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V.
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HISTOIRE ECCLÉSIASTIQUE
DES FRANCS,
PAR GEORGES FLORENT GRÉGOIRE,
ÉVÊQUE DE TOUIIS,
EN DIX LIVRES.
TOME I.
A PARIS,
DE L'IMPRIMERIE DE CRAPELET,
RUE DE VAUGIRARD , N° 9.
M DCCC XXXVI.
HISTOIRE ECCLÉSIASTIQUE
DES FRANCS,
PAR
GEORGES FLORENT GRÉGOIRE,
ÉVÊQUE DE TOURS,
EN DIX LIVRES5
îifDUf ti ioiiaixmnk sur ^t mmsaux iUanuscrits,
ET TRADUITE
PAR MM. J. GUADET ET TARAIVÎVE.
TOME PREMIER.
A PARIS,
CHEZ JULES RENOUARD,
LIBUAIRE DE LA SOCIÉTÉ DE l'hISTOIRE DE I KANCE
RUE DE TOURNON , H" 6.
i836.
•T.' » \
^«i,
t-i
Je soussigné. Commissaire responsable nommé par
le Conseil de la Société de l'Histoire de France, pour
V édition de /'Histoire de Grégoire de Tours, dé-
clare que le présent travail de M. Guadet, qui com-
prend la traduction des trois premiers Livres de Gré-
goire de Tours, me paraît mériter d'être publié.
Paris, le 10 Mars i836.
Signé GUÉRARD.
Certifié,
Le Secrétaire de la Société de l'Histoire de France,
J. DESNOYERS.
^
AVANT-PROPOS.
Les ancêtres de Grégoire de Tours prennent rang
parmi les familles les plus illustres des Gaules au
temps des derniers empereurs romains ; le pre-
mier que nous connaissions est saint Grégoire,
évêque de Langres , né d'une famille de sénateurs
de la ville d'Autun (i). Cet évêque , qui eut pour
frères saint Nicier , évêque de Lyon , et Gandulf ,
honoré du titre de duc (2) , laissa trois enfans
d'un mariage antérieur à son épiscopat, savoir :
Tétrice , qui fut son successeur à l'évêché de
Langres ; Georges , sénateur d'Auvergne (3) ; et
une fille dont le nom est resté inconnu.
Georges épousa Léocadie, petite-fille de Léoca-
dius , sénateur de la cité de Bourges , et parent
de Vettius Epagatlius , l'un des premiers et des
plus illustres martyrs des Gaules (4). De ce ma-
riage naquirent deux fils : Gallus , qui devint
évêque de Clermont, et que nous connaissons
(i) Greg. Turon., Vit. Patr., cap. 7. J'emprunterai, pour la pre-
mière partie de cet Avant-Propos , beaucoup de détails à Lévesque de
La Ravalière, Nouvelle Vie de saint Grégoire, évêque de Tours, Mém.
de l'Acad. des Inscr., tom. xxvi, p. SgS.
(2) Greg. Turon., Vit. Pair., cap. 8. — Hist, Franc, lib. v, cap. 5.
— Ibid., lib. VI, cap. 1 1 .
(3) Greg. Turon., Mirac. S. Julian., cap. a3. — Vit. Pair., cap. 6.
(4) Greg. Turon., Hist. Franc, lib. 1, cap. 27, 2g.
vj AVANT-PROPOS.
SOUS le nom de saint Gai ; et Florent , qui ap-
partient aux familles sénatoriales d'Auvergne (i).
La fille de saint Grégoire eut une fille nommée
Armentaria (2).
Florent et Armentaria , petit-fils et petite-fille
de saint Grégoire, s'unirent en mariage. Ils eurent
trois enfans (3), dont le plus jeune vint au monde
le dernier jour de novembre de l'an 53() (4) : ce
fut notre historien. Il reçut les noms de Georges-
Florent, qui étaient ceux de son aïeul et de son
père; et il y ajouta plus tard celui de son bisaïeul,
Grégoire (5) , sous lequel il est aujourd'hui plus
connu.
Grégoire ^^assa sa jeunesse en Auvergne ; il
vécut là près de son oncle , l'évêque saint Gai ,
(i) nt. Pair., cap. i4, n° 3. — Glor. Martyr., lib. i, cap. 84.
(2) Fit. Patr., cap. 7.
(5) Mirac. S. Julian., cap. 24. — Mirac. S. Martin., lib. 11, cap. 2 ;
lib. IV, cap. 36, — Glor. Martyr., lib. i, cap. 71.
(4) Lévesque de La Ravalière, Me'm. de ïAcad. des Inscr., tom. xxvi,
p. 604. Le tableau qui suit représente la généalogie de Grégoire de
Tours :
Saint Nicier, Saint Grégoire , Gandulf ,
évêqne de Lyon. évêqne de Langres. duc.
'' ^ — '^ — .1»—^"^^^'^^''^^^^ '^
Tétrice, Georges, Une fille,
cvèqne de Langres. sénateur.
Saint Gai, Florent — Armentaria.
évêque de Clermont. ■■■■^ .._ ' ■■ihmh
Pierre. Une fille. Grégoire de Tours.
(5) Ibid. , p. 6o5.
AVANT-PROPOS. vij
qui était plus à portée que ses autres parens de
se livrer au soin de son éducation : car, dans ces
temps de barbarie , le souvenir et les débris de la
civilisation romaine ne se retrouvaient plus guère
que parmi le clergé, c'est-à-dire autour des sièges
épiscopaux. Son instruction fut confiée à l'archi-
diacre Avit, qui fut depuis successeur de saint
Gai. Il fit une légère étude de la grammaire et
des auteurs de la belle latinité ; mais , voulant
suivre les grands exemples qu'il trouvait au sein
de sa famille, il se voua de bonne heure au ser-
vice de l'autel , et partagea bientôt la prévention
de quelques saints des premiers siècles de l'Eglise,
qui proscrivaient les plus belles productions du
génie , parce que leurs auteurs étaient païens. Dès
lors Grégoire s'adonna sans partage à l'étude de
l'Ecriture- Sainte et des auteurs ecclésiastiques. Il
reçut les ordres l'an 564 , à l'âge de ^5 ans. Neuf
ans plus tard , il était déjà devenu célèbre dans
les Gaules par sa piété et par ses vertus , lorsqu'il
fut, l'an 5y3 , appelé à l'évêché de Tours : il avait
alors trente-quatre ans. La manière dont il a parlé
de cet honneur montre sa modestie. « Quelque
(c indigne, dit-il, que je fusse de l'épiscopat. Dieu
a voulut que, dans la douzième année du règne de
« Sigebert, je fusse chargé de ce fardeau (i). »
(i) Gieg. Turon., Mirac. S. Martin., lib. ii, cap. i. J'adopte ici les
viij AVANT-PROPOS.
On était au temps des petits-fils de Clovis ;
c'est-à-dire que plus d'un siècle s'était écoulé de-
puis qu'à l'ancienne population gallo-romaine
étaient venus se mêler les peuples germains, les
Francs , les Visigoths , les Bourguignons. Cepen-
dant tous ces élémens sociaux étaient encore en
fermentation , et s'agitaient de mille manières :
chacun cherchait à se faire une place aux dépens
de ce qui l'entourait: les peuples se froissaient; les
rois s'égorgeaient pour se dépouiller; la confusion
et la violence formaient le fond de la société ,
oii, comme on l'a dit (i) , il n'y aurait pas eu un
seul élément d'ordre, de police et d'administra-
tion sans l'épiscopat. Les évêques étaient en effet
les représentans et les protecteurs de leurs cités ,
et y exerçaient l'influence qu'avaient perdue les
magistrats municipaux ; ils avaient leur place
marquée dans les conseils du souverain, et leur
parole fière et mesurée y posait souvent la règle
du droit et du devoir ; ils étaient honorés dans
le monde, où, d'ordinaire, leurs lumières et leurs
vertus leur attiraient le respect des peuples.
La vie de Grégoire de Tours , comme on l'a dit
dates fixées par Lévesque de La Ravalière ; il est bon cependant de lire
ce qu'ont écrit , sur l'époque du pontificat de Grégoire et sur l'année
correspondante du règne de Sigebert, le P.Pagi, ad ann. 574, num. 17,
et D. Pvuinart, dans une note sur le passage que nous traduisons.
(i) M. de Barantc.
AVANT-PROPOS. Ix
encore , offre un bel exemple de cette influence
salutaire exercée par les évêques au milieu d'un
temps de barbarie; Grégoire fut l'un de ceux qui
comprirent le mieux l'importance et la sainteté de
leur mission. « Soit , dit M. Guizot , qu'il s'agît
(c de défendre ou le clergé en général , ou lui-
(c même, ou les privilèges de son église, ou les
« proscrits qui s'y étaient réfugiés ; soit qu'il fût
« appelé à maintenir ou à rétablir la paix dans
« sa ville; soit qu'il intervînt comme négociateur
« tour à tour employé par les divers rois francs ,
fc il ne manqua ni de prudence ni de courage (i). jj
Grégoire de Tours se montre lui-même, dans
ses ouvrages, placé au milieu des événemens ac-
complis au temps de son épicospat.
La ville de Tours, lorsqu'il en fut fait évêque,
dépendait du royaume d'Austrasie. Le roi d'Aus-
trasie, Sigebert, fut assassiné, et la ville de Tours
fut enlevée à son successeur par Chilpéric, roi de
Neustrie. Chilpéric alla plus loin encore : par les
suggestions de sa femme Frédégonde, il fit enlever
Brunehaut, régente d'Austrasie, et l'envoya en
exil à Rouen. Cependant son propre fils Mérovée
accourut près de Brunehaut, et s'unit en mariage
avec elle. Prétextât, évêque de Rouen, entra dans
(i) Notice sur Grégoire de Tours, dans la traduction publiée par
M. Guizot.
X AVANT-PROPOS,
les vues de Mérovée et de Brunehaut, et bénit
leur union : c'était trahir l'autorité royale, et,
près de Frédégonde, une trahison ne pouvait res-
ter impunie. Les évêques du royaume furent donc
convo(|ués à Paris, l'an 5y8, pour juger le crime
de Prétextât.
Quarante-cinq évêques assistèrent à cette as-
semblée, où se trouvèrent ceux de Rouen et de
Tours. Ils se réunirent dans la basilique de Saint-
Pierre, qui fut depuis Sainte-Geneviève (i).
Chilpéric vint au milieu d'eux exposer les crimes
de Prétextât. Il accusait cet évêque : i °. d'avoir
marié Mérovée sans le consentement du roi ,
contre les lois canoniques et civiles; 2°. d'avoir
distribué de l'argent à des meurtriers pour
attenter à la vie du roi ; 3°. d'avoir intrigué
près du peuple pour détrôner le roi et mettre
Mérovée à sa place. A ces accusations , les Francs
frémirent de colère, et voulurent briser les portes
de l'église pour en arracher Prétextât et le lapi-
der. Mais le roi les retint; puis il se retira. Les
évêques, laissés à eux-mêmes, gardaient le silence
et demeuraient pensifs , le doigt appuyé sur les
lèvres , parce qu'ils craignaient la fureur de la
reine, qui dirigeait toute l'affaire; Grégoire de
(i) Voyez, sur toute cette affaire. Histoire ecclésiastique des
Francs, liv. v, cliap. 19.
AVANT-PROPOS. xj
Tours, seul entre tous, osa prendre la parole en
faveur de Prétextât. Il commença par engager
ceux d'entre ses collègues qui approchaient le
plus familièrement du roi à lui porter des conseils
de paix et de concorde, dignes de saints minis-
tres de Dieu. Et comme nul ne répondait à ses
vœux , il prononça un discours , par lequel il cher-
chait à disculper 1 evêque de Rouen des crimes
dont on l'accusait. Ce discours fut dénoncé au roi;
on fît entendre à Chilpéric que toutes les paroles
de Grégoire avaient été inspirées par la haine.
Chilpéric fît venir l'évêque de Tours, et lui repro-
cha vivement sa conduite. Grégoire répondit avec
fermeté, et bientôt le roi ne chercha plus qu'à l'apai-
ser par des prévenances et à le séduire par l'appât
de l'or : Frédégonde lui fît offrir 200 livres d'ar-
gent pour l'engager à se déclarer contre Prétex-
tât. Grégoire répondit : Quand vous me donneriez
1 ,000 livres d'or et d'argent, je ne puis faire autre
chose que ce que Dieu ordonne. Je vous promets
seulement déjuger selon les canons.
Cependant le procès s'instruisit ; Prétextât se
laissa arracher des aveux par surprise , et se trou-
va ainsi condamné par ses propres paroles. Il fut
donc, conformément aux canons, dépouillé du
sacerdoce. Le roi aurait voulu un jugement plus
sévère : il demandait qu'on déchirât la robe de
l'évêque; qu'on prononçât des malédictions sur sa
xij AVANT-PROPOS,
tête, et qu'on souscrivît un jugement qui le pri-
vât à jamais de la communion ; mais Grégoire de
Tours se refusa encore à ce redoublement de ri-
gueur qui n'était point écrit dans les canons , et
sa voix l'emporta sur les poursuites de Chilpéric.
Le roi de Neustrie restitua la ville de Tours à
Childebert II , roi d'Austrasie. On doit penser
que Grégoire vit avec plaisir cette restitution ,
qui le rendait sujet de Childebert, car il avait
toujours montré de l'intérêt pour ce prince. Il
alla quelquefois le voir à Metz. Dans un de ces
voyages, Childebert le chargea, si l'on en croit
Lévesque de la Ravalière, de conclure avec Chil-
péric un traité d'union contre Contran, roi de
Bourgogne. Grégoire , dit-il , s'acquitta avec zèle
de sa mission, et ses rapports avec le roi de Neus-
trie ne se ressentirent en rien des différends qui
les avaient divisés autrefois. Quel qu'ait été le
caractère de notre auteur dans cette circonstance,
Chilpéric ne voulut pas le laisser partir sans avoir
reçu sa bénédiction. « Nous nous lavâmes les
« mains , dit Grégoire , je bénis le pain ; nous en
« mangeâmes , le roi et moi , chacun la moitié ;
ce nous bûmes du vin, après quoi je me retirai ( i ). »
Nous voyons dans une autre occasion notre
historien chargé par Childebert d'une mission
(i) Hist. Franc, lib. vi, cap. 5.
AVANT-PROPOS. xiîj
importante auprès de Gontraii ; et c'est à lui qu'on
doit ce traité, fameux dans notre histoire sous le
nom de traité d'Andelot. Il nous en a lui-même
conservé le texte (i). Il reçut encore quelques
autres missions.
Il était naturel que l'évêque de Tours, l'un des
successeurs de saint Martin, l'un des conseillers
des rois francs, jouît d'une grande influence dans
la Gaule; et il est facile de comprendre que cette
influence dut plus d'une fois tourner à l'avantage
de l'Eglise, et de la ville de Tours: Nous voyons en
effet Grégoire , l'an 689 , défendre avec fermeté les
privilèges de ses concitoyens, et les faire triom-
pher contre les entreprises du prince (2). Le roi
Childebert avait ordonné qu'il serait fait un
nouveau recensement dans son royaume, afin que
les charges fussent réparties d'une manière plus
égale et plus juste. Les officiers chargés de pro-
céder à cette opération venaient de dresser le ca-
dastre de la cité de Poitiers , lorsqu'ils se présen-
tèrent dans la ville de Tours , pour y dresser
également le rôle des contributions. Grégoire leur
opposa alors l'immunité accordée à sa ville par les
rois précédens. ce II est vrai, leur dit-il, que du
« temps du roi Clotaire^ il fut fait un recensement
(i) Hist. Franc, lib. ix, cap. 20.
(2) Ibid., lib. IX, cap. 3o.
xîv AVANT-PROPOS.
« de la ville de Tours, et que les registres furent
(c portés au roi ; mais le roi les fit brûler par res-
« pect pour saint Martin. Le roi Caribert main-
ce tint le peuple de Tours dans l'exemption dont il
(c avait joui sous Clotaire. Après la mort de Gâ-
te ribert, Sigebert posséda cette ville, et ne la
ce chargea d'aucun impôt; de même, depuis qua-
<c torze ans que règne Childebert, il n'a rien exigé,
ce et la ville n'a gémi sous le poids d'aucune impo-
<e sition. Vous pouvez maintenant la soumettre au
ce tribut ou ne le pas faire, mais prenez garde aux
ce suites fâcheuses de votre entreprise. » Les offi-
ciers persistèrent néanmoins dans leur projet.
Grégoire, voyant qu'il ne pouvait vaincre leur ré-
solution, envoya des messagers au roi; et à peine
ces messagers furent-ils arrivés près de Childebert,
qu'ils en obtinrent des lettres royales, portant
que , par respect pour saint Martin , le peuple de
Tours ne serait pas soumis au recensement.
Tous les détails dans lesquels je viens d'entrer
nous montrent, dans Grégoire de Tours, un
homme pieux et un homme public. Ce double ca-
ractère présida à la rédaction des ouvrages qu'il
nous a laissés. Son zèle à répandre la foi de Jésus-
Christ le porta naturellement à offrir en exem-
ple aux peuples la vie et les miracles des Pères,
des Martyrs, des Confesseurs; et la part qu'il prit
aux affaires de son temps l'engagea sans doute
AVANT-PROPOS. xv
à nous transmettre les faits dont il avait eu con-
naissance , et auxquels même il avait souvent
participé.
Les premiers ouvrages de Grégoire de Tours
roulent tout entiers sur des sujets appartenant à
la religion.
Il composa ensuite son Histoire ecclésiastique
des Francs, qu'on regarde comme le dernier de
ses écrits, parce que tous les autres sont cités dans
celui-ci. Cette histoire peut être divisée en deux
parties : dans la première, l'auteur écrit d'après le
témoignage d'écrivains plus anciens , d'après des
traditions , d'après des oui -dire. Cette partie
remonte au commencement du monde, et finit
vers l'an 547 ^^ J- ~ C. ; elle comprend les trois
premiers livres de l'Histoire des Francs (i). La
seconde, écrite d'après ce que l'auteur avait vu
lui-même, commence à l'an 547, ^^ ^"^* ^ ^'^^
591 ; elle embrasse environ quarante -quatre ans,
et remplit les sept derniers livres de la même
Histoire.
Les critiques ont fait une autre distinction. Ils
(i) Il n'est pas tout-à-fait exact de dire que l'auteur ne fut pas con-
temporain d'une partie des événemens rapportés dans le ni" livre de
son histoire; car étant né en SBg, il avait déjà huit ans en 547. Mais
lorsqu'on écrit dans un âge mûr, on ne connaît guère que par les récits
ou les écrits d'autrui , ou même par des ouï-dire , les événemens aux-
quels on a assisté dans son enfance.
xvj AVANT-PROPOS.
ont considéré séparément : i°. La partie qui pré-
cède l'établissement des Francs en Thuringe. Cette
première partie , résumé confus et quelquefois
entièrement erroné de l'histoire ancienne, serait
pour nous sans intérêt si elle ne contenait quel-
ques détails sur l'établissement du christianisme
dans les Gaules. 2°. La partie qui date de l'établis-
sement des Francs en Thuringe, et qui, descendant
jusqu'à l'an Sgi, embrasse un intervalle de cent
soixante -quatorze ans. Cette seconde partie fut
composée, pour ses premiers temps, sur les écrits
de Sulpice - Alexandre , de Renatus Profuturus
Frigeridus, de Sidoine Apollinaire, de saint Rémi,
évêque de Reims , et d'après les Vies de quelques
saints de ces temps-là ; pour les temps intermé-
diaires , elle repose sur la tradition qui remontait,
pour notre auteur, jusqu'au temps de son aïeul
saint Grégoire. Enfin, pour les quarante ou cin-
quante dernières années, l'auteur racontait ce qu'il
avait vu , ce qu'il avait fait , ou ce qu'il avait appris
de ses contemporains. Il est bien peu de nations
dont le berceau soit éclairé par autant de lumière.
Tout le monde est d'accord sur l'importance
de l'Histoire de Grégoire de Tours. Elle se re-
commande surtout , à notre avis , par un double
mérite : elle est le principal monument original
qui nous fasse connaître les premiers actes de la
nation française ; et la vérité n'y est point , comme
AVANT-PROPOS. xvij
il arrive si souvent dans les ouvrages du même
genre, étouffée sous un amas de fables.
Que si l'on veut considérer l'ouvrage de Gré-
goire de Tours comme monument littéraire, il
faudra reconnaître qu'une distance incalculable
le sépare des beaux modèles que nous légua l'an-
tiquité , soit pour le fond des pensées , soit pour
la forme du langage. On trouvera le style lourd,
monotone , incorrect , souvent barbare ; mais
quelquefois aussi empreint d'une simplicité qui
n'est pas sans charme. On peut dire même que,
si notre auteur retrace quelques unes des effroya-
bles calamités de son temps, ce style lourd et
monotone semble s'animer , et qu'il rappelle ,
en quelque sorte , celui des premiers auteurs
chrétiens.
Il a été publié depuis long -temps plusieurs
traductions de l'Histoire des Francs. Un écrivain
dont le jugement est d'un grand poids, a dit des
deux premières : « Deux traductions françaises de
« l'ouvrage de Grégoire de Tours ont été publiées,
ce l'une en 1 6 1 o, par Claude Bonnet, avocat au par-
ce lementde Grenoble; l'autre en 1688 , par l'abbé
« de Marolles. Elles sont l'une et l'autre extrême-
ce ment fautives, et la première est souvent plus inin-
cc telligible que l'original (i). » Savigny a traduit
(i) Yoyez la Notice sur Grégoire de Tours, placée par M. Guizot
à la tête du premier volume de son édition.
I. b
xvii} AVANT-PROPOS,
aussi , dans ses Essais historiques sur les mœurs
des Français j les parties principales de l'Histoire
des Francs, mais cette traduction, qui d'ailleurs
n'est ni complète ni exacte , est pour ainsi dire
ensevelie dans un recueil qui contient beaucoup
d'autres ouvrages.
Enfin, M. Guizot publia une traduction de
VHistoire ecclésiastique des Francs, qu'il admit
dans sa collection des Mémoires relatifs à l'histoire
de France; il lui donna le titre de Mémoires de
Grégoire de Tours; et pour mettre, sans doute,
la forme du livre en harmonie avec ce titre, il
lit disparaître la division par chapitres, et ne
conserva que rarement les notes par lesquelles
D. Ruinart et D. Bouquet avaient cru devoir
éclaircir de nombreux passages de son auteur ;
jugeant sans doute que ces notes pourraient sem-
bler déplacées dans une collection de Mémoires.
Quant à la traduction en elle-même, l'éloge le
plus sincère que nous en puissions faire , c'est
de dire qu'elle nous a été fort utile, et que nous
nous sommes quelquefois permis d'en reproduire
des phrases entières. Nous ajouterons que le style
naturel et pur dans lequel elle est écrite, et qui
décèle une plume exercée et facile , la fera tou-
jours estimer , et lui méritera toujours des lec-
teurs. Elle ne se recommande pas moins , en gé-
néral, sous le rapport de l'exactitude, et si nous
AYANÏ-PROPOS. xÎK
avons approché davantage du vrai sens de l'au-
teur, nous aimons à le dire , c'est à nos devanciers ,
et surtout à l'auteur de la traduction publiée par
M. Guizot, que nous en sommes redevables; le
principal mérite est ici pour nous d'être venus
les derniers , novissimi primi.
Toutefois nous avons dû, très souvent, nous
écarter du sens adopté par les divers interprètes
de Grégoire de Tours, et notre traduction diffère
essentiellement de toutes les autres dans une
foule de passages. Pour ne parler ici que de celle
qu'a publiée M. Guizot, la seule dont on doive
aujourd'hui tenir compte, nous montrerons les
différences principales que nous ont fournies une
vingtaine de pages prises au hasard, par exemple,
celles qui commencent le second livre de l'Histoire
des Francs. On lit dans la traduction publiée par
M. Guizot, p. 39 et 4o '- Eusèbc, Sévère, Jérôme et
Orose, dans leurs chroniques, etc.... Passant donc
sur ce qu'ont raconté ces auteurs, etc. Nous avons
pensé qu'il fallait dire comme le latin : Eusèbe,
Sévère, Jérôme, dans leurs chroniques, et Orose,
etc. ; car Orose écrivit une Histoire et non une
Chronique; qu'il fallait dire encore : Après avoir
jusqu'ici suivi les Histoires de ces auteurs, etc. (i).
(i) « Sic et Eusebius, Sevcrus, Hieronymusque in Chronicis, atquo
Orosiiis, etc.... Ycnientes crgo per ante dictorum aucloriim llislo-
rias, etc. » (11, Prol. )
X3B AVANT-PROPOS.
La même traduction porte, p. 4 1 * Long-temps tu
as caché ta luxure sous les dehors de la piété d'un
saint. Selon nous, Grégoire de Tours a voulu dire :
Long-temps saint Martin , par esprit de piété , a
caché ta luxure ( i ). On trouve, p. 5^ : En 484? Hil-
déric lui succéda; la date n'est point et ne pouvait
être , au moins sous cette forme , dans le texte de
Grégoire de Tours (s). P. 55 : Il fut enterré près du
rempart public ; nous avons dit près de la grande
voie publique (3). Les Huns étant sortis de Pan-
nonie, ^vinrent à luDille de Metz, oii ils arrivèrent,
ainsi que quelques uns le rapportent, la ^veille du
saint jour de Pdque. Nous avons cru que la phrase
devait être construite ainsi : Les Huns étant sortis
de Pannonie , comme quelques uns le rapportent,
vinrent à la ville de Metz , etc. (4). On lit dans
l'édition de M. Guizot, p. 5^, que les Orléanais,
délivrés par Aétius, dont l'armée avait mis en fuite
Attila, apprenant que ce roi des Huns se disposait
à combattre dans les plaines de Méry , se prépa-
rent , de leur côté , à lui résister avec courage ;
tandis que , selon nous , il s'agit , non pas des Or-
léanais, mais de l'armée combinée des Romains,
(i) « Diu pietas Sancti tuam celavit luxuriam. » (ii, i.)
(2) Il y a tout simplement : « Huic Childericus successit. « (ii, 5.)
(3) n Juxta ipsum aggerem publicum est sepultus. « (ii, 5.)
(4) « Igitur Chtini a Panaoniis egressi , ut quidam ferunt, in ipsa
sancti Paschœ vigilia, ad 3Iettensem urbem...., perveniunt. » (n, 6.)
AVANT-PROPOS. xxj
des Visigoths et des Francs, qui se disposent, non
pas seulement à résister avec courage au roi des
Huns, mais bien à l'attaquer vigoureusement (i).
Dans la même traduction , page 58 , on fait dire
à un saint , qu'en faveur de la singulière piété
de la femme d'Aétius, il a obtenu la 'vie de son
mari; le saint dit seulement qu'il a obtenu une
grâce immense pour la 'vie d'Aétius (2). On lit,
page 69 : Le tyran Jean s'éleva à l'empire de
Rome. Notre auteur a dit, il nous semble, que,
dans la ville de Rome , le tyran Jean s'éleva à l'em-
pire (3). On lit, p. 60 : qu'Aétius étant devenu gen-
dre de Carpilion, commença, en qualité de comte
des domestiques, à être chargé de l'administration
du palais de Jean. Il semble qu'il aurait fallu
dire qu'Aétius , devenu gendre de Carpilion ,
ancien comte des domestiques , fut chargé de l'ad-
ministration du palais de Jean (4). H est dit, même
page, qu'Aétius ne s' écartait pas de son devoir par
(i) « Ecce Aetius venit, et Theodorus Gotthorum rex, ac Thoris-
modus filius ejus, cum exercitibus suis ad civitatem (scil. Aurelianum)
adcurrunt, adversumque hostem ejiciunt repeliuntque. Itaque libe-
rata.... civitate, Attilanem fugant, qui Mauriacum campum adiens,
se praecingit ad bellum. Quod hi audientes, se contra eum viriliter
praeparant. » (ii, 7. )
(2) « Sed tamen obtinui immensam pietatem pro vita illius. « (11, 7.)
(3) « Et apud urbem Romain tyrannum Johannem in imperium
surrexisse. » (11, 8.)
(4) « Post haec, Carpilionis gêner, ex comité domesticorum , et Jo-
hannis curam palatii gerere cœpit. » (11, 8.)
xxij AVANT-PROPOS.
de mauvais penchans ; il fallait dire, à notre avis,
que les mauvaises instigations même ne pouvaient
le faire dévier de son devoir (i). Il est dit, p. 6i,
que Valentinien , siégeant sur son tribunal, fut
surpris par-derriere et percé d'une épée par Oc-
cylla, trompette d'Aétius; nous croyons qu'il fal-
lait dire, au contraire, qu'Occylla vint à lui en
face, et le perça de son épée (2). On lit, même page,
que Maxime , ayant perdu tout espoir de conser-
ver l'empire, restait dans Aquilée ^presque privé
de tout ; le latin dit qu'il restait dans Aquilée,
comme un homme qui a perdu l'esprit (3). Enfin,
on trouve, p. 6^ : Les Francs, feignant d'être
épouvantés , s'étaient retirés dans des bois très en-
foncés ^ et avaient fait des abattis sur la lisière
des forets, après avoir incendié toutes les mai-
sons, croyant, dans leur lâche sottise, que dé-
ployer contre ces murs leur fureur, c était consom-.
mer leur victoire. Les soldats, chargés de leurs
armes, passèrent la nuit dans l'ijujuiétude. Nous
croyons avoir mieux interprété l'original , en di-
sant : «Les Francs, feignant d'avoir peur, s'étaient
ce reculés dans leurs forêts, dont ils avaient défendu
(i) « Nec impulsoribus quidem pravis ab instituto suo devians. »
(11,8.)
(2) « Occylla buccellarius Aetii ex adverso veniens, eum gladio per-
fodit. M (11, 8.)
(3) « Intra Aquileiam , amissa omni spe imperii , quasi amentem
residere. » ( ii, 9. )
AVANT-PROPOS. xxiij
«l'approche par des .abattis. Cependant les sol-
cc dats romains , ayant livré toutes les maisons aux
«flammes, car ils croyaient sottement, par cet
« acte de lâcheté , consommer leur victoire , pas-
ce sèrent toute la nuit sur le qui- vive, chargés du
« poids de leurs armes (i). » Nous bornerons là
nos observations.
Qu'il nous soit permis, en finissant, de remercier
publiquement M. Guérard, que le conseil de la
Société de l'Histoire de France a nommé son com-
missaire pour l'édition de Grégoire de Tours , du
soin et de l'intérêt avec lequel il a bien voulu
suivre et revoir notre travail.
(i) « Fi^ànci enim simulato metu, se in remotiores saltus recepe-
rant, concidibus per extrema silvarum procura tis. Itaque universis
domibus exustis, in quas ssevire stoliditas ignava victoriae consurafna-
tionem reponebat , noctem sollicitam milites sub armorura onere
duxerant. » ( ir, g.)
\
PREFACE.
La culture des lettres s'éteignant, ou plutôt périssant
dans les villes des Gaules, pendant que le bien et le
mal s'y commettaient également, que s'y déchaînait la
férocité des barbares, ou la fureur des rois, que les églises
étaient attaquées par les hérétiques , et défendues par les
catholiques; pendant que la foi chrétienne, fervente en-
core dans le plus grand nombre, se refroidissait chez
quelques uns, que les églises étaient enrichies par des
hommes pieux, et dépouillées par des impies, et qu'il ne
pouvait se trouver un seul grammairien savant dans la
dialectique pour retracer toutes ces choses, soit en prose,
soit en vers; la plupart en gémissaient souvent^ disant :
« Malheur à notre temps , car l'étude des lettres a péri
parmi nous, et l'on ne rencontre plus personne qui puisse
mettre par écrit les événemens présens. » Ces plaintes et
d'autres semblables, répétées chaque jour, m'ont décidé
à transmettre aux temps à venir la mémoire du passé; et,
bien que parlant un langage inculte, je n'ai pu taire ce-
pendant ni les entreprises des médians, ni la vie des
hommes de bien. Ce qui m'a surtout excité, c'est que j'ai
souvent ouï dire parmi nous que peu d'hommes com-
prennent un rhéteur qui parle en philosophe; presque
tous, au contraire, un narrateur parlant comme !(î vuI-
I. I
2 PRÉFACE.
gaii e. J'ai cru convenable aussi , pour la supputation des
années, de commencer à la création du monde mon pre-
mier livre, dont j'ai indiqué ci-dessous les chapitres, (i)
(i) Dans les manuscrits de Grégoire de Tours, les sommaires des
chapitres de chaque livre sont placés en avant du titre de ce livre; ceux
des chapitres du premier livre suivent en effet la préface, qui, du'
reste, manque dans plusieurs des manuscrits; mais elle est rapportée
eu entier à la tête de l'Histoire abrégée des Francs attiibuée à Fré-
dégaire.
HISTOIRE ECCLÉSIASTIQUE
DES FRANCS,
PAR
GEORGES FLORENT GRÉGOIRE,
ÉVÊQUE DE TOUUS,
EN DIX LIVRES.
LIVRE PREMIER.
SOMMAIRES DES CHAPITRES DU LIVRE PREMIER.
De la création d'Adam et d'Eve, et des traits d'Adam. —
2. Gain tue son frère Abel. — 3. Enoch le juste ; comment il est
enlevé par Dieu. — 4- ^^ déluge, de Noé, de l'arche, de la
colère de Dieu et de la supputation des généi'ations. — 5. De
la postérité de Noé et de ses fils , particulièrement de Chus ,
fils de Cham , inventeur de la magie et de l'idolâtrie. — 6. De
la tour de Babel, et de la confusion des langues. — -j. De
l'origine, de la naissance et de la vie d'Abraham; de Ninus.
— 8. D'Isaac, d'Ésaii et de ses fils; de Job. ■— 9. De Jacob
et de ses fils, et de Joseph en Egypte. — 10, De la nature
du Nil, et du passage de la mer Rouge. — 11. Des fils d'Is-
raël dans le désert , et de leur enti'ée dans la terre promise ;
de Josué. — 12. Des rois des Juifs. — i3. De Salomon , et
de l'édification du temple. — i4- Comment le royaume d'Is-
raël fut divisé , à cause de la dureté de Roboam ; de la captivité
de Babylone , et des prophètes de ces temps-là. — i5. Du re-
tour des Juifs de Babylone, jusqu'à la naissance du Christ. —
16. Des rois des autres nations. — in. Des empereurs romains,
et du temps où fui fondée la ville de Lyon. — 18. De la nati-
4 HISTOIRE DES FRANCS.
vite (le notre Sauveur; des présens des mages, et du massacre
des enfans. — ig. De la prédication du Christ, de ses miracles
et de sa passion. — 20. De Joseph d'Arimathie , qui l'ensevelit.
— 21. Du vœu de l'apôtre Jacques. — 22. Du jour de la résur-
rection du Seigneur. — 28. De l'ascension du Seigneur, et
de la mort de Pilate et d'Hérode. — 2^. Pierre vient à Rome ,
et souffre le martyre pour le Christ; de Néron , de Jacques, de
Marc et de Jean l'évangéliste. — 25. De la persécution sous
Trajan. — 26. De l'origine des hérésies et des schismes. — ■
2^. Des martyrs Photin (i) et Irénée. — 28. De la persécution
sous Dèce ; des sept personnes envoyées dans les Gaules pour y
prêcher la foi. — 29. De la conversion des Biturigiens. — 3o. De
la persécution sous Valérien et Gallien; de Chrocus et du temple
d'Auvergne. — 3i. De quelques autres martyrs. — 82. Du mar-
tyr Privât et du tyran Chrocus. — 33. De la persécution sous
Dioclétien. — 34- De Constantin-le-Grand , du bienheureux
saint Martin , et de la décoiiverte de la croix du Seigneur. —
35. Du règne de Constance. — 36. De l'arrivée de saint Mar-
tin ; de Mélanie. — 37. De la mort de l'empereur Valens. —
38. De Théodose et de son empire ; mort du tvran Maxime. —
39. D'Urbicus , évoque d'Auvergne. — 4^- ^^ saint Hillide , et
de son successeur à l'épiscopat. — ^i.De saint Népotien, éga-
lement évéque d'Auvergne. — 4^- De la chasteté et de la sépul-
ture des Deux-Amans . — ^Z. De la mort de saint Martin.
PROLOGUE.
Devant écrire les guerres des rois avec les nations
ennemies, des martyrs avec les païens, des églises avec
les hérétiques , je veux d'abord exposer ma croyance, afin
que ceux qui me liront ne doutent point que je sois catholi-
(0 lisez Pothiii. Voyez au chaj). 27 de ce premier livre, la note
relative à ce martyr.
LIVRE PREMIER. 5
que. 3'ai voulu aussi , à cause de ceux qui s'effraicut de la fin
prochaine du inonde, montrer clairement, par un relevé
extrait des chroniques et des histoires , combien il s'est
écoulé de temps depuis la création. Mais avant tout, je
demande grâce à mes lecteurs pour les fautes que j'aurai
pu faire, dans les lettres ou dans les syllabes, contre la
grammaire, dont les règles ne me sont pas très bien con-
nues, m'étant appliqué seulement à retenir, sans déguise-
ment, sans hésitation , ce dont l'Eglise prêche la croyance ;
car je sais que l'homme coupable de péchés peut, par
une foi pure , obtenir grâce auprès de notre Seigneur.
Je crois donc en Dieu , le Père tout puissant; je crois
en Jésus-Christ, son Fils unique, notre Seigneur Dieu,
né du Père, non créé; je crois qu'il a toujours été avec le
Père, non depuis un temps, mais antérieurement à tous
les temps; car celui-ci ne pouvait être appelé Père s'il
n'avait un Fils , et il ne pouvait y avoir un Fils s'il n'v
avait un Père. Ceux qui disent : // élail quand il iièlnit
pas (i), je les repousse avec horreur, et j'affirme qu'ils sont
rejetés du sein de l'Eglise. Je crois que le Christ est
le Verbe du Père, par qui toutes choses ont été faites.
Je crois qu'il est le Verbe fait chair, et que, par sa
mort, le monde a été racheté; je crois qu'en lui c'est
l'Homme, et non le Dieu , qui a été soumis à la passion.
Je crois qu'il est ressuscité le troisième jour, qu'il a délivré
l'homme perdu, qu'il est monté au ciel, où il est assis à
la droite du Père, et d'oii il viendra juger les vivans et
(i) Les Pères réunis à JNicéc ajoutèrent, contic les ariens, ces mots
à leur symbole. En conséquence, il faut, si je ne me trompe, aprc's
// claiL quand il n était pas {cral qunndn non eral), ajouter etc. (Rui-
nart.)
6 HISTOIRE DES FRANCS,
les morts. Je erois que le Saint-Esprit a procédé du
Père et du P'ils, qu'il n'est ni inférieur ni postérieur à
eux, mais leur égal; qu'il est Dieu de toute éternité avec
le Père et le Fils, qu'il est consubstantiel à eux en nature,
égal en toute-puissance, co-éternel en essence, en sorte
qu'il n'a jamais existé sans le Père et le Fils, cl qu'il
n'est inférieur ni au Père ni au Fils. Je crois que cette
sainte Trinité subsiste dans la distinction des personnes;
et qu'autre est la personne du Père, autre celle du Fils,
autre celle du Saint-Esprit. Je confesse dans cette Tri-
nité une seule Divinité, une seule puissance, une seule
essence. Je crois que la bienheureuse Marie , vierge
avant l'enfantement, est vierge encore après. Je crois que
l'ame est immortelle , mais cependant qu'elle ne par-
ticipe point de la divinité. Enfin, je crois fidèlement tout
ce qui a été établi par les trois cent dix- huit évêques
assemblés en concile à Nicée. Touchant la fin du monde,
je crois ce que j'ai appris de nos pères, c'est-à-dire
que l'Antéchrist introduira d'abord la circoncision, se
donnant pour le Christ; ensuite il placera sa statue dans
le temple de Jérusalem pour la faire adorei-, comme nous
lisons que l'a dit le Seigneur : Fous ^verrez V abomina-
tion de la dèsolalion dans le lieu saint (i ). Mais le Sei-
gneur lui-même fait voir que ce jour est inconnu à tous
les hommes , lorsqu'il dit : Quant a ce jour ou a cette
heure-la^ nul ne les sait, ni les anges qui sont dans le
(i) Évang. de S. Matth. , chap. 24, vers. i5. Toutes les fois que
Grégoire de Tours a cité la Bible conformément à la version de la
Vulgate , j'ai suivi la traduction de Lcniaistre de Sacy. Mais il ar-
rive souvent, ou (|u'il cite une version différente, ou même qu'il ne
donne que l'esprit de la Bible : alors je traduis son texte, parce que je
pense qu'il faut, avant tout, conserver la fidélité à l'original.
LIVRE PREMIER. 7
ciel y ni leJUs, mais le Père senl(^i). Et ici nous répon-
drons aux hérétiques qui nous attaquent, et soutiennent
que le Fils est inférieur au Père, puisqu'il ignore ce jour.
Qu'ils sachent donc que ce fils est le peuple chrétien ,
duquel Dieu a dit : Je serai leur père ^ et ils seront
mes fils (2). S'il eût voulu parler de son Fils unique,
il n'eût jamais, en effet, placé les anges avant lui, et
il dit : Ni les anges qui sont dans le ciel, ni le fils ;
ce qui montre qu'il s'agit ici, non de son Fils unique, mais
de son peuple adoptif. Notre fin, c'est le Christ lui-
même, qui, dans son inépuisable bonté, nous accordera
la vie éternelle, si nous nous convertissons à lui.
La supputation des années du monde et leur enchaîne-
ment sont clairement exposés dans les chroniques d'Eu-
sèbe, évêque de Césarée , et du prêtre Jérôme; Orosc,
apportant le plus grand soin au même sujet , a donné
aussi l'ensemble des années écoulées depuis le commen-
cement du monde jusqu'à son temps; Victorius a fait la
même chose dans ses recherches pour déterminer la fête
solennelle de Pâques (3). Nous aussi , à l'exemple de ces
écrivains, nous tâcherons, si Dieu nous prête son appui,
de calculer la suite des années écoidées depuis la création
du premier homme jusqu'au temps présent; ce que nous
pourrons plus facilement faire, si nous commençons par
Adam .
I. Au commencement. Dieu créa le ciel et la terre
dans son Christ, qui est le principe de toutes choses,
c'est-à-dire dans son Fils; et après avoir créé les élémens
(i) Evang. de S- Marc, cliap. 10, vers. 52.
(■>.) Deuxième Épît. de S. Paul aux Corinth., chap. 6, vers. 18.
(5) Voyez, à la fin du volume, L'c lui reins, cl observ. (Note a.)
8 HISTOIRE DES FRANCS,
du monde, il prit une motte d'un fragile limon, et en
forma l'homme à son image et à sa ressemblance, et
souffla sur sa face le souffle de la vie , et l'homme fut fait
en âme vivante. Pendant qu'il dormait, Dieu lui ôta une
côte, et en forma une femme, qui fut nommée Eve. Il
n'est point douteux que ce premier homme, Adam, n'eût
avant son péché les traits du Seigneur notre Rédempteur;
car tandis que Jésus-Christ, s'endormant dans le sommeil
de la passion, faisait sortir de son côté de l'eau et du sang,
il se représenta l'Eglise vierge et immaculée, rachetée par
ce sang, purifiée par cette eau, n'ayant ni tache ni ride;
c'est-à-dire lavée par l'eau à cause de ses taches, étendue
sur la croix à cause de ses rides. Ces premières créatures
humaines vivaient heureuses au milieu des délices du pa-
radis, lorsque, séduites par la ruse du serpent, elles
transgressèrent les préceptes divins. Rejetées dès lors de
cette demeure céleste, elles furent abandonnées aux peines
et aux travaux du monde.
II. La femme ayant été visitée par son compagnon,
conçut et enfanta deux fds. Mais tandis que Dieu reçoit
favorablement le sacrifice de l'un, l'autre, excité par l'en-
vie, s'irrite, attaque son frère et le tue; et par l'effusion
de ce sang fraternel, devient le premier parricide.
III. Dès lors, toute la race se précipita dans des crimes
abominables, à l'exception d'Enoch le juste, qui, mar-
chant dans les voies de Dieu, fut, à cause de sa justice,
enlevé par le Seigneur lui-même du milieu de ce peuple
de pécheurs; car nous lisons : Enoch marcha avec Dicii^
et il ne parut plus, parce que Dieu l'enleva. ( i )
(i) Genèse, chap. 5, vers. 24.
LIVRE PREMIER. 9
lY, Le Seigneur donc, irrité contre les iniquités d'un
peuple qui ne marchait pas dans ses voies, envoya le
déluge, et l'inondation détruisit toute ame vivante sur la
surface de la terre. Dieu conserva seulement dans l'arche,
pour renouveler le genre humain , Noé , qui n'avait cessé
de le servir fidèlement et qui reproduisait son image, avec
sa femme, et les femmes de ses trois fils. Les hérétiques
nous attaquent ici , et nous demandent pourquoi l'Ecri-
ture sainte représente le Seigneur irrité. Qu'ils sachent
donc que notre Seigneur ne s'irrite pas à la manière des
hommes; il s'émeut pour effrayer, il chasse pour rappeler,
il s'irrite pour corriger. Je ne doute point que cette image
de l'arche ne représente celle de l'Église notre mère. Celle-
ci passant, en effet, au travers des flots et des écueiis du
monde, nous présente un refuge dans son sein mater-
nel, nous offre ses emhrassemens et sa protection contre
les maux qui nous menacent.
Depuis Adam jusqu'à Noé, il y a dix générations, sa-
voir : Adam, Selh, Énos, Caïnan, Malaleel, Jared, Enoch,
Mathusala, Lamech, Noé. Ces dix générations occupent
mille deux cent quarante-deux ans. Adam fut enterré dans
la terre d'Énachim, qu'on appelait auparavant Ebron , ce
qu'exprime évidemment le livre de Josué. (i)
V. Après le déluge, Noé avait donc trois fils, Sem,
Cham et Japhet. De Japhet sortirent plusieurs nations ,
de même de Cham, de même de Sem. Et, comme le dit
l'histoire des temps anciens, c'est d'eux que s'est formé le
genre humain dispersé sous tous les points du ciel. Le pre-
( 1 ) « Hébron s'appelait auparavant Cariath-Arbé. . . Toutes les guerres
cessèrent alors clans la terre de Chanaan. » Josué, chap. i4, vers, i5.
10 HISTOIRE DES FRANCS,
mier né de Ciiam fut Chus, qui, inspiré par K; démon, devint
le premier inventeur de toute la magie et de l'idolâtrie. Le
premier, à l'instigation du diable, il façonna une petite
statue pour l'adorer. Au moyen de son pouvoir trompeur,
il montrait aux hommes des étoiles et du feu tombant du
ciel. Il passa chez les Perses, qui le nommèrent Zoroastre,
c'est-à-dire étoile vivante. Ces peuples, ayant reçu de lui
l'usage d'adorer le feu , prétendent qu'il fut lui-même con-
sumé par le feu céleste, et lui rendent un culte divin.
VI. Lorsque les hommes, qui s'étaient multipliés, se
furent dispersés par toute la terre, les uns, sortis de l'O-
rient, trouvèrent les champs fertiles de Sennaar. Ayant
bâti là une ville, ils s'efforcèrent de construire une tour
qui atteignît jusqu'au ciel; mais Dieu, portant la con-
fusion dans leur vain projet, et dans leur langue, et au
miheu d'eux-mêmes, les dispersa sur tous les points du
vaste univers. La ville fut nommée Babel, c'est-à-dire con-
fusion, parce que c'est là que Dieu mit la confusion dans
leur langage. C'est la ville de Babylone, bâtie par le géant
Nembrod (i), fils de Chus. Comme le rapporte l'histoire
d'Orose (2) , elle fut disposée en carré dans une plaine
admirable; ses murs, bâtis de brique et de bitume, ont
cinquante coudées d'épaisseur et deux cents de hauteur ;
ils ont quatre cent soixante-dix stades de circuit; chaque
stade vaut cinq aripennes (3); chacun de ses côtés a vingt-
(i) Ce passage de Grégoire de Tours est un peu obscur. Il fallait
dire que la ville de Babel fut l'origine de celle de Babylone. On re-
trouve, à côté de la petite ville moderne de Hillali, les ruines de cette
cité, qui sont particulièrement connues, a-t-on dit, sous le nom de
Bir.s-Nemtod, ou bourg de Nemrod.
(2) Oros., Hisl., lib. n, cap. 7.
(3) Voyez à la fin du volume, Eclaiiciss. el obîcrv. ( Note b. )
LIVRE PREMIER. 11
cinq portes, ce qui fait cent portes en tout. Les battans
de ces portes, d'une grandeur merveilleuse, sont formés
d'airain fondu. Le même historien raconte encore beau-
coup de choses sur cette ville, et il ajoute que, malgré
toute sa magnificence, elle n'en fut pas moins prise et
renversée.
VIL Le premier fils de Noé fut Sem , duquel , à la
dixième génération, naquit Abraham; savoir : Noé, Sem,
Arphaxad , Salé , Heber , Phaleg , Reû ( i ) , Sarug (2) ,
Tharé, qui engendra Abraham. On compte pendant ces
dix générations, c'est-à-dire depuis Noé jusqu'à Abraham,
neuf cent quarante-deux ans (3). Dans ce temps régnait
Ninus, qui bâtit la ville qu'il appela Ninive (4), à laquelle
le prophète Jonas donne une étendue égale à ti ois jour-
nées de chemin (5). C'est dans la quarante-troisième année
du règne de Ninus que naquit Abraham, et c'est à Abraham
que commence notre foi : c'est à lui que furent faites de
nouvelles promesses; c'est à lui que le Christ notre Sei-
gneur fit connaître, en changeant la victime du sacrifice,
qu'il naîtrait et qu'il souffrirait pour nous; le Seigneur
en effet dit lui-même dans l'Évangile : Abraham a dé-
siré avec ardeur de voir mon jour : et il l'a vu, et il
a été rempli de joie (6). Sévère rapporte dans sa chro-
(i) Plusieurs manuscrits portent Falec, Rngau.
(2) Entre Sarug et Tharé, la Genèse (chap. 11 , vers. 22, a4) place
Nachor. (Guizot. )
(5) D. Ruinart a fait remarquer que le manuscrit de Corbie porte
goo, et celui de l'abbaye du Bec g45.
(4) La Genèse (chap. lo, vers. 1 1 ) en attribue la fondation ù Assui ,
les Grecs à IXinus.
(5) Jonas, chap. 5, vers. 5.
(6) Évang. de saint Jean, chap. 8, vers. 56,
12 HISTOIRE DES FRANCS,
nique (i) que le sacrifice offert par Abraham eut lieu sur le
mont Calvaire, où Jésus-Christ fut crucifié; et c'est en-
core aujourd'hui l'opinion commune dans la ville de Jé-
rusalem. Sur cette montagne, s'éleva la croix sainte
où fut attaché notre Rédempteur, et d'où coula son
sang divin. Abraham reçut le signe de la circoncision ;
ce qui montre que ce qu'il porta sur son corps, nous
devons le porter dans notre cœur, car le Prophète dit :
Ayez soin de vous circoncire pour votre Dieu , et de
circoncire votre cœur{^. 11 dit encore : Ne suivez point
les dieux étrangers (3). Et encore : Tout incirconcis de
cœur n'entrera point dans mon sanctuaire (4). Dieu,
ayant ajouté une syllabe au premier nom d'Abraham, l'ap-
pela père de plusieurs nations. (5)
VIII. Abraham, à l'âge de cent ans, engendra Isaac; et
Isaac, dans la soixantième année de son âge, eut de Ré-
becca deux fils jumeaux. Le premier fut Esaù, nommé
aussi Edom, c'est-à-dire fait de terre; par gourmandise,
il vendit sou droit d'aînesse. C'est le père des Iduméens;
Jobab en descendit à la quatrième génération, savoir:
Esaù, Raguel, Zara , Jobab, aussi appelé Job (6). Celui-
ci vécut deux cent quarante-neuf ans. Dans sa quatre-
vingtième année (j) il fut délivré de ses infirmités; après
(i) Yoyez à la fin du vol., Eclairciss. et observ. (Note c.)
(2) Deutér., chap. 10, vers. 16.
(3) Jérém., chap. 35, vei'S. i5.
(4) Ezéchiel, chap. 44? vers. 9.
(5) Le nom à^Abram, c'est-à-dire père élevé, fut changé en celui
iX' Abraham, c'est-à-dire père élevé de la multitude. (Genèse, chap. 17,
vers. 5. )
(6) Voyez Eclairciss. et observ. ( Note d. )
(7) Quelques manuscrits portent 89 j mais 89 et 170 feraient 259.
Le manuscrit de l'abbaye du Bec porte, vLxit an. 248. (Ruinart. )
LIVRE PREMIER. 13
sa guérison, il vécut cent soixante-dix ans (i), et il eut
le bonheur de recouvrer le double de ses richesses, et
d'obtenir autant de fils qu'il en avait perdu.
IX. Le second fils d'Isaac fut Jacob , chéri de Dieu ,
comme le dit le Seigneur par la bouche du Prophète if ai
aimé Jacob , et j'ai liai Esaii (2). Après sa lutte contre
un ange, Jacob fut nommé Israël (3), et de ce nom vint
celui d'Israélites. Il engendra douze patriarches qui sont :
Rubcn , Siméon, Lévi, Juda, Issachar, Zabulon , Dan,
Nephthali, Gad et Asser. Après ceux-ci Jacob, dans la
quatre-vingt-douzième année de son âge , eut de Rachel ,
Joseph, qu'il chérit par-dessus tous ses autres fils. Il eut
aussi de Rachel , Benjamin , qui fut le dernier de tous.
Joseph, à l'âge de seize ans, image du Rédempteur,
eut des songes qu'il raconta à ses frères : dans un de ces
songes, il liait des gerbes que les gerbes de ses frères
adoraient; une autre fois, il avait vu tomber devant
lui le soleil et la lune avec onze étoiles. Cela fit
naître chez ses frères une grande haine contre lui; de
sorte qu'enflammés de jalousie, ils le vendirent pour
vingt (4) pièces d'argent à des Ismaélites qui se rendaient
en Egypte. Mais eux-mêmes, pressés par la famine, s'étant
retirés dans ce pays, ils y furent reconnus par Joseph,
que de leur côté ils ne reconnurent point. Joseph ce-
pendant, après leur avoir fait subir de longues épreuves,
après s'être fait amener Benjamin , qui était né aussi de
sa mère Rachel , se découvrit enfin à ses frères. Ensuite
(i) Voyez Eclaivciss. et observ. (Note e.)
(2) Malach., chap. i , vers. 2 et 5.
(5) C'est-à-dire yb// contre Dieu. Genèse, chap. 32, vers. 28.
{4} Plusieurs manuscrits de Grégoire de Tours portent trente.
14 HISTOIRE DES FRANCS,
tous les Israélites descendirent en Egypte, où, grâce à
Joseph, ils jouirent de la faveur du Pharaon. Là mourut
Jacob , après avoir béni ses fils. Mais il fut enseveli
dans le tombeau de son père Isaac, dans la terre de Cha-
naan. Après la mort de Joseph, et du Pharaon, toute la
race des Israélites fut réduite en servitude, d'où la re-
tira Moïse après les dix plaies d'Egypte, le Pharaon
régnant ayant été englouti dans la mer Rouge, (i)
X. Et comme plusieurs auteurs ont longuement parlé du
passage de cette mer, il m'a paru convenable de dire ici
quelque chose et de la position de la mer elle-même, et du
passage qui s'y effectua. Le Nil , comme tout le monde le
sait, court à travers l'Egypte, et l'arrose par ses déborde-
mens; de là le nom d'habitans du Nil donné aux Egyp-
tiens. Un grand nombre de voyageurs qui ont parcouru
les bords de ce fleuve rapportent qu'ils sont maintenant
couverts de saints monastères (2). Sur ses bords est bâtie
la ville de Babylone, non pas celle dont nous avons déjà
parlé, mais une autre Babylone (3) où Joseph construisit,
en pierres carrées et en moellons, des greniers d'un travail
admirable; ces greniers, spacieux par le bas, resserrés par
le haut, ne laissent passage au blé qu'on y jette que par une
(i) D. Ruinait a fait remarquer que le manuscrit de Royaumont
portait : Joseph étant mort, toute la race des Israélites fut réduite en
servitude par le Pharaon ; et il dit que c'est là la vraie leçon. C'est celle
qu'a suivie M. Guizot. Mais alors pourquoi D. Ruinart, et après lui
D. Bouquet, ne la faisaient-ils pas passer dans le texte? J'ai ajouté au
second membre de la phrase le mot régnant, qui m'a paru nécessaire
pour en précist r le sens.
(2) Voyez Eclairciss. et observ. (Note/". )
(5) Idem. (Note g.)
LIVRE PREMIER. 15
pclile ouverture (i). On les voit encore aujourd'hui. C'est
de cette ville que partit le roi d'Egypte avec une armée
de chars et un grand nombre de fantassins pour se met-
tre à la poursuite des Hébreux. Le fleuve du Nil venant
de l'orient (2), court à l'occident vers la mer Rouge (3) :
un étang ou un bras de cette mer s'avance de l'occident
vers l'orient. Il a environ cinquante milles de long, et
dix -huit milles de large (4). A. la tête de cet étang a
été bâtie la ville de Clysma (5), non à cause de la ferti-
lité du lieu, car il n'est rien de plus stérile, mais à cause
du port, dont la commodité attire les vaisseaux venant de
l'Inde. Les marchandises débarquées là sont répandues
par toute l'Egypte. Les Hébreux s'étant, à travers le
désert, dirigés vers cet étang, parvinrent jusqu'à la
mer ; et trouvant là de l'eau douce , ils y établirent leur
camp. Ils se reposèrent donc dans ce lieu resserré entre
les déserts et la mer, ainsi qu'il est écrit : Pharaon, ap-
prenaiU qu'ils étaient, renfermés entre la mer et le dé-
sert, et quil n'y avait point de chemin par ou ils pus-
sent s'échapper, se mit à leur poursuite (6). Et comme
l'armée approchait , et que le peuple s'adressait à grands
cris à Moïse, celui-ci, par l'ordre de Dieu, étendant sa
i)aguette sur la mer, les flots se divisèrent, et les Hébreux
marchant à sec, et, comme le dit l'Écriture, ayant l'eau
h droite et ci gauche qui leur servait comme d'un mur(j') ,
arrivèrent entièrement saufs, conduits par Moïse, sur le
rivage qui s'étend le long du mont Sinaï (8), tandis que
(i, 2, 3, 4? 5) Voyez Eclairci.ss. et ohseiv. (Notes h, i, j , k, l.)
(6) Exode, chap. i4, vers. 3.
(7) Exode, chap. i4, vers. 22.
(8) Montagne située en Arabie , eutie les deux bras de la nier Rouge.
16 HISTOIRE DES FRANCS,
îes Égyptiens étaient submergés par les flots. Comme
nous l'avons dit , on raconte beaucoup de choses touchant
ce passage; pour nous, nous avons eu soin de rapporter
ici ce que nous tenons pour vrai de la bouche des
savans , ou des personnes mêmes qui ont visité les lieux.
Ils disent que les sillons tracés par les roues des chars
subsistent encore aujourd'hui , et qu'on les distingue
au fond de la mer, autant qu'il est possible d'y voir;
que si l'agitation des eaux vient à les recouvrir un
peu, le calme les remet, par la volonté de Dieu, dans
leur ancien état. D'autres prétendent que les Israélites
ayant fait dans la mer un léger circuit, revinrent à la
même rive d'où ils étaient partis ; d'autres assurent
qu'ils passèrent tous par un même chemin ; quelques
uns, au contraire, que devant chaque tribu s'ouvrit un
chemin particulier, abusant de ce témoignage du psau-
me : // divisa la mer Rouge en sentiers (i). Mais, selon
nous, il faut entendre ces sentiers d'une manière figurée
et non à la lettre, car dans le monde, qu'on appelle figu-
rément une mer, il y a beaucoup de sentiers, et nous ne
pouvons tous passer à la vie future en même temps et
par la même voie. Les uns, en effet, y passent à la pre-
mière heure : ce sont ceux qui, régénérés par le baptême,
peuvent conserver leur chair exempte de toute souillure
jusqu'à leur sortie de la vie. D'autres à la troisième heure :
ce sont ceux qui se convertissent dans un âge plus avancé.
D'autres enfin à la sixième : ce sont ceux qui modèrent la
violence de leurs désirs charnels. Et à chacune de ces
heures, comme le dit l'Evangéliste (i), tous sont loués
(i) Psaume i55, vers. i5.
{i) Evang. de saint Matth., chap. •jlo.
LIVRE PREMIER. 17
pour travailler selon leur foi propre à la vigne du Seigneur.
Tels sont les sentiers par lesquels on traverse cette mer.
Quant à cette opinion, que les Israélites venus jusqu'à la mer
opérèrent leur retour en côtoyant l'étang dont nous avons
parlé, elle est fondée sur ces paroles de Dieu à Moise: Qu'ils
retourneni et quils campent devant Phihahirotli (i), qui
est entre Magdal et la nier, vis-à-vis de Bèelsephon (2).
Il n'est point douteux que ce passage de la mer et la co-
lonne de nuée ne soient l'image de notre baptême, car le
bienheureux apôtre Paul a dit : Je ne veux pas que vous
ignoriez y mes frères , que nos pères ont tous été sous la
nuée; qu'ils ont tous été baptisés sous la conduite de
Moïse dans la nuée et dans la mer (3). Quant à la co-
lonne de feu, elle représente le Saint-Esprit.
Depuis la naissance d'Abraham jusqu'à la sortie d'E-
gypte des fils d'Israël , ou jusqu'au passage de la mer
Rouge, qui eut lieu la quatre-vingtième année de Moïse,
on compte quatre cent soixante-deux ans. (4)
XI. Après cela, les Israélites restèrent quarante ans
dans le désert; ils y reçurent des lois; ils y furent
éprouvés ; ils y vécurent de la nourriture des anges.
Puis, après avoir reçu la loi, ils traversèrent le Jour-
dain avec Josué, et obtinrent la terre de proraission.
XII. Après la mort de Josué, les Hébreux ayant aban-
donné les préceptes divins, subissent plusieurs fois la ser-
(i) Sur le bord du golfe Héroopolite (golfe de Suez), près du lieu
où fut bâti Clysma.
(2) Exode, cbap. i4, vers. 1.
(5) Première Épît. de saint Paul aux Corintli., chap. 10, vers t, 1.
(4) Voyez Eclairciss. et observ. (Note m.) .
I, '^
18 HISTOIRE DES FRANCS,
vitude étrangère. Mais lorsque, convertis, ils gémissent,
le Seigneur leur envoie des hommes forts dont le bras les
délivre. Ensuite ayant, par l'entremise de Samuel, demandé
à Dieu un roi (comme en ont les autres nations), ils
reçoivent d'abord Saùl , ensuite David.
Depuis Abraham jusqu'à David, il y a quatorze généra-
tions , savoir : Abraham , Isaac , Jacob , Juda , Phares ,
Esrom, Aram, Aminadab, Naason, Salmon, Booz, Obeth,
Jessé, David. David eut Salomon de Bersabée. Celui-ci
fut élevé au trône par le prophète Nathan , par son frère
et par sa mère.
XIII. David étant mort , et Salomon ayant commencé
à régner, le Seigneur lui apparut, et lui promit de lui ac-
corder ce qu'il demanderait. Mais lui , méprisant les ri-
chesses de la terre, préféra la sagesse. Le Seigneur l'ap-
prouva, et lui dit : Parce que vous n' avez point demandé
les rojaumes du monde , ni ses richesses ^ mais que
'VOUS avez demandé la sagesse y vous la recevrez. Il
n'y a jamais eu d'homme avant vous qui vous ait
égalé j et il n'y en aura point après vous qui vous
égale (i). Et cela fut confirmé dans la suite, par le ju-
gement que le roi porta entre deux femmes qui se dispu-
taient un enfant. Ce même Salomon éleva au nom du
Seigneur un temple d'un travail admirable, enrichi d'une
si grande quantité d'or et d'argent, de bronze et de fer,
que quelques uns disent que jamais dans le monde il ne
fut construit un semblable édifice.
Depuis la sortie d'Egypte des fils d'Israël jusqu'à l'édi-
fication du temple, qui eut lieu la septième année du
(i) Rois, liv. m, chap. 5, vers. 1 1 , lOi.
LIVRE PREMIER. 19
règne de Salomon , on trouve quatre cent quatre-vingts
ans, comme l'atteste l'Histoire des Rois.
XIV. Après la mort de Salomon , le royaume fut , à
cause de la dureté de Roboam, divisé en deux parties.
Deux tribus restèrent à Roboam , et formèrent ce qu'on
appela le royaume de Juda : Jéroboam eut dix tribus qui
composèrent le royaume d'Israël. Après cela , les Hébreux
tombèrent dans l'idolâtrie , et n'en purent être retirés ni
par les prédictions , ni par la mort des prophètes , ni par
la ruine de leur patrie, ni même par celle de leurs rois,
jusqu'à ce qu'irrité contre eux, le Seigneur suscita Na-
buchodonosor, qui les emmena , avec tous les ornemens
du temple, captifs à Eabylone. Dans cette captivité,
figurent Daniel, le grand prophète, qui resta sain et sauf
parmi des lions affamés, et ces trois jeunes gens qui
demeurèrent couverts de rosée au milieu du feu. Ezéchiel
prophétisa , et le prophète Esdras vint au monde pendant
la même captivité.
Depuis David jusqu'à la ruine du temple, et la capti-
vité de Babylone, il y a quatorze générations, savoir:
David, Salomon, Roboam , Abia, Asa, Josaphat, Joram,
Ozias, Joatham, Achaz, Ezéchias, Manasses, Amon,
Josias; et ces quatorze générations embrassent trois cent
soixante-un ans (i). Les Israélites furent délivrés de la
captivité par Zorobabel , qui dans la suite rétablit et le
temple et la ville. Cette captivité, comme je le pense,
présente l'image de la captivité dans laquelle est entraînée
l'âme pécheresse, qui, si elle n'est délivrée par Zorobabel,
(i) La plupart des manuscrits portent ce chiffre. Celui jj^lj^abbayê
du Bec porte 34o; celui de Corbie, Bgo; un autre 461- ;^ ■ ;• ;
9.0 HISTOIRE DES FRANCS,
c'est-à-dire par le Christ , restera condamnée à un exil
affreux. Et, en effet, le Seigneur dit lui-même dans TÉvan-
gile : Si le Fils vous met en liberté, vous serez vérita-
blement libres (i). Pour moi, je le supplie de se bâtir en
nous-mêmes un temple dans lequel il daigne habiter, où
la foi reluise comme l'or, où l'éloquence de la prédica-
tion brille comme l'argent , où tous les ornemens du
temple visible éclatent dans la pureté de nos sentimens;
qu'il couronne enfin nos bonnes intentions d'un salutaire
effet, parce que : Si le Seigneur ne bâtit une maison ,
c'est en vain que travaillent ceux qui la bâtissent (2).
On compte que cette captivité dura soixante-seize ans.
XV. Les Israélites ramenés par Zorobabel, comme
nous l'avons dit, tantôt murmurent contre Dieu, tantôt se
prosternent aux pieds des idoles, ou s'abandonnent aux abo-
minations et à toutes les pratiques des gentils. Pendant qu'ils
méprisent les prophètes de Dieu, ils sont livrés aux nations,
subjugués, taillés en pièces, jusqu'à ce que le Seigneur lui-
même, annoncé par la voix des patriarches et des pro-
phètes, descendant, par le moyen du Saint-Esprit, dans le
sein de la Vierge Marie, daigne naître pour la rédemption
de ce peuple comme de tous les peuples de la terre.
Depuis la transmigration jusqu'à la naissance du Christ,
il y a quatorze générations, savoir : Jechonias, Salathiel,
Zorobabel, Abiud, Eliachim , Azor, Sadoc, Achim (3),
Eliud , Eléazar, Mathan, Jacob, Joseph époux de Marie,
(i) Évang. selon saint Jean, chap. 8, vers. 56.
(2) Psaume 126, -vers. i.
(5) Ou Toachiiii.
LIVRE PREMIER. 21
de laquelle naquit notre Seigneur Jésus-Christ : Joseph
forme la quatorzième, (i)
XVI. Mais afin de montrer que nos connaissances ne
se bornent pas au peuple hébreu , rappelons les autres
empires, disons quels ils furent et à quelle époque île
riiistoire des Israélites ils répondent. Au temps d'Abraham,
Ninus régnait sur les AssjTiens; Europs chez les Sicyo-
niens; chez les Egyptiens, la seizième domination, ou
dynastie, comme ils disaient dans leur langue. Au temps
-de Moïse, régnait chez les Argiens Tropas, leur septième
roi; dans l'Attique, Cécrops , qui était le premier; chez
les Egyptiens, Cenchris , douzième roi, qui fut englouti
dans la mer Rouge ; les Assyriens avaient pour seizième
roi Agatadis; les Sicyoniens, Marate. Au temps où Sa-
lomon régnait sur Israël , Silvius était le cinquième roi
des Latins ; chez les Lacédémoniens régnait Festus ; chez
les Corinthiens Oxion , leur second roi;Thephei chez les
Égyptiens. Dans la cent vingt -sixième année (2), Eu-
tropes régnait chez les Assyriens; chez les Athéniens leur
second roi Agasastus. Au temps où Amon régnait sur les
Juifs , lorsqu'ils furent; emmenés en captivité à Babylone ,
les Macédoniens obéissaient à Argée; les Lydiens à Gy-
gès ; les Egyptiens à Vafrès : Babylone avait pour roi Na-
(i) Joseph ne forme que la treizième génération, à moins qu'on
n'admette deux Jéchonias , le père et le fils , qui fui-ent aussi appelés
Joachim , comme le fant observer saint Ambroise , saint Augustin ,
saint Jérôme et d'autres Pères. (Ruiuart.)
(2) Cette date varie dans les manuscrits : les uns portent 120, les
autres 126. Les années sont probablement comptées ici à partir de
la fondation du royaume des Juifs. Du reste, tout ce chapitre n'est
qu'un tissu d'erreurs.
22 HISTOIRE DES FRANCS,
buchodonosor, qui emmena les Juifs en captivité; Servius
Tullus était le sixième roi des Romains.
XVII. Ensuite viennent les Empereurs : le premier fut
Jules César, qui devint seul maître de tout l'empire; le
second Octave, qu'on nomme Auguste, neveu de Jules
César, et qui donna son nom au mois d'août [^Augustus).
Il résulte très clairement de nos recherches que c'est à la
dix-neuvième année de sou règne qu'il faut rapporter la
fondation de Lyon, ville des Gaules, qui plus tard, illustrée
par le sang des martyrs , a reçu le titre de très noble, (i)
XVIII. Dans la quarante-troisième année (2) du règne
d'Auguste , notre Seigneur Jésus-Christ , comme nous
l'avons dit, naquit selon la chair de la Vierge Marie dans
Bethléem, ville de David. Les Mages voyant de l'Orient
une grande étoile, vinrent offrir des présens au nouveau-
né et l'adorer humblement. Hérode craignant pour son
royaume, et voulant atteindre le Dieu-Christ , fait périr
tous les petits enfans; mais il est bientôt frappé lui-même
par le jugement de Dieu.
XIX. Le Seigneur notre Dieu , Jésus-Christ , prêche la
pénitence , accorde la grâce du baptême , promet à toutes
les nations le royaume des deux, opère au milieu des
peuples des prodiges et des miracles; c'est-à-dire qu'il
change l'eau en vin , qu'il guérit les fiévreux , qu'il rend
la lumière aux aveugles et la vie aux morts, qu'il délivre
les possédés des esprits Immondes, qu'il débarrasse les lé-
preux de leur peau hideuse. Par ces miracles et par beau-
(i) Voyez Eclairciss. et observ. ( Note «.)
{i) Le manuscrit de Corbie porte : la quarantième année, etc.
LIVRE PREMIER. 23
coup d'autres encore, il montre manifestement aux peu-
ples sa divinité; la colère s'empare des Juifs, la haine les
excite, et leur esprit nourri du sang des prophètes forme
méchamment le projet de faire périr le juste. Et pour que
les oracles des anciens prophètes fussent accomplis, Jésus-
Christ est livré par un de ses disciples, iniquement con-
damné par les pontifes, insulté par les Juifs, crucifié avec
des malfaiteurs; et son corps, privé de vie, est gardé par
des soldats. Ces choses étant accomplies, des ténèhres
couvrirent tout le monde, et un grand nombre d'hommes
convertis et gémissans confessèrent Jésus fils de Dieu.
XX. Joseph, qui avait embaumé et mis au tombeau le
corps de Jésus-Christ, fut arrêté, renfermé dans une pri-
son (i) et gardé par les princes des prêtres eux-mêmes,
agissant en cela, comme le rapportent les Gestes envoyés
par Pilate à l'empereur Tibère (2) , avec plus de rigueur
envers lui qu'envers le Seigneur même, car Jésus avait été
laissé a la garde des soldats , et Joseph fut gardé par les
prêtres; mais le Seigneur étant ressuscité, et ses gardes
effrayés par une vision d'anges, ne le retrouvant plus
dans son tombeau; d'un autre côté, les murs de la prison
OLi était renfermé Joseph ayant été enlevés en l'air pen-
dant la nuit, Joseph lui-même délivré par un ange, et les
murs remis à leur place; les pontifes firent des repro-
ches aux gardes, et leur redemandèrent avec instances le
corps du Christ. Les soldats leur répondirent : « Rendez
(i) Grégoire rappoite ce fait d'après l'Évangile apociyplie de Nico-
dème, ou d'après quelque autre auteur de même poids. Les Gestes de
Pilate, relégués par le pape Gélase I" dans le catalogue des livres
apocryphes, ne méritent pas plus de confiance. ( Ruinart. )
('-*} Voyez E claire iss. et obscrv. ( Note 0. )
24 HISTOIRE DES FRANCS.
« Joseph, et nous rendrons le Christ; mais en vérité, ni
« vous ne pouvez rendre à présent le bienfaiteur de Dieu,
« ni nous le fils de Dieu. » Les prêtres restèrent confus,
et les soldats furent absous sur cette excuse.
XXI. On rapporte que l'apôtre Jacques ayant vu Jésus-
Christ étendu mort sur la croix, jura qu'il ne mangerait
plus un seul morceau de pain qu'il n'eût vu le Seigneur
ressuscité. Le troisième jour après, le Seigneur étant revenu
triomphant du séjour des morts, se montra à Jacques, et
lui dit : « Lève-toi , Jacques , et mange , car je suis ressuscité
a du milieu des morts » ( i ). 11 s'agit ici de Jacques le Juste ,
qu'on appelle frère du Seigneur parce qu'il était fils de
Joseph, mais d'une autre femme que Marie. (2)
XXII. Nous croyons que la résurrection du Seigneur
eut lieu le premier et non le septième jour, comme beau-
coup de gens le pensent; et c'est ce jour de la résurrection
de notre Seigneur Jésus-Christ que nous nommons pro-
prement, et à cause de cette sainte résurrection. Dimanche
ou jour du Seigneur. Ce jour dans l'origine vit la lumière
le premier, et le premier il mérita de voir le Seigneur
ressuscitant de son tombeau.
Depuis la captivité de Jérusalem et la ruine du temple,
jusqu'à la passion de notre Seigneur Jésus-Christ, c'est-
à-dire jusqu'à la dix-septième année de Tibère, on compte
six cent soixante-huit ans.
(i) Toute cette histoire, tirée de l'Évangile des Hébreux, est admise
par saint Jérôme dans son Catalogue des Hommes illustres, et rap-
portée par Abdias, liv. vi. (Ruinart )
(■:<) Voyez Eclairciss. et observ. (Note p.)
LIVRE PREMIER. 25
XXIII. Le Seigneur étant donc ressuscité, et ayant
discouru, pendant quarante jours avec ses disciples, sur
le royaume de Dieu, fut à leur vue enveloppé dans un
nuage et transporté dans les cieux, oii il est assis glorieux
à la droite du Père. Pilate envoya à Tibère des rapports
dans lesquels il parle des miracles du Christ, de sa pas-
sion et de sa résurrection. Ces rapports sont encore au-
jourd'hui conservés par écrit (i). Tibère les communiqua au
sénat ; mais le sénat les rejeta avec colère, parce qu'ils ne lui
avaient pas été directement adressés. De là les premiers
germes de la haine qui éclata contre les chrétiens. Pilate
toutefois ne jouit pas de l'impunité ; en châtiment de
son crime , c'est-à-dire de la mort qu'il avait fait subir à
notre Seigneur Jésus-Christ, il se tua de ses propres
mains (2). Plusieurs personnes pensent qu'il était mani-
chéen, d'après ce qu'on lit dans l'Evangile : Quelques uns
d'entre les Galiléens ojinrent dire à Jésus que Pilate
avait mêlé leur sang a^^ec celui de leurs sacrifices. (3)
De même le roi Hérode, pendant qu'il sévit contre les
apôtres du Seigneur, est frappé du ciel pour de si grands
crimes : il enfle, il est rongé des vers, et pour mettre fin
à ses souffrances, il prend un couteau et s'en frappe de
sa propre main. (4)
XXIV. Le bienheureux apôtre Pierre se rend à Rome,
au temps de Claude, quatrième empereur depuis x\u-
guste; et là, dans ses prédications, il prouva manifeste-
(i) Voyez Eclairciss. et observ. (Note q. )
{1) A Vienne en Dauphiné, comme l'écrit Adon dans sa Chronique.
( Ruinart. )
(3) Saint Luc, chap. i3, vers. i.
(4) Voyez Eclairciss. et observ. (Note /•.}
26 HISTOIRE DES FRANCS,
ment par un grand nombre de miracles que le Christ était
fils de Dieu. Dès lors les chrétiens commencèrent à pa-
raître à Rome. Et comme le nom du Christ se répan-
dait de plus en plus parmi les peuples, la haine du vieux
serpent s'éleva contre eux, et remplit d'une cruelle mé-
chanceté le cœur de l'empereur : car ce Néron luxurieux,
vain et superbe , qui tantôt servait de concubine aux
hommes, tantôt les prenait lui-même pour femmes, qui
souilla, dans ses honteuses débauches, sa mère, ses sœurs
et toutes ses parentes, pour mettre enfin le comble à ses
scélératesses, excita le premier la persécution contre les
sectateurs de la loi du Christ. Il avait avec lui Simon le
magicien , homme consommé en fait de mahce et de toute
sorte de magie. Les apôtres du Seigneur, Pierre et Paul,
ayant confondu cet homme , l'empereur irrité contre
eux parce qu'ils prêchaient le Christ fils de Dieu, et qu'ils
dédaignaient d'adorer les idoles, ordonna de faire mourir
Pierre sur la croix et Paul par le glaive. Mais lui-même
cherchant à fuir une sédition élevée contre sa personne ,
se tua de sa propre main à quatre milles de Rome.
Dans le même temps, Jacques, frère du Seigneur, et Marc
l'Evangéliste reçurent la couronne du martyre pour le glo-
rieux nom du Christ. Mais le premier qui entra dans cette
voie sainte fut le lévite Etienne. Après la mort de l'apôtre
Jacques, une grande calamité vint accabler les Israélites,
car à l'avènement de Vespasien le temple fut brûlé, et six
cent mille Juifs périrent dans la guerre par le glaive ou
par la faim. Domitien fut le second empereur depuis Né-
ron qui sévit contre les chrétiens. Il exila l'apôtre Jean
dans l'île de Pathmos (i), et exerça contre les peuples di-
(i) L'une des Sporadcs.
LIVRE PREMIER. 27
vers genres de cruauté. Après sa mort , saint Jean , apôtre
et évangéliste, revint de son exil, et après avoir mené une
vie parfaite et toute vouée à Dieu , vieux et plein de
jours, il se renferma vivant dans un tombeau. Mais on
rapporte qu'il ne doit point subir la mort jusqu'à ce que
Jésus-Christ vienne de nouveau pour juger les hommes (i),
le Seigneur disant lui-même dans les Evangiles : Je veux
qu'il demeure jusqu'à ce que je vienne. (2)
XXV. Trajan, le troisième après Néron, persécuta les
chrétiens. Sous cet empereur, saint Clément, troisième
évêque de l'église de Rome, souffrit le martyre; on assure
aussi que saint Siméon, évêque de Jérusalem, fils de
Cléophas , fut crucifié pour le nom du Christ. Ignace ,
évêque d'Antioche, ayant été conduit à Rome, y fut livré
aux bêtes. Tous ces événemens furent accomplis du temps
de Trajan.
XXVI. A Trajan succéda l'empereur ^lius Adrien,
dont le nom fit donner à Jérusalem celui d'^lia, parce
que ce successeur de Domitien avait fait réparer cette
ville. Ces martyres des saints étant consommés, il ne suf-
fit pas au démon d'avoir excité contre les chrétiens les na-
tions incrédules, il fallut encore qu'il fît naître des schis-
mes au milieu d'eux. Il souleva des hérésies; et la foi
catholique, cessant d'être une, fut différemment inter-
prétée. Sous Antonin parut l'hérésie insensée de Mar-
cion et de Valentinien ; et Justin le philosophe , après
avoir écrit en faveur de l'Eglise catholique, reçut pour le
(1) Voyez Eclairciss. et ob.serv. ( INote s.)
{n) Saint Jean, chap. 21 , vers. 22.
28 HISTOIRE DES FRANCS,
nom du Christ la couronne du martyre. En Asie une per-
sécution s'ëtant élevée, le bienheureux Polj'carpe, disciple
de Jean apôtre et évangéliste, périt par le feu, dans la
quatre-vingtième année de son âge, comme une victime
très pure offerte au Seigneur. Dans les Gaules mêmes,
un grand nombre de chrétiens reçurent aussi, pour le
nom du Christ, la céleste couronne du martyre. L'histoire
de leur passion s'est fidèlement conservée parmi nous
jusqu'à ce jour, (i)
XXVII. Le premier d'entre ces chrétiens fut Photin (2),
évêque de l'église de Lyon, qui, plein de jours, succomba
au milieu des supplices qu'il subit pour le nom du Christ.
Le bienheureux Irénée, successeur dé ce martyr, ayant
été envoyé dans la même ville par saint Polycarpe, s'y
distingua par des vertus éclatantes. Dans un court espace
de temps il gagna, surtout au moyen de ses prédications,
tous les habitans au christianisme. Mais une nouvelle
persécution ayant éclaté, le démon suscita, par la main
du tyran (3) , de telles guerres dans ce pays , et l'on y
égorgea une si grande multitude de personnes à cause de
leur constance à confesser le nom du Seigneur, que les
places publiques furent inondées de sang chrétien. Nous
n'avons pu recueillir leur nombre ni leurs noms; mais le
Seigneur a inscrit ces victimes sur le livre de vie. Le
bourreau ayant fait souffrir en sa présence divers tour-
Ci) Yoyez la lettre des martyrs de Lyon, rapportée dans l'Histoire
ecclésiastique d'Eusèbe. (Ruinart. )
(2) Il est plus communément appelé Pothin. Photin, évêque de Sir-
mich, qui fut un hérésiarque du iv^ siècle, n'a rien de commun avec
saint Pothin, premier évêque de Lyon.
(3) Albin paraît être le tyran dont il est ici question.
LIVRE PREMIER. 29
mens à saint Irénée, le consacra par le martyre à notre
Seigneur Jésus -Christ. Après Irénée (i) succombèrent
quarante-huit autres martyrs, dont le premier fut, dit-on,
Vettius Épagathus.
XXVIII. Sous Tempereur Dèce il s'éleva de nombreuses
persécutions contre le nom chrétien , et tant de fidèles
périrent qu'on n'en saurait dire le nombre. Babyllas (2),
évêque d'Antioche, avec les trois enfans Urbain, Prili-
dan et Épolone; Sixte, évêque de l'église de Rome, Lau-
rent, archidiacre, et Hippolyte, furent martyrisés pour
avoir confessé le nom du Seigneur. Valentinien et Nova-
tien parurent alors à la tête des hérétiques, et, à l'insti-
gation du démon, attaquèrent notre foi. Dans ce temps,
sept hommes ordonnés évêques furent envoyés pour prê-
cher dans les Gaules, comme le rapporte l'histoire de la
passion du saint martyr Saturnin (3); on y lit en effet :
« Sous le consulat de Décius et de Gratus , d'après le fidèle
« souvenir qu'on en conserve, la ville de Toulouse pos-
« sédait déjà son premier et son grand évêque , saint
« Saturnin. » Ces missionnaires des Gaules furent l'évêque
Gatien, envoyé à Tours; l'évêque Trophime, à Arles;
l'évêque Paul , à Narbonne ; l'évêque Saturnin, à Toulouse;
l'évêque Denis, à Paris; l'évêque Austremoine, à Cler-
mont ; l'évêque Martial , à Limoges. Le bienheureux Denis,
évêque de Paris , ayant subi divers supplices pour le nom
du Christ , termina sous le glaive sa vie terrestre; Satur-
nin, déjà sûr du martyre, dit à ses deux prêtres : «Voici
(i) Voyez Eclairciss. et observ. ( Note t.)
{0.) Et mieux, Babila.
(5) Voyez Eclairciss. et obscrv. (Note a.)
30 HISTOIRE DES FRANCS.
« que je vais être immolé, et l'instant de ma mort appro-
« che; je vous prie de ne point me quitter avant que j'aie
ce terminé ma vie. » Ayant été arrêté, on le conduisit au
Capitole, mais abandonné par les deux prêtres (i), il fut
emmené seul. Alors on dit que, se voyant délaissé, il fit
cette prière : « Seigneur Jésus-Christ, exauce-moi de ta
« demeure céleste ; fais que jamais cette ville ne mérite
u d'avoir un de ses citoyens pour évêque.» Nous savons
en effet qu'il en a été ainsi jusqu'à présent. Saturnin ayant
été attaché à un taureau furieux, fut précipité du Capi-
tole, et perdit ainsi la vie. Pour Gatien, Trophimc, Aus-
tremoine, Paul et Martial, après avoir vécu dans une
éminente sainteté, après avoir acquis les peuples à l'Église,
et répandu partout la foi du Christ, ils sortirent de ce
monde en confessant paisiblement leur croyance. C'est
ainsi qu'après avoir quitté la terre, les uns en martyrs,
les autres en confesseurs, ils sont tous ensemble réunis
dans les cieux.
XXIX. Un de leurs disciples (2) étant allé dans la cité
de Bourges, annonça aux peuples notre Seigneur Jésus-
Christ , le sauveur de tous. On choisit parmi les convertis
un petit nombre d'hommes qui furent ordonnés prêtres ,
et qui apprirent la psalmodie; on leur enseigna aussi com-
ment ils devaient construire une église et célébrer les
solennités du culte dû au Dieu tout puissant. Mais comme
(i) Grégoire de Tours l'apporte ce qui suit d'après une tradition
vulgaire, qui n'est pas confirmée par les Actes de saint Saturnin.
(Ruinart)
{'i) Grégoire de Tours , dans son livre de Gloria Confessorum
(cap. 80) , l'appelle Ursinus , et dit qu'il fut ordonné par les disciples
des apôtres, et envoyé dans les Gaules. (Ruinart.)
LIVRE PREMIER. 31
ces hommes n'avaient encore que peu de moyens pour
bâtir, ils demandèrent la maison d'un citoyen pour en faire
une église; or les sénateurs (i) et les autres principaux
citoyens du lieu étaient alors attachés aux cultes ido-
lâtres; et ceux qui avaient accepté la foi étaient d'entre
les pauvres, selon ces paroles de reproche que le Seigneur
adresse aux Juifs : Les publicains et les femmes prosti-
tuées 'VOUS devanceront dans le rojaume de Dieu (2).
N'ayant pas obtenu du propriétaire la maison qu'ils
avaient demandée, ils s'adressèrent à un certain Léoca-
dius, l'un des premiers sénateurs des Gaules, de la famille
de ce Vettius Épagathus qui, comme nous l'avons dit,
mourut à Lyon pour le Christ (3) ; et lorsqu'ils lui eurent
fait connaître et l'objet de leur demande et leur foi, ils en
obtinrent cette réponse : « Si la maison que je possède
« dans la ville de Bourges était digne de cet usage, je ne
(( refuserais point de la donner. » A ces mots, ils se jettent
à ses pieds et lui offrant trois cents pièces d'or et un plat
d'argent, ils lui affirment qu'elle est digne de l'emploi
qu'ils lui destinent. Mais Epagathus, ayant accepté seule-
ment trois sous d'or en signe d'amitié, rendit généreuse-
ment le surplus; et comme il était encore plongé dans les
erreurs de l'idolâtrie, il se fit chrétien, et convertit sa mai-
son en une église. Cette église, maintenant la première de
la ville de Bourges, est remarquable par un travail admi-
rable , et célèbre par les reliques du premier martyr
Etienne.
(i) Le titre de sénateur revient très souvent dans Grégoire de
Tours. 11 s'applique, soit aux familles sénatoriales, soit aux membres
de la curie ou sénat des cités des Gaules.
(2) Saint Matthieu, chap. 9.1 , vers. 5i.
(3) Chap. -^7.
32 HISTOIRE DES FRANCS.
XXX. Le trône impérial fut occupé, en vingt-septième
lieu , par Valérien et Gallien , qui excitèrent contre les
chrétiens une grande persécution. Alors le bienheureux
sang de Corneille et de Cyprien (i) illustra les villes de
Rome et de Carlhage. Dans le même temps Chrocus,
roi des Alemans , ayant levé une armée , envahit les Gaules.
Ce Chrocus était d'une arrogance extrême. S'étant rendu
coupable de quelques actes iniques, par le conseil, dit-on,
d'une mère perverse, il rassembla, comme nous l'avons
dit, la nation des Alemans, se répandit dans toutes les
Gaules, et détruisit jusqu'aux fondemens tous les édifices
anciens. Etant venu à Clermont, il brûla, ruina, renversa
le temple que les Gaulois dans leur langue appelaient
Vasso (2), monument d'un travail et d'une solidité admi-
rables. Ses murailles étaient doubles : elles étaient con-
struites intérieurement avec de petites pierres, et avec
de grandes pierres carrées à l'extérieur; leur épaisseur
était de trente pieds. Le marbre mêlé à la mosaïque re-
couvrait les parois intérieures; le pavé même était de
marbre, et la couverture en plomb.
XXXI. Près de cette ville reposent les martyrs Limi-
nius et Ântolien. Là Cassius et Yictorin, qu'une affection
fraternelle réunissait dans un même amour pour le Christ,
versèrent leur sang ensemble, et gagnèrent ensemble le
royaume des cieux. Une tradition ancienne veut que Yic-
torin ait été esclave du prêtre auquel était commis le tem-
ple dont nous venons de parler; et comme il allait souvent
dans le quartier qu'on appelait quartier des chrétiens.
(i) Voyez Eclairciss. et observ. (Note v.)
(2) Idem. ( Note .r. )
LIVRE PREMIER. 33
pour persécuter les fidèles, ii y trouva Cassius qui profes-
sait le christianisme; ébranlé par ses prédications et par
ses miracles, il crut en Jésus-Christ; il abandonna ses
honteuses pratiques, se fit consacrer par le baptême, et
devint fameux par les miracles qu'il opéra. Peu de temps
après, comme nous l'avons dit , réunis sur la terre par
leur martyre, Victorin et Cassius la quittèrent ensemble
pour le royaume des cieux. (i)
XXXII. Pendant l'irruption des Alemans dans les Gau-
les, saint Privât (2), évêque de Javols, fut trouvé dans
une caverne de la montagne de Mende , oii il se livrait
aux jeûnes et aux prières , tandis que le peuple s'était
retranché dans la forteresse de Grèzes (3). Mais pendant
que ce bon pasteur refusait de livrer ses brebis aux loups,
on voulut le forcer d'immoler aux démons; et comme il
exécrait et repoussait cette souillure, on le frappa de
verges jusqu'à ce qu'on le crut mort. En effet il mourut
peu de jours après cette torture. Pour Chrocus, ayant été
pris dans Arles, ville des Gaules, il fut soumis à divers
supplices, et périt frappé par le glaive, justes représailles
des souffrances dont il avait accablé les saints de Dieu.
XXXIII. Sous Dioclétien , qui fut le trente-troisième
empereur romain , il s'éleva contre les chrétiens une
grande persécution qui dura quatre ans (4); en sorte qu'une
(i) Voyez Eclairciss. et observ. (Note ;)-.)
(2) Le siège épiscopal fut, vers le x<^ siècle, transféré à Mende.
(Ruinart.)
(3) "Voyez Eclairciss. et obsen'. (Note z.)
(4) La persécution élevée sous Dioclétien ne ])eut, en aucune façon,
être étendue à quatre années. Voyez, à cet égard, la ))rérace qui précède
les j4ctes sincères des Martyrs {Acta Martyritm sinccra). (Ruin.)
1. "3
34 HISTOIKË DES FRANCS,
fois, pendant le très saint jour de Pâque, un nombre
considérable de fidèles furent mis à mort pour le culte
du vrai Dieu. Dans ce temps , Quirinus , prêtre de l'é-
glise de Siscia (r) , souffrit un glorieux martyre pour le
nom du Christ. Les cruels païens lui attachèrent une
meule au cou, et le précipitèrent au fond du fleuve; mais
après sa chute, et par la puissance divine, il se soutint
long-temps au-dessus des eaux, et les flots n'engloutis-
saient pas celui sur lequel ne pesait aucun crime. I^a mul-
titude qui l'entourait, étonnée de ce spectacle, brava la
fureur des gentils, et se précipita pour sauver le prêtre.
Celui-ci, voyant cela, ne voulut point qu'on l'arrachât au
martyre ; mais ayant levé les yeux au ciel , il dit : « Jésus,
K mon Seigneur, qui résides glorieux à la droite du Père,
« ne souffre pas qu'on me retire d'ici; mais daigne re-
« ce voir mon âme , et me réunir à tes martyrs dans le
« repos éternel. » Ayant dit ces paroles, il rendit l'âme.
Son corps, recueilli par les chrétiens, fut enseveli avec
respect.
XXXIV. Le trente-quatrième empereur des Romains
fut Constantin, qui régna heureusement pendant trente
ans. Dans la onzième année de son empire, lorsqu'après
la mort de Dioclétien , la paix eut été rendue aux églises ,
le bienheureux évêque Martin naquit dans la ville de
Sabaria (2) en Pannonie, de parens païens, mais non
obscurs. Ce même Constantin , dans la vingtième année
de son règne , fit périr son fils Crispus par le poison , et
(i) Siscia, dans la Pannonie supérieure, aujourd'hui Sisseck sur la
Save, en Hongrie. V. les Act. sine, des Mart. , p. 552,
(2) Yoyez Eclairciss. et observ. (Note n«.)
LIVRE PREMIER. 35
Faustine sa femme dans un bain chaud , paice qu'ils
avaient voulu, par trahison, lui enlever l'empire. De son
temps, le bois sacré de la croix du Seigneur fut retrouvé
par les soins de sa mère Hélène et sur les indications
du juif Jude, qui, après avoir été baptisé, fut appelé
Cyriaque. L'historien Eusèbe a conduit sa chronique
jusqu'à ce temps. Ce qui suit, depuis la vingt-unième
année de Constantin, a été ajouté par le prêtre Jérôme ,
qui dit que le prêtre Juvencus mit les évangiles en vers
à la demande de l'empereur.
XXXV. Sous le règne de Constance , vécut Jacques de
Nisibe (i), dont les prières appelèrent la clémence di-
vine sur sa ville et en éloignèrent de nombreux dangers.
On trouve aussi à la même époque Maxirnin évoque de
Trêves , éminent en toute espèce de sainteté.
Dans la dix-neuvième année du règne de Constance le
jeune (2) mourut le moine Antoine à l'âge de cent cinq ans.
Le bienheureux Hilaire, évêque de Poitiers, fut, à l'insti-
gation des hérétiques, envoyé en exil, oii il écrivit des
livres en faveur de la foi catholique; il les envoya à
Constance, qui, le délivrant après quatre ans d'exil, lui
permit de rentrer dans sa patrie.
XXXVL Alors notre lumière vint à paraître, et la
Gaule fut éclairée des rayons d'un nouveau flambeau ;
c'est-à-dire que dans ce temps le bienheureux Martin
(i) Voyez Eclairciss. et observ. (Note bb.)
(2) Plusieurs manuscrits portent Constantin, mais à tort; car Con-
stantin le jeune fut tué la quatrième année de son règne. Grégoire de
Tours appelle ici Constance le Jeune , peut-ttre pour le distinguer de
Couslance Chlore. fRuin.)
36 HISTOIRE DES FRANCS,
commença ses prédications dans les Gaules. Par de nom-
breux miracles il fit connaître aux peuples que le Christ,
fils de Dieu , était véritablement Dieu lui-même, et dissipa
l'incrédulité des Gentils. Il détruisit leurs temples, étouffa
l'hérésie, bdtit des églises, et, déjà fameux par un grand
nombre d'autres miracles , il mit enfin le comble à sa
gloire en rappelant trois morts à la vie. La quatrième
année de Valentinien et de Valens, saint Hilaire , rempli
de sainteté et de foi , après avoir fait partout un grand
nombre de miracles, finit ses jours à Poitiers pour monter
aux cieux (i). On lit que lui-même aussi ressuscita des
morts.
Mélanie , noble dame romaine , alla par dévotion à
Jérusalem, laissant à Rome son fils Urbain. Elle s'y mon-
tra si pleine de bonté et de sainteté, qu'elle reçut des ha-
bitans le nom de Theda. (2)
XXXVII. Après la mort de Valentinien , Valens deve-
nant possesseur de tout l'empire, ordonna que les moines
fussent incorporés dans la milice, et que ceux qui refuse-
raient d'obéir fussent battus de verges (3). Les Romains
soutinrent ensuite dans la Thrace une guerre des plus
terribles. Le carnage fut si grand que les troupes ayant
perdu leurs chevaux furent obligées de s'enfuir à pied.
Et comme les Goths en faisaient un horrible massacre ,
Valens fuyant percé d'une flèche, se réfugia, poursuivi
par l'ennemi, dans une pauvre cabane, qui, livrée à l'in-
cendie , l'engloutit sous ses décombres ; en sorte qu'il fut
(i) Yoyez Eclairciss. et observ. (Note ce.)
(2) Probablement du grec ôio-xsxoç, qui veut dire clà'i/i.
(5) Yoyez le Code Justin., liv. x, tit. 5i , loi 26.
LIVRE PREMIER. 37
privé de sépulture. Ainsi la vengeance divine lui fit enfin
expier le sang des martyrs qu'il avait fait répandre. Ici
s'arrête saint Jérôme; la suite a été écrite par le prêtre
Orose.
XXXVIII. L'empereur Gratien voyant la république
sans défenseur, s'associa Théodose à l'empire. Théodose
plaça tout son espoir et toute sa confiance dans la misé-
ricorde divine. Ce fut moins par le glaive que par les
veilles et les oraisons qu'il contint un grand nombre de
nations, qu'il affermit la république, et qu'il entra victo-
rieux dans la ville de Constantinople.
Lorsque, après avoir opprimé les Bretons sous sa ty-
rannie , Maxime eut remporté la victoire , il fut créé
empereur par les soldats ; puis ayant fixé sa résidence
dans la ville de Trêves, il entoura de pièges l'empereur
Gratien, et le fit périr (i). Saint Martin, déjà évêque,
alla trouver ce Maxime. Théodose, qui avait placé toute
son espérance en Dieu, prit, à la place de Gratien, pos-
session de tout l'empire. Dans la suite, guidé par la
voix divine, il dépouilla Maxime de sa puissance et le fit
mourir. (2)
XXXIX. A Clermont, Austremoine, évêque et prédica-
teur, eut pour successeur immédiat l'évêque Urbicus,
l'un des sénateurs qui s'étaient convertis. Cet évêque était
marié. Sa femme, selon la coutume ecclésiastique, vivait
religieusement séparée de lui; tous deux se livraient à la
prière, aux aumônes et aux bonnes œuvres. Comme ils
(i) L'an 383 de J.-C. (Ruin. j
(a) L'an 588 de J.-C. (Ruin.)
38 HISTOIRE DES FRANCS,
vivaient de la sorte, la malignité du démon , toujours en-
nemi de la sainteté, s'exerça sur la femme, et l'embrasant
de concupiscence pour son mari, il en fît une nouvelle
Eve. Cette femme, emportée par le libertinage et cou-
verte des ténèbres du péché, se rend dans l'obscurité
de la nuit à la maison épiscopale ; et comme elle trouve
tout fermé, elle se met à frapper à la porte de la maison
et à crier de la sorte : « Jusques à quand, ô évêque, dor-
« miras-tu ? Jusques à quand tiendras-tu tes portes fer-
ce mées? Pourquoi méprises-tu ta femme? Pourquoi fermes-
ce tu l'oreille aux préceptes de Paul qui a écrit : Reç>enez
« l'un à l'autre de peur que le diable ne vous tente? ( i)
ce Voilà que je reviens à toi ; et ce n'est point vers un
ce étranger que j'accours, mais vers mon époux. » Ces pa-
roles et d'autres semblables, proférées pendant long-
temps, refroidirent enfin la religion de l'évêque; il fit
entrer sa femme dans sa chambre, et après avoir couché
avec elle, il la renvoya. Ensuite, mais trop tard, re-
venu à lui, et plein du repentir de son crime, il se retira
dans un monastère de son diocèse pour y faire pénitence;
et après avoir effacé là, par ses gémissemens et par ses
larmes , la faute dans laquelle il était tombé, il revint dans
sa ville. Ayant accompli le cours de sa vie, il sortit de
ce monde. De sa cohabitation avec sa femme naquit une
fille, qui passa ses jours dans la vie religieuse. L'évêque
fut enterré avec sa femme et sa fille dans la crypte de
Chantoin (2), près de la grande route. Legonus fut fait
évêque à sa place.
XL. Celui-ci étant mort , eut pour successeur saint
(i) S. Paul aux Corinth., chap. vu, vers. 5.
(2) Voyez Eclairciss. et ohscn\ (Note dd.)
LIVRE PREMIER. 39
Illide, homme d'une éminente piété et d'une éclatante
vertu. Illide vécut dans une sainteté telle que son nom
devint célèbre jusque dans les pays étrangers; d'où il ar-
riva qu'ayant été appelé par l'empereur de Trêves (i), il
délivra sa fille de l'esprit immonde , ce que nous avons ra-
conté dans le livre que nous avons écrit sur sa vie (2). Il
était très vieux, comme le rapporte la renommée , et plein
de jours et de bonnes œuvres, lorsque, après avoir par-
couru sa carrière terrestre, une mort bienheureuse l'en-
voya vers le Christ. Son corps fut enterré dans la crypte
située près de la ville. Il eut un archidiacre, nommé
avec raison Juste, qui, après avoir rempli de bonnes
œuvres le cours de sa vie, fut réuni à son maître sous
la même tombe. Après la mort du bienheureux confes-
seur Illide , il s'opéra tant de miracles à son glorieux
tombeau, qu'on ne pourrait ni les écrire en entier, ni
les retenir dans sa mémoire. Son successeur fut saint
Népotien.
XLI, Saint Népotien fut donc le quatrième évêque de
Clermont (3). Des députés furent envoyés de Trêves en
Espagne. Parmi eux se trouvait un certain Artémius. Cet
homme, d'une sagesse et d'une beauté admirables, et dans
la fleur de sa jeunesse, fut attaqué d'une fièvre violente.
Ses compagnons prirent les devans, et le laissèrent malade
à Clermont. Artémius était alors fiancé avec une jeune
(i) Probablement Maxime.
(2) Voyez les Fies des Pères, par Grégoire de Tours, ch. 3.
(3) D'après le calcul même de notre historien , JXépotien fut le cin-
quième évèque d'Auvergne. Grégoire de Tours parle du tombeau de
ce saint dans son ouvrage de la Gloire des Confesseurs , cli. 37,
(Ruinl
40 HISTOIRE DES FRANCS,
fille de Trêves. Ayant été visité et oint de l'huile sainte
par Népotien, il fut, par la grâce de Dieu, rendu à la
santé; puis ayant reçu de la bouche du même saint la
parole de la prédication , il oublia et sa fiancée terrestre
et ses propres biens, et s'unit à la sainte Eglise. Devenu
clerc, il fit paraître une si grande sainteté, qu'il succéda
à saint Népotien pour régir le bercail du Seigneur.
XLII. Dans le même temps, Injuriosus, l'un des plus
riches sénateurs d'Auvergne, demanda en mariage une
jeune fille de même condition que lui ; et ayant donné les
arrhes , il fixa le jour des noces. Leurs pères n'avaient
pas d'autres enfans qu'eux. Lorsque le jour fut arrivé, et
quand la solennité du mariage eut été célébrée, les nou-
veaux époux se mirent, selon la coutume, dans un même
lit. Mais la jeune fille, douloureusement affligée, et tour-
née contre la muraille, pleurait amèrement. Son époux
lui dit : « Pourquoi te chagrines-tu? Je t'en prie, dis-le-
(c moi. » Et comme elle se taisait, il ajouta : « Je te sup-
« plie en grâce, par Jésus -Christ Fils de Dieu, de me
« faire connaître le sujet de ta douleur. » Alors s'étant
tournée vers lui , elle lui dit : « Quand je pleurerais tous
«les jours de ma vie, jamais je ne verserais assez de
« larmes pour effacer la douleur profonde qui remplit
« mon cœur. J'avais résolu de conserver à Jésus-Christ
« mon faible corps pur du contact des hommes ; mais
« malheur à moi , qu'il a tellement abandonnée que je
« ne puis accomplir ce que je désirais; malheur à moi,
« qui , dans ce jour, que je n'aurais jamais dû voir, ai
« perdu ce que j'avais conservé depuis le commencement
(c de ma vie. Voilà en effet que , délaissée par le Christ
« immortel, qui me promettait pour dot le paradis, je suis
LIVRE PREMIER. 41
« devenue l'épouse d'un homme mortel , et qu'au lieu de
«roses incorruptibles dont je devais être parée, je suis
« défigurée plutôt qu'ornée, par des débris de roses flé-
« tries ; et quand je devais , sur le quadruple fleuve de
« l'agneau , revêtir l'étole de pureté , le vêtement que je
« porte est pour moi un fardeau et non pas un honneur.
« Mais à quoi bon plus de paroles? Infortunée ! moi qui
« devais obtenir le ciel, je suis aujourd'hui engloutie dans
« l'abîme. Oh ! si un tel avenir m'attend , pourquoi le
«premier jour de ma vie n'en fut- il pas le dernier?
« Pourquoi ne suis-je pas entrée au tombeau avant que
« le lait m'ait servi d'aliment? Plût au ciel que les baisers
« de mes douces nourrices m'eussent été donnés dans le
« cercueil ! Les biens de la terre me font horreur, parce
« que je me représente les mains du Rédempteur percées
« pour le salut du monde; et je ne vois plus de diadèmes
« éblouissans de superbes pierreries lorsque l'image de sa
« couronne d'épines s'offre à mon esprit. Je méprise les
« vastes champs de tes domaines , parce que je soupire
« après les douceurs du paradis. Tes demeures élevées
« me font pitié lorsque je considère le Seigneur résidant
« au-dessus des astres. » A ces paroles qu'accompagnaient
d'abondantes larmes, le jeune homme touché de compas-
sion répondit : « Nos parens , qui sont de la première
« noblesse d'Auvergne , ont voulu nous unir pour perpé-
« tuer leur famille, afin qu'après leur mort un héritier
« étranger ne vînt point à leur succéder. » Elle lui dit :
« Le monde n'est rien , les richesses ne sont rien , la
« pompe d'ici -bas n'est rien ; elle n'est rien la vie même
« dont nous jouissons. La vie qu'il faut surtout recher-
«cher, c'est celle qui ne se termine point à la mort,
« qu'aucun malheur no peut abréger, qu'aucun accident
42 HISTOIRE DES FRANCS.
« ne peut interrompre ; où l'homme jouissant d'une bëa-
« titude éternelle, s'abreuve d'une lumière qui n'a point
« de fin; et ce qui est plus encore que tout cela, où élevé
«au bonheur des anges, il goûte une joie impérissable
« dans la contemplation du Seigneur lui-même.» Le jeune
époux reprit : « A tes douces paroles , la vie éternelle
« brille pour moi du plus vif éclat ; aussi , si tu veux
cf t'abstenir de toute concupiscence charnelle, je parta-
« gérai ta résolution. » Elle répondit : «Il est difficile que
« les hommes accordent autant aux femmes ; cependant
« si tu fais en sorte que nous vivions sans tache dans ce
« monde, je te donnerai une part de la dot qui m'a été
« promise par mon époux , mon Seigneur Jésus-Christ ,
« auquel je me suis consacrée et comme servante et comme
« épouse.» Alors, armé du signe de la croix, il dit : « Je
« ferai ce que tu demandes. » Et tous deux s'étant donné
la main, s'endormirent. Depuis, ils couchèrent pendant
plusieurs années dans un même lit, et vécurent dans une
admirable chasteté; ce qui fut bien prouvé au moment de
leur mort; car lorsque le temps des épreuves fut terminé
et que la chaste vierge monta vers le Christ, son mari,
après avoir rempli les devoirs funèbres, dit en la dépo-
sant au tombeau : « Je te rends grâce , Seigneur , notre
« Dieu éternel, de ce que je remets à ta miséricorde ce
« trésor sans tache tel que je l'ai reçu de toi. » Mais elle,
souriant à ces paroles , reprit : « Pourquoi dis-tu ce qu'on
« ne te demande pas ? » Peu de temps après l'avoir ense-
velie il la suivit lui-même au tombeau. Comme leurs
sépulcres avaient été placés contre des murs différens, il
se fit vm miracle tout nouveau qui prouva la chasteté des
deux époux. Le peuple s'étant rendu le lendemain matin
à leurs tombes, qu'il avait laissées à une grande distance
LIVRE PREMIER. 43
l'une de l'autre , les trouva réunies , sans doute parce que
le tombeau ne devait point séparer les corps de ceux que
le ciel unissait. T^es habitans du lieu les ont jusqu'à ce
jour appelés les Deux-Amans. Nous en avons parlé dans
notre livre des Miracles, (i)
XLIII. Dans la seconde année du règne d'Honorius et
d'Arcadius, saint Martin, évêque de Tours, rempli de
vertus et de sainteté, plein de bienfaisance pour les mal-
heureux, mourut à Candes, bourg de son diocèse (2), et
monta vers le Christ en la quatre-vingt-unième année de
son âge, la vingt-sixième de son épiscopat. Il trépassa au
milieu de la nuit du dimanche, sous le consulat d'Atticus
et de Csesarius (3). Au moment de sa mort, plusieurs
personnes entendirent des voix qui chantaient dans le ciel;
ce que nous avons raconté plus au long dans le premier
Livre de ses Miracles (4). Dès que le saint de Dieu tomba
malade au bourg de Candes, comme il vient d'être dit,
les habitans de Poitiers, comme ceux de Tours, vinrent
assister à sa mort. Après son trépas, il s'éleva entre ces
deux peuples une vive altercation. Les Poitevins disaient :
«C'est notre moine (5), il a été notre abbé; nous exi-
(i) Daps l'église de Saint-IUide de Clermont une même tombe ren-
ferme les corps de deux époux , nommés Injuj-iosus et Scolastique ;
d'où l'on a conclu que ce dernier nom était celui de la femme dont il
est ici parlé. ( Ruin. )
(2) Sur les confins de la Touraine et de l'Anjou, au confluent de la
Vienne et de la Loire , comme l'indique le nom Condatc , qui parait
signifier en celtique le confluent de deux rivières. (Ruin.)
(3) Voyez Eclairciss. et ohserv. ( Note ee. )
(4)Chap. 4 et 5.
(5) Voyez Eclairciss. et nbscvv. {^oXe ff.)
44 HISTOIRE DES FRANCS.
« geons qu'il nous soit remis. Qu'il vous suffise d'avoir
« joui de sa parole tandis qu'il était évêque dans ce
« monde , d'avoir participé à ses repas, d'avoir été affer-
« mis par ses bénédictions , et , par-dessus tout , réjouis
« de ses miracles. Que toutes ces choses vous suffisent
« donc , et qu'il nous soit du moins permis d'enlever son
« cadavre inanimé. » A cela les liabitans de Tours répon-
daient : «Vous dites que les miracles qu'il accomplit chez
« nous doivent nous suffire; mais sachez donc que, pen-
ce dant qu'il était parmi vous, il en opéra davantage; car,
« sans parler de beaucoup d'autres miracles, il ressuscita
« deux morts parmi vous, chez nous un seul; et, comme
« il le disait souvent lui-même, sa vertu fut plus grande
« avant qu'après son épiscopat (i). Il est donc nécessaire
« que ce qu'il ne fit pas chez nous pendant sa vie , il
«l'accomplisse après sa mort. Dieu vous l'a enlevé, et
« Dieu nous l'a donné. D'ailleurs, si l'on observe l'usage
« anciennement établi, la ville où il fut sacré doit, selon
« la volonté de Dieu, posséder son tombeau. Que si vous
« voulez le revendiquer en vertu des privilèges monas-
« tiques , sachez que son premier monastère fut dans la
'< ville de Milan. » Pendant cette contestation le soleil
s'étant couché , il fit nuit close. Le corps fut placé en sé-
questre, on ferma les portes à clef, et les deux peuples
veillèrent à sa garde. Le lendemain matin il devait être
enlevé de force par les Poitevins, mais le Dieu tout puissant
ne voulut pas que la ville de Tours fût dépouillée de son
patron. Au milieu de la nuit toute la troupe des Poitevins
fut accablée par le sommeil, sans qu'un seul d'entre eux
(i) Sulpice Sévère dit la même chose dans ses Dialogues, II, 5.
(Ruin.)
LIVRE PREMIER. 45
restât éveillé. Dès que ceux de Tours les voient endor-
mis, ils prennent le corps du saint; les uns le descendent
par la fenêtre, les autres le reçoivent en dehors; ils le
placent ensuite dans un bateau, et descendent tous avec
lui le cours de la Vienne. Lorsqu'ils furent entrés dans le
lit de la Loire, ils se dirigèrent vers la ville de Tours, en
chantant à pleine voix des louanges et des psaumes. Les
Poitevins, réveillés par ces chants, et n'ayant plus rien
du trésor qu'ils gardaient, s'en retournèrent chez eux dans
une grande confusion.
Que si l'on demande pourquoi, depuis Gatien jusqu'à
saint Martin, il n'y eut qu'un seul évêque à Tours, c'est-
à-dire Littorius (i), qu'on sache que les païens empê-
chèrent pendant long-temps cette ville de jouir de la bé-
nédiction sacerdotale. Dans ce temps , ceux qui étaient
chrétiens se voyaient obligés de célébrer l'office divin
secrètement et dans des cachettes , parce que s'ils étaient
découverts on les frappait de verges, ou même ils étaient
mis à mort.
Depuis la passion du Seigneur jusqu'à la mort de saint
Martin, on compte ^ï2. ans. (2)
Ici finit le premier Livre; il embrasse un période de
5546 ans, qui commence à la création du monde, et se
termine à la mort de l'évêque saint Martin. (3)
(i) Voyez Eclairciss. et observ. (Note gg.)
(2) Scaliger (lib. vi de Emend. tempor.) pense qu'il faut lire ici, et
à la fin des liv. iv et vi, au lieu de 412 ans, 062, qui, ajoutés aux
35 ans de la vie de Jésus-Chiùst, font SgS ans. (Ruin.)
(5) On ne comprend pas comment Grégoire de Tours est arrivé à
ce chiffre de 5546 ans.
En faisant le relevé des années dont se composent, d'après Grégoire
46 HISTOIRE DES FRANCS.
de Tours lui-même, les différcns périodes compris entre la Créa-
tion du monde et la mort de saint Martin, on ne trouve que 456^ ans.
Savoir : i°. d'Adam à INoé 1242 ans; 2°. de Noé à Abraham 942;
5°. d'Abraham au passage de la mer Rouge 462 ; 4°- du passage de la
mer Rouge à la construction du Temple 480 ; 5°. de la construction
jusqu'à la ruine du Temple et la captivité à Babylone 56i ; 6°. depuis
la captivité jusqu'à la passion du Christ 668 ; 7°. depuis la mort de
J.-C. jusqu'à la mort de saint Martin 412. — Total, 4^67 ans; ce qui
diffère de près de 1000 ans du chiffre 5546.
LIVRE SECOND.
SOMMAIRES DES CHAPITRES DU LIVRE SECOND.
I . De l'épiscopat de Brice. — 2. Des Vandales, et de la persécution
qu'ils font peser sur les chrétiens. — 3. De Cyrola , évêque des
hérétiques , et de plusieurs saints martyrs. — 4- ^^ ^«1 persécu-
tion élevée sous Athanaric. — 5. De l'évêque Aravalius et des
Huns. — 6. De la basilique de Saint-Etienne à Metz. — ■j. De la
femme d'Aétius. D'Attila. — 8. De ce qu'ont écrit les historiens
louchant Aétius. — 9. De ce qu'ils disent des Francs. — 10. De
ce qu'ont écrit les prophètes du Seigneur touchant les simu-
lacres des gentils. — 11. De l'empereur Avitus. — 12. Du roi
Childéric et d'Égidius, — i3. De l'épiscopat de Vénérand et de
Rustic à Clermont. — 14. De l'épiscopat d'Eustoche et de Per-
pétue à Tours , et de la basilique de Saint-Martin. — i5. De la
basilique de Saint-Symphorien. — 16. De l'évêque Numatius et
de l'Église de Clermont. — 17. De la femme de Numatius et de
la basilique de Saint-Étienne. — 18. Childéric vient à Orléans
et Odoacre à Angers. — ig. Guerre entre les Saxons et les Ro-
mains.— 20. Du ducVictorius. — 2 1. De l'évêque Eparchius. —
22. De l'évêque Sidonius. — 23. De la sainteté de l'évêque Si-
donius. Les injures qu'on lui fait subir attirent la vengeance di-
vine. — 24. D'une famine en Bourgogne et d'Ecditius. — 25. Du
persécuteur Euvarex(i). — 26. De la mort de saint Perpétue,
et de l'épiscopat de Volusien et de Verus. — 27. Clovis de-
vient roi des Francs. — 28. Clovis reçoit Clotilde pour femme.
— 29. Leur premier fils est baptisé , et meurt peu après son
(i) Voyez, au cliap. 9.5 du présent livre, une note relative au nom
de ce roi.
48 HISTOIRE DES FRANCS.
baptême. — 3o. Guerre contre les Alemaiis. — 3i. Du bap-
tême de Clovis. — 32. Guerre contre Gondebaud. — 33. Du
meurtre de Godégiselus. — 34- Gondebaud désire être converti.
— 35. Entrevue de Clovis et d'Alaric. — 36. De l'évêque Quin-
tien. — 37. Guerre contre Alaric. — 38. Du patriciat du roi
Clovis. — 39. De l'évêque Licinius. — ^o. Du meurtre de Sige-
bert l'ancien et de son fils. — J^i. Du meurtre de Chararic et de
son fils. — /{I. Du meurtre de Ragnacaire et de ses frères. —
43. De la mort de Clovis.
PROLOGUE.
Poursuivant l'ordre des temps, nous rappelons Indis-
tinctement et comme ils se présentent les désastres des peu-
ples et les vertus des saints; car nous ne croyons pas qu'on
puisse nous blâmer d'avoir entremêlé dans notre récit les
félicités de la vie des bienheureux aux calamités des misé-
rables, quand c'est, non la commodité de l'écrivain, mais
l'ordre des temps, qui le demande. Si le lecteur scrupuleux
y regarde avec soin, il trouvera dans les histoires des rois
Israélites, que, sous Samuel-le-Juste, périt le sacrilège
Phinée; que le philistin Goliath succomba sous David,
surnommé la main puissante. Il se rappellera aussi
quelles désolations affligèrent les peuples ; quelles fa-
mines, quelles sécheresses, vinrent désoler la terre mal-
heureuse, au temps d'Élie le grand prophète, qui arrêtait
les pluies à son gré, ou les répandait à son gré sur les
terres desséchées, et qui, par sa parole, changeait en ri-
chesse la pauvreté de la veuve. Il se rappellera quels
maux accablèrent Jérusalem, au temps d'Ezéchias, à la
vie duquel Dieu ajouta quinze années; et, sous le pro-
phète Elisée, qui rendit des morts à la vie, et fît au milieu
des peuples un grand nombre d'autres miracles, quels car-
nages, quelles misères affligèrent le peuple hébreu lui-
LIVRE SECOND. 49
même. Eusèbe, Sévère, Jérôme, dans leurs Chroniques,
et Orose , ont mêlé pareillement les guerres des rois aux
vertus des martyrs. Nous avons donc fait de même dans
nos écrits, afin qu'il fût plus aisé de suivre l'ordre des
siècles et le calcul des années jusqu'à nos jours. C'est
pourquoi, ayant suivi jusqu'ici les histoires de ces auteurs,
nous allons raconter, avec l'aide de Dieu, les événemens
arrivés depuis.
I. (i) Après la mort de saint Martin , évêque de la cité
de Tours, homme éminent, incomparable, dont les mi-
racles remplissent plusieurs volumes conservés encore
parmi nous, Brice lui succéda à l'épiscopat. Durant la vie
de saint Martin, ce Brice , tout jeune encore, tendait de
fréquentes embûches au saint homme , parce que celui-ci
lui reprochait souvent de se livrer à des choses futiles.
Un certain jour, un malade étant venu pour demander
quelque remède à saint Martin , rencontra dans la rue
Brice qui n'était encore que diacre, et lui dit avec sim-
plicité : « Voilà que j'attends le saint homme, et je ne
« sais oii il est, ni ce qu'il fait. » Brice lui répondit : « Si
« tu cherches ce fou , regarde là-bas; selon sa coutume , il
« contemple le ciel comme un insensé. » Et lorsque le
pauvre eut abordé l'évêque , et qu'il en eut obtenu ce
qu'il demandait , le saint homme s'adressant au diacre
Brice, lui dit : a Est-ce que je te parais fou, Brice?» Et
comme celui-ci, confus à cette demande, niait avoir pro-
féré de semblables paroles, le saint homme lui dit : a Tu
(( parlais de loin, et mes oreilles étaient près de ta bouche.
« En vérité je te le dis : j'ai obtenu de Dieu qu'après ma
(i) Yoyez Eclairciss. et observ. (Note a.)
I. A
50 IIIS'IOIRE DES FRANCS.
u mort tu fusses honoré du pontificat; mais sache que,
a dans l'épiscopat, tu amas à souffrir bien des peines. »
]>rice entendant ces paroles, s'en moquait, et disait:
«IN'avais-je pas raison de dire qu'il parlait couune un in-
« sensé? » Lorsqu'il eut obtenu l'honneur de la prêtrise,
il poursuivit souvent le saint homme de ses injures. Toute-
fois, après (juc, du consenlement des citoyens, il eut été
élevé à ré[iiseopal , il s'adonna à la prière; et quoique
sujierbe et vain, il avait la réputation d'èlre chaste. Mais
dans la trente-troisième année de son ordiPiation (i) il
s'éleva contre lui une accusation criminelle tout-à-fait
déplorable. Une feuune à laquelle ses domestiques avaient
coutume de donner ses vétemens à laver, et qui , sous
l'apparence de religion, avait changé d'habit (a), conçut
et enfanta. Cet événement fit soidever tout le peuple de
Tours; on rejeta le crime sur l'évèque, et il n'y eut (]u'un
cri pour le lapider. «Long-temps, lui disait-on, saint Martin
y par esprit de piét»^ a caché ta luxure, mais Dieu ne
« permet pas que nous nous souillions davantage à baiser
« les indignes mains «(3"). Lui, au contraire, niant le crime
avec force, demanda qu'on lui apportât l'enfant; et cpiand
ou lui eut présenté cet enfant, qui n'avait que trente
jours, il lui dit : «Je t'adjure par Jésus-Christ, fils du
« Dieu tout puissant, si je t'ai engendj'é, de le dire en
« présence de tous. » L'enfant dit : « Tu n'es pas mon
(i) I^lnsieurs inanuscrils ]iortont l.i frcri/icnic aitncc. Y*ay onUnntion.
il faut ontoiulre ici l ordination d'd'cqiic, oomnie le prouve la lin de
ce chapitio.
{•}.) Chani;or d'habit [niutai-c i^esieni) signifie ici embrasser la vie
religieuse.
(5) C'était la coutume de baiser les maius des évèques ; tes rois eux-
inènies recherchaient cet honneur. (Ruin.)
LIVRE SECOND. 51
« père. » Et le peuple priant révêque de demander à l'en-
fant quel était son père, Brice reprit ; a Ce n'est pas mon
« affaire, et je n'ai dû m'inqniëter que de ce qui me re-
« garde ; si vous voulez en savoir davantage , faites la
« question vous-mêmes. » Tout le peuple soutenant alors
que ceci n'avait été fait qu'au moyen de la magie, se soulève
à la fois contre l'évêque, et rcntraîne en lui disant : « Tu
fc ne nous gouverneras pas plus long-temps sous le nom
« de pasteur, dont«ta es indigne. » L'évêque, afin de mieux
convaincre le peuple, mit dans sa robe des charbons
ardens, et les pressant sur lui, il s'avança avec la foule
jusqu'auprès du tombeau de saint Martin; puis il jela les
charbons devant ce tombeau, et son vêtement ne laissa
voir aucune trace de brûlure. Alors il parla ainsi : « De
« même que vous voyez mon vêtement préservé de l'at-
« teinte de ce feu, de même mon corps est resté pur de
« tout commerce avec les femmes. » Mais le peuple re-
fusant de croire ce qu'il disait , et même persistant à
soutenir le contraire, l'emmène, le calon}nie, le chasse,
afin qu'elle soit accomplie cette parole du saint : Sache
que dans V èpiscopat lu auras a souffrir bien des
peines. Après avoir chassé Brice , on éleva Justinicn à
l'épiscopat. Brice alla trouver l'évêque de Rome, pleu-
rant, se lamentant, et disant : « Je souffre avec justice,
« car j'ai péché envers le saint de Dieu, et je l'ai souvent
« traité de fou et d'insensé; j'ai vu ses miracles, et je n'y
«ai pas cru. » Après son départ, les citoyens de Tours
dirent à leur évêque : «Va après lui, et fais valoir ta
« cause, car si tu ne la poursuis pas, tu seras humilié à
« la honte de nous tous. » Justinien étant donc parti de
Tours, et ayant atteint la ville de Verceil en Italie, fut
frappé du jugement de Dieu, et mourut durant son voyage.
52 HISTOIRE DES FRANCS.
Ceux de Tours apprenant sa mort , et persévérant dans
leur tort, nommèrent Armence à sa place. 1/évêqueBrIce,
arrivé à Rome, raconte au pape tout ce qu'il a souffert.
Il s'établit ensuite dans la cour apostolique, célébra très
souvent le sacrifice de la messe, et lava par ses pleurs
toutes les fautes qu'il avait commises envers le saint de
Dieu, Puis ayant quitté Rome la septième année, il se
dispose, avec l'autorisation du pape, à revenir à Tours.
Lorsqu'il fut arrivé au bourg de Mont-Louis (i), à six
milles de la ville, il y fixa son séjour. Cependant Armence
tomba malade de la fièvre, et rendit l'âme au milieu de
la nuit. Celte mort ayant été aussitôt révélée par une
vision à l'évêque Brice, il dit aux siens : « Levez-vous
« promptement , et accourons pour mettre au tombeau
« notre frère l'évêque de Tours. » Mais comme ils arri-
vaient par une porte de la ville, on emportait le mort par
une autre. Après la sépulture d' Armence, Brice rentra en
possession de son siège, et vécut ensuite heureusement
pendant sept années. Etant mort lui-même après qua-
rante-sept ans d'épiscopat , il eut pour successeur saint
Eustoche, homme d'une parfaite sainteté. (2)
IL Ensuite les Vandales , quittant le pays qu'ils ha-
bitaient, se précipitèrent sur les Gaules avec leur roi
Gunderic (3), et après les avoir cruellement dévastées,
ils passèrent en Espagne. Ils y furent suivis par les Suèves,
c'est-à-dire par les Alemans, qui s'emparèrent de la
(i) Sur la rive droite de la Loire, à trois lieues E. de Tours.
(■2) Grégoire de Tours revient sur Armence et sur Eustoche, liv. x,
chap. 3i.
(3) L'an 406. ( Ruin. )
LIVRE SECOND. 53
Galice. Bientôt après, la mésintelligence éclata entre ces
deux peuples, parce qu'ils étaient voisins l'un de l'autre
et comme ils s'avançaient en armes chacun de leur côté,
et que les deux armées étaient prêtes à combattre, le roi
des Alemans s'écria : « Jusques à quand les peuples entiers
(c se feront-ils la guerre? Je vous en conjure, que tous les
« hommes de l'une et l'autre armée ne soient pas exposés à
« périr, mais que deux des nôtres s'avancent en appareil
« militaire sur le champ de bataille, et qu'ils combattent
« entre eux. Alors, le parti dont le guerrier sera vainqueur
« obtiendra le pays sans contestation, » Tout le peuple
approuva cette proposition, afin que la multitude entière
ne fût pas obligée de se précipiter sur la pointe des glaives.
Cependant le roi Gundéric était mort (i), et Trasamond
régnait à sa place (2). Les deux guerriers en étant venus
aux mains, celui des Vandales fut vaincu et tué, et Tra-
samond prit l'engagement de se retirer, c'est-à-dire de
sortir d'Espagne dès qu'il aurait fait les préparatifs de
voyage nécessaires.
Dans le même temps, Trasamond exerça une persécu-
tion contre les chrétiens, et voulut contraindre l'Espagne,
par les tourmens et les supplices, à trahir sa foi pour
embrasser la secte d'Arius. Il arriva qu'une jeune fille
pieuse, comblée de richesses, rehaussée dans l'estime du
monde par sa noblesse sénatoriale, et, ce qui est plus
(i) L'an 428. (Ruin.)
(2) Ces faits ue s'accomplirent point sous Trasamond, mais sous
Genséric. (Ruin.)
Genséric succéda à Gundéric, et non pas à Trasamond, qui ne ré-
gna qu'après Guntabond, en ^gô. (Bouquet.)
Genséric emmena les Vandales en Afrique en 428 ; et ce fut dans
ce pays que régna Trasamond, de /\Ç)6 à Bict. (Guizot. )
54 HISTOIRE DES FRANCS,
noble que tout le reste, ferme dans la foi catholique et
entièrement dévouée au culte du Dieu tout puissant,
fut soumise à cette épreuve. Lorsqu'elle fut amenée en
présence du roi , il l'engagea d'abord par des discours flat-
teurs à se faire rebaptiser-, mais comme, munie du bou-
clier de la foi , elle repoussait le trait empoisonné du
prince, celui-ci ordonna que celle qui possédait déjà par
la pensée les royaumes du paradis fût privée de ses biens,
et que celle qui ne plaçait aucune espérance dans cette
vie, fût tourmentée par les supplices. Que dirai-je de
plus? Après qu'on lui eut fait subir plusieurs tortures,
après qu'on lui eut enlevé toutes ses ricbesses terrestres,
comme on ne pouvait la réduire à diviser la sainte Trinité,
on l'entraîna malgré elle à un nouveau baptême. Mais
pendant qu'on la plongeait de force dans ce bain fan-
geux, et qu'elle s'écriait : « Je crois que le Père, le Fils et
« le Saint-Esprit sont d'une seule substance et d'une seule
« essence », elle infecta toutes les eaux d'uil parfum digne
d'elles, c'est-à-dire qu'elle y mêla ses excrémens. Elle sortit
de là pour être mise à la question suivant la loi, et après
avoir enduré le supplice des chevalets, celui des flammes
et celui des pointes de fer, elle fut décapitée et consacrée
ainsi à Jésus-Christ.
Les Vandales poursuivis ensuite par les Alemans jusqu'à
Tarifa en Espagne, passent la mer, et se répandent dans
toute la province d'Afrique et dans la Mauritanie.
m. Mais comme de leur temps la persécution contre
les chrétiens devint plus violente, ainsi que nous l'avons
dit ci -dessus, il nous paraît convenable de rapporter
quelque chose de ce que les Vandales firent contre les
églises de Dieu, et de la manière dont ils furent chas-
LIVRE SECOND. 55
ses de leur royaume. Trasamond étant mort, après avoir
commis des atrocités envers les saints de Dieu , Hu-
néric (i), d'un caractère plus cruel encore, s'empare du
royaume d'Afrique, et les Vandales l'élisent pour leur
chef. On ne saurait concevoir le nombre prodigieux des
chrétiens qui, de son temps, furent mis à mort pour le
nom sacré de Jésus-Christ; mais l'Afrique qui les a four-
nis, et la main du Christ qui les a couronnés de pierreries
immortelles, peuvent en rendre témoignage. Cependant
nous avons lu les passions de quelques uns de ces mar-
tyrs, et nous en reproduirons quelques traits afin d'ac-
complir ce que nous avons promis. Cyrola, faussement
appelé évêque, était alors regardé comme le plus ferme
soutien des hérétiques ; et comme le roi envoyait de tous
côtés persécuter les chrétiens, cet impie découvrit, dans
les faubourgs de sa ville, l'évêque saint Eugène, homme
d'une vertu inexprimable, et qui passait alors pour avoir
une grande prudence. 11 le fit enlever si violemment, qu'il
ne lui permit pas même d'aller exhorter le troupeau de
fidèles confiés à ses soins. Eugène se voyant entraîner,
écrivit en ces termes à ses concitoyens pour les engager
à conserver la foi catholique :
« A ses très aimés, et, dans l'amour de Jésus-Christ,
(( ses très chers fils et filles de l'église à lui confiée par le
« Seigneur, l'évoque Eugène :
« L'autorité royale nous a ordonné pa»" un édit de venir
« à Carthage pour y exercer notre foi catholique. Ne
« voulant pas, en m'éloignant de vous, laisser l'église de
« Dieu dans un état incertain, c'est-à-dire en suspens, ni
(i) Hunéric succéda à son père Genséric. 11 eut pour successeur
Guntabond, et celui-ci Trasamond. (Ruin.)
56 HISTOIRE DES FRANCS.
« abandonner, comme un pasteur infidèle, les brebis du
« Seigneur sans leur adresser la parole, j'ai jugé néces-
« saire, pour soutenir votre piété, de remplacer ma pré-
« seuce par ces lettres. Je vous demande donc, non sans
« verser des larmes, je vous conseille, je vous avertis, je
« vous conjure avec la plus vive instance, par la majesté
« de Dieu , par le jour redoutable du Jugement et par la
« lumière terrible qui doit éclairer la venue de Jésus-
(( Christ, de demeurer fermes dans la foi catholique, en
« proclamant que le Fils est égal au Père, et que le Saint-
« Esprit ne forme avec le Père et le Fils qu'une même
« divinité. Conservez donc la grâce d'un baptême unique,
« en gardant l'onction du saint chrême, et que nul ne
« retourne à l'eau, après avoir reçu l'eau et après en avoir
« été régénéré; car sur un signe de Dieu, le sel se forme
« de l'eau ; mais qu'il soit réduit en eau, il est aussitôt
« dénaturé. Et ce n'est pas sans raison que le Seigneur
« dit dans l'Évangile : Si le sel perd sa force , avec
« quoi le salera-t-on? (i) Certes, c'est perdre la force du
f< baptême que d'y recourir une seconde fois quand une
«première suffit. N'avez -vous pas entendu cette parole
«du Christ : Celui qui a été lavé une première fois ^
« na pas besoin de l'être une seconde? (2) Que mon
« absence ne vous contriste donc pas, mes frères, mes fils
« et mes filles en Dieu ; car si vous restez attachés aux
« préceptes de la foi catholique, l'éloignement ne pourra
« vous faire oublier de moi , ni la mort me séparer de vous.
« Sachez qu'en quelque lieu que les bourreaux déchirent
« mes membres, la palme y sera avec moi. Si l'on m'exile,
(i) Saint MaUli., chap. 5, vers. i5.
(2) Saint Jean, chap. j5, vers. 10.
LIVRE SECOND. 57
« j'ai devant les yeux l'exemple de saint Jeanl'évangéliste;
« si je vais à la mort, Jésus-Christ est ma vie, et la mort
« jnest un gain (i). Si je reviens, mes frères. Dieu rem-
« plira vos vœux. Il me suffit maintenant de n'avoir pas
(c gardé le silence avec vous. Je vous ai avertis, je vous
« ai instruits autant que je l'ai pu ; je ne suis donc pas
« responsable du sang de tous ceux qui périront; et je sais
« que cette lettre sera lue contre eux au tribunal de Jésus-
(s Christ lorsque le temps sera venu de rendre à chacun
a selon ses œuvres. Si je reviens, mes frères, je vous ver-
« rai dans cette vie; si je ne reviens pas, je vous verrai
« dans la vie à venir. Quoi qu'il en soit, je vous dis adieu.
a Priez pour moi , et jeûnez ; parce que le jeûne et l'au-
« mône ont toujours attiré la miséricorde du Seigneur.
« Rappelez-vous qu'il est écrit dans l'Evangile : Ne crai"
« gnez point ceux qui tuent le corps et qui ne peuvent
« tuer Vâme : mais craignez celui qui , après avoir tué
« le corps , peut aussi perdre Vâme et le corps , et les
« envoyer dans ï enfer. » (2)
Saint Eugène ayant donc été conduit au roi, discuta en
faveur de la foi catholique contre l'évêque des Ariens. Et
lorsqu'il l'eut complètement vaincu sur le mystère de la
sainte Trinité, et que, de plus, le Seigneur eut accompli
par son ministère un grand nombre de miracles, ce même
évêque arien, excité par l'envie, entra dans une violente
fureur. Avec saint Eugène étaient deux hommes des plus
sages et des plus saints de ces temps -là, les évêques
Vindémial et Longin , égaux en dignité aussi-bien qu'en
(i) Épît. de saint Paul aux Philipp., cliaj). 1 , vers. ■i\.
(2) Saint Matth., cliap. 10, vers. -iS,
58 HISTOIRE DES FRANCS,
vertu; car saint Vindémial passait alors pour avoir res-
suscité un mort, et Longiii avait rendu beaucoup de ma-
lades à la santé. Eugène guérissait non seulement la cécité
des yeux, mais encore celle de l'esprit. Voyant cela, ce
méchant évêque des Ariens fit venir un homme abusé de
l'erreur dans laquelle il vivait lui-même, et lui dit : « Je
« ne puis souffrir que ces évêques opèrent de nombreux
«c miracles au milieu du peuple, et que chacun me néglige
« pour les suivre. Consens donc à faire ce que je vais te
« prescrire , et reçois d'avance ces cinquante sous d'or.
« Assieds-toi sur la place publique que nous devons tra-
ce verser; et tenant ta main sur tes yeux fermés, écrie-toi
« de toutes tes forces quand je passerai avec la foule, et
« dis : Bienheureux Cyrola, pontife de notre religion, je
« t'en supplie, jette un regard sur moi, et manifeste ta
« gloire et ta puissance en faisant que mes yeux s'ouvrent,
« et que j'obtienne de revoir la lumière que j'ai perdue. »
L'homme exécuta l'ordre qu'il avait l'eçu ; il s'assit sur
la place publique, et croyant pouvoii- se jouer du Tout-
Puissant, il s'écria de toute sa force, lorsque l'hérétique
passa avec les saints de Dieu : «Ecoute-moi, bienheureux
'f Cyrola ; écoute-moi, saint pontife de Dieu; jette un
« regard sur ma cécité. Que j'éprouve la vertu des re-
« mèdes avec lesquels tu as guéri souvent les aveugles et
« les lépreux, et dont les morts eux-mêmes ont ressenti
« la puissance. Je t'adjure, par la vertu que tu possèdes,
((. de me rendre la lumière que j'ai perdue, car je suis
« frappé de cécité. }■> Et sans le savoir il disait vrai; car la
cupidité l'avait rendu aveugle, et il croyait, pour de l'ar-
gent, pouvoir se moquer de la puissance divine. Alors
l'évêque des hérétiques se détourna un peu , comme si
son pouvoir allait triompher; et transporté de vanité et
LIVRE SECOND. 59
d'orgueil, il posa la main sur les yeux de cet homme, en
disant : « Par notre foi, qui est la vraie croyance en Dieu,
« que tes yeux s'ouvrent à la lumière.» Mais à peine cette
impiété fut-elle proférée, que la moquerie fit place aux
gémissemens, et que la fraude de l'évêque se manifesta
aux regards de tous. En effet, les yeux du malheureux furent
saisis d'une si grande douleur, qu'il put à peine, en les
pressant de ses doigts , les empêcher de crever. Enfin
l'infortuné se mit à crier et à dire : « Malheur à moi ,
«misérable, que l'ennemi de la loi divine a séduit! mal-
« heur à moi, qui, pour de l'argent, ai voulu me jouer
« de Dieu, et qui ai reçu cinquante pièces d'or pour com-
« mettre ce crime ! )i Puis il dit à l'évêque : «Voilà ton or;
« rends-moi la lumière que j'ai perdue par ta fourberie.
«Et vous, très glorieux chrétiens, je vous en supplie,
«n'abandonnez pas un malheureux, mais secourez-le
« promptement, car il est près de périr. Ah! je reconnais
« bien maintenant qu'on ne se joue pas de Dieu ! » Les
saints de Dieu, touchés de compassion , lui dirent : « Si tu
« crois, tout est possible a celui qui croit -» (i). Alors
il s'écria d'une voix forte : « Que celui qui ne croira pas
«que Jésus-Christ, fils de Dieu, et le Saint-Esprit ont,
<f avec Dieu le Père, une même substance et une même
« divinité, endure ce que je souffre aujourd'hui! » Et il
ajouta : « Je crois en Dieu, le Père tout-puissant; je crois
« en Jésus-Christ, Fils de Dieu, égal au Père , je crois au
« Saint-Esprit consubstantiel et co-éternel au Père et au
« Fils, w A ces paroles, chacun des évêques veut laisser
aux autres l'honneur d'imposer sur les yeux du patient le
signe de la bienheureuse croix, et il s'élève entre eux un
(i) Saint Marc, rhap. p, vers. n-i.
60 HISTOIRE DES FRANCS,
saint débat. Vindémial et Longin priaient Eugène, tandis
qu'Eugène, de son coté, les priait eux-mêmes d'imposer
les mains à l'aveugle. Enfin , Vindémial et Longin cédè-
rent, et pendant qu'ils tenaient leurs mains sur la tête du
patient, saint Eugène fit le signe de la croix sur ses yeux,
et dit : «Au nom du Père, et du Fils, et du Saint-Esprit,
« qui sont le vrai Dieu, et que nous confessons en trois
« personnes égales entre elles et toutes-puissantes, que tes
« yeux soient ouverts. » Et la douleur s'étant évanouie à
l'instant, le malade revint à son premier état de santé.
Alors on reconnut clairement, par la cécité de cet homme,
que la doctrine de cet évêque des hérétiques couvrait les
yeux du cœur d'un voile déplorable, afin que nul ne pût
contempler la vraie lumière avec les yeux de la foi. O le
malheureux, qui, n'étant pas entré par la porte, c'est-à-
dire par Jésus-Christ, qui est la vraie porte, est devenu
plutôt le loup que le gardien de son troupeau; et qui,
dans la méchanceté de son âme , s'efforçait d'éteindre
dans le cœur des fidèles le flambeau de la foi qu'il aurait
dû y allumer. Les saints de Dieu, au milieu du peuple,
firent beaucoup d'autres miracles, et tout le monde ré-
pétait d'une commune voix : «Le Père est vrai Dieu;
« le Fils est vrai Dieu ; le Saint - Esprit est vrai Dieu :
« ils doivent être adorés avec la même foi , redoutés
« avec la même crainte, et honorés du même culte; car
« il est manifeste pour tous que la doctrine de Cyrola est
« fausse. »
Le roi Hunéi'ic, voyant que la fausseté de ses assertions
était mise à nu par la glorieuse foi des saints, que la secte
de l'erreur se détruisait au lieu de s'établir, et que la
fraude de son évêque avait été dévoilée dans cette action
rriminolle, ordonna que les saints de Dieu, après avoir
LIVRE SECOND. 61
subi bien des tourmens, ceux des chevalets, des flammes,
des pointes de fer, fussent enfin mis à mort. Quant au
bienheureux Eugène, il donna l'ordre de le décapiter;
mais en même temps il recommanda que, si le pontife,
au moment où le glaive levé menacerait sa tête, refusait
encore d'embrasser la secte des hérétiques , on se gardât
de le tuer, de peur que les chrétiens ne vinssent à le ré-
vérer comme un martyr , mais qu'on l'envoyât immédia-
tement en exil : ce qui eut lieu comme on le sait. En effet,
lorsqu'on lui demanda, au moment où la mort était pour
lui imminente, s'il était décidé à mourir pour la foi catho-
lique, il répondit : a Mourir pour la justice, c'est vivre
« éternellement. » Alors le glaive resta suspendu, et Eu-
gène fut envoyé en exil à Alby, ville des Gaules, où il
termina sa vie. De fréquens miracles s'opèrent aujour-
d'hui à son tombeau. Quant à saint Vindémial, le roi
ordonna qu'il fût frappé du glaive, et ce fut en effet de
cette manière qu'il reçut la mort. L'archidiacre Octavien
et plusieurs milliers d'hommes et de femmes attachés à
notre foi furent tués ou torturés. Mais ce n'était rien pour
les saints confesseurs de souffrir ainsi pour l'amour de la
gloire; car ils savaient bien que peu de tourmens leur
vaudraient beaucoup, selon ces paroles de l'apôtre : « Les
soiiffrances de la vie présente n'ont point de proportion
avec cette gloire qui est révélée aux saints » (i). A la
même époque, un grand nombre de chrétiens s'écartèrent
de la foi pour rechercher les richesses, et se préparèrent
des maux infinis, comme ce malheureux évêque, nommé
Révocatus, qui révoqua dans ce temps son engagement
(i) Epît. de saint Paul aux Rom., chap. 8, vers. i8.
62 HISTOIRE DES FRANCS,
dans la foi catholique. Alors le soleil parut sombre (i),au
point qu'à peine le tiers de son disque était lumineux; j'en
attribue la cause à tant de crimes et à l'effusion du sang
innocent. Hunéric, après un si grand forfait, fut possédé
du démon ; et celui qui s'était si long-temps abreuvé du
sang des saints, se déchira par ses propres morsures : ce
fut au milieu de ces tourmens qu'il finit par une juste
mort son indigne vie. 11 eut pour successeur Cliildéric (2),
après la mort duquel Gélisimère obtint le royaume. Celui-
ci ayant été vaincu par la république (^), perdit à la fois
la vie et le trône. Ainsi tomba le royaume des Vandales.
IV. Dans ce temps les églises de Dieu furent assaillies
par un grand nombre d'hérésies, qu'atteignit souvent la
vengeance divine. Ainsi Athanaric, roi des Goths, excita
une grande persécution. Après avoir infligé divers tour-
mens à une foule de chrétiens, il leur faisait trancher la
tête, ou il les envoyait en exil, et les faisait ensuite mourir
de faim ou d'un autre genre de supplice. Enfin, poursuivi
par le jugement de Dieu, il fut, à cause de l'effusion du
sang des justes, chassé de son royaume, et celui qui at-
taquait les églises de Dieu, fut exilé de sa patrie. Mais
revenons à ce qui précède.
V. Le bruit s'était répandu que les Huns voulaient
(i) L'an 45o. Scaliger prouve, en effet {de Emencl. tempor., lib. vi ),
que c'est l'année qui suivit qu'eut lieu l'irruption des Huns dans la
Gaule. (Ruin.)
(2) Cliildéric ou Hildéric succéda, en 484, à son père Hunéric,
mais non pas immédiatement, attendu que Guntabond et Trasamond
se placent entre les deux ; et ce fut après l'expulsion , et non après la
mort de Hildéric, que Gélésimer occupa le trône. (Ruin.)
(5) C'est-à-dire par Bélisaire. (Ruin.)
LIVRE SECOND. 63
faire une irruption dans les Gaules. 11 y avait alors dans
la ville de Tongres un évêque d'une parfaite sainteté,
nommé Aravatius (i). Cet évêque, livré aux veilles et
aux jeûnes, souvent baigné d'une pluie de larmes, sup-
pliait la miséricorde de ne jamais permettre l'entrée des
Gaules à cette nation incrédule et toujours indigne de
lui. Mais pressentant que sa demande ne lui avait pas été
accordée à cause des péchés du peuple, il résolut d'aller
à Rome , afin de s'assurer le puissant patronage de
l'apôtre, et d'obtenir avec plus de facilité ce qu'il de-
mandait humblement au Seigneur. S'étant donc rendu au
tombeau de saint Pierre, il y implorait le secours de sa
bonté, se consumant dans une grande abstinence et dans
un jeûne très sévère; au point qu'il restait deux et trois
jours sans rien boire ni manger, et qu'il ne mettait aucun
relâche dans ses prières. Et comme il avait déjà passé
beaucoup de jours dans cette dure mortification, on dit
qu'il reçut cette réponse du bienheureux apôtre : « Homme
« saint, pourquoi me tourmenter? il est irrévocablement
« arrêté dans les décrets du Seigneur que les Huns vien-
« dront dans les Gaules , et qu'ils ravageront ce pays
« comme une affi'euse tempête. Maintenant prends ta ré-
« solution; hâte-toi, dispose ta maison, prépare ta sépul-
« ture ; procure-toi un linceul blanc; car tu vas quitter
« ton enveloppe corporelle, et tes yeux ne verront point
<f les maux que les Huns doivent commettre dans les
(' Gaules. Ainsi l'a dit le Seigneur notre Dieu. » Le pontife
ayant reçu cette réponse du saint apôtre, hâte son voyage,
et regagne promptement les Gaules. De retour dans la
ville de Tongres, il rassemble aussitôt les choses nécessaires
(i) Voyez Eclairciss. et nbxerv. (Note b.)
64 HISTOIRE DES FRANCS,
à sa sépulture; et disant adieu aux ecclésiastiques et aux
autres citoyens de la ville, il leur annonce au milieu de
ses pleurs et de ses lamentations qu'ils ne le reverront
plus. Mais ceux-ci le suivant tout en larmes et dans le
plus grand désespoir, le suppliaient humblement eu disant :
« Ne nous abandonne pas, saint père; bon pasteur, ne
« nous oublie pas. » Mais comme ils ne pouvaient le rap-
peler par leurs pleurs , ils reçurent sa bénédiction et ses
baisers, et s'en retournèrent. L'évêque s'étant rendu dans
la ville de Maestricht, y fut attaqué d'une fièvre légère,
dont il mourut (i). Son corps, lavé par les fidèles, fut
enterré près de la grande voie publique (2). Nous avons
écrit dans notre livre des Miracles (3), comment ce saint
corps fut transféré après un long espace de temps.
VI. Les Huns étant donc sortis de la Pannonie, comme
quelques uns le rapportent, arrivent la veille même du
saint jour de Pâques à la ville de Metz, en ravageant tout
le pays. Ils livrent la ville aux flammes, passent les habi-
tans au fil de l'épée, et tuent les prêtres du Seigneur eux-
mêmes au pied des saints autels. L'incendie n'y épargna
aucun lieu, si ce n'est l'oratoire du diacre saint Etienne,
premier martyr. Je n'hésite pas à raconter ce que j'ai
appris de quelques personnes au sujet de cet oratoire.
Elles disent qu'avant l'arrivée des ennemis un homme
pieux eut une vision, dans laquelle il vit le bienheureux
diacre Etienne qui conférait avec les saints apolres Pierre
(i) L'an 45i. (Ruin.)
(2) Il s'agit ici d'une chaussée romaine, et probablement de celle
qui passait à Bavai, Cologne, etc.
(5) Dans le livre de Gloria Confessorum, cap. 72.
LIVRE SECOND. 65
et Paul sur les malheurs dont la ville était menacée, et
qui disait : «Je vous conjure, mes seigneurs, d'empêcher
« par votre intercession que la ville de Metz ne soit brûlée
« par les ennemis, car elle renferme un lieu où sont con-
(c serves les restes de mon misérable corps. Faites plutôt
<ï que ses habilans éprouvent que je puis quelque chose
« auprès du Seigneur. Et si les crimes du peuple se sont
« tellement accumulés que la ville ne puisse être pré-
ce servée de l'incendie, que du moins cet oratoire ne soit
« pas consumé.» Les saints apôtres lui répondirent : «Va
a en paix, très cher frère; ton oratoire seul sera préservé
« des flammes : quant à la ville, nous ne pouvons rien
« obtenir, la sentence divine est déjà portée. Les péchés du
« peuple ont prévalu, et le cri de sa méchanceté est monté
« jusqu'à Dieu. La ville sera donc la proie des flammes. »
D'où il est hors de doute que c'est par leur intercession
que l'oratoire a été sauvé de l'incendie de la ville.
VIL Cependant Attila, roi des Huns, sortant de Metz,
ravage plusieurs villes des Gaules, et vient mettre le siège
devant Orléans, dont il tâche de s'emparer en battant
à grands coups de bélier les murs de la place. Le siège
épiscopal de cette ville était alors occupé par le bien-
heureux Agnan, homme d'une éminente sagesse et d'une
grande sainteté, dont les actions vertueuses sont fidèle-
ment conservées parmi nous (i). Comme les assiégés de-
mandaient à grands cris à leur évoque ce qu'ils avaient
à faire , celui-ci mettant sa confiance en Dieu , leur con-
seille de se prosterner tous pour prier, et d'implorer avec
larmes le secours du Seigneur, toujours présent lorsqu'on
(i) Voyez Eclairci'is. et observ. (Note c.)
I, 5
66 HISTOIRE DES FRANCS,
a besoin de lui. Ils se mettent en prières, suivant ce qui
leur avait été recommandé, et l'évêque leur dit : « Re-
« gardez du haut des murs de la ville, et voyez si la mi-
« séricorde de Dieu vient à notre secours. » Car il espérait
que la miséricorde divine leur enverrait Aétius, auprès
duquel sa prévoyance de l'avenir l'avait conduit dans la
ville d'Arles. Mais ayant regardé du haut du mur, ils ne
virent personne , et l'évêque leur dit : a Priez avec foi ,
« car le Seigneur vous délivrera aujourd'hui. » Et pendant
qu'ils priaient , il ajouta : « Regardez de nouveau. » Ils
regardèrent, et ne virent personne venir à leur secours.
Il leur dit une troisième fois : « Que la foi soit dans vos
« prières, et le Seigneur est là. » Et ils imploraient la mi-
séricorde de Dieu en pleurant et en poussant de grands
gémissemens. Leur oraison finie, ils regardent pour la
troisième fois du haut du mur, suivant l'ordre du vieil-
lard, et voient au loin comme un nuage qui s'élève de
terre. Ils l'annoncent à l'évêque, qui leur dit ; « C'est le
secours du Seigneur. » Déjà cependant les murs trem-
blent sous les coups du bélier; ils étaient près de s'écrou-
ler, lorsque paraît Aétius (i), et avec lui Théodoric, roi
des Goths, et Thorismond son fils (2), qui accourent vers
la ville à la tête de leurs armées. L'armée ennemie est
repoussée et forcée à la retraite. La ville ayant donc été
délivrée par l'intercession du saint évêque, Attila, mis en
fuite, gagne les plaines de Méry (3), et se dispose au
(i) Lorsqu'Aétius arriva, la ville d'Orléans était déjà prise, mais
elle n'avait pas encore été mise au i^illage. Voyez Sùlon. Apoll. ,
lib. viii, epist. i5. (Bouquet.)
(2) Voyez Eclnirciss. et observ. (Note d.)
(3) Idem. (Note e.)
LIVRE SECOND. 67
combat. Les nôtres en étant avertis, préparent contre lui
toutes leurs forces.
Dans ce temps, le bruit parvint à Rome qu'Aétius, en-
gagé au milieu des phalanges ennemies, courait le plus
grand danger. A cette nouvelle, sa femme, en proie à
l'inquiétude et à la douleur, se mit à fréquenter assidue-
ment la basilique des saints apôtres, pour obtenir par ses
prières que son mari fût sauvé et lui fut rendu. Pendant
qu'elle se livrait jour et nuit à ces dévotions, un malheu-
reux, dans un état complet d'ivresse, s'endormit une nuit
dans un coin de la basilique de l'apôtre saint Pierre; et les
portes ayant été closes parles gardiens, comme de cou-
tume, il se trouva enfermé. S'étant levé pendant la nuit,
au milieu de la clarté des lampes qui brillaient dans toute
l'étendue de l'édifice, il fut saisi d'épouvante, et chercha
une issue pour se sauver. Mais ayant vainement essayé
d'ouvrir une porte, puis une autre, et les trouvant toutes
fermées, il se coucha sur le sol, et attendit en tremblant
que le peuple s'assemblât pour chanter les hymnes du
matin , et vînt le délivrer. Pendant ce temps il vit deux
personnages qui se saluaient avec respect, et qui témoi-
gnaient de l'inquiétude sur le succès de leurs affaires. Le
plus âgé prit la parole : «Je ne puis supporter plus long-
« temps, dit-il, les larmes de la femme d'Aétius. Elle me
(( supplie sans relâche de ramener des Gaules son mari
« sain et sauf, tandis que le jugement de Dieu en a décidé
« autrement. Cependant j'ai obtenu une grâce immense
«pour sa vie, et maintenant j'accours là en toute hâte
« pour l'en ramener vivant. Mais j'adjure celui qui aurait
« entendu ces paroles de se taire, et de se garder de di-
« vulguer les secrets de Dieu, s'il ne veut périr promptc-
« ment sur la terre. » Le pauvre entendit ces paroles , et
68 HISTOfRE DES FRANCS,
ne put garder le silence. Dès que le jour vint à paraître
il découvrit à la femme d'Aétius tout ce qu'il avait en-'
tendu; et lorsqu'il eut fini de parler, ses yeux se fermèrent
à la lumière.
Aétius donc , réuni aux Goths et aux Francs , en vint
aux mains avec Attila. Celui-ci voyant que son armée allait
être anéantie, eut recours à la fuite. Cependant Théo-
doric, roi des Goths, périt dans la bataille; et personne
ne doit douter que l'armée des Huns n'ait été mise en fuite
par l'intercession de l'évêque dont nous avons parlé. Le
patrice Aétius et Thorismond obtinrent donc la victoire,
et taillèrent en pièces les ennemis. La guerre étant ter-
minée, Aétius dit à Thorismond : (f Hâte-toi de retourner
cf dans ta patrie, de peur que ton frère ne s'empare du
« royaume de ton père, et ne te l'enlève. » Thorismond,
d'après cet avis, partit en grande hâte pour prévenir son
frère, et pour prendre le premier possession du trône
paternel. Aétius se servit aussi d'une ruse semblable pour
éloigner le roi des Francs (i). Après leur départ il dé-
pouilla la campagne, et retourna victorieux dans sa pa-
trie avec un grand butin. Attila se retira avec un petit
nombre d'hommes, et bientôt après les Hims s'élant em-
paré d'Aquilée , qu'ils incendièrent et détruisirent , se
répandirent dans l'Italie, et la ravagèrent. Thorismond,
dont nous avons parlé plus haut, soumit les Alains par la
force des armes (2); ensuite, après beaucoup de luttes et
de guerres, il fut lui-même vaincu par ses frères, qui le
firent étrangler. (3)
(i) Voyez Eclairciss. et observ. (Note y*.)
{■i.) Il est certain qu'à cette époque, les Alains étaient établis au
midi de la Loiie. Voyez Had. de Valois, lib. iv, Rer. Francic. (Ruin.)
(:>) Tl fut tué l'an 453, comme le prouve Had. de Valois, par ses
LIVRE SECOND. 69
VIÏI. Après avoir ainsi décrit et distribué selon Tordre
des temps les faits qui précèdent, j'ai pensé qu'il n'était
pas permis de passer sous silence ce que rapporte Renatus
Frigeridus (i) au sujet d'Aétius, dont il vient d'être ques-
tion. Cet auteur raconte, dans le douzième Livre de son
Histoire, qu'après la mort de l'empereur Honorius, le
jeune Valentinien, âgé seulement de cinq ans, fut créé
empereur par Théodose son cousin germain (2); il dit que
dans la ville de Rome le tyran Jean s'éleva à l'empire, et
que ses envoyés furent traités avec mépris par l'empe-
reur, et il ajoute : «Pendant ce temps-là, les envoyés
« revinrent auprès du tyran , porteurs des menaces les
« plus terribles. Jean , effrayé , dépêcha vers les Huns
« Aétius, à qui était alors confié le soin de son palais, qui
« connaissait ces peuples depuis qu'il avait été en otage
« entre leurs mains, et qui s'était lié d'amitié avec eux. Il
« leur envoya, avec une grande quantité d'or, des instruc-
« tions portant qu'aussitôt que les ennemis entreraient
« en Italie, ils eussent à les attaquer par-derrière, tandis
« que lui-même les prendrait de front. Et comme nous
« aurons par la suite beaucoup de choses à dire sur Aétius,
« nous croyons devoir parler d'abord de sa naissance et de
« son caractère. Son père, Gaudentius, né d'une des pre-
« mières familles de Scythie, commença par servir dans les
ff gardes de l'empereur, et s'éleva ensuite jusqu'au rang
« éminent de maître de la cavalerie. Sa mère était une
«Italienne et une femme noble et riche. Aétius leur fils.
frères Théodoric et Frédéric, dont le premier s'empara du ti'ône.
(Ruin.)
(i) Cet auteur ne nous est connu que par Grégoii'e de Touis.
(Ruin.)
(2) L'an 424- (Bouq.)
70 HISTOIRE DES FRANCS,
«prétorien dès son enfance, fut, à l'âge de trois ans^
« donné en otage à Alaric, et ensuite aux Huns. Plus tard,
« devenu gendre de Carpilion , ancien comte des domes-
« tiques, il fut chargé de l'administration du palais de
« Jean. Il était d'une taille moyenne, d'une figure mâle,
«bien fait, ni trop faible ni trop pesant. Il avait de la
« vivacité dans l'esprit et de la vigueur dans les membres.
« Excellent cavalier, adroit tireur, maniant bien la lance,
«très apte à la guerre, il était encore célèbre dans les
« arts. Exempt d'avarice et de toute cupidité, il possédait
« les qualités du cœur, et les mauvaises instigations même
« ne pouvaient le faire dévier de son devoir; il endurait
« patiemment les injures, il était laborieux, intrépide au
« milieu du danger, et supportait volontiers la faim , la
« soif et les veilles. On lui avait prédit, dès son enfance,
« la grandeur qui lui était destinée, et la célébrité qu'il
« obtiendrait dans son siècle et dans son pays. » Voilà ce
que l'historien dont nous avons parlé raconte d'Aétius.
Mais l'empereur Valentinien devenu adulte, et craignant
la tyrannie d'Aétius, le tua sans autre motif (i). Dans la
suito-^^jendant que cet empereur, assis sur son tribunal
dans le Champ-de-Mars, haranguait le peuple, Occylla,
trompette d'Aétius, vint à lui et le perça de son épée (2).
Telle fut la fin de l'un et de Tautre.
IX. Quant aux rois des Francs, on ignore assez géné-
ralement quel fut le premier d'entre eux; car bien que,
dans son Histoire, Sulpice Alexandre (3) parle beaucoup
(i) L'an 454. (Bouq.)
(2) L'an 455. (Bouq.)
(5) Cet historien ne nous est connu que par Grégoire de Tours,
LIVRE SECOND. 71
de ces peuples, cependant il ne nomme en aucune façon
leur premier roi : il dit seulement qu'ils avaient des ducs.
Toutefois il nous paraît à propos de rappeler ce qu'il en
raconte. Après avoir dit que Maxime, ayant perdu tout
espoir de conserver l'empire , restait dans Aquilée , ne
sachant où donner de la tête, il ajoute : «Dans ce temps-
« là (i) les Francs, conduits par leurs ducs Genobaude,
« Marcomer et Sunnon , se précipitèrent sur les deux pro-
« vinces germaniques ; et après avoir forcé la frontière et
« tué beaucoup de monde, ils ravagèrent les cantons les
« plus fertiles, et portèrent même l'épouvante jusqu'à Co-
« logne. Dès que la nouvelle en fut arrivée à Trêves (2),
« les maîtres de la milice, Nannenus et Quintinus, aux-
« quels Maxime avait confié l'enfance de son fils , et la
« défense des Gaules , assemblèrent une armée , et se ren-
te nirent à Cologne. Mais les ennemis chargés de butin ,
« après avoir ravagé les pays les plus fertiles des provinces,
« traversèrent le Rhin , laissant sur le sol romain plusieurs
« des leurs prêts à recommencer le ravage ; les Romains
« les attaquèrent avec avantage , et en tuèrent u-n grand
« nombre près de la forêt Carbonnière (3) ; et comme
« ce succès faisait mettre en délibération si l'on devait
«passer dans la France (4), Nannenus s'y refusa, parce
« qu'il savait bien qu'étant chez eux et sur leurs gardes,
« les Francs seraient à coup sûr les plus forts. Ce parti
«ayant déplu à Quintinus et au reste de l'armée, Nan-
(i) L'an 588. (Bouq.)
(2) Cette ville était alors considérée comme la capitale de la Gaule.
(3) C'était une portion de la forêt des Ardennes : elle était comprise
entre le Rhin et l'Escaut. (Ruin.)
(4) Le nom de France fut long-temps encore attribué exclusivement
à la partie de la Germanie occupée par les Francs.
72 HISTOIRE DES FRANCS.
a nenus s'en retourna à Mayence. Quintinus avec ses
«troupes traversa le Rhin près du fort de Nuitz (i),
« et trouva, après deux jours de marche, des maisons
« et de grands villages abandonnés; les Francs, feignant
« d'avoir peur, s'étaient reculés dans leurs forêts , dont
« ils avaient défendu l'approche par des abattis. Cepen-
« dant les soldats romains ayant livré toutes les maisons
« aux flammes, car ils croyaient sottement par cet acte
« de lâcheté consommer leur victoire , passèrent toute la
« nuit sur le qui-vive, chargés du poids de leurs armes,
« et dès le point du jour ils entrèrent dans les forêts, sous
« la conduite de Quintinus. Vers le milieu du jour s'étant
« imprudemment engagés dans les détours des sentiers, ils
« furent tout-à-fait égarés. Enfin , trouvant tous les pas-
« sages menant à des terrains solides fermés par de grandes
« palissades, ils se précipitèrent dans des champs maréca-
« geux contigus aux forêts. Pendant qu'ils travaillaient à
« se dégager, les ennemis parurent en petit nombre, mon-
<c tés sur des troncs d'arbres entassés ou sur des abattis;
« et de là, comme du sommet d'une tour, ils leur lançaient,
« ainsi qu'auraient pu le faire des machines de guerre, des
(c flèches trempées dans le suc d'herbes vénéneuses , en
« sorte que les blessures qu'elles faisaient, n'eussent-elles
« qu'effleuré la peau, et même dans les parties du corps où
« elles sont ordinairement sans danger, n'en donnaient pas
« moins une mort certaine. Bientôt l'armée, entourée par
ce une multitude considérable d'ennemis, se répandit préci-
« pilamment dans les marais que les Francs avaient laissés
« libres; et la cavalerie la première s'étant engloutie dans
« ces gouffres, hommes et chevaux pêle-mêle, s'entraînèrent
(i) Près de Cologne.
LIVRE SECOND. 73
« mutuellement à la mort. Les fantassins que le poids des
« chevaux n'avait pas écrasés, embarrassés dans la fange,
« et ne dégageant leurs pieds qu'avec peine, retournaient
ce de nouveau se cacher en tremblant dans ces bois dont
« peu de temps auparavant ils avaient eu tant de difficulté
« à sortir. Le désordre étant donc dans les rangs, les lé-
« gions furent massacrées. Héraclius , tribun des Jovir
« niens (i), et la plupart des autres chefs militaires ayant
« péri , un petit nombre d'hommes seulement chercha un
« refuge protecteur dans la nuit et dans les retraites des
« forêts. » Voilà ce que rapporte Sulpice Alexandre dans
le troisième livre de son Histoire.
Dans le quatrième Livre, après avoir raconté le meur-
tre de Victor, fils du tyran Maxime , il dit : « Dans ce
« temps (2) Carietton et Syrus, mis à la place de Nan-
« nenus, stationnaient dans les deux Germanies avec une
« armée destinée à contenir les Francs. » Et un peu plus
loin , après avoir dit que les Francs emportèrent du butin
de ces provinces, il ajoute : «Arbogaste ne voulant ad-
« mettre aucun délai, rappelle à l'empereur qu'il faut in-
« fliger aux Francs les châtimens qu'ils méritent, à moins
u qu'ils ne restituent à l'instant tout ce qu'ils ont pillé
« l'année précédente après le massacre des légions, et ne
« livrent les auteurs de cette guerre, qui porteront la peine
« d'avoir perfidement violé la paix. » Il raconte que ces
choses se passèrent sous le commandement de ces chefs,
et il dit ensuite : «Peu de jours après, Arbogaste ayant
« eu une très courte conférence avec Marconier et Sun-
(i) Voyez Eclairciss. et observ. (Note g.) On sait que les légions
romaines portaient chacune un nona particulier.
(2) L'an 089. (Bomj.)
74 HISTOIRE DES FRANCS,
«non, espèces de jvis des Francs, après en avoir reçu
(c des otages selon la coutume , se retira à Trêves pour y
« passer l'hiver. » Et comme il qualifie ces chefs des Francs
de royaux , nous ne savons s'ils étaient rois ou s'ils en
tenaient la place. Cependant le même écrivain, lorsqu'il
rappelle la situation critique de l'empereur Valentinien,
ajoute: «Tandis qu'en Orient, la Thracc était témoin
« d'événemens divers, l'État était troublé dans la Gaule.
« L'empereur Valentinien, renfermé dans les murs de son
« palais de Vienne (i), était réduit à une condition presque
«inférieure à celle d'un particulier; le soin des affaires
«militaires était livré à des satellites francs; les affaires
« civiles étaient tombées aussi entre les mains du parti
« d'Arbogaste; et l'on ne trouvait pas un seul homme en-
« gagé dans la milice qui osât accomplir ni les simples
« demandes ni les ordres du prince. » Il rapporte ensuite
que dans la même année , Arbogaste (2) poursuivant
Sunnon et Marcomer, petits rois des Francs, avec des
haines nées dans leur propre pays, se rendit à Cologne
dans le plus fort de Thiver, « pensant qu'on pénétrerait et
« qu'on porterait la flamme avec sécurité dans les retraites
« les plus cachées de la France, lorsque des forêts arides et
« dépouillées de feuilles ne pourraient plus cacher les em-
« bûches de l'ennemi. Ayant donc rassemblé une armée, il
« passa le Rhin , ravagea le pays des Bructères qui sont
« les plus rapprochés du fleuve, ainsi que le pays habité par
« les Chamaves, sans que personne se présentât; seulement
(i) L'an 5g2. Voyez Eclaivciss. et observ. (Note li.)
(2) Arbogaste était Fi-anc lui-même, comme l'écrit Paulin, dans
la Vie de saint Ambreise, et comme le font entendre plusieurs autres
écrivains de son temps. ( lluin.)
LIVRE SECOND. 75
« un petit nombre d'Ampsuariens et de Cattes (i) com-
« mandés par Marcomer, se montrèrent sur les collines les
« plus éloignées. » Après avoir de nouveau laissé de côté
et ces ducs et ces espèces de rois , il indique clairement
que les Francs avaient un roi, sans toutefois faire con-
naître son nom (2), lorsqu'il dit : «Le tyran Eugène ayant
« entrepris une expédition militaire (3) , gagne les bords
« du Rhin pour renouveler, comme de coutume, les an-
« ciens traités avec les rois des Alemans et des Francs, et
« pouvoir montrer alors aux nations barbares une armée
« immense. » Voilà ce que rapporte, au sujet des Francs,
l'historien que nous venons de désigner.
Renatus Profuturus Frigeridus, dont nous avons déjà
parlé, dit en racontant la prise et la ruine de Rome par
les Goths(4) • «Cependant, lorsque Goare (5) eut passé aux
«Romains, le roi des Alemans (6), Respendial , retira
« son armée des bords du Rhin , parce que les Vandales
« étaient fortement engagés dans une guerre contre les
« Francs. Leur roi Godégisile avait succombé , près de
« vingt mille hommes de leur armée avaient péri par le fer,
« et le reste de ce peuple allait être exterminé , si les
« forces des Alains ne fussent arrivées à temps pour le se-
rt courir» (-y). Nous regrettons que cet historien, qui nomme
(i) Les Ampsuariens et les Cattes faisaient partie, comme les Bruc-
tères, de la confédération des Francs.
(2) Voyez Eclairciss. et observ. (Note /. )
(5) L'an 593. (Bouq.)
(4) L'an 409. (Bouq.)
(5) Roi ou chef d'une tribu d' Alains. ( Guizot. )
(6) Had. de Valois et le P. Lecointe lisent Alains, et cela est con-
forme au manuscrit de l'abbaye de Cluny, et à celui de la Bibliothèque
Royale nouvellement coUationno.
(7) L'an 406. (Bouq.)
76 HISTOIRE DES FRANCS,
les rois des autres nations, ne nomme pas aussi ceux des
Francs. Cependant, lorsqu'il raconte que Constantin,
s'étant élevé à la tyrannie (i), fit venir d'Espagne auprès
de lui son fils Constant , il s'exprime ainsi : « Le tyran
« Constantin ayant mandé d'Espagne son fils Constant (2),
« qui s'était aussi déclaré tyran , pour délibérer avec lui
« sur le parti décisif qu'il convenait de prendre, Constant
« laissa tout l'attirail de sa cour ainsi que sa femme à Sa-
« ragosse , confia à Géronce la direction de toutes les
<c affaires de l'Espagne, et se rendit en toute hâte auprès
« de son père. Mais plusieurs jours s'étant écoulés depuis
« leur réunion sans qu'aucun sujet de crainte leur vînt de
V l'Italie, Constantin , livré tout entier aux plaisirs de la
« table les plus grossiers, engagea son fils à s'en retour-
« ner. Celui-ci s'étant fait précéder de ses troupes, reçut
«d'Espagne, pendant qu'il était encore auprès de son
« père, la nouvelle que Géronce avait donné l'empire à
«Maxime, l'un de ses cliens (3), qui se préparait à lui
« faire la guerre avec le secours des nations barbares.
« Epouvantés à cette nouvelle. Constant et Décimus Rus-
« ticus (4), ancien maître des offices, et maintenant préfet
« du prétoire, envoyèrent Edobécus vers les peuples de la
« Germanie, et marchèrent eux-mêmes vers l'Espagne (5)
« avec les Francs, les Alemans, et tout ce qu'ils purent
(i) Constantin, simple soldat d'une légion cantonnée dans la Grande-
Bretagne, se fit px'oclamer empereur en 407. (Guizot. )
(2) L'an 409. (Bouq.)
(5) L'an 4 10. (Bouq.)
(4) C'est le Rusticus dont parle Sidoine Apollinaire, liO. v, epist. g.
(5) Le texte de Grégoire de Tours porte vcrx les Gaules; mais il
est facile de voir à la simple lecture du passage cité, qu'il s'agit ici de
l'Espagne.
LIVRE SECOND. 77
«réunir de soldats, pensant revenir bientôt auprès de
« Constantin. » Lorsqu'il fait le récit du siège qu'eut à
soutenir ce même Constantin , il s'exprime ainsi : « On en
« était à peine au quatrième mois depuis que Constantin
« était assiégé, lorsque tout à coup on reçoit de la Gaule
« ultérieure (i) la nouvelle que Jovin avait pris les orne-
ce mens royaux (2), et qu'à la tête de Bourguignons, d'Ale-
«mans, de Francs, d'Alains, et de toutes ses forces, il
« menaçait les assiégeans. Alors on abrège les délais, la
«ville ouvre ses portes, et Constantin est livré. Dirigé
« aussitôt vers l'Italie, il fut rencontré par les exécuteurs
« que» le prince envoyait au-devant de lui, et décapité sur
« le fleuve Mincio. » Le même historien dit un peu plus
bas : «Dans le même temps, Décimus Rusticus, préfet des
« tyrans, Agroétius, ancien chef des secrétaires de Jovin,
« et un grand nombre de nobles , furent pris en Auvergne
« par les généraux d'Honorius , et subirent de cruels sup-
« plices. La ville de Trêves fut pillée et brûlée par les
« Francs dans une seconde irruption » (3). Après avoir
dit qu'Astérius avait été élevé au patriciat par lettres im-
périales, il ajoute ce qui suit : «Vers la même époque (4),
«Castinus, comte des domestiques, fut envoyé dans la
« Gaule, où se préparait une expédition contre les Francs.»
Voilà ce que ces historiens ont dit des Francs. Orose,
historien comme eux, s'exprime, dans le septième livre
(1) Voyez Eclnirciss. et ohserv. (Note /.)
(2) L'an 4ii- ( Bouq.)
(5) Cette ville fut ruinée une première fois l'an 098 ou Sgg; une
seconde l'an 4ii, selon le P. Pagi, Cril. in Ann. Baron, ad ann. 407,
n. i4- (Bouq.)
(4) L'an 4'7- (Bouq.)
78 HISTOIRE DES FRANCS,
tic son ouvrage , de la manière suivante (i ) : « Stilicon , à la
« tête des nations qu'il put rassembler, écrase les Francs,
« passe le Rhin, parcourt les Gaules, et s'avance jusqu'aux
a Pyrénées. » Telles sont les notions que les historiens
dont nous avons parlé nous ont laissées sur les Francs,
sans faire connaître le nom de leurs rois. Plusieurs au-
teurs racontent que ces peuples sont sortis de Pannonie ,
et qu'ils s'établirent d'abord sur la rive du Rhin (2) ;
qu'ayant ensuite traversé ce fleuve , ils passèrent dans la
Thuringe, et là, dans les districts ou les cités, ils se don-
nèrent des rois chevelus pris dans la première, et, si je
puis parler ainsi, dans la plus noble de leurs familles, ce
que prouvèrent plus tard les victoires de Clovis, que nous
raconterons bientôt. Nous lisons dans les Fastes consu-
laires (3) que le roi des Francs Théodomer, fils de Richi-
mer et Aschila sa mère, périrent par le glaive. On dit
aussi qu'alors Clodion, aussi distingué dans sa nation par
son mérite que par sa noblesse, fat roi des Francs. Il
occupait dans le pays des Thuringiens la forteresse de
Disparg. Dans ces mêmes contrées, vers le midi et jusqu'à
la Loire , habitaient les Romains. Au-delà de la Loire
dominaient les Goths ; et les Bourguignons , attachés
à la secte des Ariens, s'étaient fixés de l'autre coté du
Rhône qui baigne la ville de Lyon. Clodion, ayant envoyé
des éclaireurs vers la ville de Cambrai et fait explorer
tout le pays, se mit ensuite en marche lui-même, écrasa
les Romains, et s'empara de la ville (4). Après y être resté
(1) Au chap. a8. ( Ruin.) — Ce n'est pas de Stilicon que parle Orose,
mais des Vandales et des autres barbares. (Bouq. )
(2) Voyez Eclairciss. et observ. (Note à.)
(5) Voyez ibid. { Note /. )
(4} Idem. (Note m.)
LIVRE SECOND. 79
peu de temps, il occupa tout le pays jusqu'au fleuve de
la Somme. Quelques personnes prétendent que le roi
Mérovée, père de Childéric, était de sa famille.
X. Ce peuple s'était toujours montré adonné à l'ido-
lâtrie , et n'avait aucune connaissance du vrai Dieu. 11
s'était fait des images des forêts et des eaux, des oiseaux,
des bêtes sauvages et des autres élémens, auxquels il
avait coutume de rendre un culte divin et d'offrir des
sacrifices. Oh! si les fibres de leurs cœurs eussent été frap-
pées par cette voix terrible qui dit au peuple, par la bou-
che de Moïse : Fous n'aurez point d'autre Dieu que
moi, vous ne tous ferez point d'image taillée, et vous
n'adorerez aucune Jigure de tout ce qui est dans le
ciel et sur la terre, ni de tout ce qui est dans les eaux :
vous ne ferez point cela, et vous ne leur rendrez point
de culte (i). Et encore : Fous adorerez le Seigneur votre
Dieu, vous ne servirez que lui seul, et vous jurerez
par son nom (2). Que serait-il arrivé s'ils avaient pu
comprendre quelle vengeance tomba sur le peuple israç-
lite pour avoir adoré le veau d'or, lorsqu'après les festins
et les chants , après les débauches et les danses, leur bouche
impure disait de cette idole : Foici tes dieux, Israël, qui
l'ont tiré de V Egypte? (3) Il en périt vingt-quatre mille.
Qu'auraient-ils pensé de ceux qui, s'étant initiés au culte de
Beelphégor, et mêlés aux femmes impudiques des Moabites,
furent égorgés et foulés aux pieds par leurs proches? En
punition de leur crime, le prêtre Phinée fit périr les adul-
ai) Exode, chap. 20, vers. 5. 4- 5.
(2) Deutér., chap. 6, vers. i5.
(3) Exode, chap. 32, vers. 4'
80 HISTOIRE DES FRANCS,
tères, et apaisa ainsi la colère de Dieu, et ce zèle lui fui
imputé a justice (i). Qu'auraient-ils pense si ces vérit(^s
que Dieu proclame par la bouche de David, étaient ve-
nues frapper leurs oreilles? Tous ces dieux des nations
sont des démons , mais le Seigneur est le créateur des
deux (2). Et celles-ci : Les idoles des nations ne sont
que de Vargent et de Vor, et les ouvrages des mains
des hommes : que ceux qui les font leur deviennent
semblables j avec tous ceux qui mettent en elles leur
confiance (3) ; ou bien ceci : Que tous ceux-là soient
conjbndus qui adorent les ouvrages de sculpture, et
qui se glorifient dans leuî's idoles (4) ; ou encore ce que
dit le prophète Habacuc : Que sert la statue qu'ils ont
faite? ils l'ont façonnée y et ce n'est qu'un fantôme
inanimé; c'est le produit de l'or et de l'argent, et il est
sans âme et sans "vie. Mais le Seigneur Jiabite dans
son temple saint : que toute la terre fasse silence devant
lui (5). Un autre prophète dit encore : Que les dieux
qui n'ont point fait le ciel et la terre périssent sous le
ciel et soient exterminés de la terre (6). On lit dans un
autre : Voici ce que dit le Seigneur qui a créé les deux,
le Dieu qui a créé la terre et tout ce qui s'y trouve , et
qui l'a façonnée , et qui ne l'a pas créée en njciin, mais
qui l'a formée afin qu'elle fût habitée (7) : Je suis le
(i) Psatime io5, vers. 3i.
(2) Psaume g5, vers. 5.
(5) Psaume ii3,vers. 12 et 16 (Psaume ii5, vers. 4 et 8, selon les
Hébreux), et. Psaume i54, vers. i5 et 18.
(4) Psaume 9G, vers. 7.
(5) Habacuc, chap. 2, vers. 18, ig et 20.
{Ç)) Jérém., chap. 10, vers. 11.
{'f) Tsaïe, cliap, 45, vers. 18.
LIVRE SECOND. 81
Seigneur; c'est là le nom qui in est propice. Je ne don-
nerai point ma gloire a un autre, ni mon pouvoir à
des idoles qui ne durent qu'un instant (i). Et ailleurs
Y a-t-il quelqu'un parmi les faux dieux des nations
qui fasse pleuvoir? (2) Dieu dit encore par la bouche
cl'Isaïe : Je suis le premier et je suis le dernier, et il
n'y a de dieu que moi seul; peut-il donc y avoir un
créateur que je ne connaisse pas ? Tous ces artisans
d'idoles ne sont rien. Leurs ouvrages les plus estimés
ne leur serviront de rien. Ils sont eux-mêmes témoins j
à leur confusion , que leurs idoles ne voient point et ne
comprennent point. Tous ceux qui ont part a cet ou-
vrage seront confondus ; car tous ces artisans ne sont
que des hommes. Comment donc un homme a-t-il été
assez insensé pour vouloir former un dieu , et pour
jeter en fonte une statue qui n'est bonne a rien? Il a
mis le fer dans le feu, et l'a battu avec le marteau
pour en former une idole; ilf a employé toute la force
de son bras. De même le sculpteur a formé au compas,
et fait enfin l'image et un homme qu'il a rendu le plus
beau qu'il a pu, et il l'a logé dans une niche, lia
coupé du bois , il l'a travaillé , il en a fait une image,
et l'a adorée comme un dieu; il a réuni ses membres
avec des clous et un marteau, q/ïn qu'ils ne se sépa-
rassent pas ; on les porte parce qu ils ne peuvent mar-
cher : du surplus du bois l'homme a fait du feu et s'est
chauffé ; et du reste de ce même bois il a fait un dieu
et une idole devant laquelle il se prosterne , qu'il a
adorée et qu'il prie, en lui disant : Délivrez-moi, car
(i) Isaïc, chap. 4^, vers. 8.
(2) Jcréia., chap. i4, vers. 22.
1.
82 HISTOIRE DES FRANCS.
vous êtes mon dieu, fat fait du feu de la moitié de ce
hais; f ai fait cuire des pains sur ses charbons ; fy ai
fait cuire la chair que f ai mangée, et du surplus je
ferai une idole. Une partie de ce bois est déjà réduite
en cendres f et cependant son cœur insensé a adoré
Vautre , et il n'a point pensé a tirer son âme de l'égU'
rement oh elle est, en disant: Peut-être cet ouvrage de
nos mains n'est qu'un mensonge (i). La nation des
Francs ne comprit pas d'abord ces vérités, mais elle les
comprit plus tard, comme le montre la suite de cette
histoire.
XL Le sénateur Avitus , citoyen de Clermont, comme
tout le monde le sait, parvint à l'empire romain (aj; mais
ne voulant mettre aucune règle dans sa conduite, et
ayant été rejeté par le sénat, il fut consacré évêque de la
ville de Plaisance. Comme il vit que le sénat, toujours
irrité, n'en voulait pas moins à sa vie, il gagna, chargé de
riches présens, la basilique du bienheureux saint Julien,
martyr d'Auvergne (3). Mais ayant terminé en chemin le
cours de sa vie, il mourut, et fut porté au bourg de
Brioude , oii on l'enterra aux pieds du saint martyr. Il eut
Majorien (4) pour successeur à l'empire. Le Romain Égi-
dius reçut la charge de maître de la milice dans les
Gaules. (5)
(i) Isaïe, chap. 44? vers. 6-20. — Dans tout ce qui précède, Gré-
goire de Tours donne plutôt le sens que le texte des livres saints,
(■i) L'an 455. {Art de ver. les Dates. )
(3) Le 2" Liv. de Gloria martjrum est consacré à saint Julien.
(4) Le texte latin porte, à tort, Martinn. Majorien succéda à Avitus
l'an 457.
(5) Il avait obtenu cette dignité d'Avitus. Idace l'appelle cnmes
utiiiisque inilUiœ. (Ruin.)
LIVRE SECOND. 83
XII. Childéric était adonné à une luxure effrénée; il
régnait sur la nation des Francs , et déshonorait leurs
filles. Ceux-ci, indignés, le détrônèrent (i); et comme il
découvrit qu'ils en voulaient même h sa vie, il se retira
en Thuringe, laissant sur les lieux un homme dévoué (2)
qui pût apaiser par de douces paroles les esprits furieux.
Un moyen convenu devait lui faire savoir quand il pour-
rait revenir dans le pays, c'est-à-dire qu'ils divisèrent
en deux un sou d'or; Childéric en emporta une moitié
avec lui, son ami garda l'autre, et dit : «Lorsque je t'en-
« verrai cette moitié, et que les deux parties réunies re-
<■<■ formeront la pièce entière , alors tu pourras sans crainte
« revenir dans ces lieux. » Le roi partit aussitôt pour la
Thuringe, et se cacha chez le roi Bisin et chez Basine sa
femme. Après l'expulsion de Childéric, les Francs se choi-
sirent unanimement pour roi cet Egidius que la répu-
bhque, comme nous l'avons dit plus haut, avait envoyé
dans les Gaules en qualité de maître de la milice. Egidius
était dans la huitième année de son règne (3) , lorsque
l'ami fidèle dont nous venons de parler, ayant en secret
apaisé les Francs , envoya des messagers à Childéric avec
la portion du sou d'or qu'il avait gardée. Celui-ci, certain
par cet indice que les Francs le désiraient, revint de
Thuringe sur leurs propres instances, et fut rétabli dans
son royaume. Pendant qu'Egidius et Childéric régnaient
en même temps, la reine Basine, dont il vient d'être fait
mention , abandonna son mari , et se rendit près du roi
des Francs. Lorsque ce prince lui demanda av(!C cmpres-
(1) L'an 4%- i-'iii de ver. les Dates.)
(u) Aimoin le nomme f^iomade (lib. 11, cap. 7).
(5) En 464- Voyez Eciairciss. et obscrv. (Note 11.)
84 inSTOIRE DES FRANCS,
sèment par quel motif elle était venue le trouver de si
loin, on prétend qu'elle répondit : « Je connais ton mé-
« rite et ton grand courage, voilà pourquoi je suis venue
« pour vivre avec toi; car sache bien que si j'avais connu
« au-delà des mers un homme qui valût mieux que toi ,
«j'aurais cherché de même à vivre avec lui. w Cliildéric,
plein de joie, l'épousa. Elle donna naissance à un fils, qui
reçut le nom de Cîovis. Ce fut un grand homme et un
emment guerrier.
XIII. Après la mort de saint Artème, Vénérand, l'un des
sénateurs, fut sacré évêque de Clermont. Paulin nous ap-
prend quel fut cet évêque, lorsqu'il dit (i) : «Si vous voyiez
« ces dignes prêtres du Seigneur, Exupère de Toulouse,
« Simplice de Vienne, Amand de Bordeaux, Diogénien
« d'Albi, Dyname d'Angoulême, Vénérand de Clermont,
« Alithe de Caliors, ou Pégase de Périgueux; quels que
«soient les vices du siècle, vous verriez certainement
«de bien dignes gardiens de la sainteté, de la foi et
«de la religion.» Vénérand mourut, à ce qu'on rap-
porte, la veille de Noël; et le matin même de la fête.
(i) Les sentimens sont partagés sur la question de savoir si c'est ou
non du célèbre Paulin , évêque de Noie, auteur de plusieurs ouvrages
insérés dans la Bibliothèque des Pères, qu'il est ici question. D. Rui-
nart n'a pas cru devoir se prononcer, mais il a fait remarquer que,
bien que plusieurs manuscrits de Grégoire de Tours ne donnent au
Paulin dont il parle que le titre de prêtre, prcsbjtcr, cela ne prouve
pas , comme on l'a prétendu , contre l'opinion de ceux qui veulent
retrouver ici l'évêque Paulin. La lettre rapportée ci -dessus pouvait
très bien, en effet, avoir été écrite par cet évêque lorsqu'il n'était
encore que prêtre ; Grégoire de Tours pouvait y avoir lu ce titre de
prêtre, et le donner lui-même à l'auteur sons plus d'informations. Du
reste, quel que soit le Paulin dont il s'agit ici, on ne connaît de sa
lettre que le passage conservé dans Yllisloirc des Francs.
LIVRE SECOND. 85
une procession solennelle accompagna son convoi. Après
sa mort il s'éleva entre les citoyens une honteuse que-
relle au sujet de l'ëpiscopat ; et comme les partis di-
visés voulaient chacun élire une personne différente, il
y eut parmi le peuple une grande collision. Pendant que
les éveques siégeaient un jour de dimanche, une femme
voilée et vouée à Dieu s'avance hardiment vers eux et
leur dit : « Ecoutez-moi, prêtres du Seigneur; sachez que
« Dieu n'approuve pas ceux que ces hommes ont élus pour
« le sacerdoce; et le Seigneur lui-même se choisira au-
« jourd'hui un évêque. Cessez donc de troubler et de
« soulever le peuple; mais prenez un peu patience, car le
« Seigneur vous envoie dans ce moment celui qui doit
« régir cette église. » x\u milieu de l'étonnement causé par
ces paroles , survient tout à coup un prêtre du diocèse
même de Clermont, nommé Rustic, qui avait été indi-
qué par une vision à cette femme. En le voyant elle dit :
a Voici le pontife que le Seigneur vous a destiné; qu'il
« soit ordonné évêque. » A ces paroles tout le peuple,
oubliant ses dissentions, s'écrie : « C'est un choix digne
« et juste. » Il fut donc placé sur le siège épiscopal , et
devint, au milieu de la joie publique, le septième évêque
de Clermont. (i)
XIV. Dans la ville de Tours, l'évêque Eustoche étant
mort dans la dix-septième année de son épiscopat, Per-
pétue fut consacré à sa place (a); c'est le cinquième évê-
que depuis saint Martin. Perpétue voyant qu'il s'opérait
(i) Il est honoré, le 24 septembre, sous le nom de saint Rotiri.
( Ruin. )
(2) L'an 460. (Bouq.) Voyez Eclairciss. et nbserv. (Note n.)
i. 6*
86 HISTOIRE DES FRANCS,
de fréquens miracles au tombeau de ce saint, et qu'on n'y
avait bâti cependant qu'une petite chapelle, jugea cette
chapelle indigne d'aussi grands miracles; et l'ayant abat-
tue, il fît élever à sa place la grande basilique qui existe
encore aujourd'hui. Elle est située à cinq cent cinquante
pas de la ville. Elle a cent soixante pieds de long et soixante
de large; sa hauteur jusqu'à la voûte est de quarante-cinq
pieds. Il y a trente-deux fenêtres dans la partie qui entoure
l'autel (i); vingt dans la nef, et quarante et une colonnes;
dans tout l'édifice, cinquante-deux fenêtres et cent vingt
colonnes; huit portes, dont trois autour de l'autel et cinq
dans la nef. Cette basilique a trois fêtes solennelles, qui
sont la dédicace de l'église, la translation de saint Martin,
et sa consécration comme évêque. La dernière se célèbre
le 4 juillet, et celle de la translation du corps le 1 1 no-
vembre. En les observant fidèlement, vous vous assurerez
dans ce monde et dans l'autre la protection du saint
évêque. Comme la voûte de la première chapelle était
d'un travail élégant, l'évêque jugea que cet ouvrage ne
devait point périr, et il construisit, en l'honneur des bien-
heureux apôtres Pierre et Paul, une autre basilique, dans
laquelle il fixa cette voûte. Il bâtit encore beaucoup d'au-
tres églises, qui, jusqu'à ce jour, sont restées consacrées
à Jésus- Christ.
XV. Dans ce temps, la basilique du bienhem^eux martyr
Symphorien d'Aulnn fut aussi bâtie par le prêtre Euphro-
nius, qui, dans la suite, devint, lui-même évêque de la
ville (2). Ce fut lui qui, dans un grand esprit de dévo-
(i) Voyez Eclaircis.i. et obscn-. (Note p.)
(2) Vers la On du %' siècle. ( Ruin. )
LIVRE SECOND. 87
tion, envoya le marbre qui recouvre le tombeau de saint
Martin.
XVI. Saint Namatius était alors le huitième évêque de
Clermont depuis la mort de l'évêque Rustic. 11 fît bâtir
l'église qui subsiste encore, et qui est la plus ancienne de
celles qu'on voit dans l'intérieur de la ville (i). Elle a cent
cinquante pieds de long, soixante de large, et cinquante
pieds de haut dans l'intérieur de la nef jusqu'à la voûte ;
au-devant est une abside de forme ronde (2), et de cha-
que côté s'étendent des ailes d'une élégante structure.
L'édifice entier est disposé en forme de croix; il a qua-
rante-deux fenêtres, soixante-dix colonnes et huit portes.
Ce lieu est à la fois rempli de la crainte de Dieu et éclairé
d'une vive lumière, et souvent un parfum des plus suaves,
semblable à celui des aromates , s'y fait sentir aux per-
sonnes pieuses. Les parois de la nef sont ornées de plu-
sieurs espèces de marbres ajustés ensemble. L'édifice ayant
été achevé dans l'espace de douze ans, le bienheureux
évêque envoya des prêtres à Bologne, ville d'Italie, pour
demander les reliques des saints Vital et Agricole, qui
ont été crucifiés, comme on le sait, pour le nom de Jésus-
Christ notre Dieu.
XVII. La femme de l'évêque Namatius bâtit hors des
murs de la ville la basilique de Saint-Etienne (3); et
comme elle voulait l'orner de peintures , elle tenait un
livre sur ses genoux, et lisait l'histoire des temps passés.
(i) C'est la cathédrale actuelle. (Riiin.)
(u) Voj'cz Eclnirciss. et nbsctv. (Note q.)
(5) Appelée depuis Saint-Eutropc. (Ruin.).
88 HISTOIRE DES FRANCS,
indiquant aux peintres ce qu'ils devaient représenter sur
les murs (i). Un jour qu'elle lisait, assise dans la basi-
lique, un pauvre vint pour prier, et la voyant couverte
d'une robe noire, et déjà avancée en âge, il la prit pour
une mendiante, déposa un morceau de pain sur ses ge-
noux, et s'éloigna. Celle-ci, ne dédaignant pas le don du
pauvre, qui n'avait pas reconnu son rang, accepta et re-
mercia; et gardant ce pain, elle le plaça devant elle sur
sa table , et s'en servit chaque jour pour la bénédiction
de ses repas jusqu'à ce qu'il n'en restât plus.
XVIII. Childéric fait la guerre sous les murs d'Or-
léans (2) ; Odoacre vient à Angers avec les Saxons. Dans
le même temps, une grande peste ravage les populations.
Egidius meurt (3), et laisse un fils nommé Syagrius.
Après la mort d'Egidius , Odoacre reçoit des otages d'An-
gers et de plusieurs autres lieux. Les Bretons furent chas-
sés de Bourges par les Goths (4) , après avoir perdu un
grand nombre des leurs près du bourg de Déols. Le comte
Paul , avec les Romains et les Francs , fit la guerre aux
Goths, et leur enleva du butin. Odoacre étant venu à
Angers, le roi Childéric arriva le jour suivant (5); et ayant
tué le comte Paul, il s'empara de la ville. Ce même jour
la maison épiscopale fut consumée par un vaste incendie.
XIX. Après ces événemens, la guerre éclata entre les
(i) Grégoire de Tours parle en plusieurs endroits des peintures des
églises. Yoyez liv. vu, chap. 56; liv. x, chap. derniei", etc. (Ruin.)
(2) Yoyez, sur tout ce chapitre, Eclaivciss. et observ. (Note /•. )
(3) En octobre 464-
(4) Par les Visigoths, l'an 469 ou 470. (Bouq.)
(5) L'an 471. (Bouq.)
LIVRE SECOND. 89
Saxons et les Romains; mais les Saxons tournant le dos,
abandonnèrent un grand nombre des leurs au glaive des
Romains, qui les poursuivaient. Leurs îles furent prises
et ravagées par les Francs , qui leur tuèrent beaucoup de
monde. Dans le neuvième mois de la même année, il y
eut un tremblement de terre. Odoacre contracta une al-
liance avec Childéric, et ils soumirent ensemble les Ale-
mans qui avaient envahi une partie de l'Italie.
XX. Euric, roi des Goths, dans la quatorzième année
de son règne, créa Victorius duc de sept villes (i). Celui-
ci se rendit en hâte à Clermont, et voulut réunir cette
ville aux sept autres. Dans la première Narbonnaise il fît
construire des chapelles souterraines, qu'on voit encore
aujourd'hui dans la basilique de Saint-Julien (2), ainsi
que les colonnes placées dans l'église. Il fit aussi bâtir la
basilique de Saint-Laurent et de Saint-Germain dans le
bourg de Lignac (3). Victorius demeura neuf ans en Au-
vergne. Il éleva des accusations calomnieuses contre le
sénateur Euchérius (4), le fit extraire de sa prison pen-
dant la nuit, puis, l'ayant fait attacher contre une vieille
(i) Ces villes étaient celles de Toulouse, Béziers, Nîmes, Agde,
Maguelonne , Lodève et Uzès, qui toutes étaient placées dans la pre-
mière Nai'bonnaise et sous la métropole de Karbonne.
(2) Il ne s'agit point ici de la basilique de Yieille-Brioude, comme
l'a pensé Frédégaire, mais de la basilique consacrée à saint Julien dans
la ville de Clermont. (Ruin.)
(5) Où il y avait une église sous le vocable de Saint-Germain. Voyez
Baluz., Hist. Arvcrii., tom. 11, p. 55. C'est à tort que l'abbé de Ma-
roUes, et M. Guizot après lui, ont cru que Liciniacum répondait à
Saint-Germain-de-Lambron.
(4) On pense que c'est à lui qu'est écrite la lettre 8 du Livre 111 de
Sidoine ApoU. ( Kuiu. )
90 HISTOIRE DES FRANCS,
muraille, il la fit renverser sur lui. Mais comme il était
trop adonné à l'amour des femmes, et qu'il craignait d'être
tué lui-même par les Arvernes, il s'enfuit à Rome, où,
ayant voulu continuer ses débauches, il fut lapidé. Euric
régna encore quatre ans après la mort de Victorius (i), et
mourut dans la vingt-septième année de son règne (2). Il
y eut alors de nouveau un grand tremblement de terre.
XXI. Après la mort de l'évêque Namatius, à Clermont,
le siège pontifical fut occupé par Eparchius, homme d'une
grande sainteté et d'une grande dévotion. Comme à cette
époque l'église possédait , dans l'enceinte de la ville ,
une petite propriété, l'évêque y avait sa demeure dans
l'endroit qu'on appelle aujourd'hui la sacristie, et pen-
dant la nuit il se levait pour aller rendre grâce à Dieu à
l'autel de l'église. Il arriva qu'une nuit, lorsqu'il entra
dans cette église, il la trouva remplie de démons; leur
chef lui-même, paré comme une femme, était assis sur le
siège épiscopal. L'évêque lui dit : «Exécrable prostituée,
« il ne te suffit pas d'infecter tous les autres lieux de tes
« profanations , il faut que tu souilles encore le siège con-
te sacré par le Seigneur, en y plaçant ta personne infecte !
« Sors de la maison de Dieu, et ne la profane pas davan-
cc tage. » Le démon répondit : « Puisque tu me donnes le
« titre de prostituée, je te tendrai mille pièges en t'en-
« flammant de passion pour les femmes. » A ces mots il
s'évanouit comme de la fumée. L'évêque, en effet, éprouva
(i) Arrivée l'aa 484- (Bouq.)
(2) Lisez xvir année. L'erreur vient de ce que le chiffre x a été ré-
pété à tort, comme le fait remarquer le père Pagi, sous l'amiée 484 ?
n. 24. (Bouq.)
LIVRE SECOND. 91
de violens accès de concupiscence; mais armé du signe
sacré de la croix, il fut h l'abri des atteintes de l'ennemi.
On rapporte même qu'il bâtit dans le fort du mont Clian-
toin, au lieu où l'on voit maintenant un oratoire, un
monastère (i) où il allait se renfermer pendant les saints
jours de carême; et le jour de Pâques il revenait à son
église, accompagné des clercs et des citoyens chantant des
hymnes pieux. A sa mort (2), il fut remplacé par Sidoine,
ancien préfet (3), homme d'une haute noblesse selon les
idées du monde, et l'un des premiers sénateurs des Gaules,
auquel même l'empereur Avitus avait donné sa fille (4)
en mariage. De son temps, et pendant le séjour à Cler-
mont de ce Victorius dont nous avons déjà parlé, il y
avait dans le monastère de Saint-Cyr (5) de cette même
ville un abbé nommé Abraham , qui reproduisait dans sa
personne la foi et les œuvres du patriarche dont il portait
le nom, comme nous l'avons raconté dans le livre de sa vie.
XXII. Saint Sidoine était doué d'une si grande élo-
quence, que souvent il improvisait sur-le-champ et d'une
manière brillante sur quelque sujet qu'il voulût. Un jour
qu'il s'était rendu, sur une invitation, à la fête de la basi-
lique du monastère dont nous avons parlé plus haut ,
quelqu'un lui enleva par méchanceté les tablettes dont il
avait coutume de se servir pour célébrer les saints offices ;
(i) Sur ce monastère, voyez ci-dessus, liv. i, chap. 3g.
(2) Arrivée l'an 475. (Bouq.)
(3) Préfet de Rome en 467, sous l'empereur Anthemius. (Guizot.)
(4) Papianilla. Sidoine l'épousa avant que son père fût empereur.
(Guizot. )
(5) Saint-Cyr, jeune cnf;mt qui périt martyr avec sa mère Julilta.
(Ruin.)
92 HISTOIRE DES FRANCS,
cependant il se trouva tellement préparé d'avance, qu'il
récita tout l'office de la fête, et si bien, qu'il excita l'ad-
miration de tous les assistans, qui croyaient entendre,
non pas un homme, mais un ange. C'est ce que nous avons
rapporté avec plus de détails dans la préface que nous
avons mise à la tête du livre des Messes qu'il a composées.
Comme il était d'une admirable sainteté, et l'un des pre-
miers sénateurs, ainsi que nous l'avons dit, il emportait
souvent de chez lui, à l'insu de sa femme, des vases d'ar-
gent, et les distribuait aux pauvres. Lorsque celle-ci en
était instruite, elle lui faisait des reproches; alors il resti-
tuait les meubles à la maison, mais il en donnait la valeur
aux indigens.
XX.III. Lorsqu'il se fut consacré au service du Seigneur,
^t pendant qu'il menait dans ce monde une vie toute de
sainteté, deux prêtres se soulevèrent contre lui : et lui
ayant enlevé tout pouvoir sur les biens de l'église, ne lui
laissant que le strict nécessaire pour vivre, ils l'accablè-
rent des outrages les plus humilians. Mais la clémence
divine ne laissa pas long-temps l'injure impunie; car l'un
de ces méchans et indignes prêtres ayant menacé l'évê-
que, avant la nuit, de l'arracher de l'église, se leva le len-
demain, enflammé de fureur contre le saint de Dieu, au
son de la cloche qui appelait à matines, et méditant dans
son cœur pervers d'exécuter le dessein qu'il avait formé la
veille ; mais étant entré dans son cabinet, il rendit l'âme
en s'efforçant de satisfaire ses besoins. Un serviteur, un
flambeau à la main, attendait en dehors que le prêtre
sortît; mais déjà le jour paraissait, et son complice, c'est-
à-dire l'autre prêtre, lui avait envoyé un exprès pour lui
dire : «Viens, ne tarde pas, afin que nous exécutions en-
LIVRE SECOND. 93
« semble ce qui fut arrêté hier entre nous. » Mais comme
le mort ne pouvait répondre, le serviteur souleva le voile
de la porte ( i ) , et trouva son maître mort sur le siège
du privé ; ce qui montre clairement qu'il s'était rendu
coupable d'un crime non moins grand que celui de cet
Arius qui rendit aussi ses entrailles dans un pareil lieu.
Et en effet, on ne peut sans hérésie admettre que, dans
l'Église, qui que ce soit méconnaisse l'obéissance due au
pontife de Dieu auquel le soin des brebis a été confié, et
s'empare d'un pouvoir qui ne lui a été donné ni par Dieu
ni par les hommes. Dès lors le bienheureux évêque, quoi-
qu'il lui restât encore un ennemi, fut remis en possession
de son pouvoir. 11 tomba ensuite malade de la fièvre, et
pria ses serviteurs de le porter dans l'église. Dès qu'on l'y
eut transporté, il fut sans cesse entouré d'une multitude
d'hommes, de femmes et même d'enfans qui pleuraient,
et qui disaient : « Pourquoi nous délaisses-tu , bon pas-
« teur ? à qui serons-nous abandonnés comme des orphe-
«lins? quelle sera notre vie après ta mort? qui prendra
« soin à l'avenir de nous assaisonner du sel de la sagesse?
« ou, quelle prudence égale à la tienne viendra nous rap-
« peler à la crainte du nom du Seigneur?» A ces paroles
et à d'autres semblables, que proférait le peuple avec de
grands gémissemens, le pontife répondit enfin, animé de
l'esprit saint : «N'ayez aucune crainte, ô peuples! mon
« frère Apruncule est vivant , et il sera votre évêque. »
Mais ceux-ci ne comprenant rien à ces paroles, le croyaient
en extase.
(i) Des tentures plus ou moins grossières servaient de portes dans
l'intérieur des niaisous. (Guizot.)
94 HISTOIRE DES FRANCS.
A la mort de Sidoine (i), le méchant prêtre qui sur
vivait s'empara avec avidité de tous les biens de l'église,
comme s'il eût déjà été évêque, en disant : «Enfin Dieu
« sachant que j'étais plus juste que Sidoine, a jeté les yeux
« sur moi et m'a accordé ce pouvoir. » Pendant qu'il
promenait son orgueil par toute la ville, arriva le diman-
che qui suivit la mort du saint homme; il fit préparer,
dans la maison épiscopale, un festin, auquel il invita tous
les citoyens, et, sans respect pour les vieillards, il prit sur
le lit la première place. L'échanson lui ayant offert la
coupe, lui dit : «Maître, j'ai eu un songe que je vous
« raconterai, si vous le permettez. Je voyais pendant cette
« nuit une grande maison, et dans cette maison un trône,
« sur lequel siégeait comme un juge qui l'emportait sur
« tous les autres par son pouvoir. Il était entouré d'un
« grand nombre de prêtres vêtus de blanc, auxquels se
« mêlait une foule innombrable de peuple. Pendant que
«je contemplais en tremblant ce spectacle, j'aperçus au
« loin et au milieu d'eux le bienheureux Sidoine, en dis-
« cussion sérieuse avec ce prêtre qui vous était si cher,
« et qui est sorti de ce monde il y a peu d'années. Celui-
« ci ayant été confondu, le roi ordonna qu'on le plon-
« geât au fond d'un étroit cachot. Il fut emmené, et Si-
« doine alors se mit à vous accuser d'avoir été complice
« du crime pour lequel venait d'être condamné le prêtre;
« et comme le juge cherchait partout quelqu'un pour
« l'envoyer vers vous, je me cachai au milieu des autres
« et je tournai le dos, craignant en moi-même qu'il ne
«me choisît pour cette mission, parce que j'étais connu
(i) Il mourut le ui août 488 ou 489. JUst. litt. de la France,
tom. II, p. bSr.
LIVRE SECOND. 95
«de lui. Pendant que je roulais sans rien diie cette
«pensée dans mon esprit, tout le monde se retira, et
«je restai seul. Appelé par le juge, je m'approchai, et
« à l'aspect de sa puissance et de son éclat je restai tout
« interdit et tout tremblant de crainte : Esclave, dit-il,
« ne crains rien ; mais va dire à ce prêtre : « Viens dé-
« fendre ta cause, car Sidoine a demandé qu'on te fît
« comparaître. » Ne différez donc pias à vous rendre près
« de lui, car il m'a ordonné, avec de grandes menaces,
« de vous rapporter ces paroles, disant : Si tu y manques,
« tu mourras de la mort la plus cruelle. » A ces mots,
le prêtre épouvanté laissa tomber la coupe de ses mains,
et rendit l'esprit. Enlevé mort de dessus le lit, il reçut la
sépulture, et alla dans l'enfer rejoindre son complice. Tel
fut le jugement dont le Seigneur frappa dans ce monde
deux prêtres rebelles : l'un éprouva le sort d'Arius; l'autre,
celui de Simon le magicien, qui fut, à la prière du saint
Apôtre, précipité du faîte de son orgueil. Il n'est pas
douteux qu'ils furent plongés ensemble dans l'enfer, pour
avoir tous deux agi criminellement envers leur saint
évêque.
Dans ce temps-là, comme le bruit du triomphe des
Francs retentissait déjà dans ce pays, et que chacun dési-
rait avec ardeur qu'ils y établissent leur empire, saint
Apruncule, évêque de la ville de Langres, commença à
devenir suspect aux Bourguignons (i), et la haine crois-
sant contre lui de jour en jour, l'ordre fut donné de le
faire périr en secret par le glaive. Apruncule en ayant eu
connaissance, se sauva de la forteresse de Dijon en fran-
chissant de nuit les murailles, et se rendit à Clennont,
(r) Yoycz sur Apiunculc, le cliap. 5G ci-dessous, et liv. m, cliap. '.>.
06 HISTOIRE DES FRANCS,
où il devint, selon la parole que le Seigneur avait mise
dans la bouche de saint Sidoine, le onzième évêque de
la ville.
XXIV. Du temps de l'évêquc Sidoine, une grande fa-
mine désola la Bourgogne. Comme les habitans se disper-
saient en différens pays, et que personne ne fournissait
plus de nourriture aux pauvres, le sénateur Ecdicius (i),
parent de Sidoine, mettant sa confiance en Dieu, fit alors,
à ce qu'on rapporte, une action bien méritoire. Pendant les
ravages de la famine, il envoya dans les villes voisines, avec
des chevaux et des chariots, des serviteurs chargés de lui
amener ceux qu'affligeait la disette. Les serviteurs parti-
rent, et ramenèrent dans sa maison tous les pauvres qu'ils
purent trouver. Ecdicius les nourrit pendant tout le temps
de la famine, et les empêcha ainsi de mourir de faim. Les
malheureux qu'il secourut furent, au rapport de plusieurs,
au nombre de plus de quatre mille personnes des deux
sexes. Lorsque l'abondance fut revenue , il employa les
mêmes moyens pour les faire reconduire chacun au lieu
de sa demeure. Après leur départ, une voix partant du
ciel lui dit : «Ecdicius, Ecdicius, à cause de ce que tu as
« fait, jamais le pain ne manquera ni à toi ni à ta posté-
« rite; car tu as obéi à mes paroles et rassasié ma faim en
« nourrissant les pauvres. » Cet Ecdicius était, comme on
le rapporte, d'une merveilleuse agilité; et l'on prétend
qu'un jour, avec dix hommes, il mit en fuite une multi-
(i) Ou, sdon d'autres, Ilecdicius, fils de l'cmpr-rcur Avitus, et frère
de Papianilla, femme de Sidoine. H fut fait patricc par l'empereur
Jules Képos, comme on le voit par une lettre de Sidoine. {Epist. v,
16.) (Ruin.)
LIVRE SECOND. 97
tilde de Goths (i). On dit aussi que, pendant la même
famine , saint Patient, évêque de Lyon, rendit au peuple
le même service, et il nous reste encore une lettre dans
laquelle saint Sidoine (2) lui donne à ce sujet de grandes
louanges.
XXV. De son temps Euric (3), roi des Goths, franchis-
sant les frontières de l'Espagne (4), exerça dans la Gaule
une cruelle persécution sur les chrétiens. Il faisait décapiter
tous ceux q>ii refusaient de partager sa coupable hérésie;
il jetait les prêtres dans les prisons; il envoyait les évêques
en exil, ou les faisait tomber sous le glaive. Il avait même
ordonné de fermer avec des épines l'entrée des églises,
afin que le concours dans les temples devenant plus rare,
la foi se perdît plus promptement. Les villes de la No-
vempopulanie et les deux Aquitaines (5) furent, surtout
alors, désolées par ces fléaux. On conserve encore aujour-
d'hui une lettre écrite à ce sujet par le noble Sidoine à
l'évêque (d'Aix) Basile, et dans laquelle tous ces détails
sont racontés. Mais l'auteur de cette persécution mourut
bientôt frappé de la vengeance divine.
XXVI. Le bienheureux Perpétue, évêque de la ville de
Tours, après trente ans d'épiscopat, s'endormit en paix (6).
(i) Sidoine raconte ce fait (Fpisl. m, 3), et dit qu'il y avait à peine,
avec Eedicius, dix-huit cavaliers. (Ruin. )
(2) Ëpist. VI, 12.
(3) Il est nommé ci -dessus, chap. 20, Eoric ou Euric, et dans les
sommaires des chapitres, Euvarex. (Ruin.)
(4) Vers l'an 467. (Bouq.)
(5) Le texte porte les deux Germanics , mais évidemment par
erreur.
(6) L'an 490 ou 491. Uisl. lill., tom. Il, p. G22. Sur Perpétue, Vo-
^isien et Vérus, voyez x, 3i.
I. 7
98 HISTOIRE DES FRANCS.
Il eut pour successeur le sénateur Yoluslen ; mais celiii-ci
étant devenu suspect aux Goths, fut, la septième année
de son épiscopat, emmené captif en Espagne, où il finit
bientôt ses jours. Vérus, qui le remplaça, fut le septième
évêque de Tours depuis saint Martin.
XXVII. Après cela, Childéric mourut, et son fils Clovis
régna à sa place (i). Pendant la cinquième année du règne
de Clovis, Syagrius, roi des Romains, fils d'Égidius, fai-
sait sa résidence dans la ville de Soissons , qu'Egidius,
dont nous avons parlé plus haut, avait autrefois occupée.
Clovis marchant contre lui avec son parent Ragnacaire (2),
qui était aussi en possession d'un royaume, lui demanda
de fixer un champ de bataille. Syagrius n'éluda pas le
combat, et ne craignit pas de résister aux Francs. Mais
pendant la mêlée, voyant son armée rompue, il lâcha
pied, et d'une course précipitée il se réfugia auprès du
roi Alaric, à Toulouse. Clovis envoya dire à Alaric de lui
livrer Syagrius, s'il ne voulait attirer la guerre sur lui-
même. Alaric craignant de s'exposer, pour Syagrius, à
la colère des Francs , car la crainte est naturelle aux
Goths, livra le Romain enchaîné aux envoyés de Clovis.
Lorsque Clovis l'eut en son pouvoir, il le fit garder avec
soin , s'empara de son royaume , et donna ordre de le
tuer en secret. Dans le même temps beaucoup d'églises
furent pillées par l'armée de Clovis, car ce roi était encore
plongé dans les erreurs de l'idolâtrie. Des soldats avaient
enlevé d'une église un vase d'une grandeur et d'une beauté
Tncrveilleuse, avec tous les autres ornemens du saint mi-
(i) L'an 481.
{■?.) Roi des Francs de Cambrai. (Guizot.)
LIVRE SECOND. 99
nistèrc. L'évêque (i) envoya des messagers au roi, de-
mandant que si son église ne pouvait recouvrer les autres
vases, on lui rendît au moins celui-là. Le roi répondant
à cette demande, dit à l'envoyé : « Suis-nous jusqu'à Sois-
« sons, car c'est là que sera partagé tout le butin ; et si
« le sort me donne ce vase (2), je ferai ce que l'évêque me
« demande. » Lorsqu'on fut arrivé à Soissons, tout le butin
ayant été mis en tas, le roi dit en montrant le vase : « Je
« vous prie , mes braves guerriers , de vouloir bien m'ac-
« corder, outre ma part, au moins le vase que voilà. » Les
plus sensés répondirent à ces paroles : «Glorieux roi,
« tout ce qui est ici est à toi, et nous-mêmes nous sommes
« soumis à ton pouvoir; fais donc ce qui te sera agréable,
« car personne n'est assez fort pour te résister.» Lorsqu'ils
eurent ainsi parlé, l'un des soldats, léger, jaloux et vain,
ayant levé sa hache à deux tranchans, en frappa le vase,
en disant d'une voix haute : « De tout ceci tu ne recevras
« rien que ce que la justice du sort te donnera. » Tous
restèrent stupéfaits. Le roi comprima sa colère sous le
calme de la patience; et ayant reçu le vase, il le rendit
à l'envoyé de l'évêque, en gardant un vif ressentiment au
(i) C'était saint Rémi, évèque de Reims, comme en font foi Fré-
dégaire (cap. 16), Hincmar, Fi'odoard, etc. (Ruin.)
(2) On s'est étonné que Grégoire de Tours ait fait dire à Clovis :
« Lorsque le sort m'aura donné ce vase » {cumque rnilii vas illud sors
dederit). Comment Clovis pouvait-il savoir, a-t-on dit, que le sort lui
donnerait ce vase? Et l'on est parti de là pour infirmer le témoignage
de l'historien (Voyez surtout Mably, Observ. sur l'Hist. de France,
Remarq. et Preuves, liv. i, cliap. i, n. 2). Il est évident que Clovis
ne dit pas lorsque le sort m'aura donné, mais si le sort me donne ce
vase. C'est ainsi que Frédégaire l'a entendu lorsqu'il a reproduit la
phrase citée ci-dessus de celte manière : Si inilii illud sors dcdcril,
pcUHoncni tuani implebo. (Grog. Histor. Epitom., cap. 16.)
100 HISTOIRE DES FRANCS,
fond de son cœur. Un an après il fit assembler tonte Tar-
mée en appareil militaire , chacun devant montrer au
Champ-de-Mars ses armes brillantes et en bon état. Comme
il passait chaque soldat en revue, il vint à celui qui avait
fi'appé le vase, et lui dit : « Nul autre n'a des armes aussi
« mal tenues que les tiennes; ta lance, ton cpée,ta hache,
« rien de tout cela n'est bon. » Et saisissant la hache, il
la jette à terre. Le soldat s'étant incliné pour la ramasser,
le roi levant la sienne à deux mains, la lui rabattit sur la
tête, en disant : « Voilà ce que tu as fait au vase à Sois-
« sons. » Après l'avoir tue, il ordonna aux autres de se
retirer, et inspira par cette action une grande crainte. Il
fit beaucoup de guerres et remporta de nombreuses vic-
toires, La dixième année de son règne, il porta ses armes
chez les Thuringiens (i), et les soumit à son pouvoir.
XXVIII. Le roi des Bourguignons était Gondeuch, de
la race du roi persécuteur Athanaric (2), dont nous avons
parle plus haut. Il eut quatre fils : Gondebaud, Godegi-
sèle, Chilpéric et Godomar. Gondebaud tua Chilpéric son
frère, attacha une pierre au cou de la femme du même
Chilpéric, et la noya, puis il condamna à l'exil ses deux
filles, dont l'aînée, qui prit l'habit religieux, s'appelait
Chrona ; la plus jeune , Clotilde (3). Comme Clovis envoyait
(i) Voyez Eclairciss. et obseiv. (Note s.)
{'2) Grégoire se trompe, Gondeuch n'était point de la race d'Atlia-
naric. Voyez sur ce dernier, le cliap. 4 du présent livre. (Rouq.)
(3) Frédégaire a beaucoup amplifié le récit de Grégoire de Tours,
en ce qui touche aux préliminaires du mariage de Clovis. (Greg. Hist.
EjHt. cap. 18 et 19). Sa narration a été reproduite par Roricon,
Aimoin, etc. ; mais elle a généralement été regardée, parles écrivains
muderni's, comme peu digne de foi.
LIVRE SECOND. 101
souvent des messagers en Bourgogne, ces messagers ren-
contrèrent la jeune Clotilde. Ayant vu qu'elle était belle
et sage, et ayant appris qu'elle était du sang royal, ils
en informèrent le roi Clovis. Celui-ci envoya sur-le-champ
des députés à Gondebaud, pour demander Clotilde en
mariage. Gondebaud n'osant refuser, la remit entre les
mains des envoyés, qui la conduisirent promptement au
roi. Clovis l'ayant vue, fut transporté de joie, et l'é-
pousa (i). Il avait déjà, d'une concubine, un fils nommé
ïhéodéric.
XXIX. Clovis eut de la reine Clotilde un premier fds (2).
Celle-ci voulant faire baptiser cet enfant, pressait le roi à
ce sujet, en lui disant : « I^es dieux que tu honores ne
«sont rien, ils ne peuvent rien, ni pour eux-mêmes ni
« pour les autres; car ils sont faits de pierre, de bois ou
« de métal. Les noms que vous leur avez donnés sont des
« noms d'hommes, et non pas de dieux; comme Saturne,
« qui, dit-on, se sauva pour ne pas être chassé du trône
« par son fils ; comme Jupiter même , qui s'est souillé hon-
« teusement par toutes sortes de débauches, qui s'est livré
« à un commerce infâme avec des hommes, qui n'a pas
« craint de déshonorer les femmes de sa famille, et de
« vivre en concubinage avec sa propre sœur, laquelle se
«dit elle-même, sœur et femme de Jupiter (3). Quel
« pouvoir ont jamais eu Mars et Mercure , qui possèdent
« plutôt l'art de la magie que la puissance divine? Le
«Dieu qu'on doit honorer est celui qui, par sa parole.
(1) L'ail 493. ( Bonq. )
(2) L'an 494. (liouq. )
(5) Yirg., ^n., 1.
102 HISTOIRE DES FRANCS.
« a crée de rien le ciel , la terre et la mer, et toutes les
« choses qui y sont contenues; qui a fait briller le soleil^
« a orné le ciel d'étoiles ; a peuplé les eaux de pois-
«sons, les terres d'animaux, et les airs d'oiseaux; qui
« couvre à sa volonté les champs de moissons, les arbres
« de fruits, les vignes de raisins; dont la main a créé l'es-
« pèce humaine, et dont la libéralité a voulu que toute
« créature rendit hommage et service à l'homme, formé
« par lui.» Mais tous ces discours de la reine ne pouvaient
attirer l'esprit de Clovis à la foi ; il disait : « C'est par la
« volonté de nos dieux que toutes choses sont créées et
«produites; il est clair au contraire que votre Dieu ne
« peut rien. Il y a plus, il est prouvé qu'il n'est pas même
« de la race des dieux. » Cependant la reine fidèle pré-
senta son fils au baptême; elle fit décorer l'église de voiles
et de tentures, essayant si elle pourrait plus facilement
attirer à la foi par cette pompe celui que n'avaient pu
toucher ses exhortations. L'enfant ayant été baptisé sous
le nom d'Ingomer, mourut dans les aubes du baptême (f).
Clovis, aigri par cette perte, la reprochait souvent à la
reine, en disant : « Si l'enfant eût été consacré au nom de
« mes dieux, certes il vivrait encore; mais comme il a été
« baptisé au nom de votre Dieu, il n'a pu vivre. » La reine
répondait : «Je rends grâce au Dieu tout-puissant, créa-
« teur de toutes choses, de ce qu'il ne m'a pas jugée tout-
« à-fait indigne de voir le fruit de mon sein admis dans
« son royaume. Cette perte n'a point affecté mon âme de
(i) Ea général, on administrait le baptême la veille de Pâques : les
personnes qu'on y présentait étaient vêtues d'habits blancs, qu'elles
ne quittaient que le premier dimanche après Pâques, qui, à cause de
cela, était nommé dommica in albis.
LIVRE SECOND. 103
« tîouleur, parce que je sais que les enfaiis que Dieu retire
« du monde pendant qu'ils sont encore dans les aubes,
« doivent jouir de sa présence, » La reine eut ensuite un
second fils (i) , qui reçut au baptême le nom de Clodomir.
Cet enfant étant tombé malade, le roi disait : «Il ne peut
« arriver à celui-ci que ce qui est arrivé à son frère : bap-
« tisé au nom de votre Christ, il doit mourir aussitôt » ;
mais les prières de la mère obtinrent du Seigneur la santé
de l'enfant.
XXX. Cependant la reine ne cessait de presser le roi
de reconnaître le vrai Dieu et d'abandonner les idoles ;
mais rien ne pouvait le porter à cette croyance, jusqu'à
ce qu'enfin, une guerre s'étant élevée contre les Alemans,
il fut forcé par la nécessité de confesser ce que jusque-là
il avait nié obstinément. Les deux armées en étant venues
aux mains, combattaient avec acharnement, et celle de
Clovis allait être taillée en pièces; Clovis, voyant le dan-
ger, leva les yeux au ciel, et d'un cœur fervent dit en fon-
dant en larmes : « Jésus-Christ, que Clotilde annonce être
« fils du Dieu vivant, toi qui viens, dit-on, au secours de
« ceux qui sont en danger, qui donnes la victoire à ceux
« qui espèrent en toi , je te demande avec dévotion ton
« glorieux appui. Si tu m'accordes de vaincre ces enne-
« mis, et si j'éprouve l'effet de cette puissance que le peu-
« pie dévoué à ton nom publie avoir éprouvée, je croirai
« en toi , et je me ferai baptiser en ton nom ; car j'ai in-
« voqué mes dieux, mais, comme j'en ai la preuve, ils
« m'ont refusé leur appui. Je crois donc qu'ils ne possèdent
« aucun pouvoir, puisqu'ils ne secourent pas ceux qui les
(i) L'au 495. ( Bou<|. )
104 HISTOIRE DES FRANCS,
a servent. C'est toi que j'invoque maintenant, et c'est eu
« toi que je veux croire. Que j'échappe seulement à mes
«ennemis!» Pendant qu'il parlait ainsi, les Alemans
lâchant le pied, commencèrent à prendre la fuite; et lors-
qu'ils virent leur roi mort, ils se soumirent à la domina-
tion de Clovis en disant : «Cesse, de grâce, de faire périr
«notre peuple, car nous sommes à toi. » Clovis ayant
arrêté la guerre et harangué son armée, revint en paix,
et raconta à la reine comment, en invoquant le nom du
Christ, il avait obtenu la victoire. Ces événemens se pas-
sèrent la quinzième année de son règne, (i)
XXXI. Alors la reine manda en secret saint Rémi,
évêque de Reims, le priant de faire pénétrer dans le cœur
du roi la parole du salut. Le pontife s'étant mis en relation
avec Clovis, l'amena peu à peu, et secrètement, à croire au
vrai Dieu, créateur du ciel et de la terre, et à renoncer aux
idoles, qui ne peuvent être d'aucun secours ni à lui ni à
personne. Clovis lui dit : «Très saint père, je t'écouterai
« volontiers; mais il y a une difficulté, c'est que le peuple
« qui me suit ne veut point abandonner ses dieux. Toutefois,
« je vais lui parler dans le sens de tes paroles. » 11 vint
donc au milieu des siens; mais la puissance divine était déjà
intervenue, et avant même qu'il eût ouvert la bouche,
le peuple s'écria tout d'une voix : «Pieux roi, nous reje-
« tons les dieux mortels, et nous sommes prêts à servir
« le Dieu dont saint Rémi prêche l'immortalité. » Cette
nouvelle est portée à révêque,qui, comblé de joie, donne
ordre de préparer les fonts sacrés. Des toiles peintes om-
bragent les rues, les églises sont ornées de tentures, on
(i) L'au 496. (Ruin. )
LIVRE SECOND. 105
dispose le baptistère , des nuages de parfums s'élèvent ,
des cierges odoriférans brillent de toute part, tout le
temple du baptistère se remplit d'une odeur divine (i);
et Dieu accorda une telle grâce aux assistans , qu'ils se
crurent transportés au milieu des parfums du paradis. Le
roi demanda le premier le baptême au pontife. Nouveau
Constantin, il s'avance vers le bain qui doit enlever la
lèpre invétérée qui le couvrait; il vient laver dans une eau
nouvelle les taches hideuses de sa vie passée. Comme il
s'avançait vers le baptême , le saint de Dieu lui dit de sa
bouche éloquente : « Courbe humblement ta tête , Sicam-
« bre; adore ce que tu as brûlé, brûle ce que tu as adoré. »
Saint Rémi était un évêque de la plus grande science,
connaissant parfaitement la rhétorique (2), et si célèbre
par sa sainteté, qu'on l'égalait en vertu à saint Silvestre.
Nous avons encore aujourd'hui un livre de sa vie, où il
est dit qu'il ressuscita un mort. Le roi ayant donc con-
(i) Ce que dit ici Grégoire de Tours des cérémonies qui accompa-
gnèrent le baptême de Clovis, ce lieu rempli d'une odeur divine, ces
assistans qui , par la grâce de Dieu , se croient transportés dans le
paradis , tout cela a peut-être été la source de la fable imaginée par
Hincmar, et répétée par les écrivains postérieurs , que dans cette
occasion l'huile sainte fut apportée du ciel dans une fiole par une
colombe. On a dit que les Ccnturiatcurs de Magdoboiu-g avaient vu
un manuscrit de notre historien où il était question de cette fiole,
manuscrit qui avait été détruit depuis par les religionnaires; mais il
est plus probable, comme le fait remarquer D. Ruinart, qu'ils ont eu
entre les mains, au lieu de Jtiistoire de Grégoire de Tours, le livre
de Gcslis Francnrum , que quelques manuscrits attribuent à notre
auteur, et dans lequel cette histoire se trouve rapportée. D. Ruinart
indique un de ces manuscrits.
(2) Voyez Sidon. Apoll., lib. ix, epist. 7. Voyez aussi ce que dit
Avitus, Collât, episc. cnrain rcgc Gundobadu. Il ne reste de ses écrits
que quelques lettres. (Ruin.)
106 HISTOIRE DES FRANCS.
fessé un Dieu tout-puissant dans la Trinité, fut baptisé
au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, et fut oint
du saint-chrême avec le signe de la croix. Plus de trois
mille hommes de son armée furent également baptisés,
de même que sa sœur Alboflède, qui, peu de temps après,
s'en alla vers le Seigneur; et comme le roi était attristé
par sa mort, saint Rémi lui adressa une lettre de conso-
lation, qui commençait ainsi (i) : «Je suis affligé et très
« affligé du sujet qui cause votre tristesse, la mort de votre
« sœur Alboflède , de bonne mémoire. Mais ce qui peut
« nous consoler, c'est qu'elle est sortie de ce monde plutôt
« digne d'envie que de pleurs.» Une autre sœur de Clovis,
nommée Lantechilde , qui était tombée dans l'hérésie des
Ariens, se convertit aussi, confessa le Fils et le Saint-
Esprit égaux au Père, et reçut le saint-chrême.
XXXII. Dans ce temps deux frères , Gondebaud et
Godégisèle, régnaient sur les pays qui s'étendent le long
du Rhône et de la Saône , et dans la province de Mar-
seille (2); ils adhéraient, ainsi que leurs peuples, à la
(i) Cette lettre est rapportée en entier par D. Ruinart dans son
Appendice aux OEuvres de Grégoire de Tours.
(2) La province de Marseille renfermait, entre autres villes, Marseille,
Avignon, Alx. Elle avait été enlevée aux Ostrogoths par les Bourgui-
gnons. Aussi les Ostrogoths étaient-ils alors en guerre avec les rois
bourguignons, qui avaient ainsi à se défendre à la fois et contre les
Fi-ancs et contre les Ostrogoths. Procope, qui complète à cet égard
le récit de Grégoire de Tours, nous apprend en eflet que ces deux
derniers peuples avaient fait, l'an 499» "i traité d'alliance, mais que
les Ostrogoths ne furent guère que spectateurs dans la guerre qui
eut lieu, l'an 5oo, entre les Francs et les Bourguignons. {Procnp.,
(le Belln Gnlhic., lib. i. Ap. D. Bouq., tom. II, pag. 5i et 52.)
Du reste, Clovis pouvait avoir aussi un motif personnel pour se
venger, ou du moins pour venger la reine Clotilde de Gondebaud.
Voyez ci-dessous, liv. m, ch. G.
LIVRE SECOND. 107
secte des Ariens. Comme ces deux frères se faisaient la
guerre (i), Godégisèle ayant appris les victoires du roi
Clovis, lui envoya secrètement des députés pour lui dire :
« Si tu m'aides à poursuivre mon frère , de manière que
« je puisse le tuer à la guerre ou le chasser du royaume,
« je te paierai chaque année le tribut que tu voudras toi-
« même fixer.» Clovis acceptant l'offre volontiers, promit
de fournir du secours partout où il serait nécessaire ; et au
temps marqué, il dirigea une armée contre Gondcbaud.
A cette nouvelle, celui-ci ignorant l'artifice de son frère,
lui envoya dire : « Viens à mon aide, car les Francs raar-
« chent contre nous , et envahissent notre pays pour s'en
« rendre maîtres. Réunissons-nous donc tous contre cette
«nation ennemie, de peur qu'en nous séparant, nous
« n'éprouvions le sort qu'ont éprouvé les autres peuples. »
Godégisèle répondit : « J'irai à ton secours avec mon ar-
« mée. » Les trois rois mettant en même temps leurs forces
en mouvement, c'est-à-dire Clovis marchant contre Gon-
debaud et Godégisèle, ils arrivèrent avec tout leur appa-
reil de guerre sous les remparts de Dijon; et en étant
venus aux mains près de la rivière d'Ouche (2), Godégisèle
se réunit à Clovis, et leurs armées combinées écrasèrent
celle de Gondebaud. Ce dernier reconnaissant la perfidie
de son frère, qu'il n'avait pas soupçonnée, tourna le dos,
prit la fuite, et suivant les rives et les marais du Rhône,
se jeta dans la ville d'Avignon. Après avoir ainsi remporté
la victoire, Godégisèle promit à Clovis une partie de ses
états, et s'éloigna tranquillement ; puis il entra dans Vienne
(i) L'an 5oo. (Bouq.)
(2) Marius dit que cette bataille eut lieu sous le consulat de Patricius
et Hypatius, c'est-à-dire l'an 5oo. (Ruin.)
108 HISTOIRE DES FRANCS,
en triomphe, comme s'il eût été déjà possesseur de tout le
royaume. Le roi Clovis, ayant encore accru ses forces, se
mit à la poursuite de Gondehaud, afin de l'arracher d'Avi-
gnon et de le faire périr. Gondebaud alors, frappé d'épou-
vante, se crut menacé d'une mort soudaine : mais il avait
près de lui Aridius (i), homme illustre, aussi remar-
quable par son courage que par sa prudence ; il le fit
venir, et lui dit : « De toutes parts je suis entouré d'em-
« bûches; que dois-je faire? je l'ignore; car ces barbares
« viennent sur nous pour nous tuer et pour ravager en-
« suite tout le pays. » Aridius répondit : «Pour éviter la
« mort , il faut que tu apaises la férocité de cet homme.
« Maintenant, si cela te plaît, je feindrai de te fuir et de
« passer de son côté; et dès que je serai près de lui,
« j'agirai de manière qu'il ne ruine ni toi ni ce pays. Aie
« soin seulement de faire tout ce qu'il te demandera,
« d'après mes conseils, jusqu'à ce que le Seigneur, dans
« sa bonté, daigne faire triompher ta cause, w Le roi ré-
pondit : « Je ferai tout ce que tu auras mandé. » Aridius,
après cette réponse , prit congé de Gondebaud , s'éloi-
gna, et venant vers Clovis, il lui dit : « Roi très pieux,
« je suis un humble esclave qui abandonne le misérable
« Gondebaud pour venir s'offrir à ta puissance. Que si
« ta bonté daigne jeter un regard sur moi, vous aurez
« dans ma personne, toi et ta postérité, un serviteur in-
« tègre et fidèle. » Le roi , l'ayant accueilli avec cmpres-
sen:ient, le retint près de lui; car il était agréable dans
(i) C'est probablement le même dont il est question dans le récit
des Controverses agitées par des évoques catholiques et ariens en pré-
sence du roi Gondebaud et des principaux Bourguignons ( Collât,
episc. cornni rcp;e Gundobado). Voyez à ce sujet le ch. 54 ci-dessous,
et VEpilomc de Ftédc{i,airc , ch. i8. (Ruiu.)
LIVRE SECOND. 109
ses récits, sage dans ses conseils, juste dans ses juge-
mens et fidèle dans ce qu'on lui confiait. Enfin Clovis,
étant établi avec toute son armée autour des murs de la
ville, Aridius lui dit : «O roi! quoique tu n'aies pas be-
fc soin de conseil , si la gloire de ta grandeur daignait
« accueillir les humbles avis de ma faiblesse, je te les
« soumettrais cependant avec une entière fidélité, et ils
« pourraient être utiles ou à toi-même ou aux cités par
« lesquelles tu te proposes de passer. Pourquoi , conti-
« nua-t-il, conserver une armée quand ton ennemi se tient
« dans un lieu très fortifié? Tu ruines les champs, tu
« saccages les prés, tu coupes les vignes, tu abats les
« oliviers , tu détruis enfin toutes les récoltes du pays , et
« cependant tu ne peux nuire à ton adversaire. Envoie-
« lui plutôt des députés, et impose-lui un tribut annuel;
« de cette manière le pays sera épargné , et tu conser-
<( veras tout pouvoir sur ton tributaire. Si Gondebaud
a refuse , alors tu feras ce que tu as résolu. » Le roi ,
ayant goûté ce conseil, licencia son armée; et envoyant à
Gondebaud des députés, il lui ordonna de lui payer,
chaque année, un tribut déterminé. Celui-ci paya sur-
le-champ , et promit de payer de même à l'avenir.
XXXIII. Lorsque, plus tard, Gondebaud eut réparé
ses forces, il négligea de payer au roi Clovis le tribut
promis , fit marcher une armée contre son frère Godégi-
sèle, et l'assiégea dans la ville de Vienne. Dès que les
vivres commencèrent à manquer au bas peuple, Godégi-
sèle, craignant que la disette ne s'étendît jusqu'à lui, fit
expulser de la place tous les pauvres gens, parmi Ies({uels
se trouva l'ouvrier à qui était confié le soin des aqueducs.
Celui-ci, indigné d'avoir été rejeté de la ville avec les
110 HISTOTRE DES FRANCS,
autres, alla , tout furieux, trouver Gondcbaud, et lui in-
diqua comment il pouvait pénétrer dans les murs et se
venger de son frère; lui-même il dirigea par l'aquéduc des
troupes qu'il fit précéder de plusieurs hommes armés de
leviers de fer, parce que le soupirail était bouché par une
grosse pierre. Cette pierre ayant été soulevée avec les
leviers sous la direction de l'ouvrier lui-même, tous se
précipitèrent dans la place, et surprirent par-derrière les
assiégés, occupés à lancer des flèches du haut des murs;
puis ayant fait sonner la trompette au milieu de la ville,
les assiégeans s'emparent des portes, les ouvrent, et en-
trent tous à la fois. Comme les assiégés , pressés des deux
côtés, étaient taillés en pièces par les deux armées, Go-
dégisèle se réfugia dans l'église des hérétiques , où il fut
tué avec l'évêque arien : les Francs qui se trouvaient
alors avec lui se retirèrent tous dans une même tour.
Gondebaud ordonna qu'on ne fît de mal à aucun d'eux ;
mais lorsqu'il s'en fut rendu maître, il les envoya en exil,
à Toulouse, auprès du roi Alaric, après avoir fait périr les
sénateurs et les Bourguignons du parti de Godégisèle;
puis il ramena sous sa domination tout le pays qu'on
nomme aujourd'hui la Bourgogne (i). Il rendit plus
douces les lois des Bourguignons, ne voulant pas qu'elles
fussent oppressives pour les Romains. (2)
XXXIV. Gondebaud ayant reconnu tout le vide des
dogmes des hérétiques, et confessé le Christ Fils de Dieu
et le Saint-Esprit égaux au Père (3), demanda en secret
(i) Le royaume de Bourgogne s'étendait depuis les Vosges jusqu'à
la Durance, et depuis les Alpes jusqu'à la Loire.
(2) Voyez Eclairciss. et observ. ( Note t. )
(5) l^ans la Conférence tenue par les évoques catholiques et les
LIVRE SECOND. 111
le baptême à saint Avit, évoque de Vienne. Le pontife
lui dit: « Si tu crois réellement, tu dois suivre ce que le
« Seigneur lui-même nous a enseigné ; il a dit : Celui qui
« me confessera et me reconnaîtra devant les hommes ,
«y«? le reconnaîtrai et confesserai aussi moi-même de-
« vant mon Père, qui est dans les deux; mais celui qui
« me renoncera devant les hommes , je le renoncerai
« aussi moi-même devant mon Père, qui est dans les
« deux (i). C'est ce que le Seigneur fît entendre à ses
« saints chéris et bienheureux apôtres , lorsqu'il leur
<c annonça par quelles persécutions on les mettrait à
« l'épreuve, en leur disant : Donnez-vous de garde des
« hommes; car ils vous front comparaître dans leurs
« assemblées , et ils vous feront fouetter dans leurs
« synagogues; et vous serez présentés y a cause de moi,
« aux gouverneurs et aux rois pour leur servir de té-
« moignage aussi-bien qu'aux nations (2). Mais toi, qui
« es roi et qui ne crains pas qu'on te saisisse, tu redoutes
« donc la révolte du peuple, puisque tu n'oses confesser
« publiquement le Créateur. Abandonne cette pensée dé-
« raisonnable, et ce que tu dis croire au fond du cœur, ose
fi le déclarer devant le peuple; car, suivant le bienheureux
« apôtre : Il fait croire de cœur pour être justifié , et
« confesser sa foi par ses paroles pour être sauvé (3). Le
« Prophète aussi a dit : Je publierai vos louanges , Sei—
Ariens, en présence du roi Gondebaud et des principaux Bourgui-
gnons, si l'on en croit D. Ruinart; mais la pièce qui relate cette
Conférence ne justifie pas ce que dit ici Grégoire de Tours. Voyez la
lettre II d'Avit à Gondebaud.
(i) Saint Matth., cbap. lo, vers. 02 et 55,
(2) Saint Matth., cbap. 10, vers. 17.
(5) Saint Paul aux Rom., cliap. 10, vers. 10.
112 HISTOIRE DES FRANCS.
« g/ieiir, clans une grande assemblée ; je vous louerai
« au milieu d' un peuple très nombreux (i). Et encore :
c Je vous louerai. Seigneur ^ au milieu des peuples, et je
« chanterai votre gloire varmi les nations {lî). Tu re-
« doutes le peuple, 6 roi! Ignores-tu donc que c'est plu-
« tôt au peuple de suivre ta foi, qu'à toi de favoriser
« rimbécillité populaire? car c'est toi qui es le chef du
« peuple, et non pas le peuple qui est ton chef. Si tu vas
« à la guerre, c'est toi qui précèdes la fovde des soldats;
« ce sont eux qui te suivent où tu les mènes. D'où il rë-
« suite qu'il vaut mieux pour toi les conduire toi-même
« à la connaissance de la vérité que de périr en les lais-
« sant dans l'erreur; car on ne se joue pas de Dieu (3),
« et il ne donne pas son amour à celui qui , pour un
«royaume terrestre, refuse de le confesser dans ce
a monde. » Quoique confondu par ces raisons, Gonde-
baud n'en persista pas moins dans son hérésie jusqu'à la
fin de ses jours, et refusa constamment de confesser pu-
bliquement l'égalité des trois personnes de la Trinité. Le
bienheureux Avit était alors un homme d'une grande
éloquence ; aussi la ville de Constantinople ayant vu naître
les hérésies d'Eutichès et de Sabellius, qui soutenaient
que notre Seigneur Jésus-Christ n'avait rien de divin (4),
il écrivit, à la demande du roi Gondebaud , contre ces
coupables erreurs. Il nous reste encore de lui des Let-
tres admirables qui , après avoir alors confondu l'héré-
sie, édifient aujourd'hui l'Église de Dieu. Il écrivit un
(i) Psaiim. 54, vers. 18.
(2) Psaum. S^y vers. 9.
(5) Saint Paul aux Galat., cli. 6, vers. y.
(4) Voyez Eclairciss. et obscrv. (JNote u.)
LIVRE SECOND. 113
îivre d'Homélies sur l'origine du inonde , six livres en
vers sur plusieurs autres sujets, et neuf livres de Lettres,
parmi lesquelles se trouvent celles dont on vient de par-
ler; il rapporte, dans une homélie qu'il composa sur les
Rogations, que ces solennités, que nous célébrons avant
l'Ascension dominicale, furent instituées par Mamert,
évêque de la ville de Vienne (i), dont il occupait lui-
môme alors la chaire pontificale, à l'occasion d'un grand
nombre de prodiges qui épouvantèrent cette ville. Elle était
fréqueujment ébranlée par des tremblemens de terre; et des
bêles fauves, telles que des cerfs et des loups, franchissant
ses portes, parcouraient ses rues sans crainte. Les choses
durèrent ainsi pendant toute une année , et lorsque arriva
la fête solennelle de Pâques , le peuple , confiant dans la
miséricorde divine, espérait que ce grand jour mettrait
enfin un terme à cette effrayante calamité ; mais dans la
vigile même de cette glorieuse nuit, pendant qu'on célé-
brait les cérémonies de la messe, tout à coup le palais
royal , situé dans l'enceinte des murs , fut embrasé par le
feu du ciel ; chacun alors , saisi de terreur, se précipita
hors de l'église, craignant ou que la ville entière ne fût
consumée par cet incendie, ou que la terre ne vînt à
s'entrouvrir. Pendant ce temps, le saint évêque, prosterné
devant l'autel, implorait par ses pleurs et ses gémissemens
la miséricorde divine. Que dirai-je de plus? La prière de
l'illustre évêque pénétra jusqu'au ciel , et les larmes qu'il
répandit à torrens éteignirent l'incendie du palais. Pendant
que ces choses se passaient, le jour de l'Ascension du Sei-
(i) Sidoiae (v, i4, et vu, i), Césaire d'Arles {Homilia 55), et plu-
sieurs autres portent le même témoignage. Yoyez aussi le i"^ concil,
d'Orléans, can. '27.
I. «
114 HISTOIRE DES FRANCS,
gneur s'approchant , comme nous l'avons dit, le pontife
prescrivit un jeûne aux peuples; il régla la forme des
prières, l'ordre des repas, et les rites joyeux de cette fctc.
Tous les sujets de terreur s'étant dès lors dissipés, le bruit
de cet événement , en se répandant dans toutes les pro-
vinces, engagea tous les évêques à imiter ce que la foi
avait inspiré à l'un d'entre eux. Ces solennités ont été
jusqu'à présent célébrées dans toutes les églises, au nom du
Christ, avec componction de cœur et contrition d'esprit.
XXXV. Alaric, roi des Goths, voyant les conquêtes
continuelles du roi Clovis, lui envoya dire par des députés :
« Si mon frère y consentait, j'aurais, suivant mon désir
« et par la faveur de Dieu, une entrevue avec lui « (i).
Clovis ne refusa pas, et il alla vers Alaric. Les deux rois se
réunirent dans une île de la Loire, près du bourg d'Am-
bolse, sur le territoire de la cité de Tours , s'entretinrent,
mangèrent et burent ensemble ; puis , s'étant promis ami-
tié, ils se retirèrent paisiblement.
XXXVL Un grand nombre d'entre les liabitans des
Gaules désiraient alors avec ardeur de vivre sous la domi-
nation des Francs (2). H arriva de là que l'évêque de
(i) Yoyez sur ce chapitre Eclairciss. et observ. (Note v.)
(2) Dans les plus anciens mannscrits de Grégoire de Tours, la
première phrase de ce chapitre existe seule et elle termine le chapitre
précédent. Le surplus, que donnçnt les manuscrits plus récens, paraît
donc être une interpolation, quoi qu'en ait dit D. Ruinart dans sa
pi'éface aux œuvres de Grégoire de Tours ; et les faits qui s'y trouvent
consignés tendraient à le prouver. Had. de Valois a prétendu en effet
que Quintien ne fut chassé de son siège qu'après la mort de Clovis,
et le père Pagi appuie le sentiment de Yalois. 11 faut dire toutefois
que l'abhé Dubos a voulu tout concilier en supposant que Quintien
fut deux fois exilé de la ville.
LIVRE SECOND. ^15
Rodez , Quintien , haï pour ce sujet, fut chassé de la ville;
ou lui reprochait de faire des vœux pour la domination
des Francs, Peu de jours après, une querelle s'étant élevée
entre lui et les citoyens, et ceux-ci lui reprochant de vou-
loir se soumettre aux Francs, les Goths qui habitaient la
ville conçurent des soupçons , se concertèrent , et for-
mèrent le dessein de le tuer ; mais l'homme de Dieu en
ayant été averti, se leva pendant la nuit avec ses plus
fidèles serviteurs, et, sortant de la ville, se rendit à Cler-
mont, où le reçut avec bonté l'évêque saint Euphraise ,
qui avait succédé à Apruncule de Dijon. Cet évêque lui
donna des maisons, des terres, des vignes, et le retint
près de lui, en lui disant : « Le bien de cette église suffit
« pour nous entretenir tous les deux; que la charité, que
« prêche le saint apôtre , se conserve au moins parmi les
« prêtres de Dieu. » L'évêque de Lyon lui fit don aussi
de quelques biens que son église possédait en Auvergne.
Les autres faits relatifs à saint Quintien, les épreuves
qu'il eut à supporter, comme les actions que le Seigneur
daigna accomplir par ses mains, sont rapportés dans le
livre de sa Vie. (i)
XXXVn. Le roi Clovis dit donc aux siens (2) : « Je
« stipportc avec grand'peine que ces Ariens occupent
« une partie des Gaules; marchons avec l'aide de Dieu,
« et après les avoir vaincus, soumettons le pays à notre
«domination. » Ce langage ayant plu à toute l'armée,
elle se mit en marche et se dirigea sur Poitiers, car c'est
là que résidait alors Alaric; et comme une partie de cette
(i) Chap. 4 «Itis Fies des Pères. (Ruin.)
(■i) L'an 507, (Bouq.)
116 HISTOIRE DES FRANCS,
troupe traversait le territoire de Tours, Clovis défendit,
par respect pour saint Martin , de prendre dans ce pays
autre chose que des herbages et de l'eau. Un liomnie de
l'armée, ayant trouvé du foin appartenant à un pauvre
homme, dit : u Le roi ne nous a-t-il pas ordonné de ne
<c prendre rien autre chose que de î'herbe ; ceci est de
« l'herbe, ajouta-t-il, nous ne violons donc pas ses ordres
cf si nous le prenons. » Et en même temps, faisant vio-
lence au pauvre, il lui enleva son foin. Ce fait vint à la
connaissance du roi , qui à l'instant même tua le soldat d'un
coup d'épée , en disant : « Où sera donc l'espoir de la vic-
« toire, si nous offensons saint Martin?» Dès lors l'armée
s'abstint de rien enlever dans ce pays (i). Le roi envoya
des députés à la basilique du saint, en leur disant : « Allez,
« et peut-être recevrez-vous dans la sainte basilique quel-
« ques présages de victoire. » Puis leur ayant remis des
présens pour le saint lieu, il ajouta : « Seigneur, si tu
a m'es en aide, et si tu as résolu de livrer en mes mains
«cette nation incrédule et toujours ton ennemie, fais-
« moi la grâce de me révéler, à leur entrée dans la basi-
« lique de saint Martin , si tu daignes être favorable à ton
« serviteur. » Les envoyés se rendirent en grande hâte à
la basilique ; comme ils y entraient, suivant l'ordre du
roi , le primicier entonna tout à coup cetîe antienne :
« Seigneur, vous in avez revêtu de Jbrce pour la guerre ,
et vous avez abattu sous moi ceux qui s' élevaient contre
moi; vous avez fait tourner le dos a mes ennemis devant
moi y et vous avez exterminé ceux qui me Jiaïssaient » (2).
(i) On lit dans M. Guizot : « Ce fut assez pour empêcher l'ai niée
« de rien prendre dans ce pays. »
(9.) Psaume 17, vers. Bg et 40.
LIVRE SECOND. 117
Les envoyés, ayant entendu ces paroles d'un psaume , ren-
dirent grâce à Dieu , présentèrent leurs offrandes au saint
Confesseur, et vinrent pleins de joie rapporter au roi ce
présage. Lorsque Clovis fut arrivé avec son armée sur
les bords de la Vienne, il ne savait en quel endroit il
devait traverser ce fleuve, que l'abondance des pluies
avait enflé; mais, pendant la nuit, il pria le Seigneur de
lui indiquer un passage; et au lever du jour une biche
d'une grandeur extraordinaire se présenta devant l'armée
par l'ordre de Dieu, puis entra dans le fleuve, qu'elle tra-
versa à gué , en montrant ainsi par où l'on devait passer.
Pendant que le roi, arrivé près de Poitiers, se tenait au
loin dans sa tente , il aperçut un feu qui , sorti de la basi-
lique de saint Hilaire , lui sembla se diriger au-dessus de
lui , afin qu'aidé de la lumière du saint confesseur Hilaire,
il triomphât plus facilement de ces armées hérétiques
contre lesquelles l'évêque lui-même avait souvent com-
battu pour la foi. Clovis recommanda encore à toute
l'armée de ne dépouiller personne ni dans ce lieu même
ou dans la marche, ni de s'approprier le bien de qui que
ce fût.
Dans ce temps-là, un abbé d'une grande sainteté,
nommé Maixent, vivait en reclus, par la crainte de Dieu,
dans son monastère, situé sur le territoire de Poitiers :
ce monastère, dont nous n'indiquons pas ici l'ancienne
dénomination, porte encore aujourd'hui le nom de Cel-
lule de Saint -Maixent (i). Les moines, voyant un gros
de soldats s'approcher de leur couvent, prièrent leur abbé
(i) Ce monastère appartint en dernier lieu aux Bénédictins de la
congrégation de Saint-Maur. Il a donné son nom à la ville de vSaint-
iMaixent.
I. 8 "
118 HISTOIRE DES FRANCS,
de sortir de sa cellule pour venir à leur secours. Comme
il tardait, et que leur frayeur augmentait, ils ouvrirent
sa porte et le firent sortir. Celui-ci s'avança avec intré-
pidité au-devant des soldats, comme pour leur demander
la paix. L'un d'eux ayant tiré son épée pour trancher la
tête du saint, sa main, levée jusqu'à son oreille, resta
roide, et l'épée tomba en arrière; il se jeta aussitôt.aux
pieds du saint homme pour lui demander pardon. A cette
vue, les autres soldats s'en retournèrent rejoindre l'ar-
mée, saisis d'une grande terreur, et craignant d'être
frappés de mort. Mais le bienheureux Confesseur ayant
frotté le bras malade d'huile bénite , et lui ayant imposé
le signe de la croix, le guérit. Ce fut ainsi que, par son in-
tervention, le monastère resta préservé de toute violence.
Le même Maixent fit encore un grand nombre d'autres
miracles; celui qui tiendra à les connaître pourra lire le
livre de sa Vie, où ils sont tous rapportés. Ces choses se
passèrent la vingt-cinquième année du règne de Clovis.
Cependant le roi Clovis en vint aux mains avec Alaric,
roi des Goths, dans les champs de Vouglé, à dix milles
de Poitiers (i). Les Goths se battent à coups de traits, et
les Francs se jettent sur eux l'épée à la main. Les Goths
ayant pris la fuite, selon leur coutume, le roi Clovis, aidé
de Dieu, remporta la victoire. Il avait avec lui , comme
auxiliaire, le fils de Sigebert Claude (2), nommé Clo-
déric. Ce Sigebert boitait d'une blessure qu'il avait reçue
au genou, en combattant à Tolbi.ic contre les Alemans.
Le roi venait de mettre les Goths en fuite, et de tuer
(i) I-'an 507. Youglé-sur-le-Clain , à quatre lieues et demie de Poi-
tiers. Le combat aurait eu lieu à Vivonne, selon l'abbé Lebeuf, Dissert,
sur l'Hist. de Par., tom. I.
(2) Roi de Cologne.
LIVRE SECOND. 119
leur roi Alaric , lorsque deux soldats , arrivant tout à
coup sur lui , le frappent des deux côtés à coups de
pique-, mais il échappa à la mort, grâce à sa cuirasse et
à la légèreté de son cheval. Il périt dans cette hataille
un grand nombre d'Arvernes, et même des plus considé-
rables d'entre les sénateurs, qui étaient venus avec Apol-
linaire (i). Après le combat, Amalaric , fils d'Alaric ,
s'enfuit en Espagne, et gouverna avec sagesse le royaume
de son père (2). Clovis envoya son fils Théodéric à Cler-
mont par les cités d'Albi et de Rodez (3) : celui-ci partit,
et soumit à la domination de son père toutes les villes
depuis les frontières des Goths jusqu'au territoire des
Bourguignons. Alaric avait régné vingt-deux ans. Clovis,
après avoir passé l'hiver dans la ville de Bordeaux, et
enlevé de Toulouse tous les trésors d' Alaric, marcha sur
(i) Fils de Sidoine Apollinaire, né avant l'épiscopat de ce dernier.
(2) Après la mort d'Alaric, Gesalic son fds occupa une partie de sou
royaume. Théodéric, roi des Ostrogoths, et beau -père d'Alaric,
s'empara d'abord de l'autre partie ; puis il les réunit toutes les deux
sous sa domination. Amalaric ne monta sur le trône des Visigoths
qu'après la mort de Théodéric.
(3) Le P. Pagi fait remarquer, sous l'an Soy, n. 8, que dans une
seule année Clovis s'empai-a de Tours, de Poitiers, de Bordeaux; et
que son fils Théodéric soumit Cahors, Albi, Rodez, Clermont, et
étendit l'empii'e des Francs jusqu'à la limite occidentale du ro\aiime
de Bourgogne, les Visigoths n'ayant conservé aucune place dans ces
pays.
Le roi des Francs paraît avoir été dirigé dans cette guerre par saint
Rémi , évêque de Reims. Cet évêque lui donne des instructions pré-
cises sur ce qu'il doit faire et sur ce qu'il doit éviter. Clovis, de son
côté, écrit à saint Ilemi pour lui rendre compte de la manière dont
il a rempli ses vues. Les deux lettres où sont consignés les sages
conseils de l'évèque et les paroles de déférence du roi, sont raj)-
portées par D. Ruinart dans son Appendice aux œuvres de Giégoire
de Tours.
120 HISTOIRE DES FRANCS.
Angoulême, et obtint une si grande grâce du Seigneur,
que les murs de la ville s'écroulèrent d'eux-mêmes sous
ses yeux. Après en avoir chassé les Gotlis, il la soumit à
son pouvoir. Ayant ainsi consomme sa victoire, il revint
à Tours, où il offrit de nombreux présens à la basilique
de Saint-Martin, (i)
XXXVIII. Clovis reçut de l'empereur Anastase des
lettres de consulat, revêtit, dans la basilique de Saint-
Martin, la tunique de pourpre et la chlamyde, et ceignit
le diadème (2); puis, montant à cheval, il répandit de sa
(1) L'an5o8. (Bouq.)
(2) Ce passage a donné lieu à bien des controverses. Selon le P. Le-
cointe, notre historien a voulu dire que Clovis avait été associé à l'em-
pire par Anastase, parce que, au temps de Grégoire de Tours et depuis
Justinien , la dignité impériale et le consulat ne furent plus qu'une
seule et même chose {A?in. eccl. Fraiicor., ad ann. 5o8); Had. de
Valois pense que le titre de consul est employé ici pour celui de patrice
{Rer. Franc, liv. vi); tandis que D. Mabillon {Ann. ord. Bened.,
tora. I, p. 169), D. Ruinart ( Oper. Greg. Turon., coll. g5 et lOji)
et D. Jos. Bouillard { Hist, de l'Abb. de S.-Germ. , p. 269), pensent
que Clovis fut bien réellement fait consul. L'abbé Dubos adopte
et appuie cette dernière opinion (Hist. crit., liv. iv, ch. 18). Cependant
M. de Sismondi (et M. Guizot a partagé ce sentiment) a prétendu
que Clovis ne fut point nommé consul, mais qu'il fut seulement revêtu
des honneurs consulaires, honneur fréquemment accordé par la cour
de Byzance. Chacun appuie son opinion par des raisons dont il faut
suivre les développemens dans les ouvrages mêmes où ces opinions
sont exposées. Quant à nous, nous ferons seulement observer que le
fait rapporté avec des circonstances très détaillées par Grégoire de
Tours, auteur presque contemporain, est reproduit par l'auteur des
Gcstn Francorum {cap. 17), par Hincmar dans sa Vie de saint Rémi,
et par Flodoard dans son Hist. ecclés. de Reims {lib. 1, cap. i5 ) ; et
qu'Aimoin, auteur beaucoup plus éloigné de l'événement, est le pre-
mier qui ait parlé du patriciat de Clovis. Il faut dire cependant que,
dans le sommaire des chapitres du livje 11 de Grégoire de Tours, oa
lit pour titre du chap. xxxviii : du Patriciat du roi Clovis.
LIVRE SECOND. 121
propre inain et avec une grande bonté de l'or et de l'ar-
gent pour le peuple, sur le chemin qui est entre la porte
de la cour de la basilique de Saint-Martin et l'église de
la ville. Depuis ce jour il eut comme le titre de consul
ou d'auguste. Il quitta la ville de Tours, et se rendit à
Paris, oii il fixa le siège de son royaume. 11 y fut rejoint
par Théodéric.
XXXIX. Eustoche, évêque de Tours, étant mort (i),
Licinius fut sacré évêque de cette ville; ce fut le huitième
depuis saint Martin. C'est de son temps qu'eut lieu la
guerre dont nous venons de parler. De son temps aussi ,
le roi Clovis vint à Tours. On rapporte que Licinius alla
en Orient, qu'il visita les lieux saints, qu'il entra même
dans Jérusalem, et qu'il vit souvent le théâtre de la pas-
sion et de la résurrection du Seigneur, tel qu'il est décrit
dans les évangiles.
XL. Pendant son séjour à Paris, le roi Clovis envoya
dire secrètement au fils de Sigebert (2) : « Ton père est
« devenu vieux, et sa blessure le fait boiter d'un pied. S'il
« mourait, son royaume te reviendrait de droit avec notre
« amitié. » Celui-ci, séduit par l'ambition , forme le projet
de tuer son père. Un jour Sigebert étant sorti de îa ville
de Cologne, traversa le Rhin pour se promener dans la
forêt de Buchaw (3). Pendant qu'il dormait sous sa tente,
vers le milieu du jour, son fils le fit égorger, dans l'espoir
d'acquérir ainsi son royaume. Mais la justice de Dieu
(i) Ce chapitre ne se trouve pas dans les plus anciens manuscrits
de Grégoire de Tours, tels que ceux de Bcauvais, de Corbie, etc.
(2) L'an 5oç). ( I{ouf[. )
(5) Voyez Schannal , Buchunia velus.
122 HISTOIRE DES FRANCS,
le précipita dans la fosse qu'il avait mcchammeiiL creusée
pour son père. Il envoya des messager}» au roi Clovis
pour lui annoncer la mort de Sigebert, et pour lui dire :
« Mon père est mort, et j'ai en mon pouvoir son royaume
« et ses trésors (i). Envoie-moi quelques uns des tiens, et je
« leur remettrai volontiers ce qui, dans ces trésors, pourra
« te convenir. » Clovis répondit : « Je te remercie de ta
« bonne volonté, et je te prie de montrer à mes envoyés
«tous tes trésors, dont tu conserveras ensuite l'entière
« possession. » Clodéric montra donc les trésors de son
père aux envoyés de Clovis; et comme ils les examinaient
en détail , il leur dit : « C'est dans ce petit coffre que
« mon père avait coutume d'entasser ses pièces d'or. —
« Plonge, lui dirent-ils, ta main jusqu'au fond, pour que
« rien ne t'échappe.» Celui-ci l'ayant fait, et s'étant beau-
coup incliné, un des envoyés leva sa hache et lui brisa le
crâne. Ainsi cet Indigne fils subit le même sort qu'il avait
préparé à son père. Clovis apprenant la mort de Sigebert
et de son fils, vint à Cologne, convoqua tout le peuple de
ce canton, et lui dit : «Apprenez ce qui est arrivé. Pen-
« dant que je naviguais sur le fleuve de l'Escaut, Clodéric,
« fils de mou parent, tourmentait son père en lui disant
« que je voulais le tuer. Et comme Sigebert fuyait à tra-
« vers la forêt de Buchaw, son fils a envoyé lui-même des
« brigands qui se sont jetés sur lui, et l'ont tué. Clodéric,
« lui aussi, est mort, ayant été frappé je ne sais par qui,
« pendant qu'il ouvrait les trésors de son père. Mais je
« suis entièrement étranger à tout cela ; et je ne pins
(i) Dans ces temps-là, un trésor était un accessoire obligé «l'un
royaume ; aussi cst-il à cliaque instant question de trésors dans Vllis-
loire des Franc, .
LIVRE SECOND. 123
« verser le sang de mes parens, car c'est un crime. Mais
« puisqu'il en est arrivé ainsi , je vous donne un conseil
«que vous adopterez s'il vous convient : Tournez-vous
« vers moi pour vivre sous ma protection. » A ces pa-
roles , le peuple applaudissant tant du choc de ses boucliers
que de sa voix, l'élève sur un grand bouclier, et le recon-
naît pour roi. Clovis ayant donc reçu le royaume et les
trésors de Sigebert, soumit aussi ce peuple à sa domina-
tion. Chaque jour Dieu faisait ainsi tomber les ennemis
de Clovis sous sa main et étendait son royaume, parce
qu'il marchait avec un cœur pur devant lui, et faisait ce
qui était agréable à ses yeux.
XLI. Clovis marcha ensuite contre le roi Chararic ( i ).
Quand il combattait Syagrius, il avait appelé ce roi à son
aide, et celui-ci s'était tenu à l'écart, ne prenant parti
pour personne , mais attendant l'issue du combat pour
faire alliance avec celui qui obtiendrait la victoire. Ce fut
pour cette raison que Clovis marcha, plein de colère,
contre lui, qu'il l'entoura de pièges, et le fît prisonnier
avec son tlls ; puis, les ayant chargés de fers, il les fit
tondre, et commanda que Chararic fût ordonné prêtre
et son fils diacre. Comme Chararic se plaignait de son
humiliation et pleurait, on rapporte que son fils lui dit :
« Ces branches ont été coupées sur un arbre vert, et ne
« sont pas entièrement desséchées ; bientôt elles repousse-
« ront, et grandiront de nouveau. Plût à Dieu que celui
« qui a fait tout cela meure aussi promptement ! » Ces
paroles retentirent aux oreilles de Clovis , qui crut qu'ils
(i) Vers l'an Sog (Bouq.). Chararic, à ce qn'il paraît, régnait à
Térouenne.
124 HISTOIRE DES FRANCS,
le menaçaient de laisser croître leui- chevelure et de le
tuer; c'est pourquoi il leur fit trancher la tête à tous
deux; et après leur mort il ac(juit leur royaume avec leurs
trésors, et le peuple auquel ils commandaient.
XLII. Il y avait alors (i), à Cambrai, un roi nommé
Ragnacaire , si effréné dans ses débauches, qu'à peine
épargnait- il même ses proches parentes. 11 avait pour
conseiller un certain Farron , qui se plongeait dans la
même fange. On raconte que, lorsqu'on apportait au roi
quelques mets, ou quelque présent , ou quelque chose que
ce fût, il avait coutume de dire que c'était pour lui et pour
son Farron ; ce qui indignait beaucoup les Francs. Il arriva
de là que Clovis, pour se rendre favorables les leudes
de Ragnacaire aux dépens de ce prince, leur donna des
pièces de monnaie, des bracelets et des baudriers, le tout
en or faux, c'est-à-dire fait de cuivre et de manière à
imiter parfaitement l'or. Et comme il s'avançait contre
Ragnacaire avec son armée, celui-ci envoya des éclaireurs
à la découverte, et leur demanda à leur retour quelle était
la force de cette armée. Ils répondirent : « C'est encore
a une bonne fortune pour toi et pour ton Farron. » Mais
Clovis arrive et lui livre bataille. Ragnacaire voyant
les siens vaincus, se préparait à la fuite, lorsqu'il fut
saisi par ses soldats, qui lui lièrent les mains derrière le
dos, et l'amenèrent à Clovis, ainsi que son frère Riquicr.
Clovis lui dit : «Pourquoi as-tu déshonoré notre race en
« te laissant enchaîner? il valait mieux mourir»; et levant
sa hache, il la lui rabattit sur la tête; puis se tournant
vers Riquier : «Si tu avais secouru ton frère, dit-il, il
(i) Vers l'an 5of). (Bouq.)
LIVRE SECOND. 125
«n'aurait certainement pas été enchaîné»; et il le tua
également d'un coup de hache. Après leur mort, ceux qui
les avaient trahis reconnurent que l'or qu'ils avaient reçu
de Clovis était faux ; et lorsqu'ils en firent l'observation
au roi , on rapporte qu'il leur dit : « C'est l'or que mérite
« celui qui-, de sa propre volonté, entraîne son maître à
« la mort », ajoutant que la vie devait leur suffire, s'ils ne
voulaient expier dans les tourmens leur trahison envers
leurs maîtres. A ces paroles, pour obtenir leur grâce, ils
lui assurèrent qu'il leur suffisait de la vie. Les deux rois
dont on vient de parler (i) étaient parens de Clovis. Leur
frère, nommé Rignomer, fut tué par son ordre dans la ville
du Mans. Après la mort de ces trois rois, Clovis recueillit
leur royaume et leurs trésors. Ayant fait périr encore plu-
sieurs autres rois, et même ses plus proches parens, dans
la crainte qu'ils ne lui enlevassent son royaume, il étendit
son pouvoir sur toutes les Gaules. Cependant ayant un
jour rassemblé les siens, on rapporte qu'il leur parla ainsi
des parens qu'il avait lui-même fait périr : « Malheur à moi,
« qui suis resté comme un voyageur parmi des étrangers,
(i) Au temps où écrivait Grégoire de Tours, ou donnait le titre de
roi aux fils et même aux frères des rois. Cette remarque a été faite
depuis long-temps par Had. de Valois. Du reste, tous ces rois dont
il est ici question étaient sans doute les chefs de ces petites colonies
de Francs qui s'étaient établies dans la Gaule à différentes époques,
d'abord du consentement des empereurs, et plus tard malgré tous
leurs efforts. Ammien Marcellin {Hist. XVII, 8) et Eumènes (Paneg.
passiin) nous fournissent plusieurs exemples d'établissemens du pre-
mier genre : ainsi nous savons par ces auteurs que les cités de Tournai ,
de Trêves, d'Amiens, de Beauvais, de Troyes, de Langres, le Brabant,
reçurent sous les empereurs des colonies de Francs. Celles au con-
traire dont Grégoire de Tours nomme ici les chefs, paraissent, pour
la plupart au moins , s'être établies dans la Gaule sur les ruines de la
puissance romaine.
120 HISTOIRE DES FRANCS.
« et qui n'ai plus de parens qui puissent, en cas d'atlvcr-
a site, nie prêter leur appui. » Ce n'était pas qu'il s'affli-
geât de leur mort , mais il parlait ainsi par ruse, et pour
découvrir s'il lui restait encore quelqu'un à tuer.
XLIII. Après ces événemens, Clovis mourut à Paris (i),
et fut enterré dans la basilique des Saints-Apôtres (-i),
qu'il avait lui-même fait construire de concert avec la
reine Clotilde. Sa mort arriva cinq ans après la bataille
de Vouglé (3). Son règne entier avait duré trente ans, et
sa vie quarante-cinq. Depuis la mort de saint Martin
jusqu'à la mort du roi Clovis , qui eut lieu la onzième
année de l'épiscopat de Licinius de Tours, on compte
cent douze ans. Après la mort de son mari, la reine Clo-
tilde vint à Tours, oii elle consacra ses soins au service
de l'abbaye de Saint-Martin. Elle y passa le reste de ses
jours dans une grande vertu, s'y montra pleine de bonté,
et retourna rarement à Paris.
(ï) Le 27 novembre de l'an 5ii.
(2) L'ancienne église de Sainte-Geneviève.
(5) Cette date et les deux suivantes ne sont pas exactes. Voy. Eclaii-
ciss. et obseiv. { Note .r. )
LIVRE TROISIÈME.
SOMMAIRES DES CHAPITRES DU LIVRE TROISIEME.
. Des fils de Clovis. — 2. Épiscopat de Dinife, d'Apollinaire et
de Quintien. — • 3. Les Danois viennent dans les Gaules. —
4. Des rois des Thuringiens. — 5. Sigismond fait périr son fils.
— 6. Mort de Clodomir. — 'j. Guerre contre les Thuringiens et
leur défaite. — 8, Mort d'Hermenfroi. — 9. Cliildebert se rend
en Auveigne. — 10. Moi't d'Ainalaric. — 11. Childebert et
ClotaJre marchent en Bourgogne, et Théodéric en Auvergne. —
12. Ravage de l'Auvergne. — i3. Châteaux de Vollore et de
Chastel-Marlhac. — 14. Mort de Mondéric. — i5. Capti-
vité d'Attale. — ■ 16. Sigivald. — l'j. Des évêques de Tours. —
18. Meurtre des fils de Clodomir. — iq. De saint Grégoire de
Langres et de la position du château de Dijon. — 20. Fiançailles
de Théodehert et de Wisigarde. — 21. Théodebert se rend en
Provence. — 22. Il reçoit dans son lit Deuthérie. — 28. Mort
de Sigivald et fuite de Givald. — 24. Présens de Childebert à
Théodebert. — 25. Bonté de Théodebert. — 26. Mort de la fille
de Deuthérie. — 2'j. Théodebert reçoit Wisigarde pour femme.
— 28. Childebert marche avec Théodebert contre Clotaire. —
29. Childebert et Clotaire passent en Espagne. — 3o. Des rois
d'Espagne. — 3i. De la fille de Théodéric, roi d'Italie. —
32. Théodebert passe en Italie. — 33. D'Astériole et de Secon-
din. — 34. Libéralité de Théodebert envers les citoyens de
Verdun. — 35. Mort de Sirivald. — 36. De la mort de Théo-
debert et du meurtre de Parthénius. — 87. Hiver rigoureux.
1-28 HISTOIRE DES FRANCS.
PROLOGUE.
Je doinande la permission do comparer les heureux
succès des chrétiens qui confessent la hienhcureuse Tri-
nité, aux désastres des hérétiques qui la divisent. Je ne
dirai pas toutefois comment Abraham adore la Trinité au
pied de l'yeuse, comment Jacob l'annonce dans sa béné-
diction , comment Moïse la reconnaît dans le buisson
ardent, comment le peuple la suit dans la nuée, et en est
effrayé sur la montagne ; ni comment Aaron la porte sur
son rational, comment David la prédit dans un psaume,
lorsqu'il prie le Seigneur de rétablir en lui un esprit
droit , de ne pas retirer de lui V esprit saint y et de l'af-
fermir par V esprit principal (i). Pour moi, je vois là un
grand mystère; c'est que celui que les hérétiques appellent
inférieur, la voix prophétique l'appelle principal. Mais
laissant tout cela de côté, comme nous l'avons dit, reve-
nons à notre temps. Arius, impie fondateur de cette secte
impie, après avoir rendu ses entrailles dans un privé, fut
livré aux flammes de l'enfer; tandis que le bienheureux
Hilaire , défenseur de l'indivisible Trinité, après avoir
été, pour cela même, envoyé en exil, retrouve une patrie
dans le paradis. Le roi Clovis, qui la confessa, dompte
les hérétiques par l'appui qu'elle lui prête, et étend son
royaume par toutes les Gaules ; Alaric, qui la méconnaît,
au contraire, perd son royaume et son peuple, et, ce qui
est bien plus encore, la vie éternelle elle-même. Si les
vrais croyans perdent quelque chose par les pièges du
démon, le Seigneur le leur rend au centuple; au lieu que
(i) Psaume 5o, vers. lo, ii et vx.
LTYRE TROISIÈME. 129
les hérétiques, non seulement n'acquièrent rien, mais en-
core ce qu'ils semblent posséder leur est enlevé, comme
cela fut prouvé par la mort de Godégisèle, de Gondcbaud
et de Godomar, qui perdirent tout à la fois et leur patrie
et leurs âmes. Pour nous, nous confessons Dieu unique,
invisible, immense, incompréhensible, glorieux, immua-
ble, éternel; nous le confessons im dans sa Trinité formée
de trois personnes, le Père, le Fils et le Saint-Esprit, et
triple dans son unité, qui résulte de l'égalité de sub-
stance, de divinité, de toute-puissance et de vertu. Lui
seul est suprême, lui seul est tout-puissant; il règne sur
tous les siècles.
I. Après la mort du roi Clovis, ses quatre fils, c'est-à-
dire Théodéric, Clodomir, Childebert et Clotaire, pren-
nent possession de son royaume , et le partagent entre
eux par égales portions (i). Théodéric avait déjà un fils,
nommé Théodebert, d'une beauté et d'un mérite remar-
quables. Comme les fils de Clovis étaient puissans par leur
propre valeur et par la force de leurs armées, Amalaric,
roi d'Espagne, fils d'Alaric, demanda leur sœur en ma-
riage. Ils voulurent bien la lui accorder, et l'envoyèrent
en Espagne avec un grand nombre de riches ornemens.
II. Licinius, évêque de Tours, étant mort, Dinife fut
(i) Les quatre fils de Clovis n'eurent point, comme l'a fait remar-
quer D. Ruinart, des portions égales : celle de Théodéric fut ])eau-
coup plus considérable que celles de ses frères. On a souvent cherché
à déterminer l'étendue et les limites de chacun des royaumes qui se
formèrent alors; on peut voir ce qu'ont écrit à cet égard le Père Pagi
( Crit in Jiiiinl. ) sous l'an 5i4, n. ii ; et M. de Foncemagne, dans
les Mémoires de l'Académie des Inscriptions (T^ série, tom. "N'III).
ï. 9
130 HISTOIRE DES FRANCS,
élevé au siège pontifical de cette ville (i). L'église de
Clermont était, depuis la mort du bienheureux Aprun-
cule, régie par saint Eufraise, son douzième évêque (2),
Eufraise vécut quatre ans encore après la mort de Clovis,
et mourut dans la vingt-cinquième année de son épisco-
pat (3). Alors le peuple ayant élu saint Quintien , qui
avait été chassé de Rodez (4), Alchime et Placidine, l'une
sœur, et l'autre femme d'Apollinaire (5) , vinrent trouver
ce saint, et lui dirent : « Saint pontife, que le titre d'évê-
« que suffise à ta vieillesse; permets dans ta bonté, à ton
« serviteur Apollinaire, de parvenir à ce poste honorable;
« et lorsqu'il y sera monté, il s'y conformera à tous tes
« désirs : c'est toi qui commanderas, et il obéira en toutes
« choses à tes volontés. Prête donc une oreille favorable
n à notre humble demande. » Il leur répondit : « A quoi
« puis-je être utile? rien n'est soumis à mon pouvoir. Il
« me suffit de me livrer à la prière, et de recevoir chaque
« jour ma nourriture de l'Eglise. » Dès qu'elles eurent
entendu ces paroles, elles envoyèrent Apollinaire vers le
roi. Il partit, fit beaucoup de présens, et obtint l'épi-
scopat. 11 en jouit injustement pendant quatre mois , après
lesquels il sortit de ce monde. Lorsque Théodéric eut
(i) Grégoire de Tours lui-même, liv. x, cli. 5r, place Théodore et
Procule eutre Licinius et Dinife. ( Ruin. )
(2) Voyez sur Apruncule, liv. 11, ch. 23 et 56. Eufraise souscrivit
le premier concile d'Orléans, et assista par procureur au concile
d'Agde.
(5) L'an 5i5. (Bouq. )
(4) Grégoire de Tours parle souvent de saint Quintien. Voyez sur-
tout ses Vies des Pères, ch. 4-
(5) Fils de Sidoine Apollinaire, et le même qui conduisit les Ar-
vernes à la bataille de Vouglé (voy. liv. m, ch. 5j). Il fut père d'Ar-
cadius, dont il est parlé ci-dessous, ch. 12.
LIVRE TROISIÈME. 131
appris ce qui s'était passé, il fit rétablir saint Quintien,
et ordonna qu'on lui remît tous les biens de l'Eglise, en
disant : « C'est à cause de son amour pour nous qu'il a été
« chassé de sa ville. » Puis il envoya aussitôt des messagers
qui, ayant convoqué les évêques et le peuple, le placèrent
sur le siège pontifical de l'église d'Auvergne , dont il fut
le quatorzième évêque. Le reste des choses qui le con-
cernent, aussi-bien ses miracles que l'époque de sa mort,
se trouve rapporté dans le livre que nous avons composé
sur sa vie. (f)
III. Après cela, les Danois, avec leur roi nommé Clo-
chilaïch, traversant la mer sur leur flotte, s'approchèrent
des Gaules : puis étant débarqués, ils dévastent un des
cantons du royaume de Théodéric, et en font les habitans
prisonniers. Après avoir chargé leurs vaisseaux tant des
hommes que des fruits de leur pillage, ils se disposaient à
s'en retourner dans leur patrie ; mais leur roi était encore
sur le rivage, attendant que les vaisseaux prissent la haute
mer, devant lui-même s'embarquer après. Théodéric,
averti que son royaume avait été dévasté par des étran-
gers, envoya dans ces parages son fils Théodebert avec
une forte armée , et en grand appareil de guerre (2).
Celui-ci tua le roi des Danois, vainquit l'ennemi dans
un combat naval, et ramena à terre tout le butin.
IV. Dans le même temps, trois frères régnaient sur les
Thuringiens : Badéric, Hermcnfroi et Berthaire. Hermen-
froi accabla par la force son frère Berthaire, et le tua.
(i) Vies des Pères, ch. 4-
{■?.) Vers l'an 5i5. (Bouq.)
132 HISTOIRE DES FRANCS.
Celui-ci laissa orpheline une fille nommée Radegonde; \î
laissa aussi des fils dont nous parlerons dans la suite. La
femme d'Hermenfroi , nommée Amalaberge (i), femme
méchante et cruelle, semait la guerre civile entre ces
frères. Hermenfroi venant un jour prendre son repas ,
trouva sa table couverte à moitié seulement ; et comme il
demandait ce que cela voulait dire, elle répondit : «Celui
«qui se laisse enlever la moitié de son royaume, doit
« avoir la moitié de sa table nue.» Hermenfroi, excité par
ces paroles et par d'autres semblables , s'arme contre son
frère , et envoie secrètement des messagers au roi Théo-
déric, pour l'inviter à attaquer Badéric, et pour lui dire :
«Si tu le tues, nous partagerons ce pays par moitié.»
Théodéric, réjoui de cette proposition, se dirige vers
Hermenfroi avec une armée. Les deux rois étant réunis,
se donnèrent mutuellement leur foi, et se mirent en cam-
pagne. Ils en vinrent aux mains avec Badéric, écrasèrent
ses troupes , et lui coupèrent la tête. Cette victoire obte-
nue , Théodéric s'en revint chez lui. Mais Hermenfroi
oubliant bientôt ses promesses, se dispensa de remplir les
engagemcns qu'il avait pris envers le roi des Francs; et
il s'ensuivit entre eux une grande inimitié. (2)
Y. Après la mort de Gondebaud (3), son fils Sigismond
se mit en possession de son royaiinie, et bâtit avec un
soin infini le monastère de Saint-Maurice (4) , ainsi que
(i) Elle était fille d'Amalafride, sœur de Théodéric, roi dTtalie, au
rapport de Procope {Hist. Gotlh., i, 12 et i3), qui la dit aussi sœur
du roi Théodat.
{1) Voyez ci-dessous, cliap. vu.
(5) En 5)6. Art de véiif. les Dates.
(4) Monastère qui a donné naissance à la ville de Saint- Maurice,
dans le Valais.
LIVRE TROISIÈME. 133
îcs maisons et les églises qui en dépendent. Ce roi , après
<ivoir perdu sa première femme, fille de Théodéric, roi
d'Italie, dont il avait un fils nommé Sigéric, en épousa
une seconde, qui, selon la coutume des belles-mères, se
mit à maltraiter le fils de son mari , et à lui susciter des
querelles. Il arriva de là, qu'un jour de fête solennelle,
le jeune homme, reconnaissant sur elle les vêtemens de
sa mère, lui dit, le cœur plein de courroux : «Tu n'étais
<c pas digne de porter sur tes épaules ces vêtemens, qu'on
« sait avoir appartenu à ta maîtresse, c'est-à-dire à ma
« mère. » Transportée de fureur, elle excite alors son mari
par ces paroles insidieuses : « Ce fils pervers , dit-elle ,
« aspire à s'emparer de ton royaume, et se propose, après
« t'avoir fait périr, de l'étendre jusqu'en Italie, c'est-à-
« dire de se rendre maître du royaume que possédait dans
« ce pays son aïeul Théodéric. Il sait bien que, tant que
« tu vivras, il ne peut accomplir ce dessein, et qu'il ne
« s'élèvera que par ta ruine. » Sigismond, excité par ces
paroles et par d'autres du même genre , et se laissant
aller aux conseils de sa méchante femme , devint un
cruel parricide. Un jour sur l'après-midi, comme son fils
était appesanti par le vin, il lui ordonne d'aller dormir,
et pendant qu'il dormait on lui passe autour du cou un
mouchoir noué sous le menton , puis deux serviteurs ti-
rant chacun un bout de ce mouchoir, l'étranglent (i).
Aussitôt que cela fut fait, le père se repentant, mais trop
tard, se précipita sur le cadavre inanimé de son fils, et se
mit à pleurer amèrement. On rapporte qu'un vieillard lui
dit alors : « C'est sur toi que tu dois pleurer maintenant;
« toi qui , par suite d'un perfide conseil, es devenu un cruel
(i) En 522. Art de vcrif. les Dates.
134 HISTOIRE DES FRANCS.
« parricide : celui que tu as fait périr innocent n'a pas
« besoin qu'on le pleure, » Cependant le roi se rendit au
monastère de Saint-Maurice, et y passa un grand nombre
de jours dans les larmes et dans les jeûnes pour y implorer
son pardon. Il fonda dans ce monastère un chant perpé-
tuel, et revint à Lyon, la vengeance divine le poursuivant
pas à pas. Le roi Théodéric épousa sa fille, (i)
VI. La reine Clotilde s'adressant à Clodomir et à ses
autres fils, leur dit : « Que je n'aie point à me repentir,
c( mes chers enfans, de vous avoir élevés avec tendresse:
« partagez, je vous prie, le ressentiment de mon injure,
« et mettez tout votre zèle à venger la mort de mon père
« et de ma mère. » C'est pourquoi ses fils se dirigent vers
la Bourgogne, et marchent contre Sigismond et contre
son frère Godomar. Godomar, vaincu par leur armée,
prit la fuite. Pour Sigismond, pendant qu'il cherchait à se
réfugier dans le monastère de Saint-Maurice, il fut arrêté
par Clodomir (2), qui l'emmena, lui, sa femme et ses fils,
dans la cité d'Orléans, où il les fit enfermer, et les retint
prisonniers. Après le départ des rois francs, Godomar
ranima son parti, réunit les Bourguignons, et recouvra
son royaume. Alors Clodomir se disposant à marcher de
nouveau contre lui, résolut de faire mourir Sigismond.
Le bienheureux x\vit, abbé de Saint-Mémin-de-Micy (3),
prêtre fameux dans ce temps-là, lui dit à cette occasion :
« Si, tournant tes regards vers Dieu, tu changes de des-
« sein, et si tu ne souffres pas qu'on tue ces gens-là, Dieu
« sera avec toi, et tu obtiendras la victoire; mais si tu
(i) Nommée Suavegothc.
(2) L'an SaD. Ail de verif. les Dates.
(3) A deux lieues environ d'Orléans.
LIVRE TROISIÈME. 135
« les tues, tu seras livré toi-même aux mains de tes en-
« nemis, et tu subiras leur sort : il arrivera à toi, à ta
« femme et à tes fils, ce que tu auras fait à Sigismond, à
« sa femme et à ses enfans. » Mais Clodomir, sans tenir
compte de cet avis : « Ce serait, dit-il, une grande sot-
ce tise, de laisser un ennemi chez moi quand je marche
« contre un autre : pendant que les uns m'attaqueraient
« par-derrière et l'autre de front, je me trouverais jeté
« entre deux armées. La victoire sera plus sûre et plus
« facile si je sépare l'un de l'autre : le premier une fois
« mort, il sera aisé de se défaire aussi du second. » Il fit
donc mourir Sigismond avec sa femme et ses fils (i), or-
donna de les jeter dans un puits du village de Coulmier(2),
dépendant du territoire d'Orléans, et partit pour la Bour-
gogne, après avoir demandé du secours au roi Théodéric.
Celui-ci, peu jaloux de venger la mort de son beau-père,
promit son concours; et les deux rois s'étant joints dans
un lieu nommé Veseronce (3) , dépendant de la cité de
Vienne , livrèrent bataille à Godomar. Celui-ci prit la
fuite avec son armée. Clodomir marcha sur ses traces; et
comme il se trouvait un peu éloigné des siens, les Bour-
guignons, imitant son cri de guerre (4), l'appelèrent, en lui
(i) L'an 524. Art de vérif. les Dates.
■ (2) Columna serait Colnmelle, suivant Ruinart et Dubos ; Saint-
Père- Avi-la-Colombe , suivant Baillet et Belley ; Coulmier, suivant
le Cointe et DanieL Voyez la Dissertation de l'abbé Belley, dans le
Recueil de l'Acad. des Inscript., toni. xviii, Hist., p. 261-265.
(3) IVous suivons ici le sentiment d'Hadrien de Valois et du Pèi-e
le Cointe, qui retrouvent Vironiia ou Visorontia dans Veseronce sm*
le Rhône, entre Vienne et Belley. Le P. Labbe a cru retrouver ce
lieu dans Voiron en Dauphiné.
(4) Signiim nous a paru devoir être traduit ici par cri de guerre.
Voyez Du Gange, Glossar., au mot signum.
136 HISTOIRE DES FRANCS,
disant : « Ici ! ici ! A nous! nous sommes des tiens! » Clo-
domir tomba dans le piège, courut vers eux, et se préci-
pita ainsi au milieu de ses ennemis , qui lui coupèrent la
tête, la fixèrent au bout d'une pique, et relevèrent en
l'air (i). A cette vue, les Francs reconnaissant que Clo-
domir est tué, rassemblent leurs forces, mettent en fuite
Godomar, écrasent les Bourguignons, et soumettent tout
le pays à leur pouvoir. Clotaire épousa aussitôt la femme
de Clodomir son frère, nommée Gontheuque; et la reine
Clotilde, après les jours de deuil, prit et garda avec elle
les fils de celui-ci, nommés, l'un Tliéodoald, le second
Gonthaire, et le troisième Clodoald. Godomar rentra de
nouveau en possession de son royaume.
YII. Théodéric n'avait point oublié le parjure d'Her-
menfroi , roi des Thuringiens. Il demande le secours de
son frère Clotaire, en lui promettant une part du butin si
Dieu leur accordait la victoire, et se dispose à entrer en
Thuringe ('2). Ayant convoqué les Francs, il leur dit :
« N'êtes-vous pas indignés, je vous le demande, et de
i< l'injure que j'ai reçue, et de la mort de vos pères (3)?
« Rappelez-vous que jadis les Thuringiens se sont jetés
« violemment sur nos parens, et leur ont fait beaucoup de
« mal. Nos pères, vous le savez , leur donnèrent des otages
« pour obtenir la paix; mais les Thuringiens firent périr
(i) L'an 524.
(2) Vers l'an 528. (Bouq.)
(3) D. Ruinart pense que ces paroles de Théodéric se lapportent à
la guerre dont il a été parlé ci-dessus, chap. 4- Cette opinion ne nous
paraît gut-re justifiée. Dans la guerre décrite plus haut, ce sont les
Francs qui vont attaquer chez eux les Thuringiens, et tout ce que dit
ici Grégoire de Tours semble se rapporter à une guerre d'invasion de
la part des Thuringiens.
LIVRE TROISIÈME. 137
« ces otages par divers genres de mort ; et se précipitant
«encore sur nos parens, leur enlevèrent tout ce qu'ils
« avaient. Après avoir pendu, par le nerf de la cuisse, des
« enfans aux branches des arbres, ils firent périr d'une
«mort cruelle plus de deux cents jeunes filles, en les
« attachant par les bras au cou de chevaux qui, forcés à
« coups d'aiguillons acérés de tirer chacun d'un côté dif-
«férent, déchiraient ces malheureuses en morceaux; ils
« eu étendirent d'autres sur les ornières des chemins, les
« clouèrent en terre avec des pieux, firent passer sur elles
« des chariots chargés, et les livrèrent ainsi, les os brisés,
« en pâture aux oiseaux et aux chiens. Aujourd'hui même
« Hermenfroi manque à ce qu'il m'a promis , et refuse
« absolument de remplir ses engagemens. Le bon droit est
« pour nous; marchons contre eux avec l'aide de Dieu. »
Alors les Francs, indignés de tant d'atrocités, demandent
tous ensemble et d'une commune voix à marcher en Thu-
ringe. Théodéric, secondé par son frère Clotaire et par
Théodebert son fils, partit donc avec son armée. Mais
les Thuringiens dressent des embûches sur les pas des
Francs : ils creusent , dans les champs où l'on doit se bat-
tre , des fosses , dont l'ouverture , cachée par un épais
gazon , ne laisse voir qu'une plaine unie. Dès que le com-
bat s'engagea, un grand nombre de cavaliers francs tomba
dans ces fosses, ce qui leur causa beaucoup d'embarras;
mais lorsque le piège fut connu, ils surent s'en garantir.
Enfin, les Thuringiens se voyant taillés en pièces, voyant
leur roi Hermenfroi mis en fuite , tournèrent le dos, et se
retirèrent jusqu'au fleuve de l'Unstrut. Mais là il se fit
un tel carnage des leurs, que le lit du fleuve fut rempli
par un monceau de cadavres, qui servit aux Francs comme
de pont pour passer à l'autre bord. Cette victoire rendit
138 HISTOIRE DES FRANCS,
les Francs maîtres de la Thuringe, qu'ils réduisirent sous
leur domination. En quittant ce pays ( i ) , Clotaire emmena
captive Radegonde, fille du roi Berthaire , et l'épousa;
plus tard , il fit tuer méchamment son frère par des scé-
lérats, Radegonde s'étant vouée au Seigneur, prit l'habit
religieux, et se bâtit à Poitiers un monastère, où elle se
distingua tellement par ses prières, ses jeûnes, ses veilles
et ses aumônes, qu'elle acquit la plus grande réputation
dans le peuple. Pendant que les rois fi^ancs étaient encore
en Thuringe, Théodéric voulut tuer son frère Clotaire.
Ayant aposté des hommes armés, il le fit venir comme
pour traiter secrètement de quelque affaire. Puis ayant
disposé dans une partie de sa maison une tente d'un mur
à l'autre, il plaça ses hommes armés derrière; mais comme
elle était trop courte, elle laissa voir leurs pieds. Clo-
taire ayant eu connaissance du piège , entra dans la
maison en armes et bien accompagné. Théodéric comprit
alors qu'il était découvert, inventa une fable, et parla de
choses et d'autres. Enfin, ne sachant comment faire ou-
blier sa trahison, il fit présent à Clotaire d'un grand plat
d'argent. Clotaire lui dit adieu, le remercia, et s'en re-
tourna chez lui. Mais Théodéric se plaint aussitôt aux
siens d'avoir sacrifié sans utilité son plat d'argent, et dit
à son fils Théodebert : «Va trouver ton oncle, et prie-le
« de consentir à te céder le présent que je lui ai fait. »
Théodebert y alla , et obtint ce qu'il demandait. Théo-
déric excellait dans ces sortes de ruses.
VIÏI. Lorsque Théodéric fut de retour, il fit venir
Hermcnfroi, en lui jurant qu'il n'avait rien à craindre,
(i) Yers l'an 529. (Bouq.)
LIVRE TROISIÈME. 139
et le combla de magnifiques présens. Mais un jour qu'ils
s'entretenaient ensemble sur les murs de la ville de Zulpic,
Hermenfroi , poussé par je ne sais qui , fut précipité au pied
de ces murs, et y rendit l'esprit (i). Nous ignorons par
qui il fut jeté en bas ; toutefois bien des gens assurent
qu'on reconnut là clairement la perfidie de Théodéric.
IX. Pendant que ce roi était encore en Thuringe, le
bruit courut à Clermont qu'il avait été tué. Alors Arca-
dius, l'un des sénateurs de la ville, engagea Childebert
à s'emparer du pays. Celui-ci partit sans retard pour
Clermont. Il faisait ce jour-là un brouillard si épais, que
la vue ne pouvait s'étendre au-delà des deux tiers d'un
j'ugere (2). Le roi Childebert disait souvent : «Je voudrais
« bien voir de mes propres yeux la Limagne d'Auvergne ,
« qu'on dit si belle et si riante. » Mais Dieu ne lui accorda
pas cette satisfaction. Comme les portes de Clermont
étaient fermées à clef, et qu'il n'existait aucun passage
pour entrer dans la ville, Arcadius l'y introduisit en bri-
sant la serrure de l'une des portes. Mais pendant que cela
se passait, on annonça que Théodéric était revenu vivant
de Thuringe.
X. Childebert ayant été informé positivement de cette
nouvelle , quitta Clermont, et se rendit en Espagne auprès
de sa sœur Clotilde(3). Celle-ci était tourmentée de toutes
les manières , à cause de son catholicisme , par son mari
(i) Yers l'an 55o. (Bouq.) Procope rapporte que les Francs, après
avoir tué Hermenfroi, s'emparèrent de la Thuringe {Ilisl. Gotth.,
lib. 1). (Ruin.)
(2) Le double de l'arpcnl gaulois.
(3) L'an 55 1. (liouci.)
140 HISTOIRE DES FRANCS.
Amalaric. Très souvent, lorsqu'elle se rendait à la sainte
église, il faisait jeter sur elle du fumier et d'autres or-
dures. A la fin, elle fut maltraitée, dit-on, avec tant de
cruauté, qu'elle envoya à son frère un mouchoir teint
de son jDropre sang; et celui-ci, enflammé de courroux,
se rend en Espagne (i), Amalaric, apprenant son arri-
vée, prépare des vaisseaux pour s'enfuir. Mais Childebert
était déjà tout proche, lorsque le roi des Gotlis, au mo-
ment de s'embarquer, se rappelle qu'il a laissé dans son
trésor une grande quantité de pierres précieuses. Il re-
vient alors à la ville pour les prendre ; mais l'armée des
Francs l'empêcha de regagner le port. Voyant qu'il ne
pouvait s'échapper, il tenta de se réfugier dans l'église
des chrétiens (2). Avant qu'il pût atteindre le seuil sa-
cré, il fut blessé mortellement d'un coup de javelot, et
rendit l'esprit sur le lieu même. Alors Childebert reprit
sa sœur avec de riches trésors, et se disposait à la rame-
ner avec lui, lorsqu'elle mourut en route, je ne sais par
quel accident. Elle fut portée à Paris , où on l'enterra
près de Clovls son père. Childebert rapporta, parmi ses
trésors, des objets consacrés au culte et d'un très grand
(i) Quelques savans pensent qu'il faut entendre ici par Espagne
la Septimanie, et qu'Amalaric ne fut point tué à Barcelonne ou à
Tolède , comme on l'a prétendu , mais à Narbonne , parce qu'on don-
nait alors le nom d'Espagne à toutes les possessions des Visigoths,
aussi bien à celles de la Gaule qu'aux autres (Voyez Had. de Valois,
Rcr.francic, lib. VII). (Ruin.) — On voit cependant par Isidore
de Séville {Hist. Gotlh.) et par l'auteur de l'Appendice inséré dans la
Chronique de Victor de Tune, qu'Amalaric fut blessé près de Nar-
bonne, mais qu'il ne fut tué qu'à Barcelonne. Frédégaire {Hist. Epil.,
cap. 3i et 42) le fait aussi mourir dans cette dernière ville. (Bouq.)
(2) C'est-à-dire des catholiques, appelés ici chrétiens par oppo-
sition aux ariens. '
LIVRE TROISIÈME. I4l
prix , savoir : soixante calices , quinze palènes , vingt
boîtes d'évangiles; le tout en or pur et orné de pierres
précieuses. Il défendit qu'on détruisît rien , et distribua
le tout aux églises et aux monastères des saints,
XL Clotaire et Childebert se disposèrent ensuite h
marcber sur la Bourgogne. Ils demandèrent du secours à
Théodéric, qui refusa de se joindre à eux. Cependant les
Francs qui formaient son parti lui dirent : « Si tu refuses
« d'aller en Bourgogne avec tes frères, nous te quittons,
« et nous aimons mieux les suivre. » Mais Tbéodéric pen-
sant que les Arvernes lui avaient été infidèles, dit aux
Francs : « Suivez-moi , et je vous conduirai dans un pays
« oîi vous prendrez de l'or et de l'argent autant que vous
« en pouvez désirer, et d'oîi vous enlèverez des troupeaux,
« des esclaves, des vêtcmens en abondance : ne suivez donc
«pas mes frères.» Les Francs, séduits par ces paroles,
promettent de faire tout ce qu'il voudra. Aussitôt Tbéo-
déric se dispose à partir, et répète plusieurs fois aux
siens la promesse de leur laisser emmener cbez eux tout
le butin et tous les prisonniers qu'ils feraient en Auver-
gne. Cependant Clotaire et Cbildebert marcbent en Bour-
gogne, assiègent Autun, mettent en fuite Godomar, et
s'emparent de tout le pays. ( i )
XIÏ. Tbéodéric entre en Auvergne avec son armée,
dévaste et ruine toute la province. Arcadius , l'auteur de
ce crime, et dont la faute entraînait la dévastation de son
pays, se retira dans la ville de Bourges, qui appartenait
alors au royaume de Cbildebert. Mais Placidinc sa mère,
(i) Voyez L'clairciss. et obsciv. (JNote a.)
14-2 HISTOIRE DES FRANCS,
et Alchime, sœur de son père, furent prises (i), dépouil-
lées de leurs biens, et envoyées en exil à Cahors. Le roi
Théodéric étant donc arrivé à Clermont, établit son camp
dans les faubourgs de la ville. Saint Quintien en était alors
évêque. Cependant l'armée parcourt tout ce malheureux
pays , saccage et détruit tout. Quelques soldats viennent
jusqu'à la basilique de Saint- Julien, en brisent les portes,
en enlèvent les serrures, pillent le bien des pauvres qu'on
y avait rassemblé, et y commettent beaucoup de mal. Mais
les auteurs de ces crimes, saisis de l'esprit immonde, se
déchirent de leurs propres dents, en poussant des cris et
en disant : « Pourquoi , saint martyr, nous tourmentes-tu
« ainsi ? » Nous avons rapporté tout cela dans le livre de
ses Miracles. (2)
XIII. L'armée de Théodéric assiégea le château de Vol-
lore (3), et tua cruellement devant l'autel de l'église le
prêtre Procule, qui avait autrefois outragé saint Quintien.
Ce fut, je crois, à cause de lui que le château, qui s'était
défendu jusque-là , tomba entre les mains de ces impies;
car les assiégeans, ne pouvant le prendre, se disposaient à
s'en retourner, et déjà les assiégés se réjouissaient à cette
nouvelle; mais ils furent trompés dans leur sécurité,
comme l'a écrit l'Apôtre : Lorsqu'ils diluent : Nous voici
en paix et en sûreté , ils se trouvèrent surpris tout a
coup par une ruine imprévue (4). Enfin, comme ils
(i) Arcadius était fils d'Apollinaire et petit-fils de saint Sidoine.
Voyez liv. ii, cbap. Sy ; et liv. m, chap. 1 et 9.
(2) Mime. S. JiiL, lih. ii, cap. i5.
(3) Près de Thiern. Il faut rapprocher de ce chapitre la vie de saint
Quintien, dans les Vies des Pères, chap. 4-
(4) Saint Paul aux Thessal., épît. i, chap. 5, vers. 5.
LIVRE TROISIÈME. 143
s'abandonnaient à cette sécurité , ils furent livrés aux
mains des ennemis par un esclave du prêtre Procule ; et
lorsque, après la ruine du château, ils furent emmenés
captifs, il tomba une pluie abondante après trente jours
de sécheresse. Ensuite Chastel-Marlhac (i) fut assiégé, et
ceux qui l'occupaient se rachetèrent de la captivité par
une rançon : ce qu'ils firent par lâcheté, car le château
était fort par sa position naturelle. Il est entouré , non
par un mur, mais par un rocher taillé de plus de cent
pieds de hauteur. Au milieu est un grand étang, dont
l'eau est très bonne à boire ; dans une autre partie sont
des fontaines si abondantes, qu'elles forment un i-uisseau
d'eau vive qui s'échappe par la porte de la place ; et ses
remparts renferment un si grand espace, que les habitans
y cultivent des terres, et y recueillent des fruits en abon-
dance. Les assiégés, pleins d'une vaine confiance dans la
force de leurs murailles, sortirent au nombre de cin-
quante, dans l'espoir de faire quelque butin, et de venir
ensuite se renfermer de nouveau dans leur château; mais
ils furent pris par l'ennemi, et exposés, les mains liées
derrière le dos et la tête sous le glaive , à la vue de leurs
parens. Alors ceux-ci, afin de leur conserver la vie, consen-
tirent à donner quatre onces d'or pour la rançon de cha-
cun d'eux. Théodéric, à son départ de Clermont, y laissa
son parent Sigcvald, comme pour la garde de la place (2).
11 y avait alors, parmi les officiers chargés de convoquer
l'armée, un certain Litigius qui vexait saint Quintien de
toutes les manières; et quoique le saint évêque se pro-
sternât à ses pieds, il n'en résistait pa§ moins à toutes ses
(i) Dans le Cantal, anondissenient de Maiiiiac.
{■?.) Voyez le cliap. i4 des Miracles de saint Julien.
144 HISTOIRE DES FRANCS,
cxliortations. Un jour même il raconta à sa femme, comme
une chose ridicule, ce que le saint cvêqre avait fait; mais
celle-ci, animée cVun meilleur esprit, lui dit : a Si tu t'es
« perdu aujourd'hui à ce point, tu ne t'en relèveras ja-
« mais. » Trois jours après il arriva des envovés du roi
qui l'emmenèrent enchaîné avec sa femme et ses enfans;
il partit, et ne revint plus à Clermont.
XIV. Mondéric , qui se donnait pour parent du roi ,
disait, enflé d'orgueil : « Qu'ai-je affaire au roi Théo-
« déric? le trône m'appartient comme à lui. Je sortirai,
«j'assemblerai mon peuple, je lui ferai prêter serment,
« et Théodéric apprendra que je suis roi comme lui. » Il
se présenta donc au peuple, et essaya de le séduire en
disant : « C'est moi qui suis votre chef : suivez-moi , et
« vous vous en trouverez bien. » Il fut donc suivi d'une
troupe de gens grossiers, qui, comme il arrive souvent à
la fragilité humaine, lui prêtèrent serment de fidélité, et
lui rendirent les hommages royaux. A cette nouvelle Théo-
déric lui fit dire : «Viens me trouver, et s'il t'est dû
« quelque portion de mon royaume, tu la recevras » (i).
Théodéric ne parlait ainsi que par ruse, et dans l'espoir
d'attirer vers lui Mondéric pour le tuer. Mais celui-ci
(i) Cette histoire de la révolte de Mondéric pourrait faire supposer
que non seulement tous les fds, mais encore les parens des rois, eurent
des droits au partage des royaumes, ou du moins à ce qu'on appela
plus tard des apanages. Mondéric se dit parent du roi, et appuie ses
prétentions sur ce titre. Le roi Théodéric lui-même scmhle recon-
naître, sinon le droit,- du moins le principe, puisqu'il dit : « S'il t'est
« dû quelque portion de mon royaume, tu la recevras. » Celte suppo-
sition semhlerait encore appuyée par la conduite de Clovis envers ses
parens, qu'il fit mourir jusqu'au dernier, de crainte qu'ils ne vinssent
à lui enlever !e royaume. ( Liv. u , chap. 4^- )
LIVRE TROISIÈME. 145
refusa, en disant : «Allez; rapportez à votre roi que je
« suis roi tout comme lui. » Alors Théodéric fit mar-
cher une armée pour le réduire. Aussitôt que Mondéric
apprend cela , ne se sentant pas assez fort pour se dé-
fendre, il arme la place de Vitry (i), s'y renferme avec
toutes ses richesses, et cherche à s'y fortifier en y ras-
semblant tous ceux qu'il avait séduits. L'armée enne-
mie entoura le château, et l'assiégea pendant sept jours,
Mondéric résistait à la tête des siens , en leur disant :
« Tenons ferme; combattons ensemble jusqu'à la mort, et
« nous ne serons pas vaincus par nos ennemis. » Comme
l'armée qui entourait la place lançait des traits contre ses
murs et n'avançait à rien, on en référa au roi, qui en-
voya un des siens, nommé Arégisile, en lui disant : «Tu
« vois que ce traître réussit dans sa révolte ; va le trou-
« ver, et promets-lui sous serment qu'il peut sortir sans
«crainte; et lorsqu'il sera sorti, tue-le, et qu'il ne soit
« plus question de lui dans notre royaume. » Arégisile
partit , et exécuta les ordres qu'il avait reçus. Il était
convenu d'avance d'un signal avec les siens, en leur disant :
« Lorsque j'aurai prononcé telle et telle parole, jetez-vous
« sur lui, et tuez-le aussitôt.» Arrivé près de Mondéric,
Arégisile lui dit : « Jusques à quand resteras-tu ici comme
«un insensé? Pourras -tu long -temps résister au roi?
« Quand les vivres te manqueront et que la faim te pres-
«sera, tu sortiras, tu te livreras entre les mains de tes
« ennemis, et tu mourras comme un chien. Ecoute plutôt
(i) Vitry en Champagne, selon Had. de Valois et D. Ruinart. Il
faut dire cependant qii'Aimoin a rapporté à un lieu d'Auvergne ,
nommé également Ficlnriacum, ce que dit ici Grégoire de Tours.
( Aimoin. , lib. n , cap. 8. )
I. lO
i4G HISTOIRE DES FRAMCS.
« mes conseils : Soumets-toi au roi , afin de conserver ta
« vie et celle de tes fils. » Mondéric, ébranlé par ce dis-
cours, répondit : « Si je sors, je serai pris par le roi et
« mis à mort avec mes fils et avec tous les miens qui se
« sont réunis à moi. — Ne crains rien , reprit Arégisile ;
« si tu veux sortir, reçois le serment qu'il ne te sera fait
« aucun mal , et présente - toi hardiment devant le roi ;
« ne crains rien, tu seras près de lui comme auparavant.
a — Plût à Dieu , dit Mondéric, que je fusse sûr de n'être
c( pas tué! » Alors Arégisile, les mains posées sur le saint
autel , lui fit serment qu'il pouvait sortir en toute sûreté.
Après avoir reçu ce serment, Mondéric passe la porte du
château, en donnant la main à Arégisile. Et comme l'ar-
mée le regardait venir de loin , Arégisile dit pour signal :
« Que regardez-vous donc avec tant d'attention ? n'avez-
« vous jamais vu Mondéric ? » Aussitôt on se jette sur lui ;
et celui-ci, devinant ce qui en était: «Je vois clairement,
« dit-il , que ces paroles sont pour les tiens le signal de
« me tuer; mais je t'en avertis, puisque tu m'as trompé par
u tes parjures, personne ne te verra plus en vie. » Et lui
ayant enfoncé sa lance dans les épaules, il le transperça
et retendit mort; puis tirant l'épée à la tête des siens, il
fit un grand carnage de ses ennemis; et jusqu'au moment
où il rendit l'esprit , il ne cessa de tuer tous ceux qu'il
put atteindre. Après sa mort ses biens furent dévolus au
fisc.
XV. Théodéric et Childebert firent alliance, se pro-
mirent sous serment de ne pas marcher l'un contre l'au-
tre, et se donnèrent mutuellement des otages pour plus
torte garantie de leurs conventions : parmi ces otages se
trouvaient plusieurs fils de sénateurs. Mais de nouveaux
LIVRE TROISIÈME. 147
différends s'étant bientôt élevés entre les deux rois (i),
les otages furent réduits en servitude, et ceux qui les
avaient reçus en garde en firent leurs esclaves. Cependant
beaucoup de ces otages s'écbappèrent et retournèrent
dans leur pays ; un petit nombre seulement fut retenu en
servitude. Parmi ceux-ci se trouvait Attale, neveu du
bienheureux Grégoire, évêque de Langres. Fait esclave
de l'Etat, il fut destiné à garder les chevaux, et attaché
au service d'un barbare qui habitait le pays de Trêves.
Le bienheureux Grégoire envoya à sa recherche des ser-
viteurs qui le découvrirent, et offrirent, pour le délivrer,
des présens à son maître ; mais celui-ci les refusa, en disant :
«Un homme d'une telle origine doit payer dix livres d'or
« pour sa rançon, w Au retour des envoyés, un nommé Léon,
attaché à la cuisine de l'évêque, lui dit : « Si tu voulais me
« laisser partir, je serais peut-être assez heureux pour tirer
<f Attale de captivité?» L'évêque, joyeux de cette offre,
envoya son serviteur. Celui-ci, arrivé sur les lieux, essaya
d'abord d'enlever secrètement le jeune Attale, mais il
n'y put réussir. Alors il s'adressa à un homme qu'il ren-
contra, et lui dit : « Viens me vendre dans la maison de
« ce barbare, et le prix de cette vente sera pour toi. Tout
« ce que je veux , c'est d'avoir le moyen d'exécuter plus
« facilement le projet que j'ai conçu. » Le marché ayant
été conclu sous serment, l'homme le suivit, le vendit
douze sous d'or, et se retira. Or le barbare demanda à cet
esclave, d'un extérieur grossier, ce qu'il savait faire, et
celui-ci répondit : « Je sais très bien apprêter tout ce qui
« se sert sur la table des maîtres, et je ne crains pas qu'on
« trouve mon pareil dans cet art. Je le dis avec vérité, quanrl
(i) L'an 555.
148 HISTOIRE DES FRANCS.
« tu auras même à traiter le roi , je suis en état d'apprêter
« un festin royal, et personne ne saurait mieux faire que
« moi. » Le maître lui dit alors : « Le jour du soleil ap-
« proche (c'est ainsi que les barbares ont coutume d'ap-
« peler le dimanche) ; ce jour-là j'inviterai dans ma mai-
ce son mes voisins et mes parens, et je désire que tu me
« prépares un repas qui excite leur admiration , et dont
« ils disent : Nous ne vîmes jamais rien de mieux dans la
« maison du roi. — Si mon maître, reprit Léon, veut faire
« faire une grande provision de volailles, j'exécuterai ce
« qu'il ordonne. )> On prépara donc ce qui avait été de-
mandé. Le dimanche arriva, et l'esclave servit un grand
festin composé des mets les plus délicats. Tous les parens
se retirèrent après avoir bien mangé, et fait du repas un
grand éloge. Le maître accorda sa faveur à son esclave,
et lui donna autorité sur tout ce qui l'entourait. Il l'ai-
mait beaucoup, et c'était Léon qui distribuait les vivres
à tous ses camarades. Après un an , lorsque le maître
croyait être sûr de son esclave, celui-ci s'en alla dans une
prairie voisine de la maison avec Attale, le gardeur de
chevaux ; et tous les deux s'étant couchés à terre à quelque
distance l'un de l'autre et en se tournant le dos, afin qu'on
ne pût soupçonner qu'ils causaient ensemble, Léon dit au
jeune homme : « Il est temps que nous pensions à notre
« pays ; c'est pourquoi je te le recommande , lorsque la
« nuit sera venue et que tu auras enfermé les chevaux,
« ne te laisse pas aller au sommeil; mais dès que je t'ap-
« pellerai, sois prêt, et nous partirons. » Le barbare avait
invité ce jour-là à sa table plusieurs de ses parens, et
entre autres son gendre, le mari de sa propre fille. Au
milieu de la nuit les convives se lèvent de table, et se
livrent au repos. Le gendre se retire dans sa chambre, et
LIVRE TROISIÈME. 149
Léon l'y suit avec tlu vin, et lui verse à boire. Le gendre
l'apostropha alors en ces termes : « Dis-moi, toi, l'homme
« de confiance de mon beau-père , supposé que tu en aies
« le pouvoir, quand auras-tu la volonté de prendre ses
«chevaux, et de t'en aller dans ton pays?» Cela, il le
disait par plaisanterie et pour s'amuser. Léon , à son
tour, lui répondit la vérité en riant : « Si Dieu le veut ,
a dit-il , je m'y prépare pour cette nuit même. — Plaise
« au ciel , reprit l'autre , que mes serviteurs fassent bonne
« garde, afin que tu ne prennes rien de ce qui m'appar-
« tient » ; et ils se séparèrent en riant. Pendant que tout
le monde donnait , Léon appela Attale ; et , les chevaux
sellés , il lui demanda s'il avait une épée : « Je n'ai , ré-
« pondit Attale, qu'une petite lance. » Alors Léon entra
dans l'appartement de son maître, et lui prit son bouclier
et sa framée ; et comme celui-ci demandait qui était là , et
ce qu'on lui voulait : « Je suis Léon ton serviteur, ré-
« pondit l'esclave , et j'éveille Attale afin qu'il se lève
« promptement , et qu'il mène les chevaux au pâturage ,
« car il dort comme un homme ivre. — Fais ce que tu
« voudras», lui dit son maître, et il se rendormit. Léon
sortit, donna des armes à son compagnon, et trouva ou-
vertes, par une faveur du ciel , les portes de la cour, que,
pour la sûreté des chevaux , il avait fermées à l'entrée de
la nuit avec des clous enfoncés à coups de marteau. Il en
rendit grâces à Dieu; et prenant avec lui les chevaux qui
restaient, ils s'éloignèrent, emportant leurs effets dans
une valise. Arrivés à la Moselle (i), comme ils se dispo-
saient à traverser le fleuve, ils furent arrêtés par la pré-
(i) Les cil-constances du récit ne paraissent pas pouvoir convenir à
la Moselle, tandis qu'elles s'appliquent très bien à la Meuse.
150 HISTOIRE DES FRANCS,
sence de quelques personnes, et forcés d'abandonner leurs
chevaux et leurs effets pour passer le fleuve à la nage sur
leurs boucliers. Ils abordèrent ainsi à l'autre rive, et à la
faveur de l'obscurité de la nuit, ils s'enfoncèrent dans
une forêt, où ils se cachèrent. C'était la troisième nuit
qu'ils marchaient sans avoir pris la moindre nourriture.
Mais alors, par la faveur de Dieu, ils trouvèrent un arbre
(ju'on appelle vulgairement un prunier, chargé de fruits;
ils en mangèrent, et s'étant ainsi un peu restaurés, ils
reprirent le chemin de la Champagne. Comme ils s'avan-
cent, ils entendent un bruit de chevaux qui galoppent.
« Jetons-nous à terre, dirent-ils, pour n'être pas vus des
« gens qui viennent)^; et tout à coup se présente à eux
un grand buisson, derrière lequel ils passent; et, se cou-
chant par terre, ils mettent l'épée à la main, afin que, s'ils
étaient découverts, ils fussent prêts à se défendre comme
s'ils avaient affaire à des voleurs. Lorsque les cavaliers
furent arrivés devant le buisson, ils s'arrêtèrent; et l'un
d'eux, pendant que les chevaux lâchaient de l'urine, se
prit à dire : « Quel malheur de ne pouvoir rencontrer ces
« misérables fugitifs! J'en jure par mon âme, si je parviens
« à les arrêter, je ferai pendre l'un , et couper l'autre en
(c morceaux. » C'était le barbare leur maître qui parlait
ainsi : il revenait de la ville de Reims, et les cherchait;
il les aurait certainement rencontrés en route s'ils ne lui
avaient échappé à la faveur de la nuit. Les cavaliers
mirent ensuite leurs chevaux en marche, et s'éloignèrent.
Léon et Attale arrivèrent cette nuit même à Reims; et
lorsqu'ils y furent entrés, ils trouvèrent un homme au-
quel ils demandèrent la maison du prêtre Paulelle. Cet
homme la leur indiqua. Comme ils traversaient la place,
la cloche sonna matines , carr c'était un dimanche. Ils ou-
LIVRE TROISIÈME. 151
vrircnt la porte du prêtre, entrèrent chez lui, et le servi-
teur lui déclara quel était son maître. « Ma vision se vé-
« rifie,dit le prêtre; car cette nuit je voyais deux colombes,
« l'une blanche , l'autre noire , venir en volant se poser
« sur ma main. — Que le Seigneur nous pardonne, reprit
« Léon, si, malgré la sainteté de ce jour (i), nous vous
« prions de nous donner quelque nourriture; car voilà la
« quatrième journée que nous n'avons goûté ni pain ni
a viande. » Le prêtre cacha ses deux hôtes, leur donna du
pain trempé dans du vin, et s'en alla à matines. Le bar-
bare survint, cherchant toujours ses esclaves; mais il
s'en retourna trompé par le prêtre, qui depuis long-temps
était lié d'amitié avec le bienheureux Grégoire. Les jeunes
gens, après avoir réparé leurs forces par des alimens,
restèrent deux jours dans la maison du prêtre; puis ils
partirent, et arrivèrent enfin auprès de saint Grégoire.
L'évêque, réjoui de les voir, pleura sur le cou de son neveu
Attale (2); et délivrant Léon et toute sa race du joug de
la servitude, lui donna des terres en propre, sur lesquelles
celui-ci vécut libre le reste de ses jours avec sa femme
et ses enfans.
XVI. Pendant son séjour en Auvergne, Sigivald y fit
beaucoup de mal ; car il ravissait le bien d'autrui, et ses
esclaves ne cessaient de commettre des vols, des homi-
cides, des violences et d'autres crimes; personne n'osait
même murmurer devant eux. Il s'empara avec une audace
(i) Il n'était pas permis alors de prendre de la nourriture le diman-
che avant la messe. ( Ruin. )
(2) Attale fut dans la suite comte d'Autun ; c'est à lui qu'est adressée
la lettre 18 du livre v de Sidoine. ( Ruin. )
152 HISTOIRE DES FRANCS,
inouïe de la terre de Boughéat(i), que l'évêque Tétra-
dius (2) avait autrefois donnée à la basilique de Saint-
Julien. Mais dès qu'il eut posé le pied dans l'habitation
de ce domaine il perdit la raison , et se mit au lit. Sa
Temme alors, par le conseil de l'évêque, le plaça sur un
chariot ; et dès qu'elle l'eut transporté dans un autre do-
maine il recouvra la santé. Alors elle s'approcha de lui,
cl lui rappela toute sa conduite. Son mari, après l'avoir
entendue, fit au bienheureux martyr le vœu, qu'il accom-
plit, de rendre le double de ce qu'il avait enlevé. Nous
avons rapporté dans le livre des Miracles de saint Julien,
ce trait de sa puissance. (3)
XVII. L'évêque Dinife étant mort à Tours (4), l'église
de cette ville fut pendant trois ans gouvernée par Omma-
tius, qui fut consacré par l'ordre du roi Clodomir, dont
nous avons déjà parlé. A la mort d'Ommatius Léon oc-
cupa la chaire pontificale pendant sept mois : c'était un
homme distingué, et surtout habile dans l'art de construire
en bois. Après lui, les évêques Théodore etProcule, qui
étaient venus de la Bourgogne, furent préposés par la
reine Clotilde à l'administration du diocèse de Tours ,
qu'ils conservèrent pendant trois ans; ils furent eux-
(i) Département du Puy-de-Dôme, à une demi-lieue de Billom.
(2) Tétradius fut ensuite évêque de Bourges. {Mirac. S. JuL,
lib. u, cap. 14.) (Ruin.)
(5) Mirac. S. JuL, cap. i4-
(4) Si l'on rapproche de ce chapitre le dernier chapitre du livre u
et la fin du livre x, on verra que notre historien est très peu d'accord
avec lui-même, et quant au temps et quant à l'oi'dre où se présentent
les évêques de Tours. Ce chapitre xvu se trouve cependant dans tous
ks manuscrils. ( Ruin. )
LIVRE TROISIÈME. 153
mêmes, après leur mort, remplacés par le sénateur Fran-
cilion. La troisième année de son épiscopat, pendant que
la sainte nuit de Noël portait la joie au milieu des peu-
ples , cet évêque ayant demandé à boire avant de des-
cendre aux vigiles, un esclave s'avance aussitôt, et lui
présente la coupe. Dès qu'il eut bu, il rendit l'esprit, ce
qui fit supposer qu'il avait été empoisonné. Il fut remplacé
sur le siège pontifical par Injuriosus , l'un des citoyens
de la ville : c'est le quinzième évêque de Tours depuis
saint Martin.
XVIII. Tandis que la reine Clotilde séjournait à Paris (i),
Childebert voyant que sa mère avait porté toute son affec-
tion sur les fils de Clodomir, dont nous avons parlé plus
haut, en conçut de l'envie; et craignant que, par la faveur
de la reine, ils n'eussent part au royaume, il envoya dire
secrètement à son frère le roi Clotaire : « Notre mère re-
« tient près d'elle les fils de notre frère, et veut leur don-
« ner le royaume paternel. Il est nécessaire que tu viennes
« promptementà Paris, et que nous délibérions ensemble
« sur ce que nous devons faire d'eux : seront-ils rasés et
« réduits à la condition commune , ou faudra-t-il les tuer
« et partager également entre nous le royaume de notre
« frère?» Clotaire, comblé de joie par ces paroles, vint
à Paris. Childebert avait déjà répandu dans le peuple que
les deux rois se réunissaient afin d'élever au trône ces
jeunes cnfans. Les deux rois firent donc dire à la reine ,
qui habitait alors la même ville : « Envoie-nous les enfans
« pour que nous les élevions au trône. » Clotilde, remplie
de joie, et ignorant leur artifice, fit boire et manger les
(i) L'an 533.
154 HISTOIRE DES FRANCS,
enfans , et les envoya en leur disant : « Je croirai n'avoir
« pas perdu mon fils si je vous vois lui succéder dans son
« royaume. » Ceux-ci étant partis, furent arrêtés aussitôt,
éloignés de leurs serviteurs et de leurs gouverneurs , et l'on
garda séparément les serviteurs d'un côté , et les enfans
de l'autre. Alors Childebert et Clotaire envoyèrent à la
reine Arcadius, dont il a déjà été question (j), avec des
ciseaux et une épée nue. Quand il fut près de Clotilde,
il lui montra ce qu'il portait, et lui dit : «Très glorieuse
« reine, tes fils, nos maîtres, désirent connaître ta volonté
« à l'égard de ces enfans : veux-tu qu'ils vivent avec les
«cheveux coupés, ou qu'ils soient égorgés?» Clotilde,
épouvantée par ce message, et transportée d'indignation,
surtout lorsqu'elle vit l'épée nue et les ciseaux, répondit
au hasard, dans la douleur qui l'accablait et sans savoir
ce qu'elle allait dire : «J'aime mieux, s'ils ne sont pas
« élevés au trône , les savoir morts que tondus. » Mais
Arcadius, s'inquiétant peu de son désespoir et de ce qu'elle
pourrait arrêter avec plus de réflexion par la suite, revint
promptement dire aux deux rois : «Achevez votre ou-
« vrage; car la reine, favorable à vos projets, veut que
« vous les accomplissiez. » Aussitôt Clotaire prend le
plus âgé par le bras, le jette contre terre, et le tue im-
pitoyablement en lui enfonçant un couteau dans l'aisselle.
Aux cris poussés par cet enfant, son frère se jette aux
pieds de Childebert; et, prenant ses genoux, il lui dit
en pleurant : «Secours-moi, mon bon père! que je ne
«périsse pas comme mon frère!» Childebert, le visage
arrosé de larmes, dit à Clotaire : « Mon cher frère, je te
« demande grâce pour sa vie ; je te donnerai tout ce que
(i) Chap. 9 et 12.
LIVRE TROISIÈME. 155
«tu voudras; mais, je t'en prie, ne le tue pas.» Alors
Ciotaire, d'un air furieux et menaçant : « Ou repousse-le »,
s'écrie-t-il, « ou tu vas mourir à sa place. Toi, l'instigateur
« de toute cette affaire, es-tu donc si prompt à manquer
« de foi ?» A ces mots , Childebert repoussa l'enfant vers
Ciotaire, qui le prit, lui enfonça, comme à son frère,
un couteau dans le côté, et le tua. Ils firent périr ensuite
les esclaves et les gouverneurs de ces enfans. Après ces
meurtres, Ciotaire monte à cheval, et s'éloigne, s'inquié-
tant peu de la mort de ses neveux; Childebert se retire
dans les faubourgs de la ville. La reine fit placer les corps
des deux enfans dans un cercueil, et les suivit, avec un
grand appareil de chants et un deuil immense, jusqu'à
la basilique de Saint-Pierre (i), où elle les fît enterrer
ensemble. L'un avait dix ans , et l'autre sept ; Te
troisième, nommé Clodoald , ne put être pris, et fut .
sauvé par des hommes courageux. Celui-ci , méprisant un
royaume terrestre, se consacra au Seigneur, se coupa
lui-même les cheveux, et se fit ecclésiastique; il se voua
tout entier aux bonnes œuvres, et mourut prêtre (2). Les
deux rois partagèrent par égales portions lé royaume de
Clodomir. La reine Clotilde se montra si bonne et si
grande, qu'elle fut honorée de tous; on la vit constam-
ment répandre des aumônes , consacrer ses nuits à la
prière , et donner l'exemple de la chasteté et de toutes les
(i) Depuis, Sainte -Geneviève, comme nous l'avons déjà dit. Le
meurtre des enfans de Clodomir paraît devoir être rapporté à l'an SaG;
toutefois Had. de Valois le rapporte à l'an 532 ou à l'année suivante.
(Ruin.)
('i) 11 mourut vers l'an 56o , après avoir fondé un monastère près
de Paris , à Novientiim , aujoui'd'hui appelé , de son nom , Saint-
Cloud.
156 HISTOIRE DES FRANCS,
vertus. Elle pourvut les églises, les monastères et tous
les lieux saints des terres nécessaires, qu'elle distribua avec
tant de générosité et de bienveillance , qu'alors on la re-
gardait non comme une reine , mais comme la propre
servante du Seigneur, consacrée entièrement à son ser-
vice. Ni la royauté de ses fils, ni l'ambition , ni la richesse,
ne purent l'entraîner par orgueil à sa perte, mais son
humilité la conduisit à la grâce.
XIX. Dans ce temps , la ville de Langres possédait le
bienheureux Grégoire (i), prêtre renommé du Seigneur,
illustre par ses miracles et par ses vertus. Comme j'ai déjà
parlé de cet évêque, je pense qu'il sera agréable au lec-
teur de trouver ici la description de Dijon, où il vivait
h'iibituellement. C'est une place forte , entourée de murs
très solides. Elle est bâtie au milieu d'une plaine riante ,
dont les terres sont si fertiles et si productives, que les
champs, labourés une seule fois avant la semaille, n'en
donnent pas moins de très riches moissons. Au midi
coule la rivière d'Ouche, qui est très poissonneuse; du
nord vient une autre petite rivière (2) qui entre par une
des portes, passe sous un pont, ressort par une autre
porte, et entoure les remparts de son eau rapide (3).
Devant cette dernière porte , elle fait tourner des moulins
avec une étonnante vélocité. Dijon a quatre entrées, tour-
nées vers les quatre parties du ciel ; ses murs sont ornés
de trente -trois tours. Jusqu'à vingt pieds de haut, ils
(i) Il était aïeul de Grégoire de Tours. Voyez notre préface.
(2) Appelée le torrent de Suzon. Elle prend sa source à trois lieues
de la ville, au-dessus du village de Val-Suzon.
(3) Nous pensons qu'au lieu de placida, on devrait lire rapida, qui
convient mieux au cours du Suzon et à ce qui suit immédiatement.
LIVRE TROISIÈME. 157
sont faits de pierres de taille ; le dessus est bâti en moel-
lons. Us ont en tout trente pieds de hauteur et quinze
pieds d'épaisseur. Ce lieu ne porte pas, je ne sais pour-
quoi, le titre de ville. Il y a dans les environs des sources
précieuses. Du côté de l'occident sont des montagnes
très fertiles, couvertes de vignes qui fournissent aux lia-
bitans un si noble falerne, qu'ils ne font aucun cas du vin
d'Ascalon. Les anciens disent que Dijon fut bâti par l'em-
pereur Aurélien.
XX. Théodéric avait fiancé son fils Théodebert à la fille
d'un roi, nommée Wisigarde. (i)
XXI. Après la mort de Clovis , une grande partie de
ses conquêtes ayant été envahies par les Goths (2), Théo-
déric envoya Théodebert, et Clotaire envoya Gontaire, le
plus âgé de ses fils , pour les recouvrer. Gontaire , après
s'être avancé jusqu'à Rodez, s'en retourna, je ne sais
pourquoi; mais Théodebert, allant jusqu'à la ville de Bé-
ziers, s'empara de la forteresse de Diou (3), et y fit du
(i) Elle était fille de Waccon, roi des Lombards. Voyez Paul diac.,
de Gest. Lan^ob., liv. 1, chap. 21. (Ruin.)
(2) C'est-à-dire par les Ostrogoths , qui , traversant les Alpes pour
venir au secours des Visigoths vaincus et dépouillés par Clovis, arrê-
tèrent les progrès des Francs , reprirent même sur eux plusieurs villes,
et restèrent en possession du pays compris entre le Rhône et les Alpes,
la Durance et la mer. De là naquirent des guerres presque continuelles
entre les Ostrogoths et les Francs, jusqu'au moment où les premiers
cédèrent aux seconds leurs possessions de la Gaule. Voyez ce que nous
avons dit page 221, note i ; et page 247, notes 2 et 3. Procope com-
plète et rectifie Grégoire de Tours au sujet des rapports qui ont
existé entre les deux peuples.
(5) Dcas caslvwii serait, selon quelques uns, Moniadic, ou, comme
on écrit aujourd'hui, Montady , à deux lieues environ de Béziers.
C'est Diou, selon Ilad. de Valois, dont nous adoptons l'interprétation.
158 HISTOIRE DES FRANCS,
butin; il envoya ensuite vers une autre forteresse, nom-
mée Cabrière, des messagers chargés de dire que si Ton
ne se soumettait, il livrerait la place aux flammes, et ferait
les habitans captifs.
XXII. Là se trouvait une dame nommée Deutérie, d'un
grand mérite et d'une grande prudence, dont le mari avait
fixé son séjour dans la ville de Béziers; elle envoya des
messagers à Théodebert pour lui dire : « Personne, excel-
« lent roi (i), ne peut te résister; en toi nous reconnais-
« sons notre maître. Viens , et tout ce qui te conviendra ,
« fais-le. » Théodebert vint, entra paisiblement dans la
place, et, voyant que tous lui étaient soumis, n'y fit aucun
mal. Deutérie alla au-devant de lui; il la trouva belle,
en devint amoureux, et la fit entrer dans son lit.
XXIII. Dans le même temps, ïhéodéric tua à coups
d'épée son parent Sigivald, et envoya secrètement vers
Théodebert pour qu'il mît aussi à mort le fils de Sigivald ,
nommé Givald, qu'il avait près de lui. Théodebert, qui
l'avait tenu sur les fonts de baptême, ne voulut pas le
faire périr; il lui communiqua même la lettre qu'il avait
reçue de son père , et lui dit : « Fuis loin d'ici , car j'ai
« reçu de mon père l'ordre de te tuer. Lorsqu'il sera
«mort, si tu apprends que je règne, alors reviens vers
« moi en toute sûreté. » Givald le remercia , lui dit adieu,
et partit. Théodebert tenait alors assiégée la ville d'Arles,
dont les Goths s'étaient emparés. Givald s'y réfugia ; mais,
s'y trouvant peu en sûreté, il gagna l'Italie, où il resta
caché. Tandis que cela se passait, on vint dire à Théode-
(i) Ynvoz, page it>.5, oc que nous avons (Hl sur le li'ie de /w".
LIVRE TROISIÈME. 159
bert que son père était dangereusement malade, et que
s'il ne se hâtait de se rendre promptement près de lui ,
afin de le trouver encore en vie , il serait exclu du trône
par ses oncles, et ne rentrerait plus dans le royaume de
son père. A ces nouvelles, Théodebert quitta tout, et
accourut, laissant Deutérie et sa fille à Clermont. Théo-
déric mourut peu de jours après, dans la vingt-troisième
année de son règne (i). Childebert et Clotaire se liguèrent
contre Théodebert, et voulurent lui enlever son royaume;
mais il les apaisa par des présens, et, appuyé par ses
leudes (2) , il fut affermi sur le trône. Il envoya ensuite
chercher Deutérie à Clermont, et l'épousa.
XXIV. Childebert, voyant qu'il ne pouvait l'emporter
sur Théodebert, lui envoya une ambassade pour l'engager
à venir le trouver, en lui disant : « Je n'ai pas de fils , et
« je désire te traiter comme mon fils. » Théodebert s'étant
rendu près de lui, Childebert le combla de tant de présens
que tout le monde en fut dans l'admiration ; car il lui donna
trois paires de toutes les choses utiles, soit armes, habits
ou autres ornemens, qui conviennent à un roi. Il lui donna
aussi un même nombre de chevaux et de bassins précieux.
Lorsque Givald eut appris que Théodebert était entré en
possession du royaume de son père , il revint auprès de
lui. Celui-ci, comblé de joie, l'embrassa, lui donna le
tiers des présens qu'il avait reçus de son oncle , et lui fit
rendre tous les biens de Sigivald , que Théodéric avait
confisqués.
(i) L'an 534.
(9.) C'est la seconde fois «lu'il est question des leudes dans Grégoire
de Tours. Voyez liv. 11, chap. 4'^--
160 HISTOIRE DES FRANCS.
XXV. Tliéodebert, affermi dans son royaume, se mon^
tra plein de grandeur et de bonté ; il gouverna avec jus-
tice , honorant les évêques , faisant du bien aux églises ,
secourant les pauvres, et distribuant à beaucoup de monde
de nombreux bienfaits d'une main très charitable et très
libérale. Il remit généreusement aux églises d'Auvergne
tout le tribut qu'elles payaient à son fisc,
XXVI. Lorsque Deutérie vit sa fille tout-à-fait adulte,
elle craignit que le roi n'en devînt amoureux et ne la
prît pour lui ; elle la fit monter dans un chariot attelé de
bœufs indomptés, et la précipita du haut d'un pont dans
le fleuve , où elle périt (i). Cela se passa dans la ville de
Verdun.
XXVII. Il y avait déjà sept ans que Théodebert était
fiancé à Wisigarde, et qu'il refusait de la recevoir à cause de
Deutérie. Les Francs, ligués contre lui , étaient fort scan-
dalisés de ce qu'il abandonnait sa fiancée ; alors , touché
de leurs plaintes , il quitta Deutérie , dont il avait un jeune
fils nommé Théodebald, et épousa Wisigarde. Il ne la
conserva pas long-temps ; elle mourut , et il en épousa
une autre, mais il ne reprit jamais Deutérie.
XXVItl. Childebert et Théodebert levèrent une armée
pour marcher contre Clotaire (2). Celui-ci, apprenant
leur projet, et jugeant qu'il n'était pas assez fort pour
leur résister, se retira dans une forêt (3) , y fit de grands
abattis , et reporta tout son espoir dans la miséricorde
(i) Probablement dans la Meuse.
(2) L'an 537.
(3) L'auteur des Gestes des Francs appelle cette forêt Arelaunum ;
on croit qu'il s'agit de la forêt de Bretonne, située dans l'une des
grandes presqu'îles que forme la Seine entre Rouen el la mer.
LIVRE TROISIÈME 161
divine. La reine Clotilde, informée de ce qui se passait, se
rendit au tombeau de saint Martin , s'y prosterna en orai-
son , et y passa toute la nuit à prier qu'il ne s'élevât point
de guerre civile entre ses fils. Les deux rois arrivent
avec leurs armées et entourent Clotaire, se disposant à
le tuer le lendemain ; mais le jour venu, il s'élève dans
le lieu où ils sont rassemblés une tempête qui emporte les
tentes, détruit les bagages et bouleverse tout; les éclairs
et le tonnerre éclatent sur leurs têtes, une pluie de pierres
les écrase ; ils tombent le visage contre le sol couvert de
grêle, et sont grièvement blessés par la chute des pierres :
car il ne leur restait pour tout abri que leurs boucliers ,
et ce qu'ils craignaient le plus c'était de se voir consumés
par le feu du ciel. Leurs chevaux aussi furent tellement
dispersés , qu'à peine put-on les retrouver à une distance
de vingt stades , et que beaucoup même furent entière-
ment perdus. Meurtris par les pierres, comme nous
l'avons dit, prosternés contre le sol, ils exprimaient leur
repentir , et demandaient pardon à Dieu de ce qu'ils
avaient voulu faire contre leur propre sang. Sur Clotaire,
il ne tomba pas une seule goutte de pluie; il n'entendit
pas le moindre bruit de tonnerre, et, dans le lieu où il
était , on ne sentit aucun souffle de vent. Ses frères lui
envoyèrent des messagers pour lui demander paix et
amitié ; ce qui leur ayant été accordé , ils s'en retour-
nèrent chez eux. Il ne faut pas douter que ce soit là un
miracle de saint Martin , obtenu par l'intercession de la
reine.
XXIX. Ensuite le roi Childebert partit pour l'Espa-
gne (i); et lorsqu'il y fut entré avec Clotaire, ils entou-
(i) L'an 542.
I. II
162 HISTOIRE DES FRANCS,
rèrent de leurs armées la ville de Saragosse, et en firent le
siège. Mais les habitans se tournèrent vers Dieu avec une
si grande humilité, que, s'étant revêtus de cilices, et s'étant
abstenus de manger et de boire, ils portèrent autour des
murs, en chantant des psaumes, la tunique du bienheu-
reux martyr Vincent. Les femmes même suivaient en
pleurant, enveloppées de grands voiles noirs, les cheveux
épars et couverts de cendres, comme si elles eussent assisté
aux funérailles de leurs maris. La ville entière reporta
tellement toutes ses espérances vers le Seigneur, qu'elle
paraissait célébrer un jeûne semblable à celui de Ninive;
et qu'on ne mettait point en doute que, par ses prières, elle
ne fléchît à la fin la miséricorde divine. Les assiégeans, qui
voyaient les habitans marcher ainsi autour des murs, ne
purent comprendre ce qu'ils faisaient, et s'imaginèrent
qu'ils se livraient à quelque maléfice. Ayant pris un pay-
san de l'endroit, ils lui demandèrent ce qui en était; il
leur répondit : «Ils promènent la tunique de saint Vincent,
« et, avec elle, ils prient le Seigneur d'avoir pitié d'eux.»
Les assiégeans en conçurent de la crainte, et s'éloignè-
rent de la ville. Cependant ils conquirent la plus grande
partie de l'Espagne, et revinrent dans les Gaules avec un
grand butin.
XXX. Après Amalaric , Théodat fut ordonné roi d'Es-
pagne (i). Celui-ci ayant été tué, on éleva Théodégisile,
et on le fit roi. Théodégisile était un jour à souper avec
ses amis, et se livrait tout entier à la joie; lorsque tout
à coup, les lumières ayant été éteintes au milieu du repas,
il fut frappé par ses ennemis à coups d'épée, et expira (2).
(i) L'an 53i.
(2) L'an 548.
LIVRE TROISIÈME. 163
Il eut Agila pour successeur (i). Les Goths avaient pris la
détestable habitude, lorsqu'un de leurs rois leur déplai-
sait , de le tuer, et d'en mettre un autre à sa place.
XXXI. Théodéric, roi d'Italie (2), qui avait eu en ma-
riage une sœur du roi Clovis, était mort laissant avec sa
femme une fille en bas âge. Celle-ci, devenue adulte, et
rejetant par légèreté d'esprit les conseils de sa mère, qui
lui destinait le fils d'un roi, fit choix de son esclave,
nommé Traguilan, et s'enfuit avec lui dans une ville où
elle pût se défendre. I^a mère, violemment irritée contre
elle, la conjura de ne pas déshonorer plus long-temps la
noblesse de sa race, mais de renvoyer l'esclave, et de
prendre pour mari l'homme sorti, comme elle, d'un sang
royal, et que sa mère lui avait choisi. Sa fille n'y voulut
jamais consentir. Alors la reine, furieuse, envoya contre
eux une armée. Les troupes arrivent, tuent Traguilan,
et ramènent en la battant la fille fugitive dans la maison
de sa mère. Toutes les deux étaient attachées à la secte
arienne, où il est d'usage, lorsqu'on se présente à l'autel ,
que les rois communient avec un calice et le peuple
avec un autre. La fille mit du poison dans le calice qui
devait servir à sa mère, et dès que celle-ci eut bu, elle
mourut aussitôt. Il n'est pas douteux qu'un tel crime
n'ait été l'œuvre du diable. Que répondront ces misé-
rables hérétiques, quand on leur dira que le démon réside
dans leur Eucharistie? Nous qui confessons la Trinité
dans une même égalité et toute-puissance, quand même
nous avalerions un poison mortel, en communiant au
(i) L'an 549.
(2) Ce chapitre contient des faits entièrement conlrouvés ou déna-
turés. Voyez Eclairciss. et obseiv. (Note b.)
164 HISTOIRE DES FRANCS,
nom du Père, du Fils et de l'Esprit saint, Dieu véritable
et incorruptible, ce poison ne nous ferait aucun mal. Les
Italiens, indignes contre cette femme, appelèrent Théo-
dat, roi de Toscane, et le clioisirent eux-mêmes pour roi.
Lorsqu'il eut appris la conduite de cette princesse impu-
dique, qui, pour l'amour d'un esclave qu'elle avait accueilli,
s'était rendue parricide envers sa mère, il fit chauffer un
bain très fortement , et l'y fit enfermer avec une servante.
Aussitôt qu'elle fut entrée dans cette vapeur ardente, elle
fut brûlée , et tomba morte sur le pavé. Quand les rois
Childebert et Clotaire, ses cousins germains, ainsi que
Théodebert , eurent appris par quel supplice honteux on
l'avait fait périr, ils envoyèrent un message a Théodat
pour lui reprocher cette mort, et pour lui dire : «Si tu
« ne composes pas avec nous pour ce que tu as fait , nous
« t'enlèverons ton royaume , et te condamnerons au même
« supplice. )) Il eut peur, et leur envoya cinquante mille
sous d'or. Mais Childebert , comme il se montrjait tou-
jours envieux et fourbe à l'égard du roi Clotaire, s'unit
à son neveu Théodebert , et ils partagèrent l'or entre
eux sans en rien donner à Clotaire. Alors celui-ci, s'em-
parant des trésors de Clodomir, fit éprouver à ces deux
rois une perte bien plus grande que celle qu'ils lui avaient
causée à lui-même.
XXXII. Théodebert se rendit en Italie (i), et y fit
beaucoup d'acquisitions; mais comme ces lieux sont, dit-
on, très mal sains, son armée fut tourmentée de diverses
sortes de fièvres , et les siens y moururent en grand nom-
(i) En 559. Ce chapitre renferme, comme le précédent, des événe-
mens tont-à-fait défigurés. Voyez Eclairciss. et obseiv. (Note c)
LIVRE TROISIÈME. 165
bre. Théodebert voyant cela, s'en revint, rapportant, lui
et son armée, beaucoup de butin. On dit cependant qu'il
s'avança alors jusqu'à la ville de Pavie, où il envoya plus
tard Buccelin, Celui-ci s'empara de la petite Italie (i), et
la soumit à la domination du roi. Il passa ensuite dans la
grande, où il combattit plusieurs fois Bélisaire , qu'il
vainquit. Lorsque l'empereur vit les fréquens revers de
Bélisaire, il l'écarta, et mit Narsès à sa place; et, comme
pour liumilier Bélisaire, il le fit, ce qu'il avait été autre-
fois, c'est-à-dire, comte de l'étable. Buccelin livra de
grands combats à Narsès, s'empara de toute l'Italie, et
s'étendit jusqu'à la mer : il envoya de ce pays de grands
trésors à Tbéodebert. L'empereur, informé par Narsès de
l'état des affaires, prit à sa solde des troupes étrangères,
et dirigea du secours à son général, qui livra de nouveau
bataille, fut vaincu, et se retira. Buccelin s'empara ensuite
de la Sicile, oh il leva des tributs, qu'il fit parvenir au
roi : il fut en effet très beureux dans ces entreprises.
XXXIII. Astériole et Secondin tenaient alors un rang
élevé auprès du roi : c'étaient deux hommes savans , et
versés tous les deux dans les lettres. Secondin avait été
plusieurs fois chargé par le roi de missions auprès de
l'empereur, ce qui l'avait rendu arrogant , et lui faisait
souvent commettre des fautes. C'est pourquoi il s'éleva
entre lui et Astériole une altercation violente; elle fut
même poussée si loin , qu'ils ne s'en tinrent plus aux in-
jures, et qu'ils se déchirèrent de leurs propres mains.
Cependant la paix fut rétablie entre eux par l'entremise
(i)Ea547.
166 HISTOIRE DES FRANCS,
du roi; mais comme Secondin conservait un vif ressenti-
ment des coups qu'il avait reçus, leur ancienne querelle se
ranima. Le roi prit le parti de Secondin, au pouvoir duquel
il livra Aste'riole ; celui-ci subit une grande humiliation,
et fut privé de ses honneurs (i); mais la reine Wisigarde
les lui fît rendre. Après la mort de cette reine, Secondin
s'éleva de nouveau contre Astériole, et le tua. Astériole,
en mourant, laissa un fils, qui, parvenu à l'âge d'homme,
se mit en devoir de venger son père. Secondin, frappé de
terreur, se sauvait devant lui d'une terre dans une autre;
et lorsqu'il vit qu'il ne pouvait plus échapper à sa pour-
suite, il s'empoisonna, dit-on, pour ne pas tomber dans
les mains de son ennemi.
XXXIV. Désiré, évêque de Verdun, à qui le roi Théo-
déric avait prodigué les outrages , fut , après bien des
pertes, des dommages et des peines, rendu à la liberté,
par la volonté de Dieu , et rétabli dans sa ville épiscopale.
Voyant les habitans très pauvres et dénués de tout, il s'af-
fligeait sur leur sort; mais dépouillé de ses biens parThéo-
déric, il n'avait plus de quoi venir à leur secours. Témoin
de la bonté et de la bienfaisance du roi Théodebert envers
tout le monde, il lui envoya un message pour lui dire :
« La renommée de ta bonté est répandue par toute la
« terre , et ta générosité est si grande , que tu donnes
« même à ceux qui ne te demandent rien. Je t'en prie, si
« tu as quelque argent , que ta charité daigne nous le
« prêter , afin que nous puissions secourir nos conci-
« toyens; et lorsque, par leur commerce, ils auront ra-
(i) C'cst-k-dire de ses bénéfices.
LIVRE TROISIÈME. 167
« mené les affaires dans notre ville comme elles sont dans
« les autres, nous te rendrons ton argent avec les inté-
« rets légitimes. » Théodebert , touché de compassion ,
lui prêta sept mille sous d'or. L'évêque les prit, et les
partagea entre ses concitoyens. Ceux-ci exercèrent leur
négoce, s'y enrichirent, et ils sont encore aujourd'hui en
grande considération. Lorsque l'évêque rapporta au roi
l'argent qu'il lui devait, le roi lui répondit : «Je n'en ai
« pas besoin , et je suis satisfait si, par cette distribution ,
« des pauvres qu'accablait la misère ont été soulagés à ta
« prière et par mes largesses. » Par cet abandon il rendit
riches les citoyens de Verdun.
XXXV. Cet évêque étant mort dans cette ville, on mit
à sa place un des citoyens de Verdun , nommé Agiricus.
Or Siagrius, son fils, gardant la mémoire des outrages
commis envers son père , et se souvenant que , sur l'accu-
sation portée par Sirivald devant le roi Théodéric , son
père avait été non seulement dépouillé de ses biens, mais
encore soumis à des supplices, tomba sur Sirivald avec
une troupe de gens armés, et le tua de la manière que je
vais dire : Un matin, par un brouillard épais, lorsque le
jour permettait encore à peine de distinguer les objets ,
il se rendit à un domaine de Sirivald, nommé Fleurey (i),
sur le territoire de Dijon ; et un des amis de Sirivald
étant sorti de la maison, ils crurent que c'était Sirivald
lui-même, et le tuèrent. Mais comme ils s'en revenaient,
croyant avoir triomphé de leur ennemi, un esclave de
Sirivald leur apprit qu'ils avaient tué, non le maître, mais
(i) Fleurey-sui'-Ouchc , à environ trois lieues de Dijon.
168 HISTOIRE DES FRANCS,
un homme de sa maison. Alors ils retournent sur leure
pas, cherchent de nouveau Sirivald,et ayant découvert
la chambre dans laquelle il avait coutume de dormir, ils
en attaquent la porte, dont ils essaient pendant long-
temps de forcer l'entrée ; et comme ils ne pouvaient y
parvenir, ils démolirent un des murs de côté, entrèrent,
et tuèrent Sirivald à coups d'épée. Cette mort suivit celle
de Théodéric.
XXXVI. Le roi Théodebert tomba malade à la suite de
ces événemens, et tous les efforts des médecins furent in-
utiles; Dieu voulait déjà l'appeler à lui. Après une longue
maladie, succombant à son mal, il rendit l'esprit ( i). Cepen-
dant les Francs portaient une grande haine à Parthénius,
qui, du temps de ce roi, leur avait imposé des tributs;
c'est pourquoi ils se mirent à le poursuivre. Parthénius,
se voyant en danger, s'enfuit de la ville, et supplia in-
stamment deux évêques de le conduire à Trêves, et d'apai-
ser la fureur du peuple par leurs exhortations. Pendant
le voyage, au milieu de la nuit, lorsqu'il était couché sur
son lit , il se mit tout à coup à crier avec force : « Holà !
«holà! secourez - moi , vous qui êtes là; secourez un
« homme qui meurt. » Ceux qui étaient dans la chambre,
réveillés par ces cris, demandent ce que c'est : « Ausanius
«mon ami, reprend-il, et Papianilla ma femme, que j'ai
«tués autrefois, m'appelaient en jugement, et me di-
« saient : Viens te défendre , car il faut que tu corapa-
« raisses avec nous au tribunal de Dieu. » Poussé par la
jalousie, il avait en effet, peu d'années auparavant, tué
(i) L'an 547.
LIVRE TROISIÈME. 169
sa femme innocente et son ami. Enfin, les évêques étant
arrivés à Trêves , et voyant qu'ils ne pouvaient résister
à la violente sédition du peuple, prirent le parti de ca-
cher Parthénius dans l'église; ils le mirent dans un cof-
fre, et étendirent sur lui des vêtemens qui servaient au
culte. Mais le peuple étant entré, le chercha dans tous les
coins de l'église, et il se retirait furieux de n'avoir rien
trouvé , lorsque l'un de la troupe ayant conçu quelque
soupçon, se mit à dire : « Voici un coffre dans lequel nous
« n'avons pas cherché notre ennemi. » Comme les gar-
diens déclarèrent qu'il n'y avait dedans que des ornemens
d'église, les autres demandèrent la clef: «Si vous ne
«l'ouvrez à l'instant, dirent-ils, nous le brisons iious-
« mêmes aussitôt.» Le coffre ayant été ouvert, et le linge
détourné, ils y trouvent Parthénius, et l'en retirent en
s'applaudissant de leur succès. «Dieu, s'écrient- ils, a
« livré notre ennemi entre nos mains. » Aussitôt ils le
frappent à coups de poing, lui crachent au visage; et
après l'avoir attaché à une colonne, les mains derrière le
dos , ils le lapident. C'était du reste un homme d'une
grande voracité : pour manger plus souvent, il précipi-
tait ses digestions en prenant de l'aloès; et, sans respect
pour les personnes qui pouvaient l'entendre , il laissait
échapper avec bruit des vents eu public. Il finit donc de
la manière que nous venons de dire.
XXXVII. Il y eut cette année un hiver très rude, et
plus rigoureux que les autres; en sorte qu'on passait sur
les torrens glacés comme sur la terre même. Il y avait
une grande quantité de neige, et les oiseaux, accablés par
la faim et le froid, se laissaient prendre à la main sans
le secours d'aucun piège. Depuis la mort de Clovis jusqu'à
170 HISTOIRE DES FRANCS,
la mort de Théodebert on compte trente -sept ans (i).
Théodebert mourut la quatorzième année de son règne (2).
Son fils Théodebald régna à sa place.
(i) Il n'y a pas tout-à-fait trente-sept ans entre ces deux époques,
et Théodebert ne régna pas tout-à-fait quatorze ans.
(2) En 547.
LIVRE QUATRIÈME.
SOMMAIRES DES CHAPITRES DU LIVRE QUATRIEME.
1. Mort de la reine Clotilde. — 2. Projet du roi Clotaire d'enlever
aux églises le tiers de leurs revenus. — 3. Ses femmes et ses
fils. — 4. Comtes des Bretons. — 5. L'évêque saint Gall. —
6. Le prêtre Caton. — 7. Episcopat de Cautin. — 8. Rois d'Es-
pagne. — 9. Mort du roi Théodebald. — 10. Révolte des
Saxons. — 11. Par l'ordre du roi , ceux de Tours viennent de-
mander Caton pour évêque. — 12. Le prêtre Anastase. —
13. Inconstance et malice de Chramne. Cautin et Firmiu. —
14. Seconde expédition de Clotaire contre les Saxons. —
15. Episcopat de saint Eufrone. — '16. Chramne et ses parti-
sans; ses excès; son arrivée à Dijon. — 17. Chramne passe du
côté de Childeb'ert. — 18. Le duc Austrapius. — 19. Mort de
l'évêque saint Médard ; sa sépulture. — 20. Mort de Childebert ;
fin de Chramne. — 21. Mort du roi Clotaire. — 22. Partage
de son royaume entre ses fils. — 23. Expédition de Sigebert
contre les Huns; Chilpéric envahit ses villes. — 24. Le patrice
Celse. — 25. Femmes de Gontran. — 26. Femmes de Chari-
bert. — 27. Sigebert épouse Brunehaut. — 28. Femmes de
Chilpéric. — 29. Seconde guerre de Sigebert contre les Huns.
— 30. Départ des Arvernes par l'ordre de Sigebert, pour pren-
dre la ville d'Arles. — 31 . Fort de Tauredunum , et autres pro-
diges. — 32. Le moine Julien. — 33. L'abbé Sunniulfe. —
34. Histoire d'un moine de Bordeaux. — 35. Avitus , évêque
de Clermont. — 36. Saint Nicet de Lyon. — 37. Le reclus saint
Friard. — 38. Rois d'Espagne. — 39. L'empereur Justin. —
40. Mort de Palladius d'Auvergne. — 41. Invasion de l'Italie
par Alboin et les Lombards. — 42. Origine d'Eunius, surnommé
Mummole. — 43. Guerres de Mummolc avec les Lombards. —
172 HISTOIRE DES FRANCS.
44. Histoire d'un archidiacre de Marseille. — 45. Les Lom-
bards et Mummole. — 46. Arrivée de Mummole à Tours. —
47. Fin tragique d'Andarchius. — 48. Invasion de plusieurs
villes par Théodebert. — 4g. Le monastère de Latta. — 50. Der-
niers actes de Sigebert; son arrivée à Paris. — • 51. Alliance de
Chilpéric avec Contran ; mort de Théodebert son fils. —
52. Mort du roi Sigebcrt.
I. La reine Clotilde, pleine de jours et riche de bon-
nes œuvres , mourut dans la ville de Tours , au temps de
l'évêque Injuriosus (i). Transportée à Paris, procession-
nellement et en grande pompe , elle fut ensevelie dans
le sanctuaire de la basilique de Saint-Pierre (a), à côté du
roi Clovis, par ses fils les rois Childebert et Clotaire.
Elle avait construit elle-même cette basilique, dans laquelle
fut ensevelie aussi la bienheureuse Geneviève.
II. Le roi Clotaire avait ordonné par un édit que toutes
les églises de son royaume payassent au fisc le tiers de
leurs revenus : tous les évêques, quoique à regret, y avaient
consenti et avaient souscrit l'ordonnance; mais le bien-
heureux Injuriosus la rejeta en homme de cœur, et dé-
daigna de souscrire , en disant : k Si tu veux prendre
«ce qui est à Dieu, le Seigneur t'enlèvera bientôt ton
fi royaume; car c'est une iniquité de ravir le denier des
«pauvres pour en rcn)plir tes greniers, tandis que tes
(i) En 545. Sa fête est célébrée le 5 juin.
(2) Ce fut plus tard, comme on sait, l'église Sainte-Geneviève. Elle
est ainsi nommée dans la chronique d'Adon , archevêque de Vienne ,
mort en 8^5 (D. Bouq., tom. 11, p. 66y). On sait aussi que l'on ap-
pelait alors Basiliques, non les cathédrales, mais les églises des mo-
nastères. (Voyez Mabillon, OEuvres posthumes, tom. n, p. oSj.
D. Bouq., tom. II, p. 204, note sur le chap. 5 , et tom. m, p. 5^4 ^.
iQOte sur la Vie de sainte Batilde. )
LIVRE QUATRIÈME. 173
a greniers devraient les nourrir. » Et , irrité contre le roi ,
il se retira sans lui dire adieu. Le roi ému , craignant
d'ailleurs la puissance du bienheureux Martin, envoya
après l'évêque avec des présens ; lui demanda pardon ,
condamna son projet, et le pria de supplier en sa faveur
la puissance du bienheureux Martin (i).
III. Le roi Clotaire eut sept fils de différentes femmes :
ainsi d'Ingonde, il eut Gonthaire, Childéric, Charibert ,
Contran , Sigebert , et une fille nommée Chlotsinde ;
d'Arégonde, sœur d'Ingonde, Chilpéric ; de Chunsène ,
Chramne. Or, disons pour quel motif il épousa la sœur de
sa femme. Il avait déjà pour épouse Ingonde, et l'aimait
uniquement , lorsqu'elle lui fit cette demande : « Mon
« seigneur a fait de sa servante ce qu'il a voulu ; il m'a
« reçue dans son lit : maintenant pour mettre le comble
a à ses faveurs , que mon seigneur roi daigne écouter
« ce que sa servante lui demande. Je vous prie de vou-
cf loir bien chercher pour ma sœur , votre esclave , un
(c homme capable et riche , qui m'élève au lieu de m'a-
« baisser (2) , et me donne les moyens de vous servir
« avec plus d'attachement encore. » A ces mots, Clotaire,
déjà trop enclin à la volupté, s'enflamme d'amour pour
Arégonde , se rend à la campagne où elle résidait , et se
l'attache par le mariage. Quand elle fut à lui , il retourna
près d'Ingonde, et lui dit : «J'ai travaillé à te procurer
« cette suprême faveur que m'a demandée ta douce per-
(i) Voyez Eclaireiss. et observ. (Note a.)
(2) Ah! Seigneur, songez-vous que toute autre alliance
Fera honte aux Césars , auteurs de ma naissance ?
( Biitannicus , act. ii, se. 3.)
174 HISTOIRE DES FRANCS.
« sonne ; et en cherchant un homme riche et sage qui
« méritât d'être uni à ta sœur, je n'ai trouve rien de
« mieux que moi-même (i). Sache donc que je l'ai prise
« pour épouse ; je ne crois pas que cela te déplaise. »
— « Ce qui paraît bon aux yeux de mon maître, répondit-
« elle, qu'il le fasse : seulement que ta servante vive tou-
« jours en grâce avec le roi! » Gonthaire, Chramne et
Childéric moururent du vivant de leur père. Nous racon-
terons plus tard la fin de Chramne. Quant à Chlotsinde,
la fille du roi , elle fut l'épouse d'Alboin , roi des Lombards.
Injuriosus, évêque de Tours, mourut la dix-septième
année de son épiscopat (2). Baudin , autrefois domesti-
que (3) du roi Clotaire, lui succéda : ce fut le seizième
depuis la mort de saint Martin.
IV. Vers ce temps, Chanaon, comte des Bretons, tua
trois de ses frères. Voulant tuer encore Macliau, il le fit
saisir, charger de chaînés, et garder dans une prison.
Celui-ci fut délivré de la mort par l'entremise de Félix,
évêque de Nantes. Ensuite il jura à son frère de lui
être fidèle; mais je ne sais à quelle occasion, il voulut
rompre ses engagemens, Chanaon s'en douta, et le per-
sécuta de nouveau. Macliau voyant qu'il ne pouvait échap-
per, s'enfuit chez un autre comte de ce pays, nommé
Chonomor. Ce dernier, pressentant l'approche des persécu-
teurs, le cacha sous terre dans un caveau, et, par-dessus,
éleva un tombeau comme pour un mort , en y ménageant
(i) Je vous nommerais, madame, un autre nom,
Si j'en avais quelqu'autre au-dessus de Néron.
(^ Britannicus , act. il, se. 3. )
(2) En 546.
(5) Voyez Eclairciss. et ohsetv. (Note b.)
LIVRE QUATRIÈME. 175
un petit soupirail par où le captif pût respirer. Les enne-
mis arrivent ; on leur dit : « Tenez , Macliau est mort ;
« c'est ici qu'il est enterré. » A cette nouvelle , ceux-ci se
livrèrent à la joie , burent sur le tombeau même , et an-
noncèrent à son frère qu'il était mort. Alors Chanaon
s'empara de tout son royaume. ( Il faut savoir que les
Bretons ont toujours été sous la dépendance des Francs
depuis la mort de Clovis; et ils sont appelés comtes et
non rois) (i). Cependant Macliau, se relevant de dessous
terre , se retira dans la ville de Vannes , où il fut ton-
suré et ordonné évêque. Après la mort de Chanaon , il
apostasia, et ayant laissé croître ses cheveux, il reprit
son épouse, qu'il avait abandonnée en entrant dans la
cléricature , et avec elle le royaume de son frère. Mais il
fut excommunié par les évêques; et nous dirons plus
tard quelle fut sa mort (2). L'éveque Baudin mourut dans
la sixième année de son épiscopat (3). A sa place fut
substitué l'abbé Gonthaire,le dix-septième depuis la mort
de saint Martin.
V. Lorsque le bienheureux Quintien eut quitté ce
monde, comme nous l'avons dit plus haut (4). Saint
Gall (5), avec l'appui du roi, lui succéda dans sa chaire
épiscopale. De son temps , la maladie nommée ingui-
naire sévit dans diverses contrées , et dépeupla surtout
la province d'Arles. Saint Gall tremblait moins pour lui
que pour son peuple, et, jour et nuit, demandait avec
(i) Voyez Eclairciss. etobsevv. (Note c.)
(2) Liv. V, chap. 16.
(5) En 552.
(4) Liv. ni, chap. 2, 12.
(5) C'était l'oncle paternel de noU-e liistoi-ien.
176 HISTOIRE DES FRANCS,
instance au Seigneur de ne pas voir, lui vivant, son trou-
peau ravagé. Une nuit , il eut une vision : Un ange du
Seigneur, dont les cheveux et les vêtemens étaient aussi
blancs que la neige, lui apparut et lui dit : «Tu fais
« bien, 6 évêque, de supplier ainsi le Seigneur pour ton
« peuple ! Ta prière a été entendue : ton peuple et toi ,
« vous serez exempts de cette maladie ; personne ici , de
« ton vivant, ne périra par la peste. Pour le moment, ne
« crains rien ; mais dans huit ans tu as tout à craindre. »
Ce qui annonçait clairement qu'après ce nombre d'années
il sortirait de ce monde. Gall, réveillé, rendit grâces à
Dieu de ce qu'il avait daigné le consoler et le fortifier par
son messager céleste ; et il institua de nouvelles rogations :
au milieu du carême , on devait se rendre à pied , en chan-
tant, à la basilique de Saint-Julien martyr (i); or le
chemin à parcourir est de 36o stades. On vit aussi , à cette
époque, paraître tout à coup des signes sur les murs des
maisons et des églises. Ces caractères étaient appelés
thauÇi) par les habitans des campagnes. Ainsi cette peste ,
qui dévastait les autres pays, grâce aux prières et à l'in-
tercession de saint Gall, n'atteignit pas la ville de Cler-
mont (3). Ce n'est pas, selon moi, une légère grâce pour
ce pasteur de n'avoir pas vu ses brebis dévorées ; mais le
Seigneur les défendait.
Lorsqu'après sa mort on l'eut lavé (4) et transporté
dans l'église, le prêtre Caton fut tout de suite salué évêque
(i) A Brioude, environ 12 lieues de Clermont, sud.
(2) Thau ou tau, ancien mot gaulois pour désigner une croix, s'il
faut en croire Ducange {Gloss., au mot Tau). C'est le nom grec du ï,
qui est lui-même la représentation d'une ci'oix.
(5) Voyez Eclairciss. et nbsciv. (Note d.)
(4) Usage de ce temps. Voyez liv. n, ch. 5, et liv. iv, ch. 37 et 45-
LIVRE QUATRIÈME. 177
-par le clergé; et, comme s'il fût déjà en possession, il
s'empara de tous les biens de l'église ; éloigna les admi-
nistrateurs, renvoya les officiers (i), et régla tout par
lui-même.
VI. Les évêques qui étaient venus pour ensevelir saint
Gall , ce devoir rempli , dirent au prêtre Caton : « Nous
« voyons que la plus grande partie du peuple t'a choisi :
« viens , fais cause commune avec nous , et nous te béni-
« rons, nous te sacrerons évêque. Le roi est un enfant;
« si on t'en impute la faute , nous te prendrons sous notre
« protection , et nous traiterons avec les grands et les
«premiers du royaume de Théodebald, afin qu'il ne te
« soit fait aucun tort. Nous-mêmes , crois-en nos pro-
« messes, nous nous engageons, si tu éprouvais quelque
« dommage, à t'indemniser de nos propres biens.» Mais
lui, enflé par la fumée d'une vaine gloire, répondit: «Vous
« l'avez appris par la renommée : depuis mon jeune âge
« j'ai toujours vécu saintement : je me suis livré aux
«jeûnes; j'ai trouvé mon plaisir dans l'aumône; je me
« suis souvent exercé à de longues veilles ; j'ai passé sou-
« vent des nuits entières à chanter les cantiques de l'Eglise;
« aussi le Seigneur mon Dieu ne permet pas que je sois
« privé de cet honneur, après avoir tant fait pour son
« service. J'ai obtenu les degrés de la cléricature par les
«lois canoniques : j'ai été dix ans lecteur; cinq ans j'ai
«rempli les fonctions de sous -diacre; quinze ans j'ai
« été attaché aux devoirs du diaconat; depuis vingt ans
«je possède la dignité de la prêtrise. Que me reste-t-il ,
(i) Ministri cpiscoponun, c'étaient les archiprêtres et les archidia-
cres. (Uucange, Glo.ss.)
II. 12
178 HISTOIRE DES FRANCS.
« sinon de recevoir Tépiscopat que mérite la fidélité de.
« mes services? Retournez donc dans vos cités, et faites
« ce que vous croirez utile à vos intérêts; car pour moi
« je veux que mon élection soit régulière (i). » A ces mots
les évêques se retirèrent en maudissant sa vanité.
VII. Ayant donc été élu évêque, du consentement des
clercs, et se mettant à la tête des affaires avant d'avoir
été reconnu (2) , il fit plusieurs menaces à Tarchidiacre
Cautin : « Je te suspendrai de tes fonctions, je t'humi-
« lierai, je te ferai souffrir mille morts. » — « Très pieux
cf seigneur, lui répondit Cautin , je désire tes bonnes
« grâces; si je les obtiens, je te rendrai un service; sans
«qu'il t'en coûte aucune peine, sans fraude de ma part,
«j'irai trouver le roi, et j'en obtiendrai la confirmation
« de ton épiscopat. Je ne veux d'autre récompense que tes
« bonnes grâces. » Caton pensant qu'il voulait le tromper,
méprisa ces paroles. Mais celui-ci se voyant abaissé, ca-
lomnié, feignit une maladie, et sortant la nuit de la ville,
se rendit auprès du roi Théodebald, à qui il annonça la
mort de saint Gall. A cette nouvelle, le roi ou plutôt ceux
qui l'entouraient, convoquèrent une assemblée de prélats
à Metz, et l'archidiacre Cautin fut ordonné évêque : quand
arrivèrent les messagers du prêtre Caton , la nomination
était faite. Alors, par ordre du roi, on livra à Cautin les
clercs qui avaient apporté le message, et tout ce qu'ils
avaient apporté des biens de l'église. On lui adjoignit des
chambriers (3) et des évêques pour l'accompagner, et on
(i) On canonique, c'est-à-dire approuvée par le roi. Yoyez le chap.
suivant.
(9,) Voyez Eclairciss. el observ. (Note é) sur l'élection des évoques.
(3) Ou came'riers , dénomination encore en usage k la cour de Rome.
LIVRE QUATRIÈME. 179
l'envoya à Clermont. Accueilli favorablement par le clergé
et le peuple , il fut donc établi leur évêque. Ensuite de
grandes inimitiés s'élevèrent entre lui et le prêtre Caton;
et personne ne put obtenir de ce dernier de se soumettre
à son évêque. Il s'opéra même une division entre les clercs,
dont les uns se soumettaient à l'évêque Cautin, les autres
au prêtre Caton ; ce qui leur causa un grand préjudice.
L'évêque Cautin voyant qu'il n'y avait aucun moyen de
l'amener à la soumission, lui retira les biens ecclésiasti-
ques, tant à lui qu'à ses amis et à ses partisans, et les
laissa entièrement dépouillés : mais ceux qui revenaient
à lui recouvraient ce qu'ils avaient perdu.
VIII. Sous le règne d'Agila, en Espagne, comme ce
prince écrasait le peuple du poids de sa domination , une
armée de l'empereur entra dans ce pays (i) et s'empara
de quelques villes. Puis Agila ayant été tué (2), Athana-
gilde fut maître du royaume : mais il eut lui-même à
soutenir plusieurs guerres contre cette armée romaine, la
vainquit souvent, et lui enleva en partie les villes dont
elle s'était emparée par surprise.
IX. Théodebald devenu adulte, épousa Vultrade. On
dit que ce Tbéodebald était un esprit méchant; et un
jour, irrité contre un personnage qu'il soupçonnait de
Ces chambriers que le roi donne au nouvel évêque poui- l'accompagner
ilans son diocèse, semblent être des officiers attachés à sa personne
pour le service de l'intérieur, des hommes sur qui il pût compter en
venant prendre possession d'un épiscopat qu'un autre lui disputait.
Ducange l'explique par cubicularius ; Bignon, également. Yojez la
note de Ruinart, liv. vi, cbap. 45.
(i) Voyez Eclaivciss. et obsciv. (Notey. j
(2) En 554.
180 HISTOIRE DES FRANCS,
s'être enrichi à ses dépens , il imagina cette fable : « Un
«serpent, lui dit-il, ayant trouvé une bouteille pleine
«de vin, se glissa par l'ouverture et but avidement tout
« ce qu'elle contenait. Gonflé par tant de vin , il ne pou-
« vait plus sortir par où il était entré. Le propriétaire du
« vin étant survenu, et voyant l'animal se consumer en
«vains efforts, lui dit : Rejette d'abord ce que tu as
« avalé, et alors tu pourras sortir librement (i). » Cette
fable inspira à cet homme une grande crainte , et en
même temps une grande haine pour le roi. Sous son règne,
Bucelin (2), après avoir soumis toute l'Italie à la domi-
nation des Francs , fut tué par Narsès : l'Italie retourna
à l'empereur, et personne depuis ne la recouvra (3). De
son temps nous vîmes croître des raisins sur l'arbre appelé
sureau, sans qu'aucune vigne y fût jointe; et les fleurs
de cet arbre, qui produisent ordinairement, comme vous
savez , des graines noires , se changèrent en grappes.
Alors aussi , une étoile venant à l'opposite de la lune ,
parut entrer dans son disque (4). Ces signes, je pense,
(i) Voyez le même sujet, Horat., epist. i, 7, vers. 2g, et La Fontaine,
liv. m, 17.
(2) En 554, selon Valois. Voyez liv. m, cliap. $2. Sur l'expédition
de Bucelin et de Leutharis, voyez surtout Agathias.
(3) L'auteur veut dire probablement , personne ne la recouvra
pour le compte des Francs ; car on sait que peu d'années après, elle
fut enlevée presque entièi-ement aux empex'eurs par les Lombards. Il
paraît, quoi qu'en dise ici Grégoire, qu'une partie de l'Italie resta,
quelque temps du moins, à nos rois; voyez liv. ix, chap. 20, et liv. x,
chap. 3.
(4) Le texte dit : la cinquième étoile, ce qui ne paraît former aucun
sens, à moins qu'on ne l'entende de la cinquième planète. C'est Mars
ensuivant cet ordre : la Lune, Mercure, Vénus, le Soleil, Mars, Ju-
piter, Saturne. — Circulas ne peut signifier ici que le disque; qu'y
aurait-il eu d'étonnant de voir une étoile dans la vaste orbite de la
LIVRE QUATRIÈME. 181
annoncèrent la mort du roi. En effet, il tomba griève-
ment malade, au point que de la ceinture aux pieds il
ne pouvait faire le moindre mouvement; et, s'affaiblissant
peu à peu, il mourut la septième année de son règne (i).
Clotaire recueillit son royaume , et admit dans son lit
Vultrade son épouse : mais blâmé par les évêques, il la
quitta, et lui donna en mariage le duc Garivald (2) : puis
il envoya son fils Chramne en Auvergne.
X. Cette année, les Saxons s'étant révoltés (3), le roi
Clotaire leva une armée , marcha contre eux , détruisit
la plus grande partie de leurs forces , et parcourant la
Thuringe, la dévasta tout entière, parce qu'elle avait
fourni des secours aux Saxons.
XL L'évêque de Tours , Gonthaire , étant mort , des
émissaires de l'évêque Cautin, dit-on, firent demander
le prêtre Caton pour le gouvernement de cette église :
de sorte que le clergé, joint à Leubaste, martyraire(4) et
abbé , se rendirent en grand appareil à la ville de Cler-
mont ; et quand ils eurent exposé à Caton la volonté du
roi , celui-ci les tint en suspens quelques jours sans leur
lune ? — Si l'on admet liinœ quintœ ; ce sera le croissant de la lune ,
au cinquième jour.
(i) En 555, si Ton met la mort de Théodebert, en 548, d'après la
Chron. de Marins. (D. Bouq., liv. 11, chap. 16.)
(2) C'était Garibald ou Garipald, duc de Bavière. (Paul diacre,
liv. I, chap. 21 ; liv. m , chap. 2g. — D. Bouq., liv. 11, p. 654. 056.)
(3) Voyez Eclairciss. et observ. ( Note g. )
(4) Le martyraire était chargé de veiller sur les reliques des martyrs
(Ducange), et peut-être .\ l'entretien des pauvres de l'église. — On
appelait encore ainsi l'ecclésiastique préposé à un oratoire bâti en
l'honneur d'un martyr. (Ruinart.)
182 HISTOIRE DES FRANCS,
donner de réponse : mais comme ils désiraient s'en re-
tourner, ils lui disent : « Fais-nous connaître ta volonté
« pour que nous sachions à quoi nous en tenir; autrement
« nous retournons chez nous , car ce n'est pas par un
« effet de notre volonté que nous sommes venus te cher-
« cher; c'est d'après un ordre du roi.» Mais Caton, tou-
jours amoureux d'une vaine gloire, réunit une foule de
pauvres à qui il donna le mot pour s'écrier : « Pourquoi
« nous abandonner, bon père, nous tes enfans que tu as
« élevés jusqu'à ce jour? qui nous donnera désormais à
« boire et à manger, si tû t'en vas? Nous t'en prions, ne
« quitte pas ceux que tu as nourris constamment. » Alors
se tournant vers le clergé de Tours, «Vous voyez, leur
« dit-il , très chers frères , combien me chérit cette multi-
« tude de pauvres ; je ne puis les abandonner, ni partir
« avec vous. )•> Ceux-ci ayant reçu cette réponse , retour-
nèrent à Tours. Or Caton avait contracté des liaisons avec
Chramne , et en avait reçu la promesse que si le roi
Clotaire venait à mourir, Cautin serait dégradé, et lui-
même mis à la tête de cette église. Mais celui qui dédaigna
la chaire de saint Martin n'obtint pas celle qu'il désirait :
et en cela fut accomplie la prophétie de David , lorsqu'il
dit : Il lia pas 'voulu la bénédiction, et elle s'éloignera
de lui (i). En effet, cet homme portait la vanité jusqu'à
l'arrogance, et ne pensait pas que personne le surpassât
en réputation de sainteté. Un jour il paya une femme
pour crier dans l'église , (;omme si elle était inspirée ,
qu'elle le reconnaissait pour un grand saint , pour un
homme chéri de Dieu, tandis que Cautin était souillé de
tous les crimes, et indigne de l'épiscopat qu'il avait obtenu.
(i) Psaume io8, vers. i8.
1.IVRE QUATRIÈME. 183
XII. Cependant Cautin, devenu évêque, se conduisit
de manière à mériter l'exécration générale. Il s'adonnait
au vin outre mesure; et souvent il se plongeait tellement
dans la boisson , que quatre hommes avaient peine à l'em-
porter de table; en sorte qu'il devint par la suite épilep-
tique; et plusieurs fois le peuple fut témoin de ses accès.
Il était en outre excessivement livré à l'avarice ; et quelle
que fût la terre dont les limites touchaient à la sienne,
il se croyait mort s'il ne s'en appropriait quelque partie;
l'enlevant aux plus forts avec des procès et des querelles ,
l'arrachant aux plus faibles par la violence. Et, comme le
dit notre compatriote Sidoine Apollinaire, par mépris,
il ne payait pas , et se désespérait quand il n'obtenait pas
les titres (i).
En effet, il existait alors un prêtre nommé Anastase ,
d'origine libre, qui, par mie charte de la reine Clotilde,
d'heureuse mémoire , possédait une propriété. Plusieurs
fois l'évêque était venu le trouver, le priant et le suppliant
de lui remettre les chartes de la reine, et de lui abandonner
sa propriété ; mais comme le prêtre différait d'acquiescer
au désir d.e son évêque, celui-ci, après avoir essayé tantôt
de le séduire par des caresses, tantôt de l'effrayer par des
menaces, lui ordonna de se présenter, malgré lui, à la ville,
et l'y fit retenir contre toute pudeur, avec ordre, s'il ne
livrait ses titres, de l'accabler de mauvais traitemens, et
de le faire mourir de faim. Mais Anastase résista coura-
geusement et refusa toujours les titres, disant qu'il valait
mieux pour lui d'être consumé par la faim , dans le temps
présent, que de laisser ses enfans (2) malheureux pour
(i) Voyez L'clairciss. et ob.terv. (Note h.)
(9.) On sait qu'alors beaucoup d'hommes maries entraient dans lu
184 HISTOIRE DES FRANCS,
toujours. Alors, par l'ordre de l'évêque, il est remis à des
gardiens, et condamné, s'il ne remet ses chartes, à mourir
de faim. Dans la basilique de Saint- Cassius martyr était
une crypte antique et profonde; là se trouvait un vaste
tombeau de marbre de Paros , où avait été déposé le corps
d'un grand (i) personnage. Dans ce sépulcre, le prêtre
est enseveli vivant sur le mort; on place sur lui une
pierre qui servait de couvercle au sarcophage , et on met
des gardes à l'entrée du souterrain. Mais ceux-ci comptant
sur la pierre qui le couvrait, allument du feu (car on
était en hiver), et, assoupis par du vin chaud, s'endor-
ment profondément. Le prêtre, nouveau Jonas, du fond
de son tombeau fermé, ainsi que des entrailles de l'en-
fer (2), invoquait la miséricorde de Dieu; et comme le
sarcophage était, je le répète, assez spacieux, quoiqu'il
ne pût s'y retourner entièrement , cependant il pouvait
étendre librement les bras dans tous les sens comme il le
voulait. Des os du mort, c'est lui-même qui le racontait
ensuite , s'exhalait une odeur pestilentielle , qui , non
seulement frappait les sens, mais pénétrait jusqu'au fond
des entrailles. Lorsqu'il cachait ses narines de son man-
teau, et tant qu'il pouvait retenir sa respiration, il ne
sentait rien de trop insupportable ; mais quand, de peur
d'étouffer, il écartait un peu le manteau de son visage, il
aspirait non seulement par la bouche et par les narines ,
mais, si j'ose le dire, par les oreilles mêmes, cette
saint ministère. On voit par ce passage qu'il leur était permis de
songer encore aux intérêts de leur famille. Voyez encore, liv. v,
chap. 35.
(i) Grandœviis semble pris dans le sens de senior. Aimoin le tra-
duit par cujusdam magni hominis.
(2) C'est l'expression même de Jonas dans sa prière , chap. 2, vers. 5.
LIVRE QUATRIÈME. . 185
atmosphère cadavéreuse. Que dirai-je de plus? quand
Dieu, je pense, l'eut pris en pitié, le captif étendit la
main droite vers le bord du monument , et y trouva une
barre de fer qui était restée dans une fente entre le cou-
vercle et les parois du tombeau. En la remuant peu à
peu il sentit, avec l'aide de Dieu, la pierre se reculer; et
quand elle fut assez écartée pour que le prêtre pût sortir
la tête au-dehors, il agrandit l'ouverture de manière à y
passer tout entier sans obstacle. En ce moment , les ténè-
bres de la nuit obscurcissaient le jour, mais n'étaient pas
encore répandues partout. Anastase court à une autre
porte de la crypte : elle était fermée par de fortes serrures,
et consolidée par d'énormes clous; mais elle n'était pas
tellement unie dans son ensemble, qu'on ne pût voir par
les interstices des planches. Le prêtre se penche vers ces
ouvertures et aperçoit un passant : il l'appelle, quoique
d'une voix exténuée. Celui-ci l'entend, et sans tarder, avec
une hache qu'il tenait à la main, il coupe les pièces de
bois auxquelles étaient attachées les serrures et ouvre une
issue au prêtre. Anastase s'échappe à la faveur de la
nuit, et se rend à son domicile, après avoir instamment
prié son libérateur de ne parler de ce fait à personne. De
retour chez lui , il recueille les chartes que lui avait
octroyées la reine Clotilde, et les porte au roi Clotaire,
en lui dénonçant comment il avait été enseveli vivant par
son évêque. Lorsque tous étaient encore stupéfaits de ce
récit, et avouaient que jamais Néron ni Hérode n'avaient
commis un tel forfait, d'enfermer un homme vivant dans
un sépulcre , l'évêque Cautin vint trouver le roi Clotaire ;
mais accusé par le prêtre , il s'en retourna convaincu et
couvert de confusion. Anastase , muni de diplômes du
roi , défendit son bien aisément , en jouit librement ,
186 HISTOIRE DES FRANCS,
et le transmit à sa postérité. Cautin n'avait ni religion ni
respect humain : complètement étranger aux saintes Ecri-
tures et aux lettres profanes, il était cher aux juifs, dont il
se faisait le serviteur, non pour les amener au salut , comme
doit le faire la tendre sollicitude d'un pasteur pour son
troupeau, mais pour en acquérir certains objets de prix :
et comme il les recherchait avec empressement, et que
les juifs étaient ses adulateurs déclarés , ils les lui ven-
daient plus cher qu'ils ne coûtaient.
XIII. Cependant Chramne, dans ces jours-là, résidait
à Clermont, où il commettait beaucoup d'actions dérai-
sonnables, et c'est pourquoi il fut retiré promptement de
ce monde : aussi le peuple le maudissait. Il n'avait aucun
ami qui pût lui donner des conseils bons et utiles : mais
réunissant des personnes de vile condition et dans la fou-
gue de la jeunesse, il les adoptait exclusivement pour amis
et pour conseillers, leur livrait des filles de sénateurs,
et donnait même des diplômes pour les faire enlever de
force. Il dépouilla Firmin du comté de la ville après
l'avoir grandement outragé , et lui substitua Saluste ,
fils d'Evodius. Firmin se réfugia dans l'église avec sa
belle-mère. On était alors en carême , et l'évêque Cautin
devait se rendre en procession à la paroisse de Brioude ,
selon l'usage établi par saint Gall , comme nous l'avons
dit pkis haut (i). L'évêque sortit donc de la ville vi-
vement affligé , et craignant d'éprouver en route quel-
que accident , car le roi Chramne lui faisait aussi des
menaces (2). Tandis qu'il était en route , le roi envoya
(i) Ciiap. 5.
(2) N'oublions pas (|uc sou antagoniste Caton était le protégé ilc
LIVRE QUATRIÈME. 187
Imnachaire et Scapthaire, les premiers de ses affidés (i),
en leur disant : «Allez, et arrachez par force de l'église
« Firmin et Césarie sa belle-mère. » Lors donc que l'évêque
s'éloignait avec la procession , comme il a été dit plus
haut, les émissaires de Chramne entrent dans l'église , et
cherchent à amuser Firmin et Césarie par les artifices
d'une conversation variée. Après avoir parlé fort long-
temps de choses et d'autres, tout en se promenant dans
l'église, tandis que les réfugiés prêtaient toute leur atten-
tion à ce qu'on leur disait, ils s'approchent des portes du
sanctuaire, qui avaient été ouvertes. Alors Imnachaire
saisissant Firmin dans ses bras, et Scapthaire, Césarie, ils
les jettent hors de l'église, entre les mains de serviteurs
apostés pour les saisir, et sur-le-champ les envoient en
exil. Le second jour leurs gardiens s'étant endormis,
ceux-ci se sentirent libres, et se réfugièrent dans la basi-
lique de Saint-Julien; ils furent ainsi délivrés de l'exil,
mais leurs biens furent confisqués. Quant à l'évêque
Cautin, soupçonnant le coup dont il était menacé, il par-
courait le chemin dont il a été question, ayant près de
lui un cheval tout sellé, lorsqu'il aperçut derrière lui des
cavaliers suivant la même direction et cherchant à l'at-
teindre. « Malheur à moi! dit-il; ces hommes sont envoyés
« par Chramne pour me saisir.» Puis, s'élançant sur son
Chramne, chap. ii. Le roi Chramne, dit-U. Ce titre de roi est sou-
vent donné par l'auteur aux fils de rois. Voyez liv. ni, chap. 22, en
parlant de Thcodobcrt, du vivant de Théodoric son père : et liv. v,
chap. 5o, il donne le titre de reine à Rigonthe.
(i) En latin, de lalcrc suo. Nous avons dans 3Iarculfe, liv. i, ch. 4o,
une formule où sont nommes des missi de latere régis. Le titre de
légat a latere s'est conservé, comme on sait, aux envoyés de la coui
de Rome. Voyez aussi liv. v, chap. 29.
188 HISTOIRE DES FRANCS,
cheval , il laisse la procession , et pressant sa monture à
coups d'éperons , parcourt seul tout le chemin jusqu'au
portique de la basilique de Saint-Julien, où il arrive à
demi mort. Mais en faisant ce récit nous nous rappelons
cette pensée de Salluste, qui est sa réponse aux détrac-
teurs de l'historien (i) : «Il semble difficile d'écrire les
« actions des hommes; d'abord parce qu'il faut élever le
« langage à la hauteur des faits , ensuite parce que la
« plupart attribuent à la malveillance et à l'envie le récit
« des fautes que vous blâmez. » Mais poursuivons.
XIV. Clotaire, après la mort de Théodebald, devint
roi de la France (2); et comme il parcourait ce royaume,
il apprit de ses sujets que les Saxons, transportés d'un
nouvel accès de folie, s'étaient révoltés et refusaient de
lui remettre les tributs qu'ils avaient coutume de payer
tous les ans. Animé par ces paroles il marche contre eux.
Lorsqu'il était près de leurs frontières, les Saxons lui
envoient des ambassadeurs chargés de lui dire : « Nous
« n'avons pas de mépris pour toi ; ce que nous avions
« coutume de payer à tes frères et à tes neveux (3), nous ne
« te le refusons pas , nous te donnerons même plus si tu
« l'exiges; nous ne demandons qu'une chose, c'est que la
« paix subsiste ; c'est que ton armée ne vienne pas se
(i) Sallust., Catilina, chap. 5. Notre auteur paraît s'excuser de ne
raconter que des crimes.
(2) Voyez Eclairciss. et observ. ( Note /. )
(3) Valois pense qu'il faut Mrefratri, au lieu defratribus; puisque
des trois rois d'Austrasic auxquels succède Clotaire, un seul, Thierri,
était son frère; les deux autres, ses neveu et petit-neveu. Mais les
Saxons pouvaient ne pas savoir au juste la fdiation de ces trois princes,
et les l'c^ardcr comme frères, ou comme neveux de Clotaire.
LIVRE QUATRIÈME. 189
« heurter contre notre peuple. » A ces mots , Clotaire dit
aux siens : «Ces hommes parlent bien; n'allons point les
« attaquer de peur de pécher contre Dieu. » Mais ceux-ci
répondirent : « Nous savons qu'ils sont des menteurs et
« qu'ils ne rempliront aucunement leurs promesses : mar-
« chons contre eux. » Les Saxons demandèrent encore la
paix en offrant la moitié de ce qu'ils possédaient; et le roi
Clotaire dit aux siens : « Cessez, je vous prie, d'en vouloir
« à ces hommes de peur d'attirer sur nous la colère de
« Dieu. » Mais ils ne l'écoutèrent pas; les Saxons vinrent
encore offrir des vêtemens, des troupeaux, et même toutes
leurs richesses, en disant : «Prenez toutcela avec la moi-
« tié de notre pays ; laissez-nous seulement nos femmes et
« nos jeunes enfans, mais qu'il n'y ait point de guerre
« entre nous. » Les Francs rejetèrent encore tout accom-
modement : «Cessez, je vous en conjure, leur dit le roi
« Clotaire ; renoncez à vos projets; nous n'avons pas pour
« nous le bon droit : ne veuillez pas marcher à une guerre
« oïl vous trouveriez votre perte; que si vous voulez abso-
« lument partir, pour moi, je ne vous suivrai pas. » Alors
ceux-ci, irrités contre le roi Clotaire, se jettent sur lui,
déchirent sa tente en l'accablant de reproches, et l'eu
arrachent de force, bien décidés à le tuer s'il tardait à
marcher avec eux (i). A cette vue Clotaire partit avec
eux malgré lui. Mais quand le combat fut engagé, ils
furent taillés en pièces par leurs adversaires; et des deux
côtés il périt tant de monde, qu'on n'aurait pu ni évaluer
ni compter le nombre des morts. Alors Clotaire confus
demanda la paix , disant que ce n'était pas de sa propre
volonté qu'il les avait attaqués; l'ayant obtenue, il revint
dans ses états.
(i) Voyez Eclairciss. et obscrv, (IVote /. )
190 HISTOIRE DES FRANCS.
XV. Apprenant que le roi était revenu do cette san-
glante expédition en Saxe , ceux de Tours qui avaient fait
un accord (i) pour élire évêque le prêtre Eufrone, vin-
rent trouver Clotaire, et lui exposèrent leur demande.
«Mais, dit le roi, j'avais ordonné que le prêtre Caton
«fût établi évêque de cette ville; pourquoi nos ordres
« n'ont-ils pas été exécutés?» Ils lui répondirent : «Nous
«l'avons demandé, mais il n'a pas voulu venir (2). »
Compie ils disaient ces mots , arrive tout à coup le prêtre
Caton, priant le roi de rejeter l'évêque Cautin et de le
faire à sa place évoque de Cîermont. Le roi ayant accueilli
cette demande aVec dérision , Caton lui demanda d'être
nommé à Tours; faveur qu'il avait refusée précédemment.
Alors le roi lui dit : « J'avais d'abord ordonné que l'on te
« sacrât évêque de Tours ; mais, à ce que j'apprends, tu
« as dédaigné cette église ; ainsi jamais tu n'en seras le
«maître;» et Caton se retira tout confus. Comme le roi
faisait plusieurs questions sur le compte de saint Eu-
frone, on lui dit qu'il était le neveu du bienbeureux Gré-
goire, dont nous avons parlé plus haut (3). Le roi ré-
pondit : «C'est là la première et la plus belle noblesse.
« Ainsi soit faite la volonté de Dieu et de saint Martin !
«que l'élection s'accomplisse.» Et d'après l'ordre qu'il en
donna par un diplôme, saint Eufrone fut ordonné évêque,
le dix-huitième depuis saint Martin.
XVI. Cependant Chramne, comme nous l'avons dit,
commettait toutes sortes de violences en Auvergne, et
était toujours l'ennemi déclaré de l'évêque Cautin. En ce
(i) Voyez Eclairciss. et obseiv. (Note m.)
(2) Voyez cliap. 1 1 .
(3) V03CZ liv. 111, cliap. ig.
LIVRE QUATRIÈME. 191
temps il fut dangereusement malade , et ses cheveux tom-
bèrent par suite d'une fièvre violente. H avait alors près
de lui un homme généreux et distingué par toutes les
vertus : c'était un citoyen de Clermont nommé Ascovinde,
qui cherchait à le détourner de toutes ses forces de cette
disposition à faire le mal, mais sans pouvoir y réussir;
car près de Chramne était aussi un certain Léon de
Poitiers, violent aiguillon pour le pousser à tous les
excès. Bien digne de son nom, il déployait la cruauté d'un
lion pour satisfaire tous ses désirs. On prétend qu'un jour
il dit que Martin et Martial, ces confesseurs du Seigneur,
n'avaient laissé au fisc rien qui vaille. Mais aus'sitôt ,
frappé par la vertu des saints confesseurs , il devint
sourd et muet , et mourut en démence. Le malheureux
s'était rendu dans la basilique de Saint-Martin de Tours,
y avait prié pendant la nuit (i), avait offert des pré-
sens ; mais la vertu accoutumée du saint ne daigna pas
descendre sur lui, et il s'en retourna infirme comme il
était venu. Chramne quittant Clermont vint à Poitiers.
Tandis qu'il y résidait avec toute la puissance d'un maître,
séduit par les conseils des médians , il désira passer du
côté de Childebert son oncle ; car il songeait à ourdir un
complot contre son père. Childebert , avec une arrière-
pensée il est vrai , lui promit cependant de le recevoir,
tandis qu'il aurait dû l'avertir charitablement (2) de ne pas
se faire l'ennemi de son père. Après s'être entendus par
(1) Vi^ilins en cet endroit , comme en beaucoup d'autres, me paraît
signifier des nuits passées en prières, plutôt que la récitation de l'office
appelé Fi^iles , ce qui ne convenait qu'aux honmies de l'église.
(2) Spiritaliier. La qualité d'oncle, de Childebert à l'égard de
Chramne, justiûe-elle celte expression? IN'aurait-il pas été son père
spirituel, ou parrain;'
192 HISTOIRE DES FRANCS.
des messages secrets ils conspirent contre Clotaire. Mais,
Childebert oubliait que chaque entreprise formée contre
son frère ( i ) avait tourné toujours à sa confusion. Ce traité
conclu, Chramne retourna dans le Limosin, et réduisit
sous sa domination les portions du royaume de son père
qu'il avait parcourues précédemment. Alors le peuple de
Clcrmont était tenu renfermé dans les murs de la ville ,
et périssait accablé de diverses maladies. Clotaire envoya
vers lui deux de ses fils , Charibert et Contran : ceux-ci
vinrent en Auvergne, et apprenant qu'il était en Limo-
sin, s'avancèrent jusqu'au lieu appelé la montagne Noire,
où ils le trouvèrent. Ayant dressé leurs tentes, ils s'éta-
blissent en sa présence, et lui envoient des députés, lui
enjoignant de restituer les biens paternels qu'il avait usur-
pés, sinon, qu'il se préparât à combattre. Chramne, fei-
gnant d'être encore soumis à son père, leur dit : « Je ne
« pourrai me dessaisir de tout le pays que j'ai parcouru ;
« mais avec la grâce de mon père , je désire le conserver
« sous mon pouvoir. >> Ses frères demandèrent que le
combat décidât entre eux. Déjà de part et d'autre les
deux troupes nombreuses et bien armées se disposaient
à l'attaque, lorsque tout à coup une tempête accompagnée
d'éclairs et de tonnerre suspendit le combat. Comme on
rentrait dans les camps, le rusé Chramne fît annoncer
à ses frères , par un étranger, la mort de leur père ; car
à cette époque avait lieu la guerre contre les Saxons
(i) Par exemple, lorsqu'il avait voulu enlever l'Auvergne à Thieni ;
lu, g ; lorsque, réuni à Théodebert, il allait combattre contre Clo-
taire ; m, 28 : lorsque, de concert avec le même Théodebert, il garda
tout l'argent que leur avait donné Théodat; et que Clotaire s'en
dé<lommagea en s'cniparant, pour lui seul, des trésors de Clodomir j
m, 5i.
LIVRE QUATRIÈME. 193
dont j'ai parlé plus haut (i). Ceux-ci, alarmés, retour-
nèrent promptement en Bourgogne. Chramne les ayant
suivis avec son armée, s'avança jusqu'à Châlon , l'as-
siégea et s'en rendit maître ; puis il poussa jusqu'à la
forteresse de Dijon , où il arriva un dimanche. Là, se
passa un fait que je vais raconter : il s'y trouvait alors
l'évêque saint Tétricus, dont nous avons fait mention (2)
dans un précédent ouvrage; les clercs ayant placé trois
livres sur l'autel, les Prophètes, l'Apôtre, les Evangiles,
prièrent le Seigneur de découvrir à Chramne le sort qui
l'attendait : s'i^ devait réussir, ou du moins régner un
jour, ils suppliaient la puissance divine de le faire con-
naître ; en même temps ils convinrent entre eux de lire
chacun à la messe , le passage qu'ils auraient trouvé à l'ou-
verture du livre. Ils ouvrent donc d'ahord le livre des
Prophètes, et tombent sur ces paroles : J'en arracherai la
haie, et elle sera livrée au pillage; au lieu de porter de
bons raisins elle n'a donné que de mauvais fruits (3).
Le livre de l'Apôtre ouvert leur offre ces mots : Vous
savez bien, mes frères, que le jour du Seigneur 'viendra
comme un 'voleur dans la nuit. Lorsqu'ils auront dit :
Paix et sécurité, la mort fondra sur eux tout d'un coup
comme les douleurs de l'enfantement sur une femme ,
et ils ne pourront l'éviter (4). Enfin le Seigneur dit,
(i) Voyez chap. 10. 14.
(2) Tétricus n'est pas nommé dans le livre précédent de cette his-
toire. A l'index du livre de Gloria Confessorum, le chap. 107 est inti-
tulé ; de Sancto Tctvico episc. Lingoncnsi. Mais dans le corps de
l'ouvrage il n'en est pas question. — Il en est fait aussi mention dans le
livre de Vitis Pntrum ; et plus has, v, 5.
(5) Isai., V. 5, 4-
(4) I Thess., V, a, 5.
I. i3
194 HISTOIRE DES FRANCS,
par son Evangile : Celui qui n'écoule pas mes paroles
est comparable a un insensé qui édifie sa maison sur le
sable : la pluie est tombée , les torrens se sont précipités^
les vents ont soufflé contre elle avec violence, et elle
s'est écroulée, et la ruine en a été grande ( i ). Chramne,
accueilli dans les basiliques par l'évêque Tétricus , y
mangeait son pain (2); puis il se dirigea vers Childe-
bert ; mais il ne lui fut pas permis d'entrer dans les murs
de Dijon. Le roi Clotaire combattait alors vigoureuse-
ment contre les Saxons. En effet, les Saxons soulevés
par Childebert, comme on l'apprit deptis, et indignés
contre les Francs pour les ravages de l'année précé-
dente (3), étaient sortis de leur pays, avaient attaqué la
France (4), et s'étaient avancés jusqu'à la ville de Divi-
tia (5) en pillant, et en laissant partout des traces de leur
fureur.
XVII. Chramne ayant pris en mariage la fille de
Wilichaire (6), se rendit à Paris, et s'attacha le roi Childe-
bert comme complice et comme ami, en lui jurant qu'il
était l'ennemi déclaré de son père. Childebert, tandis que
(i) Saint Matth., vu. 26, 27.
(2) Expression biblique, pour dire : Vivait misérablement, comme
im pauvre qui n'a que du pain à manger. — Les basiliques dont il est
question ici sont peut-être celles de Saint-Bénigne et de Saint-Jean,
alors en debors de la ville; depuis, dans l'intérieur (Ruinart). Saint-
Bénigne est maintenant la cathé<lrale de Dijon , érigé en évêché
en 170 I.
(5) L'expédition rapportée cbap. 10. La seconde guerre, dont il
est question ici, est celle qui a été racontée chap. i4-
(4) La France transrhénane, ou la limite orientale de l'Austrasie,
Voyez chap. 14. (Note /.)
(5) Voyez Eclairciss. cl obsen>. (Note fi.)
(6) Duc d'Aquitaine. (Aimoiii, 11, 3o.) La fdle s'appelait Chalda.
(Gest. Franc, chap. 28.)
LIVRE QUATRIÈME. 195
Clotaire combattait contre les Saxons , entra dans la
campagne rémoise, et s'avança jusqu'à la ville de Reims,
pillant et brûlant tout le pays. En effet, il avait ouï dire
que son frère avait été tué par les Saxons ; et pensant dès
lors que tout lui était soumis, il envahit tous les pays où
il put pénétrer.
XVill. Dans le même temps, le duc Austrapius craignant
la colère de Chramne , se réfugia dans la basilique de
Saint-Martin ; dans une telle tribulation le secours de
Dieu ne lui manqua pas. En effet, Chramne l'avait fait
resserrer de manière que personne n'osait lui porter des
ahmens ; et garder si étroitement , qu'il ne lui était pas
même permis de puiser de l'eau : il voulait que, pressé
par la faim, le malheureux se décidât de lui-même à sortir
de la sainte basilique quoique sûr de périr à l'instant. En
cet état, quelqu'un s'approchant d'Austrapius demi-mort,
lui présenta un vase d'eau pour boire : il le prit; aussitôt
accourut le juge de l'endroit, qui le lui arracba des mains
et le répandit à terre. Mais la vengeance de Dieu et du
saint évêque outragé suivit de près : le même jour, ce
juge coupable, saisi de la fièvre, expira dans la nuit; il
ne put arriver au lendemain, à cette heure où, dans la
basilique du saint, il avait arraché le vase des mains du
fugitif. Après ce miracle tous s'empressèrent de fournir
abondamment aux besoins d'Austrapius; et quand le roi
Clotaire revint dans son royaume, il fut en grand honneur
près de lui. Du vivant de ce roi, il prit l'habit de clerc,
€t fut ordonné évêque au château de Selle , dans le
diocèse do Poitiers (i), avec promesse qu'à la mort do
(i) L'abbaye de Selle ou Celles , près de Melle en Poitou (Deux-
Sèvres ).
196 HISTOlKli DES FRANCS,
l'évêque Pientlus , qui dirigeait alors l'église de Poitiers ,
il lui succéderait. Mais le roi Charibert en décida autre-
ment. Quand l'évêque Pientius eut quitté le séjour de ce
monde, Pascentius, abbé de Saint-Hilaire, se trouvant
alors à Paris , lui succéda par l'ordre du roi Charibert ,
malgré les réclamations d'Austrapius, qui revendiquait
cette place. Mais ses plaintes et ses cris furent inutiles.
11 retourna donc à son château de Selle; et là, ayant par
ses exactions soulevé contre lui les Teifales (i), il fut
blessé d'une lance et périt misérablement. L'église de
Poitiers rentra en possession de ses paroisses (2).
XIX. x\u temps de Clotaire, un élu de Dieu, Médard,
ëvêque d'une sainteté exemplaire, mourut après une vie
remplie de jours et de bonnes œuvres. Le roi Clotaire le
fit ensevelir en grande pompe dans la ville de Soissons,
et commença la construction d'une basilique sur son tom-
beau, qui fut achevée et dotée par son fils Sigebert. Au
tombeau de ce bienheureux, nous avons vu se jompre,
se briser et tomber les fers et les chaînes de plusieurs
captifs; et on les garde jusqu'à ce jour, auprès de son
sépulcre, comme monument de sa puissance. Mais reve-
nons aux faits précédens.
XX. Cependant le roi Childebert tomba malade, et
(1) Teifales, peuple barbare originaire de Scytliie, cantonné en
Gaule, dans le Poitou, au vc siècle, et qui a donné son nom à la ville
de Tifauges, sur la Sèvre.
(2) Ces paroisses étaient le château de Scllc, et quelques autres pa-
roisses, dont on avait forme comme un diocèse provisoire pour Austra-
pius, en attendant qu'il succédât à Pientius; à sa mort, il était juste
qu'elles fussent réunies à l'évcclié dont elles avaient été distraites.
LIVRE QUATRIÈME. 197
après avoir gardé long-temps le lit, il mourut à Paris (i),
et fut enterré dans la basilique de Saint-Vincent (2), qu'il
avait construite lui-même. Clotaire s'empara de son
loyaume et de ses trésors; quant à Ultrogothe et ses
deux filles (3), il les envoya en exil. Chramne se repré-
senta devant son père, mais il viola encore sa foi; et se
voyant sans ressource, il s'enfuit en Bretagne auprès du
comte Clionobre (4), où il resta caché avec sa femme et
ses filles; et Wilichaire, son beau-père, se réfugia dans
la basilique de Saint-Martin. Alors cette basilique, en
punition des péchés du peuple et des impiétés qui s'y
commettaient, fut brûlée par Wilichaire et son épouse, ce
(jiie nous ne rappelons qu'avec un profond soupir. Déjà
la cité de Tours, moins d'un an auparavant, avait été
consumée par le feu, et toutes les églises qu'elle renfer-
mait étaient restées désertes. Aussitôt, la basilique de
Saint-Martin, par les soins du roi Clotaire, fut couverte
d'étain, et rétablie dans sa beauté première. Alors paru-
rent deux armées de sauterelles, qui traversant, dit-on,
l'Auvergne et le Limosin , s'arrêtèrent sur la plaine de
iîomagnat (5), et là, se livrant un combat terrible, se
(i) An 558.
(i) Qui fut depuis Saint-Germain-dcs-Prés.
(3) Ultrogothe, sa veuve. Ses deux filles étaient, Chrotbergc et
(llirotsindc. (Ruin.)
(4) Lo ms. de Corbic le nomme Clionno ; el au cliap. 4, au lieu do
('hanaone, il met Chonoone, quoicjue ailleurs il l'écrive Clianao : ce
([ui peut faire jirésumer que c'est le même personnage. Vyfrt de
vciificrlcs Dates a adopté celle opinion : Caiinn, ou Connbrc, y ost-il
«lit. Ne Irouvcrait-on pas plus de ressemblance entre Conobrc el
Chniioincrc , autre roi dont il est aussi (|U('sliou cbap. 4 î* On sait qu'il
y a de grands rapports pour la prononciation entre b el ui.
(5) \ illagc prr'i de Clrrtnonl ( F'ny dc-Dômc).
198 HISTOIRK DES FRANCS,
détruisirent mutucUcinent. Cependant le roi Clotaire, fu-
rieux contre Chramne , s'avança en Bretagne avec une
armée pour le combattre, et celui-ci ne craignit pas de
marcher contre son père. Déjà les deux armées étaient en
présence, concentrées dans une même plaine, et Chramne
avec les Bretons avait rangé ses troupes en bataille contre
son. père, lorsque l'arrivée de la nuit suspendit le combat.
Dans cette nuit, Chonobre, comte des Bretons, dit à
Chramne : « Je trouve injuste que tu marches contre
« ton père : laisse-moi , cette nuit même , fondre sur lui,
« et l'accabler avec toute son armée. » Mais Chramne
aveuglé, comme je le crois, par la volonté divine, ne
voulut point y consentir. Le matin , les deux princes
mettent en mouvement leur armée , et s'empressent de
combattre l'un contre l'autre. Le roi Clotaire marchait
comme un nouveau David, allant combattre son fils Ab-
salon ; il pleurait et s'écriait : « Seigneur, regarde - moi
« du haut du ciel, et juge ma cause, car je suis indigne-
ce ment outragé par mon fils. Vois, et juge-nous avec équité;
« et que ton jugement soit celui que tu prononças entre
« Absalon et son père David. » On combattit des deux
côtés avec une ardeur égale; le comte des Bretons plia,
et fut tué. Chramne prit la fuite : il avait sur la mer des
vaisseaux tout préparés ; mais tandis qu'il voulait mettre
en sûreté sa femme et ses filles, il fut surpris par l'armée
de son père, saisi et enchaîné. Le roi Clotaire, à cette
nouvelle, ordonna qu'il fût brûlé avec sa femme et ses
filles. On les enferma dans la cabane d'un pauvre, et
(Chramne étendu sur un banc fut étranglé avec un mou-
choir. Ensuite on mit le feu à la cabane, et ainsi sa femme
et ses filles périrent avec lui (i).
(i) Aq 56o, ( Chron. de Marins.)
LIVRE QUATRIÈME. 19&
XXI. Le roi Clotaire , la cinquante-unième année de
son règne, vint pour visiter le séjour de Saint -Martin
avec de grands présens : arrivé à Tours, il se rendit au
tombeau du saint évêque , et là, repassant dans sa mé-
moire toutes les fautes qu'il avait pu commettre par né-
gligence, il suppliait, avec de profonds gémissemens, le
bienlieureux confesseur d'implorer pour ses péchés la
miséricorde du Seigneur, et de lui obtenir par son inter-
cession le pardon de ses erreurs. A son retour, la cinquante-
luiième année de son règne, tandis qu'il chassait dans
la forêt de Cuise (i), il fut saisi de la fièvre, et ramené
(l;ins sa maison de Compiègne. Cruellement tourmente
par la fièvre, il s'écriait : «Ah! que pensez-vous que
« soit ce roi du ciel, qui tue ainsi les plus grands rois!»
C'est dans ces tristes pensées qu'il rendit l'ame. Ses quatre
fils, l'ayant fait transporter à Soissons en grande pompe,
l'ensevelirent dans la basilique du bienheureux Médard.
Or il mourut après un an d'intervalle , le même jour
que Chramne avait été tué (2).
XXII. Chilpéric, après les funérailles de son père,
s'empara des trésors qui étaient amassés dans la maison
royale de Braine (3), s'aboucha avec les Francs les plus
capables de le servir, et se les gagna par des présens,
lîientot il entre dans Paris, et occupe le siège du roi
Childebert : mais il ne put le posséder long-temps ; car
(i) La foret de Compiègne.
(2) An 5Gi. — C'est là le sens généralement adopté; cependant h\
phrase latine semble dire : un an et un jour après le meurtre df
(Jliramne. C'est l'opinion de plusieurs savans distingues.
(3) Braine- sur- Fesle, entre Soissons et Reims (Aisne, arr. de
Scissons).
200 UISTOIBE DES FRANCS,
ses frères se réunirent pour l'en chasser; et alors les
quatre frères, c'est-à-dire Charibert, Contran, Chilpéric
et Sigebcrt firent du royaume un partage légal : le sort
donna à Charibert le royaume de Childebert, et Paris
pour siège de sa puissance ; à Contran , le royaume de
Clodomir, et Orléans pour capitale; à Chilpéric, le
royaume de sou père Clotaire, avec sa capitale, Soissons;
à Sigebert , le royaume de Théodéric , et Reims pour y
établir son séjour (i).
XXIIL Après la mort du roi Clotaire, les Huns atta-
quèrent les Caules ; Sigebert marcha contre eux avec
une armée, leur fit la guerre, les vainquit et les mit
en fuite : mais plus tard, leur roi, par ses ambassadeurs,
obtint l'alliance de Sigebert. Tandis que ce prince était
inquiété par cette guerre, son frère Chilpéric (2) envahit
Reims, et lui enleva d'autres villes de son domaine. De là
surgit entre eux, ce qui est plus fâcheux encore, une
guerre civile. Sigebert, revenu vainqueur des Huns, s'em-
pare de Soissons, y trouve Théodebert, fils du roi Chil-
péric, le prend, et l'envoie en exil. Puis, s'avançant contre
Chilpéric, il lui livra bataille; et l'ayant vaincu et mis
en fuite, il rentra en possession des villes qui étaient à
lui. Quant à son fils Théodebert, il le fit garder pri-
sonnier une année entière dans sa maison royale de
Poution (3j; puis, comme il était clément, il le ren-
voya à son père, sans aucun mal, et avec de riches présens;
(i) Voyez Eclairciss. et obscrv. (Noie o.)
(2) Valois, liv. ix de son histoire, rapporté cette expédition de
Chilporic à l'an Sôj.
(3) Ponthion, ancienne maison royale, aujourd'hui village, sur l'Or-
nain, près de Vitry-le-Brûlc, en Pertois (Marne, arr. de Vitry).
LIVRE QUATRIÈME. 201
mais 11 lui avait fait promettre par serment de ne ja-
mais rien entreprendre contre lui. Engagement qui fut
violé par le jeune prince à cause de ses péchés.
XXIV. Le roi Contran ayant obtenu , comme ses frères,
sa portion de royaume, destitua Agrécula le Patrice (i),
et donna sa dignité à Celsus, homme de haute stature,
aux épaules larges, au bras vigoureux, fier dans son lan-
gage, toujours prêt à répliquer, habile dans la connais-
sance du droit. Par la suite, son avidité pour s'enrichir
fut telle qu'il enlevait souvent les biens des églises pour
ajouter à ses possessions. Un jour, ayant entendu lire à
l'église une leçon d'Isaïe , où ce prophète s'exprime ainsi :
Malheur à ceux qui ajoutent maison h maison et joi-
gnent une terre à une terre jusqu'à ce que l'espace leur
manque (2). 11 s'écria, dit -on : «Ces mots sont bien
« inconvenans : malheur à moi et à mes fils! » Du reste
il laissa un fils, qui, mourant sans enfans, légua la plus
grande partie de son bien aux églises que son père avait
dépouillées.
XXV. Le bon roi Contran prit d'abord pour concu-
bine Vénérande, servante d'un de ses hommes, et en
rut un fils nommé Condebaud. Ensuite il épousa Mar-
(i) La dignité de Patrice, dans le royaume de Gonlran, venait des
rois Bourguignons, qui l'avaient reçue des empereurs, et se plaisaient à
en porter le titre. Sous les rois francs, ce titre fut donné au premier
oificier qui gouvernait ces provinces, au nom du roi. Il semble par
ce passage et d'autres encore (chap. xlu), qu'il n'y avait qu'un Patrice
dans tout le royaume de Bourgogne. Son autorité pourrait alors se
comparer à celle des Maires du Palais. — Selon Marins, Celsus mourut
en 570.
{•i.) Isaïe, V. 8.
•202 HISTOIRE DES FKAWCS.
tati'ude filic do Magiiacaire : puis il envoya son fils Gon-
(lebaud à Orléans. Mais Marcatrude, jalouse de cet enfant,
quand elle fut elle-même mère d'un fils, projeta de le
faire périr, et pour cet effet lui fit, dit-on, passer du
poison dans un breuvage. L'enfant étant mort , elle-
même, par le jugement de Dieu, perdit son fils, encourut
la haine du roi, qui la renvoya; et mourut peu après,
l^e roi épousa ensuite Austrechilde surnommée Bobyla,
dont il eut deux fils: l'aîné se nommait Clotaire ; le plus
jeune, Clodomir.
XXVI. Le roi Cbaribert prit pour femme Ingoberge ,
dont il eut une fille (i) qui plus tard, en prenant un mari,
fut emmenée dans le royaume de Kent. Ingoberge avait
alors à son service deux jeunes personnes, filles d'un
pauvre artisan : l'une, nommée Marcoviève, portait l'habit
religieux; la seconde s'appelait Méroflède; et le roi en était
éperdument amoureux : or, elles étaient filles, comme
nous l'avons dit (2), d'un ouvrier en laine. Ingoberge, ja-
louse de l'affection qu'elles inspiraient au roi, fit travailler
leur père dans son intérieur, espérant que le roi , en le
voyant, prendrait ses filles en aversion ; et tandis qu'il était
à Touvrage, elle appela le roi. Celui-ci , espérant voirquel-
((iie chose de ciiricvîx, regarde, et l'aperçoit de loin travAJl-
(i) C'est Aldeberge ou Berthe, rjui, inaricc à Éthelbert, roi de
Kent, travailla à le convertir au christianisme ainsi que tout son
peuple. Il en est encore question plus bas, liv. ix, chap. 26. Voyez en
outre, Beda, liv. ix, chap. -25, Guillaume de Malmesbury et les autres
chroniqueurs d'Angleterre.
(2) 11 a dit seulement qu'elles étaient filles d'un liomme paiiNie :
pour lui, artificis laïuirii, el j)aui>cfis, auront paru à peu près syno
nymes.
LIVRE QUATRIÈME. 203
lant aux laines pour le service du palais. A cette vue, irrité,
il délaissa Ingoberge et prit Méroflède. Il eut encore une
autre jeune fille, nommée Theudéchilde, dont le père était
berger, c'est-à-dire gardeur de brebis, et en eut, dit-on,
un tlls, qui, au sortir du sein de la mère, fut porté de
suite au tombeau.
Au temps de ce roi, Léonce (i) ayant réuni à Saintes
les évêques de sa province, dégrada Emère de l'épiscopat,
sous prétexte qu'il n'avait pas été régulièrement revêtu
de cet honneur. En effet, il avait obtenu un décret du
roi Clotaire pour être ordonné sans le consentement du
métropolitain, qui était absent. Quand ils l'eurent rejeté,
ils firent un accord (2) en faveur d'Héraclius, alors prêtre
de Bordeaux; et après l'avoir signé de leurs propres mains,
ils le transmirent au roi Charibert par le prêtre en question.
Celui-ci, arrivé à Tours, fit connaître au bienheureux
Eufrone tout ce qui s'était passé, en le priant de daigner
signer cet accord : mais l'homme de Dieu s'y refusa net-
tement. Lors donc que le prêtre fut entré dans Paris,
il se présenta devant le roi, et lui dit : « Salut, roi glo-
« rieux. Le siège apostolique envoie à ton éminence le
«salut le plus abondant.» — «Eh quoi! reprit le roi,
« viens-tu de Rome, pour nous apporter le salut du pape
(i) Évêque de Bordeaux, métropolitain de la seconde Aquitaine,
dont Saintes était un évèché suffragant. Ce concile de Saintes est de
56-2, selon Pagi et D. Labat; de 566, selon Raronius; de 564 > selon
d'autres. — Léonce et Emère ont été loués ensemble par Fortunal ,
liv. I, n° 12. Le premier est honoré comme un saint à Bordeaux, le
ï5 novembre. Il ne faut pas le confondre avec un autre Léonce plus
ancien, également évêque de Bordeaux, et loué aussi par Fortunal,
liv. IV, n" g. (Ruin.)
(:>■) Voyez chap. xv. (JNolc sur ce mol.)
504 HISTOIRE DES FRANCS,
«de cette ville (i)?» — «C'est le père Léonce, votre
(f sujet, dit le prêtre, qui, réuni aux évêques de sa pro-
« vince, vous envoie le salut; il vous donne avis qu'Emule »
(c'est ainsi qu'ils avaient pris l'habitude de nommer
Emère dans son enfance) « a été rejeté de l'épiscopat,
« parce qu'au mépris des formes canoniques, il a obtenu,
« par intrigue , l'évèclié de Saintes. Or ils vous ont en-
« voyé l'acte de leur accord pour qu'un autre soit mis à
« sa place ; afin qu'en condamnant régulièrement les trans-
« gresseurs des canons, la puissance de votre royauté se pro-
« page dans une longue suite de siècles. » Il parlait encore,
que le roi furieux le fit jeter hors de sa présence, et ordonna
qu'il fût placé sur un chariot rempli d'épines , et traîné
en exil, en disant : «Crois -tu donc qu'il ne reste plus
« un seul des fils de Clotaire qui veuille maintenir les actes
à de son père, pour que ces évêques rejettent, sans nous
« consulter, celui que sa volonté avait choisi?» Aussitôt
il envoya des hommes de religion pour réintégrer l'évêque,
et quelques uns de ses chambriers, qui devaient, après
avoir exigé de l'évêque Léonce mille pièces d'or, pimir
les autres évêques selon leurs moyens. Et c'est ainsi qu'il
punit l'outrage fait au roi.
Ensuite Charibert épousa Marcoviève, sœur de Méro-
flède. Pour ce motif, ils fm-ent tous deux excommuniés
par l'évêque saint Germain. Mais comme le roi refusait
de s'en séparer, elle mourut frappée par le jugement do
Dieu, Peu après le roi Charibert, lui-même, décéda (2).
(i) Cette demande du roi, à propos de l'expression scdcs apnstû'
lica, prouve que si ce titre était commun à tous les cvùques, il de-
venait cependant dès lors plus particulier à l'évêque de !\ome. Le titre
de Pape ne lui appartint exclusivement qu'à dater de Grégoire VU.
(•i) An 567. - Fortunat a fait l'élogt; de Charibert (vi, 4), en quoi
LIVRE QUATRIÈME. 205
Après sa mort, Theudëchilde, une de ses femmes, en-
voya des messagers à Gontran , se proposant à lui pour
épouse. Le roi lui fit répondre : « Qu'elle ne craigne
<( pas de venir à moi avec ses trésors ; je la recevrai , je
« la ferai grande aux yeux des peuples, et elle sera plus
« en honneur auprès de moi qu'avec défunt mon frère. »
Celle-ci, joyeuse, réunit tout ce qu'elle possédait, et
partit pour aller le trouver. A cette vue , le roi dit :
(( Il vaut mieux que ces trésors soient en mon pouvoir,
« qu'à la disposition de cette femme, qui n'était pas digne
« du lit de mon frère. » Et lui enlevant une grande partie
de ses richesses, il lui laissa peu de chose, et l'envoya
dans un monastère d'Arles. Celle-ci , souffrant avec peine
les jeûnes et les veilles qui l'accablaient , fit, par des mes-
sages secrets, des propositions à un Goth, lui promettant
que, s'il s'engageait à la conduire en Espagne et à l'épouser,
elle sortirait du monastère avec ses trésors^ et le suivrait
volontiers. Celui-ci lui promit tout sans hésiter. Déjà elle
avait rassemblé ses effets, apprêté ses valises; et se pré-
parait à sortir de la communauté, lorsque l'activité de
l'abbesse prévint ses projets, et découvrit son nianége.
Après une rude correction, elle la fit garder dans une
prison oii elle resta, jusqu'à la fin de sa vie, soumise à de
sévères châtimens.
XXVII. Le roi Sigebert (i), voyant ses frères choisir
des épouses indignes de leur rang, et s'abaisser môme
il ne s'accorde pas avec notre auteur, qui ne parle que de ses défauts.
Mais Fortunat a loué tout le nionde^ Dans la pièce suivante il parle
d'une Théodechilde, reine de France; mais les savans pensent que
c'est une autre que l'épouse de Charibert. {E. virait de Ruiuart. )
(i) An 566.
206 HTSTOIRE DES FRANCS,
jusqu'à s'unir en mariage à des servantes, envoya urte
ambassade en Espagne, avec de riches présens, pour de-
mander Brunehaut (i), fille du roi Atlianagilde. C'était
une jeune fille d'une tournure élégante, d'un aspect gra-
cieux ; honnête et distinguée dans ses manières, sage par
le conseil , aimable dans la conversation. Son père accueillit
la demande, et l'envoya au roi Sigebert avec de grands
trésors. Celui-ci , ayant réuni les seigneurs de son royaume,
et préparé de grands festins, la reçut pour épouse au
milieu des fêtes et de l'allégresse universelle. Elle était
soumise à la croyance arienne ; mais des prédications
d'évêques, et les avertissemens du roi lui-même l'eurent
bientôt convertie; elle crut, et confessa la bienheureuse
Trinité réunie en un seul Dieu ; elle reçut l'onction
sainte (2), et, devenue catholique, elle persévère encore
aujourd'hui dans la foi du Christ.
XXVIII. A cette vue (3) , Chilpéric , quoiqu'il eût
déjà plusieurs femmes, demanda sa sœur Galsulnthe,
promettant, par ses ambassadeurs, qu'il abandonnerait
les autres ; mais qu'on voulût bien lui accorder une épouse
digne de lui, une fille de roi. Atlianagilde, acceptant ces
promesses, lui envoya sa fille comme la précédente, éga-
lement avec de grandes richesses. Gaisuinthe était l'aînée
de Brunehaut. Arrivée auprès de Chilpéric, elle fut reçue
(i) Par analogie avec d'autres noms du même genre, il faudrait
dire JBnmechildc ; mais nous nous sommes fait une loi d'employer les
dénominations ordinairement en usage .- Clovis, Clotilde, Brunehaut,
Clermont, etc.
(2) C'est-à-dire, fut baptisée. Ce mot pourrait aussi s'entendre de
la confirmation, que l'on recevait alors immédiatement après le bap-
tême.
(5) An 567.
^ LIVRE QUATRIÈME. 207
avec grand honneur, et jointe à lui par le mariage : elle
en recevait même de grandes marques d'amour; car elle
avait apporté avec elle de grands trésors. Mais l'amour
de Frédégonde, une des premières femmes de Chilpéric,
occasiona entre eux de violens débats. Déjà Galsuinthe
avait été convertie à la foi catholique et baptisée. Comme
elle se plaignait au roi d'être continuellement outragée,
et de ne pas partager avec lui la dignité de son rang, elle
lui demanda, pour prix des trésors qu'elle avait apportés
et qu'elle lui abandonnait, de la renvoyer libre dans son
pays. Celui-ci, dissimulant par artifice, l'apaisa avec des
paroles caressantes. Enfin il la fit étrangler par un es-
clave, et la trouva morte dans son lit. Après sa mort,
Dieu fit connaître sa vertu d'une manière éclatante. En
effet , une lampe suspendue par une corde brûlait devant
son tombeau ; la corde s'étant rompue sans que personne
y touchât, la lampe tomba sur le pavé; et le pavé per-
dant sa dureté, elle descendit comme dans une matière
molle, et s'enterra à demi, sans se briser : ce qui parut
un grand miracle à tous les assistans. Quand le roi eut
pleuré sa mort, il épousa Frédégonde, après un inter-
valle de peu de jours. Après une telle action , ses frères,
imputant à ses ordres secrets la mort de la reine , le re-
jettent du trône. Chilpéric avait alors trois fils d'Audo-
vère, sa première épouse : Théodebert, dont nous avons
parlé plus haut (i), Mérovée et Clovis. Mais revenons à
notre sujet.
XXIX. Cependant les Huns faisaient de nouveaux ef-
forts pour pénétrer en Gaule (2}. Sigebert marcha contre
(i) Voyez chap. 23.
(2) An 566. ( Ruin. ) En 669, selon Valois. Voyez chap. 25.
208 HTSTOIRE DES FRANCS,
eux avec une année composée d'un grand nombre de
braves; mais au lieu de combattre, leurs ennemis, instruits
dans la magie , leur firent apparaître des formes fantas-
tiques, et eurent sur eux un grand avantage. Sigebert,
abandonné de son armée en fuite, fut pris par les Huns,
et serait resté leur prisonnier, si plus tard, grâce à ses ma-
nières aimables et adroites, il n'eût subjugué par sa mu-
nificence ceux qu'il n'avait pu vaincre par les armes dans
un combat. En effet il s'attacba leur roi par des présens,
et conclut avec lui une alliance, sous la condition que
jamais, leur vie durant, ils ne prendraient les armes l'un
contre l'autre; et cet événement est regardé, à juste titre,
comme plus glorieux que déshonorant pour Sigebert. De
son coté, le roi des Huns lui fit beaucoup de présens. Il
s'appelait Gagan (i), ce qui est le nom de tous les rois
de ce peuple.
XXX. Le roi Sigebert (2), voulant s'emparer de la ville
d'Arles, fit marcher contre elle les Arvernes; et Firmin,
alors comte de cette cité, partit à leur tête. D'une autre
part, Audovaire survint avec une armée, et étant entrés
dans la ville d'Arles, ils en exigèrent des sermens de fidélité
pour le compte du roi Sigebert. Le roi Contran, à cette
nouvelle, y envoie avec une armée le patrice Celsus, qui
s'empara en route de la ville d'Avignon. Arrivé près
d'Arles , il en forma le siège , et commença d'attaquer
l'armée de Sigebert, qui était renfermée dans l'enceinte
des murs. Alors l'évêque Sabaudus dit à ceux-ci : «Sortez,
(i) L'auteur semble avoir pris le nom de la dignité pour un nom
d'homme. Celui qu'il appelle Jîoi des Huns, était dans leur langue
un Chagan, ou un Khan.
(a) En 566. (Ruin.)
LIVRE QUATRIÈME. 209
« combattez ; vous ne pourrez , en restant enfermés dans
« ces murs, nous défendre, nous et tout ce qui est soumis
« à cette ville. Si par la protection de Dieu vous êtes vain-
ce queurs, nous vous garderons la foi jurée; si vos ennemis
« sont les plus forts, vous trouverez les portes ouvertes.
« Entrez-y pour ne pas périr.» Trompés par cette ruse,
ils sortent pour combattre; mais, vaincus par l'armée de
Celsus, ils prennent la fuite, et se dirigent vers la ville,
dont ils trouvent les portes fermées. Frappés par les jave-
lots de l'armée qui les poursuivait , accablés par les pierres
des habitans de la ville, ils se dirigent vers le Rhône, et
là, se faisant des nacelles de leurs boucliers, ils cherchent
à gagner l'autre rive. Mais plusieurs périrent emportés
par la violence du fleuve, et le Rhône fut pour les Arvernes
ce que le Siraoïs avait été pour les Troyeus, comme il est
dit en ces vers :
« Il roule sous ses ondes les casques des guerriers , leurs bou-
« cliers, et leurs corps généreux.... — Quelques hommes appa-
« raissent nageant au milieu du vaste abîme (i). »
Ainsi, malgré leurs efforts pour fendre les eaux, malgré
le soutien que leur prêtaient leurs boucliers, ils ne purent
qu'avec peine atteindre à la plaine de la rive opposée;
et dépouillés de tout, privés de chevaux, ils rentrèrent
dans leiu' patrie couverts de honte. On laissa cependant
à Firmin et à Audovaire la liberté de se retirer. En cette
occasion, beaucoup d'Arvernes périrent, non seulement
entraînés par le courant, mais percés par le glaive. Ayant
ainsi repris cette ville, Contran, toujours fidèle à son ca-
ractère de bonté, rendit Avignon à son frère.
{«) Virg. Ma., i, io4, io5 et l'ii. Mais on sait que, dans le dernier
vers, il est question d'un naufrage en pleine mer.
i4
210 HISTOIRE DES FRANCS.
XXXI. Eu Gaule, un grand prodige eut lieu au fort
de Tauredunum (i), situé sur une montagne qui dominait
le Rhône. Après avoir fait entendre pendant plus de soixante
jours une espèce de mugissement, cette montagne se dé-
tachant et se séparant d'un autre mont contigu, avec les
hommes, les églises, les terres et les maisons qui la cou-
(i) Labbe croit le fort Tauredunum placé vers l'endroit où est à
présent la perte du Rbône, cinq lieues au-dessous de Genève- D'après
la cbronique de Marias d'Avenches, qui assigne i lit l'an 565, il
semblerait que l'accident eut lieu au-dessus de G ve, et agrandit
ainsi le lac Léman jusqu'à cette ville. Yoici son text < Mons validus
« Tauretunensis, in territorio Vallensi, ita subito ruit, ut castrum cui
« vicinus erat, et vicos, cum omnibus ibidem habitantibus oppres-
« sisset ; et lacum in longitudine lx millium et latitudine xx millium ,
« ita totum movit, ut egressus utraque ripa, vicos antiquissimos....
« vastasset et pontem Genavacum, molinas et homines per vim
« dejecit, et Genava civitate ingressus plures homines interfecit. »
Ainsi, selon cet auteur, la montagne est dans le Valais; elle tombe
dans le lac qui se déborde, et inonde Genève. Le récit de Grégoire
de Tours paraît conforme à cette interprétation. Au contraire, si l'on
suppose que l'événement eut lieu au-dessous de la ville, alors ce sont
les eaux du Rhône qui, resserrées par les montagnes de ses deux rives,
se gonflent, remontent jusqu'à Genève, et l'inondent en se mêlant aux
eaux du lac, qui, lui-même, se déborde par suite de ce refoulement
extraordinaire. Mais, outre qu'aucun mot dans notre auteur n'indique
que les eaux amoncelées vont toujours en remontant jusqu'à Genève,
n'est-ce pas placer l'accident un peu trop loin pour produire un pareil
efiFet, que de le supposer à cinq lieues au-dessous? D'ailleurs, avant de
dire que Genève est submergée, l'auteur a dit que les eaux comprimées
par l'obstacle et s' élevant sans cesse , ont enfin débordé par-dessus la
montagne. Dès lors elles ne peuvent plus remonter, puisqu'elles ont
trouvé un écoulement. On peut donc croire que cette partie du Rhône
était au-dessus de Genève , et au sortir du lac. Il faudrait trouver dans
les monumens antérieurs à cette époque, la preuve que Genève était
à quelque distance du Léman. La Table de Peutinger l'en place assez
loin , il est vrai ; mais elle ne peut faire autorité pour les positions
topographiques; elle ue s'occupe (jue des routes, et des distances de&
villes entre elles.
LIVRE QUATRIÈME. 211
vraient, se précipita dans le fleuve, et, lui barrant le
passage entre ses rives qu'elle obstruait, refoula ses eaux
en arrière ; car en cet endroit le terrain , fermé de part
et d'autre par des montagnes, ne laisse qu'un étroit défilé
par où s'échappe le torrent. Alors le fleuve , inondant la
partie supérieure de son cours, couvrit et dévasta tout
ce qui était sur ses rives. Puis cette masse d'eau, se pré-
cipitant dans la partie inférieure , surprit les habitans
comme elle avait fait plus haut, les tua, renversa les mai-
sons, détruisit les animaux, et le long des rivages jusqu'à
Genève emporta et entraîna tout par la violence de cette
inondation subite. Plusieurs racontent que là les eaux
s'amoncelèrent au point d'entrer dans cette ville par-
dessus les murs. Ce qui est croyable , parce que , comme
nous l'avons dit, le Rhône en cet endroit coule resserré
entre deux montagnes; et qu'arrêté dans son cours, il
ne trouva pas sur ses rives d'ouverture pour écouler ses
eaux. Puis, quand il eut une fois débordé par-dessus la
montagne abattue, il submergea tout le pays. Après cet
événement, trente moines vinrent au lieu où s'était écroulé
le fort, et, en fouillant la terre qui était restée après la
chute de la montagne, ils y trouvèrent de l'airain et du
fer. Tandis qu'ils étaient occupés à ce travail , ils enten-
dirent la montagne mugir comme elle avait fait aupa-
ravant; mais ils furent retenus par un excès d'avarice, et
la partie restée intacte tomba sur eux, les engloutit, les
tua, et les fit disparaître pour toujours. De même, avant
la calamité qui affligea l'Auvergne, de grands prodiges ef-
frayèrent cette contrée. Souvent on vit autour du soleil
trois ou quatre météores lumineux que les paysans appe-
laient des soleils, en disant : « Voilà trois ou quatre soleils
« au ciel. » Une fois, aux calendes .d'octobre , le soleil se
212 HISTOIRE DES FRANCS,
montra tellement obscurci, qu'il n'en restait pas le quart
de lumineux; mais sombre et décoloré, il ressemblait à
un sac de poil (i). Une étoile, que quelques personnes
appellent comète , et qui avait un rayon semblable à une
épée, se montra une année entière au-dessus de ce pays;
le ciel parut tout en feu, et on vit plusieurs autres pro-
diges. Dans l'église même de la ville, tandis qu'on chan-
tait matines un jour de fête, un de ces oiseaux huppés,
que nous nommons alouette, y étant entré, éteignit avec
ses ailes toutes les lumières, si promptement qu'on les
aurait crues placées dans la main d'un seul homme
et plongées dans l'eau toutes à la fois. Puis, pénétrant
dans le sanctuaire par-dessous le voile, elle voulut en
éteindre la lampe (2); mais elle en fut empêchée par les
portiers (3), et enfin tuée. Dans la basilique de Saint-
André, un autre oiseau, se jetant sur les lampes allumées,
en fit tout autant. Et quand survint enfin la calamité,
la mortalité fut si grande parmi le peuple de cette contrée,
qu'on ne saurait compter combien de légions d'hommes
il y périt. Comme on manquait déjà de cercueils et de
planches, on enterrait dix personnes, et même plus, dans
la même fosse. Un dimanche, on compta, dans la seule
basilique de Saint-Pierre, trois cents corps de personnes
défuntes. Or la mort était subite. Il naissait à l'aine ou
à l'aisselle une plaie semblable à un serpent, et le venin
empoisonnait si promptement les malades, que le second
ou le troisième jour ils rendaient l'ame (4 • En outre, la
(i) Expression de WApocalypse, vi, 12. Saccus cilicinus.
(2) Le mot cicindelus est expliqué dans le chap. 36.
(5) Portiers, le moindre des quatre ordres mineurs , qui sont :
acolyte, lecteur, exorciste, portier.
(4) Marius, dans sa chronique, parle de cette peste à l'année 571.
LIVRE QUATRIÈME. 213
Ibrce du poison otait le sentiment. Alors mourut le prêtre
Caton. Plusieurs s'étaient enfuis par crainte de la peste,
mais lui ensevelissait les morts, disait une messe poiu-
chaque victime, et ne voulut jamais quitter son poste.
Ce prêtre était fort lumiain et charitable pour les pauvres;
et s'il eut quelque orgueil, cette mort, je crois, put lui
servir d'expiation. Quant à l'évêque Cautin , après avoir,
par crainte de la maladie, erré en divers lieux, il rentra
dans la ville; et frappé à l'instant, il mourut le vendredi
saint. A la même heure, mourut Tétradius son cousin.
Alors Lyon, Bourges, Châlon, Dijon, furent cruellement
ravagés par cette peste.
XXXII. Il existait alors au monastère de Randan (i),
en Auvergne , un prêtre célèbre par sa vertu , nommé
Tulien , d'une telle abstinence qu'il ne faisait usage que
de pain et d'eau ; couvert en tout temps d'im cilice sous
sa tunique ; le premier à l'office de la nuit; et toujours en
prière. Guérir les possédés, rendre la lumière aux aveu-
gles, et chasser les autres infirmités par l'invocation du
nom du Seigneur et le signe de là croix, était pour lui
chose facile. Comme il se tenait debout malgré un abcès
({ui lui rongeait les pieds , et qu'on lui demandait pour-
quoi il restait toujours debout quand la faiblesse de son
corps s'y refusait, il répondait en plaisantant dans un
sens spirituel : « Ils font mon ouvrage tant que la vie est
i( avec moi, et leur appui ne me manque pas, car Dieu le
(i) Randans est maintenant une petite ville d'Auvergne. (Puy-ile-
IJôme, arr. Riom.) — Ce cliapitre et les cinq suivans ont été donnés
poui- la première fois par Ruinart, d'après un ms. du 3Iont-Cassin.
D. Boucpiet les a trouvés aussi dans le ms. de Cluni. Rien n'empéclu;
*ie les croire de la niênic ni^in que 1rs autres.
214 HISTOIRE DES FRANCS.
« veut ainsi. )^ Nous le vîmes une fois dans la basilique de
Saint-Julien martyr, guérir un possédé avec un seul mot.
Souvent par la prière il apportait remède à des fièvres
quartes ou d'une autre nature. En ce temps de peste, il
fut enlevé de ce monde, plein de jours et de vertus, pour
reposer en paix.
XXXIII. Alors mourut aussi l'abbé de ce même mona-
stère; il eut pour successeur Sunniulfe, homme simple au-
tant que charitable ; car souvent il lavait lui-même les pieds
de ses hôtes , et les essuyait de ses mains. Il n'avait qu'un
défaut, c'était à force de supplications et non par la crainte
qu'il dirigeait le troupeau qui lui était confié. Il racontait
souvent que , dans une vision , il avait été conduit auprès
d un fleuve de feu où venait se plonger une foule de gens
accourant de l'une des rives, comme des abeilles vers
leur ruche ; les uns étaient enfoncés jusqu'à la ceinture ,
d'autres jusqu'aux aisselles, quelques uns jusqu'au men-
ton, tous criant avec douleur qu'ils étaient cruellement
brûlés. Or il y avait sur le fleuve un pont si étroit qu'un
pied pouvait à peine y tenir dans sa largeur. Sur l'autre
rive se montrait une grande maison blanchie par dehors.
Sunniulfe demande à ceux qui l'accompagnaient ce que
tout cela signifiait; ils lui répondirent : « Il sera précipité
« de ce pont, quiconque aura été trouvé faible dans la
« conduite de son troupeau; mais l'homme ferme passe
<f sans danger, et est introduit joyeux dans la maison que
« tu vois à l'autre bord. » En entendant ces mots il se
réveilla, et dans la suite il se montra beaucoup plus
sévère à l'égard de ses moines.
XXXIV. Je dirai aussi ce qui arriva dans un monastère
vers la même époque. Quant au nom du moine, comme il
LIVRE QUATRIÈME. 215
vit encore , je le tairai de peur qu'en lisant cet écrit il
ne conçoive un sentiment de vanité qui diminuerait son
mérite. Un jeune homme vint au monastère, et se recom-
manda à l'abbé pour vivre dans le service de Dieu. L'abbé
lui fît plusieurs objections : que la discipline de l'endroit
était sévère, et qu'il ne pourrait remplir ses devoirs dans
toute leur étendue. Le jeune homme promit, au nom du
Seigneur, de les remplir tous ; ainsi il fut reçu par l'abbé.
Or, quelques jours après, lorsqu'il était déjà en tout un
modèle d'humilité et de sainteté, il arriva que les moines,
retirant leurs blés du grenier, en mirent environ trois
corus (i) sécher au soleil et le chargèrent d'y veiller;
tandis que les autres se reposaient et qu'il était resté à
la garde du blé, le ciel tout à coup se couvrit de nuages,
et une forte pluie, accompagnée d'un vent bruyant, s'ap-
prochait du monceau. A cette vue le moine ne savait plus
ni que faire ni que devenir : mais réfléchissant que s'il
appelait les moines ils n'auraient jamais le temps de
resserrer ce vaste amas dans les greniers , sans s'inquiéter
davantage il se met en prière et supplie Dieu de ne faire
tomber sur le blé aucune goutte de cette pluie. Tandis
qu'il priait ainsi, prosterné à terre, la nuée se divisa, et
une pluie abondante tomba tout autour du monceau sans
qu'aucun grain, pour ainsi dire, fût seulement mouillé.
Cependant les autres moines , avec l'abbé , comprenant le
péril, accouraient en grande hâte pour mettre le blé à
l'abri : ils sont témoins du miracle, et s'étant mis à la
recherche du gardien, ils le trouvent près de là, prosterné
(i) Le corus contenait U-ente modius, et le modius de froment pou-
vait valoir, du temps de Charlemagne, environ cinquante-six litres.
(B. G.)
216 HISTOIRE DES FRANCS,
dans le sable et en prière. A cette vue l'abbé s'incline
derrière lui ; et (juand la pluie fut passée , sa prière finie ,
il lui ordonne de se relever, puis le fait saisir «t frapper
de verges, en disant : « II faut, mon fils, t'élever humble-
« ment dans la crainte et le service du Seigneur, et ne
w pas te glorifier par des miracles et des vertus (i);« et
il le tint enfermé dans sa cellule pendant sept jours, le
condamnant à jeûner comme un coupable, pour éloigner
de lui tout sentiment de vaine gloire capable de mettre
obstacle à sa perfection. Aujourd'bui ce même moine ,
comme nous l'ont appris quelques fidèles, a poussé l'absti-
nence à un tel point, que dans le carême il ne mange
pas même de pain , et boit seulement tous les trois jours
une coupe pleine de tisane. Daigne le Seigneur, nous l'en
prions, le conserver dans cet état de sainteté jusqu'à la
fin de sa vie !
XXXV. L'évêque Cautin étant donc mort à Clermont,
comme nous l'avons dit, il se présenta un grand nombre
de prétcndans à l'épiscopat; offrant beaucoup, promettant
plus encore. Le prêtre Eufrasius, fils du feu sénateur
Ennodius, se procura chez des Juifs beaucoup d'objets
précieux, et les envoya au roi par son parent Bérégésile,
espérant obtenir par des présens ce qu'il ne pouvait at-
tendre de son mérite. Il était aimable dans ses manières,
mais peu réservé dans ses actions; souvent il enivrait
des Barbares, mais rarement secourait les indigens; et ce
qui l'empêcha, je crois, de réussir, c'est qu'il voulut être
redevable de cet honneur aux hommes plutôt qu'à Dieu.
(i) 11 faut entendre ici par vertus, une espèce de puissance surna-
turelle; comme il a dit plusieurs fois, la vertu de saint Martin.
LTVRE QUATRIÈME. 217
D'ailleurs , elle ne pouvait être changée , cette parole
que Dieu prononça par la bouche de saint Quintien : « De
« la race d'Hortensius (i) il ne sort personne pour régir
a l'église de Dieu. » Les clercs s'étant donc réupis dans
l'église de Clermont, Avitus, archidiacre, après avoir
fait , à la vérité , beaucoup de promesses , fut élu , et
muni de leur accord se rendit auprès du roi. Firmin , qui
était alors comte de cette cité, voulut y mettre obstacle,
mais il ne partit pas lui-même : des amis, qu'il avait en-
voyés dans cette intention , suppliaient le roi de laisser
passer au moins un dimanche avant le sacre d'Avitus; s'ils
obtenaient ce délai, ils promettaient au roi mille sous
d'or (2) , mais le roi ne voulut rien accorder. Ainsi, dans
une réunion des citoyens de l'Auvergne, le bienheureux
Avitus , alors archidiacre, comme je l'ai dit, fut élu par
le clergé et le peuple à la chaire de pontife j et le roi eut
pour lui tant d'estime et d'affection que, s'écartant un peu
de la rigueur canonique, il voulut qu'il fût sacré en sa
présence, en disant : « Je veux mériter de recevoir de sa
«main le pain de bénédiction (3); » et il lui accorda la
faveur d'être sacré à Metz. Ce même Avitus, après avoir
reçu l'éplscopat , se montra toujours grand aux yeux des
(i) Jlalédiction prononcée par saint Quintien contre Hortensias et
sa maison , parce qu'il n'avait pas voulu lui accorder la grâce d'un de
ses parens. [Vit. Patrum, cap. 4-)
(2) Remarquez que l'on essaie de corrompre le roi par l'appât de
l'or comme un simple particulier. Cela avait donc lieu souvent, c'était
le vice général.
(5) Eulogies peut signifier : 1°. le sacrement de l'Eucharistie; 2°. les
pains dont on prenait une portion pour la consécration ; 5°. des pains
l>énits, que les évoques et les prêtres se donnaient réciproquement,
et par suite, les pains bénits distribués au peuple, etc. Voyez le Glos-
saire de Ducaufie.
218 HISTOIRE DES FRANCS,
hommes, juste envers les peuples; il fut le bienfaiteur des
pauvres , le consolateur des veuves , le plus ferme appui
des orphelins. S'il reçoit un étranger, il lui témoigne tant
d'affection qu'il lui fait retrouver en lui-même un père
et une patrie. Ainsi distingué par de grandes vertus,
il observe de tout son cœur les commandemens de Dieu;
et combattant dans tous les hommes le goût des plaisirs
criminels, y substitue la chasteté que Dieu nous enseigne.
XXXVI. Sacerdos, évêque de Lyon, étant mort à
Paris après le synode où fut dégradé Saffaracus (i), saint
Nisier (2), choisi par lui, comme nous l'avons écrit dans le
livre de sa vie (3) , fut élevé à l'épiscopat ; homme re-
commandable par la sainteté et la chasteté de ses mœurs^
Quant à la charité que l'Apôtre ordonne d'observer en-
vers tous, s'il est possible, il l'exerça selon son pouvoir à
l'égard de tous, si ardemment, que l'on voyait dans son
cœur le Seigneur lui-même, qui est la vraie charité. S'il
était ému contre quelqu'un pour sa négligence, il le
recevait en grâce aussitôt après la faute réparée, comme,
s'il n'y avait pas eu d'offense ; car s'il punissait les
fautes , il pardonnait au repentir. Large en aumônes y
actif au travail, il s'occupait avec ardeur à ériger des
églises , à construire des maisons , à ensemencer des
champs, à planter des vignes; mais tous ces soins ne le
détournaient pas de la prière. Après vingt- deux ans
(i) Concile 11 de Paris, en 555, selon Sirmond; Concil.Gall.; en 55i,
selon Lecointe. (Ruin.)
(2) C'est ainsi qu'il faut le nommer, et non pas Nicet, comme nous
l'avons fait dans les sommaires des chapitres. Voyez le Catalogue des
Saints , dans Vyirl de vcrificr les Dates.
(3) De Vitis rnlrum, cap. 8.
LIVRE QUATRIÈME. 219
passés dans l'exercice du sacerdoce, il retourna dans le
sein du Seigneur : et maintenant il opère de grands mi-
racles en faveur de ceux qui prient sur son tombeau;
car l'huile de la lampe qui brûle chaque jour auprès
de son sépulcre rend la lumière aux aveugles, chasse les
démons du corps des possédés, guérit les membres des
paralytiques, en un mot est encore à présent un grand
secours pour tous les malades. Or l'évêque Priscus, qui
lui avait succédé, d'accord avec Susanne son épouse (i),
se mit à persécuter et à faire périr plusieurs de ceux qui
avaient été dans la familiarité du saint homme; non pour
les punir de quelque faute, d'un crime, d'un vol, après
les avoir convaincus ou pris sur le fait , mais uniquement
par malice et par jalousie de ce qu'ils lui avaient été atta-
chés. Lui et sa femme se répandaient en blasphèmes
contre le saint de Dieu ; et malgré la coutume observée
depuis long -temps sous les précédens évêques, de ne
permettre l'entrée de la maison épiscopale à aucune femme,
celle-ci, avec de jeunes filles, entrait même dans la cel-
lule où reposaient les bienheureux. Mais enfin la majesté
divine outragée se vengea sur la famille de l'évêque Pris-
cus; car son épouse, possédée du démon, courait comme
une furieuse par toute la ville, les cheveux épars; et, con-
fessant que le saint qu'elle avait outragé dans son bon
sens était l'ami du Christ, elle le priait à grands cris de
lui pardonner. Quant à l'évêque , frappé d'une fièvre
quarte, il fut saisi d'un tremblement continuel; car, l'ac-
cès passé, il restait toujours tremblant et comme stupide.
Son fils. également, et toute sa famille, avait l'air hagard
(i) Certains évèqucs, comme on le voit ici, gardaient leurs femmes
les plus pieux s'en séparaient. ( Voyez chap. 12, note 5. )
220 HISTOIRE DES FRANCS,
et le visage décoloré : c'était , il n'en faut pas douter, la
vertu du saint homme qui les avait frappes. En effet ,
Priscus et sa famille ne cessaient de vomir des impréca-
tions contre le saint de Dieu, et déclaraient leur ami qui-
conque se répandait en invectives sur son compte. Priscus
avait ordonné, au commencement de son épiscopat, que
l'on exhaussât les bâtimens de la maison épiscopale; et
un diacre que souvent, pour crime d'adultère, le saint
homme, de son vivant, avait excommunié et même fait
frapper de verges, mais qui n'avait jamais voulu s'amen-
der, monta sur le toit de cette maison; et quand il eut
commencé à le découvrir : «Je te rends grâce, Jésus-
« Christ, s'écria-t-il, de ce qu'ap'ès la mort de cet injuste
« Nisier j'ai obtenu de pouvoir fouler aux pieds ce toit
« qui le couvre. » A peine ces paroles sortaient de sa
bouche , que la poutre sur laquelle il se tenait manqua
sous ses pieds; et, tombant à terre, il s'y brisa et mourut.
Au milieu de toutes ces folies de l'éveque et de sa femme,
le saint apparut en songe à quelqu'un , et lui dit : « Va
« dire à Priscus qu'il s'amende pour tout le mal qu'il a
« fait, et qu'il accomplisse enfin de bonnes œuvres. Tu
« diras aussi au prêtre Martin : Comme tu approuves de
« telles actions, tu encourras un châtiment; et si tu ne
K veux te corriger de ta perversité, tu mourras.» Cet
homme, en s'é veillant, s'adressa en ces termes à un cer-
tain diacre : «Va, je t'en prie, puisque tu es un ami (i) dans
« la maison de l'évêquc, et répète ces paroles soit à l'évê-
« que, soit au prêtre Martin.» Le diacre promit de parler,
mais il changea d'avis, et n'en voulut rien faire. La nuit.
(i) Amiens est ici comme le f^nsindus des grands : un liôlc, ou un
domestique; un homme de la maison. (D. G.)
LIVIŒ QUATRIÈME. 221
après qu'il se fut livré au sommeil, le saint lui apparut
en lui disant : « Pourquoi n'as-tu pas répété ce que t'avait
« dit l'abbé?» et il se mit à lui frapper la gorge à coups de
poing. Le lendemain le diacre, la gorge douloureusement
enflée, alla trouver ces deux hommes, et leur confia tout
ce qu'il avait entendu. Mais ceux-ci n'en tinrent compte,
et lui dirent que ce n'était qu'une illusion et un rêve. Le
prêtre Martin, alors attaqué par la fièvre, et malade,
recouvra d'abord la santé : mais comme il parlait toujours
en flatteur à l'évêque , et applaudissait à ses mauvaises
actions et à ses blasphèmes contre le saint, il retomba
dans ses accès de fièvre, et rendit l'esprit.
XXXVn. Dans le même temps que saint Nisier, mou-
rut saint Friard, vieillard d'une sainteté éminente, tou-
jours grand dans ses actions, noble par toute sa conduite,
et dont nous avons rappelé quelques miracles dans notre
livre sur sa vie (i). Au moment de sa mort, comme
l'évêque Félix arrivait, toute sa cellule trembla : et je ne
doute pas qu'il n'y eût quelque chose d'angélique dans ce
tremblement, occasionné par sa mort. L'évêque lava son
corps, Tenveloppa de vêtemens convenables, et lui ren-
dit les honneurs de la sépulture.
XXXVin. Pour en revenir au cours de notre histoire,
le roi Athanagilde étant mort en Espagne (2), Liuva,
avec son frère Leuvigild, lui succéda au trône : et après
la mort de Liuva, Leuvigild fut seul possesseur de tout
(i) Vie des Pires, chap. 10.
{•i) En 567. Leuvigilde fut associé au trône, en 568 ou 69, par Liuva,
qui lui céda alors l'Espagne, et ne se réserva que la Scptimanie. Liuva
mourut en 572. (Isidor. liispal., Art de vérifier les Dates.)
-222 HISTOIRE DES FRANCS,
le royaume. Ayant perdu sa femme, il épousa Gonthsulnde,
mère de la reine Brunehaut. 11 avait alors, de sa première
épouse, deux fils, dont l'un fut fiancé avec la fille de
Sigebert, l'autre avec celle de Chilpéric (i). Puis il par-
tagea également son royaume entre eux, et fit périr tous
ceux qui avaient pris la Coutume de tuer les rois, sans
laisser de cette race (2) rien qui fût en vie.
XXXIX. L'empereur Justinien étant mort (3) dans la
ville de Constantinople, Justin obtint l'empire par brigue.
C'était un homme d'une avarice outrée , méprisant les
pauvres, s'enrichissant des dépouilles des sénateurs. Telle
était sa cupidité, qu'il fit construire des coffres en fer
pour y entasser des milliers de pièces d'or (4). On dit
aussi qu'il tomba dans l'hérésie de Pelage. Peu de temps
après, ayant perdu le sens, il s'associa à l'empire, pour
défendre ses provinces, Tibère, homme juste, charitable,
sage, discret; habile à remporter des victoires, et, ce qui
est au-dessus de tous les biens , chrétien très orthodoxe.
Sigebert envoya à l'empereur Justin des ambassadeurs
pour demander la paix: c'était Warinaire, Franc de nation,
et Firmin d'Auvergne. Prenant leur chemin par mer, ils
se rendirent à Constantinople, parlèrent à l'empereur, et
obtinrent de lui ce qu'ils demandaient. Cependant ils ne
rentrèrent en Gaule que l'année suivante. Ensuite Antio-
(i) L'un, Herménégilde, épousa Ingonde ; l'autre, Recarcd, ne
fut que fiancé avec Rigonthe , fille de Chilpéric. ( Voyez liv. vi ,
chap. 18, 54, 45.)
(2) Mingentcm ad parictem. Expression souvent employée dans
l'Ecritui-e, pour dire qu'on ne laisse ni hommes, ni cliicns. {Rois,
liv. 1", chap. 25, vers. 22; iv. 9. 8, etc. )
(5) En SQ5.
(4) En latin , des talons, mesure de poids, valant plus de 5o livres.
LIVRE QUATRIÈME. , 223
clie et Apomée, deux très grandes villes d'Egypte et de
Syrie (i), furent prises par les Perses, et leurs habitans
emmenés captifs. Alors la basilique de saint Julien d'An-
tioche, martyr, fut consumée par un violent incendie. Ce-
pendant des Persarméniens (2) vinrent trouver l'empereur
Justin , apportant une grande quantité de tissus de soie ,
et lui demandèrent son amitié, en lui racontant leurs
sujets de haine contre l'empereur des Perses. En effet il
leur avait envoyé des ambassadeurs chargés de leur dire :
ic L'empereur inquiet vous demande si vous conserverez
« fidèlement l'alliance contractée avec lui. » Ils répondirent
qu'ils exécuteraient ponctuellement tout ce qu'ils lui avaient
promis. « Eh bien , reprirent les députés, vous lui donnerez
« une preuve évidente de votre attachement et de votre fidé-
« lité, si vous adorez le feu, comme il l'adore lui-même.»
Le peuple répondit qu'il ne le ferait jamais, et l'évêque,
qui était présent, ajouta : « Quelle puissance divine réside
(i) On sait que ces villes sont toutes deux en Syrie.
(2) Les Persarméniens sont mentionnés dans Procope ( Guerre des
Goths, liv. IV, chap. 2). D'après la description qu'il fait des peuples
de cette contrée, on voit qu'ils doivent être placés au nord-est de
l'Arménie, resserrés au nord par l'ibérie, au sud par la Perse, à la-
quelle, par suite de leur position, ils devaient être souvent assujettis;
ce qui leur a donné leur nom. Valois croit que ce nom était commun
à tous les peuples de la grande Arménie, parce qu'elle était soumise
aux Perses. Mais Procope ne dit pas que cette dénomination fût com-
mune à tous les peuples de l'Arménie ; car ailleurs il nomme les Armé-
niens en général. Chez lui les Persarméniens semblent donc une por-
tion d'un grand peuple , qui aurait été soumise aux Perses ; et, dans
le même endroit, il les oppose à une autre portion du même peuple,
soumise aux Romains. Reste la plus grande partie de l'Arménie, qui
fut, il est vrai, quelquefois soumise ù rinflucnce soit des Romains,
soit des Perses, mais cjui resta toujours à peu près indépendante, jus-
'lu'à la conquête des Turcs au xiv« siècle.
224 HISTOIRE DES FRANCS,
« dans le feu, pour qu'il mérite d'être adore? Dieu l'a
« créé pour les besoins de l'homme ; il se soutient par les
« ^limens qu'on lui donne, s'éteint par l'eau, brûle les
« objets dont on l'approche , et s'amortit faute d'entre-
« tien. » Tandis que l'évêque exposait ces raisons et d'au-
tres semblables , les députés furieux l'accablent d'injures
et le frappent à coups de bâton. Le peuple, à la vue de
son évêque couvert de sang, se jette sur les députés, les
saisit, les tue; et, comme nous l'avons dit, alla solliciter
l'amitié de l'empereur Justin.
XL. Palladius, fils de Brittianus autrefois comte, et de
Césarie , obtint du roi Sigebert le titre de comte dans la
ville de Gabale (i); mais il s'éleva entre lui et l'évêque
Parthénius une dispute qui causa de grands maux au
peuple. Souvent le comte accablait l'évêque de reproches,
d'injures, d'accusations infamantes; envahissait les biens
de l'Église, et en dépouillait les possesseurs. Cette ini-
mitié croissant de jour en jour, ils allèrent trouver le roi ;
et comme en sa présence ils se reprochaient mutuelle-
ment divers crimes, Palladius traita l'évêque d'homme
mou et efféminé : «Où sont, disait-il, tes maris avec
f( qui tu vis dans le désordre et l'infamie?» Mais la ven-
geance divine détruisit bientôt ces reproches adressés à
un évêque. Car l'année suivante, Palladius, dépouillé de
son comté, retourna en Auvergne : et Romain brigua son
titre. Un jour s'étant rencontrés tous deux dans Clermont,
(i) Nous traduisons ainsi, plutôt, que d'employer le nom moderne
Javoh, puisqu'il n'est pas bien prouvé que ce village représente, par
sa position, l'ancienne ville des Gabales. (Voyez notre tome i, p. 69,
not. I, et p. 562 , not. :;. )
LIVRE QUATRIÈME. 225
comme ils se disputaient au sujet de leurs prétentions à
cette place, Palladius entendit quelqu'un dire que le roi
Sigebert avait dessein de le faire tuer : mais on reconnut
que ce bruit était faux, et semé exprès par Romain. Ce-
pendant Palladius effrayé tomba dans de telles angoisses,
qu'il menaçait de se donner la mort de sa propre main.
Comme sa mère et son beau-frère (i) Firmin le surveil-
laient de près pour qu'il ne pût exécuter le projet formé
dans l'amertume de son cœur, il s'échappa quelques in-
stans hors de la présence de sa mère , entra dans sa cham-
bre à coucher, et saisissant le moment où il était seul , il
tira son épée, appuya les pieds sur les cornes de la
poignée , en dirigea la pointe contre sa poitrine , et pesa
dessus : le glaive, entré par une mamelle, ressortit par
Tépaule ; il se releva cependant, et se perçant de même
l'autre mamelle, il tomba , et mourut. Chose étonnante,
et qui ne put se faire que par l'œuvre du diable : car le
premier coup devait le tuer, si le diable ne l'eût soutenu
pour qu'il poussât jusqu'au bout son dessein criminel. Sa
mère accourt à demi morte, et se jette sur le corps de
ce fils qu'elle a perdu, tandis que toute la maison fait en-
tendre des cris de douleur. On le porta au monastère de
Cournon (2) , où il fut enseveli , mais non pas auprès des
chrétiens , et sans obtenir l'honneur d'une messe. Certai-
nement ses malheurs n'eurent point d'autre cause que
l'outrage fait à un évêque.
XLI. Alboin, roi des Lombards, qui avait pour femme
Chlotsinde, fille du roi Clotaire, abandonna son pays, et
(i) Ccsarie était la bellc-me-re de Firmin, clsap. iT).
(2) Cournon, près de Ciermont, à l'esl. (Puy-de-Dome, air. de
Clermont. )
I, i5
t-26 HISTOIRE DES FRANCS,
marcha vers 1 Italie avec toute la nation des Lombards Ti).
Eu effet, ils mirent leur armée en mouvement, emme-
nant avec eux leurs femmes et leurs enfans, dans l'inten-
tion d"y fixer leur séjour. Arrivés daos cette contrée, ils
la parcoururent dans tous les sens pendant sept années,
pillant les églises, tuant les éveques, et la réduisirent
entièrement sous leur domination, A la mort de Chlotsinde,
Alboin épousa une autre femme dont il avait tué le père
peu de temps auparavant. Aussi cette femme le détesta
toujours; et elle n'attendait que l'occasion de venger son
père. Enfin , s'étant éprise d'un de ses serviteurs , elle
empoisonna son mari (2) ; et après sa mort s'en alla avec
son amant ; mais on les saisit , et on les fit mourir tous
deux. Les Lombards se choisirent ensuite un autre roi.
XLIL Eunius, surnommé 3îummùl, reçut du roi Gon-
tran le patriciat : mais je crois devoir reprendre de plus
haut l'origine de son élévation. Fils de Péonius, il était
habitant d'Auxerre. Or Péonius était le comte de cette
■ville. Ayant envoyé son fils au roi avec des présens pour
obtenir le renouvellement de son titre, Mummol offrit
les présens, brigua le comté pour lui-même, et supplanta
ainsi son père, dont il aurait du être le soutien. De là,
s'avançant par degré, il parvint enfin au comble des hon-
(ij Son fift--:c^. d-: Psr.Donie etrt lieu le 2 avril 568, seko les Dates.
IMarios pUc/; ioa i-MU f:(-, f-.n Italie, en .Ô69; et en effet. Milan ne fut
pris que le 4 septembre de cette année.
fa) 575. H s'agît ici de R.wamoiide , fiHe de Cunit'îrt roi des Gé-
pîdes. Après la mort d'AIboin, elle se donna à Helmijjise, qoe plrn
tard die Toolnt aaâèi empoi^ouner ; mais cefaii-ci ayant ba a moitié le
poîâon , la força de pieodre le reste, et ils monrorent ensemble. Paal
Diacre, 1. 27. u, 28, iq. Le wceessenr d' Alboin fut C3eph, mort
en StS.
LIVRE QUATRIÈME. 227
neurs. En effet, comme les Lombards avaient fait une
irruption en Gaule, le patrlce Amatus , qui venait de
succéder à Celsus, marcha contre eux; et ayant engagé
le combat, prit la fuite, et périt. Et les Lombards firent
alors, dit-on, un tel massacre des Bourguignons, qu'on
ne saurait compter le nombre des morts (i). Chargés de
butin, ils se retirèrent en Italie. Lorsqu'ils se retiraient,
Eunius, qui est aussi Mummol , appelé par le roi, reçut
la dignité suprême du patriciat. Nouvelle irruption des
Lombards en Gaule (i), qui s'avancent jusqu'à Muslies
calmes (3), près de la cité d'Embrun. Mummol met son
armée en mouvement, et s'y porte avec les Bourguignons.
Il investit les Lombards avec son armée, et au moyen
d'un vaste abattis, s'ouvrant un chemin à travers une forêt
impraticable, il fondit sur eux, en tua beaucoup, et en
prit quelques uns qu'il envoya au roi. Celui-ci les dis-
persa en différens lieux, et les fit garder à vue; très peu
seulement, qui échappèrent par la fuite, annoncèrent ce
désastre dans leur patrie.
XLIII. Dans ce combat se trouvèrent deux frères, Sa-
lone et Sagittaire, tous deux évêques, qui, non pas munis
(i) Ea57i.
(2) En 572. — Ces dates sont de Ruinart. Il est difficile d'assigner
une date précise à chacune de ces irruptions. D. Bouquet pense qu'elles
eurent lieu de S^o (année de la mort de Celsus, selon Marius) à 5'jQ.
Marius place à l'an 574 une grande défaite éprouvée par les Lombards
près de Bex en Valais. Est-ce celle-ci que Grégoire, mal informé, a
placée près d'Embrun? ce qui est certain, c'est que Grégoire ne parle
pas de celle de Bex, ni Marius de celle d'Embrun; ou bien Ebrcdu-
nensis ciyitas est-il ici \Minv Ebredimense casiriim, Yverdun ? Dans
ce cas, il serait plus facile de faire accorder les deux historiens.
(3) Peut-être les Chamousse , lieu à peu de distance d'Embrun, au
nord. C'est moins qu'un village.
22» HISTOIRE DES FRANCS.
(le la croix céleste, mais armés du casque et de la cuirasse
du siècle, tuèrent, dit-on , ce qui est pis encore, plusieurs
ennemis de leurs propres mains. Telle fut la première vic-
toire de Mummol en bataille rangée. Ensuite les Saxons,
qui étaient entrés en Italie avec les Lombards, firent de nou-
veau irruption dans les Gaules, et campèrent auprès de
Stablon (i), village du territoire de Riez. Ils parcoururent
les campagnes des villes voisines, pillant les richesses,
emmenant des captifs , et ravageant tout. Mummol l'ayant
appris , se mit en marche avec son armée, et fondant sur
eux, leur tua plusieurs milliers d'hommes; et ne cessa de
les massacrer jusqu'au soir, que la nuit mit fin au car-
nage. En effet il les avait surpris à l'improviste, et ne se
doutant nullement de ce qui leur arriva. Le matin, les
Saxons réorganisent leur armée , et se préparent à la
guerre; mais après quelques messages échangés de part
et d'autre, ils firent la paix, donnèrent des présens à
Mummol, et abandonnant tout leur butin et leurs pri-
sonniers, ils se retirèrent, avec serment de revenir en
Gaule pour vivre soumis à ses rois, et comme auxiliaires
des Francs. Les Saxons, étant donc rentrés en Italie, pri-
rent avec eux leurs femmes, leurs enfans et tout ce qu'ils
possédaient, dans le dessein de revenir en Gaule, afin
([ue Sigebert les recueillît, et les établît de nouveau dans
le pays qu'ils avaient abandonné. Ils se partagèrent, selon
leur expression, en deux coins, dont l'un s'achemina par
la ville de ISice, l'autre par Embrun, en suivant la même
route qu'ils avaient prise l'année précédente ; et tous les
deux se réunirent sur le territoire d'Avignon. C'était alors
(i) Ou Estoulilon , entre Uicz et Digne. (Basses -Alpes, arrond.
Digne.)
LIVRE QUATRIÈME. 229
le temps de la moisson : eu ce lieu surtout étaient beau-
coup de grains exposés à l'air, que les habitaus n'avaient
pu encore rentrer. Les Saxons s'approchent de ces meules
de blés, se partagent la moisson, l'enlèvent, battent et
mangent le grain , sans rien laisser à ceux qui avaient
pris toute la peine. Quand, après avoir tout consommé,
ils arrivèrent sur les bords du Rhône avec l'intention
de passer ce torrent, et d'entrer dans le royaume de
Sigebert, Mummol vint à leur rencontre, et leur dit :
« Vous ne passerez pas ce torrent. Comment? vous avez
<(■ dévasté les contrées du roi mon maître , enlevé les mois-
« sons, pillé les troupeaux, incendié les maisons, coupé
« les oliviers et les vignes ! vous ne passerez pas outre ,
« avant d'avoir fait satisfaction à ces peuples que vous avez
« entièrement dépouillés : sinon vous n'éviterez pas mon
« bras ; je ferai peser mon glaive sur vous, sur vos épouses
« et vos petits enfans ; et je vengerai ainsi l'injure faite au
« roi Gontran mon maître.» Les Saxons, saisis de crainte,
donnèrent pour se racheter plusieurs milliers de pièces d'or.
On leur permit de passer le fleuve ; et ils parvinrent ainsi en
Auvergne, On était alors en printemps. Là, ils montraient
de petits morceaux de cuivre gravés comme s'ils étaient
d'or; et chacun , en les voyant, ne doutait pas que ce ne
fût de l'or reconnu bon par le titre et par le poids ; tant
ils étaient colorés habilement par je né sais quel procédé.
Il en résulta que plusieurs, trompés par cet artifice,
donnant de l'or, et recevant du cuivre , tombèrent dans
la pauvreté. Quant aux Saxons, étant parvenus jusqu'à
Sigebert, ils furent établis dans le lieu d'où ils étaient
sortis d'abord.
XLIY. Dans le royaume de Sigebert, Jovin gouver-
230 HISTOIRE DES FRANCS,
iieur de la Provence fut destitué , et Albin mis à sa placer
ce qui occasionna entre eux de grandes inimitiés. Un jour
des vaisseaux venus des pays d'outremer ayant abordé
au port de Marseille , les hommes de l'archidiacre Vigile
dérobèrent à l'insu de leur maître soixante-dix vases vul-
gairement nommés orques ( i ), remplis d'huile et de matière
onctueuse. Le négociant s'étant aperçu de la soustraction ,
fit des recherches actives sur le lieu qui recelait les objets
volés. Dans le cours de ses perquisitions, il entend dire
que les hommes de l'archidiacre Vigile avaient fait le coup.
La nouvelle en vient aux oreilles de l'archidiacre , qui re-
cherche et découvre la vérité; mais au lieu de la publier, il
se mit à justifier ses gens : «Jamais, dit-il, il n'est sorti
« de ma maison un homme capable d'une telle action. »
L'archidiacre se justifiant donc ainsi, le négociant va
trouver Albin , lui explique la cause , et accuse l'archi-
diacre de complicité. Or le saint jour de Noël , au moment
où l'évêque entrait dans l'église , l'archidiacre revêtu d'une
aube s'avançait vers lui, selon la coutume (^), l'invitant à
s'approcher de l'autel , et à célébrer au moment requis la
solennité de ce saint jour : à l'instant, Albin s'élance de
son siège, saisit et entraîne l'archidiacre, le frappe du
poing et du pied , et le fait resserrer dans une prison. Ni
l'évêque, ni les citoyens, ni les plus distingués par leur
naissance, ni les réclamations unanimes d'un peuple entier
(i) Les orques étaient des espèces (î amphores, destinées particu-
lièrement à contenir de l'huile. (Voyez Ducange, Glossaire latin, au
mot orca. )
(2) Au moment où l'évêque céléhrant allait entrer dans l'église,
rarchidiacre allait à sa rencontre avec le clergé en aube, et des thuri-
féraires portant l'encensoir tout fumant. Voyez Mabillou , Liturgie
gallicane, liv. i , chap. y. (Ruin, )
LIVRE QUATRIÈME. 231
ne purent obtenir de lui qu'il voulût bien recevoir tles
cautions pour l'archidiacre, le laisser célébrer ce saint jour
avec les autres, et différer son accusation (i). Ainsi , sans
respect pour cette sainte solennité, il ne craignit pas de
saisir en ce jour un ministre des autels. Que dirai-je de
plus? Il condamna l'archidiacre à quatre mille sous d'or.
Mais, appelé en présence du roi Sigebert,il paya lui-
même, par composition, à l'instigation de Jovin, une
somme quadruple à l'archidiacre.
XLV. Ensuite trois ducs de Lombards , Amon , Zaban ,
Khodan, firent irruption dans les Gaules (2). Amon pre-
nant sa route par Embrun s'avança jusqu'à Machoville (3),
dans le territoire d'Avignon , que le roi avait donné en
présent à Mummol, et y établit ses tentes. Zaban, des-
cendant par Die, vint jusqu'à Valence, et y plaça son
camp : Rhodan attaqua la ville de Grenoble, et y dressa
ses pavillons. Or Amon subjugua la province d'Arles avec
le cercle des villes qu'elle renferme , et s'avançant jusqu'au
champ de pierres qui avoisine Marseille (4), il dépouilla
tout le pays d'hommes et de troupeaux. 11 se préparait
(i) On se rappelle comment, douze siècles plus tard, l'arrestation
brusque et sans jugement préalable, quoique avec des formes plus
modérées , d'un personnage éminent dans l'Eglise , revêtu de ses babils
pontificaux, un jour de grande solennité, causa un vif émoi parmi le
clergé, et déplut généralement à ceux même qui donnaient tort au
prélat.
(''.) C'étaient trois des trente ducs qui se partagèrent l'auloiité apiès
lit mort de Clcpb , en 5y5.
(5) Peut-être Maucoil, lieu au nord <l'Avignon, dans l'ancienne
principauté d'Orange ( Vaucluse, an-. Orange). Ex2)illv , Dictionn.
de In Gaule, croit que c'est Me'ncibe (arr. Apt).
(4) C'est le territoire appelé la Crait, en Provence.
23-2 HISTOIRE DES FRANCS,
aussi à faire le siège d'Aix ; mais ayant reçu des liabitans
vingt-deux livres d'argent, il se retira. Quant à Rhodan et
à Zaban , ils traitèrent de même les lieux où ils se pré-
sentèrent. A cette nouvelle Mummol mit son armée en
mouvement, et marcha à la rencontre de Rhodan, qui
serrait de près la ville de Grenoble. Mais comme son
armée traversait l'Isère avec difficulté , un animal , guidé
par la volonté de Dieu, entre dans le fleuve, et leur mon-
tre un gué ; ainsi l'armée parvint à l'autre rive. A cette
vue, les Lombards, sans hésiter, tirent leurs glaives, les
attaquent, et le combat s'engage. Les Lombards furent
taillés en pièces, et Rhodan, blessé d'un coup de lance,
s'enfuit sur les montagnes. De là , s'échappant à travers
des forêts impraticables avec cinq cents hommes qui lui
étaient restés, il alla rejoindre Zaban, qui assiégeait alors
Valence, et lui raconta tout ce qui s'était passé. Alors,
ayant tout ravagé indistinctement, ils retournèrent vers
Embrun. Mais là Mummol se présente devant eux avec une
armée innombrable. La bataille se livra ; les phalanges
des Lombards furent entièrement détruites, et les chefs
rentrèrent presque seuls eu Italie. Leur fuite les porta
jusqu'à Suze, dont les habitans les reçurent fort mal, sur-
tout parce que Sisinnius, maître de la milice pour l'empe-
reur (i), résidait dans celte, ville. En présence de Zaban,
un esclave prétendu de Mummol remit une lettre à Si-
sinnius, et le salua au nom de Mummol, en disant :
(i) Ces mots nous prouvent que les Lombards n'étaient pas encore
maîtres absolus de tout le pays , puisque dans certaines villes résidaient
encore des officiers de l'empereur. Et cependant , il y avait donc comme
trêve et accord entre eux, puisqu'un duc des Lombards, fugitif, entre
dans une ville où réside un officier d'une autorité aussi étendue qu'an
inaitic de la milice?
LIVRE QUATRIÈME. 233
« Le voici lui-même tout près d'ici. » A ces mots Zaban
se retira précipitamment, et quitta la ville. Quand Amon
eut appris ce§ nouvelles , il partit , en ramassant tout ce
qu'il put trouver de butin sur sa route; mais, arrêté par
les neiges , il abandonna sa capture , et put à peine s'échap-
per avec peu de monde. Car la valeur de Mummol les
avait frappés d'effroi.
XL VI. En effet Mummol conduisit plusieurs guerres
dont il sortit vainqueur. Après la mort de Charibert,
comme Chilpéric s'était emparé de Tours et de Poitiers,
qui, par suite d'une convention, étaient échus en partage
à Sigebert, ce roi joint à Contran son frère fît choix de
Mummol pour rendre ces villes à leur véritable maître.
Celui-ci, arrivé à Tours, en chassa Clovis, fils de Chil-
péric ; exigea du peuple serment de fidélité pour Sigebert,
puis se dirigea vers Poitiers. Basile et Sighaire , citoyens
de cette ville, réunissant une multitude de partisans,
voulurent lui résister : mais Mummol les ayant cernés
de toute part, les surprit, les écrasa, les détruisit; et mar-
chant vers Poitiers, en exigea le même serment. En voilà
assez pour le moment sur Mummol ; nous dirons le reste
en son lieu.
XLVIL Comme je vais parler de la mort d'Andarchius ,
je crois devoir rappeler d'abord son origine et sa patrie.
Esclave du sénateur Félix , à ce qu'on assure , et destiné
au service particulier de son maître (i), il fut appliqué
avec lui à l'étude des lettres , et profita de cette excellente
(i) Ceci suppose que Félix était encore enfant, et qu'on voulait lui
former un esclave pour l'aider, au besoin , de ses connaissances , en
faisant élever avec lui ce jeune Andarchius.
234 HISTOIRE DES FRANCS,
éducation; car il apprit à fond les ouvrages de Virgile,
les livres du code Théodosien et l'art du calcul (i). Enflé
de cette science, il commença à mépriser ses maîtres, et
se recommanda au patronage du duc Loup, quand celui-ci
se rendit à Marseille par ordre du roi Sigebert. Le duc,
à son départ de cette ville, lui ordonna de le suivre, et
mit tous ses soins à lui obtenir les bonnes grâces de Sige-
bert, à qui il le céda pour son service. Ce prince l'envoya
dans diverses missions, et lui donna occasion de combattre.
Regardé dès lors comme un personnage en dignité (2), il
vint à Clermont, et là, contracta amitié avec Ursus, citoyen
de cette ville. Bientôt, avec son caractère entreprenant,
il désira épouser sa fille, et cacba, dit-on, sa cuirasse
dans un secrétaire , où l'on a coutume de serrer les pa-
piers ; puis il dit à la femme d'Ursus : « Je te recommande
« toutes mes pièces d'or renfermées dans ce secrétaire ; il
« y en a plus de seize mille , et elles pourront t'appar-
« tenir, si tu me donnes ta fille en mariage. »
[Que ne peux-tu sur les cœurs des mortels, exécrable soif
de l'or!
La femme simple et crédule promit, en l'absence de son
mari , de lui donner sa fille. De retour auprès du roi ,
(i) Remarquez les élémons d'une bonne éducation d'alors : \irgile,
le code, le calcul; on est encore loin du Triviiuîi et du Quadrh'iiuu
des xn° et xm* siècles. On sait que le Code Justinien, alors très
récent, ne fut connu en France qu'en iiSy. L'étude des lois se faisait
dans le Code Théodosien , publié en 455 par Théodose-le- Jeune. On
cessa d'en faire usage à la fm de la seconde race. (Hénault, Abrc'^é
chronoL, an i iS^. )
(2) En latin Ilonoratus . C'était un litre accoi'dé à ceux qui géraient
les affaires civiles et publiques au nom du prince. Voyez les Notes d<;
Valois sur Ammien Marcellin , et Ducange dans son Glossaire.
(Ruin.)
LIVRE QUATRIÈME. 235
Andarchius obtint im privilège qu'il alla montrer au juge
du lieu, pour qu'il le mariât avec la jeune fille : «J'ai,
« disait-il , donné des arrhes pour l'épouser. » Mais le père
refusa, en disant ; « Je ne sais qui tu es, et je n'ai rien
« à toi. » Comme la querelle se prolongeait et s'échauffait
vivement, Andarchius demanda qu'Ursus comparût de-
vant le roi. Arrivé à Braine, il alla à la recherche d'un
autre homme , également nommé Ursus , qu'il amena se-
crètement devant un autel , et lui fit prononcer ce serment :
« Je jure par ce lieu saint et les reliques des bienheureux
« martyrs, que, si je ne te donne pas ma fille en mariage,
« je te ferai satisfaction , en te comptant sans délai seize
(c mille sous d'or. » Des témoins se tenaient cachés dans
la sacristie, entendant ce qu'il disait, mais ne voyant pas
sa personne. Alors Andarchius apaisa Ursus par de douces
paroles, et fit si bien qu'il retourna dans sa patrie sans
avoir vu le roi. Lors de son départ, Andarchius présenta
au roi l'écrit contenant la formule du serment qu'il avait
ainsi obtenu, et lui dit : «Ursus a écrit en ma faveur
« telle et telle chose ; ainsi je demande à votre gloire un
« ordre pour qu'il me livre sa fille en mariage. Autrement
« que je sois autorisé à posséder ses biens; jusqu'à ce que
«je reçoive seize mille sous; alors j'abandonnerai cette
« affaire. » Ayant obtenu son privilège , il retourna à Cler-
mont, et montra au juge l'ordre du roi. Ursus se retira
dans le Velay; mais comme ses biens étaient consignés
entre les mains d'Andarchius , celui-ci s'y rendit égale-
ment. Entré dans une maison d'Ursus, il ordonna qu'on
lui préparât à souper, et qu'on lui fît chauffer de l'eau
pour se laver. Mais comme les esclaves de la maison ne
se pressaient point d'obéir à un maître inconnu, il frappa
les uns à coups de bâlou, les autres avec des verges; il
236 HISTOIRE DES FRANCS,
en frappa même quelques uns à la tête au point de faire
jaillir le sang. Toute la maison ainsi bouleversée, on lui
prépare son souper, il se lave avec de l'eau chaude, s'en-
ivre de vin, et s'étend sur un lit. Il n'avait avec lui que
sept domestiques. Tandis qu'ils dormaient profondément,
appesantis par le sommeil autant que par le vin , Ursus
ayant réuni ses gens , ferme les portes de la maison , qui
était construite en planches, en prend les clés, défait les
meules de grain qui se trouvaient auprès , et amoncelle
autour et au-dessus de la maison ces tas de blé qui était
alors en gerbes, de manière à la couvrir entièrement.
Ensuite il y mit le feu en plusieurs endroits. Déjà des
débris de l'édifice embrasé tombaient sur ces malheureux,
lorsqu'ils se réveillent, et poussent des cris; mais per-
sonne n'y répond; enfin ils furent consumés par le feu
avec toute la maison. Ursus craignant pour l'avenir se
réfugia dans la basilique de Saint-Julien (i); puis ayant
fait des présens au roi, il recouvra la totalité de ses
biens.
XLVIII. Clovis, fils de Chilpéric (:ï), chassé de Tou-
raine , se retira à Bordeaux. Tandis qu'il séjournait dans
cette ville, sans que personne l'inquiétât le moins du
monde, Sigulf, du parti de Sigebert, s'éleva contre lui, et
l'ayant contraint de fuir, il le poursuivit au son des trom-
pettes et des clairons comme un cerf aux abois. Le jeune
prince put à peine trouver un passage pour retourner
auprès de son père : enfin, étant revenu par Angers, il
le rejoignit. Comme un différend s'était élevé entre les rois
(i) A Brioude, en Auvergne, liv. iv, cliap. 5, i5.
(2) Ce chapiU'c est comme la suite du 4^°-
LIVRE QUATRIÈME. 237
Gontran (i) et Sigebert, le roi Contran réunit à Paris
tous les évêques de son royaume, afin qu'ils décidassent
entre les deux sur la justice de leurs prétentions ; mais
comme la discorde civile faisait de rapides progrès, ils
négligèrent, en punition de leurs péchés, d'écouter les
conseils des évêques. Chilpéric furieux fit envahir par
Théodebert, son fils aîné, qui pris autrefois par Sige-
bert (2) lui avait fait serment de lui rester fidèle, les
villes de son frère , c'est-à-dire Tours et Poitiers , et les
autres cités en deçà de la Loire (3). Arrivé à Poitiers , il
combattit, contre le duc Gondebaud , et ayant mis son
armée en fuite, il fit un grand carnage de ce peuple. Il
incendia en grande partie le territoire de Tours; et si les
habitans ne s'étaient rendus pour le moment, il aurait
dévasté tout le pays d'un bout à l'autre. Puis , se remet-
tant en marche avec son armée, il entre dans le Limosin,
le Quercy, et les autres provinces voisines, les ravage et
les désole ; incendie les églises , enlève les vases et les
ornemens sacrés, tue les clercs, détruit les monastères
d'hommes, insulte ceux de filles, et fait un désert de toute
la contrée. Et l'on entendit alors dans les églises des
gémissemeus plus douloureux qu'au temps de la persé-
cution de Dioclétien.
XLIX, Et, stupides que nous sommes, nous nous
étonnons des plaies qui les ont frappés! Mais rappelons-
(i) D semble qu'il faut lire plutôt Chilpéric, puisque la guerre eut
lieu ensuite entre lui et Sigebert, et que Gontran voulut servir de
médiateur : mais les manuscrits s'y opposent. — Cette assemblée est
peut-être le quatrième conoile de Paris, en 5']5.
(2) Chap. -23.
(5) En deçà, relativement à Tours, où écrit Grégoire : c'est-à-dire
sur la rive gauche.
238 HISTOIRE DES FRANCS,
nous et ce qu'ont fait leurs pères, et ce que font aujour-
d'hui les enfans. Ceux-là, après la prédication des évêques,
quittèrent leurs temples pour les églises : ceux-ci en-
lèvent chaque jour les trésors des églises. Ceux-là ont
vénéré de tout leur cœur les prêtres de Dieu , et ont
écouté leur parole; ceux-ci, loin de les écouter, les
persécutent. Ceux-là ont enrichi les monastères et les
églises ; ceux - ci les pillent et les détruisent. Que
dirai -je du monastère de Latte (i), où sont des
reliques du bienheureux Martin ? Comme une troupe
d'ennemis s'en approchait , et se disposait à passer un
fleuve du voisinage pour piller le monastère, les moines
s'écrièrent : «Barbares, gardez -vous de passer outre;
ce car ce monastère est au bienheureux Martin. » A
ces mots , plusieurs , pénétrés de la crainte du Sei-
gneur, s'en retournèrent : mais vingt d'entre eux, qui
étaient sans crainte pour Dieu , sans respect pour le
saint confesseur, montent dans un vaisseau, passent à
l'autre bord , et , stimulés par l'ennemi du genre hu-
main, frappent les moines, bouleversent le monastère,
et en pillent les richesses : puis, les ayant réunies en
paquets, ils les mirent sur un bateau. Quand ils fu-
rent au milieu du fleuve , le bateau agité les porta çà
et là. Privés du secours des rames , ils enfoncèrent le
bois de leurs lances dans le lit du fleuve pour tâcher
de reprendre leur route ; quand tout à coup le vaisseau
s'entrouvrit sous leurs pieds, et le fer, que chacun te-
nait près de soi , leur entra dans la poitrine , et tous
périrent ainsi transpercés par leurs propres javelots.
(i) Peut-être dans l'endroit où est le village de Civan-îa-lnte.. (Indre-
et-Loire, arrond. de Loches.) (Ruin.)
LIVRE QUATRIÈME. 239
Un seul parmi eux , qui par ses reproches voulait les
détourner d'une telle action, resta sans blessure. Si quel-
qu'un regarde cet événement comme l'effet du hasard ,
qu'il songe, qu'entre plusieurs coupables, un seul échappa,
qui était innocent. Après leur mort, les moines les re-
tirèrent de l'eau avec leurs effets, les ensevelirent, et
replacèrent dans leur maison tout ce qui était à eux.
L. Tandis que ces choses se passaient, le roi Sige-
bert mit en mouvement les peuples d'au-delà du Rhin,
et commença la guerre civile en marchant contre son
frère Chilpéric. Chilpéric , à cette nouvelle , envoya des
ambassadeurs à Gontran. Ils se réunirent, et convin-
rent par un traité qu'aucun des deux ne laisserait périr
son frère. Sigebert , étant donc arrivé avec ces peu-
plades, apprit que Chilpéric était lui-même à la tête
d'une armée ; mais comme il n'avait aucun moyen de
passer la Seine pour aller attaquer son frère , il intima
à son frère Gontran un ordre ainsi conçu : « Si tu ne me
« permets de passer le fleuve dans la partie que le sort t'a
« donnée, je marcherai contre toi avec toute mon armée.»
Gontran effrayé conclut un traité avec lui, et lui livra le
passage. Chilpéric, s'apercevant que Gontran l'avait aban-
donné pour Sigebert, décampa, et se retira jusque dans
le bourg A'Avaloc (i) près de Chartres. Sigebert, l'ayant
poursuivi, lui demanda jour pour le combat; mais Chil-
péric , craignant que les deux armées en se détruisant
n'amenassent aussi la ruine de leurs royaumes , demanda
la paix, et rendit les villes injustement envahies par Théo-
Ci) Probablement Alluye, sur le Loir. (Eure-et-Loir, arr. Châ-
teaudun.) (Ruin.)
240 HISTOIRE DES FRANCS,
debert , en priant que clans aucun cas les habitans n'en
fussent inquiétés , puisque c'était par le fer et le feu
qu'il les avait soumis et rangés sous son obéissance (i).
A cette époque , les villages qui entouraient Paris furent
en grande partie consumés par les flammes ; les maisons
et tout ce qu'elles contenaient furent saccagées par l'en-
nemi , et les habitans emmenés captifs (2). Le roi con-
jurait qu'on n'en fît rien ; mais il ne pouvait maîtriser
la fureur de ces peuples venus d'outre Rhin. Il prit
donc le mal en patience, jusqu'à ce qu'il pût regagner
sa patrie. Alors quelques uns de ces païens murmurè-
rent contre lui, de ce qu'il s'était soustrait au combat (3).
Mais lui , toujours intrépide , monte à cheval , se pré-
sente aux mécontens , et les apaise par de douces paroles.
Plus tard il en fit lapider un grand nombre. On ne peut
méconnaître encore ici la vertu de saint Martin, qui
leur inspira de faire la paix sans combat; car le jour
même où la paix fut conclue, trois paralytiques pré-
sentés à la basilique du bienheureux se levèrent debout.
Nous le prouverons (4) en détail , si Dieu le permet ,
dans les livres suivans.
LL C'est une grande douleur pour mon âme de rap-
peler ces guerres civiles. Un an après, Chilpéric envoie
(i) Remarquons ce sentiment de justice dans ces temps barbai'es"et
de la part de Chilpéric.
(2) Quoique Paris appartînt par indivis aux trois frères, il paraît
que tout le pays d'alentour était à Chilpéric. Voyez Greg., vi, 27;
VII, 6.
(3) La phrase latine pourrait également bien s'entendre et se tra-
duire ainsi : Quelques uns de ces barbares murmurèrent contre lui de
ce qu'il les avait empêchés de combattre.
(4) C'est-à-dire nous prouverons, non le miracle des trois paraly-
tiques, mais l'influence de saint Martin dans les afiaires du monde.
LIVRE QUATRIÈME. 241
de nouveau des députés à son frère Contran pour lui
dire : « Que mon frère vienne me trouver; voyons-nous,
« faisons la paix, et poursuivons Sigebert notre ennemi. »
Ce qui fut fait : après une entrevue , où ils se firent
des présens, Chilpéric, à la tête d'une armée, s'avança
jusqu'à Reims , brûlant et saccageant tout sur son pas-
sage. A cette nouvelle , Sigebert appelle de nouveau
ces peuples dont nous avons parlé plus haut , vient
à Paris , et se dispose à marcher contre son frère : en
même temps , il envoie l'ordre aux habitans du Dunois
et de la Touraine de s'avancer contre Théodebert. Mais,
comme ils ne se pressaient pas d'obéir, le roi mit à
leur tête les ducs Codegisil et Contran , qui levèrent
une armée , et se hâtèrent d'aller à sa rencontre. Théo-
debert, abandonné des siens, resta avec peu de monde ;
cependant il ne craignit pas d'accepter le combat. L'en-
gagement eut lieu ; Théodebert vaincu fut abattu sur
le champ de bataille , et , souvenir douloureux , son
corps inanimé fut dépouillé par les ennemis ; mais , re-
cueilli par un certain Arnulf, qui le lava et le cou-
vrit de vêtemens honorables, il fut porté à Angoulême,
et y reçut la sépulture. Chilpéric, apprenant que Con-
tran s'était réconcilié de nouveau avec Sigebert, s'enferma
dans les murs de Tournay avec sa femme et ses fils,
et s'y fortifia.
LU. Cette année , on vit des feux parcourir le ciel ,
comme nous avons vu qu'il arriva autrefois avant la mort
de Clotaire. Sigebert, ayant, pris les villes situées eu deçà
de Paris (i), s'avança jusqu'à Rouen, dans l'intention
1 (i) En deçà, pour ceux de Tours, c'est-à-dire à l'ouest, entre Paris
et Rouen.
I. 16
^42 HISTOIRE DES FRANCS,
de les abandonner aux ennemis (i); mais il en fut
détourné par ses fidèles. A son retour, il entra dans
Paris , où Brunehaut vint le trouver avec ses fils. Alors
les Francs, autrefois sujets de Childebert l'ancien, en-
voyèrent une ambassade à Sigebert , pour qu'il vînt à
eux , et fût élu leur roi à la place de Chilpéric. Sigebert ,
à cette proposition , en^ya une armée pour assiéger son
frère dans la ville nommée ci -dessus, songeant à s'y
rendre lui-même en grande hâte. Le saint évêque Ger-
main lui dit : « Si tu pars sans avoir intention de tuer
« ton frère , tu reviendras vivant et vainqueur ; mais
« si tu as un autre dessein , tu mourras. En effet, le Sei-
« gneur a dit par la bouche de Salomon : Si tu prépares
« une fosse a ton frère , tu y tomberas le premier (2). »
Mais le roi , en punition de ses péchés , refusa de l'écou-
ter. Arrivé à une maison royale nommée Vitry (3) , toute
l'armée se rassembla autour de lui , et l'ayant placé
sur un bouclier, ils l'établirent roi au-dessus d'eux.
Alors deux serviteurs armés de forts couteaux, vulgai-
rement nommés scramasaxes , dont la pointe était
empoisonnée , séduits par les maléfices de la reine Fré-
degonde, s'approchent du roi, sous un autre prétexte,
et lui percent les deux côtés à la fois. Sigebert pousse
un cri, tombe; et peu après rendit l'esprit (4)> Là,
périt aussi Charégisil , son chambellan ; là , fut aussi
(i) C'est-à-dire les barbares d'outre Rhin qui le suivaient, ennemis
ou étrangers pour les peuples de la Gaule romaine.
(2) Prov. XXVI, 27.
(5) Vitry, sur la Scarpe. (Pas-de-Calais, arr. Arras.)
(4) En 575, selon les Dates, et les autres savans. Marius, dans sa
chronique, place sa mort en Sjô.
LIVRE QUATRIÈME. 243
grièvement blessé Sigila (i), venu autrefois de Gothie.
Plus tard , étant tombé entre les mains de Chilpéric , on
lui brûla toutes les jointures avec un fer rouge , et ,
perdant tous ses membres l'un après l'autre , il mou-
rut dans des tourmens affreux. Quant à Charégisil ,
c'était un homme aussi léger dans sa conduite que
vaste dans ses désirs : sorti des derniers rangs , il
était devenu puissant auprès du roi par ses flatteries ;
avide du bien d'autrui , violant les testamens , il périt
de manière à ne pouvoir , aux approches de la mort ,
remplir ses volontés, lui qui avait si souvent détruit
les dernières volontés des autres.
Cependant Chilpéric , dans la situation la plus cri-
tique , attendait en suspens l'arrêt de son salut ou de
sa mort , quand des messagers vinrent lui annoncer la
mort de son frère. Alors il sortit de Tournay avec sa
femme et ses fils , et par son ordre , Sigebert , couvert
des derniers vêtemens , fut enseveli dans le bourg de
Lambres (2). De là , transporté plus tard à Soissons
dans la basilique de Saint -Médard qu'il avait construite
lui-même, il fut enterré auprès de Clotaire son père.
Il mourut la quatorzième année de son règne , âgé de
quarante ans. De la mort de Théodebert l'ancien jusqu'à
celle de Sigebert, on compte vingt-neuf ans (3). Entre
la mort de Sigebert et celle de son neveu Théodebert ,
il s'écoula dix-huit jours. Après Sigebert, son fils Cliil-
debert régna à sa place.
(i) Voyez Eclairciss. et obseiv. (Note p.)
(2) Sur la Scarpe , près de Douai. (Nord. )
(3) Voyez Eclaircisx. et ohserv. (Note 7.)
244 HIST. DES FRANCS. LIVRE QUATRIÈME.
Depuis le commencement du monde jusqu'au déluge,
il y a deux mille deux cent quarante-deux ans. Du déluge
à Abraham , neuf cent quarante-deux ans. D'Abraham à
la sortie d'Egypte, quatre cent soixante-deux. De la sortie
d'Egypte à la construction du temple de Salomon, quatre
cent quatre-vingts. De la construction du temple à sa
désolation et à la transmigration du peuple à Babylone ,
trois cent quatre-vingt-dix ans. De la transmigra-
tion à la passion du Seigneur, six cent soixante -huit.
De la passion du Seigneur à la mort de saint Martin ,
quatre cent douze ans. De la mort de saint Martin ,
à celle de Clovis, cent douze ans. De la mort de Clovis
à celle de Théodebert, trente- sept ans. De la mort de
Théodebert à celle de Sigebert, vingt -neuf ans. Ce qui
fait en somme cinq mille sept cent soixante - quatorze
ans (i).
FIN DU LIVRE QUATRIÈME.
(i) Voyez Eclairciss. et obsen>. (Note r.)
LIVRE CINQUIÈME.
SOMMAIRES DES CHAPITEES DU LIVRE CINQUIEME.
1 . Avènement au trône de Childebert le jeune ; ce qui arrive à sa
mère. — 2. Mérovée épouse Brunehaut. — 3. Guerre contre
Chilpéric; méchanceté de Rauching. — 4. Arrivée de Roc-
colen à Tours. — 5. Des évêques de Langres et de Nantes.
— 6. Léonaste , archidiacre de Bourges. — 7. Le reclus Sénoch.
— 8. Saint Germain , évêque de Paris. — 9. Le reclus Caluppa.
— 10. Le reclus Patrode. — 11. Conversion de plusieurs Juifs
par l'évéque Avitus. — 12. L'abbé Brachion. — 13. Ravage du
Limosin par Mummol. — 14. Mérovée tonsuré se réfugie dans
la basilique de Saint-Martin. — 15. Guerre entre les Saxons
et les Suèves. — 16. Mort de Macliau. — 17. Le roi Contran
«ne les fils de Magnacaire , et perd ses propres enfans ; doute
sur l'époque de la Pâque. — 18. De l'église de Chinon ; alliance
de Gontran avec Childebert. — 19. L'évéque Prétextât; mort
de Mérovée. — 20. Aumônes de Tibère. — 21. Les évèques
Salone et Sagittaire. — 22. Winnoc le Breton. — 23. Mort
de Samson, fils de Chilpéric. — 24. Prodiges; apparitions. —
25. Gontran-Boson enlève ses filles de la basilique de Saint-
Martin ; Chilpéric envahit Poitiers. — 26. Mort de Dacon et
de Dracolen. — 27. Expédition en Bretagne. — 28. Dégrada-
tion des évêques Salone et Sagittaire. — 29. Lnpôls nouveaux
établis par Chilpéric. — 30. Ravages des Bretons. — 31. Règne
de Tibère. ■ — 32. Perfidie des Bretons. — 33. La basilique de
Saint-Denis profanée à l'occasion d'une femme. — 34. Prodiges.
— 35. Dysenterie; mort des fils de Chilpéric. — 36. De ht
reine Austrcchilde. — 37. De l'évéque Héraclius et du comte
Nantin. — 38. Martin, évêque de Gallice. — 39. Persécution
des chréliens en Espagne. — 40. MorI de Clovis. — 4l. Les
246 HISTOIRE DES FRANCS.
évéques Elafe et Eunius. — 42. Ambassade de Gallice ; pro-
diges. — 43. Maurilion , évêque de Cahors. — 44. Discussion
avec un hérétique. — 45. Écrits de Chilpéric. — 46. Mort de
l'évêque Agricola. — 47. Mort de l'évêque Delmace. — 48. Le
comte Eunomius. — 49. Méchanceté de Leudastes. — 50. Piège
qu'il nous tendit; et quelle fut son humiliation. — 51. Prédic-
tion du bienheureux Sauve au sujet de Chilpéric.
PROLOGUE.
Je souffre à rappeler tant de guerres civiles qui écra-
sent le peuple et l'empire des Francs : et ce qu'il y a
de plus triste , c'est que nous voyons déjà ce temps
prédit par Dieu pour le commencement des douleurs (i) :
Le père s^ élevé contre lejilsy lejîls contre le père ; le
frère contre le frère, le prochain contre le prochain (2).
Ils devaient pourtant être effrayés par les exemples
des rois précédens , qui furent tués par leurs ennemis
aussitôt que divisés. Combien de fois, la ville des villes,
la capitale du monde entier, en s'engageant dans les guer-
res civiles, tomba pour ainsi dire; et, quand elles ces-
saient , se releva comme de terre ! Plût à Dieu que
vous aussi , ô rois , ne fussiez occupés que de combats
semblables à ceux qui ont exercé vos pères, afin que
les nations , effrayées déjà de votre union , fussent ac-
cablées par la force de vos armes! Rappelez- vous ce
qu'a fait Clovis , l'auteur de toutes vos victoires ; tous
ces rois opposés , mis à mort ; ces nations farouches ,
écrasées; ces peuples de la Gaule , subjugués. Il vous a
laissé sur tous un empire absolu et puissant; et quand
(i) Matth., 24, 8.
(2) Matth., 10, 21.
LIVRE CINQUIÈME. 247
il exécutait ces grandes choses, il n'avait ni or, ni
argent , comme vous en possédez maintenant dans vos
trésors. Que faites -vous? que voulez -vous? que n'avez-
vous pas en abondance? Dans vos maisons, les objets
de luxe s'entassent en foule : dans vos celliers, regor-
gent le vin, le froment et l'huile : dans vos trésors,
sont des monceaux d'or et d'argent. Une seule chose
vous manque , parce que la paix n'est pas entre vous :
c'est la grâce de Dieu. Pourquoi l'un enlève- 1- il à l'autre
ce qui lui appartient? Pourquoi l'autre convoite-t-il ce
qui n'est pas à lui ? Ecoutez , je vous en prie , ce que
dit l'apôtre : Si vous iJous mordez et vous dévorez
les uns les autres , prenez garde que vous ne vous
consumiez les uns les autres (i). Parcourez attenti-
vement les écrits des anciens , et vous verrez les maux
qu'enfantent les guerres civiles. Recherchez dans Orose
ce qu'il dit des Carthaginois (2) : après avoir écrit que
leur ville et leur empire furent détruits après sept cents
ans d'existence, il ajoute : « Qui les a maintenus si long-
« temps ? la concorde. Qui les a détruits après une si
« longue durée ? la discorde. » Craignez donc la discorde,
craignez les guerres civiles , qui vous détruisent , vous
et votre peuple. Qu'espérer encore , sinon qu'après la
perte de vos armées, restés seuls et sans secours, vous ne
tombiez accablés bientôt par les nations ennemies? O roi!
si tu aimes tant la guerre civile , exerce-toi à celle qui se
livre dans l'homme, selon l'apôtre (3). Que V esprit s'élève
(i) Galat., 5, t5.
(2) Orose, liv. iv, surtout à partir du chap. 6, parle Jonguemeut
des Carthaginois.
(5) Galat., 5, 17. Grégoire ne présente pas ici la pensée de rapôtre.
248 HISTOIRE DES FRANCS.
contre la chair; que les vices cèdent aux vertus! Libre
alors, sers ton chef, qui est le Christ, toi qui, enchaîné,
servais l'auteur de tout mal.
I. Lorsque Sigebert fut tué à Vitry, la reine Bru-
nehaut résidait alors à Paris avec ses enfans. Quand
cette nouvelle lui arriva , troublée par la douleur et les
larmes , elle ne savait que faire : mais le duc Gonde-
baud s'empara de Childebert, son jeune fils, l'emporta
secrètement ; et , l'ayant ainsi soustrait à une mort cer-
taine , il réunit les peuples sur lesquels son père avait
régné , et le fît proclamer roi, à peine âgé d'un lustre : ce
fut le jour même de Noël que Childebert commença de
régner (i).
Or, la première année de son règne (2), le roi Chil-
péric vint à Paris, y saisit Brunehaut, l'envoya en exil à
Rouen , et s'empara des trésors qu'elle avait apportés à
Paris. Quant à ses tilles, il les fît retenir à Meaux. Dans
ce temps Roccolen vint à Tours avec les hommes du
Maine, enleva du butin, et commit plusieurs crimes. Nous
rappellerons plus bas (3) comment, en punition de ses
excès, frappé par la vertu de saint Martin, il périt misé-
rablement.
II. Chilpéric dirigea son fils Mérovée, avec une armée,
sur Poitiers : mais celui-ci, négligeant les ordres de
Saint Paul dit seulement que les désirs de l'esprit et de la chair sont
opposés.
(i) Ce fut le jour où il fut reconnu solennellement : car, d'après
l'épitaphe de Césarie, il régnait depuis le 8 décembre. (D. Bouquet.)
(2) An 576.
(3) Chap. 4.
LIVRE CINQUIÈME. 249
son père, vint à Tours, où il passa les fêtes de Pâques,
et son armée commit de grands ravages dans le pays.
Pour lui, feignant de vouloir aller trouver sa mère (i),
il se rendit à Rouen ; là , il se lia avec la reine Bru-
nehaut , et se l'associa par les liens du mariage. A cette
nouvelle , Chilpéric , furieux de ce qu'au mépris des lois
divines et canoniques , il avait épousé la femme de son
oncle, se dirige aussitôt vers cette ville. Ceux-ci, ap-
prenant qu'il voulait les séparer, se réfugièrent dans une
basilique de Saint -Martin construite en bois, sur les
murs de la ville. Le roi arrive, et par beaucoup de pa-
roles artificieuses s'efforce de les tirer de là; mais comme,
bien convaincus de ses intentions perfides , ils refusaient
de le croire, il leur dit avec serment : «Si telle est la
« volonté de Dieu, je ne chercherai pas à les séparer. »
Quand ils eurent entendu ce serment, ils sortirent de la
basilique. Chilpéric les embrassa, les reçut avec honneur,
et mangea même avec eux : mais peu de jours après , il
prit avec lui Mérovée et retourna à Soissons.
III. Tandis qu'ils y étaient, quelques hommes de la
Champagne, s'étant réunis, attaquent la ville de Soissons ;
ils voulaient en chasser Frédegonde et Clovis, fils de
Chilpéric, et s'emparer de la ville. Chilpéric à cette nou-
velle (2) y marcha avec une armée, et les avertit par des
(i) Audovère, qui avait été i-eléguée par Chilpéric dans un mona-
stère au Mans. ( Aimoin, m, 6 et i5.)
(2) Il n'y était donc pas, comme semblent le dire les premiers mots
du chapitre. Peut-être veut-il dire que Chilpéric y faisait son séjour
habituel depuis qu'il avait ramené Mérovée ; mais il pouvait s'en ab-
senter quelquefois ; et ce fut pendant une de ces absences que les
Champenois attaquèrent la ville.
250 HISTOIRE DES FRANCS,
messagers de ne point l'attaquer, de peur que les deux
armées n'éprouvassent une grande perte. Sourds à ses
remontrances, ceux-ci se préparèrent au combat. La ba-
taille se livra; Chilpéric eut l'avantage, enfonça le parti
contraire, leur tua un certain nombre d'hommes utiles
et courageux, mit en fuite le reste et rentra dans Sois-
sons. Après cet événement, Mérovée, à cause de son
mariage avec Brunehaut, devint suspect à son père, qui
lui reprochait d'être par sa perfidie la cause de cette
guerre; en conséquence, l'ayant dépouillé de ses armes,
il lui donna des gardiens pour veiller sur lui quoiqu'il le
laissât libre, songeant à ce qu'il devait en ordonner plus
tard. Or le véritable auteur de cette guerre était Godin,
qui du parti de Sigebert était passé à Chilpéric, et en
avait reçu beaucoup d'honneurs et de richesses (i); mais
vaincu sur le champ de bataille, il fut le premier à s'en-
fuir. Le roi lui ôta les terres du fisc qu'il lui avait données
dans le territoire de Soissons, et les conféra à la basilique
de Saint-Médard. Godin, lui-même, mourut peu après de
mort subite. Sa veuve épousa Rauching, homme rempli
de vanité, bouffi d'orgueil, insolent, traitant ses subal-
ternes comme s'il oubliait qu'il était homme; dépassant
toutes les bornes de la malice et de la sottise humaine
dans ses cruautés envers les siens, et commettant des
actions détestables. Si un esclave tenait devant lui, comme
c'est l'usage, un cierge allumé pendant son repas, il lui fai-
(i) Probablement il voulait retourner à Childebert, et avait excité
une guerre contre Chilpéi'ic pour le trahir ; c'est pour cela qu'il s'en-
fuit dès le commencement de la bataille : ce qui n'avait pas empêché
Chilpéric de remporter la victoire. L'auteur nomme ensuite le réfé-
rendaire Siggo, qui, après la mort de Sigebert, s'était de même atta-
ché à Chilpéric j puis le quitta pour Childebert.
LIVRE CINQUIÈME. 251
sait mettre les jambes à nu, et le forçait d'y serrer le cierge
avec force, jusqu'à ce qu'il fût éteint. Quand on l'avait
rallumé , il faisait recommencer jusqu'à ce que les jambes
du serviteur fussent toutes brûlées : si le malheureux vou-
lait pousser un cri ou changer de place, une épée nue le
menaçait à l'instant, et ses pleurs excitaient les transports
de joie de sou maître. Quelques personnes disaient que ,
dans ce temps, deux de ses serviteurs, un homme et une
jeune fille, comme il arrive souvent, se prirent d'amour
l'un pour l'autre. Cette inclination durait depuis deux ans
ou plus encore; ils s'unissent enfin, et se réfugient en-
semble dans l'église. Rauching, l'ayant appris, va trouver
le prêtre du lieu, et le prie de lui rendre sur-le-champ
ses deux serviteurs, avec promesse de leur pardonner.
Alors le prêtre lui dit : « Tu sais quel respect on doit
« avoir pour les églises de Dieu : tes serviteurs ne te
« seront rendus que si tu me garantis ta parole que leur
« union ne sera pas troublée , et me promets en même
« temps de les exempter de toute peine corporelle. »
Rauching, après avoir hésité long-temps en silence sur
ce qu'il devait faire, se tourna enfin vers le prêtre, et
plaçant ses mains sur Tautel , dit avec un serment : « Ils
« ne seront jamais séparés par moi : au contraire, je ferai
« en sorte qu'ils restent toujours unis. Quoiqu'il me peine
« que tout ceci soit arrivé sans mon consentement , je
« m'attache avec plaisir à cette gensée, que ni le jeune
« homme n'aura épousé la servante d'un autre, ni celle-ci
« l'esclave d'un étranger.» Le prêtre, sans défiance, crut à
la promesse de cet homme rusé, et lui rendit les serviteurs,
comptant sur leur pardon. Rauching les reçut, le remercia,
et retourna à sa maison. Aussitôt, par son ordre, on coupe
un arbre, dont on abat la tête, cl on creuse le tronc avec
252 HISTOIRE DES FRANCS,
un coin; puis dans une fosse pratiquée en terre, protonde
de trois ou quatre pieds, il fît déposer cette pièce de bois
où était placée la jeune fille comme si elle était morte;
il ordonna qu'on jetât l'esclave sur elle; mit un couvercle
par-dessus, remplit la fosse de terre, et les ensevelit ainsi
tout vivans. « Je ne manque pas, disait-il, au serment que
« j'ai fait, de ne jamais les séparer, » Quand le prêtre apprit
cette nouvelle , il accourut précipitamment ; et adressant
de vifs reproches à cet homme, obtint avec peine de les
découvrir. Il retira le jeune homme encore vivant, mais
la fille était étouffée. Tels étaient les actes que suggérait
à Rauching sa méchanceté. Il ne savait que rire, trom-
per et faire le mal ; aussi , après de tels crimes commis
pendant sa vie, mourut-il par un crime, comme il l'avait
mérité; ce que nous raconterons plus tard (i).
Le référendaire (2) Siggo, qui avait tenu le sceau du roi
Sigebert, et que le roi Chilpéric avait engagé à remplir
auprès de lui les mêmes fonctions qu'auprès de son frère,
quitta Chilpéric, et passa du côté de Childebert, fils de
Sigebert; et tous les domaines qu'il avait reçus dans le
Soissonnais furent donnés à Ansoald. De même plusieurs
autres de ceux qui avaient passé du royaume de Sigebert
à Chilpéric se retirèrent. Peu de temps après mourut la
femme de Siggo; mais celui-ci en prit une autre.
IV. Dans ces jours-là, Roccolen, envoyé par Chilpéric,
vint à Tours plein de 'Jactance , et ayant établi son camp
au-delà de la Loire (3), nous envoya des exprès avec
(ï) Liv. IX, chap. 9.
(2) L'officier qui , sous la première race , signait du sceau royal les
diplômes du roi. On l'appela, le plus ordinairement, chancelier sous
la troisième. Voyez Mabillon, de Re diplomat., lib. 11, cap. 11.
(5) Au-delà, par rapport à Tours; sur la rive droite.
LIVRE CINQUIÈME. 253
ordre de faire sortir de la sainte basilique Contran , que
l'on accusait alors de la mort de Théodebert. Si nous
n'obéissions , il menaçait de brûler la ville et ses fau-
bourgs. Après avoir entendu son message, nous lui en-
voyâmes une députation pour lui dire que jamais, de toute
antiquité, on n'avait rien fait de semblable à ce qu'il de-
mandait, et que maintenant on ne pouvait lui permettre
la violation d'une sainte basilique ; qu'un pareil sacri-
lège ne tournerait à bien ni pour lui ni pour le roi , qui
l'en avait chargé; qu'il devait craindre plutôt la sainteté
de l'évêque, dont la vertu avait la veille encore guéri
une femme paralytique. Peu sensible à ces menaces ,
comme il résidait dans la maison de l'église au-delà de la
Loire , il détruisit pièce à pièce la maison , qui était formée
de planches attachées avec des clous; et les gens du
Maine qui étaient venus avec lui emportèrent les clous
dans des sacs de cuir, abattirent les blés et ravagèrent
tout. Mais au milieu de ces violences, Roccolen, frappé
de Dieu , fut attaqué de la jaunisse : néanmoins il nous
renvoya des ordres violens ainsi conçus : « Si vous ne
« jetez aujourd'hui le duc Contran hors de votre basi-
« lique, j'écraserai si complètement tout ce qu'il v a de
« jardins aux environs de la ville , que l'emplacement
« pourra devenir une terre labourable. » Cependant arriva
le saint jour de l'Epiphanie, et ses douleurs devenaient
de plus en plus violentes- Alors, par le conseil des siens,
il passa le fleuve et vint à la ville. Lorsque l'on sortait en
procession de l'église cathédrale pour se rendre à la sainte
basilique, il suivit à cheval la croix précédée des ban-
nières; mais entré dans la basilique, sa fureur et ses me-
naces tombèrent. Au retour de l'église, il ne put ce jour-là
prendre aucune nourriture, sa respiration devint très
354 HISTOIRE DES FRANCS,
gênée ; puis 11 partit pour Poitiers. Or on était dans le
saint temps de carême, et il mangea quantité de lape-
reaux. Il avait préparé pour les calendes de mars des
actes d'impositions arbitraires et de condamnation contre
les citoyens de Poitiers; mais la veille il rendit l'âme :
ainsi s'apaisa son insolent orgueil.
V. En ce temps Félix, évêque de Nantes, m'adressa
des lettres outrageantes; il allait jusqu'à m'écrire que mon
frère avait été tué parce que, ambitieux de l'épiscopat, il
avait tué son évêque. Son motif pour m'écrire de pareilles
choses, c'est qu'il avait désiré une terre de mon diocèse;
et comme je la lui refusais, il vomit contre moi, dans sa
fureur, mille outrages, ainsi que je viens de le dire. Je
lui répondis un jour : a Souviens-toi de la parole du pro-
ie phète ( I ) : Malheur à ceux qui ajoutent maison à mai-
« soUf et joignent un champ a un champ \ Seront-ils les
M seuls habitans de la terre? Oh! si Marseille t'avait eu
« pour évêque ! ses vaisseaux t'auraient apporté non de
« l'huile ou d'autres épices, mais seulement du papier pour
« que tu pusses plus à l'aise écrire contre la réputation des
« gens de bien ; mais le manque de papier met des bornes à
c( ton bavardage. » Il était d'une avidité et d'une jactance
extrêmes. Mais je m'arrête pour ne pas lui ressembler :
j'expliquerai seulement comment mon frère perdit le jour,
et quelle prompte vengeance Dieu tira de son meurtrier.
Le bienheureux Tétricus (2), évêque de l'église de Langres,
devenant vieux, chassa le diacre Lampadius, qui avait été
son homme de confiance, et mon frère, par intérêt pour
(i) Isaïe, V. 8.
(2) Dont il a été question liv. iv, chap. 16.
LIVRE CINQUIÈME. 255
les pauvres qu'il avait injustement dépouillés, avait con-
couru à son humiliation : ce qui lui attira sa haine. Ce-
pendant Tétricus fut frappé d'un coup de sang. Comme
les secours des médecins n'y pouvaient rien, les clercs,
tout troublés et pour ainsi dire privés de pasteur, deman-
dèrent Mondéric : le roi l'accorde : il est tonsuré et or-
donné évêque, à condition que, pendant la vie du bien-
heureux Tétricus, il régirait la ville de Tonnerre en qua-
lité d'archiprêtre (i), qu'il y ferait sa résidence, et qu'à sa
mort il lui succéderait. Tandis qu'il habitait dans cette
ville (2), il encourut le mécontentement du roi. On disait
pour l'accuser que, lorsque le roi Sigebert était venu atta-
quer son frère Contran (3), il avait offert au premier des
vivres et des présens. Il fut donc tiré de son château , exilé
sur les bords du Rhône , et renfermé dans une tour étroite
et sans toiture , où il passa deux ans en proie à de
grandes souffrances. A la demande du bienheureux évêque
Nisier (4), on lui permit de revenir à Lyon , et il y resta
deux mois avec lui. Mais ne pouvant obtenir du roi d'être
rétabli dans le lieu d'où il avait été chassé, il s'échappa
de nuit et passa au roi Sigebert, qui l'institua évêque
dans le bourg de Larsat(5), avec juridiction sur quinze
paroisses environ, occupées auparavant par les Goths, et
que revendiquait alors Delmace, évêque de Rhodez. Lors
(i) Voyez un cas semblable, iv, 18.
(2) Castrum est une ville fortifiée ou fermée.
(3) Il s'agit ici probablement de la guerre mentionnée liv. iv, ch. 5o,
et non pas d'une guerre toute récente , telle que l'indiquerait la leçon
du liv. IV, ch. 48, intcntio inter Gunlchramnum et Sigibertum , etc.
(4) C'est ainsi que se traduit Nicetiiis dans les Vies des Saints. Nous
avons eu tort, dans le livre précédent, chap. 36, de l'appeler Nicet.
(5) Voyez Eclairciis. et obsevv. (Note a.)
256 HISTOIRE DES FRANCS,
de son départ, ceux de Langres, encore une fois sans
pasteur, demandent pour évêque Silvestre, allié à notre
famille et à celle de Tétricus; et ils firent cette demande
à l'instigation de mon frère. Cependant le bienheureux
Tétricus ayant trépassé, Silvestre fut tonsuré, ordonné
prêtre, et investi de tout pouvoir relativement aux biens
de l'église; puis, afin de recevoir à Lyon la bénédiction
épiscopale, il se disposait àse mettre en route lorsque, saisi
d'une attaque d'épilepsie , maladie qui l'affligeait depuis
long-temps , il devint furieux , hors de lui , et après avoir
poussé des mugissemens continuels pendant deux jours,
il expira le troisième. Après cet événement, Lampadius,
dépouillé, comme je l'ai dit, de sa dignité et de ses biens,
se joignit, en haine du diacre Pierre (i), au fils de Sil-
vestre, et par ses intrigues lui persuada que son père
avait été victime des maléfices de mon frère. Celui-ci ,
jeune, irréfléchi, s'élève contre le diacre, et l'accuse pu-
bliquement de parricide. Mon frère, à cette nouvelle,
demande qu'une assemblée se réunisse sous la présidence
de l'évêque saint Nisier, oncle de ma mère ; se rend à Lyon ,
et là, en présence de l'évêque Siagrius , de beaucoup
d'autres prêtres, et de grands personnages séculiers, il se
justifia par un serment, déclarant n'avoir été pour rien
dans la mort de Silvestre. Mais deux ans après, le fils de
Silvestre, excité de nouveau par Lampadius, atteignit le
diacre Pierre sur un chemin, et le tua d'un coup de lance.
Après cet accident, son corps fut relevé de terre, trans-
porté à la ville de Dijon, et enseveli auprès de saint
Grégoire notre bisaïeul. Quant à l'homicide, il s'enfuit
et passa à Chilpéric , abandonnant ses biens au fisc du roi
(i) Le frère de Grégoire.
LTVRE CINQUIÈME. 257
Gontran. Comme, par suite de son crime, il errait çà et
là, sans trouver nulle part un asile sûr; enfin, le sang
innocent, je crois, criant vengeance auprès de la puis-
sance divine, un jour qu'il marchait au hasard, il tira
son épée et tua un homme inoffensif (i). IMais les parens
du mort, indignés, se réunirent en tumulte, tirèrent leurs
épées, et ayant mis en pièces le meurtrier, dispersèrent
ses membres à l'aventure. Telle fut, par un juste jugement
de Dieu, la fin de ce misérable : assassin d'un innocent
qui lui était allié, il ne pouvait durer encore long-temps;
et en effet sa mort eut lieu trois ans après.
Enfin ceux, de Langres , après la mort de Silvestre ,
demandèrent encore un évêque ; et on leur donna Pap-
pol , autrefois archidiacre d'Autun. Au rapport de plu-
sieurs, il commit beaucoup d'iniquités; mais nous n'en
dirons rien pour qu'on ne nous croie pas détracteur de
nos frères : je rappellerai seulement les circonstances de
sa mort. La huitième année de son épiscopat, tandis qu'il
visitait les paroisses (2) et les domaines de son église, une
nuit le bienheureux Tétricus lui apparut en songe, et lui
dit d'un air menaçant : « Que fais-tu ici, Pappol? pourquoi
« souilles-tu ma chaire épiscopale? pourquoi envahis-tu les
« biens de l'Eglise, et disperses-tu les brebis qui m'ont été
ce confiées? Retire-toi ; abandonne ce siège, et va-t'en bien
« loin de ce pays.» Et en prononçant ces paroles, il le
frappa violemment à la poitrine d'une baguette qu'il tenait
(i) Quelle idée a notre auteur de la justice et de la Providence
divine ! Pour avoir moyen de punir un premier crime, Dieu permet
qu'il en soit commis un second. Il est vrai que le premier homme tué
n'était rien moins que le frère d'un évèque.
(i) Diœceses signifie ici paroisses ; voyez liv. iv, chap. i8.
I. 17
258 HISTOIRE DES FRANCS,
à la main. Pappol s'éveille à l'instant même, et tout eo
cherchant à s'expliquer le fait, sent comme un trait fixé à
la même place, accompagné d'une vive douleur. Bientôt la
souffrance, devenant continuelle, lui fit prendre en dégoût
le hoire et le manger, et attendre avec impatience le mo-
ment de sa mort. Que dirai-je enfin? le troisième jour
il expira avec des vomissemens de sang. De là il fut
transféré et enseveli à Ijangres. L'abbé Mummol , sur-
nommé le Bon, fut établi évêque à sa place. Beaucoup de
personnes font de lui un grand éloge. On assure qu'il est
chaste, sobre, modéré, toujours empressé à faire des actes
de bonté, ami de la justice, et embrasé de la charité la
plus vive. Quand il fut investi de l'épiscopat, reconnais-
sant que Lampadius s'était frauduleusement emparé de
beaucoup de biens de son église, et qu'avec les dépouilles
des pauvres il avait amassé des terres, des vignes et des
esclaves , il le fit dépouiller de tout et chasser de sa pré-
sence. Ce misérable , maintenant réduit à une extrême
pauvreté, travaille de ses mains pour vivre. Mais en voilà
assez sur ce sujet.
VI. La même année, c'est-à-dire celle où, à la place de
Sigebert mort, son fils Childebert commença à régner, il
se fit au tombeau de saint Martin beaucoup de prodiges,
rappelés dans les livres que j'ai entrepris de composer sur
ses miracles; et quoique en langage rustique (i), je n'ai pu
me résoudre à taire des choses que j'ai vues moi-même, ou
(i) Il s'agit ici, non de la langue rustique, c'est-à-dire du latin
corrompu, en usage dans les campagnes, d'où est venu le roman, puis
le français , mais d'un latin moins élégant que celui des anciens. C'est
une expression de modestie dans notre auteur ; et il n'a dit que trop
vrai.
LIVRE CINQUIÈME. 259
qui m'ont été rapportées par des fidèles. J'exposerai seu-
lement ici ce qui est arrivé à des hommes de peu de foi ,
qui, après avoir éprouvé la vertu du ciel, ont eu recours
aux remèdes terrestres : car sa vertu se montre par le
châtiment des insensés, comme par la faveur des guéri-
sons. Léonaste, archidiacre de Bourges, par suite de cata-
ractes qui étaient tombées sur ses yeux, perdit la vue;
et comme il s'était promené de médecin en médecin , sans
pouvoir la recouvrer, il vint à la basilique de Saint-
Martin , y resta deux ou trois mois, jeûnant tous les jours,
et suppliant le saint de lui rendre la lumière. Quand fut
arrivé le jour de la fête (i), ses yeux s'éclaircirent , et
il commença à voir. De retour chez lui, il s'adressa à un
juif qui lui appliqua sur les épaules des ventouses pour
donner à ses yeux encore plus de lumière : mais quand
le sang coula, il retomba dans sa cécité. Il retourna donc
au saint temple; et, quoiqu'il y demeurât long-temps, il
ne put recouvrer la vue. Ce bienfait lui fut refusé, je
pense, en vertu de cet oracle du Seigneur : Celui qui a,
recevra, et sera dans l'abondance; celui qui ?i' a pas, se
verra privé même de ce qu'il a (2). Et de cet autre :
Te 1)011(1 revenu a la santé, ne pèche plus, de peur qu'il
ne t' arrive encore pis (3). En effet, la guérison de cet
homme eût été durable s'il n'avait pas ajouté le secours
d'un juif à la vertu divine. Ce sont de tels hommes que
l'apôtre avertit et blâme par ces paroles : Ne veuillez
pas vous attacher à un même joug avec les injldeles ;
(i) Il ne dit pas laquelle; on peut croire que c'est Noël ou Pâques,
ou bien la fête de saint Martin.
('i) Mattli., 10, 12.
(5) Jean, 5, 14.
260 HISTOIRE DES FRANCS.
quelle union peut exister en ejfet entre la justice et
l'iniquité ? quel commerce entre la lumière et les té-
nèbres ? quel accord entre le Christ et Bélial? quel
rapport entre lejîdele et Vinjîdele? quel pacte entre le
temple de Dieu et les idoles ? Or vous êtes le temple du
Dieu vivant. Sortez donc du milieu de ces gens-la, et
séparez-vous d'eux, a dit le Seigneur (i). Puisse cet
exemple apprendre à chaque chrétien que lorsqu'il a
obtenu les remèdes célestes, la science humaine lui est
inutile.
VIL Je veux aussi mentionner les noms des personnages
importans qu& le Seigneur appela à lui cette année; car
je regarde comme grand et chéri de Dieu celui qu'il en-
lève à notre terre pour le placer dans son paradis. Ainsi
sortit de ce monde le saint prêtre Sénoch, qui demeurait
à Tours. Tlieifale d'origine, et devenu clerc dans le dio-
cèse de Tours , il se retira dans une cellule qu'il s'était
construite entre deux vieilles murailles; réunit quelques
moines, et répara un oratoire détruit depuis long-temps.
Il opéra aussi sur les malades plusieurs miracles, que nous
avons décrits dans le livre de sa vie ("2).
VIII. Cette année (3) aussi, décéda le bienheureux Ger-
main, évêque de Paris. A ses funérailles un nouveau miracle
confirma tous ceux qu'il avait opérés dans sa vie mortelle.
Des prisonniers l'ayant invoqué par des cris, le corps
s'appesantit et fut retenu sur la place : quand ils eurent
(i) 2 Cor., VI, 14-17-
(2) Vies des Pères, chap. i5. — Sur les Theifales, voyez liv. iv,
chap. 18.
(3) Tonjours Tannée SyG.
LIVRE CINQUIÈME. 261
été dégagés de leurs fers, on le releva sans peine; et ces
prisonniers devenus libres suivirent par honneur ses fu-
nérailles jusqu'à la basilique (i) où il fut enseveli. Sur son
tombeau, les croyans éprouvent souvent, avec l'aide de
Dieu, les effets de sa vertu; et toute demande juste qu'on
lui adresse est promptement exaucée. Si l'on veut recher-
cher avec une exactitude plus scrupuleuse les miracles
qu'il a faits de son vivant, on les trouvera tous dans le
livre de sa vie composé par le prêtre Fortunat (2).
IX. Encore la même année, mourut le reclus Ca-
luppa (3). Dès son enfance il avait toujours été religieux;
et quand il se fut retiré dans le monastère de Mélite (4),
en Auvergne, il montra toujours, à l'égard de ses frères,
la plus grande humilité, comme nous l'avons écrit dans
le livre de sa vie (5).
X. 11 y eut aussi dans le territoire de Bourges un re-
clus nommé Patrocle , élevé à la dignité de la prêtrise,
homme admirable par sa sainteté, sa piété et son absti-
nence; qui par suite de ses jeûnes éprouvait souvent
diverses incommodités : il ne buvait ni vin, ni bière, ni
rien de ce qui peut enivrer, mais seulement de l'eau légè-
rement adoucie avec du miel. Il ne faisait non plus aucun
(i) Saint Germain fut enseveli dans la chapelle de Saint-Symphorien,
attenant à l'abbaye Saint-Vincent, depuis, Saint-Germain-des-Prés.
('i) Celte Vie a été publiée par Surius, les Bollandistes, au 28 mai,
et par Mabillon, Act. SS. Bened., Sbec. i.
(5) Ce nom, venu du grec KcthuTrioù, signiGe précisément nn reclus.
(4) Me'allet, monastère depuis long-temps détruit. Voyez Derihier,
Dict. du Cantal, p. 200-1. C'est aujourd'hui un village. (Cantal, arr.
et canton de Mauriac.) B. G.
(5) Vies des Pérès, chap. 11.
26-2 HISTOIRE DES FRANCS,
usage de ragoût. Sa seule nourriture était du pain trempé
dans l'eau , et parsemé de sel. Jamais ses yeux ne s'appe-
santirent par le sommeil. Il était continuellement en
prières; et s'il s'interrompait quelquefois, c'était pour lire
ou pour écrire. Souvent par la prière il guérit les boutons
de la fièvre et les autres maladies; et fit encore plusieurs
miracles qu'il serait trop long de raconter chacun en dé-
tail. Il portait toujours un cilice sur la peau. A Tâge de
quatre-vingts ans, il sortit de ce monde pour se réunir au
Christ. Nous avons écrit aussi un petit livre de sa vie (i).
XI. Et comme toujours notre Dieu daigne glorifier ses
ministres, je raconterai ce qui arriva cette année à Cler-
mont, relativement aux juifs. Quoique le bienheureux
évêque Avitus les eût souvent engagés à ne pas s'arrêter
au voile de la loi mosaïque , mais à pénétrer dans le sens
spirituel des saintes Ecritures, afin d'y contempler avec
un cœur pur le Christ, fils du Dieu vivant, promis par
l'autorité des prophètes et d'un roi; cependant il restait
encore dans leur esprit, je ne dis pas ce voile qui cachait
à Moïse la face du Seigneur (2), mais une véritable mu-
raille. L'évêque néanmoins priait toujours qu'ils se con-
vertissent au Seigneur, et que le voile de la lettre se
déchirât à leurs yeux (3). Enfin un d'entre eux, au saint
jour de Pâque, demanda d'être baptisé; et régénéré en
Dieu par le sacrement du baptême, il marcha au milieu
des autres catéchumènes, vêtu de blanc comme les autres.
(1) Vies des Pères, chap. 9.
(2) Allusion à ce que dit le Seigneur à Moïse, Exod. xxxiii, ig,
20, 22.
(2) Allusion à la prière qui se fait le vendredi saint pour les juifs :
Ut Deus auferat velamen de cordibus corum.
LIVRE CINQUIÈME. 263
Au moment où le peuple rentrait dans la ville, un juif, à
l'instigation du diable, répandit sur la tête du juif con-
verti une huile fétide ; et comme le peuple saisi d'hor-
reur voulait le poursuivre à coups de pierres , l'évêque
ne le permit pas. Mais le jour bienheureux où le Seigneur,
après la rédemption de l'homme, est remonté aux cieux
plein de gloire, lorsque l'évêque se rendait en procession
de l'église à la basilique (i), la multitude qui le suivait
se jeta sur la synagogue des juifs, la détruisit de fond en
comble, et fit de l'emplacement une espèce de plaine.
Un autre jour l'évêque leur envoya un message pour
leur dire : « Je ne vous contrains pas par la force à con-
« fesser le fils de Dieu, je vous le prêche, et je confie à
« vos cœurs le sel de la science : car je suis le pasteur
<c établi par le Seigneur pour conduire ses brebis ; et le
« vrai pasteur qui a souffert pour nous a dit, en parlant
« de vous, quil a d'autres brebis qui ne sont pas de sa
« bergerie; qu'il doit aussi les amener, afin qu'il n'y ait
« qu'uîi troupeau et qu'un pasteur {p.). Si donc vous vou-
<c lez croire comme moi, ne formez qu'un troupeau dont
« je serai le gardien; sinon, retirez-vous. » Ceux-ci hési-
tèrent et flottèrent long-temps indécis : enfin le troisième
jour, grâce à l'intercession du pontife, je crois, ils lui
envoyèrent, d'un accord unanime, une réponse conçue
€n ces termes : « Nous croyons que Jésus est le fils du
« Dieu vivant, si souvent promis par les prophètes; nous
« te demandons, en conséquence, d'être lavés par le bap-
«tême, pour que nous ne persévérions pas dans notre
(i) Peut-être la l)asilique de Saint-IUidiiis { Saint-Âlljrc). Nous
avons vu cette coutume établie aussi à Tours, liv. v, chap. 4-
(i) S. Jean évang., x, i6.
264 HISTOIRE DES FRANCS.
« péché.» A cette nouvelle, le pontife, transporté de joie,
pendant la sainte nuit de la Pentecôte, après la célébra-
tion des vigiles, se rendit au baptistère situé hors des
murs de la ville (i); là une multitude, prosternée de-
vant lui, demanda le baptême. Et lui, pleurant de joie,
les lava tous dans l'eau sainte, les oignit du saint chrême,
et les réunit tous dans le sein de l'Eglise leur mère. Les
cierges brûlaient, les lampes jetaient un vif éclat; toute
la ville brillait de la blancheur de ce troupeau; et elle
n'éprouva pas moins de joie qu'autrefois Jérusalem quand
le Saint-Esprit descendit sur les apôtres. Or il y en eut
de baptisés plus de cinq cents. Quant à ceux qui ne
voulurent pas recevoir le baptême, ils quittèrent la ville
et se rendirent à Marseille (2).
XII. Ensuite trépassa Brachion, abbé du monastère de
IMénat (3). Il était Thuringien d'origine, et autrefois
chasseur au service du duc Sigivald, comme nous l'avons
écrit ailleurs (4).
XIII. Pour revenir à notre sujet, le roi Chilpéric fit
passer à Tours son fils Clovis qui , ayant réuni une
armée, traversa le territoire de Tours et d'Angers, et
pénétra jusqu'à Saintes , dont il s'empara. Cependant
Mummol, patrice du roi Contran, s'avança dans le Li-
(i) Ce qui explique comment, plus haut, à l'occasion du baptême
d'un juif, tout le peuple se pressait en foule aux portes de la ville.
(2) Ces juifs furent, plus tard, forcés de recevoir le baptême, comme
il paraît d'après une lettre de saint Grégoire-le-Grand adressée à
Yirgile, évèque d'Arles, et à Théodore, évêque de Marseille. C'est
la 45" du livre 1. (Ruin.)
(5) Diocèse de Clermont (Puy-de-Dôme, arr. Riom).
(4) Yies des Pères, chap. 12.
LIVRE CINQUIÈME. 265
inosin avec une grande armée, et combattit contre Didier,
général du roi Chilpéric. Dans ce combat, il périt, de son
armée, cinq mille hommes, et vingt-quatre mille de celle
de Didier. Celui-ci put à peine échapper par la fuite.
Le patrice Mummol s'en retourna par l'Auvergne, que
son armée dévasta en plusieurs endroits, et rentra ainsi
en Bourgogne.
XIV. Ensuite Mérovée , que son père faisait toujours
garder, fut tonsuré , revêtu des habits en usage pour les
clercs, ordonné prêtre, et envoyé dans un monastère du
Maine, nommé Aninsule (i), pour y être formé aux de-
voirs sacerdotaux. A cette nouvelle, Gontran Boson, qui
séjournait alors, comme je l'ai dit (2), dans la basilique
de Saint-Martin, envoya le sous-diacre Riculf lui con-
seiller secrètement de se réfugier dans cette même basi-
lique. Lorsque Mérovée était en chemin pour s'y rendre,
Gaïlen, son serviteur, arriva d'un autre côté; et comme
ceux qui le conduisaient avaient une faible escorte, il fut
dégagé en route par Gaïlen : puis s'étant voilé la tête, il
se couvrit d'un habit séculi-er, et gagna le temple du bien-
heureux Martin. Or, tandis que nous célébrions la messe,
il entra dans la sainte basilique, dont il trouva les portes
ouvertes. Après la messe , il prétendit que nous devions
lui donner les eulogies (3). Alors se trouvait avec nous
(i) Depuis, Saint-Caîais , du nom de son fondateur snnctus Cari-
lefus (Sarlhe, chef-lieu d'arrond. ). Ce monastère était de l'ordre de
Saint-Benoît. — Bu leste, remarquez cette espèce d'apprentissage des
devoirs sacerdotaux, peu en usage à cette époque; et la différence qui
existait déjà entre les habits séculiers, et ceux des clercs. (Ruin.)
(2) Chap. 4.
(3) Voyez liv. iv, chap. 55, la note sur le mot eiilogie ; il semble
2G6 HISTOIRE DES FRANCS.
Bagnemod, évêque de Paris, successeur de saint Ger-
main. Comme nous le refusions, il se mit à crier et à dire
que nous n'avions pas le droit de le suspendre de la com-
munion, sans le consentement de nos frères. D'après ses
réclamations, ayant débattu, avec le confrère qui était
présent, jusqu'à quel point la chose était canonique, nous
nous accordâmes à lui donner les eulogies. Je craignais
d'ailleurs qu'en suspendant un seul homme de la com-
munion , je ne devinsse homicide pour beaucoup d'au-
tres; car il menaçait de tuer plusieurs de nos gens, s'il
n'obtenait de nous la communion : et cependant ce fut une
cause de grands désastres pour la contrée de Touraine.
En ces jours- là Nisier, mari de ma nièce, se rendit,
pour ses affaires particulières, auprès du roi Cliilpéric,
ainsi qu'un diacre envoyé par nous pour raconter au roi
l'évasion de Mérovée. En les voyant, la reine Frédegonde
dit : « Ce sont des espions; ils sont venus pour s'informer
« de ce que fait le roi, et le rapporter à Mérovée. » Et à
l'instant, elle les fît dépouiller et reléguer dans un lieu
d'exil, d'où ils ne sortirent qu'au bout de sept mois. En
conséquence, Chilpéric nous envoya dire par des messa-
gers : « Chassez cet apostat de la basilique; sinon j'incen-
« dierai toute cette contrée. » Et comme nous lui répon-
dîmes que ce qui ne s'était jamais fait au temps des
hérétiques ne pouvait absolument se faire dans des temps
chrétiens, il leva lui-même une armée et marcha contre
Tours.
La seconde année du règne de Childebert(i), Mérovée,
signifier ici la communion. On sait que, dans certaines églises, on la
donnait au peuple après la messe,
(i) An 577.
LIVRE CINQUIÈME. 2G7
voyant son père inflexible dans sa résolution, songea à se
rendre auprès de Brunehaut avec le duc Contran : « A
« Dieu ne plaise, disait-il, qu'à cause de ma personne, la
« basilique de Saint-Martin éprouve aucune violence, ou
« que pour moi son territoire soit livré à l'esclavage. »
Et, entrant dans la basilique, il offrit, pendant les vigiles,
tout ce qu'il avait sur lui, au tombeau de saint Martin,
priant le saint de le secourir et de lui accorder sa faveur
pour arriver au trône. Leudaste, alors comte de Tours,
ne cessait, par amour pour Frédegonde, de lui tendre
des pièges ; enfin il surprit et massacra plusieurs de ses
serviteurs qui étaient sortis dans la campagne. Il désirait
le tuer lui-même s'il pouvait en trouver une occasion
favorable. Mérovée , d'après le conseil de Contran , et par
désir de vengeance, fit saisir Marileif, premier médecin
du roi, qui revenait d'auprès de lui; le fit battre cruel-
lement, lui enleva son or, son argent, et tout ce qu'il
avait sur lui , et le laissa entièrement dépouillé. Il l'eût
tué même, si Marileif, s'échappant des mains de ceux
qui le frappaient, ne se fût réfugié dans l'église. Nous lui
donnâmes d'autres vêtemens, et après avoir obtenu pour
lui la vie sauve, nous le renvoyâmes à Poitiers.
Cependant Mérovée racontait beaucoup de crimes de
son père et de sa marâtre; et quoique vrais, en partie.
Dieu, je crois, n'approuva pas qu'ils fussent divulgués
par un fils, comme je le reconnus dans la suite. En effet,
un jour qu'il m'avait invité à sa table, tandis que nous
étions assis l'un auprès de l'autre, il me demanda instam-
ment de lui lire quelque cliose pour l'instruction de son
âme. J'ouvris le livre de Salomon , et pris le premier
verset qui s'offrit à ma vue : il contenait ces paroles :
Que l'œil qui regarde son père en face soit crevé par
^68 HISTOIRE DES FRANCS.
les coi-heaux des vallées (i). Mérovée ne comprit pas;
et je considérai ce verset comme un avertissement du
Seigneur.
Alors Contran envoya un serviteur vers une femme
ayant un esprit de python , et qu'il connaissait dès le
temps du roi Charibert , afin qu'elle lui découvrît ce
qui devait lui arriver. Il affirmait, d'ailleurs, que cette
femme lui avait annoncé, avant l'événement, non seule-
ment l'année , mais le jour et l'heure où mourrait Chari-
bert. Elle lui renvoya par ses serviteurs la prédiction
suivante : « Le roi Chilpéric mourra cette année; et Mé-
« rovée, à l'exclusion de ses frères, sera maître de tout
« le royaume. Pour toi , tu seras cinq ans duc de tous
«ses états; mais la sixième année, dans une des villes
« situées sur le bord de la Loire, à la droite (a), grâce à la
«faveur du peuple, tu obtiendras l'épiscopat ; et tu ne
« sortiras de ce monde que vieillard et plein de jours. »
]-.orsqae ses serviteurs, de retour, lui eurent transmis cette
réponse, aussitôt, transporté d'un vain orgueil, comme
s'il eût été déjà installé dans la chaire de l'église de Tours,
il me fit connaître cette prédiction. Je me moquai de sa
folie en lui disant : « C'est à Dieu qu'il faut demander
« ces choses : on ne doit point croire aux promesses du
« diable; car il fut menteur des le commencement^ et il
a n'a Jamais été dans la vérité (3). » Quand il se fut re-
(i) Prov. , XXX, 17. Du reste, le texte de notre Vulgate est tout
différent des mots cités par Grégoire.
(2) Valois a cru qu'il s'agissait ici de l'épiscopat de Tours : mais
Tours est sur la gauche de la Loire. Lecointe pense qu'il s'agit plutôt
de Nantes (Ruin.). Mais qu'importe, puisque ce n'est qu'une prédic-
tion vague , et qu'elle ne se réalisa pas ?
(3j Jean, évang., viii, 44-
LIVRE CINQUIÈME. 269
tiré tout confus, je ris beaucoup de cet homme qui croyait
devoir ajouter foi à de telles promesses. Une nuit, après
la célébration des matines dans la basilique du saint
évêque, je m'étais endormi couché sur mon lit, lorsque
je vis un ange traverser les airs en volant; et, en passant
au-dessus de la sainte basilique, il dit à haute voix : «Hélas,
«hélas! Dieu a frappé Chilpéric et tous ses fils; et de
« tous ceux qui sont sortis de ses reins, il n'en restera pas
« un seul qui jamais gouverne son royaume. » Ce prince
avait alors, de différentes femmes, quatre fils, sans
compter les filles. Et quand plus tard ces paroles furent
accomplies, je reconnus clairement combien étaient
fausses les promesses des devins.
Or, tandis qu'ils demeuraient dans la basilique de Saint-
Martin , la reine Frédegonde envoya à Contran Boson ,
qu'elle favorisait secrètement, pour la mort de Théode-
bert , un message conçu en ces termes : « Si tu peux faire
«sortir Mérovée de la basilique, afin qu'il soit tué, tu
« recevras de moi un grand présent. » Celui-ci croyant
les assassins déjà apostés, dit à Mérovée : «Pourquoi
« rester ici comme des hommes lâches et sans cœur, et
« nous cacher dans les bâtimens de la basilique comme
« des imbécilles? Faisons venir nos chevaux; prenons nos
« épcrviers, nos chiens; occupons -nous de chasse, et
« récréons-nous par le spectacle de lieux plus ouverts. »
Ce qu'il disait par ruse, pour l'entraîner loin de la sainte
basilique. Contran avait sans doute quelques bonnes qua-
lités; mais, toujours prêt h se parjurer, il ne fit jamais de
serment à un ami qu'il ne fût disposé à le violer sur-Ie-
charap. Etant donc sortis de la basilique, comme je viens
de le dire, ils s'avancèrent jusqu'à Jouay (i), maison de
(i) Jouay, prô'S de Tours, au sud, sur la rive gauche du Cher.
270 HISTOIRE DES FRANCS.
campagne proche de la ville. Mais personne ne fit de
mal à Mérovée.
Comme Gontran était , ainsi que nous l'avons dit ,
accusé de la mort de Théodebert, le roi Chilpéric en-
voya au tombeau de saint Martin des messagers avec une
lettre oii il demandait au saint de lui répondre s'il lui
était permis ou non d'arracher Gontran de sa basilique.
Le diacre Baudegil, chargé de cette lettre, avait apporté
en même temps un papier blanc, qu'il déposa sur le saint
tombeau (i). Après trois jours d'attente, ne recevant au-
cune réponse, il retourna auprès de Chilpéric. Le roi
envoya d'autres personnes pour exiger de Gontran le ser-
ment de ne pas quitter la basilique sans lui en donner avis.
Celui-ci s'empressa de jurer, en donnant pour garant la
nappe de l'autel (2), qu'il ne sortirait jamais de là sans
la permission du roi.
Cependant Mérovée, ne s'en rapportant pas à la py-
thonisse, plaça trois livres sur le tombeau du saint : les
Psaumes, les Rois, les Evangiles; et passa toute la nuit
en prières, suppliant le saint confesseur de lui dévoiler
son avenir, et de lui faire connaître, par la voix de Dieu,
s'il pourrait, ou non, arriver au trône (3). Ensuite, ayant
(i) Les réflexions sur cette démarche de Chilpéric sont inutiles;
mais on peut remarquer que les prêtres qui veillaient au tombeau du
saint ne profitèrent pas de la simplicité du roi, pour lui faire une
réponse au nom de saint Martin.
(2) C'est-à-dire, en la touchant.
(5) On a déjà vu quelque chose de semblable liv. 11 , chap. By, et
liv. IV, chap. 16. Cette coutume de consulter l'Ecriture sainte, pour
connaître l'avenir, avait été blâmée par saint Augustin , lettre iig.
Elle fut condamnée par le concile d'Agde (5o6), can. 42; et le premier
d'Orléans (5ii), can. 5o, etc.; et enfin, abolie définitivement par le
troisième capitulaire de Tan 789, dont le 4" article est ainsi conçu :
«Ut nuUus in Psalterio, vel in Evangelio, vel in aliis rébus sortire
LIVRE CINQUIÈME. 271
continué pendant trois jours ses jeûnes, ses veilles et ses
prières, il s'approcha de nouveau du saint tombeau, et
ouvrit un des livres, qui était celui des Rois. Or le pre-
mier verset de la page sur laquelle il tomba, était celui-ci :
Parce que vous avez abandonné le Seigneur votre Dieu
pour courir après des dieux étrangers, et n'avez point
marché droit devant lui, le Seigneur votre Dieu vous
a livrés entre les mains de vos ennemis (i). Il trouva
dans le Psautier ce verset : C'est en punition de leur
perfidie que vous leur avez envoyé ces maux : vous les
avez renversés dans le temps qu'ils s'élevaient. Com-
ment sont-ils tombés dans la désolation? ils ont manqué
tout a coup ; ils ont péri à cause de leurs iniquités (2).
Dans les Evangiles, il lut ces paroles : Vous savez que
la Pâque se fera dans deux jours , et que le fils de
l'homme sera livré pour être crucifié (3). Confondu par
ces réponses, Mérovée pleura long-temps sur le tombeau
du bienheureux évêque; puis, accompagné du duc Con-
tran , il sortit avec cinq cents hommes ou davantage.
Ayant donc quitté la sainte basilique, comme il traver-
sait le territoire d'Auxerre , il fut pris par le duc Erpon ,
attaché au roi Contran. Après avoir été retenu quelque
« praesumat, nec divinationes aliquas observare. » Voyez la note de
Baluze sur ce passage. Cette pratique superstitieuse venait des païens.
L'empereur Adrien, suivant Spartien , consultait de même Virgile,
et réglait sa conduite, ou augurait de l'avenir, d'après le premier vers
qui s'offrait à sa vue. (Ruin.)
(i) 3 Reg., IX, 9. Le texte de la Vulgate est encore ici très différent
de la citation.
(a) Ps. Lxxii, 18, ig. Mala, de moins dans la Vulgate, change tout-
à-fait le sens dn premier verset ; il faut alors traduire : « Leur prospé-
« rite a été un piège que vous leur avez tendu. »
(3) Évang. S. Mallh., 9.6, 2.
272 HISTOIRE DES FRANCS,
temps captif, il s'échappa, je ne sais par quel hasard, et
entra dans la basilique de Saint-Germain (i). A cette nou-
velle, le roi Contran, ému de colère, condamna Erpon à
une amende de sept cents sous d'or, et lui retira son office,
en lui disant : « Mon frère m'a dit que tu avais arrêté son
« ennemi : si telle était ton intention, il fallait d'abord me
«l'amener; sinon tu ne devais pas même toucher celui
« que tu ne voulais pas retenir. » Cependant l'armée du
roi Chilpéric vint jusqu'à Tours, pillant, brûlant, dévas-
tant toute cette contrée : elle n'épargna pas même les
biens de saint Martin; mais tout ce qui tombait sous sa
main, elle le pillait sans respect ni crainte de Dieu. Mé-
rovée, après deux mois de séjour dans la basilique que
je viens de nommer, s'échappa et parvint jusqu'à la
reine Brunehaul; mais il ne fut pas accueilli par les Aus-
trasiens. Son père fît marcher une armée contre la Cham-
pagne, croyant qu'il y était caché; mais il ne put lui faire
aucun mal, ni découvrir sa retraite.
XV. Lors de l'invasion d'Alboin en Italie, Clotaire (2)
et Sigebert avaient établi des Suèves et d'autres peuples
dans le lieu qu'il venait de quitter. Or ceux qui revinrent
au temps de Sigebert, c'est-à-dire ceux qui avaient pris
part à l'expédition d'Alboin (3), s'élevèrent contre ces
nouveaux habitans, voulant les chasser du pays et les
détruire entièrement. Les Suèves leur offrirent la troi-
(i) Alors en dehors de la ville d'Auxerre; depuis, en dedans. C'était
un monastère de l'ordre de Saint- Benoît , congrégation de Saint-
Maur. ( Ruin. )
(2) Clotaire était mort en 56i, et l'invasion d'Alboin est de 568.
(5) Les Saxons, dont il a été question liv. iv, cliap. 43. Sigebert
avait donné leur pays aux Suèves.
LIVRE CINQUIÈME. 273
sièmc partie des terres en leur disant : « Nous pouvons
« vivre ensemble sans nous combattre.» Mais les Saxons,
irrités, parce qu'ils les avaient occupées avant les Suèves,
ne voulurent s'accorder à aucune condition. Ceux-ci leur
offrirent ensuite la moitié des terres, puis les deux tiers,
ne se réservant que la troisième partie; nouveau refus.
Ils leur offrirent avec la terre tous les troupeaux, ne
demandant que de vivre en paix ; mais les Saxons n'y
consentirent pas non plus, et demandèrent le combat.
Avant la bataille, ils se partagèrent entre eux les femmes
des Suèves, décidant à qui cbacune appartiendrait après
la mort de leurs maris; car ils les regardaient déjà comme
tués. Mais la miséricorde du Seigneur, toujours juste,
opposa à leur volonté un résultat tout contraire. On en
vint aux mains, et sur vingt-six mille Saxons, vingt mille
périrent. Du côté des Suèves, six mille quatre cent quatre-
vingts bommes (i) seulement furent abattus; et les autres
remportèrent la victoire. Ceux des Saxons qui avaient
survécu à la défaite jurèrent avec serment qu'aucun d'eux
ne se couperait la barbe ni les cbeveux, avant de s'être
vengés de leurs ennemis. Ils livrèrent donc une seconde
bataille ; mais ils éprouvèrent une défaite encore plus
désastreuse; et ainsi la guerre cessa.
XVI. En Bretagne, voici ce qui se passa. Macliau (a)
(i) La phrase pourrait signifier aussi que les Suèves, sur 6400 liom-
mes, en perdirent 80; c'est le sens adopté par le précédent traducteur.
En adoptant la leçon ^.r quibus après sex millia, il faudrait : Les
Suèves étaient au nombre de 6000, dont il en périt 480.
(2) Voyez liv. iv, chap. 4- — Maclinvns est aussi le nom d'un saint,
qu'on appelle saint Malo; mais ici nous avons suivi VArl de vérifier
les Dates, qui nomme ce comte de Bretagne Macliau. «
I. 18
274 HISTOIRE DES FRANCS,
et Bodic, dans leur temps comtes des Bretons, s'étaient
réciproquement promis avec serment que celui des deux
qui survivrait défendrait comme siens les enfans de l'au-
tre. Or Bodic mourut, laissant un fils nommé Théoderic;
mais, au mépris des sermens, Macliau le chassa de sa
patrie, et usurpa le royaume de son père. Le jeune prince
erra long-temps en fugitif. Mais enfin, Dieu l'ayant pris
en pitié, il réunit plusieurs hommes de la Bretagne,
attaqua Macliau, le fit périr par le glaive ainsi que son
fils Jacob, et remit sous sa puissance la partie du royaume
qu'avait autrefois possédée son père Bodic. L'autre part
resta à Waroch, fils de Macliau (i).
XVIL Le roi Contran fit tuer deux fils de Magna-
chair'e (2), parce qu'ils proféraient contre la reine Austre-
childe et ses enfans des injures sanglantes et des impré-
cations, et il confisqua leurs biens. Lui-même perdit ses
deux fils, que lui enleva une prompte maladie; et il fut
profondément affligé de leur mort, qui le laissait sans
enfans. Cette année, il y eut doute pour la Pâque. En
Gaule, nous et plusieurs cités célébrâmes la sainte Pâque
le quatorzième jour des calendes de mai (18 avril);
d'autres, avec les Espagnols, fêtèrent cette solennité le
douzième des calendes d'avril (21 mars). Cependant ces
fontaines qui en Espagne se remplissent par la volonté
(i) Voyez plus bas, chap. 27.
(2) Dont il avait épouse la fille Marcatrude ; mais l'ayant répudiée
pour prendre Austrechilde , sa servante (iv, 25, et v, 21), il est pro-
bable que Gontion et Wiolic, fils de Magnachaire, ne purent supporter
cet outrage fait à leur sœur (Ruin.). Marins d'Avenchcs place sa mort
en 565. Il l'appelle dux Francorum; peut-être était -il maire du
palais.
LIVRE CINQUIÈME. 275
de Dieu, se trouvèrent remplies, dit-on , le jour de notre
Pâque (i).
XVIII. A Chinon, bourg de Touraine, pendant la cé-
lébration de la messe, le jour de la glorieuse résurrec-
tion du Seigneur, l'église trembla, et le peuple épouvanté
s'écria tout d'une voix que l'église tombait; et tous s'en-
fuirent même en brisant les portes. Puis, une grande mor-
talité affligea les peuples.
Ensuite le roi Contran envoya une ambassade à Childe-
bert, son neveu, pour lui demander la paix et le prier
de venir le voir. Childebert vint le trouver avec ses
grands; et tous deux s'étant réunis près du pont appelé
le Pont-de-Pierre (2), se saluèrent et s'embrassèrent ré-
ciproquement. Alors le roi Contran dit : « Il m'est ar-
« rivé , par suite de mes péchés, de rester sans enfans;
« aussi je demande que mon neveu, que voici, devienne
« mon fils. » Et le plaçant sur son siège, il lui fit la tra-
dition de tout son royaume en disant : « Qu'un même
« bouclier nous protège; qu'une même lance nous défende.
« Si j'ai des fils, je ne te regarderai pas moins comme
« un de mes enfans, et tu partageras avec eux la tendresse
(( que je te promets aujourd'hui en présence de Dieu. «
Les grands de Childebert firent la même promesse en son
nom. Les deux rois mangèrent et burent ensemble ; s'ho-
norèrent mutuellement de présens magnifiques , et se
séparèrent en paix. Alors ils envoyèrent inie ambassade
au roi Chilpéric, pour qu'il rendît ce qu'il avait usurpé
i) Voyez Eclairciss. et observ. (Note b.)
(2) Aujourd'hui Pont-Pierre ou Pompicrrc, village sur le fliouzou ,
près la Meuse (Vosges, arr. Neufcluitcau).
276 HISTOIRE DES FRANCS.
de leurs royaumes; sinon, qu'il se préparât à la guerre.
Mais lui, sans y avoir égard, fit construire, à Soissons
et à Paris, des cirques où il donna des spectacles au
peuple.
XIX. Ensuite , Chilpéric apprenant que Prétextât ,
évêque de Rouen, faisait des largesses aux peuples pour
nuire à ses intérêts, le fit comparaître devant lui. Par
suite d'une enquête , on découvrit que la reine Brune-
haut lui avait confié certains effets. Le roi les lui prit, et
le fit garder en exil jusqu'à ce qu'il eût été entendu par
les évêqucs. Quand le concile fut réuni, Prétextât fut
amené en leur présence. Or les évêques assemblés à Paris
étaient dans la basilique de l'apôtre saint Pierre (i). Le
roi lui adressa la parole : « Quelles étaient donc tes vues,
a à évêque, d'unir Mérovée, mon ennemi plutôt que
«mon fils, avec sa tante, avec l'épouse de son oncle?
« ignorais-tu ce que les saints canons ont décidé à cet
«égard? Non seulement il est prouvé que tu as en ce
«point excédé tes pouvoirs; mais de plus, tu as traité
« avec lui, tu as donné des présens pour me faire assas-
« siner, tu as rendu un fils l'ennemi de son père, tu as
« séduit le peuple avec de l'argent pour que personne ne
«me conservât la foi jurée, et tu as voulu livrer mon
« royaume aux mains d'un autre. » En entendant ces pa-
roles, la multitude des Francs frémit de rage, et voulut
s'élancer hors de la basilique pour en arracher l'évêque et
le lapider; mais le roi s'y opposa (o.). Prétextât ayant nié
(i) Au nombre de quarante-cinq. Voyez liv. vu, chap. i6.
(y) 11 est clair que cette multitude était dans l'église, et qu'elle
voulut en arracher de force Prétextât, et sortir avec lui pour le lapider.
LIVRE CINQUIÈME. 277
!ts faits que lui avait reprochés le roi, il se présenta
des faux témoins, qui montrant quelques objets précieux
lui dirent : « Tu nous a donné telle et telle chose, pour
« nous persuader d'engager notre foi à Mérovée. » 11 leur
répondit : «Vous dites vrai; vous avez souvent reçu de
« moi des présens ; mais non pour renverser le roi de
« son trône. Comme vous-mêmes m'offriez d'excellens
«chevaux et d'autres objets de prix, pouvais-je faire
« autrement que de vous donner des présens à mon tour? »
Cependant le roi se retira chez lui. Pour nous, nous étions
assemblés dans la sacristie de la basilique de Saint-Pierre.
Tandis que nous parlions ensemble , tout d'un coup sur-
vint Aëtius, archidiacre de l'église de Paris, et après nous
avoir salués, il nous dit : « Écoutez-moi, prêtres du Sei-
« gneur ici assemblés : voici l'occasion pour vous d'ho-
« norer votre nom, de briller par tous les avantages d'une
« réputation sans tache, ou, dès ce moment, personne ne
« vous regardera plus comme les prêtres de Dieu, si vous
« ne savez relever votre caractère , ou si vous permettez
« que votre frère périsse. » Il dit ; mais aucun évêque ne
lui répondit rien, car ils craignaient la fureur de la reine,
à l'instigation de laquelle tout ceci se faisait. Comme ils
demeuraient immobiles, le doigt sur la bouche; je leur
dis : « Soyez attentifs à mes discours, je vous en prie, ô
«très saints prêtres du Seigneur, et vous, surtout, qui
« semblez être plus familiers avec le roi. Donnez -lui un
Ce sens n'est pas douteux, avec la leçon enimpere ; elle explique par
faitement rumperc, que cependant nous conservons dans le texte.
L'autre sens, qui suppose les Francs en dehors de l'église entendant
les plaintes de Cliilpéric, et voulant briser les portes pour se saisir
de Prétextât, semble moins naturel. Nous l'avions adopte dans notre
préface de l'édition latine, mais la nouvelle leçon nous a détrompé.
278 HISTOIRE DES FRANCS,
«saint conseil, un conseil d'évêques; qu'il craigne, eu
<f s'irritant contre un ministre de Dieu, de périr par sa
« colère, et de perdre son royaume et sa gloire. » Je par-
lais, mais tous gardaient le silence. J'ajoutai : « Sou-
« venez -vous, mes seigneurs les évêques, de cette pa-
« rôle du prophète : Si l'inspecteur voit l'iniquité d'un
« homme y et ne la découvre pas , il sera complice de la
ii perte de son âme (i). Ainsi, au lieu de vous taire,
«prêchez tout haut devant le roi; mettez-lui ses fautes
« sous les yeux, de peur qu'il ne lui arrive quelque mal,
« et que vous ne soyez responsables de sou âme. Igno-
if rez-vous ce qui s'est passé dans des temps près de nous :
« comment Clodomir prit Sigismond et le fit jeter dans
« un cachot; et ce que lui dit Avitus, le prêtre du Sei-
« gneur : Ne porte pas la main sur lui , et quand tu mar-
« cheras contre la Bourgogne, tu auras la victoire? Mais
« lui, dédaignant les avis du saint prêtre, partit aussitôt,
« fit périr Sigismond , avec sa femme et ses fils , et marcha
« en Bourgogne, où il fut vaincu et tué par l'armée en-
« nemie. Et l'empereur Maxime? après qu'il eut vivement
« pressé saint Martin de donner la communion à un
« évêque homicide (2), et que celui-ci, dans l'espoir de
« snuver des malheureux destinés à la mort, eut consenti
(i) Ezéchiel, 35, 6. Dans l'original, il s'agit de la sentinelle qui
doit annoncer l'approche de l'ennemi en sonnant de la trompette ; si-
non , elle sera responsable de tous ceux qui périront. Mais Grégoire a
tellement altéré ce texte, en le citant, que le sens n'en peut ])lus être
le même. Celui que nous adoptons semble se lier mieux avec les idées
qui suivent.
(2) Voyez Sulpice Sévère, Dialog. m, sur les vertus de saint Mar-
tin. Cet évêque était Tthacius , un des plus ardens persécuteurs de
l'riscillien et de ses sectaires mis à mort par Maxime.
LIVRE CIINQUIÈME. 279
«à cette demande d'un roi impie, ce prince lui-même,
« condamné par le jugement du roi éternel, ne fut-il pa3
« dépouillé de l'empire et frappé de la mort des criminels?»
Après que j'eus parlé ainsi, personne ne me répondit rien;
tous restaient immobiles et comme stupéfaits. Mais deux
flatteurs qui étaient parmi eux, et j'ai peine à le dire, des
évêques, allèrent annoncer au roi que, dans cette affaire
qui l'intéressait, il n'avait pas de plus grand ennemi que
moi-même. Aussitôt un des hommes de la cour est
promptement expédié vers moi avec l'ordre de me pré-
senter devant le prince. J'arrive : le roi était debout, près
d'un pavillon formé de branches d'arbre. A sa droite était
l'évêque Bertrand; à la gauche, Ragnemod (i). Devant
eux un banc (2) chargé de pain et de mets divers. Dès
que le roi m'aperçut : « O évêque, dit-il, tu dois distri-
« buer à tous la justice, et cependant je ne reçois pas de
« toi ma part de justice; mais tu soutiens l'iniquité, et tu
« justifies bien le proverbe : le corbeau ne crève pas l'œil
« du corbeau. » A cela je répondis : « O roi, si quelqu'un
« de nous veut s'écarter du sentier de la justice, tu peux
«le corriger : mais si tu t'en écartes, qui te reprendra?
a Nous te parlons, il est vrai; mais tu nous écoutes, si tu
« veux : si tu ne le veux pas, qui te condamnera, sinon
« celui qui s'est proclamé la justice ? » Animé contre moi
par ses adulateurs, le roi me répond : « Avec tous j'ai
« obtenu justice; avec toi, c'est chose impossible. Mais je
« sais ce que je ferai pour te signaler aux peuples, et te
(i) Bertrand, de Bordeaux; Ragnemod, de Paris: sans doute les
deux qui avaient dénoncé Grégoire.
(2) Scamnuin est une table basse, un banc, d'où le mot banquet.
(Ruin.)
280 HISTOIRE DES FRANCS.
« faire connaître à tous comme un injuste. Je convoquerai
« le peuple de Tours, et je lui dirai : Vociférez contre
«Grégoire; appelez-le homme injuste, et ne rendant la
«justice à personne; et à leurs cris je répondrai : Moi
« qui suis le roi je ne puis obtenir justice de cet homme;
« et vous qui m'êtes inférieurs, vous espérez l'obtenir?»
Je lui répliquai : « Si je suis injuste, tu n'en sais rien. Il
<c connaît seul ma conscience, celui qui pénètre les secrets
« des cœurs. Mais que le peuple crie faussement après moi
« pour servir ta haine, peu importe. Tous sauront que tu
« en es l'instigateur, et ces vociférations seront une note
« d'infamie pour toi-même plutôt que pour moi. Mais
« pourquoi tant de paroles? tu as la loi et les canons. Il
« te faut les consulter avec soin : si tu n'observes pas ce
« qu'ils t'auront ordonné, sache que le jugement de Dieu
« te menace de près. » Alors le roi, comme pour me cal-
mer, et croyant que je me laisserais prendre au piège,
me montra un mets placé devant lui , et me dit : « Je
« l'ai fait préparer pour toi ; il n'y entre que de la vo-
« laille et un peu de pois. » Mais moi, démêlant l'artifice,
je lui répondis : « Notre nourriture doit être de faire la
« volonté de Dieu, et non de nous plaire à ces mets dé-
« licats; afin que nous ne transgressions jamais ses com-
« mandemens. Pour toi, qui inculpes la justice des autres,
« promets avant tout de te conformer à la loi et aux ca-
« nons, et alors nous te croirons sincère partisan de la
«justice.;) Le roi, étendant la main, jura par le Dieu
tout-puissant que, dans aucun cas, il ne transgresserait
ce qu'enseignaient la loi et les canons. Ensuite, après
avoir accepté du pain , et même bu du vin , je me retirai.
I^a nuit de ce jour, au moment où je venais de chanter
les hymnes des nocturnes , j'entendis frapper à grands
LIVRE CINQUIÈME. 281
coups à la porte de ma maison : j'envoyai un serviteur,
et j'appris que c'étaient des envoyés de Frédegonde. Intro-
duits, ils me présentent le salut de la reine; ensuite ils
me prient de ne pas être contraire à ses intérêts; et en
même temps me promettent deux cents livres d'argent, si
je me mettais contre Prétextât pour l'accabler. « Car, di-
« saient-ils, nous avons déjà la promesse de tous les évê-
c( ques : ne sois pas seul d'un avis contraire. » Je leur ré-
pondis : « Quand vous me donneriez mille livres d'or et
« d'argent, puis-je faire autre chose que ce que le Sei-
« gneur ordonne? Je vous promets seulement de me réunir
« à l'opinion des autres si elle est conforme aux statuts
«des canons.» Ceux-ci, sans comprendre mes paroles,
me rendirent grâces et se retirèrent. Le lendemain ma-
tin, je reçus la visite de quelques évêques, porteurs de
])ropositions semblables, et je leur fis la même réponse.
Le matin, lorsque nous nous réunissions dans la ba-
silique de Saint-Pierre, le roi se présenta, et dit : « Un
« évêque convaincu de larcin doit être dépouillé de ses
cf fonctions épiscopales; ainsi le veulent les canons.» Nous
lui demandâmes quel était l'évêque accusé de vol. «Vous
« avez vu, répondit-il, les effets précieux que cet homme
« nous a dérobés.» En effet, trois jours auparavant, le
roi nous avait montré deux valises remplies d'objets pré-
cieux et de bijoux, estimés plus de trois mille sous; et un
sac qui, d'après son poids, pouvait contenir environ deux
mille pièces d'or. Voilà ce que le roi prétendait lui avoir
été dérobé par l'évêque. Prétextât répondit: «Vous vous
« rappelez, je pense, que, lorsque la reine Brunehaut sortit
« de Piouen , je vins à vous , et vous dis qu'elle m'avait
« confié ses effets, consistant en cinq valises. Souvent ses
« serviteurs venaient me prier de les leur remettre; mais
282 HISTOIRE DES FRANCS.
<c je n'ai pas voulu le faire sans vous tlemander conseil. Or,
« toi-même, 6 roi, tu m'as dit : « Rejette ces objets loin
« de toi ; que ce qui appartient à cette femme lui soit
« rendu , car je ne veux pas que ce soit un motif d'ini-
« mitié entre moi et mon neveu Cliildebert. » De retour à
« la ville, je remis une valise aux serviteurs de Brune-
ce haut, car ils n'en pouvaient porter davantage. Us re-
« vinrent m'en demander d'autres. Je consultai de nou-
« veau votre magnificence. Tu me donnas encore un
« ordre positif: « Rejette, 6 évêque, rejette bien loin tout
« cela, pour qu'il n'en résulte pas de querelle.» Je leur en
« livrai donc deux autres; et deux encore restèrent chez
« moi. Maintenant pourquoi me faire des reproches et
« m'accuser de vol, puisque j'étais évidemment, non un
«voleur, mais le dépositaire de ces richesses? — Mais,
« dit le roi, si c'était un dépôt dont tu étais le gardien,
« pourquoi as-tu ouvert une de ces valises, et en as-tu retiré
« un voile tissu d'or, que tu as mis en pièces, et distribué
« à des hommes qui devaient me précipiter du trône? — Je
« t'ai déjà dit, répondit l'évêque Prétextât, que j'avais reçu
« des présens de ces guerriers, et comme je n'avais pour le
« moment rien à leur donner, j'empruntai cette valeur, et
«je la leur donnai en retour de leurs présens. Elle me
« paraissait une propriété, parce qu'elle appartenait à mon
« fds Mérovée, que j'ai tenu sur les fonts baptismaux (i). »
(i) Mot à mot, que j'ai retiré du bain de régénération. On sait
qu'alors le baptême avait lieu par immersion. Le parrain retirait l'en-
fant ou le cathécumène du baptistère, faisant entendre parla qu'il
l'adoptait pour son fds en Dieu ; comme chez les Romains, le père
relevait de terre l'enfant qui venait de naître, pour déclarer qu'il s'en
chargeait.
LIVRE CINQUIÈME. 283
].e roi Chilpéric, voyant qu'il ne pouvait l'emporter sur lui
par ses calomnies, nous quitta, tout étourdi et troublé
par sa conscience. Puis il appela quelques uns de ses flat-
teurs, et leur dit : « Je suis confondu par les paroles de
« l'évêque, je l'avoue; et je sais qu'il dit la vérité : que
« faire maintenant pour que la volonté de la reine à son
« égard s'accomplisse? Eh bien ! ajouta-t-il, allez le trou-
ce ver, et dites-lui, comme si vous lui dormiez de vous-
« mêmes ce conseil : Tu sais que le roi Chilpéric est pieux,
« sensible et enclin à la miséricorde : humilie-toi devant
« lui, et déclare que tu as fait tout ce qu'il te reproche.
« Alors, nous prosternant tous à ses pieds, nous obtien-
« drons qu'il te pardonne.» Séduit parées paroles, l'évêque
Prétextât promit de faire ce qu'on lui demandait. Le len-
demain nous nous réunîmes au lieu accoutumé ; le roi y vint
aussi et dit à l'évêque : « Si tu as donné à ces hommes
«présens pour présens, pourquoi as-tu exigé d'eux des
« sermens, afin de les attacher à Mérovée? — J'ai désiré,
«je l'avoue, répondit l'évêque, lui gagner leur amitié, et
«j'aurais appelé non seulement un homme, mais, s'il eût
« été possible, un ange du ciel pour venir à son secours;
« car il était, je le répète encore, mon fils spirituel par le
« baptême.» Et comme cette altercation s'animait, l'évêque
Prétextât, se prosternant à terre, dît : « J'ai péché contre
« le ciel et devant toi, ô roi très miséricordieux; je suis
« un homicide, un sacrilège : j'ai voulu te tuer, et placer
« ton fils sur ton trône.» A ces mots, le roi se prosterne
aux pieds des évêques, en disant : « Ecoutez, très pieux
« évêques : l'accusé avoue son crime exécrable. » Et quand
nous eûmes, en pleurant, relevé le roi, il ordonna que
Prétextât sortît de la basilique. Pour lui , il se retira dans
sa demeure, et nous fit passer un livre de canons, auquel
28-i HISTOIRE DES FRANCS,
on avait ajouté un nouveau cahier (i), renfermant de
prétendus canons apostoliques (2), où l'on trouvait ces
paroles : «Qu'un évêquc homicide, adultère, parjure,
« pris sur le fait, soit dépouille du sacerdoce. » A cette
lecture, Prétextât demeura stupéfait; et l'évêque Bertrand
lui dit : « Ecoute, frère et collègue dans l'épiscopat : tu
« n'as pas les bonnes grâces du roi ; ainsi tu ne peux
« plus compter sur notre amitié, avant que tu aies mé-
« rite que le roi te pardonne. » Après cela le roi de-
manda, ou que l'on déchirât sa tunique, ou qu'on récitât
sur sa tête le psaume cent huitième, qui contient des ma-
lédictions contre Judas Iscariote (3), ou du moins qu'on
souscrivît contre lui un jugement qui le privât à jamais
de la communion. Je m'opposai à toutes ces conditions,
d'après la promesse du roi qu'il ne se ferait rien contre
les canons. Alors Prétextât fut enlevé de devant nos yeux,
et remis à des gardes; mais ayant essayé de s'enfuir pen-
dant la nuit, il fut cruellement frappé, et exilé dans une
île de la mer (4) qui avoisine la cité de Coutances.
Ensuite le bruit courut que Mérovée cherchait à rega-
gner la basilique de Saint-Martin. En conséquence, Chil-
(i) Quaternio, une feuille pliée en quatre , un cahier.
(2) Les canons appelés encore aujourd'hui ca?ions apostoliques ,
n'étaient point alors reconnus dans l'église gallicane. Ainsi la collec-
tion de Denis-le-Petit n'était pas encore admise en Gaule, puisqu'il
place en tête les canons que Grégoire traite ici d'apocryphes. Yoyez
Le Cointe, Annales ecclésiastiques, ann. 577 (Ruin.). Voyez aussi
l'article Canons apostoliques , dans le Moréri, édit. de Goujet, et le
premier Supplément.
(5) Ce sont ces mots : et episcopaium ejus accipiat alter, Ps. cviii,
V. 8, cités par saint Pierre, à propos de Judas Iscariole, Act. des
Apôtres, chap. i, v. 20.
(4) Probablement Jersey, l'île la plus proche de la cote. (Ruin.)
LIVRE CINQUIÈME. n^
pérlc plaça des gardes auprès de la basilique, et en fÎÈ
fermer toutes les avenues. Les gardes ne laissèrent ou-"
verte qu'une seule porte par oii entraient un petit nombre
de clercs pour se rendre à Toffice, et toutes les autres
restaient fermées, ce qui était bien gênant pour le peuple.
Tandis que nous étions à Paris, des signes apparurent
dans le ciel : c'étaient vingt rayons lumineux qui, s'éle-
vant au nord du côté de l'orient, couraient vers l'occi-
dent. Or le plus long, le plus brillant, dès qu'il fut à son
plus haut point d'élévation, s'éteignit; et tous les autres,
après lui, s'évanouirent de même. Ils annoncèrent, je
crois, la mort de Mérovée. Ce prince, toujours caché dans
la Champagne Rémoise, et n'osant se confier ouvertement
aux Austrasiens, fut circonvenu par les habitans de Té-
rouanne, qui lui promirent d'abandonner son père Chilpé-
ric, et de se soumettre à lui, s'il se présentait. Il se rendit
promptement chez eux, accompagné de quelques braves.
Alors ceux de Térouanne, ne dissimulant plus le piège qu'ils
lui avaient tendu, l'enferment dans une habitation de cam-
pagne, l'entourent d'hommes armés, et envoient un mes-
sage à son père. A cette nouvelle, le roi accourut en grande
hâte. Mérovée, qui était retenu dans une petite maison,
craignant de satisfaire par de cruels supplices à la ven-
geance de ses ennemis, appelle à lui Gaïlen, son serviteur
fidèle, et lui dit : « Jusqu'ici nous n'avons eu tous deux
« qu'une âme et qu'une pensée : je t'en prie, ne souffre
« pas que je tombe entre les mains de mes ennemis; mais
« prends ton glaive et te précipite sur moi. « Celui-ci ,
sans hésiter, le perça de son couteau; et quand le roi ar-
riva, il était mort. Plusieurs personnes assurèrent que les
paroles de Mérovée, rapportées plus haut, avaient été
imaginées après coup par la reine; et que Mérovée avait
286 HISTOIRE DES FRANCS,
été tué secrètement par son ordre. Gaïlen fut pris; on
lui coupa les mains, les pieds, les oreilles, l'extrémité
des narines, et, après d'autres tourmens de ce genre, on
le fit périr misérablement (i). Grindion fut attaché à luie
roue, et exposé sur un échafaud élevé. Gucilion, autre-
fois comte du palais du roi Sigebert, eut la tête coupée;
et de même plusieurs autres qui étaient venus avec Mé-
rovée périrent par différens supplices. On disait alors
dans le monde que l'évêque Egidius et le duc Gontran-
Boson avaient été pour beaucoup dans la conduite de
cette trahison; Gontran , parce que la reine Frédegonde
lui voulait secrètement du bien pour avoir tué Théode-
bert; Égidius, parce qu'il lui était cher depuis long-
temps.
XX. L'empereur Justin, ayant perdu le sens, était
tombé en démence; et l'impératrice Sophie gouvernait
seule l'empire : alors les peuples, comme je l'ai dit au livre
précédent (2), élurent césar, Tibère, homme capable, brave,
prudent; large en aumônes, et zélé défenseur des faibles.
Comme il distribuait aux pauvres une grande partie des
trésors amassés par Justin, et que l'impératrice lui re-
prochait souvent en ces termes d'appauvrir la république :
« Ce que j'ai amassé en plusieurs années, ta prodigalité le
« dissipe en peu de temps; » il répondait : « Notre fisc ne
« manquera jamais, si nous nous contentons de faire l'au-
« mône aux pauvres ou de racheter les captifs. Car c'est
(i) Est-ce comme ami du jeune prince, ou comme meurtrier d'uu
fils de roi qu'il fut condamné à un tel supplice ? Peut-être pour les
deux motifs à la fois. Quant aux deux autres, c'est évidemment comme
partisans de Mérovée et de Brunehaut qu'ils sont mis à mort.
(•i) Liv. IV, chap. Sg.
LIVRE CINQUIÈME. 287
« là un grand trésor, selon la parole du Seigneur : Faites-
'c vous dans le ciel des trésors que ne rongent ni la
« rouille, ni les vers ^ que des voleurs ne puissent ni
« déterrer 7ii enlever {\). Ainsi, avec ce que Dieu nous a
«donné, faisons-nous, par le secours des pauvres, un
« trésor dans le ciel, afin que le Seigneur daigne augmen-
« ter nos biens sur la terre. » Et comme il était, je le ré-
pète, noblement et véritablement chrétien, tandis qu'il se
faisait une joie de distribuer des secours aux pauvres ,
Dieu lui en donnait de plus en plus les moyens. Un jour,
en se promenant dans son palais, il vit sur le pavé d'un
de ses appartemens, une dalle de marbre où était sculptée
la croix du Seigneur; et il dit : « O Seigneur, nous forti-
« fions notre front et notre poitrine par le signe de ta
« croix; et voilà que nous foulons ta croix à nos pieds! »
Et à l'instant même il ordonna qu'elle fût enlevée : mais
quand on eut détaché et soulevé la pierre, on en trouva
dessous une autre avec le même signe. On l'en instruisit,
et il la fit enlever. Après celle-ci , on en trouva une troi-
sième, pour laquelle il donna le même ordre. Quand elle
fut enlevée, on trouva un trésor composé de plus de cent
mille livres d'or (2). Il s'en empara, et, selon sa coutume,
fit des largesses aux pauvres plus abondamment encore.
Le Seigneur, en récompense de sa bonne volonté, ne le
laissa manquer jamais; et il lui envoya plus tard une autre
(i) Matth., VI, 20.
(2) Le centenarium , originairement poids de cent livres, avait cessé
de bonne heure d'être un poids réel (B. G.). A peu près comme, plus
tard, nos livres d'argent, diminuant peu à peu de valeui-, sont enfin
devenues la centième partie en.viron de ce qu'elles étaient dans le
principe. Ainsi l'expression du texte est ici assez vague pour nous. Il
n'en reste pas moins l'idée d'une somme énorme.
288 HISTOIRE DES FRANCS,
ressource que je ne passerai pas sous silence. Narsès, ce
fameux duc d'Italie, avait dans une ville une grande mai-
son, et sorti d'Italie avec de grands trésors, il se rendit
dans cette ville ( i ) ; fit creuser secrètement dans sa maison
une grande citerne, où il entassa par milliers des cen-
taines de livres d'or et d'argent : puis il fit tuer tous ceux
qui en avaient connaissance, à l'exception d'un vieillard
auquel il confia, sous serment, la garde de ce dépôt. Or,
après la mort de Narsès, ce trésor restait caché sous terre.
Le vieillard, voyant les aumônes continuelles de l'empe-
reur, alla le trouver et lui dit : « S'il doit m'en revenir
« quelque profit, je te découvrirai. César, un secret im-
« portant. — Dis ce que tu demandes, répondit l'empe-
« reur; car tu y trouveras ton profit, si tu nous apprends
« quelque chose qui puisse nous être avantageux. — J'ai,
« dit le vieillard, le trésor de Narsès caché sous terre; et
« parvenu à la fin de ma vie, je ne puis me taire plus
« long-temps. » Alors Tibère César, plein de joie, envoie
sur les lieux ses serviteurs; ils marchent étonnés, à la
suite du vieillard qui leur sert de guide : ils parviennent
à la citerne, la découvrent, y entrent, et y trouvent tant
d'or et d'argent que plusieurs jours suffirent à peine pour
transporter dehors tout ce qu'elle contenait. Par là, Ti-
bère, enrichi, se fit une joie de distribuer aux pauvres
des aumônes plus abondantes.
(i) Ce n'est pas à la fia de ses expéditions , cai- il mourut en Italie.
D'après l'ancien texte il faudrait traduire : entré en Italie avec de
grands trésors. Mais, outre que la nouvelle leçon autorise notre sens,
il est probable qu'il avait acquis ces trésors dans ses guerres en Italie.
D'un autre côté, cette ville devait être en Orient près de Constanti-
nople. Si elle eût été en Italie , comment Tibère aurait-il pu faire
fouiller la maison, puisque les Lombards étaient presque partout les
maîtres ?
LIVRE CINQUIÈME. 289
XXI. Cependant un grand mouvement eut lieu contre
les éveques Salone et Sagittaire. Elevés tous deux par
saint Nisier, évêque de Lyon, ils obtinrent le diaconat;
et de son vivant, furent établis éveques, Salone, de l'église
d'Embrun , Sagittaire , de celle de Gap. Mais une fois en
possession de l'épiscopat, devenus leurs maîtres, ils com-
mencèrent à se signaler avec une fureur insensée par des
usurpations, des meurtres, des homicides, des adultères
et d'autres excès. Un jour que Victor, évêque des Trois-
Châteaux (i), célébrait la fête solennelle de sa naissance,
ceux-ci, à la tête d'une troupe armée d'épées et de flèches,
vinrent fondre sur lui, déchirèrent ses habits, tuèrent ses
servi teurs, enlevèrent les vases et tous les apprêts du festin^
et laissèrent l'évêque honteusement outragé. Le roi Con-
tran, instruit de ce fait, convoqua un synode dans la ville
de Lyon (a). Des éveques, réunis avec le bienheureux pa-
triarche (3) Nisier, discutèrent le fait, et les ayant reconnus
coupables des crimes dont ils étaient accusés, ordonnèrent
que ceux qui avaient commis de tels excès fussent privés de
l'honneur de l'épiscopat. Ceux-ci, sachant que le roi était
encore bien disposé en leur faveur, vinrent à lui se plain-
dre d'avoir été injustement dépouillés, et lui demander
la permission d'aller trouver le pape de la ville de Rome.
(i) Saint- Paul-Trois- Châteaux, en Dauphiné (Drôrae, arrond.
Montélimart).
(2) Deuxième concile de Lyon, tenu en 567. Mais, dans les actes de
ce concile (tome 1", des Anciens Conciles de la Gaule, par Sirmond),
il n'est pas question de Salonius et Sagittarius. Voyez aussi les conciles
deD. Labat, col. it5g-ii64.
(5) Ce titre, assez rare en Occident, est donné encore à Priscus,
successeur de Nisier, au deuxième concile de Mâcon, et à Sulpice,
évêque de Bourges, dans une lettre de Didier, évêque de Caliors.
(Ruin.)
I. 19
290 HISTOIRE DES FRANCS.
Le roi consentit à leur demande, et leur donna par lettres
expresses l'autorisation de partir. Admis en présence du
pape Jean (i), ils lui représentent qu'ils ont été dépouillés
sans aucune raison suffisante; et le pape envoie au roi des
lettres avec injonction de les rétablir sur leurs sièges (a) :
ce que le roi exécuta sans retard, toutefois après leur avoir
fait de vives réprimandes. Mais, ce qu'il y a de pis, ils
ne s'amendèrent nullement. Cependant ils cherchèrent
à apaiser l'évêque Victor en lui remettant les hommes
qu'ils avaient soulevés contre lui. Mais celui-ci, fidèle au
précepte du Seigneur, de ne pas rendre à ses ennemis le
mal pour le mal , ne leur fit aucun mal et les renvoya
libres. Pour cela il fut, plus tard, privé de la commu-
nion , de ce qu'après avoir accusé publiquement des en-
nemis, il les avait épargnés en secret, sans prendre con-
seil de ses confrères devant qui il les avait accusés. Mais
par la faveur du roi, il fut de nouveau reçu à la com-
munion. Cependant ces deux évêques se livraient de
jour en jour à de plus grands crimes; et dans ces combats
que Mummol livra aux Lombards , armés comme des laï-
ques, ainsi que je l'ai dit (3), ils tuèrent plusieurs hommes
de leurs propres mains. Dans leur colère , ils sévissaient
aussi contre leurs concitoyens; et ils en frappèrent plu-
sieurs à coups de bâton jusqu'à effusion de sang. Aussi la
clameur du peuple arriva de nouveau jusqu'au roi; et
(i) Jean III, pape de 55g à 5']i.
{i) C'est, je crois, un des premiers exemples du droit que s'arro-
gèrent les papes de con fumer ou de casser les jugeraens de nos rois
à l'égard des évêques. Mais on voit par le récit des faits qu'ils n'y
auraient peut-être pas songé si on n'était venu s'adresser à eux, et
leur demander en quelque sorte un acte de pouvoir suprême.
(5) Liv. IV. cha]). 4^-
LIVRE CINQUIÈME. 291
Contran leur ordonna de se présenter au palais. Quand ils
furent arrivés, il ne voulut pas qu'ils parussent devant
lui , mais qu'ils fussent soumis à un interrogatoire préa-
lable, pour s'assurer qu'ils étaient dignes d'être admis en
présence du roi. Sagittaire, mécontent de ce procédé,
s'émut d'une violente colère; et cet homme, léger, incon-
séquent, s'abandonnant à un flux de paroles déraison-
nables, se mit à déclamer contre le roi, et à dire que ses fils
ne pourraient lui succéder au trône, parce que leur mère
avait été prise parmi les servantes de Magnachaire (i)
pour entrer dans le lit du roi; ignorant que, sans avoir
égard à la condition des femmes, on appelle maintenant
fils de rois tous ceux qui ont été engendrés par des rois.
Contran, l'ayant appris, fut irrité vivement, et leur enleva
leurs chevaux, leurs serviteurs, et tout ce qu'ils pouvaient
posséder : il ordonna de les enfermer dans des monastères
fort éloignés, pour qu'ils y fissent pénitence, ne leur lais-
sant qu'un seul clerc à chacun; et recommanda, avec des
menaces terribles , aux juges de chaque endroit , de les
garder avec des hommes armés, et de ne laisser approcher
personne pour les visiter. En ces jours-là, les deux fils du
roi vivaient encore. L'aîné tomba malade : alors les fami-
liers du roi , s'approchant de lui, dirent : « Si le roi daignait
« écouter favorablement les paroles de ses serviteurs, ils
« feraient entendre leur voix à tes oreilles. — Parlez, dit
« le roi. — Si ces évêques, dirent-ils, avaient été condamnés
'c à l'exil quoique innocens; si le péché du roi retombait
« sur un autre, et que, par suite, le fils de notre seigneur
« vînt à périr? — Allez bien vite, leur dit-il; relâchez-les,
fc et suppliez-les de prier pour nos petits enfans. » Ceux-ci
(i) Celait Austréchilde. — Voyez iv, 25, et v, 17, avec la note.
292 HISTOIRE DES FRANCS,
partirent , et les évêques furent mis en liberté. Sortis de
leurs monastères, ils se réunirent et s'embrassèrent parce
qu'ils ne s'étaient pas vus depuis long-temps ; puis re-
tournèrent dans leurs villes épiscopales, tellement péné-
trés de repentir qu'on les voyait sans cesse chanter des
psaumes, jeûner, faire l'aumône, lire pendant le jour le
livre des poëmes de David, passer la nuit à chanter des
hymnes et à méditer des leçons. Mais cette sainteté ne se
soutint pas long-temps parfaite , et ils retournèrent à leurs
anciens égaremens. Ils passaient la plupart des nuits à
festiner et à boire, et tandis que les clercs chantaient les
matines dans l'église, ils demandaient des coupes, et fai-
saient des libations de vin. Ils ne parlaient plus de Dieu,
ne songeaient plus à dire leurs heures. Quittant la table au
retour de l'aurore, ils se couvraient de vetemens moel-
leux, et dormaient, ensevelis dans le vin et le sommeil,
jusqu'à la troisième heure du jour. En même temps, ils
ne se faisaient pas faute de femmes pour se souiller avec
elles. Puis ils se levaient , prenaient le bain , se mettaient à
table, et n'en sortaient plus que le soir; alors ils s'em-
pressaient de commencer leur souper, qui, comme je l'ai
dit, se prolongeait jusqu'au lendemain. Telle était leur
vie de tous les jours, jusqu'à ce que la colère de Dieu vint
fondre sur eux, ainsi que nous le dirons dans la suite (i).
XXII. En ce temps, le Breton Winnoch, qui portait
l'abstinence au plus haut point de perfection, vint de
Bretagne à Tours, avec le désir de se rendre à Jérusalem.
Il n'avait pour vêtement que des peaux de brebis dépouil-
lées de leur laine. Dans l'espoir de le retenir plus faci-
(t) Liv. VII, cliap. ?>Ç).
LIVRE CINQUIÈME. 293
lement, comme il nous paraissait très religieux, nous lui
conférâmes, par faveur, la dignité de la prêtrise.
Ingiltrude avait une pieuse coutume : c'était de recueillir
de l'eau du sépulcre de saint Martin (i). Cette eau venant
à lui manquer, elle fit porter au tombeau du bienheureux
un vase rempli de vin. Après qu'il y fut resté toute la nuit,
elle l'envoya prendre en présence du prêtre; et quand on
le lui eut apporté, elle dit au prêtre : «Ote de ce vin, et
a verse-s-y une seule goutte de cette eau bénite dont il me
« reste un peu. » Ce qu'il fit : et, chose étonnante, le vase,
qui n'était qu'à moitié, se trouva rempli quand une seule
goutte y fut tombée. On le vida deux ou trois fois, et de
même une seule goutte le remplit toujours. Or on ne peut
douter que ce prodige n'ait été opéré par la vertu de
saint Martin.
XXIII. Ensuite Samson , le plus jeune des fils du roi
Chilpéric, attaqué de la dysenterie et de la fièvre, sortit
de ce monde. H était né au moment où Chilpéric était
assiégé dans Tournai par son frère (2); et sa mère, trou-
blée par la crainte de la mort, l'avait rejeté loin d'elle, et
voulait le faire périr. Mais n'ayant pu réussir, et répri-
mandée par le roi , elle le fit baptiser ; et l'évêque lui-
même (3) le tint sur les fonts du baptême : mais il mourut
avant d'avoir accompli un lustre entier. Sa mère Fréde-
(i) C'était probablement une source ou un puits près du tombeau,
comme il y en avait un dans l'église de Saint-Germain- des-Prés.
Voyez Abbon., 11, 558. — 11 est question d'ïngiltrude, liv. ix, chap. 53,
et X, chap. 12.
(2} Liv. IV, chap. 32.
(5) Chrasmare , à ce qu'on pense ; évêque en même temps de Tour-
nai et de Noyon.
294 HISTOIRE DES FRANCS.
gonde fut aussi gravement malade en ce temps-là, mais
elle recouvra la santé.
XXIV. Puis, dans la nuit du troisième jour des ides
de novembre (i), tandis que nous célébrions les vigiles
de saint Martin, un grand prodige nous apparut. Au mi-
lieu de la lune, on vit luire une étoile brillante; près
d'elle on aperçut d'autres étoiles au-dessus et au-dessous;
et à l'entour se dessina ce cercle qui annonce ordinaire-
ment la pluie. Mais que signifiaient tous ces prodiges ,
nous l'ignorons. Souvent, cette année-là, nous vîmes la
lune s'obscurcir; et avant la nativité du Seigneur, on
entendit des éclats de tonnerre. On vit autour du soleil,
comme avant le désastre de l'Auvergne, ces météores lu-
mineux, dont nous avons parlé (2), que les paysans ap-
pellent des soleils. On assure que la mer sortit de ses
limites : et il apparut beaucoup d'autres signes.
XXV. Gontran-Boson, étant venu à Tours avec quelques
hommes armés, enleva de force ses filles, qu'il avait lais-
sées dans la sainte basilique, et les conduisit jusqu'à Poi-
tiers, qui appartenait au roi Childebert. Mais le roi Chil-
péric envahit le Poitou, et ses hommes mirent en fuite
les hommes de son neveu. Puis ils amenèrent en sa pré-
sence Ennodius, ancien comte de cette cité. Celui-ci fut
condamné à l'exil, et ses biens furent confisqués; mais au
bout d'un an on lui rendit ses biens et sa liberté (3).
(i) La nuit appartenant au jour qui suit, et non pas à celui qui pré-
cède : c'est ici la nuit du lo au 1 1 novembre. Le 1 1 novembre, fête de
saint Martin, et le troisième des ides de novembre.
(2) Liv. IV, chap. 3i.
(3) Liv. viii, chap. 26.
LIVRE CINQUIÈME. 295
Gontran-Boson, ayant laissé ses filles dans la basilique de
Saint-Hilaire, se rendit auprès du roi Childebert (i).
XXVI. La troisième année du roi Childebert, qui était
la dix-septième de Chilpéric et de Gontran (2), Daccon ,
fils de défunt Dagaric, quitta le roi Chilpéric : et comme
il errait ça et là, il fut pris en trahison par le duc Dra-
colen, dit l'Industrieux. Celui-ci le conduisit, chargé de
chaînes, auprès de Chilpéric, à Braine, après lui avoir
promis par serment de lui obtenir du roi la vie sauve.
Mais au mépris de son serment, il l'accusa auprès du
prince de crimes odieux , et insista pour qu'il fût mis à
mort. Daccon retenu dans les fers, et ne voyant aucun
espoir d'échapper, demanda, à l'insu du roi, l'absolution
à un prêtre; et quand il l'eut reçue, on le fit mourir (3).
Dans le temps où Dracolen se hâtait de retourner dans
sa patrie (4), Gontran-Boson s'efforçait d'enlever ses filles
de Poitiers. Dracolen, à cette nouvelle, se présente à
lui pour l'attaquer; mais la troupe de Gontran, qui était
sur ses gardes, résista et se disposa à se défendre. Ce-
pendant Gontran lui envoya un de ses amis, en disant :
« Va, et dis-lui : «Tu sais qu'un traité existe entre nous;
(i) Gontran-Boson avait-il été originairement attaché à Chilpéric ?
Cependant nous le voyons , iv, 5i, mis par Sigebert à la tète de l'armée
destinée à combattre Théodebert ; et c'est parce qu'on lui imputa sa
mort, qu'il se réfugia dans la basilique de Saint-Martin, v, 4-
(•2) An 578.
(5) On sait qu'anciennement les criminels condamnés à mort étaient
privés des secours de la religion. Ce n'est qu'en 1097 ( lettres royales
du 12 février iSgô) qu'ils purent être confessés avant d'être conduits
au supplice. ( Ordonn. royales, tom. vm, p. 122. )
(4) Le Poitou , probablement , ou quelque contrée voisine.
296 HISTOIRE DES FRANCS.
« je t'en prie , cesse de me vouloir du mal : prends de mes
« richesses ce que tu voudras , je ne m'y oppose pas ;
« mais, dépouillé de tout, que je puisse seulement aller
« avec mes filles où il me plaira. » Dracolen , homme
vain et inconsidéré , répondit : « Voilà la corde qui a lié
« d'autres coupables que j'ai conduits au roi ; elle servira
« aujourd'hui à lier cet homme, qui sera conduit de même,
« garrotté comme eux. » A ces mots, il presse son cheval
à coups d'éperons, et se précipite sur Contran ; mais ayant
porté un coup à faux, sa lance se brisa, et le fer tomba
à terre. Contran , voyant la mort suspendue sur sa tête ,
invoqua le nom du Seigneur et la vertu toute puissante de
saint Martin; puis levant sa lance, il en frappe Dracolen
à la gorge, et l'enlève de dessus son cheval : et tandis qu'il
le tenait ainsi suspendu, un de ses amis l'acheva d'un coup
de lance dans le côté. Les compagnons de Dracolen prirent
la fuite : et, après l'avoir dépouillé, Contran se retira li-
brement avec ses filles. Ensuite Sévère, son beau-père, fut
gravement accusé près du roi par ses propres fils. A cette
nouvelle, il se rend auprès du roi avec de grands présens;
mais arrêté en route, et dépouillé de tout, il fut conduit
en exil, et y périt misérablement. Quant à ses deux fils,
Bursolen et Dodon , condamnés à mort pour crime de lèse-
majesté, l'un fut tué par une troupe envoyée contre lui;
l'autre, arrêté dans sa fuite, eut les pieds et les mains
mutilés, et mourut ainsi. Tous leurs biens, ainsi que ceux
de leur père, furent réunis au fisc. Or ils possédaient de
grandes richesses.
XXVII. Ensuite les hommes de la Touraine, du Poi-
tou , du Bessin, du Maine, de l'Anjou, et plusieurs autres
peuples, d'après l'ordre du roi Chilpéric, marchèrent en
LIVRE CINQUIÈME. 297
Bretagne contre Waroch, filsde Macliau(r),et s'arrêtèrent
en sa présence sur les bords de la Vilaine. Mais lui , tombant
par ruse, pendant la nuit, sur les Saxons du Bessin (2), en
tua une grande partie. Trois jours après, il fit la paix avec
les généraux du roi Chilpéric, et , donnant son fils en otage,
s'engagea par serment à rester fidèle au roi Cbilpcric. Il
lui rendit même la ville de Vannes (3), à condition que
si le roi daignait lui en accorder le gouvernement, il lui
paierait cliaque année , sans attendre aucune sommation ,
tous les tributs que devait cette ville. L'affaire ainsi con-
clue, l'armée se retira. Ensuite le roi Chilpéric condamna
à l'amende , pour faute de service militaire , les pauvres
et les jeunes serviteurs de l'église et de la basilique (4),
parce qu'ils n'avaient pas marché avec l'armée : or ce
n'était pas l'usage qu'ils fussent soumis à aucun service
public. Puis Waroch oubliant sa promesse , et voulant
annuler ce qui s'était fait, envoya auprès de Chilpéric
Eunius, évêque de Vannes. Mais le roi, irrité, tança vive-
ment Eunius, et le fit condamner à l'exil.
XXVIII. La quatrième année de Childebert , qui fut la
(i) Dont il a été question, iv, 4, et v, 16. La Yilaine semble ici la
limite de la Bretagne indépendante. Voyez notre note sur le chap. 4,
du livre iv.
(■2) C'étaient des Saxons établis, dès les iv* et v* siècles, dans le
Bessin, et sur les frontières de la cité de Nantes. Fortunat, ni, 8, loue
Félix, évêque de Nantes, d'avoir soumis les Saxons à la loi du Christ.
( Ruin. )
(3) Voyez la note c du livre iv, chap. 4-
(4) Il ne s'agit ici, je crois, que de l'éghse de Tours, et du mona-
stère de Saint-Martin. — Nous avons ici traduit les deux mots, pau-
perex, juniores, de manière à leur laisser le sens général et vague
qu'ils semblent avoir en latin. Sur le sens plus précis qu'on peut leur
donner, voyez Eclairciss. el obseiv. (Note c.)
298 HISTOIRE DES FRANCS,
dix-huitième de Gontran et de Chilpéric (i), un concile
se rassembla à Chalon-sur-Saône, par ordre du prince
Gontran : et, après avoir discuté différentes affaires, on
renouvela l'ancien procès contre les évêques Salone et Sa-
gittaire (2). Là furent exposés tous les griefs à leur charge;
et on les accusa non seulement d'adultères, mais encore
d'homicides. Gomme les évêques étaient d'avis de leur faire
expier leurs crimes par la pénitence, on ajouta qu'ils
étaient coupables de lèse -majesté, et traîtres à la patrie.
Pour ce motif, ils furent dépouillés de l'épiscopat, et ren-
fermés, sous une surveillance sévère, dans la basilique
de Saint- Marcel : mais ils s'en échappèrent, et errèrent
en divers lieux. D'autres évêques furent mis à leur
place (3).
XXIX. Cependant le roi Chilpéric fit dresser par tout
son royaume des rôles pour de nouvelles impositions; elles
étaient très pesantes. Pour ce motif plusieurs, abandon-
nant les villes de ce pays et leurs propres possessions , se
réfugièrent dans d'autres royaumes, aimant mieux vivre
parmi des étrangers que de rester exposés à un tel péril.
En effet, il avait été statué que chaque propriétaire paie-
rait pour sa terre une amphore (4) de vin par arpent (5).
(i) An 579.
(2) Voyez chap. 21.
(3) Aridius fut mis à la place de Sagittaire : Emeiite remplaça
Salone. Tous deux assistèrent au deuxième concile de Màcon, an 585.
(4) L'amphore contenait vingt-six litres et demi , selon le traduc-
teur français des Antiquités romaines d'Adam. Vingt-six litres seule-
ment, suivant M. Bureau de la Malle, dans les Me'm. de, l'Acad. des
Inscript., tom xii, part. 11, p. 023.
(5) 11 s'agit ici de l'arpent gaulois, ou aripennis, moitié du jugeruni.
Or le jugerum valait, suivant M. Dureau de la Malle (iùid., p. 3i8),
LIVRE CINQUIÈME. 299
On avait aussi imposé , pour les autres terres et pour les
esclaves, d'autres charges nombreuses qu'il était impos-
sible d'acquitter. Le peuple du Limosin, se voyant acca-
blé sous le faix, se réunit aux calendes de mars, et voulut
tuer Marc, le référendaire, chargé du recouvrement des
impôts; et il l'aurait fait, si l'évêque Ferréol (i) ne l'eût
délivré d'un péril imminent. La multitude ameutée sai-
sit aussi les registres de recensement et les livra aux
flammes. Aussi le roi, fort mécontent, après avoir envoyé
sur les lieux des inspecteurs partis de son palais (2), ruina
ce peuple par des amendes, l'effraya par des supplices,
et punit de mort plusieurs citoyens. On rapporte que des
abbés et des prêtres, attachés à des poteaux, subirent di-
vers tourmens, parce que les envoyés royaux les avaient
accusés d'avoir animé le peuple dans la sédition où furent
brûlés les registres. On établit ensuite des impôts encore
plus durs qu'auparavant.
XXX. Les Bretons, de leur côté, ravagèrent les envi-
rons de Rennes, brûlant, pillant, et emmenant les habi-
tans captifs; et ils s'avancèrent en vainqueurs jusqu'au
bourg de Cornutz (3). L'évêque Eunius, rappelé de l'exil ,
25,28 ares : ce qui donne 12,64 pour Vaiipennis. L'arpent de Paris,
contenant cent perches carrées, de dix-huit pieds chacune, a été
trouvé équivalent à 34,1887 ares.
(i) Il en est question encore liv. vu, chap. 10.
(2) C'est la première mention qui soit faite dans notre histoire de
ces envoyés royaux (légats a latere), si célè-bres depuis, sous le nom
de missi dominici. Voyez liv. iv, chap. i5, où cette expression est
employée pour signiûer des amis intimes du prince, plutôt que des
officiers chargés par lui d'une mission puljlique.
(5) On croit que c'est aujourd'hui Saint- Aubin-du-Cormier (Ille-et-
Vilainc, arr. de Fougère), (lluin.)
30b HISTOIRE DES FRANCS,
fut envoyé à Angers pour y vivre; mais on ne lui permit
pas de retourner dans sa ville de Vannes. Le duc Beppo-
len, envoyé contre les Bretons, dévasta, par le fer et le
feu , quelques cantons de la Bretagne : ce qui irrita encore
plus leur fureur.
XXXI. Tandis que ceci se passait dans les Gaules, Jus-
tin, après dix-huit ans de règne (i), termina seulement
avec la vie cet état de démence où il était tombé. Quand
il fut enseveli, Tibère César s'empara de l'empire, auquel
il était associé depuis long -temps. Le peuple attendait
qu'il se présentât au spectacle du cirque, selon la cou-
tume de ce pays; et préparait contre lui une attaque sou-
daine en faveur de Justinien, neveu de Justin : mais il se
rendit aux saints lieux, et, après avoir achevé sa prière,
appelant à lui le pape de la ville, il entra dans son palais
avec les consuls et les préfets. Là, revêtu de la pourpre,
couronné du diadème, élevé sur le trône impérial, il se
fit reconnaître pour empereur au milieu d'innombrables
acclamations. Les factieux qui l'attendaient au cirque ,
apprenant ce qui s'était passé, se retirèrent couverts de
honte, sans avoir rien fait, incapables de prévaloir contre
un homme qui avait mis en Dieu son espérance. Peu de
jours après, Justinien vint se jeter aux pieds de l'empe-
reur, et lui offrit quinze cents livres d'or (2) en recon-
naissance de son pardon; et Tibère, l'accueillant avec sa
clémence ordinaire, le fit loger dans le palais. Mais l'im-
pératrice Sophie, oubliant les promesses qu'elle avait
(i) Erreur. Justin régna i3 ans, de 565 à 578.
{2) Voyez la note 2, p. 287, cha}). 20.
LIVRE CINQUIÈME. 301
faites à Tibère, tenta contre lui un nouveau complot.
Tandis qu'il était allé à la campagne pour y prendre, se-
lon l'usage des empereurs, le plaisir de la vendange pen-
dant trente jours, Sophie, ayant fait appeler en secret
Justinien, voulut l'élever à l'empire. A cette nouvelle,
Tibère accourut à Constantinople, fit saisir Sophie, la
dépouilla de tous ses trésors, et ne lui laissa que les
moyens de subvenir à sa nourriture quotidienne. Lui
ayant retiré tous ses serviteurs, il lui en donna d'autres,
choisis parmi ses fidèles, en leur recommandant de ne lais-
ser approcher d'elle aucun des anciens. Il fit des reproches
à Justinien; néanmoins il le chérit dans la suite au point
qu'il promit sa propre fille pour épouse à son fils, et en
retour demanda pour son propre fils la fille de Justinien.
Mais la chose n'eut pas lieu. Son armée vainquit ensuite
les Perses, et, revenue victorieuse, rapporta une telle
masse de butin, qu'elle semblait capable d'assouvir la cu-
pidité humaine. Vingt éléphans furent pris et amenés à
l'empereur.
XXXII. Cette année les Bretons commirent de grands
dégâts aux environs de Nantes et de Rennes. Ils enle-
vèrent un immense butin; coururent la plaine; dépouil-
lèrent les vignes de leurs fruits; et emmenèrent des captifs.
L'évêque Félix leur ayant envoyé une députation , ils
promirent de réparer le mal; mais ils ne voulurent accom-
plir aucune de leurs promesses.
XXXIII. A Paris, une femme fut accusée, sur l'asser-
tion de plusieurs personnes, d'abandonner son mari, et
d'avoir commerce avec un autre homme. Les parens du
mari allèrent donc trouver son père, et lui dirent : «Ou
302 HISTOIRE DES FRANCS.
«justifie ta fille (i); ou qu'elle meure, pour que ses
« désordres n'impriment point une tache à notre famille.
« — Je sais, dit le père, que ma fille est sans reproche;
« et ceci est un mensonge que répètent des méchans.
« Cependant, pour que l'accusation n'aille pas plus loin,
« je justifierai de son innocence par un serment. — Si
«elle est innocente, dirent-ils, affirme-le par serment,
« sur le tombeau du bienheureux martyr Denis. — Je le
« ferai, » répondit le père. Ces conventions arrêtées, ils
se réunirent dans la basilique du saint martyr; et le père,
élevant ses mains sur l'autel, jura que sa fille n'était pas
coupable. Mais les autres, du côté du mari, déclarèrent
qu'il avait fait un faux serment. A la suite de cette alter-
cation, ils tirent leurs épées, se précipitent les uns sur
les autres, et se frappent en présence même de l'autel. Or,
c'étaient des hommes de la plus haute naissance, et les
premiers auprès du roi Chilpéric. Plusieurs sont blessés par
le glaive; la sainte basilique est arrosée de sang humain;
les portes sont percées de javelots et d'épées, et les armes
exercent leur fureur impie jusque auprès du tombeau
même. A grand'peine apaisa-t-on cette querelle; mais l'é-
glise resta privée de la célébration du culte .(2), jusqu'à ce
que le roi eût été instruit de tout. Les auteurs du désordre,
étant venus se présenter au prince, ne furent pas reçus
en grâce; mais il les renvoya à l'évêque du lieu, parce
que, s'ils étaient trouvés coupables, il ne convenait pas
qu'ils fussent admis à la communion. Ayant donc com-
(i) Jdoneus, i. e. sine crimine, sans reproche. Se idonearc, se jus-
tifier ; idoiieum facere , vel reddere aliquem, justifier quelqu'un,
prouver son innocence.
('i) L'église où avait été répandu le sang humain était interdite
jusqu'à ce qu'elle eût été purifiée.
LIVRE CINQUIÈME. 303
posé pour leur méfait, ils furent reçus à la communion
de l'église par Ragnemod, alors évêque de Paris. Quant
à la femme, appelée en jugement peu de jours après, elle
finit ses jours par la corde.
XXXIV. La cinquième année du roi Childebert (i)
une espèce de déluge pesa sur la contrée d'Auvergne :
pendant douze jours la pluie tomba sans relâche, et la
Limagne fut tellement inondée, qu'en beaucoup d'en-
droits on ne put ensemencer les terres. Les grands fleuves,
comme la Loire et le Flavaris, qu'on appelle Allier, et les
autres torrens qui s'y jettent, se gonflèrent au point de
dépasser les bornes qu'ils n'avaient jamais franchies : ce
qui détruisit une grande quantité de troupeaux, gâta
beaucoup de terres cultivées, abattit et submergea plu-
sieurs édifices. De même le Rhône uni à la Saône se
déborda, causa de grands dommages aux habitans, et renr
versa en partie les murs de Lyon. Quand les pluies se
furent calmées, les arbres fleurirent de nouveau, quoique
au mois de septembre (2). Cette année, en Touraine, un
matin, avant la lumière du jour, on vit un feu brillant
traverser le ciel, et s'abaisser du côté de l'orient. On en-
tendit aussi, dans toute cette contrée, comme le son d'un
arbre qui se brise ; mais on ne peut croire que ce bruit
vînt d'un arbre , puisqu'il se fit entendre dans l'espace de
cinquante milles et plus. La même année, la ville de Bor-
deaux fut violemment ébranlée par un tremblement de
terre, et les murs de la ville menacèrent de s'écrouler :
aussi, tout le peuple fut tellement effrayé par la crainte
(i) An58o.
(7) Eu octobro, selon la chr. <lc Marius, an fïSo.
304 HISTOIRE DES FRANCS,
de la mort, qu'il se croyait bientôt englouti avec la ville
s'il ne prenait la fuite. Plusieurs même se retirèrent en
d'antres pays. La secousse s'étendit aux cités voisines, et
atteignit même l'Espagne, mais beaucoup moins forte.
Cependant des monts Pyrénées se détachèrent d'immenses
quartiers de roches qui écrasèrent les troupeaux et les
hommes. Un incendie, qui éclata comme par miracle,brûla
les villages aux environs de Bordeaux; et saisies subite-
ment par le feu, les maisons, les granges, les moissons,
périrent consumées, sans que la flamme fût excitée par
aucune cause étrangère , si ce n'est peut-être par la volonté
divine. La ville d'Orléans fut aussi ravagée par un cruel
incendie, qui ne laissa rien, même aux plus riches; et si
quelqu'un sauvait du feu quelques effets, ils lui étaient
enlevés par des voleurs attachés après lui. Dans le pays
Chartrain, il coula du véritable sang à la fraction du
pain (i). La cité de Bourges fut aussi battue violemment
de la grêle.
XXXV. Ces prodiges furent suivis d'une cruelle con-
tagion : pendant les discordes des rois et leurs prépara-
tifs pour une nouvelle guerre civile , une maladie d'en-
trailles envahit presque toutes les Gaules. Ceux qui en
étaient attaqués éprouvaient une forte fièvre accompagnée
de vomissemens, une grande douleur de reins, une lour-
deur dans la tête et dans le cou. Les matières que la bouche
rejetait étaient jaunes ou verdâtres. Plusieurs attribuaient
le mal à un poison secret. Au dire des paysans, c'étaient
des pustules au cœur (2) : ce qui n'est pas incroyable ;
(i) A l'aulel, après la consécration,
(2) Ou peut-être des boutons intérieurs. En vieux français on ap-
LIVRE CINQUIÈME. 305
car, lorsqu'on appliquait des ventouses aux épaules ou aux
jambes, et que les cloches qui s'étaient élevées venaient
à s'ouvrir, il en découlait un sang corrompu ; ce qui en
sauva plusieurs : pour la plupart des autres, les herbes
qui combattent les poisons, prises dans des breuvages,
furent le remède le plus salutaire. Cette maladie, qui avait
commencé au mois d'août, attaqua d'abord les jeunes en-
fans, et les fit périr. Alors nous perdîmes nos doux et
chers petits enfans que nous avions réchauffés dans notre
sein, portés dans nos bras, nourris avec la tendresse la
plus éclairée , en leur présentant les alimens de notre
propre main (r ). Mais après avoir essuyé nos larmes, nous
avons dit avec le bienheureux Job : Le Seigneur me les
a donnés , le Seigneur me les a otés ; tout s'est Jciit
comme il a plu a Dieu : que son nom soit béni dans
les siècles (a).
En ces jours-là le roi Chilpéric fut sérieusement ma-
lade; et quand il fut convalescent, son plus jeune fils, qui
n'était pas encore régénéré par l'eau et le Saint-Esprit,
tomba malade à son tour. Le voyant à l'extrémité , ils le
lavèrent dans les eaux du baptême. Il était un peu mieux,
quand son frère aîné, Chlodobert,fut attaqué de la même
maladie. Sa mère Frédegonde, le voyant en danger de
mort, saisie d'un repentir tardif, dit au roi : « Long-temps
« la miséricorde divine a supporté nos mauvaises actions :
pelait corailles, non seulement le cœur et les régions voisines, mais
encore les intestins en général. Voyez Ducange, Gloss. , au mot
corallum.
(i) On ne peut guère douter que notre historien ne parle ici de
deux enfans dont il était le père. Voyez notre note 2, p. 9.9, sur le
chap. 12 du liv. iv.
(2) Job, 1,21.
I. 20
306 HISTOIRE DES FRANCS.
« elle nous a avertis par des fièvres et d'autres maux; et
« nous ne nous sommes point amendés. Maintenant nous
« perdons nos fiis; maintenant les larmes des pauvres, les
« lamentations des veuves, les soupirs des orphelins, les
« font périr, et ne nous laissent plus l'espoir d'amasser
« pour personne. Nous thésaurisons, sans savoir pour qui
« nous amassons. Ils vont demeurer sans possesseurs, ces
« trésors tout remplis de rapines et de malédictions. Nos
« celliers ne regorgeaient-ils pas de vin? nos greniers, de
« froment? nos trésors n'étaient-ils pas combles d'or, d'ar-
«gent, de pierres précieuses, de colliers, et d'autres
« ornemens impériaux ? Et ce que nous avions de plus
«beau, nous le perdons! Eh bien, si tu veux, allons,
« brûlons tous ces registres iniques : qu'il suffise à notre
« fisc de ce qui suffisait à ton père le roi Clotaire.w Ayant
ainsi parlé, la reine se frappe la poitrine de ses poings,
fait apporter les rôles que Marc avait envoyés de chacune
des cités qui lui appartenaient, les jette dans le feu; puis,
se retournant vers le roi : «Quoi, tu hésites! fais comme
« moi; si nous perdons nos chers enfans, du moins échap-
« pons à la peine éternelle. » Alors le roi , pénétré de com-
ponction, livra au feu tous les registres; et après qu'ils
furent brûlés, il envoya des gens pour empêcher la levée
de ces impots. Ensuite, leur plus jeune enfant mourut
consumé de langueur. Accablés de douleur, ils l'amenèrent
de leur maison de Braine à Paris, et le firent ehsevelir dans
la basilique de Saint-Denis (i). Quant à Chlodobert, ils
le placèrent sur un brancard , le portèrent à la basilique
(i) Fortunat le nomme Dagobert, dans l'épitaphe qu'il composa
pour lui : liv. ix, n°' 4 et 5. Du reste, les deux princes moururent
après lo concile de Braine. Voyez le dernier chap. de ce livre.
LIVRE CINQUIÈME. 307
de Saint-Médard de Soissons ; et l'exposant devant le
tombeau du saint, firent des vœux pour sa santé' : mais
au milieu de la nuit, affaibli, épuisé, il rendit l'âme. Ils
l'ensevelirent dans la basilique des saints martyrs Crépin
et Crépinien. Ce fut un jour de deuil aussi pour tout le
peuple ; car des hommes en pleurs , des femmes couvertes
de vêtemens lugubres, comme à la mort de leurs époux,
accompagnèrent cette pompe funèbre. Puis le roi Chil-
péric fit de grandes largesses aux églises, aux monastères
et aux pauvres.
XXXVI. En ces jours-là, la reine Austrechilde, femme
du roi Gontran, fut consumée par la même maladie. Mais
avant d'exhaler sa méchante âme, se voyant sans espoir
d'échapper, elle poussa de profonds soupirs ; et voulut
avoir, en mourant, des compagnons, afin qu'à ses obsèques
on pleurât aussi pour d'autres morts. On dit en effet, qu'à
l'exemple d'Hérode (i), elle adressa au roi cette demande :
« J'aurais espéré vivre encore, si je n'étais tombée entre
« les mains de ces médecins iniques. Ce sont leurs potions
« qui m'ont arraché la vie, et m'ont ravi si promptement
« la lumière. Aussi, pour que ma mort ne reste pas sans
« vengeance, je te prie, et je t'en conjure, promets avec
« serment qu'aussitôt après mon trépas ils périront par le
a glaive : puisque je ne puis plus vivre, je ne veux pas
« non plus qu'après mol ils jouissent encore de la vie :
« mais que la même douleur unisse leurs amis et les
« nôtres. » Ayant ainsi parlé, elle rendit son âme malheu-
(t) Pour forcer les Juifs de pleurer à sa mort, il ordonna de mas-
sacrer plusieurs nobles citoyens, aussitôt qu'il aurait cessé de vivre.
( Josèphe , de Bcllo judaico , i , 21^.)
308 HISTOIRE DES FRANCS.
reuse. Après avoir célébré ses obsèques, le roi, sous le joug
du serment qu avait exigé son injuste épouse, accomplit
cet ordre d'iniquité, et fit frapper du glaive les deux
médecins qui lui avaient donné leurs soins (i) : ce qui
ne put se faire sans péché, comme le pensent plusieurs
sages,
XXXVII. Nantin, comte d'Angoulême, mourut aussi
épuisé par celte maladie : mais il faut reprendre de plus
haut ce qu'il fit contre les prêtres et les églises du Sei-
gneur. Marachalre, son oncle, avait possédé long-temps
dans cette ville la dignité de comte : après avoir rempli
cette fonction, il s'attacha à l'église, devint clerc, et fut
ordonné évêque. Tandis que, rempli d'activité, il élevait
et organisait des églises et des presbytères, la septième
année de son épiscopat, ses ennemis empoisonnèrent la
tête d'un poisson; et lui, la prenant sans défiance, mou-
rut dans des souffrances cruelles. Mais la clémence divine
ne laissa pas long-temps sa mort impunie. Frontonius, le
principal auteur du complot, s'empara aussitôt de l'épisco-
pat; et au bout d'un an, frappé par le jugement de Dieu,
il mourut. Après sa mort, on élut évêque Héraclius, prêtre
de Bordeaux, qui avait été autrefois envoyé de Childebert
l'ancien. De son coté, Nantin, pour venger la mort de
son oncle, demanda le titre de comte dans la même ville.
Il l'obtint, et accabla l'évêque d'injures. Il lui disait, par
exemple : « Tu retiens auprès de toi ces homicides qui ont
« tué mon oncle ; tu admets à ta table des prêtres qui ont
« participé à ce crime, m Ensuite, leur inimitié s'accrois-
( I ) Marius d'Avenches les nomme Nicolas et Donat , et place leur
mort en septembre 58 1.
LIVRE CINQUIÈME. 309
sant chaque jour, il se mit à envahir de force les terres
que Marachaire avait léguées à l'église par son testament,
prétendant que ces biens ne pouvaient appartenir à une
église dont les clercs avaient fait périr le testateur. En-
suite, après avoir tué quelques laïques, il alla jusqu'à saisir
un prêtre, le garrotta, et le perça d'un coup de lance.
Comme celui-ci vivait encore, il le fit suspendre à un
poteau, les mains liées derrière le dos, et voulait lui arra-
cher un aveu de complicité. Mais le prêtre persistant à
nier, son sang s'écoula par sa blessure, et il rendit l'es-
prit. L'évêque, ému de ce forfait, ordonna qu'on lui in-
terdît l'entrée de l'église. Plusieurs évêques s'étant réunis
à Saintes (i), Nantin demanda d'être réconcilié avec
l'évêque, avec promesse de rendre tous les biens de l'église
dont il s'était emparé sans raison, et de s'humilier devant
le ministre du Seigneur. Héraclius, jaloux d'obtempérer
aux ordres de ses frères, accorda tout ce qu'on désirait
de lui; et, recommandant toutefois au Dieu tout-puissant
la cause du prêtre assassiné, il admit le comte aux bien-
faits de la charité (a). De là, celui-ci, rentré dans la ville,
dépouille, brise, détruit les maisons qu'il avait injuste-
ment envahies, en disant : «Si l'église rentre en possession
« de ces domaines, que du moins elle les trouve déserts.))
L'é.vêque, indigné de cette conduite, lui interdit de nou-
veau la communion. Cependant le bienheureux pontife,
après avoir rempli sa carrière ici-bas, alla se rejoindre au
Seigneur; et Nantin, ayant gagné quelques évêques par des
présens et des flatteries, fut admis à la communion. Peu
(i) En 5^9, selon Sirniond , toiii. i", des (.'onciles de la Gaule,
{•ï) C'est-à-flire à Ja communion des (idrks; au nond)rc tU' criix qui
sont réunis par la chante.
310 HISTOIRE DES FRANCS,
de mois après , il fut attaqué de la maladie mentionnée
ci-dessus; et, brûlé par une fièvre ardente, il s'écriait :
« Hélas! hélas! c'est l'évêque Héraclius qui me brûle, c'est
« lui qui me torture, c'est lui qui m'appelle en jugement.
« Je reconnais mon crime; je me souviens que j'ai outragé
« indignement ce pontife : je demande la mort, pour être
« enfin délivré de mes tourmens. » Tandis qu'il s'écriait
ainsi, dans ses plus violens accès de fièvre, la force de
son corps l'abandonnait; et il exhala son âme malheu-
reuse, laissant des preuves certaines que tout ce mal lui
était envoyé pour venger le saint évêque : car son corps
inanimé devint tout noir, comme si on l'eût placé sur des
charbons ardens. Que tous donc abaissent leur raison de-
vant ces prodiges ; qu'ils les admirent ! qu'ils craignent
de faire injure aux prêtres du Seigneur! car Dieu venge
ses serviteurs, ceux qui espèrent en lui.
XXXVIIÏ. En ce temps mourut aussi le bienheureux
Martin , évêque de Galice ; et tout le peuple le pleura
solennellement. Il était originaire de Pannonie; et de là,
étant parti en Orient pour visiter les lieux saints, il s'in-
struisit si à fond dans les lettres, qu'il ne le cédait à aucun
de ses contemporains. Ensuite il vint en Galice, où il fut
sacré évêque (i), au moment où l'on y apportait des re-
(i) D'abord à Mondoncdo en Galice; puis à Braga, Bracara, en
Portugal, l'une des quatre métropoles d'Espagne au moyen âge. Ce
Martin n'y fut évêque que vingt ans (Ruin.J. La traduction précédente,
publiée par 31. Guizot, dit que c'est parce qu'il apporta des reliques
de saint Martin de Tours dans cette ville, qu'il en fut élu évêque. Le
texte ne le dit pas si clairement. Il semble que c'est le concours fortuit
de ces deux événemens, l'arrivée des reliques d'un grand saint, et
celle d'un pieux et savant pèlerin du même nom, qui détermina les
Mifl'rages en sa faveur.
LIVRE CINQUIÈME. 311
îiques de saint Martin. Il y géra l'ëpiscopat pendant trente
ans environ; et, plein de vertus, il alla dans le sein de
Dieu. C'est lui qui a composé les vers qui se trouvent sur
la porte méridionale de la basilique de Saint-Martin.
XXXÏX. Cette année il s'éleva en Espagne une grande
persécution contre les chrétiens ; et plusieurs furent en-
voyés en exil, dépouillés de leurs biens, exténués par la
faim, enfermés dans des prisons, frappés de verges, et
mis à mort par différens supplices. Le principal auteur
de tout le mal fut Goswinde (i), que le roi Leuvigild
avait épousée après la mort d'Athanagild, son premier
mari. Mais cette femme, qui avait imprimé une note d'in-
famie aux serviteurs de Dieu, poursuivie par la vengeance
divine, fut à son tour notée aux yeux de tous les peuples :
car un nuage blanc couvrit un de ses yeux, et chassa de
ses paupières la lumière qui manquait déjà à son esprit.
Le roi Leuvigild avait, d'une autre femme (2), deux
fils (3), dont l'aîné avait pour fiancée la fille de Sigcbert;
le plus jeune, la fille de Chilpéric. Ingonde, fille du roi
Sigebert , envoyée en Espagne en grand appareil , fut
reçue avec beaucoup de joie par son aïeule Goswinde.
Celle-ci ne put souffrir long-temps de la voir rester dans
la religion catholique; et d'abord elle voulut l'engager,
par des paroles caressantes, à se faire baptiser de nouveau
dans l'hérésie arienne : mais Ingonde résista courageuse-
ment, et commença par dire : «Il me suffit d'avoir été
« lavée une fois du péché originel par un baptême salu-
(i) La mère de Rrunoliaut. Voyez liv. iv, chap. 38.
(2^ Thcodosio
(5) Herménegild, fiancé à Ingonde; Récared, à Rigonthe.
312 HISTOIRE DES FRANCS.
« taire, et d'avoir confessé la Sainte Trinité, une et sant^
« inégalité de personnes : voilà ce que je confesse croire
« de tout mon cœur; et jamais je ne renoncerai à ma foi. »
A ces mots, Goswinde irritée, furieuse, saisit la jeune
fille par les cheveux, la jette à terre, la frappe à coups de
pied, et, tout ensanglantée, la fait dépouiller et plonger
dans la piscine. Mais beaucoup assurent que son cœur
resta toujours fidèle à notre croyance. Leuvigild leur
donna une ville (i) , pour qu'ils y vécussent en sou-
verains. Quand ils y furent arrivés, Ingonde se mit à
prêcher son mari, pour que, renonçant aux erreurs de
l'hérésie, il reconnût la vérité de la loi catholique. Il ré-
sista long-temps ; mais enfin , persuadé par ses prédica-
tions, il se convertit au catholicisme; et en recevant
l'onction sainte il prit le nom de Jean. Quand Leuvigild
en fut instruit , il chercha des motifs pour le perdre. Son
fils s'en étant aperçu, se joignit au parti de l'empereur, et
forma des liaisons avec le préfet impérial, qui attaquait
alors l'Espagne (2). Leuvigild lui envoya des messagers
pom' lui dire : « Viens me trouver; il est des choses que
« nous devons discuter ensemble;» et son fils répondit :
(c Je n'irai point; car tu es mon ennemi, parce que je suis
«catholique.» Leuvigild ayant donné au préfet trente
mille sous d'or pour le détacher du parti de son fils, marcha
contre celui-ci avec une armée. De son coté, Herménegild
ayant appelé les Grecs à son secours , s'avança contre son
père, laissant son épouse dans la ville. A la vue de Leu-
vigild qui venait à sa rencontre , ses alliés l'abandon-
nèrent; et se voyant désormais sans espoir de vaincre, il
(i) Séville, où plus tard Hciménegild fut assiégé par son père.
(2) Voyez la note jf" sur le livre iv, cliap. 8.
LIVRE CINQUIÈME. 313
se réfugia dans une église voisine, en disant : « Que mon
« père ne vienne pas m'attaquer; car c'est un crime impie
« qu'un père soit tué par son fils, ou un fils par son père.»
Leuvigild apprenant ces paroles, lui envoya son frère,
qui lui garantit par serment le maintien de sa dignité,
et lui dit : « Viens toi-même te prosterner aux pieds
« de notre père, et il te pardonnera tout.» Herménegild
demanda qu'on appelât son père; et quand celui-ci entra
dans l'église, son fils se prosterna à ses pieds. Leuvigild
le prit, le baisa; et le séduisant par de douces paroles,
le conduisit à son camp. Là, au mépris de ses sermens,
il fit un signe à ses soldats; et le jeune prince, saisi à
l'instant, fut dépouillé de ses vêtemens, et recouvert d'un
habit grossier. Le roi, de retour à Tolède, lui ota ses ser-
viteurs, et l'envoya en exil avec un seul esclave (i).
XL. Après la mort de ses fils, le roi Chilpéric, accablé
de tristesse, se tenait au mois d'octobre, avec son épouse,
dans la forêt de Cuise (2). Alors , d'après les suggestions
de la reine, il envoya son fils Clovis à Braine, probable-
ment pour qu'il pérît de la maladie qui avait tué ses
frères; elle sévissait alors dans cet endroit; mais il n'en
ressentit point les atteintes. Puis le roi se rendit à Chelles,
maison royale dans le territoire de Paris; et peu de jours
après y fit venir son fils Clovis. Je ne crois pas inutile de
(i) Plus tard, en 586, Herménegild fut mis à mort dans Taragone
par l'ordre de son père , parce qu'il avait refusé de recevoir la com-
munion des mains d'un évêque arien (Paul diacre, m, 21). Il fut
honoré comme martyr. Ingondc s'enfuit, et arrêtée dans sa course,
fut conduite en Sicile, où elle mourut. Selon Grég., viii, '28, elle
mourut en Afrique, taudis fjuo les Grecs la conduisaient à C. P.
(i) Ou de Compiègnc.
314 HISTOIRE DES FRANCS,
rapporter les circonstances de sa mort. Tandis qu'il habi-
tait dans cette maison avec son père, il se mit à se vanter
inconsidérément; et il disait : «Voilà mes frères morts; le
« royaume est tout entier pour moi. Toutes les Gaules me
« seront soumises, et les destins m'ont accordé à moi seul
<(■ tout l'empire. Maintenant que mes ennemis sont entre
« mes mains, je vais les traiter comme il me plaira.» Il in-
vectivait aussi d'une manière inconvenante contre Fréde-
gonde sa belle-mèr-e; et celle-ci, en l'apprenant, était saisie
d'une grande frayeur. Quelques jours après, quelqu'un
vint trouver la reine, et lui dit : «Si tu restes privée de
« tes fils, c'est l'effet des perfidies de Clovis. Amoureux
« de la fille d'une de tes servantes, il a tué tes enfans par
« les maléfices de la mère : n'espère donc point un avenir
«plus heureux, puisqu'on t'a enlevé ce qui te donnait
« l'espoir de régner un jour.» Alors la reine, effrayée,
enflammée de fureur, aigrie par la perte récente de ses
enfans, fit saisir la jeune fille sur laquelle Clovis avait
jeté les yeux ; et après qu'elle eut été cruellement fusti-
gée, lui fit couper sa chevelure. Puis on l'attacha, par
son ordre, sur un pieu fendu en deux (i), et on l'exposa
ainsi devant la demeure de Clovis. La mère de la jeune
fille fut aussi mise dans les fers; et à force de tourmens,
on en arracha une déclaration qui confirmait la vérité
de ces propos : ensuite Frédegonde , après ce rapport
(i) Ou bien sur un pieu aiguisé en pointe, en adoptant la le-
çon abscisso ; ce serait alors le supplice du pal, La phrase latine, se-
lon qu'on adoptera l'une ou l'autre leçon , peut s'interpréter des deux
manières. On lui avait d'abord coupé les cheveux, pour la dégra-
der, et lui enlever en partie sa beauté. Je ne crois pas que ce soit
sa chevelure que l'on expose aux yeux de Clovis. Ce dernier sens
a été adopté dans la traduction précédente.
LIVRE CINQUIÈME. 315
fait au roi et d'autres insinuations du même genre , lui
demanda vengeance de Clovis. Le roi, qui partait alors
pour la chasse , se le fit amener secrètement. A son arri-
vée, les ducs Didier (i) et Bobon, par l'ordre du roi, le
saisirent, le garrottèrent; et ce jeune prince, dépouillé
d'armes et de vêtemens, couvert d'un vil habit, fut con-
duit enchaîné en présence de la reine. Celle-ci le fît
retenir sous bonne garde, désirant tirer de lui des aveux :
les choses étaient-elles comme elle l'avait entendu dire?
quels avaient été ses conseillers? à l'instigation de quelle
personne avait-il agi? avec qui avait-il surtout formé des
liaisons? Il nia tout le reste, mais il révéla ses liaisons
avec plusieurs personnes. Enfin, après trois jours, la reine
l'envoya enchaîné de l'autre coté de la Marne, et le fit
garder à vue dans une maison royale appelée Noisi. Tandis
qu'il y était détenu, il périt frappé d'un coup de couteau,
et fut enseveli en ce lieu même. Cependant des messagers
vinrent trouver le roi , pour lui dire qu'il s'était percé
lui-môme; et ils affirmaient que le couteau dont il s'était
frappé était encore dans la blessure. Le roi Chilpéric ,
trompé par ces paroles, ne donna pas même une larme à
ce fils qu'il avait pour ainsi dire livré lui-même à la mort
à l'instigation de la reine. Ses domestiques furent di-
spersés en divers lieux. Sa mère fut mise à mort d'une
manière cruelle (2); et sa sœur (3), après que les servi-
teurs de la reine en eurent abusé, fut envoyée dans un
monastère, où elle prit l'habit: elle y est encore aujour-
(i) Yoyez encore sur Didier, ix , 33; x, 8. Bobon fils de Mum-
molenus , vi , 45.
(2) Audovcre.
(5) Basine, rjni plus tard excita tant de troubles dans le monas-
tère de la Sainte- Croix à Poitiers, ix , 09; x, 16.
316 HISTOIRE DES FRANCS.
d'Iîui. Toutes leurs richesses furent portées à la reine.
Quant à la femme qui avait déposé contre Clovis, elle fut
condamnée à être brûlée. Tandis qu'on la conduisait au
supplice, la malheureuse se mit à crier qu'elle avait dit
des mensonges; mais, malgré ses protestations, elle fut
attachée au poteau , et brûlée vive. Le trésorier de Clovis,
saisi et ramené du Berry par Cuppa (i), comte de l'étable,
fut chargé de chaînes et envoyé à la reine, qui lui desti-
nait divers tourmens ; mais elle l'affranchit des supplices
et de ses liens ; et à notre intercession , lui rendit sa
liberté.
XLI. Ensuite Elafe, évêque de Châlons (2), envoyé
comme ambassadeur en Espagne, pour les intérêts de la
reine Brunehaut, fut attaqué d'une fièvre violente, et
rendit l'esprit. De là son corps fut transféré et enseveli
dans sa ville épiscopale. L'évêque Eonius, député des
Bretons, comme nous l'avons dit plus haut (3), n'avait
pu obtenir de retourner dans sa ville; mais, par ordre du
roi, il était nourri à Angers aux frais du public. Etant
venu à Paris, un dimanche qu'il célébrait les saints mys-
tères, il poussa un cri semblable à un hennissement , tomba
à terre , et le sang jaillit de sa bouche et de ses narines.
On l'emporta dans les bras, mais il recouvra la santé. Or
il était adonné au vin outre mesure , et souvent s'enivrait
d'une manière si ignoble qu'il ne pouvait plus faire un pas.
XLII. Mir, roi de Galice , envoya des députés au roi
Contran. Tandis qu'ils traversaient le territoire de Poi-
(i) Dont il sera question, x, 5.
(2) Châlons-sur-Marnc.
(3) Chap. 3o.
LIVRE CINQUIÈME. 317
tiers, qui appartenait alors à Chilpéric, ce prince, ayant
appris leur arrivée, les fit prendre, amener en sa pré-
sence, et retenir prisonniers à Paris. En ce temps un loup,
sorti des bois, entra dans Poitiers par une porte de la ville;
mais les portes furent fermées, et surpris dans l'intérieur
des murs, il fut tué. Quelques uns assuraient avoir vu le
ciel en feu. Le fleuve de la Loire grossit plus que l'année
précédente, parce que le torrent du Cher vint s'y réu-
nir (i). Un vent du midi souffla avec une telle violence
qu'il abattit les forêts, renversa les maisons, emporta les
enclos, enleva les hommes eux-mêmes et les roula jus-
qu'à les faire périr dans un tourbillon qui s'étendait sur
une largeur d'environ sept arpens, et parcourut en lon-
gueur un espace qu'on ne peut évaluer. Souvent les coqs
chantèrent au commencement de la nuit. La lune s'obscur-
cit, et une comète apparut. Puis une contagion funeste
se répandit parmi le peuple. Les députés des Suèves (2),
renvoyés au bout d'un an, rentrèrent dans leur pays.
XLIIL Maurilion, évêque deCahors, était grièvement
malade d'une goutte aux pieds; mais aux douleurs que lui
causait l'humeur morbifîque, il ajoutait lui-même de nou-
veaux tourmens; car il appliquait souvent un fer chaud sur
ses jambes et sur ses pieds, comme moyen plus facile de se
torturer davantage. Plusieurs ambitionnaient son épisco-
pat ; mais il choisit lui-même Ursicin, autrefois référen-
daire de la reine Ultrogothe, et pria qu'il fût sacré de son
vivant. Puis il sortit de ce monde. Il fut large en au-
mônes, très instruit dans les saintes Ecritures, au point
(1) Voyez Eclairciss. et observ. (Note d.)
(•i) C'est-à-dire les députés de Mir, roi des Suèves, en Galice.
318 HISTOIRE DES FRANCS,
qu'il récitait souvent de mémoire les diverses généalogies
décrites dans les livres de l'ancien Testament, détails
que peu de personnes peuvent retenir. Il fut encore juge
toujours juste, et défenseur zélé des pauvres de son église
contre les attaques des mauvais juges, conformément à
cette parole de Job : fal sauvé le pauvre de la main
du puissant; et voyant V indigent sans secours , j'ai
été son auxiliaire. La bouche de la veuve m'a béni ,
parce que j'étais l'œil de l'aveugle, le pied du boiteux
et le père des faibles (i).
XLIV. Cependant le roi Leuvigild envoya en ambas-
sade, auprès de Chilpéric, Agila, homme sans génie, sans
méthode, mais seulement ennemi bien prononcé de la loi
catholique. Sa route l'ayant amené à Tours, il se mit à
nous attaquer sur l'article de la foi, et à combattre les
dogmes de l'Eglise. « C'était, disait-il, une sentence inique
(c des anciens évêques , qui avait déclaré le Fils égal au
«Père; car, ajoutait-il, comment peut-il être égal au
« Père en puissance , celui qui a dit : Mon Père est plus
« grand que moi (2) ? Il n'est donc pas juste de le croire
«semblable à celui dont il se dit l'inférieur; auquel il
«adresse ses gémissemens, attristé par la mort; auquel
«enfin il recommande son âme en mourant, comme s'il
« n'avait aucun pouvoir. Il est donc évidemment infé-
(i) Job, xxTx, i-î, i3, i5, 16. Mais ici, comme dans beaucoup
d'autres citations de notre auteur, son texte ne ressemble pas à ce-
lui de la Vul^ate. Grégoire a-t-il cité de mémoire, ou suivi l'an-
cienne version dont parle saint Jérôme, écourtée, mutilée, défigurée,
à laquelle mancpaient sept ou huit cents versets? Voyez S. Hieronjm.
Prœfat. in librum Job.
(2) Jean , xiv, 28.
LIVRE CINQUIÈME. 319
« rieur à son Père en Age et en puissance. » A cela je lui
demandai s'il croyait que Jésus-Christ fût le Fils de Dieu ;
s'il reconnaissait qu'il fût aussi la sagesse de Dieu, sa
lumière, sa vérité, sa vie, sa justice. « Je crois, me dit-il,
« que le Fils de Dieu est tout cela. — Eh bien ! dis-je à
« mon tour, quand le Père a-t-il été sans sagesse, sans lu-
« mière, sans vie, sans vérité, sans justice? Car si le Père
« n'a pu être un instant sans tous ces attributs, il n'a pu
« être jamais sans le Fils. Or c'est en cela principale-
« ment que réside le mystère du nom du Seigneur. D'ail-
« leurs on ne pourrait l'appeler Père s'il n'avait pas de Fils.
« Quant à ces mots que tu m'objectes : moti Père est plus
((■ grand que moi y sache que c'est l'humilité du Dieu fait
« homme qui a parlé ainsi, pour t'apprendre que ce n'est
« pas la puissance, mais l'humilité qui a racheté le monde,
u Tu cites ces mots : mon Père est plus grand que moi;
« mais tu devrais te rappeler ce qu'il a dit ailleurs : mon
(.(.Père et moi ne sommes qu'un (i). Sa crainte de la
« mort, la recommandation de son âme, doivent être im-
« putées à la faiblesse du corps; car il faut qu'on le croie
« véritablement homme , comme il est véritablement
« Dieu (2). — Mais, reprit-il, celui qui fait la volonté de
« quelqu'un lui est inférieur; le Fils est donc toujours in-
« férieur au Père , puisqu'il fait la volonté du Père; et rien
« ne prouve que le Père fasse la volonté du Fils. — Com-
te prens donc, répondis-je, que le Père est dans le Fils,
« et le Fils dans le Père , tous deux réunis éternellement
« dans une seule déité. Veux-tu savoir que le Père fait la
(i) Jean , x , 5o.
(2) 11 faut avouer que toute cette discussion , quoique subtile ,
ne manque ni d'habileté, ni de justesse. Voyez-en une autre du même
genre, \i , 40.
320 HISTOIRE DES FRANCS.
« volonté du Fils? Si tu as encore foi à l'Evangile, écoute
«ce que dit Jésus lui-même notre Dieu, lorsqu'il vint
« pour ressusciter Lazare : Mon Père., je te rends grâces
« de ce que tu m'as entendu; je savais bien que tou-
V. jours tu m'entends; mais j'ai parlé ainsi a cause de
« la multitude qui nous entoure, afin qu'elle croie que
« c'est toi qui m'as envoyé (i). Et quand il en vint au
« moment de sa passion, il dit : Mon P ère , fais-moi bril-
« 1er de la lumière dont je brillais auprès de toi avant
« la naissance du monde (2). Et son Père lui répondit
« du haut du ciel '.Je l'aijait briller d'une vive lumière,
« et je le ferai briller encore (3). Le Fils est donc son
«égal comme Dieu, il n'est pas moindre; il n'a rien de
ce moins que le Père : car, si tu le confesses Dieu, il faut
« le reconnaître entier, sans aucun défaut; mais si tu
« prétends qu'il lui manque quelque chose, tu ne le crois
« pas Dieu. — C'est depuis qu'il s'est fait homme qu'on
« a commencé à l'appeler le Fils de Dieu; car il fut un
« temps oii il n'existait pas. — Mais entends David par-
te lant au nom du Père : Je t'ai engendré avant l'étoile du
« matin (4). Et Jean l'évangéliste : Au commencement
« était le Verbe, et le Verbe était en Dieu, et Dieu était
« le Verbe. Et, ce qui en est la conséquence, le Verbe s'est
fi. fait chair, il a habité parmi nous, et tout a été fait par
« lui (5). Mais vous, aveuglés par le poison d'une fausse
« doctrine, vous n'avez aucune pensée digne de Dieu.» Il
(i) Jean, xi, 4i , 42.
(2) Jean , xvii , 5.
(3) Jean , xii , 28.
(4) Psaum. cix, 3.
(5) Jean, i, i , 14.
LIVRE CINQUIÈME. 321
me dit ensuite : «Dites-vous que le Saint-Esprit (i) est
« Dieu, ou le déclarez-vous l'égal du Père et du Fils?»
Je répondis : « Il y a dans tous les trois une seule volonté ,
« une seule puissance, une seule action. C'est un seul Dieu
« composé de trois, et trois ne faisant qu'un. Ce sont trois
« personnes , mais il n'y a qu'un empire , une majesté ,
« une puissance, une toute- puissance. — Le Saint -Es-
te prit, dit-il, que vous faites l'égal du Père et du Fils, est
fc regardé comme inférieur à tous les deux, puisqu'on lit
« qu'il a été promis par le Fils et envoyé par le Père ; car
« personne ne promet que ce qui est soumis k sa puis-
« sance; et personne n'envoie qu'un être inférieur à lui,
« comme il le dit lui-même dans l'Evangile : Si je ne m'en
« vais, ce consolateur ne viendra pas; mais si je m'en
« vais, je vous V enverrai {pb). » A cela je répondis : a Le Fils
« a pu dire avant sa passion que, s'il ne remontait vain-
« queur vers son Père, et, après avoir racheté le monde
<-< au prix de son sang , ne préparait dans le cœur de
« l'homme une habitation digne de Dieu, l'Esprit saint,
« qui est Dieu lui-même, ne pourrait descendre dans un
«cœur païen, et souillé de la tache du péché originel.
« Car l'Esprit saint , dit Salomon, fuira toute dis-
if. simulation (3). Pour toi , si tu as quelque espoir de
«résurrection, crains de parler contre le Saint-Esprit;
« car d'après la sentence du Seigneur : Un blasphème
« contre le Saint-Esprit ne sera remis ni dans cette 'vie
« ni dans l'autre (4). — Mais, reprit-il, Dieu est celui
(i) On peut remarquer que Grégoire revient de préférence sur les
preuves de la divinité du Saint-Esprit.
(2) Jean, xvi, y.
(3)Sag., .,5.
(4) Matth., XII, 52.
I. 21
322 HISTOIRE DES FRANCS,
«qui envoie; celui qui est envoyé n'est pas Dieu. » Je
lui demandai s'il croyait à la doctrine des apôtres Pierre
et Paul, «J'y crois,» répondit-il. J'ajoutai : «Lorsque
« l'apôtre Pierre reprochait à Ananie sa dissimulation à
« l'égard de son bien, vois quelles sont ses paroles : As-tu
« bien pu mentir au Saint-Esprit? car ce n'est pas aux
« hommes que tu as menti, c'est a Dieu (i). Et Paul,
« lorsqu'il distingue les degrés des grâces spirituelles :
« C'est un seul et même esprit , dit-il, qui opère toutes
« ces choses , distribuant a chacun ses dons comme il
« lui plaît (2). Or celui qui fait ce qui lui plaît n'est sou-
« mis au pouvoir de personne. Pour vous, comme je l'ai
« dit précédemment, vous n'avez aucune idée juste de la
« Sainte-Trinité; et l'injuste perversité de votre secte est
« démontrée par la mort de votre chef Arius. — Garde-toi,
« reprit-il , de blasphémer contre une loi que tu n'adores
« pas : pour nous, quoique votre croyance ne soit pas la
« nôtre , nous ne blasphémons pas contre elle ; parce
« qu'on ne peut faire un crime à personne de tel ou tel
« culte. Nous disons même en proverbe, que si l'on passe
« entre les autels des gentils et l'église de Dieu, ce n'est
« pas un mal de les honorer tous deux également, w Com-
prenant alors sa sottise, je lui dis : « A ce que je vois, tu
« te déclares le défenseur des gentils et l'organe des héré-
« tiques (3), puisque tu corromps les dogmes de l'Eglise,
« et prêches en même temps l'adoration des turpitudes
« païennes. Tu ferais bien mieux de t'armer de cette foi
« qui pénétra Abraham auprès du chêne , Isaac à la vue
(i) Act., V, 5, 4.
(2} I Cor., XII, II.
(3) C'est-à-dire, tu prouves qu'un hérétique n'a aucune religion,
puisqu'il ne tient pas plus au christianisme qu'au paganisme.
LIVRE CINQUIÈME. 323
« du bélier, Jacob sur la pierre, Moïse devant le buisson ;
« que portait Aaron sur son rational , que David célé-
« brait sur le tympanon, que Salomon annonçait par sa
« sagesse, que tous les patriarches, les prophètes et la loi
« elle-même , ont chantée par des oracles , ou figurée par
« des sacrifices; que notre intercesseur, ici présent, saint
« Martin , a possédée dans son cœur et montrée par ses
« œuvres; afin de te convertir et de croire a l'inséparable
« Trinité. Alors, recevant notre bénédiction, et purgeant
« ton cœur du venin d'une crédulité impie, tu pourrais
« effacer tes iniquités. » Mais lui , furieux et frémissant
presque de rage, comme s'il eût perdu le sens : « Mon
« âme, s'écria-t-il, s'échappera des liens de ce corps avant
« de me laisser bénir par aucun prêtre de votre religion.
(( — Notre religion non plus, répliquai-je, ni notre foi,
«ne s'attiédiront, grâce à Dieu, au point de distribuer
« ses saints mystères à des chiens, et d'exposer la sainteté
(f de ces précieuses perles à d'immondes pourceaux. »
Alors , abandonnant la discussion , il se leva et partit.
Plus tard, après son retour en Espagne, accablé par la
maladie, contraint par la nécessité, il se convertit à notre
religion.
XLV. Vers le même temps, le roi Chilpéric écrivit une
lettre pour ordonner que la Sainte-Trinité fût nommée
seulement Dieu, sans distinction de personnes. Il était
inconvenant, selon lui, qu'on appelât Dieu une per-
sonne , comme s'il était un homme fait de chair. Il affir-
mait aussi que le Père est le même que le Fils , et que le
Saint-Esprit est le même que le Père et le Fils. « C'est
«ainsi, disait-il, que l'ont reconnu les prophètes et les
« patriarches; c'est ainsi que l'a annoncé la loi elle-même.»
324 HISTOIRE DES FRANCS.
Après qu'il out fait lire ce livre devant moi : a Je veux, dit-il,
M que telle soit ta croyance et celle de tous les autres doc-
« teurs de l'Eglise. » Je lui répondis : « Cesse de t'abuser,
« 6 pieux roi ; il te faut suivre les dogmes que nous ont
« laissés, après les apôtres, les autres docteurs de l'Eglise,
« que nous ont enseignés Hilaire et Eusèbe , que tu as
a confessés au baptême. » Le roi irrité me dit : « Il est
« évident que dans cette cause j'ai pour ennemis déclarés
« Hilaire et Eusèbe (i). » Je lui répondis : « Il te convient
« d'observer que tu n'as pour ennemis niDieu ni ses saints;
« mais saclie que, quant à la personne, autre est le Père,
(c autre le Fils, autre le Saint-Esprit. Ce n'est pas le Père
« ni le Saint-Esprit qui s'est fait cbair, c'est le Fils : celui
« qui était le Fils de Dieu a voulu être aussi, pour la ré-
« demption de l'homme, le fils d'une Vierge. Ce n'est pas
« le Père ni le Saint-Esprit qui a souffert, c'est le Fils;
« afin que celui qui s'était fait chair dans le monde fût
« offert pour le monde. Quant à cette distinction de per-
« sonnes qui te déplaît , ce n'est pas corporellement, mais
« spirituellement qu'il faut l'entendre. Ainsi dans les trois
« personnes est une seule gloire, une seule éternité, une
« seule puissance. » Emu de colère , il me dit : « J'expo-
« serai ces idées à de plus sages que toi , qui m'approu-
« veront. — Ce ne sera jamais un sage, répondis-je, mais
« un insensé qui adoptera le parti que tu proposes. » Fu-
rieux, à ces mots, il garda le silence. Peu de jours après,
Sauve, évêque d'Albi , étant venu auprès de lui, il lui
(i) Chilpéric suppose ici des sentimens et des affections terres-
tres à des hommes morts depuis long -temps. Il les regarde comme
des ennemis , parce qu'il a une opinion contraire à la leur. Ils peu-
vent lui faire du mal ; mais il esjicre apparemment s'en garantir,
svec l'aide d'autres saints. Voyez vr , 27.
LIVRE CINQUIÈME. 325
fît développer ses principes, ea le priant d'être de son
avis. Mais à la lecture, celui-ci les repoussa si vivement,
que, s'il eiit pu tenir le papier qui les renfermait, il
l'eût mis en pièces. Ainsi le roi abandonna son projet. Ce
même roi écrivit encore d'autres livres en vers, où il
semblait prendre Sédulius pour modèle ; mais ces vers
ne sont conformes à aucun système métrique. 11 ajouta
aussi quelques lettres aux nôtres; savoir : 6 long comme
chez les Grecs, ae , the , uui, représentés par les signes
suivans : O '*' Z a (i). Et il envoya dans toutes les villes
de son royaume l'ordre de les enseigner aux enfans, et
d'effacer avec la pierre ponce les anciens livres, pour les
récrire avec les nouveaux caractères.
XLVI. En ce temps mourut Agricola , évêque de Cha-
lon-sur-Saône, personnage distingué, prudent, et d'une
famille sénatoriale. Il éleva dans cette ville un grand
nombre d'édifices, bâtit des maisons, et construisit une
église soutenue par des colonnes, et ornée de marbres de
diverses couleurs et de peintures en mosaïque. Ce fut un
homme d'une grande abstinence ; car jamais il ne prit
d'autres repas que le souper; et il y restait si peu de
temps qu'il se levait de table avant le soleil couché. Petit
de taille , il était grand par son éloquence. Il mourut la
quarante-huitième année de son épiscopat , la quatre-
vingt-troisième de son âge; et eut pour successeur Flavius,
référendaire du roi Contran.
XL VII. En ce temps aussi sortit de ce monde Del-
mace, évêque de Rhodez , personnage en tous points
(i) Voyez Eclairciss. c obscrv. (JNolc c.)
326 HISTOIRE DES FRANCS,
cminent par sa sainteté, abstinent sous le rapport de la
nourriture et des désirs de la chair; charitable, humain
pour tous, assidu à la prière et aux veilles. Il bâtit une
église ; mais détruisant sans cesse les constructions pour
la rendre plus belle, il la laissa inachevée. Après sa mort,
beaucoup de personnes, selon l'usage, demandèrent son
épiscopat. Le prêtre Transobad, autrefois son archidiacre,
y avait surtout des prétentions, comptant sur son fils qu'il
avait recommandé à Gogon, alors nourricier du roi (i).
Mais l'évêque avait fait un testament oii il indiquait au
roi celui qui devait après sa mort recevoir ce présent, le
conjurant, par les protestations les plus terribles, de n'or-
donner dans cette église ni un étranger, ni quelqu'un de
cupide ou qui fût enchaîné par les liens du mariage, mais
do lui substituer un homme libre de tous ces soins, qui pas-
sait sa vie à chanter les louanges du Seigneur. Cependant
le prêtre Transobad prépare dans la ville un grand repas
pour le clergé. Tandis qu'ils étaient à table, un des prêtres
se mit à censurer impudemment l'évêque dont nous par-
lons , et s'emporta au point de le nommer sot et insensé.
Comme il disait ces mots, l'échanson vint lui présenter
à boire. Il prend le vase, le porte à sa bouche, mais un
tremblement le saisit, la coupe lui échappe des mains (2),
et inclinant la tête sur le convive placé près de lui , il
(i) Nutritius paraît avoir quelquefois le même sens que conviva régis
de la loi salique, tit. xliii , §. 6, celui qui, par son rang et sa nais-
sance, était admis à la table du roi ; mais ici il est évidemment syno-
nyme de nutritor. Voyez liv. vi, chap. i, et liv. vm, chap. 22.
(2) Sed tremor inter vina subit, calidumque triental
Excutil e rnanibus , dentés crepuere retecti,
Uncta cadunt Iaxis tune pulmentaria labris, etc.
Perse, Satyr. m, 100 et seq.
LIVRE CINQUIÈME. 327
a-entlit l'aine. Emporté du festin au tombeau, il fut mis
en terre. Ensuite, quand on eut lu le testament de l'évê-
que, en présence du roi Ghildebert et de ses grands,
Théodose, alors archidiacre de cette ville, fut nommé
évêque.
XLVIII. Chilpéric, apprenant tout le mal que Leu-
daste (i) faisait aux églises et au peuple de Tours, y
envoya Ansovald. Celui-ci, étant arrivé à Tépoque de la
fête de Saint-Martin, nous donna, ainsi qu'au peuple,
la liberté du choix, et Eunomius fut élevé à la dignité
de comte. Leudaste, se voyant écarté, alla trouver Chil-
péric, et lui dit : « Jusqu'ici, 6 très pieux roi, j'ai gardé
« ta ville de Tours : maintenant que cette fonction m'a
« été enlevée, avise aux moyens de la garder; car sache
« que l'évêque Grégoire se propose de la livrer au fils de
« Sigebert. » A ces mots le roi lui dit : « Il n'en est rien ;
« c'est parce que tu es destitué que tu inventes cette ac-
te cusation. — L'évêque parle de toi avec plus d'insolence
«encore, ajouta-t-il; car il prétend que la reine ton
« épouse vit en adultère avec l'évêque Bertrand. » Alors
le roi irrité, le frappa des poings et des pieds, le fit char-
ger de chaînes et enfermer dans une prison.
XLIX. Comme ce livre semble demander une fin, je veux
raconter quelques unes des actions de ce même Leudaste;
mais auparavant je crois devoir rappeler sa naissance, sa
patrie, son caractère. Il est une île du Poitou nommée
Cracina (a). C'est là que de l'esclave d'un vigneron du fisc,
nommé Léocadius, naquit Leudaste. Ensuite, appelé au
(i) Dont il a été question, v, 14.
{'2) C'est l'île de Rc.
328 HISTOIRE DES FRANCS,
service, il fut employé à la cuisine royale : mais comme i5
avait dans sa jeunesse des yeux chassieux qui s'accommo-
daient mal du piquant de la fumée, il passa du pilon au
pétrin. Tout en paraissant se plaire au milieu des pâtes
fermentées , il s'enfuit et quitta le service. Il fut ramené
deux ou trois fois : mais attendu qu'on ne pouvait le rete-
nir, on le punit en lui coupant une oreille. Puis, comme il
n'était aucune puissance capable de cacher la note d'in-
famie imprimée à son corps, il s'enfuit auprès de la reine
Marco vi è vc (i), que le roi Charibert,par un excès d'amour,
avait admise dans son lit à la place de sa sœur. Elle le-re-
cueillit avec bonté, l'avança et lui confia la garde de ses
meilleurs chevaux. Dès lors, tourmenté par la vanité, tou-
jours avide d'élévation, il ambitionna le titre de comte
des étables (2), et, l'ayant obtenu, il n'eut plus que du
dédain et du mépris pour tout le monde. Enflé d'orgueil,
livré à tous les plaisirs, enflammé de cupidité, partisan
dévoué de la reine, il s'entremit de côté et d'autre pour
les intérêts de sa protectrice. Après sa mort, engraissé
de butin, il offrit des présens au roi Charibert , et ob-
tint d'exercer auprès de lui les mêmes fonctions. Ensuite,
pour les péchés du peuple, il fut nommé comte à Tours.
Là il affecta encore plus l'insolence d'une haute dignité; là
il se montra rapace pour le pillage, arrogant dans les que-
relles, ignoble par ses adultères; et, par son talent à faire
naître la discorde et à semer la calomnie , il y accumula
d'immenses trésors. Après la mort de Charibert, cette
(i) Yoyez iv, 26.
(•i) Titre qui fut depuis le premier dans l'ordre militaire, sous
celui de cnnnt'lnblc. Alors c'était comme uuc intendance sur toutes
les écuries d'im roi ou d'une reine : et déjà , ou le voit par ce passage ,
cette charge était regardée comme imi)orlante.
LIN RE CINQUIÈME. 3-20
ville étant entrée dans le partage de Sigebert , Leudaste
passa du côté de Chilpéric, et toutes ses richesses, in-
justement amassées, furent pillées par les fidèles de Si-
gebert. Quand le roi Chilpéric envahit la ville do Tours
par les armes de Théodebert son fils (i), j'étais déjà arrivé
à Tours ; et Leudaste me fut vivement recommandé par
Théodebert, pour recouvrer le comté qu'il avait eu au-
paravant. Il se faisait devant nous humble et soumis , et
jurait souvent sur le tombeau du saint évêque que jamais
il n'agirait contre les lois de la raison, et que pour mes
intérêts particuliers comme pour les besoins de l'Eglise,
il me serait toujours fidèle. Il craignait, ce qui arriva en
effet, que le roi Sigebert ne remît la ville sous son obéis-
sance. A sa mort, Chilpéric, en étant redevenu le maître,
rendit le comté à Leudaste : mais quand Mérovée vint à
Tours, ce prince pilla toutes ses richesses. Pendant les deux
ans que Sigebert avait été maître de Tours, Leudaste s'était
tenu caché en Bretagne. Quand il fut en possession de
son comté, comme je l'ai dit, il s'enfla d'un si vain or-
gueil, qu'il entrait dans la maison de l'église couvert de
son corselet et de sa cuirasse , armé d'un carquois, une
lance à la main , et le casque en tête ; ayant tout à redou-
ter de chacun, parce qu'il était l'ennemi de tout le monde.
Si en siégeant comme juge avec les principaux du pays, soit
clercs, soit laïcs, il voyait quelqu'un soutenir son droit,
aussitôt il entrait en furie, et vomissait des invectives
contre les citoyens. Il faisait entraîner les prêtres par des
menottes, et frapper les soldats à coups de bâton : enfin,
telle était sa cruauté qu'on ne saurait l'exprimer en pa-
roles. Au départ de Mérovée, qui avait pillé ses trésors, il
''i) Liv. IV, chap. 48.
330 HISTOIRE DES FRANCS,
se fît mon dénonciateur, assurant faussement que c'était
par notre conseil que Mérovée lui avait enlevé ses richesses.
Mais, après nous avoir fait bien du mal, il nous réitéra
ses sermens, et jura sur la couverture du tombeau de saint
Martin (i) qu'il ne se montrerait jamais notre adversaire.
L. Mais comme il serait trop long de passer en revue
ses parjures et ses autres forfaits, contentons-nous de
dire comment il voulut me supplanter par d'iniques et
criminelles accusations, et comment la justice divine tomba
sur lui, selon cette parole : Quiconque veut supplanter
seiu supplanté lui-même (2) ; et cette autre : Celui qui
creuse une fosse y tombera (3). Aussi , après m'avoir
causé beaucoup de maux, à moi et aux miens, après avoir
pillé souvent les biens de l'église, il s'adjoignit le prêtre
Riculf , aussi méchant que lui , et alla jusqu'à dire que
j avais accusé d'un crime la reine Frédegonde; assurant
que si Platon, mon archidiacre, et Gallien, mon ami,
étaient soumis à la question, ils pourraient me convaincre
d'avoir ainsi parlé. Alors le roi, irrité, le frappa, comme
je l'ai dit (4), des poings et des pieds, le fît charger de
chaînes , et enfermer dans une prison. Or Leudaste pré-
tendait tenir du clerc Riculf tous les faits qu'il avait
rapportés. Ce Riculf était un sous-diacre, homme léger
comme l'autre (5), et facile à séduire. L'année précédente,
(i) Nous avons vu un semblable serment sur la nappe de l'autel,
prononce par Gontran Boson,cbap. 14.
(2) Jérémie, ix, 4-
(3) Prov., XXVI, 27.
(4) Chap. 48, p. 337.
(5) Ne confondons pas, dans tout ce récit, Riculf le prêtre, avec
lAiculf le clerc ou le squs-diacre, tous deux ennemis de Grégoire.
LIVRE CINQUIÈME. 331
yj3rès s'être entendu sur ce sujet avec Leudaste, il avait
cherché une occasion de se mettre en opposition avec
moi, et de passer de son côté (i). Quand il l'eut enfin
trouvée, il alla le rejoindre, et après avoir pendant quatre
mois préparé des ruses et des pièges de toute espèce, il
revint à moi avec Leudaste, en me suppliant de le rece-
voir et de lui pardonner. Je cédai, je l'avoue, et je reçus
publiquement dans ma maison un ennemi caché. Lors du
départ de Leudaste, il se jeta à mes pieds en disant :
« Si tu ne me secours bien vite, je vais périr. A l'insti-
« gation de Leudaste, j'ai parlé comme je ne devais pas
« le faire. Mais fais -moi passer dans d'autres royaumes;
« autrement, saisi par les gens du roi, je serai puni de
« mort. — Si tu as parlé contrairement à la raison , lui
« dis-je, que tes paroles retombent sur ta tête; car pour
« moi je ne t'enverrai pas dans un autre royaume, de peur
ce de me rendre suspect aux yeux du roi. » C'est ensuite
que Leudaste devint son accusateur, en déclarant avoir
entendu de la bouche du sous -diacre Riculf les paroles
rapportées plus haut. Quand on eut relâché Leudaste ,
Riculf, à son tour enchaîné et gardé à vue, dit que Gallieu
et l'archidiacre Platon avaient été présens le jour même
que l'évêque avait tenu ces propos. Quant à Riculf le
prêtre, qui avait déjà reçu de Leudaste la promesse de
l'épiscopat, il était devenu si insolent que son orgueil
pouvait se comparer à celui de Simon le magicien. Après
m'avoir prêté serment trois fois et plus sur le sépulcre de
saint Martin, il m'assaillit d'injures et d'outrages le sixième
(i) Remarquez le comte et l'évêque, chefs, en quelque sorte, cha-
cun d'un parti différent : ils étaient rarement d'accord. C'était la lutte
naturelle de l'autorité civile contre l'autorité ecclésiastique.
332 HISTOIRE DES FRANCS,
jour après Pâques, et faillit porter les mains sur inoi>
comptant bien sur le succès de la ruse qu'il avait préparée.
Le lendemain, c'est-à-dire le samedi de Pâques, Leudaste
vint à Tours, et, feignant d'être venu pour tout autre
chose, il saisit et jeta en prison Platon l'archidiacre et
Gallien, les fit garrotter, dépouiller de leurs vêtemens, et
conduire à la reine. En apprenant cette nouvelle (j'étais
alors dans la maison de l'église), triste, troublé, j'entrai
dans mon oratoire, et je pris le livre des chants de David,
pour y trouver, en l'ouvrant, un verset propre à me con-
soler. Je tombai sur celui-ci : // les ajciit sortir avec V es-
pérance, et ils n'ont pas craint^ et la mer a couvert
leurs ennemis {{). Cependant ils s'étaient embarqués sur
le fleuve, dans un ponton formé de deux bateaux. Celui qui
portait Leudaste s'enfonça; et si celui-ci ne se fût échappé
à la nage , il eût peut-être péri avec ses compagnons.
L'autre bateau, attaché au premier, et qui portait les pri-
sonniers, se soutint sur l'eau par la protection divine. Les
prévenus, conduits devant le roi, furent accusés vivement,
et on requit contre eux une sentence capitale. Mais le
roi, après une mûre réflexion, leur fit oter leurs liens, et
les retint sous une garde libre (2), sans leur avoir fait
aucun mal. A Tours, le duc Bérulf, de concert avec le
comte Eunomius, imagina de répandre le faux bruit que
le roi Contran voulait s'emparer de Tours; et pour pré-
venir toute négligence, «il faut, disait-il, consigner la
« ville par une garde sévère. » En conséquence de cette
ruse, ils placent aux portes des sentinelles qui, en parais-
(1) Ps. LXXVII, V. 53.
(2) Yoyoz un exemple de garde libre, ci -dessus, chap. 5. — Ce
même Platon devint plus tard évêrjuc de Poitiers. (Ruin)
LIVRE CINQUIÈME. 333
saut garder la ville, devaient surtout garder ma personne.
Ils m'envoient même des gens pour me conseiller de
prendre les objets les plus précieux de l'église, et de m'en-
fuir secrètement à Clermont : mais je n'écoutai rien. Le
roi , avant donc convoqué les évêques de son royaume ,
voulut que cette affaire fût examinée à fond. Comme
Riculf le clerc était souvent interrogé en particulier, et
qu'il débitait mille faussetés contre moi et les miens, un
certain Modeste, ouvrier en bois, lui dit : « Malheureux,
« qui inventes contre ton évêque des calomnies si outra-
ge geuses ! tu aurais mieux fait de garder le silence, et de
« demander pardon à l'évêque pour rentrer en grâce avec
« lui. » A ces mots Riculf se mit à crier à haute voix :
« En voilà un qui m'ordonne le silence pour que je ne
« découvre pas la vérité ! voilà un ennemi de la reine ;
« car il ne permet pas d'approfondir une accusation qui
« la compromet ! » Ces paroles sont reportées de suite à la
reine. On se saisit de Modeste; il est torturé, flagellé. Hé
étroitement, et jeté en prison. Tandis qu'au milieu de la
nuit il était retenu par des chaînes et des ceps aux pieds,
entre deux gardiens, les voyant endormis, il adressa une
prière au Seigneur pour que sa puissance daignât visiter
un malheureux , et délivrât un innocent enchaîné , par
l'entremise des évêques Martin et Médard. Bientôt ses
liens tombèrent, les ceps furent brisés, la porte s'ouvrit,
et il entra dans la basilique de Saint-Médard, où je veil-
lais pendant la nuit.
Les évêques, s'étant rassemblés à Braine, reçurent ordre
de résider dans une même maison. Le roi , s'y étant rendu,
les salua tous, reçut leur bénédiction, et s'assit. Alors
Bertrand, évêque de Bordeaux, attaqué lui-même par le
rapport fait contre la reine, exposa l'affaire et m'intcr-
334 HISTOIRE DES FRANCS,
pella comme auteur de l'accusation portée contre lui et
la reine. J'assurai en toute vérité n'avoir jamais tenu tic
pareils propos; que si d'autres les avaient entendus, pour
moi j'y étais parfaitement étranger ( i ). En dehors, le peuple
faisait grand bruit, et disait : « Pourquoi de telles impu-
te tations contre un prêtre de Dieu? Pourquoi le roi pour-
ce suit-il une telle affaire? Un évêque a-t-il pu parler ainsi
«même d'un esclave? Hélas! hélas! Seigneur Dieu, sois
« en aide à ton serviteur. » Cependant le roi disait : « Une
« accusation contre mon épouse est un opprobre pour
« moi. Si vous êtes d'avis que l'on produise des témoins
«contre l'évêque, ils sont là. S'il vous paraît que cela
« soit inutile et qu'on doive s'en rapporter à la bonne
« foi de l'évêque, parlez; je me soumettrai à tout ce que
« vous déciderez. » Tous admirèrent la prudence et en
même temps la modération du roi. Tous s'accordant à dire
qu'on ne pouvait admettre le témoignage d'un inférieur
contre son évêque', l'affaire se réduisit à ce point : je de-
vais dire la messe à trois autels; puis me justifier par
serment de l'accusation ; et, quoique contrairement aux ca-
nons (2), la chose se fit ainsi, en considération du roi. Je
ne passerai pas non plus sous silence que la reine Ri-
gonthe (3), compatissant à mes peines, jeûna avec toute
sa maison , jusqu'à ce qu'un serviteur lui eût annoncé que
(1) En adoptant la ponctuation du texte proposée par M. Guérard,
il faudrait traduire : j'asaurai n'avoir jamais tenu, ni même entendu
de pareils propos : qu'ils avaient pu entrer dans la pensée d'autres
personnes, mais non dans la mienne.
(2) Ce qui fait supposer, quoi qu'en pense Ruinart , qu'il célébra
trois fois la messe. Selon R., après la messe dite, il prêta serment
sur trois autels successifs.
(3) Fille de Frédegonde , appelée reine , comme les fils des rois
<'laiont appelés rois eux-mêmes, m, 22; i\, i3.
LIVRE CINQUIÈME. 335
j'avais rempli toutes les conditions prescrites. De retour
auprès du roi , les évêques lui disent : « L'évêque a satis-
« fait à tout ce qu'on exigeait de lui. Que reste-t-il à faire
«maintenant, sinon de te priver de la communion avec
« Bertrand, accusateur d'un de ses frères? — Je n'ai fait
« que répéter ce que j'avais entendu, » leur répondit le roi.
Ils lui demandèrent l'auteur de ces propos injurieux; il
avoua les tenir de Leudaste. Mais celui-ci , par défaut de
sagesse ou de courage, avait déjà pris la fuite. Alors tous
les évêques furent d'avis que l'auteur du scandale, le ca-
lomniateur de la reine, l'accusateur d'un évêque, fût
exclu de toutes les églises pour s'être soustrait à leur
jugement; et ils envoyèrent pour cet objet une circulaire
signée de tous aux évêques qui n'avaient pas assisté au
concile : puis chacun retourna chez soi. A cette nouvelle,
Leudaste se réfugia dans la basilique de Saint-Pierre, à
Paris. Mais ayant appris l'édit du roi qui défendait à tout
habitant de son royaume de le recueillir, et surtout la
mort de son fils qu'il avait laissé chez lui, il vint secrè-
tement à Tours, et fit passer en Berri tout ce qu'il avait
de plus précieux. Poursuivi encore parles serviteurs du roi,
il parvint à leur échapper par la fuite. Sa femme fut prise
et envoyée en exil dans le Tournaisis. Quant au clerc Ri-
culf, il fut condamné à mort. J'obtins avec peine grâce pour
sa vie; mais je ne pus le soustraire aux tortures. Aucun
objet matériel, aucun métal, ne pourrait résister à tous
les coups que supporta ce malheureux. Depuis la troisième
heure du jour, il restait suspendu à un arbre, les mains
attachées derrière le dos. Détaché à la neuvième, il était
étendu sur une roue, et frappé à coups de bâton, de verges,
de courroies mises en double , et non par une ou deux
personnes ; mais tous ceux qui pouvaient approcher de
336 HISTOIRE DES FRANCS.
SCS miséral)les membres étaient pour lui autant de bour-
reaux. Se voyant en danger de mort , il découvrit la vé-
rité, et publia le complot tramé secrètement. Il dit qu'on
avait accusé la reine afin qu'elle fût cbassée du trône; que
Clovis, après le meurtre de ses frères (i), possédât le
royaume de son père, et que Leudaste en eût le gou-
vernement. Le prêtre Riculf, qui dès le temps du saint
évêque Eufronius était ami de Clovis, aurait alors de-
lîiandé l'épiscopat de Tours; et on avait promis l'archi-
diaconat à Riculf le clerc.
Pour nous, revenu à Tours avec la grâce de Dieu, nous
trouvâmes l'église toute troublée par Riculf le prêtre.
Tiré sous l'évêque Eufronius de la classe des pauvres (2),
il fut ordonné archidiacre. Puis, élevé à la prêtrise, il
revint à son naturel (3); toujours hautain, bouffi d'or-
gueil , présomptueux. En effet , tandis que j'étais encore
avec le roi, comme s'il eût été déjà évêque, il entra im-
pudemment dans la maison épiscopale, fit l'inventaire de
l'argenterie de l'église, et s'empara de tout le reste. Il fit
de riches présens aux principaux clercs, leur distribua
généreusement des vignes et des prés ; aux moindres, il
donna, même de sa propre main, des coups de bâton, et
les maltraita de toutes les manières, en leur disant : « Re-
« connaissez votre maître, qui a remporté la victoire sur
(i) C'est-à-dire les jeunes enfans de Frédegonde , dont la mort
a été racontée diap. 55. Mais, au moment du procès, ils n'étaient
pas encore morts. Voyez le chap. 5i.
(q) Sur les pauvres de l'église, voyez ci -dessus, chap. 27.
(5) On n'a pas dit précédemment qu'il se fût contraint. Mais ce
sens , adopté par le traducteur précédent , me paraît plus naturel
f[ue celui-ci : // se retira dans ses prnprie'te's ; ce ffue les mots la-
lins peuvent également signifier.
LIVRE CINQUIÈME 337
«ses ennemis; dont le génie a purgé la ville de Tours
« de tous les Auvergnats.» Ignorant, le malheureux, qu'à
l'exception de cinq, tous ceux qui furent chargés de l'épi-
scopat à Tours , tenaient à la famille de mes parens. Il
disait ordinairement à ses familiers qu'un homme prudent
ne peut être trompé que par des parjures. A mon retour,
il continua de me regarder avec mépris, et ne vint pas
me saluer comme les autres citoyens; et comme il me-
naçait encore plus haut de me tuer, j'ordonnai , d'après
l'avis des évoques de ma province, qu'il fût gardé dans
un monastère. Il y était étroitement renfermé; mais grâce
à l'intercession de certains envoyés de l'évêque Félix, qui
avait été l'un des instigateurs de l'affaire précédente , et à
leurs parjures pour circonvenir l'abbé , il parvint à
s'échapper, et se retira auprès de Félix, qui accueillit avec
empressement un homme vraiment exécrable.
Leudaste, se rendant en Berri, avait porté avec lui tous
les trésors qu'il avait amassés avec les dépouilles des pau-
vres. Peu après, des gens de Bourges , réunis avec le juge
de l'endroit, vinrent attaquer sa demeure, lui enlevèrent
tout l'or et l'argent qu'il avait apporté, ne lui laissant que
ce qu'il avait sur lui; et lui auraient arraché la vie, s'il
n'eût échappé par la fuite. Mais ensuite, ayant reformé
son parti, il se jeta, avec quelques gens de Tours, sur ces
brigands, en tua un , reprit une partie de ses richesses, et
revint en Touraine. A cette nouvelle, le duc Bérulf en-
voya des serviteurs armés pour le saisir. Leudaste , se
voyant sur le point d'être pris, abandonna ses effets, et
se réfugia dans la basilique de Saint-Hilaire de Poitiers.
Le duc Bérulf s'empara de ses effets et les envoya au roi.
Cependant Leudaste sortait souvent de la basilique, se
jetait sur différentes maisons, et se livrait publiquement
I. 22
338 HISTOIRE DES FRANCS.
au pillage. Souvent même il fut surpris en adultère dans
l'enceinte du saint portique. La reine, irritée de ce qu'un
lieu consacré à Dieu était si honteusement profané, le fit
jeter hors de la basilique du saint. Chassé de là, il re-
tourna de nouveau chez ses hôtes du Berri, en les sup-
pliant de le cacher (i).
LI. J'aurais dû parler plus haut de mon entretien avec
le bienheureux évêque Sauve (a); mais comme j'ai oublié
de le faire, ce n'est pas un sacrilège, je pense, d'en parler
un peu plus tard. Lorsque après le concile mentionné ci-
dessus, ayant fait au roi mes adieux, je me disposais à
revenir chez moi, je ne voulus point partir avant d'avoir
embrassé cet homme; je le cherchai donc, et le trouvai
dans le vestibule de notre maison de Braine (3). Alors je
lui annonçai mon prochain départ. Tandis que placés à
l'écart nous parlions de choses et d'autres : « Vois-tu sur
« ce toit, me dit-il, ce que j'y aperçois moi-même? —
« Je n'y vois, répondis-je, que la toiture supérieure con-
« struite dernièrement par ordre du roi. — Tu ne vois
« rien autre chose? — Non, rien autre chose. » Et, soup-
çonnant qu'il plaisantait, j'ajoutai : « Si tu vois quelque
« chose de plus, dis-moi ce que c'est. )i Alors, poussant un
profond soupir : «Je vois, dit-il, le glaive de la colère
« divine tiré et suspendu sur cette maison. » Et l'évêque
(i) Toute cette histoire de Leudaste et de ses inimitiés contre Gré-
goire , fait le sujet de la cinquième lettre sur l'histoire de France ;
publiée par M. Augustin Thierry, Rcs'uc des deux Mondes, i" mai
i85G.
(2) Chap. 45.
(3) Probablement cette maison où tous les évêques devaient sé-
iourncr pendant la durée de l'assemblée. Voyez le chap. précédent.
LIVRE CINQUIÈME. 339
ne s'abusa pas dans sa prédiction; car, vingt jours après,
les deux fils du roi, dont j'ai raconté la mort précédem-
ment (i), n'existaient plus.
Ici finit le livre cinquième , s'arrêtant a la cinquième
année du roi Childebert.
(i) Chap. 35.
LIVRE SIXIÈME.
SOMMAIRES DES CHAPITRES DU LIVRE SIXIEME.
1, Chîldebert se joint à Chilpérîc : fuite de Mummol. — 2. Les
envoyés de Chilpcric reviennent d'Orient. — 3. Députation de
Childebert à Cliilpéric. — 4. Comment le dac Loup fut chassé
du royaume de Childebert. — 5. Discussion avec un jtiif. —
G. Saint Hospice le reclus; son abstinence, ses miracles. —
7. Mort de Ferréol , évéque d'Uzès. — 8. Eparchius, reclus de
la ville d'Angoulcme. — 9. Domnol , évéque du Mans. —
10. Basilique de Saint-Martin volée avec effraction. — 11. L'évé-
que Théodore, et Dynamius. — 12. Armée levée contre ceux
de Bourges. — 13. Assassinat de Loup et d'Ambroisc, citoyens
de Tours. — l4. Prodiges, apparitions. — 15. Mort de l'évéque
Félix. — '16. Pappolen reprend sa femme. — 17. Juifs convertis
par le roi Chilpéric. — 18. Les envoyés de Chilpérîc reviennent
d'Espagne. — 19. Ce qui arriva aux hommes de Chilpéric sin
la rivière de l'Orge. — 20. Mort du duc Chrodin. — 21. Signes
et présages. — 22. L'évéque Charticr. — 23. Naissance d'un
Hls au roi Chilpéric. — 24. Perfidie de l'évéque Théodore :
Gundovald. — 25. Signes et prodiges. — 26. Le duc Gontran ,
et Mummol. — 27. Entrée du roi Chilpérîc dans Paris. —
28. Marc le référendaire. — 29. Ce qui arriva à des religieuses
du monastère de Poitiers ; ou, miracles opérés dans le monastère
de Sainte-Radegonde. — 30. Mort de l'empereur Tibère. —
31. Maux que le roi Chilpéric ordonna de faire ou fit lui-même
ians les villes de son frère. — 32. Mort de Leudasle. — 33. Sau-
terelles , maladies , prodiges. — 34. Chilpéric perd un fils, qu'il
avait appelé Théodoric. — 35. Mort du préfet Mummol , et
supplice de plusieurs femmes. — 36. L'évéque Ethérlus. Con-
diiik' iU;régléc d'un certain clerc. — 37. Assassinat de Liqience,
HISTOIRE DES FRANCS. LIVRE SIXIÈME. 341
. abbé dans le Gévaudau. — 38. Mort de l'évèque Théodose : son
successeur. — 39. Mort de Rémi, évéque de Bourges. Incendie
de la ville. Sulpice succède à Renii. — 40. Dispute soutenue par
nous contre un hérétique. — 41 . Le roi Chilpéric se retire à
Cambray avec ses trésors. — 42. Expédition de Childebert en
Italie. — 43. Rois de Galice. — 44. Divers prodiges. —
45. Noces de Rigonthe , fille de Chilpéric. — 46. Mort du roi
Chilpéric.
Fin des titres des chapitres. Ici commence le sixième liçre , nui
prend à la sixième année du roi Childebert.
I. La. sixième année de son règne (i), le roi Cliiltle-
bert, rejetant l'alliance du roi Gontran, s'unit avec Chil-
péric. Peu après mourut Gogon (2), et Wandelin fut mis
à sa place. Mummol s'enfuit du royaume de Gontran , et
s'enfenîia dans les murs d'Avignon (3). A Lyon se réunit
un concile d'évêques (4), qui décida certaines questions,
et condamna les personnes d'une conduite relâchée. Le
concile se rendit ensuite auprès du roi, s'occupant beau-
coup de la fuite du duc Mummol, et quelque peu des
querelles des princes.
IL Cependant des députés que le roi Chilpéric avait
(i) An58i.
(u) Appelé nutritius régis, liv. v, chap. 47- Mais d'après le chap. 22
du liv. VIII, il paraît que nutritius doit s'entendre ici dans le sens do
nutritnr. Celui qui était chargé d'élever le prince pendant sa première
enfance.
(3) On a vu, IV, 3o, que cette ville appartenait à Sigebert.
(4) Il s'agit ici, à ce qu'il paraît, du troisième concile de Lyon,
quoique, dans le litre, on le ])lace à la vingt-deuxième année de
(ioutian, et à la huitième de Childebert, c'est-à-dire en 583 (Ruiu.).
C'est aussi la date rpie 0. Labal a lixéc pour ce concile. Nous en avons
les six canons. Il n'y est question que de discipline ccclcsiasliquc.
342 HISTOIRE DES FRANCS,
envoyés trois ans auparavant auprès de l'empereur Tibère,
revinrent enfin non sans avoir éprouvé de longues fa-
tigues et de grandes pertes. Comme ils n'avaient osé
îîborder à Marseille à cause des discordes qui divisaient
les rois, ils se dirigèrent vers Agde, ville située dans le
l'oyaume des Goths; mais au moment de toucher le ri-
vage, leur vaisseau, poussé par les vents, heurta contre
terre, et se brisa. Dans ce péril extrême, les députés et
leur suite se saisirent de planches, et atteignirent la rive
avec peine : plusieurs de leurs gens y périrent; mais la
])lupart échappèrent. Leurs effets, poussés par les vagues
sur le rivage, avaient été pillés par les habitans : ayant
recouvré les plus précieux, ils les portèrent au roi Cliil-
péric : néanmoins les habitans d'Agde en retinrent une
bonne partie. A cette époque je m'étais rendu à la mai-
son royale de Nogent (i), pour me présenter au roi. Là,
ce prince nous montra un grand surtout (2), fabriqué par
son ordre, composé d'or et de pierres précieuses, et du
poids de cinquante livres : « Je l'ai fait, dit-il, pour don-
.f ner du relief et de l'éclat à la nation des Francs. J'en
« ferai encore bien d'autres si Dieu me conserve la vie. »
Il me montra aussi des médailles d'or, du poids d'une
livre chacune, que lui avait envoyées l'empereur. D'un
côté, elles portaient l'effigie de l'empereur, avec cette
légende à l'entour : Tiberii. Constantini. Perpetui. Au-
GUSTF. (Tibère , Constantin , Perpétuel , Auguste ) ; de
l'autre, un char à quatre chevaux (3) et son conducteur,
(i) Peut-être Saint-Cloud, ou Nogent-sur-Marne.
(2) Missorium ou mejisorium, peut signifier un grand plat, ou une
espèce de buffet chaigé de pièces d'argenterie, propre à être placé
sur la table.
(3) Ou quadrille. Les pièces ainsi marquées s'apiielaicut quadiigati.
LIVRE SIXIÈME. 343
avec cette iusciiption : Gloria. Romanorum. (Gloire des
Romains). Il me fit voir encore plusieurs autres objets
précieux que lui avaient offerts les ambassadeurs.
III. Lorsque le roi Chilpéric était encore dans celte
campagne, Égidius, évêque de Reims, vint en ambassade
auprès de lui, avec les premiers d'entre les grands de
Ghildebert; et, après une conférence où l'on proposa
d'enlever le royaume à Contran, et de former une alliance
durable entre les deux rois, Chilpéric leur dit : «Par
ic suite de mes péchés , il ne me reste plus de fils , et je
(c n'ai même à présent d'autre héritier que le fils de mon
« frère Sigebert, c'est-à-dire le roi Ghildebert. Ainsi, qu'il
c soit mon héritier pour tout ce que je pourrai acquérir
« par mes travaux. Je demande seulement de jouir de tout,
« ma vie durant, sans crainte et sans dispute. » Les am-
bassadeurs lui rendirent grâces , signèrent les conven-
tions pour confirmer leurs paroles, et retournèrent auprès
de Ghildebert, honorés de grands présens. Après leur dé-
part, Chilpéric lui envoya l'évêque Leudovald et les pre-
miers de son royaume. Ceux-ci ayant donné et reçu des
sermens, et confirmé les traités, revinrent avec des pré-
sens de Ghildebert.
IV. Cependant Loup, duc de Champagne, était conti-
nuellement insulté et pillé par ses ennemis, surtout par
Ursion et Bertefred. Enfin , ceux-ci étant convenus de le
tuer, marchèrent contre lui avec une armée. A cette vue,
la reine Brunehaut, compatissant aux maux d'un de ses
fidèles persécuté injustement, s'arma d'un courage viril,
et se jeta parmi les bataillons ennemis, en s'écriant : « Ar-
« rêtez, 6 guerriers! gardez-vous de cette mauvaise action !
344 HISTOIRE DES FRANCS.
« gardez-vous do poursuivre un innocent! gardez-vous,
« pour un seul homme, de livrer un combat qui détruira
i< les ressources du pays. » Tandis qu'elle parlait encore ,
Ursion lui répondit : «Retire-toi, femme : qu'il te suffise
« d'avoir régné sous ton mari : maintenant c'est ton fils
« qui règne , et son royaume est sous notre protection et
« non sous la tienne. Retire-toi , si tu ne veux que les cornes
« de nos chevaux iie t'écrasent comme la poussière du
« sol. » Après que l'altercation se fut prolongée long-temps
sur ce ton, la reine, par son adresse, obtint enfin que le
combat n'eût pas lieu. Mais, en quittant la place, ils se
jetèrent sur les maisons de Loup , pillèrent ses richesses
sous prétexte de les réunir au trésor du roi, et les empor-
tèrent chez eux, en proférant des menaces contre lui :
« Il n'échappera pas vivant à la force de nos bras.» Loup,
se voyant en péril , mit sa femme en sûreté dans les murs
de Laon ; lui-même se réfugia auprès du roi Contran,
qui le reçut avec bonté; et il y resta caché, en attendant
que Childebert eût atteint l'âge de majorité (i).
V. Le roi Chilpéric, qui était encore dans la campagne
nommée ci-dessus, fit préparer ses bagages, afin de se
rendre à Paris. Comme j'étais venu le trouver pour lui
dire adieu, il survint un juif nommé Priscus, attaché au
service du roi pour l'acquisition de divers objets de luxe.
Le roi l'ayant pris doucement par les cheveux , me dit :
«Viens, prêtre de Dieu, et impose-lui les mains.)) Le
juif résistait : « O esprit dur, s'écria le roi; 6 génération
« toujours incrédule, qui ne comprend pas le Fils de
« Dieu souvent promis par la voix de ses prophètes; qui
(0 Voyez Eclaiiuss. cl obsciv. (JVolc a.)
LIVRE SIXIÈME. 345
K lie comprend pas les mystères de l'Eglise, figm-és par
<c ses sacrifices! » A ces paroles, le juif répondit : « Dieu
« n'a pas besoin de se marier; il ne s'enrichit point de
« postérité; il ne souffre point d'associé à sa puissance,
w car il dit par la bouche de Moïse : Voyez, voyez que
«ye suis le Seigneur^ et qu'il n'est pas d'autre Dieu
« que moi. C'est moi qui tuerai et qui Jerai vivre ;
« qui frapperai et qui guérirai (i)- » Le roi répliqua :
K Dieu a engendré de son sein, mais spirituellement,
«un Fils éternel, ni plus jeune d'âge, ni moindre en
« pouvoir, dont il a dit lui-même : Je t'ai engendré de
« mo?i sein avant l'étoile du jour (2). Ce fils , né avant
« les siècles, il l'a envoyé dans les derniers siècles pour
u guérir le monde, comme le dit ton prophète : // a en-
u voyé son verbe, et les a guéris (3). Tu prétends qu'il
«n'engendre pas? écoute ton prophète prêtant ces pa-
« rôles au Seigneur : Moi qui Jais enfanter les autres^
i.( n'enfanterai-je pas moi-même (4)? Or il parle ici du
« peuple qui renaît en lui par la foi. » A cela le juif ré-
pondit : « Dieu a-t-il pu devenir homme , naître d'une
« femme , être frappé de coups , condamné à mort ? »
Comme le roi gardait le silence, je me mêlai de la dis-
pute. « Il fallait que Dieu, Fils de Dieu, devînt homme,
« lui dis-je; il y avait nécessité, non pour lui, mais à cause
« de nous ; car il ne pouvait délivrer l'homme des liens du
«péché, et le racheter de la servitude du diable, s'il ne
« se fût fait homme. Et je n'irai pas chercher mes témoi-
« gnages dans les évangiles ni dans l'apotrc, auxquels tu
(i) Deutér., xxxii, Sg.
(2) Ps. CIX, 3.
f3) Ps. CVl, 10.
(4) Isaïc, Lxvi, 9.
346 HISTOIRE DES FRANCS.
« ne crois pas; mais dans les livres que tu avoues, afin de
« te percer de ton propre glaive , comme nous y lisons
« qu'autrefois David tua Goliath. Ainsi, Dieu devait être
« fait homme ; écoute là-dessus ton prophète : Dieu et
« homme, qui le connaît (i)? Et ailleurs : Cest là notre
« Dieu, et on nen reconnaîtra pas d'autre que lui. Il
« a trouvé toutes les voies de la science, et les a don-
<■( nées a Jacob son enfant, a Israël son bien- aimé.
i( Ensuite il a été vu sur la terre , et il a vécu avec
ce les hommes (2). Il est né d'une vierge ; écoute encore
« ton prophète ; Voici qu'une vierge concevra dans ses
(S. flancs y et enfantera un fils; et son nom sera Em-
'.< manuel; ce qui veut dire , Dieu est avec nous (3). Il
« devait être frappé, percé de clous, en butte à mille ou-
« trages, à mille tourmens; un autre prophète dit : Ils ont
v^ percé mes mains et mes pieds ; ils se sont partagé
(c mes vélemens (4), etc. Et ailleurs encore ; Ils m'ont
« donné du fîel pour nourriture , et dans ma soif m'ont
« abreuvé avec du vinaigre (5). Et pour annoncer qu'il
« devait par le supplice de la croix relever le monde
«abattu, le soustraire à l'empire du démon, et le re-
a mettre sous sa loi, le même David a dit : Le Seigneur
ic a régné par le bois (6). Ce n'est pas qu'il n'ait régné
« auparavant avec le Père; mais il a voulu prendre, sur le
(i) Ces paroles ne se trouvent point dans notre Vnigate.
(2) Baruch, m, 56, 57, 58.
(5) Isaïe, VII, i4; Matth., i, 25. Grégoire, qui ne veut combattre le
]uif qu'avec les citations des livres juifs, ne devait pas ajouter ces
mots : quocl est inicrprciaium, (-le. Ils ne sont que dans S. Matthieu.
(4) Ps. XXI, 17, 19.
(5) Ps. Lxviu, nn.
(6) Ps. xcxv, 10. "Voyez Éclaiiciss. el obseiv. (Note b.)
LIVRE SIXIÈME. 347
u peuple qu'il avait délivré de la servitude du diable, une
u royauté plus visible. — Et quelle nécessité pour Dieu,
« reprit le juif, de souffrir tout cela? — Je te l'ai déjà
« dit, lui répondis-je : Dieu créa l'homme innocent; mais
« séduit par la ruse du serpent, l'homme désobéit au pré-
« cepte divin ; et , pour ce motif, chassé du Paradis, con-
te damné aux travaux de la terre, il fut réconcilié avec
« Dieu par la mort du Christ son Fils unique. — Mais
« Dieu ne pouvait-il envoyer des prophètes ou des apôtres
« pour le rappeler à la voie du salut , sans venir s'humi-
« lier lui-même dans la chair?» A cela je répondis:
« Depuis le commencement du monde , le genre humain
« a toujours été en faute ; rien n'a pu l'effrayer, ni la sub-
c( mersion produite par le déluge , ni l'incendie de So~
" dôme , ni les plaies de l'Egypte, ni le miracle de la mer
t< et du Jourdain partageant leurs eaux. Toujours il a résisté
« à la loi de Dieu ; il a refusé de croire les prophètes. Ce
« n'est pas assez, il a même fait périr ceux qui lui prê-
« chaient la pénitence. Si Dieu n'était descendu lui-même
(( pour le racheter, aucun autre n'aurait pu accomplir
M celte œuvre. Ainsi , régénérés par sa nativité , lavés
« par son baptême , guéris par sa blessure , relevés par
tf sa résurrection , nous avons été glorifiés par son ascen-
« sion. Il devait venir pour guérir nos maux ; ton pro-
« phète lui-même le dit : Nous avons été guéris par ses
c( meurtrissures (i). Et ailleurs : Il portera lui-même nos
V. péchés y et priera pour les transgresseurs de la loi (2).
« Et puis encore : // a été conduit a la mort comme une
« brebis; et comme V agneau reste sans voix devant
(1) Isaïe, Lia, j.
(2) Ibid., LUI, 1 1
.348 HISTOIRE DES FRANCS.
« celai qui va le tondre, de même il n'a pas ouvert la
« bouche. Il a été enlevé au milieu des humiliations par
« la sentence de ses juges. Qui racontera sa généra-
« tion (i)? Son nom est le Dieu des armées (i). C'est de
« lui que Jacob, dont tu te vantes d'être issu , parle dans
« cette célèbre bénédiction donnée à son fils Juda ; il
« semble s'adresser au Christ lui-même, Fils de Dieu : Les
^(Jils de ton père se prosterneront devant toi. Juda est
« un jeune lion. Faible germe, tu as grandi, mon fils (3) :
« tu t'es incliné pour dormir, avec la majesté d'un lion,
« comme un jeune lion : qui pourra le réveiller? ses yeux
rt sont plus beaux que le vin, et ses dents plus blanches
« que le lait{[\). Qui pourra le réveiller? dit-il. Et quoi-
« qu'il ait dit lui-même : J'ai le pouvoir de quitter la vie,
iij'ai le pouvoir de la reprendre (5); cependant l'apôtre
« Paul ajoute : Quiconque ne croira pas que Dieu Va
« réveillé d'entre les morts ^ ne pourra être sauvé (6). »
Malgré ces discours et d'autres du même genre , ce mal-
heureux ne put jamais être amené à croire. Le roi, le
voyant réduit au silence, mais insensible à toutes nos rai-
sons, se tourna vers moi, et me demanda en partant ma
bénédiction. «Je t'adresserai, me dit- il, 6 évêque, les
« paroles de Jacob à l'ange qui conversait avec lui : Je
« ne te quitterai pas que tu ne m'aies béni (j). » En
(i) Isaïe, LUI, y, 8.
(2) Ibid., Liv, 5.
(3) Gènes., xlix, 8, 9. De ç^aminc est la traduction des Septante j
mais la Vulgate porte : ad prœdam ascendisli, ce qui fait un sens plus
noble et plus naturel.
(4) Gènes., ibid., 12.
(5) Jean cvang., x, 18.
(6) Epît. aux Rom., x, 9.
(7) Gènes., xxxii, 26.
LIVRE SIXIÈME. 349
même temps il fit apporter de l'eau pour les mains : après
qu'elles furent lavées, je fis une prière, pris du pain, et
ayant rendu grâce à Dieu, j'en pris moi-même, et j'en
offris au roi; et puis, ayant bu le vin, nous nous séparâmes
en nous disant adieu. Le roi ayant monté à cheval, re-
tourna à Paris avec sa femme, sa fille et toute sa maison.
VI. Il y avait à Nice, en ce temps-là , un reclus nommé
Hospice, personnage d'une grande abstinence; serré par
des chaînes en fer qui pesaient à nu sur son corps, et re-
couvert d'un cilice par-dessus, il ne mangeait que du pain
avec quelques dattes. En carême, il se bornait à des racines
de plantes communes en Egypte, dont les ermites font
usage, et que lui apportaient des négocians. Il buvait
d'abord le bouillon où elles avaient cuit, et les mangeait
plus tard. Le Seigneur daigna opérer par lui de grandes
merveilles. A une certaine époque (i), le Saint-Esprit lui
ayant révélé l'arrivée prochaine des Lombards dans les
Gaules, il la prédit en ces termes : «Les Lombards vien-
« dront dans les Gaules, et dévasteront sept cités, parce
« que la malice de ce pays s'est accrue en présence du Sei-
« gneur : car il n'y a plus personne qui comprenne, per-
ce sonne qui recherche Dieu; personne qui fasse le bien
« pour apaiser la colère de Dieu. En effet, tout le peuple
« est infidèle, livré aux parjures, adonné aux vols, tou-
« jours prompt pour l'homicide, et il ne porte absolument
« aucun fruit de justice. On ne paie plus les dunes (2), on
(i) Yers l'an 576.
(2) Il est question de dîmes dans le canon 5 du second concile de
Mâcon, an 585; et déjà les pères du second concile de Tours, an 5&],
avaient exhorte les fidMos à payer les dîmes, pour échapper aux mal
heurs qui les menaçaient. \()vez Sirmond, tom. 1, des Conciles de
la Gfiulc.
350 HISTOIRE DES FRANCS.
« ne nourrit plus les pauvres, on ne couvre plus celui qui
« est nu, on ne donne plus aux pèlerins ou l'hospitalité,
a ou du moins une nourriture suffisante. De là, le fléau qui
« nous menace. Maintenant je vous dis : Réunissez tout
« votre avoir dans l'enceinte des villes, pour qu'il ne soit
« pas pillé par les Lombards, et fortifiez -vous dans les
(f lieux les plus sûrs. » Tous, stupéfaits h ces mots, le sa-
luèrent, et retournèrent chez eux pleins d'admiration. Il
dit aussi aux moines: «Et vous, retirez-vous d'ici, et
« emportez ce que vous possédez, car il approche ce peu-
« pie que j'ai prédit. — Nous ne t'abandonnons pas, très
« saint père, lui dirent-ils. — Ne craignez rien pour moi :
« ils m'outrageront sans doute; mais le mal n'ira pas jus-
« qu'à la mort. » Quand les moines furent partis, ce peuple
arriva : et tandis que les Lombards ravagent tout ce qu'ils
trouvent, ils parviennent au lieu oii le saint de Dieu était
renfermé. Il se montra par la fenêtre d'une tour. Ceux-ci
investissent la tour sans pouvoir trouver un passage pour
aller jusqu'à lui. Alors deux d'entre eux montent sur le
toit, le découvrent, et voyant le reclus couvert de chaînes
et revêtu d'un cilice : « C'est un malfaiteur, disent-ils ;
« il a commis un homicide; c'est pour cela qu'il est retenu
« enchaîné. » Puis appelant un interprète, ils lui demandent
quel a été son crime, pour mériter le supplice d'une prison
si étroite. Mais lui, avoue qu'il est un homicide, un pé-
cheur coupable de tous les crimes, iilors un des barbares
tira son épée pour lui en porter un coup sur la tête; mais
sa main droite, encore étendue pour frapper, se sécha,
demeura immobile, et lâcha le glaive, qui tomba par terre.
A cette vue, ses compagnons poussent un grand cri vers le
ciel , et supplient la clémence du saint de leur indiquer
ce qu'ils doivent faire. Pour lui, il guérit le bras du ma-
LIVRE SIXIÈME. 351
lade, en lui imposant le signe du salut. Et cet homme
converti h la foi , en ce lieu même , se fît couper les che-
veux, et est aujourd'hui un des moines les plus fervens.
Les deux chefs qui écoutèrent sa parole rentrèrent vivans
dans leur patrie. Quant à ceux qui méprisèrent ses en-
seignemens, ils périrent misérablement dans le pays
même (i). Plusieurs d'entre eux, saisis par les démons,
s'écriaient : « O saint homme, ô bienheureux, pourquoi
« nous tourmenter et nous brûler ainsi?» Mais il leur im-
posait les mains et les délivrait.
Un habitant d'Anjou , par l'excès d'une fièvre vio-
lente, avait perdu l'ouïe et la parole; et quoique guéri
de la fièvre, il était demeuré sourd et muet. Or, on
avait envoyé de cette province un diacre à Rome, pour
en rapporter des reliques des bienheureux apôtres et des
autres saints qui protègent cette ville. Il vint chez les
parens du malade, et ceux-ci le prièrent de prendre leur
fils pour compagnon de voyage, persuadés que s'il allait
visiter les tombeaux des saints apôtres, il serait aussitôt
guéri. Dans leur route, ils arrivèrent au lieu où habitait
le bienheureux Hospice. Après l'avoir salué et baisé, le
diacre lui expose les motifs de son voyage, lui annonce
qu'il se rend à Rome, et lui demande de le recommander
à des mariniers de ses amis. Tandis qu'il y prolongeait
son séjour, le bienheureux sentit l'esprit du Seigneur lui
communiquer sa vertu, et dit au diacre : « Présente-moi ,
« je t'en prie , le malade qui t'accompagne dans ta route. »
A l'instant le diacre se rend à son logis, et trouve, en
proie à un accès de fièvre, le malade, qui par un signe
lui annonça que les oreilles lui tintaient : il le saisit et le
(i) En Uilin Pimniicin. Ce pays était la Provence.
352 HISTOIRE DES FRANCS,
conduisit devant le saint de Dieu. Celui-ci, le prenant
par la chevelure, Tattira près d'une fenêtre, et, lui tenant
la langue avec la main gauche, il lui versa sur la bouche
et sur la tête une huile bénite , en disant : « Au nom de
«mon Seigneur Jésus-Christ, que tes oreilles s'ouvrent,
« et que ta bouche soit déliée par cette vertu qui autre-
« fois chassa d'un homme sourd et muet un démon mal-
ce faisant;» et en même temps il lui demanda son nom.
Celui-ci répondit à liante voix : « Je m'appelle un tel (i). »
A cette vue le diacre s'écria : « Que je te rends de grâces,
« ô Jésus-Christ , qui daignes me montrer de tels pro-
« diges par l'entremise de ton serviteur! Je cherchais
«Pierre, je cherchais Paul, Laurent, et les autres qui
«ont illustré Rome de leur sang, mais je les ai tous
« trouvés ici, ici je les vois tous. » Et il accompagnait de
larmes ces paroles que lui arrachait l'admiration. Mais
l'homme de Dieu, toujours en garde contre les séduc-
tions de la vaine gloire : «Silence, dit-il, silence, mon
« très cher frère; ce n'est pas moi qui fais cela, mais celui
« qui a créé le monde de rien; qui, se revêtant pour nous
« de l'humanité, donne la vue aux aveugles, l'ouïe aux
« sourds, la parole aux muets; qui rend aux lépreux leur
« peau ancienne ; aux morts , la vie ; et distribue à tous
« les Infirmes un remède qui ne leur manque jamais. »
Alors le diacre, plein de joie, lui dit adieu, et se retira
avec ses compagnons. Après leur départ , un homme ,
appelé Dominique, aveugle de naissance, vint pour faire
(i) Il dit sou nom, mais Grégoii-e ne le sait pas. D'après quelques
mss. on pourrait croire que le nom est Pir ou Pie ; mais c'est proba-
blement une altération du mot sic. Il semble d'ailleurs que Gréf^oire
^ui aurait donné une terminaison latine.
LIVRE SIXIÈME. 353
l'épreuve de cette vertu miraculeuse. Quand il eut sé-
journé dans le monastère deux ou trois mois, livré à la
prière et aux jeûnes , enfin l'homme de Dieu l'appelle à
lui, et lui dit : « Veux-tu recouvrer la vue? — Mon désir,
K lui répond l'aveugle, était de connaître des choses qui
« me sont inconnues , car j'ignore ce que c'est que la lu-
u mière. Je sais seulement que tout le monde en fait
« l'éloge; pour moi, depuis ma naissance jusqu'à ce jour, je
« n'ai pu mériter de la voir. » Alors le saint lui faisant, avec
de l'huile bénite, une croix sur les yeux, dit : «Au nom de
« Jésus-Christ notre rédempteur, que tes yeux s'ouvrent. »
Et à l'instant ses yeux furent ouverts, et il était dans
l'admiration à la vue des merveilles que Dieu a répandues
dans le monde et qui frappaient ses regards. Ensuite une
femme, tourmentée de trois démons, comme elle le dé-
clarait elle-même, fut amenée au saint reclus. Quand il
l'eut bénie par un saint attouchement , et lui eut imposé sur
le front le signe de la croix avec de l'huile consacrée, les
démons la quittèrent, et elle se retira délivrée. Une autre
jeune fille, tourmentée par l'esprit immonde, fut aussi
guérie par sa bénédiction. Quand Hospice sentit appro-
cher le jour de sa mort, il appela le prévôt du mo-
nastère (i), en lui disant: «Apporte des outils en fer pour
« percer la muraille, et envoie des messagers à l'évêque de
« la cité pour qu'il vienne m'enseveîir. Dans trois jours ,
« je sors de ce monde, et je vais au repos qui m'attend
« et que le Seigneur m'a promis. » Après ces paroles, le
prévôt envoya à l'évêque de Nice pour lui annoncer cette
(i) Le prévôt était chargé des intérêts temporels du monastère.
Pvœpositus peut encore signifier le prieur, ou la seconde personne
après l'abbé. Ici, l'abbé est Hospice lui-même.
I. a3
354 HISTOIRE DES FRANCS,
nouvelle. Puis, un nommé Crescent s'approcha de sa
fenêtre, et le voyant chargé de chaînes et rempli de vers r
«O mon maître, dit-il, comment peux-tu supporter de
« si cruels tourmens avec tant de courage? — 11 me for-
ce tifie, répondit le saint, celui au nom duquel je souffre
« tous ces maux. Mais je te l'assure; je me dégage de ces
« chaînes, et je vais entrer dans mon repos. » Quand le
troisième jour fut arrivé, il détacha ses liens, se prosterna
pour prier ; et après avoir prié fort long-temps avec
larmes, il se plaça sur un hanc, étendit les pieds, éleva
les mains au ciel en action de grâces, et rendit l'esprit.
Aussitôt tous les vers qui pénétraient ses saints membres
disparurent. Cependant l'évêque Austadius étant arrivé,
fit ensevelir avec le plus grand soin ce corps bienheu-
reux (i). Je tiens tous ces détails de la bouche même
de ce sourd muet guéri par Hospice , ainsi que je l'ai
raconté. Il me cita de lui bien d'autres miracles encore ;
mais je n'ai pu en parler, parce que j'ai appris que sa vie
avait été écrite par plusieurs auteurs.
VII. En ce temps mourut Ferréol, évêque d'Uzès, homme
d'une grande sainteté, rempli de sagesse et de pénétra-
tion. Il avait composé quelques livres de lettres, comme
s'il eût pris Sidoine pour modèle. Après sa mort, Albinus,
ancien préfet, poussé par Dynamius, gouverneur de la
Provence, s'empara de l'épiscopat sans l'agrément du roi.
(i) On ue trouve pas Austadius dans le catalogue des évêques de
]\ice. On voyait encore au xvii* siècle, près de Ville-Franche, à trois
milles de Nice, les débris d'une tour et d'une église consacrée à San-
Sospir ; c'est le nom corrompu de saint Hospice. Ces édifices furent
abattus pour la construction d'une tour que Victor Amédée fit bâtir
en cet endroit. ( Tiré de Ruinart. )
LIVRE SIXIÈME. 355
Mais après en avoir joui à peine trois mois, comme il
allait être dépossédé, il mourut. Ensuite Jovin, autrefois
gouverneur de la Provence , reçut un diplôme du roi qui
l'investissait de l'épiscopat. Mais il fut prévenu par le
diacre Marcel, fils du sénateur Félix, qui, dans une assem-
blée des évêques de la province, fut élu par l'influence
de Dynamius. Ensuite Marcel , attaqué violemment lui-
même par Jovin, qui voulait le chasser du siège épiscopal,
s'enferma dans la ville, et tenta de résister par la force ;
mais comme il se sentait plus faible, il obtint la victoire
par des présens.
VIII. Alors mourut aussi Éparchius (i), reclus d'Angou-
lême, homme d'une éclatante sainteté, par qui Dieu opéra
beaucoup de miracles. D'un grand nombre, que je passe
sous silence, je n'en citerai que quelques uns. Il était habi-
tant de Périgueux; mais, converti à la vie religieuse, il
fut fait clerc, et vint à Angoulême, où il se construisit une
cellule. Là, ayant réuni quelques moines, il se livrait
assiduement à la prière ; et si on lui offrait de l'or et de l'ar-
gent, il l'employait aux besoins des pauvres ou au rachat
des captifs. Jamais, de son vivant, pain ne fut cuit dans
sa cellule; mais des dévots lui en apportaient lorsqu'il en
avait besoin. De leurs offrandes il racheta un grand nom-
bre de captifs. Souvent il détruisit, avec le signe de la
croix, le venin des pustules malignes; chassa, par la
prière, les démons du corps de plusieurs possédés; et la
plupart du temps, par la douceur de ses paroles, com-
manda aux juges, plutôt qu'il ne les pria, d'être indulgens
(i) Vulgairement nommé saint Cybar. Il mourut le i" juillet ,
an 58 1.
35G HISTOIRE DES FRANCS,
envers les coupables. Telle était en effet la douceur de
son langage , qu'on ne pouvait le refuser lorsqu'il sollici-
tait l'indulgence. Un jour qu'on menait pendre un voleur
pris sur le fait, et accusé par les habitans de plusieurs
autres crimes, comme larcins et homicides, Eparchius,
instruit de cette nouvelle, envoie un de ses moines pour
demander au juge la grâce du coupable. Mais comme le
peuple s'élevait contre cette demande, en criant que, si
on le relâchait, il n'y aurait plus de sûreté ni pour la
contrée ni pour le juge, il ne put rien obtenir. Cependant
le criminel est étendu sur la roue, frappé à coups de
verges et de bâton , et condamné au gibet. Quand le
moine, tout chagrin, eut fait son rapport à l'abbé : «Va,
« lui dit ce dernier; observe de loin : car, sache-le bien,
« celui qu'un homme n'a pas voulu me rendre. Dieu me
(( le donnera par un effet de sa libéralité. Pour toi , quand
« tu le verras tomber, prends-le sur-le-champ , et amèiie-
(c le au monastère. » Tandis que le moine exécutait ses
ordres, le saint resta prosterné, et adressa au Seigneur
ses larmes et ses prières, jusqu'à ce que la corde et les
chaînes s'étant rompues, le pendu tomba par terre. Alors
le moine le prit , et le présenta vivant aux yeux de l'abbé.
Celui-ci , rendant grâce à Dieu , fit venir le comte , et lui
dit : « Tu avais coutume de m'écouter avec bienveillance,
a 6 mon fils chéri ! pourquoi , plus dur aujourd'hui , n'as-
(f tu pas relâché l'homme dont je te demandais la grâce?
a — Je t'écoute volontiers, saint prêtre, répondit le juge;
« mais voyant le peuple s'insurger, je n'ai pu faire autre-
ce ment, par crainte d'une sédition. - — Eh bien! dit le
« reclus, tu ne m'as pas écouté, mais Dieu a daigné m'en-
« tendre; et celui que tu as livré à la mort, il l'a rendu à
« la vie. Tiens, ajouta-t-il, le voilà debout devant toi, en
LIVRE SIXIÈME. 357
« bonne santé. » A ces mots, le comte se précipite à ses
pieds, étonné de voir vivant celui qu'il avait laissé à
l'article de la mort. J'ai appris ce fait de la bouche même
du comte. Éparchius fit encore beaucoup d'autres choses,
qu'il serait trop long de raconter. Après quarante-quatre
ans de réclusion volontaire, attaqué d'une légère fièvre,
il rendit l'esprit (i). On le tira de sa cellule pour l'ense-
vehr; et un grand nombre de captifs, rachetés par lui,
comme je l'ai dit ci-dessus, accompagnèrent ses funé-
railles.
IX. Cependant Domnol , évêque du Mans, tomba
malade. Au temps du roi Clotaire, il avait gouverné un
couvent de moines à Paris , dans la basilique de Saint-
Laurent (2); et, comme du vivant même de Childebert
l'ancien, il était toujours resté fidèle au roi Clotaire, qu'il
cachait les messagers que ce prince envoyait souvent pour
examiner l'état des affaires, ce roi attendait l'occasion
d'un siège vacant pour l'élever aux honneurs de l'épisco-
pat. Quand l'évêque d'Avignon fut mort, Clotaire songea
à Domnol pour le remplacer : mais, à cette nouvelle, le
bienheureux se rendit à la basilique de Saint-Martin , où
le roi Clotaire était venu pour prier, et y ayant passé
toute la nuit en oraisons, il fit demander au roi, par les
grands qui se trouvaient là , de ne pas l'éloigner de sa
(i) Il mourut le i" juin, an 58 1.
(2) Ce monastère, selon Ruinart et D. Bouquet, fut depuis l'église
paroissiale du même nom dans le faubourg Saint-Denis. La basilique
de Saint-Martin nommée plus bas est, selon les mêmes, le célèbre
prieuré de ce nom, maintenant Conservatoire des Arts et Métiers
Il faut avouer qu'alors ces deux églises étaient assez loin de la ville;
à moins qu'on n'explique apud Pnvisius par, auprès de Paris. Voyez
plus bas, chap. 25.
358 HISTOIRE DES FRANCS,
présence comme im captif; de ne pas livrer un homme
simple comme lui aux attaques de sénateurs sophistiques
et de juges philosophes; assurant que cette place serait
pour lui une cause d'humiliation plutôt que d'honneur.
Le roi y consentit, et à la mort d'Innocent, évêque du
Mans, il le nomma prélat de cette église. Mis en posses-
sion de l'épiscopat, il s'éleva par son mérite et ses vertus
au plus haut point de sainteté, et rendit même à un boi-
teux l'usage du pied; à un aveugle, celui de la vue. Après
vingt-deux ans d'épiscopat, se voyant cruellement tour-
menté par l'épilepsie et par la pierre, il désigna pour lui
succéder l'abbé Théodulf, et le roi approuva sou choix.
Mais peu après il changea d'avis , et fît étire à sa place
Badcgisil, maire du palais. Celui-ci fut tonsuré, passa
par tous les degrés de la cléricature; et l'évéque étant
mort quarante jours après, il lui succéda.
X. Dans ces jours-là, des voleurs entrèrent par effrac-
tion dans la basilique de Saint-Martin (i). Ayant appuyé
contre la fenêtre de l'abside un treillage qui était placé
sur le tombeau d'un mort, ils montèrent dessus, et en-
trèrent dans l'église en brisant les vitres; puis ils se
retirèrent emportant beaucoup d'or, d'argent, et d'étoffes
de soie : ils n'avaient pas craint de fouler aux pieds le
saint tombeau où nous osons à peine appliquer nos
lèvres. Mais la vertu du saint fit découvrir les sacrilèges
par un châtiment terrible : car après avoir consommé
leur crime , ils s'étaient rendus à Bordeaux , où , dans
une dispute, un des deux tua son camarade. Ce fait avéré
donna heu do retrouver les traces du vol précédent; et
(i) Celle de Tours, comme riudiquc la suite du chapitre.
LIVRE SIXIÈME. 350
on tua de leur liotel l'argenterie mise en pièces, et les
voiles de soie. Le roi Cliilpéric, instruit de cet événe-
ment, ordonna qu'ils fussent garrottés et amenés en sa
présence. Mais moi, craignant de voir périr des hommes
pour la cause de celui qui pendant sa vie avait souvent
prié pour sauver des coupables, j'adressai au roi une
lettre de supplication pour leur éviter la mort, puisque
nous ne les accusions pas, nous à qui il appartenait de
les poursuivre. Le roi accueillit cette requête avec bien-
veillance, et leur laissa la vie. Quant aux objets précieux
qui avaient été dispersés, il les fit soigneusement recueil-
lir et replacer dans le lieu saint.
XL A Marseille, Dynamius, gouverneur de la Pro-
vence, se mit à persécuter cruellement l'évéque Théo-
dore. Et comme celui-ci se disposait à se rendre auprès
du roi, il le fit saisir au milieu de la ville, le retint pri-
sonnier, l'accabla d'outrages, puis enfin le relâcha. Or les
clercs de Marseille complotaient avec Dynamius pour lui
faire perdre l'épiscopat. Tandis que Théodore se dirigeait
vers Childebert, il fut arrêté avec Jovin, ex-préfet, par
ordre du roi Gontran, A cette nouvelle, les clercs de
Marseille, remplis de joie de ce qu'il était déjà prison-
nier, déjà exilé, hors d'état de retourner jamais à Mar-
seille, s'emparent des maisons de l'église, inventorient
les objets consacrés au service des autels, ouvrent les
coffres, pillent les celliers; et, comme si l'évéque était
déjà mort, s'approprient tous les biens de l'église, en
chargeant le pontife de diverses imputations, qui , grâce
au Christ, se sont trouvées fausses.
Ghildel)(;rt, après avoir fait la paix avec Cliilpéric, en-
voya des députés au roi Contran, pour lui redemander la
360 HISTOIRE DES FRANCS,
moitié de Marseille, qu'il lui avait donnée après la mort
de son père. En cas de refus, il lui faisait craindre de
perdre beaucoup pour avoir voulu retenir cette partie.
Mais Contran s'y refusa , et fît garder les routes pour que
personne ne pût s'ouvrir un passage à travers ses états.
Alors Childebert dirigea vers Marseille Gondulf, de
race sénatoriale (i), qui de domestique (2) était devenu
duc. Mais comme celui-ci n'osait traverser le royaume de
Gontran, il vint à Tours. Je le reçus amicalement, et
ayant reconnu en lui un oncle de ma mère (3), je le re-
tins avec moi pendant cinq jours; puis, après lui avoir
donné tout ce qui lui était nécessaire, je le laissai aller.
Mais arrivé au terme de son voyage , il ne pouvait entrer
dans Marseille, car Dynamius s'y opposait; et l'évêque,
qui s'était joint à Gondulf, n'était pas reçu dans son église.
Dynamius, d'accord avec les clercs, avait fermé les portes
de la ville , et de là insultait également Gondulf et Théo-
dore. Enfin, engagé à une conférence avec le duc, il vint
le trouver dans la basilique de Saint-Etienne, hors de la
ville. Or les portiers gardaient l'entrée de l'église pour en
fermer les portes aussitôt que Dynamius serait introduit.
Ce qui fut fait; et la troupe d'hommes armés qui accom-
pagnait Dynamius resta en dehors sans pouvoir entrer.
Celui-ci ne s'en aperçut pas. Après avoir parlé de diffé-
(1) Grégoire appelle familles sénatoriales, celles qui, du temps des
Romains , avaient été admises dans le sénat. Ces sénateurs de province
étaient appelés sénateurs étrangers (peregrini), et la plupart n'avaient
jamais vu Rome. Peut-être aussi notre auteur appelle-t-il sénateurs
ceux qui tenaient le premier rang dans leurs villes (Ruin.), c'est-à-
dire ceux qui composaient les sénats ou curies des cités.
(2) Sur la fonction de domestique, voyez liv. iv, chap. 5, note ù.
(5) Selon Lecomle, il était frère de samt Nisier, évèque de Lyon.
LIVRE SIXIÈME. 361
rentes choses auprès de l'autel , on s'en éloigne et on
entre dans la sacristie. Dynamius y entra avec les autres.
Alors ceux-ci le voyant séparé de tous ceux qui pouvaient
le secourir, lui font des reproches terribles : puis, après
la dispersion des satellites armés qui faisaient grand bruit
en dehors depuis qu'on avait emmené leur chef, le duc
réunit auprès de lui l'évêque et les plus distingués des
citoyens pour entrer dans la ville. Dynamius, voyant tout
ce qui se passait, demanda grâce, fit au duc plusieurs
présens , et ayant promis par serment d'être désormais
fidèle à l'évêque et au roi, il fut recouvert de ses vête-
mens (i). Alors s'ouvrirent les portes de la ville et des
églises; et tous deux, le duc et l'évêque, entrèrent dans
Marseille, au milieu des acclamations, du son des cloches
et des diverses bannières des grands officiers du roi. Les
clercs complices de ce crime, à la tête desquels étaient
l'abbé Anastase et le prêtre Procule, se réfugient dans la
maison de Dynamius, demandant asile et protection à
celui qui les avait soulevés. Néanmoins plusieurs d'entre
eux, relâchés sous caution, reçurent ordre d'aller trouver
le roi. Cependant Gondulf, ayant soumis la ville à la
domination de Childebert et rétabli l'évêque sur son
siège, retourna auprès de ce roi. Mais Dynamius, ou-
bliant la foi jurée à Childebert, envoya des messagers
au roi Contran pour lui dire que l'évêque lui ferait per-
dre la portion de la ville qui lui appartenait (2), et que
(i) Il on avait peut-être été dépouillé, avec violence, par ceux qui
venaient de lui arracher un serment.
(2) Il semble, par ce qui précède, que Gondulf avait réduit toute
la ville sous l'obéissance de Childebert, pour punir Contran de n'avoir
pas voulu lui rendre la moitié qui lui appartenait. Le récit est aussi
vague que devaient être peu précises les droits de deux souvciains
sur une seule ville.
362 HISTOIRE DES FRANCS,
jamais il ne serait le maître de Marseille si on n'en arra-
chait cet homme. Gontran , ému de colère, ordonna,
malgré le respect dû à la religion, qu'un pontife du Dieu
tout-puissant lui fût amené chargé de chaînes, en disant :
« Qu'on jette en exil l'ennemi de notre royaume , pour
« qu'il ne puisse nous nuire davantage. » Mais comme les
soupçons de l'évêque étaient éveillés sur ce point, et qu'il
n'était pas facile de le tirer hors de la ville, survint la
solennité d'une dédicace pour un oratoire de la campagne,
situé près de Marseille. Et lorsqu'il fut sorti de la ville,
se rendant en grande hatc à cette fête, des hommes armés
s'élancent tout à coup à grands cris d'une embuscade
secrète, entourent le saint prélat, le renversent de che-
val, mettent en fuite ses compagnons, enchaînent ses
serviteurs, battent ses clercs, et le plaçant sur un mau-
vais cheval, sans permettre à aucun des siens de l'ac-
compagner, l'emmènent pour le présenter au roi. Comme
ils traversaient la ville d'Aix, Pientius, évêque de l'en-
droit, s'apitoyant sur le sort d'un frère, lui donna des
clercs pour l'assister, et ne le laissa partir qu'après lui
avoir fourni tout ce qui lui était nécessaire. Tandis que
ces choses se passaient, les clercs de Marseille ouvrent de
nouveau les maisons de l'église, fouillent dans les lieux
les plus cachés, font l'inventaire de plusieurs objets, et
transportent les autres dans leurs demeures. Cependant
l'évêque, conduit devant le roi et trouvé innocent, eut
la permission de retourner dans sa ville, où il fut ac-
cueilli avec de grandes acclamations de la part des ci-
toyens. Mais de là naquit une profonde inimitié entre le
roi Gontran et Childebert son neveu; et leur alliance
ainsi rompue , ils se tendaient réciproquement des
pièges.
LIVRE SIXIÈME. 363
XII. Cliilpcric , voyant croître ces germes de discorde
entre son frère et son neveu , appela le duc Didier, et lui
ordonna de faire quelque méchanceté à son frère. Celui-ci
se mit en marche avec une armée, et ayant forcé le duc
Ragnovald de prendre la fuite, s'empara de Périgueux,
exigea des habitans serment de fidélité, et se dirigea sur
Agen. La femme de Ragnovald, apprenant la fuite de son
mari et la soumission probable de cette dernière ville à
la domination de Chilpéric, se réfugia dans la basilique
du saint martyr Caprasius (i). Mais arrachée de cet asile
et dépouillée de ses richesses et de sa suite , elle fut en-
voyée à Toulouse sous caution, et là se retira encore dans
la basilique de Saint- Saturnin (2). Cependant Didier
s'empara de toutes les villes de cette contrée appartenant
à Contran, et les soumit à l'empire de Chilpéric. De son
côté, le duc Bérulf, apprenant qu'il était bruit parmi
ceux de Bourges d'entrer sur le territoire de Tours, leva
une armée et s'établit dans leur pays. Alors les cantons
d'Yzeures et de Barrou (3), de la cité de Tours, furent
cruellement dévastés. Puis ensuite on condamna sans
pitié ceux qui n'avaient pu se trouver à cette expédition.
D'autre part , le duc Bladaste marcha contre la Gasco-
gne (4) , et perdit la plus grande partie de son armée.
(i) Ou Saint-Caprais ; en gascon, Saint- Grapâsy.
(2) A Toulouse, on l'appelle Saint- Serfiin.
(3) Ce sont deux villages sur la Creuse, vers les limites de la Tou-
raine et du Berri (Indre-et-Loire, arr. de Loches : Yzcures , canton
de Prcuilly; Barrou, canton de Pressigny-le-Grand ).
(4) Selon Ruinart, il faut entendre ici par Gascogne le séjour pri
initif des Gascons dans les Pyrénées , et non la Novempopulanie, où ils
s'établirent plus tard. Selon Valois, Notice des Gaules, c'est la No-
vempopulanie cpii est désignée ici sous le nom de Gascogne. Mais les
Gascons n'en étaient pas encore entièrement les maîtres, puisqu'on
364 HISTOIRE DES FRANCS.
XIII. Loup, habitant de la ville de Tours, ayant perdu
sa femme et ses enfans, demandait la clëricaturc ; mais son
frère Ambroise s'opposa à son dessein , craignant que s'il
se donnait à l'église, il ne l'instituât son héritière : il lui
chercha donc une nouvelle épouse; et son frère, cédant
à ses mauvais conseils, fixa le jour où on devait se réunir
pour les fiançailles. De là ils arrivèrent ensemble au châ-
teau de Chinon , où ils avaient une maison. Mais la femme
d' Ambroise, qui était une adultère, et qui, haïssant son
mari, en aimait un autre d'un amour de prostituée, con-
spira contre la vie d'Ambroise. Les deux frères, donc,
après avoir dîné ensemble, et bu du vin toute la nuit
jusqu'à s'enivrer, se couchèrent ensemble dans un même
lit. Alors l'amant de la femme d'Ambroise vint pendant
la nuit, quand tous étaient accablés par le sommeil et le
vin, et ayant allumé du feu avec de la paille pour voir ce
qu'ils faisaient, il tira son épée, et en frappa Ambroise
sur la tête, de manière que le glaive, lui traversant les
yeux, alla percer même l'oreiller. Loup, réveillé par le
coup, se voit inondé de sang, et s'écrie à haute voix :
« Au secours ! au secours ! mon frère est assassiné ! »
L'adultère, qui déjà se retirait après avoir consommé son
crime, retourna vers le lit en entendant ces paroles, et se
précipita sur Loup. Celui-ci résiste; l'assassin le déchire
de plusieurs blessures , l'accable , le frappe d'un coup
mortel, et le laisse à demi mort. Personne de la maison
ne s'aperçut de rien. Le lendemain matin, tout le monde
était dans l'étonnement d'un si grand crime. Loup, trouvé
encore vivant, raconta les choses comme elles s'étaient
les voit, liv. IX, chap. 7, descendre do leurs montagnes, ravager le pays,
et regagner impunément leurs retraites.
LIVRE SIXIÈME. 365
passées , et reiulit l'esprit, La courtisane ne s'imposa pas
un bien long tlcuil ; mais quelques jours après, elle se
réunit à son amant, et partit avec lui (i).
XIV. La septième année du règne de Childebert (ji),
qui était la vingt et unième de Chilpéric et de Contran ,
au mois de janvier, eurent lieu des pluies, des éclairs et de
grands éclats de tonnerre. Des fleurs se montrèrent sur les
arbres : l'étoile, que j'ai déjà nommée comète, apparut
dans le ciel, au milieu d'un espace fort noir; et comme
si elle eût été placée dans un trou, elle reluisait parmi
les ténèbres, lançant des étincelles et une brillante che-
velure. Il en partait un rayon d'une grandeur merveil-
leuse, qui apparaissait au loin comme la fumée d'un vaste
incendie. Cette comète était visible à l'occident, dans la
première heure de la nuit. A Soissons, dans le saint jour
de Pâques , le ciel parut tout en feu , comme embrasé par
deux incendies, l'un plus fort, l'autre moins considé-
rable. Deux heures après ils se réunirent, et ayant jeté
une vive clarté, ils disparurent. Dans le territoire de
Paris, il tomba des nuages du sang véritable, qui s'at-
tacha aux vêtemens de plusieurs personnes, et les souilla
de telle sorte qu'elles s'en dépouillèrent avec horreur; et
ce prodige se répéta en trois endroits de ce pays. Dans le
territoire de Senlis, un homme, en se levant le matin,
trouva sa maison toute tachée de sang à l'intérieur. Or
cette année, une grande mortalité affligea la population;
diverses maladies très malignes, accompagnées de bou-
(i) Il s'appelait Védaste-Avon. Voyez liv. vu, chap. 5.
(2) An 58i.
366 HISTOIRE DES FRANCS,
tons et d'ampoules , firent périr un grand nombre d'ha-
bltans. Plusieurs, cependant, échappèrent à force de
soins. Nous apprîmes aussi que, cette année, une ma-
ladie inguinale avait exercé ses fureurs à Narbonne; et
qu'elle ne laissait aucun intervalle entre l'attaque et la
mort du malade.
XV. Cependant Félix, évêque de Nantes, atteint de
cette contagion, tomba sérieusement malade. Alors il
appela près de lui les évêques voisins, et les supplia d'ap-
puyer par leurs signatures un projet d'élection qu'il avait
rédigé en faveur de Bourguignon son neveu. Quand cela
fut fait, ils me l'envoyèrent. Bourguignon était alors âgé
d'environ vingt-cinq ans. Arrivé auprès de moi, il me
pria de venir jusqu'à Nantes, et, après lui avoir donné la
tonsure, de le sacrer évêque à la place de son oncle qui
vivait encore. Je m'y refusai , parce que je reconnus que
les canons s'y opposaient. Je lui donnai cependant des
conseils, et lui dis : «Nous trouvons écrit dans les ca-
« nous, mon fils, que personne ne peut parvenir à l'épi-
(( scopat, s'il n'obtient d'abord régulièrement les degrés
«ecclésiastiques. Ainsi, mon très cher frère, retourne
« à Nantes, et demande la tonsure à celui qui t'a choisi.
« Quand tu auras reçu la dignité de prêtre, sois assidu
« à l'église ; et lorsque Dieu voudra qu'il sorte de ce
« monde, tu monteras facilement au rang d'évêque. » De
retour chez lui, il négligea de suivre mes conseils, parce
que l'évêque Félix semblait aller un peu mieux; mais
quand la fièvre eut disparu, ses jambes se couvrirent de
boutons purulens; et le malade y ayant appliqué un trop
fort cataplasme de cantharides qui les fit tomber en pour-
riture , termina ses jours dans la trente-troisième année
LIVRE SIXIÈME. 367
(Je son épiscopat, la soixante -dixième de sa vie (i).
Nonnichius, son cousin, lui succéda, par la volonté du
roi.
XVI. A la nouvelle de sa mort , Pappolen reprit avec
lui sa nièce, dont il avait été séparé. Avant ce temps,
elle avait été fiancée avec lui. Mais comme Félix différait
toujours le mariage, Pappolen vint avec une troupe con-
sidérable, enleva la jeune fille de l'oratoire épiscopal, et
se réfugia dans la basilique de Saint-Aubin. L'évêque Félix,
ému de colère, après avoir circonvenu la jeune fille par
ses artifices , la sépara de son mari , et l'ayant forcée de
quitter l'habit du siècle , la confina dans un monastère à
Bazas. Celle-ci envoya des émissaires secrets à Pap-
polen pour qu'il l'arrachât du lieu où elle était renfer-
mée, et la reprît avec lui. Pappolen y consentit, enleva
la jeune fille hors du monastère, et se l'attacha par les
liens du mariage. Puis, muni d'un privilège royal, il n'eut
plus à craindre les menaces des parens.
XVII. Le roi Chilpéric fit baptiser, cette année, beau-
coup de juifs, dont plusieurs furent tenus par lui sur les
fonts sacrés. Plusieurs d'entre eux cependant, purifiés de
corps et non pas d'esprit, mentirent à Dieu, et retournè-
rent à leur ancienne perfidie (2) ; de sorte qu'ils observaient
(i) Félix mourut le 6 janvier 582. Il est honoré comme saint par
ceux de Nantes. Notre auteur a parlé de lui peu favorablement, liv. v,
chap. 5. M. Augustin Thierry, dans sa cinquième lettre sur l'histoire
de France, a expliqué d'une manière plausible l'inimitié qui régnait
entre Félix et Grégoire, tous deux hommes de mérite, et faits pour
s'estimer.
(2) C'est-à-dire leur erreur : nous dirions aujourd'hîii, leur religion :
mais nous avons dû conserver l'expression même de notre auteur.
368 HISTOIRE DES FRANCS,
le sabbat en paraissant lionorer le jour du Seigneur.
Mais Priscus (i) ne put être engagé par aucun motif à la
connaissance de la vérité. Le roi, irrité, le fît garder en
prison, pour forcer du moins à croire, même malgré lui,
celui qu'il ne pouvait amener à une foi volontaire. Mais
celui-ci, au moyen de quelques présens, demanda un délai
(jusqu'à ce que son fils eût épousé une juive de Mar-
seille), et promit faussement d'accomplir ensuite les
ordres du roi. Dans l'intervalle, une dispute s'éleva entre
lui et Phatir, un de ces juifs convertis que le roi avait
tenus sur les fonts de baptême : et comme un jour de
sabbat Priscus, les reins entourés d'un suaire, sans aucun
instrument de fer à la main , se rendait dans un lieu se-
cret, probablement pour observer la loi de Moïse, Phatir,
survenant tout à coup avec un glaive , l'égorgea , ainsi que
ses compagnons, et après ce meurtre, se réfugia dans la
basilique de Saint-Julien (o.) avec ses serviteurs, qui se
tenaient sur la place voisine. Tandis qu'ils y séjournaient,
ils entendent dire que le roi, après avoir fait périr leur
maître , les ferait tirer de la basilique , et tuer comme des
malfaiteurs. Alors l'un d'entre eux, lorsque déjà leur
maître avait pris la fuite, tire un glaive, égorge ses com-
pagnons, et sort peu après de la basilique, son glaive à
la main ; mais le peuple se jeta sur lui , et le massacra im-
pitoyablement. Phatir, après en avoir obtenu la permis-
sion, retourna dans le royaume de Contran, d'oîi il était
puisqu'elle nous fait connaître le jugement qu'il portait des juifs et de
leur croyance.
(i) Voyez cliap. 5.
(2) Cette basilique est l'église de Saint-Julien-le-Pam>re , aujour-
d'hui chapelle de l'Hôtel-Dieu. La place voisine était probablement
du même côté, sur la rive gauche de la Seine.
LIVRE SIXIÈME. 369
venu; mais peu de jours après, il fut tué par les parens
de Priscus.
XVIII. Les députés du roi Chilpéric , Ansovald et
Domegisil , revinrent d'Espagne , où ils avaient été en-
voyés pour y prendre connaissance de la dot destinée à
sa fille (i). En ces jours-là, le roi Leuvigild était à la tête
d'une armée contre son fils Herménegild , à qui il enleva
la ville de Mérida. Nous avons dit, plus haut (2), comment
ce jeune prince avait fait alliance avec les généraux de
l'empereur Tibère. Cette circonstance fut pour les dépu-
tés un obstacle qui retarda leur retour. Quand je les vis ,
j'étais inquiet de savoir comment la foi du Christ se sou-
tenait encore dans le peu de chrétiens qui étaient restés
en ce pays. Ansovald me répondit : « Les chrétiens qui
« sont maintenant en Espagne conservent dans sa pureté
« la foi catholique; mais le roi emploie une nouvelle ruse
« pour la détruire. Il fait semblant de prier aux tombeaux
« des martyrs et dans les églises de notre culte , et dit :
« Je reconnais que le Christ est manifestement le fils de
« Dieu, l'égal du père; mais je ne crois pas du tout que
« le Saint-Esprit soit Dieu, parce qu'on ne lit dans aucun
« texte qu'il est Dieu, v — Hélas ! hélas (3} ! quelle sentence
inique! quel sentiment empoisonné! quel esprit dépravé!
(i) C'est-à-dire, que devait apporter à sa fille le prince avec qui on
voulait la marier. C'était l'ancienne coutume des Germains, chez qui
la dot était apportée, non par la femme au mari, mais à la femme par
le mari (Tacit., Germ., 6). Une excellente note de la traduction
précédente fait sentir que cette coutume tenait la femme dans une
dépendance servile à l'égard de son mari.
(2) Voyez liv. v, chap. Bg.
(3) Ces paroles peuvent être considérées comme une réflexion de
l'auteur, aussi bien que comme une réponse faite à Ansovald.
1. l[[
370 HIS10TRE DES FRANCS,
et que devient donc ce que dit le Seigneur (i) : V Esprit
est Dieu (2)? et cette parole de Pierre à Ananie : As-lu
bien pu mentir au Saint-Esprit? Ce n'est pas aux
hommes que tu as menti, c'est a Dieu (3)? et cette
autre de Paul, rappelant les dons mystérieux du Sei-
gneur : C'est un seul et même Esprit qui opère toutes
ces choses, distribuant a chacun ses dons comme il lui
plaît (4)? Or celui qui fait ce qui lui plaît n'est soumis
au pouvoir de personne. — Ansovald, s'étant rendu au-
près de Cliilpéric, y fut suivi d'une ambassade espagnole
qui, de Cliilpéric, alla trouver Childebert, et puis re-
tourna en Espagne.
XIX. Le roi Cliilpéric avait placé des gardes au pont
de l'Orge (5), dans le Parisis , pour arrêter au passage
les hommes du royaume de Contran, et les empêcher de
faire aucun mal : mais l'ancien duc Asclépius, instruit à
l'avance de ces dispositions, vint fondre sur les gardes
pendant la nuit, les tua tous, et ravagea cruellement le
pays voisin du pont. A cette nouvelle, le roi Chilpéric
envova des messagers à tous ses comtes, ducs, et autres
officiers, avec ordre de lever une armée et d'envahir le
royaume de son frère; mais il en fut détourné par le con-
(i) Voyez, sur la divinité du Saint-Esprit, la dispute rapportée plus
haut, V, 44- Ce sont les mêmes citations.
(2) Jean, iv, 24.
(3) Act., V, 5, 4-
(4) I Cor., XII, II.
(5) L'Orge, sur la gauche de la Seine, au sud de Paris. Valois,
NotU. GalL, pense que ce pont pourrait être à Savigny ou à Juvisy.
Pourquoi ])as à Châtres, aujourd'hui Arpajon, qui est sur la grande
route d'Étampes à Paris? Or, Étanipes était à Gontran, ix, 20.
LIVRE SIXIÈME. 371
seil de plusieurs hommes de bien , qui lui dirent : a Ils
« ont mal agi; mais toi, sois plus sage : envoie des messa-
« gers à ton frère; et s'il veut réparer le tort qu'il t'a fait,
« ne cherche à lui causer aucun mal. S'il s'y refuse, tu
« verras ensuite ce que tu dois faire. » Chilpéric, se rendant
à ces raisons, contremanda l'armée, et envoya une am-
bassade à son frère. Contran répara le mal, et demanda
une réconciliation complète à son frère qu'il aimait.
XX. Cette année mourut Chrodin , homme remarquable
par la bonté de son âme et sa piété; prodigue d'aumônes,
soutien des pauvres, il enrichissait les églises, et nourris-
sait les clercs. Souvent il établissait à neuf des habitations
de campagne, plantait des vignes, bâtissait des maisons,
mettait des terres en culture; puis invitait des évêques
dont les revenus étaient modiques, et après le repas il
leur distribuait charitablement, avec des hommes et des
terres, les maisons elles-mêmes, pourvues d'argenterie,
de tapisseries , d'ustensiles , de domestiques et de servi-
teurs , en leur disant : « Que tout cela soit donné à l'église,
« afin que les pauvres qui en seront nourris m'obtiennent
« grâce auprès de Dieu. »
Nous avons encore appris sur cet homme beaucoup
d'autres bonnes actions qu'il serait trop long de racon-
ter. Il mourut âgé de soixante-dix ans (i).
XXI. Cette année, des signes se montrèrent une se-
conde fois. La lune s'éclipsa. Dans le territoire de Tours,
du sang véritable coula d'un morceau de pain rompu. Les
(i) Les louanges du duc Chrodin ont été chantées par Fortunat,
liv. IX, pièce lO.
372 HISTOIRE DES FRANCS,
murs de Soissons s'écroulèrent, A. Angers, la terre trem-
bla. Des loups entrèrent dans les murs de Bordeaux, et
dévorèrent des chiens, sans aucune crainte des hommes.
Des traits de feu parcoururent le ciel en divers sens, La
ville de Basas fut consumée par un incendie qui dévasta
l'église et les maisons qui en dépendaient. Cependant tous
les vases sacrés, à ce qu'on nous dit, furent sauvés des
flammes.
XXII. Le roi Chilpéric, ayant envahi certaines villes
de son frère (i), y établit de nouveaux comtes, et or-
donna que les tributs de toutes ces villes lui fussent remis :
ce qui fut, dit-on, exécuté. Dans ces jours-là, Nonni-
chius, comte de Limoges, fit saisir deux hommes, por-
teurs de lettres au nom de Chartier, évêque de Périgueux,
dans lesquelles le roi était fort maltraité. On y lisait, entre
autres choses, que l'évêque se plaignait d'être tombé du
paradis en enfer, eu passant de l'obéissance de Contran
sous la domination de Chilpéric. Or le comte envoya au
roi les lettres avec les hommes étroitement gardés; mais le
roi, sans s'irriter, voulant discuter la vérité ou la fausseté
de ces imputations , envoya à l'évêque l'ordre de paraître
en sa présence. Quand celui-ci fut arrivé, le roi lui re-
présenta les hommes et les lettres, et lui demanda s'il les
avait envoyées, L'évêque le nia. On demanda aux porteurs
de qui ils les tenaient; ils nommèrent le diacre Fronton.
Interrogé sur le compte de ce diacre, l'évêque répondit
qu'il était son ennemi déclaré, et qu'on ne devait point
douter que ce ne fût une méchanceté de la part d'iui
(i) Les villes prises avant l'affaire de pont de l'Orge, comme Péri-
gueux et Agen. Voyez liv. vi, cliap. 12.
LIVRE SIXIÈME. 373
homme qui s'était souvent montré envers lui liostile et
injuste. A l'instant le diacre fut amené; et, interrogé par
le roi , il chargea l'évêque en disant : « J'ai dicté cette
(f lettre par l'ordre de l'évêque. » Celui-ci se récria, en
disant que cet homme cherchait souvent des artifices pour
le perdre et le faire dépouiller de l'épiscopat. Alors le roi ,
ému de compassion, recommanda sa cause à Dieu, et les
renvoya tous deux , priant l'évêque de pardonner à son
diacre, et le suppliant de prier Dieu pour lui. Ainsi Char-
tier fut renvoyé avec honneur dans sa ville épiscopale.
Deux mois après , Nonnichius , auteur de ce scandale ,
mourut d'un coup de sang ; et comme il était sans enfans,
ses biens furent accordés par le roi à différentes per-
sonnes.
XXIIT. Ensuite, après la mort de tant d'enfans, il na-
quit un fils à Chilpéric. A cette occasion , le roi adoucit
la rigueur des prisons, fit ôter les fers aux captifs, et dé-
fendit d'exiger les amendes dues au fisc par ceux qui
avaient manqué à leur service ; mais cet enfant devint
plus tard la cause d'un grand mal.
XXIV. De nouvelles querelles s'élevèrent contre l'évê-
que Théodore. En effet Gondovald, qui se disait fils du
roi Clotaire, revint de Constantinople, et aborda à Mar-
seille. J'ai cru devoir rappeler brièvement quelques dé-
tails sur son origine. Il était né en Gaule; avait été élevé
avec le plus grand soin, et instruit dans les lettres ; et
conservait, comme les rois de cette famille, sa chevelure
entière déployée sur ses épaules : il fut présenté au roi
Childebert ( i ) par sa mère, qui lui dit : « Voici ton neveu ,
(i) Childebert l'ancien , frère de Clolaire. II paraît qu'en effet Gon-
374 HISTOIRE DES FRANCS.
n fils du roi Clotaire; mais comme il est odieux à son
«père, prends-le sous ta protection, parce qu'il est de
« ton sang. » Comme Childebert n'avait point de fils , il
l'accueillit, et le gardait à sa cour. Cette nouvelle fut
annoncée au roi Clotaire, qui dépêcha des messagers vers
son frère pour lui dire : « Envoie-moi cet enfant, que je le
« voie. :») A l'instant, Childebert lui envoya le jeune homme.
Quand il l'eut devant les yeux , Clotaire lui fit couper sa
chevelure, en disant : «Cet enfant n'est pas de moi. »
Après la mort de Clotaire, il fut accueilli par le roi Cha-
ribert; puis Sigebert, l'ayant attiré auprès de lui, le fit
raser de nouveau, et l'envoya dans la ville d'Agrippine,
maintenant nommée Cologne (i). Il s'échappa encore de
cet endroit, et ayant laissé croître ses cheveux, il alla trou-
ver Narsès, alors gouverneur de l'Italie. Dans ce pays il
prit une femme, dont il eut plusieurs enfans; puis se rendit
à Constantinople. De là, invité, dit-on, par un certain
personnage (2), à revenir en Gaule, il aborda à Marseille,
et fut accueilli par l'évêque Théodore. Il en reçut même
des chevaux, et alla se réunir à Mummol. Mummol était
alors, comme nous l'avons dit ci-dessus (3), dans la ville
d'Avignon. Quant au duc Contran , il se saisit de l'évêque
Théodore, et le fit retenir en prison, lui reprochant
dovald était fils de Clotaire et d'une femme de basse condition : mais
Clotaire refusait de le reconnaître, peut-être parce qu'il suspectait la
fidélité de cette femme.
(i) Colotiia Agrippinensis, fondée par Agrippine, mère de Néron.
Tacit., Ann., xii, 27. On s'habitua, plus tard, à ne la nommer que
Colonia.
(a) Ils étaient deux, à ce qu'il paraît : Mummol et Gontran Doson.
Voyez chap. 26.
(S) Chap. I.
LIVRE SIXIÈME. 375
d'avoir introduit un étranger en Gaule, et d'avoir voulu
par là soumettre le royaume des Francs à la domination
impériale. Mais l'évéque produisit, à ce qu'on assure, une
lettre signée par les grands du royaume de Childebert ,
en disant : «Je n'ai rien fait de moi-même; tout m'a
« été ordonné par mes seigneurs et maîtres, » L'évéque
était donc gardé dans une cellule; et on ne lui permettait
pas d'approcher de l'église. Une nuit, tandis qu'il adres-
sait une fervente prière au Seigneur, la cellule brilla
d'un éclat extraordinaire, de sorte que le comte qui le
gardait fut saisi d'une grande frayeur; et on vit au-dessus
de sa tête un globe de la plus vive lumière pendant l'espace
de deux heures. Le lendemain matin, le comte racontait
cette merveille aux autres personnes qui l'accompagnaient.
Ensuite Théodore fut conduit vers le roi Gontran, avec
l'évéque Epiphane, qui, pour fuir les Lombards, s'était
établi à Marseille; et qui se trouvait impliqué dans cette
affaire. Examinés par le roi, ils ne furent point trouvés
coupables : cependant le roi les fit toujours garder à vue,
et l'évéque Epiphane mourut en cet état, après beau-
coup de tourmens. Quant à Gondovald , il se retira dans
une île de la mer, pour attendre l'événement. Le duc
Gontran partagea les trésors de Gondovald avec un des
ducs du roi Gontran, et emporta, dit-on, en Auvergne,
une immense quantité d'or, d'argent et d'autres objets
précieux.
XXV. La huitième année du roi Childebert (i), la
veille des calendes de février, un dimanche, dans la ville
de Tours , la cloche sonnait les matines , et le peuple se
(i) An 585.
376 HISTOIRE DES FRAJNCS.
levait pour se rendre à l'église, lorsque , d'un ciel couvert
de nuages, avec la pluie tomba un grand globe de feu
qui parcourut un long espace dans l'air, et jeta une si vive
lumière, que l'on distinguait tous les objets comme en
plein jour. Puis, le globe étant rentré dans le nuage, la
nuit revint comme auparavant. Les eaux s'accrurent ex-
traordinairement ; et la Seine, unie à la Marne, causa
une telle inondation autour de Paris, que beaucoup de
naufrages eurent lieu entre la cité et la basilique de Saint-
Laurent (i).
XXVL Le duc Gontran , étant donc retourné à Cler-
mont avec les trésors dont nous avons parlé plus haut ,
alla se rendre auprès du roi Childebert. Comme il en re-
venait avec sa femme et ses enfans, il fut arrêté et retenu
par le roi Gontran , qui lui dit : « C'est toi dont les invita-
« tions pressantes ont amené Gondovald dans les Gaules ,
« et c'est pour ce motif que tu es allé à Constantinople
« dans ces dernières années. » Le duc Gontran lui répondit :
« C'est ton duc Mummol qui l'a lui-même accueilli et gardé
« avec lui dans Avignon; mais donne-moi la liberté, je te
« l'amènerai, et je me justifierai ainsi du fait que tu me
« reproches. — Je ne te laisserai point partir, dit le roi,
« avant que tu ne subisses la juste punition de ton crime. »
Le duc, se voyant menacé de la mort, lui dit : «Voilà
« mon fils; prends-le , et qu'il serve d'otage pour garantie
ce de tout ce que je promets au roi mon maître. Si je ne
« t'amène Mummol, je consens à perdre mon fils. » Alors
le roi le laissa partir, en gardant avec lui le jeune enfant.
Le duc, ayant réuni des hommes de l'Auvergne et du Ve-
(i) Voyez Eclairciss. et obseiv. (JNole c.)
LIVRE SIXIÈME. 377
lai, marcha vers Avignon. Par les artifices de Mummol,
on n'avait préparé sur le Rhône que des bâtimens en
mauvais état. Ils y entrent sans défiance ; mais arrivés au
milieu du fleuve, les vaisseaux, chargés d'hommes, s'en-
foncèrent. Dans cette situation critique, les uns échap-
pèrent à la nage, quelques autres saisirent les planches
mêmes des vaisseaux, et atteignirent le rivage; mais la
plupart, moins adroits, périrent dans le fleuve. Cepen-
dant le duc Contran arriva devant Avignon. Or Mummol ,
après son entrée dans cette ville , voyant qu'à l'excep-
tion d'un seul côté peu étendu , elle était protégée par
le fleuve, avait détourné un bras du Rhône pour cou-
vrir d'eau la partie restée sans défense. Il fit donc creu-
ser en cet endroit des fossés d'une grande profondeur,
et ces pièges furent dissimulés par les courans d'eau
qui les remplissaient. Quand Contran arriva, Mummol
lui dit du haut des murs : « S'il est de bonne foi, que cet
« homme vienne d'un côté du fleuve et moi de l'autre , et
« qu'il me dise ce qu'il veut. » Arrivés tous deux sur la
rive , séparés par le bras du fleuve , Contran lui dit : « Si
« tu le permets , j'irai à toi , parce qu'il y a certaines choses
u sur lesquelles nous devons conférer en secret. — Viens,
« lui dit Mummol, ne crains rien. » Contran entra donc
dans le fleuve avec un de ses amis; mais comme celui-ci
était chargé d'une lourde cuirasse , à peine eut-il atteint
le fossé, qu'il s'enfonça sous les eaux, et ne reparut plus (i).
Contran enfonçait aussi , et était entraîné par la rapidité
(i) Je suppose que ces courans avaient peu de largeur, et semblaient
à Gontraa des ruisseaux facilement guéables. Probablement les bords
en étaient peu profonds, et tout à coup un gouffre était formé par le
fossé creusé d'avance, et rempli d'eau.
378 HISTOIRE DES FRANCS,
du courant, lorsqu'un de ceux qui étaient présens, lui pré-
sentant sa lance de manière à ce qu'il pût la saisir, le ra-
mena au rivage. Alors, après s'être mutuellement accablés
d'outrages, Mummol et lui se retirèrent. Tandis que Con-
tran assiégeait cette ville avec l'armée du roi Contran (i),
cette nouvelle fut annoncée à Ghildebert. Ce prince, ir-
rité de ce qu'il agissait ainsi sans son ordre, envoya
Gondulf, nommé plus haut (2), qui fit lever le siège, et
conduisit Mummol en Auvergne ; mais peu de jours après,
ce dernier revint à Avignon.
XXVII. Le roi Chilpéric, la veille des fêtes de Pâques,
alla à Paris; et pour éviter les malédictions prononcées
dans le traité conclu avec ses frères contre celui qui entre-
rait à Paris sans le consentement des autres (3) , il entra
dans cette ville, précédé des reliques de plusieurs saints;
célébra les jours de Pâques avec beaucoup d'allégresse; et
fit baptiser son fils, que Ragnemod , évêque de Paris,
tint sur les fonts de baptême. Par son ordre, on le nomma
Théodoric.
XX"VIIT, Marc le référendaire, dont nous avons parlé
plus haut (4), après avoir amassé de grands trésors au
moyen de contributions illégales levées sur les peuples,
(i) Valois pense qu'il faut lire Childcbert , parce que l'Auvergne et
le Yelai obéissaient à ce prince. Mais d'abord tous les mss. donnent.
Guntchramni; ensuite, cette armée du roi Gontran, avec laquelle le
duc fait le siège d'Avignon, est peut-être distincte de l'escorte com-
posée des bomraes de l'Auvergne et du Vêlai , avec laquelle il avait
tenté précédemment de surprendre Mummol.
(2) Chap. II.
(3) Voyez liv. vir, chap. 6.
(4) Liv. V, chap. 29.
LIVRE SIXIÈME. 370
saisi tout à coup d'une douleur de côté , se rasa la tête ,
prit l'habit de pénitent (i), et rendit l'âme aussitôt. Ses
biens furent réunis au fisc. On trouva chez lui de grands
amas d'or, d'argent et de beaucoup d'objets précieux : mais
de tant de trésors il n'emporta rien que la perte de son
âme.
XXIX. Les députés, revenus de l'Espagne, n'en rap-
portèrent aucune réponse positive, parce que Leuvigild
était toujours en guerre contre son fils aîné. Dans le mo-
nastère de Sainte-Radegonde (2), une jeune fille, nommée
Disciola , nièce du bienheureux Sauve , évêque d'Albi ,
mourut de la manière suivante. Elle était tombée malade ,
et les autres sœurs la soignaient assidûment, lorsque vint
le jour oïl elle devait quitter son corps. Vers la neuvième
heure, elle dit à ses sœurs : « Voici que je me sens plus
«légère; je n'éprouve plus de douleur. Il n'est plus né-
« cessaire que vous vous inquiétiez de moi pour me don-
« ner des soins; mais plutôt éloignez-vous, pour que je
«repose plus facilement.» Ses sœurs, l'entendant ainsi
parler, se retirèrent un instant de sa cellule, et revinrent
peu après. Elles se tenaient debout devant elle , attendant
ce qu'elle allait leur dire. Disciola, les bras étendus, de-
manda à je ne sais qui sa bénédiction en ces termes :
« Bénis-moi, saint serviteur du Très-Haut; car voilà trois
« fois que tu te fatigues aujourd'hui pour ma cause. Pour-
« quoi, ô saint! souffres-tu, pour une pauvre femme, des
(i) La tonsure était commune aux pénitens, comme aux clercs et
aux moines. Concil. d'Agde, an 5o6, can. i5. Sidonius ApoU., lett. 24,
liv. IV, et note de Sirmond.
(2) Monastère de la Sainte-Croix, à Poitiers, fondé par sainte Ra-
degonde. Voyez liv. m, chap. 7.
aSO HISTOIRE DES FRANCS,
a outrages si multipliés? » Les sœurs lui demandèrent à
qui elle s'adressait; mais elle ne répondit rien. Puis, après
un court intervalle, elle fit entendre un grand éclat de
rire, et rendit l'esprit. Au même moment, un possédé, qui
était venu devant la gloire de la sainte Croix (i) pour en
obtenir sa guérison , saisit sa chevelure avec ses mains , et
se frappa la tête contre la terre, en disant : « Hélas! hé-
« las! malheur à nous, qui avons éprouvé un tel dom-
«mage! Au moins, s'il nous eût été permis de plaider
« notre cause avant que cette âme ne nous fût enlevée ! »
Les assistans lui demandèrent ce qu'il voulait dire : «Voici ,
« répondit-il , l'ange Michel qui se charge de la jeune fille,
« et qui la porte dans le ciel; et notre prince, que vous
« nommez le diable, n'y a point de part. » Ensuite, quand
le corps eut été lavé, il devint si éblouissant de blancheur,
que l'abbesse ne put trouver sous sa main aucun linge
plus blanc que son corps. Cependant elle fut ensevelie
dans un linceul propre, et livrée à la sépulture. Une autre
jeune fille de ce monastère eut une vision, qu'elle raconta
à ses sœurs. Elle croyait, dit-elle, parcourir une route;
et son vœu était d'arriver en marchant jusqu'à la fontaine
vivante. Comme elle ne connaissait pas le chemin, un
homme s'offrit à ses yeux, et lui dit : «Si tu veux aller
« à la fontaine vivante , je marcherai devant toi pour
« te guider. » Celle-ci le remercia , et le suivit. Tout en
marchant, ils arrivèrent à une grande fontaine, dont les
eaux brillaient comme de l'or; à l'entour, les herbes,
semblables à des pierres précieuses de mille couleurs va-
riées, rayonnaient de toute la lumière du printemps; et
(i) C'est-à-dire dans l'église même du monastère, dédiée à la sainte
Croix.
LIVRE SIXIÈME 381
cet homme lui dit : « Voici la fontaine vivante que tu as
« cherchée avec tant de peine. Abreuve-toi largement à
« cette source , afin qu'elle devienne en ta faveur une fon-
ce taine d'eau vive jaillissant pour la vie éternelle. » Tandis
qu'elle buvait avidement de cette eau, d'un autre côté
venait l'abbesse, qui dépouilla la jeune fille, et la couvrit
d'un vêtement royal si brillant de lumière, d'or et de
pierreries, qu'on pouvait à peine en soutenir l'aspect. En
même temps, elle lui disait : « C'est ton époux qui t'envoie
« ces présens. » A la suite d'une telle vision, la jeune fille,
touchée de componction , demanda quelques jours après ,
à l'abbesse , de lui préparer une cellule pour s'y enfermer.
Tout fut bientôt prêt, et l'abbesse lui dit : «Voici la cel-
« Iule; que désires-tu de plus?» La jeune fille demanda
qu'on lui permît d'y vivre en recluse. Cette grâce lui est
accordée, et au milieu des vierges rassemblées, de leurs
saints cantiques, des cierges allumés, la bienheureuse
Radegonde la conduit elle-même par la main jusqu'au lieu
de sa retraite. Alors, disant adieu à tout le monde, elle
embrassa chacune de ses compagnes, et fut renfermée.
On boucha l'ouverture par où elle était entrée; et encore
aujourd'hui, dans cette cellule, elle se livre tout entière
à la prière et à la lecture.
XXX. Cette année (i), l'empereur Tibère quitta le
monde, et sa mort fut un grand sujet de deuil pour ses
peuples. Il était, en effet, d'une bonté parfaite , porté à
l'aumône, juste dans ses arrêts, prudent lorsqu'il fallait
(i) Nous sommes à l'année 583, la huitième année du règne de Chil-
debert (voyez chap. 9.5) ; mais il est prouvé qne la mort de Tibère
est de 582.
382 HISTOIRE DES FRANCS,
juger; sans mépris pour personne, mais d'une égale bien-
veillance pour tout le monde, il aimait tous ses sujets,
et en était généralement aimé. Quand il fut tombé ma ~
lade, et qu'il désespéra de sa guérison, il appela l'impéra-
trice Sophie, et lui dit : « Je le sens, j'ai rempli le temps
« que j'avais à vivre. Maintenant, aidé par ton conseil, je
« choisirai celui qui doit gouverner la république. Il faut,
« en effet, choisir un homme actif qui me remplace dans
« cette fonction suprême. » Sophie choisit un certain Mau-
rice, en disant : « Cet homme est très actif et très habile.
« Souvent, dans des combats contre les ennemis de la ré-
« publique , il a remporté la victoire. » Elle parlait ainsi ,
dans l'espérance de l'épouser après la mort de Tibère :
mais quand celui-ci connut le choix de l'Hupératrice , il
fit revêtir sa fille des ornemens impériaux , et appelant
Maurice, lui dit : « D'accord avec l'impératrice Sophie,
« je te choisis pour empereur. Afin de t'affermir sur le
« trône, je te donnerai ma fille en mariage. » La jeune
fille approcha, et son père la remit à Maurice, en lui di-
sant : « Que mon empire te soit donné avec cette jeune
« fille. Puisses-tu y trouver le bonheur, et n'oublier jamais
« de chercher tes plaisirs dans l'équité et la justice. « Mau-
rice accepta la jeune princesse, et la conduisit à sa mai-
son. Quand les noces eurent été célébrées, Tibère mourut.
Après les jours donnés à la douleur, Maurice, orné du
diadème et de la pourpre, s'avança dans le Cirque, où il
fut salué par de vives acclamations; puis, ayant fait au
peuple les largesses d'usage , il fut confirmé dans la pos-
session de l'empire.
XXXI. Enfin le roi Chilpéric reçut de son neveu Chil-
debert une députation, à la tête de laquelle était Egidius,
LIVRE SIXIEME. 383
évêque de Reims. Lorsqu'ils furent introduits auprès du
roi et qu'on leur eut accordé la parole , ils dirent : a Ton
« neveu te demande de maintenir absolument la paix que
« tu as faite avec lui ; mais il ne peut rester en paix avec
« ton frère, parce que celui-ci, après la mort de son père,
« lui a enlevé sa portion de Marseille, qu'il retient ses trans-
« fuges, et ne veut point les lui renvoyer. Aussi ton neveu
« Childebert veut maintenir intacte la bonne amitié qui
« est maintenant entre vous deux. — Mon frère, répondit
« Chilpéric, est repréhensible en plusieurs points; car si
« mon fds Childebert veut se rendre un compte exact des
« choses , il trouvera que son oncle a été de connivence
« dans la mort de son père.» A ces mots, l'éveque Egi-
dius prenant la parole : « Si tu te joins à ton neveu, et
« qu'il se joigne à toi, tous deux marchant avec une ar-
« mée , vous tirerez promptement de votre ennemi une
« vengeance légitime. » Cet accord ayant été confirmé par
des sermens, on se donna des otages de part et d'autre, et
on se quitta. En conséquence, Chilpéric, comptant sur les
promesses de ces députés, mit en mouvement l'armée de
son royaume, et vint à Paris, où son séjour causa de grandes
dépenses aux habitans. Cependant le duc Bérulf, avec
ceux de Tours, d'Angers, de Poitiers et de Nantes, vint
sur les limites du Berri. Didier et Bladaste, avec toute
l'armée de la province, qu'on leur avait confiée (i), in-
vestirent le Berri d'un autre côté , après avoir cruelle-
ment ravagé les pays par où ils étaient venus. Chilpéric
voulut que l'armée qui venait le joindre traversât Paris.
Quand elle fut passée, il passa outre lui-même, et se
rendit au château de Melun , dévastant tout le pays par
(i) Voyez Eclairciss. et obscrv. (Note d.)
384 HISTOIRE DES FRANCS,
le fer et !e feu; et quoique l'armée de son neveu ne fût
pas venue le joindre, cependant des généraux et des dé-
putés de ce prince étaient avec lui. Alors il envoya aux ducs
nommés ci-dessus des messagers pour leur dire : « Entrez
« dans le Berri, et avancez jusqu'à la ville, pour en exi-
« ger, en mon nom, le serment de fidélité.)) Mais ceux du
Berri, réunis au nombre de quinze mille hommes auprès
de Château-Meillant (i), combattirent contre le duc Di-
dier. Et là il se fit un si grand carnage, qu'il périt plus
de sept mille hommes dans chaque armée. Les généraux,
avec le reste de leurs gens, parvinrent jusqu'à la ville,
pillant et ravageant tout le pays; et alors eut lieu une
dévastation sans exemple dans le souvenir des hommes.
Il ne restait plus ni maisons, ni vignes, ni arbres; mais
tout était coupé, incendié, détruit. On enlevait des églises
les vases sacrés, on brûlait les églises elles-mêmes. Ce-
pendant le roi Contran , avec une armée , se présenta de-
vant son frère (-2), plaçant toute son espérance dans le
(i) Nous adoptons, avec Lebeuf et D. Bouquet, cette interprétation,
plutôt que celle de Mehim-sur-Èvre, qu'avaient proposée Lecointe,
Valois et Ruinart. L'armée de Bérulf avec ceux de Tours, Poitiers,
Angers, Nantes, doit naturellement attaquer le Berri par le nord et
par l'ouest : celle de Bladaste et Didier l'attaquent par un autre côté,
probablement par le midi ; et les habitans sont venus se réunir à un
point voisin de la frontière pour s'y opposer. Ensuite, il semble que l'ar-
mée victorieuse parcourt un certain espace avant d'arriver à Bourges :
or Château-Meillant est à une quinzaine de lieues de cette ville, tandis
que Mehun en est très voisin. Enfin, l'attaque du Berri du côté du
sud, par l'armée de Bladaste, est encore plus vraisemblable, si le
gouvernement de Bladaste et de Didier, appelé Provincia, était la
réunion des provinces méridionales conquises récemment par Chil-
péric sur Gontran. Voyez la note précédente.
(2) Près de Melun , où nous avons vu que Chilpéric était posté avec
une armée.
LIVRE SIXIÈME. 385
jugement de Dieu. Un jour, vers le soir, il envoya contre
lui son armée, qui détruisit une grande partie de celle de
son frère. Le matin, ils s'envoyèrent réciproquement des
députés , et firent la paix , avec promesse mutuelle de
s'en rapporter au jugement des évêques et des seigneurs :
celui qui serait reconnu avoir dépassé les bornes de la loi
devait payer à l'autre une composition. A ces conditions,
ils se séparèrent en bon accord. Le roi Chilpéric, ne pou-
vant empêcher ses troupes de se livrer au pillage, tua de
sa main le comte de Rouen; puis revint à Paris, aban-
donnant le butin et relâchant les captifs. Ceux qui assié-
geaient Bourges , ayant reçu l'ordre de retourner chez
eux, emportèrent tant de butin, que toute la contrée,
à mesure qu'ils se retiraient, semblait absolument vide
d'hommes et de troupeaux. Pareillement l'armée de Didier
et de Bladaste, étant entrée sur le territoire de Tours,
se signala par des incendies, des pillages, des homi-
cides, comme on fait ordinairement en pays ennemi. Ils
emmenaient les habitans captifs, et pour la plupart les
renvoyaient après les avoir entièrement dépouillés. Ce
désastre fut suivi d'une maladie sur les troupeaux, de
sorte qu'il restait à peine une seule tête de bétail, et que
c'était une nouveauté de voir une bête de somme ou d'aper-
cevoir une génisse. Tandis que tout cela se passait, Chil-
debert était avec son armée, réunie dans un même lieu.
Une nuit, l'armée se souleva; le petit peuple fit entendre
des murmures toujours croissans contre l'évêque Egidius
et les ducs du roi, puis vociféra et s'écria sans ménage-
ment : « A bas ces courtisans du roi qui vendent son
« royaume , qui soumettent ses villes à un autre maître ,
« et livrent le peuple du prince à une domination étran-
« gère! » A la suite de ces vociférations et d'autres sem-
I. 25
386 HISTOIRE DES FRANCS,
blables, le malin étant venu, ils saisissent leurs armes,
et courent à la tente du roi pour y surprendre l'évêque et
les seigneurs , les accabler, les frapper, les décliirer avec
le glaive. Averti de leur dessein, l'évêque prit la fuite,
monta un cheval, et se dirigea vers sa ville épiscopale;
mais le peuple le poursuivait à grands cris, lui jetant des
pierres, et vomissant contre lui mille outrages. Ce qui le
sauva, c'est qu'ils n'avaient pas de chevaux prêts. Cepen-
dant les montures de ses compagnons s'étant lassées, il
continua seul sa course, dominé par une telle crainte,
qu'un de ses souliers étant tombé à terre , il ne prit pas le
temps de le ramasser ; et parvenu en cet état jusqu'à la
ville, il s'enferma dans les murs de Reims.
XXXII. Peu de mois auparavant, Leudaste (i) était
arrivé dans le territoire de Tours, muni d'une autorisa-
tion du roi, pour y pi-endre femme, et y fixer son séjour.
Il nous présenta aussi une lettre signée de plusieurs évo-
ques, afin d'être admis à la communion : mais ne voyant
pas de lettres de la reine, qui avait principalement con-
tribué à le faire exclure de la communion, je différai de
l'y admettre en disant : «Quand j'aurai reçu l'ordre de la
« reine, alors je te recevrai sans hésiter. )i Dans l'inter-
valle j'envoyai vers elle , et elle me répondit par un écrit
ainsi conçu : « Obsédée par plusieurs personnes, je n'ai
« pu faire autrement que de le laisser partir ; mais je t'en
« prie, qu'il n'obtienne de toi aucune réconciliation, qu'il
« ne reçoive pas la communion de ta main, jusqu'à ce que
« nous ayons décidé, après un plus mûr examen, de ce
« qu'il convient de faire. » En relisant cet écrit, je crai-
f i) Ennemi personnel de notre auteur. Voyez liv. v, ch. 49 et 5o.
LIVRE SIXIÈ^IE. 387
gnis qu'on ne voulût l'assassiner. Je fis venir son beau-
père , auquel je communiquai mes craintes , et je le suppliai
de se tenir sur ses gardes jusqu'à ce que le ressentiment
de la reine fût apaisé. Je lui donnais ce conseil sans ar-
rière-pensée, et pour l'amour de Dieu; mais comme il
était toujours mon ennemi, il le prit pour un piège, et
refusa de tenir la conduite que je lui prescrivais. Ainsi
fut justifié ce proverbe que j'ai entendu de la bouche
d'un vieillard : « A un ami, à un ennemi, donne toujours
« un bon conseil, parce que l'ami en profite, l'ennemi le
« méprise. » Ayant donc dédaigné mes avis, il envoya un
message au roi , qui était alors avec son armée sur le ter-
ritoire de Melun , et il priait les soldats de supplier le roi
pour qu'il daignât l'admettre en sa présence. Toute l'armée
intercédant en sa faveur, le roi lui permit de se présenter,
et Leudaste, prosterné à ses pieds, implora son pardon.
« Agis quelque temps avec prudence, lui dit le roi, jusqu'à
« ce que tu aies vu la reine et que tu t'accordes avec elle
« sur les moyens de regagner ses bonnes grâces; car tu es
«bien coupable à son égard. » Mais lui, toujours impru-
dent et léger, plein de confiance, parce qu'il avait obtenu
d'être admis en présence du roi, suivit ce prince de re-
tour à Paris, et un dimanche , au milieu de l'église, il se
prosterna aux pieds de la reine en lui demandant pardon :
mais celle-ci , frémissant de rage et maudissant son aspect,
le repoussa loin d'elle , et , les yeux en larmes , s'écria :
« Puisque je n'ai point de fils qui puisse soutenir ma cause
« lorsque je suis accusée, c'est à toi, Seigneur Jésus, que
«j'en confie la défense. » Puis se jetant aux pieds du roi,
elle ajouta : « Malheur à moi , qui vois mon ennemi , et ne
« peux avoir sur lui l'avantage! » T.eudaste ayant donc élé
repoussé du Vwu saint, la sol«'nnit('' do la messe fut rélé-
388 HISTOIRE DES FRANCS,
brée. Quand le roi sortit do l'église avec la reine, Leu-
daste les suivit jusqu'à la place (ij, sans prévoir ce qui
devait lui arriver. Il parcourait les maisons des négo-
cians, se faisait montrer leurs marchandises, pesait de
l'argenterie , et examinait divers objets précieux en disant :
« J'achèterai ceci et cela , parce qu'il me reste beaucoup
« d'or et d'argent. » Il parlait encore lorsque des servi-
teurs de la reine arrivèrent subitement, et vovdurent le
garrotter ; mais lui , tire son épée et frappe l'un d'entre
eux. Alors les autres, émus de colère, saisissent leurs
bouchers et leurs glaives, et se jettent sur lui. L'un d'eux
lui assène un coup qui lui enlève en grande partie les che-
veux et la peau de la tête. Comme il s'enfuyait par le
pont de la ville, son pied ayant glissé entre les deux pièces
de bois qui forment le pont , il se cassa la jambe, et fut
alors arrêté. On lui lia les mains derrière le dos, et il fut
remis à des gardes. Le roi le fît soigner par des méde-
cins, pour que, guéri de ses blessures, il fût ensuite tor-
turé par de longs supplices. On le conduisit dans une
propriété du fisc, où la gangrène, qui se manifesta dans
ses plaies, le réduisit à la dernière extrémité. Enfin, par
ordre de la reine, on l'étendit à terre sur le dos, la tête
appuyée sur une grande pièce de bois, et avec une autre
on lui frappa sur la gorge. Telle fut la juste mort qui
termina une vie remplie de crimes.
XXXIII. La neuvième année (2) du roi Childebert, le
(i) Cette place était près de l'église, c'est-à-dire de la cathédrale;
remplie de marchands; près d'un pont. Dulaure conjecture, avec assez
de vraisemblance, qu'elle était à peu près où se trouve le Marché-
Neuf.
(2) An 584 •
LIVRE SIXIÈME. 389
roi Contran rendit de lui-même à son neveu la portion de
Marseille qui lui appartenait. Les députés de Chilpéric,
revenus des Espagnes, annoncèrent que la province de
Carpitanie (i) avait été cruellement ravagée par les sau-
terelles, au point qu'il ne restait pas un arbre, pas une
vigne, pas une forêt, pas une espèce de fruit ou de ver-
dure , qu'elles n'eussent détruit. Ils disaient aussi que
l'inimitié qui avait surgi entre Leuvigild et son fils s'ac-
croissait toujours plus violente. Une maladie contagieuse
dévastait avec plus de furie encore plusieurs endroits de
cette contrée, mais exerçait surtout ses ravages à Nar-
bonne (2). Depuis trois ans qu'elle avait envahi cette
ville, elle s'était calmée, et déjà les habitans fugitifs y
rentraient; mais la maladie les frappa de nouveau, et en
fit périr un grand nombre. La cité d'Albi fut aussi bien
tourmentée par ce fléau. En ces jours-là on vit paraître,
la nuit, du côté du nord, beaucoup de rayons, brillant
d'un vif éclat; ils convergeaient les uns vers les autres,
puis se séparaient; enfin ils s'évanouirent; et le ciel, dans
la région septentrionale, fut éclairé d'une si forte lumière,
qu'on croyait voir naître l'aurore (3).
XXXIV. Une députation vint encore une fois de l'Es-
pagne, avec des présens, pour arrêter avec le roi Chilpéric
l'époque où, d'après les conventions antérieures, il don-
nerait sa fille en mariage au fils (4) du roi Leuvigild.
(i) Maintenant partie de la Nouvelle- Castille. Tolède en était la
capitale.
(2) Narbonne et les autres villes de la Septimanie étaient alors attri-
imées à l'Espagne, parce qu'elles obéissaient aux Yisigoths. (Ruin.)
(3) D'où est venu à ce phénomène le nom (Vaurore boréale.
(4) Recared, frère d'Herménegild , à qui Rigonthe avait été pro-
mise. Voyez chap. i8.
390 HISTOIRE DES FRANCS.
lA'poquc fixée, et toutes choses convenues, l'envoyé se
relira; mais le roi Chilpéric, en quittant Paris pour se
rendre dans le Soissonnais, éprouva un nouveau chagrin.
Son fils, qu'il avait fait baptiser l'année précédente (i),
mourut de dyssenterie. C'est ce qu'annonçait cette flanmie
échappée des nuages , dont j'ai parlé plus haut. Alors ils
revinrent à Paris accablés de douleur, ensevelirent l'en-
fant, et envoyèrent après l'ambassadeur, le priant de re-
venir pour ajourner l'époque convenue ; car, disait le roi :
« Le deuil est dans ma maison; comment célébrerai-je les
« noces de ma fille? » 11 voulut même envoyer en Espagne
une autre fille (2) qu'il avait eue d'Audovère, et qu'il avait
placée dans le monastère de Poitiers ; mais il renonça à
ce projet , surtout à cause de la résistance de la bienheu-
reuse Radegonde , qui disait : « 11 ne convient pas qu'une
« jeune fille vouée à Jésus-Christ retourne aux voluptés
« du siècle. »
XXXV. Tandis que ces choses se passaient, on annonce
à la reine que l'enfant qu'elle avait perdu était mort vic-
time de maléfices et d'enchantemens, et que le préfet Mum-
mol (3), dès long-temps odieux à la reine, était complice de
ce crime. Il arriva aussi qu'un jour, à la table de Mummol ,
un courtisan du roi se lamentait de ce qu'un enfant qu'il
chérissait avait été attaqué de dyssenterie. Le préfet lui
(i) Théodéric. Voyez chap. 20 et 27.
(2) Basine, qui excita tant de troubles dans ce monastère, comme
on le verra plus bas, liv. ix, chap. Sg.
(3) Il ne faut pas le confondre avec le patrice Mummol , général de
Contran, depuis peu passé au service de Childebert, et dont il a ét;é
question si souvent. On croit (juc celui-ci était préfet ou maire du
palais de Chii|u'ric.
LIVRE SIXIÈME. 391
répondit : « J'ai à ma disposition une herbe qui , prise en
« breuvage, guérit toute personne malade de dyssenterie,
« fût-elle désespérée. » Ces paroles, rapportées à la reine,
l'enflamment d'une nouvelle fureur. Cependant elle fait
saisir plusieurs femmes de Paris, les applique à la torture,
et à force de coups les contraint de déclarer ce qu'elles
savaient. Celles-ci se confessent sorcières, attestent qu'elles
ont fait périr plusieurs personnes, et ajoutent cette cir-
constance, que je prétends incroyable : « Nous avons sa-
« crifié ton fils , ô reine ! pour obtenir la vie de Mummol. »
Alors la reine redouble la rigueur de leurs tortures ,
et fait tuer les unes, brûler les autres; ou les attache
à des roues en leur brisant les os. Puis elle se retira
avee le roi dans la maison royale de Compiègne , et
là, lui révéla tout ce qu'elle avait appris sur le préfet.
Le roi se le fit amener par des serviteurs, et l'inter-
rogea; puis ils le chargèrent de chaînes et. le livrèrent
à différens supplices. On le suspendit à une poutre,
les mains liées derrière le dos, et on lui demanda ce
qu'il savait de ces maléfices. Mais il n'avoua aucun des
faits que nous avons rapportés plus haut. Seulement il
déclara avoir souvent reçu de ces femmes , des onguens
et des breuvages qui devaient lui procurer la faveur du
roi et de la reine. On le détacha donc du poteau. Alors
il appela l'exécuteur et lui dit : « Annonce au roi mon
« maître, que je ne sens aucun mal des tourmcns que
«j'ai subis. » A ces mots, le roi s'écria : « N'est-il pas
« vrai qu'il est un sorcier, s'il n'a rien souffert de tous
« ces châtimens?» Alors on l'étendit sur des roues, et
on le frappa avec de triples courroies, jusqu'à ce que
les bourreaux fussent lassés ; ensuite on lui enfonça des
bâtons pointus dans les ongles des mains et des pieds.
392 HISTOIRE DES FRANCS.
Et lorsqu'il n'avait plus à attendre que le coup du glaive,
levé sur lui pour lui trancher la tête, il obtint de la reine
grâce pour sa vie; mais il eut à subir une humiliation aussi
cruelle que la mort. Car, placé sur un chariot, il fut
envoyé dans la ville de Bordeaux, lieu de sa naissance,
mais dépouillé de tous ses biens. Frappé en route d'un
coup de sang, il put à peine arriver à sa destination; et
peu de temps après, il rendit l'esprit. Ensuite, la l'eine
ayant pris le trésor (i) de son enfant, fit jeter au feu ses
vêtemens et tout ce qu'elle put trouver de ses effets, même
en soie (2) ou de toute autre étoffe, et les détruisit entiè-
rement. On prétend qu'il y en avait la charge de quatre
chariots. Quant aux objets d'or et d'argent , elle les garda
après les avoir fait fondre pêle-mêle dans une fournaise
ardente, afin qu'il ne restât rien d'entier qui pût lui rap-
peler son fils et sa douleur.
XXXVI. Étherius, évêque de Lisieux, dont nous avons
parlé précédemment (3), fut chassé de sa ville, puis y
(i) On voit par là que le trésor d'un prince renfermait non seule-
ment de l'or et de l'argent, mais des habits, des étoffes et d'autres
objets précieux.
(2) Cette expression prouve que la soie était alors chose très rare. On
sait qu'elle ne devint commune en France que dans le xvii"^ siècle.
(3) Il n'est question nulle part, dans les ouvrages de Gi'égoire de
Tours , de cet Etherius ; d'où Lecointe en a inféré que ce chapitre ,
qui d'aillem's manque dans la plupart des manuscrits, était, comme
beaucoup d'autres, une interpolation. Sans vouloir prononcer sur
cette question, sujette à controverse, nous dirons que Ruinart, pour
défendre l'authenticité de ce chapitre, lappelle que, dans un autre
chapitre non suspect, iv, 16, notre auteur, en nommant Tétricus,
évèque dt- Langrcs, ajoute de même : ciijus memoviam J'ccimus, quoi-
qu'il ne soit pas nommé auparavant dans son histoire. Mais du moins
il eu avait fait mcntiou dans un autre opuscule j au litu que Étherius
LIVRE SIXIÈME. 393
rentra, de la manière suivante. Il avait un clerc, originaire
du Mans, dissolu, aimant les femmes, et livré à la gour-
mandise, à la fornication et à toute espèce de vices im-
mondes. Comme il entretenait commerce avec une femme
mariée, une vraie prostituée, il lui fit couper la che-
velure, l'habilla en homme, et l'emmena dans une autre
ville, pour éviter tout soupçon d'adultère au milieu de
gens inconnus. Cette femme était de race libre et née
d'honnêtes parens. Ses proches , ayant , plusieurs jours
après, découvert ce qui s'était passé, s'agitèrent avec
empressement pour venger la honte de leur famille :
ayant trouvé le clerc , ils l'enchaînèrent et le retinrent
prisonnier; mais firent brûler la femme. Ensuite, do-
minés par l'exécrable soif de l'or, ils s'occupèrent de
vendre le clerc, c'est-à-dire de trouver quelqu'un qui
le rachetât : sinon il était destiné à une mort certaine.
Étherius, instruit de toute l'affaire, fut touché de com-
passion ; il donna vingt pièces d'or, et le délivra de
ce péril imminent. Quand il eut été ainsi rendu à la
vie, le clerc se donna pour docteur dans les lettres,
et promit à l'évêque que , s'il lui confiait des énfans ,
il en ferait des sa vans accomplis. L'évêque, ravi de
ce qu'il entendait , réunit les enfans de la ville, et
lui confia le soin de les instruire. Déjà il était en
honneur auprès des habitans; il avait reçu de l'évêque
une terre et des vignes; il était invité dans les maisons
des parens dont il instruisait les fils : mais, retournant
à ses honteux penchaus , oublieux de tout ce qu'il avait
souffert autrefois, il jeta un regard de concupiscence
n'a jamais été nommé par lui ; à moins que ce ne soit dans un ouvraj^c
perdu.
394 HISTOIRE DES FRANCS,
sur la mère d'un de ses élèves. Celte femme vertueuse,
s'en étant plainte à son mari , ses parens réunis firent
subir au clerc de rudes tourmens, et voulurent même
le tuer. L'évêque , encore une fois ému de compassion ,
lui adressa de douces réprimandes, le délivra, et Je ré-
tablit dans ses fonctions. Mais cette âme perverse ne
put jamais se tourner au bien : au contraire, il devint
l'ennemi de celui qui l'avait si souvent racheté de la
mort. 11 se joignit donc à l'archidiacre de la cité, qui (i),
se déclarant digne de l'épiscopat , complota de tuer l'é-
vêque. Puis ayant pris un clerc à gages pour le frapper
d'un coup de hache, ils se mettent à courir partout, à
parler bas, à former des liaisons secrètes, à faire des
offres, afin que, si l'évêque venait à mourir, l'archidiacre
lui succédât. Mais la miséricorde divine prévint leur per-
fidie, et sa bonté déjoua promptement les complots cri-
minels de ces hommes injustes. Un jour que l'évêque
avait réuni des ouvriers dans un champ pour le faire la-
bourer, le clerc dont nous avons parlé , le suivait avec
sa hache. Le saint homme ne se doutait de rien ; enfin ,
il s'en "aperçut : « Pourquoi donc, lui dit-il, me suis-tu
« si assidûment avec cette hache? » Celui-ci frappé de
crainte, se jette à ses genoux, en disant : « Prends cou-
« rage , prêtre de Dieu. Apprends que j'ai été envoyé
« par l'archidiacre et le précepteur pour te frapper de ma
« hache. vSouvent j'ai voulu le faire , et lorsque je levais
« le bras pour asséner le coup , mes yeux se couvraient
(i) Par la construction de la phrase latine, on croirait que c'est Je
clerc professeur qui veut devenir évèque ; mais l'archidiacre étant,
par son rang, plus près de cette dignité, devait y avoir des préten
tiens ])lus fondées. Nous avons adopté le sens suivi par le traducteur
précédent.
LIVRE SIXIÈME. 395
«de ténèbres; mes oreilles se fermaient, et tout mon
« corps tremblait, agité par un frisson; mes mains étaient
« sans force, et incapables de servir mes projets. Mais
« quand j'avais abaissé mon bras, je ne sentais plus aucune
« souffrance. J'ai reconnu que le Seigneur est avec toi,
« puisque je n'ai pu te faire le moindre mal.» A ces mots,
l'évêque pleura, imposa silence au clerc, et de retour à sa
maison, se mit à table pour souper. Le repas terminé, il se
reposa dans son lit, autour duquel étaient plusieurs autres
lits pour ses clercs (i). Ses ennemis s'étant défiés du clerc
qu'ils soudoyaient, songèrent à exécuter par eux-mêmes
leur projet sacrilège et machinèrent un autre complot
soit pour le faire périr violemment , soit pour le charger
d'un crime qui pût l'exclure de l'épiscopat. Tandis que tous
dormaient, vers minuit, ils se précipitent dans la chambre
où couchait l'évêque, criant à haute voix qu'ils ont vu
une femme sortir de sa chambre, et qu'ils l'ont laissée
aller en s'empressant de courir à l'évêque. Et certaine-
ment c'était une action et une pensée diabolique , d'im-
puter un tel crime à un évêque de cet âge, car il avait
alors environ soixante-dix ans. A l'instant même (or le
clerc, dont il a été question, était réuni de nouveau avec
eux) l'évêque est chargé de chaînes par les mains de
celui dont le cou avait été plusieurs fois par lui dégagé
de ses liens; et gardé sévèrement par celui qu'il avait
souvent délivré de la fange des prisons. Reconnaissant
que ses ennemis l'avaient enfin emporté sur lui, étroite-
ment garrotté, il implora avec larmes la miséricorde du
(i) Les caaoDB voulaient que les évêques eussent continuellement
avec eux des témoins de leur conduite privée. (S. Grégoire-lc-Grand^
liv. IV, épît. 44 )
396 HISTOIRE DES FRANCS.
Seigneur. Bientôt ses gardiens tombèrent accablés par le
sommeil, et ses liens s'étant brisés par miracle, il sortit
de sa prison sans aucun mal , lui si souvent le libérateur
de ceux qui lui avaient fait du mal. Ensuite il s'échappa,
et se retira dans le royaume de Gontran. Après son dé-
part, ses ennemis conspirant avec plus de liberté, s'em-
pressent d'aller trouver le roi Chilpéric pour lui demander
l'épiscopat. Ils allèguent plusieurs chefs d'accusation
contre leur évêque, et ajoutent : « Reconnais , ô roi très-
ce glorieux , la vérité de nos paroles , en ce que , par crainte
« de la mort due à ses crimes , il s'est réfugié dans le
« royaume de ton frère. » Le roi, sans les croire, leur or-
donna de retourner dans leur ville. Sur ces entrefaites,
les citoyens affligés de l'absence de leur pasteur , et
convaincus que tout ce qui s'était passé avait été l'œuvre
de l'envie et de l'avarice, se saisirent de l'archidiacre et
de son satellite, les maltraitèrent, et demandèrent au
roi de leur rendre leur évêque. Chilpéric envoya des
députés à son frère, l'assurant qu'il n'avait trouvé rien
de répréhensible dans l'accusé. Alors le roi Contran, qui
était d'ailleurs bon et miséricordieux , lui fit plusieurs
présens, et envoya des lettres à tous les évêques de son
royaume, afin qu'ils donnassent, pour l'amour de Dieu,
quelque consolation à l'étranger. Et celui-ci, en traver-
sant les villes, reçut des prêtres de Dieu, tant de secours en
or et en vôtemens, qu'à peine put-il rapporter dans sa ville
épiscopale tout ce qu'il avait reçu; et alors fut accompli
ce mot de l'apôtre : Pour ceux qui aiment Dieu , tout
concourt au bonheur [\). Car ce voyage en pays étranger,
lui apporta des richesses , et l'exil accrut ses ressources.
(i) Rom. VIII, 28.
LIVRE SIXIÈME. 397
Puis à son retour il fut accueilli avec grand iionneur,
au point que tous pleuraient de joie et bénissaient Dieu
qui avait enfin rendu à l'église un tel évêque.
XXXVII. Lupence, abbé de la basilique de Saint-Privat,
martyr, dans la ville de Cabale (i), mandé parla reine Bru-
nehaut, se présente devant elle. Il avait été accusé, dit-on,
par Innocent, comte de cette ville, d'avoir parlé de la reine
avec irrévérence. Mais après un mûr examen, reconnu non
coupable du crime de lèse-majesté, il reçut ordre de se reti-
rer. A peine avait-il commencé à se mettre en marche, qu'il
fut pris de nouveau par le même comte, et conduit à la
maison royale de Pontbion.où il fut cruellement tour-
menté ; puis relâché une seconde fois, avec permission de
retourner chez lui , comme il venait de dresser sa tente sur
les bords de l'Aisne (2), son ennemi se précipita encore
sur lui, le terrassa, lui coupa la tête et la mit dans un
sac chargé de pierres qu'il jeta dans le fleuve. Ensuite
il attacha le reste du corps a \me grosse pierre, et le
plongea dans l'abîme. Peu de jours après , quelques
bergers l'ayant aperçu^ le tirèrent de l'eau et lui rendi-
rent les honneurs de la sépulture. Tandis qu'on préparait
ce qui était nécessaire pour ses funérailles, sans que l'on
pût savoir qui il était, surtout parce qu'on ne trouvait
point la tête qui avait été coupée, tout-à-coup , sur-
vint un aigle qui tira un sac du fond du fleuve, et le
déposa sur la rive. Les assistans pleins d'admiration
(i) Voyez liv. IV, cliap. 4o. Lupence est ordinairement appelé saint
Lnuvent.
(9.) On ne conçoit guère comment de Ponthion , près de Vitry, il
se dirige vers TAisnepour retourner en Gévaudan : à mains que rcdirc.t
ne signifie qu'il devait relouruci- auprès de la reine.
398 HISTOIRE DES FRANCS,
prennent le sac, et cherchant avec curiosité ce qu'il
contenait, trouvent la tête de la victime; de sorte qu'elle
fut ensevelie avec le reste du corps. On dit que mainte-
nant, il apparaît en ce lieu une lumière toute divine; et
que si un malade prie avec confiance auprès de ce tom«
beau, il s'en retourne guéri.
XXXVIII. Théodose, évêque de Rliodez, successeur de
saint Delmace, mourut vers ce temps : et telles furent
les disputes et les querelles élevées dans cette église, au
sujet de son successeur à l'épiscopat, qu'elle fut presque
entièrement dépouillée de ses vases sacrés et de ses ri-
chesses les plus précieuses. Cependant, le prêtre Tran-
sobad fut rejeté; et Innocent (i), comte de Gévaudan,
élu évêque par la protection de la reine Brunehaut. Mais
à peine en possession de son évêché, il attaqua Ursicin ,
évêque de Cahors , lui reprochant de retenir certaines
paroisses qui appartenaient à l'église de Rhodcz. Et
comme la dispute devenait plus vive en se prolongeant,
quelques années après, le métropolitain (2) réunit à Cler-
mont une assemblée des évêques de la province, d'où
émana un jugement, qui rendit à Ursicin des paroisses
que, de mémoire d'homme, l'église de Rhodez n'avait ja-
mais possédées (3) : ce qui fut exécuté.
(1) Celui dont il vient d'être question dans le chapilre précédent.
Voyez liv. x, chap. 8.
(2) C'est-à-dire l'évêque de Bourges, Sulpice (non pas Suipi ce-Sévère
l'historien, mort vers 420), dont il est question dans le cliap. suivant.
Les suffragans de l'évêché de Bourges étaient: Clermont, Limoges,
Cahors, Rhodez, AIbi, Javols (depuis Moide), et Saint-Paulien en
Vêlai (plus tard le Puj). Ces diocèses composaient la province ecclé-
siastique de Bourges, ou première Aquitaine.
(3) Voyez Ecïairciss. et observ. (Note e.)
LIVRE SIXIÈME. 399
XXXIX. Rémi, évêque de Bourges, mourut. Après
sa mort, une grande partie de la ville fut consumée par
un terrible incendie , qui détruisit tout ce qui avait
échappé aux ravages de la guerre (i). Ensuite Sulpice
fut promu dans cette ville à la dignité épiscopale, par
la faveur du roi Contran. Comme plusieurs lui offraient
des présens, le prince répondit à ceux qui ambition-
naient cet évêché : « Ce n'est ni la coutume de mon gou-
« vernement, de vendre à prix d'argent le sacerdoce; ni
« votre devoir, de l'acheter par des présens. Craignons ,
« nous, d'être déshonoré par amour infâme du gain; vous,
« d'être comparés au magicien Simon. Mais conformément
« à la volonté de Dieu, Sulpice sera votre évêque. » Ainsi
engagé dans la cléricature, Sulpice fut chargé, comme
évêque, de cette église. C'est un personnage tout-à-fait
remarquable; issu des plus nobles sénateurs des Gaules;
instruit à fond dans les belles-lettres , ne le cédant à per-
sonne dans l'art des vers. C'est lui qui fit assembler le
synode dont nous avons parlé plus haut , relativement
aux paroisses dépendantes de Cahors.
XL. Un envoyé, nommé Oppila, arriva d'Espagne, ap-
portant beaucoup de présens au roi Chilpéric. En effet, le
roi des Espagnols craignait que Childebert ne levât une
armée pour venger l'outrage de sa sœur, parce que Iaîu-
vigild avait jeté en prison son fils Herménegild, qui
avait épousé la sœur de Childebert (2), et que celle-ci était
restée entre les mains des Grecs. Oppila étant arrivé
à Tours le saint jour de Pâques, nous lui demandâmes
(i) Voyez chap. ni.
(2) Jngondc, fille de Sigebert : v, Sg.
400 HISTOIRE DES FRANCS,
s'il était de notre religion. 11 répondit qu'il croyait ce que
croient les catholiques. En conséquence, il se rendit avec
nous à l'église, et assista jusqu'à la fin , à la solennité de
la messe : mais il ne fit point la paix avec nous (i), et ne
voulut point participer au sacrifice (2), Je reconnus ainsi
qu'il avait menti en se disant catholique. Néanmoins je l'in-
vitai à ma table : il accepta ; et comme je lui demandais avec
instances ce qu'il croyait, il répondit : «Je crois le Père, le
(c Fils et le Saint-Esprit, unis dans xme même vertu. — Si
« telle est ta croyance, comme tu le prétends, qui t'a empê-
« ché de prendre part aux sacrifices que nous offrons à Dieu?
« — Parce que, dit-il, vous employez mal le mot gloire dans
« vos répons : conformément à l'apôtre Paul, nous disons:
« gloire à Dieu le père par le Fils; vous, vous dites:
« gloire au Père, au Fils et au Saint-Esprit, tandis que
«. les docteurs de l'église nous apprennent que le Père a
« été annoncé au monde par le Fils, comme le dit Paul
« lui-même : Jii roi des siècles^ immortel, invisible, seul
'( Dieu, honneur et gloire dans les siècles des siècles,
a par Jésus-Christ notre Seigneur Çdi). ^ A cela je ré-
pondis : « Que le Père ait été annoncé par le Fils , c'est
« une vérité connue de tout catholique , je pense : mais
« tout en annonçant le Père au monde, le Fils s'est montré
« Dieu par sa puissance : or ce fut une nécessité à Dieu
« le père , d'envoyer son fils au monde pour lui faire con-
(i) C'est-à-dire, il ne voulut point rcccvoiv le baiser de paix.
(2) Ne communia point.
(5) 1. Tinioth., I, 17. Il est remarquable que ces mots sur lesquels
s'appuio Oppila, pet- Jcsum Clwistum Domiiium itostruin, ne sont pas
dans le texte; et Grégoire ne lui reprocbe pas une citation inexacte.
Voyez une discussion du même genre avec un autre envoyé de Leu-
vigild : V, 44>
LIVRE SIXIÈME. 401
« naître Dieu; et le forcer, puisqu'il n'avait point cru aux
« patriarches, aux prophètes et au législateur lui-même,
« de croire du moins au Fils. C'est pour cela qu'il est né-
« cessaire de rendre gloire à Dieu, sous le nom des trois
« personnes. Ainsi nous disons : gloire à Dieu le père qui
« a envoyé le Fils ; gloire à Dieu le fils , qui par son
« sang a racheté le monde; gloire à Dieu, Saint-Esprit ,
« qui sanctifie l'homme après sa rédemption. Mais toi
« qui dis : gloire au Père par le Fils , tu prives le Fils
c de sa gloire ; comme s'il ne partageait pas la gloire de
« son Père , parce qu'il l'a annoncé dans le monde. Le
« Fils , comme nous le disons , a annoncé le Père au
« monde; mais plusieurs n'ont point cru en lui; témoin ,
a Jean l'évangéliste : Il est venu (i) chez lui et les siens
« ne Vont pas reçu. Mais à tous ceux qui Vont reçu
« il a donné le pouvoir de devenir enfans de Dieu ,
« c' esl-a-dire a tous ceux qui croient en son nom.
« Toi qui discrédites l'apôtre Paul (2), et ne comprends
« pas le sens de ses paroles , remarque comme il parle
« prudemment et selon l'intelligence de chacun : écoute
« comme il prêche au milieu des nations incrédules , sans
«paraître imposer à personne un fardeau trop pesant,
« lorsqu'il dit, par exemple, à quelques uns : Je ne vous
« ai nourris que de lait et non pas de viandes solides :
« vous ne pouviez alors les supporter; vous ne le pouvez
(f.pas encore (3). Car la nourriture solide est pour les
a parfaits (4). Il dit à d'autres : Je ne vous ai prêché
(i) Jean, 1, 12.
(2) En l'appelant en témoignage pour appuyer des opinions héré-
tiques.
(5) I. Cor., m, 2.
(4) Hebr., V, 14.
I. 26
402 HISTOIRE DES FRANCS.
« que le Christ , et le Christ crucifié (i). Maintenant que
(c veux- tu, hérétique? parce que Paul a prêché seulement
«Jésus-Christ crucifié, doutes-tu de la résurrection du
« Christ? remarque plutôt sa prudence, et reconnais son
<( adresse lorsqu'il dit à d'autres qu'il voyait plus robustes
« dans leur foi : Si nous avons connu Jésus-Christ cru-
« cifiéy maintenant nous ne le connaissons plus (2).
î Prétendras-tu donc, accusateur de Paul, si ta folie va
«jusque-là, que le Christ n'a pas été crucifié? mais, je
« t'en prie, laisse ces vaines subtilités, pour écouter de
« meilleurs conseils. Applique un collyre sur tes yeux
«malades, et reçois la lumière de la prédication de
« l'apôtre. En effet , selon les hommes , Paul parlait
« d'abord plus humblement, pour les élever ensuite au
« sommet de la foi la plus sublime , comme il le dit
€< ailleurs : Je me suis /ait tout pour tous, afin d'être
« utile h tous (3). Eh quoi ! un homme , un être mortel ,
« n'accordera pas la gloire au Fils, que le Père, lui-même ,
« non pas une, mais deux et trois fois, a glorifié du haut
« du ciel? Écoute ce qu'il dit dans les cieux, lorsque le
« Saint-Esprit descendait sur son fils baptisé par la main
« de Jean : Celui-ci est mon fils bien-ainià , dans lequel
a j'ai mis toute mon affection (4). Si tu as les oreilles
« assez bouchées pour ne pas entendre ces paroles, crois
(i) 1, Cor., II, 2.
(2) 2. Cor., V, 16. Le texte porte secwidum carnem, au lieu de
crucifixum ; c'est le même sens. Jésus-Christ souffrant et crucifié est
toujours Jcsus-Christ fait homme et habitant sur la terre. Maintenant
nous ne le connaissons plus comme homme, mais comme dieu. Telle
est, je crois, la pensée de l'apôtre.
(3) I. Cor., IX, 22. Le texte dit : ut omncs facerem salvos.
(4) Matth., m, 17.
LIVRE SIXIÈME. 4o3
« du moins les apôtres quand ils rappellent ce qu'ils ont
« entendu , lorsque Jésus transfiguré conversait dans sa
« gloire avec Moïse et Elie : du milieu d'une nuée lu-
« mineuse le Père fit entendre ces mots : C'est là mon
(S. fils bien -aimé; écoutez-le (i). — A cela l'hérétique
« répondit : Dans tous ces témoignages, le Père ne parle
« pas de la gloire du Fils; seulement il déclare qu'il est
«son fils. — Si tu l'interprètes ainsi, repris-je , je te
« produirai un autre témoignage où le Père rendit gloire
« au Fils. Quand le Seigneur , arrivé au moment de sa
«passion, disait : Mon père, glorifiez voire fils , pour
V. que votre fils vous glorifie a son tour (2), que lui
« répondit le Père du haut du ciel ? ne dit-il pas : Je l'ai
« glorifié et je le glorifierai encore (3) ? Voici que le
«Père le glorifie de sa propre voix, et toi tu t'efforces
« de lui enlever sa gloire : tu le voudrais , on le voit
«bien, mais tu n'en as pas le pouvoir. Car toi qui te
«fais l'accusateur de l'apôtre Paul, écoute-le, ou plu-
« tôt écoute le Christ, parlant par sa bouche : Que toute
v^ langue confesse que le Seigneur J.-C. est dans la
« gloire de Dieu le père (4). Si donc la gloire lui est
« commune avec le Père, s'il réside dans la même gloire
« que le Père , comment veux-tu le déshonorer en lui
« ôtant sa gloire? ou pourquoi les hommes ne devraient-
« ils pas lui rendre gloire sur la terre , lui qui règne
«aussi glorieux que le Père dans le ciel? Nous confes-
« sons donc le Christ vrai fils du vrai Dieu; et parce
(i) Matth., XVII, 5, et 2. Petr., i, 17.
(2) Jean, xvii, i.
(3) Jean, xii, 28. Ces paroles ont été prononcées avant la passion,
et par conséquent ne répondent pas aux précédentes.
(4) Philip., u, u.
404 HISTOIRE DES FRANCS.
« qu'ils n'ont qu'une seule divinité, ils n'ont aussi qu'une
« seule gloire. » A ces mots, je gardai le silence, et la
dispute fut terminée. Ensuite Oppila se rendit auprès
du roi Chilpéric; et lui ayant offert les présens envoyés
par le roi des Espagnols, il retourna en Espagne.
XLI. Chilpéric ayant appris que son frère Con-
tran avait fait la paix avec son neveu Childebert, et
qu'ils voulaient lui enlever les villes dont il s'était em-
paré par violence , se retira avec tous ses trésors dans
la ville de Cambray , et y porta avec lui tout ce qu'il
avait de plus précieux. Il envoya aux ducs et aux
comtes des cités l'ordre de mettre en état les murs
des villes, d'enfermer leurs richesses, leurs femmes et
leurs enfans derrière de solides remparts; et de se dé-
fendre eux-mêmes vigoureusement , s'il était besoin ,
de manière à ce que l'ennemi ne pût leur faire de mal ;
ajoutant : « Si vous perdez quelque chose, vous en
« recouvrerez davantage , quand nous nous vengerons
« de nos ennemis. » Il ne savait pas que la victoire est
dans la main de Dieu! Ensuite il mit plusieurs fois son
armée en mouvement , et lui ordonnait toujours de
s'arrêter en deçà des frontières. Dans ces jours-là , il lui
naquit un fils , qu'il fit nourrir dans sa maison de Vitry ( i },
« de peur , disait-il , que s'il était vu en public , il
« n'éprouvât quelque mal et ne mourût. »
XLII. Cependant , le roi Childebert partit pour
l'Italie. A cette nouvelle , les Lombards craignant d'être
(i) C'est le Fitry près de Douai, où fut tué le roi Sigebert : iv, 52.
Ce fils est Clotaire II, qui lui succéda.
LIVRE SIXIÈME. 405
détruits par son armée , se soumirent à sa domination (i),
lui donnèrent beaucoup de présens, et promirent d'être
de fidèles sujets. Ayant obtenu d'eux tout ce qu'il vou-
lait, le roi revint dans les Gaules, et fit mettre en mou-
vement une armée qu'il dirigea sur l'Espagne ; mais il
s'arrêta. Il avait reçu de l'empereur Maurice, dans les
années précédentes, cinquante mille sous d'or pour chas-
ser les Lombards d'Italie. L'empereur, apprenant qu'il
avait fait la paix avec eux, redemandait son argent (2).
Mais Childebert, confiant dans ses forces, ne voulut pas
même lui répondre à ce sujet.
XLIIL En Galice , il se passa de nouveaux événe-
mens que nous allons raconter. Herménegild , comme
nous l'avons dit plus haut (3) , toujours ennemi de son
père, résidait dans une ville d'Espagne (4), avec son
épouse, appuyé de l'alliance de l'empereur et de Mir,
roi de Galice. Apprenant que son père s'avançait contre
lui avec une armée, il tint conseil sur les moyens de le
repousser ou de le tuer; ignorant, le malheureux, qu'il
attirait sur sa tête le jugement de Dieu, en formant de
tels projets contre un père, même hérétique. Après une
délibération sur ce sujet, il choisit entre plusieurs milliers
de soldats, trois cents hommes armés, et les enferma
dans le château d'Osser (5) , dont l'église contient des
(i) Soumission purement nominale, comme celle des Bretons;
comme le fut plus tard celle des Bavarois.
(2) Voyez des lettres à ce sujet. D. Bouquet, tom. iv, p. 82-88.
(3) Liv. V, chap. Zq.
(4) Séville, dont l'évèque saint Léandre avait été envoyé à l'empe-
reur Tibère, pour implorer son appui contre Lcuvigild. (Ruin.)
(5) Probablement près de Séville; mais on ignore en quel endroit ;
406 HISTOIRE DES FRANCS,
fontaines qui se remplissent miraculeusement; afin que
son père, effrayé et lassé par cet obstacle dès sa pre-
mière attaque, fût vaincu plus facilement par l'armée
nombreuse qui était derrière. Leuvigild apprenant cette
ruse, fut long-temps dans une grande perplexité. « Si je
« vais là , se dit-il , avec toute mon armée , cette foule
« réunie en un seul corps sera cruellement maltraitée
« par les traits de mes ennemis. Si j'y vais avec peu
(c de monde , je ne pourrai vaincre cette troupe d'élite.
« Cependant j'irai avec tous mes soldats. » Et s'approchaut
de ce lieu , il écrasa les guerriers, et brûla le fort, comme
nous l'avons déjà dit (i). Quand il eut remporté la
victoire, il apprit que le roi Mir marchait contre lui à la
tête d'une armée. Il l'enveloppa , et lui fit promettre par
serment de lui être fidèle pour l'avenir. Puis, s'étant fait
des présens l'un à l'autre , ils retournèrent chacun chez
eux. De retour dans sa patrie , Mir peu de jours après
se mit au lit et mourut (2). Sa maladie avait été causée
par les mauvaises eaux de l'Espagne , et l'insalubrité de
l'air A sa mort , son fils Eurich (3) sollicite l'alliance
du roi Leuvigild , et lui ayant fait les mômes sermens que
son père , il monta sur le trône de Galice. Cette même
année, Audica, son parent, fiancé à sa sœur, vint avec
c'est peut-être VArsa des anciens, dans la Sierra -Morena. La suite
prouve que ce fort était dans les défilés des montagnes. Notre auteur,
liv. 1, chap. 24, des Malades dés Martyrs, place cette ville en Lusi-
tanie. ^ — Quant aux fontaines miraculeuses qu'elle renferme, ce sont
celles dont il a été question liv. v, chap. 17. Voyez la note 6 à ce
sujet.
(i) Voyez liv. v, chap. Sg.
(2) An 582.
(3) Ou Eboric. R.emarquez qu'il ne devient roi que sous le bon
plaisir de Leuvigild. La nationalité des Suèves touchait aloi's à sa fin.
1
LIVRE SIXIÈME. 407
une armée, se saisit de sa personne, le fit clerc, et
lui imposa de force la dignité de diacre ou de prêtre.
Pour lui, ayant épousé la femme de son beau-père (i),
il devint roi de Galice (2). Leuvigild fit prisonnier son
fils Herménegild, et l'emmena avec lui à Tolède; puis
le condamna à l'exil. Mais il ne put retirer sa Lru des
mains des Grecs.
XLIV. Cette année , les sauterelles sortant de la pro-
vince de Carpitanie (3) qu'elles avaient ravagée pendant
cinq ans, et suivant la route publique, se portèrent dans
une autre province voisine. Elles occupaient en longueur
un espace de i5o milles, et de 100 milles en largeur.
Cette année , plusieurs prodiges apparurent dans les
Gaules , et de grands désastres eurent lieu pour les
peuples. Au mois de janvier on vit naître des roses.
Autour du soleil, parut un grand cercle, mêlé de diverses
couleurs , comme on en voit dans l'arc-en-ciel , à la suite
de la pluie. Une gelée blanche brûla les vignes ; un
ouragan qui vint ensuite , dévasta en plusieurs lieux
les vignes et les moissons , et une sécheresse obstinée
consuma ce qu'avait épargné la grêle. Il ne parut que
des fruits chétifs sur quelques vignes ; sur les autres ,
rien du tout : de sorte que les hommes, irrités contre
Dieu, ouvrirent les enclos de leurs vignes, et y intro-
duisirent des troupeaux et des bêtes de somme , en y
joignant, les malheureux ! des imprécations contre eux-
(t) Sisegonthe, veuve de Mir. Aa 585.
(2) Lui-même fut, en 585, dépouillé et fait prêtre par Leuvigild,
qui anéantit la puissance des Suèves en Espagne. [Chron. d'Isidore.)
(3) Chap. 35.
408 HISTaiRE DES FRANCS,
mêmes : « Que jamais, disaient-ils, qu'à tout jamais, ces
« vignes ne produisent de sarmens! » Les arbres qui avaient
donné leurs fruits en juillet, en produisirent d'autres en
septembre. Une maladie se jeta encore sur les bestiaux,
tellement qu'il n'en resta presque plus.
XLV. Cependant , à l'approche des calendes de sep-
tembre, une grande de'putation de Gotbs vint trouver
le roi Chilpéric. Lui-même, de retour à Paris, ordonna
de prendre plusieurs familles des maisons du fisc, et de
les placer sur des chariots. Comme un grand nombre
pleuraient et ne voulaient pas partir, il les fit retenir en
prison, pour pouvoir plus facilement les forcer de partir
avec sa fille. On prétend que plusieurs, désespérés, termi-
nèrent leur vie par la corde, craignant d'être enlevés à
leurs parens. En effet, on séparait le fils du père, la
mère de la fille , et tous partaient avec de profonds
gémissemens et des malédictions ; et dans Paris régnait
une désolation comparable à celle de l'Egypte, Plusieurs
même d'une naissance meilleure, contraints de partir,
firent des testamens, où ils abandonnaient leurs biens aux
églises; et ils demandèrent qu'aussitôt que la jeune fille
serait entrée en Espagne, on ouvrît leurs testamens,
comme s'ils étaient déjà dans le tombeau. Cependant il
arriva à Paris des députés du roi Childebert, pour re-
commander à Chilpéric de ne rien distraire des villes
qu'il tenait du royaume de son frère (i); de ne donner
en présent à sa fille aucune partie des trésors de Sige-
bert ; de ne toucher ni aux esclaves , ni aux chevaux ,
ni aux bœufs de labour, ni à rien enfin de ce qui lui
(i) Sigebert, père de Childebert.
LIVRE SIXIÈME. 409
avait appartenu. On dit qu'un de ces députés fut tué se-
crètement. On ne sait par qui : mais on soupçonnait le
roi. Chilpéric promit de ne toucher à rien de tout cela-
et dans une réunion des principaux Francs et des autres
fidèles, il célébra les noces de sa fille (i). Puis, il la remit
aux ambassadeurs des Goths, et lui donna de grands tré-
sors; Mais sa mère y ajouta une si grande quantité d'or,
d'argent et d'habits précieux, que le roi à cette vue pensa
qu'il ne lui restait plus rien. La reine, s'apercevant de
son émotion, se tourna vers les Francs, et leur dit : «Ne
« croyez pas, guerriers, qu'il y ait là rien des trésors des
« rois précédens. Tout ce que vous voyez est pris de ce
« que je possède en propre, parce que mon très glorieux
« roi m'a fait beaucoup de largesses : j'y ai ajouté le fruit
« de mon travail ; et une grande partie vient des revenus
«que j'ai tirés, soit en nature, soit en argent, des mai-
« sons qui m'ont été concédées. Vous-mêmes, m'avez en-
« richie de plusieurs présens ; et vous en voyez là une
« partie. Mais il ne s'y trouve rien provenant des trésors
« publics. » Et le roi abusé crut à ses paroles. Telle était
la multitude des objets en or et en argent , et des autres
choses précieuses , qu'ils faisaient la charge de cinquante
chariots. Les Francs, de leur côté, offrirent beaucoup de
présens. Les uns donnèrent de l'or; d'autres de l'argent;
quelques uns des chevaux; la plupart des vêtemens; en
un mot, chacun fit son offrande selon ses moyens. Enfin
la jeune fille fit ses adieux, après bien des larmes et
des baisers. Comme elle franchissait la porte, un essieu
de sa voiture se brisa; et tous crièrent malheur] ce qui
fut interprété par quelques personnes comme un pré-
(i) Voyez liv. vu, chap. g.
41Ô HISTOIRE DES FRANCS.
sage. Elle s'éloigna de Paris ; et à huit milles de cette
ville , elle fit dresser ses tentes. Dans la nuit, cinquante
hommes se levèrent, et ayant pris cent des meilleurs
chevaux , autant de freins d'or , et deux grands plats (i),
s'enfuirent et se retirèrent auprès du roi Childebert. Et
pendant toute la route , quiconque pouvait s'échapper ,
s'enfuyait avec tout ce qu'il avait pu ravir. On exigea
aussi , de toutes les villes que traversait le cortège , de
grands préparatifs pour subvenir à sa dépense ; car le roi
défendit que le fisc y contribuât en rien : tous les frais
étaient supportés par les pauvres (2) , imposés extraor-
dinairement. En outre , comme le roi craignait que son
frère ou son neveu ne tendissent en route quelque piège
à sa fille , il la fit escorter par une armée. Or avec elle
étaient de grands personnages : le duc Bobon , fils de
Mummolen , avec son épouse, en qualité de paranymphe ;
Domegisil et Ansovald : son majordome était Waddon,
qui avait gouverné autrefois le comté de Saintes : le
reste de la troupe allait au-delà de quatre mille. Quant
aux autres ducs et aux autres chambriers qui étaient
partis avec elle, ils la quittèrent à Poitiers. Les autres
poursuivant leur route , allaient comme ils pouvaient :
et dans leur chemin il se commit tant de pillages , tant
(i) Nous adoptons la leçon catmis. Nous avons vu que des plats
d'argent, dise us, m, 7, qui étaient peut-être des espèces de surtout,
missoria, vi, 2, étaient des objets d'ornement auxquels les rois te-
naient beaucoup. Dans les présens de Childebert à Théodebert on
voit figurer des plats, catinis, m, 24.
(2) Expression vague. S'agit-il ici seulement des pauvres des églises,
c'est-à-dire des petits propriétaires dépendans de l'église (voy. note c,
liv. v), ou des pauvres en général : de ceux qui possédaient le moins,
soit clercs, soit laïcs, et qui payaient toujours le plus, parce qu'ils
étaient les plus faibles ?
LIVRE SIXIÈME. 411
de déprédations , qu'on ne saurait les compter. Ils dé-
pouillaient les cabanes des pauvres; dévastaient les vignes,
coupant et emportant les ceps avec les grappes ; enle-
vaient les troupeaux et tout ce qu'ils pouvaient trouver;
et ne laissaient absolument rien partout où ils passaiefnt.
Alors fut accomplie la parole du prophète Joël : La che-
nille a mangé les restes de la sauterelle , le ver les
restes de la chenille , et la nielle les restes du 'ver (i).
Il en fut de même à cette époque, où l'ouragan dé-
truisit les restes de la gelée ; la sécheresse brûla les
restes de l'ouragan ; et l'ennemi emporta les restes de
la sécheresse.
XLVI. Tandis qu'ils cheminaient ainsi en pillant,
Chilpéric, le Néron et l'Hérode de notre temps (2), se
rendit à sa maison de Chelles, éloignée de Paris d'environ
cent stades, et s'y livra à la chasse. Un jour qu'il re-
venait de chasser , à l'entrée de la nuit , au moment
où on l'aidait à descendre de cheval , et qu'il tenait
encore la main appuyée sur l'épaule d'un serviteur , un
homme s'approchant , le frappa sous l'aisselle d'un coup
de couteau , puis d'un second coup lui perça le ventre ;
et le sang s'échappant à grands flots de sa bouche et
de sa blessure , il rendit à l'instant son ame criminelle (3).
Quelle fut sa malice dans ses actions , on l'a vu par
(i) Joël., 1,4- Le texte est ainsi conçu : residuum erucce comedit
locusta, et residuum locustœ comedit bruchus , etc.
(2) Sans vouloir faire l'apologie de ce roi , nous ne le voyons pas ,
d'après le récit même de notre historien , beaucoup plus cruel que la
plupart des princes de son temps. C'est Frédegonde qui est, sans con-
tredit, le véritable monstre de cette époque.
(5) En 584.
412 HISTOIRE DES FRANCS,
les récits qui précèdent. Souvent il dévasta et incendia
un grand nombre de contrées : et il n'en ressentait
aucune douleur; il en était plutôt joyeux , comme autre-
fois Néron , lorsqu'il déclamait des tragédies au milieu
de son palais en feu (i). Souvent il punissait des hommes
injustement, pour avoir leur bien. De son temps, peu
de clercs arrivèrent à l'épiscopat. Il était adonné à la
gourmandise, et faisait un dieu de son ventre. Il préten-
dait que personne ne le surpassait en prudence. Il com-
posa aussi, comme disciple de Sedulius, deux livres (2),
dont les vers clochent sans pouvoir se tenir sur leurs
pieds; car, par ignorance, il a mis des syllabes brèves
pour des longues et des longues pour des brèves. Il écrivit
encore divers opuscules, des hymnes, des oraisons pour
la messe, dont on ne peut faire aucun usage. Il avait en
haine tout ce qui intéressait les pauvres ; il invectivait
continuellement contre les prêtres du Seigneur; et dans son
particulier, ne trouvait pas de texte plus fécond pour ses
dérisions et ses plaisanteries , que les évêques des églises.
L'un , selon lui , était léger , l'autre superbe ; celui-ci
était trop riche, celui-là trop ami des plaisirs : l'un était
fier , l'autre orgueilleux. Il ne haïssait rien tant que les
églises. Il disait ordinairement : « Voici que notre fisc est
« appauvri : nos richesses ont passé aux églises. Il n'y a
« plus de rois que les évêques : notre dignité est perdue
« et a passé aux évêques des cités. » Et en se plaignant
ainsi , il annulait souvent des testamens écrits en faveur
des églises ; souvent aussi il foulait aux pieds les privilèges
(i) Sueton., VI, 38; mais ce n'était pas son palais qui était en feu,
c'était toute la ville.
(2) Voyez liv. v, chap. 45
LIVRE SIXIÈME. 413
accordés par son père , comme s'il ne restait personne
pour exécuter sa volonté. Quant aux actes de débauche
et de luxure, on n'en peut imaginer aucun qu'il n'ait
accompli en réalité. Il cherchait toujours de nouvelles
inventions pour tourmenter le peuple. A ceux qu'il trou-
vait coupables, il faisait arracher les yeux; et dans les
ordonnances qu'il envoyait aux juges, relativement à ses
affaires, il ajoutait: «Si quelqu'un méprise nos ordon-
« nances, qu'on le punisse en lui arrachant les yeux. »
Comme il n'aima jamais véritablement personne, il n'était
aimé de personne : aussi quand il eut expiré, tous les siens
l'abandonnèrent. Mallulf , évêque de Senlis, qui depuis
trois jours était sous une tente (i) sans avoir pu le voir,
ayant appris sa mort, s'approcha, le lava, le couvrit de
vêtemens honorables, et après avoir passé la nuit à chanter
des hymnes le transporta sur un bateau , et l'ensevelit à
Paris dans la basilique de Saint-Vincent (2). Cependant la
reine Frédegonde avait été délaissée dans l'église cathé-
drale (3).
Fin dit livre sixième de Georges Florent , autrement
dit Grégoire y évêque de Tours. Grâces à Dieu.
(i) Fait à remarquer : il n'y avait pas d'hôtelleries publiques pour
les voyageurs.
(2) Ge fut depuis, comme on sait, l'abbaye Saint-Germain.
(5) L'auteur des Gestes des Francs, ch. 35, et, après lui, Aimoin,
iii, 5&^ attribuent la mort de Cbilpéric à Frédegonde, qui craignait
la vengeance du roi pour ses amours avec Landri. Cbildebert, en re-
demandant Frédegonde à Contran, vu, 7, semble aussi l'accuser de
ce crime. Cependant Sunnigisil, qui s'avoua coupable de la mort de
Cbilpéric, x, ig, ne chargea pas Frédegonde. Elle-même l'impute à
Ebérulf, chambrier de Cbilpéric, vu, 21. (Noie de Ruinart, au ch. g5
de /'Hist. abrégée, par Frede'gairc.)
ECLAIRCISSEMENS
ET OBSERVATIONS.
LIVRE PREMIER.
Note a, Page 7.
ViCTORius était d'Aquitaine (ou dit même de Limoges) , et floris-
sait au milieu du cinquième siècle. Ayant été cLargé de fixer le
jour de la pâque, il trouva que le cycle lunaire de dix-neuf ans, dont
se servait l'église grecque, était plus sûr que celui des Latins. L'ayant
multiplié par le cycle solaire de vingt -huit ans, il en composa
un canon pascal de 532 ans , plus ample que tous ceux qu'on avait
imaginés jusqu'alors. Il le fait commencer au consulat des deux
Geminus , rapporté par lui à l'année de la passion , et le finit en
l'an 559 de l'incarnation , selon notre ère vulgaire. Il acheva son
ouvrage en 457. Le cycle de Victorius eut beaucoup de réputation,
et fut le plus suivi par les Latins^ il se conserva long-temps dans
les églises des Gaules.
Il suffisait, d'après ce cycle, d'avoir les jours de pâques pendant
532 ans , après lesquels ces jours étaient supposés revenir con-
stamment les mêmes. L'ère de Victorius commençait à la vingt-
huitième année de notre ère vulgaire ; de sorte qu'en retranchant
vingt-sept années de celle-ci , on a celle de Victorius. Voyez Hist.
llttér. de la France, tom. ii , p. 424-428; Nouveau traité de
DipL, tom. IV, p. 684-686, et tom. v, p. 367; Art de vérif. les
Dates, tom. I, p. xxiij , in-fol. Voyez surtout Gill. Boucher,
de Doctrina tempor. comment, in Victor.
Note h, Page 10.
Le mot celtique aripennis servait à exprimer, soit une mesure
de longueur, soit une mesure de surface. Grégoire de Tours lui-
416 ÉCLAIRGISSEMENS
même nous fournit des exemples de cette double acception. Le
premier, dans le passage qui a donné lieu à cette note ; le second ,
au livre v, chap. 29, où Varipennis est une mesure agraire.
Note c. Page 12.
Gennade , dans son livre des Hommes illustres, cite parmi les
ouvrages de Sulpice Sévère , une Chronique. Je crois que , sous ce
titre , il désigne son Histoire sacrée. Cependant je n'y lis pas
qu'Isaac ait été conduit par son père sur le mont Calvaire pour y
être immolé. Ruinart.
Note d, Page 12.
La Genèse (chap. 36, vers. 33) nomme Jobab parmi les des-
cendans d'Ésaii , et la plupart des Pères ont cru que ce Jobab était
le même que Job. On lit à la fin des exemplaires grecs et arabes
du livre de Job , et dans l'ancienne Vulgate latine , ces mots :
« Job a demeuré dans l'Ausite , sur les confins de l'Iduraée et de
« l'Arabie. Son premier nom était Jobab Il était fils de Zara,
« des descendans d'Esaii et de Bozra Après Balar, roi de la
« ville de Denaba , régna Job, autrement appelé Jobab, etc. >>
Cette généalogie est admise par les anciens Pères grecs et latins.
Voy. D. Calmet , Dict. de la Bible , au mot Job.
Note e. Page 13.
Dans le livre de Job (dern. chap., dern. vers.), on lit que Job
vécut encore l40 ans après sa guérison ; les versions syriaque et
arabe portent 146 : il en est de même de la version grecque, où
il est dit que la vie entière de Job fut de 240 ans , ce que ne por-
tent pas les autres versions. Ruin.
Note /, Page 14.
Voyez ce que nous disons aux notes h-k.
Note g, Page 14.
Babylonc d'Egypte serait aujourd'hui le Caire , si l'on en croyait
D, Ruinart, suivi par D. Bouquet et par M. Guizot ; mais le Caire
ne correspond point à l'ancienne Babylone. Babylone fut, sous
ET OBSERVATIONS. 417
le nom de Postât , la capitale de l'Egypte depuis l'an 640 jusqu'à
l'an 969, Alors elle perdit ce titre , qui fut acquis à la ville du
Caire , nouvellement fondée sur la même rive du Nil , un peu plus
au nord. Son nom actuel est Masr-cl-A' tyqah , que les voyageurs
modernes ont traduit par J^ieux Caire. \' oyez Descript. de l'Egypte,
état moderne, tom. ii, part, n'' , p. 741-743.
Notes h-k , Page 15.
Au moment où nous allions mettre sous presse la note y et les
notes h-k, M. Letronne a bien voulu nous fournir le commen-
taire qui suit , et que nous nous empressons de substituer à celui
que nous avions préparé.
h. — « Cette idée sur la destination des pyramides est aussi
rapportée par Benjamin de Tudela (p. 202, éd. de Lempereur) ,
et M, S. de Sacy remarque que c'était une opinion commune en
Egypte au neuvième siècle [Rech. sur le nom des pyramides, dans
le Mag. encyclop.^ sixième année , tom. vi , p. 449). Les écrivains
arabes l'ont généralement adoptée; mais le passage de Grégoire de
Tours , écrit vers 580 à 590 , bien avant l'invasion des Arabes ,
prouve qu'elle est plus ancienne qu'on ne l'a cru. Elle ne peut
donc provenir, comme on l'a supposé , d'une confusion de mots
tirés de la langue arabe. Dans V Etymologicum magnum {voce
Ilupcifti^iç, p. 697, Sylb.) , on trouve une explication qui revient à
peu près à celle de Grégoire de Tours : ^vpaftî^is ^e ■^ra.Xiv Myovrut
ûifùet ^xa-iXiKci a-iTo^oxo^y « xuTio-K(uucri lua-^cp. «On appelle encore
«< pyramides des magasins royaux pour le blé , que Joseph fit
» construire, » Cette notion repose , à n'en point douter, sur une
fausse étymologie du mot pyramides , que l'on dérivait du grec
TFDfôs, froment; en effet, Etienne de Bysance dit que \qs pyramides
ont été nommées ainsi des blés ( ùvo rSv w^m) que le roi (lequel?)
y avait entassés, ce qui amena la famine en Egypte {voce Tiv^u-
fAiè'ii). Cette étymologie peut remonter assez haut chez les Grecs
d'Egypte. Quant à l'idée que Joseph était l'auteur de ces greniers,
elle provient très probablement des Juifs alexandrins , fort em-
pressés de lier l'histoire d'Egypte à la leur, et de faire jouer un
ç-r'and rôle aux Hébreux dans ce pays ; de là une foule de Iradi-
1, 27
418 ÉCLAIRCISSEMENS
lions analogues qu'ils cherchèrent à accréditer. C'est ainsi que ,
selon Josèphe , Abraham avait enseigné aux Egyptiens l'astronomie
et les autres sciences {Ant. Jud.^ i, 8, 2) ; et que , selon Artapa-
nus , la fille d'Abraham , nommée Merrhis , avait épousé un roi
d'Egypte appelé Chénéphrès ( y4p. Euseb. , Pr. Eu. , ix , 27,
p. 432). La tradition dont il s'agit naquit à la fois de l'étymologie
tirée de ^ropo? et de ce que raconte la Bible des grands amas de blé
faits par Joseph. Les pyramides devinrent les greniers où ce pa-
triarche avait entassé la récolte des sept années d'abondance. »
Letronne.
i-k. — « Dans un ouvrage publié il y a vingt-deux ans (en 1814),
j'ai conjecturé que ce fleuve , qui venait de l'orient vers Toccident
et vers la mer Rouge , devait être le bras du Nil ou le canal qui
débouchait dans le golfe de Suez {Rech. sur Dicuil , p. 15 , 16 ).
Cette conjecture me paraît maintenant de tout point invraisem-
blable ; il y a là plus d'une difficulté grave dont je ne m'étais pas
rendu compte , et dont il me semble à présent bien difficile de
donner une solution entièrement satisfaisante.
Cl Si l'on admettait que Grégoire de Tours , n'ayant pas été dans
le pays et écrivant sur ouï-dire , s'est trompé quant à l'orientation
de ces points , et a mis l'occident où il fallait l'orient , et récipro-
quement , on aurait une explication complète du passage , car tout
serait à sa place. Supposons , en effet , que Grégoire eût dit :
Antedictus vcro fliiuiiis ab occidente 'veniens ad orientalem pla-
gam versus mare Rubrum vadit, ab oriente vero stagnum siée
brachium de mare Rubro progreditur, vadit contra occidentem, etc.,
tout serait exact.
« Le premier membre exprimerait le cours du Nil , qui , dans
les géographes anciens , Pline entre autres , venait de l'occident de
l'Afrique , se dirigeant à l'orient vers la mer Rouge.
« Le deuxième donnerait la direction du golfe de Suez , qui
s'avance au nord de la mer Rouge , dans le sens du S. E. au
N. O. \
« L'erreur commune aux quatre passages serait d'autant plus
explicable, qu'une première erreur a pu entraîner les autres.
« Il se pourrait , néanmoins , que la notion exprimée dans le
ET OBSERVATIONS. 419
premier membre se rattachât à l'opinion qu'on se faisait , à cette
époque, sur l'origine du Nil.
« On sait que l'un des fleuves du paradis terrestre, le Géon, qui
environnait toute l'Ethiopie, ô kux.xSv ttuo-xv t^v AiSicttUv {Gen., 11,
13), passait pour être le Nil, d'après un passage de Jérémie
(n , 18). Mais comme on plaçait le paradis à l'orient de la terre,
on admit que le Nil était en même temps V Indus ou le Gange.
Cette opinion , qu'on trouve déjà dans Josèphe ( Antiq. Jud., i ,
1,3), devint générale parmi les premiers auteurs chrétiens. Or,
pour expliquer comment un fleuve de l'Inde pouvait être le même
que le Nil , on supposa qu'il passait sous la mer indienne , dans
un canal souterrain , en coulant de l'orient à l'occident vers la mer
Rouge, et venait reparaître dans les montagnes de l'Abyssinie ;
c'est ce voyage qu'indit.ue Théophile d'Antioche [adAntoljc, ii ,
p. 101, c.) , et qu'explique clairement Philostorge {Hist. eccles.,
111,10).
« Cette route singulière pourrait bien avoir été exprimée par les
mots «i oriente veniens ad occidentalem plagam , versus Rubruni
mare vadit , etc., dont se sert Grégoire de Tours.
« Cependant, comme le membre de phrase qui suit {ab accidenté
vero , etc. ) , reste encore inexplicable , dans cette hypothèse , je
préfèie admettre l'autre explication , comme plus complète et plus
simple, et rejeter le tout sur une erreur de Grégoire de Tours. »
Lettonne.
Note l, Page 15.
Clysma est , dans Ptolémée , une forteresse située sur le golfe
Arabique ; on l'a généralement retrouvée dans le Colzum actuel ,
presqu'à l'extrémité septentrionale du golfe de Suez. La Descrip-
tion de V Egypte, et les cartes jointes à cet ouvrage , la placent un
peu au sud de Colzum, mais toujours sur le bord de la mer.
Voyez , dans le même ouvrage , un Mémoire sur la géographie
comparée et V ancien état des côtes de la mer Rouge , 3' partie ,
par M. de Rozière, Antiq. mém., tom. 1. Dans la plupart des cartes
d'Egypte publiées depuis d'Anville , Clysma est mise à tort sur la
côte occidentale du golfe Héroopollte ou de Suez.
420 *ÉCLAIRCISSEMENS
Note m, Page 17.
Le manuscrit de l'abbaye de Cluny porte 442 ans ; mais ce
chifiFre serait inexact comme celui du texte , suivant D. Bouquet,
qui compte 505 ans depuis la naissance d'Abraham jusqu'à la
sortie d'Egypte. IJ Art de 'vérifier les Dates s'éloigne de ces cal-
culs , et met 726 ans entre ces deux termes.
Note n, Page 22.
Hadr. de Valois fait remarquer, dans sa Notice des Gaules ,
que les deux circonstances rapportées ici par Grégoire de Tours
sont également fausses : 1". selon le témoignage de Dion Cassius,
Lyon aurait été fondée par Lucius Plancus ; 2°. Lyon n'aurait
pas reçu le titre de très noble à cause du grand nombre de ses
martyrs , mais à cause de sa splendeur et de la puissance de sa
colonie. Ruin.
Note o, Page 23.
Tertullîen , dans son Apologétique , rend le même témoignage
que Grégoire de Tours ; Eusèbe parle aussi des Gestes envoyés à
Tibère par Pilate {Hist., lib. ii , cap. 2). Orose dit {lib. vu,
cap. 2 ) que Pilate écrivit à Tibère et au sénat touchant la passion
et la résurrection du Christ , touchant ses miracles et ceux que ses
disciples opérèrent en son nom. Ruin.
Note />, Page 24.
La plupart des Pères grecs ou latins disent que Jacques fut fils
de Joseph , et d'une autre femme que Marie ; mais cette opinion
est combattue par saint Jérôme : et en eifet la mère de Jacques, citée
dans l'Evangile , vivait encore au temps de la passion de Jésus-
Christ. Il faudrait donc supposer, ou que Joseph l'avait répudiée
pour épouser Marie , ou qvi'il eut deux femmes à la fois ; ce qui
est également faux. Ruin.
ET OBSERVATIONS. 421
Note q, Page 25.
Du temps de saint Justin,, les Gestes de Pilate se trouvaient
dans toutes les mains ( voyez ci-dessus , note o ) ; mais ceux qui
sont parvenus jusqu'à nous sont évidemment controuvés. Ruin.
Note r, Page 25.
Voyez, , sur la mort d'Hérode Agrippa , outre les Actes des
Apôtres, ch. 12, les Antiq. judaïq. de Josèphe, lib. xii, cap. 8.
Grégoire de Tours confond ici Hérode-le-Grand , ou l'Ascalonile ,
avec Hérode Agrippa. Ce qu'il dit se rapporte au premier, comme
on l'apprend de Josèphe [Bell, jud., lib. ii); il en est question
<mssi dans Eusèbe et dans Rufin , Hist., lib. i , cap. 8. Ruin.
Note s, Page 27.
Telle fut l'opinion de quelques anciens écrivains chrétiens; mais
elle a été réfutée par Tertullien et par un grand nombre d'autres
Pères. Polycrate , évéque d'Éphèse , qui avait vu les disciples de
saint Jean, assure, dans une lettre rapportée par Eusèbe, lib. v,
cap. 24 , que ce saint était mort , et qu'il fut enterré à Ephèse.
Ruin.
Note t, Page 29.
C'est avant et non après Irénée , et avec l'évéque Pothin , que
ces quarante-huit martyrs furent exécutés. Grégoire de Tours rap-
porte leurs noms , lib. i, de Glor. martyr. , cap, 49. Nous n'avons
pas les Actes authentiques d'Irénée. Ruin.
Note u, Page 29.
Les Actes de saint Saturnin font connaître l'époque de sa mis-
sion dans les Gaules ; mais ils ne contiennent rien de relatif aux
autres évéques cités ici , et dont l'arrivée dans le même pays eut
lieu en différens temps, Grégoire de Tours , qui les croyait tous
arrivés ensemble , a conclu à tort de la date certaine indiquée
dans les Actes de saint Saturnin , la date de l'arrivée des autres
évéques, Ruin.
422 ÉCLAIRCISSEMENS
Note v, Page 32.
Corneille mourut l'an 252 , sous le règne de Dèce , probable-
ment à Civita-Vecchia , et non à Rome , comme plusieurs l'ont
prétendu, Cyprien fut décapité près de Carthagc , l'an 258 , sous
l'empire de Valérien et de Gallien. Ruin.
Note x, Page 32.
Quelques savans disent que les anciens Gaulois désignaient
sous le nom de V^asso le dieu Mars ; d'autres ont conjecturé que
ce temple était consacré à Mercure , d'après un passage de Pline
l'ancien , liv. m , ch. 7, qui rapporte que, de son temps, Zénodore
construisit , en Auvergne , un grand temple en l'honneur de ce
dieu. M. Guizot.
Note j, Page 33.
Saint Prix , suivant le second auteur de sa Vie , écrivit les Actes
de Cassius, Victorin et autres saints. Grégoire de Tours a aussi
parlé de ces personnages, dont la fête est marquée dans les anciens
martyrologes. Ruin.
Note z, Page 33.
Dans un mémoire sur l'étendue et les limites du territoire des
Gabali, et sur la position de leur capitale Anderitum, M. Walcke-
naer TeiTou\e Andâritum , non dans Javols, mais dans A nterieux,
sur les limites des départemens de la Lozère et du Cantal. Mimas
ou Mimate , Mende moderne , n'était , dit-il , qu'un bourg quand
saint Privât, premier évcque connu des Gabalitains, se retira dans
une caverne de la montagne voisine. « Mais dès lors , dit-on , le
« siège épiscopal des Gabali fut transféré à Mimas. » Du reste,
M. Walckenaer retrouve le Gredonc castrum dans le village de
Grès-le-Château , à une lieue ouest de Mende, Mém. de l'Acad.
des Inscript., nouvelle série , tom. v, p. 385.
Note aa, Page 34.
On pense que c'est aujourd'hui la ville de Hongrie nommée
Szombatel ou Stain am Angern. Cluvier cependant croit que l'an-
ET OBSERVATIONS. 423
cienne Sabaria existait où se trouve aujourd'hui la ville de Sarwar,
que les Allemands appellent Rotenthurn , à trois lieues au-des-
sous de Szombatel , au confluent du Gûns et du Raab. Ruin. —
M. Guizot s'est décidé pour Szombatel , quoique l'opinion de Cla-
vier soit la plus généralement admise.
Note bb. Page 35.
C'est le célèbre évêque Jacques , qui délivra , l'an 350 , Nisibe ,
ville de Mésopotamie , assiégée par Sapor, roi des Perses. Du reste,
il faut lire ici Constantin au lieu de Constance. Ruin.
Note ce, Page 36.
Les auteurs diffèrent sur l'année et sur le jour de la mort de
saint Hilaire. Voyez la Vie placée à la tête de ses œuvres («. 113
■c/ sqq.), où cette question est longuement débattue. Il paraît
cependant qu'il est mort le 13 janvier 368. Ruin.
Saint Jérôme et les autres Pères parlent avec éloge de Mélanie,
qui se fit remarquer surtout au temps de Valens , en protégeant et
en cachant les chrétiens persécutés. Elle -cacha pendant trois jours,
dit-on , cinq mille moines qui fuyaient les cruautés du tyran.
« On a fait remarquer que Grégoire de Tours avait mal entendu
la Chronique de saint Jérôme, lorsqu'il a donné au fils de Mélanie
le nom d'Urbanus. S. Jérôme a dit que ce fils était prœtor urbanus,
préteur de la ville. » Ruin.
Note dd, Page 38.
Chantoin ou Chantoèn. Là exista plus tard un monastère de
filles , de l'ordre de saint Augustin. Il en est encore question plus
bas, liv. II , chap. 21. Dans la suite , ce monastère fut donné aux
Cormes déchaussés. Le Légonus dont il est question est- il le
même que saint Linguinus , qui fut enterré dans l'église de Saint-
Vénérand , selon Savaron , Catal. eccles. Claram. lib. i, cap. 10?
Ce savant pense qu'il s'agit plutôt ici du martyr Liminius. En
effet, dans l'église de Saint -Légonce repose le même saint que
Savaron croit être le Légonus de Grégoire de Tours, Voyez l'ou-
vrage cité, liv. II, chap. 13. Ruin.
424 ÉCLAIRCISSEMENS
Note ee, Page 43.
Ce consulat désigne l'an 397, qui fut, selon le P, Le Cointe, Anti.
eccl, fr., tom. i, ad ann. 498, la dernière année de saint Martin.
Scaliger , de Emen. temp. lib. vi , pense que ce saint mourut
l'an 395 ; d'autres assignent d'autres dates. Voyez à ce sujet la
dissertation de V. C. Jos. Antelmi. Ruin.
^OTE/f, Page 43.
Sulpice Sévère rapporte , dans la Vie de saint Martin , que ce
saint fut moine dans un monastère près de Poitiers. Grégoire de
Tours alla visiter ce lieu , célèbre par les miracles qui s'y étaient
opérés , comme il le rapporte lui-même , de Mirac. S. Mart. ,
cap. 30. Il se nommait Locociacum, aujourd'hui Ligugé. Ruin.
Note gg, Page 45,
Suivant Sulpice Sévère , f^ie de saint Martin, chap. 8 , on doit
admettre plusieurs évéques entre saint Gatien et saint Martin. En
parlant d'un autel d'un faux martyr renversé par saint Martin , il
dit que cet autel avait été élevé par les évéques ses prédécesseurs.
Or ce fait ne pouvant être imputé à Gatien , premier évêque de
Tours , il faut qu'il y en ait eu d'autres entre lui et saint Martin,
Ruin.
LIVRE SECOND,
Note a. Page 49.
Ce chapitre a donné lieu à beaucoup de critiques. Quelques
savans ont pensé que notre auteur avait confondu Briction , dont
il est question dans Sulpice Sévère, à la fin de son troisième Dia-
logue , avec Brice , successeur de saint Martin , tandis que , selon
eux , ce sont deux personnages difFérens ; mais D. Ruinart justifie
complètement sur ce point Grégoire de Tours , et démontre qu'il
ne faut voir dans Brice et dans Briction qu'un seul et même per-
sonnage. Il réfute également l'opinion de ceux qui veulent que
tout ce premier chapitre ait été ajouté par une main étrangère à
l'ouvrage de notre historien.
ET OBSERVATIONS. 425
Note b, Page 63.
Quelques auteurs pensent que cet Aravatius est le même que
Servatius , évêque de Ton grès , et rapportent aux incursions des
Vandales la désolation des Gaules, que Grégoire de Tours attribue
aux Huns; mais, comme de tous les manuscrits de l'Histoire des
Francs que j'ai pu voir, celui de l'abbaye du Bec seul , et le seul
manuscrit de Gloria confessorum , cap. 72 , de Clermont, portent
Sen>atius , je souscris volontiers au sentiment de ceux qui distin-
guent ces deux personnages l'un de l'autre , et qui font vivre le
premier Servatius au quatrième siècle , et celui dont parle ici
Grégoire de Tours au siècle suivant. Voyez Had. de Valois, Hist.
Franc., tom. ii , praef. Ruin.
Le manuscrit de Cluny et le ms. B de la Bibliothèque Royale,
qui n'ont pas été connus de D. Ruinart, portent l'un et l'autre
Seri'atiiis; mais il faut dire que ces deux manuscrits offrent presque
constamment les mêmes variantes, et paraissent avoir été copies
l'un sur l'autre.
Note c, Page 65.
Voyez sur ce siège d'Orléans Sidoine Apollinaire, liv. viii,
lett. 15. La lettre où il en est question est adressée à Prosper,
successeur d'Agnan. Voyez aussi les vies de saint Agnan, dans
lesquelles est rapporté le voyage de ce saint à la ville d'Arles.
Note d, Page 66.
Il s'agit ici de Théoderic , roi des Visigoths, qui régna de l'an
419 à l'an 451. Thorismond, son fils, qui commença à régner
un an après la mort de son père , fut tué par ses frères l'an 453 ,
comme le dit plus loin notre auteur. Ruin.
Note e, Page 66.
Nous ne rapporterons pas les différentes opinions des critiques
sur la position du campus Mauriacus de Grégoire de Tours ;
seulement nous rappellerons qu'Had. de Valois place les champs
de Mauriac près de Troyes et de Pont-sur-Seine, où il prétend que
s'engagea d'abord un léger combat , qui fut suivi d'une bataille
générale dans les plaines de Chalons ; et nous ajouterons qu'en
426 ÉCLAIRCISSEMENS
1834, l'Académie des Inscriptions a accordé une mention hono-
rable à M. Tourneux , auteur d'un Mémoire sur 1^ même sujet ,
dans lequel il est dit que la bataille qui décida du sort de l'inva-
sion fut livrée à 7,000 toises environ et au N. E. de Châlons-sur-
Marne, l'armée des Huns s'étendant de la redoute de Nantivet au
village de Lachappe , qui serait l'ancien Mauriacum.
Note /, Page 68.
Ce roi des Francs était-il Mérovée , qui , après la mort d'Aétius,
porta la guerre dans la première Germanie et dans la deuxième
Belgique, comme il est dit dans le panégyrique adressé par Sidoine
à son beau-père? Ridn. Voyez, dans les œuvres de Fréret, son
Mémoire swtV Origine des Français, et leur établissement dans la
Gaule. Hist., tom. v et vi, in -18.
Note g, Page 73.
Had. de Valois pense qu'au lieu de Jovinianiens qui est dans
le texte, on devrait lire Jovianiens. Selon D. Ruinart, il faudrait
peut-être lire Joviniens , du nom de Jovin , dont il est question
un peu plus bas.
Note h. Page 74.
La ville de Vienne était alors une des plus importantes des
Gaules. Ammien Marcellin loue la beauté des villes de la province
viennoise et de Vienne en particulier. Hist., lib. xv, cap. 11. Mar-
tial dit de cette ville :
Fertiir habere meos , si vera estfama, libellas
Inter delicias pulchra Vienna suas.
Lib. VII, epigr. 87.
Elle fut métropole dès le commencement du troisième siècle , et
elle est regardée par Eusèbe comme l'une des plus considérables
des Gaules. Hist. ecclés., liv. v, ch. 1. Plusieurs empereurs ont
daté des lois de leur palais de Vienne.
Note i. Page 75.
Les Francs aidaient un roi. Serait-ce celui que nos historiens
appellent Pharamond ou Faramoud , et qu'ils font père de Clodion
ET OBSERVATIONS. 427
et fondateur de la monarchie? L'auteur du Gesta Francorum, qui
écrivait sous le roi Thierry II , appelle Clodîon fils de Pharamond ,
et il a été suivi par Roricon , etc. Dans la chronique de Prosper,
sous l'an 26 d'Honorius ou 420 de Jésus-Christ, il est dit que
Pharamond règne dans la France; et auparavant, à l'an 4 de
Théodose ou 382 de Jésus-Christ , on lit : Priamus régnât in
Francia. Eugène , dont parle ici Grégoire de Tours , fut tué l'an
394 ; il est étonnant , toutefois , qu'il ne se trouve rien de re-
latif à Pharamond dans Grégoire de Tours ni dans Frédcgaire. —
Du reste, Had. de Valois (lib. ii , Rer, Franc, p. 87) accuse
Grégoire de Tours d'ignorance, en ce qu'il a entendu, dans ces
phrases de Sulpice Alexandre, Genohaude , etc., ducibus et Mar-
comere duce, le mot dux dans le sens de dignité ducale, et comme
si les Francs avaient eu des ducs au lieu de rois ; tandis qu'il est
certain que , par les mots Genohaude, etc., ducibus, Marcomere
duce, Sulpice Alexandre entendait seulement indiquer que les
Francs firent la guerre sous la conduite de Marcomer, de Geno-
haude, etc. D'ailleurs , il résulte de Claudien , de Paulin dans la
vie de saint Ambroise , et de Sulpice lui-même , qui les nomme
non seulement regales , mais même subreguli , que ces chefs des
Francs étaient rois. Le même auteur fait remarquer ailleurs {in
addend. ad tom. i ) qu'Attila et Bleda , rois des Huns , sont quel-
quefois appelés regales par Priscus. Ruin.
L'autorité d'Had. de Valois est en général d'un grand poids ; ce-
pendant sa critique nous paraît peu fondée. 1°. Grégoire de Tours
n'a point, selon nous, entendu positivement le mot dux dans le
sens de dignité ducale : rien chez lui ne prouve qu'il ne l'ait pas
compris dans le sens de chef militaire . Il y a plus, ce mot n'avait
guère que ce dernier sens du temps de Grégoire de Tours. 1°. Il
ne faudrait peut-être pas trancher aussi positivement la question
relative aux titres de rcgales et de subreguli, que le fait Had. de
Valois ; car Grégoire de Tours , beaucoup plus rapproché du temps
de Sulpice Alexandre , était sans doute à portée d'être bien fixé sur
le véritable sens de ces mots à cette époque , et cependant il n'ose
leur assigner la signification de roi , malgré la bonne envie qu'il en
aurait. Du reste, il est certain que les Francs avaient des rois pour
les gouverner ; mais il y avait chez eux des hommes puissans , des
428 ÉCLAIRCISSEMENS
guerriers éprouvés qui se déclaraient chefs volontaires d'expéditions
aventureuses , et menaient à leur suite d'autres guerriers volon-
taires comme eux. Voyez César, de Bello Gallic. , lib. vi, cap. 23 ;
Tacite, de Morib. Germ., c. xiii. Génobaude , Marcomer, etc., ne
seraient-ils pas quelques uns de ces chefs aventureux que César et
Tacite nomment principes ? et leurs soldats ne seraient-ils pas de
ces suivans que Tacite appelle comités? Voyez , du reste, dans les
œuvres de Fréret, le Mémoire dont nous avons déjà parlé.
Note j , Page 77.
Qu'appelait-on Gaule ultérieure et Gaule citcrieure au temps de
Renatus Profecturus Frigeridus ? Il est difficile de le dire positive-
ment. Les ims ont pensé que par Gaule ultérieure il fallait entendre
la partie de la Gaule située au-delà du Rhône relativement à l'Italie ;
les autres, que ce nom ne s'appliquait qu'à la partie du pays située
au-delà , c'est-à-dire au nord de la Loire. Le passage de Grégoire
de Tours convient également aux deux suppositions ; car Mayence,
où Jovin se trouvait alors , selon le témoignage d'Olympiodore ,
appartiendrait toujours à la Gaule ultérieure dans l'un comme
dans l'autre cas. Mais des textes positifs condamnent la dernière
opinion ; car, dans la vie de saint Élol , Limoges est placé dans
la Gaule ultérieure. D. Vaissette , dans son Histoire du Langue-
doc , exprime l'opinion que la division de la Gaule en ultérieure et
citérieure est la même que celle qui a été faite en Gaules propre-
ment dites et en sept pronnces , et qu'il n'y avait point de Gaule
ultérieure et citérieure prise d'une manière absolue, mais seulement
d'une manière relative ; en sorle que la partie que chacun habitait
était pour lui Gaule citérieure , l'autre partie Gaule ultérieure. Ce
sentiment a l'avantage de concilier tous les textes ; car alors l'au-
teur de la vie de saint Éloi, qui se trouvait dans la deuxième
Lyonnaise , devait appeler Gaule ultérieure l'Aquitaine première ,
où était située Limoges, et qui était l'une des sept provinces. On
pourrait aussi entendre par Gallia citerior la Gaule cisalpine , et
par Gallia ulterior la Gaule transalpine , toujours par rapport à
Rome.
Note k, Page 78.
La Thuringc étant placée relativement à la Gaule au-delà du
ET OBSERVATIONS. 429
Pihin , Had. de Valois pense qu'on doit lire dans Grégoire d«
Tours : Ayant ensuite traf^ersé le Mein ( transacto Mceno ) , rivière
qu'il faut passer, en effet, pour aller de Pannonie en Thuringe.
Guill. Morel dit avoir vu un ancien manuscrit qui portait Thorin-
gorunj, vcl Tungrorum; d'où quelques savans modernes, adoptant
cette leçon et lisant par conséquent transacto Rheno , ont pensé que
les Francs traversèrent le Rhin et s'établirent dans la Gaule au pays
des Tongriens. Voyez sur tout ce chapitre la note m ci-après.
Note /, Page 78.
Il y avait chez les anciens deux espèces de chroniques : les unes,
qui marquaient les temps d'après les consulats , étaient appelées
consulaires , et c'est d'une de ces chroniques que parle ici Grégoire
de Tours; les autres, dans lesquelles les dates se fondaient sur un
autre système de calcul , étaient appelées simplement chroniques.
Ruin.
Note m, Page 78.
Les avis étant partagés sur la situation du pays appelé Tho-
ringia par Grégoire de Tours (voyez ci-dessus note k) , ils devaient
l'être également sur la position du château de Disparg , placé in
termino Thoringorum. Les uns retrouvent ce château dans Duys-
burg sur le Rhin , d'autres dans x4.sbourg , d'autres dans Duys-
borch , entre Bruxelles et Louvain ; quelques autres, enfin , veulent
que ce soit Dietz , à six lieues à l'est de Coblentz. Ruin.
Ce chapitre , comme on voit , a beaucoup occupé les savans : ils
ne pouvaient comprendre, en effet , que les Francs, sortis de Pan-
nonie , traversassent le Rhin pour se rendre en Thuringe ; et que
Disparg se trouvant en Thuringe , c'est-à-dire outre Rhin , les
Romains s'étendissent , depuis ce lieu , vers le midi jusqu'à la
Loire. Les uns, et Had. de Valois à leur tête , ont dit qu'il fallait
conserver dans Grégoire de Tours Thoringia , mais lire transacto
Mœno , et non Rheno ; car c'est réellement le Mein qu'il fallait
traverser pour aller de Pannonie en Thuringe, M. Guizot a suivi
cette correction. D'autres ont dit , et parmi ceux-ci figure l'abbé
Dubos, qu'il fallait conserver transacto Rheno , mais lire Tungria
et Tiingri , au lieu de Thoringia et de Thorins^i. Cette seconde
430 ÉCLAIRCISSEMENS
correction a de même été adoptée par M. Giiizot ; mais l'une et
l'autre présentent également de grandes difficultés. En effet, si
on lit, avec Had. de Valois, le Mein et la Thuringe, on placera
Disparg dans la Germanie ; et alors comment comprendre la fin du
passage : Dans ces mêmes contrées , vers le midi jusqu'à la J^oire,
habitaient les Romains ? D'un autre côté , si on lit le Rhin et le
pays de Tongres avec Dubos , on placera Disparg dans la Gaule ,
et alors c'est le commencement du passage qui devient inintelli-
gible ; car il est constant qu'à leur sortie de Pannonie , si du moins
ils sont sortis de Pannonie , les Francs ne s'établirent pas immé-
diatement dans la Gaule , puisqu'on les voit d'abord fixés sur la
rive droite du Rhin. Si l'on admettait, comme M. Guizot , les deux
corrections, et qu'on lût le Mein et le pays de Tongres, alors il
paraîtrait étrange que notre historien eût parlé seulement du Mein
sans rien dire du Rhin, dont le passage eût dû le frapper davantage.
Si l'on veut à toute force maintenir la leçon des manuscrits , qui,
à l'exception du manuscrit cité par Morel, sont unanimes sur ce
point , et si l'on veut défendre le récit de Grégoire de Tours ,
qui dans tous les cas laisse beaucoup à désirer, sinon du côté de
l'exactitude , au moins du côté de la précision , il nous semble qu'il
faut admettre : 1°. que les Francs , dans leur émigration, se sont
avancés jusque dans la Gaule , en passant le Rhin , pour s'établir
sur la gauche de ce fleuve , d'où ils auront été chassés ensuite par
les Romains , et obligés par eux de passer dans la Thuringe ;
2". que les Romains réoccupèrent , après l'expulsion de ces bar-
bares, la rive droite du Rhin jusque près de Disparg, et que de
ces pays ils s'étendaient vers le midi jusqu'au Rhin , et du Rhin
jusqu'à la Loire. Mais cette explication supposerait que du temps
de Clodion , ou au moins jusqu'à l'an 432 , les Romains conser-
vaient des positions dans la Germanie.
Note n, Page 83.
L'abbé Dubos pense que notre auteur a écrit //// anno , et que
le premier / a été changé en V, ce qui a fait VIII; car, dit-il ,
il est certain que déjà Majorien était reconnu empereur dans les
Gaules , et qu'Egidius avait été créé maître de la milice lorsqu'il
fut mis à la place de Childéric. Or, les Gaules ne reconnurent le
ET OBSERVATIONS. 43 ï
pouvoir de Majorien qu'à la fin de l'année 458, et par suite Egidius
ne commanda aux Francs qu'en 459 et jusqu'en 463 , époque du
rétablissement de Childéric. Suivant le P. Pagi, Childéric revint
en 464, et Egidius mourut en 465. Bouq.
Note o , Page 85.
Au livre x, chap. 31 , Perpétue est désigné comme sixième
évêque de Tours depuis saint Martin ; cette différence vient de ce
que notre auteur ne tient pas compte ici de Justinien et d'Armence,
qui pendant quelque temps tinrent la place de Brice. Ruin.
Note p, Page 86.
La description que fait ici Grégoire de Tours de l'église élevée
par saint Perpétue, sur le tombeau de S. Martin, donne à penser
que cette église fut bâtie sur un plan depuis long-temps inusité pour
ces sortes d'édifices ; il fallait que la partie qui entoure l'autel eût
reçu un très grand développement aux dépens de la nef, pour qu'il
y eût dans cette partie trente-deux fenêtres et vingt seulement dans
la nef. On ne peut guère se rendre compte de cette disposition des
fenêtres , qu'en supposant que l'église de Saint-Martin avait été
construite sur un plan à peu près semblable à celui de l'église du
Saint-Sépulcre à Jérusalem : on sait que , dans cette dernière église,
la partie où se trouve l'autel forme un vaste cercle , tandis que la
nef est proportionnellement beaucoup moins étendue.
Du reste , au temps de l'épiscopat de notre auteur, plusieurs des
églises que Perpétue avait bâties à Tours avaient déjà été ruinées par
le temps ou par le feu , et celle de Saint-Martin était de ce nombre.
Grégoire la fit reconstruire, la première ou la seconde année de son
épiscopat , vers l'an 575 , puisqu'il y reçut le duc Contran deux
ans après qu'il eut été fait évêque de Tours ; ou peut-être, comme
le dit Levesque de La Ravalière , Mém. de l'Acad. des Inscript. ,
tom. XXVI , p. 631 , note d, faut-il supposer que l'église dans la-
quelle Gontran et Mérovée se retirèrent était l'ancienne église ,
qui périt par un incendie dont Grégoire n'a point fait mention ,
et qu'il rebâtit dans les dernières années de son épiscopat, vers
l'an 590. Voyez la planche et l'explication placées à la fin du
volume.
432 ÉCLAIRCISSEMENS
Note q, Page 87.
L'église bâtie , au cinquième siècle , par saint Namatius ou
Namace , devint la proie des flammes lorsque la ville de Clermont
fut enlevée par Pépin au duc d'Aquitaine Eudes ; elle fut peu de
temps après rebâtie , mais avec beaucoup moins de magnificence ,
par un évêque dont on ignore le nom. A cette seconde église ap-
partenaient les deux grosses tours carrées qui surmontent la porte
occidentale de la cathédrale actuelle , bâtie sur l'emplacement des
deux premières églises. Cette cathédrale fut commencée l'an 1248 ;
et l'on fit, dit-on , servir à sa construction les matériaux de
l'ancien temple gaulois connu sous le nom de Vasso. Voyez ci-
dessus, liv. I, ch. 30. Cette cathédrale ne fut amenée au point où
on la voit aujourd'hui qu'au seizième siècle : encore la nef est-elle
restée inachevée et peu en proportion avec le reste de l'édifice.
Voyez Audusier, Histoire de la ville de Clermont, tom. i , p. 102 ,
ouvrage manuscrit conservé à la Bibliothèque du Roi , sous la cote
Supplément fr., 675.
Note /•, Page 88.
Ce chapitre a beaucoup exercé la critique : dom Bouquet lui a
consacré une très longue note , dont nous donnerons ici la sub-
stance. " Suivant Grégoire de Tours , dit le savant bénédictin ,
Childéric , après avoir tué le comte Paul , s'empai-a d'Angers ; et
c'est ainsi que la chose a été entendue par Ff édégaire , par l'auteur
du Gcsta Francorum, par Aimoin , et par tous ceux qui ont traité
de l'histoire des Francs. Mais comment se peut-il , continue doni
Bouquet , que Childéric , qui tout à l'heure , réuni aux Romains et
au comte Paul , faisait la guerre aux Goths , ait si vite abandonné
les Romains*, et réuni ses armes à celles d'Odoacre pour attaquer
le comte Paul et se jeter sur Angers ; que , bientôt après , il soit
revenu aux Romains pour combattre avec eux Odoacre ; qu'enfin ,
il ait de nouveau abandonné les Romains pour contracter alliance
avec Odoacre ? Qui croira jamais que , dans un si court espace de
temps , Childéric ait joué tant de rôles divers ? » Dom Bouquet
regarde ce passage comme inexplicable , et se contente de rap-
porter l'interprétation qu'ont voulu en donner le P. Pagi et l'abbé
Dubos , mais sans adopter leurs scntimens.
ET OBSERVATIONS. 433
La difficulté ne nous paraît pas invincible. On sait par Eumènes,
Panegyr. in Constantiiim Chlor. , cap. 21 ; — in Constantin. ,
cap. 5, 6 ; par Ammien Marcellin, Hist., lib. xvii , cap. 8 ; par la
Notice des dignités de l'Empire , et par les lois romaines , que des
Francs furent, à diverses époques, transportés ou reçus par les
Romains dans le nord de la Gaule , où ils devinrent de véritables
sujets de l'Empire. Childéric pouvait donc commander à des
Francs, et d'autres Francs pouvaient marcher sous le comte Paul.
Au moyen de cette distinction , le texte de Grégoire de Tours de-
vient clair, et peut se traduire ainsi : « Le comte Paul , avec les
Francs sujets de l'Empire , combat les Visigoths ; Childéric , avec
ses Francs , fait la guerre sous les murs d'Orléans , et se ligue avec
Odoacre contre le comte Paul et ses Francs. Il tue le comte Paul
et s'empare d'Angers ; quelque temps après , les Romains et les
Francs sujets de l'Empire battent les Saxons et prennent leurs îles.
Enfin , Odoacre et Childéric marchent ensemble contre les Ale-
mans. » Voilà du moins comment nous entendons le passage de
Grégoire de Tours.
Note s, Page 100.
L'abbé Dubos pense qu'il s'agit ici des Tongriens , et il fait
une longue dissertation pour le prouver, Hist. crit., liv. n , ch. 7,
et liv. IV, ch. 2. Ses raisons ne nous paraissent pas très solides ;
nous croyons que Grégoire de Tours a bien réellement voulu
parler ici des Thuringiens , comme dans les chapitres 4 et 7 du
livre m , où il raconte les guerres des fils de Clovis avec le même
peuple. Voyez la note ni ci-dessus.
Note t. Page 110.
La loi des Bourguignons a reçu , du nom de Gondebaud , celui
de loi gombctte ; quoiqu'il soit douteux que , du moins dans sa
forme actuelle , ainsi qu'on l'a déjà fait remarquer, ce code soit
l'ouvrage de Gondebaud. Il est probable que Gondebaud forma
un premier code composé des lois portées par ses prédécesseurs cl
par lui-même ; mais il paraît certain que ce rode fut refondu par
son fils Sigismond, et qu'il reçut mémo plus tard plusieurs addi-
tions.
I. 28
434 ÉCLAIRCISSEMENS
Note u. Page 112.
D. Ruinart suppose qu'il s'agit ici de Nestorius , et que c'est ce
nom qu'il faut lire au lieu de celui de Sabellius. En effet , les
hérésies de Nestorius et d'Eutychès firent alors grand bruit , et
furent condamnées et anathématisées ensemble par le cinquième
concile d'Orléans , de l'an 549 ; mais , par cette raison même , il
est difficile d'admettre qu'un nom aussi connu que celui de Nesto-
rius ait été remplacé par celui de Sabellius, qui était également
très célèbre, et qu'on ne pouvait guère confondre avec un autre.
Note v. Page 114.
L'abbé Dubos rapporte cette entrevue à l'an 504 ; d'autres
pensent qu'elle eut lieu l'an 506 , peu de temps avant la guerre
entre les Francs et les Visigoths. D. Bouquet, d'accord en cela
avec les auteurs de l'histoire du Languedoc , la place à l'an 498
ou à l'année suivante , « parce que , dit-il , les lettres qu'écrivit
Théodéric , roi d'Italie , pour réconcilier Clovis avec Alaric , sont
antérieures à l'an 500. »
Note x^ Page 126.
Il n'est pas tout-à-fait exact de dire que Clovis mourut cinq ans
après la bataille de Vouglé , car cette bataille eut lieu en 507, et
Clovis mourut en 511 ; ni que sa mort se rapporte à la onzième
année de l'épiscopat de Licinius , car le prédécesseur de Licinius,
l'évéque Vérus , vivait encore l'an 506 , puisqu'il assista par re-
présentant au concile d'Agde , tenu cette même année.
LIVRE TROISIÈME.
Note a. Page 141.
C'est l'an 534 , selon la chronique de Marius , évéque d'Avan-
ches , que les rois francs s'emparèrent de la Bourgogne ; cependant
les évéques d'Autun , de Vienne et d'Augst , assistèrent au second
concile d'Orléans, tenu l'an 533. Ces villes, qui appa nouaient
ET OBSERVATIONS. 436
au royaume de Bourgogne, avaient été prises, l'an 532 , par Chil-
debert et Clotaire. Had. de Valois, Rer. francic, liv. vu, lom. i ,
p. 378 et suiv. , pense même que tout le pays passa cette année
sous la domination des rois Childebert et Clotaire , qui le parta-
gèrent entre eux sans en rien donner à Ttéoderic , parce qu'il
avait refusé de faire cause commune avec eux. L'abbé Dubos, Hist.
erit., liv. v, ch. 8, prétend que la guerre, commencée en 532, ne
fut terminée qu'en 534 ; que Tliéoderic , après avoir refusé d'y
prendre part, se réunit à Childebert l'an 533, et qu'après la mort
de Tliéoderic , son fils Théodebert entra en partage avec ses oncles :
ce qui est conforme à la chronique de Marins , dans laquelle on lit
que , sous le consulat de Justinien IV et de Paulin, c'est-à-dire
l'an 534 , « les rois francs Childebert , Clotaire et Théodebert ,
« s'emparent de la Bourgogne , et , après avoir mis en fuite le roi
« GodomaB^ ils partagent son royaume. »
Note b, Page 163.
Il est nécessaire de rectifier ici les faits rapportés par Grégoire
de Tours.
Théoderic survécut à Anaflède , sœur de Clovis , et laissa en
mourant une fille nommée Amalasonte , qui épousa Eutharic.
Amalasonte , après la mort de son mari , prit la tutelle de son
jeune fils Athalaric , et gouverna sagement le royaume des Ostro-
goths. Ce fils étant mort , l'an 534 , elle épousa , pour l'associer à
l'Empire , son cousin Théodat , qui , afin de régner seul , l'exila
dans une île du lac de Bolscne , où il la fit étrangler au bout de
quelque temps. Ce fut sous le prétexte de venger cette mort que
Justinien déclara la guerre aux Ostrogoths.
Ce n'est pas dans les circonstances décrites par Grégoire de
Tours , ce n'est pas même par Théodat que l'argent dont il est
question ici, a été donné aux rois des Francs. Théodat, pour sé-
parer les Francs du parti de Justinien et pour les attacher à sa
cause , s'était engagé à leur payer une forte somme et à leur
abandonner la Provence , que possédaient les Ostrogoths ; mais
ce projet n'avait pas encore été exécuté lorsque ce roi perdit le
trône ; et ce fut Vitigcs , son successeur, qui livra aux Francs l'ar-
gent promis ainsi que la Provence. Il soumit aussi à leur doini-
436 ECLAIRCISSEMENS
nation les Alenians qui étaient venus s'établir en Italie après la
bataille de Tolbiac.
Note c, Page 164.
« Les événemens sont défigurés et les temps confondus dans ce
récit. 1°. Ce ne fut point sous le règne de Théodebert, mais en
553 , sous celui de son fils Théodebald , qu'eut lieu la grande ex-
pédition dont parle ici Grégoire de Tours , et dans laquelle les
bandes barbares , sous la conduite de Buccelin et de Leutliaris ,
pénétrèrent jusqu'à l'extrémité de l'Italie. En 540 , Théodebert ,
se retirant d'Italie , y avait , à la vérité , laissé ou renvoyé le duc
Buccelin à la tète d'une armée ; mais rien n'indique qu'à cette
époque les Francs aient dépassé les contrées septentrionales.
2°. Tout porte à croire que Buccelin, duc des Alemans placés
sous la domination des rois d'Austrasîe , entreprit la sedj^de expé-
dition , non par ordre du roi Théodebald , mais pour son propre
compte , et à la tète d'une multitude de Barbares qu'attirait en
Italie le désir du pillage , comme aux premiers temps de leurs in-
vasions dans l'Empire. 3". Enfin, Buccelin ne fut point toujours
vainqueur des Grecs et de Narsès ; il succomba , au contraire ,
près de Capoue , comme le dit ailleurs Grégoire lui-même , et fut
tué dans la bataille. Plusieurs autres chefs francs , alemans , thu-
ringiens , se ruèrent , vers la même époque , sur l'Italie , appelés
tantôt par les Ostrogoths , tantôt par les Grecs , et ne servant ni
l'un ni l'autre parti. La gaierre et le climat dévorèrent ces bandes
errantes , qui ne formèrent aucun établissement ; et s'il fallait en
croire Agathias , il ne resta de celle de Buccelin que cinq hommes
qui parvinrent seuls à retourner dans leur pays. » M. Gidzot.
ET OBSERVATIONS. 437
LIVRE QUATRIEME.
Note a, Page 173.
« SI Clotaire veut imposer une taxe sur les biens de l'église ,
« l'évéque Injuriosus ne s'y oppose point comme à une entreprise
« contraire à la liberté de la nation , mais comme à un sacrilège.
« Il oublie qu'il est citoyen , pour ne parler qu'en évoque , qui
« croit que les possessions de l'église sont le patrimoine de Dieu
« et des pauvres. »
(Mably, Observât, sur l'Hist. de France , liv. i, cliap. 3.)
Qu'importe? mais nous voyous, dans cette circonstance du moins,
qu'une taxe ne peut être imposée par le roi que du consentement
des parties intéressées. Il faut que les évéques souscrivent l'ordon-
nance pour qu'elle ait, eu quelque sorte, force de loi.
Note b, Page 174.
Sur le rang et les fonctions des domestiques à la cour de nos
anciens rois , on ne peut établir rien de certain. On les voit régir
des domaines royaux comme intendans (Marculf, liv. ii, form. 52)^
régler d'avance les dépenses nécessaires lorsque le roi devait se
rendre à un plaid solennel (Grég. de Tours, liv. x, chap. 28). Ils
sont nommés à la suite des grands du royaume, optimates , avec
les comtes, les majordomes, les gi-affions , les chanceliers , etc. ,
dans la préface de la loi des Bourguignons , et au titre 88 de la loi
des Ripuaires. Dans ce dernier passage ils sont nommés avant les
comtes. Ils assistaient aussi le roi dans ses jugemens ; ce que prou-
vent Marculfe (liv. i , formule 25), un plaid de Clovis III (Ma-
billon, de Re diplomat., liv. vi , n° 19) , et un autre de Childe-
bert III [ibid., n° 24). Dans ces deux pièces, les domestiques
sont également nommés à la suite des optimates, et après les
comtes. Enfin, il paraît qu'ils administraient quelquefois des pro-
vinces : Ut sex proç>inciœ quas tolidem agunt domestici , sub
illius administratione solius regerentur ( Auctor vitœ S. Arnulfi
episc. Metensis, cap. 4). On peut donc dire que leurs attributions
Variaient selon le bon plaisir du prince , à la jjcrsonnc duquel il>
étaient attaclics pour le servir en toute occasion.
438 ÉCLAIRCISSEMENS
A la cour des empereurs d'Orient , ils étaient soumis à un chef
appelé comte des domestiques : mais il ne parait pas que ce titre
ait été en usage auprès de nos rois.
Voyez le Glossaire de Ducange , au mot Domesticus.
Note c, Page 175.
La phrase latine doit être regardée comme une parenthèse , car
elle n'explique en rien la précédente. Elle semble même la con-
tredire. L'auteur vient d'appeler regnum le domaine de ces
petits souverains ; et cependant , ajoute-t-il , ils ne sont pas qua-
lifiés de rois. En effet , qu'ils fussent comtes ou rois aux yeux du
roi des Francs , ils n'en étaient pas moins maîtres absolus chez
eux , malgré les paroles de soumission que la force leur arrachait
quelquefois (Voyez liv. ix, chap. 18). Rappelons-nous aussi que
les comtes de Bretagne ne possédaient alors que la partie la plus
occidentale de cette contrée. Rennes et Nantes ne leur apparte-
naient pas ; car on les voit attaquer souvent ces deux villes ( Hv. v,
chap. 30 , 32). Vannes même semble avoir été pour eux une acqui-
sition récente en 578 (liv. v, chap. 27). Ainsi les souscriptions
des évéques de ces trois villes au concile d'Orléans, en 511, ne
prouvent rien en faveur de la domination que Clovis pouvait exercer
sur les Bretons. La soumission , du reste purement nominale, de
la pointe occidentale de la Gaule, Cornu Gallice (Frodoard, Chron. ,
an 919), ou de la basse Bretagne, datait probablement de la
réunion des Armoriques avec les Francs, vers 497.
Note d, Page 176.
Civitatem y^ivernam est la ville même , nommée aussi Arverna
urôs {ui , 12); Arvernis urbs (n, 13); Anfernum ( iv, 11 ^ et
passim). Le nom de Clarus mons, ou Clermont, se trouve pour la
première fois dans le 4^ continuateur de Frédégaire , chap. 125
( Voyez de Valois , Notice des Gaules, au mot Ari^erni). Encore
s'agit-il d'un fort, castrum, distinct de la ville, Arverna urbs, à la-
quelle peu à peu il communiqua son nom. Cependant, pour abréger,
nous avons employé en français le nom de Clermont, tout en re-
connaissant l'anachronisme.
ET OBSERVATIONS. 439
Note d. Supplément à la note 1, Page 177.
Ordinatores semble signifier les administrateurs , ceux qui sont
chargés des intérêts temporels de l'évéché , qui veillent à ses reve-
nus, qui en règlent l'emploi , etc. ; Ministri, ceux qui secondent l'é-
véque dans ses fonctions spirituelles ; les archiprêtres et les archi-
diacres (Ducange, Gloss.). Il aurait mieux valu peut-être traduire
ce dernier mot par Vicaires,
Note c, Page 178.
D'après la lecture attentive des chap. 6 , 7, 15, 26 , du liv. iv,
5, 47, du liv. V, et d'autres de notre auteur, on peut établir les
points suivaus , relativement au mode en usage à cette époque pour
l'élection d'un évéque. Pour qu'elle fût régulière ou canonique,
quatre choses devaient y concourir :
1°. Le choix du clergé et du peuple de la ville épiscopale :
consensio, eleclio. Rédigé par écrit en forme d'acte , il s'appelait
consensus , et était envoyé au roi ( Voy. note m).
2". La confirmation de ce choix par le roi : conjirmatio, ordi-
natio. Cette dernière expression semble se prendre, dans Grégoire
de Tours , quelquefois pour la simple désignation faite par le loi
d'un sujet qu'il voulait porter à l'épiscopat ; plus souvent pour la
confirmation de l'élection d'un évêque , ou sa nomination définitive
par le roi ; quelquefois enfin pour son sacre et son installation.
3°. Le sacre du nouvel évêque , par un ou plusieurs autres évê-
ques : consecTalio, benedictio episcopalis, ordinatio.
4". L'installation dans sa cathédrale, faite également par d'autres
évêques.
C'était donc le choix du clergé qui indiquait l'évêque à élire ;
et souvent le roi confirmait ce choix. L'évêque nommé était sacré
ordinairement par les évêques de la province métropolitaine; quel-
quefois néanmoins , comme au chap. 7, par des évêques de toute
autre province , choisis exprès par le roi. Mais le roi n'approuvait
pas toujours le choix du clergé , et nommait à la place tel ou tel
autre qui était plus en faveur à la cour, ou plus fortement recom-
maad«. L'art. 1" de l'édit de Clotaire II en 615, résume tout ce
440 ÉCLAIRCISSEMENS
que nous venons de dire : <i Ut episcopo decedente , in loco ipsius,
« qui a metropolitano ordinari débet cum provincialîbus , a clero
H et populo eligatur ; et si persdna condîgna fuerit , per ordinatio-
'< nem principis ordinetur; vel certe si de palatio eligitur, per rne-
« ritum personse et doctrînae ordinetur. »
On voit, par le chap. 6 , que les évêques auraient voulu dimi-
nuer l'influence du roi dans les élections , et sacrer celui qui avait
été désigné d'abord parle choix du clergé; comptant bien obtenir
ensuite l'agrément du roi, dont l'approbation ne serait devenue
ainsi qu'une vaine formalité : comme il arriva plus tard pour les
papes, qui firent notifier leur élection à l'empereur, sans douter le
moins du monde de leur consentement.
Il résulte de tout ceci , que le choix des évéques , sous la pre-
mière race, appartenait définitivement au roi; et que le pape de
Rome n'y était absolument pour rien.
Note/, Page 179.
Athanagild , révolté contre Aguila , avait appelé à son aide l'em-
pereur Justinien , qui envoya en Espagne le patrice Libère. Par
son secours, Athanagild resta vainqueiu'. Aguila fut tué ; et Atha-
nagild lui succéda , l'an 554. Mais ensuite, voulant se débarrasser
de ses auxiliaires, il leur fit une guerre dont il ne vit pas la fin ; car
ils ne furent entièrement expulsés de l'Espagne que sous le règne
de Suintila , vers 623 (Voyez la Chron. des Gots, par Isidore de
Séville, ère 592, selon l'édit. de Labbe). En retranchant 38 ans
(car on sait que l'ère d'Espagne précède de 38 ans l'ère vulgaire), ou
a l'an 554 pour l'avènement d'Athanagild. L'édition de cette chro-
nique donnée à la suite de Jornandès (Lugduni Bata^'or., 1597), et
qui s'arrête à l'avènement de Sisebut en 612 , dit, en parlant de
cette armée romaine : « Adversus quos hue usque confligitur. Nam
« frequentibus antca prseliis cœsi, nunc vero multis casibus fracti ac
« diminuti sunt. » Ils existaient donc encore, quoique bien affaiblis,
en 612. L'édition donnée par Labbe (Noi^. bibl. Mss., t. i, p. 61 )
va jusqu'à la 5" année du règne de Suintila, c'est-à-dire 626, et s'ex-
prime ainsi sur cette mcme armée romaine, toujours à la même ère,
592 (554), époque de l'avènement d'Athanagild : «Adversus quos hue
ET OBSERVATIONS. 441
«. usque confliclum est. Frequcntibus antea prœliis cœsl ; nunc vero
« mullis casibus fracti ac finili. » Ce qui suppose leur expulsion
définitive encore récente en 626. L'auteur dît en outre de Suintila,
ère 659 (an. 621) : « Romana castra perdomuit — Urbes residuas,
« quas in Hispaniis Romana manus agebat , prœlio conserto obli-
« nuit. » L'expulsion des Romains doit donc être placée entre 621
et 626. L'Jrt de vérifier les dates la met en 623. L'auteur de la
chronique a-t-il donné , à quatorze ans de distance , deux éditions
du même ouvrage , ou un continuateur a-t-il changé son texte ?
Note g, Page 181.
Rebellantibus signifie , ou que les Saxons recommençaient la
guerre comme des ennemis peuvent le faire , ou qu'ils se révoltaient
comme des alliés ou des sujets mécontens. On ne peut douter qu'il
ne faille adopter le second sens , puisqu'on voit plus bas, chap. 14,
qu'ils payaient un tribut annuel aux rois d'Ostrasie. Mais depuis
quand étaient-ils devenus leurs tributaires? C'est peut-être après
la défaite des Thuringiens par Clovis , ou au plus tard après la
destruction du royaume de Thuringe par Thierri , en 529.
Quant à l'époque de cette révolte des Saxons , elle est marquée
.1 l'an 555 de la chronique de Marins ; mais cette même chronique
place le ravage de la Thuringe par Clotaire, en punition des se-
cours donnés aux Saxons , après la seconde expédition de, Clotaire
contre eux , en 556. C'est une erreur vraisemblablement , puisque
Clotaire' fut vaincu dans cette seconde guerre (voy. chap. 14) , et
qu'il n'aurait guère pu se venger des auxiliaires de ses vain-
queurs.
Note h, Page 183.
Sollius rioster est Caius SoUius ApoUinaris Sidonius , évêque
de Clermont, mort en 484, par conséquent compatriote de Gré-
goire de Tours, également natif d'Auvergne.
La citation est du liv. i , épîlre 2 , adressée à Ecdicius. L'au-
teur dit, en parlant de Séronat : « Totum quod concupiscit quasi
" comparât ; ncc dat pretia contemnens , nec accipit instrumenta
" desperans. »
442 ÉCLAIRCISSEMENS
Les deux phrases de Sidonius el de Grégoire sont également obs-
cures. Pour ne nous occuper que de la seconde , la difEculté réside
à la fois dans le mot instrumenta , et dans la tournure du second
membre , qui semble correspondant au premier. Point de doute sur
le sens du premier membre : « Nec dabat prelia contemnens. « Il
ne payait pas le prix [de ses acquisitions] , par mépris [pour les
vendeurs]. En conservant la même tournure pour le second, on
aura : « et ne recevait pas instrumenta , par désespoir. » Mais de
quoi désespérait-il ? et que faut-il entendre par instrumenta ? La
traduction de M. Guizot s'exprime ainsi : « Il n'en donnait pas le
prix par dédain , et n'en prenait point d'acte de vente, faute d'es-
poir qu'on pût le regarder comme légitime. » Mais l'expression
dare instrumenta se retrouve quelques lignes plus bas , et signifie
évidemment que Cautin veut se faire livrer les titres de propriété.
« Rogabat ut ei chartas... daret. NIsi instrumenta daret ,... necari
jussit. Sed ille... nunquam prœbuit instrumenta... Nisi bas cbar-
tulas proderet. » Plus baut il est dit : « Per chartas... Chrotechîl-
dis... proprietatem aliquam possidebat.» Ici chartœ et instrumenta
sont à peu près synonymes. Quoique notre auteur écrive mal , ce-
pendant aurait-il , presque dans la même phrase , donné au même
mot deux significations aussi différentes : Acte de la vente qu'on
lui fait : titre de propriété appartenant à un autre? ou, si l'on veut
conserver le même sens à ce mot dans les deux passages, se serait-il
contredit au point de dire de cet homme , d'abord qu'il ne prenait
pas d'acte de vente , par désespoir ; ensuite , qu'il fait tout pour
obtenir d'Anastase un acte de vente , ou de donation forcée , qui
puisse garantir son droit de propriété ?
Cette considération m'a fait adopter le sens qu'on lit dans notre
traduction ; comme si l'auteur avait voulu dire : « et, non accipiens
instrumenta , desperabat. »
Je laisse à de plus habiles le soin de fixer irrévocablement le sens
de cette phrase, qui pèche ou par l'expression ou par la tournure.
Note i, Page 188.
Regnum Francice suscepisset. Cette France est évidemment le
royaume de Théodebald , l'Ostrasie , et non pas l'ensemble de tous
les royaumes des Francs , puisque Childebert n'est pas encore
Eï OBSERVATIONS. 443
mort ; puisque c'est en parcourant ce royaume de nouvelle acqui-
sition que Clotaire apprend la révolte des Saxons. Pourquoi l'Os-
trasie , en particulier, est-elle appelée France? Les royaumes de
Clotaire et de Childebert qui , réunis , furent depuis la Neustrie ,
ne s'appelèrent-ils pas aussi de ce nom ? Il est probable que l'Os-
trasie prit d'abord et conserva plus long-temps cette dénomination
spéciale, parce qu'elle renfermait la France primitive, Germa-
nique, au-delà du Rhin, où avaient régné Priam , Faramond ,
Clodion (Prosper, Aquit. Chr.) ; puis les pays en deçà du Rhin oii
s'établirent d'abord les Francs lors de leurs premières invasions.
On voit dans l'histoire le nom de France s'avancer, pour ainsi
dire , et s'étendre de l'est à l'oiiest , puis du nord au sud , à mesure
que les établissemens des Francs deviennent plus puissans et plus
durables. Mais on sait que la Loire fut long-temps la limite où
s'arrêta cette dénomination. Le reste était la Gaule (Voyez la
note 16 de l'Introduction de notre édition d'Abbon , p. 269, 270).
On y trouve onze acceptions différentes du mot France; mais ce
nom , appliqué à l'Ostrasie seule , n'y est pas. Il faudrait l'ajouter
après le n° 1 .
Note /, Page 189.
C'est bien là le caractère d'un peuple barbare tel qu'étaient les
premiers Francs. Ils sont soumis à leurs rois, quand ceux-ci les
mènent au combat ou au pillage ; pour peu que les rois semblent
mollir, les sujets se croient en droit de leur faire la loi. Les Ostra-
siens particulièrement, comme plus barbares, plus rapprochés de
leur indépendance primitive , ayant eu moins de contact avec la
servilité romaine, étaient moins disposés à obéir à leurs rois. Té-
moin l'expédition de Leutharis et Beucelin , entreprise malgré la
volonté du roi Théodebald, en 554 (voyez Agathias) ; voyez aussi
notre auteur, liv. vi , chap. 4 et 31 .
Note m. Page 190.
Nous avons vu , note e , sur l'élection des évéques , (jue lorsque
le peuple et le clergé d'une ville s'étaient accordés sur le choix
d'un évêque , on rédigeait par écrit un acte de cet accord , appelé
consensus , puis on le faisait passer sous les yeux du roi , en le
444 ÉCLÂIRCISSEMENS
priant de conlirmci' te choix ( Voyez la formule de cette demande,
Marculf, liv. i, n° 7). Le roi envoyait l'ordre de sacrer et d'in-
staller, soit celui qu'on lui avait demande , soit tout autre , par un
diplôme a^p^pelé prœceptui7i ou prœceptio (Ce dernier mot se trouve
à la tin de ce chapitre. Voyez-en la formule, Marculf, i, 5). 11 fai-
sait encore savoir sa volonté par une autre forme de diplôme ap-
pelée indiculiis, dont on peut voir la foi'mule dans Marculf, liv. i,
n" 6. La difFcrence entre le prœcepluin et Vindiculus consistait ,
selon Bignon , en ce que le premier était signé de la main du roi,
peut-être scellé de son anneau , et par conséquent avait une bien
plus grande autorité. Le second n'était en quelque sorte qu'une
lettre d'avis non scellée. (Tiré de la note de Ruinart sur ce passage.)
Note n, Page 194.
Divitiam Cwitatem. Plusieurs manuscrits et la plupart des édi-
tions portent Mustiam , Niustiam , Nutiam.
Dwitia , peut-être Deutz , vis-à-vis Cologne , au-delà du Rhin.
Nutia serait plutôt Nuitz , un peu plus bas , mais en deçà.
L'auteur remarque , comme une preuve de l'auimosité des
Saxons , qu'ils pénètrent jusqu'à Divitia. Cette ville, quelle qu'elle
soit , était probablement au-delà du Rhin ; car il n'omettrait pas
de dire qu'ils passent ce grand fleuve , barrière naturelle des
peuples de la Germanie. D'ailleurs , si les ravages s'étaient étendus
en deçà , Clolaire aurait eu des preuves certaines de leur rébel-
lion , tandis qu'on lui en parle comme d'un bruit qui se répand , et
non comme d'un fait qui s'est passé sous les yeux des Ostrasiens de
Gaule. Nous avons donc dû préférer la leçon Dwitia; et sans pré-
tendre garantir l'identité de ce lieu et du village de Deutz , nous
n'hésitons pas à le croire sur la rive droite du Rhin. Le mot Francia,
dans ce passage, doit s'entendre seulement de la France Germa-
nique , partie de la France Ostrasienne.
Note o, Page 200.
On peut remarquer ici que le sort règle le partage des royaumes
entre les quatre frères.
Ce n'est que par ce chapitre q»ie nous savons quelle était la ca-
pitale des quatre royaumes des fils de Clovis (Voyez liv. m,
ET OBSERVATIONS. 445
chap. 1). Mais , comme nous l'avons fait observer en cet cndroil ,
il serait bien difficile de déterminer au juste l'étendue de chacun
de ces royaumes. Ce pourrait être l'objet d'une dissertation parti-
culière , dont voici les points à établir :
1". Possessions de Clovis dans les Gaules , au moment de sa
mort. Etendue de son empire.
2". Étendue et domaines des royaumes de ses quatre fils.
3°. Quelle part , soit du royaume d'Orléans, en 524, soit de la
Bourgogne, en 534 , soit delà Provence, en 540, chacun des trois
rois qui survécurent à Clodomir, ajouta-t-il à son royaume primitif?
4°. Quelle fut la part des quatre fils de Clotaire ï", en 561 ?
5°. Comment le royaume de Chérebert fut-il partagé entre ses
trois frères ?
Voici, d'une manière approximative, d'après Le Cointe et Pagi,
la division des provinces et des cités de la Gaule entre les quatre
fils de Clovis.
1°. Thierri, avec l'Osfrasie , c'est-à-dire la France Germanique
et tous les pays de la Gaule entre le Rhin et la Meuse , possédait
Reims , Chûlons-sui-Marne, Troyes ; et au-delà de la Loire, Cler-
mont , Rhodez , Cahors , Albi, dans la premièi-e Aquitaine; et
Uzès dans la Narbonnaise. Après la mort de Clotaire I*'', Sigebert
paraît avoir eu de plus Avignon , une partie de Marseille , et ce
que les Francs avaient conservé de leurs conquêtes en Italie.
2°. Clodomir, roi d'Orléans, possédait cette ville, Tours, une
partie du Berri et la ville de Bourges , Nevers , Tonnerre, l'Anjou,
le Maine et la Gascogne ; Gontran y ajouta tout l'ancien royaume
de Bourgogne , et une partie de la Provence. Mais quelques villes
de Clodomir en furent distraites. Tours, par exemple, appartint
à Charibcrt.
3". Childebert , roi de Paris , avait Paris , Meaux , Senlis, Beau-
vais ; la seconde Lyonnaise ; Rennes , Nantes , Vannes, et quelques
villes de l'Aquitaine. Charibert eut de plus Tours , le Querci ,
l'Albigeois, et une partie de la Provence.
4". Clotaire eut Soissons , Laon , Saint-Quentin , Amiens, tout
le pays entre la Somme , la Meuse et l'Océan , et imc partie de
l'Aquitaine.
Mais les démembremens du royaume de Clodomir après le prc-
446 ÉCLAIRCISSEMENS
mier partage, et du royaume de Charibert après le second , jettent
une grande confusion dans cette partie de la géographie politique
de notre histoire.
Note p, Page 243.
Comment Charésigd et Sigila , serviteurs de Sigebert , sont-ils
frappés avec lui , au milieu de son armée ? Sont-ce les deux émis-
saires de Chilpéric qui , après avoir assassiné le roi , se jettent sur
ses principaux officiers ? Mais , encore une fois , comment cela
est-il possible au milieu de l'armée de Sigebert , surtout si , comme
le dit Aimoin , ni . 12 , les deux assassins furent aussitôt mis en
pièces par les soldats du roi? Charégisil et Sigila furent-ils blessés
en voulant défendre Sigebert , ou en voulant venger sa mort sur la
personne des assassins , qui alors les auraient frappés en se défen-
dant eux-mêmes ? ou bien enhn , Chilpéric avait-il dans l'armée de
Sigebert un parti qui , voyant ce roi mort , se déclara ensuite contre
lui et ses affidés ? Cette supposition n'est pas sans vraisemblance.
Sigila avait probablement mérité la haine de Chilpéric , comme
conseiller de Brunehaut , à l'influence de laquelle sur l'esprit de
Sigebert on attribuait l'animosité de celui-ci contre Chilpéric.
Note q, Page 243.
(1 De la mort de Théodebert l'Ancien à celle de Sigebert , on
compte 29 ans. » Voyons si ce calcul est exact.
Sigebert meurt la 14* année de son règne. Clotaire était mort
la ÔP année de son règne ; par conséquent , 50 ans pleins après la
mort de Clovis ; en 561. Théodebert est mort 37 ans après Clovis,
en 548 : de 37 à 50 , la différence est 13 ; ce qui joint aux 14 ans
de Sigebert, fait 27 ans pour l'espace écoulé depuis la mort de
Théodebert jusqu'à celle de Sigebert. Plusieurs manuscrits donnent
28 ans , ce qui se rapproche de notre calcul.
La mort de Clovis étant fixée à l'an 511, les autres dates se dé-
terminent d'elles-mêmes :
Mort de Théodebert , 37 ans après : 548 ; date fixée par Marius
dans sa chronique , et adoptée par V^rt de vérifier les dates.
Mort de Clotaire, 13 ans après : 561; adopté par les mêmes.
ET OBSERVATIONS. 447
Mort de Sigebert , 14 ."ns après : 575; date dont on convient
généralement.
Note r. Page 244.
Nous ne voulons pas justifier les dates et les époques données ici
par notre auteur , encore bien moins fonder dessus uU système de
chronologie. Mais ses nombres étant une fois admis , nous préten-
dons que les sommes ne sont pas aussi défectueuses qu'on l'a cru.
Cela tient aux différentes leçons des manuscrits , qui sont loin de
s'accorder sur ces nombres.
Ceux qui sont donnés à la fin de ce livre , tels que les ont admis
D. Ruinart et D. Bouquet, font bien la somme de 5774.
De la création au déluge 2242 ans.
Du déluge à la naissance d'Abraham . 942
D'Abraham à la sortie d'Egypte 462
De l'Exode à la construction du temple. . . 480
De là à la captivité 390
De la captivité à la passion de J.-C 668
De là à la mort de saint Martin 412
Total 5596
De la mort de saint Martin à celle de Clovis. 112
De là à la mort de Théodebert 37
De là à la mort de Sigebert 29
Total 5774 ans.
A la fin du l*"" livre , qui s'arrête à la mort de saint Martin , on
devrait trouver 5596 ans ; et cependant le texte de Ruinart donne
seulement 5546. Mais c'est par la faute des lecteurs ou des copistes
de manuscrits , qui , au lieu de lxlvi , pour exprimer 96 (comme
à la fin de ce 4" livre, les années de la construction du temple à la
captivité sont exprimées ainsi , ccclxl , 390), ont lu dmdxlvi. Le
manuscrit de Corbie donne vd (c'est-à-dire dmd), lxlvi, 5596.
Voyons maintenant si quelques uns des nombres donnés par
Grégoire de Tours sont fondés en raison.
' 448 ÉCLAIRCISSEMENS
1°. Jusqu'au déluge, 2242. C'est le calcul selon le grec, adopte
par tous les anciens chronologistes.
2°. A la naissance d'Abraham , 942 ans. En y joignant 75 ans,
âge de sa vocation , on a 1017 ans. C'est le calcul du samaritain.
3°. A la sortie d'Egypte, 462 ans. 11 faut y comprendre les 75 ans
d'Abraham avant sa vocation. Reste donc 387 ans pour l'intervalle
de la deuxième à la troisième époque. L'hébreu en donne 430.
4". A la fondation du temple, 480. Calcul d'Ussérius et de la
Vulgate.
.5". A la captivité , 390. En y joignant les 70 ans de captivité
qui entrent ordinairement dans le nombre des années de cette
époque, on trouve 460 ans. UArt de vérifier les dates en ad-
met 462.
6°. A la passion de J.-C, 668 ans. En déduisant les 70 ans de
captivité, ou plutôt 76 , selon Grégoire, reste 592 ; puis 37 ans de
la vie de J. G. , on trouvera 555 pour cette époque , qui est seule-
ment de 536 ans. Mais remarquons que le manuscrit de Coibie
donne ici 648 ans , ce qui nous donne en dernier résultat 535 ans.
On voit que ce système de chronologie pour les temps qui pré-
cèdent J.-C. n'est pas moins raisonnable que beaucoup d'autres.
Mais depuis cette époque ses calculs sont dénués de toute base :
412 ans après la passion de J.-C. pour la mort de saint Martin ;
et 1 12 ans de plus pour arriver à celle de Clovis, rejetteraient cette
mort jusqu'en l'année 557 de J.-C. , c'est-à-dire près d'im demi-
siècle trop tard.
Ne cherchons donc point à établir une chronologie d'après les
données inexactes de notre auteur. Nous nous contenterons de
suivre , non celle de Ruinart adoptée par Bouquet , mais celle de
y Art de vérifier les Datef.
ê
ET OBSERVATIONS. 449
LIVRE CINQUIEME.
NoTK a, Page 255.
Arisitensis vicies .
Mandajors {Mém. de l'Acad. des Inscriptions , tom. v, p. 336)
pense que cet évéché était situé entre ceux d'Uzès et de Vabres, et
occupait à peu près la même étendue que plus tard le diocèse
d'Alais , détaché de celui de Nîmes, en 1692. Le diocèse à'Ari-
situm, après avoir eu quelques évêques , avait été réuni à celui de
Nîmes, au temps de Charlemagne. Il est certain que la ville d'Ari-
situm, si toutefois elle est la même que Arisidiuvi , était voisine
d'Uzès, et par conséquent assez loin de Rhodez. Un manuscrit cité
par Meurisse, Hist. des Éveques de Metz, en 1634, dit : « Haec
« civitas Ucetia sita est in provincia Narbonensi prima , item prae-
«< Aicio Arisidio vicina.» Cependant Grégoire dit que les quinze pa-
roisses de cet évéché étaient revendiquées par Delmace , évéque de
Rhodez ; ce qui les suppose contiguës à l'évêché de Rhodez. Aussi
D. Vaissette place Arisitnm dans le Rouergue même. Il cite ( Hist.
du Languedoc , tom. m , p. 157) une charte de Guillaume, comte
de Rouergue, de l'an 1207, où sont énumérés les villages suivans,
composant l'Arsaguez : « Buzens , Galhac , Provenquières, Séverac-
l'Églisc, Ligons , Gagnac , Laissac , Monferran » ( Aveyron , arr.
de Milhau , canton de Laissac), et il pense que l'Arsaguez est
l'ancien Viens Arisilcnsis , ou l'Arsat, du nom duquel , peut-être,
Laissac nous retrace quelques vestiges. Ce pays a pu tirer son
nom de la Série, affluent de l'Aveyron , dans le voisinage de la-
quelle sont les villages mentionnés ci-dessus.
Y avait-il donc un évcque pour si peu de paroisses ? Selon le
même D. Vaissette, ce pays avait été repris sur les Goths par Clo-
taire, en 560. Comme c'était une conquête nouvelle , enlevée à un
peuple arien , on aura jugé à propos d'y établir im évêque , pour
ramener les habitans à la vraie doctrine. Cet évéché, après avoir
été régi par quelques évêques, dont trois sont nommés par Valois
{Notice des Gaules, au mot Arisitum) , fut réuni probablement à
1 évéché de Rhodez, comme l'évêché de Selle détaché de celui de
I. 29
450 ÉCLAIRCISSEMENS
Poitiers, y fut rejoint peu après (iv, 18). Ainsi, dans un autre
ordre de choses, La Rochelle, récemment enlevée aux protestans ,
avait formé presque à elle seule un gouvernement militaire (l'Au-
nis), dont le chef ne recevait des ordres que du roi; il en était de
même de la petite province de Roussillon , nouvellement conquise-
sur les Espagnols ; tandis que d'autres gouvernemens , comme la
Champagne , la Normandie, la Guienne, etc. , occupaient une vaste
étendue de territoire .
Note b. Page 275.
Ces fontaines qui se remplissaient miraculeusement , étaient dans
l'église d'Osset en Espagne (Voy. liv. vi , chap. 43). C'étaient
des baptistères , comme il y en avait dans toutes les églises, qui se
trouvaient remplis d'une manière surnaturelle le Samedi-Saint ,
seul jour où , dans l'origine , étaient baptisés les catéchumènes. Le
baptême de Clovis un jour de Noël fut une exception, suivie depuis
en France et en Angleterre. Il y avait de ces baptistères miracu-
leux à Embrun , d'après le Martyrologe d'Adon , cité par Le Cointe
{Annal, ecclésiast. des Francs, ann. 497, \\° 3) : « Baptisterium...
« in sacrosanctis Paschalis festi vigiliis , divina virtute , singulis
« annis , aquis subitis inundatur, et per septem ejusdem solemni-
« tatis dies , gratia exubérante permanet. »
De ce que ces fontaines s'étaient remplies d'elles-mêmes à une
certaine époque , c'était donc , selon Grégoire , une grande preuve
en faveur de l'opinion qui plaçait la fête de Pâques à celte même
époque.
Note c, Page 297.
Selon Carpentier {Suppl. au Gloss. deDucange), les pauvres
de l'église, appelés aussi Mat?'icularii (Greg. Tur. vu, 29), étaient
nourris par elle et attachés à son .service pour des travaux de toute
espèce.
Juniores, selon Ducange , étaient les clercs au-dessous des sous-
diacres, ceux qui avaient été admis aux ordres mineurs, et qui , par
conséquent , étaient attachés à l'église par des fonctions religieuses.
M. Guérard propose de traduire ainsi le passage en question :
ET OBSERVATIONS. 451
« Chilpéric fit exiger son ban (1) de tous les petits possesseurs et
« de tous les officiers subalternes de l'église. »
Tous les pauvres de l'église étaient-ils possesseurs? c'est peu
probable. Il y avait donc , en quelque sorte , plusieurs classes de
pauvres , parmi lesquels les plus distingués étaient comme des vas-
saux de l'église , qui lui devaient pour leur fief un service quel-
conque , plus relevé sans doute à proportion que la condition du
pauvre était moins humble.
Note d, Page 317.
« La Loire fut plus grosse que l'année précédente , parce que le
torrent du Cher vint s'y réunir. »
Quel sens donner à cette phrase ? Le Cher auparavant ne se
jetait-il pas dans la Loire? Où aurait-il coulé? Dans l'Indre? mais
l'Indre se jette aussi dans la Loire ; l'Indre , accru par le Cher,
aurait dû grossir la Loire de la même quantité d'eau.
Le Cher, qui coule pendant un certain espace parallèlement à
la Loire , et à peu de distance , se déborda-t-il alors , et se réunit-il
temporairement à la Loire, avant sa jonction avec ce fleuve, par
exemple , à partir de Tours ?
Ou bien , est-ce alors que se forma , près de Tours, le premier des
canaux , ou bras de rivière , par lesquels le Cher se joint à la Loire
avant de se réunir définitivement avec elle ? On conçoit qu'au mo-
ment où il versa dans la Loire une partie des eaux du Cher, il dut
accroître notablement cette partie de la Loire, depuis Tours jus-
qu'à la jonction définitive du Cher. Dans cette hypothèse , j'adop-
terais assez volontiers la leçon ab amne superiore , donnée par un
manuscrit. La Loire devint tout à coup bien plus forte au-dessous
de Tours que dans la partie supérieure de son cours. Songeons
toujours que c'est à Tours qu'est placé notre historien.
(1) Le ban des rois, pour défaut de service à la guerre ou de compa-
rution dans les assemblées publiques , était , sous les rois carolingiens ,
«me amende fixe de soixante sous d'argent. ( B. G. )
452 ÉCLAIRCISSEMENT
Note e, Page 325.
Lettres inventées par Chilpéric.
On peut douter que la véritable forme de ces caractères nous ait
été conservée , tant les manuscrits diffèrent entre eux. Celui de
Corbie , le plus ancien de tous ceux que nous avons pu consulter,
les représente telles que nous les avons insérées dans notre texte.
Le manuscrit reg. B, ainsi : o), j, Z, A. La plupart des éditions,
ainsi : O * Z IT. Aimoin , liv. m , cbap. 40 > par ces quatre lettres
grecques, plus différentes des autres : », j;, 6, (p. Lesquelles
adopter de préférence? D. Rivet {Hlst. littéraire de la France,
tom. III, p. 342) pencberait plus volontiers pour celles d'Aimoin.
El nous sommes assez de son avis : en effet , quoique nous ne puis-
sions non plus savoir au juste quels sons il voulait représenter par
ces lettres , on peut cependant conjecturer, d'après les dîfférens
textes, que c'étaient o long , //aspiré, 77/, JV , sons qui se trouvent
à peu près rendus par les caractères d'Aimoin. Le projet de Chil-
péric , comme l'a fort bien remarqué M. Augustin Thierri , dans
sa 6® Lettre sur l'Histoire de France [Revue des deux Mondes,
l®"" décembre 1836), n'était pas aussi absurde que semble l'insi-
nuer notre historien. Il voulait représenter, avec des caractères ap-
prochant de ceux des Romains , des sons germaniques , qu'on ne
pouvait autrement exprimer dans la langue latine.
Du reste , ces lettres eurent la même fortune que celles de
Claude (Suét., Claud., 41 , et Tacit. , Ann. , xi , 14), et ne sur-
vécurent pas à leur inventeur. En effet , les peuples ne consentent
jamais volontiers à changer leur langue ou les caractères de leur
écriture. Les Francs pouvaient avoir besoin d'exprimer leurs
formes germaniques en latin ; mais les Romains ne sentaient pas
la nécessité d'adopter ces mots et ces formes barbares , ni par con-
séquent , des signes nouveaux , propres à les représenter plus com-
modément. Cette lutte entre les deux langues dans les parties oc-
cidentales de la Gaule , se termina , comme on sait , à l'avantage
du latin , qui finit par prédominer et par faire disparaître chez ces
Francs de l'ouest leur langage primitif; tellement qu'au ix* siècle,
on appelait les Neuslriens Francs Romains, pour les distinguer
des Francs Tudesques ou Oslraslens.
ET OBSERVATIONS. 453
LIVRE SIXIEME.
Note a, Page 344.
Nous avons traduit legitimam œtatem , par l'âge de la majo-
rité. Cet âge, sous la première race, était-il déterminé? On sait
que , par une ordonnance de Charles V (août 1374) , la majorité
de nos rois fut fixée à quatorze ans ( Voy. Ordonn. royales, tom. vi,
p. 26, et tom. VII, p. 518). A propos de cette ordonnance, le
président Hénault prétend que , dans les deux premières rages , le
roi n'était majeur qu'à vingt-deux ans. Où l'a-t-il vu ? Dupuy, dans
son traité de la Majorité de nos Rois (in-4'', lôoof), commence
par dire (p. 2) qu'il n'y a rien d'assuré sur ce point pour les deux
premières races. Pour ces rois, en effet, la majorité devait com-
mencer plus tôt ou plus tard, selon que le jeune prince se sentait
plus ou moins capable de porter les armes , et de marcher à la tête
d'un peuple remuant et belliqueux. L'expression legitimam semble
indiquer cependant un âge fixé par la loi , ou du moins par la cou-
tume.
Note b, Page 346.
Le Seigneur a régné par le bois. Les mots a ligno ne se trouvent
pas dans la Vulgate (Ps. 96) ; de même que le grec des Septante
et l'hébreu disent simplement : Le Seigneur a régné. Cependant
quelques personnes ont pensé que des rabbins avaient retranché
ces mots du texte hébreu. En effet, la plupart des anciens Pères
citent ce passage comme Grégoire de Tours. L'hymne de la Passion
par Fortunat, le rappelle dans les mêmes termes :
Impleta siint quee concinit
David fidelis cannine ,
Dicens : In nationibus
Regnavît a ligno Deiis.
Le Psautier qui a , dit-on , appartenu à saint Germain , évêque
de Paris, et qui est conservé à la Bibliothèque Royale comme un
de nos plus précieux manuscrits , offre les mots a ligno d'une ni;i-
nièrc encore assez lisible. (Tiré de Ruinart. )
454 ÉCLAIRCISSEMENS
Note c. Page 376.
Des naufrages eurent lieu entre la cité et la basilique de Saint-
Laurent.
Selon Ruinart, Mabillon , D. Bouquet, cette basilique n'est
autre que l'église actuellement paroissiale de Saint-Laurent , dont
il a été question , chap. 9 de ce livre. Ils se fondent sur un diplôme
de Childebert m, donné par Mabillon {Diplomat. , vi , n" 28,
p. 482), où il est dit que le marché qui se tenait anciennement
dans le bourg de Saint-Denis avait été transporté près de Paris,
entre les basiliques de Saint-Laurent et de Saint-Martin. D. Tous-
saints-Duplessis, auteur des Nouvelles Annales de Paris, pense
que cette église de Saint-Laurent était au sud , peut-être sur l'em-
placement de Saint-Séverin. Mais pourquoi , à propos d'un débor-
dement de la Seine qui ne s'étendrait que jusqu'à Saint-Séverin ,
ou environ , l'auteur dirait-il que la Seine et la Marne produisirent
une inondation extraordinaire autour de Paris ?
Quelques uns ont pensé (Mabillon, Diplomat., p. 309, liv. iv,
n° 110) qu'un bras de rivière se détachait de la Seine, à peu près
vers le fossé de la Bastille , et tournait autour de la ville. Un cou-
rant d'eau , qui fut depuis le grand égout de Paris , existait , il est
vrai , au nord de Paris. Mais était-ce , comme le prétend Dulaure
{Hist. de Paris, tom. i, p. 29) , un ruisseau venu de Ménilmon-
tant, ou bien un bras de la Seine? Dans celte dernière hypothèse,
comme il s'échappait de la rive droite , à un endroit où les eaux
de la Marne se distinguent encore de celles de la Seine, peut-être
lui aura-t-on conservé le nom de Marne , par la même raison que
souvent on appelait Marne le bras septentrional de la Seine au
pont Notre-Dame (Valois, Notice des Gaules, p. 441, au mol
Pansiorum Urbs). On conçoit alors que le fleuve principal et ce
courant , qui en était une dérivation , s'étant débordés à la fois ,
ont pu couvrir tout le terrain , alors à peu près vide , compris entre
nos boulevarts et la cité ; d'ailleurs il était moins élevé que le sol
actuel. Et cette plaine ainsi submergée a dû occasionner bien des
accidens pour les navigateurs.
ET OBSERVATIONS. 45&
Note d , Page 383.
Provinciœ sibi commissœ.
Nous n'avons pas admis la leçon commis so , ce qui signifierait
que l'on avait confié à ces deux généraux le commandement de
l'armée de la Provence. D'après la conduite que tiennent les Ostra-
siens à l'occasion de cette guerre , il est probable qu'ils n'auraient
pas souffert de laisser une partie des leurs sous les ordres des géné-
raux de Chilpéric. C'est donc , non l'armée , mais la province qui
leur a été confiée. Mais quelle est cette province?
Ce n'est pas la Provence , partie de l'ancienne province ro-
maine , et qui obéissait alors à Childebert , roi d'Ostrasie ; car les
généraux de Chilpéric, Bladaste et Didier, n'en auraient pu être
les gouverneurs ou les chefs.
Nous voyons dans Adrien de Valois , Notice des Gaules, au
mot Proi'incia, que l'on désignait quelquefois sous ce nom tout le
midi de la Gaule; que, selon Raimond de Jgiles en parlant des
Croisés, on appelait ordinairement Provinciales, les Bourguignons,
les Auvergnats , les Gascons , et les Gots , par opposition avec les
peuples du nord , appelés exclusivement Francigenœ.
On peut donc croire que Proi'incia signifie ici la réunion des
pays enlevés récemment à Gontran par Chilpéric , dans l'ancienne
Gaule Romaine méridionale , conmie le Limosin , le Périgord ,
l'Agénois , et dont le gouvernement ou la défense avait été confiée
à Bladaste et à Didier : ce qui rend plus vraisemblable l'attaque du
Berri par ces deux généraux , du côté du sud , et justifie l'interpré-
tation de Castrian Mediolanensc par Châl eau-M cillant , plutôt
que par Mchun-siir-Ei're , près de Bourges.
Note c. Page 398.
Oïl rend à Ursicin , évrque de Cahors , des paroisses que l'église
de Rhodez n'avait jamais possédées.
Commençons par dire que le texte me paraît équivoque. Est-ce
à Ursicin , est-ce à Innocent que l'on rend les paroisses en litige?
M. Mandajors , dans le Mémoire sur Arisitnm, dont nous avons
parlé, note a du liv. v, pense qu'elles furent adjugées à Tinnueni ,
456 ÉCLAIRCISSEMENS ET OBSERVATIONS.
évêque de Rhodez. Telle avait été aussi notre opinion , avant même
d'avoir lu ce Mémoire ; mais nous nous sommes rangé à l'avis con-
traire, d'après M. Guérard. En effet, ces paroisses , il est vrai ,
n'avaient jamais appartenu à l'église de Rhodez ; mais on les con-
teste à celle de Cahors : il faut un jugement pour rendre à cette
dernière la possession entière et incontestable de ces mêmes pa-
roisses ; ce qui justifie suffisamment l'expression reciperet , qui pro-
duit ici l'équivoque. Elles deviennent irrévocablement des paroisses
de l'évéché de Cahors ; et , en effet , au chapitre suivant , l'auteur
rappelle ce jugement , pro parochiis Cudurcinis : ce qui signifie ,
ce me semble, qu'elles étaient restées paroisses de Cahors après le
jugement , comme elles l'étaient auparavant. Il aurait dit Rute-
nensibus, si elles eussent été adjugées à l'évéché de Rhodez.
Maintenant, est-il possible de conjecturer quelles étaient ces pa-
roisses? Valois et Mandajors soupçonnent que ce sont celles qui
composaient l'évéché Arisitensis (v, 5). Mais si cet évêché était
composé des paroisses nommées dans la note a du llv. v, comment
l'évêque de Cahors aurait-il pu les revendiquer et les garder, ou
même les régir pendant quelque temps, en supposant qu'elles aient
été rendues à l'évêque de Rhodez? Elles sont à Test du Rouergue.
Convenons , ou que Y Arisitensis n'est pas tel que nous l'avons sup-
posé , ou plutôt , qu'il ne s'agit pas ici de cet évêché , surtout en
adoptant l'opinion qu'elles restèrent définitivement à l'évêque de
Cahors.
FIN DES NOTES.
ËCLAIRCISSEMENS
SUR LA RESTITUTION DE L'ÉGLISE MÉROVINGIENNE
DE SAINT-MARTIN DE TOURS.
D'après les descriptions d'églises de l'époque mérovingienne que
nous rencontrons dans les auteurs , d'après le petit nombre de
monumens de cet âge reculé du catholicisme qui ont survécu, nous
devons croire qu'il existait alors une grande variété dans la forme
et la disposition des édifices consacrés au culte , et que la plupart
des plans qu'avaient pu fournir les édifices profanes des Romains ,
basiliques, thermes, prétoires, cénacles, avaient été adaptés à
cette nouvelle destination. L'espèce d'anarchie qui régna d'abord
dans les règles propres à la disposition des églises nous rend diffi-
cile l'intelligence des descriptions qui s'en trouvent dans les histo-
riens, d'autant plus qu'après l'an 1000 on vit s'établir une extrême
rigueur de discipline dans la construction des églises , et que les
grands modèles auxquels nous nous reportons involontairement
quand nous voulons nous représenter une église très ancienne , ne
remontent pas en général au-delà des premières années du xi* siècle,
à l'exception des basiliques de Rome , lesquelles appartiennent
toutes au type dont la prescription caractérise le renouvellement
qui suivit l'an 1000 de notre ère.
Tels sont les motifs qui nous ont fait étudier avec attention la
description que Grégoire nous a laissée de l'église de Saint-Martin
de Tours. Afin de se faire une idée nette de cette description , il
fallait d'abord fixer la valeur des expressions dont l'historien a fait
usage. La lecture de l'article de Du Gange , au mot capsiim ou
capsa , ne laisse point de doute sur le sens réel de cette dénomina-
tion ; bien que quelques titres paraissent avoir confondu capsum
avec capetiu/n ou le chevet , il faut reconnaître dans le capsum la
partie antérieure et oblo«gue des basiliques, laquelle, avec sa
«ouverture en dos-d'Ane ou hérni.sph('ri«[uo , présente la forme d'un
458 RESTITUTION DE L'ÉGLISE
sarcophage romain , d'une véritable caisse. Ainsi donc , si capsum
est la grande nef, ou la réunion des trois «c/i, altarium ne peut
être que la partie voisine de l'autel , ce que l'on a depuis appelé le
chœur. Dans celte hypotlièse tout-à-fait justifiée par la valeur éty-
mologique des mots, on ne peut s'empêcher d'être frappé, à la lecture
de Grégoire , de la disproportion qui existait , dans l'église de Tours,
entre le nombre des colonnes de V altarium et celui des colonnes
de la nef. Si l'église consacrée à saint Martin avait été une basilique
ordinaire, le chœur ou l'abside, comparativement très peu déve-
loppé, n'aurait pu recevoir qu'un petit nombre de colonnes, et ici
nous trouvons soixante-dix-neuf colonnes dans V altarium, et qua-
rante-une seulement dans la nef. Il faut donc admettre une dispo-
sition dans laquelle V altarium, ou le chœur, ait jouéle rôle principal,
et où la nef ait été entièrement subordonnée. Le motif de cette dis-
position, nous l'avons cherché dans la destination même de l'édifice,
et dans les causes qui , suivant Grégoire , avaient déterminé à bâtir
une nouvelle église de Saint-Martin. Il fallait , en effet , un grand
espace pour contenir la foule des pèlerins qui se pressaient autour
des reliques miraculeuses du saint , et un plan circulaire , pareil à
celui des premiers baptistères, répondait mieux que tout autre à ce
besoin. Ce qui nous a confirmé dans la conjecture que nous avions
faite à cet égard , c'est la disposition exactement semblablede l'église
du Saint-Sépulcre, telle qu'on la trouve dans les voyageurs, et par-
ticulièrement dans l'ouvrage du P. Amico [Trattato délie piante de'
sacri cdifizii di Terra Santa; Florence, 1620 , p. in-fol. chap. xxii
et suiv. ). Dans ce dernier édifice , qui a été renouvelé à diverses
époques , mais qui a dû conserver dans la partie voisine du sépul-
cre sa disposition primitive , on trouve une rotonde soutenue par
plusieurs ordres de colonnes et d'arcades , au centre de laquelle est
le tombeau de Jésus-Christ , et cet arrangement s'accorde parfaite-
ment avec la description que Grégoire nous a laissée de Y altarium
de Saint-Martin de Tours. A ce grand parti d'une rotonde, au centre
de laquelle le tombeau de saint Martin aurait été placé , il suffit
d'ajouter un capse ou une nf/" donnant accès à l'édifice , et l'on
obtiendra un résultat des plus vraisemblables et de.s plus salisfai-
.sans.
Telle est la pensée que ni'avait suggérée la lecture de noire vieil
DE SAINT-MARTIN DE TOURS. 459
historien. M. Albert Lenoir, architecte, dont l'érudition égale le
talent , a bien voulu donner un corps à ma conjecture en dessinant
le plan et la coupe restitués que nous joignons à ce volume. Ce
plan est aussi conforme que possible à la description de Grégoire ;
toutefois , M. Lenoir n'a point tenu compte de la quarante-unième
colonne qui aufait existé dans le capse, et il a modifié le texte de
l'historien en ne donnant que 50 pieds au lieu de 60 à la largeur
de la nef. Ce nombre de soixante est en effet difficile à combiner
avec le reste de la disposition. Si on attribue ce diamètre à la ro-
tonde , cette partie de l'édifice semble beaucoup trop étroite ; si on
reporte la mesure au capse , le capse est évidemment trop large et
pour la rotonde , et pour sa propre hauteur au-dessous du plafond ,
qui n'est que de 45 pieds. Il est bien entendu que M. Lenoir a
partout supposé deux rangs de colonnes au-dessus l'un de l'autre ,
et dans la rotonde un autre double rang plaqué contre la muraille
circulaire , ce qui est tout-à-fait conforme au goût d'architecture
qui a régné dans les premiers siècles du christianisme , ainsi que
peut en convaincre , entre autres exemples , l'église de Saint-Marc
à Venise, \oici d'ailleurs quel est le rapport des colonnes et des
fenêtres admises par M. Lenoir dans sa restitution, avec le compte
de Grégoire de Tours.
Altarium , selon Grégoire. Altarium , selon M. Lenoir ,
79 colonnes. Double rang des colonnes pla-
quées.
32
Double rang des colonnes sou-
tenant le portique et la galerie. . . 36
68
Auxquelles il faut joindre deux
colonnes pour soutenir l'arc delà
petite abside, et huit ou neuf co-
lonnes au tombeau du saint, ci. . 11
Total égal 79
(Pour admettre celte dernière .supposition, il faut diiniuncr le
çinmbrc do cnlonnellrs qui , dans la restitution de M. Lciioir, dé-
460 RESTITUTION DE L'ÉGLISE DE S. -MARTIN.
corent le rang supérieur de l'édicule placé au-dessus de la Con-
fession. )
Capse , suivant Grégoire. Suivant M. Lenoir,
41 colonnes. Double rang de colonnes formant
trois nefs et deux galeries supérieures
comme dans les basiliques , en tout
40 colonnes ; la 41® peut avoir été
isolée et faisait sans doute partie des
ambons. M. Lenoir ne fait pas figurer
dans le compte de Grégoire les colon-
nes qui devaient décorer le porche de
l'église , et , effectivement , l'historien
ne semble parler que de Vintérieur de
l'édifice.
Quant aux fenêtres , qui , suivant Grégoire , étaient au nombre
de cinquante-deux , trente-deux dans Yaltarium, et vingt dans le
capse, pour établir une harmonie complète entre ce compte et la
restitution de M. Lenoir , il faut supposer deux rangs de trois fe-
nêtres chacun à la petite abside de Valtarium (ces deux rangs ne
sont point indiqués dans le plan ), et reporter à la façade les deux
fenêtres qui sont remplacées sur les côtés du capse par les deux
portes accessoires.
Ch. Lenobmant.
FIN DU TOME PREMIER.
A .'iltanum .
B (tipsti .
(■ P,>n/i,-
D S,tUe du C7i<ipiù-e
E fii.tto fitn\t .
20 ^30 30 4/> ^ f
— I 1 1 ' 1
/.,l litiif^ rjt au MniJi/r
( ituve .rur
(.1 /it/ne 0 H
ERRATA.
Page 22, note i, quarantième, lisez quarante-quatrième.
57, aux notes, (Ruin. ), lisez (Bouq.).
52, note 3, même correction.
53, note I, même correction.
64, note I, même correction.
70, ligne I, fut à l'âge de trois ans, etc., lisez fut, pendant
trois ans, retenu en otage auprès d'Alaric, puis chez les
Huns.
1 18, ligne 25, Sigebert Claude, lisez Sigebert le boiteux.
120, note 2, ligne 2, Lecointe, lisez Le Cointe.
i5i , supprimez la note 2, qui offre un grave anachronisme.
171, ligne dernière, Mummolc, lisez Mummol.
176, note 4, liv. iv, 37 et 45, lisez liv. iv, 57 et 5i.
200, note 2, ajoutez -. selon Ruinart, l'expédition des Huns eut
lieu en 562 ; celle de Chilpéric, en 564-
2i3, placez une note (i), se rapportant et la dernière ligne du
chap. 3i : Marins, dans sa chronique, parle de cette peste
à l'année 571. La note (i) deviendra la note (2).
255, supprimez la note (4)- Voyez p. 218.
583, ligne 25, l'armée de la province, qu'on leur avait confiée,
lisez : l'armée de la province qui leur était confiée.
«
t?
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1836
t.l
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7
Gregorius, Saint, Bp. of
Tours
Histoire ecclesiastiqi
des Francs
PLEASE DO NOT REMOVE
CARDS OR SLIPS FROM THIS POCKET
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1.
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