  une 
grande  lacune  entre  les  émigrations  du  dix-septième  siècle  et 
celles  du  dix-huitième.  La  première  qu'on  trouve  mentionnée 
dans  les  auteurs  anglais  et  américains  pour  ce  dernier  siècle, 
ne  date  que  de  1752,  époque  à  laquelle  on  voit  venir  dans 
la  Caroline  du  Sud  1600  protestants  dont  la  plupart  sont  d'o- 
rigine française.  Douze  ans  plus  tard,  c'est-à-dire  en  1764, 
on  constate  Tarrivée  de  212  autres.  Enfin  en  1782,  huit  ans 
après  la  révolution  américaine,  l'afflux  des  émigrants  est  tel 
qu'on  en  évalue  le  nombre  à  16,000  dont  la  plupart  seraient 
des  protestants  français  \ 

Si  rirlande,  TEcosse  et  l'Allemagne  fournirent  de  bons 
travailleurs  pour  Tagriculture,  Tinfériorité  de  leur  condition 
sociale  antérieure  ne  leur  permit  pas  de  longtemps,  d'exer- 
cer une  véritable  influence  sur  ce  pays.  Il  en  fut  autrement 
des  colons  français  dont  la  plupart  appartenant  à  la  bour- 
geoisie et  surtout  au  commerce  et  à  l'industrie  avaient  reçu 
une  certaine  culture  d'esprit.  Ils  furent  mieux  placés  sur- 
tout à  la  ville,  pour  contribuer,  ne  fût-ce  que  par  l'exemple 
de  leurs  habitudes  paisibles  et  par  l'aménité  de  leurs  rap- 
ports, à  adoucir  les  mœurs  et  à  élever  le  caractère  de  cette 
nouvelle  société.  La  Caroline  du  Sud  est,  de  toutes  les  colo- 
nies anglaises  celle  qui,  à  l'exception  de  New- York,  reçut  le 
plus  grand  nombre  de  réfugiés  français.  En  compulsant  les 
archives  des  Églises  presbytériennes  de  Charleston  et  d'autres 
parties  de  celte  colonie,  on  trouve  encore  bon  nombre  de 
noms  français  restés  tels,  sans  compter  ceux  qui  ont  subi  les 
altérations  résultant  de  la  différence  de  prononciation  des 
mots  par  des  bouches  anglaises.  D'autres  modifications  se 
sont  ajoutées  à  celle-là  pour  dénationaliser  certains  noms 

«  Ch.  Weiss,  i"  vol.,  p.  389. 


HUGUENOTS,  595 

propres  lorsqu'ils  répondaient  à  un  mol  anglais  qui  pouvait 
servir  à  le  traduire.  Ainsi  :  Lenoir  s*esl  métamorphosé  en 
Blacky  Leblanc,  en  White^  Levert,  en  Greeiï^  Leroy,  en  Kinjf, 
etc.  Ces  qualificatifs  sont  devenus  des  noms  propres,  et  ont 
contribué  à  jeter  un  voile  sur  une  partie  de  ces  origines  si  in- 
téressantes à  conserver. 

Les  Huguenots  pendant  assez  longtemps  pratiquèrent  leur 
culte  tout  à  fait  à  part  et  dans  leur  langue  natale.  Plus  tard, 
quand  ils  eurent  complètement  renoncé  à  tout  esprit  d*éloi- 
gnement,  ils  se  fondirent  dans  la  masse,  abandonnèrent  leur 
idiome,  et  choisirent  chacun  la  secte  américaine  qui  répon- 
dait le  mieux  à  ses  sentiments  particuliers.  L'on  peut  dire 
qu'ils  se  répartirent  principalement  dans  les  deux  sectes  do- 
minantes composées  de^Presbytèriens  et  d'Épiscopaux,  à  peu 
près  comme  firent  d'ailleurs  les  colons  d  autres  races. 

Les  historiens  américains  tous  protestants,  évaluent  à  cinq 
cent  mille  âmes  le  total  de  Témigration  des  Huguenots  dans 
les  diverses  parties  du  monde,  et  ils  pensent  que  PAmé- 
rique  anglaise  en  reçut  une  bonne  part.  Quelques-uns  d'eux 
ajoutent  que  comme  la  population  totale  des  colonies  améri- 
caines ne  montait  pas  à  plus  de  deux  cent  mille  individus, 
en  1701 ,  c'est-à-dire  plus  de  quarante  ans  après  le  point  de 
départ  de  cette  émigration,  un  grand  nombre  de  Huguenots 
s'y  trouvaient  mêlés,  et  qu  ainsi,  il  doit  y  avoir  une  large  in- 
fusion de  sang  français  dans  les  veines  des  Américains,  sur- 
tout ceux  de  la  Caroline  du  Sud.  Les  auteurs  qui  ont  évalué  à 
cinq  cent  mille  le  chiffre  de  Témigration  huguenote  ne  font 
point  connaître  les  sources  où  ils  ont  puisé,  ni  les  hypothèses 
qui  les  ont  amenés  à  cette  conclusion  ;  il  est  donc  difficile 
d'apprécier  leurs  conjectures.  Sismondi  porte  ses  évaluations 
de  trois  à  quatre  cent  mille,  mais  cet  historien  étant  hostile 
aux  catholiques,  il  se  peut  que  ses  appréciations  se  ressentent 
involontairement  de  cette  disposition  d'esprit.  M.  Charles 
Weiss  de  son  côté,  estime  que  dans  les  quinze  dernières  an- 


526  CAROLINE  DU  SUD. 

nées  du  dh-septicme  siècle,  rémigration  huguenote  dans  les 
diverses  directions  qu*elle  a  prises,  a  dû  s'élever  de  deux  cent 
cinquante  à  trois  cent  mille  âmes,  non  compris  les  faits  an- 
térieurs et  postérieurs.  Il  s  appuyé  de  Tautorité  de  Jurieu  l'un 
des  plus  fameux  théologiens  protestants  du  dix-septième 
siècle,  et  d'un  rapport  fait  par  Vauban  à  Louvois  en  1688,  et 
dans  lequel  cet  homme  de  guerre  constatait  dans  Tarmée 
seulement,  une  désertion  à  cette  époque,  de  cent  mille  sol- 
dats huguenots  *. 

La  précision  d'un  chiffre  même  approximatif,  est  chose 
fort  difGcile,  aussi  faut-il  n'accepter  qu'avec  réserve  ceux 
qui  sont  mis  en  avant  en  ce  qui  concerne  TAmérique  anglaise 
au  sujet  de  laquelle  les  données  premières  sont  trop  incom- 
plètes pour  asseoir  une  base  solide.  Nul  doute  que  l'émi- 
gration au-delà  de  l'Atlantique  n'ait  été  assez  nombreuse, 
mais  les  premiei^s  essais  de  colonisation  en  Caroline  furent 
trop  laborieux,  trop  tourmentés,  et  la  condition  des  Hugue- 
nots y  resta  trop  longtemps  précaire,  pour  avoir  déterminé 
parmi  les  hommes  de  cette  secte,  ces  entraînements  de  popu- 
lation que  provoqua  plus  tard  la  misère  dans  les  autres  États 
d'Europe.  Une  considération  toute  particulière  les  aurait  ar- 
rêtés :  c'est  la  volonté  persistante  des  Huguenots  acclimatés, 
d'abandonner  ce  pays  même  en  1721,  en  face  de  toutes  les 
épreuves  matérielles  et  morales  auxquelles  ils  ne  voulaient 
pas  davantage  se  soumettre.  Un  demi  siècle  se  serait  donc 
écoulé  entre  les  émigrations  du  dix-septième  et  celles  du 
dix-huitième  ainsi  qu'on  l'a  vu  plus  haut;  et  pendant  ce 
temps,  le  gros  des  réfugiés  français  se  serait  réparti  dans 
les  divers  États  d'Europe.  Quoiqu'il  en  soit,  ce  qui  inté- 
resse notre  sujet,  c'est  d'établir  que  beaucoup  de  réfugiés 
français  dans  les  dix-septième  et  dix -huitième  siècles  sont 
venus  élargir  la  famille  américaine  de  la  Caroline  du  Sud,  de 

«^  Jurieu,  Lettres  pastorales,  t.  I,  p.  450.  —  Ch.  Weiss,  1"  vol.,  p.  104. 


HUGDExNOTS.  327 

manière  à  y  occuper  une  place  honorable  et  suffisamment 
caractérisée. 

Un  membre  distingué  de  TÉglise  épiscopale  des  États- 
Unis  s'exprime  ainsi  au  sujet  des  Huguenots  devenus  Améri- 
cains : 

«  Jamais  aucun  peuple  ne  reconnut  mieux  Thospitalité 
bienveillante  qu'il  reçut  du  pays  qui  lui  donna  un  refuge. 
Beaucoup  de  leurs  descendants  (des  Huguenots)  existent  en- 
core dans  les  États  de  New- York,  de  la  Virginie,  des  Carolines 
et  aussi  dans  d'autres  États,  et  Ton  peut  trouver  les  noms 
de  quelques  réfugiés  français  parmi  les  plus  brillants  orne- 
ments de  l'État,  dans  le  sein  des  législatures  et  des  cours  de 
justice.  Aucun  homme  en  Amérique  n'aura  à  rougir  de  s'a- 
vouer un  de  leurs  descendants,  car  on  a  plusieurs  fois  fait 
cette  observation  qui  doit  être  exacte,  que  :  «  parmi  ces  émi- 
«  grés,  on  n'a  que  de  bien  rares  exemples  d'individus  qui 
«  aient  été  poursuivis  pour  crimes  devant  les  tribunaux  du 
«  pays^)> 

J'ajoute  en  terminant  sur  ce  point,  que  lors  de  la  période 
révolutionnaire,  les  Huguenots  s'étaient  assez  fusionnés  avec 
la  population  d'autre  origine,  et  avaient  donné  assez  de  gages 
d'intelligenceet  de  patriotisme,  pour  jouer  un  rôle  important 
dans  les  événements  de  cette  époque.  Officiers  et  soldats  se 
montrèrent  intrépides  dans  toutes  les  rencontres,  comme 
s'ils  étaient  fiers  du  sang  qui  coulait  dans  leurs  veines,  et 
qui  n'était  point  dégénéré.  Dans  les  assemblées  délibérantes 
ils  se  firent  aussi  remarquer,  et  ce  ne  fut  pas  un  mince  hon- 
neur pour  eux  que  la  nomination  de  trois  des  leurs  à  la  pré- 
sidence du  congrès  pendant  la  guerre  de  la  révolution  amé- 
ricaine. Cette  haute  distinction  obtenue  dans  des  circonstances 
si  solennelles,  suffirait  à  préserver  de  l'oubli  les  noms  de 
John  Jay,  Henri  Laurens  et  Elias  Boudinot,  trois  hommes  des 

*  History  of  the  episcopal  Church  of  Virginia,  by  Rev,  D'  Hawks. 


528  CAROLINE  DU  SUD. 

plus  dislingnés  parmi  les  réfugiés  français,  et  dont  le  sou- 
venir n'a  cessé  d'être  en  grand  honneur  aux  Étals-Unis*. 


Aristocratie.  —  Œuvres  de  charité.  —  Statistique. 

Avec  l'accroissement  des  richesses,  le  luxe  se  glissa  dans  la 
colonie,  et  les  habitudes  de  la  vie  devinrent  moins  tempé- 
rantes. Ce  n'est  pas  que  les  grandes  fortunes  fussent  nom- 
breuses, mais  l'aisance  était  générale.  Les  rangs  se  dessi- 
nèrent insensiblement,  une  aristocratie  foncière  se  constitua 
non  point  par  les  voies  que  Locke  avait  imaginées,  mais  sur 
une  base  non  moins  anormale,  car  à  la  servitude  des  blancs 
proposée  par  le  fameux  philosophe,  le  planteur  substitua  l'es- 
clavage des  noirs.  Les  études  très-négligées  ne  reçurent  d'en- 
couragement que  fort  tard,  et  à  Tépoque  de  la  révolution 
américaine,  l'enseignement  n'avait  encore  que  peu  d'essor. 
Les  jeunes  gens  de  famille  étudiaient  au  Nord  ou  en  Angle- 
terre ;  quant  à  la  classe  inférieure,  elle  comptait  à  peine  dans 
le  monde  intellectuel.  On  comprenait  cependant  le  bienfait 
de  l'instruction  dans  un  sens  limité,  mais  on  se  serait  bien 
gardé  de  l'appliquer  aux  races  de  couleur.  Là  comme  dans 
l'antiquité,  c'est  en  étouffant  l'intelligence  de  l'esclave  qu'on 
pensait  seulement  pouvoir  le  conserver  et  le  gouverner.  Les 
femmes  se  distinguaient  particulièrement  par  une  plus  grande 
culture  d'esprit  et  par  ces  talents  accessoires  qui,  s'ils  ne 
donnent  pas  la  distinction,  ajoutent  beaucoup  aux  agrémenis 
de  la  vie.  L'hospitalité  était  grande  et  noble  comme  on  peut 
l'attendre  d'un  peuple  qui  avait  beaucoup  de  loisirs  et  faisait 
servir  une  race  tout  entière  au  succès  de  sa  fortune,  à  la 
satisfaction  de  ses  moindres  désirs.  En  fait  de  villes,  on  ne 
comptait  guère  que  Charleston  où  tout  le  mouvement  d'af- 
faires était  concentré;  hors  de  là,  il  n'y  avait  plus  que  la  vie 
de  campagne  qu'on  employait  à  la  chasse  et  à  la  pêche,  aux 

<  Baird,  p.  161. 


CHARITÉ  PUBLIQUE.  S29 

courses,  aux  exercices  militaires,  le  tout  assaisonné  des  plai- 
sirs du  monde  qu'on  y  transportait  pour  charmer  l'existence 
du  planteur. 

Il  régnait  dans  toute  la  colonie  une  ferveur  belliqueuse, 
un  esprit  militaire  qu'entretenaient  les  exercices  de  la  mi- 
lice, et  un  fréquent  usage  des  armes  à  feu  devenu  nécessaire 
pour  soutenir  les  luttes  qui  surgissaient  de  temps  à  autre 
avec  les  Indiens  et  les  Espagnols.  Cet  esprit  martial  s'est 
toujours  maintenu  depuis,  et  il  n'a  pas  peu  contribué  'au 
succès  des  écoles  militaires  des  États-Unis. 

La  loi  ne  manquait  pas  de  sollicitude  pour  les  pauvres  :  une 
taxe  spéciale  avait  été  créée  pour  leur  servir  de  caisse  de 
secours.  La  charité  privée  voulait  davantage  encore  :  les 
personnages  les  plus  considérables  de  la  colonie  organisèrent 
une  société  d'assistance,  dans  laquelle  des  hommes  de  con- 
dition moyenne  étaient  admis  au  même  titre  qu'eux.  La 
contribution  annuelle  était  minime,  mais  le  fonds  s'accrut 
insensiblement  par  des  donations  et  des  legs.  De  deux  cent- 
treize  livres  treize  shillings  auxquels  il  s'élevait  en  1738,  on 
le  voit  monter  en  1776,  à  la  somme  considérable  de  soixante- 
huit  mille  sept  cent  quatre-vingt-sept  livres  dix  shillings. 
L'impulsion  une  fois  donnée,  d'autres  sociétés  s'établirent 
sur  le  même  plan  et  beaucoup  de  misères  furent  soulagées, 
surtout  les  orphelins  qui  trouvaient  dans  ces  ingénieuses  et 
philanthropiques  combinaisons,  l'aide  et  l'appui  qui  leur 
manquaient  pour  vivre  et  se  créer  un  avenir  ^ 

Malgré  tant  de  causes  de  bien-être,  il  était  douteux  si  les 
naissances  dépassaient  annuellement  le  nombre  des  décès. 
Mais  ce  qu'on  tenait  pour  certain,  c'était  la  rareté  des  cas 
de  longévité  causée  sans  doute  par  l'insalubrité  du  pays  et 
les  rigueurs  du  climat.  La  population  n'augmentait  donc 
guère  que   par  l'immigration,  et   si  l'on  s'en  rapporte  au 

«  Carroll.  1"  vol.,  p.  506  à  510. 


530  CAROLINE  DU  NORD. 

recensement  de  1790,  le  nombre  des  blancs  aurait  été  à  cette 
époque,  de  140,178,  et  celui  des  noirs,  de  107,094  seule- 
ment;  proportion  bien  différente  de  celles  précédemment 
constatées,  puisque  la  race  blanche  loin  d'être  très-inférieure 
à  la  race  nègre,  la  dépassait  de  beaucoup.  Pour  admettre  ce 
chiffre  de  140,178  il  faut  supposer  que  l'émigration  fut  très- 
abondante  depuis  1765,  car  on  a  vu  plus  haut,  qu'à  cette 
dernière  époque,  les  supputations  ne  portaient  la  population 
blanche  qu'à  40,000  individus.  Si  Ton  peut  déjà  émettre  des 
doutes  sur  ces  chiffres  en  les  rapprochant,  à  combien  plus 
forte  raison  doit-on  repousser  ceux  présentés  par  M.  Ed.  La- 
boulaye  qui,  en  évaluant  les  populations  des  deux  Carolines 
en  1790,  les  fait  monter  à  640,000  âmes!  (p.  419)  chiffre 
tout  à  fait  fabuleux.  Cet  historien  aura  confondu  dans  un 
seul  ensemble,  les  nombres  applicables  aux  deux  races  blan- 
che et  noire,  et  il  en  a  attribué  le  résultat  à  une  seule  ;  il  faut 
donc  pour  rentrer  dans  le  vrai,  retrancher  de  son  calcul, 
environ  200,000  âmes,  et  l'on  se  trouvera  ainsi  d'accord  avec 
les  documents  officiels*. 

Seotlon  III 

CAROLINE  DU  NORD. 

Organisation.  —  Immigration.  —  Révolution.  —  Population.  —  Commerce. 

Au  point  OÙ  nous  avons  laissé  les  faits  historiques  con- 
cernant la  Caroline  du  Nord,  il  n'y  existait  encore  que  deux 
centres  de  population  très-distants  Tun  de  l'autre  :  le  premier 
s'appelait  Albemarle,  et  le  deuxième  Clarendon.  A  l'époque 
de  la  nouvelle  Constitution,  le  premier  de  ces  comtés  s'élait 
accru  d'émigrants  venus  de  la  Nouvelle-Angleterre,  etdecon- 

*  Tucker's  Progress  of  the  United  States  in  population  and  WeaWh 
p.  17.  New-York,  1855. 


PREMIÈRE  ORGÂNIISÂTIOiN.  531 

slructeurs  de  na\ires  qui  avaient  quitté  les  fiermudes,  dans 
l'espoir  d  une  meilleure  fortune.  Cette  petite  population  de 
travailleurs  disséminés  dans  le  pays,  tirait  ses  ressources  de 
Texploitalion  des  forêts  et  de  la  culture  du  tabac.  Elle  vivait 
heureuse  avec  une  forme  de  gouvernement  qui  lui  assurait 
une  part  suffisante  dans  la  gestion  de  ses  afTaires.  Il  y  avait 
un  gouverneur,  un  Conseil  de  douze  membres  dont  six  chmsis 
par  les  Propriétaires  concessionnaires,  et  six  élus  par  l'assem- 
blée générale.  Cette  assemblée  elle-même  était  composée  du 
gouverneur,  du  Conseil,  et  de  douze  délégués  nommés  par 
les  tenanciers.  Les  habitants  jouissaient  de  la  liberté  reli- 
gieuse, et  aucune  taxe  ne  pouvait  être  exigée  d'eux,  qu'après 
un  vote  régulier  de  la  législature.  De  plus,  ils  avaient  été 
maintenus  dans  la  possession  des  terres  par  eux  acquises  des 
Indiens,  sous  des  conditions  très-modérées  ^ 

La  première  session  de  TAssemblée  se  tint  dans  le  comté 
d'Albemarle  en  16&9,  époque  à  laquelle  on  ignorait  encore 
les  séants  desseins  de  lord  Shaftesbury  et  de  Lodœ.  On  passa 
diverses  lois  qui  répondaient  aux  besoins  du  temps  et  dont 
voici  quelques-unes: 

Tout  immigrant  qui  avait  contracté  une  dette  hor$  de  la 
colonie,  était  affranchi  de  toutes  poursuites  pendant  cinq 
années,  temps  jugé  suffisant  pour  se  procurer  des  moyens 
de  libération.  —  Le  commerce  avec  les  Indiens  était  mono- 
polisé à  Texclusion  des  étrangers.  —  Les  immigrants  avaient 
droit  à  une  petite  quantité  de  terre  en  s'établissant  dans 
la  colonie  ;  mais  pour  prévenir  les  fraudes  résultant  d'une 
résidence  temporaire  seulement,  on  statua  qu'aucun  litre 
de  ces  possessions  ne  serait  délivré  qu'après  deux  ans  de  sé- 
jour consécutif.  —  Pour  faire  face  aux  émoluments  du  gou- 
verneur et  des  membres  du  Conseil,  on  imposa  une  taj^e  de 
trente  livres  de  tabac  sur  chaque  procès  qui  serait  débattu 

•  Bancroft,  p.  248. 


332  GAROLIJNE  DU  NORD. 

devant  les  cours  de  justice.  —  Le  mariage  qualifié  contrat 
civil,  n'exigeait  d'autre  formalité  qu'une  simple  déclaration 
du  consentement  réciproque  devant  un  magistrat,  en  pré- 
sence de  témoins  ^ 

Cet  état  de  choses  ne  fut  pas  de  longue  durée.  Bientôt  le 
gouverneur  Stévens  reçut  ordre  de  remplacer  les  institutions 
existantes  par  Tapplication  du  grand  modèle.  Le  changement 
était  trop  radical  pour  être  accepté  sans  difficulté,  aussi  quel- 
ques efforts  qu  on  ait  pu  faire  dans  ce  but,  ils  restèrent  stériles 
et  provoquèrent  un  commencement  de  rébellion.  A  ce  mo- 
ment môme,  il  s'introduisit  dans  la  colonie  un  élément 
nouveau  qui,  bien  loin  d'atténuer  les  résistances,  ne  pouvait 
que  leur  donner  un  nouvel  aliment.  Jusqu'en  1672,  il  ne 
paraît  point  que  celte  petite  colonie  qui  comptait  alors  quatre 
milles  âmes,  eût  reçu  aucun  ministre  de  l'Évangile.  Chacun 
suivait  ses  inspirations  particulières  pour  l'hommage  à  rendre 
à  Dieu.  Mais  à  cette  époque,  on  vit  arriver  William  Edmunson 
missionnaire  quaker  qui,  ayant  appris  l'existence  d'hommes 
appartenant  à  sa  secte  dans  ce  petit  coin  du  pays,  crut  de  son 
devoir  d'aller  leur  porter  les  enseignemenis  de  l'Évangile,  et 
de  tâcher  de  faire  parmi  eux  des  prosélytes.  A  peu  de  temps 
de  là,  la  colonie  fut  visitée  par  Georges  Fox  le  fondateur  de 
la  doctrine,  déjà  en  mission  en  Amérique.  Sa  parole  persua- 
sive, sa  prédication  où  respirait  une  ardente  conviction,  dé- 
terminèrent des  conversions  qui  furent  loin  d'être  favorables 
au  nouvel  état  de  choses,  car  de  toutes  les  sectes,  on  l'a  vu, 
le  Quakerisme  affectait  les  principes  les  plus  radicaux  *. 

Les  Propriétaires  insistant  pour  l'application  du  grand  mo- 
dèle, et  les  colons  le  repoussant,  il  était  difficile  de  définir  la 
forme  du  gouvernement  pratique.  La  circonstance  se  compli- 
quait encore  de  la  mort  du  gouverneur  Stévens  qui  laissait  la 
colonie  abandonnée  à  elle-même.  L'assemblée  cependant, 

*  Bancroft,  p.  249. 

*  Le  même,  p.  249,  et  Hildretb,  2«  vol..  p.  59. 


MÉCONTENTEMENTS.  335 

usant  des  pouvoirs  exceptionnels  qu'elle  avait  reçus  pour  le 
cas  éventuel  qui  venait  de  se  produire,  choisit  elle-même, 
le  successeur  de  Stévens,  et  nomma  à  ce  poste  difficile  Cart- 
wrighl  son  président.  Mais  Tattilude  de  la  population  inspi- 
rant des  craintes  sérieuses,  ce  haut  fonctionnaire  partit 
immédiatement  pour  TAngleterre,  afin  d'exposer  aux  Proprié- 
taires, la  situation  grave  des  affaires.  D'autre  part,  les  colons 
eux-mêmes  avaient  dépêché  Eastchurch  le  nouveau  prési- 
dent de  l'assemblée,  pour  faire  valoir  leurs  griefs  et  essayer 
d'en  obtenir  le  redressement. 

Pendant  que  la  vie  politique  de  la  colonie  était  ainsi  sus- 
pendue, il  se  passait  non  loin  de  là,  un  grand  événement  qui 
eut  beaucoup  dHnfluence  sur  les  destinées  intérieures  de  ce 
pays.  C'est  à  cette  époque  en  effet  (1676),  qu'éclata  en  Vir- 
jiinio  l'insurrection  de  Bacon  dont  j'ai  décrit  les  péripéties 
dans  le  premier  volume  de  cet  ouvrage,  et  qui  se  termina  par 
une  déroute  complète  des  révoltés.  Obligés  de  chercher  leur 
salut  dans  la  fuite,  les  vaincus  se  réfugièrent  dans  la  Caroline 
du  Nord.  Ils  se  composaient  presque  en  totalité  de  non-con-  • 
formistes  ou  dissidents,  et  de  ceux  qui  avant  tout,  aspiraient 
à  la  liberté  politique.  Ces  recrues  étaient  peu  propres  à  cal- 
mer l'agitation;  elles  y  apportaient  au  contraire,  un  ferment 
révolutionnaire  qui  ne  pouvait  qu'aggraver  le  conflit  déjà 
existant. 

Les  griefs  des  colons  pouvaient  se  réduire  à  trois  princi-  * 
paux  :  restriction  fort  grande  de  leurs  libertés,  obstacles  ap- 
portés dans  l'expansion  de  leur  commerce,  et  impôts  excessifs 
résultant  des  actes  de  navigation.  Quoique  ces  entraves  affec- 
tassent les  autres  provinces  également,  surtout  celles  de  TEst; 
la  Caroline  du  Nord  n'en  paraissait  pas  moins  souffrir  plus 
particulièrement  de  la  mise  en  vigueur  des  actes  de  naviga- 
tion, car  le  tabac  son  principal  produit,  était  destiné  à  l'ex- 
portation, et  déjà  en  1674,  on  en  évaluait  la  récolte  annuelle 
à  800,000  livres  pesant.  Les  droits  de  douane  devenaient  une 


354  CAROLINE  DU  NORD, 

charge  très-lourde,  car  ils  frappaient  non-seuleraent  cette 
marchandise,  mais  encore  celles  qu'ils  recevaient  par  voie 
d'échange.  Enfin  le  mode  de  perception  en  était  vexaloire  ^ 

L'interrègne  occasionné  par  la  mort  deStèvens  fut  cônisi- 
dèré  comme  une  circonstance  favorable  pour  faire  une  dé- 
monstration sérieuse  de  l'opinion  publique.  Ce  n'est  pas  que 
la  colonie  fût  sans  administration,  car  outre  Eastchurch  en- 
voyé des  colons  en  Angleterre,  qui  venait  d'être  appelé  au 
poste  de  gouverneur,  un  nommé  Millar  ou  Miller  avait  été 
investi  parles  Propriétaires,  de  la  fonction  de  secrétaire  de  la 
colonie,  et  par  les  commissaires  de  la  douane,  de  celle  de 
receveur  des  taxes.  Eastchurch,  il  est  vrai,  n'était  point  encore 
de  retour  d'Angleterre,  mais  Miller  qui  l'avait  précédé,  rem" 
plissait  l'intérim,  et  déployait  un  excès  de  zèle  bien  inoppor- 
tun. La  circonstance  était  grave  si  l'on  considère  qu'elle 
coïncidait  avec  l'invasion  des  réfugiés  mécontents  de  la  Vir- 
ginie. Il  ne  fallait  qu'un  signal  pour  la  révolte,  il  fut  donné 
par  Gillans  et  Culpepper,  deux  hommes  résolus  qui  se 
mirent  à  la  tête  du  mouvement,  et  débutèrent  par  empri- 
sonner Miller  et  sept  membres  du  Conseil.  Une  assemblée 
nouvelle  convoquée  révolutionnairement  s'empara  du  gouver- 
nement, nomma  Culpepper  collecteur  des  taxes,  et  repoussa 
Eastchurch  gouverneur  nommé,  lorsqu'il  arrivait  d'Angle- 
terre pour  prendre  possession  de  son  poste.  Les  choses,  on 
•le  voit,  avaient  bien  changé  depuis  le  jour  où  celui-ci  quittait 
la  colotiie  aVec  la  mission  de  défendre  à  Londres,  les  intérêts 
du  peuple*. 

Cependant  Eastchurch  ne  resta  point  inactif:  il  réclama  de 
la  Virginie  des  secours  d'hommes  pour  rétablir  l'ordre,  mais 
la  morl  vint  le  surprendre  au  milieu  de  ses  préparatifs  de 
répression,  et  les  choses  restèrent  dans  le  statu  quo.  Toute 
négociation  avec  l'Europe  exigeait  une  grande  perte  de  temps: 

*  flildrelh,  ïi''  vol  ,  p.  59. 
«  Hildreth.  %^  vol.,  p.  40* 


JUSTICE  EXPÉDITIVE.  335 

c'est  ce  qui  explique  comment  Tinsurrection  resta  en  paisi- 
ble possession  de  Tautorité  souveraine  pendant  deux  an- 
nées (1676-1678). 

Les  Propriétaires  n'ayant  aucune  force  régulière  à  leur  dis- 
position, ne  pouvaient  obtenir  obéissance  à  la  loi  que  par  la 
persuasion.  Ils  promirent  donc  l'oubli  du  passé,  à  la  condi- 
tion qu'à  l'avenir  les  lois  fiscales  d'Angleterre  seraient  exé- 
cutées sans  difficulté.  Un  des  Propriétaires,  Seth  Solhel  suc- 
cesseur de  lord  Clarendon  fut  nomme  gouverneur,  avec 
mission  de  ramener  le  calme  (1683).  Mais  ses  actes  arbi- 
traires et  les  exactions  qu'il  multiplia  le  rendirent  tellement 
impopulaire,  qu'après  une  administration  de  cinq  années, 
l'assemblée  générale  le  condamna  à  douze  mois  d'exil,  et  le 
déposa  avec  défense  à  jamais  de  réprendre  les  rênes  du  gou- 
vernement (1688).  C'est  à  la  suite  de  cette  sentence,  que 
nous  Tavons  vu  se  réfugier  dans  la  Caroline  du  Sud  où,  après 
avoir  illusionné  momentanément  les  habitants,  il  fut  expulsé 
comme  au  Nord  pour  les  mêmes  griefs.  Ces  actes  de  justice 
expéditive  sur  un  des  Propriétaires,  montrent  combien  était 
fragile  leur  autorité,  et  font  d'autant  mieux  ressortir  l'inanité 
de  l'organisation  féodale  rêvée  par  Locke,  et  qui  était  si  con- 
traire au  mouvement  de  la  société  coloniale,  tel  qu'il  se  révé- 
lait partout  en  x4mérique. 

En  même  temps  que  les  colons  secouaient  le  joug  de  leurs 
souverains  immédiats,  tous  leurs  efforts  tendaient  à  se  sous- 
traire au  payement  des  taxes  imposées  par  la  métropole.  La 
charte  royale  était  ainsi  mise  en  péril,  car  on  la  violait 
dans  une  de  ses  conditions  essentielles.  Des  poursuites  en  dé- 
chéance furent  entamées  dès  1685,  et  les  Propriétaires  ne 
purent  échapper  à  l'extrémité  dont  ils  étaient  menacés  qu'en 
offrant  de  négocier  avec  la  Couronne  pour  la  cession  de  leurs 
droits.  On  voulait  gagner  du  temps  et  Ton  y  réussit. 

Mais  ce  n'était  point  assez  de  temporiser,  il  fallait  ouvrir 
les  yeux  sur  le  danger  réel  de  la  situation.  Après  bien  des 


356  CAROLINE  DU  NORD. 

iâtonnements,  les  Propriétaires  tout  à  fait  convaincus  de 
l'impuissance  de  leurs  efforts  à  maintenir  le  grand  modèle^ 
se  résolurent  à  l'abroger  entièrement  sur  le  motif  que  le 
peuple  préférait  être  gouverné  d'après  les  premiers  erre- 
ments de  la  colonie  (1693).  Ainsi  venait  expirer  comme  cela 
devait  être,  dans  une  profonde  humiliation,  cette  conception 
indigeste,  après  une  bien  courte  existence  plutôt  nominale 
qu'effective.  Cette  résolution  quelque  importante  qu'elle  pa- 
raisse au  premier  abdrd,  n'apporta  point  cependant  de  chan- 
gement notable  dans  la  situation,  car  le  grand  modèle  ne  fut 
jamais  appliqué  sérieuseitient,  pas  plus  ici  que  dans  la  Caro- 
line du  Sud,  grâce  à  la  ferme  attitude  des  colons. 

Avant  d'aller  plus  loin,  il  convient  de  jeter  un  coup  d'œil 
sur  l'état  intérieur  de  la  province  (Caroline  du  Nord). 

On  a  vu  que  la  partie  notable  de  la  population  se  com- 
posait de  dissidents  d'origine  anglaise,  qui  avaient  refusé  de 
se  soumettre  aux  lois  arbitraires  des  sectes  dominantes,  soit 
en  Virginie,  soit  dans  la  Nouvelle-Angleterre.  Parmi  eux  se 
trouvaient  des  Quakers,  mais  si  leurs  mœurs  étaient  douces 
et  leurs  habitudes  paisibles,  ils  n'étaient  pas  moins  doués 
d'une  volonté  opiniâtre  qui  ne  supportait  aucune  résistance, 
et  dont  Pcnn  fit  une  sérieuse  expérience  en  Pensylvanie.  11 
n'y  avait  alors  aucune  ville,  aucun  grand  centre  :  tous  vi- 
vaient épars  dans  les  forêts,  sans  route  tracée  pour  se  diri- 
ger. Cette  existence  primitive  donnait  à  leur  caractère  une 
sorte  de  rudesse  difficile  à  maîtriser.  C'étaient  les  pins  indé- 
pendants des  Indépendants*,  dit  M.  Bancroft.  A  leurs  pieds 
devaient  se  briser  la  cupidité  des  Propriétaires  et  la  charte 
gouvernementale  qui  leur  servait  d'instrument.  Rien  ne  ve- 
nait modérer  ces  volontés  toutes  d'élan  :  aucun  ministre  de 
rÉvangile  ne  se  fixa  dans  ce  pays  avant  1703.  Aucune  église 
ne  fut  élevée  jusqu'en  1705,  et  c'est  en  1722  seulement,  que 

*  Bancrofi,  p.  254. 


JOHN  ARCHDALE.  557 

l'on  construisit  un  bâtiment  spécial  pour  les  cours  de  justice  *. 
Vouloir  soumettre  une  pareille  colonie  si  jeune  et  si  rebelle, 
à  des  règles  fixes  et  immuables,  dénotait  bien  peu  d'intelli- 
gence de  l'art  de  gouverner.  Lui  imposer  des  charges  trop 
dures  quand  elle  était  si  pauvre  et  si  peu  nombreuse,  c'était 
en  éloigner  Timmigration,  et  agir  en  sens  contraire  du  but 
qu'on  se  proposait.  Le  gouvernement  anglais  paraissait  donc 
aussi  mal  inspiré  que  les  Propriétaires  eux-mêmes. 

Ceux-ci  dont  les  yeux  commençaient  à  s'ouvrir,  cherchè- 
rent à  remédier  à  la  situation  par  des  choix  plus  éclairés 
pour  le  poste  de  gouverneur,  mais  Ludwell  et  Smith  qui  vin- 
rent après  Sothol  dans  les  deux  provinces,  trouvèrent  bientôt 
que  le  fardeau  était  trop  lourd  pour  eux.  C'est  alors  (1694) 
que  les  Propriétaires  se  déterminèrent  à  charger  du  gouver- 
nement général  des  deux  Carolines,  John  Archdale  l'un 
d'eux,  appartenant  à  la  secte  des  Quakers,  et  dont  le  carac- 
tère et  les  principes  libéraux  pouvaient  faire  présager  le  suc- 
cès. On  a  vu  page  292  comment  il  sut  justifier  les  espérances 
qu'il  avait  fait  naître  :  créant  des  routes,  les  premières  tra- 
cées dans  ce  pays,  atténuant  les  charges,  rapprochant  les 
opinions,  donnant  une  équitable  satisfaction  à  tous  les  inté- 
rêts, et  apportant  dans  tous  ses  rapports  une  mansuétude 
dont  Penn  son  coreligionnaire  lui  donnait  alors  l'exemple  en 
Pensylvanie.  Archdale  n'avait  accepté  qu'une  mission  tempo- 
raire :  quant  il  eut  atteint  le  but  qu'il  s'était  proposé,  il 
quitta  les  deux  Carolines,  laissant  à  Thomas  Harvey  le  gou- 
vernement de  celle  du  Nord.  Sous  son  administration  qui 
s'inspirait  des  traditions  d' Archdale,  le  peuple  jouit  paisible- 
ment du  fruit  de  ses  travaux.  Ce  fut  une  espèce  de  temps  de 
repos  entre  les  troubles  antérieurs  et  les  commotions  qui  al- 
laient suivre. 
Les  éléments  de  population  réunis  dans  cette  colonie  au 

*  Bancroft,  p.  254. 

H.  "  22 


358  CAROLINE  DU  NORD. 

commencement  du  dix-huitième  siècle,  se  composaient  en 
totalité  de  dissidents  de  TÉglise  anglicane.  On  n'y  voyait 
point  figurer  comme  dans  la  Caroline  du  Sud  d'anciens  amis 
de  la  royauté,  Cavaliers  et  autres;  et  parmi  les  dissidents 
on  ne  comptait  aucun  huguenot.  Aussi  le  caractère  du  peu- 
ple paraissait  beaucoup  moins  élevé,  et  ses  manières  abruptes 
affectant  une  extrême  indépendance  étaient  poussées  jusqu'à 
la  sauvagerie.  Spotswood  gouverneur  de  la  Virginie  à  cette 
époque,  dit  de  la  Caroline  du  Nord,  «  que  c'était  un  récep- 
tacle de  gens  en  fuite,  où  il  existait  à  peine  une  forme  quel- 
conque de  gouvernement,  chacun  agissant  à  sa  guise  et  ne 
payant  aucun  tribut  ni  à  Dieu  ni  à  César  ^  »  Quoique  les  habi- 
tants appartinssent  du  moins  de  nom,  aux  sectes  presbyté- 
rienne, puritaine  ou  indépendante,  luthérienne  et  quaker, 
il  n'y  avait  pour  ainsi  dire  aucune  trace  d'un  culte  public 
quelconque.  Tous  prétendaient  tirer  leurs  notions  de  droit  et 
de  devoir  en  politique  et  en  religion,  des  seules  lumières  de 
la  nature. 

Outre  ces  notables  différences  d'origine,  de  sectes,  et  de 
sentiments  religieux  entre  les  deux  Carolines,  leurs  res- 
sources différaient  aussi  à  certains  égards.  Celle  du  Nord  n'a- 
vait ni  grande  ville  ni  port  de  commerce  sur  l'Atlantique,  elle 
ne  cultivait  ni  le  riz  ni  Tindigo,  deux  produits  très-riches 
qui,  à  eux  seuls,  pouvaient  faire  la  fortune  d*une  colonie; 
mais  le  tabac  était  le  grand  but  de  l'agriculture.  On  en  récol- 
tait déjà  des  quantités  considérables  dans  les  premières  années 
du  dix-huitième  siècle.  La  Nouvelle-Angleterre  faisait  le  mo- 
nopole de  ce  produit  qu'elle  transportait  ensuite  en  Angle- 
terre où  elle  le  revendait  avec  un  grand  avantage  ;  réalisant 
deux  profits  à  la  fois,  celui  de  revente  et  le  prix  du  fret.  Les 
Caroliniens  exploitaient  aussi  les  forêts  d'où  ils  tiraient  des 
mâts,  des  planches,  de  la  térébenthine,  du  goudron,  etc.  Enfin 

*  Spotswood  M.  S.,etBancroft,  p.  584.' 


RELIGION  D'ÉTAT.  339 

ils  faisaient  le  commerce  de  pelleteries,  de  suif,  même  de  blé 
et  autres  denrées.  Les  esclaves  étaient  encore  rares  parmi 
eux,  car  le  climat  et  la  salubrité  des  parties  peuplées  permet- 
taient aux  habitants  de  se  livrer  aux  travaux  agricoles  el  au- 
tres; il  ne  leur  fallait  que  des  auxiliaires  \ 

On  voit  que  les  traits  principaux  de  physionomie  des  deux 
Carolines  quoique  dans  un  voisinage  immédiat,  étaient  carac- 
térisés d'une  manière  fort  différente,  quoique  au  fond,  les 
idées  d'indépendance  fussent  les  mêmes  et  se  donnassent  car- 
rière aussi  librement,  comme  on  le  verra  plus  loin. 


Religion  d'État.  —  Anarchie.  —  Immigrations  allemande  et  suisse. 

Dans  le  pacte  primitif  intervenu  entre  les  Propriétaires  et 
les  premiers  colons  de  la  Caroline  du  Nord,  la  liberté  de  con- 
science avait  été  assurée  à  ceux-ci,  sans  restriction.  Mais  en 
1704,  Nathaniel  Moore  alors  gouverneur,  chercha  à  force 
d'intrigues,  à  faire  établir  une  religion  d'État.  Tel  fut  le  succès 
de  ses  manœuvres,  qu*il  parvint  à  faire  voter  par  une  assem- 
blée composée  erf  grande  partie  de  dissidents,  la  suprématie 
de  l'Église  anglicane.  La  loi  ne  passa  il  est  vrai,  qu'à  la  majo- 
rité d'une  seule  voix,  mais  elle  prétendit  repousser  de  toute 
fonction  salariée  et  même  honorifique,  quiconque  ne  prête- 
rait pas  le  serment  de  conformité*.  Déjà  un  statut  de  1702 
avait  établi  une  taxe  de  trente  livres  à  la  charge  de  chaque 
précinct,  pour  l'entretien  d'un  ministre  et  d'une  Église  an- 
glicane. Enfin  les  Quakers  furent  rendus  incapables  de  porter 
témoignage  dans  les  affaires  criminelles  et  de  servir  comme 
jurés  ou  comme  fonctionnaires  pour  cause  de  refus  de  ser- 
ment*. 


*  Bancroft,  p.  384. 

*  Historical  Sketches  of  North  Carolina,  by  J.  H.  Wheeler,  p.  34* 
'  Le  même,  p.  35. 


340  CAROLINE  DU  NOKU. 

Les  Propriétaires  paraissaient  avoir  perdu  les  plus  simples 
notions  de  leurs  intérêts.  Comment  pouvaient-ils  croire  le 
peuple  assez  résigné  pour  accepter  cette  situation  subalterne? 
Croyaient-ils  à  l'indifférence  religieuse  de  ces  hommes  qui 
ne  donnaient  presque  aucun  signe  extérieur  de  leui*s  croyan- 
ces ?  Si  telles  étaient  leurs  idées,  leur  illusion  fut  de  courte 
durée.  Ces  mesures  provoquèrent  des  troubles  et  des  insur- 
rections, on  les  foula  aux  pieds,  et  l'on  n  aurait  pu  trouver 
aucun  secours  dans  tout  le  pays  pour  maintenir  le  culte  an- 
glican. Mais  sur  une  pétition  adressée  au  Parlement  pour 
obtenir  l'annulation  de  ces  actes,  la  Chambre  des  Lords  les 
déclara  «  en  opposition  directe  avec  les  lois  de  TAngleterre, 
contraires  à  la  charte  des  Propriétaires,  favorables  à  l'a- 
théisme, nuisibles  au  commerce,  et  tendant  à  dépeupler  et  à 
ruiner  la  contrée  ^  »  Ce  fut  un  grand  succès  obtenu,  si  Ton 
compare  surtout  la  situation  des  deux  Carolines,  car  celle  du 
Sud  ne  put  s'affranchir  de  la  religion  d'État,  grâce  au  nombre 
croissant  des  Épiscopaux  qui  formaient  une  partie  notable  de 
la  population,  et  à  l'influence  qu'ils  surent  se  ménager. 

On  conjecture  que  depuis  Archdale  qui  réunissait  dans  ses 
mains  l'administration  des  deux  provinces,  administration 
divisée  par  lui-même  entre  deux  successeurs,  le  gouverneur 
de  la  Caroline  du  Sud  était  autorisé  à  nommer  seul  celui  de 
la  Caroline  du  Nord,  en  c^s  de  vacance.  C'est  ainsi  que  Tho- 
mas Cary  fut  choisi  gouverneur  de  cette  dernière  colonie,  par 
Nathaniel  Johnson  qui  occupait  cette  fonction  au  Sud.  Mais  les 
Propriétaires  refusant  de  ratifier  cette  nomination,  investi- 
rent directement  de  leurs  pouvoirs  Guillaume  Glover.  Telle 
fut  la  cause  d'une  scission  violente  qui  partagea  la  population 
en  deux  camps  dont  l'un  composé  d'anglicans  et  de  royalistes; 
Tautre,  de  dissidents  et  de  démocrates.  Chaque  parti  eut  son 
gouverneur  et  sa  chambre  de  représentants,  et  quoique  ce 

«  Wheeler,  p.  35. 


ANARCHIE.  341 

dernier  fût  de  beaucoup  le  plus  nombreux,  ses  adversaires  le 
tenaient  en  échec  par  leur  bonne  organisation.  Cependant 
Cary  soutenu  parles  Quakers,  souleva  la  populace  et  chassa  la 
plupart  des  membres  du  Conseil,  y  compris  le  président. 
L'anarchie  était  complète  (1710). 

Ces  scènes  de  désordre  paraissaient  être  entrées  dans  les 
mœurs  du  peuple.  Tout  changement  de  gouverneur  détermi- 
nait une  situation  aussi  critique  que  s'il  se  fût  agi  d'un  chan- 
gement de  souverain.  Spotswood,  dans  ses  notes  sur  ce 
temps,  écrivait  que  «  c'était  la  coutume  du  peuple  de  la 
Caroline  du  Nord  de  résister  à  ses  gouverneurs  et  de  les 
emprisonner;  et  que  l'impunité  dont  il  avait  toujours  jouit 
à  cet  égard,  lui  faisait  considérer  ce  procédé  comme  régu- 
lier*. 

Ces  observations  sont  confirmées  par  un  document  d'une 
date  postérieure,  et  qui  atteste  la  continuation  de  cet  esprit 
d'insubordination,  même  dans  des  circonstances  qui  n'étaient 
pas  identiques.  En  effet,  George  Burrington  gouverneur  de 
cette  province  écrivait  officiellement  en  1731,  au  duc  do 
Newcastle  alors  président  du  Comité  du  commerce  en  Angle- 
terre :  «  Il  ne  faut  ni  flatter  ce  peuple  ni  ruser  avec  lui  ;  et 
chaque  fois  qu'un  gouverneur  essayera  de  l'un  et  de  l'autre 
moyens,  il  perdra  sa  peine  et  montrera  qu'il  ne  sait  rien  de 
ce  pays.  » 

«  Les  habitants  de  la  colonie  du  Nord  ne  sont  pas  laborieux, 
mais  astucieux,  et  toujours  insolents  envers  les  gouverneurs. 
Ils  en  ont  chassé  plusieurs,  emprisonné  d'autres,  et  quand 
ils  se  sont  décidés  à  en  nommer  eux-mêmes,  ils  ont  soutenu 
leurs  choix,  à  main  armée  '.  » 

Les  Propriétaires  ou  la  majorité  d'entre  eux  semblaient 
toujours  frappés  de  surprise  lorsque  ces  événements  arri- 

*  Bancroft,  p.  585. 

«  Documents  on  file  In  offices  ofBoard  oftradein  London,  from  1662 
to  1769. 


342  CAROLINE  DU  NORD, 

valent,  ils  n'y  voulaient  voir  aucun  avertissement  pour  modi- 
fier leur  système  de  gouvernement.  Cependant  les  circon- 
stances étaient  graves  et  il  fallait  faire  face  à  la  crise 
actuelle,  pour  ne  pas  laisser  entièrement  périr  le  principe 
d'autorité.  Le  choix  d'un  nouveau  gouverneur  était  surtout 
de  grande  conséquence,  car  de  lui  pouvait  dépendre  la  pacifi- 
cation des  esprits. 

Les  Propriétaires  alarmés  enfin  de  cet  état  de  choses, 
crurent  faire  un  choix  heureux  en  nommant  gouverneur  de 
la  Caroline  du  Nord,  Edouard  Hyde  qui  n'avait  point  d'anté- 
cédents politiques  et  ne  se  recommandait  guère  que  par  sa 
parenté  avec  lord  Clarendon.  Mais  à  son  arrivée,  les  rebelles 
soulevèrent  des  difficultés  de  forme  pour  lui  refuser  obéis- 
sance, de  manière  à  le  rendre  impuissant  et  à  se  montrer 
eux-mêmes  plus  redoutables.  Cependant  Hyde  qui  avait  le 
prestige  de  son  mandat,  réussit  à  faire  nommer  une  assem- 
blée générale  à  sa  dévotion,  et  il  obtint  diverses  lois  qui  ne 
firent  qu'enflammer  davantage  les  esprits,  bien  loin  de 
les  amener  à  composition.  Mieux  eût  valu  recourir  à  d'autres 
voies,  car  les  lois  faites  furent  méprisées  et  foulées  aux 
pieds,  et  l'insurrection  y  puisa  de  nouvelles  forces.  Le  gou- 
verneur n'avait  aucune  troupe  à  sa  disposition,  il  fit  appel 
à  Spotswood  gouverneur  de  la  Virginie,  auquel  il  demanda 
les  secours  nécessaires  pour  dompter  la  rébellion.  Celui-ci 
pouvait  hésiter  à  cause  des  difficultés  du  terrain  couvert  de 
forêts  et  coupé  par  tant  de  rivières,  mais  préoccupé  du  con- 
trecoup que  la  Virginie  pourrait  recevoir  de  ces  commo- 
tions, il  expédia  de  suite  vers  la  Caroline  un  petit  corps  de 
milice,  et  des  marins  détachés  des  vaisseaux  de  guerre  alors 
stationnés  dans  la  Chesapeake.  Cette  simple  démonstration 
suffit  pour  mettre  en  ftiite  les  principaux  insurgés.  Ceux-ci 
vinrent  même  spontanément  en  Virginie,  annonçant  qu'ils 
entendaient  en  appeler  aux  Propriétaires.  Spotswood  les  fit 
arrêter  et  les  envoya  en  Angleterre  pour  subir  leur  procès, 


LOIS  CIVILES.  345 

dans  Tespoir  que  la  révolte  cesserait,  lorsque  les  chefs  auraient 
disparu. 

Les  choses  rentrèrent  dans  Tordre,  mais  le  sentiment  popu- 
laire prévalut  dans  l'assemblée,  et  les  députés  ou  Bourgeois 
refusèrent  tout  subside  même  pour  défendre  le  pays,  jusqu'à 
ce  qu'on  eût  rappelé  les  personnes  les  plus  compromises 
dans  le  dernier  mouvement.  Il  convient  de  dire  ici  que  les 
insurgés  envoyés  en  Angleterre  furent  mis  en  liberté  après  un 
simulacre  de  procès,  et  qu'une  amnistie  complète  fut  accor- 
dée en  1712  K 

Les  troubles  de  la  colonie  n'arrêtèrent  point  l'accroisse- 
ment de  la  population  qui  semblait  au  contraire  égaler,  sinon 
dépasser  celle  de  la  Caroline  du  Sud.  L'immigration  ne  se  dé- 
courageait point,  provoquée  qu'elle  était  par  certains  avan- 
tages dont  les  Propriétaires  n'étaient  point  avares.  D'abord  des 
Suisses  vinrent  en  1711  fonder  la  ville  de  New-Bern  sur  les 
bords  de  la  Neuse,  près  du  confluent  de  cette  rivière  et  du 
Trent.  Un  peu  après,  des  Allemands  furent  envoyés  aux  frais 
des  Propriétaires  dans  cette  direction,  et  s'établirent  dans  le 
voisinage  des  Suisses.  Cette  prise  de  possession  d'un  territoire 
qui  appartenait  aux  Tuscaroras,  souleva  toute  cette  tribu  et 
détermina  une  guerre  longue,  cruelle  et  coûteuse,  dont  je 
parlerai  un  peu  plus  loin. 

§3. 
Lois  civiles.  —  Caractère  des  colons.  —  Gouvernement  royal.  —  Anarchie. 

En  1713  la  colonie  a  pour  gouverneur  Charles  Eden  dont 
les  premiers  actes  consistent  à  faire  un  traité  de  paix  avec  les 
Indiens,  et  à  abattre  la  ^piraterie  qui  infestait  le  pays.  Il 
semble  qu'on  entre  dans  une  voie  plus  calme  et  que  la  société 

«  Bancroft,  p.  385.  —  Hildrelh,  2»  vol  ,  p.  %8.  —  Wheeler,  p.  36. 


344  CAROLINE  DU  NORD. 

a  trouvé  enfin  le  terrain  solide  sur  lequel  elle  peut  reposer. 
Les  lois  étaient  éparses,  sans  cohésion,  souvent  même  contra- 
dictoires ;  on  procède  à  un  travail  de  révision  et  de  publica- 
tion de  fois  nouvelles,  en  ayant  soiii  d'annuler  toutes  celles 
antérieures  qui  ne  figureraient  point  dans  le  nouveau  code.  Je 
vais  signaler  quelques-unes  des  principales  dispositions  qu'il 
consacre,  et  qui  sont  comme  la  base  de  la  société  qu'on  vou- 
lait asseoir  (1715). 

Les  considérations  religieuses  ont  toujours  le  pas  sur  les 
autres  matières.  Un  acte  rend  obligatoire  l'observation  du 
jour  du  Seigneur,  toujours  négligé  jusque  là.  Il  contient 
aussi  des  dispositions  tendant  à  proscrire  toute  profanation, 
l'immoralité,  et  tous  autres  péchés  énormes. 

Un  autre  acte  institue  l'Église  anglicane  religion  d'état,  et 
règle  Télection  des  membres  du  Comité  paroissial. 

Puis,  on  assure  la  liberté  de  conscience,  et  Ton  consacre  le 
privilège  accordé  aux  Quakers  de  remplacer  le  serment  par 
une  affirmation  solennelle  qui  en  tiendra  lieu. 

Les  lois  d'Angleterre  sont  déclarées  obligatoires  pour  la  co- 
lonie. Toutefois  la  Common  law  ne  pouvait  être  invoquée  que 
dans  les  dispositions  qui  ne  seraient  pas  contraires  à  la  juris- 
prudence des  cours  de  la  colonie,  dont  les  règles  approuvées 
par  le  gouverneur  et  le  Conseil,  auraient  force  de  loi  jusqu'à 
ce  qu'elles  fussent  rapportées  par  l'assemblée. 

Quant  aux  statuts  rmjto,  c'est-à-dire  aux  lois  particulières 
qui  forment  une  branche  de  législation  distincte  de  la  Com- 
mon law^  ils  ont  aussi  force  obligatoire,  quoique  la  province 
n'y  soit  pas  nommément  désignée;  tous  droits  réservés, 
notamment  en  matière  de  privilège  de  conscience  et  de  pré- 
rogatives politiques. 

Une  prescription  importante  est  créée  :  la  possession  d'un 
immeuble  d'une  manière  continue  et  de  bonne  foi  pendant 
sept  ans,  en  assurait  la  propriété  au  détenteur. 

Tels  sont  les  traits  principaux  de  cette   législation,  la 


FAIBLE  EMPIRE  DE  LA  LOI.  345 

plus  ancienne  dont  on  ait  conservé  la  trace  pour  ce  pays  *. 

Jusqu'en  1 725,  aucune  ligne  de  frontière  précise  n'avait 
été  tracée  entre  les  Carolines  et  la  Virginie.  La  Caroline  du 
Nord  était  la  plus  intéressée  à  cette  division,  car  ses  établisse- 
ments se  rapprochaient  davantage  de  la  province  voisine,  et 
il  pouvait  résulter  de  graves  inconvénients  de  cette  situation 
indéterminée.  On  comprit  enfin,  à  raison  de  Taccroissement 
de  population,  qu'il  était  indispensable  de  poser  des  limites. 
Des  commissaires  furent  nommés  pour  procéder  à  cette  opé- 
ration, mais  on  ne  se  mit  à  l'œuvre  qu'en  1727,  époque  à 
laquelle  on  parvint  à  se  mettre  d'accord  sur  les  divers  points 
de  difficultés.  Guillaume  Byrd  l'un  des  commissaires  de  la 
Virginie  a  laissé  un  souvenir  de  ce  travail  qui  a  été  publié 
sous  le  titre  d'histoire  de  la  ligne  de  séparation,  et  qui 
donne  une  triste  idée  du  caractère  du  peuple  de  la  Caroline.  11 
constate  que  des  riverains  déclarèrent  que  «  si  l'on  compre- 
nait leurs  biens  dans  la  province  de  Virginie,  ils  préféreraient 
se  retirer  dans  la  Caroline  où  ils  n* étaient  tenus  de  payer  aucun 
tribut  ni  à  Dieu  ni  à  César  '.  » 

Ces  faits  se  passant  douze  ans  après  la  publication  des  lois 
que  j'ai  rapportées  plus  haut,  montrent  que  si  un  certain 
nombre  des  habitants  avaient  de  bonnes  aspirations,  chez  d'au- 
tres au  contraire,  surtout  loin  du  centre  politique,  la  règle 
avait  encore  peu  d'empire.  De  grossiers  instincts  qui  n'avaient 
jamais  été  î\ux  prises  avec  l'éducation,  étaient  seuls  prédomi- 
nants. 

C'est  peu  de  temps  après  la  séparation  des  deux  provinces, 
que  les  Propriétaires  abandonnèrent  à  la  couronne  tous  leurs 
droits  sur  les  Carolines,  ainsi  que  je  l'ai  expliqué  page  3i0. 
Je  n'en  dirai  rien  de  plus.  A  cette  époque,  la  province  du 
Nord  contenait  environ  dix  mille  habitants,  et  elle  était  di- 
visée en  trois  comtés  :  Albemarle,  Bath  et  Clarendon,  mais 

«  Hildreth,  2'  vol.,  p.  292-295. 

•  Westover  M.  S.,  Petersburg,  1841. 


546  CAROLINE  DU  NORD, 

chacun  d*eux  était  divisé  en  precincts  qui  furent  élevés  au 
rang  de  comtés  en  conservant  leurs  appellations  premières, 
et  absorbèrent  les  trois  comtés  originaires. 

La  nouvelle  de  la  cession  de  la  province  faisant  craindre 
sans  doute  plus  de  régularité  et  de  sévérité  dans  l'administra- 
tion, le  gouverneur  alors  en  fonction,  Everard  dont  le  mandat 
par  le  fait,  était  expiré,  se  hâta  de  faire  d'énormes  conces- 
sions de  terre  à  ses  amis,  sans  stipuler  aucun  prix,  même  sans 
exiger  aucune  rente,  par  dérogation  flagrante  à  tous  les  pré- 
cédents. D*un  autre  côté,  rassemblée  tenant  à  se  ménager  des 
ressources  qu'un  gouverneur  royal  pourrait  lui  refuser,  passa 
précipitamment  un  bill  portant  création  de  quarante  mille 
livres  sterling  de  billets  de  circulation.  L'approbation  d'Eve- 
raixl,  ne  lui  fit  point  défaut.  Le  vieil  esprit  continuait  de  sub- 
sister :  tout  respect  humain,  toute  règle  étaient  foulés  aux 
pieds,  le  corps  social  paraissait  profondément  atteint. 

Le  premier  gouverneur  royal  donné  à  la  province  fut  Bur- 
rington  dont  j'ai  rapporté  plus  haut  l'opinion  sur  le  peuple 
de  cette  contrée.  11  inaugura  son  administration  par  la  re- 
mise à  tous  les  tenanciers,  des  arrérages  de  rente  qu'ils  pou- 
vaient devoir  à  la  couronne.  Mais  ce  début  ne  suffit  point  à 
lui  concilier  la  faveur  publique.  L'assemblée  se  plaignit  bien- 
tôt du  taux  élevé  des  droits  et  émoluments  exigés  par  les 
fonctionnaires,  et  elle  demanda  avec  insistance  le  redresse- 
ment de  ce  grief  déjà  ancien.  Le  gouverneur  repoussa  cette 
demande  comme  un  empiétement  sur  la  prérogative  royale. 
Cette  résistance  reçut  le  châtiment  réservé  dans  toutes  les 
colonies  aux  gouverneurs  récalcitrants  :  l'assemblée  refusa 
de  voter  aucun  subside  et  de  passer  aucun  bill,  tant  qu'il 
ne  serait  pas  fait  droit  à  ses  réclamations.  Une  nouvelle  ré- 
bellion éclata,  violente  et  irrésistible  :  Burrington  prit  la 
fuite  pour  ne  plus  revenir  (1734),  et  fut  remplacé  par  Ga- 
briel Johnston,  Écossais  d'origine,  médecin  et  professeur  de 
langues  orientales  en  Angleterre.  Quoique  étranger  à  la  vie 


ANARCHIE.  547 

publique,  il  était  familier  avec  les  questions  politiques  qu'il 
aborda  souvent  dans  un  recueil  périodique  estimé.  Mais  par- 
dessus tout,  ses  intentions  droites  et  libérales  semblaient  de- 
voir lui  attirer  la  confiance  des  colons.  Lors  de  son  entrée  en 
fonctions  (1735),  il  se  trouvait  en  face  d'une  assemblée  aigrie 
qu'il  fallait  se  garder  d'irriter  encore.  Il  se  borna  à  protester 
de  ses  bonnes  intentions  et  à  ne  point  ménager  le  blâme  à 
ses  prédécesseurs.  A  la  session  suivante,  il  fut  plus  expli- 
cite, et  dans  son  allocution  il  s'étendit  sur  la  déplorable 
condition  de  la  colonie  :  il  signalait  notamment  la  morale  re- 
lâchée du  peuple,  l'absence  de  toute  provision  pour  l'instruc- 
tion publique,  le  mépris  général  des  lois,  la  violation  des 
décisions  judiciaires,  l'oppression  des  pauvres  par  les  gens 
riches,  etc.  Il  concluait  en  disant  que,  représentant  de  la 
royauté,  il  saurait  en  maintenir  les  droits,  sans  méconnaître 
les  libertés  du  peuple,  et  en  se  préoccupant  au  contraire,  de 
son  bonheur. 

Aux  prises  avec  une  situation  si  ditTicile,  au  milieu  de  pas- 
sions et  d'intérêts  si  vivaces,  la  position  du  gouverneur  était 
pleine  de  perplexités.  La  question  des  quitrents  ici  comme 
dans  toutes  les  provinces,  était  un  sujet  de  débats  irritants  : 
les  colons  pour  la  plupart  au  moins,  en  refusaient  le  paye- 
ment, et  cependant,  c'est  sur  ce  produit  qu'étaient  affectés 
les  traitements  des  officiers  de  la  couronne.  11  fallait  assurer 
les  seules  ressources  de  ceux-ci,  et  pour  y  parvenir  on  pra- 
tiqua quelques  saisies.  L'assemblée  générale,  indignée  de 
cette  mesure,  lança  un  mandat  d'arrêt  contre  les  officiers 
chargés  de  cette  opération,  et  ils  furent  jetés  en  prison 
(1637)  ^  Johnston  chercha  à  détourner  l'orage  en  convoquant 
une  nouvelle  assemblée,  et  à  l'aide  d'un  compromis  fait  avec 
elle,  il  se  félicitait  d'avoir  prévenu  de  plus  grands  malheurs. 
Mais  le  gouvernement  anglais  trouvant  que  son  représentant 

»  Hildreth,  2*  vol.,  p.  540. 


548  CAROLINE  DU  NORD. 

avait  été  trop  large  dans  ses  concessions,  rejeta  la  loi  pro- 
posée à  l'agrément  du  roi  (1639). 

§4. 

Immigralion  d'Écossais  et  d'Irlandais.  —  Administi*ation  de  Gabriel  Jobnston. 

QuHrents. 

La  situation  était  critique,  mais  l'afflux  incessant  d'émi- 
grants  venant  d'Europe  pouvait  assez  promptement  modifier 
Tesprit  général  et  les  tendances  du  peuple.  Les  éléments 
nouveaux  étant  meilleurs  et  formant  des  groupes  distints,  ap- 
portaient quelque  soutien  aux  principes  d'ordre  dont  ce  pays 
avait  tant  besoin.  L'accroissement  de  population  était  rapide, 
car  on  a  calculé  que  depuis  Tachât  par  ta  couronne  de  la 
charte  des  lords-Propriétaires  (1729)  jusqu'en  1750  environ, 
le  nombre  des  habitants  s'était  élevé,  de  treize  mille  à  plus 
de  quarante-cinq  mille  *. 

Les  débats  pour  la  perception  des  quitrents  se  prolongè- 
rent assez  longtemps,  et  les  officiers  royaux  ne  recevant  au- 
cun traitement  pendant  huit  ans,  furent  obligés  de  sei.répan- 
dre  dans  le  pays,  et  d'aviser  à  mille  expédients  pour  ne  pas 
mourir  de  faim.  Pressé  cependant  par  la  force  des  choses, 
Jobnston  ayant  remarqué  que  les  comtés  du  Sud  plus  nou- 
vellement formés,  étaient  moins  violents  dans  leur  opposi- 
tion, convoqua  une  assemblée  pour  faire  réussir  un  projet 
qu'il  méditait  depuis  quelque  temps.  En  1646,  saisissant  le 
moment  où  les  représentants  des  comtés  du  Nord  étaient 
absents,  il  réunit  ceux  du  Sud,  et  réalisa  avec  eux  seuls  un 
arrangement  qui  leur  profitait  aussi  bien  qu'au  gouverne- 
ment. Précédemment,  en  vertu  d'un  uçage  abusif,  les  comtés 
du  Nord  avaient  droit  chacun  à  cinq  membres  dans  la  légis- 
lature, tandis  que  ceux  du  Sud  beaucoup  plus  nouveaux, 
n'en  pouvaient  envoyer  que  deux.  On  passa  un  bill  qui  mit 

*  Wheeler,  p.  45. 


IRLANDAIS  ET  ÉCOSSAIS  349 

les  deux  régions  sur  le  même  pied  politique,  et  en  même 
temps,  le  bill  des  taxes  réclamées  par  Johnston  fut  accordé 
sans  difficulté.  Enfin  le  siège  du  gouvernement  fut  trans- 
porté à  Wilmigton.  Les  six  comtés  du  Nord  indignés  de 
cette  manœuvre,  protestèrent  contre  cette  session  subrep- 
tice,  et  refusèrent  leur  adhésion  à  chacun  des  actes  qui 
y  avaient  pris  naissance.  Mais  le  temps  était  venu  où  le 
despotisme  de  ces  comtés  allait  cesser  par  le  déplacement 
des  majorités.  L'Ecosse,  depuis  la  grande  rébellion  de  1745, 
fut  témoin  pendant  plusieurs  années,  d'une  nombreuse  émi- 
gration de  ses  enfants  qui  vinrent  s'établir  pour  la  majeure 
partie  dans  la  Caroline  du  Nord,  et  formèrent  un  excellent 
fond  de  population,  A  peu  de  temps  de  là  aussi,  on  y  vit  ar- 
river des  Irlandais  du  nord  de  ll'rlande,  dont  le  concours  ne 
fut  pas  moins  utile  pour  la  prospérité  générale.  Les  uns  se 
posèrent  sur  les  bords  de  la  rivière  Cap  Fear  à  l'endroit 
appelé  aujourd'hui  Fayetteville  ;  les  autres  allèrent  peupler 
la  partie  nord-ouest  de  la  colonie  ^ 

A  l'aide  de  ces  nouvelles  recrues,  les  choses  changèrent  un 
peu  d'aspect,  et  la  législature  passa  enfin  régulièrement  en 
1748  un  acte  qui  déterminait  le  revenu  royal  et  assurait  le 
payement  des  quitrents. 

L'administration  de  Johnston  fait  époque,  car  elle  dura 
vingt  années  environ  et  ne  cessa  que  par  sa  mort  arrivée 
en  1752.  Pour  se  maintenir  si  longtemps  au  milieu  d'une 
population  indisciplinée  et  hostile,  il  lui  fallut  une  grande 
dextérité,  beaucoup  de  patience  et  de  longanimité  ;  et  avec 
ce  levier,  il  parvint  à  asseoir  cette  société  sur  de  meilleures 
bases,  en  assurant  au  pouvoir  le  respect  sans  lequel  il  de- 
meure impuissant. 

L'influence  de  la  sage  administration  de  Johnston  lui  sur- 
vécut, et  aida  beaucoup  ses  successeurs  dans  le  gouverne- 

*  Baird,  p.  151.  —  llildreth,  2*  vol.,  p.  416. 


S5-2  CAROLINE  DU  NORD. 

été  renouvelé,  leur  existence  cessa  partout,  et  la  province 
retomba  dans  la  confusion  d*où  elle  avait  été  si  heureusement 
tirée.  Cet  état  de  choses  était  comme  dans  la  Caroline  du  Sud, 
le  résultat  d'un  conflit  qui  s'était  élevé  entre  le  gouverneur 
et  la  législature  sur  la  question  de  prérogative  pour  la  nomi- 
nation des  juges.  Cependant  il  devenait  urgent  de  sortir  d'une 
situation  si  dangereuse  pour  l'intérêt  public  :  un  compromis 
vint  résoudre  la  difficulté,  et  après  une  suspension  d'une 
année,  les  tribunaux  furent  rétablis,  et  la  justice  reprit  son 
cours. 

L'esprit  de  résistance  et  de  rébellion  pouvait  se  calmer 
quelque  temps,  mais  il  ne  fut  jamais  entièrement  dompté,  et 
Ion  ne  sera  pas  surpris  peut-être,  d  apprendre  que  c'est  la 
Caroline  du  Nord  qui  la  première,  souleva  dès  1775  la  ques- 
tion d'indépendance,  et  qui  la  résolut  immédiatement  par 
l'affirmative,  le  20  mai  de  cette  année,  par  une  déclaration 
restée  célèbre  et  appelée  déclaration  du  Mecklembourg,  du 
nom  du  comté  où  elle  fut  proclamée  ^ 

§6. 

Considérations  diverses. 

On  a  vu  que  depuis  l'origine  de  la  Caroline,  sauf  l'essai 
du  grand  modèle^  il  n'avait  été  fait  aucune  modification  for- 
melle au  pacte  primitif  qui  assurait  au  peuple  une  parti- 
cipation réelle  au  pouvoir  législatif  et  exécutif.  Mais  dans 
l'exécution,  en  fait,  la  nomination  du  gouverneur  et  du  Con- 
seil resta  dans  les  attributions  exclusives  des  Propriétaires 
et  de  la  royauté  qui  leur  succéda.  Les  conflils  ne  portèrent 
donc  que  sur  des  attributions  législatives,  que  les  assem- 
blées générales  cherchaient  toujours  à  étendre.  Les  ques- 
tions relatives  aux  quitrents  et  aux  taxes  commerciales  oc- 
cupèrent beaucoup  plus  les  esprits,  que    les  institutions 

«  Wheeler,  p.  69. 


CONDITIONS  DIVERSES.  555 

d'un  ordre  plus  élevé.  Ainsi  Ton  n'aperçoit  aucune  trace 
d'efforts  faif  s  pour  créer  des  écoles,  pour  développer  le  senti- 
ment religieux,  pour  encourager  et  propager  la  charité  pu- 
blique, à  l'exemple  de  la  belle  association  de  la  Caroline  du 
Sud.  A  ces  divers  points  de  vue  la  colonie  paraît  être  restée 
de  beaucoup  en  arrière  de  toutes  les  autres,  surtout  de  sa 
voisine  qui,  composée  d'éléments  très-différents,  avait  beau- 
coup plus  d'élévation  de  caractère.  Les  ressources  cependant 
ne  manquaient  pas  pour  améliorer  cette  condition  morale, 
car  outre  le  tabac  qu'elle  produisait  abondamment,  elle  tirait 
un  parti  très-utile  de  ses  forêts,  grâce  aux  primes  accordées 
par  r Angleterre  pour  la  production  du  goudron,  de  la  poix, 
et  de  la  résine.  Le  grand  accroissement  de  la  population 
prouverait  surtout  cet  état  prospère,  car  l'émigration  étran- 
gère ne  recherche  que  les  pays  qui  récompensent  prompte- 
ment  et  largement  son  travail. 

Les  successions  étant  réglées  d  après  la  loi  anglaise  *,  il  se 
créa  des  fortunes  importantes  surtout  dans  les  parties  plus 
anciennement  peuplées,  où  la  richesse  avait  eu  le  temps  de 
s'accumuler. 

L'esclavage  y  fut  toujours  moins  nombreux  que  dans  la 
Caroline  du  Sud  où  le  sol,  le  climat  et  la  nature  particulière 
de  la  culture  exigeaient  davantage  l'emploi  du  travail  noir. 

Enfin  les  rapports  des  deux  Carolines  avec  les  Indiens  ne 
différaient  point  de  ceux  créés  par  les  autres  provinces,  car 
le  mobile  était  le  même  partout,  ainsi  qu'on  va  le  voir. 

*  ïredeU's  Norih  Carolma  Laws,  1715,  p.  18-19. 


^2S 


354  CAROLINES. 

CHAPITRE  XXI 

RAPPORTS  DES  CAROLINES  AVEC  LES  INDIENS 

L*attitude  des  Européens  envers  les  indigènes  étant  la 
même  partout  au  Sud  comme  au  Nord,  elle  ne  pouvait  que 
soulever  de  tous  côtés  la  même  irritation,  et  provoquer  aux 
représailles.  Mais  deux  causes  spéciales  pesaient  de  tout  leur 
poids  sur  les  Carolines,  et  devaient  leur  faire  redouter  de 
fréquentes  luttes  armées.  D'une  part,  situées  dans  le  voisi- 
nage de  la  Floride,  elles  avaient  toujours  à  craindre  une  inva- 
sion des  Espagnols  et  des  Indiens  qui  avaient  fait  alliance  avec 
eux.  D'autre  part,  à  Texception  de  New-York  et  de  la  Nou- 
velle-Angleterre, aucune  province  n'était  plus  entourée  de 
tribus  nombreuses  et  les  plus  puissantes  de  toute  l'Amérique 
du  Nord.  Tout  conflit  avec  elles  pouvait  entraîner  de  grands 
désastres. 

Cependant  la  témérité  des  populations  turbulentes  qui  for- 
mèrent le  premier  noyau  des  deux  Carolines  les  fit  courir 
elles-mêmes  au-devant  du  danger  qu'elles  créèrent  comme 
à  plaisir.  Nulle  part  plus  que  dans  les  Carolines  du  Sud  et  du 
Nord  peut-être,  on  ne  se  livra  plus  effrontément  au  rapt  des 
Indiens  pour  en  faire  un  objet  de  spéculation.  Des  embû- 
ches leur  étaient  tendues  de  tous  côtés,  on  leur  faisait  la 
chasse  comme  cela  se  pratique  de  nos  jours  pour  les  nègres; 
et  plus  d'une  expédition  fut  entreprise  contre  des  tribus  inof- 
fensives, dans  le  seul  but  de  faire  des  prisonniers  à  vendre 
pour  le  marché  américain  ou  pour  les  Indes  occidentales.  Les 
lords  Propriétaires,  très-mécontents  de  ces  spéculations  qui 
pouvaient  nuire  5  leurs  intérêfs,  recommandèrent  au  gou- 
verneur Morton  en  1681,  de  prendre  sous  sa  protection  tous 
les  Indiens  établis  dans  un  espace  de  quatre  cent  milles  au- 


RAPPORTS  AVEC  LES  LNDIENS.  355 

tour  de  Charleslon,  et  de  les  traiter  avec  bonté  et  humanité^ 
Mais  que  pouvait  celte  sage  instruction  quand  des  gouver- 
neurs et  des  membres  du  Conseil  eux-mêmes,  prenaient  un 
intérêt  dans  ces  sortes  d'affaires?  On  n'en  tint  aucun  compte 
et  les  choses  continuèrent  comme  par  le  passé. 

Les  voies  d'approvisionnement  ordinaire  dlndiens  n'étant 
point  assez  actives,  on  imagina  un  autre  moyen  de  s'en  pro- 
curer :  il  consista  à  enflammer  les  rivalités  et  les  haines  de 
tribu  à  tribu,  de  manière  à  déterminer  des  guerres  entre 
elles,  qui  laisseraient  aux  mains  du  vainqueur  des  prison- 
niers à  vendre  moyennant  une  faible  somme  que  les  colons 
centupleraient  par  la  revente. 

Cette  mesure  avait  été,  à  Torigine,  déterminée  par  une 
raison  d'humanité.  Lors  des  premières  luttes  engagées  entre 
les  deux  races,  les  blancs,  à  Texemple  des  Indiens,  ne  fai- 
saient aucun  quartier  et  massacraient  impitoyablement  tous 
ceux  dont  ils  pouvaient  se  saisir.  Pour  mettre  un  terme  à 
cette  coutume  barbare,  une  prime  fut  accordée  à  quiconque 
dans  de  pareilles  circonstances,  ferait  des  prisonniers  et  les 
amènerait  à  Charleston.  Cette  prime  se  réglait  eu  égard  au 
nombre  des  vaincus,  et  le  gouverneur  en  disposait  pour  le 
profit  de  la  province.  Ces  malheureux  échappaient  ainsi  à  la 
mort,  mais  ils  perdaient  la  liberté  pour  toujours.  Ce  qui  ne 
devait  être  qu'occasionnel  se  généralisa,  et  le  marché,  au  lieu 
de  se  fournir  de  prisonniers,  ne  recevait  plus  guère  que  des 
gens  victimes  de  rapls  odieux. 

Archdale  dont  l'administration  fut  si  paternelle,  voulut 
mettre  un  terme  à  cet  indigne  trafic,  et  saisissant  Toccasion 
favorable,  il  renvoya  aux  Espagnols  de  la  Floride  des  Indiens 
élevés  dans  les  principes  du  christianisme,  que  les  Yamasees 
avaient  faits  prisonniers  dans  une  guerre  de  tribu  à  tribu,  et 
que  ceux-ci  venaient  vendre  à  Charleston.  Cette  généreuse  ini*- 

*  Carroll,  l**^  vol.,  p.  85. 


35'j  CAROLINES. 

liativc  ne  rcsla  poinl  sliuilo,  car  à  peu  île  Icmps  de  là,  des 
Européens  ayant  fait  naufrage  sur  la  côle  de  la  Floride,  les 
Indiens  les  recueillirent  avec  bonlé,  et  les  conduisirent  au  fort 
Saint-Augustin  où  lé  commandant,  après  leur  avoir  donne 
les  secours  dont  ils  avaient  besoin,  les  envoya  en  sûreté  dans 
la  Caroline  du  Sud  (^C95)^ 

La  population  de  ces  Provinces  que  nous  avons  vue  si  tur- 
bulente et  si  peu  disciplinée,  n'était  pas  mûre  pour  une  politi- 
que si  libérale  :  on  vit  donc  se  continuer  d'une  manière  aussi 
active  que  par  le  passé,  la  chasse  aux  Indiens  et  le  trafic  de 
ceux  dont  on  s'emparait  en  toutes  circonstances.  Les  exporla- 
tions  qu'on  en  faisait  de  la  Caroline  du  Sud  devinrent  si  abon- 
dantes, que  la  Pensylvanie  et  le  Massachusetts  qui  servaient 
précédemment  de  débouchés  utiles,  passèrent  en  1712,  des 
lois  portant  prohibition  expresse  d'importation  d'esclaves  in- 
diens dans  toute  l'étendue  de  leurs  territoires.   Ces  pro- 
vinces qui  avaient  détruit  ou  refoulé  tout  ou  partie  des  tribus 
environnantes,  ne  voulaient  à  aucun  prix,  voir  se  former 
un  noyau  nouveau  d'hommes  de  cette  race.  C'était  donc  non 
par  humanité,  mais  par  un  motif  de  sécurité  personnelle, 
qu'on  frappait  cette  révoltante  branche  de  commerce.  Quel- 
que part  qu'on  jette  les  yeux  dans  toutes  ces  colonies,  on  voit 
prédominer  l'intérêt,  jamais  ou  presque  jamais  un  principe! 
Et  cependant  elles  se  recrutaient  d'individus  qui,  pour  la  plu- 
part, fuyaient  leur  patrie  pour  des  causes  de  religion! 

A  défaut  du  marcha  américain,  il  y  avait  encore  un  au  Ire 
débouché  aux  Indes  occidentales.  La  Caroline  du  Sud  conti- 
nua à  l'alimenter,  au  grand  détriment  de  sa  considération  et 
de  la  sincérité  de  ses  professions  de  foi  religieuse.  Ce  trafic 
ne  cessa  que  quand  partout  le  nègre  fut  préféré  de  beaucoup 
à  l'Indien. 

Les  traitements  auxquels  les  planteurs  soumettaient  les  es- 

«  Carroll,  1"  vol ,  p.  120. 


Oî 


RAPrORTS  AVEC  LES  INDIENS.  ^"^^iîSAH 

claves  nègres  ou  indiens,  élaient  de  la  dernière  inhumanité, 
et  ce  n'est  que  justice  de  dire  que  le  code  de  Tesclavage  dans 
les  deux  Carolines,  est  encore  lun  des  plus  cruels  qui  aient 
élé  adoptés  dans  toute  TAmérique  du  Nord.  J'en  ai  montré  le 
trait  principal  dans  mon  livre  sur  Tesclavage,  jeny  revien- 
drai point.  Il  est  presque  inutile  de  dire  que  dans  ces  colo- 
nies, aucun  effort  ne  fut  fait  pour  civiliser  et  christianiser  les 
races  rouge  et  noire.  Comment  espérer  davantage  d'un  pays 
où  la  même  incurie  existait  pour  les  blancs  eux-mêmes  qu'on 
laissait  sans  instruction  ? 

Les  causes  de  conflit  entre  les  races  blanche  et  rouge 
étaient  nombreuses,  sans  différer  beaucoup  de  celles  que  j'ai 
signalées  pour  les  autres  colonies.  Cependant  il  fallait  y  ajou- 
ter les  rivalités  existantes  entre  la  Caroline  du  Sud  et  la  Flo- 
ride, et  qui  entraînaient  des  guerres  dans  lesquelles  certaines 
tribus  prenaient  parti  pour  les  Espagnols  contre  les  Anglo- 
Américains.  Je  n'entrerai  dans  aucun  détail  sur  la  plupart  de 
ces  luttes  qui  n'eurent  point  de  conséquences  capitales,  et 
qui  seraient  sans  intérêt  pour  le  lecteur.  Je  ne  parlerai  que  dé 
deux  levées  de  boucliers  dans  lesquelles  les  Indiens  crurent 
bien  pouvoir  anéantir  les  Caroliniens.  Mais  auparavant,  disons 
quelques  mots  des  tribus  qui  prirent  part  à  ces  mouvements. 

Entre  la  contrée  des  Apalaches  et  les  établissements  de  la 
Caroline  du  Sud,  se  mouvait  la  puissante  confédération  des 
Muskogees  ou  Creeks,  qui  occupait  au  sud-ouest  de  la  rivière 
Savannah,  et  au  sud  des  AUeghanies,  un  grand  territoire  com- 
posant aujourd'hui  la  Géorgie  et  la  plus  grande  partie  de 
l'État  d'Alabama.  Cette  confédération  qui  se  divisait  en  Hauts 
Creeks  et  en  Bas  Creeks,  pouvait  mettre  sur  pied  de  cinq  à 
six  mille  guerriers. 

La  partie  sud-ouest  delà  chaîne  des  AUeghanies  était  occupée 
par  la  confédération  non  moins  nombreuse  des  Cherokees.  Ces 
anciens  habitants  des  belles  vallées  arrosées  par  les  rivières 
tributaires  du  haut  Tennessee,  réclamaient  encore  comme 


558  CAROLliNES. 

leur  terriloirc  de  chasse  toute  la  région  Nord  s'étendant  jus- 
qu'aux rivières  Kanbawa  et  Oliio. 

Entre  les  Cherokees  et  les  établissements  anglais  des  deux 
Carolines,  se  trouvaient  les  Yamassees  s'échelonnant  sur  la 
rive  Nord  de  la  rivière  Savannah;  plus,  les  Catawbas  qui  occu- 
paient en  partie  les  bords  de  la  rivière  de  ce  nom  ;  enfin  les 
Tuscaroras  répandus  sur  la  Neuse. 

Ces  tribus,  au  dire  de  Gallatin,  n'étaient  pas  moins  cruelles 
que  celles  du  Nord  ;  mais  moins  occupées  de  guerre,  elles 
s'adonnaient  à  l'agriculture,  et  la  chasse  n'était  pour  elles 
qu'un  objet  secondaire.  11  paraît  même  que  les  Muskogees 
ou  Creeks  meilleurs  politiques  que  leurs  voisins,  aimaient 
mieux  incorporer  dans  leurs  rangs  des  tribus  d'un  ordre 
inférieur,  que  de  les  exterminer.  La  raison  principale  qu'on 
donne  de  ces  différences  d'habitudes  comparées  à  celles  des 
tribus  du  Nord,  tiendrait  à  cette  considération,. que  les  con- 
trées Sud  étaient  moins  giboyeuses  et  donnaient  sans  beau- 
coup de  peine  d'abondants  produits  agricoles.  De  la  diversité 
du  genre  de  vie  et  de  l'action  énervante  du  climat,  résultait 
pour  ces  tribus  du  Sud  un  adoucissement  notable  de  carac- 
tère ^ 

Tels  étaient  les  Indiens  avec  lesquels  les  Caroliniens  avaient 
à  compter.  A  part  quelques  engagements  résultant  de  causes 
diverses,  et  parmi  lesquels  se  remarqua  une  expédition 
contre  les  Indiens  Apalaches  qui  s'étaient  alliés  aux  Espa- 
gnols et  qu'on  refoula  jusqu'aux  bords  del'Altamaha  (1705), 
les  Carolines  n'avaient  conçu  aucune  alarme  très -sérieuse. 
Mais  en  1711,  les  Tuscaroras  et  quelques  autres  tribus  de  la 
Caroline  du  Nord  irritées  sans  doute  des  envahissements  con- 
stants qui  rétrécissaient  de  plus  en  plus  le  cercle  de  leurs 
évolutions,  méditèrent  une  vengeance  exemplaire  tenue  long- 
temps secrète,  et  par  conséquent  plus  redoutable.  Ils  com- 

*  Archxologia  Americana,  2*  vol.,  p.  i08. 


RAPPORTS  AVEC  LES  INDIENS.  559 

mencèrent  par  bien  fortifier  leur  ville  principale  pour  pro- 
téger leurs  familles  ;  et  au  nombre  de  douze  cents  guerriers, 
ils  se  répandirent  dans  le  pays  par  petits  groupes  afin  de  ne 
point  donner  l'alarme.  Ils  choisirent  pour  mettre  leur  projet 
à  exécution  l'époque  du  changement  de  lune,  et  au  moment 
convenu,  ils  entrèrent  dans  les  habitations  des  blancs  où, 
sous  de  faux  prétextes,  ils  élevèrent  des  disputes  et  se  ruèrent 
sur  les  hommes,  les  femmes  et  les  enfants  qu'ils  massacrèrent 
sans  merci.  Ils  ne  laissaient  échapper  personne  pour  empê- 
cher l'alarme  de  se  répandre,  et  ils  continuèrent  ainsi  leur 
œuvre  sauvage  en  attaquant  chacune  des  plantations  qui, 
étant  éparses,  ne  pouvaient  aisément  se  secourir.  La  première 
nuit,  on  comptait  aux  environs  de  Roanocke,  plus  de  cent 
trente-sept  victimes  parmi  lesquelles  se  trouvaient  dés  Suisses 
qui  étaient  venus  y  fonder  une  colonie  peu  de  temps  aupa- 
ravant. Cependant  quelques  rares  individus  purent  se  sous- 
traire à  cette  sauvage  boucherie,  ils  prirent  la  fuite  à  travers 
les  bois  et  donnèrent  l'alarme  à  leurs  voisins.  Mais  la  Caro- 
line du  Nord  était  alors  bien  peu  préparée  à  la  résistance. 
Les  Quakers  qui  formaient  une  partie  notable  de  la  popula- 
tion, refusaient  de  prendre  les  armes  en  vertu  des  principes 
de  leur  secte  qui  réprouvaient  toute  lutte  violente.  Quant  aux 
autres  habitants,  à  peine  remis  des  troubles  civils  dont  la  pro- 
vince avait  tant  souffert,  on  ne  pouvait  en  attendre  que  peu 
ou  point  de  secours.  La  Caroline  du  Sud,  heureusement  avertie 
à  temps  de  cette  calamité  inattendue,  et  comprenant  la  né- 
cessité d'en  arrêter  promptement  les  progrès,  recourut  im- 
médiatement aux  moyens  énergiques  de  répression.  La  légis- 
lature vota  un  secours  en  hommes  de  milice,  et  on  y  adjoignit 
la  participation  d'un  corps  nombreux  d'Indiens  alors  amis, 
tels  que  des  Catawbas,  des  Yamassees,  des  Cherokees  et  des 
Creeks.  Ces  forces  réunies  sous  le  commandement  de  Barn- 
well,  s'avancèrent  avec  précaution  dans  ces  déserts  boisés 
qu'on  ne  connaissait  guère;  mais  à  force  de  patience  et  de  cou- 


5G0  CAUOLINES. 

rage,  on  arriva  enfin  près  tic  rcnncmi.  Un  engagement  s'en- 
suivit, et  dans  la  mêlée,  plus  de  trois  cents  hommes  des  Tus- 
caroras  et  de  leurs  alliés  restèrent  pour  morts  sur  le  champ 
de  bataille.  Cent  autres  furent  en  outre  faits  prisonniers  en 
vue  du  marché  d'esclaves  \ 

Cette  première  défaite  avait  affaibli  Tennemi  sans  cepen- 
dant rabattre.  Les  Tuscaroras  firent  retraite  sur  leur  propre 
territoire,  mais  aciivement  poursuivis  par  Barnwell,  ils  ne 
purent  éviter  un  nouveau  combat  aussi  sanglant  que  le  pre- 
mier. Contraints  à  demander  la  paix,  ils  ne  l'obtinrent  qu'en 
abandonnant  tous  les  prisonniers  faits  sur  eux,  ainsi  que  tout 
le  riche  territoire  qu'ils  occupaient  depuis  un  temps  immé- 
morial. Ils  se  retirèrent  vers  TOhio,  et  se  réunirent  ensuite 
aux  Irequois  dont  ils  grossirent  le  nombre  et  qui,  par  suite 
de  cette  adjonction,  prirent  la  dénomination  de  Six  nations.  On 
a  supputé  que  cette  guerre  avait  coûté  aux  Tuscaroras  en  tués, 
blessés  et  prisonniers,  environ  mille  hommes  qui  étaient  rclite 
de  leur  population.  Les  prisonniers  furent  abandonnés  aux 
Indiens  alliés  des  Caroliniens  qui  les  réclamèrent  pour  en 
tirer  profit  en  les  vendant.  Ce  fait  explique  le  mobile  du  con- 
cours de  certaines  tribus  dans  ces  guerres  qui  leur  étaient 
élrangères  '. 

Une  autre  peuplade  nombreuse  plus  voisine  de  la  Caroline 
du  Sud,  devait  éprouver  bientôt  un  sort  non  moins  cruel  que 
celui  des  Tuscaroras.  Les  Yamassees  avaient  toujoursvécu  en 
bonne  intelligence  avec  les  colons,  se  montrant  prêts  en  toute 
occasion,  à  se  joindre  à  eux  soit  contre  les  Espagnols,  soit 
contre  d'autres  tribus,  mais  leur  voisinage  était  trop  rap- 
proché des  établissements  des  Caroliniens,  pour  ne  pas  res- 
sentir à  la  longue  et  Irès-vivement  toutes  les  injustices  et  les 
provocations  de  ceux-ci.  L'Indien  choisit  le  moment  de  sa 
vengeance,  et  il  se  domine  assez  pour  n'en  rien  laisser  apcr- 

^     *  Hildrelh,  S*  vol.,  p.  268-269.  —  Carroll,  f'  vol ,  p.  179. 
«  Carroll,  1"  vol.,  p.  179.  —  Hildretli,  2*  vol.,  p.  268  et  suiv. 


RAPPORTS  AVEC  LES  INDIENS.  3Cl 

cevoir  jusqu'au  jour  qu'il  a  fixé  pour  lui  laisser  son  cours. 
Il  ne  s'agissait  pas  seulement  dans  la  démonstration  que  pré- 
méditaient les  Yamassees,  d'une  querelle  individuelle,  c'était 
Lien  au  contraire  une  guerre  de  race  qui  allait  commencer  ; 
car  ils  s'étaient  ligués  étroitement  avec  les  Catawbas,  les  Che- 
rokees  et  les  Creeks,  tribus  les  plus  puissantes  du  Sud,  et 
dernièrement  encore  les  alliés  des  Caroliniens  contre  les  Tus- 
caroras.  La  mesure  des  torts  des  Européens  leur  paraissait 
comble  à  tous.  Us  voulaient  par  une  union  étroite  de  toutes 
les  confédérations,  anéantir  les  blancs  dans  lesquels  ils  ne 
voyaient  plus  que  des  ennemis  acharnés  conspirant  leur  en- 
tière destruction.  On  estime  que  les  forces  des  tribus  confé- 
dérées pouvaient  s'élever  de  six  à  sept  mille  guerriers  au  Sud, 
et  de  six  cents  à  mille  au  Nord. 

La  guerre  débuta  par  des  déprédations  et  des  assassinats 
partiels.  En  s'avançant  de  divers  côtés  à  la  fois,  les  Indiens 
détruisaient  tout  ce  qui  se  trouvait  sur  leur  passage,  et  ne 
faisaient  grâce  de  la  vie  à  aucun  être  de  race  blanche.  Trop 
disséminés,  les  planteurs  éloignés  de  la  capitale  ne  pouvaient 
opposer  une  résistance  sérieuse  :  ils  se  résignèrent  tous  à 
abandonner  leurs  foyers,  courant  en  toute  hâte  chercher 
un  refuge  à  Charleston  et  y  aviser  aux  moyens  de  défense. 
L'alerte  était  décourageante,  car  chaque  réfugié  qui  voulait 
expliquer  sa  fuite,  grossissait  encore  le  nombre  des  ennemis. 
Cependant  le  gouverneur  Craven  homme  de  sang-froid  et  de 
résolution  qui  ne  partageait  point  la  frayeur  générale,  se  ré- 
solut à  enfermer  dans  les  forts  qui  défendaient  la  place,  toute 
la  population  qu'on  ne  pouvait  utiliser  pour  la  lutte,  et  qui 
aurait  créé  des  embarras  de  plus  d'une  sorte.  Il  proclama  la 
loi  martiale  et  mit  l'embargo  sur  tous  les  bâtiments  qui  se 
trouvaient  dans  le  port,  afin  de  prévenir  Téloignement  d'au- 
cun des  habitants.  Des  demandes  de  secours  furent  adressées 
à  toutes  les  provinces  anglaises,  même  à  TAngleterre  qui  avait 
grand  intérêt  à  la  conservation  des  Carolines.  L'idée  de  soli- 


5G2  CAROLINES. 

darité  était  encore  peu  développée  dans  les  colonies,  si  Ton 
en  juge  par  la  tiédeur  avec  laquelle  cet  appel  fut  répondu.  La 
Caroline  du  Nord  toujours  tourmentée  de  dissensions  intes- 
tines ne  donna  qu'une  aide  peu  importante.  On  n'en  pouvait 
guère  attendre  de  la  Pensylvanie  où  régnait  le  Quakerisme. 
La  Virginie  ne  fournit  qu'une  faible  somme,  mais  Spotswood 
le  gouverneur  envoya  cent  quinze  volontaires  avec  des  provi- 
sions. La  législature  de  New-York  refusa  tout  secours,  en  se 
fondant  sur  ce  que  dans  la  lutte  de  cette  province  avec  les  In- 
diens du  Nord,  jamais  la  Caroline  du  Sud  n'avait  rien  fait 
pour  elle.  Quant  à  T  Angleterre,  elle  se  borna  à  l'envoi  d'armes 
et  d'objets  d'équipements.  En  résumé,  la  Caroline  du  Sud  ne 
disposait  pour  faire  face  au  grave  danger  qui  la  menaçait,  que 
d'une  force  armée  montant  à  douze  cents  hommes  environ. 
Craven  après  avoir  organisé  sa  petite  troupe,  se  mit  en 
marche  dans  la  direction  où  il  supposait  pouvoir  rencontrer 
l'ennemi,  et  après  quelques  escarmouches  qui  étaient  comme 
le  prélude  d'une  action  décisive,  il  arriva  enfin  tout  près  du 
camp  confédéré  où  se  trouvait  réuni  le  gros  des  forces  alliées. 
A  ne  considérer  que  la  masse  des  ennemis  qu'il  avait  en 
face  de  lui,  Craven  devait  plutôt  craindre  un  grave  revers, 
qu'espérer  un  succès.  Mais  sachant  tout  le  prix  de  la  disci- 
pline, il  recommanda  à  tous  ses  hommes  de  se  tenir  bien  ser- 
rés les  uns  contre  les  autres  pour  ne  point  se  laisser 
entamer,  et  de  soumettre  tous  leurs  mouvements  à  son  com- 
mandement absolu.  Ces  ordres  bien  compris  donnaient  aux 
Caroliniens  un  immense  avantage  sur  leurs  adversaires  qui 
étaient  étrangers  à  la  tactique  de  la  guerre,  et  peu  exercés 
encore  à  l'emploi  des  armes  à  feu.  Il  semblait  que  les  Indiens 
eussent  conscience  de  cette  infériorité,  car  lors  de  l'ébranle- 
ment des  masses  qui  engagèrent  le  combat,  leurs  guerriers 
poussèrent  des  cris  sauvages  et  féroces,  comme  s'ils  espé- 
raient y  trouver  un  auxiliaire  puissant.  Mais  les  Caroliniens 
très-familiers  avec  cette  ruse,  n'en  étaient  point  intimidés  ;  il 


RAPPORTS  AVEC  LES  INDIEiNS.  565 

semble  au  contraire  qu'ils  y  puisaient  plus  d'ardeur  pour 
combattre  et  détruire  la  barbarie.  L*affaire  fut  sanglante  mais 
de  courte  durée.  Les  Indiens  ne  purent  tenir  pied  contre  la 
petite  armée  de  Craven  :  on  jeta  facilement  le  désordre  parmi 
eux,  et  les  Yamassees  qui  étaient  les  promoteurs  de  la  guerre, 
furent  rejetés  sur  Tautre  rive  de  la  Savannah.  C'était  une  ex- 
pulsion complète  de  leur  territoire  qui  fut  à  jamais  perdu 
pour  eux.  Les  autres  tribus  plus  à  l'ouest,  et  qui  avaient  été  en- 
traînées dans  cette  guerre  bien  plus  qu'elles  ne  lavaient  pro- 
voquée, se  retirèrent  sur  leurs  propres  possessions  sans 
crainte  d'y  être  suivies,  car  les  blancs  ne  pouvaient  vouloir 
poursuivre  trop  loin  les  conséquences  de  ce  succès  ;  il  leur 
suffisait  d'avoir  triomphé  de  leur  voisin  immédiat,  pour  pou- 
voir attendre  et  espérer  môme  des  propositions  de  paix. 

Les  Caroliniens  ont  cherché  à  rejeter  sur  la  France  et  sur 
l'Espagne,  Podieux  de  ce  soulèvement  des  Indiens,  mais  c'est 
une  pure  invention,  car  Spotswood  gouverneur  de  la  Virginie, 
qui  ne  resta  pas  étranger  à  la  répression  comme  on  l'a  vu 
plus  haut,  écrivait  alors  au  comité  du  commerce,  «  que  ja- 
mais on  ne  parvenait  à  amener  les  Indiens  à  rompre  avec  les 
Anglais,  à  moins  qu'ils  n'y  fussent  contraints  par  les  provoca- 
tions des  gens  qui  trafiquaient  avec  eux^  »  La  guerre  contre 
les  Yamassees  fut  une  des  plus  rudes  épreuves  par  lesquelles 
passa  la  Caroline  du  Sud  :  on  estime  les  dommages  qu'elle  en 
éprouva  à  cent  mille  livres  sterling,  indépendamment  d'une 
dette  égale  en  billels  de  circulation,  et  sans  compter  les  atten- 
tats individuels  qui  ne  lui  furent  point  épargnés. 

Le  résultat  de  cette  guerre  fut  la  confiscation  du  territoire 
des  vaincus  qu'on  offrit  aux  émigranls  d'Europe  dont  on  vou- 
lait se  faire  un  rempart  contre  les  incursions  des  Espagnols 
et  des  Indiens  de  Floride.  Cependant  les  Yamassees  quoique 
refoulés  ne  laissèrent  pas  d'inquiéter  toujours  les  établisse- 

«  Hildrelh,  2*  vol.,  p.  276-277,  et  Carroll,  1"  vol..  p.  198. 


3G4  GAROLIiNES. 

inents  européens  qu'on  y  créa  par  la  suite,  et  d'enlever  le5 
esclaves  noirs  qui  étaient  une  fortune  pour  leurs  maîtres. 
Soutenus  par  TEspagne  avec  laquelle  ils  avaient  fait  alliance, 
les  Yamassees  se  sentaient  autorisés  davantage  encore  à  exer- 
cer leurs  vengeances,  et  plus  d'un  colon  perdit  la  vie  dans  les 
nombreuses  incursions  qu'ils  se  permettaient  en  Caroline. 
Ces  alertes  fréquentes  et  cruelles  rendant  presque  illusoire  la 
possession  de  ce  territoire,  le  colonel  Palmer  se  décida  à 
réunir  une  petile  troupe  et  à  envahir  la  Floride,  pour  avoir 
raison  de  tous  ces  méfaits.  Lorsqu'il  fut  à  la  tête  de  trois  cents 
hommes  composés  de  blancs  et  dlndiens  amis,  il  franchit  la 
frontière  et  s'avança  jusqu'au  fort  Saint-Augustin,  la  seule 
place  importante  de  cette  province.  Il  saccagea  et  incendia 
toutes  les  habitations,  détruisit  les  récoltes,  massacra  ou  fit 
prisonniers  beaucoup  d'Indiens,  et  emmena  avec  lui  tous  les 
bestiaux  qu'il  put  enlever.  En  un  mot,  la  dévastation  fut 
telle,  qu'il  ne  resta  plus  debout  en  Floride,  que  les  propriétés 
protégées  par  les  canons  du  fort. 

Quant  aux  tribus  plus  importantes  qui  s'étaient  détachées 
de  l'alliance  de  la  Caroline,  elles  y  furent  admises  de  nouveau 
par  des  traités  de  paix  difficiles  quelquefois  à  exécuter  ponc- 
tuellement par  les  Indiens,  sollicités  qu'ils  étaient  par  l'al- 
liance de  la  France  dont  les  établissements  se  rapprochaient 
de  plus  en  plus  des  provinces  anglaises  *.    • 

Mais  ce  qui  contribua  plus  que  tout  le  reste  à  assurer  la 
tranquillité  de  la  Caroline  du  Sud,  fut  la  fondation  de  la 
Géorgie  dont  je  vais  parler,  et  plus  tard,  la  cession  de  la  Flo- 
ride par  TEspagne  à  l'Angleterre.  Il  semblait  que  cette  der- 
nière puissance  ne  fil  jamais  trop  pour  contribuer  à  la  sécu- 
rité de  ses  colonies  du  sud  à  cause  des  immenses  ressources 
qu'elles  présentaient,  et  dont  les  habitants  ne  devaient  re- 
cueillir qu'une  faible  part,  suivant  la  politique  très-connue 
de  la  métropole. 

«  Carroll,  !•' vol.,  p.  271-272. 


GÉORGIE.  565 

CHAPITRE  XXII 

COLONIE  DE  GÉORGIE 

Section  I 

FONDATION.   —    CHARTE.  —   ÉTABLISSEMENT  FÉODAL.  —  PRODIBIIIONS. 
VICISSITUDES. 

Le  voisinage  immédiat  de  la  Floride  espagnole  et  catho- 
lique élait  un  sujet  d'inquiétudes  constantes  pour  la  Caroline 
du  Sud  anglaise  et  protestante.  Les  rivalités  de  l'Angleterre 
et  de  l'Espagne  pouvaient  à  chaque  instant,  convertir  ces 
provinces  en  un  champ  de  bataille.  Puis,  la  Floride  abritant 
des  Indiens  ennemis,  les  établissements  un  peu  reculés  de 
la  Caroline  étaieift  exposés  à  de  fréquentes  déprédations, 
même  à  des  massacres;  enfin  la  province  espagnole  était  un 
lieu  de  refuge  pour  les  nègres  décidés  à  prendre  la  fuite. 
Ces  calamités  toujours  tenues  en  suspens  auraient  suffi  pour 
arrêter  la  marche  de  la  colonisation,  alors  même  que  les 
faits  n  eussent  point  justifié  de  légitimes  appréhensions.  On 
forma  donc  en  Angleterre  le  projet  de  créer  sur  la  fron- 
tière des  deux  pays,  une  colonie  nouvelle  dont  la  force  dès 
l'abord,  pût  être  redoutable  aux  Indiens,  tout  en  protégeant 
la  Caroline.  Cette  idée  vague  encore,  fut  accueillie  avec 
empressement  par  John  Ed.  Oglethorpe  membre  du  Parle- 
ment, dont  les  antécédents  militaires  le  rendaient  très-propre 
à  faire  réussir  une  entreprise  de  cette  nature.  Cet  homme  de 
bien  fut  fortifié  dans  sa  résolution  par  une  de  ces  circonstances 
accidentelles   qui    souvent,    déterminent  tout  un  avenir. 
Dans  une  visite  qu'il  fit  un  jour  à  un  de  ses  amis  alors  con- 
finé dans  une  prison  de  Londres,  sa  vue  fut  profondément 
blessée  des  chaînes  dont  celui-ci  était  chargé,  et  du  régime 
général  de  cet  établissement  qui  se  faisait  remarquer  par 


566  GÉORGIE. 

l'oppression,  et  par  de  déplorables  pratiques.  Les  sentiments 
sincèrement  philantliropiques  qui  ranimaient  lui  suggérèrent 
ridée  de  réclamer  avec  insistance  une  réforme  profonde,  tout 
à  la  fois  de  la  loi  pénale  et  du  régime  pénitentiaire  tels 
qu'ils  lui  étaient  apparus.  A  cette  époque  en  effet,  le  système 
criminel  d'Angleterre  était  excessif:  les  délits  les  plus  simples 
recevaient  pour  châtiment  la  potence  ;  chaque  année  on  jetait 
dans  les  prisons  au  moins  4,000  individus  qui  n'avaient 
d'autre  tort  que  d'être  insolvables,  et  la  dette  la  plus  mince 
exposait  à  une  détention  perpétuelle  K  Le  régime  intérieur 
des  prisons  venait  encore  aggraver  notablement  cet  état  de 
choses.  C'est  à  la  vue  des  misères  et  des  souffrances  dont  il 
fut  le  témoin,  que  Oglethorpe  en  homme  de  cœur,  prit  en 
main  la  cause  de  ces  victimes  du  malheur. 

Il  ne  lui  suffit  point  de  réclamer  la  réforme  des  abus  :  il  vou- 
lut procurer  un  secours  efficace  à  la  pauvreté  honnête,  en  lui 
tendant  la  main  pour  la  relever  de  sa  chute.  Jetant  alors  les 
yeux  sur  les  parties  encore  incultes  des  possessions  anglaises 
d'Amérique,  il  projeta  d'y  créer  un  asile  pour  les  malheureux 
qui  seraient  jugés  dignes  de  cette  faveur.  Il  arrêta  ses  vues  sur 
celte  partie  de  territoire  placée  entre  la  Caroline  du  Sud  et  la 
Floride,  appelée  aujourd'hui  Géorgie.  Quoique  la  colonie  an- 
glaise eût  déjà  beaucoup  souffert  du  voisinage  des  Espagnols 
et  des  Indiens  leurs  alliés,  Oglethorpe  ne  fut  point  arrêté  par 
cette  considération,  car  homme  de  guerre  lui-même,  ayant 
fait  plusieurs  campagnes  sous  le  prince  Eugène,  il  lui  sem- 
blait fort  aisé  devenir  à  bout  d'une  poignée  de  sauvages,  s'il 
élait  dans  la  nécessité  de  repousser  leurs  attaques.  Il  y  avait 
bien  quelque  témérité  dans  cette  appréciation,  car  outre  les 
luttes  à  soutenir  contre  les  Indiens  beaucoup  plus  nombreux 
dans  cette  région  que  partout  ailleurs,  une  guerre  avec  l'Es- 
pagne pouvait  ruiner  d'un  seul  coup  toutes  ses  espérances. 

*  Bancroft,  p.  544. 


MOTIFS  DE  LA  FONDATIOTV.  567 

Le  projet  lui-même  dégagé  de  ces  considérations,  paraissait 
mal  digéré.  On  voulait  employer  aux  rudes  travaux  de  défri- 
chement, même  au  métier  de  soldat,  des  hommes  habitués  de 
longue  main  au  séjour  des  villes,  et  qui  se  trouvaient  rui- 
nés par  des  spéculations  hasardées  ;  d'autres  que  l'infortune 
avait  découragés  ;  enfin  beaucoup  d'individus  que  de  mauvais 
contacts  dans  les  prisons  avaientplus  ou  moins  démoralisés. 
Étaient-ce  bien  là  les  pionniers  propres  à  fonder  une  colonie 
surtout  dans  un  climat très-énervant  et  malsain?  L'expérience 
faite  par  la  Virginie  était  donc  perdue  entièrement  et  ne  pou- 
vait prévenir  de  nouvelles  fautes?  Puis,  comment  faire  vivre 
sur  le  même  pied,  et  en  bonne  intelligence  avec  ces  premiers 
éléments  défectueux,  des  hommes  que  la  persécution  reli- 
gieuse pousserait  vers  ce  pays?  Pouvait-on  trouver  là  cette 
homogénéité  de  population  si  nécessaire  pour  un  début  ?  Un 
homme  de  guerre  qu'entraînait  une  idée  philanthropique  ne 
prit  point  garde  à  ces  premières  difficultés,  et  au  lieu  de  les 
atténuer  dans  l'exécution,  lui  et  ses  amis  ne  firent  que  les 
aggraver  et  les  multiplier. 

Oglethorpe  gagna  à  ses  idées  des  hommes  riches  et  in- 
fluents qu'il  trouva  disposés  à  l'aider  de  leur  concours,  et  à 
contribuer  de  leurs  propres  ressources  au  succès  de  l'entre- 
prise. Les  marchands  s'y  intéressèrent  par  la  considération 
que  le  sol  et  le  climat  de  la  Géorgie  étaient  disait-on,  des  plus 
favorables  à  la  production  de  la  vigne  et  du  mûrier,  ce  qui, 
dans  un  temps  donné,  devait  affranchir  l'Angleterre  du  lourd 
tribut  qu'elle  payait  à  l'étranger.  Aux  hommes  politiques, 
on  promettait  une  barrière  militaire  destinée  à  protéger  effi- 
cacement la  Caroline  ;  aux  gens  crédules,  on  faisait  envisager 
un  succès  décidé  pour  la  conversion  des  Indiens  qui,  plus 
nombreux  et  plus  accessibles  à  la  civilisation,  offriraient 
beaucoup  plus  de  prise  aux  missionnaires,  que  dans  au- 
cune autre  région. 

Une  association  se  forma  donc  pour  1^  colonisation  de  la 


3G8  GÉOUGIF.. 

Géorgie,  et  en  1732,  elle  oblint  une  cliarte  d'incorporation 
qui  lui  donna  une  consécration  légale. 

Celle  charte  érigea  en  province  toute  la  contrée  située  enlrc 
les  rivières  Savannah  et  Altamaha  d*un  cùté,  et  depuis  les 
sources  de  ces  rivières  jusqu'au  Pacifique,  de  Tautre  ;  on  lui 
donna  le  nom  de  Géorgie.  Le  but  de  cette  fondalion  est  expliqué 
dans  le  préambule  qui  est  un  mélange  de  philanthropie  el  de 
considérations  mercantiles.  En  voici  le  contexte  : 

a  Attendu  que  beaucoup  de  sujets  pauvres  de  Sa  Majesté 
par  suite  d'infortune  et  de  manque  d*emploi,  sont  très-nécessi- 
teux, et  seraient  heureux  de  s'élablir  dans  une  des  provinces 
d'Amérique  où,  parla  mise  en  valeur  des  ferres  incultes  el 
désertes,  ils  pourraient  non-seulement  s'assurer  une  grande 
aisance,  mais  encore  fortifier  les  colonies  et  accroître  le 
commerce,  la  navigation  et  la  richesse  des  États  de  Sa  Ma- 
jesté, etc.  ^  » 

D'après  la  charte,  les  TfM^^^^s  ou  administrateurs  reçurent 
la  faculté  de  s'adjoindre  un  nombre  illimité  de  coopérateurs, 
et  le  roi  leur  conféra  le  privilège  exclusif  pendant  vingt  et  un 
ans,  de  faire  des  lois  obligatoires  pour  les  habitants  de  la  co- 
lonie, sauf  cependant  son  approbation  en  Conseil. 

La  liberté  religieuse  fut  assurée  à  tous,  excepté  aux  catho- 
liques. 

On  conféra  le  pouvoir  exécutif  à  un  Conseil  composé  de 
trente-quatre  personnes  dont  quinze  nommées  à  vie  par  la 
charte,  et  les  autres  devaient  être  élues  par  les  Trustées.  Il  en- 
trait dans  les  attributions  de  ce  Conseil  de  faire  des  conces- 
sions de  terre  aux  conditions  qu'il  jugerait  convenables,  mais 
les  Trustées  n*en  pouvaient  jamais  recevoir  directement  ou 
indirectement.  Il  est  juste  de  dire  que  cette  clause  restrictive 
fut  insérée  dans  la  charte  sur  leur  propre  demande.  D'un 
autre  côté,  une  disposition  spéciale  faisait  défense  d'accorder 

•  Diographical  memortals  of  James  Oglethorpe,  by  Th.  M.  fiarris,  p.  50. 


mOTlFS  DE  LA  FONDATION.  3C9 

plus  de  cinq  cents  acres  de  terre  à  une  seule  personne  soit 
en  bloc  soil  par  parties  séparées  *.  On  avait  en  vue  de  main 
tenir  Taisance,  sans  permettre  la  fortune,  comme  si  Ton  eût 
tenu  à  décourager  l'ambition  légitime  .des  colons,  ambition 
qui  était  le  principal  levier  dans  toutes  les  provinces  d'outre- 
mer. Ces  fondateurs  aux  idées  généreuses  se  montraient  donc 
une  fois  de  plus,  bien  étrangers  aux  mobiles  du  cœur  hu- 
main. 

Dans  leur  première  réunion,  les  Trustées  voulant  eux-mêmes 
bien  déterminer  les  vues  désintéressées  de  leur  entreprise 
et  son  but  d'exécution,  en  laissèrent  la  marque  sur  le  sceau 
qu'ils  adoptèrent  pour  donner  l'authenticité  aux  actes  de  la 
compagnie.  L'inscription  portait  :  Non  sibi  sed  aliis.  I-a  figure 
emblématique  élait  un  groupe  de  vers  à  soie  filant  leurs  co- 
cons *.  C'était  indiquer  suffisamment  la  culture  et  Tindustrie 
que  l'on  préférait  pour  cetle  contrée.  Les  Trustées  supposaient 
aussi  que  la  nature  de  la  population  s'accommoderait  mieux 
de  la  préparation  de  la  soie,  que  de  travaux  plus  pénibles. 
Enfin  cette  production  répondait  complètement  aux  vœux  de 
l'Angleterre. 

La  création  d'une  colonie  lointaine  nécessitait  de  grandes 
dépenses,  et  pour  y  faire  face  un  pressant  appel  fut  adresse 
à  toute  l'Angleterre.  On  parla  à  chacun  le  langage  le  plus 
propre  à  amener  son  offrande.  Plusieurs  considérations 
étaient  déterminantes  pour  le  plus  grand  nombre  :  au  moyen 
de  celte  fondation  on  viderait  les  prisons,  et  la  taxe  des  pau- 
vres serait  de  beaucoup  réduite  ;  l'Anglelerre  allait  enfin  ob- 
tenir dans  ses  propres  possessions,  la  soie  et  le  vin  qui  lui 
manquaient;  enfin  une  classe  malheureuse  était  appelée  à 
jouir  de  Taisance  et  de  la  liberté.  Les  offrandes  ne  se  firent 
point  attendre  :  elles  abondèrent  de  tous  cùlés,  et  les  plus 

MlilJrctli,  2Mol.,p.  563. 
*  Ilarris,  p.  41 . 

lî.  24 


570  GÉORGIE. 

libérales  vinrent  de  la  banque  d'Angleterre  et  du  Parlement 

qui  donnèrent  un  noble  exemple. 

Lorsque  les  Trustées  se  furent  assurés  d'une  somme  suffi- 
sante pour  acheter  des  vêtements,  des  instruments  aratoires, 
des  outils,  des  armes  et  tous  les  autres  objets  nécessaires  à 
Texistence  et  à  la  sécurité  des  émigrants,  ils  rassemblèrent 
les  individus  qui  consentaient  à  s'éloigner  et  qui  réunis- 
saient les  conditions  de  leur  programme.  Mais  le  choix  ne 
fut  pas  heureux,  et  ceux  qu'on  accepta  se  montrèrent  plus 
tard  les  moins  propres  à  réaliser  le  but  espéré.  On  les  em- 
barqua au  nombre  de  trente-cinq  familles  comprenant  en- 
viron cent  trente-cinq  personnes,  et  ils  firent  voile  pour  la 
Géorgie  en  novembre  1732,  sous  la  conduite  de  Oglethorpe 
lui-même,  qui  fut  nommé  le  chef  absolu  de  l'entreprise  et  de 
la  colonie*.  Après  avoir  touché  à  Charleston,  l'expédition 
se  mit  en  route  pour  sa  destination.  A  peine  débarqués,  les 
colons  s'établirent  définitivement  dans  un  lieu  appelé  Yamo- 
craw  sur  la  rivière  Savannah.  Ce  nom  plut  par  sa  douceur.  II 
fut  donné  à  cette  première  fondation  qui  est  aujourd'hui  la 
capitale  de  la  Géorgie. 

Une  entreprise  dont  le  mobile  était  principalement  philan- 
thropique ne  pouvait  débuter  par  une  lutte  avec  les  Indiens  qui 
occupaient  cette  position.  On  entra  immédiatement  en  pour- 
parlers avec  eux,  et  moyennant  une  légère  compensation,  ce 
territoire  fut  cédé  à  la  corporation.  Mais  il  fallait  davantage 
en  vue  de  l'accroissement  présumé  de  la  colonie  :  il  importait 
beaucoup  de  s'assurer  de  suite  de  plus  grands  espaces  pour 
éviter  des  collisions  avec  les  autres  tribus,  et  il  n'était  pas 
moins  intéressant  de  se  concilier  leur  amitié,  pour  être  dégagé 
de  toutes  craintes  de  ce  côté.  Oglethorpe  convoqua  donc  à  une 
conférence  les  chefs  les  plus  considérés  et  les  plus  influents; 
parmi  eux  se  trouvaient  de  Haut  et  Bas  Creeks  qui,  en  hommes, 

*  Hildreth,  2*  vol.,  p.  565. 


TRAMÉ  AVEC  LES  INDIENS.  571 

femmes  et  enfants,  pouvaient  présenter  un  chiffre  de  popu- 
lation de  vingt-cinq  mille  âmes,  et  dont  le  concours  était 
précieux  car  c'était  la  tribu  la  plus  redoutable.  Bon  nombre 
de  ces  chefs  se  rendirent  à  la  convocation  dans  les  dispo- 
sitions les  plus  pacifiques.  Le  gouverneur  alors  leur  adressa 
une  harangue  solennelle  dans  laquelle  il  leur  exprimait  son 
vif  désir  de  vivre  en  bonne  intelligence  avec  eux,  et  pro- 
posait de  leur  acheter  quelques  parties  de  territoire  à  prix 
débattu.  Il  réclamait  en  outre  un  traité  d'alliance,  en  leur 
faisant  ressortir  tous  les  avantages  que  les  Indiens  pouvaient 
retirer  de  leurs  rapports  avec  TAngleterre.  Ces  ouvertures 
furent  bien  accueillies,  et  en  signe  de  consentement;  Tun  des 
chefs  creeks  lui  offrit  en  présent  une  peau  de  buffalo  ornée 
d'une  tête  et  de  plumes  d'aigle.  C'était  un  emblème  qu'il  ex- 
pliqua ainsi  : 

L'aigle,  dit-il,  symbolise  la  vélocité,  tandis  que  le  buffalo 
représente  la  force.  Les  Anglais  sont  aussi  rapides  que  le  pre- 
mier et  aussi  puissants  que  le  deuxième,  car  ils  semblent  voler 
en  parcourant  les  mers,  mênle  jusqu'aux  points  les  plus  re- 
culés de  la  terre,  et  rien  n'est  assez  fort  pour  leur  résister. 
Les  ailes  de  l'aigle  sont  douces  et  signifient  affection;  la  peau 
du  buffalo  est  chaude  et  donne  l'idée  de  la  protection.  11 
concluait  en  exprimant  l'espoir  que  les  Anglais  aimeraient  et 
protégeraient  leurs  petites  familles  \  L'emploi  de  ces  images 
en  môme  temps  qu'il  prouve  un  certain  degré  d'imagination 
chez  ces  peuplades,  atteste  aussi  le  prix  qu'ils  attachaient  à 
l'alliance  anglaise,  par  le  soin  que  prenait  le  chef  d'en  déter- 
miner l'étendue.  On  ne  pouvait  inaugurer  la  colonie  sous  de 
meilleurs  auspices;  c'était  la  répétition  du  fameux  traité 
conclu  par  William  Penn,  mais  on  espérait  bien  que  ses  ré- 
sultats seraient  moins  amers* 
Le  plan  de  gouvernement  adopté  par  les  Trustées  se  fessen» 

*  Uafris,  p*  69* 


372  GÉOr.GIF. 

tait  de  la  situation  géographique  de  la  Géorgie,  placée  qu'elle 
était  sur  la  frontière  de  la  Floride,  non  loin  des  établisse- 
ments créés  par  des  Français  dans  la  vallée  du  Mississipi,  et 
environnée  de  puissantes  tribus  indiennes.  C'était  une  espèce 
de  colonie  militaire  à  laquelle  on  donna  une  organisalion 
toute  particulière.  Voici  les  principales  dispositions  qui  ser- 
virent de  pacte  avec  les  colons  : 

Li  corporation  accordait  à  tout  émigrant  qui  avait  payé  son 
passage,  cinquante  acres  de  terre  par  chaque  tête  de  serviteur 
engagé  qu'il  amènerait  avec  lui.  Aucune  concession  ne  pou- 
vait dépasser  cinq  cents  acres. 

Chaque  serviteur  engagé  avait  droit,  à  l'expiration  de  son 
contrat,  à  vingt  acres  de  terre. 

Tout  émigrant  envoyé  par  la  corporation  elle-môme,  avait 
droit  à  cinquante  acres,  mais  à  charge  d\\ne  quitrenl  annuelle 
de  dix  shillings. 

Chaque  habitant  mâle  était  considéré  tout  à  la  fois  comme 
planteur  et  comme  soldat.  On  lui  fournissait  des  armes  et  des 
munitions  en  même  temps  que  des  instruments  aratoires. 
Les  terres  concédées  devaient  être  possédées  à  titre  de  lief 
militaire,  et  soumettait  le  possesseur  à  prendre  les  armes  et 
à  se  mettre  en  marche  pour  la  défense  du  territoire,  au  pre- 
mier ordre  qui  lui  en  serait  donné.  Les  femmes-  étaient  re- 
poussées des  successions  comme  impropres  au  service  mili- 
taire. A  défaut  d'héritiers  mâles,  le  fief  faisait  retour  à  la 
corporation  qui  en  disposait  au.  profit  de  toute  autre  personne 
qu'elle  en  jugerait  digne.  Pour  éviter  la  concentration  des  pro- 
priétés dans  une  même  main,  aucune  aliénation  n'était 
valable  que  de  l'agrément  des  Trustées.  Toute  terre  qui 
n'avait  point  été  défrichée,  cultivée  et  entourée  de  clô- 
tures dans  un  délai  de  dix-huit  ans  à  partir  de  la  conces- 
sion, retournait  également  à  la  corporation,  et  le  titre 
se  trouvait  annulé  de  plein  droit.  Cette  sage  précaution 
était  sans  doute  prise  con(,rc  Tespèce  parliculiùrc  d'émigrants 


ORGANISATION  DÉFECTUEUSE.  575 

que  Ton  avait  en  vue  et  dont  il  ne  fallait  pas  trop  espérer. 

Afin  d'obliger  les  colons  au  travail  et  pour  mieux  réussir 
à  les  moraliser,  on  prohiba  expressément  l'esclavage  des 
nègres,  Tusage  du  rhum,  et  le  commerce  avec  les  Indes  occi- 
dentales qui  ne  fournissaient  guère  que  cette  liqueur  en 
retour  des  produits  expédiés  d'Amérique. 

Dans  le  but  de  prévenir  toute  collision  de  races,  aucun 
colon  ne  pouvait  faire  de  commerce  avec  les  indigènes,  si  ce 
n'est  en  vertu  d'une  licence  spéciale  que  Tautorilé  n'accor- 
dait qu'avec  beaucoup  de  circonspection  ^ 

L'ensemble  de  ce  système  qui  était  un  mélange  confus  de 
féodalité,  d'organisation  militaire  despotique,  et  de  philan- 
thropie ne  pouvait  réussir,  surtout  dans  un  pays  naissant  où 
ce  n'était  pas  trop  de  l'initiative  individuelle  laissée  à  elle" 
même  dans  une  grande  mesure,  pour  amener  la  prospérité 
générale.  Il  est  vrai  que  l'expérience  à  laquelle  on  se  livrait 
inspirait  de  graves  préoccupations  et  commandait  une  grande 
circonspection  ;  on  ne  pouvait  s'en  reposer  sur  cette  popu- 
lation pauvre  et  déclassée,  de  son  amour  du  travail  et  de  sa 
moralité,  et  il  fallait  prévenir  sa  dégradation.  Mais  puisqu'on 
faisait  aussi  appel  aux  victimes  des  dissensions  religieuses  et 
aux  travailleurs  de  tous  pays,  c'est-à-dire  à  une  classe 
d'hommes  d'un  ordre  plus  élevé,  comment  espérer  que  de 
pareils  colons  consentiraient  longtemps  à  se  soumetlre  à 
cette  loi  fondamentale  qui  les  réduisait  à  une  sorte  d'asservis- 
sement humiliant?  Ne  réfléchissait-on  pas  que  le  voisinage 
immédiat  de  la  Caroline  du  Sud  ferait  envier  ses  inslitutions 
par  les  habitants  de  la  Géorgie,  et  que  Ton  provoquait  à 
plaisir,  ou  l'abandon  de  la  nouvelle  province,  ou  une  révolte 
pour  obtenir  un  régime  plus  libéral?  Mais  les  réformateurs 
se  passionnent  généralement  pour  une  idée,  pour  un  système, 
ils  en  préparent  à  distance  l'agencement  général,  ils  soumet- 

*  Carroll,  1"  vol.,  p.  507,  et  Hildrolh,  2"  vol.,  p.  568. 


574  GÉORGIE. 

tcnt  les  délails  à  certaines  combinaisons  mathématiques,  sans 
tenir  compte  de  ceux  qui  le  feront  fonctionner,  sans  faire  la 
part  des  faiblesses  humaines,  des  inégalités  d'aptitude,  des 
exigences  du  climat,  de  mille  circonstances  qui,  à  Tœuvre 
seulement  s'aperçoivent  complètement. 

Les  premiers  envois  d'émigrants  composés  de  pauvres 
qu'on  avait  recueillis  dans  les  différentes  villes  et  communes 
d'Angleterre  étaient  peu  portés  au  travail  et  ne  remplissaient 
aucune  des  conditions  propres  à  amener  la  réussite  d'une  co- 
lonie telle  que  celle  de  Géorgie.  Il  devenait  nécessaire  de  s'as- 
surer du  concours  d'hommes  plus  vigoureux,  rompus  à  la 
fatigue,  et  surtout  exercés  aux  travaux  des  champs.  C'est  alors 
qu'on  tourna  les  yeux  vers  TAllemagne  et  la  Haute-Écosse. 
A  peine  la  corporation  eut-elle  fait  publier  dans  ces  deux  con- 
trées les  avantages  dont  elle  favorisait  l'émigration  vers  la 
(iéorgie,  que  des  offres  lui  arrivèrent  de  plusieurs  côtés. 
Bientôt  on  put  réunir  cent  trente  écossais  qu'on  embarqua 
pour  ce  pays  :  ils  prirent  position  sur  la  rivière  Altamaha 
c  est-à-dire  sur  la  frontière  de  la  Floride,  point  le  plus  ex- 
posé de  tout  le  territoire.  Peu  après,  cent  soixante-dix  alle- 
mands furent  expédiés  sur  un  autre  point,  pour  faire  mieux 
sentir  aux  voisins  alliés  ou  ennemis,  que  l'on  se  mettait  par- 
tout sur  un  bon  pied  de  défense.  La  province  se  recruta  aussi 
de  moraves  allemands,  et  de  juifs.  Parmi  les  émigrants  d'An- 
gleterre se  trouvait  John  Wesley  le  futur  fondateur  du  Métho- 
disme et  qui  bien  jeune  alors,  était  déjà  plein  de  zèle  pour  la 
propagation  de  l'Évangile.  En  trois  ans  de  temps,  la  Géorgio 
avait  reçu  environ  quatre  cents  immigrants  sujets  anglais,  et 
cent  soixante-dix  étrangers.  Quelque  temps  après,  l'Allemagne 
et  l'Ecosse  fournirent  de  nouvelles  recrues  qui  permirent  de 
bien  augurer  de  l'avenir. 

Plusieurs  points  vulnérables  attirèrent  l'attention  d'Ogle- 
thorpe  qui  s'empressa  de  les  fortifier  pour  éviter  toute  sur- 
prise, (.es  ouvrages  qu'on  éleva  avaient  une  double  destina- 


GÉORGIE  ET  CAROLINE  COMPARÉES.  575 

tion  :  ils  devaient  servir  de  lieu  de  refuge  pour  la  population 
en  cas  d'invasion,  et  leur  armement  était  une  menace  pour 
lennemi,  dont  il  arrêterait  la  marche.  Les  colons  qu'on  ha- 
bituait au  maniement  des  arnies  devenaient  une  ressource 
très-utile  même  pour  Tattaque.  Toutefois  il  faut  se  garder  de 
généraliser  cette  observation,  car  on  ne  pouvait  guère  comp- 
ter en  cas  de  guerre,  que  sur  les  Écossais  et  sur  les  Alle- 
mands, hommes  d'une  forte  trempe  et  de  beaucoup  de  cou- 
rage. Ce  début  quelque  minces  qu'en  fussent  [les  résultats, 
avait  occasionné  à  Oglelhorpe  beaucoup  de  fatigues  et  d'an- 
xiétés, et  ses  services  étaient  déjà  méconnus.  Les  colons  éprou- 
vaient de  cruelles  déceptions,  et  beaucoup  d'entre  eux  lui  en 
faisaient  un  grief,  comme  si  lui  seul  devait  être  rendu  respon- 
sable d'un  plan  mal  combiné,  et  des  rigueurs  d'un  climat  très- 
énervant.  La  comparaison  de  la  Caroline  du  Sud  avec  la 
Géorgie  n'était  point  favorable  à  celle-ci.  Dans  la  première,  le 
rhum  jugé  nécessaire  pour  combattre  Taclion  climatérique 
élait  autorisé.  L'esclavage  trouvait  sa  consécration  dans  la  loi, 
et  le  travail  du  nègre  enrichissait  le  pays  à  vue  d'œil.  Les 
Caroliniens  exempts  d*alarme,  protégés  qu'ils  étaient  main- 
tenant du  côté  de  la  Floride,  donnaient  tous  leurs  soins  aux 
affaires,  surtout  aux  affaires  publiques  auxquelles  ils  pre- 
naient part  d'une  manière  active  et  souvent  décisive.  En 
Géorgie  au  contraire,  les  colons  toujours  exposés  aux  dangers 
d'un  voisinage  redoutable  étaient  partagés  entre  le  travail 
agricole  et  les  exercices  militaires.  Cet  état  précaire  pouvait 
se  prolonger  indéfiniment,  et  ils  n'avaient  point  d'espoir  de 
Taméliorer,  privés  qu'ils  étaient,  de  tous  droits  politiques. 
A  l'action  débilitante  du  climat  s'ajoutait  le  découragement  : 
à  part  quelques  hommes  mieux  trempés  tels  que  les  Écos- 
sais et  les  Allemands,  le  plus  grand  nombre  composé  d'An- 
glais déclassés  en  vue  desquels  cependant  la  fondation  avait 
été  entreprise,  ne  donnaient  qu'un  travail  insignifiant;,  si 
bien  qu'après  plusieurs  années  d'établissement,  les  Géorgiens 


S76  GÉORGIE. 

ne  produisaient  pos  encore  les  denrées  nécessaires  pour  la 
subsislance  de  la  colonie.  C'est  ce  qui  faisait  dire  à  un  hislo- 
rien]  du  temps,  que  beaucoup  de  colons  étaient  indignes  do 
l'assistance  qu'on  leur  avait  donnée*. 

Les  Trustées  ne  pouvaient  rester  insensibles  à  cette  dé- 
tresse, mais  fermement  attachés  à  leur  plan  de  conduite  qui 
avait  pour  but  de  relever  le  moral  de  la  population  qu'ils 
palronaient,  ils  refusèrent  absolument  de  rapporter  la  loi  qui 
proscrivait  le  rhum  et  l'esclavage.  Toutefois  en  1737,  ils  mo- 
difièrent quelque  peu  la  constitution  de  la  propriété,  en  ce 
sens  seulement  qu'ils  admirent  les  femmes  au  partage  des 
successions,  et  que  faculté  fut  accordée  aux  tenanciers  privés 
d'héritiers,  de  disposer  de  leurs  terres  par  testament.  Ce  pre- 
mier pas  était  insignifiant,  il  n'apportait  aucun  remède  à  la 
condition  semi-militaire  du  colon,  et  celui-ci  n'en  restait  pas 
moins  un  paria  privé  de  tout  droit  politique,  et  obligé  de  su- 
bir la  loi  faite  pour  lui  ou  plutôt  contre  lui,  en  Angleterre. 
L'habitant  de  Géorgie  restait  la  sentinelle  et  surtout  le  bou- 
clier de  la  Caroline,  quand  tous  les  avantages  politiques  et  com- 
merciaux restaient  à  cette  province.  D'un  autre  côté,  il  était 
aussi  le  soldat  de  TAngleterre,  obligé  de  prendre  part  à  toutes 
les  expéditions  qu'il  conviendrait  à  celle-ci  d'entreprendre 
contre  ses  ennemis  personnels  de  ce  côté  de  l'Amérique. 
Cette  condition  n'était  point  enviable,  et  l'incertitude  con- 
stante qui  pesait  sur  la  vie  et  la  fortune  des  colons  ne  pouvait 
que  leur  faire  désirer  très-vivement  un  changement  de  con- 
dition. Une  expédition  entreprise  en  1740  par  l'Angleterre 
contre  la  Floride,  vint  encore  augmenter  cette  détresse.  Quoi- 
que Oglethorpe  eût  amené  quelques  troupes  d'Europe  pour 
prendre  part  à  l'action,  les  colons  n'en  devaient  pas  moins 
fournir  leur  contingent  d'hommes  armés,  et  abandonner 
leurs  habitations  et  leur  culture  pour  une  cause  qui  n'était 

*  Sleveii.9.  —  Ilildrelh,  2'  vol.,  p.  37 1 . 


EflllGRATION  DE  LA  GÉORGIE.  577 

point  la  leur,  et  qui  les  exposait  à  de  cruelles  représailles. 
C'est  dans  une  attaque  contre  un  fort  espagnol,  qu'une  petite 
troupe  d'individus  d'origine  écossaise  voulant  braver  le  feu 
de  Tennemi,  succomba  victime  de  son  courage.  Cette  perte  se 
faisait  d'autant  plus  sentir,  que  ces  braves  étaient  la  fleur  de 
la  population  delà  Géorgie,  et  qu'eux  et  les  Allemands  avaient 
constamment  fait  des  efforts  pour  repousser  le  rhum  et  l'es- 
clavage, en  opposition  avec  les  réclamations  des  colons  anglais 
qui  ne  cessaient  de  réclamer  l'un  et  l'autre,  dans  l'intérêt 
suivant  eux,  de  la  prospérité  de  la  colonie  '. 

L'attaque  contre  la  Floride  quoique  dirigée  par  Oglethorpe 
lui-même  avec  l'aide  de  sa  troupe  anglaise  et  d'un  renfort  de 
Caroliniens  et  d'Indiens,  fut  avantageusement  repoussée  par  les 
Espagnols.  La  défection  se  mit  dans  les  rangs  des  assaillants, 
et  Oglethorpe  eut  la  douleur  de  se  voir  abandonné  par  les 
Indiens  alliés  et  par  une  partie  du  régiment  de  la  Caroline. 
Obligé  de  faire  retraite,  il  ne  put  échapper  à  la  calomnie  : 
rinsuccès  lui  fut  attribué,  et  il  ne  put  jamais  regagner  la  con- 
fiance générale  sans  laquelle  seule  il  est  impossible  de  pro- 
duire  quelque  bien. 

Dans  ces  circonstances  critiques,  bon  nombre  de  colons 
abandonnèrent  la  Géorgie  pour  émigrer  dans  la  Caroline  du 
Sud  ;  ils  se  dirigèrent  principalement  sur  Charleston  qui  of- 
frait plus  de  ressources  à  ceux  dont  l'existence  antérieure  s'é- 
tait passée  dans  les  villes,  et  qui  n'avaient  ni  la  force  ni  le 
désir  de  s'occuper  d'agriculture.  Dans  le  nombre  de  ces  émi- 
granls  se  remarquaient  les  Moraves  dont  les  principes  s'oppo- 
saient à  toute  prise  d'armes,  à  toute  lutte  armée,  et  qui  ne 
pouvaient  rester  plus  longtemps  dans  une  colonie  purement 
militaire.  La  Géorgie  s'appauvrissait  donc  de  plus  en  plus 
malgré  les  sommes  considérables  consacrées  à  sa  fondation. 
Le  parlement  avait  largement  contribué  à  ces  sacrifices  par 

<  Hildrelh,  2*  vol.,  p.  371  et  suiv. 


578  GÉORGIE. 

une  exception  toute  particulière,  dans  Tespoir  de  doter  cette 
province  du  vin  et  de  la  soie  qui  manquaient  à  TAngleterre. 
Tous  ces  efforts,  toutes  ces  libéralités  étaient  bien  compromis; 
encore  un  pas  de  plus,  et  c'en  était  fait  de  cette  conception  si 
désintéressée  à  l'origine. 

Section  II 

PREMIÈRES    MODIFICATIONS   GOUVERNEMENTALES. 

LE    RHUM   ET    l'eSCLAVAGE    AUTORISÉS.    —    GOUVERNEMENT    ROYAL. 

INSTITUTIONS   POLITIQUES    ET    JUDICIAIRES. 

Les  gouvernements  placés  trop  loin  du  siège  de  l'action, 
au  lieu  d'exercer  un  patronage  salutaire,  deviennent  une  ca- 
lamité publique.  Presque  toutes  les  colonies  en  firent  tour  à 
tour  l'expérience;  et  l'on  voit  que  ce  fut  sans  profit  pour  la 
dernière  venue  d'entre  elles.  Le  gouvernement  de  la  Géorgie 
donna  lieu  à  des  plaintes  multipliées  auxquelles  il  fallait  ce- 
pendant accorder  quelque  satisfaction.  On  se  borna  momen- 
tanément en  1743,  à  créer  un  pouvoir  local  chargé  de  la  dé- 
légation de  la  corporation  d'Angleterre.  11  fut  composé  d'un 
président  et  de  quatre  conseillers,  mais  le  choix  du  chef 
tomba  sur  un  vieillard  qui,  quoique  recommandable  à  d'au- 
tres égards,  n'avait  rien  de  l'énergie  nécessaire  pour  faire 
face  à  une  situation  si  difficile.  La  colonie  tomba  dans  une 
sorte  de  marasme  peu  propre  à  attirer  des  émigrants,  et  l'on 
pouvait  toujours  craindre  Téloignement  de  ceux  qui  avaient 
si  longtemps  souffert.  Le  nombre  des  habitants  qui  récla- 
maient rintroduction  du  rhum,  le  libre  commerce  avec  les 
Indes  occidentales,  et  l'emploi  des  esclaves  nègres  à  l'agri- 
culture, s'était  beaucoup  accru  depuis  |les  premières  péti- 
tions faites  dans  ce  but.  Les  Allemands  eux-mêmes  étaient 
gagnés  à  cette  idée,  mais  ils  voulaient  se  mettre  en  règle 
avec  leur  conscience  touchant  l'esclavage  qu'ils  avaient  tou- 
jours repoussé  avec  beaucoup  d'énergie.  Il  fallait  donc  trou- 


INTRODUCTION  DE  NÈGRES.  370 

ver  un  moyen  de  ne  point  paraître  déserler  les  principes 
tout  en  donnant  satisfaction  aux  intérêts.  Ils  écrivirent  donc 
en  Allemagne  pour  consulter  teurs  coreligionnaires,  en  leur 
soumettant  toutes  les  difficultés  de  leur  position.  La  réponse 
fut  ce  qu'on  peut  supposer,  à  une  époque  où  Ton  transigeait 
plus  que  nous  ne  le  pensons  aujourd'hui  avec  le  devoir.  «  Si 
vous  prenez,  leur  répondit-on,  des  esclaves  selon  la  foi  et 
avec  l'intention  de  les  conduire  au  Christ,  ce  ne  sera  point  un 
péché.  Il  se  peut  même  que  cela  devienne  une  bénédiction*.  » 
Il  n  en  fallait  pas  davantage  pour  éclaircir  les  doutes  et  lever 
les  scrupules,  en  sorte  que  ces  colons  se  joignirent  aux  au^ 
très  pour  demander  le  rappel  de  la  loi  qui  prohibait  l'escla- 
vage. Whitefield  lui-même,  ce  ministre  dont  la  parole  ar- 
dente chercha  à  ranimer  la  foi  dans  les  colonies  anglaises, 
joignit  ses  instances  à  celles  des  Géorgiens  pour  réclamer 
cette  institution,  sur  le  motif  apparent  de  convertir  les  infi- 
dèles au  christianisme*. 

Cependant  la  corporation  ne  voulait  pojjit  se  départir  des 
règles  de  conduite  qu'elle  avait  adoptées  et  qui  étaient,  à 
ses  yeux,  un  préservatif  nécessaire  pour  les  colons  qu'elle 
assistait.  Ceux-ci  néanmoins  trouvèrent  le  moyen  de  tourner 
la  difficulté  :  les  Trustées  repoussant  l'esclavage,  mais  non 
les  nègres,  on  imagina  d'introduire  des  individus  de 
cette  race  à  titre  d'engagés  volontaires  ;  et  au  lieu  d'un  con- 
trat à  court  terme  comme  cela  se  passait  pour  les  serviteurs 
blancs,  on  supposa  un  engagement  de  cent  années.  A  l'aide 
de  ce  subterfuge,  les  nègres  arrivèrent  en  grand  nombre,  et 
Tautorilé  fut  obligée  de  céder.  Elle  se  borna  à  exiger  des 
planteurs  qu'ils  donneraient  un  enseignement  religieux  à 
CCS  malheureux,  une  fois  par  semaine  le  dimanche  (1749)'. 

Déjà  antérieurement  en  1742,  la  prohibition  de  l'impor- 


*  Bancroft,  p.  557. 

«  Ilildreth,  2"  vol.,  p.  417. 

5  Le  même,  p.  418. 


380  GÉORGIE. 

tation  du  rhum  avait  él6  rapporléc,  et  il  en  coûtait  peu  de 
s*y  décider,  car  une  contrebande  active  favorisée  par  la  plu- 
part des  habitants,  en  fournissait  à  la  colonie  en  quantité 
suffisante  pour  enlever  une  portée  sérieuse  à  la  liberté  qu'on 
accordait  bien  tardivement  \ 

Mais  un  point  important  restait  toujours  en  suspens,  et  il 
était  de  sérieuse  conséquence.  La  prohibition  d'aliénation  des 
terres,  et  Tobligalion  du  service  militaire  inhérent  à  la  pos- 
session pesaient  de  tout  leur  poids  sur  la  Géorgie  dont  elle 
arrêtait  les  progrès,  et  qui  languissait  ainsi  dans  un  état  mi- 
sérable. Touchés  enfin  de  cet  état  qu'ils  se  sentaient  impuis- 
sanls  à  améliorer,  les  Trustées  se  résolurent  au  seul  parti 
qu'il  convenait  d'adopter  ;  en  1752,  ils  résignèrent  entre 
les  mains  du  roi,  tous  les  pouvoirs  qu'ils  tenaient  de  la 
charte.  Dès  ce  moment,  ce  pays  devint  province  royale 
sujette  à  une  nouvelle  forme  de  gouvernement,  et  dégagée 
de  toutes  les  entraves  qu'on  avait  mises  à  sa  réussite. 

Ainsi  finit  cette;  malencontreuse  corporation  à  la  création 
de  laquelle  présida  une  idée  généreuse,  mais  qui,  sans  tenir 
compte  des  hommes  et  des  choses,  adopta  tout  un  système  de 
gouvernement  qui  ne  pouvait  que  nuire  aux  intérêts  qu'elle 
voulait  protéger.  Des  sommes  considérables  furent  dépensées 
sans  profit  réel,  et  cette  fatale  expérience  détermina  beaucoup 
de  souffrances  qui  firent  presque  maudire  la  main  qu'on  au- 
rait du  bénir.  Cependant  il  sortit  de  là  un  utile  enseignement 
qui  montre  une  fois  de  plus  que  tous  les  gouvernements  con- 
çus à  priori  en  vertu  d'un  système  plus  ou  moins  philosophi- 
que, ne  s'adaptent  presque  jamais  aux  besoins  des  peuples  et 
aux  exigences  de  certaines  silualions.  La  même  observation 
s'était  déjà  faite  dans  Rhode-Island  et  dans  la  Caroline  du 
Sud;  à  certains  égards,  on  pouvait  l'appliquer  aussi  au  gou- 
vernement de  la  Pensylvanie.  En  Géorgie,  on  acquit  de  plus 

*  llildrelh,  2*vol.,p.  384. 


GOlVKRNEMEiNT  ROYAL.  581 

celte  certitude,  qu'une  colonie  ne  peut  se  fonder  avec  des 
liommes  dont  l'existence  s'est  toujours  passée  dans  les  villes, 
au  milieu  d'un  cerlain  bien-être,  et  plus  ou  moins  imprégnés 
des  vices  qui  y  ont  leur  siège  permanent. 

A  l'époque  où  nous  sommes  arrivés  de  celle  histoire  [i  752), 
la  Géorgie  comptait  environ  dix-sept  cents  habitants  blancs 
et  quatre  cents  nègres  esclaves.  Les  allocations  seules  du  par- 
lement pouvaient  s'élever  à  cent  trente-six  mille  livres  ster- 
ling (près  de  trois  millions  et  demi  de  francs),  outre  les  col- 
lectes particulières  montant  à  dix-sept  mille  six  cents  livres. 
Les  exportalionspour  les  trois  années  précédentes  présentaient 
à  peine  un  chiffre  de  soixante  mille  francs.  Les  essais  de  cul- 
ture de  la  vigne  avaient  complètement  avorté.*La  production  ^ 
de  la  soie  donnait  seule  quelques  espérances  *. 

Les  choses  allaient  prendre  un  tout  autre  aspect  à  la  faveur 
du  gouvernement  royal  qui,  tout  arbitraire  qu'il  était  de  sa 
nature,  offrait  d'immenses  avantages  sur  celle  lourde  tutelle 
de  la  corporation  de  Londres.  C'est  à  cette  époque  qu'il  faut 
reporter  l'immigration  sur  la  rivière  Midway,  de  toute  une 
commune  de  la  Caroline  du  Sud  où  elle  avait  déjà  50  ans 
d'existence,  et  qui  se  composait  uniquement  de  Puritains 
venus  dans  le  principe,  de  la  Nouvelle- Angleterre.  Très-ferme- 
ment attachés  aux  doctrines  de  leur  Église,  ils  entendaient  les 
suivre  en  pleine  liberté  dans  la  Géorgie,  et  échapper  ainsi  sans 
doute,  à  l'action  de  l'Église  épiscopale  qui  était  devenue  reli- 
gion d'État  dans  la  Caroline. 

D'après  le  plan  donné  par  le  comité  du  commerce  d'An- 
gleterre qui,  on  se  le  rappelle,  avait  Ig  haute  direction  des 
affaires  coloniales,  les  bases  du  gouvernement  nouveau  étaient 
à  peu  près  celles  des  autres  provinces  royales.  Un  gouverneur 
et  un  Conseil  nommés  par  la  Couronne  étaient  investis  du 
pouvoir   exécutif,  et  faisaient  fonction   de   cour  suprême. 

*  llildrelh,  2»  vol.,  p.  453. 


382  GÉORGIE. 

Quant  à  la  législature  qui  était  composée  des  membres  du 
Conseil  et  des  délégués  des  Planteurs,  aucun  de  ses  actes  n'a- 
vait force  obligatoire  que  de  l'agrément  du  gouverneur. 

Le  droit  de  suffrage  ne  fui  accordé  qu'au  propriétaire  de 
50  acres  de  terre  ;  et  pour  être  éligible  il  fallait  justifier  d'une 
propriété  de  500  acres.  Ces  garanties  réclamées  par  les  in- 
structions du  gouverneur  montraient  par  leur  importance, 
de  combien  l'on  s'éloignait  du  but  primitif  qui  était  un  asile 
pour  la  pauvreté.  Il  semblait  qu'on  voulût  effacer  tout  d'un 
coup  un  passé  que  tous  se  reprochaient,  et  faire  entrer  enfin 
la  Géorgie  dans  la  grande  famille  des  colonies  anglaises  qui 
prospéraient  par  le  travail,  le  commerce  et  l'industrie. 

Les  juridictions  étaient  ainsi  échelonnées  :  les  juges  de  paix 
connaissaient  de  toutes  affaires  dans  lesquelles  Tobjet  en  li- 
tige était  inférieur  à  40  shillings.  Les  procès  engagés  pour  un 
objet  plus  important  ressor lissaient  à  une  cour  générale  com- 
posée de  deux  juges,  qui  avait  aussi  dans  ses  attributions  les 
matières  criminelles.  Il  y  avait  appel  des  décisions  de  cette 
cour  devant  le  gouverneur  et  le  Conseil  pour  toute  affaire  dont 
le  litige  dépassait  500  livres  sterling.  Lorsque  le  chiffre  s'éle- 
vait à  500  livres,  on  autorisait  le  recours  au  roi  en  Conseil, 

Les  crimes  et  délits  commis  par  des  esclaves  étaient  déférés 
à  un  seul  juge  de  paix  sans  assistance  de  jurés.  Si  la  condam- 
nation emportait  peine  capitale,  le  juge  fixait  lui  seul  la 
valeur  de  l'esclave,  et  le  montant  en  était  remboursé  au  maître 
sur  les  fonds  du  trésor  public  *. 

La  première  assemblée  générale  se  tint  en  1755,  mais  le 
début  fut  troublé  par  jine  espèce  de  complot  de  quelques-uns 
de  ses  membres  qui  voulaient  arrêter  l'action  du  gouverne- 
ment, et  dont  les  menées  découvertes  à  temps^  les  firent  ex* 
puiser  du  lieu  des  séances.  Réduite  à  un  petit  nombre,  cette 
législature  n'en  passa  pas  moins  divers  actes  ayant  pour  objet 

•  Hildreth,  2^  vol.,  p,  453. 


PROSPÉRITÉ.  383 

l'organisation  de  la  milice,  la  confection  de  quelques  roules, 
l'érection  d'un  phare,  le  régime  de  Tesclavage,  etc. 

La  bonne  harmonie  ne  régna  pas  longtemps  entre  le  gou- 
verneur et  l'assemblée,  soit  que  l'un  prétendit  exercer  une 
sorte  d'omnipotence,  soit  que  l'autre  ayant  l'appui  d'une  po- 
pulation assez  nombreuse,  voulût  peser  de  tout  son  poids  sur 
les  résolutions  essentielles.  La  population  déjà  en  1757,  s'é- 
levait à  6,000  âmes  et  promettait  de  grandir  rapidement.  On 
ne  pouvait  suivre  avec  elle  les  errements  du  passé,  c'est  ce 
que  ne  parut  pas  suffisamment  comprendre  le  gouverneur 
Reynolds.  L'Angleterre  sentant  l'utilité  d  une  entente  com- 
plète entre  tous  les  pouvoirs  dans  une  colonie  exposée  comme 
Tétait  la  Géorgie,  remplaça  Reynolds  par  Henry  Ellis.  On  se, 
mit  promptement  d'accord,  et  l'assemblée,  en  vue  d'ime 
guerre  possible,  vota  les  sommes  qui  lui  furent  démandées 
pour  l'érection  de  plusieurs  forts  destinés  à  protéger  les  plan- 
talions  existantes.  Le  nouveau  gouverneur  entra  en  négocia- 
tion avec  les  Espagnols  de  la  Floride,  et  avec  les  Creeks  dont 
l'attitude  donnait  quelques  sujets  d'inquiétude  :  les  négocia- 
tions furent  longues  et  laborieuses  avec  cette  tribu,  mais  fina- 
lement elles  aboutirent  à  un  arrangement  qui  donna  satis- 
faction aux  Indiens,  et  permit  de  compter  sur  leur  ami- 
tié (1757). 

Section  III 

PROSPÉRITÉ.    —    COMMERCE.    —    RELIGIO:?.    —  INSTRUCTION    PUBLIQUE. 

Une  des  circonstancesqui  contribuèrent  le  plus  à  la  sécurité 
delà  Géorgie,  fut  le  traité  de  Paris  de  1763,  aux  termes  du- 
quel TEspagne  céda  à  l'Angleterre  la  Floride,  en  échange  de 
l'île  de  Cuba,  en  même  temps  que  la  France  abandonna  à 
cette  dernière  puissance  tout  le  territoire  situé  à  TEst  de  Mis- 
sissipi.  On  fit  ainsi  disparaître  tout  d'un  coup  les  plus  grands 
sujets  d'alarmes  qu'ait  eus  la  Géorgie  depuis  sa  fondaliouj  et 


581  GÉOUGIE. 

Ton  peut  dire  que  ce  fut  pour  elle  un  coup  de  fortune.  Aussi- 
tôt qu'en  Angleterre  cet  événement  fui  connu,  à  unedéfiance 
légitime  succéda  un  abandon  sans  réserve.  Les  émigrants 
d'Europe  arrivèrent  en  toute  hâte  et  firent  main  basse  sur  les 
meilleures  terres;  les  défrichements  s'opérèrent  avec  une 
activité  fébrile  qui  semblait  dire  qu'on  élait  pressé  de  regagner 
un  temps  précieux  dissipé  en  efforts  stériles. 

Le  crédit  au  lieu  d'être  sollicité  par  les  habitants,  vint 
s'offrira  eux.  Les  marchands  anglais  approvisionnèrent  abon- 
damment le  marché  d'esclaves  noirs,  et  les  manufactures 
de  la  métropole  s'emparèrent  de  ce  débouché   fructueux. 

L'agriculture  prit  un  rapide  essor  :  les  résultats  furent  si 
abondants,  qu'on  vit  des  planteurs  de  la  Caroline  du  Sud 
abandonner  leurs  terres  pour  en  acheter  d'autres  en  Géorgie. 
On  varia  les  cultures  :  le  riz  et  l'indigo  firent  concurrence 
aux  produits  similaires  de  la  colonie  voisine  ;  le  blé  maïs  ne 
fut  pas  négligé.  Un  des  objets  qui  attirèrent  le  plus  l'attention 
fut  l'élève  du  ver  à  soie  et  la  fabrication  de  ce  produit.  Les 
Allemands  ne  furent  pas  les  moins  attentifs  à  cette  branche 
de  la  fortune  publique,  et  quoique  les  commencements  aient 
été  pénibles  et  non  exempts  de  mécomptes,  la  production  de 
la  soie  alla  progressant.  Quant  à  la  fabrication,  on  fit  venir 
exprès  du  Piémont  un  homme  habile  dans  celte  branche,  et 
qui  l'enseigna  aux  habitants.  Cependant  cette  industrie  ne  se 
serait  pas  maintenue  quelque  temps,  sans  les  primes  d'en- 
couragement accordées  par  le  Parlement,  car  l'expérience 
démontra  que  le  climat  était  sujet  à  trop  d'inégalités  pour 
assurer  un  succès  continu.  D'un  autre  côté,  après  une  courte 
expérience  et  sur  de  trompeurs  indices,  le  gouvernement 
anglais  supposant  que  le  moment  élait  venu  de  diminuer  ses 
sacrifices,  réduisit  graduellement  la  prime;  dès  lors,  cette 
industrie  eut  un  déclin  rapide  qu'on  trouve  attesté  par  un 
message  du  gouverneur  Wright  à  la  chambre  des  délégués 
en  1774. 11  paraît  néanmoins,  que  loin  de  la  côte,  les  incon- 


RELIGION  ET  INSTRUCTION.  385 

vénients  du  climat  étaient  moins  sensibles,  maïs  la  main- 
d'œuvre  intelligente  réclamant  des  salaires  élevés,  le  profit 
disparaissait,  et  avec  lui  Taiguillon  de  la  production.  Tel 
fut  le  résultat  auquel  aboutirent  en  Géorgie  et  dans  la  Caro- 
line, toutes  les  sommes  dépensées  par  le  Parlement  pour  se 
procurer  dans  ses  propres  possessions  cette  riche  branche 
d'industrie  et  de  commerce i.  Les  forêts  fournissaient  d'exceù 
lents  matériaux  pour  la  marine  anglaise,  on  les  fit  largemen 
contribuer  aux  demandes  de  TAngleterre,  en  concurrence 
avec  celles  de  la  Caroline  du  Sud.  En  un  mot,  le  génie  des 
habitants  stimulé  par  la  richesse  du  sol  et  par  le  commerce 
étranger,  sut  habilement  tirer  parti  de  toutes  les  ressources 
que  la  nature'avait  placées  sous  sa  main.  On  pourra  se  faire 
une  idée  des  résultats  acquis,  par  le  chiffre  des  exportations, 
tel  qu'il  a  été  constaté  pour  1763.  On  trouve  en  effet  dans  les 
documents  officiels,  que  cette  année-là,  la  Géorgie  exporta 
pour  27,021  liv.  st.  de  ses  produits,  dont  7,500  barils  de  riz, 
9,633  livres  d'indigo  et  1,250  boisseaux  de  b!é  maïs,  sans 
compter  le  bois  propre  aux  constructions  navales,  et  les  four- 
rures. Quoique  ce  progrès  fût  déjà  grand,  dix  ans  après  il 
^  avait  quintuplé,  et  la  valeur  des  exportations  présentait  un 
chiffre  total  de  121 ,677  liv.  st, 

-  11  semble  que  l'état  longtemps  précaire  de  la  colonie,  et  le 
soudain  essor  donné  à  sa  fortune  aient  absorbé  les  esprits,  et 
ne  leur  ait  pas  laissé  le  temps  nécessaire  pour  mûrir  les  in- 
stitutions avant  la  révolution  qui  amena  l'indépendance,  car 
les  historiens  ne  fournissent  aucune  trace  d'actes  importants 
dans  l'ordre  civil  ou  politique  dont  pourraient  s'honorer  les 
annales  de  la  Géorgie. 

.  La  religion  et  l'instruction  publique  ne  furent  pas  négligées, 
dans  la  mesure  où  pouvaient  le  permettre  les  circonstances. 
A  la  Géorgie  se  rattachent  trois  noms  qui  eurent  une  certaine 

*  Voir  Silk  culture  in  Georgia,  by  William  Stevens^  p.  391  et  suiv.  — 
In  Biographical  memorialsofJ.  Oglethorpe,  by  7,  M,  Marris. 

tf.  S5 


580  GÉORGIE. 

influence  dans  ces  matières,  et  qu'on  ne  peut  point  passer  sous 
silence  :  je  veux  parler  de  John  Wesley  qui  depuis,  fut  le 
fondateur  du  Méthodisme  ;  Charles  Wesley  son  frère,  et  George 
Whitefield  que  nous  avons  vu  prendre  une  part  si  active  dans 
les  revivais  de  la  Nouvelle- Angleterre. 

John  Wesley  résolut  de  très-bonne  heure,  de  se  diriger  vers 
la  Géorgie,  non  pas  précisément  pour  exercer  son  ministère 
parmi  les  blancs,  mais  dans  la  vue  de  christianiser  les  Indiens. 
Cependant  l'absence  complète  de  pasteurs  dans  ce  pays  neuf 
l'engagea  à  consacrer  ses  soins  au  petit  troupeau  qui  les  ré- 
clamait avec  instance,  sans  abandonner  pour  cela  son  projet 
primitif.  Mais  déjà  l'ardeur  de  son  zèle  l'entraînait  trop  loin, 
et  Ton  pouvait  entrevoir  le  novateur  dans  maintes  circon- 
stances. 11  ne  voulait  administrer  le  baptême  que  par  immer- 
sion ;  il  n  admettait  comme  parrains  que  ceux  qui  pratiquaient 
la  communion;  quelque  dissident  se  présentait-il  pour  recevoir 
ce  sacrement?  il  le  repoussait  tant  qu'il  ne  s'était  pas  sou- 
mis à  un  deuxième  baptême  ;  sa  prédication  sortant  des  li- 
mites qu'il  aurait  dû  s'imposer,  traitait  des  affaires  pu- 
bliques ;  il  s'abandonnait  à  des  personnalités  blessantes,  et  il 
s'aliéna  graduellement  l'esprit  des  habitants  jusqu'au  point 
d'être  mis  en  jugement  pour  diffamation.  Le  jury  n'ayant  pu  se 
mettre  d'accord,  il  fut  renvoyé  de  l'accusation  ;  mais  il  com- 
prit que  le  temps  était  venu  de  s'éloigner  et  il  partit  pour  ne 
plus  revoir  ce  pays.  Dans  ces  circonstances,  il  ne  put  réaliser 
tout  le  bien  qu'on  espérait  de  lui  ;  toutefois  il  avait  ouvert  la 
voie,  et  d'autres  le  suivirent  avec  plus  de  succès  \  Son  frère 
Charles  ne  réussit  guère  mieux,  et  tous  deux  montrèrent  que 
s'ils  avaient  l'intelligence  delà  Bible,  ils  manquaient  de  celte 
connaissance  des  hommes  sans  laquelle  le  meilleur  enseigne- 
ment reste  toujours  infructueux. 

les  frères  Moraves  beaucoup  plus  simples  et  opérant,  il 

*  Life  ofWeiléiii  by  Robert  Soiithey^  1«^  vol.,  p.  108. 


WfllTEFlELD.  587 

faut  le  dire,  sur  une  meilleure  population,  obtinrent  de  très- 
bons  résultais. 

Quant  à  Whitefield  qui  fut  appelé  par  John  Wesley,  si  Ton 
excepte  l'établissement  dont  je  vais  parler,  il  ne  parait  pas 
avoir  eu  dans  ce  pays  non  plus  que  dans  la  Caroline,  le  suc- 
cès d'effervescence  religieuse  dont  il  fut  si  fier  dans  la  Nou- 
velle-Angleterre. Le  terrain  n'était  point  préparé  pour  cela, 
et  la  nature  de  la  population  principalement  à  Savannah,  se 
prêtait  mal  à  ses  entraînements  de  parole.  Mais  s'il  n'attei- 
gnit son  but  qu'imparfaitement,  il  voulut  laisser  dans  celte 
ville  une  trace  durable  de  sa  sollicitude  pour  la  classe  indigente 
où  il  désirait  créer  d'utiles  citoyens.  Après  avoir  recueilli 
dans  ce  but  de  nombreuses  offrandes  en  Angleterre,  il  obtint 
du  gouvernement  la  concession  d'un  terrain  sur  lequel  il 
construisit  en  1742,  un  grand  bâtiment  destiné  à  recevoir 
les  enfants  pauvres  auxquels  devaient  être  donnés  tous  les 
soins  spirituels  et  temporels.  Mais  en  homme  peu  expéri- 
menté, il  fit  sa  construction  en  bois,  et  il  la  plaça  sur  un  sol 
tout  à  fait  infertile,  près  de  marais  malsains,  et  dans  des  con- 
ditions peu  propres  à  fortifier  de  jeunes  natures  qui  réclament 
surtout  un  air  vif  et  pur.  Cette  création  ne  fut  pas  cependant 
sans  quelques  bons  résultats,  mais  elle  dura  peu,  et  trente 
ans  après,  le  bâtiment  fut  la  proie  des  flammes  et  disparut 
presque  entièrement,  sans  que  depuis,  personne  ait  songé  à 
le  reconstruire*;  preuve  assez  certaine  qu'il  ne  répondait  pas 
à  un  besoin  réel.  Il  est  juste  de  dire  que  Whitefield  n'eut  pas 
l'initiative  decetle  pensée  tutélaire:  elle  lui  fut  inspirée  par  la 
vue  dune  fondation  de  cette  nature  qui  existait  dans  la  partie 
allemande  de  la  colonie,  et  qui  bien  dirigée,  rendait  de  très- 
bons  services. 

Quant  aux  écoles  publiques,  il  en  existait  dans  quelques 
centres  seulement,  mais  sans  syslème  préconçu,  et  dans  une 

*  Carroll,  1*' vol.,  p.  407. 


3S8  GÉORGIE. 

mesure  très-restreinlc.  La  colonie  resta  trop  longtemps 
pauvre,  et  exposée  à  trop  d'attaques,  pour  espérer  mieux  pen- 
dant la  plus  grande  partie  de  la  période  coloniale  *. 


CHAPITRE  XXIII 

RAPPORTS  DE  LA  GÉORGIE  AVEC  LES  INDIENS 

La  Géorgie  fut  longtemps  un  établissement  militaire  anglais 
avant  d'être  une  colonie  agricole  et  commerciale  proprement 
dite.  Ses  luttes  avec  les  Indiens  n'étaient  point  le  résultat  de 
ses  rapports  de  voisinage  comme  on  Ta  vu  pour  les  autres 
colonies.  Elle  ne  faisait  que  recevoir  le  contre-coup  des  guerres 
provoquées  ou  soutenues  par  TAngleterre  et  la  Caroline  du 
Sud.  Il  n'y  a  donc  pas  lieu  d'en  parler  ici. 

Mais  il  convient  de  dire  que  John  Wesley  fit  quelques  ef- 
forts pour  répandre  parmi  les  indigènes  les  lumières  du 
christianisme.  Il  essaya  ses  premières  démarches  quand  Tomo 
Chichi  Tundes  chefs  indiens  qu'on  avait  conduits  en  Angle- 
terre pour  éveiller  en  eux  le  désir  de  la  civilisation,  fut  de 
retour  dans  sa  tribu.  A  cette  époque,  les  trois  puissances  qui 
entouraient  ces  peuplades  et  cherchaient  à  se  les  attacher,  sui- 
vaient des  voies  religieuses  différentes.  Le  prosélytisme  tenté 
par  chacune  se  présentait  sous  des  aspects  variés,  et  jetait 
les  Indiens  dans  la  confusion.  Lorsque  ce  chef  fut  invité  à 
se  convertir  au  christianisme,  il  répondit  que  les  Français 
d*un  côté,  les  Espagnols  de  l'autre,  et  de  plus,  les  marchands 
de  fourrures  leur  tenaient  chacun  un  langage  opposé  et  leur 
créaient  une  grande  perplexité,  tellement  que  les  gens  de  sa 

«  SlatisUcs  of  the  State  of  Georgia,  by  G.  White,  p.  67. 


RAPPORTS  AVEC  LES  INDIENS.  589 

tribu  ne  voulaient  plus  rien  entendre  et  se  fermaient  les 
oreilles.  Il  ajouta  cependant  qu'il  en  conférerait  avec  d'autres 
chefs,  et  que  peut-être  bientôt  viendraient-ils  tous  à  Wesley  ; 
mais  que  jamais  ils  ne  demanderaient  le  baptême  qu'après 
avoir  très-bien  compris  renseignement  qui  leur  serait 
donné,  et  qu'ils  auraient  la  conviction  que  la  conduite  de 
leurs  éducateurs' élait  conforme  à  leurs  maximes.  Wesley 
chercha  à  entrer  en  matière  avec  ce  chef,  mais  enveloppant 
sa  pensée  d  une  phraséologie  biblique  tout  à  fait  inintelligible, 
il  prenait  la  meilleure  voie  pour  inspirer  des  soupçons  à  ces 
natures  primitives  pour  lesquelles  le  langage  le  plus  simple 
élait  le  plus  persuasif.  Une  autre  conférence  eut  lieu  entre  eux 
quelque  temps  après;  mais  dans  l'intervalle  qui  séparait  ces 
deux  réunions,  le  chef  indien  s'étant  livré  à  quelques  inves- 
tigations qui  appelèrent  ses  réflexions,  il  exprima  cette  fois  un 
refus  formel,  en  disant  qu'il  avait  remarqué  des  chrétiens 
ivres,  d'autres  se  battant,  d'autres  encore  faisant  de  gros- 
siers mensonges,  et  qu'ainsi  rien  ne  le  portait  à  devenir  chré- 
tien*. Pour  ces  sauvages,  le  précepte  n'avait  aucune  valeur 
sans  la  pratique  :  à  leurs  yeux,  ce  n'était  plus  qu'une  déception 
et  un  piège.  C'est  le  môme  raisonnement  que  tenaient  par- 
tout les  Indiens  qu'on  voulait  christianiser,  c'est  celui  qui  fai- 
sait dire  par  l'un  d'eux,  dans  la  Nouvelle- Angleterre  :  «Prou- 
vez-nous que  votre  religion  vous  rend  meilleurs  que  nous,  et 
alors  nous  l'embrasserons  I  »  Les  blancs  n'ayant  pu  faire  cette 
preuve  en  Géorgie  pas  plus  qu'ailleurs,  n'eurent  jamais  d'in- 
lluencc  sérieuse  sur  la  race  indienne  ;  et  l'on  peut  affirmer 
aujourd'hui  que  si  elle  ne  s'est  point  élevée  à  la  civilisation, 
ce  n'est  la  faute  ni  de  son  intelligence  ni  de  sa  condescen- 
dance. La  race  blanche  seule  en  est  coupable,  car  par  sa  con- 
voitise et  son  œuvre  de  destruction,  elle  a  montré  aux  Indiens 
dans  maintes  circonstances  et  partout  en  Amérique,  que 
pour  elle  les  principes  se  subalternisaient  aux  intérêts. 
•  Ilarris,  p.  463  et  suiv. 


TITRE  IV 

RACE  BLANCHE 


CONSIDÉRATIONS  GÉNÉRALES  SUR  L'ENSEMBLE 
DES  COLONIES 


CHAPITRE  PREMIER 

RAPPORTS  DES   COLONIES  A\EC  L'ANGLETERRE 

Dans  le  cours  de  cette  histoire,  j'ai  déjà  signalé  de  nom- 
breux rapports  établis  entre  les  colonies  et  la  métropole.  Us 
avaient  souvent  un  caractère  individuel  plutôt  encore  qu'un 
but  général,  et  ils  se  rattachaient  à  des  circonstances  particu- 
lières. Mais  plus  on  s'avance,  mieux  se  dessine  l'attitude  sys- 
tématique de  TAnglelerre,  et  plus  on  voil  de  quel  poids  elle 
pèse  sur  ses  colonies,  combien  elle  entrave  leur  marche,  et  à 
quelles  extrémités  celles-ci  seront  réduites  pour  renverser  un 
joug  aussi  insupporlable  à  leur  honneur  qu'à  leur  fortune. 
Ces  rapports  peuvent  s'envisager  sous  trois  aspects  différents  : 
V  au  point  de  vue  politique;  2°  en  ce  qui  concerne  les  guer- 
res dans  lesquelles  ces  provinces  se  sont  trouvées  jetées  avec 
l'Espagne  et  la  France,  comme  contre-coup  des  luttes  d'in- 
fluence qui  prirent  naissance  en  Europe  entre  ces  puissances 


392  RAPPORTS  DES  COLOMES  AVEC  L'ANGLETERRE, 
et  TAngleterrc  ;  S""  enfin  eu  égard  aux  mesures  prohibitives 
et  fiscales  qui  frappèrent  le  commerce  et  l'industrie  des  pro- 
vinces américaines  pendant  près  d'un  siècle  et  demi,  sans 
aucun  espoir  d'un  meilleur  avenir.  Je  vais  parcourir  ces  trois 
ordres  d*idées,  pour  bien  mettre  en  lumière  une  partie  fort 
înléressanle  de  leur  histoire  d'où  est  sorlic  leur  indépendance 
comme  grande  naiion. 


Section  I 

POLITIQUE. 


On  a  vu  que  les  colonies  avaient  été  organisées  avec  des 
formes  de  gouvernement  variées,  sans  sysième  arrêté.  Le 
hasard  entra  pour  beaucoup  dans  les  combinaisons  pre- 
mières :  la  réflexion  ne  vint  qu'ensuite  pour  les  assortir  plus 
ou  moins  heureusement  aux  besoins  des  populations.  La 
charle  de  la  Virginie,  absolue  dans  ses  termes,  se  ressent  de 
l'époque  à  laquelle  elle  fut  octroyée  (1606),  Jacques  P'  suc- 
cesseur de  Tomnipotenle  Elisabeth,  ne  voyait  dans  les  entre- 
prises lointaines  que  des  affaires  de  commerce,  surtout  la 
récolte  de  Tor  ;  il  ne  pouvait  se  douter  qu'au  lieu  de  quelques 
huttes  de  pêcheurs,  il  posait  la  première  pierre  d'un  grand 
empire. 

Lorsque  vers  1620,  les  Purilains  exilés  à  Leyde  demandèrent 
l'agrément  de  ce  souverain  pour  émigrer  en  Amérique,  il  lé 
donna,  toujours  en  vue  de  la  pêche,  mais  sans  vouloir  ac- 
corder de  charte,  tant  il  portait  de  haine  à  cette  secte, 
.  En  1630,  des  Anglais  dont  les  principes  religieux  étaient 
encore  très-indécis,  sollicitent  une  charle  pour  une  entreprise 
analogue  ;  elle  est  consentie  en  vue  des  garanties  qu'offre 
le  caractère  des  concessionnaires.  C'est  Londres  qui  est  le 
siège  des  opérations,  et  il  n'y  est  nullement  question  de  colo- 
nisation agricole  ou  autre.  Cependant  après  quelque  temps, 
les  intéressés  dont  les  vues  se  modifient,  songent  à  fonder 


POLITIQUE.  393 

réellement  une  colonie  :  ils  recrutent  des  émigrants  et  trans- 
portent leur  charte  en  Amérique  où  ils  organisent  un  gou- 
vernement politique.  Par  leur  contact  avec  les  séparatistes  de 
New-Plymoulh,  ils  deviennent  séparatistes  eux-mêmes,  et 
quoique  la  royauté  veuille  entraver  leur  entreprise,  ces 
hommes  résolus,  en  excipant  d'une  équivoque  de  leur  charte, 
se  maintiennent  et  se  consolident  même,  à  la  faveur  des  trou- 
bles d'Angleterre  et  de  lascendant  du  Parlement  dont  le3 
sympathies  leur  étaient  acquises.  Tel  fut  Massachusetts. 
-  Rhode-Island  et  Connecticut  s'établissent  dans  la  Nouvelle- 
Angleterre,  dans  des  circonstances  identiques,  et  ils  ne  sol- 
licitent de  charte  qu'après  avoir  pris  un  peu  de  consistance. 

New-Plymouth,  Massachusetts,  Rhode-Island  et  Connec- 
ticut, qui  constituèrent  la  Nouvelle-Angleterre,  appartenant 
aux  sectes  dites  indépendantes,  il  leur  fut  facile  de  créer  des 
gouvernements  républicains,  car  ils  se  mettaient  ainsi  en 
accord  avec  celui  de  la  mère  patrie. 

Toutes  les  autres  provinces,  la  Géorgie  exceptée,  étant 
concédées  à  des  favoris  de  la  royauté  soit  avant  soit  depuis  la 
restauration  d'Angleterre,  leurs  gouvernements  se  ressentent 
du  caractère  de  chacun  des  concessionnaires  : 

Lord  Baltimore  et  William  Penn  étant  animés  d'idées  gé- 
néreuses et  très-avancées,  les  chartes  royales  contiennent  des 
garanties  sérieuses  en  faveur  des  colons  :  on  dirait  qu'elles 
sont  dictées  par  ceux-là  mêmes  à  qui  on  les  octroie. 

La  charte  de  New-York  réfléchit  le  caractère  dur  et  absolu 
du  prince  qui  lobtient  :  aucun  avantage  politique  n'est  stipulé 
au  profit  des  habitants. 

Le  duc  à  son  tour,  cède  à  deux  de  ses  amis  la  province  de 
New-Jersey,  mais  ceux-ci  mieux  avisés  que  leur  cédanl, 
accordent  des  libertés  aux  colons  qu'ils  espèrent,  non  point 
par  conviction,  mais  pour  attirer  des  émigrants  qui  feront 
prospérer  leur  domaine  princier. 

La  charte  de  la  Caroline  laisse  aussi  une  latitude  très- 


59i        RAPPORTS  DES  COLOMES  AVEC  L'ANGLETERRE, 
grande  aux  concessionnaires  qui  sont  de  grands  dignitaires  du 
royaume,  et  ces  hommes  de  privilège  bâtissent  sur  cel  acte 
tout  un  échafaudage  féodal  enfanté  par  Locke,  et  que  le  souffle 
populaire  détruit  promptemenl. 

Quant  à  la  Géorgie,  créée  dans  un  but  moitié  militaire 
moitié  philanthropique,  sa  charte  se  ressent  de  cette  double 
destination,  et  soumet  les  colons  à  un  régime  absolu,  civil  et 
politique. 

Ces  points  de  départ  variés  indiquent  le  peu  d'intérêt  que 
r Angleterre  attacha  dès  Tabord,  aux  formes  gouvernemen- 
tales des  colonies.  Elle  désirait  les  voir  se  peupler  prompte- 
ment,  et  repoussant  en  principe  les  charges  de  ce  premier 
essai,  elle  laissait  beaucoup  de  latitude  pour  aider  au  succès. 
II  lui  fallait  des  tributaires,  et  tout  fut  mis  en  œuvre  pour  en 
augmenter  le  nombre.  C'est  ainsi  qu'elle  fit  fléchir  sa  règle 
égoïste  en  faveur  de  ses  possessions  de  l'extrême  Sud  dont 
elle  se  promettait  de  grands  avantages,  en  accordant  des  en- 
couragements à  des  émigrants  de  France  et  d'Allemagne  dont 
la  coopération  pouvait  faire  produire  à  la  terre  d'Amérique 
des  denrées  qui  constituaient  la  principale  richesse  du  Sud  de 
l'Europe.  Mais  ces  sacrifices  furent  toujours  de  très-courle 
durée:  d'aune  part,  les  discordes  religieuses;  d'autre  pari, 
l'extrême  pauvreté  de  quelques  contrées  de  l'ancien  monde, 
rendirent  rémigration  abondante  et  vinrent  en  aide  au  peu- 
plement de  ces  colonies.  Celles-ci  furent  donc  obligées  de 
subvenir  à  tous  leurs  besoins,  même  à  des  nécessités  dont 
les  causes  leur  élaient  en  bonne  partie  étrangères,  telles  que 
les  guerres  avec  la  France  et  l'Espagne,  dont  le  théâtre  était 
transporté  d'Europe  en  Amérique. 

Lorsque  les  établissements  américains  furent  assez  bien 
assis,  TAngleterre  comprit  que  le  moment  était  venu  de  s'im- 
miscer dans  leurs  affaires  et  de  tâcher  d'en  prendre  la  direc- 
tion pour  mieux  assurer  le  tribut  des  taxes  dont  elle  voulait 
les  accabler.  La  déchéance  de  la  compagnie  de  Virginie  fit  ren- 


POLITIQUE.  595 

Irer  le  gouvernement  de  celle  province  dans  les  mains  du  roi, 
dès  1621.  11  en  fut  de  même  de  New-Hampshire  après  qua- 
rante ans  d'annexion  au  Massachusetts.  L'avènement  de 
Jacques  II  à  la  couronne  devint  le  signal  d'une  croisade  contre 
les  chartes  qui  restaient  encore  debout.  New- York  qui  était 
sa  propre  province  ne  changea  point  de  condition,  mais  toute 
la  Nouvelle-Angleterre  fut  soumise  au  régime  du  bon  plaisir, 
et  les  autres  gouvernements  se  trouvèrent  menacés.  La  révo- 
lution de  1688  arrêta  ce  mouvement  rétrograde,  mais  sans 
entrer  dans  un  système  franchement  libéral.  Guillaume  et  le 
Parlement  conservaient  la  politique  envahissante  qui  était  de 
tradition,  malgré  quelques  faits  qui  lui  donnaient  une  appa-^ 
rence  d'inconséquence.  Ainsi  l'on  rétablit  les  chartes  de 
Rhode-lsland  et  de  Connecticut  qui  donnaient  à  ces  provinces 
le  droit  de  se  gouverner  elles-mêmes,  tandis  que  le  Massacliu- 
setls  était  soumis  à  un  gouverneur  royal  et  à  des  restrictions 
qui  le  plaçaient  dans  une  infériorité  relative  vis-à-vis  de  ses 
voisins.  C'est  qu'il  élait  puissant  et  menaçait  la  métropole 
d'une  concurrence  redoutable;  il  fallait  le  surveiller  de  près, 
pour  comprimer  son  élan -si  cela  devenait  nécessaire.  Déjà  en 
1681,1a  cliarte  de  Pensylvanie  portait  l'empreinte  de  la  do- 
minalion  de  plus  on  plus  accusée  de  l'Angleterre  :  d'une  part 
on  remarquait  l'omission  de  la  clause  qui,  dans  les  chartes 
précédentes,  conservait  les  droits  de  sujets  anglais  aux  émi- 
granfs  de  celte  origine  ;  d'autre  part,  il  était  fait  réserve  au 
profit  du  Parlemenl,  du  droit  d'imposer  des  taxes  à  la  colonie. 
Enfin  aucun  acte  de  la  législature  coloniale  n'était  obligatoire 
qu'aprôs  avoir  reçu  l'approbation  du  roi  en  Conseil,  approba- 
tion qui  devait  être  refusée  chaque  fois  qu'on  y  remarquait 
une  dérogalion  à  la  loi  anglaise.  Mais  il  paraîtra  fort  étrange 
que  cerlaines  colonies  telles  que  Ncw-Jerscy  et  les  Carolines, 
ne  devinrent  provinces  royales  que  sur  la  demande  des  co- 
lons ou  des  Propriélaires  concessionnaires  eux-mômcî;,  tant 
les  uns  et  les  autres  comprenaient  peu  les  moyens  d'àccora- 


596        RAPPORTS  DES  COLONIES  AVEC  L^AiSCLETERRE. 

modemenl  propres  à  éviler  celle  sorte  de  gouvernemenl. 
Le  pouvoir  du  roi  d'Angleterre  élail  de  deux  natures  :  tem- 
porel et  spiriluel.  I^  premier  ne  souffrait  aucune  restriction, 
et  tout  individu  habitant  les  colonies  était  soumis  à  son  auto- 
rité. Celle  résidence  ne  conférait  aucun  droit  politique  aux 
émigrants  étrangers  à  T Angleterre,  car  nous  avons  vu  qu'il 
leur  fallait  la  naturalisation  partout,  naturalisation  que  les 
législatures  coloniales  prétendirent  d'abord  conférer  elles- 
mêmes  selon  le  caprice  ou  les  passions  du  moment,  mais  que 
TAngleterre  régla  par  une  loi  générale  en  1740.  Quant  à  la 
suprématie  en  matière  religieuse,  il  était  difficile  de  Timpo- 
ser  rigoureusement  dans  des  contrées  qui  se  peuplaient  sur- 
tout de  non-conformistes.  La  règle  s*accommoda  à  toutes  les 
circonstances,  quelquefois  même,  chose  bien  remarquable  I 
elle  fut  totalement  repoussée  ;  et  dans  la  Nouvelle-Angleterre 
on  eut  ce  singulier  spectacle,  d*une  religion  d'État  épiscopale 
qui  ne  put  se  faire  tolérer  pendant  longtemps,  alors  qu'un 
culle  dissident  trônait  et  la  bravait  impunément.  Dans  cer- 
taines colonies,  le  culte  épiscopal  domina  d'une  manière 
absolue;  dans  d'autres,  il  entra  en  partage  avec  les  dissi- 
dents ;  enfin  dans  les  pays  mêmes  où  il  n'était  point  toléré 
d'abord,  il  parvint  à  prendre  sa  place  quand  la  royauté  plus 
puissante,  pesa  fortement  sur  les  colonies.  Ce  travail  fut  d'au- 
tant plus  aisé,  qu'à  une  époque  correspondanle,  la  première 
génération  d'émigranis  était  éteinte  ou  à  peu  près,  et  la 
deuxième  plus  occupée  d'intérêts  et  d'affaires,  se  montrait 
mieux  disposée  à  transiger  sur  les  questions  de  suprématie. 

Quant  à  l'application  des  lois  anglaises  aux  colonies,  les 
publicistes  et  hommes  d'État  d'Angleterre  n'étaient  point 
d'accord  :  les  uns  prétendaient  que  l'Amérique  était  un  pays 
conquis  sur  les  Indiens  ou  sur  d'aulres  nations  d'Europe,  et 
qu'elle  relevait  à  ce  titre,  du  bon  plaisir  du  roi  et  du  Parle- 
ment. D'autres  au  contraire,  soutenaient  que  cette  contrée 
avait  été  non  point  conquise,  mais  découverte  ;  s'il  en  était 


GUERRES  CONTRE  L'EUROPE.  r.97 

autrement,  ajoutaient-ils,  pourquoi  achèterait-on  le  droit  de 
possession  des  tribus?  Il  faudrait  plutôt  le  leur  ravir.  Suivant 
ceux-ci,  les  habitants  des  colonies  devaient  être  appelés  à 
jouir  des  mêmes  droits  et  privilèges  que  les  Anglais  du  confi- 
nent européen.  Une  opinion  intermédiaire  se  fit  jour,  et  c'est 
elle  qui  prévalut  dans  beaucoup  d'occasions  :  elle  niait  le 
droit  de  conquôte,  mais  elle  subordonnait  la  régularité  du 
titre  de  propriété  du  sol  américain  à  une  concession  spéciale 
du  souverain  d'Angleterre,  ne  fût-ce  qu'à  cause  de  la  variété 
des  origines  de  population.  Dans  l'économie  de  cette  théorie, 
il  y  avait  nécessité  sous  certains  rapporis,  d'un  droit  public 
particulier  pour  ces  possessions.  Mais  la  loi  commune  d'Angle- 
lerre  formait  toujours  le  fond  du  droit  civil,  de  l'aveu  des  co- 
lons et  de  la  métropole,  sauf  les  modifications  que  l'usage  et  les 
besoins  locaux  pourraient  introduire,  sans  trop  s'éloigner  de 
la  loi  mère. 

Le  pouvoir  judiciaire  fut  modelé  sur  le  type  anglais,  sui*- 
tout  dans  les  gouvernements  royaux  où  un  recours  était  as-, 
sure  contre  les  décisions  des  tribunaux  supérieurs,  par  appel 
au  roi  en  Conseil. 

Dans  toutes  les  colonies,  même  celles  dites  royales,  il 
était  difficile  de  préciser  où  cessait  la  prérogative  souve- 
raine du  roi  et  du  Parlement,  et  là  où  commençait  Pindépen- 
dance  des  établissements  américains.  Cet  étal  indéterminé 
rentre  tout  à  feût  dans  le  génie  anglo-saxon  qui  laisse  au  temps 
et  aux  circonstances  une  suffisante  liberté  d'action  pour  im- 
primer leur  trace  quand  ils  le  peuvent,  dans  les  institutions 
du  pays. 

Section  II 

RELATIVE  AUX  GUERRES  SURVENUES  CONTRE   LES   PUISSANCES  d'eOROPE. 

L'Espagne  fut  longtemps  à  reconnaître  la  légitimité  de 
l'occupation  par  l'Angleterre  de  Timmense  territoire  où 


598        RAPPORTS  DES  COLONIES  AVEC  L'ANGLETERRE. 

furent  fondées  les  Carolines,  car  suivant  elle,  c'était  une  dé- 
pendance de  la  Floride.  Le  voisinage  immédiat  de  ces  deux 
provinces  vivant  sous  des  maîtres  différents,  causait  un  dan- 
ger permanent  pour  chacune  d'elles.  Il  est  vrai  que  la  Floride 
n'était  encore  au  dix-septième  siècle,  qu'une  espèce  de  désert 
gardé  par  un  fort  appelé  Saint-Augustin;  mais  il  protégeait 
des  Indiens  hostiles  à  la  Caroline  du  Sud,  et  de  plus  il  pouvait 
faciliter  par  terre  une  diversion  utile,  pendant  qu'une  expé- 
dition maritime  serait  dirigée  de  Cuba  sur  les  côtes  et  spécia- 
lement sur  le  port  de  Charleston.  Le  hasard  seul,  on  Ta  vu, 
empêcha  la  réussite  d'une  expédition  de  cette  nature. 

J'ai  déjà  parlé  d'engagements  qui  eurent  lieu  entre  la  Flo- 
ride et  les  possessions  anglaises.  Ce  ne  furent  point  les  seuls  : 
et  en  se  reportant  aux  causes  de  ces  conflits,  on  est  obligé  de 
les  rattacher  plus  ou  moins  aux  rivalités  de  TEspagne  et  de 
l'Anglelcrre,  bien  plus  qu'à  des  circonstances  locales.  Cepen- 
dant les  secours  fournis  par  celte  dernière  puissance  furent 
faibles  comparativement  auxsacritices  à  faire,  et  il  en  résulta 
un  long  alanguissement  de  la  Géorgie  qui  était  alors  à  son 
berceau.  Cette  situation  précaire  ne  cessa  qu'en  1763,  par  le 
traité  de  Paris  qui  fit  cession  par  l'Espagne  à  l'Angleterre  de 
la  partie  Est  de  la  Floride,  c'est-à-dire  de  la  Péninsule  touchant 
immédiatement  aux  établissements  anglais  dont  la  sécurité  se 
trouva  garantie  pour  l'avenir. 
Mais  ce  côté  n'était  point  le  seul  qui  réclamât  protection  : 
La  France  était  d'un  voisinage  bien  plus  redoutable  soit  par 
l'importance  de  ses  forces  de  terre  et  de  mer,  soit  par  la 
grande  étendue  de  ses  possessions  américaines  qui  envelop- 
paient à  l'Est,  au  Nord  et  à  TOuest,  toutes  les  autres  colonies 
anglaises.  Déjà  avant  la  fondation  de  la  Nouvelle-Angleterre, 
cette  nation  occupait  l'Acadie  et  le  Canada  dont  les  limites 
étaient  indéterminées,  et  qui  paraissaient  comprendre  tout  le 
jiays  occupé  aujourd'hui  en  partie  au  moins,  par  l'Ouest  do 
l'État  de  New- York,  par  le  Wisconsin  et  le  Michîgan.  Un  peu 


GUERRES  CONTRE  L'EUROPE.  599 

plus  tard,  les  Français  s'avancèrent  sur  l'Ohio  et  le  Mississipi 
jusqu'au  golfe  du  Mexique.  Ainsi  enserrées  par  eux,  les  colo- 
nies anglaises  avaient  toujours  à  craindre  une  sui'prise,  à  une 
époque  surtout  où  l'Angleterre  et  la  France  étaient  dans  un  état 
d'hostilité  presque  permanent.  Une  autre  circonstance  ajoutait 
encore  à  la  gravité  de  la  situation  :  les  Français  et  surtout  leurs 
missionnaires  étaient  parvenus  à  gagner  la  confiance  de  beau- 
coup de  tribus  indiennes  qui  pouvaient  à  Toccasion,  leur  de- 
venir des  auxiliaires  très-utiles.  D'un  autre  côté  cependant,  il 
faut  le  reconnaître,  la  France  avait  des  ennemis  presque  irré- 
conciliables dans  les  Iroquois  ou  Cinq-Nations  qu'elle  avait  ex- 
pulsés du  Canada,  et  qui,  de  toutes  les  peuplades  d'Amérique, 
formaient  la  plus  puissante  confédération,  localisée  dans  le 
voisinage  des  grands  lacs,  et  formant,  à  l'Est  et  au  Nord,  une 
barrière  très-forte  qui  protégeait  les  provinces  anglaises.  Puis, 
l'immense  étendue  des  territoires  réclamés  par  la  France  sur 
d'autres  points,  ne  formait  à  vrai  dire,  que  des  possessions 
nominales,  car  à  part  qutîlques  forts  qui  dominaient  des  pas- 
sages importants,  ces  contrées  étaient  désertes  et  ne  don- 
naient aucun  sujet  d'inquiétude  sérieux  à  l'Amérique  anglaise. 
Le  danger  réel  était  à  l'Est  et  au  Nord  où  les  établissements 
coloniaux  des  deux  pays  vivaient  dans  un  voisinage  trop  rap- 
proché pour  pouvoir  échapper  à  de  fréquentes  rencontres, 
sans  compter  celles  dont  la  cause  était  en  Europe. 

Mais  quelles  que  furent  les  tentatives  faites  des  deux  côtés, 
ce  n'est  guèreque  de  l'avènement  au  trône  de  Guillaume  V\ 
que  datent  les  grandes  guerres  que  la  France  et  TAngleterre 
voulurent  vider  en  partie  sur  le  nouveau  continent.  Pendant 
près  d'un  siècle  la  lutte  fut  à  peine  interrompue  :  et  indépen* 
damment  des  auxiliaires  indiens  que  l'Angleterre  sut  gagner 
à  sa  cause,  elle  requit  les  colonies  de  lui  fournir  des  contin- 
gents d'hommes  armés  et  équipés.  Quoiqu'elles  fussent  étran- 
gères aux  causes  premières  de  ces  différends,  sujettes  d'An- 
gleterre, elles  ne  pouvaient  refuser  leur  concours;  et  d'un 


400  RAPPORTS  DES  COLONIES  AVEC  L'ANGLETERRE, 
autre  côl6,  la  lulle  étant  engagée  sur  leur  continent,  même 
sur  leur  territoire,  elles  avaient  un  grave  intérêt  à  protéger. 
Je  n'entrerai  dans  aucun  détail  à  propos  de  ces  guerres  qui 
exigeraient  à  elles  seules  toute  une  histoire,  mais  je  dirai  que 
les  colonies  anglaises  payèrent  largement  le  tribut  du  sang 
de  leurs  enfants,  engagés  qu'ils  furent  partout  où  il  y  avait 
danger,  et  dans  des  proportions  notables.  Outre  ces  perles 
très-sensibles,  les  sacrifices  matériels  étaient  immenses  :  TAn- 
gleterre,  il  est  vrai,  donna  une  indemnité,  mais  qu'était-ce 
en  comparaison  de  toutes  les  pertes  éprouvées  et  qu'on  ne 
pouvait  faire  entrer  en  ligne  de  compte?  Les  sources  de  la 
fortune  publique  si  elles  n'étaient  point  taries,  coulaient  bien 
peu  abondamment,  et  la  dette  réunie  de  toutes  les  Provinces 
s'élevait,  à  la  fin  de  la  dernière  guerre  avec  la  France,  à  plus 
de  dix  millions  de  dollars^  (plus  de  cinquante  millions  de 
francs),  dette  énorme  pour  l'époque  et  pour  le  petit  peuple 
qui  la  supportait  1  Mais  ce  qui  avait  plus  de  gravité  encore, 
c'était  Tépuisement  des*  ressources,  et  la  grande  difficulté 
d'en  réunir  d'autres;  car  on  verra  bientôt  la  rare  fécondité 
du  génie  anglais  pour  varier  en  les  multipliant,  toutes  les 
taxes  dont  il  écrasait  en  même  temps  ces  populations. 

Il  est  juste  cependant  de  dire  que  ces  guerres  ne  furent  pai 
sans  compensation  pour  les  colonies,  car  l'Angleterre  étant 
parvenue  à  chasser  les  Français  du  nord  de  l'Amérique,  les 
possessions  anglaises  acquirent  une  sécurité  complète  même 
vis-à-vis  des  Indiens  hostiles  qui  se  ressentirent  gravement 
de  cette  défaite,  et  ne  furent  plus  à  redouter.  D'un  autre 
côté,  les  habitants  des  colonies  en  partageant  les  mêmes  fa- 
tigues, les  mêmes  souffrances,  en  bravant  les  mêmes  dan- 
gei^  en  face  de  l'ennemi,  sentirent  se  resserrer  leurs  liens  de 
fraternité;  ils  apprirent  le  métier  des  armes,  ils  eurent  des 
cadres  tout  prêts,  et  un  courage  à  peine  refroidi  pour  faire 

*  Samuel  Eliot,  déjà  cité,  p.  178. 


MLSLRES  FISCALES.  ^        401 

un  effort  suprême,  quand  TAngleterrc  bien  peu  après,  les 
força  à  conquérir  leur  indépendance  I 

Section  III 

MESURES  PROHIBITIVES  ET  FISCALES   DE  l'aNQLETERRE  . 

Jusqu'au  règne  de  Charles  I",  le  Parlement  n'avait  qu'un 
rùle  secondaire,  mais  de  la  lutte  qui  s'engagea  entre  lui  et  le 
souverain,  sortit  une  révolution  qui  consacra  son  triomphe, 
et  lui  assura  pour  l'avenir  une  part  prépondérante  dans  les 
affaires  de  l'Angleterre.  Les  colonies  éprouvèrent  trop  tôt  les 
effets  de  cette  influence  nouvelle,  car  on  se  rappelle  que  c'est 
le  Parlement  qui,  dans  son  omnipotence,  fit  en  1651,  le  pre- 
mier des  trois  actes  de  navigation  destinés  à  entraver  le  com- 
merce des  colonies  enlre  elles  el  avec  l'étranger. 

■  Ce  n'était  point  assez  d'avoir  contre  elles  le  roi  et  le  Parle- 
ment, elles  allaient  trouver  un  troisième  adversaire  plus  re- 
doutable encore,  car  à  beaucoup  d'égards,  les  deux  premiers 
n'étaient  que  ses  instruments  :  je  veux  parler  de  Tindustrie  et 
du  commerce  de  TAngleterre  qui  épiaient  toutes  les  occasions 
de  mettre  à  contribution  ce  pays  si  heureusement  favorisé  du 
ciel,  mais  plus  riche  encore  alors  d'espérances  que  de  for- 
tunes acquises.  Une  lutte  contre  ces  trois  puissances  devait 
être  bien  inégale,  car  les  colonies,  isolées  les  unes  des  autres, 
ne  pouvaient  rien  contre  un  faisceau  si  fortement  uni  ;  elles 
subirent  longtemps  la  tyrannie,  jusqu'au  jour  où  le  courage 
suppléant  au  nombre,  elles  renversèrent  le  despote  aux  trois 
tètes  pour  vivre  enfin  dans  leur  complète  indépendance. 
Mais  afin  d'intéresser  davantage  à  leur  situation,  faisons  le 
dénombrement  des  iniquités  dont  elles  eurent  à  souffrir. 

C'est  Charles  1"  qui  débuta  dans  la  voie  des  exactions.  On 
se  rappelle  que,  le  premier  entre  tous,  et  dans  un  but  de 
sordide  avarice,  il  voulut  en  1634,  exercer  d'une  manière 
II.  26 


402        RAPPORTS  DES  COLONIES  AVEC  L'ANGLETERRE, 
pcrmancnlc,  un  droit  de  préemption  sur  lout  le  tabac  pro- 
duit par  la  Virginie,  indépendamment  des  taxes  dont  celte  " 
branche  de  commerce  était  déjà  grevée. 

Le  Parlement  et  Charles  II  publièrent  les  trois  actes  dits  de  \ 

navigation  qui  assuraient  à  la  marine  anglaise  le  monopole  «j 

de  tout  le  fret  américain  (années  1651,  1660,  1663).  Ce 
n'était  là  qu'un  début,  mais  il  était  plein  de  promesses  :  le 
Parlement  tint  à  les  justifier. 

Un  peu  plus  tard,  le  commerce  et  la  marine  de  la  Nou- 
velle-Angleterre attirèrent  Tatlention  et  excitèrent  la  jalousie 
de  la  métropole,  qui  ne  vit  pas  sans  crainte  en  effet  d  autres 
marines  que  la  sienne,  fréquenter  les  ports  de  la  Virginie,  du 
Maryland,  d'Antigues  et  des  Rarbades.  Elle  ne  pouvait  admettre 
que  la  Nouvelle-Angleterre  approvisionnât  ces  contrées,  de 
marchandises  d*Europe,  et  reçût  des  retours  en  produits 
des  tropiques,  qu'elle  vendait  ensuite  en  Espagne,  en  Italie  et 
Hollande.  Pour  décourager  ces  opérations,  le  Parlement  publia  ' 

en  1672,  un  bill  qui  frappa  le  transit  d'un  certain  nombre 
d'articles  de  commerce,  d'une  colonie  à  l'autre,  des  mêmes 
droits  que  ces  objets  auraient  à  payer  pour  leur  introduction 
en  Angleterre.  Comme  on  ne  pouvait  compter  sur  les  habi- 
tants pour  la  perception  de  ces  taxes,  le  môme  bill  ordonna 
la  création  de  bureaux  de  douane  dans  les  provinces  anglaises, 
sous  la  direction  de  commissaires  anglais. 

Ces  mesures  affectant  plus  spécialement  le  commerce  et  la 
marine  de  la  Nouvelle-Angleterre  qui  n'étaient  point  rési- 
gnés à  céder  à  cette  pression,  on  imagina  d'exiger  des  gou- 
verneurs de  ces  colonies,  un  serment  spécial  dont  l'objet  était 
de  prêter  main-forte  aux  actes  restrictifs  du  commerce.  Mais 
le  gouverneur  du  Massachusetts  s'y  refusa  péremptoirement, 
et  la  Cour  générale  passa  une  résolution  portant  que  les 
actes  de  navigation  étaient  une  invasion  des  droits  et  privi- 
lèges des  colons,  et  sans  aucune  force  obligatoire,  attendu 
que  ceux-ci  n'étaient  point  représentés  dans  le  Parlement 


MESURES  FISCALES.  405 

(1676-1679).  Cependant  si  le  droit  était  de  cecutéy  il  ne  pou- 
vait s'appuyer  encore  sur  la  force  ;  il  fallut  se  soumettre. 

Le  Maryland  ne  supportait  pas»  moins  impatiemment  ces 
acles  arbitraires,  et  deux  des  collecteurs  de  taxes  périrent  de 
mort  violente  par  suite  de  difficultés  nées  de  Texercice  de 
leurs  fonctions  (1684). 

On  se  rappelle  aussi  le  refus  persistant  des  habilanls  de 
Virginie  à  créer  des  villes,  pour  mettre  en  défaut  la  surveiU 
lance  des  douaniers,  et  échapper  ainsi  aux  mesures  fiscales 
de  l'Angleterre. 

Les  mêmes  résislances  se  manifestèrent  dans  la  Caroline 
du  Sud  en  1685.  Partout  l'intérêt  froissé  puisait  de  Ténèrgic 
dans  le  sentiment  du  droit  méconnu. 

Les  colonies  cherchant  par  tous  les  moyens  à  se  soiistraire 
au  joug  du*Parlement,  les  marchands  anglais  se  répandirent 
en  plaintes  amères  sur  le  mépris  dans  lequel  étaient  tenus  les 
acles  destinés  à  les  protéger.  C'est  alors  (1696)  que  Ton  créa 
le  Comité  du  commerce  et  des  plantations,  comité  permanent 
composé  d'un  président  et  de  sept  membres  connus  sous  la 
dénomination  de  lords  du  commerce.  Ses  attributions  consis- 
taient à  surveiller  d'un  œil  très-attentif  l'action  des  législa- 
tures coloniales  afin  d'y  faire  prévaloir  toujours  l'autorité  du 
Parlement,  d'y  fortifier  le  pouvoir  des  gouverneurs  royaux, 
et  de  tenir  les  colonies  dans  un  état  de  soumission  complet  à 
la  politique  commerciale  de  l'Angleterre. 

On  était  entré  dans  les  voies  de  rigueur  pour  ne  point  s'y 
arrêter.  A  une  époque  rapprochée  de  cet  acte  significatif,  le 
Parlement  fit  plus  encore  :  il  prohiba  tout  commerce  entre 
les  colonies  et  l'Irlande,  excepté  pour  Texportation  de  ce 
dernier  pays,  de  serviteurs,  de  chevaux  et  de  provisions  ali- 
mentaires. L'Irlande,  on  le  sait,  était  considérée  sous  les  rap- 
ports commerciaux,  comme  un  pays  tout  à  fait  étranger  à 
l'Angleterre,  elle  ne  pouvait  espérer  un  meilleur  traitement 
que  les  colonies  ;  et  si  plus  tard  en  i  752,  on  améliora  un  peu 


404        RAPPORTS  DES  COLONIES  AVEC  L'ANGLETERRE, 
pour  elle  celle  situation,  Tavanlage  fut  si  mince  qu'elle  eut 
peu  à  s'en  applaudir. 

Les  provinces  qui,  en  vertu  de  leurs  chartes,  avaient  droit 
de  se  gouverner  elles-mêmes,  ne  présenlaient  aucune  ga- 
rantie pour  l'observation  des  mesures  fiscales.  Il  fallait  com- 
bler cette  lacune  qui  était  grande,  c^r  elle  s'appliquait  à  des 
pays  très-commerçants.  Un  bill  de  1696  répondit  à  ce  besoin  : 
il  soumit  à  Tapprobation  du  roi  le  choix  des  gouverneurs 
de  ces  colonies,  et  il  exigea  d'eux  le  serment  spécial  qu'a- 
vait précédemment  refusé  le  gouverneur  du  Massachusetts. 
Le  nombre  des  ofliciers  de  la  douane  fut  augmenté,  et  l'on 
mit  à  leur  tête  un  directeur  général  pour  régulariser  ce  ser- 
vice. Le  réseau  qui  enveloppait  ces  possessions  s'étendait  de 
plus  en  plus,  et  Ton  avait  soin  en  même  temps,  d'en  serrer 
les  mailles  pour  que  rien  ne  pût  échapper  à  la  convoitise  du 
marchand  anglais. 

La  surveillance  était  bien  organisée,  mais  elle  pouvait 
être  mise  en  défaut;  il  fallait  pourvoir  à  la  répression.  Con- 
fier à  des  jurés  des  colonies  la  connaissance  des  infractions 
commises,  c'était  s'exposer  à  voir  la  loi  foulée  aux  pieds  par 
des  acquittements  scandaleux.  Les  agents  du  fisc  étaient  an- 
glais :  les  cours  de  justice  furent  composées  des  mêmes  élé- 
ments. De  là  vint  qu'en  1697  le  Parlement  créa  des  cours 
de  vice-amirauté  dans  toutes  les  colonies,  pour  connaître  des 
causes  intéressant  la  maiine  et  la  perception  des  taxes.  Cet 
acte  provoqua  des  résistances  très-énergiques  :  les  colons  le 
considéraient  comme  une  violation  de  leurs  chartes,  car  ces 
cours  devaient  siéger  sans  jurés.  Mais  le  Conseil  privé,  ap- 
pelé à  apprécier  les  plaintes  qui  lui  furent  adressées,  les 
rejeta  comme  étant  sans  fondement,  attendu  que  rien  ne  pou- 
vait empêcher  le  roi  d'établir  des  juridictions  d'amirauté 
partout  dans  toute  l'étendue  de  son  empire. 

Les  Provinces,  dans  le  but  de  s'affranchir  du  tribut  qu'elles 
payaient  aux  manufactures  anglaises,  essayèrent  de  se  livrer 


MESURES  FISCALES.  405 

à  rînduslrie  pour  les  objets  de  première  nécessité;  mais  les 
actes  législatifs  coloniaux  qui  avaient  en  vue  de  favoriser 
ce  mouvement,  excitèrent  la  jalousie  anglaise,  et  en  1699,  un 
bill  du  Parlement  prohiba  expressément  le  transport  d'étoffes 
de  laine  d'une  colonie  où  elles  auraient  été  fabriquées,  dans 
une  autre,  comme  aussi  d'exporlcr  dans  un  pays  étranger 
aucune  laine  coloniale  fabriquée  ou  non. 

Le  commerce  d'esclaves  noirs,  monopolisé  dans  les  mains 
d  une  compagnie  anglaise  dite  Compagnie  royale  africaine, 
dievint  une  branche  d'affaires  si  étendue,  qu  elle  admit  plus 
tard  un  grand  nombre  de  personnes  à  la  participation  de  ses 
avantages  commerciaux.  Ce  fut  un  intérêt  anglais  de  premier 
ordre  qui  s'appuya  sur  la  politique  :  aussi,  le  traité  de  paix 
d*Utrecht  de  1713,  contenait  une  disposition  spéciale  aux 
termes  de  laquelle,  l'Espagne  accordait  à  la  Grande-Bretagne 
exclusivement,  le  privilège  de  fournir  d'esclaves  ses  colonies. 
Le  marché  des  provinces  anglaises  était  abandonné  à  ce 
monopole  qui  le  stimulait  incessamment  ;  et  quand  les  colons 
commencèrent  à  redouter  Tinvasion  d'une  si  grande  popula- 
tion noire,  et  voulurent  l'arrêter  en  frappant  de  taxes  celte 
nature  d'importation,  l'Angleterre  annula  ces  mesures  res- 
trictives et  prohibitives,  comme  portant  un  grand  préjudice  < 
à  son  commerce. 

Mais  les  préoccupations  des  colons  se  portaient  avec  non 
moins  de  sollicitude  sur  une  autre  nature  d'individus  que 
l'Angleterre  imposait  à  ses  possessions  d'Amérique.  Celte 
nation  avait  résolu  d'expulser  de  son  sein  tous  les  criminels 
que  renfermaient  ses  prisons ,  et  elle  imagina  de  conclure  des 
traités  avec  des  armateurs  pour  la  transporlation  et  la  vente 
de  ces  malfaiteurs  dans  ses  colonies.  Cette  résolution  fut  en 
effet  mise  à  exécution  comme  on  Ta  vu  en  Maryland  et  en 
Virginie  notamment,  malgré  les  pressantes  réclamations  des 
habitants  qui  ne  voulaient  infuser  dans  leurs  veines  que  du 
sang  irréprochable.  Mais  ces  protestations  comme  beaucoup 


40G  .RAPPORTS  DES  COLONIES  AVEC  L'ANGLETERRE. 
d*aulres  restèrent  sans  effet.  11  semblait  qu'on  voulût  hu- 
milier les  colonies,  en  altérant  les  sources  de  leur  population  ; 
et  pour  le  leur  mieux  faire  sentir,  on  appelait  leurs  habitants 
des  descendants  de  convicts.  L'outrage,  on  le  voit,  se  mêlait 
assez  bien  à  l'oppression  gouvernementale  et  fiscale. 

Les  ressources  des  colonies  ne  recevant  pas  d'accroisse- 
ment en  proportion  des  charges  qu'elles  s'imposaient  pour 
diverses  causes,  elles  avisèrent  au  moyen  d'y  pourvoir  au 
moyçn  de  billets  de  crédit  dont  l'importance  relative  était 
très-inégale,  et  dont  la  valeur  de  circulation  était  sujette  à 
beaucoup  de  fluctuations.  Ce  fait  qui  semble  au  premier 
abord,  ne  concerner  que  les  colonies  elles-mêmes ,  avait 
un  contre-coup  immédiat  en  Angleterre,  à  cause  du  mono- 
pole commercial  réservé  à  celte  puissance,  et  de  la  néces- 
sité où  se  trouvait  le  commerce  de  payer  avec  la  monnaie  du 
pays.  Les  émissions  se  multiplièrent,  et  les  valeurs  qu'avaient 
reçues  les  marchands  anglais  se  dépréciant  par  le  fait  de 
leurs  débiteurs,  des  plaintes  nombreuses  arrivèrent  au  Co- 
mité du  commerce  qui,  après  examen,  fit  adopter  par  le  roi 
et  le  Parlement  une  mesure  dont  l'objet  était  de  déterminer 
la  valeur  légale  de  ces  billets  et  de  la  monnaie  espagnole 
^dont  ils  étaient  la  représentation.  Mais  on  ne  réussit  qu'à  jeter 
un  peu  plus  de  confusion  dans  les  transactions  :  force  fut  do 
laisser  l'intérêt  privé  régler  lui-môme  des  matières  qui,  de 
leur  nature,  échappent  à  la  législation  (1704-1707). 

On  a  vu  qu'un  bill  de  1699  contenait  de  graves  restrictions 
à  l'exportation  des  laines  fabriquées  en  Amérique,  mais  les 
chapeaux  n'y  étaient  pas  nommément  désignés.  Les  chapeliers 
anglais,  remarquantUe  grand  succès  de  cette  fabrication  dans 
quelques  colonies  du  Nord,  obtinrent  aisément  l'extension 
des  termes  du  bill  à  celle  branche  d'affaires  ;  et  pour  mieux 
assurer  l'exécution  de  celte  protection,  défense  fut  faite  à 
tout  chapelier  américain,  d'employer  plus  de  deux  ouvriers  à 
b  fois  (1732). 


MESURES  FISCALES.  407 

Avant  de  parler  d'envahissements  de  plus  en  plus  odieux, 
disons  que  le  Comité  du  commerce  était  descendu  de  la  po- 
sition élevée  qu'on  lui  avait  faite  d'abord,  et  qu'il  devint  dès. 
1714,  une  simple  dépendance  du  ministère  d'État  appelé 
alors  département  du  Sud.  Il  fut  réduit  au  rôle  de  bureau 
d'enquête  et  d'information  destiné  à  éclairer  le  Parlement 
dans  ses  rapports  avec  les  colonies. 

La  Nouvelle-Angleterre  qui  était  généralement  moins  fa- 
vorisée que  le  Sud  comme  climat  et  comme  fertilité  du  sol, 
n'avait  guère  de  ressources  que  dans  la  marine  et  l'industrie. 
La  première  était  déjà  bien  atteinte  par  les  mesures  que  je 
viens  d'exposer  ;  restait  la  deuxième  que  l'intelligence  des 
habitants  cherchait  à  féconder  dans  diverses  directions.  New- 
port  notamment,  s'était  livré  à  la  fabrication  du  rhum  avec 
des  mélasses  que  lui  fournissait  la  France;  mais  l'Angleterre, 
voyant  dans  ce  fait  une  concurrence  redoutable  pour  ses  colo- 
nies des  Antilles,  voulut  y  mettre  un  terme,  et  en  1733  le 
Parlement  par  un  nouveau  bill,  établit  des  taxes  assez  élevées 
sur  le  sucre,  les  mélasses  et  le  rhum  importés  des  Indes  occi- 
dentales françaises  ou  hollandaises.  Rhode-fsland  se  sentait 
rudement  frappé,  il  prolesta  en  soutenant  qu'on  portail 
atteinte  aux  privilèges  qu'il  tenait  de  sa  charte;  il  ne  fut  point 
écouté.  New-York  réclama  de  son  côté,  en  disant  qu'on  fer-  * 
mait  ses  meilleurs  débouchés,  car  comment  pouvait-il  conti- 
nuer à  commercer  avec  les  colonies  étrangères,  si  par  des 
taxes  élevées,  on  empêchait  celles-ci  de  payer  avec  leurs  pro- 
pres produits  les  exportations  d* Amérique?  Ils  ajoutaient  que 
les  colons  étant  tous  sujets  du  roi  d'Angleterre,  et  n'étant 
point  représentés  dans  le  Parlement,  ùucune  taxe  ne  pouvait 
valablement  leur  être  imposée  tant  qu'ils  n'étaient  point 
admis  légalement  à  faire  valoir  leurs  droits.  Mais  ces  raisons 
qui,  au  point  de  vue  de  la  constitution  anglaise,  étaient  in- 
discutables, venaient  se  briser  aux  pieds  de  Tirisatiable  mar- 
chand d'Angleterre.  Cette  nouvelle  exaction  produisit  un  ré- 


40S        HAPPORTS  D!:S  COLONIES  AVEC  LANCLETERRE. 

sultat  lout  différent  de  celui  qu'on  s'en  promettait  :  la  contre- 
bande se  Ht  sur  une  trcs-grande  échelle,  et  déjoua  toutes  les 
précautions  prises  contre  celte  industrie.  Les  mélasses  arri- 
vèrent en  abondance,  et  les  taxes  payées  furent  insignifiantes. 

L'industrie  du  fer  ôlait  Irop  élendue  pour  ne  pas  solliciter 
h  son  tour,  une  protection  elïicace.  Elle  lui  fut  accordée  en 
1750,  par  un  bill  qui  prohibait  absolument  l'érection  d*au- 
cunc  forge  el  d  aucun  haut  fourneau  dans  les  colonies  pour 
le  traitement  soit  du  fer  soit  de  l'acier. 

A  d'autres  égards  encore,  le  Parlement  voulait  tenir  toutes 
les  colonies  en  lulelle  :  ainsi  Tadminislration  des  postes  d'An- 
gleterre s'étendit  à  l'Amérique,  et  ce  furent  des  agents  anglais 
auxquels  on  remit  ce  service  important  (1710).  Il  régla  d'une 
manière  uniforme  les  conditions  de  la  naturalisation  (1740), 
et  il  intervint  de  nouveau  pour  réglementer  le  système  de 
circulation  monétaire,  et  arrêter  les  trop  grandes  émissions 
de  papier-monnaie  auxquelles  s'abandonnaient  un  peu  trop 
facilement  peuf-ôlre,  presque  toutes  les  colonies  (1740-1751). 

Jusque-là,  les  taxes  établies  semblaient  trouver  leur  expli- 
cation dans  la  nécessité  de  protéger  le  commerce  de  la  mé- 
tropole par  des  droits  différentiels,  lorsque  la  prohibition 
n'était  point  jugée  nécessaire.  Cette  charge  était  très-lourde, 
toutefois  un  long  usage  y  avait  façonné  le  peuple,  et  la  con- 
trebande ainsi  que  d'autres  moyens  évasifs  l'avaient  rendue 
supportable.  On  allait  entrer  maintenant  dans  un  autre  ordre 
d'idées  qui  devait  aggraver  la  situation  de  manière  à  la  rendre 
intolérable. 

Mais  avant  d'aller  plus  loin,  disons  quelques  mots  des 
rapporis  d'affaires  existants  entre  les  colonies  et  TAngleterre, 
et  dont  le  profit  principal  revenait  à  celte  puissance  en  vertu 
des  privilèges  commerciaux  qu'elle  s'était  arrogés.  En  voici  le 
résumé  tel  que  le  donne  un  auteur  américain  d'après  des  do- 
cuments officiels  pour  Tannée  1770,  un  peu  avant  la  révolu- 
tion américaine. 


COMMERCE  AVEC  L'ANGLETERRE.  409 

D'après  ces  données,  le  mouvement  commercial  se  répar- 
tîssait  ainsi  entre  les  colonies  : 

EXPORTATIONS  DAKS  LA  GRANDE-BRETAGNE 

de  la  Nouvelle-Angleterre  pour.  .  .  148,0H  liv.  st. 

de  New-York 69,882 

de  la  Pensylvanie  .  , 28,109 

delaVirginie  et  du  Maryland.  .  .  .  435,094 

des  deux  Garolines 278,097 

de  la  Géorgie ^  .  55,532 

Total 1,014,725  liv.  st. 

ou  25,368,125  francs  environ. 

IMPOPiTATIONS  DE  LA    GRANDE-BRETAGNE. 

pour  la  Nouvelle-Angleterre 394,451  liv- st. 

New-York 475,991 

Pensylvanie 134,881 

Virginie  et  MaryUind 717,782 

les  deux  Garolines  .  .....  146,272 

Géorgie 56,193 

Total 1,925,570  liv.  st.* 

ou  48,159,250  francs. environ. 

En  comparant  ces  échanges,  on  trouve  que  la  balance  en 
faveur  de  la  Grande-Brelogne  était  pour  cette  seule  année,  de 
22,771,125  francs,  somme  considérable  si  Ton  se  reporte  à 
Tépoque  et  au  chiffre  de  la  population  qui  ne  s'élevait  pas 
alors  à  trois  millions. 

Ce  tableau  fait  encore  ressortir  un  fait  essentiel,  c'est-à- 

*  Hildrelh,  2-  vol.,  p.  559. 


410        nAPPORTS  DKS  cOLONIES  AVEC  L'ANGLETERRE. 

dire  qu^alors  comme  aujourd'hui,  la  majeure  partie  des  ex- 
porlalions  d'Amérique,  était  fournie  par  les  colonies  du  Sud 
dont  TEuropese  disputait  les  riches  produits.  Mais  depuis  la 
déchéance  de  P Angleterre,  ce  commerce  est  échu  aux  États 
du  Nord  principalement,  qui  y  ont  trouvé  de  grands  éléments 
de  fortune. 

Abordons  maintenant  les  nouveaux  moyens  d'extorsion 
imaginés  par  l'Angleterre  pour  ouvrir  des  sources  plus  abon- 
dantes de  profit  aux  dépens  de  ses  colonies. 

Cette  puissance  pliait  sous  le  poids  d'une  lourde  dette  occa- 
sionnée notamment  par  ses  guerres  avec  la  France.  Son  aris- 
tocralie  trouvait  juste  de  rejeter  une  partie  de  ce  fardeau 
sur  les  colonies  qui,  disait-on,  avaient  retiré  tout  l'avantage 
du  succès  des  luttes  dont  l'Amérique  avait  été  le  théâtre. 
C'était  se  méprendre  gravement  sur  la  situation  :  les  colons 
avaient  contribué  largement  en  hommes  et  en  subsides  à  ces 
guerres,  et  même  une  partie  de  leurs  embarras  pécuniaires 
n'avaient  point  d'autre  cause.  Mais  l'Angleterre  ne  condes- 
cendit jamais  à  discuter  raisonnablement  les  arguments  de 
ses  sujets  d'outre-mer,  et  elle  donna  suite  à  l'idée  d'imposer 
les  Provinces,  non  plus  seulement  dans  un  but  de  protection 
commerciale,  mais  pour  enrichir  purement  et  simplement  le 
trésor  anglais.  Cependant  des  débals  s'ouvrirent  dans  le  Par- 
lement, et  un  certain  nombre  de  bons  esprits  doutaient  pour 
le  moins,  de  la  justice  et  de  l'opportunité  de  cette  politique; 
mais  ils  étaient  en  minorité  et  ne  purent  rien  empêcher. 
Dans  une  séance  de  la  session  de  1764,  la  chambre  des  Com- 
munes, comme  préliminaire,  déclara  en  termes  généraux  le 
droit  qu'avait  le  Parlement  de  taxer  les  colonies,  et  elle  re- 
commanda la  présentation  du  projet  de  loi  du  timbre  dont  il 
avait  déjà  été  question. 

Bientôt  après,  vint  l'acte  appelé  Sugar  acl  qui,  réduisant 
d'un  cinquième  le  droit  sur  les  mélasses  et  le  sucre  étran- 
gers importés  dans  les  colonies,  frappait  des  im_pôts  nouveaux 


MESURES  FISCALES.  411 

sur  différents  articles  de  même  provenance,  surtout  sur  le 
fer  et  le  bois.  Par  la  réduction  des  t  axes  sur  les  mélasses 
et  le  sucre  étrangers  on  «spérait  décourager  la  contrebande, 
mais  on  n'obtint  que  des  résultats  à  peu  près  négatifs, 
tandis  que  par  le  nouveau  bill  on  paralysait  d'autres  indus* 
tries. 

Le  principe  était  posé,  il  ne  restait  qu'à  lui  faire  produire 
les  recettes  les  plus  lucratives.  Dix  mois  après,  le  Parlement 
soumettait  à  la  taxe  du  timbre  tous  papiers  d'affaires,  mémo 
tous  certificats,  ainsi  que  tous  les  journaux  dont  il  serait  fait 
usage  dans  les  colonies.  On  agrandit  en  même  temps  la  juri- 
diction des  cours  d'amirauté,  aux  dépens  de  celle  des  tribu- 
naux ordinaires  qui  siégeaient  avec  jurés,  et  l'on  mit  à  la 
charge  des  colons  le  logement  et  la  subsistance  des  troupes 
anglaises  qui  séjourneraient  parmi  eux  (1765). 

De  toutes  ces  mesures.  Pacte  du  timbre  fut  celui  qui  pro- 
voqua davantage  l'indignation.  A  Boston  surtout,  on  prêcha  la 
résistance;  l'émeute  fut  en  permanence.  Elle  s'abandonna  à 
des  actes  coupables,  et  Ilutchinson  le  gouverneur  du  Massa- 
cliusetts,  ainsi  que  sa  famille,  ne  durent  leur  salut  qu'à  une 
fuite  précipitée.  C'est  dans  ces  désordres  que  périrent  des  pa- 
piers fort  utiles,  réunis  à  grand'peîne  par  Hutchinson  pour 
écrire  l'histoire  de  la  Nouvelle-Angleterre,  et  qui  ont  laissé 
des  lacunes  dans  l'ouvrage  très-estimé  qu'il  a  consacré  à  ce 
pays^  ouvrage  dont  je  me  suis  aidé  plus  dune  fois  en  par- 
lant de  ce  groupe  de  colonies. 

Des  scènes  analogues  se  passèrent  à  New-York,  et  l'on  n'y 
fut  pas  sans  inquiétude  sur  toutes  les  conséquences  de  ce 
mouvement  qui  n'était  dirigé  que  par  des  hommes  du  peuple. 
Les  gens  graves  se  demandaient  si,  par  ces  scènes  de  violence, 
on  ne  nuisait  pas  à  la  cause  qu'on  voulait  servir.  Aucune  co- 
lonie n'entendait  encore  se  séparer  de  la  métropole,  et  Ton 
ne  pouvait  que  l'irriter  par  cet  emploi  de  la  force  brutale  qui 
répugnait  aux  mœurs  parlementaires  d'Angleterre. 


4i2        RAPPOr.TS  DES  COLONIES  AVEC  L'ANGLETERRE. 

Toulcs  les  provinces  éprouvant  à  la  fois  le  même  mouve- 
ment d'indignation,  témoignèrent  d'une  manière  plus  ou 
moins  ouverte  leur  volonté  de  résister  à  cette  tyrannie.  Une 
société  dont  Tobjet  était  principalement  l'opposition  à  l'acte 
du  timbre,  s'organisa  sous  la  dénomination  des  Ft/5  de  laH- 
berté.  Elle  gagna  beaucoup  d'adhérents  non  point  dans  les 
classes  élevées,  mais  parmi  les  jeunes  gens  dont  l'ardeur, 
le  besoin  d'excitation,  et  aussi  un  sentiment  généreux  en  fai- 
saient d'utiles  auxiliaires.  Leur  rôle  semblait  être  d'intimider 
les  employés  du  fisc  et  de  les  pousser  à  une  démission.  Les 
timbres  qui  arrivaient  d'Europe,  ou  bien  restaient  dans  leurs 
enveloppes  ou  étaient  saisis  et  brûlés  ;  quelques  législatures 
n'hésitèrent  pas  à  déclarer  le  Stamp  act  inconstitutionnel  et 
subversif  de  tous  leurs  droits  les  plus  chers;  enfin  des  mee- 
tings se  tinrent  de  divers  côtés  pour  faire  une  démonstration 
qui  pût  impres-sionner  TAngleterre  (1765). 

C'est  alors  qu'eut  lieu  la  proposition  d'un  congrès  de  re- 
présentants de  toutes  les  colonies,  démarche  de  la  plus  grande 
gravité,  car  elle  établissait  entre  elles  une  solidarité  de  vues 
et  d'intérêts  que  l'Angleterre  redoutait  et  qui  ne  s'était  ja- 
mais manifestée  antérieurement.  Ce  congrès  se  tint  effecti- 
vement en  1765  :  toutes  les  provinces  n'y  furent  point  repré- 
sentées, mais  le  consentement  tacite  des  absents  était  acquis 
à  l'avance.  L'œuvre  principale  de  celte  assemblée  fut  une  dé- 
claration des  droits  et  libertés  réclamés  au  nom  de  tous  et  qui 
peut  se  résumer  ainsi  : 

Reconnaissance  aux  colons  de  tous  les  droits  et  de  toutes 
les  libertés  garantis  aux  Anglais  nés  dans  la  Grande  Bretagne, 
et  spécialement  du  privilège  de  se  taxer  eux-mêmes,  et  de 
n'avoir  d'autres  juges  que  des  jurés  de  leur  propre  pays. 
Enfin,  rappel  des  divei^s  bills  rendus  par  le  Parlement,  et 
qui  étaient  contraires  à  ces  droits.  11  n'est  nullement  question 
dans  cet  acte  d'une  déclaration  d'indépendance.  On  espérait 
encore,  le  plus  grand  nombre  au  moins,  conjurer  cette  exlré- 


MESURES  FISCALES.  413 

mité  qui  comporlait  beaucoup  d'inconnu  et  exposait  le  pays 
à  de  bien  grands  sacrifices. 

Cette  déclaration  de  droits  n'était  qu'une  démonstration 
insuffisante  pour  changer  les  idées  de  l'Angleterre  :  on  le 
comprit  bien,  et  le  sentiment  public  chercha  à  se  produire 
d'une  manière  très-expressive,  en  s'attaquant  aux  intérêts 
même  dont  la  cupidité  élail  frappée  d'aveuglement.  Un  comité 
s'organisa  à  New- York  pour  aviser,  el  il  en  sortit  une  résolu- 
tion dont  l'objet  était  de  recommander  à  tous  les  citoyens  de 
ne  plus  importer  de  marchandises  anglaises,  et  d'encourager 
les  manufactures  des  colonies  par  tous  les  moyens,  dût-on 
se  priver  de  manger  du  mouton  et  de  l'agneau  pour  se  mé- 
nager la  laine  nécessaire  à  la  fabrication.  Cette  détermination 
fut  communiquée  à  toutes  les  autres  provinces  et  acceptée 
avec  plaisir,  quoique  partout  l'on  n'observât  point  exacte- 
ment l'abstention  recommandée.  Malgré  ces  défaillances  in- 
téressées qu'on  rencontre  à  toutes  les  époques,  surtout  chez 
les  peuples  commerçants,  ce  mot  d'ordre  fut  maintenu,  et  on 
le  répéta  assez  souvent  pour  le  faire  passer  de  plus  en  plus 
dans  les  habitudes. 

Cependant  la  loi  du  timbre  réclamait  son  exécution,  et  il  ^ 
était  difficile  d'y  échapper  totalement,  malgré  tous  les  détours 
employés  pour  esquiver  ses  rigueurs.  Mais  les  résultats  mé- 
diocres qu'elle  donnait  en  dévoilaient  le  vice  principal.  L'in- 
timidation avait  provoqué  la  démission  de  beaucoup  d'agents 
chargés  de  la  perception,  et  les  magistrats  locaux  refusant  de 
prêter  main-forte  à  la  loi,  elle  tombait  dans  le  discrédit  et 
ne  répondait  plus  au  but  qui  lui  avait  donné  naissance.  D'un 
autre  côté,  les  marchands  anglais  qui  en  recevaient  le  con- 
tre-coup sans  jamais  avoir  pu  en  recueillir  aucun  avantage, 
en  réclamèrent  eux-mêmes  le  rappel.  La  Chambre  des  com- 
munes fut  enfin  saisie  de  ce  grave  sujet,  et  elle  le  traita  avec 
toute  la  maturité  qu'il  comportait.  Pilt  et  Burke  dont  les 
idées  étaient  favorables  à  la  cause  des  colonies,  se  distingue- 


4ii       HAPrOnTS  DES  COLONIES  AVEC  L'ANGLETERRE. 

rent  par  Texposition  des  vrais  principes  et  par  une  vigueur 
d^argumcnlation  Irès-rcmarquable.  Benjamin  Franklin  qui 
était  alors  à  Londres,  fut  appelé  à  la  barre  pour  rendre  témoi- 
gnage de  ses  idées  sur  les  circonstances  qui  occupaient  cetic 
assemblée.  Interpellé  d exprimer  son  opinion,  il  répondit 
d'une  manière  très-nette,  que  jamais  les  colonies  ne  se  soumet- 
traient soit  à  l'acte  du  timbre,  soit  à  tous  autres  de  même 
nature,  quoiqu'elles  fussent  disposées  à  obéir  aux  mesures 
dont  le  seul  objet  serait  d'établir  une  balance  de  commerce  en 
faveur  de  TAngleterre.  Après  des  discussions  approfondies,  le 
bill  de  rappel  de  Tacte  du  timbre  ayant  été  soumis  au  vote, 
triompha  de  toutes  les  résistances  :  il  passa  aux  Communes, 
à  une  majorité  de  275  voix  contre  167.  Battu  sur  ce  point, 
le  ministère  chercha  à  se  relever  de  sa  défaite  en  faisant  passer 
un  autre  acte  destiné  à  affirmer  plus  que  jamais  le  droit  du 
Parlement  «  d'assujettir  les  colonies  à  ses  lois  dans  toutes  les 
circonstances  (1766).  »  On  ne  faisait  donc  que  céder  à  Tem- 
pire  d'une  nécessité,  mais  la  prérogative  déniée  par  les  co- 
lons était  aftirmée  de  nouveau.  Le  débat  restait  le  même  : 
il  n'y  avait  qu'une  trêve. 

Les  Provinces  n'acceptèrent  pas  moins  avec  joie  ce  rappel, 
comme  le  gage  d'un  meilleur  avenir.  On  chercha  à  eflacer 
les  traces  du  passé,  et  des  indemnités  furent  accordées  aux 
citoyens  qui  avaient  souffert  par  suite  dea  désordres  des 
dernières  émeutes.  La  Virginie  vota  une  statue  au  roi;  New- 
York  en  ordonna  une  pour  le  roi  et  une  autre  pour  Pilt.  Le 
Maryland  fit  le  même  hommage  mais  à  Pitt  seul.  Les  autres 
colonies  ne  poussèrent  point  jusque-là  les  démonstrations, 
soit  par  tiédeur,  soit  par  appréhension  de  nouvelles  cala- 
mités. 

Celte  joie  intempestive  ne  fut  pas  de  longue  durée  :  le 
Parlement,  en  vertu  de  l'omnipotence  qu'il  s'attribuait,  fit  en 
1767,  un  pas  de  plus  dans  la  voie  des  empiétements  fiscaux. 
11  créa  une  taxe  sur  l'importation  dans  les  colonies,  du  thé  e( 


BIl-SUPiES  FISCALES.  ..,     415 

de  quelques  autres  marchandises,  avec  affectation  spéciale 
pour  Fenlretien  des  troupes  anglaises,  et  pour  assurer  des 
traitements  permanents  aux  gouverneurs  et  aux  juges  royaux. 
[1  alla  plus  loin  encore  :  il  prononça  la  suspension  de  la  légis- 
lature de  New- York,  jusqu'à  ce  qu'elle  eût  fait  acte  d'obéis- 
sance au  bill  qui  mettait  les  troupes  européennes  à  la  charge 
des  colonies  où  elles  étaient  en  garnison. 

Les  nouveaux  actes  parlementaires  devaient  ouvrir  les  yeux 
de  tous  sur  la  politique  opiniâtre  de  TAngleterre,  et  Jîienlôl 
les  idées  jusque-là  disposées  à  des  distinctions  plutôt  subtiles 
qu'autrement,  allaient  embrasser  un  champ  plus  vaste  où  les 
accommodements  n'auraient  plus  guère  chance  de  succès. 
Les  résistances  s'organisèrent  de  nouveau  sur  un  plan  trcs- 
vaste  :  elles  prirent  de  telles  proportions  dans  le  Massachu- 
setts, qu'on  fit  entrer  dans  la  ville  les  troupes  royales  qui 
tenaient  garnison  à  quelque  dislance.  La  population  de  Boslon 
crut  qu'on  la  bravait,  sa  fierté  s'en  révolta.  Un  comité  s'or- 
ganisa pour  aviser  aux  mesures  à  prendre;  et  au  refus  du 
gouverneur,  il  convoqua  une  convention  de  tout  le  peuple  du 
Massachusetts,  en  l'appelant  aux  armes  sous  prétexte  d'une 
guerre  avec  la  France.  Mais  cette  réunion  ne  répondit  point 
aux  vœux  des  chefs  du  mouvement,  car  elle  se  borna  à  voter 
une  pétition  au  roi  (1768). 

Le  mécontentement  qui  se  faisait  jour  partout  à  la  fois  ne 
parut  pas  changer  les  idées  du  Parlement,  car  l'année  sui- 
vante c'est-à-dire  en  1769,  il  ordonna  que  tous  les  actes  de 
tiahison  quelque  part  qu'ils  aient  été  commis,  en  Amérique 
ou  ailleurs,  seraient  portés  devant  les  cours  de  justice  d'An- 
gleterre (1769).  Précédemment  on  n'avait  louché  qu'à  la 
fortune  des  colons,  maintenant  on  voulait  disposer  même  de 
leur  existence.  La  mesure  paraissait  comble,  le  joug  n'était 
plus  supportable.  Mais  à  quel  parti  s'arrêter?  Le  recours  aux 
armes  étant  un  moyen  suprême,  il  ne  fallait  pas  y  recourir 
inconsidérément;  du  moins  tel  était  Tavis  de  Washington  qui 


446        RAPPORTS  DES  COLONIES  AVEC  L'ANGLETERRE. 

connaissait  bien  Fétat  des  esprits,  et  ne  se  dissimulait  point 
les  côtés  faibles  de  la  situation. 

Le  sentiment  du  droit  était  le  même  chez  tous,  mais  les 
idées  étaient  différentes  quant  aux  moyens  de  le  faire  préva- 
loir. En  fait  de  révolution,  la  division  ne  se  produit  souvent 
qu'après  le  succès  :  ici  au  contraire,  elL»  le  précéda.  Le 
pays  (îtait  alors  partagé  en  deux  grands  partis  qu'on  qualifia 
de  Whigs  et  de  Tories,  appellations  empruntées  à  TAngle- 
tcrre.  Les  parfisans  de  cette  puissance,  à  peu  prés  sans  res- 
triclions,  étaient  stigmatisés  de  la  qualification  de  Tories. 
Ceux  au  contraire  qui  s'opposaient  fermement  au  droit  ré- 
clamé par  le  Parlement  de  taxer  les  colonies,  s'appelaient 
Whigs.  Puis,  venait  un  tiers  parti  qui  croyait  possibles  les 
transactions  et  voulait  s'avancer  assez  loin  dans  les  voieis 
pacifiques.  Enfin  en  dehors  du  mouvement  régulier,  se  trou- 
vaient l'association  des  Enfants  de  la  liberté^  et  les  gens  assez 
nombreux  qui  étaient  prêts  à  mettre  partout  le  désordre  dans 
l'espoir  d'en  tirer  avantage.  11  y  avait  des  Tories  au  Nord 
comme  au  Sud,  mais  dans  le  Sud,  en  plus  grand  nombre 
qu'ailleurs.  Les  hommes  d'action  peu  disciplinés  se  rencon- 
traient des  deux  côlés,  car  si  au  Nord,  les  Enfants  de  la  liberté 
étaient  nombreux,  nous  avons  vu  que  les  Régulateurs  ne 
manquaient  pas  dans  les  Carolines.  Mais  les  uns  et  les  autres, 
bons  pour  le  champ  de  balaille,  présentaient  des  dangers  de 
plus  d'une  sorte  dans  une  situalion  expeclante. 

La  fermeté  déployée  par  les  colons  dans  la  revendication  do 
leurs  droits  méconnus,  et  la  persistance  dans  leurs  résolutions 
de  ne  plus  employer  de  marchandises  anglaises,  appelèrent  la 
sérieuse atlention  du  commerce  delà  métropole,  qui  ne  pou- 
vait voir  d'un  œil  indifférent  un  débouché  si  fructueux  com- 
plètement fermé.  Ce  furent  des  Anglais  encore  une  fois  qui 
plaidèrent  la  cause  des  colonies,  non  pas  d'une  manière  désin- 
téressée, mais  en  vue  d'avantages  réciproprcs  qu'on  ne  pou- 
vait méconnaître.  Un  changement  de  ministère  favorisa  la 


CONGRÈS  CONTINENTAL.  417 

réalisation  de  cette  pensée,  et  en  1770,  le  Parlement  se  dé- 
cida à  rapporter  tous  les  actes  qui  portaient  ombrage  aux 
colons,  à  la  seule  exception  de  ceux  qui  frappaient  d'une  taxe 
plus  ou  moins  onéreuse  Timporlation  du  thé  et  du  sucre.  Celte 
apparente  concession  qui  maintenait  toujours  le  principe  con- 
testé ne  pouvait  satisfaire  personne  :  loin  de  là,  ce  fut  un 
nouvel  aliment  donné  au  mécontentement  général.  Boston 
prit  l'initiative  d'une  adresse  par  laquelle  les  autres  provinces 
étaient  invitées  à  établir  des  comités  de  correspondance  afin 
de  se  rapprocher  davantage  les  unes  des  autres,  et  de  mieux 
défendre  leurs  intérêts  communs.  Toutes  ayant  le  pressenti- 
ment des  circonstances  graves  dont  elles  étaient  menacées, 
entrèrent  dans  cette  voie,  mais  ce  n'est  qu'en  1773  seule- 
ment, c'est-à-dire  presque  un  an  après  l'avis  qu'en  avait 
donné  Franklin,  qu'on  se  résolut  à  un  congrès.  La  première 
réunion  des  membres  qui  le  composèrent  eut  lieu  à  Philadel- 
phie le  5  septembre  1774.  Ce  fut  le  début  de  la  révolution 
américaine,  dans  les  annales  de  laquelle  il  est  connu  sous  la 
dénomination  de  Congrès  continental  \ 

Bien  pénétré  de  la  gravité  de  la  situation,  cette  assemblée 
dessina  nettement  son  rôle,  en  faisant  la  part  de  l'Angle- 
terre, sans  compromettre  les  intérêts  confiés  à  sa  défense. 
Elle  débuta  par  faire  une  déclaration  solennelle  des  droits  et 
privilèges  réclamés  par  les  colons  en  tant  que  sujets  anglais. 
Puis,  vinrent  successivement  une  pétition  au  roi,  une  adresse 
au  peuple  de  la  Grande-Bretagne,  un  mémoire  explicatif  pour 
les  liabitants  de  l'Amérique  anglaise,  une  lettre  au  peuple  du 
Canada,  etc.  On  tomba  d'accord  sur  la  réprobation  à  infliger 
au  commerce  d'esclaves,  et  un  délai  très-rapproché  fut  fixé 
pour  la  prohibition  complète  de  toute  importation  de  cette  na- 
ture de  population.  Par  cette  disposition,  le  Congrès  intéres- 
sait le  monde  à  sa  cause  ;  cependant  il  ne  prononçait  pas 

•  Toutes  les  colonies  y  furent  représentées,  excepté  la  Géorgie. 

27 


418  RAPrOUTS  DES  COLONIES  AVEC  L'ANGLETERRE. 
Fabolilion  de  l'esclavage  lui-même  ;  point  beaucoup  plus  im- 
portant que  le  trafic.  C'est  qu*en  réalité,  on  ne  voulait  pas  en- 
eore  attaquer  le  mal  dans  sa  racine  ;  je  dirai  plus,  le  Congrès 
s'engageait  à  plus  qu'il  ne  pouvait  obtenir,  car  j*ai  montré 
dans  mon  livre  sur  l'esclavage,  qu'après  la  révolution,  on 
He  consentit  à  la  cessation  officielle  de  ce  commerce  que  pour 
Fannée  1808  ;  et  hier  encore,  il  bravait  la  loi  impunément 
pour  le  plus  grand  profit  de  la  Nouvelle-Angleterre  et  de 
New-York. 

Tous  les  membres  présents  au  Congrès  signèrent  aussi  un 
accord  par  lequel  ils  s'engagaient  pour  eux  et  pour  ceux  qu'ils 
représentaient,  à  ne  faire  aucun  commerce  soit  d'exportation 
soit  d'importation  avec  FAnglelerre.  En  même  temps  on  sti- 
mulait l'esprit  d'industrie,  pour  mieux  échapper  au  tribut 
qu'on  payait  si  largement  à  cette  puissance. 

Tous  leurs  ti'avaux  étant  terminés,  les  cinquante-cinq 
membres  qui  formaient  le  Congrès  se  séparèrent  le  26  oc- 
tobre 1774,  bien  résolus  dirent-ils  alors,  à  triompher  ou  à 
périr  avec  les  libertés  américaines  *. 

On  se  rendra  compte  aisément  de  la  maturité  des  délibéra- 
tions de  celte  grave  assemblée  lorsque  je  citerai  des  noms  tels 
que  ceux  de  Samuel  et  John  Adams,  John  Jay,  John  Dickin- 
son,  George  Washington,  Patrick  Henry,  Richard  et  Henry  Lee, 
et  Rutledge  delà  Caroline  du  Sud.  Tous  ne  voyaient  pas  les 
choses  au  même  point  de  vue,  et  n'étaient  pas  impressionnés 
delà  même  manière,  car  tandis  que  Washington  et  Lee  se  per- 
suadaient que  cette  démonstration  suffirait  pour  ouvrir  les 
yeux  de  l'Angleterre,  d'autres,  tels  que  Patrick  Henry  et  les 
deux  Adams  étaient  fermement  convaincus  que  la  force  seule 
pourrait  trancher  les  difficultés.  Mais  très-bons  patriotes  les 
uns  comme  les  autres,  ils  étaient  tous  décidés  à  faire  face  aux 
circonstances  quelles  qu'elles  fussent,  même  au  péril  de  leur 

*  Pitkin^s  Uislory  ofthe  United  States,  p.  362. 


PRÉPARATION  A  L'INDÉPENDANCE.  4i« 

vie.  C'étaient  les  beaux  jours  du  patriotisme  pur,  désintéressé; 
il  ne  pouvait  être  plus  noblement  représenté  I 

Toutes  les  colonies  accueillirent  avec  faveur  et  avec  em- 
p  ressèment  le  résultat  des  délibérations  du  Congrès.  Deux 
cependant  firent  tache  dans  cet  ensemble  :  la  Géorgie  et  New- 
York.  L'une  était  bien  jeune  et  bien  faible  encore.  L'autre  au 
contraire  déjà  puissante  par  son  commerce,  manquait  de  ré- 
solution au  moment  du  danger  :  sa  législature  très-vive- 
ment sollicitée  d'approuver  les  résolutions  prises,  eut  ia 
faiblesse  de  répudier» cette  œuvre  remarquable.  Laissons-la 
à  son  repentir  ;  mais  rappelons  avec  plaisir,  que  son  repré-* 
sentant  John  Jay  était  Français  d'origine,  et  Tun  des  hommes 
les  plus  éminenls.  Au  risque  d'être  désavoué,  il  contribua  à 
l'adoption  des  résolutions  prises,  bien  persuadé  qu'en  parta- 
geant l'avis  et  les  sentiment  de  George  Washington,  il  ne  s'é- 
cartait point  des  sentiers  de  l'honneur  et  du  devoir!  Ajoutons 
pour  être  juste,  que  New-Xoik  revint  plus  tard  de  cette  pre- 
mière méprise  et  que  par  son  dévouement  à  la  cause  générale, 
il  effaça  un  moment  d'erreur  par  des  années  de  patriotisme. 

Lorsqu'un  peuple  est  tenu  trop  longtemps  dans  Tattilude 
de  la  résistance  et  qu'il  a  un  sincère  amour  de  l'indépendance^ 
il  ne  tarde  pas  à  mûrir  pour  une  révolution,  surtout  lorsque 
ses  intérêts  de  toute  nature  sont  incesssimment  menacés-  Créer 
une  nationalité  a  toujours  beaucoup  de  prestige,  car  cela  sup- 
pose l'affranchissement  d'un  joug,  et  chacun  des  hommes  qui 
y  concourent,  s'élève  à  ses  propres  yeux  en  proportion  de  la 
grandeur  de  l'œuvre  accomplie.  LeSiColons,  je  devrais  déjà 
dire  les  Américains,  comprenaient  mieux  chaque  jour,  le  but  à 
atteindre,  et  beaucoup  d'entre  eux  espéraient  quelque  occasion 
favorable  qui  trancherait  nettement  la  position,  de  manière 
à  rendre  tout  arrangement  impossible.  Certaines  mesures  de 
précaution  militaire  prises  parle  gouverneur  du  Massachusells, 
ayant  donné  l'éveil  sur  quelque  danger  probable,  le  Congrès 
de  cette  province  se  réunit  de  lui-même,  et  organisa  une 


420  RAPPORTS  DES  COLONIES  AVEC  L'ANGLETERRE, 
milice  nombreuse  dont  le  quart  composé  des  hommes  les  plus 
vigoureux  devait  se  tenir  prêt  à  Faction,  au  premier  si- 
gnal. On  installa  en  outre,  un  comité  de  sûreté  sous  la  direc- 
tion duquel  celte  force  fut  placée.  Les  mêmes  appréhensions 
gagnèrent  les  autres  colonies  qui  toutes  furent  bientôt  mises 
sur  un  pied  de  défense  respectable. 

Que  faisait  l'Angleterre  dans  ces  conjonctures?  Bien  loin  de 
rien  céder  du  terrain  qu'elle  avait  usurpé,  elle  refusa  d'écou- 
ler la  pétition  du  Congrès  au  roi,  et  déclara  en  étal  de  rébel- 
lion toutes  les  colonies  sauf  New-York,  la  Caroline  du  Nord  et 
la  Géorgie,  et  ordonna  que  des  mesures  fussent  prises  pour 
comprimer  ces  désordres  (1775). 

Le  Parlement  était  bien  mal  informé  de  l'état  des  esprits 
dans  la  Caroline  du  Nord,  lorsqu'il  lui  épargnait  les  foudres 
de  sa  colère,  car  ce  fut  elle  qui  la  première,  secoua  le  joug  de 
la  mère  patrie.  En  effet,  une  Convention  convoquée  dans  celte 
province  et  réunie  pour  aviser  sur  la  gravité  des  circonstances, 
prononça  le  20  mai  1775,  Tindépendance  pure  et  simple  de 
l'Amérique,  en  déclarant  traître  au  pays  quiconque  soutien- 
drait d'aucune  manière  les  prétendus  droits  réclamés  par  la 
Grande-Bretagne  sur  TAmérique.  Ce  manifeste  est  connu  dans 
Thistoire  sous  le  nom  de  déclaration  de  Mecklembourg,  du 
nom  du  comté  où  se  tint  cette  Convention . 

Ce  fait  grave  prit  beaucoup  d'esprits  par  surprise,  car  quoi- 
que la  phalange  des  hommes  d'action  se  grossît  à  l'approche 
du  danger,  elle  ne  comptait  point  encore  dans  ses  rangs  les 
citoyens  qui,  malgré  leur  patriotisme,  voulaient  épuiser  jus- 
qu'au bout  toutesles  formes  possibles  d'accommodement,  pour 
donner  au  soulèvement  plus  d'importance  et  de  solennité,  et 
pour  mieux  assurer  le  succès.  Mais  l'Angleterre,  par  son  atti- 
tude hautaine  et  despotique,  hâta  la  fusion  des  esprits,  et  le 
Congrès  qui  s'assembla  un  an  après,  prononça  d'une  manière 
définitive  l'indépendance  des  colonies  par  sa  déclaration  cé- 
lèbre du  4  juillet  1776. 


INDÉPENDANCE.  421 

Cel  acte  mémorable  ne  vint  qu'à  la  suite  de  rencontres  san- 
glantes, prélude  de  cette  guerre  acharnée  qui  détruisit  pour 
toujours  la  domination  anglaise.  Je  n'entrerai  dans  aucun  dé- 
tail sur  cette  phase  nouvelle  que  je  n*ai  point  entrepris  de 
décrire.  Je  me  suis  borné  à  indiquer  le  succès,  par  anticipa- 
tion, à  titre  d'hommage  rendu  à  un  noble  patriostisme,  à  un 
courage  digne  d'exemple,  et  à  une  cause  légitime  au  soutien 
de  laquelle  la  France  voulut  prendre  part,  en  mêlant  le  sang 
de  ses  enfants  à  ceux  de  tant  de  braves  qui  périrent  en  vou- 
lant conquérir  une  patrie. 


CHAPITRE  II 

EXAMEN  COMPARATIF  DES  COLONIES  ET  RÉSULTAT 
DE  LEUR  EXPÉRIENCE  POLITIQUE 

Pour  bien  apprécier  le  mouvement  général  des  sociétés 
éparses  qui  ont  fondé  les  colonies  anglaises  et  forment  au- 
jourd'hui un  faisceau,  sous  le  nom  d'États-Unis,  il  convient 
de  rapprocher  leurs  institutions  et  d'en  déterminer  la  valeur 
relative,  c'est  ce  que  je  vais  essayer. 

Mais  avant  toutes  choses,  rappelons  deux  faits  qu'il  ne  faut 
pas  perdre  de  vue  :  d'abord,  c'est  la  race  anglo-saxonne  qui  a 
partout  dominé  comme  nombre  et  comme  influence  dans 
chaque  colonie  ;  cela  est  remarquable  surtout  pour  la  Nou- 
velle-Angleterre où  il  ne  s'est  mêlé  presque  aucun  élément 
étranger. 

Puis,  c'est  la  persécution  protestante  d'Angleterre  qui  a 
contribué  pour  la  plus  grande  part  au  peuplement  des  colo- 
nies, et  non  Tintolérance  catholique  dont  les  victimes  n'ont 
jamais  été  que  dans  un  état  de  grande  minorité,  partout  où 
elles  se  sont  établies  sur  ce  continent. 


4^3  EXAMEN  COMPARATIF  DES  COLONIES. 

Ces  bases  posées,  disons  que  dans  presque  toutes  les  colo- 
nies, rÉtat  fut  inféodé  à  l'Église,  au  grand  dommage  des  ha- 
bitants, cxir  là  se  trouvait  la  première  atteinte  aux  libertés 
qui  leur  étaient  promises.  Quatre  d'entre  elles,  le  Maryland, 
Rhode-Island,  New-Jersey-Ouest  et  la  Pensylvanie  annoncè- 
rent par  exception,  qu'elles  entendaient  séparer  l'État  de 
rÉglise,  en  laissant  à  chacun  pleine  liberté  de  conscience. 
Mais  qu'arriva-i-il?  Toutes,  moins  le  Maryland  catholique,  dé- 
sertèrent plus  ou  moins  ce  principe  généreux.  Rhode-Istand 
pendant  un  temps»  priva  les  catholiques  des  franchises  poli- 
liquos.  La  Pensylvanie  les  toléra  à  peine  pendant  la  première 
périixle  de  son  histoire,  et  elle  se  montra  non  moins  intolé- 
rante envers  George  Keith  qui  fit  schisme  dans  la  secte  des 
Quakers.  Quant  au  New-Jersey-Ouest,  plus  franc  que  ces  deux 
colonies,  il  inséra  dans  ses  lois,  après  la  révolution  de  1688, 
une  disposition  qui  privail  les  catholiques  de  toute  participa- 
tion aux  droits  politiques.  Relativement  au  Maryland,  tant 
que  les  fondateurs  y  dominèrent,  le  principe  de  la  liberté 
religieuse  y  fut  scrupuleusement  respecté,  de  Taveu  de  tous 
Ijds  historiens  protestants  américains  et  anglais.  Ce  n'est 
qu'après  leur  déchéance,  que  Tintolérance  régna  là  comme 
ailleurs. 

Mais  les  sectes  ne  pesaient  pas  toutes  d'un  même  poids  sur 
le  gouvernement  politique:  dans  Rhode-Island  où  l'on  pouvait 
pratiquer  tous  les  cultes  et  même  n'avoir  aucune  croyance, 
il, n'y  eut  guère  d'atteinte  aux  droits  politiques  pour  cause  de 
religion,  qu'envers  les  catholiques.  Il  en  fut  de  même  dans 
le  New-Jersey-Ouesl  qui  tolérait  d'ailleurs  les  autres  cultes 
chrétiens.  Dans  la  Pensylvanie  et  le  Maryland,  il  fallait  croire 
à  Dieu  et  à  la  Trinité  pour  jouir  des  droits  de  citoyen.  Partout 
ailleurs,  il  y  avait  des  religions  d'État  plus  ou  moins  tyran- 
niques  :  dans  la  colonie  de  New-York,  dans  les  Carolines  et  la 
Géorgie,  la  secte  épiscopale  qui  y  était  dominante,  n'excluait 
pas  les  dissidents  d'une  participation  active  au  gouverne- 


OPPRESSION  PROTESTANTE.  425 

ment.  Mais  dans  la  Virginie,  cette  même  secte  n  en  tolérait 
aucune  autre  :  elle  était  au  timon  des  affaires,  et  soumettait 
le  pays  aune  double  règle  politique  et  cléricale.  Dans  la  Nou- 
velle-Angleterre, le  despotisme  était  pire  encore,  car  le  puri- 
tanisme qui  était  maître  souverain,  excluait  toutes  les  autres 
sectes,  même  la  secte  épiscopale  qui  était  religion  d'État  en 
Angleterre.  De  plus,  pour  être  admis  citoyen,  il  fallait  faire 
preuve  d'orthodoxie^  et  pour  peu  qu'un  individu  déviât  de  la 
ligne  rigoureuse  des  croyances  acceptées,  il  était  dépouillé  de 
toute  liberté  politique,  souvent  même  banni  I 

L'Amérique  coloniale  offrit  donc  ce  spectacle  instructif  du 
protestantisme  qui,  tant  qu'il  fut  opprimé,  réclama  à  grands 
cris,  la  liberté,  et  qui,  devenu  maître  souverain,  exerça  l'in- 
tolérance la  plus  impitoyable  non-seulement  contre  les  catho- 
liques, mais  encore  de  secte  à  secte,  et  jusque  dans  le  sein  d» 
Puritanisme  lui-même  dont  le  fanatisme  aveuglait  les  meil- 
leurs esprits.  Cet  état  se  prolongea  jusque  dans  le  dix-huitième 
siècle,  et  chose  fort  remarquable!  ce  n'est  que  tout  récem- 
ment que  certaines  colonies  ont  fini  de  désarmer  contre  le 
Catholicisme.  Il  n'est  pas  hors  de  propos  d'ajouter  quelques 
mots  de  plus,  pour  compléter  ce  point  historique  qui  est 
plein  d'intérêt.  Je  vais  emprunter  pour  cela,  un  passage  d'un 
ouvrage  que  j'ai  déjà  cité*  et  qui  résume  bien  les  idées  sur  la 
situation  des  catholiques  dans  ce  pays. 

«  On  croit  généralement,  dit  l'auteur  de  cet  ouvrage,  que 
les  États-Unis  en  tant  que  gouvernement,  ont  proclamé  la  li- 
berté des  cultes  depuis  l'époque  de  la  confédération,  et  que 
ce  principe  fait  partie  intégrante  de  la  constitution  qui  sert  de 
lien  à  tous  les  États.  Il  n'en  fut  pas  ainsi  :  les  questions  re- 
ligieuses ont,  de  tout  temps,  été  considérées  comme  des 
affaires  d^administration  intérieure  dépendant  de  la  juridic- 
tion des  difiérents  États.  La  seule  mention  faite  de  la  religioa 

«  The  catkolic  Church  in  Ihe  United  States,  p.  38-39. 


424  EXAMEN  COMPARATIF  DES  COLONIES. 

dans  la  constitution  des  États-Unis,  se  trouve  dans  la  troisième 
section  de  l'article  6,  ainsi  conçue  :  «  Aucune  justification 
de  croyance  religieuse  ne  sera  exigée  comme  aptitude  à  rem- 
plir aucune  fonction  publique  ou  poste  de  confiance  dépen- 
dant des  États-Unis.  »  Il  en  est  aussi  question  dans  un  des 
amendements  à  la  constitution,  passés  subséquemment,  et 
portant  :  «  Le  Congrès  ne  fera  aucune  loi  pour  établir  une  re- 
ligion ou  pour  proliihor  Texercice  d'aucun  culte.  »... 

«  En  fait,  les  dispositions  de  la  constitution  n'empêchent 
pas  les  différents  États  de  passer  des  lois  établissant  ou  pro- 
hibant une  religion,  à  leur  discrétion.  Cependant  les  treize 
États  originaires  accordèrent  l'un  après  l'autre,  la  liberté  de 
conscience  aux  Catholiques  ;  mais  beaucoup  d'entre  eux  leur 
refusèrent  longtemps  après,  la  jouissance  des  droits  civils  et 
politiques.  Ainsi,  c'est  seulement  depuis  1806,  que  les  Catho- 
liques sont  dispensés  du  serment  d'abjuration  et  d'obéissance 
au  Saint-Siège,  pour  obtenir  une  fonction  publique  dans  l'État 
de  New-York.  C'est  depuis  le  1"  janvier  1836  seulement,  que 
dans  la  Caroline  du  Nord,  on  a  supprimé  la  profession  de  foi 
protestante  sous  serment,  pour  devenir  électeur  et  éligible. 
Dans  le  New-JcTsey,  la  clause  qui  excluait  absolument  les  ca- 
tholiques de  toute  fonction  publique  n'a  été  abolie  qu'en  1844. 
Enfin  aujourd'hui  môme,  c'est-à-dire  quatre-vingts  ans  après 
la  déclaration  d'indépendance,  l'État  de  New-Hampshire  frappe 
encore  les  catholiques  d'incapacité  politique  en  les  écartant 
des  emplois,  malgré  foutes  les  pétitions  faites  à  plusieurs  re- 
prises, pour  faire  disparaître  cette  tache  de  leurs  statuts  ^  » 

Lorsque  une  haine  de  secte  est  si  invétérée,  on  peut  se 
rendre  compte  du  rôle  fanatique  que  jouait  l'Église  protes- 
tante partout  où  elle  s'inféoda  à  l'État,  et  combien  les  insti- 
tutions civiles  et  politiques  durent  se  ressentir  de  cette 
déplorable  association.  Ajouterai-je  pour  terminer,  que  le 

•  Voir  ConsUtution  de  cet  ÉUt,  de  1792. 


CARACTÈRE  DES  INSTITUTlOiNS.  425 

Kew-Hampshire  si  hostile  encore  aujourd'hui  aux  Catholiques, 
fait  partie  de  la  Nouvelle-Angleterre  puritaine  qui  se  sent 
prise  après  coup,  d'une  si  grande  ferveur  pour  Témancipation 
des  nègres,  et  qui  ne  songe  pas  encore  à  émanciper  les 
blancs,  quand  ils  ne  sont  pas  protestants  !  Rien  ne  peut  mieux 
démontrer  l'inanité  des  programmes  tant  qu'on  ne  les  voit  pas 
franchement  et  largement  appliqués.  Il  faut  que  ces  faits  et 
ces  considérations  aient  échappé  à  M.  de  Tocqueville  pour 
qu'il  n'en  ait  pas  dit  un  seul  mot,  et  nous  ait  laissé  supposer 
que  les  Puritains  avaient  dit  le  dernier  mot  en  matière  de  li- 
berté religieuse. 

De  toutes  les  formes  de  gouvernement,  celle  de  la  Nou- 
velle-Angleterre était  la  plus  républicaine,  car  la  couronne 
d'Angleterre  pendant  longtemps,  n'intervint  en  aucune  façon, 
dans  le  choix  des  gouverneurs  et  des  membres  de  la  législa- 
ture. Tous  les  pouvoirs  constitués  relevaient  de  l'élection. 
Mais  si  de  ces  formes  externes  on  pénètre  dans  l'organisa- 
tion intérieure,  la  remarque  est  toute  différente  :  on  voit  par- 
tout en  effet,  la  liberté  supprimée  ou  paralysée,  et  des  iné- 
galités sociales  et  politiques  se  glissant  même  jusque  dans  les 
lois  criminelles,  et  débutant  par  Tuniversilé.  Ces  réformes 
républicaines  abritaient  donc  des  institutions  aristocratiques 
et  despotiques,  et  n'offraient  que  Vhypocrisie  du  gouverne- 
ment populaire.  (Voir  1"  vol.) 

Les  provinces  qui  se  rapprochaient  le  plus  de  cet  arbitraire 
sans  cependant*que  l'esprit  de  secte  s'y  mêlât  d'une  manière 
aussi  impérieuse,  étaient  New-York,  la  Virginie,  les  Carolines 
et  la  Géorgie.  L'intolérance  jouait  un  grand  rôle  dans  les  deux 
premières,  il  est  vrai,  mais  ce  que  repoussaient  énergique- 
ment  les  populations,  c'était  surtout  le  joug  politique  imposé 
d'abord  par  des  Propriétaires  de  chartes  qui  ne  leur  laissaient 
que  peu  ou  point  de  libertés ,  puis  ensuite  par  la  royauté 
dont  l'administration  n'était  guère  plus  généreuse. 

Quant  à  Rhode-Island  dont  les  pratiques  gouvernementales 


426  EXAMEN  COMPARATIF  DES  COLONIES, 

se  rapprochaient  davantage  de  sa  constitution  libérale,  l'a- 
narchie y  fit  prévaloir  comme  contre-poids  le  droit  d'aînesse 
dans  les  institutions  civiles  et  politiques,  ce  qui  en  détruisit  Té- 
conomie,  sans  cependant  affecter  le  bien-être  des  habitants. 

Le  Maryland,  les  deux  Jerseys,  la  Pensylvanie  et  les  com- 
tés Delaware  quoique  soumis  à  des  gouvernements  de  Pro- 
priétaires furent  généralemehl  les  plus  favorisés.  Dans  le  Ma- 
ryland surtout,  le  suffrage  universel  y  fonctionna  pendant 
tout  le  temps  que  le  pouvoir  resta  aux  mains  des  Catholiques. 
Il  était  réservé  aux  prolestants  de  restreindre  le  cercle  des 
citoyens.  La  Pensylvanie,  les  comtés  de  la  Delaware  et  le 
New- Jersey,  après  un  très-court  espace  de  temps  pendant  le- 
quel le  suffrage  fut  donné  à  tous,  agirent  dans  le  même  sens 
restrictif.  Mais  à  tous  autres  égards,  les  gouvernements  étaient 
paternels,  les  assemblées  délibérantes  y  avaient  obtenu  une 
véritable  prépondérance  qui  ne  savait  même  point  s'imposer 
une  suffisante  modération;  et  le  peuple  y  jouissait  d'une  li- 
berté civile  et  religieuse  qu'on  chercherait  vainement  dans  la 
JSouvelle-Angleterre  puritaine. 

Si,  des  considérations  politiques  et  religieuses  nous  passons 
à  l'organisation  civile,  nous  remarquons  tout  d'abord,  deux 
institutions  très-importantes  dont  l'initiative  dans  le  nouveau 
monde,  est  due  aux  puritains  de  la  Nouvelle-Angleterre  et  qui 
leur  font  grand  honneur,  quoiqu'ils  les  aient  beaucoup  alté- 
rées dans  l'exécution.  C'est  le  Massachusetts  qui  le  premier 
en  effet,  fonda  les  communes  et  les  écoles  publiques,  deux 
bases  essentielles  d'un  gouvernement  libre.  La  commune  ne 
sortit  pas  tout  d'une  pièce  du  cerveau  qui  la  créa  :  elle  répon- 
dait d'abord  avant  toute  chose,  à  une  idée  de  conservation 
notamment  Vis-à-vis  des  Indiens;  puis  elle  étendit  ses  pro- 
portions, et  reçut  de  la  législature  des  attributions  qui  en  fi- 
rent le  premier  rouage  inférieur  du  gouvernement  politique. 
Quant  aux  écoles  publiques  dont  on  s'occupait  fort  peu  en 
Europe  à  cette  époque,  elles  étaient  appelées  à  développer 


INSTITUTIONS  CIVILES  ET  CRIMINELLES.  4'27 

Tespril  public  et  à  initier  aux  vérités  religieuses.  Mais  dans 
un  pays  de  privilège  comme  Tétait  la  Nouvelle-Angleterre, 
ces  deux  créations  devaient  être  dès  Fabord,  l'objet  d'une 
sorte  de  monopole.  En  effet  les  freemen  seulement  furent 
appelés  à  participer  aux  affaires  de  la  commune;  et  il  était 
défendu  aux  professeurs  et  maîtres  d'école  de  rien  enseigner 
qui  pût  nuire  aux  croyances  de  la  secte  puritaine. 

Quoique  faussées  dans  la  pratique,  ces  deux  institutions^ 
n'en  étaient  pas  moins  précieuses,  car  le  temps  ne  pouvait 
que  les  fortifier  en  les  dégageant  de  ces  premières  entraves,, 
et  leur  faire  produire  finalement  des  résultats  très-utiles  à  la 
chose  publique.  ' 

Les  autres  colonies  ne  suivirent?  que  de  loin  cet  exemple  : 
il  est  même  juste  de  dire  qu'à  part  certaines  exceptions,  les 
écoles,  en  tant  que  système  d'éducation  populaire,  ne  s'étçi- 
blirent  sérieusement  et  avec  extension  qu'après  la  révolution 
américaine. 

La  Pensylvanie  et  aussi  le  New-Jersey-Ouest  peuvent  re- 
vendiquer l'honneur  d'avoir  introduit  les  premiers,  dans  les 
lois  criminelles,  une  réforme  radicale  inspirée  par  le  vérita- 
ble esprit  du  christianisme  qui,  tout  en  admettant  }e  châti- 
ment du  coupable,  laisse  la  porte  ouverte  au  repentir.  Mais 
tant  est  grande  la  puissance  des  habitudes  acquises,  que  les 
Quakers  de  Pensylvanie  alors  tout-puissants  dans  cette  pro- 
vince, rétrogradèrent  jusqu'aux  lois  criminelles  anglaises, 
après  la  mort  de  Penn.  Toutefois  le  jalon  était  posé,  et  après 
s'être  écarté  de  la  voie  tracée  par  cet  homme  généreux,  le 
peuple  revint  plus  tard,  non  pas  entièrement  mais  en  partie, 
à  l'idée  mère  qui  avait  présidé  aux  lois  originaires.  Après  ce 
que  j'ai  dit  de  la  supériorité  de  Penn  sur  le  peuple  de  ces 
deux  colonies,  les  vicissitudes  du  nouveau  plan  n'ont  pu  te- 
nir qu'à  des  circonstances  tout  à  fait  étrangères,  inutiles  à 
rappeler  ici. 

Si   les  sectes  occupèrent  une  place  si  importante  dans 


428  KXAMEN  COMPARATIF  DES  COLONIES, 

rétablissement  et  le  fonctionnement  des  institutions,  il  con- 
vient de  se  rendre  compte  de  la  part  prise  par  chacune  d'elles 
aux  idées  qui  préparèrent  l'indépendance.  Les  Anglicans 
appartenant  à  un  régime  ecclésiastique  épiscopal  qui  les 
rattacliait  à  l'Angleterre  pour  la  nomination  de  leurs  minis- 
tres, et  pour  la  direction  à  donner  au  culte,  étaient  géné- 
ralement plus  portés  pour  la  cause  royale  que  contraires  à 
son  succès.  Leurs  ministres  pouvaient  contribuer  à  entre- 
tenir ces  sentiments,  car  ils  relevaient  immédiatement  de 
révèque  de  Londres,  et  recevaient  des  gouverneurs  royaux  un 
appui  qui  n'était  pas  indifférent  dans  un  pays  où  se  discutaient 
sans  cesse  tous  les  traitements.  Cependant  j'ai  montré  que 
beaucoup  de  ces  ministres  envoyés  d'Angleterre  étaient 
loin  do  réunir  les  conditions  de  savoir  et  de  moralité  néces- 
saires pour  commander  le  respect  et  la  confiance.  Mais  si  cer- 
tains d'entre  eux  manquaient  d^influence,  plus  ils  s'éloi- 
gnaient du  peuple,  plus  on  devait  les  compter  dans  les  rangs 
des  royalistes. 

Les  Puritains  étaient  généralement  gens  d'opposition  :  leur 
foyer  principal  se  trouvant  dans  la  Nouvelle-Angleterre  pays 
de  grand  commerce,  ils  souffraient  plus  que  d'autres  de  la 
tyrannie  de  l'Angleterre  ;  et  n'eussent-ils  point  appartenu  à 
celte  secte,  leur  résistance  ne  se  serait  pas  montrée  moins 
opiniâtre  sans  doute,  car  on  les  attaquait  jusque  dans  les 
sources  vives  de  leur  fortune. 

Les  Quakers  ne  ressentaient  pas  moins  vivement  l'injustice, 
mais  les  principes  de  leur  secte  préféraient  la  force  d'inertie 
à  l'action  ;  et  autant  qu'il  dépendait  d'eux,  temporiser  entrait 
bien  plus  dans  leurs  vues,  que  se  jeter  dans  un  mouvement 
précipité  où  le  sang  pouvait  être  versé  à  flots  d'une  manière 
irréparable. 

Les  Catholiques  trop  opprimés  n'avaient  point  voix  dans 
les  délibérations  ;  mais  tout  changement  devait  leur  être  pro- 
fitable, car  on  avait  épuisé  envers  eux  tout  ce  que  l'esprit 


SORT  ACTUEL  DES  SECTES.  429 

sectaire  le  plus  fécond  était  capable  de  produire  dans  un  but 
de  vengeance  impitoyable. 

Les  Baptistes,  les  New-Lights,  tous  les  novateurs  en  un  mot, 
s'étaient  glissés  dans  les  classes  inférieures  où  ils  avaient 
déjà  une  certaine  influence  démocratique  qui  ne  pouvait  que 
s'étendre.  Ceux-là  sans  exception,  étaient  partisans  des  me- 
sures extrêmes,  et  il  est  à  peu  près  certain  qu'ils  eurent  la 
main  en  tout  ou  en  partie  dans  les  émeutes  qui  éclatèrent  à 
plusieurs  reprises  et  sur  divers  points,  à  une  époque  où  les 
classes  élevées  trouvaient  prudent  d'opposer  une  attitude 
calme  à  Tespèce  de  vertige  qui  poussait  TAngleterre  vers  un 
abime. 

Aujourd'hui  que  les  faits  sont  accomplis,  il  est  curieux  de 
rechercher  ce  que  sont  devenues  ces  sectes  qui  alors  avaient 
une  puissance  réelle.  Les  Épiscopaux  furent  très-maltraités 
par  la  révolution;  mais  depuis,  reconstitués  sur  d'autres 
bases  et  ne  relevant  plus  de  l'Angleterre,  ils  ont  pris  place 
dans  le  monde  américain  sur  un  pied  d'égalité  avec  les  autres 
sectes,  toutefois  dans  une  proportion  très-restreinte.  Ils  se 
recrutent  généralement  dans  les  classes  supérieures,  et  leur 
clergé  a  repris  dans  la  considération,  le  terrain  que  les  mi- 
nistres de  l'époque  coloniale  avaient  perdu. 

Les  Puritains  sont  restés  confinés  dans  la  Nouvelle-Angle- 
terre généralement  parlant,  mais  il  leur  faut  partager  avec 
d'autres,  un  domaine  qu'ils  avaient  confisqué  pour  eux 
seuls.  Et  il  est  remarquable  que  dans  cette  région  même 
qu'ils  ont  créée,  ils  sont  maintenant  en  minorité  comparati- 
vement aux  autres  cultes.  Les  Méthodistes,  les  Baptistes,  les 
Épiscopaux,  les  Catholiques,  sans  compter  d'autres  sectes 
encore,  considérés  collectivement,  l'emportent  sur  eux  dans 
des  proportions  considérables  ^  S'il  était  vrai,  comme  n'a  pas 
craint  de  l'affirmer  M.  Ed.  Laboulaye,  que  les  principes  de 

«  Progress  of  the  United  States  in  population  and  wealth,  by  Geo. 
TuckeVf  appendix,  p.  31. 


450  EXAMEN  COMPARATIF  DES  COLONIES. 

celte  secle  fussent  égalitaires,  comment  n'aurait-elle  pas  con- 
quis toutes  les  populations  américaines  après  la  révolution 
(le  1776,  et  même  auparavant?  En  suivant  l'idée  de  ce  pro- 
fesseur qui  veut  que  la  religion  et  la  politique  marchent  du 
même  pas,  et  d'après  des  règles  identiques,  il  faudrait  sup- 
poser que  le  peuple  américain  a  reculé  dans  la  voie  démocra- 
tique, puisqu'il  s'est  éloigné  de  la  secte  qui  s'identifiait  le 
mieux  avec  cette  forme  de  gouvernement!  Cette  nation  serait 
vraiment  trcs-surprise  de  lire  tout  ce  qu'on  écrit  d'étrange 
sur  sa  religion,  son  gouvernement,  ses  mœurs,  ses  lois  !  Mais 
ne  nous  arrêtons  pas  davantage  à  ces  singularilés. 

Ajoutons  que  les  Catholiques  qui  étaient  proscrits  presque 
partout,  y  forment  maintenant  un  groupe  considérable  qu'on 
évalue  de  trois  à  quatre  millions,  et  sont  répartis  dans  cha- 
<jue  État  mais  surtout  à  l'Ouest. 

Les  Quakers  se  sont  amoindris  comme  nombre,  mais  non 
comme  considération. 

Quant  aux  Baptistes  qui  étaient  très-modestes  à  l'époque 
delà  révolution,  et  aux  Méthodistes  qu'on  connaissait  à  peine, 
ce  sont  eux  qui  aujourd'hui,  moissonnent  le  plus  amplement 
dans  le  champ  des  conversions. 

Quoique  les  colonies  eussent  établi  entre  elles  des  rapports 
de  commerce,  aucune  loi  politique  ne  les  reliait  l'une  à 
l'autre.  J'en  excepte  cependant  la  confédération  formée  entre 
quelques  Provinces  de  la  Nouvelle-Angleterre,  dans  un  but 
défensif  vis-à-vis  des  Indiens,  et  encore  pour  protéger  davan- 
tage la  secte  puritaine  qui  ne  se  croyait  pas  suffisamment 
gardée  contre  l'envahissement  des  autres  sectes.  L'Angleterre 
redoutait  l'alliance  des  colonies,  elle  s'y  opposa  lorsque  Penn 
en  fit  un  jour  la  proposition,  en  vue  de  mieux  organiser  la 
défense  contre  une  invasion,  et  pour  rendre  plus  prompts  et 
plus  faciles  les  rapports  avec  la  mère  patrie  sur  tous  les 
points  concernant  ces  possessions.  Mais  celle-ci  se  garda  bien 
de  donner  un  corps  plus  compacte  à  la  résistance  :  elle  préféra 


AGRICULTURE,  COMMERCE  ET  ESCLAVAGE.  451 

les  communications  individuelles,  et  il  ne  fallut  rien  moins 
que  Texcès  de  tyrannie  dont  elle  se  rendit  coupable,  pour 
provoquer  celte  entente  des  opprimés  qui  devait  finalement 
rompre  tous  les  liens  avec  elle.  Ainsi  quand  l'union  se  for- 
mait d'un  côté,  elle  se  détruisait  de  l'autre.  C'est  bien  là  ce 
que  les  esprits  prévoyants  avaient  entrevu  depuis  longtemps. 
Dès  le  dix-septième  siècle,  chaque  colonie  avait  pris  la  di- 
rection qu'elle  a  suivie  depuis.  L'industrie,  le  commerce,  la 
marine  furent  plus  particulièrement  le  but  d'activité  du 
Nord,  surtout  dje  l'Est  dont  lés  terres  peu  fertiles  ne  don- 
naient point  au  travail  une  suffisante  rémunération.  Le  Sud 
dont  le  sol  était  d'une  grande  fertilité,  pouvait,  grâce  au 
climat,  fournir  des  produits  très-riches  qui  attirèrent  exclusi- 
vement l'attention  des  habitants.  La  marine  ne  joua  jamais 
chez  eux  qu'un  rôle  secondaire,  c'est  ce  qui  les  rendit  con- 
stamment tributaires  du  Nord  pour  leurs  rapports  avec  l'é- 
tranger. Mais  les  gens  du  Sud  éprouvèrent  maintes  fois,  com- 
bien ils  étaient  impuissants  par  eux-mêmes  à  féconder  la 
terre,  soit  à  cause  du  climat  qui  les  énervait,  soit  à  raison  des 
miasmes  pestilentiels  qui  se  dégageaient  des  terres  nouvelle- 
ment défrichées,  et  surtout  des  nombreux  marécages  qu'on 
rencontrait  souvent  dans  ces  contrées.  On  fit  Tessai  du  nègre 
qui  réussit  au  delà  de  toute  prévision  ;  ce  fut  le  point  de  dé- 
part de  Tesclavage.  L'Angleterre  qui  se  réservait  le  monopole 
du  commerce,  stimula  extrêmement  les  besoins,  et  après 
elle,  ce  furent  les  colonies  ou  États  du  Nord  qui  s'emparèrent 
de  cette  branche  de  commerce  et  lui  firent  produire  des  som- 
mes fabuleuses,  dans  le  même  moment  où  ils  prêchaient  l'a- 
bolition de  l'esclavage.  Jamais  les  Puritains  ne  montrèrent 
une  hypocrisie  pjus  persistante,  comme  s'ils  s'étaient  imagi- 
nés que  l'Europe  ne  s'attacherait  qu'au  programme,  sans 
leur  demander  compte  aussi  de  la  manière  dont  ils  l'exécu- 
tèrent. Le  Sud  et  le  Nord  mirent  donc  à  profit  l'esclavage, 
l'un  comme  instrument  de  travail  pour  les  terres  ;  l'autre, 


432  EXAMEN  COMPARATIF  DES  COLONIES. 

comme  objet  de  commerce  el  article  de  fret  pour  sa  marine. 

La  constitution  de  la  propriété,  au  point  de  vue  successoral 
qui  se  rattache  intimement  aux  considérations  politiques,  ne 
fut  pas  la  même  partout.  La  Nouvelle-Angleterre  sauf  Rhode- 
Island,  adopta  la  loi  de  Moïse  qui  établissait  le  partage  égal 
entre  tous  les  enfants,  sauf  une  double  part  réservée  à  l'aîné. 
Il  en  fut  de  même  en  Pensylvanie.  Quant  aux  autres  colonies, 
elles  paraissaient  gouvernées  sous  ce  rapport  comme  sous 
beaucoup  d'autres,  par  la  loi  commune  d'Angleterre  (Com- 
mun law)  qui  consacrait  le  droit  d'aînesse,  et  éloignait  les 
filles,  du  partage  des  immeubles.  Cependant  on  a  vu  que  le 
Maryland  avait,  dès  le  commencement  du  dix-huitième  siècle, 
renoncé  au  droit  de  primogéniture.  RhodeJsland  au  con- 
traire s'y  soumit,  dans  un  but  politique  plutôt  que  par  des 
considérations  d'autre  nature. 

Parmi  les  fondateurs  des  colonies  on  remarque  trois  hom- 
mes qui,  imbus  de  principes  philosophiques,  voulurent  créer 
des  institutions  diaprés  certaines  idées  préconçues  tenant  peu 
de  compte  des  traditions,  de  l'état  peu  avancé  des  esprits,  des 
préjugés  et  des  faiblesses  de  l'homme.  Ces  trois  hommes 
étaient  Roger  Williams,  Locke  et  William  Penn. 

Roger  Williams  proclama  pour  Rhode-Island  la  liberté  ab- 
solue en  matière  religieuse,  et  une  liberté  à  peu  près  iden- 
tique en  politique.  Il  supposait  à  l'homme  assez  d'empire  sur 
lui-même  pour  s'imposer  un  frein  qui  rendrait  à  peu  près 
inutile  l'action  civile;  le  petit  nombre  des  habitants  lui  fai- 
sait bien  augurer  du  succès;  il  vivait  dans  la  plus  grande 
intimité  avec  les  Indiens,  et  l'Angleterre  lui  laissait  l'absolue 
direction  de  cette  jeune  société.  Qu'arriva-t-il  cependant? 
l'anarchie  menaça  de  la  dévorer;  et  pour  la  .sauver,  il  fallut 
recourir  au  privilège  qui  supplanta  la  démocratie. 

Locke  dont  l'esprit  était  très-systématique  se  jeta  dans  une 
voie  tout  opposée  à  celle  de  Williams  :  il  créa  pour  la  Caroline 
la  féodalité  la  plus  arriérée  et  la  plus  écrasante,  tellement 


ROGER  WILLIAMS,  LOCKE  ET  PENN.  435 

que  le  peuple  était  condamné  à  une  servitude  perpétuelle.  Ce 
philosophe  ne  comprit  pas  que  si  la  servitude  se  subit  par  les 
peuples  qui  naissent  dans  son  sein,  elle  ne  s'accepte  point 
par  ceux  qui  sont  libres;  et  que  toute  organisation  qui  marche 
en  sens  inverse  des  tendances  générales,  n'a  aucun  principe 
de  vie  :  elle  est  frappée  de  mort  dans  son  germe,  pour  servir 
de  leçon  aux  générations  futures.  Son  système  de  gouverne- 
ment antipathique  au  peuple,  occasionna  beaucoup  de  dés- 
ordres, et  succomba  finalement  sous  les  coups  répétés  de 
Tanimadversion  générale. 

Quant  à  Penn  dont  les  idées  se  rapprochaient  davantage  de 
la  vie  pratique,  il  eut  cependant  le  regret  de  voir  qu'il  avait 
devancé  de  beaucoup,  le  peuple  pour  lequel  il  rêvait  de  hautes 
destinées.  11  avait  introduit  le  suffrage  universel  :  les  Quakers 
le  renversèrent  en  y  substituant  un  cens  électoral  assez 
élevé.  L'organisation  politique  comportait  deux  chambres  pou- 
vant se  faire  un  certain  contre-poids  :  l'assemblée  législative 
renversa  le  conseil,  et  empiéta  tellement  sur  le  pouvoir  exé- 
cutif qu'elle  le  réduisit  à  un  état  de  nullité  presque  complet. 
Sa  pensée  généreuse  voulait  élever  les  Indiens  en  les  traitant 
sur  un  pied  d'égalité  :  les  Quakers  les  traitèrent  absolument 
comme  le  firent  les  autres  colonies  dont  la  lettre  de  Penn 
faisait  la  censure  la  plus  amère.  Il  n'envisageait  point  l'escla- 
vage comme  possible,  et  cependant  l'esclavage  fut  admis 
-dans  sa  colonie,  avec  une  réglementation  qu'il  repoussait 
comme  odieuse,  et  à  laquelle  il  lui  fallut  se  soumettre.  La 
tolérance  religieuse  posée  par  lui  en  principe  ne  fut  qu'im- 
parfaitement pratiquée.  Ses  lois  criminelles,  son  plus  bel 
ouvrage,  furent  rejetées  par  une  législature  qui  en  fit  le  sa- 
crifice à  des  intérêts  d'un  ordre  secondaire.  Finalement,  son 
gouvernement  fut  un  des  plus  agités  :  et  ce  peuple  qui  appar- 
tenait à  la  secte  dont  les  idées  paraissaient  les  plus  avancées, 
-fit  rétrograder  les  principes  les  plus  généreux,  au  succès  des- 
quels Penn  attachait  une  très-grande  importance. 
II.  28 


43^  EXAMEN  COMPARATIF  DES  COLONIES. 

L'étude  de  la  fondation  des  colonies  anglaises  présente 
donc  un  remarquable  phénomène  :  celles  dont  le  gouveriie- 
ment  reposait  sui*  une  autorité  absolue,  s'avancèrent  oon-  ' 
stammentvers  la  liberté.  Celles  aiu  contiraite,  donlles  insti- 
tutions admettaient  trop  de  liberté,  à  rorigine,  xeculèrent 
toutes  vers  le  principe  d'autorité.   Ces  cônsidértiions  ne 
sauraient  jamais  être  mises  trop  souvent  en  rdief  pour  pré- 
venir tout  à  la  fois  rimmobilité  si  fatale  même  aux  meilleures 
situations  ;  et  les  théorie®  aventureuses  qui  jettent  tout  un 
pays  dans  une  carrière  de  commotions  et.»  dei douleurs  doiit 
le  terme  est,  bien  souvent,  le  privilège  ou  la  tyranniei^  Les 
Américains  du  dix-huitième  siècle  étaient  déjà  «tslaîrés  par 
Texpérience  de  leurs  pères  qui  av^iewt  procédé '{Mir  titojinb- 
ments;  et  jaloux  de  concilier  entre  eux  leiB  deux  principes  de 
liberté  et  d'autorité  qui  d*abord  paraissaient  s'exclure,  ils 
ont  cimenté  cet  accord  dans  des  lois  et  des  constitutions  qui 
sont  comme  le  résumé  de  la  période  coloniale.  Toutes  les 
provinces  ne  furent  pas  également  heureuses  dans  leurs  com- 
binaisons gouvernementales:  elles  s'inspirèrent  beaucoup: et 
de  leur  passé  et  de  leurs  besoins  particuliers;  c'est  ce  qui 
explique   les  variétés  quelquefois  assez   grandes,   existant 
entre  les  constitutions.  Mais  ce  fait  lui-même  justifie  cette 
maxime  de  William  Penn  portant  «.qu'une  même  forme  de 
gouvernement  ne  peut  convenir  à  tous  les  peuples.  » 

Il  n'est  pas  sans  intérêt  de  montrer  comment  les  Améri- 
cains, après  avoir  conquis  leur  indépetidance,  organisèrent 
leurs  gouvernemenls,  et  de  quelle  manière  ils  conyprirent  la 
jouissance  de  la  liberté  qu'ils  étaient  maîtres  de  régler,  sans 
contrainte  et  sans  influence  étrangère.  On  pourrait  croire 
qu'après  une  conquête  chèrement  achetée,  et  p8iyée'4u:sang 
de  toutes  les  classes,  tous  furent  appelés  à  jouir  des  droits 
de  citoyen,  sans  aucune  condition,  de  même  qu'ils  avaient 
combattu  côte  à  côte  au  moment  du  danger.  Mais  il  faut  ren- 
dre, pux  peuples  d'origine  anglo-saxonne  cette  justice,  qu'ils 


ORGANISATION  DES  COLONIES-ÉTATS.  435 

ne  se  laissèrent  point  enivrer  par  la  victoire  :  ils  comprirent 
iros-bien  qu*il  y  avait  là  deux  ordres  d'idées  parfaitement 
distincts,  et  qu'il  fallait  faire  à  chacun  sa  part  -dans  Fintérêt 
général.  Je  vais  dire  quelques  mot$  die  cette  nouvelle:: orga^ 
nisalion,  pour  bien  fairç  voir  avqç  queltesagessô  procédàreat 
les  nouveaux  États  indépendants^ , et  quelles  garanties-chacua 
d'eux  crut  devoir  offrir  à  l^ordre  public,  sans  »  nuire  à  la 
liberté.  : -'3  : 

Dans  chaque  État  on  organisa  le  gouvernémèùl  à  peu  près 
tel  qu  il  étaiit  avant  1776  ;  le  pouvoir  exécutif  fut  remis  à  un 
gouverneur,  soit  seul/sc^t  assisté  d'un  Cbnseik  La  législature 
fut  composée  de  deu^  ciijyEnbres  :  Tune  s'appella  sénat,  l'autre 
chambre  des  représentants  ou  assemblée  générale.  Partout 
ces  trois  pouvoirs  étaient  sujets  à  dès  élections  fréquentes, 
généralement  annuelles.:  Mais  pour  écliiapper  aux  dangers 
d'un  mouvement  si  fréquent  du  corps  électoral,  on  exigea  des 
électeurs,  et  souvent  avisai  des  éligiblOs,  des  garanties  rassu- 
rantes eu  égard  à  Tintérêt  de  chacun  aucmaintien  de  la  tran- 
quillité publique.  Et  chose  assez  remarquable  1  la  Nouvelle- 
Angleterre  que  Wi'  de  Tocqueville  et  Laboùlaye  nous:  ont  re4- 
présentée  comme  si  égalitaij?^,  presque  radicale,  ne  fut  pas  la 
moins  empressée  à  restreindre  le  cadre  des  électeurs  et  des 
éligibles,  non  pas  précisément  à  titre  des  dispositions  nou- 
velles, niais  elle  confirma,  quand  elle  n'étendit  point  les  con- 
ditions restrictives  antérieures. 

Dans  les  quatre  Etats  de  cette  région,  New-Hampshire, 
Massachusetts,  Connôcticut  et  Rhode-Island,  tout  individu 
habitant  depuis  quelque  temps  \û  commune  où  il  prétendait 
voter,  devait,  avant  de  jouir  de  l'exei^cice  du  droit  àefreeman 
ou  citoyen,  justifier  de  l'âge  de  vingt-un  ans,  et  d'un  revenu 
immobilier  qui  était  :  dans  le  Massachusetts,  de  trois  livres 
sterling;  dans  le  Connecticut  et  dans  Rhode-Island,  de  qua- 
rante shillings.  Dans  le  New-Hampshire,  il  suffisait  de  payer 
des  taxes  depuis  un  temps  donné. 


iZa  EXAMEN  COMPARATIF  DES  COLONIES. 

Quant  à  réiigibilitë,  ces  États  avaient  des  rt*gles  différentes  : 
tandis  que  Rhode-Island  et  Connecticut  n'exigeaient  de  Télu 
rien  de  plus  que  de  Télecteur,  le  Massachusetts  se  montrait 
plus  sévère;  et,  qu'on  le  remarque  bien,  cet  État  était  de 
beaucoup  le  plus  considérable  des  quatre,  soit  comme  popu- 
lation, soit  comme  commerce,  soit  comme  richesse  publiquel 
I.à,  nul  n'était  éligible  au  poste  de  gouverneur  ou  pour  le 
sénat  et  l'assemblée  générale,  qu'à  la  condition  de  justifier 
de  la  propriété  d'un  immeuble  de  valeur  importante,  graduée 
suivant  la  fonction.  Cette  valeur  était  de  cent  livres  pour  un 
député,  trois  cents  livres  pour  un  sénateur,  et  mille  livres 
pour  un  gouverneur.  Outre  ces  garanties  matérielles,  on  te- 
nait à  une  certaine  expérience  de  la  vie,  dont  la  présomp- 
tion se  tirait  de  l'âge  du  candidat,  qui  était  vingt-cinq  ans 
pour  les  députés  et  trente  ans  pour  les  sénateurs  et  gouver- 
neurs. 

Le  New-IIampshire,  à  quelques  différences  près,  avait  adopté 
la  m(^rae  ligne  de  conduite*. 

New-York  avait  trois  classes  d'électeurs  :  ceux  appelés  à 
nommer  les  représentants  devaient  être  âgés  de  vingt-un  ans 
et  posséder  une  propriété  foncière  de  vingt  livres  sterling. 
Le  député  lui-même  n'était  tenu  à  aucune  autre  preuve. 

On  exigeait  des  électeurs  pour  le  sénat  et  pour  le  poste 
de  gouverneur,  la  justification  d'une  propriété  de  cent  livres 
sterling  franche  de  toutes  dettes  et  charges*. 

Dans  le  New-Jersey,  l'électorat  était  attaché  à  la  possession 
d'une  propriété  mobilière  ou  immobilière  de  cinquante  livres 
sterling. 

Les  sénateurs  et  députés  étaient  tenus  de  posséder  en  une 


*  Voir  constitution  de  New-Hampshire  de  1792,  celle  du  Massachussetts 
1780,  et  les  anciennes  constitutions  de  Rhode-Island  et  Connecticut  modi- 
fiées par  les  lois  rapportées  dans  le  précédent  volume. 

*  Constitution  du  20  avril  1777. 


ORGANISATION  DES  COLONIES-ÉTATS.  437 

valeur  certaine,  les  uns  mille  livres  sterling,  les  aulres  cinq 
cents  livres  seulement. 

L'élection  du  gouverneur  était  remise  aux  deux  branches 
de  la  législature,  sans  condition  d'éligibilité  ^ 

La  première  constitution  de  TÉtat  de  Pensylvanie  date  de 
1776,  mais  à  cette  époque  on  n'avait  encore  adopté  qu'une 
seule  chambre  législative,  par  continuation  des  errements  de 
la  période  coloniale.  En  1790  seulement,  on  en  fit  une  autre 
sur  le  plan  des  autres  États,  c'est-à-dire  en  confiant  le  pou- 
voir exécutif  à  un  gouverneur,  et  le  pouvoir  législatif  à  une 
assemblée  générale  composée  d'un  sénat  et  d'une  chambre  de 
représentants. 

D'après  ce  pacte,  section  1",  art.  3,  tout  homme  libre  âgé 
de  vingt-un  ans,  ayant  résidé  dans  l'État  et  payé  des  taxes 
pendant  deux  ans  avant  l'élection,  était  de  droit  électeur.  Ce 
privilège  s'étendait  même  aux  fils  de  ces  censitaires,  quoi- 
qu'ils ne  payassent  aucune  contribution. 

On  n'exigeait  des  gouverneurs,  sénateurs  et  députés  aucune 
garantie  pécuniaire,  ils  étaient  soumis  seulement  à  une  con- 
dition d'âge,  qui  était  trente  ans  pour  les  premiers,  vingt- 
cinq  ans  pour  les  deuxièmes,  et  vingt-un  ans  seulement  pour 
les  représentants. 

Le  Delaware  qui  refit  sa  constitution  en  1792,  réclamait 
des  garanties  que  n'exigeait  pas  l'État  voisin  avec  lequel  il 
fut  si  longtemps  associé. 

On  était  électeur  aux  mêmes  conditions  qu'en  Pensylvanie, 
sauf  que  ce  privilège  ne  s'étendait  point  aux  enfants  des  cen- 
sitaires. 

Quant  aux  membres  du  gouvernement,  quoique  tous  rele- 
vassent de  l'élection  populaire,  le  gouverneur  seul  était  af- 
franchi de  toutes  justifications  de  propriété.  Il  suffisait  qu'il 
eût  trente-six  ans,  qu'il  fût  citoyen  des  États-Unis  depuis 

*  Constitution  du  2  juillet  1776. 


458  EXAMEN  COMPARATIF  DES  COLONIES. 

douze  ans,  et  citoyen  de  TÉtat  depuis  six  ans  seulement. 

Les  sénateur  devaient  avoir  vingt-sept  ans  d'âge,  et  pos- 
séder une  propriété  immobilière  de  deux  cents  acres  ou  une 
valeur  mobilière  certaine  de  mille  livres  sterling. 

Quant  aux  représenlants,  il  suffisait  de  vingt-quatre  ans 
d'âge,  de  trois  arts  de  résidence,  et  de  la  possession  d'une 
propriété  dé  cent  acres  seulement. 

*  Eh  marchant  vers  le  Sud,  les  choses  n'ont  pas  une  physio- 
nomie bien  différente  :  cependant  dans  le  Maryland,  la  Virgi- 
nie, les  Carolines  et  la  Géorgie,  les  hommes  libres  domîciliéis 
devaient,  pour  jouir  dii  droit  de  suffrage,  justifier  d'une  pro- 
priété de  cinquante  acres  de  terre  ou  de  valeurs  équiva- 
ktates.  En  Géorgie,  par  exception,  il  ne  fallait,  pour  être  élec- 
tièur,  que  payer  des  taxes. 

Mais  partout',  sénateurs  et  députés  étaient  tenus  à  des  con- 
ditions d'âge  et  de  fortune  qui  rentraient  assez  bien  dans  l'é- 
conomie de  la  constitution  du  Massachusetts,  à  quelques  va- 
riations près  saris  importance. 

Quant  au  gouverneur,  il  était  élu  danfe  ces  États  par  les 
législatures  et  non  par  le  peuple  *. 

En  comparant  entre  elles  ces  diverses  constitutions,  on  voit 
que  généralement,  elles  ne  différaient  guère  les  unes  des  au- 
tres, et  qu'elles  visaient  à  donnera  là  société  des  garanties  de 
stabilité  qu'on  ne  jugeait  pas  incompatibles  avec  le  perfec- 
tionnement résultant  du  jeu  régulier  des  institutions.  Le 
Stid  ne  voyait  pas  les  choses  autrement  que  le  Nord,  car  il 
n'y  a  même  pas  de  nuance  appréciable  entre  les  constitutions 
des  États  de  cette  région  et  celle  du  Massachusetts,  État-Em- 
pire de  la  Nouvelle-Angleterre.  Pourquoi  donc  alorsM.deToc- 
queville  a-t-il  élabli  une  distinction  si  profonde  entre  le  Nord 

*  Voir  Constitution  du  Maryland  du  14  août! 776.  —  Constitution  de  la 
Virginie  du  5  juillet  même  année.  —  Constitution  de  la  Caroline  du  Nord 
du  18  décembre  même  année.  —  Constitution  de  la  Caroline  du  Sud  du 
5  juin  1790,  et  Constitution  de  la  Géorgie  du  30  mai  1798. 


ORGANISAT[ON  DES  COLONIES-ÉTATS.  45» 

et  le  Sud  de  la  période  coloniale,  quand  les  documents  authen- 
tiques disent  le  contraire?  L'esclavage  alors  était  commun 
à  toutes  les  colonies,  et  ce  qui  est  pire  encore  :  celles-ci  de- 
venues Étals,  continuèrent  à  en  trafiquer  depuis  l'union 
d'alors,  jusqu'à  la  désunion  imminente  dont  nous  sommes 
les  lémoins  aujourd'hui.  Terminons  donc  en  disant  que  tous 
ces  États  à  Tenvi,  prenant  conseil  des  circonstances  où  chacun 
d*eux  était  placé,  cherchèrent  à  concilier  l'ordre  et  la  liberté 
dans  la  mesure  de  leurs  forces,  de  manière  à  éviter  les  deux 
écueils  signalés  par  Penn  dans  la  maxime  qui  sert  d*épi- 
graphe  à  cette  histoire  :  «  La  liberté  sans  l'obéissance,  c'est 
la  confusion  ;  l'obéissance  sans  la  liberté,  c'est  l'esclavage.  » 
Depuis  les  constitutions  dont  je  viens  de  parler,  quelques 
États  ont  modifié  leur  droit  public,  en  agrandissant  le  cercle 
«les  franchises  populaires.  J'en  dirai  un  jour  les  causes,  et 
je  chercherai  à  en  bien  déterminer  les  résultats  qui  appren- 
dront si  les  Américains  de  nos  jours  ont  été  mieux  inspirés 
que  leurs  ancêtres,  et  s'ils  ont  réussi  à  maintenir  l'alliance 
de  l'ordre  avec  la  liberté. 


APPENDICE 


RACE  ROUGE 

CONSIDÉRATIONS  GÉNÉRALES  SUR  L'ORIGINE  DES  INDIENS 
ET  LEUR  APTITUDE  A  LA  CIVILISATION 


Alexandre  de  Humboldt  a  dit  quelque  part,  que  la  question 
générale  de  Torigine  des  habitants  d'un  continent  était  en 
dehors  des  limites  prescrites  à  l'histoire,  et  que  peut-être, 
ce  n'était  pas  une  question  philosophique.  Il  m'est  difficile 
Je  partager  ce  sentiment  quand  je  me  reporte  à  la  condition 
malheureuse  infligée  par  les  Européens  aux  Indiens  du  nou- 
veau monde  depuis  la  découverte.  Partout  où  l'on  trouve  la 
trace  de  ceux-ci,  au  Nord  comme  au  Sud,  les  mauvais  traite- 
ments dont  ils  ont  été  l'objet,  l'esclavage  auquel  on  les  a  as- 
sujettis, les  raisons  qu'on  en  donne,  tout  se  rapporte  à  leur 
origine  supposée  ;  et  cette  origine  elle-même  qui  continue  à 
faire  question,  préjuge  un  autre  problème  :  celui  qui  con- 
siste à  savoir  si  cette  race  est  susceptible  de  civilisation.  Je 
considère  donc  la  question  principale  et  celle  subsidiaire 
comme  étant  d'un  haut  intérêt  non  pas  seulement  spécula- 


449  CONSIDÉRATIONS  SLR  LES  INDIENS. 

tif,  mais  pratique,  et  mérilanl  d'être  débattues  de  nouveau, 
ne  fût-ce  que  pour  les  dégager  d  arguments  entièrement  men- 
songers ou  parasites  qui  empêchent  la  marcjie  des  idées,  et 
pour  faire  mieux  ressortir  ceux  qui  doivent  rester  debout 
et  aider  à  la  solution. 

Je  ne  sache  point  de  tache  plus  noble  que  celle  d'aider  à  se 
relever  toute  une  race  d'homme^  que  les  Européens  ont  par- 
tout écrasée  en  vertu  de  cette  idée  préconçue  de  son  infério- 
rité native,  et  de  son  impuissance  à  s'élever  à  la  civilisation. 
Si  tels  sont  les  arguments  employés  par  les  oppresseurs  à 
titre  de  justification,  la  question  d'origine  n'est  plus  une  af- 
faire de  choix,  elle  est  imposée  par  les  circonstances  mêmes, 
et  nécessite  un  sérieux  ei^men^-Une  des  graves  difficultés 
d'un  pareil  sujet  consiste  à  réunir  des  faits  assez  fidèlement 
recueillis,  assez  bien  observés,  pour  servir  de  base  solide 
aux  conjectures  et  au  raisonnement.  Mais  tel  est  le  malheur 
de  la  situation,  que  les  matériaux  ne  peuvent  s'obtenir  qu'à 
l'aide  de  longs  et  coûteux  voyages,  et  que  le  savant  qui  vit 
presque  toujours  sédentaire,  est  obligé  de  s'en  remettre  à 
d'autres,  du  soin  de  voir  et  d'obser^^er  ce  qu'il  lui  importerait 
fmi  d'étudier  'par  lùi-mêiïie.  C'est  une  triste  nécessité  que 
déplorait Btiifen,  et  depuis  lùi,^  les  choses  n'Dnt  point  changé, 
les  philosophes  et  les  savants  ne  sont  pas  ^its  voyageurs,  et 
les  voyageurs  ne  ëorit  g*èfe  plus  clairvoyants  ou  vérrdiques. 
€'esl  à  ce  feit  continu  qu'il  faut  attribuer  Ist  production  de  tant 
d'assertions  étrangesqu'on  trouve  dans  les  buVragès  d'hommei 
de  grande  valeur,  dans  ceuxdeBuffon  liii-même,  comme  je  le 
•montrerai  plus  ioin.  A  raison  de  la  considération  attachée  à 
des-  noms'  hoiiôrés,  ées  étrangetés  prennent  de  la  consistance 
et  deviennent,  pour  ainsi  dire,  des  vérités  ittdîiscitfables.  Le 
respect;  des  hommes  ne  doit  cependant  pas  nuire  au  respect 
de  la  Vérité  qui  a  des  droits  supérieurs  ;  et  j'ajouterai,  tou- 
jours' avec  Buffbn,  «  que  ce  n'est  qu'avec  le  temps  que  ces 
sortes  d'errëtirs  peuvent  se  corriger,  c'est-à-dire  lorsqu'un 


CONSIDÉRATIONS  SUR  LES  INDIENS.  445 

grand  nombre  de  nouveaux  témoignages  viennent  à  détruire 
les  premiers*.  » 

Je  ne  prétends  point  aj^porter  de  nouvelles  lumières  pro- 
venant d'études  particulières  faîtes  par  moi  sur  la  race  in- 
dienne, mais  j'ai  visitèbeaucoup  de  tribus,  et  mon  témoi- 
gnage peut  servir  à  confirmer  les  observations  faites  par  des 
hommes  compéteiits.  Je  signalerai  surtout  des  documents 
çfficiels  émanés  du  gouvernement  américain,  et  qui  ne  sont 
point  des  conjectures,  mais  de$  ce^rtitudes  acquises.  C'est  là 
surtout  qu'il  faut  puiser,  car  personne  ne  peut  jnieux  cou:: 
naître  les  Indiens  que  le  peuple  qui,  depuis  plus  de  deux 
siècles  et  demi,  vit  avec  eux  dans  des  rapports  immédiats  et 
de  chaque  jour.  L'étude  que  je  vais  faire  servira  donc  de  com- 
plément aux  chapitres  que  j'ai  consacrés  aux  Indiens  dans^ 
l'histoire  qui  précède. 

Deux  questions  sont  à  examiner  :  la  première  de  savoir  si 
les  Indiens  d'Amérjqueî  coyislituentje  ne  dirai  pas  une  espèce,^ 
mais  une  race  à  part,  sui  generiSj  tout  à  fait  distincte  des  au- 
tres,'ou  si  elle  n'est  qu'un  débris  d'une  autre  race,  peut-être 
mèrtie  un  mélange  des  racés  connues .  - 

La  deuxième  consiste  à  rechercher  èi  l'état  sà'uvagè  des  In- 
dien^ est  primitif  ou  s'il  ne  serait  pas  la  suite  d'une  déca- 
dence ;  puis^  si  cet  état  est  remédlàble  ;  en  un  mot,  sicëè  peu- 
plades sotit  susceptibles  de  civilisation. 

Je  \aià*  ekàmînêr  ces  deux  points  dans  deux  chapitres  se- 
pâtres. 

^  Variétés  de  Vespèce  humnine,  p.  216,  Œuvres  comptèies,  édition  Du^ 
ménil.it.  ÏV.  » 


Uk  CONSIDÉRATIONS  SUR  LES  INDIENS. 

CHAPITRE  PREMIER 

ORIGINE  DES  INDIENS 

J'écarterai  dès  Tabord,  une  première  difficulté  qui  consiste 
à  mettre  en  doute  si  Tlndien  est  bien  de  la  même  espèce  que 
Thomme  blanc.  Après  Texpérience  faite  pendant  la  période 
coloniale  dans  les  provinces  anglaises,  je  ne  pense  pas  que  le 
doute  puisse  tenir  un  instant;  aussi  ne  m'y  arrêterai-je  point. 
Je  me  bornerai  donc  à  rechercher  si  l'Indien  forme  ou  non 
une  race  à  part  dans  l'humanité,  et  pour  cela  je  vais  parcourir 
les  diverses  hypothèses  qu'on  a  imaginées. 

Variété  des  centres  de  création. 

Les  polygénisles,  on  le  comprend,  veulent  que  les  Indiens 
de  tout  le  continent  américain  soient  un  peuple  autochlhone. 
Cette  idée  répond  au  système  de  la  variété  des  centres  dis- 
tincts de  création  préconisé  par  Niebuhr  avec  des  arguments 
philosophiques,  par  le  docteur  Morton  à  l'aide  de  Tanatomie, 
et  par  le  savant  Agassiz,  au  moyen  de  déductions  tirées  de  la 
géographie  zoologique.  Si  l'opinion  contraire  prévalait,  dit-on, 
ne  serait-ce  pas  prétendre  que  le  continent  américain  est 
resté  inhabité  pendant  une  longue  suite  de  siècles,  jusqu'à 
l'époque  comparativement  récente  où  des  migrations  d'Asie 
et  d'Europe  seraient  venues  le  peupler?  Proposition  inadmis- 
sible, car  elle  conduirait  à  dire  que  la  moitié  de  notre  pla- 
nète serait  restée  privée  d'habitants  pendant  des  milliers 
d'années,  tandis  que  l'autre  aurait  été  peuplée.  Ce  qui  ren- 
drait encore  cette  conjecture  moins  probable,  c'est  que  l'Amé- 
rique a  possédé  des  animaux  qu'on  n'a  point  trouvés  dans 


ORIGINES.  445 

Tancien  monde,  tels  que  le  tapir,  le  glama  et  le  tajactu.  Or, 
si  la  création  de  Thorame  a  suivi  celle  des  animaux,  TAméri- 
que  a  dû  posséder  dès  l'origine,  une  race  propre  à  son  sol. 
On  ne  pourrait  objecter  une  formation  récente  de  rhémisphère 
Ouest,  car  les  nombreuses  découvertes  de  fossiles  dans  toutes 
les  parties  de  ce  pays,  à  diverses  profondeurs,  attestent  que 
certaines  espèces  d'animaux,  loin  d'avoir  été  récemment  or- 
ganisées, ont,  au  contraire,  disparu  depuis  un  temps  considé- 
rable*. 

Cette  première  argumentation  n'est  guère  concluante,  je 
l'ai  déjà  combattue  dans  mon  livre  sur  l'esclavage  en  disant 
entre  autre  choses,  qu'il  était  impossible  de  supposer  que  Dieu 
eût  parqué  fatalement  les  races  dans  certaines  parties  du 
globe,  car  ce  serait  empêcher  le  travail  de  diffusion  des  lu- 
mières et  de  la  civilisation  qui  importe  tant  à  l'individu  et 
aux  sociétés.  J'ajoutais  qu'il  y  a  chez  l'homme  un  tel  besoin 
d'expansion,  que  les  limites  climatériques  seraient  un  contre- 
sens perpétuel  avec  sa  nature  et  ses  instincts.  Quant  à  la 
partie  zoologique,  la  réponse  viendra  bientôt. 

Le  savant  docteur  Morton,  polygéniste  avoué,  est  favorable 
à  Tautochthonie  de  la  race  américaine  et  à  sa  complète  homo- 
généité. Il  la  déclare  une  race  à  part*,  à  cela  près  des  Indiens 
des  régions  polaires  qu'il  excepte  de  cette  grande  classifica- 
tion. Son  opinion  se  fonde  sur  l'observation  des  crânes 
trouvés  dans  les  nombreux  monticules  élevés  sur  toute  la  sur- 
face de  ce  continent,  depuis  le  Pérou  jusqu'au  Wisconsin. 
Mais  Morton  divise  ces  tribus  en  deux  grandes  familles  :  l'une 
composée  de  Mexicains  et  de  Péruviens  qu'il  croit  être  les 
Toltèques,  peuples  demi-civilisés  ;  l'autre  consistant  unique- 
ment en  peuplades  sauvages.  Pour  arriver  à  cette  conclusion, 
il  constate  que  ces  dernières  ont  une  capacité  cérébrale  plus 
grande  de  cinq  pouces  que  celle  des  tribus  demi-civilisées. 

*  D'  i\ee*s  Encyclopedia.  Art.  America. 

*  Crania  Americana.  Pliiladelphie,  4859. 


448  CONSIDÉRATIONS  SUR  LES  INDIENS. 

nèle,  et  qu'il  se  trouve  maintenant  des  mers  intérieures  dans 
des  pays  qui,  aux  époques  anté-historiques,  n'en  possédaient 
aucune?  Si  l'on  en  croit  un  savant  auteur,  le  détroit  de 
Behring  qui,  à  l'extrémité  du  nord  de  TAsie,  est  le  point  le 
plus  rapproché  de  l'Amérique,  n'avait,  il  y  a  quelques  siècles, 
qu'une  demi-lieue  de  large*.  Ce  n'était  point  là  un  obstacle 
même  pour  des  populations  primitives,  et  le  besoin  rend 
ingénieux  à  en  triompher.  Certains  peuples  qu'on  ne  fait  au- 
cune difficulté  de  comprendre  dans  la  race  blanche,  ont 
dû  trouver  dans  leur  marche  des  difficultés  bien  autrement 
grandes  à  surmonter.  Suivant  le  même  auteur,  la  formation  du 
détroit  de  Behring  serait  le  résultat  d'éruptions  volcaniques 
qui  remonteraient  à  huit  cents  ans  peut-être.  Cette  hypothèse 
se  fortifie  par  l'aspect  des  îles  Aléoutiennes  qui  sont  échelon- 
nées de  telle  façon,  qu'elles  semblent  former  les  piles  d'un 
pont  à  jeter  d'un  continent  à  l'autre. 

Ces  migrations  reconnues  praticables,  ont  probablement 
précédé  de  beaucoup  les  temps  historiques.  Les  grands  cata- 
clysmes qui  ont  bouleversé  quelques  parties  de  l'Amérique, 
ont  dû  altérer  profondément  l'organisme  de  ces  peuplades 
encore  jeunes.  Les  modifications  ethniques  ont  acquis  plus 
de  force  encore  sous  Tinfluence  de  l'action  climatérique,  du 
genre  de  vie  et  de  divers  autres  agents  non  moins  puissants 
qui  ont  imprimé  aux  habitants  de  ce  continent  un  caractère, 
une  physionomie  à  part,  pouvant  en  faire  une  race  distincte 
dans  l'humanité. 

D'après  ce  système,  le  continent  américain  aurait  été 
peuplé  par  la  voie  du  nord  de  l'Asie.  Mais  ce  n'est  encore 
qu'une  hypothèse,  et  elle  ne  ferait  point  obstacle  à  d'autres 
origines. 

«  Lettres  américaines,  par  le  comte  Carli,  1"  vol.,  préface,  p.  u. 


ORIGINES.  U9 

§3. 
Du  mélange  des  races. 

D'autres  idées  se  sont  fait  jour  pour  modifier  ou  repousser 
ce  système.  Les  uns,  sans  s'expliquer  sur  Tautochtlionie  pri- 
mitive, prétendent  que  la  race  rouge  était  déjà  très-altérée 
dans  ses  caractères  essentiels,  bien  avant  l'époque  de  la  dé- 
couverte par  Colomb,  au  moyen  de  mélanges  avec  les  races 
jaune  noire  et  blanche.  D'autres  nient  rautochthonie,  à  raison 
de  l'exlrème  différence  qu*on  trouve  dans  la  physionomie  des 
habitants  de  tout  ce  continent,  et  en  se  reportant  à  la  grande 
variété  des  dialectes  parlés  par  les  diverses  tribus  ;  surtout 
par  le  fractionnement  des  peuplades  américaines  en  quatre 
ou  cinq  langues  principales,  très-différentes  les  unes  des  au- 
tres par  leurs  vocabulaires. 

Examinons  ces  deux  opinions  : 

Comment  les  populations  de  l'Asie,  de  l'Afrique  et  de 
l'Europe  ont-elles  pu  se  mettre  en  communication  avec  l'A- 
mérique, à  une  époque  reculée  où  Ton  ne  connaissait  point 
la  boussole,  où  tous  les  moyens  paraissaient  faire  défaut  pour 
de  grandes  entreprises,  alors  d'ailleurs  qu'aucun  besoin  ne 
semblait  devoir  stimuler  la  migration  de  ces  populations  vers 
des  régions  inconnues? 

Suivant  M.  de  QuatrefagesS  TAmérique  ne  serait  plus  ha- 
bitée par  une  seule  race  d'hommes,  elle  en  renfermerait  au 
contraire  une  grande  variété  dont  la  plupart  présentent  à  un 
haut  degré,  le  caractère  de  races  mixtes  résultant  de  croise- 
ments des  principaux  types  qu'on  observe  dans  l'ancien 
monde.  Le  teint  rouge  ou  cuivré  serait  une  exception  parmi 
les  tribus  de  l'Amérique  méridionale,  comme  Humboldl  l'avait 
déjà  remarqué.  Après  lui,  Alcide  d'Orbigny  a  n;ontré  que 
dans  cet  le  région  le  teint  des  Indiens  est  généralement  ou 

*  Histoire  naturelle  de  r Homme.  Hernie  des  Deux  Mondes^  4"  avril  1861 , 
p.  664. 

II.  29 


450  COiNSIDÉRATlONS  SIR  LES  INDIENS. 

jaune  ou  brun  olivâtre.  Les  trois  races  blanche  noire  et  jaune 
auraient  contribué  à  former  les  variétés  de  teinte  qu'on  trouve 
dans  toute  l'Amérique.  Les  immigrations  de  peuples  de  Tan- 
eien  monde  se  seraient  aisément  frayé  un  passage  par  le  dé- 
troit de  Behring  et  les  iles  Aléoutiennes,  puis  par  l'Islande 
et  le  Groenland  pays  si  voisins  de  la  Suède  et  de  la  Norvège. 
Mais  il  est  une  autre  circonstance  qui  a  pu  être  aussi  produ<>-. 
tive  que  les  autres,  c'est  le  hasard  des  mers  se  combinant 
avec  la  marche  des  courants.  Ici  je  donne  la  parole  à  l'hono- 
rable académicien  :  a  Là  où  nos  prédécesseurs  n'avaient  vu, 
que  le  grand  courant  équatorial  allant  unifor^iénieut  de  l'Est 
k  rOuest,  nous  savons  qu'il  existe  des  aontre-:cpurants  4irigés 
en  sens  contraire  :  nos  marins  ont  découvert  de  nouveau^ 
fleuves  coulant  au  sein  des  mers;  et  en  particulier,  ils  ont 
retrouvé  dans  l'océan  Pacifique  un  deuxième  gulf  stream  qui, 
passant  au  sud  du  Japon,  se  diiige  vers  rAuiérique,  comme 
le  premier  va  de  Terre-Neuve  aux  côtes  ^e  l'ancien  monde. 
Le  courant  de  Tessan  a  conduit  sur  les  côtes  de  la  Californie 
des  jonques  abandonnées,  comme  le  Gulf^stream  a^ait  jçté 
sur  la  plage  des  Açores  ces  fruits,  ces  poutres  travaillées,  ce? 
canots  chavirés  qui,  dit-on,  portèrent  dans  le  cœur  jie  Çplomb 
la  conviction  qu'il  existait  un  autre  monde.  Ce  couranl,  ç'il 
a  été  connu  d'une  nation  de  navigateurs^  a  pu  et  dû  conduiï;p 
les  flottes  d'Asie  en  Amérique,  comme  il,  a  pu  et,dû  enjtraîjier 
en  Californie  les  embarcations  imparfaites  des  peuples  moins 
habiles  à  lutter  contre  la  mer.  Çnfin  le  grand  courant  équa- 
torial atlantique  a  fort  bien^pu  amener  d,ans  l'Amérique  mé- 
ridionale et  dans  le  golfe  du  Mexique, , un  certain  nombre 
d'hommes  enlevés  aux  côtes  d'Afrique  ;  mais  ces  derniers 
faits  ont  dû  être  en  tous  cas  assez  rares,  car  la  plupart  des 
populations  littorales  africaines  paraissent  s'être  fprt  peu 
livrées  à  la  navigation ^  » 

*  Revue  des  Deux  Mondes  y  p.  665,  avril  1861. 


ORIGINES.  .  .451 

Si  Ton  admet  en  principe  que  des  migrations  de  l'Asie 
Mineure  aient  peuplé  la  terre  (rAmérique  aussi  bien  que  les 
autres  parties  du  monde),  à  une  époque  primitive,  on  peut 
aussi  aisément  croire  à  la  possibilité  de  la  marche  consécu- 
tive des  peuples  vers  des  régions  inconnues,  dans  des  temps 
postérieurs.  Lq  navigation  encore  dans  Tenfance.,  était  le 
jouet  du  hasard,  et  tous  les  accidents  de  mer  aussi  bien  que 
la  marche  naturelle  des  courants  ont  pu  jeter  sur  les. rivages 
américains  à  TEst,  à  l'Ouest,  au  Nord  et  au  Sud,  des  épaves 
humaines  dont  la  nécessité  aura  fait  des  habitants  de  ce  nou- 
veau monde. 

Le  lieutenant  Maury  est  favorable  à  l'hypothèse  des  migra- 
tions venuç3  du  nord  de  l'Asie  par  le  détroit  de  Behring. 
«  Quand  on  examine,  dit-il,  la  position  de  TAmérique  du 
Nord,  au. regard  de  l'Asie,  on  est  naturellement  amenée  dire 
qu'il  eût  été  plus  étonnant  de  ne  pa&  voir  cette  partie  du 
monde  contribuer  au.  peuplement  de  l'Amérique,  que  d'as- 
sister à  la  réalisation  de  ce  fait.  »  Par  ce  côté  sont  venues  des 
populations  de  race  mongole  ou  jaune  surtout. 

On  a  supposé  aussi  que  des  embarcations  chargées  de  nè- 
gres océaniens  étaient  venues  s'échouer  sur  le  rivage  américain 
du  Pacifique.  C'est  à  cette  circonstance  que,  serait  dû  le  teint 
presque  îioir  des  Indiens  de  Californie.  L'on  cite  en  faveur  de 
cette  probabilité  le  témoignage  de  Gomara  compagnon  de 
Cortès,  qui  ^fait  mention  de  navires  à  proues  dorées  et  à  ver- 
gues argentées,  que  les  Espagnols,  sous  la  conduite  de  Yas- 
quez  de  Coronando,  auraient  rencontrés  vers  le  37®  degré  de 
latitude.  Ces  navires  étaient  chargés  de  marchandises,  et  les 
gens  qui  les  montaient,  faisaient  entendre  par  signes,  qu'ils 
étaient  en  mer  depuis  trente  jours.  Cette  relatipn  ne  doit  être 
acceptée  qu'avec  beaucoup  de  circonspection,  car  les  auteurs 
espagnols  et  spécialement  Gomara  sont  sujets  à  caution,  et 
mettent  souvent  l'hyperbole  à  la  place  de  la  vérité  historique. 
Il  faut  surtout  dans  ce  cas  particulier,  se  méfier  des  proues  do- 


452  CONSIDÉRATIONS  SIR  LES  INDIENS. 

rées  et  des  vergues  argentées  qu'explique  fort  peu  le  point 

de  départ  supposé  de  cette  embarcation. 

§4. 

Hypothèse  de  l'origine  scandinaTe. 

M.  deQualrefages*  considère  comme  plus  authentique,  c'est- 
à-dire  comme  tout  à  fait  certaine,  la  prise  de  possession  de 
la  partie  nord  du  continent  américain,  dès  avant  Tan  1000, 
par  des  chefs  Scandinaves  qui  seraient  venus  chercher  en 
Islande  et  dans  le  Groenland  un  refuge  contre  la  tyrannie 
d'Harald  aux  cheveux  d'or.  Ce  serait  là  un  noyau  de  race 
blanche.  La  présence  de  ces  émigrants  recevrait  un  nouveau 
témoignage,  d'une  bulle  de  Grégoire  IV  datée  de  835  et  adres- 
sée à  Ansgarius,  laquelle  mentionnerait  les  missions  d'Islande 
et  du  Groenland.  M.  Frédéric  Lacroix  qui  cite  cette  bulle  *, 
rapporte  que  Lapeyrère  en  signale  une  autre  de  Tan  900  ap- 
plicable aux  mêmes  contrées.  Suivant  M.  de  Quatrefages,  ces 
Normands  souffrant  delà  rigueur  excessive  du  climat,  seraient 
descendus  au  midi  de  l'Amérique.  En  1408,  les  glaces  ayant 
intercepté  les  communications  entre  l'Islande  et  le  Groenland, 
la  population  de  ce  dernier  pays,  plutôt  que  de  se  laisser  écraser 
tout  entière  par  les  Esquimaux  qui,  plusieurs  fois,  ravagèrent 
les  colonies  islandaises,  aurait  suivi  la  trace  des  Normands 
vers  le  sud,  où  ils  auraient  été  aperçus  de  plusieurs  côtés  par 
les  premiers  conquistadores,  vers  le  commencement  du  dix- 
septième  siècle:  ceux-ci  les  auraient  même  trouvés  assez 
blancs  pour  dire  qu'ils  étaient  plus  blancs  qu'eux-mêmes. 
M.  de  Quatrefages  ajoute  que  partie  de  ces  Scandinaves  n'au- 
raient point  quitté  le  Groenland  où  l'on  peut  voir  encore  leur 
descendance'. 

L'hypothèse  de  l'honorable  académicien  sur  l'importation 

*  Revue  des  Deux  Mondes^  avril  1861,  p.  667. 

*  Histoire  des  régions  circumpolaires. 

^  Revue  des  Deux  Mondes ^  déjà  citée,  p.  668. 


ORIGINES.  453 

d'éléments  blancs  en  Amérique  avant  la  découverte  de  Co- 
lomb, se  compose  de  conjectures  plus  encore  que  de  faits  cer- 
tains. Il  est  vrai  que  des  Scandinaves  ont  habité  Tlslande  et 
le  Groenland,  mais  soit  qu'ils  aient  été  détruits  par  les  Es- 
quimaux, soit  qu'ils  n'aient  pu  résister  à  l'action  rigou- 
reuse du  climat,  surtout  après  Taccumulation  des  énormes 
blocs  de  glace  qui,  par  une  cause  inconnue,  sont  venus  in- 
tercepter les  communications  entre  ces  deux  contrées,  la  co- 
lonie danoise  qui  vint  s'établir  en  Groenland  au  commence- 
ment du  dix-huilième  siècle  ne  trouva  plus  aucun  vestige  de 
cette  première  occupation  ^ 

Puis,  si  les  Scandinaves  sont  descendus  au  midi,  au  moyen 
d'embarcations,  il  faut  supposer  qu'ils  ont  fait  provision  de 
vivres  pour  plusieurs  mois,  car  cette  navigation  devait  être 
longue,  difficile,  laborieuse,  ayant  à  lutter  surtout  contre  le 
Giilf  Stream  et  contre  les  vents  d'Ouest  qui  soufflent  les 
trois  quarts  de  l'année.  De  pareilles  précautions  sont-elles 
supposables  ?  étaient-elles  praticables  ?  Les  émigrants  qui  ne 
connaissaient  point  la  boussole  imaginaient-ils  où  le  vent 
pouvait  les  jeter?  Si  nous  admettons  un  instant  qu'ils  soient 
descendus  à  travers  le  Canada,  ils  ont  rencontré  les  Cinq  Na- 
tions qui  n'ont  pas  dû  leur  faciliter  le  passage;  et  malgré 
toutes  les  recherches  faites,  on  n'en  trouve  aucune  trace  ni 
dans  la  physionomie  des  populations,  ni  dans  les  coutumes,  ni 
dans  le  langage,  ni  dans  aucun  des  objets  nécessaires  à  la 
vie.  La  même  remarque  s'applique  à  tout  l'espace  qui  sépare 
le  Canada  du  Mexique.  Si  ces  chefs  Scandinaves  ont  parcouru 
un  si  grand  espace,  comment  ne  trouve-t-on  nulle  part  la 
trace  du  fer  dont  l'usage  leur  était  bien  connu  et  dont  étaient 
fabriquées  peut-être  les  armes  qu'ils  portaient? 

Il  est  une  autre  considération  plus  concluante  encore  :  de- 
puis le  quinzième  siècle,  les  Européens  peuplent  l'Amérique, 

*  Gallatins  Synopsis  of  the  Indian  triheSy  etc.  —  Archanologia  ameri" 
cautty  2*  \ol.,  p.  12,  et  Bancroft,  p.  502. 


454  CONSIDÉRATIONS  SUR  LES  INDIENS. 

lu  plupart  d'cnlrc  eux  ne  se  sont  point  mêlés  aux  indigè- 
nes, et  ils  ont  conservé  léiir  couleur  et  leur  civilisation. 
Peut-on  admettre  que  les  Scandinaves  auraient  été  si  proinp-^ 
temént  métamorphosés,  que  du  neuvième  au  quinzième  sié^ 
de,  ils  fussent  devenus  rouges,  sauvages' et  entièrement  mé- 
connaissables? '  —    I 

Enfm  danè  aucun  des  idiomes  indiens,  il  n'appéraft  pas  là 
moindre  racine  de  langue  européenne. 

De  toutes  les  tribus  indiennes,  une  seule  parait  avbiir  at- 
tiré Tatlention  à  raison  de  la  couleur  des  individus  qui  la 
composent.  Les  auteurs  qui  en  parlent  disent,  le$  uns  :  qu'ils 
ont  la  peau  entîèrè'ment  blanche  elles  cheveux  toux.  D'autres 
se  bornent  à  constater  qu'ils  ont  le  teint  seulement  plus  clair- 
que  les  autres  peuplades.  Leur  idiome  se  rapprociherait  de  celui' 
du  pays  de  Galles;  on  les  connaîtrait  sous  la  dénomination 
dMndiens  blancs  {White  Indians)^  et  leur  tribu  serait  établie^ 
dans  le  haut  Missouri.  Un  de  ceux  qui  donnent  quelques  dé- 
tails sur  ce  point,  prétend  qu'on  a  trouvé  parmi  eux  une  bi-^ 
ble  en  langue  anglaise,  qu'ils  ne  pouvaient  lire.  Drake,  qui 
rapporte  cette  circonstance,  se  demande  comment  ces  Indiens 
ont  pu  avoir  en  leur  possession  une  bible,  alors  que  Tértii- 
gration  de  leurs  auteurs  fen  Amérique,  aurait  précédé  de 
beaucoup  la  découverte  de  l'imprimerie*? 

Ces  Indiens  blancs  sont  probablement  les  mêmes  que  ceux 
de  la  tribu  des  Mandans,  établie  sur  le  haut  Missouri  et  dont 
Catlin  parle  avec  beaucoup  de  détails.  Il  les  représente  avec 
le  teint  clair,  comme  un  peuple  de  demi-sâng,  les  cheveux 
gris,  fins,  soyeux,  et  les  yeux  bleus  ou  couleur  noisette.  11 
leur  attribue  une  origine  celtique'.  Mais  les  récits  concer- 
nant cette  tribu  qui  depuis,  a  été  détruite  presque  tout  en- 

*  Drake's  Biography  and  history  of  Ihe  Indians  of  North  America, 
book  I,  chap.  m,  p.  38. 

•  Letters  and  notes  on  Ihe  manners  and  customs  of  ihe  North  American 
Indians. 


ORIGINES.  455 

tière  par  la  petite  vérole,  ne  sont  accueillis  qu'avec  beaucoup 
d'incrédulité.  On  a  notamment  :répondu  à  Catlin,  que  cette 
prétendue  couleur  blanche  n'était  autre  que  l'albinisme,  ma- 
ladie qui  se  rencontre  quelquefois  chez  les  Indiens,  et  qui 
Sfvait  pu  affecter  tous  les  Mandans.  La  couleur  uniformé- 
ment grisé  des  theveux  de  tous  les  individus  jeunes  ou  vieux 
fortifierait  encoi*e  cette  présomption.  On  ne  peut  retrouver 
dans  ces  Indiens  blancs  les  descendants  des  Scandinaves  qui 
seraient  entrés  par  le  Groenland  en  Amérique,  car  on  ne  voit 
nulle  part  comme  je  Texpliqueraî  plus  loin,  que  les  migra- 
tions intérieures  se  soient  dirigées  de  TEst  à  l'Ouest.  Puis 
comment  admettre  qu'une  peuplade  ait  franchi  l'espace  im- 
mense qui  sépare  lé  Groenland  du  haut  Missouri  j  sans  être  ar- 
rêtée à  chaque  pas,  par  des  tribus  jalouses*  qui  lui  auraient 
barré  le  passage  et  peut-être  l'auraient  inévitablement  dé- 
ti'uite! 

Ce  n'est  point  à  dire  qu'il  n'ait  pu  y  avoir  des  Européens 
amenés  sur  le  continent  américain,  longtemps  avant  la  dé- 
couverte de  Colomb,  par  suite  d'événements  fortuits  dont  la 
trace  est  perdue.  Mais  ce  nombre  a  dû  être  toujours  extrême- 
ment minime  et  fractionné  sur  divers  points,  à  raison  même 
des  circonstances  exceptionnelles  qui  les  auraient  poussés  vers 
cette  contrée.  Il  faut  aussi  prendre  en  considération  TactioB 
énergique  du  climat,  les  luttes  armées  avec  les  indigènes^ 
les  famines  et  les  maladies  qui  ont  pil  les  décimer,  ainsi  que 
cela  a  toujours  lieu  dans  les  pays  neufs,  sauvages,  où  les 
Européens  arrivent  brusquement  et  sans  transition.  L'établis- 
sement des  colonies  anglaises  prouve  surabondamment  qu'ii 
ne  serait  rien  resté  du  premier  noyau  de  l'émigration  en 
Virginie  et  dans  la  Nouvelle-Angleterre,  si  des  envois  succes- 
sifs n'avaient  comblé  les  vides  laissés  par  la  mort. 


ibb  CONSIDÉRATIONS  SUR  LES  INDIENS. 

§5. 

Hypothèse  des  origines  hébraïque  et  grecque. 

L*iiypothùse  Scandinave  étant  écartée,  examinons  si  on  a 
été  plus  ingénieux  en  voulant  rattacher  les  Indiens  à  une  ori- 
gine hébraïque.  On  a  invoqué  de  prétendues  analogies  de 
langage  et  une  certaine  conformité  de  coutumes  telles  par 
exemple  que  la  scarification  des  bras  et  des  jambes,  en  signe 
de  douleur  de  la  mort  d'un  parent,  et  l'usage  de  scalper 
l'ennemi.  Sans  préjuger  quant  à  présent,  Texactitudedes  faits 
invoqués  et  qui  sont  probablement  très-isolés,  n  en  pourrait- 
on  pas  trouver  un  grand  nombre  d'autres  plus  signiGcatifs 
encore  qui  renverseraient  ces  rapprochements?  La  confor- 
mité de  quelques  mots  des  deux  langues  hébraïque  et  in- 
dienne et  peul-être  de  quelques  formes  du  langage  se  retrou- 
verait aussi  bien  dans  d'autres  idiomes.  Les  modes  de  mani- 
festation de  la  pensée  sont  variés  et  multiples,  ils  peuvent 
donner  lieu  à  des  analogies,  sans  que  pour  cela  aucun  lien 
de  parenté  existe  entre  les  peuples  à  qui  certaines  expressions, 
certaines  formules  sont  communes.  On  est  fondé  à  en  dire 
autant  de  bien  des  coutumes  qui  trouvent  leur  raison  d'être 
dans  des  inslincts  communs  à  tous  les  individus,  et  que  les 
circonstances  développent  ou  modifient,  de  manière  à  les  rap- 
procher plus  ou  moins  de  celles  d'autres  peuples,  indépen- 
damment de  tout  contact  entre  eux.  C'est  souvent  pour  ne  pas 
étudier  suffisamment  le  cœur  humain,  qu'on  trouve  des  su- 
jets de  merveille,  là  où  nous  ne  devrions  voir  que  des  résul- 
tats bien  simples  peut-être,  de  l'expansion  de  notre  nature. 

Mais  est-il  bien  vrai  qu'il  y  ait  entre  les  idiomes  indiens 
une  analogie  quelconque  avec  la  langue  hébraïque?  Roger 
Williams  qui  a  longtemps  vécu  au  milieu  des  tribus  de  l'Est 
de  r Amérique,  et  à  qui  l'hébreu  était  très-familier,  affirme 
précisément  le  contraire  de  cette  proposition.  11  ajoute  même 


OUIGIINES.  457 

que  les  idiomes  qu'il  avait  appris  parmi  les  tribus  offraient 
bien  plus  de  rapports  avec  le  grec ^  Le  docteur  S.  Farmer 
Jarvis  qui  a  porté  ses  investigations  tout  spécialement  de  ce 
côté,  prélend  qu'une  langue  générale  aussi  riche  que  celle 
des  Indiens  en  formes  grammaticales,  surpasse  même  le 
grec,  et  a  une  grande  supériorité  sur  Thébreu  qui  est  une 
des  plus  simples  de  toutes  les  langues*. 

Dirai-je  qu'on  a  essayé  de  rattacher  les  Indiens  à  une  origine 
grecque?  On  a  prétendu  en  effet,  que  la  ligue  des  Cinq  Na- 
tion avait  une  grande  ressemblance  avec  le  conseil  des  am- 
phictyons  ;  et  Charlevoix  particulièrement  affirme  que  la  lan- 
gue des  Iroquois  était  mêlée  de  mots  dérivés  du  grec- 

Je  n'insisterai  pas  davantage  sur  ces  deux  origines  hébraï- 
que et  grecque  dont  la  base  est  trop  fragile,  et  qu'on  a  voulu  à 
tort,  étayer  d'arguments  en  dehors  de  la  science.  Elles  n'ont 
aucun  crédit  aujourd'hui,  depuis  les  sérieuses  études  philo- 
logiques faites  parGallatin  et  Duponceau,  et  dont  je  parlerai 
plus  loin. 

§6. 

Hypothèse  de  Torigine  nègre. 

Doit-on  croire  aussi  à  la  présence  de  noirs  sur  le  continent 
américain,  à  une  époque  reculée?  Cela  serait  probable  si  l'on 
s'en  rapportait  au  témoignage  de  deux  auteurs  espagnols.  En 
effet  Pierre  Martyr  et  Gomara  attestent  que  Vasco  Nunès  de 
Balboa,  en  traversant  l'isthme  de  Darien  pour  gagner  les  mon- 
tagnes d'où  il  devait  apercevoir  le  premier  l'océan  Pacifique, 
trouva  sur  son  chemin  de  véritables  nègres..  C'est  là  dit-on, 
ce  qui  expliquerait  la  présence  dans  l'île  Saint-Vincent,  de 
ces  Caraïbes  noirs  qu'on  a  voulu  faire  descendre  des  nègres 
émancipés  par  le  naufrage  du  vaisseau  qui  les  portait,  et  qui 

*  Préface  to  Roger  Williams'  Key. 

*  A  discourse  on  the  Religions  of  the  Indian  tribes  of  North  America, 
New-York,  1820. 


458  CONSIDi^iUTIONS  SCR  LES  I5DIE5S. 

^IdM'nl  niix  pris(>s  avec  les  Caraïbes  rouges.  Cependanl  si  le 
Hiin^  noir  est  entré  pour  quelque  chose  dans  les  reines  de 
riiMlini  quo  iiouH  connaissons,  Il  y  est  bien  ef&M^  car  rien 
tinjonnl'lini  non  révèle  la  trace  :  ni  les  traits  du  TÎsage,  ni  la 
(MuihMirdo  In  peau,  saur  dan^  l'Amérique  du  Sud,  ni  le  ca- 
nuién*  intiino,  ni  le  langage.  En  admettant  la  présence  de 
qurl(|U('M  fragments  de  population  noire,  à  une  époque  don- 
\\{h\  mir  c*(^  continent,  leur  destruction  totale  ou  partielle  a 
i\\\  Hvnir  lion,  ne  fût-ce  que  dans  les  guerres  de  tribu  à  tribu, 
oA  la  différoncT  de  physionomie  et  d'habitudes  devait  créer 
lunl  d(^  motifs  de  rivalité  et  de  haine.  Ce  ne  serait  point  la 
proniit^ro  fois  (|ne  l'histoire  enregistrerait  Tanéantissemenl 
lolal  do  divoi'âos  |Hniplades  indiennes,  pour  des  raisons  moins 
dôtorminantos. 

§7. 

llypotliAHc  do  l'orig-ine  mongole  ou  jaune. 

(,)nHnl  à  l'élôment  jaune  ou  mongol,  il  est  plus  aisé  d'en 
roniar(|iior  la  Iraco  ci»  ot  là,  au  dire  de  quelques  auteurs,  non 
pas  d'iino  nianiôro  Imnchée,  mais  comme  appoint  seulement, 
dans  los  traits  do  certaines  tribus,  surtout  sur  la  rive  améri- 
ri(*aino  du  Paciiique.  11  n'apparaît  point  que  des  migrations 
nondironsos  do  cello  race  soient  venues  tout  d'un  coup  s'im- 
planloron  Amérique,  car  on  en  trouverait  des  vestiges  mieux 
accusés.  Dans  les  langues  elles  dialectes  parlés  par  toutes  les 
tribus,  rien  ne  rappelle  même  de  loin,  le  génie  de  la  langue 
dos  Chinois  ot  des  peuples  de  la  Sibérie*;  il  en  est  ainsi  des 
usagers  (]ui  sont  entièrement  différents.  Aucun  ouvrage  de  la 
civilisation  chinoise  n'a  été  découvert  d'aucun  côté  sur  ce 
continent,  au  dire  de  tous  les  archéologues  et  savants  améri- 
cains, malgré  les  assertions  de  de  Guignes  qui  prétend,  bien 
è  tort,  qu'on  a  trouvé  les  traces  de  voyages  faits  par  les  Chi- 

«  Bancroft,  p.  501. 


ORIGINES.  45î^ 

nois  en  Amérique,  dès  le  cinquième  siècle  de  notre  ère*.  Le 
savant  historien  des  États-Unis  réfute  victorieusement  ces  al- 
légations dénuées  de  preuves,  et  il  ajouta  que  si  des  mar- 
chands chinois  fussent  venus  en  Amérique  à  une  époque  si 
rapprochée  des  premières  découvertes  de  ce  pays,  il  en  serait 
resté  des  traces,  ne  fût-ce  que  de  leur  langage  si  différent  de 
tous  les  autres,  ca^  rien  n'est  si  indélébile  que  lidiome  d'un- 
peuple  vivant  à  l'état  de  tribu*. 

J'ajoute  que  si  des  fragments  de  population  de  ra^  jaune,, 
noire  et  blanche  fussent  venus  par  groupes  nombreux  en 
Amérique  pour  s'y  établir  sur  un  point  donné,  et  eussent 
réussi  à  s'y  maintenir,  rien  n'était  plus  facile  que  de  con- 
server leur  physionomie,  leur  langue,  leurs  mœurs,  leurs- 
habitudes,  en  un  mot  leur  individualité  propre,  à  raison  de 
rinmiense  étendue  de  ce  pays,  de  réparpillemént  des  tribus^ 
et  du  nombre  comparativement  très-minime  de  celles  répan- 
dues sur  ces  vastes  espaces.  On  aurait  d'ailleurs  retrouvé,, 
depuis  qu'on  a  remué  le  sol,  de  toutes  parts,  une  foule  d'ob- 
jets d'origine  étrangère  que  l'archéologie  n'aurait  pas  manqué 
de  mettre  en  lumière.  Enfin  on  aurait  signalé  quelque  part 
un  débris  de  population  qui  aurait  échappé  à  l'état  sauvage. 
Cependant  on  ne  cite  pas  un  seul  fait  digne  de  confiance  qui 
puisse  appuyer  ces  prétentions. 

§  8. 
Hypothèse  de  l'autochthonie. 

Reste  à  examiner  si  l'on  peut  attribuer  une  origine  com- 
muneiprimitive  à  toutes  les  peuplades  indiennes  du  continent 
américain. 

Dès  Tabord,  M.  Bancroft^  signale  une  particularité  très- 

*  Mémoires  de  V Académie  des  Inscriptions,  vol.  XXVIII. 
«  Bancroft,  p.  502. 
»  P.  505. 


460  CONSIDÉBATIONS  SUR  LES  INDlExNS. 

curieuse,  c'esl  que,  de  tous  les  peuples  du  monde,  les  nations 
américaines  (les  Indiens)  sont  les  seules  qui  universellement, 
ignorèrent  l'état  pastoral  :  elles  n'avaient  ni  vaches  ni  brebis 
et  ne  faisaient  point,  par  conséquent,  entrer  le  laitage  dans 
leur  alimentation.  L'huile,  la  cire  et  le  fer  leur  étaient  incon- 
nus. 11  en  tire  Tinduction  que  presque  certainement,  leur 
civilisation  imparfaite  est  leur  œuvre  à  elles  seules.  De  cette 
déclaration,  je  prends  le  fait  momentanément,  en  réservant 
la  conclusion  pour  la  discussion  d'une  autre  hypothèse  con- 
cernant la  dégénérescence  de  la  race. 

On  a  objecté  à  l'opinion  qui  soutient  Tautochthonie  des  In- 
diens d'Amérique,  la  différence  très-prononcée  qui  existait 
entre  certains  types  de  population. depuis  TEsquimau  jus- 
qu'au Patagon,  et  Textrème  variété  des  idiomes  qu'on  remar- 
quait chez  des  tribus  même  voisines  les  unes  'des  autres. 
L'objection  est  grave  et  veut  être  examinée  de  près. 

Disons  d'abord,  quant  à  la  grande  variété  des  types  et  à 
l'extrême  distance  qui  sépare  quelques-uns  d'entre  eux  de 
l'ensemble,  que  dans  aucun  pays  d'Europe  et  d'Asie  on  ne 
trouve  une  complète  uniformité  de  conformation  et  de  traits 
dans  les  populations.  Quoi  de  plus  différent  du  circassien, 
que  le  Tartare  et  le  Kalmouk  qui  vivent  à  deux  pas  de  lui  ?  Y 
a-t-il  la  moindre  ressemblance  entre  l'Anglais  considéré  au 
point  de  vue  physique  et  intellectuel,  et  certaines  popula- 
tions des  vallées  suisses  où  le  goitre  et  l'idiotisme  se  perpé- 
tuent d'une  manière  déplorable?  Si  l'on  veut  maintenant 
réfléchir  que  les  variétés  les  plus  abaissées  de  la  race  amé- 
ricaine sont  localisées  aux  extrémités  de  ce  continent  en 
très-grande  partie  au  moins,  il  faudra  bien  reconnaître  que 
les  influences  climatériques  ont  beaucoup  de  puissance  et 
peuvent  à  la  longue,  constituer  une  dégénérescence  hérédi- 
taire. 11  n'est  pas  jusqu'aux  habitudes  et  au  genre  de  vie  qui 
n'opèrent  puissamment  pour  modifier  l'organisme.  Je  revien- 
drai bientôt  sur  ce  sujet. 


ORIGINES.  461 

Malgré  ces  dissemblances  fort  grandes,  Morton,  dans  sa 
classification  des  crânes  des  diverses  races,  n'a  fait  aucune 
difficulté  de  ranger  toutes  les  tribus  du  continent  amé- 
ricain dans  la  même  catégorie ,  quelles  que  fussent  d'ail- 
leurs les  variétés  de  type  et  de  coloration,  parce  qu'il  retrou- 
vait dans  l'ensemble  de  toutes  ces  populations,  unirait  géné- 
ral qui  les  relie  entre  elles.  Il  ne  mettait  à  part  que  les 
Esquimaux  dont  l'aspect  extérieur  paraîtrait  se  rapprocher 
davantage  de  la  race  jaune.  Toutefois  cette  considération  ne 
lui  faisait  point  exclure  ces  peuplades,  de  la  grande  famille 
américaine  ;  tout  au  plus  trouvait-il  là  plus  de  sang  mongol 
que  dans  d'autres  tribus*.  Cette  donnée  est  généralement  ac- 
ceptée par  les  auteurs  apiéricains  de  nos  jours. 

Mais  on  est  amené  à  attribuer  une  commune  origine  pri- 
mitive à  toutes  les  nations  de  ce  continent,  par  trois  raisons 
principales  :  1**  l'uniformité  de  leur  état  sauvage  depuis 
qu'elles  sont  connues  des  Européens  ;  2**  un  grand  nombre 
d'habitudes  communes  ;  3°  et  le  caractère  général  des  langues, 
qui  est  partout  poly synthétique,  et  en  rapport  avec  la  nature 
et  l'état  social  des  Indiens.  J'essayerai  de  développer  cette  der- 
nière considération  qui  est  pleine  d'intérêt,  et  qui  me  parait 
être  de  beaucoup  de  poids  dans  la  question  d'autochthonie. 

Il  peut  paraître  singulier,  au  premier  abord,  qu'on  pré- 
tende ramener  à  un  système  d'ensemble,  des  langues  qui 
sont  assez  dissemblables  de  mots  et  de  syntaxe,  pour  con- 
stituer des  familles  très-distinctes  dans  la  race  américaine  : 
je  ne  parle  ici  que  de  celles  du  Nord.  Mais  une  étude  appro- 
fondie du  génie  de  ces  langues  a  montré  qu'il  existait  entre 
elles  des  rapports  de  parenté  tout  à  fait  indépendants  des  vo- 
cabulaires. La  struclure  du  langage,  la  marche  et  l'assem- 
blage des  idées  constituent  tout  particulièrement  le  trait  ca- 
ractéristique qui  peut  seul  servir  de  guide  dans  ces  sortes 

*  Crania  Americano, 


462  CONSIDÉRATIONS  SUR  LES  INDIENS, 

d'investigations.  C'est  pour  avoir  négligé  celte  base  d'ap- 
préciation, que  tant  de  savants  linguistes  se  sont  égarés  à  la 
poursuite  de  chimères  qui  leur  ont  toujours  échappé.  Vater 
•en  Europe,  et  Barton  en  Amérique,  ont  cherché  à  établir 
l'origine  asiatique  des  Indiens  du  nouveau  monde,  par  de^ 
comparaisons  trompeuses  des  idiomes  des  deux  contrée^. 
Mais  comment  pouvaient-ils  espérer  un  succès  réel^  lorsque 
par  exemple,  entre  l'iroquois  et  l'algonquin  qui  étaient  les 
langues  de  deux  peuples  très- rapprochés  Tun  de  Vautre, 
il  n'y  avait  qu'un  nombre  insignifiant  de  mots  appartenant 
au  même  vocabulaire?  D'après  cette  maicche ,. à  quel,  ré- 
sultat meilleur  devait-on  s'attendre,. en  comparant  le  gr^^eï^- 
landais  avec  le  péruvien,  le  huron  ou  le  siou,  avec,  la  langue 
du  Chili?  Il  ne  fallait  rien  moins  que  l'ipisuccèsdiç  cette  mé- 
thode, pour  engagejr  à  tenter  des  voies  nouvelles.  L'entre- 
prise offrait  peu  d'attrait,  car  il  y  avait  à  étudier  les  langues 
iies  tribus  des  deux  Amériques,  à  les  coi^iparer  entre  elles,  et 
à  chercher  à  pénétrer  leur  génie  propre  sans  aucun  seeour^ 
étranger,  pour  arriver  péniblement  à  la  synthèse,  par  C€|tle 
analyse  indéfinie.  Ce  travail  considérable  a  été  tenté  et  réalisé 
avec  succès,  chacun  dans  sa  voie,  par  Gallatin  et  Duponceau 
que  j'ai  déjà  cités.  Duponceau  surtout,  a  exposé  d'une  façoçi 
très-ingénieuse,  la  théorie  de  l'unité  des  races  par  l'unifor- 
mité de  structure  de  toutes  ces  langues,  de  manière  a  faire 
impression  sur  les  esprits  ^  Je  vais  essayer  d'exposer  succinc- 
tement ses  idées  tout  en  restant  aussi  près  que  possible  du 
texte  pour  ne  riçn  enlever  de  la  précision  des  raisonjieme^ts 
de  l'auteur.       . 

Le  caractère  général  des  langues  américaines  consiste  en 
ce  qu'elles  réunissent  un  grand  nombre  d'idées  sous  la  forme 
d'un  seul  mot,  c'est  ce  qui  les  a  fait  appeler  polysynthé- 
liques. 

*  Mémoire  sur  le  caractère  grammatical  des  langues  de  quelques  na- 
tions indiennes  de  V Amérique  du  Nord,  1858. 


ORlGIiNES.  465 

.  ■■•  t- 

Les  Indiens  de  TAmérique  sont  parvenus  à  créer  des  lan- 
gues qui  comprennent  le  plus  grand  nombre  d'idées  dans 
le  plus  petit  nombre  de  mots  possible.  Au  moyen  de  ces  pro- 
cédés, ils  peuvent  changer  la  nature  de  toutes  les  parties  du 
discours  :  du  verbe  faire  un  adverbe  ou  un  nom;  de  l'adjeclif 
ou  du  substantif  faire  un  verbe.  Aussi  est-on  autorisé  à  affir- 
mer que  dans  ces  idiomes  sauvages,  rien  n'empêche  de  for-» 
mer  des  mots,  à  l'infini. 

Il  y  a  des  différences  dans  les  formes  grammaticales  de  c^s 
langues,  mais  elles  sont  d'une  nature  secondaire  :  le  caractère 
poly synthétique  domine  dans  toutes. 

On  ne  peut  pas  dire  que  telle  langue  américaine  soit  dé- 
rivée de  telle  autre  ;  tout  ce  qu'on  peut  faire  est  de  les  diyiser 
en  farafilles  étymolQgiqiies.  .. 

Une  circonstance  .  particulière  qui  se  remarque  surtout 
dans  les'bmgues  iappeléés  algonquines,  suffirait  à  les  différen- 
cier de  toutes  les  autres,  en  dehors  de  l'Amérique.  Il  s'agit 
dé  la  méthode  dont  les  Indiens  se  servent  pour  faire  leurs 
mots,  non^seulement  par  des  préfixes  et  des  suffixes,  ce  qui 
leur  est  commun  avec  beaucoup  d'autres  peuples  ;inais  par 
l'intercalation  nori-sèulement  de  syllabes,  mais  de  simples 
sons  significatifs  au  moyen  desquels  ils  peuvent  composer  des 
mois  indéfiolmerit. 

Les  formes  grammaticales  des  langues  indiennes  sont  par- 
faitement en  harmonie  avec  la  structure  particulière  des 
molis  indiens  :  partout  on  Voit  l'absence  d'esprit  d'analyse. 
Les  formes  synthétiques  qui  caractérisent  ces  idiomes  pro- 
viennent de  l'impossibilité  où.  se  sont  trouvés  ceux  qui  les 
ont  formées,  d'analyser  les  idées  concrètes  qui  se  sont  pré- 
sentées à  leur  imagination  ;  et  ils  ont  cherché  à  les  exprimer 
en  masse,  telles  qu'ils  les  ont  aperçues  ^ 

Duponceau  dit  ailleurs  :  «  Si  la  manière  dont  les  mots 

«  P.  89,  90,  91,  108,  247,  249  du  Mémoire  Duponceau. 


464  CONSIDÉRATIONS  SUR  LES  INDIENS. 

indiens  sonl  composés  excite  notre  étonnement,  les-  formes 
grammaticales  qu'ils  reçoivent  après  leur  première  compo- 
sition sont  bien  dignes  de  notre  admiration.  Il  est  impossible 
d'en  trouver  de  plus  régulières  dans  aucune  langue  du  monde. 
L'analogie  la  plus  stricte  y  est  obsei-vée,  et  nous  ne  connais- 
sons aucun  idiome  dans  lequel  il  y  ait  moins  H'irrégularîtés. 
Qu'on  veuille  bien  considérer  combien  de  travail,  dé  réflexion, 
de  sagacité,  de  génie,  il  a  fallu  pour  inventer  toutes  ces 
formes,  pour  changer,  ajouter,  retrancher  ici  une  lettre  ou 
un  son  ;  là  une  syllabe,  et  mettre  toutes  les  parties  de  ce 
grand  tout  en  harmonie  les  unes  avec  les  autres  !  C'est  cepen- 
dant rhomme  sauvage  qui  a  fait  toutes  ces  choses  M  » 

Mais  ces  langues  ont  un  caractère  matériel.  II  semble 
qu'elles  n'aient  été  faites  que  pour  exprimer  les  besoins 
et  les  passions  de  ceux  qui  les  parlent.  Les  passions  il  est 
vnn,  sont  du  domaine  de  la  morale,  mais  le  cadre  pour 
rindien  en  est  assez  étroit  ;  et  il  est  étranger  à  un  grand 
nombre  de  nuances  que  comportent  ces  sentiments  élevés. 
Aussi  à  peu  d'exceptions  près,  tout  dans  ces  langues  a  une 
teinte  physique  qui  montre  que  la  spiritualité  et  les  abstrac- 
tions ne  sont  jamais  entrées  dans  Tesprit  de  ces  sauvages. 

Cependant  à  l'aide  de  ces  langues,  des  missionnaires  sont 
parvenus  à  faire  pénétrer  dans  leur  esprit  les  vérités  les  plus 
abstraites  du  christianisme,  ce  qui  prouverait  dans  une  cer- 
taine mesure,  que  cet  instrument  est  plus  souple  qu'on  ne  le 
croirait;  et  l'on  serait  amené  à  douter  si  nos  langues,  aujour- 
d'hui abondantes  en  termes  métaphysiques,  n'ont  pas  eu  à 
Torigine,  la  même  teinte  de  matérialité  qui  se  sera  successi- 
vement effacée  *. 

Tout  ce  qui  est  connu  de  ces  langues  depuis  le  Groenland 
jusqu'au  cap  Ilorn  est  empreint  du  même  caractère  ;  et  dans 
toute  l'étendue  de  ce  vaste  pays,  on  n'a  pu  découvrir  une 

*  Mémoire  Duponceau.  p.  250. 
«  Le  même,  p.  250-252. 


ORIGINES.  465 

seule  exception  aux  observations  générales  que  je  viens  de 
rapportera 

Ce  système  d'appréciation  des  langues  américaines  et  de 
leur  parenté  commune  qui  en  découle,  rentre  tout  à  fait 
dans  les  idées  de  Gallatin  dont  le  travail  remarquable  quoi- 
que incomplet,  donne  sur  ce  sujet  des  informations  précieu- 
ses, recueillies  aux  sources  mêmes  '. 

Déjà  Alexandre  de  Humboldt  avait  dit  :  «  En  Amérique,  de- 
puis le  pays  des  Esquimaux  jusqu'aux  rives  de  TOrénoque,  et 
depuis  ces  rives  brûlantes  jusqu'aux  glaces  du  détroit  de  Ma- 
gellan, les  langues  mères  entièrement  différentes  par  leurs 
racines,  ont  pour  ainsi  dire,  une  même  physionomie.  On  re- 
connaît des  analogies  frappantes  de  structure  grammaticale, 
non-seulement  dans  les  langues  perfectionnées  comme  celle 
de  rinca,  TAymara,  le  Guarini,  le  Mexicain  et  le  Cora,  mais 
aussi  dans  les  langues  extrêmement  grossières'^.  » 

De  pareilles  autorités  sont  d'un  grand  poids  dans  la  ques- 
tion qui  nous  occupe,  et  Tautochtlionie  de  la  race  américaine 
y  trouve  un  sérieux  appui. 

Mais  on  peut  se  demander  comment  avec  des  caractères 
polysynthétiques  uniformes  si  bien  accusés,  si  permanents, 
si  étrangers  aux  idiomes  du  vieux  continent,  le  langage  amé- 
ricain s'est  fractionné  en  plusieurs  familles  de  langues  très- 
distinctes  les  unes  des  autres  dans  leurs  vocables  et  leurs 
syntaxes? 

Lorsqu'on  se  rend  bien  compte  de  l'immense  étendue  de 
r Amérique,  on  est  moins  surpris  de  ce  fait.  La  grande  dis 
persion  des  populations,  la  différence  des  climats  et  des  be- 
soins, le  long  espace  de  temps  depuis  lequel  la  langue  pri- 
mitive a  été  formée,  suffisent  pour  expliquer  les  variétés  de 

*  Mémoire  Duponceau,  p.  86. 

*  Gallatin's  Synopsis  y  déjà  cité,  p.  142. 

5  Voir  Morel,  Traité  des  dégénérescences  physiques,  intellectuelles  et 
morales  de  r  espèce  humaine,  p.  457. 

u.  30 


466  CONSIDÉRATIONS  SUR  LES  INDIENS. 

vocabulaires.  Mais  il  est  une  circonstance  plus  puissante 
encore  que  les  autres  peut-être,  pour  rendre  ces  diffé- 
rences plus  tranchées  :  cV»st  Tétat  de  guerre  presque  con- 
tinuel des  tribus  entre  elles.  Parmi  des  peuplades  où  la 
ruse  était  la  principale  tactique,  il  devenait  presque  né- 
cessaire d^adopter  en  bien  des  occasions,  des  mots  nou- 
veaux dont  la  signification  et  même  Tarrangement  ne  pus- 
sent être  compris  de  Tennemi.  N'est-ce  point  ce  qui  arrive 
parfois  chez  les  Européens  eux-mêmes,  lorsque  craignant  de 
voir  une  dépêche  interceptée,  on  Fécrit  en  chiffres  pour 
la  rendre  inintelligible  à  ceux  qui  auraient  intérêt  à  sur- 
prendre un  secret  imporlant? 

Quant  à  l'uniformité  du  caractère  polysynthétique  du  lan- 
gage, indépendant  des  différences  dans  les  vocabulaires,  on 
peut  dire  que  le  génie  d'une  langue  est  très-persistant,  même 
chez  les  peuples  les  plus  civilisés  dont  les  mœurs  et  les  in- 
stitutions sont  sujettes  à  tant  de  métamorphoses  et  d'altéra- 
tions. On  en  a  un  exemple  chez  les  Égyptiens  dont  Tidiome 
avec  son  caractère  primitif  a  survécu  aux  conquêtes  du  sol 
jusqu'à  la  domination  des  Arabes.  Le  chinois  est  encore  au- 
jourd'hui ce  qu'il  élait  au  temps  de  Confucius,  malgré  sa 
dissémination  sur  une  immense  contrée,  et  malgré  son  em- 
ploi par  quatre  cent  millions  d'habitants. 

Cet  instinct  de  conservation  des  caractères  essentiels  du 
langage  a  dû  être  beaucoup  plus  tenace  encore  chez  des  peu- 
ples sauvages  ou  a  demi-civilisés,  dont  les  besoins  étaient 
circonscrits  dans  un  cercle  étroit  et  qui  n'avaient  aucune 
communication  avec  d'autres  peuples.  Chercher  d^autres  cau- 
ses à  ce  phénomène  curieux,  serait  s'exposer  à  raisonner 
dans  le  vide  sans  amener  de  résultat  certain. 

D'après  ce  qui  vient  d'être  dit,  les  migrations  des  diverses 
tribus  dans  l'intérieur  du  pays  ont  eu  pour  effet  de  frac- 
tionner et  de  modifier  la  langue  originaire,  sans  altérer  ses  ca- 
ractères fondamentaux  et  son  génie  propre.  Elles  ont  eu  aussi 


ORIGINES.  467 

une  Irès-grande  influencé  sur  les  mœurs  et  la  deslinée  des 
Indiens.  La  vie  errante  est  la  plus  contraire  à  la  civilisation,  elle 
entretient  des  guerres  perpétuelles,  elle  favorise  et  développe 
l'état  sauvage,  et  retire  toute  foi  au  lendemain.  Mais  comme 
dans  une  société  ainsi  flottante  il  exhle  des  inégalités  de 
condition  qui  tiennent  au  climat,  à  la  configuration  des  ter- 
ritoires, à  mille  causes  externes,  il  n'est  pas  sans  intérêt  de 
rechercher  dans  quelle  direction  se  sont  faites  ces  migrations, 
et  quelles  influences  certaines  tribus  ont  pu  exercer  sur 
d'autres. 

§9. 
Conjectures  sur  la  marclie  des  migrations  à  rinlérieur. 

Ici  encore  tout  est  sujet  au  doute  et  aux  conjectures.  Nul 
ne  sait  où  s'est  formé  le  premier  centre  de  population  in- 
dienne, pas  plus  qu'on  ne  peut  affirmer  à  quelle  époque  re- 
montent les  grandes  migrations  qui  ont  eu  lieu  en  divers 
sens  sur  tout  ce  continent.  J'emprunterai  ce  que  j*ai  à  en 
dire  aux  auteurs  américains  les  mieux  autorisés,  à  ceux  qui 
ont  vu  de  près,  et  ont  étudié  les  monuments  pouvant  jeler 
quelques  lumières  sur  ce  sujet. 

Je  dirai  d'abord  quelques  mots  de  la  tradition  qui  peut,  en 
une  certaine  mesure,  aider  aux  recherches,  sans  prétendre 
suppléer  aux  inductions  à  tirer  des  monuments  eux-mêmes. 
Ce  qu'on  a  de  plus  complet  sur  ce  point  est  le  récit  d'un  frère 
morave,  John  Heckewelder  qui  a  vécanombre  d'années  parmi 
les  Indiens  de  la  grande  famille  des  Leni-Lenapes  ou  Dela- 
wares,  et  qui  a  recueilli  de  la  bouche  de  leurs  chefs,  les  parti- 
cularités principales  des  vicissitudes  de  cette  tribu,  et  quel- 
ques notions  accessoires  concernant  les  AUeghanis  et  les  Cinq- 
nations  ^ 

*  An  account  of  ihe  history  of  manners  and  customs  of  the  Indian 
nations  who  once  inhabited  Pennsylvania,  etc  ,  by  fir.  John  Hecke^ 
wekter. 


468  C0.N$IUÊRATI05S  SLR  LES  INDIENS. 

Voici  (1  après  le  rccil  d'Heckewelder,  quelle  a  été  la  mar- 
che (les  ancôlres  des  I^nî-Lenapes  : 

Il  y  a  plusieurs  siècles,  ils  résidaient  bien  loin  à  l'ouest 
du  continent  américain.  Us  se  déterminèrent,  on  ne  sait 
pourquoi,  à  émigrer  à  l'Est.  Arrivés,  après  un  très-long 
vovape,  sur  les  bords  du  Mississipi,  ils  rencontrèrent  en  cel 
endroit  les  Mengwe  ou  Iroquois  qui  venaient  aussi  de  fort 
loin.  I/Cs  Leni-Lenapes  apprenant  qu'il  y  avait  sur  l'autre  rive 
de  ce  fleuve,  une  puissante  nation  appelée  les  AUeghanis, 
qui  possédait  beaucoup  de  villes  importantes  situées  sur 
rOhio  et  sur  d'autres  rivières,  envoyèrent  aux  chefs  de  ce 
peuple  un  message  dont  l'objet  était  d'être  autorisés  à  vivre  sur 
leur  territoire.  Cette  demande  fut  i-ejetée  :  toutefois  on  leur 
permit  de  passer  à  travers  le  pays,  pour  aller  chercher  plus 
loin  à  l'Est,  un  endroit  favorable  où  ils  pourraient  s'établir. 
Mais  à  peine  les  Leni-Lenapes  commençaient-ils  à  franchir  le 
Mississipi,  que  les-Alleghanis,  voyant  combien  ils  étaient  nom- 
breux, les  attaquèrent  et  cherclièrent  à  les  détruire.  Furieux 
de  ce  manque  de  foi,  les  Lenapes  s'allièrent  avec  les  Iroquois 
(|ui  pouvaient  craindre  le  même  sort,  et  ils  attaquèrent  à  leur 
tour.  Des  guerres  cruelles  s'ensuivirent,  et  à  la  longue,  les 
AUoghanis  décimés  abandonnèrent  le  pays  et  descendirent 
le  Mississipi,  pour  ne  plus  revenir. 

Les  vainqueurs  se  partagèrent  les  possessions  étendues  des 
vaincus.  La  partie  Nord  dans  le  voisinage  des  lacs  fut  attri- 
buée aux  Iroquois.  La  partie  Sud  longeant  l'Ohio  revint  aux 
Leni-Lenapes.  Ces  deux  nations  vécurent  ainsi  longtemps  en 
bons  voisins. 

Cependant,  avec  la  marche  du  temps,  la  tribu  des  Lenapes 
devint  si  nombreuse  qu'elle  chercha  à  se  répandre.  Le  pays 
fut  exploré,  et  des  fragments  de  ce  peuple  s'avancèrent  vers 
l'Atlantique;  ils  atteignirent  la  Susquehanna,  la  baie  de 
Cheasapake  et  les  rivières  Delaware  et  Hudson.  La  moitié  de 
la  tribu  se  fixa  dans  cette  région,  tandis  que  l'autre  partie 


ORIGINES.  469 

ne  voulut  jamais  traverser  le  Mississipi,  dans  la  crainte  de 
rencontrer  Tennemi.  De  cette  manière,  la  nation  des  Leni- 
Lenapes  se  trouva  divisée  en  trois  établissements  :  ceux  au 
delà  du  Mississipi,  ceux  qui  restèrent  sur  TOhio,  et  les  nou- 
veaux émigrants  qui  s'approchèrent  de  TAllantique.  Ces  der- 
niers multiplièrent  beaucoup,  et  se  fractionnèrent  en  trois 
parties  dont  deux  se  disséminèrent  dans  Tespace  compris 
entre  THudson  et  le  Potomac.  Quant  à  la  troisième  appelée 
Minsi  ou  Wolf  tribe^  elle  s'établit  dans  l'inlérieur  :  à  l'Est,  jus- 
qu'à THudson;  au  Nord,  jusqu'aux  sources  delà  Delaware  et 
de  la  Susquehanna;  à  l'Ouest,  jusqu'au  delà  de  cetle  der- 
nière rivière.  Ces  trois  tribus  formèrent  le  principal  corps  de 
nation  appelé  les  Delawares.  De  cetle  nation  sortirent  beaucoup 
d'autres  branches  qui  émigrèrent  dans  différentes  directions 
avec  des  dénominations  distinctes,  quoique  chacune  d'elles 
fut  fièrc  de  se  rattacher  à  la  commune  origine.  Les  Mohigans 
étaient  de  ce  nombre,  mais  voulant  vivre  d'une  vie  qui  leur 
fût  propre,  ils  traversèrent  l'Hudson  et  se  posèrent  dans  la 
Nouvelle-Angleterre. 

Les  Iroquois  s'étendirent  le  long  des  lacs  et  furent  ainsi  les 
voisins  de  cette  branche  des  Delawares.  Devenus  jaloux  de  leurs 
anciens  allies,  ils  s'efforcèrent  de  jeter  parmi  eux  la  discorde; 
de  là  des  guerres  sanguinaires  avec  les  Cherokees  qui  fai- 
saient sans  doute  partie  d'un  démembrement  des  Leni-Lenapes. 

Pendant  ces  guerres,  les  Français  firent  une  descente  au 
Canada  et  expulsèrent  les  Iroquois  au  delà  du  fleuve  Saint- 
Laurent.  Ceux-ci  s'en  vengèrent  sur  les  autres  tribus  dont  ils 
triomphèrent  aisément  à  laide  de  leur  puissante  confédéra- 
tion ;  c'est  ainsi  que  dans  un  traité  de  paix,  ils  obtinrent  des 
Leni-Lenapes  qu'ils  consentissent  à  se  réduire  au  rôle  de  fem- 
mes :  expression  figurée  signifiant  soumission  absolue.  Ce  sont 
ces  traitements  injurieux  qui,  beaucoup  plus  tard,  auraient 
poussé  les  Lenapes  ou  Delawares  à  se  liguer  avec  les  Français 
contre  les  Anglais  en  1756. 


470  CONSIDÉRATIONS  SUR  LES  INDIENS. 

Le  récit  d'Heckewelder  pèche  par  plusieurs  côtés.  D'abord 
il  est  Tœuvre  d'une  seule  tribu,  puis  il  laisse  en  dehors  de 
la  grande  famille  indienne,  nombre  de  peuples  qui  ont  tenu 
une  grande  place  dans  l'histoire,  et  dont  il  ne  fait  pas  men- 
tion ;  enfin  il  tend  à  assigner  aux  Leni-Lenapes  ou  Delà- 
wares  un  rang  supérieur  que  rien  ne  paraît  confirmer.  Hecke- 
welder  a  accepté  avec  beaucoup  de  crédulité  le  témoignage 
des  Delawares,  et  il  n'a  pu  le  contrôler  en  le  confrontant  avec 
la  tradition  des  aulres  nations  qu  il  n'a  point  visitées.  Par- 
tout et  toujours  il  rehausse  sa  tribu  favorite  aux  dépens  des 
autres,  et  ses  assertions  sont  d'autant  plus  hasardées  qu'elles 
affectent  un  caractère  de  généralisation  qui  ne  peut  être  vrai, 
puisqu'elles  s'appliqueraient  à  des  peuples  dont  il  ne -sait 
rien  par  lui-même.  En  un  mot  il  a  pris  la  légende  d  une  tribu 
pour  l'histoire  de  toutes  les  peuplades.  On  a  reproché  à  cet 
auteur  d'avoir  exagéré  de  beaucoup  la  louange  des  Indiens 
quand  il  en  parle  en  termes  généraux,  et  de  s'être  aussi 
trompé  sur  les  noms  des  tribus  et  sur  les  affinités  de  leurs 
dialectes.  A  l'époque  où  il  écrivait,  il  était  déjà  très-âgé  : 
sa  bonhomie  était  grande,  et  son  esprit  manquait  de  la  pers- 
picacité qui  dislingue  le  vrai  du  faux,  au  milieu  du  chaos  des 
informations  qui  lui  étaient  fournies.  Ce  n'est  donc  qu'avec 
beaucoup  de  réserve  qu'on  peut  recourir  à  son  livre  dont  on  a 
dit,  qu'aucun  ouvrage  depuis  un  demi-siècle,  n'avait  répandu 
plus  d'impressions  erronées;  jugement  qui  s'explique  par 
l'influence  qu'il  aurait  exercée  sur  l'esprit  de  Cooper  lequel, 
en  écrivant  ses  Mohicansj  n'aurait  fait  que  copier  le  frère 
Morave,  sans  prendre  la  peine  de  visiter  lui-même  les  tribus 
qu'il  prétendait  décrire  ^ 

Roger  Williams  fondateur  de  Rhode-Island,  qui  a  longtemps 
vécu  parmi  les  tribus  de  la  Nouvelle-Angleterre,  rapporte* 
que  le  Sud-Ouest  était  toujours  le  sujet  des  entretiens  des 

*  North  American  review,  vol.  XXII,  p.  67. 

•  Key  into  tlie  langtiage  of  the  Indians,  déjà  cilé. 


ORIGINES.  471 

Indiens.  C'est  là  que  se  rapportaient  toutes  leurs  traditions. 
Là,  disaient-ils,  étaient  les  mânes  de  leurs  aïeux  ;  c'est  là 
qu'ils  iront  eux-mêmes  après  la  mort  ;  de  là  leur  viennent  le 
blé  et  les  autres  produclions  servant  à  les  faire  vivre. 

Les  traditions  des  autres  tribus  sur  le  point  de  départ,  sont 
conformes  à  celles  dont  parle  Roger  Williams.  Elles  ne  s'é- 
loignent pas  précisément  du  récit  restreint  d'Heckewelder, 
mais  elles  sont,  de  tout  point,  contraires  à  Torigine  Scandinave 
qui  ferait  marcher  ces  peuples  de  l'Est  à  TOuest  et  au  Sud, 
tandis  que  les  conjectures  admises  en  Amérique  tendent  à 
faire  mouvoir  les  migrations  vers  l'Est  et  le  Sud. 

En  laissant  de  côté  la  tradition,  l'on  peut  trouver  dans  le 
cantonnement  des  langues,  des  indices  qni  viendront  la  for-; 
tifier.  Suivant  M.  Bancroft,  partout  en  Amérique,  on  re- 
marque des  signes  de  migrations  dont  les  limites  ne  s'aper- 
çoivent pas;  et  le  mouvement  paraît  avoir  été  vers  TEst  et  le 
Sud.  Une  des  circonstances  qn'il  rapporte  a  trait  à  l'inégale 
répartition  des  idiomes  sur  ce  continent.  Ce  passage  est  assez 
curieux  pour  être  transcrit  : 

«  Le  nombre  des  langues  primitives,  dit-il,  va  en  s  aug- 
mentant, près  du  golfe  du  Mexique,  et  comme  si  une  nation 
s'était  précipitée  sur  une  autre,  il  y  a  dans  certaines  parties 
(cahe  brakes)  de  l'État  de  Louisiane,  plus  de  langues  indé- 
pendantes qu'on  n'en  trouverait  depuis  TArkansas  jusqu'au 
pôle.  C'est  ainsi  qu'elles  abondaient  sur  le  plateau  du  Mexique 
qui  était  comme  la  grand'route  des  tribus  errantes.  Sur  la 
côte  Ouest  de  l'Amérique,  on  remarque  plus  de  variétés  de 
langues  qu'à  l'Est.  Sur  la  côte  de  l'Atlantique  au  contraire, 
comme  s'il  fallait  montrer  qu'elle  n'a  jamais  été  un  lieu  de 
passage,  une  seule  langue  régnait  du  cap  Fear  au  pays  des 
Esquimaux,  tandis  qu'à  l'Ouest,  entre  le  40"*  degré  de  latitude 
et  ce  dernier  pays,  on  parlait  au  moins  quatre  à  cinq  lan- 
gues ».  L'honorable  historien  ajoute  :  «  Les  Californiens  ti- 
raient leur  origine  du  Nord  (détroit  de  Behring).  Les  Aztecks 


An  CONSIDÉRATIONS  SUR  LES  INDIENS. 

consei*vaieiit  la  relation  de  leur  origine  septentrionale,  opi- 
nion que  confirmerait  le  choix  fait  par  leurs  ancêtres  d'un 
pays  montagneux  pour  leur  résidence*. 

Sans  vouloir  nous  appesantir  sur  l'origine  des  Californiens 
et  des  Aztecks,  qui  peut  prêter  à  des  conjectures  diverses,  le 
fait  matériel  concernant  la  localisation  des  langues  n'en  est 
pas  moins  digne  d*une  sérieuse  considération  ;  et  c'est  à  coup 
sûr,  un  des  bons  éléments  de  conviction  pour  le  difficile  pro- 
blème des  migrations  à  Tintérieur. 

Dans  cette  marche  vers  Tinconnu,  des  peuplades  de  même 
parenté  ont  pu  se  séparer,  et  certains  fragments  rester  très 
éloignés  les  uns  des  autres ,  sans  que  ce  fait  contredise 
les  conjectures  sur  Torigine  primitive.  C'est  ainsi  que  Pri- 
chard  suppose  que  les  Cherokees  ont  été  une  branche  de  la 
famille  des  Iroquois,  à  cause  de  l'affinité  de  leurs  idiomes, 
affinité  que  Gallatin  et  Barton  ont  aussi  constatée,  quoique 
d'une  manière  éloignée  '.  Et  cependant  lors  de  la  découverte 
de  cette  partie  de  l'Amérique,  les  Cherokees  étaient  établis 
près  du  golfe  du  Mexique,  tandis  que  les  Iroquois  ont  toujours 
été  connus  dans  le  voisinage  des  grands  lacs  du  Canada,  et 
sur  le  Saint-Laurent;  ils  se  trouvaient  donc  aux  deux  extré- 
mités des  États-Unis.  Comment  concilier  celte  particularité, 
en  supposant  fondée  la  conjecture  de  Prichard,  si  ce  n'est 
en  admettant  le  fractionnement  des  tribus,  et  au  moyen  de 
migrations  d'une  région  à  l'autre,  et  souvent  en  répandant 
la  guerre  dont  les  chances  peuvent  avoir  refoulé  au  loin  des 
tribus  téméraires,  qu'elles  auront  pour  toujours  éloignées  de 
la  souche-mère. 

§  10. 

Des  monticules  et  fortifications. 

L'insuffisance  de  toutes  ces  données  pour  la  science  a  sug- 
géré l'idée  de  consulter  les  monuments  créés  par  les  Indiens 

*  Bancroft,  p.  503. 
«  Voir  Morel,  p.  476. 


ORIGINES.  475 

sur  le  sol  américain,  et  répandus  à  profusion  dans  la  vallée 
du  Mississipi.  Leur  haute  antiquité  offrait  à  l'observateur  plus 
de  garanties  sérieuses,  et  prêtait  davantage  aux  générali- 
sations. Ils  pouvaient  aussi  dire  si  les  Indiens  de  nos  jours 
étaient  bien  les  descendants  des  fondateurs  du  pays.  Mal- 
heureusement, ces  témoins  d'une  époque  fort  éloignée, 
quoique  vivement  sollicités  de  nous  raconter  les  péripéties 
des  drames  nombreux  où  ils  ont  joué  parfois  un  rôle  impor- 
tant, n'ont  pu  prononcer  encore  que  quelques  bégayements 
qui  ont  donné  lieu  à  diverses  interprétations  peu  concor- 
dantes. 

Ces  monuments  sont  de  deux  sortes  :  d'abord  des  monti- 
cules d'une  hauteur  inégale,  et  distribués  plus  ou  moins 
symétriquement  dans  certains  endroits,  avec  une  destination 
qui  n'est  pas  bien  connue.  Puis,  des  ouvrages  retranchés, 
édifiés  souvent  sur  des  tertres  choisis,  servant  sans  doute  à 
protéger  toute  une  tribu  contre  un  ennemi  envahisseur. 

A  l'égard  des  monticules  qui  étaient  fort  nombreux,  mais 
qui  disparaissent  chaque  jour  sous  l'action  destructive  de  la 
colonisation,  le  chiffre  en  a  été  beaucoup  exagéré  :  on  en  vou- 
lait voir  partout,  même  ces  mouvements  de  terre  qui  ne  pou- 
vaient être  que  le  résultat  des  révolutions  du  globe,  et 
qu'on  ne  craignait  pas  d'attribuer  aux  Indiens.  Sur  ces  con- 
jectures, on  a  créé  des  hypothèses  fantastiques  auxquelles  il 
n'y  a  pas  lieu  de  s'arrêter  depuis  que  de  sérieuses  investiga- 
tions en  ont  fait  justice.  Parmi  les  monticules  faits  de  main 
<i'homme,  il  en  est  qui  servaient  incontestablement  de  lieu 
de  sépulture,  c'est  ce  qu'a  démontré  la  section  de  beaucoup 
d'entre  eux  où  se  trouvaient  de  nombreux  ossements.  D'au- 
tres ne  laissaient  aucun  vestige  de  leur  destination.  On  a  pré- 
tendu que  dans  plusieurs  monticules,  les  ossements  retrouvés 
ayant  été  soumis  à  l'examen  anatomique  qui  les  rendit  à  leur 
destination  primitive,  ils  présentaient  quelquefois  une  res- 
semblance surprenante  avec  la  figure  d'individus  de  la  race 


ïl\  CONSIDÉRATIONS  SUR  LES   INDIENS. 

noble  du  Pérou  ^  Mais  des  fails  isolés  et  des  conjectures 

plus  ou  moins  arbitraires  ne  peuvent  constituer  une  donnée 

scientifique. 

Les  monticules  les  plus,  nombreux  et  les  plus  considéra- 
bles sont  situés  dans  des  plaines  fertiles  ou  dans  de  riches 
vallées  d^alluvion.  Les  tribus  qui  s'y  établissaient,  devaient 
par  là  même,  préférer  Tagriculture  à  la  chasse.  Elles  étaient 
sans  doute  plus  sédentaires  que  les  autres,  et  leurs  mœurs 
avaient  plus  de  conformité  avec  celles  des  populations  du 
Mexique.  Elles  cultivaient  le  maïs,  et  Ton  sait  que  cette  cul- 
ture était  irès-suivie  et  très-productive  dans  ce  pays.  Leurs 
habitudes  d'ordre  et  d'aisance  durent,  bien  des  fois,  exciter  la 
cupidité  des  Indiens  qui  ne  vivaient  que  de  chasse,  et  qui,  ne 
sachant  rien  prévoir,  étaient  souvent  exposés  à  la  famine. 
11  faut  y  voir  Tune  des  causes  de  diverses  guerres  à  chances 
inégales,  et  dans  lesquelles  le  hardi  chasseur  se  rendait  bien 
redoutable.  L'idée  de  se  fortifier  n'a  pu  naître  que  dans  Tes- 
prit  de  tribus  agricoles  et  sédentaires  pour  lesquelles  les 
plaines  fertiles  étaient  un  précieux  patrimoine;  comment  se 
résigner  aisément  en  effet  à  abandonner  le  pays  qui  leur 
donnait  une  existence  facile,  môme  abondante?  Ces  fortifica- 
tions n'étaient  composées  que  de  terre  et  de  bois  :  générale- 
ment le  site  se  trouvait  bien  choisi,  mais  beaucoup  de  circon- 
stances pouvaient  déjouer  les  combinaisons  de  la  défense,  et 
il  n  est  pas  improbable  que  ces  tribus  agricoles,  venues  d*ar 
bord  par  le  Mexique  dans  la  vallée  du  Mississipi,  s'y  seront 
établies,  et  en  auront  été  expulsées  par  des  hordes  de  chas- 
seurs du  Nord  moins  civilisés  qu'elles,  mais  plus  heureux  à 
la  guerre  ;  obligées  de  céder  à  une  force  supérieure,  il  leur 
aura  fallu  fuir,  tout  abandonner,  et  retourner  peut-être  au 
Sud  d'où  elles  étaient  venues  *. 

*  J.  C.  Warren,  in  Delafield  antiquities,  p.  30. 

•  Voir  Schoolcraft,  ouvrage  cité,  1"  vol.,  p.  64,  et  Gallatin,  déjà  cité, 
p.  146. 


ORIGINES.  475 

Les  auteurs  américains  qui  ont  le  mieux  étudié  la  question, 
supposent  que  des  tribus  de  la  famille  des  Toltèques  ou 
peut-être  des  Azlecks  ont  dirigé  leurs  migrations,  du  Mexique 
vers  le  Nord,  dans  la  vallée  du  Mississipi,  jusqu'à  une  certaine 
latitude  (peut-être  le  30**  degré  Nord).  Ce  qui  le  fait  supposer, 
c'est  que  ces  Indiens  ne  pouvaient  s'étendre  ni  à  TEst  ni  à 
rOuest  de  Mexico,  empêchés  qu'ils  étaient,  d'un  côté,  par  de 
hautes  chaînes  de  montagnes  et  par  des  déserts  de  sable; 
d'un  autre  côté,  par  des  plaines  qui  étaient  comme  le  patri- 
moine des  troupeaux  de  buffles.  Ils  ont  dû  se  frayer  une  voie 
au  Sud  et  au  Nord.  Dans  cette  dernière  direction,  ils  ont  im- 
porté avec  eux  l'agriculture  qui  était  leur  principale  occupa- 
tion, ainsi  que  quelques-uns  des  arts  qu'ils  exerçaient  avec 
succès.  Leur  contact  avec  quelques  tribus  du  Nord  aura  pu 
inspirer  à-celles-ci  le  goût  de  l'agriculture  ;  mais  avec  le  temps, 
des  difficultés  s'élevant  entre  ces  peuplades,  les  gens  du  Nord 
plus  belliqueux  que  lesémigrants  du  Mexique  auraient  chassé 
ceux-ci,  après  s'être  approprié  leurs  habitudes  et  leurs 
moyens  d'existence  qui  contribuaient  à  leur  prospérité  réelle. 
Cette  hypothèse  pourrait  se  concilier  avec  la  tradition  des  De- 
lawares,  rapportée  par  Heckewelder,  et  d'après  laquelle  des 
fragments  détachés  de  la  famille  des  Alleghanis,  chassés 
par  les  Leni-Lenapes,  se  seraient  enfuis  vers  le  bas  Mississipi. 
Là  ils  auront  pu  rencontrer  les  Mexicains  déjà  en  possession 
du  sol,  et  après  un  contact  plus  ou  moins  long,  ils  les  auront 
expulsés  à  leur  tour,  et  rejetés  dans  le  golfe  du  Mexique  *. 

Il  dut  y  avoir  pour  des  causes  analogues  ou  simplement 
pour  des  haines  de  voisinage  et  des  empiétements  de  territoire, 
des  flux  et  des  reflux  de  population  sur  tout  ce  continent,  à 
des  époques  variées,  mais  on  ne  trouve  pas  l'empreinte  de  ces 
mouvements  en  sens  contraire.  On  peut  cependant  les  con- 
sidérer comme  certains,  en  prenant  pour  base  d'appréciation 

*  Bancroft,  p.  500. 


476  CONSIDÉRATIONS  SUR  LES  INDIENS, 

les  guerres  acharnées  el  destruclives  que  se  firent  partout  les 
tribus,  depuis  les  temps  historiques  jusqu  a  nos  jours.  La 
marche  envahissante  des  Iroquois  surtout,  était  telle  on  Ta 
déjà  dit,  que  sans  les  Européens,  cette  confédération  se  fût 
rendue  maîtresse  probablement  de  toute  la  rive  gauche  du 
Mississipi.  Leui^s  entreprises  furent  arrêtées  par  les  Français 
et  les  Anglais  avec  lesquels  ils  voulurent  se  mesurer,  et  qui 
les  décimèrent. 

Relativement  à  la  structure  des  monticules  et  des  fortifica- 
tions, on  s'est  demandé  s'ils  étaient  l'œuvre  de  peuples  avan- 
cés en  civilisation,  ou  si  Ton  pouvait  les  attribuer  aux  ancê- 
tres des  Indiens  du  quinzième  siècle.  L'opinion  qui  prévaut 
aujourd'hui  parmi  les  physiologistes  et  les  archéologues  amé- 
ricains est,  que  ces  travaux  composés  généralement  en  terre 
et  en  matériaux  grossièrement  assemblés,  ne  prouvent  pas 
un  état  de  civilisation  bien  avancé;  ils  peuvent  être  dûs  aux 
ancêtres  des  Indiens  de  nos  jours,  et  le  seul  doute  qu'on  puiose 
concevoir  est  relatif  an  nombre  des  édificateurs.  Les  uns 
pensent  que  beaucoup  de  bras  ont  été  nécessaires  pour  ce 
travail,  et  que  les  hommes  qui  y  furent  employés  devaient 
être  agriculteurs  et  soumis  à  un  gouvernement  absolu,  très- 
différent  de  celui  des  Indiens  que  nous  connaissons,  chez 
lesquels  le  libre  arbitre  et  l'insouciance  ne  se  seraient  guère 
prêtés  à  des  efforts  soutenus  et  pénibles  ^  D'autres  au  con- 
traire, disent  que  le  nombre  de  ces  ouvrages  dont  quelques- 
uns  seulement  ont  une  valeur  réelle,  n'exigea  point  unepo- 
pulation  considérable,  car  ils  n'auraient  pas  élé  Taffaired'un 
jour.  Un  instinct  de  conservation  aidé  par  le  temps  a  pu  suf- 
fire à  la  construction  des  fortifications  qu'on  trouve  çà  et  là  ; 
et  pour  peu  que  certaines  tribus  se  fussent  organisées  en 
confédération,  comme  les  Creeks,  les  Cherokees,  etc.,  rien 
n'était  plus  aisé  que  de  mener  à  bonne  fin  ces  entreprises 

*  Gallatin,  Transactions  of  tlie  American  Antiqtiarian  sociely,  vol.  XI, 
p.  147. 


ORIGINES.  477 

qui  se  recommandaient  tout  particulièrement  comme  seul 
moyen  de  salut  ^ 

Quant  à  la  similitude  de  ces  monticules  et  fortifications  avec 
ceux  qu'on  a  trouvés  en  Californie  et  au  Mexique,  on  a  été 
amené  à  en  inférer  que  tous  devaient  être  attribués  à  la 
même  race.  S'il  est  vrai,  comme  l'avancent  quelques  écri- 
vains, que  les  ossements  découverts  dans  divers  monticules  de 
la  vallée  du  Mississipi  appartiennent  à  des  individus  de  la 
race  toltèque,  cela  seul  pourrait  établir  l'identité  de  popula- 
tion des  auteurs  de  ces  sortes  d'ouvrages  dans  les  trois  con- 
trées. Mais  ne  se  peut-il  pas  aussi  que  des  hordes  sauvages 
en  conflit  avec  eux,  aient  copié  leur  système  de  fortifications, 
et  s'en  soient  servies  dans  leurs  guerres  de  tribu  à  tribu,  et 
les  aient  ainsi  mulliplices?  Gallatin  suppose  que  les  auteurs 
des  ouvrages  trouvés  dans  la  grande  vallée  du  Mississipi  ve- 
naient de  l'Ouest,  et  qu'une  fois  descendus  dans  la  plaine, 
n'ayant  rien  pour  se  protéger  les  uns  contre  les  autres,  des 
retranchements  furent  le  moyen  le  plus  naturel  qui  s'offrit  à 
eux  pour  prévenir  des  attaques  soudaines.  Ce  qui  donnerait 
quelque  poids  à  cette  conjecture,  c'est  que  dans  la  contrée  à 
l'Est  du  Mississipi,  on  ne  trouve  aucuns  travaux  de  la  nature 
de  ceux  qui  sont  si  nombreux  à  l'Ouest  et  au  Sud.  La  diffé- 
rence des  lieux  et  des  habitudes  des  populations  rend  compte 
de  cet  état  de  choses,  bien  plus  encore  que  la  différence  des 
origines. 

Dira-t-on  que  plusieurs  des  objets  extraits  des  fouilles 
faites  de  tous  cotés,  et  qui  servaient  aux  usages  domesti- 
ques, présentent  une  qualilé  de  main-d'œuvre  qui  dépassait 
de  beaucoup  l'habileté  des  peuplades  sauvages  du  quinzième 
siècle,  et  qu'on  doit  les  attribuer  nécessairement  à  une  race 
d'hommes  beaucoup  plus  civilisée?  On  répondra  que  la  plu- 
part de  ces  objets  ont  été  rencontrés  pêle-mêle  sans  disline- 

*  Bancroft,  p..  502. 


478  GONSlDÉRATlOiSS  SUR  LES  INDIENS, 

lion,  et  qu'à  cHé  d'un  ustensile  d'assez  bon  travail  s  en  trou- 
vaient d'autres  eu  bien  plus  grand  nombre,  informes  et 
grossiers  auxquels  on  ne  pouvait  supposer  qu  une  origine 
rudimentaii-c.  Les  Mexicains  et  les  Péruviens  il  est  vrai,  se 
sonl  montrés  beaucoup  plus  habiles,  mais  est-il  donc  si  difficile 
d'admeltre  des  degrés  dans  la  civilisation  de  peuplades  de 
même  race?  Puis,  sait-on  à  quel  peuple  et  à  quelle  époque 
rapporter  les  ouvrages  d'art  trouvés  au  Mexique  et  au  Pérou? 
Sont-ce  bien  les  Aztecks  ou  les  Toltèques  qui  en  sont  les 
auteurs,  ou  toute  autre  nation  antérieure  à  eux?  Lorsque  les 
Européens  s'établirent  dans  ces  contrées,  déjà  Ton  y  aperce- 
vait des  ruines  considérables  qui  attestaient  que  des  luttes 
meurtrières  y  avaient  été  engagées,  et  il  ne  serait  pas  impro- 
bable que  les  derniers  venus,  Toltèques  ou  Aziecks,  ne  fus- 
sent eux-mêmes  les  vainqueurs  d'une  race  beaucoup  plus 
avancée  qu'eux  en  civilisation  *. 

On  voit  que  quelque  part  qu'on  jette  les  yeux  pour  éclairer 
ses  investigations  dans  ce  dédale»  on  trouve  plus  d'ombre 
que  de  lumière,  et  le  doute  est  la  seule  chose  qui  rcsle.  Tou- 
tefois, l'autochthonie  de  la  race  américaine  réunit  en  sa  faveur 
deux  arguments  entre  autres  qui  ont  une  portée  réelle  :  d'une 
part,  les  Indiens  ignoraient  complètement  l'état  pastoral  qui 
fut  familier  à  tous  les  autres  peuples.  Puis,  la  structure  du 
langage,  malgré  la  différence  des  vocabulaires,  était  la  même 
chez  toutes  les  peuplades  des  deux  Amériques,  sans  aucua 
rapport  avec  les  langues  des  autres  peuples  anciens  et  -moder- 
nes ;  fait  attesté  par  des  hommes  de  science  et  d'observation, 
jouissant  en  Amérique  d'une  réputation  d'intégrité  incon- 
testée. 

En  acceptant  cette  donnée,  rien  n'empêcherait  d'admettre 
la  possibilité  de  mélangés  opérés  à  diverses  époques,  mais 
trop  peu  importants,  pour  altérer  le  caractère  primitif. 

*  Prescolt's  Hislory  of  the  Conquesl  ofMe^co,  1"  vol.,  p.  44.  ' 


L'ÉTAT  SAUVAGE  EST-IL  REMÉDIABLE?  Aid 

Dans  cet  état  indécis  de  la  première  question,  passons  à  la 
deuxième. 


CHAPITRE  II 

L'ÉTAT   SAUVAGE  EST-IL  OU   NON  PRIMITIF? 
EST-IL  REMÉDIABLE? 

Deux  hypothèses  se  présentent  : 

Ou  l'état  sauvage  est  la  condition  primitive  d'où  Thomme 
s'est  élevé  graduellement  à  la  civilisation  ;  ou  bien  ce  n'est 
qu'une  dégradation  d'un  état  cultivé  antérieur. 

Rousseau  qui  cherchait  en  lui-même  plus  que  dans  l'his- 
toire les  lumières  propres  à  résoudre  certaines  questions, 
affirme  que  Tétat  sauvage  est  le  début  de  l'homme  sur  cette 
terre.  La  sociabililé,  suivant  lui,  est  le  résultat  de  grands  ef- 
forts faits  pour  la  conquérir.  Mais  cette  théorie  en  la  suppo- 
sant vraie,  ne  rend  pas  compte  pourquoi  certaines  races  sont 
parvenues  à  un  haut  degré  de  civilisation,  tandis  que  l'état 
sauvage  aurait  été  persistant  chez  des  races  entières. 

Un  grand  esprit  de  nos  jours  a  abordé  ce  sujet,  et  il  Ta 
traité  avec  cette  supériorité  de  vues,  celte  énergie  de  con- 
viction, cette  vigueur  d'argumentation,  et  cette  coloration  de 
pensée  qui  sont  le  propre  de  son  talent  original.  Joseph  de 
Maistre  a  donné  à  cette  question  les  proportions  de  vastes 
problèmes  qu'il  examine  en  détail.  Je  me  bornerai  à  donner 
des  fragments  de  sa  discussion,  de  manière  toulefois  à  ne 
point  énerver  les  principaux  arguments  qui  constituent  le 
relief  de  ses  idées. 

A  la  vue  de  Tétat  avancé  des  sociétés  anciennes,  aussi  loin 


4«0  CONSIDÉRATIONS  SLR  LES  1NDIE5S. 

que  l'histoire  les  découvre,  Tauleur  ne  peut  s'empêcher  de 
proclamer  fjour  les  jKîuples  primilifs,  une  ère  dlnhiitîoD 
scierilifi(|ue'.  11  dit  ailleurs  :  «  Écoulez  la  sage  antiquité  sur 
le  compte  des  premiers  hommes  :  elle  vous  dira  qu'ik  furent 
merv(»ilhMix,  et  que  des  êtres  d'un  ordre  supérieur  daignaient 
h*H  favoriser  des  plus  précieuses  communications.  Sur  ce 
point  il  n'y  a  point  dissonance  :  «  Les  initiés,  les  philoso- 
phes, hîs  p(HMes,  l'histoire,  la  fable,  TAsie  et  l'Europe  n  ont 
qu'uni!  voix...  Non  seulement  les  hommes  ont  commencé  par 
la  scienciî,  mais  par  une  science  différente  de  la  nôtre,  et 
Hupéri(UH'e  à  la  nôtre  parce  qu\ïlle  commençait  plus  haut'. 
—  Personne  ne  sait  à  quelle  époque  remonte,  je  ne  dirai  pas 
les  pr(Mnién*s  ébanehes  de  la  société,  mais  les  grandes  insti- 
tutions, les  connaissances  profondes,  et  les  monuments  les 
plus  magnifiques  de  l'industrie  et  de  la  puissance  humaine'.— 
Songiez  qu(î  h^s  pyramides  d'Egypte  rigoureusement  orientées, 
précédent  toutes  les  époques  certaines  deThistoire;  que  la 
nation  qui  a  pu  ciéer  des  couleurs  capables  de  résister  à  Tac- 
tion  libn;  de  l'air  pendant  trenie  siècles,  soulever  à  une 
haut(Mir  de  six  cents  pieds,  des  masses  qui  braveraient  toute 
notnî  méciïnicpKî  etcî.,  était  nécessairement  tout  aussi  émi- 
nente  dans  les  arts,  et  savait  môme  nécessairement  une  foule 
d(î  ehoscîs  que  nous  ne  savons  pas.  Si  de  là  je  J3tte  les  yeux 
sur  l'Asie,  je  vois  les  murs  de  Nemrod  élevés  sur  une  terre 
enconî  humide  des  eaux  du  déluge,  et  des  observations  astro- 
nomiques aussi  anciennes  que  la  ville.  Où  placerons-nous 
don(î  e^s  i)rétendus  temps  de  barbarie  et  d'ignorance*  ?  » 

«  L'Asie  ayant  été  le  théâtre  des  plus  grandes  merveilles, 
il  n'est  pas  étonnant  que  ses  peuples  aient  conservé  un  pen- 
chant pour  le  merveilleux,  plus  fort  que  celui  qui  est  naturel 

*  Soirées  de  Saint- Pélersboiirg,  ?•  édition,  t.  I,  p.  95. 

*  Le  mj^ine,  p.  89-90. 

*  Le  même,  p.  90. 

*  Le  môme,  p.  92-95. 


L'ÉTAT  SAUVAGE  EST-IL  REMÉDIABLE?  481 

à  l'homme  en  général,  et  que  chacun  peut  reconnaître  eh 
lui-môme.  De  là  vient  qu'ils  ont  toujours  montré  si  peu  de 
goût  et  de  talent  pour  nos  sciences  de  conclusion.  On  dirait 
qu'ils  se  rappellent  encore  la  science  primitive,  et  Tère  de 
rintuition...  11  est  impossible  de  songer  à  la  science  moderne 
sans  la  voir  constamment  environnée  de  toutes  les  machines 
de  l'esprit  et  de  toutes  les  mélhodes  de  Tart.  Sous  Thabit 
étriqué  du  Nord,  la  tête  perdue  dans  les  volutes  d'une  che- 
velure menteuse,  les  bras  chargés  de  livres  et  d'instruments 
de  toute  espèce,  pâle  de  veilles  et  de  travaux,  elle  se  traîne 
souillée  d'encre  et  toute  pantelante,  sur  la  route  de  la  vérité, 
baissant  toujours  vers  la  terre  son  front  sillonné  d'algèbre. 
Rien  de  semblable  dans  la  haute  antiquité.  Autant  qu'il  nous 
est  possible  d'apercevoir  la  science  des  temps  primitifs  à  une 
si  énorme  distance,  on  la  voit  toujours  libre  et  isolée,  volant 
plus  qu'elle  ne  marche,  et  présentant  dans  toute  sa  personne 
quelque  chose  d'aérien  et  de  surnaturel.  Elle  livre  aux  vents 
des  cheveux  qui  s'échappent  d'une  mître  orientale  ;  Vephod 
couvre  son  sein  soulevé  par  l'inspiration;  elle  ne  regarde 
que  le  ciel,  et  son  pied  dédaigneux  semble  ne  toucher  la  terre 
que  pour  la  quitter.  Cependant  quoique  elle  n'ait  jamais  rien 
demandé  à  personne  et  qu'on  ne  lui  connaisse  aucun  appui 
humain,  il  n'est  pas  moins  prouvé  qu'elle  a  possédé  les  plus 
rares  connaissances  :  c'est  une  grande  preuve  que  la  science 
antique  avait  été  dispensée  du  travail  imposé  à  la  nôtre, 
et  que  tous  les  calculs  que  nous  établissons  sur  l'expé- 
rience moderne  sont  ce  qu'il  est  possible  d'imaginer  de  plus 
faux*.  Nous  devons  donc  reconnaître  que  l'état  de  civilisation 
et  de  science,  dans  un  certain  sens,  est  l'état  naturel  et 
primitif  de  Thomme*.  Toutes  les  nations  ont  donc  protesté 
de  concert  contre  l'hypothèse  d'un  état  primitif  de  barbarie  ; 

«  Soirées  de  Saint-Pétersbourg,  !•'  vol.,  p.  95-96. 
«  Le  même,  p.  98. 

11.  51 


482  CONSIDÉRATIONS  SUR  LES  INDIENS. 

et  sûrement  c'est  quelque  chose  que  cetle  protestation  K  » 
Joseph  de  Maistre  ne  borne  point  là  sa  démonstration,  il 
la  complète  en  abordant  un  ordre  tout  nouveau  de  conâdé- 
rations.  Il  veut  prouver  que  la  langue  elle-même  est  une 
création  spontanée  qui  ne  doit  rien  à  l'effort  de  l'homme. 
J'en  ai  parlé  dans  mon  livre  sur  l'esclavage,  au  titre  des 
races,  je  n'en  dirai  que  quelques  mots  ici  pour  compléter 
Tensemble  des  idées  de  ce  grand  homme. 

«  Nulle  langue,  dit-il,  n'a  pu  être  inventée,  ni  par  un 
homme  qui  n'aurait  pu  se  faire  obéir,  ni  par  plusieurs  qui 
n'auraient  pu  s'entendre*.  Ce  que  je  puis  assurer,  car  rien 
n'est  plus  clair,  c'est  le  prodigieux  talent  des  peuples  enfants 
pour  former  les  mots,  et  l'incapacité  absolue  des  philosophes 
pour  le  môme  objet  dans  les  siècles  les  plus  raffinés.  Je  me 
rappelle  que  Platon  a  fait  observer  ce  talent  des  peuples  dans 
leur  enfance.  Ce  qu'il  y  a  de  remarquable,  c'est  qu'on  dirait 
qu'ils  ont  procédé  par  voie  de  délibération,  en  vertu  d'un 
système  arrêté  de  concert,  quoique  la  chose  soit  rigou- 
reusement impossible  sous  tous  \eè  rapports.  Chaque  langue 
a  son  génie,  et  co  génie  est  wn,  de  manière  qu'il  exclut  toute 
idée  de  composition,  de  formation  arbitraire  et  de  convention 
antérieure,  etc.  *.  » 

Je  ne  suivrai  pas  plus  loin  le  savant  philosophe  dans  ses 
démonstrations,  mais  on  prévoit  sa  conclusion  qui  est  celle- 
ci  :  à  l'origine,  l'homme  est  né  intelligent  et  sociable,  et  doué 
d'une  intuition  remarquable  pour  pénétrer  les  secrets  de  sa 
destinée.  S'il  s*est  trouvé  en  possession  de  si  grands  avan- 
tages, il  est  impossible  de  dire  que  l'état  sauvage  a  été  sa  con- 
dition primitive  ;  là  où  l'on  observe  cet  état,  ce  n'est  autre 
chose  qu'une  dégradation  et  une  décadence.  Voici  comment 
s'en  explique  notre  auteur  : 

*  Soirées  de  Saint-Pélei^sbourg,  p.  99. 
«  Le  même,  p.  105. 
'  Le  même,  p.  110. 


L'ÉTAT  SAUVAGE  EST-IL  REMÉDIABLE?  485 

«  Si  le  genre  luimain  a  commencé  par  la  science,  le  sau- 
vage ne  peut  plus  être  qu'une  branche  détachée  de  l'arbre 
social  ^)) 

«  Nul  doute  sur  la  dégradation,  et  j'ose  le  dire  aussi  sur  la 
cause  de  celle  dégradation  qui  ne  peut  être  qu'un  crime.  Un 
chef  de  peuple  ayant  altéré  chez  lui  le  principe  moral  par 
quelques-unes  de  ces  prévarications  qui,  suivant  les  appa- 
rences, ne  sont  plus  possibles  dans  Tétat  actuel  des  choses, 
parce  que  nous  n'en  savons  heureusement  plus  assez  pour 
devenir  coupables  à  ce  point;  ce  chef  de  peuple,  dis-je,  trans- 
mit Tanathème  à  sa  postérité,  et  toute  force  constante  étant 
de  sa  nature,  accélératrice,  puisqu'elle  s'ajoute  continuelle- 
ment à  elle-même,  cette  dégradation  pesant  sans  intervalle 
sur  les  descendants,  en  a  fait  à  la  fin,  ce  que  nous  appelons 
des  sauvages.  C'est  le  dernier  degré  d'abrutissement  que 
Rousseau  et  ses  pareils  appellent  l'état  de  nature*.  »  Pour  jus- 
tifier sa  proposition,  de  Maistre  fait,  du  sauvage,  un  tableau 
dans  lequel  il  montre  celui-ci  dépouillé  de  l'intelligence,  du 
sentiment  d'humanité,  de  la  prévoyance,  et  livré  à  l'abjec- 
tion, ayant  l'appétit  du  crime  sans  en  avoir  le  remords.  «  11  est 
visiblement  dévoué,  dit  l'auleur,  il  est  frappé  dans  les  der- 
nières profondeurs  de  son  essence  morale  ^...  Il  ne  peut  être 
rachet  éque  par  le  Christianisme  *.  » 

Le  système  de  de  Maistre  se  divise  en  deux  parties  dis- 
tinctes. On  peut  accepter  l'une  et  répudier  l'autre,  car  la  pre- 
mière a  une  base  solide,  c'esl-à-dire  Thisloire,  tandis  que.  la 
deuxième  n'est  qu'une  conjecture  qui,  à  certains  égarJs,  est 
contredite  par  les  faits,  comme  je  l'établirai  bientôt.  Je  serais 
disposé  à  me  ranger  à  l'opinion  de  ce  philosophe,  quant  au 
point  de  départ  de  l'humanité  :  l'homme  a  été  doté  de  la  pa- 

'  Soirées  de  Saint-Pétershourg,  p.  97. 

*  Le  même,  p.  100. 

5  Le  même,  p.  102-105. 

♦  Le  même,  p.  104. 


484  considéhâtions  sur  les  indiens. 

rôle,  il  ne  la  point  inventée.  Le  langage  étant  un  puissant 
instrument  de  socialiilité,  ce  fait  seul  donne  le  pressentiment 
de  sa  destinée,  qui  consiste  non  à  vivre  errant,  non  à  s'isoler, 
mais  à  s'établir  sur  un  point,  et  à  réunir  ses  efforts  à  ceux  de 
ses  semblables  pour  s'entr'aider,  pour  réaliser  un  peu  de 
bien  ici-bas,  et  mériter  un  monde  meilleur.  Il  répugne  au 
sens  moral,  que  Thomme  ait  été  jeté  sur  cette  terre  dans  un 
état  voisin  de  la  brute,  n'ayant  aucune  connaissance  de  Dieu 
et  de  lui-môine.  Nous  ne  pouvons  davantage  admettre  qu  a- 
bandonné  à  ses  seules  forces,  avec  un  point  de  départ  si  ca- 
duc, il  ait  pu  dans  certaines  contrées,  s'élever  si  rapidement 
à  un  élal  de  science  et  de  civilisation  dont  l'antiquité  la  plus 
reculée  nous  offre  de  si  magnifiques  modèles.  Le  point  de  dé- 
part de  l'humanité  peut  donc  être  conforme  aux  idées  de  lau- 
teur.  Mais  faut-il  nécessairement  reconnaître  que  cest  à  une 
transgression  de  l'ordre  moral,  en  un  mot,  à  un  crime  dont 
nous  ne  pouvons  maintenant  apprécier  la  gravité,  que  soit 
due  la  décadence  des  races  sauvages  existantes  sur  le  globe? 
Ces  races  sont-elles  condamnées  fatalement  à  une  expiation 
perpétuelle  ? 

Le  savant  philosophe  procède  par  une  proposition  à  priori^ 
toujours  contro versa blc,  surtout  quand  elle  a  pour  objet  d'en- 
velopper dans  la  même  proscription  des  races  entières.  Il  est 
vrai  qu'il  reconnaît  la  responsabilité  personnelle  et  le  libre 
arbitre,  ainsi  que  la  rédemption  pau  l'adoption  du  Christia- 
nisme, mais  qui  ne  sait  combien  cette  liberté  individuelle 
est  enchaînée  par  l'absence  d'éducation,  par  la  force  des  pré- 
jugés, par  la  l'épulsion  même  des  races  favorisées?  Ne  voit- 
on  pas  de  nos  jours,  malgré  le  zèle  fervent  et  le  dévouement 
plein  d'abnégation  de  nos  missionnaires,  Téloignement  pro- 
noncé qu'éprouve  la  race  blanche  pour  les  races  rouge  et 
noire,  et  dont  le  résultat  est  l'endurcissement  du  cœur  de 
l'Indien?  On  veut  bien,  par  une  sorte  de  faveur  spéciale,  leur 
tendre  quelque  peu  la  main,  mais  tout  le  monde  repousse 


L'ÉTAT  SAUVAGE  EST-IL  REMÉDÏABLE?  485 

ridée  d'une  égalité  sociale,  et  surlout  des  alliances  avec  des 
individus  de  ces  races  qu'on  prétend  à  jamais  déshéritées, 
même  lorsque  le  Christianisme  les  a  rachetées  de  la  pros- 
cription. Serait-ce  parce  que  à  une  décadence  morale  s'ajoute- 
rait une  dégradation  physique  qui  inspirerait  une  invincible 
répulsion,  celle-ci  étant  la  conséquence  nécessaire  de  Tautre? 
De  Maistre  conclut  pour  l'affirmative,  et  il  donne  de  l'Indien 
américain  le  portrait  le  plus  repoussant.  «  On  ne  saurait, 
dit-il,  fixer  un  instant  ses  regards  sur  le  sauvage,  sans  lire 
l'anathème  écrit,  je  ne  dis  pas  seulement  dans  son  âme,  mais 
jusque  sur  la  forme  extérieure  de  son  corps.  C'est  un  enfant 
difforme,  robuste,  féroce,  en  qui  la  flamme  de  l'intelligence 
ne  jette  plus  qu'une  lueur  pâle  et  intermitlente.  Une  main 
redoutable  appesantie  sur  ces  races  dévouées  efface  en  elles 
les  deux  caractères  distinctifs  de  notre  grandeur  :  la  pré- 
voyance et  la  perfeclibililé.  Le  sauvage  coupe  l'arbre  pour 
cueillir  le  fniit;  il  dételle  le  bœuf  que  les  missionnaires 
viennent  de  lui  confier,  et  le  fait  cuire  avec  le  bois  de  la 
charrue.  Depuis  plus  de  trois  siècles,  il  nous  contemple  sans 
avoir  rien  voulu  recevoir  de  nous,  excepté  la  poudre  pour 
tuer  ses  semblables,  et  l'eau-de-vie  pour  se  tuer  lui-même. 
Encore  n'a-t-il  jamais  imaginé  de  fabriquer  ces  choses  :  il 
s'en  repose  sur  notre  avarice  qui  ne  lui  manquera  jamais. 
Comme  les  substances  les  plus  abjectes  et  les  plus  révoltantes 
sont  cependant  encore  susceptibles  d'une  certaine  dégénéra- 
tion, de  même  les  vices  naturels  de  l'humanité  sont  encore 
viciés  dans  le  sauvage.  Il  est  voleur,  il  est  cruel,  il  est  dissolu, 
mais  il  Test  autrement  que  nous.  Pour  être  criminels,  nous 
surmontons  notre  nature  :  le  sauvage  la  suit.  lia  l'appétit  du 
crime,  il  n'en  a  point  le  remords.  Pendant  que  le  fils  tue 
son  père  pour  le  soustraire  aux  ennuis  de  la  vieillesse,  sa 
femme  détruit  dans  son  sein  le  fruit  do  ses  brutales  amours 
pour  échapper  aux  fatigues  de  Tallaitement.  11  arrache  la 
chevelure  sanglante  de  son  ennemi  vivant,  il  le  déchire,  il  le 


486  CONSIDÉRATIONS  SUR  LES  INDIENS. 

rôtit  et  le  dévore  en  chantant....  Il  est  visiblement  dévoué;  il 
est  frappé  dans  les  dernières  profondeurs  de  son  essence  mo- 
rale '....  Chez  lui,  le  germe  de  la  vie  est  éteint  ou  amorti*.  » 

Si  ce  tableau  manque  de  vérité,  on  ne  peut  nier  que  la 
touche  n'en  soit  vigoureuse,  et  les  couleurs  d'une  grande 
vivacité;  mais  dans  ces  matières,  le  vrai  exprimé  de  la  ma- 
nière la  plus  simple  sera  toujours  de  beaucoup  préférable  à 
une  œuvre  d'imagination. 

De  Maistre  n'est  point  le  seul  à  porter  la  responsabilité 
de  ces  exagérations  :  avant  lui,  Buffon  mal  informé  était 
tombé  dans  des  erreurs  analogues.  Voici  ce  qu'il  dit  de 
l'homme  américain  : 

«  Quoique  le  sauvage  du  nouveau  monde  soit  à  peu  près 
de  même  stature  que  l'homme  de  notre  monde,  cela  ne  suffit 
pas  pour  qu'il  puisse  faire  exception  au  fait  général  du  rape- 
tissement de  la  nature  vivante  dans  tout  ce  continent.  Le  sau- 
vage est  faible  et  petit  par  les  organes  de  la  génération, 
il  n'a  ni  poil  ni  barbe,  et  nulle  ardeur  pour  sa  femelle; 
quoique  plus  léger  que  l'Européen,  parce  qu'il  a  plus  d'habi- 
tude à  courir,  il  est  cependant  beaucoup  moins  fort  de  corps; 
il  est  aussi  bien  moins  sensible,  et  cependant  plus  craintif  et 
plus  lâche  :  il  n'a  nulle  vivacité,  nulle  activité  dans  l'âme... 
Otez-lui  la  faim  et  la  soif,  vous  détruirez  en  même  temps  le 
principe  actif  de  tous  ses  mouvements  ;  il  demeurera  stupi- 
dement en  repos  sur  ses  jambes,  ou  couché  pendant  des 
jours  entiers.  Il  ne  faut  pas  aller  chercher  plus  loin  la  cause 
de  la  vie  dispersée  des  sauvages  et  de  leur  éloignement  pour 
la  société;  la  plus  précieuse  étincelle  du  feu  de  la  nature  leur 
a  été  refusée:  ils  manquent  d'ardeur  pour  leurs  femelles,  et 
par  conséquent  d'amour  pour  leurs  semblables;  ne  con- 
naissant pas  rattachement  le  plus  vif,  le  plus  tendre  de  tous, 
leurs  autres  sentiments  de  ce  genre  sont  froids  et  languis- 

*  Soirées  de  Saint-Pétersbourg,  1"  vol.,  p.  105. 

•  Le  même,  p.  105. 


L'ÉTAT  SAUVAGE  EST-IL  REMÉDIABLE?  487 

sants;  ils  aiment  faiblement  leurs  pères  et  leurs  enfants  ;  la 
société  la  plus  intime  de  toutes,  celle  de  la  même  famille, 
n'a  donc  chez  eux  que  de  faibles  liens...  Le  physique  de  l'a- 
mour fait  chez  eux  le  moral  des  mœurs  ;  leur  cœur  est  glacé, 
leur  société  froide  et  leur  empire  dur.  Ils  ne  regardent  leurs 
femmes  que  comme  des  servantes  de  peine,  ou  des  bêtes  de 
somme  qu'ils  chargent  sans  ménagement  du  fardeau  de  leurs 
chasses...  Ils  n'ont  que  peu  d'enfants  et  ils  en  ont  peu  de 
soin.  Tout  se  ressent  de  leur  premier  défaut  :  ils  sont  indif- 
férents parce  qu'ils  sont  peu  puissants,  etc..  En  refusant  au 
sauvage  la  puissance  de  Tamour,  la  nature  l'a  plus  maltraité 
et  plus  rapetissé  qu'aucun  des  animaux  ^  » 

Je  pourrais  multiplier  à  l'infini  les  citations  d'auteurs 
européens  qui  se  sont  jetés  dans  les  mêmes  écarts,  je  me 
limiterai  à  Buffon  et  de  Maistre,  et  cette  réfutation  à  elle 
seule  ramènera  la  vérité  dans  l'histoire. 

Disons  d*abord  qu'en  parlant  des  sauvages  on  a  beaucoup 
trop  généralisé  les  observations,  comme  si  toutes  les  tribus 
répandues  sur  le  continent  américain  avaient  une  physio- 
nomie uniforme,  les  mêmes  habitudes,  le  même  degré  de 
développement  intellectuel  ;  comme  si  elles  habitaient  des 
contrées  placées  sous  la  même  latitude  et  identiques  sous  le 
rapport  de  la  salubrité  et  des  ressources  nécessaires  à  l'exis- 
tence, etc.  Quand  on  a  vu  un  seul  instant  les  Esquimaux  elles 
Patagons,  habitant  aux  deux  extrémités  de  l'Amérique,  on 
est  bientôt  convaincu  que,  quoique  pouvant  se  rattacher  par  un 
lien  quelconqueaux  Indiens  des  États-Unis,  ils  s'en  éloignent  à 
de  grandes  distances  au  point  de  vue  physique  et  intellectuel. 
11  me  suffira  de  citer  les  Creeks,  les  Cherokees,  les  Choctaws, 
les  Chickasaws  et  les  Cinq-Nations,  dont  la  conformation  phy- 
sique et  l'intelligence  développée  sont  très-voisines  de  l'homme 
blanc,  pour  qu'on  se  garde  bien  de  faire  des  assimilations  là 

*  Œuvres  complèteSy  vol.  V,  p.  281,  édition  déjà  citée. 


488  [CONSlDÉRATIO!fS  SUR  LES  INDIENS. 

OÙ  se  manifestent  de  si  grandes  dissemblances.  Vouloir  systé- 
matiser en  parlant  de  ces  peuplades,  cest  ignorer  lespre 
miers  termes  dune  question  qu'on  veut  discuter  ;  c  est  par 
avance,  refuser  d'ouvrir  les  yeux  à  Tévidence.  Je  reviendrai 
plus  loin  sur  ces  inégalités  pliysiques  et  intellectuelles.  J'ai 
hâte  de  réfuter  Buffon  et  de  Maistre,  à  Taide  d'hommes  qui 
ont  vu  les  choses  de  près,  et  dont  le  témoignage  a  une  grande 
valeur  au  moins  pour  ce  qui  concerne  les  sauvages  des  Etats- 
Unis. 

Voici  ce  que  dit  Bartram,  dans  la  relation  de  ses  voyages 
en  Amérique,  de  quelques  tribus  du  Sud  des  États-Unis  : 

«  Chez  les  Cherokees,  chez  les  Muskogees  et  les  nations 
confédérées  des  Creeks,  les  hommes  sont  de  haute  taille,  d'un 
port  noble,  avec  l'apparence  de  la  vigueur,  sans  cependant 
avoir  des  formes  athlétiques;  leurs  membres  sont  bien  pro- 
portionnés, leurs  traits  sont  réguliers  et  leur  physionomie 
ouverte,  pleine  de  dignité  et  d'une  douceur  qui  n'exclut  pas 
l'idée  du  courage  ;  au  contraire  il  y  a  dans  la  configuration 
de  leur  front  et  de  leurs  sourcils  quelque  chose  qui  frappe 
au  premier  abord,  comme  indiquant  la  bravoure  et  même 
l'héroïsme,  etc.,  etc.  *  » 

«  Les  Chippeways,  dit  Schoolcraft  qui  les  connaît  fort  bien 
pour  avoir  vécu  longtemps  parmi  eux,  sont  une  race 
d'hommes  grands,  bien  développés,  ayant  bonne  façon,  et 
très-actifs.  Les  chefs  des  bandes  répandues  à  Sainte-Marie, 
sur  les  bords  du  lac  Supérieur,  et  dans  le  haut  Mississipi 
forment  un  corps  d'individus  intelligents,  fiers  et  indépen- 
dants, jouissant  de  véritables  qualités  oratoires.  Si  Ton  pou- 
vait oublier  un  moment  leur  costume,  on  serait  tenté  de  se 
croire  au  milieu  d'une  société  d'hommes  réfléchis  et  de 
bonne  compagnie*.  » 

D'un  autre  côté,  on  cite  une  exclamation  dont  la  soudaineté 

*  Cité  diaprés  Morel,  p,  477. 

*  Schoolcraft,  ouvrage  déjà  cité,  vol.  Y,  p.  152. 


L'ÉTAT  SAUVAGE  EST-IL  REMÉDIABLE?  489 

serait  à  elle  seule  toute  une  démonstration.  On  raconte  qu'un 
Américain  du  nom  de  Benjamin  West,  lorsqu'il  \itpourla 
première  fois  l'Apollon  du  Belvédère,  s'écria  immédiate- 
ment :  «  Comme  il  ressemble  à  un  jeune  guerrier  Mohawk  I  » 
La  comparaison  était  évidemment  forcée,  mais  qu'il  y  a  loin 
de  là  aux  portraits  de  Buffon  et  de  de  Maistre  ! 

J'arrive  au  témoignage  qui  porte  tout  à  la  fois  sur  le  phy- 
sique et  sur  les  facultés  morales  et  intellectuelles  de  l'Indien, 
et  je  ne  peux  opposer  à  Buffon  et  subsidiairement  à  de  Maistre 
un  plus  digne  contradicleur  que  Thomas  Jefferson,  Témincnt 
homme  d'État  qui  fut  deux  fois  président  des  États-Unis.  Voici 
comment  il  s'exprime  à  propos  de  la  description  de  Buffon  : 

c(  C'est  une  peinture  affligeante  en  vérité,  mais  je  suis 
heureux  de  dire,  pour  l'honneur  de  l'humanité,  qu'elle  n'a 
point  d'original.  Des  Indiens  de  VAmérique  du  Sud,  je  ne 
sais  rien,  car  je  ne  voudrais  point  foire  l'honneur  du  mot 
connaissance  à  ce  que  j'ai  recueilli  des  fables  qu'on  a  publiées 
sur  leur  compte...  Quant  à  l'Indien  du  Nord  qui  est  sous 
notre  main,  il  m'est  permis  d'en  parler  un  peu  d'après  ma 
propre  observation,  et  plus  encore  d'après  les  renseignements 
fournis  par  des  hommes  qui  les  connaissent  mieux  que  moi, 
et  dont  le  jugement  et  la  loyauté  me  sont  bien  connus.  Je 
suis  donc  autorisé  à  réfuter  M.  de  Buffon,  etc.  »  Jefferson  con- 
sacre plusieurs  passages  de  son  livre  à  ce  travail,  je  vais  en 
donner  quelques  extraits  suffisants  pour  édifier  le  lecteur. 

«  M.  de  Buffon,  dit-il,  accorde  que  la  stature  de  l'Indien  est 
la  même  que  celle  de  TEuropéen,  il  aurait  pu  admettre  égale- 
ment qu'elle  avait  plus  d'ampleur  chez  les  Iroquois,  et  plus 
d'élévation  chez  les  Lenapes  ou  Delawares,  que  chez  aucun 
autre  peuple  d'Europe.  Il  dit  que  les  organes  de  la  génération 
sont  moindres  et  plus  faibles  chez  l'Indien  que  chez  l'homme 
d'Europe.  Est-ce  un  fait  reconnu?  Je  ne  le  crois  pas  et  je  ne 
l'ai  jamais  entendu  dire.  Qu'on  soumette  les  Européens  aux 
mêmes  occupations  et  à  la  même  nourriture  que  Tlndien,  et 


490  COiNSIDÉRATIOiNS  SUR  LES  INDIENS. 

Ton  verra  si  Tamour  chez  eux  a  plus  de  puissance  que  chez 
celui-ci.  Souvent  en  chasse,  imprévoyants,  exposés  à  de  fré- 
quentes famines,  vivant  de  peu,  les  sauvages  ne  peuvent  avoir 
la  même  faculté  génératrice  que  les  blancs.  Mais  supposez-les 
dans  de  meilleures  conditions  hygiéniques,  et  le  résultat  sera 
bien  différent.  »  L'auteur  cite  comme  exemple,  le  mariage  de 
femmes  indiennes  avec  des  marchands,  de  race  blanche,  et 
qui  ont  été  trés-fécondcs  ;  il  en  fut  ainsi  lorsqu'on  eut  intro- 
duit Tesclavage  parmi  eux,  parce  que  Télat  sédentaire,  un 
travail  manuel  et  une  bonne  nourriture  modifiaient  leur 
constitution  physique.  «  Us  sont  sans  barbe  »  ditBuffon,  mais 
répond  Jefferson,  si  ce  savant  avait  su  toute  la  peine  qu'ils 
prennent  pour  l'extirper  de  leur  figure,  aucun  doute  ne  lui 
serait  resté  sur  ce  point.  —  Ils  n'ont  point  d'entraînement 
pour  leurs  femmes.  —  «  11  est  vrai  qu'ils  ne  s'abandonnent 
point  aux  excès,  et  ne  font  pas  montre  de  ce  penchant  si  com- 
mun en  Europe,  mais  ce  n'est  point  un  défaut  de  nature  ;  ils 
obéissent  à  la  coutume.  Leur  cœur  est  tout  entier  porté  vers 
la  guerre  qui  leur  procure  la  gloire  parmi  les  hommes,  et 
l'admiration  des  femmes.  Telle  a  été  la  tendance  de  leur 
éducation  depuis  leur  plus  tendre  jeunesse.  Lorsque  l'Indien 
poursuit  le  gibier  avec  ardeur,  quand  il  se  soumet  aux  fati- 
gues de  la  chasse,  aux  dures  épreuves  de  la  faim  et  du  froid, 
c'est  moins  pour  le  gibier  qu'il  poursuit,  que  pour  convaincre 
ses  parents  et  le  conseil  de  la  nation,  de  son  aptitude  à  figurer 
au  nombre  des  guerriers....  Si  l'on  remarquait  chez  un  jeune 
homme  de  cette  race,  de  l'amour  pour  les  femmes,  avant  d'avoir 
fait  ses  preuves  à  la  guerre,  il  deviendrait  un  objet  de  mépris 
pour  les  hommes  ;  et  le  dédain  et  le  ridicule  ne  lui  seraient 
point  épargnés  par  les  femmes.  S'il  lui  arrivait,  par  la  persua- 
sion ou  la  contrainte,  de  s'abandonner  à  un  mouvement  de 
passion  avec  une  femme  qu'il  aurait  faite  prisonnière,  il  tom- 
berait dans  la  complète  disgrâce  de  sa  tribu  et  il  ne  s'en  relè- 
verait jamais.  La  froideur  apparente  des  hommes  parmi  eux 


L'ÉTAT  SAUVAGE  EST-IL  REMÉDIABLE?  491 

est  donc  le  résultat  des  mœurs,  et  non  un  défaut  de  nature.  » 
Ailleurs,  Jefferson  s*étend  sur  les  qualités  intimes  de  l'In- 
dien et  il  dit  :  «  Il  est  brave  quand  le  succès  d'une  entreprise 
dépend  de  sa  bravoure.  L'éducation  qu'il  reçoit,  ou  peut-être 
une  impulsion  naturelle  lui  fait  un  point  d^honneur  de  dé- 
truire Tennemi  par  stratagème  et  de  manière  à  garantir  sa 
propre  personne,  tandis  que  notre  éducation  nous  enseigne 
à  préférer  la  force  à  la  ruse.  Il  se  défendra  contre  une  nuée 
d'ennemis,  et  il  aimera  mieux  s'exposer  à  la  mort,  que  de  se 
rendre  aux  blancs,  quoiqu'il  sache  qu'il  sera  bien  traité  par 
eux.  Dans  d'autres  situations,  il  affronte  la  mort  avec'plus  de 
résolution  encore,  et  il  subit  des  tortures  avec  une  fermeté 
que  Tenthousiasme  religieux  ne  produirait  point  chez  l'An- 
glo-Américain.  11  aime  ses  enfants  jusqu'à  la  tendresse,  et  il 
a  pour  eux  beaucoup  de  sollicitude  et  d'indulgence....  Son 
amitié  est  capable  de^  plus  grands  dévouements.  Sa  sensibilité 
est  exquise,  et  l'on  a  vu  des  guerriers  pleurer  des  larmes 
amères  sur  la  tombe  de  leurs  enfants,  quoiqu'à  vrai  dire  ils 
s'efforcent  de  paraître  dominer  les  événements  humains. 
L'activité  et  la  vivacité  d'esprit  de  l'Indien  est  égale  à  la  nô- 
tre dans  des  situations  analogues.  De  là  sa  passion  pour  la 
chasse  et  pour  les  jeux  de  hasard.  Il  est  vrai  que  parmi  eux, 
les  femmes  sont  soumises  à  de  pénibles  et  injustes  fatigues, 
mais  si  je  ne  me  trompe,  il  en  est  ainsi  chez  tous  les  peuples 
barbares  pour  lesquels  la  force  fait  loi....  C'est  la  civilisation 
seule  qui  rétablit  la  femme  dans  la  possession  de  son  égalité 
naturelle  avec  Thomme.  Les  principes  de  leur  société  repous- 
sant toute  voie  coercitive,  le  seul  moyen  d'amener  les  In- 
diens à  l'accomplissement  de  leurs  devoirs,  est  la  persuasion 
et  Pinfïuence  personnelle.  Il  en  résulte  pour  les  chefs,  la  né- 
cessité d'être  éloquents  dans  les  conseils,  braves  et  adroits 
dans  la  guerre.  Toutes  leurs  facultés  sont  dirigées  de  ce 
côté.  Les  Anglo-Américains  ont  des  preuves  nombreuses 
de  leur  intrépidité  et  de  leur  tactique  dans  la  guerre,  mais 


492  CONSIDÉRATIONS  SUR  LES  INDIENS, 

on  a  moins  de  témoignages  de  leur  supériorité  dans  l'art  ora- 
toire, parce  que  c'est  dans  leurs  délibérations  privées  qu'ils 
ont  plus  d'occasions  de  déployer  leur  habileté.  «  Cependant, 
ajoute  Jefferson,  «  quelques  Indiens  ont  acquis  dans  cette 
branche  un  lustre  remarquable  et  pourraient  ri\aliser  avec 
les  harangues  de  Démosthène  et  de  Cicéron,  et  de  tous  autres 
éminents  orateurs.  »  Comme  preuve  de  son  assertion,  ce  sa- 
vant homme  d'État  rapporte  un  fait  qui  amena  un  de  ces 
beaux  mouvements  d'éloquence  dont  ne  se  doutaient  guère  ni 
Buffon,  ni  de  Maistre.  Voici  les  circonstances  qu'il  convient 
de  rapporter  : 

Au  printemps  de  1774,  un  vol  fut  commis  par  deux  Indiens 
de  la  tribu  des  Shawanees,  aux  dépens  d'un  habitant  des  fron- 
tières de  la  Virginie,  qu'ils  massacrèrent.  Les  blancs  du  voi- 
sinage cherchèrent  à  tirer  vengeance  de  ce  crime,  d'une  ma- 
nière sommaire  conformément  à  leurs  habitudes.  Le  colonel 
Crosap,  qui  s'était  acquis  une  déplorable  célébrité  par  le 
nombre  des  meurtres  qu'il  avait  commis  sur  des  individus 
de  cette  malheureuse  tribu,  réunit  quelques  hommes,  et 
descendit  avec  eux  la  rivière  Kanhaway,  à  la  recherche  de 
victimes  expiatoires.  De  la  rive  où  ils  se  trouvaient,  ils  aper- 
çurent un  canot  monté  par  des  femmes  et  des  enfants  seule- 
ment, et  dirigé  vers  eux  par  un  seul  homme.  Ils  se  mirent 
en  embuscade,  et  épiant  le  moment  du  débarquement,  ils 
immolèrent  en  un  instant  tous  les  passagers  qui  se  trouvaient 
composer  la  famille  de  Logan  chef  des  Mingoes,  lequel  s'était 
toujours  distingué  par  son  attachement  sincère  pour  les 
blancs.  Cette  froide  cruauté  que  rien  n'expliquait,  provoqua 
sa  colère,  et  une  guerre  s'ensuivit,  à  laquelle  prirent  part 
les  Shawanees,  les  Mingoes  et  les  Delawares.  Un  détachement 
de  la  milice  de  Virginie  suffit  à  les  mettre  en  déroute,  non 
sans  essuyer  des  pertes  sensibles.  Les  vaincus  firent  des  pro- 
positions de  paix,  mais  Logan  refusa  de  s'y  associer,  avec  le 
dédain  d'un  homme  qui  ne  veut  pas  descendre  aux  supplica- 


L^ÉFAT  SAUVAGE  EST-IL  REMÉDÏABLE?  493 

lions.  Toutefois,  dans  la  crainte  qu'on  ne  suspectât  la  loyauté 
des  propositions  émanées  de  son  camp,  s'il  y  restait  étranger, 
il  envoya  par  un  messager  à  lord  Dunmore  gouverneur  de 
Virginie,  un  discours  que  je  vais  essayer  de  traduire,  malgré 
la  difficulté  de  conserver  dans  la  traduction  la  mâle  énergie 
des  pensées  du  chef  indien  : 

«  J'en  appelle  à  tout  homme  blanc  qui  est  jamais  entré 
dans  ma  tente  !  Qu'il  dise  si  ayant  faim,  je  ne  l'ai  point  nourri; 
si  privé  de  vêlements  et  glacé,  je  ne  Tai  point  couvert  et  ré- 
chauffé. Durant  tout  le  cours  de  la  dernière  guerre  qui  fut  si 
longue  et  si  sanguinaire,  Logan  resta  impassible  dans  sa 
tente,  prêchant  toujours  la  paix.  Tel  était  mon  attachement 
pour  les  blancs,  que  les  Indiens  de  ce  pays  passant  devant 
moi,  disaient  eu  me  montrant  :  «  Voici  Logan  Tami  des 
«  blancs  I  »  J'avais  môme  songé  à  vivre  parmi  vous,  et  je  Tau- 
rais  fait,  n'eût  été  le  crime  d'un  homme.  Le  printemps  der- 
nier, le  colonel  Cresap,  de  sang-froid  et  sans  provocation  au- 
cune, a  assassiné  tous  les  parents  de  Logan,  sans  épargner 
même  les  femmes  et  les  enfants.  Il  n'y  a  plus  maintenant  une 
seule  goutte  de  mon  sang  dans  les  veines  d'aucune  créature 
vivante.  Cela  criait  vengeance!  J'ai  couru  au-devant  :  j'ai  tué 
beaucoup  de  monde,  et  j'ai  savouré  à  longs  traits  les  repré- 
sailles. Pour  mon  pays  seul,  je  me  réjouis  des  rayons  de  paix 
que  j'entrevois;  mais  n'entretenez  pas  la  pensée  que  ma  joie 
soit  le  résultat  de  la  peur!  Jamais  Logan  n'eut  peur!  Il  ne  fera 
pas  un  pas  en  arrière  pour  sauver  sa  vie.  Qui  viendra  pleurer 
Logan?  Personne!  ^  » 

11  est  viai  que  les  morceaux  de  cette  vive  éloquence  sont 
rares,  cependant  je  rappellerai  au  lecteur  le  beau  mouvement 
de  Canochet,  chef  de  la  tribu  des  Narragansetts  qui,  fait  pri- 
sonnier par  les  Puritains,  et  sommé  d'apaiser  la  révolte  des 
Indiens  s'il  voulait  conserver  la  vie,  refusa  la  condition  pro- 

*  Noies  on  the  State  of  Virginitty  by  Thomas  Jefferson,  p.  97  et  siiiv., 
p.  338  et  suiv. 


494  CONSIDÉRATIONS  SUR  LES  INDIENS.     ' 

posée.  On  lui  ordonna  alors  de  se  préparer  à  la  mort,  et  il 
s'écria  :  «  J'aime  mieux  cela,  je  mourrai  avant  que  mon  cœur 
se  soit  calmé,  et  avant  d'avoir  proféré  une  parole  indigne  de 
moi  M  » 

Rappellerai-je  aussi  l'expérience  faite  par  les  Puritains  dans 
le  Nouvelle-Angleterre,  et  qui  avait  donné  d'excellents  résul- 
tats comme  on  a  pu  en  juger  par  les  questions  que  les  Indiens 
posaient  aux  missionnaires,  et  surtout  par  les  réponses  faites 
aux  interrogations  qui  leur  étaient  adressées  sur  les  vérités 
du  christianisme?  Je  n'ai  cité  qu'une  trcs-petite  partie  des  ré- 
sultats acquis  :  c'en  est  assez  pour  édifier  les  hommes  les  plus 
prévenus,  sur  la  capacité  intellectuelle  des  Indiens  des 
provinces  anglaises  (États-Unis).  Et  qu'on  le  remarque  bien  ! 
ce  succès  notable  des  missionnaires  s'obtenait  malgré  tous 
les  obstacles  jetés  sur  leur  route  par  les  colons  anglais  qui 
cherchaient  dans  un  but  d'avarice,  à  démoraliser  et  à  dépraver 
ces  malheureux!  11  fallait  donc  que  leur  nature  ne  fût  pas 
encore  trop  appauvrie  pour  surmonter  tant  de  difocaltés! 
Il  fallait  surtout  que  leur  idiome  se  prêtât  aisément  à  la  dé- 
monstration des  vérités  d'un  ordre  supérieur,  et  qu'il  n'eût 
pas  ce  caractère  exclusif  de  matérialité  que  des  observations 
superficielles  lui  avaient  attribué. 

Je  croirais  n'avoir  point  assez  fait  pour  prouver  toutes  les 
ressources  qu'offre  la  nature  de  l'Indien  pour  le  succès  de 
l'œuvre  de  civilisation,  si  je  n'invoquais  des  documents  offi- 
ciels émanés  du  gouvernement  américain,  documents  aux- 
quels personne  n'a  recours,  quoiqu'ils  aient  une  bien  autre 
valeur  que  des  arguments  hypothétiques. 

Depuis  longues  années,  il  existe  à  Washington  un  bureau  cen- 
tral dit  bureau  indien,  dépendant  du  département  de  l'inté- 
rieur, et  qui  a  pour  but  de  diriger  tous  les  agents  t!e  l'adminis- 
tration chargés  des  rapports  immédiats  du  gouvernement  avec 

«  Voir  4"  vol.,  p.  410. 


L'ÉTAT  SAUVAGE  EST-IL  REMÉDIABLE?  495 

les  tribus  dans  chaque  État.  La  fonction  de  ces  agents  est  mul- 
tiple, et  ils  doivent  surtout  veiller  à  la  protection  des  Indiens, 
et  les  stimuler  de  plus  en  plus  dans  la  voie  de  leur  amélio- 
ration physique,  morale  et  intellectuelle.  Chaque  année,  ils 
adressent  au  chef  du  bureau  central  les  rapports  de  leur  gestion 
pendant  l'année  écoulée  :  ils  signalent  les  tendances  des  tribus 
près  desquelles  ils  sont  placés,  et  donnent  leur  avis  sur  les 
mesures  à  prendre  pour  détruire  un  mal  existant,  aider  à  un 
progrés,  et  fortifier  s'il  y  a  lieu,  le  patronage  dont  on  les 
couvre;  car  il  faut  constamment  abriter  ces  infortunés  contre 
une  nuée  de  misérables  qui  ne  cherchent  qu'à  les  corrompre 
pour  mieux  les  tromper  et  les  détourner  des  voies  de  la  civi- 
lisation. J'ai  sous  les  yeux  les  rapports  de  ces  agents  depuis 
plus  de  douze  ans,  et  il  n'en  est  pas  un  seul  dans  lequel  on  ne 
voie  une  ou  plusieurs  tribus  recommandées  à  l'attention  et  à 
la  sollicitude  du  gouvernement,  à  raison  de  leurs  aspirations 
très-prononcées  vers  la  civilisation,  et  des  progrès  de  quel- 
ques-unes, qui  sont  tels,  qu'on  les  croit  déjà  arrivées  au  port. 
Celles  qui  paraissent  faire  des  progrès  plus  soutenus,  en  pre- 
nant une  assiette  fixe,  en  se  livrant  à  Tagriculture,  et  en  en- 
tretenant des  écoles  et  des  temples,  sont  les  Creeks,  les  Che- 
rokees,  les  Choctaws,  les  Chickasaws,   les  Wyandotts,  etc. 
D'autres  moins  avancées  font  cependant  des  efforts  qui,  s'ils 
étaient  mieux  soutenus,  donneraient  déjà  des  résultats  plus  sa- 
tisfaisants. Un  des  rapports  dont  je  viens  de  parler,  celui  daté 
de  novembre  1855,  porte  entre  autres  choses,  cette  observa- 
tion :  «  Malgré  tous  les  obstacles  semés  sur  leurs  pas,  j'ai 
confiance  que  les  Indiens  peuvent  être  habitués  à  la  vie  do- 
mestique, et  amenés  à  un  tel  état  d'avancement,  qu'ils  de- 
viennent complètement  civilisés  et  forment  un  élément  ulile 
de  notre  population.  »  Le  rapport  de  1856  est  plus  significatif 
encore,  et  dans  un  paragraphe  consacré  aux  tribus  que  j'ai 
nommées  plus  haut,  il  dit  :  «  Le  moment  n'est  pas  bien 
éloigné  où  l'on  verra  les  Chocktaws  et  les  Chickasaws  en  état 


496  CONSIDÉRATIONS  SUR  LES  INDIENS. 

de  demander  et  de  pouvoir  exercer  les  droits  de  citoyens  des 
États-Unis. ..  »  Il  termine  en  exprimant  «  l'espoir  que  ce  siècle 
ne  se  passera  point  sans  que  les  Cherokecs,  les  Creeks  et  les 
Seminoles  ne  soient,  comme  les  deux  autres  tribus,  arrivés 
au  degré  de  civilisation  nécessaire  pour  être  acceptés  comme 
de  bons  citoyens  des  États-Unis.  »  Le  rapport  de  1856-1857, 
après  un  exposé  détaillé  des  circonstances  applicables  à  chaque 
tribu,  résume  les  conséquences  à  en  tirer,  et  il  dit  :  «  Il  y  a 
d  abondantes  preuves  de  la  possibilité  de  transformer  Phomme 
rouge  dans  ses  habitudes,  dans  sa  vie  domestique,  et  de  l'ame- 
ner à  la  civilisation.  »  ...  «  En  ce  qui  concerne  son  caractère 
vrai,  des  opinions  erronées  prévalent  généralement,  et  il  est 
victime  du  préjugé.  On  le  considère  uniquement  comme  un 
sauvage  cruel  et  indomptable  n'épargnant  ni  Tâge  ni  le  sexe, 
et  soumettant  sans  pitié  des  créatures  innocentes  et  privées 
de  toute  protection  à  des  supplices  inhumains,  de  même  qu'il 
commettrait  d'horribles  massacres  avec  une  joie  délirante. 
Tout  cela  est  répété  d'année  en  année,  et  forme  de  tristes 
chapitres  dans  nos  annales.  Mais  l'histoire  des  souffrances  de 
rindien  n'a  jamais  été  écrite,  le  récit  des  dommages  qu'il  a 
éprouvés  et  des  injustices  dont  il  a  été  l'objet  n'a  jamais  été 
fait.  De  ces  choses-là,  il  n'y  a  point  et  il  ne  peut  jamais  y 
avoir  d'annales  dans  ce  bas  monde.  » 

Le  commissaire  du  bureau  indien  ajoute  : 

«  En  tant  qu'homme,  l'Indien  a  ses  joies  et  ses  douleurs. 
Son  affection  pour  ses  enfants  est  intense.  Dans  ses  rapports 
d'amitié  il  est  plein  de  sincérité  et  de  constance,  et  jamais  on 
ne  le  verra  manquer  le  premier  à  sa  parole.  Son  courage  est 
hors  de  doute,  sa  perception  vive,  et  sa  mémoire,  de  premier 
ordre.  Son  jugement  est  défectueux,  mais  à  l'aide  d'une  mé- 
thode convenable,  il  est  aisé  d'améliorer  cette  faculté  et  de 
l'élever  à  un  niveau  raisonnable,  etc.,  etc.  » 

Que  pourrais-je  ajouter  de  mon  expérience  personnelle,  si 
ce  n'est  la  plus  complète  confirmation  des  faits  et  opim'ons 


L'ÉTAT  SAUVAGE  EST-IL  REMÉDIABLE?  497 

présentés  par  le  commissaire  du  bureau  indien,  Tun  des 
hommes  les  plus  perspicaces  que  j'aie  connus  aux  États-Unis? 
J*ai  visité  diverses  tribus  depuis  le  fond  du  lac  Supérieur  jus- 
qu'au golfe  du  Mexique  (environ  cinq  mille  kilomètres),  et  si 
j'ai  rencontré  des  Indiens  encore  plongés  dans  d'épaisses 
ténèbres,  j'en  ai  vu  d'autres  très-intelligents  donner  les  meil- 
leures espérances,  on  pourrait  dire  les  meilleurs  résultats. 
Quant  à  l'état  de  difformité  physique  dont  parle  de  Maistre, 
il  faut  ranger  cela  parmi  les  fables  destinées  à  effrayer  les 
enfants.  Ajouterai-je  que  quelques  peuplades  ont  complète- 
ment renoncé  à  leur  organisation  en  tribus,  pour  y  substituer 
un  gouvernement  modelé  sur  celui  des  États  de  TUnion  Amé- 
ricaine, avec  une  constitution  et  le  suffrage  universel?  Lors- 
que ces  gouvernements  fonctionnent  et  donnent  des  alloca- 
tions pour  rinstruction  publique,  en  même  temps  que  la 
population  s'occupe  d'agriculture,  peut-on  dire  que  cette 
race  d'hommes  soit  visiblement  dévouée? 

Tout  en  montrant  ce  qu'il  y  a  d'absolu  et  d'inadmissible 
dans  les  idées  de  la  plupart  de  ceux  qui  ont  écrit  sur  les  In- 
diens, on  ne  peut  contester  qu'il  n'existe  dans  la  race  rouge 
comme  parmi  la  race  blanche,  de  notables  dégradations  de 
type,  non-seulement  au  physique  mais  encore  au  moral.  Sur 
le  territoire  des  États-Unis  les  différences  ne  sont  pas  très- 
sensibles,  mais  plus  on  s'éloigne  vers  les  pôles,  plus  il  semble 
que  les  tribus  changent  d'aspect,  même  d'une  manière  très- 
tranchée;  cependant,  au  dire  des  philologues,  la  race  est  la 
même.  Comment  rendre  compte  de  ces  notables  écarts  de  la 
nature? 

D'abord,  s'agit-il  de  la  dégradation  physique?  Disons  qu'il 
règne  chez  certaines  tribus  une  coutume  barbare  consistant 
à  aplatir  la  partie  antérieure  de  la  tête,  ce  qui  incontestable- 
ment détermine  une  difformité  physique,  et  peut  entraîner 
une  dépression  de  l'intelligence,  entièrement  indépendante  de 
l'action  spontanée  de  la  nature.  A  (quelle  époque  peut-on 
II.  32 


498  CONSIDÉRATIONS  SUR  LES  INDIENS. 

faire  remonter  celte  coutume?  Personne  ne  saurait  le  dire, 
mais  le  fait  n'en  est  pas  moins  avéré  et  persistant  depuis 
qu'on  les  connaît.  Pour  peu  que  cet  usage  n'ait  pas  toujours 
prévalu  chez  ces  peuplades,  il  y  aurait  là  une  première  ex- 
plication de  cette  déviation  d'un  type  originaire.  Quant  aux 
différences  plus  tranchées  suivant  les  localités,  elles  peuvent 
avoir  été  déterminées  par  des  cataclysmes  qui  nous  sont  in- 
connus, par  l'extrême  rigueur  du  climat,  par  les  guerres,  les 
famines,  le  genre  de  vie,  et  mille  autres  circonstances  qui 
opèrent  môme  sur  des  individus  vivant  dans  des  climats  tem- 
pérés. L'hérédité  est  venue  aggraver  successivement  cet  état 
de  choses,  et  n'a  pu  qu'altérer  de  plus  en  plus  le  type  pri- 
mitif. Chez  quelques  races  ou  branches,  l'altération  s'est  trou- 
vée activée  ou  enrayée  par  des  causes  particulières,  et  l'écart 
s'est  de  plus  en  plus  élargi  entre  elles,  à  la  faveur  de  cir- 
constances occasionnelles  qui,  profitant  aux  unes,  ont  au  c&ùr 
traire  déterminé  chez  les  autres,  une  dégénérescence  mala- 
dive presque  incurable.  C'est  donc  à  l'œuvre  seulement  qu'il 
serait  possible  d'apprécier  si  la  branche  malade  n'est  poiat 
déjà  flétrie,  ou  si  elle  peut  encore  être  rappelée  à  la  vie. 
Dans  ce  système,  les  tribus  d'Amérique  qui  parviendraient  à 
remonter  lentement  à  la  civilisation,  ne  seraient  affectées 
que  de  cette  déviation  ordinaire  contre  laquelle  les  remèdes 
humains  ont  suffisamment  de  puissance;  tandis  que  les  autres 
tribus  seraient  considérées  comme  fatalement  perdues,  par 
suite  d'un  concours  de  circonstances  qui  auraient  accéléré  et 
aggravé  la  dégénérescence,  de  manière  à  la  rendre  irrémé- 
diable. 

Le  docteur  Morel  qui  a  exposé  cette  théorie  ne  se  dissimule 
point  les  difficultés  d'application,  et  il  recommande  surtout 
qu'on  ne  se  hâte  pas  trop  de  prononcer  sur  le  sort  de  telle 
tribu,  car  il  se  peut  que  la  dégénérescence  qui  paraîtrait  ne 
plus  donner  d'espoir,  fût  cependant  de  nature  à  se  relever  de 
cette  décadence  par  l'emploi  de  moyens  mieux  appropriés  à 


L'ÉTAT  SAUVAGE  EST-IL  REMÉDIABLE?  499 

son  état.  Il  citeà  lappui  de  ses  observations,  «  les  Esquimaux 
que  les  relations  des  voyageurs  présentaient  comme  une  race 
tellement  abâtardie,  qu  on  devait  désespérer  de  l'améliorer 
jamais^  et  qui  ont  cependant  éprouvé  sous  Tinfluence  du 
Christianisme,  des  modifications  assez  notables  pour  qu'on 
puisse  conserver  le  légitime  espoir  de  les  voir  se  relever  de  la 
condition  misérable  à  laquelle  ils  étaient  descendus  *.  » 

Plus  loin,  l'auteur  ajoute  : 

«  Il  ne  faut  pas  perdre  de  vue  que  les  conditions  régénéra- 
trices ne  se  développent  en  tout  état  de  cause,  que  d'une 
manière  lente  et  progressive.  Elles  subissent  une  sorte  de 
période  d'incubation.  Elles  n'atteignent  le  degré  qui  est  l'in- 
dice de  la  véritable  civilisation,  que  quand  les  générations  se, 
sont  transformées  successivement,  et  que  celles  qui  se  sont 
éteintes  ont  légué  à  celles  qui  Suivent,  des  aptitudes  intellec- 
tuelles et  organiques  sans  lesquelles  on  ne  peut  comprendre 
le  progrès  dans  l'humanité.  Ceux  qui  ont  jugé  de  l'état  in- 
tellectuel, physique  et  moral  de  certaines  races,  en  dehors  de 
ces  idées  si  simples,  ont  oublié  le  point  de  départ  des  peuples 
européens  qui  marchent  aujourd'hui  à  la  tête  de  la  civilisa- 
lion*.  » 

Mais  chose  triste  à  dire  !  si  la  civilisation  peut  et  doit  servir 
à  relever  de  leur  abjection  les  races  dégradées,  elle  agit  sou- 
vent en  sens  contraire  et  les  fait  tomber  plus  bas  encore,  en 
les  pervertissant.  C'est  le  tableau  que  présentent  les  rapports 
établis  entre  les  blancs  et  les  rouges  depuis  la  fondation  des 
colonies  anglaises,  et  que  j'ai  reprodliit  maintes  fois  dans 
l'histoire  qui  précède.  C'est  encore  ce  qui  a  lieu  de  nos  jours, 
et  ce  qu'attestent  les  documents  émanés  du  bureau  indien 
dont  tous  les  agents,  uniformément  et  constamment,  se  la- 
mentent sur  les  détestables  pratiques  des  blancs  pour  démo- 


»  Morel,  p.  469. 

=  Le  même,  p.  469-470. 


500  CONSIDÉRATIO.NS  SUR  LES  INDIENS, 

raliser  les  sujets  apparlenant  aux  tribus  de  leurs  circonscrip- 
tions. Si  donc  la  marche  ascendante  de  ceux-ci  est  si  lente,  si 
même  leur  attitude  est  stationnaire,  à  qui  la  faute?  On  ne 
peut  opérer  avec  succès  dans  le  sens  de  Tamélioration  morale 
des  races,  surtout  de  celles  qui  sont  encore  pour  ainsi  dire 
dans  la  période  de  l'enfance,  que  par  voie  d'exemple.  Pour 
elles  rimilation  précède  le  raisonnement;  il  faut  à  leur  esprit 
un  enseignement  clair  et  non  contradictoire  qui  atteigne  leur 
cœur  en  môme  temps  que  leur  esprit.  Les  Anglo-Américains 
purent  bien  se  convaincre  de  celte  vérité,  dans  diverses  cir- 
constances où  leur  conduite  était  si  différente  de  leurs  pro- 
.  messes.  N'est-ce  point  ce  qui  amena  la  réponse  si  catégorique 
d'un  chef  indien  qui,  pressé  d'embrasser  le  christianisme, 
s'écria  :  «  Prouvez-nous  que  votre  religion  vous  rend  meilleurs 
que  nous,  et  alors  nous  en  essayerons?  »  On  peut  donc  affir- 
mer sans  crainte  d'être  démenti,  que  le  principal  obstacle  à 
la  civilisation  de  l'Indien  ne  provient  point  d'une  défectuosité 
de  sa  nature  (je  parle  de  celui  des  États-Unis),  mais  de  son 
contact  avec  les  blancs.  C'est  là  une  vérité  que  personne 
n'ignore  aux  États-Unis,  et  qu'il  faut  faire  pénétrer  en  Eu- 
rope, afin  de  réhabiliter  des  races  malheureuses  qui  n'on 
d'autre  tort  que  d'avoir  de  déplorables  éducateurs,  et  qui 
méritent  les  sympathies  de  tous  les  cœurs  droits  et  généreux. 
Lorsqu'on  pense  qu'il  existe  encore  dans  les  seules  limites 
des  Étals-Unis,  environ  quatre  cent  mille  Indiens  *,  Ton  peut 
se  rendre  compte  de  l'intérêt  réel  qui  s'attache  aux  questions 
que  j'ai  examinées  plus  haut. 

Concluons  donc  en  disant  que  s'il  peut  rester  des  doutes 
sur  l'origine  des  Indiens  et  sur  leurs  migrations  à  l'intérieur, 
il  y  a  de  grandes  présomptions  en  faveur  de  l'identité  d'ori- 
gine des  peuplades  répandues  sur  lout  le  continent  amé- 
ricain malgré  la  variélé  des  types.  Quant  à  l'aptitude  de  la 

*  Report  of  the  Commissioner  of  indian  affairs,  november  1853. 


L'ÉTAT  SAUVAGE  EST-IL  REMÉDIÂBLE?  501 

majeure  partie  d'entre  elles  à  s'élever  à  la  civilisation  et  à  la 
connaissance  complète  des  vérités  du  christianisme,  Thistoire 
tout  entière  des  cx)lonies  américaines  et  les  documents  offi- 
ciels, de  nos  jours,  sont  unanimes  pour  rendre  un  témoi- 
gnage favorable.  Ceux-ci  surtout  montrent  le  jour  prochain 
où  quelques-unes  des  tribus  pourront  entrer  en  partage  des 
droits  politiques  avec  les  citoyens  des  États-Unis;  conclusion 
qui  surprendra  beaucoup  lorsqu'on  saura  que  la  science 
européenne  n'en  est  encore  qu'aux  hypothèses,  et  que  quel- 
ques auteurs  affirment  la  complète  déchéance  de  la  race  ! 


FIN 


TABLE  DES   MATIERES 

DU   SECOND  VOLUME 


TITRE  m. 

RACES  BLANCHE  ET  ROUGE  APRÈS  L'OCCCPATION 
ANGLAISE. 

(suite). 


CHAPITRE  XIII. 


OOLCmiB  DU  KARTLâND. 


Section  i.  Charte.  —  Fondation  par  des  catholiques.  —  Orga- 
•  .  nisation.  —  Origine  de  la  hberté  religieuse  due  à  lord 
Baltimore.  —  Suffrage  universel.  —  Pensée  utile  pour  la 
civilisation  des  Indiens.  —  Encouragement  à  Timmigra- 
tion.  —  Esprit  d'indépendance.  —  M)ut  démocratique. 
—  PrenHére  législation.  —  Culture  du  tabac.  .....        i 

iSEcnoN  n.  Agrandissement  des  libertés.  —  Empiétements  sur 
les  Indiens.  —  Division  de  la  législature  en  deux  cham- 
bres. —  Gouverneur  protestant 18 

Sbotion  m.  Prédominance  des  Puritains.  —  Catholiques  dé- 
pouillés des  droits  de  citoyens.  — -  Destruction  de  la  liberté 
religieuse.  —  Lord  Baltimore  privé  de  sa  souveraineté. 
■*-  Sa  restauration.  —  Caractère  particulier  de  la  législa- 


504  TABLE  DES  MATIÈRES. 

tion.  —  Le  catholicisme  est  très-compatible  avec  la  liberté. 

—  Réfutation  (les  théories  de  M.  Laboulaye 24 

Section  iv.  Rétablissement  de  la  liberté  religieuse.  —  Avène- 
ment de  lord  Charles  Baltimore.  --  Suffrage  limité,  mais 
accordé  aux  gens  de  couleur  libres.  —  Les  catholiques 
privés  de  nouveau  de  toute  participation  aux  fonctions 
publiques.  —  Église  anglicane  déclarée  religion  d'État. 

—  Lord  Baltimore  dépossédé  de  sa  souveraineté.    ...       59 

Section  v.  Apostasie  de  Benedict  Baltimore.  —  Restauration. 

—  Martyrologe  des  catholiques.  — Réfugiés  de  Saint-Do- 
mingue. —  Désordres  du  clergé  protestant.  —  Les  catho- 
liques redeviennent  citoyens 44 

Section  vi.  Avènement  du  cinquième  lord  Baltimore.  —  Nou- 
velle constitution.  —  Écoles  publiques 50 

Section  vu.  Condition  économique.  —  Variété  des  origines.  .       5i 


CHAPITRE  XIV. 
RAPPORTS  AVEC  LES  INDIENS  DANS  LE  MARTLAND..  .    .        5» 

CHAPITRE  XV. 

COLONIE  DE  NEW-TOÂK.. 62 

Section  i.  Fondation  par  la  Hollande.  —  Compagnie  des  Indès- 

Occidentales 62 

Section  ii.  Constitution  des  Manoirs 66> 

Section  m.  Établissement  suédois.  —  Encouragement  à  Tim- 
migration.  —  Trois  gouvernements  distincts.  —  Guerres 
avec  les  Indiens.  —  Traité  de  paix 72 

Section  iv.  Demande  de  charte.  —  Refus  de  la  Compagnie.  — 

Conquête  par  la  Hollande  de  rétablissement  suédois.  .   .       80 

Section  v.  Conquête  de  la  colonie  par  l'Angleterre.  —  Con- 
cession au  duc  d'York.  —  Lois  du  Duc.  —  Vicissitudes  de 
la  colonie  qui  reste  définitivement  à  rAnglèterre.  — 


TABLE  D£(S  MATIERES.  505 

Partie  détachée  pour  le  New-Jersey.  —  Libertés  accordées 
.    .    aux  colons.  —  Trois  sortes  de  population  :  Hollandais, 

Anglais,  huguenots  français 84 

Sbchon  VI.  Mort  de  Jacques  1!.  —  Anarchie.  —  Long  inter- 
règne       95 

Section  vu.  Variété  des  origines.  —  État  moral.  —  Intolé- 
rance religieuse.  —  Église  épiscopale  religion  d'État.  — 
Instruction  publique  négligée.  —  Esprit  d'affaires  prédo- 
minant. —  Traite  des  nègres  et  des  Indiens.  —  Panique 
sanguinaire 98 

Section  viu.  Commerce.  —  Agriculture.  —  Population..  .   .     108 

Section  ix.  Marche  du  gouvernement.  —  Division  de  la  légis- 
lature en  deux  chambres.  —  Dissolution  des  partis.  .   .     HO 

Section  x.  Considérations  sur  les  Manoirs.  —  Réfutation  de 

M.  Laboulaye 115 


CHAPITRE  XVL 
RAPPORTS  DE  LA  PROVINCE  AVEC  LES  INDIENS.    ....     121 


CHAPITRE  XYIL 

CSOLONIE  DE  NEW-JERSET 150 

Section  i.  Charte.  —  Quitrents.  —  Difficultés. 150 

Section  ii.  NEW-JERSET-OUEST.  —  Gouvernement  quaker. 
—  Divergence  de  principes  entre  les  Quakers  et  les  Pu- 
ritains. —  Constitution.  —  Liberté  de  conscience.  — 
Suffrage  universel.  —  Adoucissement  notable  des  lois 
criminelles.  —  Point  de  peine  de  mort.  —  Contestations 
sur  des  prérogatives  souveraines.  —  Tolérance  religieuse 
supprimée 157 

Section  m.  NEW-JERSET-EST.  —  Élément  puritain  domi- 
nant. —  Régime  violent  de  législation  criminelle.  — 
Restriction  aux  libertés  pohtique  et  rehgieuse.  — -  Com- 
paraison des  institutions  des  Puritains  de  New-Jersey-Est 
et  des  Quakers  de  New-Jersey-Ouest.  —  Instruction  pu- 


bÙ6  TABLE  DES  MATIERES. 

blique  négligée.  —  Mise  à  l'enchère  de  la  charte  et  du 
droit  de  gouverner.  —  Achat  par  les  Quakers 148 

Section  iv.  État  intermédiaire  des  deux  fractions  de  la  colo- 
nie  154 

Section  v.  Union  de  ces  deux  branches.  —  Gouvernement 
royal.  —  Esclavage  des  gens  de  couleur.  —  Piraterie.  — 
Refus  de  serment  des  Quakers 156 

Section  vi.  Rapports  de  la  colonie  avec  les  Indiens 163 


CHAPITRE  XVIII. 
FINSTLTAIIU  R  BA8G0MTÉ8  DBL4WABS 165 

Section  i.  Charte  royale.  —  WilUam  Peim  concessionnaire.  — 
Constitution  donnée  par  lui  à  la  province.  —  Avantages 
assurés  aux  colons  et  aux  Indiens.  —  Adresse  qu'il  en- 
voie à  ceux-ci.  —  Achat  des  bas-comtés  Delav^are.  ...     165 

Section  ii.  Union  de  la  Pensylvanie  et  des  comtés.  —  Lois  or- 
ganiques. —  Liberté  de  conscience.  —  Adoucissement 
des  lois  criminelles 176 

Section  m.  Premiers  rapports  avec  les  Indiens.  — -  Régime  re- 
présentatif substitué  à  la  démocratie  pure.  —  Penn  investi 
du  droit  de  créer  des  cours  de  justice  et  d'en  nommer  les 
membres.  —  Taxe  créée  en  faveur  de  Penn.  —  Retour     '  : . 
de  celui-ci  en  Europe.  —  Il  devient  le  favori  du  roi.  .   .     181 

Section  iv.  Empiétements  de  la  législature.  —  Rivalité  des 
pouvoirs.  —  Déchéance  de  Penn 186 

Segxion  V.  Schisme  quaker.  —  Redressement  d'une  erreur  de 
Voltaire.  —  Restauration  de  Penn.  —  Débats  sur  l'étendue 
de  son  autorité.  .  ^ 19i 

Sbgtioii  VI.  Charte  de  1696.  —  Piraterie.  —  Contrebande.  — 
Autre  charte  de  4  701  *  —  Reftis  d'améliorer  la  condition 
des  esdaves.  t-  Restriction  au  suffrage  universel.  —  Cens 
électoral.  -~  Récrin^uations  pleines  d'aigreur  contre 
Penn.  -r^  Refus  de  subsides  de  guerre 196 

Section  vu.  Usurpations  nouvelles  de  la  légtelatute.  —  Con- 
flits. —  Quakers  soumis  au  serinent.  —  La  justice  ost 


TABLE  DES  MATIÈRES.  Wl 

suspendue  pour  refus  de  serment.  —  Mort  de  Penn.  — 
Parallèle  entre  lui  et  lord  Baltimore »   .   ,     205 

Section  vni.  Cour  d'équité.  —  Milice.  —  Abolition  du  système 

criminel.  —  Séparation  d'avec  les  comtés  Delavraire.  .  .     217 

Section  ix.  Origine  des  populations.  —  Naturalisation.  —  Con- 

victs.  —  Races  de  couleur.    . 221 

Section  x.  Variété  des  sectes.  —  Écoles.  —  Établissements  de 

charité.  —  Agriculture 228 

Section  xi.  Instabilité  judiciaire.  —  Fâcheuse  influence  des 
Quakers.  —  Usurpations  de  la  législature.  —  Amovibilité 
des  juges 232 

Section  xii.  Influence  allemande.  —  Sédition.  —  Scrupules 
de  conscience  des  Quakers.  —  Pétition  pour  réclamer  le 
gouvernement  royal.  —  Réflexions  sur  le  sort  des  insti- 
tutions de  Penn 235 


CHAPITRE  XIX. 
RAPPORTS  DBS  PEHSnTAHIINS  ATBG  LBS  INDIBIIS. ...     240 

CHAPITRE  X:X. 

GAROLINBS 253 

SEcnoN  i.  Considérations  générales.  —  Charte  royale.  — 
Chartes  particulières.  —  Grand  Modèle  imaginé  par  Locke. 
—  Réflexions  sur  cette  constitution,  sur  Locke  et  sur 
lord  Shaftesbury.    . 253 

Section  n.  GAROLINB  DU  SUD 275 

§  1.  Variété  des  origines.  —  Puritains.—  Cavaliers.—  Hu- 
guenots français.  —  Esclavage  des  noirs  et  des  rouges. 
—  Piraterie.  —  Gouvernement  mixte.  —  Rejet  du 
Grand  UodèUx —  Diflkultés  d'administration.  —  Anar- 
chie. — -  Refus  de  naturalisation  aux  huguenots.  — 


508  TABLE  DES  MATIÈRES. 

Dureté  de  leur  condition  civile.  —  Abolition  définitive 

du  Grand  Modèle 275 

§  2.  Difticultés  de  gouvernement.  —  Naturalisation  des 
Huguenots.  —  Première  culture  du  riz.  —  Répression 
de  la  piraterie.  —  Exécutions 291 

§  5.  État  barbare  d'une  partie  de  la  population.  —  Chasse 
aux  Indiens  pour  en  faire  trafic.  —  Ivrognerie.  —  Les 
partis.  —  Les  sectes.  —  État  religieux.  —  Religion 
d'État.  —  Guerres  contre  les  Tuscaroras  et  les  Yamas- 
sees.  —  Division  de  la  province  en  districts.  —  Anar- 
chie. —  Révolution. —  Arrivée  des  premières  troupes 
anglaises.  —  Anarcliie  systématique 296 

§  4.  Gouvernement  royal. — Mécontentement  des  huguenots 
qui  veulent  émigrer  en  Louisiane.  —  Louis  XIV  s'y 
oppose.  —  Cadastre  du  territoire  indien  confisqué,  et 
division  par  lots  pour  les  immigrants.  —  Privilège 
exorbitant  de  l'assemblée  générale.  —  Accroissement 
de  la  population  noire.  —  Grande  immigration  alle- 
mande et  irlandaise 310 

§  5.  Insurrection  de  nègres  vahicue.  — Prospérité  générale. 

—  Primes  offertes  à  l'immigration. — Les  Régulateurs. 

—  Considérations  sur  l'immigration  huguenote.  ...     31^ 

§  6.  Aristocratie.  —  Œuvres  de  charité.  —  Statistique  de 

population 528 

Section  m.  GAROLINB  DU  NORD 550 

§  1 .  Organisation  première.  —  Essai  du  Grand  Modèle.  — 
Mécontentement.  —  Les  réfugiés  de  Virginie  l'augmen- 
tent.—  Révolution.  —  Justice  expéditive.  -—  Nature  de 
la  population  ultra- indépendante.  —  État  matériel  du 
pays 550 

§  2.  Religion  d'État.  —  Anarchie.  —  Refus  de  subsides.  — 
Chefs  des  révoltés  expédiés  en  Angleterre  pour  y  être 
jugés. — Amnistie 359 

§  5.  Législation  civile.  —  Faible  empire  de  la  loi.  —  Abus 

des  concessions  de  terres.  —  Gouvernement  royal. .   .    545 

§  4.  Immigration  d'Écossais  et  d'Irlandais.  —  Administra- 
tion de  Gabriel  Johnston 548 


TABLE  DES  MATIERES.  509 

§  5.  Anarchie.  —  Les  Régulateurs.  —  Cours  de  justice.  — 

Répression  armée  des  Régulateurs 350 

§  6.  Considérations  diverses 352 


CHAPITRE  XXL 
RAPPORTS  DBS  GAROLDIES  AVEC  LBS  INDISIfS 354 

CHAPITRE  XXII. 

GOLOMIB  DE  GÉORGIE 365 

Section  i.  Motifs  de  la  fondation.  —  Charte.  —  Traité  avec  les 
Indiens.  —  Organisation  militaire  et  féodale.  —  Prohibi- 
tion du  rhum  et  de  Tesclavage.  —  Expédition  contre  la 
Floride.  —  Émigration  de  la  Géorgie.  —  Comparaison  de 
cette  province  avec  la  Caroline  du  Sud 365 

Section  ii.  Capitulation  de  conscience  des  Allemands.  —  Le 
rhum  et  l'esclavage  autorisés.  —  Gouvernement  royal.  — 
Limitation  du  droit  de  suffrage.  —  Cours  de  justice.  .   .     378 

Section  m.  Prospérité.  —  Agriculture.  —  Commerce.  —  Re- 
ligion. -—  Instruction  publique 383 

CHAPITRE  XXIIL 
RAPPORTS  DE  LA  GÉORGIE  AVEC  LES  INDIENS 388 


TITRE  IV. 

RACE  blanchi:. 

CONSIDERATIONS   GÉNÉRALES    SUR    l'eNSEMBLE    DES   COLONIES. 

CHAPITRE  PREMIER. 
RAPPORTS  DES  COLONIES  AVEC  L'ANGLETERRE 391 


510  TABLE  DES  MATIÈRES. 

Section  i.  l'olitique 392 

■  '        Section  ii.  Relative  aux  guerres  avec  la  France  et  TEspagiie.    597 

Section  m.  Mesures  prohibitives  et  fiscales.  —  Tableau  du 
commerce  d'échanges  avec  TAngleterre.  —  Congrès  con- 
tinental. —  Déclaration  de  droits.  —  Résistance.  — 
Proclamation  d'indépendance iOi 


CHAPITRE  II. 

COMPARATIF  DBS   COLONIES.  —   RÉSULTAT  DE 
LEUR  EXPÉRIENCE 421 


APPENDICE. 


RACE  ROUGE. 

CONSIDÉRATIONS   GÉNÉRALES   SUR   I.ORICINE   DES    INDIENS 
ET   LEUR   APTITUDE   A    LA    CIVILISATION. 


CHAPITRE  PREMIER. 
ORIGINE  DES  INDIENS 44i 

§  1.  Variété  des  centres  de  création.  --  §  2.  Unité  du  berceau 
humain.  —  §  3.  Du  mélange  des  races.  —  §  4.  Hypothèse 
de  Porigine  Scandinave.  —  §  5.  Hypothèse  des  origines 
hébraïque  et  grecque.  --  §  6.  Hypothèse  de  l'origine 
nègre.  —  §  7.  Hypothèse  de  l'origine  mongole  ou  jaune. 
—  §  8.  De  Pautochtlionie.  —  §  9.  Conjectures  sur  la 
marche  des  migrations  à  Pintérieur.  —  §  iO.  Des  monti- 
cules et  des  fortifications 4.44 


ERRATA  DU  SECOND  VOLUME 


Page  1,  dernière  ligne,  au  fnot  péripéties,  l's  est  oubliée. 

r.  29,  ligne  12,  au  lieu  de  législation,  lisez:  législature. 

P.  31,  ligne  14,  lisez  :  du  Maryland,  et  non  de  Maryland. 

r.  34,  à  l'avant-dernière  ligne  du  premier  alinéa,  au  mot  cen\s,  supprimez  Vs, 

r.  40,  ligne  26,  au  lieu  de  besoins  justifiés,  lisez  :  nécessités  justiliées. 

P.  44,  3»  l'gne,  au  lieu  de  législative,  lisez  :  générale. 

Môme  page,  5*  ligne,  au  lieu  de  précédents  législatifs,  lisez:  les  anciens  er- 
rements. 

P.  57,  ligne  20,  au  lieu  de  l'Église  nglicane,  lisez:  TÉglise  anglicane. 

P.  89,  au  lieu  de  remises,  lisez  :  rétablies. 

P.  05,  ligne  5,  lisez  :  à  New-York,  au  lieu  de  de  New-ïork. 

P.  120,  ligne  27,  Usez  :  parvenues,  au  lieu  de  parvenus. 

P.  137.  1"  ligne,  au  lieu  de  seulement,  lisez  :  particulières. 

P.  140,  ligne  12,  au  lieu  de  prétentions,  lisez  :  réclamations. 

P.  151,  4"  ligne,  au  lieu  de  leur  gouvernement,  lisez  :  ce  gouvernement. 

Môme  page  et  même  ligne,  au  lieu  de  leurs  provinces,  lisez  :  cette  province. 

Même  page,  ligne  25,  au  lieu  de  enclin,  lisez:  porté. 

P.  152,  ligne  30,  le  premier  mot  est  jour,  et  non  our. 

P.  153,  ligne  10,  au  lieu  de  gouvernement,  lisez  :  quasi-souveraineté. 

P.  15 i,  ligne  2,  au  lieu  de  partaires,  lisez  :  partiaires. 

P.  160,  au  titre  de  la  page,  lisez  :  Nevir- Jersey- Uni. 

P.  162,  à  l'avant-dernière  ligne,  au  lieu  de  quelques-unes  d'elles,  supprimez 
ce  dernier  mot. 

Et,  à  la  ligne  suivante,  substituez  elles  à  eux. 

P.  193,  ligne  24,  au  lieu  de  loin  de  là,  lisez  :  tout  au  contraire. 

P.  216,  dernière  ligne,  au  lieu  de  manières  ténébreuses,  lisez  :  menées  téné- 
breuses. 

P.  255, 1"  ligne,  au  lieu  de  manœuvres  hostiles,  lisez  :  manœuvres  habiles. 

P.  257,  1"  ligne,  au  lieu  de  du  duc,  lisez:  de  duc. 

P.  501,  ligne  14,  au  lieu  de  Caroline,  lisez  :  Colonie. 

P.  308,  avant-dernière  ligne,  au  lieu  de  du  rerus  de  la  couronne,  Usez  :  de 
ce  refus. 

P.  315,  1"  ligne,  au  lieu  de  sur,  lisez  :  contre. 

P.  421,  ligne  6,  au  lieu  de  palriostisme.  lisez  i  patriotisme. 

P.  431,  ligne  30,  au  lieu  de  persistante,  lisez  :  grande* 

P.  447,  ligne  25,  au  lieu  de  imtnigrationSj  liseÈi  migrations. 

P.  454,  ligne  7,  au  lieu  de  il  n'apparaît  pas,  lisez  t  n'appâtait. 

P.  498,  ligne  6,  au  lieu  de  tranchées,  lisez  :  marquées*