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Full text of "Histoire du peuple d'Israël"

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in  2010  with  funding  from 

University  of  Ottawa 


http://www.archive.org/details/histoiredupeuple02rena 


HISTOIRE 

DU  PEUPLE  D'ISRAËL 


II 


ŒUVRES  COMPLÈTES  D'ERNEST  RENAN 


[ISTOIRE  DES  ORIGINES  DU  CHRISTIANISME 

Les  Évangiles  et  là  seconde  GÉNÉ- 
ration chrétienne. 
l'église  chrétienne. 
Marc-Aurèlb  kt  la  Fin  du  Monde 

ANTIQUE. 
iNDEI  GÉNÉRAL  pour  le»  7  vol.  de  l'HlSTOIRB  DBS   ORIGINES  DU   CHRISTIANISME. 

Format  mS". 
Lb  Livre  de  Job,  traduit  de  l'hébreu,  avec  une  étude  sur  le  plan, 


Tib  DE  JÉSUS. 

Les  apôirbs. 
Saint  Paul. 
L'Antéchrist. 


Tige  et  le  caractère  du  poème 
Le  Cantique  des  Cantiques,  traduit   de  l'hébreu,  avec  une  étude 

sur  le  plan,  l'âge  et  le  caractère  du  poème 

L'Ecclésiastb,  traduit  de  l'hébreu,  avec  une  étude  sur  l'âge  et  le 

caractère  du  livre 

Histoire  générale  des  langues  sémitiques 

Histoire  du  peuplb  d'Israël 

Études  d'histoirb  reliqibusb. 

Nouvelles  études  d'histoirb  religieuse 

Averroés  et  l'averroïsme,  essai  historique 

Essais  i>e  moralb  et  db  critique 

mélanges  d'histoire  et  de  voyages 

Questions  contemporaines 

La  Réforme  intellectuelle  et  moralb 

De  l'Origine  du  langage 

Dialogues  philosophiques 

Drames  philosophiques,  édition  complète 

Souvenirs  d'enfance  et  db  jeunesse 

Feuilles   détachées 

Discours  et  conférences 

L'Avenir  de  la  science 

Lettres  intimes  de  E.  Renan  et  Henriette  Renan 

Études  sur  là  politique  religieuse  du  règne  de  Philippe  le  Bel  . 

Lettres  du  séminaire  (1838-1846) 

Mélanges  religieux  et  historiques 

Cahiers   de  jeunesse  (1 845-1846) 

Nouveaux  cahiers  db  jeunesse  (1846). 


TOI. 


Mission  de  Phénicib.  —  Cet  ouvrage  comprend  un  volume  in-4°  de 
888  pages  de  texte,  et  un  volume  in-folio,  composé  de  70  planches, 
un  titre  et  une  table  des  planches. 

Format  grand  in-48. 

Conférences  d'Angleterre 1  vol. 

Études  d'histoirb  religieuse 1  — 

Vie  de  Jésus,  édition  populaire 1  — 

Souvenirs  d'enfance  bt  de  jeunesse 1  — 

Feuilles  détachées 1  — 

Pages  choisies 1  — 

Pages  françaises 1  — 

Edition  illustrée,  format  in-16  jésus. 
Ma  Sœur  Henriette 1  vol. 

En  collaboration  avec  M.  VICTOR  LE  CLERC 
Histoire  littéraire  de  la  France  au  xiv«  siècle,  2  volumes  grand  in-8». 

B.   GREVIN    —   IMTOIMEJUB    DE   LAGNY 


ERNEST   RENAN 


HISTOIRE 


DU 


PEUPLE  D'ISRAËL 


TOME    DEUXIEME 


PARIS 
CALMANN-LÉYY,   ÉDITEURS 

3,     RUE    AUBER,      3 
Droits  de  reproduction  et  de  traduction  réservés. 


PRÉFACE 


Ce  volume  renferme  la  partie  que  je  regarde  comme 
la  plus  importante  dans  l'histoire  du  judaïsme.  Iahvé, 
le  dieu  national  d'Israël,  y  subit  une  complète  trans- 
formation. De  dieu  local  et  provincial,  il  devient,  par 
une  sorte  de  retour  à  l'ancien  élohisme  patriarcal,  le 
Dieu  universel  qui  a  fait  le  cieî  et  la  terre.  Il  devient 
surtout  un  Dieu  juste;  ce  que  les  dieux  nationaux, 
nécessairement  pleins  de  partialité  pour  leur  clientèle, 
ne  sont  jamais.  L'entrée  de  la  morale  dans  la  religion 
est  un  fait  accompli  :  Amos,  Osée,  Michée,  Isaïe,  à 
la  date  où  s'arrête  ce  volume,  l'ont  proclamée  en 
tirades  dont  la  beauté  n'a  jamais  été  surpassée. 

Au  premier  abord,  le  judaïsme  semble  une  religion 
née  avec  le  monde,  ou,  pour  mieux  dire,  qui  n'a  pas 
eu  de  commencement.  C'est  là  une  conception  bien 
erronée.  Le  judaïsme,  comme  toutes  les  relipions,  a 


H  PRÉFACE. 

commencé,  et  il  a  mis  à  peu  près  quatre  cents  ans  à  se 
constituer.  Vers  1000  ans  avant  Jésus-Christ,  la  reli- 
gion israélite,  ce  qu'on  a  depuis  appelé  le  judaïsme, 
n'existait  pas  encore.  La  religion  de  David  etdeSalo- 
mon  ne  différait  pas  sensiblement  de  celle  des  peuples 
voisins  de  la  Palestine.  Certes,  un  œil  sagace  aurait  pu 
apercevoir  dès  lors  les  germes  qui  devaient  se  déve- 
lopper plus  tard.  Mais,  à  raisonner  de  cette  manière, 
rien  ne  commence  et  ne  finit  nulle  part.  Les  traits  de 
prédestination  à  une  vocation  religieuse  qu'on  peut 
entrevoir  en  Israël,  dès  l'époque  la  plus  reculée,  ne  se 
dessinent  nettement  qu'à  partir  du  ix*  siècle  avant 
Jésus- Christ.  Les  prophètes  deviennent  alors  des 
créateurs  dans  le  sens  le  plus  éminent  du  mot.  Élie 
et  Elisée  sont  les  représentants  légendaires  de  cette 
grande  révolution.  Puis  le  mouvement  se  continue  par 
des  hommes  que  nous  touchons  en  quelque  sorte  et 
dont  nous  possédons  les  écrits.  En  réalité,  à  l'avène- 
ment d'Ézéchias,  vers  725  ans  avant  Jésus-Christ,  le 
judaïsme  est  complètement  formé.  Ce  que  l'époque  de 
Josias,  les  restaurateurs  du  temps  de  Zorobabel,  la 
réforme  d'Esdras  y  ajouteront,  c'est  une  organisation 
sectaire  d'une  merveilleuse  solidité. 

J'essayerai  de  montrer,  dans  le  prochain  volume, 
comment  s'accomplit  cette  œuvre  d'organisation,  qui 
fut  achevée  environ  450  ans  avant  Jésus-Christ.  Le 
judaïsme  dès  lors  résume  tout  le  travail  religieux  de 
l'humanité,  puisque  le  christianisme   et  l'islamisme 


PRÉFACE.  Hï 

n'en  sont  que  des  branches  latérales.  L'œuvre  du  génie 
israélite  n'a  été  vraiment  atteinte  qu'au  xvin9  siècle 
après  Jésus-Christ,  quand  il  est  devenu  fort  douteux 
pour  les  esprits  un  peu  cultivés  que  les  choses  de  ce 
monde  soient  gouvernées  par  un  Dieu  juste.  L'idée 
exagérée  de  Providence  particulière,  base  du  judaïsme 
et  de  l'islam,  et  que  le  christianisme  n'a  corrigée  que 
par  le  fond  de  libéralisme  inhérent  à  nos  races,  a  été 
définitivement  vaincue  par  la  philosophie  moderne, 
fruit  non  de  spéculations  abstraites,  mais  d'une  con- 
stante expérience.  On  n'a  jamais  observé,  en  effet, 
qu'un  être  supérieur  s'occupe,  dans  un  but  moral  ou 
immoral,  des  choses  de  la  nature  ou  des  choses  de 
l'humanité.  Une  forte  transposition  demande  dès  lors 
à  être  opérée  dans  toutes  les  idées  religieuses  que  nous 
a  léguées  le  passé;  on  ne  peut  pas  dire  que  la  formule, 
satisfaisante  pour  tous,  en  ait  encore  été  trouvée. 

Je  dois  une  explication  sur  les  dates  courantes  que  j'ai 
mises,  pour  la  commodité  du  lecteur,  au  haut  des  pages. 
Ces  dates,  hors  celle  de  la  prise  de  Samarie,  ne  doivent 
jamais  être  considérées  que  comme  des  approximations. 
La  date  de  la  prise  de  Samarie  est  certaine  à  un  an  près. 
Mais  toute  la  chronologie  des  événements  qui  vont  de 
David  à  la  destruction  du  royaume  d'Israël  souffre  de 
graves  difficultés,  venant  presque  toutes  des  fautes  que 
les  abréviateurs,  les  compilateurs  et  les  copistes  ont 
introduites  dans  les  textes  hébreux.  Il  suffit  de  faire 
remarquer  que  les  durées  de  règne  des  rois  de  Juda  et 


îr  PRÉFACE. 

d'Israël,  depuis  la  séparation  des  deux  royaumes  jus- 
qu'à la  fin  de  celui  du  Nord,  additionnées  séparément, 
ne  donnent  pas  le  même  total.  Pour  les  temps  de  David 
et  de  Salomon,  on  estime  que  l'amplitude  de  l'erreur 
peut  être  de  près  de  cinquante  ans.  Nous  pensons 
qu'avec  le  système  de  moyennes  que  nous  avons  adopté, 
l'erreur  possible  des  chiffres  proposés  au  haut  de  nos 
pages  ne  va  pas  au  delà  d'une  vingtaine  d'années.  Pour 
les  derniers  événements  racontés  en  ce  volume,  l'er- 
reur est  bien  moindre.  Telles  qu'elles  sont,  ces  in- 
dications chronologiques  fixent  les  idées,  et  peuvent 
aider  l'imagination  à  espacer  convenablement  la  suc- 
cession des  faits. 


HISTOIRE 

DU  PEUPLE  D'ISRAËL 


LIVRE  III 


LE    ROYAUME    UNIQUE 


CHAPITRE   PREMIER 

LE    GOUVERNEMENT    DE    DAVID. 

L3  pouvoir  de  David,  définitivement  établi  roi  de 
Juda  et  d'Israël,  en  sa  forteresse  de  Sion,  à  Jéru- 
salem, dépassait  de  beaucoup  celui  d'un  sofet.  Tout 
le  monde  le  craignait  ;  un  ordre  de  lui  était  exécuté 
de  Dan  à  Beër-Séba.  Ses  commandements  pou- 
vaient paraître  très  absolus;  mais  ils  s'étendaient  à 


î  HISTOIRE   DU   PEUPLE   D'ISRAËL.  [1025  av.  J.-C.) 

peu  de  chose.  Il  n'y  avait  ni  religion,  ni  législation 
écrite;  tout  était  coutumier.  La  vie  de  famille 
fortement  constituée  chez  les  sujets  enlève  beau- 
coup de  soucis  au  souverain.  Le  gouvernement  de 
David  peut  ainsi  être  conçu  comme  quelque  chose 
de  très  simple  et  de  très  fort.  On  peut  se  le  figurer 
sur  le  modèle  de  la  petite  royauté  d'Abdelkader  à 
Mascara,  ou  d'après  les  essais  dynastiques  que 
nous  voyons,  de  nos  jours,  se  produire  en  Abys~ 
sinie.  La  façon  dont  les  choses  se  passent  à  la  cour 
de  tel  négus,  à  Magdala  ou  à  Gondar,  est  la  par- 
faite image  de  la  royauté  de  David,  dans  son  millo 
de  Sion.  La  distribution  et  le  rôle  des  fonction- 
naires, l'organisation  des  revenus,  la  fidélité  des 
serviteurs,  le  rôle  des  écritures,  encore  assez  réduit, 
offriraient  probablement  à  un  voyageur  instruit 
des  choses  bibliques  qui  visiterait  l'Abyssinie  de 
curieux  rapprochements. 

Ce  règne,  à  la  fois  flexible  et  fort,  patriarcal  et 
tyrannique,  dura  trente-trois  ans  *.  David  garda  sur 

1.  Les  documents  sur  le  règne  de  David,  compilés  dans  le 
deuxième  livre  dit  de  Samuel,  sont  de  trois  sortes  :  4°  les  notes 
contemporaines  de  David  même  et  provenant,  si  l'on  veut,  des 
mazkir,  tels  que  les  courtes  notes  des  chapitres  vnr,  x\t,  xxni; 
f  un  long  fragment  d'une  histoire  écrite  avec  art  et  prolixité  : 
c'est  le  récit  de  la  révolte  d'Absalom;  3°  des  fragments  d'une  ou 
dieux  Vie  de  David,  écrite»  dans  les  cercles  prophétiques,  et  don» 


[10*5  «t.  J.-CO  LE  ROYAUME  UNIQUE.  3 

le  trône  les  qualités  qui  l'y  avaient  fait  parvenir.  Ii 
ne  paraît  pas  avoir  jamais  commis  de  crime  inutile; 
il  n'étaitcruel  que  quand  il  avait  un  profit  à  tirer 
de  sa  cruauté.  La  vengeance,  dans  ce  monde  pas- 
sionné, était  considérée  comme  une  sorte  de  de* 
voir;  David  s'en  acquittait  consciencieusement.  Les 
fondateurs  de  dynasties  nouvelles,  quand  ils  se 
trouvent  en  présence  de  restes  considérables  d'an- 
ciennes dynasties,  sont  toujours  amenés  à  être 
défiants.  Les  transfuges  des  anciens  partis  qui 
viennent  à  eux  excitent  chez  eux  une  suspicion 
bien  légitime.  Ils  sont  mieux  placés  que  personne 
pour  avoir  la  mesure  des  fidélités  humaines.  Pour- 
quoi les  convertis  apporteraient-ils  à  leurs  nou- 
veaux engagements  plus  de  constance  qu'ils  n'en 
ont  eu  pour  les  premiers? 

La  famille  de  Saiïl,  quoique  très  riche  encore, 
était  assez  abaissée  pour  que  David  pût  sans  danger 
se  montrer  généreux  envers  elle.  Naturellement  cette 
générosité  n'excluait  pas  certaines  arrière-pensées. 

les  parties  les  plus  modernes  paraissent  remonter  au  temps 
d'Ézéohias.  —  Pour  ce  qui  concerne  les  Chroniques,  il  en  faut 
user  comme  de  Josùphe.  Ce  que  ces  historiographies  modernes 
ajoutent  aux  anciens  récits  des  livres  de  Samuel  et  des  Rois 
n'a  que  peu  de  valeur.  Parfois,  cependant,  l'auteur  des  Chro- 
niques paraît  avoir  eu  entre  les  mains  des  textes  plus  complets 
que  ceux  que  nous  avons. 


4  HISTOIRE   DU   PEUPLE   D'ISRAËL.  [1025  av.  J.-C] 

Dans  les  premiers  temps,  David  affecta  beaucoup 
de  bienveillance  pour  Meribaal,  le  fils  boiteux  de 
son  ami  Jonathas.  Après  la  mortd'Esbaal,  les  biens 
de  Meribaal,  à  Gibéa,  avaient  été  usurpés  par  un  de 
ses  intendants,  nommé  Siba.  Meribaal  vivait  indi- 
gent dans  un  petit  endroit  nommé  Lodebar,  au  delà 
du  Jourdain,  près  de  Mahanaïm.  David  lui  fit 
rendre  ses  biens,  le  fixa  à  Jérusalem,  voulut  qu'il 
mangeât  à  sa  table.  Mais  les  ambitions  implacables 
de  l'Orient  ne  laissent  qu'un  sens  bien  affaibli  à  ce 
que  nous  appelons  amitié,  reconnaissance,  voix 
du  sang.  Ni  David  ni  Meribaal  ne  se  trompèrent 
sans  doute  un  moment  l'un  l'autre.  Meribaal, 
tout  en  faisant  régulièrement  sa  cour  à  David, 
gardait  de  secrètes  espérances.  David  couvait  des 
yeux  ce  rival  possible,  et  ne  cherchait  qu'un  pré- 
texte pour  perdre  le  fils  de  son  meilleur  ami  *. 

Les  deux  fils  que  Saùl  avait  eus  de  sa  concubine 
Rispa  causaient  à  David  encore  plus  de  préoccu- 
pations. Il  en  était  de  même  des  cinq  fils  que  Mérab, 
fille  de  Saùl,  avait  eus  de  son  mari  Adriel.  La 
façon  dont  David  fut  débarrassé  de  ces  person- 
nages dangereux  nous  est  racontée  par  l'antique 
historien  avec  une  grandiose  candeur i . 

1.  Il  Sam.,  ix. 

2.  Ibid.,  xxi,  1-14. 


(1025  av.  J.-G]  LE   ROYAUME   UNIQUE.  5 

Du  temps  de  David,  il  y  eut  une  lamine  pendant  trois 
années  consécutives,  et  David  vint  consulter  la  face  de 
lahvé.  Et  Iahvé  dit  :  «  C'est  la  faute  de  Saûl  et  de  sa  maison, 
la  conséquence  du  meurtre  que  Saûl  commit  sur  les  Gabao- 
nites*. »  Alors  le  roi  fit  appeler  les  Gabaonites  et  leur  dit  : 
«  Que  dois-je  vous  faire,  et  quelle  compensation  vous  donne- 
rai-je  pour  que  vous  bénissiez  le  peuple  de  Iahvé?  » 

Les  Gabaonites  lui  répondirent:  «  11  ne  saurait  être  ques- 
tion.d'or  et  d'argent  entre  nous  et  la  maison  de  Saul;  d'un 
autre  côté,  nous  n'avons  pas  le  droit  de  faire  mourir  quel- 
qu'un en  Israël.  »  Et  David  dit:  «  Que  voulez-vous  donc 
que  je  fasse?  »  Ils  répondirent  au  roi  :  «  Cet  homme  qui 
nous  a  massacrés,  et  qui  s'était  proposé  de  nous  exterminer 
du  territoire  d'Israël,  qu'on  nous  livre  sept  d'entre  ses  fils, 
pour  que  nous  les  crucifiions  à  Iahvé,  dans  Gibeat-Saûl, 
selon  la  parole  de  lahvé8.  »  Et  David  dit  :  «  Je  vous  les 
livrerai.  »  Et  le  roi  épargna  Meribaal,  le  fils  de  Jonathan, 
à  cause  du  serment  que  lui  et  Jonathan  s'étaient  juré  réci- 
proquement au  nom  de  lahvé.  Et  le  roi  prit  les  deux  fils  de 
Rispa  fille  d'Aïa,  qu'elle  avait  eus  de  Saûl,  savoir  Armoni 
et  Meribaal,  et  les  cinq  fils  de  Mérab  fille  de  Saul,  qu'elle 
avait  eus-  d'Adriel  fils  de  Barzillaï  le  Meholatite.  Et  il  les 
remit  entre  les  mains  des  Gabaonites,  qui  les  crucifièrent 
sur  la  montagne  devant  lahvé,  et  ils  périrent  tous  les 
sept  ensemble. 

Ils  furent  mis  à  mort  dans  les  derniers  jours  de  la  mois- 
son, au  commencement  de  la  moisson  des  orges.  Et  Rispa 
fille  d'Aïa  prit  le  saq  dont  elle  était  revêtue  et  l'étendit 
sur  le  rocher,  depuis  le  commencement  de  la  moisson  jus- 
qu'à ce  que  l'eau  du  ciel  tombât  sur  les  cadavres,  et  elle  ne 

i.  Voy.  t.  I",  p.  /m. 

2.  ~Q12  pour  "vro,  excellente  correction  de  Houbigant. 


6  HISTOIRE   DU    PEUPL  E   D'ISRAËL.  [10-25  av.  J.-C] 

permettait  ni  aux  oiseaux  du  ciel  de  s'abattre  sur  eux  pen- 
dant le  jour,  ni  aux  bètes  sauvages  de  s'en  approcher  la 
nuit. 

Lorsqu'on  rapporta  à  David  ce  qu'avait  fait  Rispa  fille 
d'Aia,  la  concubine  de  Saùl,  il  alla  prendre  les  os  de  Saùl 
et  de  son  fils  Jonalban,  de  chez  les  gens  de  Iabès  en  Galaad, 
qui  les  avaient  enlevés  de  la  place  de  Beth-San.  où  les 
Philistins  les  avaient  suspendus  le  jour  où  ils  avaient 
battu  Saùl  au  Gelboé.  Et,  lorsqu'il  eut  fait  ramener  de  là 
les  os  de  Saùl  et  ceux  de  son  fils  Jonathan,  on  ramassa 
aussi  les  os  de  ceux  qui  avaient  été  mis  en  croix,  et  ou  en- 
terra les  os  de  Saùl  et  de  son  fils  Jonalhan  à  Séla,  sur  le 
territoire  de  Benjamin,  dans  le  tombeau  de  son  père  Kis, 
et  on  fit  tout  ce  que  le  roi  avait  ordonné.  Et  Dieu  cessa 
d'être  inexorable  pour  le  pays  après  cela. 

David  aimait  à  paraître  avoir  été  forcé  aux  actes 
qu'il  désirait  le  plus.  Il  était  bien  dans  l'habitude 
de  sa  politique  de  se  faire  le  vengeur  de  Iahvé,  même 
pour  des  crimes  où  il  avait  été  de  connivence;  ce 
qui  lui  procurait  le  double  avantage  de  servir  Iahvé 
comme  il  l'entendait  et  de  se  débarrasser  des  gens 
dont  la  vie  le  gênait. 

Le  harem  de  David,  qui  semble  avoir  été  peu  de 
chose  à  Hébron,  s'augmenta,  à  Jérusalem,  d'un 
grand  nombre  de  femmes  et  de  concubines. 
Onze  fils  au  moins  lui  naquirent  pendant  cette 
nouvelle  période  :  Sammoua,  Sobab,  Nathan,  Sa- 
lomun,   Ibhar,  Ëlisoua,   Néfeg,    Iafia,    Élisama, 


[1025  tv.  J.-C.J  LE   ROYAUME   UNIQUE.  7 

Éliada,  ÉHphélet1.  La  maison  royale  devint  bientôt 
assez  ricin1.  Ainsi  nous  voyons  Absalom  posséder, 
à  Baal-Hasor  en  Éphraïm,  des  troupeaux  et  un 
établissement  considérable2. 

Le  palais  du  millo  était  une  vaste  maison,  où 
l'on  mangeait  et  buvait  aux  frais  du  roi.  Les  habi- 
tués de  la  maison  royale  passaient  pour  des  privilé- 
giés3.  Ces  festins  revêtaient  souvent  une  apparence 
de  fête;  les  chanteurs  et  les  chanteuses  y  avaient 
un  rôle.  Le  rêve  du  bonheur  était  de  passer  sa  vie 
dans  ce  luxe  et  d'en  jouir  tous  les  jours  *. 

L'importance  des  femmes  qui  composèrent  le 
sérail  du  roi  fut  évidemment  très  inégale.  La  plus 
active  sans  contredit  fut  la  célèbre  Bath-séba  ou 
Bethsabée,  fille  d'Éliam,  qui  paraît  avoir  été  une 
femme  capable,  exerçant  une  grande  influence  sur 
l'esprit  de  son  mari.  On  expliqua  par  un  adultère  et 
un  crime  son  entrée  dans  le  harem 5. 11  est  difficile 
de  dire  si  ce  récit  renferme  quelque  parcelle  de 
vérité;  David  n'était  pas  un  saint;  cependant  on  a 
tout  à  fait  le  droit  de  décharger  sa  mémoire  du 

i.  II  Sam.,  v,  14-16. 

2.  tbid.,  xm,  23. 

3.  Épisodes  de  Meribaal,  de  Barzillaï;  préfets  de  Salomon,  etc 

4.  Il  Sam.,  xix,  36  et  suiv. 

5.  Ibi'L,  xi  cl  xii.  Cette  légende  fut  peut-être  un  effet  de  la 
malveillance  d'une  partie  de  la  nation  contre  Salomon. 


HISTOIRE  DU  PEUPLE   D'ISRAËL.  [1025  av.  J.-C] 

meurtre,  abominablement  concerté,  de  son  servi- 
teur Urie  le  Hittite.  Ce  qu'il  y  a  de  sûr,  c'est  que 
Belhsabéc  fut  assez  puissante  pour  assurer  le  trône 
à  son  fils.  Sous  le  règne  de  Salomon,  nous  la  ver- 
rons jouer  le  rôle  d'une  puissante  sultane  Validé. 

Le  côté  administratif  et  judiciaire  faisait  presque 
entièrement  défaut  dans  un  tel  gouvernement.  La 
centralisation  n'existait  guère.  L'action  du  roi  était 
faible  dans  les  tribus  autres  que  Juda  et  Benjamin, 
dans  ce  qu'on  appelait  déjà  Israël  par  opposition 
à  Juda1.  Un  recensement  fut  présenté  comme 
une  chose  énorme  et  criminelle2.  Nulle  conscrip- 
tion :  l'armée  permanente  de  David  était  presque 
toute  composée  de  Judaïtes,  de  Benjaminites  et 
d'étrangers,  surtout  de  Gattites,  qui  suivaient 
David  depuis  son  premier  séjour  à  Gath3.  Dans  les 
tribus  du  Nord,  on  ne  s'apercevait  du  change- 
ment de  régime  que  par  une  sécurité  jusque-là  in- 
connue. C'était  le  gouvernement  d'une  tribu  arabe, 
avec  son  extrême  simplicité  de  moyens.  Les  affaires 
particulières  continuaient  de  se  traiter  à  la  porte 
de  la  ville,  par  l'avis  des  anciens.  Aux  environs 
de  Jérusalem,   cependant,    beaucoup  de   procès 

i.  II  Sam.,  xix,  ii  et  suiv.;  xxiv  1. 

2.  Ihiil.,  xxiv.  Comp.  Exode,  xxx,  11  et  suiv. 

3.  Ibid.,  xv,  18. 


p025  rv   J.-C]  L  K   \\0\   \  1   M  I.    DNIQ  U  B.  9 

étaient  portés  au  tribunal  du  roi,  qui  les  jugeait 

eu  souverain  absolu  l. 

Une  seule  ville,  Jérusalem, entra  dans  la  voie  des 
grandes  constructions.  La  royauté  y  marqua  sa 
place  par  un  palais,  un  arsenal 2,  un  trésor  formé 
des  métaux  enlevés  aux  peuples  étrangers,  sur- 
tout aux  Aramêcns.  La  monnaie  n'existant  presque 
pas  à  celte  époque,  le  butin  consistait  à  prendre  au 
vaincu  ses  objets  en  or  ou  en  bronze  3.  Il  semble 
que  déjà  David  se  fit  un  commencement  de  cava- 
lerie *.  Le  pays  prêtait  si  peu  à  la  manœuvre  des 
chars  armés  de  fer,  que  cette  arme  ne  prit  jamais 
en  Juda  de  développements  considérables5.  Quant 
aux  chevaux  richement  parés,  ils  vinrent  d'Egypte 
sous  Salomon  6. 

Le  personnel  gouvernemental  de  David  était  très 
restreint.  Toute  son  organisation  ministérielle,  si 
l'on  peut  s'exprimer  ainsi,  est  décrite  en  trois 
lignes7.  Joab,  fils  de  Serouia,  était  son  sar-saba 

1.  II  Sam.,  xiv,  3  et  suiv.;  xv,  2  etsuiv.  Le  verset II  Sam.,  viu, 
15,  est  un  résumé  légèrement  exagératif. 

2.  Gant.,  iv,  i. 

3.  Osée,  x,  5. 

i.  Voir  ci-après,  p.  39. 

5.  Voir  ci-après,  p.  39. 

6.  Cant.,  i,  9. 

7.  II  Sam.,  VIII,  10-18,  et  xx,  23-25, 


10  HISTOIRE   DU    PEUPLE  D'ISRAËL.  [1025  av.  J.-C] 

(comme  on  dirait  en  Turquie,  son  sérasquier). 
Benaïah,  fils  de  Joïada,  était  chef  des  Kréti-Pléliy 
c'est-à-dire  des  gardes  du  corps  étrangers.  Ado- 
niram  ou  Adoram,  fils  d'Abda,  était  préposé  aux 
corvées  et  prestations,  en  nature.  La  rareté  de 
l'argent  ne  permettait  pas  encore  de  parler  de 
finances.  Seraïah  *  était  sopher,  c'est-à-dire  secré- 
taire d'État,  chargé  de  l'ordre  et  de  l'expédition 
des  affaires.  Josaphat-ben-Ahiloud  était  mazkir, 
c'est-à-dire  grand  chancelier,  archiviste,  historio- 
graphe 2.  Ces  deux  dernières  fonctions  supposaient 
notoirement  l'usage  de  l'écriture. 

Il  n'est  pas  douteux,  en  effet,  que  l'écriture  ne 
fût  largement  employée  au  temps  où  nous  sommes 
arrivés.  Parmi  les  morceaux  qui  composent  actuel- 
lement la  biographie  de  David  dans  les  livres  his- 
toriques hébreux  3,  nous  possédons  probablement 
plus  d'une  page  qui  remonte  au  temps  même  de 
David,  et  qui  peut  avoir  été  tracée  par  le  stylet  de 

1.  Nom  présentant  des  variantes  entre  lesquelles  il  est  diffi- 
cile de  se  décider.  Comp.  II  Sam.,  vm,  17;  xx,  25,  les  anciennes 
versions,  les  passages  parallèles  des  Chroniques,  et  I  Rois,  iv,  3. 

"2.  .Nous  avons  des  mentions  de  la  charge  de  mazkir  pour 
David  (II  Sam.,  VIII,  16;  xx,  24),  pour  Salomon  (I  liois,  n,  3), 
pour  Ézéchias  (II  Rois  xvm,  18,  37;  II  Chron.,  xxxiv,  8;  baie, 
xxxvi.  3,  22) 

3.  Surtout  deuxième  livre  de  Samuel. 


[10 ■.•:.  iv.  J.-C]  LE  ROYAUME  UNIQUE.  11 

Seraïah  ou  de  Josaphat-bcn-Ahiloud.  Tels  sont  les 
listes  des  gibborifh  et  les  anecdotes  qui  s'y  ratta- 
chent l,  certaines  courtes  notes  sur  les  expéditions 
de  David2.  Les  pièces  d'État,  les  généalogies, 
documents  importants  pour  la  transmission  de  la 
propriété  devaient  être  également  dans  les  attribu- 
tions du  mdzkir. 

David  ne  parait  avoir  eu  que  peu  de  relations 
avec  l'Egypte;  il  en  eut  encore  moins  avec  l'Assyrie, 
dont  l'action  à  cette  époque  n'arrivait  pas  jusqu'aux 
bords  de  la  Méditerranée.  Ses  relations  avec  les 
villes  phéniciennes  de  la  côte  paraissent  avoir  été 
amicales.  Mais  David  ne  s'ouvrit  pas,  comme  Salo- 
mon,  au  goût  des  civilisations  étrangères.  Il  était 
trop  bien  l'homme  idéal  d'une  race  pour  songer  à 
se  compléter;  à  peu  près  comme  Abdelkader,  de 
nos  jours,  n'a  jamais  voulu  rien  apprendre  en  de- 
hors de  sa  discipline  première.  Les  Philistins  seuls 
furent  pour  David  de  vrais  maîtres;  les  Philistins 
représentant  une  Grèce  primitive  et  barbare,  ce 
lut  ici  la  première  fissure  par  laquelle  l'influence 
aryenne  s'exerça  sur  Israël. 

Bien  plus  sage  que  Saùl,  David  se  montra  juste 
pour  les  Chananéens,  qui  formaient,  à  la  surface 

t.  11  Sam.,  xxi,  xxiii. 
-2.  Il/id.,  v  et  vin. 


12  HISTOIRE   DU   PEUPLE  D'ISRAËL.  [1025  a*.  J.-C] 

d'Israël,  des  flaques  de  populations  distinctes.  Da- 
vid favorisa  la  fusion  de  ces  vieux  habitants  du  sol 
avec  les  Israélites.  Il  semble  qu'il  considérait  les 
hommes  des  deux  races  indistinctement  -comme 
ses  sujets  4.  Il  a  des  Hittites,  en  particulier  un 
certain  Uriah,  parmi  ses  officiers  les  plus  braves  et 
les  plus  en  faveur  a.  Il  fait  aux  rancunes  des  Ga- 
baonites  une  concession  qui  serait  inouïe  si,  par 
ailleurs,  elle  n'avait  répondu  aux  besoins  de  sa  po- 
litique3. Les  Ghananéens  et  les  Hittites  étaient 
aussi  portés  au  iahvéisme  que  les  Israélites  *.  Les 
Gabaonites,  tout  en  reconnaissant  que  Iahvé  était 
le  dieu  des  vainqueurs,  adoraient  Iahvé  et  lui 
offraient  des  sacrifices  humains  5.  A  Jérusalem, 
nous  voyons,  d'après  certains  textes,  un  Jébuséen 
nommé  Arevna  ou  Averna,  resté  riche  et  proprié- 
taire après  la  conquête,  dans  les  meilleurs  termes 
avec  David,  et  prenant  part  à  tout  ce  que  le  roi 
fait  pour  le  culte  de  Iahvé 6. 

1.  II  Sam.,  xxiv,  5  et  suiv. 

2.  Voy.  t.  1er,  p.  444,  note.  Urie  tomba  dans  la  légende  ;  mais 
son  nom  se  trouve  dans  les  plus  anciennes  listes  de  gibborim,  Il 
Sam.,  xxiii,  39. 

3.  V.  ci-dessus,  p.  5. 

4.  Notez  le  nom  d'Uriah.  Comp.  Zacn.,  ix,  7. 

5.  II  Sam.,  xxi,  3,  6,  0,  récit  fort  ancien.  V.  ci-dessus,  p.  5. 

6.  V.  ci-après,  p.  61-65. 


[1025  av.  J.-C.j  LE  ROYAUME  UNIQUE.  13 

Les  conséquences  de  cette  politique  de  concilia- 
tion  auraient  pu  être  excellentes.  On  marchait  vers 
le  genre  de  fusion  qui  constitue  une  nation.  Les  dis- 
tinctions des  anciennes  tribus  s'affaiblissaient.  Les 
Benjaminites  avaient  joué  un  rôle  si  intimement  lié 
avec  celui  des  Judaïtes  dans  la  confection  de  la 
royauté,  que  les  deux  tribus  devinrent  désormais 
presque  indiscernables.  Jérusalem  était  située  sur 
la  limite  des  deux  tribus  et  devenait  pour  elles  une 
capitale  commune  *.  La  réunion  était  d'autant  plus 
facile  que  Benjamin  était  petit  et  ne  consistait 
guère  qu'en  quelques  fiefs  militaires.  La  royauté 
se  rattacha  ces  fiefs,  et  Benjamin  devint  ainsi  une 
sorte  de  domaine  royal  à  la  porte  de  Jérusalem.  Les 
autres  tribus  abdiquaient  presque  devant  Joseph  ou 
Éphraïm.  Tout  se  polarisait  donc  sur  Éphraïm  et 
Juda.  Mais,  entre  ces  deux  grandes  moitiés  de  la 
nationalité  d'Israël,  le  rapprochement  n'était  qu'ap- 
parent. Le  pouvoir  de  David  était  peu  de  chose  dans 
les  tribus  du  Nord.  L'importance  grandissante  de 
Jérusalem  excitait  une  réaction  de  jalousie  en  ces 
régions,  dont  la  colline  jébuséenne  n'était  nullement 
la  capitale.  La  gloire  de  David  faisait  tressaillir  de 

1.  Sur  Vében  bohun,  voy.  Clermont-Ganneau,  dans  la  Revue 
archéoL,  août  1870-71,  p.  116,  et  dans  Palestine  expl.  Fund, 
1874,  p.  80  et  suiv. 


14  HISTOIRE  DU    PEUPLE   D'ISRAËL.  [1025  a*.  J.-G. J 

joie  les  gens  d'IIébron,  de  Bethléhem,  môme  de 
Benjamin,  malgré  de  nombreux  ressentiments  saû- 
lides;  elle  n'excitait  dans  le  Nord  qu'indifférence 
ou  malveillance.  On  sent  que  la  déchirure  d'Israël 
se  fera  le  long  de  cette  suture  imparfaite,  qui  laissa 
toujours  visible  la  dualité  primitive  des  Beni-Jakob 
et  des  Beni-Joseph  *. 

I.  Voy.  1. 1",  p.  112,  138.  Ul»  248  et  suiv. 


CIIAPITKE  II 


ORGANISATION    MILITAIRE. 


C'est  surtout  par  la  guerre  que  la  royauté  nais- 
sante d'Israël  inaugura  une  ère  nouvelle,  essentiel- 
lement différente  des  temps  antérieurs.  La  forte 
bande  que  David  s'était  faite  à  Adullam  et  à  Siklag 
devint  le  noyau  d'une  excellente  armée  perma- 
nente, qui  eut,  à  son  heure,  la  supériorité  dans  tout 
le  midi  de  la  Syrie.  Jusque-là,  Israël  avait  souffert 
des  attaques  perpétuelles  de  ses  voisins,  et  s'était 
toujours  montré  inférieur  aux  Philistins.  Mainte- 
nanties  Philistins  vont  être  domptés,  les  peuples  voi- 
sins rendus  tributaires.  Israël  va  former  un  véri- 
table royaume,  en  sûreté  derrière  ses  frontières,  et 
pour  un  temps  dominant  les  États  limitrophes. 

Ce  qui  avait  caractérisé  l'époque  des  Juges  et 
amené  les  défaites  d'Israël,  c'étaient  le  manque  de 
précaution,  l'infériorité  de  l'armement.  David  fit 


li,  HISTOIRE  DU   PEUPLE    D'ISRAËL.  [1025  av.  J.-G, 

faire  des  provisions  d'armes  défensives,  que  l'on 
gardait  dans  la  citadelle  de  Jérusalem  l.  Plus  an- 
ciennement, le  gibbor  avait  été  propriétaire  de  ses 
armes,  lesquelles  de  la  sorte  se  trouvaient  sou- 
vent de  qualité  inférieure  ou  mal  entretenues. 
L'homme  de  guerre  fut  maintenant  équipé  par  le 
roi,  et  ces  innombrables  épisodes  où  le  Philistin, 
puissamment  casqué,  avec  sa  longue  lance  et  ses 
cuirasses  perfectionnées,  narguait  l'Israélite,  armé 
d'une  simple  fronde  ou  d'une  courte  épée  2,  ne  se 
présentèrent  plus. 

Une  armée,  dans  les  temps  anciens,  avait  presque 
toujours  pour  origine  une  bande  de  pillards,  ou,  ce 
qui  revient  au  même,  de  gens  ne  voulant  pas  tra- 
vailler et  résolus  de  vivre  du  travail  des  autres.  Na- 
turellement, ces  brigands,  une  fois  leur  autorité  re- 
connue sur  une  certaine  surface  de  pays,  devenaient 
les  protecteurs-nés  de  ceux  qui  travaillaient  pour 
eux.  L'ordre,  nous  l'avons  dit  souvent,  a  été  créé 
dans  le  monde  par  le  brigand  devenu  gendarme.  Les 
hommes  qui  réussirent,  avec  David,  à  faire  d'Israël 
une  patrie  avaient  partagé  sa  vie  d'aventures.  Ces 
hommes,  presque  tous  Bethléhémites  ou  Benja- 
minites,  durent  avant  tout  s'armer;  le  pillage  des 

i.  Cant.,  IV,  4. 

I.  Voir  t.  l"r,  p.  406-407,  et  ci-après,  p.  21,  22,  "20,  îfc 


jli)-25.v.  J.-C.)  LK    ROYAUME   UNIQUE.  17 

Amaléeites1  les  y  aida.  Beaucoup  d'individus  éner- 
giques  des  tribus  voisines  se  mirent  avec  eux. 
Les  Chananécns  ou  Hittites  paraissent  avoir  été 
dans  la  bande  sur  le  même  pied  que  les  Israélites". 
Il  y  avait  aussi  des  Arabes,  des  Araméens,  des  Am- 
monites 3.  Enfin  les  Philistins,  comme  nou>  le 
verrons,  fournirent  un  contingent  considérable. 

Parmi  ces  compagnons,  que  le  fils  d'Isaï  savait 
retenir  autour  de  lui  à  force  d'habileté,  de  charme, 
et  surtout  en  leur  procurant  de  beaux  profits,  un 
homme  dominait  tous  les  autres  par  sa  capacité 
militaire;  c'était  Joab,  fils  de  Serouïa  *,  qui  fut  le 
lieutenant  de  David  dans  toutes  ses  conquêtes, 
comme  il  avait  été  le  principal  instrument  de  sa 
fortune.  Son  frère  Abisaï  le  secondait  habilement. 
Le  dévouement  de  ces  hommes  à  leur  chef  ne 
connaissait  pas  de  bornes.  David  était  personnel- 
lement d'une  grande  bravoure  ;  mais  il  était  petit 
et  ne  paraît  pas  avoir  été  très  résistant  à  la  fatigue. 
Un  jour,  dans  une  expédition  contre  les  Philistins, 
partie  de  Jérusalem,  il  fut  obligé  de  s'arrêter  à 

1.  Voir  t.  Ie',  p.  427-4.30. 

2.  Voir  ci-dessus,  p.  12. 

3.  Il  Sam.,  xxiu.  Les  noms  de  tribus  qui  se  lisent  dans  la 
liste  des  gibborim  paraissent  souvent  étrangers  à  Israël.  Malheu- 
reusement, ces  noms  sont  fort  altérés  par  le»  copistes. 

4.  Voy.  t.  1",  p.  437. 

n.  i. 


18  HISTOIRE   I>U    PEUPLE    D'ISRAËL.  [1028  av.  J.-C] 

Nob  '  et  faillit  être  tué  par  un  Philistin.  A  partir  do 
ce  moment,  les  compagnons  firent  ce  qu'ils  purent 
pour  l'empêcher  de  payer  de  sa  personne,  l'assu- 
rant que  sa  vie  était  trop  précieuse  pour  être 
ainsi  exposée,  en  réalité  parce  que  la  présence 
de  leur  ancien  chef,  devenu  roi  et  légèrement 
obèse,  était  pour  eux  une  gêne,  un  obstacle  à  la 
célérité  des  mouvements. 

Un  singulière  émulation  de  gloire  s'alluma  entre 
ces  hommes,  qui,  n'ayant  plus  d'autre  métier  que 
la  bataille,  devinrent  des  soudards  de  profession, 
uniquement  occupés  à  se  raconter  leurs  prouesses 
et  à  se  surpasser  les  uns  les  autres.  Les  yibborïm 
(les  héros,  les  braves)  devinrent  comme  un  groupe 
d'élite,  dont  on  aspirait  à  être.  Il  y  eut  une  sorte  de 
Légion  d'honneur  des  «Trente»,  comprenant  les  ■ 
plus  illustres  paladins  de  David.  Parmi  ces  Trente, 
on  en  compta  trois,  les  plus  illustres  de  tous,  Joab 
mis  à  part.  C'étaient  Jasobeam  le  Hakmonite, 
Éléazar  fils  de  Dodo  2  l'Ahohite  ,  Sannna  fils  de 
Agé  le  Haràritë,  tous  de  la  tribu  de  Juda  ou  de 
Benjamin.  Plusieurs  plaçaient  dans  la  même  caté- 
gorie Abisaï  et  Benaïah.  Du  vivant  même  de  David, 
à  ce  qu'il  semble,  se  fixèrent  par  écrit  des  listes, 

1.  Il  Sam.,  xxi,  15-17.  Je  lis...  n^D  OW1  2Vj2  3UP1. 

2.  Même  nom  ijue  David. 


[Mis  «v.  J.-C.]  LE   ROYAUME   CNIQOI.  19 

souvent  peu  d'accord  entre  elles,  où  étaient  les 
noms  de  ces  braves,  et  les  petites  anecdotes  mili- 
taires qui  se  rattachaient  à  chacun  d'eux  *. 

Voici  les  noms  des  gibborim  de  David. 

Jasobeam  le  Hakmonite,  l'un  des  capitaines.  Ce  fut  lui 
qui  brandit  sa  lance  sur  huit  centshommes  tués  en  une  seule 
lois. 

Après  lui,  Eléazar  fils  de  Dodo,  l'Ahohite,  l'un  des  trois 
gibborim.  Il  fut  avec  David  à  Pas-Dammim*.  Les  Philistins 
se  réunirent  là  pour  le  combat  et  les  Israélites  se  retirèrent. 
Lui,  il  se  leva  et  frappa  les  Philistins  jusqu'à  ce  que  sa  main 
fût  engourdie  et  comme  crispée  à  la  garde  de  son  épée;  et 
lahvé  fit  un  grand  coup  de  salut  en  ce  jour.  Et  la  masse  re- 
vint se  mettre  derrière  lui,  mais  pour  piller. 

Après  lui,  Samma  fils  de  Agé,  le  Hararite.  Les  Philis- 
tins s'étaient  rassemblés  pour  le  combat,  et  il  y  avait  là  un 
champ  plein  de  lentilles,  et  le  peuple  fuyait  devant  les  Phi- 
listins. Mais  lui,  il  prit  position  au  milieu  du  champ,  et  il 
se  défendit,  et  il  battit  les  Philistins,  et  lahvé  fit  un  grand 
coup  de  salut. 

Et  ces  trois  capitaines  descendirent, et  ils  vinrent  trouver 
David  dans  la  caverne  d'Adullam,  et  la  troupe  des  Philistins 
campait  dans  la  plaine  des  Refaïm,  et  David  était  alors  dans 
la  mesouda,  et  un  poste  de  Philistins  était  à  Bethléhern  3. 

1.  Il  Sain.,  xxi  et  xxin  (en  comparant  les  passages  parallèles, 
ï  Chron.,  oh.  xi).  On  peut  y  joindre  les  petits  récits  des  chap.  v 
et  VIII. 

2.  Comp.  I  .Sam.,  xvn,  1. 

3.  Tout  ce  texte  est  fort  obscur,  d'abord  parce  qu'il  a  été 
altéré  par  les  copistes,  puis  parce  qu'il  est  singulièrement  con- 
tradictoire. On  n'était  pas  d'accord  sur  l'endroit  où  se  trouvait 


20  HISTOIRE  DU   PEUPLE   D'ISRAËL.  [1025  uv.  J.~C  ] 

Et  David  eut  un  désir,  et  dit  :  «  Ahl  si  je  pouvais  avoir  un 
peu  d'eau  du  puits  de  Belhléhem  qui  est  à  la  porte  '  î  » 
Alors  les  trois  gibborim  se  frayèrent  un  chemin  à  travers 
le  camp  des  Philistins,  et  puisèrent  de  l'eau  du  puits  de  Beth- 
léhem  qui  est  près  de  la  porte,  et  ils  l'apportèrent  à  David. 
Mais  celui-ci  ne  voulut  pas  la  hoire,  et  il  en  fit  une  libation  à 
tahvé,  en  disant  :  «  Iahvé  me  préserve  d'une  pareille  chose  ! 
Cetteeau  est  du  sang  d'hommes,  qui  l'ont  conquise  au  risque 
de  leur  vie.  » 

Voilà  ce  qu'ont  fait  les  trois  gibborim  2. 

Et  Abisaï,  frère  de  Joab,  fils  de  Serouïa,  était  aussi 
un  capitaine.  Et  il  brandit  sa  lance  sur  trois  cents  tués,  et  son 
renom  égala  celui  des  Trois.  11  fut  plus  estimé  que  les  Trente, 
et  il  fut  leur  chef;  mais  il  n'arriva  pas  jusqu'aux  Trois. 

Et  Benaïah,  fils  de  Joïada,  fils  d'un  brave  de  Qabseël, 
qui  avait  fait  beaucoup  de  prouesses.  Ce  fut  lui  qui  tua  les 
deux  Ariel  de  Moab  3;  ce  fut  lui  aussi  qui  descendit  et  tua 

David  quand  il  demanda  de  l'eau  de  Belhléhem.  Les  uns  croyaient 
qu'il  était  à  Sion  (mesouda,  comp.  II  Sam.,  v,  7,  9,  17),  et  le 
récit  actuel  est  conçu  dans  cette  hypothèse.  D'autres  plaçaient 
l'épisode  à  l'époque  où  David  était  dans  la  caverne  d'Adullam. 
Cette  observation,  d'abord  marginale,  a  passé  dans  le  texte, 
qu'elle  rend  incohérent.  "pyp  *?X  est  une  intercalation  du  même 
genre.  Comp.  I  Chron.,  XI,  15.  Le  caprice  de  David  et  l'obsé- 
quiosité des  trois  capitaines  se  comprennent  mieux,  rapportés  au 
temps  où  David  était  roi  qu'au  temps  où  il  était  hors  la  loi.  Toute 
la  topographie  de  l'incident  a  pour  centre  Sion,  non  Adullam. 

1.  Cette  eau  devait  être  plus  fraîche  que  celle  qu'on  pouvait 
boire  à  Sion. 

2.  Les  trois  ijibborim  sont  donc  les  trois  héros  qui  précèdent, 
connus  aussi  sous  le  nom  de  ros-salls  ou  capitaines. 

3.  Bizarrerie,  que  l'iuscriplion  île  Mésa  (lignes  12,  17-18)  n'ex- 
plique nullement. 


[I025.v.  i.-C]  LE   ROYAUME   UNIQUE.  f\ 

le  lion  dans  la  fosse,  par  un  jour  de  neige  '.  Il  tua  aussi 
l'Égyptien  très  bel  homme,  et,  dans  la  main  de  l'Egyptien,  il 
y  avait  une  lance.  11  descendit  vers  lui  avec  un  bâton,  et  il 
arracha  la  lance  de  la  main  de  l'Égyptien,  et  il  le  tua  avec 
sa  lance2.  Voilà  ce  que  fit  Benaïah  fils  de  Joïada.  Et  son  re- 
nom égala  celui  des  trois  gibborim.  Il  fut  plus  estimé  que 
les  Trente;  mais  il  n'arriva  pas  jusqu'aux  Trois.  Et  David  le 
préposa  à  sa  garde 3. 

Asaël,  frère  de  Joab,  fut  un  des  Trente; 

Ëlhanan,  fils  de  Dodo4,  de  Bethléhem; 

Samma  le  Harodite6; 

Éliqa  le  Harodite; 

Hélèsle  Paltite; 

Ira,  fils  de  Iqqès,  le  Thécuite; 

Abiézer  l'Anatotite; 

Sibbekaï  de  Husa; 

Salmon  PAhohite; 

Maharaï  de  Netofa  ; 

Héleb,  fils  de  Baana,  de  Nelofa; 

Itlaï,  fils  de  Ribaï,  de  la  Gibéa  des  Benjaminite?; 

Benaïah  de  Firaton  ; 

Houraï  de  Nahalé-Gaas; 

Abiel  de  Arba  ; 

Azmaout  deBahourim; 

f.  Pour  prendre  les  lions,  on  creusait  des  fossés,  qu'on 
recouvrait  très  légèrement.  Eu  temps  déneige,  surtout,  le  piège 
était  facile  à  dissimuler. 

2.  Prototype  de  la  légende  de  Goliath. 

3.  Je  lis  imD&'D  W.  Ce  sont  les  Kréti-Pléti.  Voy.  ci-après, 
p,  29  et  suiv. 

i.  Le  même  probablement  que  II  Sain.,  xxi,  19. 
5.  Doublet  du  second  gibbor,  ci-dessus. 


82  HISTOIRE  DU   PEUPLE   D'ISRAËL.  [1025  av.  J.-C] 

l.liahba  de  Saalbon; 

Ilasem  le  Gilonite; 

Jonathan,  fils  de  Samnia,  lellararite; 

Ahiam,  fils  de  Sacar,  le  Hararite; 

Eliphélet,  fils  de  Ahasbaï,  de  Maaka; 

Eliam,  fils  d'Ahitophel,  le  Gilonite; 

Hesraï  le  Carmélite; 

Paaraï  l'Arbite; 

Igaal,  fils  de  Natan,  de  Soba; 

Bani  le  Gadite; 

Seleq  l'Ammonite; 

Naharaï  de  Beërotb,  l'écuyer  de  Joab,  fils  de  Serouïa; 

Ira  le  Jitrite; 

Gareb  le  Jitrite  ; 

Ouriah  le  Hittite. 

En  tout  trente-sept. 

Quelques  autres  anecdotes  militaires  du  temps 
nous  ont  été  conservées,  à  ce  qu'il  semble,  par  la 
main  même  qui  a  tracé  la  liste  des  gibborim  4. 

Et  il  y  eut  encore  un  combat  entre  les  Philistins  et  Israël. 
Et  David  descendit  avec  ses  gens,  et  ils  combattirent  les 
Philistins.  Et  David  se  trouva  fatigué,  et  ils  s'arrêtèrent  à 
Nob.  Et  un  homme  de  la  race  des  licfaïm*,  qui  portait  une 
lance  dont  l'airain  pesaii  trois  cents  sicles,  et  qui  était  ceint 
d'une  ceinture  de  fer5,  parlait  de  tuer  David.  El  Abisaï,  fils 
de  Serouïa,  vint  à  son  secours,  et  frappa  le  Philistin,  et  le  tua. 

1.  II  Sam.,  xxi,  15  et  suiv. 

t   f/est-à-riire  dos  géants.  Voy.  t.  1",  p,  406-407. 

3.  Mot  inintelligible,  toxte  défectueux. 


[4025  «t.  J.-C.]  LE  ROYAUME   UNIQUE.  23 

Alors  les  hommes  de  Davià  lui  fireni  ce  serment  :  «  Tu  ne 
sortiras  plus  désormais  avec  nous  pour  lu  bataille,  de  pour 
que  le  flambeau  d'Israël  ne  vienne  à  s'éteindre.  » 

ht  il  y  eut  encore  après  cela  un  combat  à  Nob*  avec  les 
Philistins.  Alors  Sibbekaï,  de  la  famille  de  Housa,  tua  SaH 
homme  de  la  race  des  Refaim. 

Et  il  y  eut  encore  un  combat  à  Nob  2  avec  les  Philistins, 
et  Elhanan  fils  de  Dodo,  de  Bethléhem,  tua  Goliath  le  Gat- 
lite,  qui  avait  une  lance  dont  le  bois  était  de  la  longueur 
d'une  gaule  de  tisserand. 

Et  il  y  eut  encore  un  combat  à  Nob,  et  il  y  eut  là  un 
géant,  et  les  doigts  de  ses  mains  et  les  doigts  de  ses  pieds 
éi aient  six  et  six  :  en  tout  vingt-quatre.  C'était  aussi  un  fils 
des  Refaim,  et  il  injuriait  Israël,  et  Jonathan,  fils  de  Siméa, 
frère  de  David,  le  tua.  Ces  quatre  étaient  nés  de  la  race  des 
lie  faim,  à  Gath,  et  ils  tombèrent  par  la  main  de  David  et 
par  la  main  de  ses  gens. 

t.  Le  texte  porte  Gob  ;  mais  il  n'y  a  pas  de  localité  de  ce  nom. 

2.  Le  texte  porte  Gath,  leçon  invraisemblable,  pour  Gob  ou 
Nob.  Le  passage  paraît  avoir  pour  but  de  relever  toutes  les  ba- 
tailles philistines  qui  eurent  lieu  à  Nob. 


CHAPITRE  ÎI1 


BOLE    DES    PHILISTINS    DANS    L'ORGANISATION   D'iSRAEL. 

Ces  notes  d'une  épopée  qui  n'est  jamais  arrivée 
à  sa  pleine  éelosion  nous  donnent,  de  la  vie  hé- 
roïque d'Israël  au  onzième  siècle  avant  J.-C,  un 
tableau  qui  ressemble  singulièrement  à  celui  que 
nous  offrent  les  poèmes  homériques  de  la  vie  hé- 
roïque des  Hellènes  vers  le  même  temps.  Une  telle 
ressemblance  vient  peut-être  en  partie  de  ce  que 
les  Philistins,  qui  furent,  dans  l'ordre  des  choses 
militaires,  les  maîtres  d'Israël  \  étaient  eux-mêmes 
une  peuplade  d'origine  carienne  ou  Cretoise,  très 
analogue  aux  Pélasges,  et  que  certains  rapproche- 
ments mettent  en  rapport  avec  les  bandes  du  cycle 
troyen2.  L'autre  épopée  d'Israël,  celle  de  Samson, 

1.  Comp.  Exode,  xiu,  17. 

2.  V.  t.  l«,  p.  157-15X,  345-346.  Voir  surtout  Gen.  x,  M  (en 
ebservant  la  transposition),  et  Amos,  ix,  7.  Le  rapprochement 


[1025  av.J.-C]  LE   KO  Y  AU  ME    UNIQUE.  25 

naît  aussi  d'un  contact  intime  d'Israël  avec  les 
Philistins.  On  dirait  que  les  Philistins  possédaient 
des  branches  du  cycle  homérique  et  inspiraient 
l'esprit  épique  autour  d'eux. 

Une  circonstance,  en  effet,  dont  la  portée  ne  sau- 
rait être  exagérée,  est  la  part  que  les  Philistins 
semblent  avoir  eue  dans  l'œuvre  organisatrice  d'Is- 
raël. Ce  n'est  pas  la  seule  fois  qu'on  ait  vu,  dans  l'his- 
toire, l'ennemi  héréditaire  devenir  pour  la  nation 
rivale  un  éducateur.  La  lutte  contre  les  Philistins 
avait  fait  la  royauté  d'Israël;  David  avait  passé  dix- 
huit  mois  de  sa  vie  au  service  du  roi  de  Gath,  et  il 
avait  pris  à  cette  école  quelques-unes  des  données 
qui  firent  sa  force;  Gath  lui  fournit  toujours  des 
hommes  de  confiance  et  des  auxiliaires1.  Cet 
Obédédom,  dont  la  maison  servit  quelque  temps 
d'abri  à  l'arche,  était  de  Gath2.  On  apprend  beau- 
coup de  ceux  que  l'on  combat.  L'intelligence  singu- 
lièrement ouverte  de  David  sortit,  grâce  à  des  rela- 
tions suivies  avec  une  race  plus  milicienne  qu'Is- 
raël, du  petit,  système  stratégique  dont  les  tribus  sé- 
mitiques avaient  la  plus  grande  peine  à  se  dégager. 

d'Akîs  et  d'Anchises,  insuffisant  par  lui-même,  prend  des  autres 
rapprochement  une  certaine  plausibilité. 

1.  II  Sam.,  xv,  18  et  suiv.  V.  ci-après,  p.  30-31 

S,  II  Sam.,  vi,  10,  11. 


26  HISTOIRE   I>U    PEU  PL  E  D'ISRAËL.  [1025  av.  J.-C! 

Les  premières  années  de  David  se  passèrent  à 
continuer  les  guerres  qui  avaient  rempli  le  règne 
précédent.  Nous  avons  vu  le  malheureux  Saùl  finir 
au  cours  d'une  expédition  que  les  Philistins  avaient 
poussée  jusque  dans  la  plaine  de  Jezraël,  et  dont 
l'objectif  est  difficile  à  déterminer.  Quelle  fut  la 
suite  de  la  bataille  des  monts  Gelboé?  Que  fit  l'armée 
victorieuse,  si  loin  de  son  centre  d'opération?  On 
l'ignore.  Il  est  probable  que  la  victoire  des  Philis- 
tins fut  sans  conséquence  durable.  En  effet,  les 
campagnes  de  David  devenu  roi  et  de  ses  lieute- 
nants eurent  toutes  lieu,  non  du  côté  de  Jezraël, 
mais  sur  les  frontières  mêmes  du  pays  des  Philis- 
tins, vers  Nob,  et  dans  la  plaine  qu'on  appelait 
«  plaine  des  Refaïm  »  4. 

Le  récit  de  ces  expéditions  a  conservé,  dans  la 
Bible,  sa  forme  la  plus  antique2.  Iahvé  s'y  montre 
stratège  accompli  et  prend  part  lui-même  au  com- 
bat. La  bataille  de  Baal-Peracim,  surtout,  laissa 
de  profonds  souvenirs 3.  Lorsque  les  Philistins  ap- 
prirent qu'on  avait  oint  David  comme  roi  de  tout 


1 .  Plaine  au  sud-ouest  de  Jérusalem. 

2.  Il  Sam.,  v,  17  et  suiv.  Anecdotes  militaires  relatives  à  cette 
campagne,  dans  la  liste  des  gibborim,  II  Sam.,  XXIII,  13  et 
suiv. 

3.  Allusion  à  cette  bataille  dans  Isaïe,  xxvni,  21. 


{10-25  av.  i.-C.l  LE   ROYAUME   UNIQUE.  Î7 

Israël,  ils  voulurent  s'emparer  de  sa  personne.  Da- 
vid l'apprit,  et  il  se  réfugia  dans  la  forteresse  de 
Sion  !.  Les  Philistins,  n'ayant  pu  le  saisir,  se  ré- 
pandirent dans  la  campagne.  David  consulta  ïahvé  : 
«  Marcherai-je  contre  les  Philistins?  Les  livreras- 
tu  en  mes  mains  ?  »  Iahvé  répondit  affirmative- 
ment. Les  Philistins  furent  complètement  battus; 
ils  s'enfuirent,  laissant  sur  le  champ  de  bataille 
leurs  insignes  religieux,  qui  tombèrent  entre  les 
mains  de  David. 

Une  autre  fois,  les  Philistins  montèrent  et  cou- 
vrirent la  plaine  des  Refaïm.  Et  David  consulta 
Iahvé,  qui  lui  dit  :  «  Tu  ne  les  attaqueras  pas  par 
devant;  tourne  leurs  derrières,  et  va  jusqu'aux 
bekaim  i.  Et,  quand  tu  entendras  le  bruit  de  pas 
dans  les  cimes  des  bekaim,  alors  donne  vivement; 
car  c'est  le  moment  où  Iahvé  se  mettra  à  votre  tête 
pour  frapper  le  camp  des  Philistins.  y>  Et  David  agit 
selon  Tordre  que  Iahvé  lui  avait  donné,  et  il  battit 
les  Philistins  de  Géba  à  Gézer 3.  D'autres  expédi- 
tions eurent  lieu  encore  ;  mais  nous  n'en  possédons 
pas  les  détails*. 

1.  TPI,  leçon  fautive,  comme  l'a  bien  vu  le  rédacteur  des 
Chroniques.  Il  faut  un  verbe  dans  le  sens  de  Cm. 

2.  Espèce  d'arbres,  difficile  à  identifier. 

3.  II  Sam.,  v,  22-25. 

4.  Jftid.,  vi,  1.  La  suite  a  été  supprimée. 


Î8  HISTOIRE  DU    PEUPLE   D'ISRAËL.  [1025  av.  J  -G.) 

Nob,  aux  portes  de  Jérusalem,  fut  le  théâtre  de 
beaucoup  de  ces  luttes  héroïques1.  Les  légendes 
qui  roulaient  autour  de  cet  endroit  se  rapportaient, 
en  général,  à  des  combats  singuliers  entre  des  Is- 
raélites et  des  géants  philistins.  David  absorba  plus 
tard  toutes  ces  légendes.  On  supposa  que,  dans  son 
enfance,  fort  de  l'appui  de  Iahvé,  il  avait  terrassé 
avec  sa  fronde  un  de  ces  monstres  bardés  de  fer 2. 

A  partir  de  David,  les  Philistins,  tout  en  con- 
tinuant leur  existence  nationale  dans  leurs  cinq 
villes  militaires,  et  en  se  montrant  par  moments 
des  voisins  désagréables,  cessent  d'être  un  danger 
permanent  pour  Israël.  David  les  dompta,  mais  ne 
les  conquit  pas.  Il  n'est  pas  certain  qu'il  aitfait  une 
guerre  offensive  dans  les  cantons  proprement  phi- 
listins, ni  pris  une  seule  de  leurs  villes 3.  Mais  il 
leur  interdit  absolument  le  pillage  d'Israël,  et  lira 
de  leurs  mains  «  le  joug  de  l'hégémonie*  ».  Les 
Philistins  furent  les  seuls  ennemis  avec  lesquels 
David  observa  les  lois  de  la  modération.  Il  avait 
conscience  de  ce  qu'il  leur  devait,  et  peut-être 

1.  Voy.  ci-dessus,  p.  23. 

2.  I  Sam.,  xvn,  2  et  suiv 

3.  FI  Sam.,  xxi,  20. _J"i:i  est  pour  313  ou  3"U.  Le  passage 
I  Chron.,  xvm,  1  est  un  changement  arbitraire  du  passage 
obscur  II  Sam.,  vin,  1.  Cf.  I  Rois,  n,  39. 

i.  II  Sam.,  VIII,  1,  altéré  en  Chron. 


[1035  «v.  J.-C]  LE   ROYAUME   UNIQUE.  29 

l'expérience  qu'il  avait  faite  de  leur  supériorité 
militaire  lui  inspirait-elle  un  certain  mépris  pour 
les  petites  bandes  hébraïques  et  araméennes.  Cette 
appréciation  de  soudard  émérite  lui  suggéra  une 
idée  qui  e'ut  sur  la  constitution  de  la  royauté  israé- 
lite  une  influence  décisive. 

Presque  tous  les  États  sémitiques,  pour  durer, 
ont  eu  besoin  de  l'appui  d'une  milice  étrangère1,  la 
race  sémitique  de  type  arabe,  par  suite  de  ses  ha- 
bitudes anarchiques,  étant  incapable  de  fournir  des 
gendarmes,  des  gardes  du  corps.  C'est  ainsi  que  le 
khalifat  de  Bagdad  fut  obligé,  depuis  le  ixe  siècle, 
de  prendre  à  son  service  des  milices  turques,  au- 
cun Arabe  ne  voulant  se  prêter  à  emprisonner  un 
Arabe,  encore  moins  à  le  mettre  à  mort.  Ce  furent,  à 
ce  qu'il  semble,  des  pensées  de  cet  ordre  qui  por- 
tèrent David  à  lever  chez  les  Philistins  un  corps 
de  mercenaires,  dont  il  fit  ses  gardes  et  qu'il 
chargeait  des  exécutions.  C'est  ce  qu'on  appelait 
les  Kréti-Pléti  *.  Le  mot  Créti  désignait  les  Phi- 
listins comme  originaires  de  Crète2;  le  mot  Pléti 
serait  une  abréviation  populaire  pour  Plesti,  «  Phi- 

1.  H  Sam.,  vin,  18;  xv,  18;  xx,  7,  23;  I  Rois,  I,  38,  44  ; 
I  Chron.,  xviu,  17. 

"2.  I  Sam.,xx\,  14;  Soph.,  H,  5;  Ezéch.,  xxv,  16,  et  les  textes 
relatifs  à  Caphtor,  Gen.,  x,  14;  Araos,  ix,  7;  Jéréin.,  xlvii,  4; 
De  ut.,  u,  23. 


30  HISTOIRE  DU    PEUPLE   D'ISRAËL.  [1025  av.  l.-C  ) 

listin  ».  Des  Caricns  ',  distincts  ou  non  des  Philis- 
tins, paraissent  aussi  avoir  figuré  parmi  ces  corps 
de  soudoyés  étrangers  nu  service  des  rois  d'Israël. 
Enfin,  nous  voyons  figurer  dans  l'année  israélite 
un  corps  de  Gittim  ou  gens  de  Gath 2.  L'Aryen  mi- 
litaire primitif  égalait  le  Sémite  hébréo-arabe  on 
bravoure;  il  le  surpassait  en  fidélité,  et,  quand  on 
voulait  fonder  quelque  chose,  on  avait  recours  à  lui. 
Les  Kréti-Pléti  nous  apparaissent  comme  analo- 
gues aux  Germains,  gardes  du  corps  des  empereurs 
romains;  aux  Suisses,  gardes  du  corps  des  rois  de 
France,  de  Naples;  aux  Scythes,  soldats  de  police 
chez  les  Grecs.  Ces  Kréti-Pléti  avaient  pour  chef 
Benaïah,  fils  de  Joïada  3,  qui  figure  à  côté  du  sar~ 
saba,  et  ils  ne  furent  établis,  paraît-il,  que  vers  la 
fin  du  règne  de  David.  La  liste  des  gibborim  n'en  fait 
aucune  mention  l,  et  désigne  par  un  autre  mot  les 
fonctions  de  Benaïah  auprès  du  souverain.  Après 
David,  le  corps  put  subsister  sous  le  môme  nom, 
bien  que  n'étant  plus  composé  de  Philistins,  comme 

t.  II  Rois,  xi,  4,  19,  et  le  ketib  «le  II  Sam.,  xx,  23  ;  c'est  peut 
êire  la  bonne  leçon.  Sur  le  rôle  des  Cariens  comme  mercenaires, 
vuy.  Bérod.,  Il,  15-2;  V,  66,  111  ;  Tité-LWe,  XXX Vil,  40. 

2.  Il  Sam.,  xv,  18  et  suiv. 

3.  Sam.,  vin,  18  (lisez  h'J  au  lieu  de  1  );  NX,  23. 

i.  Les  Kréti-Pléti  et  les  gibborim  sont  mentionnés  comme 
des  corps  distincts,  11  Sam.,  xx,  7. 


[1085  av.  J.-CJ  LK   KO Y AU  M K    UNIQUE.  «1 

ici  laines  gardes  suisses  purent  être  composées  de 
soldais  qui  n'étaient  nullement  nés  dans  les  can- 
tons helvétiques. 

L'importance  que  prirent  les  Kréti-Pléti  ou  Cavim 
fut  bientôt  de  premier  ordre.  Ce  lurent  eux  qui 
firent  échouer  les  tentatives  d'Absalom,  de  Sébafîls 
de  Bikri,  d'Adoniah;  ce  furent  eux  qui  assurèrent 
le  trône  à  Salomon.  Quoique  Gath  n'ait  jamais 
appartenu  à  David1,  des  Gittites,  surtout  un  cer- 
tain Ittaï,  paraissent  être  entrés  dans  sa  familial  il i' 
la  plus  intime  2.  Étrangers  à  l'esprit  théocratique, 
peut-être  même  au  culte  de  Iahvé,  plus  étrangers 
encore  au  vieil  esprit  patriarcal,  qui  faisait  du  vrai 
Israélite  une  matière  si  réfractaire  au  principat,  ces 
sbires  étaient  presque  la  seule  force  dont  disposât  une 
royauté,  toujours  battue  en  brèche  par  les  prophètes, 
à  la  fois  tribuns  exaltés  et  utopistes  réactionnaires. 
A  défaut  d'une  classe  militaire  nationale,  ils  consti- 
tuèrent une  force  publique  détestée  des  lliéocrates, 
mais  au  fond  très  nécessaire;  car  nul,  autant  que 
l'utopiste,  n'a  besoin  du  gendarme,  qui  maintient 
provisoirement  un  présent  supportable,  en  attou- 

1.  Comp.  I  Rois,  H,  39  (le  passage  11  Rois,  xu,  l!s,  renferme 
quelque  faute);  Amos,  vi,  "2.  Les  passages  l  Chrou.,  xviu,  I,  et 
Il  (lliron.,  XI,  8,  ont  très  peu  de  valeur. 

2.  II  Sam.,  xv,  19  et  suiv.;  xvm,  2  et  suiv. 


98  HISTOIRE   DU   PEUPLE  D'ISRAËL.  [1025  «t.  J.-C.J 

dant  une  perfection  idéale,  qui  ne  vient  jamais. 

Une  nation  ne  se  forme  que  par  l'extinction  vio- 
lente des  diversités.  L'extinction  des  diversités  se 
fait  rarement  sans  un  noyau  de  milices  étrangères; 
car  la  milice  étrangère  est  plus  forte  que  le  soldat 
indigène  pour  mettre  les  gens  d'accord,  pour  vaincre 
les  oppositions  intérieures,  les  tendances  sépara- 
tistes. Les  Philistins  fournirent  cet  élément  de 
cimentation  à  Israël.  Ils  ne  faisaient  en  cela  que 
continuer  le  métier  de  mercenaire,  qui  paraît  avoir 
été  leur  premier  état  *.  Vers  le  temps  des  luttes  entre 
l'Assyrie  et  l'Egypte,  ils  furent  écrasés,  comme 
Israël,  par  le  passage  des  grandes  armées.  Ils  eurent 
cependant  une  fortune  singulière.  Plus  rapprochés 
delà  côte,  et  plus  connus  des  Grecs  que  les  Israé- 
lites, ils  donnèrent  leur  nom  au  pays;  la  terre 
d'Israël  fut  désignée  dans  le  monde  sous  le  nom  de 
«  terre  des  Philistins  »,  Palestine  2. 

Il  est  rare  qu'une  grande  influence  exercée  par 
une  nation  sur  une  autre  ne  laisse  pas  sa  trace  dans 
les  mots.  Beaucoup  de  mots  philistins  furent  sans 
doute  introduits  dans  l'hébreu,  à  l'époque  de  David. 
La  langue  des  Philistins  était,  connue  nous  l'avons 


I.  Voir  t.  I»,  p.  157-158. 
%  Ila).au<m>ï).  Hérodote. 


[ivïb  av.  J.-C]  LE   ROYAUME   UNIQUE.  33 

dit !,  un  dialecte  pélasgique,  inclinant  tantôt  vers 
l'hellénique,  tantôt  vers  le  latin.  Nous  sommes 
portés  à  croire  que  c'est  à  cette  influence  profonde 
des  Philistins  sur  Israël,  vers  mille  ans  avant  Jésus- 
Christ,  qu'il  faut  rapporter  l'introduction  dans  la 
langue  hébraïque  de  ces  mots  d'apparence  grecque 
et  latine,  désignant  presque  tous  des  choses  mili- 
taires ou  exotiques,  qui  se  trouvent  dans  les  textes 
les  plus  anciens.  Tels  sont  prbr  ou  prbl 2,  où  je 
crois  reconnaître  le  mot  peribolos,  le  circuit  des 
fortifications  d'une  ville,  la  banlieue;  méfiera,  équi- 
\d.hnlkmachœra,  épée;  peut-être  mehona  qui  serait 
machina  3;  lisha  qui  a  tout  à  fait  le  sens  de  lesché; 
captor,  qui  rappelle  capitul  \  chapiteau,  et  surtout 
ce  singulier  mot  pellex,  avec  le  sens  de  courtisane  5, 
qui  a  fait  partie  des  langues  sémitiques  dès  une 
époque  très  reculée  6. 

1.  Voy.  t.  Ier,  p.  157-158. 

2.  nais,  ins,  ^i"id. 

3.  DjDD,  désignant  les  bases  à  roulettes  des  bassins  du 
temple,  est  ponctué  Til^û  par  les  massorètes  ;  c'est  là  sans 
doute  une  étymologie  artificielle. 

4.  "1DDD  peut  être  pour  ^nDD,  comme  ~D")D  pour  talS. 

5.  C'^D.  On  remarquera  l'analogie  latine  de  plusieurs  de  ces 
mots. 

6.  N'est-il  pas  surprenant  aussi  que  l'endroit  de  Jérusalem 
d'où  s'élevaient  des  exhalaisons  pestilentielles  s'appelât  Aorna  ou 
Averna,  iWlN  (II  Sam.,  xxiv,  16;  ketib  et  Septante  :  'Opvâ)? 

n.  3 


CHAPITRE  IV 


GUERUES    DE    DAVID. 


La  lutte  victorieuse  contre  les  Philistins  et  plus 
encore  l'introduction  d'un  élément  considérable  de 
mercenaires  philistins  donnèrent  à  l'armée  israô- 
lite  une  force  qu'elle  n'avait  jamais  eue  jusque-là. 
Aguerries  par  de  tels  adversaires,  et  renforcées 
d'auxiliaires  qui  leur  apportaient  les  qualités  d'une 
autre  race,  les  bandes  de  David  eurent,  sur  toutes 
les  petites  nations  voisines  du  pays  de  Chanaan,  une 
supériorité  incontestée.  Les  Moabites,  les  Ammo- 
nites, les  Édomites  le  sentirent  cruellement.  Les 
guerres  de  David  avec  ces  peuplades  eurent  un 
caractère  fort  différent  des  campagnes  contre  les 
Philistins.  Celles-ci  ont  quelque  chose  d'épique  et 
de  chevaleresque.  Ce  sont  des  luttes  de  héros 
jeunes,  fiers,  animés  d'un  même  mépris  de  la  vie. 
Les  guerres  contre  les  autres  tribus  sémitiques  sont 


110-20  av.  J.-C.J  LE  ROYAUME   UNIQUE.  3S 

d'une  atroce  férocité.  Avec  les  Philistins,  David  est 
un  Ulysse  ou  un  Diomède,  usant  de  toutes  ses 
supériorités  contre  l'ennemi,  mais  traitant  l'en- 
nemi en  égal.  Avec  les  autres  tribus  hébraïques, 
c'est  un  Agathocle,  faisant  de  la  cruauté  un 
moyen  de  pression.  Ces  guerres  de  Peaux-Rouges 
sont  racontées  par  le  narrateur  contemporain  avec 
une  horrible  impassibilité.  Un  peuple  vaincu  était 
alors  un  dieu  vaincu  ;  pour  lui,  il  n'y  avait  point  de 
pitié. 

On  ignore  le  grief  que  David  avait  contre  Moab, 
pays  dont  il  semble  qu'il  fût  originaire  par  un  côté 
de  sa  généalogie  ,  et  auquel,  dans  la  première  pé- 
riode de  sa  vie,  il  avait  demandé  un  service  essen- 
tiel2. La  guerre  contre  Moab  laissa  des  souvenirs 
dont  la  part  principale,  savoir  l'anecdote  obscure 
des  Ariel  de  Moab,  se  rattachait  à  Benaïah  fils  de 
Joïada  3.  David  agit  envers  une  population  qui  lui 
était  si  proche  parente  avec  une  cruauté  épouvan- 
table. On  fit  coucher  tous  les  Moabites  *  à  terre, 
sur  une  même  ligne  ;  on  les  mesura  au  cordeau; 
on  les  tua  sur  les  deux  tiers  de  la  longueur;  on 

1.  Si  du  moins  la  donnée  fondamentale  du  livre  de  Ruth  o'esi 
pas  fictive. 

2.  Voy.  t.  Ier,  p.  419. 

3.  II  Sam.,  xxiii,  20.  Voir  ci-dessus,  p.  20,  note  3. 
i,  Sans  doute,  il  s'agit  de  l'armée  seulement. 


3b  HISTOIRE  DU   PEUPLE  D'ISRAËL.  [1020  av.  I.-C.J 

laissa  vivre  l'autre  tiers  4.  Moab  fut  réduit  a  l'état 
de  vassalité  et  condamné  au  tribut  envers  Israël. 

Édom  ressentit  aussi  le  poids  des  armes  de 
David2  .  Les  Édomites  furent  défaits  dans  la  vallée 
du  Sel,  au  sud  de  la  mer  Morte.  Le  pays  fut  oc- 
cupé; Édom  devint  sujet  d'Israël.  Joabfut  chargé  de 
l'extermination  de  la  race,  et  s'acquitta  de  cette  mis- 
sion avec  sa  froide  cruauté.  Le  roi  fut  tué  ;  son  fils, 
Hadad  ou  Hadar,  s'enfuit  avec  quelques  officiers 
de  son  père,  à  travers  le  désert  de  Pharan.  Il  en- 
traîna avec  lui  un  grand  nombre  de  Pharanites,  et 
toute  la  bande  vint  en  Egypte,  auprès  du  roi  de  Ta- 
nis.  Hadad  plut  beaucoup  à  ce  prince,  qui  lui  donna 
une  maison,  des  terres,  un  revenu,  et  lui  fit  épouser 
la  sœur  de  sa  femme,  Ahotep-nès 3,  dont  il  eut  un 
fils  nommé  Genubat.  Celui-ci  fut  élevé  dans  le 
palais  du  roi,  avec  les  fils  du  roi  *. 

La  lutte  contre  les  Ammonites  présenta  un  ca- 
ractère particulier  de  gravité,  et  eut  pour  consé- 
quence des  guerres  sur  des  territoires  éloignés, 
qu'Israël  n'avait  jamais  visités  en  armes.  Nahas,  le 

1.  II  Sam.,  vm,  2. 

"2.  11  Sam.,  vm,  13-14  (corrigé  par  le  grec),   en  comparant 
I  Chron.,  xvm,  12,  13;  I  Rois,  XI,  14  et  suiv.  ;Ps.  lx,  titre. 

3.  Le  texte   porte  D^Dnn  mnx.    Il   faut    sans   cloute    lire 

D'asmnK. 

4.  I  Rois,  xi,  14  et  suiv. 


[40-20  av.  J.-C.J  LE   ROYAUME    UNIQUE.  37 

roi  vaincu  par  Saùl,  avait  rendu  des  services  à  David. 
Après  la  mort  de  Nah as, David  envoya  quelques-uns 
de  ses  officiers  offrir  ses  condoléances  à  Hanoun,  fils 
et  successeur  de  Nahas.  Les  chefs  ammonites  furent 
très  malveillants,  soutinrent  que  ces  ambassadeurs 
étaient  des  espions,  chargés  de  préparer  une  atta- 
que contre  Rabbath-Ammon.  Les  envoyés  d'Israël 
eurent  à  subir  les  derniers  outrages.  Les  Ammonites, 
sentant  bien  que  David  tirerait  vengeance  de  l'in- 
jure faite  à  ses  représentants,  cherchèrent  aide  et 
secours  du  côté  des  populations  de  l'Hermon.  Ils 
firent  alliance  avec  les  gens  de  Tob,  avec  le  roi  de 
Maaka  '  ,  et  avec  les  populations  araméennes  de 
Rehob 2  et  de  Soba3,  qui  leur  donnèrent  un  contin- 
gent de  troupes  considérable. 

Ce  fut  une   sorte  de  coalition  des  populations 


l.Le  Maaka  ouBcth-Maakaétaitla  région  du  Jourdain  avant  son 
entrée  dans  le  lac  Houle.  Maaka,  comme  Rehob,  est,  à  l'époque 
de  David,  rangé  parmi  les  peuples  araméens. 

2.  Le  liehob  ou  Beth-Kebob  répond  probablement  au  Ouadi 
Hasbani  ou  région  du  Jourdain  supérieur,  au  pied  de  l'Hermon. 

3.  Le  site  de  l'Aram-Soba  est  douteux;  nous  pensons  que  c'est 
le  Safa,  autrefois  bien  plus  peuplé  qu'aujourd'hui.  L'Aram-Soba 
était  certainement  voisin  de  l'Aram-Dammesk  et  du  pays  d'Am- 
mon.  Cf.  Schrader,  Die  Keilinschriften  und  das  A.  T.,  p.  182- 
183. 11  ne  pouvait  être,  comme  on  l'a  supposé,  dans  le  nord  de  la 
Syrie.  Saul  y  fit  la  guerre.  I  Sam.,  xiv,  47.  Cf.  I  Chron.,xviu,  3. 
Voy.  t.  I,r,  p.  407,  note  i. 


38  HISTOIRE  DU  PEUPLE  D'ISRAËL.   [IMO  «y.  J.-C.J 

à  l'est  et  au  nord  de  la  Palestine,  alarmées  de  la 
force  du  royaume  naissant.  Toute  l'armée  alliée  se 
réunit  devant  Rabbath-Ammon  *.  Les  Ammonites 
défendaient  la  ville  et  ses  portes.  Les  forces  israé- 
liles  s'avancèrent,  sous  le  commandement  de  Joab. 
Cet  habile  capitaine  divisa  son  armée  en  deux 
corps;  l'un  d'eux,  sous  les  ordres  d'Abisaï,  devait 
attaquer  la  ville;  l'autre,  sous  ses  ordres,  devait 
tomber  sur  les  Araméens  disséminés  dans  la  cam- 
pagne. Les  Araméens  se  débandèrent.  Les  Ammo- 
nites, à  cette  vue,  se  renfermèrent  dans  leur  ville. 
Joab  ne  chercha  pas  à  les  forcer  et  rentra  dans  Jéru- 
salem. 

Les  conséquences  de  l'entrée  en  scène  des  popu- 
lations araméennes  de  l'Hermon  et  de  l'Antiliban 
ne  s'arrêtèrent  pas  si  vite.  Les  Araméens  de  Soba, 
de  Damas,  de  Rehob,  de  Maaka,  se  remirent  en 
ligne  contre  Israël 2.  Hadadézer,  roi  d'Aram-Soba, 
était  à  la  tête  de  la  coalition.  Sobak,  son  sar-saba, 

1.  Aujourd'hui  Amman,  sur  la  route  du  pèlerinage  de  la 
Mecque.  Socin,  Pal.,  p.  319. 

2.  II  Sam.,  vin,  3  et  suiv.  ;  x,  15-17.  Ces  deux  passages  sont 
doux  récits  de  la  même  guerre.  Les  essais  pour  faire  de  D^n  un 
nom  do  ville  ont  tous  échoué,  y  compris  la  tentative  de  M.  Sayce 
pour  l'identifier  avec  Alcp  (The  Academy,  1er  sept.  1883).  La 
Mésopotamie  (II  Sam.,  x,  16,  et  Ps.  lx,  2)  n'a  rien  à  faire  ici. 
Rehob,  pris  pour  un  nom  d'homme  (II  Sam.,  vm,  3,  12),  est 
gurement  le  résultat  d'une  confusion. 


IIO-'O  av.  J.-C]  LK   ROYAUME   UNIQUE.  39 

conduisait  l'armée.  David  vint  on  personne  com- 
battre ce  dangereux  ennemi.  Il  passa  le  Jourdain  à 
la  tête  de  toute  l'armée  d'Israël,  et  livra  bataille, 
sans  doute  vers  le  Ledja.  La  victoire  fut  complète; 
Sobak  fut  tué1  .  David  prit,  dit-on,  mille  sept  cents 
cavaliers  et  vingt  mille  hommes  de  pied.  Il  coupa 
les  jarrets  aux  chevaux  de  guerre,  et  n'en  garda 
que  cent  pour  lui.  Jusquc-la,  Israël  n'avait  eu  ni 
cavalerie  ni  chars  armés.  David  jugea  sans  doute 
que  ces  moyens  compliqués  ne  convenaient  pas  à 
ses  gibborim,  restés,  à  beaucoup  d'égards,  fidèles 
aux  anciennes  pratiques  militaires  de  Juda  et  de 
Benjamin. 

L'Ara  m  de  Damas,  l'Aram-Soba,  l'Aram-Maaka, 
et  tous  les  rois  vassaux  de  Hadadézer  devinrent 
sujets  et  tributaires  d'Israël.  David  laissa  par- 
tout des  postes  militaires2.  Ces  pays  araméens 
étaient  fort  riches.  David  prit  les  boucliers  d'or 
des  officiers  de  Hadadézer,  et  les  fit  porter  à  Jéru- 
salem. A  Tébah  et  à  Berothaï 3,  villes  de  Hadadézer, 
David  trouva  une  très  grande  quantité  d'airain, 

1.  Il  semblerait  résulter  de  II  Sam.,  vm,  3  (cf.  I  Chron.,  xvm, 
3)  que  David  fit  une  pointe  vers  l'Euphrate.  Le  passage  est 
obscur;  en  tout  cas,  il  n'a  pas  de  valeur  historique. 

2.  II  Sam.,  vm,  14.  Prendre  garde  aux  confusions  de  D1N  et 
DTK.  Comp.,  II  Sam.,  VIII,  13,  et  Ps.  iaxvi,  Il  (Gra)tz). 

3.  Villes  inconnues,  du  côté  du  Safa.  Cf.  Gen.,  xxn,  24. 


40  HISTOIRE  DU   PEUPLE  D  ISRAËL.  [1090 ev.  J.-C.J 

dont  il  s'empara.  Les  valeurs  d'une  ville  ou  d'une 
nation,  à  cette  époque,  consistaient  principalement 
en  ustensiles  d'or  et  d'airain.  Les  contributions 
de  guerre  se  payaient  par  l'enlèvement  des  vases 
de  bronze,  qu'on  cisaillait  pour  les  rendre  trans- 
portables *  . 

Toi,  roi  de  la  ville  chananéenne  de  Hamath, 
adversaire  de  Hadadézer,  ayant  appris  la  victoire  de 
David,  envoya  son  fils  Hadadram  pour  le  féliciter. 
Hadadram,  apportait  avec  lui  des  objets  d'or,  d'ar- 
gent et  d'airain,  qui  allèrent  également  grossir  le 
trésor  de  Jérusalem2 . 

Cette  expédition  d'Aramée  frappa  beaucoup  les 
esprits,  et,  à  son  retour,  David  éleva  un  monument, 
sans  doute  à  Jérusalem,  pour  en  conserver  le  sou- 
venir3 .  Le  cercle  des  relations  d'Israël  s'étendait; 
on  entrevoyait  des  mondes  placés  en  dehors  de 
l'horizon  visuel  des  anciens  Israélites.  Le  champ  de 
l'expédition  avait  été  assez  restreint.  David  n'avait 
pas  dépassé  le  cercle  araméen  du  nord  de  la  Pales- 
tine, Soba,  Damas,  Maaka,  Rehob;  mais  le  bruit 
d'Israël  avait  été  jusqu'à  l'Oronle;  Hamath  s'en 

i.  II  Rois,  xxv,  13  ;  Corpus  inscr.  semit.,  Ire  partie,  n°  5. 

2.  II  Sam.,  vill,9etsuiv.;l  Chron.,xvin,9  etsuiv.(D"Tinpour 

o*mn). 

3.  II  Sam.,  vin,  13,  sens  douteux. 


[1020  av.  J.-C]  LE    ROYAUME   UNIQUE.  « 

était  ému .  On  commença  à  parler  de  pays  qui  avaient 
été  inconnus  jusque-là. 

L'imagination  s'en  mêla,  et,  plus  tard,  on  préten- 
dit que  David  avait  été  jusqu'à  l'Euphrate,  parcou- 
rant en  triomphateur  des  pays  qui  ne  virent  jamais 
un  gibbor.  C'étaient  là  des  exagérations;  les  armes 
israélites  s'arrêtèrent  vers  le  Nord,  à  Hasbeya 
ou  Rasclieya;  du  côté  de  l'Est,  elle  ne  dépassèrent 
point  Damas,  la  région  des  tells  et  le  Safa1 . 

Les  Araméens  vaincus  cessèrent  de  secourir  les 
Ammonites.  L'année  suivante,  «  au  moment  où  les 
rois  ont  coutume  de  sortir  de  leurs  villes  pour  se 
mettre  en  campagne  » ,  David  envoya  Joab  au  delà  du 
Jourdain  avec  toute  l'armée  d'Israël.  Joab  ravagea 
le  pays  d'Ammon,  et  mit  le  siège  devant  Rabbath- 
Ammon2  .  Il  prit  sans  beaucoup  de  peine  la  ville 
basse,  située  sur  le  bord  de  l'eau.  Il  lui  restait  à 
prendre  la  ville  haute,  avec  la  résidence  royale. 
Joab,  par  une  adulation  qui  montre  à  quel  point 
la  royauté  était  déjà  fondée  en  Israël,  fit  prévenir 
David  ;  «  pour  que  ce  ne  soit  pas  mon  nom,  aurait-il 


i.  Le  passage  II  Sam.,  vin,  3,  est  obscur;  le  passage  I  Chron., 
XVIII,  3,  l'explique  d'une  manière  arbitraire.  De  bonne  heure,  on 
perdit  la  notion  vraie  de  la  situation  de  Soba,  et  c'est  ce  qui  fit 
supposer  des  expéditions  de  David  dans  le  nord  de  la  Syrie. 

2.  Notez  que  II  Sam.,  XI,  1.  et  xn,  2l>.  se  font  suite. 


48  HISTOIRE  DU  PEUPLE  D^ISRAËL.   [1020  av.  J.-C  ] 

ajouté,  qui  soit  prononcé  à  ce  sujet  ».  David  vint  et 
prit  la  ville.  Il  enleva  la  couronne  d'or,  enrichie 
de  pierres  précieuses,  de  dessus  la  tête  du  roi  vaincu 
et  la  mit  sur  la  sienne.  Le  butin  fut  immense.  On  fit 
sortir  tout  le  peuple,  et  on  le  massacra  de  la  façon 
la  plus  cruelle.  Les  uns  furent  sciés,  les  autres  mis 
sous  des  herses  de  1er  ou  des  faux  de  fer,  qu'on 
promena  sur  eux;  d'autres  furent  jetés  dans  les 
fours  à  briques.  Toutes  les  villes  d'Ammon  su- 
birent le  même  traitement. 

La  cruauté  a  toujours  fait  partie  de  la  guerre  en 
Orient.  La  terreur  y  est  considérée  comme  une 
force.  Les  Assyriens,  dans  les  bas-reliefs  des  pa- 
lais, représentent  les  supplices  des  vaincus  comme 
un  acte  glorieux.  Le  royaume  des  saints,  d'ailleurs, 
ne  fut  pas  fondé  par  des  saints.  Rien  encore,  à 
l'époque  où  nous  sommes,  ne  désignait  Israël  pour 
une  vocation  spéciale  de  justice  et  de  piété. 

On  atout  à  fait  faussé  l'histoire,  en  présentant 
David  comme  le  chef  d'un  royaume  puissant,  ayant 
à  peu  près  embrassé  toute  la  Syrie  \  David  fut  roi  de 
Juda  et  d'Israël;  voilà  tout.  Les  peuples  voisins, 
hébreux,  chananéens,araméens,  philistins,  jusqu'à 
la  hauteur  de  l'IIermon  et  jusqu'au  désert,  furent 

1.  Notez  la  conception  du  royaume  de  David  dans  Ames,  IX,  12. 


[10-20  av.  J.-C]  LE    ROYAUME  UNIQUE.  43 

vigoureusement  assujettis,  et  plus  ou  moins  ses 
tributaires.  En  réalité,  sauf  peut-être  la  petite  ville 
de  Siklag1,  David  ne  lit  aueune  annexion  de  pays 
non  Israélite  au  domaine  Israélite.  Les  Philistins, 
les  Édomites,  les  Moabites,  les  Ammonites,  les 
Aramccnsde  Soba,  de  Damas,  de  Rehob,deMaaka, 
furent  après  lui  ce  qu'ils  avaient  été  auparavant, 
seulement  un  peu  affaiblis.  La  conquête  n'était  pas 
dans  l'esprit  israélite.  La  prise  de  possession  des 
terres  chananéennes  paraissait  un  fait  d'un  autre 
ordre.  On  s'habituait,  déplus  en  plus,  à  l'envisager 
comme  l'exécution  d'un  décret  de  Iahvé.  Ce  décret 
ne  s'étendant  pas  aux  terres  d'Édom,  de  Moab, 
d'Ammon,  d'Aram,  on  se  croyait  autorisé  à  traiter 
les  Édomites,  les  Moabites,  les  Ammonites,  les  Ara- 
méens  avec  la  dernière  dureté,  à  leur  enlever  leurs 
richesses  métalliques,  leurs  objets  de  prix,  mais 
non  à  prendre  leur  terre  2,  ni  à  changer  leur  dyna- 
stie. Aucun  des  procédés  des  grands  empires 
à  la  façon  assyrienne  n'était  connu  de  ces  petits 
peuples,  à  peine  sortis  de  l'état  de  tribu.  Ils  étaient 
aussi    cruels  qu'Assur,    mais    infiniment   moins 

i.  Les  hésitations  sur  l'attribution  de  Siklag  aux  tribus  de 
JucV.  ou  de  Siraéon  (Josué,  xv,  31  ;  xix,5)  sont  la  preuve  d'une 
rédaction  po.-térieure  à  David. 

2.  Juges,  XI. 


44  HISTOIRE  DU   PEUPLE  D'ISRAËL.   [1015  av.  J.-C] 

politiques  et  moins  capables  d'un  plan  général. 
L'impression  produite  par  l'apparition  de  cette 
royauté  nouvelle  n'en  fut  pas  moins  extraordinaire. 
L'auréole  de  David  resta  comme  une  étoile  au  front 
d'Israël.  Nous  avons  si  peu  de  poésies  de  ces  temps 
reculés,  que  la  gloire  de  David  ne  nous  est  arrivée 
que  par  des  chants  bien  postérieurs .  Un  écho  de  l'an- 
cien lyrisme  nous  est  cependant  parvenu  dans  les 
cantiques  traditionnels,  où  presque  toujours  le  nom 
de  Juda  provoque  une  explosion  d'enthousiasme. 

Juda,  toi,  tes  frères  te  loueront  ', 

Ta  main  sera  sur  la  nuque  de  tes  ennemis, 

Les  fils  de  ta  mère  se  prosterneront  devant  toi 

C'est  un  petit  de  lion  que  Juda; 
Tu  montes  repu  du  carnage,  ô  mon  fil»  ; 
Le  voilà  qui  s'étend,  qui  se  couche, 
Comme  un  lion,  comme  une  lionne  ; 
Qui  osera  le  réveiller  ? 

Le  bâton  ne  sortira  pas  de  Juda, 
Ni  le  sceptre  d'entre  ses  pieds, 
Jusqu'à  ce  que  vienne  le  pacificateur', 
Auquel  toutes  les  tribus  obéiront. 

Il  attache  son  âne  à  la  vigne  a, 

Au  plan  de  Soreq  le  fils  de  son  ânesse; 

1.  Jeu  de  mots  étymologique. 

2.  Traduction  conjecturale.  Le  texte  est  probablement  altéré, 

3.  Juda  est  si  riche  qu'il  gâche  les  choses  précieuses  d'un» 
manière  insensée. 


[1015  av.  J.-(.|  LE  ROYAUME    UNIQUE.  45 

Il  lave  son  vêtement  dans  le  vin, 
Dans  le  sang  du  raisin  sa  tunique; 

Les  yeux  rouges  de  vin, 

Les  dents  blanches  de  lait1. 

Les  oracles  rythmés  de  Balaam  étaient  comme  des 
cadres  ouverts  où  toutes  les  fortes  émotions  natio- 
nales inséraient  leur  expression.  On  cita,  parmi  les 
paraboles  du  prophète  araméen,  la  strophe  que 
voici2 : 

Je  le  vois;  mais  ce  n'est  pas  encore; 
Je  l'entrevois,  mais  non  de  près. 

Une  étoile  se  lève  3  de  Jacob, 
Un  sceptre  sort  d'Israël. 

Il  broie  les  cantons  de  Moab, 
Il  écrase  tous  les  orgueilleux  ♦. 

Édom  sera  sa  possession, 
Ses  ennemis  lui  seront  soumis, 
Israël  remportera  la  victoire, 
Jacob  dominera  sur  eux  tous, 
Et  perdra  les  restes  de  Seïr5. 

1.  Gen.,  xlix,  8-12. 

2.  Nombres,  xxiv,  17-19. 

3.  Lisez  mï,  au  lieu  de  "pi. 

4.  n*y  est  impossible.  Peut-être  DXtt. 

5.  Les  versets  18  et  19  sont  pleins  de  fautes.  Je  lis  "Pi**"  pour 
"),;,,r,  au  verset  19;  je  le  supprime  comme  dittologitjue  au  v.  18. 
Au  second  membre  de  ce  verset,  n©T  paraît  aussi  dittologique. 
Au  commencement  du  v.  19,  il  faut  sûrement  lire  apjn  D1T1  au 
lieu  de  ^pi^D  T^l. 


46  HISTOIRE  DU  PEUPLE  D'ISRAËL.  [1015  *y.  J.-C.J 

Certes,  il  n'est  pas  impossible  que  David,  qui 
avait  du  goût  pour  la  poésie,  ait  composé  quelques 
chants  exprimant  son  allégresse  triomphale  et  sa 
reconnaissance  envers  Iahvé.  Mais  aucun  des 
Psaumes  ne  paraît  sérieusement  pouvoir  lui  être 
attribué.  Une  exception  semblerait  devoir  être  faite 
pour  le  Psaume  xviii,  qu'on  lui  prêtait,  au  moins 
dès  le  temps  d'Ëzéchias  *.  La  plus  grande  partie 
de  ce  morceau  est  l'ouvrage  d'un  anavite  ou  pié- 
tiste.  Il  y  a  cependant  quelques  versets  dont  on 
peut  dire  que,  s'ils  ne  sont  pas  de  David,  David  du 
moins  en  a  dû  souvent  proférer  de  semblables.  — 
Un  fragment,  répété  dans  deux  Psaumes 2,  aurait 
plus  de  chance  de  nous  représenter  une  éructation 
poétique  du  temps  du  premier  roi  d'Israël  : 

Dieu  a  dit  en  son  sanctuaire  : 

Or  sus!  je  veux  nie  partager  Sichem, 

Mesurer  au  cordeau  la  vallée  de  Succuth. 

A  moi  Galaad!  à  moi  Manassél 
Éphraïm  est  la  tour  crénelée  de  ma  tê»e, 
Juda  est  mon  sceptre. 

Moab  est  le  bassin  où  je  lave  mes  pied»; 

1.  II  Sam.,  xxn. 

2.  Ps.,  lx,  8-11;  gviii,  8-11.  Les  tentations  qu'on  pounvlt 
avoir  d'attribuer  à  David  le  Ps.  ex  ne  doivent  pas  être  écoutées. 
La  question  sera  traitée  dans  le  t.  III. 


(NH5  av.  J.-C,]  LE   ROYAUME  UNIQUE.  47 

Sur  Édom,  je  jette  ma  sandale  *  ; 

Sur  les  Philistins  je  pousserai  des  cris  de  liiomphc. 

Qui  me  conduira  à  la  ville  forte  a? 
Qui  saura  me  mener  à  Édom? 

Pendant  des  siècles,  ce  genre  dithyrambique, 
fondé  sur  la  sonorité  des  noms  géographiques  et 
l'agencement  hnbile  d'un  oetit  nombre  de  mots 
poétiques,  continua  de  fleurir,  presque  dans  les 
mômes  termes,  chez  les  nations  sémitiques  de  la 
Syrie.  La  date  de  pareils  poèmes  est  souvent  difficile 
à  assigner,  et  elle  est  presque  indifférente  à  savoir. 
Que  le  petit  morceau  que  nous  venons  de  citer  soit 
ou  ne  soit  pas  de  David,  cela  n'a  pas  grande  portée, 
puisque,  si  David  ne  composa  pas  mot  pour  mot  ce 
morceau  tel  qu'il  est,  il  chanta  ou  plutôt  il  déclama 
d'une  manière  qui  avait  avec  ledit  morceau  la  plus 
complète  analogie. 

I  En  guise  de  prise  de  possession. 
2.  feut-étrePétra. 


CHAPITRE  V 


LA    BELIGlûN    SOUS    DAV.'ii. 


Le  règne  de  David  marqua  dans  le  progrès  du 
iahvéisme  un  pas  considérable  '.  David  paraît 
avoir  été  un  serviteur  de  Iahvé  bien  plus  exclusif 
que  Saul.  Iahvé  est  son  protecteur;  il  n'en  veut  pas 
d'autre.  Il  a  un  pacte  avec  Iahvé,  qui  doit  lui  don- 
ner la  victoire  sur  ses  ennemis,  en  retour  de  l'as- 
siduité de  son  culte.  Pas  un  mouvement  de  piété 
pure  ne  paraît  s'être  fait  jour  dans  cette  âme 
essentiellement  égoïste  et  iermèe  à  toute  idée  dés- 
intéressée. Entre  David  et  Iahvé,  comme  entre 
Mésa  et  Gamos  2,  il  y  a  un  prêté-rendu  d'une  exac- 

1.  La  partie  religieuse  du  règne  de  David  ne  nous  est  connue 
qu<'  par  des  documents  postérieurs  de  trois  cents  ans  à  peu  près. 
Il  n'en  faut  tenir  compte  que  pour  le  fait  de  la  translation  de 
l'arche  à  Sion,  qui  pourrait  presque  se  conclure  de  l'érection  du 
temple  de  Salomon. 

S.  Inscription  de  Daibon. 


[101S  av.  J.-C.J  LE   HOYACME   GNIQUfi.  49 

titude  absolue.  Iahvé  est  un  dieu  fidèle,  solide,  sûr; 
David  est  un  serviteur  fidèle,  solide,  sûr  *.  Les  succès 
de  David  sont  les  succès  de  Iahvé.  La  fondation  du 
nouveau  royaume  fut  de  la  sorte  censée  être  une 
œuvre  de  Iahvé.  Le  iahvéisme  et  la  dynastie  davi- 
dique  se  trouvèrent  intimement  associés. 

Nul  sentiment  moral,  du  reste,  chez  Iahvé,  tel 
que  David  le  connaît  et  l'adore.  Ce  dieu  capricieux 
est  le  favoritisme  même  ;  sa  fidélité  est  toute  maté- 
rielle; il  est  à  cheval  sur  son  droit  jusqu'à  l'ab- 
surde. Il  se  monte  contre  les  gens,  sans  qu'on  sache 
pourquoi.  Alors  on  lui  fait  humer  la  fumée  d'un 
sacrifice,  et  sa  colère  s'apaise2.  Quand  on  a  juré 
par  lui  des  choses  abominables,  il  tient  à  ce  qu'on 
exécute  le  hérem.  C'est  une  créature  de  l'esprit  le 
plus  borné  ;  il  se  plaît  aux  supplices  immérités. 
Quoique  le  rite  des  sacrifices  humains  fut  antipa- 
thique à  Israël,  Iahvé  se  plaisait  quelquefois  à  ces 
spectacles.  Le  supplice  des  Saùlides,  à  Gibéa,  est 
un  vrai  sacrifice  humain  de  sept  personnes,  ac- 
compli devant  Iahvé,  pour  l'apaiser  3.  Les  «  guerres 


1.  Notez  les  sens  du  mot  jCX,  également  applicable  à  Dieu  et 
i  l'homme. 

c2.  I  Sam.,  XXVI,  19. 

3.  II  Sam.,  xxi,  6,  9,  nw  ^D1?,  mrr1?.  Comp.  ©D31?  fin. 
luscriutioa  de  Mésa,  lignes  11-12. 

*    lu  * 


50  HISTOIRE  DU   PEUPLE  D'ISRAËL.  [1015  av.  J.-C.] 

de  Ialivé  »  finissent  toutes  par  d'affreux  massacres 
en  l'honneur  de  ce  dieu  cruel  *. 

De  cette  préférence,  hautement  proclamée  et 
presque  affectée,  pour  Iahvé,  s'ensuivait-il,  de  la 
part  de  David,  une  négation  formelle  des  autres 
dieux?  Non  certes.  Un  très  ancien  narrateur  2  lui 
met  dans  la  bouche,  quand  il  est  persécuté,  un 
discours  où  il  maudit  ses  ennemis,  qui,  en  le  chas- 
sant du  pays  de  Iahvé,  le  forceront  à  servir  des 
dieux  étrangers  ;  tant  il  était  reçu  qu'on  pratiquait 
la  religion  du  pays  où  l'on  entrait.  Durant  son  règne, 
David  ne  paraît  pas  avoir  commis  un  seul  acte  d'in- 
tolérance religieuse.  Iahvé  ordonne  quelquefois  des 
massacres,  des  actes  sauvages3;  niais  il  n'est  pas 
encore  jaloux,  fanatique  de  son  culte  exclusif, 
comme  il  le  sera  plus  tard.  Pas  une  des  atrocités 
que  Iahvé  conseille  à  David  n'a  pour  but  de  chasser 
un  dieu  rival.  Bethsabée  etBenaïah  parlent  à  David 
de  Iahvé  comme  de  son  patron  ou  de  son  dieu 
domestique,  jamais  comme  du  dieu  absolu  :  «  Iahvé, 
ton  Dieu...;  Iahvé,  le   dieu  de  monseigneur  le 


i.  Comparer  Mésa,  lignes  16-18. 

2.  I  Sam.,  xxvi,  19. 

3.  Noter  surtout  l'épisode  du  recensement  (II  Sam.,  xxiv,  fort 
ancien,  du  même  auteur  que  le  cli.  xxi,  où  est  raconté  l'épisode 
des  Saùlides  crucifiés). 


Lioi;.  av.  J.-C.)  LE  ROYAUME   UNIQUE.  5| 

roi l...»  Aucune  dénomination  cjivine  o'était  encore 

exclusive  des  autres.  Parmi  les  noms  des  fils  de 
David,  il  en  est  plusieurs  où  Ton  mettait  indiffé- 
remment Baal  ou  El.  Ainsi  celui  qui  est  appelé 
Éliada  dans  certains  textes  historiques,  est  nommé 
dans  d'autres  Baaliada  2. 

On.peut  comparer  une  telle  situation  religieuse  à 
celle  d'un  franciscain  exalté  du  moyen  âge.  Aux 
yeux  de  ses  fidèles,  François  d'Assise  avait,  sur  tous 
les  autres  patrons  célestes,  une  immense  supério- 
rité. Le  dévot  de  saint  François  ne  perdait  pas  une 
occasion  de  déclarer  qu'il  ne  voulait  pas  de  protec- 
tion en  dehors  de  celle  de  saint  François,  que  toutes 
les  protections  lui  paraissaient  peu  de  chose  auprès 
de  celle-là,  qu'il  voulait  devoir  son  salut  à  saint 
François  tout  seul;  assertions  qui  l'entraînaient  à 
une  sorte  de  dédain  apparent  pour  le  commun 
des  bienheureux.   Gela  impliquait-il,   cependant, 
que,  dans  sa  pensée,  il  fallût  détruire  les  églises  des 
autres  saints,  les  chasser  du  paradis?  Non;  c'était 
l'expression  ardente  d'une  adulation  qui  impliquait 
bien  dans  la  forme  quelque  chose  de  peu  flatteur 
pour  la  foule  des  personnages  surhumains,  mais  non 
la  négation  directe  de  leur  existence.  Le  francis- 

1.  I  Rois,  i,  15  et  suiv.,  37  et  «uir. 

2.  Voy.  1. 1",  p.  398,  450. 


52  HISTOIRE   DU   PEUPLE   D'ISRAËL.    MOIS  av.  J.-C.J 

cain  le  plus  convaincu  n'en  invoquait  pas  moins 
saint  Roch  en  temps  de  peste,  ou  saint  Nicolas  en 
ses  voyages  de  mer.  Ainsi  David  put  très  bien  n'avoir 
ostensiblement  le  culte  que  d'un  seul  dieu  protec- 
teur, sans  trouver  mauvais  qu'un  de  ses  fils  s'ap- 
pelât Baaliada,  ni  qu'on  sacrifiât  à  Milik  sur  les 
hauteurs  voisines  de  Jérusalem,  ni  que,  tour  à 
tour,  dans  un  même  endroit,  on  sacrifiât  à  Iahvc, 
à  Baal  et  à  Milik.  Sur  les  cachets  hébreux  prove- 
nant de  Jérusalem,  et  qui  paraissent  remonter  aux 
temps  anciens  de  la  royauté,  le  composant  Milik  se 
présente  souvent f. 

Ce  n'est  pas  directement,  d'ailleurs,  cest  indi- 
rectement et  par  voie  de  conséquence  que  David 
exerça  une  influence  de  premier  ordre  sur  la  direc- 
tion religieuse  d'Israël.  Par  la  construction  de  Jéru- 
salem, il  créa  la  future  capitale  du  judaïsme,  la 
première  ville  sainte  du  monde.  Gela  ne  fut  guère 
dans  ses  prévisions.  Sion  et  les  lourds  bâtiments 
qui  la  couronnaient  furent  pour  lui  une  forteresse, 
rien  de  plus.  Cependant  il  posa  la  condition  de  la 
destinée  religieuse  de  cette  colline  ;  car  il  commença 
d'y  centraliser  le  culte  national.  Iahvc  s'acheminait 

1.  De  Vogué  :  Mél.  d'arch.  orient.,  p.  138  ;  Lévy  (de  Breslau), 
Gemmen,  p.  38,  44;  Clermont-Ganneau,  dans  le  Journal  asiat., 
mars  1883,  p.  130 


[1015  av.  J.-C.l  LE   ROYAUME   UNIQUE.  .r.3 

lentement  vers  la  colline  qu'il  avait  choisie.  Grâce  à 
David, l'arche  d'Israël  trouva  sur  la  colline  de  Sion 
la  fin  de  ses  longues  pérégrinations. 

Nous  avons  laissé  le  meuble  sacré  à  Kiriat-Ioarim, 
dans  la  maison  d'Abinadab,  sur  la  hauteur.  Par 
suite  de  la  funeste  bataille  d'Afek  \  l'arche  avait  été 
perdue  pour  Silo  et  la  tribu  d'Éphraïm,  qui  l'a- 
vaient gardée  auparavant.  David  tenait  essentielle- 
ment à  doter  sa  nouvelle  capitale  de  cet  objet,  dont 
l'importance  politique  ne  pouvait  échapper  à  son 
esprit  clairvoyant.  La  cérémonie  de  translation  fut 
solennelle  2.  La  distance  de  Kiriat-Iearim  à  Jéru- 
salem est  d'environ  deux  lieues.  On  fit  un  char  neuf, 
sur  lequel  on  mit  le  précieux  coffre  avec  ses  keroub  : 
des  boeufs  le  traînaient.  Les  deux  fils  d'Abinadab, 
Uzzaet  Ahio,  marchaient  en  tête.  David  et  le  peuple 
dansaient  devant  Iahvé,  au  son  des  cinnors,  des 
harpes,  des  tambourins,  des  sistres  et  des  cymbales. 

Iahvé  était  un  dieu  terrible;  on  se  rappelait  que 
les  Philistins  n'avaient  pas  voulu  garder  chez  eux 
cet  hôte  redoutable,  et  l'avaient  renvoyé  pour  qu'il 
devînt  ce  qu'il  voudrait.  Un  accident  qui  survint 
dans  le  cortège  troubla  l'enthousiasme  joyeux.  Un 

l.Voy.  t.  I",  p.  377. 

2.  II  Sam.,  vi,  récit  vrai  au  fond,  entouré  de  circonstances 

légendaires. 


54  HISTOIRE  DU   PEUPLE  D'ISRAËL.   [i(M5  av.  J.-C] 

des  fils  d'Abinadab,  ou  peut-être  simplement  un 
des  hommes  du  cortège,  tomba  évanoui,  et,  dit-on, 
mourut.  Cela  parut  une  marque  du  mécontente- 
ment de  Iahvé.  On  s'arrêta.  «  David  eut  peur  de 
Iahvé  ce  jour-là,  »  et,  ne  voulant  point  amener 
l'arche  à  Sion,  il  la  fit  déposer  dans  la  maison  d'un 
certain  Obédédom  ',  qui  devait  être  située  vers  les 
abords  nord-ouest  de  la  ville  actuelle.  Obédédom 
était  un  de  ces  Gattites  qui  s'étaient  attachés  à  la 
fortune  de  David.  Sa  qualité  de  non  israélite  faisait 
peut-être  croire  que  Iahvé  serait  moins  exigeant  et 
moins  sévère  envers  lui  qu'envers  ceux  qui  avaient 
à  son  égard  un  pacte  plus  spécial;  peut-être  aussi 
Obédédom,  étranger  à  la  religion  de  Iahvé,  fut-il 
moins  effrayé  que  les  autres  des  responsabilités  qu'il 
encourait,  et  laissa-t-il  faire. 

L'accident  de  la  route  donna  bien  vite  naissance 
à  des  légendes.  On  raconta  qu'Uzza,  ayant  vu  les 
bœufs  broncher  et  l'arche  sur  le  point  de  tomber, 
porta  la  main  pour  la  soutenir.  Or  Iahvé  ne  souffrait 
pas  plus  d'être  touché  que  regardé.  Il  n'aimait  pas 
qu'on  se  mêlât  de  ses  affaires,  même  pour  l'aider. 
Il  frappa  de  mort  l'indiscret.  On  fit  des  remarques 

1.  Nom  singulier.  11  faut  peut-être  lire  Abdadam.  Cf.  Corpus 
inscr.  setnit.,  lrC  partie,  n°  295,  et  Journal  asiat.,  avril-juin 
1887,  p.  469-471  (Berger). 


[1015  av.  J.-C]  LE   ROYAUME   UNIQUE.  55 

sur  les  noms  de  lieux.  L'endroit  où  l'accident  était 
arrivé  s'appelait  Pérès-Uzza,  et  il  y  avait  là  une  aire 
dite  Gorn-Nakon  ou  Gorn-Kidon,  noms  auxquels  on 
trouva  des  sens  fâcheux. 

L'arche  resta  trois  mois  dans  la  maison  d'Obédé- 
dom,  et  fut  pour  cette  maison  une  source  de  bé- 
nédictions. David  alors  se  ravisa,  et,  voyant  que  le 
coffre  portait  bonheur,  le  voulut  près  de  lui,  dans 
sa  ville  de  Sion.  La  distance  était  très  peu  considé- 
rable. David  organisa  une  translation  à  bras,  plus 
solennelle  encore  que  la  première,  et  dont  on  ra- 
conta également  des  merveilles.  De  six  pas  en  six 
pas,  on  immolait  un  taureau  et  un  veau  gras. 
David,  revêtu  d'un  éfod  de  lin,  dansait  de  toute 
sa  force  devant  Iahvé.  Le  peuple  dansait,  criait, 
sautait  à  l'entour,  au  son  des  trompettes  et  des 
instruments.  L'arche  fut  ainsi  amenée  jusqu'à 
Sion,  où  on  lui  avait  préparé  une  tente,  sans  doute 
dans  le  millo,  à  côté  du  palais  '. 

On  sent  encore  le  rythme  de  ces  danses  sacrées 
dans  un  cantique,  renianié  à  plusieurs  reprises,  qui 
nous  a  été  conservé  dans  le  livre  des  Psaumes.  Le 
début  du  cantique  nous  reporte  aux  temps  les  plus 
antiques  du  culte  d'Israël8  : 

1.  II  Sam.,  vi,  17. 

2.  Ps.  lxviii,  Voy.  t.  I",  p.  194,  207-208.  Quelques-unes  dei 


56  HISTOIRE  DU   PEUPLE   D'ISRAËL.  [1015  av.  J.-C.l 

Que  Dieu  se  lève,  et  que  ses  ennemis  se  dissipent1;  que 
ceux  qui  le  haïssent  fuient  devant  sa  face.  Comme  disparaît 
la  fumée,  qu'ils  disparaissent;  comme  la  cire  se  fond  à  l'as- 
pect du  feu,  ainsi  périssent  tes  adversaires,  ô  Ialivé  !... 

Chantez  à  Iahvé,  célébrez  son  nom.  Aplanissez  la  voie  à 
celui  qui  s'avance  sur  son  char  dans  la  plaine.  Iah  est  son 
nom  ;  dansez  devant  lui. 

0  Dieu,  quand  tu  sortis  à  la  face  de  ton  peuple,  quand  tu 
t'avanças  dans  le  désert,  la  terre  trembla,  les  cieux  se  fon- 
dirent, à  la  vue  de  Dieu...  ce  Sinaï...  à  la  vue  du  dieu 
d'Israël. 

Montagnes  de  Dieu,  montagnes  de  Basan;  montagnes  aux 
sommets  dentelés,  montagnes  de  Basan,  pourquoi  jalousez- 
vous,  montagnes  dentelées,  la  montagne  où  Iahvé  a  choisi 
de  demeurer.  Oui,  il  y  demeurera  durant  toute  l'éternité. 

Char  de  Dieu...  myriades  et  milliers  d'Israël a,  le  Seigneur 
vient3  du  Sinaï  dans  le  sanctuaire... 

Le  monde  a  vu  ta  marche  triomphale,  ô  Dieu,  la  marche 
de  mon  Dieu,  de  mon  roi,  dans  son  sanctuaire. 

En  tète,  sont  les  chanteurs,  puis  viennent  les  joueurs 
d'instruments,  au  milieu  des  jeunes  filles  battant  du  tam- 
bour. 

Dans  vos  groupes,  bénissez  Dieu,  bénissez  Iahvé,  vous 
tous  qui  êtes  de  la  source  d'Israël. 

Ici,  le  petit  Benjamin,  qui  dirige  les  autres  ;  ici,  les  princes 

strophes  qui  suivent  peuvent  aussi  avoir  servi  pour  l'inaugura- 
tion du  temple  sous  Salomon.  Le  psaume  eu  question  paraît  com- 
posé de  fragments  liturgiques  de  diverses  époques. 

1.  Voir  t.  1er,  p.  207  etsuiv. 

2.  Lisez  sûrement  btt-W  ^D^K.  C«mp.  Nombres,  x,  36.  Voy. 
t.  1er,  p.  208,  note  2. 

3.  Lisez  i^DD  N2.  Cf.  Deut.,  xxxm,  2. 


[1015  av.  J.-C.J  LE   ROY  AU  M  E   UNIQUE.  57 

de  Juda  et  leur  troupe;  là,  les  princes  de  Znbulon,  les  princes 
de  Nephtali... 

Planez  la  route1  à  celui  qui  roule  son  char  sur  la  voûte 
des  cieux  éternels.  Quand  il  fait  éclater  sa  voix,  c'est  une 
voix  forte. 

Sa  puissance  s'étend  sur  Israël,  sa  force  sur  les  nuées. 


On. offrit  de  nombreux  sacrifices.  On  distribua 
des  pains,  des  gâteaux  de  raisins  secs,  les  viandes 
des  sacrifices,  et  tout  le  monde  fut  rassasié.  Les 
femmes  et  le  peuple  furent  enchantés  de  voir  David 
danser  avec  eux.  Les  dames  du  harem,  au  con- 
traire, ne  purent  s'empêcher  de  sourire.  Au  moment 
où  l'arche  entra  dans  la  ville  de  David,  Mikal,  la 
fille  de  Saul,  regardait  par  la  fenêtre  du  palais,  et 
vit  son  mari  sauter  devant  Iahvé,  selon  l'usage 
antique,  à  la  grande  joie  des  servantes  et  des 
petites  gens.  En  le  retrouvant,  elle  eut  des  railleries 
arriéres,  auxquelles  David  répondit  fort  sensément: 
«  J'aime  mieux  ce  qui  me  relève  aux  yeux  des  ser- 
vantes que  ce  qui  me  préserverait  du  ridicule  à  vos 
yeux,  »  On  prétendit  que,  si  Mikal  n'eut  pas  d'en- 
fants, ce  fut  à  cause  du  peu  de  respect  qu'elle  té- 
moigna en  cette  circonstance  pour  Iahvé. 

Cette  jolie  légende  paraît  être  éclose  dans  le 

'.  Versets  33-34,  lise»  33")S  I^D. 


58  HISTOIRE   DU   PEUPLE   D'ISRAËL.   [d015a*.  J.-&) 

monde  prophétique  du  temps  d'Ézéchias.  Elle 
semble  répondre  à  l'antipathie  des  femmes  de 
la  cour  pour  les  dévotions  iahvéiques,  et  à 
l'espèce  de  respect  humain  qui  empêchait  les 
gens  du  monde  de  s'y  livrer.  Si  David  fit  à  Mikal 
la  réponse  que  l'on  dit,  il  eut  certes  mille  fois 
raison.  Par  l'installation  de  l'arche  à  Jérusalem, 
il  venait  d'accomplir  un  acte  de  politique  d'im- 
portance capitale. 


CHAPITRE  VI 


l'arche  a  sion. 


A  partir  du  jour  où  l'arche  devint  ainsi  sa  voisine 
et  presque  sa  vassale,  David  fut  essentiellement 
l'homme  de  Iahvé  et  d'Israël.  Sa  royauté  prit  un 
caractère  religieux  que  n'avait  pas  eu  celle  de  Saùl. 
David  fut  l'élu  de  Iahvé  par  excellence  ;  sa  fonction 
devint  une  lieutenance  de  Iahvé.  L'idée  de  la 
royauté  de  droit  divin  était  fondée.  Tout  fut  permis 
au  roi,  qui  donnait  à  Iahvé  un  établissement  stable, 
à  la  porte  de  sa  propre  demeure.  En  retour  de  ce 
service,  Iahvé  allait  lui  accorder  le  privilège  alors 
le  plus  désiré  et  le  plus  rare  *,  celui  de  voir  sa 
postérité  s'asseoir  sur  son  trône,  par  une  sorte  de 
dévolution  incontestée. 

Ce  fut  ici  la  grande  consécration  de  David,  ce  fut 

1.  Nous  avons  la  liste  des  rois  d'Édom  (Gen.,  xxxvi,  31  ei 
suiv.).  Pas  un  n'est  fils  de  son  prédécesseur. 


60  HISTOIRE   DU   PEUPLE  D'ISRAËL.  [1<M5  av.  J.-C] 

aussi  la  consécration  de  la  colline  de  Sion.  Désor- 
mais, l'arche  n'en  bougea  plus.  Il  fut  reçu  que, 
entre  tant  de  montagnes,  bien  plus  désignées  en 
apparence,  c'était  la  petite  colline  de  Sion  qui  avait 
été  choisie  par  Iahvé,  et  pourquoi?  Justement 
parce  qu'elle  était  petite  et  que  Iahvé,  étant  très 
grand,  très  fort,  aime  les  petits  et  les  faibles,  qui 
n'osent  pas  s'enorgueillir  contre  lui.  Avoir  l'arche  à 
côté  de  soi,  être  le  voisin  de  Iahvé  et  en  quelque 
sorte  son  hôte,  quelle  incomparable  faveur  ! 

Dans  les  conceptions  religieuses  de  presque  tous 
les  peuples  sémitiques,  une  idée  de  haute  faveur 
s'attachait  au  voisinage  du  temple  ou  de  l'autel 
d'un  dieu.  Ces  dieux  antiques  n'avaient  qu'une 
sphère  de  puissance  assez  restreinte  ;  leur  vue 
surtout  était  bornée,  si  bien  qu'il  fallait  sou- 
vent se  rappeler  à  eux1.  C'était  ce  qu'exprimait 
le  mot  ger,  joint  au  nom  de  la  divinité  dans  des 
noms  comme  Gêrel,  Gëro,  Géresmoun,  Gérasto- 
reth,  etc. 2.  Par  ce  titre  de  ger,  on  devenait  le  pro- 
tégé du  dieu  ;  on  demeurait  à  son  ombre,  dans  la 
zone  de  sa  protection 3.  La  divinité  était  souvent 

i.  Voir  Revue  archéol.,  juin  1879. 

2.  Voy.  Revue  des  études  juives,  oct.-nov.-déc.  1882,  p.  167- 
168;  Corpus  inscr.  semit.,  I1"8  partie,  p.  U5,  t.  I. 

3.  Ps.,  xci,  1. 


11015  av.  J.-C]  LE  ROYAUME    UHIQDK.  61 

conçue  comme  ailée  *  ;  sous  ses  ailes,  le  mal  ne 
pouvait  vous  atteindre.  Le  voisinage  d'un  dieu 
était,  de  la  sorte,  une  chose  fort  recherchée.  Com- 
bien plus  devait  l'être  Pavant  âge  de  le  teuir  en 
quelque  sorte  à  côté  de  soi,  d'être  maître  de  ses 
oracles  !  L'imagination  Israélite  travailla  fort  en 
ce  sens. 

0  lahvé  !  qui  peut  être  le  ger  de  la  lent:  ? 
Qui  peut  habiter  sur  ta  montagne  sainte? 

On  ne  répondait  pas  encore  par  la  belle  formule 
du  Psaume  xv  :  «  Le  vrai  ger  de  lahvé,  c'est  l'hon- 
nête homme  »  ;  mais  une  grande  intensité  d'amour 
commençait  déjà  à  se  produire  autour  de  cette  col- 
line; l'élection  de  Sion  était  faite  pour  l'éternité. 

La  pose  de  l'arche  dans  sa  tente  sur  le  mont  Sion 
fut  donc  une  heure  décisive  dans  l'histoire  juive, 
bien  plus  décisive  en  un  sens  que  l'érection  du 
temple  lui-même.  L'un  de  ces  actes,  d'ailleurs,  était 
la  conséquence  de  l'autre.  Pour  la  nécessité  des 
sacrifices,  un  autel  fut  élevé  devant  la  tente.  C'était 
un  autel  taillé,  ayant  desacrotères  3.  Il  paraît  que 

1.  Ps.,  xvii,  8;  xxxvi,  8;  lvii,  °2  ;  lxi,  5;  lxiii,  8.  Comp.  la 
patère  de  Palcstrine,  Corp.  inscr.  sentit.,  lre  part..  o°  164, 
pi.  xxxvi. 

2.  Ps.,  xv,  1.  Cf.  v,  5. 

3.  1  Rois,  l,  50. 


62  HISTOIRE   DU   PEUPLE  D'ISRAËL.  [1015  av.  J.-C] 

David  pensa  souvent  à  élever  autour  de  l'arche  une 
maison  permanente  en  pierre  *.  L'idée  de  ces  mai- 
sons des  dieux,  très  vieille  en  Egypte  2,  faisait  en  ce 
moment  le  tour  du  monde.  Les  Grecs  s'en  empa- 
raient et  dressaient  depetits  habitacles  à  leurs  xoana. 
Les  anciennes  populations  chananéennes  n'avaient 
pas  de  temples;  mais  Tyr  et  Sidon,  plus  influencées 
par  l'Egypte,  en  avaient  ;  les  Philistins  en  avaient 3. 
Quand  même  des  textes,  modernes  il  est  vrai,  ne 
nous  diraient  pas  que  David  eut  l'idée  de  bâtir  une 
maison  pour  y  mettre  Yaron,  il  faudrait  le  sup- 
poser a  priori.  Les  métaux  précieux  q«e  David 
rapporta  de  ses  expéditions  contre  les  Araméens, 
les  Ammonites  et  les  autres  peuples,  furent  consa- 
crés à  Iahvé,  pour  être  convertis  en  ustensiles 
religieux4.  Mais  les  revenus  nécessaires  pour  de 
grandes  constructions  n'étaient  pas  encore  assez 
assurés.  Peut-être  aussi  la  désorganisation  mo- 
mentanée qui  marqua  les  dernières  années  de 
David  empêcha- t-elle  la  réalisation  du  dessein 
qu'il  avait  formé.  Les  restes  des^écoles  de  prophètes 
de  Rama  étaient,  d'ailleurs,  très  contraires  à  l'érec- 

1.  Il  Sam.,  vu. 

2.  La  vieille  Assyrie  n'avait  pas  de  temple  proprement  dit. 

3.  Juges  xvi,  23  et  suiv.  ;  I  Sam.,  v,  2  et  suiv.  ;  xxxi,  10. 
4. 11  Sam.,  vni,  11-12. 


{Iiilô  av.  J.-C.)  LE  ROYAUME  TJNIQUfc.  ÔS 

Lion  d'un  temple1.  L'ancienne  simplicité  du  culte 
leur  convenait  bien  mieux.  Quant  aux  tribus  du 
Nord,  elles  avaient  toutes  sortes  de  raisons  poli- 
tiques et  religieuses  pour  voir  l'érection  d'un 
temple,  à  Jérusalem,  de  très  mauvais  œil. 

C'est  également  à  David  qu'il  faut  Taire  remonter 
la  première  organisation,  très  rudimen taire  encore, 
du  sacerdoce  de  Iahvé.  Jusque-là,  il  n'y  avait  pas  en 
Israël  de  sacerdoce  national.  Chaque  sanctuaire 
avait  ses  lévis  et  ses  cohanïm,  plus  ou  moins  hérédi- 
taires, maniant  l'éphod  avec  un  droit  presque  égal. 
L'arche  n'était  nullement  le  point  unique  où  l'on 
trouvait  Iahvé  et  où  l'on  venait  le  consulter.  Pen- 
dant que  l'arche  est  à  Kiriat-Iearim,  en  particulier, 
on  ne  voit  pas  du  tout  que  ce  point  ait  été  un  grand 
centre  religieux.  Abinadab  et  ses  fils  suffisaient  au 
culte.  Les  prêtres  de  Silo  et  les  prêtres  de  Nob 
avaient  plus  d'importance:  les  premiers  descen- 
dant d'Éli,  les  seconds  de  cet  Ahimélek  qui  donna 
à  David  l'épée  de  Goliath,  et  que  Saùl  fit  mettre  à 
mort.  Par  la  translation  de  l'arche  à  Jérusalem,  le 
sacerdoce  se  régularise.  Dans  le  court  tableau  que 
nous  possédons  des  grands  fonctionnaires  de  David, 
à  la  suite  du  sar-saba,  du  sofer  et  du  mazkir,  figurent 

i.  Prescriptions  du  lirre  de  l'Alliance.  Voy.  ci-après,  p.  374. 


04  HISTOIRE   DU    PEUPLE    D'ISRAËL.  [1015  av.  J.-C.) 

deux  cohanim  l,  Sadok,  fils  d'Ahitoub,  et  Abiathar, 
fils  d'Ahimélek,  le  prêtre  de  Nob  i.  Un  certain  Ira 
le  Jitrite,  qu'on  trouve  dans  la  liste  des  (jibborim  3, 
est  ailleurs  qualifié  «  prêtre  de  David*»,  comme 
s'il  s'agissait  d'un  emploi  de  domesticité.  Le  sacer- 
doce, du  reste,  était  libre  encore.  Ainsi  tous  les  fils 
de  David  sont  qualifiés  de  cohanim 5  . 

David  prépara  donc  pour  l'avenir  l'unité  de  lieu 
de  culte  et  l'unité  du  sacerdoce  ;  mais  il  ne  les  réa- 
lisa pas.  Les  anciens  lieux  religieux  continuèrent 
de  fleurir.  En  face  de  Jérusalem,  sur  le  haut  du 
mont  des  Oliviers,  on  adorait  Dieu  librement 6. 

A  la  porte  même  de  son  palais,  David  érigea  un 
autel  dans  les  circonstances  les  plus  particulières 7. 
Il  y  avait  là  une  aire  qui  appartenait,  dit-on,  à  un 
Jébuséen  nommé  Arevna  ou  Averna  8.  Une  maladie 
épidémique  décimait  la  ville,  et  on  croyait  voir  au- 
dessus  de  ladite  aire  se  dresser  l'ange  de  Iahvé  la 

1.  II  Sam.,  vin,  17;  xx,  25-26. 

2.  Même  dans  les  documents  les  plus  anciens,  il  y  avait  sur  ces 
personnages  beaucoup  de  confusions.  Voy.  t.  1er,  p.  420,  note  1. 

3.  Voy.  ci-dessus,  p.  22. 

4.  II  Sam  ,  xx,  26.  Lisez  sûrement  ^DM .    La  confusion  de 
N  et  n  était  très  facile  dans  l'ancienne  écriture. 

5.  II  Sam.,  VIII,  18. 

6.  II  lbid.,  xv,  32. 

7.  II  lbid.,  xxiv,  14  et  suiv. 

8.  Voy.  ci-dessus,  p.  12,  33,  note. 


|1015  «v.  J.-C]  LE   ROYAUMK   UNIQUE.  G» 

main  étendue  pour  exterminer  *.  Le  prophète  Gad 
conseilla  d'élever  un  autel  à  Iahvé  sur  cette  aire. 
Arevna,  s'il  faut  en  croire  la  tradition,  voulut 
donner  l'emplacement.  David  tint  à  l'acheter,  ainsi 
que  les  bœufs,  les  herses,  les  bois  d'attelage  qui 
étaient  là,  et  qui  servirent  à  l'holocauste.  Il  bâtit 
ensuite  l'autel,  et  y  offrit  de  beaux  sacrifices.  L'aire 
d' Arevna  est  l'endroit  même  où  fut  bâti,  quelques 
années  après,  le  temple  de  Salomon. 

Silo,  Béthel,  Nob,  perdirent,  par  suite  de  ces 
innovations,  une  partie  de  leur  importance  reli- 
gieuse. Hébron,  au  contraire,  resta  la  ville  sainte 
de  Juda.  C'était  un  des  principaux  centres  du 
culte  de  Iahvé  ;  si  bien  qu'on  y  allait  même  de  Jéru- 
salem pour  accomplir  certains  vœux  faits  à  Iahvé2. 
Ce  qui  fut  centralisé  dans  la  tente  sacrée,  ce  furent, 
à  ce  qu'il  semble,  les  consultations  par  l'oracle. 
Passé  David,  on  ne  voit  plus  d'éphod,  d'iirim  et 
tummim  privés.  Parla  marche  de  la  raison  publique, 
et  surtout  par  l'influence  des  prophètes,  ce  gros- 
sier usage  commençait  à  tomber  en  désuétude. 


1.  La  rédaction  de  cette  tradition  n'étant  pas  fort  ancienne,  on 
pourrait  être  tenté  de  faire  un  rapprochement  entre  ce  méphi- 
lisme  et  le  nom  d'Averna  ou  Orna  ;  mais  tout  cela  est  fort  dou- 
teux. Voir  ci-dessus,  p.  33,  note  6,  et  ci -après,  p.  141,  note  2. 

2.  II  Sain.,  xv,  8  et  suiv. 

•  il  5 


6G  HISTOIRE   DU    PEUPLE   D'ISRAËL.  [1010  av.J..C.J 

Sans  le  savoir  cl  sans  le  vouloir,  David  travailla 
donc  au  progrès  religieux.  Le  sentiment  religieux 
n«  paraît  pas  avoir  été,  chez  lui,  supérieur  à  ce 
qu'il  fut  chez  Saùl  et  chez  ses  contemporains.  Mais 
sou  esprit  était  plus  rassis;  il  vit  l'inanité  de  cer- 
taines superstitions  où  se  noya  le  pauvre  Saùl.  Dans 
la  première  période  de  sa  vie,  il  abuse  de  l'éphod, 
comme  tout  le  monde.  Depuis  son  établissement  dé- 
finitif à  Jérusalem,  on  dirait  que  ces  folies  sont  sup- 
primées. Les  teraphim,  intimement  liés  à  l'éphod, 
disparaissent  également. 

Nous  possédons  certainement,  dans  l'histoire  de 
David,  plus  d'une  page  du  temps  de  David  même. 
Ces  pages  ont  un  ton  raisonnable,  presque  rationa- 
liste, qui  surprend.  Il  n'y  a  pas  un  miracle  pro- 
prement dit  dans  le  fond  de  l'histoire  de  David. 
Tout  le  récit  de  la  révolte  d'Absalom,  en  particu- 
lier, morceau  si  suivi,  et  qui  peut  être  l'œuvre  d'un 
mazkir,  ne  présente  pas  un  seul  acte  superstitieux, 
une  seule  consultation  de  l'éphod.  Tout  s'y  passe 
entre  politiques,  discutant  en  politiques  et  mili- 
taires sensés  *;  le  ton  est  celui  d'une  piélé  éclairée 
comme  celle  du  Télémaque  de  Fénelon.  Ce  n'est 
plus  la  religion  à  recettes  du  temps  des  Juges,  rap- 

1.  11  en  est  de  même  de  I  Rois,  l.  11  n'y  a  là  ni  prophéties  ni 
oracle. 


[1010  ar.  J.-C.)  LE   ROYAUME  UNIQUE.  C7 

pelant  par  sa  matérialité  le  paganisme  italiote  ou 
gaulois.  Les  enfantillages  du  ternir-  de  Sàtiiuël 
et  de  Saùl  sont  démodés.  Les  idées  se  clarifiaient  ; 
l'ancien  élohisme,  oblitéré  par  les  scories  iahvéistès, 
reparaissait;  une  école  de  sages  déistes  se  Tonnait, 
à  Jérusalem,  autour  de  la  royauté. 

La  liturgie  de  ces  temps  reculés  était  très  simple, 
et  sans  doute  celle  de  Iahvé  ne  différait  pas  de  celle 
qui  se  pratiquait  en  l'honneur  de  Baal  ou  de  Milik. 
Les  prières  et  les  hymnes  se  composaient  de  ces 
formules  déprécatives  qui  remplissent  les  Psaumes, 
criées  à  tue-tête,  avec  des  danses  et  de  grands 
éclats  de  voix.  Il  s'agissait  de  forcer  l'attention  du 
dieu,  de  se  faire  remarquer  de  lui  à  tout  prix1  ; 
pour  cela,  on  faisait  le  plus  de  bruit  possible; 
c'était  ce  qu'on  appelait  teroua.  Un  rudiment  de 
musique  sacrée  existait  peut-être  déjà2.  Plus  tard, 
on  prêta  à  David  un  rôle  de  chorège  et  de  législa- 
teur musical  très  exagéré3 . 

David  parait,  en  effet,  avoir  aimé  la  musique, 
joué  des  instruments  et  pratiqué  l'orchestrique  à  la 

i.  Les  danses  religieuses  des  nègres  partout  du  même  prin- 
cipe. 

2.  Ps.  Lxvm,  26;  Amos,  v,  23;  vin,  3, 10. 

3.  En  général,  tous  les  détails  musicaux  donnés  par  les  Chro- 
niques appartiennent  au  second  temple.  Voir  ci-après,  p.  163. 


68  HISTOIRE   DU    PEUPLE  D'ISRAËL.  [1010  av.  J.-C.) 

manière  des  anciens  '.  Il  fit  des  poésies.  L'élégie  sur 
la  mort  de  Jonathan  et  celle  sur  la  mort  d'Abner 
sont  très  probablement  de  lui.  Il  n'est  pas  impos- 
sible que,  dans,  le  petit  poème  méconnaissable  II 
Sam.,  xxm,  1-7,  il  y  ait  aussi  quelques  bribes  de 
poésies  du  vieux  roi2.   David  appartenait  à  l'an- 
cienne école  d'où  proviennent  les  cantiques  du 
Iasar.  Sa  manière  n'était  pas  la  strophe  banale  et 
amplifiée,  sans  rien  de  circonstanciel,  qui  domine 
dans  la  plupart  des  psaumes.  De  bonne  heure,  ce- 
pendant, on  s'habitua  a  lui  prêter  des  compositions 
de  ce  genre3.  Plus  tard,  à  l'époque  relativement 
moderne  où  l'on  fit  des  collections  de  psaumes  *, 
son  nom  fut  mis  sans  discernement  en  tête  de  pièces 
du  genre  sir  ou  mizmor,  qui  ont  avec   lui  aussi 
peu  de  rapports  que  possible. 

Porté  au  trône  en  partie  par  l'influence  des 
prêtres  de  Nob  et  des  prophètes  de  Rama,  David 
aurait  dû,  d'après  notre  manière  de  raisonner, 
être  fort  livré  aux  influences  que  nous  dirions  clé- 

1.  Amos,  vi,  5;  I  Sam.,  xvi,  14  et  suiv,  Il  Sain.,  VI,  Uet  suiv.; 

KXJII,  I. 

"1.  A  l'époque  où  ce  morceau  fut  composé,  David  était  déjà 
censé  l'auteur  des  Psaumes  (verset  1). 

3.  Il  Sam.,  cli.  xxn,  morceau  qui  se  retrouve  dans  le  Psautier, 
ps.  XVIII. 

•i.  Vois  'M)  ou  300  ans  avant  Jésus-Clirist. 


[1010  av    4  -C]  LE   ROYAUMK   UNIQUE.  69 

ricales.  Il  n'en  fut  rien.  Gomme  Charlemagne, 
David  fut  le  roi  des  prêtres,  mais  en  même  temps 
îe  maître  des  prêtres.  Les  tracasseries  qui  trou- 
blèrent la  vie  de  ce  pauvre  Saùl  n'existèrent  pas 
pour  Lui.  Comme  le  roi  de  France,  il  tint  en  bride 
la  théocratie,  tout  en  partant  d'un  principe  for- 
tement théocratique. 

Le  prophétisme,  qui  était  arrivé  par  Samuel  à  une 
si  grande  importance,  se  vit  rejeté  dans  l'ombre 
sous  David.  Un  pouvoir  laïque  exista.  Aucun  ins- 
piré de  Iahvé  ne  pouvait  prétendre  à  rivaliser 
avec  un  favori  de  Iahvé,  tel  qu'était  David.  Les 
prophètes  Gad  et  Nathan  ont  auprès  du  roi  un 
rôle  tout  à  fait  secondaire1,  que,  plus  tard,  les 
historiens  de  l'école  prophétique  cherchèrent  à 
grossir2.  Gad,  intitulé  bizarrement  le  «  voyant 
de  David3  »,  figure  comme  un  officier  de  la  cour. 
Ni  Gad  ni  Nathan  n'eurent  dans  la  direction  du 
règne  aucune  influence  appréciable.  C'est  après 
l'abaissement  du  principe  royal,  dans  une  cen- 
taine d'années,  que  le   principe  prophétique   se 

1.  Noter  surtout,  I  Rois,  I,  22  et  suiv.,  combien  Nathan  est 
subordonné. 

2.  L'épisode  de  Nathan  et  d'Oie  (11  Sam.,  ch.  XI,  xu)  parait 
inventé  de  toutes  pièces. 

3.  111  mn.  Il  Sam.,  xxiv,  11. 


70  HISTOIRE  DU   PEUPLE   D'ISRAËL.  [1010  av.  J.-C.l 

relèvera  et  prendra  une  influence  directrice,  parfois 
prépondérante  jusqu'au  jour  où,  par  la  dispa- 
rition complète  du  pouvoir  civil,  il  deviendra  l'es- 
sence même  et  ie  tout  de  ia  nation. 


CHAPITRE  VU 


VIEILLESSE    DE    DAVID.     AFFAIBLISSEMENT 
DE    SON    POUVOIR. 


L'Orient  sémitique  n'a  jamais  su  iaue  une  dy- 
nastie durable1 ,  si  l'on  prend  pour  échelle  de  la 
durée  nos  uniques  et  merveilleuses  maisons  royales 
du  moyen  âge,  et  notamment  la  première  de  toutes, 
la  maison  capétienne,  incarnant  la  France  pendant 
huit  ou  neuf  cent  ans.  En  Orient, la  décadence  vient 
très  vite.  La  floraison  d'une  dynastie  ne  compte  guère 
que  deux  ou  trois  règnes.  L'essai  de  Méhémet- 
Ali,  que  le  xixe  siècle  a  vu  naître  et  mourir,  nous 
donne  à  cet  égard  une  mesure  qui  est  rarement 
dépassée.  Souvent  môme  le  fondateur  aperçoit  à 
l'horizon  les  nuages  noirs  qui  menacent  son  œuvre. 

1.  La  dynastie  ottomane,  qui  tranche  si  fortement  sur  les 
dynasties  musulmanes,  doit  sa  solidité  non  à  l'islamisme,  mais  à 
r.e  fond  de  fidélité  tartare  que  rien  n'a  encore  pu  ébranler. 


12  HISTOIRE  DU   PEUPLE  D'ISRAËL.    [1005av.  J.-C  •, 

La    fin  des    grands   conquérants    asiatiques    est 
presque  toujours  attristée. 

David  fit  à  cette  loi  de  l'instabilité  orientale  une 
exception  apparente.  Ses  descendants  occupèrent 
le  trône  quatre  siècles,  sans  solution  de  continuité 
démontrable.  Mais  il  faut  remarquer  que  l'œuvre 
de  David  était  la  fusion  de  Juda  et  d'Israël, 
qui  ne  dura  que  deux  règnes;  en  outre,  l'avène- 
ment de  Salomon  fut  irrégulier,  comme  nous  le 
verrons.  David  lui-même,  dans  sa  vieillesse,  eut  à 
l'intérieur  de  singulières  difficultés  à  vaincre.  Ceci 
surprend  au  premier  coup  d'œil;  mais  on  n'en 
saurait  douter.  La  fin  du  règne  de  David  vit  des  dé- 
faillances que  l'entrée  en  scène  triomphante  du 
^eune  roi  d'Hébron  n'avait  nullement  fait  pré- 
sager. 

La  cause  de  cette  faiblesse  des  dynasties  orien- 
tales est  toujours  la  même  ;  c'est  la  mauvaise  con- 
stitution de  la  famille,  la  polygamie.  La  poly- 
gamie, affaiblissant  beaucoup  les  liens  du  père  au 
fils,  et  introduisant  dans  le  palais  des  rivalités 
terribles,  rend  impossibles  ces  longues  succes- 
sions de  mâle  en  mâle  et  d'aîné  en  aîné,  qui  ont 
fondé  les  nationalités  européennes.  A  mesure 
que  David  vieillissait,  son  harem  devenait  un  in- 
supportable nid  d'intrigues.    Bethsabée,    capable 


[lOOSav.  J.-«.]  LE   ROYAUME   UNIQUE.  7J 

de  toutes  les  ruses,  était  arrivée  au  rang  d'épouse 
préférée.  Dès  lors,  ce  fut  chez  elle  un  plan  arrêté 
que  Salomon,  son  fils,  serait,  après  la  mort  de 
David,  l'unique  héritier  de  la  monarchie  d'Israël. 

Ce  monde  de  jeunes  et  vigoureux  adolescents, 
que  ne  retenait  aucune  loi  morale,  était  comme 
une  atmosphère  orageuse  où  se  nouaient  et  se 
dénouaient  de  sombres  tragédies.  Amnon,  le  fils 
aîné  de  David,  semblait  destiné  au  trône,  et  ex- 
citait par  là  de  fortes  jalousies.  C'était  une  nature 
entièrement  dominée  par  l'instinct  sexuel.  Il  devint 
éperdument  amoureux  de  Thamar,  sa  sœur,  née 
d'une  autre  mère,  feignit  d'être  malade  pour  être 
soigné  de  sa  main,  et,  comme  elle  lui  apportait 
dans  l'alcôve  le  remède  qu'elle  lui  avait  pré- 
paré, il  la  saisit,  la  viola,  puis  la  prit  en  hor- 
reur et  la  chassa  odieusement.  Thamar  se  réfugia 
chez  son  frère  Absalom  ',  et  lui  demanda  ven- 
geance. 

David  se  montra  faible  et  ne  punit  pas  Amnon, 
parce  qu'il  l'aimait  comme  son  aîné2.  Absalom  tua 


i.  Tout  l'épisode  de  la  révolte  rt'Absalom  (II  Sam.,  xm-xx) 
frappe  par  son  unité  et  l'artifice  savant  de  la  narration,  qui 
rappelle  les  historiens  grecs.  11  y  a  de  l'arrangement  dans  les 
faits,  mais  sûrement  un  grand  fond  historique. 

2.  II  Sam.,  xui,  21,  d'après  le  gTec. 


74  HISTOIRE  DU    PEUPLE  D'ISRAËL.   [1000  av.  J.-CJ 

Amnon,  puis  se  réfugia  chez  son  grand-père  ma- 
ternel, Talmaï  fils  d'Ammihour,  roi  de  Gessur1.  Il 
y  resta  trois  ans.  Absalom  était  un  des  plus  beaux 
jeunes  hommes  qu'on  pût  voir.  De  la  plante  des 
pieds  à  la  tête,  son  corps  n'avait  pas  un  défaut.  Sa 
chevelure  surtout  était  un  miracle.  Tous  les  ans,  il 
la  coupait,  car  elle  devenait  trop  pesante;  ainsi 
coupée,  elle  pesait  deux  cents  sicles  royaux.  Au  mo- 
ral, c'était  un  tempérament  colère,  un  homme  ab- 
surde et  violent.  Dans  son  exil  volontaire  de  Gessur, 
il  conçut  le  projet  de  refaire  pour  son  compte  ce  que 
son  père  avait  fait  :  de  prendre  l'investiture  royale 
à  Hébron,  comme  David,  de  chasser  ensuite  ce 
dernier  de  Jérusalem,  et  de  gouverner  avec  d'autres 
conseillers,  dans  le  sens  voulu  par  les  mécontents 
du  régime  établi. 

Une  telle  pensée,  en  effet,  n'aurait  pu  être  conçue 
même  par  une  tête  aussi  légère  que  celle  d'Absalom, 
si  elle  n'avait  trouvé  de  l'appui  dans  les  dispositions 
de  certaines  parties  du  peuple  et  surtout  de  quelques 
membres  de  la  famille  royale.  David,  en  veillissant, 
s'affaiblissait2.  Gomme  Auguste,  ii  devenait  doux  et 

t.  II  Sam.,  xiii,  37.  Les  difficultés  topographiques  sur  Gessur 
sont  presque  insolubles. 

'i.  Nul  doute  que  l'épisode  de  la  révolte  d'Absalom  ne  doive 
4tre  placé  vers  la  fin  de  la  vie  de  David. 


[1000  av.  J.-C.j  LE  ROYAUME  UNIQUE.  75 

humain,  depuis  que  le  crime  ne  lui  était  plus  né- 
cessaire. La  longue  royauté  de  David,  d'à  il  leurs, 
provoquait  de  sourdes  impatiences.  La  tribu  de 
Juda,  qui  l'avait  élevé  au  trône,  était  froissée  des 
faveurs  qu'il  accordait  aux  Benjaminites,  anciens 
partisans  de  Saùl.  Quelque  étrange  que  cela  pa- 
raisse, Juda,  qui  avait  été  la  force  du  pouvoir  nais- 
sant de  David,  fut  l'âme  de  la  révolte  d'Absalom.  La 
désaffection,  à  Hébron  et  dans  la  tribu,  était  géné- 
rale. Les  dépenses  que  l'on  faisait  pour  Jérusalem 
rencontraient  beaucoup  d'opposition,  et  sans  doute 
les  satellites  étrangers  de  David  provoquaient  l'anti- 
pathie qui  s'attache,  d'ordinaire,  à  ces  sortes  de 
milices. 

Les  restes  de  la  famille  de  Saùl  étaient  aussi  une 
cause  d'agitation.  Un  certain  Sémeï  fds  de  Géra, 
qui  demeurait  à  Bahourim,  près  de  Jérusalem, 
Meribaal  lui-même,  quoique  comblé  de  bienfaits 
par  David,  n'attendaient  qu'une  occasion.  Des 
parents  ou  des  alliés  de  David,  tels  que  Amasa,  fds 
d'Abigaïl,  sœur  de  Serouïa,  qui  était  par  consé- 
quent cousin  germain  de  Joab,  des  brouillons 
comme  un  certain  Ahitofel,  de  Gilo,  n'aspiraient 
qu'à  des  nouveautés.  Absalom  donnait  à  tous  ces 
mécontentements  disséminés  un  centre  de  rallie- 
ment. Amasa  était  au  plus  mal   avec  Joab.  On 


76  HISTOIRE  DU   PEUPLE   D'ISRAËL.  [1000  av.  Jf.-C.] 

disait  que  son  père  Jitra  était  un  Ismaélite1,  qui 
n'avait  pas  été  régulièrement  marié  avec  Abigaïl. 
Ahitofel,  grand  donneur  de  conseils,  mêlé  à  toutes 
les  affaires,  était  particulièrement  dangereux. 

Joab  vit  le  danger  et  essaya  d'amener  un  rappro- 
chement entre  le  père  et  le  fils.  La  colère  du  vieux 
roi  ne  pouvait  être  abordée  de  front.  Joab  employa 
une  voie  détournée.  Une  femme  de  Thékoa,  à  la- 
quelle il  avait  fait  la  leçon,  prouva  au  roi  qu'un 
père  se  punit  en  punissant  son  fils.  Absalom  fut 
rappelé  à  Jérusalem;  après  de  très  longues  hésita- 
tions, la  réconciliation  fut  opérée,  grâce  aux  in- 
stances réitérées  de  Joab. 

Mais  un  esprit  agité  ne  sait  pas  attendre  la  fata- 
lité des  choses.  Absalom  voulait  être  sûr  de  suc- 
céder au  trône,  et  il  aspirait  à  y  monter  le  plus  tôt 
possible.  Il  se  procura  un  char,  des  chevaux  et 
cinquante  sais  qui  couraient  devant  lui.  Il  se 
plaçait  le  matin  sur  les  routes  qui  conduisent  à  Jé- 
rusalem, s'adressait  aux  gens  qui  venaient  trouver 
le  roi  pour  une  affaire,  dépréciait  la  justice  royale 
et  faisait  entendre  que,  s'il  gouvernait,  tout  irait 
bien  mieux.  Beaucoup  de  gens  lui  rendaient  hom- 
mage. L'opinion  répandue   qu'il  serait  roi  après 

1.  hmaélite  est  la  bonne  leçon.  Comp.  le  nom  arabe  Jctro. 
Si  ce  personnage  eût  été  israélile,  il  se  fût  appelé  Jitr,  Jeter. 


|1000  av.  J.-O.]  LE    ROYAUME    UNIQUE.  77 

David  lui  luisait  un  parti  de  tous  ceux  qui  vou- 
laient se  donner  l'avantage  d'avoir  été  les  premiers 
à  saluer  le  soleil  levant. 

Résolu  à  brusquer  les  événements,  Absalom 
feignit  un  vœu  qu'il  avait  faitàlahvé,  étant  à  Gessur, 
et  qu'il  ne  pouvait  accomplir  qu'àHébron;  David  le 
laissa  partir.  Ces  vœux  de  personnes  royales,  entraî- 
nant d'énormes  tueries  de  bêtes,  étaient  de  grandes 
parties  de  plaisir,  où  l'on  invitait  ses  amis.  Deux 
cents  Jérusalémites  sortirent  avec  Absalom  pour 
participer  à  ses  sacrifices  et  à  ses  festins.  Absalom 
se  mit  alors  en  révolte  ouverte,  se  fit  proclamer  à 
Hébron,  et  annonça  qu'au  signal  de  la  trompette,  il 
serait  roi  d'Israël.  Ahitofel  de  Gilo  (Gilo  était  un 
village  voisin  d'Hébron)  se  joignit  à  son  parti. 
L'affaire  grossit  avec  une  rapidité  inouïe.  Entre  un 
souverain  près  de  mourir  et  un  héritier  présomptif 
dont  l'avènement  paraît  certain,  l'égoïsine  humain 
n'a  pas  coutume  d'hésiter.  Jérusalem  même  ne  fut 
bientôt  plus  sûre.  David  résolut  d'en  sortir  et  d'aller 
chercher  un  refuge  au  delà  du  Jourdain. 

La  sortie  de  la  ville  fut  lugubre.  Tout  la  maison 
du  roi  le  suivit,  excepté  dix  concubines,  qui  res- 
tèrent pour  garder  le  palais.  Les  Kréti-Pléti  et  le 
corps  de  soldats  de  Gath  qui  s'était  attaché  à  David 
lui  demeurèrent  fidèles.  David  lit  remarquer  à  Ittaï 


78  HISTOIRE  DU   PEUPLE   D'ISRAËL.   [lOOOav.  J.-C] 

le  Gattite,  leur  chef,  que  des  étrangers  avaient  moins 
de  devoirs  envers  lui  que  ses  propres  sujets.  Il  l'en- 
gagea à  rester  avec  «le  roi  ».  Les  mercenaires  phi- 
listins voulurent  suivre  leur  maître  dans  le  malheur. 
Le  défilé  commença:  on  sortit  par  le  nord  de  la 
ville;  toute  la  troupe  passa  le  Gédron  en  versant  des 
larmes,  et  commença  la  montée  de  la  colline  des 
Oliviers1.  Là  se  plaça,  selon  des  récits  peut-être 
légendaires,  une  scène  touchante.  On  vit  arriver 
Sadok,  Abiathar  et  la  troupe  des  lévites  portant 
l'arche  d'alliance,  ce  semble,  avec  l'intention  d'ac- 
compagner David.  Les  lévites  déposèrent  l'arche  à 
terre,  jusqu'à  ce  que  tout  le  peuple  fût  passé.  Mais 
David  dit  à  Sadok  :  «  Fais  rentrer  l'arche  de  Dieu 
dans  la  ville.  Si  je  trouve  faveur  aux  yeux  de  Iahvé, 
il  me  ramènera  et  me  la  fera  revoir,  ainsi  que  la 
tente  où  elle  demeure...  Retourne  donc  en  paix  à 
la  ville,  toi  et  ton  fils  Ahimaas,  et  Jonathan,  le  fils 
d'Abiathar.  »  Sadok  et  Abiathar  obéirent  et  réin- 
stallèrent l'arche  dans  sa  tente,  près  du  palais. 

David  monta,  dit-on,  la  pente  des  Oliviers  nu- 
pieds  et  la  tête  voilée.  Tous  ceux  qui  raccompa- 
gnaient pleuraient  en  montant.  A  ce  moment,  David 


1.  A  peu  près  la  roule  actuelle,  sortant  de  la  ville  par  la  porte 
Saint-Etienne  et  passant  par  Gelliséniani. 


11000  av.  J.-C.J  LE   ROYAUME   UNIQUE.  79 

apprit  la  trahison  d'Ahitofel.  Ce  fut  pour  lui  le  coup 
le  puis  grave.  Ahitofcl  avait  la  réputation  d'un  sage, 
que  l'on  consultait  comme  lahvé lui-même1.  David 
arriva  au  sommet,  à  l'endroit  «  où  l'on  adorait 
I>itii  -  ») .  Là,  il  rencontra  Housaï,  homme  prudent, 
qui  se  disposait  à  le  suivre;  mais  le  vieuxroi,  lïaèle 
à  sa  politique  de  renard,  voulut  qu'il  rentrât  dans 
la  ville  pour  assister  aux  conseils  d'Àbsalom  et 
d'Ahitofel,  et  lui  rapporter  ce  qui  se  dirait,  par  l'in- 
termédiaire de  Sadok  et  d'Abiathar. 

David,  alors,  traversa  toutes  les  épreuves  de 
la  mauvaise  fortune,  trompé  par  les  uns,  injurié 
par  les  autres.  Les  Saùlides  avaient  leurs  pro- 
priétés sur  le  versant  du  mont  des  Oliviers,  près  de 
la  route  que  suivaient  les  fugitifs.  Des  rancunes  qui 
se  dissimulaient  depuis  trente  ans  se  crurent  libres 
d'éclater.  A  Bahourini,  Sémeï  se  mit  à  accabler 
d'injures  le  roi  détrôné  et  à  lui  jeter  des  pierres. 
Abisaï  voulait  tuer  cet  insolent;  David  montra  une 
patience  admirable.  La  conduite  de  Meribaal  fut 
équivoque.  Lorsqu'on  eut  un  peu  dépassé  le  som- 
met du  mont  des  Oliviers,  l'intendant  Siba3,  qui 
souffrait  impatiemment  la  position  subordonnée 

1.  H  Sam.,  xvi,  23. 

2.  II  Ibid.,  xv,  32.  Vers  l'endroit  prétendu  de  l'Ascension. 

3.  Voy.  ci-dessus,  p.  4. 


80  HISTOIRE  DU  PEUPLE   D'ISRAËL.  [1000  av.  j.-c.J 

qui  lui  avait  été  faite,  vint  dénoncer  son  maître, 
faisant  remarquer  à  David  que  Meribaal  n'était  pas 
sorti  de  Jérusalem  avec  les  fidèles,  sans  doute 
parce  qu'il  espérait  rentrer  en  possession  de  la 
royauté  de  son  père.  David  crut,  un  peu  préci- 
pitamment, à  ces  insinuations,  et  donna  en  toute 
propriété  à  Siba  les  biens  de  Meribaal. 

Absalom  entrait  dans  Jérusalem,  comme  David' 
contournait  les  derniers  sommets  du  mont  des 
Oliviers.  Ahitofel  l'accompagnait,  et  était  en  quelque 
sorte  son  ministre  dirigeant.  Le  premier  conseil 
qu'il  donna  au  pauvre  égaré  fut  de  violer  les 
concubines  que  son  père  avait  laissées  pour  garder 
le  palais.  La  prise  de  possession  du  harem  du  sou- 
verain vaincu  était  la  marque  qu'on  succédait  à 
son  pouvoir.  On  dressa  donc  une  tente  pour  Absa- 
lom sur  la  plateforme1,  et  le  jeune  fou  «  coucha 
avec  les  concubines  de  son  père,  à  la  face  de  tout 
Israël  y>.  Ahitofel,  en  conseillant  cet  acte  odieux, 
établissait  une  haine  à  mort  entre  le  père  et  le  fils, 
et  fermait  la  porte  à  une  réconciliation  dont  il  eût 
payé  les  frais.  Son  second  conseil  —  et  celui-ci  était 
assez  politique,  —  fut  de  poursuivre  David  sans 
délai.  Housaï  était  présent  au  conseil;  il  avertit 

i.  Ci,  II  Sam ..xii,  8. 


(lOOOav.  J.-C]  LE   ROYAUME  UNIQUE.  81 

Sadoket  Abiathar  de  l'avis  qui  venait  de  prévaloir4. 
Jonathan  et  Ahimaas  étaient  postés  près  de  la  fon- 
taine dite  En-Rogel*.  Une  servante  alla  les  infor- 
mer, et  ils  coururent  apprendre  l'état  des  choses  à 
David.  Celui-ci  passa  le  Jourdain  au  plus  vite  avec 
toute  sa  troupe,  et  gagna  Mahanaïm. 

Absalom  avait  pris  pour  sar-saba  son  oncle, 
Amasa  lils  d'Abigaïl.  Il  passa  le  Jourdain,  peu 
après  David.  Le  théâtre  delà  guerre  fut  ainsi  le  pays 
de  Galaad.  David,  à  Mahanaïm,  était  entouré  de 
marques  d'attention  et  de  respect.  Des  provisions  et 
même  des  délicatesses  lui  venaient  de  Lodebar,  de 
Roglim  et  de  Rabbath-Ammon.  Un  certain  Barzillaï 
le  Galaadite  surtout,  homme  très  vieux  et  très  sage, 
se  fit  remarquer  par  son  empressement.  Les  petits 
jeunes  prêtres,  Ahimaas  et  Jonathan,  allaient  et 
venaient,  espionnant,  portant  les  nouvelles3.  Les 
piètres  s'abstenaient  de  verser  le  sang;  mais  ils 
avaient  d'autres  moyens  de  se  rendre  utiles. 

David  retrouva,  dans  ces  circonstances  difficiles, 
toute  son  habileté  stratégique.  Il  divisa  sa  troupe 
en  corps  de  mille  et  en  corps  de  cent  hommes, 
donna  le  commandement  d'un  tiers  à  Joab,  d'un 

\.  II  Sam.,  xvn.  Le  récit  est  légèrement  contradictoire, 
S,  Aujourd'hui  Bir  Eyoub  ou  c  Puits  de  Néhémie  ». 
'6  11  Sam.,  xviu,  17. 

«i-  6 


gi  HISTOIRE   DU   PEUPLE  D'ISRAËL.  [1000  av.  J.-C.} 

autre  tiers  à  Abisaï,  d'un  autre  tiers  à  Ittaï  le 
Gattite.  Il  voulut  aller  à  la  bataille;  on  l'en.. em- 
pêcha. Il  resta  à  la  porte  de  la  ville,  avec  des  ré- 
serves qui  devaient  donner  en  cas  de  danger.  Il  re- 
commanda, dit-on,  de  tout  faire  pour  sauver  la  vie 
d'Absalom. 

Le  combat  se  livra  dans  ce  qu'on  appelait 
laar  Ephrmth,  «  la  forêt  d'Ephraïm  »,  vaste  es- 
pace boisé  situé  au  nord-ouest  de  Mahanaïm.  La 
victoire  des  généraux  de  David  fut  complète.  La 
forêt  fut  fatale  aux  fuyards;  les  rebelles  s'em- 
brouillèrent dans  les  massifs  et  furent  massacrés. 
Absalom  voulut  s'engager  avec  sa  mule  dans  un 
fourré  de  chênes;  il  se  prit  dans  les  branches;  la 
mule  s'échappa  ;  il  fut  tué. 

On  jeta  son  corps  dans  un  trou,  et  on  accumula 
dessus  un  grand  tas  de  pierres.  Un  autre  monu- 
ment à  la  porte  de  Jérusalem,  dans  la  vallée  du 
Gédron,  porta  longtemps  le  nom  d'Absalom.  Plu- 
sieurs années  avant  sa  révolte,  comme  il  n'avait 
pas  d'enfant,  il  voulut  avoir  un  cippe  pour  perpé- 
tuer son  nom,  près  de  la  ville  où  il  avait  vécm, 
et  il  se  fit  de  son  vivant  un  iad,  qui  exista  long* 
temps  après  sa  mort2. 

i.  Comp.  Isaïe,  lvi,  5. 

$.  Inutile  de  dire  que  ce  iad  n'avait  rien  de  commun  avec  U 


11000  av.  J.-C]  LE   ROYAUME   UNIQUE.  83 

Pour  la  vingtième  fois,  David  l'ut  désolé  d'une  mort 
qui  le  tirait  d'embarras,  et  les  récits  furent  arran- 
gés de  façon  qu'il  n'en  fût  pas  responsable.  Toute 
l'armée  défila  devant  le  vieux  roi,  assis  au  milieu  de 
la  porte  de  Mahanaïm,  et  la  royauté  d'Israël  fut 
sauvée  ;  ajoutons  :  la  destinée  d'Israël.  En  effet,  si 
le  règne  du  fondateur  de  Jérusaleu  eût  fini  d'une 
aussi  triste  manière,  David  n'eût  pas  été  le  person- 
nage légendaire  qu'il  est  devenu,  et,  d'un  autre 
côté,  Iahvé  n'eût  pas  été  le  dieu  fidèle  envers  ses  fi- 
dèles, le  dieu  entre  tous  qu'il  vaut  le  mieux  servir; 
car  il  est  un  dieu  sûr. 

Quand  Ahitofel  et  les  rebelles  maîtres  de  Jéru- 
salem apprirent  la  victoire  de  David,  ils  se  dé- 
bandèrent. Ahitofel  revint  a  Gilo,  mit  ordre  à 
ses  affaires,  s'étrangla  et  fut  enterré  dans  le  tom- 
beau de  ses  pères.  L'ensemble  des  tribus,  ce 
qu'on  appelait  Israël,  ne  s'obstina  pas  dans  la  ré- 
volte. La  tribu  de  Juda,  qui  était  la  plus  coupable, 
fut  plus  difficile  à  ramener.  Ce  fut  l'œuvre  des  prê- 
tres Sadok  et  Abiathar.  Amasa  fut  maintenu  dans 
son  commandement  militaire.  Le  politique  David 
sembla  quelque  temps  réserver  ses  faveurs  pour 
ceux  qui  l'avaient  trahi  ;  il  était  sûr  des  autres.  Cela 

tombeau  asmonéen  ou  hérodien  de  la  vallée  du  Cédron,  qu'on  ap- 
pelle c  Tombeau  d'Absalom  ». 


84  HISTOIRE   DU   PEUPLE  D'ISRAËL.  [1000  av.  J..C.1 

causa  plus  d'un  mécontentement.   La  masse  de 
la  tribu  de  Juda  accourut  au-devant  de  l'armée 
royale,  quand  elle  repassa  le  Jourdain,  à  Galgal 
Semeï  de  Bahourim  vint  avec  mille  Benjaminites 
demander  grâce;  tous  furent  pardonnes. 

Le  cas  de  Meribaal  était  embarrassant.  Ce  mal- 
heureux vint  de  Jérusalem  trouver  le  vainqueur, 
affectant  de  n'avoir  ni  fait  sa  barbe,  ni  nettoyé  ses 
habits  depuis  le  départ  du  roi.  Siba,  cependant, 
continuait  à  le  charger.  David  hésitait.  Il  partagea 
les  biens  de  Saul  entre  Meribaal  et  Siba.  Meribaal 
n'accepta  pas  cette  solution  injurieuse.  On  ne  sait 
ce  qu'il  devint.  11  ne  paraît  pas,  en  tout  cas,  avoir 
retrouvé  les  faveurs  que  David  lui  avait  accordées. 

Barzillaï  le  Galaadite  était  aussi  descendu  de  Ro- 
glimetvint  passer  le  Jourdain  avec  le  roi,  pour 
l'accompagner  jusqu'à  l'autre  bord.  C'était  lui  qui 
avait  fourni  des  provisions  au  roi  pendant  son  sé- 
jour à  Mahanaïm.  Et  le  roi  dit  à  Barzillaï  :  «  Viens 
avec  moi  de  l'autre  côté  du  Jourdain  :  je  pourvoi- 
rai à  tes  besoins  chez  moi,  à  Jérusalem.  »  Mais 
Barzillaï  répondit  :  «  Combien  d'années  ai-jedonc 
encore  à  vivre,  pour  aller  avec  le  roi  à  Jérusalem  ? 
J'ai  quatre-vingts  ans,  à  l'heure  qu'il  est.  Je  né  dis- 
cerne plus  l'agréable  du  désagréable;  je  ne  sens 
plus  ce  que  je  mange  ni  ce  que  je  bois;  je  n'en- 


[1000  av.  J.-C.J  LE   ROYAUME   UNIQUE.  85 

tendrais  plus  la  voix  des  chanteurs  et  des  chan- 
teuses... Laisse-moi  donc  repartir,  pour  que  je 
meure  dans  mon  endroit,  près  du  tombeau  de 
mon  père  et  de  ma  mère.  Voici,  par  exemple,  ton 
serviteur  Kimeham  4,  qui  pourra  passer  le  Jour- 
dain avec  le  roi  mon  maître;  traite-le  comme  il  te 
plaira.  »  Alors  le  roi  dit  :  «  Ce  sera  donc  Kimeham 
quiviendraavecmoi.  »  Toute  la  troupe  passa  ensuite 
le  Jourdain.  Quand  le  roi  eut  passé  aussi,  il  em- 
brassa Barzillaï,  et  lui  fit  ses  adieux.  Puis  le  roi 
marcha  vers  Gilgal,  et  Kimeham  l'accompagna. 

Éphraïm  et  les  tribus  voisines  n'avaient  pas  pris 
part,  comme  nous  l'avons  vu,  à  la  révolte  d'Absalom. 
Ces  tribus  restaient  indifférentes  à  un  conflit  qui 
n'était,  à  leurs  yeux,  qu'une  querelle  domestique. 
Mais  l'empressement  des  Judaïtes  à  rétablir  le  roi 
qu'eux-mêmes  avaient  déposé  les  blessa  profondé- 
ment. Ce  fut  comme  si  les  Parisiens,  après  avoir 
chassé  Charles  X,  en  juillet  1830,  se  fussent  avisés 
de  le  rétablir,  sans  consulter  la  province.  On  se 
plaignit  vivement  que  Juda  réglât  tout  par  son 
caprice.  «  Nous  avons  dix  parts  du  roi,  disaient  les 
mécontents  ;  David  nous  appartient  plus  qu'à 
vous.  »  La  discussion  fut  très  vive.  Le  feu  al- 

1.  C'était  le  (ils  de  Barzillaï. 


86  HISTOIRE  DU   PEUPLE  D'ISRAËL.  [1000  av.  J.-C] 

lumé  par  Absalom  était  évidemment  mal  éteint. 
Un  Benjaminite  nommé  Séba  fils  de  Bikri,  sem- 
bla tout  remettre  en  question.  Il  sonna  de  la  trom- 
pette en  criant  : 

Nous  n'avons  rien  de  commun  avec  David, 
Rien  à  faire  avec  le  fils  d'Isaï. 
Chacun  à  ses  tentes,  ô  Israël  ! 

C'était  un  appel  à  la  dissolution  du  royaume 
fondé  avec  tant  de  peine.  Les  tribus  se  rclirèrenl 
en  effet,  et  Dlusieurs  suivirent  Séba.  Les  Judaïtes 
seuls  reconduisirent  David  à  Jérusalem.  Le  harem 
souillé  par  son  fils  lui  fit  horreur.  Il  fit  placer  les 
dix  concubines  dans  un  lieu  de  détention,  où  on 
les  nourrit  jusqu'à  la  fin  de  leurs  jours  comme 
des  veuves. 

Il  s'agissait  de  réduire  Séba  fils  de  Bikri.  La 
principale  difficulté  de  David  était  de  faire  marcher 
d'accord  ses  fidèles  et  ceux  des  rebelles  à  qui  il 
avait  accordé  l'aman.  Joab  et  Amasa,  surtout, 
étaient  à  l'état  de  rivalité  ouverte.  Le  vieux  roi  ne 
savait  que  devenir.  Il  chargea  Amasa  de  lever  en 
trois  jours  les  hommes  de  Juda.  L'essai  de  mobili- 
sation fut  mal  exécuté;  David  alors  donna  l'ordre  à 
Joab  de  sortir  de  Jérusalem  avec  les  Krèti-Pléti  et  les 
gibborim,  pour  combattre  Séba.  Joab  et  Amasa  se 


|1000  av.  J.-C.J  LE  ROYAUME   UNIQUE.  87 

rencontrèrent  prèsde  la  grande  pierre  qui  est  à  Ga- 
baon. Ils  affectèrent  l'un  pour  l'autre  la  plus  tendu' 
amitié;  Joab  s'avança  pour  baiser  la  barbe  d'A- 
uiasa,  et  en  même  temps  il  lui  perça  le  ventre  de  son 
épée.  Les  entraînes  se  répandirent  à  terre.  Amasa 
se  roulait  dans  son  sang  au  milieu  du  chemin.  Tout 
le  monde  s'arrêtait  pour  le  regarder.  On  le  tira  dans 
un  champ,  on  jeta  un  manteau  sur  lui,  et  il  expira. 
Sa  troupe  se  joignit  presque  tout  entière  à  celle 
de  Joab,  pour  se  mettre  à  la  poursuite  de  Séba. 

Séba  recula  jusqu'à  l'extrémité  du  pays  d'Israël, 
et  se  renferma  dans  Abel-Beth-Maaka,  au  nord  du 
lac  Houle.  Joab  fit  le  siège  de  cette  petite  pince.  Les 
habitants,  voyant  les  malheurs  que  les  rebelles  al- 
laient attirer  sur  eux,  coupèrent  la  tête  de  Séba  et 
la  jetèrent  à  Joab  par-dessus  le  mur.  Alors  chacun 
des  hommes  qui  composaient  l'armée  rentra  chez 
lui,  et  Joab  revint  à  Jérusalem. 

Amasa,  qui  aurait  pu  être  une  si  grande  gêne 
pour  David,  avait  encore  disparu  de  ce  monde  sans 
que  David  y  fût  directement  pour  rien.  C'était  Joab 
seul  qui  était  responsable  de  l'assassinat.  Nous 
verrons  bientôt  comment  David  se  fit  sur  Joab  l'exé- 
cuteur de  la  justice  divine,  pour  un  crime  dont  il 
avait  touché  les  fruits. 


CHAPITRE  VIII 


MCRT   DE   DAVID. 


«  Et  le  roi  David  était  vieux  *,  avancé  en  âge, 
et,  bien  qu'on  le  couvrît  de  vêtements, il  n'avait  pas 
chaud.  Et  ses  serviteurs  lui  dirent  :  «  Qu'on  cher- 
»  che  pour  monseigneur  le  roi  une  jeune  fille 
»  vierge,  et  qu'elle  se  tienne  devant  le  roi  ;  et 
»  qu'elle  lui  serve  de  compagne,  et  qu'elle  couche 
y>  dans  son  sein  ;  ainsi  monseigneur  le  roi  aura 
»  chaud  y>.  Et  l'on  chercha  la  jeune  fille  dans  toute 
l'étendue  d'Israël,  et  on  trouva  Abisag  la  Suna- 
mite,  et  on  l'amena  au  roi,  et  elle  le  servait;  mais 
le  roi  ne  la  connut  pas  comme  épouse.  » 

Cette  pauvre  fille  n'aurait  guère  mérité  de  figu- 
rer dans  l'histoire,  sans  une  circonstance  qui  lui 
prêta  un  rôle  tragique.  Sa  beauté  inspira  une  vio- 

1.  1  Rois,  [,  i  et  suiv.,  15. 


[995  av.  J.-C.l  LE  ROY  A U M  E  UNI Q U E.  89 

lente  passion  à  l'un  des  fils  de  David,  qui  se  con- 
sola par  elle  de  la  perte  d'un  royaume  et  joua  pour 
elle  sa  vie.  Nous  verrons  ces  événements  se  dévelop- 
per à  leur  jour. 

A  mesure  que  le  roi  vieillissait,  les  intrigues  se 
multipliaient  autour  de  lui.  Depuis  la  mort  violente 
d'Amnon  et  d'Absalom,  la  succession  à  la  couronne 
préoccupait  tout  le  monde.  David  envisageait  Sa- 
lomon  comme  son  successeur.  Ce  n'est  pas  qu'il 
fût  l'aîné;  mais  le  roi  trouvait  en  lui  beaucoup 
de  traits  de  sa  nature,  et,  d'ailleurs,  Belhsabée,  dont 
l'entrée  dans  le  harem  avait  été  irrégulière,  peut- 
être  criminelle,  exerçait  le  plus  grand  ascendant 
sur  l'esprit  de  son  mari.  La  tenue  de  Salomon  était 
assez  correcte.  Il  n'en  était  pas  de  même  de  celle 
d'Adoniah,  fils  de  Haggit,  l'aîné  après  Absalom, 
très  bel  homme  avec  cela,  qui  affectait  tous  les 
airs  d'Absalom,  sauf  la  révolte.  C'était  le  person- 
nage à  la  mode,  le  jeune  premier  de  Jérusalem; 
or  la  haute  nouveauté  du  moment  était  le  luxe 
des  chevaux.  Adoniah  avait  un  char,  des  cava- 
liers, des  coureurs,  qui  écartaient  la  foule  devant 
lui;  et  il  disait  sans  cesse  :  «Je  veux  être  roi.  » 
Son  père  ne  le  reprenait  pas  comme  il  l'aurait  dû. 
Adoniah  ourdit  son  complot  avec  Joab  et  Abia- 
thar.  Mais  Sadok,  Benaïah,  le  prophète  Nathan  et 


90  HISTOIRE   DU   PEUPLE   D'ISRAËL.     [995  av.  J.-C.J 

la  plupart  des  gibborim  n'étaient  pas  avec   lui. 

Sans  attendre  la  mort  du  roi,  Adoniah  voulut  se 
faire  proclamer,  et,  à  l'insu  de  David,  il  fit  préparer 
un  grand  festin  dans  les  jardins  qui  étaient  au  sud 
de  Jérusalem,  à  la  jonction  des  deux  vallées,  près  de 
la  roche  de  Zohéleth  et  de  la  fontaine  dite  En-Rogel  ' . 
La  vallée  était  pleine  des  bœufs  ,  des  veaux, 
des  moutons  égorgés.  Adoniah  invita  ses  frères,  ex- 
cepté Salomon,  ainsi  que  les  Judaïtes  officiers  du 
roi;  mais  il  n'invita  ni  Benaïah,  ni  les  gibborim, 
ni  Nathan.  On  criait  déjà  :  <k  Vive  ie  roi  Ado- 
niah! » 

Nathan  prévintBethsabée,qui  entra  sur-le-champ 
dans  la  chambre  où  le  roi  était  seul  avec  Abisag. 
Bethsabée  se  plaignit  amèrement  de  la  faiblesse  du 
roi,  qui  laissait  tout  faire,  et  lui  demanda  de  dési- 
gner officiellement  son  successeur.  Nathan  insista 
dans  le  même  sens. 

Le  vieux  roi  prit  son  parti.  Il  réunit  Sadok,  Na- 
than, Benaïah  et  les  Kréti-Pléti,  fit  monter  Salo- 
mon sur  sa  mule,  et  ordonna  de  le  mener  solennel- 
lement de  la  hauteur  de  Sion  au  Gihon,  c'est-à-dire 
à  la  source  qui  était  à  l'orient  de  la  ville,  versant 


1.  Sur  la  roclie  de  Zohéleth,  voir  Clermont-Ganneau,  endroits 
cités  ci-dessus,  p.  i'A,  note. 


|'J95  av.  J.-C.]  LE   KO  Y  AU  ME   UNIQUE-  'Jl 

ses  eaux  dans  le  val  du  CédFQU1.  Là  eut  lieu  le 
sacre.  Nathan  pignit  Salomon  comme  roi  d'Israël; 

les  trompettes  sonnèrent;  on  ma:  a  Vive  le  roi 
Salomon  !  »  Tout  le  peuple  répéta  ee  cri.  Puis  l'on 
remonta  au  palais  de  Sion;  le  peuple  suivait  le  cor- 
tège, au  son  des  fifres.  On  entra  dans  le  palais; 
Salomon  s'assit  sur  le  trône  de  David.  David,  étendu 
sur  son  lit,  faisait  des  signes  d'assentiment.  Salomon 
reçut  l'hommage  des  Kréli-Plëti  et  des  officiers 
du  palais.  La  joie  était  extrême  ;  une  immense 
clameur  retentissait  à  l'entour. 

Adoniah  et  ses  invités  achevaient,  en  ce  moment, 
leur  festin  à  un  quart  de  lieue  de  là.  Joab,  qui  était 
avec  eux,  entendit  le  son  de  la  trompette  et  tressail- 
lit. Au  môme  moment,  Jonathan,  fils  du  prêtre  Abia- 
ihar,  entra  etapprit  aux  conjurés  que  la  ville  était 
en  fêle  par  suite  de  la  proclamation  de  Salomon. 
Les  imités  se  levèrent  troublés  et  se  dispersèrent. 
Adoniah  monta  rapidement  à  Sion,  et  saisit  les 
acrolères  de  l'autel  qui  était  devant  la  tente  sacrée. 
Salomon  réussit  à  les  lui  faire  lâcher,  par  des  pro- 
messes évasives,  qui  lui  laissaient  au  fond  sa  liberté 
de  vengeance  pour  l'avenir. 

On  ne  sait  pas  combien  de  temps  David  survécut 

1.  C'est  l'endroit  qu'on  appelle  maintenant  «  la  Fontaine  de  la 
Vierge  ». 


92  HISTOIRE  DU    PEUPLE   D'ISRAËL.    [9995  av.  J.-C.J 

à  cette  espèce  d'abdication.  Son  entente  avec  Salo- 
mon  paraît  avoir  été  complète.  Le  caractère  de 
ces  deux  hommes  était,  au  fond,  assez  analogue; 
ce  furent  les  événements  qui  firent  entre  eux  toute 
la  différence.  La  vie  de  brigand  que  le  père  avait 
menée  lui  donnait  sur  son  fils,  élevé  dans  le  sérail, 
une  grande  supériorité.  David  recommanda  à  son 
successeur  quelques  personnes  qui  lui  avaient  fait 
du  bien,  surtout  les  enfants  de  Barzillaï  le  Galaadite, 
qui  durent  avoir  leur  place  à  la  table  royale.  Il 
montra  la  noire  perfidie  de  son  âme  hypocrite,  en 
ce  qui  concerne  Joab  et  Sémeï.  Il  avait  pardonné  à 
Sémeï  dans  un  moment  où  la  générosité  lui  était 
imposée1.  11  n'osa  ensuite  retirer  la  grâce  con- 
sentie, parce  qu'il  l'avait  scellée  d'un  serment  au 
nom  de  Iahvé;  mais,  avant  de  mourir,  il  demanda 
à  Salomon  de  trouver  un  biais  pour  faire  mourir 
cet  homme,  qui  l'avait  blessé  à  mort  :  «  Tu  es  un 
homme  habile,  lui  dit-il;  tu  sauras  ce  que  tu  dois 
faire  pour  que  ses  cheveux  blancs  descendent  au 
scheol  avec  du  sang.  » 

La  commission  qu'il  donna  à  Salomon  relative- 
ment a  Joab  fut  encore  plus  odieuse.  Il  devait  tout  à 
cet  énergique  soldat;  mais  il  ne  l'avait  jamais  aimé. 

1.  V.  ci-ilessus,  p.  79. 


l'.v.o  av.  J.-C.]  LE   ROYAUME  UNIQUE.  93 

I>;ms  une  foule  de  circonstances,  il  l'avait  vu  com- 
mettre des  crimes  dont  au  fond  il  n'était  pas  fâche, 
d'abord  parce  qu'il  en  profitait,  ensuite  parce  qu'il 
pensait,  selon  la  croyance  d'alors,  que  ces  crimes 
vaudraient  à  Joab  une  mort  violente,  de  la  part  des 
élohim  vengeurs.  David  n'aurait  jamais  osé  le  punir  ; 
il  avait  trop  besoin  de  lui,  et,  d'ailleurs,  il  se  trouvait 
lié  envers  lui  par  des  serments  solennels.  Mais 
il  pensa  que  ces  serments  n'obligeaient  pas  Salo- 
mon.  Dans  le  secret  des  derniers  entretiens,  il  ne  se 
crut  plus  obligé  de  dissimuler  :  «  Tu  feras  selon  ta 
sagesse,  dit-il  à  Salomon,  et  tu  ne  laisseras  pas  ses 
cheveux  blancs  descendre  en  paix  au  scheol  *.  »  Ces 
raisonnements  nous  révoltent,  et  pourtant  de  pareils 
scrupules  impliquaient  l'idée  de  dieux  justes.  La 
casuistique  naissait  assez  logiquement  de  l'idée  d'un 
pouvoir  méticuleux  avec  lequel  l'homme  a  un 
compte  ouvert  de  crimes  tarifés.  Le  débiteur  cherche 
toujours  à  échapper  à  son  créancier  par  des  raison- 
nements subtils. 

David  mourut,  à  l'âge  d'environ  soixante-dix  ans, 
après  trente  ans  de  règne,  dans  son  palais  de  Sion. 
Il  fut  enterré  près  de  là,  au  fond  d'un  caveau  creusé 
dans  le  roc,  au  pied  de  la  colline  qui  portait  la  Ville 

1.  1  Rois,  n,  3  et  suiv. 


91  HISTOIRE  DU   l'EUPLE  D'ISRAËL.     [095  av.  J.-C.] 

de  David  .  Tout  cela  se  passait  environ  mille  ans 
avant,  Jésus-Christ. 

Mille  ans  avant  Jésus-Christ  !  C'est  ce  qu'il  ne  faut 
pas  oublier,  quand  on  cherche  à  se  représenter  un 
caractère  aussi  complexe  que  celui  de  David,  quand 
on  cherche  à  concevoir  le  monde  singulièrement 
défectueux  et  violent  qui  vient  de  se  dérouler  sous 
nos  yeux.  On  peut  dire  que  la  religion  vraie  n'est  pas 
encore  née.  Le  dieu  Iahvé,  qui  prend  chaque  jour 
dans  le  monde  israélite  une  importance  hors  de  pair, 
est  d'une  partialité  révoltante.  Il  fait  arriver  ses  ser- 
viteurs ;  voilà  ce  qu'on  a  cru  remarquer  et  ce  qui  le 
rend  très  fort.  11  n'y  a  pas  encore  d'exemple  de  ser- 
viteur de  Iahvé  que  Iahvé  ait  abandonné.  La  pro- 
fession de  foi  de  David  se  résume  en  ce  mot  :  «  Iahvé 
qui  a  sauvé  ma  vie  de  tout  danger2...  »  Iahvé  est 
une  forteresse  sûre  ,  un  rocher*,  d'où  Ton  peut 

1.  Le  tombeau  de  David  et  des  rois  ses  successeurs  élait  vers 
l'extrémité  sud  d'Ophel,  un  peu  au-dessus  de  la  piscine  de  Siloé. 
(Néhém.,  m,  16).  Des  fouilles  faites  à  cet  endroit  seraient  sûre- 
ment fructueuses.  Voir  le  passage  cité  comme  de  Josèphe  par 
Théoiloret,  Quœst.  in  III  Rcg.,  quacst.  6.  Cf.  Clermont-Ganneau, 
Revue  crit.,  7  nov.  1887. 

-2.  1  Unis,  1,29. 

3.  II  Sam.  xxii,  ù2  suiv.  Ce  psaume  (ps.  xvm)  n'est  pas  de  David; 
mais  le  ton  des  premières  strophes  convient  bien  à  David. 

4.  De  là,  l'habitude  de  désigner  Dieu  par  le  nom  de  sour 
c  rocher  ». 


[805  n.  t.-C\.  LE  ROYAUME   UNIQUE.  W 

défier  ses  ennemis,  un  bouclier,  un  sauveur.  Le 
serviteur  de  Iahvé  esl  en  toute  chose  un  êlre  privi- 
légié. Oh!  combien  il  est  sage  d'être  un  serviteur 
exact  de  Iahvé. 

C'est  surtout  en  ce  sens  que  le  règne  de  David 
eut  une  extrême  importance  religieuse,  David  fut 
la  première  grande  fortune  faite  au  nom  et  par  l'in- 
fluence de  Iahvé.  La  réussite  de  David,  confirmée 
par  ce  fait  que  ses  descendants  lui  succédèrent  sur 
son  trône,  fut  la  démonstration  palpable  de  la  puis- 
sance de  Iahvé.  Les  succès  des  serviteurs  de  Iahvé 
sont  les  succès  de  Iahvé  lui-môme;  or  le  dieu  fort 
est  celui  qui  réussit.  C'était  là  une  idée  peu  dif- 
férente de  celle  de  l'islam,  dont  l'apologétique  n'a 
guère  qu'une  seule  base,  le  succès.  L'islam  est 
vrai;  car  Dieu  lui  a  donné  la  victoire.  Iahvé  est  le 
vrai  dieu  par  preuve  expérimentale;  il  donne  la  vic- 
toire à  ses  fidèles.  Un  réalisme  brutal  ne  laissait  rien 
voir  au  delà  de  ce  triomphe  du  fait  matériel.  Mais 
qu'arrivera-t-il  le  jour  où  le  serviteur  de  Iahvé  sera 
pauvre,  honni,  persécuté  pour  sa  fidélité  à  Iahvé? 
Ce  qu'aura,  ce  jour-là,  de  grandiose  et  d'extraordi- 
naire la  crise  de  la  conscience  israélite  se  laisse  dès 
à  présent  entrevoir. 


CHAPITRE  IX 


SA  LU  m  OH. 


La  conséquence  de  la  polygamie  orientale,  c*es2 
au  sein  de  la  famille,  la  prépondérance  de  la  mère, 
et,  quand  il  s'agit  des  souverains,  l'importance  ma- 
jeure de  la  sultane  Validé.  En  ce  qui  concerne  Salo- 
mon,  la  chose  dut  être  particulièrement  sensible.  La 
préférence  que  témoignait  David  à  ce  fils,  qui,  se- 
lon quelques  récits,  aurait  dû  lui  rappeler  un  crime 
odieux,  venait  en  grande  partie  de  l'amour  dominant 
qu'il  eut  toujours  pour  Bethsabée.  Un  tel  amour 
tenait  non  seulement  à  la  beauté  de  celle  qu'il 
conquit,  dit-on,  par  un  adultère,  mais  aussi  à  la  su- 
périorité de  son  esprit.  Cette  maîtresse  femme  prit, 
en  effet,  dans  la  royauté  nouvelle,  une  place  énu- 
nente.  Son  fils  voulut  être  couronné  de  sa  main  *. 

1    Caul.,111,  11. 


(505  .v.  J.-C.)  Lli    ROYAUME    UNIQUE.  fv 

Quiind  elle  entrait,  le  roi  se  levait,  allait  au-devant 
d'elle,  et,  s'inelinant,  faisait  placer  pour  elle  à  sa 
droite  un  trône  égal  au  sien  '.  Mariée  d'abord, 
selon  certaines  traditions,  à  un  Hittite,  et  peut-être 
à  peine  Israélite  de  sang,  Bethsabée  n'inspira  sans 
doute  à  son  fils  qu'un  zèle  modéré  pour  le  culte  de 
Iahvé.  Les  femmes,  en  général,  se  montreront,  dans 
cette  histoire,  iahvôistes  assez  tièdes.  Le  iahvéisme 
était,  comme  l'islamisme,  une  religion  presque 
exclusivement  virile2. 

Salomon  commença  son  règne,  à  la  manière  des 
monarques  asiatiques,  en  faisant  disparaître  ceux 
qui  pouvaient  lui  causerie  moindre  ombrage.  C'est 
là  une  pratique  qui,  dans  les  mœurs  de  l'Orient, 
n'entraîne  pas  le  plus  léger  blâme.  Adoniah  était 
peu  dangereux.  Il  s'était  pris  d'un  amour  éperdu 
pour  Abisag,  la  jeune  Sunamite  qui  avait  réchauffé 
la  vieillesse  de  son  père.  Selon  les  idées  du  temps, 
Abisag  devait  appartenir  au  successeur  de  David  . 
Cette  jeune  fille,  en  effet,  était  passée  avec  le 
harem  de  David,  entre  les  mains  de  Salomon.  Elle 
était  le  joyau  du  sérail;  Adoniah,  qui  l'avait  vue 
soigner  son  vieux  père,  avait  compté  sur  elle.  I) 

1.  I  Rois,  u,  19. 

"2.  Voir  ci-dessus,  p»  57-58. 

2.  Voy.  ci-dessus,  p.  £0. 

il  » 


M  HISTOIRE  DU    PEUPLE  D'ISRAËL.    [995  «v.  J.-C] 

se  consolait  de  la  perte  de  la  royauté  ;  mais  il  ne  se 
consolait  pas  de  la  perte  d'Àbisag.  Un  jour,  il  vint 
trouver  Bethsabée,  qu'il  supposait  comme  femme 
capable  de  le  comprendre,  et  il  lui  dit  :  «  Tu  suis 
bien  que  le  trône  m'appartenait  et  que  tout  Israël 
avait  les  yeux  sur  moi  pour  la  royauté  future.  La 
royauté  m'a  échappé  et  est  allée  à  mon  frère; 
c'est  la  volonté  do  Iahvé.  Et,  maintenant,  je  te  de- 
mande une  seule  chose;  ne  me  la  refuse  pas.  Dis, 
je  te  prie,  au  roi  Sa!  o  m  on,  qui  ne  sait  rien  le  re- 
fuser, qu'il   me  donne  Abisag  la  Sunamite  pour 
femme.  »  Bethsabée  promit  d'en  parler  au  roi; 
Salomon  s'emporta  :  «  Fais  mieux,  dit-il  à  sa  mère; 
demande  aussi  la  royauté  pour  Adoniah,  puisqu'il 
est  mon  frère  aîné;  demande-moi  aussi  quelque 
grâce  pour  le  prêtre  Abiathar  et  pour  Joab,  le  fils 
de  Serouïa.  »  Et,  s"animant  toujours  davantage, 
il  jura  par  Iahvé,  que,  ce  jour-là  même,  Adoniah 
serait  mis  à  mort.  En  effet,  Salomon  envoya  sur- 
le-champ  Benaïah,  chef  des  Kréti-Pléti,  pour  le 
tuer.  Peut-être  aimait-il  Abisag;  peut-être  aussi 
ne  cherchait-il  qu'un  prétexte  pour  se  débarrasser 
d'un  rival. 

Abiathar,  qui  avait  été  dans  le  parti  d' Adoniah, 
était  odieux  à  Salomon.  Le  roi,  pourtant,  n'osa  pas 
le  faire  exécuter,  à  cause  de  sa  qualité  de  prêtre, 


[995  av.  J.-C]  LE   ROY  Al  M  E   UN  IQ1  99 

«  parce  qu'il  avait  tenu  l'éphod  d'Adonaï-ïahvé 
devant  son  père1  »,  et  qu'il  avait  été  le  compagnon 
de  toutes  ses  mauvaises  fortunes.  Il  le  chassa  de 
Jérusalem,  le  priva  du  sacerdoce  et  l'exila  à  Ana- 
toth,  au  nord  de  Jérusalem,  dans  ses  terres.  De  la 
sorte,  le  sicerdoce  officiel,  si  l'on  peut  s'exprimer 
ainsi,  appartint  exclusivement  à  Sadok. 

J-oab,  apprenant  la  mort  d'Adoniah  et  la  disgrâce 
d'Abiathar,  comprit  que  son  sort  était  écrit.  Salo- 
inon,  pour  le  faire  exécuter,  n'aurait  pas  eu 
besoin  des  recommandations  de  son  père  mourant. 
La  part  qu'il  avait  eue  à  la  tentative  d'Adoniah  au- 
rait suffi  à  le  perdre.  Joab  alla  se  réfugier  au- 
près de  la  tente  sacrée  et  saisit  les  acrotères  de  l'au- 
tel. Salomon  envoya  Benaïah  pour  le  tuer.  Benaïah 
hésita.  Violer  l'hospitalité  de  lahvé  paraissait  un 
crime  horrible.  Salomon  ordonna  de  passer  outre, 
par  ce  raisonnement  de  casuiste,  qu'en  tuant  Joab 
on  ne  commettait  pas  un  assassinat,-  que  c'était 
lahvé  qui  faisait  tomber  sur  Joab  le  sang  d'Abner 
et  de  Amasa,  «  deux  hommes  meilleurs  que  lui, 
qu'il  avait  tués,  sans  que  David  en  sût  rien  ».  Sa 
mort  devait  ainsi  dégager  la  maison  de  David  d'un 

i.  1  Rois,  h,  2ô.  Le  texte  porte  c  l'arche  ».  La  confusion  de 
p~N  et  de  11SN  se  retrouve  dans  I  Sam.,  xiv,  18,  et  est  facile  à 
expliquer  paléographiquement. 


100  HISTOIRE  DU   PEUPLE   D'ISRAËL.     [995  «v.  l.-G.) 

sang  qui  aurait  pesé  sur  elle.  Benaïah,  tranquillisé 
par  cette  manière  de  voir,  tua  Joab.  On  enterra  le 
vieux  guerrier  dans  sa  propriété,  près  de  Belhléhem. 
Benaïah  lui  succédadansles  fonctionsdesérasquier. 

Quant  à  Sémeï,  Salomon  l'interna  dans  Jérusa- 
lem, et  lui  promit  la  vie  sauve.  Puis  il  trouva  moyen 
de  se  prouvera  lui-même  que  ce  serait  une  bonne 
action  de  le  tuer,  que  Iahvé  l'ordonnait,  que  la 
maison  de  David  en  tirerait  toutes  sortes  de  béné- 
dictions et  que,  par  de  si  bonnes  actions,  son  trône 
serait  consolidé  à  jamais.  Benaïah  fut  encore 
chargé  de  l'expédition  de  l'affaire,  et  ainsi  disparut 
le  dernier  survivant  de  la  race  de  Saùl .  Un  effroyable 
mélange  de  raison  d'État  et  de  sophistique  sacrée 
autorisait  ces  atrocités. 

Salomon,  tout  à  fait  affermi  sur  le  trône,  orga- 
nisa son  gouvernement.  Les  listes  que  nous  avons 
de  ses  fonctionnaires  montrent  qu'il  conserva  dans 
un  grand  nombre  de  services  les  ministres  de 
David  ou  qu'il  donna  la  survivance  de  leurs  fonc- 
tions à  leurs  fils.  Benaïah  fut,  comme  nous  l'avons 
vu,  son  sar-saba;  Adoniram  continua  de  gérer  les 
revenus  de  l'impôt;  Josaphat-ben-Ahiloud  élait 
toujours  mazkir*.  Elihoref  et  Ahiah,  fils  de  Saraïah, 

1.  On  peut  soupçonner  ici  quelque  erreur.  Le  rédacteur  parait 


[995  av.  J.-C]  LE   ROYAUME  UNIQUE.  101 

le  sofer  de  David,  avaient  le  titre  de  sofer  à  leur 
tour.  Ahisar  était  intendant  de  la  maison  royale. 
Sadok,  ou  plutôt,  à  ce  qu'il  semble,  son  fils  Aza- 
riah,  était  cohen  *;  Zaboud  fils  de  Nathan,  prêtre 
intime  du  roi  ;  Ëliab,  fils  de  Safat,  chef  des  gardes2; 
Azariah  fils  de  Nathan,  chef  des  nissabim  ou  préfets. 
Ces  nissabim  étaient  avant  tout  des  agents  fis- 
caux, chargés  de  faire  contribuer  tout  Israël  aux 
lourdes  charges  de  la  maison  royale.  Pour  cela,  on 
divisa  le  pays  en  douze  départements,  ne  répondant 
presque  'pas  aux  divisions  des  anciennes  tri- 
bus. La  liste  de  ces  départements  et  de  leurs  pré- 
fets, vers  la  fin  du  règne  de  Salomon,  nous  a  été 
conservée  3  : 

i°  Montagnes  d'Ephraïm /      Ben-Hour. 

2°  Maqas,  Saalbim,  Bet-Sémès,  l 
Élon,  Beth-Hanan <      Ben-Deqr. 

3°  Arubbot,  avec  Soco  et  la  I 
terre  de  Hefr I      Ben-Hésed. 

avoir  prolongé    indûment  sous   Salomon  les  fonctionnaires  de 
David. 

1.  Le  texte  dit  «  Sadok  et  Abiathar  »,  en  contradiction  avec  ce 
qui  précède.  Les  fautes  et  les  incohérences  sont  nombreuses  dans 
tout  ce  passage,  1  Rois,  iv,  1-6. 

2.  Voy.  Thenius,  Die  Bûcher  der  Kœnige,  p.  30-31. 

3.  I  (lois,  iv,  7  et  suiv.  ;  v.  7. 


tO:> 


HISTOIRE   DU    PEUPLE  D'ISRAËL.   [905  av.  J. -Cl 


4°  Le  Naphat-Dor. 


5°  Taanak,  Megiddo,  tout  le 
district  de  Beth-San,  vers  Sarlan, 
;ui-dessous  de  Jezraël,  depuis 
Beth-San  jusqu'à  Abel-Mehola, 
d'un  côté,  et  jusqu'à  Jokmeam, 
de  l'autre 

6Û  Ramoth-Galaad,  les  bourgs 
de  Jaïr,  le  canton  d'Ar^ob, 
soixante  grandes  villes  à  mu- 
railles et  verroux  d'airain 

7°  Mahanaïm 

8°  Nephtali 


9°  Aser  et  les  échelles. 
10°  Issachar 


11°  Benjamin. ........ 

12°  Le  pays  de  Galad. .. 


Ben-Abinadab,  qui 
avait  pour  femme  Tafat, 
fille  de  Salomon. 


Baana,  fils  d'Ahiloud. 


Ben-Géber. 

Abinndab,(ilsdeTddo. 

Ahimaas  ;  celui-  ci 
avait  épousé  Basemat, 
fille  de  Salomon. 

Baana,  fils  de  Housaï. 

Josaphat,  fils  de  Pa- 
rouah. 

Sémeï,  fils  d'Lla. 

Géber,  fils  d'Uri. 


Juda  n'est  pas  nommé  dans  cette  liste,  sans 
doute  parce  que  c'était  une  terre  privilégiée,  exer- 
çant l'hégémonie  sur  les  autres  tribus.  Chacun  de 
ces  départements  fournissait  les  dépenses  d'un 
mois.  La  table  du  roi,  toujours  ouverte,  consom- 
mait par  jour  trente  kors  de  fine  farine,  soixante 
kors  de  farine  ordinaire,  dix  bœufs  gras,  vingt 
bœufs  ordinaires,  cent  moutons,  sans  compter  le 


[995  av.  J.-C]  LE   ROYAUME  UNIQUE.  101 

gibier  et  la  volaille.  Les  nissabim  faisaient,  en 
outre,  arriver  l'orge  et  la  paille  aux  différents 
postes  de  cavalerie1  . 

Outre  ces  prestations  en  nature,  il  y  avait  des 
impôts  directs,  des  douanes  sur  les  trafiquants  et 
le  transit  des  caravanes,  sans  parler  des  tributs 
payés  par  les  rois  vassaux.  On  n'a  sur  tous  ces 
points  que  des  renseignements  obscurs  2,  des  hy- 
perboles trahissant  l'ignorance  de  chroniqueurs 
bornés,  pour  qui  ces  choses  administratives  sont 
insolites  et  qui  les  voient  avec  les  yeux  grossissants 
de  l'étonnement.  Il  faut  même  ici  faire  une  çrave 
réserve.  Nous  n'avons  pas  pour  l'histoire  de  Salo- 
mon,  comme  pour  l'histoire  de  David,  de  pièces 
originales.  Une  partie  du  récit  est  empreint  d'un 
sentiment  malveillant,  où  perce  l'intention  de  pré- 
senter Salomon  tantôt  comme  un  tyran  machiavé- 
lique, tantôt  comme  un  roi  avide  et  prodigue,  pres- 
surant son  peuple  pour  l'entretien  d'un  harem 
monstrueux  et  d'une  table  de  Gargantua.  Si  l'his- 
toire, telle  qu'elle  est  racontée  au  premier  livre 
des  Rois,  était  vraie,  le  gouvernement  de  Salomon 
aurait  été  un  des  plus  rudes  et  des  plus  tyranniques 

1.  I  Rois,  v,8. 

2.1  liois,  x,   14-15,  passage  moderne;  le  mot  mriD  est  as- 
lyrien. 


lOi  HISTOIRE  DU    PEUPLE  D'ISRAËL.    [995  av.  J.-C.J 

qui  aient  existé.  Les  personnes  étrangères  aux 
affaires  (et  notre  historien  est  sûrement  un  naïf  au 
premier  chef)  ne  comprennent  rien  aux  impôts, 
aux  finances,  aux  charges  d'un  État.  Les  dépenses 
les  mieux  justifiées  leur  paraissent  des  fantaisies 
de  despote.  Le  contribuable  d'esprit  simple  (et 
combien  y  en  a-t-il  !)  croit  que  l'argent  qu'il  paye 
au  souverain,  le  souverain  le  dépense,  comme  il 
ferait  lui-même,  en  bombance  et  en  plaisirs.  L'his- 
torien de  Salomon  dont  nous  parlons  décrit  avec 
prolixité  des  prodigalités  puériles;  à  côté  de  cela, 
il  mentionne  d'un  mot  et  comme  en  passant  des 
dépenses  parfaitement  sérieuses  (villes  rebâties, 
docks,  magasins,  arsenaux,  ports,  haras,  organisa- 
tion de  certaines  branches  de  commerce). 

Nous  qui  savons  comment  les  choses  se  sont 
passées  à  la  suite  du  règne  de  Louis  XIV,  nous 
voyons  bien  que  ces  brillants  développements  de 
puissance  monarchique  sont  à  double  visage.  Avan- 
tageux pour  une  partie  de  la  nation,  ils  pèsent 
lourdement  sur  l'autre  partie.  Les  uns  en  souffrent, 
les  autres  en  profitent.  De  là  toujours  deux  cou- 
rants contraires  de  jugements  historiques  sur  ces 
grands  faits.  Salomon  fut,  évidemment,  détesté 
des  uns,  admiré  des  autres.  L'opinion  des  con- 
tribuables s'est  traduite  par  le  ressentiment  des 


(905  «v.  J.-C]  LE   ROYAUME   UNIQUE.  105 

prophètes  et  des  historiens  sacrés,  chez  lesquels 
perce  une  opposition  sensible  contre  le  roi  profane 
el  dur  au  peuple.  Il  était  cruel  pour  ces  fiers  Israé- 
lites des  tribus  du  Nord,  qui  n'avaient  jamais  subi 
aucune  domination,  d'être  ainsi  traités  en  gens 
taillables  et  corvéables  à  volonté.  Gela  était  d'au- 
tant plus  pénible  que  la  ville  de  Jérusalem  et  la 
tribu  de  Juda  bénéficiaient  seules  de  ces  charges 
imposées  à  la  nation.  L'État,  quand  il  fait  son  ap- 
parition dans  une  société,  se  présente  sous  une 
forme  très  vexatoire.  On  voit  ce  qu'il  coûte;  on  ne 
voit  pas  ce  qu'il  rapporte.  Les  populations  décimées 
ou  affamées  pour  les  plaisirs  et  les  grandeurs  de 
Louis  XIV  ne  pouvaient  se  douter  qu'elles  souf- 
fraient pour  autre  chose  qu'un  égoïsme  démesuré. 
Israël  devait  d'autant  moins  se  payer  de  cette  con- 
solation fragile  que  l'œuvre  de  Salomon  était  antipa- 
thique à  son  génie  et  qu'elle  fut  éphémère.  Ces 
grandes  choses  veulent  être  jugées  par  le  revers;  or, 
cette  fois,  le  revers  fut  triste.  Si,  le  lendemain  de  la 
mort  de  Louis  XIV,  la  France  se  fût  disloquée,  le 
jugement  de  l'histoire  sur  le  grand  roi  serait  fort 
différent  de  ce  qu'il  est. 

L'opinion  contraire  à  Salomon  était  donc  légi- 
time à  beaucoup  d'égards.  Toute  la  littérature  du 
royaume  du  Nord  en  fut  imprégnée;  en  Juda  même, 


106  HISTOIRE    DU    PEUPLE   D'ISRAËL.    [995  av.  J.-C.] 

les  iahvéistes  de  l'ancienne  école  lui  furent  hos- 
tiles, Et  pourtant  ces  justes  récriminations  n'ont  pu 
étouffer  le  concert  des  voix  favorables,  qui  placent 
sous  ce  règne  un  énorme  accroissement  de  la  po- 
pulation, de  la  richesse  publique,  du  bien-être 
général.  «  Les  habitants  de  Juda  et  d'Israël  étaient 
nombreux  comme  les  grains  de  sable  des  bords  de 
la  mer.  On  mangeait,  on  buvait,  on  se  réjouis- 
sait1... Juda  et  Israël  demeuraient  en  sécurité, 
chacun  sous  sa  vigne  et  son  figuier,  de  Dan  à  Beer- 
séba  2.  »  A  Jérusalem,  l'or  et  l'argent  circulaient 
avec  une  abondance  dont  on  ne  s'était  pas  fait  une 
idée  jusque-là3. 

Ce  furent  surtout  les  populations  chananéennes, 
encore  distinctes  des  Israélites,  qui  souffrirent  de 
ce  régime  de  travaux  forcés  et  de  fiscalité.  David, 
avec  beaucoup  de  raison,  avait  travaillé  à  l'assimi- 
lation de  ces  vieux  restes  d'indigènes.  Salomon 
fut  amené,  par  les  exigences  du  trésor,  à  une  poli- 
tique toute  contraire.  Pour  rendre  les  charges 
moins  lourdes  aux  Israélites,  il  lit  des  serfs  avec 
ce  qui  restait  des  anciens  Hittites  et  Ghananéens. 
Ces   malheureuses  populations  se  virenl  assujct- 

1.  I  Rois,  iv,  20. 

2.  Ibifl.,  v,  5. 

3.  Ivtd.,  x,  27. 


[995 av.  j.-c.j  LE  ROYAUME  UNIQUE.  107 

lies  àdes  levées  périodiques  pour  les  travaux  ».  Les 

Gabaoniles,  en  particulier,  furent  faits  serfs  du 
temple*.  L'armée,  qui  sous  David  compta  des  of- 
ficiers hittites3,  fut  désormais  uniquement  com- 
posée d'Israélites4.  Les  populations  chananéennes 
disparaissent  de  l'histoire.  Quand  vint  l'orthodoxie, 
Israël  ne  souffrit  plus  d'esclaves  incirconcis  dans 
son  sein;  tout  le  monde  reçut  en  sa  chair  l'estam- 
pille de  fils  d'Abraham.  La  race  inférieure  fut  ainsi 
entraînée  dans  le  courant  de  la  race  la  plus  forte. 
Elle  joua,  dans  l'histoire  d'Israël,  le  rôle  de  démo- 
cratie opposante  et  fut  mêlée  d'une  manière  latente 
à  toutes  ses  convulsions. 

La  légende  voulut  qu'en  songe,  à  Gabaon,  Salo- 
inon,  ayant  le  choix  des  dons  les  plus  rares,  eût  de- 
mandé àlahvé  la  hokmu,  mot  qu'on  a  l'habitude  de 
traduire  par  «  sagesse»5.  Il  ne  faut  pas  s'y  mépren- 
dre. La  hokma  dont  il  s'agit  ici,  c'est  l'habileté  po- 
litique, l'artde  gouverner,  selon  les  idées  de  l'Orient. 
C'est  parce  que  Salomon  est  un  hakam  qu'il  sait 
trouver  un  prétexte  pour  tuer  Joab  et  tourner  le 

1.  I  Kois,  ix,  15,  20  et  suiv.  Au  ch.  v,  verset  27,  la  distinctioa 
de  race  n'est  pas  faite. 

2.  Josué,  ch.   ix.  Comp.  Esdras,  il,  55,  58;  Néh.,  vu,  57,  60. 

3.  V.  ci-dessus,  p.  12. 

4.  I  Rois,  ix,  22. 

5.  Ibid.,  ni,  5  et  suiv. 


108  HISTOIRE   DU    PEUPLE   D'ISRAËL.    [995  a».  J.-C.] 

serment  prêlé  à  Sémeï.  Une  sorte  d'escobarderie 
politique  était  tenue  alors  pour  le  comble  de  l'in- 
telligence. Salomon  n'avait  pas  besoin  pour  l'ac- 
quisition de  ce  don  d'une  faveur  divine  particu- 
lière. Les  instructions  que  son  père  lui  donna  en 
mourant  étaient  bien  l'idéal  de  ce  que  Iahvé  fut 
censé  lui  avoir  révélé.  Jci  encore,  nous  croyons 
qu'une  distinction  est  nécessaire  entre  le  caractère 
réel  de  Salomon  et  la  manière  dont  l'historien  l'in- 
terprète. Réduites  en  maximes  générales  et  com- 
mentées par  la  façon  dont  Salomon  les  exécute, 
ces  instructions  de  David  sont  le  code  de  l'abso- 
lutisme théocratique  le  plus  épouvantable.  La 
manière  dont  les  meurtres  d'Adoniah,  de  Joab, 
de  Sémeï  sont  expliqués  suppose  que  ce  qui  réussit 
est  le  bien.  La  cause  que  Iahvé  aime  est  la  cause 
juste;  il  la  fait  juste  en  l'aimant.  Le  droit  abstrait 
n'existe  pas;  il  n'y  a  pas  de  victimes  dans  le 
inonde;  celui  qui  est  tué  a  tué.  Sémeï,  qui  s'est 
trompé  de  parti,  et  qui  a  eu  des  torts  envers  l'élu  de 
Iahvé,  est  un  coupable.  Le  hattâ,  <r  le  pêcheur  »*, 
est  le  disgracié,  celui  à  qui  les  événements  donnent 
tort2,  c  celui  qui  sent  mauvais  aux  narines  de 
Iahvé  ». 

1.  Bien  étudier  les  sens  de  N'JDn,  surtout  Eccl.,  il,  26. 

2.  I  Hois,  i,  21. 


iW5»v.J.-C]  LE   ROYAUME   UNIQUE.  1(W 

Toutcela  était  la  conséquence  de  ce  principe  que 
le  crime  est  nécessairement  puni  en  ce  monde. 
Quand  on  professe  une  telle  croyance,  on  doit  sup- 
poser que  l'on  sert  Dieu  en  menant  le  criminel  à  sa 
perte.  Toute  sévérité  royale  est,  de  la  sorte,  l'exé- 
cution d'une  volonté  divine  et  mérite  une  récom- 
pense de  Dieu  *.  Le  gouvernement  qui  frappe  est  un 
agent  de  Iahvé2.  S'il  ne  frappe  pas,  il  manque  à  son 
devoir.  En  punissant,  il  se  soustrait  lui-nème  au 
châtiment.  Joab  a  commis  des  crimes;  David  en  a 
bénéficié,  et,  pour  cette  raison,  n'a  pas  du  le  tuer. 
Mais  le  fils  de  David  doit  tuer  Joab.  pour  que  la 
race  de  David  soit  sauve  à  tout  jamais 3.  Le  roi  est 
justicier  de  Dieu.  La  direction  qu'il  donne  au 
glaive  est  l'effet  même  de  la  volonté  de  Iahvé. 
Aune  époque  plus  ancienne,  Iahvé  tuait  directe- 
ment par  lui-même.  Maintenant,  il  tue  par  le  roi... 
On  voit  que  les  plus  sombres  cauchemars  de  la 


1.  Dans  les  pays  très  primitifs  comme  la  Bretagne,  où  l'on  croit 
volontiers  que  certains  crimes,  ie  parjure,  par  exemple,  sont 
punis  ici-bas,  on  se  trouve  amené,  pour  faire  honneur  à  la  Provi- 
dence justicièrc  (représentée  là  par  saint  Yves),  à  tuer  le  cou- 
pable, quand  on  a  la  certitude  intime,  indémontrable  aux  autres, 
du  parjure  commis  (Grime  de  Ilengoat). 

2.  Comparez  la  doctrine  de  saint  Paul,  dans  l'Épitro  aux  Ro- 
mains, xin,  1  et  suiv. 

3. 1  Kois,  u,  33. 


110  HISTOIRE   DU    PEUPLE    D'ISRAËL.     [905  a».  J.-C] 

politique  ont  troublé  le  cerveau  humain  longtemps 
avant  Philippe  II. 

Nous  avons  peine  à  croire  que  Salomon,  dont  le 
défaut  ne  parait  pas  avoir  été  le  fanatisme,  ait  eu 
de  pareilles  pensées,  empreintes  d'un  iahvéisme 
sombre.  On  les  lui  prêta,  parce  qu'elles  étaient  les 
idées  dominantes  du  temps.  La  justice  dans  le 
monde  était  l'abîme  où  se  perdait  la  conscience 
israélite.  N'ayant  pas  la  ressource,  comme  le  chris- 
tianisme, de  «  renvoyer  le  coupable  à  son  juge 
naturel  »,  le  penseur  israélite  était  réduit  à  inter- 
préter à  sa  guise  l'arrêt  souvent  obscur  de  lahvé. 
Disons-le  à  l'honneur  du  peuple  hébreu,  il  n'a 
jamais  été  jusqu'à  l'absurdité  de  l'ordalie;  Yurim 
et  tummim,  qui  a  couvert  tant  d'impostures,  ne 
paraît  pas  avoir  fait  mourir  un  innocent1.  La 
hokma  de  Salomon  a  pu  souvent  impliquer  beau- 
coup d'arbitraire;  il  ne  semble  pas  qu'elle  ait 
jamais  rien  livré  au  pur  hasard. 

Quelque  chose  émergeait  de  ce  chaos  de  so- 
phismes.  Telle  idée  qui  nous  paraît  maintenant  ar- 


4.  Le  cas  de  Jonathas  n'est  pas  un  cas  de  justice  ordinaire  ;  ce 
n'e*t  là,  d'ailleurs,  qu'une  historiette  piquante.  L'expression 
mi*P  ^JD1?  n'implique  pas  toujours  un  tirage  au  sort.  Les  juge- 
ments par  lahvé  étaient  l'analogue  des  oracles  grecs,  non  des 
ordalies. 


(005  »v.  j.-c.i  LE  ROYAUME  UNIQUE.  111 

riérée  a  pu  être  outrefois  en  progrès  sur  le  passé. 
Les  vieilles   langues  sémitiques   impliquaient  un 

sentiment  de  justice  mal  analysée,  un  principe  de 
moralité  grossière,  mais  forte.  Le  crime  était  con- 
sidéré comme  une  énormité  contre  nature,  qui  en- 
traînait fatalement  la  peine  '.  Peu  à  peu  on  arrivait 
à  faire  une  part  aux  divinations  intuitives.  L'art  de 
rendre  la  justice,  de  discerner  promptement  et 
sûrement  le  vrai  coupable,  passait  pour  un  ion 
divin,  pour  une  part  de  la  sagesse  qui  vient  de 
Dieu.  La  légende  supposa  que  Salomon  avait  ex- 
cellé en  ce  genre2;  elle  n'avait  peut-être  pas  tort. 
Les  gouvernements  très  égoïstes  aiment  à  se 
montrer  justes,  quand  leur  intérêt  n'est  pas  en 
cause;  l'intelligence  qui  sert  à  faire  réussir  un 
calcul  politique  peut  aussi  servir  à  trouver  avec 
sagacité  le  nœud  d'une  cause  compliquée. 

1.  Voir  t.  I  r,  p.  13S, 

2.  1  Rois,  m,  i&-*k. 


CHAPITRE  X 


DEVELOPPEMENT    PROFANE    D   ISRAËL. 


Ce  qui  caractérisa  le  règne  de  Salomon,  ce  fut  la 
paix.  Les  Philistins,  alliés  de  la  dynastie  nouvelle, 
et  avantageusement  employés  par  elle  comme  mer- 
cenaires, n'étaient  plus  tentés  de  passer  la  fron- 
tière. L'armée  conserva  l'organisation  du  temps  de 
David,  naturellement  en  s'afïaiblissant,  comme 
cela  arrive  pour  toutes  les  organisations  militaires. 
Ni  Juda  ni  les  autres  tribus  ne  virent,  durant  qua- 
rante ans,  un  visage  ennemi. 

L'affaiblissement  militaire  ne  se  fit  sentir  que 
dans  la  zone  des  pays  tributaires  du  royaume. 
Hadad  ou  Hadar,  l'Édomite,  le  vaincu  de  Joab  *, 
qui  s'était  réfugié  en  Egypte,  ayani  appris  la  mort 
de  David  et  surtout  celle  de  Joab,  quitta  le  Pharaon 

I.  Voy.  ci-dessus,  p.  36. 


[WOav.  J.-C]  LE  ROYAUME   UNIQUE.  Î1* 

don*,  il  avait  épousé  la  belle-sœur  *.  On  ignore  les 
détails  de  cette  guerre,  qui  ont  été  supprimés  à 
dessein  par  les  historiographes  hébreux,  sans  doute 
parce  qu'ils  n'étaient  pas  à  l'honneur  de  leur  na- 
tion. On  sait  seulement  que  Hadad  brava  Israël 
pendant  tout  le  règne  de  Salomon,  qu'il  lui  fit  tout 
le  mal  possible,  et  qu'il  fut  souverain  indépendant 
au  moins  d'une  grande  partie  d'Édom. 

Un  adversaire  encore  plus  redoutable  fut  Rézon, 
fils  d'Éliada,  guerrier  araméen,  qui,  après  la  dé- 
faite de  son  maître  Hadadézer,  roi  de  Soba,  avait 
rassemblé  autour  de  lui  ceux  qui  s'étaient  sauvés 
devant  l'épée  de  David.  Peut-être,  avant  la  mort  de 
David,  avait-il  réussi  à  tenir  la  campagne  avec  ces 
bandes  aguerries.  Un  coup  de  main  heureux  les 
rendit  maîtres  de  la  ville  de  Damas,  et  ils  réussi- 
rent à  s'y  maintenir.  Pendant  tout  le  règne  de  Sa- 
lomon, Rézon  ne  cessa  de  guerroyer  contre  Israël. 
Le  royaume  de  Soba,  néanmoins,  ne  paraît  pass'ètre 
rétabli.  Damas  devint  désormais  le  centre  unique 
de  l'Aramée,  voisine  de  l'Hermon. 

L'horizon  de  David  ne  s'étendit  jamais  hors  de 

i.  I  Rois,  XI,  14-22.  Le  verset  14  présente  ce  qui  suit  comme 
un  châtiment.  La  seconde  moitié  du  verset  15  est  transposée.  Il 
faut  sûrement  lire  nx*  et  D"!N.  La  confusion  d'Arawi  et  Édom  e»l 
fréquente.  Voy.  ci-dessus,  p.  39,  note  2. 

il.  8 


Il»  HISTOIRE  DU    PEUPLE  D'ISRAËL.    [990  av.  J.-C,f 

la  Syrie.  Avec  Salomon,  des  perspectives  nouvelles 
s'ouvrirent  pour  les  Israélites,  surtout  pour  Jéru- 
salem. Israël  n'est  plus  un  groupe  de  tribus,  con- 
tinuant dans  ses  montagnes  la  vie  patriarcale.  C'est 
un  royaume  bien  organisé,  petit  selon  nos  idées, 
mais  assez  grand  d'après  les  habitudes  du  temps. 
La  vie  mondaine  du  peuple  de  Iahvé  'va  commen- 
cer. Si  Israël  n'avait  eu  que  cette  vie-là,  on  ne  par- 
lerait plus  de  lui.  Au  sens  matérialiste,  heureux 
le  peuple  qui  n'a  pas  d'histoire!  Au  sens  idéaliste, 
heureux  le  peuple  qui  a  sa  place  dans  les  annales 
de  l'esprit!  Un  peuple  est  glorieux  le  plus  souvent 
par  ses  révolutionnaires,  par  ceux  qui  le  perdent, 
par  ceux  qu'il  a  conspués,  tués,  vilipendés. 

Une  alliance  avec  l'Egypte  fut  le  premier  pas 
dans  cette  carrière  de  la  politique  profane  que,  plus 
tard,  les  prophètes  semèrent  de  tant  d'impossibi- 
lités. Les  rois  de  Tanis  relevaient  en  ce  moment  le 
prestige  fort  abaissé  de  l'Egypte  en  Syrie.  Par  suite 
d'une  expédition  dont  nous  ignorons  les  circon- 
stances, le  roi  de  Tanis,  Psioukhanou  II1,  d'accord 
?ans  ^oute  avec  les  Philistins,  avait  conquis  l'an- 
cien territoire  de  Dan  et  en  particulier  la  ville  cha- 
nanéenne  de  Gôzer.   Il  extermina  la  population 

1.  Maspero,  Hist.  anc,  i,"  ôdit.,  p.  333,  356. 


[M»  av.  J.-C.]  LE  ROYAUME   UNIQUE.  115 

chananéenne  et  brûla  la  ville.  Ce  fut  Israël  qui 
bénéficia  de  cette  conquête.  Le  roi  d'Egypte  donna 
Gézer  en  dot  à  sa  fille  et  la  maria  à  Salomon. 
Gézer  fut  ainsi  acquis  au  domaine  Israélite  et  dé- 
pendit directement  du  roi  de  Jérusalem  l. 

La  fille  du  roi  de  Tanis  vint  demeurer  à  Sion.  Sa- 
lomon n'avait  pas  encore  commencé  ses  grandes 
constructions.  La  princesse  égyptienne  habita 
d'abord  dans  le  palais  de  David,  qui  dut  lui  pa- 
raître mesquin  auprès  des  merveilles  qu'elle  venait 
de  quitter.  Il  n'est  pas  trop  hardi  de  supposer  que 
le  goût  de  cette  princesse  pour  un  luxe  raffiné  eut 
une  grande  influence  sur  l'esprit  de  son  mari; 
d'autant  plus  qu'elle  eut  toujours  dans  le  palais  une 
situation  supérieure  à  celle  des  autres  femmes  du 
harem. 

Les  relations  de  Salomon  avec  Tyr  exercèrent 
une  action  encore  plus  civilisatrice.  Tyr,  récem- 
ment détachée  de  Sidon,  était  alors  au  moment  de 
sa  plus  grande  activité,  et  en  quelque  sorte  dans 
le  feu  de  sa  fondation  première.  Une  dynastie  de 
rois  du  nom  de  Hiram  ou  plutôt  Ahiram  2  était  à 
la  tête  de  ce  mouvement.  L'île  se  couvrait  de  con- 

i.  I  Rois,  ix,  16. 

2.  Voy.  Corpus  inscr.  semit.,  ^n  partie,  n"  5 


t16  HISTOIRE  DU   PEUPLE  D'ISRAËL.     [990 av.  i.-C] 

structions  imitées  de  l'Egypte.  On  admirait  surtout 
ce  grand  temple  central  de  Melkarth,  qui  devait 
être  l'ombilic  du  monde  tyrien,  comme  son  frère 
jumeau  de  Jérusalem  fut  le  centre  attractif  du 
monde  juif4.  Déjà,  sous  David,  nous  avons  vu  des 
rapports  établis  entre  les  deux  peuples.  Sous  Salo- 
mon,  ces  rapports  furent  bien  plus  suivis.  Hiram 
est  l'allié  intime  du  roi  d'Israël  ;  c'est  lui  qui  envoie 
à  Salomon  les  artistes  qui  manquaient  à  Jérusalem, 
les  matériaux  précieux  pour  les  constructions  de 
Sion,  des  marins  pour  la  flotte  d'Asiongaber. 

La  région  du  Jourdain  supérieur,  conquise  par 
David,  semble  être  restée  tributaire  de  Salomon. 
Ce  qu'on  dit  d'une  plus  vaste  extension  du  royaume 
de  Salomon  est  empreint  de  beaucoup  d'exagéra- 
tion 2.  Ni  la  Syrie  du  Nord,  ni  la  région  du  bas 
Oronte  et  d'Alep,  ni  même  Hamath,  n'ont  jamais 
été  vassales  de  Salomon.  Ces  mots  «  jus4u'à  l'Eu- 
phrate,  jusqu'à  l'Egypte,...  d'une  mer  à  l'autre  », 
sont,  sous  la  plume  des  écrivains  hébreux,  le  fait 
d'une  géographie  complaisante,  qu'il  ne  faut  pas 
prendre  à  la  lettre  3.  Les  fables  sur  la  prétendue 

1 .  Mission  de  Phénicie,  p.  527  et  suiv. 

î.  1  Rois  iv,  20  ;  v,  4  ;  VUI,  65;  II  Rois,  xiv,  25,  28.  Inutile  de 
rappeler  que  les  livres  des  Chroniques  sont  ici  de  nulle  autorité. 
3.  Comp.  Ps.  lxxii,  9  et  suiv. 


j.-C.l  LK   ROYADME  UNIQUE.  117 

fondation  de  Palmyre  par  Salomon  viennent  dune 
lettre  ajoutée  a  dessein  au  texte  de  l'ancien  histo- 
rien par  le  compilateur  des  Chroniques l.  La 
construction  de  Baalbek  par  Salomon  repose  sur 
une  identification  encore  plus  inadmissible  2.  Ces 
hyperboles  furent  imposées  à  l'historiographie 
juive  par  les  prophètes  du  temps  de  Jéroboam  II,, 
qui  révèrent  pour  Israël  une  idéal  de  frontières  na- 
turelles, qu'on  supposa  avoir  été  réalisé  sous  David 
et  Salomon  3.  Ce  furent  là,  en  quelque  sorte,  des 
clichés  qu'on  exhuma  à  diverses  reprises,  sans  se 
soucier  de  leur  conformité  avec  le  vrai. 

En  réalité,  le  domaine  de  Salomon  ne  compre- 
nait que  la  Palestine.  Édom  et  Aram  s'étaient 
totalement  émancipés  du  joug  que  leur  avait  im- 
posé David.  Moab  et  Ammon  étaient  à  l'état  de  pays 
vaincus,  mais  non  annexés.  La  liste  des  nissabim 
que  nous  avons  donnée  porterait  à  douter  si  ces 
provinces  payaient  un  tribut  réel.  Les  terres 
d'Israël  sont  seules  présentées,  dans  cette  liste, 
comme  subvenant  aux  frais  de  la  royauté. 

1.  Corap.  I  Mois,  ix,  18,  et  II  Chron.,  vin,  4.  Le  ketib  est  la 
vraie  leçon.  11  s'agit  de  Tamardu  côté  de  Pétra,  non  de  Tadoior. 

2.  Baalath  =  Baalbek. 

:!.  Amos,  vi,  14;  vm,  12;  II  Hois,  xiv, 25-28 (Thenius,  p.  347). Cf. 
Ézéch  ,xlvii,  16;  xlvih,  i  ;  Nombres,  xxxiv,  8;  Josué,  xm,  5. 


118  HISTOIRE   DU  PEUPLE   D'ISKAËL.    [985  av.  J.-C] 

Ce  qui  valait  mieux  que  des  peuples  retenus  de 
force,  les  brigands  arabes  étaient  réfrénés  dans 
leurs  pillages.  Les  Amalécites,  les  Madianites,  les 
Beni-Quédem  et  autres  nomades  trouvaient,  au- 
tour d'Israël,  une  barrière  infranchissable.  Les 
Philistins  conservaient  leur  indépendance.  Les 
villes  phéniciennes  de  Jaffa,  Acre,  Tyr,  Sidon, 
Gébel,  Hamath,  traitaient  Salomon  comme  un 
puissant  voisin,  mais  ne  lui  étaient  nullement  as- 
servies. Cela  faisait  un  petit  État  de  cinquante  lieues 
sur  vingt-cinq  environ,  avec  une  zone  de  tributaires 
ou  d'alliés.  Quand  on  suppose  que  Salomon  régna 
sur  toute  la  Syrie,  on  grossit  les  choses  au  moins  au 
quadruple.  Le  royaume  de  Salomon  était  à  peine 
le  quart  de  ce  qu'on  appelle  maintenant  la  Syrie. 

L'historiographie  légendaire  n'attribua  à  Salo- 
mon que  des  bâtisses  frivoles  et  disproportionnées 
avec  les  ressources  de  la  nation.  D'autres  construc- 
tions, mentionnées  moins  longuement,  furent  utiles 
ou  nécessaires.  La  ville  de  Gézer  était  en  ruine, 
par  suite  de  l'expédition  égyptienne;  Salomon  la 
rebâtit.  Les  deux  Béthoron,  qui  peut-être  avaient 
souffert  de  ladite  expédition,  furent  également 
rebâties.  Il  en  fut  de  même  du  bourg  danite  de 
Baalath  ',  de  Hasor  et  de  Megiddo,  dans  le  Nord. 

1.  Nom  bien  banal;  site  douteux. 


[085  av.  J.-C]  EE   ROYAUME    UNIQUE.  119 

Salomon  construisit  enfin  des  «  villes  de  magasins», 
sortes  d'entrepôts,  donl  le  bul  commercial  ou  mili- 
taire ne  saurait  être  exactement  défini  r.  Il  y  avait, 
en  particulier,  une  localité  de  Tamar,  du  côté  do 
Pétfa  *,  dont  Salomon  fit  une  ville  et  qui  devint  un 
lieu  de  station  pour  les  caravanes.  Ces  postes  com- 
merciaux répondaient  à  une  des  principales  pré- 
occupations du  temps,  préoccupations  analogues 
à  celles  qui  ont  fait,  de  nos  jours,  attacher  tant 
d'importance  au  percement  de  l'isthme  de  Suez. 

Avec  une  haute  raison,  en  effet,  Salomon  eut 
toujours  les  yeux  tournés  vers  la  mer  Rouge,  large 
canal  qui  mettait  les  essais  de  civilisation  méditer- 
ranéens en  rapport  avec  l'Inde,  et  ouvrait  ainsi  un 
monde  nouveau,  celui  d'Ophir  3.  La  baie  de  Suez 


1.  I  Rois,  ix,  19. 

2.  Ibid.,  ix,  18.  Vov.  ci-dessus,  p.  H 7,  note  1. 

3.  Le  système  de  M.  Lassen,  identifiant  Ophir  avec  l'Inde  des 
embouchures  de  l'indus,  loin  d'avoir  été  ébranlé,  est  devenu  une 
thèse  approchant  de  la  certitude.  Si  Ophir,  dans  les  textes  hébreux, 
est  souvent  mis  en  relation  avec  l'Iémen  et  le  détroit  de  Bab-el- 
Mandeb,  cela  vient  d'une  illusion  dont  il  y  a  le  plus  grand  compte 
à  tenir  dans  les  questions  de  géographie  ancienne.  Les  cartes  faites 
d'après  les  récits  des  marins  sont  essentiellement  fautives,  le  marin 
ne  comptant  que  les  escales  et  mesurant  les  distances  d'après 
la  peine  qu'il  a  eue  d'un  port  à  un  autre.  Le  phénomène  des 
moussons,  par  exemple,  trompe  complètement  le  marin  sur  l'éloi- 
gnement  réel  du  point  de  départ  et  du  point  d'arrivée.  Il  a  dormi 


1"20  HISTOIRE   DU  PEUPLE   D  ISRAËL.    [985  av.  J.-C.) 

appartenait  à  l'Egypte;  mais  le  golfe  d'Akaba  était 
en  quelque  sorte  à  prendre.  Ëlath  et  Àsiongaber  *, 
selon  toutes  les  apparences,  avaient  été  peu  de 
chose  dans  les  temps  antérieurs.  Sans  occuper  ré- 
gulièrement le  pays,  Salomon  s'assura  la  route  par 
la  vallée  d'Araba.  Il  construisit  une  flotte  à  Asion- 
gaber. Les  Israélites  eurent  toujours  peu  de  goût 
pour  la  navigation2;  Hiram  donna  des  marins  à 
Salomon,  ou,  ce  qui  est  plus  probable,  les  deux 
flottilles  voyageaient  de  conserve  3.  En  sortant  du 

dans  l'intervalle;  il  prend  ainsi  pour  des  ports  voisins  des  ports 
séparés  par  des  cinq  ou  six  cents  lieues.  Aux  premiers  siècles 
de  notre  ère,  l'iémen  est  couramment  appelé  Inde.  (Voir  Marc- 
Aurèle,  p.  462-463.)  Dans  un  manifeste  du  récent  mahdi  (Jour- 
nal des  Débats,  19  février  1884),  Suez  et  Constantinople  sont 
traités  comme  deux  villes  rapprochées  l'une  de  l'autre,  parce 
qu'un  Africain  de  la  Nubie  s'embarque  à  Suez  pour  Constan- 
tinople. Clysma  et  l'Inde  étaient  de  même,  autrefois,  intimement 
associées,  et,  de  nos  jours,  certains  quartiers  de  Suez  semblent 
un  prolongement  de  Madras  ou  de  Calcutta.  Les  têtes  des 
grandes  navigations  sont  réunies  par  une  sorte  de  fil  électrique 
qui  crée,  à  ses  deux  extrémités,  des  polarisations  similaires. 

1 .  Villes  très  voisines.  Voir  la  carte  du  duc  de  Luynes,  Paris,  1 866. 

2.  Psaume  cvn,  23  et  suiv. 

3  1  Rois,  ix,  28;  x,  11,  22,  la  flotte  est  appelée  t  la  flotte  de 
Hiram  ».  Ophir  (l'Inde)  et  Tharsis  (l'Espagne)  étant  les  pays  ex- 
trêmes du  commerce  tyrien,  on  les  confondait  quelquefois,  et  la 
flotte  de  la  mer  Houge  fut  appelée  par  extension  c  la  flotte  de 
Tharsis  »  (1  Rois  x,  22);  comme  si,  de  nos  jours,  c  navire  trans- 
atlantique  »   ou   c   péninsulaire   >    était    devenu  synonyme  de 


[985  av.  J.-C]  LE   ROYAUME   UNIQUE.  141 

détroit  d'Aden,  elles  allaient  à  Ophir,  c'est-à-dire 
à  l'Inde  occidentale,  au  Guzarale  ou  à  la  côte  de 
Malabar. 

La  flottille  appareillait  une  lois  tous  les  trois  ans, 
à  l'époque  de  la  mousson.  On  sait  combien,  à  cette 
époque  de  l'année,  la  navigation  est  facile  ;  il  n'y  a 
qu'à  fixer  la  voile  une  fois  pour  toutes  et  à  s'aban- 
donner au  vent;  on  est  porté,  pendantson  sommeil, 
au  point  que  l'on  veut  atteindre1.  Si,  de  Bombay 
ou  de  Goa,  les  expéditions  étaient  revenues 
directement  à  Asiongaber,  c'eût  été  l'affaire  de 
quelques  mois.  Le  fait  que  la  course  durait  trois  ans 
prouve  que  la  flottille  faisait  le  tour  de  l'Inde,  peut- 
être  de  l'Indo-Ghine.  Mais  tout  ce  que  la  flottille 
rapportait  de  ces  contrées  lointaines  était  naturelle- 
ment censé  venir  d'Ophir. 

Quels  étaient  donc  les  objets  que  les  navigateurs 
tyriens  et  israélites  rapportaient  d'Ophir?  Rien 
de  bien  sérieux,  beaucoup  de  frivolités.  D'Ophir, 
les  navigateurs  tyriens  et  israélites  tiraient  de 
grandes  quantités  d'or,  d'argent,  des  pierres  pré- 
cieuses, du  bois  de  santal  (hébreu  algum,  sanscrit 

«  vaisseau  de  haut  bord  ».  Cet  abus  de  langage  des  textes  anciens 
a  induit  l'auteur  des  Chroniques  en  une  étrange  erreur  (II  Chron., 
1x21;  xx,  36,37). 
i.  Voir  Sefer-nameh,  édit.  Schefer,  p.  123-124. 


122  HISTOIRE   DU  PEUPLE   D'ISRAËL.    [985  av.  J.-C] 

valgum),  de  l'ivoire  (hébr.  sen  habbim,  sanser. 
ibka,  éléphant),  des  singes  (hébr.  kopim,  sanser. 
kapï),  des  paons  (hébr.  toukiim,  tamoul  togêï).  Ces 
objets  frappèrent  beaucoup  les  gens  de  Syrie.  Le 
bois  de  santal  surtout,  par  sa  belle  couleur  rouge 
et  son  parfum,  produisit  une  impression  extraordi- 
naire. On  en  fit  des  balustrades  pour  le  temple 
c-t  le  palais  royal,  des  cinnors  et  des  nébels  pour 
les  musiciens.  Passé  ce  temps-là,  on  ne  vit  plus 
de  bois  de  santal  à  Jérusalem  '. 

Que  donnaient  les  marchands  sémites  à  Ophir,  en 
échange  de  ces  métaux  précieux  et  de  ces  autres 
produits,  dont  la  valeur  vénale  pouvait  n'être  pas 
fort  élevée.  C'est  ce  qu'on  ne  nous  dit  pas.  Les 
portions  de  l'Inde  que  visitait  la  flottille  pouvaient 
n'être  pas,  à  cette  époque,  plus  organisées  que 
n'était  l'Amérique  à  l'époque  de  l'arrivée  des  Espa- 
gnols. L'or  et  les  autres  produits  pouvaient  être 
pris  violemment  aux  indigènes.  Cela  est  d'autant 
plus  supposable  que  ces  expéditions  ne  furent  peut- 
être  pas  bien  des  fois  répétées. 

En  même  temps  que  Salomon  se  créait  une  ma- 
rine, il  se  créait  une  cavalerie 2  et  des  équipages  de 


1.  I  Rois,  x,  12. 

2.  Ibid.y  v,  6;  ix,  19;  x,  26. 


[<J85av.  J-c.J  LE   ROYAUME   UNIQUE.  123 

chars  de  guerre.  Il  eut  de  plus  un  grand  nombre  de 
ehevaux  de  selle  i  et  des  chars  de  luxe  pour  son 
usage  personnel 2.  En  ce  qui  concerne  les  chars  de 
guerre,  il  n'avait  qu'à  imiter  les  Ghananéens  des 
plaines  et  les  Philistins.  Quant  aux  chevaux  de 
selle  et  aux  chars  de  luxe,  c'est  d'Egypte  qu'on 
les  tirait 3.  Le  cheval  arabe,  à  ce  qu'il  semble,  ou 
du  moins  l'équitation  à  la  façon  arabe  n'existaient 
pas  encore.  Alors,  comme  de  nos  jours,  le  centre 
de  l'Arabie  gardait  jalousement  ses  chevaux.  Les 
bêtes  usuelles  des  tribus  arabes  voisines  de  la 
Palestine,  Ismaélites,  Amalécites,  Beni-Quédem, 
étaient  l'âne  et  le  chameau. 

Une  grande  partie  de  la  cavalerie  israélite  rési-. 
dait  auprès  du  roi,  à  Jérusalem.  Salomon  établit, 
cependant,  en  divers  endroits,  des  postes  ou  quar- 
tiers pour  la  cavalerie,  Are  ha-rékeb,  Are  hap-pa- 
rasim.  Nous  trouvons  mentionnés,  du  côté  du  sud  de 
la  Palestine,  un  Bet-mercabot,  ou  remise  de  chars, 
et  un  Haçar  sousim  (sorte  de  haras  *).  Il  y  avait  un 
service  de  courtiers,  qui  allaient  prendre  les  che- 


1.   I  Rois,  v,   6;  x,  26.  Comp.  II  Chrûa.,  i  n;  ix,  25.  Les 
chiffres,  en  ces  vieux  textes,  sont  toujours  douteux. 
S.  Cant.,  i,9. 

3.  Voy.  ci-dessus,  p.  9.  Comp.  Gen.,  xlv,  27;  xlvi,  5,  29;  L,9. 

4.  I  Chron.,  iv,  31. 


121  H1ST0IRK  DU    PEUPLE    DMSHAKL.    [085  av.  J -C] 

vaux  en  Egypte  et  les  menaient  en  Judée1.  Un 
cheval  rendu  ainsi  en  Judée  revenait  à  cent  cin- 
quante sicles  (environ  quatre  cent  quatre-vingt- 
dix  francs).  Un  équipage  attelé  coûtait  le  qua- 
druple. Ces  courtiers,  qui  payaient  sans  doute  un 
impôt  au  roi,  fournissaient  également  de  chevaux 
les  rois  khctas'2  et  aramcens. 

Ces  modes  nouvelles  excitaient  naturellement 
une  vive  antipathie  chez  les  conservateurs  de 
l'ancien  esprit  agricole  ou  nomade,  opposés  au 
luxe  et  au  développement  de  la  richesse.  Ces  su- 
blimes arriérés  blâmaient  surtout  la  cavalerie  et  les 
chars,  qui  blessaient  leurs  habitudes  patriarcales 
et  leur  paraissaient  une  injure  à  Iahvé.  Certes,  il 
faudrait  se  garder  d'attribuer  aux  temps  reculés 
le  piétisme  exalté  du  vin0  et  du  vu6  siècle.  Personne 
n'osait  affirmer  encore  que  le  vrai  serviteur  de  Iahvé 
n'a  aucun  besoin  de  ces  secours  extérieurs,  qui  in- 
spirent à  l'homme  une  confiance  exagérée  en  ses 
forces  et  le  détournent  de  rapporter  toute  gloire  à 
Dieu3.  Cependant  le  germe  de  pareils  sentiments 
existait  déjà.  Les  prophètes  se  taisaient;  mais  ils 

1.  I  Rois,  x,  28-29. 

2.  Expression  abusive  (cf.  II  Bois,  vu,  G),  reste  d'un  usage 
antérieur. 

3.  Ps.  xx,  8  etsuiv. 


|'.tS5av.J.-C]  LE  ROYAUME   ON I QUE.  135 

murmuraient.  Les  progrès  dans  l'ordre  profane  leur 
paraissaient  de  profonds  abaissements  dans  l'ordre 
moral.  Salomon  n'avait  aucun  égard  pour  ces 
fanatiques  et  les  tenait  soigneusement  éloignés  de 
ses  conseils;  mais  Jes  fanatiques  savent  attendre. 

Ce  qui,  en  ellet,  donnait  raison  aux  adversaires 
de  la  royauté,  c'est  que  les  mœurs  subissaient  une 
grande  altération.  Le  roi  était  très  adonné  aux 
femmes  *.  Son  harem  était  immense;  on  parlait  de 
sept  cents  femmes  en  titre,  nommées  saroth, 
€  dames  j>,  de  trois  cents  concubines,  esclaves 
achetées,  servantes  des  saroth.  Les  calculs  les  plus 
modérés  allaient  à  soixante  reines,  quatre-vingts 
concubines  et  des  alamoth  non  comptées.  Salomon 
fut,  en  particulier,  très  porté  vers  les  femmes 
étrangères.  Outre  la  fille  du  roi  de  Tanis,  il  aima 
des  femmes  moabites,  ammonites,  édomites,  sido- 
niennes,  hittites.  Quoique,  à  cette  époque,  les 
règles  rigoureuses  qui  furent  faites  plus  tard  sur  les 
mariages  mixtes  n'existassent  pas  encore,  les  vrais 
Israélites  voyaient  de  tels  mariages  de  mauvais  œil. 
Les  zélés  de  Iahvé  prétendaient  que  les  femmes 
étrangères,  gardant  leur  culte  dans  le  sein  de  la 
famille  israélitc,  étaient  pour  leur  mari  des  causes 

1.  I  Rois,  xi,  1  et  suiv.  ;  Cant.,  vi,  8-9. 


!26  HISTOIRE   DU   PEUPLE  D'ISRAËL.    [985  av.  J.-C] 

perpétuelles  de  prévarication.  Or  on  remarquait 
avec  scandale  que  c'était  à  ces  femmes  que  Sa* 
lomon  donnait  tout  son  cœur.  Dans  sa  vieillesse, 
nous  les  verrons  prendre  sur  lui  un  ascendant  ex 
trême  et  l'amener  à  une  sorte  d'oubli  du  culte  de 
lahvô. 


CHAPITRE  XI 


CONSTRUCTIONS    A    JERUSALEM. 


Les  édifices  de  Jérusalem  furent  l'œuvre  de  Sa- 
lomon  la  plus  admirée,  celle  qui  frappa  le  plus  les 
contemporains  et  la  postérité.  Les  constructions  de 
David  s'étaient  bornées  à  peu  de  chose  ;  grâce  aux 
richesses  et  à  l'activité  de  son  successeur,  Jérusa- 
lem put  rivaliser  avec  les  villes  égyptiennes  et  les 
villes  phéniciennes  les  plus  brillantes.  Rien  de 
très  original  ne  caractérisa  cette  éclosion  d'art. 
L'Egypte  donna  les  modèles;  Tyr  fournit  les  tail- 
leurs de  pierre,  les  architectes,  les  ornemanistes, 
les  fondeurs  de  bronze.  Mais  l'époque  était  bonne. 
Un  style,  sévère  dans  les  ensembles,  très  élégant 
dans  les  détails,  s'était  formé  en  Phénicie,  sous 
l'influence  de  l'art  égyptien.  Des  murs  lisses,  très 
soignés,  en  formaient  l'âme.  Des  revêtements  de 
bois  scuïpté  et  doré,  d'innombrables    appliques 


128  HISTOIRE  DU   PEUPLE  D'ISKAËL.     [985  av.  J.-C] 

d'airain,  une  vigoureuse  polychromie,  de  riches 
tentures,  donnaient  à  ces  constructions  infiniment 
de  grâce  et  de  vie  d. 

Le  sous-sol  de  Jérusalem  fournissait  des  pierres 
excellentes,  le  maléki,  caicaire  dur,  encore  si  es- 
timé aujourd'hui 2.  Mais  le  bois  de  contruclion  que 
produisait  la  Judée  était  médiocre.  Un  traité  de 
commerce  fut  conclu  entre  Hiram  et  Salomon. 
Les  espèces  métalliques  étaient  rares,  et  l'échange 
direct  dominait  encore.  Il  fut  convenu  que  Salomon 
fournirait  à  Hiram  des  denrées  brutes  (froment  et 
huile)  pour  l'entretien  de  sa  maison,  et  qu'en  re- 
tour, Hiram  fournirait  à  Salomon  tous  les  bois  de 
cèdre  et  de  sapin  dont  il  pourrait  avoir  besoin.  Le 
Liban  était  couvert  alors  de  ces  arbres  résineux, 
dont  l'arrivée  d'une  population  plus  dense  Ta  dé- 
pouillé depuis  quelques  siècles 3.  C'étaient  de 
beaucoup  les  plus  beaux  matériaux  de  construction 
qu'il  y  eût  au  monde.  Les  Sidoniens  *  savaient  ad- 
mirablement les  couper,  amener  les  troncs  à  la  mer 
et,  là,  en  composer  des  radeaux,  qu'on  dirigeait  en- 

1.  Mission  de  Phénicie,  concl. 

2.  Grandes  cavernes  sous  Jérusalem.  De  Vogué,  le  Temple 
de  Jérusalem,  p.  4  etsuiv. 

3.  Mission  de  Phén.,  p.  219  et  suiv. 

4.  Sidonim  était  encore  le  nom  générique  pour  désigner  les 
Phéniciens. 


[985  av.  J.-C.J  LE   ROYAUME    UNIQUE.  1» 

suite  où  l'on  voulait.  Le  travail  se  fit  pour  Jéru- 
salem sur  une  grande  échelle.  Salomon  payait  le  sa- 
laire des  ouvriers  phéniciens,  et  envoyait  pour  les 
seconderdes  escouades  d'Israélites,  qu'on  formait  à 
cegenre  de  besogne.  Les  radeaux  était  conduits  à 
un  point  de  la  côte  voisine  de  Jérusalem,  à  JafTa  par 
exemple.  Là,  les  Phéniciens  déliaient  le  radeau,  et 
les  gens  de-Salomon  faisaient  emporter  les  troncs. 

Tout  cela  constituait  pour  Israël  de  très  lourdes 
corvées,  dont  le  légendaire  Adoniram  a  porté  la 
responsabilité  historique.  A  vrai  dire,  le  poids  de  la 
main-d'œuvre  devait  tomber  principalement  sur  les 
populations  chananéennes.  Les  équipes  étaient  or- 
ganisées de  façon  que  les  hommes  pussent  passer, 
à  tour  de  rôle,  un  mois  dans  le  Liban  et  deux  mois 
chez  eux.  Les  transports  se  faisaient  à  force  de 
bras  *.  Des  surveillants  armés  de  bâtons  activaient 
la  force  nerveuse  des  malheureux  attelés  à  ce 
travail 2. 

Pendant  ce  temps,  les  tailleurs  de  pierre  perfo- 
raient le  sous-sol  de  Jérusalem  et  des  environs  3.  La 


i.  Nombre  énorme  des  bnD  \NWJ.  I  Rois,  v,  29. 

2.  Comparez  les  bas-reliefs  assyriens. 

3.  1  Rois,  v,  29.  Le  mot  m  désigne  la  montagne  île  Judée,  ou 
plutôt  d'une  façon  générale  le  haut  pays,  opposé  à  la  plaine  et 
aux  bords  de  la  mer.  Ce  n'est  pas,  en  tout  cas,  le  Liban.  La  pierre 

il.  9 


130  HISTOIRE  DU   PEUPLE  D'ISRAËL.     [<J85  av.  J.-C] 

pierre  de  Judée,  comme  en  général  celle  de  Syrie, 
prête  à  l'extraction  de  blocs  de  plusieurs  mètres1. 
On  se  servait  de  ces  parallélipipèdes  énormes 
pour  les  soubassements  et  les  fondements  des  édi- 
fices. Ils  se  tiraient  principalement  des  carrières 
qui  se  voient  aujourd'hui  sous  Jérusalem,  mais  qui 
alors  étaient  hors  ville.  Les  Phéniciens  sciaient  la 
pierre  avec  un  art  surprenant2.  Les  gens  de  Gébel 
en  particulier  avaient  une  réputation  pour  la  taille 
de  ces  sortes  de  blocs,  bien  équarris  et  biseautés 
sur  les  angles3.  Des  Giblites,  à  ce  qu'il  semble,  di- 
rigeaient l'œuvre  dans  les  carrières  de  Jérusalem. 
Sous  leurs  ordres,  travaillaient  des  Israélites  et  des 
Tyriens.  L'élément  phénicien  dominait;  ces  gens 
parlaient  et  écrivaient  entre  eux  le  phénicien*.  Ils 
paraissent  avoir  demeuré  sur  l'emplacement  actuel 
du  village  de  Siloam  5. 

de  Jérusalem  vaut  mieux  que  celle  du  Liban,  et,  d'ailleurs,  on 
ne  trouve  pas,  parmi  les  débris  de  la  vieille  Jérusalem,  de  ma- 
tériaux étrangers  au  sol  même  du  pays. 

1.  Le  grand  bloc  de  Baalbek  a  plus  de  vingt-trois  mètres  de 
long.  Comp.  Jos.,  Ant.,  XV,  xi,  3. 

2.  Mission  de  Phén.,  index,  p.  881. 

3.  Jbid.,  p.  170.  Lire  attentivement  I  Hois,  v,  32  (le  passage 
prèle   à  bien  des  doutes). 

4.  Voir  ci-après,  p.  143,  144. 

5.  Lus  nombres  d'ouvriers  donnés  1  Rois,  v,  30,  et  ix,  23,  pa« 
••ai -sent  fort  exagérés. 


(98i  av.  J.-C.]  LE   ROY  A  II  M  i;    UNIQUE.  131 

La  première  construction  ordonnée  par  Salomon 
fut  le  palais  de  la  fille  de  Pharaon.  Il  semble  que  le 
roi  était  pressé  d'offrir  à  cette  princesse  une  de- 
meure moins  indigne  d'elle.  Puis  il  reprit  les  murs 
du  milloj  que  David  avait  laissés  inachevés.  Il 
donna  aussi  à  la  ville  une  enceinte  continue, 
moyen  de  défense  qui  lui  avait  manqué  jusque-là. 

La  ville,  qui,  avant  le  choix  de  David,  étaitbornée 
au  sommet  de  la  colline  orientale,  s'étendit  rapi- 
dement vers  l'Ouest,  remplit  l'intervalle  des  deux 
collines,  et  couvrit  l'autre  mamelon,  qui  était  plus 
large.  Le  mur  offrait,  au  Nord,  une  ligne  à  peu  près 
droite  allant  du  temple  à  la  porte  d'Angle,  qui  ré- 
pondait à  peu  près  a  la  porte  actuelle  de  Jafla. 
L'angle  était  sûrement  marqué  par  quelque  gros 
ouvrage,  qu'a  remplacé  plus  tard  l'imposante  tour 
nommée  aujourd'hui  el-Kalaa.  Le  mur  se  dirigeait 
ensuite  vers  le  Sud,  longeant  la  naissance  des 
pentes,  jusqu'à  l'extrémité  de  la  colline  occiden- 
tale, qu'il  contournait.  Le  mur  descendait  alors 
et  allait  rejoindre  les  dernières  pentes  de  la  Ville 
de  David,  vers  les  tombeaux  de  la  famille  royale. 
Gela  faisait,  comme  étendue,  à  peu  près  la  moitié 
de  la  ville  actuelle  ;  mais  l'aire  de  la  ville  ancienne 
ne  coïncidait  pas  avec  l'aire  de  la  ville  moderne; 
car  le  mur  embrassait,  au  Sud,  des  parties  que 


132  HISTOIRE   DU   PEUPLE  D'ISKAËL.     [985  av.  J.-C.J 

l'enceinte  du  moyen  âge  a  laissées  en  dehors.  Un 
tel  périmètre  devait  pouvoir  contenir  une  popu- 
lation d'environ  dix  mille  habitants. 

En  même  temps  que  se  poursuivaient  ces  grands 
travaux  publics,  le  roi  faisait  rebâtir  entièrement  la 
maison  forte,  mais  petite,  qui  avait  suffi  à  la  royauté 
naissante  de  David1.  Les  constructions  durèrent 
treize  ans,  dit-on.  Certains  palais  de  Karnak,  de 
Louqsor,  surtout  de  Médinet-Abou2,  peuvent  en- 
core donner  quelque  idée  du  palais  de  Salomon. 

D'abord  il  y  avait  ce  qu'on  appelait  oulam  ha- 
ammoudim,ldL  «salle  des  colonnes  »  sorte  de  galerie 
à  piliers  avec  un  perron3.  Cette  salle  servait  de 
propylées  à  X oulam  hak-kissé,  salle  du  trône,  où 
le  roi  rendait  la  justice  et  donnait  ses  audiences 
solennelles.  Cette  dernière  salle  était  lambrissée 
de  cèdre  ouvragé,  depuis  le  plancher  jusqu'au 
plafond*. 

Le  trône,  posé  sur  une  estrade  de  six  marches, 
passait  pour  une  merveille.  Il  était  revêtu  d'ivoire, 
incrusté  d'or  et  surmonté  par  derrière  d'une  sorte 
1 

i.  I  Rois,  vu,  1  et  suiv.  On  croit  que  l'angle  sud-est  du  harani 
actuel  marquait  un  des  angles  du  palais  de  Salomon. 

2.  Descr.  de  l'Egypte,  Antiq.,  II,  pi.  2;  III,  pi.  1-5,  J6-2t>. 

3.  1  Rois,  vu,  6. 

4.  Jbid.,  vu,  7. 


|9S5»v.  J.X.]  LE  ROYAUME  UNIQUE.  133 

de  niche  ronde.  Les  bras  posaient  sur  des  lions. 
Douze  autres  lions  étaient  rangés  sur  les  marches, 
six  de  chaque  côté.  Le  buffet  du  roi  n'excitait  pas 
moins  d'admiration.  Toute  la  vaisselle  était  d'or 
pur.  «  Rien  n'était  d'argent;  l'argent  n'était  compté 
pour  rien  du  temps  de  Salomon1.  » 

Voilà  la  partie  en  quelque  sorte  publique, 
ouverte  à  tous.  Puis  venait,  dans  une  autre  cour, 
l'habitation  du  roi,  décorée  comme  la  salle  du  trône; 
puis  le  palais  de  la  reine,  fille  de  Pharaon,  ana- 
logue aux  salles  précédentes  ;  puis  le  harem,  dont 
le  narrateur,  selon  l'usage  de  l'Orient,  ne  fait  au- 
cune mention.  Le  palais  de  Salomon  était  entouré, 
comme  le  temple,  d'une  enceinte  formée  au  moyen 
de  trois  rangées  de  pierres  de  taille,  surmontées  de 
poutrelles  de  cèdre,  qui  formaient  probablement 
une  espèce  d'auvent. 

Outre  ce  grand  ensemble  de  bâtiments,  rattachés 
les  uns  aux  autres,  il  y  avait  ce  qu'on  appelait  «  la 
forêt  du  Liban  ».  Le  rez-de-chaussée  de  ce  singulier 
édifice  présentait,  en  effet,  l'aspect  d'une  forêt. 
Qu'on  se  figure  une  cour  rectangulaire  comme 
la  grande  construction  d'Hébron2,  en  pierres  co- 

1.  IRois,  x,  21. 

2.  Mission  de  Plién.,  pi.  XL.  Rien  de  plus  commun  en  Phé- 
nicie  que  des  murs  d'appui,  formés  le  plus  souvent  de  la  roche 


134  HISTOIRE   DU  PEUPLE  D'ISRAËL.     |985  av.  J-.C.1 

lossales,  avec  une  seule  porte,  presque  sans  fe- 
nêtres. Quatre  rangs  de  colonnes  de  cèdre,  dressées 
parallèlement  au  mur,  dessinaient  de  chaque  côté 
quatre  allées.  Ce  promenoir,  recouvert  d'un  plan- 
cher, servait  de  support  à  trois  étages  de  chambres, 
qui  montaient  le  long  du  mur.  Il  y  avait  quinze 
chambres  à  chaque  étage,  en  tout  quarante-cinq. 
Les  fenêtres  étaient  encadrées  de  linteaux  de 
cèdre.  De  telles  constructions  devaient  rappeler 
beaucoup  les  maisons  d'Asie-Mineure,  construites 
en  bois  entrelacés,  avec  un  gros  mur  pour  appui. 

La  «  forêt  du  Liban  »  était  un  arsenal l.  On  y  con- 
servait deux  cents  grands  boucliers2  et  trois  cents 
petits  boucliers  dorés3,  armes  de  parade  destinées 
aux  gardes,  qu'on  ne  leur  livrait  que  les  jours  où 
ils  devaient  en  faire  usage*. 

Rien,  dans  notre  art  moderne,  ne  saurait  donner 
une  idée  du  style  de  ces  constructions  bizarres, 


verticale,  avec  des  trous  pour  tes  poutres,  qui  s'amorçaient  au- 
trefois à  une  devanture  légère.  Le  rectangle  d'Hébron  servit 
peut-être  aussi,  dans  le  principe,  à  épauler  des  appentis  inté- 
rieurs. 

1.  I  Rois,  x,  16,  17,  21  ;  Isaïe,  xxu,  8.  C'est,  si  l'on  veut,  la 
Tour  de  David  du  Cantique,  iv,  4. 

2.  Sinna,  boucliers  rectangulaires,  couvrant  tout  le  corps. 
Z.Magen,  boucliers  ronds  ou  ovales. 

4.  I  Rois,  xiv,  26  et  suiv 


['JS5  „v .  i.-C]  LE   ROYAUME   UNIQUE.  135 

présentant  le  contraste  des  masses  les  plus  lourdes 
et  des  accessoires  les  plus  légers,  sortes  d'appen- 
tis, parfois  à  plusieurs  étages,  accolés  à  des  murs 
colossaux1.  Les  bois  de  premier  ordre  que  Jérusa- 
lem tirait  du  Liban  donnèrent  à  ces  constructions 
un  caractère  que  ne  connurent  ni  l'Egypte  ni  la 
Grèce.  Un  seul  bloc  de  pierre  formait  toute 
l'épaisseur  du  mur;  aussi  le  bloc  était-il  lavé  sur 
toutes  ses  faces,  avec  un  soin  extrême.  Il  n'y  avait 
pas  de  parties  négligées.  Les  bases  étaient  en 
pierres  de  huit  ou  dix  coudées;  les  assises  supé- 
rieures en  pierres  plus  petites,  à  refend,  toutes 
égales,  rangées  selon  le  mode  que  les  Grecs  appe- 
laient isodome.  Un  type  parfait  de  ce  genre  de 
bâtisse  est  la  grande  enceinte  d'Hébron,  qui  n'est 
peut-être  que  l'armature  extérieure  d'un  palais2, 
analogue  à  celui  que,  du  temps  de  Salomon,  on 
appelait  «  la  forêt  du  Liban  ». 

Outre  ses  grandes  constructions  de  Jérusalem, 
Salomon  paraît  s'être  fait  bâtir  des  maisons  de  plai- 
sance dans  le  Liban3,  peut-être  dans  la  vallée  du 


1.  Mission  de  Phén.,  p.  8:22  et  suiv. 

2.  L'idée  d'y  voir  une  enceinte,  entourant  les  tombeaux  des 
patriarches,  put  venir  plus  tard,  quand  les  constructions  légères 
eurent  disparu. 

3.  I  Rois,  IX,  19;  Cant.,vn, 5. 


136  HISTOIRE  DU   PEUPLE   D'ISRAËL.     [985 av.  J.-C] 

Jourdain  supérieur,  du  côte  de  Hasbeya.  C'est  ce 
qu'on  appelait  «  les  Délices  de  Salomon  »  '.  La  vie 
humaine,  la  vie  sémitique  du  moins,  avait  été  jus- 
que-là si  austère,  que  ce  fait  d'un  homme  ne  se  refu- 
sant aucun  caprice*  parut  quelque  chose  d'étrange, 
de  nouveau,  presque  d'impie.  On  se  figura  comme 
un  âge  d'or  matérialiste,  d'éclat  trompeur,  ce 
temps  «  où  l'argent  fut  à  Jérusalem  aussi  commun 
que  les  pierres,  où  les  cèdres  y  furent  aussi  nom- 
breux que  les  sycomores  de  la  plaine  ».  On  accu- 
mula comme  en  un  rêve  tout  ce  que  le  luxe  enfan- 
tin comporte  et  aime  :  or,  pierres  précieuses,  par- 
fums,vases  ciselés,  chevaux,  chars,  riches  vête- 
ments. Une  légende  naquit,  pleine  à  la  fois  de 
colères  et  de  regrets,  sur  ces  quarante  ans  de  vie 
profane,  où,  laissant  dormir  sa  vocation  religieuse, 
Israël  trouva  qu'il  est  bon  de  jouir. 

Le  charmant  épisode  —  probablement  légen- 
daire —  de  la  reine  de  Saba  servit  de  cadre  à  cette 
première  édition  des  Mille  et  une  Nuits.  L'homme, 
devenu  vieux,  aime  à  se  reporter  vers  un  état  d'ima- 
gination où  nulle  philosophie  n'est  encore  venue 
troubler  ses  goûts  d'adolescent.  Un  roi,  en  même 
temps  sage  et  voluptueux,  un  mondain  favorisé 

i.  nvbv  pwn. 
2.  Eccl.,  ch.  il. 


[98V.  a».  -I.-C.]  LE  ROYAUME  UNIQUE.  137 

des  révélations  célestes,  une  reine  qui  vient  des 
extrémités  du  monde  pourvoir  sa  sagesse  et  lui 
dire  tout  ce  qu'elle  a  sur  le  cœur,  un  sérail  hyper- 
bolique à  côté  du  premier  temple  élevé  à  l'Éternel, 
lel  a  été,  avec  le  Cantique  des  cantiques,  le  divertis- 
sement et  la  part  du  sourire,  dans  ce  grand  opéra 
sombre  qu'a  créé  le  génie  hébreu.  Il  y  a  des  heures, 
dans  la  vie  la  plus  religieuse,  où  l'on  fait  une  halte 
au  bord  de  la  route,  et  où  l'on  oublie  les  devoirs 
austères,  pour  s'amuser  un  moment,  comme  les 
femmes  du  sérail  de  Salomon,  avec  les  perles  et 
les  perroquets  d'Ophir, 


CHAPITRE  XII 


LE    TEMPLE. 


Salomon  ne  compte  pas  dans  l'histoire  de  la  théo- 
logie et  du  sentiment  religieux  en  Israël,  et  pour- 
tant il  marque  dans  l'histoire  religieuse  un  moment 
décisif;  il  donna  une  maison  à  Iahvé.  Gomme  son 
père,  Salomon  tenait  Iahvé  pour  le  dieu  protecteur 
d'Israël  ;  il  l'honorait  dans  tous  les  endroits  consa- 
crés, faisait  des  offrandes  sur  les  points  élevés,  y 
brûlait  de  l'encens.  Le  haut-lieu  le  plus  renommé 
à  cette  époque  était  celui  de  Gabaon.  Salomon 
s'y  rendait  souvent,  y  faisait  de  superbes  sacri- 
fices *.  C'est  là  que  la  légende  plaça  le  songe 
où  Iahvé  lui  aurait  donné  la  sagesse.  Le  peuple 

1.  I  Rois,  m,  4;  II  Chron.,  i,  3, 13.  Cf.  I  Chron.,  xvi,  39  ;  xxi, 

29.  L'auteur  des  Chroniques,  embarrassé  du  tabernacle  créé  par 
les  additions  les  plus  récentes  de  l'Hexateuque,  prend  le  parti 
bizarre  de  réléguer  ce  prétendu  temple  portatif  à  Cabaon. 


[980  av.  J.-C.J  LE  ROYAUME   UNIQUE.  139 

sacrifiait    de  son  côté  sur  tous  les   hauts-lion \. 

La  légère  tendance  raisonnable  que  David  porta 
dans  le  iahvéisme,  Salomon  parait  l'avoir  continuée. 
Il  ne  consulte  jamais  Iahvé  par  Yurim  et  tummim 
ni  par  les  prophètes.  Le  songe  seul  est  tenu  par  lui 
pour  significatif1.  Or  le  songe,  moyen  tout  person- 
nel de  se  mettre  en  rapport  avec  Dieu,  supprimait 
le  lévi  et  tous  les  ustensiles  des  vieux  oracles. C'était 
la  révélation  par  excellence  de  l'âge  élohiste,  tel 
qu'il  nous  est  représenté  par  le  livre  de  Job,  âge  où 
l'homme  voyait  les  visions  de  Dieu  directement, 
sans  intermédiaire  d'homme  ni  mécanisme  quel- 
conque. Aussi  les  prêtres  et  les  prophètes  sont-ils 
fort  abaissés  sous  Salomon.  Les  prêtres  sont  de 
simples  fonctionnaires  du  roi;  les  prophètes  sont 
réduits  à  cacher  leur  mécontentement  contre  tout 
ce  qui  se  fait  et  à  murmurer  en  secret.  Le  roi, 
comme  élu  de  Iahvé,  occupe  seul,  en  religion  et  en 
toute  chose,  le  premier  rang  dans  la  nation. 

L'arche  était  toujours  à  côté  du  palais  royal, 
dans  une  situation  provisoire.  La  tente  qui  l'abri- 
tait devenait,  chaque  jour,  de  plus  en  plus  un  sanc- 
tuaire palatin,  où  résidait  la  principale  force  de  la 
royauté.  Salomon  y  faisait  de  beaux  sacrifices  (ololh 

1.  I  Rois,  m,  5  et  suiv.  Notez  v.  15 


140  HISTOIRE   DU    PEUPLE   D'ISRAËL.    [980  av.  J.-C.] 

et  selamim);  ces  sacrifices  étaient  suivis  par  les 
officiers  de  la  maison  ',  qui  se  livraient  autour  de 
l'autel  à  de  somptueux  festins.  C'était  comme  une 
religion  de  cour;  le  peuple,  à  ce  qu'il  semble,  y 
prenait  peu  de  part.  Il  fallait  pour  cela  forcer  les 
consignes  du  palais  :  ce  qui,  à  aucune  époque,  n'a 
été  facile  pour  le  peuple.  La  politique  de  la  dynastie 
ne  pouvait  manquer  d'exploiter,  en  vue  de  ses  idées 
centralisatrices,  ce  palladium,  à  l'ombre  duquel  en 
quelque  sorte  elle  était  née. 

La  construction  du  temple  paraît  avoir  été  dé- 
cidée du  temps  de  David.  Elle  fut  l'œuvre  capi- 
tale de  Salomon.  Le  monde,  vers  l'an  1000  avant 
Jésus-Christ,  était  en  train  de  se  couvrir  de 
temples.  Tyr  avait  l'avance  dans  les  pays  sémi- 
tiques, et  possédait  des  béthélim-,  sans  doute 
imités  des  temples  égyptiens.  L'idée  de  loger  Iahvé 
autrement  que  sous  la  tente,  surtout  quand  le  roi 
demeurait  dans  une  maison  de  grandes  pierres, 
s'imposait  en  quelque  sorte.  L'airain  était  employé 
avec  prodigalité  dans  les  temples  tyriens  de  cette 
époque.  Or  David  avait  conquis,  par  ses  guerres 
contre  les  Araméens  et  les  autres  populations  de 

1.  I  Rois,  m,  15. 

2.  dVntq  =  temple.  Inscr.  phénicienne  du  Pirée  (Revue  ar- 
chéol.,  janvier  1888,  p.  5,  7). 


\m  «y.  J.-C.]  LE    ROYAUME    UNIQUE.  141 

la  Cœlésyrie,  de  grandes  richesses  métalliques1. 
Tout  était  mûr  pour  donner  à  Iahvé  la  récompense 
à  laquelle  les  dieux  protecteurs  de  ce  temps-là 
tenaient  le  plus,  une  maison  à  part  où  leur  majesté 
résidât  et  où  ils  fussent  seuls  adorés. 

Pour  remplacement  de  l'édifice,  Salomon  choi- 
sit l'aire  de  YArevna  ou  Averna\  sur  laquelle  il  y 
avait  déjà  un  autel  à  Iahvé,  érigé  à  propos  d'exha- 
laisons pestilentielles  qu'on  prétendait  sortir  de  ce 
lieu3.  Ledit  emplacement  était  tout  à  fait  voisin  de 
la  citadelle  et  du  palais.  Un  terrassement  offrit  aux 
constructions  une  base  solide  et  exactement  nivelée. 
On  ne  visa  nullement  alors  à  ce  que  le  temple  se 
dégageât  et  lit  perspective.  L'édifice,  en  forme  de 
rectangle,  couvrait  l'espace  actuel  de  la  mosquée 
d'Omar.  De  tous  les  côtés,  il  était  serré  par  d'autres 
constructions.  L'entrée  était  du  côté  de  l'Orient. 
L'édifice  se  trouvait  ainsi  très  peu  en  rapport  avec 


1.  Voy.  ci-dessus,  p.  39,  40. 

2.  II  Sam.,  xxiv,  16  et  suiv.  Le  ketib  du  verset  16,  porte  l'ar- 
ticle, ha-averna,  pour  désigner  l'endroit  où  se  tenait  l'ange  de 
mort.  Que  ce  vieux  mot  eût  été  changé  par  les  rédacteurs  pié— 
tistes  en  celui  d'un  Jébuséen,  cela  n'aurait  rien  d'extraordinaire. 
D'autre  part,  nous  avons  vu  des  mots  grecs  ou  latins  pénétrera 
Jérusalem  par  influence  philistine.  Voir  ci-dessus,  p.  33,  35. 

3.  Les  excavations  du  rocher  Sakhra  peuvent  remonter  à  e« 
temps. 


U%  HISTOIRE    DU    PEUPLE  D'ISRAËL.     [U80  av.  J.-C.l 

la  ville.  Au  contraire,  dans  tout  l'agencement  de 
l'œuvre,  le  lien  avec  le  palais  est  visible.  Le  roi 
a  son  escalier  à  part,  son  estrade,  pendant  les  sa- 
crifices ;  tout  est  disposé  pour  que  le  roi  trône  et 
fasse  de  l'effet.  Jamais  édifice  ne  fut  moins  na- 
tional ;  c'est  un  temple  domestique,  une  chapelle 
de  palais,  non  le  temple  d'un  grand  peuple,  ou  d'une 
cité  ayant  en  elle-même  un  énergique  principe  mu- 
nicipal. Il  faudra  des  siècles  pour  que  cet  édicule 
devienne  un  centre  de  vie  et  un  objet  d'amour. 

Les  efforts  des  architectes  modernes  pour  recon- 
struire le  temple  de  Jérusalem  d'après  les  données 
des  livres  historiques1,  prises  comme  exactes,  ont 
échoué,  et  échoueront  toujours.  Ces  descriptions, 
laites  de  souvenir  par  des  narrateurs  étrangers  à 
toute  notion  d'architecture,  sont  pleines  d'impos- 
sibilités et  de  contradictions;  pas  un  seul  chiffre 
n'y  est  juste2.  La  physionomie  générale  du  temple, 

1. 1  Rois,  vi  et  vu;  II  Chron.,  ni  et  iv.  Le  texte  hébreu  du 
livre  des  Rois  est  très  altéré.  Ici,  comme  toujours,  les  Chroniques 
doivent  être  utilisées  avec  une  extrême  réserve.  Il  en  faut  dire 
auiant  de  Josèphe.  La  description  d'Ézéchiel  xl-xlii,  xlvi,  I(J- 
ii'i,  est  presque  toute  idéale  et  ne  peut  servir  de  hase  à  un  véri- 
table travail  d'architecture. 

"2.  En  général,  tous  les  chill'res  delà  Bible  sont  sujets  àcaution. 
Les  Orientaux  ne  comptent  jamais,  et  néanmoins  allèguent  tou« 
jours  un  chiffre  précis, 


[080  av.  J.-C]  LE   ROYAUME   UNIQUE.  143 

au  contraire,  apparaît  avec  certitude.  C'était  un 
temple  égyptien,  de  moyennes  dimensions,  avec  un 
vestibule  formé  par  les  antes,  l'architrave  et  deux 
grosses  colonnes  d'airain 4. 

Ces  deux  colonnes,  œuvre  supposée  de  Hiram  le 
fondeur  8,  en  tout  cas  œuvre  tyrienne,  frappèrent 
les  Hébreux  et,  ainsi  qu'il  a  coutume  d'arriver  chez 
les  peuples  peu  artistes,  firent  naître  beaucoup 
d'imaginations  singulières.  On  leur  donna  des 
noms;  on  les  appela  Iakin  et  Boaz.  Il  n'est  pas 
impossible  que  ces  deux  mots  eussent  été  écrits, 
comme  des  graffiti  talismaniques,  par  les  fondeurs 
phéniciens,  sur  les  colonnes  : 

Que  [Dieu  la]  fasse  tenir  droite  par  [sa]  force5, 

1.  L'idée  de  deux  colonnes  ne  portant  rien  et  ayant  par  elles- 
mêmes  une  valeur  symbolique,  est  tout  à  fait  contraire  aux  idées 
hébraïques.  Mettons,  que  de  tels  fétiches  eussent  pu  être  élevés 
sous  Salomon  ;  ils  eussent  certainement  été  abattus  sousÉzéchias. 
Cf.  Amos,  ix,  1  ;  Jér.,  lu,  17.  On  n'a  trouvé,  il  est  vrai,  eu 
Egypte  aucun  temple  ayant  des  colonnes  d'airain.  Mais  ce  pou- 
vait être  là  une  modification  que  les  fondeurs  tyriens  auraient 
introduite  dans  le  style  égyptien.  Le  portique  avait  sûrement 
deux  colonnes  pour  porter  les  coupures  de  l'architrave;  or 
toutes  les  colonnes  du  temple  étaient  d'airain. 

2.  On  donnait,  un  peu  à  tort  et  à  travers,  à  tous  les  Tyriens  le 
nom  de  Hiram. 

i.  Feut-être  ces  mots  sont-ils  phéniciens,  le  verbe  p  étant  pris 
p*mr  le  verbe  <  être  ».  La  phrase,  continuée  d'une  colonne  à 


144  HISTOIRE  DU    PEUPLE  »'ISRÀEL.     [980  av.  J.-C.J 

et  qu'ensuite  les  deux  mots  magiques  aient  été 
pris  pour  les  noms  des  deux  colonnes  par  des  per- 
sonnes peu  au  courant  des  choses  phéniciennes. 

C'étaient  deux  colonnes  égyptiennes,  du  galbe 
qu'on  trouve  au  Ramesseum  de  Thèbes',  à  chapi- 
teau treillissé,  formé  de  gerbes  de  lotus  et  de  gre- 
nades2 .  Elles  étaient  creuses;  mais  l'épaisseur  du 
métal  était  de  quatre  doigts;  par  conséquent,  elles 
formaient  un  appui  solide  pour  l'architrave  qui 
posait  dessus.  Peut-être,  d'ailleurs,  recouvraient- 
elles  une  chaîne  intérieure  de  maçonnerie. 

La  grande  porte  était  encadrée  de  linteaux  de 
bois  d'olivier  sauvage;  les  battants  étaient  en  cyprès. 
Une  petite  baie  à  charnière,  pratiquée  dans  les 
grands  battants,  permettait  d'entrer,  sans  qu'on  fût 
obligé  d'ouvrir  ces  valves  gigantesques.  Les  boi- 
series étaient  couvertes  d'images  de  keroubs,  de 
palmes,  de  corolles  de  lotus.  Ces  sculptures  ou,  si 
l'on  veut,  ces  dessins  au  trait  s'enlevaient  en  plaqué 
d'or  sur  des  fonds  probablement  revêtus  d'une 
teinte  plate. 

La  cella  (hékal)  n'était  éclairée  que  par  de  petites 

l'autre,  serait  alors  l'équivalent  de  TV3  TP,  t  qu'elle  soit 
en    force  ». 

t.  Dctcr.  de  l'Ég.,  Ant.,  11,  pi.  "28,  iig.  1;  couij).  pi.  30,  fig.  4. 

î.  Cf.  H  Rois,  xxv,  17. 


[080av.  J.-C]  LE   ROYAUME   UNIQUE.  145 

baies  grillagées,  placées  au  haut  de  l'édifice.  Elle 
était  coupée  par  un  écran,  qui  laissait  au  fond  un 
petit  sanctuaire,  le  debir,  appelé  plus  tard  Saint 
des  saints  '.  Le  plafond  était  en  poutres  de  cèdre, 
recouvertes  de  planches  du  même  bois.  Le  parquet 
était  en  bois  de  cyprès  ou  de  sapin,  orné  de  lignes 
d'or.  Les  murs  étaient  lambrissés  de  boiseries  de 
cèdre,  qui  allaient  du  sol  aux  poutres,  si  bien  qu'on 
ne  voyait  nulle  part  le  mur  de  pierre.  Ces  boiseries 
étaient  couvertes  de  figures  de  petits  keroubs,  de 
palmes,  d'oves  etde  fleurs  de  lotus,  gravées  au  trait 
ou  sculptées  en  faible  relief.  Le  tout  était  recouvert 
d'une  dorure  probablement  à  plusieurs  tons. 

On  ne  sait  pas  bien  comment  le  debir  était  éclairé. 
A  l'intérieur,  la  hauteur  était,  ce  semble,  moindre 
que  celle  du  hékal.  Peut-être  le  réduit  n'était-il  pas 
éclairé  du  tout,  comme  cela  a  lieu  dans  les  temples 
égyptiens.  Il  est  dit  souvent  que  Iahvé  aime  l'ombre, 
l'obscurité,  le  mystère  2,  par  opposition  au  plein 
air  des  hauts-lieux. 

L'objet  capital  que  le  debir  était  destiné  à  renfer- 
mer, c'était  l'arche.  Ce  vieux  coffre  avait  probable- 
ment subi  bien  des  restaurations,  et  il  est  probable 


1.  Cette  seconde  expression  paraît  postérieure  à  la  captivité. 
2. 1  Rois,  vin,  n. 

H.  10 


146  HISTOIRE   DU    PEUPLE   D'ISRAËL.    [980 av.  J.-C] 

qu'il  en  subit  encore  sous  Salomon.  Les  keroubs 
qui  l'ornaient  pouvaient  paraître  mesquins.  On  y 
ajouta,  dans  le  debir,  un  décor  splendide.  C'étaient 
deux  autres  keroubs  en  bois  doré,  de  taille  gigan- 
tesque, qui  remplissaient  presque  le  réduit,  leurs 
ailes  intérieures  se  joignant  sur  l'arche,  et  leurs 
ailes  extérieures  allant  toucher  le  mur. 

La  baie  de  communication  entre  le  debir  et  le 
hékal,  était  fermée  par  une  porte  en  bois  d'olivier 
sauvage,  où  l'art  de  la  sculpture  en  bois  avait  été 
porté  à  ses  derniers  raffinements.  Les  battants 
étaient  couverts  de  figures  de  keroubs  *,  de  palmes, 
de  corolles  de  lotus.  Ces  légères  figures,  relevées 
en  or 2,  se  détachaient  sur  le  fond  olivâtre  et  de- 
vaient être  du  plus  bel  effet.  Il  paraît  que  la  porte 
était  recouverte  d'un  rideau,  glissant  sur  des  ganses 
d'or3. 

Devant  la  baie  de  communication,  se  trouvait  un 
autel  de  cèdre,  revêtu  d'or,  destiné  aux  fumiga- 
tions d'encens.  Sur  une  table  dorée,  près  de  là, 
étaient  les  pains  de  présentation,  que  l'on  renouve- 
lait chaque  semaine.  Enfin,  le  long  des  parois  du 

1.  Comparez  le  fragment  trouvé  à  Ruad.  Mission  de  Phénicie, 
p)  IV.  fie.  7  et  8. 

2.  I  hois,  vi,  32. 

3.  ïbid  •  vi,  21 ,  corrigé  d'après  le  grec. 


f3M  av.  J.-C]  LE  ROYAUME  UNIQUE.  U7 

hé/cal1, s'élevaient  dix  candélabres  à  sept  branches, 
en  or  pur,  cinq  de  chaque  côté.  C'étaient  de  beaux 
objets  d'orfèvrerie,  portant  aux  extrémités  des  bras 
sept  godets,  sortant  de  calices  de  fleurs.  Les  bras 
étaient  articulés,  dans  leurs  courbures  semi-circu- 
laires, par  des  boutons  de  fleur.  Des  mouchettes 
d'or  étaient  suspendues  par  des  chaînettes. 

Le  mur  extérieur  de  la  cella  n'était  pas  dégagé  : 
il  était  entouré,  dans  presque  toute  sa  hauteur,  de 
trois  étages  de  chambres,  destinées  aux  prêtres2. 
Devant  la  porte,  en  plein  air,  s'élevait  l'autel  d'ai- 
rain où  se  faisaient  les  sacrifices.  Le  roi  avait  une 
tribune  à  lui,  pour  présider  aux  sacrifices  qu'il  of- 
frait3. 

Tout  cet  ensemble  était  entouré,  au  moins  de 
trois  côtés,  d'une  cour  peu  large  *,  dont  le  pourtour 
était  marqué  par  trois  rangs  superposés  de  gros 
blocs  équarris5,  sur  lesquels  posait  un  auvent  en 

1.  I  Rois,  vu,  49,  fera-it  croire  que  c'était  devant  le  debir  ;  mais, 
à  la  réflexion,  on  trouve  la  chose  impossible. 

2.  Il  faut  se  rappeler  que  les  descriptions  du  temple  se  rap- 
portent à  la  dernière  période  de  son  existence.  Peut-être  ces 
appendices  extérieurs  ne  se  développèrent-ils  qu'avec  les  compli- 
cations toujours  croissantes  du  système  sacerdotal. 

3.  II  Rois,  xi,  4;  xxiii,  3;  IlChron.,  xxm,  13. 

4.  I  Rois,  vin,  64. 

5.  Comparez  l'enceinte  de  Ramet  el-Khalil,  près  d'ilébro^. 


148  HISTOIRE   DU   PEUPLE  D'ISRAËL.     [975  a».  J.-C.J 

poutrelles  de  cèdre,  procurant  de  l'ombre  à  l'inté- 
rieur1. Cette  cour  fut  avec  le  temps  réservée  aux 
prêtres,  qui  y  avaient  leurs  demeures.  Plus  tard, 
il  se  forma  une  seconde  cour  pour  les  fidèles  et  un 
second  portique  extérieur2. 

Tel  était  ce  petit  édifice,  qui  a  joué  dans  l'his- 
toire un  rôle  si  extraordinaire.  On  mit,  à  ce  qu'il 
paraît,  sept  ans  à  le  bâtir.  Nous  pouvons  nous  le  fi- 
gurer de  la  grandeur  de  Notre-Dame  de  Lorette,  à 
Paris,  et  non  sans  analogie  extérieure  avec  cette 
grande  chapelle.  L'exécution  fut  extrêmement  soi- 
gnée. Les  matériaux  étaient  apportés  à  pied 
d'œuvre,  préparés  d'avance  ;  on  prétend  que,  durant 
toute  la  construction,  on  n'entendit  pas  une  seule 
fois  le  bruit  du  marteau,  ni  le  bruit  de  la  hache,  ni 
d'aucun  outil  de  fer. 

Le  roi,  évidemment,  s'amusa  beaucoup  à  son 
petit  chef-d'œuvre;  il  était  presque  seul  à  le  prendre 
au  sérieux;  ce  qui  frappe,  en  effet,  c'est  l'absence 
du  peuple  en  tout  cela.  Le  temple  de  Jérusalem 
fut  un  joujou  du  souverain,  non  une  création 
de  la  nation.  Nous  voyons  bien  le  plaisir  qu'eurent 
à  le  construire  quelques  amateurs  d'art  phéni- 

1.  I  Rois,  vu,  Y'i.  Comp.  vi,  36.  Le  palais  royal  était  entouré 
d'une  enceinte  analogue.  Voy.  ci-dessus, p.  133. 

2.  1  mois,  vi,  3o,  et  les  raisonnements  de  Thenius. 


[975  av.  J.-C]  LE    ROYAUME   UNIQUE.  1 19 

cien;  nous  ne  voyons  nullement  l'enthousiasme  des 
masses.  Pas  un  acte  spontané,  pas  une  indice  de 
vraie  piété.  Le  roi  travaille  pour  sa  dynastie;  la 
foule  se  taît  et  paraît  indifférente.  L'ancien  culte 
libre  des  hauts-lieux  en  plein  air  restait  évidem- 
ment le  culte  cher  à  la  plus  grande  partie  du 
pays.  . 

On  a  remarqué  que,  plusieurs  fois  dans  son 
histoire,  le  peuple  juif  s'est  attaché  passionné- 
ment à  des  choses  qui  lui  avaient  été  d'abord 
imposées  !.  Le  temple  fut  une  idée  personnelle  de 
Salomon,  une  idée  toute  politique,  dont  la  con- 
séquence devait  être  de  mettre  l'arche  et  son 
oracle  dans  la  dépendance  du  palais  royal.  Au  point 
de  vue  israélile  pur,  le  temple  devait  sembler 
une  déchéance.  Cette  localisation  de  la  gloire  de 
Iahvé  était  si  peu  dans  le  vrai  développement  d'Is- 
raël, que,  le  temple  à  peine  achevé,  nous  verrons 
les  parties  les  plus  vivantes  de  la  nation  s'en  sé- 
parer, et  attester  par  leur  schisme  que  cet  édicule 
n'appartenait  en  rien  à  l'essence  du  iahvéisme. 
Le  temple  fut  d'abord  une  sorte  de  Sainte-Cha- 

i.  L'exemple  le  plus  frappant  est  la  circoncision,  qui  tient  si 
peu  à  l'essence  du  judaïsme,  et  que  cependant  le  judaïsme  n'a 
jamais  pu  abolir.  Dans  la  circoncision  même,  l'accessoire  a  hni 
par  être  mis  sur  le  même  pied  que  le  principal 


150  HISTOIRE   DU   PEUPLE   D'ISRAËL.    [975  av.  J.-C] 

pelle,  comme  celle  de  saint  Louis,  non  le  rendez- 
vous  de  tout  Israël.  Tout  y  est  fait  pour  le  roi,  rien 
que  pour  le  roi  et  ses  officiers.  Les  prophètes,  les 
vrais  fidèles  de  lahvô,  voient  ces  innovations  de 
mauvais  œil1.  Le  développement  religieux  du  pro- 
phétisme,  en  Israël  et  en  Juda,  se  fait  hors  du 
temple,  jusqu'au  jour  où  le  prophétisme  s'empare 
du  temple  et  en  fait  sa  forteresse.  La  première  Thora 
sera  conçue  en  réaction  contre  le  temple2;  le  mo- 
saïsme  n'est,  en  un  sens,  qu'une  réponse  à  Salo- 
mon8.  Plus  tard,  le  grand  résumé  vivant  d'Israël, 
Jésus,  détestera  le  temple,  voudra  le  démolir,  se 
déclarera  capable  de  le  rebâtir  spirituel.  La  des- 
truction du  temple  par  les  Romains  sera  la  con- 
dition du  progrès  religieux  et  en  particulier  de 
l'établissement  du  christianisme.  Tous  les  abus  du 
judaïsme  viendront  du  temple  et  de  son  personnel. 
Pas  un  prophète,  pas  un  grand  homme  ne  sortira 
de  la  caste  lévitique.  Le  dernier  mot  d'Israël  sera 
une  religion  sans  temple4. 

Sûrement    cette    bâtisse   d'un    art    mondain, 

1.  C'est  à   tort,    cependant,   qu'on   voit  dans  le  discours  de 
Nathan  (Il  Sam.,  vil)  une  opposition  de  principe  contre  le  temple. 

2.  Sépher  hab-berillt,  Exode,  .\x,  24  et  suiv. 

3.  Voy.  ci-après,  p.  374  et  suiv. 

4.  Esséniens,  sibyllins,  chrétiens,  épitre  dite  de  Barnabe.  • 


[-J7ô  av.  J.-C]  LE    ROYAUME   UNIQUE.  161 

quand  elle  sera  consacrée  par  le  temps,  aura  sa 
poésie,  ses  fanatiques,  ses  fervents.  Mais  que  de 
hontes  elle  subira,  avant  que  ses  souillures  soient 
allées  se  noyer  dans  une  auréole  de  sainteté. 
Presque  tous  les  dieux  de  Syrie  y  seront  adorés, 
selon  le  caprice  des  rois.  Iahvé  y  aura  des  parèdres 
peu  dignes  de  lui.  La  politique  y  entrera,  avec  son 
cortège  de  crimes.  Toute  l'histoire  de  cet  édifice 
portera  l'empreinte  de  ses  origines.  Œuvre  d'un 
souverain  profane,  presque  indifférent  en  religion, 
toujours  en  lutte  contre  l'esprit  général  de  la  na- 
tion, le  temple  de  Salomon  rappelle  un  peu  l'église 
de  Ferney  :  Deo  erexit  Voltaire,  lit-on  sur  le 
fronton  d'un  édifice  devenu  un  grenier  à  foin.  Le 
temple,  si  nous  pouvions  le  voir,  nous  apparaîtrait 
probablement  comme  un  magasin  de  décors  pou- 
dreux; il  faudra  des  siècles  pour  qu'un  véritable 
sentiment  de  piété  se  produise  autour  de  ces  ma- 
chines de  théâtre.  Ce  qui  consacre  une  église,  ce 
sont  les  saints;  or  ce  temple,  tout  d'aboi d,  les 
saints  s'en  détournèrent;  les  prophètes  ne  le  béni- 
rent pas;  les  vrais  héritiers  des  anciens  patriarches, 
les  continuateurs  de  leur  esprit  simple  et  fort,  vont 
bientôt  le  maudire.  Gomme  le  Saint-Pierre  de 
Rome  de  Jules  II,  il  sera  l'occasion  d'un  schisme. 
Le  vrai  iahvéiste,  à  la  vue  de  ce  petit  naos,  orné 


152  HISTOIRE   DU    PEUPLE   D'ISKAËL.    [975  av .  J.-C] 

intérieurement  à  la  manière  d'un  sérail,  se  dira  en 
lui-même  :  «  L'autel  de  pierres  non  taillées,  en 
plein  air,  valait  mieux  que  cela  *  !  » 

1.  Sépher  hab-berith.  Exode,  xx,  ti  et  sui». 


CHAPITRE   XIII 


LE    CULTE. 


L'influence  égyptienne,  qui  est  si  évidente  sous 
Salomon,  se  borna,  dans  l'ordre  des  choses  reli- 
gieuses, à  l'idée  même  du  temple  et  au  style  de  cet 
édilice.  Certainement,  la  croyance  que  Iahvé  ré- 
sidait dans  le  debir,  entre  les  keroubs,  devait 
entraîner  des  conséquences.  Un  temple  est  tou- 
jours le  principe  d'une  grande  matérialisation  du 
culte.  Le  temple  suppose  au  dieu  qui  y  demeure 
des  besoins  plus  ou  moins  humains.  Dès  que  le 
dieu  a  une  maison,  il  est  naturel  de  lui  rendre 
cette  maison  commode  et  agréable.  Les  pains  de 
proposition,  adoptés  par  les  Hébreux  pour  leurs 
sanctuaires,  dès  une  époque  fort  ancienne,  repré- 
sentaient, comme  idée  première,  la  nourriture  du 
dieu,  la  table  richement  servie  que  les  Égyptiens 
mettaient  devant  tous  les  êtres  divins.   Dans  les 


154  HISTOIRE   DU   PEUPLE   D'ISRAËL.    [1)70 av.  J.-C.J 

sacrifices  des  hauts-lieux,  de  telles  offrandes 
n'étaient  pas  nécessaires;  le  dieu,  c'est-à-dire  l'air, 
le  ciel,  le  feu  cosmique,  mangeait  directement  la 
viande  de  la  bête  immolée.  Le  dieu  qui  demeure 
dans  un  espace  cios  a  a  autres  Desoins.  Mettre 
devant  lui  les  pièces  de  viandes  et  les  y  laisser 
jour  et  nuit,  eût  entraîné  d'affreuses  putréfactions. 
Des  pains,  symétriquement  disposés,  remplirent  le 
même  office.  Les  offrandes  des  prémices  semblent, 
à  cette  époque  ancienne,  avoir  été  peu  réglées.  Il 
est  possible  qu'on  les  déposât  dans  la  cella,  d'où 
les  prêtres  les  enlevaient  nuitamment. 

Les  fumigations  d'encens  étaient  aussi  un  rite 
qui  ne  pouvait  guère  se  développer  que  dans  un 
sanctuaire  fermé.  Il  était  naturel  que  la  maison  du 
dieu  fût  imprégnée  d'une  bonne  odeur,  comme  la 
maison  des  rois,  et  que,  par  conséquent,  il  s'y 
trouvât  un  réchaud  pour  y  brûler  des  parfums. 
Gela  était  d'autant  plus  nécessaire  que  la  cella, 
humide  et  presque  sans  fenêtres,  devait  terri- 
blement sentir  le  renfermé. 

Il  est  hors  de  doute  que  lepeuple  n'entrait  jamais 
dans  le  debir.  On  s'imagina  vite  que  les  prêtres  eux- 
mêmes  s'interdisaient  d'en  franchir  le  seuil  hors 
certains  cas  solennels.  Un  culte  plus  froid  ne  sau- 
rait guère  se  concevoir.  A  quoi,  par  exemple,  ser- 


['.170  av.  J.-C.j  LE   HO  Y  AU  ME    UNIQUE.  155 

vaicnt  les  candélabres  dans  une  salle  qui  ne  pou- 
vait guère  être  visitée  de  nuit  que  par  les  chauves- 
souris?  Au  fond,  la  construction  du  temple  amena 
dans  le  culte  très  peu  de  modifications.  Ces  proces- 
sions, ces  liturgies  variées,  qui  donnaient  tant 
d'éclat  aux  sanctuaires  de  l'Egypte,  restèrent  incon- 
nues en  Israël.  Le  sacrifice  continua  d'être,  COttirtic 
au  temps  patriarcal,  l'essence  de  la  religion,  el 
sans  doute  le  rite  n'en  fut  pas  changé.  Les  sacri- 
fices se  passaient,  comme  toujours,  en  plein  air. 
L'autel  du  temple  était  un  bama  entre  tant  d'autres 
à  portée  du  roi  et  de  la  cour.  L'idée  ne  vint  pas  un 
moment  que  ce  bama  supprimât  les  autres  bamoth; 
cette  idée-là  mettra  encore  près  de  quatre  cents 
ans  à  mûrir. 

Les  sacrifices  d'animaux  nécessitaient  une  vais- 
selle d'airain  considérable.  C'était  la  principale 
richesse  des  temples  phéniciens  *\  Le  temple  de 
Salomon  égala  sûrement  sous  ce  rapport  les  plus 
riches  sanctuaires  du  temps.  Tous  les  travaux  de 
ce  genre  furent  mis  sur  le  compte  d'un  certain 
Hiram,  homonyme  du  roi  ou  des  deux  rois  de  Tyr 
contemporains  de  Salomon  2.  La  légende  le  sup- 
pose issu  du  mariage  d'un  Tyrien  avec  une  veuve 

1.  Corp.  inscr.  sernit.,  i"  part.,  a»  5. 

2.  Voy.  ci-dessus,  p.  143. 


156  HISTOIRE   DU  PEUPLE  D'ISRAËL.    [970 av.  J.-C] 

Nephtalite,  et  semble  dire  qu'il  se  forma  à  l'école 
de  son  père  dans  l'art  de  travailler  les  métaux  l. 
Salomon  l'aurait  fait  venir,  et  lui  aurait  confié  ses 
travaux  d'airain. 

Tout  l'outillage  de  bronze,  œuvre  censée  de  Hi- 
ram,  fut  l'objet  d'une  universelle  admiration.  L'i- 
magination s'exerça  principalement  sur  le  grand 
bassin  d'airain  qu'on  appelait  Iam  mousaq,  «  la  mer 
fondue  ».  C'était  une  énorme  vasque,  aux  rebords 
labiés  comme  ceux  d'une  coupe  en  forme  de  nénu- 
far,  décorée  d'oves,  et  portée  sur  douze  bœufs, 
répartis  en  quatres  groupes  de  trois,  se  présentant 
de  front.  On  peut  se  figurer  la  forme  de  la  vasque 
par  la  cuve  d'Amathonte,  au  musée  du  Louvre. 
L'appareil  était  placé  devant  l'entrée  du  temple,  à 
gauche  en  entrant,  non  loin  de  l'autel  des  sacri- 
fices. C'était  le  réservoir  central  de  l'eau  nécessaire 
au  service  du  temple.  Les  esclaves  du  temple  le 
remplissaient  et  y  puisaient  au  moyen  de  seaux, 
en  montant  sur  des  marchepieds. 

Le  transport  de  l'eau  se  faisait  ensuite  au  moyen 
de  petits  bassins,  qui  n'étaient  que  le  cinquantième 
de  la  grande  vasque.  Ces  bassins  étaient  posés  sur 
des  mekonoth  mobiles 2,  ou  trains  à  quatre  roues, 

1.  I  Rois,  vu,  13  et  suiv.  Comp.  II  Chron.,  H,  12-13. 

2.  n:DD.  Serait-ce  le  mot  machina,  fuixavijj  ?  V°xr  ci-dessus,  p.  33. 


[970  av.  J.-C]  LK   ROYAUME   UNIQUE.  15T 

qu'on  conduisait  à  la  main  où  l'on  voulait.  Les 
trains  passaient  pour  des  petits  chefs-d'œuvre  de 
sculpture.  Les  roues  tournantes  étaient  ajustées  à 
leurs  essieux  par  le  système  de  leviers  coudés  le 
plus  élégant  et  le  plus  perfectionné1.  Des  écussons 
sculptés  offraient  les  motifs  ordinaires  de  la  décora- 
tion salomonienne  :  lions,  bœufs,  keroubs,  palmes, 
guirlandes  festonnées.  Le  récipient  des  bassins 
semblait  une  sorte  de  chapiteau  évasé.  Ces  dix 
élégants  appareils  étaient  rangés,  cinq  par  cinq, 
des  deux  côtés  de  l'entrée. 

Les  autres  ustensiles  des  sacrifices,  les  pots, 
les  pelles,  les  patères,  furent  faits  du  même  tra- 
vail2. Nous  n'avons  qu'une  notice  insuffisante  sur 
quarante-huit  colonnes  que  Hiram  aurait  en  outre 
fait  fondre  pour  le  temple  et  pour  le  palais  de  Sa- 
lomon  3.  Ces  immenses  travaux  de  fonte  d'airain 
ne  furent  pas  faits  à  Jérusalem,  où  le  sol  ne  s'y 
prêtait  pas.  Ils  furent  coulés  dans  le  terrain  argi- 
leux de  la  vallée  du  Jourdain,  entre  Succoth  et 
Sarthan. 

L'orfèvrerie  d'or  n'était  pas  moins  prodiguée. 

1.  Comparez  les  trépieds  vivants,  ouvrages  d'Hépliaestos,  dans 
Iliade,  XVIII,  373  et  suiv. 

2.  I  Rois,  vu,  23  et  suiv.  Cf.  II  Rois,  xxv,  13  et  suiv. 

3.  Ibid.,  vu,  45,  selon  le  grec. 


158  HISTOIRE  DU  PEUPLE  D'ISRAËL.    [970  av.  J.-C] 

Outre  les  chandeliers  d'or,  il  y  avait  des  léoythes, 
des  couteaux,  des  jattes,  des  plateaux,  des  étei- 
gnoirs  en  or  fin.  Les  gonds  des  portes,  dit-on, 
étaient  d'or.  De  plus,  le  trésor  du  temple  contenait 
les  objets  précieux  que  David  avait  rapportés  de 
ses  expéditions  dans  l'Aram  et  le  Nord,  et  qu'il 
avait  consacrés  à  lahvé  *« 

Déjà,  on  le  voit,  l'art  d'Israël  répugnait  aux  re- 
présentations de  la  figure  vivante,  aux  scènes  de  la 
vie  humaine,  aux  images  d'objets  réels,  bornant  vo- 
lontairement ses  ressources  aux  fleurs  convention- 
nelles 2,  aux  animaux  conventionnels  aussi,  aux 
êtres  fantastiques.  C'est  là  un  fait  capital;  car  il 
est  bien  difficile  d'admettre  que,  sur  ce  point,  le 
piétisme  du  temps  d'Ézéchias  ait  eu  un  effet  rétroac- 
tif, et  que  toutes  les  œuvres  salomoniennes  aient 
été  retouchées  d'après  les  nouvelles  idées.  On  a 
ainsi  la  preuve  que  le  iahvéisme  puritain,  prêché  par 
les  prophètes,  avait  ses  racines  dès  l'époque  de  David 
et  de  Salomon.  C'est  l'anthropomorphisme,  surtout, 
qui  était  redouté.  La  plastique  était  admise,  pourvu 
qu'elle  ne  s'appliquât  à  rien  d'existant  dans  la 
n;i  I  ure.  Les  keroubs  étaient  un  emblème  toutpaïen; 

1.  I  Rois,  vu,  51.  Cf.  I  Chron.,  ch.xxix. 

2.  Comparer  les  ivoires  phéniciens  ;  par  exemple,  Mits.  de 
Phén.}  p.  500. 


[970  av.  J.-C.l  LE   IlOYAUME   UNIQUE.  150 

à  l'époque  de  Salomon,  c'étaient  des  sphinx;  plus 
lard,  ce  furent  des  monstres  assyriens.  Les  palmes. 
les  grenades,  les  coloquintes,  qui  formaient  les 
motifs  principaux  des  décorations  murales,  avaient 
des  liens  avec  le  culte  du  soleil.  En  admettant  que 
les  piétistes  aient  pu  marteler  d'anciens  reliefs 
plus  vivants,  il  est  douteux  qu'ils  y  eussent  sub- 
stitué une  décoration  qui  elle-même  était  de  na- 
ture à  soulever  dans  leur  esprit  des  scrupules 
fondés. 

Quand  le  temple  fut  achevé,  l'installation  de  l'ar- 
che s'y  fit  avec  pompe,  au  mois  d'étanim,  à  la  date 
du  hag  qui  se  faisait  en  ce  mois.  Salomon  y  présida  ; 
des  bêtes  innombrables  furent  tuées  en  sacrifice. 
L'arche  fut  posée  sous  les  grands  keroubs;  on  con- 
serva dans  leurs  anneaux  les  longues  barres  qui 
avaient  servi  autrefois  à  la  porter. 

Quels  objets  contenait  l'arche  à  cette  époque? 
Voilà  ce  qu'il  est  fort  difficile  de  dire.  Le  nehus- 
tan  ou  serpent  d'airain  qu'on  rapportait  à  Moïse 
s'y  trouvait  probablement1.  Il  en  était  de  même 
de  l'éphod  et  de  quelques  téraphim.  Si  jamais 
l'arche  renferma  des  écritures  2,  il  faut  supposer 

i.  Il  Rois,  xvm,  4.  Le  passage  I  Rois,  vm,  9,  est  bien  plus 
récent  et  sans  valeur. 
?.  Voir  t.  I,  p.  384. 


160  HISTOIRE  DU  PEUPLE  D'ISRAËL.    [970  av.  J.-C.J 

qu'on  les  en  retira,  au  moment  où  le  coffre  sacre 
fut  mis  dans  le  debir. 

A  partir  du  moment  de  l'installation  de  l'arche, 
Iahvé  fut  censé  demeurer  dans  le  debir,  assis 
entre  les  ailes  des  anciens  keroubs  de  l'arche  et  à 
l'ombre  des  nouveaux  keroubs.  Là  était,  dans  une 
ombre  mystérieuse,  la  gloire  de  Iahvé;  une  nuée 
permanente  était  censée  remplir  le  sanctuaire  *. 
Le  dieu  résidait  au  sein  de  la  terreur.  Aucun  œil 
humain  ne  le  voyait.  Plus  tard,  il  ne  fut  permis 
qu'au  chef  des  prêtres  d'entrer  dans  le  debir,  et 
cela  seulement  une  fois  l'an. 

Le  service  religieux  que  Salomon  établit  paraît 
avoir  été  des  plus  simples.  Trois  fois  par  an,  aux 
l'êtes  qui  répondaient  alors  à  Pâque,  à  la  Pentecôte 
et  à  la  fête  des  Tentes,  il  montait  avec  ses  officiers2, 
et  offrait  des  oloth  et  des  selamim  sur  l'autel  d'ai- 
rain qui  était  devant  le  temple.  Il  entrait  dans  le 
/tékal,  s'y  prosternait 3,  et  brûlait  de  l'encens  sur 
l'autel  doré  qui  était  devant  la  porte  du  debir  *.. 
Outre  ces  trois  occasions  solennelles,  il  est  pro- 

l.I  Rois,  vin,  11, 12. 

2.  Circonstance  conclue  de  II  Rois,  v,  18. 

3.  Ibidem. 

A.  I  Rois,  ix,  25,  passage  1res  ancien,  qui,  plus  tard,  parut  em- 
barrassant et  fut  altéré,  au  moins  quant  à  la  ponctuation. 


P70av  J.-C]  LE    ROYAUME   UNIQUE.  161 

bable  que  le  roi  offrait  souvent  des  olotk,  peut- 
être  même  en  offrait-il  tous  les  jours  *,  ou  du 
moins  aux  néoménies  et  le  jour  du  sabbat2. 
Roboam,  le  fils  de  Salomon,  se  rendait  au  temple 
avec  ses  gardes,  armés  de  leurs  boucliers  de  pa- 
rade. Le  tour  de  la  phrase  semble  supposer  que 
cela  arrivait  assez  fréquemment3.  Le  sacrifice 
journalier  du  matin  et  du  soir  ne  fut  établi  que 
bien  postérieurement4. 

Salomon  et  ses  successeurs  immédiats  parais- 
sent avoir  présidé  directement  aux  actes  de  culte 
qui  se  pratiquaient  dans  ie  temple.  Le  temple,  on 
ne  peut  trop  le  rappeler,  n'est  guère,  à  cette  époque, 
que  le  sanctuaire  domestique  de  la  royauté.  Pour 
les  sacrifices,  cependant,  on  avait  besoin  d'hommes 
spéciaux,  et,  d'ailleurs,  quand  le  roi  était  absent,  il 
fallait  le  remplacer.  La  classe  des  cohanim*  gagnait 
ainsi  chaque  jour  en  importance.  Logés  autour  du 
temple,  ils  vivaient  dans  l'oisiveté  d'une  bombance 
perpétuelle,  entretenue  par  les  offrandes.  Le  gros 

1. 1  Rois,  x,  5. 
2.  II  Rois,  iv,  23. 
S.  I  Rois,  xiv,  28. 

4.  Ibid.,  xvm,  36;  II  Rois,  m,  20;  xvi,  15. 

5.  Le  nom  de  lévites  ne  paraît  pas  convenir,  dès  ces  temps 
anciens,  aux  officiers  du  temple  de  Jérusalem.  11  était  réservé 
aux  desservants  des  hauts-lieux  de  province. 

il.  11 


162  HISTOIRE   DU  PEUFLE  D'ISRAËL.     [970  ar.  J.-C] 

travail  ne  leur  incombait  pas.  Ils  avaient  pour  cela 
des  esclaves,  les  Gabaonites,  attachés  au  service 
de  la  maison  de  Dieu  comme  bûcherons  et  porteurs 
d'eau1 . 

Le  rôle  liturgique  d'un  «  grand  prêtre  »,  ayant 
une  prééminence  fonctionnelle  sur  ses  confrères, 
n'existait  pas  à  cette  date  reculée.  Le  roi  avait  un 
cohen  parmi  ses  hauts  fonctionnaires 2,  comme, 
plus  anciennement  encore,  les  gens  riches  avaient 
un  lévi  à  leur  service  3:  mais  c'était  là  une  charge 
de  cour,  non  un  titre  hiérarchique,  ni  un  pontificat 
supposant  sous  lui  un  clergé  organisé.  Sadok  fut  le 
premier  cohen  du  temple.  Sa  postérité  est  censée 
l'avoir  desservi  jusqu'à  l'an  167  avant  J.-G.  Même 
après  cette  date,  l'aristocratie  sacerdotale  continua 
de  s'appeler  sadokite,  et  de  là  vint  ce  nom  de  «  sad- 
ducéen  »  qui  joua  un  si  grand  rôle  dans  les  luttes 
du  christianisme  naissant. 

Un  temple  crée  toujours  un  culte  compliqué  et 
des  services  nombreux.  Il  était  écrit  que  Jérusalem 
serait  un  grand  centre  liturgique.  Salomon  fut  la 
cause  éloignée  du  cérémonial  pompeux  qui  se 
montre  cinq  cents  ans  plus  tard,  lors  de  la  recon- 

i .  Josué.  cli.  ix. 

2.  Voy.  ci-dessus,  p.  64  et  p.  101. 

3.  Voy.  t.  I,  p.  351  et  suiv. 


[970  av.  J.-C]  LE   ROYAUME   UNIQUE.  163 

struction  du  temple  après  la  captivité.  Tout  ce  qui 
se  rapporte  au  costume  des  prêtres,  lequel  se  borna 
d'abord  au  simple  éfod  de  lin,  ces  surcharges  do 
lourds  ornements,  pour  la  plupart  imités  du  ves- 
tiaire sacré  de  l'Egypte  !,  sont  des  innovations  des 
grands  liturgistes  du  vie  siècle.  La  musique  sacrée 
était,  dans  l'ancien  temple,  peu  développée.  Les 
détails  sur  les  brigades  de  chanteurs  que  David 
aurait  organisées,  ces  célébrités  musicales  d'Asaph, 
d'Éthan,  de  Héman  8,  sont  des  rêves  du  chroni- 
queur ecclésiastique  de  Jérusalem,  transportant  au 
temple  de  Salomon  ce  qui  ne  fut  vrai  que  du  second 
temple.  La  musique  était,  au  temps  de  Salomon, 
l'accompagnement  obligé  de  la  vie  des  palais  3.  Il 
était  naturel  qu'on  lui  donnât  une  place,  comme 
aux  parfums,  dans  le  palais  de  Iahvé.  Mais  il  en  est 
peu  question  dans  les  textes  anciens* .  C'est  seule- 
ment aux  processions  qu'on  trouve  des  joueurs 
d'instruments  et  des  jeunes  filles  tambourinaires 
(toféfoth)  *  ;  or,  justement,  le  rituel  du  temple  ne 

1.  Voy.  les  descriptions  de  l'Exode  et  du  Lévitique. 

2.  1  Chron.,  xv  et  xxv.  Iduthun  est  une  altération  de  copiste 
pour  Ethan. 

3.  II  Sam.,  xix,  36  (voir  ci-dessus,  p.  7).  Comparez  Amos,  vi,  5. 

4.  Amos,  v,  23,  se  rapporte  au  culte  du  Nord,  vers  800  avant 
Jésus-Christ. 

5.  11  Sam.,  vi,  5,  15;  Ps.  lxviii,  26. 


154  HISTOIRE  DU   PEUPLE  D'ISRAËL.    [965  av.  J.-c.j 

paraît  jamais  avoir  admis  de  femmes  musiciennes. 

Que  devint  Yurim  et  tummim  dans  toutes  ces 
transformations?  On  peut  le  supposer  gisant  au 
fond  de  l'arche.  Ce  qu'il  y  a  de  sûr,  c'est  que, 
depuis  la  construction  du  temple,  on  ne  le  con- 
sulta plus.  Après  la  captivité,  on  le  vit  reparaître 
dans  le  pectoral  du  grand  prêtre  *  ;  mais,  du  temps 
des  rois,  l'éclat  du  prophétisme  réduisit  tout  à  fait 
l'odieux  tourniquet  au  silence.  L'édification  du 
temple  fut  le  premier  acte  dans  la  destruction 
successive  des  scories  superstitieuses  du  vieil  Israël. 

L'étonnante  précocité  de  l'esprit  hébreu  a  sou- 
vent fait  apparaître  chez  les  Israélites  certains 
phénomènes  intellectuels  et  moraux,  avant  qu'il 
fussent  mûrs  chez  les  autres  peuples.  Il  n'est  pas 
déplacé,  à  propos  de  Salomon,  de  parler  de  raison 
et  de  tolérance.  Le  fanatisme,  du  moins,  fut  tout  à 
fait  absent  du  caractère  de  ce  roi.  On  ne  trouve 
sous  son  règne  aucun  de  ces  massacres  nationaux, 
vrais  sacrifices  humains  en  bloc,  qui  déshono- 
rèrent le  temps  de  Saùl  et  de  David.  Parfois  Salo- 
mon alla  même  jusqu'à  une  sorte  d'éclectisme 
religieux.  Les  orthodoxes  crurent  ensuite  tout 
expliquer  en  attribuant  cette  tolérance  à  l'influence 

1.  Voy.  1. 1",  p.  280  et  sûiv. 


[965  av.  J.-C]  LE  ROYAUME  UNIQUE.  165 

des  femmes  étrangères1  ,  qui,  selon  eux,  devint 
plus  impérieuse  sur  Salomon,  à  mesure  qu'il  vieil- 
lissait 2.  Ces  l'emmes  lui  auraient  inspiré  de  la  froi- 
deur pour  le  culte  de  Iahvé,  et  l'auraient  entraîné 
vers  les  cultes  exotiques.  Ainsi  les  Sidoniennes  le 
rendirent  pieux  envers  Astarté  ;  les  femmes  am- 
monites lui  firent  révérer  Milik  ou  Milkom.  C'est 
là  sans  doute  une  imagination  enfantine.  La  tolé- 
rance de  Salomon  fut  la  conséquence  de  toute  la 
direction  de  son  règne.  Dans  l'intérieur  de  Jérusa- 
lem, Iahvé,  à  ce  qu'il  semble,  n'eut  pas  de  concur- 
rent. Mais  la  colline  des  Oliviers,  vis-à-vis  de  Sion, 
compta  beaucoup  de  sanctuaires  païens,  que  l'on 
retrouve  aujourd'hui 3.  Camos,  le  dieu  moabite,  eut 
aussi  son  haut-lieu  *.  De  tous  les  côtés,  les  femmes 
brûlaient  de  l'encens  et  sacrifiaient  à  leurs  dieux. 
Les  nombreux  étrangers  de  Jérusalem,  notamment 
les  ouvriers  phéniciens,  faisaient  de  même 5.  Aucun 
dieu  n'était  encore  assez  exclusivement  le  vrai  dieu 
pour  chasser  absolument  les  autres.   A  Tyr,   le 

1.  C'est  le  système  favori  des  historiens  piétistes,  quand  ils 
ont  à  rendre  compte  d'une  défection  religieuse.  Nombres  xxv,  1  et 
suiv.  ;  Néh.,  xm,  23  et  suiv. 

2.  I  Rois,  xi,  1  et  suiv.  ;  II  Rois,  xxiii,  13, 

3.  De  Saulcy,  Premier  voyage,  II,  312-113. 

4.  Peut-être  sur  le  sommet  du  mons  Ofjfensioni». 

5.  Vey.  ci-dessus,  p.  130. 


166  HISTOIRE  DU   PEUPLE   D'ISRAËL.     [965  av.  J.-C] 

temple  de  Melqarth,  dieu  aussi  jaloux  que  Iahvé, 
n'empêchait  pas  qu'il  n'y  eût  dans  les  faubourgs 
des  chapelles  à  d'autres  dieux,  tels  qu'Esmoun, 
Astoreth.  Loin  de  mettre  Iahvé  hors  de  pair,  le 
temple  de  Salomon  proclamait  au  fond  que  Iahvé 
n'était  qu'un  dieu  comme  un  autre,  non  inférieur, 
mais  de  peu  supérieur  à  tous  les  autres,  au  moins 
hors  de  l'espace  de  terrain  qui  lui  était  spécialement 
consacré. 


CHAPITRE  XIV 


VIEILLESSE    DE    SALOMON.    —    SA    LEGENIiE. 


Les  grands  règnes  coûtent  très  cher.  Israël 
n'avait  ni  commerce,  ni  industrie,  pour  couvrir 
ses  dépenses.  Les  bois  de  construction,  les  artistes 
et  les  ouvriers,  Salomon  était  obligé  de  les  de- 
mander aux  Tyriens,  qui  profitaient  du  besoin  qu'on 
avait  d'eux.  Nous  avons  déjà  vu  Salomon  s'acquitter 
envers  Hiram  par  des  livraisons  de  céréales  et  de 
bestiaux.  Vers  la  fin  du  règne,  il  fallut  procéder  à 
des  aliénations  de  territoire.  Salomon  dut  céder  à 
Hiram  vingt  villes  de  la  Galilée,  à  l'ouest  du  lac 
Houle,  dans  la  région  de  Iaron  et  de  Maron. 
C'était  ce  qu'on  appelait  le  pays  de  Caboul  '.  Il 
paraît  que  Hiram  fut  mécontent  du  payement. 
C'est  pourtant  un  très  beau  pays,  bien  supérieur 

1.  I  Rois,  ix,  1A-13,  récit  entièrement  faussé  dans  II  Chron., 

VIII,    1-Str 


168  HISTOIRE   DU   PEUPLE   D'ISRAËL.     [960 ar.  J.-C.] 

comme  richesse  au  reste  de    la  Palestine  *.    La 
créance  devait  évidemment  être  énorme. 

Le  mécontentement  éclatait  de  toutes  parts.  L'op- 
position ne  s'attaquait  pas  seulement  au  gouverne- 
ment de  Salomon  ;  elle  atteignait  la  monarchie  elle- 
même.  On  faisait  d'amères  réflexions.  On  prétendait 
savoir  les  paroles  que  Samuel  prononça,  quand  le 
peuple  vint  lui  dire  :  «  Donne-nous  un  roi  pour  nous 
gouverner.  »  Le  discours  qu'on  prêtait  au  vieux 
prophète  était  la  satire  anticipée  du  règne  de  Sa- 
lomon. «  Voici,  aurait  dit  Samuel,  quelle  sera  la 
conduite  du  roi  qui  régnera  sur  vous.  Vos  fils,  il  les 
prendra  pour  cochers,  pour  palefreniers,  pour  cou- 
rir devant  son  char,  ou  bien  pour  en  faire  des  cente- 
niers,  des  dizeniers,  ou  bien  encore  pour  labourer 
ses  champs,  pour  moissonner  ses  moissons,  pour 
construire  ses  engins  de  guerre  et  ses  chars.  Vos 
filles,  il  les  prendra  pour  en  faire  des  parfu- 
meuses, des  cuisinières,  des  boulangères.  Ce  qu'il 
y  aura  de  meilleur  dans  vos  champs,  vos  vignes, 
vos  plantations  d'oliviers,  il  le  donnera  à  ses  servi- 
teurs. De  vos  semailles  et  de  vos  vignes,  il  prélèvera 
la  dîme,  pour  faire  des  gratifications  à  ses  eunu- 
ques et  à  ses  valets.  Il  prendra  vos  esclaves  et  vos 

i.  Miss,  de  Phén.,  p.  750  et  suiv. 


[960av.  J.-C]  LE   ROYAUME  UNIQUE.  169 

servantes,  l'élite  de  votre  jeunesse  et  vos  ânes, 
pour  les  appliquer  à  ses  besognes.  Il  dîmera  vos 
troupeaux,  et  vous  serez  vous-mêmes  ses  esclaves. 
Je  dois  vous  prévenir,  ajoutait  Samuel,  que,  le  jour 
où,  mécontents  du  roi  que  vous  vous  seriez  choisi, 
vous  élèveriez  vos  cris  vers  Iahvé,  Iahvé  ne  vous 
écouterait  pas  l  ». 

On  commençait  à  trouver  que  Samuel  avait  eu 
raison.  A  Jérusalem,  tout  se  bornait  à  des  mur- 
mures. Les  turbulents  chefs  de  bandes  du  temps  de 
David,  les  Abner,  les  Joab,  avaient  disparu.  La 
monarchie  absolue  avait  affaibli  les  caractères; 
personne  n'osait  lever  l'étendard  de  la  rébellion. 
Mais  le  travail  matériel  n'avait  pas  encore  eu  ses 
effets  abrutissants;  l'esprit  de  fierté  et  d'indépen- 
dance vivait  dans  les  tribus  du  Nord.  Parmi  les 
ouvriers  qui  travaillaient  à  la  construction  du  millo 
et  du  mur  de  Jérusalem,  Salomon  remarqua  un 
vigoureux  Éphraïmite,  fils  d'une  veuve  de  Séréda, 
qui  s'appelait  Jéroboam  fils  de  Nebat.  Frappé 
de  l'air  de  résolution  avec  lequel  ce  jeune  homme 
faisait  sa  tâche,  il  le  mit  à  la  tête  des  travailleurs 
de  Joseph  (c'est-à-dire  d'Éphraïm  et  de  Manassé). 
Il  ne  se  doutait  pas  que,  ce  jour-là,  il  donnait  un 

1. 1  Sam.,  vin. 


170  HISTOIRE   DU   PEUPLE   D'ISRAËL.      [9G0  av.  J.-C] 

chef  11  la  révolte  l.  Les  Joséphites  ne  se  voyaient 
qu'avec  rage  assujettis  à  de  durs  travaux,  qui  ne 
servaient  qu'à  la  plus  grande  gloire  de  Juda  et  d'un 
roi  qui  leur  était  étranger.  Jéroboam  attisa  le  feu 
qui  couvait,  et  partit  pour  le  Nord.  A  Silo,  il  se  mit 
en  rapport  avec  le  prophète  Ahiah,  qui  faisait  la 
guerre  la  plus  déclarée  à  Salomon.  On  raconta  plus 
tard  que,  le  prophète  l'ayant  rencontré  sur  la 
route,  ils  se  trouvèrent  tous  deux  seuls  dans  la 
campagne,  qu'alors  Ahiah  prit  le  manteau  neuf 
qu'il  portait,  le  partagea  en  douze  pièces  et  dit  à 
Jéroboam  :  «  Prends-en  dix  pour  toi,  »  voulant 
signifier  par  là  que  Juda  seul  et  Benjamin  reste- 
raient attachés  au  roi  de  Jérusalem. 

La  révolte  n'était  pas  mûre  encore.  Jéroboam  ne 
réussit  pas  à  opérer  un  soulèvement  effectif.  Salo- 
mon essaya  de  le  faire  tuer;  Jéroboam  réussit  à  se 
sauver  en  Egypte  et  trouva  un  asile  auprès  du  roi 
Sésonq.  Mais  les  prophètes  commençaient  à  parler 
haut.  Ahiah  de  Silo  n'était  sans  doute  pas  le  seul 
à  battre  des  mains  sur  la  prochaine  ruine  de  toutes 
ces  splendeurs  et  à  prédire  que  les  tribus  rurales 
auraient  bientôt  leur  revanche. 

La  force  d'Israël,  en  effet,  la  base  même  de  sa 

i.  I  Hois,  XI,  "26  et  suiv.  L'arrangement  anecdotique  est  trop 
•ensiblc  dans  ce  récit  pour  ^a'on  l'adopte  à  la  lettre. 


,'J55  «t.  J.-GJ  LE   ROYAUME  UNIQUE.  171 

conviction  morale,  étaient  profondément  atteintes. 
Cet  éclat  extérieur  n'était  obtenu  que  par  des 
entassements  d'iniquités.  La  noblesse  antique,  la 
fierté  de  l'homme  libre  étaient  perdues.  Tous 
étaient  serfs.  Il  y  avait  des  riches  ;  mais  il  y  avait 
aussi  des  pauvres.  La  lutte  éternelle  allait  s'ouvrir; 
c'en  était  fait  de  l'ancienne  fraternité  patriarcale. 
Et  quel  était  le  profit  net  de  la  révolution  accom- 
plie? Que  Jérusalem  voyait  d'assez  brillantes  pa- 
rades; que  des  milliers  d'hommes  gémissaient  dans 
les  carrières  de  Juda,  dans  les  forets  du  Liban,  au 
fond  des  galères  de  la  mer  d'Oman,  pour  procurer 
à  quelques  satisfaits  des  habitations  commodes  et 
approvisionner  les  bazars  de  Jérusalem  de  joujoux 
de  harem.  C'était  trop  peu  vraiment.  Ce  n'est  pas 
Salomon  qui  a  écrit  :  Vanitas  vaiùtatum;  mais 
vanitas  vanitatum  est  bien  le  résumé  de  son  règne. 
Nul  plus  que  lui  n'a  contribué  à  la  démonstration 
de  cette  grande  vérité,  que  tout  ce  qui  ne  contribue 
pas  au  progrès  du  bien  et  du  vrai  n'est  que  bulle 
de  savon  et  bois  pourri. 

C'est  au  milieu  de  ces  graves  symptômes  de  dis- 
solution que  Salomon  mourut,  après  avoir  régné, 
comme  son  père,  environ  quarante  ans.  Il  fut 
enterré  k  côté  de  David,  dans  les  grottes  royales 
situées  au  pied  des  rochers  de  la  Ville  de  David. 


172  HISTOIRE   DU    PEUPLE  D  ISRAËL.    [9S5 av.  J.-C.J 

Si  la  destinée  d'Israël  eût  été  la  richesse,  le 
commerce,  l'industrie,  la  vie  profane  en  un  mot, 
Salomon  eût  été  un  fondateur;  il  donna,  en  effet, 
une  assez  brillante  vie  matérielle  à  une  petite 
nation  qui  n'avait  pas  eu  d'existence  mondaine 
avant  lui.  Mais  c'est  toujours  un  rôle  ingrat  pour 
un  souverain  d'avoir  travaillé  au  rebours  de  l'his- 
toire. L'œuvre  de  Salomon  fut  viagère.  Il  n'en 
resta  presque  rien  après  lui.  De  tribus  encore  pa- 
triarcales, il  avait  voulu  tirer  sans  transition  une 
culture  à  la  manière  de  Sidon  et  de  Tyr.  Dans 
l'état  de  civilisation  d'alors,  et  surtout  avec  les 
dispositions  morales  du  peuple  israélite,  cet  étalage 
de  luxe  et  de  caprice  excita  une  terrible  réaction. 
La  mémoire  de  Salomon  resta  odieuse  dans  les 
tribus.  Son  harem  fut  l'objet  d'amères  railleries, 
et,  dans  les  dialogues  d'amour  qu'on  récitait  ou 
chantait  en  certaines  occasions,  le  sujet  eta)t  tou- 
jours le  même.  Une  jeune  fille  des  tribus  du  Nord, 
renfermée  de  force  dans  le  harem  de  Salomon, 
restait  fière,  obstinée,  et,  malgré  toutes  les  séduc- 
tions du  sérail,  gardait  sa  fidélité  à  son  amant,  à 
son  village,  à  ses  souvenirs  de  vie  champêtre.  Dans 
ces  scènes  improvisées,  on  n'avait  pas  assez  d'en- 
thousiasme pour  la  bergère;  on  n'épargnait  pas  la 
honte   au  vieux  débauché.  D'ordinaire,  l'héroïne 


[VWav.  J.-Ç.]  LE  ROYAUME   UNIQUE.  173 

s'appelait  Sulamith,  et  on  a  pu  voir  en  ce  nom  une 
allusion  à  Abisag  la  Sunamite,  qui  joua  un  rôle  si 
touchant  dans  les  derniers  jours  de  David  et  à  l'a- 
vènement de  Salomon1.  Ce  qui  n'est  pas  douteux, 
c'est  que  le  petit  poème,  écrit  bien  plus  tard,  qu'on 
désigne  par  le  nom  de  Cantique  des  cantiques, 
renferme  l'expression  des  sentiments  malveillants 
du  vrai  Israël,  resté  simple  de  mœurs,  envers  un 
règne  dont  il  avait  payé  les  dépenses  et  dont  il 
avait  peu  profité. 

Le  règne  de  Salomon  doit  être  considéré  comme 
une  erreur  dans  l'ensemble  de  l'histoire  d'Israël. 
La  fin  de  cette  opération  mal  concertée  fut  une 
terrible  banqueroute.  Mais,  en  politique,  il  n'y  a 
pas  d'action  perdue.  Tout  ce  qui  est  grand  rapporte 
tôt  ou  tard  son  bénéfice.  Même  les  grandes  fautes 
deviennent  avec  le  temps  de  grandes  fortunes  ;  on 
en  peut  tirer  gloire  et  profit.  Louis  XIV,  la  Révo- 
lution et  Napoléon  Ier,  qui  ont  perdu  la  France, 
comptent  entre  les  capitaux  les  plus  assurés  de  la 
France.  L'homme,  pour  se  consoler  de  sa  destinée 
le  plus  souvent  terne,  a  besoin  d'imaginer,  dans  le 
passé  des  âges  brillants,  sortes  de  feux  d'artifice  qui 
n'ont  pas  duré,  mais  ont  eu  de  charmants  refleis, 

1.  Voy.  ci-dessus,  p.  88-89,  97-98. 


174  HIST0RE  DU   PEUPLE   D'ISRAËL.     [055  av.  J.-C.l 

Malgré  les  anathômes  des  prophètes  et  les  dénigre- 
ment0 des  tribus  du  Nord,  Salomon  laissa,  dans 
une  partie  du  peuple,  une  admiration  qui  s'ex- 
prima, au  bout  de  deux  ou  trois  cents  ans,  par 
l'histoire,  à  demi  légendaire,  qui  figure  dans  les 
livres  des  Rois,  Les  malheurs  de  la  nation  ne 
firent  qu'exciter  ces  rêves  d'un  idéal  perdu.  Salo- 
mon devint  le  pivot  de  Vagada  juive.  Pour  l'auteur 
de  l'Ecclésiaste1,  il  est  déjà  le  plus  riche  et  le  plus 
puissant  des  hommes.  Dans  les  Évangiles2,  il  ré- 
sume en  lui  toute  splendeur  humaine.  Une  ample 
floraison  de  mythes  se  produisit  autour  de  lui. 
Mahomet  s'en  nourrit;  puis,  sur  les  ailes  de  l'islam, 
cette  volée  de  fables  aux  mille  couleurs  répandit 
dans  le  monde  entier  le  nom  magique  de  Soleyman. 
La  réalité  historique  qui  se  cache  derrière  ces 
récits  merveilleux  fut  a  peu  près  ceci  :  Un  millier 
d'années  avant  Jésus-Christ,  régna,  dans  une 
petite  acropole  de  Syrie,  un  petit  souverain,  intelli- 
gent, dégagé  de  préjugés  nationaux,  n'entendant 
rien  à  la  vraie  vocation  de  sa  race,  sage  selon 
l'opinion  du  temps,  sans  qu'on  puisse  dire  qu'il 
fût  supérieur  en  moralité  à  la  moyenne  des  mo- 
narques orientaux  de  tous   les  temps.  L'intelli- 

1.  Vers  100  avant  J.-C. 
S.  Matth.,  vi,  29;  xii,  27. 


|'J55  «v.  j.-C]  LE   ROYAUMK   UNIQUE.  17[i 

gence,  qui  évidemment  le  caractérisa,  lui  valul  de 
bonne  heure  un  renom  de  science  et  de  philo- 
sophie. Chaque  Age  comprit  cette  science  et  cette 
philosophie  selon  la  mode  qui  dominait.  Salomon 
l'ut  ainsi  tour  à  tour  parabolisle,  naturaliste,  scep- 
tique, magicien,  astrologue,  alchimiste,  cabba- 
liste.  Un  seul  passage  ancien  présente  à  cet  égard 
une  demi-valeur  historique  : 

Dieu  donna  à  Salomon  une  science  et  une  sagesse  extra- 
ordinaires, et  un  esprit  aussi  étendu  que  le  sable  des  rivages 
de  la  mer.  El  la  science  de  Salomon  surpassa  celle  de 
tous  les  Arabes  et  toute  la  science  de  l'Egypte.  Il  s'éleva  en 
sagesse  au-dessus  de  tous  les  hommes,  au-dessus  d'Élhan 
l'Ezrahite,  de  Héman1,  de  Galcol,  de  Darda  fils  de  Mahol, 
et  son  nom  se  répandit  chez  les  nations  environnantes.  Et 
Salomon  prononça  trois  mille  masal  (proverbes  ou  para- 
boles) et  composa  cinq  mille  sir  (chants  lyriques3).  Et  il 
traita  de  tous  les  arbres,  depuis  le  cèdre  qui  croît  sur  le 
Liban,  jusqu'à  l'hysope  qui  sort  des  murailles,  et  il  traita 
des  quadrupèdes,  des  oiseaux,  des  reptiles  et  des  poissons. 
Et  on  venait  de  tous  les  pays  entendre  la  science  de  Salo- 

1.  L'auteur  des  Chroniques  (I  Chron.,  H,  6;  xv,  17,  19;  xxv, 
1  et  suiv.)  et  les  scoliastes  qui  ont  mis  les  titres  des  Psaumes 
(Ps.  l\x.xviii  et  lxxxix)  n'ont  fait  qu'user  de  ces  noms,  qu'ils 
ont  trouvés  dans  les  livres  des  Rois.  Ils  ne  possédaient  aucune 
donnée  originale  sur  ces  personnages  réels  ou  supposés. 

2.  Le  texte  porte:  €  mille  cinq  >.  Ce  chiffre  a  quelque  chose 
de  singulier.  Je  suppose  qu'il  faut  lire  D^bx  nC'Dlt. 


176  HISTOIRE  DU   PEUPLE  D'ISKAËL.     1955  ar.  J.-C] 

mon,  de  la  part  des  rois  qui  avaient  oui  parler  de  sa  sa- 
gesse1. 

Ce  passage  a  été  écrit  à  une  époque  où  Salomon 
était  déjà  devenu  un  personnage  légendaire  et  où 
l'on  ne  se  refusait  à  son  sujet  aucune  exagération. 
La  seule  partie  de  la  littérature  hébraïque  actuel- 
lement conservée  qu'on  pourrait  attribuer  à  Sa- 
lomon, c'est  la  partie  du  livre  des  Proverbes  qui 
s'étend  du  verset  1"  du  chapitre  x  au  verset  16 
du  chapitre  xxn.  Mais,  si  ce  petit  recueil  de 
proverbes  remonte  effectivement  au  temps  de  Sa- 
lomon, ce  n'est  pas  là  une  œuvre  personnelle; 
tout  au  plus,  pourrait-on  admettre  que  Salomon 
fit  faire  la  collection.  Jamais  personne  n'a  com- 
posé des  proverbes  comme  un  ouvrage  suivi  et 
de  propos  délibéré.  Non  seulement  nous  n'avons 
aucun  écrit  de  Salomon;  mais  il  est  probable  qu'il 
n'écrivait  pas  2.  Nous  nous  le  figurons  bien  plutôt 
comme  un  khalife  de  Bagdad,  amusé  par  les  lettrés 
qui  compilaient  selon  ses  idées,  comme  un  Haroun- 
al-Raschid,  entouré  de  chanteurs,  de  conteurs,  de 
gens  d'esprit,  avec  lesquels  il  prenait  volontiers 
le  ton  de  confrère  et  de  collaborateur. 

i.  I  Rois,  v,  9  et  suiv. 

2.  Dans  le  passage  précité  du  livre  des  Rois,  l'auteur  n'emplota 
pas  une  seule  fois  le  verbe  kalab,  €  écrire  ». 


[955  a*.  J. -0.1  LE    ROYAUME    UNIQUE.  177 

Un  premier  recueil  de  proverbes  put  être  ainsi 
composé  dans  l'entourage  de  Salomon  *.  Peut-être 
s'y  joignit-il  une  Histoire  naturelle  enfantine, 
description  des  créatures,  en  commençant  par 
les  plus  grandes  et  finissant  par  les  plus  petites  2, 
ou  bien  des  moralités  tirées  des  animaux  et  des 
plantes  3.  Les  sir,  de  même,  n'ont  pu  être  des 
compositions  réfléchies,  faites  artificiellement  dans 
le  loisir  de  l'homme  de  lettres.  L'essence  du  sir 
était  d'être  inspiré  directement  par  une  circon- 
stance déterminée.  Ici  encore,  on  pourrait  supposer 
qu'il  est  question  d'une  compilation,  et  on  aime- 
rait à  croire  qu'il  s'agit  du  Iasir  ou  Iasar,  si  de 
fortes  raisons  n'invitaient  à  placer  la  composition 
de  ce  recueil  après  le  schisme,  dans  les  tribus  du 
Nord. 

Déterminer  avec  précision  l'état  de  la  littérature 
hébraïque  à  cette  époque,  ou,  pour  mieux  dire, 
énumérer  ce  que  l'on  possédait  d'écritures  à  Jéru- 
salem et  en  Israël,  au  moment  du  schisme,  serait 
chose  impossible.  Quand  Juda  et  Israël  séparèrent 

i.  Un  recueil  du  même  genre  fut  exécuté  plus  tard  par  les 
lettrés  d'Ezéchias,  Prov.,  xxv,  1. 

2.  Comparer,  chez  les  Arabes,  les  naïves  Histoires  naturelles  de 
Damiri  et  autres. 

3.  Cf.  Prov.,  xxx. 

il.  lî 


178  HIST01KE  DU    PEUPLE   D'ISRAËL.     [955  av.  l.-C] 

décidément  leurs  destinées,  vers  l'an  955  avant 
Jésus-Christ, il  y  avait  plusde  centans  que  l'écriture 
était  d'un  usage  habituel  chez  les  tribus  israélites. 
Le  règne  de  David  laissa  des  notes  d'histoire  mili- 
taire d'un  étonnant  caractère  de  réalité,  dont 
quelques-unes  sont  venues  jusqu'à  nous1.  Il  est 
plus  difficile  de  reconnaître  ce  qui  vient  du  règne 
de  Salomon  dans  la  prose  effacée  des  histoires  pos- 
térieures. En  quel  état  existaient,  mille  ans  avant 
Jésus-Christ,  ces  Toledoth  ou  généalogies  qui  de- 
vaient servir  de  base  à  la  future  histoire  primitive 
de  la  nation?  On  l'ignore  tout  à  fait.  Les  souvenirs 
nationaux  étaient  encore  à  l'état  non  écrit.  L'ima- 
gination se  nourrissait  des  histoires  héroïques  du 
temps  des  Juges;  on  récitait  les  beaux  cantiques 
de  cet  âge;  on  y  voyait  un  genre  près  de  mourir, 
que  David  fut  peut-être  le  dernier  à  cultiver  2. 

Le  moment  capital  pour  ces  grandes  poésies 
nationales  n'est  pas  celui  où  on  les  écrit;  c'est 
celui  où  on  les  chante.  Quand  Jsfahani  écrivit  le 
Kitâb  el-Aghâni,  la  vieille  poésie  arabe  était  déjà 

i.  Voy.  ci-dessus,  p.  68. 

2.  Certaines  déclamations  des  prophètes  ne  sont  que  des  trans- 
formations de  l'ancien  sir.  Ainsi  le  chant  de  Jouas  (ils  d'Amittaï 
contre  Moab  (Isaïe,  XIV,  xv)  est  bien  encore  un  vieux  cantique. 
Il  en  esl  de  même  du  Psaume  de  llabacuc  ;  niais  t'est  là  une  imi- 
tation de  modèles  antérieurs. 


[055  av.  J.-C.l  LE    H 0  Y  A U M  E   U  N  I  Q U E.  1 79 

morte.  Certes,  il  n'est  pas  impossible  que,  des 
l'époque  de  Salomon,  il  existât  un  divan  lyrique; 
mais  ce  n'est  pas  là  le  recueil  dont  des  parties  con- 
sidérables nous  ont  été  conservées  l,  tandis  que 
les  recueils  paraboliques  de  Salomon  paraissent 
bien  avoir  été  le  noyau  des  compilations  qu'on  mit 
plus  tard  sous  son  nom. 

N'existait-il  pas  aussi,  dès  le  temps  de  David  ou 
de  Salomon,  un  commencement  d'Histoire  sainte? 
Le  canevas  de  Hexateuque  n'était-il  pas  déjà  tracé 
par  écrit?  Le  vieux  fond  d'idées  babyloniennes,  que 
le  peuple  portait  comme  le  fond  le  plus  ancien  de 
son  bagage  traditionnel,  n'était-il  pas  en  partie 
fixé  par  l'écriture?  Gela  nous  semble  peu  probable, 
quoiqu'on  ne  le  puisse  dire  impossible.  L'espèce  de 
carte  de  géographie  du  chapitre  x  de  la  Genèse 
paraît  se  rapporter  au  temps  de  Salomon.  Le 
chapitre  xiv  de  la  Genèse  tranche  si  forte- 
ment sur  la  prose  environnante  qu'il  faut  le  sup- 
poser antérieur  aux  plus  anciennes  rédactions  de 
l'Histoire  sainte.  L'Hexateuque  le  plus  ancien, 
celui  qu'on  appelle  «  jéhoviste  »,  est  déjà  d'un  ton 
piétiste  qui  dépasse  fort  les  sentiments  religieux  du 
temps  de  David  et  surtout  de  Salomon.  Le  livre  des 

1.  Voy.  ci-a^rès,  p.  !223  et  suiv. 


180  HISTOIRE  DU   PEUPLE   D'ISRAËL.   [955  av.  J. -G.) 

Guerres  de  lahvé  ou  le  lasar  y  est  cité.  L'Histoire 
sainte  nous  apparaît  donc  tout  entière  comme  une 
œuvre  pieuse,  parallèle  aux  écrits  des  prophètes, 
appartenant  à  l'époque  exclusivement  religieuse 
d'Israël,  tandis  que  la  littérature  du  temps  de  Salo- 
mon  semble  avoir  eu  un  caractère  profane.  Un 
retour  vers  le  passé  patriarcal  n'était  pas  dans 
l'esprit  de  ce  temps.  Des  prophètes,  qui  vivaient  de 
ces  souvenirs,  étaient  réduits  à  un  rôle  secondaire. 
La  Bible  n'était  pas  commencée:  il  n'y  avait  pas 
encore  de  livres  saints  ;  mais  les  livres  saints  de 
l'avenir  engloberont  de  nombreuses  paillettes  dues 
aux  sofer  et  aux  mazkir  de  ce  temps.  Si  la  réputa- 
tion littéraire  de  Salomon  a  été  fort  usurpée, 
l'importance  de  son  temps  dans  l'histoire  des  lettres 
hébraïques  ne  saurait  être  niée. 

Moins  fécondes,  en  un  sens,  furent  les  tentatives 
de  Salomon  du  côté  du  commerce  et  de  la  naviga- 
tion. De  telles  ambitions  constituaient  pour  Israël 
un  vrai  porte-à-faux.  Le  pays  produisait  peu,  et 
consommait  à  peu  près  ses  produits.  Il  n'avait  ni 
industrie  ni  métaux.  Ses  blés  et  ses  huiles  n'avaient 
de  valeur  qu'à  Tyr.  La  race,  d'ailleurs,  n'avait 
alors  aucune  aptitude  aux  besognes  lucratives. 
L'immense  majorité  voulait,  par  principe  religieux, 
rester  dans  l'ancienne  ^ie  peu  favorable  au  déve- 


S 


J955  w.  J.-C]  LE   ROYAUME  UNIQUE.  181 

loppement  de  la  richesse,  mais  faite  pour  assurer 
le  bonheur  de  l'homme  libre.  Nous  verrons  les 
tentatives  de  la  navigation  de  la  mer  Rouge  renou- 
velées plus  tard  en  Juda  par  Josaphat.  Les  habi- 
tudes de  faste  et  de  vie  tyrienne  seront  reprises,  en 
Israël,  par  la  maison  d'Achab.  Mais  tout  ira  se 
briser  contre  les  instincts  profonds  du  peuple  de 
Iahvé.  Ce  peuple  a  une  mission;  jusqu'à  ce  qu'elle 
soit  remplie,  rien  ne  saurait  le  distraire.  Après 
cela,  il  pourra  lui  arriver  de  se  livrer  à  des  exer- 
cices tout  opposes. 

Ce  qu'il  y  a  de  singulier,  en  effet,  c'est  que  ce 
Salomon,  si  peu  en  accord  avec  l'âme  d'Israël 
dans  les  temps  antiques,  s'est  trouvé,  au  contraire, 
la  complète  personnification  de  l'esprit  juif,  tel 
que  les  siècles  modernes  l'ont  connu.  Quand  Israël 
aura  terminé  ou  à  peu  près  le  cycle  de  sa  période 
religieuse,  quand  le  parti  épicurien  et  jouisseur, 
qui  a  toujours  existé  en  ce  peuple  à  côté  du  parti 
exalté  pour  la  justice  et  le  bonheur  de  l'humanité, 
retrouvera  la  parole,  Salomon  sera  vengé  des  in- 
jures vomies  contre  lui  par  les  prophètes  et  les 
piétistes.  L'auteur  de  PEcclésiaste  prêtera  au  vieux 
roi  des  tirades  éloquentes,  que  celui-ci  n'eût  pas 
désavouées,  pour  exprimer  le  vide  absolu  de  la 
vie,  quand  on  la  prend  uniquement  par  le  côté 


182  HISTOIRE   DU   PEUPLE   D'ISRAËL.     [955  ay.  J.-C.} 

personnel.  Le  sadducéen  est  juif  aussi  bien  que  le 
disciple  exalté  des  prophètes.  Or,  au  point  de  vue 
des  sadducéens,  qui  est  devenu  celui  de  la  plupart 
des  juifs  éclairés  des  temps  modernes,  c'est  Salo- 
mon  qui  eut  raison;  ce  sont  les  prophètes  qui 
perdirent  la  nation.  Le  sort  des  grands  hommes 
est  de  passer  tour  à  tour  pour  des  fous  et  pour  des 
sages.  La  gloire  est  d'être  un  de  ceux  que  choisit 
successivement  l'humanité  pour  les  aimer  et  les 
haïr. 


CHAPITRE   XV 


ROBOXM.    —  DISLOCATION    DU    ROYAUME. 


Si  la  royauté  des  Isaïdes  était  encore  mal  établie 
dans  les  tribus  du  Nord,  dans  le  pays  qui  s'appelait 
par  excellence  Israël,  elle  était  au-dessus  de  toute 
contestation  en  Juda.  L'hérédité,  qui  avait  été  vio- 
lée de  Saùl  à  David,  et  qui,  de  David  à  Salomon, 
n'avait  été  ni  correcte  ni  sans  orage,  est  mainte- 
nant une  loi  absolue  dans  la  dynastie  de  Jérusa- 
lem. L'aîné  du  roi  isaïde  montera  désormais  sans 
rival  sur  le  trône  de  Sion,  pendant  quatre  cents 
ans  *.  Ce  rare  privilège  fut  considéré  comme  un 
don  spécial  de  Iahvé,  récompensant  ainsi  la  dynas- 
tie qui  lui  avait  érigé  une  maison  stable,  au  lieu 
de  la  tente  précaire  où  il  avait  résidé  jusque-là. 

Roboam,  fils  de  Salomon  et  de  Naama,  fille  de 

i.  Au  moins  selon  l'histoire  reçue.  Voy.  ci-après,  p.  321  et  suiv. 


184  HISTOIRE  DU   PEUPLE  D'ISRAËL.    (955  av.  J-Cj 

Hanoun,  roi  des  Ammonites  ',  paraît  avoir  été  un 
esprit  borné  et  un  caractère  obstiné.  Il  eût  fallu 
tout  le  contraire  pour  maintenir  l'œuvre  de  David. 
Il  eût  fallu  surtout  exonérer  les  tribus  d'Israël  de 
la  corvée  et  des  charges  de  toute  sorte,  qui  résul- 
taient des  dépenses  de  la  cour  et  des  grandes  con- 
structions de  Jérusalem.  Le  Nord,  bien  moins 
détaché  de  la  vie  nomade  que  Juda  et  Benjamin, 
avait  en  aversion  ces  villes  et  ces  palais,  dont  le 
Sud  était  fier. 

A  la  nouvelle  de  la  mort  de  S-alomon,  Jéroboam 
accourut  d'Egypte  et  recommença  ses  agitations 
dans  les  tribus  joséphites.  Roboam  se  rendit  à 
Sichem,  pour  recevoir  l'investiture  des  tribus.  Là, 
le  mécontentement  éclata.  On  reconnaissait  les 
avantages  de  la  royauté,  et  on  en  désirait  la  conti- 
nuation; mais  on  n'en  voulait  pas  les  charges. 
Roboam  se  trouva  entre  des  conseils  opposés.  Il 
avait  quarante  et  un  ans  ;  mais  il  s'était  entouré  de 
jeunes  étourdis,  qui  ne  songeaient  qu'à  jouir  du 
rèsne  nouveau.  Les  vieux  serviteurs  de  Salomon 
conseillaient  de  céder,  du  moins  en  paroles.  Au 
contraire,  la  génération  de  courtisans  qui  arrivait 
au  pouvoir  avec  le  nouveau  roi  voulait  le  gou- 

\   addition  du  Cod.  Vat.  après  1  Hois,  XII,  24. 


[955  av.  J.-C.]  LE   ROYAUME  UNIQUE.  185 

vernement  à  outrance.  Ils  persuadèrent  au  roi  de 
résister.  On  résume  ainsi  les  paroles,  à  la  fois  pré- 
somptueuses et  provocatrices,  que  l'extravagant 
souverain  aurait  adressées  aux  tribus  :  <a  Mon  petit 
doigt  est  plus  gros  que  la  taille  de  mon  père.  Mon 
père  a  rendu  votre  joug  pesant;  moi,  je  le  rendrai 
plus  pesant  encore.  Mon  père  vous  a  châtiés  avec 
des  fouets;  moi,  je  vous  châtierai  avec  des  scor- 
pions !.  » 

La  révolte  alors  fut  ouverte.  L'ancien  cri  des 
tribus  d'Israël 2  : 

Qu'y  a-t-il  de  commun  entre  nous  et  David? 
Qu'avons-nous  à  faire  avec  le  fils  d'isaï  ? 
A  tes  tentes,  Israël  ! 
Maintenant  soigne  ta  maison,  David! 

ce  cri,  qui  avait  déjà  servi  de  mot  de  ralliement  à 
plus  d'une  sédition,  se  fit  entendre  de  toutes 
parts.  Lefédéralisme  et  le  goût  de  la  vie  patriarcale 
reprirent  le  dessus  3.  Les  Israélites  quittèrent  Si- 
chem  avec  la  résolution  de  ne  plus  se  prêter  à  la 
corvée.  Le  roi  eut  de  la  peine  à  remonter  dans  son 

i.  Fouets  armés  de  dards. 

2.  I  Rois,  xn,  16.  Cf.  II  Sam.,  xx,  i.  Voy.  ci-dessus,  p.  86. 

3.  Opposition  de  yhna  et  "jrTD  (passage   précité).    Notej 
II  Rois,  xiii,  5,  DivtaiCS.  Cf.  Ps.  Lxxvm,  55. 


186  HISTOIRE   DU  PEUPLE   D'ISRAËL.    [955  ar.  J.-C.J 

char  et  à  regagner  Jérusalem.  La  première  fois 
qu'Adoniram  *  reparut  dans  les  provinces,  il  fut 
assommé  à  coups  de  pierres.  Jéroboam,  que  sa 
force  corporelle  et  son  courage  désignaient  pour 
la  royauté,  fut  proclamé  roi  d'Israël  par  une 
assemblée  des  tribus. 

Que  faisait  pendant  ce  temps  l'armée  royale,  dont 
les  chroniqueurs  nous  racontent  tant  de  merveilles? 
La  preuve  que  cette  armée  n'existait  plus  sérieu- 
sement, c'est  qu'elle  ne  fit  rien,  quand  elle  aurait 
eu  la  meilleure  raison  d'agir.  Roboam  s'éternisa 
en  préparatifs  pour  reconquérir  son  ascendant  sur 
les  tribus  du  Nord.  Mais  la  forte  génération  du 
temps  de  David  était  bien  morte.  L'opinion  se  mon- 
trait indifférente.  Les  hommes  de  Dieu,  réduits  au 
silence  durant  tout  le  règne  de  Salomon,  recom- 
mençaient à  parler,  même  du  côté  de  Jérusalem. 
Un  certain  Semaïah,  prophète,  se  leva,  en  Juda, 
disant  que  Iahvé  lui  avait  révélé  ces  mots  :  «  Vous 
ne  vous  mettrez  point  en  route  pour  combattre 
Israël  votre  frère.  »  Il  fut  convenu  que  tout  ce 
qui  était  arrivé  avait  été  l'effet  de  la  volonté  de 
Dieu.  A  vrai  dire,  toutes  les  familles  humaines 
aiment   l'indiscipline,    et   la   force    seule   établit 

1.  Ce  uom  était  devenu  mythique,  pour  désigner  le  préposé  aux 
corvées. 


(955  «v   J.-C.l  LE    ROYAUME    UNIQUE.  187 

l'unité.  L'œuvre  politique  de  David  et  de  Salomon 
était  condamnée  à  jamais.  Elle  avait  duré  environ 
soixante  et  dix  ans. 

L'opposition  de  ces  deux  dénominations,  Juda  et 
Israël,  existait  dès  le  temps  de  Saùl  l.  Elle  tenait, 
comme  nous  l'avons  montré,  à  des  raisons  an- 
ciennes et  profondes.  La  scission,  cette  fois,  fut  ir- 
rémédiable. Juda  et  Benjamin  demeurèrent  fidèles 
à  la  famille  de  David.  Tout  le  reste  acclama  Jéro- 
boam. Une  ligne  passant  à  la  hauteur  de  Béthel 
marqua  la  limite  des  deux  royaumes.  Les  efforts 
qui  seront  tentés  pour  ressouder  les  deux  moitiés 
séparées  échoueront  misérablement.  Les  alliances 
des  deux  royaumes  seront  elle-mêmes  de  courte 
durée.  Juda  traitera  Israël  d'infidèle;  Israël  dépré- 
ciera David,  raillera  Salomon.  Tout  espoir  d'un  État 
sérieux  ayant  son  centre  à  Jérusalem  est  perdu  sans 
retour. 

On  achète  toujours  cher  l'idéal  qu'on  aime,  cet 
idéal  fût-il  excellent.  L'amour  de  l'indépendance, 
de  l'autonomie  locale,  de  la  vie  agricole  et  pasto- 
rale, l'antipathie  contre  les  grandes  villes,  contre 
les  grandes  organisations  centralisées,  le  dégoût 

1.  Voy.  t.  I",  p.  436437  ;  ci-dessus,  p.  8.  I  Sam.,  xv,  4  (en 
observant  l'omission  des  trois  mois  £>\X  riNl  *7X1W  aprèi  UPN); 
xvm,  16. 


188  HISTOIRE   DU   PEUPLE   D'ISRAËL.    [955  av.  J.-C. 

pour  les  recherches  de  l'art  et  pour  tous  ces  jou- 
joux de  cuivre  et  d'or  par  lesquels  Salomon  avait 
cru  honorer  Iahvé;  c'étaient  là  des  sentiments 
hautement  louables.  Ils  firent  la  grandeur  reli- 
gieuse d'Israël;  mais  ils  firent  aussi  sa  faiblesse 
temporelle.  Israël,  divisé  et  incapable  d'une  forte 
résistance,  sera  le  jouet  des  empires  qui  se  parta- 
geront le  monde.  En  revanche,  son  rôle  spirituel, 
qu'une  puissante  royauté  profane  eût  compromis, 
est  désormais  assuré. 

L'avenir  religieux  d'Israël,  en  effet,  dépendait 
de  la  liberté  prophétique.  Or  cette  liberté,  abso- 
lument inconciliable  avec  l'existence  d'un  gou- 
vernement régulier,  cette  liberté  qui  eût  péri  sans 
aucun  doute  dans  un  État  fort,  le  royaume  josé- 
phite,  malgré  des  luttes  terribles,  la  garda  tou- 
jours. Jérusalem,  d'un  autre  côté,  capitale  d'un 
territoire  extrêmement  restreint,  se  trouva  ré- 
duite au  rôle  de  tête  sans  corps.  Impuissante  dans 
l'ordre  politique  et  militaire,  elle  devint  une  ville 
toute  religieuse.  David,  qui  pensait  ne  bâtir  qu'une 
ville  forte,  se  trouva  en  réalité  avoir  bâti  une 
ville  sainte.  Salomon,  en  croyant  élever  un  temple 
à  la  tolérance,  bâtit  la  citadelle  du  fanatisme. 
Le  champ  clos  fut  préparé  pour  une  des  luttes 
les  plus  surprenantes  de  l'histoire.  Tous  les  vents 


[955  av.  J. -CL]  LE   ROYAUME   UNIQUE.  189 

conspirent  à  eniler  les  voiles  de  celui  qui  accom- 
plit un  mandat  divin.  Ce  qu'on  fait  contre  lui 
tourne  pour  lui;  car  ce  qu'on  fait  contre  lui,  sup- 
primant son  rôle  égoïste,  le  force  à  se  replier 
sur  son  rôle  sacré.  Si  l'œuvre  de  Salomon  eût 
réussi,  la  force  d'Israël  se  fût  dissipée  dans  les 
orgies  des  jeunes  fous  qui  entouraient  Roboam  ; 
il  ne  serait  pas  pms  question  d'Israël  et  de  Juda 
que  des  petites  royautés  éphémères  qui  ont  vécu 
et  sont  mortes  dans  les  pays  voisins.  La  hardie 
sécession  des  Joséphites  détruisit  la  destinée  vul- 
gaire et  assura  la  destinée  transcendante  d'Israël. 

Jusqu'ici,  en  effet,  l'histoire  d'Israël  n'a  pas  dif- 
féré essentiellement  de  l'histoire  des  peuples  de  la 
même  race  et  de  la  même  région;  désormais  cette 
histoire  va  entrer  dans  une  voie  particulière  et  qui 
n'a  d'analogue  chez  aucun  peuple.  Les  Moabites, 
les  Édomites,  les  Ammonites,  les  Araméens  de 
Damas  ont  eu  des  David  et.  des  Salomon.  Aucun 
de  ces  peuples  n'a  eu  de  rôle  religieux  comme 
celui  d'Israël.  Le  peuple  hébreu  va  se  développer 
d'une  façon  qui  n'appartient  qu'à  lui.  Iahvé  ces- 
sera bientôt  d'être  un  dieu  local  ou  national  ;  les 
prophètes  le  proclameront  Dieu  universel,  juste, 
unique.  Le  génie  d'Israël  fondera  ainsi  le  culte 
pur,  en  esprit  et  en  vérité.  Et  le  monde  éprouvera 


!90  HISTOIRE   DU    l'EUPLE    D'ISRAËL.    [955  «v.  J.-ti.t 

pour  ces  oracles  étranges  un  attrait  invincible, 
fatiguée  de  ses  vieilles  chimères  religieuses,  l'hu- 
manité, dans  mille  ans,  trouvera  qu'elle  n'a  rien 
de  mieux  à  faire  que  de  s'attacher  au  principe 
obstinément  proclamé  par  les  sages  d'Israël,  d'Ëiie 
à  Jésus, 


LIVRE   IV 


LF,S    DEUX    ROYAUMES 


CHAPITRE    PREMIER 

DÉCADENCE    POLITIQUE    D'ISRAËL. 

Un  extrême  abaissement  fut  l'effet  de  la  coupure 
en  deux  États  rivaux  d'un  royaume  déjà  fort  petit 
par  lui-même1.  Tous  les  progrès  matériels  accom- 
plis sous  les  règnes  de  David  et  de  Salomon  furent 
perdus.  L'influence  extérieure  d'Israël  se  trouva 
presque  anéantie;  sa  force  défensive  elle-même 
îut  très  affaiblie.   Si  une  alliance  durable  avait 

I.  La  date  de  la  scission  des  deux  royaumes  est  fort  indécise. 
Ou  peut  là  placer  entre  075  et  950  avant  Jésus-Christ.  Voy. 
Duinker,  Oesch.  des  Alterlhums,  II  (b*  édit.),  p.  87,  note,  et 
p.  180,  note. 


192  HISTOIRE  DU  PEUPLE   D'ISRAËL.     [955  av.  J.-C.1 

pu  exister  entre  les  deux  fractions  du  peuple,  le 
mal  eût  été  beaucoup   moindre;    mais  la  guerre 
des  deux  royaumes  devint  un  état  habituel.  Les 
règnes  de  Roboam  et  de  Jéroboam,  en  particu- 
lier, furent  une  sorte  de  bataille  continue  entre 
ces  deux  princes1.  Les  Philistins,  gagnés  autant  que 
domptés  par  David,  ne  furent  plus,  il  est  vrai,  pour 
les  Israélites,  un  fléau  aussi  terrible  qu'ils  l'avaient 
été   autrefois.  Mais  les  Araméens,  l'Egypte,  l'As- 
syrie, broyèrent  successivement  un  pays  qu'aucune 
institution  politique  ni  militaire  ne  protégeait  plus. 
La  cause  qui  avait  porté  les  tribus  d'Israël  à  se 
séparer  du  royaume  centralisé  à  Jérusalem  avait 
été  le  goût  dominant  de  l'ancienne  vie  libre.  Nous 
avons  eu  souvent  l'occasion  de  remarquer  que 
l'esprit  de  tribu,  les  habitudes  de  la  vie  nomade 
et  patriarcale  étaient  vivaces  encore  en  Joseph. 
Cet  esprit  ne  se  prêtait  à  aucune  grande  orga- 
nisation ni  civile,  ni  militaire,  ni  religieuse.  Aussi 
les  cinquante  premières  années  dn  royaume  séparé 
d'Israël  ressemblent-elles  tout  à  fait  aux  siècles 
des  Juges.  Pas  de  capitale  ni  de  ville  importante, 
pas  de  sultanat  pompeux,  desservi  par  des  fonction- 
naires, pas  de  finances,  pas  de  temple  central.  Le 

i.  I  Hois.  \iv.  19,  30;  xv.  6:  II  Cliron.,  xn,  15. 


jB65av.J.-C]  LES    DEUX    ROYAUMES  J93 

mouvement  de  séparation  des  tribus  s'était  pro- 
noncé à  Sichem.  Jéroboam  continua  d'y  demeurer. 
Éphraïm,  sa  tribu,  fut,  dans  le  royaume  du  Nord, 
ce  que  Juda  avait  été  pour  le  Sud.  Jéroboam  lit 
quelques  constructions  à  Sichem,  niais  rien  qui 
approchât  des  ouvrages  de  Jérusalem.  Il  fortifia 
Phanuêl  ou  Penouël,  en  Galaad,  peut-être  pour 
tenir  ces  contrées.  Les  tribus  transjordaniennes,  en 
effet,  longtemps  alliées  de  Juda,  étaient  comme 
suspendues  entre  les  deux  royaumes.  Peut-êlre, 
vers  la  fin  de  sa  vie,  Jéroboam  résidait-il  déjà  à 
Thirsa1.  Cette  petite  ville,  qui  fut,  pendant  une 
cinquantaine  d'années,  la  capitale  du  royaume 
d'Israël,  était  si  peu  de  chose,  qu'on  ne  sait  pas  au 
juste  où  elle  était  située.  On  la  place  par  conjeoture 
à  Thalusa,  à  une  ou  deux  lieues  au  nord-nord-est 
de  Sichem. 

Le  temple  de  Jérusalem  n'était  achevé  que 
depuis  quelques  années,  et  il  n'avait  pas,  à  cette 
époque,  le  prestige  qu'il  eut  plus  tard.  Jéroboam 
ne  crut  donc  nullement  commettre  un  crime 
religieux  en  réglant,  hors  de  Jérusalem,  les  lieux 
de  culte  de  son  royaume.  Jéroboam  était  ado- 
rateur de  Iahvé;  mais  sa  théologie  n'allait  pas 
loin.  Il  tint  conseil;  on  lui  persuada  d'élever  deux 

1.  1  huis,  xiv,  17, 

13 


194  HISTOIRE   DU   PEUPLE   D'ISRAËL.     [955 av.  J.-C..\ 

veaux  d'or  à  Béthel  et  à  Dan1.  Béthel  avait  un 
sanctuaire  révéré.  A  Dan,  Jéroboam  trouvait  le 
culte  matérialiste  de  Iahvé  établi  par  Mika  et  une 
famille  sacerdotale  acceptée2.  Béthel  et  Dan,  déjà 
sacrés  depuis  longtemps3,  devinrent  ainsi  les  deux 
centres  principaux  de  pèlerinage.  Silo  gardait  une 
partie  de  son  importance  religieuse.  La  ville  rubé- 
nite  de  Nebo,  au  delà  du  Jourdain,  avait  un  culte 
de  Iahvé  richement  organisé*. 

Soit  pauvreté,  soit  goût  pour  les  vieilles  formes 
du  culte,  Jéroboam  n'éleva  pas  de  temple  régu- 
lièrement bâti.  Les  bamoth,  ou  hauts-lieux  à  l'an- 
cienne manière,  subirent  cependant  quelques 
transformations.  Jéroboam  établit  des  cohanim  à 
Béthel  et  à  Dan,  sans  renfermer  ses  choix  dans 
une  famille  déterminée5.  Il  fonda  une  fête 
annuelle,  analogue  à  celle  qui  se  célébrait  en 
Juda,  mais  à  une  autre  époque  de  l'année,  le 
quinzième  jour  du  huitième  mois,  à  l'époque  des 
vendanges.   Lui-même  venait  à   Béthel  une  fois 

1.  I  Rois,  xu,  26  et  suiv.;  II  Rois,  x,  -29.  Cf.  Osée,  vin,  4  et 
suiv.  ;  x,  5;  XIII,  2;  xiv,  4,  9;  Amos  II,  6  et  suiv.;  iv,  I  e| 
suiv!  ;  vin,  li;  Jéréuo.,  xi.vui,  13. 

2.  Juges,  xviii,  30,  31. 

3.  Vdy.  i.  1  r,  p.  Il 7- Ml),  351. 

4.  Inscr.  de  Mésa,  lignes  IT-l.S. 

5.  Fausse  représeutation  dans  11  Cliron.,  xi,  13  et  suiv. 


|955it.  J.-C]  LES   DEUX    ROYAUMES.  IX, 

l'an,  sacrifiait  sur  l'autel  et  brûlait  de  l'encens. 
Les  sanctuaires  de  Béthel,  de  Dan,  et  quelques 
autres,  par  exemple  celui  de  Nebo  \  avaient  une 
vaisselle  d'airain  pour  les  sacrifices  et  sans  doute 
un  lieu  couvert  pour  les  renfermer.  Le  rite  des 
pains  de  proposition  y  était  aussi  pratiqué2.  Or  un 
tel  rite  supposait  au  moins  une  theca,  une  chambre 
comme  les  temples  phéniciens  taillés  dans  le  roc 
en  présentent  toujours3. 

Voilà  comment,  bien  que  le  royaume  du  Nord 
n'eût  pas  de  temple  comparable  à  celui  de  Jéru- 
salem, il  est  souvent  question,  dans  les  affaires 
religieuses  de  ce  pays,  d'une  «  maison  de  Iahvé», 
sise  à  Béthel  ou  à  Silo*.  L'habitude  d'y  apporter 
les  prémices,  d'y  payer  la  dîme  et  d'y  venir,  trois 
fois  l'an,  célébrer  le  hag  se  régularisa  peu  à  peu8. 
Silo,   en  particulier6,   fut,  pour  certaines  tribus, 

1.  Iriser,  de  Mésa,  lignes  17-18,  qu'on  lise  îllîV  ^D  ou  ^N">K 
îTîiT.  Voy.  Journal  des  savants,  mars  1887,  p.  160  et  suiv. 

2.  Osée,  ix,  A. 

3.  Mission  de  Phén.,  p.  62  et  suiv.  Il  est  probable  que  le  bama 
dressé  par  Jlésa  à  Garaos  était  du  même  genre.  Notez,  ligne  3, 
V9K1,  non  pfll;  cf.  lignes  13,  18. 

4.  Exode,  xxiii,  19  (Livre  de  l'alliance),  voy.  ci-après,  p.  366, 
367,  369,  373. 

5.  Amos,  iv,  4,  5.  Cf.  Exode,  xxn,  28-29,  XXHI,  16,  19. 

6.  Juges,  xviii,  31;  Jéiéui.,  vu,  12  et  suiv.;  xxvi,  6,  9. 
Cf.  I  Sam.,  i,  3,  9,  etc. 


196  HISTOIRE   DU   PEUPLE   D'ISHAËL.     (955»v.  J.-C.| 

une  sorte  de  Jérusalem,  où  le  Jiag  se  pratiquait 
avec  solennité.  La  «  maison  de  Iahvé  »  du  royaume 
du  Nord  avait  une  porte  avec  des  jambages  en  bois  \ 
un  caphtor  ou  chapiteau  et  un  saf  ou  linteau2. 
On  l'appelait  aussi  miqdas  mélek,  «  le  sanctuaire 
du  roi  »,  ou  beth  mamlaka,  «  le  temple  royal3'». 
Ce  fut  une  formule  chronologique  de  dire  :  «  Du 
temps  où  la  maison  de  Dieu  était  à  Silo4  »,  et 
cette  période  fut  censée  durer  jusqu'à  la  fin  du 
royaume  d'Israël5.  Nulle  idée,  on  le  voit,  de  l'unité 
du  lieu  de  culte.  Les  montagnes  continuaient  d'être 
adorées.  Le  Tabor,  en  particulier,  semble  avoir  été 
un  lieu  de  sacrifices  rituels  fort  estimés  des  tribus 
d'Issakar  et  de  Zabulou  6. 

Une  localité  qu'on  appelait  le  Galgal,  probable- 
ment à  cause  de  quelque  monument  mégalithique7, 

1 .  Exode,  xxi,  6. 

2.  Amos,  ix,  capital. 

3.  Amos,  vu,  13.  Le  temple  de  Moab  est  aussi  appelé  miqdas 
(Isaïe,  xvi,  12). 

4.  Juges,  xvin,  31.  Cf.  Josué,  VI,  24;  I  Sam.,  i,  7;  iv,  3-5; 
Il  Sam.,  xn,  20  (passage  important  :  DTl^xn  rP3  avant  qu'il  y 
eût  aucun  temple  à  Jérusalem). 

5.  Juges,  xvui,  30,  31.  Le  parallélisme  des  deux  versets  ne 
permet   pas  de  voir  le   tabernacle  des  textes   léviliques  dans 

dtiVn.-i  n-o. 

6.  Deut.,  xxxin,  19. 

7.  Voy.  t.  1*,  p.  23-24. 


[955  a*.  J.-C]  LES   DEUX   HOYAUMES.  197 

datant  des  anciens  temps  chananéens,  est  sou- 
vent mise,  pour  l'importance  religieuse,  en  paral- 
lèle avec  Béthel.  C'était,  à  ce  qu'il  paraît,  un 
point  culminant,  assez  voisin  de  Silo,  d'où  l'on 
dominait  tout  le  pays.  On  prétendait  que  Samuel 
y  avait  fréquemment  tenu  les  assises  d'Israël, 
et,  à  beaucoup  d'égards,  le  lieu  rappelait  Mispa. 
On  y  venait  des  alentours  ;  on  y  offrait  des  sacri- 
fices1. Les  pèlerinages  étaient  fort  dans  le  goût 
des  tribus  israôlites.  Comme  les  légendes  patriar- 
cales se  rapportaient  en"  grande  partie  au  Né- 
geb,  en  particulier  à  Beër-Séba,  on  allait  à  cette 
grande  distance,  malgré  la  difficulté  de  traver- 
ser le  royaume  de  Juda,  se  retremper  dans  les 
vieux  souvenirs  et  chercber  le  vent  du  désert1. 
Ces  fêtes  étaient,  du  reste,  accompagnées  de 
festins;  la  jeunesse  y  prenait  largement  sa  part; 
si  bien  que  l'on  ne  distinguait  guère  entre  les  fêtes 
religieuses  et  les  fêtes  profanes.   Les  pèlerinages 

1.  Fréquentes  mentions  chez  Amos  et  Osée,  et  dans  les  livres 
de  Samuel.  Comp.  II  Rois,  H,  1,  et  Deut.,  xi,  30;  Robinson, 
Bibl.  Res.,  II,  265-266.  Aujourd'hui  Djildjilia.  Ne  pas  confondre 
avec  le  Galgal  de  Josué,  vieux  centre  idolàtrique  près  du  Jour- 
dain (Juges,  m,  19),   ni  avec  la  ville  chananéenne  de  Galgal 

Josué,  xu,  23),  près  d'Antipatris. 

2.  Amos,  v,  5;  VIII,  14.  Comp.  Gen.,  xxi,  25-34  (pris  des 
Légendes  patriarcales). 


198  HISTOIRE   DU   PEUPLE  D'ISRAËL.     [950 «y.  J.-C] 

constituaient,  comme  au  moyen  âge,  une  partie 
de  la  joie  de  la  vie  *. 

Tout  cela  faisait  du  royaume  du  Nord  un  champ 
beaucoup  moins  favorable  que  Jérusalem  au  déve- 
loppement d'un  sacerdoce,  d'une  religion  complète. 
Les  fêtes,  en  particulier,  dans  le  royaume  d'Israël, 
restèrent  rudimentaires,  et  la  Pâque  ne  s'y  déve- 
loppa guère8.  Mais  le  prophétisme  trouvait,  dans 
ces  mœurs  si  peu  différentes  des  mœurs  antiques, 
un  terrain  excellent.  Les  prophètes  avaient  été  con- 
traires au  temple  et  favorables  au  schisme.  Béthel 
et  Silo  possédaient  un  grand  nombre  de  ces  inspi- 
rés, extrêmement  révérés  des  populations.  On  par- 
lait surtout  de  cet  Ahiah  qui  avait  prédit,  dit-on,  la 
royauté  à  Jéroboam,  et  qui  resta  célèbre  dans  les 
annales  prophétiques3.  Ces  hommes  de  Dieu 
créaient  de  grands  embarras  à  l'autorité;  mais  c'est 
bien  en  eux  que  résidait  la  tradition  vraie  de  l'esprit. 
Écrasé  à  Jérusalem  par  l'autorité  de  la  maison  de 
David,  le  génie  d'Israël  se  développait  surtout  dans 
le  Nord.  Les  montagnes  d'Ephraïm  et  du  Carmel 
vont  devenir,  pendant  plus  de  deux  cents  ans,  le 
théâtre  du  mouvement  religieux  le  plus  fécond. 

1.  Amos,  h,  7-8;  v,  23;  vm,  3,  16,  13-14. 

2.  iom  moèd,  iom  hag  lahvé.  Osée,  ix,  5. 

3.  I  Hois,  xm,  M  et  suiv;.  xiv,  1  et  suiv. 


[950av.J.  C]  LES    DEUX    ROYAUMES.  199 

Pendant  que  Jéroboam  réagissait  ainsi  contre 
tout  ,e  qu'avaient  l'ait  David  et  Salomon  et  repla- 
çais, .es  choses  au  point  où  elles  étaient  du  temps  de 
Saùl,  Roboam  essayait,  dans  Jérusalem,  de  main- 
tenir ce  qui  restait  de  l'œuvre  de  son  père.  La 
puissance,  plus  apparente  que  réelle,  de  Salomon 
s'évanouissait  comme  un  mirage.  Roboam  lutta, 
pendant  dix-sept  ans,  contre  cette  décadence. 
Prévoyant  des  invasions  du  côté  de  l'Egypte,  il 
fit  fortifier  toutes  les  villes  de  Juda,  et  y  établit 
des  dépôts  de  vivres  et  d'armes.  Ces  précautions 
ne  servirent  de  rien.  La  cinquième  année  du 
règne  de  Roboam  (vers  950),  le  roi  Sésonq,  le  fonda- 
teur de  la  vingt-deuxième  dynastie  (bubastite),  qui 
déjà  avait  donné  la  preuve  de  sa  malveillance  pour 
le  roi  de  Jérusalem,  en  offrant  un  asile,  dans  les 
derniers  temps  de  Salomon,  à  Jéroboam  révolté, 
commença  une  de  ces  courses  à  travers  la  Syrie  dont 
les  rois  d'Egypte  avaient  comme  perdu  l'habitude 
depuis  les  Ramsès.  Les  villes  de  Juda  subirent  le 
premier  effort1.  Le  roi  d'Egypte  entra  en  maître 
dans  Jérusalem.  Il  ne  détrôna  point  Roboam2;  mais 

i.  Maspero,  Zeitschrift  fur  œgypt.  Spr»,  1880,  p.  47;  Recueil 
de  trav.,  t.  Vil,  p.  100. 

2.  La  liste  des  villes  prises  par  Sésonq  qui  se  lit  sur  les 
pylône»  de  Karnak  est  en  très  mauvais   état,  et  n'a  pas  uue 


200  HISTOIRE  DU    PEUPLE  D'ISRAË  L.    1950  av.  J.-C] 

il  s'empara  des  trésors  du  temple  et  du  palais  royal, 
en  particulier  des  boucliers  d'or  de  Satomon,  déposés 
dans  le  palais  <r  Forêt  du  Liban  »,  et  des  peltes  d'or 
des  officiers  d'Hadadézer,  qu'on  avai*  conservés 
comme  trophées  de  la  victoire  de  David !  . 

Le  royaume  d'Israël  ne  souffrit  pas  moins  que 
celui  de  Juda  de  l'invasion  de  Sésonq2.  Les  villes 
de  Taanach  et  de  Megiddo  furent  prises.  Sésonq, 
à  son  retour  à  Thèbes,  fit  graver  sur  des  tables, 
dans  son  palais  deKarnak,  l'imagede  sa  campagne. 
Les  villes  prises,  au  nombre  de  cent  trente-trois, 
sont  représentées  sous  la  forme  d'un  captif  engaîné 
dans  un  cartouche  ou  bouclier  obsidional. 

Ainsi,  cinq  ans  après  la  mort  de  Salomon,  Jérusa- 

grande  valeur.  Elle  commence  par  le  Nord,  et  se  compose  des 
listes  des  conquêtes  antérieures,  que  le  scribe  adulateur  rapporte 
à  Sésonq.  Jérusalem  n'y  est  pas  nommée.  Le  mol  Iehoudamélékhu, 
où  l'on  voit  d'ordinaire  le  titre  €  roi  de  Juda  »,  est  une  ville;  la 
figure  placée  à  côté  n'est  pas,  comme  on  l'a  cru,  le  portrait  de 
lloboam  ;  c'est  une  image  symbolique  de  ville  prise.  Pas  plus  en 
égyptien  qu'en  sémitique,  l'interversion  de  mots  Iehouda  mélek 
pour  Mélek  Iehouda  ne  serait  possible  [Maspero]. 

i .  1  Mois,  xiv,  26;  11  Sam.,  vin,  7  (grec).  Voy.  Tbenius,  p.  196. 

2.  Maspero,  Hist.  anc,  p.  340.  Ceci  écarte  l'hypothèse  d'une 
instigation  de  Jéroboam,  qui  serait  assurément  fort  admissible, 
surtout  si  on  attachait  quelque  valeur  au  texte  grec  de  1  Rois,  XII, 
24,  d'apréj  lequel  Jéroboam  aurait  été  gendre  du  roi  d'Egypte. 
Voy.  cependant  Blau,  dans  la  Zcitechrift  der  d.  m.  Gcs.,  1861, 
p.  233  et  suiv.;  Duncker,  Gefch.  des  AIL,  II,  p,  181. 


945  av.  J.-C.]  LES   DEUX   ROYAUMES.  201 

lem  est  humiliée,  polluée.  Ces  splendeurs  du  temple 
et  des  palais,  toutes  ces  belles  œuvres,  fraîches  encore 
et  à  peine  terminées,  sont  déshonorées  par  le  con- 
tact du  vainqueur.  Roboam  lit  remplacer  les  bou- 
cliers d'or  par  des  boucliers  d'airain;  ces  armes  de 
parade,  qui  servaient  aux  racim,  quand  ils  accompa- 
gnaient le  roi  au  temple,  furent  désormais  déposées 
non  plus  au  garde-meuble  royal,  mais  à  la  caserne 
des  gardes  du  corps,  près  de  la  porte  du  palais.  La 
suzeraineté  que  le  roi  de  Jérusalem  avait  exercée 
pendant  plus  de  trois  quarts  de  siècle  sur  les  pays 
voisins  de  la  Palestine  avait  à  peu  près  cessé.  A  cinq 
ou  six  lieues  de  Jérusalem,  expirait  la  puissance  du 
fils  de  Salomon. 

La  maison  royale,  cependant,  continuait  d'être 
puissante,  et,  en  un  sens,  elle  était  mieux  organisée 
qu'elle  ne  l'avait  été  sous  les  deux  premiers  règnes. 
Roboam  eut  un  sérail  de  dix-huit  femmes,  dont  plu- 
sieurs étaient  ses-  tantes  et  ses  cousines.  La  reine 
préférée  était  Maaka,  fille  d'Àbsalom  '  ;  son  fils 
Abiam  fut  constitué  chef  de  ses  frères  et  destiné  à  la 
royauté.  Les  autres  princes,  au  nombre  de  vingt- 
sept,  reçurent  des  établissements  dans  les  différents 


t.  Contradiction  de  I  Rois,  xvf  2, 10,  et  de  II  Chron.,  XI,  20; 
xin,  2. 


202  HISTOIRE   DU   PEUPLE  D'ISRAËL.    {940  av,  J.-C] 

districts  de  Juda  et  de  Benjamin.  Les  places  fortes 
où  ils  demeuraient  furent  comme  des  petite* 
cours,  où  l'on  déploya  un  luxe  royal  et  qui  euren, 
des  harems  à  la  façon  de  Jérusalem  '  .  Cette  orga- 
nisation fut  probablement  imitée  sous  les  règnes 
suivants2 ,  et  c'est  peut-être  pour  cela  que,  depuis 
Roboam,  la  cour  des  rois  de  Juda  n'offre  plus  les 
drames  terribles  qui  avaient  ensanglanté  les  palais 
de  Sion  sous  les  règnes  de  David  et  de  Salomon. 

A  part  la  puissance  extérieure,  le  règne  de  Ro- 
boam ne  différa  pas  autant  qu'on  pourrait  le  croire 
du  règne  de  Salomon.  Ce  fut  Louis  XV  après 
Louis  XIV.  Le  mouvement  prophétique  paraît  avoir 
été  tout  à  fait  nul.  L'espèce  de  largeur  d'esprit,  non 
sans  quelque  relâchement  moral,  qui  caractérisa 
les  dernières  années  du  règne  de  Salomon,  continua 
sous  Roboam.  L'éclectisme  religieux  couvrit  le  pays 
de  hauts-lieux,  de  cippes  sacrés,  ftaséroth.  Les  som- 
mets de  collines  étaient  couronnés  de  ces  symboles; 
les  bocages  verts  recelaient  sous  leurs  ombrages 
des  mystères  que  l'on  supposait  honteux.  Au  dire 
des  rigoristes,  toutes  les  impuretés  ehananéennes 
flonssaient.  L'ignoble  hiérodule  des  temples phéni- 

1.  II  Chron.,  xi.  18-23. 

2.  Cf.  Psaume  xlv,  17. 


(935  a».  J.-C.)  LES   DEUX   ROYAUMES.  203 

ciens,  le  f/adès,  le  fatlb  (le  chien  !  ),  se  rencon- 
traient, à  ce  qu'il  parait,  dans  le  voisinage  et  presque 
à  l'ombre  du  sanctuaire  de  Iahvé.  Comme  il  n'y 
avait  pas  d'inquisition  religieuse,  de  tels  abus 
durent  effectivement  se  produire  ;  mais,  plus  tard, 
les  historiens  orthodoxes  exagérèrent  tout  cela,  et 
peignirent  un  état  religieux  qui  n'était  pas  ceiui  de 
leur  temps  sous  les  plus  noires  couleurs. 

Abiam,  fils  de  Roboam,ne  régna  que  trois  ans  et 
fut  toujours  en  guerre  avec  Jéroboam.  Il  différa  peu 
de  son  père,  eut  comme  lui  un  harem  considérable, 
et  fut  enterré  comme  lui  dans  la  sépulture  royale  de 
la  Ville  de  David.  Son  fils  Asa  lui  succéda.  Jéroboam 
termina,  vers  le  même  temps,  sa  carrière  agitée,  et 
eut  pour  successeur  son  fils  ISadab  (vers  932). 

1.  Voy.  Corpus  inscr.  sem.,  1"  partie,  a0  80.  Cf.  Deuicrouome, 
x\in,  18,  iy. 


CHAPITRE    II 


FRAVA1L    LITTÉRAIRE    DANS  LR    ROYAUME   d'ISRARL> 
IDYLLES    PATRIARCALES. 


Au  premier  coup  d'œil,les  tribus  du  Nord,  en 
se  séparant  du  centre  brillant  de  Jérusalem,  por- 
tèrent un  coup  mortel  à  leur  propre  développe- 
ment. Mais  l'histoire  d'Israël  est  en  tout  si  particu- 
lière, que  ce  qui  semble  ailleurs  une  décadence  est 
ici  une  condition  de  progrès.  L'esprit  israélitc, 
contrarié  par  Salomon,  reprit  ie  dessus  avec  une 
élasticité  extrême.  Les  prophètes,  qui  avaient  dé- 
clamé contre  les  travaux  de  Jérusalem  et  amené  la 
sécession,  furent  maîtres  du  royaume  nouveau.  On 
se  mit  à  réchauffer  les  anciennes  traditions,  à  les 
rapprocher,  a  établir  entre  elles  un  ordre  déter- 
miné. La  mémoire,  jusque-là,  s'était  chargée  de  ce 
soin  ;  on  commença  à  éprouver  le  besoin  d'écrire 
ces  récits  et  de  les  coordonner  selon  un  plan  suivi. 


[930  av.  J.-C]  LES   DEUX    ROYAUMES.  205 

L'usage  de  l'écriture  s'était  fort  répandu  sousDavid 
et  sous  Salomon;  mais  on  ne  l'avait  pas  encore 
appliquée  aux  traditions  orales.  Ces  traditions  se 
défendaient  par  leur  notoriété.  On  n'écrit  pas  ce 
que  tout  le  monde  sait  par  cœur.  La  rédaction  de 
pareilles  données  ne  se  fait  que  quand  la  mémoire 
éprouve  déjà  quelque  fatigue  et  commence  à 
fléchir.  Dans  les  âges  antiques,  la  littérature  la 
plus  importante  n'était  pas  toujours  celle  qu'on 
écrivait;  c'était  celle  que  la  nation  tenait  dans  ses 
souvenirs. 

Voilà  pourquoi,  d'ordinaire,  la  rédaction  d'un 
ensemble  de  traditions  orales  n'est  pas,  à  l'époque 
où  elle  a  lieu,  un  fait  aussi  capital  que  nous  sommes 
portés  à  nous  l'imaginer.  Le  livre  qui  ne  fait  que 
fixer  un  vieux  fonds  traditionnel  n'est  jamais,  au 
moment  où  il  est  écrit,  un  événement  de  sensible 
importance.  Les  gens  au  courant  de  la  tradition 
ne  s'en  servent  pas  et  affectent  même  un  certain 
dédain  pour  ces  sortes  d'aide-mémoire  ;  les  maîtres 
s'en  soucient  peu.  Il  en  fut  ainsi  pour  les  Évangiles, 
pour  les  Talmuds,  devenus  plus  tard  des  livres 
d'une  si  haute  importance,  et  dont  l'apparition  ne 
fit  aucune  sensation,  parce  que  la  génération  où  ils 
parurent  en  savait  d'avance  le  contenu. 

Les  traditions  orales  d'Israël  étaient  de  plusieurs 


"lit;  HISTOIRE  DU   PEUPLE   D'ISRAËL.     [930  av.  J.-C.) 

sortes.  A  l'arrière-plan  flottaient,  dans  un  lointain 
indécis,  les  récits  d'origine  babylonienne  ou  har- 
ranienne,  ces  mylhes  sur  l'histoire  primitive  et 
le  déluge  que  les  Hébreux  avaient  emportés  avec 
eux  de  leur  ancien  séjour.  Les  souvenirs  d'Our- 
Casdim  et  du  mythique  Abraham,  combinés  avec 
ceux  d'un  ancêtre  supposé,  Abram  (le  haut  père), 
fournissaient  la  vie  fabuleuse  d'un  patriarche,  qui 
était  déjà  censé  parcourir  en  nomade  le  pays  de 
Ghanaan,  surtout  la  région  saharienne  de  Gérare 
et  de  Beër-Séba.  La  biographie  anecdotique  de 
deux  autres  patriarches,  Isaacet  Jacob,  et  des  fils  de 
ce  dernier,  en  particulier  d'un  prétendu  Joseph1, 
qui  traversait,  en  Egypte,  les  plus  piquantes  aven- 
tures, remplissait  la  période  suivante.  L'imagi- 
nation israélite,  toujours  enivrée  des  parfums 
de  la  vie  pastorale,  groupa  autour  de  ces  noms 
tout  ce  qu'elle  avait  de  charme  et  de  poésie. 
Certes,  les  traditions  sur  ce  passé  lointain  étaient 
faibles  au  point  de  vue  de  la  vérité  historique. 
Des  étymologies  fantastiques,  de  vrais  calembours 
sur  les  noms  de  lieux  en  faisaient  tout  le  fond. 
Les  puits,  les  tas  de  pierres,  les  grottes,  les  autels, 
les  arbres,  dont  le  pays  était  couvert,  avaient  des 

1.  Ce  sont  là  d'anciens  noms  de  tribus.  La  forme  pleine  était 
Jacob-el,  Jeseph-el,  etc.  Voy.  t.  I",  p.  107,  112. 


[MO  av.  J.-C]  LES    DEUX    KOYAUMBS,  207 

noms;  avec  ces  noms  on  faisait  un  mythe.  Pour  la 
couleur, les  traditionnistes  possédaient  un  document 
capital,  la  vie  nomade  telle  qu'elle  se  continuait 
chez  les  Kénites,  les  Jérahmélites,  les  Beni-Qédein 
ou  Saracèncs.  C'est  là  que  plus  tard  l'auteur  du 
livre  de  Job  puisa  les  données  de  son  merveilleux 
tableau.  On  peut  dire  que,  de  nos  jours,  cette 
grande  pièce  justiiicative  de  l'histoire  patriarcale 
existe  encore,  la  vie  nomade  ayant  le  privilège  de 
rester  toujours  identique  à  elle-même  et  de  repro- 
duire les  mêmes  types  dans  les  siècles  les  plus 
divers. 

L'histoire  vraie,  quoique  étrangement  mêlée  de 
fables  encore,  s'ouvrait  avec  le  séjour  des  tribus 
israélites  sur  les  confins  de  l'Egypte.  La  protection 
particulière  de  Iahvé  sur  Israël  se  montrait  en  la 
manière  dont  il  tira  son  peuple  de  la  captivité  et  le 
fit  subsister  dans  le  désert.  La  vie  du  chef  légen- 
daire qui  guida  le  peuple  en  cette  épreuve,  Mosé, 
commençait  à  se  dessiner,  et  sûrement  le  miracle  y 
tenait  déjà  une  très  grande  part;  mais  l'idée,  à  ce 
qu'il  semble,  n'était  encore  venue  à  personne  que  ce 
Mosé  eût  été  en  quoi  que  ce  soit  législateur  et 
qu'aucune  loi  divine  lui  eût  été  révélée.  Les  souve- 
nirs d'Israël  prenaient  un  degré  particulier  de  pré- 
cision et  de  réalité  à  partir  du  moment  où  le 


208  HISTOIRE   DU   PEUPLE   D'ISRAËL.     [930  av.  J.  G.] 

peuple,  après  avoir  traversé  le  désert,  s'approchait 
du  pays  de  Chanaan. 

De  cette  double  série  de  traditions  résultèrent 
deux  écrits  qui  se  faisaient  suite,  ou  que  peut-être 
l'on  considérait  comme  un  seul  livre.  Les  idées 
d'alors  sur  l'identité  des  ouvrages  n'étaient  nulle- 
ment celles  de  notre  temps.  L'un  de  ces  écrits  fut 
une  sorte  d'histoire  patriarcale,  qui  a  été  absorbée 
parles  rédactions  postérieures1.  Ce  livre  n'ab- 
sorba-t-il  pas  lui-même  des  éléments  écrits  anté- 
rieurs2? C'est  ce  qu'on  ne  saurait  dire  et  ce  qu'il 
serait  peu  intéressant  de  savoir,  puisque  ces  docu- 
ments antérieurs  auraient  été  à  peu  près  contem- 
porains de  la  rédaction  du  livre  lui-même  et  que 
la  question  d'unité  d'auteur,  en  de  telles  condi- 
tions, n'a  pas  beaucoup  de  sens.  Le  livre  dont  nous 
parlons,  autant  qu'on  peut  l'entrevoir  à  travers 
les  remaniements  des  siècles  suivants,  n'offrait  pas 


1.  C'est  le  document  B  ou  €  second  élohiste  »  des  critiques  al- 
lemands. On  en  découvre  des  passages  suivis  dans  les  chapi- 
tres iv  et  vi  de  la  Genèse,  puis  aux  chapitres  xiv  et  xv,  puis 
de  longs  extraits  à  partir  du  chapitre  xviu.  Voir,  pour  l'analyse 
de  détail,  le  commentaire  de  Dillmann,  résumant  ies  travaux 
antérieurs,  en  particulier  ceux  de  Wellhausen. 

2.  Par  exemple,  le  chapitre  xiv  de  la  Genèse,  où  nous  voyons 
introduit  sans  préparation  <  Abram  l'Hébreu,  qui  habitait  la  Chê- 
naie de  Mamré  l'Amorrhéen.  > 


(030  «t.  J.-C.)  LES   DEUX    ROYAUMES.  20*j 

essentiellement  le  caractère  d'un  livre  sacré.  Il 
n'avait  pas  de  tendance  religieuse  précise,  bien 
que  la  préférence  de  Iahvé  pour  Israël  y  éclatât 
déjà.  Dieu  y  était  désigné  par  le  mot  Ha-élohim; 
la  pluralité  impliquée  dans  ce  mot  perçait  encore 
en  beaucoup  d'endroits  ;  l'envoyé  de  Dieu  s'appe- 
lait, maleak  Ha-élohim*.  L'objet  voulu  avant  tout 
était  l'intérêt  et  le  charme  de  la  narration.  Les 
temps  primitifs  de  l'humanité  y  étaient  racontés, 
bien  qu'on  puisse  douter  qu'il  y  fût  question  de  la 
création  et.  du  déluge.  Ces  premières  pages 
paraissent  avoir  offert  beaucoup  d'analogie  avec 
les  fables  phéniciennes  conservées  dans  les  lam- 
beaux de  Sanchoniathon.  De  là  venaient  tant  de 
passages  qui  restèrent  inintelligibles  pour  les  rédac- 
teurs d'un  âge  plus  moderne,  et  qui  sont  comme 
des  trous  obscurs  dans  le  texte  actuel  de  la  Bible; 
par  exemple,  le  IVe  chapitre  de  la  Genèse,  qui 
rappelle  les  mythes  phéniciens  sur  les  premiers 
inventeurs;  ce  chant  de  Lamech  à  ses  femmes, 
problème  des  plus  singuliers;  le  récit  (retouché) 
sur  l'amour  des  fils  des  dieux  pour  les  filles  des 
hommes,  et  sur  les  géants  qui  sortent  de  ce  com- 

(,  Gen.,  xxi,  17;  xxxi,  11;  Exode,  xiv,  19.  Dans  une  foule 
d'endroils,  le  rédacteur  jéhoviste  a  substitué  maleak  Iahvé, 
par  exemple,  Gen.,  xxn,  1 1  ;  Exode,  111,%  4. 

ii.  14 


810  HISTOIRE   DU   PEUPLÉ   D'ISRAËL.     [930  av.  J.-C.| 

merce1  ;  l'épisode  de  l'ivresse  de  Noé  et  de  la  malé- 
diction de  Gham  ou  Chanaan,  et  la  cantilène  ethno- 
graphique qui  s'y  rattache;  le  chapitre  xiv  delà 
Genèse,  sorte  de  fenêtre  ouverte  sur  la  plus  haute 
antiquité;  le  chapitre  xv  du  même  livre,  premier 
récit  de  l'alliance  de  Iahvé  et  d'Abram,  où  le  sacri- 
fice est  raconté  avec  une  étrange  sauvagerie. 

Et  lahvé  lui  dit  :  «  Je  suis  Iahvé  qui  t'ai  fait  sortir  d'Our- 
Casdim  pour  te  donner  cette  terre  en  possession.  »  Et  il 
dit:  «  Seigneur  Iahvé,  à  quoi  connaîtrai-je  que  je  la  possé- 
derai? ï>  Et  Iahvé  lui  dit  :  «  Prends-moi  une  génisse  de  trois 
ans  et  un  chevreau  de  trois  ans  et  un  bélier  de  trois  ans, 
une  tourterelle  et  un  pigeon.  »  Et  Abram  prit  tous  ces 
[animaux],  et  les  coupa  par  le  milieu,  et  il  plaça  les  mor- 
ceaux vis-à-vis  les  uns  des  autres;  mais  il  se  garda  de  couper 
les  oiseaux.  Et  les  oiseaux  de  proie  descendirent  sur  les 
corps,  et  Abram  les  chassait.  Et,  comme  le  soleil  allait  se 
coucher,  un  sommeil  tomba  sur  Abram,  et  voici  qu'une 
terreur,  une  grande  obscurité,  tomba  sur  lui...  Et,  quand 
le  soleil  fut  couché  et  qu'il  fit  tout  à  fait  sombre,  voilà  une 
fournaise  fumante,  un  brandon  de  feu  qui  passe  entre  les 
morceaux. 

On  peut  rapporter  à  la  même  source  le  récit  de 
la  catastrophe  de  Sodome,  amenée  par  trois  élohim 
voyageurs,  et  le  très  curieux  chapitre  xx  de  la 
Genèse,  contenant  la  première   version  de  l'aven- 

i.  Voir  t.  I-,  p.  39. 


[î>30  av.  J.-C]  LES   DEUX   ROYAUMES.  211 

turc  d'Abraham  chez  Abimclek1.  On  reconnaît 
la  trace  du  môme  document  dans  ce  qui  concerne 
Ismaël  -  et  dans  le  récit  du  sacrifice  d'Isaac,  sacri- 
fice inspiré  non  encore  parla  foi,  mais  par  la  crainte 
desélohim3.  Ence  lointain,  lecaraclèred'Abraham, 
présenté  comme  une  sorte  demoslint  respectable  et 
grandiose,  se  dessine  avec  une  surprenante  ma- 
jesté. 

La  rédaction  primitive  se  retrouve  d'une  manière 
presque  continue  dans  l'histoire  d;Isaac,  et  dans 
toute  cette  légende  de  Jacob ,  empreinte  d'un 
cachet  si  frappant  de  mythologie,  de  sublimité 
grossière,  d'idéalisme  concret  et  de  haute  naïveté. 
On  se  sent  bien  loin  de  l'époque  prophétique  en 
lisant  ces  historiettes  où  Dieu  connive  aux  roueries 
les  plus  avouées  et  fait  même  pour  son  favori 
de  légères  friponneries  *.  Le  Dieu  protecteur  ne 
connaît  que  l'intérêt  de  son  protégé, 5  et,  dans  le 
choix  de  son  protégé,  il  se  gouverne  par  l'arbi 
traire  le  plus  enfantin;  il  n'entre  dans  ses  préfé- 

I.Notez  le  pluriel  "l"nn,  ayant  pour  sujet  DT17X,  Geu.,  xx,  13. 

2.  La  légende  d'îsmaël,  selon  i'ancien  document,  se  trouve 
dans  Gen.,  xxi,  9-21. 

3.  Gen.,  xxn,  12. 

4.  Ibid.,  xxxi  entier. 

5.  Ibid.,  xxxi,  24,  29,  30,  42;  xxxu,  12  ;  xxxni,  10-H  ;  xxxix, 
«,  3,  5,  23. 


212  HISTOIRE   DU    PEUPLE   D'ISRAËL.     [930  av.  J.-C] 

renées  aucun  motif  moral.  En  revanche,  il  se  dé- 
range pour  bien  peu  de  chose.  Le  Dieu  deBéthel 
se  met  en  mouvement  pour  une  afïaire  de  chèvres 
en  chaleur4.  L'auteur  trouve  cela  tout  naturel; 
comme  la  petite  fille,  à  qui  l'on  a  appris  ses  prières, 
en  vient  vite  à  demander  au  bon  Dieu  un  miracle 
pour  sa  poupée. 

Avec  cela,  un  polythéisme  mal  dissimulé,  qui  se 
trahit  à  chaque  page.  L'auteur  admet  qu'on  ren- 
contre parfois  dans  la  campagne  des  camps  d'élo- 
him;  quelques-uns  viennent  au  devant  de  vous;  on 
cause  avec  eux  2.  D'autrefois,  ils  vous  visitent  en 
songe;  on  lutte  péniblement  jusqu'au  lever  de  l'au- 
rore; dès  que  la  lumière  se  fait,  ils  vous  quittent 
en  vous  disant  adieu  3.  L'étonnante  beauté  de  cette 
partie  de  la  Genèse  vient  tout  entière  du  vieux 
narrateur  oublié  du  xe  siècle.  Le  fleuron  du  livre 
était  ce  charmant  roman  de  Joseph,  le  plus  ancien 
des  romans  et  le  seul  qui  n'ait  pas  vieilli.  Le  plan 
général  et  les  parties  essentielles  de  ce  délicieux 
récit  existaient  déjà,  parfaitement  caractérisés, 
dans  la  plus  ancienne  rédaction  des  dires  légen- 
daires du  Nord. 

i.  Gen.,  xxxi,  10-13. 

2.  Ibid.,  xxxn,  2-3  (complété  par  le  grec). 

3.  Ibid.,  xxxii,  25  et  suiv. 


[930  av.  J.  Cl  LES    DEUX   ROYAUMES.  118 

En  quel  état  la  légende  de  Moïse  figurait-elle  dans 
ce  récit  primitif?  C'est  ce  qu'il  est  d'autant  plus  dif- 
ficile de  conjecturer  que  nous  ne  savons  pas  au 
juste  si  les  mentions  de  Moïse  se  trouvaient  dans  le 
livre  des  Légendes  patriarcales,  dans  le  livre  des 
Guerres  de  Iahvé,  dont  nous  parlerons  bientôt,  ou 
dans  les  deux.  Le  singulier  passage1  où  Iahvé  ren- 
contre Moïse  dans  une  des  gorges  du  Sinaï,  veut 
le  tuer  et  ne  lâche  prise  que  quand  Sippora  a  cir- 
concis son  fils  avec  un  silex  2,  ce  passage  apparte- 
nait sans  doute  au  plus  vieux  texte  3.  Marie  avait 
son  rôle  dans  ces  antiques  récits  4,  et  peut-être  dès 
lors  lui  prêtait-on  le  vers  qui,  plus  tard,  fut  déve- 
loppé en  un  cantique  entier  sur  le  passage  miracu- 
leux de  la  mer  Rouge  .  L'épisode  de  Jéthro  pré- 
sente aussi  un  haut  caractère  d'antiquité  6. 

La  théophanie  du  Horeb7  avait  encore  des  pro- 
portions modestes;  c'était,  à  ce  qu'il  semble,  un 

1.  Exode,  iv,  24-26. 

2.  Voy.  t.  1er,  p.  125,  note  4;  188. 

3.  Peut-être  en  était-il  de  même  du  passage  Nombres,  xi,  1-3. 

4.  Michée,  vi,  4. 

5.  Exode,  xv,  20-21. 

6.  Ibid.,  xvill. 

7.  Ibid.,  m,  2;  xvn,  6;  xxxm,  18;  comp.  la  légende  d'Élio. 
1  Rois,  xix,  8.  Le  dentéronomiste  reprit  cette  désignation  géo- 
graphique. Voir  tome  Ier,  p.  191,  note.  Le  jéhoviste  et  l'élohiste 
préférèrent  Sinaï.  Voir  Dillmann,  Exode,  p.  24. 


214  HISTOIRE   DU   PEUPLE   D'ISRAËL.   [930  av.  J.-C] 

simple  renouvellement  de  l'alliance  de  Iahvé  avec 
son  peuple.  Ce  qui  est  sûr,  c'est  que  le  caractère 
céraunien  de  Iahvé  était  fortement  accusé.  La 
foudre,  l'éclair,  le  nuage  sombre,  la  tempête,  sont, 
en  ces  vieilles  pages,  l'accompagnement  indis- 
pensable des  apparitions  de  Talwé.  Dans  la  tra- 
versée du  désert,  Moïse  jouait  seulement  le  rôle 
de  chef  entre  plusieurs  autres  chefs  *.  Peut-être 
quelques  données  exactes  sur  la  topographie  de  la 
péninsule  du  Sinaï  servaient-elles  à  enchaîner  ces 
récits,  et,  comme  le  voyage  dans  la  péninsule  fut 
très  court,  on  arrivait  ainsi  presque  d'un  saut  à 
Hésébon  et  aux  talus  de  Moab,  où  l'histoire  hé- 
roïque commençait. 

Le  livre  était  essentiellement  un  livre  israélite, 
dans  le  sens  que  le  schisme  des  dix  tribus  avait 
consacré2.  Le  but  qu'on  s'y  proposait  était  de  faire 
valoir  les  légendes  israélites,  d'expliquer  d'une 
façon  relevée  l'origine  des  lieux  saints  israélites, 
d'attribuer  aux  ancêtres  des  tribus,  à  l'exclusion  des 
indigènes  et  des  Philistins,  toutes  les  bonnes  vieilles 
choses  du  pays,  les  puits,  les  bois  sacrés,  les  vieux 
térébinthes.  Joseph,  le  père  d'Éphraïm  et  de  Ma- 


1.  Voy.  tome  I0',  p.  167-168,  205. 

2.  Voir  surtout  Gen.,  XL VIII. 


('J30  av.  J.-C.l  LES   DEUX    ROYAUMES.  tlô 

uassé,  est  partout  exailé1;  Éphraïm  et  Manassé 
sont  l'objet  des  bénédictions  les  plus  chaleu- 
reuses-; Éphraïm,  quoique  censé  le  cadet,  est  pré 
féré  à  Manassé3.  Ruben  paraît  intentionnellemem 
ménagé  4.  Bélhel  est,  aux  yeux  de  l'auteur,  le  vrai* 
sanctuaire  d'Israël,  et  un  récit  est  destiné  à  établir 
le  devoir  qu'ont  tous  les  descendants  de  Jacob  d'j 
payer  la  dîme  5.  Sichem  est  le  centre  de  la  famille 
d'Israël G.  La  région  transjordanienne  de  Galaad 
et  les  déserts  du  côté  de  Gérare  et  de  Beër-Séba 
tenaient  une  grande  place  dans  les  récits  du  con- 
teur. Beër-Séba  surtout,  est  un  lieu  saint;  ses  puits 
et  son  bois  de  tamaris  sont  comme  le  centre  d'une 
religion  que  l'on  cherche  à  fonder7.  Chaque  puits 
du  désert  au  sud  de  Juda  a  sa  légende,  commune 
presque  toujours  à  Israël  et  à  Ismaël8. 
Le  pays  de  Juda,  au  contraire,  était,  ce  semble, 


1.  Gen.,  xlviii,  20,  22.  Gomp.  Josué,  xvu,  14-18)  pris  du  livre 
des  Guerres). 

2.  Gen.,  xlviii,  8  et  suiv. 

3.  Ibid.,  xlviii,  17  et  suiv. 

4.  Ibid.,  xxxvii,  21,  29  ;  xlii,  22, 37. 

5.  Ibid.,  xxviii,  19-22,  et  xxxv,  15. 

6.  Ibid.,  L,  25,  comparé  à  Josué,  xxiv,  32. 

7.  Ibid.,  XXI,  22-31  (au  verset  33,  lisez Jl,,?y,  au  lieu  de  Q^ïy); 
xwi,  25-33.  Comp.  Amos,  v,  5;  vin,  14. 

8.  Genèse,  xvi,  xxi,  xxv- 


Î16  HISTOIRE  DU  PEUPLE  D'ISRAËL.     [030  av.  J.-C.J 

à  peine  mentionné.  L'auteur  affectionnait  les 
légendes  locales;  il  les  connaissait  à  fond,  et,  s'il 
a  peu  de  chose  à  dire  sur  Juda,  c'est  qu'évidem- 
ment il  tournait  un  peu  volontairement  le  dos  à  ce 
pays.  Il  est  difficile  de  ne  pas  voir  une  intention 
malveillante  dans  la  légende  de  Thamar  ',  où  Juda 
est  si  complètement  sacrifié,  et  où  la  famille  de  ce 
patriarche,  censée  issue  du  rapt  d'une  Ghana- 
néenne,  est  présentée  comme  souillée  par  tous  les 
crimes.  En  religion,  les  idées  de  l'auteur  étaient 
très  larges.  Déjà  se  dessine  l'antipathie  contre  les 
téraphim,  les  idoles  et  les  amulettes  des  païens2. 
Mais  on  ne  remarque  aucune  tendance  vers  la 
centralisation  du  culte.  Les  autels  à  lahvé  s'élèvent 
de  tous  côtés,  sans  que  l'auteur  voie  là  autre  chose 
que  le  témoignage  d'une  légitime  piété 3. 

Le  livre  des  légendes  israélites  a  été  le  commen- 
cement de  la  Bible,  surtout  de  la  Bible  telle  que 
les  poètes  et  les  artistes  l'entendent.  L'empreinte 
de  la  légende  populaire  y  est  en  quelque  sorte  à 
fleur  de  coin.  On  n'y  peut  comparer  que  l'homère 
des  Grecs.  L'intérêt  que  les  enfants  prennent  à  ces 
-écits  est  un  éloge   suprême.  Il  y  a  deux  livres 

î.  Gen.,  xxxvin. 

2.  Ibid.,  XXXV,  2  et  suiv. 

3.  Ibid.,  xxviii,  22;  xxxiii,  20. 


f930av   I.-C.]  LES   DEUX   ROYAUMES.  «17 

d'enfants  par  excellence,  Homère  et  la  Bible1.  Ce 
sont  les  deux  seuls  livres  qui  aient  été  faits  pour  un 
public  analogue  aux  enfants,  un  publie  curieux, 
aimable,  facile  à  contenter,  n'ayant  aucune  arrière- 
pensée  théologique,  soit  pour  affirmer,  soit  pour 
nier. 

Si  nous  possédions  l'œuvre  entière  du  conteur 
de  Béthel  ou  de  Sichem,  nous  verrions  sans  doute 
que,  dans  son  écrit,  résida  tout  le  secret  de  la 
beauté  hébraïque,  qui  a  séduit  le  monde  à  l'égal 
de  la  beauté  grecque.  Cet  inconnu  a  créé  la  moitié 
de  la  poétique  de  l'humanité.  Ses  récits  sont  comme 
un  souffle  du  printemps  du  monde.  Leur  fraîcheur 
exquise  n'est  égalée  que  par  leur  grandiose  crudité. 
L'homme,  quand  ces  pages  étranges  furent  écrites, 
vivait  encore  dans  le  mythe  - .  Les  aperceptions  sur 
le  divin  étaient  à  l'état  d'hallucination.  Les  mul- 
tiples élohim  remplissaient  l'air,  à  l'état  de  souffles 
mystérieux,  de  bruits  inconnus,  de  terreurs  pa- 
niques3. L'homme  avait  avec  eux  des  batailles 
nocturnes,   d'où  il  sortait  blessé.   Élohim  appa- 


1.  On  peut  ajouter,  à  quelques  égards  l'Évangile,  l'apparition 
du  christianisme  ayant  ramené  pour  l'humanité  une  sorto 
d'enfance  spirituelle  et  de  rajeunissement. 

2.  Voir  surtout  les  récits  sur  Jacob. 

3.  Gen.,  xxxv,  5.  — 


218  HISTOIRE  DU   PEUPLE   D'ISRAËL.     [030  av.  J.-C] 

rail  triple1,  et  ses  fils  ont  avec  les  femmes  des 
embrassements  féconds2.  La  morale  est  à  peina 
née;  les  volontés  d'Élohim  sont  capricieuses,  par- 
fois absurdes.  Le  inonde  est  tout  petit.  On  atteint 
le  ciel  avec  une  échelle  ou  plutôt  une  pyramide  à 
échelons3.  Des  messagers  vont  sans  cesse  de  la  terre 
à  l'empyrée.  Les  théophanies  et  les  angélophanies 
sont  fréquentes.  Les  songes  sont  des  révélations 
célestes,  des  visions  de  Dieu. 

Les  mythes  ethnographiques  de  notre  narrateur 
ont  surtout  une  profondeur  qui  étonne.  Sur  ce 
terrain,  il  semble  faire  exprès  d'être  choquant,  de 
violer  la  nature,  pour  bien  avertir  que  tout  se  passe 
hors  de  la  réalité.  Les  amours  des  fils  des  dieux  et 
des  filles  des  hommes,  celles  de  Lot  et  de  ses  filles, 
Gham  riant  de  la  nudité  de  son  père,  les  batailles  de 
Jacob  et  d'Ésaù  dans  le  ventre  de  leur  mère,  sont 
de  colossales  incongruités,  qui  ne  peuvent  blesser 
qu'une  étroite  pruderie,  et  qui  expliquent  mieux 
qu'aucune  formule  anthropologique  les  mystères 
cachés  des  races,  leurs  sympathies,  leur  inégalité. 
leurs  substitutions,  leurs  mélanges,  leurs  haines 
Toute  l'histoire  de  Jacob  le  supplantateur  et  d'Esau 

1.  Gcn.,  vi,  1  et  suiv. 

2.  Ibid.,  XVIII,  1  et  suiv. 

3.  Mythes  de  Béthel. 


l«J30  av.  J.-C.l  LES    DEUX   ROYAUMES.  210 

le  sauvage  est,  à  cet  égard,  un  chapitre  incompara- 
ble, le  chef-d'oeuvre  de  l'ethnographie  '.L'opposition 
de  l'homme  sédentaire  et  du  chasseur  -,  le  besoin 
final  qu'aie  chasseur,  malgré  ses  superbes  captures, 
de  recourir  à  l'homme  de  la  tente,  l'idée  que  tous 
les  chasseurs  mourraient  de  faim,  s'il  n'y  avait  pas 
des  gens  tranquilles  pour  leur  préparer  un  plat  de 
lentilles,  le  triomphe  final  du  paisible  végétarien 
sur  le  camivore  ne  sauraient  être  plus  parfaitement 
exprimés.  Déjà  se  dessine  en  Israël  un  trait  décisif, 
le  goût  d'une  vie  réglée,  l'assurance  que  l'homme 
pacifique  finira  par  l'emporter  sur  le  brûlai.  L'an- 
tipathie contre  l'esprit  militaire  est  sensible.  Jacob 
est  d'une  couardise  avouée;  son  amour  du  gain 
n'est  nullement  blâmé,  et  cet  amour  va  parfois 
jusqu'à  de  petites  coquineries  3.  Joseph  fait  admi- 
rablement son  chemin  comme  bon  intendant  et  bon 
employé. 

Et  tout  cela  est  clair,  analysé  en  quelque  sorte. 
Le  mythe,  qui,  chez  les  Grecs,  se  montre  à  nous 
tout  formé  et  par  conséquent  obscur-,  nous  apparaît 
ici  dans  sa  formation  même.  Le  narrateur  primitif 


1.  Gen.,  xxvi,  22  et  suiv. 

2.  Ibid.,x\\,  Qll  :  «  l'un  était  chasseur,  l'autre  galant  homme.  » 
Notez  la  différence  de  Noé  Î1D1N  £>\V,  et  d'Esaù,  me  U^K. 

3.  Gen.,  XXVII,  xxx. 


220  HISTOIRE    DU   PEUPLE  D'ISRAËL.     [930  a*.  J.-CI 

de  la  Genèse  nous  fait  assister  à  l'acte  créateur 
Nous  voyons  le  bouton  de  la  fleur  en  train  de  s« 
nouer;  nous  comptons  les  plis  qui  s'y  superposent» 
les  significations  multiples  qui  s'y  pressent,  seloo 
l'essence  du  mythe,  qui  est  de  dire  trois  ou  quatre 
choses  à  la  fois.  Le  résultat  est  grandiose,  poétique, 
aimable.  C'est  une  mer  sans  bords,  où  l'on  se 
plaît  à  naufrager. 

L'homme  rêve  toute  sa  vie  des  têtes  de  jeunes 
filles  qu'il  a  vues  de  quinze  à  dix-huit  ans.  Une  race 
vit  éternellement  de  ses  souvenirs  d'enfance,  ou  de 
ceux  qu'une  adoption  séculaire  lui  a  en  quelque 
sorte  inoculés.  Le  livre  des  patriarches  eut  sur 
l'imagination  d'Israël  une  influence  incalculable. 
Cet  écrit  primitif  donna  le  ton  à  ceux  qui  suivirent, 
un  ton  qui  n'est  ni  celui  de  l'histoire,  ni  celui  du 
roman,  ni  celui  du  mythe,  ni  celui  de  l'anecdote,  et 
auquel  on  ne  peut  trouver  d'analogie  que  dans  cer- 
tains récits  arabes  antéislamiques.  Le  tour  de  la 
narration  hébraïque,  juste,  fin,  piquant,  naïf,  rap-* 
pelant  l'improvisation  haletante  d'un  enfant  qui 
veut  dire  à  la  fois  tout  ce  qu'il  a  vu,  était  fixé  pour 
toujours.  On  en  retrouvera  la  magie  jusque  dans  les 
agadas  de  décadence.  Les  Évangiles  rendront  à  ce 
genre  le  charme  conquérant  qu'il  a  toujours  eu  sur 
la  bonhomie  aryenne,  peu  habituée  à  tant  d'audace 


ITOO«v.;.-C.j  LES  DEUX   ROYAUMES.  «: 

dans  l'affirmation  de  fables.  On  croira  la  Bible,  on 
croira  l'Évangile,  à  cause  d'une  apparence  de  can- 
deur enfantine,  et  d'après  cette  fausse  idée  que  la 
vérité  sort  de  la  bouche  des  enfants  :  ce  qui  sort,  en 
réalité,  de  la  bouche  de  l'enfant,  c'est  le  mensonge. 
La  plus  grande  erreur  de  la  justice  est  de  croire  au 
témoignage  des  enfants.  11  en  est  de  même  des 
témoins  qui  se  font  égorger.  Ces  témoins,  si  fort 
prisés  par  Pascal,  sont  justement  ceux  dont  il  faut 
se  défier. 


CHAPITRE   1JI 


TRAVAIL     LITTÉRAIRE     DANS    LE    ROYAUME    D'ISRAËL. 
RÉCITS    HÉROÏQUES. 


A  côté  de  l'idylle  ou,  si  l'on  veut,  du  roman  pa- 
triarcal, il  y  avait  la  tradition  héroïque,  celle-ci  bien 
plus  près  de  l'histoire  et  qui  n'était  en  quelque  sorte 
que  la  continuation  de  la  légende  des  pères.  Galeb 
et  Josué  étaient  à  la  tête  de  ce  cycle  nouveau,  qui 
se  rattachait  ainsi  directement  à  la  délivrance 
censée  accomplie  par  Moïse1.  Ici,  les  données  tra- 
ditionnelles abondaient.  Un  élément  capital  venait 
épauler  les  traditions  populaires  et  leur  donnait 
une  cohésion,  une  solidité,  qui  manquaient  tout 
à  fait  pour  l'âge  patriarcal. 

Nous  avons,  à  diverses  reprises,  développé  cette 

i.  L'influence  du  récit  héroïque  se  sent  dans  les  Nombres,  à 
partir  de  l'exploration  de  Chanaan  (ch.  xm).  Josué,  dans  cet 
épisode,  est  désigné  parle  nom  de  Hoséa.qui  parait  être  la  forme 
primitive. 


[030  av.  J.-C.]  LES  DEUX   ROYAUMES.  223 

idée  fondamentale  de  la  critique,  qu'il  n'y  a  pas 
d'histoire  avant  l'écriture.  Ce  qui  existe  souvint 
avec  un  grand  éclat  et  un  grand  développement  chez 
un  peuple  illettré,  ce  sont  des  chants  populaires. 
Israël  possédait  un  riche  écrin  de  ces  sortes  de 
chants,  remontant  à  deux  ou  trois  siècles,  et  se 
rapportant  le  plus  souvent  à  des  faits  historiques 
dont  le  souvenir  direct  s'était  perdu.  Parfois  le 
chant  populaire  contenait  des  indications  suffi- 
santes pour  reconstruire  le  récit  du  fait;  parfois 
ces  indications  manquaient  ou  prêtaient  au  malen- 
tendu; alors  c'était  l'imagination  des  âges  posté- 
rieurs qui  y  suppléait.  Le  Kitâb  el-Aghdni  des 
Arabes  est  le  type  de  ces  sortes  de  compilations,  où 
des  chants  longtemps  gardés  parla  tradition  orale 
sont  enchâssés  dans  un  texte  en  prose,  qui  les 
explique.  Le  principe,  en  pareil  cas,  est  que  la 
pièce  en  vers  est  antérieure  à  son  préambule  en 
prose,  lequel  n'en  est  que  le  développement,  le 
commentaire  souvent  erroné. 

Les  plus  anciens  chants  nationaux  d'Israël  re- 
montaient à  l'origine  même  de  la  vie  nationale,  à  ce 
moment  où  les  Beni-Israël,  émancipés  de  l'Egypte, 
essayaient  de  sortir  du  désert,  et  contournaient,  du 
côté  de  l'Àrnon,  le  pays  de  Moab.  Le  chant  relatif 
à  la  source  de  Beër,  le  chant  sur  la  prise  d'Hésé- 


221  HISTOIRE   DU  PEUPLE  D'ISRAËL.    [930av.  J.-CJ 

bon,  se  perdent,  comme  des  étoiles  du  matin,  dans 
ies  rayons  d'un  soleil  levant  historique.  Les  petits 
masal  de  Balaam  s'y  rattachaient  de  très  près.  Le 
chant  sur  la  bataille  de  Gabaon1  ne  nous  est  connu 
que  par  un  vers,  qui  donna  lieu  à  une  inter- 
prétation singulière2.  Le  beau  cantique  de  Débora, 
au  contraire,  nous  a  été  conservé  à  peu  près  dans 
son  intégrité.  Enfin  l'élégie  sur  la  mort  de  Jonathas 
et  le  début  de  l'élégie  sur  la  mort  d'Abner,  sont 
cités  avec  un  nom  d'auteur;  ils  sont  donnés 
comme  de  David. 

Sur  ces  sept  ou  huit  exemples,  trois  sont  rap- 
portés par  citation  expresse  à  deux  livres,  l'un  in- 
titulé :  Sépher  milhamoth  Iahvé,  <l  le  livre  des 
guerres  de  Iahvé3  »,  l'autre  Sépher  1iay-yasar, 
livre  du  Iasar  ou  Iasir*,  titre  dont  le  sens  nous 
échappe  tout  à  fait5.  Ces  deux  livres,  à  n'en  pas 

1.  Voy.  t.  I",  p.  242-243. 

2.  Pas  aussi  singulière  cependant  pour  l'antiquité  que  pour 
nous.  Dans  les  poèmes  homériques,  le  soleil  est  arrêté  pour  des 
enfantillages.  Dans  l'Odyssée  XXIII,  v.  241,  Athéné  retient  Eo» 
dans  l'Océan  et  ne  lui  permet  pas  d'ajtelcr  ses  chevaux,  pour  pro- 
longer la  nuit  d'Ulysse  et  de  Pénélope.  Comp.  Iliade,  II,  v.  413, 
XVIII,  v.  239. 

3.  Nombres,  xxi,  14,  17,  27  etsuiv.  (Notez  D^&'ID). 

4.  Josué,  x,  13;  II  Sam.,  i,  18. 

5.  La  formule  1W  TX  (Exode,  xv,  1;  Nombres,  xxi,  17)  fait 
mirage,  rien  de  plu». 


[930  «v.  J.-C]  LES   DEUX    FIOYaUMES.  Ï55 

douter,  étaient  composés,  pour  la  plus  grand.' 
partie,  de  chants  populaires.  C'étaient  ou  deux 
livres  se  complétant  l'un  l'autre,  ou  un  même  ou- 
vrage sous  deux  titres  différents.  Pour  la  commo- 
dité de  l'exposition,  nous  adopterons  cette  seconde 
hypothèse,  dont  l'inexactitude,  si  inexactitude  il  y 
a,  serait  de  peu  de  conséquence. 

Des  citations  du  Iasar  et  du  Sépher  milhamolh 
Iahve  se  trouvant  dans  des  parties  très  anciennes 
de  l'Hexateuque1,  qui  peuvent  avoir  été  écrites 
au  ixe  siècle  avant  J.-C,  il  faut  en  conclure  que 
le  Sépher  milhamoth  Iahvé,  ou  Sépher  hay-yasary 
fut  écrit  vers  le  x6  siècle,  à  la  fin  même  de  la  pé- 
riode dont  il  s'agissait  de  recueillir  les  chants  et 
les  souvenirs. 

C'est  le  propre,  en  effet,  des  grands  âges  hé- 
roïques que  d'ordinaire  l'on  commence  à  se  passion- 
ner pour  eux  quand  ils  sont  déjà  bien  finis.  La  géné- 
ration héroïque  meurt  toujours  sans  écrire.  Mais 
elle  a  raconté  ses  prouesses  à  une  génération  sou- 
vent très  pacifique,  qui  attache  d'autant  plus  de  prix 
à  ces  récits  épiques  qu'elle  n'a  pour  la  vertu  guerrière 
qu'une  admiration  toute  littéraire.  Les  rudes  sou- 
dards de  Joab  et  d'Abisaï  devaient  avoir  de  longues 


1.  Nombres,  xxi,  U  et  suiv.  ;  Josué,  \,  13. 

ii.  I> 


Î26  HISTOIRE  DU  PEUPLE  D'ISRAËL.    [930  «t.  l.-C] 

histoires  à  défiler1.  La  vie  d'aventures  de  David, 
traversée,  comme  par  un  fil  d'argent,  par  l'amitié  de 
Jonathas,  offrait  aux  conteurs  des  épisodes  char- 
mants2. Une  foule  de  chants  et  d'anecdotes  du 
temps  des  Juges,  de  Saùl  et  de  la  jeunesse  de  David 
allaient  périr.  C'est  alors,  selon  nous,  qu'un  ou 
plusieurs  scribes  recueillirent  cette  riche  moisson 
poétique,  qui  s'étendait  sur  trois  ou  quatre  siècles, 
depuis  les  premières  approches  de  l'Arnon,  au 
sortir  du  désert,  jusqu'à  l'avènement  de  David. 
David  était  le  dernier  de  ces  héros  aventureux  qui 
avaient  déployé  un  courage  tout  profane  au  nom 
de  Iahvé 3.  Du  moment  qu'il  fut  devenu  roi,  il  cessa 
de  payer  de  sa  personne  et  de  s'exposer  dans  les 
combats.  Nous  pensons  donc  que  la  bataille  de 
Gelboé  et  l'élégie  sur  la  mort  de  Jonathas  occu- 
paient les  dernières  pages  du  livre.  Assurément,  il 
n'y  était  question  ni  des  derniers  temps  de  David 
ni  du  règne  de  Salomon. 

Tout  porte  à  supposer  que  le  livre  des  anciennes 
chansons  héroïques  des  Hébreux  fut  écrit  dans  les 


1.  Voir  I  Sam.,  xxi,  xxm. 

2.  Épisode  de  Saùl  devant  la  vie  à  la  générosité  d«  David, 
raconlé  deux  fois  (1  Sam.,  xxiv  et  xxvi). 

3.  l'our  le  sens  précis  du  mot  îTirP  niDD^D,  voir  I  Srm., 
ivm,  17.  Cf.  Josué,  x,  U. 


[930  av.  J.-C]  LES   DEUX    ROYAUMES.  ïll 

tribus  du  Nord  bien  plulôt  qu'à  Jérusalem1.  Le  livre 
avait  le  caractère  franc,  libre,  un  peu  barbare,  sobre 
et  terme,  de  tout  ce  qui  vient  du  royaume  d'Israël. 
Ce  qui  est  presque  décisif,  c'est  que,  dans  la  partie 
du  livre  relative  à  l'époque  des  juges*,  il  n'était 
presque  pas  question  de  Juda;  les  aventures  héroï- 
ques se  rapportaient  surtout  aux  tribus  du  Nord. 
Les  parties  messéantes  de  l'histoire  de  David,  ce  qui 
concerne  son  singulier  entourage  dans  la  caverne 
d'Adullam,  son  séjour  chez  Akis,  ses  brigandages 
avoués,  ses  campagnes  contre  Israël,  se  com- 
prennent aussi  beaucoup  mieux  chez  un  narrateur 
du  Nord,  pour  lequel  David  n'était  qu'un  aventu- 
rier hardi,  que  chez  un  narrateur  de  Jérusalem  ou 
d'Hébron,  pour  lequel  David  était  le  fondateur  de 
l'hégémonie  de  Juda.  Peut-être,  à  vrai  dire,  la  ré- 
daction du  livre  des  héros  fut-elle  double,  comme 
cela  eut  lieu  plus  tard  pour  l'Histoire  sainte.  Il  y 
eut  peut-être  la  rédaction  du  Nord  et  la  rédaction  du 
Sud;  il  serait  même  loisible  de  supposer  que  Se- 
pher  milhamoth  lahvé  fut  le  titre  de  l'une  d'elles; 
Sépher  hay-yasar,  le  titre  de  l'autre.  Mais,  à  cette 

\.  Notez  la  locution  «  Israël  et  Juda  >,  I  Sam.,  xv,  4;  xvm,  16. 
Voy.  ci-dessus,  p.  187. 

2.  Cette  partie  nous  est  représentée  par  le  livre  des  Juges  do 
la  Bible  actuelle. 


228  HISTOIRE  DU  PEUPLE  D'ISRAËL.    [930  av.  J.-C.] 

limite,  toutes   les   supposi Lions  deviennent  arbi- 
traires; il  vaut  mieux  ne  pas  trop  s'y  arrêter. 

On  comprend  qu'un  pareil  livre,  écrit  à  un  point 
de  vue  simplement  héroïque,  ait  dû  paraître  scanda- 
leux à  une  époque  d'orthodoxie,  où  le  cohen  et  le 
nabi  conquirent  une  importance  qu'ils  n'avaient  pas 
eue  dans  les  âges  reculés.  En  usant  comme  ils  de- 
vaient du  vieux  livre  épique,  les  historiographes 
d'Israël  y  firent  sans  doute  de  nombreuses  coupures 
ou  retouches.  Mais  les  soucis  de  l'apologétique  n'é- 
taient pas,  à  cette  époque,  fort  rigoureux.  Les  his- 
toriographes laissèrent  échapper,  surtout  dans  la 
partie  des  Juges,  une  foule  de  détails  qui  prouvaient 
avec  la  dernière  évidence  que  la  législation  supposée 
de  Moïse  n'existait  pas  à  cette  époque.  De  la  sorte, 
l'histoire  hébraïque,  telle  qu'elle  nous  est  parvenue, 
s'est  trouvée  renfermer  sa  propre  réfutation.  D'une 
part,  elle  nous  affirme  que  Moïse,  avant  l'entrée 
d'Israël  enChanaan,  lui  donna  une  législation  com- 
plète; de  l'autre,  elle  nous  raconte  une  foule  d'his- 
toires postérieures  à  l'entrée  d'Israël  en  Chanaan. 
qui  supposent  notoirement  que  cette  législation 
n'existait  pas. 

La  même  chose  est  arrivée  chez  les  musulmans. 
Malgré  leur  injuste  mépris  pour  «les  temps  de  l'igno- 
rance», ils  n'ont  pas  perdu  les  souvenirs  épiques 


[<J30  av.  J.-C]  LES   DEUX   ROYAUMES.  «9 

antérieurs  à  l'islam.  Les  saints  des  mosquées  ne 
lisent  pas  ces  livres  de  vieille  chevalerie;  mais 
tout  vrai  Arabe  s'en  délecte.  Le  système  théolo- 
gique du  judaïsme  n'admit  pas  heureusement  de 
«  temps  de  l'ignorance  »  ;  aucun  piétisme  ne  fit 
oublier  la  vie  enivrante  des  gibborim,  et  ces  brillants 
récits  tout  profanes  eurent  leur  place  dans  l'histoire 
de  la  religion.  Grâce  à  la  façon,  inattentive  par  trop 
de  respect,  dont  se  lisent  les  volumes  sacrés,  les 
plus  pieux  protestants,  denosjours  encore,  se  nour- 
rissent avec  ferveur  d'aventures  dans  le  goût  d'An- 
tar,  de  brigandages  héroïques,  de  petites  intrigues 
habilement  conçues  et  racontées  *. 

Moïse  et  Josué  figuraient-ils  dans  le  Sépher  mil- 
hamoth  lahvé  ou  dans  le  Iasar?  Gela  est  certain 
pour  Josué.  Le  vers  du  chant  sur  la  bataille  de 
Gabaon  {Josué,  chapitre  x),  extrait  du  lasar >  semble 
supposer  que  Josué  était  nommé  dans  le  récit  en 
prose.  La  vision  du  sar-saba  de  lahvé2  est  un  des 
morceaux  les  plus  anciens  de  la  littérature  hé- 
braïque. Les  aventures  de  Caleb,  qui  était  évidem- 
ment un  des  héros  du  Sépher  milhamoth,  ne  sont 
guères  séparables  de    celles   de  Josué.  Quant  à 

\.  Le  chef-d'œuvre  du  genre  est  le  récit  de  l'entrée  en  rela- 
tions de  David  et  d'Abigaïl. 
2.  Josué,  v,  13-15. 


230  HISTOIRE   DU   PEUPLE  D'ISRAËL.    [030  av.  J.-C.l 

Moïse,  il  est  bien  remarquable  qu'il  ne  figure  pas 
dans  le  chant  de  Beër,  chant  qui  paraît  avoir  été 
l'origine  des  récits  où  Moïse  fait  sourdre  l'eau  avec 
sa  baguette.  A  Beër,  nous  voyons  seulement  figu- 
rer les  sarim,  «  les  chefs  »,  et  les  nobles  du  peuple, 
îreusant  le  sable  avec  leurs  bâtons.  Ce  qui  est  bien 
plus  grave,  c'est  que,  dans  l'épisode  deBalaam,  qui 
suit  l  et  que  nous  supposons  extrait  en  grande  par- 
tie du  Sépher  milhamoth  Iahvé*,  Moïse  n'est  pas 
nommé,  bien  qu'il  soit  censé  encore  vivant  quand 
Balaam  entre  en  scène,  et  qu'il  eût  toute  raison  de 
figurer  en  une  telle  histoire.  Nous  n'oserions  ce- 
pendant pas  conclure  de  là  que  Moïse  ne  figurait 
pas  dans  le  Sépher  milhamoth  ou  dans  le  Iasar 
comme  chef  militaire  et  libérateur  du  peuple.  Le 
récit  de  l'exploration  de  Chanaan  ne  se  comprend 
pas  bien  sans  un  chef  de  la  nation,  supé- 
rieur àJosué  et  à  Galeb.  Mais,  sûrement,  Moïse 
n'avait  pas  dans  le  Iasar  le  caractère  d'homme  de 
Dieu  et  de  législateur  inspiré  qu'il  revêtit  depuis. 
Peut-être  les  noms  des  stations  du  désert  fai- 
saient-elles partie  de  cet  ancien  document?  Les  épi- 

1.  Nombres  xxi  et  suiv.  Voir  tome  I,  p.  218,  note  1. 

2.  En  général,  quand  les  auteurs  arabes  avouent  un  emprunt, 
ret  emprunt  a  plus  d'étendue  que  leur  quotation  ne  le  suppose; 
la  citation  s'applique  à  ce  qui  suit,  pendant  plusieurs  pages. 


ma  «v.  }.-C]  LES    DEUX    ROYAUMES.  231 

sodés  étranges  ou  analogues  aux  légendes  patriar- 
cales, aV  fahvé  voulant  tuer  Moïse,  du  to<w  tfamw 
ou  époux  de  sang,  de  Muïse  chez  Jéthro,  de  ses  rap- 
ports avec  le  cohoi  madianite  Raguël  et  sa  fille 
Sippora,  sont  peut-être  aussi  de  la  même  prove- 
nance. Certains  détails  de  ces  vieux  récits  puren 
sembler  obscurs  à  ceux  qui  les  rédigèrent,  et  de- 
vinrent bientôt,  pour  la  tradition,  des  énigmes  tou'u 
à  fait  inexplicables. 

Bien  que  le  Sépher  milhamoth  lahvé  et  le  Iasar 
aient  dû  se  perdre  de  bonne  heure  comme  livres  à 
part1,  on  peut  dire  cependant  que  les  chapitres 
essentiels  des  deux  livres  nous  ont  été  conservés.  Le 
ton  général  de  ces  compositions  nous  est  rendu  sur- 
tout par  le  livre  des  Juges,  et  là  est  la  cause  du 
caractère  particulier  qui  fait  saillir  si  fortement  ce 
livre  dans  l'ensemble  du  volume  biblique.  Ce  n'est 
ni  l'histoire  ad  narrandum,  ni  l'histoire  ad  proban- 
dum;  c'est  l'histoire  ad  delectandum,  comme  le 
Kitâb  el-Aghâni  et  la  partie  du  Kitâb  al-ïkd  rela- 
tive aux  Journées  des  Arabes.  C'est  l'histoire  anec- 
dotique  d'un  âge  devenu    légendaire,  entremêlée 

\.  Osée  (ix,  9;  x,  9)  rappelle  des  faits  qui  maintenant  se 
trouvent  dans  le  livre  des  Juges  (catastrophe  de  Gibéa,  lévite 
d'Ephraïm).  Michée  (i,  10)  fait  allusion  à  l'élégie  sur  la  mort  de 
Jonathas.  Il  est  difficile  de  dire  s'ils  avaient  entre  les  mains 
l'ancien  recueil  ou  les  arrangements  plus  modernes. 


232  HISTOIRE   DU   PEUPLE  D'ISRAËL.    [030  av.  J.-C.] 

d'énigmes,  de  jeux  de  mots  enfantins1,  telle  qu'elle 
pouvait  plaire  à  un  âge  naïf,  dénué  de  culture  ra- 
tionnelle. C'est  la  vie  héroïque,  peinte  en  vue  d'un 
siècle  qui  l'aime  encore,  par  le  récit  d'une  série 
d'aventures  possibles  seulement  dans  une  vie  bril- 
lante et  libre.  L'auteur  voulait,  avant  tout,  inté- 
resser un  peuple  agricole  et  guerrier.  Le  tour  de 
toutes  ses  anecdotes  est  militaire  et  idyllique.  Il 
aime  les  ruses  de  guerre,  les  exploits  surprenants, 
les  détails  de  la  vie  pastorale  ou  rustique.  Jamais 
un  trait  gauche  ou  de  faux  goût;  jamais  un  trait 
piétisle  ou  de  religion  réfléchie;  toujours  le  ca- 
ractère de  la  plus  belle  antiquité.  La  conscience 
humaine  a,  dans  ces  récits,  la  même  limpidité 
que  dans  la  poésie  épique  des  Grecs.  L'homme 
n'a  pas  encore  un  moment  fait  retour  sur  lui- 
même,  ni  trouvé  qu'il  avait  droit  de  se  plaindre  de 
la  vie  ou  des  dieux. 

Il  est  bien  probable  que,  dans  le  livre  hébreu  pri- 
mitif, les  cantiques  étaient  plus  nombreux  que  dans 
le  texte  actuel  de  la  Bible.  Les  histoires  de  Gédéon, 
de  Samson,  surtoutcelle  de  Jephté,  devaient  avoir 
des  parties  en  vers  que  le  récit  actuel  a  fait  dispa- 
raître. Ce  qui  n'a  pas  changé,  c'est  le  tour  de  l'a- 

l.Les  trente  ânes  de  Jaïr;  les  petites  notes,  Juges  xii,  8  et  suiv. 


[930 »v.  J.-C.l  LES    DEUX   ROYAUMES.  233 

necdole,  cette  façon  d'aiguiser  un  récit,  de  le  rendre 
vit',  parlant,  saisissant.  C'est  ici  le  don  spécial  du 
narrateur  biblique.  L'hébreu  n'a  pas  de  rythme 
narratif.  Le  parallélisme,  seul  mécanisme  poétique 
de  l'hébreu,  ne  convient  qu'au  genre  lyrique  et  pa- 
rabolique. De  là  cette  particularité  que  les  compo- 
sitions analogues  de  l'épopée  chez  les  Sémites,  tels 
que  YAghdni,  sont  écrites  non  en  un  mètre  continu, 
mais  en  une  prose  mêlée  de  vers.  Le  récit  en  prose 
tire  son  ornement  du  tour  heureux  de  la  phrase  et 
surtout  des  détails,  toujours  arrangés  de  manière  à 
mettre  en  vedette  l'idée  principale. 

Ce  talent  de  l'anecdote  est  aussi  ce  qui  a  fait  le 
succès  des  conteurs  arabes.  C'est  par  là  que  le  récit 
sémitique  a  lutté  sans  désavantage  contre  l'entraî- 
nement charmant  de  Yépos  grec.  Au  moyen  de  sa 
métrique  savante,  Yépos  grec  atteint  à  une  majesté 
que  rien  n'égale.  Mais  la  narration  sémitique  a 
bien  plus  de  piquant.  Elle  a  l'avantage  de  n'avoir 
pas  de  texte  arrêté.  La  donnée  fondamentale  seule 
était  fixée  ;  la  forme  était  abandonnée  au  talent  de 
l'improvisateur.  L'épos  aryen  n'a  jamais  eu  cette 
liberté.  Son  vers  fut  toujours  d'une  facture  trop 
savante  pour  pouvoir  être  abandonné  au  caprice  du 
rapsode.  Le  conteur  sémitique,  au  contraire,  Yan- 
tari,  par  exemple,  comme  le  cantistori  de  Naples  et 


234  HISTOIRE    DU   PEUPLE   D'ISRAËL.    [930  av.  J.-C] 

de  Sicile,  brode  sur  un  cadre  donné1.  Gela  est  sen- 
sible, eu  particulier,  dans  l'histoire  si  épique  de 
Sarnson,  histoire  qui  nous  est  parvenue  en  une  di- 
zaine de  pages,  tandis  que,  évidemment,  chacun 
des  épisodes  frappants  ou  burlesques  qui  la  com- 
posent, développés  par  les  conteurs,  remplissait  des 
soirées  et  des  nuits.  En  fait  de  récits  hébreux,  nous 
n'avons  guère  que  des  canevas,  des  titres,  des  in- 
dices d'épopées  encapsulées.  La  matière  sur  laquelle 
on  écrivait  (bandes  de  cuir,  planchettes,  papyrus) 
n'admettait  pas  les  longs  et  souvent  charmants  ba- 
vardages, qu'une  littérature  se  permet  quand  la  ma- 
tière à  écrire  est  devenue  à  bon  marché.  Gomme 
la  langue  des  paysans  d'Israël  était  une  merveille 
de  justesse,  de  finesse  et  de  force,  il  est  résulté  de 
ces  fixés  rapides  un  chef-d'œuvre  sans  égal. 

Israël  a  donc  eu  son  recueil  épique  comme  la 
Grèce,  dans  ce  livre  primitif  des  chants  et  des  gestes 
héroïques,  dont  certaines  parties,  reconnaissables 
encore  dans  les  livres  postérieurs,  ont  fait  la  for- 
tune littéraire  de  la  Bible.  Répondant  à  un  même 
idéal,  la  Bible  et  Homère  ne  se  sont  pas  sup- 
plantés. Ils  restent  les  deux  pôles  du  monde  poé- 
tique; les  arts   plastiques  continueront   indéfini- 

1.  Clicz  les  Grecs,  la  fable  ésopique  resta  ainsi  à  l'état  de 
matière  de  vers,  que  chacun  traitait  à  sa  guise 


(030  av.  J.-C]  LES    DEUX    ROYAUMES.  235 

ment  d'y  choisir  leurs  sujets;  car  le  détail  matériel, 

sans  lequel  il  n'y  a  point  d'art,  y  est  toujours  noble 
Les  héros  de  ces  belles  histoires  sont  des  adoles- 
cents, sains  et  forts,  peu  superstitieux,  passionnés, 
simples  et  grands.  Avec  les  récits  exquis  de  l'à^e 
patriarcal,  ces  anecdotes  du  temps  des  juges  ont 
fait  le  charme  de  la  Bible.  Les  narrateurs  des 
époques  postérieures,  les  romanciers  hébreux, 
même  les  narrateurs  chrétiens,  prendront  tous 
leurs  couleurs  sur  cette  palette  magique.  Les 
deux  grandes  sources  de  la  beauté  inconsciente 
et  impersonnelle  ont  été  ainsi  ouvertes  à  peu 
près  en  même  temps  chez  les  Aryens  et  chez  les 
Sémites,  vers  900  ans  avant  Jésus-Christ.  Depuis, 
on  en  a  vécu.  L'histoire  littéraire  du  inonde 
est  l'histoire  d'un  double  courant  qui  descend 
des  honiérides  à  Virgile,  des  conteurs  bibliques  à 
Jésus  ou,  si  l'on  veut,  aux  évangélistes.  Ces  vieux 
contes  des  tribus  patriarcales  sont  restés,  à  côté 
de  l'épopée  grecque,  le  grand  enchantement  des 
âges  suivants,  formés,  pour  l'esthétique,  d'un  limon 
moins  pur. 

C'est  pour  ne  s'être  pas  bien  rendu  compte  de  l'im- 
portance de  cette  première  étape  littéraire  d'Israël, 
que  des  critiques,  plus  habiles  aux  découvertes 
du  microscope  qu'aux  larges  vues  d'horizon,  n'ont 


Î36  HISTOIRE  DU   PEUPLE  D'ISRAËL.    [930  av.  J.-C.J 

pas  eu  d'yeux  pour  voir,  en  sa  grosseur  capitale, 
ce  fait  :  que  les  plus  anciens  rédacteurs  del'Hexa- 
teuque  citent  un  écrit  antérieur,  savoir  le  livre  du 
Iasar  ou  des  Guerres  de  Iahvé,  composé  d'après 
d'anciens  cantiques.  Nous  trouvons  les  membres 
épars  de  ce  livre  dans  les  parties  dites  jéhovistes  du 
livre  des  Nombres;  nous  le  retrouvons  dans  Josué; 
selon  nous,  il  fait  le  fond  du  livre  des  Juges,  et  il  a 
fourni  les  plus  beaux  éléments  des  livres  dits  de 
Samuel.  Le  livre  des  Juges,  en  effet,  et  les  livres  dits 
de  Samuel  nous  offrent  à  la  surface  la  couche  de 
terrain  que,  dans  les  plus  anciennes  parties  de 
l'Hexateuque,  nous  ne  rencontrons  qu'en  filon  et 
en  sous-sol.  C'est  ce  qu'on  aurait  vu  plus  tôt,  si,  au 
lieu  d'être  cultivées  par  des  théologiens,  ces  études 
eussent  été  entre  les  mains  de  savants  habitués  au 
grand  air  de  l'épopée  et  des  chants  populaires. 
On  eût  reconnu  alors  qu'avant  la  rédaction  des 
récits  entièrement  religieux  de  l'Histoire  sainte,  il  y 
eut  un  épos  national,  contenant  les  chants  et  les 
récits  héroïques  des  tribus.  Ce  livre  s'arrêtait,  selon 
toute  apparence,  à  l'avènement  de  David  *,à  la  fin 
de  sa  jeunesse  aventureuse,  quand  les  brigands  de 


\.  Pour  les   faits  postérieurs  à  cette  époque,  le  Iasar  n'est 
plus  cité,  aucun  chant  populaire  n'est  plus  allégué. 


[930  av.  i.-C]  LES    DEUX    ROYAUMES.  Î37 

Sicéleg  sont  tous  casés  et  que  les  aventures  des 
âges  antérieurs  font  place  à  des  soucis  beaucoup 
plus  pacifiques  et  à  des  calculs  plus  positifs. 

Ce  n'était  pas  un  livre  sacerdotal,  c'était  un 
livre  national.  Ces  histoires  furent  héroïques  et 
populaires,  avant  d'être  sacrées.  Le  mot  pro- 
fane, serait  ici  fort  déplacé;  car  ce  mot  n'a  de 
sens  que  par  son  opposition  à  ce  qui  est  devenu 
religieux.  La  distinction  des  deux  vies  n'était  pas 
faite;  la  religion  pénétrait  tout;  comme  personne 
ne  la  niait,  elle  n'avait  pas  à  s'affirmer.  Le  pié- 
tisme  israélite,  œuvre  des  prophètes,  n'était  pas 
encore  né.  Certes  Iahvé  remplissait  déjà  ces  vieux 
récits;  mais  les  dieux  remplissent  aussi  Y  Iliade  et 
YOdyssée,  sans  que  pour  cela  Y  Iliade  et  Y  Odyssée 
soient  des  livres  sacrés.  Tout,  dans  Yépos  hébreu, 
était  arrangé  pour  la  plus  grande  gloire  de  Iahvé; 
mais  le  but  n'était  pas  l'édification,  ni  la  pro- 
pagande, encore  moins  l'apologétique.  On  ne 
songeait  nullement  à  créer  des  arguments  pour 
des  thèses  de  prédicateur.  Ces  premiers  livres 
d'Israël  étaient  des  œuvres  laïques,  comme  on 
dirait  aujourd'hui,  où  l'on  ne  se  proposait  qu'une 
seule  chose,  confier  à  l'écriture  un  trop  plein  de 
*  souvenirs  intéressants  au  plus  haut  degré,  dont  la 
mémoire  était  surchargée. 


238  HISTOIRE   DU   PEUPLE   D'ISRAËL.    [930  av.  J.-C.] 

Nous  exposerons,  siècle  par  siècle,  les  transfor- 
mations que  subirent  ces  traditions  légendaires  et 
ces  récits  historiques,  qui  font  encore  aujourd'hui 
notre  admiration  et  notre  charme.  Qu'il  nous  suffise 
pour  le  moment  d'avoir  établi  que  les  souvenirs  lé- 
gendaires de  l'âge  patriarcal  et  les  souvenirs  hé- 
roïques de  la  conquête  de  Chanaan,  du  temps  des 
juges  et  de  la  royauté  naissante,  se  fixèrent,  vers 
900  ans  avant  Jésus-Christ,  en  deux  écrits  dont 
nous  possédons  encore  des  parties  étendues.  Ces 
deux  écrits  paraissent  avoir  été  rédigés  dans  le  Nord, 
probablement  dans  quelqu'une  des  villes  antiques 
d'Éphraïm.  L'un  racontait  l'histoire  mythologique 
de  l'humanité  primitive,  puis  celle  d'xVbraham, 
d'Isaac,  de  Jacob,  de  Joseph;  nous  le  voyons  percer 
en  quelque  sorte  sous  le  texte  actuel,  souvent 
alangui,  de  la  Genèse.  L'autre  était  le  Iasar  ou  le 
livre  des  Guerres  de  Iahvé,  l'épopée  de  la  nation, 
expressément  citée  dans  l'Hexateuque  et  dans  les 
livres  dits  de  Samuel.  Ces  œuvres  exquises  & 
parfaites,  à  la  manière  des  poèmes  homériques 
de  la  Grèce,  n'étaient  point  encore  des  livres 
religieux.  Quoiqu'ils  fussent  l'éminente  expression 
du  génie  d'Israël,  ce  n'étaient  pas  des  livres  telle- 
ment propres  à  ce  peuple  que  les  nations  con- 
génères, Moab,  Édom,  Ammon,  n'en  eussent  de 


ti»30av.  J.-C.J  LES    DEUX    ROYAUMES.  Î39 

semblables.  Ammon  et  Moab  n'ont  eu  ni  prophètes 
ni  Thora;  mais  il  y  a  peut-être  eu  un  Sépher  mil' 
hamoth  Milkom,  un    Sépher  milhamoth    Kamos, 

Ammon  et  Moab  ayant  eu  leurs  souvenirs  héroïques 
comme  Israël,  et  ayant  eu,  comme  Israël,  l'habi- 
tude de  rattacher  ces  souvenirs  à  leur  dieu  national. 
Comment  ces  récits  idylliques  et  guerriers  d'une 
petite  nation  syrienne  sont-ils  devenus  le  livre  sacré 
de  tous  les  peuples?  C'est  ce  qui  sera  plus  tard 
expliqué.  Nous  touchons  ici  au  nœud  même  de 
l'histoire  d'Israël,  à  ce  qui  constitue  son  rôle  à  part, 
à  ce  qui  le  range  parmi  les  unièa  de  l'histoire  de 
l'humanité. 


CHAPITRE   TV 


PREMIER   ESSAI   D'UN    IAHVÉISME    MORAL    A  JÉRUSALEM 
SOUSASA. 


Asa  monta  sur  le  trône  de  David  vers  l'an  980 
avant  Jésus-Christ1.  Pendant  vingt  ans,  son  père 
Abiam  et  son  grand-père  Roboam  avaient  cherché 
à  continuer,  contre  la  force  des  choses,  le  règne  de 
Salomon.  Surunterritoireamoindri,  ils  avaient  con- 
servé un  appareil  de  royauté  auquel  la  Palestine  en- 
tière avait  eu  peine  à  suffire.  La  petite  cour  de  Sion, 
avec  son  harem  exagéré,  ses  princes  du  sang  riche- 
ment apanages,  son  culte  de  parade,  perdait  toute 
importance  réelle2.  Jamais  années,  dans  l'histoire 


t.  1  Rois,  xv,  9et  suiv.  ;  II  Chron.,  xiu  eî  suiv.,  historiographie 

fort  chélive.  Ici,  comme  toujours,  les  Chroniques  ne  font  pas 
autorité,  mais  ne  sauraient  être  négligées  tout  à  fait. 

u2.  Jérusalem  et  Juda  ne  sont  pas  nommés  dans  l'inscription  de 
Mésa. 


/9?5  «v.  J.-C]  LES    DEUX    ROYAUMES.  Sil 

juive,  ne  furent  aussi  stériles  que  celles-ci.  lahvé 
semblait  endormi  dans  son  temple,  sur  ses  keroubs. 
Les  cultes  chananéens  et  autres  jouissaient  d'une 
entière  liberté.  Aucun  prophète  ne  se  levait  pour 
gourmander  les  rois  et  les  peuples. 

Le  iahvéisme  était  de  sa  nature  exclusif  et  into- 
lérant. Le  triomphe  du  Dieu  jaloux,  qui  a  lieu  sous 
Josias  (vers  622),  est  le  dernier  terme  d'une  réac- 
tion religieuse  qui  commence  sous  Asa.  Fréquem- 
ment interrompue,  reprenant  ensuite  avec  un 
redoublement  d'énergie,  cette  lutte  de  trois  cents 
ans  est  un  des  plus  beaux  développements  de 
logique  fatale  que  présente  l'histoire.  Le. ressort 
intime  qui  a  fait  la  Grèce  pour  le  génie,  celui  qui 
a  fait  Rome  pour  Vimperium,  n'eurent  pas  plus  de 
force,  plus  d'originalité. 

Par  des  motifs  qu'il  nous  est  impossible  d'appré- 
cier, vu  l'extrême  obscurité  de  l'histoire  israélite  au 
Xe  siècle  avant  Jésus-Christ,  motifs  qui  tenaient 
sans  doute  à  l'influence  chaque  jour  croissante 
des  «  hommes  de  Dieu  »,  Asa  suivit  en  religion 
une  ligne  de  conduite  différente  de  celle  de  son 
père,  de  son  grand-père  et  de  son  bisaïeul.  Il  régna 
quarante  et  un  ans,  et  légua,  comme  nous  verrons, 
ses  principes  à  son  fils  Josaphat,  qui  régna  vingt- 
cinq  ans.   Cette  politique  religieuse,   maintenue 

II.  16 


242  HISTOIRE   DU   PEUPLE   D'ISRAËL.     [925  av.  J.-C] 

pendant  plus  d'un  demi-siècle,  eut  de  graves  con- 
séquences. Le  temple  prit  une  signification  qu'il 
n'avait  guère  eue  à  l'origine.  De  chapelle  domes- 
tique du  palais,  il  devint  le  lieu  de  sainteté  par 
excellence,  le  lieu  où  Iahvé  réside  et  d'où  il  émet 
ses  oracles1.  Les  prophètes  et  les  puritains,  qui 
l'avaient  d'abord  vu  de  mauvais  œil,  se  récon- 
cilièrent avec  lui.  Le  temps  amène  le  respect; 
chaque  jour  donnait  à  l'édicule  salomonien  un  pres- 
tige inconnu  jusque-là.  Le  iahvéisme  avait  créé  le 
temple  ;  le  temple,  à  son  tour,  créait  le  iahvéisme, 
lui  servait,  en  quelque  sorte,  de  moule  et  de  point 
d'attache.  Personne  ne  croyait  encore  que  le  temple 
fut  l'unique  endroit  du  monde  où  l'on  put  offrir 
des  sacrifices  à  Iahvé.  Mais  le  roi  n'était  plus  le 
seul  à  y  officier;  les  prêtres,  qui  n'existaient  pas 
devant  le  roi,  prenaient,  au  contraire,  une  im- 
portance extrême  devant  le  laïque  qui  se  présentait 
pour  une  offrande.  Déjà  peut-être,  des  usages,  des 
règles,  premier  noyau  d'un  lévitique,  s'établis- 
saient. Les  prêtres  inculquaient  aussi  très  proba- 
blement l'idée  que  les  sacrifices  offerts  dans  le 
temple  avaient  plus  de  force  que  ceux  qu'on  offrait 
en  plein  air. 

1.   A  11)06,    I,  2. 


pifl  av.  J.-C.J  LES   DEUX  ROYAUMES.  213 

Ce  en  quoi  Asa  et  Josaphat  se  distinguèrent 
nettement  de  Salomon,  de  Roboam  et  d'Abiam, 
c'est  la  guerre  constante  qu'ils  firent  aux  cultes 
étrangers.  A  la  tolérance  de  Salomon,  imitée  [mi- 
ses deux  successeurs,  ils  substituèrent  un  régime  de 
proscription  contre  ce  qui,  en  fait  de  pratiques  reli- 
gieuses, n'était  pas  Israélite  pur.  Asa  poussa,  dit- 
on,  le  rigorisme  jusqu'à  destituer  du  rang  suprême 
qu'elle  occupait  sa  grand'mère  Maaka,  la  femme 
préférée  de  Roboam,  à  qui  son  père  Abiam  avait  dû 
le  trône.  Cette  petite-fille  de  David  *,qui  devait  être 
fort  âgée,  avait  conservé  les  idées  des  princesses  du 
temps  de  Salomon.  Elle  avait  chez  elle  des  téra- 
phim  en  bois,  avec  des  détails  phalliques,  qui  scan- 
dalisaient fort  la  pruderie  des  générations  nou- 
velles. Asa  sacrifia  la  vieille  princesse  indévote  au 
parti  piétiste.  On  abattit  à  coups  de  hache  l'em- 
blème impur,  et  on  le  brûla  dans  la  vallée  de 
Cédron.  Les  cultes  phéniciens  furent  abolis,  les 
gedésim  chassés  des  lieux  qu'ils  souillaient  de  leur 
présence.  On  fit  la  guerre  aux  idoles,  aux  cippes 
sacrés,  aux  hammanim  *. 

1.  Voy.  t.  1",  p.  443. 

2.  Cippes  à  Baal-Humon  ,  comme  on  dit  chez  nous  c  des 
vierges,  des  christs»,  pour  des  statuettes  de  la  Vierge,  du  Christ. 
Conip.  baalitn,  asérim  ou  aséroth. 


244  HISTOIRE   DU   PEUPLE  D'ISRAËL.     [915  ar.  J.-C.| 

On  n'a  rien  d'historique  sur  les  prophètes  du 
temps  d'Asa.  Tout  porte  à  croire  qu'ils  avaient  déjà 
une  grande  autorité  *,  qu'ils  allaient  même  jusqu'à 
la  violence.  Plus  d'une  fois,  à  ce  qu'il  semble,  le 
pieux  roi  fut  obligé  de  sévir  contre  ses  impérieux 
conseillers2.  Le  manque  de  suite  était  extrême; 
les  idées,  cependant,  se  clarifiaient.  Malgré  des 
excès,  inséparables  d'une  société  enfantine,  sans 
tact  ni  sentiment  des  nuances,  le  petit  Etat  judaïte 
prenait  une  remarquable  solidité.  Le  souvenir  de 
David  grandissait.  Sa  race  était  acceptée  comme 
une  sorte  d'institution  sanctionnée  par  Iahvé  lui- 
même. 

Le  temple  était  pour  la  dynastie  une  sorte  de  pal- 
ladium. Cette  idée  de  droit  divin,  acceptée  par  les 
prêtres  et  les  prophètes,  écartait  les  compétiteurs. 
Pas  un  seul  des  chefs  militaires  n'eût  osé  songer  à 
détrôner  celui  qu'on  tenait  pour  oint  par  Dieu  lui- 
même.  Nulle  révolution  n'était  possible  sous  le  ré- 
gime d'une  pareille  théocratie.  —  Sous  ce  rapport, 
le  contraste  avec  le  royaume  d'Israël  était  frappant. 
L'idée  de  légitimité,  base  du  royaume  de  Juda,  ne 
put  jamais  s'établir  en  Israël.  Nadab,  fils  de  Jéro- 
boam, régna  peu  de  temps.  Un  Issacharite,  nommé 

i.  II  Chron.,  xv  (à  prendre  avec  réserve). 
2.  II  Chron.,  xvi,  10. 


[910  av.  J.-C.]  LES   DEUX    ROYAUMES.  215 

Baésa,  le  tua,  pendant  qu'il  faisait  le  siège  de  la 
ville  philistine  de  Gibbeton.  Ce  Baésa  extermina 
ensuite  toute  la  famille  de  Jéroboam,  et  fut  pro- 
clamé roi  d'Israël  à  Thirsa.  Il  régna  vingt-quatre 
ans. 

L'état  religieux  des  tribus  du  Nord  continuait 
d'être  un  iahvéisme  n'excluant  ni  les  images,  ni 
l'adoration  de  Dieu  sous  des  noms  divers,  ni  les 
superstitions  impures  du  culte  d'Astarté.  Mais  le 
monothéisme  est  quelque  chose  d'absolu ,  qui 
pousse  toujours  aux  dernières  conséquences.  Les 
prophètes  ne  cessaient  de  prêcher  un  iahvéisme  plus 
pur  que  celui  dont  se  contentait  la  foule.  Jéhu  fils 
de  Hanani,  relevant  le  rôle  d'Àhiah  le  Silonite, 
passe  pour  avoir  joué,  sous  Baésa,  un  rôle  analogue 
à  celui  d'Élie  et  d'Elisée  sous  Achab  * . 

Asa  et  Baésa  ne  cessèrent  de  se  faire  la  guerre. 
La  cause  de  leurs  luttes  fut  Rama,  à  deux  lieues  de 
Jérusalem  et  très  près  de  la  frontière  des  deux 
royaumes.  Baésa  s'en  étant  emparé,  la  fortifia,  et, 
comme  Rama  domine  toutes  les  routes  du  Nord ,  Asa 
se  trouvait  ainsi  serré  de  très  près  dans  sa  capitale. 

1.  I  Rois,  xvi,  1  et  suiv.,  7,  12.  Ce  qui  est  dit  dans  II  Chron., 
xvi,  7  et  suiv.  ;  xix,  2  ;  xx,  34,  est  tout  légendaire  et  plein 
de  confusions.  Hanani  et  Jéhu-ben-Hanani  sont  le  même  per- 
sonnage. 


216  HISTOIRE   DU   PEUPLE   D'ISRAËL.    [910  av.  J.-C.l 

La  force  de  Baésa  était  son  alliance  avec  le  roi  de 
Damas,  Benhadad  *  ,  fils  de  Tabrimmon,  fils  de 
Rézon.  A  sa  prit  un  singulier  parti.  Il  enleva  l'argent 
et  l'or. qui,  depuis  le  passage  de  Sésonq,  s'était 
accumulé  dans  le  temple,  surtout  par  les  offrandes 
de  son  père  et  par  les  siennes  ;  il  y  joignit  les  trésors 
du  palais  royal  et  fit  porter  le  tout  à  Benhadad,  pour 
qu'il  se  tournât  contre  Baésa.  Benhadad  se  laissa 
gagner,  et  envahit  en  ennemi  les  districts  du  Nord, 
Iyyon,  Dan,  Abel-Beth-Maaka,  tout  le  pays  de 
Nephtali  et  les  environs  du  lac  de  Kinneroth. 
Quand  Baésa  apprit  ces  tristes  nouvelles,  il  inter- 
rompit les  constructions  de  Rama  et  se  replia  sur 
Thirsa.  Asa  convoqua  alors  tous  les  hommes  de 
Juda;  il  les  conduisit  en  masse  sur  Rama;  on 
enleva  les  pierres  et  les  bois  des  constructions  de 
Baésa,  'et  on  les  employa  à  fortifier  Géba  de  Benja- 
min et  Mispa. 

Sans  les  déplorables  luttes  de  Juda  et  d'Israël,  le 
règne  d'Asa  eût  été  assez  prospère8.  Il  couvrit  le 
pays  de  villes  fortifiées  3  ;  on  voit  que  ses  appréhen- 
sions étaient  continues  et  qu'il  regardait  la  paix 

1.  Maspero,  Hist.  anc.  (4S  édit.),   p.  362.  Cf.    Schrader,  Die 
Keil.  (2«édit.),  p-  200  et  suiv. 

2.  II  Chroo.,  xiv,  5  et  suiv.,  passage  oui  manque  dans  les  livres 
des  Hois. 

3.  Gomp.  I  Rois,  xv,  23. 


[910  av.  J.-C.l  LES   DEUX    ROYAUMES.  M7 

comme  un  don  bien  précaire.  Sa  petite  armée  de 
Judaïtes1 ,  armés  de  grands  boucliers  et  de  lances, 
et  de  Benjaminites,  armés  de  petits  boucliers  et 
tirant  de  l'arc,  tint  fort  bien  tête  à  une  invasion 
africaine  qui  envahit  le  sud  de  la  Palestine.  Ces 
envahisseurs,  qualifiés  de  Gusim  (Gouschites)  et  de 
Lubim  (Libyens)  2,  et  dont  le  chef  est  appelé 
Zarkfa  le  Couschite,  furent  arrêtés  et  battus  près  de 
Marésa,  du  côté  du  pays  des  Philistins.  Asa  les 
poursuivit  jusqu'à  Gérare.  L'armée  judaïte  frappa 
du  même  coup  les  villes  arabes  voisines  de  Gérare 
et  ramena  de  ce  pays  un  riche  butin,  qui  servit  à 
refaire  les  objets  consacrés  dans  le  temple,  objets 
qu'il  avait  fallu  en  tirer  pour  payer  l'alliance  de 
Benhadad3. 

Cette  prudente  conduite  ne  fut  pas,  à  ce  qu'il 
paraît,  du  goût  des  exaltés.  Un  prophète  en  fit  de 
sanglants  reproches  au  roi  ;  il  provoqua  même,  ce 
semble,  un  mouvement  dans  le  peuple4;  car  Asa  se 

1.  Exagérations  ridicules  dans  II  Chron.,  xiv,  7. 

-2.  11  Chron.,  xvi,  8  (sujet  à  caution).  On  a  identifié  Zarkh  le 
Couschite  avec  Osorkon,  successeur  de  Sésonq.  Masnero,  p.  362  ; 
Ewald,  III  (2e  édit.),  p.  470.  Observez  que,  pour  l'expédition  de 
Sésonq,  les  peuples  nommés  sont  les  mêmes  (Il  Chron.,  XII,  3). 

3-  I  Rois,  xv,  15,  transposé  selon  moi.  C'est  une  scolie  mar- 
ginale répondant  à  xv,  18. 

i.  11  Chron.,  xvi,  7-10. 


218  HISTOIRE   DU   PEUPLE  D'ISRAËL.     [905  av.  J.-C.J 

mit  fort  en  colère  et  fit  emprisonner  le  prophète 
ainsi  que  ceux  qui  avaient  pris  son  parti. 

Asa  mourut  de  lagoutle  dans  un  âge  très  avancé1. 
Il  s'était  fait  préparer  un  tombeau  dans  les  caveaux 
de  sépulture  royale  de  la  Ville  de  David.  On  l'y  en- 
terra, après  l'avoir  embaumé,  et  on  alluma  de 
grands  feux  selon  l'usage  2 .  Il  eut  pour  successeur 
son  fils  Josaphat,  qu'il  avait  eu  d'Azouba,  fille  de 
Silhi,  et  qui  était  alors  âgé  de  trente-cinq  ans. 

Josaphat,  pendant  un  long  règne,  continua  avec 
une  parfaite  sagesse  le  règne  de  son  père  Asa.  Il 
extirpales  restesd'hiérodulisme  que  son  père  n'avait 
pu  détruire.  Le  temple  eut  tous  ses  honneurs;  il 
semble  même  que  Josaphat  l'augmenta  et  y  ajouta  la 
cour  extérieure  3.  Mais  cegrandcentreduiahvéisme 
n'éteignit  pas  les  cultes  locaux.  Aucun  haut-lieu  ne 
fut  supprimé.  Le  peuple  continua  d'y  sacrifier  et  d'y 
brûler  de  l'encens.  Nulle  persécution  religieuse  ne 
paraît  avoir  été  pratiquée.  Les  prêtres  et  les  pro- 
phètes ne  créaient  aucun  obstacle  à  l'exercice  de  la 
prérogative  royale.  Ceux  qui  vivaient  des  souvenirs 


1.  L'anecdote  II  Chron.,  xvi,  12,  vient  peut-être  du  nom  de 
NCN  pour  rrCN  (quem  sanat  lahveus). 

2.  Il  Chron.,  xvi,  14;   xxi,  19,  Comparez  Amos,  vi,  10,  el 
Jérémie,  xxxiv,  5. 

3.  11  Chron.,  iv,  9;  xx,  5. 


(905av.  i.-C]  LES   DEDX   ROYAUMES.  W9 

du  passé  crurent  voir  revivre  les  beaux  jours  de 
Salomon1. 

Ilyeutunpoint,  notamment,  sur  lequel  Josaphat 
inaugura  une  politique  excellente.  Ce  fut  en  ce  qui 
louche  aux  relations  des  deux  royaumes.  Il  y  avait 
près  de  soixante  et  dix  ans  que  les  deux  moitiés  de 
Jacob  se  faisaient  une  guerre  acharnée.  Sous  le 
règne  de  Josaphat,  non  seulement  on  ne  vit  aucune 
de  ces  guerres  fratricides;  mais  l'alliance  de  Juda  et 
d'Israël  fut  sincère  et  solide.  La  différence  reli- 
gieuse des  deux  pays  était  insignifiante  ;  la  culture 
intellectuelle  et  les  intérêts  étaient  les  mêmes;  la 
langue  offrait  de  part  et  d'autre  la  plus  complète 
identité. 

1.  Il  f,Uron.f  XVH,  t  et  suiv. 


CHAPITRE  V 


LA    MAISON    D'OMRI.  —   SAMARIE. 


Pendant  que  le  royaume  de  Jérusalem  se  recon- 
stituait assez  vigoureusement  sous  le  sceptre  d'Asa, 
le  royaume  d'Israël  se  tordait  dans  l'anarchie.  Éla, 
fils  de  Baésa,  ne  régna  que  deux  ans  à  Thirsa.  Le 
gros  de  l'armée  israélite  campait  de  nouveau  devant 
Gibbeton;  Zimri,  un  des  officiers,  resté  à  Thirsa, 
tua  le  roi  dans  un  festin.  Zimri  extermina  la  fa- 
mille de  Baésa,  comme  Baésa  avait  assassiné  toute 
la  famille  de  Jéroboam.  Ces  maisons  royales,  crou- 
lant les  unes  sur  les  autres  et  s'abîmant  dans  le 
massacre,  excitaient  fort  l'imagination  des  pro- 
phètes, qui  voyaient  dans  ces  effondrements  de 
justes  jugements  du  ciel.  Une  défaite  était  tou- 
jours alors  un  châtiment,  l'effet  de  la  colère  d'un 
dieu  \ 

I.  Inser.  de  Mésa,  lignes  5-6. 


[900  av.  J.-C]  LES    DEUX    ROYAUMES.  «51 

Les  tribus  israélites  de  ce  temps  n'avaient  pas 
plus  que  les  tribus  arabes,  à  toutes  les  époques, 
le  sentiment  de  la  fidélité  dynastique.  La  vie,  dans 
les  cercles  où  dominaient  les  idées  ambitieuses, 
était  un  tissu  de  trahisons.  Le  iahvéisme  n'eut  pas 
plus  d'efficacité  que  n'en  eut  l'islam,  quinze  cents 
ans  après,  pour  arrêter  ces  débordements  de 
crimes.  La  religion  n'empêchait  nullement  de 
commettre  des  meurtres  et  des  violences  abomi- 
nables. 11  s'agissait  de  savoir  si  l'on  était  dans  la 
faveur  d'un  dieu  ;  or  cette  faveur,  on  l'obtenait  non 
par  la  justice  et  la  modération,  mais  par  un  culte 
exclusif1  .  Cela  faisait  un  degré  de  moralité  tout  à 
fait  analogue  à  celui  des  mamelouks  du  Caire,  gens 
pieux  assurément,  musulmans  très  réguliers,  mais 
qui  ne  croyaient  nullement  se  brouiller  avec  Allah 
en  assassinant  leur  maître  ou  en  massacrant  des 
centaines  d'innocents.  L'assassiné  avait  toujours 
tort;  c'était  un  condamné  de  Iahvé;  on  ne  pouvait 
être  bien  coupable  en  exécutant  une  sentence  du 
juge  suprême.  La  religion  de  Iahvé  n'avait  encore 
qu'un  lien  très  faible  avec  la  morale.  Il  en  était  de 
même  de  celle  de  Camos.  Les  trois  fondateurs  de 
ce  temps,  David,  Omri,  Mésa,  sont  des  chefs  de 

1.  Notez  le  passage  I  Rois,  xvi,  19,  où  Zimri  est  tué  pour  le 
trime  de  schisme,  non  pour  le  meurtre  du  s^n  prédécesseur. 


S52  HISTOIRE   DU   PEUPLE   D'ISRAËL.     [900  av.  l.-C.) 

dynasties  à  la  façon  des  Aboul-Abbas  et  des  Ahmed 
ben-Touloun  du  moyen  âge,  non  des  Hugues  Gapet, 
des  Rodolphe  de  Habsbourg.  Nos  lourdes  et  bonnes 
races  occidentales  ont  seules  su  fabriquer  ce  ciment 
à  toute  épreuve  qui  a  donné  à  nos  maisons  royales 
une  base  morale  de  dix  siècles.  Le  trône  de  David 
dut  sa  solidité  à  des  motifs  d'ordre  religieux,  non 
politiques,  qui  se  développèrent  plus  tard. 

Zimri  fut  proclamé  roi  à  Thirsa.  Mais  l'armée  qui 
éiait  devant  Gibbeton  n'accepta  pas  cette  révolution 
de  palais.  Elle  proclama  roi  Omri,  son  chef,  qui 
vint  assiéger  Thirsa.  Zimri,  voyant  la  ville  prise,  se 
retira  dans  la  partie  haute  du  palais,  y  mit  le  feu  et 
mourut.  Il  n'avait  régné  que  sept  jours. 

Le  peuple  et  l'armée  se  partagèrent.  Une  moitié 
suivit  Omri;  l'autre  moitié  proclama  Tibni,  fils 
de  Ginat.  Cette  division  dura  quatre  ans.  Enfin 
Omri  devint  seul  roi,  par  la  mort  de  Tibni  (vers 
900  avant  J.-C).  La  durée  de  son  règne  est  fort 
incertaine.  D'après  le  texte  biblique  actuel,  il  n'au- 
rait régné  que  six  ans;  ce  qui  est  peu  croyable,  vu 
la  trace  extrêmement  profonde  que  son  règne  laissa. 
Selon  des  combinaisons  qui  paraissent  plus  con- 
formes à  la  réalité  \  Omri  aurait  régné  vingt-qualre 
ans.  Ce  fut,  en  tout  cas,  un  véritable  créateur,  une 

I.  Duncker,  Gesch.  des  AU.,  t.  II,  p.  18-2  et  suiv.  (5'  édit). 


(895av.  J.-t;.]  LES   DEUX  ROYAUMES.  85b 

sorte  de  David,  auquel  il  ne  manqua  que  le  pres- 
tige religieux.  Sa  dynastie  ne  se  maintint  qu'une 
quarantaine  d'années;  mais  il  en  resta  un  souvenir 
durable.  Le  royaume  d'Israël  n'est  jamais  appelé 
dans  les  textes  assyriens  qur>,  «  le  pays  d'Omri  »,  ou 
<:  le  pays  de  la  maison  d'Omri  '  ». 

Grâce  à  la  forte  organisation  de  son  armée,  Omri 
put  remettre  dans  sa  dépendance  les  pays  qui,  de- 
puis Salomon,  s'étaient  soustraits  au  joug  d'Is- 
raël2. Il  vainquit  Gamosgad,  roi  de  Moab,  et  rédui- 
sit Moab  à  l'état  de  vassalité,  «.  car  Gamos  était 
irrité  contre  sa  terre3  ».  Ses  grandes  luttes  furent 
avec  Benhadad,  roi  de  Damas,  à  qui  il  fut  obligé  de 
céder  quelques  villes,  en  particulier  Ramolh-Galaad 
et  les  villes  des  pays  de  Tob,  de  Iaïr  4 .  Il  paraît 
même  qu'il  dut  accorder  quelques  franchises  aux 
Damasquins  dans  l'intérieur  de  la  ville  nouvelle 
qu'il  bâtissait  et  qui  devint  très  vite  un  centre 
de  première  importance  en  Syrie  5  . 

Le  principal  service,  en  effet,  qu'Omri  rendit 
au   royaume  d'Israël   fut  de  lui   donner  ce   qui 

1.  Schrader,  p.  188,  189  et  suiv.  ;  inscr.  de  Mésa,  lignes  7  of 
suiv.  Cf.  Il  Rois,  vm,  18  et  27. 

2.  1  Rois,  \vi,  27. 

3.  Inscr.  de  Mésa,  commencement  et  lignes  7-8, 

4.  1  Rois,  xx,  1  et  suiv. 

5.  Ibid.,  xx,  34. 


254  HISTOIRE  DU   PEUPLE   D'ISRAËL.    [895av.  J.-C.J 

lui  manquait  le  plus,  une  capitale.  La  misé- 
rable bicoque  de  Thirsa  ne  pouvait  s'appeler  de  ce 
nom,  bien  qu'elle  eût  un  palais  royal1  ,  et  qu'on 
ait  pu,  dans  les  poésies  populaires,  la  mettre  en 
parallèle  avec  Jérusalem  2.  Jezraël,  dans  sa  riche 
plaine,  semblait  désignée  pour  lui  succéder;  mais 
Jezraël  n'avaikpas  ce  qui  était  essentiel  à  une  capi- 
tale d'alors,  je  veux  dire  une  acropole  susceptible 
d'être  fortifiée.  Omri  acheta  deux  talents  d'argent 
une  colline  située  à  deux  ou  trois  lieues  de  Si- 
chem,  vers  le  nord-ouest,  dans  une  position  stra- 
tégique très  avantageuse.  Il  l'appela  Someron 3,  «  la 
Garde  »,  voulant  en  faire  le  point  central  de  sa 
royauté.  Effectivement,  pendant  deux  cents  ans, 
Someron,  que,  selon  l'usage,  nous  appellerons 
Samarie,  va  être  la  Jérusalem  du  Nord.  Mais  le 
Nord  ne  donna  jamais  à  son  roi  des  pouvoirs  assez 
étendus  pour  que  cette  ville  nouvelle  ait  pu  riva- 
liser avec  Sion.  Nous  ne  savons  rien  de  ses  con- 
structions, et  les  traces  en  ont  à  peu  près  disparu 
sous  les  ruines  romaines  de  la  moderne  Sébastic. 
Le   règne  d'Omri  et  celui  de  son  fils  Achab  * 

1.  I  Rois,  xvi,  4,  9,  18. 

2.  Cant.  des  Cant.,  vi,  4. 

3.  Peut-être  la  colline  portait-elle  déjà  ce  nom. 

4.  On  confondit  souvent  Omri  et  Acliab.   II    Rois,   VIII,   26. 
C  f.  inscr.  de  Mésa,  lignes  7-9. 


[895  «t.  J.-C]  LES   DEUX   ROYAUMES.  t'ob 

offrent  beaucoup  d'analogie  avec  le  règne  de  Salo- 
mon  à  Jérusalem.  Les  tribus  du  Nord,  restées 
étrangères  à  la  civilisation  matérielle,  s'y  ouvrent 
tout  à  coup.  Tyr,  qui  était  à  ce  moment  la  plus 
haute  expression  de  la  Phénicie,  et  qui,  par  son 
voisinage,  devait  exercer  sur  le  royaume  d'Israël  la 
plus  grande  influence,  devient  le  modèle  qu'on 
admire  et  qu'on  imite.  Le  luxe,  l'industrie,  le  goût 
des  grandes  constructions,  des  chars  de  parade  et  de 
guerre,  pénètrent  dans  ces  montagnes,  où  l'on  avait, 
jusque-là,  continué  la  vie  pastorale  et  agricole  des 
jours  anciens.  Avec  la  royauté  sérieusement  orga- 
nisée, naissent  les  privilèges  :  la  récolte  de  la  pre- 
mière fenaison  est  réservée  pour  la  cavalerie 
royale  '  ;  des  amendes,  des  impôts  plus  ou  moins 
avoués,  prennent,  aux  yeux  de  ces  populations 
simples,  une  apparence  de  prélèvements  indus2 . 

Gomme  cela  s'était  vu  sous  Salomon,  un  attié- 
dissement  religieux  fut,  dans  le  monde  officiel,  la 
conséquence  de  ce  développement  du  luxe  et  des 
rapports  avec  l'étranger.  Iahvé,  c'était  la  nation; 
le  culte  de  Iahvé  baissait,  quand  l'esprit  national 
faiblissait;  le  Baal  phénicien  lui  était  alors  préféré. 
Nous  verrons  la  réaction  que  cet  amoindrissement 

1.  Amos,  vil,  1. 

2.  Amos,  il,  7,  8;  v,  11,  12.  Comp.  I  Rois,  x,  25;  Habacuc,  n,  5 


Î56  HISTOIRE   DU   PEUIlE   D'ISRAËL.     [890  av.  j.-C.J 

du  iahvéisme  produisit  dans  les  entrailles  reli- 
gieuses d'Israël. 

Omri  fut  enterré  dans  les  grottes  sépulcrales  qu'il 
avait  fait  creuser  aux  flancs  des  rochers  voisins  de 
sa  ville  de  Samarie.  Achab,  son  fils,  qui  lui  succéda 
à  l'âge  de  dix-huit  ans1,  est  le  plus  mal  famé  de 
tous  les  rois  soit  d'Israël,  soit  de  Juda,  aux  yeux 
de  la  tradition  iahvéiste  .  Il  passa  pour  l'ennemi 
personnel  de  Iahvé;  sa  race  maudite  fut,  pour  les 
historiens  juifs  orthodoxes,  le  repoussoir  destiné  à 
faire  ressortir  par  le  contraste  la  lumière  pure  de  la 
maison  de  David  3. 

Nul  doute  qu'il  n'y  ait,  dans  cette  manière  de 
présenter  les  choses,  beaucoup  de  partialité.  Achab, 
comme  Salomon,  ne  paraît  avoir  été  coupable  que 
d'un  seul  crime,  mais  d'un  crime  irrémissible  aux 
yeux  des  fanatiques,  la  tolérance.  Il  fit  la  plus  dan- 
gereuse chose  que  pût  faire  un  Israélite  selon  les 
prophètes  iahvéistes;  il  s'allia  à  Ethbaal,  roi  des 
Sidoniens  (c'est-à-dire  de  Sidon  et  de  Tyr  réunis) 
et  épousa  sa  fille  Izébel  ou  Jézabel  *.  Ce  mariage 

1.  Inscr.  de  Mésa,  ligne  8. 

2.  1  Rois,  xxi,  25-26. 

3.  Michée,  vi,  16. 

4.  Sur  ce  nom,  <|ui  parait  une  forme  écourtée  (Je  Baaleibel 
(quacum  Baal  cohabitavit),  voyez  Corpus  inscr.  ternit..  Impar- 
tie, n"  158. 


p»8i  «y.  J.-O.l  LES   DEUX   ROYAUMES.  157 

l'entraîna,  dil-on,  au  culte  de  Baal,  ou  plutôt  des 
Baalim  (Baal  adoré  sous  différents  noms,  Baal- 
Hamon,  Baal-samuïm,  etc.).  Ce  qu'il  y  a  devrai, 
sans  doute,  c'est  que,  pour  l'usage  d'Izébel  et  de 
ses  Tyriens,  il  éleva  un  temple  de  Baal  à  Sama- 
rie  *.  Les  sacrifices  s'y  faisaient  sur  un  autel  placé 
devant  le  temple,  et  cette  circonstance  était  d'au- 
tant plus  frappante,  que  Iahvé  n'eut  jamais,  à  ce 
qu'il  semble,  de  temple  à  Samarie. 

Dans  la  même  ville,  s'éleva  bientôt  un  aséra  ou 
as  tarte  ion.  «  Les  quatre  cent  cinquante  prophètes 
de  Baal  et  les  quatre  cents  prophètes  d'Astarté,  qui 
mangenl  à  la  table  d'Izébel 2  »,  sont  sûrement  une 
exagération.  Mais  on  conçoit  que  ces  sacerdoces 
tyriens,  organisés  avec  pompe,  aient  causé  aux 
partisans  de  Iahvé  d'étranges  colères.  Le  culte 
de  Iahvé  (et  c'était  là  sa  beauté)  avait  quelque 
chose  de  rustique,  qui  devait  déplaire  à  des  per- 
sonnes d'un  sens  religieux  superficiel .  Ethbaal , 
le  père  d'Izébel,  avait,  à  ce  qu'il  paraît,  été  prêtre 
d'Astarté3;  la  fille  put  être  accompagnée  à  Sa- 
marie par  toute   une  clientèle  sacerdotale.  Les 

1.  II  Rois,  x,  21  et  suiv. 

2.  I  Rois,  xvm,  19. 

3.  Méjnamlrc  d'Éphèse,  dans  Jos.,  Contre  Apion,  I,  18.  Comp. 
inscription  do  Ta!  nith,  Revue  arche ol.,  juillet-août  1887,  p.  2. 

u.  17 


258  HISTOIRE   DU   PEUPLE   D'ISRAËL.    [885  av.  J.-C] 

iabvéistes  d'Israël,  opposés  aux  applications  de  l'art 
à  la  religion,  continuaient  de  combattre  l'idée  d'un 
temple.  Us  avaient  pour  principe  fondamental  que 
l'autel  doit  être  en  plein  air  et  formé  de  pierres 
non  dégrossies  *.  D'autres  fois,  l'autel  n'était  qu'un 
entassement  de  mottes  de  terre  2.  Le  sacrifice  se 
pratiquait  librement;  on  tuait  la  bête  sur  le  tertre; 
on  la  brûlait  avec  les  bois  de  l'attelage,  et  on  la 
mangeait  en  famille3.  Ce  culte,  d'une  extrême 
simplicité,  excluait  les  biérodules,  les  longues  files 
de  prêtres,  les  pratiques  bizarres  telles  que  la  ton- 
sure et  les  cheveux  tailladés 4.  Dans  les  sacrifices, 
les  prêtres  de  Baal  se  faisaient  des  incisions  en  la 
chair  avec  des  épées  et  des  piques;  ils  se  donnaient 
des  coups  de  canif  et  de  rasoir 5.  Cela  indignait  les 
iahvéistes,  qui  tournaient  également  en  ridicule 
l'habitude  qu'avaient  les  prêtres  exotiques  de  danser 
et  de  sauter  pendant  les  sacrifices0.  Déjà,  à  Jéru- 
salem, les  iahvéistes  du  Nord  éprouvaient  un  vif 

1.  Livre  de  l'Alliance,  ci-après,  p.  37 i.  Cf.  I  Rois,  XVM,  31 
et  suiv. 

2.  I  Rois,  xvm,  30,  32. 

3.  Ibid.,  xvm,  23. 

\.  Inscription  de  Larnaka,  Corpus  inscr.  scmit.,  lre  partie, 
n*  86,  A,  lignes  12,  15;  U,  ligne  10. 

5.  I  Rois,  wiii,  20-28. 

6.  Ibid. 


JKn.i.-C]  LES   DEUX    HOYAUMBS!  «6» 

mécontentement  quand  ils  passaient  devant  le 
temple  de  Ialné.  Quel  devait  être  leur  sentiment 
en  voyant,  sur  la  terre  iahvéiste  pur  excellence,  un 
édifice  dédié  à  Baal! 

Ce  nom  de  Baal  n'avait  par  lui-même  rien  de 
messéant  pour  la  Divinité,  puisqu'il  signifie  simple- 
ment «  le  Seigneur  »,  et  que  des  familles  israé- 
lites  l'avaient  admis  dans  leurs  noms  propres 
théophores;  mais  l'antithèse  de  Baal  et  de  Iahvé 
s'accentuait  chaque  jour  davantage.  Baal  devint 
pour  les  iahvéistes  une  sorte  de  mol  obscène.  On 
s'habitua,  dans  les  noms  propres,  à  le  remplacer 
par  le  mot  boset,  «  ignominie  ».  L'association  du 
culte  deBaal  à  celui  de  Iahvé,  qui  avait  été  jusque- 
là  très  fréquente,  devint,  aux  yeux  des  piétistes,  le 
pire  des  crimes. 

Ce  crime,  Achab  le  commettait  évidemment  tous 
les  jours.  Ce  ne  fut  nullement  un  renégat  du  culte  de 
Iahvé.  Gomme  Gedéon,  comme  Saul,  comme  plu- 
sieurs personnes  de  la  maison  de  David,  il  honora 
simultanément  les  deux  vocables  divins,  ou  du  moins 
il  les  laissa  honorer  autour  de  lui.  Samarie  fut,  de 
son  temps,  une  ville  éclectique  en  religion.  On  y 
put  dire  plus  d'une  fois  : 

J'ai  mon  Dieu,  que  je  sers;  vous  servirez  le  vôtre. 
Ce  sont  deux  puissants  dieux 


ICC  HISTOIRE  DU   PEUPLE   D'ISRAËL.     [886 w.  J.-C.] 

C'est  ce  qu'on  appelait:  «  boiter  »,  ou  plutôt 
t  danser  '  sur  les  deux  jambes  »,  être  tour  à  tour 
à  ïahvé  et  à  Baal.  Il  y  avait  des  prophètes  par  Baal 
et  Astarté,  comme  il  y  avait  des  prophètes  par 
ïahvé;  peut-être  les  mêmes  prophètes  prophéti- 
saient-ils tour  à  tour  par  Baal  et  par  ïahvé 2. 
Une  anecdote  du  temps,  bien  que  dénuée  de  valeur 
historique,  fait  parfaitement  comprendre  ce  singu- 
lier état  religieux.  Un  certain  Naaman  3,  premier 
ministre  du  roi  de  Damas,  est  amené,  par  des  rai- 
sons bonnes  ou  mauvaises,  à  cette  conclusion  qu'il 
n'y  a  de  vrai  dieu  sur  la  terre  qu'en  Israël;  ce  qui 
le  conduit  à  l'idée  bizarre  de  prendre  la  charge  de 
deux  mulets  de  terre  israôlite  pour  la  transporter  à 
Damas,  vu  que  désormais  il  ne  veut  plus  faire  ni 
sacrifice,  ni  holocauste  à  d'autre  dieu  que  ïahvé. 
Il  se  convertit  donc  au  iahvéisme,  avec  une  réserve 
cependant  :  c'est  que  ïahvé  lui  pardonnera,  si,  pour 
accomplir  les  devoirs  de  sa  fonction,  il  accom- 
pagne son  maître  au  temple  de  Rimmon,  et  y  fait 
avec  lui  les  prostrations  d'usage.  Cetle  cote  mal 
taillée  est  acceptée.  On  admettait  dès  lors  une 
catégorie  religieuse  qui,  plus  tard,  jouera  un  rôle 

1.  noî).  I  Itois,  xvim,  21. 

2.  Jérômie,  xxill,  13.  Cf.  Ezech.,  \in,  17. 

3.  11  Rois,  v. 


,(830  â>.  J.-C]  LES    DEUX    KOYAUMES.  ICI 

.considérable,  je  veux  dire  les  païens  craignant 
Dieu1,  des  étrangers  qui,  sans  être  iahvéistes  à  la 
façon  de  l'Israélite,  révéraient  Iahvé  et  s'affiliaient 
à  son  culte. 

C'est  donc  une  erreur  de  se  figurer  Achab 
comme  un  adversaire  direct  du  iahvéisme;  ce  fut 
tout  simplement  un  souverain  tolérant.  Dans  les 
légendes  prophétiques,  Achab  est  donné  pour  une 
sorte  d'enragé,  poursuivant  avec  acharnement  les 
serviteurs  du  vrai  Dieu.  Dans  une  autre  série  de 
documents,  au  contraire,  on  le  voit  en  bonnes  rela- 
tions avec  les  prophètes  de  Iahvé  2.  On  ne  songe 
pas  assez  que  cet  Achab,  supposé  le  type  de  la 
haine  contre  Iahvé,  donne  à  ses  enfants  les  noms 
de  Ieho-ram,  Ahaz-iah,  Atal-iah3,  impliquant  le 
culte  de  Iahvé.  Enfin,  le  plus  indéniable  des  docu- 


1.  Comp.  l'épisode  de  la  veuve  de  Sarepta.  I  Rois,  xvn. 

2.  I  Rois,  xxn,  5  etsuiv.  En  général,  les  chap.  xx  et  xxn  n'im- 
pliquent nullement  une  hostilité  entre  Achab  et  les  iahvéistes. 
Sur  les  deux  catégories  de  documents  concernant  le  règne 
d'Achab,  voy.  ci-après,  p.  "282-283,  note. 

3.  Il  y  a  des  doutes  pour  Athalie.  Comme  nom  de  femme,  c'est 
peut-être  le  féminin  de  ^Pif  (Esdr.  x,  28).  Là  forme  "in^ny 
serait  alors  une  erreur  de  scribe,  facile  à  expliquer.  Le  n  peut 
être  pour  H;  la  forme  phénicienne  serait  P'jpy.  Comparez 
ciysAis,  «  Castellum  Athaliœ?  ».  Les  noms  de  femmes  où  entre 
le  nom  de  Iahvé  sous  la  forme  finale  î"P  sont  rares.  n?73,i  nom 
de  la  mère  d'Ozias,  peut  être  également  un  adjectif  féminin. 


262  HISTOIRE    DU    PEUPLE   D'ISRAËL.     [885  av.  J.-C] 

ments,  l'inscription  de  Mésa,  contemporaine 
d'Achat),  nous  présente  Iahvé  comme  le  dieu  natio- 
nal du  royaume  d'Israël  au  même  titre  que  Camos 
est  le  dieu  national  de  Moab1  . 

En  réalité,  le  mécontentement  de  l'élément  pro- 
phétique, représentant  l'esprit  israélite  pur,  contre 
la  dynastie  d'Omri  et  d'Achab,  venait  surtout  de 
causes  morales.  Le  vieux  parti  israélite  voulait 
continuer,  en  face  des  sociétés  bien  plus  civilisées 
de  Tyr  et  de  Damas,  les  mœurs  d'une  époque 
simple  et  pauvre.  La  richesse  des  uns  paraissait 
aux  partisans  de  ces  idées  anciennes  un  vol  fait  aux 
autres;  toute  complication  sociale,  rendant  assez 
obscure  la  justification  de  la  Providence,  leur 
semblait  une  iniquité  .  Omri,  Achab  et  tout  leur 
entourage  aspiraient  à  la  civilisation,  dans  le  sens 
complexe  que  nous  attribuons  à  ce  mot.  Leur 
antipathie  pour  le  paysan  israélite  était  extrême; 
le  chef  de  famille  qui  tenait  obstinément  au  champ 
de  ses  pères,  et  se  faisait  tuer  plutôt  que  d'accepter 
les  nouvelles  lois  sur  l'expropriation  pour  cause 
d'utilité  publique,  leur  paraissait  un  rustre  à  l'es- 
prit borné  3.  C'étaient  des  gens  du  monde,  épris 

i.  Lignes  17-18. 

2.  Voy.  surtout  Amos,  premiers  chapitres. 

3.  Affaire  de  Naboth. 


[880 av.  J.-C]  LES   DEUX    ROYAUMES.  2G3 

d'un  certain  brillant  profane,  n'ayant  plus  la  solide 
moralité  des  vieux  âges,  mais  comprenant  mieux 
les  nécessités  du  temps  et  les  transformations 
nécessaires  des  sociétés. 

Le  luxe  et  le  goût  des  arts,  qui  caractérisaient  la 
nouvelle  dynastie,  étaient  le  plus  grave  des  re- 
proches aux  yeux  d'un  peuple  encore  grossier,  qui 
mettait  son  point  d'honneur  à  rester  le  plus  près 
possible  de  la  vie  patriarcale.  Izébel  avait  apporté 
avec  elle,  de  Tyr  à  Samarie,  des  parures,  des  bi- 
joux, des  téraphim  de  prix  ;  peut-être  des  ouvriers 
habiles  l'avaienl-ils  suivie.  On  ne  peut  affirmer 
qu'il  s'agisse  d'elle  dans  un  épithalame  hébreu  qui 
nous  a  été  conservé  *.  Mais  c'est  bien  à  propos  de 
l'entrée  d'une  fille  de  roi  comme  elle  dans  le 
sérail  de  Samarie  qu'un  poète  de  cour  improvisa 
ce  beau  sir. 

Mon  cœur  bouillonne  un  beau  cantique; 
C'est  à  un  roi  que  s'adressent  mes  vers  ; 
Ma  langue  est  le  burin  du  rapide  sopher. 

[Au  roi]. 

Tu  es  le  plus  beau  des  fils  de  l'homme  ; 
La  grâce  est  répandue  sur  tes  lèvres  ; 
Aussi  Dieu  t'a-t-il  béni  pour  toujours. 

1.  Psaume  xlv.  Notez,  dans  ce  morceau,  l'absenec  du  nom  de 
lahvé. 


!64  HISTOIRE   DU   PEUPLE   D'ISRAËL.     [880ay.  I.  C] 

Ceins  ton  glaive  sur  ta  cuisse,  ô  gibborf 
Ton  glaive,  ta  gloire  et  ta  parure  ; 

Avance  porté  sur  le  char  de  foi  et  de  justice  ; 
Quelles  belles  choses  ta  droite  va  t'apprendro  1 

Flèches  aiguës  !... 

Les  peuples  tombent  sous  toi  !... 

Au  cœur  des  ennemis  du  roi l. 

Dieu  t'a  intronisé  pour  l'éternité  ; 

C'est  un  sceptre  de  droiture  que  ton  bâton  royaL 

Tu  as  aimé  la  justice  et  haï  l'iniquité  ; 

Voilà  pourquoi  ton  Dieu  t'a  oint 

D'une  huile  de  joie,  de  préférence  à  tes  pairs. 

Myrrhe,  aloès  et  cinname  s'exhalent  de  tes  vêtement»  ; 
Du  sein  des  palais  d'ivoire'  des  concerts  te  réjouissent. 

Des  filles  de  rois  comptent  parmi  tes  joyaux; 
La  reine  est  à  ta  droite,  parée  de  l'or  d'Ophir. 


[A  la  reine]. 

Écoute,  ma  tille,  et  regarde,  et  incline  ton  oreille, 
Oublie  ton  peuple  et  la  maison  de  ton  père  ; 

Et  le  roi  deviendra  amoureux  de  ta  beauté, 
Car  il  est  ton  maître  ;  tombe  devant  lui. 

i.  Images  qui  semblent  empruntées  au  bas-relief  triomphal 
é"un  roi  égyptien. 

2.  Comparez  le  beth  has-sen  de  Samarie  (I  Rois,  xxn,  39,  et 
Amos  m,  15). 


S80.v.;.-C.]  LES  DEUX  ROYAUMES.  »f»5 

Et  la  ville  de  Tyr  t'apportera  des  présents, 

Les  gens  les  plus  opulents  rechercheront  ta  faveur. 

Toute  resplendissante  est  cette  fdle  de  roi  ; 
Son  manteau  est  lamé  d'or. 

En  robe  brodée,  elle  est  introduite  auprès  du  roi: 
Derrière  elle  sont  les  vierges  ses  compagnes... 
[Au  roi]  C'est  pour  toi  qu'on  les  amène. 

On  les  introduit  avec  des  cris  de  joie  et  des  danses; 
Elles  entrent  dans  le  palais  du  roi. 

[Au  roi]. 

À  la  place  de  tes  pères  seront  tes  fils  ; 
Tu  les  établiras  princes  sur  tout  le  pays1. 

On  célébrera  ton  nom  de  génération  en  génération; 
Les  peuples  te  loueront  à  jamais. 

Samarie  vit  ainsi,  cent  ans  après  Jérusalem,  une 
riche  floraison  de  vie  profane.  La  base  de  la  poli- 
tique des  Omrides  fut  la  paix  des  deux  royaumes  et 
la  bonne  entente  d'abord  avec  Asa,  puis  avec  Josa- 
phat.  Tout  cela  promettait  à  Israël  un  bel  avenir. 
Samarie  et  Jérusalem  allaient  rivaliser  avec  Tyr  et 
Sidon.  La  civilisation  allait  triompher  dans  un  pays 
qui  n'avait  connu  jusque-là  que  la  barbarie.  Mais 
l'homme  qui  a  une  vocation  n'est  pas  bon  h  autre 
chose.  Israël  portait  dans  son  sein  l'avenir  reli- 

1.  Cf.  ci-dessus,  p.  -201-202. 


S6Ô  HISTOIRE   DU   PEUPLE   D'ISRAËL.     [880  a*.  J.-C.j 

gieux  du  monde.  Dès  qu'il  était  tenté  de  s'oublier 
dans  les  voies  vulgaires  des  autres  peuples,  une 
sorte  de  génie  sombre  lui  montrait  l'envers  de 
toute  chose,  et,  avec  des  accents  d'amère  ironie, 
proclamait  que  la  justice  à  l'ancienne  manière  ne 
devait  jamais  être  sacrifiée, 


CHAPITRE  VI 


PRÉPONDÉRANCE    DD    ROLE    DES    PROPHÈTES   EN   I8RAËL. 
PROGRES    DU   MONOTHÉISME.    —    MOSAÏSMK. 


Plus  que  jamais  les  prophètes ,  prédicateurs 
de  ces  grands  dogmes  réactionnaires,  devenaient 
les  interprètes  des  vrais  sentiments  de  la  nation. 
Une  triple  haie  de  préjugés  religieux,  moraux, 
sociaux,  éloignait  Israël  de  tout  ce  que  les  autres 
peuples  regardaient  comme  le  progrès.  Son  idéal 
était  en  arrière,  dans  une  vie  qu'il  considérait 
comme  seule  digne  de  l'homme  libre,  vie  pastorale 
ou  agricole,  sans  grandes  villes,  sans  armée  régu- 
lière, sans  pouvoir  central,  sans  cour  ni  aristocratie 
princière,  sans  luxe  ni  commerce,  avec  un  culte 
simple,  sans  temple  ni  autel  bâti,  sans  sacerdoce 
formant  caste  ;  à  la  base  de  tout  cela,  une  philo- 
sophie d'une  clarté  enfantine  et  une  théologie  tout 
à  fait  contradictoire.  Le  premier  fond  et  le  plus  vrai 


268  HISTOIRE   DU  PEUPLE  D'ISRAËL.     [880  av.  J. -C] 

de  cette  théologie  avait  été  l'idée  vague  de  forces 
multiples  (les  élohim),  agissant  parfois  comme  un 
être  unique  (El  ou  Elohim),  et  produisant  tous  les 
phénomènes  de  l'ordre  physique  elde  l'ordre  moral. 
Élohim  fait  du  bien  à  l'homme  qui  lui  plaît,  du  mal 
à  l'homme  qui  lui  déplaît,  le  plus  souvent  se  réglant 
dans  ses  sympathies  et  ses  antipathies  par  des  con- 
sidérations de  mérite  et  de  démérite,  mais  souvent 
aussi  ne  donnant  aucune  raison  de  son  choix.  Ce 
déisme  inconscient  avait  été  oblitéré,  à  une  époque 
ancienne,  par  le  culte  d'un  dieu  particulier,  nommé 
ïahvé,  qui  était  devenu  le  dieu  national  d'Israëif. 
Ce  dieu  particulier  était  nécessairement  un  grand 
égoïste.  Il  avait  des  préférences  personnelles  diffi- 
ciles à  expliquer1.  Il  y  a  tel  qu'il  connaît  par  son 
nom,  tel  qu'il  ignore2.  L'essentiel  était  d'être  dans 
ses  bonnes  grâces,  et  souvent  il  réservait  ses  faveurs 
à  des  scélérats  dévoués  à  son  culte.  «  J'accorde 
des  faveurs  à  qui  je  veux,  et  j'aime  qui  je  veux 3.  » 
Pour  faire  réussir  son  peuple  d'Israël,  il  commet- 
tait et  conseillait  d'horribles  barbaries,  il  perdait 
des  nations  entières,  il  endurcissait  les  cœurs*.  I) 

1.  Exode,  xxxin,  12  et  suiv. 

2.  lbid.,  12,  17. 

3.  Ibid.,  19. 

4.  lbid.t  iv,  21-23. 


1880  av.  i.-C.]  LES   DEUX    ROYAUMES.  *C>9 

avait  un  tel  goût  pour  la  terre  palestinienne,  qu'on 
se  figurait  qu'en  transportant  de  cette  terre  au  loin, 
on  pouvait  lui  offrir  des  sacrifices  aussi  agréables 
que  dans  le  pays  même  d'Israël  *. 

Malgré  ces  grosses  imperfections,  inhérentes  à 
sa  qualité  de  dieu  national,  Iahvé  prenait  forcé- 
ment tous  les  contours  de  la  conscience  ethnique 
qui  l'avait  adopté;  or  le  trait  essentiel  de  cette 
conscience  ethnique  était  l'élohisme,  le  goût  pour 
des  dieux  censés  justes,  gouvernant  le  monde  en 
honnêtes  gens.  Iahvé,  qui  avait  commencé  par  être 
un  assez  méchant  dieu ,  s'était  ainsi  amélioré 
avec  les  siècles.  Comme  le  primitif  El-Élion  ou 
Élohim,  il  en  était  venu  à  aimer  le  bien  et  à  haïr 
le  mal.  Le  dieu  protecteur  national  devient  faci- 
lement le  Dieu  unique  ;  car  il  est  messéant  d'avoir 
plusieurs  protecteurs,  et  l'adulation,  inhérente  au 
culte  de  dulie,  ne  sait  pas  s'arrêter.  Quand  on  a 
proclamé  que  le  dieu  national  est  le  seul  vrai  Dieu, 
que  les  autres  dieux  ne  sont  rien  à  côté  de  lui,  on 
est  bien  près  de  proclamer  qu'il  est  l'El  suprême, 
qui  a  fait  le  ciel  et  la  terre.  En  réalité,  ni  en  Juda, 
ni  en  Israël,  on  ne  faisait  plus  grande  différence 
entre  Iahvé  et  Élohim.  Les  deux  mots  étaient  deve- 

1.  11  Roi»,  v,  17. 


270  HISTOIRE  DU   PEUPLE   D'ISRAËL.     [880  av.  J.-C.| 

nus  absolument  synonymes.  On  rapportait,  en 
général,  la  révélation  du  nom  de  Iahvé  à  Moïse; 
plusieurs  voulaient,  cependant,  que  l'emploi  de 
ce  mot  comme  terme  d'adoration  fût  antérieur  au 
déluge  et  remontât  aux  origines  de  l'humanité  *.  Un 
très  solide  monothéisme  se  constituait  ainsi.  Non 
seulement  les  Élohim  se  fondaient  irrévocablement 
en  un  seul  être;  mais  tous  ces  Élohim,  massés 
et  conglutinés  ensemble,  avaient  un  nom  propre, 
Iahvé.  Élohim  était  traité  comme  un  singulier2  ; 
on  disait  :  Élohim  bara...,  comme  on  disait  Iahvé 
tara...  A  supposer  que,  à  une  époque  plus  an- 
cienne, le  mot  Élohim  ou  ha-Élohim  eût  été  con- 
struit avec  le  pluriel3,  les  textes  écrits  n'en  pou- 
vaient offrir  la  trace,  puisque  la  distinction  du 
singulier  bara  et  du  pluriel  bareou  n'avait  pas  lieu 
dans  l'ancienne  orthographe,  où  aucune  voyelle  ne 
s'écrivait. 

On  s'affermissait  ainsi  dans  l'idée  que  les  évé- 
nements du  monde  n'ont  qu'une  seule  cause,  la 

1.  Gen.,  iv,  -20. 

2.  Comp.  t.  Ier,  p.  'iO.  Autre  exemple  de  Elim  employé  comme 
singulier  en  phénicien,  dans  la  nouvelle  inscription  du  Pirée 
(Revue  archéol.,  janv.  1888,  p.  7). 

:;.  Voyez  notamment  Gen.,  xvm,  xix,  où  une  idée  monothéiste 
a  recouver!,  plus  tard,  la  pluralité  des  clulriut.  Le  pluriel  a  per- 
sisté dans  Gen.,  xx,  13. 


[880  av.  J.-C.l  LES    DEUX   ROYAUMES.  271 

volonté  d'un  être  unique  qui  se  mêle  de  tout,  si 
bien  que  tout  ce  qui  arrive  est  exécuté  par  lui, 
voulu  par  lui.  Cela  est  faux  assurément.  On  n'a 
jamais  constaté  qu'un  être  supérieur  intervienne 
dans  le  mécanisme  de  l'univers.  Mais  cette  idée 
d'une  providence  permanente  avait  une  efficacité 
morale  que  ne  pouvaient  avoir  les  volontés  capri- 
cieuses des  dieux  du  paganisme.  Et  puis  la  super- 
stition avait  infiniment  moins  de  marge  avec  ce  mo- 
narque absolu  qu'avec  d'innombrables  petits  dieux. 
Plus  tard,  c'est  par  les  saints,  qui  sont  des  petits 
dieux  à  leur  manière,  que  la  superstition  réussit 
à  se  réintroduire  dans  la  religion. 

L'Être  supérieur,  parfaitement  unifié,  portait 
dans  le  gouvernement  du  monde  une  unité  de  plan 
dont  les  anciens  élohim  n'étaient  guère  capables. 
L'Histoire  sainte  prenait,  dans  les  deux  parties  de 
la  famille  de  Jacob,  une  suite,  une  fermeté  extra- 
ordinaire. La  création  du  monde  en  devenait  le 
préambule  obligé;  la  vocation  d'Abraham  se  dessi- 
nait avec  une  précision  absolue.  Plusieurs  préceptes 
se  rattachaient  à  cet  événement  capital.  Mais  ce  qui 
grandissait  le  plus,  c'était  Moïse  et  la  légende  du 
Sinaï.  Cet  épisode  devenait  la  pierre  angulaire  de  la 
religion.  Déjà  on  s'habituait  à  rapporter  à  Moïse 
toutes  les  lois  fondamentales,  toutes  les  prescrip- 


Î7*  HISTOIRE   DU  PEUPLE   D'ISRAËL.      [880  av.  J.-C.J 

lions  religieuses,  tous  les  rêves  théocratiques 
qu'enfantait  le  génie  national.  Le  monothéisme, 
définitivement  fondé,  engendrait  la  Thora.  Sans 
être  régulièrement  écrits,  les  récits  se  fixaient  en 
longues  laisses  orales,  permettant  à  l'imagination 
Béatrice  un  jeu  encore  très  libre,  et  offrant  de 
larges  pages  blanches  nu  goût  que  les  sages  d'Israël 
eurent  toujours  pour  les  utopies,  pour  les  codes 
censés  révélés. 

Quand  il  voulait  se  mettre  en  rapport  avec  son 
peuple,  Iahvé  se  servait  surtout  du  ministère  des  na- 
bis. L'essence  de  Iahvé  fut  toujours  d'être  un  dieu  qui 
rend  des  oracles.  «  Chercher  Iahvé  »,  avoir  recours  à 
Iahvé,  était  ce  qui  caractérisait  le  croyant  iahvéistc. 
Dans  les  temps  anciens,  la  consultation  se  faisait 
par  l'énigmatique  machine  qui  répondait  urim  et 
tummim.  Vurim  et  lummim  avait  à  peu  près  disparu 
depuis  Salomon.  La  croyance  aux  songes  révélateurs 
s'était  affaiblie.  Le  prophète  avait  ainsi  remplacé 
presque  toutes  les  antiques  façons  de  tirer  les  sorts. 

C'est  ici  l'originalité  propre  d'Israël.  Les  peuples 
voisins  d'Israël  et  liés  avec  lui  par  la  plus  évidente 
fraternité,  Édom,  Ammon,  Moab,  eurent  certaine- 
ment des  littératures,  et  il  est  probable  que,  vers  le 
temps  de  David  et  de  Mésa,  l'observateur  le  plus 
attentif  n'eût  pas  remarqué  en  Israël  une  appré- 


(880  av.  J.-C]  LES  DEUX   ROYAUMES.  278 

ciable  supériorité  du  génie.  L'inscription  de  Mésa 
est,  à  cet  égard,  un  monument  décisif.  Mésa  et 
David,  quoique  séparés  par  un  intervalle  de  plus 
d'un  siècle,  ont  absolument  les  mêmes  limites  in- 
tellectuelles, les  mômes  idées  religieuses,  les  mêmes 
tours  de  langage  et  d'imagination.  Les  cantiques, 
les  proverbes,  les  récits  de  Moab  et  d'Édom  devaient, 
vers  900  ans  avant  Jésus-Christ,  peu  difïérer  de 
ceux  d'Israël.  Le  caractère  propre  d'Israël  com- 
mence avec  les  prophètes.  Les  Ëdomites,  les 
Moabites,  les  Ammonites,  eurent  sûrement  des 
nabis  sorciers,  comme  furent  les  premiers  nabis 
d'Israël1.  Mais  ce  germe  fut  chez  eux  infécond. 
Une  littérature,  une  religion,  une  révolution  ra- 
dicale ne  sortirent  pas  de  ces  nabis  non  israélites. 
En  Israël,  au  contraire,  les  nabis  prirent  de  bonne 
heure  une  haute  influence  morale.  La  lutte  s'é- 
tablit entre  eux  et  les  rois;  nous  verrons  qu'ils  l'em- 
portèrent. C'est  par  le  prophétisme  qu'Israël  oc- 
cupe une  place  à  part  dans  l'histoire  du  monde.  La 
création  de  la  religion  pure  a  été  l'œuvre,  non  pas 
des  prêtres,  mais  de  libres  inspirés.  Les  cokanim 
de  Jérusalem,  de  Béthel,  n'ont  été  en  rien  supé- 
rieurs à  ceux  du  reste  du  monde:  souvent  même 


i.  Se  rappeler  l'épisode  de  Balaam, 


Ï74  HISTOIRE  DU  PEUPLE  D'ISRAËL.    [880  a*.  J.-C.| 

l'œuvre  essenlielle  d'Israël  a  été  retardée,  contra- 
riée par  eux. 

Ce  développement  extraordinaire  du  prophé- 
tisme,  qui  est  comme  le  tronc  de  l'histoire  reli- 
gieuse de  l'humanité,  eut  lieu  surtout  dans  le 
royaume  de  Samarie,  sous  cette  dynastie  d'Achab, 
qui,  en  cherchant  à  faire  dévier  Israël  du  côté  de  la 
civilisation  profane,  ne  fit  qu'exalter  son  idéalisme. 
L'absence  de  temple  et  de  dynastie  légitime  don- 
nait carte  blanche  à  l'inspiration  individuelle. 
A  Jérusalem,  le  trône  de  David  était  environné 
d'un  tel  prestige,  que  la  conscience  religieuse  de 
la  nation  en  était  éblouie;  à  peu  près  comme  le 
souvenir  de  saint  Louis,  surtout  depuis  sa  cano- 
nisation, donna  à  la  maison  do  France  une  force 
extraordinaire  contre  le  sacerdoce.  Le  rôle  reli- 
gieux de  David  grandissait  chaque  jour.  Ses 
descendants  pouvaient  prendre  contre  les  hommes 
de  Dieu  des  mesures  qui,  en  Israël,  eussent  été 
taxées  d'impiété.  On  permet  au  roi  légitime  contre 
le  clergé  des  répressions  où  échouent  les  répu- 
blicains et  les  libéraux. 

La  dynastie  de  Samarie,  n'ayant  pas  de  caractère 
religieux,  fut  toujours  minée  par  les  envoyés  de 
Dieu.  On  semblait  revenir  aux  derniers  temps  des 
juges,  avant  que  la  royauté  eût  en  partie  accaparé, 


[880  av.  J.-C.J  LES   DEUX   ROYAUMES.  475 

en  partie  éteint  le  don  de  l'inspiration  libre.  Les 
phénomènes  caractéristiques  du  prophétisme  qui 
perdit  Saùl  et  que  David  fit  taire,  ces  phéno- 
mènes, dis-je,  reparaissaient  avec  plus  de  force 
que  jamais.  Les  écoles  de  prophètes,  sortes  de 
collèges  où  le  fanatisme  s'exaltait  par  l'adjonction 
à  quelques  zélateurs  sincères  de  foules  grossières 
et  passionnées,  couvraient  toute  la  région  du  Carmcl 
de  leurs  essaims  fougueux.  C'est  là  un  des  vices 
endémiques  des  pays  sémitiques  ou  sémitisés.  Le 
grand  obstacle  à  la  civilisation  française  en  Algérie 
est  aujourd'hui  celui  même  que  rencontra  la  maison 
d'Achab,  ces  Khouan,  si  analogues  aux  écoles  de 
prophètes,  ces  troupes  de  marabouts  errants,  de- 
mandant à  la  mendicité  religieuse  l'exemption  de 
ce  que  ces  pays  abhorrent,  le  travail  régulier.  Il  ne 
faut  pas  se  dissimuler,  en  effet,  que  la  paresse  était 
un  des  facteurs  essentiels  de  ce  goût  obstiné  pour 
l'ancienne  vie  et  de  cette  opposition  aux  mœurs 
tyriennes.  On  tenait  à  maintenir  la  sainteté  d'un 
ordre  social  où  l'homme  était  considéré  comme 
ennobli  par  la  faculté  de  ne  rien  faire. 

En  résumé,  deux  choses  constituaient  l'essence 
du  prophétisme  du  Nord  â  cette  époque  reculée  : 
d'abord,  le  goût  décidé  pour  la  vie  patriarcale, 
l'antipathie  pour  la  richesse  et  la  civilisation;  puis 


276  HISTOIRE   DU   PEUPLE  D'ISRAËL.    [880  ar.  J..C.J 

un  iahvéisme  ardent,  une  théocratie  absolue,  une 
proclamation  frénétique  de  ce  principe  que  l'homme 
n'a  qu'un  seul  maître,  qui  est  Dieu.  Ces  doctrines, 
nous  le  répétons,  auraient  pu  difficilement  se  pro- 
duire à  Jérusalem,  où  le  roi  davidique  tenait  en 
respect  les  manifestations  trop  hardies  de  l'enthou- 
siasme individuel. Tout  était  possible,  au  contraire, 
dans  le  Nord,  qui  n'avait  pas  de  dynastie  sainte.  Des 
chefs  militaires,  faiseurs  de  coups  d'État  et  de 
conspirations  de  palais,  laissaient  le  champ  libre 
aux  hommes  de  Dieu.  Sous  Jéroboam  Ier,  qui  était 
imbu  d'une  forte  antipathie  contre  les  idées  de 
Salomon,  et  dont  le  pouvoir  ne  fut  jamais  une 
royauté  bien  dessinée,  l'opposition  des  prophètes 
ne  fut  pas  très  sensible.  Il  n'en  fut  plus  de  même 
depuis  qu'Omri  eût  créé  à  Samarie  le  centre  d'un 
pouvoir  fort,  organisé  militairement.  Achab  et 
Izébel  firent  déborder  la  haine.  Leur  luxe,  leurs 
habitudes  païennes,  leur  hésitation  entre  Baal  et 
Iahvé,  provoquèrent  dans  le  royaume  d'Israël  un 
mouvement  de  réaction  qui  emporta  la  dynastie, 
et  avec  elle  tout  espoir  de  long  avenir. 


CHAPITRE  VU 


ÉLIE    ET    ELISÉE. 


Ainsi  que  nous  l'avons  dit,  Baal  et  Astarté 
avaient,  comme  Iahvé,  leurs  prophètes.  Les 
temples  d'Egypte  et  de  Phénieie  voyaient  serrées 
autour  d'eux  ces  troupes  de  gérim  ou  «  voisins  » 
du  dieu,  auxquels  celui-ci,  naturellement,  réser- 
vait ce  qu'il  avait  à  dire.  Ces  faux  dieux  ne  parais- 
sent jamais  avoir  fait  à  leurs  familiers  aucune  con- 
fidence digne  de  mémoire.  Iahvé  eut,  sous  ce 
rapport,  une  incontestable  supériorité.  Ceux  qu'il 
honore  de  ses  dictées  n'ont  rien  du  sacrifîcule.  C'est 
loin  des  temples,  dans  le  creux  des  vallées  et  les 
cavernes  des  montagnes,  que  le  plus  vrai,  le  plus 
juste,  le  plus  démocratique  des  dieux  de  ce  temps 
inspira  des  sentiments  profonds,  des  soulèvements 
de  cœur,  des  colères,  qui  ont  compté  parmi  les 
pulsations  vitales  du  cœur  de  l'humanité. 


278  HISTOIRE  DU   PEUPLE  D'ISRAËL.    [8S0  av.  J.-C] 

L'apparence  extérieure  des  écoles  de  prophètes 
du  temps  d'Achab  ressemblait  fort  à  ce  qu'on  avait 
vu,  deux  cents  ans  auparavant,  vers  le  temps  de  Sa- 
muel ;  mais  la  portée  du  phénomène  fut,  cette  fois, 
bien  plus  haute.  Le  nombre  des  prophètes  d'Israël 
allait  jusqu'à  quatre  cents1  .L'expression  hitnabbé 
c  faire  le  prophète  »  devint  de  plus  en  plus  syno- 
nyme d'un  état  de  folie  2.  Le  bon  sens  laïque  affec- 
tait de  confondre  ces  enthousiastes  avec  les  aliénés3, 
et,  de  fait,  la  différence  était  peu  de  chose.  Des 
bandes  d'énergumènes  couraient  le  pays,  peu  dif- 
férents de  ces  moines  des  environs  d'Antioche 
qu'on  vit,  douze  ou  treize  cents  ans  plus  tard,  pié- 
tiner «  comme  des  éléphants  »,  le  nord  de  la  Syrie 
pour  détruire  la  civilisation  gréco-romaine.  Ce*- 
prophètes  étaient  avant  tout  des  iahvéistes  fou- 
gueux, acharnés  contre  le  culte  de  Baal.  Mais  ce 
n'était  pas  seulement  un  mot  qui  les  mettait  en  de 
telles  rages.  Leur  véritable  grief  était  l'intrusion 
de  la  civilisation  tyrienne,  qu'un  gouvernement 
imprudent  aspirait  à  établir,  sans  préparation 
suffisante,  dans  un  pays  resté  obstinément  rustique 
et  pastoral. 

\.  I  Rois,  xxii,  6,  passage  ancien,  très  bon. 

2.  Il  Rois,  ix,  1  !  ;  Jér.,  xxix,  26. 

3.  Osée,  ix,  7  ;  Vôy.  Gesenius,  au  mot  N3Jnn. 


[880  av.  J -C.J  LES    1>EUX    ROYAUMES.  «79 

Ce  qui  faisait  la  principale  force  du  prophétisme 
iahvéiste,  c'était  son  organisation  en  corporation, 
avec  des  adeptes  et  des  novices,  qu'on  appelait  «  tils 
de  prophètes  »  .  Quoique  mariés 2,  ils  vivaient 
dans  des  cellules  3,  mangeaient  ensemble,  se  réu- 
nissaient dans  des  salles  pour  leurs  exercices  en 
commun,  surtout  pour  écouler  leur  maître  *.  Le 
chef  faisait  des  voyages  d'inspection  de  côté  et 
d'autre  5;  les  affiliés  se  divisaient  en  petites  bri- 
gades errantes,  analogues  aux  promenades  pieuses 
que  faisaient  les  franciscains  primitifs  pour  édifier 
les  populations  de  leur  extérieur  pieux.  On  les  con- 
fondait souvent  avec  les  nazirs 6.  Le  centre  du 
mouvement  était  le  haut  Carmel 7  et  la  plaine  de 
Jezraël,  presque  en  vue  de  Tyr.  Le  pays  de  Galaad, 
les  bords  du  Jourdain  et  la  localité  de  Galgal 
(d'Éphraïm  8)  paraissent  aussi  avoir  été  le  théâtre 
de  ces  étranges  manifestations. 

1.  II  Rois,  il,  7,  15  et  suiv.  ;  iv,  38  ;v,  22;  vi,  1. 

2.  Ibid.,  iv,  1. 

3.  Navoth,  voy.  tome  Ier,  p.  378  et  suiv. 

4.  Il  lîois,  VI,  1  et  suiv. 

5.  Ibid.,  iv,  38  et  suiv. 

6.  Amos,  il,  11-12. 

7.  Non  le  promontoire,  qui  fut  toujours  un  centre  de  culte 
païen.  Inscription  phénicienne,  Arch.  des  miss,  scient.,  3"  série, 
t.  XI,  p.  173  et  planche  I,  1  (Clermont-Ganneau). 

8.  II  Rois,  il,  l  et  suiv.  Voir  ci-dessus,  p.  196-197. 


Î80  HISTOIRE    DU    PEUPLE   D'.ISRAËL.    [880  av.  J.-C.» 

L'inspiration,  chez  les  prophètes  du  royaume 
d'Israël,  comme  chez  les  prophètes  du  temps  de 
Samuel,  était  excitée  par  des  moyens  extérieurs, 
des  danses,  des  procédés  orgiastiques,  analogues  à 
ceux  des  derviches  et  des  aïssaouas.  La  musique*, 
surtout  la  musique  des  instruments  à  corde1,  est 
présentée  comme  une  condition  nécessaire  de 
l'extase;  si  bien  que  le  prophète  lui-même  réclame 
un  harpiste,  «  pour  que  la  main  de  Iahvé  le  touche  » . 
Les  éructations  du  Voyant  n'étaient  plus  conçues 
dans  le  beau  style  parabolique  de  Balaam  ;  elles 
n'atteignaient  pas  encore  la  grande  rhétorique 
sonore  des  prophètes  du  vinc  siècle.  Quoique  l'écri- 
ture fût  déjà  fort  employée,  les  prophètes  du  temps 
des  Omrides  n'écrivaient  pas.  La  parole  leur  parais- 
sait même  un  moyen  insuffisant  pour  l'expression 
de  leur  pensée.  Souvent  ils  recouraient  au  langage 
symbolique,  à  des  faits  parlants,  pour  l'intelligence 
desquels  il  suffisait  d'avoir  des  yeux2.  Quelquefois 
ils  ne  reculaient  pas  devant  ces  charges  ou  façons 
bizarres  d'accrocher  l'œil,  qui  sont  le  procédé 
fondamental  de  nos  affiches  et  réclames  à  effet. 

L'ancien  Voyant  était  à  peine  thaumaturge. 
C'était  un  maudisseur  puissant,  un  jeteur  de  sorts. 

i   11  Rois,  m,  15. 

2.  t  Frappe-moi  »,  et  le  singulier  récit,  Il  Rois,  xm,  U-20. 


|880  «».  J.-C]  LES  DEUX  ROYAUMES.  «81 

La  thaumaturgie  des  prophètes  du  temps  d'Isaïe  se 
réduira  également  à  peu  de  chose.  A  l'époque  où 
nous  sommes,  au  contraire,  les  hommes  de  Dieu 
sont  bien  plus  des  thaumaturges,  de  puissants  vékils 
du  ciel,  que  des  prophètes  au  sens  ordinaire.  On  les 
suppose  revêtus  d'un  pouvoir  absolu  sur  la  nature1. 
Ils  ont  des  recettes,  des  procédés,  qui  laissent 
douter  si  la  base  de  leur  pouvoir  est  dans  l'ordre 
surnaturel,  ou  dans  des  connaissances  secrètes2, 
des  tours  de  prestidigitation,  des  passes  de  magné- 
tiseurs3. Le  miracle  est  considéré  comme  la  mani- 
festation essentielle  de  la  Divinité;  ce  qui  n'em- 
pêche pas  (singulière  inconséquence!)  que  l'ac- 
tion thaumaturgique  est  toujours  accompagnée  de 
moyens  naturels4,  qui  semblent  la  réduire  à  une 
magie  savante.  Sûrement,  il  faut  faire,  dans  ces 
choquants  récits5,  la  part  d'une  rédaction  tardive 

1.  II  Rois,  v,  s. 

"2.  Contre-poisons,  art  de  bonifier  les  sources  par  des  sels 
(II  Rois,  il,  19-22). 

3.  L'enfant  ressuscité  d'Élie  et  d'Elisée. 

4.  II  Rois,  iv,  38  et  suiv.  Guérison  de  la  lèpre,  fait  de 
Naainan,  Il  Rois,  v;  l'Abana  et  le  Pharphar,  II  Rois,  v,  lu2. 
—  Singulier  récii,  II  Rois,  XIII,  14  et  suiv. 

5.  Choquants,  surtout  si  l'on  songe  que  la  thaumaturgie  d'Élie 
et  d'Elisée  a  été  le  type  de  la  thaumaturgie  évangélique,  qui 
fut  la  grande  tache  du  christianisme  naissant.  Les  récits  dé- 
veloppés de  miracles,  dans  les  Évangiles,  viennent  de  là. 


282  HISTOIRE   DU   PEUPLE  D'ISRAËL.    |880  av  J.-C.) 

et  conçue  dans  un  esprit  singulièrement  hyperbo- 
lique. Il  paraît,  cependant,  que  le  miracle,  avec 
son  accompagnement  ordinaire  d'imposture  et  de 
simagrées,  fut  un  élément  de  ce  prophétisme  du 
temps  des  Omrides,  où  le  mal  et  le  bien  se  mêlent 
en  parts  presque  égales.  Babylone  et  l'Egypte  n'é- 
taient pas  plus  exemptes  que  le  peuple  d'Israël  de 
ces  chimères.  L'idée  de  dons  surnaturels  conférés  à 
certains  hommes  est  l'erreur  commune  des  races 
les  plus  élevées  comme  des  races  les  plus  déprimées 
de  l'antiquité. 

A  l'époque,  relativement  moderne,  où  s'écrivit 
la  légende  de  ce  mouvement  extraordinaire,  on  tint 
essentiellement  à  centraliser  l'action  prophétique 
entre  les  mains  de  deux  chefs,  dont  l'un,  fonda- 
teur surhumain,  sorte  de  second  Moïse,  déposi- 
taire des  pouvoirs  divins  en  son  temps  sur  la  terre, 
était  censé  avoir  transmis  à  l'autre,  avec  son  man- 
teau, ses  dons  surnaturels1.  Presque  tout  ce  que 
nous  lisons  sur  Ëlie  et  Elisée,  dans  les  livres  des 
Hois,  est  tiré  de  ces  Vies  de  prophètes,  empreintes 
d'un  caractère  fanatique  et  d'un  dédain  absolu 
de  la  réalité  \  où  se  complut  l'école  théocratique. 

1.  Il  Hois,  il. 

2.  Les  parties  relatives  à  Élie  el  Elisée,  extraites  de  l'agada 
prophétique,  sont  :  I  Hois,  xvn,  xvm,  xix  ;  Il  liois,  i  (moins  la 


(880  av.  J.-C]  LES   DEUX   ROYAUMES.  283 

Tout  cela  a  été  écrit  longtemps  après  les  faits.  Ces 
centaines  de  prophètes  tués,  fugitifs,  cachés  dans 
les  montagnes  et  les  cavernes1,  cette  espèce  de 
^éant  en  qui  se  résume  tout  un  âge  du  génie  prophé- 
tique d'Israël,  sentent  manifestement  la  légende. 
Le  rôle  d'Élie  surtout,  a  peu  d'attaches  sérieuses 
avec  les  données  authentiques  de  l'historiographie 
israélite.  Son  nom  «  Iah  est  mon  dieu  »  semble 
le  résumé  de  son  rôle 2.  On  ne  donne  pas  le  nom 
de  son  père.  Il  n'est  de  nulle  part;  car  ce  nom  de, 

première  phrase  et  la  dernière),  n,  iv,  v,  vi,  vu,  vin  (jus- 
qu'au v.  15),  ix  (jusqu'au  v.  13),  x  (de  18  à  30),  xm  (v.  20-21); 
II  Chron.,  xxi  (v.  12-15).  Il  y  a,  outre  cela,  des  parues  nou 
extraites  de  l'agada,  et  où  il  est  question  d'Élie  :  I  Rois,  xm 
(Nabolh)  ;  II  Rois,  m  (Mésa,  Elisée);  allusion  à  la  mort  de 
Jézabel,  II  Ilois,  ix  (cf.  I  Rois,  xxi,  23).  Le  passage  xm,  14  et 
suiv.,  est  tout  à  fait  énigmatique  et  d'une  source  à  part.  Notez 
que,  dans  le  chapitre  xx,  qui  n'est  pas  de  l'agada,  et  où  il  est 
beaucoup  question  de  prophètes,  Élie  n'est  pas  nommé.  Même 
observation  pour  le  chapitre  XXII.  L'historiographe  des  chapitres 
xx  et  xxn  exclut  Élie.  Achab,  en  ces  chapitres,  n'est  pas  trop 
mal  avec  les  prophètes.  La  consultation  xxn,  5  et  suiv.,  est 
inconciliable  avec  les  récits  sur  Élie.  Les  exagérations  et  les 
impossibilités  surabondent  en  ces  récits.  La  *ie  d'Elisée  manque 
de  topographie  précise  (II  Rois,  v,  24,  VîVH  ;  vi,  inil.)  ;  l'ono- 
mastique y  est  vague  (le  roi  de  Syrie,  le  roi  d'Israël)  ;  l'auteur 
évite  les  noms  propres. 

1.  I  Rois,  xvm,  4,  13;  xix,  10-14.  Tous  sont  tués  excepté 
Élie.  xvm,  22  ;  xix,  14.  Cf.  Il  Rois,  ix,  7. 

2.  Notez  que  le  préfet  du  palais,  comparse  d'Élie,  s'appelle 
tussi  ObadiahoUé 


284  HISTOIRE  DU   PEUPLE   D'ISRAËL.    (880  av.  J  -C.j 

Thesbite,  supposant  une  localité  de  Thisbé,  qui  n'a 
jamais  existé,  n'est  que  le  résultat  d'une  erreur  de 
copiste1.  Sa  vie,  enfin,  semble  par  moment,  n'être 
qu'un  décalque  de  celle  d'Elisée2.  11  y  a  donc  peu 
d'histoire  à  extraire  de  ces  fables  grandioses.  Êlie 
est,  en  un  sens  général,  une  personnification  idéale 
du  prophète  puritain  de  Iahvé,  en  opposition  avec 
l'éclectisme  religieux,  dont  Salomon  avait  donné 
l'exemple  en  Juda  et  qu'en  Israël  Achab  s'efforçait 
d'imiter. 

Dans  le  cas  d'Élie,  comme  dans  le  cas  de  Jésus, 
c'est  surtout  la  légende  qui  fut  féconde.  Cette  bio- 
graphie sombre  et  sans  charme,  à  la  fois  sublime 
et  côtoyant  le  ridicule,  grotesque  même  parfois, 
autant  que  la  haute  antiquité  permet  l'emploi  d'un 
tel  mot,  resta  comme  le  levain  puissant  des  révo- 
lutions futures.  Moïse  n'est  qu'un  ministre  de  Dieu, 
un  porte-parole  agréé  de  l'Éternel.  Élie  est  maître 


1.  'QlCnn  est  une  variante  redoublée  de  ^a^DD  qui  est  à  côté. 
1  Rois,  xvn,  1.  Voy.  Tobie,  I,  verset  1. 

2.  Comparez  II  Rois,  II,  13  et  suiv.,  à  II  Rois,  H,  8;  —  II  Rois, 
vin,  I,  à  I  Rois,  xvn,  1  ;  XVIII,  1  ;  —  II  Rois,  vu,  1  et  suiv.,  à 

1  Rois,  XVIII,  44  et  suiv.  ;  —  II  Rois,  vin,  10,  à  II  Rois,  I,  4;  — 
II  Rois,  ix,  7  et  suiv.,  à  I  Rois,  xxi,  21  et  suiv.  ;  —  II  Rois,  iv, 

2  et  suiv.,  à  I  Rois,  xvn,  1  i  et  suiv  ;  —  II  Rois,  iv,  8  et  suiv.,  à 
)  Rois,  xvn,  17  et  suiv.  ;  —  il  Rois,  il,  23  et  suiv.,  à  11  Rois,  I, 
10  et  suiv. 


[880  a».  J.-C.]  LES  DEUX   ROYAUMES.  285 

des  saisons,  de  la  rosée,  de  la  pluie1.  Il  fait  peser 
sur  des  pays  entiers  des  années  de  sécheresse, 
d'affreuses  famines.  11  vit  en  ascète  dans  le  désert, 
de  l'eau  de  ruisseaux  qui  ne  tarissent  pas,  nourri 
par  les  corbeaux,  qui  lui  apportent  sa  portion  jour- 
nalière. Son  vêtement  est  une  peau  de  bête  avec 
ses  poils,  retenue  par  une  ceinture  de  cuir2.  Sa 
thaumaturgie  est  étrange  et  pourtant  vise  à  être  à 
demi  raisonnable;  il  ressuscite  les  morts  en  se  col- 
lant sur  eux  et  leur  passant  son  fluide  de  vie, 
comme  par  un  courant  d'induction.  Sa  présence 
est  encore  plus  redoutable  que  bienfaisante.  Elle 
rappelle  les  péchés  d'une  maison,  et,  le  malheur 
étant  la  suite  du  péché,  elle  porte  malheur.  Traqué 
comme  une  bête  fauve  par  les  rois3 ,  il  est  avec  eux 
d'une  impertinence  suprême4.  Ses  défis  aux  prêtres 
de  Baal  sur  le  Carmel5  sont  le  comble  de  l'orgueil 
théologique.  Il  ne  meurt  pas  6;  enlevé  au  ciel  sur 
un  char  de  feu,  il  est  réservé  pour  les  fables  fu- 
tures, bien  plus  hardies  encore.  Élie  sera  la  base 


1.  I  Rois,  xvn,  1  et  suit. 

2.  II  Rois,  I,  8. 

3.  I  Rois,  xvin,  7  et  suit, 
i.  Il  Rois,  1. 

5.  I  Rois,  xvill. 

6.  II  Rois.  u. 


286  HISTOIRE   DU   PEUPLE  D'ISRAËL.     [880  av.  J.-C.) 

des  mythologies  juive,  chrétienne  et  musulmane4. 
Il  sera  le  grand  agent  divin  du  messianisme,  le 
préparateur  des  apparitions  célestes2,  le  prophète 
des  derniers  jours.  Jean-Baptiste  ne  sera  qu'un 
reflet  de  lui.  Jésus,  qui  ne  lui  ressembla  guère, 
s'autorisa,  dit-on,  pour  augmenter  son  prestige,  de 
colloques  secrets  qu'il  aurait  eus,  sur  des  mon- 
tagnes invisibles,  avec  lui. 

On  croit  seniir,  en  effet,  un  souffle  anticipé  de 
l'Évangile  dans  le  récit  de  la  vision  d'Élie  sur  le 
Iloreb.  Découragé  de  la  mission  que  Dieu  lui  a 
imposée,  Élie  demande  la  mort.  L'Éternel,  pour  le 
reconforter,  met  à  la  portée  de  sa  tête  un  pain  et 
une  cruche  d'eau.  Avec  la  force  que  cette  nourri- 
ture lui  donne,  il  marche  quarante  jours  et  qua- 
rante nuits,  jusqu'à  «  la  montagne  de  Dieu,  le 
Iloreb  ».  Il  entre  dans  la  caverne3,  et  y  passe  la 
nuit.  Une  voix  l'avertit  que  Iahvé,  dans  sa  gloire, 
va  passer;  il  sort  pour  voir...  D'abord,  c'est  une 
tempête  violente  qui  fend  les  montagnes  et  brise 
les  rochers  devant  Iahvé;  mais  Iahvé  n'est  pas  dans 
la  tempête.  —  Après  la  tempête,  c'est  un  trem- 
blement de  terre;  Iahvé  n'est  pas  dans  le  tremble- 

i.  Les  légendes  arabes  du  Hodhr  se  concentrèrent  sur  lui. 

2.  Malaki,  dernier  chapitre. 

3.  Comparez  Exode,  xxxm,  22. 


[880  «v  J.-6.]  LES   DEUX   ROYAUMES.  Ml 

ment  de  terre.  —  Après  le  tremblement  de  terre, 
c'est  un  feu;  Iahvé  n'est  pas  dans  le  feu.  — Après 
le  feu,  c'est  un  petit  bruit  doux  et  léger.  A  ce 
signe,  Ëlie  reconnaît  Iahvé  et  se  voile  la  face  avec 
son  manteau  '.  Le  dernier  compilateur  de  ces  his- 
toires a  si  peu  le  sentiment  de  l'unité  de  son  ré- 
cit, qu'il  oublie  les  louanges  accordées,  quelques 
pages  plus  haut,  à  d'affreux  massacres  censés 
commandés  par  ce  môme  prophète,  à  qui  Iahvé 
donne  ici  une  si  admirable  leçon  de  douceur. 

La  légende,  en  ce  qui  concerne  Ëlie,  a-t-elle 
tout  à  fait  travaillé  dans  le  vide?  Nous  ne  le  pen- 
sons pas  plus  qu'en  ce  qui  concerne  Jésus.  Le  pro- 
phétisme  d'Amos  et  d'Osée,  que  nous  connaissons 
par  des  documents  directs,  n'est  postérieur  que  de 
soixante  ans  à  Élie  et  Elisée.  Or  le  ton  en  est  aussi 
violent  que  celui  que  les  agadas  prêtent  à  Élie 
et  à  Elisée.  Gomme  Élie  et  Elisée,  Amos  arrête  les 
fléaux  divins2.  Le  rédacteur  dit  jéhoviste  de  l'Hexa- 
teuque  montre  par  moments  3  une  férocité  com- 
parable à  celle  qu'on  prête  à  Élie.  Elisée  est  cer- 
tainement un  personnage  historique,  et  il  était 

f.  I  Rois,  xix. 

2.  Amos,  vu,  3,  6. 

3.  Exodo,    xxiu,    -29  ;    sa   'héoric    sur    l'extermination    des 
Channnéens. 


i88  HISTOIRE  DU  PEUPLE  D'ISRAËL.    [880  av.  J.-C.j 

question  de  lui  dans  les  annales  sérieuses  d'Israël*. 
Ëlie  paraît  aussi  avoir  été  un  prophète  réel,  celui 
qui  intervint  dans  l'épisode  de  Naboth  et  dontl'ana- 
thôme  fut  censé  avoir  amené  la  ruine  de  la  maison 
d'Achab.  Il  était,  à  ce  qu'il  semble,  originaire  du 
pays  deGalaad,  et  demeurait  habituellement  dans 
les  crevasses  profondes  du  torrent  de  Crith,  à  l'est 
du  Jourdain  2.  Sous  Jéhu,  le  souvenir  de  son  op- 
position le  grandit  outre  mesure.  Le  prophctisme 
vainqueur  le  tint  pour  son  héros;  la  légende  le 
choisit  pour  représenter  à  lui  seul  l'âge  où  l'on  se 
figurait  que  l'esprit  prophétique  avait  été  porté  à 
son  plus  haut  point  de  puissance 3. 

C'était  le  temps  où  la  légende  de  Moïse  attei- 
gnait ses  proportions  colossales.  Le  géant  du  Sina* 
paraît  une  création  de  l'école  d'Élie.  Les  deux  lé- 
gendes se  compénétrèrent.  Élie  a  dans  le  Horeb1 
des  visions  qui  ont  avec  celles  de  Moïse,  au  même 
lieu,  les  plus  grandes  ressemblances. 

1.  Voy.  ci-après,  p.  306,  411. 

2.  Aujourd'hui  Wadi  Adjlun. 

3.  Le  premier  noyau  de  la  légende  d'Élie  a  dû  être  rédigé  en 
Israël  avant  722.  Un  Judaïte  du  temps  de  Josias  devait  trouver 
tout  cela  scandaleux,  surtout  l'autel  dont  il  est  question  I  ftois, 
xviu.  Notez  aussi  1  Kois,  xix,  10.  Les  Chroniques,  livre  tout 
hiérosolymite,  omettent  à  peu  près  ce  qui  concerne  Élie. 

A.  Voir  ci-dessus,  p.  280-287. 


av.  l.-C]  LES    DEUX   ROYAUMES.  Î89 

L'Orient  a  toujours  connu  ces  types  bizarres, 
dont  les  derviches  musulmans,  se  livrant  impu- 
nément à  toutes  les  aberrations  de  l'inspiration 
individuelle,  sont  les  représentants  de  nos  jours. 
Au  ixc  siècle  avant  Jésus-Christ,  le  naziréat,  con- 
sistant dans  l'abstinence  de  liqueurs  fermentées 
et  dans  l'interdiction  de  se  couper  les  cheveux 
(symbole  de  la  force  de  la  vie  sauvage  primi- 
tive 4)  était  déjà  répandu2.  Vers  le  temps  même 
d'Élie,  et  dans  ces  régions  transjordaniennes  qui 
paraissent  avoir  été  son  pays,  se  produisit  un 
institut  fort  analogue  au  collège  ascétique  des  pro- 
phètes du  Garmel.  De  même  que  le  moyen  âge, 
travaillé  du  désir  de  revenir  à  l'idéal  primitif  du 
christianisme,  créa  les  ordres  mendiants  ;  de 
même  l'exaltation  patriarcale  du  royaume  d'Israël 
créa  de  vrais  moines,  un  ordre  religieux  dans 
toute  la  force  du  terme.  Nous  avons  déjà  remarqué 
que,  chaque  fois  qu'un  avenir  de  civilisation  maté- 
rielle s'ouvrait  pour  Israël,  la  conscience  de  ce 
peuple  singulier  refluait  vers  un  passé  idéal  de  vie 
nomade.  Des  gens  en  vinrent  à  faire  de  la  vie 
nomade  un  vœu,  une  perfection  religieuse.  Un 
certain  Jonadab,  fils  de  Rékab,  appartenant  à  ce 

1.  Samson. 

2.  Amos,  K,  11-12. 

U.  [g 


Î90  HISTOIKE   DU  PEUPLE  D'ISRAËL.     [880  «t.  J.-C.] 

qu'il  semble  à  la  tribu  arabe  des  Kénites,  amis 
d'Israël  * ,  donna  pour  prescription  à  sa  famille 
d'observer  toujours  les  règles  de  l'ancienne  vie,  de 
demeurer  sous  la  tente,  de  ne  pas  cultiver  la  terre, 
de  s'abstenir  de  vin 2.  Les  Rékabites  choisirent 
pour  mener  ce  genre  de  vie  un  des  cantons  fores- 
tiers de  la  Palestine,  du  côté  du  Hauran.  L'ana- 
logie de  leur  institut  avec  celui  d'Élie  donne  lieu 
de  se  demander  si  la  légende  d'Élie  n'est  pas  une 
légende  rékabite.  Nous  trouverons  bientôt  Jonadab 
jouant,  auprès  de  Jéhu,  un  rôle  analogue  à  celui 
des  prophètes  et  travaillant  dans  le  sens  du  mono- 
théisme le  plus  pur.  Les  nazirs  et  les  nabis  de- 
vinrent dès  lors  des  catégories  de  personnes  ana- 
logues, souvent  associées3. 

Une  vraie  pensée  religieuse,  très  grossière  encore 
et  empoisonnée  par  un  fanatisme  sombre,  animait 
ces  redoutables  champions  qui  assurèrent  défini- 
tivement la  victoire  de  Iahvé.  Les  prophètes  de 
cette  nouvelle  école  sont  bien  supérieurs  à  l'ancien 
sorcier,  qui,  propriétaire  de  sa  faculté  prophé- 
tique, l'exploitait  à  sa  guise,  et  qu'on  ne  pouvait 

i.  I  Giron.,  il,  55. 

2.  Jérémie,  xxxv.  Cf.  Diodore  de  Sicile,  passage  sur  les  Naba- 
téens  nomades,  XIX,  94. 

3.  Amos,  il,  12,  nazir  en  parallélisme  avec  nabi. 


[880  av.  J.-C.]  LES  DEUX  ROYAUMES.  891 

aborder  qu'une   pièce   de  monnaie  à    la  main. 
Ceux-ci  ne  reçoivent  rien  pour  les  services  sur- 
naturels qu'ils  rendent;  leur  entourage  également 
ne  doit  rien  accepter  *.   L'opposition   qu'ils  font 
aux    cultes   impurs    de  la   Phénicie    repose   sur 
un  grand  sérieux  moral.  On  est  ému  de  les  voir 
prendre  la  défense  du  faible  et  protester  à  la  face 
du  roi  contre  l'assassinat  d'un  pauvre  homme2. 
Iahvé,  dans  l'opinion  de  ces  ardents  seclaires,  est 
encore,  au  plus  haut  degré,   un   dieu    local.    II 
n'aime  que  la  Palestine3;  il  a  un  nom;  il  est  quel- 
qu'un et  non  pas  un  autre.   L'égoïsme  farouche 
d'un  nationalisme  exclusif  qui  confisque  la  Divinité 
à  son  profit  est  loin  assurément  de  l'idéal  de  la  vé- 
rité religieuse.  Mais  la  pauvre  humanité  est  ainsi 
faite  qu'elle  n'obtient  le  bien  qu'au  prix  du  mal,  la 
vérité  qu'en  traversant  l'erreur.  Qui  peut  mainte- 
nant accepter  sans  réserve  l'héritage  de  Calvin,  de 
Henri  VIII  et  de  Jean  de  Leyde?  Et  pourtant  le  pro- 
testantisme du  xvie  siècle  marqua   certainement 
dans  le  progrès  religieux  un  pas  décisif. 

1.  Elisée  et  Naaman,  fait  de  Géhasi,  II  Rois,  IV  et  7. 

2.  I  Rois,  xxi,  17  et  suiv.  (bonae  nolae). 

3.  Épisode  de  Naaman. 


CHAPITRE  VIII 


RÈGNES    D'ACHAB  ET  DE   JOSAPHAT. 


Les  détails  authentiques  nous  manquent  sur  la 
lutte  entre  la  dynastie  omride  et  les  écoles  pro- 
phétiques1. La  légende  a  de  beaucoup  forcé  les 
choses  en  ce  qui  concerne  l'étendue  des  persécu- 
tions et  le  fanatisme  de  la  résistance,  au  moins 
sous  le  règne  d'Achab.  Il  n'est  pas  douteux, 
cependant,  que  les  hommes  de  Dieu  n'aient  fait  à 
Achab  et  à  Jézabel  une  guerre  ardente.  Quand  on 
voit  un  homme  aussi  pieux  qu'Asa  obligé  de  sévir 
contre  les  prophètes,  on  ne  s'étonne  guère  que  le 
fils  d'Omri  ait  eu  besoin  de  recourir  à  des  rigueurs 

1.  Les  agadas  prophétiques  insérés  dans  les  livres  des  Rois 
sont  empreints  d'une  énorme  exagération.  Il  est  remarquable, 
cependant,  que  Michée  (vi,  16),  vers  725,  présente  les  Omrides 
comme  les  fondateurs  de  l'idolâtrie  en  Israël.  L'opinion  était 
donc  faite  à  cet  égard  avant  la  destruction  du  royaume  de 
Samarie. 


[875  av.  J.-C]  LBS   DEUX    ROYAUMES.  «93 

contre  ces  corporations  puissantes,  qui  défendaient 
les  anciennes  mœurs.  La  royauté  avait  des  exi- 
gences; les  prophètes  les  trouvaient  exorbitantes  et 
opposaient  aux  raisons  d'État  l'individualisme  pri- 
mitif, intraitable  sur  le  droit  personnel.  Ils  ren- 
daient ainsi  tout  progrès  impossible  et  forçaient 
l'autorité  à  des  actes  odieux.  C'est  la  tactique 
ordinaire  des  partis  cléricaux.  Ils  poussent  à 
bout  l'autorité  civile,  puis  présentent  les  actes  de 
fermeté  qu'ils  ont  provoqués  comme  d'atroces  vio- 
lences. Le  naïf  anarchisme  des  Arabes  ne  sait  pas 
distinguer  entre  les  nécessités  de  l'État  et  l'égoïsme 
du  souverain1.  Une  expropiation  pour  cause  d'uti- 
lité publique  leur  paraît  un  vol.  On  prétendit  qu'un 
certain  Naboth  de  Jezraël,  qui  refusa,  par  amour 
du  patrimoine  héréditaire,  de  céder  son  champ 
pour  l'agrandissement  des  jardins  royaux,  périt 
victime  d'odieuses  machinations.  On  raconta  plus 
tard  les  menaces  terribles  que  le  prophète  Élie 
aurait  proférées,  à  ce  sujet,  contre  Achab  et 
Jézabel  a.  Naturellement,  l'étrangère  portait  plus 
lourdement  encore  que  son  mari  le  poids  de  l'im- 

1.  Se  rappeler  le  discours  de  Samuel  contre  la  royauté. 

2. 1  Rois,  xxi.  Ce  chapitre  n'appartient  pas  à  l'agada  prophé» 
tique.  Il  a  une  certaine  précision  historique  (v.  22;  comp.  IRois, 
xiv,  7  ;  xvi,  4). 


294  HISTOIRE  DU   PEUPLE   D'ISRAËL.     [875  ar.  J.-".J 

popularité  créée  par  les  déclamations  des  pro- 
phètes de  Iahvé. 

Et  pourtant,  sans  aspirer  à  un  rôle  au-dessus  de 
ses  forces,  cette  dynastie  de  Samarie  avait,  dans  le 
monde  syrien,  une  tenue  très  ferme  et  très  hono- 
rable. Le  pays  de  Moab  lui  paya  tribut  et  fut  stricte- 
ment maintenu  dans  la  sujétion  '.  Les  Ammonites 
paraissent  aussi  lui  avoir  obéi 2.  Le  mariage  d'Achab 
avec  Jézabel  le  mettait  en  rapport  avec  la  famille 
régnante  de  Tyr.  Le  royaume  de  Damas  avait  pris, 
depuis  un  siècle,  une  grande  importance.  Damas 
était  un  centre  de  civilisation  industrielle  très 
brillant.  «  Le  bien-être  de  Damas  »  était  pro- 
verbial3. On  disait  dès  lors  «  un  damas  »  pour 
désigner  de  riches  couvertures  damassées  *.  Rézon, 
Tabrimmon,  Benhadad  Ier  n'avaient  plié  qu'un  mo- 
ment devant  David.  La  guerre  entre  Damas  et  Is- 
raël était  presque  continuelle,  et  la  division  des 
deux  royaumes  Israélites  favorisait  singulièrement 
les  armes  damasquines.  Benhadad  II5  envahit  le 

1.  II  Rois,  ni,  18.  Inscr.  de  Mésa,  lignes  8-9.  Voy.  Journ.  des 
la».,  mars  1887. 

2.  Duncker,  Gesch.  des  Alt.,  p.  186. 

3.  p»D1  31t3  l?D.  II  Rois,  vin,  9. 
4-.  Anios,  III,  12. 

5.  Son  vrai  nom  peut  avoir  été  Hadadézer  (Schrader,  p.  201), 
par  la  loi  d'atavisme  des  noms  propres. 


[875  »*.  J.-C]  LES    DEUX    KO  Y  A  UNE  S.  W5 

royaume  du  Nord  avec  une  des  armées  les  plus 
fortes  qu'on  eût  vues  en  ces  parages.  Il  avait 
trente-deux  rois  dans  son  armée  et  une  cavale- 
rie redoutable.  Benhadad  marcha  victorieusement 
sur  Samarie.  Achab  parlementa,  accepta  d'abord 
d'assez  rudes  conditions.  Les  prophètes  s'en  mê- 
lèrent. Une  vigoureuse  sortie  des  gens  de  Samarie 
décida  du  sort  de  la  première  campagne. 

Benhadad  se  retira,  bien  décidé  à  revenir  et  a 
engager  la  lutte,  non  dans  les  régions  montagneuses 
comme  Samarie,  où  sa  cavalerie  ne  pouvait  se 
déployer,  mais  dans  la  plaine  de  Jezraël.  «  Leurs 
dieux  sont  des  dieux  de  montagnes,  lui  dirent  ses 
officiers;  c'est  pour  cela  qu'ils  nous  ont  vaincus, 
Attaquons-les  dans  la  plaine;  sûrement  nous  les 
vaincrons.  »  On  lui  donna  un  conseil  beaucoup  plus 
politique,  en  l'engageant  à  remplacer  ses  trente- 
six  rois  par  autant  de  pahot,  ou  fonctionnaires 
sous  ses  ordres,  c'est-à-dire  à  fortifier  son  organi- 
sation militaire,  à  peu  près  comme  nous  l'avons 
vu  faire  de  nos  jours  dans  l'empire  allemand. 

Un  an  après,  en  effet,  Benhadad  marcha  de  nou- 
veau avec  ses  Araméens  et  prit  positions  dansAfeq, 
près  de  Jezraël  *,  où  résidait  Achab.  La  plaine,  iar- 

i.  On  doute  de  l'idendité  des  deux  Aphek,  I  Sam.,  xxix,  \,  et 


296  HISTOIRE   DU   PEUPLE   D'ISRAËL.     [875  av.  J.-C.J  - 

gemeni  ouverte  en  cet  endroit,  était  favorable  aux 
Araméens;  les  Israélites  furent  pris  de  grandes  hési- 
tations. Les  prophètes  iahvéistes  soutenaient  que 
Iahvé  était  un  dieu  de  plaine  aussi  bien  qu'un  dieu 
de  montagnes,  et  poussaient  à  la  bataille.  Achab, 
plus  prudent,  traita  sur  la  base  du  statu  quo  ante 
bellum.  Benhadad  II  rendit  les  places  que  son  père 
avait  prises  à  Omri,  et  donna  aux  Samaritains  dans 
Damas  des  quartiers  francs  comme  les  Damasquins 
en  avaient  dans  Samarie.  Les  prophètes,  ou  plutôt 
les  affiliés  de  cette  congrégation  dangereuse,  furent 
mécontents  et  signifièrent  au  roi  par  divers  apo- 
logues en  action  qu'il  avait  mal  fait  de  ne  pas  exter- 
miner tous  les  Syriens  *. 

Josaphat,  à  Jérusalem,  était  dans  de  bien  meil 
leurs  termes  avec  les  hommes  de  Dieu.  Il  eut  en 
même  temps  le  grand  bon  sens  de  vivre  en  paix 
avec  le  roi  de  Samarie.  L'alliance  des  deux  rois  fut- 
scellée  par  le  mariage  d'Athalie,  lille  d'Omri,  avec 
Joram,  fils  de  Josaphat 2.  Trois  ans  s'étaient  écou- 

I  Rois,  xx,  26,  30.  La  circonstance  alléguée  par  les  prophètes 
porte  à  croire  qne  l'Aphek  ici  en  question  était  dans  la  plaine  de 
Jezraël.  C'était  l'endroit  ordinaire  des  rencontres  entre  les  Israé- 
lites et  les  Damasquins.  Il  Rois,  xin,  17. 

1.  I  Rois,  xx,  35-43,  ancien. 

2.  II  Rois,  vin,  18,   26;   Il  Cbron.,  xxn,  2.   Voir  ci-après, 
p.  310,  note. 


(875  av.  J.-C.J  LES   DEUX   ROYAUMES.  297 

lés  depuis  la  deuxième  campagne  de  Benhadad*. 
Il  paraît  que  celui-ci  avait  mal  rempli  ses  pro- 
messes en  ce  qui  concerne  la  restitution  des  villes 
du  Galaad  2.  Josaphat  vint  visiter  le  roi  d'Israël 
a  Samarie.  Ils  résolurent  de  marcher  ensemble 
contre  Benhadad.  L'objectif  de  la  campagne  fut  la 
reprise  de  Bamoth-Galaad.  Une  communion  reli- 
gieuse sans  réserve  régnait  entre  les  deux  rois. 

1.  I  Bois,  xxn,  ancien.  Josaphat  et  Achab  y  professent  la 
même  religion;  Achab  y  est  assez  bien  avec  les  prophètes  de 
Iahvé;  Élie  ne  figure  pas.  Notez  le  mil1  t!m  comme  aux  temps 
anciens.  On  peut  voir  dans  ce  chapitre  un  extrait  de  la  Vie  de 
Josaphat  par  Jéhu  fils  de  Hanani,  Il  Ghron.,  xx,  34. 

2.  C'est  ici,  d'après  M.  Schrader  et  la  plupart  des  assyriologues, 
qu'il  faudrait  placer  la  bataille  de  Karkar,  livrée,  en  l'an  854,  selon 
la  chronologie  assyrienne,  par  Salmanasar  II,  à  une  ligue  de  rois 
de  Syrie,  parmi  lesquels  figureraient  Benhadad  et  Achab  (Schrader, 
Keilinschr.  und  Gesch.,  p.  356  et  suiv.,  Keilinschr.  und  das 
A.  T.,  p.  193  et  suiv.).  Je  pense,  comme  M.  Wellhausen,  qu'il 
est  très  difficile  d'admettre  une  alliance  de  Benhadad  et  du  roi 
d'Israël  à  cette  date.  La  Palestine  n'a  connu  l'Assyrie  conquérante 
que  cent  ans  plus  tard.  En  outre,  il  n'est  pas  possible  qu'un  fait 
aussi  important  que  l'expédition  de  Salmanasar  II  n'eût  pas  laissé 
de  traces  dans  les  annales  d'Israël,  tout  écourtées  qu'elles  sont. 
Ces  listes  assyriennes  peuvent,  comme  les  listes  égyptiennes  des 
campagnes  de  Syrie,  être  des  bulletins  mensongers,  composés  a 
priori,  où  l'on  prenait  d'office  les  noms  de  villes  pour  en  faire  des 
vaincus.  Bemarquez  que  les  plus  anciens  prophètes  ne  parlent 
jamais  d'Assur  ;  or,  dès  qu'Assur  apparaît  dans  les  affaires  de 
Syrie,  on  en  sent  le  contre-coup  chez  les  prophètes.  Bien  de  plus 
facile  que  de  classer  les  prophètes  en  antérieurs  ou  posté  rieurs  à 
l'entrée  en  scène  des  Assyriens  (vers  750  avant  J.-C), 


298  HISTOIRE    DU   PEUPLE   D'ISRAËL.     [875  av.  J.-C.J 

Aehab  rassembla  ses  prophètes  au  nombre  de  quatre 
cents,  et  leur  demanda  s'il  fallait  marcher  contre 
Ramoth-Galaad.  Ils  répondirent  affirmativement. 
Josaphat  eut  des  doutes.  Alors  se  passa  une  scène 
étrange,  dont  le  vivant  tableau  nous  a  été  conservé1; 
nous  nous  bornerons  à  le  traduire. 

«  N'y  a-t-il  pas,  demanda  Josaphat,  d'autre  prophète  de 
Iahvé  que  nous  puissions  consulter? —  Il  y  a  bien  encore 
quelqu'un,  répondit  le  roi  d'Israël,  par  qui  on  peut  consul- 
ter Iahvé;  mais  je  le  hais,  par  ce  qu'il  ne  me  prophétise 
jamais  que  du  mal;  c'est  Mikaïahou,  filsd'Imla  ».  Et  Josa- 
phat dit:  «  Que  le  roi  ne  parle  pas  ainsi.  »  Alors  le  roi  d'Is- 
raël appela  un  ennuque  et  lui  dit  :  «  Fais  vite  venir  Mikaïa- 
hou fils  d'Imla  !  »  Or,  pendant  que  le  roi  d'Israël  et  le  roi 
de  Juda  étaient  assis  chacun  sur  un  siège,  revêtus  de  leurs 
costumes,  sur  la  place  à  l'entrée  de  la  porte  de  Samarie,  et 
que  tous  les  prophètes  prophétisaient  devant  eux,  Sidkiah 
fils  de  Kenaana,  qui  s'était  fait  des  cornes  de  fer  au  front, 
apparut  et  s'écria  :  «  Voici  ce  que  dit  Iahvé  :  «  Avec  ceci  [mon- 
»  Irant  les  cornes],  tu  écraseras  les  Araméens  jusqu'au  der- 
»  nier.  »  Et  tous  les  prophètes  prophétisaient  de  même, 
disant  :  «  Marche  contre  Ramoth-Galaad  et  triomphe  !  Iahvé 
la  livrera  au  roi!  »  Cependant  le  messager  qui  était  allé 
appeler  Mikaïahou  lui  parla  en  ces  termes  :  «  Voilà  que  les 
prophètes  à  l'unanimité  ont  prédit  du  bien  au  roi;  que  ta 
parole  ne  soit  pas  en  désaccord  avec  la  leur;  prédis  aussi 
du  bien  !  »  Mais  Mikaïahou  répondit  :  «  Par  la  vie  de  Iahvé  1 
ce  (jue  Iahvé  me  commandera,  je  le  dirai.  » 

Lorsqu'il  fut  venu  auprès  du  roi,  celui-ci  l'apostropha  : 

i.  I  Rois,  xxn,  7  et  suiv. 


1875  av.  i.-C.J  LES    DEUX    ROYAUMES.  2'J9 

«  Mikalahoul  devons-nous  aller  à  la  guerre  contre  Ramoth- 
Galaad,  ou  bien  devons-nous  n'en  rien  faire?  »  Mikaiahou  lui 
répondit  [en  reprenant  ironiquement  les  paroles  des  autres 
prophètes]  :  «  Marche  et  triomphe  :  l'Eternel  livrera  tout  au 
roi.  »  Le  roi  continua  :  «  Combien  de  fois  dois-je  le  supplier 
de  ne  me  dire  que  la  vérité  au  nom  de  Iahvé?  »  Mikaiahou 
[rentrant  alors  dans  le  sérieux  de  son  rôle]  dit  :  «  J'ai  vu 
tout  Israël  dispersé  sur  les  hauteurs,  comme  un  troupeau 
sans  berger...  —  Ne  t'avais-je  pas  bien  dit,  reprit  Achab, 
qu'il  ne  me  prédirait  rien  de  bon?  »  Mikaiahou  ajouta  [sur 
un  ton  plus  haut  encore]  :  «  Écoute  donc  la  parole  de  Iahvé. 
J'ai  vu  Iahvé  assis  sur  son  trône  et  toute  l'armée  du  ciel  ' 
debout  autour  de  lui,  à  droite  et  à  gauche.  Et  Iahvé  di- 
sait :  «  Qui  est-ce  qui  saura  égarer  Achab,  de  façon  qu'il 
»  marche  contre  Ramolh<-Galaad  et  qu'il  y  périsse?  »  Et  l'un 
disait  ceci,  l'autre  disait  cela.  Alors  l'Esprit  '  sortit  [des 
rangs],  et  se  présenta  devant  Iahvé,  et  dit  :  «  C'est  moi  qui 
»  l'égaierai  !  »  Et  Iahvé  lui  dit  :  «  Comment  cela?  »  Et  l'Es- 
prit répondit:  <r  Je  sortirai,  et  je  serai  un  esprit  de  meii- 
»  songe  dans  la  bouche  de  tous  ses  prophètes.  »  Et  Iahvé  dit  : 
«  Va,  sors  et  fais  ainsi  !  »  Et  maintenant,  donc,  Iahvé  a  mis  un 
esprit  de  mensonge  dans  la  bouche  de  tous  tes  prophètes  que 
voilà  ;  c'est  le  malheur,  en  réalité,  qu'il  a  décrété  conlre  toi  !  » 
Alors  Sidkiah  fils  de  Kenaana  s'approcha  et  frappa  Mi- 
kaiahou sur  la  joue,  en  disant  :  «  Par  quelle  route  l'Esprit 
de  Iahvé  a-t-il  passé  pour  aller  de  moi  à  toi  ?  »  Et  Mi- 
kaiahou répondit  :  «  Tu  le  verras  bien,  le  jour  où  tu  cour- 
ras de  chambre  en  chambre  pour  te  cacher3.  »  Achab  or- 

J.   OTOVI!  N3S. 

2.  L'Esprit  [saint],  source  de  l'inspiration  des  prophètes. 

3.  Le   document   primitif   contenait   sans   doute    l'anecdote 
répondant  à  cette  prophétie. 


300  HISTOIRE   DU   PEUPLE   D'ISRAËL.     [875  av.  J.-C.) 

donna  de  saisir  Mikaïahou  et  de  le  remettre  à  Amon,  le 
commandant  de  la  ville,  et  à  Joas,  grand  vizir  du  roi,  avec 
cet  ordre  :  «  Mettez  cet  homme  en  prison,  et  donnez-lui  la 
ration  de  pain  et  d'eau  qu'on  donne  en  temps  de  détresse, 
jusqu'à  ce  que  je  revienne  en  bonne  santé.  »  Et  Mikaïahou 
dit  :  «  Si  jamais  tu  reviens  en  bonne  santé,  ce  n'est  pas 
Iahvé  qui  aura  parlé  par  moi*.  » 

Achab  et  Josaphat  marchèrent  ensemble  contre 
Ramoth-Galaad.  Benhadad  en  voulait  particuliè- 
rement à  Achab,  et  ordonna  à  ses  trente-deux  chefs 
de  char  de  diriger  toutes  leurs  attaques  contre  lui. 
Achab  alla  au  combat  déguisé,  ce  qui  faillit  faire 
périr  Josaphat,  qu'on  prit  pour  lui.  Les  deux  rois 
montrèrent  le  plus  grand  courage;  mais,  au  plus 
fort  de  l'action,  Achab  fut  atteint  d'une  flèche  au 
défaut  de  la  cuirasse.  Il  n'en  resta  pas  moins  debout 
dans  son  char2,  faisant  face  aux  Araméens.  Vers 
le  coucher  du  soleil,  les  Israélites  faiblirent,  le  cri 

Is  el  iro, 
Is  el  arso. 

t  Chacun  à  sa  ville  !  chacun  à  sa  terre  !  »  courait 
dans  les  rangs.  Achab  mourut  dans  la  soirée;  le 

1 .  La  fin  du  verset  28  dans  l'hébreu  a  été  ajoutée  pour  rattacher 
ici  Michée,  i,  2,  et  identifier  les  deux  prophètes  de  ce  nom. 

2.  Se  figurer  cette  manière  héroïque  d'aller  en  char  au  combat 
sur  le  modèle  que  les  poèmes  homériques  et  l'archéologie  grecque 
nous  ont  rendu  familier. 


187$  tv.  J.-C]  LES   DEUX   ROYAUMES.  301 

fond  de  son  char  fut  trouvé  plein  de  sang.  On 
rapporta  son  corps  à  Samarie1.  Il  avait  régné  vingt- 
deux  ans,  et  n'avait  que  quarante  ans2. 

Josaphat  regagna  Jérusalem  presque  seul.  Les 
prophètes  trouvèrent  moyen  de  prouver  que  l'ex- 
pédition avait  été  entreprise  malgré  leur  avis.  Le 
danger  de  désobéir  aux  prophètes  fut  ainsi  établi 
par  une  nouvelle  et  terrible  leçon. 

Achab,  tant  calomn  té  par  les  historiens  iahvéistes, 
fut,  en  somme,  un  remarquable  souverain,  brave, 
intelligent,  modéré,  dévoué  aux  idées  de  civilisa- 
tion. Il  égala  Salomon  par  l'ouverture  d'esprit  et 
la  «  sagesse  ».  Il  le  surpassa  par  la  valeur  militaire 
et  par  la  justesse  de  ses  vues  générales.  Il  bâtit 
plusieurs  villes,  développa  Samarie,  embellit  le 
palais  commencé  par  son  père,  et  construisit  la 
demeure  appelée  Beth  has-seu3,  <a  la  maison 
d'ivoire  »,  à  cause  de  la  profusion  qu'on  y  fit  de 
cette  matière  précieuse,  dans  le  travail  de  laquelle 
les  Phéniciens  excellaient.  Jezraël  prit  grâce  à  lui 


1.  Ce  qui  suit,,  v.  38,  a  été  ajouté  pour  montrer  tant  bien  que 
mal  l'accomplissement  de  la  prophétie  d'Élie. 

2.  Inscr.  de  Mésa,  ligne  8.  Voy.  ci-après,  p.  303. 

3.  1  Rois,  xxii,  39.  On  doute  si  la  maison  d'ivoire  était  à  Sa- 
marie ou  à  Jezraël.  Cf.  Amos,  m,  15;  Ps.  xlv,  9;  Cant.,  vu,  5. 
Corn  p.  Odyssée,  IV,  72,  et  ci-dessus,  p.  264. 


302  HISTOIRE  DU   PEUPLE    D'ISRAËL.   [875  av.  J.-C.) 

de  grands  développements,  et  devint  comme  la 
seconde  capitale  d'Israël.  La  poésie  paraît  aussi, 
sous  son  règne,  avoir  jeté  quelque  éclat1. 

Achab  eut  pour  successeur  son  fils  Ahaziah  ou 
Ochozias,  qui,  gouverné  par  sa  mère  Jézabel,  pra- 
tiqua le  même  éclectisme  que  son  père,  adorant 
Iahvé,  mais  tolérant  pour  Baal.  La  malheureuse 
expédition  d' Achab  pour  reprendre  Ramoth-Galaad 
fut  suivie  d'un  grand  affaiblissement;  Moab  en  pro- 
fita pour  se  délivrer  entièrement  de  la  vassalité 
d'Israël  et  pour  se  soustraire,  en  particulier,  au 
tribut  de  bêtes  à  laine  qu'il  payait2. 

Moab  avait  alors  un  souverain  d'une  remarquable 
capacité,  Mésa,  fils  de  Gamosgad3,  sorte  de  David, 
qui  ramena  Moab  à  ses  anciennes  limites  en  con- 
quérant une  à  une  toutes  les  villes  au  nord  de  l'Ar- 
non,  sur  les  Gadites*.  Lui-même  érigea  dans  sa 
ville  de  Daibon  un  monument  de  ses  victoires  qui 
nous  a  été  conservé5.  Voici  la  traduction  de  cette 

1.  Psaume  xlv.  Voir  ci-dessus,  p.  263-2G5. 

2.  II  Rois,  I,  i  ;  m,  4-  ;  Mésa,  ligne  8  ;  Voir  ci-après. 
'.'>.  Le  premier  composant  de  ce  nom  est  seul  çerlain. 

4.  Inscr.  de  Mésa  ;  voy.  ci-après.  Les  lUibénites  s'étaient  presque 
fondus  avec  les  Moabiles,  à  cette  époque. 

5.  La  date  de  l'inscription  de  Mésa  paraît  tomber  entre  la  mort 
d'Achab  (897,  chronologie  reçue)  et  la  campagne  de  Joram  d'Is- 
raël et  de  Josaphat  (vers  895,  chronologie  reçue).  Il  est  probable 


(875  «v.  J.-C.]  LES  DEUX   ROYAUMES.  303 

pièce,  le  plus  ancien  document  certain  que  nous 
ayons  sur  l'histoire  vers  875  ans1  avant  J.-C. 

C'est  moi  qui  suis  Mésa,  fils  de  Camosgad,  roi  de  Moao, 
le  Daibonite.  Mon  père  a  régné  sur  Moab  trente  années,  et 
moi  j'ai  régné  après  mon  père.  Et  j'ai  fait  ce  bâmat  pour 
Qamos  dans  Qarha2,  en  souvenir  de  ma  délivrance3;  car  il 
m'a  sauvé  de  tous  les  agresseurs  et  m'a  permis  de  regarder 
avec  dédain  tous  mes  ennemis. 

Omri  fut  roi  d'Israël,  et  opprima  Moab  pendant  de  longs 
jours,  parce  que  Camos  était  irrité  contre  sa  terre.  Et  son 
fils  lui  succéda,  et  il  dit,  lui  aussi  :  «  J'opprimerai  Moab  en 
mes  jours,  je  lui  commanderai  et  je  l'humilierai,  lui  et  sa 
maison.  »  Et  Israël  a  été  ruiné,  ruiné  pour  toujours.  Et 
Omri  s'était  emparé  de  la  terre  de  Mé-deba,  et  il  y  demeura, 
[lui  et  son  fils,  et]  son  fils  vécut  quarante  ans,  et  Camos  l'a 
[fait  périr]  de  mon  temps4. 

Alors  je  bâtis  Baal-Méon,  et  j'y  fis  des  piscines,  et  je 
construisis  Qirialhaïm. 

Et  les  hommes  de  Gad  demeuraient  dans  le  pays  d'Ata- 

qu'elle  est  du  règne  d'Ochozias  d'Israël.  Inutile  de  rappeler  que 
la  chronologie  reçue  paraît  avoir  besoin,  pour  cette  époque,  d'une 
assez  forte  correction. 

1.  Clermont-Ganneau,  La  stèle  de  Dhiban  (Paris,  1870). 
Voir  Catal.  des  monnm.  de  la  Palest.  au  musée  du  Louvre 
(Paris,  1876).  La  dernière  édition  est  celle  de  MM.  Sinend  et  Socin 
(Fribourg  en  Drisgau,  1886).  Dans  un  article  du  Journal  des  sa- 
vants, mars  1887,  on  a  rectifié  plusieurs  des  prétendues  cor- 
rections de  ces  deux  savants. 

2.  Citadelle  de  Uaibon. 

3.  ,Jeu  de  mots  :  Mésa  veut  dire  c  délivrance  ». 

4.  Il  s'agit  ici  de  la  bataille  de  Ramoth-Galaad, 


304  HISTOIRE   DU  PEUPLE  D'ISRAËL.     [875  av.  J.-C] 

roth  depuis  un  temps  immémorial,  et  le  roi  d'Israël  avait 
construit  pour  lui  la  ville  d'Ataroth.  J'attaquai  la  ville  et  je 
la  pris,  et  je  tuai  tout  le  peuple  de  la  ville,  en  spectacle  à 
Camos  et  à  Moab,  et  j'emportai  de  là  l'Ariel  de  Davdo1,  et 
je  le  traînai  à  terre  devant  la  face  de  Camos  à  Qerioth,  et 
j'y  transportai  les  hommes  de  Saron  et  les  hommes  de 
Maharouth. 

Et  Camos  me  dit  :  «  Va  !  prends  Nébo  sur  Israël.  »  Et  j'allai 
de  nuit,  et  je  combattis  contre  la  ville  depuis  le  lever  de 
l'aube  jusqu'à  midi,  et  je  la  pris  ;  et  je  tuai  tout,  savoir  sept 
mille  hommes  et  enfants,  et  des  femmes  libres,  et  des  jeunes 
filles,  et  des  esclaves,  que  je  consacrai  à  Astar-Camos2;  et 
j'emportai  de  là  les  vases  de  Iahvé,  et  je  les  traînai  à  terre 
devant  la  face  de  Camos. 

Et  le  roi  d'Israël  avait  bâti  ïahas,  et  il  y  résidait  lors  de  sa 
guerre  contre  moi.  Et  Camos  le  chassa  de  devant  ma  face  : 
je  pris  de  Moab  deux  cents  hommes  en  tout  ;  je  les  fis  monter 
à  Iahas,  et  je  la  pris  pour  ajouter  à  Daibon. 

C'est  moi  qui  ai  construit  (jarfis.  le  mur  des  forêts  et  le 
mur  de  la  colline.  J'ai  bâti  ses  portes,  «t  j'ai  bâti  ses  tours. 
J'ai  bâti  le  palais  du  roi,  et  j'ai  construit  les  réservoirs  d'eau 
dans  l'intérieur  de  la  ville. 

El  il  n'y  avait  pas  de  citerne  dans  l'intérieur  de  la  ville, 
dans  Qarha;  et  je  dis  à  tout  le  peuple  :  «  Faites-vous  une 
citerne  chacun  dans  sa  maison,  »  et  j'ai  creusé  les  conduits 
d'eau  pour  Qarha,  avec  des  captifs  d'Israël. 

C'est  moi  qui  ai  construit  Aroër,  et  qui  ai  fait  la  route  de 
l'Arnon.  C'est  moi  qui  ai  construit  Beth-Bamoth,  qui  élail 
détruite.  C'est  moi  qui  ai  construit  Bosor,  qui  était  en  ruine. . , 

1.  Énigme.  Comp.  II  Sam.,  xxm,  W.  Voir  ci-dessus,  p.  fcO. 
8.  La  vue  de  l'hiérodulie  ou  prostitution  sacrée. 


(870  «v.  J.-C]  LES   DEUX    ROYAUMES.  805 

Daibon...  cinquante,  car  tout  Daibon  m'est  soumis.  Et  j'ai 
rempli  le  nombre  de  cent  avec  les  villes  que  j'ai  ajoutée 
la  terre  [de  Moab]. 

El  l 'est  moi  qui  ai  construit...  Betb-Diblalhaïm  et  Beth- 

Baal-Meon,  et  j'ai  élevé  là  le la  terre.   Et  Horonaïm,  où 

résidait Et  Camos  inédit  :  «  Descends  et  combats  contre 

Horonaïm »  Camos,  dans  mes  jours l'année 

Le  reste  de  cet  incomparable  monument  se  perd 
dans  la  nuit. 

Ochozias  d'Israël  mourut  d'accident  après  un 
règne  d'un  an  et  quelquesmois.  Il  tomba  par  une 
fenêtre  de  son  palais  et  languit  longtemps.  Il 
envoya,  dit-on,  interroger  l'oracle  de  Baal-Zebonb, 
de  la  ville  philistine  d'Ekron,  ce  qui  blessa  fort  le 
patriotisme  israélite.  «  On  dirait  qu'il  n'y  a  pas  en 
Israël  de  dieu  à  consulter!  »  murmurèrent  les  pro- 
phètes. La  mort  du  jeune  roi  d'Israël  fut  natu- 
rellement tenue  pour  une  vengeance  de  Iahvé1. 
Comme  il  n'avait  pas  de  fils,  il  eut  pour  successeur 
son  frère  Joram,  qui  continua  pendant  douze  ans  la 
ligne  de  conduite  de  son  père  et  de  sa  mère.  Il  dé- 
truisit bien  un  cippe  de  Ba;il  ymassëbat  hab  Baal-) 

1.  II  Rois,  i.  Plus  tard,  on  mêla  Élie  à  ces  événements,  par 
une  suture  maladroite. 

-_;.  Comparez  les  ^sqdtîD  2ÏJ  îles  Phéniciens.  Corpus  inscr. 
ternit.,  1»  part.,  8,  123,  123  bis,  11".  194,  193,  380;  Journ, 
tuiat. ,  août-sept.  I8T11,  p.  253-270  (Bercer). 

Il-  20 


806  HISTOIRE   DU   PEUPLE  D'ISRAËL.     [870  ty.  J.-C] 

que  son  père  avait  élevé.  Mais  il  ne  satisfit  pas  les 
puritains.  L'opposition  du  corps  prophétique  contra 
la  royauté  fut  de  son  temps  plus  forte  que  jamais. 

Joram  d'Israël  ne  manquait  pourtant  pas  d'éner- 
gie. Sa  première  entreprise  fut  pour  arrêter  la  for- 
tune toujours  grandissante  de  Mésa,  roi  de  Moab. 
Il  fit  pour  cela  alliance  avec  Josaphat,  qui,  cette 
fois  encore,  montra  l'esprit  le  plus  large.  L'armée 
combinée  des  deux  rois  prit  par  le  sud  de  la  mer 
Morte.  Ils  entraînèrent  avec  eux  le  roi  d'Édom,  qui 
avait  dû  récemment  recevoir  son  investiture  de  Jo- 
saphat1. Jusque-là,  Édom  n'avait  eu  qu'un  simple 
préfet  ou  nissab,  dépendant  de  Jérusalem. 

Le  prophète  Elisée,  fils  de  Saphat,  d'Abel-Mehola, 
en  Issachar2,  qui,  dit-on,  avait  été  le  disciple  d'Elie 
et  était  considéré  comme  son  successeur,  accom- 
pagnait l'armée.  S'il  faut  en  croire  les  récits  légen- 
daires, mais  non  entièrement  fabuleux3,  que  nous 
avons  à  ce  sujet,  le  prophète  d'Israël,  plein  d'égards 
pour  Josaphat,  aurait  été  on  ne  peut  plus  dur  pour 
Joram  i.  Les  couleurs  du  récit  ont  été  ici  faussées 

i.  Comparez  I  llois,  XXU,  48,  à  II  Rois,  III. 

2.  Abel-M  hola,  du  côté  de  Belh-San,  est  presque  vis-à-vis  du 
Oitli,  et  dans  la  région  ou  s'exerça  l 'activité  d'Elie.  Voy.  ei-dessus, 
p.  288. 

o.  ii  liais,  m. 

4.  La  façon   dédaigneuse  dont  il  renvoie  Joram  c  aux  pro- 


t  av .  j..C]  US    DEUX    ROYAUMES.  SOI 

par  les  préjugés  d'un  autre  âge  et  par  le  dé>ii 
(.ramener  un  nouvel  exemple  de  la  thaumaturgie 

matérialiste  et  grossière  d'Elisée.  Maison  sent  que 
l'antipathie  des  prophètes  de  Iahvé  contre  la  maison 
d'Achab  allait  s'accentuant  de  plus  en  plus  et  que 
Jérusalem  deviendrait  un  jour  le  centre  d'attrac- 
tion du  iahvéisme  militant. 

Les  Moabites  montrèrent  beaucoup  de  courage 
pour  résister  à  l'agression  des  trois  rois,  et  se 
portèrent  en  masse  aux  frontières,  dans  les  ouadis 
au  sud  de  la  mer  Morte.  Ils  comptaient  que  la 
désunion  se  mettrait  entre  les  alliés  et  que  les 
trois  rois  se  battraient  entre  eux.  Il  n'en  fut  rien. 
L'armée  confédérée  s'avança  victorieuse  dans 
l'intérieur  du  pays,  semant  des  pierres  sur  les 
champs  cultivés,  bouchant  les  sources,  coupant 
les  arbres  fruitiers1.  Les  coalisés  arrivèrent  ainsi 
jusqu'à  Kir-Haréset  ou  Qir-Moab 2,  capitale  mi- 
litaire du  pays,  défendue  par  des  remparts  for- 
midables. Les  frondeurs  commençaient  déjà  à  lan- 

phètes  de  son  père  et  de  sa  mère  »  ne  saurait  être  vrai 3.  Les 
prophètes  d'Achab  étaient  hien  des  prophètes  de  Iahvé.  I  Ilois, 
xx,  13;  xxn,  5  et  suiv.  Notre  récit  est  d'un  temps  où  l'on  s'ima- 
ginait Achab  et  Jézaltcl  comme  fanatiquement  voués  au  culte  de 
«liaal. 

1.  Comp.  Deutér.,  xx,  19-20. 

..  Aujourd'hui  Kérak. 


308  HISTOIRE  DU    PEUPLE   D'ISRAËL.     [870  av.  J.-C.) 

ccr  des  pierres  dans  la  ville.  Mésa,  qui  y  était  ren- 
fermé, vit  que  l'attaque  était  trop  forte  pour  qu'il 
y  pût  résister.  Il  voulut  tenter  une  sortie  avec  sept 
cents  hommes  du  côté  du  camp  des  Édomites.  Mais 
il  ne  put  réussir.  Mésa  prit  alors  le  parti  déses- 
péré qui  était  dans  les  mœurs  religieuses  de  ces 
races.  Un  jour,  on  vit  monter  sur  la  muraille  de  Qir- 
Haréset  une  fumée  vers  le  ciel.  C'était  un  holo- 
causte à  Gamos,  et  la  victime  n'était  autre  que  le  fils 
aîné  de  Mésa,  son  héritier  présomptif.  Les  Israé- 
lites, quoique  ne  pratiquant  pas  ces  sortes  de  sacri- 
fices, croyaient  à  leur  haute  efficacité.  Cette  fumée 
humaine  les  frappa  de  terreur;  quelques  accidents 
qui  survinrent  parmi  eux  furent  pris  pour  des  effets 
d'une  colère  divine1 .  Ils  levèrent  le  siège  précipi- 
tamment et  retournèrent  chez  eux. 

Josaphat  alla,  peu  après,  rejoindre  ses  ancêtres 
dans  les  caveaux  de  la  Ville  de  David.  Ce  fut  un  bon 
souverain,  brave  et  assez  heureux  à  la  guerre8. 
Renonçant  à  la  chimère  de  reconquérir  le  royaume 
du  Nord,  il  s'appliqua  judicieusement  à  maintenir 
la  suzeraineté  de  Jérusalem  surÉdom  et  les  pays  du 

1.  F)ïp.  1, 'embarras  du  narrateur  est  sensible. 

2.  1  Rois,  xxu,  46.  Le  chapitre  II  Ghron.,  xvn,  est  mêlé  de 
vrai  et  de  faux.  L'invasion  ammonite,  moabite,  séirile,  racontée 
II  Chron.,  xx,  est  douteuse. 


(865  a».  J.-C.]  LES   DEUX    ROYAUMES.  30!> 

Sud.  Le  royaume  de  Jérusalem  comprenait,  a  litre 
de  vassalité,  tout  le  Négeb  et  le  Ouadi  Ara  bah  jus- 
qu'à Asiongaber  et  la  mer  Rouge.  C'est  là  proba- 
blement ce  qui  inspira  l'idée  de  reprendre  les  pro- 
jets de  Salomon  pour  les  navigations  des  mers  de 
l'Inde.  Josaphat  lit  préparer  une  flotte  à  Asiongaber 
en  vue  des  voyages  d'Ophir.  Ochozias  d'Israël  de- 
manda que  ses  gens  pussent  prendre  place  à  côté 
de  ceux  de  Josaphat  sur  ces  vaisseaux;  mais  Josa- 
phat  refusa  1.  L'entreprise,  du  reste,  n'eut  pas  de 
suite;  car  les  vaisseaux  se  brisèrent  à  Asiongaber. 
On  dit  qu'un  prophète,  Éliézer  fils  de  Dodiahou, 
battit  des  mains  sur  cet  accident,  et  le  présenta 
comme  une  suite  de  l'alliance  coupable  avec  les  rois 
d'Israël2.  Ce  prophète  eut  une  idée  plus  juste,  s'il 
vit  que  le  développement  de  richesses  qu'amènerait 
un  commerce  lointain  empocherait  ce  grand  en- 
thousiasme pour  le  droit  des  pauvres  qui  a  donné  à 
la  voix  du  peuple  hébreu  une  sonorité  sans  égale 
entre  les  voix  de  tous  les  peuples. 

Josaphat  eut  pour  successeur  son  fils  Joram. 
Pendant  quatre  ou  cinq  ans,  les  deux  royaumes 
eurent  ainsi  des  souverains  portant  le  même  nom. 
Joram  de  Juda,  comme  nous  l'avons   dit,  avait 

1.  On  lit  tout  le  contraire  dans  II  Chron.,  xx,  35  et  suit. 

2.  II  Chron.,  xx,  37. 


310  HISTOIRE    DU   PEUPLE   D'ISRAËL.     [865  av.  j.-i '.] 

épousé  Athalie,  fille  d'Oniri  \  profondément  imbue 
des  idées  de  sa  famille,  en  fait  de  religion  et  de 
civilisation.  L'influence  de  cette  femme  altière 
et  ambitieuse  fit  abandonner  à  Joram  la  ligne  de 
conduite  qu'avaient  suivie  son  père  et  son  grand- 
père.  Il  régna  à  Jérusalem  selon  les  maximes 
d'Achab,  que  continuait  à  Samarie  son  homo- 
nyme, Joram  d'Israël.  De  son  temps,  les  Édomites 
secouèrent  le  joug  de  Juda  et  se  donnèrent  un 
roi2.  La  campagne  de  Joram  contre  eux  fut  mal- 
heureuse. Cerné  par  l'ennemi,  il  réussit  à  s'échap- 
per de  nuit;  mais  Édom  avait  reconquis  son  indé- 

1.  Athalie  est  dite,  II  Rois,  vin,  18,  fille  d'Achab,  et,  vin,  26, 
lille  d'Omri.  Ce  second  passage  est  le  locus  classicus,  celui  qui 
compte.  Cf.  II  Chron.,  xxn,  2.  Athalie  avait  de  quarante  à  qua- 
rante-deux ans  quand  elle  fit  son  coup  d'État  en  884,  selon  la 
chronologie  reçue  (cela  résulte  de  II  Rois,  VIII,  26).  Elle  naquit 
donc  de  926  à  924.  A  cette  date,  Omri  n'était  encore  que  roi 
partiel  d'Israël.  L'inscription  de  Mésa  paraît  dire  qu'Achab  avait 
quarante  ans  quand  il  mourut  [en  897];  il  naquit  donc  en  937.  Il 
n'a  donc  pas  pu  être  le  père  d'Athalie.  Dans  aucun  cas,  celle-ci 
n'a  pu  être  fille  d'Izébel,  puisque  Achab  épousa  Izébel  après  son 
avènement  au  trône  (I  Rois,  xvi,  31),  en  918.  Il  est  bien  plus 
probable  qu'Athalie  fut  fille  d'Omri.  C'est  ce  qui  explique  son 
ascendant  et  même  son  mariage.  En  toute  hypothèse,  en  effet 
(les  chiffres  du  texte  reçu  acceptés),  Athalie  était  plus  âgée  que 
Joram  de  Juda  de  quatre  ou  cinq  ans  (II  Rois,  vin,  17).  Peut- 
être  le  chiffre  32,  donné  pour  l'âge  de  Joram  de  Juda  quand 
il  parvint  au  trône,  est-il  trop  faible. 

2.  H  Rois,  vin,  20. 


[865  av.  i.-C)  LES   DEUX    ROYAUMES.  311 

pendance,  que  les  rois  de  Juda  ne  réussirent  plus 
à  lui  enlever ,.  La  ville  chananéenne  de  Libna, 
près  du  pays  des  Philistins,  fut  du  même  coup  per- 
due pour  Juda.  Il  y  eut  enfin  sous  ce  règne  des 
invasions  de  Philistins  et  d'Arabes,  dont  l'im- 
portance parait  avoir  été  exagérée*. 

Joram  de  Juda  régna  peu  d'années  et  laissa  le 
trône  de  Jérusalem  à  son  fils  Ochozias,  âgé  de  vingt- 
deux  ans.  Ce  règne  fut  plus  court  encore  que  celui 
de  Joram.  Athalie  paraît  avoir  dirigé  les  affaires. 
Ochozias  de  Juda  s'allia  à  Joram  d'Israël  contre 
Hazaël,  roi  de  Damas.  La  reprise  de  Ramoth-Galaad 
était  toujours  le  but  de  ces  expéditions,  inspirées  par 
un  désir  de  revanche,  généreux  mais  peu  éclairé.  La 
dynastie  de  Damas  avait  l'avantage  de  régner  sur  un 
pays  bien  plus  riche  que  la  Palestine  et  qui  n'était 
pas  travaillé  par  le  fanatisme  religieux.  La  région 
orientale  du  territoire  de  Manassé  comprenait  des 
cantons  que  les  souverains  de  Damas  ont  toujours 
possédés.  Benhadad  II  avait  été  remplacé  par  son 
premier  ministre  Hazaël,  suspect  de  l'avoir  étouffé 
sous  une  couverture  mouillée 3 .  Ce  Hazaël  para?» 
avoir  été  un  homme  de  grande  capacité.  Il  fut 

i.  Joël,  iv,  19  ;  Amos,  i,  11,  12. 

2.  II  Chron.,  xxi,  16-17. 

3.  il  Rois,  vin,  7-1-5. 


312  HISTOIRE  DU   PEUPLE  D'ISRAËL.     [865  av.  J.-C.j 

sans  cesse  en  guerre  avec  Israël  *.  L'expédition  des 
deux  rois  israélites  contre  Ramoth-Galaad  ne  lut 
pas  heureuse.  Joram  d'Israël  fut  blessé  et  retourna 
se  faire  soigner  à  Jezraël.  Ochozias  de  Juda  vint 
l'y  visiter.  Le  camp  devant  Ramoth-Galaad  se 
trouva  ainsi  momentanément  presque  abandonné. 
Cette  imprudence  eut  les  conséquences  les  plus 
graves;  il  en  résulta  une  révolution,  qui  changea  de 
fond  en  comble  la  situation  du  royaume  d'Israël. 

1.  Ces  guerres  araméennes  tiennent  une  grande  place  dans  la 
légende  d'Elisée,  agada  qui  n'a  aucune  valeur  historique,  mais 
qui  montre  bien  l'importance  desdites  guerres  durant  la  premiers 
Dioilié  du  ixe  siècle. 


CHAPITRE   IX 


VICTOIRE    DU    PROPHÉTISME.    —   JÉHU. 


Pendant  que  les  deux  rois  se  préparaient,  h 
Jezraël,  à  recommencer  la  lutte,  une  conspiration 
militaire,  dont  le  chef  était  Jéhu,  fils  de  Nimsi, 
éclata  dans  Tannée  qui  était  restée  autour  de 
Ramoth-Galaad.  Il  ne  parait  pas  douteux  que  ce 
mouvement  n'ait  eu  pour  excitateurs  les  prophètes. 
Leur  haine  contre  la  dynastie  d'Achab  était  à  son 
comble;  la  mort  de  Joram  était  probablement 
prévue;  il  s'agissait  d'empêcher  qu'aucun  des 
nombreux  fils  ou  petits-fils  d'Achab  qui  étaient  à 
Samarie  ne  fût  proclamé.  Selon  certains  récits, 
le  prophète  Elisée  aurait  envoyé  un  de  ses  dis- 
ciples, un  fils  de  prophète,  à  Rumolh  pour  y  ver- 
ser l'huile  sur  la  tête  de  Jéhu1.  Ailleurs,  c'est 

1.  II  Rois,  ix,  2  et  suiv.,  source  relativement  historique 


314  HISTOIRE    DU   PEUPLE   D'ISRAËL.     1800  av.  J.-C] 

Élie  lui-même  qui  désigne  Jéhu  pour  l'onction 
sainte4.  Partout  où  entrent  Élie  et  Elisée,  la  fable 
entre  avec  eux.  Elisée  cependant  pouvait  vivre 
encore,  et  le  récit  qui  lui  attribue  une  part  dans 
l'avènement  de  la  nouvelle  dynastie  paraît  avoir 
sa  part  de  vérité2. 

Jéhu,  sûr  de  la  connivence  des  officiers  de  l'ar- 
mée de  Ramoth-Galaad,  partit  pour  Jezraël  et 
fit  en  toute  hâte  sur  son  char  les  huit  ou  neuf 
lieues  qui  l'en  séparaient.  Aucun  bruit  de  la 
conspiration  n'était  arrivé  en  cette  ville.  Ce  fut 
la  sentinelle  de  la  tour  qui  signala  l'approche  du 
danger.  Les  deux  rois  sortirent  sur  leurs  chars, 
et,  au  moment  où  Joram  d'Israël  criait  à  son  allié  : 
«  Trahison,  Ochozias  !  »  Jéhu  banda  son  arc  et 
frappa  le  souverain  d'Israël,  en  pleine  poitrine, 
d'une  flèche  qui  lui  traversa  le  corps.  Joram  s'af- 
faissa et  mourut  sur-le-champ. 

S'il  n'y  avait  eu  dans  la  conspiration  que  le  fait 

1.  I  Rois,  xix,  18,  source  agadique. 

2.  Si  ailleurs  le  fait  est  attribué  à  Élie,  c'est  que  la  biographie 
d'Élie  n'est  souvent  qu'un  décalque  de  celle  d'Elisée.  Il  n'est 
même  pas  impossible  que  ces  deux  biographies  légendaires  n'en 
aient  d'abord  fait  qu'une,  dont  le  héros,  dans  certaines  rédactions, 
s'appelait  Éliah  et  dans  d'autres  Élisa.  En  tout  cas,  les  deux 
récits,  I  Rois,  xix,  16  et  II  Rois,  ix,  2,  ne  viennent  pas  de  la 
même  souroe. 


[860  av.  J.-C.]  LES   DEUX    R0  s' AU  M  ES.  315 

d'un  militaire  déloyal,  voulant  se  défaire  de  son 
maître  pour  régner  à  sa  place,  Jéhu  se  fût  arrêté 
après  l'heureux  coup  de  flèche  qui  lui  assurait  le 
trône  d'Israël.  Ce  qui  montre  bien  que  la  haine 
des  prophètes  contre  la  maison  d'Achab  se  cachait 
derrière  l'ambition  de  Jéhu,  c'est  que  celui-ci,  qui 
pourtant  ne  pouvait  aspirer  à  la  royauté  de  Jérusa- 
lem, voulut  à  tout  prix  tuer  Ochozias.  Après  la 
mort  de  son  cousin,  près  de  Jezraël,  Ochozias  s'en- 
fuit vers  le  Carmel.  11  fut  blessé  sur  la  hauteur  de 
Gour,  qui  est  du  côté  de  Ibleam,  et  mourut  à 
Megiddo.  On  amena  son  corps  dans  son  char  à 
Jérusalem,  et  on  l'ensevelit  dans  la  sépulture 
ordinaire  des  rois  de  Juda. 

Jéhu,  après  l'assassinat  des  deux  rois,  entra  dans 
Jezraël.  Jézabel,  qui  savait  la  mort  de  son  fils,  fut 
héroïque  de  fierté.  Elle  se  fit  mettre  du  fard  aux 
yeux,  se  para  la  tête  et  se  mit  ainsi  à  une  des 
fenêtres  du  palais.  Quand  Jéhu  entra  monté  sur 
son  char  dans  la  cour,  elle  lui  cria  :  c  Gomment  se 
porte  Ziniri,  l'assassin  de  son  maître?  »  Jéhu  re- 
garda aux  fenêtres,  en  criant  :  «  Qui  est  pour  moi  ? 
Qui  ?  »  Ses  yeux  se  rencontrèrent  d'une  façon 
significative  avec  ceux  de  deux  ou  trois  eunuques 
qui  étaient  près  de  leur  maîtresse.  Il  leur  cria  ; 
t  Jetez-la  en  bas.  »  Ce  fut  vite  fait;  le  sang  jaillit 


316  ÏIISTOIRE   DU   PEUPLE   D'ISRAËL.     [860  av.  J.-C.) 

contre  les  murs  et  sur  l'équipage.  Jéhu  fit  piétiner 
la  vieille  reine  par  les  chevaux  de  son  char. 

Jéhu  entra  dans  le  palais,  mangea  et  but.  Puis 
il  dit  :  «  Occupez-vous  de  cette  maudite,  et  donnez- 
lui  la  sépulture;  car  elle  est  fille  de  roi.  »  On  alla 
chercher  le  cadavre;  mais  on  ne  trouva  que  le 
crâne,  les  pieds  et  les  paumes  des  mains.  Le  reste 
avait  été  réduit  en  fumier  par  les  chevaux. 

Jéhu  se  préoccupait  naturellement  des  survivants 
nombreux  de  la  famille  d'Achab  qui  étaient  à  Sa- 
marie.  Entre  fils  et  petits-fils,  cela  faisait  soixante- 
dix  personnes.  Il  écrivit  aux  principaux  de  la  ville 
une  lettre  hypocrite  :  «...  Or  donc,  quand  cette 
lettre  vous  parviendra,  puisque  vous  avez  entre  les 
mains  les  fils  de  votre  maître  et  ses  chars  et  ses 
chevaux,  une  ville  fortifiée  et  l'arsenal,  choisissez 
parmi  les  fils  de  votre  maître  le  meilleur  et  le  plus 
convenable,  et  mettez-le  sur  le  trône  de  son  père, 
et  puis  battez-vous  pour  la  maison  de  votre  maître.  » 
La  cruauté  sournoise  qui  faisait  le  caractère  de 
Jéhu  donnait  à  cette  lettre  un  accent  terrible.  Le 
préfet  du  palais,  le  préfet  de  la  ville,  les  anciens  et 
les  omenim  ou  pédagogues  des  jeunes  princes  en- 
voyèrent faire  leur  soumission.  Jéhu  leur  écrivit 
une  seconde  lettre  :  «  Si  vraiment  vous  êtes  pour 
moi  et  que  vous  vouliez  être  mes  sujets,  prenez  les 


[860  it.  j.-r..i  LES   DE 01   ROYAUMES.  317 

têles  des  fils  de  votre  maître,  et  venez  nie  voir  à 
Jezraël  demain  à  pareille  heure1.  »  Les  soixante-dix 
jeunes  princes  étaient  chez  les  notables  de  la  ville, 
qui  les  élevaient.  Chacun  de  ces  estimables  bour- 
geois prit  son  pensionnaire  royal  et  lui  coupa  la 
tète.  Puis  on  mit  les  têtes  dans  des  paniers,  et  on 
les  envoya  à  Jezraël.  Jéhu  donna  ordre  de  les  ranger 
sur  deux  piles  à  l'entrée  du  palais.  Le  lendemain 
matin,  il  sortit,  prit  place  à  la  porte  et  dit  au 
peuple  :  «  Vous  êtes  justes.  C'est  vrai,  j'ai  conspiré 
contre  mon  maître,  et  je  l'ai  tué.  Mais  tous  ceux-ci, 
qui  les  a  tués?  Reconnaissez  donc  que  pas  une 
parole  de  Iahvé  ne  tombe  à  terre...  »  Quand  on  est 
persuadé  que  le  malheureux  est  nécessairement  un 
disgracié  de  Dieu,  le  fait  accompli  est  toujours 
facile  à  légitimer. 

De  Jezraël,  Jéhu  se  rendit  à  Samarie,  qui, 
malgré  l'importance  acquise  par  Jezraël,  restait 
la  capitale  du  royaume.  A  l'endroit  du  chemin 
qui  s'appelait  Équed  ha-roïm,  il  rencontra  une 
troupe  de  frères  d'Ochozias  de  Juda,  qui  venaient 
de   Jérusalem  à  Jezraël  voir  les  princes  de  leur 

i.  Ce  récit  n'a  rien  que  de  conforme  aux  mœurs  du  temps  et 
de  l'Orient.  Ce  qui  peut  faire  douter  de  l'exactitude  des  détails, 
c'est  que.  plus  bas,  \,  17,  les  massacres  de  princes  ont  lieu 
après  l'entrée  de  Jéhu  à  Samarie. 


318  HISTOIRE   DU   PËUPLK    D'ISRAËL.     \m  sy.  JL-C.J 

famille.  Ils  ignoraient  les  sanglantes  catastrophes 
qui  s'étaient  passées.  Jéhu  fit  saisir  la  bande 
entière  composée  de  quarante-deux  personnes. 
Tous  furent  égorgés  et  jetés  dans  une  citerne  à 
Equed  ha-roïm. 

Une  rencontre  plus  singulière  qu'il  fit,  dit-on,  à 
ce  moment,  fut  celle  de  Jonadab,  fils  de  Rékab, 
qui  venait  au-devant  de  lui1.  Jéhu  le  salua  etlui  dit: 
«  Ton  cœur  est-il  d'accord  avec  le  mien,  comme  le 
mien  l'est  avec  le  tien?  —  Oui,  répondit  Jonadab.  — 
Eh  bien,  si  cela  est,  donne-moi  ta  main.  »  Et  il  la 
lui  donna,  et  Jéhu  le  fit  monter  sur  son  char  et  lui 
dit  :  «  Viens  avec  moi,  et  tu  verras  mon  zèle  pour 
Iahvô.  »  Et  il  l'emmena  sur  son  char.  Et,  étant 
arrivé  à  Samarie,  Jéhu  fit  mourir  ce  qui  restait 
de  la  famille  d'Àchab,  jusqu'à  ce  qu'il  eût  tout  exter- 
miné, «  selon  la  parole  de  Iahvé  dite  à  Élie  ».  Les 
Rékabites,  en  effet,  paraissent  avoir  été  en  rapports 
directs  avec  l'école  d'Elie. 

Ainsi,  fort  de  l'appui  de  tous  les  piétistes,  Jéhu, 
dont  les  sentiments  personnels  restent  dans 
l'ombre,  procéda  à  de  terribles  épurations.  Le 
narrateur  théocrate,  selon  lequel  ces  massacres 
sont  hautement  louables  et  valent  à  Jéhu  laplus 

i.  Voir  «•i-ilrssus,  »..  <2X'.)-"2'.)0. 


[800  «y.  J.-C.J  LES    DEUX    ROYAUMES.  319 

enviée  des  récompenses,  celle  de  faire  dynastie*, 
les  a  sûrement  exagérés,  croyant  par  là  relever 
son  héros.  Il  parait  bien  cependant  que  Jéhu 
porta  en  tout  ceci  la  perfidie  cruelle  qui  fait  de 
lui,  dans  l'histoire,  un  des  précurseurs  de  Phi- 
lippe II.  Selon  le  récit  qui  nous  est  parvenu,  il 
convoqua  une  grande  panégyre  pour  une  fête  à 
I>aal,  et,  quand  les  adorateurs  et  prêtres  de  ce 
Dieu  furent  réunis  dans  les  cours  du  temple  à 
Samarie,  il  fit  tout  massacrer  par  les  soldats  de 
sa  garde.  Puis  la  troupe  envahit  le  temple  de  Baal, 
en  tira  les  cippes  sacrés,  les  masséboth  en  bois, 
et  les  brûla.  Le  temple  fut  démoli  et  converti 
en  latrines  publiques2.  Jonadab  fils  de  Rékab 
assista,  dit-on,  à  toutes  ces  violences,  à  côté  de 
Jéhu 3. 

Dans  le  vieux  iahvéisme  grossier,  le  vaincu  a 
toujours  tort,  la  défaite  est  toujours  un  châtiment 
de  Iahvé.  A  partir  de  ces  sanglantes  catastrophes, 
on  trouva  que  tout  ce  qui  était  arrivé  à  la  maison 
d'Achab  était  juste  et  avait  été  prédit  par  les  pro- 
phètes. C'était  la  punition  des  goûts  profanes  de 

i.  II  Hois,  x,  30. 

2.  Si  cela  est  vrai,  il  fuut  supposer  que  les  sanctuaires  païen 
se  rebâtirent.  Àmos,  vin,  14. 

3.  11  Rois,  x,  23. 


320  HISTOIRE  DU   PEUPLE  D'ISRAËL.     [800  av.  J.-C] 

ces  princes,  de  leurs  alliances  étrangères,  de 
leur  peu  d'égards  et  même,  disait-on,  de  leurs  vio- 
lences envers  les  hommes  de  Dieu.  On  se  rappela 
l'histoire  de  ce  Naboth  dont  Achab  avait  expro- 
prié la  vigne,  pour  agrandir  sa  résidence  de  Jez- 
-aël,  et  que  Jézabel  avait,  dit-on,  fait  périr  par  son 
astuce.  On  rapprocha  les  lieux,  on  crut  que  le 
corps  de  Joram  avait  été  jeté  sur  le  champ  de 
ce  Naboth.  On  cita  des  paroles  des  prophètes 
et  en  particulier  d'Élie,  annonçant  que  Ton  verrait 
Achab,  Jézabel  et  toute  leur  race  périr  misérable- 
ment, que  les  chiens  lécheraient  leur  sang,  se  dis- 
puteraient les  lambeaux  de  leur  chair.  Les  pro- 
phètes étaient  victorieux  sur  toute  la  ligne.  Iahvé 
triomphait  avec  eux. 

Ces  révolutions  terribles  de  Jezraël  et  de  Sama- 
rie  purent  se  passer  assez  rapidement  pour  qu'on 
n'en  ait  été  informé  à  Jérusalem  qu'après  leur  ac- 
complissement. A  la  nouvelle  simultanée  de  la 
mort  de  son  fils,  de  son  neveu  et  de  presque  tous 
les  princes  des  deux  familles  royales,  Athalie  fit 
comme  Jézabel.  Elle  s'arma  d'esprit  royal,  et  fit 
face  au  danger  avec  une  audace  extraordinaire. 
Mais,  en  se  parant  de  faux  cheveux  et  se  peignant 
les  yeux  avec  le  kohol,  Jézabel  savait  qu'elle  allait 
a  la  mort.  La  situation  d' Athalie  à  Jérusalem  était 


[855  av.  J.-C]  LES   DEUX    II  (t  Y  Ai;  M  ES.  *21 

loin  d'être  aussi  désespérée.  En  partant  pour  l'ex- 
pédition de  Ramoth-Galaad,  Ocliozias  lui  avait 
laissé  la  régence;  le  pouvoir  était  entre  ses  mains, 
quand  les  funestes  nouvelles  arrivèrent. 

Les  princes  frères  d'Ochozias  avaient  été  tués 
par  Jéhu.  Il  restait  néanmoins  de  la  race  de  David 
(sans  parler  de  collatéraux  éloignés,  rentrés  dans 
la  vie  privée)  quelques  enfants  d'Ochozias  trop 
jeunes  pour  régner.  L'idée  d'une  royauté  féminine 
était  tout  à  fait  en  dehors  de  l'esprit  Israélite. 
Le  peuple  de  Juda  avait,  d'ailleurs,  un  tel  attache- 
ment pour  la  famille  de  David,  qu'il  dut  s'attacher 
avec  obstination  aux  enfants  en  qui  le  droit  légi- 
time vivait  encore.  Athalie  fut  reconnue  pour  ré- 
gente, pendant  la  minorité  des  princes  ses  petits- 
fils.  C'était  une  femme  d'une  vraie  capacité,  qui 
avait  exercé  une  grande  partie  du  pouvoir  sous 
Joram  et  sous  Ochozias.  Elle  régna,  pendant 
sept  ans,  à  Jérusalem.  Le  pays  lui  fut  évidemment 
favorable1.  Loin  de  détester  la  famille  d'Omri,  les 
Iliérosolymites  étaient  habitués  depuis  longtemps 
à  la  considérer  comme  l'alliée  fidèle  de  la  maison 
de  David. 

Les  difficultés  du  gouvernement  d'Athalie  vin- 

1.  Ce  qui  concerne  Mathan  el  le  temple  de  Baal  à  Jérusalem, 
paraît  une  fable.  II  Rois,  XI,  18. 

j»-  ai 


32Î  HISTOIRE  DU   PEUPLE   D'ISRAËL.     [855  a*.  J.-v.) 

rent  des  femmes  de  la  famille  royale  ei  surtout  de 
Joséba,  fille  du  roi  Joram  et  sœur  d'Ochozias. 
Athalie  eût  été  un  miracle  en  son  temps  si  elle 
n'eût  fait  servir  le  crime  à  ses  fins  politiques.  Les 
jeunes  princes,  grandissant,  étaient  une  menace 
journalière  pour  ce  pouvoir  auquel  elle  ne  pouvait 
plus  renoncer.  Elle  l'exerçait  en  réalité  depuis 
douze  ans;  elle  avait  de  quarante  ;à  quarante-deux 
ans.  Une  abdication  à  cet  âge  eût  été  pour  elle  un 
supplice,  et,  vu  les  haines  qu'elle  avait  amassées 
contre  elle,  un  trop  certain  arrêt  de  mort.  On  parla 
d'assassinat  de  quelques-uns  des  jeunes  princes; 
on  prétendait  qu'Athalie  faisait  successivement  dis- 
paraître ceux  qui  approchaient  de  leur  majorité. 
On  se  racontait  avec  horreur  une  grande  scène 
de  meurtre  qui  aurait  eu  lieu  dans  la  «  chambre 
des  lits  »,  sorte  de  nursery  du  palais.  On  arrivait 
parfois  à  se  demander  s'il  restait  encore  des  fils 
d'Ochozias.  Les  massacres  de  Jéhu  avaient  habitué 
l'imagination  populaire  k  rêver  partout  des  scènes 
analogues.  L'opinion  était  inquiète  et  prête  à  ac- 
cueillir tous  les  bruits  mystérieux. 

Or,  un  jour,  Joséba,  d'accord  peut-être  avec 
Joïada,  le  chel  des  prêtres  qui  demeuraient  dans  les 
appentis  du  temple,  démasqua  une  intrigue  savam- 
ment préparée.  Elle  annonça  qu'elle  avait  >auvé  de 


(8M  st.  J.-c.l  LES    DEUX    ROYAUMES.  323 

la  mort  un  enfant  nommé  .Ions,  que  son  frère  Ocho- 
zias  avait  eu  d'une  Bersabéenne  nommée  Gibia,  et 
qu'elle  l'avait  caché  dans  les  logements  qui  entou- 
raient le  temple.  Joïada,  le  commandant  des 
gardes1,  assembla  les  capitaines  des  Carim  et  des 
rucim  dans  le  temple,  et,  après  les  avoir  engagés 
par  les  serments  les  plus  terribles,  il  leur  montra 
l'enfant  qui  représentait  la  race  de  David.  Les 
capitaines  le  reconnurent.  Joïada  le  militaire  con- 
vint alors  avec  eux  d'une  habile  manœuvre,  qui 
devait  les  faire  trouver  massés  au  temple,  en  sor- 
tant du  palais,  sans  exciter  les  soupçons  d'Àthalie. 
La  garde  descendante  n'avait  pas  coutume  d'em- 
porter ses  armes;  on  y  suppléa  au  moyen  des 
armes  volives  du  temple.  Au  moment  solennel,  on 
dévoila  la  scène  préparée.  Le  petit  roi  apparut  au 

1.  Au  verset  4  du  chapitre  xi,  Joïada  n'est  pas  prêtre;  il  agit 
en  commandant  des  gardes.  Un  piètre  n'eût  pas  eu  le  droit  de 
convoquer  l'armée  et  de  donner  des  ordres,  comme  si  Athalie 
n'eût  pas  eu  de  sar-saba.  A  partir  du  verset  9,  Joïada  est  prêtre. 
On  sent  ici  la  duplicité  de  source.  Dans  un  premier  récit,  Joïada 
était  le  chef  des  Carim;  dans  un  autre  récit,  on  trouva  commode 
de  le  faire  prêtre.  Cette  transformation  était  d'autant  plus  facile 
que,  dans  la  suite  de  l'histoire  de  Joas,  on  trouvait  un  Joïada 
hac-coken  (xn,  8  et  suiv.,  partie  bien  plus  historique).  La  pré- 
tendue ingratitude  de  Joas  envers  son  sauveur  disparait  ain^i. 
Il  est  remarquable  que  le  nom  de  Joïada  ne  figure  pas  dans  la 
liste  des  grands  prêtres  du  livre  des  Chroniques  (I  Chron.,  v,  30 
et  suiv.). 


324  HISTOIRE   DU   PEUPLE    D'ISRAËL.     [85i  av.  J.-C] 

peuple  entre  l'autel  des  sacrifices  et  le  temple,  la 
couronne  en  tête.  On  le  proclama,  on  l'oignit,  on 
battit  des  mains  ;  on  cria  «  Vive  le  roi  !  »  et  les 
trompettes  sonnèrent 1 . 

Athalie  accourut  au  bruit  en  criant  :  «  Trahison! 
trahison!  »  Tout  le  monde  s'écarta  d'elle.  On  la 
frappa  de  l'épée,  sous  la  porte  du  passage  couvert 
par  lequel  on  introduisait  les  chevaux  dans  le  palais. 
On  mena  ensuite  le  petit  roi  au  palais  et  on  l'intro- 
nisa. La  populace,  toujours  favorable  aux  coups 
d'État  où  on  la  convie  à  prendre  part,  témoigna 
beaucoup  de  joie. 

1.  Le  récit  de  la  conspiration  qui  renversa  Athalie,  tel  qu'on 
le  lit  au  chapitre  xi  du  IIe  livre  des  Rois,  est  plein  d'anacbro- 
nismes.  Il  a  sûrement  été  écrit  ou  du  moins  amené  à  sa  forme 
actuelle  après  la  captivité.  Ce  qui  est  dit  de  la  Thora  et  du  pacte 
(versets  12, 17)  est  sûrement  postérieur  au  Deutéronome  (Deut., 
xvii,  18  et  suiv.).  L'organisation  du  temple,  avec  un  grand 
prêtre  et  un  personnel  nombreux,  nous  reporte  aux  temps  du 
triomphe  de  Josué  fils  de  Josadaq  sur  Zorobahel.  Les  réunions 
au  temple  et  la  cérémonie  religieuse  qui  aurait  eu  lieu  le  jour 
du  sabbat  (v.  7)  sont  des  prolepses  évidentes.  Les  armes  de 
David  (v.  10)  prêtent  également  à  l'objection.  Toute  cette  his- 
toire, dans  le  livre  des  Rois,  est  combinée  en  vue  de  montrer 
la  conservation  miraculeuse  de  la  maison  de  David  par  les 
prêtres  et  par  le  temple.  —  Le  livre  des  Chroniques  donna  au 
récit  une  coulern-  encore  plus  cléricale.  On  maria  Joïada  et 
Joséba,  devenue  Josabeth.  Tout  le  coup  d'État  fut  l'œuvre  des 
lévites  ;  le  temple  fut  conçu  sur  le  modèle  de  ce  qu'il  devint  à 
l'époque  de  la  plus  pure  théocratie. 


[8»0  av.  J.-C.l  LES    DEUX    ROYAUMES.  325 

Ainsi,  à  quelques  années  de  distance, le  iahvéisme 
remportait  deux  victoires  décisives.  A  Jérusalem, 
la  force  du  sentiment  légitimiste  rétablissait  l'an- 
cienne dynastie,  devenue  sainte.  En  Israël,  le  pro- 
phétisrne  renversait  une  dynastie  qu'il  jugeait  lui 
être  ennemie.  Le  sort  en  est  jeté.  Le  parti  profane 
de  la  civilisation  et  du  progrès,  déjà  vaincu  après 
la  mort  de  Salomon,  l'est  de  nouveau  par  l'anéan- 
tissement de  la  maison  d'Achab.  Un  peuple  ne  joue 
jamais  deux  rôles  à  la  fois.  Dès  850  ou  860.  il  est 
écrit  qu'Israël  ne  sera  pas  un  peuple  comme  un 
autre.  La  royauté  est  vaincue.  Ce  peuple  sera 
médiocre  dans  l'ordre  temporel;  mais,  dans  l'ordre 
religieux,  il  sera  sans  pareil.  L'avenir  ici  n'est 
pas  aux  rois  sages,  aux  politiques  sensés;  il  est  aux 
visionnaires,  aux  utopistes,  aux  démocrates  in- 
spirés, commandant  les  révolutions,  faisant  et  dé- 
faisant les  dynasties. 

La  haine,  la  barbarie  souillent  trop  profondément 
ce  terrible  prophétismedu  temps  des  Omrides,  pour 
qu'on  ne  répugne  pas,  au  premier  abord,  à  placer 
parmi  les  précurseurs  de  Jésus  des  espèces  d'en- 
ragés, que  l'agadiste  a  cru  relever  en  leur  prêtant 
des  actes  abominables  de  vengeance  et  de  cruauté. 
Dans  la  lutte  de  ces  énergumènes  avec  la  royauté, 
c'est  en  général  la  royauté  qui  a  raison.  Leurs  con- 


326  HISTOIRE    DU   PEUPLE   D'ISRAËL.     [850  *v.  J.-C] 

seils  sont  toujours  les  plus  implacables  et  les  moins 
pratiques.  Pas  de  quartier  pour  l'ennemi;  pas  d'al- 
liance avec  les  goïm1;  droit  de  la  guerre  poussé  à 
ses  conséquences  les  plus  féroces.  Tuer  tout  sans 
miséricorde,  leur  paraît  l'idéal  du  guerrier  de 
ïahvé8.  Épargner  le  vaincu,  obéir  à  un  sentiment 
d'humanité  est  le  dernier  des  crimes.  En  lisant  ces 
hideuses  histoires,  on  est  souvent  amené  à  se  dire  : 
«  Heureusement, ce  n'est  pas  vrai;  »  ces  récits  ont 
été  rédigés  tardivement  par  des  frénétiques  qui  ont 
cru  faire  honneur  à  leurs  ancêtres  en  leur  prêtant 
des  atrocités. 

Un  texte  de  législation  idéale  à  peu  près  contem- 
porain de  l'école  d'Ëlie,  et  peut-être  provoqué  par 
cette  école,  prononce  le  hérem,  c'est-à-dire  l'excom- 
munication entraînant  la  peine  de  mort,  contre 
l'Israélite  qui  sacrifie  à  un  autre  dieu  que  Iahvé  3. 
Presque  toutes  les  républiques  antiques,  fondées 
sur  la  famille  et  sur  des  sacra  nationaux,  eurent  de 
ces  anathèmes.  Celui  qui  n'admettait  pas  le  culte 
de  la  cité  dont  il  faisait  partie  s'excluait  par  là 

i.  L'emploi  de  ce  mot,  qui  veut  dire  €  les  nations  »,  avec  la 
nuance  de  <  païens  »,  remonte  au  propliélisme  du  ix<  siècle. 

2.  1  Kois,  xx,  35  i3.  Comparez,  dans  l'Iiisloire  de  Saùl,  l'épi- 
«ode  d'Agag,  tiré  des  même  sources. 

3.  Exode,  xxn,  19  (Livre  de  l'Alliance). 


[8M"  av.  J.-C]  LES   DEUX   ROYAUMES.  327 

même  de  cette  cité.  Mais  la  crise  qui  s'accomplis- 
sait en  Israël  amenait  des  conséquences  toutes 
nouvelles.  Le  culte  de  Iahvé  en  venait  à  impliquer 
une  croyance  et  une  morale,  une  foule  de  choses 
enfin  qui  n'étaient  ni  nationales  ni  municipales. 
Ainsi  le  kérem  sémitique  devint  un  principe  de  per- 
sécution, de  fanatisme.  Le  dieu  national  d'Israël 
sera  le  Dieu  absolu  ;  son  culte  ne  se  bornera  pas 
à  d'inoffensives  panathénées;  l'imposer,  ce  sera 
imposer  un  dogme,  c'est-à-dire  la  chose  du  monde 
la  moins  susceptible  d'être  commandée. 

Ce  peuple  est  voué  au  fanatisme,  cela  est  clair; 
mais  le  fanatisme,  entre  ses  mains,  ne  sera  pas  pu- 
rement destructeur,  à  la  façon  de  l'islam.  Par  un 
miracle  dont  il  n'y  a  qu'un  autre  exemple,  la  Ré- 
forme du  xvie  siècle,  le  fanatisme  juif  aboutira  un 
jour  à  la  chose  libérale  par  excellence,  à  la  religion 
d'un  Dieu  commun  à  tout  le  genre  humain. 

Le  fanatisme,  en  effet,  peut  avoir  des  consé- 
quences très  diverses  selon  le  motif  qui  l'inspire.  Il 
y  a  une  différence  sensible  entre  le  fanatisme  sacer- 
dotal et  le  fanatisme  d'illuminés  laïques.  Le  pro- 
testantisme, qui,  à  l'origine,  impliqua  des  éléments 
assez  analogues  à  ceux  du  prophétismeisraélite,  est 
devenu,  avec  le  temps,  quelque  chose  de  libéral, 
tandis  que  le  fanatisme  catholique,  tel  qu'on  le  voit 


328  HISTOIRE  DU  PEUPLE  D'ISRAËL.     [«* «y.  J.-C] 

dans  Philippe  II  et  dans  Pie  V,  n'a  fait  que  du  mal 
et  ne  s'est  jamais  transformé.  L'inspiration  indi- 
viduelle ne  crée  rien  d'aussi  dangereux  qu'une 
Église  infaillible,  une  papauté.  Les  farouches 
voyants  d'Israël  furent  des  émancipateurs  sans  le 
vouloir;  car  ils  combattirent  la  pire  des  tyrannies, 
la  connivence  des  foules  ignorantes  avec  un  sacer- 
doce avili. 


CHAPITRE  X 


CONCEPTION    D'UNE    HISTOIKK    SAINT!- 


Le  prophétisme  qui  lutte  sous  Achab,  qui 
triomphe  sous  Jéhu,  tout  entouré  qu'il  est  d'obs- 
curités, est  en  somme  l'événement  le  plus  décisif 
de  l'histoire  d'Israël.  Il  est  le  commencement  de  la 
chaîne  qui,  dans  neuf  cents  ans,  trouvera  son  der- 
nier anneau  en  Jésus.  Élie  et  Elisée  appartiennent 
tout  entiers  à  la  légende;  on  ne  sait  d'eux  qu'une 
seule  chose,  c'est  qu'ils  furent  grands.  Le  iahvéisme, 
qui,  à  Jérusalem,  n'était  qu'un  culte,  devient,  dans 
les  écoles  des  prophètes  du  Nord,  un  ferment  reli- 
gieux de  la  plus  haute  puissance.  Le  prophétisme 
du  Nord  n'a  pas  seulement  créé  Élie  ;  il  a  créé 
Moïse;  il  a  créé  l'Histoire  sainte;  il  a  créé  le  pre- 
mier rudimerA  de  la  Thora;  il  a  été,  par  consé- 
quent, le  point  de  départ  du  judaïsme  et  du  chris- 
tianisme. En  tout  ce  qui  touche  au  progrès  de  la 


330  HISTOIRE   DU   PEUPLE   D'ISRAËL.     [850  av.  J.-G.J 

religion,  Jérusalem,  à  ce   moment  de  l'histoire, 
nous  paraît  en  retard  sur  les  tribus  du  Nord. 

Les  prophètes  du  ixe  siècle,  malgré  des  passions 
sombres  et  ce  que  nous  appellerions  de  graves 
malentendus  théologiques,  méritent  donc  d'oc- 
cuper une  place  de  premier  ordre  dans  l'histoire 
du  progrès  humain.  Ils  étaient  à  deux  pas  d'af- 
firmer que  Iahvé  seul  est  Dieu.  Ils  revenaient,  après 
une  longue  suite  d'erreurs  et  de  superstitions,  à 
l'élohisme  de  l'âge  patriarcal.  Un  étonnant  orgueil , 
de  race  devint  dès  lors  le  mobile  fondamental  de 
la  vie  d'Israël.  Israël  est  le  peuple  de  Iahvé;  c'était 
là  dire  peu  de  chose  :  Moab,  aussi,  est  le  peuple 
de  Gamos.  Mais  tout  était  changé  depuis  que  Iahvé 
ne  se  distinguait  plus  du  Dieu  même  qui  a  fait  le 
ciel  et  la  terre,  du  Dieu  qui  aime  la  justice  et  le 
droit.  Au  lieu  d'avoir,  comme  tous  les  peuples,  un 
Dieu  national,  Israël  devenait  ainsi  l'élu  de  Dieu, 
le  peuple  de  choix  de  l'Être  absolu,  le  peuple 
unique.  L'histoire  de  ce  peuple  ne  devait  dès  lors 
ressembler  à  celle  d'aucun  autre.  Iahvé  a  fait  pour 
Israël  des  choses  qu'aucun  dieu  n'a  faites  pour 
son  peuple.  Les  vieux  souvenirs  d'Our-Casdim  et 
de  Harran  remontaient  en  la  mémoire;  une  his- 
toire sainte  se  dressait.  Les  prophètes  apparais- 
saient comme  les  guides  inspirés  d'Israël;  or,  le 


850  a*.  i.-C)  LES    DEUX    ROYAUMES.  S31 

premier  des  prophètes  n'élait-ee  pas  ce  Mosé  qui 
tira  le  peuple  d'Egypte?  Et  le  premier  auteur  du 
pacte  n'était-ce  pas  cet  Abraham,  issu  des  fables 
babyloniennes,  qui  apparaissait  dans  le  lointain 
comme  le  père  de  la  civilisation?  La  vocation  d'A- 
braham et  les  promesses  qui  lui  furent  faites, 
encore  indécises  dans  les  Légendes  patriarcales1, 
devenaient  le  point  de  départ  du  iahvéisme  dogma- 
tique, la  base  du  pacte  d'Israël  avec  son  dieu. 

Ces  idées  s'agitaient  dans  tout  Israël,  mais  prin- 
cipalement dans  les  tribus,  parce  que  la  liberté  et 
l'activité  religieuse  étaient  là  bien  plus  grandes. 
A  Jérusalem,  le  temple  était  une  gêne,  et  le  sacer- 
doce, quoique  peu  organisé  encore,  avait  ses  effets 
ordinaires  d'appesantissement  et  de  lutte  contre 
l'esprit.  Le  prophète,  n'étant  pas  prêtre,  n'avait  pas 
le  boulet  que  traîne  aux  pieds  tout  corps  sacerdotal. 
La  evise  soulevée  par  l'école  prophétique,  du  temps 
d'Achab  et  de  Joram,  avait  donné  aux  questions 
religieuses  une  saillie  extraordinaire.  On  avait  bien 
les  livres  de  Légendes  patriarcales  et  héroïques, 
rédigés  il  y  avait  une  centaine  d'années;  mais  ces 
livres  n'avaient  point  un  caractère  assez  exclusi- 
vement religieux.  C'étaient  des  recueils  d'anecdotes 

1.  Gen.,  xv,  et  surtout  xx,  13,  où  le  caractère  polythéiste  et 
païen  est  oncnre  sensible. 


332  HISTOIRE   DU   PEUPLE   D'ISRAËL.     [850  ar.  J.-C.J 

et  de  chants  populaires,  pleins  d'intérêt  et  de 
charme;  ce  n'était  pas  le  livre  sacré  dont  un  peuple 
fait  son  tabernacle  et  sa  vie.  On  sentait  le  besoin 
d'un  livre  contenant  le  dogme  fondamental  de  la 
religion.  Ce  dogme,  en  Israël,  était  tout  historique; 
c'était  l'exposé  des  phases  successives  du  pacte  de 
Iahvé  avec  son  peuple.  Il  était  urgent  de  rédiger  en 
un  corps  unique  les  éléments  d'histoire  que  l'on 
possédait  ou  croyait  posséder.  L'œuvre  capitale 
d'Israël  grandissait  à  vue  d'œil  ;  une  transforma- 
tion profonde  s'opérait;  l'Histoire  sainte  naissait. 
Le  livre  des  Légendes,  en  effet,  était  loin  d'avoir 
épuisé  la  tradition  orale,  et  notamment  cet  ancien 
fond  d'idées  babyloniennes  dont  le  peuple  vivait 
depuis  des  siècles;  beaucoup  d'éléments  de  tra- 
dition orale  flottaient  à  côté  des  maigres  docu- 
ments écrits.  Il  semble,  en  particulier,  que  le  vieux 
livre  n'avait  aucun  récit  sur  la  création  et  sur  l'ap- 
parition de  l'humanité.  Les  dires,  à  cet  égard, 
étaient  interminables  et  discordants.  Cela  se  ra- 
contait en  séries  mnémoniques,  succeptibles  de  très 
fortes  variantes  '.  Gela  s'enseignait  jusqu'à  un  cer- 
taint  point,  et  peut-être  les  longs  loisirs  des  navoth 
ou  séminaires  prophétiques  étaient-ils  occupés  à 

1.  Comp.,  par  exemple,  la  liste  des  Caïnites  et  des  Sr'tliites. 


[S50  «».  J.-C]  LES   DEUX    ROYAUMES.  333 

réciter  ces  vieilles  légendes.  Tout  ce  qui  concernai L 
Moïse  manquait  de  rédaction  suivie1.  La  plupart 
des  généalogies,  enfilées  en  chapelet,  étaient  égale- 
ment sues  par  cœur;  mauvaise  condition  pour  leur 
intégrité!  Plusieurs,  cependant,  pouvaient  déjà  être 
écrites.  Le  livre  des  Guerres  delahvé  était  un  vrai 
trésor;  mais  il  ne  remontait  pas  au  delà  des  pre- 
mières batailles  que  les  Israélites  livrèrent,  en  s'ap- 
prochant  de  la  Palestine,  à  la  hauteur  de  l'Arnon. 
Ce  qui  faisait  surtout  défaut  dans  les  livres 
d'histoire  iahvéiste  écrits  avant  cette  époque, 
c'étaient  les  prescriptions  religieuses  et  morales. 
Or  une  idée  était  devenue  tout  à  fait  dominante 
dans  les  écoles  de  prophètes,  c'est  que  Iahvé  im- 
pose à  ses  fidèles  certaines  prescriptions,  certaines 
lois.  Un  petit  code  se  formait.  Ce  code  était  comme 
la  condition  du  pacte  intervenu  entre  le  dieu  et  son 
peuple.  A  côté  des  faits  d'histoire  religieuse  par  les- 
quels on  se  proposait  de  montrer  qu'Israël  avait 
un  engagement  spécial  envers  Iahvé,  il  y  avait  le 
dispositif  de  ce  pacte,  c'est-à-dire  les  lois  qui  étaient 
censées  avoir  été  imposées  au  peuple  par  Iahvé.  Ces 
lois  étaient  en  partie  les  articles  divers  d'un  droit 

1.  Se  rappeler  le  chant  de  Beër  (Nombres,  xxi,  17-18)  et  l'épi- 
sode de  Balaam  libid.,  xx.li  et  suiv.j.  Voir  ci-dessus,  p.  212-213, 
130-231. 


334  HISTOIRE   >)U    PEUPLE   D'ISRAËL.     [850  av.  J.-C.j 

coutumier  d'inégale  antiquité,  en  partie  des  pres- 
criptions sacerdotales  ou  rituelles,  en  partie  des  lois 
morales,  résultat  du  mouvement  humanitaire  qui 
se  produisait  déjà  dans  les  écoles  prophétiques. 
Mosé  fut  envisagé  comme  l'universel  promulgateur 
de  ces  lois,  censées  inspirées  par  Iahvé, 

De  tout  cela  résulta  un  récit  sacré  dont  voici  les 
lignes  essentielles  *. 

Au  commencement,  Iahvécrée  le  ciel  et  la  terre, 
les  hommes  par  conséquent.  Ces  premiers  hommes 
sont  des  géants.  Vivant  huit  et  neuf  cents  ans,  ils 
créent  une  première  civilisation  où  le  mal  l'emporte 
de  beaucoup  sur  le  bien,  et  qu  est  balayée  par  le 
déluge.  Un  juste,  Noé,  est  sauvé  des  eaux  et  re- 
nouvelle l'humanité  par  ses  trois  fils:  Sem,  Chain, 
Japhet.  Sem  est  la  tige  des  élus;  un  de  ses  descen- 
dants est  cet  Abraham  d'Our-Casdiin,  avec  qui  Dieu 
fait  un  pacte  à  perpétuité.  Son  fils  et  son  petit-fils, 
Isaac  et  Jacob,  errent  à  l'état  de  nomades  dans  le 
pays  de  Chanaan,  dont  Dieu  leur  promet  la  posses- 
sion future.  Le  pacte  est  renouvelé  avec  chacun 
d'eux,  en  particulier  avec  Jacob.  Joseph,  fils  de  Jacob, 

i.  Pour  la  parfaite  clarté  de  ce  qui  suit,  il  faut  se  servir  d'un 
texle  où  la  rédaction  jéhoviste  et  la  rédaction  élohiste  soient 
séparée*  n  imprimées  en  caractères  différents,  par  exemple 
de  ta  Genèse  de  M.  François  I.euorinant,  ou  de  la  traduction  do 
SI.  lieuss. 


85i  av.  J.-C]  LES   DEUX    ROYAUMES.  33b 

nltire  ses  frères  en  Egypte,  où  ils  se  trouvent,  avec 
le  temps,  réduits  à  l'état  de  servitude.  Iahvé  les 
délivre  par  le  grand  prophète  Mosé,  qui  les  mène 
au  Sinaï.  Là,  Iahvé  leur  apparaît  dans  la  plus  solen- 
nelle des  thé opha nies,  renouvelle  son  pacte  avec 
eux  et  édicté  les  lois  résultant  de  ce  pacte.  Mosé 
conduit  le  peuple  jusqu'aux  confins  de  la  terre 
promise.  Josué  effectue  la  conquête  de  la  terre  et  la 
partage  entre  les  fils  d'Israël,  si  bien  que  la  pro- 
priété de  tout  bon  Israélite  a  une  origine  théocra- 
tique,  le  partage  des  terres  émanant  de  Iahvé 
lui-même1. 

Voilà  ce  qui  se  racontait,  avec  des  variantes  très 
considérables,  soit  en  Israël,  soit  en  Juda.  Le 
premier  crayon  de  tout  cela  était  déjà  dans  les  livres 
des  Légendes  patriarcales  et  des  Guerres  de  Iahvé  ; 
mais  ces  livres  étaient  peu  répandus  et  n'avaient  pas 
éteint  dans  le  peuple  la  fécondité  légendaire.  La  tra- 
dition orale  est  essentiellement  vacillante.  L'arran- 
gement des  généalogies  antédiluviennes  n'était  pas 
le  même  chez  deux  traditionnistes.  Il  y  avait,  au 
moins,  deux  Noé,  l'un  homme  vertueux,  l'autre  qui 
plantait  la  vigne.  Les  aventures  attribuées  à  Abra- 
ham étaient  souvent  mises  sur  le  compte  d'Isaac  ou 

1.  Se  rappeler  l'épisode  de  Niibolh.  I  lîois,  \x.i. 


336  HISTOIRE   DU   PEUPLE   D'ISRAËL.     [850  av.  J.-C.j 

de  Jacob,  et  réciproquement.  L'histoire  d'Ismaël 
se  racontait  de  trois  ou  quatre  manières.  Les  récits 
sur  Moïse  différaient  du  tout  au  tout.  Les  lois  qu'on 
lui  attribuait  n'avaient  rien  de  fixe.  Il  n'y  avait  d'à 
peu  près  uniforme  que  le  récit  du  déluge.  Le  canevas 
de  ce  récit  continuait  d'être,  trait  pour  trait,  celui 
que  les  Hébreux  primitifs  avaient  apporté  de  Méso- 
potamie et  qu'on  a  retrouvé  de  nos  jours  sur  les 
briques  d'un  des  palais  de  Ninive1. 

On  ignorera  toujours  les  conditions  dans  les- 
quelles fut  composée  cette  histoire  sainte  et  natio- 
nale à  la  fois.  La  seule  chose  qu'on  puisse  affirmer 
est  qu'elle  fut  rédigée  de  deux  côtés,  sans  que  les 
deux  rédacteurs  aient  eu  connaissance  du  travail 
l'un  de  l'autre;  à  peu  près  comme  la  masse  des  tra- 
ditions de  casuistique  juive,  douze  cents  ans  plus 


1.  Les  prophètes  du  commencement  du  vme  siècle,  dont  nous 
possédons  des  écrits  authentiques,  connaissent  la  vocation  d'Abra- 
ham,  les  mythes  de  Jacob  (surtout  Osée,  XII,  5,  13-15),  la  cap- 
tivité en  Egypte,  les  plaies  de  l'Egypte,  le  passage  de  la  mer 
Kouge,  (Osée,  xn,  10;  xill,  4;  Zach.,  x,  11),  les  infidélités  et  les 
quarante  ans  du  désert  (Amos,  II,  10;  v,  25-26),  Moïse  (Osée,  xn, 
li;  Michée,  VI,  4),  Balaam  (Michée,  vi,  5),  Baal-Peor  (Osée, 
ix,  10),  Sihon  (Amos,  il,  9).  Les  allusions  sont  plus  nombreuses 
encore  dans  lsaïe,  iv,  5;  xi,  15;  xxix,  22,  etc.  Des  traditions  anté- 
rieures, les  anciens  prophètes  connaissent  le  déluge,  les  failles 
sur  l'origine  de  la  mer  Morte,  (Amos,  IV,  11  ;  IX,  6;  Osée,  xi,  8; 
cf.  Job,  xxvi,  5),  Nemrod  (Michée,  v,  5). 


[850  av.  i.-C]  LES    DEUX    ROYAUMES.  337 

tard,  se  fixa  dans  les  deux  Talmuds,  dits  de  Jéru- 
salem et  de  Babylone.  Beaucoup  d'indices  semblent 
faire  croire  qu'il  y  eut  d'au  Lies  rédactions,  lesquelles 
furent  plus  tard  fondues  avec  les  deux  premières 
en  un  récit  suivi.  Il  en  fut  de  même  pour  les  Évan- 
giles, à  la  seule  différence  que  les  Évangiles  n'arri- 
vèrent jamais  à  l'unité. 

Cette  multiplicité  de  rédactions  est  presque  une 
loi,  toutes  les  fois  qu'un  ancien  fonds  de  traditions 
orales  est  mis  par  écrit.  Une  telle  rédaction  ne  se 
fait  jamais  officiellement  :  elle  se  fait  d'une  façon 
multiple,  sporauique,  sans  entente  ni  unité.  La 
haute  antiquité  n'avait  pas  l'idée  de  l'identité  du 
livre  ;  chacun  voulait  que  son  exemplaire  fût  complet; 
il  y  faisait  toutes  les  additions  nécessaires  pour  le 
tenir  au  courant.  Il  n'y  avait  pas  deux  exemplaires 
semblables,  et  le  nombre  des  exemplaires  était 
extrêmement  réduit.  A  cette  époque,  on  ne  reco- 
piait pas  un  livre,  on  le  refaisait.  Quand  omvoulait 
rendre  la  vie  à  un  vieux  texte,  on  le  rajeunissait  en 
le  combinant  avec  d'autres  documents.  La  lecture 
privée  n'existait  pas.  Tout  livre  était  composé  avec 
One  objectivité  absolue,  sans  titre,  sans  nom  d'au- 
teur, incessamment  transformé,  recevant  des  addi- 
tions, des  scholies  sans  fin.  Le  livre,  s'il  est  permis 
de  prendre  une  comparaison  à  la  science  des  êtres 


22 


JiW  HISTOIRE    DU   PEUPLE   D'ISKAÈL.     [850 *y.  i.-C-\ 

vivants,  était  alors  un  mollusque,  non  un  vertébré. 
Cela  frappe  d'une  certaine  stérilité  les  recherches 
qui  ont  la  prétention  d'arriver,  dans  ces  matières, 
à  une  précision  rigoureusement  analytique;  les 
grandes  masses  seules  se  distinguent;  mais  les  lois 
générales  peuvent  être  entrevues  quand  le  détail 
échappe.  A  travers  mihe  incertitudes,  l'historien 
arrive  à  entrevoir  la  manière  dont  s'accomplit  la 
mise  par  écrit  de  ces  antiques  documents  qui,  par 
un  sort  étrange,  sont  devenus,  aux  yeuv  de  la  foi,  le 
Uvre  même  de  l'origine  de  l'univers. 


CHAPITRE   XI 


HÉDACTION    DO    NORD,    DlTE    JÉHOVISTR 


La  rédaction  du  Nord  fut  sûrement  la  première 
en  date  et  la  plus  originale.  Le  royaume  du  Nord 
avait,  dans  cette  œuvre  de  rédaction,  un  très  grand 
avantage;  c'est  qu'il  possédait  déjà  un  canevas 
excellent,  ce  livre  des  Légendes,  où  l'histoire  pa- 
triarcale étaitracontée  de  la  manière  la  plus  exquise. 
Le  nouveau  rédacteur  *  prit    pour  base    et  pour 

1.  Pour  nous  conformer  à  J'usage,  nous  l'appellerons  le 
jéhoviste  ;  c'est  le  document  C  des  Allemands.  Que  le  document 
jéhoviste  ait  élé  écrit  dans  le  Nord,  c'est  ce  qui  résulte,  et  du 
caractère  général  du  livre,  et  d'une  foule  de  particularités  où  l'on 
voit  des  préoccupations  éphraïmites  bien  plutôt  que  hiérosoly- 
mites  (Reuss,  la  Bible,  I,  p.  198-199;  contre  Dillmann).  Juda 
y  est  déprimé  (Gen.,  xxxyiii),  bien  qu'il  ait  un  bon  rôle  dans 
l'histoire  de  Joseph  (Gen.,  xxxvn,  26  et  suiv.  ;  xliii,  3  et suiv.  ; 
xuv,  16  et  suiv.  ;  xlvi,  28).  Noter  les  efforts  pour  exalter  Béthel. 
Hébron  (Gen.,  xm,  18;  xvm,  \  ;  xxxvit,  1  i)  était,  en  quelque 
sorte,  une  ville  commune  à  tout  Israël.  Les  souvenirs  de  Gérare 


340  HISTOIRE  DU   PEUPLE  D'ISRAËL.     [850  «v.  J.-C} 

modèle  cet  écrit  capital;  il  se  contenta  très  souvent 
de  le  copier;  mais  il  y  ajouta  des  parties  essentielles, 
surtout  en  ce  qui  concernait  les  commencements  de 
l'humanité.  Il  combina  avec  le  vieux  récit  des  tradi- 
tions dont  plusieurs  étaient  écloses  récemment.  Il 
adoucit  beaucoup  de  passages  dont  la  crudité  était 
devenue  choquante,  expliqua  à  sa  manière  certains 
endroits  qu'il  ne  comprenait  pas1,  supprima  des 
noms  propres  qu'il  jugea  inutiles  à  l'eurythmie  de 
sa  narration2.  L'histoire  de  la  conquête  de  Chanaan 
fut  racontée  en  partie  d'après  le  livre  des  Guerres  de 
lahvé,  en  partie  d'après  un  système  légendaire  où  la 
conquête  et  le  partage  systématique  des  terres 
étaient  attribués  à  Josué.  Enfin,  à  propos  de  Moïse, 
l'auteur  plaça  dans  son  récit  un  «  Livre  de 
l'Alliance  »,  contenant  le  pacte  original  de  lahvé 
avec  son  peuple,  lors  de  l'apparition  du  Sinaï. 

Ce  que  le  rédacteur  jéhoviste  eut  surtout  de  per- 
sonnel, ce  qui  le  distingua  essentiellement  de  ses 
devanciers,  qui  ne  paraissent  pas  s'être  beaucoup 
plus  souciés  que  les  aèdes  homériques  d'expliquer 
le  monde  et  Dieu,  ce  fut  une  profonde  philosophie, 


et  de  Beër-Séba  (comp.  Amos,  v,  5;  VIII,  14)  étaient  déjà  con- 
sacrés par  les  Légendes  patriarcales.  Voy.  ci-dessus,  p.  214-2i5. 

1.  Par  exemple,  Gen.,xv,  2,  3. 

2.  Par  exemple,  Éliézer,  Gen.,xxiv, 


[850 «y.  J.-C]  LES   DEUX   ROYAUMES.  3^1 

recouverte  du  voile  mythique,  une  conception  triste 
et  sombre  de  la  nature,  une  sorte  de  haine  pessi- 
miste de  l'humanité.  Son  Iahvé  est  terrible,  tou- 
jours irrité;  il  se  repent  tant  de  fois  d'avoir  créé 
l'homme  qu'une  logique  méticuleuse  arriverait  à  se 
demander  pourquoi  il  l'a  fait.  On  croit  entendre  les 
doléances  de  ces  derniers  hégéliens  de  nos  jours, 
se  délectant  dans  la  méditation  du  péché  et  fondant 
la  religion  sur  l'obsession  de  l'idée  du  mal.  Les 
récits  de  la  chute,  de  Gain  et  d'Abel,  des  génnts  ou 
nefilim,  du  déluge,  ont  pour  unique  objectif  de 
montrer  que  la  pensée  de  l'homme  aboutit  fatale- 
ment au  mal i .  Comme  tous  lesprophètes,  le  jéhoviste 
a  une  sorte  de  haine  pour  la  civilisation,  qu'il  envi- 
sage comme  une  déchéance  de  l'état  patriarcal. 
Chaque  pas  en  avant  dans  la  voie  de  ce  que  nous 
appellerions  le  progrès  est  à  ses  yeux  un  crime, 
suivi  d'une  punition  immédiate.  La  punition  de  la 
civilisation,  c'est  le  travail  et  la  division  de  l'huma- 
nité. La  tentative  de  culture  mondaine,  profane, 
monumentale,  artistique  de  Babel  est  le  crime  par 
excellence.  Nemrod  est  un  révolté.  Quiconque  est 
grand  en  quelque  chose  devant  Iabvé  est  un  rival 
de  Iahvé. 

i.  Gen.,  vi,  3,  5  et  suiv. 


343  HISTOIRE  DU  PEUPLE   D'ISRAËL.     [850  «t.  J.-C.] 

Ce  qu'on  appelle  le  fatalisme  musulman  n'est, 
en  réalité,  que  le  fatalisme  iahvéiste.  Jaloux  de  sa 
gloire,  susceptible  sur  le  point  d'honneur,  Iahvé  a 
en  haine  les  efforts  humains.  On  lui  fait  injure  en 
cherchant  à  connaître  le  monde  et  à  l'améliorer. 
Il  ne  faut  pas  essayer  de  collaborer  avec  Iahvé.  Il 
aime  à  se  servir,  dans  l'accomplissement  des  grandes 
choses,  des  veuves,  des  femmes  stériles,  pour  n'avoir 
à  partager  sa  gloire  avec  personne.  Il  préfère  les 
cadets  aux  aînés.  Jacob,  qui  a  traversé  d'abord  le 
Jourdain  avec  un  bâton  à  la  main  et  qui  revient  chef 
de  tribu,  Jacob  lui  plaît,  parce  qu'il  est  humble 4.  Le 
développement  de  l'humanité  est,  à  tous  ses  degrés, 
une  violence  faite  à  la  volonté  de  Iahvé.  Dieu  voulait 
un  homme  unique,  avec  sa  compagne,  habitant  à 
perpétuité  un  jardin  délicieux.  L'homme,  par  son 
intempestive  soif  de  savoir,  dérange  ce  plan.  La  pre- 
mière ville  naît  dans  la  race  du  meurtre  et  du  mal. 
Dieu  voulait  une  humanité  unique,  une  langue 
unique.  La  folle  entreprise  de  Babylone  amène  la 
dispersion,  qui  est  à  sa  manière  une  punilion,  une 
déchéance.  La  beauté  des  filles  des  hommes  ne  sert 
qu'a  tenter  les  êtres  célestes  et  à  procréer  une  race 
monstrueuse.  Si  Dieu  regrette  un  moment  d'avoir 

1.  Gen.,  xxxu.il. 


[850  av.  J..C.]  LES    DEUX    ROYAUMES.  3*3 

amené  le  déluge,  c'est  qu'il  voit  bien  que  le  seul 
moyen  de  réformer  l'humanité  serait  de  la  détruire, 
et  il  se  résout,  après  l'expérience  manquée,  à  la  lais- 
ser désormais  suivre  ses  voies. 

Cette  tristesse  navrante  des  idées  atteint  le 
sublime,  grâce  à  un  style  de  bronze  dont  on  cher- 
cherait vainement  l'analogue  dans  la  plus  haute 
antiquité.  L'allure,  tour  à  tour  audacieuse  et  aban- 
donnée, du  récit,  Fort  ressemblante,  du  reste,  à  la 
manière  ordinaire  du  livre  des  Légendes,  rappelle 
les  plus  belles  rhapsodies  homériques.  Un  mélange 
habituel  de  vulgarité  et  de  hauteur,  de  réalisme  et 
d'idéalité,  tient  le  lecteur  toujours  en  haleine.  La 
prose  confine  à  la  poésie  par  des  degrés  insaisis- 
sables; quelquefois,  par  exemple  dans  le  récit  de 
Babel,  dans  le  mot  d'Adam  à  la  vue  d'Eve,  dans  la 
cantilène  de  Noé,  dans  les  bénédictions  d'isaac  1 , 
le  rythme  naît  spontanément,  ou  plutôt  s'entend 
comme  un  écho  du  passé  qui  se  prolonge  à  l'infini. 
C'est  encore  l'enfance  de  l'esprit  humain,  mais  une 
enfance  pleine  des  pressentiments  d'une  vigoureuse 
jeunesse;  par  moments,  c'est  déjà  presque  l'âge 
mûr. 

Dans  la  combinaison   des  sources  antérieures, 

1.  Hâtons-nous  d'ajouter  que,  dans  do  tels  passages,  la  dis- 
tinction du  livre    des  Légendes  et  du   jéhoviste,   ou,   comme 


Sii  HISTOIRE   DU   PEUPLE   D'ISRAËL.      [S50  av.  J-C] 

c'est-à-dire  du  livre  des  Légendes  et  du  livre  des 
Guerres  avec  la  tradition  vivante,  l'auteur  éprouve 
plus  d'une  difficulté.  Son  embarras  se  trahit,  sur- 
tout quand  les  traditions  se  contredisent.  Alors  il 
procède  par  juxtaposition,  selon  un  procédé  que 
nous  appellerions  volontiers  diplopique,  et  dont 
l'emploi  est  tout  à  fait  sensible  dans  la  rédaction 
des  Évangiles,  surtout  de  l'Évangile  dit  de  saint 
Matthieu  *.  Le  mythe  du  jardin  d'Éden,  par  exemple, 
présentait  dans  les  traditions  une  assez  forte  va- 
riante. Selon  uneversion,  l'arbre  central  du  paradis 
était  l'Arbre  de  vie  ;  selon  une  autre,  c'était  l'Arbre 
de  la  distinction  du  bien  et  du  mal.  Le  rédacteur 
jéhoviste  prend  le  parti  de  les  mettre  tous  les  deux 
au  milieu  2;  dans  la  suite  du  récit,  les  deux  arbres 
se  confondent  et  se  distinguent  tour  à  tour3  . 

On  remarque  des  gauchissements  du  même  genre 
dans  l'histoire  d'Ismaël4,  dans  le  beau  récit  du 
voyage  du  serviteur  d'Abraham5 ,  peut-êlre  dans  la 


disent  les  Allemands,  du   document  B  et  du  document  C,  est 
bien  difficile  à  faire. 

1.  Voy.  les  Évangiles,  p.  178-180. 

2.  Gen.,  H,  9. 

3.  Ibid.,  m,  5,  6,  22  (2  fois). 

4.  Le  texte  jéhoviste   de   l'histoire    d'Ismaël  se  trouve  dans 
Gen.,  xvi,  1-14,  moins  3. 

5.  Gen.,  xxiv,  à  partir  du  verset  63. 


[850  •>.  J.-O.J  LES    DEUX   ROYAUMES.  345 

légende  d'Ësau  fatigué1.  L'aventure  d'Abraham 
chez  Pharaon2  et  celle  d'Isaac  chez  Abimélçk3  sont 
un  même  récit  qui  se  présentait  sous  deux  formes, 
dont  le  rédacteur  n'a  voulu  négliger  aucune.  Le 
«  rire  »  qui  sert  de  base  à  l'étymologie  dlsaac  est 
raconté  de  deux  manières  *.  Pour  expliquer  com- 
ment la  perforation  des  mêmes  puits  est  attribuée 
par  la  tradition  tantôt  à  Abraham,  tantôt  à  Isaac, 
il  admet  que  ces  puits  ont  été  creusés  d'abord  par 
Abraham,  puis  comblés  par  les  Philistins,  puis 
creusés  de  nouveau  par  Isaac5.  Béthel  est  deux 
fois  consacré  lieu  saint,  par  Abraham  et  par  Jacob  6. 
La  supplantation  d'Esaù  a  lieu  sous  deux  formes, 
grâce  à  une  subtile  distinction  entre  le  droit  d'aî- 
nesse et  les  bénédictions  paternelles7.  Tout  ce  qui 


1.  Gen.,  xxv,  29  et  suiv.  Dans  l'un  des  récits,  il  semble  que 
Jacob  exploitait  l'appétit  d'Ésaiï  revenant  de  la  chasse,  et,  dans 
l'autre,  l'état  de  famine  où  le  met  ce  mauvais  état  de  chasseur. 

2.  Gen.,  xir. 

3.  Ibid.,  xxyi.  Le  chapitre  xx  est  extrait  directement  de  B, 
soit  par  le  jéhoviste,  soit  plutôt  par  le  combinateur.  Voy.  ci-dessus, 
p.  201. 

i.  Gen.,  xviii,  12  et  xxi,  6.  Ce  dernier  trait,  il  est  vrai,  paraît 
pris  de  B. 

5.  Gen.  xxvi,  18  et  suiv.  Il  n'est  pas  impossible  que  cet  arran* 
gement  soit  du  combinateur,  celui  que  les  Allemands  appellent  R. 

6.  Gen.,  xn,  8,  et  xxvm,  18-19. 

7.  Ibid.,  xxv  et  xxvn. 


SIC  HISTOIRE   DU    PEUPLE   D'ISRAËL.     [850  av.  J..C 

louche  à  la  famille  de  Moïse  est  contradictoire 
au  plus  haut  degré1.  Dans  une  foule  de  cas,  le 
rédacteur,  tenu  en  suspens,  ou  ne  comprenant  pas 
bien  ses  sources,  atténue,  altère,  explique  mal  ce 
dont  le  sens  lui  échappe.  C'est  comme  si  Masoudi 
ou  tel  autre  anecdotier  arabe,  au  lieu  de  donner 
toutes  les  traditions  bout  à  bout  en  terminant  l'énu- 
mération  par  la  formule  sacramentelle  :  «  Dieu 
saitmieux  ce  qui  en  est,  »se  fut  imposé  de  concilier 
les  données  divergentes,  en  les  faussant  toutes. 

L'Histoire  sainte,  telle  qu'elle  sortit,  de  la  plume 
du  jéhoviste,  ne  nous  est  parvenue  que  d'une  ma- 
nière fragmentaire.  Nous  verrons  plus  tard  com- 
ment un  arrangeur  (selon  nous,  du  temps  d'Ézé- 
chias)  combina  l'Histoire  sainte  du  Nord  avec  un 
livre  analogue  éclos  à  Jérusalem,  et,  dans  cette 
œuvre  de  compilation,  supprima  des  pages  en- 
tières des  deux  écrits,  pour  éviter  les  doubles  em- 
plois, les  contradictions  trop  évidentes,  ou  bien  pour 
écarter  certains  passages  qui  répugnaient  à  ses 
idées.  C'est  ainsi  que  le  commencement  de  l'His- 
toire sainte  israélite  a  été  fort  écourté.  Le  combi- 
nateur,  après  avoir  transcrit  le  beau  début  du  texte 
hiérosolymit>»    a  supprimé  le  passage  parallèle  de 

1.  Voy.  Heuss,  la  Bible,  I,  p.  43. 


[850  iv.  J.-C.l  LES    DEUX    ROYAUMES.  3»7 

la  rédaclion  du  Nord.  On  doit  supposer,  du  reste, 
que  le  récit  des  six  jours  manquait  dans  cette  pre- 
mière Genèse  i.  Le  début  était  probablement  :  «  Au 
jour  où  Iahvé  2  fit  la  terre  et  le  ciol3  ...  »  La  créa- 
tion de  la  lumière,  l'ordre  établi  dans  le  chaos,  la 
création  des  astres,  remplissaient  la  partie  mainte- 
nant supprimée,  puis  l'auteur  prenait  la  terre  en 
particulier  et  racontait  ainsi  son  histoire  : 

...  Et  d'arbres  des  champs,  il  n'y  en  avait  pas  encore;  et 
l'herbe  des  champs  n'avait  pas  encore  germé  ;  car  Iahvé 
n'avait  pas  fait  pleuvoir  sur  la  terre,  et  il  n'y  avait  pas 
d'hommes  pour  travailler  le  sol.  Et  une  vapeur  montait  de 
la  terre  et  humectait  toute  la  surface  du  sol.  Or  Iahvé  forma 
l'homme  avec  de  la  poussière  tirée  du  sol,  et  il  souffla  dans 
ses  narines  un  souffle  de  vie,  et  l'homme  fut  âme  vivante.  Et 
Iahvé  planta  un  jardin  en  Eden,  à  l'orient,  et  il  y  plaça 
l'homme  qu'il  avait  formé.  Et  Iahvé  fit  germer  du  sol  toute 
sorte  d'arbres  agréables  à  voir  et  portant  des  fruits  bons  à 
manger,  et  l'Arbre  de  vie  était  au  milieu  du  jardin  (et  aussi 
l'Arbre  de  la  distinction  du  bien  et  du  mal).  Et  un  fleuve 
sortait  d'Eden  pour  arroser  le  jardin,  et,  de  là,  il  se  parta- 
geait en  quatre  branches...  Et  Iahvé  prit  l'homme  et  le  plaça 
dans  le  jardin  d'Eden  pour  le  travailler  et  le  garder*. 

i.  Cela  résulte  de  Genèse,  il ,  4.  Voir  ci-après,  p.  385. 

2.  Élohim  après  Iahvé  est  une  addition  du  conibinateur. 

3.  Gen.,  n,  L 

-t.  Nous  avons  montré  (tome  I")  que  ce  mythe  du  paradis 
primitif  n'est  qu'une  rédaction  des  idées  babyloniennes  sur  le 
berceau  de  l'espèce  humaine  dans  la  région  du  bas  Euphrate. 


i»48  HISTOIRE   DU    PEUPLE   D'ISRAËL.      [850  av.  J.-C.J 

Selon  notre  rédacteur,  la  création  de  l'homme  a 
donc  lieu  à  un  moment  où  la  terre  est  encore  sans 
pluie  et  sans  végétation.  ïahvé  plante  exprès  pour 
l'homme  un  jardin  qu'il  fait  arroser  par  un  fleuve 
divisé  en  quatre  rigoles.  L'homme  est  seul,  unique 
au  monde,  du  sexe  masculin,  non  sujet  à  la 
mort. 

Et  Iahvé  dit:  «  Il  n'est  pas  bon  que  l'homme  soit  seul; 
faisons-lui  un  aide  semblable  à  lui.  »  Et  Iahvé  forma  du  sol 
tous  les  animaux  des  champs  et  tous  les  oiseaux  du  ciel,  et 
il  les  amena  à  l'homme  pour  voir  quel  nom  il  leur  donnerait, 
et  tous  les  noms  que  l'homme  leur  donna,  ce  sont  leurs 
noms.  Et  l'homme  donna  des  noms  à  toutes  les  bêtes  et  à 
tous  les  oiseaux  du  ciel  et  à  tous  les  animaux  des  champs  ; 
mais,  en  tout  cela,  ne  se  trouva  pas  pour  l'homme  un  aide 
semblable  à  lui.  Et  Iahvé  fit  tomber  un  sommeil  profond  *  sur 
l'homme,  et  il  s'endormit,  et  Iahvé  prit  une  de  ses  côtes  et 
boucha  le  trou  avec  de  la  chair.  Et  Iahvé  bâtit  en  femme  la 
côte  qu'il  avait  prise  de  l'homme,  et  il  la  présenta  à  l'homme. 
Et  l'homme  dit  :  «  Celle-ci,  pour  le  coup,  est  un  os  d'entre 
mes  os  et  une  chair  de  ma  chair;  celle-ci  sera  appelée  issa, 
parce  qu'elle  est  prise  de  is.  Aussi  l'homme  abandonnera 
son  père  et  sa  mère  et  s'attachera  à  sa  femme,  et  ils  seront 
une  même  chair.  »  Et  tous  deux  étaient  nus,  l'homme  et  sa 
femme,  et  ils  ne  rougissaient  pas. 

On  sait  la  suite  :  comment  le  serpent,  le  plus 

i.  Tardéma,  sommeil  mystérieux,  durant  lequel  on  est  en 
rapport  avec  Dieu. 


I850av.  J.C.l  LES   DEUX    ROYAUMES.  349 

rusé  des  animaux,  induit  la  femme,  puis  l'homme, 
à  enfreindre  la  prescription  de  Iahvé  relativement 
à  l'arbre  dont  le  fruit  ferait  d'eux  des  élohim; 
comment,  leurs  yeux  venant  à  s'ouvrir,  ils  rougissent 
et  se  font  des  ceintures  de  feuilles  de  figuier; 
comment  Iahvé,  se  promenant  dans  le  jardin  à  1a 
fraîcheur  du  jour,  les  confond.  A  la  suite  de  cette 
forfaiture,  le  serpent  est  condamné  à  marcher  sur 
son  ventre  et  à  manger  delà  terre;  la  haine  est  scel- 
lée entre  lui  et  le  genre  humain.  La  femme  est  con- 
damnée à  enfanter  dans  la  douleur;  l'homme  est 
condamné  au  travail  et  à  la  mort.  S'il  réussissait  en- 
core à  manger  du  fruit  de  l'Arbre  de  vie,  ce  fruit 
lui  rendrait  l'immortalité.  Pour  prévenir  ce  second 
attentat,  Iahvé  chasse  l'homme  du  jardin  d'Éden 
et  place  à  l'entrée  du  jardin  les  Keroubim  *  et  l'épée 
de  feu  tournant  2,  pour  que  personne  ne  puisse  plus 
prendre  le  sentier  qui  mène  à  l'Arbre  de  vie. 

L'histoire  humaine  commence  alors.  L'homme 
appelle  sa  femme  d'un  nom  araméen,  Havva  «  la 
donneuse  de  vie  ».  Iahvé  lui-même,  ce  costumier 
à  la  Michel  Ange,  leur  fait  des  tuniques  de  peau 
et  les  en  revêt.  Leur  union  donne  naissance  à  Qaïn, 

J.  Monstres  conçus  sur  le  modèle  des  taureaux,  gardiens  des 
portes  de  palais  (voir  au  Louvre). 
2.  Allusion  obscure  à  quelque  mythe  assyrien. 


350  HISTOIRE   DU   PEUPLE   D'ISRAËL.     [830  tv.  J.-O.J 

puis  à  Habel  (notre  rédacteur  ne  connaît  pas  Seth)  : 
l'un,  pasteur,  l'autre,  laboureur.  Tous  deux  offrent 
des  sacrifices  à  Iahvé,  qui  agrée  ceux  de  Habel  et 
n'agrée  pas  ceux  de  Qaïn;  d'où  la  jalousie  des  deux 
frères  et  le  meurtre  de  l'un  deux. 

Les  Qaïnites  peuplent  le  monde.  Qaïn  bûtit  la 
première  ville  et  l'appelle  du  nom  de  son  fils, 
Ilénoch.  Nous  sommes  ici  encore  sur  le  terrain  de 
la  haute  mythologie.  Les  généalogies  qui  suivent 
sont  remplies  par  des  personnages  fabuleux  qui 
rappellent  les  dieux  inventeurs  et  civilisateurs  de 
la  Phénicie  et  de  la  Ghaldée1.  Déjà,  dans  cette 
partie,  le  narrateur  jéhoviste  fait  des  emprunts 
considérables  au  livre  des  Légendes  ;  il  lui  prend 
en  particulier  des  rythmes  du  caractère  le  plus 
original  2. 

La  part  du  jéhoviste  est  aussi  très  difficile  à  dis- 
cerner de  celle  du  livre  des  Légendes  dans  le  sin- 
gulier récit  des  fils  de  Dieu  (c'est-à-dire  des  anges) 
devenant  amoureux  des  filles  des  hommes,  amour 
étrange  d'où  naît  une  race  de  géants  (nefilim),  sur 
lesquels  couraient  de  vieux  récits  épiques.  Le 
caractère  sombre  et  pessimiste  de  notre  écrivain, 

i.  Voir  les  fragments  de  mythologie  phénicienne  de  Philon  de 
Byhlos  ou  Sanchonialhon. 
2.  Gen.,  iv,  23,  24. 


1850  a».  i.-C]  LES   DEUX    II  0  V  Al'  M  ES.  351 

sa  tendance  à  voir  partout  le  péché,  se  retrouvent 
danscequi  suit.  Le  monde  est  mauvais  :  de  lui-même 
il  va  au  mal.  La  corruption  du  monde  étant  arrivée 
à  son  comble,  Iahvé  se  rcpent  d'avoir  créé  l'homme 
et  résout  de  l'exterminer.  Noé  seul  trouve  grâce  à 
ses  yeux.  Ici,  la  différence  avec  le  livre  des  Légendes 
se  laisse  assez  clairement  apercevoir.  Le  livre  des 
Légendes  co  nnaissait  Noé;  mais  il  n'avait  pas  de 
déluge  '  .  Son  Noé  était  l'inventeur  de  la  vigne  et 
du  vin,  «  ce  grand  consolateur  qui  console  Thomme 
des  peines  qu'il  éprouve  à  travailler  la  terre2 .  »  Le 
rédacteur  jéhoviste  a  fait  du  vieux  héros  bienfaiteur 
un  juste  et  le  sauveur  de  l'humanité3. 

Le  récit  du  déluge  tel  que  l'écrivit  le  rédacteur 
israélite  nous  est  conservé  tout  entier  dans  la  nar- 
ration singulièrement  prégnante  du  texte  actuel. 
Noé,  au  sortir  de  l'arche,  construit  un  autel  à  Iahvé 
et  fait  un  sacrifice  d'animaux  dont  Iahvé  hume  la 
fumée;  ce  qui  le  réconcilie  avec  le  genre  humain. 


i.  La  preuve  en  est  que,  dans  le  récit  du  déluge,  la  combi- 
naison est  binaire;  on  n'y  entrevoit  jamais,  par  derrière  le  texte 
actuel,  le  document  B,  comme  cela  est  si  fréquent  dans  l'histoire 
des  patriarches,  dans  la  légende  d'Ismaël  par  exemple. 

2.  Gen.,  v,  29.  C'est  sûrement  le  jéhoviste  qui  a  inséré  ces 
mots  c  que  Iahvé  a  maudite  ». 

3.  Hénoch  paraît  un  autre  Noh,  arrêté  dans  sa  formation  «t 
détaché  par  la  légende  pour  un  autre  emploi. 


852  HISTOIRE   DU   PEUPLE    D'HISRAËL.    [850av.  J.-G] 

Nous  n'avons  que  des  extraits  des  pages  qui  sui- 
vaient :.une  légende chaldéenne,  celle  de  Nemrod, 
héros  chasseur  et  fondateur  de  Babel  ,  était  sans 
doute  un  emprunt  à  ce  cycle  de  fables  sur  les  géants 
dont  il  a  été  question  plus  haut.  Là  se  trouvait  aussi 
ce  curieux  récit  sur  la  construction  de  la  tour  de 
Bel  et  la  confusion  des  langues,  récit  rythmé,  plein 
d'assonances,  de  jeux  de  mots  et  où  respire  une 
haine  antique  contre  Babylone  2.  On  sent  un  em- 
prunt fait,  soit  au  livre  des  Légendes,  soit  à 
quelque  autre  source  à  nous  inconnue. 

L'histoire  d'Abraham,  d'Isaac,  surtout  celle  de 
Jacob  et  de  Joseph,  histoires  essentiellement  israé- 
lites,  toutes  formées  dans  le  Nord,  furent  calquées 
par  le  jéhoviste  sur  le  livre  des  Légendes  3.  L'his- 
toire d'Abraham  prend  entre  ses  mains  un  caractère 
presque  exclusivement  religieux.  Le  sacrifice  du 
premier-né,  que  l'auteur  des  Légendes  empruntait 
aux  plus  vieux  souvenirs  mythiques,  devenait  un 

i.  Genèse,  x,  8-9. 

2.  Genèse,  xi  ;  Hérodote,  I,  181.  La  légende  de  Babel  appar- 
tient à  la  catégorie  des  contes  populaires  sur  tes  monuments 
incompris.  Voy.  t.  Ier,  p.  71  et  73.  C'est  par  erreur  qu'on  avait 
d'abord  cru  trouver,  dans  l'inscription  commémoralive  de  la 
restauration  de  la  tour  de  Borsippa,  la  mention  de  la  légende  de 
la  confusion  des  langues. 

ô.  A  partir  de  Genèse,  xxvn,  surtout. 


[850  ay.  J.-Cl  I<ES   DEUX   ROYAUMES.  3JS 

acte  de  loi  transcendant,  un  parti  pris  d'espérer 
contre  toute  espérance.  Abraham  est  désormais 
le  pivot  du  iahvéisme  ;  il  a  été  le  fondateur  de  ia 
religion  de  lahvé;  il  a  bâti  partout  des  autels  à 
Iahvé,  dont  plusieurs  se  voient  encore  !.  En  géné- 
ral, partout  où  l'ancien  texte  met  des  cippes,  le 
jéhoviste  met  des  autels  2.  La  vocation  d'Abraham 
et  les  promesses  qui  lui  furenl  faites  figurent  au 
premier  plan  de  la  narration,  comme  l'objet  capital 
que  l'auteur  a  en  vue. 

Sans  avoir  les  préoccupations  généalogiques  que 
nous  trouverons  bientôt  chez  le  rédacteur  de  Jéru- 
salem, notre  auteur  connaît  les  mythes  qui  ratta- 
chent Israël  aux  Moabites,  aux  Ammonites,  aux 
Édomites,  aux  Arabes,  aux  Araméens.  Il  se  com- 
plaît dans  les  anecdotes  sur  Lot,  sur  Sodome  et  les 
villes  du  bassin  Asphaltite.  Les  lieux  saints  aux- 
quels il  rattache  les  origines  du  culte  de  Iahvé, 
sont  Sichem,  Béthel  et,  dans  le  Sud,  Hébron,  Beër- 
Séba  3.  Tout  en  restant  fidèle  aux  souvenirs  du  Sud, 
il  incline  à  placer  en  Ephraïm  des  scènes  que  le  plus 
ancien  rédacteur  plaçait  à  Gérare  et  dans  le  Nedjeb. 
L'erreur  d'avoir  introduit  les  Philistins  dans  l'his 

1.  Genèse,  xiii,  4,  18. 

2.  Voir  t.  Ier,  p.  51. 

3.  Voy.  ci-dessus,  p.  215  et  339-310.  nom. 

ii.  23 


3r4  HISTOIRE   DU  PEUPLE  D'ISRAËL.    {850  av.  J.-C] 

toire  patriarcale  pourrait  bien  être  de  son  fait â. 
Au  contraire,  la  double  supplantation  de  Jacob  et 
d'Ësaiï,  la  séparation  des  Araméens  et  des  Beni- 
Jacob  9,  sont  racontées,  d'après  les  Légendes  pa- 
triarcales, avec  un  très  fin  sentiment  historique. 
Les  bénédictions  des  patriarches  mourants  3  sont 
empruntées  au  trésor  de  la  poésie  populaire  des 
différentes  tribus. 

La  légende  de  Moïse  est  essentiellement  la  créa- 
tion de  notre  auteur.  Les  récits  de  la  captivité  en 
Egypte  et  de  l'exode  existaient  avant  lui,  au  moins 
pour  le  fond.  Mais  il  y  a  puissamment  imprimé  son 
cachet.  Le  tableau  classique  du  passage  de  la  mer 
Rouge  paraît  son  œuvre  *.  Le  Iahvé  de  l'histoire 
mosaïque  est  aussi  grandiose  que  celui  des  pre- 
miers jours  du  monde.  Il  est  avec  son  peuple,  dur, 
maugréant,  et  pourtant  plein  d'indulgence,  de  ten- 
dresse même.  Il  s'interdit  d'accompagner  en  per- 
sonne, dans  ses  marches,   ce   peuple  «  au   cou 

1.  Genèse,  xxvi,  1,  15,  18. 

2.  Genèse,  xxxi. 

3.  Genèse,  xxvn  et  xlix.  Les  bénédictions  de  Moïse  (Deut., 
xxxin)  faisaient  aussi,  à  ce  qu'il  semble,  partie  du  jéhoviste. 
Voir  ci-après,  p.  366.  L'élohiste  n'avait  pas  de  ces  sortes  de  bé- 
nédictions. Jusqu'à  quel  point  de  tels  morceaux  se  trouvaient-ils 
dans  le  document  B,  on  ne  saurait  le  dire. 

4.  Le  verset  Exode,  xv,  17,  empêche,  cependant,  d'attribaer  à 
une  source  israélite  le  c'auliqufl  chap.  xv. 


[850  ar.  J.-C.]  LES   DEUX   ROYAUMES  355 

raide  '  ».  c  Si  je  marchais  au  milieu  de  vous  un 
seul  instant,  dit-il,  je  vous  anéantirais.  »  Il  consent 
cependant  à  montrer  sa  gloire  à  Moïse  :  a  Tu  ne 
saurais  voir  mon  visage;  car  personne  m'ayant 
vu  n'a  vécu.  Mais  je  sais  un  endroit,  tu  t'y  colleras 
contre  le  rocher.  Et,  quand  ma  gloire  passera,  je  te 
placerai  dans  le  creux  du  rocher  et  je  le  couvri- 
rai de  ma  main,  jusqu'à  ce  que  j'aie  passé.  Alors, 
je  retirerai  ma  main,  et  tu  me  verras  par  derrière  ; 
car  ma  face  ne  saurait  être  vue.  »  Dieu  passe  alors 
devant  lui,  en  criant:  «  Iahvé!  Iahvé  !  »  Élie  est 
censé  avoir,  sur  le  Horeb2,  une  vision  qui  offre  avec 
la  précédente  les  plus  frappantes  ressemblances. 
En  général,  1(3  Iahvé  de  la  légende  d'Élie  présente 
de  telles 'analogies  avec  le  Iahvé  des  récits  jého- 
vistes  qu'on  est  bien  tenté  de  croire  que  tous  les 
deux  ont  été  conçus  presque  en. même  temps,  et  à 
peu  près  dans  le  même  cercle  religieux. 

L'institution  de  la  Pâque  (vieille  fête  du  printemps) 
était  déjà  considérée  comme  se  rapportant  histo- 
riquement à  la  sortie  d'Egypte  3.  Mais  ce  qui  mar- 
qua une  innovation  capitale,  ce  fut  l'insertion  dans 
le  livre  de  l'Histoire  sainte  d'un  petit  code,  renfer- 

1.  Exode,  xxxiii,  1  et  suiv.,  17-23.  Cf.  xxxiv,  9. 

2.  I  Rois,  xix,  8  et  suiv.  Voy.  ei-dessus,  p.  286-288. 

3.  Exode,  xii. 


358  HISTOIRE   DU   PEUPLE   D'ISRAËL.     1850  «v.  J.- Cl 

mant  toute  l'institution  morale  d'un  peuple,  comme 
le  iahvéisme  du  Nord  l'entendait1.  Une  semble  pas 
que  le  livre  des  Légendes  renfermât  rien  de  sem- 
blable. La  promulgation  de  cette  loi  divine  était 
censée  se  faire  au  milieu  des  tonnerres  du  Sinaï. 
Nous  reviendrons  bientôt  sur  ce  point  capital. 

A  partir  du  moment  où  le  peuple  approche  de  la 
Palestine  et  livre  ses  premières  batailles  aux  races 
déjà  établies  dans  le  pays  2,  l'auteur  trouve  des 
documents,  cette  fois  bien  réellement  historiques, 
dans  le  livre  des  Guerres  de  Iahvé  et  dans  le  Jasar. 
Le  rôle  héroïque  de  Caleb  3  paraît  venir  de  cetle 
source.  De  là  surtout  viennent  ces  inappréciables 
chants  sur  la  source  de  Beër,  sur  la  prise  d'Hésébon, 
cet  épisode  si  original  de  Balaam,  peut-être  les  bé- 
nédictions de  Moïse  *,  parallèles  à  celles  de  Jacob 
et  dérivant  comme  elles  de  vieux  dires  poétiques 
devenus  proverbiaux. 

Le  jéhoviste,  comme  on  l'appelle,  est  sûrement 
un  des  écrivains  les  plus  extraordinaires  qui  aient 
existé.  C'est  un  penseur  sombre,  à  la  fois  religieux 

1.  Livre  de  l'Alliance,  depuis  Exode,  xx,  24,  jusqu'au  verset  19 
du  chapitre  xxm.  Voir  ci-après,  p.  364  et  suiv. 

2.  Nombres,  xx,  1  et  suiv.  (omettez  2-13). 

3.  Josué,  xv,  13  et  suiv. 

4.  Deut.,  xxxui.  Morceau  de  composition  israélite  (notez  surtout 
t.  7),  à  part  certaines  interpolations  (versets  8  et  suiv.'). 


iTOOav.  i.-C]  LES   DEDX  ROYAUMES.  357 

et  pessimiste,  comme  certains  philosophes  de  la  nou- 
velle école  allemande,  M.  de  Hartmann  par  exemple. 
Il  égale  presque  Hegel  par  l'usage  et  l'abus  des  for- 
mules générales  !.  11  aime  l'unité.  La  division  est 
toujours  pour  lui  une  punition,  et  sera  suivie  d'un 
retour  à  l'unité.  Il  est  aussi  anthropomorphiqueet 
presque  aussi  mythologique  que  l'auteur  du  livre  des 
Légendes;  mais  la  pensée  religieuse  est  chez  lui 
bien  plus  développée.  Le  jéhoviste  fut  certainement 
un  novateur  religieux  de  premier  ordre.  On  peut  re- 
garder les  incomparables  mythes  du  second  et  du 
troisième  chapitre  de  la  Genèse,  les  récits  d'Éden, 
de  la  création  de  la  femme  et  de  la  chute  de  l'homme, 
comme  son  œuvre  personnelle.  Une  pensée  pro- 
fonde, bien  que  selon  nous  erronée,  remplit  ses 
pages  en  apparence  les  plus  enfantines.  Cette  con- 
ception d'un  homme  primitif,  absolu,  ignorant  la 
mort,  le  travail  et  la  douleur,  étonne  par  sa  har- 
diesse. Les  récits  de  la  création  de  la  femme,  de 
la  tentation,  de  la  pudeur  naissant  avec  la  faute, 
des  larges  feuilles  du  figuier  indien  servant  à  voiler 
les  premières  hontes,  sont  les  mythes  les  plus  philo- 
sophiques qu'il  y  ait  dans  aucune  religion. 

1.  Un  homme,  une  famille,  une  race,  une  langue,  une  vigne, 
dont  toutes  les  autres  viennent,  une  seule  source  pour  le» 
fleuves,  etc. 


358  HISTOIRE   DU   PEUPLE   D'ISRAËL.     [859  av.  J. -Cl 

En  général,  pour  tout  ce  qui  tient  aux  rapports 
des  deux  sexes,  à  l'amour,  au  mariage,  le  jéhoviste 
est  profond,  ému,  chaste,  mystérieux.  Isaac  et 
Rébecca,  Jacob  et  Rachel  sont  sa  création.  Qu'on 
se  rappelle,  dans  les  Légendes  patriarcales,  les 
épisodes  des  fils  de  Dieu  et  des  filles  des  hommes, 
de  Lot  et  de  ses  filles.  Gela  est  morne,  grandiose, 
immoral,  comme  les  amours  de  la  terre  et  du  ciel. 
Chez  le  jéhoviste  tout  est  humain.  Son  grand  géant 
de  Iahvé  lui-même  s'occupe  de  mariages  et  s'inté- 
resse aux  amants  *.  Rien  n'est  tendre  comme 
l'homme  austère;  le  même  kalam  a  pu  écrire  des 
phrases  d'une  langueur  infinie,  comme  Gen.,  u, 
23-24  ;  xxiv,  67  2,  et  fournir  ses  premiers  textes 
au  dogme  terrible  et,  à  quelques  égards,  funeste 
du  péché  originel. 

On  peut  dire,  en  effet,  que  le  péché  originel  a 
été  une  invention  du  jéhoviste.  Le  mal  pour  lui  est 
«  la  voie  de  toute  chair  ».  Chaque  progrès  humain 
eU  un  péché;  l'humanité  ne  marche  qu'à  coups  de 


1.  Genèse,  xxiv,  7,  i%  14,  26,  27,  50;  xxvi,  8,  (Isaae  et  Hc- 
hecca).  Voir  les  commentaires  de  François  de  Sales  sur  les 
caresses  de  «  ce  chaste  pair  de  mariés  >. 

2.  Je  pense  que  ce  dernier  verset  est  bien  du  jéhoviste  ;  j'ad- 
mets seulement,  avee  M.  Wellhausen,  que  V2N  a  été  corrigé  en 


[bôo «v.  J.-C.J  LBS  DEUX   ROYAUMES.  359 

péchés.  Et  le  péché  est  souvent  chez  lui,  comme 
dans  le  mythe  d'Œdipe,  un  acte  qu'on  n'a  pas  com- 
mis sciemment.  Le  péché  par  ignorance  entraine  les 
mêmes  suites  que  le  péché  voulu  *.  L'explication 
de  toute  l'histoire  humaine  par  la  tendance  au 
mal ,  par  la  corruption  intime  de  la  nature  *,  est 
bien  du  jéhoviste,  et  elle  a  été  la  base  du  chris- 
tianisme de  saint  Paul.  La  tradition  juive  garda 
ces  pages  mystérieuses,  sans  beaucoup  y  faire 
attention.  Saint  Paul  en  tira  une  religion,  qui  a 
été  celle  de  saint  Augustin,  de  Calvin,  en  général 
du  protestantisme,  et  qui  certes  a  sa  profondeur, 
puisque  des  esprits  très  éminents  de  notre  siècle 
en  sont  encore  pénétrés.  Le  pian  de  rédemption, 
qui  est  la  conséquence  du  dogme  du  péché,  est 
conçu  très  clairement  par  notre  auteur.  Le  salut 
du  monde  se  fera  par  l'élection  d'Israël,  en  vertu 
des  promesses  faites  à  Abraham.  Le  christianisme 
trouvera  là  son  point  de  départ.  Il  affirmera  que 
Jésus,  issu  d'Israël,  a  réalisé  le  programme  divin 
et  réparé  le  mal  sorti  de  la  faute  du  premier  Adam. 
Le  rédacteur  jéhoviste  était  un  prophète,  et  ce 
fut  sûrement  le  plus  grand  des  prophètes.  On  peut 
dire  qu'il  est  le  doctrinaire  du  prophétisme,  en  ce 

î.  Genèse,  xx,  7;  xxvi,  10. 

2.  Genèse,  n  et  m  ;  v,  29  ;  vhi,  21-22. 


360  HISTOIRE   DU   PEUPLE  D'ISRAËL.     [850  av.  J-CJ 

sens  qu'il  résume  et  explique  les  principes  que  les 
prophètes  ne  font  qu'appliquer.  Son  esprit  est  bien 
celui  des  prophètes,  perpétuelle  mauvaise  humeur 
contre  les  hommes,  et  avec  cela  beaucoup  de  pitié. 
Aussi  trouve-t-on  son  écrit  sans  cesse  rappelé  dans 
les  pages  qui  nous  restent  des  prophètes.  Le  jour 
où  l'auteur  y  mit  la  dernière  main,  on  put  dire  : 
Un  livre  est  né,  ou  plutôt,  ce  jour-là,  véritable- 
ment, le  judaïsme,  le  christianisme  et  l'islamisme 
naquirent.  Les  vieux  instincts  monothéistes  des 
Sémites  nomades  arrivèrent,  sous  le  mordant  in- 
comparable de  ce  burin  de  fer,  à  se  fixer  en  une 
religion  clairement  définie  et  déterminée.  La  voûte 
de  la  chapelle  Sixtine  est  la  seule  traduction  digne 
de  ces  pages  sublimes.  Michel-Ange  est  le  seul 
artiste  qui  ait  su  interpréter  le  jéhoviste  ;  car  il  est 
bien  son  frère  selon  l'esprit. 

Nous  avons  insisté,  à  diverses  reprises,  sur  les 
croisements  qui  se  remarquent  entre  l'écrit  jého- 
viste et  les  parties  les  plus  anciennes  de  la  légende 
d'Elie  *.  C'est  à  croire  que  les  deux  enfants  ont  été 
portés  dans  le  même  sein  et  nourris  du  même  lait. 
Nous  pensons  que  l'écrivain  jéhoviste  fit  partie  de 

1.  Notez  surtout  le  sacrifice  de  Moïse,  Exode,  xxiv,  AS,  com- 
paré à  ctlui  d'Elie,  I,  Rois,  xvm,  31  et  suiv.,  et  la  vision, 
Exode,  xxxiii,  17-23  (voy.  ci-dessus,  p.  286-288  et  p.  366). 


[850  iv.  J.-C]  LES   DEUX   ROYAUMES.  561 

l'école  d'ÉIie  ei  composa  son  livre,  vers  850,  sous 
le  règne  de  Jéhu. 

Gomment  la  date  d'un  pareil  ouvrage  est-elle  si 
incertaine?  comment  le  nom  df>  l'homme  qui  écri- 
vit ce  chef-d'œuvre  est-il  inconnu?  La  même  ques- 
tion se  pose  pour  les  poèmes  homériques,  pour 
presque  toutes  les  épopées,  pour  les  Évangiles, 
pour  toutes  les  grandes  œuvres  sorties  de  la  tradi- 
tion populaire.  La  rédaction  des  Évangiles  fut,  as- 
surément, dans  l'histoire  du  christianisme,  un  fait 
décisif.  Or,  à  l'époque  où  ces  petits  écrits  parurent, 
on  ne  s'en  aperçut  pas  dans  le  sein  du  christia- 
nisme. Les  livres  de  ce  genre  ne  sont  rien  pour  la 
première  génération,  qui  sait  les  traditions  d'ori- 
ginal *.  Ils  deviennent  tout,  le  jour  où  la  tradition 
directe  est  perdue  et  où  les  écrits  sont  les  seuls 
témoins  du  passé.  C'est  ce  qui  fait  que  rarement 
ces  sortes  de  rédactions  sont  uniques.  Nous  venons 
de  voir  le  fonds  traditionnel  du  Nord  arriver  à  une 
forme  définitive.  Nous  verrons  bientôt  comment  la 
question  des  vieilles  histoires  se  posait  à  Jérusalem. 

t.  Passage,  souvent  cité,  de  Papiaa, 


CHAPITRE  XII 


LE    LIVRE    DE    L'ALLIANCE. 


L'idée  du  Dieu  législateurest  une  idée  commune 
à  toute  l'antiquité.  L'humanité,  dans  ces  âges  pe- 
samment réalistes,  ne  pouvait  concevoir  la  loi  mo- 
rale que  comme  le  commandement  d'un  être  supé- 
rieur. Elle  objectivait  la  voix  de  sa  conscience  en 
une  voix  émanée  du  ciel.  Le  profond  mouvement 
religieux  qui  s'opéra  dans  le  royaume  d'Israël,  au 
ixe  siècle  avant  Jésus-Christ,  se  résumait  en  l'affir- 
mation obstinée  que  Iahvé  est  un  Dieu  juste,  qu'il 
veut  le  bien  et  demande  à  l'homme  de  se  conformer 
aux  règles  absolues  du  droit.  Le  corollaire  presque 
immédiat  d'une  telle  conception  était  une  ioi  censée 
émanée  de  Iahvé  et  se  donnant  pour  l'expression  de 
sa  volonté.  Il  n'est  pas  douteux  que  l'écrivain  qu'on 
est  convenu  d'appeler  «  le  jélioviste  »,  en  entrepre- 
nant son  histoire  sacrée,  n'ait  eu  pour  but  principal 


l«50  av.  J.-C]  LES    DEUX    ROYAUMES.  363 

d'y  insérer  un  code  résumant  d'une  manière  abré- 
gée les  préceptes  de  Iahvé.  Moïse  fut  supposé  l'inter- 
médiaire de  ces  communications  divines,  le  législa- 
teur par  excellence.  Moïse  avait-il  déjà  ce  caractère 
dans  les  livres  antérieurs,  en  particulier  dans  le 
livre  des  Guerres  de  Iahvé?  On  en  peut  douter.  Il 
était  naturel  que  le  chef  qui  lirait  le  peuple  de 
l'Egypte  au  nom  de  Iahvé  devînt  l'interprète  du 
pacte  de  Iahvé  avec  son  peuple.  Mais  cette  idée 
même  d'un  pacte  moral  entre  le  Dieu  libérateur  et 
la  tribu  délivrée  supposait  un  immense  progrès 
moral,  qui  doit  sans  doute  être  rapporté  à  la  grande 
école  des  prophètes  Élie  et  Elisée. 

C'est  surtout  par  la  manière  dont  il  fixa  les  con- 
tours de  la  législation  mosaïque,  que  le  premier 
rédacteur  de  l'Histoire  sainte  se  fit  dans  l'évolution 
d'Israël  une  place  à  part.  Son  livre  fournit  le  cadre 
de  tous  les  développements  postérieurs  de  laThora. 
Le  deuléronomiste  ne  fit  que  l'imiter  ;  les  pan- 
dectes  juridiques ,  résultat  du  travail  religieux 
qui  amena,  accompagna  et  suivit  la  restauration  du 
temple  de  Jérusalem,  ne  firent  que  le  copier  et  le 
commenter. 

La  révélation  a  lieu,  selon  le  jéhoviste,  dans  ce 
redoutable  entassement  de  montagnes  rocheuses  et 
métalliques  qu'on  rencontre  dans  la  péninsule  ara- 


3li4  HISTOIRE  DU   PEUPLE   D'ISRAËL.     [850  av.  J.  C.  | 

bique,  six  ou  sept  jours  après  avoir  quitté  l'isthme 
en  allant  vers  le  Sud1  .  Un  effroyable  orage  cou- 
ronne les  sommets.  Le  peuple  tremble,  se  tient  à 
distance;  Moïse  seul  s'approche  des  ténèbres  où  est 
Dieu.  Il  en  rapporte  les  prescriptions  que  voici 2  : 

Tu  mè  feras  un  autel  de  terre,  et  tu  immoleras  dessus  tes 
oloth  et  tes  selamim  3,  tes  brebis  et  tes  bœufs.  En  tout  lieu 
où  j'attacherai  mon  nom4,  je  viendrai  vers  toi  et  je  te  béni- 
rai, et,  si  tu  me  fais  un  autel  de  pierres,  tu  ne  le  bâtiras  pas 
en  pierres  de  taille  (de  telles  pierres  sont  profanées  par  cela 
seul  qu'on  a  passé  le  fer  sur  elles).  Et  tu  ne  monteras  pas  à 
mon  autel  par  des  degrés8,  de  peur  que,  quand  tu  es  dessus, 
ta  nudité  ne  paraisse. 

Le  prêtre,  dominant  les  foules  du  haut  d'un  autel 
élevé,  déplaisait  à  ces  tribus  restées  nomades  et 
patriarcales.  On  se  rabattait,  pour  critiquer  les 
autels  exhaussés  par  des  marches,  sur  un  inconvé- 

1.  Exode,  xi\,  xx,  18  et  suiv. 

2.  Exode,  xx,  24  et  suiv.  jusqu'à  xxm,  19,  inclusivement. 
Les  versets  22  et  23  sont  pris  à  des  codes  plus  récents.  Le  cha- 
pitre xxxiv  de  l'Exode  est  une  reprise  postérieure,  que  le  dernier 
rédacteur  n'a  pas  voulu  perdre. 

3.  Noms  de  formes  particulières  de  sacrifices. 

4.  Les  anciens  lieux  de  culte  ont  été  désignés  par  lahvé,  qui 
y  a  attaché  son  nom  par  quelque  manifestation.  On  saisit  ici 
l'opposition  contre  le  temple  unique  de  Jérusalem. 

5.  On  remarquera  que  les  prêtres  ne  sont  pas  distincts  du 
peuple. 


P50 ay.  J.-C.]  LES   DEUX    ROYAUMES.  365 

nient  tout  matériel.  Les  gens  placés  au  pied  d'un 
escalier  raide  pouvaient  avoir  la  vue  choquée1. 
A  Jérusalem,  les  degrés  sont  prescrits*;  aussi  les 
prêtres  portent-ils  des  caleçons3. 

Après  ce  résumé  du  culte  de  Iahvé,  comme  l'en- 
tendaient les  tribus  du  Nord,  venait  un  petit  code, 
à  la  fois  civil,  criminel,  moral,  religieux,  qui  fut 
sûrement,  le  jour  où  on  le  rédigea,  la  loi  la  plus  hu- 
maine et  la  plus  juste  qui  eût  été  écrite  jusque-là. 
Nous  disons  à  dessein  «  qui  eût  été  écrite  »  ;  ces  lois, 
en  effet,  n'eurent  pas,  dès  leur  publication,  une  force 
exécutoire;  elles  ne  furent  pas  sanctionnées  par 
l'autorité  publique.  Les  prophètes,  bien  qu'ayant 
une  grande  puissance  morale,  n'avaient  aucun  pou- 
voir législatif.  Ce  sont  donc  ici  des  règles  idéales, 
des  utopies  si  l'on  veut.  C'est  le  code  parfait,  tel  que 
le  concevait  un  sage  iahvéiste  du  ixe  siècle  avant 
Jésus-Christ. 

L'esclavage  est,  aux  yeux  de  l'auteur,  la  première 
chose  qui  demande  à  être  légiférée. 

Quand  tu  auras  acheté  un  esclave  hébreu,  il  servira  six 
ans,  et  la  septième  année,  il  s'en  ira  libre  sans  rien  payer. 

1.  Comp.  Aulu-Gelle,  X,  15;  Servius,  ad  Mn.,  IV,  646. 

2.  Exode,  xxvn,  1  ;  Lévit.,  rx,  22  (textes  se  rapportant  ao 
second  temple). 

3.  Exode,  xxvni,  42  et  suiy. 


36G  HISTOIRE   DU   PEUPLE   D'ISRAËL.      [850  st.  J.-C.] 

S'il  est  venu  seul,  il  s'en  ira  seul;  s'il  est  venu  marié,  sa 
femme  sortira  avec  lui.  Si  son  maître  lui  donne  une  femme 
et  que  celle-ci  lui  donne  des  fils  ou  des  filles,  la  femme  et 
les  enfants  de  cette  dernière  seront  à  son  maître,  et  lui,  il 
sortira  seul.  Mais,  si  l'esclave  dit  :  «  J'aime  mon  maître,  ma 
femme  et  mes  fils;  je  ne  veux  pas  m'en  aller  libre,  »  on 
l'amènera  devant  Ha-élohim  »,  et  on  l'approchera  du  battant 
de  la  porte  ou  du  montant  de  la  porte2,  et  son  maître  lui 
percera  l'oreille  avec  un  poinçon3,  et  l'esclave  alors  servira 
à  perpétuité. 

Si  quelqu'un  a  vendu  sa  fille  comme  concubine  domesti- 
que, elle  ne  s'en  ira  point  libre  comme  les  [autres]  esclaves.  Si 
[àl'âgenubile]elledéplaità  son  maître,  qui  se  l'étaitdeslinée, 
celui-ci  doit  la  laisser  racheter.  [Dans  le  cas  où  personne  ne 
se  présenterait],  le  maître  n'a  pas  le  droit  de  la  vendre  à  un 
étranger,  puisque  c'est  lui  qui  a  manqué  de  parole.  S'il  la 
destinée  à  son  fils,  qu'il  la  traite  de  la  même  manière  que 
ses  filles.  Si,  [après  avoir  eu  des  rapports  avec  elle]  il  se 
choisit  une  autre  [concubine],  qu'il  ne  fasse  aucune  dimi- 
nution à  la  première  sur  sa  viande,  ses  vêtements  et  sa  de- 
meure ;  s'il  ne  lui  donne  pas  satisfaction  sur  ces  trois  points, 
elle  peut  s'en  aller  sans  rien  payer  en  argent. 

Celui  qui  frappe  un  homme,  si  celui-ci  meurt,  doit  être 
mis  à  mort.  Celui  quia  tué  sans  intention,  Ha-élohim  ayant 

1.  Ha-élohim  semble  indiquer  un  reste  de  polythéisme.  Il 
s'agit,  en  tout  cas,  du  temple  local  où  Iahvé  rendait  ses  oracles 
et  recevait  les  serments. 

2.  La  porte  du  temple  peut-être.  Je  crois  pourtant  qu'il  s'agit 
plutôt  de  la  porte  de  la  maison  du  maître. 

3.  L'oreille  percée  était,  chez  beaucoup  de  peuples  de  l'Orient, 
la  marque  de  l'esclavage  ;  la  boucle  d'oreille,  pour  les  hommes, 
ftvuil  souvent  le  même  sens. 


[850  ut.  J.-C.J  LES  DEUX  ROYAUMES.  307 

choisi  s;i  main  pour  faire  arriver  la  chose1,  je  te  fixerai  un 
lieu  où  il  pourra  se  réfugier».  Mais,  si  quelqu'un  va  jusqu'à 
dresser  des  embûches  à  un  autre  pour  le  tuer,  vous  l'arra- 
cherez même  de  mon  autel,  pour  qu'il  meure. 

Celui  qui  frappe  son  père  ou  sa  mère  doit  mourir.  Celui 
qui  enlève  un  homme  et  le  vend,  ou  entre  les  mains  duquel 
on  le  trouve,  qu'il  soit  mis  à  mort.  Celui  qui  injurie  son 
père  ou  sa  mère,  qu'il  soit  mis  à  mort. 

Si  des  hommes  se  querellent  et  que  l'un  d'eux  en  frappe 
un  autre  avec  une  pierre  ou  avec  le  poing,  le  coup  n'entraî- 
nant point  la  mort,  mais  forçant  seulement  le  blessé  à 
s'aliter;  quand  ce  dernier  se  lève  et  peut  se  promener  dehors 
en  s'appuyant  sur  son  bâton,  celui  qui  a  frappé  est  hors  de 
cause.  Seulement  il  indemnisera  l'autre  pour  son  repos 
[forcé]  et  pour  les  frais  de  guérison. 

Quand  un  homme  frappe  son  esclave  ou  sa  servante  avec 
un  bâton,  de  façon  qu'ils  meurent  sous  sa  main,  il  sera 
puni.  Cependant,  si  l'esclave  ou  la  servante  survivent  un 
jour  ou  deux,  il  ne  sera  pas  puni  ;  car,  après  tout,  c'est  son 
argent. 

Quand  des  hommes  se  battent  et  qu'une  femme  enceinte 
est  atteinte  d'un  coup  et  qu'elle  fait  une  fausse  couche,  sans 
autre  dommage,  [celui  qui  a  donné  le  coup]  sera  puni  d'une 
amende,  conformément  à  la  demande  du  mari  de  la  femme, 
légalisée  par  des  arbitres  ;  et,  s'il  y  a  d'autres  dommages, 
vous  appliquerez  [le  talion,  c'est-à-dire]  vie  pour  vie,  œil 
pour  œil,  dent  pour  dent,  main  pour  main,  pied  pour  pied, 


1.  Il  s'agit  de  l'homicide  par  hasard,  le  hasard  n'étant  jamais 
que  la  réalisation  d'un  arrêt  divin  contre  quelqu'un.  En  ce  cas, 
\*.  vrai  coupable,  c'est  le  tué. 

S.  Lieux  de  refuge,  non  distincts  des  lieux  de  culte. 


308  HISTOIRE   DU  PEUPLE   D'ISRAËL.     [850  «v.  1.41.} 

brûlure  pour  brûlure,  blessure  pour  blessure,  meurtrissure 
pour  meurtrissure. 

Si  quelqu'un  frappe  l'œil  de  son  esclave  ou  l'œil  de  sa 
servante,  et  qu'il  le  crève,  il  les  renverra  libres  en  compen- 
sation de  leur  œil,  et,  s'il  fait  tomber  la  dent  de  son  esclave 
ou  la  dent  de  sa  servante,  il  les  renverra  libres  en  compen- 
sation de  leur  dent. 

Si  un  bœuf  frappe  un  homme  ou  une  femme  et  qu'ils  en 
meurent,  le  bœuf  sera  lapidé,  et  sa  chair  ne  sera  pas  mangée  ; 
mais  le  propriétaire  du  bœuf  sera  indemne.  Cependant,  si 
le  bœuf  avait  de  longue  date  l'habitude  de  frapper,  et  que 
son  maître,  dûment  averti,  ne  l'ait  pas  surveillé,  le  bœuf 
homicide  sera  lapidé,  et  son  maître  aussi  sera  mis  à  mort. 
Si  une  rançon  est  proposée  pour  lui  [par  les  parents  du 
mort],  il  payera,  comme  rachat  de  sa  vie,  la  totalité  de  la 
somme  qui  lui  sera  imposée.  Si  c'est  un  jeune  garçon  ou 
une  jeune  fille  qui  ont  été  frappés,  on  suivra  la  même  règle 
que  ci-dessus.  Si  c'est  un  esclave  ou  une  servante  que  le 
bœuf  a  frappés,  [le  propriétaire  du  bœuf]  donnera  au  inaitre 
de  l'esclave  trente  sicles  d'argent1,  et  le  bœuf  sera  lapidé. 

Si  quelqu'un  laisse  ouvert  l'orifice  d'une  citerne,  ou,  en 
creusant  une  citerne,  ne  recouvre  pas  l'ouverture,  et  qu'il  y 
tombe  un  bœuf  ou  un  âne,  le  maître  de  la  citerne  dédom- 
magera en  argent  leur  propriétaire,  et  la  bête  morte  lui 
appartiendra. 

Si  le  bœuf  de  quelqu'un  frappe  le  bœuf  d'un  autre  et  que 
le  bœuf  frappé  meure,  ils  vendront  le  bœuf  vivant,  et  ils  s'en 
partageront  le  prix,  et  ils  se  partageront  également  le  bœuf 
mort.  S'il  est  notoire  que  le  bœuf  avait  depuis  longtemps 
l'habitude  de  frapper,  et  que  son  propriétaire  ne  l'ait  pas 

t.  C'était  le  prix  d'un  esclave.  Zacharie.  xi,  12  (vill*  siècle 
avant  J.-C.)» 


\m  a».  J.-C]  LES    DEUX  ROYAUMES.  3R9 

surveillé,  celui-ci  donnera  son  bœuf  en  compensation  pour 
l'autre  bœuf,  et  l'animal  mort  lui  appartiendra. 

Si  un  homme  vole  un  bœuf  ou  un  mouton,  et  le  tue  ou  le 
vend,  il  donnera  cinq  bœufs  en  compensation  du  bœuf  et 
cinq  moutons  en  compensation  du  mouton.  Si  le  voleur  est 
surpris  dans  l'effraction  [nocturne],  qu'il  soit  frappé  et  qu'il 
en  meure,  il  n'y  aura  pas  là  d'homicide.  Si  le  soleil  était 
levé,  il  y  aurait  homicide.  Le  voleur  [surpris]  doit  payer 
compensation;  s'il  n'a  rien,  il  sera  vendu  pour  la  valeur  de 
son  vol.  Si  l'objet  volé  est  trouvé  vivant  en  sa  possession, 
que  ce  soit  bœuf,  âne  ou  mouton,  il  en  restituera  deux. 

Si  quelqu'un,  faisant  paître  ses  bêles  dans  un  champ  ou 
un  verger,  les  laisse  aller  paître  dans  le  champ  d'un  autre, 
il  compensera  le  mal  en  donnant  de  son  champ  selon  le  pro- 
duit, et,  si  tout  le  champ  est  brouté  â,  il  donnera  en  compen- 
sation le  meilleur  produit  de  son  champ  ou  de  son  verger. 

Si  un  feu  éclate,  rencontre  des  broussailles  [qui  le  pro- 
pagent] et  consume  des  tas  de  gerbe,  ou  une  moisson  sur 
tige,  ou  [tous  les  produits]  d'un  champ,  celui  qui  aura 
allumé  le  feu  compensera  le  dommage. 

Quand  un  homme  donne  à  un  autre  de  l'argent  ou  des 
objets  à  garder  et  que  le  dépôt  est  volé  dans  la  maison  de 
ce  dernier,  le  voleur,  s'il  est  trouvé,  payera  le  double.  Si  le 
voleur  n'est  pas  trouvé,  le  maître  de  la  maison  sera  amené  à 
Ha-élohim  [pour  jurer]  qu'il  n'a  pas  porté  la  main  sur  la  chose 
de  l'autre.  En  cas  de  manque,  qu'il  s'agisse  d'un  bœuf,  d'un 
âne,  d'un  mouton,  d'un  manteau,  de  tout  objet  dont  [le  pro- 
priétaire, en  le  voyant]  dit:  «  C'est  celui-là,  »  l'affaire  des  deux 
[contendants]  viendra  h  Ha-élohim.  Celui  que  Ha-élohim 
condamnera*  payera  le  double  à  l'autre.  Si  quelqu'un  donne 

1 .  Ici  le  grec  et  le  samaritain  sont  plus  complets  que  l'hébreu. 
t.  Origine  du  jugement  de  Dieu.  Le  texte  semble  porter  le 
11.  24 


370  HISTOIRE   DU   PEUPLE   D'ISRAËL.     [850  «y. t.-C.\ 

à  ganlor  à  un  autre  un  âne,  ou  un  breuf,  ou  un  mouton,  ou 
toute  autre  bête,  et  que  cette  bête  meure  ou  ait  un  membre 
cassé  ou  soit  enlevée  [par  l'ennemi],  sans  que  personne  l'ait 
vu,  le  serment  de  Iahvé  interviendra  entre  les  deux;  [le  dé- 
fendeur jurera]  qu'il  n'a  pas  porté  la  main  sur  la  chose  de 
l'autre  ;  le  propriétaire  acceptera  [ce  serment],  et  [le  dé- 
fendeur] ne  payera  rien.  Mais,  si  [la  bête]  a  été  volée  d'au- 
près de  lui,  il  dédommagera  le  propriétaire.  Si  elle  a  été 
déchirée  [par  une  bête  féroce],  il  apportera  comme  témoin 
[les  restes  de  la  bête];  dans  ce  cas,  il  n'y  aura  pas  de  com- 
pensation. 

Quand  un  homme  empruntera  [une  bête]  à  un  autre,  et 
qu'elle  se  cassera  un  membre,  ou  qu'elle  mourra  sans  que 
le  propriétaire  soit  présent,  [l'emprunteur]  compensera 
[le  dommage].  Si  le  propriétaire  était  présent,  il  n'y  aura 
point  de  compensation.  S'il  s'agit  d'un  mercenaire,  [les 
dédommagements]  entreront  dans  ses  gages1. 

Si  quelqu'un  séduit  une  vierge  non  fiancée  et  couche  avec 
elle,  qu'il  paye  la  somme  voulue  pour  en  faire  sa  femme.  Si  le 
père  de  la  jeune  fille  refuse  de  la  lui  donner,  qu'il  compte 
en  argent  [au  père]  ce  qu'on  donne  pour  les  vierges. 

Tu  ne  laisseras  pas  vivre  une  sorcière. 

Quiconque  couchera  avec  une  bête  sera  mis  à  mort. 

Celui  qui  sacrifiera  aux  dieux,  hors  le  seul  lahvé,  sera 
anathème*. 

Quant  à  l'étranger,  lu  ne  le  vexeras  ni  ne  l'opprimeras; 
car  vous  avez  été  étrangers  dans  la  terre  de  Mesraïm. 

pluriel  :  «  Celui  que  les  Élohim  condamneront,  j  Mailla  vrai.; 
leçon  parait  être  uyil?")'»  (samaritain)  ou  DVITtcn  y,C">\  Lj 
l'auto  u  -  n  est  fréquente.  Cf.  xxu,  20. 

1.  C'est-à-dire  seront  retenus  sur  ses  gage*. 

2.  Hors  la  loi,  voué  à  une  mort  certaine. 


(850  av.  J.-C.J  LES    DEUX    ROYAUMES.  371 

Tu  n'affligeras1  ni  la  veuve  ni  l'orphelin.  Si  vous  les  affliges, 
et  qu'ils  élèvent  leur  cri  vers  moi,  j'entendrai  leur  cri,  ii 
ma  colère  s'allumera,  et  je  vous  tuerai  par  Cépée,  et  vos 
filles  deviendront  veuves  et  vos  fils  orphelins. 

Si  tu  prèles  de  l'argent  a  quelqu'un  de  mon  peuple,  au 
pauvre  qui  vit  à  côté  de  toi,  tu  ne  seras  pas  à  son  égard 
comme  un  usurier,  tu  n'exigeras  pas  d'intérêt  de  lui.  Si  tu 
prends  en  gage  le  manteau  de  ton  prochain,  tu  le  lui  rendras 
avant  le  coucher  du  soleil  2;  car  c'est  son  unique  couverture  ; 
c'est  le  vêtement  de  sa  peau.  Sur  quoi  se  coucherait-il?  Et 
il  arriverait  que,  s'il  criait  vers  moi,  je  l'écouterais  ;  car  je 
suis  bon. 

Tu  ne  blasphémeras  pas  Dieu  ;  tu  ne  maudiras  pas  le 
prince  de  ton  peuple. 

Tu  ne  mettras  pas  de  retard  à  [m'apporler  la  primeur  de] 
ce  qui  s'entasse  [dans]  tes  [granges]  et  de  ce  qui  coule  [dans] 
tes  [celliers].  Tu  me  donneras  l'aîné  de  tes  fils8.  Tu  feras 
de  même  pour  tes  bœufs  et  tes  moutons.  [Le  petit]  restera 
sept  jours  avec  sa  mère  ;  le  huitième  jour,  tu  me  le  donneras. 

Vous  serez  pour  moi  des  hommes  de  sainteté*;  vous  ne 
mangerez  pas  la  chair  [d'un  animal  trouvé]  égorgé  dans  le# 
champs  :  vous  la  jetterez  aux  chiens. 

i.  Lisez  n:"n. 

2.  Comp.  Amos,  il,  8. 

3.  Sûrement  avec  rachat.  Cette  offrande  des  premiers-nés, 
reste  d'un  primitif  molokisme,  avait  été  réduite,  surtout  par  les 
progrès  du  prophétisme,  à  quelque  chose  d'assez  inoffensif.  Le 
passage  élohiste,  Exode,  xm,  2,  ne  prête  plus  à  l'équivoque  (voy. 
II  Rois,  xil,  5).  Le  code  lévitique  (Nombr.,  xviu,  15  et  suiv.) 
est  encore  bien  plus  adouci.  Micbée,  vi,  7,  reste  sûrement  un 
embarras. 

i.  La  sainteté  u'est  ici  que  la  pureté  extérieure,  consistant  à 
éviter  tout  ce  qui  est  souillé. 


372  HISTOIRE  DU   PEUPLE   D'ISRAËL.     [850  av.  j. -C.] 

Tu  ne  répandras  pas  de  faux  bruits  *  ;  tu  ne  seras  pas 
complice  du  méchant  dans  ses  faux  témoignages.  Tu  ne  te 
mettras  pas  à  la  suite  de  la  majorité,  quand  elle  va  vers  le 
mal.  Tu  n'opineras  pas,  dans  un  procès,  selon  le  sens  où 
incline  la  majorité,  contrairement  au  droit.  Tu  ne  favoriseras 
pas  l'homme  puissant  dans  son  procès2. 

Quand  tu  rencontreras  le  bœuf  de  ton  ennemi  ou  son  âne 
égaré,  tu  le  lui  ramèneras.  Quand  tu  verras  l'âne  de  ton 
ennemi  tombé  à  terre  sous  son  fardeau,  ne  reste  pas  les 
bras  croisés  ;  unis  tes  efforts  aux  siens  pour  remettre  la  bête 
sur  pied  3. 

Tu  ne  feras  pas  fléchir  le  droit  de  ton  pauvre*  en  son 
procès.  Évite  l'œuvre  du  mensonge  ;  ne  fais  pas  mourir 
l'innocent,  le  juste  ;  car  je  n'absoudrai  pas  le  méchant.  Tu 
ne  recevras  pas  de  cadeaux  ;  car  les  cadeaux  font  du  clair- 
voyant un  aveugle  et  amènent  à  trouver  mauvaise  la  cause 
juste.  Tu  ne  vexeras  pas  l'étranger;  vous  savez  bien  l'état 
d'âme  de  l'étranger  :  car  vous  avez  été  étrangers  dans  la 
terre  de  Mesraïm. 

Durant  six  années,  tu  ensemenceras  la  terre  et  tu  en 
cueilleras  les  produits  ;  et,  la  septième  année,  tu  la  laisseras 
et  l'abandonneras,  pour  que  les  pauvres  de  ton  peuple  en 
mangent  [les  produits];  et  le  reste,  les  bêtes  des  champs  le 

i.  Comp.  le  Psaume  xv,  qui  est  comme  une  pelite  Thora 
abrégée. 

2.  Lisez  b"î3,  au  lieu  de  *?""!.  Cf.  Lévit.,  xix,  15,  où  l'on  a 
tâché  de  garder  les  deux  leçons  et  de  donner  un  sens  à  hl. 

3.  A  corriger  par  Deut.,  xxii,  4.  Dpf)  a  pu  devenir  aî^D  (le 
qoph  a  souvent  donné  origine  à  deux  lettres).  Dîi'D  peut  êtrfa 
pour  DnD. 

4.  Os  recommandations  sont  adressées  à  Israël  dans  son 
ensemble. 


..   J-C.j  LES   DEUX  ROYAUMES.  373 

mangeront.  Tu  feras  de  même  pour  ta  vigne  et  ton  champ 

d'olivier. 

Durant  six  jours,  tu  vaqueras  à  ton  travail,  et,  le  septième 
jour,  tu  te  reposeras,  afin  que  ton  bœuf  et  ton  âne  se 
reposent,  et  que  le  fils  de  ta  servanle  et  [l'esclave]  étrange; 
puissent  reprendre  haleine. 

Mettez  vos  soins  à  observer  tout  ce  que  je  vous  ai  dit;  ne 
prononcez  jamais  le  nom  d'autres  dieux  ;  qu'on  n'entende 
jamais  ces  noms  dans  ta  bouche. 

Trois  fois,  dans  l'année,  tu  me  feras  fête.  Tu  observeras 
la  fête  des  azymes  :  pendant  sept  jours,  tu  mangeras  des 
pains  azymes,  comme  je  te  l'ai  ordonné1,  à  la  date  du  mois 
d'abib  ;  c'est  à  cette  date  que  tu  sortis  de  Mesraïm  ;  [à 
cette  fête],  on  ne  paraîtra  pas  devant  moi  les  mains  vides; 
—  puis  la  fête  de  la  moisson,  [où  tu  apporteras]  les  pré- 
mices de  ce  que  tu  auras  semé  dans  les  champs  ;  —  puis  la 
fête  de  la  récolte  [des  fruits],  à  la  fin  de  l'année  2,  quand  tu 
récolteras  de  tes  champs  [le  produit]  de  ton  travail.  Trois 
fois  dans  l'année,  chacun  de  tes  mâles  se  préssntera  devant 
la  face  du  Seigneur  Iahvé. 

Tu  ne  feras  pas  couler  sur  le  pain  fermenté  le  sang  de  mon 
sacrifice,  etlagraisse  de  m  a  fête  ne  durera  pas  jusqu'au  matin. 

Les  prémices  des  fruits  de  ta  terre,  tu  les  apporteras  à  la 
maison  de  Iahvé  ton  Dieu3. 

Tu  ne  cuiras  pas  le  chevreau  dans  le  lait  de  sa  mère  4. 

i.  Exode,  xii,  aujourd'hui  combiné  de  jéhoviste  et  d'élohiste. 

2.  Sur  les  diverses  manières  de  commencer  l'année,  chez  les 
Hébreux,  voy.  Dillmann,  Exode,  p.  248. 

3.  Silo  ou  Béthel.  Israël  eut  son  temple,  moins  développé  que 
celui  de  Jérusalem.  Voir  ci-dessus,  p.  194  et  suiv. 

4.  On  trouvait  cruel  de  cuire  la  pauvre  petite  bête  dans  le  lait 
qui  aurait  dû  servir  à  la  nourrir 


374  HISTOIRE    DU   PEUPLE   D'ISRAËL.     [850  av.  t.-C.) 

Telle  est  cette  première  Thora,  simple,  grossière 
encore,  mais  qui  contient  en  réalité  tous  les  prin- 
cipes civilisateurs  dont  on  fait  honneur  à  Moïse. 
Iahvé  est  le  dieu  unique  d'Israël;  on  perd  sa  qua- 
lité d'Israélite,  on  s'expose  à  la  mort,  en  offrant  des 
sacrifices  à  un  autre  dieu.  A  cela  près,  un  esprit 
d'humanité  et  de  douceur  a  pénétré  la  religion  : 
Iahvé  est  juste  et  miséricordieux;  il  est  le  protec- 
teur du  faible;  on  lui  plaît  par  la  bonté;  il  punit 
l'homme  injuste  et  cruel.  La  base  du  pacte  de 
Iahvé  avec  Israël  est  de  la  sorte  toute  morale.  Ce 
peuple  est  bien  le  peuple  de  Dieu;  il  créera  dans 
le  monde  la  vraie  religion. 

Et  Moïse  vint1,  et  il  rapporta  au  peuple  toutes  les  paroles 
de  Lihvé,  et  le  peuple  répondit  d'une  seule  voix  :  «  Tout  ce 
que  Iahvé  a  dit,  nous  le  ferons.  »  Et  Moïse  écrivit  toutes  les 
paroles  de  Iahvé,  et,  le  lendemain  matin,  il  bâtit  un  autel 
au  pied  de  la  montagne,  et  il  y  avait  douze  cippes  pour  les 
douze  tribus  d'Israël.  Et  il  y  envoya  les  plus  jeunes  des  fils 
d'Israël2  pour  accomplir  des  holocaustes  et  offrir  à  Iahvé 
des  génisses  en  sacrifices  selamim.  Et  il  prit  la  moitié  du 
sang,  et  il  le  mit  dans  les  bassins,  el,  de  l'autre  moitié,  il 
aspergea  l'autel.  Et  il  prit  le  livre  de  l'Alliance,  et  il  le  lut 
aux  oreilles  du  peuple,  et  ils  dirent  :  «  Tout  ce  qu'a  dit 
Iahvé  nous  le  ferons,  et  nous  obéirons.  »  Alors  Moïse  prit 
le  sang  [des  bassins],  et  il  aspergea  le  peuple  et  il  dil  : 

t.  Exode,  xxiv,  3  et  suiv. 

2.  Notez  l'absence  de  prêtres. 


[f»l  av.  J.-C]  LES    DEUX    ROYAUMES.  375 

«  Voici  le  sang  de  l'alliance  que  Iahvé  a  frappée  avec  nous 
à  propos  de  ces  commandements.  » 


Ce  serait,  nous  l'avons  déjà  dit,  une  très  grande 
erreur  de  s'imaginer  que  de  pareils  textes  eurent 
tout  d'abord,  quand  ils  furent  écrits,  une  valeur 
légale.  Hors  les  cas  où  ils  ne  faisaient  qu'énoncer 
un  droit  coutumier  existant,  ces  codes,  censés  rêvé 
lés  à  Moïse  sur  le  Sinaï  ou  sur  le  Horeb,  n'étaient 
que  des  théories  personnelles  au  prophète,  des 
exposés  idéalistes  de  la  façon  dont  il  concevait 
une  société  parfaite.  Le  code  de  Manon,  dais 
l'Inde,  fut  de  même,  à  l'origine,  un  code  tout  arti 
fieiel ,  répondant  à  l'idéal  d'une  certaine  école 
brahmanique,  et  nullement  une  législation  édictée 
par  un  pouvoir  public. 

On  ne  peut  tenir,  par  exemple,  que  pour  une 
combinaison  d'utopiste  exalté  l'essai  que  fait  le jého- 
viste  d'appliquer  le  principe  du  sabbat  hebdoma- 
daire aux  années.  Plein  de  l'idée  du  sabbat,  qu'il 
conçoit  comme  une  institution  de  miséricorde, 
comme  une  trêve  de  Dieu  en  faveur  du  faible,  il 
l'applique  bien  au  delà  de  ce  que  la  tradition  des 
hommes  pieux  avait  déjà  sanctionné.  Il  veut  que 
l'esclavage  cesse  la  septième  année;  il  veut  même 
que  la  terre  ait  son  sabbat,  et,  comme  à  ses  yeux  la 


376  HISTOIRE  DU  PEUPLE  D'ISRAËL.      [850  «y.  J.-Oj 

pauvreté  des  uns  vient  de  la  richesse  des  autres,  i) 
s'imagine  que  ce  sabbat  de  la  terre  sera  très  favo- 
rable aux  pauvres.  Cette  loi  ne  fut  certainement 
jamais  appliquée;  l'idée  qu'une  telle  institution 
serait  bonne  pour  les  pauvres  suppose  une  écono- 
mie politique  assez  naïve.  Les  préceptes  sur  le 
prêt,  sur  le  gage,  sont  aussi  plutôt  inspirés  par  un 
sentiment  d'humanité  que  par  urt  esprit  positif  de 
légalité  *.  Il  en  est  de  ces  passages  comme  de  tant 
de  préceptes  de  l'Évangile,  insensés  si  on  en  fait 
des  articles  de  code,  excellents  si  on  n'y  voit  que 
l'expression  hyperbolique  de  hauts  sentiments 
moraux. 

Plus  tard,  on  exagéra  encore  les  paradoxes  hu- 
manitaires de  notre  prophète.  Les  canonistes 
du  second  temple  voulurent  que  l'année  sabba- 
tique tombât  en  même  temps  pour  toute  la  nation, 
ce  qui  eût  établi  la  périodicité  de  la  famine.  Leur 
imagination  de  l'année  jubilaire  acheva  le  cycle 
des  utopies  qui  ont  fait  de  la  Thora  le  plus  fécond 
des  livres  sociaux  et  le  plus  inapplicable  des 
codes.  L'erreur  des  écrivains  de  législation  com- 
parée, qui  mettent  en  parallèle  les  lois  du  Penta- 

1.  Lo  parfait  contraste  do  cela,  c'est  l'inflexibilité  juridique 
des  Romains,  pour  lesquels  la  loi  n'a  en  vue  que  le  droit  absolu 
et  ne  connaît  pas  de  pitié. 


[850  av.  J.-C]  LES    DEUX   ROYAUMES.  377 

teuque  et  celles  des  autres  peuples,  est  de  mécon- 
naître ce  point  fondamental  que  les  lois  du  Penta- 
teuque  ne  sont  pas  des  lois  réelles,  des  lois  faites 
par  des  législateurs  ou  des  souverains,  ayant  été 
promulguées,  connues  du  peuple,  appliquées  par 
des  juges;  ce  sont  des  rêves  d'ardents  réforma- 
teurs, des  vœux  de  piétistes,  qui  restèrent  en  leur 
temps  sans  application  dans  l'Etat,  qui  ne  furent 
réellement  observées  que  quand  il  n'y  eut  plus 
d'État  juif,  et  d'où  devait  sortir  non  une  société 
complète,  une  polis,  mais  une  ecclesia,  une  société 
Religieuse  et  morale,  vivant,  selon  ses  règles  inté- 
rieures, sous  le  couvert  d'un  état  profane,  forte- 
ment organisé. 

Le  livre  de  l'Alliance  fut,  en  réalité,  le  père  de 
tous  les  codes  hébreux  qui  suivirent.  S'il  n'a  pas 
été  adopté  comme  le  Décalogue  pour  la  loi  morale 
de  l'humanité  tout  entière,  c'est  qu'il  apparte- 
nait trop  particulièrement  au  royaume  du  Nord  et 
qu'il  renfermait  une  part  considérable  de  législation 
civile,  dénuée  de  caractère  absolu.  Le  Décalogue 
appartient  à  la  rédaction  hiérosolymilaine  dite 
élohiste.  Cette  rédaction,  qui  a  donné  au  monde  le 
récit  initial  :  «  Au  commencement,  Dieu  créa  le 
ciel  et  la  terre...,  »  devait  fournir  à  la  conscience 
religieuse    du    genre    humain    un     élément    en- 


378  HISTOIRE    DU   PEUPLE   D'ISRAËL.     [850  av.  J. -G  J 

core  plus  essentiel,  une  législation  courte,  d'un 
caractère  exclusivement  moral,  pouvant  convenir  à 
toutes  les  races,  exprimée  en  cette  forme  concise  et, 
si  j'ose  le  dire,  cordée,  pour  laquelle  l'ancienne 
langue  hébraïque  possède  un  don  spécial. 


CHAPITRE   XIU 


RÉDACTION    DE    JÉRUSALEM,   DITE  ÉLOHISTC 


A  diverses  reprises,  nous  avons  eu  l'occasion  de 
remarquer  que  le  mouvement  religieux  était  à  Jéru- 
salem plus  calme  et  plus  lent  que  dans  le  royaume 
d'Israël.  Le  besoin  de  recueillir  les  traditions 
s'y  faisait  moins  sentir.  On  n'y  avait  rien  qui  res- 
semblât au  livre  des  Légendes  d'Israël  ni  au  livre 
des  Guerres  de  Iahvé.  Ces  livres,  propriété  exclusive 
du  Nord,  n'avaient  probablement  pas  pénétré  à 
Jérusalem.  La  rivalité  des  deux  pays  nuisait  au 
commerce  littéraire;  il  faut  ajouter  que  le  nombre 
des  exemplaires  d'un  livre  était  alors  si  peu  considé- 
rable que  chaque  livre  se  trouvait  en  quelque  sorte 
attaché  au  sol  qui  l'avait  vu  naître.  Nous  pensons 
que  la  rédaction  de  l'Histoire  sainte  jéhoviste  ne  fut 
pas  non  plus  connue  à  Jérusalem  avant  le  dernier 
siècle  du  royaume  d'Israël.   L'enseignement  oral 


380  HPSTOIRE   DU  PEUPLE  D'ISRAËL.     [830  av.  l.-C] 

suffisait.  On  avait  cependant  le  sentiment  vague 
que  le  temps  de  rédiger  ces  sortes  de  documents 
était  venu;  on  savait  probablement  qu'Israël  était 
plus  avancé  à  cet  égard,  qu'il  avait  accompli  sa 
tâche  historique  et  s'était,  si  l'on  peut  dire,  mis  en 
règle  avec  ses  souvenirs. 

Les  deux  royaumes  avaient  un  grand  nombre  de 
traditions  communes,  toutes  antérieures  à  leur 
séparation  sous  Roboam.  Jérusalem  possédait,  de 
plus,  des  documents  que  ne  connaissait  pas  le 
Nord.  On  avait  beaucoup  écrit  sous  David  et  sous 
Salomon.  Outre  les  pages  authentiques  et  contem- 
poraines sur  David  et  ses  gibborim,  outre  les  listes 
et  les  récits  des  maihirim,  on  possédait  des  tôle- 
doth  ou  généalogies,  mises  par  écrit  assez  ancien- 
nement, des  pièces  historiques  ou  géographiques 
telles  que  le  dixième  et  peut-être  le  quatorzième 
chapitre  de  la  Genèse.  L'idée  de  compiler,  avec 
ces  traditions  et  ces  documents,  une  histoire  suivie 
devait  venir  4.  On  ne  se  tromperait  peut-être  pas 

i.  C'est  le  document  que  les  Allemands  désignent  par  la 
lettre  A.  Une  objection  contre  l'ancienneté  de  ce  document  se 
tire  de  ce  que  des  critiques  éminents  ont  cru  remarquer  que 
les  prophètes  antérieurs  à  la  captivité  et  le  dcutéronomisle  ne 
connaissent  que  la  rédaction  jéhoviste  (Reuss,  Intr.,  p.  188-IN!», 
190-191.)  Cette  assertion  est  trop  absolue.  Les  «  40  ans  »  d'Amos 
(ii,  10;  v,  25)  paraissent  d'origiuc  éloliiste  (l)illmann,  Nombres, 


[830  m.  I.-C.]  LES   DEUX    KOYAUMES.  381 

beaucoup  en  plaçant  un  tel  travail  vers  825  ou  820 
ans  avant  Jésus-Christ  '. 

L'ouvrage  qui  résulta  du  travail  hiérosolymitc 
était  plus  court  que  celui  du  Nord.  Le  caractère 
en  était  plus  simple,  moins  mythologique,  moins 
bizarre.  Une  foule  d'étrange  tés  que  le  rédacteur 
israélite  avait  trouvées  dans  le  livre  des  Légendes 
manquaient  ici.  La  façon  de  faire  agir  Dieu  était 
bien  plus  réservée,  l'anthropomorphisme  moins 
naïf;  on  sent  que  l'auteur  craignait  de  compro- 
mettre la  majesté  divine  en  lui  prêtant  des  pas- 


p.  79  (2*  édit.).  Le  Décalogue,  que  le  deutéronomiste  em- 
prunte à  un  texte  plus  ancien,  semble  bien  avoir  fait  partie  de 
rélohiste  primitif.  Voy.  ci-après,  p.  397  et  suiv.  lizéchiel  connaît 
le  x"  chapitre  de  la  Genèse,  qui  n'était  pas  dans  le  jéhoviste.  Le 
second  lsaïe  (liv,  9)  suppose  Gen.,  ix,  11  (éloh.)  Le  chapitre  xvu 
de  la  Genèse  est  élohiste  ;  les  versets  6  et  16  présentent  un  trait 
essentiellement  hiérosolymite;  or  ce  chapitre  est  sûrement  anté- 
rieur à  la  captivité.  Le  signe  de  l'alliance  y  est  la  circoncision; 
après  la  captivité,  le  signe  eût  été  la  fidélité  à  une  Thora. 

1.  Les  premiers  prophètes  dont  on  a  des  écrits  (vers  800 
avant  J.-C.)  paraissent  connaître  le  jéhoviste.  Ces  prophètes, 
quoique  ayant  plutôt  en  vue  Israël  que  Juda,  avaient  sûrement 
des  rapports  avec  Jérusalem.  Si  l'auteur  élohiste  eût  écrit  vers 
S00,  il  eût  connu  le  jéhoviste  comme  tous  ses  contemporains  et 
en  eût  tenu  compte.  Or  l'élohiste  ne  paraît,  en  écrivant,  avoir 
tenu  aucun  compte  du  jéhoviste.  Il  y  a  des  péricopes,  il  est  vrai, 
dans  l'histoire  de  Moïse,  où  l'auteur  a  l'air  de  procéder  par 
résumés  du  jéhoviste.  Mais  ces  péricopes  peuvent  appartenir  à 
une  Vie  de  Moïse  bien  plus  moderne,  non  à  l'élohiste  primitif. 


382  HISTOIRE   DU  PEUPLE   D'ISRAËL.     [830  a».  J.-C. 

sions,  souvent  des  travers  tout  humains.  L'auteur 
eut,  en  outre,  un  singulier  scrupule.  Par  une 
arrière-pensée  de  couleur  locale,  analogue  à  celle 
qui  se  remarque  dans  le  livre  de  Job,  il  ne  voulut 
désigner  Dieu  par  le  nom  de  lahvé  qu'à  partir  du 
moment  où  ce  nom  est  censé  promulgué  et  expli- 
qué à  Moïse  l.  Cette  particularité  sans  portée  a 
été  l'origine  du  nom  d'élohiste,  par  lequel  on  a 
coutume  de  le  désigner. 

C'est  par  sa  première  page  que  cet  écrivain  a 
marqué  sa  place  en  lettres  d'or  dans  l'histoire  de  la 
religion,  et  en  lettres  beaucoup  moins  lumineuses 
dans  l'histoire  de  la  science  et  de  l'esprit  humain. 
Pour  le  récit  de  la  création,  en  effet,  le  combina- 
teur  définitif  de  l'Histoire  sainte  a  préféré  le  début 
hiérosolymite  au  début  du  jéhovistc,  sans  doute 
parce  qu'il  y  trouvait  un  caractère  plus  frappant  de 
simplicité  et  de  dignité.  Ainsi  nous  a  été  conservée 
l'étonnante  page  que  voici  : 

Au  commencement,  Dieu  créa  le  ciel  et  la  terre.  Et  la 
terre  était  chaos,  et  ténèbres  régnaient  sur  la  surface 
[l'abîme,  et  le  souffle  de  Dieu  planait  sur  les  eaux.  Et  Dieu 
dit  :  «  Lumière  soit  !  »  Et  lumière  fut.  Et  Dieu  vit  que  la 

1.  Exode,  m.  Le  jéhoviste  lui-même  «'-vile  de  placer  Le  nom  de 
lahvé  daw  lu  bouche  do  gêna  qui  n'ont  |>u  vraisemblablement 

•'eu  servir. 


1830  «v.  J.-C.l  LES   DEUX    ROYAUMES.  383 

lumière  était  bonne,  et  il  sépara  la  lumière  et  les  ténèbres, 
Et  Dieu  appela  la  lumière  Jour  et  les  ténèbres  il  les  appela 
Nuit.  Et  il  y  eut  soir,  et  il  y  eut  malin  :  premier  jour. 

Et  Dieu  dit  :  «  Qu'il  y  ait  une  voûte  au  milieu  des  eaux, 
et  qu'elle  fasse  la  séparation  entre  eaux  et  eaux.  »  Et  Dieu 
lit  la  voùle  céleste,  et  celle-ci  sépara  les  eaux  qui  sont 
au-dessous  de  la  vuûte  céleste  des  eaux  qui  sont  au-dessus. 
Et  ce  fut  fait;  et  Dieu  appela  la  voûte  céleste  Ciel.  Et  il  y  eut 
suir,  et  il  y  eut  matin  :  deuxième  jour. 

Et  Dieu  dit  :  «  Que  les  eaux  qui  sont  sous  le  ciel  se 
réunissent  en  un  lieu  unique,  et  qu'apparaisse  le  sol  sec.  » 
Et  ce  fut  fait.  Et  Dieu  appela  le  sol  sec  Terre,  et  l'amas  des 
eaux,  il  l'appela  Mers.  Et  Dieu  vit  que  c'était  bon.  Et  Dieu 
dit  :  «  Que  la  terre  fasse  germer  de  la  verdure,  des  herbes 
produisant  semence,  des  arbres  fruitiers,  portant  des  fruits 
selon  leur  espèce,  qui  aient  leur  semence  en  eux-mêmes, 
sur  la  terre.  Et  ce  fut  ainsi.  Et  la  terre  fit  sortir  la  verdure, 
des  herbes  produisant  semence  selon  leur  espèce,  des  arbres 
portant  des  fruits,  ayant  leur  semence  en  eux-mêmes  selon 
leur  espèce.  Et  Dieu  vit  que  c'était  bon.  Et  il  y  eut  soir,  et 
il  y  eut  matin  :  troisième  jour. 

Et  Dieu  dit  :  «  Qu'il  y  ait  des  luminaires  dans  la  voûte  du 
ciel  pour  séparer  le  jour  de  la  nuit,  et  qu'ils  servent  de 
signes  pour  les  dates  fixes,  les  jours  et  les  années,  et  qu'ils 
servent  de  luminaires  dans  la  voûte  du  ciel,  pour  luire  sur 
la  terre.  »  Et  ce  fut  fait.  Et  Dieu  fit  les  deux  grands  lumi- 
naires, le  grand  luminaire  pour  présider  au  jour,  et  le  pelil 
luminaire  pour  présider  à  la  nuit,  et  les  étoiles.  Et  Dieu 
les  plaça  dans  la  voûte  du  ciel,  pour  luire  sur  la  terre  et 
pour  présider  au  jour  et  à  la  nuit,  et  pour  séparer  la  lumière 
des  ténèbres.  Et  Dieu  vit  que  c'était  bon.  Et  il  y  eut  soir, 
et  il  y  eut  matin  :  quatrième  jour. 


3M  HISTOIRE  DU   PEUPLE  D'ISRAËL.     [830  av.  J.-C.j 

Et  Dieu  dit  :  «  Que  les  eaux  fourmillent  d'une  fourmilière 
de  vie,  et  que  les  oiseaux  volent  sur  la  terre  sous  la  voù'e 
du  ciel.  »  Et  Dieu  créa  les  grands  cétacés  et  tous  les  êtres 
vivants  et  reptiles  dont  fourmillent  les  eaux,  selon  leur 
espèce,  et  tous  les  oiseaux  selon  leur  espèce.  Et  Dieu  vit  que 
c'était  bon.  Et  Dieu  les  bénit  en  disant  :  «  Fructiliez  et  mul- 
tipliez, et  remplissez  les  eaux  des  mers,  et  que  les  oiseaux 
se  multiplient  sur  la  terre.  »  Et  il  y  eut  soir,  et  il  y  eut 
matin  :  cinquième  jour. 

Et  Dieu  dit  :  «  Que  la  terre  émette  des  êtres  vivants,  selon 
leur  espèce,  des  bestiaux  et  des  reptiles  et  les  animaux  de 
la  terre,  selon  leur  espèce.  Et  il  fut  ainsi.  Et  Dieu  fit  les 
animaux  de  la  terre,  selon  leur  espèce,  et  les  bestiaux,  selon 
leur  espèce,  et  tous  les  reptiles  du  sol,  selon  leur  espèce. 
Et  Dieu  vit  que  c'était  bon.  Et  Dieu  dit  :  «  Faisons  l'homme 
à  notre  image  et  selon  notre  ressemblance,  et  qu'il  domine 
sur  les  poissons  de  la  mer  et  sur  les  oiseaux  du  ciel,  et  sur 
les  bestiaux,  et  sur  toute  [bête  de]  la  terre,  et  sur  tous  les 
reptiles  qui  rampent  sur  la  terre.  »  Et  Dieu  créa  l'homme  à 
son  image  ;  à  l'image  de  Dieu  il  le  créa  ;  mâle  et  femelle  il 
les  créa  l.  Et  Dieu  les  bénit  et  leur  dit  :  «  Fructifiez  et  mul- 
tipliez, et  remplissez  la  terre  et  assujettissez-la,  et  domine; 
sur  les  poissons  de  la  mer  et  sur  les  oiseaux  du  ciel  et  sur 
tous  les  êtres  qui  rampent  sur  la  terre.  »  Et  Dieu  dit  : 
«  Voilà  que  je  vous  donne  toute  herbe,  produisant  de  la 
semence,  qui  est  à  la  surface  de  la  terre,  et  tous  les  arbres 
à  fruit,  produisant  semence.  Tout  cela  vous  servira  de  nour- 

i.  C'esi-ù-tlire  il  créa  des  mâles  et  des  femelles,  contrai- 
rement à  ce  que  veut  le  jéhoviste.  Notez  le  pluriel  collectif  "i!"",f 
v.  26;  comp.  v,  2.  Adam  devient  individuel  au  chap.  v,  verset  o. 
Mais  toute  cette  reprise  de  l'élohiste  (v,  1-3)  est  incohérente;  on 
y  lent  le  raboutage  du  compilateur. 


[830  •».  J.-C.l  LES   DEUX   ROYAUMES.  38b 

rilure.  Et  à  toute  bête  de  la  terre,  et  à  tous  les  oiseaux  des 
cieux,  et  à  tout  ce  qui  rampe  sur  la  terre  ayant  en  soi  souffle 
vivant,  [je donne]  toute  herbe  verle  en  nourriture.  »  El  il  fut 
ainsi.  Et  Dieu  vit  tout  ce  qu'il  avait  fait  ;  et  voilà  que  c'était 
très  bon.  Et  il  y  eut  soir,  et  il  y  oui  matin  :  sixième  jour. 

Ainsi  furent  achevés  les  cieux  et  la  terre  et  toute  leur 
armée.  Et  Dieu  eut  achevé  le  septième  jour  son  œuvre,  qu'il 
avait. faite,  et  il  se  reposa  le  septième  jour  de  toute  son 
œuvre,  qu'il  avait  faite.  Et  Dieu  bénit  le  septième  jour  et  le 
sanctifia  ;  car  c'est  en  ce  jour-là  que  Dieu  se  reposa  de  toute 
l'œuvre  créatrice  qu'il  avait  accomplie. 

Voilà  les  généalogies  du  ciel  et  de  la  terre,  quand  ils 
furent  créés. 

On  aperçoit  sans  peine  les  différences  essentielles 
qui  distinguaient  la  cosmogonie  hiérosolymite  de 
celle  du  Nord .  Malgré  l'état  de  mutilation  où  celle-ci- 
nous  est  parvenue,  il  est  permis  d'affirmer  que  la 
création  ne  s'y  faisait  pas  en  six  jours,  qu'elle  se  fai- 
sait en  un  seul  jour 4;  que  la  création  de  l'homme 
avait  lieu  à  une  époque  où  la  terre  était  entièrement 
stérile,  avant  toute  végétation  et  toute  vie;  que 
la  création  des  animaux  avait  lieu  après  celle  de 
l'homme  ;  que  l'homme  y  était  créé  mâle  et  unique, 
puis  la  femme  tirée  de  l'homme  ;  tandis  que,  d'après 
le  récit  hiérosolymite,  les  hommes  sont  créés  en 
nombre  indéfini  comme  les  animaux,  les  uns  mâles 

t.  Genèse,  u,  i 0"P3. 

II.  •?; 


386  HISTOIRE   DU    PEUPLE   D'ISRAËL.     [830  «y.  J.-C  ) 

les  autres  femelles  '.  Le  récit  du  paradis  et  de  la 
chute  manquait  sans  doute  dans  le  récit  hiéroso- 
lymite;  car  à  la  phrase  finale  :  «  Voilà  les  généa- 
logies du  ciel  et  de  la  terre,  quand  ils  furent 
créés,  3>  faisait  suite  immédiate  la  phrase  :  «  Ceci 
est  le  livre  de  la  généalogie  d'Adam  s>  (Gen.,  ch.  v). 
S'il  est  vrai  que  le  narrateur  du  Nord,  par  son 
récit  du  paradis  et  de  la  chute,  a  été  le  fondateur  de 
la  philosophie  du  péché  et  du  christianisme  à  la 
manière  de  saint  Paul,  on  peut  dire  que  le  narra- 
teur hiérosolymite,  par  son  début,  a  créé  la  phy- 
sique sacrée  qu'il  faut  à  certain  état  d'esprit  où 
Ton  tient  à  n'être  qu'à  moibie  absurde.  Cette  page 
a  nettoyé  le  ciel,  en  a  chassé  les  monstres,  les 
nuages  mythologiques,  toutes  les  chimères  des 
anciennes  cosmogonies.  Elle  a  répondu  à  ce  ratio- 
nalisme médiocre,  qui  se  croit  en  droit  de  rire  des 
faibles  parce  qu'il  admet  une  dose  aussi  réduite 
que  possible  de  surnaturel;  puis  elle  a  sensible- 
ment nui  au  progrès  de  la  vraie  raison,  qui  est  la 
science.  L'opposition  que  le  christianisme  scohii- 
tique  a  faite,  depuis  le  xme  siècle  jusqu'au  xvme  , 
aux  saines  méthodes  de  la  science  est  venue  en 
grande  partie  de  cette  page,  sous  bien  des  rapports 

i.  L'idée  de  couple  manque  tout  à  fait  dans  la  cosmogonie 
élohiste. 


ttOav.  J.-C.)  LES    DEUX   ROYAUMES.  387 

funeste,  qui  rond  presque  inutile  la  recherche  des 
lois  naturelles.  Mieux  vaut  la  franche  mythologie 
qu'un  bon  sens  relatif,  qu'on  arrive  à  tenir  pour 
inspiré.  Les  cosmogonies  hésiodiques  sont  plus 
loin  de  la  vérité  que  la  première  page  de  Pélohiste; 
mais,  certes,  elles  ont  fait  moins  déraisonner.  On 
n'a  pas  persécuté  au  nom  d'Hésiode,  on  n'a  pas 
accumulé  les  contresens  pour  trouver  dans  Hésiode 
le  dernier  mot  de  la  géologie. 

Le  vrai,  c'est  que  la  belle  page  par  laquelle  s'ouvre 
la  Genèse  n'est  ni  savante  à  la  façon  de  la  science 
moderne,  ni  naïve  à  la  façon  des  cosmogonies 
païennes.  C'est  de  la  science  enfantine;  c'est  un 
premier  essai  d'explication  des  origines  du  monde, 
impliquant  une  très  juste  idée  du  développement 
successif  de  l'univers.  Tout  nous  invite  à  chercher 
l'origine  de  cette  théorie  cosmogonique  à  Baby- 
lone.  Ce  qui  caractérisa  la  science  babylonienne, 
ce  fut  la  tentative  dupliquer  l'univers  par  des 
principes  physiques.  La  génération  spontanée  et  la 
transformation  progressive  des  espèces  y  furent 
toujours  à  l'ordre  du  jour  '.  Une  échelle  des  êtres 

\.  Bérose,  Sanchoniathon,  Agriculture  nabatéenne,  notices 
arabes  sur  les  Sabiens  et  les  Harraniens,  dans  Chwolson,  Die  Ssa- 
bier.  Voy.  Mémoires  sur  Sanchoniathon  et  sur  l'Agriculture  naba- 
téenne, dans  les  Mémoires  de  l'Acad.  des  inscr.  et  B.  L.,  t.  XXIII, 
2«  partie  ;  t.  XXIV,  1"  partie. 


388  HISTOIRE   DU  PEUPLE   D.ISRAËL.     [830  av.  J.-C.) 

depuis  le  végétal  jusqu'à  l'homme  s'offrait  dès  lors 
naturellement  à  l'esprit.  Le  nombre  sept  était 
depuis  longtemps  sacramentel  à  Babylone;  l'idée 
de  sept  étapes  dans  l'œuvre  de  la  création  se 
présentait  d'elle-même.  Une  telle  idée  avait  de 
plus  l'avantage  d'expliquer  le  sabbat  par  le  repos 
du  septième  jour.  A  Babylone  et  à  Harran,  le  récit 
cosmogonique  s'embrouillait  sans  doute  de  détails 
mythologiques,  qui  devaient  blesser  une  raison 
quelque  peu  sobre.  La  simplicité  claire  du  génie 
hébreu  et  la  limpidité  de  la  narration  hébraïque 
supprimèrent  ces  exubérances  et  firent  de  cette 
première  page  un  chef-d'œuvre  dans  l'art,  requis 
pour  certains  sujets,  d'être  à  la  fois  clair  et  mysté- 
rieux. 

Les  idées  de  l'auteur  hiérosolymite  sur  la  primi- 
tive humanité  sont  bien  plus  simples  que  celles  de 
l'auteur  Israélite  !.  Il  ne  connaît  ni  Eve  ni  Abel. 
Adam  n'a  qu'un  fils  connu,  c'est  Seth.  De  Seth  à 
Noé,  il  y  a  dix  générations  de  patriarches  à  très  lon- 
gue vie,  Enos  2,  Qénan,  Mahalalel,  Iared,  Hénoch, 

1.  On  peut  parler  avec  assurance  de  ce  qui  n'était  pas  dans 
l'élohiste;  carie  combinateur  n'a  presque  rien  omis  des  premières 
pages.  Jusqu'à  Abraham,  nous  avons  le  livre  au  complet;  et 
même,  après  cela,  les  suppressions  ont  été  peu  considérables. 

2.  Énos,  synonyme  de  Adam,  est  probablement  le  reste  d'une 
ersion  cosmogonique  où  l'homme  était  appelé  ViU. 


[830  «v.  J.-C.l  LES    DEUX    ROYAUMES.  389 

Métusélah,  Lamech,  Noé.  On  remarquera  que  ces 
noms  des  patriarclies  séthites  sont  identiques,  à 
très  peu  de  chose  près,  aux  noms  des  Caïnites  dans 
la  légende  du  Nord.  Mahalalel  i  et  Lamech  figurent 
dans  les  deux  listes.  Iared  et  Irad  sont  le  même  per- 
sonnage; Melu  hili  et  Metusaël  diffèrent  à  peine. 
Hénoch,  là-bas  filsdeQaïn,  est  ici  un  saint  homme, 
qui  marche  avec  Dieu  et  que  les  élohim  prennent 
avec  eux  au  ciel.  On  suppose,  non  sans  vraisem- 
blance, que  ces  Séthites  de  l'Hiérosolymilain,  ou 
Caïnites  du  Nord,  sont  les  dix  rois  mythiques  qui, 
dans  le  syslème  chaldéen,  remplissent  l'intervalle  de 
la  création  au  déluge.  Il  y  a  même,  entre  les  chiffres 
de  la  vie  des  patriarches  séthites  et  la  durée  du 
règne  des  rois  chaldéens,  des  correspondances  sin- 
gulières 2. 

Le  récit  du  déluge  est  très  analogue  dans  les  deux 
rédactions  de  l'Histoire  sainte,  très  analogue  aussi 
au  prototype  chaldéen  qui  a  été  découvert  de  nos 
jours.  La  fin  seule  diffère  sensiblement  dans  les 
deux  récits  bibliques.  Le  sacrifice  que  le  rédacteur 
du  Nord  place  à  la  fin  du  déluge  n'existe  pas  dans 

1.  La  leçon  ^N^nE  parait  fautive.  Le  grec  porte  MaaXa).v]>.  Les 
deux  iod  proviennent  de  deux  lamed,  dont  la  hampe,  montant  en 
interligne,  a  disparu. 

r'.  Oppert,  dans  les  Annales  de  philosophie  chrétienne,  février 
1877  ;  le  même,  La  chronol.  de  la  Genèse,  Paris    1878. 


390  HISTOIRE  DU    PEUPLE  D'ISRAËL.     [830  av.  J.-G.| 

le  récit  du  Sud.  L'auteur  de  Jérusalem  aime  à  rat- 
tacher aux  grands  événements  historiques  les  prin- 
cipes fondamentaux  de  la  morale  et  de  la  Loi.  De 
même  qu'il  a  rapporté  à  la  création  l'établissement 
du  sabbat,  il  rattache  au  déluge  un  pacte  entr^ 
Dieu  et  l'humanité,  qui  a  ses  préceptes  (ce  qu'on 
a  plus  tard  appelé  les  préceptes  noachiques). 
La  nourriture  animale,  que  l'auteur,  végétarien 
décidé  ' ,  suppose  avoir  été  d'abord  interdite  à 
l'homme,  lui  est  maintenant  permise.  Les  précep- 
tes sont  l'horreur  du  meurtre  et  la  défense  de 
manger  la  chair  avec  son  âme,  c'est-à-dire  avec 
son  sang;  le  signe  de  l'alliance  nouvelle,  c'est 
l'arc-en-ciel. 

Le  goût  du  rédacteur  hiérosolymite  pour  les  gé- 
néalogies, ou  plutôt  la  richesse  des  renseignements 
en  ce  genre  qu'il  trouvait  à  Jérusalem,  lui  fait  in- 
sérer ensuite  cette  précieuse  table  des  races  du 
monde2,  rattachées  aux  trois  fils  de  Noé,  qui  peut 
compter  entre  les  documents  les  plus  précieux  que 
nous  ayons  sur  la  haute  antiquité.  Tyr  n'y  figure 
pas  comme  diverse  de  Sidon.  Les  Perses  ne  sont 

1.  Genèse,  I,  29;  IX,  3.  C'est  pour  cela  qu'il  supprime  le 
sacrifice  après  le  iléluge  ;  il  ignore  le  sacrifice  de  Gain,  les  vête- 
ments faits  île  peaux. 

2.  Genèse,  x. 


[830  «T.  J.-c.|  LIS  OEOX  ROYAUMES.  8'J! 

pas  sur  la  scène  du  monde.  La  connaissance  de 
la  Syrie,  de  l'Arabie  et  de  l'Egypte,  des  pays  cou- 
schites,  est  frappante.  L'Arménie,  l'Asie  Mineure, 
les  rivages  de  la  moitié  orientale  de  la  Méditer- 
ranée sont  vus  avec  assez  de  clarté.  Au  contraire, 
du  côté  de  l'Orient,  une  sorte  de  mur  semble 
borner  la  vue  de  l'auteur.  Les  populations  ira- 
niennes, à  plus  forte  raison  celles  de  l'Inde,  lui 
sont  inconnues. 

Des  trois  fils  de  Noé,  l'auteur  n'a  d'intérêt  que 
pour  Sem,  et,  dans  la  famille  de  Sem,  pour  la 
souche  particulière  des  Hébreux.  Arphaxad,  Salé, 
Éber,  Phaleg,  Ragau,  Seroug,  Nahor,  Térach  sont 
les  échelons  (géographiques  pour  la  plupart),  qui 
le  conduisent  à  Abraham.  Le  groupe  d'Abraham, 
Nahor,  Harran,  Saraï,  Milkah.  Jiskah,  Lot,  flotte 
bizarrement  autour  d'Our-Casdim  et  de  Harran.  On 
entre  ensuite  dans  le  pays  de  Ghanaan.  La  sépara- 
tion d'Abraham  et  de  Lot,  la  naissance  d'Ismaëi, 
sont  le  prélude  du  pacte  de  Dieu  avec  Abraham.  Ce 
nouveau  pacte  a  pour  signe  un  nouveau  précepte, 
la  circoncision  le  huitième  jour.  Cette  pratique 
devient  de  droit  absolu  :  un  incirconcis  ne  saurait 
être  de  la  race  d'Abraham.  Les  esclaves,  les  gens 
qui  vivent  dans  le  commerce  d'Israël  y  sont  tenus 

1.  Genèse,  xvii. 


392  HISTOIRE   DU   PEUPLE   D'ISRAËL.     [830  av.  J.-C.| 

également1  .  Suivent  les  histoires  de  Sara,  d'Agar, 
d'Isaac  et  d'Ismaël,  les  récits  sur  la  caverne  de 
Macpéla,  les  généalogies  des  Arabes,  rattachés  à 
Abraham  par  Géthura  et  Agar1. 

Les  légendes  d'Isaac  et  de  Jacob  étaient  traitées 
par  l'élohiste  bien  plus  au  point  de  vue  du  généa- 
logiste qu'avec  ces  riches  détails  pittoresques  qui 
faisaient  le  charme  de  la  Bible  du  Nord.  L'auteur 
tient  à  rattacher  les  populations  voisines  de  la  Pa- 
lestine, surtout  Édom,  au  tronc  abrahamide.  Une 
courte  histoire  d'Édom  est  sans  doute  empruntée 
aux  plus  vieux  documents  écrits  des  peuplades 
sémitiques2.  Le  pacte  d'Abraham  est  renouvelé 
avec  Isaac  et  Jacob.  Gomme  localité  patriarcale, 
l'auteur  ignore  Beër-Séba,  si  cher  aux  tribus  du 
Nord;  de  la  Chênaie  de  Mamré  FAmorrhéen,  il  fait 
une  ville  de  Mamré,  qu'il  identifie  avec  Hébron3. 
L'histoire  de  Joseph  n'avait  pas,  dans  le  texte  de 
Jérusalem,    ces    développements    qui   ravissaient 

1.  Genèse,  xxxvi. 

2.  L'élohiste  a  sur  Ismaël  et  les  Arabes  des  données  particu- 
lières. Selon  lui,  Ismaël  n'a  jamais  quitté  le  clan  d'Abraham. 
Gen.,  xvi,  3,  15-16;  xvn;  xxi,  2-5;  xxv,  9.  L'hisloire  d'Ismaël 
est  un  des  cas  rares  où  les  trois  rédactions  nous  ont  été  conser- 
vées. Le  combinateur,  en  les  réunissant,  sans  trop  chercher  à 
les  accorder,  a  fait  un  ensemble  des  plus  invraisemblables. 

3.  Genèse,  xxm  (voir  Dillmann). 


|830av   i.  C.)  LES    DEUX    ROYAUMES.  393 

l'imagination  enfantine  des  pâtres  de  Sichem  et 
deDothaïn. 

Dans  les  récits  relatifs  à  Moïse,  le  rédacteur  hié- 
rosolymite  ne  s'écartait  que  dans  les  détails  du  ré- 
cit israélite.  Il  semble  avoir  été  beaucoup  moins 
porté  aux  amplifications.  Comme  son  confrère  du 
Nord,  mais  sans  entente  avec  lui,  il  envisageait 
l'apparition  du  Sinaï  comme  la  dernière  et  défi- 
nitive alliance  de  Dieu  avec  le  peuple  élu.  Le 
grand  mémorial  de  ces  événements  miraculeux, 
c'est  la  Pâque;  or  la  Pâque  pour  notre  auteur  sup- 
pose la  circoncision  et  la  consécration  des  premiers- 
nés  '.  Le  cantique  après  le  passage  de  la  mer  Rouge 
paraît  avoir  appartenu  au  recueil  hiérosolymite2. 
C'est  un  morceau  brillant,  d'une  rhétorique  un  peu 
banale,  composé  sur  le  modèle  des  anciens  can- 
tiques, où  l'on  sent  la  composition  artificielle  et  le 
pastiche. 

L'élohiste  traitait  ainsi  les  mêmes  sujets  que  le 
jéhoviste;  mais  il  les  traitait  selon  son  esprit,  utili- 
sant les  listes  généalogiques  qu'il  avait  entre  les 
mains3,  suivant  son  goût  pour  une  précision  plus 

i.  Exode,  xii,  43-52,  et  xm  entier. 

2.  Exode,  xv.  Notez  les  versets  16-17,  essentiellement  hiéroso- 
lymites.Cf.  Osée,  il,  17. 

3.  Nombres,  i  et  sui?. 


H94  HISTOIRE  DU  PEUPLE  D'ISRAËL.    1830  av.  J.-C, 

apparente  que  réelle,  dans  les  dates  et  les  chiffres. 
La  conquête  de  Josué,  racontée  d'une  façon 
toute  convenue,  venait  démontrer  la  réalité  des 
promesses  faites  aux  pères  et  prouver  que  Iahvé 
avait  observé  le  pacte,  si  bien  que  le  peuple 
n'avait  qu'à  le  garder  de  son  côté.  L'auteur  écrit 
surtout  en  vue  d'inculquer  des  préceptes,  des  règles, 
des  usages  religieux.  Le  livre  était  loin  encore  d'être 
un  code;  c'était  une  histoire  destinée  à  montrer 
la  raison  historique  de  certaines  lois  et  à  les  fon- 
der sur  la  plus  haute  autorité.  Ainsi  le  sabbat 
résultait  de  la  création  ;  l'horreur  du  sang  était 
proclamée  au  déluge;  la  circoncision,  dont  il  n'est 
pas  question  dans  le  Livre  de  l'Alliance,  était  liée 
au  pacte  même  de  Dieu  et  d'Abraham  ;  la  Pâque 
était  réglée  à  propos  de  la  sortie  d'Egypte. 

La  similitude  de  plan  des  deux  Histoires  saintes 
synoptiques  venait  de  la  similitude  des  traditions 
orales  et  d'un  type  d'enseignement  qui  existait 
depuis  longtemps  dans  les  deux  parties  d'Israël. 
Tous  les  Évangiles,  de  même,  se  ressemblaient 
pour  le  plan;  car  ils  émanaient  tous  d'un  même 
enseignement  oral.  Mais  cette  identité  de  plan 
n'empêchait  pas  une  forte  diversité  dans  les  deux 
ouvrages.  L'esprit  poétique  et  libre,  l'imagination 
qui  caractérisent  le  récit  d'Israël  font  complète- 


[830  iv.  j.-c.l  LES  DEUX   ROYAUMES.  395 

ment  défaut  chez  l'élohiste.  Uien  n'y  est  donné 
au  plaisir;  l'auteur  veut  servir  une  cause  reli- 
gieuse; il  cherche  déjà  à  prouver;  il  aime  les  sta- 
tistiques; il  vise  à  une  chronologie.  A  la  netteté 
du  géographe  il  joint  le  formalisme  du  juriste.  Sa 
langue,  sèche,  monotone,  est  renfermée  dans  un 
très  petit  nombre  de  mots.  Tout  indique  un  état 
intellectuel  plus  réfléchi,  plus  positif,  plus  dégagé 
des  rêves  mythologiques  que  chez  le  jéhoviste,  une 
théologie  plus  simple,  plus  sévère,  presque  déiste. 
Le  rôle  des  anges  en  général,  de  l'ange  de  Iahvé  en 
particulier,  est  réduit  à  presque  rien. 

L'auteur  paraît  avoir  été  un  prêtre  du  temple 
de  Jérusalem,  ayant  à  sa  disposition  les  écrits  qui 
se  conservaient  dans  les  archives  depuis  David. 
Son  ouvrage,  bien  moins  intéressant  que  celui 
d'Israël,  eut  aussi  beaucoup  moins  de  publicité1. 
Il  sortit  à  peine  des  arcanes  du  temple  de  Jéru- 
salem. Le  texte  historique  auquel  les  prophètes 
font  fréquemment  allusion  est  presque  toujours  le 
texte  dit  jéhoviste2.  Il  ne  faut  jamais  oublier,  d'ail- 
leurs, que  la  littérature  écrite  n'avait  pas,  à  cette 
époque  reculée,  l'importance  qu'elle  eut  plus  tard. 

1.  C'est  ainsi  que  le  Talmud  de  Jérusalem  a  été  bien  moins 
lu  et  commenté  que  celui  de  Dabylone. 
t.  Voir  ci-dessus,  p.  380-381,  notes. 


3'J6  aiSTOIRE  DU   PEUPLE,   D'ISRAËL.     [830«v.  J.-C] 

L'enseignement  oral  l'emportait  encore  de  beau- 
coup sur  le  livre.  L'Histoire  sainte  du  Nord  ne 
compta  jamais  qu'un  très  petit  nombre  de  copies. 
La  rédaction  de  Jérusalem,  jusqu'au  jour  où  elle 
fut  enchâssée  dans  un  plus  large  ensemble,  n'exista, 
probablement  qu'en  un  seul  exemplaire.  On  lisait 
peu  alors;  la  parole  remplaçait  le  livre,  et  voilà 
pourquoi  la  parole  affectait  des  formes  si  vives, 
conçues  en  vue  de  frapper  la  mémoire  et  de  s'y  im- 
primer. 


CHAPITRE    XIV 


LE    DÉCALOGUE. 


Pas  plus  que  le  livre  dit  jéhoviste,  le  livre  de  Jé- 
rusalem, l'élohiste,  n'avait  de  Thora  développée. 
Mais,  comme  le  livre  du  Nord  contenait  le  livre  de 
l'Alliance,  le  livre  de  Jérusalem  avait  ce  qu'on 
appela  les  Dix  paroles1,  ou  Décalogue2.  Le  Déca- 

i.  Deut.,  iv,  13;  x,  i.  Cette  rubrique  n'existe  pas  dans  l'Exode, 
et  c'est  là  une  preuve  qu'avant  622,  ce  petit  texie  avait  été  long- 
temps répété  comme  une  cantilène  traditionnelle. 

2.  Texte  primitif  (avec  certaines  retouches)  dans  Exode,  xx. 
Deut.,  v,  est  une  reproduction.  Comp.  Ps.  lxxxi,  10-U.  La  divi- 
sion en  dix  articles  est  peu  justifiée.  La  principale  particularité 
élohiste  du  Décalogue  est  la  connexité  de  ce  qui  concerne  le 
repos  du  septième  jour  avec  la  cosmogonie  élohiste,  Gen.,  i. 
Comp.  l'expression  riDN^D  7V&2,  Exode,  \x,  9,  10;  Gen.,  H,  2,3. 
L'idée  de  tables  écrites,  qui  parait  propre  à  l'élohiste,  Exode, 
xxxi,  18  ;  xxxiv,  29  et  suiv.  (cf.  xxv,  16,  21  ;  xl,"  20),  suppose 
des  petits  résumés  dans  le  genre  du  Décalogue.  Mais  il  est 
difficile,  dans  l'Exode,  de  bien  distinguer  l'élohiste  ancien  des 
additions  lévitiques,  plus  modernes. 


398  HISTOIRE  DU  PEUPLE  D'ISRAËL.     1830  •▼.  J.-C.| 

losue  est  la  loi  de  Moïse  telle  qu'on  la  résumait  à 
Jérusalem1.  Le  résumé  est  court,  et  il  avait  droit 
de  l'être,  l'auteur  ayant  semé  antérieurement,  à 
chaque  occasion  solennelle,  ses  préceptes  les  plus 
importants,  et  fondu,  en  quelque  sorte,  sa  morale 
dans  son  histoire.  Ëlohim,  chez  lui,  n'ouvre  guère 
la  bouche  que  pour  commander.  Son  premier 
mot2  est  le  plus  grand,  le  plus  saint,  le  plus  évi- 
dent des  commandements  de  Dieu,  ou,  si  l'on 
veut,  de  la  nature  :  Pérou  ou-rebou,  «  Fructifiez 
et  multipliez.  » 

Le  Décalogue  et  le  Livre  de  l'Alliance  furent 
écrits  séparément  sans  aucune  entente  réci- 
proque. Les  traits  de  ressemblance  qu'on  trouve 
entre  les  deux  morceaux  viennent  du  commun 
fonds  traditionnel  où  les  deux  auteurs  ont  puisé. 
A  tous  égards,  d'ailleurs,  le  Décalogue  présente 
des  formules  plus  mûres,  plus  analytiques,  plus 
dégagées. 

Et  Dieu  dit  toutes  les  paroles  que  voici  : 

i.  Osée,  xin,  4,  rappelle  fort  le  Décalogue.  Il  est  sur  que,  vers 
l'an  800,  il  y  avait  des  petites  Thoras,  au  moins  orales,  à  Jéru- 
salem (Amos,  II,  4);  il  est  même  probable  <|ue  parfois  ces  petits 
textes  s'écrivaient.  On  peut  voir  une  allusion  aux  rédactions 
multipliées  de  la  Thora  dans  Osée,  vin,  12.  Voir  cependant  ci- 
après,  p.  472,  note  5. 

2.  Gen.,  I,  28. 


([830  «v.  i.-C]  LES   DEUX    ROYAUMES.  M9 

Je  suis  lahvé,  ton  Dieu  ',  qui  t'ai  t'ait  sortir  de  la  terre  de 
Bfesralm,  de  la  maison  aux  esclaves  Tu  n'auras  pas  d'autres 
dieux  devant  moi.  Tu  ne  te  feras  pas  d'idole  ni  d'image  des 
choses  qui  sont  dans  le  ciel  en  haut,  ou  sur  la  terre  en  has, 
ou  dans  les  eaux  sous  la  terre.  Tu  ne  te  prosterneras  pas 
devant  elles  et  tu  ne  les  adoreras  pas  ;  car  moi,  lahvé,  ton 
Dieu,  je  suis  un  Dieu  jaloux,  poursuivant  le  crime  des  pères 
sur  les  fils  jusqu'à  la  troisième  et  quatrième  génération  de 
mes  ennemis,  et  faisant  miséricorde  jusqu'à  la  millième 
cône  rat  ion  à  ceux  qui  m'aiment  et  gardent  mes  comman- 
dements. 

Tu  ne  prendras  pas  le  nom  de  lahvé,  ton  Dieu,  pour 
garant  du  mensonge;  car  lahvé  ne  laisse  pas  sans  le  punir 
celui  qui  prend  son  nom  pour  garant  du  mensonge. 

Note  le  jour  du  sabbat  pour  le  sanctifier.  Durant  six  jours, 
lu  travailleras  et  te  livreras  à  tes  occupations;  mais  le 
septième  jour  est  un  jour  de  repos,  consacré  à  lahvé,  ton 
Dieu;  tu  n'y  feras  nulle  besogne,  ni  toi,  ni  ton  fils,  ni  ta  fille, 
ni  ton  esclave,  ni  ta  servante,  ni  les  bêtes,  ni  ton  hôte  qui 
demeure  chez  toi.  Car,  en  six  jours,  lahvé  a  fait  les  cieux 
et  la  terre,  la  mer  et  tout  ce  qui  s'y  trouve,  et  il  s'est  reposé 
le  septième  jour  ;  voilà  pourquoi  lahvé  a  béni  le  septième 
jour  et  l'a  sanctifié. 

Respecte  ton  père  et  ta  mère,  pour  que  tu  vives  longtemps 
sur  la  terre  que  lahvé  ton  Dieu  doit  te  donner. 

Tu  ne  tueras  point. 

Tu  ne  commettras  pas  d'adultère. 

Tu  ne  voleras  point. 


4.  Rappelons  qu'à  partir  de  la  révélation  du  nom  uc  lilive, 
!o  prétendu  élohiste  se  sert,  aussi  bien  que  le  jéhovislc,  uu  nom 
de  lahvé. 


400  HISTOIRE   DU   PEUPLE  D'ISRAËL.     [830  av.  J.-C.| 

Tu  ne  porteras  point  de  faux  témoignage  contre  ton 
prochain. 

Tu  ne  convoiteras  pas  la  maison  de  ton  prochain. 

Tu  ne  convoiteras  pas  la  femme  de  ton  prochain,  ni  son 
esclave,  ni  sa  servante,  ni  son  bœuf,  ni.  son  âne,  ni  rien  de 
ce  qui  est  à  ton  prochain. 

On  le  voit,  le  progrès  religieux,  qui  caractérise  le 
livre  de  V Alliance,  est  encore  plus  sensible  dans  la 
petite  Thora  en  une  dizaine  d'articles  élaborée  par 
les  sages  de  Jérusalem.  La  condition  du  pacte  de 
Iahvé  avec  ses  serviteurs  est  exclusivement  la  mo- 
rale. Les  récompenses  de  Iahvé  sont  les  biens  de  ce 
monde;  il  les  donne  à  qui  lui  plaît;  or,  celui  qui  lui 
plaît,  c'est  l'homme  irréprochable.  Pour  vivre  long- 
temps, pour  être  heureux,  il  faut  éviter  le  mal.  Le 
pas  est  franchi.  Les  vieilles  religions  où  le  dieu 
octroie  ses  biens  à  celui  qui  lui  offre  les  plus  beaux 
sacrifices  et  pratique  le  mieux  ses  rites  sont  entiè- 
rement dépassées.  Le  Livre  de  l'Alliance  avait  déjà 
inauguré  des  idées  du  même  ordre  dans  le  royaume 
du  Nord;  mais  le  Décalogue  lui  est  supérieur  en 
netteté.  La  fortune  incomparable  qu'a  eue  cette 
paffe,  devenue  le  code  de  la  morale  universelle,  n'a 
pas  été  imméritée. 

Dans  le  Décalogue,  en  effet,  est  achevé  le  retour 
d'Israël   au  culte  pur,  à  ce  monothéisme  qu'on 


\t30  av.  J.-C.1  LES    DEUX    UOYAUMES.  401 

entrevoit  aux  origines  de  la  vie  patriarcale  et  dont 
le  peuple  avait  dévié  en  adoptant  un  dieu  national. 
Iahvé  et  Ëlohim  ne  font  plus  qu'un.  lahvé  n'est  plus 
seulement  le  Dieu  d'Israël  ;  il  est  le  Dieu  du  ciel, 
de  la  terre,  du  genre  humain.  Il  aime  le  bien;  il  or- 
donne le  bien.  Il  est  le  vrai  Dieu.  Ainsi,  Israël  réus- 
sit à  tirer  le  vrai  de  ce  qui  en  était  la  négation. 
Le  progrès  en  religion  peut  se  faire  de  deux  ma- 
nières, soit  en  attaquant  de  face  un  culte  mauvais, 
en  détruisant  et  supprimant  les  dieux  méchants; 
soit  en  améliorant  le  dieu  particulier  sans  changer 
son  nom,  en  le  ramenant  peu  à  peu  au  type  du  Dieu 
universel.  L'aristocratie  morale  d'Israël  était  si  pro- 
fondément pénétrée  par  l'idée  monothéiste,  qu'elle 
réussit  à  faire  de  lahvé  le  Dieu  absolu.  Ce  funeste 
nom  de  lahvé,  elle  a  fini  par  le  supprimer  en  le 
déclarant  imprononçable.  Pareille  fortune  n'arriva 
ni  au  Camos  des  Moabites,  ni  au  Rimmondes  Am- 
monites, ni  au  Salm  des  Arabes,  ni  même  à  Baai, 
ni  àMilik. 

Le  temple  de  Jérusalem,  qui  semblait  le  plus 
grand  malheur  au  point  de  vue  de  l'élohisme  pur, 
finit  ainsi  par  servir  au  développement  de  l'idée  reli- 
gieuse. Le  Décalogue  fut  écrit  probablement  dans 
les  chambres  qui  entouraient  le  temple.  Plusieurs 
fois,  en  son  histoire,  Israël  est  arrivé  à  aimer  ce  qu'il 


28 


402  HISTOIRE    DU  'PEUPLE    D'ISRAËL.    [830  av.  J.-C.J 

avait  d'abord  haï  et  à  faire  contribuer  à  son  œuvre 
ce  qui  pouvait  y  sembler  le  plus  contraire*.  Même 
lahvé  a  plié  sous  ce  génie  de  fer.  Une  idole,  un  faux 
dieu,  s'il  en  fût,  est  devenu,  sous  l'action  constante 
d'une  intense  volonté,  le  seul  Dieu  véritable,  celui 
qu'on  sert  en  étant  juste,  qu'on  honore  par  la  pu- 
-*ié  du  cœur.  Les  «  dix  paroles  »  de  lahvé  sont 
pour  toutes  les  nations  et  seront  durant  tous  les 
jècles  les  «  Commandements  de  Dieu  ». 

Ainsi,  dès  l'an  825  à  peu  près  avant  Jésus-Christ, 
Israël  avait  fait  son  chef-d'œuvre,  sa  Thora, 
exempte  encore  de  toutritualisme.  Est-il  impossible 
que,  chez  tel  ou  tel  peuple  de  l'antiquité,  il  aitexisté 
des  codes  moraux  comparables  au  Livre  de  l'Al- 
liance et  au  Décalogue?  On  ne  saurait  le  dire.  Mais 
ce  qui  fit  le  succès  des  formules  israélites,  ce 
fut  la  suite  obstinée  qu'y  mit  Israël.  La  Bible  du 
IXe  siècle  était  double  quant  a  la  lettre,  mais  une 
quant  à  l'esprit.  Un  même  sentiment  de  douceur, 
de  politesse,  un  même  amour  de  la  vie  pacifique, 
remplit  les  deux  histoires2.  Les  idylles  exquises  du 
jéhoviste,  présentant  des  images  toujours  nobles, 


1.  V.  ci-dessus,  p.  U9. 

2.  Voir,  par  exemple,  les  deux  beaux  récits,  Gen.,  xxm  et  xxiv, 
l'un  élohiste,  l'autre  jéhoviste.  Le  charmant  livre  de  Ruth  pré- 
sente la  même  peinture  de  mœurs  douces  et  aimable». 


[830  av.  J.-C]  LES   DEUX   ROYAUMES.  «03 

furent  comme  une  Morale  en  action,  où  l'horreur 
de  la  violence,  l'antipathie  de  l'homme  sauvage 
s'expriment  sous  toutes  les  formes1.  L'école  qui 
avait  créé  les  deux  livres  jumeaux  ne  cessa  plus. 
D'ardents  zélateurs  vont,  pendant  des  siècles,  incul- 
quer la  même  doctrine,  un  Iahvé  juste,  protecteur 
du  droit,  défenseur  du  faible,  exterminateur  du 
riche,  ennemi  des  civilisations  mondaines,  ami  de 
la  simplicité  patriarcale.  Les  prophètes  seront  les 
propagateurs  infatigables  de  cet  idéal.  Le  livre  juif 
des  Origines  est,  de'nos  jours,  imprimé  à  des  mil- 
liards d'exemplaires.  Jamais  il  ne  fut  un  ferment 
plus  actif  qu'à  l'époque  reculée,  où,  fixé  à  peine,  il 
entretenait  dans  quelques  âmes  brûlantes  le  feu 
sacré  de  la  justice,  de  la  discipline  morale  et  du 
puritanisme  religieux. 

1.  Voir,  Gen.,  xxv,  27  et  suiv.,  plein  de  nuances  d'une  exquise 
finesse. 


CHAPITRE   XV 


AMOINDRISSEMENT  PROFANE. 


Pendant  qu'Israël  posait  pour  l'avenir  les  bases 
de  sa  suprématie  religieuse,  sa  situation  dans  le 
monde  s'amoindrissait  de  plus  en  plus.  L'esprit 
prophétique  et  les  institutions  qui  en  naissaient, 
au  moins  virtuellement,  interdisaient  le  développe- 
ment commercial  et  industriel.  La  maison  d'Omri 
représenta  la  dernière  tentative  pour  donner  à 
l'existence  mondaine  du  royaume  du  Nord  quel- 
que éclat  et  quelque  solidité.  La  politique  est  finie; 
les  prophètes  en  ont  tué  le  principe;  la  bravoure 
militaire,  si  éclatante  dans  Omri,  dans  Achab,  dans 
les  Joram  et  les  Ochozias,  perd  de  son  prix.  Les 
saints  et  les  héros  représentent  des  côtés  opposés 
du  développement  humain  et  font  rarement  en- 
semble bon  ménage. 

Arrivé  au  trône  à  la  faveur  d'une  défaite  de  sa 


[830  âv.  J.-C.l  LES  DEUX    ROYAUMES.  40S 

nation  par  les  Syriens  de  Damas,  Jéhu  ne  sut  pas, 
durant  son  règne  de  vingt-huit  ans,  réparer  cet 
abaissement  national.  Hazaël  garda  sur  la  fron- 
tière orientale  une  supériorité  marquée.  Toute  la 
région  au  delà  du  Jourdain  fut  momentanément  per- 
due pour  Israël.  Les  tribus  de  Gad  et  de  Ruben,  la 
demi-tribu  orientale  de  Manassé,  les  pays  de  Galaad 
et  de  Basan,  passèrent  sous  la  domination  de  Da- 
mas1. Damas  était  devenue  ce  que  les  Philistins 
avaient  été  autrefois,  le  fléau  d'Israël,  l'ennemi  ca- 
pital qu'il  s'agissait  de  vaincre  ou  d'endormir. 

Sur  un  obélisque  assyrien2,  Salmanasar  II  est 
représenté  recevant  l'hommage  et  le  tribut  de  cinq 
peuples,  parmi  lesquels  figure  «  Jahua,  fils  de 
llumri  »,  qu'on  identifie  avec  Jéhu3.  Le  tribut  con- 
siste en  barres  d'or,  barres  d'argent,  coupes,  vases 
de  diverses  sortes,  plomb,  etc.  Nous  croyons  que 
longtemps  les  hébraïsants  hésiteront  à  admettre 
une  action  importante  de  l'Assyrie  en  pays  israé- 
lite  dès  le  temps  de  Jéhu.  Il  resterait  quelque  trace 
d'un  fait  aussi  capital  dans  les  maigres  annales  de 
Juda  et  d'Israël  et  surtout  dans  les  écrits  des  pro- 

1.  II  Rois,  x,  32-33. 

2.  Schrader,  Die  Keilinschr.,  p.  208-211  ;  Duncker,  Gesch.  de$ 
Alt.,  II,  p.  200. 

3.  Omri  fut  une  sorte  de  désignation  dynastique  d'Israël.  Voy. 
ci-dessus,  p.  253 


406  HISTOIRE   DU    PEUPLE   L'ISRAËL.  [830  av.  J.-G.] 

phèles,  qui  sont  un  miroir  si  parfait  de  la  con- 
science du  peuple.  A  partir  du  moment  où  P As- 
syrie touche  la  Palestine,  la  boussole  d'Israël  est 
absolument  troublée;  on  sent,  en  toute  chose,  le 
contact  de  ce  puissant  élément  perturbateur.  On  a 
peine  à  croire  que  l'influence  qui,  depuis  le  milieu 
du  vhic  siècle,  se  fait  sentir  si  vivement  ait  existé  un 
siècle  auparavant  sans  laisser  de  trace.  Peut-être, 
en  prenant  au  sérieux  ces  adulations  des  stèles 
officielles,  commet-on  la  même  faute  que  si  l'on 
tenait  pour  acquis,  sur  la  foi  des  assertions  chi- 
noises, que  le  monde  entier  est  tributaire  de  l'em- 
pereur de  la  Chine,  ou,  sur  la  foi  des  assertions 
musulmanes,  que  tous  les  souverains  de  la  terre 
sont  vassaux  du  sultan. 

Joachaz,  le  successeur  de  Jéhu,  semble  avoir  été 
peu  fanatique.  Il  paraît  qu'on  vit  de  nouveau,  sous 
son  règne,  un  astarteïon  à  Samarie1.  La  véritable 
histoire  d'Israël,  à  cette  époque,  nous  est,  du  reste, 
bien  mal  connue. 

Jérusalem,  comme  nous  l'avons  souvent  ob- 
servé, n'avait  point,  à  proprement  parler,  de  crise 
religieuse.  Le  iahvéisme  s'y  continuait,  officiel  et 
paisible.  Le  temple  était  en  réalité  un  élément  con- 

1.  II  Rois,  xin,  6. 


[830  av.  J.-C]  LES   DEUÏ    ROYAUMES.  407 

servateur.  Joas  de  Juda  inainLint,  durant  un  long 
règne  ',  la  tradition  de  iahvéisnie  modéré  d'Asa  et 
de  Josaphat,  qui,  au  fond,  n'avait  été  nullement 
interrompue  par  Athalie.  Joas  n'adora  que  Iahvé; 
mais  il  n'eut  aucune  idée  de  Punité  dans  le  culte; 
on  sacrifiait  et  on  brûlait  de  l'encens  à  Iahvé 
sur  tous  les  hauts-lieux.  Le  temple  représentait 
le  culte  d'Élat;  il  ne  supprimait  pas  les  autres  en- 
droits d'adoration,  pas  plus  que  la  messe  dite  au 
grand  autel  de  Notre-Dame  ne  supprime  les  messes 
dites  dans  les  chapelles  et  aux  autels  secondaires. 
Le  temple  ne  servait  guère,  en  dôfinilive,  qu'au 
roi  et  aux  habitants  de  Jérusalem  2. 

Si,  plus  tard,  Joas  fut.  accusé  des  crimes  les  plus 
noirs,  ce  fut  la  conséquences  des  rancunes  sacer- 
dotales3. Ce  roi,  en  effet,  dont  la  légende  voudrait 
faire  le  pupille  et  l'élève  des  prêtres,  fut  en  réalité 
un  souverain  anticlérical,  autant  qu'il  est  permis 
de  se  servir  ici  d'un  tel  mot.  Voici  comment  les 
choses  se  passèrent. 

Joas  veilla  très  attentivement  sur  les  bâtiments 
du  temple.  Cent  quarante  ans  s'étaient  écoulés 
depuis  que  le  gros  œuvre  était  construit,  et   le 

1.  II  Rois,  xii,  1  et  suiv. 

2.  Cela  résulte  de  11  Hois,  xn,  6,  8. 

3   U  Chron.,  xxiv,  18  et  suiv.  Cf.  II  Hois,  xu. 


403  HISTOIRE  DU   PEUPLE   H'iSRAÈL.    [830  av.  J.-G.) 

besoin  de  réparations  se  faisait  sentir,  surtout 
pour  les  parties  de  bois  et  de  charpente.  Il  y 
avait,  dans  de  telles  constructions,  un  contraste 
singulier  entre  la  solidité  absolue  des  murs  et  la 
fragilité  extrême  de  la  décoration.  Joas  eut  l'idée 
fort  juste  que  les  masses  d'argent  considérables 
qui  affluaient  au  temple  devaient  servir  à  l'en- 
tretenir. Cet  argent  provenait  de  deux  sources  : 
d'abord,  des  rachats  de  vie  d'homme,  c'est-à-dire 
des  rançons  de  premiers-nés,  envisagés  comme 
appartenant  à  Iahvé  et  ayant  dû,  selon  un  rite 
primitif,  ]ui  être  sacrifiés  1  ;  en  second  lieu,  des 
sommes  librement  offertes  par  suite  de  vœux  faits 
à  Iahvé.  Il  n'y  avait  pas,  à  cette  époque,  de  tarifs, 
comme  ceux  qui  existèrent  plus  tard  chez  les  Car- 
thaginois 2.  Quand  on  venait  au  temple  pour  accom- 
plir ses  devoirs  religieux,  on  s'adressait  à  un  prêtre 
qu'on  connaissait  ;  on  traitait  de  gré  à  gré  avec 
lui;  il  prenait  l'argent,  et  n'en  rendait  compte  à 
personne.  Joas  se  contenta  d'abord  d'ordon- 
ner que  les  réparations  nécessaires  fussent  exé- 
cutées sur  ces  revenus.  Or,  plusieurs  années  après, 
rien  n'était  encore  fait.  Joas  adressa  quelques  re- 


1.  Voir  ci-dessus,  p.  371,  noie  3. 

2.  Voir  Corpus  inscr.  semit.,  I"  partie,  n ■■•  1  GO  et  suiv. 


(830«v.  i.-c.\  LBS  DEUX  ROYAUMES.  408 

proches  à  Joïada,  prêtre  en  chef  ',  et  à  ses  confrères; 
il  régla  que  désormais  les  prêtres  ne  recevraient 
plus  l'argent  de  la  main  à  la  main. 

Joïada,  pour  inaugurer  ce  système,  fît  faire  un 
coffre  ayant  un  trou  dans  le  couvercle,  et  le  plaça 
à  côté  de  l'autel  des  sacrifices,  à  la  droite  de 
l'entrée  du  temple.  Les  prêtres  gardiens  du  seuil 
versaient  dans  cette  espèce  de  tronc  tout  l'argent 
qu'on  apportait.  Quand  on  sentait  que  le  coffre 
commençait  à  être  lourd,  le  sofer  du  roi  et  le  chef 
des  prêtres  levaient  le  couvercle,  comptaient  l'ar- 
gent et  en  faisaient  des  bourses  d'un  poids  déter- 
miné. L'argent  ainsi  pesé  était  remis  entre  les  mains 
des  directeurs  de  l'œuvre  du  temple,  qui  le  dépen- 
saient en  travaux  de  construction,  de  charpente  et 
de  menuiserie,  en  achat  de  bois  et  de  pierres  de 
taille.  Du  reste,  il  n'y  avait  pas  de  comptabilité  ré- 
gulière; on  n'exigeait  des  directeurs  aucune  justi- 
fication de  l'emploi  des  fonds.  La  cause  des  abus 
n'était  pas  supprimée  ;  mais  les  prêtres  n'en  profi- 
taient plus.  On  ne  laissa  pour  le  moment  à  ces 


1.  Ne  pas  confondre  avec  le  capitaine  îles  gardes.  C'est  d'ici 
qu'est  venue  l'addition  de  ]<l2ri  aux  versets  9  et  suiv.  du  cha- 
pitre xi  du  II*  livre  des  Rois.  Quoi  de  plus  invraisemblable  que 
d'attribuer  au  restaurateur  de  la  dynastie  le  rôle  mesquin  dont  il 
«'agit  ici?  Yoir  ci-dessus,  p.  323,  note. 


410  HISTOIRE     DU     PEUPLE     D'iSRAEL.  [830  av.  J.-C] 

derniers  que  l'argent  des  amendes  et  des  satis- 
factions pour  les  péchés,  que  l'on  supposa  devoir 
suffire  à  leur  entretien 

L'état  extérieur  des  deux  royaumes  était  des 
plus  tristes.  Les  attaques  des  Aramcens  de  Damas 
se  reproduisaient  presque  périodiquement.  Vers 
830,  une  campagne  victorieuse  de  Hazaël  mit 
absolument  sous  sa  dépendance  le  royaume  d'Is- 
raël. Joachaz  vit  son  armée  anéantie,  sa  cavalerie 
réduite  à  cinquante  hommes.  Vainqueur  d'Israël, 
Hazaël  entra  sur  le  territoire  de  Juda  et  menaça  Jé- 
rusalem. Joas  de  Juda  n'avait  pas  le  moyen  de  résis- 
ter. Il  donna  comme  rançon  à  Hazaël  les  richesses 
du  temple,  les  objets  votifs  que  ses  pères,  Josaphat, 
Joram  et  Ochozias,  y  avaient  consacrés  depuis  le 
passage  de  Sésonq.  Il  y  joignit  ce  qu'il  avait  d'or 
dans  son  palais.  Hazaël  consentit  alors  à  ne  pas 
marcher  sur  Jérusalem. 

Le  royaume  d'Israël  se  releva  un  peu  sous  le 
règne  de  Joas,  successeur  de  Joachaz 4.  Benhadad  III 
avait  succédé  à  Hazaël.  Joas  d'Israël,  qui  paraît 
avoir  été  brave,  ne  rêvait  qu'une  revanche.  Selon 
un  fragment2  dont  la  couleur  bizarre  tranche  forte- 

1.  II  Rois,  xiii,  A,  5.  Il  y  eut  encore,  à  ce  moment,  deux  rois 
homonymes  dans  les  deux  royaumes  durant  quelques  années. 
i.  Il  Mois,  xiii,  14-19.  Ce  passage,  gauchement  inséré  dans  les 


ftSO  av.  J.-C]  LES   DEUX   ROYAUMES.  III 

ment  sur  la  sécheresse  des  annales  israélites,  il 
alla  consulter  le  vieil  Elisée. 

Or  Elisée  était  malade  de  la  maladie  dont  il  mourut,  et 
Joas,  roi  d'Israël,  descendit  le  voir,  et  il  pleura  sur  sa  figure, 
et  il  dit  :  «  Mon  père,  mon  père,  chars  et  cavalerie  d'Israël  !  » 
Et  Elisée  lui  dit  :  «  Prends  un  arc  et  des  flèches.  »  Et  Joas 
prit  un  arc  et  des  flèches.  Et  Klisée  dit  au  roi  d'Israël  : 
«  Appuie  ta  main  sur  l'arc.  »  Et  Joas  appuya  sa  main  sur 
Taie.  Elisée  alors  posa  sa  main  sur  la  main  du  roi,  et  il  lui 
dit  :  «  Ouvre  la  fenêtre  du  côlé  de  l'orient.  »  Et  il  ouvrit.  Et 
Elisée  dit  :  «  Tire.  »  Et  il  lira.  Et  Elisée  dit  :  «  Bois  de  vic- 
toire à  Iahvé  !  Bois  de  victoire  contre  Aram  1  Tu  battras 
Aram  à  Afeq  jusqu'à  l'extermination.  »  Et  le  prophète  dit  : 
«  Prends  les  flèches.  »  Et  le  roi  les  prit,  et  Elisée  dit  au  roi 
d'Israël  :  «  Frappe  à  terre  '.  »  Et  il  frappa  trois  fois,  puis  il 
s'arrêta.  Et  l'homme  de  Dieu  se  mit  en  colère  contre  lui  et 
lui  dit  :  «  Il  fallait  frapper  cinq  ou  six  fois  ;  alors  tu  aurais 
battu  Aram  jusqu'à  l'extermination.  Et  maintenant  tu  battras 
Aram  trois  fois  seulement.  » 

Joas  d'Israël,  en  effet,  battit  trois  fois  Benhadad, 
et  lui  reprit  toutes  les  villes  que  Hazaël  avait 
prises  sur  Israël. 

Malgré  ces  moments  d'arrêt,  la  décadence  pro- 
fane des  deux  royaumes  faisait  de  sensibles  pro- 
annales des  rois,  paraît  être  ce  qu'on  a  de  plus  historique  sur 
Elisée;  mais  l'agencement  chronologique  des  faits  souffre  ici  les 
plus  graves  difficultés. 

1.  Avec  le  faisceau  do  flèches. 


412  HISTOIRE    DU  PEUPLE    D'ISRAËL.     [830  av.  J.-C] 

grès.  Le  principe  d'amour  qui  avait  été  la 
force  de  la  dynastie  davidique  allait  lui-même 
s'afïaiblissant.  Les  scènes  anarchiques,  qui  ne 
s'étaient  vues  jusque-là  que  dans  le  royaume  d'Is- 
raël, se  voient  maintenant  en  Juda.  Joas  de  Juda 
périt  comme  avaient  péri,  en  Israël,  Nadab,  Éla, 
Zimri,  Joram.  Deux  de  ses  serviteurs,  Jozakar  fils 
de  Simeat  et  Jozabad  fils  de  Somer,  le  tuèrent 
dans  la  citadelle.  Ce  fut  une  conspiration  de  cham- 
bellans; car  son  fils  Amasias,  né  d'une  femme  hiéro- 
solymite  nommée  Ioaddine,  lui  succéda  sans  diffi- 
culté l  et  punit  les  coupables.  La  fermeté  de  Joas 
de  Juda  à  l'égard  des  prêtres  du  temple  porta 
malheur  à  sa  mémoire.  Quand  l'histoire  juive  ne 
s'écrivit  plus  que  sous  des  préoccupations  sacer- 
dotales, on  l'accusa  des  crimes  les  plus  énormes, 
de  l'ingratitude  la  plus  monstrueuse  envers  les 
prêtres  qui  étaient  censés  l'avoir  sauvé  et  rétabli 
sur  le  trône  de  David2. 

Amasias  de  Juda  (vers  825)  suivit  les  exemples 
de  son   père  Joas  et  pratiqua  le  iahvéisme  sans 


1.  Le  livre  des  Chroniques  présente  la  chose  sous  un  jour  tout 
différent.  Le  récit  des  Rois  doit  être  préféré,  et  il  exclut  l'autre  récit. 

2.  C'est  la  version  du  livre  des  Chroniques,  évidemment  dictée 
par  les  haines  que  provoquèrent  les  mesures  sur  les  réparations 
du  temple  (ci-dessus,  p.  407-410;. 


[825  »».  J.-C]  LES   DEUX   ROYAUMES.  113 

détruire  les  sanctuaires  révérés  par  le  peuple.  II 
fît  avec  succès  la  guerre  aux  Édomites,  les  battit 
dans  les  plaines  salées  qui  sont  au  sud  de  la  mer 
Morte,  et  prit  Séla1,  à  laquelle  il  donna  le  nom 
monothéiste  de  Jokteël 2. 

Ce  succès  aurait  dû  tourner  Àmasias  vers  un 
genre  d'entreprises  qui  était  en  quelque  sorte  indi- 
qué à  la  politique  de  Juda,  c'est-à-dire  vers  les  expé- 
ditions de  la  mer  Rouge  et  de  l'Inde,  ainsi  que 
l'avaient  très  bien  compris  Salomon  et  Josaphat. 
Malheureusement,  Amasias  ne  songea  qu'aux  pe- 
tites rivalités  qui  divisaient  les  deux  parties  d'Is- 
raëls.  De  Pétra,  il  envoya  à  Joas  d'Israël  un  cartel 
de  défi.  Joas  répondit  d'une  façon  évasive.  Amasias 
ne  voulut  rien  écouter.  Joas  se  mit  en  campagne, 
et  les  deux  rois  se  rencontrèrent  à  Beth-Sémès. 
LesJudaïtes  furent  défaits,  ou  plutôt  ils  se  déban- 
dèrent et  retournèrent  chez  eux;  Amasias  tomba 
entre  les  mains  de  Joas,  qui  montra   une  modé- 
ration relative.  Le  roi  d'Israël  voulut  entrer  dans 
Jérusalem  par  la  brèche,  abattant  quatre  cents 
coudées  de  mur,  au  Nord,  de  la  porte  d'Éphraïm  * 

t.  La  Hoche,  ou  Petra. 

2.  Erreurs  des  Chroniques.  Voir  Thenius,  p.  340-341. 

3.  11  Rois,  xiv,  8  et  suiv.  Cf.  II  Ilois,  \m,  12. 

4.  Plus  tard  Gcnnat. 


4H  HISTOIRE  DU  PEUPLE   D'ISRAËL.    [825  «v.  i  -C] 

à  la  porte  de  l'Angle1.  Ii  prit  l'or,  l'argent,  les 
vases  du  temple  et  du  palais  royal,  se  fit  donner 
des  otages  et  retourna  à  Samarie. 

Une  telle  conduite,  si  peu  en  accord  avec  la  fé- 
rocité des  mœurs  militaires  du  temps,  montre  que 
le  sentiment  de  fraternité  des  deux  peuples  durait 
toujours.  La  conduite  de  l'armée  judaïte  à  Beth- 
Sémès  le  prouve  mieux  encore.  L'armée  de  Juda 
ne  voulut  pas  se  battre  contre  des  frères  pour 
satisfaire  le  sot  amour-propre  de  son  souverain. 
Ce  qui,  d'un  autre  côté,  est  bien  remarquable2, 
c'est  que  Joas  d'Israël  traite  le  temple  comme  un 
édifice  qui  n'a  pour  lui  aucun  caractère  religieux, 
enlève  tous  les  trésors  métalliques,  n'y  fait  aucun 
sacrifice  à  Iahvé.  La  séparation  dans  le  culte 
était  devenue  absolue,  bien  que,  pour  les  écrits,  il 
y  eût  une  sorte  de  communauté  entre  les  deux 
fractions  du  peuple. 

1.  Vers  la  porte  actuelle  de  Jafta. 

"2.  Le  caractère  tout  à  fait  historique  du  document  (ch.  xiv, 
1-14)  permet  de  raisonner  d'une  manière  forme  sur  ces  détuil«. 


CHAPITRE   XVI 


JÉROBOAM    II    ET    SES    PROPHÈTE. 


Joas  d'Israël  mourut  au  bout  de  quinze  ans  de 
règne,  et  fut  enterré  à  Samarie,  dans  la  sépulture 
commune  des  rois  d'Israël.  Son  fils  Jéroboam  II  lui 
succéda  et  régna  près  d'un  demi-siècle  (825-775). 
Ce  fut,  à  quelques  égards,  un  restaurateur.  Le 
royaume  d'Israël,  sous  son  règne,  fut  riche  el 
puissant.  Le  luxe  reparut,  tel  a  peu  près  qu'il  avait 
été  sous  Achab.  Il  était  ordinaire  d'avoir  une  ha- 
bitation d'hiver  et  une  habitation  d'été1.  Le  palais 
du  roi,  orné  d'ivoire,  rappelait  celui  des  Omrides2. 
Les  voluptés  énervantes  du  harem  faisaient  com- 
parer Samarie  à  la  Jérusalem  du  temps  de  Salo- 
mon.  Les  femmes  passaient  leur  vie  dans  les  plai- 


i.  Amos,  m,  15. 

4.  Amos,  m,  15.  Comp.  I  Rois,  xxn,  39;  Psaume  XLV,  9. 


416  HISTOIRE    DU   PEUPLE   D'ISRAËL.   |825  «t.  J.-C] 

sirs1.  Les  hommes  nous  sont  représentés  couchés 
à  l'angle  de  divans,  sur  des  coussins  recouverts  de 
soieries  de  Damas2. 

Cette  mollesse,  qui  indignait  les  prophètes,  ne 
nuisait  pas  évidemment  à  la  valeur  militaire.  Israël, 
sous  Jéroboam  II,  retrouva  une  partie  de  sa  suze- 
raineté sur  les  peuples  voisins  3.  Jéroboam  fut  sou- 
tenu dans  ses  efforts  par  un  prophète  patriote,  Iona 
fils  d'Amittaï,  qui  était  de  Gat-Héfer,  dans  la  tribu 
de  Zabulon.  Ce  Iona  n'est  autre  que  le  Jonas  dont 
le  nom  servit  plus  tard  de  prétexte  à  une  compo- 
sition si  singulière4.  Le  Jonas  historique  parait 
avoir  été  un  très-bon  Israélite.  Il  avait  fait  des 
prophéties  par  lesquelles  il  annonçait  à  Israël  que 
ses  frontières  du  temps  de  Salomon,  Hamath  et 
Damas5,  lui  seraient  rendues. 

Moab  fut  un  des  pays  que  Jéroboam  II  réunit  de 
nouveau  à  son  royaume.  Désespéré,  Moab  essaya 


1.  Amos,  iv,  1  et  suiv. 

2.  Ibid.,  m,  12. 

3.  Ibid.,  VI,  14. 

4.  On  montrera,  dans  le  tome  III,  que  le  livre  de  Jonas  qui 
figure  dans  la  Bible  est  un  pamphlet  contre  le  propliétisme,  pos- 
térieur à  la  captivité.  Voir  Journal  des  Sav.,  nov.  1888.  Jonas, 
fils  d'Amittaï,  étant  un  des  plus  anciens  prophètes,  parut  un  type 
convenable  pour  représenter  le  propliétisme  tout  entier. 

5.  11  Kois,  xiv,  25-28.  Voir  ci-dessus  p.  42-13,  116-117. 


(810  aT.  i.-C.J  LES   DEUX    ROYAUMES.  417 

de  se  donner  à  Juda,  niais  n'essuya  de  ce  côté 
que  des  rebuts.  C'est,  du  moins,  ce  que  l'on  croit 
lire  dans  un  curieux  morceau  prophétique  qu'on  a 
tout  lieu  d'attribuer  à  Iona,  et  qui  paraît  avoir  été 
le  manifeste  de  cette  expédition1.  C'est  un  long 
hurlement  de  rage  contre  Moab,  entremêlé  de  jeux 
de  mots  sanglants  et  de  lugubres  plaisanteries. 
On  croyait  à  l'efficacité  des  injures  rythmées  de 
ces  maudisseurs  de  profession2;  on  était  très  sen- 
sible à  leurs  railleries.  C'étaient  là  en  quelque 
sorte  les  publicistes  du  temps. 

Oui,  dans  la  nuit  de  destruction,  Ar-Moab  périra  ! 
Oui,  dans  la  nuit  de  destruction,  Qir-Moab  périra  ! 
Beth-Bamoth  et  Daibon  montent  aux  hauts-lieux  pour  pleurer; 
Sur  Nebo  et  sur  Médeba,  Moab  se  lamente. 

Toutes  les  têtes  sont  rasées, 

Toutes  les  barbes  sont  coupées  ; 

Dans  les  rues,  on  ceint  le  saq; 

Sur  les  toits,  sur  les  places, 

Tout  le  monde  crie,  fond  en  larmes. 

Hésébon,  Éléalé  poussent  des  clameurs; 

Jusqu'à  lahas,  on  entend  leur  voix... 

Pauvre  Moab  ! 
Ses  fuyards  sont  déjà  à  Soar,  à  Églat-Selisia  ; 
Ils  remontent  en  pleurant  la  montée  de  Louhit  ; 

1.  Isaïe,  xv,  xvi.  Ce  morceau  fut  conservé  pour  sa  bizarrerie 
et  ses  malices  contre  Moab.  Isaïe  le  releva  plus  tard  et  l'inséra 
dans  son  recueil. 

2.  Voy.  tome  1er,  p.  216,  217. 

II.  §7 


418  HISTOIRE   DU   PEUPLE   D'ISRAËL     (S10  «t.  i.-Q.) 

Sur  le  chemin  de  Horrmaïm, 
Ils  poussent  des  cris  de  détresse. 
Les  eaux  de  Nimrim  sont  taries  ; 
Le  foin  est  desséché  ; 
L'herbe  a  disparu, 
Plus  de  verdure. 

Les  voilà  qui  font  leurs  paquets, 
Qui  emportent  ce  qu'ils  ont  de  précieux  vers  le  torrent  des  Aralum. 
Une  clameur  fait  le  tour  des  frontières  de  Moab  : 

Hurlements  jusqu'à  Églaïm, 

Hurlements  jusqu'à  Beër-Élim! 

Les  eaux  de  Dimon  sont  rouges  de  sang  ; 

Et  ce  n'est  pas  tout  encore  : 

Un  lion,  s'il  vous  plaît,  pour  les  échappés  de  Moab, 

Pour  les  survivants  du  pays. 

<  Envoyez  [disent-ils]  l'agneau  dû  au  souverain  du  pays  ' 
De  Séla,  par  le  désert,  à  la  montagne  de  Sion  ! 

Comme  des  oiseaux  éperdus, 

Comme  une  nichée  dispersée, 

Telles  sont  les  filles  de  Moab', 

Aux  rives  de  l'Arnon. 

»  Donnez-nous  un  conseil  !  Soyez  équitables! 
Accordez-nous  un  peu  d'ombre  contre  ce  soleil  dévorant. 

Cachez  des  expulsés  ! 

Ne  découvrez  pas  des  fuyards  ! 

Que  les  bannis  de  Moab  demeurent  chez  vous! 
Donnez-leur  un  asile  contre  celui  qui  veut  les  détruire. 


1.  Les  Moabites  sont  censés  réfugiés  en  Édom,  pays  qui  appar- 
tient au  roi  de  Jérusalem.  Ils  adressent  aux  Édomiles  un  dis- 
cours pour  leur  faire  croire  qu'ils  voudraient  aussi  appartenir  au 
royaume  de  Juda. 

2.  Les  villes  et  bourgs  fortifiés  des  bords  de  l'Arnon. 


[8«0av.  J.-C]  LES   DEUX   ROYAUMES.  Hit 

»  Quand  l'oppression  aura  cessé, 

Quand  la  désolation  aura  pris  fin, 
Et  que  les  envahisseurs  auront  quitté  notre  pays, 
Alors  un  trône  sera  établi  au  nom  de  la  clémence, 

Et  sur  lui,  en  toute  vérité,  sera  assis, 

Dans  la  tente  de  David, 

Un  juge  cherchant  la  droiture 

Et  sachant  ce  qui  est  juste. 

»  —  Connu  [leur  fut-il  dit],  l'orgueil  de  Moab  ', 

Connues  sa  fierté,  son  arrogance,  son  insolence 
Ses  vaines  fanfaronnades  1  > 

Laissez  Moab  se  lamentera  son  aise; 

Lamentez-vous  sur  lui,  si  bon  vous  semble. 

Accordez  un  souvenir  ému 
A  ces  excellents  gâteaux  de  raisins  de  Qir-Haréset, 
A  ces  campagnes  de  Hésébon,  frappées  de  mort, 

Aux  vignes  de  Sibuia, 

Dont  les  ceps  enivraient  les  chefs  des  peuples, 

Atteignaient  jusqu'à  Jaëzer, 

Traversaient  le  désert, 
Et  dont  les  pampres  s'étendaient  au  delà  de  la  mer».    .. 

A  vous  toutes  les  larmes  de  mes  yeux, 
Hésébon  et  Éléalé  ! 
Hourrah  sur  vos  récoltes  et  vos  vendanges! 

Plus  de  joie  dans  vos  vergers  ! 
Dans  vos  vignes,  plus  de  chants,  plus  de  cris! 

Adieu  vendanges  ! 
Personne  ne  foulera  plus  le  vin  dans  les  cuviers. 

1.  Édom   et  Sion,  que  Moab  vient  de  tenter  par  de  falla- 
cieuses promesses,  refusent  ses  propositions. 

2.  La  mer  Morte.  Les  vignobles  de  Moab  l'embrassaient   en 
quelnue  so"i<* 


4W  HISTOIRE   DU   PEUPLE   D'ISRAËL.  [810  av.  J.  fi.] 

Aussi  mes  entrailles  pleurent  sur  Moab  », 

Mon  cœur  gémit  comme  un  cinnor,  sur  Qir-Hérès. 

Fais  de  fréquentes  visites  à  ton  dieu,  pauvre  Moab  ; 
Fatigue-toi  en  contorsions  pieuses,  sur  tes  hauts-lieux, 
Entre  à  toute  heure  dans  ton  sanctuaire  pour  prier; 

C'est  peine  perdue  ; 

Ton  dieu  n'y  peut  rien. 

Si  le  génie  prophétique  d'Israël  n'avait  pro- 
duit que  des  morceaux  de  cette  espèce,  le  monde 
assurément  l'ignorerait.  Cette  mesquine  histoire 
d'un  petit  peuple,  sans  grandes  institutions  mili- 
taires, sans  suite  politique,  sans  éclat  dans  l'art, 
mériterait  à  peine  d'être  racontée,  si,  à  côté  d'une 
vie  profane  qui  n'est  en  rien  supérieure  à  celle  de 
Moab  ou  d'Édom,  le  peuple  Israélite  n'avait  eu 
une  série  d'hommes  extraordinaires,  qui,  en  un 
temps  où  l'idée  du  droit  existait  à  peine,  se  por- 
tèrent comme  les  défenseurs  du  faible  et  de  l'op- 
primé. Sous  ces  règnes  obscurs,  dont  on  regrette 
peu  de  ne  pouvoir  établir  la  chronologie  avec 
précision,  tant  ils  se  ressemblent  par  l'effacement 
des.  souverains  et  le  peu  d'ampleur  des  événe- 
ments, la  pensée  d'Israël  prenait  l'essor  le  plus 
original.  Nous  avons  vu  les  développements  suc- 

1.  Ironique.  Toute  cotte  lin,  remplie  d'allusions,  de  jeux  de 
mots,  de  basses  plaisanteries,  ne  peut  être  rendue  que  par  à 
peu  près, 


[810  av   J.-C.)  LES   DEUX    lit)  Y  A  UM  ES.  421 

cessifs  de  l'Histoire  sainte  et  de  la  Tliora  se  pro- 
duire dans  le  secret  d'une  tradition  orale  lente- 
ment élaborée.  Les  plus  puissants  des  prophètes, 
ceux  du  temps  d'Achab,  n'écrivaient  pas  leurs  dé- 
clamations. Le  modèle  d'ordres  du  jour  prophé- 
tiques fixés  par  l'écriture  apparaît  sous  le  règne 
de  Jéroboam  II  ;  non  que  ces  éloquents  morceaux 
tussent  écrits  à  tête  reposée  par  les  prophètes 
avant  d'être  prononcés;  mais  la  forme  en  était  si 
achevée,  que  bien  vite  l'écriture  s'en  emparait. 
C'étaient  des  équivalents  exacts  des  surates  du 
Coran,  des  manifestes  destinés  non  à  être  lus,  mais 
à  être  récités,  que  des  disciples  ou  des  auditeurs 
ardents  retenaient  dans  leur  mémoire,  puis  con- 
fiaient à  des  peaux  préparées,  à  des  planchettes, 
aux  substances  par  lesquelles  on  préludait  à  l'u- 
sage du  papyrus. 

Le  style  de  ces  morceaux  n'était  ni  celui  du  sir, 
ni  celui  du  masal,  encore  moins  la  prose  ordinaire. 
C'était  quelque  chose  de  sonore  et  de  cadencé,  des 
phrases  rythmées,  sans  parallélisme  rigoureux, 
mais  avec  des  retombées  périodiques,  des  séries 
d'images  vives,  frappant  à  coups  redoublés.  Chaque 
morceau,  nous  dirions  volontiers  chaque  surate, 
pour  prendre  le  mot  du  Coran,  avait  son  unité  et 
atteignait  à   peu   près  la   longueur   d'un  article 


422  HISTOIRE   DU   PEUPLE   D'ISRAËL.    [810  av.  J.-C.l 

de  nos  journaux.  Gela  devait  être  déclamé  sur 
une  note  de  tête  presque  aiguë,  avec  des  modu- 
lations et  des  chutes  de  phrase  analogues  à  celles 
qui  accompagnent  la  lecture  du  Coran.  Le  Coran 
est,  en  effet,  le  dernier  aboutissant  littéraire  du 
genre  créé  par  les  prophètes  d'Israël.  Notre 
manière  de  ranger  tout  ce  qui  s'écrit  en  deux 
catégories,  prose  et  vers,  ne  s'applique  pas  à 
l'Orient.  Entre  les  vers  bien  caractérisés  et  la  prose 
ordinaire,  l'hébreu  et  l'arabe  ont  toutes  sortes 
d'intermédiaires  de  prose  cadencée,  agrémentée, 
rimée.  La  surate  prophélique  est  la  création  la 
plus  originale  du  génie  hébreu.  Elle  a  fait  la  for- 
tune des  idées  israélites;  quatorze  cents  ans  plus 
tard,  elle  a  fait  la  fortune  de  Mahomet. 

Le  prophète  du  vme  siècle  est  ainsi  un  journa- 
liste en  plein  air,  déclamant  lui-même  son  article, 
le  mimant  et  souvent  le  traduisant  en  actes  signifi- 
catifs1. Il  s'agissait  avant  tout  de  frapper  le  peuple, 
d'assembler  la  foule.  Pour  cela,  le  prophète  ne  se 
refusait  aucune  des  roueries  que  la  publicité  mo- 
derne croit  avoir  inventées.  Il  se  plaçait  dans  un 
endroit  où  il  passait  beaucoup  de  monde,  surtout 

i.  Voir,  par  exemple,  Isaïe,  ch.  xx  ;  ci-dessus,  p.  298;  ci-après, 
p.  461-162.  Parfois  le  prophète  se  contente  de  raconter  l'acte 
symbolique.  Osée,  rh.  i. 


!«I0  ar.  J.-C.j  LES   DEUX   ROYAUMES.  423 

à  La  porte  de  la  ville.  Là,  pour  se  faire  un  groupe 
d'auditeurs,  il  employait  les  moyens  de  réclame 
les  plus  effrontés,  les  actes  de  folie  simulée,  les 
néologismes  et  les  mots  inouïs,  les  écriteaux  ambu- 
lants, dont  lui-même  se  î'aisau  ie  porteur1.  Le 
groupe  formé,  il  martelait  ses  phrases,  les  faisait 
vibrer,  obtenait  ses  effets  tantôt  par  un  ton  fami- 
lier, tantôt  par  d'amères  plaisanteries.  Le  type  du 
prédicateur  populaire  était  créé.  La  bouffonnerie 
bizarrement  associée  à  un  extérieur  grossier,  était- 
mise  au  service  de  la  piété.  Le  capucin  de  Naples, 
succédané  édifiant  de  Pulcinella,  a,  lui  aussi,  par 
quelques  côtés,  ses  origines  en  Lraël. 

*,  Voir  ,;i-âp»,ès,  p.  ôtG-oH. 


CHAPITRE  XVII 


AMOS  ET  LES  PROPHÈTES  SB»  CONTEMPORAINS, 


L'état  de  prospérité  matérielle  d'Israël  sous 
Jéroboam  II  eut  pour  conséquence  de  créer  de 
grandes  inégalités  de  condition.  Or  l'idée  la  plus 
enracinée,  dans  ces  temps  anciens,  était  qu'il  y  a 
des  pauvres  parce  qu'il  y  a  des  riches.  Les  lois  uio- 
piques  de  l'année  jubilaire  n'existaient  que  sur  les 
feuillets  du  jéhoviste  (à  vrai  dire,  de  telles  lois 
n'ont  jamais  été  réellement  en  exercice).  Le  prin- 
cipe fondamental  des  sociétés  patriarcales,  l'éga- 
lité des  chefs  de  famille,  était  outrageusement 
violé. 

Cette  dérogation  aux  anciennes  mœurs  produisit 
son  effet  ordinaire  en  Israël,  c'est-à-dire  une  recru- 
descence de  l'esprit  prophétique  le  plus  ardent. 
Chez  Iona  fils  d'Amittaï,  le  patriotisme  fit  taire,  à 
ce  qu'il  paraît,  les  révoltes  sociales.  La  joie  de  voir 


1800  av.  J.-C]  LES    DEUX    ROYAUMES.  425 

Moab  humilié  lui  suffit.  Tl  Ven  fut  pas  de  même 
chez  d'autres  exaltés.  Le  contraste  de  la  situation 
des  riches  et  des  pauvres,  la  persuasion  que  la 
richesse  est  toujours  le  fruit  de  l'injustice,  que  l'u- 
sure et  le  prêt  sur  gages  sont  des  actes  d'inhuma- 
nité *,  l'horreur  du  luxe,  surtout,  et  des  commodités 
de  la  vie,  excitèrent  les  plus  violentes  déclama- 
tions. Un  certain  Amos,  berger  ou  plutôt  proprié- 
taire de  bestiaux  en  Thékoa,  canton  situé  sur  les 
frontières  du  désert  de  Judée,  fut  l'interprète  des 
protestations  de  la  démocratie  théocratique  contre 
les  nécessités  d'un  monde  qui  échappait  chaque 
jour  aux  rêves  enfantins. 

On  peut  dire  que  Je  premier  article  de  journa- 
liste intransigeant  a  été  écrit  800  ans  avant  Jésus- 
Christ,  et  que  c'est  Amos  qui  l'a  écrit.  Nous  possé- 
dons de  ce  patron  des  publicistes  radicaux  une 
dizaine  de  surates,  qui  doivent  compter  entre  les 
pages  les  plus  étranges  que  nous  ait  léguées  la 
haute  antiquité.  C'est  ici,  bien  sûrement,  la  pre- 
mière voix  de  tribun  que  le  monde  ait  entendue. 
La  masse  des  écrits  assyriens,  égyptiens,  chinois 
est  mensongère  et  adulatrice.  Voici  enfin  un  mé- 
content, qui  ose  élever  hardiment  la  voix  et  faire 

f    Voy.  livre  de  l'Alliance,  ci-dessus,  p.  371. 


126  HISTOIllli    DU   PEUPLE   D'ISRAËL.    [800 av.  J.-Û.J 

appel  de  la  béatitude  officielle  à  un  juge  ami  du 
faible.  «  L'homme  prudent,  dit-il,  se  tait  en  ce 
temps-ci;  car  c'est  un  temps  mauvais1  ».  Lui,  il 
parle  parce  qu'une,  force  supérieure  s'impose  à  lui. 
«  Ialivé  ne  fait  rien  sans  le  révéler  aux  prophètes, 
se >  serviteurs;  quand  le  lion  rugit,  qui  n'aurait 
peur?  Quand  le  Soigneur  Iahvé  parle,  qui  ne  pro- 
phétiserait 2?ï 

Le  style  d'Amos  est  étrange,  étudié,  analogue  par 
moments  à  celui  de  Job  3,  moins  arrondi  pourtant 
et  moins  achevé.  Le  monde  qu'il  a  en  vue  est  d'un 
horizon  assez  reslreint;  il  ne  va  pas  au  delà  de  Da- 
mas et  de  Tyr*.  Nul  soupçon  de  la  puissance  assy- 
rienne5. La  petite  zone  qu'embrasse  son  regard 
est  livrée  à  une  vaste  piraterie;  c'est  la  bataille  de 
tous  contre  tous,  une  sorte  de  traite  des  blancs 
organisée6.  Des  tribus  guerrières  font  des  invasions 
chez  les  tribus  agricoles  pour  enlever  des  hommes  et 

1.  Amos,  v,  13. 

2.  Amos,  m,  7-8.  On  peut  soupçonner  le  verset  7  d'être  une 
glose  interpolée. 

3.  Voir,  par  exemple,  II,  4  et  suiv.  ;  m,  4  etc.  ;  v,  7-9;  ix,  5-6. 

4.  Hamalh  est  pour  lui  dans  un  lointain  obscur.  Cb.  vi,  2, 14. 

5.  ni,  9  ;  v,  27,  passages  où  l'auteur  mentionnerait  Assur.,  si 
Assur  était  dans  le  champ  de  sa  vision  politique;  Gainé  est  men- 
tionné comme  capitale  d'un  |>eiit  Etal.  Chap.  VI,  i\ 

6.  i '.'est  ce  qu'on  appelait  HD^CJ  m1?:,  t  enlèvement  en  mas^e  » 
(Amos,  i,  6,  9).  Cf.  Exode,  xxi,  16  (livre  de  l'Alliance). 


[800  av.  J.-C]  LES    DEUX    R0YAUMB8,  427 

des  femmes,  puis  les  vendre  aux  Ievanirn  (Ioniens), 
c'est-à-dire  aux  Grecs.  C'était  le  temps  où  la  civi- 
lisation naissait  sur  les  bords  de  la  Méditerranée; 
il  fallait  de  la  force;  l'esclavage  prenait  d'énormes 
développements.  Rappelons  que,  dans  les  poèmes 
homériques,  les  Phéniciens  sont  les  pourvoyeurs 
d'esclaves  du  monde  entier1.  Israël  était  une  des 
races  où  cette  horrible  industrie  trouvait  son  ali- 
ment. Le  berger  de  Thékoa  jette  sur  ces  scènes 
d'horreur  un  regard  attristé. 

lahvé  rugit  île  Sion  : 
De  Jérusalem,  il  fait  entendre  sa  voix; 
Les  pacages  des  bergers  pleurent, 
La  tète  du  Carmel  est  desséchée  •. 

Damas  a  déchiré  Galaad  avec  des  herses  de  fer. 
Iahvé  détruira  par  la  foudre  la  maison  de  Hazaël; 
le  feu  dévorera  les  palais  de  Benhadad;  les  verrous 
de  Damas  seront  brisés;  la  Békaa  de  On  3,  le  para- 
dis de  Beth-Éden  *  deviendront  déserts;  le  peuple 
d'Aram  émigrera  vers  Qir. 

Gaza  sera  punie,  parce  qu'elle  a  vendu  de  nom- 
breux esclaves  israélites  aux  Édomites.  Les  autres 

1.  Odyssée,  XIV,  28.°-"297 ;  XV,  475-476;  cf.  Hérodote,  I,  1,  2. 

2.  La  voix  de  lahvé  est  comme  un  vent  qui  brûle  tout. 

3.  Baalbek,  Héliopolis. 

4.  Paradisus  sur  l'Oronte. 


428  HISTOIRE   DU  PEUPLE   D'ISRAËL.   [800  av.  J.-C.) 

villes  des  Philistins,  Asdod,  Ascalon,  Ékron  auront 
le  même  sort.  —  Le  feu  dévorera  les  palais  de  Tyr, 
parce  que,  nonobstant  l'alliance  fraternelle  qu'elle 
eut  avec  Israël,  cette  ville  a  vendu  des  troupes  de 
captifs  israélites  à  Édom.  —  Édom  a  été  sans 
pitié  pour  Israël  son  frère.  Le  feu  dévorera  les 
palais  de  Théman  et  de  Bosra.  —  Ammon  a  éventré 
les  femmes  enceintes  de  Galaad.  Malheur  à  Rab- 
bat-Ammon!  —  Moab  a  calciné  les  ossements  du 
roi  d'Édom.  Le  feu  dévorera  les  palais  de  Qeriolh. 
—  Juda  a  méprisé  la  Loi  de  Iahvé  [  et  n'a  pas 
observé  ses  préceptes,  se  laissant  aller  comme  ses 
ancêtres  au  culte  des  faux  dieux.  Le  feu  dévorera 
les  palais  de  Jérusalem. 

Les  griefs  du  Thékoïte  inspiré  contre  le  royaume 
d'Israël  sont  plus  spécialement  articulés2. 

Ils  vendent  le  juste  pour  de  l'argent, 
L'ébion3  pour  une  paire  de  sandales4; 
Us  réclament  aux  pauvres  la  poussière  qui  couvre  leur  tète; 


1.  Il  y  avait  donc  déjà  une  Thora  rudimcntaire,  probablement 
écrite.  Voy.  ci-dessus,  p.  397  et  suiv. 

2.  Amos,  il,  6  et  suiv. 

3.  Le  pauvre.  C'est  le  plus  ancien  exemple  de  ce  mot  fonda- 
mental. Notez  déjà  le  parallélisme  avec  dal,  saddiq  et  anav. 

■i.  Désigne  moins  le  prix  de  vente  que  le  chétif  objet  pour  lequel 
un  Israélite  libre  pouvait  être  mis  à  l'encan. 


[800  «v.  J.-C.]  LES    DEUX    ROYAUMES.  429 

Ils  font  dévier  la  route  des  anavim  (. 

Le  fils  et  le  père  courent  après  la  prostituée. 

Pour  profaner  mon  saint  nom  2. 
Ils  dorment  à  côlé  des  autels  sur  des  vêtements  pris  en  gage; 
Ils  boivent  le  vin  saisi,  dans  le  temple  de  leur  Dieu. 


.  J'ai  suscité  des  prophètes  d'entre  vos  fils, 
Des  nazirs  d'entre  vos  enfants... 
Et  vous  avez  fait  boire  du  vin  aux  nazirs, 
Et  aux  prophètes  vous  avez  dit  :  c  Ne  prophétisez  pas.  » 

La  théologie  d'Amos  diffère  peu  de  celle  du  livre 
de  Job.  Le  vieil  élohisme  a  triomphé.  Iahvé  est  Dieu, 
presque  sans  nuance  individuelle,  comme  Allah 
des  musulmans.  «  C'est  lui  qui  a  formé  les  mon- 
tagnes et  créé  le  Souffle;  c'est  lui  qui  révèle  à 
l'homme  sa  propre  pensée,  qui  change  l'aurore  en 
ténèbres,  qui  marche  sur  les  hauteurs  de  la  terre. 
Iahvé,  Dieu  des  Sebaoth,  est  son  nom  3.  »  Gomme 
le  Iahvé  de  l'Histoire  jéhoviste,  le  Iahvé  d'Amos 
est  anthropopathique  au  plus  haut  degré;  il  se 
repent  d'avoir  frappé  trop  fort;  il  revient  sur  les 
sévères  préparatifs  de  châtiment  qu'il  a  faits  *.  Les 


1.  Humblas,  avec  une  nuance  de  piété.  Voir  ci- après,  p.  514. 

2.  Allusions  à  l'hiérodulisme,  qui  avait  pénétré  dans  le  culte 
d'Israël. 

3.  Amos,  iv,  13.  Cf.  v,  8  et  suiv. 
\.  Ibid  ,  vu,  3,  6. 


430  HISTOIRE   DU   PEUPLE    D'ISRAËL.     [809  av.  1.0. 

iléaux  de  la  nature  sont  tous  des  actes  directs  de 
sa  volonté  '.  Iahvé  fait  pleuvoir  sur  une  ville,  et  non 
sur  une  autre2.  Le  charbon,  la  rouille,  les  saute- 
relles, les  pestes,  les  guerres,  sont  des  punitions 
par  lesquelles  Iahvé  invite  le  pécheur  à  revenir  à 
lui.  La  vraie  religion,  c'est  de  haïr  le  mal  et  d'ai- 
mer le  bien.  En  faisant  le  bien,  on  conserve  sa  vie3; 
en  faisant  le  mal,  on  se  tue.  L'impie  est  un  véritable 
insensé,  un  aveugle,  un  orgueilleux.  Ce  qui  indigne 
surtout  Amos,  dans  le  bien-être  du  règne  de  Jéro- 
boam II,  c'est  que  celte  fausse  prospérité  amène  les 
hommes  politiques  à  dire  :  «  C'est  par  notre  force 
que  nous  avons  conquis  la  puissance.  »  Aux  yeux 
de  Iahvé,  c'est  là  le  crime  par  excellence,  celui 
qui  entraîne  infailliblement  la  ruine. 

La  pensée  dominante  de  tous  les  prophètes,  la 
supériorité  de  la  justice  sur  les  pratiques  du  culte, 
est  déjà  clairement  expliquée  dans  Amos. 

Je  hais,  j'ai  en  dégoût  vos  fêtes4, 
Je  ne  peux  souffrir  vos  pauégyres. 
Quand  vous  m'immolez  des  holocauste*; 
Je  ne  prends  pas  plaisir  à  vos  offrandes, 


1.  Amos,  îv,  7  et  suiv. 
"À.  lbid.,  iv,  6  et  suiv. 
3.  Ibid.,  v,  14  et  suiv. 
i.  lbid.,  v,  21 


«00  av.  J.-C.J  LES    DEUX    ROYAUMES.  43! 

Je  n'ai  pas  d'yeux  pour  vos  bœufs  gras. 
Epargnez- moi  le  bruit  de  vos  cantiques, 
Que  je  n'entende  plus  le  son  de  vos  nébels; 
Mais  que  le  bon  droit  jaillisse  comme  une  source, 
La  justice  comme  un  fleuve  qui  ne  tarit  pas. 

L'exactitude  rituelle  ne  sert  de  rien  pour  obtenu 
les  faveurs  de  Iahvé. 

Allez  à  Bélbel,  ce  sera  un  péché  de  plus  *  ; 

Au  Galgal,  un  pèche  de  plus  encore  ; 

Offrez  chaque  matin  un  sacrifice, 

Tous  les  trois  jours  venez  payer  vos  dîmes, 

Rendez  grâce  avec  des  azymes  irréprochables8  ; 

Faites  sonner  bien  haut  vos  dons  volontaires, 

Puisque  vous  aimez  tout  cela,  fils  d'Israël!... 

Quoique  né  dans  la  tribu  de  Juda,  Amosest  sur- 
tout préoccupé  du  royaume  du  Nord,  de  ce  qu'il 
appelle  la  maison  de  Joseph3.  Il  y  a  sans  doute 
beaucoup  d'exagération  dans  le  tableau  qu'il  trace 
des  crimes  qui  se  commettaient  dans  le  palais  de 
Samarie.  Homme  d'opposition  à  outrance,  Amos 
voit  tout  en  noir.  L'amende,  l'impôt,  le  payement 
de  l'intérêt  pour  les  dettes,  les  compensations  pé- 
cuniaires, dont  les  juges  profitaient,  lui  paraissent 
des  maltôtes  inventées  par  les  classes  dirigeantes 
pour  vexer  les  faibles. 

1.  Amos,  IV,  4  et  suiv. 

"A.  Ibid.,  verset  5;  je  donne  ici  à  JO  le  sens  privatif. 

%  Amos,  v,  6,  15  ;  VI,  6. 


432  HISTOIRE   DU   PEUPLE  D'ISRAËL.     [800  av.  j. -G.] 

Les  femmes,  ces  «  vaches  de  Basan  »,  sont  l'ori- 
gine de  tous  les  abus l  ;  elles  oppriment  les 
pauvres,  disant  sans  cesse  à  leurs  maris  :  «  Appor- 
tez, que  nous  fassions  bonne  chère.  »  Il  n'y  a  pas 
de  justice  pour  le  pauvre  2.  Le  luxe  est  un  pré- 
ciput  levé  sur  ses  sueurs.  <a  C'est  parce  que  vous 
maltraitez  le  pauvre  et  que  vous  lui  prenez  un 
tribut  sur  sa  charge  de  blé,  que  vous  vous  bâtissez 
des  maisons  de  pierres  de  taille.  Vous  n'y  demeu- 
rerez point.  Vous  vous  êtes  planté  de  belles  vignes; 
vous  n'en  boirez  pas  le  vin  3.  »  Les  latifundia,  qui 
font  fuir  le  pauvre*,  sont  le  fléau  du  pays. 

Les  idées  d'Amos  sur  les  mauvais  riches,  les 
marchands  voleurs,  les  gens  d'affaires,  les  accapa- 
reurs, sont  celles  d'un  homme  du  peuple,  étranger 
à  toute  idée  d'économie  politique. 

Écoutez-moi,  mangeurs  de  pauvres, 

Grugeurs  des  faibles  du  pays  : 

€  Quand  [dites-vous]  sera  passée  la  nouvelle  lune5, 

Pour  que  nous  reprenions  les  affaires  sur  le  blé? 

Quand  sera  fini  le  sabbat, 

Pour  que  nous  ouvrions  nos  magasins, 

\.  Amos,  IV,  1  et  suiv. 

2.  Jbid.,  v,  12  et  suiv. 

3.  lbitt.,  v,  H  et  suiv. 
i.  Jbid.,  vin,  4. 

5.  On  célébrait  les  néoménies  par  le  repos  et  la  fermeture  dci 
boutiques. 


[800  av.  J.-C]  LES    DEUX    ROYAUMES.  433 

Où  nous  ferons  l'épha  '  aussi  petit 

Et  le  sicle  aussi  grand  i|iie  possible? 

Grâce  à  nos  fausses  balances, 

Nous  achèterons  les  pauvres  pour  de  L'argent, 

Les  malheureux  pour  une  paire  de  sandales, 
Et,  de  cette  manière,  nous  arriverons  à  vendre  jusqu'à  la  crihlura 
de  notre  blé  '.  1 

Gela  veut  dire  que  le  pauvre,  ne  pouvant  plus 
payer  des  prix  si  élevés,  sera  forcé  de  s'endetter,  de 
devenir  l'esclave  du  riche,  qui  alors  vendra  sa  mau- 
vaise marchandise  aussi  cher  que  la  bonne. 

Le  prophète  en  veut  aux  gens  aisés,  qui  vivent 
sans  souci,  pendant  que  leurs  frères  souffrent^. 

Couchés  sur  des  lits  d'ivoire, 

Étendus  sur  leurs  divans, 

Nourris  d'agneaux  pris  dans  le  troupeau  [des  indigents], 

De  veaux  arrachés  à  l'étable  [du  pauvre], 

Chantonnant  au  son  du  nébel, 

Comme  David,  s'inventant  des  instruments  de  musique, 

Ils  boivent  le  vin  aux  lèvres  des  amphores*, 

S'oignent  d'huiles  de  choix, 

Et  ne  souffrent  rien  des  maux  de  Joseph  ! 

C'est  pourquoi  ils  iront  en  têle  des  captifs? 

Alors  le  cri  de  leurs  orgies  cessera. 

1.  nlesure  de  capacité. 

2.  Amos,  vin,  4  et  suiv. 

3.  Amos,  VI. 

4.  V amphore  était  le  grand  vase  où  à  échanson  puisait  le  vin 
svec  des  lécythes,  pour  le  verser  dans  la  coujie  des  convives.  Boire 
directement  à  l'amphore  était  un  fait  de  honteuse  ivrognerie. 

-.1.  38 


434  HISTOIRE   DU   PEUPLE   D'ISRAËL.     [800  av.  t  -Q  ] 

Une  telle  lutte,  au  nom  de  l'idée  patriarcale 
contre  les  progrès  de  la  civilisation,  était  la  consé- 
quence d'un  état  religieux  beaucoup  plus  avancé 
que  celui  des  autres  peuples;  de  même  que,  de  nos 
jours,  nous  voyons  les  questions  socialistes  posées 
d'une  manière  bien  plus  âpre  dans  les  pays  où  les 
anciennes  croyances  religieuses  sont  ébranlées. 
Les  peuples  que  l'on  paye  avec  des  billets  sur  l'autre 
vie  souffrent  plus  patiemment  que  les  désabusés 
les  iniquités  inhérentes  à  la  société  humaine.  La 
politique  d'Amos  est  bien  la  politique  d'un  peuple 
qui  ne  croit  ni  aux  récompenses  ni  aux  châtiments 
de  l'avenir,  qui  veut,  par  conséquent,  le  règne  de  la 
justice  absolue  ici-bas.  La  haine  de  l'injustice  est 
singulièrement  diminuée  par  l'assurance  des  com- 
pensations d'outre-tombe.  Volontiers,  d'ailleurs,  on 
se  figure  l'état  économique  antérieur  à  l'apparition 
des  grandes  fortunes  comme  moins  inique  que  le 
présent;  on  admet  complaisamment  que  le  faible 
y  était  plus  garanti.  C'est  ainsi  que,  de  nos  jours, 
beaucoup  de  socialistes  regrettent  les  maîtrises  du 
moyen  âge.  S'ils  étaient  satisfaits  et  pouvaient  jouir 
un  jour  du  régime  qu'ils  imaginent  comme  parfait, 
leur  illusion  serait  dissipée. 

Amos  se  montre  sévère  dans  ses  jugements  sur 
le  culte  des  tribus  du  Nord.  Béthel,  le  Galgal,  Dan, 


[800  ar.  J.-C,  L  ES   DEU  X   R0  Y  A  UM  E  S.  435 

Beër-Séba1  sont,  pour  lui,  les  centres  d'un  culte 
impuissant  fit  idolàtrique  2.  La  vision  capitale  à  cet 
égard  estcelle:f  où  le  prophète  voitlahvé  debout  sur 
l'autel  de  Béthel.  C'est  un  autel  de  Iahvé  ;  mais  Iahvé 
ne  l'aime  pas.  Il  donne  ordre  au  prophète  de  frapper 
le  chapiteau,  de  façon  que  le  linteau  s'ébranle,  et 
de  casser  la  tête  aux  Israélites  avec  les  morceaux  du 
temple. 

Israël  est  le  royaume  pécheur4;  Israël  périra5; 
mais  Juda  sera  sauvé0.  Iahvé  réparera  les  brèches 
de  la  maison  de  David7.  Le  royaume  davidique,  ainsi 
restauré,  reconquerra  les  peuples  sur  lesquels  le  nom 
de  Iahvé  a  été  autrefois  prononcé,  ces  anciennes 
frontières  dont  Hamath  et  Asiongaber  étaient  l'hori- 
zon extrême,  au  Nord  et  au  Sud. 

1.  Voy.  ci-dessus,  p.  193  et  suiv. 

2.  Amos,  m,  14  ;  IV,  i  et  suiv.  ;  v,  5  et  suiv.  ;  vni,  U.  La  même 
idée  domine  dans  les  fragments  des  prophètes  du  Nord  qui  nous 
ont  été  conservés.  11  faut  noter  que  la  compilation  ou,  pour 
mieux  dire,  l'extrait  des  prophètes  s'est  fait  par  des  gens  du  Sud, 
qui  n'ont  pris  dans  les  prophètes  schismatiques  que  ce  qui  allait 
à  leurs  vues  politiques,  c'est-à-dire  ce  qui  fournissait  des  argu- 
ments pour  l'unité  de  la  nation,  la  centralisation  du  culte  à  Jéru- 
salem et  les  frontières  idéales  du  côté  d'Édom  et  du  Liban. 

3.  Chapitre  ix. 

4.  Amos,  ix,  8. 

5.  Complainte  par  avance,  chapitre  v,  1  et  sul?. 

6.  Amos,  ix,  8  et  suiv. 

7.  Ibid.,  ix,  11  et  suiv. 


[436  HISTOIRE    DU   PEUPLE   D'ISRAËL.     [800  «t.  J.-C. 

Cette  ardente  révolte  contre  l'ordre  établi,  cette 
fausse  situation  d'un  Judaïte  prêchant  l'anathème 
et  la  destruction  en  plein  royaume  d'Israël,  était 
difficilement  tenable.  Amos  avait  surtout  trois  me- 
naces par  lesquelles  il  effrayait  les  populations  :  les 
sauterelles,  le  feu,  le  fil  à  plomb.  Il  disait  avoir  vu 
lahvé  au  moment  où  il  forme  les  sauterelles  après 
la  fenaison  royale1.  Les  sauterelles  allaient  tout 
dévorer;  par  sa  prière,  le  prophète  les  arrêtait.  — 
Le  feu  de  même  commençait  par  absorber  la  Médi- 
terranée, puis  il  allait  manger  la  terre.  La  prière 
l'arrêtait  encore.  —  Quant  au  niveau  ou  fil  à  plomb, 
rien  ne  l'arrêtait.  Il  se  promenait  en  maître  sur  les 
hauts-lieux  d'Isaac  et  les  sanctuaires  d'Israël. 
C'était  le  signe  d'une  absolue  dévastation.  La  mai- 
son de  Jéroboam  II,  en  particulier,  serait  toute 
livrée  au  glaive.  A  Béthel,  où  Amos  exerçait  son  mi 
nistère  de  terreur,  cela  faisait  une  vive  émotion. 
Amasiah,  prêtre  de  Béthel,  dénonça  Amos  au  roi 
d'Israël,  et  fit  remarquer  que  le  pays  ne  pouvait  sup- 
porter un  homme  qui  annonçait  tous  les  jours  l'ex- 
termination de  la  maison  royale  et  la  déportation 
du  peuple.  En  même  temps,  il  disait  assez  sensé- 
ment à  Amos  :  *  Voyant,  retourne  en  la  terre  de 

1.  Le  roi  avait  droit  au  premier  fauchage,  les  autres  fauchages 
étaient  pour  le  peuple. 


[800  aT.  J.-C.]  LES    1)EUX    ROYAUMES.  t.(7 

Juda;  là,  mange  ton  pain  et  prophétise  à  ton  aise. 
Mais,  à  Béthel,  tu  ne  saurais  continuer  à  prophé- 
tiser; car  c'est  un  sanctuaire  royal1,  un  établis 
sèment  national2.  »  Amos  lui  répondit  : 

Prophète  ne  suis, 

Fils  de  prophète  ne  suis, 

Berger  je  suis, 
Simple  pinceur  de  sycomores*. 
Et  Iahvé  m'a  pris  de  derrière  mon  troupeau 
Et  m'a  dit  :  €  Va,  prophétise  à  mon  peuple  d'Israël.  > 

Amos  ne  céda  point;  il  continua  de  se  répandre 
en  prophéties  terribles  contre  l'État  et  contre  le 
prêtre  de  Béthel. 

Ce  qu'on  peut  appeler  le  système  prophétique  est 
déjà  complet  chez  Amos.  «  Le  jour  de  Iahvé»,  c'est- 
à-dire  l'apparition  de  Iahvé  en  juge  suprême,  en 
redresseur  de  torts,  est  déjà  l'idée  fixe  d'Israël. 
Du  livre  d'Amos  à  la  vision  de  Patmos,  pas  un  trait 
essentiel  ne  sera  ajouté  au  tableau.  Le  Dies  irœ 
aies  Ma  est  esquissé  d'avance.  Le  sentiment  de  la 
justice  était  si  ardent  chez  l'Israélite  pieux,  que 
toute  violation  du  droit  lui  semblait  entraîner 
comme  conséquence  nécessaire  la  fin  du  monde.  Dès 

1 .  Miqdas  viélck. 

2.  Betli-mamlaka. 

3.  Pour  que  le  fruit  du  sycomore  mûrisse,  ii  faut  y  nrauquer 
des  incisions. 


438  HISTOIRE   DU   PEUPLE  D'ISRAËL.     [800  a».  l.-C.] 

qu'il  voyait  un  abus,  il  en  concluait  que  le  monde 
allait  finir.  Il  n'avait  pas  d'autre  manière  de  sauver 
l'honneur  de  Iahvé.  Le  penseur  hébreu  est  d'avis, 
comme  le  nihiliste  moderne,  que,  si  le  monde  ne 
peut  être  juste,  il  vaut  mieux  qu'il  ne  soit  pas;  que  le 
monde  ne  peut  vivre  avec  ce  qui  en  est  la  subver- 
sion. Tout  nuage  à  l'horizon  paraissait  ainsi  au 
prophète  l'indice  prochain  de  la  catastrophe  qu'il 
attendait.  La  révolution  conçue  par  ce  peuple  fut 
assurément  la  plus  radicale  qui  ait  jamais  été  rêvée, 
puisque  Dieu  lui-même  vient  y  présider. 

On  se  figurait  déjà  ce  jour  de  Iahvé  sous  les  cou- 
leurs les  plus  terribles.  Ce  sera  un  jour  de  ténèbres, 
non  de  lumière.  Il  y  aura  des  signes  au  ciel  ;  le 
soleil  se  couchera  en  plein  midi1.  Malheur  à  qui 
désire  voir  ce  jour-là  !  Ce  sera  comme  quand  un 
homme  fuit  devant  un  lion,  se  trouve  face  à  face 
avec  un  ours,  entre  dans  sa  maison,  s'appuye  contre 
le  mur  et  qu'un  serpent  le  mord2. 

Un  âge  d'or  succédera  à  ce  grand  jour  des  j  ustices 
divines3.  La  terre  sera  si  fertile  que  la  moisson  et 
les  semailles  se  toucheront.  Les  montagnes  ruissel- 
leront de  vin.  Iahvé  ramènera  alors  les  captifs  de 

1.  Amos,  vin,  9  et  suiv. 

t.  Ibid.,  v,  18  et  suiv. 

3.  Ibid.,  ix,  13,  U,  15.  Cf.  Joël,  iv,  18. 


[800  «v.  J.-G.J  LES   DEUX    ROYAUMES.  439 

son  peuple.  Ils  rebâtiront  leurs  villes   détruites; 
ils  replanteront  leurs  vignobles  et  en  boiront  le  vin. 
Israël,  désormais,  ne  sera  plus  arraché  du  sol  que 
Iahvé  lui  a  donné*. 
Un  tremblement  de  terre8  qui  survint  deux  ans 


i .  Ces  analogies  entre  la  théorie  apocalyptique  des  plus  anciens 
prophètes  et  celle  qui  fut  dominante  après  la  captivité  font  naître 
des  soupçons.  En  trouvant  dans  Amos,  dans  Joël,  dans  Osée, 
la  description  du  jour  de  lahvé,  les  annonces  de  restauration 
nationale  et  d'unification  du  culte,  les  descriptions  paradisiaques 
de  l'avenir  et  l'annonce  de  la  conversion  des  païens,  on  est 
tenté  de  voir  là  des  interpolations.  11  ne  faut  pas  s'arrêter  à  ces 
doutes.  Les  extraits  des  anciens  prophètes  ont  été  faits  d'une 
manière  tendentieuse,  en  vue  d'établir  que  les  prophètes  anté- 
rieurs à  la  destruction  de  Samarie  eurent,  sur  les  points  impor- 
tants, les  mêmes  idées  que  les  plus  modernes.  Voir  ci-dessus, 
p.  135,  note  2.  Les  passages  n'ont  pas  été  fabriqués,  mais  ils  ont 
été  choisis.  Or  on  sait  combien  cette  méthode  de  passages  choisis, 
ne  présentant  qu'un  côté  des  choses  et  soulignant  avec  exagéra- 
tion quelques  traits  au  détriment  des  autres,  fausse  la  pensée 
d'un  auteur.  C'est  comme  si  un  lettré  voulait  prouver  que  toutes 
les  idées  du  xix*  siècle,  on  les  a  eues  au  xyii»,  et  réunissait 
à  ce  propos  des  passages  isolés  de  Vauban,  de  Fénelon,  de  La 
Bruyère.  Si  nous  avions  les  écrits  complets  de  la  vieille  école 
prophétique,  nous  les  trouverions  fort  différents  de  ceux  de  l'école 
plus  moderne  ;  nous  n'avons  des  anciens  que  les  phrases  par 
lesquelles  ils  ressemblaient  aux  modernes.  Dans  Amos,  en 
particulier,  les  coups  de  ciseaux  se  reconnaissent  en  beaucoup 
d'endroits  (surtout  chap.  v). 

2.  Amos,  I,  1  ;  Zarh.,  xiv,  5.  Il  est  possible  que  la  mention 
qui  se  lit  dans  Zacharie  provienne  de  Amos,  i,  1,  et  non  d'un 
souvenir  direct. 


440  HISTOIRE   DU   PEUjPLE   ^ISRAËL.     [800  «v   ,'.-C.] 

après  les  menaces  d'Arnos  sembla  donner  raison 
à  ces  prédictions  sombres.  Les  événements,  plus 
tard,  les  vérifièrent  mieux  encore.  Peut-être  Amos 
avait-il  quelque  prévision  de  la  prochaine  entrée 
en  scène  des  Assyriens1.  Souvent  les  prophètes 
usaient  de  renseignements  qu'ils  avaient  et  de  leur 
sagacité  personnelle  pour  deviner  l'avenir  et  s'en 
faire  un  mérite. 

Nous  possédons,  sous  le  nom  de  Joël,  fils  de 
Pcthuëly  une  tirade  prophétique  sans  date,  d'un 
style  qui  a  les  plus  grandes  analogies  avec  celui 
d'Amos,  et  dont  les  idées  sont  absolument  les  mêmes 
que  celles  du  berger  de  Thékoa2  .  Nous  inclinons 
à  croire  que  Joël  et  Pethuel  sont  des  noms  symboli- 
ques 3,  et  nous  regardons  le  livret  qui  porte  le  nom 

1.  Amos,  v,  27;  vi,  14. 

2.  Phrases  répétées  d'un  livre  à  l'autre  (comp.  Amos,  I,  2,  et 
Joël,  îv,  16;  Amos,  ix,  13,  et  Joël,  îv,  18)  ;  mêmes  analogies  avec 
Job  dans  les  deux  ;  même  horizon  politique.  Les  objections  que 
l'on  fait  contre  l'ancienneté  de  Joël  porteraient  également  contre 
Amos;  or  on  ne  doute  pas  d'Amos.  Il  n'y  a  aucun  avantage  cri- 
tique à  supposer  le  chapitre  iv  ajouté  après  la  captivité.  A  par- 
tir du  v.  4,  une  telle  hypothèse  ne  s'applique  plus  ;  on  rentre 
dans  l'horizon  pré-assyrien.  Se  rappeler  les  observations  ci- 
dessus,  p.  439,  note  1. 

3.  Joël  =  t  Io  est  El  >,  Io  et  El  c'est  la  même  chose.  Pelhuèl  = 
c  le  simple  ou  le  crédule  d'El  »,  celui  qui  est  comme  un  enfant, 
comme  un  disciple  entre  les  mains  d'El,  qui  ne  sait  rien  i|uc  ce 
que  El  lui  apprend.  Comp.  Lemucl  (Prov.,  xxxi,  1).  Notez  le  goù 


1800  av.  J.-C]  LES    DEUX   ROYAUMES.  441 

de  Joël  comme  une  suite  de  celui  d'Amos.  Une  inva- 
sion de  sauterelles,  suivie  de  sécheresse,  fut  l'oc- 
casion de  ce  morceau  singulier  l.  Les  envahisseurs 
sont  peints  en  un  style  qui  rappelle  la  description  de 
Béhémothet  Léviathan  dans  Job,  et  que,  pl«s  tard, 
l'Apocalypse  chrétienne  a  imité2.  L'auteur  voit  dans 
le  fléau  l'annonce  du  jour  de  Iahvé.  Ce  qui  n'est 
qu'indiqué  dans  Amos3est  longuement  développé 
ici.  Iahvé  exerce  ses  jugements  par  les  accidents 
extérieurs;  tout  accident  de  ce  genre,  dans  la  pensée 
du  prophète,  est  l'apparition  d'un  juge  vengeur; 
toute  catastrophe  naturelle  a  une  cause  morale  et 
vient  de  Dieu  irrité.  Le  fléau  n'est  pas  un  élément 
que  l'on  conjure;  c'est  l'acte  d'un  être  suprême; 
or  un  être  suprême,  bien  différent  d'un  Neptune, 
d'un  Apollon,  d'un  ludra,  ne  peut  obéir  qu'à  un 
mobile  moral.  Les  fléaux  sont  ainsi  les  avant- 
coureurs  de  la  justice  divine.  Le  bruit  de  la  nuée 
de  sauterelles,  c'est  la  voix  de  Iahvé,  c'est  Iahvé 
lui-même  entrant   en  scène.  Les  sauterelles  sont 

de  notre  auteur  pour  les  noms  symboliques,  BSEJirP  pDi',  pDV 
ynnn,  analogues  à  ceux  d'Osée.  L'absenee  de  date  dans  le  titre, 
fait  contraire  aux  habitudes  de  l'ancienne  littérature  prophétique, 
s'explique  bien  avec  notre  hypothèse. 
i.  Comp.  Amos,  vm,  1-3  ;  Nahum,  m. 

2.  Joël,  il,  1  et  suiv.;  cf.  I,  G.  Comp.  Apoc,  ix,  ?  et  suir. 

3.  Amos,  v,   I8--20. 


442  HISTOIRE   DU   PEUPLE   D'ISRAËL.    [800  av.  J.-C.J 

les  cavaliers  fantastiques  d'une  année  d'invasion 
poussée  par  le  châtieur  universel4. 

Iahvé  fait  éclater  sa  voix  en  tôle  de  son  armée; 
Innombrable  est  sa  borde. 
Ei>rts  sont  ceux  qui  exécutent  ses  ordres  ; 
Car  grand  et  redoutable  est  le  jour  de  labvé; 
Qui  pourra  le  supporter? 

€  Et  maintenant  encore,  dit  lahvé, 
Revenez  à  moi  de  tout  votre  cœur, 
Avec  des  jeûnes,  des  larmes  et  des  cris  funèbres.  > 
Déchirez  vos  coeurs,  et  non  pas  vos  habits, 
Revenez  à  Iahvé  votre  Dieu; 
Car  il  est  clément  et  bon, 
Patient  et  riche  en  miséricorde  *. 
Qui  sait?  Peut-être  s'adoucira-t-il, 
Se  reuentira-t-il  du  mal  [qu'il  vous  a  fait], 
Ne  laissera-t-il  après  lui  que  bénédiction. 
P ailes  donc  des  offrandes  et  des  libations  à  Iahvé  votre  Dieu. 

Sonnez  de  la  trompette  en  Sion, 
Ordonnez  le  jeûne, 

1.  Joël,  il,  H-17.  Par  moments,  le  morceau  de  Joël  apparaît 
comme  un  morceau  allégorique,  composé  à  une  époque  où 
l'on  aurait  été  obligé  d'observer  dans  le  langage  des  habitudes 
de  mystère.  Les  sauterelles  seraient  les  Assyriens.  Cela  expli- 
querait le  pseudonyme  du  titre.  Mais  une  foule  de  difticullés 
s'o|iposent  à  cette  hypothèse.  Comp.  Joël,  iv,  10,  à  Isaïe,  II,  4, 
et  à  Michée,  iv,  3.  De  ces  trois  passages,  c'est  le  texte  de  Joël  qui 
est  le  prototype. 

2.  Les  mots  n^nn  bv  cmi,  au  verset  13,  sont  une  variante 
marginale  de  DDJ1,  au  verset  14. 


lMX)a».  i.-(j]  LES   DEUX   ROYAUMES  t« 

Convoques  la  réunion  sainte, 
Réunissez  le  peuple, 
Sanctifiez  l'assemblée, 

Appelez  les  vieillards, 
Réunissez  les  enfants,  les  suceurs  de  mamelles  : 

Que  l'époux  sorte  de  sa  chambre 

Et  L'épouse  de  son  alcôve. 

Entre  le  portique  et  l'autel, 
Que  les  prêtres  qui  servent  Iahvé  pleurent. 
Et  qu'il-;  disent  :  «  Épargne,  ô  Iahvé,  ton  peuple, 
Ne  livre  pas  ceux  de  ton  héritage  à  l'oppiobre, 
De  peur  qu'on  ne  rie  d'eux  chez  les  nations, 

Qu'on  ne  dise  parmi  les  peuples  : 

«  Où  est  leur  Dieu?  » 

Iahvé,  touché  par  les  jeûnes  et  les  prières,  se  ré- 
concilie avec  son  peuple,  répare  les  dégâts  causés 
parle  passage  dp.  «  sa  grande  année  »*.  Mais,  ce 
qui  caractérise  au  plus  haut  degré  l'ordre  d'idées  où 
vivaient  les  prophètes,  c'est  que  l'accident  passager 
des  sauterelles  conduit  notre  Voyant  à  l'idée  d'un 
«  jour  de  Iahvé  »  général  pour  toute  l'humanité. 
Les  lignes  générales  de  l'Apocalypse  sont  tracées. 
Après  les  fléaux  précurseurs  et  les  brûlantes  ardeurs 
du  jugement  de  Dieu,  vient  un  siècle  de  bonheur, 
où  Dieu  règne  en  maître  sur  une  terre  renouvelée 2. 

1.  Joël,  ii,25. 

2.  Si  on  regarde  l'écrft  mis  sous  le  nom  de  Joël  comme  une 
composition  postérieure  en  date,  il  reste  Amos,  qui  renferme  les 
mêmes  idées  moins  développées  :  v,  18-20;  ix,  13-15. 


144  HISTOIRE    DU    PEUPLE  D'ISRAËL.    [780  av   1.  G.) 

Et  il  y  aura  un  temps  où  je  répandrai  mon  Esprit  sur  toute 
chair  ;  si  bien  que  vos  fils  et  vos  filles  prophétiseront,  vos  vieil- 
lards songeront  des  songes,  et  vos  jeunes  gens  verront  des  visions. 
Mè  v.e  sur  les  esclaves,  sur  les  servantes,  en  ces  jours-là,  je 
répanarui  mon  Esprit.  Et  je  ferai  des  prodiges  au  ciel  et  sur  la 
terre  :  sang,  feu,  colonnes  de  fumée.  Le  soleil  se  changera  en 
ténèbres,  la  lune  en  sang,  à  l'approche  du  grand  et  terrible  jour 
de  Iahvé*. 

Dieu  assemble  alors  toutes  les  nations  dans  la 
plaine  nommée  symboliquement  Iehosafat  (Iahvé 
juge  Y.  Lui-même  combat  ou  plutôt  rugit  de  la 
colline  de  Sion.  Le  soleil  et  les  étoiles  combattent 
avec  lui  ;  sa  victoire  est  facile.  Il  punit  ceux  qui  ont 
maltraité  Juda  et  Jérusalem,  surtout  les  Philistins, 
les  gens  de  Tyr  et  de  Sidon,  qui  ont  vendu  des 
troupes  de  Judaïtes  aux  Ievanim  ou  Ioniens3,  et 
les  Ioniens  qui  les  ont  achetés4 .  Sion,  séjour  élu 
de  Iahvé,  désormais  inviolable,  sera  une  source  de 
vie,  de  fécondité  et  de  bonheur  pour  tout  ce  qui 
l'approche.  L'Egypte,  au  contraire,  et  l'idumée  de- 
viendront des  déserts. 

Ces  idées  vont   remplir  l'imagination  d'Israël 

1.  Joël,  m,  i  et  suiv. 

2.  Inutile  de  dire  que  l'identification  de  cette  vallée  imaginaire 
avec  le  val  de  Gédron  est  bien  postérieure. 

3.  Allusion  à  des  événements  inconnus. 

4.  Cf.  Zach.,  ix,  partie  très  ancienne.  V.  ci-aprés,  p.  461 .  Com- 
parez pour  la  traite  des  blancs,  ci-dessus,  p.  426-127,  coïnci- 
dence bien  forte  pour  l'authenticité  de  JoéL 


[780  av.  J.-C]  L  B  S    l>  K  U  X    R  0  Y  A  U  M  E  S.  445 

jusqu'au  premier  siècle  de  l'ère  chrétienne;  elles 
seront  la  source  du  plus  extraordinaire  des  mou- 
vements religieux.  Si  l'on  s'étonne  de  les  trouver 
complètement  exprimées  à  une  époque  reculée, 
nous  répoudrons  que  ces  idées  étaient  un  fruit  si 
naturel  des  principes  les  plus  enracinés  d'Israël  sur 
la  justice  de  Dieu  et  la  mortalité  essentielle  de 
l'homme,  qu'elles  devaient  éclore  dès  le  moment  où 
Isra  ël  arriverait  à  la  réflexion.  C'était  l'équivalent  du 
système  de  réparations  tardives  que  d'autres  races 
ont  conçu  sous  la  forme  de  l'immortalité  de  l'âme. 
On  trouve  ces  idées,  que  les  théologiens  appellent 
eschatologiques,  dans  les  parties  authentiques 
d'Isaïe,  et  certainement  Isaïe  ne  les  avait  pas  in- 
ventées. Nous  ne  sommes  donc  pas  surpris  que  les 
compilateurs  du  volume  prophétique,  au  vie  ou  au 
\e  siècle  avant  Jésus-Christ,  fouillant  dans  les 
registres  de  l'ancien  prophétisine,  y  aient  trouvé 
des  pages  offrant  une  frappante  analogie  avec  les 
brillantes  déclamations  des  prophètes  plus  récents 
et  qu'ils  aient  copié  avidement  ces  morceaux  pour 
en  grossir  leur  recueil. 

L'horizon  politique  est,  en  pareil  cas,  le  véritable 
critérium  pour  juger  de  l'âge  des  morceaux1.  Quand 

1.  Voir   non  étude  insérée  dans  le  Journal  aes    savants, 
oov.  1888. 


44g  HISTOIRE   DU   PEUPLE  D'ISRAËL.     [780av.  J.-C] 

il  n'esl  pas  question  de  l'Assyrie,  que  le  prophète  est  . 
uniquement  préoccupé  des  petites  guerres  entre 
les  peuples  voisins  d'Israël,  dans  les  limites  de  Tyr 
et  de  Damas,  on  peut  être  sûr  qu'on  a  devant  soi  un 
morceau  de  la  vieille  école.  Ainsi  nous  rapportons 
aux  temps  de  Jéroboam  II  ou  d'Ozias  une  page  qui 
nous  est  venue  sous  le  nom  probablement  symbo- 
lique de  Obadiahou  (le  serviteur  de  Iahvé)1.  Le 
pays  d'Édom  est  le  point  de  mire  de  ce  publiciste  ar- 
dent, qu'une  défaite  passagère  a  humilié,  mais  qui 
n'en  est  pas  moins  sûr  des  triomphes  à  venir.  Chaque 
année,  des  complications  nouvelles  s'élevaient  entre 
Juda,  Israël,  Édom,  Moab,  Ammon;  il  serait  donc 
presque  superflu  de  vouloir  trouver  le  moment  pré- 
cis auquel  se  rattache  un  tel  morceau.  La  haine 
entre  ces  peuples  était  toujours  la  même  ;  la  violence 
des  déclamations,  la  même  aussi.  Gomme  la  dia- 
tribe en  question  parlait  éloquemment  du  «  jour 
de  Iahvé  sur  tous  les  peuples  »  et  des  revanches 
futures  d'Israël9,  on  lui  donna   place  parmi  les 
extraits  prophétiques.  Il  semble  résulter  d'un  pas- 
sage de  ce  petit  écrit  que,  dans  une  des  aventures 

1.  C'est  le  prophète  qu'on  nomme  Abdias.  Il  est  remarquable 
que  le  nom  du  père  n'est  pas  donné,  non  plus  que  le  lieu  de 
naissance. 

î.  Abdias,  15  et  suiv. 


P80  av.  J.-C.l  LES   DEUX    KOY  AIMES.  417 

de  guerre  du  temps,  Jérilsaletil  fui  surprise,  que 
seule  la  citadelle  ou  mill'o  échappa,  grâce  à  la  force 
de  ses  murs.  Le  temple  même  paraît  avoir  été  pro- 
fil né  par  les  orgies  des  vainqueurs1.  Un  tel  fait  n'a 
rien  que  de  fort  possible;  l'historiographie  offi- 
cielle a  très  bien  pu  le  dissimuler. 

Un  autre  fragment  prophétique  paraît  se  rappor- 
ter à  ce  temps2.  L'auteur  ne  sort  pas  de  l'ancien 
cercle.  Il  ne  pense  pas  aux  Assyriens.  Les  Ievanim 
ou  Grecs,  marchands  d'esclaves,  sont  l'objet  de  sa 
principale  colère3.  Comme  Osée,  l'auteur  déplore 
la  séparation  des  deux  moitiés  d'Israël.  Il  est  plein 
de  rage  contre  Damas  et  les  pays  araméens4, 
contre  Hamath,  contre  Tyr  et  Sidom  pays  sages 
selon  le  monde,  d'une  sagesse  et  d'une  civilisation 
toutes  profanes,  contre  les  villes  philistines  aussi. 
Tout  ce  monde  riche  et  puissant  sera  détruit  par 
le  feu.  Mais  ensuite,  il  pourra  se  convertir,  aban- 

1.  Abdias,  16  el  suiv.  C'est  ici  le  principal  argument  de  ceux 
qui  placent  la  rédaction  d'Âbûiàs  après  la  captivité.  Mais  ces 
convicia  prophétiques  contre  les  peuples  voisins  de  la  Pales- 
tine ne  sauraient  être  de  l'époque  perse,  époque  où  les  popu- 
lations des  satrapies  n'avaient  plus  de  guerres  entre  elles. 
Abdias  est  pour  nous  un  prophète  pré-assyrien,  comme  Amos. 

2.  C'est  le  chapitre  ix  du  livre  actuel  de  Zacharie.  Voy.  ci- 
après,  p.  461. 

3.  Comp,  Joël,  îv,  6. 

i.  Zach.,ix,  1.  Je  lis  pin  pour -pin,  et  DIX  05?  pour  DIS*  ,,5\ 


44o  HISTOIRE   DU   PEUPLE    D'ISRAËL.     [780  av.  J.-C] 

ûonner  ses  sacrifices  impurs,  se  fondre  honora- 
blement dans  Juda,  comme  les  Jébuséens,  qui,  de 
Chananéens  qu'ils  étaient,  devinrent  Israélites. 
Aux  yeux  du  prophète  commence  alors  à  se  des- 
siner l'idéal  du  roi  doux  et  pacifique,  ennemi  des 
chevaux  et  des  chars  : 

Tressaille,  fille  de  Sion, 

Pousse  des  cris,  fille  de  Jérusalem. 

Voici  que  ton  roi  vient  à  toi  juste  et  victorieux, 
Humble,  monté  sur  un  âne  et  sur  le  petit  de  l'ànesse. 

Plus  de  chars  en  Éphraïm; 

Plus  de  chevaux  à  Jérusalem; 

Plus  d'arc  de  guerre  I 

Il  dictera  la  paix  aux  nations. 
Son  empire  s'étendra  d'une  mer  à  l'autre  V, 
Et  du  fleuve  aux  extrémités  de  la  terre. 

L'imagination  d'Israël  prenait  sa  revanche  contre 
les  déceptions  de  la  réalité.  Voilà  les  premiers 
traits  de  ce  roi  Messie,  qui  doit  réaliser  toutes  les 
espérances  de  la  nation;  le  voilà  avec  les  carac- 
tères que  lui  attribueront  Isaïe,  Michée.  Tout  est 
déjà  dans  ces  anciens  prophètes.  Tout  ce  qui  écla- 
tera au  grand  jour  du  temps  d'Ëzéchias  avait 
été  clairement  exprimé  sous  Jéroboam  II  et  sous 
Ozias. 

i.  C'est-à-dire  de   la  Méditerranée   à  la  mer  Rouge.  Élath 
ou  Asiongaber  était  l'objeclif  constant  des  rois  de  Juda. 


CHAPITRE    XVIII 


APPARITION   DE  L'ASSYRIE 
DANS    LES    AFFAIRES    PALESTINIENNES. 


Les  renseignements  historiques  nous  manquent 
d'une  manière  déplorable  sur  le  siècle  qui  eut  pour 
publicistes  les  hommes  extraordinaires  dont  Israël 
a  recueilli  les  œuvres  dans  le  volume  de  ses  nabis. 
Nous  sommes  devant  cette  histoire  comme  devant 
une  série  de  Premiers  Paris,  brouillés,  décousus, 
se  rapportant  à  des  événements  dont  nous  ne  sau- 
rions presque  rien  par  ailleurs.  Il  semble  qu'après 
la  mort  de  Jéroboam  II,  son  fils  Zacharie  lui  succéda 
régulièrement.  Mais  ce  règne  fut  court.  Zacharie  fut 
tué  à  Samarie,  devant  tout  le  peuple,  par  Salloum, 
fils  de  Iabès,  qui  devint  roi  à  sa  place.  Avec  Za- 
charie finit  la  maison  de  Jéhu  (vers  770).  Cette 
maison  avait  donné  cinq  rois  à  Israël  ;  elle  maintint 
la  supériorité  du  royaume  du  Nord  sur  celui  de 


450  HISTOIRE   DU   PEUPLE   D'ISRAËL.     [770  av.  J.-C.l 

Juda,  et  se  défendit  assez  bien  contre  l'ennemi 
permanent,  le  royaume  araméen  de  Damas.  Si  le 
fanatisme  eut  dans  l'élévation  du  fondateur  de 
cette  dynastie  une  part  aussi  grande  que  le  prétend 
l'historiographe  juif,  il  faut  avouer  qu'on  ne  s'aper- 
çut guère  de  cette  origine,  sous  le  règne  de  ses 
successeurs.  Les  prophètes  sont  attachés  à  ces 
rois  et  paraissent  avoir  vécu  avec  eux  dans  des 
relations  pacifiques;  mais  ils  ne  semblent  pas  leur 
avoir  demandé  d'actes  de  persécution.  Ils  ne 
semblent  pas  non  plus  avoir  essayé  de  créer  pour 
Jéhu  un  rôle  analogue  à  celui  de  David,  comme 
cela  aurait  dû  avoir  lieu  si  Jéhu  avait  rendu  au 
culte  de  Iahvé  des  services  aussi  grands  que  le 
suppose  le  texte  actuel  du  livre  des  Rois. 

L'assassinat  de  Zacharie  fut  suivi  d'une  véritable 
anarchie  militaire  *.  Salloum  ne  régna  qu'un  mois. 
11  fut  tué  par  Menahem,  fils  de  Gadi,  qui  organisa 
sa  conspiration  dans  Thirsa,  l'ancienne  capitale,  et 
de  là  se  porta  sur  Samarie.  C'était  un  homme  cruel. 
La  ville  de  Tappouah  2,  près  de  Samarie,  avait  re- 
fusé de  lui  ouvrir  ses  portes.  Il  fit  égorger  les 

1.  Voy.  Zach.,  xi,  8  (les  trois  bergers  en  un  mois),  et  surtout 
Osée,  III,  4-5.  Voy.  ci-après,  p.  461. 

2.  Correction  presque  certaine  pour  nDSFI  (II  Rois,  xv,  16). 
Le  mot  DSTnD  à  bifl'er;  repris  à  tort  du  v.  14. 


[770  av.  J.-C]  LES   DEUX    ROYAUMES.  451 

hommes  et  éventrer  les  femmes  enceintes1.  Il 
paraît  que  son  pouvoir  fut  toujours  contesté  2.  Le 
royaume  d'Israël  se  débattait  sous  le  coup  d'un 
mal  incurable.  L'organisme  social  et  religieux 
était  en  pleine  décomposition 8. 

Les  conspirations  militaires  se  multipliaient  éga- 
lement à  Jérusalem.  Joas  avait  été  élevé  au  trône  el 
précipité  du  trône  par  une  conspiration  de  cette 
espèce.  Amasias,  son  fils,  périt  par  suite  d'un 
complot.  Il  réussit  à  s'échapper  de  la  ville  et  se 
réfugia  à  Lakis.  Les  conjurés  l'y  poursuivirent  et 
l'y  tuèrent.  On  mit  son  cadavre  dans  le  char  qu'il 
montait,  et  ses  propres  chevaux  le  ramenèrent 
mort  à  Jérusalem,  où  on  lui  donna  la  sépulture  or- 
dinaire des  rois. 

L'armée  qui  avait  renversé  Amasias  mit  à  sa 
place  un  de  ses  fils,  Ozias  4,  né  d'une  Hiéroso- 
lymitaine  nommée  Iecoliahou.  Ozias  ne  paraît  pas 
avoir  été  l'aîné  de  la  famille  ;  mais  l'armée  le  pré- 
férait, peut-être  parce  qu'il  était  très  jeune;    il 

i.  Il  est  fait  allusion,  dans  Osée,  x,  14,  à  un  fait  analogue, 
rapporté  à  Beth-Arbel. 

2.  Cela  résulte  de  II  Rois,  xv,  19. 

3.  Osée,  m,  4. 

4.  On  peut  hésiter  entre  les  formes  Oziah  et  Azariah  (i"Wi\ 
•Vîiy,  rviîy).  Les  monuments  assyriens  présentent  le  nom 
Azariah.  Mais  est-ce  le  même  personnage? 


451  HISTOIRE   DU   PEUPLE   D'ISRAËL.     1770  av.  t.. C] 

n'avait  que  seize  ans.  Ses  commencements  furent 
extrêmement  faibles1;  puis  il  s'affermit.  Son 
règne  de  cinquante-deux  ans  fut  prospère  pour 
Jérusalem.  Ëdom  rentra  dans  la  vassalité  de  Juda2. 
Ozias  reprit  l'expédition,  si  malheureusement 
interrompue,  de  son  père  dans  le  Ouadi-Arabah3. 
Il  conquit  Élath,  la  fortifia  et.  la  rattacha  de 
nouveau  au  royaume  de  Juda.  Mais  les  voyages 
d'Ophir  ne  furent  pas  repris,  et  on  ne  vit  pas  de 
nouveau  bois  de  santal  à  Jérusalem. 

En  religion,  Ozias  suivit  les  traces  de  son  père  et 
de  son  grand-père.  Ce  fut  un  iahvéiste  modéré.  Il 
ne  supprima  pas  les  hauts-lieux  ;  mais  c'est  là  un 
reproche  qu'on  ne  lui  adressa  qu'après  sa  mort; 
de  son  temps,  personne  ne  croyait  probablement 
que  la  pluralité  des  lieux  de  culte  fût  un  crime. 
Peut-être  la  tradition  selon  laquelle  il  aurait 
été  frappé  de  la  lèpre  fut-elle  une  conséquence  de 
la  mauvaise  note  que  lui  donnèrent  les  historiens 
piétistes. 

Malgré  la  puissante  fermentation  entretenue  par 
les  prophètes,  peut-être  à  cause  de  cette  fermenta- 
tion, Israël  était  encore  dans  le  inonde  une  quantité 

I.  II  Rois,  xiv,  11  et  suiv.  Comp.  Amos,  IX,  12. 

I.  Amos,  ix,  12. 

3.  Notez  Amos,  vi,  14. 


[765  av.  J.-C]  LES   DEUX   ROYAUMES.  4&8 

négligeable.  Les  efforts  des  nations,  comme  ceux 
des  individus,  reçoivent  de  l'activité  générale  du 
siècle  un  coefficient  énorme.  Même  le  mal  est  quel- 
quefois fécond  par  la  réaction  qu'il  provoque;  il 
n'y  a  de  tout  à  fait  stérile  que  le  terre-à-terre  et  le 
désordre  mesquin.  Vers  765  ou  760  ',  un  fait 
d'importance  majeure  vint  changer  l'axe  de  la  po- 
litique en  Orient.  Alors  apparut,  dans  les  vallées 
de  l'Oronte  et  du  Jourdain,  une  puissance  mili- 
taire dont  rien  encore  n'avait  pu  donner  une  idée. 
Damas,  Tyr,  Hamath,  les  villes  philistines,  aux- 
quelles avaient  appartenu  jusque-là  l'importance 
et  la  renommée,  n'eurent  plus  désormais  que  des 
mouvements  subordonnés  à  l'action  d'un  centre 
éloigné. 

Les  relations  des  Hébreux  avec  l'Assyrie  remon- 
taient aux  origines  ;  mais,  depuis  des  siècles,  elles 
étaient  interrompues.  L'Assyrie,  d'ailleurs,  que  les 
Beni-Israël  avaient  connue  était  la  région  mésopo- 
tamienne  de  Sarug  et  de  Harran,  peut-être  anté- 
rieurement la  Babylonie  et  la  Ghaldée.  Cet  ancien 


1.  La  chronologie  est  ici  fort  incertaine.  VoirOppert,  la  Chro- 
nol.  biblique,  p.  29-32;  le  même,  Saloinon  et  ses  suce,  1877; 
Schrader,  Die  Keil.  und  das  A.  T.  (2e  édit.),  p.  217  et  suiv.  ; 
Duncker,  Gesch.  des  Alt.,  II  ^5'  édit.),  p.  270  et  suiv.;  Maspero, 
Hist.  anc.  (i'  édit.),  p..  397-3'J8. 


454  HISTOIRE   DU    PEUPLE    D'ISRAËL.     [760  av.  J.-C.) 

empire  assyrien  avait  un  caractère  essentiellement 
civilisateur.  Il  avait  ses  doctrines,  ses  disciplines 
sacrées,  des  corps  de  prêtres  et  de  sages,  un  com- 
mencement de  science  rationnelle,  un  grand  avan- 
cement dans  les  arts.  Avec  le  temps,  au  contraire, 
s'était  formé  à  Ninive  le  noyau  d'un  empire  dont  la 
force  paraît  avoir  été  tirée  des  hordes  énergiques 
qu'ont  toujours  nourries  les  montagnes  du  Kur- 
distan. C'était  la  première  apparition  de  la  force 
militaire  dans  le  monde;  le  résultat  fut  un  despo- 
tisme brutal,  que  ne  paraît  avoir  animé  aucune 
idée  morale  ni  religieuse. 

L'esprit  et  le  droit  selon  les  vieilles  idées  de- 
vinrent des  mots  dénués  de  sens.  Des  kilomètres 
de  bas-reliefs,  d'un  réalisme  effrayant  *,  nous 
montrent  à  l'œuvre  ce  vieux  militarisme,  avec  sa 
poliorcélique  avancée,  la  simplicité  de  ses  idées, 
la  barbarie  de  ses  mœurs.  La  cruauté  est  ici, 
comme  chez  les  Peaux-Rouges,  une  force  et  un 
mobile.  Des  scènes  de  tortures  sont  représentées 
avec  autant  de  soin  et  d'amour  que  des  scènes  de 
victoire.  Le  roi,  sorte  d'Attila  ou  de  Tamerlan, 
paraît  le  centre  unique  de  tout  ce  déploiement.  Il 
n'y  a  dans  un  tel  monde  ni  grand  ministre,  ni  grand 

1.  Au  Musée  britannique,  au  Louvre. 


[760av.  J.-Gj  LES  DEUX    ROYAUME  465 

capitaine,  ni  grand  artiste.  A  côté  du  roi,  on  ne 
voit  que  des  soldats,  des  serviteurs,  des  bourreaux. 
Le  roi  t  le  dieu  véritable  de  cet  art  de  scalpeurs. 
Rien  n'existe  à  côté  de  lui.  Toutes  les  représen- 
tations n'ont  qu'un  but,  c'est  de  prouver  qu'il  est 
tort.  Or  on  est  bien  fort,  selon  cette  logique  de 
sauvages,  quand  on  voit  son  ennemi  écorché  vif 
à  ses  pieds. 

Le  monde  n'avait  encore  rien  vu  de  semblable. 
L'Egypte  et  Babylone  avaient  régné  par  la  force,  au 
milieu  de  populations  plus  faibles  et  surtout  moins 
organisées.  De  braves  chefs  de  bande,  tels  que 
David,  avaient  fait  servir  la  terreur  à  leur  ambition. 
Les  Moabites  vaincus  par  David  avaient  subi  des 
supplices  aussi  affreux  que  les  vaincus  de  Ninive. 
Mais  une  tyrannie  systématique,  on  n'en  avait  pas 
connu  encore.  C'était  vraiment,  comme  les  Voyants 
Hébreux  le  comprirent,  le  premier  empire,  la  pre- 
mière grande  agglomération  de  peuples  par  la 
conquête.  L'empire  grec,  l'empire  romain,  jus- 
qu'à un  certain  point  l'empire  perse,  se  firent  par- 
donner leurs  violences  par  le  bien  général  qu'ils 
procurèrent  et  la  contribution  qu'ils  apportèrent 
au  progrès.  L'empire  assyrien  paraît  n'avoir  fait 
que  du  mal.  On  ne  voit  aucune  idée  qu'il  ait 
répandue,   aucune    bonne   cause  qu'il  ait  servie. 


45«  HISTOIRE  DU  PEUPLE   D'ISRAËL.     [7tfO  av.  J.-C.j 

Comme  les  empires  tartares  du  moyen  âge,  il  ne 
passa  que  pour  détruire.  Peut-être,  du  reste,  le 
sang  tartare  dominait-il  déjà  dans  ces  hordes  ter- 
ribles, et  les  sombres  conquérants  qui  terrifièrent 
le  vm*  siècle  avant  Jésus-Christ  avaient-ils  plus 
qu'un  rapport  extérieur  avec  les  Turcs,  avec  Attila 
et  Gengiskhan. 

Le  contre-coup  de  ces  cyclones  dans  le  monde  à 
demi  patriarcal  de  Syrie  et  d'Arabie  fut  effroyable. 
Ces  bonnes  petites  sociétés  vivaient  de  l'idée  que 
le  gouvernement  de  l'univers  est  en  somme  assez 
juste;  que  la  richesse,  le  pouvoir,  la  considération, 
appartiennent  à  l'honnête  homme  ou  finissent  par 
lui  revenir;  que  l'adversité  n'est  qu'une  épreuve 
passagère  qui  tourne  à  l'avantage  de  celui  que  Dieu 
frappe.  Or  voici  le  mal  qui  s'élevait  comme  un  rokh 
monstrueux  à  l'horizon;  la  brutalité,  la  violence, 
devenaient  maîtresses  du  monde.  Ces  stupides  et 
cruels  hoplites,  qui  marchent  en  rangs  serrés  à  la 
conquête  de  l'Asie,  sont  l'antipode  de  l'homme 
juste  et  responsable,  tel  que  l'auteur  du  livre  de 
Job,  par  exemple,  le  conçoit. 

Le  fait,  du  reste,  n'était  pas  exclusivement 
propre  à  l'Assyrie.  Le  mercenaire  devenait  le 
maître  du  monde.  Jusqu'alors,  on  s'était  battu  pour 
se  défendre;  maintenant,  on  apprenait  la  guerre 


[760  av.  i.-C.)  LES   DEUX  ROYAUMES.  457 

comme  un  métier  avantageux1  .  Aux  classifications 
des  âges  primitifs,  où  les  hommes  étaient  divisés 
par  leur  genre  de  vie,  agriculteurs,  bergers,  chas- 
seurs, brigands,  vient  s'ajouter  la  catégorie  de  celui 
qui  se  vend  à  un  autre  pour  tuer  et  se  faire  tuer. 
Une  immense  forbannerie  s'élevait  de  toutes  parts. 
C'est  l'âge  de  piraterie  qui  nous  est  représenté  par 
les  poèmes  homériques.  L'exploitation  de  l'homme 
par  l'homme  est  maintenant  la  loi  commune.  La 
captivité  passe  pour  le  mal  suprême,  pour  le  type 
même  du  malheur2.  L'homme  le  mieux  élevé 
peut,  d'une  heure  à  l'autre,  devenir  Yœchmalote  de 
celui  qui  le  surprend.  Le  patriarche  le  plus  accom- 
pli risque  toujours  d'être  la  proie  d'une  bande 
de  gorilles,  qui  fait  pis  que  le  tuer,  qui  le  pollue, 
l'assujettit  à  la  bête,  le  réserve  à  mille  morts. 

Ce  qui  rendait  le  nouvel  empire  assyrien  particu- 
lièrement odieux  aux  Sémites  restés  fidèles  à  l'es- 
prit ancien,  c'était  son  impiété.  On  ne  voit  pas  de 
temples  dans  le  monde  assyrien  de  cet  âge;  les  mo- 
numents n'offrent  presque  aucun  symbole  reli- 
gieux3. Devant  ce  manque  absolu  de  toute  crainte 
de  Dieu ,  l'idée  qui   devait  venir  à  des  peuples 

1.  Isaïe,  u,  4;  Michée,  iv,  3. 

2.  Notez  les  sens  mélaphoriques  de  ni3*9,  rottf,  niac;  31^. 

3.  Les  Mongols,  à  leur  entrée  dans  le  monde  de  l'Asie  cité- 


458  HISTOIRE   DU   PEUPLE  D'ISRAËL.     [700  av.  J.-C] 

simples,  ne  regardant  que  le  dehors  des  choses,  était 
que  le  roi  se  faisait  adorer.  Cette  substitution  de 
l'homme  à  Dieu,  que  l'on  croyait  déjà  découvrir 
dans  des  mythes  de  la  plus  vieille  hisloire,  tels  que 
Nemrod,  le  Kesil l,  paraissait  la  suprême  folie. 
L'essence  de  l'esprit  du  Sémite  patriarcal  est  le 
respect  de  l'individu.  Cette  suppression  des  créa- 
tures de  Dieu  au  profit  d'un  immense  orgueil,  cette 
égalité  dans  l'esclavage  universel,  révoltaient  de 
fières  natures,  étrangères  à  l'idée  de  l'État,  aux- 
quelles l'assujettissement  à  de  petits  roitelets  tels 
que  ceux  de  Judée  et  d'Israël  paraissait  déjà  une 
déchéance. 

Les  prophètes  auraient  dû  être,  les  plus  in- 
dignés; mais,  ne  voyant  le  monstre  que  de  loin, 
voyant,  au  contraire,  de  très  près  leurs  adver- 
saires de  Jérusalem  ou  de  Samarie,  ils  prirent 
l'Assyrie  comme  une  sorte  d'épouvantail  à  l'adresse 
de  leurs  compatriotes.  Parfois  même,  ils  sem- 
blèrent incliner  singulièrement  vers  leurs  pires 
ennemis  et  mériter  le  reproche  d'amis  des  Assy- 
riens. Le  malentendu  en  ce  genre  est  facile.  Les 

.rieure,  firent  do  même  aux  musulmans  l'effet  de  peuples  sans 
religion. 

1.  Le  Géant  ou  Orion,  qui  voulut  se  révolter  contre  Dieu  et  fui 
attaché  à  la  voûte  du  ciel. 


[760av.  J.-C.l  LES   DEUX   ROYAUMES.  459 

esprits  étroits  accusent  toujours  les  clairvoyants 
de  désirer  les  malheurs  qu'ils  prévoient  et  qu'ils 
annoncent.  Le  rôle  de  Cassandre  est  le  plus  triste 
de  ceux  qui  peuvent  échoir  aux  amis  de  la  vérité. 
Chaque  année,  une  expédition  sortait  de  Ninive, 
et  allait  porter,  dans  les  régions  voisines  du  bassin 
du  Tigre  et  de  l'Euphrate,  la  terreur  du  roi  d'Assyrie. 
L'Arménie,  la  partie  orientale  de  l'Asie  Mineure, 
laCilicie,toutel'Araméedu  Nord  étaientdomptées, 
presque  assimilées.  C'est  vers  l'an  765  que  le  fléau 
atteignit  les  pays  voisins  d'Israël .  En  présence  d'une 
telle  force ,  la  résistance  était  impossible.  La  sagesse 
commandait  l'union  et  les  alliances  avec  les  peuples 
voisins,  surtout  avec  les  villes  de  Phénicie.  Mais  les 
prophètes  (les  journalistes,  comme  nous  dirions 
aujourd'hui)  portaient  toutes  les  questions  à  une 
sorte  de  paroxysme.  Leur  haine  contre  Tyr  et  Sidon 
les  aveuglait l.  La  jalousie  des  classes  était  extrême; 
la  rivalité  des  deux  royaumes,  d'ailleurs,  créait  à 
une  grande  puissance  étrangère  une  brèche  assu- 
rée. Ceux  que  le  sang  aurait  dû  rapprocher  luttaient 
d'obséquiosité  à  l'égard  de  l'ennemi  commun, 
pour  diriger  sa  colère  au  r  gré  de  leurs  secrètes 
inimitiés2. 

1.  Voy.  Zacharie,  ix,  et  Isaïe,  xxiii. 

2.  Osée,  v,  1%  etc. 


460  HISTOIRE   DU   PEUPLE   D'ISRAËL.    [755  av.  J.-C.J 

On  ne  sait  rien  de  la  première  pression  assy- 
rienne sur  Israël,  laquelle  eut  lieu  sous  le  règne  de 
Menahem  *.  Menahem  se  soumit  et  paya  au  roi 
d'Assyrie  mille  talents  d'argent,  moyennant  les- 
quels le  roi  d'Assyrie  devint  son  protecteur.  Mena- 
hem fit  payer  la  contribution  par  ses  sujets  aisés, 
et  parut  se  résigner  sans  peine  à  une  situation 
qui  garantissait  sa  royauté  chancelante  contre  les 
dangers  intérieurs  dont  elle  était  menacée.  Son  fils 
Peqahiah  lui  succéda,  et  ne  régna  que  deux  ans.  Il 
fut  assassiné,  dans  le  pavillon  central  de  son 
palais  de  Samarie 2,  par  le  chef  des  gardes  Péqah, 

i.  Cette  première  apparition  de  la  puissance  ninivite  dans  le 
monde  israélite  eut  lieu  par  le  souverain  assyrien  que  les  histo- 
riographes hébreux  appellent  Poul  ou  Phul,  et  que  l'on  ne  réussit 
pas  à  bien  identifier  avec  les  données  de  l'assyriologie.  Ce  n'est 
sûrement  pas  Téglatphalasar.  Quand  on  songe  que  ce  nom  de 
^ID,  qui  peut  prêter  à  tant  d'erreurs  de  copistes,  n'est  écrit  en 
réalité  qu'une  fois  dans  l'historiographie  hébraïque  (les  Chroni- 
ques ne  font  ici  que  répéter  le  livre  des  Rois),  et  cela  dans  un 
texte  où  les  fautes  abondent,  on  arrive  à  croire  que  la  question  ne 
doil  pas  être  serrée  de  trop  près.  Dans  les  listes  assyriennes,  le 
roi  qui  répondrait  le  mieux  serait  Assourdanil  II.  L'idenlilication 
de  Poul  avec  le  roi  de  Babylone  nûpoç,  du  Canon  de  Ptolémée, 
entraine  bien  d'autres  difficultés.  Voir  Schrader,  Die  Keilinschr., 
p.  227  et  suiv.  ;  Oppert,  dans  Babyl.  and  oriental  Record,  vol.  II, 
n«5  (Londres,  1888). 

2.  Les  mots  il**Wn  DN1  331N  J"!N  sont  tout  à  fait  inintelli- 
gibles. Cela  fait  penser  à  l'Ariel  de  Moab,  Il  Sam.,  xxm,  20. 
Notez  le  mot  salis  qui  rappelle  les  Forts  de  David. 


1755  av .  i.-c.)  LES   DEUX    ROYAUMES.  401 

fils  de  Remaliah,  avec  l'aide  d'un  corps  de  cin- 
quante Galaadites. 

Quelques  morceaux  prophétiques  de  ce  temps 
nous  ont  été  conservés  parmi  les  fragments  ano- 
nymes qu'on  mit,  dans  Yeditio  princeps  des  livres 
prophétiques,  à  la  fin  du  volume,  après  le  dernier 
des  prophètes,  qui  était  Zacharie  fils  de  Barachie  *. 
Un  ou  deux  de  ces  morceaux  étaient  peut-être  de 
ce  Zacharie  fils  de  Iebérékiah,  dont  Isaïe  parle 
comme  d'un  des  témoins  fidèles  de  la  vérité  2.  La 
ressemblance  des  deux  noms  aura  aidé  à  la  con- 
fusion. Quoi  qu'il  en  soit  de  ce  point,  les  réflexions 
des  hommes  de  Dieu,  après  l'humiliation  de  Mena- 
hem,  étaient  tristes.  Israël  est  un  troupeau  destiné 
à  la  boucherie  3.  Les  bergers  le  vendent  au  boucher 
pour  s'enrichir.  De  toutes  parts,  guerres  civiles, 
anarchie.  Un  moment,  on  a  vu  trois  bergers  en  un 
mois  *.  Pour  comble  de  malheur,  les  brebis  se  man- 
gent les  unes  les  autres.  Le  prophète  alors  brise 
son  bâton,  qui  s'appelle  Fraternité,  en  signe  de  la 

1 .  Zacharie,  ix-xi.  Ces  morceaux  paraissent  d'auteurs  différents. 
Voir  ci-dessus,  p.  444,  note  4;  450,  note  1.  Nous  parlerons  de  la 
partie  xn-xiv  au  tome  III  de  cet  ouvrage. 

2.  Isaïe,  vin,  2.  Voir  ci-après,  p.  511. 

3.  Chapitre  XI,  4. 

4.  Chapitre  xi,  8.  Allusion,  sans  doute,  à  Zacharie,  Salloum, 
Menahem.  Voy.  ci-dessus,  p.  450. 


462  HISTOIRE   DU    PEUPLE   D'ISRAËL.      [750  av.  4.-C.] 

rupture  définitive  de  la  fraternité  entre  Juda  et 
Israël.  N'ayant  pas  voulu  de  bons  bergers,  le  peuple 
sera  livré  à  d'affreux  bergers  armés  de  coutelas, 
qui  les  mangeront.  Ce  sont  les  conquérants,  les 
usurpateurs.  Voilà  ce  que  c'est  que  de  n'avoir  pas 
gardé  les  rois  selon  le  cœur  de  Iahvé.  C'est  la  faute 
des  classes  dirigeantes,  des  faux  prophètes  *.  Mais 
Iahvé  donnera  une  revanche  à  Juda  et  à  Joseph.  Il 
les  dispersera  parmi  les  nations,  puis  il  les  rassem- 
blera 2.  L'orgueil  d'Assur  sera  abaissé;  le  sceptre 
de  l'Egypte  disparaîtra 

Vers  le  même  temps,  Jotham  succéda,  sur  le 
trône  de  Jérusalem,  à  son  père  Ozias  ou  Azarias.  Il 
suivit  la  ligne  de  conduite  de  ses  ancêtres,  zélé 
pour  le  temple,  mais  tolérant  pour  les  hauts-lieux. 
Il  construisit,  ou  plutôt  il  décora  la  porte  supé- 
rieure du  temple,  et  ajouta  aux  fortifications 
d'Ophel 3. 

La  plus  simple  sagesse  eût  commandé  aux  petits 
États  de  Syrie  l'union  contre  Assur.  Malheureuse- 
ment, les  divisions  étaient  plus  vives  que  jamais. 


1.  Zacharie,  x. 

2.  Se  rappeler  nos  vues  sur  ce  qui  a  déterminé  l'auteur  de  la 
collection  des  Petits  prophètes  dans  ses  choix.  Voy.  ci-dessus, 
p.  i39,  note  1. 

3.  Il  Mois,  xv,  3-2-38;  11  Chron.,  xxvil. 


[750  it.  i.-C.)  LES  DEUX  HO  Y  AIME  S.  463 

Quand  une  grande  force  politique  se  trouve  en 
contact  avec  des  petites  forces  divisées,  il  se  l'ait 
toujours  une  polarisation.  L'empire  d'Allemagne, 
au  moyen  âge,  parsa  position  à  côté  et  au-dessus 
des  républiques  italiennes,  créait  deux  partis,  le 
parti  guelfe  et  le  parti  gibelin.  Un  fait  analogue 
se  passa  en  Syrie,  dès  que  l'on  commença  d'y 
sentir  la  puissance  ninivite.  Damas  et  Israël,  ou- 
bliant leurs  longues  querelles,  se  mirent  à  la 
tête  d'une  ligue  contre  l'Assyrie.  Juda,  du  même 
coup,  fut  incliné  vers  un  parti  tout  contraire.  Dès 
le  règne  de  Jotham,  Résin,  roi  de  Damas,  et 
Péqah  fils  de  Remaliah  harcelèrent  cruellement 
le  royaume  de  Juda.  Bientôt  nous  verrons,  sur 
l'appel  de  Juda.  l'armée  assyrienne  apparaître  pour 
la  seconde  fois  dans  la  région  de  l'Abana  et  du 
haut  Jourdain. 

Ce  qui  faisait  peser  si  lourdement  l'Assyrie  sur 
les  affaires  syriennes,  c'était  en  réalité  l'Egypte. 
Par  la  croissance  subite  du  royaume  ninivite,  se 
produisit  un  antagonisme  comme  il  en  naît  tou- 
jours lorsque  deux  nations  s'affrontent  pour  l'hégé- 
monie du  monde.  L'Egypte  et  l'Assyrie  étant  les 
deux  masses  les  plus  puissantes  qu'on  eût  encore 
vues,  la  loi  fatale  qui  régit  l'humanité,  quand  elle 
n'est  conduite  que  par  ses  instincts  brutaux  (hélasi 


464  HISTOIRE   DU  PEUPLE   D'ISRAËL      [750  av.  J.-C] 

qu'un  tel  état  est  loin  d'être  passé  !),  voulait 
qu'elles  se  combattissent.  Par-dessus  la  tête  des 
petits  royaumes  de  Syrie,  les  deux  grands  empires 
se  regardaient,  se  mesuraient  de  l'œil.  L'Egypte 
était,  en  général,  alliée  aux  villes  de  Phénicie  ■; 
ce  qui  amenait  avec  l'Assyrie  des  complications 
pleines  de  dangers.  L'opinion  publique,  dans  les 
États  jordaniques,  était  fort  excitée.  Le  va-et-vient 
des  alliances 2  créait  en  ces  petits  pays  de  terribles 
oscillations.  Cela  augmentait  fort  la  commune 
bassesse.  On  soupesait  sans  cesse  les  forces  des 
rivaux  ;  on  était  à  l'affût  de  leurs  défaillances  ;  on 
s'avouait  faible;  on  était  d'avance  à  moitié  vaincu, 
par  le  seul  fait  d'être  à  oe  point  préoccupé  des 
querelles  des  forts. 

Le  prophétisme  surtout  souffrit  de  ces  intrigues. 
Le  goût  de  l'imbroglio  politique  se  développe 
facilement  dans  les  coteries  pieuses;  les  dévots  se 
plaisent  souvent  aux  tripotages  de  la  diplomatie. 
Les  prophètes,  étant  essentiellement  des  publi- 
cistes  voudront  être  au  courant  des  secrets  poli- 
tiques des  grandes  puissances.  Aux  révélations  d'en 
haut  ils  mêleront  trop  souvent  les  commérages 
des   nouvellistes.    Dans   ces   questions,   toujours 

i.  Isaïe,  xxiii,  5. 

H.  Osée,  vu,  U  ;  Osée  presque  tout  entier. 


[750  av.  J.-C]  LES   DEUX  ROY  AU  MB  S.  165 

douteuses,  d'alliances  et  de  coalitions,  ils  compro- 
mettront l'autorité  de  Iahvé,  et  on  verra,  non  sans 
un  vrai  serrement  de  cœur,  les  ardents  défenseurs 
du  droit  et  de  la  religion  pure  dépenser,  au  profit 
de  combinaisons  sans  portée,  autant  de  passion  et 
d'éloquence  qu'ils  en  avaient  montré  en  faveur  de 
la  justice  et  de  la  vérité. 

Mais  le  génie  d'Israël,  toujours  obsédé  du  pro- 
blème de  l'humanité,  voyait  avec  sagacité  la  portée 
des  grands  événements  du  monde,  et  ses  vues, 
à  chaque  révolution ,  s'élargissaient .  Les  sages 
d'Israël  comprirent  vite  que  le  jeu  des  petites  villes 
et  des  petits  royaumes  était  fini,  qu'il  ne  pouvait 
plus  être  question  de  dieux  locaux,  que  le  Iahvé 
national  n'avait  qu'une  manière  de  se  sauver,  c'é- 
tait de  devenir  le  Dieu  universel.  Assur,  en  don- 
nant à  l'Orient  l'idée  d'une  grande  puissance,  con- 
tribua presque  autant  que  les  paysans  d'Israël  au 
progrès  du  monothéisme.  Le  prophétisme  sera 
désormais  combattu  entre  deux  tendances,  la  haine 
d'un  orgueil  colossal  et  l'é&louissement  causé  par 
une  force  centrale  de  l'humanité,  qui  doit  se  rat- 
tacher à  Iahvé  par  des  liens  mystérieux.  En  fait  et 
comme  tendance  générale,  les  prophètes  seront 
pour  Assur. 


3<J 


CHAPITRE  XIX 


LE    PROPHETE    OSEE. 


Le  porte-voix  de  Iahvé,  à  cette  heure  pleine 
d'appréhensions  et  de  trouble,  fut  Hoséa,  fils  de 
Beëri,  qu'on  dirait,  pour  la  langue,  les  idées,  les 
images,  un  frère  du  berger  Amos.  La  grande  sono- 
rité déclamatoire  n'est  pas  encore  créée.  Osée 
a  peu  de  rythme  ;  c'est  l'âpre  discussion  d'un 
homme  du  peuple,  ne  reculant  pas  devant  les  tri- 
vialités, les  images  incongrues.  L'accent  de  la  pas- 
sion, qui  ne  vise  qu'à  frapper,  ne  s'est  jamais  exprimé 
en  traits  plus  brefs,  plus  saccadés,  plus  pénétrants. 
Quand  le  calembour  l'aide,  il  ne  se  le  refuse  pas;  car 
le  calembour,  qui  impatiente  l'homme  cultivé,  fait 
beaucoup  d'effet  sur  le  peuple.  L'argot  même  ne  lui 
répugne  pas  *.  On  ne  peut  le  comparer  qu'à  un  pré- 

I.  Le  roi  Iareb,  Osée,  v,  12;  x,  fi.  Notez  surtout  cli.  1. 


[750  av.  J.-C]  LES   DEUI   ROYAUMES.  467 

dicatcur  de  la  Ligue  ou  à  quelque  pamphlétaire  pu- 
ritain du  temps  de  Gromwell. 

L'Assyrie  est,  avec  l'Egypte,  la  préoccupation 
dominante  d'Osée  *,  La  pression  assyrienne  est  déjà 
si  forte,  que  le  Voyant  ose  prédire  la  captivité  des 
deux  royaumes  et  môme  annoncer  que  le  peuple 
s'enfuira  en  Egypte,  ainsi  que  cela  arriva  en  effet, 
cent  soixante-quinze  ans  plus  tard,  après  la  prise 
de  Jérusalem  2.  La  division  des  deux  royaumes  pa- 
raît à  Osée  le  mal  suprême,  un  mal  non  encore  irré- 
médiable et  qu'un  nouveau  David  saurait  faire 
cesser. 

Osée  était,  à  ce  qu'il  semble,  éphraïmite  3  ;  en 
fait,  il  était  supérieur  aux  préjugés  des  deux  partis 
Une  sorte  de  goût  pour  la  légitimité  l'entraîne  vers 
Juda;  il  n'admet  que  le  roi  davidique  *  ;  mais  son 
patriotisme  est  israélite  au  sens  le  plus  large  5.  Ce 
qui  perd  le  royaume  du  Nord,  c'est  l'anarchie  6.  La 
dynastie  de  Jéhu  a  disparu,  et  aucun  des  usurpa- 
is Chapitres  v,  vu,  vin,  ix,  x,  xi  surtout,  xn,  xiv. 

2.  Osée,  ix,  6;  x,  6.  Comp.  xi,  5.  Se  rappeler  que  la  compi- 
lation fut  faite  post  eventum  et  qu'o  ne  garda  que  ce  qui  s'était 
à  peu  près  vérifié. 

3.  Osée,  vu,  5. 

4.  Ibid.,m,  5. 

5.  Ibid.,  v,  8-H. 

6.  Ibid.,  m,  4  5. 


468  HISTOIRE   DU   PEUPLE   D'ISRAËL.     [750  av.  J.-C] 

teurs  éphémères  qui  se  disputent  ses  dépouilles 
n'est  détaille  à  la  remplacer  '.  Samarie  essaye  des 
alliances  étrangères;  elle  passe  de  l'Assyrie  à 
l'Egypte,  de  l'Egypte  à  l'Assyrie,  offrant  des  cadeaux 
à  l'une  et  à  l'autre 2.  Cette  façon  de  coqueter  tour 
à  tour  avec  les  nations  finira  mal,  comme  toutes 
les  intrigues  amoureuses  et  les  liaisons  défendues  3. 

Israël  a.  une  mission  ;  c'est  une  nation  à  part,  qui 
est  chargée  d'un  ministère  sacerdotal  *.  Agir  «  à  la 
façon  des  hommes  5  »,  c'est-à-dire  comme  tout  le 
monde,  est  pour  Israël  une  sorte  de  forfaiture.  La 
division  d'Israël  et  de  ce  qui  n'est  pas  Israël  (les 
goïm)  est  clairement  établie  6.  Quand  Israël  est 
infidèle  à  Iahvé,  c'est  un  adultère7.  Cette  image, 
répétée  par  tous  les  prophètes  qui  suivront,  paraît 
pour  la  première  fois  dans  Osée. 

L'austère  censeur,  décidé  à  peindre  tout  en 
noir,  ne  voit  autour  de  lui  que  corruption  reli- 
gieuse 8.    Les    prêtres  ont  déserté    le    culte   de 

1.  Osée,  x,  3-4;  xm,  10-11. 

2.  Ibid.,  vu,  8  et  suiv.  ;  VIII,  10  ;  XII,  2  et  suiv.  ;  xiv,  4. 

3.  Ibid.,  vm,  10. 

4.  Ibid.,  iv,  6. 

5.  Ibid.,  vi,  7. 

6.  Ibid.,  vu,  8;  vin,  10;  ix,  1. 

7.  Ibid.,  ch.  i. 

8.  Ibid.,  iv,  1  et  suiv. 


17M)  av.  J.-C.]  LES   DEUX    ROYAUMES.  40» 

Iahvé  ;  ils  ne  cherchent  qu'à  s'enrichir  du  prix  des 
offrandes;  ils  vivent  des  péchés  du  peuple;  ils  le 
poussent,  pour  en  profiter,  à  des  sacrifices  im- 
purs *,  dont  il  est  ensuite  puni  2.  La  maison  du  roi 
est  aussi  coupable  que  les  prêtres  3.  Le  roi  et  les 
chefs  raillent  la  piété  *.  Les  prêlres  ont  commis  des 
meurtres  à  Sichem,  à  Galaad 5.  11  y  a  des  prophètes 
même  qui  prévariquent0 .  L'idolâtrie,  la  super- 
stition sont  partout 7.  Le  Galgal,  pour  Osée  comme 
pour  Amos,  est  un  lieu  de  culte  odieux8.  Le 
peuple  demande  des  oracles  à  des  morceaux  de 
bois  9.  Les  hauts-lieux,  où  l'on  offre  des  sacrifices  et 
de  l'encens,  sont  de  mauvais  lieux10.  L'ombrage  y  est 
agréable  ;  les  femmes  s'y  prostituent  en  l'honneur 
d'Astarté;  les  prêtres  y  forniquent  avec  des  filles, 
y  «  sacrificotent  »  avec  des  courtisanes  sacrées. 

Israël,  en  un  mot,  multiplie  les  autels  pour  pé- 
cher; ses  autels  sont  pour  lui  des  occasions  de 

1.  Osée,  iv,  8-9. 

2.  îbid.,  iv,  16  et  suiv. 

3.  Ibid.,  v,  1. 

i.  Ibid.,  vm,  10;  ix,  15. 

5.  Ibid.,  vi,  vu. 

6.  Ibid.,  iv,  5. 

7.  Ibid.,  xi,  2.  Baalim,  fesilim. 

8.  Amos,  iv,  A;  Osée,  iv,  15  ;  ix,  15. 

9.  Osée, iv,  12. 
40.  Ibid.,  iv. 


470  HISTOIUB  »U  PlîUHK  UiSlUfiL   [T»o  av.  j.-a.i 

pécher  4  ;  ses  fêtes,  ses  sabbats,  ses  néoménies 
seront  balayés.  Béthel,  appelé  par  ironie  Beth- 
awen  2  ou  Awen  (iniquité),  Galgal  et  Galaad,  sur- 
tout, sont  maudits.  L'épine  et  le  chardon  croîtront 
sur  leurs  autels  3.  On  y  jure  par  la  vie  de  Iahvé  ; 
mais  les  rites  sont  impurs,  illicites  ;  Àstarté, 
avec  ses  prêtresses  et  ses  prêtres  ignobles,  se 
glisse  à  côté  du  Dieu  pur.  Que  Juda,  du  moins, 
se  garde  de  ces  infamies.  Sans  cela,  l'esclavage 
l'attend  comme  Israël  * 

Même  offerts  à  lahvé,  les  sacrifices  sont  un  rite 
inutile  et  inférieur.  Les  paroles,  gages  sincères  de 
repentir,  valent  mieux  que  toutes,  les  victimes  . 
Quel  plaisir  peut  prendre  l'Eternel  à  des  tueries  de 
bêtes  qu'on  mange  ensuite,  à  de  vaines  libations, 
à  ces  pains  de  proposition,  que  les  gens  feraient 
beaucoup  mieux  d'utiliser  pour  leur  usage6  ?  Le 
mot  fondamental  du  judaïsme  progressif  et  du 
christianisme  :  «  J'aime  la  bonté 7,  non  le  sacri- 

i.  Osée,  vin,  H  ;  x,  1,  2. 

2.  Maison  d'iniquité  ou  de  néant.  Ce  calembour  est  déjà  d;'.ni 
Amos,  v,  5. 

3.  Osée,  iv,15, 19;rx,  15;  x,  5,  8;  xn,12.  Cf.  Amos,  iv,4. 
l.Ibid.,x,  il. 

5.  Ibid.,  v,  6;  xiv,  3. 

6.  Ibid.,  vin,  13;  îx,  4. 

7.  ion. 


(«0 av.  /..fl.]  LES  DEUX  ROYAUMES,  471 

fice  ;  je  préfère  la  vraie  connaissance  de  Dieu  aux 
holocaustes  »  est  d'Osée  *,  et  sûrement  on  l'avait  dit 
avant  lui.  Nous  avons  trouvé  la  même  pensée, sinon 
les  mêmes  expressions  dans  Amos  *. 

Osée  est  un  iahvéiste  absolument  pur 8.  Il  a  hor- 
reur des  représentations  figurées,  des  dieux  faits  de 
main  d'homme  *.  Son  Iahvé  a  pour  épithète  essen- 
tielle qados  «  saint  ».  Une  fois,  il  semble  être  appelé 
Qedosim,  au  pluriel,  d'après  l'analogie  d'Elohim 5, 
Gomme  Amos,  Osée  affectionne  l'expression  élohé 
has-sebaotk ,  «  Dieu  des  sebaoth  ».  On  peut  dire 
que  l'idée  de  la  Divinité,  chez  Osée,  est  supérieure 
à  ce  qu'elle  est  chez  le  rédacteur  jéhoviste  de 
l'Hexateiique.  Iahvé,  chez  lui,  n'a  plus  de  ces  co- 
lères irréfléchies  à  la  suite  desquelles  autrefois  il 
détruisait  l'humanité  par  le  déluge,  Sodome  par  le 
feu,  sauf  à  s'en  repentir  ensuite.  Le  Iahvé  d'Osée  ne 
se  met  en  colère  que  pour  des  motifs  raisonnables  ; 
par  essence,  il  est  fidèle,  patient,  prompt  au  par- 


1.  Osée,  vi,  6. 

%  Voy.  ci-dessus,  p.  430-431. 

3.  Ghap.  m,  4,  zébah,  masséba,  éphod  et  teraphim  sont  mis 
sur  le  même  pied,  comme  parties  du  culte  légitime.  Mais  il  faut 
se  défier  du  style  poétique. 

4.  Osée,  vin,  4-6. 

5  .  Ibid.,  xii,  1.  Comp.  Prov.,  ix,  10;  xxx,  3. 


472  HISTOIRE   DD   PEUPLE   D'ISRAËL.     [750  av. J.-C.J 

don  * .  Il  n'a  pas  les  caprices  de  génie  que  se 
permet  le  Dieu  des  anciens  récits.  La  mythologie 
est  morte  ;  la  théologie  d'Israël  devient  d'une 
parfaite  correction.  Iahvé  aime  la  conversion  du 
cœur;  il  la  provoque9 .  Le  prophète  est  le  fouet  de 
Iahvé  ;  la  parole  du  prophète  tue  3;  mais  Iahvé 
blesse  et  panse  la  blessure;  il  frappe  pour  guérir. 
On  le  voit,  le  prophétisme  postérieur  n'a  rien 
ajouté  à  Osée.  Il  n'a  guère  fait  que  répéter  en  un 
style  plus  correct  ce  que  le  prophète  éphraïmite 
avait  dit  avec  une  sorte  de  grossièreté.  Osée  est,  à 
près  de  cent  ans  d'intervalle,  le  disciple  du  ré- 
dacteur jéhoviste.  Sa  préoccupation  de  l'histoire 
sainte*  est  très  grande;  il  connaît  au  moins  une 
Thorab.  Son  histoire  sainte,  c'est  le  récit  jého- 
viste; sa  Thora,  c'est  le  livre  de  l'Alliance.  Le  gé- 
nie d'Israël  produisait,  dans  un  profond  silence, 
ces  œuvres,  qui  devaient  faire  l'étonnement  de  l'a- 
venir. Le  iahvéisme  était,  dès  la  première  moitié 
du  vine  siècle,  une  religion  complète,  la  plus  par- 

1.  Osée,  xi,  9;  xii,  7.  Comp.  Michée,  vu,  18-20. 

2.  Osée,  v,  15,  vi,  1  et  suiv. 

3.  lbid.,  vi,  5. 

4.  Notez  surtout  xii,  4,5  (cf.  Gen.,  xxv,  26;  XXXH,25et  suiv.); 
ix,  10  (cf.  Nombres,  xxv). 

5.  Osée,  viil,  12  :  Tnin  131  iV  3WDK.  Lisez  Timn  1DT  el 
avec  les  maires  lectionis,  Tmn  'H31. 


[750  av.  J. -Cl  LES   DEUX   ROYAUMES.  473 

faite  qu'on  eût  encore  vue,  et  qui  n'a  guère  été 
dépassée.  La  morale  est  entrée  .°,n  plein  dans  la 
religion  ;  pour  être  l'homme  de  lahvé ,  il  s'agit 
avant  tout  d'être  un  homme  de  bien. 

Qui  est  sage  pour  comprendre  ces  cnoscs, 

Intelligent  pour  les  savoir? 

Droites  sont  les  voies  de  lahvé; 

Les  justes  y  marchent, 

Les  pécheurs  y  trébuchent  s„ 

1.  Dernier  verset  d'Osée, 


CHAPITRE   XX 


LA    SUPERIORITE    RELIGIEUSE    PASSE    A    JUDA. 
COMMENCEMENTS    D'iSAÏE. 


Tout  en  faisant,  dans  les  déclamations  d'Amos, 
d'Osée  et  des  autres  prophètes  du  même  temps,  la 
part  de  cette  exagération  que  n'évite  jamais  le  pré- 
dicateur qui  veut  frapper  fort,  on  ne  peut  douter 
que  le  royaume  du  Nord  ne  fût  tombé,  après  la 
chute  delà  maison  de  Jéhu,  dans  une  grande  déca- 
dence religieuse.  Le  iahvéisme,  mal  gardé,  allait  se 
confondant  avec  l'idolâtrie.  Les  hommes  sagaces 
tels  que  Amos  et  Osée  voyaient  clairement  que  cela 
tenait  à  la  faiblesse  de  la  royauté;  ils  en  venaient  à 
l'idée  que  le  culte  d'une  nation  n'est  solidement 
établi  que  quand  il  est  protégé  par  la  royauté  *;  ils 
prennent  en  pitié  Samarie,  qui  n'a  pas  su  se  faire  de 
dynastie  durable  ;  ils  arrivent  à  l'idée  que  >a  dynas- 

t.  Osée,  m,  4. 


nUOiv.J.C.  Lll   USUX   HOYAUMBS.  475 

tie  de  David  représentera  seule  la  destinée  de  la 
race  d'Abraham.  Lerôlethéocratiqueet  légendaire 
de  David  grandit  chaque  jour.  ,La  séparation  des 
tribus  du  Nord,  qui  avait  d'abord  paru  un  fait  po- 
litique assez  naturel,  devenait  un  schisme,  un 
crime  religieux.  Juda  est  considéré  comme  possé- 
dant une  sorte  de  titre  de  légitimité,  au  double  point 
de  vue  du  culte  de  Iahvé  et  de  la  royauté,  deux 
choses  que  les  prophètes  tiennent  désormais  pour 
inséparables. 

Le  iahvéisme  qui  tend  maintenant  à  s'établir  res- 
semble fort  à  ce  que  sera  l'islam.  Il  consiste  surtout 
dans  l'austérité  des  mœurs,  dans  la  répression  du 
luxe,  dans  un  code  étroit  imposé  aux  femmes;  tout 
cela  conçu  non  comme  une  discipline  privée  qu'on 
accepte  pour  soi  et  pour  les  siens,  mais  comme 
une  loi  d'État,  dont  le  roi  et  les  princes  sont  les 
gardiens.  La  société  est  un  tout  solidaire;  Iahvé  la 
récompense  ou  la  punit  en  bloc.  L'homme  vertueux 
est  responsable  du  libertin;  il  risque  d'être  puni 
pour  la  conduite  de  son  voisin;  il  est  donc  obligé  de 
se  constituer  en  surveillant  de  la  conduite  de  son 
voisin.  De  là  des  habitudes  qui  sont  juste  l'inverse 
du  libéralisme  moderne  et  de  la  morale  de  l'homme 
du  monde  comme  nous  l'entendons.  Notre  principe 
fondamental  est  la  responsabilité  individuelle.  On 


476  HISTOIRE    DU   PEUPLE    D'ISRAËL.     [740  av.  J.  G.) 

est  libre  d'être  aussi  sévère  que  l'on  veut  pour  soi; 
on  peut  faire  autour  de  soi  la  propagande  du  puri- 
tanisme ;  mais  on  n'a  pas  le  droit  de  l'imposer.  Le 
quaker  ne  force  personne  à  se  faire  quaker,  ne  de- 
mande pas  au  gouvernement  de  protéger  le  quaké- 
risme.  Or  le  iahvéisme  des  prophètes,  comme  le 
wahhabisme,  comme  le  vrai  islam,  implique  la 
coercition  pénale,  l'appel  au  bras  séculier  pour  faire 
exécuter  un  code  moral.  Les  excès  du  pharisaïsme 
étaient  la  conséquence  naturelle  de  cet  esprit, 
ou  plutôt  le  pharisaïsme  est  né  avec  le  iahvéisme 
lui-môme.  La  théocratie  juive,  dont  l'islamisme  ou 
plutôt  le  wahhabisme,  le  mahdisme,  etc.,  sont  la 
dernière  expression,  avait  pour  conséquence  l'in- 
quisition, l'union  de  l'Église  et  de  l'État,  la  surveil- 
lance réciproque.  Dans  l'histoire,  l'inconvénient  est 
inséparable  de  l'avantage.  Le  bien  s'opère  souvent 
par  des  moyens  qui  ont  l'air  d'en  être  la  complète 
négation,  et  voilà  pourquoi,  selon  la  différence  des 
temps,  le  progrès  peut  consister,  "en  un  siècle,  à 
combattre  ce  qui,  dans  un  autre  siècle,  a  été  un 
progrès. 

Le  iahvéisme  des  prophètes  du  vin*  siècle  ayant  la 
prétention  d'être  la  morale  absolue,  il  était  naturel 
qu'on  arrivât  à  y  voir  une  religion  bonne  pour  tous 
les  hommes  et  à  concevoir  l'espérance  que  tous  s'y 


[740  av.  J.-C]  LES  DEUX   ROYAUMES.  477 

convertiraient.  Cette  idée,  dont  nous  avons  trouvé 
des  traces  chez  Amos  et  chez  les  prophètes  ses  con- 
temporains *,  va  grandir  d'année  en  année.  Tyr, 
l'Egypte,  Assur  même  viendront  à  Iahvé.  De  telles 
préoccupations,  je  le  sais,  font  penser  à  une 
époque  plus  moderne,  où  le  prosélytisme  devient 
la  pensée  dominante  d'Israël.  On  ne  saurait,  cepen- 
dant, regarder  comme  interpolés  tous  les  passages 
qui  contiennent  ces  prédictions  hardies  2 .  Presque 
toutes  les  grandes  idées  d'Israël  sont  nées  d'une 
façon  si  nécessaire,  qu'elles  semblent,  au  premier 
coup  d'œil,  n'avoir  pas  eu  de  commencement. 

Un  homme  contribua  éminemment  à  la  trans- 
formation que  subirent,  dans  la  seconde  moitié  du 
vme  siècle,  les  idées  israélites;  ce  fut  le  prophète 
Iesaïah  ou  Isaïe 3,  fils  d'Amos  *.  A  un  sentiment  re- 
ligieux des  plus  purs,  Isaïe  joignait  un  rare  talent 

1.  Voy.  ci-dessus,  p.  438,  413,  444,  445,  447,  448. 

2.  Voy.  ci-dessus,  p.  439,  note  1. 

3.  Dans  le  livre  qui  porte  le  nom  d'Isaïe,  il  faut  d'abord  re- 
trancher les  chapitres  xl-lxvi,  qui  sont  sûrement  d'un  autre 
auteur.  Dans  les  trente-neuf  premiers  chapitres,  l'importantes 
distinctions  sont  nécessaires.  Outre  les  chapitres  xV  et  xvi, 
qu'lsaïe  lui-même  déclare  d'un  prophète  plus  ancien,  les  chapitres 
xin,  xiv,  xxi,  xxiv,  xxv,  xxvi,  xxvn,  xxxiv,  xxxv,  ne  paraissent 
pas  de  l'ancien  prophète. 

4.  Rien  de  commun  entre  ce  dernier  nom  et  celui  du  prophèto 
Amos,  L'orthographe  hébraïque  n  est  pas  la  même. 


478  HISTOIRE  DU   PEUPLE  D'ISRAËL.     1740  «v.  J.-c.] 

littéraire.  Le  sir,  dans  les  temps  anciens,  avait  pro- 
duit des  chefs-d'œuvre;  mais  le  genre  en  était  pour 
ainsi  dire  épuisé.  Le  masal  continuait  de  fleurir; 
mais  il  n'était  applicable  qu'à  certains  ordres  de 
pensées.  Jonas  fils  d'Amittaï,  Amos,  Osée  avaient 
créé  la  surate,  la  laisse  oratoire  destinée  à  la  décla- 
mation, et  l'effet  avait  été  immense  ;  mais  Jonas  fils 
d'Amittaï  n'est  encore  qu'un  hurleur,  sa  composi- 
tion n'est  qu'un  vomissement  de  haine;  Osée  et 
Amos  manquent  souvent  d'art;  ils  ont  des  fai- 
blesses, des  duretés.  On  en  était  à  Ennius;  Isaïe 
fut  le  Virgile  qui  conduisit  à  la  maturité  le  rythme 
créé  avant  lui.  Cette  prédication  cadencée,  ana- 
logue à  celle  du  Coran,  qui  donne  encore  de  nos 
jours  tant  de  force  au  livre  des  musulmans,  quand 
il  est  bien  récité,  n'a  jamais  été  porté  à  plus  de 
perfection  que  dans  Isaïe.  Isaïe  est  presque  le 
seul  exemple  d'un  grand  créateur  religieux  qui  ait 
été  en  même  temps  un  grand  écrivain. 

Isaïe  ne  fut  pas  le  seul  prophète  judaïte,  à  l'heure 
solennelle  où  nous  sommes  '.  A  côté  de  lui,  nous 


\.  L'indication  chronologique  qui  se  trouve  dans  les  titres  des 
livres  d'Osée,  d'Isaïe,  de  Michée,  et  qui  ferait  attribuer  à  ces 
prophètes  une  carrière  trop  longue,  vient  d'une  ancienne  collec- 
tion qui  contint  les  prophéties  des  règnes  d'Ozias,  Jotham,  Achaz 
et  Ézéchias.  Supposons  une  Collection  des  grands  écrivains  fran- 


I740av.  J.-C.l  LES  DEUX   ROYAUMES.  «79 

voyons  un  certain  Mika  ou  Michéc,  de  Moréscth- 
Gath,  qui  fut  évidemment  un  personnage  considé- 
rable \.  Ses  idées  et  son  style  ont  la  plus  grande 
analogie  avec  la  manière  d'Isaïe;  on  trouve  même, 
dans  les  écrits  des  deux  prophètes,  des  développe- 
ments identiques2.  Les  passages  les  plus  éloquents 
de  l'école  prophétique,  que  beaucoup  savaient  par 
cœur,  étaient  devenus  comme  une  sorte  de  fond 
commun,  où  tout  le  monde  puisait. 

Quoique  Isaïe  n'ait  pas  inventé  les  belles  for- 
mules religieuses  qui  remplissent  ses  écrits,  sa 
place  dans  l'histoire  du  monde  n'est  nullement 
usurpée.  Il  fut  le  plus  grand  d'une  série  de  géants. 
Il  donna  ta  forme  définitive  aux  idées  hébraïques. 
Il  n'est  pas  le  fondateur  du  judaïsme;  il  en  est  le 
génie  classique.  Le  parler  sémitique  atteint  en 
lui  les  plus  hautes  combinaisons.  Isaïe  est  un  vrai 
écrivain;  Mahomet  lui  est  bien  inférieur.  Isaïe  écrit 
comme  un  Grec.  La  pensée  et  la  langue  arrivent 
chez  lui  à  ce  degré  de  parfait  embrassement  au  delà 


çais  du  temps  de  Louis  XIV,  Louis  XV  et  Louis  XVI,  où  se  trou- 
veraient naturellement  Dossuct,  Vollaire.  En  conclura-t-on  que 
Bossuet  a  écrit  sous  Louis  XV  et  sous  Louis  XVI,  que  Voltaire  a 
écrit  sous  Louis  XIV? 

1.  Jér.,  xxvi,  18. 

2.  Voy.  ci-après,  p.  499-500. 


480  HISTOIRE   DU   PEUPLE   D'ISRAËL.      [740  av  J.-C] 

duquel  on  sent  ou  que  la  langue  sera  brisée  ou  que 
la  pensée  sera  gênée. 

Une  telle  perfection  littéraire  suppose  l'école, 
et  sans  cloute  Isaïe  fut  le  produit  d'une  culture 
de  langue  et  d'idées  depuis  longtemps  commen- 
cée1. Il  cite  et  reprend  pour  son  compte  des 
prophéties  antérieures,  par  exemple  celle  de  Jonas 
fils  d'Amittaï  contre  Moab 2,  et  un  morceau 3  qui 
est  aussi  prêté  à  Michée 4.  Il  est  probable  que, 
dans  beaucoup  d'autres  cas,  où  le  contrôle  nous 
manque,  il  ne  fait  que  répéter  des  prophètes  anté- 
rieurs. Selon  toutes  les  apparences,  ce  fut  à 
Jérusalem  qu'il  se  forma.  Sûrement  les  écrits  plus 
anciens,  surtout  le  livre  des  Guerres  de  Iahvé5, 
l'Histoire  sainte  sous  ses  deux  formes,  lui  étaient 
connus 6,  ainsi  qu'à    Michée  7.   Le   livre  de  PA1- 

1.  Selon  II  Chron.,  xxvi,  22  ;  xxxn,  32,  Isaïe  aurait  été  l'his- 
toriographe des  règnes  d'Ozias  et  d'Ézéchias.  Il  y  a  là  un  de  ces 
malentendus  bibliographiques  si  communs  dans  le  livre  des 
Chroniques. 

2.  Chap.  xv  et  xvi. 

3.  Isaïe,  h,  \-i. 

4.  Michée,  iv,  1-4..  Isaïe  et  Michée  paraissent  avoir  emprunté 
ce  passage  à  un  autre  auteur.  Voir  Joël,  IV,  10  et  suiv. 

5.  Journée  de  Madian,  ix,  3. 

6   Isaïe,  I,  9;  III,  9;  xi,  11,  15-16. 

7.  Michée,  vi,  k  et  suiv.  Abraham  pris  au  sens  ethnographique, ' 
Hichée,  vu,  20. 


[740  av.  I.-C.]  LES   DEUX    ROYAUMES.  4SI 

liance  et  sans  doute  le  Décalogue  furent  pour  lui 
des  Thoras1  révélées  de  Dieu.  L'âpre  polémique 
d'Amos  et  d'Osée  lui  fit,  on  doit  le  supposer,  une 
vive  impression. 

La  vie  dans  un  centre  relativement  considérable 
tel  que  Jérusalem  et  des  relations  fréquentes  avec 
la  royauté  lui  inspirèrent  un  ton  plus  digne  et  plus 
modéré  que  celui  des  prophètes  du  temps  de  Jéro- 
boam II  et  d'Ozias.  Nous  le  verrons,  à  diverses 
reprises,  en  rapport  avec  la  cour  et  conseiller  intime 
de  la  dynastie  "2.  Il  n'appartenait  pas  cependant  à  la 
caste  sacerdotale,  et  il  ne  s'interdit  pas  quelquefois 
de  présenter  les  cohanim  sous  un  jour  désavanta- 
geux, comme  des  gens  qui  font  bonne  chère  avec  l'ar- 
gent du  temple3.  11  était  marié  et  avait  des  enfants*. 
Sa  femme  était  qualifiée  han-nebia5,  comme  on 
disait  la  prêtresse  au  moyen  âge.  Sans  fonction, 
sans  titre  officiel,  il  fut  pendant  près  de  cinquante 
ans  l'âme  inspirée,  la  conscience  agissante  d'Is- 
raël. Pas  une  page  dans  son  recueil  qui  n'ait  été 
de  circonstance,  qui  ne  porte  le  cachet  du  jour, 

1.  Isaïe,  v,  24. 

2.  La  légende  de  sa  descendance  royale  ne  repose  que  sur  deg 
fables  rabbiniques. 

3.  Isaïe,  xxvm,  7. 

i.  Isaïe,  vu,  3  ;  vin,  3,  i,  1*. 
5.  Isaïe,  vin,  3. 

ri.  31 


482  HISTOIRE   DU    PEUPLE   D'ISRAËL.     [7i0  av.  J.-C.j 

qui  ne  soit  l'écho  éloquent  d'une  situation  donnée, 
vue  à  travers  le  verre  coloré  d'une  forte  et  unique 
passion, 

Il  ne  faut  jamais,  dans  les  anciennes  histoires, 
sacrifier  les  parties  qui  nous  choquent  aux  parties 
qui  sont  vraiment  admirables,  ni  douter  des  unes 
pour  soulager  les  difficultés  que  l'on  trouve  à  tout 
concilier.  En  devenant  fondateur  religieux  et  tribun 
de  justice,  Isaïe  n'a  pas  dépouillé  entièrement  la 
peau  du  vieux  nabi.  C'est  le  mantis  grec,  le  devin, 
en  même  temps  que  le  publiciste  inspiré.  On  vient 
le  trouver  pour  savoir  l'avenir.  Quelques-unes  de  ses 
consultations  sentent  la  plaisanterie.  Telle  est  sa 
réponse  aux  Arabes  de  Seïr  et  de  Douma,  qui  se 
réduit  à  peu  près  à  ceci  :  c  Vous  voulez  savoir  quelle 
heure  il  est;  allez  vous  promener1,  »  ou  celle  aux 
Qédarites  :  «.  Dans  un  an,  gare  à  vous2!  »  11  y 
avait,  dans  les  invasions  assyriennes  qui  se  succé- 
daient d'année  en  année,  tant  de  régularité,  qu'un 
cherchait  à  en  prévoir  le  retour,  comme  celui  Mis 
phénomènes  naturels.  Nul  doute  qu'Isaïe  ne  lut 
très  bien  informé  et  que,  sa  rare  pénétration  y 
aidant,  il  ne  vît  parfaitement  clair  dans  les  affaires 
de  son  temps.  Michée  appelle  les  prophètes  «  les 

1.  Isaïe,  xxi,  11-12. 
«./Aid.,  xxi,  13-17. 


[740  «v.  J.-C  |  LKS    l>KUV    KO  VA  t!. M  K  S.  |S3 

guetteurs  d'Israël*  ».  Leurs  maisons  étaient  des 
bureaux  d'opinion,  très  bons  à  consulter  et  dont  les 
gouvernants  devaient  tenir  le  pins  grand  compte. 

Comment  cet  homme,  que  nous  nous  figurons 
sous  les  traits  d'un  Carrel  ou  d'un  Girardin,  très  an 
courant  des  choses  et  sachant  donner  à  ses  idéis 
un  tour  vif  et  piquant,  comment  ce  même  homme 
a-t-il  pu  —  sans  cesser  d'être  un  saint,  un  héros 
—  faire  appel  à  des  siynrs,  c'est-à-dire  à  îles  mi- 
racles, par  lesquels  lahvé  signalait  son  action  par- 
ticulière? On  ne  saurait  rien  comprendre  aux 
grandes  choses  du  passé  si  l'on  n'admet  pas  que 
l'Orient  et  l'antiquité  eurent  une  manière  particu- 
lière de  concevoir  la  raison  et  l'honnêteté.  Des 
rôles  qui  exigeraient  de  nos  jours  que  l'on  donnât 
préalablement  sa  démission  de  tout  ce  qui  con- 
stitue l'homme  sensé  ont  pu  autrefois  être  tenus  par 
des  hommes  dont  les  nerfs  fonctionnaient  comme 
les  nôtres.  Isaïe,  Jérémie,  Jésus,  saint  Paul,  Ma- 
homet ont  existé.  La  plus  mauvaise  critique  est 
celle  qui  s'oblige  à  leur  enlever  la  tête  ou  le  cœur, 
pour  expliquer  ce  qu'ils  furent. 

L'inspiration  individuelle,  principe  du  judaïsme 
et  du  protestantisme,  à  côté  d'une  puissance  créa- 

1.     "'DBD.  Michée,  vu,  l. 


484  HISTOIRE  DU  PEUPLE  D'ISRAËL.     [7*0  «v.  J.-C.J 

trice  extraordinaire,  a  des  inconvénients  qu'il  ne 
faut  pas  dissimuler.  La  croyance  à  l'inspiration,  en 
effet,  se  fondant  uniquement  sur  l'affirmation  de 
l'inspiré,  suppose  chez  le  public  une  grande  capa- 
cité de  croire  à  pile  ou  face.  Une  foule  de  grandes 
choses  assurément  se  sont  faites  par  la  confiance  ; 
mais  combien  aussi  la  confiance  aveugle  a-t-elle 
fait  commettre  de  folies!  Les  prophètes  qui,  dans 
les  premières  années  de  l'occupation  de  l'Algérie, 
se  levaient  chaque  printemps  en  promettant  à 
leurs  coreligionnaires  l'expulsion  des  infidèles, 
les  mahdis,  qui  sont  le  mal  endémique  de  l'islam, 
ont  toujours  trouvé  des  gens  pour  les  suivre.  Dans 
un  état  social  fondé  comme  celui  des  anciens 
Hébreux  sur  la  foi  en  l'envoyé  de  Dieu,  les  plus 
cruels  embarras,  des  disputes  sans  fin,  étaient  iné- 
vitables. Il  y  avait  des  inspirés  pour  annoncer  et 
ordonner  les  choses  les  plus  contradictoires;  com- 
ment distinguer  le  vrai  du  faux  prophète?  L'idée 
d'un  signe  était  la  conséquence  d'un  pareil  di- 
lemme *.  Le  prophète  qui  devait  fournir  une 
longue  carrière  était  obligé  d'être  thaumaturge 
à  certains  jours. 

Isaie,  si  grand  par  certains  côtés,  a  de  la  sorte 

i.  Le  même  mol  (olh)  signifie  en  hébreu  signe  et  miracle. 


[740  ar.  J.-C.J  LES   DEUX    ROYAUMES.  485 

des  parties  qu'on  voudrait  taire.  La  diatribe  contre 
Sebna  et  la  réclame  pourEliaqim  fils  de  Hilqiahou  ' 
touchent  au  ridicule.  Les  petits  drames  symboliques 
par  lesquels  les  prophètes  cherchent  â  rendre  for- 
tement leur  pensée,  les  actes  extravagants  qu'ils  se 
font  commander  par  Iahvé  pour  frapper  le  peuple, 
dépassent  ce  que  nous  sommes  disposés  à  concéder 
à  la  naïveté  antique.  Mais  on  pardonne  tout,  quand 
on  songe  à  ce  qu'il  y  eut  de  prodigieux  dans  cette 
situation  d'un  homme,  oracle  vivant  et  permanent 
de  la  nation,  sorte  d'horloge  qu'on  allait  con- 
sulter, être  surnaturel  dont  tous  les  actes  et 
tous  les  mots  valaient  par  eux-mêmes,  si  bien 
qu'on  se  disait  à  chaque  instant  :  «  Qu'a-t-il  dit? 
Qu'a-t-il  fait?  »  Cette  manifestation  perpétuelle  de 
la  volonté  du  dieu  national,  par  une  sorte  d'ermite 
sordide,  vêtu  de  saq  2,  est  une  des  idées  les  plus 
surprenantes  qu'aucune  famille  humaine  ait  ja- 
mais eues.  Un  tel  genre  de  vie  entraînait  forcément 
des  poses,  des  manœuvres,  des  roueries,  que  nous 
qualifierions  aujourd'hui  des  noms  les  plus  sévères. 
Numa  Pompilius,  qui  fut,  s'il  a  existé,  contem- 
porain d'Isaïe,  ne  se  montra  pas  plus  scrupuleux 
sur  le  choix  des  moyens.  Ëgeria  et  Iahvé  parlaient 

1.  lsaïe,  xxii. 
%  Ibid.,  xx,  2. 


éSfe  HISTOIRE   DU   PEUPLE   D'ISRAËL.     [740  av.  J.-C.) 

la  même  langue,  celle  de  la  conscience  intime  de 
la  nation,  interprétée  par  une  tradition  qui  était 
censée  ne  se  tromper  jamais. 

Le  secret  du  développement  extraordinaire  du 
peuple  d'Israël  a  été  dans  cette  institution  unique. 
Le  prophétisme  a  de  réelles  analogies  avec  le  jour- 
nalisme moderne,  qui,  lui  aussi,  est  un  pouvoir  indi- 
viduel (et  en  somme  bienfaisant),  à  côté  du  gouver- 
nement, du  patriciat,  des  clergés.  Le  prophétisme 
Israélite  fut  un  journalisme  s'exprimant  au  nom  de 
Dieu.  Tour  à  tour  il  sauva  et  perdit  les  dynasties. 
Les  prophètes  sont  à  la  fois  le  modèle  des  patriotes 
et  les  pires  ennemis  de  leur  patrie.  Ils  l'empêchent 
d'avoir  un  ordre  civil,  des  alliances  à  l'extérieur, 
une  armée.  Ils  dirigent  contre  le  gouvernement  une 
opposition  à  laquelle  aucun  État  n'aurait  su  ré- 
sister. Et  pourtant,  en  définitive,  le  prophétisme 
a  créé  l'importance  historique  d'Israël.  II  fut  délé- 
tère dans  la  vie  politique  du  petit  peuple  qui  lui 
confia  ses  destinées  ;  mais  il  a  fondé  la  religion  de 
l'humanité.  Qui  voudrait  être  sévère  pour  lui  ? 

Une  supériorité,  par  exemple,  qu'avaient  ces 
nabis  de  l'école  iahvéiste,  c'est  qu'ils  n'employaient, 
dans  leurs  prédictions,  aucun  moyen  matériel,  tel 
que  Yurim  et  tutnmim.  L'inspiration  de  Iahvé  rem- 
place tout,  Les  prophètes  classiques,  si  l'on  peut 


[710  av.  J. -Cl  LES   DEUX   ROYAUMES.  487 

s'exprimer  ainsi,  ont  horreur  de  la  sorcellerie, 
c'est-à-dire  de  la  prévision  par  de  prétendus  pro- 
cédés surnaturels.  Magie,  images  taillées,  statues, 
astartés,  idoles1,  sont  pour  eux  quelque  chose  de 
similaire.  La  superstition  est  le  mal  qu'ils  pour- 
suivent de  toutes  leurs  forces.  Contrairement  à 
l'opinion  de  tant  d'autres  sages,  ils  ne  pactisent 
jamais  avec  elle.  En  ce  sens,  les  prophètes  hébreux 
sont  de  vrais  protestants,  des  réformateurs,  des 
puritains.  Ce  n'est  pas  sans  raison  que  leurs  écrits 
furent  la  nourriture  habituelle  des  grands  agita- 
teurs du  xvie  siècle.  Calvin,  Knox,  Cromwell  sont 
bien  les  frères  des  prophètes  israélitesdu  vme  siècle 
avant  Jésus-Christ.  Ils  en  ont  l'austérité,  l'esprit 
absolu,  la  dangereuse  simplicité.  L'impuissance 
à  séparer  la  politique  de  la  religion  est  de  part  et 
d'autre  la  même.  La  théocratie  a  ses  grandeurs; 
mais  il  lui  faut  beaucoup  de  temps  pour  arriver  à 
la  liberté. 

i.  Michéc,  ni,  6  el  sm?.  ;  isaie,  vm,  V-*. 


CHAPITRE    XXÏ 


ÎOMPLET    EPANOUISSEMENT    DU    PROPHETISMB 
EN    ISA.ÏE    ET    MICIIÉE. 


L'activité  tl'Isaïe  semble  avoir  commencé  sous 
Jotham  *.  C'était  un  souverain  pieux,  et  dont  Je 
règne  paraît  avoir  laissé  un  bon  souvenir  chez  les 
prophètes.  Il  est  douteux  que  nous  ayons  aucun 
morceau  d'Isaïe  appartenant  à  cette  période. 
Achaz,  au  contraire,  qui  succéda  à  son  père 
vers  741 ,  montra  pour  les  cultes  étrangers  une 
tolérance  qui  fut  fortement  blâmée.  Les  vieilles 
mœurs  se  corrompirent.  La  magistrature  tomba 
dans  un  grand  abaissement  ;  à  tort  ou  à  raison, 
le  parti  d'Isaïe  l'accusait  de  trafiquer  aux  dé- 
pens de  la  justice2.    Les  scribes  chassaient  les 

1.  La  vision  du  chapitre  vi  est.  censée  avoir  eu  lieu  eu  la  der- 
nière année  d'Ozias.  Cela  est  difficile  à  admettre.  Nous  traiterc-m 
de  ce  chapitie  au  tome  III   de  celte  histoire. 

2.  Isaïe.  i,  23;  v,  23;  x,  1-2. 


[735«v.J.-C]  LES    DEUX    ROYAUMES.  489 

pauvres  du  tribunal,  écrivaient  des  sentences 
iniques  *.  Les  malheurs  du  temps,  surtout  les 
nuages  sombres  qui  s'accumulaient  du  côté  de 
Ninive,  étaient,  selon  l'habitude  des  écoles  pro- 
phétiques, exploités  comme  des  punitions  ou  des 
moyens  de  terreur.  Un  des  plus  beaux  manifestes 
de  cette  opposition  ardente,  qui  sans  doute  fut 
plus  d'une  fois  injuste,  est  le  solennel  morceau  qui 
plus  tard  parut  si  beau,  qu'on  en  fit  le  premier 
chapitre  du  recueil  d'Isaïe. 

Écoutez,  cieux, 
Prête  l'oreille,  terre; 
Car  voici  Iahvé  qui  parle  : 

c  Je  m'étais  fait  une  famille, 

Je  l'avais  vue  grandir, 

Et  elle  s'est  révoltée  contre  moi. 

»  Le  taureau  connaît  sa  crèche, 

L'àne  l'étable  de  son  maître  ; 

Mais  Israël  n'a  pas  su, 

Mon  peuple  n'a  pas  voulu  comprendre.  » 

Oh!  nation  pécheresse, 

Peuple  lourd  d'iniquité  ! 

Race  de  méchants  ! 

Fils  de  perdition  ! 

Ils  ont  abandonné  Iahvé, 

Us  ont  renié  le  Saint  d'Israël, 

Ils  s'en  vont,  lui  tournant  le  dos  ! 

i.  Isaïe,  x,  1. 


490  HISTOIRE   DU  1>EU1'LE  D'ISRAËL.     [735  av.  l.-C.) 

Où  trouver  un  endroit  pour  vous  frapper  encore,  à  votre  pro- 
chaine révolte? 

Toute  tête  est  souffrante, 
Tout  cœur  défaillant; 
Depuis  la  plante  des  pieds  jusqu'à  la  tête,  pas  un  endroit  sain; 
rien  que  des  contusions,  des  meurtrissures,  des  plaies  récentes, 
non  réduites,  non  pansées,  non  adoucies  par  l'huile. 

Votre  terre  est  un  désert, 
Vos  villes  sont  brûlées  par  le  feu, 
Vos  campagnes,  en  votre  présence,  des  étrangers  les  dévorent1. 

Et  la  fille  de  Sion  est  là  solitaire 
Comme  une  cabane  dans  une  vigne, 
Comme  une  hutte  dans  une  melonnière, 
Comme  une  ville  en  alerte. 

Si  Iahvé-Sebaoth  n'eût  laissé  subsister  de  nous  un  petit  reste, 
Peu  s'en  faut  que  nous  n'eussions  été  comme  Sodome, 
Que  nous  n'eussions  ressemblé  à  Gomorrhe. 

Écoutez  la  parole  de  Iahvé,  chefs  de  Sodome, 

Prêtez  l'oreille  à  la  voix  de  notre  Dieu,  peuple  de  Gomorrhe  : 

«  Que  m'importe  la  multitude  de  vos  sacrifices  ?  dit  Iahvé, 
Je  suis  rassasié  d'holocaustes  de  béliers  et  de  graisse  de  veaux; 
Le  sang  des  taureaux,  des  agneaux  et  des  boucs,  je  n'en  veux  plus. 

j  Quand  vous  venez  vous  présenter  devant  moi, 
Qui  réclame  tout  cela  de  vos  mains  '  ? 


1.  Les  trois  derniers  mots  du  verset  7  paraissent  des  variantes 
introduites  dans  le  texte. 

2.  "Hîm  DD~),  variante  de  *2D  niK"). 


1735  av.  J.-C]  I  KS    ItKUX    ROYAUMES.  4»1 

»  Cessez  de  m'apporter  des  offrandes  vaines, 

Dont  la  fumée  m'est  en  abomination  ; 

Néoménies,  sabbats,  panégyres, 

Crimes  et  assemblées,  je  ne  peux  plus  supporter  tout  cela 

»  Vos  fêles,  vos  solennités,  mon  aine  les  hait. 
Elles  me  sont  à  charge, 
J'en  suis  las. 

>  Voilà  pourquoi,  quand  vous  étendez  vos  mains, 
Je  couvre  nies  yeux  pour  ne  pas  vous  voir; 
Quand  vous  redoublez  vos  prières, 

Je  n'entends  pas. 
Vos  mains  sont  pleines  de  sang. 

»  Lavez-vous,  purifiez-vous; 
Que  je  n'aie  plus  vos  mauvaises  actions  devant  mes  yeur. 

Cessez  de  faire  le  mal, 

Apprenez  à  faire  le  bien, 

Cherchez  la  justice, 

Aidez  celui  qui  souffre  violence  ', 

Soyez  justes  pour  l'orphelin,  < 

Défendez  la  veuve  ; 
Venez  alors,  et  nous  verrons!  >  dit  Iahvé. 

Vos  péchés  fussent-ils  rouges  comme  l'écarlate. 

Ils  deviendraient  blancs  comme  de  la  neige  ; 

Auraient-ils  l'éclat  du  vermillon, 

Ils  prendraient  la  douce  teinte  de  la  laine. 

Si  vous  voulez  être  dociles, 

Vous  mangerez  les  biens  de  la  terre  ; 

Si  vous  persistez  dans  votre  rébellion, 

Vous  serez  dévorés  par  l'épée; 

Car  la  bouchp  de  Iahvé  l'a  dit. 

1.  Lisez  yiDn,  celui  qui  est  victime  de  la  violence 


432  HISTOIRE    DU   PEUPLE   D'ISRAËL.    [735  m.  J-CJ 

• 

Comment  a-t-elle  été  changée  en  courtisane, 

La  ville  fidèle,  pleine  de  justice  ? 

L'équité  y  faisait  sa  demeure, 

Et  maintenant  c'est  un  séjour  d'assassins... 

Ses  princes  sont  des  bandits,  des  associés  de  voleurs, 

Tous  aiment  les  présents,  courent  après  les  gains  illicites, 

Ils  ne  rendent  pas  justice  cà  l'orphelin  ; 

Le  procès  de  la  veuve  n'arrive  pas  à  eux. 


*    * 


C'est  pourquoi  voici  le  décret  du  Seigneur  Iahvé-Sebaoth,  le 
Fort  d'Israël  : 

c  Oui,  j'aurai  ma  revanche  de  mes  adversaires, 

Je  me  vengerai  de  mes  ennemis... 

Je  rendrai  tes  juges  ce  qu'ils  étaient  d'abord, 

Tes  conseillers  ce  qu'ils  furent  autrefois  * 

Ceux  qui  ont  abandonné  Iahvé  périront. 

»  On  s'éloignera  avec  honte  des  térébinthes  que  vous  aimez; 
On  rougira  des  jardins  où  vous  vous  plaisez2; 
Térébinthes  vous-mêmes  aux  feuilles  fanées, 
Jardins  qui  n'ont  pas  d'eau! 

»  Les  riches  seront  comme  l'étoupe, 

Les  [idoles]  œuvres  de  leurs  mains,  comme  l'étincelle  ; 

Hommes  et  dieux  brûleront  en  même  temps, 

Et  personne  ne  sera  là  pour  éteindre.  » 

1.  Allusion  aux  temps  meilleurs  de  Jotham. 

2.  Allusion  au  culte  d'Astarté.  Cf.  II  Nois,  xvi,  4;  II  Chron., 
xxviii,  3,  4. 


[735  av.  J.-C.]  LES   DEUX   ROYAUMES.  4<J3 

Ces  programmes  enfiévrés,    ces   dénonciations 
vagues,  qui  rappellent  certaines  violences  des  ra- 
dicaux de  nos  jours,  se  succédèrent  à  diverses  re- 
prises sous  le  règne  d'Achaz.  Un  des  plus  beaux 
manifestes  d'Isaïe  est  celui  qu'on  peut  appeler  la 
Surate  de  la  vigne  *,  splendide  morceau  de  litté- 
rature sacrée,  type  de  la  prédication  prophétique  à 
l'époque  de  sa  plus  grande  perfection.  L'auteur 
veut  prouver  que  le  but  de  Iahvé,  en  soignant 
l'éducation  d'Israël  pour  en  faire  un  peuple  saint, 
a  été  le  triomphe  de  la  justice.  Les  obstacles  à  la 
justice  sont  les  riches,  les  grands  propriétaires,  les 
mondains,  qui  mènent  une  vie  dissipée.  Tout  cela 
est  dit  dans  un  style  imagé,  plein  d'allusions  dont 
beaucoup  nous  échappent. 

Je  veux  chanter  à  mon  bien-aimé*  le  cantique  de  mon  ami 
sur  sa  vigne. 

Mon  a^ii3  avait  une  vigne  au  coin  de  Ben-Sémen4.  Et  il  la 
bêcha,  et  iv  en  ôta  les  pierres,  et  il  y  planta  dusoreq5,  et  il  bâtit 


i.  Isaïe,  v. 

2.  Iahvé.  Jeu  de  mots  entre  TT  et  niiT;  la  ressemblance 
paléographique  des  deux  mots  n'a  lieu  cependant  que  dans  l'al- 
phabet plus  récent.  C'est  peut-être  une  simple  faute  de  copiste. 

3.  Je  préférerais  lire   "•"11?. 

L  €  Le  fils  de  l'huile  »  désigne  la  fertilité.  Peut-être  y  a-t-il 
là  un  jeu  de  mots  avec  p,-p,  Benjamin. 
5.  Ceps  excellents. 


494  HISTOIRE    Î)U   PEUPLE   D'ISRAËL.     [735  av.  J.-C.j 

une  tour  au  milieu,  et  il  y  tailla  une  cuve  *,  et  il  attendit  qu'elle 
produisît  des  raisins;  or  voilà  qu'elle  produisit  du  verjus. 

Et  maintenant,  habitants  île  Jérusalem  et  ger.s  de  Juda,  soyez 
juges  entre  moi  et  ma  vigne.  Que  devais-je  faire  à  ma  vigne 
que  je  n'aie  fait?  Pourquoi,  tandis  que  j'attendais  qu'elle  pro- 
duisît des  raisins,  n'a-t-elle  produit  que  du  verjus? 

Eh  bien,  je.  vais  vous  dire  ce  que  je  compte,  faire  à  ma  vigne. 
J'ôterai  sa  haie,  pour  qu'elle  soit  broutée.  Je  détruirai  son  mur, 
pour  qu'elle  soit  foulée  aux  pieds.  J'en  ferai  une  ruine  ;  elle  ne 
sera  plus  ni  taillée  ni  cultivée;  les  ronces  et  les  épines  y  pousse- 
ront, et  je  défendrai  aux  nuages  de  verser  de  la  pluie  sur  elle. 

Car  la  vigne  de  Iahvé-Sebaoth,  c'est  la  maison  d'Israël,  et  Juda 
est  sa  plantation  chérie.  Il  attendait  de  la  justice,  et  voilà  des 
maléfices;  de  la  droiture,  et  voilà...  de  la  forfaiture2. 

Malheur  à  ceux  qui  annexent  maison  à  maison,  qui  ajoutent 
champ  à  champ,  jusqu'à  ec  qu'il  n'y  ait  plus  de  place  [pour  les 
pauvres  gens]  et  qu'ils  soient  seuls  maîtres  du  pays!  Iahvé-Se- 
baoth  a  dit  à  mes  oreilles  :  «  Ah!  si  toutes  ces  maisons  ne  sont 
pas  réservées  à  la  dévastation  !...  Grandes  et  belles  aujourd'hui, 
les  voilà  sans  habitants.  Dix  journaux  de  vigne  ne  donnent  plus 
qu'un  bath,  et  un  homer  de  semence  ne  produit  plus  qu'un  epha.  » 

Malheur  à  ceux  qui  se  lèvent  de  bonne  heure  pour  courir  au 
sékar3  et  s'attardent  dans  la  nuit  échauffés  par  le  vin,  qui 
mêlent  le  cinnor  et  le  néhel,  le  tambourin,  la  flûte  et  le  vin  à  leurs 
repas,  et  ne  font  pas  attention  à  ce  que  fait  Iahvé,  n'ont  pas  d'yeux 
pour  ses  œuvres!  C'est  pour  cela  que  mon  peuple  s'en  ira  en  exil 
faute  de  science,  que  ses  nobles  compteront  parmi  les  hommes 
de  la  faim,  que  son  peuple  séchera  de  soif.  C'est  pour  cela  que 
le  scheol  élargira  son  ventre  et  ouvrira  sa  bouche  sans  mesurt, 

1.  Cuves  taillées  dans  le  roc,  pour  recevoir  le  jus  du  raisin.  Voy. 
Mission  de  Phén.,  p.  230,  251,  599,  034,  664,  71)2. 

2.  Calembours  qu'on  ne  peut  rendre  que  par  des  à-peu-près. 

3.  Sicera.  Liqueur  enivrante,  sorte  de  bière  ou  d'hydromel. 


[735avJ.-C]  LES    DFUX   ROYAOMKS.  49Ô 

que  (ont  cel  éclat  et  cotte  richesse  et  cette  foule  joyeuse  y  des- 
cendront. Ainsi  l'homme  sera  déprimé  et  le  mortel  humilié,  et 
les  ytui\  des  orgueilleux  seront  abaissés,  et  Ialivé-SeLaoth  sera 
haut  parle  jugement,  et  le  Dieu  saint  sera  saint  par  la  justice. 
Et,  pendant  ce  temps,  les  brebis  paîtront  dans  le  pays  comme 
dans  un  pâturage,  et  les  chèvres1  dévoreront  les  riches  plaines 
devenues  désertes. 

Malheur  à  ceux  qui  tirent  le  châtiment  avec  les  câbles  du  mal, 
et  le  péché  comme  avec  les  traits  d'une  voiture  ;  qui  disent  : 
c  Qu'il  se  dépèche,  qu'il  se  hâte  d'accomplir  son  œuvre,  pour 
que  nous  voyions;  que  le  dessein  de  ce  saint  d'Israël  se  réalise 
bientôt,  pour  que  nous  sachions  !  i 

Malheur  à  ceux  qui  appellent  le  mal  bien  et  le  bien  mal,  qui 
ebangent  les  ténèbres  en  lumière  et  la  lumière  en  ténèbres, 
l'amer  en  doux  et  le  doux  en  amer! 

Malheur  à  ceux  qui  sont  sages  à  leurs  propres  yeux  et  intel- 
ligents devant  eux-mêmes  ! 

Malheur  à  ceux  qui  sont  vaillants  à  boire  et  forts  à  mêler  le 
sékar  ;  qui  acquittent  le  mécbant  pour  un  cadeau,  et  refu  pu!  au 
juste  la  justice  qui  lui  est  due!  De  même  que  la  langue  de  feu 
dévore  le  chaume,  de  môme  que  l'herbe  sèche  s'évanouit  dans  la 
flamme,  ainsi  leur  racine  sera  réduite  en  pourriture,  leur  fleur 
sera  emportée  comme  la  poussière  ;  car  ils  ont  repoussé  la  loi  de 
Iahvé-Scbaoth  et  méprisé  la  parole  du  Saint  d'Israël. 

Voilà  pourquoi  la  colère  de  Iahvé  s'allume  contre  son  peuple; 
il  étend  sa  main  sur  lui  et  le  frappe.  Les  montagnes  tremblent; 
les  cadavres  sont  étendus  comme  des  tas  d'ordure  au  milieu  des 
rues.  Malgré  cela,  son  courroux  ne  s'apaise  pas,  et  sa  main 
reste  toujours  étendue. 

Et  il  élève  un  signal  pour  convoquer  de  loin  les  nations,  et  il 
les  siffle  de  l'extrémité  de  la  terre  *,  et  les  voilà  qui  viennent, 

i.  Lisez  pm 

2.  Iahvé  siffle  les  Assyriens,  comme  un  chasseur  ses  thiens, 
pour  accomplir  ses  jugements. 


496  HISTOIRE   DU   PEUPLE   D'ISKAEL.     [735av.J.-a] 

légers,  empressés.  Pas  un  retardataire  ;  pas  un  seul  qui  traîne 
le  pied  dans  la  bande;  nul  ne  dort  ni  ne  sommeille,  ni  ne  dénoue 
ia  ceinture  de  ses  reins,  ni  ne  délace  la  courroie  de  ses  souliers. 
Leurs  flèches  sont  aiguisées,  leurs  arcs  toujours  tendus.  Les 
sabots  de  leurs  chevaux  semblent  de  silex,  les  roues  de  leurs 
chars  sont  comme  la  tempête.  Leur  hurlement  est  celui  de  la 
lionne  ;  ils  mugissent  comme  le  lionceau,  qui  gronde,  saisit  sa 
proie,  l'emporte,  si  bien  qu'on  ne  peut  la  lui  enlever.  Et,  ce 
jour-là,  il  y  aura  contre  Juda  un  grondement  comme  celui  de  la 
mer.  On  regardera  le  pays,  et  on  n'y  verra  que  ténèbres  et  nuit 
sombre  *. 

Toutes  les  surales  de  la  première  époque  d'Isaïe 
sont  de  cette  haute  et  vigoureuse  allure.  C'est  le 
ton  d'un  moraliste  austère,  qui  gourmande  une  so- 
ciété malade  et  parfois  prend  pour  des  signes  de 
maladie  ce  qui  n'est  que  la  nécessité  du  temps2. 
Les  haines  d'Isaïe  sont  celles  de  tous  les  pro- 
phètes. Elles  portent  sur  ce  qui  engagerait  Israël 
dans  le  mouvement  général  de  l'humanité,  les 
relations  avec  l'extérieur,  la  richesse,  le  luxe, 
les  chars,  l'appareil  extérieur  de  la  force.  Iahvé 
seul  est  grand.  Il  se  plaît  à  humilier  les  riches  et 
les  forts,  à  abaisser  ce  qui  est  élevé,  les  cèdres  du 
Liban,  les  chênes  de  Basan,  les  montagnes.  L'or- 

1.  Les  derniers  mots  ont  souffert  quelque  trouble. 

2.  Voir  surtout  le  grand  morceau  comprenant  les  chapitres  II, 
III,  iv,  moins  le  fragment  il,  1-4,  qui  se  retrouve  dans  iMichée  et 
n'est  point  ici  à  sa  place. 


'|TJ5  a?.  l.-C.]  LES   DEUX   ROYAUMES.  497 

gueil  est  le  crime  par  excellence.  Ne  pas  se  fier 
à  l'homme  est  un  acte  de  piété,  et  aussi  de  sagesse, 
puisque  ce  qui  n'a  qu'un  appui  humain  est  essen- 
tiellement caduc.  lahvé  hait  les  vaisseaux  de  Thar- 
sis;  il  se  plait  à  briser  les  objets  de  luxe.  Une  des 
raisons  qui  font  qu'il  aime  à  renverser  les  idoles, 
c'est  que  les  idoles  sont  des  objets  d'art,  en  matière 
précieuse.  Les  parures  et  la  coquetterie  des  femmes 
sont  chose  presque  aussi  condamnable  que  l'ido- 
lâtrie. L'idéal  d'Isaïe  est  une  religieuse  vêtue  de 
noir  et  marchant  les  yeux  baissés.  Les  élégantes  de 
Jérusalem  lui  inspirent  une  mauvaise  humeur 
dont  nous  sommes  obligés,  en  traduisant,  d'atténuer 
l'expression  *. 

Puisque  les  filles  de  Sion  sont  orgueilleuse». 

Et  qu'elles  marchent  la  tête  haute, 

En  jouant  des  prunelles, 

Et  qu'elles  vont  trottinant 

Et  faisant  cliqueter  les  anneaux  de  leurs  pieds, 

Adonai  rendra  chauve  la  nuque  des  filles  de  Sion, 
Et  lahvé  mettra  à  nn  leur..,2. 

En  ce  jour-là,  adieu  les  parures, 
Anneaux  de  pieds,  médaillons,  croissants, 
Boucles  d'oreilles,  bracelets,  fichus, 
Diadèmes,  chaînettes,  ceintures, 

1.  Isaïe,  ni,  16-24.  Notez  aussi  iv,  L 

2.  Allusion  aux  violences  qu'exerceront  les  vainqueurs. 

il.  32 


49«  HISTOIRE   DU   PEUPLE   D'ISRAËL.     [Kar.JL-C] 

Boites  à  parfum  et  amulettes, 
Bagues  et  anneaux  de  nez. 
Robes  de  prix  et  pelisses, 
Mantes  et  aumônières, 
Miroirs  et  camisoles, 
Toques  et  pardessus. 

Au  lieu  de  parfums,  une  infection; 

Au  lieu  de  ceinture,  une  corde  *; 

Au  lieu  de  cheveux  bouclés,  une  tête  rasée; 

Au  lieu  de  simarre,  un  saq  ; 

Un  sligmate1,  au  lieu  de  beauté. 

L      mécontentement  contre  le    gouvernement 
perce  à  chaque  ligne. 

Le  chef  de  mon  peuple  est  un  enfant, 
Et  des  femmes  le  gouvernent'. 

I.  -  conducteurs  égarent  le  peuple;  les  riches 
sont  idolâtres  et  dépouillent  les  pauvres.  Au  delà. 
*e  prophète  entrevoit  un  état  pire  encore,  c'est  ce 
,u'en  langage  moderne  on  appellerait  la  révolu- 
lion.  Les  hommes  considérables  ayant  été  écartés, 
le  pays  sera  livré  à  une  complet  n. 

Je  leur  donnerai  pour  chefs  des  jeunes  gens4, 
Et  des  étourdis  régneront  sur  eux. 

1.  Les  femmes  captives  étaient  liées  d'une  corde  et  ficelées 
comme  une  sorte  de  paquet. 

.    Marque  au  fer  chaud  que  l'ennemi  imprimait  sur  la  figure 
mes  captives. 

3.  Isaïe,  m,  12  et  suit. 

4.  Ibid.,  III,  4  et  suif. 


[7o5  «t.  J.-C]  LES   DEUX    ROYAUMI"  199 

Et  les  hommes  se  rueront  l'un  sur  l'autre, 
Le  jeune  sur  le  vieux. 
Le  vil  sur  le  noble. 


Il  suffira  qu'un  homme  ait  un  manteau  pour 
qu'on  vienne  le  saisir  de  force  et  lui  dire  :  c  Sois 
notre  chef.  »  Mais  il  refusera  :  «  Je  n'ai  rien;  de 
grâce,  ne  me  faites  pas  chef  de  ce  peuple.  » 

Le  jour  de  jugement  et  de  justice  va  bientôt 
éclater.  Les  hommes  enrayés  iront  se  cacher  dans 
les  cavernes  des  rochers,  dans  les  trous  de  la 
terre1.  Tout  ce  qui  est  humain  croulera.  La  jus- 
lice  régnera  ;  chacun  sera  traité  selon  ses  œuvres  *. 
11  y  aura,  dans  la  destruction  d'Israël,  un  reste, 
une  bouture,  un  rejeton  qui  fera  répulluler  la  race 
des  saints.  Sion  deviendra  un  nouveau  Sinaï,  avec 
nuée  de  jour  et  flamme  de  nuit;  à  l'abri  de  cette, 
gloire  divine,  le  peuple  des  justes  sera  heureux 
à  jamais3. 

Cet  avenir  brillant  est  la  perspective  sur  la- 
quelle se  reposent  toujours  les  yeux  du  Voyant. 
l~n  court  oracle  que  l'école  prophétique  se  plaisait 
à  répéter,  et  qu'on  attribuait  tantôt  à  Isaïe,  tantôt  à 


1.  Isaïe,  n,  19  et  sunr. 

2.  Ibid.,  m,  11-12. 

2.  Ibid..  iv,  2  et  suiv. 


500  HISTOIRE   DU   PEUPLE  D'ISRAËL.     [735  av.  J.-C] 

Michée  !,  exprimait  l'indomptable  espoir  qui  a  fait 
de  Jérusalem  la  capitale  religieuse  du  monde. 

Or  il  arrivera,  dans  la  suite  des  jours*,  que  la  montagne  de  la 
maison  de  Iahvé  se  dressera  en  têle  des  montagnes,  et  s'élèvera 
au-dessus  des  collines,  et  que  toutes  les  nations  y  afflueront.  Et 
des  peuples  nombreux  viendront  et  diront  :  «  Venez  et  montons 
à  la  montagne  de  Iahvé,  à  la  maison  du  Dieu  de  Jacob,  pour 
qu'il  nous  instruise  dans  ses  voies  et  que  nous  marchions  dans  ses 
sentiers;  car  de  Sion  sortira  la  Loi,  et  la  parole  de  Iahvé  de 
Jérusalem.  Et  Iahvé  jugera  entre  les  nations,  et  il  sera  l'arbilre 
des  peuples.  De  leurs  épées,  ils  forgeront  des  socs  de  charrue,  et 
de  leurs  lances,  des  serpes.  Les  nations  ne  lèveront  plus  l'épée 
les  unes  contre  les  autres,  et  elles  n'apprendront  plus  la  guerre.  » 

Gloire  au  génie  hébreu,  qui  a  désiré,  appelé 
avec  une  force  sans  égale  la  fin  du  mal,  et  vu  se 
lèvera  l'horizon,  au  milieu  des  effroyables  ténèbres 
du  monde  assyrien,  ce  soleil  de  justice  seul  capable 
de  faire  cesser  la  guerre  entre  les  hommes  !  C'était 
là  assurément  une  immense  utopie.  Les  hommes 
de  paix,  rêvés  par  le  prophète,  devaient  être  plus 
funestes  au  monde  que  les  hommes  de  guerre  les  plus 
brutaux.  Pour  éviter  ce  grand  mal  d'être  obligé 
t  d'apprendre  la  guerre  »,  mal  cruel  à  coup  sûr, 
Isaïe  et  Michée  fondent  la  théocratie.  Or,  Iahvé 
ne  pouvant  exercer  un  gouvernement  direct,  le 

1.  Isaïe,  II,  2-4  ;  Michée,  IV,  1-4. 

2.  D,D,n  minîta. 


1735  «v.  j.-c.)  LES   DEUX  ROYAUMES.  001 

règne  de  Iahvé  eût  été  le  règne  du  parti  iahvéiste, 
règne  d'autant  plus  tyrannique  qu'il  se  fût  exercé 
au  nom  du  ciel.  L'autorité  est  d'autant  plus  dure 
que  l'origine  en  est  crue  divine.  Mieux  vaut  le 
soldat  que  le  prêtre;  carie  soldat  n'a  aucune  pré- 
tention métaphysique.  Au  point  de  vue  de  la  phi- 
losophie de  l'histoire,  on  ne  peut  donc  accepter 
qu'avec  une  forte  réserve  la  politique  sacrée 
d'Isaie.  Mais,  la  théocratie  une  fois  écartée,  il 
reste  la  bonté  et  la  raison;  il  reste  cette  vérité 
que  la  science  et  la  justice,  s'appliquant  au  gou- 
vernement du  monde,  peuvent  beaucoup  l'amé- 
liorer. Cette  espérance,  que  les  sibyllistes  d'Alexan- 
drie relèvent  ardemment,  qui  réchauffe  et  sou- 
tient le  tendre  et  défaillant  Virgile,  où  Jésus  et  son 
entourage  puisent  l'affirmation  de  l'apparition  pro- 
chaine du  royaume  de  Dieu,  a  pour  père  Isaïe  ou 
plutôt  l'école,  obstinée  dans  son  optimisme,  qui 
la  première  jeta  dans  l'humanité  le  cri  de  justice, 
de  fraternité  et  de  paix. 

C'est  ici  une  des  origines  de  l'idéalisme,  et  il  faut 
s'incliner.  La  victoire  des  prophètes  compte  entre 
les  rares  victoires  que  les  hommes  de  l'esprit  ont 
remportées.  A  côté  de  la. Grèce  du  v°  siècle,  met- 
tons l'Israël  du  vme  siècle  avant  Jésus-Christ. 
Israël,  dès  cette  époque  reculée,  vit  admirable- 


60S  HISTOIRE   DU    PEUPLE   D'ISRAËL.     1/S8  av.  J.-C.J 

ment  l'absurdité  de  l'idolâtrie,  cette  faute  énorme 
idont  la  race  aryenne  ne  sut  pas  se  défendre  au 
moment  où  elle  se  trouva  en  contact  avec  des 
yaces  pratiquant  les  arts  plastiques.  La  sottise  de 
Thomme,  «  se  prosternant  devant  l'œuvre  de  ses 
mains,  adorant  ce  que  ses  doigts  ont  fabriqué  », 
parut  aux  Israélites  éclairés  le  comble  de  l'absurde. 
Le  ridicule  des  petits  bons  dieux,  traînant  parmi 
les  bibelots  de  la  tente  ou  de  la  maison,  les 
frappa.  Les  sages  s'en  moquaient  et  conseillaient 
de  jeter  tout  cela  dans  le  trou  aux  ordures,  en  la 
compagnie  des  rats  et  des  chauves-souris1.  L'idée 
que  le  nabi  tenait  son  inspiration  de  Iahvé  devait 
aussi  expulser  les  ineptes  pratiques  de  la  sorcel- 
lerie2. C'est  là  une  des  grandes  différences  du 
développement  aryen  et  du  développement  sémi- 
tique. Chez  les  Grecs,  chez  les  Romains,  chez  les 
peuples  modernes,  jusqu'au  xvie  siècle,  l'aristocratie 
montra  une  faiblesse  extrême  envers  les  super- 
stitions et  les  opinions  grossières  de  la  foule.  Chez 
les  Hébreux,  les  chefs  selon  l'esprit  firent  à  la 
superstition  une  guerre  à  mort  et  finirent  par  l'em- 
porter. En  Europe,  un  tel  mouvement  ne  se  vit  qu'à 


i.  Isaïe,  il,  20. 
2.  Ibid.,  m,  2,  3. 


[735  «v.  J.-C.]  LES  DEUX  ROYAUMES.  503 

la  Réforme;  or  la  Réforme  du  xvi*  siècle  doit  être 
considérée  comme  une  recrudescence  de  l'esprit 
hébreu,  produite  par  la  lecture  de  la  Bible.  C'est 
la  dernière  poussée  de  l'esprit  dont  l'école  d'Isaïe 
fut  la  plus  haute  et  la  plus  claire  manifestation. 

Le  sacrifice  était  la  tache  honteuse  que  ^'huma- 
nité'gardait  de  ses  folles  terreurs  primitives,  de  son 
sot  et  bas  empressement  à  apaiser  des  dieux  chimé- 
riques. Nous  avons  vu  Isaie  traiter  cette  pratique 
fondamentale  de  la  religion  avec  une  sorte  de  dé- 
dain. Miche 8  n'est  pas  moins  formel1. 

Le  fidèle  demande  avec  anxiété  : 

Avec  quoi  donc  me  présenterai-je  devant  Iahvé, 
M'inclinerai-je  devant  le  Dieu  d'en  haut? 
Me  présenterai-je  avec  des  holocaustes, 
Avec  deux  veaux  âgés  d'un  an  ? 
Iahvé  agréera-t-il  des  milliers  de  béliers, 
Des  myriades  de  torrents  d'huile  ? 
Donnerai-je  mon  premier-né  pour  ma  faute, 
Le  fruit  de  mes  entrailles  pour  mon  péché? 

Le  sage  répond  : 

Homme,  on  t'a  dit  ce  qui  est  le  bien, 
Ce  que  Iahvé  demande  de  toi  : 
Tout  se  réduit  à  pratiquer  la  justice 
A  aimer  la  bonté, 
A  marcher  humblement  avec  ton  Dieu, 

1.  Michée,  vi,  6  et  suiv. 


504  HISTOIRE   DU   PEUPLE   D'ISRAËL.      [735  «v.  J.-C.J 

Le  Iahvé  d'Osée,  nous  l'avons  vu,  est  un  être 
complètement  moral;  celui  d'Isaïe  et  de  Michée 
a  déjà  les  tendresses  du  Père  céleste  des  chré- 
tiens.  Quelquefois  il  prend  des  tons  larmoyants 
(qui  font  pressentir  les  reproches  affectueux  de 
Jésus  :  «  0  mon  peuple,  que  t'ai-je  fait1?...  » 
On  est  tenté  de  dire  :  «  Le  pauvre  homme!  »  Le 
pieu  pleureur  qu'aimera  le  christianisme,  ce  Dieu 
à  qui  on  fait  de  la  peine,  qu'on  afflige  en  l'offen- 
sant et  qui  attend  en  bon  père  le  retour  du  pé- 
cheur, existe  au  moins  en  germe.  Iahvé  est  déjà, 
à  la  façon  dont  on  le  plaint  et  dont  on  le  traite,  un 
pauvre  crucifié. 

En  même  temps,  naît  la  vraie  prière.  L'homme 
pieux  prend  en  horreur  les  contorsions,  les  convul- 
sions, les  danses  frénétiques,  ces  incisions  au  front, 
ces  façons  de  se  taillader  avec  des  rasoirs  qu'affec- 
tionnaient les  prêtres  de  Baal  et  de  Camos.  Le  nou- 
veau Dieu  est  si  essentiellement  le  Dieu  du  bien,  que 
toute  âme  pure  se  trouve  naturellement  en  com- 
merce avec  lui.  Il  aime  les  hommes  sincères  et  hon- 
nêtes; il  les  écoute.  Il  est  douteux  que  nous  ayons 
des  psaumes  de  ce  temps.  Mais  l'esprit  de  médita- 
tion inlime  qui  a  fait  des  psaumes  le  Livre  de  prière 

i.  Mioliée,  vi,  3. 


[735  av.  J.-C.  LES    DEUX  ROYAUMES.  505 

l'humanité  existe  déjà.  Cet  esprit  se  résume  dans 
les  nuances  diverses  du  mot  siah,  signifiant  à  la 
fois  méditer,  parler  bas,  parler  avec  soi-même, 
s'entretenir  avec  Dieu,  se  perdre  dans  les  vagues 
rêveries  de  l'infini  *. 

C'est  surtout  par  la  conception  de  la  Providence 
et  de  la  justice  sociale  que  le  développement  hébreu 
se  sépara  nettement  de  celui  de  nos  races.  Nos  races 
se  contentèrent  toujours  d'une  justice  assez  boiteuse 
dans  le  gouvernement  de  l'univers.  Leur  assurance 
d'une  autre  vie  fournissait  aux  iniquités  de  l'état 
actuel  d'ample?  compensations.  Le  prophète  hébreu, 
au  contraire,  ne  fait  jamais  appel  aux  récompenses 
ni  aux  châtiments  d'outre-tombe.  Il  est  affamé 
de  justice  et  de  justice  immédiate.  Selon  lui,  c'est 
ici-bas  que  la  justice  de  Iahvé  s'exerce.  Un  monde 
injuste  est  à  ses  yeux  une  monstruosité.  Quoi  ! 
Iahvé  ne  serait  donc  pas  tout-puiesant!  De  là  une 
tension  héroïque,  un  cri  permanent,  une  attention 
perpétuelle  aux  événements  du  monde,  tenus  tous 
pour  des  actes  d'un  Dieu  justicier.  De  là  surtout, 
une  foi  ardente  dans  une  réparation  finale,  dans  un 
jour  de  jugement,  où  les  choses  seront  rétablies 
comme  elles  devraient  être.  Ce  jour  sera  le  renver- 
sement de  ce  qui  existe.  Ce  sera  la  révolution  radi- 
1.  Genèse,  xxiv,  63. 


50B  HISTOIRE   DU   PEUPLE    O'ISHAEL.     [735  av.  J.-C, 

cale,  la  revanche  des  faibles,  la  confusion  des  forts. 
Le  miracle  de  la  transformation  du  monde  s'opérera 
à  Sion.  Sion  sera  la  capitale  d'un  monde  régénéré, 
où  la  justice  régnera.  David  deviendra,  ce  jour-là, 
le  roi  spirituel  de  l'humanité. 

Ces  idées  remontaient  en  Israël  aux  plus  vieux 
jours.  Comme  toutes  les  idées  fondamentales  d'un 
peuple,  elles  étaient  nées  avec  le  peuple  même. 
L'école  prophétique  personnifiée  en  Ëlie  et  Elisée 
leur  donna,  dès  le  ixe  siècle  avant  Jésus-Christ,  chez 
les  tribus  du  Nord,  un  relief  singulier.  Dans  la  pre- 
mière moitié  du  vme  siècle,  les  prophètes  Amos, 
Osée  et  leur  école  les  proclamèrent  avec  une  force 
extraordinaire,  en  un  style  énergique,  bizarre  et  dur- 
Vers  740,  ces  vérités  deviennent  l'apanage  propre 
de  Jérusalem.  Isaïe  leur  donne,  par  l'ardeur  de  sa 
conviction,  l'exemple  de  sa  vie,  la  beauté  de  son 
style,  un  éclat  sans  égal.  Il  est  le  vrai  fondateur  (je 
ne  dis  pas  l'inventeur)  de  la  doctrine  messia- 
nique et  apocalyptique.  Jésus  et  les  apôtres  n'ont 
fait  que  répéter  Isaïe.  Une  histoire  des  origines  du 
christianisme  qui  voudrait  remonter  aux  premiers 
germes  devrait  commencer  à  Isaïe. 


CHAPITRE    XXII 


AGONIE    DU    ROYAUME    H  IS^IAP.L. 


Un  trait  particulier  de  l'histoire  du  peuple  hébreu 
c'est  que  toujours,  chez  lui,  les  crises  religieuses 
coïncidèrent  avec  les  crises  de  la  nationalité.  Le 
christianisme  naquit  au  travers  de  la  fièvre  ter- 
rible que  l'établissement  de  la  domination  ro- 
maine causa  en  Judée,  au  premier  siècle  de  notre 
ère.  Le  judaïsme,  comme  religion  particulière, 
naquit  sous  l'étreinte  de  l'Assyrie,  au  vinc  et  au 
vu'  siècle  avant  Jésus-Christ.  La  constante  habi- 
tude des  prophètes  hébreux  de  voir  dans  les 
grands  événements  du  monde  des  actes  de  la  poli- 
tique de  Iahvé1,  donnait  à  cet  empire  une  sorte 
de  consécration  religieuse.  Nous  avons  vu*  les 
armées  assyriennes  transformées  en  milices,  qui 

i.  roir  Vyô. 

2.  Ci-dessus,  p.  495» 


508  HISTOIRE   DU   PEUPLE   D'ISRAËL.     [730  av.  J.-C] 

obéissent  au  coup  de  sifflet  de  Iahvé.  Assur  sera 
désormais  le  point  de  mire  de  toutes  les  visions 
prophétiques.  Iahvé  est  un  Dieu  si  fort,  que  tout  ce 
qui  est  fort  dans  le  monde  sert  son  œuvre  en  qua- 
lité de  ministre  involontaire  et  de  serviteur  incon- 
scient. 

L'éternelle  petite  guerre  des  rois  de  Juda,  d'Is- 
raël, de  Damas  continuait.  Résin,  roi  de  Damas, 
qui  paraît  avoir  été  un  des  organisateurs  les  plus 
énergiques  de  la  résistance  de  la  Syrie  contre 
Assur,  et  Péqah,  roi  d'Israël,  qui  luttait  faiblement 
contre  l'anarchie  des  tribus  du  Nord,  marchèrent 
contre  Jérusalem  (vers  730).  La  maison  de  David 
fut  sérieusement  en  péril.  Péqah  et  Résin  n'as- 
piraient pas  à  moins  qu'à  détrôner  Achaz  et  à 
mettre  en  sa  place  un  régent,  qui  nous  est  connu  seu- 
lement par  le  nom  de  son  père,  «  le  fils  Tabel1  ». 
Peut-être  est-ce  Résin  que  l'on  désignait  à  mots 
couverts  par  ce  nom  2.  L'idée  ultérieure  des 
confédérés  était  probablement  d'enrôler  Juda 
dans  une  ligue  de  toutes  les  forces  de  la  Syrie 
contre  l'empire  assyrien.  Le  royaume  de  Juda  fut 
à  deux  doigts  de  sa  perte.  Les  Philistins,  profitant 

\.  Isaie,  vu,  6. 

2.  Comp.  Taltriinmon,  nom  damasquin.  Voy.  cependant  Oppert, 
Ann.  de  pkil.  chrét.,  mars  18G9. 


f/30  av.  J.-C.l  LES   DEUX   ROYAUMES.  509 

des  embarras  du  moment,  secouèrent  l'espèce  de 
vassalité  où  ils  étaient  tombés  à  l'égard  de  Jéru- 
salem '.  Les  Syriens,  campés  en  Éphraïm,  répan- 
daient une  indicible  terreur  dans  l'entourage  d'A- 
chaz  et  dans  le  peuple 2. 

Isaie  3eut  dans  cette  circonstance  un  rôle  im- 
portant. Comme  le  droit  divin  de  la  maison  de 
David  était  pour  lui  un  dogme,  il  se  montra  légiti- 
miste absolu.  Achaz  était  loin  d'être  un  souverain 
tel  qu'il  l'eût  désiré;  il  n'en  déploya  pas  moins 
toutes  les  ressources  de  son  art  pour  le  sauver.  Il 
fut  inspiré  d'aller,  avec  son  fils,  au-devant' d'Achaz, 
vers  l'orifice  de  la  piscine  Supérieure,  sur  la  chaus- 
sée du  Foulon  4,  où  le  roi  surveillait  des  travaux 
pour  arrêter  les  Syriens.  Selon  une  habitude  fami- 

l.lsaïe,xiv,  28-32.  La  note  €  dans  l'année  de  la  mort  d'Achaz  » 
est  fausse,  comme  presque  toutes  les  scholies  de  ce  genre. 
Cf.  II  Chron.,  xxvm,  18. 

2.  Isaïe,  vu,  2. 

3.  Ibid.,  vu,  vin,  ix,  1-6. 

A.  Vers  le  petit  bassin  qu'on  appelle  maintenant  Fontaine  de 
la  Vierge.  Peut-être  le  travail  de  défense  que  surveillait  Achaz 
était-il  le  tunnel  qui  amène  les  eaux  de  la  piscine  Supérieure 
(Fontaine  de  la  Vierge)  à  la  piscine  Inférieure  (Bassin  de  Siloé). 
Celte  eau  était  ainsi  soustraite  à  l'action  de  l'ennemi.  L'inscrip- 
tion de  Siloé,  en  toutcas,  doit  être  placée,  comme  date,  bien  près 
de  l'an  740.  La  meilleure  reproduction  publiée  de  cette  curieuse 
inscription  est  dans  la  Zeitschrift  cler  d.  m.  Gesellschaft,  1882, 
p.  725.  Cf.  Journal  des  Débats,  16  avril  1882. 


blO  HISTOIRE   DU  PEUPLE   D'ISRAËL.     [730  «t.  J.-C] 

Hère  aux  prophètes,  Isaïe  donnait  à  son  fils  un  nom 
symbolique,  Sear-iasoub,  «  Débris-reviendront  », 
ce  qui  voulait  dire  :  «  Israël  périra;  il  ne  s'échappera 
que  des  débris;  ceux-là  se  convertiront1.  »  Isaïe 
récita  au  roi  un  beau  morceau  prophétique  2, 
pour  le  rassurer,  le  détourner  des  alliances  étran- 
gères et  lui  persuader  de  s'en  remettre  purement  et 
simplement  à  la  protection  de  Iahvé.  Il  osa  donner 
à  cet  égard  un  signe  bizarre  à  Achaz.  «  Voici  une 
femme  enceinte.  Dans  quelques  mois,  elle  aura  un 
fils,  Immanu-el3.  Avant  qu'il  ait  atteint  l'âge  de 
raison,  la  Syrie  et  Éphraïm  seront  écrasés.  Mais 
prends  garde  :  les  alliés  que  tu  auras  appelés 
t'écraseront  à  leur  tour.  L'Egypte  et  l'Assyrie  per- 
dront Juda.  i> 

L'imagination  du  prophète  ne  rêvait  que  désas- 
tres. Un  jour  \  on  le  vit  promener,  dans  les  rues  de 
Jérusalem,  à  la  façon  des  hommes-affiches  de  nos 
jours,  une  planche  sur  laquelle  étaient  écrits  en 
grosses  lettres  deux  noms  symboliques  :  Maher-sa- 
lai  (Prompt  au  butin),  Ilas-ba:  (Pille  vite).  Gomme 
garants  de  ce  qui  allait  suivre,  il  prit  deux  témoins 

1.  Cf.  Isaïe,  x,  21. 

2.  Isaïe,  vu,  4-9. 

3.  «  Dieu  est  avec  nous  !  »  Gela  veut  dire  :  t  Dang  quelques 
mois,  tout  ira  bien  pour  nous.  > 

4.  Isaïe,  vin,  1  et  suiv. 


[730av  J.-C]  LES   DEUX    ROYAUMES.  Ml 

dignes  de  foi,  le  prêtre  Ouriah  '  et  Zacharie  fils 
de  Iebérékiah  2.  Il  s'approcha  alors  de  la  prophô- 
tesse,  sa  femme,  et  affirma  que  Dieu  lui  avait 
ordonné  d'appeler  le  fils  à  naître  des  deux  noms 
Drécités.  «  Avant  que  cet  enfant  sache  dire  abi 
et  immi3,  affirmait  le  prophète,  les  richesses  de 
Damas  et  de  Samarie  appartiendront  au  roi  d'As- 
syrie. »  Il  était  impossible  de  s'exprimer  en  un 
langage  plus  frappant. 

Le  tunnel  (siloh)  qu'on  venait  de  creuser  pour 
amener  l'eau  de  la  source  de  Gihon  à  la  piscine  des 
jardins  ou  piscine  Inférieure,  lui  fournit  une  autre 
image  expressive*  :  «  Ce  peuple  ne  s'est  pas  con- 
tenté du  petit  courant  de  Siloh,  qui  coule  douce- 
ment. Il  a  rêvé  l'Euphrate.  Eh  bien,  l'Euphrate 
viendra  et  couvrira  toute  ta  patrie,  pauvre  Emma- 
nuel. »  A  quoi  bon  les  secours  du  dehors?  Iahvé 
réside  en  Sion.  Il  faut  espérer  en  lui  seul. 

Achaz  ne  suivit  pas  les  conseils  d'Isaïe.  A  l'insu 
du  prophète,  sans  doute,  il  traitait  avec  les  Assy- 
riens 5.  Il  adressa  un  message  à  Téglalphalasar 


1.  Voir  l'affaire  de  l'autel,  ci-après,  p.  516. 

2.  Peut-être  l'auteur  de  Zach.,  ix-xi.  Voy.  ci-dessusr  p.  461. 

3.  Papa  et  maman. 

i.  Isaïe,  VIII,  6  et  suiv.  Voy.  ci-dessus,  p.  509, 
5.  II  Rois,  xvi,  7  et  suiv» 


512  HISTOIRE   DU   PEUPLE    D'ISRAËL.     [729  av. /.-C] 

(Touklat-habal-asar  II),  roi  de  Ninive,  où  il  se 
disait  son  serviteur  et  son  fils,  le  priant  de  venir  le 
sauver  de  la  main  du  roi  d'Aram  et  du  roi  d'Israël, 
qui  l'avaient  attaqué.  Achaz  envoyait  en  même  temps 
au  roi  d'Assyrie  tout  l'or  et  l'argent  qui  se  trouvaient 
à  ce  moment  dans  le  temple  et  le  palais  royal .  Quand 
on  eut  épuisé  pour  le  tribut  les  matières  d'or  et 
d'argent,  on  songea  aux  œuvres  d'art.  Achaz  enleva 
les  panonceaux  décoratifs  qui  faisaient  la  beauté 
des  trains  mobiles  de  Salomon,  ainsi  que  les  bas- 
sins qui  les  surmontaient.  La  grande  vasque  fut  tirée 
.  de  dessus  ses  bœufs  d'airain  et  mise  sur  un  piédestal 
de  pierre.  Peut-être  les  restes  des  chefs-d'œuvre 
de  l'art  salomonien  furent-ils  transportés  ainsi 
comme  trophées  de  victoire,  et  sont-ils  ensevelis 
dans  les  ruines  des  palais  de  Khooabad,  de  même 
que  Rome  et  Antioche  eurent  les  débris  de  l'art 
hérodien.  Achaz  dépouilla  de  leurs  ornements, 
en  vue  du  même  but,  le  portique  du  sabbat  et 
l'entrée  extérieure  du  roi,  endroits  qui  étaient  ornés 
d'œuvres  d'un  goût  particulièrement  délicat. 

La  formidable  machine  de  l'armée  assyrienne 
fut  donc  mise  de  nouveau  en  branle  et  entraînée 
vers  les  régions  du  Liban  et  de  l'Antiliban. 
L'éçoïsme  étroit  de  la  cour  de  Jérusalem  ne  fut 
probablement  pas  la  seule  cause  de  l'expédition. 


|7Mav.  J.-C]  LES  DEUX   ROYAUMES.  513 

Ninive,  comme  Rome  plus  tard,  aimait  à  faire  de 
ces  apparitions  triomphantes,  qui  étaient  l'indice  in- 
termittent de  son  pouvoir  lointain .  Résin  et  Péqah, 

apprenant  l'attaque  dont  ils  allaient  être  l'objet, 
s'éloignèrent  de  Jérusalem1.  Résin  se  porta  vers 
le  Sud  pour  gagner  les  Édomites  à  la  ligue  de  résis- 
tance contre  Assur.  Il  prit  la  ville  d'Élath  sur  les 
Judaïtes  et  la  rendit  à  Édom.  Les  abords  de  la  mer 
Rouge  furent,  depuis  ce  temps-là,  fermés  au 
royaume  de  Juda2. 

Le  fléau  assyrien  s'abattit  d'abord  sur  Damas  3. 
Téglatphalasar  s'en  empara,  déporta  les  habitants 
à  Qir*  et  tua  Résin;  puis  il  ravagea  le  nord  du 
royaume  d'Israël.  Il  prit  toutes  les  villes  de  Ga- 
lilée, de  Galaad,  et  déporta  une  grande  partie  de 
la  population  de  ces  districts  en  Assyrie.  Il  résida 
tout  le  temps  de  l'expédition  à  Damas  ;  Achaz  s'y 
rendit  et  le  reconnut  pour  son  suzerain. 

Ainsi  Juda  eut  sa  revanche  sur  Israël,  au  prix  de 
son  indépendance.  Isaïe  put  se  laver  les  mains  des 
conséquences  d'une  politique  qu'il  avait  décon- 
seillée. En  attendant,  toutes  ses  rancunes  étaient 

i.  Épisode  de  Oded,  II  Chron.,  xxvm,  au  moins  douteux. 

2.  II  Rois,  xvi,  6.  Pour  la  discussion  du  texte,  voir  Tlienius. 

3.  Schrader,  Die  Keil.,  p.  263  et  suiv. 

A.  Pays  inconnu,  probablement  non  loin  de  l'Euphrate. 
ii  3» 


£14  HISTOIRE   DU   PEUPLE   D'ISRAËL.     [728  av.  J.-C.J 

satisfaites  ;  toutes  ses  prédictions  s'étaient  réa- 
lisées1. Damas  est  en  ruine  ;  les  villes  au  delà  du 
Jourdain  n'existent  plus;  la  forteresse  d'Éphraun 
(c'est-à-dire  Samnrie)  est  humiliée.  Aram  et  Israël 
ont  péri  ensemble.  Pourquoi  Israël  a-t-il  oublié  le 
vrai  Dieu,  s'est-il  fait  un  culte  de  fantaisie?  Qu'il 
laisse  là  ses  dieux  faits  de  main  d'homme,  ses  ham- 
manim,  ses  asérim,  et  tout  lui  sera  pardonné.  Sans 
cela,  le  royaume  du  Nord  disparaîtra  tout  à  fait, 
dévoré  par  l'anarchie,  serré  entre  les  Philistins  et 
Aram2.  Le  véritable  Israël  sera  sauvé  par  Juda. 
Sion  durera;  c'est  l'asile  des  hommes  doux3,  des 
vrais  disciples  de  Iahvé. 

Le  prophète,  en  tout  cela,  faisait  preuve  d'une 
rare  sagacité.  Il  devinait  avec  justesse  que  le 
royaume  de  Jérusalem  survivrait  au  royaume  du 
Nord.  La  délivrance  viendra  d'abord  pour  la  Ga- 
lilée, Zabulon,  Nephtali*;  puis  la  lumière  se  lèvera 
pour  la  Palestine  tout  entière  : 

Car  un  enfant  nous  est  né, 

Un  fils  nous  a  été  donné; 

La  souveraineté  est  sur  son  épaule. 

1.  Deux  morceaux  :  de  ix,  7  à  x,  4;  et  xvn,  1-11. 

2.  Isaïe,  ix,  11. 

3.  c:i'.  Is.,  xiv,  32. 

4.  Isaïe,  vm,  23,  rattaché  directeimnient  à  ix.  I  et  suiv. 


J7Ï8  it.  l.-C]  LES   DEUX   ROYAUMES.  015 

On  le  nommera  conseiller-miracle. 

Dieu-héros,  père  éternel,  prince  de  paix; 
Pour  donner  une  prospérité  sans  lin  au  trône  de  David; 
Pour  l'établir  et  l'affermir  par  le  droit  et  la  justice, 

Dès  à  présent  et  à  jamais. 

La  jalousie  de  Iahvé-Sebaoth  fera  cela. 

11  s'agit  peut-être,  dans  cette  désignation  énigma- 
tiqûe,  de  quelque  entant  de  la  race  royale  sur  lequel 
les  légitimistes  du  temps  fondèrent  des  espérances  ; 
peut-être  aussi  est-ce  l'image  d'un  roi  idéal,  tel 
qu'un,  iahvéiste  pouvait  le  rêver,  qui  vient  con- 
soler l'imagination  du  prophète  attristé. 

Tous  les  événements  de  l'histoire,  en  traversant 
la  conscience  d'Israël,  prenaient  ainsi  une  teinte 
religieuse.  Ce  peuple,  deux  mille  cinq  cents  ans 
avant  Bossu  et,  a  écrit  V  Histoire  universelle.  En  fait, 
la  religion  était  pour  peu  de  chose  dans  ces  guerres 
de  Ninive,  de  Damas,  de  Samarie.  C'étaient  les  pro- 
phètes qui  l'y  mêlaient.  Il  faudrait  se  garder  de 
croire  que  ce  fussent-là  les  sentiments  de  tonte 
la  nation.  LV;tat  religieux  du  peuple  était  une  sorte 
de  terre-à-tinre,  peu  en  progrès  sur  ce  qui  avait 
précédé.  Ces  beaux  textes  dn  jéhoviste,  de  l'élohiste, 
le  livre  de  l'Alliance,  le  Décalogue,  n'avaient  qu'un 
très  petit  nombre  de  lecteurs.  Les  surates  des  pro- 
phètes étaient  à  peine  écrites;  la  voix  de  ces  ins- 
pirés se  perdait  dans  une  sorte  de  désert. 


616  HISTOIRE   DU   PEUPLE   D'ISRAËL.    [728  a».  J.-C] 

Achaz  portait  dans  la  religion  un  éclectisme  qui 
confinait  à  l'indifférence.  Étant  allé  à  Damas  pour 
présenter  son  hommage  à  Téglatphalasar,  il  y  vit 
une  forme  d'autel  qui  lui  plut1.  Jl  en  fît  dessiner  les 
lignes  générales  et  les  détails,  et  il  envoya  ces  mo- 
dèles à  Jérusalem  au  prêtre  Ouriah,  pour  qu'il  en 
fît  construire  un  pareil.  Ouriah  se  conforma  aux 
ordres  du  roi  et  plaça  le  nouvel  autel  devant  l'ancien 
sans  supprimer  celui-ci.  Le  roi,  à  son  retour,  alla 
présenter  au  temple  ses  offrandes,  ses  libations  et 
ses  sacrifices.  Mécontent  de  la  disposition  adoptée, 
il  voulut  qu'on  mît  son  autel  le  plus  près  possible 
du  temple  et  qu'on  y  versât  le  sang  de  tous  les 
sacrifices. 

Ouriah  obéit  ;  mais  ces  innovations  eurent  de 
fâcheux  effets.  Achaz  garda  une  très  mauvaise  répu- 
tation auprès  des  iahvéistes  pieux.  On  trouva  qu'il 
avait  négligé  le  culte  de  Iahvé,  parce  qu'il  l'avait 
laissé  pratiquer  sur  les  hauts-lieux  et  sous  les 
arbres  touffus,  où  Aslarté  lui  était  associée.  Chose 
bien  plus  grave,  si  elle  était  vraie!  Il  brûla,  dit-on, 
son  fils  [aîné]  à  Moloch2,  abomination  qui  n'était 

1.  II  Rois,  xvi,  lOetsuiv. 

2.  Ibid.,  xvi,  3.  Les  actes  de  ce  genre  furent  fréquents  sous 
Mariasses  et  Araon.  Le  parti  pris  des  historiographes  piétistes 
ayant  été  de  placer  Achaz  dans  la  catégorie  de  ces  rois  impies, 


(7J5  av.  J.-C]  LES   DEDX   ROYAUMES.  517 

pas  alors  sans  exemple  ',  au  moins  hors  d'Israël. 
L'évocation  des  morts  fut  en  vogue  sous  son  règne*; 
la  sorcellerie  florissait3. 

Amoindri,  affaibli,  privé  de  ses  provinces  du  Nord 
et  d'au  delà  du  Jourdain*,  le  royaume  d'Israël 
entrait  dans  la  période  de  convulsions  qui  précède 
la  mort.  Péqah  eut  la  fin  de  presque  tous  les  sou- 
verains d'Israël.  Il  fut  assassiné  par  Hosée,  fils 
d'Éla,  dans  des  circonstances  qui  supposent  le 
pays  livré  à  un  désordre  complet.  Hosée  succéda 
à  Péqah;  mais  il  y  a  des  raisons  de  supposer  qu'il 
ne  prit  le  titre  royal  qu'après  plusieurs  années  de 
guerre  civile.  L'opinion  prophétique  ne  lui  fut 
qu'à  demi  hostile,  ou  du  moins  elle  le  jugea  avec 
un  peu  moins  de  sévérité  que  ses  prédécesseurs  5. 
Vers  le  temps  où  il  consolida  son  autorité,  Achaz 
mourut  à  Jérusalem,  et  eut  pour  successeur  son 
fils  Ézéchias  (vers  725  avant  Jésus-Christ). 

il  est  naturel  qu'ils  lui  aient  attribué  ce  crime.  Il  serait  sur- 
prenant qu'on  n'en  trouvât  pas  de  trace  dans  lsaio. 

1.  Michée,  vi,  7. 

2.  Isaïe,  vin,  19. 

3.  Isaïe,  Michée. 
i.  Michée,  vu,  14. 
5.  II  Rois,  xvn,  2. 


CHAPITRE    XXIII 


FRISE    DE    SAMARIE. 


Ézéchias  avait  vingt-cinq  ans  quand  il  monta  sur 
le  trône.  Sa  mère  s'appelait  Abi  ;  elle  était  fille  d'un 
certain  Zakariah.  Ézéchias  n'était  pas  encore 
l'homme  hautement  religieux  qu'il  fut  plus  tard. 
Rien  ne  prouve  qu'il  y  ait  eu  d'abord  entre  lui  et 
son  père  Achaz  la  moindre  différence.  Le  ton  des 
prophètes  Isaïe  et  Michée  fut  pendant  quelques 
années  exactement  le  même  qu'il  avait  été  sous  le 
règne  précédent. 

Michée,  en  particulier,  est  très  sévère  pour  le 
roî,  pour  les  classes  élevées  de  la  société  de  Jéru- 
salem1. Les  prêtres  enseignent  pour  un  salaire. 
Les  faux  prophètes  disent  à  chacun  ce  qui  lui 
plaît,  pourvu  qu'on  les  paye2.  Le  monde,  aux  yeux 


1.  Miellée,  in,  1-4,  11-12;  iv,  9;  vi,  9-16    vu,  1-6. 
S.  Ibid.y  m,  11. 


PIS  .v.  J.-fl.]  LES  DEUX  HOYAUMEB.  M9 

de  Michée,  se  divise  en  deux  classes  d'hommes,  les 
riches  et  les  saints.  Les  premiers  sont  au  pouvoir 
et  en  usent  pour  commettre  toutes  les  iniquités;  les 
seconds  sont  leurs  victimes  de  [tous  les  jours. 
Fraudes,  faux  poids,  rapines,  exactions,  voila  les 
pratiques  des  riches.  Le  peuple  est  comme  dans 
une  marmite,  sucé,  émaciépar  des  exploiteurs,  qui 
lui  arrachent  la  peau  de  dessus  la  chair,  puis  la 
chair  de  dessus  les  os.  Les  bons  Israélites  sont  sur- 
tout ruinés  par  les  procès  pour  dettes;  on  les  voit 
sortir  nus  du  tribunal  ;  les  magistrats  sont  sans 
pitié.  Les  jugements  se  rendent  à  prix  d'argent;  les 
nobles,  les  grands  saignent  le  peuple.  Les  choses 
allaient  bien  mieux  autrefois;  il  y  avait  encore  quel- 
ques honnêtes  gens. 

Malheur  à  moi'  ! 
Je  suis  comme  ceux  qui  glanent  après  la  récolte, 

Qui  grappillent  après  la  vendange 

L'homme  charitable  a  disparu  de  la  terre, 
Le  juste  n'existe  plus  parmi  les  mortels. 
Tous  font  le  guet  pour  verser  le  sang, 
Chacun  dresse  ses  filets  pour  prendre  son  frère. 
S'agit-il  du  mal,  ils  ont  deux  mains; 
S'agit-il  du  bien,  [ils  sont  manchots1]. 

Le  prince  demande, 

Le  juge  marchande, 

i.  Michée,  vu,  1-6.  Comp.  m,  8. 

2.  Je  suppose  qu'il  manque  quelque  chose  après  ^ET)1?. 


520  HISTOIRE   DU  PEUPLE   D'ISRAËL.     [725  av  i.  C] 

Le  grand  dit  ce  qu'il  convoite, 

Et  la  fraude  est  bâclée. 
Le  meilleur  d'entre  eux  est  comme  un  fagot  d'épines 
Le  plus  honnête  est  pire  qu'une  haie  de  ronces... 
Ne  croyez  pas  à  un  ami  ; 
Ne  vous  fiez  pas  à  un  intime; 
Contre  celle  qui  dort  dans  ton  sein 
Garde  bien  fermés  les  battants  de  ta  bouche; 

Car  le  fils  traite  son  père  de  sot, 

La  fille  s'insurge  contre  sa  mère, 

La  bru  contre  sa  belle-mère; 
Les  ennemis  d'un  homme  sont  les  gens  de  sa  maison. 

L'état  de  dissolution  intérieure  du  royaume  d'Is- 
raël était  à  son  comble.  La  puissance  assyrienne, 
au  contraire,  arrivait  à  son  apogée.  Salmanasar1, 
successeur  de  Téglatphalasar,  était  l'empereur  de 
toute  l'Asie  citérieure.  Hosée  reconnut,  d'abord,  sa 
suzeraineté  en  lui  payant  un  tribut.  Mais,  par  der- 
rière, il  continuait  ses  intrigues,  cherchant  à  former 
une  ligue  avec  le  roi  d'Egypte  Sabak,  de  la  vingt- 
cinquième  dynastie  (éthiopienne).  Il  cessa  tout  à 
coup  de  payer  le  tribut,  sachant  sans  doute  quelles 
seraient  les  conséquences  d'un  tel  acte.  Une  belle 
surate  d'Isaïe  2,  pleine  d'allusions  obscures  et  de 
pseudonymies  indéchiffrables,  paraît  être  de  ce 
temps. 

i.  Lo  Salmanasar  V  des  assyriologue». 
2.  Isaïe.  xxviii.  Cf.  xxx. 


(725  av.  J.-C]  LES    DEUX   ROYAUMES.  521 

Éphraïm  est  comparé  à  un  festin  de  gens  ivres, 
couronnés  de  fleurs,  mais  de  fleurs  qui  se  fanent. 
Les  juges,  prêtres  et  prophètes  de  Juda,  eux  aussi, 
sont  hors  du  droit  sens.  Ils  n'y  voient  pas  clair, 
leurs  visions  sont  troubles.  Les  tables  sont  cou- 
vertes de  leurs  vomissements.  Ils  parlent  en  bé- 
gayant comme  des  gens  pris  de  vin  :  Kav  la-kav, 
sav  la-sav  l;  se  moquant  des  vrais  prophètes,  qui 
leur  apportent  sans  cesse  de  nouveaux  ordres  de 
Iahvé. 

Eh  bien  oui!  C'est  par  des  gens  qui  bégayent8 
que  Dieu  parlera  à  cette  nation.  Il  lui  parlera 
assyrien3!...  Au  lieu  de  pratiquer  une  politique 
prudente  comme  le  conseillaient  les  prophètes, 
ces  étourdis  ont  été  agités,  moqueurs.  Malheur 
à  eux! 

Les  partisans  de  la  guerre  à  outrance  disaient,  en 
leur  langage  exagéré,  qu'ils  avaient  fait  un  pacte 
avec  la  mort  et  contracté  une  alliance  avec  le  scheol. 
Ils  espéraient  dans  l'Egypte.  L'alliance  de  l'Egypte, 
dit  le  prophète,  n'est  que  mensonge  et  perfidie.  Il 


i.  €  Règle  sur  règle,  précepte  sur  précepte.  > 

2.  C'est-à-dire  en  langue  étrangère.  Le  mot  c  étranger  »,  dans 
presque  toutes  les  langues,  veut  dire  c  bégayant  ».  Voir  De  l'ori- 
gine du  langage,  p.*178  et  suiv. 

3.  C'est-à-dire  :  c  II  lui  répondra  par  l'invasion  assyrienne.  > 


6*8  HI8T0I1II   UU  PKUPLK  D'ISHEAL.    [7*i  •*.  J.-C.) 

n'y  a  qu'une  base  de  résistance  :  c'est  Sion,  non  la 
forteresse  matérielle  qui  s'élève  au-dessus  du  val  de 
Cédron,  mais  la  Sion  idéale,  bâtie  sur  le  droit  et  la 
justice  li  Le  reste  ne  tiendra  pas.  Le  pacte  avec  la 
mort,  le  contrat  avec  le  scheol,  sont  des  enfan- 
tillages. Le  fléau  assyrien  écrasera  tout.  Que  Juda 
veille;  l'heure  solennelle  des  jugements  de  Iahvé 
est  proche. 

Le  pauvre  Ëphraïm,  en  effet,  était  à  l'agonie. 
On  sentait  que  c'en  était  fait  de  Joseph.  Un  orage 
terrible  se  formait  sur  la  Syrie.  Tyr  et  toute  la 
Phénicie  se  soulevaient  contre  la  domination  assy- 
rienne. Salmanasar  accourut  avec  son  puissant 
appareil  à  broyer  les  peuples.  Tyr,  à  ce  qu'il 
semble,  fut  privé  de  ses  communications  avec 
la  terre  2.  Le  siège  fut  mis  devant  Samarie 3.  Jéru- 
salem, sans  aucun  doute,  fut  surveillée  de  très  près. 

\.  Isaïe,  xxvni,  17. 

2.  Ce  siège  de  Tyr  n'est  pas  absolument  prouvé.  Il  ne  repose 
que  sur  un  passage  de  Ménandre  d'Éphèse,  cité  par  Josèphe 
{Ant.,  IX,  xiv,  2),  et  sur  le  chapitre  xxm  d'Isaïe,  dont  l'authen- 
ticité est  douteuse,  et  qui  n'implique,  après  tout,  qu'une  menace, 
un  désir.  Dins  le  passage  de  Ménandre,  il  est  bien  parlé  d'une 
guerre  des  Assyriens  contre  Tyr; mais  c'est  Josèphe  qui  identifie 
celle  campagne  avec  celle  de  Salmanasar.  C'est  par  erreur 
qu'on  a  cru  trouver  le  souvenir  de  ce  siège  de  Tyr  dans  les  bas- 
reliefs  de  Khorsabad. 

%  II  Rois,  xvii,  5. 


|7M  •*.  J.-O.J  t*S   bfcl'X   ROYAUME!  5SI 

Les  sièges  assyriens  étaient  longs  *;  ils  duraient 
dos  années;  on  bâtissait  une  ville  contre  la  ville 
assiégée  2;  un  coup  de  bélier  Coûtait  des  journées. 
L'émotion,  pendant  ces  longues  crises,  était  ex- 
trême. Qu'on  se  figure  le  siège  de  Paris  durant 
cinq  ans  au  lieu  de  cinq  mois.  Nous  ne  savons  pas 
bien  ce  qui  se  disait  à  Samarie,  pendant  l'investis- 
sement; car  la  voix  du  prophétisme  y  était  fort 
affaiblie,  vers  ce  temps.  Mais  les  deux  petits  vo- 
lumes prophétiques  qui  portent  les  noms  d'Isaïe  et 
de  Michée  nous  ont  gardé  les  manifestes  qui  cir- 
culaient à  Jérusalem.  On  y  croyait  généralement 
que  le  colosse,  après  s'être  assouvi  sur  Samarie,  se 
tournerait  de  tout  son  poids  contre  Juda  3. 

Isaïe,  dont  l'esprit  actif  franchissait  sans  cesse 
les  bornes  de  la  Judée,  croyait  avoir  le  secret  des 
desseins  de  Iahvé  et  les  expliquait  avec  une  pré- 
cision qui  étonne.  11  avait  une  menace  pour  tous 
les  peuples  qui  allaient  s'engager  dans  la  lutte. 
Il  soupesait  le  temps  de  vie  qui  restait  à  chacun 
d'eux  et  le  trouvait  court.  Moab  n'a  plus  que  trois 
ans  d'existence  4.  Le  siège  de  Tyr  surtout  préoc- 

1.  Comp.  Hérodote,  II,  157. 

2.  Il  Rois,  xix,  32  ;  représentations  de  Khorsabad. 

3.  Miellée,  i,  9,  15. 

4.  Isaïe,  xv  et  xvi- 


524  HISTOIRE   DU   PEUPLE   D'ISRAËL.    [723  av.  J.-c.) 

cupait  le  prophète.  Il  tenait  pour  certain  que 
l'issue  en  serait  fatale  à  la  ville,  et,  sur  cette  base 
hypothétique,  il  donnait  carrière  à  ses  rancunes 
concentrées. 

Hurlez,  vaisseaux  de  Tharsis  ; 

Car  elle  est  détruite,  votre  forteresse  '... 

La  colère  des  iahvéistes  exaltés  contre  les  villes 
phéniciennes  leur  faisait  presque  oublier  leurs 
propres  périls  2.  Ces  villes  représentaient  pour  eux 
la  civilisation  profane,  l'antipode  de  l'idéal  pa- 
triarcal. La  vieille  condamnation  prononcée  contre 
Glianaan  troublait  toutes  les  idées 3.  Par  une 
étrange  interversion,  les  Phéniciens  étaient  pour 
les  Juifs  d'alors  ce  que  les  Juifs  d'aujourd'hui  sont 
pour  les  Germains  renforcés.  L'idée  que  Tyr  va  être 
détruite  provoque  chez  le  prophète  de  Jérusalem 
un  énorme  cri  de  joie.  Tyr  est  si  coupable!  Elle 
fournit  de  blé  le  monde  entier;  les  richesses  des 
nations  aboutissent  entre  ses  mains;  ses  mar- 
chands sont  des  princes  ;  ses  colporteurs  sont  par- 

1.  Isaïe,  xxui.  Il  y  a  des  Joutes  sur  l'authenticité  de  ce  cha- 
pitre. On  y  remarque  de  nombreuses  fautes,  surtout  dans  les 
versets  1  et  2.  N13D  =  rP3D,  variante  sous-introduite  (Voir 
p.  64,  note  4). 

2.  Comp.  Zach.,  ix. 

3.  Isaïe,  xxin,  11.  Voir  cependant,  Amos,  n,  9. 


[723  ar.  J.-C.l  LES   DEUX    ROYAUMES.  525 

tout  l'aristocratie.  Quelle  insulte  à  Iahvé!  Cette 
ville  distribue  les  couronnes  *,  comme  si  un  tel  pri- 
vilège n'appartenait  pas  à  Iahvé.  Aussi  est-ce  Iahvé 
qui  a  décrété  sa  ruine.  Il  l'a  décrétée,  pour  ternir 
l'orgueil  de  toute  beauté,  pour  humilier  les  grands 
de  la  terre 2.  Iahvé  est  un  jaloux  ;  il  prend  un  mé- 
chant plaisir  à  humilier  l'éclat  humain.  Nahum, 
cent  ans  plus  tard,  présente  aussi  le  commerce 
comme  une  œuvre  idolâtrique  et  païenne  3.  L'idéal 
triste  des  prophètes,  analogue  à  celui  des  puritains 
d'Ecosse,  leur  inspirait  une  rage  sombre  contre 
la  brillante  civilisation  des  villes  phéniciennes.  Ils 
en  voulaient  à  la  vie  joyeuse  qu'on  y  menait  *.  Ils 
rêvaient  des  conversions  impossibles. 

Selon  Isaïe,  Tyr  sera  désolée  pendant  soixante- 
dix  ans;  puis  elle  recommencera  son  métier  de 
courtisane;  mais  ses  profits  nouveaux  seront  con- 
sacrés à  Iahvé;  les  serviteurs  de  Iahvé  (les  prêtres 

1.  Verset  8.  Je  préférerais  mtîyDn,  «  la  couronnée  »,  al- 
lusion à  la  tète  crénelée,  ou  à  la  couronne  murale  de  Tyr,  sym- 
bole qui  a  pu  être  fort  antérieur  aux  monnaies  qui  le  portent. 
Cf.  Ps.  LX,  9  ;  cvin,  9.  L'idée  de  se  représenter  les  villes  comme 
des  jeunes  filles  est  fort  ancienne.  Là  est  peut-être  l'explication 
des  expressions  Bath-Sor,  Gulh-Sion 

2.  Verset  9. 

3.  Nahum,  m,  i. 

4.  Isaïe,  xxm,  7,  12. 


526  HISTOIRE   DU  PEUPLE   D'ISRAËL.    [723  av.  J.-C.j 

de  Jérusalem)  en  profiteront.  Tyr,  en  effet,  em- 
brassera le  iahvéisme.  Ses  marchands,  devenus 
de  riches  prosélytes,  viendront  faire  des  dévotions 
somptueuses  à  Jérusalem.  Les  prêtres,  enrichis 
par  ces  étrangers,  auront  de  beaux  habits,  man- 
geront et  boiront  à  satiété  *, 

En  ce  qui  concerne  l'Egypte,  les  colères  prophé- 
tiques n'étaient  pas  moins  vives.  Iahvé  va  visiter 
l'Egypte  2  ;  les  idoles  de  l'Egypte  tremblent  déjà. 
Le  plan  de  Iahvé  est  d'amener  une  guerre  civile, 
qui  armera  les  royaumes  de  l'Egypte  les  uns 
contre  les  autres,  et  à  la  suite  de  laquelle  le  pays 
se  verra  livré  à  un  maître  dur 3.  Le  trouble,  en  at- 
tendant, est  profond.  Tanis  a  une  dynastie  à  part, 
qui  se  rattache  aux  anciens  rois;  Memphis  a  une 
prétention  analogue;  la  folie  de  tous  est  la  même. 

1.  Voy.  ci-dessus,  p.  439,  noto  1  et  p.  477.  Il  ne  faut  pas  trop 
s'arrêter  aux  soupçons  que  de  tels  passages  font  naître.  La 
prophétie  contre  Tyr,  si  elle  soulève  de  graves  objections,  a 
pour  elle  une  bien  forte  raison  d'authenticité,  c'est  qu'elle  ne 
s'accomplit  pas.  Sidon  et  Tyr  y  sont  encore  indistinctes.  Les  ver- 
sets 6  et  7  conviennent  parfaitement  à  l'émigration  qui  donna  ori- 
gine à  Carthage. 

2.  Isaïe,  ch.  xix.  Les  versets  18,  19,  20  (première  moitié)  sont 
des  interpolations,  probablement  de  l'époque  ptolémaïque.  Ces 
interpolations  ont  pu  être  facilitées  par  la  formule  Ninn  D^a, 
authentique  aux  versets  16,  23,  24. 

3.  L'Assyrie  sans  doute. 


[722  av.  J.-C]  LES    DEUX    ROYAUMES.  527 

Comme  Tyr,  l'Egypte  adoptera  un  jour  le  culte  de 
lahvé;  alors  elle  sera  sauvée. 

Ressaisi  par  son  rêve  favori,  le  Voyant  ne  met 
plu?  de  bornes  à  ses  espérances .  Son  horizon 
s'élargissant  encore,  il  annonce  l'union  future  des 
peuples  dans  le  culte  de  lahvé.  Assur,  l'Egypte  et 
Israël  formeront  une  sorte  de  trio  religieux. 

Ce  jour-là,  il  y  aura  une  grande  route  de  Mesraïm  en  Assur; 
Assur  viendra  en  Mesraïm,  et  Mesraïm  ira  en  Assur; 
Mesraïm  aura  le  même  culte  qu'Assur. 
Ce  jour-là,  Israël  sora  en  tiers  avec  Mesraïm  et  Assur; 
Il  y  aura  une  grande  bénédiction  sur  la  terre; 
lahvé-Sebaoth  dira  : 

c  Bénis  soient  mon  peuple  Mesraïm, 
Et  l'œuvre  de  mes  mains  Assur, 
Et  mon  héritage  propre  Israël1,  n 

Voilà  les  chimères  par  lesquelles  Isaïe  prenait 
sa  revanche  sur  la  force  brutale  qui  l'accablait.  Les 
angoisses  nationales  suscitent  les  prophètes ,  en 
obligeant  les  âmes  ardentes  à  se  rabattre  sur  les 
joies  de  l'imagination,  les  seules  réelles.  Michée 
est  plus  écrasé  qu'Isaïe  par  les  malheurs  du  pré- 


i.  /ci  encore  s'élèvent  des  doutes  graves.  En  tout  cas,  ce  mor- 
ceau ne  saurait  être  de  Jérémie  ou  de  son  école,  ni  de  l'auteur 
qu'on  appelle  le  second  fgafoi 


628  HISTOIRE   DU  PEUPLE  D'ISRAËL.    [722  av.  J.-C] 

sent,  et  cependant  pour  lui  aussi  l'avenir  ultérieur 
est  lumineux.  Le  sort  prochain  de  Jérusalem  est 
écrit  dans  celui  de  Samarie.  Samarie  et  Jéru- 
salem sont  également  coupables  '.  Samarie  sera 
frappée  la  première  ;  le  coup  atteindra  ensuite 
Juda.  Jérusalem  sera  détruite,  la  montagne  du 
temple  deviendra  une  colline  boisée  2.  Son  roi 
ne  lui  servira  de  rien  (Ézéchias  n'était  pas  encore 
acquis  au  mouvement  prophétique).  Sion  sera 
violée;  la  population  sera  déportée  à  Babel3. 
Mais  Jacob  aura  sa  revanche;  il  écrasera  ceux 
qui  l'écrasent,  et  consacrera  leurs  dépouilles  à 
Iahvé.  Un  roi  fort,  de  la  maison  bethléhémite,  un 
second  David,  réunira  les  exilés  à  ceux  qui  seront 
restés  dans  le  pays,  pour  en  faire  un  nouveau 
peuple.  Alors  commencera  l'ère  de  justice.  Jéru- 
salem sera  le  centre  d'un  empire  dont  l'Egypte 
et  l'Assyrie  seront  tributaires.  Si  Assur  fait  de 
nouvelles  invasions,  il  sera  repoussé  jusqu'en 
sa  terre  de  Nimroud.  Les  peuples  rebelles  seront 
exterminés    et    reviendront    honteux,    éperdus, 


i.  Michée,  l. 

2.  Ibid.,  III,  12.  Cf.  Jérémie,  xxvi,  18. 

3.  Michée,  iv,  10.  Babylone  faisait  partie  du  royaume  d'Assyrie. 
Les  déportations  pouvaient  déjà  se  faire  dans  les  terres  rta 
l'Euphrate.  Là  était  probablement  le  pays  de  Qir. 


(7*1  «v.  J.-C.)  LKS    DKUI   ROYAUMES.  5Î9 

tremblants,  au  culte  de  Iahvé.  En  ce  temps-là, 
chevaux,  chars,  citadelles,  villes  fermées,  dispa- 
raîtront; on  regardera  ces  vanités  militaires 
comme  les  restes  d'un  monde  fini,  monde  pro- 
fane fondé  sur  l'orgueil  '.  La  paix  régnera  désor- 
mais sur  le  monde.  Le  monde,  ayant  Sion  pour 
capitale,  goûtera  le  bonheur  parfait2. 

Les  nouvelles  qui  venaient  de  Samarie  à  Jéru- 
salem confirmaient  et  peut-être  inspiraient  ces 
fiévreuses  annonces.  Samarie  succomba  après 
un  investissement  de  trois  ans  (721).  Salmanasar 
était  mort  ;  l'achèvement  de  la  campagne  fut 
l'œuvre  de  son  successeur  Sargon  3.  Hosée  tomba 
au  pouvoir  des  vainqueurs,  et  fut  enfermé  dans 
une  prison 4.  Des  gouverneurs  assyriens  furent  éta- 
blis sur  le  pays5. 

Les  prévisions  d'Isaïe  (prévisions  qui  res- 
semblaient fort  à  des  souhaits)  ne  se  vérifièrent 
pas  au  sujet  de  Tyr.  Cinq  ans  de  blocus  ne  réus- 
sirent pas  à  réduire  la  ville  insulaire.  L'Egypte  fut 

1.  t,omp.  Zach.,  IX,  iU,  etc.  ;  Ûeut.,  xvn,  lt>. 

2.  Lire,  dans  Michée,  le  chapitre  iv  entier.  Comp.  Il,  12, 13,  et 
Isaïe,  il. 

3.  Cf.  Schrader,  Die  KeiL,  p.  271-285. 

4.  II  Rois,  xvu,  4.  Le  récit  du  livre  des  Rois  est  ici,  à  ce  qu'il 
lemble,  proleptique. 

5.  Schrader,  p.  272. 

il.  31 


5S«  HISTOIRE  DU  PEUPLE  D'ISRAËL.     [721  av.  J.-tlj. 

également  exempte  du  fléau,  et  Jérusalem,  cette 
fois,  paraît  n'en  avoir  pas  trop  souffert.  Le  royaume 
de  Juda,  comme  il  arrive  presque  toujours,  fut 
récompensé  de  sa  prudente  félonie.  I)  avait  aban- 
donné son  frère;  il  vécut  encore  près  d'un  siècle 
et  demi.  Durant  ce  temps,  il  fut  en  réalité  vassal 
de  l'Assyrie;  mais  la  vassalité  ne  messied  pas  à 
un  peuple  peu  fait  pour  la  vie  politique  et  qui 
produit  surtout  de  grandes  choses  quand  d'autres 
le  dispensent  des  rudes  travaux  par  lesquels  se 
bâtit  et  se  maintient  une  nation. 

La  ville  de  Samarie  ne  semble  pas  avoir  été 
détruite  par  suite  de  la  conquête1;  mais,  privée 
de  ses  rois  et  de  la  partie  la  plus  notable  de  sa 
population,  elle  eut  le  sort  des  capitales  aban- 
données ;  elle  tomba  dans  une  prompte  déca- 
dence. 11  en  fut  de  même  de  Jezraël  et  des  prin- 
cipales villes  du  royaume  du  Nord. 

1.  Schrader,  p.  272,  27i.  La  vraie  destruction  de  Samarie,  qui 
amena  la  reconstruction  d'Hérode,  eut  lieu  sous  Jean  Hyrcan. 
Jos.,  Ant.,  XIII,  X,  2  et  suiv.  ;  B.  J.,  I,  II,  7, 


CHAPITRE   XXIV 


ŒUVRE    GÉNÉRALE    DU    ROYAUME    D'iSRAIL 


Ainsi  finit  pour  l'histoire  religieuse,  après  une 
existence  de  deux  cent  cinquante  ans,  ce  petit 
royaume,  qui  fut  créateur  au  plus  haut  degré,  mais 
qui  ne  sut  pas  couronner  son  édifice.  Le  iah- 
véisme  était  déjà  arrivé  en  Israël  à  une  grande 
originalité  ;  ses  prophètes  surtout  donnèrent  le 
type  accompli  de  ce  que  l'avenir  devait  développer; 
ses  écrivains  tracèrent  avec  un  art  merveilleux  les 
premiers  cadres  de  la  Thora  et  de  l'Histoire  sacrée. 
Mais  l'organisation  manqua,  parce  que  la  dyna- 
stie manquait.  Les  prophètes  du  Nord  n'eurent.pas 
la  grande  audace,  celle  qui  s'adjuge  crânement 
l'avenir.  Jamais  ils  n'osèrent  annoncer,  comme 
Isaïe  le  fait  déjà  pour  Sion,  que  Béthel  ou  le 
Garizim  seraient  un  jour  le  centre  de  l'huma- 
nité. En  poésie,  en  littérature,  le  Nord  fut  supé- 


532  HISTOIRE   DU    PEUPLE   D'ISRAËL.     [720  av.  l.-C.) 

rieur  à  Juda.  Ou  doit  au  royaume  d'Israël  les 
récits  épiques  du  livre  des  Juges,  les  légendes 
patriarcales,  les  anciens  cantiques,  la  poésie 
idyllique  et  amoureuse,  le  livre  de  l'Alliance  et 
quelques  très  belles  pages  prophétiques.  Mais  les 
institutions  religieuses  qui  ont  conquis  le  monde 
sont  l'œuvre  de  Jérusalem.  Si  Jérusalem  eût  péri 
avec  Samarie,  la  destinée  d'Israël  dans  son  en- 
semble eût  été  arrêtée. 

On  peut  dire,  au  contraire,  que  la  disparition  de 
Samarie  servit  à  l'œuvre  générale,  qu'une  voca- 
tion étrange  avait  dévolue  à  la  descendance  du 
vieux  Jacob.  De  même  que  la  destruction  de 
Jérusalem  par  Titus  fut  une  chance  extraor- 
dinaire pour  le  christianisme  naissant,  de  même 
la  destruction  de  Samarie  fût  une  fortune  inouïe 
pour  le  judaïsme.  Israël  n'était  pas  fait  pour 
être  une  patrie  profane.  Réduit  à  un  espace  de 
douze  ou  quinze  lieues  en  carré,  il  pourra  main- 
tenant se  livrer  tout  entier  à  son  travail.  Jérusalem 
va  être  un  vase  de  fermentation  absolument  incom- 
parable. La  colline  de  Sion  n'aura  plus  de  rivale; 
elle  sera  l'unique  aimant  religieux  de  l'humanité. 

David  aussi  va  régner  seul.  La  théocratie  por- 
tait sa  conséquence  naturelle,  le  droit  divin,  la 
légitimité.  Isaïe,  qu'on  peut  appeler  le  père  du 


[7-2«  av.  j.-c.  LES   DEUX    ROYAUMES.  &33 

légitimisme,  avait  raison.  Sion,  seule,  était  un 
rocher  solide.  David  va  chaque  jour  s'idéaliser, 
pour  devenir  le  roi  théocratique  par  excellence, 
le  roi  selon  le  cœur  de  Dieu. 

L'histoire  et  les  documents  du  royaume  d'Israël 
nous  ont  été,  en  définitive,  légués  par  Juda.  Or 
la  Judée,  tout  en  acceptant  de  très  belles  pages 
écrites  dans  les  tribus  du  Nord,  et  en  les 
fusionnant  avec  les  siennes,  fut  ingrate  pour 
Israël  '  .  Les  historiographes  couvrirent  d'un  blâme 
uniforme  un  état  religieux  dont  le  seul  tort  fut  de 
n'avoir  pas  été  celui  qui  prévalut  plus  tard.  «  Le 
péché  de  Jéroboam  »  fut  la  banale  critique  qu'on 
adressa  à  ces  rois,  qui  tous  paraissent  avoir  été 
braves  et  dont  quelques-uns  eurent  de  la  capacité. 
Dans  cent  ans,  l'unité  du  lieu  de  culte  sera  la  loi 
fondamentale  du  judaïsme.  On  ne  pardonnera 
pas  à  Éphraïm  ses  nombreux  sanctuaires,  ces 
autels  que  possédait  chaque  localité,  «  depuis 
la  tour  isolée  du  gardien,  jusqu'aux  grandes 
villes  fortes2».  Les  hauts-lieux,  les  asérot  et  les 
massébot,  qui  se  rencontraient  à  chaque  pas,  les 
deux  taureaux  fondus  de  Dan  et  de  Béthel,  les  as- 
tartèia  et  les  pratiques   impures  qui  s'y   conti- 

i.  Voy.  II  Rois,  xvn,  7-23. 
2.  II  Rois,  xvii,  9. 


534  HISTOIRE    DU   PEUPLE    D'ISRAËL.     [720  av.  J.-C] 

nuaient ,  les  Baalim  et  toute  cette  armée  du 
ciel,  inconsidérément  divinisée  L,  étaient  des  abus 
sans  doute;  mais  Juda,  à  pareille  date,  n'en  était 
pas  exempt.  La  prophétie  par  Baal 2  n'im- 
pliquait pas  une  apostasie  générale.  L'usage 
monstrueux  de  faire  passer  les  enfants  parle  feu, 
la  divination,  la  sorcellerie,  la  nécromancie, 
blâmés  par  tous  les  Israélites  éclairés,  furent  des 
maux  hiérosolymites  plus  encore  que  samaritains. 
On  fut  pour  le  royaume  d'Israël  presque  aussi 
injuste  que  si  l'on  reprochait  à  la  vieille  Gaule 
de  n'avoir  pas  pratiqué,  avant  le  christianisme, 
toutes  les  pratiques  du  culte  chrétien. 

La  Samarie  ne  se  releva  jamais  politiquement 
du  coup  que  lui  avait  porté  Salmanasar.  Un  des 
traits  de  la  politique  assyrienne  était  une  sorte  de 
goût  pour  les  échanges  de  populations  entre  les 
divers  pays  conquis.  L'idée  de  la  transportation 
est  déjà  dans  Auios  3.  Nous  en  avons  rencontré 
un  exemple  à  propos  des  Damasquins  transportés 
à  Qir  *.  Déjà  même  des  populations  palesti- 
niennes étaient  dirigées  vers  les  grandes   plages 

1.  II  Kois,  xvii,  16-17. 

2.  Jérémie,  XXIII,  13. 

3.  Anios,  vi,  7. 

4.  Voy.  ci-dessus,  p.  513. 


(7*0  av.  J.-C]  LES   DKUX   ROYAUME*,  535 

désertes  de  la  Babylonie  '.  On  peut  supposer 
que  les  milices  ninivites  avaient  presque  absorbé 
les  habitants  de  ces  contrées,  et  que,  pour  les 
repeupler,  les  vainqueurs  devaient  y  transplanter 
les  populations  que  le  sort  des  armes  mettait  entre 
leurs  mains.  La  partie  la  plus  considérable  de  la 
ination  israélite  fut  transportée  en  Assyrie  et  établie 
soit  dans  la  Khalakhène,  près  de  Ninive,  au  Nord, 
soit  sur  le  fleuve  Ilabour2,  en  Gozanitide,  soit 
dans  les  montagnes  de  Médie  3.  Les  Judaïtes  con- 
servèrent longtemps  de  leurs  frères  dispersés  une 
notion  vague  i.  Quand  Juda  fut  porté  par  l'exil 
dans  ces  mômes  contrées,  la  fraternité  religieuse 
des  deux  branches  d'Israël  était  perdue.  Puis 
l'oubli  se  fit  complètement,  et  le  champ  fut  ouvert 
à  toutes  le^  suppositions.  Le  iahvéisme  du  Nord 
n'était  pas  assez  fortement  noué  pour  résister  à 
l'épreuve  de  la  transportation.  Nous  verrons,  au 
contraire,  le  iahvéisme  de  Jérusalem  ou,  pour 
mieux  dire,  le  judaïsme  sortir  plus  puissant  de 
l'exil  et  se  reconstituer,  sur  le  sol  d'où  on  l'avait 
violemment  arraché,  plus  fort   que  jamais. 

1.  Voy.  ci-dessus,  p.  528. 

2.  Probablement  identique  au  Kebar  d'Ézéehiel,  le  Chaboras, 
grand  affluent  de  l'Euphrate. 

3.  Désignations  peu  précises,  leçons  incertaines. 

4.  11  Rois,  xvn,  23,  écrit  vers  le  milieu  du  \T  siècle. 


536  HISTOIRE   DU  PEUPLE  D'ISRAËL.     [720  *v.  1.-0.] 

A  la  place  des  tribus  amenées  en  Mésopotamie  et 
en  Assyrie  *,  le  gouvernement  assyrien  envoya 
en  Samarie  des  populations  de  la  Babylonie  et 
du  Nord  de  la  Syrie  (Hamath) 2.  L'idée  que 
chaque  province  a  son  dieu  géographique,  qui 
veut  être  adoré  d'une  certaine  manière  et  qui  se 
venge  s'il  ne  reçoit  pas  les  honneurs  consacrés 
par  l'usage ,  était  fort  répandue  dans  l'anti- 
quité. Les  gens  qui  venaient  habiter  un  pays  se 
croyaient  obligés  de  prendre  la  religion  du  pays. 
Quelques  mésaventures  qui  arrivèrent  aux  colons 
assyriens  leur  firent  croire  que  le  dieu  indigène 
était  mécontent.  On  parla  de  gens  attaqués  par 
des  lions  (l'état  de  dévastation  de  la  contrée 
rend  la  chose  vraisemblable),  que  l'on  crut  des 
émissaires  des  dieux  méconnus.  Selon  ce  récit,  en 
très  grande  partie  légendaire3,  les  nouveaux 
habitants  du  pays  auraient  eu  si  peu  l'idée  d'une 
fraternité  de  culte  avec  Jérusalem,  qu'ils  se 
seraient  adressés,  non  à  cette  ville,  mais  à  Ninive, 
pour  porter  remède  à  la  situation.  Le  gouverne- 
ment assyrien  entra,   dit-on,  parfaitement  dans 

i.  I  Rois,  xvn,  "lk  et  suiv. 

2.  KoiUa,  Avva,  Séfarvaïm,  pays  inconnus  ou  douteux. 

3.  Le  livre  d'Esdras,  iv,  2,  9  et  suiv.,  présente  la  chose  d'uu* 
manière  moins  sérieuse  encore. 


1720  av.  J.-C]  LES   DEUX    ROYAUMES.  531 

leur  idée,  et  envoya  quelques  prêtres  de  Iahvé 
d'entre  ceux  qui  avaient  été  transportés,  pour  leur 
enseigner  le  culte  de  ce  dieu.  Ces  prêtres  se  fixèrent 
à  Bélhel  et  rétablirent  les  sacrifices  selon  les  rites 
anciens.  Mais  les  colons  n'abandonnèrent  pas 
pour  cela  leurs  dieux  nationaux.  Ils  les  installèrent 
dans  les  hauts-lieux  de  la  Samarie.  Les  gens  de 
Babylonie  firent  un  Succoth-Benoth1  (Sicca  Vene- 
rea)  ou  Astartëion;  ceux  de  Kouta  firent  un  Ner- 
gal,  ceux  de  Hamath  unasima(?);  les  Avvites  firent 
un  Nibhaz  et  un  Tartaq  ;  les  Séfarvaïtes  brûlèrent 
leurs  enfants  à  Adrammélek  et  Anammélek. 

C'est  là  sans  doute  une  façon  de  présenter  les 
choses  conçue  après  la  captivité  de  Juda,  sous  le 
coup  de  la  haine  qui  divisa  Jérusalem  et  Samarie. 
Il  n'y  avait  pas  en  réalité  de  désert  à  peupler.  L'exil, 
cette  fois  comme  toujours,  ne  frappa  guère  que  la 
tête  de  la  nation  2.  Un  grand  nombre  d'Éphraïmites 
se  fixèrent  à  Jérusalem  ou  s'enfuirent  en  Egypte. 
La  plus  grande  partie  de  l'ancienne  population 


i.  a  Pavillon  de  filles.  » 

2.  Le  chiffre  de  27  280  transportés,  donné,  dit-on,  par  les 
textes  assyriens  (Schrader,  p.  ^72,  274)  ne  doit  peut-être  pas  être 
pris  trop  au  sérieux.  Ces  textes  présentent,  du  reste,  l'état  du  pays 
après  la  campagne  comme  analogue  à  ce  qu'il  était  aupara* 
vant. 


588  HISTOIRE   DU  PEUPLE    D'ISRAËL.     [720  «t.  J.-C  J 

resta  dans  le  pays  *.  La  région  au  delà  du  Jourdain,  - 
en  particulier,  était  israélite  de  race  et  de  cœur. 
Tous  ces  éléments  iahvéistes  continuèrent  d'exis- 
ter, mais  dans  un  état  de  simplicité  grossière,  sans 
sacerdoce  et  plus  désorganisés  que  jamais2.  Ayant 
perdu  leur  autonomie,  ils  se  tournèrent  vers  Jéru- 
salem pour  y  chercher  un  appui.  Jérusalem  et  le 
temple  gagnèrent  ainsi  beaucoup  à  la  ruine  du 
royaume  du  Nord.  Nous  verrons  Josias  souverain 
religieux  de  la  Palestine  presque  tout  entière3. 
Si  le  royaume  de  Juda  n'eût  été  détruit  par  Nabu- 
chodonosor,  il  est  probable  que  la  plaie  ouverte  par 
Jéroboam  eût  été  presque  entièrement  cicatrisée. 

Désormais  Juda  poursuivra  seul  l'œuvre  dévolue 
à  l'ensemble  de  la  race  d'Israël.  Il  poursuivra 
cette  œuvre  avec  une  suite  bien  supérieure  à 
celle  qu'avaient  pu  y  mettre  les  tribus  du  Nord. 
Déjà,  un  demi-siècle  avant  la  prise  de  Samarie, 
presque  toute  l'activité  du  génie  hébreu  s'était 
concentrée  en  Juda.  Le  prophétisme  était  arrivé 
à  ses  résultats  essentiels  :  monothéisme,  Dieu  [ou 
IahvéJ  étant  la  cause  unique  des  phénomènes  de 


1.  II  Chrort.,  xxxiv,  ti;  Jérémie,  xu,  5-6. 

2.  I)  [lois,  xvil,  'Mv\  Miiv. 

3.  Même  Ëzéchias,  s'il  fallait  en  croire  II  Citron.,  xxx;  mais 
t'est  là  une  bien  faillie  autorité. 


[780  av.  J.-C.)  LES   DEUX    ROYAUMES.  53» 

l'univers  ;  justice  de  Iahvé,  nécessité  que  eette 
justice  soit  réalisée  sur  la  terre  et  pour  chaque  indi- 
vidu dans  les  limites  de  sa  vie;  puritanisme  démo- 
cratique des  mœurs,  haine  du  luxe,  de  Ja  civilisa- 
tion profane,  des  obligations  résultant  d'une  orga- 
nisation civile  compliquée;  confiance  absolue  en 
Iahvé;  culte  de  Iahvé  consistant  surtout  dans  la 
pureté  des  sentiments.  L'immensité  d'une  telle 
révolution  étonne,  et,  quand  on  y  réfléchit,  on 
trouve  que  le  moment  où  se  fit  cette  création  est 
le  plus  fécond  de  toute  l'histoire  religieuse.  Même 
le  mouvement  initial  du  christianisme,  au  ior  siècle 
de  notre  ère,  le  cède  à  ce  mouvement  extraordi- 
naire du  prophélisme  juif,  au  viip  siècle  avant 
Jésus-Christ.  Jésus  est  tout  entier  dans  Isaïe.  La 
destinée  humanitaire  d'Israël  est  aussi  clairement 
écrite  vers  720  que  celle  de  la  Grèce  le  sera  deux 
cents  ans  pins  tard. 

Jusqu'à  l'époque  d'Élie  et  d'Elisée,  Israël  ne  se 
distingue  pas  essentiellement  des  peuples  voisins, 
il  n'a  pas  de  signe  au  front.  A  partir  du  moment 
où  nous  sommes  arrivés,  sa  vocation  est  absolu- 
ment marquée.  Après  un  règne  très  favorable 
(celui  d'Ëzéchias),  le  prophétisme  traversera  une 
longue  période  d'épreuves  (règnes  de  Manassès  et 
d'Amon),   puis    triomphera   complètement   sous 


540  HISTOIRE   DU   PEUPLE    D'ISRAËL.     t720  av.  J.-C] 

Josias.  L'histoire  de  Juda,  désormais,  sera  l'his- 
toire d'une  religion,  d'abord  renfermée  en  elle- 
même,  pendant  de  longs  siècles,  puis  se  mêlant, 
par  la  victoire  du  christianisme,  au  mouvement 
général  de  l'humanité.  Le  cri  de  justice  poussé 
par  les  anciens  prophètes  ne  sera  plus  étouffé.  La 
Grèce  fondera  la  société  laïque,  libre  au  sens  où 
l'entendent  les  économistes,  sans  s'arrêter  aux 
souffrances  du  faible  amenées  par  la  grandeur  de 
l'œuvre  sociale.  Le  prophétisme  accentuera  la  juste 
réclamation  du  pauvre;  il  sapera  en  Israël  les  con- 
ditions de  l'armée  et  de  la  royauté;  mais  il  fondera 
la  synagogue,  l'Église,  des  associations  de  pauvres, 
qui,  à  partir  de  Théodose,  deviendront  toutes- 
puissantes  et  gouverneront  le  monde.  Durant  le 
moyen  âge,  la  voix  tonnante  des  prophètes,  inter- 
prétée par  saint  Jérôme1,  épouvantera  les  riches, 
les  puissants,  empêchera,  au  profit  des  pauvres 
ou  prétendus  tels,  tout  développement  industriel, 
scientifique  et  mondain. 

Le  laïcisme  germanique  contrebutales  poussées 
de  cet  ébionisme  oppresseur.  L'homme  de  guerre, 
franc,  lombard,  saxon,  frison,  prit  sa  revanche  sur 

1.  Les  sectes  socialistes  du  moyen  âge,  se  rattachant  plus  ou 
moins  à  l'Évangile  éternel,  vivaient  des  prophètes,  surtout  do 
J urémie,  et  y  puisaient  leurs  furibondes  déclamations. 


780  av.  J.-C]  LES    DEUX    ROYAUMES.  H\ 

l'homme  de  Dieu.  L'homme  de  guerre  du  moyeu 
âge  était  si  simple  d'esprit  qu'il  retombait  bientôt 
par  sa  crédulité  sous  le  joug  de  la  théocratie;  mais 
la  Renaissance  et  le  protestantisme  Pémanci- 
pèrent;  l'Église  ne  put  plus  ressaisir  sa  proie.  En 
fait,  le  barbare,  le  prince  laïque  le  plus  brutal 
était  un  libérateur,  comparé  au  prêtre  chrétien, 
ayant  à  sa  disposition  le  bras  séculier.  L'oppres- 
sion exercée  au  nom  d'un  principe  spirituel  est  la 
plus  dure;  le  tyran  laïque  se  contente  de  l'hom- 
mage des  corps;  la  communauté  qui  a  la  force 
d'imposer  ses  idées  est  le  pire  des  fléaux. 

L'œuvre  des  prophètes  est  ainsi  restée  un  des 
éléments  essentiels  de  l'histoire  du  monde.  Le 
mouvement  du  monde  est  la  résultante  du  paral- 
lélogramme de  deux  forces,  le  libéralisme,  d'une 
part,  lu  socialisme,  de  l'autre,  —  le  libéralisme 
d'origine  grecque,  le  socialisme  d'origine  hé- 
braïque, —  le  libéralisme  poussant  au  plus 
grand  développement  humain,  le  socialisme  te- 
nant compte,  avant  tout,  de  la  justice  entendue 
d'une  façon  stricte  et  du  bonheur  du  grand 
nombre,  souvent  sacrifié  dans  la  réalité  aux  besoins 
de  la  civilisation  et  de  l'État.  Le  socialiste  de  notre 
temps  qui  déclame  contre  les  abus  inévitables  d'un 
grand  État  organisé  ressemble  fort  à  Amos,  pré- 


M3  HISTOIRE   DU   PEUPLE   D'ISRAËL.    [720  av.  J.-C] 

sentant  comme  des  monstruosités  les  nécessités 
les  plus  évidentes  de  la  société,  le  payement  des 
dettes,  le  prêt  sur  gage,  l'impôt. 

Pour  oser  dire  laquelle  a  raison  de  ces  deux  direc- 
tions opposées,  il  faudrait  savoir  quel  est  le  but 
de  l'humanité.  Est-ce  le  bien-être  des  individus  qui 
la  composent?  Est-ce  l'obtention  de  certains  buts 
abstraits,  objectifs,  comme  l'on  dit,  exigeant  des 
hécatombes  d'individus  sacrifiés?  Chacun  répond 
selon  son  tempérament  moral,  et  cela  suffit.  L'uni- 
vers, qui  ne  nous  dit  jamais  son  dernier  mot,  atteint 
son  but  par  la  variété  infinie  des  germes.  Ce  que 
veut  Iahvé  arrive  toujours.  Soyons  tranquilles;  si 
nous  sommes  de  ceux  qui  se  trompent,  qui  travaillent 
à  rebrousse-poil  de  la  volonté  suprême,  cela  n'a 
pas  grande  conséquence.  L'humanité  est  une  des 
innombrables  fourmilières  où  se  fait  dans  l'espace 
l'expérience  de  la  raison;  si  nous  manquons  notre 
partie,  d'autres  la  gagneront. 


FIN   DU   TOMc'   DEUXUMK 


TABLE 

OU  TOME  DEUXIÈME 


l-uc 


PMF.FACB. 


LIVRE  III 

LE    ROYAUME    UNIQUE 

I.  —  Le  gouvernement  de  David 1 

II.  —  Organisation  militaire 15 

III.  —  Rôle  des  Philistins  dans  l'organisation  d'Is- 

raël   24 

IV.  —  Guerres  de  David 34 

V.  —  La  religion  sous  David 48 

VI.  —  L'arche  à  Sion 50 

VII.  —  Vieillesse  de  David.  Affaiblissement  de  son 

pouvoir 11 

VIII.  —  Mort   de   David 88 

IX.  —  Saloinon 96 

X.  —  Développement  profane  d'Israël M  2 

XI.  —  Constructions  à  Jérusalem. 127 


544  TABLE   DES  MATIÈRES. 

XII.  —  Le  temple 138 

XIII.  —  Le  culte 452 

XIV.  —  Vieillesse  de  Salomon.  Sa  léger. .u; 167 

XV.  —  Roboam.  Dislocation  du  ioyaume 183 

LIVRE  IV 

LES    DEUX    ROYAUMES 

I.  —  Décadence  nationale  d'Israël 191 

II.  —  Travail  littéraire  dans  le  royaume  d'Irsaël. 

Idylles  patriarcales 204 

II.  —  Travail  littéraire  dans  le  royaume  d'Israël. 

Récits    héroïques 222 

IV.  —  Premier  essai  d'un  iahvéisme  moral  à  Jéru- 
salem. Asa  et  Josaphat 240 

V.  —  La  maison  d'Omri.  Samarie 250 

VI.  —  Prépondérance  du  rôle   des  prophètes   en 

Israël.    Progrès    du    monothéisme.    Mo- 

saïsme 267 

VII.  —  Élie  et  Elisée 277 

VIII.  —  Règnes  d'Achab  et  de  Josaphat 292 

IX.  —  Victoire  du  prophétisme.  Jéhu 313 

X.  —  Conception  d'une  Histoire  sainte 329 

XI.  —  Rédaction  du  Nord,  dite  jéhoviste 339 

XII.  —  Le  livre  de  l'Alliance.  . 362 

XIII.  —  Rédaction  de  Jérusalem,  dite  élohiste.  .  .  379 

XIV.  —  Le    Décalogue 397 

XV.  —  Amoindrissement  profane 404 

XVI.  —  Jéroboam  II  et  ses  prophètes 415 

XVII.  —  Amos  et  les  prophètes  ses  contemporains.  424 

XVIII.  —  Apparition   de  l'Assyrie  dans  les    affaires 

palestiniennes 449 


TABLE   DES  MATIÈRES.  545 

XIX.  —  Le  prophète  Osée 4GG 

XX.  —  La  supériorité   religieuse  passe   à  Juda. 

Commencements  d'Isaïe 474 

XXI.  —  Complet  épanouissement  du  prophétisme 

en  Isaïe  et  Michée 488 

XXII.  —  Agonie  du  royaume  d'Israël 507 

XXIII.  —  Prise  de  Samarie 518 

XXIV.  —  Œuvre  générale  du  royaume  d'Israël.  •  .  537] 


E.    GREVIN   —   IMPRIMERIE   DE   LAGNT  —   1193-3-23.