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1
;
HISTOIRE GÉNÉRALE
ET SYSTÈME COMPARÉ
DB$
LANGUES SÉMITIQUES
CHEZ BENJAMIN DUPRAT.
LIBRilRB OB LMffbTITUT, DB LA BlBLlOTHàqCB IMPésiALB, ETC.
RUE DIT CLOfTRB SAINT-BEHOtT, N* 7,
ET CHEZ AUGUSTE DURAND,
LIBRAIRK,
RDK DBS GRàs, N" 5
HISTOIRE GÉNÉRALE
ET SYSTÈME COMPARÉ
DES
LANGUES SÉMITIQUES,
PA«
ERNEST RENAN.
OUVRAtiE COtlRO^INé PAR L'INSTITUT.
PREMIÈRE PARTIE.
HISTOIRE GÉNÉRALE DES LANGCES SÉMITIQUES.
PARIS.
IMPnmé PAR AUTORISATIOK DE L'EHPBREUR
A L'IMPRIMERIE IMPÉRIALE.
PRÉFACE.
La première esquisse de cet ouvrage fut présentée au
concours du prix Volney, en 18/17. ^® m'étais proposé
de faire, selon la mesure de mes forces, pour les langues
sémitiques ce que M. Bopp a fait pour les langues indo-
européennes, c'est-à-dire un tableau du système gram-
matical , qui montrât de quelle manière les Sémites sont
arrivés à donner par la parole une expression complète
à la pensée. Le livre était, de la sorte, essentiellement
théorique : dans une introduction générale , je plaçais
un rapide exposé de Thistoire des langues sémitiques , et
une série de considérations qui excédaient le cadre d une
grammaire comparée. Plus je réfléchis à Téconomie de
mon sujet, plus cette introduction acquit à mes yeux
d'importance; bientôt elle devint une moitié du livre
lui-même, et ainsi s'est formé le volume que je publie en
ce moment. Les langues étant le produit immédiat de la
conscience humaine, se modifient sans cesse avec elle,
et la vraie théorie des langues n'est, en un sens, que
leur histoire. Etudier un idiome à un moment donné
de son existence peut être utile, s'il s'agit d'un idiome
qu'on apprend uniquement pour le parler ou en inter-
Il PRÉFACE.
prêter les monuments ; mais s'arrêter là est aussi peu
profitable pour la philologie comparée qu'il le serait
pour la science des corps organisés de connaître ce
qu'ils sont au moment de leur pleine maturité, sans re-
chercher les lois de leur développement. L'exposition
grammaticale elle-même suppose des notions étendues
d'histoire littéraire. Comment présenter d'une manière
complète le système de la langue hébraïque, si l'on n'a
établi préalablement la chronologie des textes hébreux
qui nous sont parvenus ? Gomment s'expliquer les ap-
parentes bizarreries de la grammaire et du diction-
naire arabes, si l'on ne connaît les circonstances dans
lesquelles s'est formé l'idiome littéraire du monde mu-
sulman?
En partant de ce principe, on arrive à envisager la
théorie scientifique d'une famille de langues comme ren-
fermant deux parties essentielles : d'abord, l'histoire ex-
térieure des idiomes c[ui la composent, leur rôle dans le
temps et l'espace, leur géographie et leur chronologie,
l'ordre et le caractère des monuments écrits qui nous
les font connaître ; puis leur histoire intérieure^ le déve-
loppement organique de leurs procédés, leur grammaire
comparative, en un mot, envisagée non comme une
loi immuable, mais comme un sujet de perpétuels chan-
gements. Toutes les familles de langues n'exigent pas
ou ne comportent pas également ces deux séries d'inves-
tigations ; dans l'état actuel des études , il ne serait guères
possible de faire pour les. langues indo-européennes
la contre-partie historique, sans laquelle la grammaire
PRÉFACE. m
générale est toujours plus ou moins incomplète. Le champ
si réduit de la famille sémitique et la certitude avec la-
quelle elle se laisse embrasser dans toute ses branches
offrent, au contraire, pour le travail dont nous par-
lons, de grandes facilités.
Mon essai de philologie sémitique s'est ainsi trouvé
divisé en deux parties, Tune historique y l'autre théorique ^
que l'on peut envisager à volonté ou comme deux ou-
vrages séparés ou comme deux tomes d'un même ou-
vrage. Bien qu'à plusieurs égards le présent volume doive
paraître défectuelix, si on ne le rattache par la pensée
à celui qui le complétera, j'ose croire cependant que,
même en l'envisageant comme un livre distinct, on trou-
vera qu'd a par lui-même son unité et son intérêt. Peutr
être le tableau des destinées d'une famille de langues
qui a évidemment achevé la série de ses révolutions in-
térieures, puisqu'elle n'est plus représentée que par un
seul idiome, l'arabe, offrira-t-il pour l'histoire générale
du langage un spectacle instructif.
Les langues sémitiques ont eu, dans l'histoire de la
philologie, cette singulière destinée que, d'un côté, à une
époque fort ancienne , elles ont suggéré la méthode com-
parative aux savants qui les cultivaient, et que, d'un
autre côté , lorsque cette méthode est devenue un puis-
sant instrument de découverte , dans les premières an-
nées de ce siècle , elles sont entrées pour peu de chose
dans le mouvement nouveau qui allait régénérer la lin-
guistique. On peut dire que les grammairiens juifs du
x' et du xi^ siècle font déjà de la philologie comparée,
lY PRÉFACE.
puisqu'ils se servent de la connaissance de l'arabe et
même des dialectes araniéens pour éclaircir les diffi-
cultés de l'hébreu. Dès le ivn^ siècle, les langues sémi-
tiques ont eu, grâce aux travaux de Hottinger, de Louis
de Dieu , de Gastel , des grammaires et des dictionnaires
comparés. Au xvnf, la philologie sémitique traversa,
par l'école de Schultens, les exagérations que la mé-
thode comparative entraîne d'ordinaire avec elle. L'unité
de la famille* sémitique a été aperçue dès l'antiquité ,
tandis qu^en 181 &, on avait à peine soupçonné les
liens qui rattachent entre eux les rameaux épars de la
famille indo-européenne. Et pourtant, quelle différence
dans les résultats de la méthode comparative appliquée
à ces deux familles de langues I Trois ou quatre années
d'étude suffirent pour dévoiler, au moyen de l'analyse des
langues indo-européennes , les lois les plus profondes du
langage, tandis que la philologie sémitique est restée
jusqu'à nos jours renfermée en elle-même, et presque
étrangère au mouvement général de la science. La cause
de ce singulier phénomène doit être cherchée dans le
caractère même des idiomes sémitiques. Des langues
qui ont présenté une vie intérieure si peu active étaient
incapables de révéler l'organisme du langage et les lois
de ses décompositions. Nous montrerons que la faculté
qu'ont les langues indo-européennes de se reproduire et
de renaître en quelque sorte de leurs cendres manque
presque entièrement aux langues sémitiques : elles n'ont
pas eu de révolutions profondes, pas de développe-
ment, pas de progrès. L'étude exclusive des langues
PRÉFACE. Y
sémitiques ne pouvait enianter de grands linguistes , pas
plus que le spectacle de l'histoire de la Chine ne saurait
inspirer de grands historiens. Ajoutons que Thahitude de
ne point écrire les voyelles, effaçant les nuances légères
dans lesquelles consiste toute Imdividualité des dialectes,
réduit les textes sémitiques à une sorte de squelette,
excellent pour Tétude anatomique du langage , mais qui
n est guère propre à l'étude du mouvement et de la vie.
D'un autre côté, la philologie sémitique présente un
grand avantage, qui, dans l'état actuel de la linguis-
tique, mérite d'être surtout apprécié. Incontestablement
moins féconde que la philologie indo-européenne, elle
est aussi plus assurée, moins sujette aux déceptions. La
matière de la philologie sémitique n'a pas cette fluidité ,
cette aptitude aux trans£Drmations qui caractérise la ma-
tière de la philologie indo-européenne. Elle est métal-
lique , si j'ose le dire , et a conservé depuis la plus haute
antiquité, et peut>4tre depuis les premiers jours de l'ap-
parition du langage, la plus frappante identité. En gé-
néral, l'étude des langues sémitiques inspire une philo-
logie sévère et pleine de réserve. Or je pense, comme
M. Ewald \ que la philologie comparée , à l'heure qu'il
est, a plus besoin d'être retenue que d'être excitée à la
hardiesse. Les merveilleux résultats obtenus par les Bopp,
les Schlegel, les Humboldt, les Burnouf ont inspiré en
Allemagne une sorte d'ivresse à des jeunes gens, avides
de thèses nouvelles, qui, mis prématurément, par l'en-
seignement des universités, en possession des plus hautes
^ Zekêekytfir die Kunde des M&rgenhmdes , t. V, p. &95 et suiv.
VI PRÉFACE.
théories , ont cru pouvoir, dès leurs premiers pas dans la
science, égaler les découvertes des grands maîtres, sans
songer que ces découvertes avaient été le fruit de longues
recherches. En feuilletant quelques dictionnaires, on s est
donné à peu de frais un semblant de philologie com-
parée. Il est plus commode, en effet, de débuter par des
rapprochements hardis, qui n'exigent pas un bien vaste
savoir, que de se livrer au travail patient des textes.
Certes, l'ancienne école, qui ne se proposait d'autre but
dans les études orientales que de lire, de parler ou
d'écrire un ou plusieurs idiomes de l'Orient, sans ratta-
cher ces études à un ensemble de vues historiques, phi-
losophiques, littéraires, pouvait être à bon droit taxée
d'insuffisance. Mais il vaudrait mieux ne pas l'avoir dé-
passée que de courir de telles aventures. La philologie
timide peut être incomplète ; mais il est moins fâcheux
d'être incomplet que chimérique. On est surtout obligé
à de grandes précautions, quand il s'agit d'une science
aussi délicate que la linguistique , où la bonne méthode
confine à la mauvaise par des limites impossibles à dé-
finir, et où il n'existe d'autre critérium de la vérité qu'un
sentiment qui ne peut se transmettre par la démons-
tration, et dont les personnes non initiées accueillent
naturellement le témoignage avec quelque défiance.
En blâmant des témérités de méthode qui ne sem-
blent propres qu'à jeter du discrédit sur la philologie
comparée, je n'ignore pas qu'à beaucoup d'excellents
juges je paraîtrai souvent moi-même trop porté aux con-
jectures. Toutes les généralités prêtent à la critique, et
PRÉFACE. Yii
si Ton voulait réduire Thistoire à des thèses inattaquables,
il faudrait lui refuser le droit de dépasser l'ordre des faits
purement matériels ; mais ce serait du même coup l'a-
baisser, ou plutôt la détruire. Le passé se montre à nous
obscur, complexe, parfois contradictoire. La simplicité
et la clarté , si recherchées des esprits exclusivement ana-
lytiques, ne sont bien souvent que des apparences trom-*
penses. Le monde, comme nous le connaissons, n'est ni
simple, ni clair; on ne le rend tel qu'en le présentant
volontairement d'une manière partielle. Je serai excusé ,
si les incertitudes qu'on pourra relever dans ce livre
viennent du sujet lui-même, et non de l'auteur. Nous
n'avons pas le droit d'effacer les contradictions de l'his-
toire , et le progrès des sciences critiques n'est possible
qu'à la condition d'une rigoureuse bonne foi, unique-
ment attentive à découvrir la signification des faits, sans
en rien dissimuler.
Ce serait donc méconnaître les limites que j'ai posées
à ma propre pensée que de s'attacher isolément à tel
ou tel passage de cet essai , qui a besoin d'être contrôlé
et complété par un autre. Les jugements sur les races
doivent toujours être entendus avec beaucoup de res-
trictions : l'influence primordiale de la race, quelque
immense part qu'il convienne de lui attribuer dans le
mouvement des choses humaines , est balancée par une
foule d'autres influences, qui parfois semblent dominer
ou même étoufler entièrement celle du sang. Combien
d'Israélites de nos jours, qui descendent en droite ligne
des anciens habitants de la Palestine, n'ont rien du
vfii PRÉFACE.
caractère sémitique, et ne sont pins que des hommes
modernes, entraînés et assimilés par cette grande force
supérieure aux races et destructive des originalités lo-
cales , qu'on appelle la civilisation ! Toutes les assertions
sur les Sémites impliquent de semblables réserves. Les
caractères essentiels que j'ai attribués à cette race et
aux idiomes qu'elle a parlés ne conviennent de tout point
qu'aux Sémites purs, tels que les Térachites, les Arabes,
les Araméens proprement dits , et ne se vérifient qu'im-
parfaitement en Phénicie, à Babylone, dans l'Yémen,
dans l'Ethiopie. Mais il est évident que, pour parler des
Sémites en général, je devais considérer de préférence
les branches de la famille qui ont été le moins modifiées
par le contact avec l'étranger, et ont le mieux conservé
les traits généraux de la famille. Si Ton veut que je me
sois laissé dominer trop exclusivement par la considéra-
tion des Sémites purs, nomades et monothéistes, et que
j'aie trop effacé de mon tableau les Sémites païens, in-
dustriels, commerçants, je ne m'en défendrai pas, pour-
vu que l'on m'accorde que les premiers seuls nous ont
laissé des monuments écrits, et que, seuls aussi, ils
représentent pour nous, dans l'histoipe des langues,
l'esprit sémitique.
HISTOIRE GÉNÉRALE
DBS
LANGUES SÉMITIQUES
LIVRE PREMIER.
QUESTIONS D'ORIGINE.
CHAPITRE PREMIER.
CARACTBRB G^RiRAL DES PEUPLES ET DES LANGUES SiWTIQDBS.
S I.
«
Au sudrouest de TAsie , dans la région comprise entre la Mé- .
diterranée , la chaîne du Taurus , le Tigre, et les mers qui en-
tourent la péninside arabique , est situé le berceau d'une famille
de langues beaucoup moins remarquables par l'étendue des pays
qu'elles ont primitivement occupés , que par un haut caractère
d'homogénéité et par le rôle qu'elles ont joué dans l'histoire
de l'esprit humain. Les anciens , qui furent déjà frappés de leur
unité ^, les appelèrent langues orientales^ désignation devenue
* Priflden, butiL Y, a ; Indore de SériUe , Orig, liv. IX ^ chap. i ; Jnliani HaU-
cani..fragiD. tpud Mai, SpieiL Bom. t X, p. siohii i.
* CeÊt la déDomination employée par S. Jérôme. Grêlait ansd celle des savants
I. 1 •
2 HISTOIRE DES LANGUES SÉMITIQUES.
trop générale depuis que les peuples de FAsie ont été l'objet
d'explorations plus exactes; les savants modernes, à la suite
d'Eichhorn , se sont accordés à leur donner le nom de langues
sémitiques. Hais cette dénomination est tout à fait défectueuse ,
puisqu'un grand nombre de peuples qui pariaient des langues
sémitiques, les Phéniciens, par exemple, et plusieurs tribus
arabes , étaient , d'après la table du x* chapitre de la Genèse ,
issus de Gham , et qu'au contraire des peuples donnés par le
même document comme issus de Sem , les Elamitespar exemple ,
ne parlaient point une langue sémitique. Il sera démontré plus
tard que le sens de ce précieux document est géographique , et
nullement ethnographique , en sorte que le nom de Sem y dé-
signe la zone moyenne de la terre , sans distinction de race. Si
l'on convenait de donner aux familles de langues des noms formés
de leurs termes extrêmes , comme on le fait pour les langues
indo-européennes, le véritable nom des langues qui nous oc-
cupent serait syroHxrahes^ . Du reste, la dénomination de sémir-
tiques ne peut avoir d'inconvément, du moment qu'on la prend
comme une simple appellation conventionnelle et que l'on s'est
expliqué sur ce qu elle renferme de profondément inexact.
Sans rien préjuger sur la grave question de l'unité primi-
tive des langues sémitiques et des langues ariennes, il faut dire,
ce semble, que, dans l'état actuel de la science, les langues
sémitiques doivent être envisagées conmae correspondant à une
division du genre humain ; en effet, le caractère des peuples
qui les ont pariées est marqué dans l'histoire par des traits
dtt dernier âkle. (Voy. Uinmm de l* Académie du hêcriptiom êi BeUn-LtUm,
t XXXVI, p. ii3.)
* Leibnii {ffoumaux êêêait nar Ventmdmunt kmuùn, liv. III, chap. ii, S i)
propose de donner à ces langues le nom à'arabiqum , dénomination (jui aurait Tin-
convénient de désigner le tont par une de ses parties.
LIVRE I, CHAPITItt I. 3
aussi originaax que les langues qui ont servi de formule et de
limite à leur pensée. G*est beaucoup moins, il est vrai, dans
Tordre politique que dans l'ordre religieux que s'est exercée
leur influence. L'antiquité nous les montre à peine jouant un
rftle adif dans les grandes conquêtes qiii traversèrent l'Asie ;
la civilisatiGn de Ninive et celle de Babylone , dans leurs traits
essentiels, n'appartiennent pas (j'essayerai de l'établir) à des
peuples de cette race, et peut-être avant la puissante impul*-
sîon donnée à la nation arabe par une religion nouvelle , cher-
dieraii-on vainement dans l'histoire des traces d'un grand em-
pire sémitique. Mais ce qu'ils ne firent point dans l'ordre des
choses extérieures , ils le firent dans l'ordre moral , et l'on peut ,
sans exagération , leur attribuer au moins une moitié de l'onivre
intellectuelle de l'humanité. Des deux mots, en effet, qui, jus*-
qn'ici , ont servi de symbole à l'esprit dans sa marche vers le
vrai, celui démence ou de philosophie leur fut presque étranger;
mais toujours ils entendirent avec un instinct supérieur, avec
un sens spécial , si j'ose le dire , celui de religion. La recherche
réfléchie, indépendante, sévère, courageuse, philosophique,
en un mot, de la vérité, semble avoir été le parttge de cette
race indo-européenne , qui , du fond de l'Inde jusqu'aux extré-
mités de l'Occident et du Nord , depuis les §iècles les plus re-
culés jusqu'aux temps modernes , a cherché à expliquer Dieu ,
l'homme et le monde par un système. rationnel, et a laissé der-
rière elle, comme échelonnées aux divers degrés de sou his-
toire , des créations philosophiques toujours et partout soumises
aux lois d'un développement logique. Mais à la race sémitique
appartiement ces intuitions fermes et sûres, qui dégagèrent
tout d'abord là divinité de ses voiles, et, sans réflexion ni rai-
sonnement, atteignirent la forme religieuse la plus épurée que
l'antiquité ait connue. L'école philosophique a sa patrie dans
1.
! y-*
4 HISTOIRE QGS LANGUES SÉMITIQUES.
la Grèce et dans Tlnde , au milieu d'une race curieuse et vive-
ment préoccupée du secret des choses; le psaume et la pro-
phétie, la sagesse s'expliquant en énigmes et en synûJ><)|es,
rhymne pur, le livre révélé , tel est le partage de la race théo-
cratique des Sémites. C'est, par excellence, le peuple de Dieu
et le peuple des religions, destiné à les créer et à les propager.
Et, en effet, n'est-il pas remarquable que les trois religions qui
jusqu'ici ont joué le plus grand rôle dans l'histoire de la civili-
sation, les trois religions marquées d'un caractère spécial de
durée, de fécondité, de prosélytisme, et liées d'ailleurs entre
elles par des rapports si étroits qu'elles semblent trois rameaux
du même tronc, trois traductions inégalement pures d'une
même idée , sont nées toutes les trois parmi les peuples sémi-
tiques, et, de là, se sont élancées à la conquête de hautes des-
tinées? Il n'y a que quelques journées de Jérusalem au Sinaî et
du Sinaî à la Mecque.
Ce serait pousser outre mesure le panthéisme en histoire que
de mettre toutes les races sur un pied d'égalité , et , sous pré-
texte que la nature humaine est toujours belle, de chercher
dans ses diverses combinaisons, la même plénitude et la même
richesse. Je suis donc le premier à reconnaître que la rac& sémi-
tique, comparée à la race indo-européenne, représente réelle-
ment une combinaison inférieure de la nature humaine ^ EU»
1 Pavais 'écrit ce paragraphe avant de connaître trois ou quatre belles pages
qae M. Lassen a consacrées au même sujet {InHêche AUerthutnihimie , 1 1 , p. & 1 6-
617). Pai été singulièrement frappé d^étre arrivé , par Tétude des langues sémi-
tiques, à une opinion semblable, sur presque tous les points, à celle d^un des sa-
vants qui ont le mieux connu de nos jours le monde indo-arien. M. Lassen voit
avec raison, dans la subjectivité, le trait fondamental du caractère sémitique. Gbes
aucune autre race, les passions égoïstes n^ont eu plus de développement; la vie
arabe n^est qu^une succession de haines et de vengeances. M. Lassen , toutefois, ne
me parait pas suffisamment juste envers Tesprit religieux des Sémites , quMl trouve
étroit et intolérant , parce quils affirmaient que tons les cultes étrangers étaient
LIVRE I, CHAPITRE I. 5
n a ni cette hauteur de spiritualisme que Tlnde et la Germanie
seules ont connue , ni ce sentiment de la mesure et de la par-
faite beauté que la Grèce a légué aux nations néo-latines,
ni cette sensibilité délicate et profonde qui est le trait dominant
des peuples celtiques. La conscience sémitique est claire , mais
peu étendue ; elle comprend merveilleusement l'unité , elle ne
sait pas atteindre la multiplicîlé. Le monothàsme en résume et
en explique tous les caractères.
CTest la gloire de la race sémitique d'avoir atteint, dès ses
premiers jours, la notion de la divinité que tous les autres
peuples devaient adopter à son exemple et sur la foi de sa pré-
dication. Cette race n'a jamais conçu le gouvernement de
l'univers que comme une monarchie absolue; sa théodicée n'a
pas fait un pas depuis le livre de Job ; les grandeurs et les aber-
rations du polythéisme lui sont toujours restées étrangères.
On n'invente pas le monothéisme : l'Inde, qui a pensé avec
tant d'originalité et de profondeur , n'y est pas encore arrivée
de nos jours ; toute la force de l'esprit grec n'eût pas suffi pour
y ramener l'humanité sans la coopération des Sémites ; on peut
affirmer de même que ceux-ci n'eussent jamais conquis le dogme
de l'unité divine, s'ils ne l'avaient trouvé dans les instincts
les plus impérieux de leur esprit et de leur cœur. Les Sémites
ne comprirent point en Dieu la variété, la pluralité, le sexe:
(aux et sans valeur, tandis (jue les Indo^Européens, avant leur conversiou au
dnristîaniBme on à ridamisme, n^ont jamais vu dans la religion qu^une chose es-
sentidlement relative. Ge reproche serait mérité, si les Sémites, comme le sup-
pose M. Lassen, avaient anathématisé les religions locales au nom d^nne rdigion
locale; mais leur tendance étant précisément de substituer le Dieu suprême aux
divinités nationales, leur intolérance était toute logique et partait d^une idée reli-
gieuse sopérienre. M. Léo a adressé à M. Lassen des objections parfois fondées,
mais conçues d^un point de vue bien peu scientifique ( LeAr6«cJ^ dar Umwnal-
gmehiektê, 1. 1, p. a6-39, 3* édit.).
6 HISTOIRE DES LANGUES SÉMITIQUES.
ie mot déeêse serait en hâ)reu ie plua horrible barbarisme.
Tous les noms par lesquels la race sémitique a désigné la divi*^
nité : El, Eloh, Adon, Baal, EUon, ^haddai, Jehovah, AUak,
lors même qu^ils revêtent la forme plurielle, impliquent tous
ridée de suprême et ineommunicable puissance > de parfaite
unité. La nature , dW autre côté , tient peu de place dans les
religions sémitiques : le désert .isst monothéiste; sublime dans
son immense uniformité , il révéla tout d'abord à l'honmie Tidée
de l'infini, mais non le sentiment de cette vie incessamment
créatrice qu'une nature plus féconde a inspiré à d'autres races.
Voilà pourquoi l'Arabie a toujours été le boulevard du mono**
théisme le plus exalté. Ge serait une erreur d'envisager Mahomet
comme ayant fondé le monothéisme chez les Arabes. Le culte
d'Allah suprême {AUak taâla) avait toujours été le fond de la
religion de l'Arabie. Si nous voyons quelques branches de la
famille sémitique, les Phéniciens, par exemple, tomber dans
le paganisme , ce fut l'effet de migrations et d'influences étran-^
gères, qui les firent entrer dans les voies profanes de la civilisa-
tion, du connnerce et de l'industrie. Les branches attachées à
l'écrit primitif, telles que les Térachites ou Abraharaides,
restèrent pures de toute infidélité , et les réformes religieuses
pour les Sémites consistèrent désormais à revenir à la religion
d'Abraham.
Ainsi les cultes vraiment sémitiques n'ont jamais dépassé
la simple religion patriarcale, religion sans mysticisme, sans
théologie subtile, confinant presque chez le bédouin à l'in-
crédulité. De nos jours, le mouvement des Wahhabis n'a-t-il
pas failli aboutir à un nouvel islam , sans autre prestige que
l'éternelle idée de l'Arabie : simplifier Dieu , écarter sans cesse
toutes les superfétations qui tendent à s'ajouter à la nudité du
culte pur? De là ce trait caractéristique, que les Sémites n'ont
LIVRE I, CHAPITRE I. 7
jamaôs eu de mythologie. La façoo nette et simple dont ils
concluent Dieu séparé du monde, n engendrant point, n'étant
point engendré , n'ayant point de semblable , excluait ces grands
poèiaes divins, où l'Inde, la Perse, la Grèce ont développé
leur fantaisie , et qui n'étaient possibles que dans l'imagina-
lioB d'une race laissant flotter indécises les limites de Dieu ,
de Illunianité et de l'univers. La mythologie, c'est le panthéisme
en rdigioa; or l'esprit le plus éloigné du panthéisme, c'est as-
surément l'esprit sémitique. Qu'il y a loin , de cette étroite et
flim|de conception d'un Dieu isolé du monde, et d'un monde
façonné connue un vase entre les mains du potier, à la théo-
gonie indo-européenne, animant et divinisant la nature, com-
prenant la vie comme une lutte, l'univers comme un perpétuel
changement , et transportant, en quelque sorte, dans les dynas-
ties divines la révolution et le progrès!
L'intolérance des peuples sémitiques est la conséquence né-
cesssaire de leur monothéisme. Les peuples indo-européens,
avant leur conversion aux idées sémitiques , n'ayant jamais pris
leur- religion comme la vérité absolue, mais comme une sorte
d'héritage de famille ou de caste , devaient rester étrangers à
Pinlolérance et au prosélytisme : voilà pourquoi on ne trouve
que chez ces peuples la liberté de penser, l'esprit d'examen et
de recherche individuelle. Les Sémites^ au conb^aire, aspirant
à réaliser un culte indépendant des variétés provinciales, de-
vaient déclarer mauvaises toutes les religions différentes de la
leur. L'intolérance est bien réellement en ce sens un fait de la
race sémitique , et une partie des leigs bons et mauvais qu'elle
a faits au monde. Le phénomène extraordinaire de la conquête
musulmane n'était possible qu'au sein d'une race incapable
comme celle-ci de saisir les diversités , et dont tout le symb(^e
se résume en un mot : Dieu est Dieu. Certes, la tolérance indo-
8 HISTOIRE DES LANGUES SÉMITIQUES.
européenne partait d'un sentiment plus élevé de la destinée
humaine et d'une plus grande largeur d'esprit; mais qui osera
dire qu'en révélant l'unité divine , et en supprimant définitive-
ment les religions locales , la race sémitique n'a pas posé la
pierre fondamentale de l'unité et du progrès de l'humamté?
Au monothéisme se rattache un autre trait essentiel de la race
sémitique : je veux dire le prophétisme. Le prophétisme est la
forme sous laquelle s'opèrent tous les grands mouvements chez
les Sémites , et , de même qu'à chaque âge du monde corres-
pond chez les Indiens un nouvel Avatar, de même chez les
Sémites , à toutes lès grandes révohitions religieuses et poli-
tiques correspoihd un prophète. Les peuples primitifs se croyant
sans cesse en rapport immédiat avec la divinité , et envisageant
les grands événements de l'ordre physique et de l'ordre moral
comme des effets de l'action directe d'êtres supérieurs , n'ont
eu que deux manières de concevoir cette influence de Dieu
dans le gouvernement de l'univers : ou bien la force divine
s'incarne sous une forme humaine, c'est Y Avatar indien; ou
bien Dieu se choisit pour organe un mortel privilégié, c'est le
Nabi ou prophète sémitique. Il y a si loin , en effet , de Dieu à
l'homme dans le système sémitique , que la communication de
l'un à l'autre ne peut s'opérer que par un interprète restant
toujours parfaitement distinct de celui qui rmspire« L'idée de
révélation est en ce sens une idée sémitique. Elle apparaît dès
les origines de la race. Le Coran n'imagine pas d'autre tlassi-
fication des peuples que celle-ci : peuples qui ont une révéla-
tion (un /nre), peuples qui n'en ont pas.
L'absence de culture philosophique et scientifique chez les
Sémites tient, ce me semble, au manque d'étendue, de variété
et, par conséquent, d'esprit analytique, qui les distingue.
Les facultés qui engendrent la mythologie, en effet, «sont les
LIVRE 1, CHAPITRE I. 9
mêmes qui engendrent ia philosophie, et ce n'est pas sans
raison que l'Inde et la Grèce nouis présentent le phénomène
de la plus riche mythologie à côté de la plus profonde meta-,
physique. Exclusivement frappés de l'unité de gouvernement
qui édate dans le monde , les Sémites n'ont vu dans le déve-
loppement des choses que l'accomplissement inflexible de la
volonté d'un être supérieur; ils n'ont jamais compris la multi-
plicité dans l'univers. Or, la conception de la multiplicité dans
l'univers , c'est le polythéisme chez les peuples enfants ; c'est la
science chez les peuples arrivés à l'âge mûr. Voilà pourquoi la
sagesse sémitique n'a jamais dépassé le proverbe et la para-
bole, & peu près comme si la philosophie grecque eût pris son
point d'arrêt aux maximes des sept sages de la Grèce. Le Livre
de Job et le Kohéleth, qui nous représentent le plus haut
degré de la philosophie sémitique , ne font que retourner les
problèmes sous toutes les formes , sans jamais avancer d'un pas
vers la réponse; la dialectique, l'esprit serré et pressant de
Socrate y font complètement défaut. Si parfois le Kohéleth
semble plus près d'une solution , c'est pour aboutir à des for^
mules anti-scientifiques : ce Vanité des vanités. . . Rien de nou-
veau sous le soleil. . . Augmenter sa science , c'est augmenter
sa peine. . .^;v formules dont la conclusion est : Jouir et servir
Dieu , — les deux pôles de la vie sémitique.
Les peuples sémitiques manquent presque complètement
de curiosité. Leur idée de la puissance de Dieu est telle que
rien ne les étonne. Aux récits les plus surprenants , aux spec-
tacles les plus capables de le frapper, l'Arabe n'oppose qu'une
réflexion : «(Dieu est puissant I?? comme dans le doute, après
^ EeM. cb. 1 : «Pai voulu rechercher ce qui se passe sous le dd , et j^ai vu que
« c^éfutie {»re occupation que Dieu ait donnée aui fik des hommes Tai appli-
tr qoéiDQD cœur à la sdenoe , . . . . et j^ai vu que ce n^élait qu^affliction d^e^rit. ^v
10 HISTOIRE DES LANGUES SÉMITIQUES.
avoir eiposé les opinions pour et contre , il se garde ie con-
dure, et s'échappe par la formule ^1 ^i «Dieu^ le sait!»
L'explication de toute chose est à leurs yeux trop prochaine et
trop simple pour laisser place à la recherche rationnelle. Dieu
est, Dieu a créé le monde; cela dit, tout est dit. — Si Ton
objecte le développement philosophique et scientifique des
Arabes sous les Abbasides, il faut répondre que c'est un abus
de donner le nom de pkUofopkie arabe à une philosophie qui
n'est qu'un emprunt fait à la Grèce, et qui n'a jamais eu au-
cune f acine dans la péninsule arabique. Cette philosophie est
écrite m arabe, voilà tout. Elle n'a fleuri que dans les parties
les plus reculées de l'empire musulman, en Espagne, au Ma*
roc, à Samarkand, et bien loin d'être un produit naturel de
l'esprit sémitique, elle représente plutôt la réaction du génie
indo-européen de la Perse contre l'islamione , c'est-à-dire contre
l'un des produits les plus purs de l'esprit sémitique.
La poésie des peuples sémitiques se distingue par les mêmes
caractères. La variété y manque absolument. Les thèmes de la
poésie sont, chez les Sémites, peu nombreux et bien vite épui-
sés. Cette race n'a connu , à frai dire que deux sortes de poé-
sies : la poésie parabolique , le masehal hébreu , dont les livres
attribués à Salomon sont le type le plus parfait, et la poésie
subjective, lyrique, conmie nous dirions, représentée par le
psaume hébreu et la kanda arabe ^ , formes courtes, ne dépas-
sant jamais une centaine de vers, exprimant un sentiment per^
sonnel , un état de l'âme , et dont l'auteur est lui-même le héros.
Ce caractère éminemment subjectif de la poésie arabe et de ht
* La poésie des MoaUakat est, sans contredit, la plus subjecti¥e de toutes les
poésies, les poèmes de cette sorte n^ayant aucun sujet déterminé et étant Texpres-
sion de la penonndlité du poète, si bien qu*on ne peut les désigner que par le
nom même de leur auteur : la MoaUaka d'Anêara, la Moallaka i'ïmrouBcait, etc.
LIVRE I, CHAPITRE I. 11
poésie hébraïque Uent lui-même à un autre trait essentiel de
Tesprit sémitique, je veux dire à Tabsence complète d'imagina-
tion créatrice et, par conséquent, de fiction. Le poète sémitique
ne se résigne jamais à prendre au sérieux un sujet, un thème
étranger k lui-^méme. Ainsi nulle trace de poésie narrative ou
dramatique ^ aucune de ces grandes compositions où le poète
doit s'effacer : la fiction des Sémites ne s'élève jamais au-dessus
de l'apologue ; le conte leur est venu de l'Inde et ne s'est dé-
veloppé parmi eux que bien tard.
En général, le sentiment des nuances manque profondément
aux peuples sémitiques. Leur conception est entière , absolue ,
embrassant très-peu de chose , mais l'embrassant très-fortement.
Les législations purement sémitiques ne connaissent guère
qu'une seule peine, la peine de mort. La monotonie de l'his-
toire musulman^, renfermée dans le jeu continu des mêmes
passions, a firappé tous ceux qui se sont occupés de l'Orient.
D'un autre cAté, la polygamie, conséquence d'une vie primi-
tivement nomade, s'est opposée chez les Sémites au dévelop-
pemaat de tout ce que nous appelons société , et a formé une
race exclusivement virile , sans I^EÎbilité ni finesse. De là cette
tenue sévère, ce tour d'esprit sérieux et opposé à toute fantaisie,
cette gravité qui les enq[>éche de se dérider jamais. Les Sémites
manquent presque complétemmt de la faculté de rire, et la
tendance toute contraire qui caractérise les Français «st pour
les Arabes de l'Algérie un perpétuel siget d'étonnement
De là aussi, chez ces peuples, le manque absolu d'arts plas-
tiques. L'enluminure des manuscrits, où les Turcs et les Per-
sans ont déployé un sentiment si vif de la couleur, est antipa-
thique aux Arabes et tout è fait inconnue dans les pays où
l'esprit arabe s'est conservé pur, dans le Maroc par exemple.
La musique , l'art subjectif par excellence , est le seul que les
12 HISTOIRE DES LANGUES SÉMITIQUES.
Sémites aient connu. La peinture et la sculpture ont toujours
été frappées chez eux d'une interdiction religieuse ; leur naïf
réalisme ne se prétait pas à la fiction, qui est la condition
essentielle de ces deux arts. Un musulman, à qui Bruce mon-
trait un poisson peint, après un moment de surprise, lui
fit cette question : c(Si ce poisson, au jour du jugement, se
lève contre toi et t'accuse en ces termes : Tu m as donné
un corps , mais point d'âme vivante ; que lui répondras-tu ? jf
Les prescriptions sans cesse répétées des livres mosaïques contre
toute représentation figurée, le zèle iconoclaste de Mahomet
prouvent manifestement la tendance de ces peuples à prendre
la statue pour un être réel et animé. Les races plus artistes ,
capables de détacher l'idée du symbole, n'étaient point obli-
gées à tant de sévérité.
Le monothéisme et l'absence de mythologie expliquent cet
autre caractère fondamental des littératures sémitiques, qu'elles
n'ont pas d'épopée ^ La grande épopée indo-européenne n'e^t
possible qu'avec la lutte des éléments divins , dans un monde
envisagé comme un vaste champ de bataille où les dieux et
les hommes se livrent de pe^étuels coinbats. Mais que faire
pour l'épopée de ce Jéhovah solitaire, qui est Celui qui est?
Quelle lutte engager contre le Dieu de Job, qui ne répond à
l'homme que par des coups de tonnerre ? Sous un tel régime, la
création mythologique ne pouvait aboutir qu'à des exécuteurs
des ordres de Dieu, à des anges^^ ou messagers, sans variété
individuelle, sans initiative ni passion.
* Les récits d^Antar, quoiqu^ib forment un cyde bien caractérisé, ne sont
pas une épopée. L^intérét y est tout individuel, et bien que l'orgueii national de
TArabie et sa rivalité avec la Perse soient la pensée dominante de cette curieuse
composition , aucune cause suffisamment nationale n^est mise en jeu pour qu'il
soit permis d*y voir autre chose qu^un roman.
* ï/cs développements ultérieurs que prit la théorie des anges chei les Juifs ,
LIVRE I, CHAPITRE I. 13
Sous le rapport de la vie civile et politique , la race des Sé-
mites se distingue par le même caractère de simplicité. Elle
n^a jamais compris la civilisation dans le sens que nous don-
nons à ce mot ; on ne trouve dans son sein ni grands empires
organisés, ni commerce, ni esprit public, rien qui rappelle la
tf oXire/a des Grecs ; rien aussi qui rappelle la monarchie abso-
lue de ITgypte ou de la Perse. La véritable société sémitique
est celle de la tente et de la tribu : aucune institution politique
et judiciaire, l'homme libre sans autre autorité et sans autre
garantie que celle de la famille. Les questions d'aristocratie,
de démocratie , de féodalité , qui renferment tous les secrets
de l'histoire des peuples ariens , n'on( pas de sens pour les Sé-
mites. L'aristocratie , n'ayant pas chez eux une origine mili-
taire, est acceptée sans contestation et sans la moindre répu-
gnance. La noblesse sémitique ' est toute patriarcale : elle ne
tient pas à une conquête ; elle a sa source dans le sang. Quant
au pouvoir suprême, le Sémite ne l'accorde rigoureusement
qu'à Dieu. Les Juifs ne passèrent à une organisation royale et
à un état de civilisation stable qu'à une époque déjà avancée
de leur développement, à l'imitution des autres peuples^. J'au-
rai à m'expliquer plus tard sur les exceptions apparentes que
présentent la Phénicie et la Syrie. Qu'il me suffise, pour le mo-
ment , de faire observer que l'esprit sémitique a toujours été
fort altéré en Aramée par le contact de l'étranger, et que cet
esprit ne s'est manifesté que sous deux formes vraiment pures :
la forme hébraïque ou le mosalsme , et la forme arabe ou l'isla-
misme. Encore doit-on reconnaître que la forme hébraïque
s'est si promptement mélangée et dépasse si étonnamment en
déreioppements qm ont bien quelque chose de mythologique, sont des emprunts
bits aux férouers de la Perse.
> I Samuel, chap.nii.
U HISTOIRE DBS LANGUES SÉMITIQUES.
quelques points les limites de l'esprit particulier d'une race ,
que c'est vraiment l'Arabie qui doit être prise pour mesure de
l'esprit sémitique. Or l'anarchie la plus complète, tel a tou-
jours été l'état politique de la race arabe. Cette race nous
présente le singulier spectacle d'une société se soutenant à sa
manière , sans aucune espèce de gouvernement ou d'idée de
souveraineté. Les étranges révolutions des premiers siècles de
l'islamisme , l'extermination de la famille du prophète et du
parti resté fidèle aux mœurs de l'Heâjaz, venldent de l'inca-
pacité absolue de rien fonder et de l'impossibilité où était la
race sémitique de se développer à sa guise dans un pays qui ,
conmie la Perse, ^PP^Ue une organisation régulière. Au con*
traire, partout où cette race a trouvé un sol approprié à sa
vie nomade , en Syrie , en Palestine et surtout en Afrique , elle
s'y est établie comme chez elle , si bien qu'à cette heure les
limites de l'Arabie sont, à proprement parier, les limites du
désert.
L'inféricMrité militaire des Sémites tient à cette incapacité
de toute discipline et de toute subordination. Pour se créer
des armées régulières, ils furent obligés de recourir à des
mercenaires : ainsi 6rent David, les Phéniciens, les Cartha-
ginois, les khalifes. Ce fut la plaie mortelle de tous les états
sémitiques : la ruine du khalifat n'eut pas d'autre cause. La
conquête musulmane elle-même se fit sans organisation et
sans tactique ; le khalife n'a rien d'un souverain ni d'un chef
militaire : «'est un viee-prùphite. Le plus illustre représentant
de la race sémitique de nos jours , Abd-el-Kader , est un sa-
vant, un homme de méditation religieuse et de fortes pas-
sions, nullement un soldat. Mahomet eut le même caractère.
L'abnégation de la personnalité et le sentiment de la hiérarchie,
conditions essentielles de toute milice , sont profondément an-
LIVRE I, CHAPITRE I. 15
tîpathiqiies h Tindividualisipe et à ia fierté indomptable des
Sémites.
La moralité elle-même fat toojomi^ entendue par cette race
d*uae manière fort différente de la nôtre. Le Sémite ne con-
naît goère de devoirs qn'envers lui-même. Poursuivre sa ven*
geance, revendiquer ce qu'il croit être son droit, est à ses yeux
une sorte d'obligation. Au contraire, lui demander de tenir
sa parole, de rendre la justice d'une manière désintéressée,
c'est lui demander une chose impossible. Rien ne tient dans
ces âmes passionnées contre le sentiment indompté du mai. La
religion d'ailleurs est pour le Sémite une sorte de devoir spé-
cial, qui n'a qu'un lien fort éloigné avec la morale de tous les
jours. De là ces caractères étranges de l'histoire biblique , qui
provoquent l'objection , et devant lesquels l'apologie est aussi
déplacée que le dénigrement : un David, par exemple, chez qui
les mœurs d'un soldat de fortune s'unissent à la piété Ja plus
exquise et à la poésie la plus sentimentale ^ ; un Salomon , que
les actes de la politique la moins scrupuleuse n'empêchent pas
d'être reconnu pour le plus sage des rois. Presque tous les
prophètes de l'ancienne école, Samuel, Élie, échappent de
même à toutes nos règles de critique morale. Le mélange bi*
zarre de sincérité et de mensonge, d'exaltation religieuse et
dZégoisme qui nous firappe dans Mahomet, la facilité avec la-
quelle les musulmans avouent que dans plusieurs circonstances
le prophète obéit plutôt è sa passion qu'à son devoir, ne peu-
vent s'expliquer que par cette espèce de relâchement, qui rend
les Sémites profondément indifférents sur le choix des moyens,
•
* Eooore cette poéâe eetréSie toujours un peu égoûte. On dirait que Dieu
n'existe <{ne pour lui; sMl aime Jéhovah, c'est qUe Jéhovah est son protecteur
spécial, intéressé à sa cause, obKgé h le faire parvenir et à le venger de ses
16 HISTOIRE'DES LANGUES SÉMITIQUES.
quand ils ont pu se persuader que le but à atteindre est la
volonté de Dieu. Notre manière désintéressée et pour ainsi dire
abstraite de juger les choses leur est complètement inconnue.
Ainsi la race sémitique se reconnaît presque uniquement
à des caractères négatifs : elle n'a ni mythologie, ni épo-
pée, ni science, ni philosophie, ni fiction, ni arts plastiques,
ni vie civile; en tout, absence de complexité, de nuances,
sentiment exclusif de lunité. Il n'y a pas de variété dans le
monothéisme. Au lieu de cet immense cordon qui, depuis
rirlande jusqu'aux fles de la Malaisie, trace le domaine de la
race indo-européenne, les Sémites nous apparaissent confinés
dans un coin de l'Asie. Au lieu de ces profondes individualités
qui , dans le sein de la famille indo-«uropéenne , laissent place
à des variétés aussi tranchées que celles qui séparent les bran-
ches indienne, iranienne, pélasgique, germanique, slave,
celtique, nous n'avons ici qu'une famille homogène et sans
division intérieure bien caractérisée. Malgré l'évidente af-
finité qui réunit les idiomes de l'Inde, de la Perse, de la
Grèce , de l'Italie , de la Germanie , des peuples slaves et cel-
■
tiques, on ne peut nier que ces idiomes ne forment des groupes
très-profondément distincts , qui se subdivisent eux-mêmes en
d'autres dialectes. Chez les Sémites, au contraire, la famille
se divise immédiatement en directes , qui ne diffèrent pas plus
l'un de l'autre que dans l'intérieur de la famille indo-euro-
péenne les variétés d'un groupe donné , du groupe germani-
que, par exemple (teutonique, néeriandais, Scandinave). La ci-
vilisation sémitique de même n'a qu'un seul type , et ne tarde
jamais à rencontrer sa lin^ite : on a remarqué avec raison que
la domination arabe a exactement le même caractère dans les
pays les plus éloignés où elle a été portée, en Afrique, en Si-
cile, en Espagne. L'infini, la diversité, le germe dû d^velop-
F
LIVRE I. CHAPITRE I. 17
pement et du progrès semUent refusés aux peuples dont nous
avons à parler.
En toute chose, on le voit, la race sémitique nous apparaît
comme une race incomplète par sa simplicité même. Elle est,
si j ose le dire, à la famille indo-européenne , ce que le clair-
obscur est à la peinture, ce que le plain-chant est à la musique
moderne; elle manque de cette variété, de cette largeur, de
cette surabondance de vie qui est la.condition de la perfecti-
bilité. Semblables à ces natures peu fécondes qui, après une
gracieuse enfance, n'arrivent qu'à une médiocre virilité, les
nations sémitiques ont eu leur complet épanouissement à
leur premier âge, et n'ont plus de r61e à leur âge mûr. L'Ara-
bie, il est vrai, conserve encore toute son originalité, et mène
sa vie propre , de nos jours , à peu près conmie au temps d'Ismaël ;
mais cette énergie de la vie nomade ne saurait être d'aucun
emploi dans l'œuvre de la civilisation moderne ; elle n'aboutira
sans doute qu'à créer un dernier boulevard à l'islamisme , qui
finira ainsi par où il a commencé , par n'être plus que la reli-
gim du Arabes, selon l'idée de Mahomet.
S U.
L'unité, la simplicité, qui distinguent la race sémitique, se
retrouvent dans les langues sémitiques elles-mêmes. L'abstrac-
tion leur est inconnue; la métaphysique, impossible. La lan-
gue étant le moule nécessaire des opérations intellectuelles
d'un peuple, un idiome presque dénué de syntaxe, sans va-
riété de construction , privé de ces conjonctions qui établissent
entre les membres de la pensée des relations si délicates, pei-
gnant tous les objets par leurs qualités extérieures, devait être
éminemment propre anx éloquentes inspiratioùs des voyants et
à la peinture de fugitives impressioos ; mais devait se refuser
I. 9
18 HISTOIRE DES LANGUES SÉMITIQUES.
à toute plûiosophie, à toute spécokiioii purement intellec-
tuelle. Imaginer un Aristote ou un Kant avec on pareil ins-
trument, est aussi impossible que de coneevoir une Iliade ou
un poëme comme celui de Job écrits dans nos langues méta-
physiques et compliquées. Ajoalez que les kngues sémitiques ,
surtout les pluâ anciennes, sont peu psécises, et ne disent les
chojses qu'à peu près. Leurs formules n'ont pas cette exactitude
qui , chez nous , ne laisse point de jdace à l'équivoque. Quand
on cherche à traduire dans nos langues européennes, où cha^e
mot n'a qu'un sens, les plus anciens monumeirts de 1» poésie
hébraïque, on éprouve le besoin de s'adresser des questions
et de faire une foule de distinctions , auxqueUes Fauteur ne
pensait point, mais auxquelles le mécanisme de nos idiomes
nous force de songer.
Ce caractère physique et sensuel nous semble le trait do-
^ minant de la famille de langues qui fait l'objet de notre étude.
Les racines en sont presque toutes empruntées &l'imitation de
la nature, et laissent entrevoir, comme à travers un cristal
transparent, les impressions qui, réfléchies par la conscience
des premiers hommes, produisirent le langage. Les mots dé-
rivés s'y forment d'après des lois simples et réguhères. Le verbe
oflRre un* caractère encore sensible de priorité. Les consonnes
dét^[3ninent à elles seules le sens des mots, et seules aussi
sont exprimées par l'écriture. Les gutturales et les sifflantes y
abondent, comme dans toutes les langues qui ont conservé à
un haut degré leur caractère primitif. La conjagaison, qui se
prête avec une merveilleuse flexibilité à peindre les relations
extérieures des idées, est tout à fait incapable d'en exprimer
les relations métaphysiques, faute de temps et de modes bien
caractérisés. Par les formes <liverses d'une même racine ver-
bale à laquelle sera, je suppose, attachée l'idée de grandeur.
LIVRE 1, CHAPITRE I. 19
l'hébreu ponira exprimer tooteg ees nuances : étn gnmd, k
fam grtmd (s'eno^eîUir), êograndir, rendte grani (^ver),
Mater grand (exadter, céiëbrer), Mre rendu grcmd, etc., et ne
saura cbre arec exactitude ^A s'agit do présent ou de Tavenir,
d'une férité oimditionnette ou subordonnée. Le nom n'a que
peu de flexions, et bien que l'arabe littéral offire un système
de dédînaisons, il fafut avouer au moinâ que ce mécanisme n'est
pas de Feasenee des langues sémitiques, et n'existe dans les
{dos aneiennea qu'à Tétat mdimentaire : quelques monosyflabes
panrasites, qui s'ag^tinent au commencement des mots, tien*
MBt lieu des flexions finales. Les autres particules constituent
moins une chnse de mots à part qu'un certain emploi du subs-
lanAif priré de toute signification déterminée et réduit à un
rMe purement abstrait. Enfin la construction générale de la
pkrase offre un tel caractère de simplicité, sinrtoul dans la
narration, qu'on ne peut y comparer que les natfs récits d'un
enfant. Au tiéu de ces daYMits enroulements de phrase (ctirdif-
tm, canqnrehenm, comme W appelle Gicéron) sous lesquels le
grec et le latin assendiienl avec tant ^art les membres divers
dfune mâme pensée, les Sémites ne savent que faire succéder
les propositions les unes aux autres , en employant pour fout ar-
tifice la simple copule et, qui leur tient Keu de presque foutes*
les conjonctions.
M. Ewald a fait observer avec raison que la langue des Sé^
milles est plutôt poétique et lyrique qu'oratoire et épique^.
En effet l'art oratoire , dans le sens classique , leur a toujours
été étranger. La grammaire des Sémites ignore presque l^arf de
sdbordonner les membres de la phrase. Elle accuse chez la race
qui l'a créée une évidente infériorité des facultés du raisonne-
ment, mais un goût très-vif des réalités et des sensations fort
' Grmmn. dêr Mr. Spr. S 16.
a.
20 HISTOIRE DES LANGUES SÉMITIQUES.
délicates. La perspective manque complètement au style sé-
mitique; on y chercherait vainement ces saillies, ces recub,
ces demi-jours, qui donnent aux langues ariennes comme une
seconde puissance d'expression. IHanes et sans inversion, les
langues sémitiques ne connaissent d'autre procédé que la juxta-
position des idées, k la manière de la peinture byzantine ou
des bas-reliefis de Ninive. Il faut même avouer que l'idée de
styk, telle que nous l'entendons, manque complètement aux
Sémites. Leur période est très-courte; la région du discours
qu'ils embrassent à la fois ne dépasse pas une ou deux lignes.
Uniquement préoccupés de la pensée actuelle , ils ne préparent
point d'avance le mécanisme de la phrase , et ne songent ja-
mais à ce qui précède ni à ce qui doit venir. De là , d'étranges
inadvertances , oiï les entraînent leur incapacité de suivre jus-
qu'au bout un même tour et l'habitude où ib sont de ne ja-
mais revenir sur leurs pas pour corriger ce qui est écrit ^ On
dirait la conversation la plus abandonnée prise sur le hîi et
immédiatement fixée par l'écriture.
Dans la structure de la phrase, comme dans toute leur cons-
titution intellectuelle , il y a chez les Sémites une complication
de moins que chez les Ariens. Il leur manque un des degrés
de combinaison que nous jugeons nécessaires pour l'expression
complète de la pensée. Joindre les mots dans une proposition est
leur dernier effort; ils be songent point à faire subir la même
opération aux propositions elles-mêmes. C'est, pour prendre
l'expression d'Aristote ^ , le styk injm, procédant par atomes
accumulés, en opposition avec la rondeur achevée de la pé-
riode grecque et latine. Tout ce qui peut s'appeler nombre ora-
^ Voir k singulière théorie des grammairiens arabes sor la fignre dite ptmwir'
tatif d'errewr (iâèi\ i}iyi)*
* nhêt. 1. m, c. fin, édit. Bekker.
LIVRE I, CHAPITRE I. 31
toire leur resta inconnu : l'éloquence n'est pour eux qu'une vive
succession de tours pressants et d'images hardies : en rhétorique
comme en architecture , l'arabesque est leur procédé favori.
L'importance du verset dans le style des Sémites est la meil-
leure preuve du manque absolu de construction intérieure qui
caractérise leur phrase. Le verset n'a rien de commun avec la
période grecque et latine, puisqu'il n'offire pas une suite de
membres dépendants les «uns des autres : c'est une coupe à
peu près arbitraire dans une série de propositions séparées par
des virgules. Rien de nécessaire n*en détermine la longueur ;
le verset correspond à ces repos que la respiration impoie,
lors même que le sens ne les exige pas. L'auteur s'arrête, non
par le sentiment d'une période naturelle du discours, mais
par le simple besoin de s'arrêta. Qu'on essaye de diviser de
la sorte un discours de Démosthène ou de Gicéron, et l'on
sentira combien le verset tient à l'essence même des langues
sémitiques. Ce n'est qu'à une époque relativement moderne
qu'elles renoncèrent à cet artifice, insuffisant remède contre
la fatigante uniformité à laquelle les condamnait leur façon
trop simple d'entendre le discours.
On peut dire que les langues ariennes comparées aux langues
sémitiques sont les langues de l'abstraction et de la métaphy-
sique comparées à celles du réalisme et de la sensualité. Avec
leur souplesse merveilleuse , leurs flexions variées , leurs par-
ticules délicates, leurs mots composés, et surtout grâce à l'ad-
mirable secret de l'inversion, qui permet de conserver l'ordre
naturel des idées sans nuire à la détermination des rapports
grammaticaux, les langues ariennes nous transportent tout
d'abord en plein idéalisme , et nous feraient envisager la créa-
tion de la parole comme un fait essentiellement transcendental.
Si on ne considérait, au contraire, que les langues sémitiques,
SS HISTOIRE DES LANGUES SÉMITIQUES.
on pourrait croira ([ue la sensation présida seule aui ptemiers
actes de la peosée humaine et que h langage ne fut d'abord
qu'une sorte de reflet du monde extérieur. En parcourant la
s^ie des ra^es sémitiques, à peine en rencoiftre*t-on une
seule qui n'offi?e un premier sens matériel, appliqué, par des
transitions plus ou moins immédiates, aux choses intdlec-
taelles. S'agit-il d'exprimer un sentiment de l'âme, on a f>^
cours au mouvement organique qui d'ordinaine en est le âigne.
Ainsi, la colère s'exprime en hébreu d'une foule de manières
également pittoresques , et toutes empruntées à des faits physiolo-
giques. Tantôt la métaphore est prise du souffle rapide et animé
qui accompagne la passion (^m); tantôt de la chaleur (non,
}nn), du bouillonnement ("^^y); tantôt de l'action de briser
avec fracas (tn); tantôt du frémissement {oy^). Le décourar
gement, le désespoir sont exprimés dans cette langue par la
liquéfaction intérieure, la dissolution du cœur (hDD, dkd, md);
la crainte , par le relâchement des reins. L'orgueil se peint par
l'âéyation de la tête, la taille haute et roide (gn, VH^ H02,
"Donn). La pati^ice, c'est la longueur du «ouffle (o^bk 1*ik);
l'impatience, la brièveté (d^dk ns^p). Le désir, c'est la soif (nds)
ou la pâleur (^s). Le pardpn s'exprime par une foule de méta-
phores empruntées à l'idée de couvrir, cacher, passer sur une
faute un enduit qui l'efface (nD3, nos, jA^). Dans le livre de
Job , Dieu coud les péchés dans un sac , y met son sceau , puk le
jette derrière son dos; tout cela pour signifier oublier. Remuer
la tête , se regarder les uns les autres , laisser tomber ses bras ,
sont autant d'expressions que l'hébreu préfère de beaucoup,
pour exprimer le dédain, l'indécision, l'abattement, à toutes
nos expressions psychologiques. On peut même dire que cette
dernière classe de mots manque presque complètement en hé-
breu , ou du moins qu'on y ajoute toujours la peinture de la
UVBE I, CHAPITRE I. 28
cirDûDitaAce physique : II se mit en oolère, et son visage s*en-
flamna^ ; il oonit la bouche , et dit, etc.
D aatres idées plus ou moins abstraites ont reçu leur signe ,
dans Los kagves sémitiques, d'un procédé semblable. L'idée du
vrai se lire de la solicité, de la stabflité (pM, ps, chald. s*»!*»,
Iw^j^); oflUe du beau, de la sfdendeur ("i^Dt;); celle du bien,
de la reditiide {"^v^); cette du mal, de la déviation, de la
Hgne courbe «(msr, Vi3^, ^nbno), ou de la puanteur (sries). Faire
ou créer, c'est primitivement taiHw (ssv, Mna); décider quel-
que chose, c'est trancher (nu, u&Aift, (J^^i); penser, c'est
parler. Vos (osy) signifie la mbstance, l'intime d'une chose,
el sert, en hâ>feu, d'équivalent au pronom ^. — Je n'ignore
pas que des faits analogues se remarquent dans toutes les lan-
gues, et que les idiomes ariens fourniraient presque autant
d'eiempies où l'on verrait de même la pensée pure engagée
dans ime forme concrète et sensible. Mais ce qui distingue la
fiumlle sémitique , c'est que l'umon primitive de la sensation
et de ridée s'y est toujours eonserrée, c'est que l'un des deux
termes n'y a point iait oublier l'autre , conune cda est arrivé
dans les langues ariennes, c'est que l'idéalisation, en un mot,
ne «y est jamus t^érée d'une manière complète ; si bien que
dans dliaqne mot on crmt entendre encore l'écho des sensations
priaûtives qui déterminèrent le choix des premiers nomencla-
tenrs.
Un tel système gnunmatical sent évid»mnent l'enfance de
l'écrit humain , et il est permis , sans tomber dans les rêves de
l'anciemie phikiogie , de croire que 1^ langues sémitiques nous
ont conservé , plus clairement qu'aucune autre Camille , le sou»
venir d'un des langages que l'homme dut parler au premier
^ Il se mit en colère, et son visage tomba {Gen. iv, 5), pour exprimer un
dépit sournois el concentré.
^
U HISTOIRE DES LANGUES SÉMITIQUES.
éveil de sa conscience. Supposer qa*il y eut à Toiigine de llia-
manité une seule langue primitive, dont toutes les autres
dérivent par descendance directe» c'est imposer aux faits
l'hypothèse, et peut-être l'hypothèse la moins probaUe^. Mais
que, parmi les idiomes dont la connaissance nous est acces-
sible, il y en ait qui, mieux que d'autres, aient gardé le type
du langage des premiers jours, c'est là un fait qui résulte des
notions les plus simples de la philologie comparée. La vieille
école se rendit ridicule en voulant ressaisir, à travers l'im-
mense réseau de complication dont se sont enveloppées nos
langues occidentdes, la trace du monde primitif. Mais il est
des langues, moins tourmentées par les révolutions, moins
variables dans leur forme, pariées par des peuples dévoués à
l'immobilité, peuples d'une extrême ténacité dans leurs opi-
nions et leurs mœurs, chez lesquels le mouvement des idées
ne nécessite point de continuelles modifications dans le lan-
gage; celles-là subsistent encore conune des témoins des pro-
cédés primitifs au moyen desquels l'homme donna d'abord à sa
pensée une expression extérieure et sociale. Je dis de» proMk
primàîfs ; car, pour la langue même que parièrent les ancêtres
des diverses races, n'espérons jamais y atteindre. De même
que le géologue aurait tort de composer le centre du g^obe des
masses que l'on rencontre aux dernières profondeurs accessibles
à l'expérience ; de même , ce serait témérité de chercher à con-
cevoir l'état originaire des langues d'après l'analogie de l'état
actuel , et de regarder comme absolument primitifs les idiomes
qui doivent être placés en tête de leurs familles respectives,
sous le rapport de l'ancienneté.
LIVRE I, CHAPITRE I. 35
CHAPITRE IL
SXTBNSION PUMITIVB DU DOMAINB DES LANGUES SEMITIQUES.
S I.
>
Les langaes sëniitiqiies nous apparaissent, dès les temps
anté-historiques, cantonnées dans les mêmes régions où nous
les voyons pariées encore aujourd'hui, et d'où dles ne sont
guère sorties que par les ccdonies phéniciennes et l'invasion
musulmane : je veux dire dans l'espace péninsulaire fermé au
nord par les montagnes de l'Arménie et k l'est par les mon-
tagnes qui limitent le bassin du Tigre. Aucune famille de lan*
gnes n'a moins voyagé , ni moins rayonné à l'extérieur; on cher-
cherait en vain , en ddiors du sudM>uest de l'Asie , quelque trace
bien caractérisée du séjour anté-historique des Sémites. Les
antiques souvenirs de géographie et d'histoire , consignés dans
les premières pages de la Genèse, pages qu'on est en droit d'en-
visager comme les archives conununes de la race sémitique,
peuvent seuls nous fournir quelques conjectures sur les mi-
grations qui précédèrent l'entrée des Sémites dans la région
où l'on serait tenté, au premier coup d'œil, de les croire au-
tochthones.
Les Sémites, en effet, sont sans contredit la race qui a con-
servé le souvenir le plus distinct de ses origines. La noblesse
consistant uniquement chez eux à descendre en droite ligne
du patriarche ou chef de la tribu , nulle part on ne tient tant
à ses généalogies, nulle part on n'en possède de si longues et
S6 HISTOIRE BCS LANGUES SÉMITIQUES.
si authentiqaes. La généalogie est la forme essentielle de tontes
les histoires primitives chez les Sémites (nn^in). Les Thdledoth
des Hébreux, malgré leurs lacunes, leurs contradictions et les
différents remaniements qu'elles ont subis, sont certainement
les documents historiques qui nous font approcher le plus près
de l'origine de l'humanité. De là ce fait remarquable que les
autres races, ayant perdu leurs souvenirs primitifs, n'ont
trouvé rien de mieux à faire que de se rattacher aux souve-
nirs sémitiques; en sorte que -les origines racontées dans la
Genèse sont devenues, dans l'opinion générale, les origines du
gênée hum«n.
Ces souvenirs particuliers de la race sémitique , qui eom*
preonent à peu près les onxe prmûen chapitres de la Genèse,
se divisent en deux parties hîen distinctes. Dans la pàaae anté-
difaivie&ne, c'est une géograj^e fdbtdease, à laquelie il est
fort difficile «kjlrouver un sens positif; ce sont des généalogies
fictives , dont les degrés 6<Kit remplis , soit par des noms d'anciens
héros et peut-être de divinités qu'on retrouve diei les auties
peuples sémitiques, soit par des mots exprimant des idées, et
dont la signification n'était {dus aperçue ^ Ce sont des fiiagmeiits
de souvenirs confondus , où le rêve se mêle à la réatité , k
fea près comme dans les souvenirs de la première enfonce.
^ Ewald, Geêchiehte det VoUcet Itrael, I, p. Sog et suiv.; Lengerke, Kentum.
p. xTii, et suiv.; Moyen, Die Fkœtimer, I, i39-i33. Il est impossible de dé>
pbyer plus de pénétration que ne Ta fidt M. fiwald pour inteqiréier ces pages
antiques. Je dois dire cependant que, dans mon opinion, M. Ewaid cède beau-
coup trop à la tentation de comparer les origines bebrœo-«émitiques aux cosmogo-
nies indo-ariennes. Ainsi il croit trouver, dans les idées primitives des Sémites ,
beraoonp pk» de symbolisme et de myth<rfogie qu^elIes n^en renfermèrent en
réalité; il voit, dans les patriarches primitifii, des dieux et des déesses, dont les
noms pour la plupart forent inconnus aux Sémites; il cherche , dans les nombres ,
des symétries trop exactes; il fait, entre les mythes sémitiques et ceux de Tlnde,
des rapprochements au moins hasardés.
LlYfiE I, GHAPITKE IL S7
Qudifaes peEsoRfiag^ plus péek, iels^ae Haadk, «ttrâagé
oomiiie ufi saint, JUin ou Kidnaa^ et Lémek, aiuqudis se rat-
tachent des idées de vieleiMse et dont le nom sert de refrain
à tun diani popiilaine d'uAe singulière barbarie, ajj^araifisent
seuls jpoor donner une pkyâononiie historique k ces récits. A
partir du déluge, au contraire, les souvenins ont un caractère
beaucoup plus féel. Les généalogies se composent en général
de nems de YOks (&«»g, Sâdon). de pays (Axph«.d, Am^,
Ghanann), de montagnes {Masch, Biphath). Quelques mots
désignant des évAiements, tels que Phdeg, Schélah, peut-être
ESber^ y paraissent coicore ^ ; mais la géographie ri^se sur un
fond aoiide, et l'interprétation ethnograf^ique et historique
peut s'esereer déflormaifi en toute sûreté.
Nous fféaervims pour une autre discussion les lumières que
Ton peut tôer de la géograf^ mythologique, contenue prin-
ripsiement au second fihB|ftitre de la Genèse. Quant aux souve-
nins delà périodeinteanédiaire , comprise entre Noéet Abraham ,
«oîci, ee me semble^ les inductions qu'il est permis d'en tirer
KdnkBrement am phis anciens mouvements de la race séoiitique
avant aen entrée dans la terre où depuis les ten^ hifitoriqnes
BOUS la voyons établie.
De ces mouvements , il n'en est qu'un senl (et probablement
ce fut le dernier) sur lequel nous ayons des données précises ;
ce^ eehû de Térach ou Tharé (6^. xi, 3i)'. Ici nous entrons
' L*idenlité de ces deux personnages n^est pas douteuse, si Ton considère que
ia géaéri^gie da dbapitro t est, au fond, la même que celle du diapilre »t, avec
de Jéfin dun^pemenls et des tnmspoeitinns Ge sont évidemment deux Yenioos
anei différentes d^noe même généalogie, que les dermers rédacteurs ont mjaes
bout é bout , n^en voyant pas bien dairement Tidentité Ibndamenlate.
> JSmtàà^ «gr. «L p. 346 et swv.
' Les vues nouvelies, généndsment adoptées en Aliemagne sur ce poinl, ont
élé surtout dévdoppées par M. Bertbeau , Zur Gnchichte der /«rsattsn ( Gœt>
tingue, 186s), p. aoU et suiv.
28 HISTOIRE DES LANGUES SÉMITIQUES.
réellement dans l'histoire ; la vie des patriarches ne dépasse
plus guère les limites naturelles de la vie humaine ^ et bien cpie
Tharé paraisse encore être fils d'une ville (Nahor), que parmi
ses enfants se trouvent des noms de villes, et qu'il soit lui-
même peut-être l'éponyme d'une émigration ^, on sent évidem-
ment qu'on a affaire à un événement capital , à celui qui trans-
porta d'Our-Kasdim en Ghanaan une nombreuse famille de
tribus sémitiques (Béni- Israël, Edomites, Moabites, Ammo-
nites, etc.). Quelle position assigner à Oui^Kasdim? Tout porte
à identifier ce nom avec celui d'Arphaxad^, quand on voit
ailleurs {Gen. x, â& ; xi, lo) Arphaxad institué chef de la des-
cendance d'Héber et de Tharé ; car dans le style des Tholedoth,
dire qu'Héber et Tharé sont fils d'Arphaxad, cei^ veut dire
qu'ils sont venus du pays d'Arphaxad. Or, le pays d'Arphaxad ,
ou pays des Koêdes, désigne, selon l'opinion générale, lapro-
nace'd^kfi^axJrtSj placée par Ptolémée au nord de l'Assyrie,
vers les monts Gardyéet, dans le pays actuel des Kurdes. Tharé,
en effet, meurt à Harran, au milieu à peu près de la route
qu'il poursuivait vers le sud-ouest, et c'est Abram, personnage
définitivement réel et historique, qui conduit l'émigration en
Palestine. Q n'y était pas du reste le premier de sa race ; car
indépendamment des Ghananéens, il y trouva un chef sémite
et monothéiste comme lui, Melchisédech , avec lequel il fit
amitié. Mais longtemps encore la Mésopotamie resta le centre
' L*ci8a^ d'envisager une tribu opmme un individu auqud on attribue de»
aventures personnelles, usage très-firéquent cbei les peuples sémitiques, est sin-
gulièrement favorisé par la locution ^33, > • ' • v^ «fils dei», qui sert à
former les noms ethniques.
* AWR-KASD ou AFR-KASD => ARF-KASD = XApa rSh YjoûMùw, chec
les Septante. Aucun doute au moins ne peut rester sur la position septentrionale
de ce point de départ des Térachites. Voy. Tuch , Kommêntar Hber ék Gmmiê ,
p. a8A ; Lengerke , Kenaan , p. 9 1 a.
LIVRE I, CHAPITRE IL S9
de la famille térachite, et c*est là que rarisiocratie, fidèle aux
idées sémitîcpies sur la pureté du sang, envoya , jus^'à son en*-
trée en Egypte » chercher des femmes pour ses fils.
Les détails de la généalogie d'Arphaxad, convenablement
interprétés, nous conduisent aux mêmes résultats. Les trois
noms rhp^ lav, :iSb, qui y figurent, paraissent être des noms
abstraits signifiant dimiêno, transùus (fluminis), disperm^.
Seraient-ce les moments divers de l'émigration ? Quoi qu'il en
soit, les noms de las et n^y (Hébreux, ol eepdTcu)^ qui certain
nement à l'origine ne s'appliquaient pas seulement aux Israé-
lites, ne laissent lieu à aucun doute, et se rapportent évidem-
ment à une époque où une partie de la population sémitique
habitait en deçà de l'Euphrate, et une autre au delà^. Les noms
de Raghé, Sarug, Nahor, Harran, qui figurent dans la même
généalogie, paraissent représenter des villes échelonnées du
nord au sud depuis la source du Tigre jusqu'à l'endroit où les
Térachites passèrent l'Euphrate ^ , et peuvent ainsi désigner
les principales stations de l'émigration. Dans une autre généa-
logie {Gen. xxn, 3â), la race de Tharé est de nouveau ratta-
chée à Kiud, c'est-àrdire au pays des Garduques ou Ghaldée
primitive^. Enfin, on a remarqué que les noms propres de l'&ge
patriarcal renferment beaucoup d'aramaismes ^.
' Tacb^ Kommeniar, p. 967; Knobd, Diê VcsOcerUfil der Gmietiê, p. 169.
* Bwild, Guek, I, 337; Knobd, op. ai. p. 176 et sniv., et les observations
de M. Ewald, /oArMcAsr der Inbl Wiêtaueh^, lU, 908;' Gesenins, Geiek. der
hebr, Spr. p. 11-19, et 7^. s. b. v. ; Bertheau, Zur Geêch, der ler, p. ao5 et
smT. On ne pent voir qa^on paradoie dans Topinion de M. de Lengerke, qui
ciiercbe , cfaei les Ibériens du Gaocase , Texplication du nom des Hébreui {Kenaan,
p. 91& et suiv.), bien que les preoves par lesquelles il établit Torigine sq^ten-
trionale de ces deniiers conservent toute leur force.
' Ewald, (fsick lits F. lin-. I, 3i6-3i7;Tudi,p.98o; Lengerke, p. 916 eisoîv.
* Tocb, Komtneatar, p* 396.
^ Widieibaus, De N, T. wn. lyr. mU, p. 33 et suiv.
30 HISTOIRE DBS LAN«UBS SÉMITIQUES.
Déjà nous sflîsÎBMns la directioii da moavemeBt des Sétaitm
an nord-est au snd-ovest. D'autres Mis , dû rester confirmeof
cet aperçu. Bien que ifapplieatioa àes noms du Tigre et de
l'Euphrate à deux àes quatre fleuves du Paradis paraisse arti-
fieielle et rektvrement moderne , eBe indique au moins que
c'est vers les sources de ces deux fleuves qu'une tradition pla-
çait YEden ou le séjour primitif de la race sémiti^jpsK. Le plus
ancien somenir postniiluviett , celui des montagnes d'Ararat,
nous reporte au nord dePArm^ie, sur les bords de TAraxe, i
la fafauteur d'Erivan ^. Le nom de Mnek, Ynn des membres de
la ftmiUe d^Aram (6011. x, ^3), rappelle tes monts Mamm qui
séparent l'Arménie de la Mésopeitamie *. Un passage d'Ames
(ix, 7) fait venir les Araméens du pays de Ktr, et sous ce mot
la plupart des exégètes voient le fleuve Gyrus (Kur), dont le
nom sert encore aujourdliui à désigner le pays environnant '.
C'est là une interprétation fort attaquaUe sans doute ; néan-
moins il faut avouer que tout non» convie à chercher le premier
séjour historique des Sémites dans les montagnes d'Arménie,
entre le coiffs supérieur du Tigre et àe\ TEuj^rate et le Gyrus.
H est remarquable que le tableau etlmographique du x* cha-
pitre de la Genèse accuse une connaissance étendue des radies
septentrionales , groupées autour du Caucase et de la mer Noire »
tandis que du c6té de l'Orient, tout ce qui est au delà de l'Ely-
maide et de la Médie est pour le rédacteur une terre inconnue.
Une tradition adoptée par les Hébreux et exprimée par un
curieux mythe étymologique (Gen. xi, 1-9)9 place, il est vrai,
le point de dispersion des races dans la plaine de Sennaar, et
* Winer, BSbL tMmotrtÊrhttk, au mof AfwroL
* Bochart, Phakg^ 1. II, ch. n; Knobe!, IK# Vœlkniefi^ âgr Gmma^ P*^'7
eCsuiv.
^ Michadi8,6ÎN0i2.giiogr. H^.extêtrœ, II, tai;SîÊpphm, aihx, Mr. aigi;
Gesenius , TheBounu , à ce mot ; Knobel , p. 1 5o et buiy.
LITRE I, CHAPITRE IL M
raltadie ce fait à ia coD»traetion de Bdi^ykitte. M»s cette U*
gende ne paraît pa» fort aneèeni» ^ ; die s'expKqne par cer-
Cailles particularités cani«téristi<fae9 de la Babylonie : d'une
pari, le nagalier mélaage de langues qu'oflrait Babjjone, la
vîUe oè l'on ne sestendaiipas, la viileêetm^uiim; de raulre,
Taspeel de cette plaÎM infinie qui semblait fiôte pour servir de
lîeQ d'assemblée à tout le genre kumain; enfin l'impression
d'éComienieni que derak causer à des popidations ignorantes et
étraoïgkes dans le pays la vue de la tour de Béli» (aujourd'hui
Bîrs-'NMirod^). Ce gigantesque monument devint pour rimagî-
nation le point de départ des nations, une sorte à^anMie dm
«omb^ ecnnme étaient TAft^tiX^ de Delphes pour les GreGs, la
fanlastiqiie coupole d'Artn ou la Gaaba pour les Arabes, la rosace
da Saint Soldera pour le moyen ftge chrétien. Tous les vieux
monnments dont la signification n'est plus bien comprise , en-
fantent ces sofftea de légendes , qm se combinent d'ordinaire avec
les traits saffianls de b physiononûe géographique et ethn6*
gr^ihique du pays.
Qoeique Pénngration de Tharé nous soit présentée comme
pmrenent spontanée , il est naturel de supposer que les causes
détenninasles de ce grand bit et d'une feule d'antres mouve-
onenla ansdagoes, furent la prsssiim des races qui s'accumu-
kîenl vers le Cancase, et la création de grands empires non
sémitiques sur le cours du Tigre ^. Nemrod , la première person-
iHficatH>n de la force conquérante et brutale aux yeux des Se-
mkes, est représenté sous des traits de violence [Gen. x, 8-f o).
La fondation de Babylone est réprouvée bien plus vivement
* Herod. I, 178, i83. Cf. Fremel, Joum. oiiat, juin i853, et Oppert, dans
h Ittkwktift 4» èmki»\m m/rpnà. Gt$elkcki^, t ¥11, p. &06 et smv.
* Kimîk, MéUmgÊi omûU, publiés par i^ertftpro de Mnl^Pétenboarj^, t. f ,
p. Sao et imiv. (i85i ).
32 HISTOIRE DES LANGUES SÉMITIQUES. .
encore, comme une œuvre d orgueil, une révolte contre Dieu
{^Gen. XI, 1-9). Ces constructions gigantesques, cette puis-
sante organisation de la force , ce despotisme où le roi usur-
pait la place de Dieu, devaient être souverainement antipathi-
ques aux mœurs simples , à la fierté , aux goûts d'indépendance ,
à la religion élevée , qui ont toujours distingué les Sémites.
Aussi les grands faits auxquels se rattachent les noms de Nem-
rod, d'Assur, de Ninus nous apparaissent-ils comme des faits
anti-sémitiques , et sommes-nous inclinés à y voir la cause du
mouvement qui porta les Sémites de FArménie et du Kurdistan
vers les régions du sud, mieux appropriées à leur vie nomade.
Incapables, en effet, de toute organisation militaire, ils avaient
besoin du désert pour se défendre. Voilà pourquoi, tandis que,
dans le nord, ils ne surent que plier, à toutes les époques,
devant les Iraniens et les autres grandes puissances des bords
du Tigre , au midi , ils eurent le privilège unique dans le monde
de n'être jamais atteints par la conquête étrangère.
Quelles forent les races dont la pression détermina ce mou-
vement des Sémites, qu'on peut fixer approximativement k
l'an '9000 avant l'ère chrétienne? Dans l'Arphaxad, ce furent *
sans doute des Ariens : tout porte à croire, en effet, que les
Kasdes appartenaient à la race indo-européenne; peu de temps
après le passage de l'Euphrate par les Térachites, nous voyons
une invasion de chefs ariens pénétrer jusqu'au cœur des pays
sémitiques (Gen. ch. xiv)^ Mais sur le Tigre, ce furent sans
doute des Couschites ou Géphènes. Nemrod ( Gen. x , 8 ) est ex-
pressément rattaché à Gousch, et, en effet, on retrouve son
nom dans la série des dynasties égyptiennes^. Le caractère de
* Cf. Kunik, Mékmgeê atialiqim , 1 1, p. 611 et suiv., «^ 1« obsemlûms dé
M.TwhàKDB\BZmtid^dêrdt¥itdimmêrg. GeiêUê, 1. 1, p. 161 et saÎT. (i8i6).
* Lepiim, Cknmolegiê der Mgfptmr, I, p. 9t3.
LIVRE I, CHAPITRE II. 33
Fancieime civilisation assyrienne, qui se rapproche parfois de
celle de l*Egypte ^ , s'éloigne presque autant de la civilisation
arienne de l'Iran que de celle des Sémites. Peut-être la race
gigantesque et impie des NeJilm{Gen. vi, i-^), issue, selon la
tradition hébraïque , de démons incubes , et dont les crimes ame-
nèrent le déluge , nous représente*t-elle le premier contact des
Sémites avec ces races étrangères et profanes , qui leur appa-
raissaient connue dénuées de toute religion.
On ne peut douter que les Sémites , en se portant vers le
sud et Touest, n'aient trouvé sur quelques points des établis-
sements chamites ou couschites antérieurs^. Gela est certain
du moins pour ITémen et rAbyssinie : on peut même dire,
en général, que c'est aux Couschites qu'appartiennent les pre-
mières fondations de la civilisation matérielle en Orient. Sur la
plupart des points cependant, les Sémites ne paraissent avoir
trouvé à leur arrivée que des races à demi sauvages , telles que
les Refam, les Z(mizammm^ , etc., qu'ils exterminèrent. De là
rient la grande pureté de leur langue et de leur sang. N'ayant
contracté aucune alliance avec les premières couches de popu-
lations, ils restèrent dans la simplicité primitive, et n'admirent
dans leur sein presque aucun élément étranger. On peut dire
que le contact vraiment fécond des Sémites et des peuples voi-
sins n'a commencé que vers le vu' ou le viii* siècle avant l'ère
^ LepsiiiB, t^ pa$$im; Kunik, op. ot. p. 5i i et soiv.
* Voir, sor ce sujet, les ingénienses recherches de H. le baron d*Eckstein,
dans TAAmueumfrançm» des sa avril et 97 mai i85&.
3 Le nom des Zomiominim , formé probablement par imitation des sons barbares
de Unr langue (comme le mot ^(îpScLpos hii-méme), suffirait pour prouver qn^ils
n^étaient point Sémites. Je n^ésite pas à rapprocher ce mot de Tarabe * ^l^ • Data
presque toutes les langues, le mot qui signifie étranger vient de 6^gay«r, parler
d*aDe manière confuse. Ârab. Zk I ; hébr. 79^^ (cf. Gesen. Tktê, s. b. v.) ; sanscr.
^wavvCiMp»
1. 3
S& HISTOIRE DES LANGUES SÉMITIQUES.
chrétienne. Du haut de leur monothéisme, il» regardaîrai en
pitié, comme le font encore aujourd'hui les juifs et les musul-'
mans , ceux qui n'adoraient pas Dieu d'une manière aussi épu-
rée. Ceci s'applique surtout à la branche térachite ^ , qui s'en-
visagea de bonne heure comme le pettph de Dieu, et qui fit la
première le mot tuuûme synonyme de peieM ( d^13 , génies). Il
faut supposer qu'il y eut longtemps dans TArphaxad un foyer
d'aristocratie patriarcale «t monothéiste , qui resta fidèle ^ la
vie sémitique à côté des états constitués des races ariennes et
couschites. Même en sortant de ce sanctuaire, les tribus émi-
grantes se regardaient connue liées envers Dieu par une al-
liance et un pacte spécial ; c'est ainsi que nous voyons Abra-
ham , Isaac , Jacob continuant en Ghanaan et en Egypte leur
noble vie de pasteurs, riches, fiers, chefe d'une nombreuse
domesticité) en possession d'idées religieuses pures et sim[des,
traversant les diverses civilisations sans s'y confondre et sans
en rien accepter.
Peut-on se former quelque idée des divisions de la race sé-
mitique à cette époque reculée , et de l'ordre dans lequel les
différentes branches qui la composaient se séparèrent les unes
des autres? A s'en tenir au x* chapitre de la Genèse, cette race
se diviserait en trois groupes^ : i° groupe araméen ou syria-
que; 9'' groupe arphaxadite, c'est-À-dire venant d'Arphaxad,
et se subdivisant lui-même en Térachites (Israélites, Madia-
nites, Moabites, Ismaélites, etc.) et en Joktanides ou Arabes
méridionaux; S"" groupe chananéen, rejeté par l'ethnographe
hébreu dans la famille de Gham , mais que l'analogie de lan-
* Gonf. Bertheau, Zvr Ge$ch. der laraeUten, p. 918 et suiv.
- n nW question id ni dxlamf ni (TAwar, ni de Lnd, qui sont SAniteê dans
ie sens bibKque , mais non dans te sens ethnographique etlingoislique qu*on dottiie
à ce mol.
LIVRE I, CHAPITRE IL 36
gage rattache nécessairement aux Aramëens, aux Tërachites
et aux Arabes. La classification fournie par l'étude des lan-
gaes serait un peu différente. Le groupe araméen conserve sa
physionomie isolée. Mais on ne voit pas la raison qui a pu
faire rattacher par l'ethnographe hébreu les Joktanides aux
Térachites : le lien spécial établi entre Joktan et Héber ( Gen,
X, aS) parait artificiel^. Si l'on remarque d'ailleurs : i^ que
la famille des langues sémitiques nk)ffre aucune de ces cou-
pures profondes que présentent les langues indo-européennes
et qui tracent dans le sein de ces dernières langues des clas-
sifications si marquées; 9^ que la, plus profonde division qui
s'observe dans la famille des" langues sémitiques est cdle qui
sépare l'arabe de toutes les autres , l'arabe ayant des procédés
pitres dont on trouve à peine le germe en hébreu et en sy-
riaque ; 3"^ que l'arabe ressemble plus à l'araméen qu'à l'hé-
breu , — on est tenté d'assigner la formule suivante à l'émigra-
tion sémitique : Aram, centre commun de la race, au nord;
— la branche joktanide se porte la première vers le sud, et s'é-
tablit dans la péninsule arabe , dont la partie méridionale était
déjà occupée par des Gouschites ; — les Thérachites , restés fi-
dèles au monothéisoie , se détachent plus tard d'Aram, et pren-
nent le nom d^ Hébreux {^ol vepéxaî) en passant l'Euphrate. —
Aram subit de plus en plus la pression des races ariennes, et,
perdant peu à peu son caractère , devient presque étranger à la
famille sémitique.
L'histoire détaillée que nous possédons des aventures des
Beni-Israêl , avant leur établissement définitif en Ghanaan, peut
* M. Ewald (Geick. ée$ F. braelf I, 337) mt dant les Joktanides on rameau
des JMfimir primit^, c^esl-à-dira de b branche séiiiiii([ae qui passa rSophrale
Tors Harran. liais comment ei^kpier alors les formes partîcidières de la gram-
maire joktanide et ses affinitésplus étroites avec i*araméen cp^avec Thébreii ?
3.
\
36 HISTOIRE DES LANGUES SÉMITIQUES.
nous donner une idée de la vie intérieure d'une tribu sémi-
tique 9 durant cette période de migration ; vie parfaitement iden-
tique 9 du reste , à celle des Arabes bédouins , si bien que rien
n'est plus semblable au récit de Tépoque patriarcale dans la
Genèse c[ue le tableau de la vie arabe anté-islamique. Le sé-
jour des Israélites dans un canton de l'Egypte nous représente
de même les rapports des Sémites avec les populations cou-
schites et cbamites , établies bien plus anciennement sur le soL
Les Israélites ne furent pas , du reste , la seule tribu sémitique
qui traversa ainsi l'Egypte et les pays voisins. Les critiques les
plus éminents ^ ont vu dan^ les Hyksos (Arabes suivant Mané-
thon , Phéniciens selon Eusèbe et le Syncelle) un flot de nomades
sémites , qui troubla pour un temps la civilisation égyptienne ,
et finit par céder à la résistance qu'une société organisée oppose
toujours avec succès à la force indisciplinée. Les Phéniciens et
les Philistins continuèrent longtemps de leur c6té cette vie de
courses et d'aventures; et il n'est pas impossible que les Hyksos
nous représentent une de leurs invasions dans le pays des Pha-
raons \ Le nom de Chetas, par lequel les inscriptions hiéro-
glyphiques désignent les Hyksos, serait dans cette hypothèse
* Movere, Dig Phœnkiery 1 1, p. Sa etsniv. ; Ewald, Gtich, du V. Igr. I, p. hkb
et sniv. ; Knobel, Diê Vœlherttfil der Getwn», p. ao8 et suiv. ; Bunsen, /Egyptam
SteUe, liv. III, p. 3 et suiv.; Guigniaut, BeUgiom de VantiquUé, t II, 3* partie»
p. 83&-835; Lengerke, Kenaan, p. 363 et suiv.; Bertheau, Zw Geich. derlsnu-
htm, p. 999 et suiv.; Schwartse, Da» uUe ^gyptm, passim; Humboidt, Cosmoê^
n, 953-954 (trad.6alu8ky); A. Haury, Revue archéolog, VIII* année, p. 179.
* G^est bien à tort, toutefoû, que MM. Bertheau, Knobel et les autres savants
qui ont érigé en système les migrations des Sémites vers l^Occident, ont pris comme
des documents historiques les récits des Arabes sur les Amalécites ou AmaUka. Ges
récits'ne sont qu^une contrefaçon des traditions juives, et ce qu^ils Semblent offrir
d^originid vient de rapprochements arbitraires, tés que ceux où la critique arabe
se donne si souvent carrière. Voir cependant Ewald, Geeeh, dee V, I$r. I, 339-36 o
( 9* édit) , et Caussin de Perceval, Eeeai nar VhiêUnre dee AraBee aeani ^ielamieme ,
t. I. p. 19*
LIVRE I, CHAPITRE II. 37
identique à wtm , ancien n<Hn des Ghananéens. La haine des
w
^lyptiens contre ta race blonde ou rousse {mpli6sy^ personnifiée
en Typhon, s'adressait sans doute à ces hordes sëmiticpes :
plusieurs noms de peuples sémiticpes , en effet, paraissent tirés
de la couleur rousse de leur teint [Édomiies, Himyariieê, Oo/yx->
XBS^ Éryihriens, mer Erythrée, ainsi nommée peut-^tre à cause
de ses riverains').
Quoi qu'il en soit, aucun de ces mouvements n'aboutit à
changer les limites ni la population des pays occupés tout
d*abord par les Sémites. On aperçoit ici l'immense différence de
la race indo-européenne et de la race sémitique. Sem manque
presque absolument de la force d'expansion qui , selon l'étymo-*
l<^;iste hébreu ( Gen. ix , a 7 ) , fait le caractère essentiel de Japhet,
Le mode de propagation de la race indo-européenne était l'expul-
sion de la jeunesse, la formation de bandes hardies et entrepre-
nantes, composées de tout ce qui était né au printemps (ver
uierum^) : de là cette foule de noms de peuples signifiantyî^i/j^^
errants, exilée \ Les derniers faits de ce genre, les invasions
normandes, ne sont éloignés de nous que de quelques siècles;
et même de nos jours , cette activité envahissante , pour avoir
changé de forme , n'en continue pas moins à s'exercer par la
diffusion de la race anglo-saxonne en Amérique et dans le monde
entier. Rien de semblable chez la race sémitique. Les progrès
de l'islamisme furent un fait de prosélytisme bien plutôt que de
conquête. Nulle part, en effet, la race arabe ne put s'établir
d'une manière stable ; partout , après avoir fondé son idée re-
ligieuse, elle disparaît. L'Afrique seule fut réellement conquise
> ¥ioi. Ik hii. et Omr. aa, 3o, 3i, 33; Diod. Sic. I, 88.
* Knobel , op. eii. p. 1 35 et suiv. ; Moven, op. ett. t II , i** partie, p. 1 et eiiiv.
' FeiliFrBgiiL (edid. Egfjer), p. &&, 9o3, 910.
* Berf^nÊmk^ÏAtpeiipluprmiil^dêhroeêâÊJt^
65, 59,53,
38 HISTOIRE DES LANGUES SÉMITIQUES.
par la race arabe » à caiiae de certaines affinités particidières àt
climat. Le nomade gagne de proche en proche , toutes les fois
qu illrouve un sol accommodé à son genre de vie. Mais ce mode
dWvahissement, analogue à celui du sable dans le désert, n'a
rien de commun avec la force de propagation qui a porté , dès
une haute antiquité, la race indo-européenne de Tlmaûs à
l'Atlantique, et lui fait de nos jours achever avec une si pro-
digieuse rapidité la conquête du monde entier.
Il semble que les Sémites aient conservé beaucoup plus long-
temps qu'aucune autre race le sentiment de leur unité. Non-
seulement les Hébreux connaissent leur fraternité avec les Edo-
mites, les Moabites, les Ammonites, les Madianites et les autres
tribus voisines de la Palestine ; mais ils savent leur communauté
d*origine avec les Arabes ismaélites et les Araméens; Abram,
le hâmt père, est le lien commun par lequel ils établissent cette
parenté, que la philologie confirme d'une maniera éclatante ^
Les généalogies du x* chapitre de la Genèse, qu nous repré-
sentent l'ethnographie des Hébreux vers Tan i q o o avant J. G. ^ ,
ne correspondent nullement , il est vrai , aux divisions que fournit
la linguistique moderne. Mais il faut se rappeler que ce tableau
gtauçe les peuples, non par race, mais par climat; sa base est
géographique et non ethnographique '. Jâphet, Sem et Gham
> Gm. zxii , 90 et soiv.; xx?, i et 9uiv. ; xxt, i a et suiv. ; oonf. Bertheaa, Zwr
Geàeh, der hr. p. aïo et suiv. Je ne puis croire, toutefois, que la tradition par
laquelle les Arabes se rattachât à Abraham et aux généalogies bibliques ait une
videur historique. Cette tradition n^est, à mes yeux, qu^un reflet de cdis des
Juifs, qui, dans les sièdes qui précèdent risUanisme, exercèrent sur Téducation
du peuple arabe une influence si décisive.
* Knobel, Dk VcBOcaUtfêl der Csimm, p. k; Bwdd, MrMeW dêr hêUtehm
lf^tMeiite^,in(i85i),p. 907. > « • =
' G*est Topinion des meilleurs exégètes : Ro6enmàiiflr,^(iiMi&ii«à derlM. AUm-'
tiiumikimdej I, i, i&o et suiv.; Lengerke, Kenaan, p. 908 et suiv.; Tadi, Kom-
mentar, p. 969 et suiv. ; Bertheau, Zttr Ge$eh. der I$rael. p. 1 73 et suiv. ; Winer,
LIVRE I, CHAPITRE IL 39
y rq>fé6eBl6iit les trois lones , boréale , moyenne et australe ;
aucun de ces noms ne peut désigner une race, dans le sens
scientifique que nous donnons à ce mot. Pour ne parler que de
Sem, entre les cinq fils qui lui sont attribués : Elam, Âssur,
Arpkaxad, Lud et Aram, ce dernier seul est «émùique, dans
le sens linguistique du mot Elam est probablement le nom de
Vbran = Aùryama, zend Airjana, dérivé lui-même de l'antique
nom de la race indo-européenne , Atrya, Aryya ^ . Assur est cou-
schite et indo-européen. Arphaxad est un terme géographique ,
et n'a d'autre nq>port avec les peuples dits sémitiques que
d'avoir été leur point de départ. Le nom de peuple qui, d'après
Iliypothèse généralement reçue > y est renfermé [ArphnKasd),
iq>partient à la fiimille indo-européenne. Les plus grandes obscu-
rités planent sur la signification de Lud. — Il est clair d'après
tout cda , que le nom de Sem désignait simplement , pour les
Hébreux, la région moyenne delà partie du globe qu'ils con-
naissaient^; ils n'y attachaient aucune idée ethnograj^que bien
icte, puisqu'ils donnent place dans la famille sémitique
BibL ReahDœrt, II , &&8 , 665. L^erreur principale du livre d'aiileura estimable de
M. Knobd est d^avoir méconnu ce principe essentiel. M. Knebel ne semble pas
aTDÎr aasex compris le vagne de la géographie primitive , la manière aii>itniire dont
s^y ttsaieDi les ctossificatiog» de peuples, et les fautes qui doivent s'être pissées
dms 08B aortes de documents. En génénd, les anciens manquaient du sentiment
edmograplnque comme du sentiment linguistique , et leurs affirmations en ce genre
n^ont de valeur que par les faits positifs qu'elles nous apprennent et les inductions
qu^efles nous permettent de tirer.
' De là aussi Irak, Anyaka, V. le méuL de M. Mûller sur Le p^vi, Journal
mim, iivril, 1839, p. 998 et suiv.; Zeiiiehrfft fir dû Ktmdê dm MorgndandeB,
III t-p. 98A ; Kunik , MU oêioL p. 6 1 9 et suiv. ; Bumouf , Commmtairêêurlê Yaena ,
p. &6o.
' ibntile d'ajouter que , pour le rédacteur hébreu , ces noms étaient de véritables
qionymes, comme eeni que Tethnographie primitive place à Torigine de tous les
pea|des: HeUen, Doras, ^Ins, etc. Mais leur valeur géographique n'en est pas
moins réelle.
M HISTOIRE DES LANGUES SÉMITIQUES.
aux Iraniens, avec lesquels ils n'avaient aucun rapport de race,
et qu'ils en excluent les Ghananéens , auxquels pourtant ils te-
naient de si près ^ .
Quant au sens radical des noms de Sem, de Japket et de Cham,
il est fort obscur. M. Knobel y trouve une désignation des races
par la couleur, ce qui convient à Cham (noir), mais bien peu à
Japhet, et nullement à Sem ^. M. Ewald y cherche la trace d'une
trilogie titanique, originaire de l'Arménie '. D'autres voient dans
le nom de Sem un titre honorifique (açf , ^oire), analogue à
celui des Aryas (vénérables). Buttmann y voyait le nom d'Uranus
(oe^ = Q^pef I)^. Je serais porté pour ma part , à rapprocher ce
nom du mot Jjt* par lequel les Arabes désignent la Syrie, et à
y voir un simple nom de pays , de même c[ue le nom de Cham
paraît être le nom propre de l'Egypte ^. Prononcé avec VimaU,
selon l'usage de Syrie, le nom arabe précité est, en efiet,
pour le son l'équivalent exact du mot hébreu.
On comprend maintenant combien fut malheureuse l'idée
d'Eichhom, lorsqu'il donna le nom de êémUîque à la famille des
langues syro-arabes. Ce nom, que l'usage nous oblige de con-
server, a été et sera longtemps la cause d'une foule de con-
' Peat-étre le nom de Couteh recèie-t-il aiusi àm peuples sémitiques, rejetés
dans la famille de Gfaam, nm'quement â cause de leur situation méridionale. II est
certain, du moins, que dans les pays désignés comme eouêchitUf on parle des
dialectes sémitiques depuis une haute antiquité.
* Die VœUterUfel der Genmê, p. 187 et suiv.
> Ge$ch, dn F. /«r. I , p. 87^ et suiv. ( s* édit ). Il est surprenant que M. Ewald
fasse intervenir comme des autorités dans cette discussion les historiens arméniens ,
tandis qn*il est évident que ces auteurs, à commencer par Moïse de IQiorène, n*ont
fait qu^essayer un syncrétisme grossier des récits hdléniqnes et bibliques, sans y
ajouter aucune donnée nouvelle sur les temps antiques de Thistoire de TOrient.
* My(Ao2ogii«, I, p. aai et suiv.
' Ghampollion , UÉgypte jotct kê Fkaraom > I , p. 1 o& et suiv. ; Gramm. égfpt.
p. 1 5 9 ; Bunsen , /Egyptem SteUê m dtr WtlUgeiehiehiè , I , p. 698.
LIVRE I, CHAPITRE II. &1
fusioDs. Je répète encore une fois que le nom de Simitei n a
dans cet écrit qu'une signification de pure convention : il y
désigne les peuples qui ont parlé hébreu, syriaque, arabe ou
quelque dialecte voisin, et nullement les peuples qui sont donnés
daas le x* chapitre de la Genèse comme issus de Sem , lesquels
smit, au moins pour la moitié, d'origine arienne.
S n.
On reconnaîtra qu'en général nous sommes beaucoup plus
portés à resserrer qu'à étendre les limites de la race sémitique.
Le domaine de cette race nous parait singulièrement étroit, si
nous le comparons aux immenses espaces que les langues indo-
européennes et touraniennes occupent depuis les temps les plus
reculés; à l'heure qu'il est, on peut affirmer que la somme
des individus de sang sémitique ne dépasse pas trente millions ^ ,
tandis que les langues indo-européennes sont pariées par plus
de quatre cents millions d'individus. Rien de plus arbitraire
que les procédés par lesquels on s'est habitué à étendre outre
mesure le domaine du sémitisme. On parie de couches anté-
historiques de Sémites répandus en Asie Mineure, en Grèce,
en Egypte, sur tout le littoral de la Méditerranée, sans se faire
une idée exacte du sans qu'on doit attacher à ce nom. L'indi-
vidualité de la race sémitique ne nous ayant été révélée que
par l'analyse du langage, analyse singulièrement confirmée,
il est vrai , par l'étude des mœurs , des littératures , des religions ,
cette race étant, en quelque sorte, créée par la philologie, il
' AralMe 6 millions.
Popaiatioiu syiieones etarabes de la Turquie d^Asie 6
Arabes répandus en É(j[ypto, sur les côtes bariiaresques, dans le
Sahara et dans le Soudan lo
Populations sémitiques de TAbyssinie et de TAlnque orientale. 3
Juifs répandus dans le monde entier h
ai HISTOIRE DES LANGUES SÉMITIQUES.
n'y a réellement qu'un seul critérium pour reconaattre les Sé-
mites; c'-est le langage. Le type des langues ' sémitiques est
d'ailleurs si tranché , et oSre si peu de variété , que le doute
sur le caractère sémitique de tel ou tel idiome , même peu connu ,
ne saurait jamais être de longue durée. Pose dire qu'il n'y a pas
de race plus reconnaissable , et qui porte plus notoirement sur
le front son air de famille. 'Toutefois , comme des opinions diffé-
rentes se sont accréditées sur ce sujet, et que d'ailleui^ il im-
porte de marquer certaines limites avec plus de précision que
nous ne l'avons &it jusqu'ici, nous allons discuter les frontières
des langues sémitiques, sur les trois points par lesquels elles
confinent aux langues indo^uropéennes et chamitiques : i"* do
côté de l'Asie Mineure et de l'Arménie, a*" du c6té de l'Assyrie
et de la Perse , S"* du côté de l'Egypte.
Certes il est vraisemblable que la race sémitique , canton-
née d'abord dans les montagnes de l'Arménie et de la Gor-
dyène , ne se sera pas déversée eiclusivement vers le sud , mais
qu'elle aura jeté bien des rameaux vers l'ouest, sur le versant
septentrional du Taurus. Gela est vraisemUable, dis-je, mais
au fond rien ne l'établit d'une manière historique. Il est impos*
sible de montrer en Asie Mineure, au nord du Taurus, une
trace manifeste de langues sémitiques. Les suppositions de
Bodiart^ d'Adelung^, de Heeren^ à cet égard sont bien peu
fondées. Dans un récent opuscule \ M. Paul Bœtticher s'est
attaché à recueillir lous les mots mysiens , phrygiens , lydiens ,
cariens, cappadociens , pon tiques, paphlagoniens , ciliciem,
bithyniens qui se trouvent dans les auteurs grecs et laUns, et
* Qumaan, p. 535.
> MtcArûiato, t. II, p. 3a.
' De Imguù imperii penici, in Cmiunent. ioe, Giftting, Ci. philol. et fabtor. t. Vllf ,
p. 93 et SUIT.
* Ariea (Ha]», i85i).
LIVRE I, CHAPITRE II. &3
senJide avom montré qu'en général ils appartiennent h la famille
des langues indo-arîennes. Quelques-uns de ces rappcoehements
paraissent incontestables : Ex. hayouos' Ze^<PfKiyio$(He8y€h.),
sanscr. Bkagavai; Baga, Dieu, dans les inscriptions persanes ;
Bog, IHeu, en slave ^
Déjà Frâret, dans le mémoire justement célèbre où il a si
bien entrevu Tunité de la famille indo^uropéenne, avait éta-
bli que les langues de la plupart des peuples de l'Asie Mineure
appartenaient à une même famille^. Son raisonnement, bien
que faîUe sur certains points , mérite d'être reproduit. -. — Stra-
boB affirme que le fond de la langue des Gariens, qu'Homère
appdle 0afSap6(potfPOi ', était un grec barbare K Or, Hérodote
noms apprend que les Gariens, les Mysiens et les Lydiens étaient
èp^XokT^oi \ Voilà donc un premier groupe rattaché aux lan-
gues helléniques. — D'un autre côté, Hérodote regarde les
Phrygiens et les Arméniens eosmae frères et nous dit que dans
l'armée de Xerxès ils ne formaient qu'un seul corps commandé
par les mêmes dbefe^ Eudoxe nous apprend de plus -que ces
peuples parlaient des dialectes fort re6sendt>lants entre eux :
T^ (pwpp «ro»^ ^puyiiouHrtp, dit-il en parlant des Arméniens*^..
Enfin Strabon caractérise ainsi, d'après d'anciennes autorités,
la langue aqpâenne : MiSoXtiJi^y iraïf «ai iitQ)(pp6ytov^. De
Unîtes ces aflfaiités, Fréret conclut qu'une seule famille do lan-
gues à été pailée depuis l'Arménie jusqu'aux rivages le$ plus
' GonL Pott, El^moL Ponehungen, p. ixztu et 93S-s36.
' nittd. U, 867.
« Strab. Géogr. Ut. XIV, p. &55 (édit GaMmb.).
* Bérod. 1, 17t.
•Hérod.VU,73.
^ Endnx. apnd Staph. Byt. v. ÂpfAcyls.
* P. 393(édit.Gafiaub.).
a HISTOIRE DES LANGUES SÉMITIQUES.
occidentaux de l'Asie Mineure , et qu'elle se rattachait à la fa-
mille étendue dont la langue grecque elle-même n'était qu'un
rameau.
Les recherches plus récentes de l'ethnographie n'ont rien
révélé qui contredise essentiellement ces résultats. Sans doute
elles ont montré des nuances là où Fréret ne voyait qu'unifor-
mité; mais, à part quelques colonies phéniciennes, l'Asie Mi«
neure est restée , dans son ensemble , indo-arienne. Gesenius
a démontré que la Gappadoce et le Pont jusqu'à l'Halys, oà
Bochart et les anciens ethnographes voulaient voir des Sémites^
en s'appuyant surtout du nom de Asuxôtrupot appliqué aux
habitants de ce pays, n'avaient rien de sémitique^. — Les Ga-
rions, que MM. Movers^ et Bertheau^ ont rattachés aux Gha-
nanéens, étaient vraisemblablement d'anciens Lélèges ou Pé-
lasges ^. — L'identification des Lydiens avec Lud, fils de Sem , est
fort douteuse^, et d'ailleurs n'avons-nous pas démontré que la
catégorie biblique des Sémites renfermait une foule de peuples
qui ne pariaient pas les langues dites sémitiques? Les Lydiens
paraissent avoir formé un même corps de nation avec les Phry-
gieos, dont la parenté avec les Arméniens est aujourd'hui re-
connue ^. M. Bœtticher '' croit pourtant distinguer en Lydie
deux couches de population , l'une arienne , l'autre sémitique.
A celle-ci appartiendraient les noms de Sadyattes, MyaUes,
' GnehiehU der Kebr. Spr. S À , p. h-b.
' Die Phœnkier, I, p. 176! siiiv.
^ Zur Guehiekte dtr hraeUten, p. igS.
* Knobel, Die VwUeerkfil der Geneiii, p. 98 et suiv. Voyez cependant Soldan,
[/«6er die Karer und Leieger, dans le Rheini$ehee Mutewn, III , 1 835 , p. 87 et suiv.
* Tuch, Kommentar Ober die Geneeie, p. a5&.
* Go0che,D0artafia Unguœ gentiefue atmemacœ indoïe{Bero\. 18À7); Knobel,
Die Vœïk. der Genee. p. 36 et suiv. Sar les inscriptions phrygiennes, en caractère
grec archaïque, oonf. Teiier, Deecripiion de VAeie Mwieure^ p. i53 et suiv.
^ Rudmenia mythoL Mimt (Berol. 1868), p. i3-i/t.
LIVRE I, CHAPITRE IL h&
AlyaUe», dont la physionomie sémitique est en effet très-frap*
pante. — Quant aux Bithyniens, aux Mariandyniens et aux
Paphlagoniens , leur affinité avec les Thraces est attestée par
toute l'antiquité.
Sur le versant méridional du Taurus , au contraire , il pa-
raît difficile de méconnaître la présence des Sémites ^ Peut-
être faut-il chercher en Gilicie les Érembes d'Homère (0<^«*
9k y IV, 8&), dont le nom rappelle celui des Araméem ^Iûdh^^
et que Lycophron semble placer en effet dans ces parages^.
Un témoignage plus positif est celui de Strabon , qui nous ap-
prend que la Gilicie fut d'abord habitée par des Syriens ^. Les
monnaies de Gilicie forment, dans la numismatique phéni-
cienne, une classe à part^, et accusent, dans ce pays, un dé-
veloppement sémitique particulier.
Les Solymes , anciens habitants de la Lycie , de la Pamphy-
lie et de la Pisidie (Hom. //• VI, i8&; Odyss. V, âSa), étaient
aussi probablement d'origine sémitique. Les noms de peuples
tirés de la racine dVv^ sont nombreux chez les Sémites. Soly-
mus, père des Solymes, était fils de Jupiter et de Chaldène^.
Un vers de Ghérile, conservé par Josèphe'', prouve qu'ils par-
laient une langue analogue au phénicien :
^ Knobd, p. 9do-a3i ; Moven, 1 1, p. i3 et sniv.; t. II, ii, p. 170 etsuiv.
* Strabon, 1. 1, p. 98 et Biiiv.; L XIII, p. ASi (édit GuMuboa). Gomme on
disait J^éfidStf pour Xififu^ .
> iikMn<lra,v.g897 (édit Dehèqpie).
* Strabon,!. XIU, p. A3 1.
» Gesenins, Mimifiik p&om. p. 975 et smv.; De Lupes, Etwttfiiriafiti^^
tiqme SêÊ êoitapie» (18&6), p. 55 etc.
* Stepb.Byi.v.nf<n^
' Qmira Apkm, I, 99; Eoseb. Prœp. Evang. IX, 9. Inutiie d'ajouter qae l'i-
doBtification qae ks Joiis essuyaient d'établir entre les Solymes et les Hiérosoly-
miles est chimérique. Gonf. Tadte, HiiL V, 9.
&6 HISTOIRE DBS LANGUES SÉMITIQUES.
La haute antiquité de leur séjour en Lycie empêcherait d'ail^
leurs de les envisager comme une simple colonie phénicienne ^
On est donc porté à croire que la race araméenne se glissa le
long des côtes , entre les montagnes et la mer, jusqu'en Lycie ^.
Mais , de bonne heure , cette pointe avancée du sémitisme dis-
parut sous Teffort des races helléniques. L'tte de Chypre , qui ,
par suite des nombreuses migrations chananéennes , fut anssi
pour un temps une terre sémitique ', subit bientôt les influences
égyptiennes, grecques et persanes, et perdit, dans ces chan-
gements, toute individualité.
Nous n'avons pas à nous occuper ici des colonies que les
Phéniciens répandirent dans toutes les régions maritimes con-*
nues des anciens. Ces colonies, si Ton excepte celles qui cou-
vrirent la côte septentrionale de TAfrique, n'eurent jamais le
caractère de véritables faits ethnographiques, et ne fondèrent
nulle part un établissement définitif de la race sémitique.
M. Movers, auquel on ne peut contester une vaste érudition,
mais qui paratt ne posséder que médiocrement le sentiment
de la philologie comparée, et même, conune Ta fait observer
M. Ewald, le sentiment spécial de la philologie sémitique, a
fort exagéré l'importance des n&igrations chananéennes. Les
traces de mythes phéniciens , qu'il croit reconnaître dans pres-
que tout le monde méditerranéen, sont souvent chimériques et
appuyées sur des étymologies superficielles à la manière de
•
^ MoTen, op. eiL I, i5-i6; Knobel, op. cU. p. 93o*93i.
* Soint-Martm, Joum. de» Sa», avril 1891, p. 3&3-9&&. L^eiplication dw ins-
criptions lydeones à i*aide da sémitique , proposée par SainUMartia , laisse du reste
beaucoup à désirer. De nouvelles inscriptions bien plus importantes ont été dé-
couvertes par M. Fellow : An aeeomU of Hiôowrie» m lAfcia (London , 1 8&1 ).
^ Movers, Hfid, t I, p. is-i3; t II, 1'* part. p. 77; t*part. p. ao3 etsuiv.;
De Luynes, NumiÊmatiquê sC imariptiem cypriote (tSSa), et E$uii êw la mmù-
matique dêê tatrapie» , p. 89 , 1 1 0 et sniv.
LIVRE I, CHAPITRE IL A?
Bochart. Les transQiissioiis de mythes sont toij^urs fort diffi-
ciles à démmitrer, à cause de Tidentité de la nature hnmune
qui s'exprime en des points divers par des conceptions ana-
logues. Les Phéniciens, d'ailleurs, ne nous apparaissent pas
comme nn peuple fécond en créations^ mythologiques, et Tin-
Bumce qu'on leur attribue, en ce sens, est contraire à l'esprit
général des Sémites. Il en faut dire autant de rimportance
qu'on voudrait leur prêter dans l'histoire de l'art. Garthage
nous donne la mesure de ce que pouvait devenir une colonie
phénicienne placée dans les meilleures conditions ; or, on ne
vmt nidle aSoiîlé entre la physionomie de la civilisation car-
thaginoise et le rôle que les Phéniciens auraient joué dans le
monde égyptien et hdiénique, selon les vues que nous com-
battons ici.
Ce que nous avons dit de l'Asie Mineure s'applique à l'Ar-
ménie. D^uis les temps historiques, l'Arménie nous apparaît
comme une terre arienne, bien qu'elle ait dû être le séjour
prindtif des Sémites. Togarma , l'^onyme biblique de l'Armé*
nie, est dairement rattaché aux races du Nord [Gen. x, 3).
La langue arménienne, sur le caractère de laquelle on avait
dfflliord pu hésiter, est maintenant rapportée avec certitude au
groupe des langues indo-européennes ^ Les analogies que Po^
âdonius^ voulait trouver entre les Syriens et les Arméniens,
pour la langue, les mœurs et la physionomie, étaient sans
doute de ces ressemblances superficielles par lesquelles les géo-
graphes anciens , privés de l'instrument de la philologie , étaient
si souvent induits en erreur.
' IfamiMui, dans la Zétêtskrififir die KumU de» Morffmlmtdm, I, aâs ; Petsiv
mann , dans Ritter, Erékimde, X, p. 679 et suiv. ; Goaebe, De «rima Imgmm gefh-
rMffMMffliMbb (Berlin, i%h^),
* Cité par Strabon , p. 98 , édit. Gasaobon.
&8 HISTOIRE DES LANGUES SÉMITIQUES.
Autant les Sémites ont peu rayonné sur içs populations indo-
européennes de i'ouest et du nord, autant celles-ci ont peu
entamé le terrain proprement sémitique. Un mur , tracé sans
doute par la nature du sol et du climat, semble avoir existé
jusqu^au iy* siècle avant l'ère chrétienne entre le monde sé-
mitique et les Ariens-Pélasges d'Asie Mineure, de Grèce et
d'Italie. La question d'une intrusion des races de l'Occident
parmi les Sémites ne peut être agitée qu'à propos des Philistins.
De graves raisons ont pu faire croire que cet intéressant petit
peuple, qui a exercé une influence si décisive sur la nation
juive, et, par conséquent, sur les destinées du genre humain,
n'était pas sémitique. Une hypothèse très-vraisemblable , adop-
tée par les meilleurs exégètes et ethnographes, Rosenmûller,
Gesenius,Tuch, Hitzig, Bertheau, Lengerke, Movers, EwaldS
les fait venir de Crète. Le nom seul de ner^fi (ÀXX^Xoi) in-
dique une origine étrangère ou de longues migrations , et rap-
pefle celui des Pélasges. Plusieurs fois ils sont appelés dans les
écrivains hébreux Q^2i;i3 (I Sam. |xxx, i & ; Soph. n, 5 ; Ézéch. xxv,
16), mot où l'on ne peut se refuser à reconnaître le nom des
Criiûis. Ailleurs (II Sam. xx, s3; II Rtig. xi, &, 19), ce mot
paratt s'échanger contre celui de n3 (Garions), pour désigner
la garde du corps des rois de Juda : on sait que les Garions
étaient alliés aux Grétois, et jouaient comme eux dans l'anti-
quité le rôle de mercenaires^. Les traditions hébraïques sont
' Hitzig, Urge$ehichtê und MyAologie der PkSuUBer (Leipiig, i8&5), p. i& et
sniv.; Geseniiu, T^ataunif, am mots liront ^D'ID* «te ; Ewald, GtickieJUê de»
VoOeet Israël, I , p. SaB et suiv. ( 9* éd.) ; Bertheau , Zw Geiehichlêder hrad. p. 1 86
et suiv.; Movens, Die Phamzier, I, p. 3-&, 10, 97-99, 33 et suiv. 663; Tuch,
Konmenlarûberdie Gensi. p. 9&3; Lengerke, Kenaan,!^ p. igS et suiv.; Knobel,
Di$ VœUcmiitfel der Geneeù, p. 91 5 et suiv. Voir cependant les observations de
M. Quatremère, iotim. deê Sav. mai 18&6.
* Ewald, Geieh. I, 996; Winer, M/. Realm. art. KrêtKi und Piethi ; Bertheau,
Zur Geech, der lêraeL p. 307, 3i3 et soiv.
LIVRE I, CHAPITRE II. &9
du m<»iis UBanimes pour faire venir les Philistins de Tfle de
Q^fhior^, mot vague, qui, comme les noms de Ktitim, de Thargi»
et SOpUr, n'offirait aux Hébreux dautre idée que celle d'un
pays maritime et lointain. Le mot Cefhtor, il est vrai, corres-
pond assez bien k celui de Kinpos. Mais quand on voit les
Hébreux désigner en général toutes les fies et les côtes de la
Méditerranée par KiUm (nom propre de la ville de, Gittium
dans rfle de Chypre) et Tharsis (la colonie phénicienne de
Tartesse en Espagne), on admet facilement qu'ils aient pu ap-
pliquer le nom de Vue de Chypre à bien d'autres lies et en
particulier à la Crète ^. Etienne de Byzance ' nous présente
la ville de Gaza comme une colonie Cretoise. La singulière ex-
pression Krethi et PUthi, désignant les gardes du corps du roi
David, s'explique dans cette hypothèse. David, qui avait fait
un long séjour chez les Philistins , et qui paraît leur avoir em-
prunté toutes ses idées d'organisation militaire , aura très-bien
pu se former une garde d'étrangers pour réussir dans son projet
de soumettre toutes les tribus à celle de Juda. PUthi serait une
abréviation de Piitchthi, et les deux mots auraient été réunis par
un de ces jeux de sons si recherchés du peuple^.
Quant à la langue des Philistins , il faut avouer que presque
tout ce qui nous en reste s'explique par les langues sémi-
tiques; en particulier par l'hébreu : riT^ , ^3)3r^^3 , ]\y^^\ quel-
^ Le diap.x de la Genèse, v.i&,Beinblele8 fidrevenir d'Egypte ou da pays des
(ItithHn Mais il est pn^xable qa^ y a ea cet eodroit une tmnspoeitîon, et qa*il
faat placer les mots DWnD3 DMI après D^n)^D3«
* S^il était permis d^ajonter une conjecture à tant d'antres, je proposerais de
noir dans Capkêor le nom de Gythère: Kvdp:r=KF0p, qui a fort bien pu être ap-
pliqué à rUe de Crète. Cette explication est du moins aussi probable que celle
de M. Ewald, qui voit Gaphtor dans Kv3t&» ou Gydonie.
' Aux mots Tdla, et Miy«lMt.
* Conf. Ewald, Kritiêehe GrammaUk,^, 997.
* Soit de y\ «poisson ,7 soit de pi «frumentum.» ^ayàv 6s Mt Z/tw»
1. h
50 HISTOIRE DES LANGUES SÉMITIQUES.
<{àefois par l^aramëen : Mapvds (nom du Jupiter de Gaia),
oàJVM) «seigneur des hommes», ou K^ID^ Dominuf noMler^.
La religion des Philistins paratt aussi avoir des rapports avee
o^e des Phéniciens. Cependant le mot philistin le plus carae^
térisé que nous possédions, po , signifiant /irmee ou jE^entorgne^
n'a pas d'analogie sémitique bien déterminée ^. A l'époque de
Néhémie, les habitants d'Asdod ou Azot parlaient une langue
différente de celle des Juifs [Néhém. xiii, 9 3). Mais tout cela
est évidemment insuffisant pour asseoir aucune hypothèse vrai-
semblable sur l'origine des Philistins. Les efforts de M. Hitag
pour les rattacher aux Pélasges, et pour expliquer les mots
philistins par les langues indo-eurc^éennes n'ont abouti à rien
de satisfaisant'. Tout ce qu'on peut affirmer, c'est que ce petit
peuple vint d'une des tles de la Méditerranée s'établir à l'angle
de la Palestine et du diSsert d'Egypte, d'où il expulsa les Av-
véens, peuplade probablement chananéenne. [Deuiér. ii, â3.)
Ce fait d'une population qni semble sémitique, venant de
rOocident, a donné lieu à un système assez répandu en Alle-
magne \ d'après lequel la Crète, la Carie, et, en général, les
fies et les côtes de la Grèce , auraient été occupées avant l'ar-
rivée des Hellènes par une race sémitique et chananéenne
(Ére^pnte^), qui, refoulée par les nouveaux venus, se serait
portée vers les rivages d'Egypte et de Chanaan , en laissant son
6 H ^éydtw, iwttMl t^pB mop xai dporpop, ixXi^ ZeO« Apérpto^. Philo Bibt.
{Smichon,Jragm, edit. Orelli, p. 96, 3â).
1 Etienne de Byiaiioe, au mot Tàia; Vie de S. Hiterion, daoB Rosweyde, Fi'te
Palmm, p. 77 et suiv.; ooaf. Selden, De Ha «yrii, p. i&i (Âmsterdnn, 1680).
* Gesenius, Geich, der Mr. Spr, p. 55.
' Urgtiehiehte und My^iologi$ der PhiUiiaer, p. 33 et suiv.
* Bertheau, Zur Geteh, der 1er. p. 190 et suiv.; Leogerke, Kenoâm, p. 195 et
suiv.; Movers, Die Phemixier, I, p. 10, S7, 33; II, 11, p. 17-91 ; Ewald, Getçk,
de» V. hr. 1, p. 399 et suiv. (9* édit).
LIVRE I, CHAPITRE II. 51
aom {Kari, Krtti) aux côtes qu'elle avait habitées, et le nom
de ïipSeofùs {\vi\ fleuve) à divers fleuves de Crète et du con-
tment ^ Souvent même on rapporte à ces hordes de Sémites
erranls l'invasion de l'Egypte par les Hyksos ^. Ce sont là , je
l'avoue, des hardiesses qu'il ne me paratt pas bon d'imiter.
Quand on voit des hommes aussi habiles que MM. Hitzig, Mo^
vers, Quatremère soutenir, le premier, l'origine anenne; le
second, l'origine sémitique; le troisième, l'origine africaine
des Philistins, et expliquer le petit nombre de mots qui nous
restent de leur langue par le sanscrit, l'hébreu, le berber, la
défiance ert naturellement commandée. S'il fallait cependant
énoncer une conjecture, je dirais que l'antipathie qui ne cessa
d'exister entre les Philistins et les tribus sémitiques environ-
nantes, leur système politique et militaire si profondément dis*
tinct de celui des Sémites, feraient croire qu'ils n'apparte-
naient pas à la même race '. Il semble que les idées nouvelles
de gouvernement qui se font jour avec David dans l'esprit des
Israélites , et qui sont fort opposées à l'esprit général des Sé-
mites, provenaient en partie des Philistins.
S in.
La firontière ori^itale des langues sémitiques n'est pas fa-
cile à déterminer. Comme, dès la plus haute antiquité, il
s'opéra sur les bords du Tigré un grand mélange des races sémi-
tiques, couschites, ariennes et peut-être touraniennes; que sou-
' Odtf$ê.my 99«; RM, VII, i35; Hérod. I, 7; ÀpoBod. II, ti, 3.
^ Hérodote (II, i«8) nous apprend, en effet, que les Egyptiens attrilmaient
la oonatmctiofi des pyramides au berger PhUitk ou Fhûitkm, dont le nom rap-
pefle bien Ton de ceox des Philistins, PMii on Phekti.
' Le nom de UaXat&Jhii qui, chei Hérodote, déng;ne la Judée entière, est
ansR bien remarquable, en ce qn*il établit que pour les nations bellémques le
pays des Inraétites n^élait connu que comme pays des Philistins.
4.
53 HISTOIRE DES LANGUES SÉMITIQUES.
t
vent la race conc[uérante et la race conquise conservèrent leurs
idiomes distincts, tout en cohabitant dans les mêmes murs,
tandis que d'autres fois il se forma des dialectes mixtes, tels
que le pehlvi, les questions de linguistique relatives à ces con-
trées sont singulièrement compliquées. Ainsi , il est certain que
dans l'intérieur de Babylone, il se parlait des langues diffé-
rentes, qui n'étaient pas conçrises d'un quartier à l'autre ^
Le mythe de la tour de confusion, fondé sur l'étymologie fic-
tive du nom de Babel, reposait sur l'extrême difficulté que les
classes diverses de la population y trouvaient à s'entendre ^. Il
semble en effet que cette division des langues correspondait à
des divisions de castes; c'est ainsi que nous voyons Daniel et
ses compagnons, en passant d'une classe à une autre, changer
leurs noms hébreux contre des noms chaldéens non sémiti-
ques [Dan. I, 7)^.
Au milieu de cette confusion, voici les résultats qui parais-
sent susceptibles d'être admis avec quelque certitude :
i"" Nous avons cherché à établir précédemment que le séjour
le plus ancien des peuples sémitique^ devait être cherché au
delà du Tigre, dans les montagnes de la Gordyène et de l'A-
turie. Le passage du Tigre par ces mêmes peuplades et leur
établissement dans la Mésopotamie dépassent toute date appré-
ciable. L'histoire ne commence pour elles qu'au moment où
' M. Qnatremère, Mémoire géogr. tw la Bàb^lome, p. 91.
* Ëy èè t9 BinSvA^yi «roAO mXjlfiot dvSpAwùtv ytpiaStu iXkotBvôp xwtotmaéjh
TUS» rii9 laXètUa» (Euflèbe, Q¥nn. Arm, i** part. p. 19-90, édit Aucher); Ba-
6vAfl^ . . . ttdfifuxtop ^Xov . . . «éfticet (Eschyle, Pênes, 5i ).
' Tous les édits des rois de Babylone rapportés dans le livre de Danid ( m , & ;
T, 19; Ti, 96; vil, 16; vu, 3i), commencent par ces mots : «On voos fait sa-
«voir, peuples, tribus, ktngw» » Ce livre, qui n^est que du 11* siècle avant
rère chrétienne, n'a, il est vrai, aucune autorité liistorique; toutefois, son té-
moignage a de la valeur pour nous attester un fait qui fut longtemps caraetéria-
tique de la Babylonie.
.^
n
LIVRE I, CHAPITRE II. 53
les Térachites passent l'Euphrate et deviennent Hébreux (ot
ospdfroi» ceui: d'au delà). On peut donc envisager la race sé-
mitique comme indigène dans le bassin supérieur du Tigre, en
conservant à ce mot le sens relatif qu'il doit toujours garder
en ethnographie.
s"* A une époque également anté*bistorique , nous trouvons
sur le Tigre et le bas Euphrate une race étrangère aux Sémi-
tes y les Gouschites , représentés dans les souvenirs des Hébreux
par le personnage de Nemrod ( Gen. x, 8-t a ) ^ et dont le nom
se retrouve dans celui des D^n^s ou Cuthéens, des lUaaiot
dHérodote, des Kootraîoi et du Khomùtan actuel^. Tout porte
à croire qu'identiques aux Géphènes, auxquels la tradition
grecque attribuait la fondation du premier empire ch^déen ,
ils procédèrent du sud au nord, et se portèrent de la Susiane
et de la Babylonie vers l'Assyrie. Babylone, Ninive, plusieurs
des grands centres de population groupés autour de Ninive et
que les explorations récentes viennent de rendre à la lumière ,
durent à ces Gouschites leur promit fondation. Il n'est pas
impossible que l'arrivée de ces étrangers dans la région supé-
rieure du Tigre ait déterminé les premiers mouvements des
Sémites, et qu'il y ait, sans doute par le plus grand des ha-
sards, quelque vérité dans la fable racontée par Tacite , et d'a-
près laquelle les Hébreux seraient : «iËthiopum proies, quos
« rege Cepheo metus atque odium mutare sedes perpulerit '. v
Le caractère grandiose des constructions babyloniennes et ni-
nivites, le développement scientifique de la Ghaldée, les rap-
' Probablement VAnuretatàa lend, le Èkrdad du penan, le ManU des Hin-
doos. ( Gonf. Bœtlicher, Ariea, p. 17 ; Rudùn, tmfth. gémit, p. 19-90).
* Iforen, Die Phœniziier, t. II, i** partie, p. 269, 976, s84 etsuiv.; t. II,
s* part. p. 10&, io5, 388; Kjiobd, Die VmJkertufil der Geneeû, p. 95i, 889 et
8aiT.;D*Eduteiii,daii8 VAAenaumfrtmçaiÊ, 99 avril, 97 mai, 19 août i856. -
' Hiet. Uv, V, ch. H.
5& HISTOIRE DES LANGUES SÉMITIQUES.
ports incontestables de la civilisation assynenne avec cdle de
l'Egypte S auraient leur cause djems cette première* assise de
peuples matérialistes, constructeurs, auxquels le monde entier
doit, avec le système métrique, les plus anciennes connais-
sances qui tiennent à l'astronomie, aux mathématiques et à
l'industrie ^.
Ces conjectures sont, du reste, en pariait accord avec les
récents travaux de M. Oppert sur les inscriptions babyloniennes
et les recherches de M. Fresnel sur les langues de l'Arabie
méridionale. Tous deux sont persuadés que la langue des ins-
criptions babyloniennes est un dialecte sémitique analogue au
dialecte du pays de Mahrah , situé au nord-est de l'Hadramaut.
Or, le dialecte du pays de Mahrah semble représenter un
reste de l'ancienne langue de Oousch. M. Fresnel conclut de
là que c'est en Arabie qu'il faut chercher le point de départ des
Gouschites de Nemrod '. Si ces hypothèses sont confirmées par
un plus mûr examen, il faudra créer un groupe de langues
8émitique9''C0U8chàe8 , renfermant l'himyarite, le g^ez, le mahri,
la langue des inscriptions babyloniennes. Mais dans l'état ac-
tuel de la science, il serait prématuré d'adopter à cet égard
aucune formule définitive.
3"* Les noms SArf-Kasà, Awr-^Kasdim, donnés au pays d'où
sortirent les Sémites hébreux, le nom de JTasJ qui est mis de
nouveau en rapport avec eux ( Gen. xxii , a â ) semblent indi-
quer qu'au moment où cette grande émigration se dirigea vers
le sud, l'Assyrie proprement dite et la Gordyène étaient d^à
occupées par les Kasdes ou Ghaldéens primitifs, que tout porte
^ Gonf. Kunik, Mâtmgt» anaUqvm âe VAead.âBS«àA-?iUnlb. t I, p. 5o4 et
soiv. 5is el8uiv.;Lep6iu0, Ckiimhgiê dtr^gypter, I (Berlio, i838),pawûii,
* Basdth^MeirologiâcheUmimuekimg^
dm- lêroêUtenf p. 99 et bqîv.
^ Jotim. atiat. juillet 1 853 , p. 38 et suiv.
LIVRE I, CHAPITRE IL 55
à rattacher à ir race indo-arienne. Nous reviendrons sur ces
Kasdes, quand nous les retrouverons, non plus à Tétat de
fflontagnards à demi-bariMires , mais à Tétat de dominateurs de
i'Orie&t, sur toute la ligne du Tigre et de TEuphrate.
&"* Peu après l'émigration des Térachites, à Fépoque d'A*
brakam, c'estp-à-dire deni mille ans environ avant Tère due-
tienne, nous trouvons déjà des Iraniens sur le Tigre et dans la
{dune de Sennaar. Ariok ou Ariaka, roi d'Ellasar ^, Amraphel ou
Amarapàiay roi de Sennaar, alliés de Kedar-Laomr , roi d'Elam
(Inm); et de Tbédal, roi des Gfjm ou païens ( G#fi. ch. xnr),
portent manifestement dans leur nom la trace d'une origine
arinme ^. Ces rois nous apparaissent déjà exerçant leur suze-
raineté jusqu'au coeur du pays de Ghanaan , où il n'y avait en-
core que peu de Sémites ', et vaincus par la fière et puissante
tribu d'Abraham, qui campait alors dans ces parages. — Les
noms de Tigre et de Pkrat sont iraniens et non sémitiques ^.
Les noms des plus anciennes dynasties fabuleuses des rois
d'Assyrie, tels qn'ini»^ Aramu, Mithrœus, sont également
ariens ^
S"* D'Abraham jusqu'à la première moitié du viii* siècle avant
l'ère chrétienne , c'est-à-dire pendant près de douce cents ans , le
|da8 profond silence règne dans les annales hébraïques sur les
états du Tigre et du bas Euphrate. Pendant tout ce temps les
rdatioDs d'Israël sont exclusivement bornées à l'Egypte , à la
' Larian, maintenant Nimroud, près dfi MomouI, atXbn M. Qaatnmère
{hum. du Sœo, 1869, p. 568 , 6o5 et suiv.).
* Kimik, MAu^vf oMÎaliqitn, 1. 1, p. 595, 61 1 et soiv.; conf. les observations
delf.Tnch,dan8la ZsitMAr^i&rD.Ar. GassO. t. I,p. 161 etsoiv.
^ Les pei^iies qo'ils ont â comliattre sont avant tout les Re&îm , les Zoonm ,
les Émim, non sémili<jues.
* Buraouf, CommmU mur U YmpM, I , addit. p. cliiii et siriv.
* Kunik , iè«l. p. 61 9 , 699 , 63o.
56 HISTOIRE DES LANGUES SÉMITIQUES.
Phénicie et à ia Syrie de Damas. Tout à coup , sous le règne
d'Osias, roi de Juda, de Menahem, roi d'Israël, à Tépocpie
brillante d'Âmos, d'Osée, d'Isaîe (vers 770 avant l'ère chré-
tienne), apparaît dans l'histoire, des Sémites une puissance
formidable, dont rien jusque-là n'avait pu leur donner une
idée. Les écrits d'Isaïe nous attestent en plusieurs endroits
Tétonnement et la terreur que causèrent tout d'abord aux pe-
tits^ états sémitiques , qui ne connaissaient d'autres guerres que
des razzias, cette redoutable organisation militaire, cette vaste
féodalité qui faisait tout aboutir à un même centre , cette
science de gouvernement qui leur était si complètement in-
connue. On sent, au premier coup d'œil, qu'on a affaire à
une autre race, et qu'il n'y a rien de sémitique dans la force
nouvelle qui va conduire le sémitisme à deux doigts du néant.
A Ninive , le contraste est plus frappant encore. C'est une im-
mense civilisation matérielle, dont la physionomie ne rentre
nuUement dans le type général de l'esprit sémitique. La vie
sémitique se présente à nous conune simple, étroite, patriar-
cale , étrangère à tout esprit politique ; le Sémite n'est pas tra-
vailleur ; la patience et la soumission que supposent cjiez un
peuple des constructions comme celles de l'Egypte et de l'As-
syrie lui manquent. A Ninive, au contraire, nous trouvons
un grand développement de civilisation proprement dite, une
royauté absolue, des arts plastiques et mécaniques très-avancés,
une architecture colossale, un culte mythologique empreint
d'idées iraniennes , la tendance à envisager la personne du roi
comme une divinité , un grand esprit de conquête et de cen-
tralisation.
A défaut de la langue à jamais perdue de ces conquérants ' ,
* Les prophèt«8 (/«. ix?iii, 11; xxiiii, 19; Jér. t, i5; Dmiér, ixfiii, 69)
prëoentent les peuples d^Assyrie et de Babylone comme un peuple dont les Juifs
LIVRE I, CHAPITRE II. 57
si nous étudions leurs noms propres, nous n'hésiterons pas à
les déclarer étrangers aux Sémites. Rien n'est si facile à recon-
naître, au premier coup d'œil, qu'un nom propre sémitique :
or, les noms nouveaux, qui frappèrent pour la première fois
l'oreille des contemporains d'Isale , les noms de TighahrPiliser ,
de Sanhirib, SAtarhadion, échappent à toutes les lois qui s'ob-
servent dans les noms hébreux, phéniciens, syriaques, arabes ^
Les tentatives d'Eichhorn, d'Adelung, d'Olshausen, pour ex-
pliquer ces noms par les langues sémitiques, ont complètement
édioué. Lorsbach, Gesenius, fioUen, en l^s tirant du persan,
ont été bien plus près de la vérité , quoiqu'ils n'aient pas tou-
jours porté dans cette analyse Id rigueur désirable^. Plusieurs
noms de rois assyriens, conservés par Eusèbe et le Syncelle,
sont médoperses^. Tout porte à croire, par conséquent, que
la dynastie qui éleva à un si haut degré, au viii* siècle, la
puissance de Ninive était d'origine arienne.
6* Quelques années après l'apparition des rois de Ninive
dans les affaires de l'Asie occidentale, vers le milieu du
VIII* siècle, une dynastie qui offire avec celle de Ninive des
croisements souvent difficiles à démêler, nous apparaît à Ba-
bylone. D est probable que ces deux dynasties n'étaient que
les deux branches, tantôt séparées, tantôt réunies, d'une même
race qui régnait alors sur le Tigre et le bas Euphrate. En effet,
les noms des rois assyriens de Ninive et des rois de Babylone ,
n^enteodent pas k langue; mais ces passages n^ont pas assex de prédsioD pour
({a*U soit p«niiis d^en tirer une oondusion arrêtée.
> Ewald, Gmtk. à» YfXb» Itrad, L UI, i" part. p. 399-300; Winer, Gram-
moÈîk iet IM, vnd targwn, CkaUL p. 1 et 9.
* Cf. Gesenins, Ge$eh. dtr hèbr. Spr. p. 69 et suiv.; Tkeê, passim; KnobeL
Dm VaOuriêfii, p. 156-167.
' Enseb. Ouron, orm., 1" part. p. 98 etsm?. (ëdit. Aucher); Georgii Syn-
cellt Cknmof^. p. io3, S07, etc. (Paris, i65a).
58 HISTOIRE DES LANGUES SÉMITIQUES.
conservés par les historiens hébreux , appartiennent à une même
langue. La physionomie de ces noms et les procédés de com-
position sont identiques de part et d'autre ; souvent , ce sont les
mêmes mots qui servent de composants. Ainsi, on retrouve
dans les noms propres des deux nations les mots *idkVd , lOK ou
iiiH , pKni et ]1H. Ces analogies semblent indiquer que la langue
de ia dynastie régnante à Babylone était la même que celle de
Ninive, et que les questions relatives à la langue et aux anti-
quités de ces deux peuples doivent être réunies. Il est remar^
quable, cependant, que les noms de dieux, Nebo, Nergal, Me-
rodak, Bal, ne se trouvent que dans la composition des noms
babyloniens. Or, parmi ces noms , celui de Merodak, qui entre
dans la composition de tant de noms propres , Smmardak, Mar^
dokempad, Ev^Merodak, etc. est certainement iranien. Il faut
en dire autant des noms de dignités de Tempire assyro-baby-
Ionien , nnD , "is^D , tï^i^D , etc. , dont plusieurs continueront k
être employés sous la dynastie achéménide.
'f Au vif siècle 9 un nom que nous avons déjà trouvé dans
les souvenirs les plus anciens des Hébreux , celui des Koidim ou
Gfaaldéens , reparatt tout à coup , après quinze cents ans d'oubli ,
dans les affaires de TOrient. La plus grande obscurité plane sur
les circonstances qui amenèrent ce peuple à régner à Baby-
lone ^ Quoi qu'il en soit, dès la fin du vii* siècle, le nom des
Kasdîm est indissolublement lié à celui de Babylone , et à peu
près synonyme de Babyloniens et même quelquefois à* Assyriens ^.
Ezéchiel (chap. xxiii) les représente comme vêtus d'habits ma-
gnifiques ^ montés sur des chevaux superbes , portant de longues
1 Le passage à*I$a»ê, uni, i3, réacNidrait la question, s^il était dairement
intdli^le. Maibeareusemenl, oe passage présente de grandes olMCorités. (Voy.
Gesenius, CommetU, ûber Jet. a. h. i.)
* Jér, ui, 4; XIII, 35; uv, ]«, etc.; Pètudo-h. xli, i, 5; xl?iii, i&, 30 ;
Ezéeh. xxiii, 33.
LIVRE I, CHAPITRE IL 59
tiares pendantes , et les appelle alternativement oner^ , ^as ^ ja.
Nd>acadnezar , le plus cél^re des princes de cette dynastie , est
expressément qualifié de Chaldéen {Esdr. y, ta).
Ce que nous av<ms dit sur l'idiome des dynasties régnantes
à Ninive et à Babylone , s'applique , par conséquent , aux Ghal-
déens. Le livre de Daniel distingue expressément la langue des
Ghaldéens de la langue vulgaire de Babylone (le sémitique
sans doute )) et nous présente l'étude de la littérature des
Qialdéens conmie un privilège de la classe noble, une sorte
d'enseignement réservé ^ qui se donnait dans une école du pa-
lais ^ Malheureusement ce livre, assez moderne, parait écrit
sans aucun sentiment de la réalité historique : peut-être le
mot ChaUéens y est-il déjà pris dans le sens conventionnel que
lui donnaient les Grecs et les Latins (XoXJSouoi- yévos MdycâP^
Hesych.)^. Il est remarquable pourtant que les noms de cour
que reçoivent Daniel et ses compagnons à la place de leurs
noms juifs, n'ont rien de sémitique [Dan. i* y)*
Nous avons admis précédemment que la population des
Kaiie$ s'établit , dès une haute antiquité , dans les montagnes qui
limitent au nord-est le bassin supérieur du Tigre. Tous les
géographes anciens placent des Ghaldéens en Arménie, dans
le Pont et le pays des Ghalybes '. Là était sans doute la Ghaldée
* «Le rai ordonna à son grand eimuqne de loi aanener les pins beau et las
epfais nobles des enfants d^Israâ et ceux qd étaient instmils dans toute sorte
«deadenees, afin qu'ils habitassent don palais, et fussent instraits dans la litté-
«rature et la langue des Ghaldéens.» (Dtm, i, 6.) — Si nous voyons un peu plus
loin (il, A) les Ghaldéens parler en aroni^,»c'est sans doute un aitifiee de Tau-
teoT, pour intercaler dans son texte un firagment écrit en cette langne; car le
discours fini, il continue son rédt en araméen«
* Dan. n, a, L CL Winer, M2. Beahxmt. I, aai-aaa; De Welte, £mU-
fifYniilaiii. 7. S 955 a.
' Gf. Winer, BAI Hêahoœrt, i. I, p. 317-916; Knobei, Die Vmiktirk^ der
(rtiwmt, p. i63.
60 HISTOIRE.DES LANGUES SÉMITIQUES.
primitive, un repaire de belliqueux montagnards, redoutés
dans tout TOrient pour leurs brigandages ^, servant dans les
armées étrangères, et jusque dans Tlnde, comme mercenaires^,
parfaitement semblables , en un mot , à ce que sont de nos jours ,
dans les mêmes contrées, les Kurdes, avec lesquels on a tant de
raisons pour les identifier.
En effet, entre les deux formes du nom de ce peuple, l'une
hébraïque, Kasdm, l'autre grecque XalSaloi, on est autorisé à
supposer la forme intermédiaire Kard, voisine de la première
par l'affinité des lettres s et r^ et de la seconde par l'affinité des
liquides / et r '. Cette forme réparait , aux diverses époques , avec
une persistance remarquable dans les noms de peuplades et de
montagnes du Kurdistan : KdpSeucetj KapSoS/fti^^ KopStaiot^
ropSvriPoi^ Fopiuaioi, KJpTioi, Gordiani, Kardu (nom de la
province d'Ararat dans la paraphrase chaidaîque, et du mont
Ararat chez les Syriens)^, Kurdes; dans les inscriptions cunéi-
formes de Persépolis, Kudraha ou Ghudrâiâ^. Cette identité,
aperçue par Michaelis, Schlœzer, Friedrich, Heeren, mais dé-
montrée d'abord par MM. Lassen et Cari Ritter'', est mainte-
^ Habacuc, i, 6 et suiv.; Job, i, 17; Xénoplioii, Cyrop. III, i, 3&; Ânab,
IV, m, û; VII, Tiii, a5.
* Xénoph. Cyrop, III, 11, 7; VII, 11, 5; Ânab, IV, m, k.
^ M. Oppert croit pourtant que le passage de Ka»d à KM s^explique directe-
ment par Taffinité des lettres 2 et < dans ie dialecte des inscriptions babyloniennes :
ainsi la forme atU^hd y deviendrait aUapheL
* Cette dernière forme est sans doute venue aux Grecs par Tarménien , comme
rindique la terminaison pluridle Gardoukh,
^ Âssem. BibL onmt. II , 1 1 3 ; III , 9* part p. 73&.
" Bumouf, Mém, tur quelqwi ifucr, euné^. p. i&o; Lassen, loc. w^ra cîL
7 Lassen, iKf dlp§ni§chm KeUmêekr^tenwmPsnêpolii (Bonn, i836), p# 81-
86, et dans la Zeitêchift fir Us Ktmde dê$ Morgenhndeê, t. VI (i8â5),
p. &9-5o ; Westergaard, tbid, p. 370 et suiv. ; Jacquet, Joumai atiat. juin 1 838 ,
p. 593 et suiv.; Ritter, Erdkwidê, Aufl. I (1818), t. Il, p. 788-796; t. VHT,
p. 90 et suiv.; t. IX , p. 63o.
LIVRE I, CHAPITRE II. 61
nant généralement admise ^ On est donc autorisé h chercher
dans la langue des Kurdes les traces de Tancienne langue des
Ghaldéens. Or, la langue kurde se rattache de la manière la
plus évidente , aux dialectes iraniens , et même aux formes les
plus anciennes de ces dialectes. Cest à tort que Ton a présenté
cette langue comme un mélange de persan et de sémitique,
analogue au pehivi ^. Les mots sémitiques y sont peu nom-
breux, et s'y sont introduits soit par l'arabe depuis l'islamisme,
soit par Taraméen , à l'époque des missions nestoriennes ^. Le
turc depuis quelques siècles y a introduit presque autant de
mots que l'arabe et le syriaque réunis.
Tous ces £dts semblent nous inviter à considérer les Ghal-
déens établis à Babylone au vii* siècle avant notre ère , comme
un rameau détaché de la famille iranienne qui s'établit plus de
deux mille ans avant notre ère dans les montagnes du Kur-
distan , où on la retrouve encore aujourd'hui. Peutrétre l'ha-
bitude où étaient ces peuples de se mettre à la solde des Etats
voisins, leuraura-t-elle livré Babylone, de la même manière que
Bagdad tomba, quinze cents ans plus tard, sous la dépendance
des milices du Nord, que le khalifat était obligé d'entretenir.
Devenus la caste dominante à Babylone , ils auront , comme les
Turcs , donné leur nom au pays , bien que l'immense majorité
de la population appartint à une autre race. Mais comment ce
> Geseniiis, Thêi. au mot D^'7er3 ; Roediger et Pott, dans la ZeiUehr^fSr die
KmJê d» Oorgmlmdm, L m ( 18&0), p. 6 et siôy.; Ewald, GêêehieKtê d»
Foflw hr. I, 333; Layard, Diêcoverieg m the rvûu qfNmeoeh and Babyhn, wUh
fnswb m Amema, Kurdùtan, etc. (London, i853),pa«fM9i; Konik, M^angei
«mC I, 53i et Buiv., 5&o, note; Hitzig, Drgeêch, dit PhHàtam', p. &6; Pott,
dans r&wyci. d*Ench et Grnber, art. hdagmrm, Spra^êtamm, p. 59; Lengerke,
Kemaam , p. sao-aai.
* Ad^ing, iÊMtkndaiê, I, aSi, 997; Klaproth, Aii^pahfghtta, p. 76 etsuiv.
^ Rœdiger et Pott, Kurdiêchê Studimi, dans la ZnUckr^fir die Kunde dei
ihpgmitmdu, t m (18&0), init.; Ritter, Erdkmdê, i, IX, p. 698 et tmv.
n
68 HISTOIRE DBS LANGUES SÉMITIQUES.
nom de Chaldéem, qui semble , dans les écrivains hébreux , dé-
signer un peuple exclusivement militaire , en était-il venu , dès
Fépoque d'Hérodote ^ à désigner une classe de prêtres , et , quel-
ques siècles après, un corps de savants', c'est ce qu'il est assez
difficile d'expliquer. Peut-être, conune les Mèdes, avec lesquels
ils ont plus d'un lien de parenté , ou conune le^ Celtes , dont
on a voulu les rapprocher, les Kasdes avaient^-ils , à cAté de
leurs institutions militaires, une dasse sacerdotale analogue
aux Druides ou aux Mobeds ^. Peut-être aussi leurs institutions
scientifiques étaient-elles un héritage des anciens Couschites,
qui paraissent avoir eu les premiers en Asie des connaissances
astronomiques et physiques. La distinction des Kasdes (ce mot
désignant la caste scientifique et sacerdotale) et des Ghaldéens
(militaires) adoptée par quelques savants , résoudrait ces diffi-
cultés. Mais il serait singulier que les écrivains hébreux, qui
doivent être sur ce sujet les mieux renseignés , euss^it réuni
des peuples si divers sous le nom de oncf 9 , surtout quand on
voit aussi chez les Grecs le mot XoX&tiof désigner tour à tour
les hordes de montagnards à demi-sauvages des monts Car-
duques et la classe savante de Babylone.
8^ Les Perses, en se substituant, vers le milieu du vi* siècle,
aux Ghaldéens dans la domination de l'Orient, ne firent donc
que continuer sur le Tigre et le bas Euphrate l'action que
la race iranienne, sous des noms divers, était en possession
d'y exercer depuis les temps anté-historiques. Dans ma pensée,
toute la grande civilisation qu'on désigne du nom un peu vague
d'assyrienne, avec ses arts plastiques, son écriture cunéiforme,
sa religion en grande partie arienne , ses institutions militaires
' Hérod. fftii.1, i8if i83.
* Du. II, 9, 5, 10; IV, &; T, 7, 11.
' BcrgUMum, LmfmÊf^itfinmt^ de Uraee deJtffkê, p..t5, a3, Ao, A7 ctmiv.
LIVRE I, CHAPITRE IL 63
et sacerdotales, nest pas l'œuvre des Sëmites ^ La puissante
faculté de conquête et de centralisation, qui semble avoir été
le privilège de TÂssyrie , est précisément ce qui manque le plus
à la race sémitique. S'il est, au contraire, un don qui semble
appartenir en propre à la race indo-européenne , c'est celui-là.
La race tartare n'a couru le monde que pour détruire ; la Chine
et l'Egypte ^ n'ont su que durer et s'entourer d'un mur ; les
races sémitiques n'ont connu que le prosélytisme religieux; la
race indo-européenne seule a été conquérante à \a grande
manièffe, à la manière de Gyrus, d'Alexandre, des Romains ,
de Gharlemagne. L'Assyrie nous apparaît à cet égard comme un
premier essai d'empire unitaire, fondé par une aristocratie
féodale , ayant à côté d'dle , comme en Médie et en Perse , une
caste religieuse. Nous sommes donc autorisés à rattacher la
classe dominante de l'Assyrie, au moins depuis le viii* siècle,
à la race indo-«rienne.
Quant au fond de la population , à ^inive comme dans la
Babylonie, elle était sans doute sémitique. Nos idées sur les
Gouschites ne sont point encore assez arrêtées pour qu'on puisse
dire dans quel rapport était cette race avec les Sémites , et si
eiie n*était dle^même, à Babylone, dans l'Yémen, en Ethiopie,
qu'une fraction particulière de la race sémitique. Ge qu'il
y a de certain , c'est que la plupart des localités d'Assyrie et de
Babylonie portent des noms sémitiques, dès la plus haute
antiquité. Tels sont les noms de villes : n^y nsnn , mentionnée
' G^est ce qu^a très-bien vu M. Kunik, Mélangm a$ùu. 1, p» 53o et siûy.
699, 63o. L^opinion qui regarde les empires de Ninive et de Babylone comme
•éBDftiqaM, ne peot ^uère être soutenue que par des personnes étrangères aux
élodea sémitiqneB; Spiegel, Aveita, 1,1** Excurs; Dunker, Geich. de» AlUr-
c&«ms,I (1869).
* Les conquêtes lointaines de Sésoetris paraissent n^étre qu^un roman , ou du
mouM ont été fbrt'exagérées.
6& HISTOIRE DES LANGUES SÉMITIQUES.
dans le plus ancien document relatif à TAssyrie [Gen. x, 1 1 ),
Gaugamèle , Mespila ; et les noms de rivières Zab ou Lifcus (aicî
= Xiixos)j Zabate ou Caprus ({j(<iA2LZ = caprea). Les noms
du grand dieu babylonien Bel, de la déesse de la fortune Gad,
ainsi que des dieux assyriens "^Vd^ik, ^l^D^y, j^V2i sont sémi-
tiques ou renferment au moins des éléments sémitiques. Il en
faut dire autant du composant pK ( seigneur ), qui entre dans
plusieurs noms propres pK^s [cui Belus dommus e9t)y etc., et
peut-être "même du nom de Sémiramis. Enfin au deuxième
livre des Rois (c/xviii, cf. h. c. xxxvi), on voit un envoyé du
roi Sanhérib, nommé Rabschaké, entretenir une conversation
du bas des remparts de Jérusalem avec les habitants, et le
grand-prétre Eliakim le prier de ne pas parier hébreu, mais
araméen (n^pnK), afin que le peuple ne puisse le comprendre.
Son nom même (nptf^sn), et celui de son compagnon (ono^s*)) ,
sont deux noms de dignités purement sémitiques.
9** Il semble assez naturel de supposer, d'après ce qui vient
d'être dit, que sous Tune des trois sortes d'inscriptions cunéi-
formes se cache un idiome sémitique. C'est en effet une opinion
généralement admise qu'il faut chercher dans les langues sémi-
tiques l'explication des inscriptions de la seconde espèce, dites
assyriennes et babyloniennes. Et cette opinion , il faut le dire,
n'est pas seulement professée par les savants qui avec plus de
hardiesse et d'ardeur que de philologie et de méthode , se sont
lancés dans l'interprétation de textes peut-être à jamais fer-
més pour la science. Elle est celle des deux hommes les plus ca-
pables de faire autorité sur ce sujet, et qui , après avoir fait faire
à l'interprétation des inscriptions de la première espèce un pas
décisif, ont eu le courage et la bonne foi de s'arrêter quand les
moyens d'investigation leur ont manqué. M. Lassen est persuadé
que dans les inscriptions cupéiformes trilingues, l'un des textes
9
LIVRE I, CHAPITRE IL 65
doit être e^ àraméen. M. Eugène Bumouf, d*un autre côté,
après avoir consacré beaucoup de temps au déchiffrement des
inscriptions assyriennes, sentit lui manquer les instruments
qui Tavaient si bien servi dans le déchiffrement des inscrip-
tions persanes, et s'arrêta devant la conviction que ces ins-
criptions couvraient une langue sémitique. Avec cette réserve
scrupuleuse qu'il portait dans tous ses travaux, il ne voulut
. pas rester sur un terrain où il ne pouvait déployer toutes ses
ressources, et, donnant un exemple trop rarement suivi, il
aima mieux laisser inédites de vastes recherches, que d'aban-
donner quelque chose au hasard et de traiter un sujet pour
lequel il n'était pas spécialement préparé.
Quelle que soit la valeur de ces autorités, il est remar-
quable que les personnes qui ont fait des langues sémitiques une
étude particulière , sont en général peu disposées à voir une
langue sémitique derrière cet étrange alphabet. La répugnance
instinctive qu'elles éprouvent à cet égard, tient à des raisons
au fond très-sérieuses. Les langues sémitiques, en effet, dès la
plus' haute antiquité, ont eu leur alphabet propre, dont le
type le plus ancien est l'alphabet phénicien ; à aucune époque,
ni sur aucun point du monde, une langue sémitique ne s'est
écrite avec un alphabet différent de celui-là ^ ; l'alphabet him-
yarite et l'alphabet ghez eux-mêmes, qui semblaient d'abord
isolés, entrent aujourd'hui dans la famille des alphabets dérivés
du phénicien. Il y a donc un alphabet sémitique, inséparable
des langues sémitiques. Que l'alphabet phénicien dans l'anti-
quité, l'alphabet arabe au moyen âge aient été adoptés par des
•
^ L^eipression avpiaxà ypéft^utra a certainement désigné, dans Tantiquité,
de» ioflcriptions cunéifornM^ (Diod. Sic II, xiii, a); mais Temploi indécis des
mots lettreB <wyriewiigt, «3frinmef , ehMtuqueê, ne permet de tirer de ce fait an-
cane induction. (Voy. Jacquet, dans le Journal asiatique y mai i838, p. /î/ia et
soiv.; Quatremère, Mém, i%tr la Nabot, p. 1 96-1219.)
j. ' 6
66 HISTOIRE DES LANGUES SÉMITIQUES.
peuples qui jufique-ià n'avaient point écrit ; que' l'écriture cu-
néiforme se soit appliquée indistinctement à des langues qui
n'avaient pas d'alphabet propre , conune les dialectes^ non-
sémitiques de l'Assyrie , de la Perse et de la SIédie , rien de
plus simple : mais qu'on ait écrit avec ces derniers caractères
des langues qui avaient déjà leur alphabet, et un alphabet
plus parfait, c'est ce qui semble contraire k toutes les aaalogies.
Pour la haute antiquité, une langue est inséparable de son
alphabet : quelquefois même nous voyons, en Orient, l'alpha-
bet déterminer le nom de la langue ; c'est ainsi qu'aujourd'hui
de l'arabe é^rit en caractère syriaque dans le Mont Liban ne
s'appelle plus de l'arabe, mais du kartehauni.
Ce qui confirme ce raisonnement de la manière la plus frap*
pante, c'est qu'en effet à Ninive et à Babylone, sur les briques
mêmes ou les gâteaux d'argile qui portent des inscriptions en
caractères cunéiformes, on trouve parfois des hién^yphes
égyptiens et des inscriptions en langue et en caractère sé-
mitiques. Que conclure de ce fait capital , dont les dernières
fouilles de M. Layard et de M. Fresnel ontfoumi de nombreux
exemples \ sinon que l'usage d'écrire chaque langue dans son
alphabet ne souffrait pas d'exception en Assyrie ? On pourrait
supposer, il est vrai, que l'alphabet cunéiforme, en qualité
d'alphabet monumental, pouvait s'appliquer à des langues
' Il ne faut pas compter au nombre de oes anciens monnmento de lM|»gnpliie
sémitique les piats de brome portant des inscriptions en caractères hébraïques
et êMttanghelo, que M. Layard a trouvés à Babylone, et que Ton a voulu, bien è
tort, rapporter à Tépoque la plus ancienne du séjour des Juifs en Assyrie (Diê-
C0vene$ in the ntifu o/Nmeoeh and Babyhm,^. Sog et suiv.). Les idées magiques
et cabalistiques qui s^y rencontrent et qui raj^lent le livre d^Hénoch, feraient
regarder ces inscriptions comme Touvrage des Gnoatiques ou des Sabiens, et,
en tous cas, obligent de les rapporter à une date bien plus récente que celle
qu'on voulait ieur attribuer.
LIVRE I, CHAPITRE II. 67
divines, de même qae M. Laasen et M. Layard ^ ont suppose,
non sans -vraisemblance, que Tali^babet sémitique devait é|re
Falphabet cursif de rOrient assyrien et* persan. Mais la parité
n est pas entière ; car on comprend que des langues qui n'oni
qa*un alphi^et in]|»raticable dans les relations privées emprun-
tent ailleurs leur alphabet cursif, tandis qu'on ne concevrait pas
qu'une langue possédant un alphabet aussi parfait que l'ali^UH
bet sénodtique se fût laissé écrire dans un caractère aussi im-
parfait et aussi compliqué que celui des inscriptions cunéi-
formes. L'écriture alphabétique est depuis une hante antiquité
le privilège particulier des Sémites : c'est aux Sémites que le
monde doit l'alphabet de ving^-deux lettres. Gomment supposer
que, pour écrire sur les moiuiments les langues sénûtiques,
on les eût dépouillées de l'alphabet qu'on leur empruntait
pour l'usage privé ? Il est clair que toutes ces considérations
devraient céder devant un déchiffrement vraiment scientifique ,
qui étaUirait que l'une des écritures cunéiformes recèle une
langue sénûtique. Mais juscpi'à ce que cette démonstration ait
été fournie (et il faut avouer qu'elle ne l'est pas encore), on
en sera réduit aux conjectures et aux opinions préjudicielles.
Or, je dois dire qu'avec le sentiment que je peux avoir du
sémitîsme, il me répugne profondément d'admettre qu'une
langue purement sémitique ait jamais été écrite dans cet al-'
[Jiabet.
Je n'ignore pas que cette manière de voir eai en opposition
avec celle de la plupart des savants qui se sont occupés jus-
qu'ici du déchiffrement des inscriptions de la deuxième espèce.
Remarquons toutefois que, même en acceptant comme établie»
les lectures proposées, celles de M. de Saulcy, de M. Oppert,
> Luam, àBmh ZêUêMftfir di$ Kvnde dm Morgmkmdêt , i. VI (i8&5),
p. 569 ; Layard, Diaeovêneê, p. i55, 366.
5.
68 HISTOIRE DES LANGUES SÉMITIQUES.
par exemple, il s^en faut que l'on obtienne un idiome pure-
ment sémitique. Tous reconnaissent que Tidiome caché sous ces
inscriptions ne ressemble à aucun des dialectes sémitiques ac-
tuellement existants ^ Mais, s'il en est ainsi, avec combien de
réserve ne doit-on pas se laisser aller au dangereux penchant
de supposer des formes et des mots inconnus dans une famille
aussi honH)gène et aussi limitée que la famille sémitique ! Gham-
poUion déprécia sa méthode, en créant de sa propre autorité,
pour le besoin de ses explications, des mots dont le copte ne
présente aucun vestige; j'ose dire, au contraire, que Bumouf
n'a jamais inventé une seule forme grammaticale sans y être
invinciblement conduit par l'analogie.
M. Oppert suppose que la langue des inscriptions de la
deuxième espèce se rapproche de l'ehkili, du mahri, en un
mot de la branche d'idiomes qui semble devoir porter le
nom de causchùe^. Or, bien que ces idiomes offrent un fond
sémitique, ils diffèrent assez sensiblement du reste de la fa-
mille, pour y former une classe tout à fait à part. Je suis per-
suadé du moins que si un dialecte de cette espèce a été parlé
sur les bords du Tigre et de TEuphrate, cet idiome y était
considéré comme distinct de l'araméen. C'est là au fond tout
ce qu'il importe de maintenir. Qu'une langue à demi sémi-
tique , comme les idiomes couschites , ou mêlée de sémitique et
d'arien, comme le pehlvi', ait été écrite en caractères cunéi-
formes, il n'y a en cela rien d'impossible. La seule hypothèse
^ Oppert, dans VAtheruBum français, ai oct. i85&.
' M. Baiisen développe une hypothèse analogue, OutUnet, I, 198 et soiv.
(London, iSbh),
^ Plusieurs savants, tels que M. Holxmann (de Garlsruhe), croient que les
inscriptions dites médiqvêt sont conçues dans un idiome mixte de cette espèce.
Cf. Zeitêchr^ der deutêchen morgetdândùchên GmeUêche^, t. V (i85i ), p. ià5
et suiv.
LIVRE I, CHAPITRE IL 69
qui répugne , est celle d'un dialecte purement sémitique , comme
serait Taraméen, avec ses formes simples, sa division régulière
de la sj'Uabe, ses articulations si nettement classées, écrit dans
un alphabet différent de celui que les Sémites eux-mêmes se
créèrent pour leur usage personnel.
Je m'abstiendrai, en conséquence, de faire usage, dans le
cours de cet écrit, d'aucune interprétation des écritures cunéi-
formes de la seconde et de la troisième espèce. En supposant
que plusieurs des résultats annoncés arrivent un jour à une
démonstration rigoureuse, mon essai se trouvera incomplet
dans quelques-unes de ses parties, et l'on pourra me repro-
cher de n'avoir pas tenu compte de travaux qui , si on leur ac-
cordait une valeur pleinement scientifique, seraient sans doute
de la plus haute importance pour l'histoire des langues sémi-
tiques. Mais ce serait là un inconvénient moindre, à mes yeux,,
que celui d'accorder ici une place à des données sur lesquelles
n'a point encore passé un contrôle assez sévère. S'il faut savoir
gré aux personnes qui s'aventurent sur ces terres inconnues,
en s'exposant à mille chances d'erreur et de non-succès, la
plus grande réserve est commandée en présence de résultats
conbadictoires , obtenus par une méthode incertaine , et quel-
quefois présentés sans aucune démonstration. N'est-on pas ex-
cusable de douter, en pareille matière, quand on voit l'homme
qui s'est fait le plus grand renom dans les études assyriennes,
M. Rawlinson , soutenir que les Assyriens ne distinguaient pas
les noms propres par le son, mais par le sens, et que, pour in^-
diquer le nom d'un* roi, par exemple, il était permis d'em-
ployer tous les synonymes qui rendaient à peu près la même '
idée; — que le nom de chaque dieu est souvent représenté
par des monogrammes différents les uns des autres et arbi-
trairement choisis ; — qu'un même caractère se lisait de plu-
70 HISTOIRE DES LANGUES SÉMITIQUES.
sieurs manières , et doit être eonsidëré tour à tour comme idéo-
graphique ou phonétique , alphabétique ou syllabique , selon le
besoin de l'interprétation; — quand on voit, dis-je, M. Raw-
linson avouer que plusieurs de ses lectures sont données uni-
quement pour la commodité des identifications , que souvent
il s'est permis de modifier la forme des caractères pour les
rendre plus intelligibles^; — quand on le voit, enfin, bâtir
sur ces frêles hypothèses une chronologie et un panthéon chi-
mériques de l'ancien empire d'Assyrie ? Que penser des ins-
criptions, dites médiques, qui seraient écrites, s'il fidlait en
croire le même savant, dans une langue où la déclinaison se-
rait turque , la structure générale du discours indo-européenne ,
le pronom sémitique , les adverbes indo-*européens , la conjugai-
son tartare et celtique, le vocabulaire turc, mêlé de persan et de
sémitique ? A cette méthode , je préfère encore celle de M. Nor-
ris, qui, persuadé comme MM. Westergaard et de Saulcy,
que la langue des inscriptions de la troisième espèce est scy-
tique ou tartare (ce que je ne veux pas nier), entreprend de
les expliquer par l'osdak et le tchérémisse, et prétend nous
donner, avec le secours des inscriptibns, une grammaire scy-
thique complète^. Il faut manquer bien pnrfbndément du sen-
timent de la philologie pour s'imaginer qu'en réunissant sur
sa table quelques dictionnaires, on pourra résoudre le pro-
blème infiniment déUcat, s'il n'est pas insoluble, d'une langue
inconnue écrite dans un alphabet en grande partie inconnu.
Lors même que la langue des inscriptions serait parfaitement
déterminée, ce ne serait que par une connaissamce intime de
^ Voir les obBervations de M. de Longpérier, mow aroft^Jofî^, i5 aoât
1 85o , et de M. de Saalcy, Aàienœvim fronçai» , a8 mai , 1 1 juin , 1 7 septembre
i853.
* Jùwmal oj the r<nfàl oMiie Sœwtjf, vol. XV, part. 1 .
LIVRE I, CHAPITRE II. 71
tous les idiomes voisins qu'on pourrait arriver à donner avec
certitude Texplication grammaticale et l'interprétation de ces
textes <4)seurs.
i o\ La dynastie achéménide acheva d'opérer, sur les bords
du Tigre, la fusion des langues sémitiques et iraniennes. Le
pehivi ou huzwaresch, qui représente ce mélange, est tellement
chargé de mots araméens qu'on doit l'envisager cooune un
idiome métis. C'est bien à tort, toutefois, que William Jones,
Balbi et les anciens linguistes le placèrent parmi les langues
séoiitiques. La grammaire, en effet, est le vrai crùerium pour
la classification des langues ; or, la granunaire pehlvie est tout
iranienne ^. Le point de formation du pehivi doit être placé
dans les provinces occidentales de la Perse ^, en Susiane, se-
lon Erskine et Bask ; dans la Ghaldée du nord , selon d'autres
conjectures^. Il semble, toutefois, qu'à l'époque de l'ère chré-
tienne les limites des langues sémitiques étaient, du côté de
la Perse, à peu près ce qu'elles sont aujourd'hui; c'est-à-dire
qu'elles s'étendaient jusqu'aux montagnes qui limitent à l'orient
le bassin du Tigre et du Zab. Deux mots de la langue de l'A-
diabène, qui nous ont été conservés par Josèphe\ sont pure-
ment araméens. Les noms des rois de cette contrée sont, il est
vrai, persans ; mais je n'oserais conclure de là, avec M. Qua-
^ Mâlier, Mftn. mar k fMoi, dans le Journal mmUfue, avril 1889 ; LasBeo,
dus ia ZâUehr^fir dk Kunde det Morgmkmdes, VI, p. 5&7; Spiegel, dans la
Zmtaehriftfir dis Wisêemcht^ der Spnehe de Hœfer, t. I, p. 64 et suy.
* MoU, Le Lnre det roie, 1 1 , préf. p. uii-xit.
' Fott, E^fmfl' Fet^hemgem, Eînl. p. nui. Gependol, dans TEncydopédie
d*Eneh et Graber (artirie bÊdogentmiêeker Spre^heiamm, p. 5a ei sihy.),
M. Pott cherche à établir (pe le pebhd nom représente la langue des Partfaes,
remplacée, A fépoqae des Sassanides, par le parm; tefie est aussi Topinion de
M, Quatremère.
* De beUo Jud, 1. V, c. xi ; AtUifq. 1. XX , c 11.
72 HISTOIRE DES LAKGUES SÉMITIQUES.
■
tremèreS que la langue du pays fût mêlée de persan et de
syriaque : une dynastie étrangère porte ses noms avec elle ;
l'histoire d'Arménie présente une foule de souverains avec des
noms persans , sans que jamais le persan ait été la langue de
TArméoie.
S IV.
Il nous reste à discuter les frontières de la race sémitique
du côté deTisthmade Suez, et à rechercher si la langue copte,
qui nous représente avec une exactitude suffisante l'ancien
égyptien , doit être rangée dans la même famille que l'hébreu ,
l'arabe et le syriaque. Les premiers savants qui s'occupèrent
du copte, Barthélémy, de Guignes, Giorgi, de Rossi, Kopp,
frappés de quelques analogies extérieures , s'empressèrent de
proclamer la ressemblance de cette langue avec l'hébreu. Re-
naudot avait déjà aperçu le peu de solidité de ces rapproche-
ments, et M. Quatremère, dans le savant mémoire où il établit
peut la première fois le véritable caractère et l'importance de
la langue copte ^, n'hésita point à déclarer que cette langue
constitue une langue mère et sans analogie avec aucun autre
idiome connu.
La méthode de la philologie comparée , éclose en Allemagne
au commencement de ce siècle, a fait nattre une nouvelle sé-
rie d'efforts pour classer la langue copte. M. Lepsius fit pa-
raître , en 1 836 , deux opuscules ^, où, par la comparaison des
' Mém, aur hê NabaL p. 68, ia5, ia6.
' Mém. êur la langue et la Uuérahtre de VEgypte (Paris, i8o8) , p. i6.
^ Zwei eprachoerglmehende Abhandlungen, I. Ueber die Anordvng und Verwandi-
êchafldee Setnitûchen, Indùchen, ^(hiopisehen, Altpertischen und AU-^gyptûdien
A^habetê. II. U^>er dm Ureprung und die Verwandtêchtfi der Zahhoorter m der
Indo-germamechen , Semitùehen und Koptitehen Spraehe (Bertin, i836). Voir
aussi une lettre du même savant publiée par le D' Wiseman dans ses Coifér.
iur lê$ rapport» entre la science et la reUgion rhéiUe, V dise, s* part.'
LIVRE I, CHAPITRE IL 73
noms de nombre et des alphabets, il cherche à établir Tiden-
tité originelle des trois familles indo-européenne, sémitique et
copte. Toutefois, il reconnaissait que le copte formait un ra-
meau parfaitement distinct et presque aussi différent du ra-
meau sémitique que celui-ci l'est du rameau indo-européen.
M. Schwartze a soutenu la même thèse ^ Le copte, suivant ce
philologue, forme à lui seul une famille, analogue aux langues
sémitiques par sa grammaire et aux langues indo-germaniques
par ses racines, mais, en^général , plus rapprochée des langues
sémitiques par un caractère de simplicité , par le manque de
structure logique et le degré de culture auquel elle est par-
venue.
M. Théodore Benfey, dans une dissertation spéciale ^, a re-
pris le parallèle du copte et des langues sémitiques, et re-
cueilli avec un soin minutieux tous les faits grammaticaux qui
peuvent servir à cette comparaison. La conclusion de son livre,
c'est que la famille sémitique doit se diviser en deux branches
séparées par l'isthme de Suez : la branche asiatique , renfer-^
mant toutes les langues qu'on est convenu d'appeler sémitiques,
et la branche africaine, renfermant le copte et toutes les langues
de l'Afirique septentrionale jusqu'à l'Atlantique. Ces deux bran-
ches s'étant séparées à une époque où elles possédaient encore
leur fécondité organique , se sont développées à part et en diver-
geant de plus en plus l'une de l'autre. Elles forment ainsi, dans
la famille sémitique, une division analogue à celle que cons-
tituent, dans la famille indo-européenne, la branche celtique,
la branche slave, la branche germanique, etc., lesquelles of-
* Da$ akê ^gyptm (Leipôg, i8&3), 2* part, p^ 976, io33, sooS et suiv.;
KapiiBche Grammatik (Berlin, i85o) , p. 6-7.
' Uêber doi VerhàUniêi der /Egyptuehen Spraehe zum Semùiieheti Spraehêtamm
(Leipng, iShh).
là HISTOIRE DES LANGUES SÉMITIQUES.
frent toas les traits d'une évidente parenté i quoiqu'elles aient
suivi des lois de développement fort différentes , par suite d'une
scission originelle. M. Bunsen ^ a adopté les mêmes' conciu-'
sîons et cherché à démontrer que les formes et les racines
de l'ancien égyptien ne s'expliquent ni par l'arien ni par le
sémitique isolés, mais par ces deux familles à la fois. Plus
récemment, M. Ernest Meier^ et M. Paul Bœtticher' ont es-
sayé d'appuyer la même thèse par des arguments empnMtés
à la comparaison des radicaux. Du même sentiment, enfin,
semble se rapprocher M. Ae Rougé ^, quand il insiste sur les
analogies du copte avec l'hébreu et cherche à établir que plus
on remonte dans l'antiquité de la langue égyptienne, plus oh
y trouve de ressemblances, surtout quant à la syntaxe, avec
les langues sémitiques.
Ajoutons, toutefois, que ces divers travaux n'ont point passé
sans de vives contradictions. MM. Pott *, Ewald ^ Wenrich "^
protestèrent à diverses reprises contre l'abus de la méthode
1 /Egifpkm StêOe m der WeUgBtMike, V livre, p. xi, nii, 338 et mi.
( Hambourg, i8&5.) — Dans son récent ouvrage, intitulé : (huUne$ oj t^ pfctb-
«op^y ofwmenal hiitory, appUed to kmguage and rsi^gfion (L I", p. i83 et suiv.
t. n , p. 58 et soiv.), M. Bunsen regarde la langue de TÉgypte comme représen-
tant vmû preoiière couche anté-faistoriqae dn sëmilisme : les langues de la GU-
dée formeraient la seconde couche. On remarquera que la thèse générale de mon
livre, sur Thomogénéité des langues sémitiques, est opposée à ce sentiment, et
que je n^admets d^autre sémitîsme que celui que M. Bunsen appdle hùUmqvê
(hébreu, araméen et arabe).
* l&brmeke» Wurubocnierbuck (Manheim, i8&5), Asihang ubtr doê Vêt-
hâUmês de$ ^gypt Spraehitammet zum Semitiichen.
^ Wurze^orêchungen ( Halle , 1 8 5 s ).
* Mémoin »wr Vûucr^tion du tombeau d^Ahmk, p. igS. Paris, i85i. (Ex-
trait des Mé». de VAead. de$ mter, et beUe94BUreê y Savants étrangers , t. HI. )
' HaUiichê Jahrhûchm', publiés par Echtenneyer et Ruge, i838, p. &6i.
* OmtlmgûeKÊ gdehrte Amêigm) i8ft5, p. ig6k.
' Wiener JaM, der Ut, i.C\Ym, p. lUg,
LIVRE I, CHAPITRE IL . 75
comparative appKqaée à des langues aussi dissemblables.
M. Ewald surtout \ à propos du livre de M. Benfey, insista
vivement sur le tort que de pareils ouvrages faisaient H la phi-
logie, en répandant sur la méthode de cette science une teinte
de vague et d'aibitraire. Les regrettables personnalités que ce
savant mêle presque toiogours à ses critiques enlèvent, il est
vrai, beaucoup de force à ses observations. On ne peut nier,
cependant, que trop souvent les comparaisons de ce genre ne
se fassent, en Allemagne, sans une étude suffisante des langues
qu'il s'agit de comparer, et sans cette profonde connaissance
des âéments du problème qui seule peut inspirer une pleine
confiance dans les résultats annoncés par l'auteur.
L'opinion de M. Ewald sera , ce me semble , cette de toutes
' les personnes qui auront été amenées par leurs études à un sen-
timent délicat du génie des langues sémitiques. Et d'abord,
on avoue , ce qui est grave assurément , que les ressemblances
lexicologiques sont nulles, ou presque nulles, entre les deux
groupes. Quant aux ressemblances grammaticales, toutes n'ont
pas un caractère également démonstratif. Les analogies de syn-
taxe prouvent ici fort peu de chose : elles tiennent beaucoup
plus à un degré de culture intellectuelle analogue qu'à une
identité primitive. On ferait une liste presque aussi longue
que celle de M. Benfey, des idiotismes qui se rencontrent à la
fois en hébreu et dans les plus anciens auteurs grecs, sans
qu'on voulût en conclure que le grec et l'hébreu dérivent d'une
même source. Une pensée forte, vive, figurée, à une époque
où la langue a encore conservé sa naïveté et sa liberté, s'ex-
primera par des tours analogues chez les peuples les plus di-
vers. Le style d'Eschyle est presque celui des poètes hébreux.
La poésie runiquedes Scandinaves offre des analogies frap-
àm Kt»^ det Motgmdtmdei , t. V (i8ââ), p. 6s5 elsuiv.
76 HISTOIRE DES LANGUES SÉMITIQUES.
pentes, pour le tour, avec l'ancienne poésie parabolique des
Sémites. En voudrait -on conclure la parenté des Grecs, des
Scandinaves et des Hébreux ?
Il est, je le sais, des analogies plus profondes et beaucoup
plus considérables aux yeux des linguistes, qui semblent rat-
tacher la langue copte aux idiomes sémitiques. L'identité des
pronoms , et surtout de la manière de les traiter dans les deux
langues, est assurément un fait étrange. Cette identité s'ob-
serve jusque dans les détails qui semblent les plus accessoires :
plusieurs irrégularités apparentes du pronom sémitique (le chan-
gement du n en *] à l'affixe, par exemple), trouvent même dans
la théorie du pronom copte une satisfaisante explication.
«
PBOKOMS ISOL^.
Copte. Hébreu.
i^p.sing. 5.nOK '•piK
3* p. sÎQg. nTOK et en baschmourique St2^K. . nriK pour nn^K
i" p. pi. B-UOn et en baschmourique ^ItS-Xt • . . un^K
a* p. pi. iïnfttnn oriKpourDWK
PBOlfOMS SUFFIXES.
Copte. Hébreu,
i-p.sing. ï ^ ^
a'p.sing. K. , 1
3*p.sing. CJ[ î
i^p.pi. ît U
2*p. pi. ^Eît DD
Les analogies des noms de nombre, signalées par M. Lep-
sius , ne sont pas moins frappantes. Exemples : Cn5.*7( = d^:^^ ;
Cy OJUL^ = vbv ; CO = C?«? ; C&Ujq = Vac? ; OJJULO-îfn =
n:iDis^9 etc. L'agglutination des mots accessoires, l'assimilation
LIVRE I, CHAPITRE IL 77
des coDsoimes, le rôle secondaire de la voyelle, son instabilité
qui la fait souvent omettre dans Técriture , sont autant de traits
qui rapprochent singulièrement la grammaire égyptienne de
la grammaire hébraïque. — La conjugaison elle-même n'est
pas sans quelques analogies dans les deux langues : le présent
copte, conune le second temps des langues sémitiques, se forme
par Tagg^utination du pronom en tête de la racine verbale ; les
autres temps se forment au moyen d'une composition semblable
à celle qu'emploient les langues araméennes. On trouve, en
copte, l'emploi d'une forme cansative analogue à Yhiphil, et
la voix passive y est marquée , comme dans les langues sémi-
tiques, par une modification de ki voyelle du radical. — La
théorie des particules offre aussi, de part et d'autre, quelques
ressemblances; la conjonction copte, comme la conjonction
arabe, est susceptible de régime : ^J3S^=zetùjmi ipse; 5->pOK
=eurtu. Enfin, upe entente analogue de la phrase et une con-
cation presque identique des rapports grammaticaux établis-
sent entre les deux systèmes de langues d'incontestables affi-
nités.
Mais ces affinités suffisent-elles pour ranger dans une même
famille les langues entre lesquelles on les observe? Sont-ce
de simples ressemblances comme on en remarque entre toutes
les langues, ou des analogies vraiment organiques et tenant à
une conmiune origine ? C'est ici que le problème devient déli-
cat et, à vrai dire, presque insoluble. 11 implique une ques-
tion de méthode sur laquelle, dans l'état actuel de la linguis-
tique , on ne peut rien dire de bien précis. L'histoire naturelle
a des signes parfaitement déterminés pour établir les embran-
chements, les classes, les genres et les espèces; la linguistique
n'en a pas. C'est une question de degré , sur laquelle l'appré-
ciation individuelle de chaque linguiste pourra varier. Si l'on
78 HISTOIRE DES LANGUES SÉMITIQUES.
veut attribuer à la classificalioD des langues en familles un sens
positif, en doit faire correspondre cette division à un fait réel
et historique. Elle doit vouloir dire qu'à l'origine de l'humanité
le langage apparut sous un ou plusieurs types , qui ont pro-
duit » par leur développement, toutes les divtf sites actuelles.
Or, nous n'avons pas assez de lumières sur les temps primitifs
pour aborder ce difficile problème. Le naturaliste nest pas
obligé de décider si chaque genre représente une forme de
création primordiale : il se contente de dire que les goures ,
dans l'état actuel de notre planète, sont irréductibles. Le lin-
guiste, dont les hypothèses impliquent , quoi qu'il fasse, une
assertion historique , serait 4enu à quelque chose de plus ; et
pourtant il ne possède qu'un seul critérium pour établir la di^
tinction des familles, c'est l'impossibilité d'expliquer cimmient
le système de l'une a pu sortir du système de l'autre par des
transformations régulières. De là au fait primitif, qui seul
pourrait offirir aux classifications linguistiques une base solide
et clairement intelligible , il y a un abhne qu'aucun e^rit sage
ne se décidera jamais à franchir.
Du moins , à la question ainsi posée : « Peut-on expliquer par
un développement organique comment le système des langues
sémitiques a pu engepdrer le système de la langue copte , ou réci*
proquement ? » il faut répondre sans hésiter d'une manière néga-
tive. Des rapprochements partiels , comme ceux que l'on signale,
sont tout à fait insuffisants pour établir une affinité primitive.
Un système granunatical v|i tout d'une pièce, et, il est absurde
de supposer que deux groupes de langues possèdent en commun
une moitié de leur grammaire sans se ressembler par l'autre.
Certes il nous est difficile d'expliquer l'identité d'âéments en
apparence aussi accidentels que les pronoms et les noms de
nombre. Quelle raison a pu déterminer les races diverses à
LIVBE I, CHAPITRE II. 79
(Mrendre le t pour caractéristique de la seconde persouae du
flogulier, In pour caractéristique de la première personne du
pluriel ? n serait puâril de le rechercher. Avouons pourtant que
les preiaiers hommes ont pu se laisser guider en cela par des
analogies qui nous échappent. La théorie du pronom^ tient d'une
manière si intime à la constitution même de Tesprit humain ,
qu elle appartient presque aux catégories de la logique , et doit,
coflime ces catégories , se retrouver partout la même. Quant aui
noms de nombre, ils se rattacheraient de très-près aux pro-
noms , s'il fallait ajouter foi aux vues ingénieuses que M. Lepsius
luinméme » dans la seconde des dissert^ious précitées, a émises
sur ce sujet.
L'élément le plus essentiel sur lequel on puisse instituer
la comparaison des langues, ce sont assurément les flexions
du nom et du verbe ; or, c'est précisément par ce côté que le
système de la langue égyptienne diffère du système sémiti-
que. La langue égyptienne mérite à peine de prendre rang
parmi les langues à fierions. Plus on remonte vers son état
primitif, plus on trouve une langue analogue au chinois, une
langue monosyllabique, sans ciment, si j'ose le dire, expri-
mant les modalités par des exposants groupés, mais non agglu-
tinés autour de la racine. Ces exposants sont eux-mêmes des
UÊ(Àsplem$, qui dépouillent accidentellement leur rignification
pour devçnir des signes de grammaire. On ne peut voir un
^E^ du hasard dans ce fait, que l'écriture idéographique se
rencontre précisément appliquée aux deux langues qui, par
leur structure , appelaient pour ainsi dire ce genre de notation.
Une langue habituée k donner à chaque idée et à chaque rap-
port son expression isolée , devait être amenée à choisir un sys-
tème graphique analogue , peignant les choses et leurs rapports
par un signe indivis. Au contraire , on ne concevrait pas que les
80 HISTOIRE DES LANGUES SÉMITIQUES.
»
langues sémitiques, avec leurs fleidons délicates, se fussent créé
un instrument aussi mal approprié à leur nature. L'écriture
alphabétique fondée sur l'emploi d'un petit nombre de carac-
tères, est un des traits les plus essentiels des langues sémi-
tiques.
J'ajouterai à propos de l'Egypte ce que j'ai dit des civilisa-
tions de l'Assyrie et de la Babylonie. La civilisation égyp-
tienne, envisagée dans son ensemble, n'a rien de sémitique.
La langue et l'esprit des Sémites nous apparaissent avec un si
grand caractère d'uniformité qu'il répugne d'admettre, dans le
sein de cette famille, des branches qui s'éloignent d'une ma-
nière essentielle du type général. Si la langue et l'histoire de
l'Egypte présentent des éléments sémitiques difficiles k mécon-
nahre, il faut se rappeler que durant plusieurs siècles, l'in-
fluence sémitique fut très-forte en Egypte *. L'Egypte n'était
qu'une étroite vallée entourée de Sémites nomades, qui vivaient
à côté de la population sédentaire , tantôt soumis , comme nous
le voyons pour les Beni-Israël, tantôt maîtres, conmie dans le
cas des Hyksos, mais toujours détestés (^Çen. xlvi, 34). L'étroite
vallée du Nil portait seule le nom de Xn/x/ (terre noire); le
reste du pays s'appelait XiGin^ à l'ouest, ApaSia^ à l'est Cette
seconde partie , où l'on ne voyait qu'un prolongement de l'Ara-
bie, était occupée alors comme de nos jours, par des Bédouins:
on a remarqué que la terre de Goschen, habitée par Jies Israé-
lites, était elle-même un désert fort ressemblant à la région
sémitique de l'Asie^.
Il faut donc former pour la langue et la civilisation de l'E-
gypte une famille à part, qu'on appellera, si l'on veut, chami-
^ Mover8,'Di9 Phcenàier, I, 33 et suiv.; Joum, qfthe royal amai, SodêL i85A,
p. 198.
* Bertheau , Zur G«ich. der I$rael, p. aâo ; conf. Gm, ch. xlti.
LIVRE I. CHAPITRE IL ' 81
tique. An même groupe appartiennent sans doute les dialectes
noo-sëmitiques de TAbyssinie et de la Nubie : plusieurs mots
de l'ancien égyptien s'expliquent, ditr-on, par ces langues^. Des
recherches ultérieures nous révéleront si, comme on Ta con-
jecturé non sans raison, les langues indigènes du nord de
TAfrique, le berber par exemple, qui parait représenter le
libyque et le numide anciens , doivent être rangés dans la même
famille ^
Mais ce qu'il est permis d'affirmer dès à présent , contraire-
ment à une opinion trop souvent émise , c'est que le berber n'ap-
partient pas à la famille sémitique. Sa position vis-à-vis de cette
famille est à peu près la même que celle du copte ; tout en présen-
tant avec l'hébreu de nombreuses affinités grammaticales, le
berber en est complètement distinct pour le dictionnaire. Il a
subi d'ailleurs, une longue influence sémitique, par suite de
ses rapports avec le carthaginois et l'arabe. Sans cesse envahie,
en effet, depuis plus de mille ans avant l'ère chrétienne, par des
populations cfaananéennes ou arabes ', l'Afrique septentrionale
devint réellement une terre sémitique, non pas sans doute au
même titre que l'Arabie , la Palestine , le bassin du Tigre et de
l'Euphrate, mais en ce sens qu'à une époque connue, la race
sémitique y a fait prédominer son idiome. Il est même remar-
quable que l'arabe ne fut réellement conquérant que de ce côté.
Ni au nord, ni à l'est, il ne réussit à reculer beaucoup la li-
mite des langues sémitiques , et ne put forcer l'obstacle que lui
opposèrent le persan , l'arménien et les dialectes tartares. Vers
l'ouest, au contraire, sur une ligne prodigieusement étendue,
' De Rongé, bufiript, du Umbêou ^Akmk, p. i84.
* Judas, EtÊtde démamtratioê d$ la hmgue phémeiermê et de la langue Ubyque, '
p. so5 etsniv. ; Journal atiaiique, mai 18&7, p. i^55; Movera, Die Pkentàierf t. Il ,
s' part. p. 36& et sniv.
^ Morers, L II, 9* part. p. &19 et raiv.
I. 6
SS HISTOIRE DES LANGUES SÉMITIQUES.
il devint la langue vulgaire des pays conquis par Fislamisme.
Les traditions des Arabes sur kurs migrations anté-isiamiques
en Barbarie \ traditions empruntées aux fiables des rabbins sur
le passage des Gbananéens en Afrique» n*ont sans doute par
elles-mêmes aucune valeur historique ; elles répondent c^n*
dant à un fait réel , aux profondes racines que la race arabe a
daAs ce pays, devenu en quelque sorte le sanctuaire du sémi-
tisme : on peut dire, en effet, que l'Afrique du nord, et en
particulier le Maroc , est de nos jours le pomt du monde où
Tesprit arabe s'est le mieux conservé , et semble le moins près
de céder aux influences de l'étrange.
' Voir, sur ce sujet, une curieuse lettre d^Abd-et-Kader au général Daumas
(Rtvut det dêHx mofuin , 1 5 février 1 85& ).
LIVRE I, CHAPITRE III. 83
CHAPITRE in.
OUIGINE DES DIALECTES. HYPOTHÂSE D'UNE LANGUE SEMITIQUE
PRIMITIVE.
S I.
Dàs une haute antiquité, nous trouvons les langues sémiti-
ques divisées en dialectes fort ressemblants Tun à l'autre , mais
dont chacun néanmoins avait sa physionomie distincte. Quelle
idée se former du phénomène primitif qui produisit ces varié-
tés? Gomment expliquer Torigine des dialectes et l'apparition
des propriétés qui les caractérisent? L'homogénéité si frappante
de la Camille sémitique donne un relief tout particulier à ce
problème , et fournit pour le résoudre des données auxquelles
ne ccmduirait pas également l'étude des autres familles, dont
l'unité a été si profondément brisée.
Ecartons d'abord toute idée d'une série linéaire, en vertu de
laquelle l'une de ces langues serait mère et les autres dérivées,
en sorte que, de la plus ancienne à la plus Dqiodeme, il y eût
filiation directe, comme le voulait l'ancienne philologie. Les
langues qu^ représentent de véritables individualités (je ne
parie pas des idiomes de seconde et de troisième formation ,
comme le français, lliindoustani, etc.) se produisent parallè*-
lement, et non comme les anneaux d'une même chaîne; elles
sont sœurs, et non filles les unes des autres. Nulle d'entre elles
n'a le droit de réclamer la primogéniture , et s'il en est qui of-
frent une physionomie plus ancienne, ce n'est pas qu'elles aient
6.
8& HISTOIRE DES LANGUES SÉMITIQUES.
sur les autres l'avantage d'une véritable priorité, mais c'est
qu'elles ont été plus tôt arrêtées dans la série de leurs révolu-
tions. L'hébreu, par exemple, peut, en un sens, être consi-
déré comme plus ancien que l'arabe; non pas que, chrono-
logiquetnent, la première de ces langues soit antérieure à la
seconde, mais parce que la première, ayant moius vécu, s'est
moins développée que la seconde, et présente ainsi avec plus
de pureté le système primitif de la famille à laquelle elle ap-
partient.
Mais, s'il faut renoncer à chercher parmi les dialectes actuel-
lement existants l'idiome sémitique primordial, ne peut-on
pas, du moins, admettre que ces dialectes tirent leur origine
d'une langue maintenant évanouie, qui serait le prototype
commun de la famille et aurait renfermé en germe les procé-
dés que les branches diverses se sont partagés. Des faits par-
ticuliers aux langues sémitiques donnent, il faut l'avouer, à
cette hypothèse un grand air de vraisemblance. Telle est la
facilité avec laquelle le système des langues sémitiques se
laisse ramener à un état plus simple qu'on est tenté de croire
à l'existence historique et à la priorité de cet état, en vertu
du principe, si souvent trompeur, que la simplicité est anté-
rieure à la complexité. De bonne heure, cette idée se produisit
parmi les savants voués à l'étude des langues sémitiques. Elle
a été adoptée, au moins comme probable, par Michaelis, Ade-
lung, Klaproth, Gesenius, Guillaume de Humb^ldt, et elle
est devenue de nos jours, en Allemagne, la base d'un système
de philologie comparée dont nous aurons, plus tard, à appré-
cier la valeur *.
' J. D. Michaelis, SuppJem, ad L$x, hebr, p. 3&5 et i&5s; J. H. Michadis,
notes au TraUé de la poétie dm Hébreux de Lowth, leçon 3*; Adelong, Mt'lftr. I,
3oi ; Klaproth, ObêtrvaiùmM êur fet raeme§ dêê hmgttêi iémitiquêê, è la mite des
LIVRE 1, CHAPITRE III. 85
On sait, que , dans Tétat actuel des langues sémitiques ,
toutes les racines verbales sont trilitères ; le petit nombre de
racines quadrilitères, qui se rencontrent en hébreu, en sy-
riaque et en arabe , ne sont pas des racines réelles : ce sont des
formes dérivées ou composées qu'on s'est habitué à envisager
comme des mots primitifs et simples. Mais les racines trilitères
elles-mêmes ne sont pas le dernier degré auquel il soit donné
d'atteindre. Parmi ces racines^ en effet, il est des classes en-
tières qui ne sont trilitères que par une fiction grammaticale :
tels sont les veibes dits concaves et gemmés, qui restent trili-
tères et monosyllabiques dans presque toute leur conjugaison.
— D'autres classes de verbes , quoique plus réellement trili-
tères j se distinguent par la faiblesse d'une de leurs radicales
qui, dans certains cas, tombe, devient voyelle ou cesse de se
prononcer : tels sont les verbes dits faibles ou mparfaits. Le
rAle de la troisième radicale dans ces verbes est si peu impor-
tant qu'un thème bilitère, tel que i:, peut devenir trilitère
de plusieurs manières sans changer de signification (ii3, iij,
nij), et que des verbes très- différents, tels que tfl3 et tf3>,
identiques par deux de leurs radicales, s'empruntent souvent
des temps l'un à l'autre. — Enfin , les verbes qui se montrent
ArBtwjwi de M erian, p. 909 ; Geseniufl , Ltkrgébâude dtr hebr. Spr. p. 1 83 et amv. ;
Gitefc. der A«6r. Spr, p. i5, et préface de son Dictionnaire (édit allemande),
p.&;S.Liitiatto, At>iegom«itiu{tiiiagnifiim. fiogi^^ 81
et fÛT.; G. de Homboldt, Ueber di$ VenehitdeHheU dêi mêmeUiehen Spraehbmm
(introdnctkm à rJStim iur le kawi, p. cgcxxti-gccxxtii ) ; J. Fûrst , lÂbrorum êoeror.
cmcftrd. (Leipi. i8fto), pnef.; Dditnch, Jeturun^ p. i58 et suiv.; Dietrich
(de Marbonrg), Abhandkukgen fir êmnàiêeke Wortfonchung (Leipog, iSkà);
P. Bœttkher, Wuneybnehmgm (Halle, iSSa ), et On (ft« elau^eation oftmmtk
f99U, appendice B ao t II des OiKimat de M. de Bunsen. Le D' (depuis cardinal)
Wiseman a développé d'excellenles vues sur ce sujet, dans son second disconrs
«or Tétode comparée des langues, où des conséquences bien hasardées sont tirées
de principes en général trè^flnement aperçus.
86 HISTOIRE DES LANGUES SÉMITIQUES.
constamment sous la fonne triiitëre ne sont pas,. pour cela,
inattaquables à Fanalyse. Parmi leurs trois radicales, en effet,
il en est presque toujours une plus faible que les autres et qui
parait tenir moins essentiellement au fond de la signification ^
On est ainsi amené à se représenter chaque racine sémiti-
que comme essentiellement composée de deux lettres radicales,
auxquelles s'est ajoutée plus tard une troisième, qui ne fait
que modifier par des nuances le sens principal , parfois même
ne sert qu'à compléter le nombre ternaire. Les monosyllabes
bilitères obtenus par cette analyse auraient servi, dans l'hypo-
thèse que nous exposons,* de souche commune à des groupes
entiers de radicaux trîlitères offrant tous un même fond de
signification. Ce seraient là, en quelque sorte, les éléments
premiers et irréductibles des langues sémitiques. En effet,
presque tous ces radicaux bilitères sont formés par onoma-
topée, et, s'il est permis d'essayer quelques rapprochements
entre la famille indo-européenne et la fÉftnille sémitique, c'est
assurément de ce côté qu'il faut les chercher.
Aux deux lettres ns, par exemple, semble atta^ée l'idée de
gratter, racler; notts les retrouvons dans les verbes y)2, ils,
nna,nj, Vna, ona, ona, 3?n5, nia, erna, qui, tous, semblent
offrir un sens identique.
Aux deux lettres ns semble attachée l'idée de séparation, de
rupture ; on les retrouve dans toute la série : lit , onD , tfit ,
«fne, yiD, pn», t^d, did, on», 3?nD, nit; et, avec un adou-
^ Ajoutont que k triUténté ii*eidat pas le moiiMyilalnsine , gHboe A la ma-
nière dont les langues anciennes envisagent certains groupes d^artieulations. IV,
dans les inscriptions cunéifonnes persanes, est rqirésenté par un seul signe;
dans le moi patn», ces deux lettres ne forment rédiement qu'une sede articnlB-
tion. Prit, en sanscrit, n'est qu'un monosyllabe Utitère. Les liquides et les aspirées
ne sont réellement que des demi-Yoyelles, qui ne préjudideat point au monosyl-
lalHsme des racines.
LIVRE I, CHAPITRE lll. 87
craement de la pr^aière radicale : Kia, nna, ina, erna, nna,
lia; et, par Je changement du i en sifflante : nsD, nse,
VïC, DXD, WD, *?X3, y», 1»3, KT3, pT3, ID, ^M, ma,
^ia, etc. De même en arabe : ^jh. i^j^* d^* p^* d^>
^•i;*. \i^^ etc.
Les deux articulations fondamentales yp, exprimant Pidëe
de couper, donnent : ysp , Dop , m , m) , dt9 , yu > ^n , lu ,
im, lia, np, nia, »ii3, na, ysn, a»p, nxp, *|»p, yxp, i»p,
m», Doa, nna, nnn, nsn. Arabe :la#, oJsS, ^, Ukki, Jia»,
^, 3s#, M, etc.
Ainsi, le sens nous apparaît partout attaché à deux articula-
tions fondamentales, qui s'adoucissent, se fortifient, se com-
plètent de mille manières, selon la nuance qu'il s'agit d'expri-
mé, ysp désigne l'idée de briser avec plus de force qu,e na ,
et Y*w l'idée de séparation avec plus d'éclat que Dis ; mais
c'est toujours une même idée, comme c'est toujours un même
son qui fait l'Ame de ces diverses séries. On arrive ainsi à une
langue simple et monosyllabique, sans flexions, sans catégories
^naimnatieales, exprimant les rapports des idées par la juxta-
positiop ou l'agglutination des mots ; à une langue, en un mot,
assez analogue aux formes les plus anciennes de la langue chi-
noise. Un tel système devrait sans doute être ccmsidéré comme
logiquement antérieur k l'état actuel des langues sémitiques.
Hais est-on en droit de supposer qu'il ait réellement existé?
Voilà sur quoi un esprit sage, persuadé qu'on ne saurait de-
viner a priori les voies infiniment multi|des de l'esprit humain ,
héâtera toujours à se prononcer.
Gomment concevoir, en effet, le passage de l'état monosyl-
labique à l'état trilitère? Qudle cause assigner à cette révo-
lution 1 A quelle époque la placer? Serait-ce , comme le disaient
naïvement les anciens linguistes, lorsque les idées se multi-
88 HISTOIRE DES LANGUES SÉMITIQUES.
plièrent et qu'on sentit le besoin d'exprimer plus de nuances,
ou , conune Gesenius inclinait à le croire ^, au moment de
rintroductioo de l'écriture ? Est-ce par hasard , est-ce d'un com-
mun accord que se fit cette innovation grammaticale ? On ne
pourrait citer un seul exemple d'im pareil changement. L'homme
ne complète pas plus le langage qu'il ne l'invente de propos
délibéré. La raison réfléchie a bien peu de part dans la créa-
tion et dans le développement des langues. Il n'y a pour elles
ni conciles ni assemblées délibérantes ; on ne les réforme pas
comme une constitution vicieuse. Les idiomes les plus beaux,
les plus riches, les plus profonds sont sortis, avec toutes leurs
proportions, d'une élaboration silencieuse et qui s'ignorait elle-
même. Au contraire, les langues maniées, tourmentées, faites
de main d'homme , portent l'empreinte ineffaçable de cette ori-
gine dans leur manque de flexibilité , leur construction pébible ,
leur défaut d'harmonie. L'homme primitif put, dans ses pre-
mières années, construire sans travail l'édifice du langage;
car les mots facile et difficile n'ont pas de sens appliqués au
spontané. Mais à la réflerion tout devient impossible ; le génie
suffit à peine aujourd'hui pour analyse ce que l'esprit de l'en-
fant créa de toutes pièces et sans y songer.
On ne saurait donc admettre dans les langues aucune révo-
lution artificielle et sciemment exécutée. Or le passage de l'état
monosyllabique à l'état triiitère est de ceux qui n'auraient pu
se faire sans une très-grande réflexion. Les seules langues mo-
nosyllabiques que nous connaissions, celles de l'est de l'Asie,
ne sont jamais sorties de leur état. Rien n'autorise, par con-
séquent , à transformer en fait historique l'hypothèse du mono-
syllabisme primitif des langues sémitiques , hypothèse qui n'est
au fond qu'une manière commode de se représenter les faits.
> rjehrgebâudê dm- hêbr. Spr. p. 1 85-i 86.
LIVRE I, CHAPITRE III. 89
Sans doute le thème fondamental de la racine , dans les langues
sémitiques comme dans toutes les autres, fut généralement mo-
nosyllabique, puisqu'il n'y a guère de motif, comme l'a dit
G. de Humboldt ^, pour désigner, tant que les mots simples
suflSsent aux besoins, un seul objet par plus d'une syllabe, et
que d'ailleurs, en cherchant à reproduire l'impression du de-
hors, impression rapide et instantanée, l'homme ne dut en
saisir que la partie la plus saillante, laquelle est essentielle-
ment monosyllabique. Mais dans la synthèse primitive de l'es-
prit humain, l'accessoire ne se distinguait pas du principal;
l'idée se produisait conmie un tout, avec l'ensemble de ses
ciroonstances. Le Sémite n'aura pa^ commencé à exprimer l'idée
de briser par le monosyllabe ne , d'où seraient dérivés posté-
rieurement yic , T)iD » etc. Toutes ces variantes du thème pri-
mordial ont dû coexister dès l'origine , et no n'est qu'une abstrac-
tion logique, un être de raison, formant il est vrai l'essence
des mots précités, mais n'ayant jamais eu d'existence isolée.
De même pour la racine i J , j'imagine que chacun , à l'ori-
gine, conjuguait ce verbe à sa manière, l'un sur le type lu,
l'autre sur le type il J , un troisième sur le type ma , et ainsi
la variété actuelle, loin d'être l'épanouissement de l'unité pri-
mitive, n'est que la continuation peut-être amoindrie et res-
treinte de la variété primitive*
La formation des catégories grammaticales prête à des consi-
dérations analogues à celles que nous venons de développer.
En analysant les langues les plus anciennes , on voit peu à peu
s'effacer les limites de ces catégories , et on arrive à une ra-
cine fondamentale qui n'est ni verbe, ni adjectif, ni substan-
tif, mais qui est susceptible de revêtir ces différentes formes .
* Veber àk Venehkdênheii dm meniéhL Spraehb. (introd. i VE$$ai fur h kawi)^
p. GGGUXXH et Miiv. ; LsUn à Àhd-Réimt$ât, p. 8&-85.
90 HISTOIRE DES LANGUES SÉMITIQUES.
EstHse à dire que dans l'état primitif il n'y eût aacune di-
vision des parties du discours ? Non certes. Soutenir qu'il n'y
avait dans l'état primitif que des noms ou que des verbes , est
également vrai et égal^nent feux: vrai, parce que tous les
mots pouvaient en effet le devenir ; faux , car aucun mot ne
l'était par sa nature. La racine indivise réunissait en puis-
sance tons les r6les divers que les progrès de la réflexion ont
depuis séparés.
On ne peut donc envisager la supposition d'un état mono-
syllabique, bilitère et sans catégories grammaticales, dans les
langues sémitiques , que conune une hypothèse artificielle , satis-
faisant à ce besoinxde l'esprit qui nous porte à expliquer la
complexité actuelle par la simplicité primitive. On se figure
trop souvent que l'élément simple relativement à nos procédés
analytiques, a dû précéder chronologiquement le tout dont
il Isdt partie. C'est là un reste de la méthode des scolastiques,
qui domine encore toute notre philosophie , et de la tendance
qui les pilait à substituer des conceptions logiques aux consi-
dérations historiques et expérimentales. Loin de débuter par le
simple ou l'analytique, l'esprit humam débute en réalité par le
comjdexe et l'obseur; son premier acte renferme en germe tous
les éléments de la conscience la plus développée : tout y est en-
tassé et sans distinctions. L'analyse trace ensuite des degrés
dans cette évolution spontanée ; mais ce serait. une grave erreur
de croire que le dernier degré auquel nous arrivons par l'a-
nalyse , est le premier dans l'ordre généalogique des faits.
S U.
» .
La question des dialectes est résolue à notre avis par les
observations qui précèdent. Il semble au premier coup d'œil
que rien n'est plus naturel que de placer l'unité en télé des
LIVRE 1, CHAPITRE III. 91
diversités, et de se représenter les variétés dialectiques comme
sorties d'un type unique et primitif. Mois des doutes graves
s'élèvent quand on voit les langues se morceler, avec Tétat
saufage ou baii)are, de village à vfllage, je dirais presque de
fiunîHe à famille. Le Caucase et TAbysânie , par exemple , pré-
sentent sur un petit espace une immense quantité de langues,
entièremmt distinctes. Le nombre et la variété des dialectes de
l'ibérique étaient pour H. de Humboldt un perpétuel sujet
d'étonnement. M«âs ces diversités ne sont rien en comparaison
de cdles qui séparent en général les langues de l'Océanie : c'est
là que l'état sauvage a poussé jusqu'aux dernières limites ses
effets de désunion et de morcellement. Chez les races , enfin ,
qui sont placées au plus bas degré de l'échdle humaine, le
langage n'a rien de fixe , et n'est plus guère qu'un procédé sans
tradition , dont on a peine au bout de quelques années à recon-
naître l'identité.
Ces feits nous semMent suffisants pour prouver l'impossibilité
d^une langue homogène, pariée «ur une sur&ce considérable,
dans une soéiété peu avancée. La civilisation peut seule étendre
les langues par grandes masses; il n'a été donné qu'aux so-
ciélés modernes de {sire régner un idiome sans dialectes sur
tout un pays , et encore les langues arrivées ainsi à l'universdité
sont^^es presque toujours des langues purement littéraires,
oemme la Im^va t09emui, commune à tous les hommes instruits
de l'Italie. Si la langue grecque, parlée par un peuple si heu-
reusement doué de la nature, a compté presque autant de
dialectes que la Grèce comptait de peuplades différentes ^
' Sans doute cette divemlé B*eu8tait pa» au s^omeiit où les Hellènes, réunis
eo un seul corps de nation, pénétraient dans la Grèce. Mais une troupe envahis-
sante est d^ordinaire peu nombreuse, et du moment qu'elle se fixe et se multi-
plia, la diversité ne tarde pas à reprendre ses droits.
93 HISTOIRE DES LANGUES SÉMITIQUES.
peutr-on croire que les premiers hommes, cpii se possédaient
à peine eux-mêmes et dont la raison était encore comme un
songe , aient obtenu le résultat auquel les siècles les plus ré-
fléchis ont eu peine à atteindre ? Loin donc de placer l'unité
à l'origine des langues , il faut envisager cette unité comme le
résultat lent et tardif d'une civilisation avancée. Au commen-
cement , il y avait autant de dialectes que de familles , de con-
fréries, je dirais presque d'individus. Chaque groupe formait
son langage sur un fonds imposé il est vrai, mais en suivant
son instinct, et en subissant les influences que le climat, le
genre de vie, les aliments exerçaient sur les organes de la pa-
role et les opérations de l'intelligence. On pariait par besoin
social et par besoin psychologique , sans se préoccuper de la
conformité du langage que Ton pariait avec un type autorisé et
général. D'illustres linguistes ont été surpris de trouver dans
les langues réputées barbares, une richesse à laquelle attei-
gnent à peine les langues cultivées. Une des lois les plus gé-
nérales révélées par la philologie comparée, est que loin de se
développer par la suite des ftges , les langues tendant plutôt à
perdre, en vieillissant des mécanismes précieux. Rien de plus
vrai, pourvu que l'on accorde que cette variété de. formes et
de flexions, c'est l'indétermination même. Les langues qu'on
peut appeler primitives sont riches parce qu'eUes sont sans li-
mites. Chaque individu a eu le pouvoir de les traita presque
à sa fantaisie; mille, formes superflues se sont produites, et
coexistent jusqu'à ce que le discernement grammatical vienne
à s'exercer. C'est un arbre d'une végétation puissante,. auquel
la culture n'a rien retranché, et qui étend capricieusement et
au hasard ses rameaux luxuriants. L'œuvre de la réflexion , loin
d'ajouter à cette surabondance, sera toute négative. Elle ne fera
que retrancher et fixer. L'élimination s'exercera sur les formes
LIVRE I, CHAPITRE III. 93
inutiles; les superféiations seroni bannies; la langue sera dë-
lenninëe, réglée » et, en un sens, appauvrie.
L'exubérance des formes, rindétermination , i'extréme va-
riété, la liberté sans contrôle, caractères qui, si on sait les
entendre , sont étroitement liés entre eux , durent constituer les
traits distinctifs de la langue primitive de chaque race. La
recension grammaticale n'esl jamais qu une simplification dans
la richesse excessive des langues populaires et un choix parmi
les procédés qui faisaient double emploi. On trouve dans pres-
que tous les idiomes des pronoms et des verbes qui ne possèdent
point la série complète des flexions , et suppléent à leurs lacunes
en empruntant à d'autres mots les formes qui leur manquent :
iyd^ ftoC; ^/po», o&r, À^xâi; ferOy tuU, latum; npef et nnef
en hébreu ; sn*» et tna en araméen. Personne ne croit sans
doute qaefero, tuU, latum soient les temps d'un même verbe.
Ce sont trois verbes incomplets dans l'état actuel de la langue ,
et qui, après avoir vraisemblablement existé d'une manière
indépendante , n'ont pu échapper à l'élimination des super-
fluités qu'en soutenant leurs débris l'un par l'autre , et formant
un verbe factice, qui seul est arrivé à la consécration gram-
maticale. Ainsi un langage illimité, capricieux, indéfini, tel
parait avoir été l'idiome des premiers âges; et si l'on convient
d'appliquer aux variétés qui se produisaient alors le nom de
dialectes , au lieu de placer avant les dialectes une langue imi-
que et compacte, il faudra dire au contraire, que cette unité
n'est résultée que de l'extinction successive des variétés dialec-
tiques.
Est-ce à dire que tous les dialectes eussent dès l'origine leur
existence individuelle , qu'il y en eût un qui f&i le syriaque ,
un autre qui fftt l'hébreu, un autre qui fAt l'arabe? Non,
sans doute: c'est k une époque bien postérieure que telles et
9k HISTOIRE DES LAJ4GUES SÉMITIQUES.
telles propriétés gpanunattcales sont devenues, en se groupant,
le trait distinctif de tel et tel idiome. Ces propriétés existaient
d'abord dans un mélange qu'on a pu prendre pour la syn-
dièse, mais qui n'était que la confusion. L'esprit humain ne
débute ni par la synthèse ni par l'cinalyse , mais par le syncré-
tisme. Tout est dans ses premières créations, mais tout y est
comme n'y étant pas, parce que tout y est sans individualisa-
tion ni existence distincte de parties. Ce n'est qu'au second de-
gré du développement intellectuel que les individualités com-
mencent & se dessiner avec netteté, et cela, il faut l'avouer, aux
dépens de l'unité, dont l'état primitif offrait au moins quelque
apparence. Alors c'est la multiplicité , la division qui domine ,
jusqu'à ce que la synthèse venant ressaisir les éléments isolés,
qui ayant vécu a part ont désormais la conscience d'eux-
mépies, les assimile de nouveau dans une unité supérieure.
En un mot, — existence confuse et simultanée des variétés
dialectiques , — existence indépendante dos dialectes , — fiision
de ces variétés dans une unité plus étendue , tels sont les trois
degrés qui correspondent dans la marche des langues aux trois
phases de toute eristence , soit individuelle , soit collective.
• La formation des dialectes de la langue grecque, a soulevé
des questions analogues à celles qui viennent d'être traitées
pour les langues sémitiques, et les meilleurs grammairiens
les ont résolues dans le sens que nous avoAs indiqué. Les poèmes
homériques présentent simultanément employés des idiotismes
qu!on donne pour de l'éolien , du dorien , de l'attique. Si la dis-
tinction des dialectes eût été parfaitement nette à l'époque de
la composition de ces poèmes , un pareil mélange eût péché
contre toutes les règles du bon sens. Il faut donc admettre
pour ces siècles reculés un état d'indécision où coexistaient le$
diverses particularités qui sont ensuite devenues la possession
LIVRE I, CHAPITRE IIL 95
exclusive de tel ou tel dkdecte ^. C'est ainsi que de vieux mots
français tombes «i désuétude dans la langue cultivée, sont res-
tés populaires dans quelques provinces, et que des mots d'usage
commun dans l'ancien allemand, ne sont plus employés de nos
jours que dans les patois looaux.
Plusieurs faits, dont il faudrait se garder, il est vrai, d'exa^-
gérer la signification, se réunissent aux inductions qui précè-
dent pour étaUir la promiscuité primitive des dialectes sémî->
tiques. Ainsi les noms propres les plus anciens des histokes
hébraïques offrent beaucoup d'aramaîsmes : ex. n^n , ni^n^ , etc.
Les firagments archaïques insérés dans la Genèse, les masehal
de Baiaam, le cantique deDébora, renferment aussi des traces
noDQ^reuses du mâange des dialectea. Il faudrait se garder
tentais d'appliquer le même raisonnement au livre de Job ,
ainsi que le (iaisaient les anciens ex^tes , et de conclure des
ardiismes et des aramaismes dont est semé ce livre qu'il a
été composé avant tous les autres monuments de la littérature
hébraïque , et à une époque où les divers idiomes sémitiques
n'étaient pas encore distincts ^. Une ligne de démarcation trè»*
sensible sépare les aramtfsmes des morceaux archaïques, tels
que le cantique de Débora , et les aramaîsmes des ouvrages
qui ont été écrits sous l'influence chaldéenne. C'est en ce sens
que M. Movers a pu soutenir ce princq>e, que les aramaîsmes
dans un livre hébreu sont la preuve d'une très-récente ou d'une
très-ancienne composition'.
Qudques faits établissent, d'un autre c6té , la séparation des
' Gonf. Matthic, Gnmm. rau, de la kmgUB gr§equê, 1 1, p. 9 et suiv. (trad.
Gttl et LongoeviHe) ; Am. Pepon, Origim dm tn Hkêtri dwktti greei paragmmla
cm fmOa dtffdoqm» {Sk$tn àakmo. (Mém. de Ykc de Turin , II* série, I.)
* Gonf. J. H. Michaelis , notes au traité de la PMê ioerSt det Hébreux de Lowth ,
leçons 3* et 33*.
> ZeiUekr^fir PIUI. und kathol. Thêol. (Bonn), XVI, tb^.
96 HISTOIRE DES LANGUES SÉMITIQUES.
dialectes sémitiques à une époque fort reculée. Lés noms des
tribus arabes, mentionnés dans les parties les plus anciennes
de la Genèse , sont quelquefois précédés de l'article el, et nous
offrent, par conséquent, un des traits caractéristiques de la
langue arabe. Laban (Gen. xni, U'j) nomme en araméen '^y
Knnnt!; le monument que Jacob a appelé en hébreu ny^:. Ce
n'est là sans doute qu'un thème étymologique sur le nom de
Galaad, fait après coup, comme on en rencontre tant dans la
Genèse ; mais ce passage nous atteste au moins qu'à l'époque où
la tradition se forma, les deux dialectes étaient parfaitement
distincts.
Il faut donc comprendre les dialectes en linguistique , de la
même manière que l'on entend en histoire naturelle les espèces
constituées, c'est-à-dire comme un fait actuel et désormais
permanent, sans rechercher si les diversités présentes exis-
taient ou non à l'origine. Chaque dialecte porte son caractère
naturel, qui suffit pour lui assurer une existence indépen-
dante. Les langues, toutefois, tenant intimement au carac-
tère variable et progressif des facultés humaines, n'ont pas la
stabilité des espèces de la nature. Elles participent à toutes
les révolutions de l'histoire et de l'esprit humain , et peuvent ,
en se combinant dans des proportions diverses , engendrer des
idiomes nouveaux , qui sauront eux-mêmes , par l'originalité des
lois du mélange, arriver à un cachet individuel. Ce sont ces
révolutions que nous sdlons exposer, en traçant le tableau des
fortunes diverses par lesquelles ont passé lei^ diverses langues
sémitiques, depuis les temps historiques jusqu'à nos jours.
LIVRE DEUXIÈME,
PREMIÈRE ÉPOQUE
DU DÉYELOPPEMENT DES LANGUES I^EMITIQUES.
PÉRIODE hébraïque.
CHAPITRE PREMIER
BRANCHE TiBAGHITE (hÉBREv).
S I.
L'histoire générale des langues sémitiques, se divise, pour
nous, en trois périodes bien distinctes. La première, représentée
par VhAreu, s'étend à peu près jusqu'au yi* siècle avant notre
ère, c'est-à-dire jusqu'au moment où la langue hébraïque
cède à l'influence prépondérante de l'araméen. La seconde,
que nous appellerons atwnéenne, et qui est, en quelque sorte,
le moyen âge des langues sémitiques , s'étend depuis le vi* siècle
avant notre ère jusqu'au vif siècle après J. G., c'est-à-dire jus-
qu'au moment où l'arabe prend une importance décisive en
Ori^st. Enfin la troisième période, durant laquelle V arabe ab-
sorbe et fait oublier toutes ses sœurs, s'étend depuis le siècle
de l'hégire jusqu'à nos jours. Cette division correspond, comme
on voit, à la division même des dialectes sémitiques en trois
familles : famille du nord ou araméenne, famille du milieu ou
I. 1
98 HISTOIRE DES LANGUES SÉMITIQUES.
chananéenne, famille du sud ou arabe. C'est qu'à vrai dire, ces
trois divisions sont moins celles de trois langues distinctes que
de trois âges d'une même langue, de troiâ phases par lesquelles
a passé le langage sémitique, sans jamais perdre le caractère
primitif de son identité.
Il importe d'ajouter que cette division , pour rester véritable ,
ne doit être prise que dans un sens général, et avec trois res-
trictions importantjBS. i^ Les idiomes remplacés par un autre,
rhébreu par Taraméen , le syriaque par l'arabe , ne disparais-
sent pas pour cela entièrement : ils restent langue savante
et sacrée, et, à ce titre, continuent d'être cultivés longtemps
après avoir cessé d'être vulgaires. C'est ainsi qu'une partie
très-importante de la littérature syriaque ne s'est produite que
depuis l'hégire ; c'est ainsi que des ouvrages essentiels du ca-
non hébraïque n'ont été écrits qu'après la captivité , et que ces
deux langues sont encore écrites de nos jours dans les reli-
gions respectives qui les ont adoptées, a® Cette succession des
trois langues sémitiques ne peut signifier que chacune d'elles
ait été pariée en même temps dans toute l'étendue dés pays
occupés par la racé sémitique; elle signifie seulement que
chacun de ces trois dialectes fut tour à tour dominant, et re-
présenta, à son jour, le plus haut développement de l'esprit
sémitique. Toute Thistoire intellectuelle des Sémites, en
effet, se partage, comme l'histoire des langues sémitiques elles-
mêmes, en trois phases : hébraïque, chaldéo-syriaquê et arabe.
3* Cette division, enfin, ne doit point être entendue d'une
manière absolue , mais seulement par rapport à l'état de nos
connaissances. Ainsi, il se peut qu'il y ait eu à Bab^one un
mouvement de littérature sémitique, parsdlèle ou antérieur h
celui des Israélites et des Chananéens. Mais ce mouvement,
n'étant représenté par aucun texte écrit qui soit parvenu jus-
LIVRE II, CHAPITRE I. 99
fà^h MMis, est comme s'il s'était pas relativemei^ au geive
de reeherehes qui doit nous occuper î^i.
Le pays de Ghanaan est donc le premier théâtre sur lequ^
ia philologie peut étudier le développement des langues sé-
Hiitiques. Autant qu'il est donné à la science de pénétrer
le mystère des races primitives, ce pays nous apparaît comme
reeoufert par trois couches successives de population : P Des
races sautages et sans doute non sémitiques, restées dans le
souvenir des Hébreux , comme antodithones (ynMD D^iVu), sous
les mnns de NejUm, Émm, Refcûm, Zoweim, Zimzommim, Étun
hm, races gigantesques et titanieanes , objets de traditions
fantastiques , et représentant, conune les habitaïUs de Flnde an-
térieurs à la race brahmamque , cette première humanité sau-
vage que partout les races civilisées paraissent avoir reneonti^
sur leurs pas ^ Ces races disparurent de bonne heure; car la
table an k* chapitre de la Genèse, qui énumère dans ua si
grand détail toutes les tribus chananéennes, n'en lait aucune
mention. — H"* La race sémitique de Chanaan (Amorrhéens,
Héthéens, Hévéens, Phéréaéens, Gergéséens, Jébuséens), dési-
gnée par les Grecs du nom de Pliàfieimu, mêlée i* de restes
de Tancieniie popidation, tels que les Enakim; â*" à l'orient
et au sud, de tribus arabes et, par conséquent, sémitiques
aussi (Amaléldtes, oip ^:3, ou Orientaux, les mêmes qui (breoit
plus tard appelés Saracèneê, etc. ^). — III^ Enfin, rémigratien
sémitftipie de Tharé, venue de la Ghaldée septentrionale, la-
quelie, à diverses époques, traversa le pays, y laissa plusieurs
de set rBHDkeaux, comme lesEdimutes, les Ammonites, les Moa-
' Ci. BflKheaH, Zw Gmhithfi dtr ItraOki^y p. iSS et suiv.; Evdd, A-
idiicktt de» VoOse» lmrael,i. I, p. 974 «t suiv.; Leogerke, fimoan, p. 178 et
fliiiv.
* Ewtlil, I, p. 996 et mW.; Lengerke, p. soo et suiv. ^
100 HISTOIRE DES LANGUES SÉMITIQUES.
bites, et finit par s'y établir, quinze cents ans environ avant
l*ère chrétienne, sous le nom d'Israélites ou Beni-Israël, en
s'assimilant ou en étouffant les races antérieures. Dans ce dé-
nombrement ne sont pas compris les Philistins, dont le classe-
ment ethnographique offre de grandes difficultés, mais qui
semblent se rapprocher des Ghananéens.
Uhébreu nous est parvenu comme la langue particulière des
Beni-Israël. Mais on ne peut douter que cette langue n'ait été
commune à beaucoup d'autres peuples, et spécialement a
toute l'émigration de Tharé. Le nom d* Hébreux [ceux d!au
delà) désigna d'abord toute la branche de cette émigration qui
passa l'Euphrate. Nous voyons, il est yroi [Genèse, xxxi, 47),
Laban, qui appartenait à la même famille, mais qui n'avait
pas passé l'Euphrate, donner à un monument un nom ara-
méen,. tandis que Jacob, Âbrahamide émigré, appelle le même
monument d'un nom purement hébreu; mais il y a dans cet
endroit une intention d'étymologie fictive et d'allitération qui
empêche d'accepter le fait comme une donnée historique. Si l'on
considère, d'ailleurs, que le phénicien nous apparaît d'autant
plus semblable à l'hébreu qu'on remonte plus haut vers l'an-
tiquité, on est amené à envisager l'hébreu moins comme la
langue particulière d'une tribu que comme l'expression com-
mune du génie de la race sémitique à son premier âge. C'est
en hébreu que nous sont parvenues les archives primitives de
cette race, devenues par une remarquable destinée les archives
du genre humain. C'est en hébreu que nous sonf parvenus
leurs premiers dires poétiques, leurs proverbes les plus an-
ciens. L'hébreu est ainsi , dans la race sémitique , ce qu'est le
sanskrit dans la race indo-européenne, le type le plus pur, le
plus complet de la famille, l'idiome qui renferme la clef de
tous les autres, i'idiome des origines, en un mot, dépositaire
LIVRE II, CHAPITRE I. 101
des secrets historiques, linguistiques et religieux de la race à
liqueUe il appartient.
C'est un fait généralement admis que les Ghananéens , au
moment de l'entrée des Benî-Israël dans leur pays, pariaient
une langue fort analogue à Théln^eu^. Isaie (xix, 18) appelle
lliébrea langue de Chanaan. Tous les anciens noms chana-
aéens d'hommes et de villes, tels que Abmilek, Adoni-Bézek,
KiriatSepher, Kiriairleanm sont purement hébreux ,. et d'une
figure si caractérisée qu'il n'est pas permis de cseire qu'on les
ait traduits, ou hébraisés d'après un procédé d'ailleurs très-
Eatmilier aux Orientaux dans la transcription des noms propres.
On ne voit pas que les Hébreux et les Ghananéens aient ja-
mais éprouvé la moindre difficulté pour s'entendre. Enfin, plu-
sieurs particularités, l'emploi de u^ (la mer), par exemple,
pour désigner Toccident, démontrent que la langue hébraïque
n'a pu se former que dans la région géographique où , depuis
un temps immémorial, nous la voyons parlée.
Ge n'est pas sans quelque surprise qu'on arrive à ce résul-
tat. Que deux branches aussi distinctes de la famille sémitique
que l'étaient les Ghananéens et les Israélites, se retrouvent,
après avoir couru les aventures les plus diverses, parlant le
même dialecte, c'est là certes un fait étrange, et l'on con-
çoit que les anciens critiques, tantôt aient soutenu que les
Abrahamides, à leur entrée en Palestine, adoptèrent la langue
du pays, tantôt aient nié hardiment, comme Herder^, que l'hé-
breu fût la langue de Ghanaan. Ni l'une ni l'autre de ces deux
opinions ne parait acceptable. La difficulté tient peut-être .
à ce qu'on s'est exagéré l'opposition qui dût exister dans la
haute antiquité entre les Israélites et les Ghananéens. Sans
' Cf. Gesenius, Geêchiehtê der hebr. Spr, S 7; Bochart, Chanaany i. II, c. i.
* PMe det Hébreux, dial. z.
103 HISTOIRE DES LANGUES SÉMITIQUES.
admettre, avec MM. Mover» et Lengerke ^ , c^e les Hébreux et
les Ghananéens aient eu pendant longtemps une religion à
peu près identique , il faut avouer que ee n'est qu'à une ^oque
rdativement fiftodeme que les jfteodcrs arrivèrent à cet esprit
d^eidusion qui caractérise les instîtuti<ms uKMsaiqiies. Une
foule de données de la religion phénicienne se retrouvent dms
l'ancien culte hébreu^. A Tépoque patriarcale « on voit les
Abrahamides accepter pour saiarés tous les lieux que les GImk
nanéens prêtent comme tels, arbres, montagnes, sources,
bétyles ou i^h-d. Après la sortie des Israélites de l'Egypte, le
conmierce des deux races devint encore bien plus profond. Ge
fiit, sans doute, dans ce contact intime et prolongé de deux
didectes trèfr^ressemblants que se forma l'hébreu ^. S'il y eut
tentais dans cette génération un dément dominant, nous
croyons que ce fut l'élément chananémi : il est naturel « en
effet, de supposer que le dialecte particnli^ des Abrahamides,
lorsqu'ils passèrent l'Euphrate, se rapprochait davantage de
l'araméen.
Il faut dire de la littérature hébraïque ce que nous vencms
de dire de la langue hébraïque. Bien qu'elle nous soit par-
vemie conmie la propriété exclusive des Israélites, cette litté-
rature est , k beaucoup d'égards , commune aux tribus voiÂnes
d'Israël. On est obligé de si;q>poser qu'avant les Israélites d'au-*
très nations sémitiques possédaient l'écritui^e et des écrits.
* Movera, Dig Phamnier, I, p. 8-9 -etc.; Lengerke, Kenaan, p. 937 et suiv.
' Movera, I, p. 9s, i3a-i33, 95&, 986, 3ia-39t, 539-558. Les plus
grandes prëcaatiotts sont toatefois commandées dons ces rapprocbemente. Je suis
persuadé, en effet, que Phâoo de Byblos et les aateors andene qui ont parlé de
la Phénicie ont souvent présenté comme phéniciennes des données hébraïques
grossièrement altérées, telles que llristoire de Jérombaal, celle d'Anobret, ce
qui oonoeme Thouro, De4o, Jao, etc.
* Bertheau, op. cit. p. 179.
LIVRE II, CHAPITRE I. 101
Naik part, en effet, ai ce n'est dans des traditions modernes
saos aucwie vakur, les Hébreux ïie se donnent conune ayant
uveatë récriture : ils l'ont doae empruntée à quoiqu'un des
peuples avec lesquels ils étaient en rapport, sans doute aux
Phéniciens ^ De plus, quelques fragments insârés dans les his-
toires hâiraîques semblent provenir des archives d'un peuple
yciain : tds sont, par ^cemple, la généalogie si exacte des
EdoDHtes [Gen. xxxvi), le récit de la guerre des rois iraniens
contre les rois de la vallée de Siddim (Gen. xiv), où Abraham
figure comn^e un étranger : Abram l'Hâreu, qui hMuUt la die»-
miedeMambri VAmorrhien (vers. 1 3) , les curieux synphronismes
étaUis [Nombr. xiu^ sa) entre la fondation de Hébron et celle
de Tanis en Egypte^. Quoique les renseignements que les Grecs
ou plutôt les Juifs hellénistes nous ont transmis sur l'ancienne
littérature phénicienne ne méritent aucune confiance ', on ne
peut croire, cependant, que l'écriture n'ait serri aux Phéni-
ciens qu'à écrire sur le métal et la pierre , et l'on doit supposer
que, dès une haute antiquité, ils avaient au moins des annales,
qui auront péri lors de l'envahissement du pays par l'esprit
grec«
L'origine de l'écriture, chez les Sémites comme chez tous
les peuples, se cache dans une profonde nuit. Ce n'est point
ici qu'il convient de discuter les hypothèses qui ont été hasar-
dées sur ce sujet, ^'alphabet sémitique vient-il des hiéroglyphes
de l'Egypte, comme le veulent MM. Hug, Seyfiarth, Ois-
1 GeMniiis, Geiek. dtr k$br. 'Spr. mui Sekr^, S Âi, et Mamtmmtaphœmeia,
1. L c t; Ewald, Gmek, dm VoOm Iiraêf , I, p. 67 et «nv.; Lengerke, Kenam,
p. XXXIII et suiv.
'•Jimld, If 70-71 ; Lengerke, p. xixui et suiv.
' Je m'étoane que M. Ewild (p. 71) admette l*aiitbentîdté des paflBages allé-
gaés par loe^e. Voir la dÛKrtatioii de M. Tahbé Groke : De Plami Jompki
in mtclmUnu contra Apûmem afferendiêjide et auetoritaîe ( 18&6 ) , p. 81 et auiv.
10& HISTOIRE DES LANGUES SÉMITIQUES.
hausen, Lenonnant, ou des caractères cunéiformes de l'Assyrie t
Tient-il des uns et des autres , comme le soutiennent MM. Lep-
sius, Lœwenstem? Sont-ce les Hyksos, ainsi que le suppose
M. Ewald^, qui firent passer l'écriture égyptienne de l'état
phonétique à l'état syllabique ou alphabétique , comme les Ja-
ponais et les Coréens l'ont fait pour l'écriture chinoise? Ce
sont là autant de questions que nous ne voulons pas aborder.
Pour affirmer que l'alphabet sémitique, tel que nous le con*
naissons, toujours semblable à lui-même, est réellement une
création des Sémites , il n'est point nécessaire de soutenir que
les Sémites , en le créant , ne se sont appuyés sur aucun essai
antérieur'. D suffit que l'idée de l'alphabétisme , cette mer-
veilleuse décomposition de la voix humaine, leur appartienne
en propre. Or, ceci ne peut être mis en doute. L'alphabet
sémitique correspond si parfaitement à l'échelle des articula-
tions sémitiques, l'absence d'une notation pour les voyelles
tient si profondément au génie des langues en question , qu'il
faut supposer que l'alphabet sémitique a été taillé sur le moule
même des idiomes qu'il sert à peindre aux yeux. Les noms
seuls des lettres, qui sont presque tous sémitiques, ne four-
nissent-ils point, à cet égard, la plus évidente démonstration'?
* G€9ek, cfeff F. /. 1. 1, p. 47/1; cf. Lengerke, op. cit. p. 376.
* Le fait depuis longtemps observé» que ia forme de chaque lettre représente
dans les anciens alphabets sémitiques ce que le nom # la lettre signifie, est
Tindice d^un procédé analogue à cdui des écritures hiéroglyphiques. Mais on ne
saurait rigoureusement condure de là que Talphabet des Sémites soit le résultat
de la simplification graduelle d^un système idéographique antérieur. Les ressem-
blances de nom et de forme qu'on a signalées entre certains caractères sémiti-
ques et égyptiens sont, il est vrai , plus significatives. ^
' Bertheau, op. cit, p. 107; Gesenius, Ge»ch, dm- A«6r. Spr. mui Sehr^^
S 60 ; Lepsius , U^)er die Ânordfmng vnd VerwandUchqfï det SenUtiichtii , Indiêchen,
^thitfinKmfAl^^enitehenundAU'jEgyptiichen A^Aabet» (Berlin, i836); Bun-
sen, Outimef , I, a5A et suiv.; II, 1&-16.
LIVRE II, CHAPITRE I. 105
Quel est le peuple sémitique auquel appartient cette inven-
tion admirable? L'antiquité n*a qu'une voix pour en faire hon-
neur à la Phénicie. Mais les Phéniciens ayant été les seuls in-
termédiaires entre les races sémitiques et le reste du monde ,
ont dû passer bien souvent pour les inventeurs de ce qu'ils
n'ont feit que transmettre. Les Phéniciens ne sont, en géné-
ral, que les courtiers d'une civilisation qui a son centre à Ba-
k|flone. Tout porte à croire que Babylone , qui a donné au
monde le système des poids et des mesures ^, a créé également
l'alphabet de vingt-deux lettres. 'A Babylone , s'en retrouvent
les plus anciens spécimens^; l'antiquité associe souvent l'As-
syrie à la Phénicie dans le suprême honneur de cette inven-
tion'. A Babylone, enfin, a été inventé, selon toute apparence,
le système cunéiforme , de là transporté à Ninive , puis à Ec-
batane\ Hais il répugnera toujours de croire que le système
sémitique , avec sa belle économie , soit sorti de l'exubérance
mal entendue des écritures cunéiformes. Il y a un abime de
l'un de ces systèmes à l'autre. L'écriture égyptienne , malgré
tous ses progrès , n'a jamais dépouillé complètement la tache
de son origine hiéroglyphique; l'écriture cunéiforme la plus
avancée, celle de Persépolis, est à une distance infinie du sys-
tème sémitique. Gomment, d'ailleurs, si l'alphabet de vingt-
deux lettres était sorti de l'écriture cunéiforme par un progrès
continu, trouverait-on à Ninive et è Babylone les deux systè-
mes employés simultanément dès une assez haute antiquité?
Le système plus compliqué, après avoir produit sa dernière
^ IkBékh, MttrologiichêUnienuehmgm{fUa[^, i838>.
* F. Myrv, p. 66.
* Diod. Sic. V, LXiiT, i ; Pline, Vil, 56; Beroee, dans les Fragm, hût grac,
de Gh. Mûiler, t. II, p. Â97.
* Jourmd atiat. juillet 1 8&5 , p. 34.
106 HISTOIRE DBS LANGUES SÉMITIQUES.
siflnpiifieatîon , n'aurait-il pas disparu, laissant la place à l'al-
phabet, qui, dans le leste du monde» devenait fécriture défi*
nithre et universelle du genre humain?
S n.
L'histoire <le la hmgue hébraïque, en tant que langue vi-
vante, peut se diviser en trois périodes : i"" période ardiaîque,
antérieure à la rédaetion définitive des écrits qui forment ie
canon hébreu; a** période classique, âge d*or de la littérature
, hébraïque, durant laquelle la langue nous apparaît parfaite-
ment formée et pure de tout mélange étranger; 3"" période
chaldéenne, durant laquelle la langue s'altère de plus en plus
par le mâfimge des idiomes araméens, qui finissent par l'é-
touffer.
Il est diflkile de déterminer avec précision jusqu'à quelle
antiquité on peut suivre l'état de la langue hébraïque par des
monuments certains. Dans aucune littérature peut-être , la dis-
tinction du fond et de la forme n*a plus d'importance, car
aucune littérature n'a subi autant de remaniements. On peut
affirmer, par exemple, que nous possédons dans les livres de
l'Exode et des Nombres des renseignements tout à fait audien-
tiques et contemporains sur l'état et les actes des Beni-Israël
dans le désert de la presqu'île du Sinaî : fauir-il en conclure
que les livres de l'Exode et des Nombres nous représentent la
langue telle qu'elle existait à cette époque? Non, certes. La
rédaction définitive des livres contenant l'histoire ancienne
d'Israël ne remonte pas probablement au delà de l'an 760
avant J. G.^ Antérieurement, ces livres avaient subi plusieurs
refontes , portant sur des détails de style et d'arrangement. H
* Ewaid, Gsickiehtê det VoUtn /«raàl,t. I, p. laâ; Lengerke, Hlammui, p. c
et BuW.; De Wette, Emlntumg, S 169.
LIVBE II, CHAPITRE I. 107
«C émc impeMble d'étaUirrar de parais docmneoto des coa-
ckmoBs plulol<^qae6 assurées. L^opinioii qm attiibue la ré-
daetioii du Pentatew^e à H<^se eai en dehors de la critique,
et se doit pas Atre discutëe ici : cette opinion, du reste, pa-
rait assat moderne, et il est bien certain que les anciens Hé-
breux ne songent jamais à regarder leur législateur comme
un biatorien^. Les récits des temps antiques leur apparaissaient
comme des œuvres absolument impersonnelles, auxquelles ik
n*attacbaient pas de nom d'auteur.
Toutes les recherches relatives à l'état archaïque de Thé^
breu sont subordonnées à une question préalable : A quelle
époque les Israélites commencèrent-ils à écrire? Cette quea-
tîaii, qui a Csrt préoceupé les exégètes^, semble susci^tible
d'une solution assez nette. Dans les récits de l'époque patriar-
cale, nan-seulement on ne trouve aucune trace d'écriture,
mais on rencontre à chaque page des coutumes quien suppo-
sent l'absence : tels sont les nummmentM cdnpnémoratî£s d'un
Cttt, tas de pierre, arbres, autds* Les premiers paetêê de Jé-
hovah ne correspondent à aucune écriture , et ne sont marqués
que par des mgnes extérieur. Le mot $igne lui-même (niK),
auquel les Sémites attachaient des idées fort complexes, et qui
devait plus tard devenir l'équivalent de Uiera, ne désigne
encore qu'un objet ou un fait associé à un autre d'une manière
arintraire. — Au sortir de l'Egypte, cep^idant, nous trouvons
' Les eipreanoiiB hidê Mom, ki de Jehovak doimée par Mom n^impliqaent
(M que HoÎBe lût r^rdé comme Tauteur de Tensemble historique du Penta-
lèaqiié, td que nous le poflsédons. Cette deniière opinion parait cependant éta-
Mîe è répoqoe de rère dvMieiM. V. de Wette , 1 1.
' GeBenins, Gmtk, ier kebr. Spraehe wtd Sckr^, S & i ; Winer, BibL BêaiwtmrL
art S^rmbktmtt; Ewald, Gêteh. det Foft. br. 1, 63 et auiv. ; Lengerke, Kemum,
p. uxui et Biiiv. ; Hitog, Die Eifiidmg an A^^kabeU (Zurich, i8fto); Kopp ,
BÊmÊt WHf SfMtifwtH utT Y€ft§U ^ t. H , uRMHf ■ fVMMffT.
108 HISTOIRE DES LANGUES SÉMITIQUES.
les Israélites en possession de récriture, au moins de Pécii»
ture soleimelie , gravée sur la pierre. On ne peut douter que
le journal des campements du désert et quelques antiques Tho-
ledoîh n'aient été dès lors fixés. Au livre des Nombres (ch. xxi,
V. \k et 37), nous voyons cités deux fragments de chants
populaires, extraits d'un Lttre des guerres de Jéhovah, qui doit
sans doute avoir été presque contemporain de Moïse. Beaucoup
d'autres relations des temps mosaïques, où il est question de
l'emploi de l'écriture, pourraient être considérées oonune des
anachronismes du dernier rédacteur, attribuant, suivant l'u-
sage des historiens naïfs, aux temps anciens des traits d'une
époque plus moderne ; néanmoins , les faits précités semblent
suffisants pour prouver que, dès lors, les Israélites possédaient
l'alphabet. Certes , à les voir entrer en Egypte ne sachant point
écrire et en sortir avec l'écriture, on est bien tenté de croire
qu'ils durent cette révélation à l'Egypte elle-même. Néanmoins,
la différence radicale du système égyptien et de celui des Hé-
breux, et plus encore l'évidente parenté de l'alphabet hébreu
avec l'alphabet phénicorbabylonien opposent à cette induction
des difficultés capitales. Il est douteux qu'aucune des hypo-
thèses qui ont été ou seront imaginées pour expliquer ce sin-
gulier phénomène historique réussisse jamais à satisfaire une
critique exigeante et délicate.
On a très-bien aperçu, dans ces dernières années, où il fal-
lait chercher l'analogie des procédés qui ont présidé aui
transformations successives des écritures historiques des Hé-
breux : c'est dans l'historiographie arabe. Lorsque Ton com-
pare , en effet , les unes aux autres les diverses classes d'histo-
riens musulmans, on reconnaît que tous ne font guère que
reproduire un fond identique, dont la première rédaction se
trouve dans la chronique de Tabari. L'ouvrage de Tabari n'est
LIVRE II, GHAPHTRE I. 109
hm-^nàme qu'un recueil de traditions juxtaposées, sans la
moindre intention de critique , mentionnant avec prolixité les
autorités sur lesquelles Fauteur s'appuie, plein de répétitions,
de conteadictions, de dérogations à Tordre naturel des faits.
— Dans Ibn-«d-Atliir, qui marque un degré de rédaction plus
avancé, le récit est continu, les contradictions sont écartées, le
narrateur choisit une fois pour toutes la tradition qui lui paraît
la plus probable et passe les autres sous silence. Des dires
phis modttmes sont insérés ça, et là; mais au fond, c'est tou-
jours la même histoire que dans Tabari, avec quelques va-
riantes et aussi quelques contre-sens, lorsque le second rédac-
teur n'a pas parfaitement compris le texte qu'il avait sous les
yeu. — Dans Ibn-Khaldoun enfin, la rédaction a passé, si j'ose
le dire, une fois de plus au creuset. L'auteur mêle à son récit
des vue% personnelles; on voit percer ses opinions et le but
-qu'il se propose. Les interstices des documents sont remplis par
one sorte de ciment formé de rapprochements et de conjectures
souvent arbitraires. C'est une histoire arrangée, complétée,
vue à travers le prisme des idées de l'écrivain.
L'historiographie hébraïque a traversé des degrés analogues.
Le Deutéronome nous présente l'histoire arrivée à sa dernière
période, l'histoire remaniée dans une intention oratoire, où le
narrateur ne se propose pas simplement de raconter, mais d'é-
difier. Les quatre livres précédents laissent eux-mêmes aper-
cevoir les sutures de fragments plus anciens, réunis, mais non
aitfJTUplAi dans un texte suivi. Cette hypothèse , présentée d'abord
comme un hardi paradoxe au siècle dernier, est maintenant
adoptée de tous les critiques éclairés en Allemagne ^ On peut
diffiérer sur la division des parties , sur le nombre et le carac-
' Ewaid , Geteh. de» V, Ura»l, 1 , 79 et suiv. ; Lengerke , Kenaan, p. mn et suiv.
p. uni et ndv.; De Wette, EmlnUingf S i5o et Boiv.; Stâhelm,£n(iicA« (h-
lie HISTOIRE DBS LANGUIS SÉMITIQUES.
tère des rëdaetioius successives; on ne peut plus douter éoi
procédé qui amena, au ?in* siède avant notre ère, le Penta-
teuque et ie livre de Josué à leur état définitif. Il est clair
qu'un rédacteur j^{uw{i(9 (c'estr^à-dire employant .dans sa nar*
ration le nom de Jéhovah) a donné la dernière fcnrme à ce grand
ouvrage historique, en prenant pour base un écrit SokistB
(c'est^h-dire où Dieu est désigné par le mot iSbAtm), dont <m
pourrait encore aujourd%ui reconstruire les parties essen^
tielles. Ceci n'enlève rien , évidemment , à k vadeur des doeu--
ments historiques contenus dans ce précieux écrit ; mais il est
clair que , pour l'histoire de la langue , ce n'est pas à un livre
ainsi rajeuni que l'on peut demander des témoignages d'une
haute, antiquité.
La langue générale du P^tateuque, en effet, est l'hébreu
classique , sans aucun caractère particulier d'archaïsme. Il se-
rait singulier que de Moise à Jérémie , c'est-À-dire pendant
près de mille ans, l'idiome des Israélites n'eût point éprouvé de
changement. Les deux ou trois particularités de st^e qu'on a
relevées dans le Pentateuque : Kin pour K-^n , bçf pour hVk, "iw
employé pour les deux genres, n'offrent aucunement le carac-
tère d'archaïsmes ^ : ce sont des faits isolés provenant des haï»*
tudes particulières de l'auteur ; car, en soutenant que la langue
du Pentateuque est identique à celle de tous ies écrits hébreux
de l'époque dassicpie , on ne prétend pas nier que le style de
cet ouvrage (en y comprenant le livre de Josué) ne se distingue
nett^nent de celui des autres livres historiques, des livres des
Unuehungen ûber den PenUUeueh, 1 843 ; Tuch , Kommentar ûber die Genesû, Eini.;
Mo¥m, Hiêt, etmomi VeL TeuL Bfeslaa, 18&9.
^ Le premier de oee îdiotiimm se retrouve atUeun q«e daae le Peatateaqae
(cf. Gesenius Thet. aa mot {()n; Lekrg^œude, p. 901 ; Ewald, Kritûche Gram"
fiMrtft, p. 1 76). Les rares expressioiis archiâqiies oonservées dens ie rédi san^ im-
lédietemeiit CTptkfwto par des gloses. Voir, par eieo^e, Gêm. mn, ao.
LIVRE II, CHAPITRE I. lit
R0ÎB9 pflff exemple. Il est même finale de trouver entre les
pièees diverses qui le composent, et surtout entre les deux sé-
ries <te documents ëlolûstes et jékovistesy de sensiUes diflfé*
rences dans le choix des expressions et le tour du récita Ce
qu'il importe de maintenir, c^est funité grammaticale de la
bngne hébraïque, c'est ce Cût qu'un même niveau a passé sur
les monuments de provenances et d'âges n divers qui sont entrés
dans les archives des Israélites. Sans doute , il serait téméraire
dTaftrmer avec H. Movers^ qu'une seule main a retouché
presque tous les écrits du canon hébreu pour les réduire à une
hmgue uniforme. Il faut reconnaître, toutefois, que peu de
htlératures se présentent avec un caractère aussi impersonnel ,
et ont moins gardé le cachet particulier d'un auteur et d'une
époque déterminée.
Nous serions donc tout à fait privés de renseignements
sar les temps anciens de la langue hébraïque , si des livres ré-
digés k une époque relativement moderne ne renfermaient des
documents textuels d'une bien plus haute antiquité. Le Penta-
teuque et les livres historiques rapportent souvent, dans leur
forme rhythmique, des dires populaires, dont le style a une
physionomie trè&^ancienne. Le livre des Psaumes , d'un autre
cAté, contient quelques morceaux qui nous font atteindre jus-
qu'aux origines de la nationalité israélite, de même que le
Kitâb drAgâni, rédigé seulement au x* siècle , nous a transmis
avec une exactitude suffisante les plus vieux souvenirs de la
poésie arabe anté-islamique.
Au premier rang de ces antiques fragments , il faut placer
les légendes paraboliques conservées dans la Genèse, remplies
de jeux de mots, d'oppositions, d'assonnances , fondées presque
' De W«lle, Eàdmkmg, p. 177 et smv,; Bwdd, Gmek. I, 77-78.
* RùL flemwM V0L TMt p. 1 1 et mît.
112 HISTOIRE DES LANGUES SÉMITIQUES.
toujours sur des étymoiogies fictives, et destinées à donner
bien ou mal l'explication de noms propres dont le sens était
perdu ; souvent , devises de £aanille ou de tribu , qui s'attachaient
comme appendice au nom propre , et se perpétuaient par le
moyen du rhythme ; ou sentences proverbiales , renfermées sous
une forme énigmatique, et courant dans la tradition avec plus
ou moins de variantes ^ Tels sont, par exemple, le dire de
Lémek,si mystérieux et si obscur, conservé au quatrième cha-
pitre de la Genèse (v. sS-q/i); le récit de la tour da Babel,
plein de rimes et de jeux de mots [Gen. xi, tmt.); la devise
étymologique de Japhet {Gen. ix, 95-97); l^s bénédictions de
Nbé, qui ont servi de type aux bénédictions toujours prover*
biales et énigmatiqùes qu'on attribue aux autres patriarches.
Telles sont surtout , malgré quelques interpolations plus mo-
dernes , les deux bénédictions de Jacob et de Moïse ^, où perce
l'intention de recueillir les dictons satiriques .ou laudatifs qui
avaient cours sur chaque tribu'. Sans doute, le style de tous
' Par là s^expliquent les analogies qu^ofirent entre eux certains fragments poé-
tiques qui ne sont évidemment que des versions différentes d^un même morceau.
Ainsi, quelques psaumes sont presque la répétition d^autres psaumes. Ainsi, les
bénédictions de Jacob et cdles de Moise ne sont que des variantes d'un thème
identique. Par là s'explique aussi Tincofaérence grammaticale de ces fragments;
une phrase commencée d'après une leçon traditionnelle a été souvent adievée sur
une autre. Presque tous les chants ou récits antiques subissent de ces sortes d'al-
térations dans la mémoire du peuple.
* Je ne partage pas l'opinion de M. Ewidd (Ge$eh. dm V. Itrael, I, p. 161),
qui regarde la bénédiction de Moïse comme une imitation de celle de Jacob, com-
posée au moment de la restauration du mosaîsme, sous Josias, dans la même in-
tention que le Deutéronome, pour raniiner la piété des fidèles. Le style de ce
morceau est trop irrégulier, on y trouve trop de lacunes et de manques de soite
pour qu'on puisse le rapprocher des cantiques composés avec art par des lettrés
pieux, tds que ceux de V Exode, chap. xv, et du Deutér, , chap. xzxii.
' Comparez les recueils «naiogues que possèdent les Arabes, et en particulier
le Raihàn eMbàb {Jùum, amat. Juin i853, trad. de M. Sanguinetti).
LIVRE II, CHAPITRE I. 113
ces morceaux n'est pas également archalcpe; quelques-uns
sont écrits dans une langue assez analogue à la prose envi-
ronnante. La plupart, cepentlant, présentent des idiotismes qui
semblent appartenir à une langue plus ancienne. Ainsi , les
deux bénédictions précitées se distinguent par un tour de
phrase tout à fait à part, où les idées sont juxtaposées plut6t
que construites. On y rencontre même des archaïsmes d'ortho-
graphe ^afiixes en n') et une forme grammaticale qui a presque
disparu dans la langue classique et ne se retrouve plus que
dans les noms propres, je veux parier des noms construits en ^ :
"^la, noK, ^Wdp (Gen. xlk, ii, 12).
Certains cantiques ou fra^ents de cantiques, destinés à être
appris par cœur^, nous ont aussi conservé les restes d'une
langue plus ancienne que la prose des livres historiques. Sans
doute, la plupart des morceaux dont nous parlons paraissent
avoir été retouchés ou consignés par écrit à des époques rela-
tivement modernes; mais leurs obscurités et la couleur abrupte
de leur style suffisent pour les distinguer des poèmes qui ont
été composés par des lettrés et avec réflexion. Au nombre des
monuments les plus anciens de cette poésie traditionnelle, il
faut mettre le psaume Exsurgat Det» (Ps. lxviii) , admirable série
de firagments lyriques, portant tous un caractère marqué de
circonstance, tous relatifs à un même sujet, l'arche, sa marche
dans le désert, le triomphe de Jéhovah et sa protection sur
son peuple^. Tel est aussi un des morceaux les plus anciens
de la littérature hébraïque , le cantique de Débora , dont l'au-
thenticité a enlevé les suifirages des critiques les plus difficiles.
> Cf. Ewald, Geick dm V. hrady I, p. ai.
' L'extrême olMcurité de ce morceau et de toaUs les pièces analogues vient,
en grande partie, ce me semble, de la faute des copistes ou des rédacteurs plus
modernes, qui^ ne comprenant pas bien le texte archaïque qu'ils avaient sous les
yeux, Testropiaient ou y introduisaient des changements arbitraires.
I. 8
114 HISTOIRE DES LANGUES SÉMITIQUES.
•
Tels sont enfin les VlifD de Balaam et les fragments de chants
populaires sur la prise d^Hésébon , rapportés au chapitre xxi du
litre des Nombres (y. i/i-i5 et 37-30). Quant au chant si
connu de Moïse après le passage de la mer Rouge [Ex&i, xr),
il n a pas la même physionomie d'archaïsme : en supposant que
le début de ce morceau soit antique , on ne peut douter qu'il
n'ait été développé d'une façon oratoire à une époque relative-
ment moderne. Il en faut dire autant du cantique du Deuté-
ronome (ch. xxxii), où l'emploi d'une certaine rhétorique et
l'intention de réchauffer dans les âmes le zèle du mosaisme
sont plus sensibles encore.
Enfin , les noms propres , témoins si sûrs de l'état archaïque
d'une langue, nous ont souvent conservé des formes et des
mots hébreux tombés en désuétude. Ainsi , l'aptitude à former
des mots composés au moyen des formes construites en ^
et en 1» aptitude que les langues sémitiques ont perdue
de très-bonne heure, se montre dans les noms propres hé-
breux et phéniciens : MaUU-^edek, Methu-^chaSl, Haniùrbaal,
Azrurbaal. Les noms qui commencent par la préformante \
tels que pns\ 3pv\ etc., préformante qui n'est restée dans
aucune langue sémitique pour les substantifs^, maïs qui,
dans la conjugaison, indique l'attribution de l'action verbale
à une personne, nous révèlent un des secrets les plus in-
times de la formation des langues' sémitiques. Et la preuve
que ces noms appartiennent à une langue qui n'était déjà
plus comprise des Juifs k l'époque de la rédaction de leurs ou-
vrages historiques, c'est que la plupart d'entre eux servent
m
^ Un certain nombre de noms <k Tantiquiié arabe, cJ^yM» o^t Oy^t ^•
iont forméa de ia même manière. Maia il se peut queies Arabes aient" forgé cet
noms, pour la plupart fabuleux, d'après Tanalogie des noma bébreui qu'îb avaient
adoptés.
LIVRE II, CHAPITRE I. iii
de tbème à des étyknolc^es fictires. Dénués, comme tom I^
anciens, do sentiment de Tétymoiogie scientifique, n'y cher-
chant que des allitérations et des jeux de mots \ les écmains
hélvreux prirent k tAche d'expliquer tous ces noms antiques par
la langue qui se pariait de leur temps : ainsi , pp fut tiré de
nip, te de bb^y pwi de ^01^3 hk"), à peu près comme, dans
le Cratyle de Platon^ Oreste est tiré de ùpttpà^^ et Agamemnon
de kjau/lb§ éntfwvfi. De là , ces légendes étymologiques ratta-
chées, dans la Genèse, à la naissance de tant de personna-
ges'. Pour expliquer la double orthographe du nom d'Abraham,
Tauteur ( Gm. xtii , 7 ) a recours à la glose D^13 î^Dn m. Pour
rendre compte du nom chananéen de Maria (^Gen. xxii, 8, 1 A),
fl ioue sur le proverbe hébreu : hk^^ n^n'» nna. Quelquefois
même ces explications sont empruntées aux langues voisines
de l'hébreu. Ainsi, le nom de la manne^ est tiré de ce que les
Israélites, à la vue de cette substance, s'écrièrent : î<în"îD;
T
«Qu'est-ce que cela?» [Exod. xvi, i5, 3i). Or, le mot |D,
> M. Lencfa {SpraehphiL derAUm^ UI , 1 1 3 ; 1 8& , etc.) a rassemblé dans Homère,
Eschyle, etc. un grand nombre de ces étymoiogies ou plutôt de ces calembours.
* Ce procédé de la légende étymologique est commun à tous les peuples de
TantiqaHé, et a donné naissance à une foule de mythes. Les anciens ne connais-
saient généralement que leur prc^re langue , et de cette langue ils ne connaissaient
qoe la forme contemporaine : en présence d^un mot dont la signification était per»
dae ou d''un mot étranger, ils ne pouvaient songer à en chercher Torigine ailleurs
qoe dans Tidiome qu'ils savaient. L'anecdote massait au besoin pour justifiei* l*é-
tymologie ainsi imaginée. Soit le mot byrm , par exemple, dont Torigine est M*'
demment sémitique (Kri1^3« forteresse, nom de plusieurs villes de Syrie). Un
Grec n^a pu chercher Tétymologie de ce mot que dans jSdpaa. De là, la nécessité
iTune légende où il entrât du cuir, et la fable de la peau de bœuf qui servit à dé-
leminer faire de la citaâeBe de Carthage. On troute chez les Barmans une feèie
exactement semblable sur le nom de la ville de Prome (voy. Joum. dêi tavatUs,
t833, p. 91-9»). Les myHioIogies de llnde, de la Grèce, des Scandinaves, des
Kimris offrent d'innombrables exemples de ce procédé.
^ La vrate origine de ce nom paraît arabe : p[aJ\ ^, <rdon du cieb. V. le
8.
116 HISTOIRE DES LANGUES SÉMITIQUES.
qui sert de base à cette étymologiey ne 3e trouve pas en hé-
breu , mais bien en aramëen , et l'auteur a soin de i'éclaircir par
l'hébreu K)n~nD. Ces jeux étymologiques nous mettraient sur
la voie d'archaïsmes importants, si l'on pouvait déterminer
l'époque à laquelle ils sont entrés en circulation. Il est remar-
quable qu'on y suppose presque toujours la bilitérité primitive
des radicaux : ainsâ, Il'p joue avec '«n'^^ç [Gen. iv, 1), n^ avec
ona ( Gen. v, 39), etc. Quelques-unes de ces légendes nous ont
également conservé des mots ou des acceptions de mots qui
avaient vieilli. Ainsi [Gen. xv, 3), l'auteur voulant jouer sur
le nom de pïUsi (Damas), patrie d'Eliézer, fait dire à Abraham
^n^3 pvfD'p) où se trouve le mot pefD, qui avait entière-
ment perdu sa signification, et qu'il est obligé d'expliquer
par^nk «f']^ ''^Tî?^-
S m.
Pour trouver des monuments de la langue hébraïque qui
n'aient subi aucun remaniement postérieur, il faut descendre
jusqu'à la fin de l'époque des Juges, au siècle de Samuel
(xi* siècle avant l'ère chrétienne). Ce moment est celui où la
nation israélite arrive à la réflexion , et ioù se constitue défini-
tivement l'esprit nouveau qui dominera toute la période des
Rois, esprit plus positif, plus étendu, plus ouvert aux idées
étrangères, mais moins spontané, moins naïvement religieux,
moins poétique. Israël passe de l'état de tribu, pauvre, simple,
ignorant l'idée de majesté, à l'état de royaume, avec un pou-
voir constitué, aspirant à devenir héréditaire. On ne peut nier
qu'il n'y ait eu à cette époque en Judée un mouvement d'or-
Sùmunuyë. h. ff.; Niebuhr, Ihwript. de V Arabie , V* part ch. xxt, art 3; Gese-
niiM, Winer, #. k. v.
1 Cf. Geaeniut 7%M.au mot pjÛVi Tnà^.KomtMnlar ûber diê Gm. a. k, l
LIVRE II, CHAPITRE I. 117
gaoisation politique trësHremarquable , provoqué en grande
partie par l'imitation de Tétranger^ L'activité intellectuelle
s'en trouva fort excitée , et certes ce n'est pas un siècle ordi-
naire qui a pu produire ce caractère si complexe de David, le
type le plus étonnant peut-être et le plus achevé de la nature
sémitique dans ses belles et ses mauvaises parties. Samuel écri-
vit, et les chapitres du premier livre intitulé de son nom ou son
rftle politique est exposé , portent un caractère si personnel
qu'on est tenté de croire qu'il en est lui-même l'auteur.. Il est
certain du moins qu'il grossit le dépôt des livres qu'on gardait
dans l'arche. «Samuel, est-il dit, proclama devant le peuple
la constitution du royaume (n3Vpn DDtfD), et l'écrivit dans le
l£rre(')DD3), et la plaça devant la face de Jéhovah» (I Sam. x,
9 5). La étaient aussi , sans doute, le livre du i^'* (Jos. x, 1 3 :
II Sam. I, i8), anthologie d'anciens cantiques, premier noyau
du livre des Psaumes ^ ; le livre des guerres de Jéhovah ( Num.
ixi, i/i, 97), contenant les plus vieux souvenirs militaires
dlsraël; et les plus anciennes formules de la Thora. Tout
porte à croire, en effet, que dans la pensée du peuple hébreu
à cette époque , il n'y avait qu'un mu/ livre , le Uere de raUiance,
déposé dans l'arche , et qui représentait les archives toujours
ouvertes de la nation '. L'écriture ne servait point encore à des
usages privés ni à l'expression de la pensée individuelle.
Ce n'est qu'à l'époque de David et de Salomon , qu'on voit
apparaître une littérature hébraïque, dans le sens spécial que
nous donnons à ce mot. Toutes les traditions juives nous attes-
' I ScMI. Tlll, 5, 90.
' A peu près ce qn^était dans les couvents du moyen Age le ndssd , sur iel
pages Uandies duquel on écrivait les contrats, les nouveaux règlements, tout ce
qu'il importait de fixer à un endroit connu. Le curieux épisode du Lrnrt de la Ln
trouvé sous Josias (Il B0g. zzii) , nous bit assister i une de ces interealations.
119 HISTOIRE DES LANGUES SÉMITIQUES.
teoi ies goûts poétiques de David ^ las goûta philosophiques de
SaJoDum. Sans doute» la liste de leurs écrits s'est grossie, pour
le premier, de toutes les compositions lyriques analogues aux
ûennes, pour le second, de tous les écrits scientifiques et phî*
losopbiques légués par l'antique sagesse des Sémites. Mais ces
légendes mêmes, et plus encore les œuvres authentiques qui
portent le nom de David, les passages historiques qui men<^
tipnnent les nombreux écrits de Salomon , attestent la part im^
portante qu'ils prirent l'un et l'autre au travail intellectuel de
leur temps.
Il semble du reste que toutes les tribus térachites partici-
paient, vers cette époque, à un même mouvement intellectuel,
dont la Palestine était le centre, et qui formait un ensemble
littéraire qu'on pourrait appeler le êticle de Salomon. «Dieu^
doniyi à Salomon une science et une sagesse extraordinaires,
et un esprit aussi étendu que le sable des rivages de la mer.
Et la science de Salomon surpassa celle de tous les Arabes et
toute la science de l'Egypte. Il s'éleva en sagesse au^essus de
tous les hommes , au-dessus d'Ëthan l'Ezrahide , de Héman ^,
de Calcol, de Darda, fils de Mahol, et son nom se répandit
chez les nations environnantes. Et Salomon prononça trois
mille moêchal (proverbes ou paraboles), et composa mille
cinq sckir (chants lyriques). Et il traita de tous les arbres,
depuis le cèdre qui croît sur le Liban, jusqu'à l'hyssope qui
sort des murailles, et il traita des quadrupèdes, des oiseaux,
des reptiles et des poissons^. Et on venait de tous les pays
^ I Reg. ▼, g (in Reg. it, 39 , selon la Vulgate).
' Célèbres poètes et chanteurs, auxqud«on attribue (juelques psaumes. €onf.
fiarald, Di$ Dickta/^du A, B. 1 1, p. aia et suiv.
' ' fil. Ewald eatend par ]à une ceemograj^e dans le genre de œlle de Kmm-
wini, ou description de toutes les créatures, en commençant parles plus (pindes
et fiMssant par le» plus petites. Taime mieux croire qu'il s'agit de morajili» tirées
LIVH£ II, CHAPITRE I. 119
«otendre la sâence de Salomon^ de la part de tous les rois
qui avaient oui parler de sa sagesse. » La légende de la reine
de Saba, caractérise à merveille rémulatton et l'admiration
que le premier éveil de la sagesse sémitique excita dans tout
rOrient^ L'Idumée surtout semble avoir contribué pour une
grande part à ce mouvement de philosophie parabolique ; la
science de Théman (tribu édomite) devint proverbiale'^; le
héros et les inieriocuteurs du livre de Job sont Arabes ou
Iduméens« Ce livre luinnème, est moins une production israé-
lite qu'une œuvre purement sémitique : on n'y trouve pas une
allusion au mosaisme ; dans les parties essentielles du poëme ,
Dieu n'est pas désigné une seule fois par le nom de Jéhovah.
Il est remarquable , du reste , que ce développement pro-
iane el philosophique, qui caractérise l'époque de Salomon,
oVut guère de suite dans l'histoire intellectuelle du peuple
hébreu. Salomon parait avoir eu bien moins que David le sen-
timent de la grande mission d'Israël. Le but d'Israël n'était
ni la philosophie , ni la science , ni l'industrie , ni le commerce.
En ouvrant toutes ces voies profanes, Salomon fit en un sens
dévia* son peuple de sa destinée toute religieuse. Les prophètes
eurent sous son règne peu d'influence ; il arriva à une sorte de
tolérance pour les cultes étrangers , directement contraire à l'idée
vraiment Israélite : on vit sur le Mont des Oliviers des autels
des animaux et des plantes, analogaes à celles que nous lisons dans les Proverbe»
(cL m), et A celles du Phftiohgui, qui furent si po{|uiaireB au moyen âge.
L^idée d^one science descriptive de la nature est toujours restée étrangère aux
Sémites. (Voir cependant Job, cfa. zxxtii-xli.)
* Inutile d^ajouter que les traditions des Arabes, des Abyssins, etc. sur Salo-
maa, n*0Dt aucun fondement national, et sont de purs emprunts faits aux contés
des rabbins. Hais en un sens pins générai, Salomon , pris comme représentant de
la sagesse gnomîque des Sémites, est bien Tancétre commun de tontes les pbilo-
flopbies de TOrient.
* Jérém, xliz, 7; Obadia, 9; Bameh, m, ss-aB.
130 HISTOIRE DES LANGUES SÉMITIQUES.
à Molok et à Astarté ! Aussi ses ouvrages se perdirent-4l8 pour
la jplupart; sa mémoire resta douteuse; la largeur dHdées qu'il
avait un moment inaugurée , disparut devant la réaction pure-
ment monothéiste des prophètes » (pii seront désonnais les vrais
représentants de l'esprit d'Israël.
A partir de David et de Salomon, la langue hébraïque
nous apparaît irrévocablement fixée, et n'éprouve plus que
d'insignifiantes modifications. Le fait d'une telle immobilité,
durant près de cinq siècles, est sans doute extraordinaire. Mais
il n'a rien d'incroyable pour celui qui s'est fait une idée juste
de la fixité des langues sémitiques. Ces langues, en effet, ne
vivent pas comme lés langues indo-européennes: elles sem-
blent coulées dans un moule d^où il ne leur est pas donné de
sortir. L'arabe des MoaUakât ne diffère eh rien de celui qui
s'écrit de nos jours. On peut supposer, d'ailleurs, qu'il s'établit
de bonne heure dans la littérature hébraïque, coDune dans
toutes les littératures, une langue des Uvres, chaque écrivain
cherchant à mouler son style sur celui des textes autorisés. La
langue pariée, en effet, se rapprochait de l'araméen, et c'est
pour cela que nous voyons les prophètes qui sortent des rangs
du peuple, Amos par exemple, employer beaucoup plus de
formes araméennes^ C'est pour cela aussi que les poésies qui
portent un caractère familier, comme le Cantique des cantiques,
sont pleines d'aramaïsmes. Il résulte de ces faits que la litté-
rature hébraïque, comme toutes les autres, a eu son époque
classique, durant laquelle les écrivains fixaient une langue,
qui pour eux était celle de leur temps, mais qui devait ensuite
devenir un idiome littéraire. La lecture et l'imitation des an-
ciens sont sensibles chez les auteurs du temps de la captivité,
* Ewaid, Gramm, der hêbr, Spr. p. 3.
LIVRE II, CHAPITRE I. 131
et jios encore chez ceux qui ont écrit depuis la restauration
des études en Judée par Esdras.
Les deux siècles qui suivent le règne de Salomon forment
une sorte de lacune dans l'histoire de la littérature hébraïque.
Les prophètes de Fécole d'Elie et d'Elisée n'écrivent pas : leur
direction sévère et absolue excluait d'ailleurs toute culture
en dehors de la religion de Jéhovah. Sous la dynastie de Jéhu ,
au contraire, une grande révolution s'opère dans l'esprit du
prophétisme ^ A l'ancien prophète, homme d'action, faisant et
disant les rois au nom d'une inspiration supérieure , succède
le prophète écrivain , ne cherchant sa force que dans la beauté
de sa parole. La littérature hébraïque, limitée jusque-là au
récit historique, au cantique et à la parabole, s'enrichit ainsi
d'un genre nouveau, intermédiaire entre la prose et la poésie,
et auquel nul autre peuple n'a rien k comparer. Joël , vers 860,
est le pltis ancien de ces étonnants pubHcistes dont les ouvrages
nous soient parvenus. Après lui, viennent Amos et Osée, dont
la manière originale et individuelle contraste singulièrement
avec la physionomie si impersonnelle de l'ancien style hébreu.
Isaîe , enfin (76 0-7 00), donna dans ses écrits le type de la plus
haute perfection que la langue hébraïque ait jamais atteinte.
Tout ce qui constitue les œuvres achevées, le goût, la mesure,
la perfection de la forme, se rencontre dans Isaîe, et atteste
chez lui un degré de culture littéraire inconnu aux psalmistes
et aux voyants des âges plus anciens.
Le VIII* et le vif siècle avant notre ère nous apparaissent
ainsi comme l'âge d'or de la littérature hébraïque. Les refermes
d'Ezéchias et de Josias , en relevant ou plutôt en animant d'un
nouvel esprit le mosaîsme, donnèrent à l'écriture un élan in-
connu jusque-là. A cette é{)oque appartiennent la rédaction dé-
* Ewaid, Geëch, det V, lir. 1. 10, i** part. p. 976 et suiv. 35 1 et suiv.
ISâ HISTOIRE DES LANGUES SÉMITIQUES.
finitive du Pentateuque et de la plupart des livres historiques,
le recueil des Proverbes, le Deutéronome , un grand nombre
de psaumes, et enfin les écrits de la plupart des prophètes.
Jérémie et Ezéchiel terminent cette première période, et font
la transition à la période suivante. Le style de Jérémie est bien
moins pur que celui d'Isaîe , et Ezéchiel > qui prophétisa durant
l'exil, est le plus incorrect de tous les écrivains hébreux ^ Sa
manière de concevoir, comparée à celle des poètes de la bonne
époque, représente une sorte de romantisme, et signale déjà
le tour nouveau que l'imagination des Hébreux prit sous l'ac-
tion du génie babylonien et persan,
La langue des derniers écrivains de cette période, se rapi-
proche beaucoup de celle des ouvrages composés après l'exil :
claire, développée, sans force ni ressort, elle trahit l'influence
chaldéenne par une tendance à la prolixité et par de nombreux
aramalsmes. Ce dernier critérium, toutefois , w doit pas être em-
ployé sans quelques précautions, lorsqu'il s'agit de déterminer
l'âge des différents écrits de la littérature hébraïque. Nous avons
déjà dit que les plus anciens fragments de la poésie des Hé-
breux présentent des aramaismes. Trois ouvrages du plus grand
caractère , le livre de Job , le Kohéleth et le Cantique des can-
tiques, offrent la contradiction singulière d'une pensée vraiment
antique et d'un style qui appartient aux plus basses • époques.
Ces livres décèlent une inspiration vive et une liberté d^esprit
presque incompatibles avec les idées étroites et les habitudes
d'imitation servile qui régnent chez les Juifs depuis la capti-
vité. Je croirai difficilement , pour ma part , qu'un poëme phi-
losophique comme celui de Job, une idylle aussi passionnée
que le Cantique des cantiques , une œuvre d'un scepticisme aussi
hardi que le Kohéleth, aient pu être composés à une époque
' Gesenius, GMch, dm- hêbr, Spr, p. 35 et soiv.
LIVRE II, CHAPITRE I. iU
de décadence înteUectueUe » où l'on voit déjà percer les peti-
tesses de Teqprit rabbinique. Avec leur ton dégagé et nuliemeot
sacerdotal, leur sagesse toute profane, leur oubli de Jéhovi^,
ces ouvrages, sont, à mes yeux, des produits de l'époque de
Salomon, moment si libre et si brillant dans Tbistoire du gé-
me bébreu. Peut-être n'en possédons-nous qu'une rédaction
moderne, où le style primitif aura été altéré. Le livre de Job
en particulier a subi plusieurs remaniements, et parait avoir
été augmenté et complété à l'époque de l'exil. Pour les ou*
vrages de cette nature, qui n'offiraient pas une grande impor*
tance religieuse, il y avait souvent presque autant de textes
que de copies. C'est ainsi que le livre de Judith , celui des Mac*
chabées et certains psaumes nous sont parvenus sous des formes
tris-diverses. — Quant au Cantique des cantiques , cW , sous le
rapport du style, un monument unique et tout à fait isolé : on
doit croire qu'il se rapprochait de la langue populaire , laquelle
dès une époque fort ancienne avait beaucoup d^analogie avec
l'araméen ^
S IV.
Si nous ^ivisageons dans son ensemble le développement
de l'esprit bélnreu , nous sommes frappés de ce haut caractère
de p^ection idisolue , qui donne à ses œuvres le droit d'être
envisagées. coBune cloimqueB, au même sens que les productions
de la Grèce, de Rome et des peuples latins. Seul entre tous
les peuples de l'Orient, Israël a eu le privilège d'écrire pour le
nMmde entier. C'est certainement une admirable poésie que
cdle des Védas , et pourtant ce recueil des premiers chants de
> 11. Ëwald suppose que cet ouvrage fui écrit dans le royaume d'Israâ, peu
après la séparation des dii tribus. ( (r«>cA. dm F. /tr. t. 111, i** partie, p. 178 et
ssvantes.)
13& HISTOIAE DES LANGUES SÉMITIQUES.
la race à laquelle nous appartenons ne remplacera jamais , dans
l'expression de nos sensations religieuses , les Psaumes , œuvres
d'une race si différente de la nôtre. Les autres littératures de
rOrient ne sauraient être lues et appréciées que des savants;
la littérature hébraïque est la Bible ^ le livre par excellence, la
lecture universelle : des millions d'hommes répandus sur le
monde entier ne connaissent pas d'autre poésie. II faut faire ,
sans doute, dans cette étonnante destinée, la part des réyolu-
tions religieuses, qui, depms le xvi* siècle surtout, ont fait en-
visager les livres hébreux comme la source de toute révélation.
Mais on peut affirmer que si ces livres n'avaient pas renfermé
quelque chose de profondément universel, ils ne fussent jamais
arrivés à cette fortune. Israël eut, comme la Grèce, le don de
dégager parfaitement son idée, de l'exprimer dans un cadre
réduit et achevé ; la proportion , la mesure , le goût furent en
Orient le privilège exclusif du peuple hébreu, et c'est par là
qu'il réussit à donner à la pensée et aux sentiments une forme
générale et acceptable pour tout le genre humain.
Bien que le développement intellectuel des Juifs , à l'époque
que nous venons de parcourir, présente le caractère d'une ré-
flexion assez avancée , il faudrait se garder d'y chercher quelque
chose de scoiastique ou de grammatical. Avant la captivité , on
ne trouve chez les Juifs rien qui ressemble à une école ou à un
enseignement organisé. La rhétorique, ou, en d'autres termes^
la réflexion sur le style , qui apparaît en germe chez les Arabes
aux époques les plus spontanées de leur génie , ne se montre
pas chez les Juifs avant leur contact avec les Grecs , et quant à
la grammaire , ils n'en eurent l'idée qu'au x* siècle de notre
ère, à l'imitation des Arabes. Leur belle langue ne porte au-
cune trace de législation artificielle. A la vue d'ouvrages aussi
imposants par leur masse , la richesse de leurs détails et leur
LIVRE II, CHAPITRE I. 125
profonde méthode que la Gratnmame critique d'Ewai.d ou le Syê-
Urne f%n$(mné de Gesenius, on pourrait croire qu'il s'agit d'un
idiome assujetti , dans ses moindres détails , à des lois inflexi-
bles. Rien pourtant ne serait moins exact. Généralement, les
grammaire^ les plus prolixes sont celles des langues qui en ont
eu icLmoins : car, alors , les anomalies étouffent les règles. On
trouve en hébreu, comme dans la pli]q)art des langues qui
n'ont point encore subi de culture grammaticale , une foule de
constructions en apparence peu logiques , des changements de
genre, des phrases inachevées, suspendues, sans suite. Il se-
rait également superficiel d'envisager ces anomalies comme des
fmles, puisque nul Hébreu n'avait l'idée d'y voir des trans-
gressions de rè^es qui n'existaient pas, et de chercher des bis
rigoureuses où il n'y avait que choix instinctif. La véritjé est
que ces irrégularités, que les grammairiens croient expliquer
par des anacoluthes , des eUipses de prépositions , etc. , ne sont
que des inadvertances , ou plut6t des libertés d'une langue qui
ne connatt qu'une seule règle : exprimer avec vivacité, au moyen
de ses mécanismes naturels , ce qu elle veut exprimer.
En ce qui concerne l'orthographe , par exemple , on peut
dire que les Hébreux ne sont jamais arrivés à une parfaite
détermination, et ne visent d'ordinaire qu'à représenter le
son par le âigne le plus approchant. De là , de nombreuses
permutations entre les lettres équivalentes : |dd = ]t^ = )BS ,
^3^ = '^SD , >]3 = 33 , "^si = ppi ; de fréquentes variétés dans la
transcription des noms géographiques : n^^tf = ^V^çf = \^p ; l'em-
ploi plus ou moins multiplié des lettres quiescentes, aban-
donné au caprice de l'écrivain ; la surabondance des formes du
pronom affixe pour une même personne , i = m, etc. Il importe
d'observer, du reste , que plus une langue est ancienne et pri-
mitive, moins elle a d'orthographe; car, possédant ses racines
1S6 HISTOIRE DES LANGUES SÉMITIQUES.
en elle-ttéme , dlè se trouTe , pour ainsi dire , face k face arec
f articulation qu'il s'agit d'exprimer, sans avoir à se préoccuper
d'aucune raison antérieure d'étymôlogie. L'orthographe ne de-
vient une des parties les plus compliquées de la grammaire
que pour les idiomes qui, comme les langues romanes , ne sont
que des décompositions de langues plus anciennes, et ne por-^
tent point en elles-mêmes la raison de leurs procédés.
Le même esprit d'indépendance préside à la syntaxe et à la
construction générale de l'ancien hébreu. Les auteurs les plus
corrects semblent se soucier assez peu que leur phrase rem-
plisse un cadre parfait et déterminé. Il en résulte, dans leur
style, une naïveté tout enfantine et mille finesses de langage,
qui seraient effacée^ dans une période plus complète. On pour-
rait citer pour exemples toutes les constructions que Ton ap-
pelle pr^^nanteà^. Ainsi, lorsque nous lisons au ii* chapitre de la
Genèse (v, ai): nânnn "ïft^a l'aoM == i)îea ferma de la chair en
M. placé, notre langue scrupuleuse n'est point entièrement
satisfaite; et, cependant, combien ce tour n'esi-il pas plus ex-
pressif que celui-ci : Dieujerma la place vide en y mettant de ta
chair. De même, Ib ont profané à terre ton êonctuaire {Pê. Lxxnr,
7), est bien plus vif, mais moins logique que : Ils ont prcfâné
ton êanctuaire en le renversant à terre. Toutes les langues offrent
des exemples de ces sortes de constructions; mais je douté
qu'aucune en présente d'aussi fréquents et d'aussi caractérisés
que l'hébreu.
Il en faut dire autant de ces nombreuses phrases suspen-^
du^, interrompues , doublées par la reprise d'une autre phrase,
véritables négligences, qui, sans nuire à la clarté, ajoutent au
naturel. Dans ce passage , par exemjile : nnte 2b D'^fi^K lVi|Dnn
* Voir 0<*âenius, Lehrg. der hêbr, Spr. S 999 fr.
LIVRE H, CHAPITRE I. 127
(I SsfB. I, 9) =: Dieu lui changea un autre cœur, il y a, pour
aîmn dire, deax constructions superposées :
et a* 1T\H 3*? D^ri^K ^^înn
L'auteur a commencé sa phrase sur le premier type, et l'a
achevée sur le second. — Autre exemple (P«. xiii, 1 â) : Jusqu'à
quand, Jéhovah, mouhUera»-tu à jamais^ ? Il y a encore ici deux
phrases qui enjambent l'une sur l'autre :
I* Jusqu'à quand f Jéhovah, m*oubliera84a 1
s* I. Jéhovah, m'oublieras-tu J à jamais?
Les caractères généraux de la langue hébraïque sont émi-
nemment ceux de la famille sémitique, dont elle est le type
le plus parfait, en ce sens qu'elle nous a conservé des traits de
physionomie primitive que le temps a effacés dans les idiomes
congénères. Ainsi , les racines monosyllabiques et bilitères y sont
plus reconnaissables que partout ailleurs; la raison des mots y
parait mieux à nu , et plusieurs des procédés grammaticaux qui ,
dans les autres dialectes, ont pris une extension considérable,
ne s y m<Hitrent qu'en germe'. Le mot nD, par exemple, qui
d'interrogatif est devenu négatif en syriaque et en arabe, se
présente régdièrelnent en hébreu avec le premier sens, et
semble parf<Ms se rapprocher do second par des nuances in-
sensibles. Plusieurs locutions elliptiques et défectives dans les
langues voisines , se trouvent en hébreu à l'état complet. Enfin ^
les significations des mots y sont, en général, moins avancées,
e'est-A-dire qu'elles ont parcouru moins de chemin depuis la
signification primitive. Ainsi, nnvf en hébreu , ngnîfie d^ier; en
* On exptiqae d^ordinaire le dernier mot de ce vereel dans le sens de fromu.
Mais il n^y a pas de raison de a^écarter ici de la signification constante du mot nS2 •
' Gesenîos, Gmek. dtr hêbr. Spr, % t6.
138 HISTOIRE DES LANGUES SÉMITIQUES.
araméen , K'ptf , a passé au sens d^habiter par toute une série de
nuances intermédiaires : i"" délier; â^ délier, le soir, le fardeau
des bétes de sonune , quand on s'arrête en voyage ; S"" s'arrêter
dans une hôtellerie , dwenari^ ; k^ habiter. Il est vrai que sous
d'autres rapports l'hébreu semble plus riche en formes et plus
cultivé que l'araméen; mais c'est là un effet de la grossièreté
de cette dernière langue : parié par un peuple moins ingé^
nieux, l'araméen a plus marché que l'hébreu, sans toutefois se
perfectionner. Le mécanisme des temps composés, l'addition de
la terminaison emphatique , la complication des particules , les
locutions pléonastiques , qui caractérisent le chaldéen et le sy-
riaque , sont évidenunent les indices d'un plus long dévelop-
pement, que la pesanteur de l'esprit national a empêché de
devenir un progrès.
Les hébraîsants se sont demandé si la langue hébraïque était
une langue riche ou pauvre, et ont diversement répondu, en
donnant chacun d'assez bonnes preuves en faveur de leur opi-
nion. Toutes les langues, en effet, sont riches dans l^ordre d'i-
dées qui leur est familier; seulement, cet ordre d'idées est plus
ou moins étendu ou restreint. L'hébreu , malgré le petit nonibre
de monuments qui nous en restent , peut sembler, è quelques
égards , une langue d'une grande richesse. Il possède , pour les
choses naturelles et religieuses, une ample moisson de syno-
nymes , qui offrent au poëte d'inépuisables ressources pour le pa-
rallélisme. Il suffit de citer ce psaume alphabétique [Pi. cxix),
divisé en vingt-deux octaves ou cent soixante-seize versets , dont
chacun, sans en excepter un seul, renferme re}q)ression toujours
diversifiée de la Un de Dieu. On a compté quatorze synonymes
pour exprimer la conf4mce en Dieu; neuf pour exprimer le par-
^ Cf. fioôXwnt , nataX^, xardXviia.
LIVRE II, CHAPITRE L 129
dan in péchés; vingt-cinq pour Yobsermtion delà loi^. Les sen-
timents simples de l'âme, comme : te réjouir, s'attrister, espérer,
lunr, aimer, craindre, etc. peuvent également se rendre d^une
foule de manières, pour la plupart très-délicates. Enfin, les
noms exprimant les objets et les phénomènes naturels pré-
sentent, chez les Hébreux, une grande richesse de nuances. Le
bœuf peut s'appeler *]^K» vj^Vk, n^ef , np3. Le lion compte sept
ou huit synonymes , suivant ses différents &ges : nK et nnK ,
^aV et K^aS, tt^^V, ^nç^, !«, *î^D3, ces deux derniers pour le
lionceau. Enfin , il n'est pas d'espèce de pluie qui ne soit désignée
par un nom particulier : ncD désigne la pluie en général ,
celle à laquelle on n'attache d'autre idée que d'arroser la terre ;
^D désigne des pluies continuelles et de saison ; nn)^ , et peut-
être mW^ les premières pluies, qui, en Palestine, tombent
en octobre ; Q^s^^")» les petites pluies, où les gouttes sont nom-
breuses; wy^fpj les ondées passagères; nià^ et >]^T")T, des
pluies fortes et subites; ^^3p, l'inondation, le déluge; Vt9, la
rosée ou pluie fine; tf^pVo, la pluie du soir, qui tombe régu-
lièrement au printemps^. Les peuples ont généralement beau-
coup de mots pour ce qui les intéresse le plus. 11 est naturel
que des hommes menant la vie pastorale ou agricole , vivant
femilièrement avec la nature et les animaux , aient saisi et cher-
ché à exprimer par le langage des nuances qui nous échappent
parce qu'elles nous sont indifférentes.
Ces exemples suffisent pour prouver que , dans le cercle
d'idées où se mouvait l'esprit des Juifs , leur langue était aussi
riche qu'aucune autre. Mais ce cercle, il faut l'avouer, ne s'é-
* Geseniofl, Gnek. dtr Mr. Spr. S lA ; Preîswerk, (rromm. k&ir, intr. p. nu-
xxiii; Herder, BiaL mtr la fM^ dêê Hébrmucy dial. i.
' Yoyei dans Zacharie, i, t, un pMsage on plosienn de ces synonymes sont
rapprorbÀ avec iniention.
1. û
130 HISTOIRE DES LANGUES SÉMITIQUES.
tendait guère au delà des sensations et des idées morales ou
religieuses. On n'aperçoit aucune trace de nomenclature philo-
sophique ou scientifique , si ce n'est dans le Kohélelh , dont la
rédaction parait bien moderne* Du reste, il est évident que
tout jugement porté sur l'étendue de la langue hébraïque , ne
saurait être que relatif, puisqu'une grande partie des richesses
de cette langue sont perdues pour nous^ On en peut juger
par le nombre des Ano^ zlpvipAfa , et aussi par la quantité de
racines essentielles qui se trouvent en araméen et en arabe , et
qui manquent en hébreu. Leusden , avec sa patience presque
massorétique , a fait le compte des mots qui se trouvent dans
l'hébreu et le chaldéen de la Bible, et en a trouvé cinq mille
six cent quarante-deux. On évalue le nombre des racines hé-
braïques à cinq cents.
On comprend que , nonobstant cette apparente pauvreté , Ja
langue hébraïque ait été très-suffisante aux besoins du peuple
qui la parlait, quand on songe combien le mécanisme des for-
mes sémitiques est propre à suppléer au grand nombre des
racines. Il semble que les Sémites aient visé à l'éconranie des
radicaux , et aspiré à tirer de chacun d'eux , au moyen de la
dérivation , tout ce qu'il pouvait contenir. C'est en ce sens que
M. Ewàld a pu dire avec vérité que la dérivation des formes
(^Bildung) est le procédé dominant des langues sémitiques^.
Voir, regarder, mépriser, pamrvoir à, éprouver, parcAtre, se présent-
ter, mxmJlTeT, foire ^trouver, sont autant d'idées qui, chez nous,
exigent des mots différents, et qui, en hébreu, s'expriment
par les formes verbales de la racine de nifi ; prophète , vision,
^ Sur les moyens qui nous restent, en dehors du texte biblique, pour com-
pter le dkliomudre hébreu, voy. Gesemus, Gtêck, isrMr. Spr. S i4 ,el Hebr.
vndehald, Handwcerterbueh, Vorr. Gf. A. SchuHens, De iefeetAuê koditrmM Im^
guœ hêbrsikœ, et Vakkenaér, ObaenmL mi Orig, grœeoê, obs. s 6.
* Gramm, der hebr, Spr. Su.
LIVRE II, CHAPITRE I. tSi
regard, fin^e, ^ipparmoe, resiêmbkmoê, en seront des
substantifs dérivés, — La racine DD, marquant l'idée d'é*
lévatioD, produira': numtêr, faire le pmêéoU, &eioer, emêtruire
«M miiMOii^ ékoer des eafonU, mettre à l'abri, donner la vidoire,
eSArer, élever k voix, lever tm tribut, enlever, offrir im eaerifiee,
ê'miargmeâlir, oolUtte, tae^ orgweA, eaerifice, préseiU. — D^p =^
itare exprime par aes différentes formes : ee lever, exister, fa-
rtàtrv, creitre, demeurer, pereMrer, ratifier, ee bien porter, vivre,
eomerver vioaM, vir^ier, etgoindre, construire, rebâtir, s'inmrger,
ébver, établir, statmre, hauteur, dAoui, subskmm, chose, lieu, de*
meure, révolte, ennemi, moyen de résistmee, adversaire. Quelle
épargne de racines ne permettent pas à une langue des piiv>
cédés de dérivation si étendus et si variés I
La langue hébraïque connut-elle la variété des dialectes?
On n'en peut guère douter a priori, quand on voit les langues
les plus cultivées varier avec les moindres divisions du terri-
toire, et se morceler, pour ainsi dire, sous la pression de Tor*
gane popuUdre. G^endant, presque tous les ouvrages bébreux
qui nous restent ayant été écrits à Jérusalem et dans une lan-
gue regardée conune classique , aucun témoignage positif ne
nous permet d'établir le nombre et le caractère de ces différents
dialectes. Le fait rapporté au livre des Juges (xii, 6) atteste
cbez les Éphraimites une variété de prononciation relativement
au ST. Mais il est évident que ce n'est pas là une raison suffi-
sante pour constituer un dialecte éphraîmite. Les bases sur ie^
(pelles on a voulu établir des dialectes danite, iduméen, ju-
daïque (de la tribu de Juda), etc. ne sont pas plus solides.
Le passage d» Nébémie (xai, a3-â&) ne prouve qu'une seule
cbosé, c'est que la langue d'Asdod, ou en d'autres termes, celle
des Philistins, différait de l'hébreu pur, ce qu'on savait d'ailleurs.
Enfin , les tentatives des critiques pour retrouver dans le style
9-
132 HISTOIRE I>ES LANGUES SÉMITIQUES.
de tel livre ou de tel auteur des provincialismes caractérisés ne
paraissent avoir amené aucun résultat décisif ^
On doit supposer que les tribus du nord, voisines de la
Syrie, pariaient, dès le temps du royaume d'Israël, un dialecte
plus rapproché de Taraméen : en effet, les noms des deux
villes, rnl et n^ts^a, nous offrent deux mots araméens et un
duel de forme chaldéenne. Le samaritain, cpii nous repré-
sente assez bien la langue vulgaire de ces contrées , appartient
au groupe araméen plus qu'au groupe chananéen ou hébreu.
Enfin, à l'époque de l'ère chrétienne, nous trouvons encore
dans le nord de la Palestine un dialecte différent de celui de
Jérusalem. Le mélange de races étrangères avec les Israélites,
qui eut toujours lieu au nord de la Palestine (o^^^n V^ba, le
cercle des Gentils, Galilœa gentium)^ fut, sans doute, la cause
de ces altérations.
Il faut donc s'en tenir à ce fait , qu'au-dessous de la langue
régulière , qui seule nous a été transmise , il existait une langue
populaire, sentant le patois, chargée de provincialismes, et
variable suivant les cantons. Dialecte et incarrection sont deux
idées bien voisines; le mot même de dialecte désignait, à son
origine, le langage usuel, par opposition au langage écrit ^.
Quelque simple que soit le mécanisme de la langue hébraïque,
on peut croire qu'il était encore trop di£Bcile pour le peuple,
et que plusieurs fautes passées en usage constituaient çà et là
des idiotismes locaux. C'est ainsi que dans Ezéchiel, Zacharie
et les ouvrages dont le style est le moins pur, nous trouvons
souvent des formes irrégulières : dk pour le masculin , DfîN
pour le féminin , D^niavf in pour D^naçf in , et déjà même la forme
' Cf. Gesenius, Ge$ch. dêr hêbr. Spr, S i5.
* ft xaS^ iifiipap ètéXgHTos^ de ètûiXéyoïtM «diflcourirT». G*êst encore le sens du
mot itiXtxTot dans Aristote.
LIVRE ir, CHAPITRE I. 133
mAfohel, qui a pris beaucoup d'importance dans l'hébreu rab-
binique^ Les nombreuses confusions auxquelles donne lieu la
conjugaison des verbes imparfaits doivent s'envisager également
comme un reste de ces habitudes indisciplinables du peuple,
toujours incapable de soumettre sa langue à un mécanisme
constant.
Un autre fait non moins digne de remarque, c'est l'ana-
logie firappante qu'ont toutes ces irrégularités provinciales avec
Taraméen. Il semble que, même avant la captivité, le patois
populaire se rapprochait beaucoup de cette langue , en sorte
qu'il nous est maintenant impossible de séparer bien nette-
ment , dans le style de certains écrits , ce qui appartient au
dialecte populaire, ou au patois du royaume d'Israël, ou à
l'influence chaldéenne des temps de la captivité. Nous pensons,
du moins , qu'on ne saurait expliquer par cette dernière cause
les aramaïsmes qui se trouvent, soit dans des pièces fort an-
ciennes, telles que le cantique de Débora et les maschal de
Balaani , soit dans des ouvrages qui semblent appartenir à la
meilleure époque de la poésie hébraïque , comme le Cantique
des cantiques. Nous aimons mieux voir, avec M. ËM^ald, dans
ces aramaïsmes des locutions populaires ou provinciales^. Amos
et Osée , qui appartiennent au commencement du vin* siècle
et, par conséquent, à une époque où il ne peut être question
d'influence chaldéenne, offrent dans leur style beaucoup de
particularités semblables, sans doute parce que tous deux se
rapprochent du style populaire, et peut-être aussi parce que
le second était originaire du royaume d'IsraëP. 11 est à remar-
* Cf. Gesenius, Ge$eh, p. 56; Lthrg. der hêbr, Spr. S 71, 6, Anmerk.
* Cf. Ewald, KrititeKe Gramm. S 6; Gninun, der Aé6r. Spr, S 5.
^ Eidihoni voyait des êomantamÊmet dans ces particalarités du style d^Amos et
d'Osée. Bien de mieux si l'on entend par êomaritam la langue, toujours fort ara-
134 HISTOIRE DES LANGUES SÉMITIQUES.
qaer> du reste, que les langues sésiitiques diffèrent n^oins
dans la bouche du peuple que dans les livres. Uarabe vnl-
gaiore, par exemple» se rapproehe beaucoup plus de l'hébreu
ou du syriaque que Tarabe littérsd. On dirait que ks méca-
nismes plus ou moins savants qui distinguent entre eux ies
différents dialectes sont des superfétations de luxe auxquelles
n'a jamais atteint le vulgaire. Tant il est vrai que, daii^ un
sens général , il n^y a réellement qu'une seule langue sémi-
tique!
S V.
C'est Vers Tépoque de la captivité des Juifs à Babykme
(vi* siècle avant J* C.) qu'il faut placer l'extinction de l'hébreu
comme langue vulgaire. Cette assertion toutefois , conmie toutes
celles qui sont relatives à l'apparition et à la di^arition des
langues , ne doit être admise qu'avec beaucoup de restrictiona.
Et d'abord, il est hors de doute que, longtemps s^rès la captH
vité, l'hébreu demeura nooeseulement la 2a9igwr ^*le des lettrés
(onefi), mais la langue nMe de l'aristocratie restée fidèle à la
vieille discipline de Juda. En second lieu , il n^est plus permis
de croire, avec les anciens mtiques, se fondant sur l'autotrité
du Talmud, que la cause de ce changement d'idiome ait été
le séjour de cinquante ou soixante ans que fit à Babyloae une
partie du peuple juif. La transportation n'atteignit qu'un trè»-
petit nombre des habitants de la Judée ^ ; elle frappa la tête
de la nation , c'est-4-dire la classe entière oii résidaient la tra~
maûée, du royaume d^Israél ; mais Cresenius remarque avec raison que le nom de
imnaritam ne s'emplde, dans Tuiage, que pour désîgnfir une langue de forma-
tion bien plus moderne.
* Voy. Winer, BM. RhUmiai. art. Exil; BerUwau, Zur Ge9eh. àtr hr, p. 385
et suivantes.
LIVRE II, CHAPITRE I. 135
ditioii religieuse et la culture de la langue sacrée. Tout ce
qui resta devait se servir d'une langue déjà fort altérée. A quel-
ques lieues de Jérusalem , sur les terres de l'ancien royaume
d'Israël, on pariait araméen ou à peu près. Le fond de la
population restée en Judée suivit donc de plus en plus le
penchant naturel qui l'entratnait vers l'araméen. Mais ce ne
fut pas l'influence de Babylone qui opéra ce changement. II
est douteux que l'idiome sémitique que l'on parlait à Baby-
lone fût l'araméen, tel qu'il nous est connu par le chaldéen
bihlique. €e fut bien plutôt l'influence de la Syrie cpii, s'exer-
çant par le nord et ayant conquis d'abord le royaume d'Israël ,
finit par envahir la Judée elte^néme, afliBÔblie et dépouillée
de ses institutions conservatrices ^ Aussi le chaldéen biblique
n'est-il jamais présenté comme la langue de Bab^one ; ce n'est
qu'à l'époque des Septante qu'on donne à cotte langue le nom
tout à fait fautif de chaldém^. Quant à la langue vulgaire de la
Palestine y elle est toujours désignée dans le Talmud par le
nom de syriaque (>D'11d)^
Ce qui prouve bien que le passage de l'hébreu à l'araméen
s'opéra pour les Juifs en Palestine et non en Bid)ylonie , c'est
que l'esprit et la langue de Jérusalem se conservèrent beau-
coup mieux durant la captivité à Babylone qu'en Judée. Quel-
ques-uns des morceaux les plus achevés de la littérature hé-
* J. Fânt, Ukrgtbmmiê dtr «rom. Uiomêy p. 1 1 et siinr.
' Gemot, ches les Grecs heUénistes, s'applique même à Thëbrau biblique, et
semUe désigner pour eux tout ce qui n'est pas grec, soit hébreu, soit araméen.
Yoy. Delituch, Je$unm, p. 65-66.
' Les mêmes obserfafions s'appliquent au changement d'alphabet L'qiinion
d'après laquelle les Juî& auraient adopté à Babylone l'alphabet carré, est mainte-
nant abandonnée. Cet alphabet parait d'origine syrienne, et l'époque où les Juifs
l'ont substitué à leur ancien caractère a été beaucoup trop rerulée par les critiques
de ia vieille école.
13& HISTOIRE DES LANGUES SÉMITIQUES.
braîque, les fragments réunis à la suite des œuvres dlsaie
(ch. XL-LXYi), certains psaumes, ont été écrits sur les bords
de l'Euphrate. Babylone (ou , pour mieux dire, les petites villes
groupées autour de cette grande cité) devint dès lors comme
une seconde capitale du judaïsme, jusqu'au moment où, après
la destruction de Jérusalem par les Romains, elle en devint
le centre principal. On peut même supposer avec M. EwaldS
que les premières bases d'une culture savante de la langue
hébraïque y furent posées dès une époque reculée : du moins
voyons-nous les restaurateurs du mosaïsme et des études an-
ciennes en Padestine , conune Esdras , Néhémie , venir tous de
l'Orient et s'indigner à leur arrivée de l'ignorance et de la
corruption de langage de leurs coreligionnaires de Judée
(Néhém. XIII, s 3-3 5). On peut dire que deux fois la conti-
nuation de la tradition juive s'est faite par Babylone, après les
deux grandes catastrophes qui, à sept siècles de distance, rui-
nèrent presque entièrement le judaïsme à Jérusalem.
Il est difficile , si l'on aspire à serrer davantage l'exposé du
oroblème, de déterminer avec rigueur dans quelle proportion
l'araméen se mêla d'abord au langage des Juifs et à quelle
époque il devint chez eux tout à fait dominant. Nous accordons
volontiers à M. Fùrst^, qui a exagéré sur ce point les assertions
les plus hardies de Gesenius^ et de Winer^, que la langue des
Juifs conserva toujours une certaine individualité et ne fîit ja-
mais l'araméen pur. Mais nous ne pouvons admettre avec ce sa-
vant que l'hébreu soit resté langue vivante et usuelle jusqu'aux
temps des Macchabées et.4néme de l'ère chrétienne. C'est un
* Geêch. deë V, Jtr, t. III, a* part p. 167-1 68; cf. Furat, op. cit. p. 19-1 3, et
Kukur- uni LUeraturgmchiclUê derJuden m Anm, p. s etsuiv.
* Lehrgeb» der aram. Idiome, p. 3 et suiv. 1 1 et 8uiv.
"^ Geêch. der h^'. Spr. S i3.
* Gramm, de» htbL und targ. ChaUl, p. & ; BibL ReaUvegri. II , 5oi.
LIVRE II, CHAPITRE I. 137
Tait incontestable qu'à l'époque des Macchabées on écrivait en-
core un hâ)reu assez pur , et que l'hébreu figurait comme langue
oflGcielIe sur les monnaies ; mais de ce qu'on écrivait en latin
au xiiï* siècle , conclura-t-on qu'on parlait latin à cette époque y
et de ce que les monnaies de plusieurs états de l'Europe por-
tent de nos jours des légendes latines, conclura-tr-on que le
latin est la langue vulgaire de ces états? Le passage de Néhé-
mie (xiii, â3-â/i), souvent cité à l'appui de la thèse que nous
combattons : «En ce temps-là, je vis des Juifs qui prenaient
des fenunes asdodites , ammonites , moabites ; et leurs enfants
pariaient à moitié asdodite, et ils ne savaient pas parler juif
(n>'nn^), mais ils pariaient selon la langue de chacun de ces
peuples; » ce passage, dis-je, s'explique par le purisme de
Néhémie , élevé dans les écoles d'Orient , et prouve bien plutôt
avec quelle irrésistible puissance s'opérait en Palestine la décom-
position de l'idiome national» Rien n'établit, d'ailleurs, que le
mot n't'iin^ signifie l'hébreu classique. Ailleurs, il est vrai (Il
Raie, xvm, s/i, 96), ce mot désigne la langue vulgaire de Jé-
rusalem à l'époque d'Ezéchias; mais la signification des noms
de langues change avec les langues elles-mêmes. Que d'idiomes
divers n'ont pas représentés tour à tour les mots de Utigua ro^
mana, lù^iua gaUica, linguajrancica!
Un autre passage de Néhémie (viii, 8), malheureusement
assez obscur, semble appuyer l'hypothèse que nous défendons.
«Les lévites lurent dans le livre de la loi de Dieu ef'i&D
T
b^jff Dlt^i , et ils expliquèrent le texte qu'ils avaient lu. ^ Toute
la difficulté roule sur les mots h^ftf D^&l ^^tD , que nous n'avons
pas traduits à dessein. Fautr-il entendre par là une traduction
en langue vulgaire , comme l'a voulu M. Hengstenberg , ou un
simple commentaire explicatif, analogue à la glose que les Pères
de l'Eglise faisaient sur les textes grecs et latins des Ecritures ,
138 HISTOIRE DES LANGUES SÉMITIQUES.
et saint Ephrem sur la version syriaque I ou bien faut-il tra-
duire V^tr^ par clairement, distinctement, Jidèlemmt, comme le
font les anciennes versions de la Bible ^ ? Ce dernier sens paratt
préférable. En effet , on ne peut citer ni en hébreu ni dans au-
cune langue sémitique un seul passage où le verbe V)^ ait te
sens de traduire. Le mot invariablement employé pour cela dans
toutes ces langues est DJ'ih, qu'on trouve déjà dans Esdras (iv,
7 ). Le verbe ttnD exprime toujours la clarté, la distinction {Nomhr.
XV ^ 3/i ; Lév. xxiv 9 1 â). L'expression C^ncD 31)3 ae trouve dans
la paraphrase d'Onkelos avec le sens à'écriture claire et distonete
{Exùd. xxviii, 1 1 )^. U est donc difficile de tirer du mot t^nsD au-
cune induction solide relativement au sujet qui nous occupe ;
mais les mots qu'ajoute l'historien K'ipDa u^3n ^ptr dV&i , prou-
vent du moins avec certitude que la loi, à l'époque de Néhé-
mie, avait besoin d'une glose (cf. NAén. vni, 7, 9) pour étee
comprise ; ce qui est au fond tout ce qu'il s'agit de démontrer.
Les fragments chaldéens insérée dans le livre d'Esdras , frag-
ments qui paraissent extraits d'un grand ouvrage historique
écrit en cette langue ', ne sont-ils pas eux-mêmes la meilleure
preuve de l'importance qu'avait prise parmi les Jui£s l'idiome
araméen dès les premiers temps de la domination persane?
Quoi qu'il en soit, du moment que l'on envisage l'hébreu et
l'araméen moins comme deux langues que comme deux âges
d'une même langue , la discussion devient bien délicate , et le
point de dissentiment presque insaisissable. C'est comme si
* Gesenius, Getck. der %«6r. Spr, p. &5; S. Luzxatto, Proleg. ad una gramm,
raggionata délia Imgua e6r. p. 96.
* On trouve dans le chaldéen du livre d^Eadras (it, 18) œ même mot tf*lBP
- T :
avec le même sens que dans le passage de Néhémie que nous discutons. Mais le
sens du passage d^Esdras est moins déterminé encore, et le v. 7 du même chapi-
tre, qui seul pourrait Fexpliquer, parait avoir subi quelque altération.
'.Ewald, Getf À. dei V.Isr.l, ttàh; III, »* part. p. 90 5.
LIVRE II, CHAPITRE I. 139
Tofi se demandait en quelle année finit le latin et commence le
français. Les langues ne meurent pas à un jour donné, elles
se transforment par degrés insensibles « et on ne peut indiquer
le point précis où elles doivent change de nom. Sous Ezéchias ,
cent vii^ ans environ avant la captivité, les deux langues
nmn> et rrdK étaient encore parfaitement distinctes, et Talra-
méen n'était compris que des lettrés ^ Cependant nous avons
vu l'hébreu des derniers temps se charger, parmi le peuple et
chez quelques écrivains, de locutions dialectiques qui se rap-
prochaient de 1 araméen. L'enlèvement et la transpcnrtation à
Babylone de toute la partie éclairée de la nation durent accé-
lérer cette révolution , et l'on peut croire qu'à l'époque du re-
tour des exilés, sous Cyrus, la langue de la Palestine était tout
à bit corrompue , c'est-à-dire aramaîsée. Néanmoins comme il
n'y avait pas eu un moment précis ou l'on eût quitté l'héhreti
pour l'araméen, c'était encore l'hébreu, en un sens, et on
pouvait avec vérité iqppeler cette langue nnm\ Les savants,
d'ailleurs , se piquaient de parler purement l'ancienne langue ,
et cherchaient , sans pouvoir y réussir, à corriger l'accent vicieux
et le patois du peuple. Déjà la lecture de la loi devait être
accompagnée d'une glose ou demi-traduction. La corruption alla
toujours croissant, jusqu'à ce que le contact de plus en plus
r^té des Juifs avec les nations de la Syrie acheva de donner
à la langue une physionomie complètement araméenne.
Ce qu'il importe au moins de maintenir, c'est que le chan-
gement de langue qui se fit à cette époque chez les Juifs . s'o-
péra , non par l'adoption d^une langue étrangère , mais par la
' La preora en est dans Isaîe (ixzti, ii, i3, ou D Boi», itui, 96, 38).
Les envoyés d^Eiécfaîas, gens saranfts, parmi lesqneb figorenl on scribe et un
faifllonographe, prient Rabsaké de parier en araméen , pour qu^il ne soit pas rom -
pris du peuple qui les entoure. Rabsaké au contraire s^obstîne à parier juif.
t/^0 HISTOIRE DES LANGUES SÉMITIQUES.
corruption successive de Fancien idiome. Les Juifs eux-mêmes
avaient certainement conscience de ce fait; car nulle part on ne
voit qu'ils aient appelé araméen la langue qu'ils parlaient de-
puis la captivité. Au contraire, ils l'appelaient toujours hébreu
{^païaliy Tjif éêpatSt SiaXéxrCf)), ou la langue de leurs pires
( 4 wdrpios ^ùfvff) ^ ; à peu près comme le grec du Bas-Empire
pouvait encore s'appeler du grec , et comme les langues dérivées
du latin au moyen âge continuèrent à porter le nom de romanes.
L'araméen proprement dit semble présenté conune une langue
étrangère [Daniel, ii, &). Il faut même avouer que, l'araméen
antérieur à l'ère chrétienne ne nous étant connu que par les
fragments d'Esdras, de Daniel et les Tarjgums, nous n'avons
aucun moyen de savoir si la langue de ces écrits est identique
d'un côté à l'araméen pur et de l'autre au dialecte vulgaire des
Juifs. Je doute fort, pour ma part, que le chaldéen du livre
d'Esdras ou même du livre de Daniel, nous représente plus
exactement le dialecte propre des Juifs que les parties hébraï-
ques de ces mêmes livres. L'Orient a si peu écrit en langue
vulgaire , que les questions relatives aux idiomes parlés et à
leurs rapports avec les idiomes écrits sont presque toujours in-
solubles.
Que l'hébreu, du reste, ait continué, presque jusqu'à l'ère
chrétienne , ^ être écrit par les Juifs , c'est ce qui est attesté
par de nombreux ouvrages. Les livres d'Esdras, de Néhémie,
d'Esther, de Jonas, les Chroniques ou Paralipomènes , les pro-
phéties d'Aggée, Zacharie^, Malachie, le livre de Daniel, le
* I Maceh. ¥11, 91, 37; XII, 37. — Jok. t, a; xvii, ao; xix, i3. — Aet. xxi,
ho; xzii, a; xxti, lA. — Joseph. De beUo jud. proœiû. !;¥, ti, 3;V, 1x1 3; VI,
II, 1. — ÀfUiqq, XYIII, vi, 10.
' M. Ëwaid semble avoir prouvé que le livre de Zacharie renferme des frag-
ments de prophètes inconnus, antérieurs à Texil. Die Proph, de$A,B.i.l^ p. 3i8
el 8uiv. p. 3B9 et suiv.
LIVRE II, CHAPITRE I. Ul
Kohéieth ^ , plusieurs psaumes , appartiennent à cette période »
et nous conduisent à peu près jusqu'à la fin du ii* siècle avant
J. G. L'époque des Macchabées en particulier signale conune
une renaissance de l'ancienne langue , en même temps que
de l'ancien esprit. Le livre de Daniel est certainement con-
temporain d'Antiochus Epiphane ^. U n'est mAme pas impossible
que quelques psaumes datent de cette époque'. Le livre de
¥ Ecclésiastique, de Jésus fils de Sirach, dont nous n'avons que
la traduction grecque, mais dont l'original était certainement
en langue juive*, fiit composé vers l'an 160 avant J. G. Le
premier livre des Macchabées dut être écrit dans la même
langue et sous le règne ou après la mort de Jean Hyrcan,
vers l'an 100 avant J. G.'. Le livre de Judith fut sans doute
composé dans la même langue et vers le même temps ''. Mais
il est fort difficile de décider si ces écrits , dont il ne reste que
la traduction grecque, furent composés primitivement en hé-
breu ou en chaldéen. Saint Jérôme , qui dit en avoir vu les
textes, «a souvent pris des traductions ou des remaniements
> Voy. cependant d-dessus, p. las-iaS. Le livre d^Esther, ainsi que ceux de
Banich et de Tobie, dont il ne reste que des traductions grecques, paraissent
provenir des commonaatés juives dispersées dans le haut Orient. Ewald,
Gndk. m, s* part. p. 1&7, s3o etsuiv.
* Les chap. vii-zii sont pleins d^aUusions aux diverses péripéties de la domi-
nation grecque en Judée. La langue renferme plusieurs mots grecs (111, 5, 7, 10,
i5). L^opînion des critiques sérieux est unanime à cet égard.
' Cest Topinion de RosenmuBer, Bengd, Berlhold, Hitâg.Lengerke, ojânion
combatlne par Gesenius, De Wette, Ewald, etc. et sujette à de graves difficultés.
Que dire de M. J. Olshausen {Die P»abnên erhlârty Leipz. i853), qui rapporte
fensemUe du Livre des Psaumes à Tépoque des Macchabées I
* On trouve des fragments du texte h^reu dans le Talmud. Cf. Dukes, RaNn-
* De Wette, Emlmlmgy S 3oo.
* Bwaid, Gêiek. Ul , 3* part p. 897, 5& 1 . Le Tafanud mentionne encore quel-
ques écrits hébreux de cette époque. Dukes , Die Spr. àar Mischnak, p. 1 -s ; Fùrst ,
U2 HISTOIRE DES LANGUES SÉMITIQUES.
postërieius pour les originaux ^ Les idiotifiiiies des tradi.«tioBs
grecques prouvent bien qulelles proviennent d^un original sé-
mitique , mais ne disent rien sur le dialecte. Un fait bien re-
marquable, c'est que les monnaies juives autonomes portent
des légendes en hébreu pur jusqu'au temps de Barcochébas
(187 après J, C.)^
Les écrits de ce second âge de la littérature hébraïque,
accusent en général un grand abaissement dans Tesprit juif.
Le style en est plat et sans relief, la pensée y est lourde , les
idées religieuses plus étroites , la crédulité moins naïve , la poésie
moins spontanée. Un genre nouveau de fiction , emprunté au
symbolisme de la Ghaldée et de la Perse , fait invasion de toutes
parts; une mythologie étrange, des visions apocalyptiques
troublent l'imagination d'Israël , auparavant si sobre , si pure.
D'autre part, quand on veut marcher sur les traces des anciens,
tout se réduit à une imitation pâle et froide : les poètes se con*
tentent de reproduire ou de combiner diversement les mi>tifs
poétiques des vieux psalmistes. Nous avons ainsi des psaumes
qui ne sont guères que des cantons, formés de fragments de
psaumes plus anciens. On voit des lettrés, des hommes d'étude,
qui, nourris des classiques et dénués d'originalité, ne savent
composer qu'en groupant les souvenirs de leurs lectures. La
littérature hébraïque, en un mot, devient une affaire d'éru-
dits , un travail de docteurs , l'apanage exclusif d'une classe
d'hommes séparés du peuple et parlant une langue différente
de la lanipie populaire.
KvUuir- und LUeratiwgnchiehte der Judm m i4n«n, p. i&'i5, 96-a5. Enfin la
Miflchna renferme plosieors fragments* écrits en hébreu Mbiîqae, qui paraissent,
également de Tépoque des derniers Macchabées.
' De Wette, Endeitung, S 3o8, 3io a, 3i8, SaB.
' Bayer, D& mmuntii h^œa-êomaritanm , p. a 1 ; Eckhei , thetrina namùrum ve-
tenfm,III, ^^69; de Saulcy, Rêch. ttir la numimiuiiiqite jndt^qw (i85â).
LIVRE II, CHAPITRE L l&S
Quelquefois pourtant tes imitations ne laissent pas d'être
fort heureuses, et de rappeler les plus belles créations des
anciens. Je ne parle pas seulement des œuvres admirables ins-
pirées par la captivité elle-même à des hommes nourris dans
Fancienne écde, telles que la seconde partie du livre d'Isaîe
(ch. xiHLXVi), les psaumes de Teiil, les Lamentations, qui for-
ment comme un brillant prolongement de la grande époque
du géniie hébreu. Parmi les auteurs appartenant décidément à
la seconde période , il en est qui écrivent encore Thébreu avec
une grande pureté : tds sont Esdras, Néhémie, Malachie^
Souvent même, dans les pièces lyriques, les formes sont plus
finies, Texpression plus travaillée, et c'est ainsi qu'une extrême
élégance de style, une symétrie rigoureuse et réfléchie dans
)e parallélisme, une pensée calme et régulière peuvent être,
pour les psaumes, des marques d'une composition moderne.
Le roman enfin (car la littérature hébraïque n'a pas échappé
au siNrt commun qui semble condamner toutes les littératures
à finir par ce genre de compositions) produit les jolis récits de
Tobie, de Judith, de Susanne, curieux échantillons de la lit-
térature populaire de ce temps.
Quant à la langue, si nous l'avons déjà trouvée empreinte
de chaldaîsme dans les écrivains qui précèdent immédiatement
la captivité, cette tendance est naturellement bien plus pro-
noncée dans les écrits de la période qui nous occupe. On en
vint bientôt à insérer de longs fragments chaldéens au mi-
liea d'ouvrages hébreux. Les mots , les formes , les tours chal-
déens se retrouvent presque à chaque ligne ^. En voici quelques
exemples :
1^ Mots «npruntés au chaldéen : {t>i, ten^, pour ny;
^ £widd, GeMch. III, 9* part. p. fio5.
' Ccogliii, Gmek, det^ kebr, Spr, % 10, 5.
U4 HISTOIRE DES LANGUES SÉMf^'IQUES.
n^'^Z y forteresse; yn, fin, pour «fçf; yv^^^ fosse; >)lD,y&i, pour
YÇ; 13^0, (Buvre, pour nt^yp;. "jap, recevoir, pour n}?^.
â"" Formes de noms imitées du chaldéen : multiplication
des substantifs abstraits en ni, |1, ] , disVd, royaume, pour
ns^DD; r\^:f') , soin ; TloStf, domination. Emploi de la termi-
naison emphatique à la fin des substantifs : nisi, cause, pour
T T
3^ Acceptions particulières imitées du chaldéen : "iÇB , dans
le sens de délivrer.
k"* Particularités d'orthographe : multiplication des quies-
centes : sf ilp pour Jûijp ; terminaisons féminines en K pour n .
5** Formes grammaticales et particularités de syntaxe : Jû et
b^ pour ^ttf K et h ntf K , analogues à l'araméen n et ^n ; em-
ploi habituel de ^7 comme marque d accusatif ; tours analyti-
ques et prolixes ; système de conjonctions plus développé.
Outre ces chaldaîsmes, le style des ouvrages hébreux des
basses époques offre encore des formes particulières dont la
plupart se retrouvent dans le néo-hébreu. Le Kohéleth , sous ce
rapport, fait classe à part et signale la transition entre l'hé-
breu ancien et la langue de la Mischna.
1* Mots nouveaux: PD^iî^Dn on*? pour D^aen ûn^; ans, livre;
Cf-ilD, commentaire; i^IltfD, chanteur.
a° Formes et orthographe nouvelles : K^a^i pour naa^i;
:fW* pour ^W)n'* (nom propre). Addition et suppression de
Yh : hH)D pour ^1D ; on^Dn pour oniDKPi ; vf^ pour »|^ko.
3^ Acceptions nouvelles : iw devenu synonyme de D^p;
nlS'iK pour désigner le monde païen; ai^nn dans le sens de
faire des UbéraUtés religieuses.
&"* Locutions et phrases nouvelles : D;>psf niiSk pour nlKDS ;
ntfK N&J, épouser une femme, pour nts^K npb.
S"" Admission de mots étrangers à la famille sémitique,
LIVRE II, CHAPITRE I. l&S
surtout persans et grecs ^: 0^*18 = tropaCieioo;, mot donné
par tous les auteurs anciens comme persan ^; pncfa , lettre, de
^jXAjjj^ écrire, qui se retrouve dans les inscriptions adbé-
mënides'; D^on'iD (E$th. i, 3; vi, 9; Dan. r, 3) = pehlvi,
pardom, sanskr.pratama, trpâro^, ou peut-être ^pArtfâot , mapè^
Tifioi(?); yanB y friandises , également persan; isnisfnK =aa-
rpàbnisy ^rpèhmf et autres noms de dignités persanes; niaK ,
lettre; U3 (u, gaza) = pers. ^; ^^p'ps, mot moderne em*
ployé dans les Chroniques pour >^Sf ou Mb)r\ , écarlate; ni,
Im; Dans , /Mirole^ «entenee^ très-usité en chaldéen et en syriaque,
qui se retrouve aussi en arménien , et est probablement d'origine
persane : selon d'autres^, ce serait le mot (pOéyfia ; |1D3'11 et
^3piK = Japsix^^ ou ^poLXJl^ {f^j^ en arabe) ^
Comparée à cet hébreu de seconde date , la langue classique
avait déjà une teinte d'archaïsme , et Ton conçoit qu'étrangers ,
conmie les anciens en général, à toute idée de philologie, les
Juifs, même instruits, devaient se trouver embarrassés devant
certaines locutions tombées en désuétude , et souvent aussi de-
vant certaines leçons fautives ou douteuses des livres antérieurs
à la captivité. D est certain que , longtemps avant qu'on eût
cessé d'écrire en hébreu, les Juifs ne comprenaient déjà plus
les passages difficiles de l'ancienne littérature. On en trouve
de curieuses preuves dans le livre des Chroniques ou Parali-
' Cf. P. de Bohlen , Synbolœ ad inttrprHiUi<mem S, codidt ex imgna peftiea
(Leipng, iSaa); P. Bcetticher, 5if/ip2mi«nta Uxici arammei (Berlin, 18&8);
M. Haog, EHdànmg peniêcKer Wimrtêr dêa A. T., dans les Jahrhûeher der hAL
Wmenê^ufi d'Ewald, Y (i853), p. i5i etsmv.
* Y05. nne note de M. Boscbmann, dans le Comm» de M. de Hiunboldt, t. [1,
p. ft73-67& (trad. Galuaky).
' OppeKfdans le Jowm, asiat. septembre-octobre i85i, p. 333.
^ Michaeiis, ad Gastelli Lix. ayr, p. 7&A.
" BertheaQfZMr Gttek, der 1er, ^. 98-39.
I. 10
l/k6 HISTOIRE DES LANGUES SÉMITIQUES.
pomènes. Le compilateur de cet ouvrage, en effet, se contente
souvent de transcrire les livres historiques plus anciens , en
substituant aux expressions obscures ou embarrassantes de
l'original d'autres expressions plus claires. Or, en comparant
son ouvrage au texte primitif .que nous possédons , nous trou-
vons que ses éclaircissements et ses conjectures sont loin d*étre
conformes aux règles d'une bonne exégèse. Gesenius a recueilli
des exemples nombreux de ces méprises ^ Ainsi, en rappro-
chant le passage du premier livre des Paralipomènes (xx, 5)
avec le deuxième livre de Samuel (xxi , 1 9) , on voit le compila-
teur, embarrassé par une leçon douteuse et aussi par une appa-
rente contradiction , corriger arbitrairement son texte et prendre
la seconde partie du mot "^pn^n n'*^, Bethléhémite, pour un nom
d'homme, IiocAmt^ prétendu frère de Goliath^. Quant aux
passages où l'on substitue des mots et une orthographe plus
modernes à la leçon, ancienne , ils sont innombrables. En gé-
néral, la langue de cette seconde période est plus facile et
plus claire que celle de la première, et il n'est pas surprenant
que, dans la révision des textes anciens, on cherchât à leur
donner le même caractère^. Dès l'époque classique, du reste,
nous avons vu les rédacteurs des livres historiques insérer et
expliquer dans leur texte des dires anciens , dont ils ne com-
prenaient pas bien ie sens^.
* Gêieh, der hêln'. Spr. S 1 9, 3 ; cf. De Wette, EnUeitung, S rgo 6 , c ; Movere,
Krit» Untertuchvngm vber die Qiromk (Bonn, i83â).
* GeBenitts, Thêê, an mot ^Uvh' D'autres, cependant, donnent la préférence
A la leçon des Paralipomènes. Winer, BibL Bealwœrt, I, /i38.
^ Celte tendance à adopter de préférence la leçon la plus fadle domine tons
les travaux exégétiques des premières écoles juives. On la retrouve dans les Sep-
tante, dans le texte samaritain, dans les heris des Ma8Sorètes,etc De là cette r^e
de critique, qn^il faut toujours regarder comme plus authentique la leçon la plu5
difficile.
* Cf. Ewald, Geick, des V, Inr, I, p. 78, note.
LIVRE H, CHAPITRE I. U7
Oo est qudqae&is surpris que les philologues modernes
osent se pennettre de corriger des interprétations ou des éty*
melogies fournies par les Juifs eux-mêmes, ou de réformer
les traductioiis qu'ils ont données de leurs propres livres à une
époque où l'on avait à peine cessé de parler hébreu. Mais l'é-
tOBDement diminue, quand on songe que la^ critique en gé-
néral, la philologie, et surtout la science étymologique ne
furent jamais le domaine de l'esprit antique ^ Aucun hellé-
niste ne peut assurément se vanter de savoir la langue grecque
comme Platon , et pourtant quel est celui qui prend au sérieux
les étjHiologies , ou, pour mieux dire, les calembours du Cra^
tifh et du dièdre ? Quel est le latiniste qui se fait scrupule de
corriger les étymologies de Varron, de Gicéron, d'Aulu-Gelle?
Cette hardiesse doit moins étonner encore pour les langues
orientales. Les peuples qui les parlent ont toujours eu si peu
de philologie que les Européens, tout en recevant d'eux des^ le-
çons pour l'usage routîni^ de la langue, les surpassent biea-
tèt de beaucoup p»ur la science systématisée , et ne craignent
pas de se mettre en pleine opposition avec eux pour Tinter-
prélation de textes un peu anciens , composés dans leur langue
maternelle.
S VI.
On a coutume de clore l'histoire de la langue hébraïque k
ia composition des derniers ouvrages hébreux écrits avant l'ère
chrétienne , et insérés dans le Canon. Mais une telle manière
de voir n'est pas suffisamment justifiée, puisque, d'une part,
si l'on termine l'histoire de la langue hébraïque au moment
ou elle cesse d'être vulgaire, il faut s'arrêter beaucoup plus
tôt , et que , de l'autre , si on donne place dans cette histoire à
* Cf. Lflpwb, SpraehphOêtoj^h» êêt Ah^, III, 61 et suiv.
10.
U8 HISTOIRE DES LANGUES SÉMITIQUES.
l'hëbreu artificiel des rabbins, il faut descendre beaucoup plus
bas, ou, pour mieux dire, il faut venir jusqu'à nos jours. A au-
cune époque, en effet, on n a entièrement cessé d'écrire en hé-,
breu parmi les Juifs. Sans doute , il y a eu dans cette longue sé-
rie littéraire d'importantes lacunes; sans doute aussi le nouvel
hébreu , à l'usage des rabbins, diffère notablement de l'hébreu
biblique. Mais c'est toujours au fond la même langue, ce sont
les mêmes formes grammaticales, c'est le même vocabulaire,
quant à ses éléments essentiels. Ajoutons que les autres lan-
gues parlées et écrites par les Juifs durant la première moitié
du moyen âge, le chaldéen et l'arabe, avaient tant d'anidogie
avec cet hébreu aramaîsé que souvent, sans y penser, l'écri-
vain glisse de l'un à l'autre , à peu près comme dans les ser-
monnaires du xni* et du xiv* siècle, le latin et le roman se
mêlent souvent dans une même phrase.
L'histoire de l'hébreu po9t-iibUque se divise en deux périodes
tout à fait distinctes. Dans la première^ qui s'étend depuis la
clôture du canon jusqu'au xii* siècle de l'ère chrétienne, l'hébreu
est écrit encore , mais rarement et à de longs intervalles. Le
chaldéen et l'arabe sont les langues ordinaires dont se servent
les Juifs, même pour leurs ouvrages religieux. Dans la seconde,
au contraire, depuis le xii* siècle jusqu'à nos jours, l'hébreu
redevient la langue littéraire des Juifs. Nous sortirions de
notre plan en suivant cette histoire dans tous ses détails; on
ne trouvera ici que les divisions principales et les traits gé-
néraux.
La Mischna , rédigée à Tibériade au second siècle de notre
ère, mais qui renferme des fragments beaucoup plus anciens S
est le monument essentiel et caractéristique de la première
^ Fûrst, KuUur' unà lÀteraturgeêcMehte, p. 5, 1 1, Sa et Buiv.; Steiiuchneider,
dans VEncycL d'Erach et Gruber, art Jûdischê LUtnitm', p. 365 et suiv.
LIVRE II, CHAPITRE I. 149
période. La langue de cette seconde Bible est, au fond, de l'hé-
breu, mais très-fortement aramaisé, et mêlé de formes étran-
gères à l'hébreu biblique. H est difficile de dire dans quelle
relation était cette langue avec la langue vulgaire du temps.
Les talmudistes identifient quelquefois la langue de la Mischna
avec la langue de la lui, n'iin ]wh. D'un autre c6té , dans la
Mischna elle-même , l'hébreu biblique est appelé exclusive-
ment er^ipn ]wh , la langue $ainte, par opposition à tDinn ]wh
== iStûn&f yXSa^a. Mais le rédacteur ne range la langue de
son propre ouvrage ni dans l'une ni dans l'autre de ces ca-
tégories, et il est probable qu'il l'envisageait comme se rat^
tachant plutôt au t^ipn ]wh qu'au Dinn ]wh. Toujours, en
effet, la langue écrite est distinguée de la langue vulgaire
(^Ù3M ^1DK*I3), et Rabbi Jochanan, le collecteur du Talmud de
Jérusalem vers l'an 3oo , appelle déjà la langue de la Mischna
D^3n ]W^ = la langue des savante ^
Un dépouillement complet de la langue de la Mischna , au
point de vue lexicographique , amène à classer en trois groupes
les mots de cette langue^ : i® mots purement hébreux; 3^ mots
dialdéens; 3* mots étrangers à la famille sémitique, surtout
grecs et latins.
* Les mots hébreux de la Mischna ne sont pas seulement ceux
qui se rencontrent dans les livres bibliques. On doit donner ce
nom à une foule de mots et de formes qui , sans se trouver
dans la Bible, n'en appartiennent pas moins à l'hébreu, et
auraient, certes, autant de droit de figurer dans le dictionnaire
hébreu que tel mot ou telle forme qui ne se rencontrent que
dans le livre d'Esther : on peut citer pour exemples les noms
de plantes et de fruits : D^eaK, poires, ^l'in, moutarde, n^^i,
* Voy. LonaUo, ProUgomem, p. 98-99.
' Dukes, DieSprachê dur MuéKnak (Efl8liii||;en, 18&6).
150 HISTOIRE DES LANGUES SÉMITIQUES.
4ntramUe, et une fouie d^autres mots vaigaires ^. Sous ce rap-
port, il faut reconnattre que i'faëbreu mischnique a une iras-
grande importance pour i'exëgèse ^. Plusieurs mots douteux de
rhébreu biblique trouvent dans la Miscbna des explications
satisfaisantes : Gesenius en a donné un curieux exemple pour
le mot ^^^ (^Exod. ix, 3 1 ), Inmion dejkur^. Sourent aussi les
mots bibliques figurent dans la Miscbna avec des significations
fort différentes de celles qu'ils ont dans la Bible. Ainsi niK
avec le sens de leUre; nt^^m, signifiant rinténeur de; aho =
durani, etc. Plus souvent encore, les racines biblkpies four-
nissent des formes et des dérivés qui manquent dans Tancien
hébreu : mhn, précepte; pnt«tD, remis, de nn, frère; «r*?nm,
partager en trois, etc.
En général, lorsque la Miscbna emprunte* des mots au
chaldéen, elle leur donne une forme bébraïque. — On trouve
aussi dans la Miscbna un assez grand noinbre de mots latins
«t grecs : ces mots sont même entrés assez profondément dans
la langue pour donner lieu à des dérivés, tels que 3DnD3, es-
ewfé avec Pépongè, Ae 3^D, éponge. Les mots latins ainsi em-
pruntés sont peut-être plus nomlnreux que les mots grecs , ce
qui ferait croire que la langue de la Miscbna aurait subi , au
moins partiellement, Tinfluence de l'Italie. Le latin, en effet,
na joué presque aucun rôle en Orient; le syriaque n'a ad-
ans dans son sein qu'un nombre très-réduit de mots latins, et
encore presque toujours grécisés.
L'ortbograpbe de la Miscbna diffère beaucoup de l'ortho-
' €f. J. Th. Hartmanni Supplementa m Gtsenii Lêxieon Kebr. e "Mûehna petUa ,
Rmtochii, i8i3; Gesenioa, Gnch, der Aeftr. i^. p. 73-7/1, et Wâriêrkuek dtr
htbr. Spr, Vorr. p. uni; Preiswerk, Grûsmn. hdbr, Introd. p. xzii; S. Liuiatto,
Prolegomeni, p. 96 etsuiv.
' Delitisch, /«turufi, p. 89 et suiv.
' Thêêaww et LeMc, hmmi. à ce mot.
LIYJRE II, CHAPITRE I. ISl
graphe bibliqae , et se rapproche du chsddéen ; elle tend gé-
nërsdement à adoacir les consonnes dures et à contracter les
mots (w^Vk pour k'? dh iVk; nnSK pour nnK W). Les verbes
dëfectifs de la troisième radicale se terminant en K ou en n , et
en général les verbes dits imparfaits tendent à se confondre.
Les quadrilitères sont plus nombreux qu'en hébreu : une forme
nouvelle, dont on trouve quelques traces douteuses dans la
Bible, la forme nUkpahd prend une importance considérable.
Des temps composés et des formes analytiques s'introduisent, à
rimitation du chaldéen [yiv ^n'^^n ihH^=sif(wai8 m); le futur
s'exprime souvent par ladjonction du mot l^M (fiéXXùfPy ail.
werdend) ; les relations des temps sont marquées avec plus de
précision que dans l'ancienne langue ; de très-nombreuses par-
ticules, formées avec réflexion (b>3t^3, à cause de; ^B^3 , vers, etc.)
rendent possible l'expression des choses rationnelles et abs-
traites. Le substantif revêt un nombre de formes plus consi-
dérable ; mais cette richesse est acquise au prix de Télégimce
et de la régularité. La physionomie générale du discours est
cdle du chaldéen, et beaucoup de particularités rappellent
l'arabe ndgaire. On sent partout l'action des principes qui ont
fait sortir du latin les langues néo-latines, mais entravée par
la roideur qui a rendu impossible, dans les langues sémitiques,
toute régénération des idiomes éteints.
La langue des deux Talmuds (Gémares), rédigés le pre-
mier en Palestine au iv* siècle , l'autre à Babylone au v* siècle ,
diflère notablement de celle de la Mischna. C'est décidément
du chaldéen , et il ne peut en être question ici. Le chaldéen est
généralement à cette époque la langue écrite des Juifs. Néan-
moins on ne cesse pas pour cela d'écrire en hébreu. De nom-
breux fragments insérés dans le Talmud et les Midraschim
rappellent la langue mischnique, quelquefois même l'hébreu
152 HISTOIRE DES LANGUES SÉMITIQUES.
biblique. Les prières, les morceaux' d'apparat, les discours fu-
nèbres^ sont en hébreu. Le livre lettiruy dont la date est in-
certaine , il est vrai , mais qui paraît antérieur au x* siècle , est
écrit en hébreu. Les Baraiethoth, le Seder Ohm, les Halacoth
Guedoloth et KetannaA,les Piyutlm, etc. sont rédigés à peu près
dans le style de la Mischna.
Il est, d'ailleurs, presque impossible de tracer des limites
exactes au milieu du chaos des éléments sémitiques entre les-
quels le judaïsme ne sut jamais faire un choix exclusif. Aucune
des grandes compilations qui viennent d'être énumérées n'est
écrite d'un style homogène. La Mischna , par exemple , à côté de
morceaux presque chaldéens, en renferme d'autres en hébreu
biblique assez pur, et sans doute écrits avant l'ère chrétienne.
Privé de langue propre comme de patrie , le judaïsme , depuis la
dispersion , ne cessa de flotter entre les différents idiomes qu'il
trouvait derrière lui et autour de lui , sans en admettre décidé-
ment aucun. Il fit comme un homme qui écrirait tour à tour et
à la fois en latin , en français , en italien , en espagnol , se mou-
vant librement dans le domaine commun de ces quatre langues,
sans s'arrêter franchement à l'un des dialectes. Ayant dans son
passé deux ou trois langues sacrées et classiques, cédant d'ail-
leurs à la tendance naturelle qu'ont les sectes isolées à séparer
la langue écrite de la langue parlée, le judaïsme déploya une
inmiense activité intellectuelle , sans arriver à une forme vrai-
ment communicable. Une sorte d'obscurité volontaire plana sur
toute sa pensée; une langue barbare et factice couvrit d'un
voile impénétrable pour les profanes sa curieuse littérature.
L'extrême concision du style, jointe à des abréviations arbi-
traires et multipliées qui exigent une initiation particulière,
* Cf. Dakes, Bablnni$che Blumenk$e, p. 9/17 et soiv.; S. Luzzatto, Prolegomeni,
p. 100-101.
LIVRE II, CHAPITRE I. 153
fait presque de chaque phrase une énigme; d'înncmihrabies
allusions à des passages de la Bible , changent le style en une
mosaïque de phrases détournées de leur sens naturel. Aucun
exemple n*est peut-être plus propre à faire comprendre ce que
serait une langue artificielle , créée par des savants , en dehors
de l'usage vulgaire, et à montrer à quel degré d'obscurité des-
cend le langage, quand il se sépare de ce qui est l'unique
source de la vie des idiomes , je veux dire les besoins et les
sentiments populaires.
Lorsque les Juifs adoptèrent la culture arabe , au x* siècle ,
l'arabe, qui déjà devait être leur langue vulgaire dans les
pays musulmans ,. devint aussi , en Orient et en Espagne , leur
.langue littéraire. De Saadia à Maimonide, ce fut surtout en
arabe que s'exprima le travail intellectuel qui , à cette époque ,
changea si profondément l'esprit du judaïsme. Cependant,
même durant cette période, on ne cessa pas complètement
d'écrire en hébreu : les écrits de Menahem ben-Serouk, les
hynmes de Salomon ben-Gabirol (Avicebron) et la Yod hazaka
de Maimonide en sont la preuve. Vers le xi* siècle, d'un autre
€6té, se manifeste parmi les Juifs de France un retour vers
l'ancienne langue hébraïque. C'est dans cette langue qu'écrivent
Raschi , les Toêaphistes, et en général les docteurs des écoles de
Troyes, de Dampierre et de Ramrupt.
La renaissance de l'hébreu devint générale quand les Juifs de
l'Espagne musulmane , chassés par le fanatisme des Almohades ,
se réfugièrent dans l'Espagne chrétienne , en Provence , en Lan-
guedoc. L'arabe alors cessa de leur être familier, et une nuée
de patients traducteurs, à la tête desquels il faut nommer les
Aben-Tibbon de Lunel , s'attachent , durant tout le xiii* siècle ,
à faire passer en hébreu les ouvrages arabes de sciences , de
philosophie, de théologie, qui avaient servi aux études de l'âge
15& HISTOIRE DES LANGUES SÉMITIQUES.
précédent. Pour conserver le caractère de ces ouvrages, les
traducteurs se trouvèrent amenés à ajouter aux propriétés de
l'hébreu ancien une foule de formes et de mots empruntés k
l'arabe , entre autres les mots techniques de science et de phi-
losophie^. Les écrivains originaux du xiii* et du xiv* âècl^y in-
troduisirent de plus presque tout le vocabulaire de la Mischna
et du Talmud. Telle est l'origine de la langue qu'on a nommée
rabbintcfhphilosophicumn Cette langue est restée jusqu'à nos jours
la langue littéraire des Juifs ; on pourrait y distinguer des va-
riétés infinies , selon que les auteurs ont modelé leur style de
préférence sur la Bible , la Mischna , la Gémare , selon qu'ils
y ont mêlé plus ou moins de mots étrangers. Vers la fin du
dernier siècle et de notre temps, quelques Israélites, en Alle-
magne et en Italie , ont essayé de revenir à l'hébreu biblique
le plus pur, et ont composé dans cet idiome des pastiches in-
génieux.
L'hébreu rabbinique est donc, à beaucoup d'égards, ce
qu'on peut appeler une langue factice, et il justifie un tel nom
par ses difficultés et ses anomalies. Cette langue est, pour
les formes grammaticales comme pour le dictionnaire, bien
plus barbare que l'hébreu mischnique , et il serait difficile
de soumettre à une classification exacte les mots de toute pro-
venance qu'on y rencontre. Lors même que les vocables sont
de bon aloi , ils sont souvent détournés de leur sens et appli-
qués à des notions métaphysiques par les procédés les plus ar-
bitraires. Grâce à de nombreux barbarismes, les rabbins ont
ainsi réussi à se former un vocabulaire scolastique assez com-
plet. Exemples : *)« [corps) = substance, penowne; ^brn (iîXif)
= matière; DDlD = preuve syllogistique ; 350 = Vétat; VSs =
* Gonf. J. Goldenthal , Grtmdzûgê tmd Beiiràgê zu emem sprackwrgl, rabbùmek-
philoêoph. Wârîerhueh^ dans les Mémoires de T Académie de Vienne, 1 1 (i 85o).
LIVRE II, CHAPITRE 1. 155
la êomme; mV)^ = ftmtvenalàé; ^vn=: k conséquent; p:f =
dio9e, itre; "iKlr) := forme; '«ttan = eoniuî&n ( "«K^na = eondi-
tûmndlement) , de K^n , donner, etc. Une foule de substantifs et
d*a(^ecti& abstraits, dérivés des racines anciennes, complètent
ce singulier langage : fî)K^ = hearUi; Kt^^^^C et nvû^H = hu-
mamié; i)n/>^^z=z9oUiude; '*^m^==mri(uel, etc.
On voit à quel degré de barbarie devait mener le besoin
d'cqirimer des idées étrangères au génie de l'ancien hébreu.
Il en sera ainsi toutes les fois que Ton voudra étendre une
langue morte au delà de ses limites naturelles et la développer
artificiellement en dehors de sa portée primitive. Le latin n'a
pas prouvé un autre sort entre les mains des scolastiques ; la
langue d'Albert le Grand ou de Duns Scot, ne ressemble pas
beaucoup plus à celle de Gicéron que la langue des rabbins
à celle d'Isaîe ou de David.
Les révolutions de la langue savante des Karaîtes sont à
peu près les mêmes que celles de la langue des Rabbanites.
Ainsi nous les trouvons d'abord écrivant un chsddéen analogue
à la langue du Talmud de Jérusalem ( Anan ). Puis, nous les
voyons se servir, dans l'Asie musulmane, de l'arabe (R. la-
phet)^, dans l'empire grec et la Russie méridionale, d'une
langue savante analogue à l'hébreu mischnique ou au rabbi-
nko-pkâaêophicum , mais encore plus mêlée d'arabismes (Aaron
ben-£lia, de Nicomédie).
Quant à la langue vulgaire , on peut dire que les Juifs , de-
puis fa captivité de Babylone , en , ont adopté quatre princi-
pales : le chaldéen , l'arabe , l'espagnol et l'allemand. L'arabe
est encore parlé par les Juifs d'Afirique. L'espagnol et l'alle-
' Ces repieigacmanto pMviemMnt de 1» «oUection de mannscrilB karaîtes rap-
porlée d^Égypte par M. Munk. Voir la description sommaire qu^en a donnée ce
avnl oiîenlaliste , dans les ItroMêehê AtmtAm de Jost, t6& i , n" t o, 1 1 , i a.
156 HISTOIRE DES LANGUES SÉMITIQUES.
mand devinrent réellement au moyeir âge des langues natio-
nales pour les deux grandes fractions du peuple juif, qui les
pcHTtèrent avec eux dans leurs diverses migrations. Ainsi, la
plupart des Juifs de l'Eun^e centrsde étant originaires de
l'Alsace et de TAllemagne du sud, ont parié presque jusqu'à
nos jours un jargon allemand mêlé d'hébreu (^JudentetUtch) ^
plein d'archaïsmes et même d'altérations artificielles ^ Au con-
traire , la langue des Juifs de Gonstantinople , qui sont venus
d'Espagne, est encore aujourd'hui l'espagnol du xv* siècle. Par
un de ces caprices qui ne se rencontrent que dans l'histoire
du peuple juif, les deux langues susdites sont devenues à leur
tour pour les Israélites deux langues mortes et respectées.
Ainsi, parmi les Israélites français qui n'ont pas reçu d'ins-
truction , plusieurs savent encore , pour les avoir entendu ré-
péter à leurs pères, quelques mots espagnols et allemands; ces
mots se présentant à eux comme des souvenirs d'une langue
nationale , ils les prennent pour de l'hébreu K L'habitude où
sont les Juifs allemands et polonais d'écrire et d'imprimer le
JudenieiUsch en caractères hébreux a donné lieu à une méprise
analogue , en faisant croire que l'usage de la langue hébraïque
leur est encore familier.
Telle est cette singulière histoire , d'où il résulte , ce me
semble, qu'on peut dire en toute vérité que l'hébreu n'est ja-
mais mort; et, en effet, de nos jours encore, il s'imprime plus
d'ouvrages en cet idiome qu'en plusieurs langues secondaires
de l'Europe. J'ai sous les yeux le premier numéro d'une gazette
' JoBt, dans VEncycL d*Ersch et Graber, art JudmtetUach. Les Karaîtes de h
RuflBÎe méndioaale parlent une langue tartare, et descendent sans doate des
Khoftrs, nation du Daghestan, qoi adopta le judaïsme au ix* siècle. Plusieurs
des manuscrits rapportés par M. Munk renferment des fragments tartares écrits
en caractères hébreux.
' Je dois plusieurs des observations qui précèdent à Tobligeance de M. Munk.
LIVRE II, CHAPITRE I. 157
hébraïque , écrite dans on style imité en partie de celui des pro-
phètes, et imprimée à Jérusalem! — Pour achever le tableau
des destinées de la langue d'Israël , il nous resterait à faire l'his-
toire de la philologie hébraïque , ou , en d'autres termes , de
la connaissance qu'on a eue de l'hébreu ancien aux diverses
époques. Ici encore , nous serions frappés du caractère unique
et spécisd de l'histoire qui nous occupe , de ces éclipses et de
ces renaissances multipliées » dont on trouverait difficilement
un autre exemple. Mais, conune un tel sujet, traité dans tous
ses détails, pourrait sembler en dehors de notre plan, nous
nous bornerons à l'indication des faits les plus généraux ^
S vn.
L'histoire de la philologie hébraïque peut se diviser en quatre
périodes: i"* Etude traditionnelle de la langue, depuis le mo-
ment où l'hébreu cessa d'être compris du vulgaire jusqu'aux
premiers grammairiens juifs au x' siècle. 3^ Période de la phi-
lologie juive , du X* siècle au xvi*. 3® Premières études chré-
tiennes, du XVI* au XVIII* siècle. A* Etudes comparées et pure-
ment scientifiques.
Après la renaissance momentanée qui signala l'avènement
des Macchabées, la connaissance de l'hébreu décline rapide-
ment. Le grec , dont l'influence va toujours croissant en Orient ,
envahit bientôt la Judée elle-même. Les Juifs hellénistes , qui
ont leur centre à Alexandrie , substituent pour l'usage religieux
leur traduction à l'original , et cherchent à la relever par des
' Yor, pour plus de détails, Gesemos, Gêieh, der hebr. Spr. p. 69 et soiv. ; S.
Lonatto, Prolegomem ad «na grammaiiea raggimuUa diUa Vngtta tbraiea, ioit.;
Mitach, lêmnm, $m Ingoge m grammatieam et kxieographûtm Ungum htbrœœ,
GrimiiMe, t838, tib. I.
158 HISTOIRE DES LANGUES SÉMITIQUES.
récits merveilleux. Les paraphrases chaldëennes, d'au aatre
côté, font négliger le texte, en sorte que l'hébreu n'a peut-être
été jamais moins su qua lorigine de l'ère chrétienne, un ou
deux siècles après le temps où on l'écrivait encore. Déjà les
méprises des traducteurs grecs désignés du nom de Septante,
montrent combien la connaissance de la langue ancienne était
affaiblie. Plus tard, Philon et Josèphe font preuve d'une igno-
rance bien plus profonde encore. Les explications qu'ils don-
nent de certains mots hébreux dépassent les plus étranges hsd-
lucinations des anciens en fait d'étymologie ^ Il faut cependant
faire à cet égard une différence entre les Juifs de Pales^tine et
ceux d'Egypte. Josèphe , par exemple , qui écrivit d'abord son
histoire en syro-chaldaîque ^, ne pouvait être complètement
étranger à l'ancienne langue. Philon, au contraire, n'en savait
évidemment que fort peu de chose. En général , les Juifs qui
formèrent le premier noyau du christianisme, paraissent aussi
avoir été fort étrangers à l'hébreu , sans doute parce qu'ils
étaient presque tous nés en Galilée ou en Samarie. Les au-
teurs du Nouveau Testament ne citent jamais que la vision
grecque de la loi et des prophètes, et font sur cette version
plusieurs raisonnements dogmatiques qui xhanqueraîent de base
dans l'original^.
Les docteurs mischniques et les Talnmdistes n'ont pas d'exé-
^ Gesenius, Ge$ch, S â3. — Ainsi Josèphe explique le nom de p^KI (QQ^ii lit
Pou^ifA avec les Septante) par 7N"3ini (pour 'jN'Dim)» otàri xar' ëXsop Tot?
d-sotT yévono {AnJdq, I, xix, 8^). — Philon décompose O/Aiinrof en l^D^ ^s =
^6^ Xa^néios; MaxeSAv = Q^mS; T^^'tS, ttapà rov ÇeiieaStUy etc. Gonf.
Pseudo-Aristeam , in Bibl. Max, Pa^, t. II, p. &66. L^esprit de système est allé
josqu^à chercher à ces extravagances une excuse et presque une juslificalioii (De-
iits8ch,l«fyrttn, p. 106-107). •
' ùé 6000 juà* proœm. 1.
^ Lami, De eruditione apoêtolorum (Florenti», 1738), p. 8, 167, etc.
LIVRE II, CHAPITRE L 15»
gèse régulière : les observations grammaticales scmt chez eux
très- rares; ils tendent sans cesse à substituer des procédés
d'interprétation artificiels aux moyens herméneutiques fournis
par la philologie ^ Cependant Fétude de la langue sainte est
si souvent reconmiandée dans leTalmud, qu'on ne peut douter
que Fhébreu ne fût devenu , depuis la dispei^sioh, l'objet d'une
étude plus régulière de la part des Juifs ^. Justinien, dans un
édit de l'an 568 ', leur fait un reproche de cette étude excliJH
sive , et leur ordonne de lire les traductions grecques , pour se
convaincre de la réalisation des prophéties. — Quant aux pre*
miers chrétiens, sortis d'une branche du judaïsme qui igno-
rait l'hébreu, ils restèrent presque entièrement étrangers à
cette langue^. Origène et saint Jérôme furent à peu près les
seuls parmi les Pères qui y donnèrent une attention sérieuse;
les plaintes sans cesse répétées de saint Jérôme contre ses dé-
tracteurs prouvent que l'entreprise d'en appeler à la vérité hé^
braïque, était envisagée comme une nouveauté et blâmée de
plusieurs ^. D'ailleurs , ni Origène , ni saint Jérôme ne dépas-
sèrent les rabbins leurs maîtres, et ce premier essai de philo-
logie hébraïque chez les chrétiens ne fut qu'un r^et de celle
des Juifs. — Les sectes gnostiques ne cherchèrent dans l'hébreu
' Les partisans eidosife da Tdmud firent même de Topposition au mouvement
grammaticd qui se manifesta dans le judaïsme , au x* siècle , sous Tinfluence arabe.
yoftt les fragments de R. Jona, publia par M. Monk, Notice wur AhouhDoUi
Mmrwàn lin^Djanah, et sur quelqum outrée grammairiêne hébreux du x* et du
II' eièele, p. i6/i et suiv. (Extr. du Joum, aeioL i85o.)
' Fnrst, KuUur- und Literaturgeechtchte der Juden, p. 96-98.
' NomIL 1&6.
* Le texte dté par Méliton, Saint-Justin, etc. sous le nom de 6 t^peûfoe^ n^est
pas le texte hébrea, mais la version littérale d^Aquila. Gesenias, Geeeh. der hebr,
SfTêdtêfî s6.
* Cf. Hieron. Prologue gdeatuê , Prœf, ad Eedr, etNekem., Prirf. ad Job, PrmJ.
adleaiam.
160 HISTOIRE DES LANGUES SÉMITIQUES.
que des mots magiques pour les amulettes et les pratiques de
la théurgie ^
Un texte dénué de voyelles, et par conséquent d'une lec-
ture fort incertaine, courait plus de dangers qu'un autre, en
l'absence d'études grammaticales. Il résulte de l'ensemble du
Talmud qu'il y avait parmi les Juifs une lecture reçue, ensei-
gnée traditionnellement, peut-être même notée par quel-
ques signes (o'^DS^tD) analogues à l'ancienne ponctuation des
Syriens et à celle des Samaritains^. Le précepte souvent ré-
pété : ni^rh y^D w^f = faites haie à la loi^j se rapporte sans
doute à un premier système de notation des voyelles. Vers le
Vf siècle , on sentit la nécessité de fixer la tradition par des
signes plus précis. On rapporte d'ordinaire aux Masorètes {'^hn
n'iDD) l'invention des points- voyelles , par lesquels on essaya
d'atteindre ce but. Mais il semble résulter de travaux récents
que les premiers ponctuateurs doivent être distingués des
Masorètes. La question sera traitée avec étendue dans notre
second volume, quand nous ferons l'histoire comparée des pro-
cédés de vocalisation employés par les Sémites. Il suffit de dire,
pour le moment, que le système des points-voyelles dit masso-
rétique parait remonter, dans ce qu'il a d'essentiel, au com-
mencement du Vf siècle de notre ère , que les docteurs juifs
qui donnèrent à la philologie hébraïque ce puissant secours
prirent pour modèle la ponctuation syriaque, qu'ils habitaient
plutôt la Babylonie que la Palestine, qu'enfin ils apparte-
naient à la catégorie des docteurs dits Saboréens ('•K'iisd) et
^ Laden parle de Thébreu comme d^an jargon qni ne sert que pour les en-
chantements : ô êi ^ûwdt Ttvof tofftov; ^eyy6(t8voç, eJai yévoîin' a» ÈSpait^
Il <l>iHviKuv (AUxamâer »eu Paeudomaniii , $t'6).
• Cf. Dukes, ne^N pS flIIDDH DnOJip, heramgegthen mit Einieitung
und Anmêrhmgen , p. 99.
' Pirke Avoth , cap. i , inil.
LIVRE II, CHAPITRE L 161
non aux Masorètes. Il faut reçonnaitre toutefois que la vocali-
sation n'était point, à cette époque, aussi complète et aussi
régulière que dans les Bibles modernes : les grammairiens du
X* et du XI* siècle paraissent étrangers aux subtilités qui ren-
dent si compliquée dans nos grammaires la théorie des voyelles;
on cbercberait vainement dans leurs écrits la trace de certains
signes qui font maintenant partie intégrante du système gra-
phique de lliébreu ^ •
Quant aux Masorètes, l'importance de leurs travaux est
plutôt critique que granunaticale. Les Masorètes, en effet,
cherchent uniquement à assurer l'intégrité du texte. Ils en
comptent les mots et les lettres ; ils comparent les manuscrits ;
ils multiplient les notations, pour marquer les moindres acci-
dents de lecture. Mais ils s'occupent peu de Texégèse , et on ne
trouve chez eux presque aucune trace de grammaire, dans le
sens que nous attachons à ce mot.
C'est au X* siècle qu'il faut placer la formation définitive de*
la grammaire hébraïque. Elle fut le fruit du grand ^louvement
littéraire de l'Académie des Gueonim, et de l'empressement avec
lequel les juifs adoptèrent la civilisation musulmane , bien plus
analogue à leur génie que la civilisation européenne et chré-
tienne^ Il était naturel cpi'ils voulussent appliquer à leut* langue
sacrée, si voisine de l'arabe sous le rapport grammatical, la
cidture cpie les musulmans pratiquaient • sur leur idiome. On
doit croire, néanmoins, qu'avanft les travauxcalcpiés sur ceux
des Arabes, et dont le Gaon Saadia al-Fayyoumi (mort en 9&â )
est regardé comme le fondateur, les juifs étaient en possession
^ Lnzxatlo, Prolegûm$m, p. is ei tuiv.; Munk, Notice mtt Aboukmiid, p. 3-6 ,
39-Âo, note; Ewald, JaMûehÊr der IM, Win. I, p. 160 et saiv.; le même,
Kritkehe Grtmm, S 36; Ewald et Dukes, Beytràge zwr Gê$ch, der àlustm Aîi$U-
gung und Spraekerkiârtmg dei A, T. p. i95, i35,, i&g-iSo, 167.
I. 11
163 HISTOIRE DES LANGUES SÉMITIQUES.
des éléments d'un enseignement grammaticed. M. Ewald ^ a
ûbservé avec raison que , chez les grammairiens juifs de Té-
poque dont il va être question , la forme seule de l'enseigne-
ment est arabe; la plupart des termes teclmiques dont ils se
servent sont hébréo-chaldéens, et quelques-uns de ees termes
ont subi des altérations si considérables, qu'on doit croire
qu'ils avaient séjourné longtemps dans les écoles avant de re-
cevoir une consécration définitive. M. Munk, d'un autre côté',
a savamment établi, que les Karaîtes possédaient, avant Saadia,
des notions grammaticales assez étendues; or, ces notions, ils
ne les devaient pas aux Arabes, puisqu'ils condamnaient l'é*
tude de la* grammaire arabe comme inutile et dangereuse ^.
On est donc amené à supposer chez les juifs l'existence d'une
grammaire traditionnelle , antérieure aux travaux des grammai-
riens formés à l'imitation des Arabes. Mais ce premier germe
resta sans développement , et on ne saurait partir de là pour
enlever à Saadia ses droits au titre de fondateur de la gram-
maire hébraïque.
Ce fut surtout dans le Magreb que le mouvement gramma-
tical fondé par l'école juive d'Orient porta ses fruits. Menahem
ben-Serouk, de Tortose,et Dounasch ben-Lébrât, de Fez,
(960 ou 970) composèrent les plus anciens travaux de lexico-
graphie hébraïque. Vers la même époque, Juda HayyoudJ, de
Fez, en se rendant le premier un. compte, exact de la nature
des racines défectives et de la permutation ^s lettres faibles ,
posa la base de la saine philologie hébraïque, Enfin , Rabbi
Jona ben-Gannach, de Gordoue^ ou, comme il s'appelait en
arabe, Aboul-Walid Merwan Ibn-Djanah, dans la première
' Ewald et Dukes, Beytràge zur Geteh. etc. p. 1 93--1 9/1.
^ Notice «tir AboukoaUd, p. &-10.
^ Ibid, p. 39 , note.
LIVRE H, CHAPITRE I. 163
moilië du xi* siècle , donna ie chef^l œuvre de t^ette école en
tencographie et en graimnaire. Juda ben-Karisch et Salomon
ben-GdlHrol (rAvicébron des scolastiques) marchèrent dan« la
mâoie Toîe ^. L'excellence de ces premiers essais a de quoi nous
surprendre; on doit reconnattre qu'avant les travaux tout à
fait modernes , ceux de R. Jona n'ont pas été dépassés. Par
on c6té surtout, les grammairiens dont nous venons de parler
se montraient fort supérieurs à ceux qui les ont suivis , et
préludaient aux plus belles tentatives de l'école moderne , je
veux dire' par leur connaissance de l'arabe, et par l'habitude
qu'ils avaient de demander à cette langue et au syriaque l'ex-
plication des obscuiîtés de l'hébreu ^. .
Les travaux de cette première école sont presque tous écrite
en arabe. Lorsque, vers la fin du xii*" siècle, cette langue cessa
<f être parlée des juifs , on se porta de préférence vers des
travaux écrits en hébreu , empruntés pour le fond à ceux de
Técole arabe , mais bien inférieurs pour la science grammati*
cale et .l'esprit critique. Les Kimchi , de Narbonne , sont les repré-
sentants les plus célèbres de cette nouvelle série de travaux :
ie ^bx de David Kimchi (composé vers l'an isoo) passa
durant tout le moyen âge pour le chef-d'œuvre de la philo-
logie juive. Ce ne fut qu'au xvf siècle , au moment où la science
de l'hébreu allait passer entre les mains des chrétiens, qu'on
vit la renommée des Kimchi effacée par celle d'Elias Levita
(mort à Venise en i5&9), qui porta la méthode rabbinique
au dernier degré de perfection dont elle était susceptible, et
fut le maître d'un grand nombre d'hébraîsants chrétiens.
' Poar plus de détaife , voir te mémoire de M. Mank et l*oavrage- de MM. Dakes
et Ewald, prédtés; les Prt^gomeni de M. S. Luiiatto, et tes divers travaux de
MM. Dakes, G^ger, Rappoport, sur ce premier âge de la grammaire hébraïque.
' Voir te fragment de R. JoDa publié par M. Munk dans le mémoire précité,
p. 176 et suiv.
11
164 HISTOIRE DES LANGUES SÉMITIQUES.
■
Ainsi se continua jusqu'aux temps modernes la tradition de
la science juive, à laquelle, va succéder la science chrétienne,
dont la critique rationnelle recueillera à son tour l'héritage.
Jusqu ici , en effet , la science de l'hébreu a été la possession
exclusive des juifsw Le très-petit nombre de chrétiens qui su-
rent l'hébreu durant le moyen âge, conmoie Raymond Martini,
Nicolas de Lyre , Paul de Burgos , étaient des juifs convertis
ou (ils de convertis. La formule employée à cette époque à pro>
pos de tous les savants hommes : t( il savait le grec et l'hébreu y> ,
n'est pas d'ordinaire plus vraie pour la seconde de ces langues
que pour la première ^ On accorde facilement aux autres une
science qu'on n'a pas soi-même. D'aiUeurs, savoir l'hébreu
au moyen âge, c'était savoir bien ou mal l'explication d'un
certain nombre de mots conservés dans les versions de l'Écri-
ture; or, pour cela, les Interpretationes vocum hebratcarum de
saint Jérôme et autres glossaires de ce genre étaient suffisants^.
Les efforts de Raymond LuUe et les décrets du Concile de
Vienne en 1 3 1 1 ne réussirent point à créer une étude sérieuse
de l'hébreu. Seul , l'ordre de saint Dominique , en vue des be-
soins de la polémique contre les juifs, posi^éda quelques hommes
initiés à la science des rabbins.
La Renaissance , par l'activité universelle qu'elle excita dans
les esprits , et la Réforme , par la valeur qu'elle attribua au texte
' Roger Bacon , qui surpassa ses contemporains par le sentiment philologique
comme par Tidée de la vraie science expérimentale, mérite peut-être de Êdre
exception. V. Oput majyu, p. Ai, sqq. et EpûL De louée 5. Script, ad CHemen-
tem/F(édk Jebb).
* Geipointsera traité avec plus de déyeloppements dans mon Mémoire »w VHmâf
de la langue grecque dmi» V occident de V Europe t depuù la fin du j* eiède juequ'à
celle du ht', couronné par TAcadémie des Inscriptions et Belles-Lettres, en i8&8.
A rhistoire de Tétude de la langue grecque , j*ai joint dea renseignements sur
Tétude de Thébreu et de Tarabe , ces trois langues ayant traversé â peu près les
mêmes destinées dans les écoles du moyen âge.
LIVRE II, CHAPITRE L 165
de la Bible , furent les deux causes qui fondèrent les études
hébraïques dans l'Europe chrétienne. Vers la fin du xv* siècle
et au commencement du xvi*, un yif attrait de curiosité en-
tratiie de ce côté toute l'opinion "Savante. L'Allemagne surtout
se fit dès lors de la science de l'hébreu une sorte de domaine
propre, dont elle n'a pas été depuis dépossédée. Les juifs fu-
rent naturellement les maitres de cette nouvelle génération
dliébraisants. li fallait, à cette époque, pour savoir l'hébreu
faire de longs voyages, s'attacher à un rabbin dont on écoutait
les paroles comme des oracles, et dont on achetait les leçons
à prix d'or. Autant l'opinion généralement r^andue sur la
difficulté de Hiébreu est fausse de nos jours, autant elle était
fondée au xvi* siècle , et quand les philologues de ce temps
nous parlent des ^orts héroïques qu'ils ont dû faire pour
acquérir la connaissance de la langue sainte , il n'y a là de
leur part aucune exagération.
L'homme dont le nom mérite le plus de rester attaché à
cette révolution, qui devait avoir des conséquences si graves
dans l'histoire de l'esprit humain, c'est Reuchlin. Ses trois
livres De rudimentis hebrateis (Pforzheim, 1 5o6) furent k pre-
mière grammaire hébraïque régulière, composée pour l'usage
des chrétiens, et fixèrent les termes techniques employés de-
puis dans les écoles européennes. Trois ans avant lui, un jeune
moine de Tûbingen , Conrad Pellicanus , avait publié à Bâle
un essai du même genre ; mais , privé de ressources , il ne ph)-
duisit qu'un livre trèis-imparfait, et se remit ensuite à l'école
de Reuchlin. Buchsenstein ,. Alphonse de Zamora^, Sébastien
Munster, Santés Pagnini, Gleynarts, Guillaume Postel, Jean
Cinq-Ari>res, Bellarmin reprirent les mêmes travaux avec des
mérites divers. Mais tous furent dépassés par les deux Buxtorf ,
' Qudqaes-iim de ces hébraisanls étaient des juifs baptisés.
166 HISTOIRE DES LANGUES SÉMITIQUES.
dont les écrits, en y joignant ceux de Saiomon Glass, sont
le répertoire complet de la science hébraïque du xvf et du
xvii' siècle.
Cette première école est, du reste, fortement empreinte. de
Tesprit de ses mattres : elle est toute rabbinique. En gram-
maire, elle recherche presque uniquement les changements
minutieux des points-voyelles , la formation et 4a dérivation des
mots, sans songer à la structure générale dé la langue ni aux
règles de la syntaxe. En critique et en herméneutique, elle
suit aveuglément les interprétations des juifs. Les deux Buxtorf ,
l'ancien surtout, sont plutôt des talmudistes que des philo-
logues. Mais c'était beaucoup d'avoir prouvé qu'en dehors du
judaïsme on pouvait dépasser les juifs eux-mêmes : le système
rabbinique acquiert en ces nouvelles mains une lucidité, un
ordre systématique qu'i} n'avait pas dans la. plupart des ou-
vrages écrits en hébreu. • - '
Alting, Danz, Neumann tentèrent les premiers de marcher
hors des voies tracées par les rabbins , mais n'aboutirent qu'à
d'inutiles subtilités. Une autre écolo, bien pliis hardie, mais
encore moins heureuse dans sa harctiesse, prétendit se débar-
rasser entièrement des points-voyelles et de tout l'enseigne-
ment des juifs. Déjà dans la période précédente, s'étaient ma-
nifestés quelques symptômes de révolte. Elias Levita s'était
attiré les anathèmes de la synagogue , en élevant des doutas
sur l'ancienneté des points-voyelles, et Jean Forster, élève de
Reuchlin, avait publié en i55â, à Bâle, un dictionnaire ayant
pour titre : Dictùmarium hebràicum novum, non ex Rabbinorum
commentU, me nostratium doctorum stulta imitaUone descriptum^
sed ex ipgis themuris S. Bibliorum depromptum. Louis Cappel
reprit l'attaque , et malgré la vive opposition de Buxtorf le
jeune, réduisit la Masore à sa juste valeur. Malheureusement,
LIVRE II, CHAPITRE I. 167
la sage réserve de Gappel ne fut point imkée par la plupart
des hébraisants français. Les ouvrages dé cette école, repré-
sentée par Masdef et Houbigant, sont restés superficiels et sans
importance. Richard Simon mérite cependant de faire excep-
tion , et on peut dire que Gappel parmi les protestants , Simon
parmi les catholiques, jeussent fondé en France la saine exé-
gèse, plus d'un siècte avant que TAllemagne Peut créée, si Tes-
prit absolu des théologiens du xvii* siècle ne s y fût opposé ^^ -
Mais les travaux les plus importants de cette époque sont
ceux qui se poursuivent dans les langues orientales, voisines
de l'hébreu. Postel-, Erpenius , Pococke , Golius , pour l'arabe ;
Assemani , Amira , Sionita , Louis de Dieu , pour le syriaque ;
Ludolf , pour l'éthiopien , jetaient les fondements d'autant d'é-
tudes, presque ignorées en Europe avant eux, ^t préparaient
des ressources inattendues aux hébraisants. Déjà, dès la pte-
mière moitié du xvn* siècle , on eut l'idée d'appliquer ces ré-
sultats nouveaux à l'exégèse. Louis de Dieu , Hotiinger, Sen^
nert et Otho (de Marburg) composèrent des ouvrages où la
langue hébraïque était enfin rapprochée de ses sœurs, et
édaircie dans ses obscurités par les autres, langues sémitiques.
Les Bibles polyglottes , et spécialement celle de Walton , con-
tribuèrent beaucoup à placer les esprits è ce point de vue; et
provoquèrent le beau Lexique hepiagloUe de Gastel, où la mé-
thode comparative était appli<piée avec une remarquable fer-
meté.
Q y avait dans cette innovation le gei*me d'un immense pro-
grès. Les rabbins et leurs disciples, entre plusieurs dé&uts,
avaient celai d'envisager la langue hébraïque isolément, et
sans la comparer aux idiomes de la même famille. C'était
' ^mr h Iwniie éliide sur Lotas Gappel, publiée par M. Michel Nicolas dans
la hivue de TkMogie de Ciolani , mai 1 85&.
168 HISTOIRE DES LANGUES SÉMITIQUES.
peuplant cette comparaison qui avait &it le mérite des plus
anciens philologues juifs, Saadia, Ràbbi Jona, Juda ben-
Karisch, qui, versés profondément dans la langue arabe, en
avaient tiré de, précieuses lumières pour éclairer les difficultés
de rhébreu^ Mais quand les juifs cessèrent d'étudier Tarabe,
on retomba dans l'arbitraire des prétendues explications tra<p
ditionnelles, et toute espérance de progrès sembla fermée pour
l'interprétation d'une langue morte depuis des siècles et dans
laquelle on ne pouvait espérer de découvrir des textes nou-
veaux.
Ce fut le célèbre Albert Scbuitens qui remit en œuvre , au
xyin"" siècle, d'une manière vraiment efficace, ce puissant
moyen herméneuticpie. Il faisait partie de la /grande école de
philologie hollandaise, qui avait compté ou qui comptait en-
core dans son sein Hemsterhuys , Valckenaër, Lennep , Ruhn-
kenius, Scheid, et dont le caractère était d'allier l'étude des
langues orientales à celle des langues classiques. La philo-
logie hébraïque doit à Schultens une éterneUe reconnaissance
pour la vigueur avec laquelle il réalisa son idée favorite : l'é-
claircissement de l'hébreu par l'arabe ; néanmoins il faut re-
connaître qu'il appliqua ce principe d'une manière beaucoup
trop exclusive. Les parallélismes qu'il croit découvrir entre
les deux langues sont quelquefois minutieux et forcés; il n6
tient pa^ assez compte des autres idiomes sémitiques. Si
l'arabe, en effet, fournit de grandes lumières pour l'intelli-
gence de la syntaxe et de la structure générale de là langue
hébraïque , il faut reconnaître que , pour la partie lexicogra-
phique , les analogies tirées de l'arabe sont fort trompeuses ;
' Déjà les Septante ayaient pratiqué cette méthode, mais d'une manière gros-
sière, qui ne les avait menés qu'à des erreurs. (Gonf. Gesenius, Gmch. \>. 78.)
S. Jérôme n'en eut de même qu'un vague sentiment. (iV<ç^. m UbrumJeb,)
LIVRE II, CHAPITRE I. 169
laramëen est ici un guide bien plus sûr ^ Schultens avait
<railleuFB le tort de négliger les autres moyens herméneu-
tiques, tels que la tradition juive et le secours des anciennes
versions. Son plus illustre élève fut Schnsder, professeur à
Groningue, qui porta la grammaire hébraïque au plus haut
point de perfection qu'elle eût encore atteint.
Jusqu'ici , les travaux des hébraîsaQts avaient été considérés
comme un appendice de la théologie. L'école de Schultens, ^
en suivant dans l'étude de la littérature hébraïque une mé-
thode puremeqt profane , se plaça la première au point de vue
de la science impartiale et désintéressée; mais ce.(ut l'école alle-
mande qui ramena définitivement à la condition de toute autre
science l'interprétation de la Bible. Dès lors, la connaissance
de l'hébreu rentra dans le domaine général de la philologie ^
et participa à tous les progrès de la criticpie par les écrits des
deux Michaëlis, de Simonis, Storr, Eichhom, Vater, Jahn,
RosenmûUer, Bauer, Paulus, de Wette, Winer, et surtout
par les admirables travaux de Gesenius et d'Ewald, après les-
quels on pourrait croire qu'il ne reste plus rien à faire dans
le champ spécial de la littérature hébraïque ^.
Le trait caractéristique de là méthode nouvelle est un éclec-
* R. Jona avait bieo aperça cette vérité. (Voir le fragment publié, par M. Munk ;
<p.cic. p. 178.)
* Une nouvelle éeole, ayant pour chefe MM. Juliiu Fàmt et Delitiacfa, et se
donnant le nom ^higtorieihimaUftiqu$ , a prétendu, dans ces dernières années,
s'opposer à Técole empûiqw de Gesenius et à recelé rafiouneUe d*Ewald. Si Ton
excepte une déférence particulière pour Tautorité de la tradition juive > et une
tendance fort dangereuse à rapprocher les langues indo-européennes et sémitiques ,
il est difficile de dire quel princqM nouveau'MM. Furst et Delitach ont introduit
dans le mouvement des études contemporaines. On peut lire,. comme manifeste
de cette école, Touvrage de M. Delitzsch , leiurun, aeu lMg<tge m graimmatieam et
'axicogmpUam Unguœ hebrmeœt contra G. Gnemum et IL Ewiddum (Grimmœ,
1838).
170 HISTOIRE DES LANGUES SÉMITIQUES.
tisme éclaire, admettant et contrôlant l'un par l'autre tous
les moyens que les écoles antérieures avaient appliqués isolé-
ment et d'une manière exclusive. Elle ne rejette pas les points*
voyelles , comme l'école française du xnif siècle ; elle n'a point
pour ces signes le respect superstitieux de l'école rabbinique.
Elle ne suit pas aveuglément, comme Buxtorf , la tradition des
juifs ; eUe ne la dédaigne pas , comme le faisait Schultens. Tout
ce que peut accepter une critique pénétrante et sévère , elle
l'aecepte, ne se proposant d'autre but que celui que doit se
proposer chaque branche de la philologie : l'intelligence aussi
complète qu'il ejst possible de l'une des faces de l'esprit hu-
main.
LIVRE H, CHAPITRE IL 171
Mr ■ t
CHAPITRE IL
BRANCHB GHANANÉENNE {PHBPilCiBIi)
SI.
Llûstoire des langues sémitiques, telle que nous l'avons
entendue, ne saurait être que l'histoire, des dialectes de cette
famille qui ont laissé des documents certains, à partir de l'é-
poque où ces documents nous permettent d'atteindre. Aussi
avons-nous dû nous- borner jusqu'ici à raconter la série des
transformations de l'hébreu. Avant le if siècle de notre ère ,
en effet, les Juifs seuls, parmi les Sémites, ont écrit pour- la
postérité, et sans eux les antiquités de cette race nous se-
raient profondément inconnues. Les Phéniciens, cependant,
doivent trouver place à côté des Hébreux dans notre première
période : bien qu'aucun ouvrage phénicien n'ait été conservé,
et que l'interprétation des monuments épigraphiques conçus
en cette langue soit vraisembablement destinée -à rester tou-
jours fort imparfaite, on en sait assez pour parler avec assu-
rance d'une langue phàiicienne, droit que l'on n'a pas pour les
autres dialectes sémitiques de ces temps reculés. L'arabe , par
exemple, ne commence à exister pour la science qu'au vi"" siècle
de notre ère, quoique cette langue possédât sans doute, dès
la plus haute antiquité , ses traits distinctifs.
Aucune incertitude ne saurait rester, même en l'absence
des monuments écrits, sur le caractère de la langue phénix
172 HISTOIRE DES LANGUES SÉMITIQUES.
cienne et sur ses analogies avec l'hébreu^. L'hébreu était la
iaiigue des peuples de la Palestine au moment de l'entrée des
Beni-Israël en ce pays (voir ci-dessus, p. lot-ioa). Or, la
table ethnographique du x* chapitre de la Genèse, si précise et
si exacte quand il s'agit des nations voisines de la Palestine ,
établit par le nom de Chanaan ^ un lieu immédiat de parenté
entre toutes les populations du littoral et du Liban, depuis
Hamat et Aradus au nord, jusqu'à Gérare et la mer Morte au
sud. C'est exactement l'ensemble des populations que les Grecs
appelaient Phéniciens, nom qui se retrouve dans la plus impor-
tante de leurs colonies : Pomt^.Les Phéniciens se désignaient
eux-mêmes par le nom de Cha$uian^; ce nom se lit sur des
médailles^, et les Hébreux l'appliquaient si bien à l'ensemble
des populations phéniciennes , que le mot ckananéen a passé
chez eux à la signification générale de marchand. [Prov. xxxi,
a&; Job, XL, 3.o; Osée, xii, 3; Sophm. i, 1 1; Is. xxiii^ 8, 1 1;
Ézéch. xvii, 4.)
^ Ce fut une vérité reconnue des anciens. Nous ne répéWoi^ pas ici les pas-
sages souvent cités de S. Augustin, de S. Jérôme, de Prisden. On peut les voir
recueillis par Gesenius, Monumenta phœnicia , p. 33 1, et par M. Judas, Étude
dènomtrtUihtedêla Umguephémeiefme,\Ay àoi^, i. • •
* Ge nom parait signifier le boe paye , mais non, comme on le croit d^ordinaire ,
par opposition à Aram , « le haut pays. » Voir Movers , Die Phcm. II , i , p. 7 et suiv. ;
Berthean, Zur Geech, der hr. p. i53 et suiv.; Lengerke, Ketuian, p. a 5 et suiv.
' Pœni sermone corrupto quasi I%œni. (S. Hieron. In Jerem, v, a5.)
.* XpSs, oôtof iXéysto 6 kyi^vàip, 6$ev xai ij <S><upixii ù^ifS Xéyneu. (GhoBro-
boscus, apud Bekker, Anecdota grœca, III, p. 1 181.) '!LvS, o4xtH jh ^^twUji ixa-
Asiro. . . ,T6 èdvtx6v ra&mf ItvSos. (Steph. Byiant. au mot Xpâ.) kèeX^of Xya
ToO vpàrtov (terovopMtrOépTOf ^oivtxog, (Philo By]À,Sanck()maUmie fragmenta, éd.
OreUi, p. ho.) Gf. Herodien, Utpi popi^povi A^£ta»^, p. 19, edit. Lehr8.V. Butt-
mann. Mythologue, I, a33; Tuch, Kommeniar ùber die Gemne, p. a&& et suiv.;
Knobel, Die VœlkerU^el der Geneeie, p. Sog-Sio.
^ Barthélémy, dans les Mém. de VAcad. des Inecr. et BeUee-Lettree , t. XXX ,
p. A 16; Eckhel, Doetrtna numorum veterum, pars i, t. 111, p. 609.
LIVRE II, CHAPITRE IL 17?
De ce que les Phéniciens parlaient une langue sémitique,
le linguiste est invinciblement porté à conclure qu'ils étaient
eui-mémes des Sémites. De graves difficultés s'élèvent ici pour-
tant aux yeux de Thistorieu , et le tiennent en suspens sur IV
rigine réelle de ce peuple qui a joué un rôle si important dans
l'histoire de la civilisation. Et d'abord , les Hébreux ont repoussé
obstinément toute fraternité avec Ghanaan, et l'ont rattaché à
la famille ^e Gfaam. Le critique est par moments tenté d'être de
leur avis. Nous l'avons dit en commençant : le caractère propre
des Sémites est de n'avoir ni industrie , ni esprit politique , ni
organisation municipale ; la navigation et la colonisation leur
semblent antipathiques ; kur action est restée purement orien-
tale et n'est entrée dans le courant des affaires de l'Europe
qu'indirectement et par contre-coup. Ici, au contraire, nous
trouvons une civilisation industrielle, des révolutions politiques,
le commerce le plus actif qu'ait connu l'antiquité, une nation
sans cesse rayonnant au dehors et mêlée à toutes les destinées
du monde méditerranéen. En religion, même contraste : au
lieu de ce monothéisme sévère , de cette haute idée de la divi-
nité, de ce culte épuré qui caractérise les peuples sémitiques,
nous trouvons chez, les Phéniciens une mythologie grossière,
des dieux bas et ignobles, la volupté érigée en acte religieux.
Les mythes les plus sensuek de l'antiquité , les cultes phalli-
ques, le commerce des courtisanes, les infâme» institutions
des galles et des hiérodules venaient en grande partie de la
Phénicie^. Peut-être, s'il fallait désigner parmi les peuples an-
tiques celui dont la physionomie contraste le plus avec celle
' Gonf. Moven, Die Phœmzim', 1, p. 5s-55, SgS et suiv.; 676-690, etc.
M. More», ne Vêtant jamais fait une iàéé exacte du caractère général de la race
sémitique « croit néanmoins retrouver dans la religion pliénicienne les traits d^ane
mythologie commune à tous les Sémites. {Ibid, p. 5 et suiv.)
17& HISTOIBE DES LANGUES SÉMITIQUES.
des Sémites^ seraientH;e les Phéniciens qu'on senât tenté de
nommer. Et pourtant voilà le peuple que les données lingois*
tiques nous montrent comme ayant été dans la firatenûté la plus
étroite avec les Hébreux.
Des preuves nombreuses établissent que les Phéniciens ne
sont pas les habitants primitifs de la terre de. Ghanaan. Mais
la difficulté n'est par là que reculée ; car comment supposer
qu'un peuple doué d'un génie si fortement caractérisé , ait adopté
la langue d'une autre race , certainement fort inférieure en ci-
vilisation? Les Phéniciens, d'ailleurs, ne paraissent avoir été
précédés sur le sol de Ghanaan que par des peuplades à demi-
sauvages (Refaîm, Zomzommim, etc.)^ qui n'appartenaient
pas elles-mêmes à la race sémitique. 11 faut donc admettre que
les Phéniciens ont toujours parié uqe langue sémitique , avant
commq après leur arrivée en Ghanaan. Mais alors comment
expliquer le contraste entre la langue et les mœurs ? Il faut
avouer que dans l'état actuel de la science, il n'est point pos-
sible de répondre à cette question d'une manière bien satis-
faisante.
Au fond, le problème qui nous occupe pour la Phénieie est
le même qui s'est déjà présenté à nous pour la Babylonie et
l'Assyrie. Là aussi, nous avons trouvé avec étohnement, à cAté
d'une langue sémitique, une civilisation qui n'a rien de sémi-
tique ni même d'arien. Nous avons admis un premier fond de
population , analogue à la race propre de l'Egypte-, qui donna
aux civilisations des bords du Tigre et du bas Euphrate leur
physionomie industrielle, commerciale et matérialiste. Peut-
être la même explication conviendrait-elle à la Phénieie ^ La
^ Movere, Di$ Pkœn, II, i, p. 976 el 8uiv.; Knobel, IHê VœUcerUfil der Ge-
nesis , p. Si o-3i 5 ; d'Edutefn , daq» VAtkmwum/raneaiB ,99 avril 1 85& , p. 366 ,
3* col.
LIVRE II, CHAPITRE IL 175
dontmatîon phëiûcieDDe dans la.Mëditerranëe répond à celle
des peuples maritimes du golfe Persiqùe dans la mer d'Oman.
La couleur obscène des religions de l'Assyrie et de la Phënicie,
si opposëe k la pudeur naturelle des Sémites et des Ariens , le
mythe céphénien de Joppé ^ , le cuTte couschite de Sandan où
Sandak et d'Adonis^, les généalogies fabuleuses quiibnt des-
cendre Agénor et Phénix de Bélus, de Libye, d'iEgyptus,- et les
mettent en raj^rt avec Géphée et les Ethiopiens ^, la légende
qui les rattache à Menmon ^, s'expliquent bien dans cette hypo-
thèse. Enfin la tradition relative ^u séjour des Phéniciens sur
les bords de la mer. Erythrée y avant leur établissement sur les
cAtes de la Méditerranée ^ , s^éclaire ainsi d'un jour tout nou-
veau. Il résulte des travaux de M. Movers et des récentes dé-
couvertes faites II Ninive et à Babylone cpie la civilisation et la
religion de la Phénicie et de l'Assyrie étaient fort analogues.
D'un autre c6té, la plupart des critiques modernes admettent
comme démontré que le séjour primitif des Phéniciens doit
être placé sur le bas Euphrate , au centre des grande établisse-
ments commerciaux et maritimes du golfe Persicpie ^ , confor-
mément au témoignage unanime de l'antiquité.
Nous tiendrons donc les Phéniciens pour une branche de la
grande famille sémitico-couschite , que nous avons déjà trouvée
en Assyrie et en Babylonie , que nous retrouverons dans l'Yémen
' D'Eckstêui,t»û{. 9* col.
' MoTera, Diê Phœn, I, &5i eC soiv.; Bœtlicher, BMdim. my^, $emitieœ, p. i a ,
90 et soir.; d'Eckstem, Atk» 97 mai t856, p. 488, 3* col.
/ ^ iLiiobel, op, cit. p. 3i 1.
* MoTers, Die PKœnkier, II, i, 977 et suiv.
^ Voir Movers, Die Pkœnkier, II, i , p. 38 et soiv.; Bertheau, Zur Ge$ch. der
braaL p. 1 63 et stiiv.
^ Movers, Knobel, Bertheau, hc, cit.; Tuch, Kommentar ûber die Gen. p. 9â4
et suiv. Voir cependant les objections de Hengstenberg, De rebuê Tynottim , p. 93
etsuiv.
176 HISTOiaS DES LANGUES SÉMITIQUES.
et TEthiopie, et qui fonne un contraste si frappant avec les
Sémites nomades ou Térachites. Nous pensons, avec M. Grut-
gniaut ^ , que cette Camille , sortie la première du berceau com-
mun de la race sémitique , c'estr4i-dire des montagnes du Kur^
distan, se civilisa de bonne heure, et devint poqr ses frères
demeurés pasteurs un objet d'exécration. Il semble qu'un chan-
gement aussi profond ne put s'opérer que par Tinfluence d'une
population distincte des Sémites purs et antérieurement établie
en Babylonie. En admettant même que cetté^population ait fait
usage d'une langue sémitique analogue à l'himyarite, on ne
concevrait pas qu'elle eût paiié un dialecte aussi semblable à
celui des Térachites que l'est le phénicien. On peut admettre,
au contraire , que , plus fidèles à leur langue qu'à leurs croyances
et à leurs môeur;^, leis Phéniciens soient reAés Sémites par
l'idiome, alors même qu'ils entraient dans les voies des nations
profanes, et tournaient leur activité vers le hixe €t le cônunerce.
La race sémitique offre plusieurs exemples de <;es sortes de
transformations, opérées sous l'influence des autres peuples.
En est-il de plus frappante que celle du peuple juif, devenant,
par suite de contacts répétés avec les étrangers, la nation la
plus ouverte aux idées du dehors , et n'exerçant plus guère
d'autre profession , dans son exil , que. celle qui lui était d'abord
à peu près interdite ? S'il est vrai de dire que les races ne
changent point leurs inclinations essentielles, il faut avouer
que ces inclinations aboutissent souvent à des, effets tout con-
traires, selon les milieux divers où' elles s'appliquent. La bas-
sesse et l'avilissement de l'Arabe livré au commerce et aux
métiers manuels dans les villes de Barbarie forment un sin-
gulier contraste avec la fierté naturelle du véritable Arabe, de
l'Arabe du désert.
> RêligioM de VatUiquiléy t. U, 3*prtie, p. 893-893.
LIVRE II, CHANTRE H. 177
Quant à l'époque de rémigration qui porta les Phéniciens
sur les cAtes de la Méditerranée , il est permis d'affirmer qu'elle
fut antérieure à l'arrivée des Térachites en Palestine, puis-
que Abraham trouva partout dans ce dernier pays dçs établis-
sements chananéens. On peut donc placer l'événement qui
nous occupe .vers l'an âooo avant J. C. , au temps de la domi-
nation des Hyksosen E^^te. Plusieurs critiques, frappés de
ce synchronisme , ont supposé que les Hyksos étaient la horde
phénicieone elle-même, traversant l'Egypte et se fixant, après
son expulsion de la vallée du Nil, dans le ,pays de Ghanaan ^
L'affinité que les Hébreux étabjiissent entre Cham et Ghanaan
semble, du moins, signifier qu'à leurs yeux les Ghananéens
venaient du sud. Peut-être aussi le parti pris des Hébreux de
faire de Ghanaan une race maudite, a-t-il influé sur leur. eth-
nographie , et les a-t-il portés , malgré l'évidente similitude du
lan^ge, à retirer les Phéniciens de la race élue^e Sem pour
les rejeter dans la famille infidèle de Gham^. Ges. haines de
frères n'ont nuUe part été plus fortes que dans la race juive ,
la plus méprisante et la plus aristocratique de toutes. Bien.plus
tard et jusqu'à nos jours, ne la vit-on pas renier toute fra-
ternité avec les Samaritains , • et k*aiter dédaigneusement de
Çuthéens cette branche moins pure et moins noble, il est vrai,
de la famille israélite?
> Hamaker, MiêdUama phœmieia (Leyde, 1838), p. 179 et suiv., soatint le
premier cette <^imon, mais avec bien peu de critique et de philologie.
* Cette intentiom se trahit naîvetoent dans un chant populaire. (Crm. u, aS-
97; oonf. Tuch, KommenUtr Ûber die, Gmem, p. 3&5; Bertbeap, Zwr Ge$ch, der
brtuèUm, p. 179 et suiv.) M. de Lengerke suppose que le passage rdatif â la
ihidédiction de Ghanaan est une addition du dernier rédacteur du Pentatenque.
{Kmaan, p. cm, note.)
I. 13
178 HISTOIRE DES LANGUES SÉMITIQUES.
SU.
Il est singulier que le peuple iBuquel l'antiquité attribue
l'invention de l'écriture, et qui certainement l'a transmise à tout
le mojide civilisé, ne nous ait pas lai&é le moindre fragment
de littérature. L'écriture alphabétique, si merveilleusement
simple , ne fui pas , conune l'écritore hiéro^yphique , une in-
vention de, prêtres, mais une invention d'industriels et de mar-
chands. Les relations étendues de Babylone et de la Phénicie
réclamaient cet organe si commode et si clair. Sans doute les
Phéniciens, comme les Carthaginois, possédèrent des livres
écrits dans leur langue originale ^; mais il ne paraît pas que le
travail intellectuel ait atteint chez ces deux peuples le degré
d'élévation et de force qui fait vivre les œuvres de l'esprit. Leur
littérature tomba dans l'oubli devant celle des Grecs et des La-
tins, et àeviqfie thème de compositions apocryphes , dont s'em-
parèrent avidement les apologistes juifs et chrétiens. On ne
peut nier toutefois que ces compositions ne nous aient conservé^^
beaucoup de parcelles authentiques : ainsi l'ouvrage de Philon
de Byblos , mis sous le nom de Sanchoniaton , bien que four-
millant de bévues et de non-sens, renferme beaucoup de mots
et de mythes vraiment phéniciens ^. Le Périple d'Hannoo re-
pose également sur un fond carthaginois.
Les monuments épigraphiques viennent heureusement com-
bler en partie cette lacune. Un grand nombre de médailles et
d'inscriptions , trouvées sur le sol de tous les pays où la Phé-
nicie a eu des colonies ou des comptoirs , en Chypre , à Malte , en
^ Sur la littérature carthaginoise , voir Sailusie, BeUumJugurtk. c. xrii; Mine,
Hiii. nat. XVIII, t; Cduroelle, I, i, 6 et suiv.; XII ,,i?, a.
^ Movera, Die Phomizier, I, 191 et suiv.; Guigniaut, BeUg. de ranliq. t. 11,
3* part p. 8.39 et suiv.
LIVRE II, CHAPITRE II. 179
Sicile , en Sardaigne , à Marseille , en Espagne , en Cyrénaique ,
sur tontes les côtes barbaresqnes, attirèrent de bonne henre
l'attention des savants^, et, bien que Tinteiprëtation de ces
curieux monilments laisse encore beaucoup à désirer, on peut
regarder connue deux vérités scientifiquement démontrées:
t^le caractère sémitique de la langue pfaénico-punique ; â^ l'affi-
nité étroite de cette langue avec l'hébreu en particulier. Sans
doute un grand nombre de passages des textes phéniciens ne
trouvent pas leur explication dans l'hébreu tel que nous le con-
naissons ; mais il faut se rappeler que cette dernière langue
nous est parvenue d'une manière fort incomplète. On doit sup-
poser, d'ailleurs, qu'en se développant àpart et chez des peuples
(^posés de caractère et de mœurs , les deux langues , bien qu'i-
dentiques à leur origine, devinrent avec le temps fort diffé-
rentes l'une de l'autre. Le phénicien montre en général une
tendance prononcée vers l'aramafsme : cela peut tenir, il est
vrai , à l'âge relativement moderne des inscriptions qui jious
sont parvenues ; mais cela tient aus^i à un trait de physio-
nomie locale , qui rapproche cette langue du samaritain et des
dialectes du nord de la Palestine. L'inscription de Marseille ,
soit à cause de son ancienneté^ soit par suite de son origine
carthaginoise , est presque de lliébreu pur.
11 faut donc croire que le phénicien , indépendamment de
■
' Pour rhûtoire des étades phénidennes, consulter Gesenins, Scr^twrœ bi-
gfUHgm pkœmieÛB monmnentà (Lipei», 1887 ) , 1. 1, c. i ; un artide de M. de Sauley,
dus b Bmme de$ dêwc mondu, i5 décembre i846, et M. Judas, Étude démmè-
infiM iê la kmgm phémâmnê et delà langue Ubyfue (Paris, 1867), 1. 1, cfaap. i.
L'Algérie et la r^[ence de Tunis ont fourni^ dans ces derniers tempe, un très-
grand nombre d^inscriptions : TotiTrage de M. Tabbé Bourgade intitulé : Toieon
fer de la langue phémdeimey Paris, i85a , donne la mesure de ce qu'il est permis
d*attendre d'un soi aussi peu exploré. Mais la philologie sérieuse ne s*est pas en-
core appliquée aux textes récemment découverts, et c'est le sort des études pbé-
nidennes, comme de presque toutes Celles qui impliquent une part de divination ,
19.
180 HISTOIRE DES LANGUES SÉMITIQUES.
sa similitude avec l'hébreu , avait des formes qui lui étaient
propres et lui assuraient une individualité dans le sein de la
famille sémitique. Mais les études phéniciennes ne sont pas
assez avancées, ou, si Ton veut, les textes phéniciens ne sont
pas assez nombreux, pour qu'il soit permis de détenniner ces
formes avec exactitude. C'est une méthode trop concunode que
celle des épigraphistes qui , à l'appui de lectures plus ou moins
hasardées, créent de leur propre autorité des formes gramma-
ticales , ou combinent arbitrairement celles qu'ils trouvent dans
les dialectes voisins. Des rapprochements nombreux , incontes-
tables, fondés sur des analogies étendues, peuvent-senls justi-
fier un procédé philologique aussi périlleux. Ajoutons qu'en
confondant des inscriptions écrites à des époques très-diverses,
on a fait coexister dans la langue phénicienne des formes qui
se sont peut-être succédé à des siècles de distance. Gesenius,
par exemple, admet que la désinence du pluriel était tan-
tôt o , tantôt ], Mais qui nous assure que la seconde forme
n'est pas d'une époque oi!l le phénicien , comn^e l'hébreu , s'était
fondu dans Taraméçu?
Quelques faits, choisis parmi les mieux constatés, feront
comprendre, ce me semble, le véritable état de la question
relative à la grammaire phénicienne et le degré de précision
qu'il est permis d'y porter.
1^ HéhraUmes caractérisés : Emploi du niphal; — pluriels
en o et enn^ — article rendu par n; — salus pour trois (saint
August. In episU ad Rom. vu, 3), forme qui ne se trouve qu'en
hébreu. — kSùfviç = ^^nw, forme hébraïque. — Emploi de t
et ou, comme signe de l'état construit, dans .la formation des
noms propres composés : Hannibal, Asdrubal, et peut-être /Mo-
de commencer par l'aventure. (Voir oependani le Mémain mr trmte^imtfnouvtUêt
imeriptiom puniquet de M. Tabbé Barges, Paris, i859.)
LIVRE II, CHAPITRE II. 181
bal, comme dans les noms Melchisedèch, Methuschelach, etc. — .
Svffke =1 tû^W ; — Hannon = psn ; Hanna = niT\ , nom de
femme très-commun chez les Juifs ; — AXi^a = jSoS; (Plut.
Quœst. sympos. IX, ii, 3) se trouve dans Tinscription de Mar-
seille sous la forme y^^^j comme en hébreu, et en hébreu seu-
lement; — 'SvSux = Slxauos = p^lS. — iXof , Bo/ivXo^, ^hi^tyi
=*?», '?ïrn'*3, o^nSjc, dans Philon de Byblos^ — Formes de
noms propres exactement parallèles à celles des Hébreux :
Hannibal = pnV; Ahibal = n*aK; làwbal = *?K'»n'»lt ou
SvanK; ilii2a&ftmtw 3= ^Knny ; Atârwal et Baléœsat = Sm^^itv
et )n^*iTy. — Les mots usuels, les particules, les pronoms, les
formes du verbe et les principales flexions du phénicien ap-
partiennent à l'hébreu pur. Cependant, il arrive quelquefois
que les acceptions sont légèrement <liflférentes dans les deux
langues, ou que des mots rares et poétiques en hébreu sont
usuels en phénicien. Ainsi, SvD, faire, usuel en carthagi-
nois, est poétique en hébrea; ovs, qui signifie en hébreu
fa$, marche, signifie en carthaginois fied ou jambe^^ et se re-
trouve dans le ' nom africain Namphamo, que saint Augustin
rend par bmdpedis hommem, et que Gesenius explique par m^
TO^B (pulchri pedei ejus) '.
3® Aramawnes. Terminaisons emphatiques en K (ÀX^a,
B^a, etc.*) et féminins en n ; — rapport d'annexion . ex-
' SaHtkomakmU fuœfminlurJragmmUay edid. Orelli, p. sa , a6 , a8 , 3a , 38.
ravone qae je ne dke jamais, sans^pelque appréfaenaioii, les mots phéniciens de
PUkm. Dans plusieurs cas, en effet, ce faussaire a pu donner pour phéniciens des
mots hébreux, de même qu*il a donné pour phéniciennes des idées hébraïques.
(Voir Movers, DieF^iœn, I, i3o-i3i, etc.)
' Monk, Mémoin $ur rbuer^tion de Maneitté (/otm. omuiL nov.-déc. 1867,
p. &85). Ce mot a le même sens &ï ehkih. (/otim. ottaf. juin i838, p. 5i3.)
' Gesenius, Jtfbmim. pAom. p. &ia.
* Gesenius, Geick, der hebr, 6Jpr. p. 170; Ewald, Kritùehe Grammatik, S a3 ,
a; Schultens, /fuft't. hnguœ hebr. p. 9.
182 HISTOIRE DES LAN.GUES SÉMITIQUES.
primé par n ou T ; — emploi fréqueni de Taffixe pléonastique ;
— génitif d'appartenance marqué par *?, sur les médailles,
Hf^^^h 9 ^Y^ y oa en grec 2i&>»/aw, TiJpow; — changement
du e^ en n et du s en d : on pour oer ; Qèp oi Q>o{vuies yh
^vv xeikouori. (Plut. Vita SyÛœ, .c. xvii) = ITiébreu IW;
Tvpos, aram. ii», pour Thébreu •!«; — parfois pluriels en
m : BeXo-fl/ftjyy (xôpios oipavoS); Ififpamfynv {oipayoi Kàrt&n^cu)
dans Philon de Byblos ' ; — î^T» == Sidm (pêcheries),
de lis, en syriaque piscari^y en Hébreu venari; — Bvpaa,
nom de la citadelle de Garthage, = iL^^d» forteresse. —
Gomme le samiiritain et le dialecte mendaite, le phénicien a
une certaine tendance à confondre les gutturales, surtout k
ely. — Enfin, la particularité du dialecte nuuronite d'après la-
quelle a se prononce o^ surtout dans les finale^ emphatiques,
se retrouve en phénicien : Qoupéz=n'i\r\y Aa^0j = KnKi',
3** ArahUmes. Emploi du verbe Jy = y<f , comme verbe
substantifs. On a cm reconnaître l'article Vk sur une monnaie
de Tarse et dans la composition de quelques mots ^
6^ Caractères propres à la langue phénicienne. Ainsi que nous
l'avons dit précédemment, il ne faut recourir qu'avec la plus
grande sobriété à l'hypothèse de formes propres à la langue
phénicienne. Quelques particularités d'orthographe peuvent
seules être constatées avec certitude. Le trait essentiel de l'or-
* Oreiii, op. cît p. 10, i&. Peat-étrç ces deux pluridb araméeus s'eiptiqueot-
ila par TAge relativement moderne de Philon de Byblos.
' Ordti, ûnd. p. iS; Justin, HÛL XVUI, m, 4.
^ Movers, Die Phœnùsierf I, 9&.
^ Michaelis, ad Gastdli Lex» «yr. p, 975-976.
^ Munk, Afi^ p. 68&, 5a5.
* Gesenius, Momim,pkœn. p. 98a, 336, 637; Kopp, ^ilder und SchnfUn der
Voneii^ I, ai3, a3û.
LIVRE II, CHAPITRE II. 183
thographe phénicienne est ^absence presque complète des lel-
très quiescentes , même dans les cas où elles semblent le plus
fortement réclamée^ par les lois grammaticales des langues de
la même famille. C'est Ui un.caractère de haute antiquité, et qui
assure à l'écriture phénicienne la priorité sur toutes les autres
écritures sémitiques; en effet, plus on se rapproche des temps
modernes, plus on voit les lettres . quiescentes se multiplier,
surtout dans le samaritain et les dialectes du Liban , avec les-
quds le phénicien offre d'ailleurs tant d'analogie. Cette obser-
vation ne s'applique cependant qu'au 7 et au ^ : quant à la ma-
nière de traiter I'k, le phénicien se rapproche des autres dialectes
sémitiques, et en particulier de Taraméen. On a supposé que
le y jouait en phénicien, et particulièrement dans le dialecte
carthaginois le rôle de voyelle ^ Effectivement, nous voyons
les Grecs, lorsqu'ils adoptent l'alphabet phénicien, faire de
cette lettre la voyelle o. En samaritain et en mendaite, le ^ de-
vient aussi parfois quiescent^.
L'âge des monuments phéniciens qui nous sont parvenus est
fort douteux. En général > ils appartiennent k l'époque des Se-
leucides et à celle des Romainsw Quelques médailles trouvées en
Cilicie paraissent remontet à Fépôque persane '. L'inscription
bilingue du Pirée semble contemporaine d'Alexandre. Mais le
monument le plus ancien comme le plus important de la langue
phénicienne est, sans 4K>ntredit , l'inscription de Marseille. Ce
long rituel., écrit sur une pierre de Provence, comme une loi
officieUement promulguée, avec les noms des mjfètes, ferait
supposer, au premier coup d'œil , que les Phéniciens étaient sou-
verains du pays quand il fut écrit II faudrait', dès lors, en
' Gesenios, MimiÊim, fihœn. p. &3i; Judas, Etude démomtnOimy p. 998, etc.
* Dhlanann, hi»tU,lmgum êamatiL p. &-5'.
' Gflseniiu, Momim. phœn. p. SSg.
18& HISTOIRE DES LANGUES SÉMITIQUES.
recuier là date au delà du vi' siè(je , époque de ranivée des
Grecs sur le littoral de la Gaule. Telle est , en e^et , 1 opîniou
de M.' Tabbë Barges. M. Movers^ M. Munk^ et M. Ewald^
au contraire, penseort que le texte a été gravé sous la domi-
nation grecque ; mais ils diffèrent en ce que le premier suppose
que les mffites nommés sur la pierre sont ceux de Garthage,
et que 1 mscription de Marseille représenté* un décret émané
de lauterité carthaginoise, tandis que M. Munk et M. Ewald *
croient que le décret -émane du comptoir phénicien ou car-
thaginois de Marseille, auquel les Grec» pouvaient très-bien
laisser son administration propre et ses ^uffêtes (jugés)*.
Gette absence de date est une des principales difficultés des
études phéniciennes. On confond sous un même nom des
textes épigraphiques , écrits, il est vrai, dans le mdme carac-
tère, mais dont le dialecte peut être fort diff^nt, selon les
siècles et les pays auxquels ces textes appartiennent. Ainsi , Tins-
cription de Marseille est en hébreu presque puT; l'inscription
du monument égyptien dit de Garpentras , est tout araméenne /
entre ces deux extrêmes, il y a, sans doute, plusieurs nuances
intermédiaires, et c'est une erreur de méthode de réunir en
un seul ensemble' grammatical, comme l'a fait Gesenius, les
particularités résultant de textes aussi divers. ^
L'influence grecque , si profonde et si continue sur les côtes
de la Phénicie, sous les Séleucides, amena peu à peu, au
moins dans les villes , l'extinction de la langue indigène ^. On
' Doê Ojferweim der Karthager, CommmUtrtur Opferttrfel von ManeUk ( Bres-
lau, 18Û7).
^ Jownal miatique, novembre-décembre, 18/17, P* ^^^ > ^^^*
^ Jahrlnieher der btbUsehen Wiêsensclufi, I , p. a 1 7 et suiv. ( 1 869 ).
^ Telle parait être aiusi Topinion de M. de Saulcy, Mém. de VAcad. dn Imcr.
et BeUet-Lettres , t. XVII , i** part. p. 3 1 9.
^ Gonf. Movers, dans VEncycl d^Ersch et Gruber, art. Pkenûzieny p. 693 sqq.
LIVRE II, CHAPITRE II. 185
iroave cependant des médailles avec des inscriptions phénir
ciennes jusqu'à l'époque des AntoninsK Le fait qui s'était
passé en Palestine se passait d'ailleurs en I%énicie. Là langue
allait de plus en plus s'assimâant à l'araméen. Un «iècle avant
r^ chrétienne, Méléag^ de Gadare, né dans le pays» op-
pose très-nettement le phénicien et le syriaque^, tandis qu'au
V* siècle, Cyrille et Théddoret identifient expressément l'un et
l'autre^. On peut croire, du reste, que plusieurs des particula-
rités eçsentielies du phénicien se sont conservées dans les dia*
lectes du Liban-
S m.
La plus grande réserve est commandée dans là détermina-
tion des différences qui ont xlû exister entre les deux dialectes
dn phénicien, le dialecte oriental ou phénicien proprement
dit, et le dialecte africain ou' punique. Il est impossible que
.deux idiomes séparés de si bonne heure ne soient pas devenus ,
avec le ^temps , quelque peu différents l'un de l'autre. Toute-
(ois y quand on voit l'espagnol qui $e parle en Amérique par-
£adtement identique de nos jours à celui de. la mèrp-patne, on
se persuade que les colonie^ formées à des époques historiques
exercent peu d'influence sur les révolutions du langage. L'in-
terprétation des monuments phéniciens n'est pa$, du reste,
assez avancée, et peut-être ne sera jamais assez complète,
■ Gefleniusi Monum. phœn. p. 339.
' Branck, Anaketa VeL Poeî, I, p. 87.
kXX* e/ fièp X^pos io9i, ^Xàft * ei ^ o^v a^ yt <bohi,
* (hptMiPoè xai S^pof «ai lËiô^pcmUctot xtU <S>oiwxKs rf 'Lôpotp yfjpwtM fow^.
(Theodoretns, Quott 19 m Judicu. ) Tif yXéamf tf x/'^cufénêt, tovt' iolt rif
S^pAW, Urot rif xenà n^r UaXou&JivifV' fuf yàp XaXovtrt y'kéatnf ^olpiMef xai Ua-
XnvhpoL (Gyrilius, In bmam; 0pp. t. IV, p. 293.)
186 ' HISTOIRE DES LANGUES SÉMITIQUES.
pour qu'il soit pennis de statuer quelque chose de précis sur
la distinction qui nous occupe en ce moment.
Les passages puniques du Pcmuhu de Plaute ont, comme
on sait, fort exercé les interprètes ^ Autant la physionomie hé-
braïque de quelques endroits de ces fragments est indubi-
table , autant il y a témérité à vouloir donner une explication
rigoureuse de morceaux aussi défigurés par les cc^istes. La
bonne méthode n'interdit pas les conjectures, quand .elles ont
un degré. réel de probabilité; mais elle sait qu'en combinant
des hypothèses avec des hypothèses, les chances d'erreur se
multiplient rapidement et les chances de vérité diminuent dans
la même proportion. En général, les inscriptions carthagi-
noises se rapprochent plus de l'hébreu que les inscriptions d'O-
rient , et renferment moins d'aramaïsmes : ainsi , l'article cartha-
ginois est toujours n, tandis que l'article phénicien est souvent
H . Il n'est pas rare de voir ainsi, une colonie conserver, sa
langue plus pure que la métropole. Fondée par une émigra-
tion de la noblesse , Garthage sera restée fidèle à la vieille or-
thographe , tandis que les Phéniciens 4'Orient auront subi la
révolution qui fit dominer partout leç formes araméennes; à
peu près conune le français qui se parle au Canada présente , de
nos jours, un certain air d'archaïsme. Un trait de la différence
des deux idiomes qui du moius parait certain, est le pas-
sage du son 0 à Vok en carthagûnois ^ : Sn^te pour mW ; I^ffen
{Pœnulus, act. V, se. ii, v. /i6) pour □'^KD'i; Alonuth (ikid. act. V,
^ Voir GeBÀniùs, Momun. phosn. p. 357 ^ ^^* ^ Wéz» dans le Rhêmmdm
Muêmm fur Philologie, neue Folge , Il Jahrg. a Heft, et Hilxig, t&ûi. X Jahrg.
a Heft; Movers, Die pumechen Stellen itn Panubu (Bresiau , i845) ; Ewald, dans
la ZêiUekr^ fur die Ktmde dee Morgenlandee , t. IV (i8/i3), p. &oo et suv.;
t. VI(i8A5), p. aaS et soiv.; t. VU (485o), p. 70 etsuiv.
^ Geseoius , Monum, phœn. p. &35-ft37.
LIVRE II, CHAPITRE II. 187
se. I, V. 1 ) pour nwb» ou nU^'»^y ; SyA> = r\i^ (tW^.) ; Sains
= ef^i^ (V. ci-dessus, p. 1 80).
L'oaage de la langue phénicienne semble s'élre continue
beaucoup plus longtemps en Afirique qu'en Orient. Amobe,
saint Augustin , Procope nous attestent que , de leur temps , les
paysans de rAfrique parlaient encore le punique^. Saint Jérôme
et Priscien moittionnent également le punique comme une
langue vivante'. On doit convenir, toutefois, que l'inbabileté
des anciens en fait de philologie comparée enlève beaucoup
de poids à ces témoignages. Qui nous assure qu'ils ne prenaient
pas pour du punique le berber, la vieille langue indigène de
l'Afrique, qui eçt encore aujourd'hui celle des Kabyles? Les
autorités précitées ne suffiraient donc pas pour détruire tous
nos doutes : les preuves tirées des noms propres que nous
fournissent soit les inscriptions latines , soit les martyrologes
d'Afiâque^, soit les ouvrages de saint Augustin et de saint Cy-
prien , sont bien plus convainjcantesi Ces noms , quand ils ne sont
pas latins , sont en généiol sémitiques. Je n'en citerai qu'un
seul exemple : Namgidde, nom de feoune assez fréquent sur les
iascriptions, et que j'explique par Klj n»^ ou m2 Dâr^, Bona
fbrtîma ou Bcna fortima ejuê, par analogie avec NamjAamo
(Y. plus haut, p. 181 ). On trouve dans le Pomulm le nom de
nourrice Gedderiefne, qui est 1^ même renversé ^
' L*« on Yy éqmvaliiifc à ou diiiis les dialectes popukires.
' GoqL Gesenios, Mbntim. pJbom. p. 3&o et sniv.
^ Lingna Poenomm, quœ chaidaec vel hebreane gimilis est et syrœ, non habet
genus nealmm. hutU, grammatkœy 1. V, c. 11 , p. 1 78 ( edit. Krehl).
* Voir VAJrka àm»tùma de Morcelii. Lefrinsoriptioiis découvertes par M. Léon
Renier foamiront de nouvelles preuves à cette assertion.
^ Voir Bevw tavhéologique , février i85s et L Renier, MéhngeÊ d^épigraphie ,
p. 373 et suiv. Goof. J. Furst, LSbn/mm Saer, cûnecrdantim , p. 1398; Movers,
Dm Pkœniaer, 1, 636; Ewald, ZeiUekr^f. d, K, d. M, t. Vll, p. 83.
188 HISTOIRE DES LANGUES SÉMITIQUES.
Il est donc probable que la langue punique fut paiiée en
Afrique jusqu'à l'invasion musulmane. Peut-être la facilité avec
laquelle l'arabe prit possession de ces contréei^ et là dispari-
tion complète du latin tenaient-elles à la présence de cette pre-
mière couche sémitique. L'arabe, en eflfet, n'absorba que les
dialectes qui lui étaient congénères , tels que le syriaque , le
chaldéen, le samaritain. Partout ailleurs, il né put effacer les
idiomes établis.
La langue punique sembla être arrivée sur toute la côte
d'Afirique à une baute importance et à un rôle en quelque
sorte universel. M. Mo vers a établi que l'usage de cet idiome
s'étendit à la Numidie et à la Mauritanie^ Les villes du littoral
étaient presque toutes phéniciennes , comme ^indiquent le nom
de la ville de Cirtha, les noms de ports où entre la syllabe Rue
(vtily cap) : Rusadir, Rusicade, Rusconia, Rusam, Rtuucm^
rum^ etc. Les anciens, qui n'avaient en général que des notions
vagues sur les langues étrangères , parlent du punique avec pré-
cision et l'envisagent comme la langue générale de l'Afrique. Il
se peut toutefois que. la grande extension des dialectes sémi-
tiques en Afrique ait porté à exagérer le rôle spécial de la
langue carthaginoise. Longtemps avant la fondation de Gar-
thage^ l'influenee de la race cbananéenne s'exerça sur tout le
nord de l'Afrique. Les formes diverses sous lesquelles l'alphabet
sémitique se rencontre dans ces parages, sont la preuve d'une
action prolongée et souvent répétée K Les trois cents villes de
Syriens détruites par les Pharusiens et les Nigrites , dont parle
Strabon, supposent d'un autre côté que les établissements sé-
mitiques s'avançaient très-loin vers le sud '.
' Die Phœn, II, ii, p. Adg etsuiv.
^ Ewalà, Jahrbûeher der hAl WUi, I ( 1869) , p. 191^199 ; Movers, Diè Ffuen.
Uy II, p. 606 et suiv.; Judas, dans le Jm^m, tmat, ocl. et nov.*<tér. 1866.
^ Hiimboldt , Cosmoê, II , 1 55 , USg et 8uiv. ( Irad. franc. ).
LIVRE II, CHAPITRE IL - 189
• Quant à la langue des Numides,. nous ciroyons avec M. Qua-
tremèfe et M. Môvers ^ contre Gesenius ^, qne c était le berber.
Les noms numides n'ont aucune analogie sémitique. La syllabe
HMy qui revient d'une façon caractéristique au conunenoement
de ces noms : Massyliens, Manésylieng, Masmma, Masma, Mai-
sugrada, etc., a la. signification de fis en berber, et correspond
aux mots ^I et y^ , qui entrent dans la Composition d'un si
grand nombre de noms arabes^. Or le berber, le tonarik et
la plupart des langues indigènes de TAfrique sqitentrionale
semblent appartenir à uâe grande famille de langues qu'on
peut appeler chamitiques , et dont le copte serait l'idiome prin-
cipal. Le mot ilfâ« précité «e retrouve ^n égyptien avec la même
yimiification , et entre dans la ^composition de beaucoup de
noms propres : A-mums, Tauth-^nums , peut-être Mme^. Quant
aux inscriptions auxquelles on a donné à tort, depuis Gesenius,
le nom de numUiques, elles forment en réalité une classe d'ins-
criptions carthaginoises. Les^ vraies inscriptions numidiques sont
celles auxquelles^ on a donné le nom de Ubyques, celle de
Thou£^, par exemple, dont l'alphabet semble se retrouver en--
core chez les Touariks \
■ Quatremère , iMmal de$ Savanl$, juillet i838; Moyen, Die Fhom, H, ii i
p. 363 et snii. ; conf. Addung, Mithndaie, UT partie, p. hM'] ; Hamaker, M»-
etUphofL p. 917.
* Momm. Phamieia, p. 3&o.
' Il eat sîngalier qu^à c6té des Massésyliena, etc. , on retrouve en Numidie des
Banior» (Plin. Y, 1 , 1 7 ) et des BaptovSai (Ptol. lY, i) , Beni-Juba?
* Lepsius, Chronologte dêr /Egypter, I, p. Saô, note.
* De Sanky, dans le Jtmnial mat. félrr. 1 8/i3 , mars 1 Sàg ; dans les Annalet de
rimgtiiiU arelMogi^f t. XYII (1 8&5), p. 69 , et dans la Revue archéologique , no-
vembre i845 ; Jndas, Etude dénumetratioe de la langue fîhémc, et de la langue U-
hyque, p. 9o5 et suiv., et Joum, atioL mai iSh*]; Hovers, Die Phamisier, H, 11,
p. &06-&08; Barges, Joum. aeiaU mars 1867, et Revue de T Orient, février i853;
0. Blau, dans la Zeitechr^ der deutechen morg. GeeeU. i85i, p. 33o et suiv.
190 HISTOIRE BES LANGUES SÉMITIQUES.
On croit du reste que la langue des Libyens, comme celle
des Numides, avait de grandes analogies avec le hetber ^ La
vieille hypothèse de Saumaise qui prenait pour du libyen les
six vers inintislligibles placés dans le PcBnulus & la suite des dix
vers puniques , ne mérite pas d'être discutée. Ces six vers sont
sans doute du carthaginois maoaronique, comme le turc du
Bourgeois Gmklhêmine,h lusage des acteurs qui préféraient un
texte buiiesque.
. C'est aussi bien à tort qu'on a voulu trouver des traces dû
phénicien dans le maltais. Ce dialecte n'est qu'un jargon mêlé
d'arabe et d'italien, et s'il y reste des vestiges d'influence car-
thaginoise, ces vestiges sont tout' à fait impossibles à ressaiâr.
s IV.
*
On voit que c'est surtout par la famille chananéenne que
les langues sémitiques entrèrent, durant la période que nous
venons dé parcourir, dans Le commerce du monde entier. Il est
difficile, pour une antiquité aussi obscure, de faire le compte
exact de ce qu'elles donnèrent et de- ce qu'elles reçurent. Nous
pouvons affirmer qu'entre la famille arienne et la famille sémi-
tique les emprunts se réduisirent à peu de chose. Mais que se
passa-t-il entre les langues sémitiques et les langues chami-
tiques et couschites qui en plusieurs endroits les précédèrent
sur le sol de l'Afrique et de l'Asie t Quelques dialectes sémi-
tiques, tels que ceux de l'Irak, de l'Yémen, de l'Abyssinie,
n'ont-ils pas conservé des débris d'idiomes plus anciens? Voilà
ce que nous ignorerons sans doute à jamais. Trois faits me pa-
raissent seuls susceptibles d'être établis avec certitude : i"" In-
troduction d'un certain nombre de mots égyptiens dans les
langues sémitiques, et en particulier dans celle des Beni-Israêl;
* Movers, op. cit. Il, ii, p. 363 et suiv., A09, etc
LIVRE II, CHAPITRE H. 191
9* passage dun grand nombre de mots sémitiques « aux langues
de rOccideat et particulièrement à la langue grecque, par suite
du commerce dés Phéniciens dans, la Méditerranée ; S"" intro-
duction d'un certain nombre de mots indiens dans les langues
sémitiques , par suite du conunerce avec Opbir.
!. H. Ewald pense que quelque»-uns des mots égyptiens
qu'on rencontre dans Thébreu , tel$ que nTm ( f»^ ) pyramide
{Job, III, i&), nsFiy arche, qu'on trouve dans d'autres langues
sémitiques, remontent* aux Hyksos ^ On ne peut douter, toute-
fois , que la plupart de ces mots ne proviennent du séjour que les
Beni-Israël firent en Egypte. Presque tous, en effet, désignent
des objets usuels, des mesures, des productions naturelles : tels
sont HE^K et pn, noms de mesure; nDK, coudée; inK, jonc
du Nil =5^^I; *)K\jEnft«, spécialement en pariant du Nil =
l&^po ; ?^i>^p =^ninl ou xot;t/; peut-être n)Dra, nom tle lliip*
popotame ^. Les traducteurs alexandrins , qui savaient le
copte , ont souvent aperçu ces identités et réformé , d'après
la langue qui ' se parlait de leur temps , leé archaïsmes
des transcriptions hébraïques'. Beaucoup de noms propres
et de ^oses égyptiennes, conservés dans la Genèse, tels que
les noms de on , de n)nB , les mots tïm , n^3rB*n jss ou ^op-
Ooftipôtpflxi le nom de Mtnse^ attestent la trace profonde que
l'Egypte laissa dans la langue et les souvenir» des Béni-
Israël, longtemps même après leur sortie de ce pays. H est
' Geêek. dm V. Ur. Il, p. 6, Dote (a* édit).
' Gesemus, GêiA. à&r htbr, Spr, S 1 7, i; Bceckh, Metrohguehe DtUenttchmgn,
p. ihh et sniv.; Berlheau, Zur Gêick, der Iwr, p. 5i ; GhampoUioD, Grammain
égffitmm, p. 98; le même, iWnf du nfâU hiérogL I, p. 59; le même, VEfffpt»
MUfl^PhivwMu,!, i37;II, aSS.
' VotrGeBeniiis, Lbx. Mon, s. y. r)2DK>
^ Lepniis, Oirtmologi$ der ^gypîer, I, 3a6, note; Ghampolfion , L'Egypte sous
fet Pkmwmê,}, 10&; Gromm, égypt, 56, iSa, etc.
192 HISTOIRE DES LANGUES SÉMITIQUES.
remarquable, du reste, que la piuparl des mots ainsi adoptés
sont transcrits de façon à montrer que l'auteur israélite leur
prêtait une étymolog^e hébraïque et voulait leur assigner un
sens dans sa propre langue, conformément à une habitude très-
commune chez les peuples étrangers à la philologie ^
En revanche, on cite quelques mots empruntés par le
eopte aux langues sémitiques : :kc&jiil01(^ = ^Dâ =.xâf|X9Xos;
KOajEp = ne^J, a^le; EXOnî?^ ==b*K, cerP; \0Ji3=0\ la
mer; PkUœ ou ÉUfhmtme = ^^B , nom sémitique de Tél^hant ;
sans parier de quelques mots, tels que jul^ic == Q^D, par les-
quels on [prétend prouver l'affinité primitive du copte et des
langues sémitiques* Le nom de mesure iwày dpAt l'origine sémi-
tique n'est pas douteuse , se trouvait aussi en Egypte '.
IL Les mots , ejnpruntés anciennement par les langues
indo-européennes , et en particulier par le grec , aux langues
sémitiques^, sont:
a. Deâ noms de végétaux et de substances, venus pour la
plupart de l'Orient en Occident : ynn = fj^wrhs (?) ; a^îK =
^wraos; D^ann = ^voç; naa^n z= ^aXScùm [galbanum); |Q3
xôfAiPOv; iDâ = xinrpo»; 1^ = Kxmdpiaaos ^ cupressus ; njâb =
X/<Saevo$, Xtêapoûriç; io^ = Xn'^ot/, XrfSapoPy ^éSapoVj *1Û (forme
araméenne n'iD)=/w;(i(Ja^; "ïni=i'/Tpov; ï)2^ z=ixéwa ^nJvlnfj
^ Geaeïâus, Lehrg^, derhebr,Spr, p. 59i.
' Bœtticher, Wurzeyontkungm, p. 7.
^ LepsiiiB, Chronologie der ^gypter, p. 993. .
* Geseoius, Geich, der hebr. Spr. S 18, 1 ; Monum,phom, p. 383-8&.
^ On remarquera que dans ces emprunte fort anciens les sons ou eio corres-
pondent à Vv grec. De môme dans les noms propres : ^^^ = A^^oi; qi^^^^s:
AtGues; îh = Aiî^^a; "î^tfK = kaavpia; "i^j = Ti&poSj etc. ; comme du grec
au latin : y6^ s=z nox; a^= tu. (Voir mes EelaireiuemenU tirée du kmgum té-
nùti^[ue» iur quelquet pointa d$ la prononciation grecque, p. 18-19.)
LIVRE H, CHAPITRE IL 193
Mtbniy coma; n9r»ltp = iM0or/a; |1D3{? = it/vyoEfeoyy xivvdfjtûffâov;
riDptf = matéfiiPOs;: p = (ubva; |tf)e^ =i ffoS^tiP (mot peu
ancien) ; "19^ == cùœpa ; nst) J = tn^vouKOi» ; le verbe ti0cu€ciaaeû ,
dans Homère {Odyn, XIH, ia6), paratt venir de tfsi, par
l'addition du redoublement ti; nctf^ = ïeuntis; i^bd = otfsr-
Petpos; i^tf = aijupis (?); 13^0 = ^0i?» molt^ (?); Qd*^3 =
ewrcuma; peut-être ^CD = yétoKko». H. Bertheau ^ remarquant
que la plupart des mots précités sont étrangers à la langue
homérique, en conclut qu'ils n'dnt été introduits en Grèce
par les Phéniciens que vers le vin* siècle avant J« G. Le mot
««&UXif^,qui signifiait pmie dans la haute antiquité grecque^
me paratt venir de VVtf {jrœia, prœdaûn*)^ par un riedouble*
ment analogue à celui de rtBatSoia^eif\ le son chuintant aura
passé au son k, d'cq>rès une analogie très-familière au sanscrit :
on comprend du reste que le nom des pirates et de la pira-
terie soit venu des Phéniciens. Quant à la ressemblance de p^
et de olvoÇf que les anciens philologues expliquaient par un pas-
sage des Sémites aux Grecs, elle doit, au contraire, s'expliquer
par un passage des Ariens aux Sémites : l'origine sanscrite du
nom du vm n'est pas douteuse.
b. Noms d'animaux : Voa == xel(inXof. Quelque autres noms
présentent une firappante identité, quoiqu'il soit difficfle d'ex-
pliquer cette identité par un emprunt et qu'on ne puisse dire de
quel c6té l'emprunt a eu lieu : ">^ et nini == turtur; e^nn r=
taxui, taxo; yi^:=zwnms (?); DD (tinea) ==oi/ip.
c. Noms d'objets divers : n:D=:Mya, d'origine babylo-
nienne: 13= xijb^, ndiiùç^ cadus; '^hl = doUum (?): 31^3 ,
syr. JL^cbû = xkcûSôsy xko€6s (cage d'oiseau); }|3 = xau69ir,
XOBUPoip; Mto = x^^ (^); PÇ = ^^ixxos; mB izzzfnnna (?) ;
* Zmr Gfiek. dbr Ifr. p. &^.
' Voir rÛMcription de Téw ,daitt BcBckh , Corpm twer. grme, n* 3o&6.
1. i3
19A HISTOIRE DES LANGUES SÉMITIQUES.
^3J=z= vJSkoLy véSka,s\ >U3=: xit^pa; nsaosi ^o^fkâSxii; pOM
zzzbdévn^ à66viw (?). Hâtons-nous d'ajouter que, pour plu-
sieurs des mots que nous venons de transcrire , ia provenance
est incertaine , et qu'ils peuvent aussi bien avoir été empruntés
r
par les Sémites que prêtés par ceux<<i aux peuples ariens. On
a supposé, non sans cfuelque raison, que le mot D^tf , boudier,
était le mot skoht, ou ichild, introduit par le& Seythes ger-
mains (Scolote^) lors de leur invasion parmi les Sémites, au
VII* «iècle avant notre ère^. Cependant, il faut remarqua que
la signification de b&uélier attribuée à ce mot e^l asses dou-
teuse, et qu'il figure dans- des docum^its dont la rédaction
parait antérieure au vu* siècle.
d. Les noms des lettres, depuis Ydlqfh jusqu'au tau,, ont
passé des Sémites aux Grecs, avec les lettres elles^-mémes.
Tous les mots précités sont évidemment de ceux qui se trans-
mettent facilement d'un peuple à l'autre par le commerce et les
relations internationales. Les Phéniciens, auxquels les Grecs
rapportaient l'origine de tous les arts qu'ils ament reçus de
l'Orient^, en ont dû être, les principaux et presque les seuls
introducteurs.
III. Les npms empruntés par les langues sémitiques aux
langues ariennes de l'Inde, par suite du commerce d'C^bir,
c'est-à-dire de la côte de Malabar, sont tous des noms de
substances ou d'animaux amenés de ce pays; ainsi :D^O)i^,
paons ::=z^J^ ^ prononcé selon lesJiabitudes du Dékhan; vftp,
9mgez=:z ^(mi xifiros, xnSos^ xetSos; DB")D= SRITRλ xiçrna-
<705, carhasus; D^SnK=: fflTÇ, daAs les dialectes vulgaires,
aghU, dydXXoxov, aloës; ii^ = HHét? vdpSos; n|?*î3 = ^eX-
Xiov, correspondant à une forme sanscrite madâhka, selon
* Bergmann, Le* peuples primit^s de la race de hfite, p. 6a.
^ Alhéoée, ïkipn. lY, p. 176; XIV, p. 687; Hesychius, au molSoftS^fr.
LIYRE II, CHAPITRE II: 195
M. Latted; on^n^K, umdtU = ^t^^ prononcé à la manière
du DékliaD;^d)i on^^XMdsrqi^ff^l^iea^^/repotf^ On peut
y ajouter cran^^ 9 wnre, composé de ]t , dent, et D^ari , pour
Q^n s=^, ^Zffp&oKl {iXré^y êlmr, égypt. «Ao), quoique cette
étjBMlogte, proposée par Benary et adoptée par Ben% et Ge*
senins, soit rqetée par Pott et Pictet^
Quant aux mots empruntés par les Sémites* aux Grecs avant
Alexandre, le nombre en ejit très-peu considérable. Si Ton
cMepte le nom même des Grecs (p=E= JUFom^), à peine
tro«fe-4^B dans les monuments de la langue hébraïque uté-
rieurs aux Séleuddes un seul inôt dont la grécité soit évidente.
On a cité nix {Cren. xlix, &)= pidxeupay d'après le Talmud;
TbV= syr. {^^AddlSiiirr Xafnrfl&; Cfs^s ou làfy^t (chsdd.
MTipVe) = tiTfltXXa^, «raXX(xxi/, «roXXox/ip, ou, selon d'autres,
pelles^. Mais, aucune de ces identités n'est démontrée.
tJn fait beaucoup plus important que tous ceux qui viennent
d'être cités, est la transmission qui se fit, vers le viii* siècle
avant notre ère, de l'alphabet sémitique à tous les peuples du
monde ancien, par l'action combinée de la Phénicie et de Ba-
bylone. Semé sur toutes les côtes de la Méditerranée jusqu'en
Espagne^, porté vers* le Midi jusqu'au fond de l'Ethiopie, ga-
•
* LaHen, Induehe AUmikumsktmdê , I, 95o, 989, 991, 53o, 538 et suiv.;
Hnmboidt, Cogmoê, II, p. 1 3 1, 160, 476, 686-487, 493-694; A. Gnncm, èmê
le /(Mm. €f ike ro^al oiioL Society , vol. XYI, part 1 ( 1 854 ) , p. 1 97, note.
* Voir ie travail de M. Pietet sur les Doma de réléphant, dam le Joum, oiiat.
«Hplembrft-odobre, t843; cf. Laasen, op. èiu p. 3i3-3i5.
' Gonf. Geaeniua, Geêck, der hebr, Spr, S 17, 4.
* L^alpfaabet phénicien était devenu, sous diverses formes, Talphabet commun
de Ions les peuples méditerranéens, avant d^étre remplacé par Talphabet grec et
par Valphabet latin , c^est-é-dire par deux transformations de lui-même. Dans le
moimment deTéos, déjà dté, Texpression xà Çoivcxifut (s. e. ypéfifutra) désigne
le Claris même de Tinscription. Cf. Franz, Eletnenta epigr. gr. {). 1 5 , 1 1 o.
i3.
196 HISTOIRE DES LANGUES SÉMITIQUES.
gnant vers TOrient jusqu'au' Pendjab ^^ Talphabei sémitique
Alt adopté spontanément par tous les peuples qui le connurent.
Telle était la perfection avec laquelle les articulations de Tor-
gane humain y étaient analysées, que les langues indo-eu-
ropéennes purent se Tapproprier avec de très-légères modi-
fications, dont la plupart étaient en germe dans la fmne
primitive. Distinguant plus nettement les voyelles et les con-
sonnes, les Grecs et les Italiotes furent amenés à dégager pl^-
nement la valeur de voyelles qui était en puissance dans les
lettres ai^irées de Taiphabet sémitique. Ce changement même,
ils l'accomplirent peu à peu , et on ne saurait dire s'il n'avait
pas déjà commencé à s'opérer chez les Phéniciens. La lettre
A^ joue souvent, dans l'orthographe sémitique, le rftle de la
voyelle e. La lettre ayin, qui correspond à Yomicron de l'alpha-
bet grec, semble parfois, en phénicien, devenir quiescente.
Le heth, qui est Yita des Grecs Ioniens, reste loiigtemps une
aspiration chez. les Attiques, et garde toujours ce rAle chez les
Italiotes. Le va», qui devient de plus en plus voyelle chez les
Sémites, se maintient comme aspiration chez les Éoliens, et de-
vient F chez les Latins. Une foule d'autres analogies, qu'il serait
trop long de développer ici , établiraient que les plus délicates
nuances de l'alphabet dont nous nous servons aujourd'hui ont
leur origine dans la manière dont les anciens Sémites com-
prirent la représentation graphique de la voix.
* L'alphabet tend parait se rattacher aux alphabets araméena. Quant au déva-
nAgari, son origine sémitique est restée trds- douteuse, malgré les eflorts de
11. Lepsius pour rétablir.
LIVRE TROISIÈME.
DEUXIÈME ÉPOQUE
DU DEVELOPPEMENT DES LANGUES SEMITIQUES.
PÉRIODE ARAMÉENN^.
CHAPITRE PREMIER.
L'ABAMÙll BHTU U8 MAINS DBS JUIFS.
{cHÀLDiMH BlBUiHJM, TARWMIQÏJE, TàLMVDIQOE; STMChCHÀLBÀÏQVM ;
SAMâRJTAJU. )
$1.
Cest au vi* siècle avant Tère chrétienne que nous trouYons,
dans le sein des langues sémitiques>« la première révolution
dont l'histoire ait le droit de s'occuper. L'araméen ^ absorbe
' Le nom d^Aram est reité preMjoe inconnu aox Grecs et aux RomainaJSirabon
ait le aeul écrîvam anden qm rapplique clairement anx S^friens (p; a8 et 54 o, éd.
Caaanbon). L*identîficatiott« déjàpropoeée per Strabon (1. 1, p. a8; 1. XIII, p. ASi
éd. GManb.), des Araméens aYec les Âfi^tot d'Homère (IL B, 783) et d'Hésiode
(Tkéog, 3o&) et avec les t^ifilSot (Odjytt. À, 86), est au moins douteuse. Im
nom d*Aram, vers l'époque des Sâeocides, iîit remplacé en Orient même par
oefan de Svp/s, lequel n'est qu'une forme écourlée d'Âtfvvp/a, mot Tsgue sous
lequel les Grecs désignaient toute l'Asie antérieure. Le nom d^Aram ne se perdit
pourtant pas entîèremeot; il continua de désigner, en Orient, ceux des. Araméens
qui n'adoptèrent pas le christianisme, tels que les Nabatéens et les habitant! de
198 HISTOIRE DES LANGUES SÉMITIQUES.
toutes les langues sémitiques antérieures, Tarabe excepté, et
devient , pour douze cents ans , l'organe principal de la pensée
sémitique.
Cette prépondérance décisive de la langue araméenne vini de
l'importance politique que prit à cette époque , en Orient , le
bassin du Tigre et de l'Euphrate. Nous nous sommes expliqués
ailleurs (p. Sa et suiv.) sur les races qui paraissent s*étre croi-
sées pour produire, la civilisation assyrienne. Cette civilisation
est pour nous le résultat du mélange des Chamites ou Gouschites
avec les Sémites et les Ariens , sur les bords du Tigre , comme la
civilisation phénicienne est le résultat dû mélange des Sémites
et des Chamites sur les côtes de la mer Rouge et de la Méditerra-
née. Il y a, en effet, dans ces deux civilisations, une foule de
traits qui ne se laissent expliquer ni par le caractère sémitique ni
par le caractère arien pris isolément. Nulle part nous ne voyons
les Sémites arriver d'eux-mêmes à un développement d'art , de
commerce, de vie politique. Le paganisme sémitique, qui a
son siège à Babylone , se laisse rattacher presque tout entier
à la mythologie, soit des Couschites, soit de l'Iran^. L'idée d'une
grande monarchie absolue, se résumant en un^ seul homme
servi par une vaste hiérarchie de fonctionnaires, idée qui fut
d'abord réalisée dans l'Asie occidentale par l'Assyrie, est pro-
fondément opposée à l'esprit des Sémites. La royauté ne s'éta-
blit chez les Juifs qu'à l'imitation des étrangers, et fut inces-
Harnu. C*eBt ainsi que le mot ILaM^ ) est devenu , pour les lencographes, ty-
nens, synonyme do pmen ou êobim. (Goof. Quatremère, Ménoire tw Im Naè»-
téen», p. 70 et suiv.; Lanew, De diakH. Iktgum $yriacm reHqmif p. 9 et suiv.;
ICnobel, Di$ VmlkertiyBl der Gsimsm, p. a»9, ado.
* > Gonf. Kunik, dans les MéUmgm 'Mta^msf de i^Aoadémie de Saint-Pélen-
bourg, t I, p. &oa et suiv. M. Movera iui-mâme, qui a^ si fort eiagM. retendue
de la mythologie sémitique , reeonoatf les emprunts qu*eOe a faits i PSgypie et
aux Ariens. (IHe Phœn. I,p. ix, 57, 19&, 3a3, etc.)
LIVRE m, CHAPITRE I. 199
ssnHoeat combattue par les prophètes, vrais représentants de
l'esprit sëmitique t également hostiles à la royauté laicpie, à la
cîvflis^tion matérielle et aux influences de l'Assyrie. D'un autre
côté y le caractère colossal » scientifique , industriel de la civilisa-
tion assyrienne ne conrient pas aux Ariens , qui nous apparais-
sent, dans les temps anciens, comme peu constructeurs et peu
portés vers l'étude des sciences physiques. On est donc amené
à placer, sur le Tigre, un premier fond de population ana-
logue à celle de l'Egypte, puis une couche sémitique, qui fit
de sa langue la langue vulgaire de ces contrées ; puis enfin
une classe politique et guerrière , sans doute peu nombreuse
et d'origine iranienne. Ces derniers sont les vrais ChMienê,
dont le nom s'est iq>pliqué à un pays et à une langue sémitiques ,
à peu près comme les nomsde Ftwiee, de bùurgt^m, etc. d'ori-
gine germanique, désignent, de nos jours, des pays qui n'ont
rien de germain.
Quelle que fût la race, et par conséquent la langue de la
classe aristocratique qui portait le nom de Ghaldéens, on ne
peut douter que l'immense majorité de la population de l'As-
syrie ne pariât habituellement l'araméen. Cette langue, en
eflet, représente partout la conquête assyrienne. L'araméen
était la langue des hauts fonctionnaires de la cour d'Assyrie
envoyés par Sanhérib pour parlementer avec Ezéchias. (II Reg.
xvuL, â 6 ; h, XXXVI , 1 1 . ) Plusieurs des briques trouvées dans les
ruines de Babylone et. même de Ninive portent des inscriptions
en langue et en caractères sémitiques , à côté des caractères cunéi-
formes^. Lorsque la domination des Perses eut remplacé celle
' Kepp» BUiàBr mid Sehr^ïm dêr Vomit, II, i5& et suiv.; Joiini. oiùU, juin
i853, p. 5i8»5so; joifiet 1^53, p. 77-78; Layard< DiwoMrîn m the ruèu of
Nmmeh amd Babflon (London, i853), p. 601, 606, elc.; Jo¥mal qf^tkti roif0l
«natic Soekiy , t. XVI, i** part. (i856),p. 9i5 et siiiv.
800 HISTOIRE DES LANGUES SÉMITIQUES.
des Assyriens, raraméeo garda toute son importance^. Il resta,
dans les province^ occidentales de l'empire ackéménide, la
langue des édits et de la correspondance officielle, laqudle,
pour les besoins de la chancellerie persane, devait être accom-
pagnée d'une tradujction ^. [Etdroê, ir, 7 ; m^ 1 a.)
Il ne reste aucun texte indigène de Fancienne langue ara-
méenne. Nous avons exprimé ailleurs nos doutes sur le carac-
tère araméen de la langue des inscriptions cunéiformes dites
assyriennes. Les mots en caractères sémitiques, trouvés sur les
briques de Babylone, sonC trop insignifiants pour être envi-
sagés comme de véritables spécimens d'une langue» Enfin , les
inscriptions et les papyrus araméens trouvés en Egypte ne sau-
raient davantage être considérés conune des restes authentiques
de Tancien araméen. M. Béer a établi que ces curieux textes
sont d'origbe juive et que la langue y est mêlée d'hébreu \
L'inscription de Garpentras , relativeau culte d'Osiris^^fait peut-
' XénophoB {Cifrtfp^ VU, t, 3i ), et en général les anteois grecs, déâgnenl
la langue de Babylone et de fAssyrie par Tadverbe avpialL Les traducteors greo
à9 la Bible rendent également P^D*1K par avpwlL Mais la dàiomination de Sffrig
et, en général , les renseignement! linguistiques des andens sont trop vagues pour
(ju^il soit permis de tirer de là quelque induction. Dans te Tabnnd, ^D^IO dé-
signe plus particulièrement le syriaque occidental et la langue de la Palestine.
(M^iner, Grammatût du Inbl, und targwn. ChaUaiimiu , p. 3.)
' Le passage Eidr. if, 7 : «La lettre était écrite su araméen et traduite su ara-
méen , ii n^offire de sens qu'en supprimant dans le second cas Je mot n^D^lK « eomme
Ta fait la version grecque : hypa^fi» à ^opoXéyot ypdpiiv avpu/Jl xtâ 4pft<M»-
^ Gonf. E. F. F. Béer, hucriptionu êtpapjfri vHtroi êomùiei, qu&tqmt m jEgifplo
r^imiiiwU, edài et i$ieàm, receneiti et ad arigmam kebrœo-^udàkam relati, part I
(Lipsi», i833).
* L'ol^ection que Gesenius a voulu tirer de cette circonstance contre le senti-
ment de Béer n'est pas décisive. On possède, en grec, des proscynèmes adresBés
par des Juifs. à une divinité égyptienne, avec quelques réserves destinées a satis-
faire aux scrupules du monotbéisme. (Voir Letronne, Recueil deemeeriptioni grée-
LIVRE ni, CHAPITRE I. 301
Atre élection à la loi formulée jpar M. Béer; iniais, en tout
cas, il est impossible d'attribuer à ce monument une baute
anti<pnté ; Land et Gesenius le rapportent au temps des der-
niers Ptolémées ^ On doit avouer, d'ailleurs, que pour des ins^
criptions de date ou de provenance incertaines, émtes dans
des idiomes imparfaitement' connus, la distinction rigoureuse
des dialectes est impossible , surtout dans line famille où les
traits secondaires sont aussi flottants que dans le groupe sé-
nntiqoe. S'il est un dialecte qui jôffire une anidog^ réelle avec
le style des monuments susdits, c'est le samaritain.
C'est donc aux Juifs que nous devons tout ce qu'il est pos-
iiUe de savoir sur l'ancien idiome araméen. Sans renoncer
à lliébreu comme langue savante, les Juifs, dès l'époque de
la captivité, composèrent en araméen des ouvrages importants,
même sur des sujets sacrés '. Déjà les livres bébreùx écrits ayant
l'exil , nous offrent deux très-courts firagments en cette langue ' :
i"* dans la Genèse (xxxt, /17), le nom de I3r^3, rendu en ara-
méen par Mnnntr *)a^ , traduction qu'il faudrait se garder de
£aJre remonter jusqu'à l'âge patriarcbal , et qui n'a de valeur que
pour l'époque de la dernière rédaction du Pentateuque , c'est-
à-dire pour le vin* siècle au plus tard; a*" dans Jérémie (x,
1 1), un verset qui nous représenterait l'état de l'araméen vers
ftm §t latmei de VÉgypie, t II , p. a5t et auiv.) Je dois i M. Ifarîette Tefllampage
d*oiie ÎDflcriptîdii, rapportée par lui d'Kg^te, où die s^est trouvée jointe à des
nooimients du temps de Darius, et qui a beaucoup d^analogie avec cdie du me-
nnmeDt de Garpeutras.
' /Lanâ, Oêêirvaziom nd boitariiigoofimeo'^gixio ehe n €omerva a CarpmUnuto
(Roma, i8a5)} Gesenius, MammmUa pkœmeia, p. 69 et sniv.; 996 et suiv.;
cLBarÙÈëem^yiÊém.dêVAcad.dêêlmeript.etBeUêê'UttnB, t XXXII, p. 787 et
* E«^, GtÊcL d» V, br. m, a* partie, p. 9o5.
' Les anâens noms propres syriens, conservés par ies historiens hébreux, ieb
que *iî3mn 1 l*?n^3i n^oBrent que des fonnes purement hébraïques.
m»
âOS HISTOIRE DES LANGUES SÉMITIQUES.
Tan ^00. Mais la présence de e^ verset aràméen au milieu d'un
ouvrage hébreu, sans que rien ne l'annonce ni ne Texige, est
si singulière , qu'on est tenté de croire que le tafgum a été par
inadvertance substitué au texte pour ce verset ^ La forme KpiK ,
pour Kyr)K, qu'on y trouve, est propre aux targums. Le dernier
mot de ce passage , hVk , est hébreu , et semble avoir commencé
un verset ; tout cet endroit porte la trace de quelque erreur du
copiste.
Le plus ancien texte suivi que nous ayons dans la langue
à laquelle on est convenu de donner le nom très -fautif de
ehaldéen biblique, ce sont les fragments que Ton trouve dans le
livre d'Esdras (iv,8 — vi^iSet vii,i9 — vu, 116). Quoique la
rédaction définitive de ce fivre, comme celle des Parsdipomènes
avec lesquels il fait corps , ne remonte pas au delà de l'époque
d'Alexandre , les parties chaldéennes sont évidemment de celles
que le dernier rédacteur empruntait à des documents antérieurs
et contemporains des faits rapportés ^. Nous avons donc là bien
réellement des spécimens de la langue araméenne au temps
de Darius fils d'Hystaspe , de Xerxès et d'Artaxerxès Longue-
Main, c'est-à-dire au commencement du v* siècle, où même
à la fin du ?i* siècle avant l'ère chrétienne.
A partir de cette époque , durant un espace de trois cents
ans environ , nous manquons de monuments araméehs. Il faut
arriver au livre de Daniel , composé sous l'influencé des persé-
cutions d'Antiochus Epiphane (vers cent soixante ans avant l'ère
chrétienne)', pour en trouver de nouveaux spécimens. Aussi
' La dkpoàtion des nuiDuacritB qui renfarmelit le teite hébreu et le tai^fpuD
expii^e bien cette erreur.. Le targum y mit verset par verset le texte hébreu , nos
aucune distinction.
* Ewald, Geieh, d, V. I$r, I, a&& et suiy. ; de Wette, EtMimg, S 196 a.
' Aucun doute n^est possible à cet égard. €onf. 'de Wette, EiMltmg,$9bb et
9 5 7 ; de Lengerke, Dot Bueh IkuM verdeutieki wnd amg^ltgt ( Koenigsbery , 1 8 35) ;
LIVRE III, CHAPlIl^RE I. 203
la langue des parties ckaldéennes du livre de Daniel est^elle
beaucoup plus basse que celle des fragments ohàldëens du livre
d'Esdras, et incline-t-^e beaucoup plus vers la langue du Tel-
mud. On y trouve des mots grecs (^uXTi/pfosf, svyjpoapiay etc.),
comme on trouve dans les. fragments d'Esdras des mots per-
sans. Plusieurs apocryphes lurent sans doute écrits dans la
même langue; mais les Juifs ayant confondu sous un seul
nom {iSpaûùni^)\Q chaldéen de cet Age et l'hébreu proprement
dit» il est presque toujours difficile de décider, en Tabsence
du teitci original, quels ouvrages ont été écrits en hébreu, et
lesquels en chaldéen.
C'est une questioii fort délicate de savoir si la langue Ara-
méenne, telle que les Juifs nous l'ont transmise, doit être re-
gardée comme parfaitement identique à l'idiome qui se par-
lait en Aramée , ou bien comme un dialecte corrompu et chargé
d'kébraïsmes, à l'usage des Israélites. La vérité parait être entre
ces deux opinions extrêmes^. On ne peutdouter que les Juifs,
en écrivant l'araméen, n'y aient porté les habitudes de leur
<nthographe (par exemple, emploi de n pour K dans une foule
de cas), et introduit même des formes entièrement hébraïques,
comme Thophal , qui ne se trouve dans aucun dialecte araméen.
Le système de vocalisation masorétique, en s'appliquant aux
fragments d'Ësdras et de Daniel , a achevé de les défigurer.
Les auteurs de la ponctuation ont obéi à deux tendances éga-
HilBg, Dm Buek Damd (Leipag, i85o); Ewald, Die Propheim du A, Bmiâet,
II , 559 et smY.
> nnlon, au contraire, applique flouvent le nàot x^^<^^ ^ Thébreu anden,
sua doute parce que, peu famitier avec les choBes orientaieB et ne jugeant des
langues que par l'alphabet, il prend tout ce qui n^est pas grec pour du ekaidéen .
(Cf. Gesenius, Gêtek, der Mr. Spr. p. aSi.)
* Winer, Granumatik dm bibl. und îargwn. Chald. p. 5 et suiv.; Furet, hehr-
gtb, dtr orom. Idiome, p. 3 et suiv.
80& HISTOIRE DES LANGUES SÉMITIQUES.
iement fâcheuses , ^ voulant : %"* rapproeher les formes dû
chàldéen biblique du diald^n des Targums, au moyen de ces
innombrables kerii qui chargent sans raison les marges du livre
de Daniel ; a"" modeler la ponctuation du chaldéen sur celle de
lliébreu; exemples : "^Vd pour.^^Vp, nnDK pour n^DK (Ari« t,
Lo); n^in pour n^n {Dm. ii, 3i)» etc. Mais on ne saurait con*
clure de là, avec H. Hupfèld^, que le chaldéen des luiis ne
fftt qu'un reflet altëré de la vraie langue araméenne^ pas plus
qu'on n'est en droit de considérer, avec d'autres philologues \
les particularités précitées comme des propriétés grammaticales
de l'ancien chaldéen. En l'absence d'un texte indigène qui puisse
servir de point de comparaison , toute affirmation à cet égard
né saurait être que gratuite; disons seulement que l'opinion
commune, d'après laquelle le chaldéen biblique serait un dia-
lecte araméen légèrement hébraîsé, nous paraît plus conforme
aux lois générales qui ont rég^é les vicissitudes du langage
parmi les Juifs.
Le manque de documents authentiques nous interdit égale-
ment de rien prononcer sur la division et le caractère des dia-
lectes araméens avant l'ère chrétienne'. Strabon nous atteste, il
est vrai, l'identité des deux dialectes parlés en deçà et au delà
de l'Euphrate^; mais il faut avouer que les différences de ces
deux dialectes devaient être trop délicates pour qu'un étranger
pût en être juge compétent. Si l'on fait al^straôtion de la vocali-
^ Thêol SiMdùn md KriOcen, III, S91 et soiv. Cf. L. Hind, D9 MUUÙÊmi
bibUei origme H auètoritate critiea (Lipsiœ , 1 83o ).
* F. Dieirich, De Hrmom ehaUaiei propriekUe ( Bfarburg, 1 938 ) ; Wicheilttas ,
De N, T, vere» «yr. onCipui, p. & 1 -49.
"> DeWette, £m2ràiii^, S 3s ; Wmor» BQd. Reaimart. Il, p. 558, aote s, et
Grammatik dee hAL fund targum, CkaMakmue, p. 8-9; Fûrat, Lekrgtlb. der orom.
Idieme, p. 5 et suîy.
^ Edit. Gasaub. p. 58.
LIVRE III, CHAPITRE I. SOS
satîon , élément variable et peu important , le chaldéen biblique
et le syriaque difièrent si peu Fun de l'autre, qu'il est presque
superflu de leur appliquer des noms différents. H. Fûrst, d'un
autre eôté» semble avoir prouvé que c'est la langue de la Syrie,
et non celle de Babylbne , qui nous est représentée par le chal-
déen biblique ^ Cette dernière langue, en effet, est expressé-
ment désignée dans la Bible par le nom ê^araméen; or, la Ba-
byiimie n'a jamais été comprfôe par les Hébreux sous le nom
d*iram.
L'araméen antérieur à^ l'ère cbi^tiennenous apparaît conune
une langue relativement plus développée que l'hébreu, mais
bien moins noble et moins parfaite. Les tours y sont plus clairs ,
plus déterminés ; le sens y est moins indécis ; mais le style est
lâche, traînant, sans concision ni vivacité, encombré de mots
parasites. On sent qu'une grande révolution s'est opérée dans
l'écrit sémitique, qu^il a gagné en réflexion et en netteté, mais
perdu en hauteur et en naïveté. Ce contraste est particulière-
ment sensible en comparant les Targums, ou traductions chal-
déennes de la Bible faites vers l'époque de l'ère chrétienne,
au texte original. La langue des Targums, on ne peut le nier,
serre la pensée de plus près que l'hâireu, et dit mieux ce
qu'elle veut dire ; beaucoup d'obscurités ont disparu ; une foulé
de passages ambigus dans le texte çont ici parfaitement arrêtés.
Mais, par combien de sacrifices a été acheté ce mince avan-
tage 1 que de nuances détruites ! que de poésie effacée ! Nulle
part n'est plus sensible cette loi qui condamne .les langues à
perdre presque tous leurs caractères de beauté, à mesure
qu'elles se prêtent davantage aux besoins pratiques et réfléchis
de l'esprit, humain.
C'était une thèse généralement reçue dans la vieille école ,
* Yoîr ô-deanu, p. i35.
206 HISTOIRE DES LANGUES SÉMITIQUES.
que le cfaaidéen est une langue plus ancienne que Thébreu. On
s'appuyait pour le prouver sur quelques particularités grammati-
cales , telles que le ^ conversif hébreu , que Ion tire du verbe
araméen Kin; sur la forme des noms propres archaïques men-
tionnés dans la Gen^e, lesquels se rapprodbent parfois de IV
raméen ; suc la pauvreté en formes grammaticales et sur le
caractère monosyllabique qui distinguent le chakléen el le
syrijtque; enfin sur une tradition fort répandue chez les Juifs \
les Arabes^ , les Syriens* et les Pères de l'Eglise*, d'après la-
quelle l'araméen ou le syriaque aurait été la langue du pre-
nlier hmnoàe. Cette tradition ne mérite pa» d'être discutée :
elle doit sans doute son origine aux rabbins qui , voyant les
faits les plus anciens de la Genèse se passer aux environs de
TAramée et Abraham venir de la Ghaldée , ont conclu que k
langue primitive ne pouvait être que le chaldéen. Quant aux
faits grammaticaux que Ton allègue, ils sont loin de renfer-
ma la conséquence qu'on prétend en tirer. Dans le langage
de la philologie moderne, Tancienneté d'un idiome signifie
simplement le degré de développement que présente cet idiome
dans les plus anciens monuments qui nous en restent. Or, la
physionomie générale de l'araméen est évidemment celle d'une
langue dévdoppée plus tard que l'hébreu et ayant plus lon-
guement vécu; ce qui n'empêche pas que l'araméen n'ait pu
conserver , des traits d'ancienneté qui manquent dans l'hébreu,
à peu près comme le latin, postérieur au grec par son rôle
*■ s. liQzzatto, Ptolegomêni, p. 86, note; Delifszch, hntruny p. 66-&7.
* Voir les témoignagos reoMâUM par M. Quatremèn^e, ÈUtmin mr Im IM»-
témi, p. 193 et sniv.
^ Voir Aflsemani, Bibl. orient. L III, i" part. p. 3i&; Quatremère, ihid.
p. 91 etsuiv.
* Quatremère, Und. p. ia4.
n
LIVRE III, GHAPIT&E I. 307
hûtorique et ses. derniàres tcansfonnations » est, en un sens»,
plos archaïque que le grec.
S n.
Suivons rhistoire du chaldéen chez les Juifs, puisque aucun
monument ne reste pour nous attester l'état et les révolutions
de cette langue en dehors du peuple hébreu. — Le dialdéen ,
tel que récrivaient les Juifs, ver^ l'époque de l'ère chrétienne,
nous est bien représenté par les Targums ou paraphrases de la
Bible , dont les plus anciens sont ceux d'Onkelos ^ et de Jona-
than. Ces Targums paraissent avoir été écrits pour la plupart
dans le siècle qui précéda et le siècle qui suivit la naissance de
Jéaos-Gkrist. Dès une époque fort ancienne, on sentit le besoin
d'accompagner la lecture du texte de la Bible d'une interpré-
tatîao vulgaire, laquelle devenait parfois une glose explica-
tive, et tendait généralement à écarter tes difficultés, à^adoucir
les endroits considérés comme obscènes , à favoriser certaines
opinions,, surtout les idées messianiques. Quelques exégètes
■
> On a cherché différeates explications de ce nom bixaire. Je suis persuadé , pour
ma pari, que Dlbp^lX (pour Dl^pD^^K) eai une abréviation de ^ofia noXàv,
tnàatABia de aïo OV » nom trèa-oo^pnoD chez les Jnifii. Afin de donner à ce nom
une lermlnaiBon masculine, on en anra fait ÙvofiéxaXog, forme analogu/a à Ùpo-
^âxpnog et ôyofiaxÀi?^, et justiûée d*ailleurs par Tanalogie du nom Schem-iob,
On comprend que Tm soit tombé par Fimpossibilité de le prononcer entre n et )lr ;
OmMm = OnJUof ; de même que ooMmaniortiis est devenu D1*1Dlip {EmUrw).
Ce qui confirme cette ejplication , c'est que Onhekê est appelé dans le Taknud :
OtdJoÊyfi» de Calomfme {Avodazara, foi. 1 1, col. i; GiUm, fol. 56, col. a). Or, le
■om de Gaknyme (DID^^lVp )« très-commim parmi les Juift du moyen âge, et
qui est l'équivalent de 5eA0m-fo6 ou Ôpo^ nakàp^ passait souvent de père en fils
sons la ibrme de Sckem4ob,JU$ ék Calomfme, Le Talmud confond, il est vrai, à
Tendroii précité, Onktbe et le traducteur grec AquiUk (d'7^P2^); mais cette con-
fusion est comme systématique dans te Talmud , et servit peui-^Ére à éluder For-
donaanoe de Justinien qui obligent lea Juifs à faire usage de hi version é^Afmia.
(Gonf. M^lf , BAI Mrœa, I , p. 968 çt sniv.)
208 HISTOIRE DES LANGUES SÉMITIQUES.
ont cru voir un vestige de cet usage dans le livre de Néhé-
mie (viii, 8). On en trouve des traces beaucoup plus certaines
dtas le Nouveau Testament : le verset È>i i/Xi Xofiâ oùSaxftctpi
{Matih. ixvii, 46) est cité d'après le chaldéen. U est probable
que Jésus et ses pretniers disciples se servaient de ces traduc^
ttons ; peut-être en fotr-il de même pour Thistorien Josèphe.
On admettait généralement jusqu'ici que la langue des
Targums représentait à peu près la langue vulgaire de la Pa-
lestine à l'époque du Christ. M. Fûrsl^ a élevé contre ce seur
timent d'assez graves difficultés. En effet , la paraphrase d'On-
kelos est le plus pur monuinent que nous ayons de la langue
araméenne^; or il est difficile de' croire que le peuple de la
Palestine parlât un idiome aussi dégagé d'hâ)ra!smes. La langue
de Jonathan est fort analogue à celle d'Onkelos , un peu moms
pure cependant. Au contraire , l'idiome du- Pseudo-Jonathan
et du Targum de Jérusalem est très-altéré et plein de provb-
ciaUsnâes palestiniens'. Quelques autres Targums, ceux des
cinq MegSOoih, par exemple, sont d'une époque beaucoup pins
moderne et postérieurs au Tdmud^.
Pour expliquer ces différences de style, on a voulu distin-
guer dans la langue ties Targums deux dialectes , l'un hahyhh
mm, représenté par le Targum d^Onkelos et celui de Jonathan ;
Ydxi\x^ fakètinien, représenté par le Pseudo-Jonathan et par
le Targum de Jérusalem^. Mais cette hypothèse ne repose
^ Fûrat, Lihtfpk, à/ÊT aram. Idiome , p. 5.
* Gopf. MHner, D$ (kMoio ejtuqm faraphtoii eftoU. (Ups. i8io), p. 8 et
suiT.; de Wette, EinkUmg, S 58 et S 3i, notée.
* y^mér. De JiMoUMM m P^ntaL paraphr, ckaUL {Ex^^
termann, DeMok paraphnueo» qua JimaAtmiê mm dieitiir (Bertin, 1899).
' DeWette, EMtmg, % 6ft.
* S. Lumrtto, Phâoxmmê, mw de (Mdoêi ckM. Pua. vtrt. (Vienne, i83o);
Gesemus, Gmek. dtr Mr. Spr, S 91 ; Detitiscli, /Minm, p. 67.
LIVRE Jill, CHAPITRE I. 209
sur aiicun fcndement assuré, et nous pensons, avec de Wette,
que le caractère beaucoup plus pur de li( langue d'Onkelos et
de Jonathan ti^it à l'époque plus ancienne où ils écrivaient, au
soin qn'ib prenaient de leur style, et non au pays où ils ont
coiiqK>sé leur paraphrase. La différence entre la langue qu'on
appelle chaUienne et celle qu'on appelle syriaque n'est guère
qu'une différence de prononciation. D'une part, en effet, l'i-
diome vulgaire de la Palestine est nommé synaque dans le Tal-
mud S et divers passages ^e Josèphe nous prouvent que les
Juifs et les Syriens parlaient la même langue^. D'un autre
cAté, les mots et les phrases du dialecte vulgaire de la Judée
qui nous ont été conservés dans le Nouveau Testament et les
écrits de Josèphe, se rapportent à la prononciation chaldéenne,
et non a la prononciation syriaque . actuelle. Ainsi TaXtSà
MoS(u^Mapa»aBd^ d6Sx, etc. Quelques formes cependant sem-
blent se rapprocher de l'hâweu, par exemple : È(p^a6d:=: nriBii
{Mare, vu, 34). Ajoutons que plusieurs des expressions ara-
méennes du Nouveau Testament n'existent pas , du moins avec
le même sens, en syriaque : ainsi les mots ÈXÏ i/X) hifià aaêor
xOctpi [Matth. XXVII, /i6; Marc, xv, 34) sont transcrits dans la
version Peichiio par «AjJ(uaAJ^ jLufliï^^^i*) ^^i*!, et ren-
dus par «Ajj^jaâ^j^ v^"^ ««oS^ ««oâs. Dans le mot
BooMpyi/ip [Marc, ni, 17), la racine ui^ est employée dans
un sens qu'elle n'a qu'en chaldéen : la version Petehiio a dû
rendre ce mot par : JilttJ^f 4^1^, vloï jSpom^.
1 Le même idiome ert appelé n'^*11t^K* Landau, GeUt und Spraeke der Hê-
hrm&Tf p. 66-67, note.
* Joseph. Jk USojwL IV, i , 5; ooof. FAnt, Uirgtb. der orom. Idiome, p. 5
et amY. Jeaè^e, en on endroit, reconnaît pourtant Tinfluenee du bab^limim sur
b lai^[{iie des Joifa : n(Uls wapà BtÊSvXontiofp pM^^aBunétts t t^uè» (JUU^toOl)
aMii9 jKoAoîHîfccy (Antiq. III, fii, a).
I. là
SIO HISTOIRE DBS LANGUES SÉMITIQUES.
Nous avons déjà fait observer que le dialecte vulgaire de^
Juifs de la Palestine > (pioijQ[ue plus raj^roché de Taramëen
que de Th^breu , était désigné par les Juifs eux-mêmes du nom
A^hébreu : éâpai<77/, Tp iêfMtS^,StaX4vrt^ , rp ^marpi^ ^oipp^^ mais
générabment distingué de la langue sainte, vipn perb. Il y a,
ce me semble , beaucoup d'exagération dans le sentiment de
quelques savants , qui soutiennent que Thébreu était encore
parlé en Judée à l^époque de Tère chrétienne ^. On peut ad-
mettre tout au plus que les lettrés pariaient entre eux une sorte
d'hébreu qui était à l'hébreu ancien ce que le latin ecclésias-
tique du moyen âge était au latin classique , une langue, en un
mot, analogue à celle de la Misehna'. Le Talmud fait parler
en chald^en la voix céleste qui annonce la ruine de Jérusalem ,
et nous apprend que, dans le temple même, il y avait des
inscriptions en chaldéen ^. Le (Aaldéen enfin , opposé au grec
et aux dialectes grossiers des provinces, devint une seconde
langue sainte , à laquelle on voulut trou¥er dans la Bible une
sorte de consécration^.
11 sera difficile de résoudre jamais avec .une grande rigueur
cette délicate question des langues de la Palestine, vers le
temps de l'ère chrétienne. Dès lors, en effet, les Juifs fia-
raissent avoir emqployé simultanément plusieurs idiomes, ou,
pour mieux dire, des combinaisons diverses de Thélureu et de
l'araméen. En outre, les textes qui auraient pu nous éclairer sur
' Voir plus haut , p. ilto.
* Fiîrst, Ktdtur- und LUeraturgeickichte der Juden m Aiien, p. a&-98. Je
n'ai pu censuller la Getchichte der judûcKen lÀteratur m Paltntma.und Syrien,
du même auleur, ni même m^assurer si cet ouvrage a paru. S. LuEzalto, Prole-
gùtn, p. 96.
* Dukes , ùie Sprache der Mùchnah , p. 10, 11.
* /W. p. 4.
-' Midroêch Rabba, 'jk.
LITRE m, CHAPITRE L tll
le caraelère de la langue .parlée à cette époque, et à laquelle
on a donné le nom fort impropre de mfro^kaldaïquê , ne nous
sont parrenus que dans des traductions grecques ou des tra-
dnetions bâsraîques : tel est le cas pour l'Histoire de la guerrîs
des Juifs de Josèpbe^; pour la Disw'»»^ nVac, etc. Quant aux
ouvrages du même temps qui se sont perdus tout à fait , le
vague des expressions par lesquelles les Juifs désignent les
dialectes divers de leur langue écrite ou parlée ne permet, le
jkas souvent, aucune détermination rigoureuse sur la langue
en laquelle ils étaient ooipposés. On sait pourtant que quelques-
ans de ces ouvrages, tels que la MegiUat Taanit, étaient en
<^ldéen.
Dans quelle mesure la langue grecque était-elle parlée en
Palestine, conjointement avec le syroH^haldaîque ? Quelle Ait,
en particulier, la langue du Christ et de ses premiers disci*
pies ? Ces questions ne tiennent pas assez intimement à uotfe
sujet pour qu'il soit nécessaire de les discuter ici ^. Nous
pensons que le syro-chaldaîque était la langue la plus répan-
due en Judée, et que le Glirist ne dut pas en avoir d'autre dans
ses entretiens populaires^. Il est certain, cep^sdant, que tous
les monuments primitifs du christianisme qui nous restent,
même FEvangile de saint Matthieu, malgré l'opinion autre-
fois généralement répandue, ont été écrits en grec. Ces ré-
dactions diverses n'ont-elles pas été précédées d'un protévangile
émt en syro-chaldaîque? C'est ce qu'il est fort difficile de déci-
* Proœm. i ; conf. Qmtra Afion, 1. 1 , c. ix.
* LB. àeBMBi.DêlUlmguafreprmdi Q^ 17721); Pfannknche,
Udter die PaUnimiiehê Landetêprache m dem ZeUakar Otriiti und àer Apoitêh ,
dans la BAhoihèfUê d'Ëichhoni, part. VIII, p. 365 et saiv.; Wiseman, Hortf
tfft. l'* part, append.
3 EwMyJahrémêhétdefkibImêken Wùmuelu^y 11, p. 1 86 et suiv. (i85o).
i/i.
212 HISTOIRE DES LANGUES SÉMITIQUES.
der^ — Du reste, le styie du Nouveau Testament, et en parti-
culier des Lettres de saint Paul , est à demi syriaque par le tour,
et Ton peut affirmer que , pour ea saisir toutes les nuances ,
la connaissance du syriaque est presque aussi nécessaire que
celle du grec. L'habitude de porter un double nom , connue :
Kti(pif :^= Uér pos, Qa^ixaç = àiSuiJLOs\ TaSiOd = àopxàlgy et
plus encore laffectation de donner aux noms hél^eux une
forme hellénique , comme : Jamézzz, Jason , Joieph = H^émffe,
Saul = Paul, prouvent Tengouement de la mode bien plutôt
qu'une pratique usuelle de la langue grecque. Les dénomina-
tions bilingues des lieux publics, comme TaêSaOS ^= Ajd6-
alpcoTov , la triple inscription de la croix , l'usage du grec dans
les décrets et les actes civils^, n'attestent également qu'un r61e
officiel. Josèphe, liii-méme, nous apprend que ceux de ses
compatriotes qui faisaient cas des lettres helléniques étaient
peu nombreux, et que lui-même avait toujours été empêché,
par l'habitude de sa langue tnaternelle, de bien saisir la pro-
nonciation du grec '.
De nombreux témoignages établissent, du reste, que la Ga-
lilée avait un langage fort différent de celui de Jérusalem^.
Saint Pierre est reconnu à son accent pour Galiléen (AfolM.
XXVI, 73). Un passage souvent cité du traité talmudique Eru-
bin, attribue à la corruption du dialecte galiléen la défection
* n est remarquable que S. Marc seul (t, 4i ; tii, 3/i; if, 3&) a rhabiinde
de rapporter les paroles du Christ en syro-chiddaiqne. S. Matthieu (xxtii, &6 ) ae
fait peut-être que suivre S. Marc.
* Josèphe, AntU XIV, x, 9; XIV, xii, 5; Mischna, GiUm, vi, 8.
^ Antt. XX , sub fio. Ti^v èè ^épl n^v mpofpopà» éxpISnar wérpto€ ixèXvfft
* Cf. Buxtorf, laxkon tabnmd, rMm. H ehald. s. v. V^Vs et ooL ^hf]; li^t-
foot, Horœhebndeœf p. i3i et suiv. ; Fûrst, Lshrg^, dtr orom. Idiome, p. i5*i6;
Dukes et Ewaid, Bêkrâg» zur Gaeh, der aU. Àu»hg%mg, p. i&i.
LIVRE m, CHAPITRE L 213
rdigîeose de ce pays. li est certain , du moins » que le mouve-
ment primitif du christianisme se produisit comme un mou-
rement provincial , et dans un dialecte qui paraissait grossier
aux puritains de Jérusalem. En général, les premiers disciples
du Christ étaient originaires de la Galilée et de Samarie, deux
pays peuplés en grande partie d'étrangers » et qui , sous le rap-
port de la langue comme de Torthodoxie , étaient mal £amés à
Jérusalem. Toutes les particularités que nous connaissons du
dialecte gidiléen, la confusion des lettres de même organe
(3 = 1), p = ^.), Télision des gutturales, la fusion de plusieurs
mots en un seul, etc. rappellent le samaritain, le phénicien
et les dialectes du Liban. Peutrétre la langue de Jérusalem
représentait^lle mieux le chaldéen proprement dit, tandis que
celle de la Galilée représentait le syriaque ou , pour mieux
dire, le dialecte maronite avec ses habitudes de prononciation
ouverte et mal accentuée. Assemani et M. Quatremère ^ ont
prouvé que le syriaque resta la langue vulgaire dé la Pales-
tine jusqu'à une époque assez avancée de Fère chrétienne.
S III.
Après la destruction de Jérusalem, Babylone devint plus
que jamais le centre du judaïsme ^, et le chaldéen contiqua
d'être la langue vulgaire des Juifs dispersés dans tout l'Orient.
L'hébreu , si l'on peut donner ce nom au langage fortement
aramalsé de la Misehna , resta pourtant encore la langue de la
théologie pour les Tcmma, ou docteurs mischniques , dont lasérie
s'étend jusqu'au iii* siècle de l'ère chrétienne. Au contraire,
l'idiome des Amormm, dçs Sabarahn et des premiers Gueofim,
qui firent la gloire des écoles de Sera, de Néhardéa, de
' BAL oiittU. I, p. 171 ; Mém, êur Im Nabot, p. i3s et raiv.
' Cf. FnnI, CukiÊr' und LUêraturgtidUehiê dêr Jiidtn m Amen, p. 1 el stiiv.
su HISTOIRE DES LANGUES SÉMITIQUES.
Poumbedita,. jusqu'au x* siècle de notre ère, est le chaldéeo.
Le Taiinud de Jérusalem ( iv* siècle) et celui de Babylone ( v^ siè*
cle) sont rédigés dans cette dernière langue , si Ton peut donner
le nom de langue à un mélange .de tous les dialectes parlés par
les Juifs aux différentes époques de leur histoire, et chargé de
mots et de formes dont la pro¥enanoe est parfois très^diflBcile
è expliquer.
Les questions qui nous ont tenus en sutt^OBs à propos du
chaldéen biblique et du chaldéen targumique se reproduisent
à propos du chaldéen talmudique* La langue des deux Tal-
muds était-^Ue, pour les Juifs, un idiome savant ou un idiome
vulgaire? et, dans cette seconde hypothèse, faut-il y voir la
langue de la Babylonie au nr* çt au v' siècle, ou seulement un
idiome particidier aux Juifs ? Les Talmudistes eux-mêmes di»*
tinguent nettement la latigue de la loi, ou Thébreu ancien {}wh
niir), la langue dee savants (ona^n ]wb) et la langue tmlgÊÙn
(orin ]W^)\ Si l'on entend par la langue des savatUB l'hébreu
mischnique, la langue vulgaùrt serait bien le chaldéen talmu*
dique. Mais il se peut,aussi que la langue des savants soit le
talmudique , et que les mots omn ]wb désignent l'idiome vul-
gaire des pays divers habités par les Juifs. Malgré tous ces
doutes, nous croyons, avec M. Fûrst^^ que c'est dans les deiu
Talmuds , bien plus que dans les Targums , qu'U faut chercher
le dialecte vulgaire des Juifs d'Orient, durant les premiers
siècles de l'ère chrétienne ; autant du moins qu'il est fenm
de conclure d'un monument scolastique à un idiome vivant et
populaire.
La différence sensible qui se remarque entre la langue du
Talmud de Babylone et celle du Talmud de Jérusalem porte à
*■ Voir à-dessus, p. 1 49.
' Lehrg^Htude dm- amm. idiotnê, p. 17.
LIVHE m, CHAPITRE I. 245
croire que ces deux textes nous représentent deux dialectes dif-
férents du langage vulgaire des Juifs , le diale(^ babylonien et
le dialecte palestinien. Cette distinction existe même dans la
pensée des Talmudistes, qui appellent la langue de Babylone
»cmèm (^OIn) et celle de la Palestine syriaque (^0*110)^ Mais il
semble que si la langue du Talmud de Babylone était réelle-
ment ridiome particulier des indigènes de Hrak, la différence
des deux dialectes tahnudiques serait beaucoup plus tran-
chée. Il importe d'observer, d'ailleurs, que la langue du Tal-
mud n'est nullement homogène : toutes les nuances de l'idiome
des Juifs, depuis l'hébreu pur jusqu'au chaldéen le phis altéré
s'y retrouvent : les compilateurs , en réunissant des fragments
d'époques très-diverses, ne se donnaient pas la peine d'eti
changer la langue pour l'accommoder au style général de la
composition.
Le dépouillement lexicographique et l'analyse grammati-
cale de la langue talmudique , d'après les principes de la phi-*
lologie jnoderne, sont encore à faire. Certes, l'étrange barbarie
de ce langage et le mystère dont la position exiseptionnelle
des Israélites devait l'entourer sont bien faits pour excuser la
négligence des savants. On ne peut nier, cependant, que l'é-
tude de la langue des Tahnuds n'ait une véritable importance.
Cette langue remplit une lacune dans l'histoire des idiomes sémi-
tiques, et, 1ers même qu'on l'envisagerait seulement comme
un dialecte propre aux Juifs, la philologie pourrait en tirer
de grandes lumières sur la langue indigène de la Babylonie.
Il n'est même pas impossible que l'étude des inscriptions eu-
néîfohnes assyriennes reçoive de ce cAté quelque secours ; un
> Dans le traiié Nedanm, 66 , », on fait naître un quiproquo entre un homme
de Babylone et une femme de Jérusalem , parce quMls n^attachent pas le même
sens à un même mol.
216 HISTOIRE DBS LANGUES SÉMITIQUES.
grand nonai>re de radicaiu que possède la langoe talnmdiqtte,
et qu'on ne trouve ni en hébreu ni en syriaque , 'paraissent
avoir appartenu en propre à Tlrak.
Les caractères de la langue tâimudique sont, au fond, ceux
du chaidéen, mais exagérés et dégénérant en superfétation et
en caprice. Une scolastique ténébreuse y multiplie les conjonc-
tions composées ( n3aVjr«)K, quoique; 1 n^^M, parce
que, etc.) et les substantifs abstraits. Le style, tantôt projixe è
l'excès, tantôt d'une brièveté désespérante, manque tout à fait,
je ne dirai pas seulement d'harmonie et de beauté, mais de rè-
gle et de mesure; la pensée, mal gouvernée, ou ne remplit
pas son cadre ou le déborde^ Une foule de mots étrangers,
grecs, latins, ou d'prigine incertaine, achèvent de faire de la
langue tâimudique un véritable chaos. Les particules surtout
offrent de nombreuses singularités (k*i*13 a:iK, à cause de;
DiKinilte, etJM^, JTabard; K3*iik, au contraire, etc.). Quant aux
formes grammaticales, quoique moins irrégulières, elles échap-
pent souvent à toutes les analogies , et semblent justifier, jus-
qu'à un certain points le nom de langue art^cidle, qui a été
donné à la langue du Talmud, comme à la langue rabbini-
que^. Ce mot ne peut signifier, toutefois, dans le cas présent,
une langue factice ou créée pour un genre particulier de spé-
culation, comme on en trouve quelques exemples dans les
littératures de l'Asie : la langue des Talmuds a évidemment ses
racines dans la langue usuelle des Juifs de Palestine et de Ba-
bykne; mais, toutes les fois qu'une langue sort ainsi du grand
courant de l'humanité pour devenir l'apanage exclusif d'une
secte ou d'une race dispersée, elle tombe fatalement dans l'ar^
bitraire et l'obscurité. Les langues ont besoin du grand air
pour se développer régulièrement. Ajoutons que la scolastique
' Voir ci-de«u8, p. i5/i.
LIVRE III, CHAPITRE I. 217
étrange à bqudle le chaldéen judaïque dut servir d'organe
contribua beaucoup à lui donner sa physionomie abrupte et
barbare. Aucune langue n'aurait résisté à une pareille torture.
Cc»nhien moins une langue sémitique, dont le génie se prétait
si pe« aux ceilibinaisons réfléchies et au raisonnement I
Le chaldéen resta la langue écrite des Juifs jusqu'au x* siècle
de notre ère. La Masore est rédigée dans cette langlie. Au
x* siècle , le chaldéen judaïque se yit dépossédé par l'arabe , et
perdit toute existence, même littéraire. En effet, quand l'arabe
cessa à son tour d'être la langue des Juifs, au xin^ siècle,
ceux-ci revinrent, pour leurs compositions savantes, non au
chaldéen , mais à une langue calquée sur l'hébreu. Cependant
on trouve encore quelques ouvrages écrits en chaldéen , par
imitation de l'ancien style : tel est le Zohar, dont la langue est
à peu près la même que celle du Talmud, bien qu'on ne puisse
en faire remonter la rédaction au delà du xni* siècle , comme le
prouvent les mots romans qui s'y rencontrent, et qui semblent
déceler une origine espagnole.
Jusqu'ici, notre exposé de l'histoire des langues sémitiques
n'a guère embrassé que l'histoire de la langue des Juifs; et
pourtant il nous reste encore à parier d'une autre branche de
la bmille israélite , je veux dire des Samaritains. La physiono-
mie plus araméenne qu'hébraîipie de leur langue, jointe à
l'âge relativement moderne des monuments qu'ils nous ont
^transmis, les excluait de la partie de cet ouvrage relative au
premier ftge des langues sémitiques.
$IV.
La langue et la religion des Samaritains représentent dans
l'histoire l'esprit individuel de la tribu d'Ephralm^ La Pales-
* JaynboU, Camm, m hût gmltk iamaritanœ (Leyde, i846)/p. 6, is, etc.
218 HISTOIRE DES LANGUES SÉMITIQUES.
Une a cela de commun avec la Grèce, la Toscane et tons les
pays qui ont vu naître des civilisations originales, d'oilnr,
dans l'espace de quelques lieues, les différences de caractère
les plus tranchées. Chacune des vallées de la Grèce avait sa
civilisation, ses mythes^ son art, sa physionomie intelleetueile
et morale. Une critique attentive trouverait peut-être des diffé-
rences non moins sensibles entre chacun des cantons de la Pa-
lestine. La prépondérance tardive de la tribu de Juda n'effaça
pas ces variétés locales. Éphralm, avec sa montagne de Gari-
zim , rivale de Sion , sa ville sainte de Béthel , ses nombreux
souvenirs de Tâge patriarcsd, était, sans contredit, la plus
considérable des individualités qui luttaient contre l'action
absorbante de Jérusalem. La rivalité de ces deux familles prin-
cipales des Beni*-Israêl date des époques les plus reculées de
r
leur histoire. Au temps des Juges, Ephralm, par le séjour
de l'arche à Silo et par son importance territoriale, tint vrai-
ment l'hégémonie de la nation. L'idée d'une monarchie Israé-
lite faillit un moment être réalk^ par Ephraîm ^. Après k
mort de Saûl , nous voyons cette tribu grouper autour d'elle
toutes les tribus du Nord, opposer sans succès Isbosetb h
David , l'habile et heureux champion des prétentions de Juda ;
puis, après la mort de Salomon, faire enfin triompher ses
tendances séparatistes par le schisme du royaume d'Israël et
l'avènement d'une dynastie éphraïmite (976 avant J. G. )^
Samarie, bâtie par Omri, vers l'an 998, devient le centre
politique de la fraction dissidente, et lui donne son tiom ; mais
Sichem (aujourd'hui Naplouse) en resta toujours le centre
religieux; et c'est encore près de là, au pied du mont Garizim,
' Tentative d'Abimélek {Juget, ix).
" Les prophètes donnenl souvent au royaume dlsraël le nom d^Éphraim. ( h.
VII, 9 et suiv.; Oëée, iv, 17; v, 9; xii, 1 et siriv.)
. LIVRE IIL CHAPITRE I. 219
q«e se cooserveni les derniers restes de cette finiction du peupie
d'Israël , qui , si elle n*a pas eu la brillante destinée de Juda ,
Ta presque égalé par sa persévérance et sa foi.
Il ne semble pas que le royaume d'Israël ait eu d'abord un
dialeete distinct de celui de Juda; on peut croire seulement que
le dialecte vulgaire y inclinait, plus qu'en Judée, vers l'ara*
méeo \ Après la destruction du royaume d'Israël par l'Assyrie
(790 avant J. C), les colonies amenéesde la haute Asie pour
repeupler le pays, y apportèrent une langue et un culte com-
plètement étrangers aui Israélites^. U parait toutefois que ces
bariare» se laissèrent promptement dominer par la supériorité
des mdigènes , et eurent bientôt adopté la religion de Jéhovah
et la langue d'Israël. La permission de retour accordée par
Gyrus s'appliqua aux dix tribus dissidentes aussi bien qu'à
la tribu de Juda; en sorte que les relations des populations
de la Palestine se trouvèrent, après la captivité, à peu près
ce qu'elles, étaient auparavant^. C'est de là qu'on peut faire
dater l'existence caractérisée du samaritain. Cette langue n'est,
au fond, que l'hébreu moins pur d^ tribus du Nord, altéré
par deux causes : i** l'influence de plus en plus croissante des
langues araméennes ; a"" le mélange des mots non sémitiques
apportés par les colons étrangers.
La culture littéraire du samaritain ne paratt avoir été ni
fort ancienne, ni fort brillante. M. Ewald^ suppose que, sous
la domination des Perses et sous celle des Grecs, il y eut une
série d'historiens samaritains dont on retrouverait des débris
incohérents dans la Chronique d'Aboulfath et le livrf de Josué^,
* Voir CMlèMOB, p. iSt.
' Bertheau, Zur Gê$ch, lisr l«r. p. 358 et suiv.; 4 00 «( stiii.
' Ewald, Gmek. dm V. lar. t. lii, 3* part p. too «t saiv.
* Ihii. p. S66-A7.
^ Ce livre n*>i rien de commun avec roiivrege biblique da même nom.
330 HISTOIRE DES LANGUES SÉMITIQUES.
ouvrages composés en arabe par les Samaritains , à des époques
relativement modernes. Mais il faut avouer que cette antique
littérature aurait laissé bien peu de traces. La version du Pen-
tateuque , le plus ancien des écrits samaritains qui nous restent ,
version que la plupart des critiques rapportent au i" siède de
noti'e ère, et où ce trahit f influence du Targum d'Onkelos',
présente de si nombreux arabismes, qu'on est forcé d'admettre
qu'elle a subi des retouches après l'islamisme. Un savant a
même osé soutenir, et non sans de bonnes raisons, qu'dle
n'avait été composée que depuis cette époque^. Les hymnes
publiées par Gesenius sont plus modernes encore, et, pour
la plupart, certainement postérieures à Mahomet'. Les livres
historiques que posssédaient les Samaritains^ semblent être
perdus; cependant, il existe, dit- on, à Naplouse quelques
textes inconnus aux savants européens^.
La langue dans laquelle sont écrits les ouvrages samaritains
qui nous restent est un dialecte assev grossier, intermédiaire
entre l'hébreu et l'araméen, et caractérisé par l'irrégularité de
s(m orthographe. Le trait essentiel des patois daùs les langues
/ Gesenius, De Pèntatmichi samaritani origiinê , tnàoUy auetoritaie (Habe, 1 8i5) ;
Winer, Ik vériûmiê PmUaL êonutrit. tnâole (Lips. 1817). Il ne faut pas confondre
cette venion avec le texte hébreu du Pentafeuqne en caractères samaritains qoe
possèdent aussi les Sançiaritains. Ds ont en outre une version arabe, feite par
Abou-Saïd au xi* ou xii* siècle , diaprés cdle de Saadia , et que publie en ce moment
M. Kuenen (t" et s* livr. Leyde, i85i-5â). Enfin ils paraissent avoir eu une
veraion grecque laite au 11* siècle, en Egypte, et calquée sur celie des Septante.
(Voir cependant de Wette, Emkitimg, % hU et 63 a.) Toute Texégèoe samari-
taine, connue la religion samaritaine elle-même, n^est, on le voit, qn^une contre-
façon de celle des Juifs.
* Frankd, dans les Verhandbingm der entm Venammhmg inUtciher OrimUt-
tisto» (Leipzig, i8/i5)t p* 10.
^ Gesenius, GormMaMmaràofia (lipe. 189&), prsef.; Juynboli, op. ciL p. 61.
* Juynboli , Aid, p. 55 , 63 , etc.
* Robinson, Palœitma, III, 3s5, 397.
r
LIVRE III, CHAPITRE I. 381
sémitiques , je . veux dire la profusion des lettres quiescentes
et la permutation des gutturales (k, y, n, n), s*y retrouve,
comme dans le galilëen, le mendaîte et le talmudique^ La
prononciation samaritaine est en général lourde , portée à con-
fondre les voyelles, dominée par les sons ouverts et, en parti-
culier, par les sons a et ouK
La copie du Pentateuque hébreu, en caractères samari-
tains , se distingue par les mêmes particularités d'ortho-
graphe que le dialecte samaritain lui-même : iirr^H devient
iMIfcn^V. En outre, le texte se rapproche, dans une foule
de cas , du texte alexandrin : on y remarque la même tendance
À adopter la leçon la plus facile, à changer certains passages
pour écarter les difficultés et les mots obscurs. C'est ce qui
donne une grande force à Topinion de Gesenius, de Wette,
Ewald, Hœvemick, Winer, JuynboU et, en général, des cri-
tiques modernes, qui placent vers Tépoque de Darius Nothus
ou d'Alexandre ^ au moment de l'établissement définitif du
culte sur le mont Garirim , l'introduction du Pentateuque chez
les Samaritains; contrairement à l'opinion de l'ancienne école
qui croyait que l'existence du Pentateuque samaritain remon-
tait au schisme des dix tribus , époque où le corps des écritures
hébraïques n'avait pas la forme qu'il offre aujourd'hui.
*
* Makrin, dans b Cftrwfom. mvibe de M. de Sacy, I, p. il* et p. 3o3, 33a;
Beojaimn de Todèle, Itùmarium, p. 39 (édit Eltev.); Fânk, LàiÊrg. àtr otmm.
IImnm, p. 16-17.
* Bai^, I« SamarÛoMf d« iViflplMiM(Pari8, i855),p. 55 etsuiv.
' On s^eipliqiie qoe ks SunaritainB niaient pas adopté les antres parties da canon
jnif : ridée d^nse im^iration uniforme s*étendant à tous les livres canoniques
n^enstait pas à cette époqne. Pour Philon de même. Moïse seul est un révâa-
tenr; les prophètes et liagiographes n'ont qn'nne inq[HFation natnrdle, comme
celle qa*il s'attrilme A Ini-méme. (Gonf. de Wetle, KMnliMg, % x^a,)
333 HISTOIRE DES LANGUES SÉMITIQUES.
Le samaritain resta langue vulgaire jusqu'à rînvasion mu-
sulmane. Vers le vui'' ou le ix'' siècle , il fut graduellement al>-
sorbé, comme tous les autres dialectes sémitiques, par l'arabe;
mais il continua d'être compris, et même écrit en certaines
occasions solennelles , par les prêtres , «ous le nom d^kéhreu
( X^l^ ) ; en sorte qu'à partir de cette ^oque~, les Samari-
tains eurent deux langues savantes et sacrées, commentes Juifs
eux-mêmes. Gomme les Juifs aussi , ils arrivèrent à opérer une
sorte de fusion entre ces deux langues : ainsi , les coireapondances
qu'ils ont entretenues de Naplouse avec les savants européens,
Scaliger, Huntington, Ludolf, M. de Sacy, sont écrites dans
une sorte d'hébreu plein d'aramaîsmes et d'arabismes^ Le
même mélange s'observe dans quelques-unes des hymnes pu-
bliées par Gesenius^. Un Essai* de grauunaire samaritaine et
un Traité de la lecture de l'hébreu , écrits en arabe au \if siè*
cle , qui se trouvent dans un manuscrit d'Amsterdam ', seraient
dignes d'être publiés. Gomme les Juifs et les Syriens , les Sa-
maritains écrivent souvent l'arabe avec lew caractère national,
et quelquefois» à l'inverse , le samaritain en caractère arabe ^.
Le rhytbme de leurs hymnes est tantôt celui des Syriens,
tantôt celui des Arabes ^.
Gette antique branche de la famille sémitique est, de nos
jours, à la veille de disparaître. Les persécutions, la inisère
^ De Sacy, dans les Notices et Èxtrmtif l. XII, p. 1 18. Une supplique écrite
dans le même style et adressée en 18(1 a par les Samaritains au gouvernement
français, a été publiée : Awialeê de philotophie chrétienne, novembre i853 ; Rar^
gès, op. cit. p. 35-36, 6A et suiv.
* Fr. Ubiemann , Inêtàution9$ Unguœ ëomaritanœ, Prol<^. p. k? ui.
^ Weijers, Cotai. Codd, orient, qui in BibL hêt. regii Am$tdodami asêtrmntur,
p. 48.
^ Juynboll, op, ctl. p. 58, 59, 63, etc.
^ Gesenius, Cartnina «amanlmui, p. 9.
LIVRE III, CHAPITRE I. 333
ei le prosélytisme des sectes plus puissantes menacent à chaque
instant sa frèie existence. En 1 8 s o , les Samaritains étaient
encore au nombre d'environ cinq cents ^ Robinson , qui visita
Naplouse en i838^, n'en trouva plus que cent cinquante.
Dans la supplique qu'ils adressèrent en i8&a au gouverne-
ment français. Us avouent qu'ils sont réduits à quarante fa-
milles^. Le vieux prêtre Schalmah ben-Tabiah, qui correspon-
dit avec Grégoire et M. de Sacy, vit encore , mais il ne paratt
pas qu'après lui la connaissance de la langue et des traditions
samaritaines doive se continuer. Les nombreuses émigrations
de Samaritains qui , avant et après l'ère chrétienne , se portèrent
en Egypte et en Occident ^, n'ont pas laissé de postérité ; il
est probable qu'elles se fondirent dans le christianisme. Les
Samaritains n'avaient pas, comme, les Juifs leurs frères, cette
pntfonde ritalité qui , même après que les sectes ont accompli
leurs destinées, les empêche de mourir.
* Notice» et ExtrmU, t XII, p. 166.
> Péiœitina, III, 397, 335.
* Bar^gès, 0p. cit. p. 69. Il faut remarquef pourtaat qu^outre les Samaritaine
de Naploqse, on trouve des individus de la même secte dûperaës en Palestine , eu
Égjpte et en Syrie.
* Juynboll, op. dt. 38 et suiv. ; 98 et suiv.
32& HISTOIRE DES LANGUES SÉMITIQUES.
CHAPITRE IL
L'ARAMAiSMB PAÎBN [NABATÉBNy 'SABIEn).
S I.
Nous avons déjà fait observer qu'on ne possède aucun mo-
nument d*une littérature aramëenne proprement dite. Tous
les textes écrits en araméen avant Tère chrétienne appartien-
nent aux Juifs. Le développement désigné spécialement comme
syriaque, et dont nous aurons bientôt à nous occuper, n'est
araméen que par la langue ; pour le fond , il est purement hellé-
nique et chrétien. Ne resterait-il pas cependant quelque trace
d'une cultuns viaiment araméenne? Les notions que nous pos-
sédons sur les Nabatiens et les Sabiens ^ les livres de la secte
encore existante de nos jours sous le nom de Noaûriem, Sabiens
ou MendéxUes, ne recèleraient-ils pas quelque souvenir dune
langue et d'une littérature indigène de la Mésopotamie et de
l'Irak ? C'est ce que nous allons examiner, en profitant des sa-
vantes redierches de MM. Quatremère, Larsow, Kunik, Ghwol-
sohn sur ce point délicat des études sémitiques.
Le nom des Nabatéenê , qui désigna d'abord une tribu arabe
' Je me servirai toujours de cette forme pour reodre le nom des (jjol^ de
I*Irak , afin d^éviter tonte confusion avec les Sabéens ( H2tf « KID « Lui') de Vknt-
bie méridionale et de TEthiopie. Cette oonfusiim, consacrée par les noms de mh
héitme et de rêUgion êobéêimt, a produit bien des méprises.
LIVRE III, CHAPITRE IL ^ 225
particulière , les nns^ des ëciivains^ hébreux ^ , ne' prend une
grande importance que vers Tëpoque de Tère chrétienne. Pour
les écrivains ^ecs et latins, il devient alors synonyme d'^lroie».
De là , chez les géographes aiiciens , d'étranges variations sur les
limites du pays occupé par les Nahatéens^ : ce pays est tantôt
l'Arabie du Nord, depuis le golfe Pei:sique jusqu'à la mer
Rouge; tantôt Flrak et la partie de TArabie voisine du golfe
Persique. Les écrivains grecs et latinç rangent invariablement
les Nabatéens parmi les Arabes ; les écrivains arabes , au con-
traire, identifient à peu près les Nabatéens et lés Syriens.
L'edmographie des anciens est trop vague pour que cetjte con-
tradiction ait beaucoup d'importance. Aux yeux de l'histoire,
le développement nabatéen appartient à l'Aramée : l'Irak , où
nous le voyons localisé, nous apparaît, dans les siècles qui pré-
cèdent l'islamisme , comme le point de {iision de la civilisation
syrienne avec les Arabes.
Les historiena et les géographes arabes représentent toujours
les Nabatéens comme un peuple savant en astronomie , en agri-
culture, en médecine et surtout en magie; quelquefois même
comme les. inventeurs de toutes les sciences et les civilisateurs
du genre humain. Or il est tout à fait hors de doute que les
Nabatéens , dont les écrivain^ arabes parient en ces termes ,
sont les habitants de la Ghaldée et de l'Irak '. Il est certain ,
d'un autre côté, que le nom de langue nabatéerme, chez les
auteurs arabes et syriens , désigne d'ordinaire purement et
simplement le syriaque , on ^ pour mieux dire, le dialecte orien-
tal du syriaque , qu'on appelle encore de lios jours chaldém ^.
*
' Ta«h, KammêtUar ûber dk Genen$ ; ch. izt, v. 1-3 ; Winer, Gesenius, t. k. v,
' Quatremère, Métnoin mr 2m Nabatéenêf i'* et a* sect.
'' IM. p. 58 et soiv.
* ÏM. p. 91 , 106 et 8Ùiv.; LapBow, De diaket Unguœ iyriacœ rtUqwù {BeC'
Un , 1 84 1 ) , p. 7, 1 3 , sqq.
j. i5
226 HISTOIRE DES LANGUES SÉMITIQUES.
Les mots nabatéens qui nous ont. été conservés par les hisio^
riens arabes sont presque tous syriaques. Ce n'est pas sans
étonnement qu'on trouve dans lé nombre quelques mots grecs
et latins ^ . Mais cette singulière confusion s'explique quand on
voit que le nom de Naboléenk» était devenu synonyme de fâien»
et d'EXXtyf 65 , comn^e nous le verrons plus tard. Les mots na-
batëens » réciproquement , étaient parfois donnés pour des mots
grecs ^.
Quant aux renseignements que l'on possède sur la littéra-
ture nabatéenne , ils sont d'une remarquable précision en ce
qui concerne le contenu des livres et le nom de leurs auteurs ,
mais tout à fait insuffisants pour la détermination , même ap-
proximative, des époques où ces livres furent composés. Nous
savons que les Nabatéens possédaient des .ouvrages d'agricul-
ture, de médecine, de botanique, de physique, d'astrologie;,
des livres spéciaux sur les mystères, sur des peintures symbo-
liques ; un livre en particulier sur les aventures de Tammuz ou
Adonis ; des traités de magie et d'enchantements ; des ouvrages
de polémique relatifs au culte des astres et au monothéisme; de
nombreux écrits attribués aux patriarches de l'Ancien Testa-^
ment, Adam, Noé, etc.; d'autres que l'on prétendait iiu^iiés
par le soleil et la lune; de petits poèmes, en forme d'épi-
gramme, sur des sujets de fantaisie^. Le seul de ces ouvrages
qui nous soit parvenu est le traité intitulé : i^ftlaAjJl à^MII ,
ou VAgrictitare nabatéenne, traduit en arabe par Ibn-Wah-
schiyyah le Ghaldéen, l'an 90& de notre ère. Il est surprenant
qu'un livre aussi important, qui renferme des documents e^
' Lanow, ifricl. p. is-iS, 15-17.
' Quatremère,op. cit. p. io5-io6. '
^ Bnd. p. 108 et suIy.; Gonf. Qm-Abi-Oceibia , UùL dèt médêciu, c, 1, traduit
par M. Sanguinetti, dans \a Journal atiatiquê, mars-avril 18&Â, p. s63.
LIVRE III, CHAPITRE II. 227
seatieis sur une des phases les plus obscures de iliistoire in-
tellectaelle de TOrient, n'ait pas encore trouvé d'éditeur.
Toute conjecture sur l'époque de la compositioïi de ce cu-
rieux ouvrage doit être interdite jusqu'à ce qu'il ait été pu-
blié intégralement. On peut croire, en effet, que le texte en a
été remanié et complété à diverses époques ; il semble que le
traducteur arabe lui-même ne s'est pas fait faute de suivre à
cet égard l'exemple de ses devanciers. Dans les parties que
M. Quatremère a examinées , ce savant orientaliste n'a rencontré
aucune citation d'auteur grec, aucua nom de villes grecques,
telles que Séleucie, Gtésiphon, etc. , aucun trait relatif au chris-
tianisme; on y trouve, au contraire^ dé nombreuses mentions
de Ninive et de Babylone conmie encore existantes, des allusions
aux plus anciennes religions de l'Orient. M. Quatremère en con-
clut la haute antiquité de l'ouvrage, et ose même le rapporter
aux époques florissantes de l'ancienne monarchie assyrienne.
Ce serait sans doute un phénomène tout à fait extraordinaire
qu'une littérature scientifique et industrielle se développant à
une époque aussi reculée. Les Sémites purs et les Ariens au-
raient cm profaner l'écriture en l'appliquant à ces sortes de
sujets. Avant l'école d'Alexandrie , aucune branche de la race
arienne n'a eu d'ouvrages techniques (les poèmes dans le genre
de ceux d'Hésiode, ni même les ouvrages des anciennes écoles,
de philosophie ne méritent ce nom); quant aux Sémites, si
l'on excepte tes Carthaginois et peut-être les Phéniciens , qui
sortent à tant d'égards du type sémitique, ils lie sont arrivés à
ce genre de littérature que vers le viii* siècle de notre ère :
jusque-là il ne paraît pas que ces peuples aient envisagé l'é-
criture comme pouvant servir à autre chose qu'à la religion , à
la poésie, à la philosophie, à l'histoire. Les Chinois, au con-
traire, possèdent, depuis une époque reculée, des écrits spé-
t5.
228 HISTOIRE DES LANGUES SÉMITIQUES.
ciaux, d'un caractère exact et pratique. Peut-être en fut-il de
47iânie pour Babylone, par un effet du caractère industriel et
positif des Gouschites , qui paraissent avoir fourni le premier
fond de la population de l'Irak. Les renseignements que les
Grecs nous donnent sur ta science chaldéenne répondent parfai-
tement à ceux que les Arabes nous ont transmis sur la science
nabatéenne, et semblent supposer à Babylone un centre spécial
de travaux dirigés vers les mathématiques, l'astronomie et les
applications usuelles, deux choses tout à fait antipathiques
aux instincts primitifs des Sémites et des Ariens,
L'inexactitude et le manque de critique habituels aux écri-
vains arabes ne permettent pas, du reste, de prendre trop à
la lettre ce qu'ils nous disent sur le compte des Nabatéens. Il
semble, en ^ffet, que dansl'idée qu'ils se faisaient de la litté-
rature de ce peuple, les Arabes ont confondu des développe-
ments essez distincts^ bien qu'analogues par certains côtés.
Ainsi , 1 "^ on peu^ croire que sous le nom de Nabatéens ils ont
désigné les Syriens non convertis au christianisme, et en par-
ticulier l'école païenne et hellénique de Harran. Les mots
JLmÎ ) et ^U> , sont donnés comme synonymes par les lexi-
cographes syriens^. Tout ce que nous savons des études de Har-
ran ^ s'accorde parfaitement avec le programme des études na-
batéennes. M. Larsow a très-bien établi que les mots aramiens,
nahatiem, karranien», sabiens étaient souvent employés l'un pour
l'autre, et à peu près synonymes de païens^, La plupart des ou-
vrages scientifiques attribués aux Nabatéens appartiendraient,
* Larsow, De dialict, Unguœ iyriaeœ reUquiù , p. 9-10. •
' Voyez surtout BarhebreuB, ChrotL jyr. p. 176-177 du texte, p. 180-181 de
la traduction.
^ Larsow , op, eit, .p. 11. Il est remarquable que la même confusioii
existe en éthiopien, où h/,^ (qram^en) signifie, à la fob paSm et gnse. (Conf.
Ludolf, Lex. œth, ». k, v.)
LIVRE ni, CHAPITRE II. 229
dans cette hypothèse, aux Harraniens : les ouvrages sur les
mystères, sur les peintures symboliques, sur Tammuz, etc.,
proviendraient de la même source. — d* Peut-être aussi a-t-on
placé dans la littérature nahâtéenne quelques-uns des travaux
traduits du grec, ou composés par des Syriens chrétiens sur
les sciences grecques, au vi% vu*, viii* siècle, ceux de Sergius
de Résaîn, par exemple ^ — 3* Il se peut également que les
Arabes aient regardé comme faisant partie de la même littéra-
ture quelques ouvrages de Técole syro-persane neëtorienne, qui
excita en Perse, sous les Sassanides, un assez beau mouve-
ment d'études philosophiques et théologiques ^. Les controverses
relatives au culte des astres et au monothéisme sendïleht ap-
partenir à «ette école. — &'' Enfin , je ne doute pas qu'une par-
tie de la littérature nabatéenne ne doive être cherchée chez les
Sabieûs, dont les restes subsistent encore de nos jours sous le
nom de Nasoréens, Mendaîtes, Chrétiens de Saint-Jean, aux
environs de Wasith, de Howaî^ah et de Bassora. Cette dernière
assertion , qui est la base des idées que je me forme sur l'his-
toire intellectuelle et religieuse de la Chaldée, demande des
développements tout particuliers.
S II.
. Et d'abord, sous le rapport de la langue, le trait que les Arabes
donnent comme caractéristique de la langue nabatéenne', la
confusion des gutturales n et n , K et y , est aussi le fait do-
minant de la langue des Mendaîtes. Sous le rapport litté-
* Les manuflcrits du Musée britannique , relatifs à la science syriaque de cette
éfotfoe, ont une grande andogié avec ce que nous connaissons de la science des
Nabaléens. (Voir dans le Journal aaiatique, avril 1869, la description de quel-
ques-uns de ces manuscrits.)
* Gonf. Assemani, BAtioth. orient, L III, i** part p. 199-193, aig, 639.
^ Qoairemère, op. eit, p. 100, io3.
230 HISTOIRE DES LANGUES SÉMITIQUES.
raire, les ressemblances entre ce qu'on raconte des Nabatéens
et ce que nous savons des livres mendaites soiit bien plus
frappantes encore. L'habitude d^attribuer des ouvrages à Adam
et aux patriarches se retrouve des deux côtés; le caractère as-
trologique et magique de la littérature nabatéenne convient à
merveille aux ouvrages que nous possédons des sectaires de
Bassora. Les noms d'auteurs nabatéens qui nous sont connus ^
et qui semblent se rattacher les uns au persan ^ les autres au
sémitique, offrent en cela la plus grande analogie avec ceux
des Mendaîtes. Il est vrai que les livres de ces derniers trahis*
sent une rédaction postérieure à l'islamisme , et que , par leur
extravagance, ils ne répondent guère à ce qu'on rapporte du
caractère scientifique et positif de la littérature nabatéenne.
Mais d'abord, il est certain que les livres mendaîtes que nous
•possédons ne sont qu'un remaniement de textes plus andens e,t
probablement plus sensés ; en outre , l'Orient associe parfois la
scimce fantastique et la science véritable dans des proportions
qui sont pour nous un mystère ; il n'est pas impossible qu'à
une doctrine exacte et digne de la Grèce , les Nabatéens aient
associé de folles imaginations comme celles qui remplissent le
Lwre d'Adam des Mendaîtes.
Ce que les Grecs et les Latins nous rapportent de la science
chaldéenne présente le même caractère de science tantôt réelle ,
tantôt chimérique. Sans croire outre mesure à la valeur d'un
mot qui servit évidemment, vers l'époque romaine, k cou-
vrir le plus grossier charlatanisme, il me semble difficile de ne
pas admettre en Ghaldée un certain développement sérieux de
sciences mathématiques et astronomiques^; les poids, les me-
' Quatremère, i6ti2. p. 108, 119.
* Gastronomie et ia médecine du Taimud ont lepr source dans la science chal-
déefme , nabaîéetme ou iahienne de la Babylonie , et fourniraient pour en reconstruire
LIVRE Iir CHAPITRE IL 331
sures , peut-4tre les notions les plus essentielles de la supputa-
tion des temps , sont d'origine babylonienne. Tout cela suppose
une littérature, qui fut sans doute sémitique par la langue,
quoique non sémitique par le génie. Or, cette littérature je
l'identifie avec celle que les Arabes attribuent aux Nabatéens ' .
Les livres chaldéens cités par Bardesane ^, par Moïse de Kho-
rêne', si vivement réfutés par saint Ephrem^, sont pour moi*
des livres nabatéens. Les traditions chaldéennes qui avaient
cours dans l'antiquité sous, le nom de Béra^e^ provenaient, ce
me semble , de la même source. Certes la critique a tout droit
de suspecter les compositions dé l'époque alexandrine, qui,
sous 4es noms de Bérose , de Manéthon , de Sanchpniaton , pré-
tendent nous représenter de vieilles littératures disparues pour
jamids. l^ais il est incontestable, d'un autre côté, que ces lit-
tératures ont existé , et que les misérables compilations dont
nous venons de parier , au milieu de contre-sens ^ d'impos-
tares sans nombre , renferment des souvenirs plus ou moins
exacts des civilisations tle la Ghaldée, de l'Egypte, de la Pbé-
nicie. Il faut se rappeler que ,• dès l'antiquité la plus reçu*
lée , on a écrit en Orient , et qu'à l'exception peut-être de la
Chine et de l'Inde, il n'est pas un seul pays de l'Asie pour
lequel nous touchions la première assise du travail littéraire.
Tédifice de précieux renseignemento. Voir Fûrst, Kuttur- und LUeraturgmchiclUe
lier /mZm m ^nm , p. & 0-5 9 .
' (kmf. Kunik , BtéUnngu anatàque» de TAcadémie de Saint-Péterabodrg , p. 679.
* Yeir on fingment de Bardefene, que j^ai publié, diaprés un psaDutcrit du
Musée britannique (/ournoi asûu. avril iSSa).
^ Par exemple, 1; I, append. p. i35, édiL Levaillant. En général, cependant.
Moue ne die les 'Ghfddéens que d'aprèsies Grecs.
* AflMm. BSbi. oriênL I , p. 1 aa et suhr. On trouve un grand nombre de trai-
tés omÈra CkaUœo», composés par des Syriens chrétiens.
* Ce nom est évidemment le nom persan Finmi; Ut^ttl^s^ chei les Byiantins ;
Bérozê^ chei les Arméniens.
232 HISTOIRE DES LANGUES SÉMITIQUES.
Partout les plus anciens documents que nous possédions en
supposent d'autres plus anciens encore. Si de grandes précau-
tions sont commandées dans l'œuvre difficile de reconstituer la
haute antiquité avec des rentes altérés et souvent falsifiés, S
serait tout à fait contraire à la bonne critique de prétendre que
ces monuments, relativement modernes pour la forme, ne nous
font point atteindre, pour le fond, une époque antérieure à
cdie de leur composition. -Pourquoi douter de l'existence d'une
littérature en Ghaldée, quand nous voyons en Perse, sous
les Arsacides et les Sassanides, un remarquable mouvement
intellectuel ; quand nous voyons Moïse de iQiorène, si crédule ,
mais si honnête, s'en référer à de vastes dépôts d'archives
chaddéenneS) syria(}ues, persanes \ 'et citer sans cesse des ou<-
vrages écrits dans ces différentes langues longtemps avant lui ?
Enfin la religion établit entre les Nabatéens et les Mendaîtes
actuels une frappante identité^. Les Nabatéens, ^i effet, sont
généralement rattachés par les Arabes à la religion sabienne'.
Or, depuis les travaux de M. Ghwolsohn , qui ne sont encore
connus que par les intéressantes conununications de M. Kunik^,
il n'est guère permis de douter que les restes de la religion
sabienne ne doivent être en grande partie cherchés dans les
* M. Layard a découvert, dans le palais de Koyouojik, une salle qu*il suppose,
non sans raison, avoir été un dépôt d^archives. Rapproches les hatnhxa} iiÇfQépat
consultées par Ctésias, et le passage du livre à^Either, u, a3.
* Ce rapprochement n^a pas échappé à Tauteur du Kitâb eUFihritt : i jlS^h
f Jj^^ftS^ «JL?* /Sa» Aj|. (Ms. suppl. arabe, i/ioo', fol. 9i& v,) Je dois la
connaissance de ce passage à une communication de M. Ghwolsohn.
^ Quatremère, op, cil, p. 63.
^ Mélangée atiaUquei de TAcadémie de Saint-Pétersbourg, 1. 1, p. 63 1, 685.
LIVRE III, CHAPITRE IL 233
livres des Mendaîtes^ Le sabisme lui-iiiéiiie , ainsi nommé à
cause des fréquentes ablutions en usage dans la secte ^, ablu-
tions qui furent peut-être l'origine de la faveur qu'obtint le
btq^téme diez les Juifs à l'époque de Jean le Baptiste et du
Gbnst, n'était qu'un débris de l'ancienne religion chaldéenne,
fortement altérée par le mélange des idées avestéennes ou gnos-
tiques'. Celte religion parait avoir joué un rÀle important dans
l'histoire du gnosticisme, et avoir même compté parmi les
sçctes gnostiques. Je pense, pour ma part, que les Elchasattes,
sur lequels les OiXooo^oJ/xeva, récemment découverts et attri-
bués (avec raison, selon moi) à Origène^, nous ont donné de
si curieux détails , n'étaient autres que les * Sabiens ou Men^
daîtes. Les noms de leurs révélateurs, ÂX^ao-a/ et Soêiaf , leurs
pratiques religieuses, leurs idées sur les anges, leur théur-
gie , conviennent parfaitement aux sectaires de Bassora ^. C'est
peut-étre>du sein de la même école que sortit Manès et le
nianichéisme^. Plus tard, au vn* siècle, nous voyons Mahomet
fort préoccupé des Sabiens (^jpA^UâJi); le Coran (ii, 89; v,
73, XXII, 17) les place pamd les peuples qui ont une révé-
^ U faudrait également tenir compte des diverses sectes païennes et empreintes
de manichéisme, encore aujourdlmi subsistantes dans la région du Tigre et de
ITophrate, Schemsiés, Jézidis, adorateurs du feu à Diarbekir, et peut-être No-
sairieoB.
* Kunik, op, eii, p. 6/17,^ 653.
^ ^ftdi » ou , diaprés Toribographe du dialecte mendaîte, JLd} > Muêre, bapti-
Uare'; en arabe jJLkAàlî, oî Pai^ti6fUPou
, * Édit Miller, p. 392 et suiv.
^ Tai développé ce sujet dans le humai oiiatique (nov.-déc. i85d). J^ai appris
depuis que M. Ghwolsohn était arrivé de son côté au même résultat, et d'une
manière plus démonstrative, par un passage du Kitâb el-Fikritt, où le fondateur
de la secte des MagUmla est nommé ^^^»I ou ^«wJi == AX^otoai ( ms. dté , foi. 9 1 U
I. i3).
* Le Kitâb ei-FikriMi h\i lui-même ce rapprochement (fol. 91/i v.).
234 HISTOIRE DES LANGUES SÉMITIQUES.
iation, et qu'il fant tolérer au même titre que les juifs, les
chrétiens et les mages. Leis -spéculations astrologiques et astro-
nomiques, qui étaient en très-grande faveur parmi eux, les
firent généralement envisager par les Arabes comme adorateurs
des astres. Les Arabes, d'ailleurs, en vertu d'une idée précon-
çue et assez peu justifiée par les faits, s'imaginant que Tastro-
lÂtrie avait dû être la religion primitive du genre humain,
répandirent Topinion que le sabisme était la plus ancienne des
religions , et qu'il fut un temps où le genre humain tout en-
tier était sabien K Sabisme devint ainsi synonyme de paganisme
dans TusagQ des écrivains arabes et juifs, surtout de Schah-
ristani et de Moïse Maimonide. Dans la traduction arabe
du roman de Josaphat et Barlaam , le mot ZtXhivss -est rendu
par y^UaJl 2.
Un fait singulier, et peut-être unique dans l'histoire de l'es-
prit humain, vint ajouter encore à la confusion de» sens du
mot sabien. On sait que là ville de Harran ou Garrhes con-
serva, jusqu'à une époque très-avancée du moyen ftge, ia tra-
dition du paganisme et de la science hellénique , ce qui la
fit surnommer ÉXXi/v^ttoXi^, JlAj,di*9 jj^ju^te (la ville des
païens). Or le khalife Mamoun, ayant fait, en l'an 83o, un
voyage à Harran, fot surpris et mécontent de trouveir dans
cette ville une religion particulière , et demanda avec colère
^ Le système des écrivains arabes à cet égard, dév€loppé par Maimonide dans
le Mcré Nehaukm, fut admis de confiance par piusieurs savants du xvli* et du
xviii* siède. On n'a pas assex reqoarqné que tout ce qui a été dit sur le tabéÎMméj
ou culte prétendu des astres, repose uniquement sur cette fragile base.
' Kunik, p. 680; Larsow, p. 10-11. C'est sans doute par une confusion ana-
logue qu'Ibn-Kbaldoun appelle YAgrieuliure nabatéérme un lwr$ det Grect (Qua-
tremère, p. 1 19. et suiv.). Dans les traductions du grec en syriaque, ËilAntrec est
souvent rendu par ^.iâOÛPfilw (geniei).
LIVRE m, CHAPITRE IL S35
aux Harrafiiens s'ils étaient juifs , chrétiens ou sectateurs de
quelque autre religion mentionnée dans le Coran. Les Harra-
niens , dans l'embarras, se rattachèrent au sabisme , mot vague
qui ne les compromettait pas , et qui était déjà devenu à peu
près synonyme d^hetUnimne ou de paganisme. Ces sortes de dé-
guisements ne sont pas rai'es chez les sectes secrètes de l'Orient :
les Méndaltes eux-mêmes ayant eu besoin, à une certaine
^>oque, de se faire passer pour chrétiens, substituèrent des
personnages de la Bible à ceux de leur mythologie.
Ainsi apparaît dans l'histoire une nouvelle fatmille de Sa-
biens , qui n'a rien de commun que le nom avec la véritable
descendance des anciens Sabiens. M. Ghwolsohn et M. Kunik,
à qui j'emprunte le récit précédent ^ , semblent supposer que
, les Harraniens, en se donnant le nom de Sabiens, savaient
qu'ils prenaient le nom précis de la secte actuellement connue
90US le nom de Mendaîtes. Mais il est probable que les Harra-
niens ignoraient l'existefnce de cette secte, ou qu'ils ne lui ap-
pliquaient pas le nom de Sabiens. Ce mot avait, sans doute,
perdu pour eux sa signification spéciale , et ils le prenaient
dans le Coran, sans trop savoir ce qu'il désignait. M. Chwol-
sohn *^ regarde l'acception vague du mot Sabiens employé dans
le sens de pmens comme postérieure à l'adoption qu'en firent
les Harraniens. Mais je pense que cette extension de signifi-
cation s'était opérée antérieurement, et que, quand les Har-
raniens se placèrent dans la catégorie des Sabiens , ils ne fai-
saient pas bien fortement violence au langage reçu. Le nom
de Sabiens était devenu une .sorte de cadre large, ou tout le
inonde trouvait à se placer.
L'influence que cette école è demi-chaldéenne et à demi-
* Kunik, p. 656-57-
> IM. p. 666.
236 HISTOIRE DES LANGUES SÉMITIQUES.
hellénique a exercée sur la science arabe , et par suite sur le
développement général de Tesprit humain, n*a point été assez
aperçue. Je pense que les notions fabuleuses qu'on lit dans les
auteurs musulmans, et, en particulier, dans Ibn-Abi-Oceibia
et dans le Tarikh el-hokamâ, sur les origines mythologiques de *
la science et de la philosophie helléniques , notions dont on
chercherait vainement la trace dans les auteurs grecs '^ sont
d'origine sabienne ou harranienne. Ibn-Âbi-Oceibia cite ex-
pressément sur ce sujet, tantôt des ouvrages écrits en syriaque,
tantôt les opinions des Chaldéens et des Harraniens^. Il faut sup-
poser que la Ghaldée fut, dans le» premiers siècles de notre
ère, le théâtre d'un vaste travail de fusion entre la science et
les traditions de la Grèce , de la Judée et de Babylone , ana-
logue à celui dont nous retrouvons la trace dans le faux San-
choniaton , danis Méliton ^, etc. L'école de Harran ne fit sans
doute que continuer longtemps après là disparition des écoles
de l'Irak cette discipline étrange, dont les monuments ont
péri , mais que le Talmud et les écrivains arabes nous permet-
traient de reconstituer presque dans son intégrité.
s m.
C'est donc chez les Mendaîtes ou Nasoréens de Wasith et
de Bassora qu'il faut chercher les restes , sans doute misérable-
ment altérés, de la vieille littérature ckaMéenne, ou fuéatéenne,
' Ces notions influèrent même sur le moyen â^ et sur la renaissance par une
série de compositions apocryphes d^origine arabe et juive. La physionomie cbal-
déenne (jue prennent les savants grecs sous le pinceau des artistes italiens du xv'
et du XVI* siède, qui s^inspiraient des idées de Técole de Padoue, tient au même ,
' cyde de légendes.
^ Joum. amt. août-sept. i85&,p. 181, 187-188 (trad. Sanguinelti}.
' Voir le fragment de Méliton que j'ai publié, d'après la version syriaque , au
commencement du t. il du SpieUêgiu^ Sokgmeme de M. Tabbé Pitra.
LIVRE III, CHAPITRE IL 937
ou Fabienne, Une critique habile et une philologie exacte , ap-
pliquées aux monuments de cette ancienne secte , en tireraient
de précieux résultats. Il est regrettable que, jusqu'ici, un
pareil travail n'ait pas tenté quelque patient érudit. Les tra*-
vaux de Norberg sur le Livre ikàam sont très-imparfaits; les
autres livres mendaîtes, plus intéressants à quelques égards
que le hwrt SAAam, ont été à peine examinés; les inscriptions,
enfin , qui semblent devoir être rattachées à la religion ou au
dialecte des Mendaîtes , celles des plats trouvé» à Babylone ^
et surtout celle d'Abouschadr^, n'ont pas encore été l'objet d'un
travail définitif.
L'idiome des livres mendaîtes est un chaldéen fort corrompu
et très-analogue au talmudique '. C'est à tort que M. Norberg
a voulu le rapprocher du syriaque : l'emploi du noim, comme
préformante du futur, est la seule particularité syriaque qu'on
y remarque. Les caractères essentiels du dialecte mendaîte
sont : i"" l'emploi constant des trois lettres quiescentes comme
voyelles, même comme voyelles brèves; ces lettres s'attachent
alors à la consonne , ce qui donne à l'écriture mendaîte une
physionomie tout à fait à part dans la série des alphabets sé-
mitiques ; s'' la coniusion et Télision fréquente des gutturales ,
que les Mendaîtes prononcent toutes conune k ; cette particu-
larité, que nous avons retrouvée en Galilée et dans le Liban,
semble avoir été spécialement 'propre à l'Irak ; elle s'observe
' Voir d-d68BU8, p. 66, note.
* Cette curieuse imcriptioii a été publiée etext>liquée par M. P. Dietrich /dans
Vappeodiee G des (hMnn de M. Bunsen. L^emploi des lettres quiescentes comme
appendices des consonnes me paraît une raison tout i fait décisive pour la rap-
porter au dialecte mendaîte.
^ Cette observation est de M. de Sacy , /oNmoi in «aoanit , nov. 1 8 1 ^p. 65o
etsoiv.; Conf. L. T. Burckbandt, hn Nazarému ou Mendaùm (Strasboui^^, i86o ),
p. 98 et suÎY.; Norberg, Codêx NoBarmuêy Lexiditm (Londini Goth. 1816).
238 HISTOIRE DES LANGUES SÉMITIQUES.
dans^ la langue du Talmud et sur les inscriptions des plats dé-^
couverts à Babylone par M. Layard^; elle était caractéristique
du dialecte nabatéen^; 3* le changement des lettres douces en
fortes, et réciproquement; k'' des contractions nombreuses,
des agglutinations de mots , une tendance à n'écrire que ce
qui est prononcé ; S"" le redoublement des consonnes remplacé
par l'emploi du naun, comme dans le chaldéen biblique ; 6® une
foule d'irrégularités et d'anomalies d'orthographe , telles qu'on
en trouve dafts les dialectes qui n'ont pas reçu de culture
grammaticale. Toutes ces particularités, on le voit, présen-
tent la plus grande analogie avec celles qui caractérisaient le
galiléen. Parmi les dialectes écrits , le mendalte est certaine-
ment le plus dégradé de la famille sémitique; il représente,
dans cette famille, le patois, la langue abandonnée au caprice
du peuple et ne suivant dans son orthographe que le témoi-
gnage de l'oreille , sans égard pour l'étymologie ^.
Tous les livres mendaîtes que nous connaissons sont d'une
rédaction postérieure à l'islamisme ; de nombreuses allusions
à Mahomet et à ses successeurs ne laissent aucun doute à cet
égard. D'autres allusions, mais beaucoup moins évidentes, en
porteraient la composition au ix' ou au i* siècle. Les Mendaîtes
reconnaissent eux-mêmes que tous leurs livres sacrés furent
' Dûcmwnef , p. 5it-5ia. Une confusion analogue a lieu diez plusieurs tribus
arabes, cbes les Témimites, par exemple. G^est 1^ défaut appelé jlâjû». Yoy. So-
youthi, Mmhir, t I, fol. isa (n** i3i6\suppl. ar.); Hariri^dans S.deSacf,
AiUhol. grammaL arabêf p. i lo et sniv. et le Kamou$, à ce noot
* V. à-dessus, p. 999.
^ La contradiction des auteurs arabes et syria<pes, qui présentent le noifs^
témit les uns conune le dialecte syriaque le plus corrompu, les antres comme 1»
l^ns pu#, Veipliqne tin supposant que tantftt ils donnent ce nom à la langue des
Mendaîtes, tantôt à celle des lettrés chaldéens et des pseudo-Sabiens de Harran.
(Conf. Larsow, p. 6-7, i3; Quatremère, p. 96 et suiv.; Kunik, p. 65o, 673.)
LIVRE III, CHAPITRE IL S39
r
détruits dans les persécutions qu'ils eurent à souffrir des pre-
miers musulmans. On peut croire que la nouvelle rédaction
reproduit les traits essentiels de l'ancienne ; il est probable ce-
pendant que plusieurs des fables ridicules qui nous choquent
dans les livres des Mendaîtes ne se trouvaient pas dans le texte
primitif. L'imagination humaine ne s'arrête pas dans la voie
de l'extravagance : les livres gnostiques connurent aussi cette
progression croissante de folie. La doctrine de la Jlia^ri 2o^/a
de Valentin nous apparatt , dans Irénée et dans Origène , comme
assez grave : au contraire, la rédaction copte qui nous est re^
tée de cet ouvrage est tellement chargée de rêveries, qu'on a
peine à croire qu'un homme sensé ait jamais pu la prendre
au sérieux.
J'en ai dit assez, ce me semble, pour prouver que la Ghal-
dée , avant l'islamisme , posséda une culture indigène , et qu'en
dehors des ouvrages chaldéens composés par les Juifs et de la
littérature chrétienne de la Syrie, il a existé une vaste litté-
rature araméenne profane et païenne , qui a presque entière-
ment disparu. C'est là un côté du développement sémitique
qui a été beaucoup trop né^igé, sans doute à cause de la
manière incomplète dont nous le connaissons. La science
aura beaucoup à apprendre, sur ce sujet, de l'ouvrage de
M. Ghwolsohn, Die Ssabier und der Ssabismus, qui se publie en
ce moment sous les auspices de l'Académie de Saint-Péters-
bourg. L'obscure question des rapports antiques de la race sé-
mitique et de la race iranietine , dans le bassin du Tigre et de
l'Euphrate, y trouvera sans doute une solution aussi satisfed*-
sante qu'il est permis de la donner dans l'état actuel . de nos
connaissances sur l'Orient.
S&O HISTOIRE DES LANGUES SÉMITIQUES.
CHAPITRE III.
L'ARAMAÏSME CHRETIEN [sTRJAQVb).
S I.
Autant la partie profane de la littérature araméenne nous
est parvenue d^une manière obscure et fragmentaire , autant
la partie chrétienne de cette littérature nous est connue avec
détail et par des monuments authentiques. On donne le nom
de syriaque à Taraméen ecclésiastique, cultivé danç les écoles
d'Edesse et de Nisibe, et qui est resté jusqu'à nos jours la langue
sacrée de quelques chrétientés d'Orient. Ce développement,
un des mieux connus du sémitisme , est , il faut l'avouer, un
des moins intéressants pour les études sémitiques elles-mêmes.
Cest au point de vue des études grecques et chrétiennes que
le syriaque présente une importance capitale. Presque tous les
docteurs de l'église grecque , hérétiqueS'Ou orthodoxes , ayant été
traduits en syriaque, et les Syriens, de leur côté, ayant pris
la part la plus active aux controverses de la théologie grecque,
une foule de textes intéressants pour l'histoire des premiers
siècles du christianisme ont été rendus à la critique par les
manuscrits syriaques, surtout depuis la découverte et le trans-
port au Musée britannique de là bibliothèque de Sa&cta-Maria
Deipara. La littérature grecque profane peut même avoir beau-
coup à glaner dans cette précieuse collection ^ Mais ce qu'il
^ Voir le Jaumul aiiatùiWf avril i853 , p. agS et suiv.
LIVRE ni, CHAPITRE III. ihi
faut y chercher, ce n'est pas le. génie, syriaque lui-même. Ni
l'hellénisme , ni le christianisme depuis sa transformation hel-
lénique, ne convenaient aux Sémites; la Syrie seule, c'est-à-
dire de tous les pays sémitiques le plus dénué d'originalité ,
devait se prêter à cette culture étrangère, et, si j'ose le dire ,
à cette abdication.
On ne peut douter que, de trè^-bonne heure, il ne se soit
formé une littérature chrétienne en langue syriaque. Ce serait
toutefois une confusion que de rattacher immédiatement cette
littérature aux. premiers écrits du christianisme, qu'on peut
supposer avoir été composés en syro-chalda!que ; car, n^algré la
grande analogie du syriaque et de la langue' pariée en Palestine
à l'époque du Christ, on ne voit pas le lien qui unirait la pre-
mière littérature chrétienne de Judée au développement qu'on
appelle syriaque , lequel se produit au n* siècle , non dans la Syrie
proprement dite , mais en Mésopotamie. C'est un fait assez sin-
gulier, il faut l'avouer, qu'une littérature apparaissant ainsi
sans antécédents, et sans qu'aucune tradition nous ait été
conservée d'une culture nationale antérieure. Mais la surprise
que nous cause cette brusque apparition n'est qu'un effeè de
l'igncNrance où nous sommes sur les anciennes études ara-
méennes. On a établi ci-dessus que la Chaldée avait possédé
une littérature païenne et indigène, antérieure au christia-
nisme. La Syrie^ proprement dite et le nord de la Mésopo-
tamie ne paraissent pas , il est vrai , avoir participé d'une ma-
nière efficace au mouvement des' études chaldéennes; mais on
ne peut croire qu'elles y soient restées tout à fait étrangères.
D est remarquable que les plus anciens écrivains syriaques
dont les noms soient venus jusqu'à nous, étaient tous des
Chaldéens vivant sous la domination des Sassanides^ L'idée
' AMemmi, Bihl orient, I, mit.
j. 16
SIS HISTOIRE DES LANGUES SÉMITIQUES.
cTécnre en langue araméenne sur les choses chrétiennes sera
venue naturellement dans un pays qui possédait déjà des ou-
vrages en langue indigène sur toutes sortes de sujets.
Les inscriptions en langue et en caractères araméens, qui
se lisent encore aujourdliui sur les monuments de Palmyre
et de Taîba , offrent d'ailleurs la preuve îrrécusahle que- la
Syrie employa l'écriture sémitique avant le christianisme, au
moins pour les besoins usuels. Les quinzje inscriptions palmy-
réniennes connues jusqu'ici forment une série qui s'étend de
l'an /19 à l'an â58 de notre ère. Il résulte des explications
tentées d'abord par Barthélémy et Swinton , complétées depuis
par Kopp et Gesenius ^ , que la langue de ces inscriptions est
le syriaque à peu près pur. L'alphabet dans lequel elles sont
écrites jette beaucoup de jour sur l'histoire des alphabets sé-
mitiques, en établissant que le caractère carré de nos B9>le5|
qui offre les plus grandes analogies avec celui de Palmyre , est
originaire de Syrie. On savait d'ailleurs par saint Epiphane'
que Palmyre possédait un alphabet composé de vingt-deux
lettres» et qui ne différait pas de l'alphabet syrien. La lettre
que Zénobie écrivit à Aurélien était « dit-on « en syriaque '.
On ne peut douter cependant que le grec et même le latin
ne fussent pariés à Palmyre. Presque toutes les inscriptions
palmyréniennes , en effet, sont bilingues; dans les textes grecs
et syriaques, on trouve plusieurs mots latins.
Bardesane et son fils Harmonius (deuxième moitié du if
* Barthâemy, R^êxioiu mr Pa^habêt H la kmgw dont on m â^rvak omir^mÊ
à Pahnyrê (Paris, i^hh), dans les Mén, de VAoad. d» Imcr^ êi BêOm-Uuni ,
t. XXVI, p. 577 etsdv.; Swinton, PhiioêopkM tnm$aetiom, ÏLVm, 11, p. 690
et suIy.; Kopp, BiUar und Sehr^tm der Vcrzêity II; G^senios, Momon. pkam,
p. 80 et aqq.
* Ado. hœr. 1. Il, p. 699, édit. Petan.
* FlaY. Vopiacus, m Vita Aureî. c. xxtii, xxx.
LIVRE m. CHAPITRE III. S&8
siide) sont les plus anciens ëcrifains syriaques dont les noms
nous soient connns. On peut croire que Bardesane écrivit en
grec la pliqiart de ses ouvrages philosophiques ^. Mais il est
certain que lui et son fils écririrent au moins des hymnes en
syriaque , puisque nous voyons saint Éphrem opposer à cette
poésie hétérodoxe des hymnes orthodoxes, composés sur le
même rhythme*. Bardesane et Harmonius nous apparaissent
ainsi comme les créateurs de la poésie syriaque, et il n'est pas
impossible qu'imbus comme ils Tétaient de la langue et des
idées grecques, ils aient emprunté à la Grhte le prindpe
du ibythme qui est resté dans la littérature syriaque sous le
nom de rhylkiM éphriméen. Il est certain , du moins , qu'avant
eux on ne trouve chez les Sémites aucune trace d'une mé-^
trique fondée sur des procédés réguliers, tels que la rime et
le compte exact des syllabes.
Moïse de Khorène cite, dans son Histoire d'Airminie^, àewi
chroniques écrites en syriaque, l'une par Bardesane, l'autre
par Lérubna , qu'on a regardé , non sans raison , comme un dis-
ciple de Bardesane^. Rien n'empêche d'admettre l'authenticité
de ces deux ouvrages. Une observation qui, ce me semble,
n*est pas sans importance pour la critique, c'est que Bardesane
se rattache directement à l'école chaldéenne, comme le prouvent
ses écrits ' et isurtout les réfutations de saint EphreM ^. Ceci
' Aînsî le fragment syriaque du Dêfaio, qm se trouve dans le n* i&,658 du
Muêéê hrùmmqm (Godd. Add.), est traduit du grec {Joumai mmK. avril i85a,
p. «98); oonf. i. Gallandi, BAUoth. grœeo-ioL veL Patnm, I, p. 680 et auiv.
primmê kffmnohgut (lipain, 1819).
^ L. n, c xxxTi, ixn,
« Lavigerie, Eiiat mr Vécolê ehrétimm d'Edmê (Paria, i85o), p. 36.
* Voy. Jaynud onot L c«
* Aasemani, BAL orient I, p. laa et aniv.
16.
2&4 HISTOIRE DES LANGUES SÉMITIQUES.
me confirme dans l'opinion qu'il faut chercher en ChaM^
Forigine de la littérature syriaque, et que cette littérature
n'est autre chose que le prolongement chrétien de la littérature
nabatéenne. Selon le Kitâb el^FtkrisOy Manès aurait aussi com-
posé en syriaque la plupart de ses livres.
D'autres passages de Moïse de Khorène pourraient faire
croire à l'existence d'une culture syriaque fort antérieure aux
temps dont nous venons de parler. Moïse, en effet, cite,
comme une des sources de son histoire, l'ouvrage d'un Sy-
rien, Mar Âbbas Gatina, qui, vers l'an i5o avant Jésus-
Christ, aurait écrit en syriaque et en grec les Annales d'Ar-
ménie't Mais, outre que les circonstances de ce récit sont
tout à fait fabuleuses, le nom de Mar Abba8, que l'on voit
porté par plusieurs évéques de Syrie , ne peut avoir appartenu
qu'à un chrétien'. Il est donc probable que le livre dont
Moïse a fait un si fréquent usage était l'ouvrage antidaté de
quelque Syrien de l'école d'Édesse. Il en faut dire autant des
pièces que le même écrivain a tirées des archives d'Edesse,
et qui , Iprsqu elles se rapportent à des époques antérieures
au christianisme ou contemporaines du Christ, portent un
caractère évidemment fabuleux^. Quant aux citations que fait
Moïse des historiens chaUéens, il ^voue lui-même qu'il les em-
prunte aux auteurs grecs ^ : elles ont, par conséquent, peu
d'intérêt pour la question qui nous occupe ici.
* Gté par M. Reinaud, Géogrofhie d'Abcufféda, Introd. p. goclxi.
* L. I, ch. Tiii et IX.
* Gonf. Qaatremère, Jourmd dm Savante, juin i85o, p. 365.
^ L. II, C X, XXTI, XXTIII.
* L. I, c II et T. Voyes cependant 1. 1, append. sur Pioarasb.
LIVRE III, CHAPITRE m. 3&5
S n.
Le plus ancien monument que nous possédionç de la iitté^
rature syriaque est la version de la Bible qu'on appelle Pe-
sckiio (simple), version faite sur l'hébreu pour l'Ancien Testa-
ment, et sur le grec pour le Nouveau Testament. La da^ de
cette version est fort incertaine; on la place ordinairement
vers l'an aoo, et les derniers travaux dont elle a été l'objet
tendent plutôt à reculer cette date qu'à l'abaissera M. Wichel-
haus pense qu'elle a été écrite à Nisibe ou dans l'Âdiabène,
d'où elle aura été portée plus tard à Edesse et dans la Syrie
occidentale. La langue de la Pesehùo n'est pas sensiblement
différente de celle qui est devenue classique cbez tous les écri-
vains syriens. On y trouve cependant quelques archaïsmes,
ou, pour mieux dire, quelques particularités du chaldéen
Inblique et targumique, qui ont disparu dans le syriaque mo-
derne (jftw, par exemple, comme marque de l'accusatif); ce
qui explique comment saint Ephrem paraphrasant devant le
peuple d'Edesse le texte de cette version , y trouvait des mots
inconnus et qui exigeaient un conunentaire.
Apràs la version Peschito, le plus ancien texte syriaque daté
que nous possédions est la relation du martyre des saints Zé-
bina, Lazare, Maruthas, etc., écrite par Isaïe d'Arzun, qui en
fîit témoin oculaire vers l'an Sao^. Saint Ephrem, vers le
miUeu du n* siècle, nous apparaît comme le repi'ésentant
éminent de ce premier âge de la littérature syriaque. Depuis
' Gonf. Widielhaus, De Phii TestamerUi venûmê mfriaca antiqua, ficom iV-
«eMto voeani (Halitf, i85o); Wiseman, Eorm wfriaem, p. io3. H ne faatpas
oonibodre avec la IVtc&ito une andenne Yenion grecque, dont Tauteur est appelé
par les Pères & Y^poi. (Voy. de Wette, Emitàiu^, S hh, note m, et S 64,
note6;Routhy jRtftijfttiiisfaerw, I, p. 118, lâa.)
' Asaeni. Bihl, orime. I , p.. 1 7.
SAS HISTOIRE DES LANGUES SÉMITIQUES.
lors jusqu'au n* siècle , la Syrie est le théâtre d'un grand tra-
vail littéraire, tout empreint d'hellénisme. La langue se charge
de mots grecs ; les abstractions péripatéticiennes en altèrent le
véritable caractère, et y détruisent de plus en plus les traits
essentiels du génie sémitique.
Au viH* et au ii* siècle, le syriaque acquiert une véritable
importance dans l'histoire de l'esprit humain, comme servant
d'intermédiaire entre la science grecque et la science arabe,
et opérant la transition de l'une à l'autre. J'ai cherché à établir
ailleurs ^ que presque toutes les traductions d'auteurs greca en
arabe ont été faites par des Syriens et sbé des versions sy*
liaques. Les Nestoriens de Chaldée nous apparaissent à cette
époque comme les continuateurs de l'ancienne culture naba-
téenne, comme les initiateurs des Arabes, et par les Arabes de
tout le monde musulman , à la philosophie. La médecine fut
en Orient, jusqu'au x* siècle, l'apanage exclunf des Syriens;
dr, la médecine était, à cette époque, le but suprême -et le ré-
smné de la science. L'école païenne de Harran, de son côté,
continuait la tradition des études syro-helléniques, surtout en
astronomie.
Au X* siècle , c<munence la décadence définitive de la culture
syriaque. Les musulmans, instruits d'abord par les Syriens,
deviennent bien supérieurs à leurs maîtres, et, dès le xi* siède,
nous voyons les Syriens, à leur tour, se mettre à l'école des
musulmans. Au xiii* siècle, un homme vraiment sij^érieur,
Grégoire Barhebrœus ( Aboulfaradj ) , par sa double érudition
arabe et syriaque , rend un éclat momentané à la littérature
de son pays. Après lui, tout ne fait plus que déchoir; l'arabe
envahit même les choses sacrées , et désormais le syriaque ne
sera plus qu'un idiome ecclésiastique, continuant sa chétive
' 2)0 pAtlofophia jMT^tetica opiufi^rot ( Paris, i85s).
LIVRE III, CHAPITRE IlL S&7
exûteDce dans quelques c<Hmnumoiis de rOrient. L usage du
caractère syriaque fut toutefois plus persistant que celui de la
langue : les Maronites , en adoptant Tarabe , préférèrent , comme
les Juifs , récrire avec leur alphabet national; on donne à l'arabe
écrit de la sorte le nom de kandunÊm^^yi)^^ mot dont l'ori^
gine est tout a fait inconnue»
0 jest assez difficile de déterminer le moment précis où le
syriaque di^aratt comme langue ndgaire. L'action des mu-
suknans en Syrie et en Mésopotamie fut si puissante et » ra-
pide, la résistance de la population indigène fut si faible,
qu'on doit croire que l'arabe y conquit tout d'abord une pré*
pondérance exdusive, au moins dans les viUes. L'an 853 , le
khalife Holewakkel fit un édit pour ordonner aux juifs et aux
chrétiens d'apprendre à leurs enfants l'hébreu et le syriaque,
et leur interdire l'usage de l'arabe ^ Cet édit absurde, qui ne
fut pas sans doute exécuté , prouve du moins l'empressement
avec lequel les Syriens étudiaient la langue de leurs vain-
queurs. Différents passages de Jacques de Vitry et do Brocard'
établissent qu'au xm* siècle les différentes communions dbré-
tiennes de la Syrie parlaient arabe, mais qu'elles se servaient
pour la plupart de l'alphabet syriaque , exactement comme de
nos jours. Il est vrai que le juif Samuel ben-Hofni, chef de
l'académie de Sora, au commencement du xi* siècle, voulant
engager les Jui& à cultiver avec soin la langue hébraïque, leur
présente comme un modèle à suivre l'exemple des Syriens,
« qui, ditF*il , n'ont pas abandonné leur langue et y persévèrent^, t)
♦
' Qaatraiière, Mém, tur lu NtdfoL p. i49.
'.ApadBo9gare,(rattoJ9ti/MrFfieiiiooi,p. 1089,1090, 109a, i09&ilf«iiène
et Doraiid, 7%«ta«nit iiofwf Amed, t III, p. 976; Basiia^, Th6$aunu nwimm.
•edbMffC L IV, p. ail, &3s-33.
' Mimk, fioiiee iwr AhouUoaUd Mêntmn Bn^Djmah, p. 167.
2&8 HISTOIRE DES LANGUES SÉMITIQUES.
Barhebrœus semble aussi parfois laisser croire que la langue
syriaque était parlée de son temps ^ Mais on peut supposer
que les passages dont il s'agit impliquent seulement Tusage
que les savants faisaient de l'ancienne langue, soit dans leurs
écrits, soit dans leurs relations les uns arec les autres.
Plusieurs voyageurs modernes , entre autres Niebuhr \ sou-r
tiennent que le syriaque s*est conservé jusqu'à nos jours comme
langue vulgaire dans quelques villages du mont Liban et dans
les environs dej Mossoul et de Mardin; mais presque tous ceux
qui l'ont affirmé ignoraient le syriaque, et il se peut que le
patois qu'on leur a donné pour un reste de cet idiome ne
fût que de l'arabe corrompu. Un prêtre de Damas, que j'ai
vu à Paris, m'a nommé le village de ^j^»^, à douze lieues de
Damas , comme un de ceux où se maintiendrait encore l'usage
du syriaque : déjà Brown ^ et Volney ^ avaient signalé le même
fait pour la même localité. Burckhardt, malgré l'attention
qu'il donna à la question qui nous occupe , ne put découvrir
rien de semblable; il trouva seulement quelques monastères
où le syriaque était parlé avec assez de facilité , à peu près
comme le latin devait l'être dans les couvents du moyen âge ^^
Ce n'est ni en Syrie, ni en Mésopotamie, c'est au delà du
Tigre, chez les Nestoriens des montagnes de Djulameric, aux
environs des lacs de Van et d'Ourmia, que s'est conservé l'usage
vulgaire du syriaque ^ ; encore la langue s'y est-elle altérée à c&
^ HiêL Dffn» p. 16; Gtamm. fyr. nuUro ^hrœmeo (e<L Berllieau)., ppooenu
* Deicr^tùm de V Arabie, p. 81. On peut voir les atitorités recaeiliies par
Hofimann, Gramm. «yr«Proi. p. 3&, sqq.; M. Quatremère, Menu eur lu Nabai.
p. 1&8 etfluiv.; Balbi, AtloB ethnogr. 3' tabi.
^ Trooeb m Africaf Eg^t and Syria, p. &o5-&o6.
* Voyagee en Syrie, 1. 1, p. 387, 4* édiL
* Travelt m Syria and the hohf Land (London, i8aa), p. 99.
* Gonf. Rcodiger dai» la Zeiieehr^fir die Kunde dm Mergmdandee, i. H»
LIVRE III, CHAPITRE III. 3&9
point que les livres litur^qu'es écrits dans le dialecte anctea
oe sont plus compris des fidèles ni même souvent des prêtres.
Les missionnaires américains, établis à Ourmia, ont essayé de
rendre à ce patois quelque régularité en le réformant sur le
modèle du syriaque pur, à peu près comme les Grecs modernes
ont dierché à ennoblir leur langue en la ramenant au modèle
de la langue classique. On a donné le nom de né(h-syriaque à
ridiome ainsi amendé et fixé par la typographie. Un des résul-
tats les plus curieux de Texpérience philologique tentée par les
missionnaires, fut la facilité avec laquelle les Nestoriens for-
més à leur école apprirent l'hébreu : tant il est vrai que , même
dans leurs rameaux les plus écartés, les langues sémitiques
conservent toujours le sceau immuable de leur unité.
S m.
La langue syriaque nous apparaît, ^ans son.ensemble, comme
une langue plate, claijre, prolixe, sans harmonie, chargée de
mots étrangers. Elle na point cette simplicité, cette tendance-
à représenter toute chose par le côté sensible, qui font, en
général, le charme des langues sémitiques. Les relations des
idées, si parfaitement exprimées en hébreu par un petit nom-
bre de flexions, s'expliquent longuement et lourdement en
syriaque par l'emploi des particules et des périphrases. Les
racines, qui en hébreu sont, pour ainsi dire, à fleur de terre,
sont ici presque oblitérées ; la dérivation , si régulière en hébreu
et en arabe, n'est ici qu'un procédé incertain. On dirait par-
fois un de ces idiomes qui , comme les langues néo-latines , ont
perdu le sentiment de leur origine, et où chaque mot figure
pour son propre compte, indépendamment de la racine d'où
Hefti eld;in,Hefts;2^ttoeAf^<i0rI>.M. G«Mti«eika^,t.IV,p. ii3;t.VIl,
p. 573-573; t. VIII, p. 6ot»8&7-8&8;G. BîUec, Erdhunde , t. IX, p. 681 etsiiiv.
250 HISTOIRE DES LANGUES SEMITIQUES.
il est 8orti« Quand on «st habitué aux belles fonnes de l'hébreu ,
formes si parfaitement adaptées à ce qu'il s'agit d'exprimer que
la pensée hébraïque traduite en une autre langue n'est plus
elle-même 9 le syriaque fait l'effet de oe latin barbare par le-
quel les modernes cherchent à rendre des idées tout à fait étran-
gères à l'ancienne latinité. L'homme de goût voit avec regret
une langue d'enfants chargée de mots pédantesques et assujettie
à une discipline qui n'était pas faite pour elle. Par sa merveil-
leuse flexibilité 9 l'arabe est parvenu à tout dire, et à tout dire
excellemment; mais le syriaque, renfermé dans une grammaire
bien moins riche, presque dénué de syntaxe, ne s'est élevé
aux discussions intellectuelles que péniblement et par des em-
prunts contraires à son génie. Quoi de plus choquant, par
exemple, que d'y trouver une foule de particules tirées da
grec : W>^==7^p; \^\=^^^\ ^=^/; ^=: |u^; yci^bâo
= ^3iXov\ uuoirf^âo = (làtki^a^ ; tandis que la particule
est d'ordinaire l'élément du discours qui passe le moins d'une
langue à l'autre et tient le plus profondément au génie de
chaque idiome?
L'Aramée, confinant de tous les cdtés à la race indo^uro-
péenn^, semble avoir eu pour mission d'en accepter et d'en
propager l'influence parmi les Sémites et d'inaugurer au sein
de la race sémitique la cidture rationnelle , à laquelle il est
douteux que cette race fût arrivée d'elle-même. La Ghaldée,
d'une part , subit très-profondément l'action religieuse et phi-
losophique de la Perse et de l'Inde^. La Syrie, d'autre part,
adopta le corps complet de l'encyclopédie hellénique. Malgré
1 Le même emprimt a en liea ea copie. Voir les réflexions de M. Bimsen
sur ce sujet, Ouûmeê, II, p. SS-Sg.
s L^inflaeaœ indieime ne saurait élre méconnae dans fes doctrines de Barde-
saae, dans ie manicfaéisme et les différentes sectes ipû pullulèrent en Ghaldée et
LIVRE m, CHAPITRE III. S51
ce« paissants secours, rAramëe, il faut Tavouer, n'arriva point
à des résultats bien décisifs» et si elle mérite une place dans
lliistoire , c'est uniquement comme ayant transmis le fhunb^u
des études grecques aux Arabj» » et contribué ainsi à fonder
des écoles qui ont joué un rôle si important dans les révolu-
tions intellectuelle de l'humanité. Quand on compare, en ef-
fet, la culture arabe k la culture hébraïque, à côté de grandes
analogies, on trouve, dans la plus moderne de ces deux civi-
lisations, qudques éléments qui manquent entièrement à la
plus ancienne : des habitudes de dialectique et de discussion,
un développement de science et de philosophie, un vaste sys-
tème de graipmaire. Or, dans toutes ces voies nouvdles, les
Arabes furent précédés par les Syriens , qui , de leur côté , eurent
presque toqours les Grecs pour initiateurs. En ce sens, il est
en Pêne aux premien aièdes de notre ère. Les oaYrages de wmt Éf^ireiii en
eftenl des preuves noahreuses ( Attemeni, >BAL mmd. I , p. 1 1 8 et suiv.). Qaoi-
qpe le beaddhisme D^ait pas fiiit à Tooest .de Tlndus les conquêtes merveSienses
«pi^îl fit aa Dord et â Test, il est certain qu^il dirigea en ce sens plusiears
tentathres (cf. Benfey, dans YEncyek d^Ersch et Gruber, art Indien, p. 71).
On troure un fàiodmlÊ ou visiteur syrien, du nom de Bud, qui , vers Tan $70 ,
wy^^ea dans flnde, traduisit d^mdien ( JuP^OI ^M ) en syriaque le livre de
Galila et Dimna , et composa un MtUêhquium, c*e8t4-dire probablement un recueil
de contes imités de ceux dellnde. {Ajs6em. Bibl. or»mtIII, i** part p. 919-930;
coof. Reînaud, Mém, tur rinde, p. s 35.) Saint Epbrem présente toujours le ma-
akbéiBBe comme une doctrine d'origine indienne. (Aasem. 1 1, p. 199.) Buddat
6gare tant^ comme mettre, tantôt comme diBci|4e de Mânes, et Scythianos (ÇA-
kya?) , le propagateur du manichéisme en Ocddent, voyage dans Tlnde. D n^est
pas impoanble que YEvangîk de Mimée ou Évangik eekm eaint Tkanuu, ne fût
qnelqae soulra bouddhique, le nom de Gotama étant devenu ttarà 0»futv. (Gonf.
Pétri Sîculi HieL Mamck. p. 16, 99 , etc. edid. Giesder.) Je pense que plusieurB
sectes gnostiques, surtout les FértOm (oeox qui dépoeeeni le diangement et la
oomiption,V. PhUeeofkumêna, p. i3i, édit Miller), se rattachaient de très-près
au bouddhisme. Q. I. J. ^cjmidt, Uém die Vermondtedutft der gnoetieek-theosoph,
Lekren mit dem Buddhaiemue (Leipog, 1898).
S52 HISTOIRE DES LANGUES SÉMITIQUES.
vrai dédire que la conscience réfléchie chez les Sémites trouva
en Grèce la cause indirecte et éloignée de son apparition.
Pour ne parler ici que de la grammaire, on ne voit pas
qu avant la fondation de l'école d'Édesse il ait existé aucun
travail de grammaire sémitique. Les premiers essais en ce
genre furent le fruit de la culture hellénique, qui commença
à se répandre en Syrie , au v* siècle , avec le nestorianîsme.
Quelques grammairiens syriens du vi"" siècle nous sont connus
de nom ^ Mais leurs travaux ont été effacés par ceux de Jacques
d'Edesse (deGSoàyoo)^. Or, Jacques d'Edesse, dont la vie
se passa à relever en Syrie les études grecques et à traduire
des ouvrages de philosophie aristotélique , porta naturellement
dans ce travail ses habitudes d'esprit. Toute la grammaire
syriaque est calquée sur celle des Grecs ; tous les termes tech-
niques sont transcrits du grec ou formés d'après l'analogie
des termes grecs '.
Jacques d'Edesse nous apparaît ainsi comme le premier ré-
gulateur de la langue syriaque. Ce fui par lui que le dialecte
idessien arriva à ce degré de perfection grammaticale qui en fit
pour la Syrie ce que le dialecte attique était pour la Grèce.
Ses différents écrits de grammaire nous le montrent comme
un puriste, une sorte de Vaugelas, occupé à instruire le pro-
cès des mots et à déterminer ceux qui devaient être maintenus
ou rejetés. Enfin ce fut entre ses mains que le système des
voyelles syriaques, consistant en points diversement groupés
au-dessus et au-dessous de la ligne, prit un certain degré de
régularité et de précision^. Peut-être l'invasion musulmane,
> hssaaam,B{bl.orienL t III, i'*part. p. 956; cf. tbii. iga-igdetLiI, &07.
' AsBem. BtbL orient I, h'jh»
' Gonf. Hoffmaon, Grmnm. «yr. Prol. p. 97 et suiv.
« Assem. Bibl orient I, A76, 678; U, 336-337*
LIVRE III, CHAPITRE IIL 253
qui menaçait dëjà de fiaire dominer Farabe sur le syriaque,
contribuarV-eile à engager Jacques d'Édesse dans cette voie de
travail artificiel » qui ne commence guère pour les langues que
quand leur existence extérieure est déjà compromise.
Quoiqu'il en soit, depuis Jacques d*Edesse jusqu'à nos jours,
la série des grammairiens syriaques n'est plus interrompue \
Elie de Nisibe , au xi* siècle \ surpassa tous ses prédécesseurs ,
mais fut à son tour surpassé , au commencement du xiii* siècle ,
par Jean Barzugbi ', que l'on regarde comme l'auteur de la
première grammaire complète de la langue syriaque. Barhe-
bneus, enfin, porta la théorie de cette langue au plus haut
dçgré de perfection qu'elle pût atteindre entre les mains des
indigènes. Mais il faut observer qu'en grammaire, comme en
philosophie, les Syriens ne s'élevèrent au-dessus de la médio-
crité que sous l'influence des Arabes, devenus leurs maîtres
après avoir été leurs disciples; en sorte que leur grammaire,
imitée d'abord de celle des Grecs, est, chez les derniers écri-
vains que nous venons de nommer, modelée sur celle des
Arabes.
S IV.
La langue syriaque, bien que remarquable par son homo-
généité, présentait néanmoins, dans sa forme vulgaire, quel-
ques différences locales. La trace de ces variétés, qui tenaient
surtout à la prononciation des voyelles , est difficile à saisir
dans le style écrit; elle ne se retrouve guère que chez les g^os-
sateurs Bar-Ali et Bar-Bahlul ^, qui, cherchant à imiter les lexi-
' Hoffinann, op. cU, p. 99 etsuiv.
* Aflsem. B3>1. wienL t III, 1" part p. «65, 967.
* Ibid. LU, 655; L ID, i** part. p. 3o7-3o8.
^ Voir sur ce sujet la saTante dissertation de M. tarsow, Tk Halêekrum Un-
gttm tfnaem rtiiquut (Berlin, tSAi).
su HISTOIRE DES LANGUES SÉMITIQUES.
cographes grecs et en particulier Hésychins , se bornent presque
à citer des expressions dialectiques. En classant les particulari-
tés obtenues par le dépouillement de ces deux auteurs, M«. Lar-
sow est arrivé à reconnaître l'existence de trois dialectes prin-
cipaux : dialecte anmikn^ c'est-à-dire nabatéen ou chaldéen
( JLm9 j JLùfe^) ; didecte jinmricia/ ou rustique (JL^l) JUil^);
dialecte Au hauU foy* ou des montagnes, probablement du
Dailem (^^flibkf JLii^) ; sans parier de variétés particulières
aux villes d'Edesse, de Mossoul, d'Antioche, et à la province
de Beth-Garmai.
Barhebrœus, dans son Hiâtoine de» Dyna$àe» et dans les SeoUe»
de sa grammaire métrique ^, classe un peu différemment les dia-
lectes syriaques; il en reconnaît trois: i* le dialecte armhiek
(i(Mlt)^l)3, le plus élégant de tous, parié par les habitante
d'Édesse , de Harran et de la Mésopotamie ; â* le dialecte pa-
le»Unien (iuJw(kwAÂJl), parié dans la Syrie proprement dite, à
Damas, dans le Liban; S'^le dialecte chaldéo-nabatien (SjjHùJ6
i^kkfljJt), le plus corrompu, parlé dans les régions monta-
gneuses de l'Assyrie et dans les bourgs de l'Irak.
Cette divergence n'a rien qui doive surprendre ; il est évi-
dent qu'au milieu des nombreux patois locaux de l'Aramée, il
n'y avait que deux variétés bien caractérisées : je veux dire le
syriaque occidental , ou syriaque proprement dit , et le syriaque
oriental, ou chaldéen. Barhebraeus, dans le texte de sa gram-
maire métrique ^, ne distingue que ces deux disdectes : d'une
' Hiêt dyn, p. 16-17 (édiL Pococke); Âssem. BikL orimU, I, ^76; BeHheau,
ad Barhebnei GrammaL «yr. métro epkrœmêo, p. Qir^QS.
* Cette dénomination est en oontradicâen avec ceBe de \éù09\ , p>r kiqaeUe
Bar-Bahlul et Bar-Ali déûgnent ie chaldém. Mais il faut se rappeler que le nom
de jLiM9| désignait aussi les Harraniens.
' Gramm. 9yr. métro epkrœmêo, p. 3-fi (é£t Berikeau).
LIVRE III, CHAPITRE III. 355
part, «le syriaque proprement dit, ou dialecte d'Edeasea :
JLei9p} JL^9QA POif JLiUo ^ jiS.in%>; de l'autre , le
dialecte « des Orientaux , descendants antiques des Chaldëens » :
JL^^ISâf jLId^Jd jLid JIIiémJ^v» ^} }oH^L On peut
dire que les dialectes araméens , le mendaîte excepté , ne dif-
fèrent réellement entre eux que par la prononciation. La
particularité la plus essentielle du syriaque proprement dit,
l'emploi du nouit comme préformante de la troisième personne
du futur, est de peu de conséquence , et ne se rattache à au-
cune analogie vraiment étendue. Les différences dans le sys-
tème des voyelles sont encore moins importantes : elles tiennent
à certaines habitudes d'organe et à la diversité des moyens
employés pour la notation des sons vocaux. En somime, le
chaldéen et le syriaque ne s'éloignent pas plus l'un de l'autre
que le dorien de l'éolien, et Michaêlis a pu dire, sans trop
d'exagération, que les chapitres chaldéens du livre de Daniel
paraîtraient écrits en syriaque, s'ils étaient lus par un juif
allemand ou polonais qui prononcerait le kametz comme o et
le cholem comme au ^
Les Orientaux ont jugé assez diversement du mérite relatif
et du degré de culture des différents dialectes syriaques. L'au-
teur du Kitâb el-Fihrisi, s'appuyant de l'autorité de Théodore
le commentateur', regarde le nabatéen comme le plus élégant
des dialectes syriaques (^\*^i (^UJti ^t)'. On a vu, d'un
autre côté, que Barhebraeus accorde la première place ait dia-
lecte édessien, et traite avec mépris le chaldéen ou nabatéen.
> Cl Hapfeld, SUmImm and KriOsÊm, HI, p. 991 ; Wîchdhâin, Dt N. T. vm.
jyr. màiqua^ p. 3&-37 ; 'Wîoer, Gramm, dm ML und tmrg. Çkaldmmmêf p. 8-9.
* L'anteur aiiin déôgné pir les Sjrieiis est Théodore de Mopraeste. (Aasem.
BM. onmu, III, i"* pul. p. 3o.) ,
* Ils. arabe, anc fonds; 876, f. i3 t.-i&. Hadji Khalfa, en copiant ce pas-
sage, a In ^Li^mJI ^ ^1 « ««plus élégant qne le 8yriaqne.n
356 HISTOIRE DES LANGUES SÉMITIQUES.
Cette ceataradictioo nous oblige d'admettre que , dans les pa^
sages précités, il est tantdt question du langage littéraire,
tantôt du langage rustique de la Ghaldée. Peut-être même,
sous le nom de nabatéen, a-t-on voulu désigner le dialecte
corrompu des Mendaïtes; en effet, le Kitâb eUFArUt, après
le passage que nous venons de rappeler, ajoute que le nar
batéen que Ton parle dans les villages n'est qu'un syriaque
sans élégance , tandis que la langue des livres est identique à
celle de la Syrie et de Harran^. Hadji Kbalfa, en reproduisant
l'assortion du Kitâb el-Fihrist, semble attribuer la corruption
des patois de . l'Irak à l'influence du persan ^. Quant à l'opi-
nion de Barhebraeus sur l'infériorité du chaldéen, elle n'est
pas exempte de partialité. A l'en croire , les Syriens orientaux
auraient altéré la prononciation ancienne, laquelle était, sui-
vant lui, conforme à celle des Syriens occidentaux^. Or, les
plus fortes preuves établissent, au contraire, la priorité de la
vocalisation des Ghaldéens. Cette vocsdisation est bien plus
conforme à celle du chaldéen biblique et aux transcriptions
anciennes de mots syriens qui nous ont été conservées, soit
par les écrivains du Nouveau Testament , soit par les auteurs
grecs ^. Barhebraeus cite, il est vrai, plusieurs particularités
de l'orthographe chaldéenne qui accusent une tendance à mo-
deler l'orthographe sur la prononciation vulgaire^. Mais ce
* Ib. dté. fol. lA : viU^ j-^ c^yJt «>l *^ fSSji <jôJt JuJi UU
(jtTsM ^,}y^ J^t (^LJb ^âIÎ j^j «>tyi^fj Cf. Larsow, Jk diaket, Hagum
nfr, nUquiii, p. i3; Qoàtremère, Mém. êw ki Nabot, p. 96.
' Lexicon hibUograph. I, p. 70-71 (edid. Flu^l).
' Grtanm, tyr. métro ephrœfnso, proœm.; Assem. BAL orimt. U, p. A07.
^ Âflflem. Ibid, t. III , sk* part. p. ggglxxtiu et suiv.
* Gonf. Quatremère, Mém. tur ht NabaU p. 166 et siii?.
LIVRE III, CHAPITRE III. 257
ne sont là <pie des .fautes populaires, dont on ne retrouve pas
la trace dans les manuscrits qui nous viennent des Syriens
orientaux. .
Tout nous invite, par conséquent, à voir dans la prononcia-
tion lourde et grasse {^tgXojvalofâos) des Syriens occidentaux une
altération provinciale. Lliabitude de ne pas tenir compte de la
réduplication des lettres , la suppression des pronoms suffixes
dans la lecture , tandis qu'il est de toute . évidence que ces
pronoms ont dû anciennement être prononcés, sont autant de
caractères d'une langue usée, qui se retrouvent également
dans le mendaîte. Quant à la prononciation de la comme o,
elle semble avoir toujours été un trait spécial des patois de
la Phénicie et du Liban. C'était celle des Galiléens : NaCâipoiof
= NaÇapoui»; Tdt&àpa = Tdiapa, ÈT^t = ^n^K etc. C'était
aussi celle des Phéniciens (v. ci-dessus, p. i8si) et des Syriens
voisins de la Palestine, dès une assez haute antiquité : SeX^fi
=: «slSia. donné par Méléagre de Gadare comme l'équivalent
de xaupe^. Le syriaque ayant d'abord été enseigné en Europe
par les Maronites, on s'est habitué à envisager les particulari-
tés de leur prononciation ^ comme des faits essentiels de l'idiome
de la Syrie en général.
La distinction du syriaque occidental et du syriaque orien-
tal ou chaldéen , qui domine toute l'histoire de la langue ara-
méenne, bien qu'à vrai dire cette distinction repose sur des
faits grammaticaux de peuM'importance, dure encore de nos
jours. Le premier de ces deux dialectes s'est conservé à l'état
de langue liturgique chez les Maronites et les Jacobites; le
second , chez les Nestoriens , aux environs de Diarbékir et dans
* Voy. à-dessus, p. iS5.
* Gonf. WichelhauB, De N. T. tert, wyr, <m(. p. 67, Ag.
1. 17
258 HISTOIRE DES LANGUES SÉMITIQUES.
le Kurdistan ^ Les derniers rensoignemeiits venus de TOrient
nous apprenn^it que la connaissance du syriaque orientid se
perd de jour en jour, et que les prêtres chaldéens ne com-
prennent plus leurs lirres d'offices ^. Les Maronites et les Ja-
cobites laissent également l'arabe envahir le domaine de leur
langue sacrée ; les Melchites , qui suivent le rit grec , ont en-
tièrement abandonné le syriaque, et se sont fait une litui^e
mêlée de grec et d'arabe '.
Telle est, dans son ensemble, l'histoire des langues ara-
mé^mes. Ce qui frappe au premier coap d'œil dans ce groupe
de langues , c'est son immobilité. En comparant le chaldéen des
fragments d'Esdras , qui nous représentent l'araméen du v* siècle
avant l'ère chrétienne, au syriaque qui s'écrit encore de nos
jours , à peine découvre-t-on , entre des textes composés à de
si longs intervalles , quelques différences essentielles. Une lé-
gère tendance à l'analyse , l'emploi plus fréquent des préposi-
tions , un système plus riche de particules , un grand nombre
de mots grecs introduits dans la langue, tels sont les seuls
points sur lesquels des innovations se fassent remarquer. On
peut dire que la langue araméenne , entre les deux limites que
nous venons d'indiquer, ne diffère pas plus d'elle-même que
la langue d'Ennius ne diffère de la langue de Gicéron. Même
ressemblance entre les dialectes locaux^. On trouverait peu
' Le nom de ChaldémB, appli<{ué à cetle^chréiienté, n^a qu'une valeur ecdé-
siasiique et ne date que de Tépoque où une fraction des Nestoriens du Diarbéldr
se réunit à TÉglise romaine. (Gonf. G. Ritter, Erdkundêf IX, p. 680-681.)
* Lettre de M. Oppert, dana la Zeiiickr^ der êenÊuhtiii moiyan/tfiwfc'n'ifa
(;«M<Zt«Jk4^, t VII ( i853), p. /107.
' Assem. Btbl. orienL t III , 9* part. p. ccclxxtii et suiv.
^ Il n^est pas question ici des idiomes qui, comme le talmudique et le men-
daïte, ont subi des influences particulières, et se sont ainsi écartés du type gé-
néral de la famille à laquelle ils appartiennent.
LIVRE III, CHAPITRE HL 359
d'exemples d'une homogénéité comparable à celle qui , depuis
les temps antiques jusqu'à rinvasion musulmane, earactérise
les langues parlées dans le pays compris eaite le Tigre et la côte
orientale de la Méditerranée. La révolution que l'arabe a réa-
lisée pour le monde sémitique , en absorbant les dialectes par-
ticuliers et s'imposant comme langue savante à tous les peuples
qui tombèrent dans sa sphère d'activité , Taraméen Tavait pré-
parée, mais sur une échelle beaucoup moins vaste. Il repré-
senta à son heure en Orient l'esprit sémitique. C'est à ce nouveau
point de vue qu'il convient maintenant de nous placer. Le
rayonnement des langues sémitiques en Orient s'étant opéré
presque uniquement par l'araméen , nous en tirerons l'occa-
sion de traiter ici en général du rôle extérieur des langues
sémitiques, des influences qu'eliies ont exercées et de celles
qu'ettes ont subies , depuis le vi* siècle avant l'ère chrétienïié
josqu'è l'apparition de l'islam.
17.
360 HISTOIRE DES LANGUES SÉMITIQUES.
CHAPITRE IV.
DES INFLUENCES EXT^BIEUBES
EXERCEES ET SOBIES PAR LES LANGUES SEMITIQUES
DURANT LA PERIODE ARAM^ENNE.
SI.
On ae peut dire que Taction extérieure des Sémites ait été
en progrès durant la période que nous venons de parcourir.
Le rôle colonisateur de la Phénicie finit au ix^ siècle avant
notre ère ^ et dès le vi* siècle, l'importance commerciale et ci-
vilisatrice de ce pays a passé tout entière à la Grèce. Seuls , les
Carthaginois et les Juifs représentent encore la race sémitique
hors des limites naturelles du sémitisme et sur presque tous
les points de l'ancien monde.
Bien qu'on manque de documents précis sur les Israélites
qui ne profitèrent pas des édits de Gyrus et restèrent dans le
haut Orient ^, on ne peut douter que ces exilés ne s y soient
réunis en groupes importants , et qu'ils n'aient longtemps con-
tinué d'y cultiver la langue sainte : le livre de Tobie est le
plus curieux monument de cette littérature juive des provinces
de la Médie et de la Perse. L'Egypte , l'Arabie , TAbyssinie ,
' Moven, Die Pftom. t. H, a* part ch. m.
* Les chimères <{ui, i diverses époques, ont été imaginées sur le sort des dix
tribus et leurs établissements au Tibet, en Chine, en Amérique (I), ne méritent
pas d^étre discutées. (Voy. Ewald, Guck. dê$ V. îmr. t III, a* part. p. 99 et suiv.)
LIVRE III, CHAPITRE IV. 261
TAsie centnde , la Chine même ^, virent également fleurir des
commonautés juives assez nombreuses , et quelquefois pres-
que indépendantes. Enfin ^ vers l'époque de Tère chrétienne,
les Juifs couvrent le monde entier et y exercent Tinfluence la
plus décisive ^. Il ne paraît pas que les branches de l'émigra-
tion juive qui se dirigèrent vers l'Occident aient longtemps
gardé l'habitude du dialecte sémitique que parlaient leurs
frères de Palestine et d'Orient : on doit croire cependant que
les nombreux Syriens qui inondaient l'empire, et qui furent
les plus ardents propagateurs du christianisme en Grèce et en
Italie, conservaient parfois quelque souvenir du syriaque'. Par
la gnose , d'ailleurs , et* par la liturgie chrétienne^ mais surtout
par les versions de la Bible, l'hébreu arriva à exercer une
action sérieuse sur les langues de notre Occident. Il serait in-
téressant de rechercher les tours et les expressions d'origine
hébraïque ^ qui sont entrés , par ces versions et en particulier
par celle de saint Jérôme , dans la moyenne ou la basse lati-
nité, et, par suite, dans les langues modernes^.
> Voy. de Sacy, Naticu et ExtrmU, t IV, p. 699 , et Mém. de VAeaâ, de$ Inê-
aipi, et BeUeê-LeUree , t XLVIU , p. SgA et suiv. ; de Guignes , Und. p. 763 et suiv.;
Volney, Uhébreu nmpl^, p- 169 ; Ign. Kcegler, Yenmkeiner GeeekidUe der Judm
m Sma, Hdie, 1806. Sur rinscription hébréo-chiDoise de Khaï-fong-fou , publiée
à SÏÈm^im en i85i , voy. Joum, of ihe ammemi OnenUd SoeieUf, vol. lY, p. àkh-
445 (New-York, i85A).
* Les témoignages aliondent En est-il de pins frappant que celui du plaidoyer
/W Flaeeo (c. xxviii), ou Gicéron parie avec mystère du pouvoir occulte des
Juifii, et présente comme un acte de grand courage d^avoir osé s^opposer à leurs
prétentions? Sur Texistence presque indépendante de certaines synagogues juives ,
voy. rinscription de Gyrène, dans Bosckh, Corpuê, n® 536i; cf. n" 91 14 5, dans
les Addenda du t IL
* Jampridem Syras in Tîberim deBuxit Orontes
Et Unguam et moras vezit
(JoTco. &r. m, ▼. 6t.)
* Ainsi géner^ de gehemie (gènes, instrument de torture), abbé^ de abba, etc.
* Gonf. du Gange, Glou. med, et vf, latin. Prœf. S xxv. Les UUre» ehaidéennee
963 HISTOIRE DES LANGUES SÉMITIQUES.
Lft langue araméenne, d'un autre cMé, acquit en P^nse,
durant l'^oque qae nous Tenons de parcourir y une ÎH^Msrtaiice
qu elle n^y avait jamais eue jusque-là. Du mélange des deux
races sur les bords du Tigre naquit le p^vi, qui devînt la
langue officielle de la Perse , lorsque les événements eurent
transporté dans les provinces occidentales le centre de rem-
pûre^. On sait qu'à une grammaire purement iranienne» le
pehlvi joint un dictionnaire en grande partie sémitique. Il est
même remarquable que les mots sémitiques qui s y trouvent
sont des plus essentiels, tels que ciel, eauj viBje, waimn, pire,
mère, eteur, main, etc. Presque tous ces mots se présentent en
pehlvi sous une forme araméenne, souvent méitae avec les
particularités des dialectes populaires de l'Irak : on remarque,
par exemple, que, dans les mots ainsi empruntés, toutes les
gutturales se confondent en K : mdnS pour mrh ; mD» pour
mon , etc. , comme cela a lieu chez les Sabiens et quelque-
fois dans la langue du Talmud ^.
L'alphabet araméen arriva dans la haute Asie à un r&le
plus considérable encore. Cet alphabet, dès l'époque assy-
rienne, paraît avoir été le caractère cursif de tout l'Orient'.
Sous les Achéménides , il figure sur les monnaies des provinces
et les moto prétendus chaldéens, qui servaient diez les Grecs et les Romains â
des usages magiques, étaient d^ordinaire des signes ou des mots insignifiants,
comme les lettres grégeoiseê et arabiquu du moyen âge. Le prestige des noms
hébreux ou supposés tels, était un des moyens de séduction qu^employaient les
gnofitiques auprès des gens simples.
' Ifohl, Livre dst Roû, I, p. xiii-xiy.
* Mémoire de M. MûBer sur le peUvi dans le Journal (uiat, avril 1889, p. 397
et suiv.; Zeiisehr^Jur die Kunde dee MorgetUandee , L III, p. 91 et suiv.; t. lY,
p. s86; Zeitechr^ der deuttchen morgenL Geeellechi^, t. VII, p. 3 1 5, note;
W. Jones, dans les Asiatie Beeêorekee de la société de Calcutta, t. Il, p. 53.
' Lasse», dans la 2»tsdU^>iM^ die Kmde dee iÊargmdimdm, t. VI(i8&5),
p. 56».
LIVRE III, CHAPITRE IV. 363
les plus reculées de l'empire ^ Les alphabets zend, pehlvi,
arien 9 bactrien, paraissent aussi d'origine S43mitique^. On pent
affirmer que toute l'Asie , jusqu'au Pendjab , a reçu l'alphabet
cursif de l'Aramée, comme toute l'Europe, jusqu'au fond de
l'Occident, l'a reçu de la Phënicie; c'est-4-dire que, d'un bout
du monde à l'autre, l'écriture alphabétique a été un bienfait
des Sémites.
L'action de l'Aramée sur la Perse s'exerça , du reste , d'une
manière fort inégale, selon les époques. Sous la dynastie
achéménide , qui représente une des périodes les plus indépen-
dantes de l'écrit iranien, l'influence sémitique fut assez faible;
mais, durant le court intervalle de la domination grecque
et sous les Arsacides , les influences grecques et araméennes
devinrent très-«nvahissantes ' ; les princes arsacides prenaient,
comme un titre, le nom de OiXAXvvss, et se servaient, en
général, du grec , quelquefois du syriaque^, sur leurs médailles
et leurs monuments. Sous les premiers Sassanides , les mêmes
relations se continuèrent^. Les mots araméens sont très-nom-
breux dans les légendes pehlvies des monnaies de ces princes
(par exemple, kdVd ]HobDz=irex regum); les noms de nombre
* GeMniiifl, Minmm, pkœn. p. 7&; de Luynes, Eêtai nir la mmitmatiftie di$
StUrtipû» et delà Phéùdef ê<m» l» roU Achénénides (Paris, 18&6).
* Lassen , 2. e. et Zur Getchickte der griech. und mdothiftkiiehen KcmigB m Bak-
ferim, JKiiM und Indien (Bonn, i838), p. 89, 167, i63, 166, etc.; Spiegel,
Àvnt», t. I, 9* ExcQTS; Raoul-Rochette, Journal du Sao. sept i835, p. 5^3;
GcBonDB, op, eà, p. 83-8A. Voy. cependant E. Bnrnonf, Cmnmtnt. but le Yaçna,
L I,introd. p. cl.
* De Sicy, Menu eut dioer$e$ antifuUét de la Pêne, p. &i et suiv.; Droysen,
Geeck. dm HdlememuM, t II, p. 789; Wenrich, De aucL grac. venûmSme et
eemm. eyr. artdt, etc. p. 59 et soiv.
^ De Loogpérier, Mim. eur la ehnmelogie et ^ieenographie dee roie parthee ar-
(Paris, i85&), p. 5-6.
* Quatremère, Mém. eur ke Nabot, p. i36 et sniv.; de Sacy, lee. cit
S6& HISTOIPR DES LANGUES SÉMITIQUES.
qu'on y lit sont presque tous syriaques ^ Au contraire, sous
les derniers Sassanides, à partir de Cobad (vers 5oo de J. G.)^
les mots araméens deviennent rares sur les monnaies. Ce fait
tient à une réaction très-vive de Tesprit national de la Perse,
qui eut lieu principalement sous le règne de Bahram V ( & s o-
&/(o), contre l'influence chrétienne, soutenue en Perse par
les Syriens. Le syriaque, en effet, était dès lors la l«igue
ecclésiastique des chrétiens persans, comme elle l'est encore
aujourd'hui. Bahram , cédant sans doute à la pression de l'es-
prit public et aux sollicitations des mages, persécuta violem-
ment le christianisme , proscrivit le syriaque , ordonna que le
parsi seul (c^»^) fût parlé à sa cour et enseigné dans les écoles.
Cette réaction, toutefois, ne fut pas décisive*; le magisme
n'était pas assez fort à cette époque pour résister aux influences
combinées de la Syrie et de l'empire grec , agissant dans le sens
du christianisme. Sous Firouz, les Nestoriens de Syrie firent
en Perse les plus grands progrès ; et sous Ghosroès, nous voyons
l'empire sassanide devenir le centre d'un vaste mouvement in-
tellectuel dirigé par des Grecs et des Syriens '. Une foule d'Ira-
niens venaient s'instruire à Edesse, ce qui fit donner à l'école
de cette ville le nom d'école des Perses ^. L'enseignement des
académies de Nisibe et de Gandisapor était grec pour le fond
et se donnait en syriaque. Le syriaque devint ainsi en Perse
'* Voy. de Longpérier, Eêioi êur kê nMuttn de$ rott pêne» de la dyneietie
nide (Paris, 18/10), et les mémoires de M. Mordtmann dans la ZeiUehrifï der
deutêdi. morgefd. GeêeUtch^, IV Band, 1 Hea(i85o) et VIII Band, 1 Heft
(185/1); de Sacy, ouvr» eUé, p. 166 et suiv.
* Ibn-Mokaffa compte le syriaqae parmi les langues qui étaient pariées à la
cour de Perse. Voy. Qiiatremère, Mém, eur kê NabaL p. 98.
' Pai recueilli les preuves de ce fait : Pe phUoe. perip, apud Syroe, S â.
^ Gonf. Âssem. BM. orient, t I, p. ao3, !i5if 606; i, II, p. Aos; t III,
i'* part p. 996, 376; Fabridus, Btbl med. et tnf. Ia(m. t. IV, p. ao&, note;
Wiseman, Horœ $yr. II* part. S v, oole.
LIVRE III, CHAPITRE IV. 365
une langue savttite, conjointement avec ie grec'. Qudqaes*-
unes des productions les plus remarquables de la littérature
des Syriens^ par exemple YlntrodiKtian à la logique de Paul
le Perse , dédiée à Ghosroès ^, les ouvrages philosophiques et
polémiques de Bud et d'Achudémeh ' , proviennent de cette
direction d'études. Un siècle après , la Perse tombait définitif
vement , par la conquête musulmane , sous la dépendance du
génie sémitique, d'où elle ne devait sortir que vers le xi* siècle,
par rétablissement de dynasties indigènes et la fondation d'une
nouvelle littérature , profondément empreinte , il est vrai , de
sémitisme, mais pleine de souvenirs nationaux et écrite dans
un idiome qui pouvait passer pour un écho assez fidèle de
l'ancienne langue de l'Iran.
Les influences ^i linguistique sont presque toujours réci-
proques. En même temps que le syriaque préludait en Perse
au r61e important que la langue arabe devait y jouer un peu
plus tard, il chargeait son vocabulaire de mots empruntés à'
l'idiome iranien. Ce fait se remarque déjà dans les plus an-*
ciens monuments qui nous restent de la langue araméenne,
les firagments d'Esdras. Il continua de se produire à tous les
Âges- de la langue syriaque et du chaldéen talmudique , mais
surtout à l'époque des Sassanides. Ainsi Jlâpu^» = persan |<vm
argent; jLcowLd = persan é^à^ grenier public; )euf =
persan ^^ démon, etc. Les noms de substances étrangères im-
portées par le commerce , qui durant l'âge hébraïque sont pres-
que tous indiens, sont maintenant persans.- Il est impossible
' Goof. Cramer, Da êtudUê quœ vetere$ ad aUarum geiUkan eontuiermt Unguoê
(Sundis, 18&&), p. 10 et suiv.
' De phihê, per^. apud. Sifrq», $ 3 , et Journal oêiat. avril i859.
' Aflsem. BibL orûnt. t III, i"* part p. 199 et suiv., 919 et suiv. L^hûto-
riographo persan dté par Moïse de Khorène (1. II, ch. lux-ux), porte le nom
syriaque de Banoutna,
366 HISTOIRE DES LANGUES SÉMITIQUES.
de déterminer à quelle époque les langues araméennes se sont
enrichies de ces dépouilles étrangères. La forme des mots four-
nit cependant, à cet égard, quelques indications. Ainsi plu-
sieurs mots terminés par un k en pehlvi et en kurde, le sont
par un h dans le persan moderne; or ces mots ont passé dans
le syriaque avec le son k : Ju09<Hd parkon = pehlvi ^^^H29 *
persan ^j^. — JLdlLj pique, arabe td>Aj = pehlvi ^©t, per-
san Byfi^. De même en talmudique : pno") voie publique = per-
san U^^
L'Arménie subit, encore bien plus profondément que la
Perse , l'influence de la Syrie durant les siècles qui s'écoulèrent
depuis la fondation du christianisme jusqu'à l'invasion musul-
mane. Là , comme en Perse , le syriaque représenta l'influence
chrétienne, et joua quelque temps le rôle de langue sacrée.
Les traductions arméniennes de la Bible et des principaux ou-
vrages ecclésiastiques furent d'abord composées sur le syria-
que ^. A partir de Mesrpb et de Moïse de Khorène , il est vrai , une
réaction assez vive se ^fait sentir contre les Syriens'; dès lors
la partie la plus éclairée de l'église d'Arménie se place sous le
patronage de Gonstantinople et abandonne les études syriaques
pour les études grecques. Néanmoins, Moïse de iOiorène re-
connait lui-même que l'origine de la culture arménienne doit
être cherchée en Syrie, qu'Edesse fut le centre et le point de
départ commun des deux églises, que les annales d'Arménie
* Mém. de M. Mûller sur le pehlvi, dans le Joumai. anoL avril iSSq, p. 996
et suiv.; ZeiUckr^fir die Kunde det Morgerdandet , L lY, p. a83-fl8&; Spiegel,
Avetta, t. 1 , 3* Excnrs , p. 979 ; P. Bcetticher^ Suppkmenêa lexiâ arammei (Berol.
t868).
' Gf. Wenrich, 1k auct, grœe. venwnihuê, etc. p. &9 et sniv.; Qnatremère,
Mém. êur bv Nabat. p. 189; Ghahan de Girbied, Reeh, curieuêes mr Fhiiî. ane.
de l'Aeie, p. 97a et suiv.
^ Moïse de Khorène, HieU d'Arm. 1. HI, c. lxiv.
LIVRE III, CHAPITRE IV. 367
forent émtes d'abord par des Syriens. Même dans les siècles
qui suivirent la réaction dont je viens de parier, Finfluence
syriaque, bien qae moins puissante, ne cessa pas entièrement
de s'exercer en Arménie ^. La consécjuence linguistique de ces
relations mutuelles fut l'introduction d'un certain nombre de
mots syriaques dans l'arménien , et aussi de quelques mots ar-
méniens dans le syriaque^.
L'esprit de prosélytisme des Nestoriens et les persécutions
qui les forcèrent à refluer vers la haute Asie propagèrent bien
jhâs loin encore l'influence de la langue syriaque , et la por-
tèrent en Tartarie, dans le Tibet, dans l'Inde et jusqu'en
Chine'. La navigation de l'Océan indien et la colonisation de
llnde furent, dès le^ temps des Ptolémées, la propriété des
Arabes et des Syriens ; un courant d'émigration , sans cesse re-
nouvelé, porta, depuis cette époque, les dialectes sémitiques
sur les côtes de l'Hindoustan : il en est résulté des patois gros-
siers \ dont le vrai caractère n'est pas bien connu , mais qui
semblent en général se rattacher à l'arabe. Aujourd'hui encore
il existe dans l'Inde une chrétienté, la même peut-être que
rit Cosmas Indicopleustès au vi* siècle ^, qui a conservé dans
la liturgie l'usage du syriaque ^.
Quant à l'établissement des Nestoriens syriens en Chine,
' Voir un passage de Samud d^Ani, se ra|^rtamt â Tan &90, que j^ai dté
diaprés une eomimimcatioa de M. Dokarier. (Joumud onolifw, nov.Hiéc i853,
p. &3o.)
* Yoy. Bœtticher, Swppl lex, orom. Cf. ZêUt^ir^ ékr deuttehên morgwL Ge-
MlM4^,tVU,p. 3s&.
-^ Aasanam, BM. onîml. t III , 9* part. chap. ix et x ; BecugU de voyagm et mé-
fiéUh par la SocM de géographie, L IV, p. s5 et suiv. ,
* Adelung, lHUkrid. I, &19 et sdv.; Bail», Atiag etknogr. 3* Ubl.
" MonUauoon, CoB. mena Painm grœe. Il, 178, 336.
* Qualremère, Mém, êur Ut NiAat, p. lâoi
268 HISTOIRE DES LANGUES SÉMITIQUES.
il ne saurait être désormais révoqué ea doute. M. Reinaud
a ie premier ûgnaié un passage du Kitàb el-Fîhrist, qui donne
sur ce point les détails les plus précis ^. Vers la fin du %iif
siècle, Barhebraeus nous parle encore d'un métropolitain de
la Chine ^; Guillaume de Rubruk^ et Marco Polo^ trouvent
une foule de Nestoriens en Mongolie et dans tout l'empire chi^
nois. Quelques faits curieux, recueillis par M. Quatremère,
ét^lissent que la langue syriaque était à cette époque une
sorte de langue savante en Tartarie ^. Enfin Klaproth et Abel
Rémusat ont supposé que l'alphabet ouïgour» dont les alpha-
bets mongol, kalmouk et mandschou sont dérivés, venait de
Yeêtrangkeh par l'intermédiaire des Nestoriens^. M. Reinaud
a montré que les Manichéens ou les Sabiens auraient autant
de droits que les Nestoriens à prétendre à cet honneur "^ ; mais,
dans cette dernière hypothèse , l'origine syriaque de l'alphabet
en question n'en serait pas moins certaine.
La célèbre inscription syro-chinoise de Si-'gan-fou serait,
sans contredit, le plus curieux témoignage des lointaines péré-
grinations exécutées par les Syriens, si des objections graves
' Géographie d^Ahcuyéda, Introd. p. gdi etsuiv. ; conf. Astemani, Le; Benau-
dot, AncietmeÊ relations des Indes et de la Chine, p. ss8 et aoiv.; de Guigoes,
dans les Màn.deVAcad. des Inscript, et BeUes-Lettres , t. XXX, p. 809; F. Nève,
Etablissement et destntction de la première chrétienté en Chine (Louvain, 18A6).
' Assemani, Bibl. or, t. II, p. 955, 957; t III, 9* part. p. dxxiu; M. de Saq
a décrit (Notices et extr, L XII, p. 977 et suiv.) une copie d*un manuscrit sy-
riaque de la Bible, en caractères estranghelo, trouvé en Chine.
^ Recueil de la Société de géographie, t. IV, p. 3oi et suiv.
^ Gfaap. cxLTi et cxlix de sa Belation, La forme syriaque du nom d^un de ces
Nestoriens, Marsarchis (Mar Sergius), est encore reconnaissable.
* Mém, sur les Nabat. p. lUU-iUb,
* Klaproth , Abhandkmg ûher die Spraehe und Schrift der Uiguren ( Paris, 1890);
Abel-Rémusat, Recherches sur les langues tartares, t. I, p. 99 etsuiv.
^ Géogr, d'Abou^eda, Introd. p. cgclxv.
LIVRE III, CHAPITRE IV. 269
ne rendaient assez douteuse Fauthenticité de ce document. Les
caractères syriaques qui se lisent sur les bords de la pierre
ressemblent, il est vrai, à Vestranghelo du tiii* siècle; mais il
est lûen difficile de rapporter au même temps les caractères
chinois de l'inscription, qui paraissent beaucoup plus mo-
dernes^* Ce qui augmente les incertitudes, c'est que, dans
l'édition chinoise de l'inscription^ qui fut imprimée en 16&&
par les soins des jésuites, et que possède la Bibliothèque
impériale (nouveau fonds chinois, n^ 3 67), il est dit que,
lorsqu'on découvrit l'inscription, elle parut écrite en anciens
caractères ichouan^^ d'une forme extraordinaire. Il résulte
d'une série de textes très-importants recueillis par M. Stanislas
Julien, et qu'il a bien voulu mettre à ma disposition : 1^ Que
ni les Annales de la dynastie des Thang, ni aucun ouvrage
chinois connu en Europe et antérieur à l'arrivée des mission-
naires, ne parle de l'inscription ni du décret qu'elle consacre :
or on sait quelle exactitude les Chinois portent dans leurs recueils
historiques* La première édition de la Géographie universelle
de la Chine, publiée en l'jlxk par l'ordre de l'empereur Khien-
long, mentionne (livre CXXXVlll, fol. 36-87) P^^^ ^® T^*~
rante inscriptions gravées sur pierre à Si-'gan-fou, sans citer
la nôtre. — a* Que les temples de Ta-thsin, qu'on dit avoir
existé à Si-'gan-fou et dans d'autres parties du Céleste Em-
pire, ne sont pas des temples chrétiens, mais des temples de
religions persanes, soit le manichéisme, soit le culte du feu.
* Tcik «t, da moins, Topimon de M. Nenmann, dans la Zgùiehr^ â&r
âtmUekm nwrgtidmd, G^êdhelufi, IV Band, p. 38 et suiv. (i85o).
* Les caiaetèses tehouan sont ceux qui ont socoédé à récritore idéographique.
La BiMioâièque impéride possède, dans le nouTean fonds ebinois (n* i63), le
texte des six litres canoniques, en caractères tehouan, fort différents de cenx de
Finscription.
S70 WSTOIRE DES LANGUES SÉMITIQUES.
Des textes nombreux et formels rétablissent ^ Le pays de 7a-
thsin est certainement la Perse , et c'est tout à (ait à tort que
quelques missionnaires ont voulu y voir l'empire romain ou
la Judée ^. — 3^ Aucune des descriptions anciennes du cou-
vent bouddhique où l'on dit que se trouva le monument , ne
le mentionne ; la première description qui en parie est celle
de la Géographie Impériide (livre GXXXIX, fel. aS, édit de
fjUliy, Par une rencontre bi2arre, ce couvent est le même
où le célèbre Hiouen-thsang fit ses traductions d'ouvrages boud*
dhiques, de 6 &5 à 6 6& : or, s'il fallait en croire l'inscription,
ce serait précisément à la même époque que les chrétiens se
seraient établis à Si-'gan-fou en nombre prodigieux. Gomment
donc Hiouen-thsang, qui voyagea pendant dix-«ept ans pour
étudier les religions de l'Occident, et dont les opinions nous
sont connues dans le plus grand détail, grftce h la traduc-
tion de sa biographie, donnée par M. Julien, a-tnd ignoré
* G*eBt ce qui rémiUe en ptfticoiier du texte de TEDcydopédie bouddhique Fê-
tMm-foiy-4Et (tiv. XXXIX , fol. 1 8 ) , publiée seul la dynastie des Song ( entre i sG5
et 1978), par Song-tehi^fan. Gel auteur, i^rès avoir raconté qu^on établit des
temples du feu, appelés Ta-thiinr-Êêe ou temples de Ta-tkiin, en faveur des secta-
teurs de Sim-4oiMi (Zoroastre), dit, en note, que le royaume de Ta4k9m était
la Perse (en chinois Pthiêê).
' Voir surtout la description du royaume de Ta-thsin , dans le Tektm^imAdii
(Histoire des peuples barbares y, publiée par Tchathjmhhmo , qui vivait sous les
Song, entre les années 960 et 1978. (Nouveau fonds chinois de la Bfl)l. impér.
n* 696, ton. VL) Une chose curieuse et digne de remarque, qui a éduqppé à la
sagacité des missionnaires, c^est que les renseignements qu^ib donnent sur le
royaume de Ta^thiin, dans leur édition chinoise de Tinscription de S^'gtm/oii,
se rapportent précisément à la Perse, et qu^il serait impossible dVn faire Tap-
plication à la Judée.
' Voir G. Pauthier, Qmemodmmê, p. 107-108. M. Paulhier^ocorde trap d*im-
portanoe à ce passage, qui peut n^étre qn^un éeho des livres des nuflsiottBaires,
ekqui, d^aillenrs, prouverait tout au plus la réàUtéy mm non VattAettêieité dn
monument.
LIVRE III, CHAPITRE IV. S71
jusqu'à rexîstence du christianisme? — h^ G*est sur la foi
des Jésuites que plusieurs auteurs chinois du xvni* et du
m* aède ont admis Tanthenticité de Tinscription , et expliqué
le nom de Toràmn par Jau-ie^a (Juiœa). Ainsi on la voit fi-<
gurer afee de longs commentaires dans un recueil moderne ,
intitulé KinrchirWWr^pien (livre GII, fol. i et suiv.). Cette don-
née , comme tant d'autres , aura passé des livres publiés par
les missionnaires, dans les compilations chinoises. Un passage
du dernier volume de la Géographie Impériale nous apprend
expressément que cette identification du pajs de Jwi-te-ya avec
Tar4hm provient du jésuite Matthieu Ricci. — 5^ La seule au-
torité considérable aUéguée dans le recueil Kinr^hi-êo^ârfim en
fiiveur de l'inscription, est celle de Min-khieoa, écrivain du
XI* siècle, qui parle du temple de Pih-ne (Perse) fondé à Si-
'gan-fou en faveur du religieux barbare 04(hue, dont le nom
ressemble à celui du syrien 04(hpen, désigné dans l'inscrip-
tion. Nous n'avons pas à Paris l'ouvrage de Min-khieou : il
n'est pas impossible que le passage cité par le compilateur
chinms ait été détourné de son véritable sens ou altéré par
les Jésuites, jaloux d'établir l'ancienneté du culte dirétien
en Chine, ce qui devait leur fournir une reccHnmandation dé-
cisive aux yeux des Chinois. En effet, si l'inscription a été fa-
briquée, il faut supposer que les faussaires se sont servis de
documents anciens relatifs aux temples de Tordum, documents
que par un contre-^ens habile ils auront fait servir à leurs
vues^. — Je serais entra tné beaucoup trop loin par une dis-
cussion approfondie de cette question, secondaire dans le sujet
' Ajoatoiis eependant qae beaowup de oonsidératioiis, et en partiaiiîer le rap*
proèbemeiit tiré de rintcription hébréo-chmoise de Khai-lbng-lbu, mititeat pour
le eentimeiit faToreUe au monmneiit de Si-*gm-feu. V. hunud cf ifce mntÊÎetm
Onental Society, vol. III, niimb. ii ( i853), et vol. lY, nninb. ii (iS5&),
37S HISTOIRE DES LANGUES SÉMITIQUES.
qui m'occupe. J'espère, d'ailleurs, que le savant sinologue à
qui je dois tous les renseignements nouveaux qu'on vient de
lire , se chargera lui-même de publier et de discuter les nom-
breux textes dont il m'a remis la traduction, et dont quelques-
uns sont fort importants pour l'histoire des diverses religions
de l'Orient.
La région sémitique de l'Asie et de l'Afrique subit encore
bien plus directement que la haute Asie l'influence du syriaque.
L'Arabie du Nord tira presque toute^ sa civilisation de la Ghal-
dée. M. Quatremère semble avoir démontré que les Nabatéens
de Pétra étaient d'origine araméenne^ Dans le Périple de la
mer Bouge, attribué à Arrien *, le roi des Nabatéens s'appelle
MaX/x^tf , forme qui tient du chaldéen et de l'arabe. A l'époque
de l'enfance de Mahomet, les Koreischites , en dém(^sant la
Gaaba, y trouvèrent une inscription syriaque; Mahomet lui-
même sentit, à plusieurs reprises, l'importance de cette langue
pour l'exécution de ses projets^. LTémen, comme peut-être
l'Abyssinie , reçut d'abord le christianisme en syriaque. Le sy-
riaque y fut quelque temps la langue ecclésiastique, et l'un des
plus anciens caractères employés, au moins dans le premier de
ces deux pays, fut Vestranghelo, désigné par le nom de 9oursi\
L'tle de Socotora reçut aussi des colonies araméennes, et l'u-
1 Màn. êur U$ Nabaléenê, p. 8i-8a ; G. Ritter, ErdkmàiBy XII, p. 1 1 1 et suit.
> P. 11 (édit Hudflon). Hirtiiu {De htXI/o Alêxandn c j) et Dion Cassas
(Hitt. rom, XLVIII, xli; XLIX, xxxii) donnent â ce nom k forme parement
chaldéenne, Molesta. Le nom âî'Aretai, qa^ont porté quelques rois nabatéens, est
arabe (o^l^)* Quant aux înBcriptions prétendues nabatéennes du Sinaî, voy.
ci- dessous, liv; lY, chap. ii, S i.
' Quatremère, op. ctt. p. i33-i36, iho-thi.
* Menu de VAead. dst In$er. et BdUi-LBUreê, t L, p. a66, aSA et suit. (Mém.
de M. de Sacy ) ; Walton, Pralegg, ad BAL PohfgL p. 99. Voir cependant Ludoif,
Hittœih. i. IV, c. 1, n* aS.
LIVRE III, CHAPITRE IV. 273
sage du syriaque s'y continua au moins jusqu au vi* siècle ^
La Nubie enfin employait Talphabet syriaque conjointement
avec l'alphabet copte et l'alphabet ^c ^.
On voit quel rôle capital la langue syriaque , devenue l'ins-
trument de la prédication chrétienne, joua dans toute l'Asie,
du III* au IX* siècle environ de notre ère. Gomme le grec pour
l'Orient hellénique et le latin pour l'Occident, le syriaque a
été , on peut le dire , la langue chrétienne et ecclésiastique du
haut Orient. Le règne trop peu remarqué de cette langue
comble ainsi une lacune dans la série des idiomes qui ont
tour à tour représenté la famiUe sémitique, et servi d'ins-
trument aux trois grandes religions nées dans 'son sein. De
même , en effet , que l'hébreu et l'arabe ont parcouru le monde
à la suite du judaïsme et de l'islamisme, on peut dire que
le syriaque est arrivé à un rang distingué dans l'histoire, par
son union intime avec le christianisme. Mais le christianisme
n'ayant jamais eu en Orient qu'une importance secondaire , et
ayant cessé de très-bonne heure d'être un mouvement sémi-
tique pour devenir une institution grecque et latine , la langue
syriaque a en des destinées moins brillantes que ses deux sœurs ,
et n'a gardé le rôle de langue sacrée que dans de très-petites
églises, tandis que l'hébreu et l'arabe servent d'organes à de
vastes sociétés religieuses répandues dans le monde entier.
S IL
Une action bien plus féconde que toutes celles dont nous
venons de parler, fut l'influence que la langue grecque exerça
* Mén. de VAcad. dêt Imcr. t. L, p. a 66; Reinaud, Géogr, d^Ahou^ida, Intr.
p. Gccuxxii; AflBem. BibL wienL t III, 3* part. p. dgiu.
* Voir le passage da Kitâb eUFihrUi cité par M. de Sacy. (Mén. de VÀcad, de
Ifucr. et BeUet-LeUne , t. L, p. s55.)
i. 18
iU HISTOIRE DES LANGUES SÉMITIQUES.
sur les langues sémitiques, et en particulier sur ied langues
araméennes , dans l'intervalle qui s'écoula entre la fondation
de la monarchie séleucide et l'invasion musulmane. Durant près
de dix siècles , le génie sémitique souflrit là une sorte d'éclipsé
et abdiqua son individualité, pour subir l'ascendant de la
Grèce , jusqu'au moment où , par l'islamisme , il reprend sa
revanche , et s'isole plus que jamais de tonte influence indo-
eurq>éenne. A l'exception de la littérature arabe, tontes les
littératures de l'Asie occidentale, syriaque, arménienne, géor-
giennes, éthiopienne, copte, portent l'empreinte de l'influence
grecque, devenue inséparable de la religion chrétienne. L'idée
même du travail intellectuel et de l'écriture ne vint à plu-
sieurs des peuples de l'Orient que par leur contact avec l'hel-
lénisme chrétien. Une religion porte une langue avec elle;
l'écriture est d'ailleurs, chez les Orientaux, une institution re-
ligieuse , et Ludolf a observé avec justesse que l'initiation d'un
peuple barbare à une foi nouvelle est d'ordinaire suivie de
l'introduction de l'alphabet ou d'un changement dans le carac-
tère nationaP. De là ce fait remarquable, que le plus ancien
monument de presque toutes les littératures chrétiennes de
l'Asie est une version de la Bible , révérée presque à l'égal du
texte sacré.
Dès l'époque des Séleucides, la Grèce prit possession de la
Syrie en deçà de l'Euphrate, et y réduisit la langue syriaque
à un rang secondaire^. Les campagnes, les faubourgs de villes,
et quelques localités plus rapprochées de l'Euphrate ou moins
* HUt. mth.'\. IV, c. I, init.
* Gonf. Wenrich , De auckrum grac, venùmibui et eommentarm eyriaei», etc. ,
p. & et 8uiv. ; Wicheihaufl, De N. T. venùme tyr. mU. p. 97 et soIy., 77 et
suiv.; Droysen, Geschichte dee Hdiemmui, t. II (Hambourg, i8&d), p. 3i, 58
et suiv.f Cramer, De ttudiù quœ twteret ma aharwn gmêmm emtulermt tmgwu
(SundiaR, i84/i), c. t.
LIVRE ni, CHAPITRE IV. 875
atteintes par l'inflaence ^ecqne, telles que Damas, Palmyre,
Bërée, conservèrent seuls le dialecte araméen ou l'usage
simultané des deux langues. Sous la domination romaine et
byzantine, l'hellénisme pénétra de plus en plus la région de
rOronte et du littoral. Antioche, Béryte eurent des écoles
grecques rivales des plus célèbres de f empire. La littérature
grecque et l'ég^e grecque reçurent de la Syrie leurs plus
illustres représentants. Cependant la langue syriaque ne dis-
parut entièrement de ces contrées que dans les siècles qui
suivirent la conquête musulmane.
La Phénicie, la Palestine, l'fle de Chypre ne furent pas
aussi complètement envahies par l'hellénisme. Jusqu'au temps
des Antonins, on continua à frapper des monnaies avec des
légendes phéniciennes. Dans la Palestine et l'tle de Chypre, le
syriaque resta , jusqu'en plein moyen âge la langue d'une
partie de la population; plusieurs écrivains syriaques sont
même nés dans ces deux pays^ Le judaïsme palestinien, d'un
autre côté, opposa à l'esprit grec une résistance plus énergique
que le judaïsme alexandrin. Toutes les tentatives des Séleu-
r
ddes, et en particulier d'Antiochus Epiphane, pour conquérir
la Judée à l'hellénisme , vinrent se briser contre l'invincible
ténacité des vrais Israélites. Le parti nombreux qui s'était formé
à Jérusalem en faveur des idées grecques ^, dut céder devant la
recrudescence d'esprit national représentée par la famille des
Macchabées. Tandis que les Juifs d'Egypte acceptaient pleine-
ment la langue et la culture helléniques, ceux de Palestine
restèrent bien plus fidèles à l'hébraîsme ; l'influence grecque
ne se fit jamais sentir chez eux que d'une manière indirecte ;
l'idiome sémitique resta toujours leur idiome habituel. Ceci
* Assemani, BibL orient, t. I, p. 17t.
* 11 Macch. chap. m, iv, ?.
18.
276 HISTOIRE DES LANGUES SÉMITIQUES.
ne doit pas s'appliquer, il est vrai, à certaines villes, telles
que Gésarée , Scytbopolis , en grande partie peuplées d'étran-
gers, ni aux communautés de juifis dits hellénistes, lesquels
parlaient grec ou du moins un jargon hellénique (idd^ji^k),
et faisaient usage de la version grecque des Ecritures , malgré
Tanathème des rabbins plus sévères de Jérusalem ^. Mais on
ne peut supposer que, même dans ces familles moins pures,
les études grecques aient été bien florissantes ; les fondateurs
du christianisme en particulier paraissent y être restés 'tout à
fait étrangers^.
La numismatique juive présente sous ce rapport le spectacle
le plus instructif. On y voit Thébreu reparaître avec toutes les
victoires de la nationalité israélite et céder la place au grec
toutes les fois que cette nationalité souflre quelque défaite :
grecques sous les Seleucides , hébraïques sous les Asmonéens ,
grecques sous les princes dldumée , hébraïques durant la pre-
mière révolte, grecques après la soumission de Jérusalem,
hébraïques sous Barcochébas \ les monnaies juives présen-
tent, en quelque sorte, le tableau des luttes de la Palestine
pour son indépendance. Après la catastrophe qui mit fin à
l'existence de la synagogue de Jérusalem , l'antipathie des Juifs
d'Orient pour l'hellénisme devint de plus en plus déclarée.
L'anathème fut prononcé contre celui qui enseignerait à son
^ Voy. Tdmad de Jérusalem, Sota, 91,9. Rabbi Levi bar Gheita s'indigne
en entendant prier en heUénique à Gésarée : a Eh quoi ! lui répond le chef de la
«synagogue, veux-tu donc que ceux qui ne comprennent pas le chaUéen ne prient
«en aucune langue? » (Gonf. Landau, Geist und Sprache der Hehrœer, p. 69 et
suiv.) Sur Tacception du mot ehaldém dans le sens de hébreu, v. ct-dessos,
p. 9o3, note 1.
' Lami, De erudûione apottokrum (Florentiœ, 1738, in-S**). •
^ De Saulcy , Bech. «tir la rmmiematique judaïque ( Paris , 1 856 ) , p. 1 1 5 , 1 5 1 ,
1 56 , etc.
LIVRE m, CHAPITRE IV. 277
j
fils les lettres grecques (rv»ir nODn)^ Cette étude ne fut per-
mise qu'aux femmes, en guise de parure^, et il ne resta d'autre
trace de l'influence grecque en Judée qu'un certain nombre de
mots grecs et latins engagés dans la langue de la Mischna et du
Talmud^
Il est remarquable , du reste , que les mots introduits dans
les langues orientales , par l'effet de la conquête grecque , soht
transcrits^ non suivant la prononciation de la langue clas-
sique , mais suivant les analogies du dialecte macédonien , qui
se rapprochait, comme on sait, des patois grossiers de la Béo-
tie et de l'Éolide^; ainsi l't^ y est toujours rendu par ou :
Tv^itsùxo •=• fTM\L(pw>iaL (Dan. m, 5, i5); %cpomo^J^Jd =
nhSiàvosy comme Q-ovyérfip^ xoSves^ en éolien et en béotien. La
diphtongue oi est de même rendue par ou : qlL»9{ = Kptavol,
Or on sait que les Béotiens changeaient régulièrement oi en
t/, et que cet v, ils le prononçaient ou; en sorte qu'ils disaient
xaki pour xaXo/, xcàSs pour KokoU ^. Les mêmes particularités
se remarquent dans les mots grecs empruntés par le copte ^.
Ce n'est qu'à une époque plus moderne que la prononciation
' Voir la cnrieiwe fable rapportée â ce sujet dans le Talmud, Baba Kama,
89, »; Soia, &9« 3; Mmathoihy 6à, s.
« rh t3'»»Dn Kiner '•^do n^iir inn nK td*?^ dikV iriD. Talmud de
JénudeiB, Vwky 3, 1.
' Gonf. Dakes, DièSprachê ékr MMmah, p. 5 , 9 ; Landau , G^t und Spraehe
âgr Hebrœar, p. 71 et suiv.
* Voir, pour plus de dévdoppements , mes Eelairci$$emmt§ tirés âss hm^pm êé-
mitifUêt fier quelques pomie de la prommeiatùm grecque (Paris, 18A9), p. 19^
96 et soiv., et Seyffarth, De pnmmtialione voeaUum gresearum Scriptturm Saerœ
velerQme mkrfreliibue utitaJUt, %** part
* ApoDonius, Ikjrimomne, p. 96, laa, etc. (edit Bekker); Keûv&l. Olxo-
96i»4H, TLepl riis yvncias «pvÇopo^ r^t iXhivtxiis yXt&aans, Tfu €, xc^. €, $t,
(Saint-Pétersbourg, i83o.)
* Voy. Quatremère, Journal des SaeauU, juillet 18&9, p. &07-&0&
278 HISTOIRE DES LANGUES SÉMITIQUES,
complètement iotaciste l'emporta dans les transcriptions de
i'Orient*.
L'Euphrate peut être considéré comme la limite approxi-
mative des progrès de la langue grecque en Orient. En Mé-
sopotamie , en Arménie , en Perse même , les études helléni-
ques furent souvent florissantes; mais, si Ton excepte les viUes
fondées par les Séleucides , jamais la langue grecque n'arriva ,
dans ces contrées, à l'importance qu'elle obtint dans la région
plus rapprochée de la Méditerranée. Tandis que les inscriptions
grecques abondent dans la Syrie en deçà de l'Euphrate , à peine
le recueil de MM. Bceckh et Franz ^ en foumit-il deux ou trois,
et encore singulièrement barbares, pour la Mésopotamie. La
langue araméenne demeura toujours la langue propre du pays.
Au iv" et au v* siècle, le syriaque paratt avoir été seul en usage
dans les écoles publiques ^ ; Saint Ëphrem , la gloire de l'église
syrienne à cette époque , ignorait le grec ^ ; Eusèbe d'Emèse ,
' D0 bonne heure cependant on y voit poindre les tendances qui ont triomphé
dans la formation du grec moderne. Ainsi la terminaison tov est presque toujours
rendue par m : ]>1BiDD =^ ^'oAtifpior (Dan. m, 7), p^in^D = ^wiêptow,
^^aaJL^ = xj^Xxétov , etc. , comme ^aSiiov devient paSèi et, dan^ des transcrip-
tions latines du moyen âge, rabdm (Ms. d^Avranches, n** aSio, cui cakem.)
* Corpui Inscript, grœc, vol. III, p. 977. D est remarquable pourtant que plu
sieurs fleuves de Mésopotamie et d^Assyrie portent un double nom , grec et sy-
riaque : ^^i ou Dmiafi = Sx/prot (Assem. Bibl. or. I, p. 1 19, &is , note);
M'=^Lycu$;Zabate=Ci^pru$ (v. d-dessus, p. 6&). Ces deux derniers noms pa-
raissent associés dans le mot KAnPOZABAÀAIÛN d^une inscrqition de Trêves,
dont je dob la communication à M. E. LeblanL La région du Zab fournissait à
Tempire une foule de gens exerçant les petits métiers (^ynit) , et dont la langue
ordinaire était le grec. Les Syriens établis en Gaule, dont parle Grégoire de
Tours (Vin, 1 ; X, 96), étaient sans doute des Orientaux pariant grec
' Wiseman, Hora ayr. a* part. S 5, note; Wichelhaus, De N. T. ofrt. jyr.
arU, p. 81 et suiv.; Kopp, Prof, ad Damoêeium, «ep2 kpy&v
* Assemani, BihUoiheca orierUalisy t. I, p. 39, &&, ^8. La légende rapporte
que, dans la visite que fit saint Éphrem h saint Basile, les deux saints, par un
LIVRE III, CHAPITRE IV. 379
aon conteD3|>orain , Ts^prit dans une école particulière , comme
une langue savante ^ Les hommes les plus instruits de la Méso-
potamie n entendaient souvent que le syriaque ' ; la traduction
des livres, surtout des livres ecclésiastiques, était une fonction
attitrée dans Tég^se de Syrie '.
Au V* siède , les études grecques prirent un développement
tout nouveau en Mésopotamie , grâce à Técole d'Edesse , qui
était devenue Tasile des Nestoriens ^. Après la destruction de
Técole nestorienne d'Edesse, en 489 , ces études passèrent aux
Jacobites ou monophysites, et ne cessèrent de produire, entre
leurs mains d^assez beaux résuhats, durant les vi* , vu* et viii* siè-
cles. L'initiation des Arabes à la science hellénique, qui se fait
surtout au IX* siècle , est en grande partie l'œuvre des Syriens.
Peu à peu cependant la connaissance de la langue grecque
aUait en déclinant chez ces demies ; à partir du xl* siècle , on
ne trouve plus que quelques individus isolés qui la possèdent.
Quant aux Arabes, j'ai essayé de prouver que jamais les études
grecques n'ont été cultivées parmi eux ; que presque toutes les
traductions d'auteurs grecs en arabe ont été faites du syriaque ,
ou du moins par des Syriens , et qu'il n'y aurait pas beaucoup
d'exagération à affirmer qu'à aucune époque, aucun savant
musulman n'a su le grec ^.
Indépendamment des Syriens chrétiens, quelques villes
minde, se donnèrent réc^roquement, Tun la fiicOité de parier grec, Tautre
ede de parler syriaque.
' Ta tXXi/ipup wouèevBêU wapà t$ mvtxûâha i» tf È9é^ imhipaliamint mu-
èunif. (Socrat HùU eeeki. L II, c. ix.)
* Qaatremère, Mém. $ur tw Nabot, p. i3& et soiv.
' Aasemani, Bibl orimit, 1 1, Prol. et p. ^76.
* De phUoiophia feripaletica apud Syroê, S 9. Lea faits rapportés par Moïse de
Khorène, sur les' écoles greoqaes d^Edesse antérieures au christianisme, sont
sans doute antidatés. {Hùt d^Arm. L 1, c. yiii et ix; 1. II, c. xxxriii.)
^ De pkUoi, per^, tupndSfroe, S 8.
280 HISTOIRE DES LANGUES SÉMITIQUES.
d'Orient conservèrent jusqu'en plein moyen âge la tradition
de la' science et de la langue grecques. Telle fut en particu-
lier la ville de Garrhes (Hartan), où ^hellénisme continua
de fleurir jusqu'au xii* siècle , au milieu d'une population qui
n'ëtait ni chrétienne , ni musulmane. Les nombreux médecins »
astronomes, mathématiciens, philosophes, traducteurs d'ou-
vrages grecs en syriaque et en arabe , que produit la ville de
Harran vers le x* siècle, et entre lesquels il suffit de nommer
Albaténi, Thabet ben-Korrah , Senan ben-Thabet, Thabet ben-
Senan, attestent la présence dans cette ville d'une école active,
restée fidèle aux études grecques , et à laquelle appartient sans
doute, dans la fondation de la science et de là philosophie
arabes , une part presque aussi considérable qu'aux Syriens ja-
cobites et nestoriens ^
L'importance que prit la langue grecque en Syrie, soit
comme langue vulgaire^ soit conmie langue savante, eut pour
effet d'introduire un très-grand nombre de mots grecs dans la
langue syriaque. L'emploi de mots grecs est surtout sensible
chez les écrivains monophysites , qui poussent l'affectation de
l'hellénisme jusqu'à la pédanterie. C'est sans doute à eux qu'il
faut faire remonter l'usage bizarre de marquer dans l'écriture
syriaque le son des voyelles par les lettres grecques A, E, H,
O, T ainsi figurées : ^, "f", oc, ^^ *•, pour a, e, i, o, ou. Mi-
chaêlis pense que cette* notation fut déjà employée dans la
version philoxénienne , ou de Xenaias de Mabug, au vi* siècle^.
Cependant on en attribue d'ordinaire l'invention à Théophile
* Ibid, p. 63. En attendant Tfaistoire de Técole païenne de Harran promise par
M. Ghwolflohn, on peut lire la très-intéreseante analyse de son ouvrage (jue
M. Kunik a donnée dans les Mélangei onatt^ttef de TAcadémie de Saint-Péters-
bourg, t I.
* Michaèiis, Gramm. tyr. S 7.
LIVRE III, CHAPITRE IV. 281
d'Edesse , au vin* siècle , et Ton suppose que ce fut pour rendre
l^us exactement les noms propres dans sa traduction syriaque
d'Homère qu'il eut recours à un tel expédient. Quoi qu'il en
soit, Assemani assure n'avoir trouvé ce système employé dans
aucun manuscrit antérieur à l'an 861 ^
L'Arabie elle-même, si fermée dans l'antiquité comme de
nos jours aux influences du dehors, subit à un degré plus
profond qu'on ne serait d'abord tenté de le supposer, l'action
de la langue et de la civilisation helléniques. Le grec était la
langue commerciale de toute La côte de la mer Rouge ; à l'é-
poque des Lagides et des Romains, toute cette côte se couvrit
de comptoirs et de colonies grecques : Socotora devint presque
une fie grecque ^. Plusieurs mots grecs s'introduisirent dans
l'arabe à une époque reculée ; ainsi ^^ :=: 'ovpyoi. D'autres
y pénétrèrent par le persan à l'époque des Sassanides ; ainsi
les noms de monnaies, jVJh»^ (^nyojpioy), (jJé (&€oX^$), J^^
(JpaxfAi/)'. M. Letronne a démontré, par de curieux monu-
ments épigraphiques , l'importance que la langue grecque avait
prise en Nubie et en Abyssinie dans les premiers siècles de
notre ère^. D'un autre côté, les Arabes des environs de la
Palestine et de Pêtra s'étaient presque fondus dans Ta civili-
sation grecque et romaine; plusieurs grammairiens ou per-
sonnages politiques de l'époque romaine, tels que l'empereur
Philippe , le sophiste Major, le grammairien Phrynichus ^, por-
' Anemam, BtbL orwnt. I, p. 66, ôai ; t. III, 9* part. p. ggglzxyiij.
* Droysen, Geickiehte dm HeUmùnmiy II, 6&5, 731, 7&6; Reinaud, Géogr.
i^AboH^iiaf introd. p. cgclkxxii.
' De Longpérier, JEifat ff«r fef méiaSln de$ roû peneê de la dynastie sasêa-
mà$y p. 8.
* Jowmaldm SanasU» yXDSÎ \%^h^eiMém.deVAead, de$Inicr,etBêQêê'L8Ure$,
t. IX (nouvdie série),, p. ia8 et soiv. V. d-deBsoiu, 1. lY, c. i, S 5.
* Grsfenhan , Geseh, der klasê. PkUol. un AUerthmn , III , p. 45-&6 , 1 96 , 197.
383 HISTOIRE DES LANGUES SÉMITIQUES.
tent rëpiibète à^ Arabes. La dynastie des Odbeyna , qui régna à
Pa}myre , et dont les mœurs semblent toutes grecques , est une
dynastie arabe ^ Il en faut dire autant de la dynastie des Hâ-
reth (Aretas)'de Pétra, et de la dynastie d'Emèse, où nous
trouvons les noms évidemment arabes de Sampneéramus , Azizj
Jotape ( i^àJ^e/^ ?) , JamhUque ( «^UIç). Les rois de Ghassan étaient
dans des rapports perpétuels avec la cour de Gonstantinople ,
et sans cesse opposés^ par la politique byzantine , aux rois de
Hira , qui dépendaient des Sassanides '. Plusieurs tribus arabes
recevaient de Gonstantinople leur phylarque et étaient dans
une espèce de vasselage vis-à-vis de Tempire grec '. La langue
grecque pénétrait , avec le christianisme , jusque dans les par-
ties les plus inabordables de l'Arabie : Grégentius , évéque de
Zhéfar, écrivait en grec une polémique contre les Juifs et dres-
sait en grec le code des lois faomérites^. Mahomet fondait, sur
la ressemblance de deux mots grecs , une des preuves de sa
mission ^.
Quant à l'influence de la langue latine, elle fut. toujours
presque nulle chez les peuples sémitiques. G'est un fait général
que la conquête romaine ne put détruire l'usage de la langue
grecque dans aucun des pays où elle le trouva établi. Tandis
qu'à l'Occident le latin s'étendait sans obstacle jusqu'au fond de
la Bretagne , il ne réussit pas , en Italie , à franchir la ligne
des colonies grecques établies dans le midL En Orient, de
' Gausiin de Perceval, JSimr «ht l'hiêt, de$ Arabm ohuU Piêlamitmê, i. U,
p. 1 90 et soiv. ; Saint-Martin , dauB la Biogr. imw. art OdéuOk et ZéMt.
' Gausnn, op. cit, II, p. 119 et suiv.; Jounutl anat. oct 18&8, p. 989, 3i8.
' Gauasin, tM. p* 3i6, etc.
^ Voir ce curieux texte, publié a la suite du premier volume de la Literofiir-
g§êekichi$ dêr Artéer de M. de Hammer.
' Gonf. d^Herbelot, Bibl, orimC au mot Faraektiia; Beinaud, Mcnum, arabn ,
ttirc* et persarn du cab. du due de Biacae , t II , p. 78.
LIVRE III, CHAPITRE IV. 383
même , ta langue grec4{ue avait de trop profondes racines pour
qitelle pût être expulsée par Tinfluence d'un pouvoir dont
le centre était si éloigné. Aussi le latin, réduit à un usage pu-
rement officiel^ n'introduisit"- il dans les diverses langues
sémitiques qu'un petit nombre de mots techniques ^. Il est re-
marquable que les mots relatifs au gouvernement et à Tadmi-
nistration romaine ont passé en syriaque dans leur traduction
grecque : «xdclAAoJ^mJi = dvOôirarof =procoMul; {;
avelpa = cohors; jboûtt^i = tiy$i*eip =r prœ»eê, etc. ^.
Les mots qui sont empruntés plus réellement au latin , }e
sont au moins dans une forme grecque : U^A = (PpayéXkiov
=ifiageUum; \a*^S^ = Xeyeoiv=ilegio, etc.^. Les noms pro-
pres latins sont de même transcrits dans leur forme grecque ;
ainsi, CaSns = Teùos = «£DCuJi^; Clemens = KXniâiif =
.<^.»i%>w j% Quelques moté pourtant semblent pris directe-
ment du latin; ainsi, quœstionarius = {v^d^kXfiUD» chald.
nroDip; )lL*o = ve/tfut; jUaÂS = centenarium^. Mais alors
' Valère Ifaiinie, II, ii, s ; saint Aug. De âoîL Dei, xix, 7 ; conf. Cramer, De
étudie quee vtUree ad aUarum genUum eotUulernU Ungtiae, p. 8 et miiv.
* Le paasage da Midraeeh TehiUim: a U y a trois langaes, ie latin poor la
«gaerre, le grec pour Tusage ordinaire, Thébreu pour la prière», a trop peu
de prédsion pour qu'on puisse en tirer de conséquence rigoureuse. Divers pas-
si^ges de Josèphe (De heUejud, Y, ix, 9; VI, 11, 1; VI, ti, 9) prouvent que le
latin était fort peu compris en Palestine au premier siède de notre ère. D^autres
passages {AnU, XIV, x, s; XTV, xu, 5) établissent seulement que les décrets
des Romains, relatifs à la Judée, étaient rédigés en grec et en latin.
* Gonf. Quatremère, dans le Journal dee Soo. juillet 18&9, p. hoH.
* Une inscription latine en caractères grecs a été trouvée dans les ruines de
Balbek. ( De Saulcy, Vcyage auUmr de la Mer Morte et dam ke terrée bibUqttee , II ,
p. 616.)
' Gonf. Wiseman, Uorœ syr, a' part. S 5, noie; Jahn, Elem. aram, linguœ,
S 18, IV.
28/^ HISTOIRE DES LANGUES SÉMITIQUES.
la forme est , en général , très-altérée , et souvent même elle
a traversé, sans qu'on s'en doute , le grée byzantin : «XDjLiai)
:= Awcûva, eit.^. Aucun auteur latin n'a éfé traduit dans les
langues sémitiques : Orose, le seul écrivaia latin ipie con-
naissent les Arabes, sera sans doute arrivé jusqu'à eux par
quelque traduction grecque. L'existence même de Rome est
comme un mythe pour les Orientaux, et son nom [Roum) dési-
gne pour eux le monde byzantin.
* Hoffmann, Gram. «yr. p. sa.
LIVRE QUATRIÈME.
TROISIÈME ÉPOQUE
DU DÉVELOPPEMENT DES LANGUES SEMITIQUES.
PÉRIODE ARABE.
CHAPITRE PREMIER.
BRANGflB Ml^BIDIONALE , JOKTilNIDE OU SABl^ENNE.
[eimyakitk, Éthiopien.)
SI.
Les cinq ou six premiers sièeies de Tère ehrétienne sont l'é-
poque de décadence de la race séndtique. Le judaïsme , chassé
violemment de sa terre natale , devient de plus en plus co»no-
polite. Le christianisme, qui n'est un produit sémitique que
par une seule de ses nombreuses racines , se fait de plus en
^plus grec et latin , et , ainsi transformé , revient envahir la Syrie.
Les différents dialectes sémitique? se chargent de mots étran-
gers; appliqués à un ordre- d'idées qui n'a rien de sémitique,
ils perdent leur grâce, leur flexibilité, leur richesse. L'Arabie
elle-même , la seule région où la vie ancienne des Sémites se
continuât encore , était pénétrée de jour en jour par les in-
fluences du dehors. Au sud, l'Yéraen était envahi par les Abys-
286 HISTOIRE DES LANGUES SÉMITIQUES.
sins; aa nord, les royaumes de Petra, de Hira, de Ghassan se
trouvaient entratués dans ie mouvement de la Syrie, et,
comme elle, relevaient soif de Tempire grec, soit des Sassa-
nides; à l'ouest, le Bahrein était occupé par les Persans. En
religion , même lutte de forces opposées et. ayant leur point
d'appui hors de l'Arabie. Les Juifs, d'un côté, exerçaient un
prosélytisme actif et avaient converti des pays entiers à leur foi;
les Syriens, les Grecs, les Abyssins, d'un autre côté, poussaient
vivement au développement du christianisme, et bâtissaient
des kalis (^«xAiyo-Za). Le Kaysar et le Kem'a étaient conune
deux suzerains auxquels les scheikhs arabes s'en référaient
dans leurs dissentiments. On pouvait croire l'originalité sémi-
tique éteinte à jamais, quand tout à coup cette originalité se
réveille par l'apparition la plus étrange et la plus inattendue
dont l'histoire ait gardé le souvenir.
Jamais race , avant d'arriver à la conscience , ne dormit d'un
sonuneil si long et si profond que la race arabe. Jusqu'à ce mou-
vement extraordinaire qui nous la montre tout à coup conqué-
rante et créatrice , l'Arabie n'a aucune phce dans l'histoire po-
litique, intellectuelle, religieuse du monde. Elle n'a pas de
haute antiquité ; elle est si jeune dans l'histoire , que le \f siècle
est s6n Âge héroïque , et que les premiers siècles de notre ère
appartiennent pour elle aux ténèbres antérhistoriques. Tout
ce qu'elle raconte sur les origines, sauf peut-être quelques
généalogies, elle l'a emprunté aux traditions juives, altérées
par des rapprochements aii)itraires ou des erreurs évidentes ' :
une saine critique n'en peut guères tenir compte, et il est
' G^eBt ainsi que Belki$,\e nom de la reine de Saba, est venu, par le change-
ment des points diacritiqpes, de N/«auAf(, nom que Josèphe donne â cette reÎDe.
(de Saey, Ckr$$tom, III, 53o.) Le nom de Co^fan qLu n^est sans doute que ce-
lui de lokian ^jJûJLj , altéré de la même manière , et recueilli de la bouche d^m
juif qui prononçait le k romme un h aspiré.
LIVRE IV, CHAPITRE I. S87
suq>renant que des savants distingués aient accordé une sé^
rieuse confiance à des documents ailssi défectueux. Il est plus
surprenant encore que Ton ait présenté si longtemps la tra*
dition arabe sur les patriarches comme parallèle à la tracLition
juive et lui servant de confirmation , tandis qu'il est indubitable
que la tradition arabe n'est en cela qu'un écbo altéré de la
tradition juive ^. Les Arabes, en effet, n'ayant pas de vieux
souvenirs écrits , et trouvant à côté d'eux , dans les premiers
sièdes de notre ère, un peuple qui en avait ^ adoptèrent de
dmfiance toutes les histoires des Juifs, et y relevèrent avec avi*
dite les traits qui de près ou de loin se rattachaient à l'Airabie ,
par exemple, ce qui est relatif à Ismaël, à Kéthura, aux Ama-*
lécites, k la reinç de Saba. La célébrité des personnages bi-
bliques, d'Abraham, de Job, de Salomon, ne date chez les
Arabes que du v* siècle. Les Juifs [ki gens du Uvre) avaient tenu
jusque-là les archivés de la race sémitique, et les Arabes- recon-
naissaient leur supériorité en érudition. Le Ikfre des Juifs par-
lait des Arabes et leur attribuait une généalogie; il n'en &llait
pas davantage pour inspirer à ces derniers une foi entière :
tel est le prestige du livre sur les peuples naïfs, toujours em-
pressés de se rattacher aux origines écrites des- peuples plus ci-
vilisés. Les traditions bibliques sont ainsi arrivées à une seconde
consécration aux yeux de l'Orient. Si elles paraissent dans le
Onran notablement différentes de ce qu'elles sont chez les
anciens Hébreux, c'est que les Arabes s'en tenaient à des
récits populaires , faits de vive voix et presque toujours apo-
' On commet la même faute, quand on accorde quelque valeur aux récits
de Joeèphe et de Moïse de Khorène sur les temps anciens de rhistoire du
monde. Ces auteurs, en effet, n^avaient entre les mains aucun document que
noua n'ayons nous-mêmes, et, quand ils ajoutent quelque chose au texte de la
Bible, ils le tirent ou de Topinion qui avait cours de leur temps , ou de rapproche-
ments fictifs, ou de leur propre imaginatioD.
288 HISTOIRE DES LANGUES SÉMITIQUES.
ciyphes ; d'où il est résulté que les* histoires du Coran res-
semblent beaucoup plus aux contes des rabbins qu'à la Bible.
La cntique ne saurait,' en tout cas, accorder une valeur con-
sidérable à la tradition orale chez des peuples qui n'ont com-
mencé à écrire qu'à une époque très-moderne, surtout quand
ces peuples étaient dominas par l'ascendant ^'une face bien
plus riche en souvenirs. *
L'islamisme ne fut pas la cause, comme on le répète sou-
vent, mais bien l'effet du réveil de la nation arabe. Ce réveil
est antérieur au moins d'un siècle à Mahomet. Dès le vi* siède,
la langue arabe, qui n'avait été fixée jusque4à jpar aucun
monument écrit, nous apparaît tout à coup avec ses formes
savantes et raffinées, dans des poésies frappées au coin d'une
smgulière originalité. Ce fut une vraie renaissance du sémitisme ,
une floraison inattendue de l'esprit ancien , par une branche qui
jusque-là était restée, concrètement stérile. Et ce qu'il y a
de remarquable y c'est que cette nouvelle littérature sémitique ,
apparaissant ainsi dans l'arrière-saison , est peut-être la plus
pure de toutes, je veux dire celle où se dessinent le plss
nettement les traits de la race , sans mélange d'aucun élément
étranger. Nulle part n'apparaissent mieux cet extrême égoïsme,
ces passions indomptables, cette préoccupation exclusive de
soi-même , qui forment le fond du caractère sémitique. L'A-
rabie offrait , pour me servir de la belle image d'un poète hé-
breu ^ le spectacle d'un peuple qui n'a point étérémuide d$89us
sa lie, et a conservé toute sa saveur. C'est que la vie du bédouin^
est, par excellence, la vie du sémite; toutes les fois que la
' Jéréno. xLviii , i i .
' Ce mot désigne TArabe nomade, par opposition à TÂrabe citadm, qui,
dans Topinion des Arabes, n'est qu'un Arabe dégénéré. Voir sur ce point les
réflexions ingénieuses d'Ibn-Khaldoun, dans ses Prol^;omhte$ , 1. Il, cb. i-tii.
LIVRE IV, CHAPITRE I. 389
race arabe s'est renfermée dans la ?ie citadine, elle y a perdu
ses qualités essentielles, sa fierté, sa grftce, sa sévéïre majesté^
et ce n*est paâ sans raison qu'aux yeux des Arabes, le séjour
au désert est le complément nécessaire de toute éducation
distinguée. L'islamisme lui-même , qu'est-il' autre chose qu'une
réaction du monothéisme sémitique contre la doctrine de la
trinité et de l'incarnation ,. par laquelle le christianisme cher-
chait, en suivant des idées indo-européennes, à introduire
en Dieu la pluralité et la vie?
Les traditions ard>es sur* la différence des idiomes cahiamque
et ismaMique, sur l'adoption de la langue arabe par Yarob, sur
la distinction des Ariba, Montéarriba et Mtnutariba, sur la prio-
rité du syriaque relativement à la langue arabe S répandent
bien peu de lumières sur les obscurités qui enveloppent l'his-
toire jNrimitive des langues de l'Arabie. Les vérités qu'on peut
démêler au-dessous de ce tissu de fables et de contradictions,
tfdles que la distinction des dialectes de ITémen (>^ ^j^)
et de l'Hedjaz (iuA^I ^^^^t^*?' ^.arabepur); la prédominance que
prit^ vers l'époque de l'islamisme, le dialecte de l'Hedjaz; la
primauté littéraire des Syriens sur les Arabes, sont de celles
que |a science eût découvertes, lors même qu'elle n'eût pas
eu pour se fixer à cet égard i® témoignage des historiens mu-
sulmans. L'absence con^lète de critique rend le témoignage
de ceux-ci assez léger, quand il s'agit d'époques reculées et
de &its qui, pour être bien observés, demandent un don par-
ticulier de finesse et de pénétration.
C'est par la langue de l'Yémen que nous devons commender
de Perceval, Eêioi twr Vhki, deê Arabeê avant Vislanimne, 1 1, p. 7
et niiv. 5o, 56 et soiv.; Fresnei, dans le Jowmal atiatique, juin i838, p. 5s6
et niv.; Ibn-Ehaldoim, ProUgomèMêy chapitre traduit par M. de Sacy, dans son
AtUMogiê grammaticale arabe, p. UoB et smv.
1.
*9
990 HISTOIRE DES LANGUES SÉMITIQUES.
l%Î8toire des iangaes de la péninsule arabe et de rM>yssime.
Les recherches de M. Fresnel sur les idiomes de TArabie mé-
ridionale , ia découverte d'un grand nombre (l'inscriptions hi-
myarites, l'analogie reconnue entre llumyarite et l'éthiopien
ou ghez ont, depuis quelques années, renouvelé ces études
et ajouté, on peut le dire , une nouvelle branche à la famille
sémitique. La profonde di£férehce qui sépare le dialecte hî-
myarite de l'arabe suffirait, en effet, pour assigner une place
distincte à la langue de l'Yémen : toutefois, la science n'est
pas assez avancée pour qu'il soit permis de créer une pareille
catégorie. 11 suffit d'avertir ici qu'à cAté des trois groupes, ara-
méen, chananéen et arabe, une classification rigoureuse des
langues sémitiques en placerait peut- être un quatrième , le
groupe méridional, qu'on appellera, si l'on veut, côuschite
jou sabéen^ oceijq)aint les deux c^tés du détroit de Bâb-el-
Mandeb, et qui paraît avoir eu, depuis la plus haute anti-
quité jusqu'à nos jours, son individualité distincte. Seulement,
ce groupe n'ayant pas ilans l'histoire l'importance des trois
autres, l'himyarite et l'éthiopien ne figureront longtemps en-
core dans le tableau des langues séinitiques que comme ayant
préparé l'avènement de l'arabe, o'estr^-dire du rameau sémi-
tique qui se dév^eloppa le dernier, et arriva, en absorbant les
dialectes congénères , à la domination universdle.
S IL
Tous les auteurs arabes s'accordent à dire que l'ancienne
langue de l'Yémen ou langue himyarite différait de l'arabe
maaddique ou de Modhar, à tel point que ceux qui pariaient
ces deux langues ne pouvaient souvent se comprendre ^. Le
* Pococke, Specmên hùt, AriAum', p. i55 et soiv. (édit White); de Sacy,
AfUkoL grammatieale arabe , p. . 6 1 3.
LIVRE IV, CHAPITRE I. -
mot i^fVr, employé généralement pour défigfner un (mrier
iMffbare et inintelligible , ft*ap]^que spécialement à la langue
de FAbysome et de ITémen ^. Les lexicographe^ et les bisto*
riens arabes nous ont, do reste , conservé un grand nombre de
mots et de phrases qui attestent cette différence^ «
Des inductions très-lortes avaient fait penser depuis long-
temps aux savants versés dans Fétude des langues sémitiques
que les restes de la langue himyarite devaient être cherchés
dans le g^ez ou Féthiopien. Mais jusqu^aux découvertes de ces
dernières années, on ignorait que la langue himyarite fût en-
core pariée de pos jours par plusieurs peuplades de l'Arabie
méridionale. En 18879 M. Fulgence Fresnel, alors consul de
France à D^edda, obtint, pour la première fois, une connais-
sance précise de l'idiome parié entre le Hadramaut et l'Oman,
surtout dans, le pays de Mabrah , à Mirbat et à Zhéfar ^. Cet
idiome, qu!il nomma Mali ( JJCi^t], du nom de la race noble
qui le parie , lui apparut stir-^le^amp comme un dialecte sémi-
tique, notablement différent de l'arabe et se rapprochant par-
fois de l'hébreu. Des preuves très-fortes l'amenèrent également
1 Mo^aka d^ABtira,v. t5;amf. Preytag, L«ap. ant, Ua, 8.h.v., èldeSacy,
AfiAeL grwmm. attb0, p. HF*
' Aux eipnsaioBt d^ munam^ 4m peut «JMiter une phrase lÔMyarite-eoiiser-
vée par Ibii-Badraui, dans son Commtmtairt twr h pomm d'Bm'Abiaim (édîL
de M. R. Dosy, Leydb, tSkè) p. 10, el qodqoes eipresnona recae^es par
M. fa^bé Bargèa dans rHîstoîre de Bem-Zeyan, par Ifdiammed ben AfadaSah
el-Ténaci (Jmimal otielifM, odohre 18&9). ^
3 lammd miaL juin, juiUet et décembre i838; conf. Gesenins, dans VAttg^-
mtmê LitÊratia^Zeitiingj de Halle, juiflet 18&1, col. 869 et suit.; RcBdîfjer,
Zmtêduftfir im Kwdê det Morgmlandm, t m , p. a 88 et aniv. U D* Krapf a
donné, dans la ZêUaekr^furdieWiMtmiÊdu^àêrSpKadiê de H«efer, 1 1 (t8&6),
p. 3f I et anivanles, qudqaes apedmens de la même langae: La physionomie bar-
bare defidiome de Mabrah , avait dn reste .été remarqaée par on gnnâ nombre
d'historiens et de géographes arabes. (G. Bitter, ErdkMmdêt L XII, p. Â3-&6.)
«9-
S92 HISTOIRE DES LANGUES SÉMITIQUES.
à y voir un reste de rancienne langue himyarite et à le rap-
procher par conséquent de Tétbiopien.
Vers le même temps, de nombreuses inscriptions, prove-
nant des ruines qui couvrent le sol dans la région de Mareb
et de Sana ^ , vinrent jeter un grand jour sur Thistoire do
ITémen. Dès le commencement de notre siècle, on connut
quelques-unes de ces inscriptions par Seetzen ^. Le voyage de
Wellsted et Gruttenden, entrepris en i83o pour explorer les
cfttes de TArabie, en augmenta beaucoup le nombre^. En
iS&S, 1 exploration de M. Tb. Jos. Arnaud, poussée jusqu'à
Mareb avec un admirable dévouement,- a fourqi elle seule cin-
quante-six textes nouveaux , dont quelques-uns d'une grande
étendue^. il résulte de la relation du courageux voyageur que
la mine à exploiter sur ce point est en qudique sorte infime, et
que Tépigraphie himyarite est destinée à devenir une des bran-
ches les pluslriches et les plus intéressantes des études de l'O-
rient. Malheureusement les préjugés bizarres des habitants
oppos^ont longtemps aux recherches des difficultés presque in-
surmontables, et seront peut-être plus funestes àia conserva-
tion des monuments que ne Font été jusqu'ici des siècles d'oubU.
Enfin, deux manuscrits de la bibliothèque de Berlin ont
' Les jBotean arabes «n parlent fréquemment ( Vey. de Sacj, Mài^ de VAead,
âmlmeryi, L, p. a66 et auiv.)-
* Fwndgryhtn de$ OrimUê , II , aSa et auiv. Niebuhr eut des renseîgnemenfs sur
rexÎBtenoe des inscriptions lômyarites; mais quoitpi'il ait dû. passer fort pràs de
plusieurs d'entre-eUes, il nVn aperçut aucune. (Dmct^Cmmi de PArabiBf p. 83.)
' J. R. Wellsted, TraveU m Arobia (London, i838, a yiA.); Journal tftkê fi.
Géogr. Soctfly, vol. VIII, p. 676 (i838).
* Ces inscripti(»is ont été publiées par M. Mohl et étudiées par If. Fres-
nel, JùwwA luiatiqw, février-naars, aYril-mai, sept-oet i8Â5. M. de Wrede a
trouvé depuis une nouvelle inscription dans ta vallée de Doan. (Jomfèoi agioL
nov. i865, p. 396.) On peut en voir une autre dans la Zmtêokr^fir die Ktnde
dee Morgefdamdeê , t V (»8&â), p. ao5 et suiv.
LIVRE IV, CHAPITRE L S»3
fourni à M. Rcediger^ des alphabets himyarites, dont la con-
formité avec le caractère des inscriptions nW pas douteuse.
Beaucoup d'autres manuscrits arabes et persans contiennent
de ces sortes d'alphabets; mais les formes en sont si altérées,
qu'il est difficile d'en tirer quelque secours ^.
Grftce à toutes ces découvertes, on peut désormais parier
avec certitude de la Uuigue et de la littérature ancienne
de rYémen. Et d'abord, il est hors de doute que l'ehkili ou
mahri nous représente d'une manière approximative la langue
himyarite, expulsée d'une grande partie de son domaine par
l'arabe koreischite , lorsque celui-ci fut devenu ins^arable de
la conquête musulmane. Edrisi ' avait déjà identifié la langue
du Mafarah avec l'himyarite. Un proverbe rapporté par le
Sihah, à l'article j^, suppose que Zhéfar était par excellence
la vflle où l'on pariait himyarite : jli^^Ulô «|^à (j^. Celui
qui entre à Zhéfar hmyarisé (c'est-à-dire park la kmgue himyâ"
riie) K Or, Zhé&r est le point principd où se continue l'usage
de la langue ehkili. On comprend, du reste, que la région de
' ZeitMekrtftJur dit Kunde de» Morgmdandeê, I, 3Bs et Buiv.
* Ilnd. t. V, p. ail et suiv.; Michdangelo Land, Su gU OnUreni et loro forme
di eerieen Crovote m' eodid vatieam ( Roma , 1 8 ao ). Founnont et Aasemani avaient
pris pour des caractères himyarites certaines (brmnles de talismans qi^^on trouve
en t^ de quelques manuseiits arabes, par exemple, du n* 889 A de Tauden
fonds de la BibL imp. et des n** 7 s 7, 789 du Vatican. (Voir le catalogue publié
par le card. Mai, dans la 5er^plorKm F^temiii nova coUeotio, U IV, p. 608 , 616.)
J*ai pa comparer ces formules dans les manuscrits de Rome et de Paris ; j*en ai
reomnu k parfaite identité; mais on chercherait vainement la moindre analogie
enbre les caractères qui les composent et ceux des inscriptions himyarites , tels
qn^ils noDs sont maintenant connus. Âssenumi a commis une erreur pius grave
encore, en voulant trouver le caractère himyarite dans un alphabet secret contenu
dans le n* 993 du Vatican. (GataL dté, p. Uhg^kbo.)
* Géographie d^Eêriei, trad. Jaubert, I, p. i5o.
* Le sens de ce proverbe est qu'on est amené è parler le langage des, gens
avec lesquels on vit, à peu près comme Ton dit chez nous : Ihrier aïoec lêe loupe.
29& HISTOIRE DES LANGUES SÉMITIQUES.
Mahrah, regardée par les Arabes de THedjaz comme tout à
fait barbare, *et qui, jusqu'à ces dernières années, était restée
presque fermée à ^isiamisme^ ait pu conserver , mieux qu'au-
cun autre pays, la langue primitive de TArabie ntéridionale,
depuis longtemps presque effacée dans ITémen.
Les essais de grammaire donnés par M. Freanel joints au
recueil de mots et de phrases que Ton doit à M. Krapf ont
mis hors de doute le caractère sémitique des idiomes du Mafa-
rah, de Mirbat et de ^éfar. Ces dialectes ', il est vrai , sem-
blent, par moment, se rapprocher du copte ^, et bien des in-
ductions porteraient à les ranger dans la fSamille des langues
chamitiques ; mais de vagues soupçons ne sauraient évidem-
ment balancer Topinion des deux savants qui, seuls jusqu'ici,
ont connu le mahri, ni tenir devant les faits qu'ils citent. Les
plus graves anomalies que présente le mahri, au pmnt de vue
de hi grammaire sémitique, s'expliquent par la corruption in-
séparaJ^le d'un langage qui n'a jamais été écrit. Presque toutes
les particularités d'organe et de prononciation qui caràctérir-
sent le mahri se retrouvent dans le ghez , sans que l'on songe
pour cela à mettre en doute le caractère sémitique de cette der-
nière langue. Ainsi,, le rôle des voydles est, en mahri et en
g^ez , fort différent de ce qu'il est dans les autres dialectes sé-
mitiques, et l'on conçoit que les langues dont nous parlons
aient été amenées à se faire, pour la notation des voyelles, un
systètne tout particulier et beaucoup plus compliqué que celui
des autres idiomes de la même famille. Le mahri, comme le
ghez, possède un certain nombre d'articulations qui lui sont
propres, et d'où résultent, pour les mots et les fonnes séœi-
^ /otimai oMol. juin i838, p. 536.
* Voir Gesenku, dani VAUgmmmê ÏMeratiÊt'Ztùutng de HaHe, juillet i8âi,
r4»l. 373-376.
LIVRE IV, CHAPITRE 1. 295
tiques , des altérations qui ont beaucoup d'analogie avec celles
que l9ê peu^des celtiques ont fait subir au latin. Ainsi , Varti*
cnlation / devant une consonne se change en u : v^po^r m)^,
ô^i pour vJktl, comme en français paume pour pabm.^, sans
parler d'iye foule d'éliâons et de chutes de consonnes.
La principale analogie du mahri avec Tëthiopien , et aussi,
il faut le dire, avec le copte, est l'emploi du son k au lieu du
son t aui adjbrmantes de la seconde personne du prétârit : ^ ,
m, p, au lieu de n,' on, }n^. Gomme en éthiopien. Je rap^
port d'annexion c'y exprime par t. Les seules fonpes du verbe
que M. Fresnel ait pu reconnaître sont la deuxième et la
huitième defr Arabes , et une autre forme ayant pour carac-
târietique le e;, forme dont on trouve quelques exemples en
hébreu et en syriaque, mais qui a une importance capitale
en copte. Le système de la conjugaison, .dans son ensemble,
est sémitique, avec quelques particularités qui se rapprochent
de l'amharique et du copte. La troisième personne plurielle
du prétérit a laissé tomber son adformante , comme cela a
lieu en mendaîte , et même en syriaque pour la prononciation.
L'article a perdu complètement le lamed, conmie en phéni-
cien '.
En général, on le voit, toutes ces analogies font rentrer
^ Cette particularité se remanjae Clément, selon Gesenius (/. c), en phé-
nicien et en amharique.
' Gesenins retrouve le même fiiit dans le* patois maltais et dans le samaritain
moderne.' (Gonf. Gesenius, Carmma êmàutriUma, p. 63; Uhlemann, tmtiU kng.
«oMorî^ p. 38.)
^ TdUe est dn mcMna Tassertion de If. Fresnd. (Jimnml anaUque, juin i838,
p. 997.) D'antres laits, dtés par If. Pad-âmile Botta (BeUuùm d'mt v&yage dam
PYémm, Paris, 1861, p. i&i-i&a), et par M. Tabbé Barges (/Mcrtiai éutol»^ ,
oct 1869, p. 366-3&7), établiraient que Tarticle ee prononce aum ou «m,
pour tnU, fi Un passage formel de ^riri (de Sacy , ilfi(4. gramm. arabe, p. 1 10)
confirme cette dernière opinion.
296 . HISTOIRE DES LANGUES SÉMITIQUES.
le mahri dans la dasse des dialectes vulgaires» tels que Tainha-
riqne, le maltais, le samaritain, le mendaîte, qui n*ontpas
été lobjet d'une culture grammaticale, et se soitt altérés dsins
la bouche du. peuple pendant de longs siècles, faute d'avoir été
gardés par l'écriture ^ On peut dire que cette langug occupe à
peu. près, à l'égard du ghez, la place que le mendaite occupe
à l'égard du syriaque. Cependant quelques particularités, par
exemple, la présence du, duel à toutes les personnes du veri>e,
l'emploi étendu du passif, formé, comme en arabe, par le
simple changement des voyeUes, rappeUent les compUcatîons
de la grammaire arabe. Un certain nombre de mots ou d'ac-
ceptions de mots possédés en commun par le mahri et l'hébreu,
comme o^D, jcanbe^ qui se retrouve en phénicien^, 3^, mr-
mer, etc. , rattachent d'ailleurs le dialecte dont nous parions
aux ftges attriens des langues sémitiques. Pococke. avait déjà
remarqué, d'après les renseignements fournis par les auteurs
arabes, que la langue hîmyarite s'oignait moins que Tarabe
proprèm^at dit de l'hébreu et de l'araméen '.
S m.
Le déchiffrement des inscriptions himyarites n'est pas en-
core assez avancé pour qu'il soit permis d'énoncer un jugement
précis sur le caractère de la langue dans lac[uelle elles sont
écjrites* Il résulte pourtant des travaux de Rœdiger ^, Gesenius ^,
^ L^espérance de trouver des ouvrages écrits en mahri n^est pourtant pas oom-
plétement perdue. V. Krapf, dans la Zeitiekrifi de Hœfer, 1. 1, p. 3 1 5.
* Voy. ci-dessus, p. i8i. Gf. ZeiUehrift.àe Hoefer, 1. 1 , p. 3i i.
^ Pococke, Speemen hkUniœ Arabwnf p. 167.
* ZmUekr^fir die Kunde des MargmUand» { Gœtlingue, 1837), p. 33a ei
tfuiv.; Venueh ûber die Himf€irUiMcKen SchnfimofiumeiUe (Haiie, 18&1).
* AUgemeine lÂteraUW'ZeUung de Halle, juillet 18Â1, coL 376 et suiv.
LIVRE IV, CHAPITRE I. 297
Fresnel S Ewald ^, que cette langue , comme on devait s'y at-
tendre , est fort analogue à Téthiopien et au mahri. La date
des inscriptions qui nous l'ont transmise est encore incertaine';
mais on peut affirmer que le feit seul de leur existence suffit
pour renverser l'opinion de M.^de'Sacy, qui supposait, d'après
le témoignage des auteifrs arabes » que l'écritufe avait été intro»
duite dans ITémen par les Abyssins chrétiens^. C'est, au conr
traire , l'alphabet bimyarite qui doit être considéré comme le
prototype de l'alphabet ghez, ptdsque l'alphabet himyaiite pro-
cède de droite à gaucl^e , comme tous les autres alphabets sémi-
tiques ^, et qu'on n'y trouve pas encore le mécanisme si dé*
licat de voyelles qui caractérise l'alphabet ghez. Quoi qu'il
en soit, l'alphabet bimyarite est certainement le même que les
historiens arabes désign^ent par le nom de musnad, bien que
le» notions qu'ils nous donnent à cet égard soient fort contra-
dictoires, et que même le nom de mtunad ait^erri à dési-
gner chez eux tous les caractères inconnus ^. Il est probable ,
Woiinwl ofûili^, septHKt i8&5, p. 193 et 8uiY.
* Zeiiiehr^fir die Wiiâmiêduift dtr Spraehe de Hœfer, t I, p. 996 et suîv.
Gfl Bansen, OutUnu, L I, p. ssa et suiv.
' M. Bunsen (ïbid. p. 9^16-937) paraît en exagérer' beaucoup Tanliqoîté.
* ÈÊéÊH, de rAead, dm /fifcr. et B^fltt-Lettrvi, 1 L, p. s88 et suiv. L^erreur
de M. de Sacy s'ex^^cpie nalureliement quand on songe qn*aucnne inscription
himyarite n*était connue à l*époque où il écrivit son mémoire. Il est remarquable,
du reste, que, sans avoir vu aucun de ces monuments, Tillustre arabisant ait de^
viné IHdentilé de Talphabet bimyarite ou fmmad avec Tai^babet ^es. (ièûl.
p. 976 et suiv.)
* L^opinion contraire fut soutenue par M. de Sacy, et même d'abord par
M. Fresnel. Rasdiger et Gesenius font réfutée.
* Pooocke, Speeûnen Jùêt, Andniin, p. 160 et suiv. (édit Wbite) ; de Sacy, dans
les Mém, de rAead. des huer, et BeUee-Lettree y t L, p. 956 et suiv. ; Quatremère,
Beeh. sur la langue etlaUtL de rÉgypte, p. 979 ; Fresnel, dans le Journal aeiat.
déc. i8d8, p. 556 et suiv.; Gaussîn de Perceval, Eum nw VhàUnre dee Arabee
owml rûXomûmé, 1. 1, p. 78, 81.
298 HISTOIRE DES LANGUES SÉMITIQUES.
éa reste, que le caractère syriaque estnmgkd^ fut employé
dans ITémeû, conjointement avec le m»9i»ad, surtout par les
chrétiens ^^
Gesenius rattache ralphabet himyarite à la souche commune
de* tous les alphabets sémitiques, à lalphabet phénicien ^
L'alphabet himyarite -éthiopien présente, en effet; plusieurs
traits d'analogie avec l'ensemble des alphabets sémitiques ;' par
exemple , la présence de Y H et du y , l'absence de voyelles iso-
lées, sans parier de plusieurs formes de caractères tout à fait
ressemblantes à celles de Tancien phénicien^. Si l'éthiopien
possède quelques lettres inconnues à toutes les autres langues
sémitique^, il ne faut pas s'en étonner; les Orientaux inventent
avec une grande facilité des caractères nouveaux pour les sons
qui ne leur paraissent pas suffisamment-rendus par les carac-
tères anciens: témoin l'ambarique, qui a ajouté sept lettres à
l'alphabet gfaeis pour exprimer des articulationii qui lui appar*
tiennent. Toutefois,, la ligne de démarcation qui existe entre
le caractère himyarite-éthiopien et les autres alphabets sémi-
tiques est si profonde , ces deux séries d'alphabets ont ^uivi
des lois de développement si différentes, qu'il faut suppo-
«r ^ U .ép^ïon, ri * . «. li«. « a^. ré.».»- i a.,
haute antiquité. Peut-être la tradition du séjour des Phéni-
ciens en Arabie et sur les bords de la mer Rouge trouverait-
elle en ceci quelque confirmation.
U faut avouer, au moins , que de singuliers rapports existent
' De Sacy, op, du p. s66 , s^6 , 991 et miiv.
^ AUgmn. UtêraifÊt'Zeitimg , lo«. di et dans VEneyd. d'Erach et Ginber,
U II, p. lia.
^ La ooDJeelure de Niebuhr, qni rattadiait le caractère himyarite aux inacrip-
lions cunéifonnes (Dwenpl.d« VArâine, p. 86), et celle de W. Jones, <{iii ea
cberdiait Tori^ne dans le dévan^ri ( ybûu . Anaorcftif, 11, p. 7), sont main^
tenant abandonnées.
LIVRE IV, CHAPITRE I. 299
entre la position ethnographique , historique et linguistique de
rVânen et celle de ia Pfaénieie« De part et d'autre, c'est un
désaccord apparent entre la langue et 1» race : cW, avec une
langue évidemment sémitique, une civilisation qui n'a rien
de sânitique* Ajoutons qu'on trouve chez les Himyarites des
articulations contraires à toi:^s les. habitudes de la pronon*
ciation arabe S et une foule de mots dont l'origine sémitique
ne se laisse pas apercevoir» Pluâeurs particularités de l'hi-
myarite. se rappcnient même aux dialectes de la Phénicie et de
l'Aramée : ainsi , la forme Aor pour^^ J^ pour nuàtrê, dans les
accotions de y^^yfi , vj»>U9^; l'emploi d'une terminaison em-
jdiatique o, conune en syriaque '. M. Fresnel croit aussi avoir
retrouvé dans les inscriptions rapportées par M. Arnaud le
nom de la déesse phénicienne Astarté^.
Si l'en se rappelle , d*un côté , que l'ethnographie hâ)ralque
place des Gouschites à côté des Joktanides, enfants de Sem,
sur le sol de l'Arabie méridianale ^ ; de l'autre , que le Périple
Je la mer Rouge mentionné expressément dans l'Arabie des
diaketeg légèrement divers et des hmguee complètement dis-
tmctes^, on est assei^porté à établir une division ethnographique
entre l'Arabie proprement jdite et l'Yémen. Le nom vague de
Saba désignerait, dans cette hypothèse, la civilisation cousehite
* Niebuhr, Dmct. de V Arabie, p. 78.
* Presoel, JomTud atku. 8ept.-oct. 18&&, p. s 17. La m^ne remarqae avait
à^jk été £nte par ka iencographea arabea. Voy. Fraytag, Idx, «roi. kL au mol
Jia^; Geaenioa, Les. mon. au mot ^93.
' P^E. Botta, Bdaiion d'un tHiyaga dmtê UYémM, p. 1&1-1&3.
^ Jtmnud atÎÊtiqm, aept.-DcL i8&5, p. 199 et auiv., 9s6 et auiv.; Ewald,
dans la ZeitÉekr^ de Hoefer, 1. 1. p. 3oà.
* Goof. Tach, KammmiUKr mbm* im Gmnify ch. x, v« 6-7;* Micfatëlia, SpieiL
geogr. Hétr, exttrœ, I, p. i63 et auiv.
* àtàpopa èi èp atOr^ iBwn MœrotiuShm' mpà pi» M mo^àp, upà iè' mai TeAa/w#
T^ yXoû99if haXXéacopta. (P. is, édiL Hodaoo.)
300 HISTOIRE DES LANGUES SÉMITIQUES.
de TArabie mëridionalet qui devait former un contraste frap-
pant avec celle des Arabes sémites et nomades. Tout ce que
nous savons du caractère de la civilisation couschite ^ s*ao-
Gorde parfaitement avec les restes encore subsistants de cdle
de rYémen. Les immenses ruines de Mareb, de Sana, ne
répondent point aux mœurs des Sémjtes^ Le Sémite est peu
constructeur; aussi ces vastes monuments n'offrent-ils aucun
sens aux yeux de la population arabe qui habite maintenant
parmi leurs débris, et lui apparaissent-ils comme Tœuvre de
la race gigantesque et impie des Adites. U est probable que
sous ce nom, devenu mythique, se cache, le souvenir de Tan-
cienne civilisation couschite. M. Gaussin de Perceval admet
ridentité des Sabéens couschites et des Adites K L'ehldli est
aux yeux des indigènes Teincienne langue d'Ad et de Thamoud ' :
or M. Fresnel admet comme incontestable que lehkfli et la
langue de Mahrah sont un reste de la langue de Gousch ^.
M. Lassen a montré de singulières analogies entre la cons-
titution du royaume sabéen et celle des Nftrikas (non ariens)
du Malabar ^ ; il regarde comme vraisemblable qu'une émigra-
tion de Malabars a formé lin des éléments de la population
de ITémen, et y a porté le régime des castes, complètement
inconnu à l'Arabie proprement dite. Une tle qui joue dans
l'Océan indien un rôle fort analpgue à celui de Malte dans la
Méditerranée, l'ile de Socotora [Dwîpa Sukhatara, Dioscoridis),
tour à tour phénicienne , grecque , syrienne , arabe , nous ap-
' Voir sur ce snjet les, conjectures parfois bien hardies, mais toujours ingé-
oieuses et sayantes de M. le baron d'Eckstdn » dans ^ÀthenœumfrmifaiM , a» anii »
37 mai i85â.
' Emoi $wr VhiêL dm Aitabei awuU rwloimsiw» 1 1, p. 65, 66.
^ Journal oiiatiquB, juin i838, p. 5i 1.
' /6Û2. juin i838,p. 533,eljnyiet i853, p. 6o-63.
' Indiêche AUerthunukunde , II, 58o-58i.
LIVRE IV, CHAPITRE I. . 301
paratt, dans la haate antiquité, comme tout indienne \ Les
étymologîes sanscrites que M. de Bohlen a voulu attribuer aux
noms couschites n*ont sans doute aucun fondement ; il résulte
cc^pendani des recherches de ce savant, confirmant celles de
Heeren $ et depuis confirmées par cdles de M. Lassen , que de
très-anciens rapports ont dû exister entjre l'Arabie et Tlnde ^.
En admettant l'hypothèse de M. le baron d'Eckstein , qui voit
des Couschites dans les Soudras ou race brune de l'Inde ( Aoti-
ob»), ces ra{^orts s'expliqueraient d'eux-mêmes par les races
couschites communes aux deux pays, races qui, daiis la haute
antiquité, paraissent seules avoir été commerçantes et adon-
nées à la navigation. M. Arnaud li'hésite pas è attribuer
une origine indienne aux Akhdam, qui sont en quelque sorte
les Bohémiens de l'Arabie méridionale ' , et bien qu'il soit dif-
ficile d^admettre ^ avec ce courageux voyageur, que les Akhdàm
nous représentent l'ensenâile de l'ancienne population faimya-
rite, on est fort tenté d'y voir une caste de cette population,
qui aura conservé , à .travers les révolutions du pays , sa ma-^
nière de vivre et l'exercice exclusif de certaines professions.
Enfin , les mœurs anciennes de l'Yémen n'ont rien de com-
mun avec celles des Sémites.. Le code des lois homérites, rédigé
par Grégentius, évéque de Zhéfar, nous présenté des mœurs
plus afiricaines qu'arabes, une grande perversion des rapports
sexuels, une pénalité barbare et compliquée, des crimes et des
. ♦ ♦
' Ijafgen, Und.; A» de Humboklt, Cmnim, II, p. 161, s5s. M. ]{œfer, d'après
PeiameD du Yocabolaire de Soootora, foorni par WeUsted, rattache k langue ao-
toeile de cette fie aa phénicien. (Dmv. piU. Ihê d$ V Afrique ^ p. 157). Mais la
phipart des mots qu'il dte s'expliquent .aussi hien par l'arabe ou le S3fnaque.
* De Bohlen, ZMs Gmn$m (Kffinigsbeiy, i835), p. i93, laS, i4o, ^99 et
suiY. ; le même, Da» ak$ hàim, I , As^et suir. ; Lassen , hditehê AUeiilium$kmkdê,
11, 58o etsiÛT. ,
' Joumal tuiaL avril 18 5o , p. 876 et suiv.
302 HISTOIRE DES LANGUES SÉMITIQUES.
prescriptions inooimus aux Sémites. La cij%oneision , que Ton
trouye dès' la plus haute antiquité établie dans ITémen , dirers
autres usages paiens qui s y conservent encore de nos jours , pin
raissent d'origine couschite^. Lokmaa^ le rq)résentantinytfaique
de la sagesse adite , rappelle Esope , dont le nom a semblé à
M. Welcker déceler une origine éthiopienne ( Aibwiro^, Atâi(^)\
Dans l'Inde aussi, la littérature des contes et des apologues
paraît provenir des Soudras. Peut-être ce mode de fiction , carac-
térisé par le rAle qu'y joue l'animal ^ nous représente-t-41 on
genre de littérature propre aux Gouschites.
Ici se manifeste une contradiction dont nous ne pensons
pas qu'il soit encore donné à la science de pénétrer le secret.
D'un côté , le linguiste , en voyaiit tous les pays désignés oomaM
couschites , là Babylonie , l'Yémen , et surtout le pays de Qnuçh
par exceUence, l'Abyssinie, parler des dialectes sémitiques fort
analogues entre eux et constituant dûs la famille une classe
à part, serait porté à £aire des Gouschites une subdivision for-
tement accusée dans le groupe sémitique. Le témoignage de
l'ethnographe hébreu [Gen. x, 6), qui rattache Gousch à la
race àfi Gham, ne saurait être invoqué oontre cette opinion,
puisque Ghanaan , qui est notoirement sémitique , est pareille^
ment rattaché à Gham, et que, d'ailleurs, le mot de CcntA
parait n'avoir, dans le tableau du dixième chapitre de la Genèse,
* Knobel, Die Vœïkertqfel dêr Genetù, p. ùhU et snàv, ■
* Wetck«r, Kleme Sekr^Un, Il , p. ^50 et soiv.^ A. Wagener, JSftot «ur 1m rap-
porté mUrê 1m apùlogvm àe l'Indê et ceux de la Grèeê, p. &i «t biût. (Eitnit des
Mhn, de VAeaà, ié Belgique, sav. étrangers, t XXV.) D'Herbdot avait déjà énris
des cÔDJectiires aaalo^es à celle de M. Wdcker. {BikUoth, orimU. art LaJbmM.)
Quant au nom de Lokman, M. Derenbourg a ingénieusement démontré qn^il
vient de «elui de Bdaam. Foèfet de Loqmtm le Stige (Berlin, i85o) , introduction.
Inutile d^ajonter que les fables attribuées a Lokman sont très-modernes.
^ Le cuite et la |>réoccupation constante de Taniroal sont un des traits les phis
frappante des races couschites et africaines.
LIVRE IV, CHAPITRE I. 80$
qu'un sens purmnent géographique ^ : il suffirait de supposer
dans la famille sémitique une scission prçfpnde et anté-hi3to*
rique , par suite de laquelle les deux branches auraimt perdu
le seqtiment de leur unité. D'un autre c6té, l'ethnographie et
rhistoire porteraient à séparer profondément les Gouschites des
Sémites. La métn^olè de Gousch parait avmr été bien plutAt
TAbyssinie que ITémen, à tel poînt que des exégètes de preoDÎer
ordre , tels ,que Gesenius ^9 ont nié (pion dât chercher d^s
Gouschites aillwrs qu'en Afrique. Gousch est présenté par Je-
rémie (un, a3) comme un pays de noirs, et^ans cesse mis
en rapport avec l'Egypte {h. xx, 3-5 ; xxxtu; 9). La civilisa*
tion couschite se rattache 4*ailleurs, far son caractère général,
à celle de l'Egypte , et il est probable qu'une exploration jrfus
complète des langues de l'Abyssinie et de TArabie méridio-
nale fera apparaître des liens secrets entre les membres ^ars
de cette grande famille, qui, étoufTée^en Asie par les peuples
ariens et sémitiques, n'est arrivée qu'en Afrique à son plein
développement. Dans cette hypothèse , ce serait par des émi-
grations relativement modernes que la race joktanide (sémite)
se serait superposée, en Arabie et en Afrique, à la race cou-
schite, et nous aurions, dans l'himyarite et le mahri, non des
langues couschites , mais des langues sémitiques altérées par
une influence couschite. Il est difficile assurément de démêler
un réseau de complications aussi anciennes ; les analogies des
Gouschites avec les Sémites d'une part, et avec les Ghamites
de l'autre, fourniront toujours un semblant de preuve à ceux
qui veulent, comme M. Lepsius', chercher de ce côté le lien
^ Twh^ KammmUtriiber iiê GênemM,^. 99S,
' * Theêounu, au mot Cf)3. «
' Zwei ^traehvergkiehéndê AbhmMtngm, page 78, 80. M.'Leprii» a, d'ail-
leurs, beaucoup insisté sur le caractère original de la langue et de la fiviKflation
30& HISTOIRE DES LANGUES SÉMITIQUES.
des différents ^groupes • qu'une ethnographie pins sévère croit
encore devoir tenir pour distincts.
Ce fut riskmisme qui porta le coup mortel i ia langue et
à la civflisation himyarites. L*arabe des Koreischites , consacré
par ie Coran, absorba rapidement autour de lui les dialectes
de TÂrabie, puis les autres idiomes sémitiqueà. Néanmoins,
comme la fait observer M. Fresnel ^ cette çpnquéte fut loin
d'être absolue , et nulle part peut-être renvahissement de la
langue et de la religion koreischites ne trouvèrent plus d'op-
position €[ue dans i'Arabie elle-même. Plusieurs tribus indé-
pendantes^ né furent jamais soumiseii que nominalement, et
n'embrassèrent l'islamisme que d'une manière, dérisoire. De
nos jours , une grande partie de la population de l'Arabie ne
comprend pas la langue à laquelle oh domie exclusivement, le
n<Hn d^arabe, et ce n'est que tout récemment, par suite de l'inva-
sion du wahhabisme , que les habitai^ts de certains cantons sont
devenus musulmans. Un passage du Mouzkir, de Soyouthi^
prouve que la langue himyarite se parlait encore dans l'Yémen
au XIV* siède.
S IV.
Longtemps avant la découverte de la langue et des inscrip-
tions himyarites , on avait remarqué que le ghez , ou langue
savante dé TAbyssinie , est un reste vivant de l'antique langue
de ITémen. L'Abyssinie, en effet, au point de vue de la lin-
guistique et de l'ethnographie, est inséparable de l'Arabie mé-
ridionale. Les monuments de la civilisation éthiopienne , qui
se voient encore à Axum , offrent la plus grande analogie avec
éUnopiennee. BrkfB au$ /Egifptin^ ^thiopim , etc. ( Berlin , 1 859 ) , p. 9 1 8 et sui-
Yantes, 967.
* Journal oêiat, juin i838, p. 536.
* Journal oêUu, oct. 1869, p. S&o (art. de M. Bai^ès).
LIVRE lY, CHAPITRE I. 305
les débris de la civilisation homérite , qui se voient à Mareb.
Les géographes g^ecs et les médailles accouplent sans cesse
TAbyssinie et ITémen , et présentent invariablement les kêaatf
yo/ comme une population arabe ou sabéenne^ Les voyageurs
modernes sont aussi unanimes pour reconnaître le type arabe
de celles des populations abyssiniennes qui ne se rattachent
pas à la souche africaine^
L'époque du passage des Sémites d'Arabie en Abyssinie est
beaucoup plus difficile à établir que le fait m^me de leur éinî-
gration. Ludolf faisait remonter cet événement au temps de
Josué. M. de Sacy concluait de la tradition de la reine de Saba,
revendiquée également par les Himyarites et les Abyssins , que
l'émigration n'avait pu avoir lieu qu'après Salomon. On est sur-
pris qu'un argument aussi faible £^t pu faire impression sur
un savant tel que M. de Sacy. En effet, la légende de la reine
de Saba , comme tous les autres récits bibliques , doit sa popu-
larité dans l'Abyssinie et l'Yémen aux Juifs , et non à de pré-
tendus souvenirs nationaux. L'histoire de l'Abyssinie ne remonte
avec quelque certitude qu'à la première moitié du iv* siècle de
notre ère, c'est-à-dire à l'époque où le christianisme y péné-
tra'. Dès ce moment, l'Abyssinie nous apparaît conmie plus
avancée dans le christianisme et mieux organisée que ITémen.
En 5 9 5, le nedjoêehi (negus ou roi) d'Abyssinie envahit l'Yémen ,
I Ludolf, Hktoria atidopieay 1. 1, c. i, 9** 5 et suiv. et GcMiMMnCartiM m Hi$t,
«th, p. 57, S09 et suiv.; Âddung, MiUiridaU,l, p. &os-&o3; de Sacy, Mèn, de
PAcad. de9 huer, et B^iee-Letiret ^ t. L, p. 978 et suiv. ; GeseniuB , dans VEnejfcL
d^'Ench et Gniber, art. ^thiop. Spraeke, etc. t. U , p. 111.
* Ritter, Géogr. de rAfr, t I, p. 998 (trad. firaiiçaiae).
* Ludolf, HiêL œihiop. L III, c. 11, et Gommanl. m Eût, mlh, ad h. L; DiU-
niaim, Zeiteehr^ der deutêcken morgeidand, GeeslUehtfi, L VII, p. 3&5 ( i853);
Letronne, Matériaux pour l'histoire du ehrûtûmisme m Egypte, en Nuhie et en
Ahyeemie (Paris, i83s).
1. 210
306 HISTOIRE DES LANGUES SÉMITIQUES.
avec le secours des Grecs. Pendant cinquante ans , les Abyssins
occupèrent ce pays, et essayèrent vainement d'y introduire
le christianisme ^ Dans l'inscription grecque d'Axum', le roi
Aîzanas (vers Tan S&o après J. G.) s'intitule roi des H(»néritesy
des Retdan^^ des Ethiopiens, des Sabéens, etc. Dans les deux
inscriptions éthiopiennes rapportées par Rûppell , le roi Tazéna
(v'' siècle) se donne exactement les mêmes titres^. Tous ces
faits, évidemment postérieurs à l'entrée en Abyssinie de la race
pariant gfaez, obligeraient de reporter l'émigration au com-
mencement de l'ère chrétienne ; mais les longues listes de rois
antérieurs à cette époque, listes qui sont, du reste, en partie
fabuleuses , ne laissent aucune place pour un changement de
race ou de dynastie, bien que depuis l'ère chrétienne les
noms propres empruntés h l'Arabie méridionale y deviennent
plus nombreux^. Pline, sur l'autorité de Juba, place déjà des
Arabes en Ethiopie ^. Il est donc probable que le passage de
la race sémitique sur le sol afiricain se fit par une infiltration
lente depuis une hante antiquité , et non par une soudaine
invasion. De là à l'hypothèse de Sait, adoptée par M. G. Ritter '',
hypothèse d'après laquelle la race sémitique serait la race pri-
mitive de l'Abyssinie, il n'y a qu'une nuance : il faut même
reconnaître que la civilisation de l'Abyssinie a toujours eu un
* GauBsia de Perceval, Emoi mr rhùt. dst Arabat avani Vitlam, I, p. i3i e(
0uiT.; Johannsen, Hiêteria Jéàuma, p. 89 etsuiv. (Bonn, i8s8).
* Frani, apud Bœckh, Corjnu huer, grttc. L III, p. 5i5 et soiv.
^ Babitants du canton de Réda , près de Sana , sdon M. Amand. (/ramai umi.
avril i85o, p. 38i.)
« Dillmann, ZeiUehr^ dit D. M. G. U VII, p. 356.
' /M. p. 3&0, 359.
" ffttt. naL liv. VI , c. xuii, n* s.
7 Sait, A Voyage to Abyuma (181A), p. 658; G. Ritter, G^gr. de rAJhfW» ^
t. I, p. a83, 3o3-3oà (trad. franc.).
LIVBE IV, CHAPITRE I. «07
àegré de sapëriorité sur celle 6e FY^iieii , et qae le prenner
de ces deux pays réclama une sorte de stuseraitieté suf l'antre ,
jasqa'au temps de Mahomet.
L'ëtode de la langue éthiopienne on ghez^ confirme , de la
manière la plas âécime, f affinité des Abyssins et des Himya^
rites. Le ghez n'est, 'en réalité, qo^nn dialecte de Tarabe t les
particularités qui distinguent l'arabe de toutes les autres lan*
gués sémitiques , les pluriels brisés , le mécanisme des cas et
des Toyèllés finales, certaines formes du veii)e, s'y retrotrreiit
dans ce qu'efles ont d'essentiel. Ces procédés, toutefoîa, sont
loin d'avoir atteint dans le gbez la richesse et la régularité
qu'ils ont en arabe; par sa phyÂonomie extérieure, le ghet
semble plutAt se rapprocher de la simplicité de l'hébreu; il
possède, d'ailleurs, un assez grand nombre de racines qui,
appartenant également à l'hébreu et à l'araméen , ne figurent
pas dans le vocabulaire arabe. Tout cela rattache le ghez, ou
plutAt l'himyarite , à un état fort ancien des langues sémiti-
ques. La prononciation seule s'écarte des analogies sémitiques;
quelques lettres, comme 4*, /H» ^, X , et les voyelles du sixième
ordre , sont fort dures et presque impossibles à prononcer pour
tout autre qu'un Abyssin ^. Nous avons trouvé la même contra-
diction dans le mahri; on dirait de part et d'autre une langue
sémitique articulée par un organe non sémitique.
L'alphabet ghez a longtemps embarrassé les savants, et donné
lieu aux hypothèses les plus diverses.- Cet alphabet diffère de
^ Ce nom g un signifie à la fois Uhre et éaûgré. Le premier mbs parait
préiérable; les Siamois indépendanto dmmciDt à leur lan^e oa nom anriogue
{Thai, libre). Les Abyssins s^appeilent emnoémes /i'79'H^'} ss^^jpasfén^ ou
ï»/riXf(D^yTf -^ Itgopifawifén , par imitation da nom grée MUrtsu. (Gonf.
Lndoir, ^i^irtjb. I. },ci.)
* Lndoir, HuL adh, ). I, c. xv, n* 37; Gramm. œlh. 1. I, c. 1, n"* 6.
308 HISTOIRE DES LANGUES SÉMITIQUES.
tous les autres alphabets sémitiques par le nombre , la valeur,
le nom et la forme des letti^s, par la direction de Técriture
de gauche à droite , et surtout par le mode de notation des
voyelles. Chaque consonne renferme virtuellement un a bref,
comme en sanscrit; les autres voyelles ne s^expriment ni par des
quiescentes ni par des points, mais par des appendices qui
s'attachent à chaque consonne et en modifient quelquefois la
forme, doù il résulte que c'est moins un alphabet qu'un syl-
labaire de deux cent deux signes , représentant chacun une syl-
labe ouverte, comme ba, bo, etc. Ludolf crut trouver des res-
semblances entre cet alphabet et celui des Samaritains ^ M. de
Sacy essaya de démontrer que l'alphabet éthiopien dérivait de
Talphabet des Grecs, ou plutôt de celui des Coptes^. M. Lep-
sius voulut le tirer du dévanàgari ' , et il faut avouer que le
système des voyelles offire dans ces deux alphabets beaucoup de
ressemblance. — La découverte des inscriptions himyarites de
l'Yémen a enfin résolu le problème. On ne peut plus douter au-
jourd'hui que l'alphabet éthiopien ne soit identique avec l'ancien
alphabet himyarite ou musnad. Ce dernier alphabet se retrouve
sur les monuments d'Aximfi* comume sur ceux de Mareb, et il
offre d'ailleurs la plus parfaite similitude avec l'alphabet ghez,
sauf en ce qui concerne la direction de l'écriture et le système
des voyelles. Mais le premier de ces deux points a peu d'im-
portance en paléographie, puisque les alphabets, à une haute
antiquité, procédaient presque indifféremment dans l'un ou
> Hi$t œth. 1. IV, c. i.
* Mèn. de VAciid. de$ Ituer. et BêUeê-Lettrei , t. L, p. a8s. Ce fat aussi d'abord
ropinion de Gesenius {Hebf'. Handwœrtm'hueh, Voir. p. xxxr).
' Zwei tprachverglêiekmdê AbhandUmgmf p. 76 et suiv. (Beriin, i836).
^ Voir, sur les deux inscriptioas trouvées par RûppeO, le travail de M. Boedi-
ger, dans VAUgemems LUeraUtt-Zeitmig de Halle, juin 1839, n^ loS-ioy.
LIVRE IV, CHAPITRE L 309
Faatre sens. Quant au système de voyelles employé par les
Abyssins, il semble d'invention assez moderne. Ainsi Talphabet
ghes , en apparence si rebelle à toute classification , rentre dans
la série des alphabets sémitiques, si, conmie on est porté à le
croire, le caractère bimyarite nW lui-même qu'une variante
très-ancieime du pbénicien. Les ressemblances que Ton a cru
trouver entre Talpbabet ghez d'une part, et TalpheJbet sama-
ritain , ou même l'alphabet grec , de l'autre , se trouvent par là
eipCquées ^ ; puisque ces deux derniers alphabets sont eux-
mêmes des (ormes du phénicien. Cette vérité peut être d'un
grand secours pour l'histoire de l'écriture ; en la supposant dé*
montrée, nous aurions dans l'alphabet ghez, ou plutôt bimya-
rite, une forme détachée de la souche des alphabets sémi-
tiques, à l'époque la plus ancienne de leur formation.
S V.
Il paratt donc, contrairement à l'opinion de M. de Sacy,
que l'écriture fat connue en Abyssinie avant l'introduction du
christianisme et même des lettres grecques en ce pays ^. La
seconde partie de l'inscription grecque d'Adulis, qui relate les
hauts faits d'un roi d'Axum du ii* siècle de l'ère chrétienne ^, et
qui est conçue dans le^style de la mythologie hellénique (tgrpd^
rày [iéyialov Qre6v (lou Apnv, 6s lu xatH iyéwricrt t^ A<t
> Geseniiu, dans r£iicycL d^Ench et Graber, t II, p. 1 1 s ; ie même, Monm-
mmUa phaniday p. 8&-85; Kopp, KIder tmd Schr^ten der Vorzeit, II, 3ds et
iuhr.; Hapfdd, ExerdUUmêê œthiopicœ (Lips^ i8s5).
* Socrate {Hkt. eeelêt, 1. I, c zix) rapporte que Fnmieatiiu,'rapôtre de TA-
bjsBime, fut établi gardien des ardÛYes royales. M. de Sacy a réroqné en doute
cette ciroonstaiice; mais fl n*y a rien d^iuYraisemblable à ce qn^un Grec instruit
ait été choisi pour présider à des écritures qui probablement étaient tenues en
grec.
' Frans, apud Bœckh, Corpm huer. grœ. t. III, p. 5ia et sniv.
SIO HISTOIRE l)ES LANGUBS SÉMITIQUES.
xaà t^ Ape< Moà tÇ Uo<niSiift)^ Tioscription grecque trouvée
à Axum par Sait, et dans laquelle le roi Alsanas s'appelle
égalemeat vîbs BtoS àpixrhou. Àfeâv\ sont la preuve de rîm*
portante que la langue et les modes grecques avaient prises en
Ethiopie, même avant la domination romaine^. Le roi Zofkakê
{^Za'Hakah)^ qui régnait à Axum à l'époque où écrivait Tau*
teur du Périple de la mer Ratige, c'est-à-^lire au ii* siècle, est
qualifié ypofipidto^ iXkfiP$xùiv ((tiietpo^^ Selon Kireher ' et H. de
Saey^, l'alphabet syriaque aurait été également employé en
Abyssinie ; mais Ludolf a réfuté sur ce point l'opinion de Kir-
eher : en effet, la . chrétienté d'Ahyssinie relève tout entière
du patriarcat d'Alexandrie, et non de l'apostolat des Syriens.
Quant aux deux inscriptions d'Axum écrites en caractères
éthiopiens^, elles paraissent postérieures à l'établissement du
christianisme, bien que la désignation défis de Mars, qui,
probablement, n'avait pas grand sens pour les Ethiopiens, s'y
retrouve encore* La ressemblance des titres que s'y donne le
roi Tazéna avec ceux que se donne dans l'inscription grecque
le roi Aisanas, la parfaite identité des pays énumérés dans les
trois inscriptions comme tributaires du roi d'Axum, prouvent,
* Fnutt, Und, p. 5i& et suiv.; mir le même titre, dans rinscription de Siioo,
• voy. Letronne, Journal dm Son. février i8s5, p. loo et suiv.
* Letronne, Joumài de$ Sav. mai i8a5;.le même, Mém, de VAcad. dm /nwr.
et Belkê'LeUrmf t DL, p. is8 et soiv., et Matériaux pour VhùL du chriiÈimùmm
^Mgypis, M Nvbie et m Ahymm, p. A4-53; Droysen, Ge$chielUe dm HéOmn-
mm (Sambourg, i8A3), t. H, p. ^kh et soiv.; Rittor, Géogr. dé VJ^. (tnd.
française), 1 1, p. sôa et aoiv. 3ol et niiv.
' hreêirmm9 \mgum «opt c ui, p. &6 et auiv.
^ Wm.dsVà(iaLdmhÊ».HBeSim-L^lbrm,Lh^^.%%k.
^ M. Isçtàm a égalemeat trouvé wm inacriptioii en earactères glies à Méroé
{Bri^am Sgfpisn, Stkiopiem, elc.p. aao). Quant aux iaacriptioiia démotiqaea
éthiopiennes, les renseignements donnés sur ce point par le savant voyageur ne
font guère cpi'exôter notre curiosilé. (IM. p. a 18 et suiv. 866.) .
LIVRE IV, CHAPITOE I. 311
du reste, que les inscriptions éthiopiennes doivent avoir été
gravées fort peu de temps après l'inscription grecque^. La
langue y est la même que dans les plus anciens monuments
de la littérature éthiopienne, et l'alphabet y présente déjà
toutes 1^ particularités qui distinguent l'alphabet ghez de l'al-
phabet himyarite, je veux dire la direction de gauche à droite
et la notation des voyelles. Mais cette notation est loin d'être
parvenue au degré de régularité qu'elle atteignit plus tard;
souvent même elle est omise, et Sait prétend avoir vu des ins-
criptions qui n'en offraient aucune trace K
D'ingénieuses conjectures, récemment proposées sur l'his-
toire des FalMyân, ou Juifs d'Abyssinie, tendraient à attribuer
encore d'autres origines à l'écriture et au travail littéraire en
Ethiopie. Dans un mémoire , dont la publication a été malheu-
reusement interrompue par la mort de l'auteur^, M. Philoxène
Luzzatio avait entrepris de prouver que les Falâsyftn se ifeitta-
chent à une colonie de Juifs hellénistes, qui auraient passé
d'Egypte en Âbyssinie avant l'ère chrétienne. L'état des rites et
de la liturgie de cette intéressante communauté religieuse, qui
ne possède ni le texte hébreu de la Bible ni le Talmud , et qui
' Roadiger, dans VÂUgemtme Ut&ra$m^Zm$mg deHidle, juin iSBg, n~ io5-
107; Diilmann, dans k Zeit$chr^ derdeiUidien morg, GeM. t VII, p. 356 el
suiv. La smgulière ressemblance de rinacriptioii grecque et des deux inscriptions
éthiopiennes, jointe à i^analogie des deux noms AtLonoê et Tazéna, pourrait faire
croire à Tidentité de ces deux personnages. Cependant les listes des rois d^Étiiiopie
sentent s^y opposer. En effets elles nous fournissent un Taxéna postérieur d'une
centaine d'années à Tintrodudion du christianianie en Abyssinie : or Aizanas est
très-prdbabiement le roi sons lequel le christianisme pénétra en ce pays.
* Gesenius, dans rJEf^yeL d'Ersch et Gruber, II , p. 119»
' Mém, twr In Jwfr d*Âlnf$$imê ou FaUtthoM, dans les Arehioei itraétitet, i85a
et 1 853. La suite de cette puMication est annoncée. GontrMer les vues de M. Lui-
latto par ceHes de M. Marcua, Mém, nar PéuMinenmU dê$ Ju^ en AbyamWf dans
le /otrmri astati^ , juillet 1 839 , p. 5 1 .
312 HISTOIRE DES LANGUES SÉMITIQUES.
fait usage d'une versiop du Pentateuque en langue vulgaire,
rend cette hypothèse vraisemblable. Mais M. Luzzatto pensait
de plus que la version éthiopienne du Pentateuque était l'ou-
vrage des Falâsyftn ; or, pour admettre une thèse aussi nou-
velle, il faudrait des preuves bien démonstratives. On a tou-
jours cru, jusqu'ici, que la traduction du Pentateuque en ghez
était une œuvre chrétienne, bien que les Juifs l'aient, à leur
tour, adoptée. Les Falâsyftn, en effet, n'ont pas de scribes,
et reçoivent tous leurs manuscrits des chrétiens ^ Il faut se
rappeler, d'ailleurs, que la plupart des Juifs d'Abyssinie ne
sont pas de race Israélite ; ce sont des indigènes qui se conver-
tirent au judaïsme, comme cela eut lieu, pour diverses peu-
plades de l'Arabie , dans les siècles qui précédèrent l'islamisme :
leur langue, indo-européenne, selon M. Luzzatto, africaine,
selon le voyageur Gh. Beke ^, n'a rien de sémitique. Dès lors ,
on s'explique conunent les Falftsyân ont adopté si facilement la
Bible en langue vulgaire , et aussi comment des états juifs indé-
pendants ont subsisté presque jusqu'à nos jours en Abyssinie.
On ne trouve, en effet, d'états juifs indépendants que parmi
les prosélytes; jamais les Israélites dispersés n'ont cherché à se
constituer en société politique.
Nous admettrons donc que la littérature éthiopienne, telle
qu'elle est parvenue jusqu'à nous, est tout entière postérieure
à l'établissement du christianisme dans l'Abyssinie. Le chris-
tianisme s'est toujours montré inséparable d'une certaine cul-
ture intellectuelle , mais en même temps destructeur des litté-
ratures païennes qui l'avaient précédé. Voilà pourquoi tant de
peuples en Orient semblent n'avoii^ eu de lettres que sous l'in-
* Gesenius, dans VEncycl d'Ench et Graber, 1. 11, p. 1 13.
* Dans Touvrage de MM. Nott et Gliddon, T^peê of Manicmd (Philadel-
phie, i85&), p. i9s-is3.
LIVRE IV, CHAPITRE I. 313
flaence chrétienne. Mais la preuve que le christianisme les
trouva déjà en possession de l'écriture , c'est qae ces peuples,
Abyssins , Arméniens , Syriens , ont leur alphabet propre : or,
toutes les nations qui ont reçu l'écriture du christianisme ont
pris l'alphabet grec ou latin. En outre , à travers le remanie-
ment chrétien de l'histoire de ces peuples , on aperçoit presque
toujours les traces d'une culture nationale antérieure.
Le plus ancien monument de la littérature éthiopienne,
comme de presque toutes les littératures secondaires de l'O-
rient, est une version de la Bible, devenue, en quelque sorte,
le dépôt classique de la langue. La version des Abyssins porte
la trace de plusieurs mains , et fut faite sur le texte alexandrin ,
probablement vers le temps même de la prédication chrétienne ,
c'est-à-dire dans le cours du n* siècle ^ Aux siècles suivants
appartient la traduction des nombreux livres apocryphes de
l'Ancien et du Nouveau Testament, que possèdent les Ethio-
piens, du livre d'Hénoch, par exemple. On ne peut douter qu'il n'y
ait eu à cette époque, en Abyssinie, un assez grand mouve-
ment littéraire , et le travail que dut subir l'alphabet ghez pour
arriver définitivement à l'état où nous le voyons en serait à lui
seul la preuve^. L'Abyssinie, d'ailleurs, protégée par la mer,
ne fut point atteinte par l'islamisme, et, seule dans le monde
sémitique , échappa à l'action absorbante de l'Arabie. Les côtes •
il est vrai , furent envahies par diverses tribus arabes ; mais le
Tigré opposa à toutes les invasions une résistance invincible.
L'Abyssinie resta ainsi dans la dépendance de l'ég^se byzan-
tine : le code des lois homérites ou plutôt abyssiniennes , ré-
digé par Grégentius pour le roi Abréha , au vi* siècle , est en
' Lndolf', BitL œtk, 1. UI. ch. it.
* Ewaid, dans la Zmiickrifi der dmmehên morgmlanHiehên GeiêUtekùft, t. I «
p. 11 (18&6).
3U HISTOIRE DES LANGUES SÉMITIQUES.
grec. Le patriarche devait toujours être étranger ^ et te grand
nombre de mots grecs (foi se retrouvent dans le ghez suflfirait
pour prouver Timportance que prit Theilénisme dans TAbyssi-
nie chrétienne : hMb^=(^9ipM; 5l'"fïH.^'î = SMvxov;
A partir du xiii' siècle, l'arabe ayant presque entièrement
remplacé te grec dans l'usage des églises d'Orient, et en par-
ticulier de l'Egypte, ta plupart des traductions en ghez, au
lieu de se faire du grec , se font de l'arabe et quelquefois du
copte. En général , la littérature éthiopienne manque d'origina-
lité. Quelques fragments poétiques, donnés par Ludolf ', offrent
cependant un rhy thme caractérisé , qui rappeUe celui des^ ma-
schûl» hébreux. Au xvi* et au xvii* siècle, la culture éthiopienne
déchoit rapidement , par suite des invasions des Gallas et des mu-
sulmans, et aussi par l'effet de l'influence des Jésuites, qui
réussirent à cette époque à s'introduire en Abyssinie. Attirant
à eux toute l'instruction et hostiles à l'enseignement indigène ,
ils laissèrent le pays, quand ils le quittèrent, dans une pro-
fonde barbarie , dont il n'est pas sorti jusqu'à nos jours.
La littérature éthiopienne , telle qu'elle nous est connue , se
compose d'environ deux cents ouvrages , presque tous traduits
du grec ou de l'arabe. Dans l'état actuel des études , il est im-
possible d'établir une chronologie rigoureuse entre ces monu-
ments divers , ni de déterminer l'âge et le caractère de leur
style. Il ne semble pas, du reste, qu'entre les plus anciens
et les derniers monuments de la littérature ghez il y ait, sous
te rapport de la langue , une différence notable. Le mélange de
mots arabes est presque le seul indice d'une composition plus
I Gh. Hitler, Ghgr, de VAJr, 1 1, p. 963, 966.
* liiiL œtkiop. 1. 1, c. i, n* 58; 1. II, c. i? et suiv.; 1. III, c. m; 1. IV, c. 11,
n^ a 6, et à ia fia de sa grammaire éthiopieone.
LIVRE IV, CHAPITRE I. 315
moderne. Le ghez devint de bonne heure une Umgue de Uvres
(^M ^X'ih^)^ assez éloignée du langage vulgaire, et mo-
delée sur l'usage ancien. A partir du uv^ siècle , d'ailleurs , le
ghez cessa entièrement d'être parlé. Cette langue était le dia*
lecte propre du pays de Tigré, qui fut, durant tout le moyen
âge, le centre de la civilisation en Abyssinie, et dont le roi
résidait k Aium; mais vers i3oo, la famille Zagéenne, dy-
nastie axumite, fut remplacée par une autre qui résidait à
Séwa, où l'on parlait Tambarique. Dès lors, cette dernière
lajigue devint celle de la cour ( i\fli YhM'y langue duroi)^
et étouffa peu à peu l'ancien idiome. Le ghez resta langue sa-
vante et sacrée ; les actes officiels de la cour, et même , dit-on ,
les correspondances privées , qui sont presque toutes composées
par un écrivain public résidant dans chaque ville ou village,
sont également rédigées en ghez avec un grand mélange de
mots amharfques ^ L'arabe, de son côté, a beaucoup gagné
en Abyssinie dans ces demies siècles ; il est devenu la langue
du commerce et des relations extérieures, et, en général , quand
une pièce officielle est écrite en ghez , on se cr(Mt obligé d'en
donner parallèlement la traduction arabe ^.
S VI.
A côté du ghez, qui nous représente la forme classique de
l'idiome des Sémites en Abyssinie , se rangent plusieurs dialectes
également sémitiques, mais tous plus ou moins altérés, soit
par le mélange de mots étrangers , soit par le manque de cul-
^ U parait même qae le ghez est encore presque vulgaire dans certaines pro*
vinces. (Voir cTAUbadie, Joum, OMit juillei^août i8&d, p. loB; Ludolf, Hiêt.
mtkiof. 1. 1, c. it; Addni^, Jlfittr. I, p. &07.)
* On a même des qpédmens d*arabe et de copte écrits en caractères éthio-
piens. (Ludolf, laç. cU, et Gramm, mikiop. p. &-5, i** édit)
316 HISTOIRE DES LANGUES SÉMITIQUES.
ture littéraire. En premier lieu , il faut nommer Tambarique ,
qui a remplacé le ghez, s'est créé quelque littérature, et est
devenu, en Abyssinie, comme une seconde langue commune,
avec laquelle on peut voyager dans presque tout le pays. L'amha-
rique offre, pour le fond du dictionnaire et de la grammaire, ,
des affinités incontestables avec le ghez \ mais aussi des parti-
cularités qui s'écartent beaucoup de l'esprit des langues sémi-
tiques , et surtout une prononciation barbare , où presque toutes
les nuances de la prononciation sémitique, au moins pour les
gutturales, sont absorbées. U faut l'envisager, en tout cas, comme
un idiome ancien, parallèle au ghez, et non dérivé du ghez,
surtout si on l'identifie avec la Ke^Aopà X^Çi$, qu'Agatharchide
donne pour langue aux Troglodytes ^. — Après l'amharique , il
faut nommer la langue du Tigré, très- rapprochée du g^ez;
l'adari, l'afar, le somauli, le saho, la Tangue des Danakii et
des Adaiel , la langue du pays de Harar ou Hurrur '.
Ces langues , dont le cercle semble s'élargir tous les jours
avec les recherches nouvelles, embrassent, on le voit, toute
la partie nord et est de l'Abyssinie , et la côte méridionale du
golfe d'Aden ; elles sont la preuve la plus irrécusable des ra-
mifications étendues de la race sémitique au delà de la mer
Rouge. U faudrait pourtant se garder d'attacher trop d'impor-
tance à ces idiomes, qui n'ont jamais été écrits, et onjL subi
^ Voir la grammaire et le dictionnaire de cette langue publiés par Ludolf (Franc-
fort, 1698), et les travaux plus récents du missionnaire Isenberg (Londres,
18&1 ). M. Blumhardt avait annoncé également une grammaire et un vocabulaire
amhariques; je ne sais s^ils ont paru. Voir aussi Gesenius, dans YEneifcL d^Ersch
et Gruber, arL Amhariichs Spraehe.
' Hudson, Gwgraphi grœci minorm, I, p. &6.
^ D^Abbadie, dans le Joum, atiaL avril 1839 ^ juillet-août i8A3; Ewald,
dans la ZeiUekrifiJur die Kunde de» Morgenlandee , t V ( tShh ) , p. A 1 o et suiv. ,
et les divers glossaires recueillis par Sait, dans son Vcyag9 en Abyeemie.
LIVRE IV, CHAPITRE I. 317
pendant des siècles Faction dissolvante de gosiers. barbares.
M. Ewald conclut de l'étude qu'il a faite de la langue saho^ que
cette langue a dû se détacher du tronc commun de la famille
sémitique à une époque extrêmement reculée, parce qu'elle
offire quelques particularités qui semblent appartenir à l'état
le plus ancien des langues sémitiques , la terminaison p y par
exemple, à la troisième personne plurielle du prétérit. Mais
l'organe de la parole humaine, surtout chez des races aussi
mêlées que celles dont nous parlons, n'a pas assez de fermeté
pour nous avoir conservé des empreintes fort anciennes. A
deux ou trois siècles de distance, une langue qui n'est pas gar-
dée par l'écriture n'est plus la même langue dans la bouche du
peuple. Ajoutez que la langue saho ne nous est connue que
par les renseignements de M. d'Abbadie; or, la représentation
des sons d'une langue non écrite, faite par des étrangers, est
toujours singulièrement défectueuse. Que deux Français , ne sa-
chant pas la langue anglaise , essaient de représenter, tels qu'ils
croient les entendre, les sons qui sortent de la bouche d'un
Anglais, et l'on verra combien les deux transcriptions différe-
ront l'une de l'autre. Que dirait-K>n du philologue qui , de la
langue anglaise écrite de la sorte , voudrait tirer des inductions
sur l'état primitif des langues indo-européennes? Sans doute,
si une langue sémitique, écrite depuis la haute antiquité,
nous offrait les singularités que nous présente la langue saho ,
telle que la transcrit M. d'Abbadie, ce serait là un fait capi-
tal, qui obligerait de créer pour cette langue une catégorie à
part. Mais on ne peut accepter comme des données authenti-
ques les particularités qui s<b sont présentées à l'oreille d'un
étranger. L'arabe le plus pur, transcrit sur la simple audition ,
' Loc. cit. p. 691 et suiv. Les vues de M. Ewald ont encore été eiagérées par
M. de Gobineau, fiiMt mr VmégakUiéâm rac$9 Aumomaf , 1 1, p. &95 et suiv.
318 HISTOIRE DES LANGUES SÉMITIQUES.
par une personne étrangère à l'arabe, ne parattrait guère
moins bizarre. L'écriture seule peut offrir la raison étymolo-
gique des procédés d'une langue, et les idiomes écrits, quoi
qu'en dise M. Ewald, sont seuls des témoins sûrs en philologie.
En dehors des dialectes sémitiques qui viennent d'être énu-
mérés, il se parle encore en Abyssinie un très-grand nombre
de langues difficiles à classer. Tels sont les idiomes des nom-
breuses tribus de Gallas ^ , les langues de la famille hamiângu,
celle des Falâsyân, ou Juifs d'Abyssinie, etc. La variété des
langues est un des faits les plus frappants de l'Abyssinie, et
un de ceux qui attirèrent l'attention des premiers explora-
teurs^. De tribu à tribu , et presque de village à village, ce
sont des dialectes différents. La publication des matériaux
philologiques rapportés par M. d'Abbadie, fournira des ren-
seignements sur le caractère de ces idiomes, encore trè»-peu
connus. Il est remarquable que les dialectes non sémitiques de
l'Abyssinie , ceux des Gallas , par exemple , présentent des par-
ticularités sémitiques analogues à celles qu'offrent le copte et
le berber dans la conjugaison et la théorie des pronoms ' ,
et semblent accuser à l'ouest de la mer Rouge un grand mé-
lange des races sémitiques et africaines. On peut croire que,
parmi ces mêmes langues non sémitiques, il s'est conservé des
restes de l'ancienne langue couschite, qui doivent se retrouver
* M. d^Abbadie (Joum. oiiat. avril iSSg et jaiflet-août 18 A 3) range Ttibnonaia,
langae des GaHas, parmi les langues dérivées de Tarabe. M. Ewald {ZeitÊtàrfifir
die Kundê deê Morgefdtmdeê , t. V, p. &19) remarque, avec raison, ce qoe celle
assertion a de surprenant; les Gallas, en effet, sont généralement regardés
comme d^ongine africaine. Sur Tethnograpbie si compliquée de rAbyssinie et de
la Nubie, voir Nott et Gliddon, Typet ofMankmd, p. igi etsniv.
^ Ludolf, Hûi. mUm^. 1. 1, c. iv, n** 60 etsuiv.; Adeluag et Vatcr, Miéni.
m , r* part. p. 1 16-1 1 7 ; iy« p. Û99 et sui>.
^ V. Charles and Lawrence Tuischek, A grammar ef Un gaUa langwtgB (Mu
nich, i8&5), p. 39, 63, etc.
LIVRE IV, CHAPITRE l. 319
aussi en assez forte proportion dans plusieurs des idiomes
sémitiques, tels que le somauli, la langue des Danakil et des
Adaîel, et même le ghez. Les noms des mois abyssins, par
exemple , qui n'ofirent aucune analogie sémitique y sont peut-
être couschites. Les tribus noires de la Nubie, qui unissent,
comme les Bischans et la population du Sennaar, la couleur
et les mœurs de la race africaine au type dit caucasien, appar^
tiennent sans doute à la même race S à laquelle on a voulu
rattacher également les Ashantis de la côte de Guinée , dont
les institutions, d'après Bowdich, ne sont pas sans analogie
avec celles de TEgypte et de TEtbiopie ^.
Toute la région orientale de TAfrique, jusqu'à Mozam-
bique, offire des traces nombreuses d'influence sémitique^ Mais
les langues indigènes , dont la principale est le êuaheli ^, n'ont
rien de sémitique. C'est à tort qu'on a cité , pour appuyer la
thèse contraire, l'autorité de MM. Krapf, Ewald, Pott, de Gar
belentz^, qui, en établissant la parenté du suaheli avec les
autres langues de la Cafirerie et du Congo , n'ont en garde de
Je rapprocher, au moins dans ses procédés organiques, des
langues sémitiques.
M
^ heçâuBjBriêfe ttuê Mgypten, elc. p. ai i, 990, 903, 966; Knobel, Die Vcstiur-
tafd der Genens, p. 966-967, 969, 960-961. M. d^Escayrac de Lautare croit
cependant les Biacharis d^oiigine arabe. (Le âéàert et h Soudan , p. 967 et suiv.)
* Biot, dans le iwtmal dee SavmUe, sept 1819; Ritter, Géogr. de VAJrifm,
L 1, p. &63, 66A etsniv. (trad. franc.).
3 Ewaid, Zeitechft der D. M, GeeeUtclutfiy L I (1 8 A7 ) , p. &A et suiv. ; H. C. von
der Gabelentx, 3nd, p. 938 et suiv.; Pott, ihid, t. II (1868), p. 1 et suiv. 199
et soif.
* A. de Gobineau, op. ctl. p. 693 et suiv.
320 HISTOIRE DES LANGUES SÉMITIQUES.
CHAPITRE IL
branche ismablite oc maaddique,
[arabb,)
S I.
L'Arabie centrale, la vraie Arabie, n'a point encore figuré
jusqu'ici dans l'histoire de l'Orient; et pourtant, c'est là que
se maintient, avec la vie nomade, la vraie originalité de la
race sémitique. Au vi' siècle de notre ère, un monde infini
d'activité, de poésie, de raffinement intellectuel, se révèle
dans un pays qui n'avait donné jusque-là presque aucun signe
de son existence. Sans antécédents ni préparation, on ren-
contre tout à coup l'admirable cycle des MoaUakÂt et du Kitâb
elr-Agâni; une poésie barbare pour le fond, et pour la forme
d'une extrême délicatesse; une langue qui, dès son début,
surpasse les finesses des idiomes les plus cultivés ; des subtilités
de critique littéraire et de rhétorique, comme on en trouve
aux époques les plus fatiguées de réflexion ^ Et quand on voit ce
singulier mouvement aboutir, au bout d'un siècle , à une reli-
gion nouvelle , à la conquête de la moitié du monde , puis , de
nouveau , à l'oubli , n'est-on pas en droit de dire que l'Arabie
est, de tous les pays, celui qui contrarie le plus toutes les lois
* Voir des exemples daos r£wat but Vhiêtoire dtê Arabes avant raloMnime de
M. Gaussin de Perceval , Il , 609 et suiv.
LIVRE IV, CHAPITRE II. 321
(p'on pourrait être tenté d'assigner au développement de i*es-
[Mit bumain?
Parmi les phénomènes qne présente cette apparition inat-
tendue d'une conscience nouvelle dans l'humanité, le plus
étrange et le plus inexplicable est peutrétre la langue arabe
dle-méme. Cette langue, auparavant inconnue, se montre à
BOUS soudainement dans toute sa perfection , avec sa flexibilité,
sa richesse infinie , te&ement complète , en un mot, que depuis
ce temps jusqu'à nos jours, die n'a subi aucune modification
importante. Il n'y a ni enfance, ni vieillesse pour la langue
arabe ; une fois qu\>B a signalé son apparition et ses prodi-
gieuses conquêtes, tout est dit sur son compte. Je ne sais si
l'on trouverait un autre exemple d*un idiome entrant dans le
monde, comme celui-ci, sans état archaïque, sans degrés in-
termédiaires ni tâtonnements.
Que dès la plus haute antiquité la langue arabe ait été en
possession de son individualité, et ait constitué une branche
distincte dans la sérœ des langues sémitiques , c'est ce que la
seole inspection de cette langue, à défaut de témoignages po-
sitifs, suffirait pour prouver. L'arabe, en effet, possède des pro-
cédés qui lui sont tout à fait propres , et dont on ne rencontre pas
le germe 'dans les autres langues sémitiques : tel est le^éca-
nisme si remarquable des pluriek brisés, qui ne se retrouve que
dans l'éthiopien; teUes sont les flexions casuelles, sans parler
d'une série de formes verbales dont on chercherait en vain la trace
dans l'hébreu et l'araméen. Tout cela suppose que l'arabe s'est
séparé du tronc conunûn de la famille à une époque où ceUe-ci
possédait encore ses vertus organiques. Une particularité beau-
coup moins essentielle , il est vrai , mais pourtant digne de con-
sidération , la présence du lam dans l'article al, se retrouve , dès
une époque fort ancienne , comme signe caractéristique des dia-
K SI
322 HISTOIRE DES LANGUES SÉMITIQUES.
lactés arabes, dans les noms de tribus nniD^K , uvvsh (jCiNiJl),
oVûHb (kv^^I 9 les kXhjfjLouSrai de Ptolémée)S peut-être n^*iSK
( Gen. XXV , & ) , qui figurent parmi les plus anciens souvenirs
de la géographie des Hébreux , et dans les noms de divinités
AXii^aetÀAiXâ(r(El-Lftt?), conservés par Hérodote^ Cette même
forme d'article se retrouve, comme arabisme, dans quelques
mots hébreux : Qip^K = |»yi)t ; e^^sa^K =: (ji».m£ ', et même dans
quelques noms araméens ou nabatéens : tf p Vk » patrie du pro-
phète Nahum , =r j&^l , ville près de Mossoul ; el-keroa (^j^^) ,
nom vulgaire que S. Jérôme donne comme l'équivalent syriaque
et phénicien de l'hébreu |vp^p^; âx^curaf = ^y^Jl , nom d'un
hérésiarque nabatéen des premiers siècles. Le nom Samptieerar'
mu$, porté par des princes d'une dynastie arabe établie à Emèse,
vers l'époque de J. G. « est d'un arabe assez pur : ^AjSÎ ^^t>^
ou i^pft (jMb«û , le Soleil des généreux on de la généronti^. Il en
f^ut dire autant du nom d'Àp^of («^W») qu'on retrouve dès
l'époque des Macchabées (II Macch. v, 8; Il Cor. xi, Sa), et
qn'on voit porté par plusieurs rois nabatéens, ainsi que du
nom d'ÉXv/xa; (f^)» T^^ prenait le magicien Barjesu [AtL
' Gonf. JwÊhù Mtol. août i8d8, p. 917-S18. Rapproehei encore k nom dei
tioB ÀAoAaiov (Arriani iWijpf. Mar. Erythr. p. 3, éd. Hudson); les ÂAïAsfbi (Agi-
tharchidis Peripl, p. 60, édit. Hadson; Diodori Sic. III, 65); kX^aiêa^ios, nom
d*un flcheikh arabe (Strab. p. 5 18, édit Cas.). L^asBimilation du hm s^eat faite
dans les noms des koen^oi et des kavaxaXfrcu de Ptolémée et de Maràen d*Bé-
radée.
' Herodot. HiitA, i3i; III, 8.
' Geaeniua, Lekrg^. der hibr, Spr. p. 198 ; Lêx. mon. à ces mots.
* Cf. Niebuhr, Deêcriptian de ^Arakiê, 1** part. chap. ht, art 3 ; Winer, Ml.
BêahocÊrt. au âiot WtmitrhmKn,
^ Il est possible que le nom de SaiiipnotnHilMff ne renfiorme point Tarlide, et
que Vi n^y figure que pour marquer Tannexipn des denx substantifr, comme
dans les noms hébreux et phéniciens, Mêlekiteé&eh, Hatmîbaal^ etc. En toat
le mot kêram y est employé dans un sens ^*il n^a qiren arabe.
LIVRE IV. CHAPITRE II. ' 3S3
xni, 8). Le nom X^Xdtiéo^ (v^) ^^^^ scheikh arabe, dans le
Pét^k cTArrien \ nous présente une forme de diminutif propre
à la langue arabe et qu'on ne trouve pas dans les autres dia-
lectes fiémitiques. Plusieurs des expressions données par le
Talmud comme arabes se rapportent également à Tarabe ko-
reiscbite ; quelques-unes cependant semblent appartenir à llii-
myarite ou à l'éthiopien '.
Les singulières inscriptions qui se lisent sur les rochers dé
certaines vallées du Sina!, et dont le décbifirement paratt assez
avancé , grâce aux recherches de MM. Béer, Gredner et Tuch ^
ont apporté des lumières inespérées au problème des origines
de la langue arabe. Il résulte du beau travail de M. Tuch que la
langue de ces inscriptions n'est pas l'araméen (comme le suppo-
sait M. Béer, qui les rapportait aux Nabatéens de Pétra), mais
bien un dialecte arabe, légèrement infléchi vers Taràméent
Les mécanismes les plus essentiels de l'arabe s'y retrouvent :
ainsi les voyelles finales, qui formaient jusqu'ici un trait si
exclusivement propre à l'idiome littéral qu'on avait été tenté
d'y voir une invention des grammairiens, sont notées, dans ces
inscriptions, par des quiescentes, mais omises à l'état construit:
4MI iej^ etc. M. Tuch fait observer, avec raison, que la même
* Apad Httdflon , G^ogr, grwei Btm. p. f 3. Rapproehei aum le nom de Bami^
ftf M4$ ( Béni. ,,.?) dans Diod. Sic. III , &&.
* Ddituch, Jetunm, p. 77r79» note.
^ E. F. Fw Bear, Aiirr^CibfMt wUrêi ktim$ $i Ungua kuauque meognitù ai
MMtem 5èim mo^ mumero wrtalm. Faadc I (lipais, 18A0); Gredner, dans
les EMfIb. JaMùchtr, 18A1, p. 908 et suiv.; F. Tach, dans la Zeitichrifi der
D. M. GeMeOêek^yt III (i8&9),p. 199 et suiv.; Bonsen, Outlmet, I,,33i et
toiv. Les rèreries du Rév. Gh. Forater tàr eea mémea ioacriptions ne mérite-
raient pas d^étre mentionnées, d, dans certains pays et dans certaines régions de
la presse, elles n^avaient été prises an aérienx.
91.
33& HISTOIRE DES LANGUES SÉMITIQUES.
particularité se remarque dans le nom propre arabe Dtfa ou
)D{Ef3, conservé dans le livre de Néhémie (vi, i, 6). Ces faits,
qui prouvent dans la langue arabe une si longue identité, sont
de la plus haute importance , si , comme le supposent MM. Tuch
et Credner, les inscriptions dont il s'agit remontent aux pre-
miers siècles de l'ère chrétienne, ou si, comme le veut M. Bun-
sen, eUes appartiennent aux temps ptolémalques. On ne peut
douter au moins de leur antiquité relative , puisque Cosmas
Indicopleustès , qui les vit en 5 3 5 , les représente conune écrites
en caractères inconnus.
L'arabe se distingue de tous les autres dialectes sémitiques
par une délicatesse, une richesse de mots et de procédés gram-
maticaux, qui causent la plus grande surprise à ceux qui passent
de l'hébreu et du syriaque à l'étude de l'idiome littéral. Les
philologues arabes ont imaginé , pour expliquer cette richesse ,
une hypothèse peu acceptable assurément, d'après les principes
de la philologie moderne, mais qui, cependant, mérite d'être
prise en considération pour la part de vérité qu'eUe renferme. La
langue arabe, s'il fallait en croire Soyouthi^, serait le résultat
^ iàS\ >JLfr Jy>^^ ^>LJÉ9,ch•II(80{^Larab.Il*l3l6^tI,p.ll6t.-
117). Yoid le paaBage entier de Soyoafhi, que noos donnons comme un cnrien
ipédmen des idées des Arabes sar la formation de leur propre langue. Pococke en
a déjà fidt usage (Sp$eimen hût, Asrab. p. 1 67-158) :
ûîj^ JU ^jiy^ ^U ,jV Jy» 0^ i^i>^^ o^ j*^ èy^^ (^y^^
fJu^ ^Uîj ^[éif ,ijuj[, ^y^:t ïy\^ oyJi ^:j^ u,Uo j^^r
^y[^\ JLiu <ltr 0t iâJi^ «J ^\j^\^ JUuJf 0;lJt ^t LSLiy ^\
qILï Ujyi JèJL |Ju^ -ulft <llt J- l4>4rf ^ ^Uiktj «yyJf ^ ^
d\ (Jj^iVkj ^yfÀj U^l^ Q^ O^t 3^j cmICÎ ^ÛU» ÏÛfjj AA^
LIVRE IV, CHAPITRE II. 335
de la fusion de tous les dialectes, opérée par les Koreischites
aatour de la Mecque. Les Koreischites, d'après ce système,
gardant la porte de, la Gaaba et voyant affluer dans leur vallée
les diverses tribus attirées par le pMerinage et les institutions
centrales de la nation , s'approprièrent les finesses des dialectes
qu'ils entendaient parler autour d'eux; en sorte que toutes
j^l^ ^-U ,^ ^^Uôl, ^^AT^ 1^^ <^yJî ^ ^yj\ ^1
Jli» ^ôJ\ f^ 03[^ ^^rfJf *4? j> l^ c:>Uf ÇÎ-. ci© o'y^'
*^ oi f^ '^ ^j)j 4V^ I4À* j#^l ^t JiUf ji> jfj 03!^ U«^ ^
4X— S^ '^ji* ^î S> -'^l) *>^«^ J#' Jl* 'iift*Jj <H^ V^r*b
4>A? <-J>*^ ^' ^' 1^1 *^ *^' d^ *^' Jîr*'^ Jy^ <^^^^ v^-
< ft^ J*r> Oiî^ M^ vW^ ^' ^' V:)^ JIT^y ^ J^' <:H*^'
^J^UIf Ojf^^ v:H«>^' u^ o' V^fW e^^^-il 3^*-^ u*' O^J
\ô^ o^^f jiï r^ ^ cM\^ jjôi ^ jat l^wl oU^
t5^j Â5j^ t>f^l j ^1 J^iJ c:>liJ#l> ^)x^ oUJ j #L^ U
3S6 HISTOIRE DES LANGUES SÉMITIQUES.
les élégances de la langue arabe se trouvèrent réunies dans
leur idiome. Les Koreischites , d'ailleurs, avaient, de temps im-
mémorial , la réputation d'être ceux des Arabes qui parlaient le
mieux {^j^^ é^' )^ '^^^ prononciation était la plus pure et la
plus dégagée de provincialismes. Us étaient, par leur position
au cœur de l'Arabie, à l'abri des influences extérieures de la
Perse, de la Syrie, des Grecs, des Coptes, des Abyssins. Or,
dans la pensée des Arabes, l'isolement est la meilleure garantie
jLJt ojo; o'--"' J^ W^lj ^W^f K^ ^^ '->^t v^t -îr^l
ÎLjJII c>iju AJco ^ jJ|; (j^l j U ^Ll l^ÂAjfj UjA^ L^;wa.lj
Ci[^f ,^)-C*J (jl^^ c^y^^' XjUa^ ^j)ft Jfj Lï iSy^^ o*- '^'^
o->Jf, iU^ii uJJijtf ^^L f^ir^of e)U: 331^ ^t 0^ ^ y^
t^ t^JcJt <-yJt ^L«>t txrf 0^ ^ ii^ÂsJî^ •^^[ Jjbf ^ XcU->j
n)ii-Kfaakloan développe des idées analogues dans ses ProUgomàmê. De Sacy, ^-
liW)foyig yitwitwkiiwafe OTttfcf, p. liV'tiA, &09-&10.
LIVRE iV, CHAPITRE it. 327
de la pureté d'an idiome , ^altération de la langue se présentant
toujours à eux comme un résultat du commerce «tvec Tétranger ^.
Cette opinion de la priceUence du langage des Koreischites est
idlement enracinée chez les grammairiens arabes , qu'ils n'ont
pas hésité à établir, comme critérium de la noblesse ou de la
corruption d'un dialecte, la '{Jus ou moins grande distance
qui sépare la tribu qui le parle du pays des Koreischites. Ils
reconnaissent cependant que quelques autres tribus voisines
des Koreischites, telles que celles d'Asad, de HodheO, de Te*
mim, de Kénana, furent également admises à faire autori^
daxis l'œuvre constitutive de la langue classique ; mais ils ex*
duent formellement de ce travail les tribus éloignées, celles
du Bahrein , de l'Yémen , de Hira et de Ghassan , dont le lan-
gage avait été altéré par le contact avec les peuples étrangers.
En écartant ce qu'il y a dans ce système d'idées artificielles
et' conçues a priori^ il reste du moins établi que ce fut au centre
de l'Arabie, dans l'Hedjai et le Nedjed, parmi les tribus res-
tées les plus pures , que se forma la langue qui. a depuis porté,
à l'exclusion de tous les autres dialectes, le nom d'amie. Qu'il
y eût là, parmi quelques tribus, une école d'atticisme, c'est
ce qu'on ne saurait révoquer en doute. Que ce foyer de cul-
ture se trouv&t chez des tribus bédouines, et non chez des
Arabes citadins, c'est ce qui est également incontestable; Les
Arabes ont toujours cru que les bédouins conservaient le dé-
pôt du beau, langage et des belles manière^; la langue des
villes est à leurs yeux un idiome corrompu et indigne du nom
d'arabe K Mais jusqu'à quel point le rftle capital qu'ils attri-
1 C'est la théorie iongoement développée par Ibn-Khaldoan. (De Sacy , op. «if.
p. liA etraiv. àog et aaiv. &&6-/k&7.)
* Ibn-Khakloaii, ibii. p. /ii6 et soiv. Les scfaérifa de la Mecque envoient leors
fib faire leur rhétorique parmi les tribus bédouines. Aui époques florissantes de
338 HISTOIRE DES LANGUES SÉMITIQUES.
buent aux Koreischites est-ii conforme à la vérité historiquel
C'est ce quHl est difficile de décider. On ne voit pas qoe 1 un-
portance littéraire des Koreischites ait été fort considérable
avant Tislamisme. Les poètes les plus célèbres de cette époque
appartiennent aux tribus de TArabie centrale, aux Kindiens,
aux Békrites, aux Taglibites, aux Dhobyftn, aux Gbatafan. Les
Arabes eux-mêmes ont remarqué que les Koreischites n'eurent
' avant l'islamisme aucun poète distinguée C'est dans la rédac-
tion du Coran que l'influence du dialecte koreischite fut déci-
sive. Il est possible que , pour obéir à des vues préconçues et
faire de Koreisch une race privilégiée , destinée à donner à
TArabie son prophète , on éi antidaté l'influence de ceUe tribu
sur la formation de la langue. La question présente est, du
reste, subordonnée h une autre bien plus grave : Possédons-
nous des textes arabes antérieurs à rislamism.e , dont la forme soit
assez authentique pour nous attester l'état de la langue avant
la rédaction du Coran? Et celle-ci dépend, à son tour, de la
solution d'un autre problème : A quelle ^que commençait-on
à écrire dans l'Arabie centrale , et d'où venait le caractère qui
y fut adopté?
La dernière question a été résolue d'une manière définitive
par M. de Sacy, dans le mémoire spécial qu'il y a consacié K
Il résulte des textes cités par cet illustre orientaliste : i^ que
ridamisme, les famUles opulentes d^Afiriqae et d'Espagne faisaient paiement fiûre
â ieon fils nne sorte de voyage littéraîre dans le désert (Voir Aman, Sobotm et-
MaUt, not p. 998.)
* ^-luAjf j VI .Jijfj ^OJbJlé Là^/ jL-4iÙ- O^t c^l^'
Ki$âb W-i4gtlm\ I, fol. i5, soi' (supjd. arab. iàt6); oonf. Gaussin dePeneval,
BMià, I, 369-353.
' Mém. de VAcad, dêi Imcr. t. L; voir aosst Poeocke, Sp9e. kkU Artà. p. 161 et
suiv.; Gesenins, dans YEnofeL dïrsch et Graber, art. Ar^, Sekr^; Fresnel,
Jôuni. mioL décembre i838, p. 556 et suiv.; Gaussin de Perceval, £st«t, 1. 1,
LIVRE IV, CHAPITRE II. 339
rémtnre n'a pas été connue des Arabes de THedjaz et du
Ned^ed plus dW siède avant l'hégire ; a^ que l'alphabet fut
transmis aux Arabes par les Syriens ; 3* que l'écriture resta.,
avant l'islamisme, et même assezr longtemps après, l'apanage
presque exclusif des juifs et des chrétiens. L'opposition de l'^^
{litoimsj indigène, qui ne sait pas écrire) et des c^Ufii J^^t
{le$ gms du Iwre, les gens qui lisent et écrivent , c'est-à-dire
les juifs et les chrétiens ) ^ suffisait à elle seule pour indiquer
ces différents résultats. Une inscription du temps de Trajan,
trouvée à Rome , mentionne , il est vrai , un copiste pour Vé-
erilwre arabe; mais M. de Sacy suppose, avec raison, qu'il
s'agit là du caractère palmyrénien. — L'origine syriaque de
l'alphabet arabe ne saurait non plus être révoquée en doute;
soit que l'on compare les formes de l'ancien alphabet dit cou-
fyue à celles de Yestrœ^iheh; soit que l'on considère l'orike pri-
mitif des lettres de l'alphabet arabe , ordre qui est identique
à cdui des alphabets hébreux et syriaques; soit que l'on ana-
lyse le nom du personnage que les Arabes donnent unanime-
ment comme l'auteur de leur alphabet, Moramer, nom dans
lequel on ne peut guère méconnaître le titre «*^âo que portent
tous les prêtres syriens ; soit enfin que Ton suive les pérégri-
nations de ce Moramer, qu'on voit d'abord établi à Anbara ,
dans llrak, puiâ à Hira, où un Koreischite, d'autres disent
un Kindien , apprend de lui l'écriture , et la transporte à la
Mecque '. M. Fresnel et M. Gaussin de Perceval ont démon-
tré que c'est par erreur que les savants arabes ont voulu tirer
p. agi et suiv. M. de Saey apporta qndqaes restriettaiu à ton prenuer sentimeiit,
dans le Jommàl d» Sammti , août i8a5 , et dans le ioim. otûrt. avril 1 897.
■ De Sacy, Mém. de VAead, d» huer, t L, p. agÂ-agS.
* Goof. Dm-Khal^o, dans la Chrmlomatlttê arabe de M. de Sacy, t. II , p. $09
et nÙT.
330 HISTOIRE DES LANGUES SÉMItlQUES.
le caractère arabe proprement dit, ou djazm, du caractère
musnai. L'opinion , très-rëpandue chez les Arabess, d'après la-
quelle la langue et l'écriture syriaques sont la langue et l'écri-
ture primitives , tient sans doute à ce fait , que l'sdphabet et la
première culture littéraire leur sont venus des Syriens. L'al-
phabet des inscriptions sinaitiques, qui nous représente la plus
ancienne écriture arabe connue, se rattache lui-même à l'év-
inmghelo.
Il faut reconnaître, d'ailleurs, qu'avant l'emprunt fait à
Moramer, plusieurs alphabets étrangers étaient usités dans
l'Hedjaz. L'Arabie , à cette époque , offrait le .spectacle singu-
lier d'un pays où toute la culture intellectuelle était entre les
mains d'étrangers. Les Juifs, les Syriens, les Himyarites, les
Abyssins y écrivaient dans leur langue et dans leur alphabet :
l'exemple de Grégentius , évéque de Zhéfar, prouve même que
le grec était usité en Arabie. Quelques Arabes ^éclairés s'ins-
truisaient auprès de ces étrangers, et appliquaient à la langue
indigène les divers alphabets qu'ils voyaient pratiquer autour
d'eux ; mais ces applications n'avaient aucune régularité : les
Arabes eux-mêmes l'ont reconnu , et unanimement ils ont fait
remonter l'origine de leur alphabet propre à l'école d'Anbara*
Je ne citerai pour le prouver qu'un seul passage d'un poète
Idndien , dont j'emprunte la traduction à M. Fresnel :
Ne méconnaisBez pas le service que vous a rendu Ksdir '; car il fiit
pour vous un bon conseiller, un génie lumineux.
Ce fiit lui qui vous apporta le caractère d^azm, à Taide duqnd vous
pouvez retenir ce qui était confusément éparpillé.
Constater ce qui était perdn dans le vague, ressaisir ce qui vous édiap-
pait et vous eh assurer la possession.
' Le Kindien qui apprit à écrire de Moramer.
LIVRE IV, CHAPITRE IL 331
Depuis l«m, vous faites aller et venir les kalâms, et vous avei des
écrits dignes d'être opposés à eeux de Ghosroès et de César * ;
Et vous pouvez vous passer du Mutnad de Himyar et de ce que les ka-
Ums faimyarites alignaient sur des feuiOets.
S n.
L'origine de l'écriture arabe une fois constatée, nous pou-
vons aborder la (piesûon plus difficile de l'authenticité et de
l'intégrité des poèmes arabes antérieurs au Coran. Cette ques-
tion, il faut le dire , a été tranchée jusqu'ici dans le sens affir-
matif , sans aucune restriction. Les Modiakât, les poésies du
Hamà$a, du Kitâb d-Agâfii, du Divan de$ Hodheilites, ont été
acceptées comme remontant réellement , pour le fond et pour
la forme, à l'époque antérieure à Mahomet. Pour le fond,
aucun doute n'est possible : ces poèmes nous représentent ,
comme on parfait miroir, la vie anté--islamique; ils se rappor-
tent certainement à des personnages et à des événements réels.
Sous le rapport de la forme, on doit croire également qu'ils
nous ont été conservés avec une fidélité suffisante , et que les
altérations, s'il y en a, n'affectent que les plus menus détails.
Mais le philologue a d'autres exigences que l'historien et le
littérateur. L'historien et le littérateur parient sans hésiter d'un
poème français du xn* siècle , d'après un manuscrit du i,nf ou
du xiv*; le philologue n'ose se permettre de dépasser, dans ses
conclusions, l'époque même dn manuscrit et la province où il
a été écrit. De même, tout en accordant aux poèmes anté-
islamiques une véritable authenticité, on peut encore se de-
mander si ces curieuses compositions nous offirent réellement
une langue antérieure à celle du Coran ; si on doit les prendre
conmic des textes écrits dès leur origine, et conservés tels
^ C'est-à-dire des PeraaDs et des Grecs.
332 HISTOIRE DES LAfiGUES SÉMITIQUES.
qu'ils sortirent de la bouche de leurs auteurs. Ici la tâche du
linguiste devient singulièrement délicate. La critique n'ayant
pas encore été appliquée à l'histoire de l'Arabie anté-îslami-
que, ni même aux premiers temps -de l'islam^, les plus grandes
précautions sont nécessaires pour éviter à la fois une confiance
excessive et un scepticisme exagéré.
Et d'abord, il ne peut être question ni de ces prétendus
poèmes arabes , contemporains de Moïse et de Salomon , que
Schultens acceptait encore \ ni de cette ancienne littérature
parabolique dont Lokman* serait le représentant; encore moins
de la singulière opinion qui a voulu attribuer au livre de Job
une origine arabe. Il est probable que , dès la plus haute an*
tiquité , les Arabes , conune tous les peuples sémitiques , eu-
rent des sages et une littérature de proverbes , analogue à celle
des Israélites. On peut m^e croire qu^ les iivres sapientiaux
de la Bible nous ont conservé une sorte de philosophie com-
mune à toute la race sémitique, puisqu'on voit souvent men-
tionnés avec honneur par les Hébreux des sages appartenant
aux tribus arabes qui avoisinaient la Palestine au midi et à
l'est'. Mais rien n'autorise' à supposer, avec Schultens^ et
Seetzen^, l'existence d'une littérature arabe proprement dite,
' M. CSaumn de Perceval ne s^est proposé que de recueillir et de grouper les
textes des écrivaîiiB arabes, et ce plan il Ta réalisé avec une conscience parfaite;
mais il dédarë lui-même qu^il a écarté les questions de crkique et ce qu^on ap-
pdle phiksopiiie de Thistoire. (T. I, préf. p. xu.)
' De Sacy, Mém. de VAeod, dêi huer, t. L, p. 36i et suiv. ; Wenrich, De pauem
ktbraieœ atque arabieœ furigmef Moh, tMuhiofiie cofiMiuu atfuê diMcrmûm (Upsic.
i8&3),p. 33 et suiv.
* Voir d-^essus, p. i i8*i 19 . On peut joindre à ces noms celui du roi LmmA
qui figure en tète d^un fragment de poème moral (iVov. xxxi, 1-9), et que Rosen-
mûiler et Gesenius regardent comme arabe.
* Momanenta tetmtiora AraXnm ( Leyde , 1 7&0 ).
* FtMu^mifiidsf Ortîmtf,!, p. 117.
LIVRE IV, CHAPITRE IL 333
que les musulmans aurairat détruite par haine du paganisme :
une telle hypothèse est en contradiction avec ce résultat, dé^
sonnais établi , que Técriture ne fut introduite parmi les Arabes
qu'un siècle environ avant Mahomet/
n faut accorder un plus haut degré d'authenticité aux in-
nombrables petits discours en vers, qu'on trouve dans les re-
cueils dliistoire et de poésie anté-islamiques. Tel est, en effet,
le genre le plus ancien de la poésie arabe : une poésie toute
personnelle , exprimant en quelques vers une situation de l'au-
teur, et se rattachant à un récit. C'est la forme primitive de
ia poésie sémitique , forme qu'on trouve dans les plus anciens
monuments de l'histoire hébraïque, et presque dès les pre-
miers jours du monde, dans la chanson de Lémek [Gen. iv,
aS-a/i). Un ancien auteur arabe cité par Soyouthi, dans le
curieux ouvrage intitulé Mùuthir, l'a très-bien remarqué : « Les
anciéhs Arabes , dit-il , n'avaient d'autre poésie que les vers isclés
que chacun prononçait à l'occasion ^ ». Soit que ces petits dis-
cours poétiques présentent un mètre rigoureux, soit qu'ils
affectent seulement la rime et un parallélisme analogue à celui
des Hébreux ^ il semble que les monuments de cette nature
ne sont susceptibles que d'une demi-authenticité'. L'histoire
politique et littéraire peut en tirer de précieuses lumières;
l'histoire des langues ne peut s'en autoriser. Comment suppo*
ser, en effet, que des poésies de circonstance, antérieures quel-
quefois de plusieurs siècles à Mahomet, aient été conservées,
à une époque où l'écriture était rare ou inconnue? La tradition
orale, d'ailleurs, est-elle un gardien assez fidèle pour nous
(Si^. ar. n* i3i6 V t II, p. 3i&.) €f. Pococke, .S^. ki$L Arab. p. t6&.
* Wanidi, op. di p. &o et sniv.
> Goii£deSacy,tf^4ieri4ea4<.dMlîiMT.tft0tfl^I«iarw,^
33& HISTOIRE DES LANGUES SÉMITIQUES.
attester dans ses moindres particularités ie style de morceaux
aussi peu arrêtés? Il est d'autant plus difficile de le croire ,
que, dès qu'il s'agit d'aventures antérieures k l'islamisme, les
conteurs arabes ne font guère parler leurs personnages autre-
ment qu'en vers ou en prose rimée. Ce n'est donc que pour
les poèmes réellement composés et d'une certaine étendue,
pour les koiidas, qu'on peut agiter les questions d'authenticité,
dans le sens complet du mot.
Tout nous atteste que ce genre de poésie n'est pa^ ancien
àxet les Arabes. On en attribue généralement l'invention â
Mohalhel, qui vivait vers la fin du v*" siècle, et qui paratt avoir
introduit dans la poésie arabe beaucoup de ra&iements ^. Il
est probable que cette invention coïncida avec l'établissement
des concours poétiques de la foire d'Ocadh. Imroulkais , le plus
ancien des auteurs de Moallakat, naquit vers l'an 600^. Tous
les noms illustres de la poésie anté^islamique , ceux de Schan-
fara, de Taabbata-scharran, de Tarafa, d'Antara, de Hareth
ben^Hillizé, de Zoheyr, d'Amrou ben-Kelthoum, d'Ascba, de
Nabéga Dhobyani, de Lébid, s'échelonnent entre cette époque
et le commencement de l'islamisme. Ce qu'il importe de re-
marquer, c'est que les œuvres dont nous parlons ne sont plus
des vers isolés, des quatrains de circonstance, des ariettes,
comme ceux qui remplissent les anciens recueils de poésies
arabes, mais des compositions régulières, portant un nom
* Pococke, loc, cit. ; de Sacy, dans i« Mém, de l'Acad. dn Imer. et BdUê-LtUrm^
U L, p. 35o et siiiv.;<]âu88in de Perceval, Eêtai, t. II, p. 980; De Hammer, lÂ'
t9ratiuiirge$chichte der Araber, I, p. 96, 98 etsuiv.; M. Fresnel a soutenu, cspea-
dant, les droits de priorité de Zoheyr ben-Djinab. {Premiire lettre eut rimtmn
dee Arabei mtagU rùlam, p. 76 ; Seconde lettre , p. /i5 et soiv.)
' Le poëme d^Ahou-Adina , qui serait de Tan A 60 environ et dont M. de Sacy
*
{op. cit. p. 371-379) et M. Wenrich (opt eit p. &9-&3) ont admis Fandientidté,
n'appartient pas i la catégorie des ktmdae.
LIVRE IV, CHAPITRE IL 335
(faoteur, et offrant les caraetères extérieurs de Tauthenticité
la plus arrêtée.
On ne peut nier cependant que la lecture de ces poèmes
ne fasse naître quelques doutes, non sur leur origine première,
mais sur leur intégrité et sur la nature des procédés par les-
quels ils nous ont été transmis. La langue des Moallakat, en
effet, bien que renfermant beaucoup de tours et de mots
tombés en désuétude, nW pas dans son ensemble ce qu'on
peut appeler une langue arcbaîque; sous le rapport de la
grammaire, c'est, purement et simplement, de Farabe littéral.
Sans doute, ces poèmes sont, depuis longtemps, devenus obs-
curs pour les Arabes les plus instruits ; ils sont toujours ac-
compagnés d'amples commentaires , et les meilleurs commen-
tateurs, Tébrizi par exemple, proposent souvent deux ou trois
explications pour un même vers , sans qu'aucune soit la bonne.
Mais , de ce que les marges de Sophocle ou d'Aristophane sont
couvertes de scolies, en conclura-4-on que la langue de ces
auteurs comparée à la langue classique ofire un caractère d'ar-
chaisme? Il faut, ce me semble, distinguer soigneusement dans
les vieux poèmes l'obscurité qui provient d'une langue ^ram-
maùcalement surannée comme c'est le cas pour Homère , En-
nius,etc., et celle qui provient de la manière ou du style par-
ticulier à l'écrivain.
Ajoutons qu'on trouve à peine dans les ouvrages dont nous
parions quelques vestiges d'idiotismes de tribus, et de ce
qo^on appelle, dans les questions de littérature ancienne,
froprieta» semumis. Or, il serait bien extraordinaire que des
poèmes composés plus de cent cinquante ans avant que Tunité
de l'Arabie fût fondée, sur des points fort éloignés du terri-
toire arabe , chez les tribus les plus diverses , n'eussent conservé
qu'une si faible trace de leur origine provinciale. Les Arabes eux-
336 HISTOIRE DBS LANGUES SÉMITIQUES.
mêmes reconnaissent que Tunité de la langne classiq[ae n*a
été fondée que par la prépondérance des Koreischites* et grftce
à remploi exclusif du dialecte mekkois dans le Coran. Gom-
ment donc supposer, longtemps avant Mahomet, une langue
littéraire unique, s'étendant d'un bout à l'autre de TArabie,
surtout quand il est constaté que les Koreischites n'eurent
qu'une faible part au mouvement de la poésie anté-islamique?
L'apparition des kasidas coïncide à peu près, en Arabie, avec
l'introduction de l'écriture dans ce pays. Cependant les auteurs
de Moallakat n'apparaissent nullement conune des écrivains ^ ;
l'écriture était sans doute , à cette époque , le monopole des
chrétiens et des juifs dans l'Heciyaz. La kasida, d'ailleqrs, est
par son essence un poëme récitatif ; les^ Arabes , comme tous les
peuples sémitiques , n'ont jamais connu le graiid poëme nar-
ratif, celui qui réclame le plus impérieusement Técriture. D est
donc probable que les poésies ànté-islamiques étaient gardées
uniquement dans la mémoire , soit de leurs auteurs , soit de la
tribu à laquelle elles appartenaient : en effet, la compilation
des principaux Divan» appartient au m* siècle de l'hégire ^.
On comprend combien un pareil mode de transmission est de
nature à exciter des scrupules , surtout quand on songe que les
ouvrages dont U s'agit ont dû traverser, pour arriver à l'écri-
ture, une période de fanatisme et d'hostilité contre la poésie,
telle que fut l'époque de Mahomet. Certes nous sommes dis-
posés à accorder à la mémoire arabe une ténacité exception-
nelle. Mais la mémoire ne s'attache point à des particularité
grammaticales. La tribu de Hodheil pouvait conserver de siècle
* Tarafa (v. 3 1 de sa MoaU/aka ) compare les jooes de sa maltresse au papier
(x^'"'^) ^® Damas, ^UsjI #f ^y** ^^ ^ ^^^ prouve du moins qae le papier
était nne substance exotique et rare en Arabie » à Tépoque où le poème fut composé.
* Yoy. Kosegarten, Tkê hiem$ af^HuzaHiê, t 1, préf. Londres, t85&.
LIVRE IV, CHAPITRE IL 337
en sîède la tradition de son vaste Divan, et, sans le vouloir,
en altérer insensiblement la langue. G*est là, du reste, une
diwervation qui s'apfdique à toutes les collections de diants
populaires faites par des littérateurs : ces chants peuvent ap-
partenir pour le fond & une grande antiquité; mais, dans la
forme, ils ofirent rarement une langue antérieure à Tépoque
où ils ont été recueillis.
Les variantes qu*offirent, dans les diverses compilations,
les poèmes anté^idamiques prouvent bien qu*on ne peut les
envisager comme des ouvrages écrits et fixés une fois pour
toutes par leur auteur. Ces variantes , qui proviennent évidem-
ment des infidélités de la mémoire, et qui rarement atteignent
le fond de la pensée, sont, en. un sens, des garanties de la
tradition recueillie par les philologues. Mais elles prouvent
aussi que le linguiste n*a pas le droit de tirer des conséquences
trop rigoureuses de textes conservés par un procédé aussi
incertain. La bouche est mauvaise gardienne du langage, et
les pièces qui lui sont confiées se modifient à mesure que l'i-
diome lui-même subit la loi du changement
L*examen du contenu des poèmes anté-islamiques confirme
ces doutes. H n'y est pas fait une seule allusion aux anciens
cultes de l'Arabie, si bien qil'en les lisant on serait tenté de
croire que l'Arabie, avant Mahomet, n'avait aucune religion.
Quoique les poètes fussent, en général » des impies et des épi-
curiens avoués t un tel silence serait inexplicable, si leurs ou-
vrages n'avaient souffert, après la prédication musulmane, une
épuration destinée à en faire disparaître toutes les traces de
paganisme. Les généalogies, qui auraient dû, ce semble,
être bien plus à l'abri de la censure, n'y échappèrent pas. Les
familles qui s'étaient appelées Tem^aUât et Auê-Monât, s'appe-
lèrent, après l'islamisme, Tem~AOah et Aui-Attah, afin que le
338 HISTOIRE DBS LANGUES SÉMITIQUES.
nom de fausses divinités ne souillât pas les généalogies arabes ^
On peut affirmer que les copistes se fussent refusés k écrire et
les grammairiens à commenter des passages empremts. d'idées
païennes. Or, le puritanisme grammatical ne le cède guère,
chez les Arabes, au puritanisme religieux ; écrire un solécisme,
ou du moins ce qu'il regarde oonmie tel, est un aussi grand
sacrifice pour un bon grammairien arabe que d'écrire le nom
d'une fausse divinité. Envisageant la langue arabç comme une
sorte de révélation , créée tout d'une pièce , les gramnoAiriens
et les copistes ont effacé peut-être bien des archaïsmes qu'ib
ont dû regarder comme des fautes. La philologie sans critique
procède toujours de la sorte ; manquant du sentiment des ré^
volutions de la langue , elle étend sur tous les Ages un niveau
uniforme, et voudrait astreindre les écrivains des siècles passés
è des rè^es qui n'existaient pas de leur temps.
Avouons toutefois que ces considérations, qui seraient dé-
cisives pour toute autre littérature , ne le sont pas autant
quand il s'agit de l'arabe. D'une part, la fixité^ des langues
sémitiques , de l'autre , les miracles de mémoire dont les Arabes
se sont montrés capables, surtout dans la conservation de leurs
généalogies, commandent de n'appliquer qu'avec la plus grande
réserve à la question présente les lois générales de la philo-
logie comparée. La littérature hébraïque nous a déjà offert un
phénomène analogue : U aussi nous avons été frappés de Pi-
dentité grammaticale qui pourrait faire croire au premier coup
d'isil qu'un même niveau a passé sur les monuments de cette
' Kitâb êUAgdni, I , fol. aSg v"" (suppl. ar. 1 6 1 /i ) :
l^Ljf j (jy5 of 0^ <J\ o-JJ- c>jl^^UiJft ^Jf Jll ^- |JLj
«;>%^l «^93. Gonf. Gnuflsin de Perceval, E$$m, t. Il, p. 6&9; Derenboar^,
notes sur les Séancêê de Hariri (s* édit.), I. II, p. 196.
LIVRE IV, CHAPITRE U. 389
littérature. Il est certain que la langue arabe s'est fixée de
très-bonne heure , et que le purisme a été de mode bien avant
Mahomet. La métrique rigoureuse des anciennes poésies fournit
one autre induction en faveur de leur intégrités L'origine de
la métrique arabe est, il est vrai, fort obscure. Les parties poé-
tiques du Coran (les dernières surates) sont écrites dans le
rhythme libre de l'ancienne poésie hébraïque , rhythme fondé
uniquement sur la coupe du discours, le parallélisme et Tas-
sonnance; d'anciennes poésies arabes sont écrites dans lé même
rhythme^, qui est la véritable forme de la poésie sémitique;
mais, quelque hypothèse qu^ l'on adopte sur les causes qui
portèrent les Arabes à introduire dans leurs vers le mécanisme
de la quantité, il est impossible que cette introduction soit
postérieure à l'islamisme. On a donc là une garantie assez
forte contre les retouches que les anciennes kasidas auraient pu
subir. A vrai dire, nous pensons que les Arabes n'ont jamais
altéré à dessein leurs anciens poèmes , et que les modifications
qui s'y sont introduites sont de celles que ne, peut éviter un
texte transmis sans le secours de l'écriture. Dans toute la dis-
cussion qui précède, nous n'avons voulu soulever qu'un pro-
blème de linguistique, et ce problème, nous avons cherché k
le poser plutftt qu'à le résoudre. Le linguiste , opérant sur les
particularités les plus délicates de la langue,. est obligé de
porter une grande sévérité dans la discussion des sources.
Mais au fond, les monuments de la poésie an té-islamique
n'auraient rien perdu de leur valeur historique et littéraire,
même dans l'hypothèse où il serait établi qu'ils ne peuvent
être invoqués avec assurance en' philologie comparée , et qu'on
ne possède pour l'arabe aucun testo di Ungua absolument irré-
cusable, antérieur à la rédaction du Coran.
^ Gonf. Wrarkh, Dêponeoi hâbr. aiquê arab. origmê , tte. p. io-As, «45,
99,
3&0 HISTOIRE DES LANGUES SÉMITIQUES.
S in.
Le moment de la rédaction du Coran étant le moment ca-
pital de l'histoire de la langue arabe, il importe de fixer d'une
manière précise les degrés par lesquels ce livre arriva à yne
constitution définitive. Ecartons d'abord l'hypothèse d'un texte
composé avec suite et régulièrement écrit. Les Arabes , à l'é-
poque de Mahomet, n'avaient pas l'idée d'un ouvrage de longue
haleine. Un homme singulier, antérieur d'une génération au
Prophète , et qui paraît avoir été fort supérieur à ses contem-
porains sous le rapport intellectuel et religieux, Waraka, fils
de Naufal , était arrivé , il est vrai , par ses rapports avec les
juifs et les chrétiens , à un assez haut degré de littérature ; il
essaya même d'écrire la langue arabe avec le caractère hébreu
et traduisit, dit-on , en arabe une partie des Evangiles-^; mais
ce ne fut là qu'un phénomène isolé; La plupart des faits par
lesquels on cherche à établir que les Koreischites , à l'époque
de l'idamisme , employaient habituellement l'écriture ' » sen-
tent fort la légende , ou du moins n'établissent pas qu'ils écri-
vissent des livres suivis.
Mahomet lui-même savait-il écrire? Aucune raison ne
porte à le croire'. Le Coran, dans sa forme primitive , était une
1 Kùdbêl'Agém, I, foL i6& (suppl. arabe, thik) : ^^U^f o,xi^ o'fj
4>-xÇt ^1 Xb L JUjC^Î ^ «t^y^^ oJw<ai5 ^yJ\ (conf. Gaïuttn de
Percerai, fifiai, 1, 999I, 392).L*eiemplAire derGotha, dont s'est aenri M. de Ham-
mer ( LUeraturguehidUê dêr Arabêr, I , p. 57 ) parle qae Waraka tradidnt TÉvangile
de rh^n-^u en arabe, ce «pii pourrait inspirer des doutes sur la véracité du rédt
Mais cette inexactitude s'explique par la fitûsse opinion où sont les auteurs arabes
que la langue sacrée des chrétiens, A Troque de la prédication de Tislainisme,
était l'hébreu. (Voir le passage de Soputhi, dté d-deasus, p. 336, note.)
* De Sacy, dans les Mémoim de rAeadhm d» Imer.HBêam-Uttrêi, i. L,
p. 3o5 et suiv.
* ndd. p. 995 et suiv.
LIVRE IV, CHAPITRE IL 3&1
rédkUifm fdiitôt qu'une lecture, et c est dans ee sens qu'il faut
entendre le verbe [^ , dans plusieurs dés passages où on Ta
traduitpar Kr0(sur. m, V. loo; lxxui, v. 9o). Il n'est pas dou-
teux que certaines parties du Coran n'aient été écrites du vivant
même du Prophète , mais il est très-douteux qu'elles l'aient
été par le Prophète lui-même. Le nom du plus célèbre de ses
secrétaires , Zeyd ben-Thabet , nous a été conservé , avec de
curieuses anecdotes qui nous font assister, pour ainsi dire , à
la rédaction même du livre révélé ^. L'ambiguité avec laquelle
Mahomet s'exprime sur l'écriture (sur. xxix, /1/Î-&7; Lxvm, 1;
XGVi, 1-5) prouve qu'il n'était pas fâché de laisser croire qu'il
savait écrire par une grâce divine, sans l'avoir appris. Un très-
curieux passage de la. surate xxix*(v. kk-li'j) ne semblé ex-
plicable que dans ce sens '. Peut-être , après son entrée dans
la carrière prophétique , se fit-il enseigner, par quelque chré-
tien ou quelque juif , les premiers éléments de l'alphabet;
mais il est certain , du m'oins , qu'il ne connut les traditions
juives et chrétiennes que par des récits faits de vive voix. L'ex-
trême incertitude avec laquelle il rapporte ce qu'il a ouï dire ,
le tour si libre qu'il y donne , la manière dont il estropie les
noms propres , montrent qu'il n'était g^né par l'autorité d'au-
> Td est le rédt migrant, tiré par M. de Sacy {Und, p. 3o8) da commeQtaire
0Or Y Aida: «Voici une preuve qae Ton metlait par écrit, pour le prophète lui-
même, tes propres révéiationa. Quand Dieu fcii eut révélé ce verset : Ctux dm
ermfmiêt qui Htant demtwréê chez 9ux pour Mer kê hoiordê dtt eomlHUi,tiê êmwU
pa$ égaux aux autre$, Abdallah ben Djahasch et le fils d'Oum-BIaktoum lui di-
rent : « ApMre de Dieu , nous sommes avenues ; n*y «4 il pas pour nous une excep-
«tion?» Alors Dieu révâa ces mots : A Vexeeption de emuc qui ùiU qmiHiqitê wfirmUé.
AoasitAt Mahomet dit: «Que Ton m*apporte l'omoplate et rencrier,ir et Zeyd y
ajoota ces moto par ordre du prophète. «D me semble,» disait Zeyd en rappor-
tant cela, «voir enoMe Pendroit de Tes où fut iàitacette addition; c'était près
«d'une fenie qui se trouvait duna Tomoplale.»
' De Sacy, ibid, p. 996.
3&2 HISTOIRE DES LANGUES SÉMITIQUES.
cuB texte. Bien que tout ie fon() des ÉTaqgiles apocryphes et
des traditioiiiB rabbiniques se retrouve dans le Coran, ii est
inipM0dl>ie d y découvrir une seuie citation textuelle d'un livre
juif ou chrétien ^'
La rédaction du Coran se présente ainsi à nous avec des
caractères tout à fait particuliers , et dont on ne trouve Fana-
logue dans avcune autre littérature. Ce n*est ni le livre écrit
avec suite , ni le texte vague et indéterminé arrivant peo^ à peu
à une leçon définitive , ni la rédaction des enseignements du
maître &ite après coup d'après les souvenirs de ses disci*
^ pies; c'est le recueil des prédications, et, si j'ose le dire, des
ordres du jour de Mahomet, portant encore la date du lieu
où ils parurent et la trace de la circonstance qui les provo-
qua. Chacune de ces pièces était écrite, a^rèsla réeùaiùm du
proph^, sur des peaux, sur des omoplates de mouton, sur
de» os de chameau , des pierres unies, des feuilles de palmier,
ou conservée de inémoire par les principaux disciples, que
l'on appelak porteurs 'iu Coran, Quelques zélés sectaires dé-
sapproirvaient même les rédaction» par écrit, pensant qu'elles
feraîenè tort à la mémoire. Ce ne fut que sous le khalifat
d'Abou-Bekr, après la bataâle du Yemàma, où périrent un
grand nombre de porteurs du Coran , que l'on songea à ce réu-
nir le Coran entre deux ais» et à mettre bout à bout les
fragments détachés et souvent contradictoires des discours
de l'apôtre de Dieu. Il est indubitable que cette compilation,
à laquelle présida Zeyd ben-Thabet, le plus autorisé des se-
crétaires de Mahomet, fut exécutée avec une parfaite bonne
fof. Aucun travail de coordination ou de conciliation ne fut
^ Gonf. G. Weil, BMêdm Leg9ndm dm- Mumlmmm$r (Francfort, i8&5); Gé-
ger, W<uhal Mohammed aut dem Jndmthume amfgmommml (Bonn, i833):'ëe
Sacy, Journal dei êooanU , mars 1 835.
LIVRE IV, CHAPITRE II. 343
lente : on mit en tête les plus longs morceaux ; on réunit à h
fin les plus courtes $utiU», qui n'avaient que quelques lignes,
et Texemplaire type fut confié à la garde de Ha&a', fiUe d'O-
mar, Tune des veuves de Mahomet. Une seconde récension eut
Ueu sous le khidifat d'Othman. Quelques, variantes* d'ortho-
graphe et de dialectes s'étant introduites dans les exemplaires
des différentes provinces, Othnftn nomma une commiasion,
toujours présidée par Zeyd, pour constituer définitivement le
texte d'après le dialecte koreischite ; puis, par un procédé très-
caractéristique de la critique orientale, il fit recueillir et
brtier tous les autres exemplaires, afin de couper court aux
discussions. Les feuilles de Zeyd elles-mêmes furent brûlées
sous le khalifat de Merwan. C'est ainsi que le Coran, est arrivé
jusqu'à nous ^ans variantes I|ien essentielles K
Certes, un tel mode de composition est fait pour inspirer
qudques scrupules. L'intégrité d'un ouvrage longtemps confié
è la mémoire nous semUe assex mal gardée. Des altérations
et des interpolations n'ont-elles pu se glisser dans les révincms
successives ? Quelques hérétiques musulmans ont prévenu , sur
ce point, les soupçons de la critique moderne^. M. Weil, de
nos jours, a soutenu que la récension d'Othman ne fut pas
purement grammaticde , comme le veulent les Arahes , et que
' De Sacy , dans les Notion et extraite ^ L VIII , p. 396 et suiv. ; CaussÎD de Per-
eeral, Ei$aintr Fhùt àmArahei, III, 378-879. On possède des manuscrits dn
Coran presque contemporains d^Othman; tel est, par exemple « le Coran confis-
que qui faisait partie de la collection de M. Marcel. (V. Qoatremère, Mém, $ur
legoûtdet Uvrei chez let OrimUaux, p. 9 et suiv.; Belin, dans le Journal atiat.
dëc 185&, p. &91 et suiv.) En tout cas, il existe des exemplaires où Ton a
dMrdié à se eonformer dans les plus menus déta& aux copies modèles faites
par Tordre d'Othman. (V. de Sacy, Notieu et extr, t IX, p. 76 et suiv.)
^ * Voir les curieux extraits donnés par M. de Sacy d»eommentaire sw le poëme
ÀkUà, ( Mém. é$ fAead, de$ hier, et BdIet'Lettree , t. L , p. 899 et suivantes , et No-
tkee Hextraiu, t. VIII, p. 333 et suiv.)
Uà HISTOIRE DES LANGUES SÉMITIQUES.
la politique y eut sa part^. Toutefois, le Coran se présente &
nous avec si peu d'arrangement , dans un désordre si complet ,
avec des contradictions si flagrantes ; chacun des morceaux
qui le composent porte une physionomie si tranchée, que rien
ne saurait, dans un sens général, en attaquer l'authenticité.
Pour la question spéciale qui nous occupe, d'ailleurs, il suffit
de savoir que la langue du Coran représente bien rigoureu-
sement le dialecte koreischiie de l'an 65 o environ de l'ère
chrétienne. La trihu de Koreisch nous apparaît ainsi, comme
la tribu de Juda de l'Arabie, destinée à réaliser l'unité' de
la nation et à élever son dialecte au rang de langue sacrée.
C'est ce dialecte, en effet, irrévocablement fixé, qui va de-
venir, par la conquête musulmane, la languo commune de
l'Arabie et l'idiome religieux d'une fraction si importante du
genre humain.
Sous le rapport du style, le Coran parut, à son origine,
une grande nouveauté , et l'on peut dire que ce livre fut le signe
d'une révolution littéraire aussi bien que d'une révolution
religieuse. Le Coran représente, chez les Arabes, le passage
du st^e versifié à la prose , de la poésie à l'éloquence, passage
si important dans la vie intellectudle d'un peuple. Au com-
mencement du vu* siècle, la grande génération poétique de
l'Arabie s'en allait; des traces de fatigue se manifestaient de
toutes parts ; les idées de critiqué littéraire apparaissaient comme
un symptôme de mauvais augure pour le génie. Antara, cette
nature d'Arabe si franche, si inaltérée, commence sa Mwdlakat,
presque comme ferait un poète de décadence : « Quel sujet les
poètes n'ontr-ils pas chanté ? » Un immense étonnement
' Mohammed dtr iVcpA«f , mn Uben md mm U^ (StuUgart» i8&a); Hû-
tmtek^krUiêehê Ekdmimg m den Konm (Bidefdd, i8U); GttcJUdkte dêr Chalt-
/en, L I (Mannheim, i8/ï6),p. 168.
LIVRE IV, CHAPITRE IL 3&5
accueillit Mahomet, quand il parut, au milieu d'une littérature
puisée , avec ses vives et pressantes récùaiiom. La première fois
(pi'Otba, fils de Rébia, entendit ce langage énergique, sonore,
plein de rhythme, quoique non versifié, il retourna vers les
siens, tout ébahi : ^Quy a-t-il donc, lui demanda-t^n. — Ma
foi, réponditril, MsJiomet m'a tenu un langage tel que je n'en
ai jamais entendu : ce n'est ni de la poésie , ni de la prose , ni
du langage magique, mais c'est quelque chose de pénétrant. 9
Mahomet, sans doute en qualité de Koreischite, n'aimait pas la
prosodie raffinée de la poésie arabe K II répète a tout propos
qu'il n'est ni iln magicien, ni un poète; bien que son style,
limé et sententieux , eût qudque ressemblance avec celui des
magiciens^. Il faisait des fautes de quantité quand il citait des
vers, et Dieu lui-même se chargea de l'en excuser dans le Co-
ran : « Nous n'avons point appris la versification à notre pro-
phète ; elle ne lui convient pas ; le Coran n'est qu'une prédi-
cation et une récitation éloquente'. 9 Certes^ il nous est impos-
sible aujounThui de comprendre le charme si puissant de cette
éloquence. La lecture suivie du Coran (j'excepte les dernières
surates) est, pour nous, à peu près insoutenable; mais il faut
se rappeler que l'Arabie n'a jamais eu aucune idée des arts
plastiques ni des grandes beautés de composition , et qu'elle fait
consister exclusivement la perfection dans les détails du style.
Les conversions les plus importantes, celle du poète Lébid, par
exemple, s'opèrent par l'effet de certains morceaux du Coran ^,
* Gaumn, Eaait I, 353; m, S169.
* Gaw8iii,£fMt, 1,366.
* Sur. xxxTi, V. 69 : ^J^ ul/^ y^'i ^J ^ OJ- Le mot ^A**! q« on
traduit d^ordinaire par Mbnt, sônble désigner dans le Coran Téloquence en
prose, conformément à Tanalogie du mot qLj .
* .Comparai le curieux récit de la convernon des Témimites. Caussin, Euai,
III, p. S70 et stnv.
3i6 . HISTOIRE DES LANGUES SÉMITIQUES.
et k ceux qui lui demandent un figfi^^j IKhhomet n*oppo6e
d*autre réponse que la pureté parfaite de Tarabe qu'il parie et
la fascination du genre nouveau dont il a le secret^.
M. Weîl a, du reste ^ observé avec raison que, sous le rap-
port du style, le Coran se divise en deux parties bien distinctes:
Tune 9 renfermant les dernières surates, est écrite dans un
rhythmefort analogue à celui des poètes et des parabolistes
hébreux; l'autre, renfermant les premières surates, est d'une
prose cadencée qui rappelle la manière des prophètes dlsraél ,
dans les moments^ où leur ton est le moins élevé. On peut sup-
poser, avec M. Weil , que las morceaux , reqdendissants de poé-
sie, qui forment les dernières surates sont l'œuvre de la première
période de la vie du prophète, période de conviction naïve et
d'entraînement spontané, tandis que les surates placées les
premières, pleines de politique, chargées de disputes, de con-
tradictions , d'injures , seraient de son âge pratique et réflé<^ ,
où la lutte et le sentiment des difficultés k vaincre avaient terni
la délicatesse première de son inspiration. Le passage de la
poésie à la prose se serait ainsi opéré dans l'ftme du Prophète,
au moment ou il ^'opérait dans la conscience même de l'A-
rabie.
Le Coran , en donnant à l'Arabie un texte autorisé et re-
connu de tous, joua le rôle d'une véritable législation gram-
maticale. Le prophète a déclaré que le Coraa est écrit dans
l'arabe le plus pur ( cji^ j^^ a^*^ ^^^- xvi , i o 6 ; xxvi, 1 9 5 ) ;
chez un peuple aussi préoccupé du langage que Test le peuple
arabe, la langue du Coran devint comme une seconde re-
ligion, une sorte de dogme inséparable de l'islamisme. Peu
d'idiomes ont reçu, de leur vivant, une consécration aussi so-
' Le iDot AJ I , (pii désigne les versets du Goran , veu4 dire tigw on «ntscIp.
^ Sur. xxf I , V. 1 95.
LIVRE lY, CHAPITRE II. 3&7
lennelle. L'arabe da Coran «st,' aux yeux du musulman, la
langue d'Ismaël, révélée de nouveau au prophète; cVst la
langue que Dieu pariera avec sea serviteurs au jour du ju-
gement ^ ; seid entre tous les idiomes , l'arabe est susceptible
d'une grammaire toutes les autres langues ne sont que des
patois grossien»^ incapables de règ^e. Le scheikh Rifaa , d^s
la relation de son voyage en France, se donne beaucoup de
peine pour détruire sur ce point le préjugé de ses compa-
triotes , et leur persuader que le français possè^ aussi des rè-
^es, des délicatesses et une académie.
8 IV.
On peut dire que la rédaction du Coran termine lliistoirci
de la langue arabe, puisque» à partir de ce moment (vers
l'an 65o) la langue n'a. plus varié, au moins dans sa forme
littéraire et classique. L'arabe qu'écrivent de nos jours les
hommes instruits de tous les pays musulmans ne diffère en
rien de celui qui sortit de la récension d'Othman. Quelques
(^rations purement extérieures de fixation grammaticale,
voilà tout ce qui reste à raconter pour achever l'histoire des
révolutions de l'idiome littéral.
L'imperfection de l'alphabet dans lequel était écrit le Co-
ran, exigea tout d'abord quelques réformes. On ne saurait dire
si cet alphabet était le caractère depuis appelé coufique du
nom de la ville de Coufa, où il se maintint plus longtemps
qu^ailleurs, ou s'il se rapprochait davantage du neikhi, qu'on
a représenté, Uen à tort, comme une invention moderne^.
' Pooocke, Specùnen hàt. Arabum, p. i56.
^ Les médaifles et quelques-uns des plus anciens fragments d^écriture arabe que
Ton possède, une pièce de Tan ko de lliégire , deux pièces de i*an 1 33 , les mon-
naies d^Abd-ei-Mélik, de Tan 75 environ , sont en neskhi, ( Gonf. de Sacy, Journal
U8 HISTOIRE DES LANGUES SÉMITIQUES.
Quoi qu'il en soit, dérivé certainement de Yeiiranghdo, Tan-
cien alphabet arabe avait le double défaut des alphabets fa-
tigués par un long usage et appliqués artificiellement k une
langue pour laquelle il$ ne^ furent pas créés. D'un c6té, il re- •
présentait d une manière incomplète les plHicularités de la
langue qui l'avait adopté; de l'autre , beaucoup de lettres s'y
ressemblaient et se confondaient entre elles. Ces défauts pro-
duisaient dans la lecture du Coran de grandes hésitations et
des variantes qui effrayaient les puristes. On se trouva ainsi
amené à créer, pour remédier à l'insuffisance de l'alphabet
primitif, deux sortes d'appendices : i** des points diacrùiques,
servant à distinguer l'une de l'autre les lettres qui avaient la
même figure ; 9^,des pamt^-vayeUeê et des signes oràu^rapkupi/es ,
destinés à marquer le son des voyelles variables et certains
accidents de prononciation.
Les histonens arabes nous ont transmis d'intéressants dé-
tails sur la manière dont se fit cette réforme , qu'on attribue
généralement à Âboul-Aswed, mort Tan 69 de l'hégire (688
de notre ère) ^ Il est certain, du moins, que l'innovation re^
monte au premier siècle de l'hégire, que les exemplaires du
Coran de la récension d'Othman ne portaient aucun signe
étranger aux lettres, que les essais d'Aboul-Aswed éprouvè-
oMiaL mai i8a3, avril 1837; /otimaldaf SflMwCt, avril i8s5; Mn». dêFAeai.
du Inter. nouv. série, i. IX, p. 66 et suiv.) Il en est de même des tesBères eo
verre d^Osama, fils de Zeyd, al-Tonoukhi, frappées vers Tan 97 de Thégire, et
de celles d^Obeid-ÂlIah , fils de Khabkhab, frappées aa commencement da 11* sîè-
de. (De Sacy, HÙm. de PAcad, det huer, t IX, p. 7S-73, note.) La carieose
pièce découverte par M. Etienne Barthélémy, et qui parait être Toriginal même
de la lettre que Mahomet adressa au vice-roi d*Égypte, Tan 6 de Thégire, est
|dut6t en caractères coufiques. (ioumal aiiat. déc. i85&.)
* De Sacy, dans les Mem. de VAeaà, an huer, et Belkê-LeUréê, t L, p. 817 et
suiv., et dans les Notion et extraiu , t. VIII, p. ago et suiv.; I. IX, p. .76 et suiv.
LIVRE IV, CHAPITRE IL 349
rient d'abord de la résistance et furent biftmés par les musul-
mans rigides, qufii fallut enfin le progrès toujours croissant
des iSaïutes de lecture pour qu'on s'arrêtât à ces expédients.
L'opération, en effet, n'était pas sans importance pour le
dogme et la politique , puisqu'elle obligeait les commentateurs
et les lecteurs à adopter un sens fixe et déterminé , tandis que
l'état primitif du livre leur laissait la liberté de choisir entre
plusieurs manières de lire et d'entendre. Aussi essaya-t-on de
satisfaire les scrupuleux, en écrivant les points-voyelles et les
signes orthographiques avec une encre différente de celle du
texte. Quant aux points diacritiques, on ne les distingue jamais
par une couleur différente^ parce qu'ils sont censés ne rien
ajouter au texte , mais seulement en faciliter la lecture : ils ne
sont employés, d'ailleurs, que d'une manière fort irrégulière
dans les manuscrits ceufiques ^ et même dans beaucoup de ma-
nuscrits cUTsife, jusqu'au xn* ou xiii* siècle ^.
Malgré ces améliorations, l'alphabet arabe resta toujours
un caractère fort imparfait. En faut-il d'autre preuve que la
nécessité où l'on se trouve, dans les dictionnaires géographi-
ques, par exemple, d'épeler les mots, en sp^ifiant la voyelle,
toutes les fois qu'on veut arriver à quelque rigueur ? La trani^
cription des noms propres étrangers, et, en particulier, des
noms grecs , pour lesquels le copiste n'est point guidé par l'a-
lialogie , est devenue , dans les manuscrits arabes , d'une telle
inexactitude , qu'une foule de précieux renseignements , trans-
jms par les musulmans sur les littératures et l'histoire de l'an-
tiquité, sont pour nous lettre close. Les langues, enfin, qui
ont adopté l'alphabet arabe, telles que le malay, ont subi le
* Sur les dÎTenes iDodificati<ni8 de Talphabet arabe, voy. de Sacy, Mém. de
FAead. dm huer. H BtUêê-LBUru , L L, p. 3o9 et suiik; Roeenmâlier, h$tU. ad
fimdammUL ImgwB crMcœ, S it.
350 HISTOIRE DES LANGUES SÉMITIQUES.
contre-coup de ces graves défauts ; et on peut dire <pie Tdk
phabet arabe , de plus en plus défiguré par les caprices des
scribes orientaux, est deyenu, pour les langues de TAsie, on
véritable agent de destruction.
Le moment de Tintroduction des points-voyelles dans récri-
ture arabe coïncide avec l'introduction des mêmes signes chei
les Syriens et les Hébreux. G^ essai pour améliorer l'écri-
ture sémitique se régularise partout nu vii* et au viii* siècle.
Un tel synchronisme ne peut être fortuit, et les analogies des
trois systèmes de vocalisation sémitique sont d'ailleurs trop
profondes pour qu'il n'y ait pas eu entre les trois inventions
de nombreux points de contact. M. de Sacy, qui {>ensait que
le système des Arabes était d'abord plus compliqué et plus
ressemblant à celui des Hébreux qu'il ne Test aujourd'hui,
avait annoncé un travail où il éclaircirait ces deux vocalisa-
tions l'une par l'autre ^ ; mais il ne semble pas. qu'il ^ait tenu
sa promesse. Nous reviendrons sur ce sujet, en faisant, dans
notre second volume , l'histoire des systèmes de poinls-v oyelles
dans les langues sémitiques. Il suffit, maintenant, d'avoir re-
marqué la tenda|y;e commune qui poussait les Sémites vers le
perfectionnement artificiel de leur alphabet.
* Un autre mouvement bien plus remarquable se manifesta
vers le même temps chez les divers peuples sémitiques; je
veux parler de celui qui, les porta à réfléchir sur leur langue
et à se créer une grammaire. C'est un instant solennel dans
l'histoire d'une race , que celui où elle commence à étudier pour,
la première fois l'instrument dont elle s'est servi jusque-li
d'une manière naïve et spontanée. Si la race sémitique aborda
bien tard ce travail d'analyse, il faut l'attribuer, sans doute,
> Mém. d$ PAead. dêê huer, ût Befkê-Lettr^g , t. L, p.8&8; oonf. Gcsenîus,
dans VEncifcL d^Erech et Gniber, t. V, p. &5.
LIVftE IV, CHAPITRE IL 351
à ce que TapUiade •grammaticale est toujours en proportion
rigoureuse avec l'esprit d'abstraction. Ghex la race brabma-
nique, qui a pousse si loin toutes les études spéculatives, la
granunaire apparatt, dès les époques mythologiques, comme une
annexe des Védas^ Son origine est divine (Indra a été le pre-
mier grammairien) ; des Csbles sans nombre entourent son ber-
ceau. La Nirukti de Yaska, qu'on peut regarder comme le
plus ancien essai de grammaire qui soit venu jusqu'à nous^
doit être au moins du ni* ou ^af siècle avant l'ère chrétienne ;
or, Yaska cite une foule de travaux qui supposent avant lui une
longue série de grammairiens. Enfin , vers le n* siècle avant
J. €. , c'est-à-dire à une époque où nulle autre race ne possé-
dait d'institutions grammaticales, la grammaire indienne at^
teint, «ntre les mains du célèbre Panini, un degré de perfe<>
tion qui n'a pas été dépassé. La Grèce-, dès l'époqUe des
sophistes , et surtout par le travail* de l'école d'Alexandrie ,
réussit à son tonr à se créer une grammaire, moins profonde
que celle des Hindous , mais témoignant un grand esprit d'ana-
lyse et d'observation.
Les Sémites, au contraire, dont l'infériorité philosophique
rdatîvement aux Ariens est trop évidente pour être contestée ,
n'ont tenté que fort tard de se faire une grammaire , et cela est
d'autant plus remarquable que 9ur d'autres points ils sont ar-
rivés de très4K)nne heure à la réflexion. Pourquoi les Hébreux ,
par exemple , si merveilleusement doués en tout le reste , qui ,
mille ans avant J. G., avaient une admirable littérature, ridie
en ouvrages sur des sujets divers, n'ont-ils pas eu de gram-
maire? Je le conçois, à la rigueur, pour la première époque
de la littérature hébraïque (la période antérieure k la capti-
vité), durant laquelle on n'aperçoit dans les écrits de ce peuple
^ A. Welier, Ahaimmêche V^rUtungm, p. a 6 et raîv. 198 etfoiv.
352 HISTOIRE DÈS LANGUES SÉMITIQUES.
aucune trace de rhétorique, où la langue a conservé toute sa
naïveté 9 où le divorce entre l'idiome du peuple et celui des
écrivains ne se fait guère sentir exicore. Mais dans la seconde
période , où la littérature est prescjue entièrement tombée entre
les mains des lettrés de profession , où les traces de composi-
ticm artificielle sont manifestes , où les savants se servent d'une
langue déjà morte , et dont le modèle ne se trouve que dans
les livres anciens, n'est-il pas étrange que, malgré le soin
extrême que mettaient les Hébreux à la conservation de leurs
monuments nationaux, on ne voie poindre chez eux aucune
idée de grammaire? Et quelques siècles plus tard, quand la
fièvre du scrupule et de la subtilité s'empare de ce peuple,
qu'il se met à compter les lettres de ses livres sacrés, à les enr
tourer de points, d'accents, d'un luxe de signes qu'aucune
autre langue n'a connu , au milieu des puérilités de la Has-
sore, pas une trace de grammaire; ce n'est qu'au x* siècle
de notre ère, sous l'influence et à l'imitation des Arabes, qu'on
voit paraître des traités réguliers de grammaire hébïaique.
Les Syriens, vers le v* siècle, nous offrent, il est vrai, quel-
ques essais de granunaire ; mais ce ne fut là qu'une tentative
avortée , une imitation directe des Grecs qui resta sans consé-
quence. La grammaire sémitique ne .se fonde rédlement
que vers la fin du vii* siècle de notre ère , au moment où les
Arabes, en possession d'un texte classique et sacré, se voient
obligés, pour en assurer l'intégrité, de l'entourer d'appareib
c<mservateurs«
En supposant que la langue du Coran, telle qu'elle résultait
de la première compilation de Zeyd, faite vers 6 3 &, représen-
tât parfaitement la langue vulgaire du groupe de musulmans
qui se serraient, après la mort de Mahomet, autour d'Abou-
Bekr et d'Omar, U faut admettre que cette langue devint bien-
••
LIVRE IV, CHAPITRE II. 353
t6tpre8cpie étrangère pour les croyants pins ou mollis convain-
cus <{ui, dans les années suivantes, embrassèreht l'islamisme. En
effet, douse ou quinze ans après; notis Pouvons Zeyd à l'œuvre,
en vue d'une réforme^urtout grammaticale : il s'agit de couper
court aux variantes de dialectes et de conformer l'orthographe
de tous les exemplaires au dialecte de Koreisch. A mesure que
la foi nouvelle s'étendit à une pliis grande diversité de tribus et
de races, il devint d'autant plus di£Bcile dé maintenir la pureté
de la langue sacrée: Les solécîsmes* que faisaient les nouveaux
croyants étaient, pour les Arabes de la vieille école, un sujet
de perpétuelle affliction^ Ibn-Khallican , dans la vie d'Aboul-
AswedS rapporte unefoule de piquantes anecdotes, qui prou-
vent l'impossibilité oà se trouvaient les grossiers soldats des
premiers khalifes d'observer le^ délicatesses du dialecte korei-
schite et surtout le mécanisme des voyelles finales. Si ce mé-
canisme faisait, comme on doit le croire, une partie essentielle
du dialecte consacré parle Coran, il faut reconnaître, au moins,
que la plupart des tnbus larabes l'ignoraient , et qu'au vu* siè-
cle , comme de nos jours , les flexions casuelles étaient négligées
dans la langue commune. Les fautes que les lecteurs commet-
taient allaient souvent jusqu'à changer le sens du texte. La
grammaire fut le remède que Ton opposa aux incorreotions
qui menaçaient d'altérer la parole de Dieu^.
Soyouthi attribue à Aboul-Aswed quelques traités sur des
questions spéciales de grainmaire ; mais il est douteux que ce
patriarche de la grammaire arabe ait écrit des ouvrages ex
professo; peut-être méipe dut-il à sa grande réputation de
passer pour le chef du travail qui s'opéra dans les écoles de
•
* Édît de SUne, t I, p. Uo.
*■ De Secy, Màn, de VAeâd. àm hier, t L, p. di& et siriv. 338 et suiv.; de
Htminer, LitemlMrgêiekiehtê ètr Arabêr, II, 197 et soiv.
1. 93
»5i HISTOIRE DES LANGUES SÉMITIQUES.
Basra et de Geufa, et qui non» apparatt, en .général , comme
anonyme. Sibawaih (vers 77a), le plus ancieii grammairien
dont les écrits nous soient parvenus, résume déjà une doo*
trine antérieure : on prétend même quV ne fit que dévd<^
per et enrichir de quelques observatiouB les traités d'Abou*
Amrou Isa Thakéfi , fik d'Omar, qui lui était antérieur d'une
génération ^ Quoi qu il en soit; dans l'ouvrage de Sibawaih,
«t, par conséquent, dès la seconde moitié du vui" siècle, la
grammaire arabe se montre à peu près complète. Les nom-
breux grammairiens qui, depuis, se, sont succédé, n'ont guère
fôit que remanier et commenter la doctrine de leurs devanriers.
Des influences étrangères présidèrent-elles à la création de
la grammaire arabe? Les musulmans reçurent-ils dés Syriens
l'initiation grammaticale, comme plus tard ils reçurent d^ox
l'initiation philosophique? Ou bien peut-on découvrir dans
le trfivail des grammairiens arabes quelque imitation de la
grammaire des Grecs? Il faut, ce, semble, répondre négative-
ment à ces diverses questions. Si des Syriens chrétiens avaient
été les fondateurs de la discipline grammaticale chez les Arabes ,
il .en resterait quelque souvenir. L'histoire littéraire des Arabes,
en effet, est trè^-complète, sinon très-rexacte, et ilfstbieo
certain qu'un fait de cette importance n'eût -pas échaf^ aux
chroniqueurs. D'aiUeurs, la création de la grammaire arabe
semble avoir été une œuvre toute musulmane. La conser-
vation de la langue du Coran est l'objet essentiel que se pro-
posent les premiers grammairiens : ceuxHsi sont , en génâ^al ,
pour la religipn aussi bien que pour la langue, des puritains,
se rattachant à Ali et à l'ancienne culture de i'Hedjaz K II est
' De Sacy, AnihoL grammat, arabe, p. &o-&t.
* Ahoal-Atwed passait pour avoil* reça les premièreB nokioils de grammaire.
d^Ali lui-même. (Voy. Fleiscker, apad Delitasdi, J^hmtim» p. t4&-a45.)
LIVRE IV, CHAPITRE IL 355
vrai que h» fonctions dehâiib ou à* écrivain étaient d'ordinaire
rempiies , dans les premiers siècles de Tislamisme , par des Sy-
riens chrétiens ^ ; niaiis des chrétiens n'auraient pas eu pour la
langue sacrée de rishunisnie l'amour et l'espèce de culte qui
ont inspiré les travaux de la granunaire arabe* Ce n'est que
plus tard, sous les Abbasides^ brsque Fesprit arabe s'est fort
affaibli dans l'Irak, que les Syriens deviennent les mattres des
musulmans, et cela uniquement pour des sciences poaitives,
qui n'intéressaient ni la religion, ni la langue, ni la litléra-*
ture proprement dite.
Les mêmes raisons s'opposent à ce qu'on admette une in-
fluence de la grfitaïunaire des Grecs sur cdle des Arabes. Avant
l'époque des Abbasides, lés Arabes demeurèrent étrangers
aux études helléniques, etsoaéme,- à l'époque où ces études fui-
rent cbex eoK le plus en vogue , on peut dire que trè&-peu de
musulmans ont su le grec^. Toutes les études se faisaient sur
des traductions , et ces traductions en général avaient pour
auteiirs^.des Syriens chrétiens. Enfin les Arabes ne connu^'ent
jamais la Grèce que par des ouvrages de jscience et de philo-
sophie; les- écrits dé littérature, dliistoire, de graounàire leur
restèrent étrangers; et comment des traités théoriques rela-
tifs k une langue qui leur était inconnue eussent-ils pu avoir
pour eux quelque sens et quelque intérêt ? H n'est pas impos-
siUe, sans doute, que certaines notions générales, telles que
ta division des trois parties du discours (nom, verbe et parti-
cule), division qu'on attribue à Ali, ne soient venues origi-
nairement de la Grèce, et que la grammaire arabe n'ait
subt de la sorte une influence éloignée du Uepl Èpfitfvsiag.
Mais tout cela se fit sans conscience distincte et sans emprunt
' ¥oy. JamrnU maL iuy?.-^éc. i65i, p. 639 et s\^y.
* V. d-deasus, p. 379. •
â3.
356 HISTOIRE DES LANGUES SÉMITIQUES.
direôt. Pour les études que les Arabes ont empruntées aux
Grecs par rintermédiaire des Syriens, telles que la logique,
la métaphysique , Tastronomie , la médecine , la trace de To-
rigine grecque est parfaitement sensible : une foule de mots
grecs techniques sont transcrits ou traduits de façon à laisser
deviner, au premier coup d'œil, le mot original ; le nom de la
science est presque toujours grec; led divisions et les catégo-
ries sont toutes grecques. Rien de semblable dans la gram-
maire et la rhétorique musulmanes. Le nom de ces deux scien-
ces, les termes techniques, les divisions, les conceptions géné-
rales sont arabes ^ Enfin, pour les autres sciences, les Arabes
reconnaissent qu'ils les doivent aux anciens Grecs ((jl^I^^)*
tandis qu'ils sont convaincus que là grammaire est un privilège
que Dieu leur a réservé , et un des signes les plus certains de
leur prééminence sur tous les peuples. <
Nous croyons qu'il faut réduire l'influence grecque chez
les Arabes à celle qui s'eïerça, au ix* siècle, pour la philo-
sophie ( MÀmXi ) et les sciences naturelles. AvanI cette influence
et en dehors de cette influence , les Arabes s'étaient créé , dès
la fin du VII* siècle , et surtout au viti*, des branches de spécu-
lations rationnelles tirées de leur propre génie , telles que la
grammaire [^ ) , la jurisprudence ( jûU ) , la théologie ( |»^)
et toute la jpolémique des premières sectes musulmanes* C'est
là , à proprement parler, le moment de l'apparition de l'esprit
scolastique parmi les Sémites. Les Syriens n'étaient arrivés, an-*
térieurement, aux spéculations'de la théologie qu'en embrassant
l'heliénisme. Quant aux Juifs, s'il est vrai qu'en ceci, comme
en toute chose, ils ont devancé leur race, et qu'ils ont donné
' Je ne puû trooYer àéààSi les rapprochements tentés par M. Reînaad entre
différentes particularités de la rhétorique arabe #t de la rhétorique grecque.
y. SAhwiw dt Hanri, a' édît L lî, p. ao5 et suiv.
LIVRE IV, CHAPITRE IL 357
dans le Talmud le premier monument sémitique de style dis-
cursif, il faut dire que la destinée de ce peuple, au moins à
partir de Fépoque du christianisme, est tro{> particulière pour
qu'il soit permis de le prendre comme mesure des aptitudes
et du développement de la famiUe à laquelle il appartient. '
Sans approcher de la perfection de la granunaire sanscrite ,
la grammaire arabe offre une analyse du langage fort digue
d'occuper Tattention du philologue. Elle me semble au moins
^gale à la grammaire des Grecs , moins complète peut-être
sous le rapport de la thédrie des formes, maiç certainement
bien plus riche en considérations de syntaxe. Très-défectueuse
dans son ensemble , ou plutôt presque entièrement dépourvue
d'ensemble et de plan, la grammaire arabe est spirituelle et
subtile dans les détails , pleine de petits faits bien observés et
de vues ingénieuses jetées au hasard. Gomme tous les gram-
mairiens anciens \ soit de la Grèce , soit de l'Inde , les gram-
mairiens arabes ne savent que leur propre idiome, et, de cet
idiome, ils ne connaissent que Tétat moderne et classique. De là
le tour absolu de leurs démonstrations, qui semble supposer
qu'il n'y a au monde qu'une seide langue. Guidés par la
structure jparticuUère des dialectes sémitiques, les grammai-
riens arabes ont compris, beaucoup mieux que les Grecs, la
recherche du radical pur, qui se cache sous la variété des
formes dérivées; mais, dans cette recherche même, ils ont
porté des habitudes de symétrie qui donnent entre leurs
mains l'air d'un paradoxe au plus grand principe de la lexi-
cographie sémitique, la trilitérité des racines. Leurs hypo-
thèses les plus ingénieuses ont toujours quelque chose d'arti-
' Voir sur ce snjet un chapitre mtéreflsant de M. Egger : ApoWmiuê Dy9coU.
Eiêai $ur Vkàtoirêdei théoriet grammatieakt dam VoMiiqmté, c. ii, Si (Paris,
i854.)
258 HISTOIRE DES LANGUES SÉMITIQUES.
ficiei et de contraire à i'organisnie vivant de la parole humaine;
jamais il» ne prament la langue comme nn tout qui se recom-
pose et ae décompose sans cesse par .une sorte de végétation , et
où chaque état a sa raison dans un état antérieur; la méthode
historique et comparative leur manque absolument.
<
De quelque manière qu'on l'envisage, l'avènement de
l'arabe à la domination universelle en Orient est le signal
<fune révolution capitale dans l'histoire des langues sémi-
tiques. Ces langues, bornées autrefois à l'eiqpression des sen-
timents et des faits, entrent maintenant dans le domaine de la
pensée abstraite et s'exercent dans les genres de littérature qui
supposent le plus de réflexion : grammaire, jurisprudence,
théologie scolastique, philosophie, histoire, sciences physiques
et Qpiathématiques, écrits techniques, bibliographie. De là,
d® formes compliquées, un jeu de particules et des déli-
catesses de syntaxe, inconnus à l'hébreu et à l'araméen. Le
style sémitique n'avait présenté jusqu'ici que deux formes : la
forme rhythmique eu poétique, fondée sur le parallélisme;
la forme prosaïque , plus libre dans sa marche , mais assujettie
elle-même à une certaine coupe, au venet. Le verset, jusqu'au
Coran inclusivement, est la loi suprême du stylé sémitique.
Or, on conçoit combien cette forme , si commode pour le récit
et la poésie , devenait impossible à maintenir, du moment que
l'on entrait dans la voie de la scolastique. Un raisonument
est impossible dans une langue morcelée de la sorte; aussi
l'abandon du verset répond-il exactement à l'introduction des
discussions théologiques chez les Sémites. Le style de la prose
arabe est aussi continu que celui des langues indo-euror-
péennes les plus développées. La coupe symétrique des œmmaUi
LIVRE IV, CHAPITRE II. 359
ne fot conservée que pour certains içorceaux d'apparat , in-
termédiaires entre la prose et la poésie.
La poésie elle-^néme subit une. transformation analogue ; elle
avait été jusqne4à9 chez leis Sémites, purement rhythmique,
ne se distinguant de la prose que par un arrangement de
phrase plus artificiel , des jeux de mots et de lettres , et une
certaine recherche de la rime. Destinée à exprimer des sentiments
individuels et des situations passagères, elle flottait dans la
tradition, san» arriver jamais à un texte arrêté syllabe par syl-^
labe. A partir du siècle qui précède Tislamisme, au contraire,
la poésie devient savante, compliquée, assujettie è une proso-
die fort éloignée du génie primitif des langues sémitiques.
Une singulière originalité d'inspiration soutient d'abord ces
compositions un peu artificielles dans la forme; mais après
rîslamisme, la poésie, dépréciée par le Prophète, privée des
institutions qui en faisaient la vie , déchoit rapidement. Elle
se continue encore dans le désert pendant deux ou trois géné-
rations de poètes bédouins presque étrangers à l'islamisme;
puis , les progrès de la religion nouvelle , les bouleversements
politiques et l'abaissement de la race arabe. en font presque
diiqparattre lés vestiges. Transportée du désert dans les cours
de Syrie, de Perse, du Khorasan, du Maroc, de l'Espagne, la
poésie arabe n'est, entre les mains^de Moténabbi, d'AboulalÂ
eide leurs imitateurs, qu'un simple jeu d'esprit, et tombe de
plus en plus, par suite de l'influence persane, dans l'affectation
et le mauvais goût. Mais il faut se rappeler que le génie sémi-
tique n'est pour rien dans ces misérables subtilités. Le goût
séniitique est de lui-même sobre, grand et sévère, et n'a rien
de commun wec ce style détestable qu'on s'est habitué à ap-
peler ûrimUd', tandis que les Persans et les Turcs devraient
seok en porter la responsabilité.
360 HISTOIRE DES LANGUES SÉMITIQUES.
Nous avons déjà remarqué la tendance qui entratna , durant
les premiers siècles de l'hégire, toutes les langues sémitiques à
se fondre dans l'arabe. Pour expliquer la facilité avec laquelle
se fit cette fusion , il faut supposer que les divers dialectes de
la famille sémitique possédaient, à l'époque dont nous par-
Ions, ime conscience assez développée de leur unité. Le sen-
timent qu'ont les peuples de la parenté linguistique est loin
d*étre aussi étendu que celui de la science. L'affinité du fran-
çais, de l'allemand et du russe est évidente pour le savant;
le peuple n'en a pas la conscience , et aucune circonstance
ne pourrait amener la combinaison de l'une de ces trois lan-
gues avec les autres. Il n'en est pas de même pour l'italien et
le français : un Français et un Italien iUettrés sentent qu'ils
parlent' au fond la même langue : si la France , l'Italie et l'Es^
pagne étaient réunies dans un même corps politique, une
langue commune ne tarderait pas à s'établir. Les dialectes
sémitiques ne différant pas beaucQup plus l'un de l'autre que
les langues néo-latines ne diffèrent entre elles, on compretfd
qu'ils n'aient opposé qu'une faible résistance à l'idiome congé-
nère qui aspirait à les absorber.
Il est certain , en effet , que l'arabe est à beaucoup d'égards
le résumé des langues sémitiques. On dirait que toutes les
ressources lexicographiques et grammaticales de la famille se
sont donné rendez-vous pour composer ce vaste ensemble.
L'hébreu, le syriaque, l'éthiopien n'ont guère de procédés
que l'arabe ne possède pareillement, tandis que l'arabe pos-
sède en propre une série de mécanismes précieux. Il est vrai
que plusieurs des propriétés caractéristiques de l'arabe se
trouvent d'une façon rudimentaire dans les autres langues
sémitiques : ainsi les formes modales du futur sont en germe
dans le futur apocope des Hébredx ; les ^flexions finales , dans
LIVRE IV, «HAPITRE IL 361
le^ terminaisons paragog^ques ou emphatiques de l'hébreu et
de Taraméen ; presqme toutes les formas du verbe régulière^
ment employées en arabe existent en hébreu ou en syriaque
à l'état de formes rares et anomales. Mais ce ne sont là que des
germes à peine indiqués, tandis qu'en arabe ces mécanismes
sont arrivés à l'état de procédés réguUers, et constituent im
des ensembles grammaticaux les plus imposants que jamais
langue soit arrivée à revêtir.
Ce serait une <{aestion Mvole de se demander si l'arabe
doit. être envisagé commue supérieur aux autres langues sémi-
tiques. L'arabe exprime parfaitement l'ordre d'idées auquel il
est approprié; cet ordre est tout différent de, celui de l'hé-
breu et du syriaque. Une foule de nuances que l'hébreu et le
syriaque ne rendent que d'une manière embarrassée, ou ne
rendent pas du tout, ont en arabe des formules grammaticales
consacrées. Le style arabe a une ampleur, une liberté que
ne connurent point les langues .sémitiques plus anciennes.
Mais ce progressa été obtenu au prix de bien des défauts. Les
formes sobres, harmonieuses de l'hébreu sont détruites : le
timbre charmant du parallélisme, qui donne à la poésie hé-
braïque une grAce inimitable , est brisé. Le styk asiatique l'em-
porte; de petits ornements de rhéteurs, des finesses de gram-
mairiens'ont remplacé la grave beauté du style antique. On
se consolerait de ces pertes, si l'arabe les eût compensées par
l'acquisition d'une parfaite netteté, d'une entière détermina-
tion , qualités plus nécessaires à la mission qu'il avait à rem-
plir. L'arabe atteint , en ce sens , tout ce qu'il est permis à une
langue sémitique de réaliser ; mais cela même est assez peu de
chose. Avec tous les efforts de sa syntaxe, l'arabe n'arriva
jamais à cette limpide pirécision qui semble le partage exclusif
des langues indo-européennes. Comprendre leur idiome litté-
362 HISTOIRE DES LANGUES SÉMITIQUES.
raire a toujours été un travail pour* les mugulmans. Le plus
grand nombre de ceux qui savent lire , lisent péniblement, sans
un sentiment vif et soudain de la phrase, à peu près comme
si l'analyse logique, sur laquelle s'est exercée notre enCance,
restait, pour nous le travail de Tâge mûr.
La prodigieuse richesse lexicographique de l'arabe entraîne
elle-même beaucoup plus d'inconvénients que d'avantages.
Elle aboutit à une latitude vague qui nuit beaucoup à la clarté.
On éprouve une sorte de vertige à la vue de ces sens divers
et presque contradictoires, qui, dans les dictionnaires arabes,
se pressent sous chaque mot ^ Un tel manque de rigueur
serait un insu|)portable défaut, si 4es dictionnaires a'exagé*
raient un peu sous ce rapport les difficultés réeUes de la langue.
L'arabe n'a pas encore et n'asra peutnêtre jamais un die-
tionnaire composé d'après le dépouillement régulier des au*
teurs et appuyé d'exemples : les lexicographes européens n'ont
fait jusqu'ici que suivre pas à pas les lexicographes orientaux;
or ceuxHîi ont procédé dans leur travail avec beaucoup de pa-
tience, il est vrai, mais avec trop. peu de critique. Gomone les
glossateurs grecs et syriens, ils mentionnent plus volontiers les
significations rares que les significations ordinaires des mots.
Souvent les sens qu'ils enregistrent ne sont pas réels, ou du
moins n'ont aucune application dans l'usage : ce sont des em-
plois métaphoriques , des explications de commentateurs parfois
erronées. Enfin , une grande partie des mots qu'ils admettent
dans leur recueil semblent être des expressions provinciales,
étrangères ou spéciales , qu'on ne rencontre jamais^. Tout cela
-* Voir un curieux exemple, dans le KmMUi ou dans le Dictioiiiiaire de Freyli^
au mot ;
* Un lexicographe arabe prétend avoir trouvé dans sa langue i a,3o5,4 1 a mois.
Yoy. Maith. Norherg, Defatà Ungua arab, {OpùiC. t II, p. a 37.)
LIVRE IV, CHAPITRE II. 363
a (ait da diciîoDaaire arabe un singulier ^chaos, où, avec un peu
de bonne volonté, on peut trouver tout ce que l'on désire. En
général, il iaut tenir pour non avenus, en philologie com-
parée , les mots et les significations de mots arabes dont Teris-
tence n'est pas établie par un exemple et qui n'ont pour eux
que l'autorité des lexicographes : 1 oubli de cette règle et l'abus
du dictionnaire aralbe pour l'éclaircissement des mots sémiti-
ques obscurs ont eu, depuis Schultens jusqu'à nos jours, les
plus graves dangers.
Une méthode de compilation ausâ indigeste explique les
faits, en apparence légendaires, que l'on cite souvent pour
montrer la richesse de la langue arabe. Un philcdogue com-
posa, dit-on, un livre sur les noms du lion, au nombre de
cinq cents; un autre sui' ceux du serpent, au nombre de deux
cents. Firuzabadi , l'auteur du Kamou», dit avoir écrit un livre
sur les noms du miel , et assure qu'appès en avoir compté plus
de quatre-vingts , il était encore resté incomplet. Le même au-
teur assure qu'il existe au moins mille mots pour signifier
l'épée, et d'autres (ce qui est plus croyable) en ont trouvé
plus de quatre cents pour exprimer le malheur ^ De tels faits
cessent de paraître extraordinaires quand on songe que les
synonymes ainsi recueillis ne sont, le plus souvent, que des
épithètes changées en substantifs Bt des tropes employés acci-
dentellement par un poète. D^iilleurs , cette synonymie exu-
bérante se remarque surtout dans les noms des choses na-
tgrdles : or la langue arabe n'est pas la seule qui réunisse ,
pour les idées de cet ordre, un grand nombre de synonymes;
' Gonf. Pooocke, Spêc. hàL Arab. p. i58 (édit. White). On trouvé cbes les
•grammairiens arabes une foule d^anecdotespour démonlrer cette richesse de syno-
nymes. Cf. de Sacy , Chmt. arabe , Il , p. 9- 1 o , et le commentaire de la h 7* séance
deHariri, i'*édif. p. 55i.
*
36& HISTOIRE DES LANGUES SEMITIQUES.
le lapon compte, dit-on, plus de trente mots pour désigner
le renne, selon son sexe,* son Age, sa couleur, sa taille; nous
avons déjà remarqué une richesse analogue dans la langue hé-
braïque^. Les réserves qui viennent d'être faites n'empêchent
pas que l'arabe ne soit encore, sous le rapport de l'abon-
dance des synonymes, un pnénomène entre toutes les langues;
la lecture des poésies arabes , où reviennent sans cesse , pour
tes mêmes objets, des mots nouveaux et inconnus, cause d'a-
bord une surprise désespérante , dont on se r^net peu à peu
quand on songe que plusieurs de ces* mots seraient inintelli--
gibles pour les Arabes eux-mêmes sans l'aide du commenta-
teur.
Une discussion vraiment scientifique de la masse énorme
de racines que possède l'arabe et dont on ne trouve pas de
traces dans les autres langues sémitiques, produirait sans doute
de curieux résultats. On peut croire qu'il y a là un fond consi-
dérable de mots primitivement sémitiques, qui sont sortis de
la circulation des autres dialectes. Peutr^tre faudrait-il aussi at-
tribuer à quelques-uns de ces radicaux une origine étrangère :
tous présentent cependant le grand caractère de la sémiticité,
je veux dire la forme trilitère. Il est bien remarquable que
l'hébreu moderne ou rabbinique renferme de même une foule
de radicaux de provenance inconnue, dont plusieurs lui sont
conununs avec l'arabe^. Si lliistoire des dialectes de l'Irak, dia-
lectes qui exercèrent à la fois une grande influence sur la for-
mation de l'hébreu moderne et de l'arabe, nous était mieux
connue, nous y trouverions probablement l'explication de ce
fait singulier. •
* Voy. ci-dessus, p. 198-119.
* Detitzsch, Jnurufiy p. 83 et suiv. 96 et suiv.
LIVRE IV^ CHAPITRE H. 365
S VI.
Cest par Tarabe que les langues sémitiques, sortan^ du
cercle étroit où elles s'étaient tenues renfennées jusque-là,
sont arrivées à une action vraiment universelle. Jamais con*-
quêtes ne furent plus vastes , plus soudaines. La langue arabe
est, sans contredit, Tidiome qui a envahi la plus grande
étendue de pays. Deux auffes langues seulement, le grec et le
latin, partagent avec die l'honneur d'être devenues langues
universelles, je veux dire organes d'une pensée religieuse ou
politique supérieure aux diversités de races. Mais l'étendue
des conquêtes du latin et du grec n'approche pas de celles de
l'arabe. Le latin a été parlé de la Gampanie aux Iles Britan-
niques; du Rhin à l'Atias; — le grec, de la Sicile au Tigre,
de la mer Noire à l'Abyssinié. Qu'est-ce que cela, comparé à
' l'empire immense de la langue arabe, embrasant l'Espagne,
f Afirique jusqu'à l'équateur, l'Asie méridionale jusqu'à Java ,
la BMsie jusqu'à Kazan? Et, n'est-ce pas à bon droit qu'Er-
penius a appliqué à cette dernière langue la prophétie que
Rome n'a pu réaliser :
UlCra Garamantas et IndoB
Proferet imperiom?
Il ne saurait entrer dans notre plan de suivre la langue
arabe dans ses longues pérégrinations en compagnie de l'isla-
misme, pas plus qu'on ne se croit obligé, pour faire l'histoire
de la langue latine , de l'étudier chez les scolastiques , les hu-
manistes de la Renaissance et les modernes qui ont continué
de s'en servir jusqu'à nos jours. A partir de Mahomet, l'arabe
littéral subit le sort des langues qui cessent de s'appartenir
pour devenir la propriété des provinces qu'elles ont conquises.
Mais ici , comme partout et toujours , nous voyons éclater ce
366 HISTOIRE DES LANGUES SÉMITIQUES.
caractère dTtnvapabîlité qui est la loi dominante de son his-
toire. Tandis que le latin produisit , en se décomposant , une
nouvelle série de langues, d*abord vidgaires , puis ennoblies à
leur tour par le travail des écrivains» Tarabe ne constitua nulle
part de dialectes locaux régulièrement caractérisés. La race
arabe , d'une part , en envahissant l'Irak , la Syrie , TAfirique ,
rJEspagne , conserva partout l'identité du détal : tdle tribu
perdue au fond du Soudan parie encore de nos jours un arabe
aussi pur que celui des tribus les plus raffinées de rHe<iyax.
D'un autre c6té , en Perse et dans la haute Asie , l'arabe ne se
répandit guère que comme langue savante^, et conserva na-
turdlement son unité. Le style des écrivains arabes de l'Inde et
du Khorasan est le même que celui de l'Espagne et du Maroc.
D'un bout à l'autre de- ce vaste cordon formé par la conquête
musulmane 9 ce sont les mêmes 'études, les mêmes auteurs
classiques , le même enseignement grammatical. L'absence de
nationalités distinctei^ dans le sein de l'islamisme, le goût pour
les voyages , la dispersion des individus étaient les causM de
cette diffusion universelle. La religion mahométane présente,
du reste, le même fait : elle est homogène, si j'ose le dire,
et a produit bien moins de schismes et de sectes que toute
autre croyance, conservant en cela le souverain caractère de
la race sémitique , l'unité.
De même que. la langue arabe, ainsi devenue la langue
commune du monde musulman , n'a pas de dialectes provin-
ciaux, de même elle n'a pas d'époques bien caractérisées.
Chaque écrivain a porté dans son style un degré plus ou moins
grand d'élégance et de correction; mais il est impossible de
' L'arabe est, cependant, plus ou moins vulgaire dans quelques pays musul-
mans, par exemple, en Gircassie, dans certaines parties de ta Perse, dans Tar-
cliîpel de la mer des Indes, etc.
LIVRE IV, CHAPITRE IL -367
classer ces diversités par ftge et par pays. La manière d'écrire
imposée par l'islamisme était teKement absolue, et la langue
arabe se présentait avec on tel prestige de perfection, qu'au-
cune des* nations qui fadoptèrent ne songea à en modifier
les règles pour se fairer un instrument mieux approprié à sa
pensée.
La Perse, il est vrai, ne put supporter le joug de l'esprit
arabe , et se créa , au sein de l'islamisme , une religion et une
litt^ture accommodées à ses instincts. Mais cette réaction,
elle l'opéra en revenant . à la cidture de sa langue natio-
nale,et non en forçant l'arabe de se plier à ses habitudes.
La langue iranienne , chassée par l'arabe des provinces voi-
sines du Tigre , s'était conservée dans les provinces orientales;
au II* siècle , elle reprit une nouvelle vie littéraire , par l'in-
fluence des dynasties indigènes, Soffarides, Samanides, Gha^
névides^ Telle est l'origine de la littérature néo- persane,
dont le génie est, en général, si éloigné du goAt sémitique.
L'épopée, la poésie mystique, la philosophie panthéiste, la
mythcdogie fantastique ^ le drame même , furent les genres où
s'exerça le nouvel idiome. L'inflexibilité de la langue arabe
resta ainsi sans atteinte , et toute voie à la création de langues
néo-sémitiques se trouva fermée à jamais. "^
La Perse seule eut la force de &ire prévaloir contre l'arabe
sa propre langue dans l'usage littéraire, parce qu'elle offre,
sans contredit, l'individualité la plus persistante de l'Orient :
ni la conquête grecque, ni les invasions tartares, ni le triomphe
de l'islamisme, qui, durant dès siècles, semblèrent l'avoir
écrasée, ne purent Tempécher de revenir à sa vie propre.
La littérature turque et la littérature hindoustani ne sont
qu'un prolongement et une imitation de la littérature per-
* Voy. Mohl, Le Litre dm Roi* y 1 1, préf. p. ht et suiv.
S68 HISTOIRE DES LANGUES SÉMITIQUES.
sane. On chercherait vainement d'autres exemples de peuples
assujettis par Fislamisme qui aient réussi à se créer une litté-
rature nationale. Le christianisme cependant fit quelque contre-
poids à cette puissance d'envahissement; c'est à lui que l'ar-
ménien ^ le syriaque, le copte , l'éthiopien furent redevables de
leur conservation, au moins dans l'usage des savants.
En même temps que l'arabe s'imposait comme langue des
livres dans les répons conquises par l'islamisme, il exerçait
l'influence la plus décisive sur presque tous les idiomes de
l'Asie méridionale et du nord de l'AMque. Ainsi , le persan se
chargea de mots arabes et adopta l'alphabet arabe. Cet em-.
prunt de mot^ se fît d'abord avec assez de sobriété : le style de
Fi^xlousi, par exemple, est de l'iranien presque pur; puis
toute mesure fut dépassée , et l'on se mit à écrire une sorte
de langue mixte, où presque tous les mots indigènes étaient
remplacés par des mots arabes, la grammaire seule restant
persane ^ Le pédaptisme ce s'arrêta pas encore là : il devint
.de bon goût de juxtaposer les deux mots synonymes dans les
deux langues; exemple : (S^^ JUx.ât j)^^ tXhtnj (Mirkhond)
= iv d^/pf xeà venatùme SiorpiSsiv ottendebat ^=:r: «il passait
son. temps à la chasse, n
Dans^Inde, l'arabe exerça une action analogue, depuis
l'invasion de Mahmoud le Ghaznévide (premières années du
XI* siècle ) , surtout par l'intermédiaire du persan. Les nou-
veaux conquérants de l'Inde ne parlaient que cette dermère
languo; puis il se forma un mélange de l'hindou! et de la
«
' W. Jones a ch€0Bhé à faire comprendre ce singaiier mélange par Pexemple
suivant: a La véritable kx e$t recta ratio, conforme naturœ, laquelle en comman-
cidant voeet ad officium, ^n défendant a fraude detnreaL » ( Grammaire pei^am,
préf. p. uf .) On peut rapprocher du même fait Thabitude qu^avaient les rhéteurs
cariovingiens, surtout les Hibernais, d^emer leur latin de mots grecs, ou encore
Tusage des sermons mi-partie français et latins, au tiv* et au xv* siède.
LIVRE IV, CHAPITRE IL 369
langue des musulmans, qui s'est ennobli peu à peu, et est ar-
rivé, de nos jours, à une grande importance en Asie. On donne
le nom d^hmdi à un dialecte de l'hindoui où il y a déjà une
assez forte proportion de mots sémitiques. Quant à Yhindou9'
tam (urdu et daUmi), les trois quarts des mots de son voca-
bulaire sont arabes et persans; la grammaire, au contraire,
est indienne, légèrement modifiée par le persan ^ Pour Récri-
ture, Talphabet arabe l'a emporté sur le caractère dévan&gari;
la métrique arabe a de même pris le dessus , en hindoustani
comme en persan , sur la métrique indigène.
Le turc offire un phénomène plus frappant encore de combi-
naison linguistique : tout en conservant la grammaire tartare ,
il a presque sibandonné son vocabulaire propre, et la rem-
placé par une masse de mots empruntés à Tarabe et au persan ;
en sorte que souvent, dans une phrase turque, sur dix mots,
il n y en a pas un de turc. De là le phénomène singulier d'une
langue formée par le mélange de trois fanges : indo-euro-
péenne et sémitique par son dictionnaire, tartare par sa gram-
maire. — La Malaisie enfin participa à la même influence : de
même que , sous l'action des idées indiennes , elle s'était formé
un langage mêlé de sanscrit et de javanais , le kawi ; de même ,
elle reçut, avec l'islamisme, l'alphabet arabe, et admit une
partie du vocabulaire mêlé que les musulmans portaient par-
tout avec eux. /
Cette promiscuité de langues, qui, depuis le xiii* siècle,
règne dans l'Asie musulmane , surtout dans les cours , est un
fait dont l'histoire du langage n'offre peutrêtre pas un second
exemple : d'une part, une langue savante et sacrée devenue
partout l'idiome des choses religieuses et de la haute littéra-
* Garcm de TasBy , Rudimentê de la iangtte kmdùuif p. 9 el suiv. , et Rudimenii
de la langite fùnàmuianif p. 7 et suiv.
I. 94
370 HISTOIRE DES LANGUES SÉMITIQUES.
ture ; de Tautre , une sorte d'usage commun de tous les ¥oe»-
bulaires, les grammaires seules restant distinctes et consti-
tuant l'individualité des langues. Ainsi, quand on écrit en
persan, on peut, à volonté, n'employer que des mots persans,
comme le font quelques poètes puristes, ou bien s'employer
à peu près que des mots arabes traités suivant les habitudes de
la grammaire persane, comme d'autres le font par pédaniisme.
En hindoustani , de même , on peut n'admettre que des mots
d'origine indienne , ou les remplacer par des mots presque
exclusivement persans et arabe». Les bouleversements et les
mélanges de peuples qui , depuis f idamiane, ont eu lieu dans
l'Asie occidentale, eiq>liqttent cet étrange phénomène. En En*
rope, chaque pay» épwuve si ûnpërieaaement le b«««n de
parler une seule langue , que , peu de temps aprèa une coih
quête, l'unité ne tarde pas à s'établir par l'extinction de l'idiome
des^ vainqueurs ou des vaincus. L'Asie, aa contraire, est nan
turellement polyglotte ; il n'est pas rare d'y voûr deux ou trois
langues pariées sur le même sol. De cet usage simidta&é ré-
sulte la nécessité d'une connaissance au moîtts sùperfieielk
des divers idiomes, et de cette connaissance superficielie« le
mélange des mots. Le pécule est toujours tenté de mâer les
mots des diverses langues qu'il sait; quant à la grammaire, au
contraire^ il est incapable d'en apprendre une autre que cette
qu'il a apprise tout d'abord.
En cela consiste, à vrai dire, la différence des révolutions
linguistiques de l'Europe et de l'Asie occidentale.. Les com-
binaisons de langues dans le genre de celles que nous ve-
nons de décrire sont restées à peu près inccmnues en Europe ;
l'introduction des mots français dans l'anglo-saxon , par suite
de la conquête normande , présente seule quelque chose d'ana-
logue. Les révolutions linguistiques de l'Europe se font par la
LIVRE IV, CHAPITRE H. STl
grammaire; un esprit nouveau s'introduit dans un idiome ^
le détruit et le recompose sur un autre plan« En Asie, au
contraire, les révolutions se font par le dictionnaire, et la
grammaire reste immuable, comme une sorte de casier vide,
où entrent tour à tour les vocables les plus divers. Ob peut
dire, sans exagération, qu'il ny a plus dans l'Orient musul*
mas qu'un seul dictionnaire, composé d'arabe, de turc et de
persan. Voilà pourquoi la forme des lexiques polyglottes,
comme celui de Meninski , est la seule avantageuse pour les
idiomes modernes de l'Orient. Un dictionnaire persan, en
effet, pour être complet, devrait renfermer tous les mots arabes
vraiment usuels, et un dictionnaire turc devrait renfenner
presque tous les mots arabes et persans.
En Afinque, les destinées de la langue arabe ne furent pas
moins surprenantes. La race arabe trouvait en Afirique un sol
merveilleusement disposé pour la recevoir. Aussi , tandis qu'en
Asie elle ne pouvait dépasser les limites de la Syrie et de
l'Irak , la Toyon»-nous se répandre comme par une sorte d'infil-
tration, vers l'ouest, sur toutes les côtes barbaresques , dans
leSabara, le Soudan,jusqu'à l'océan Atlantique et la Guinée,
et vers le sud, jusqu'à la Cafi^erie^ La pureté avec laquelle la
langue, la religion et les mœurs arabes se sont conservées dans
ces contrées lointaines , est un fait bien remarquable , et la
meilleure preuve que le désert est la vraie patrie de l'Arabe,
De nos jours encore , l'islamisme et la langue du Coran font de
rapides progrès dans la partie orientale de l'Afrique-, du côlé
* A la fin du xf* siècle, les Portugais tronwnt les Arabes mdbnes de presque
tout le liUoral de la mer des Indes, depuis Sofab* V. Wakkenaer, Hi$L générah
dmvvffagm, t I, p. iio, isS, i8&, 953, 160, etc.; G. Ritter, ii/ri^ (tradocL
fraiiç.>, t l,p. «01,917.
> Ewald el Krapf , dans la ZeUmhrtft àtr D, M. Giiftkek^t . l. U 1 8/16 ) . p. &A
q/i.
372 HISTOIRe DES LANGUES SÉMITIQUES.
de Mozambiqae et. de Madagascar. Plusieurs pays du Soudan,
tels que le Ouaday, paraissent avoir été récemment convertis \
et la propagande arabe chez les noirs du Sénégal et de la
Guinée est de jour en jour plus active ^. L'islamisme est encore
conquérant de ce cAté, et on peut dire que l'apostolat parmi
les races noires lui semble naturellement dévolu. La présence
de la langue arabe est partout en Afrique , à l'heure qu'il est ,
le signe d'une certaine civilisation, et c'est grâce à l'arabe que
l'Afrique possède quelque littérature'. Aussi cette langue a*t-elle
exercé sur les idiomes indigènes une influence considérable : le
berber, les langues du Sénégal, celles de la Guinée elles-
mêmes ^, y ont emprunté un assez grand nombre de mots.
Enfin l'alphabet arabe est devenu celui des langues de l'A-
frique qui ont tenté de se fixer par l'écriture, telles que le
berber, le madécasse.
L'Europe n'échappa point à cette action ' universelle de la
langue arabe. On sait combien de mots de toute espèce les
Espagnols et les Portugais ont emprunté à l'idiome de leurs
, voisins musulmans'. Les autres langues romanes contiennent
etsuiv.; t. II!, p. 3ii eisavi.^^àaxisXeJinKrnalofAeAmêneanOnenialSoei^
vol. IV, numb. ii , p. 4&9 et saiv. ; d'Eacayrae, owr. cité, p. 9&7-948 , &65 et smv.
^ PeiTOD , Voyag$ au Ouaday par U cheykh Mohammed el-Towm, p. 7 1 et smr,
* Bu!kiin de la Société de géographie^ mare et avril i85&, p. 971 et suiv.;
G. Rilter, Afriqw (trad. firanç.), 1 1, p. &A9 et suiv.
* M. Cherbonneau a révélé ud curieux mouvement iitléraire arabe à Tomboœ-
iou. {Jowm. aeiat, janv. i853, p. 98 et suiv.) La différence des alphabets da
Soudan oriental et du Soudan occidental prouve, du reste, que la première ré-
gion fut initiée à la culture arabe par TOrient, et la seconde par le Magreb, où
8*était formé comme un second centre d^arabisme, aussi actif que celai d*Orient,
* Ritter, Crique (trad. firanç.), t I, p. 453.
* Voy. Vettigioê da Hngoa arabica «m Pùrtugal, ou Lexiem etymolagieo daepala-
vrai e nomei portuguezeê que tem origem arabica, por J. de Sousa, annotado por
J. de Santo-Antonio Moura, Lisboa, i83o, in-â".
LIVRE IV, CHAPITRE U. 373
aussi un assez grand nombre de mots arabes, désignant pres-
que tous des choses scientifiques ou des objets manufacturés ',
et attestant combien, pour la science et l'industrie, les peu-
ples chrétiens du moyen âge restèrent au-dessous des musul-
mans. Quant aux influences littéraires et morales, elles ont
été fort exagérées; ni la poésie provençale, ni la chevalerie ne
doivent rien aux musulmans. Un^abtme sépare la forme et
l'esprit de la poésie romane de la forme et de l'esprit de la
poésie arabe; rien ne prouve que les poètes chrétiens aient
connu l'existence d'une poésie arabe, et on peut affirmer que,
s'ils l'eussent connue, ils eussent été incapables d'en com-
prendre la langue et l'esprit ^.
S VIL
Nous n'avons jusqu'ici embrassé dans nos recherches que
l'arabe littéral, c'est-à-dire l'arabe tel qu'on le trouve dans les
monuments écrits ; il nous reste maintenant à envisager l'arabe
dans la bouche du peuple, et d'abord à nous faire une idée
exacte de la différence cpii sépare les deux idiomes et des cir-
constances historiques dans lesquelles cette distinction s'est
produite.
L'arabe vulgaire n'est, au fond, que l'arabe littéral dépouillé
de sa grammaire savante et de son riche entourage de voyelles.
Toutes les inflexions finales exprimant soit les cas des subs-
tantifs, soit les modes des verbes, sont supprimées. Aux méca-
^ Voy. A» P. Pihan, Gh)i$aàr9 du motê fronçait tiret de Varobt, dupertan et du
terc (Paris, 18&7). Certains mots, tds que mâmerie {mahomerie, ei, par suite,
pratique païenne et superstitieuse) , oMotMi {hatchieekm, Imveurs de hatchitek) ,
wmqmn (d^^^^XLt» un paurre, metchino) ont suivi des voies fort détournées
pour arriyfer au sens que nous leur donnons.
* Gonf. R. Doij, Bedk. tm fhieU poUtique et littéraire de VEepagne pendmU h
moyen 4g* y t. i , p. 609 et suiv.
S7t HISTOIRE DES LANGUES SÉMITIQUES.
fiMmes délicats de ia syntaxe Utténde, l'arabe ndgaire eo
substitue d'autres , beaucoup plus simples et plus a&alytiqaes.
Des préfixes ou des mots isolés marquent les nuances que
farabe littéral exprime par le jeu des royelles finales; les
temps du verbe sont déterminés par des mots que l'on joint «ui
aoristes pour en préciser la signification. Sous le rapport lexi*
cographique , l'arabe vulgaire a laissé tomber également cette
surabondance de mots qui encombrent plutôt qu'ils n'enridiîs^
ae&t l'arabe littéral. 11 ne connaît que le fonds courant des
voeaUes sémitiques , parfot$ légèrement détournés de leur si-
^ification ancienne. Quelques mots étrangers, différents sdon
les différentes provinces, et turcs pour la plupart, allèrent
seuls le caractère parfaitement sémitique de cet idiome, parié
encore de nos jours sur une immense étendue de pays.
On aperçoit déjà un fait remarquable , c'est que Tarabe vuT-
gaire est resté bien plus rapproché que farabe littéral de
l'hébreu et du type essentiel des langues sémitiques. Les pro^
eédés grammaticaux et les mots que l'arabe littéral ajoute
au trésor commun de la famûUe, et dont le caractère serais
tique ei^ douteux , l'arabe vulgaire en est dépourvu. Si r<Mi se
rappelle que la plupart des flexions de l'arabe littéral s'omet-
tent dans l'écriture et ne tiennent pus au système e^Mitîel de
rt>rthograpfae , on comprmdra que ce n'est pas sans d'aj^pa-
rentes raisons que plusieurs orientolistes ont envisagé l'avabe
vulgaire comme le véritable idiome arabe > tandis que l'arabe
littéral ne serait qu'une langue factice, inventée par les lettrés
et employée par eux seuls. Les personnes qui adoptent cette
opinion envisagent les mécanismes de l'arabe littéral oomase
une tentative malheureuse pour assujettir la langue alabe à des
règles étrangères, et supposent que les grammairiens 'arabes ,
séduits par la richesse de la langue grecque et prenant pour
LIVRE IV, CHAPITRE IL ' 376
maflres les {pramnaînew de cette dernière langue, auraient
cherché è suppléa, par des imitations et des emprunts , à ce
qu'ils croyaient manquer à la leur ' .
Certes 9 il y a dans cette hypothèse prise à la lettre quelque
chose d'inadmissible, et, pour la réfuter, il nous suffirait d'en
appder aux observations par lesquelles nous croyons avoir
établi que les préimdus rapports des grammairiens arabes
avec les Grecs n'ont aucune réalité ^. On ne peut nier cepen-^
dant qae, dans un sens plus large, 1 arabe littéral ne ^
présente k nous à peu près comme le sansmt , je veux dire
comme une de ces langues aristocratiques qui , dès leur plus
haute antiquité, semblent confinées entre les mains des gram-
mairiens , et pour lesquelles on est tenté de se poser la ques*
ticm : Outilles jamais été parlées dans la forme où nous
les voyons écrites? Les plus anciens monuments >de .la langue
vulgaire de l'Inde, monusients contemporains d'Alexandre,
sont déjà en pâli. De graves inductions amèneraient de même
à regarder i'arabe vulgaire comme antérieur, au mmns dans
l'usage, à Taorabe littérd. Il est difficile de se figurer comment
«ne langue aussi savante que le sanscrit a pu être vulgaire ,
et on se demande si jamais, dans l'usage, les Arabes ont ftdt
sentir ces flexions légères, qui ne sont guère que des indices
de rapports grammaticaux. Dans l'un et l'autre cas , nous pen-
sons qu'il faut fjBure une part à l'artifice. Ismais, sans doute,
la langue des commentaires de Kulluka-Bhatta n'a été une
langue de conversation; jamais aucun Arabe, en parlant, ne
' Gonf. Addnog, Afittr. I, p. 38&; Wald, GmehitM^ mêmUil Sprmokm,
p. ,697. D^autres ont prétenda trouver Tanalogie des flexions arabes dans Tétat
empiiadqtte des Syriens. Voy. Tydisen , dans les CommeMMiemft Soeinstii Rgg.
vollMigvniitfwaiiliam , t. III, p. i83.
' Voy. ci dessus, p. 354-356.
376 HISTOIRE DES LANGUES SÉMITIQUES.
sW astreint à observer toutes les nuances de Tarabe littéral.
On peut dire que la langue de GicéroB était aussi fort di£K-
rente de celle qui se parlait dans les rues de Rome, sans que
Ton songe pour cela à distinguer deux langues latines. Chaque
homme, suivant sa portée intellectuelle, se taille, en quelque
sorte, dans la matière commune du discours, un vétem^it à
sa mesure. Bien des personnes n'ont jamais fait usage de
certains procédés de syntaxe que possède la langue française ,
uniquement parce que ces procédés s'appliquent à un ordre
d'idées qui est au-dessus d'elles. Chaque langue contient ainsi
en puissance une foule de richesses grammaticales, dont l'i-
diome ordinaire ne peut donner une idée , et qui ne se dévoi-
lent que par le travail des lettrés. De là ce fait général dans
toute l'antiquité, que la langue savante, telle qu'elle nous a
été transmise par les livres, n'est jamais cooformeà la langue
vulgaire , telle qu'elle nous est révélée par les inscriptions et
les langues dérivées.
En supposant que les grammairiens arabes aient poussé un
peu loin la subtilité et la tendance à ériger en règ^e des pro-
cédés dont le peuple n'avait qu'une demi-conscience, on ne
saurait admettre que leur réforme ait été jusqu'à toucher à la
constitution même de la langue et à y introduire des méca-
nismes qu'elle ignorait auparavant. Une pareille tentative se-
rait absolument inouïe dans l'histoire des langues. Jamais les
grammairiens n'ont réussi à douer un idiome de propriétés
étrangères à sa nature. Des faits nombreux prouvent, d'ail-
leurs, que les procédés caractéristiques de l'arabe littéral
étaient partiellement usités dans l'ancienne langue ^ : i"* Plu-
^ Gonf. de Sacy, Gramm. arabe , 1 1, p. 3o5, note, et p. &o8, note (i** édiL);
Gesenius, dans VEncycl. d^Erech et Gruber, t. V, p. 65; Derenbourg, dins le
Journal atiat. août i8&& , p. S09 et miiv.
LIVRE IV, CHAPITRE IL 377
sieurs de ces mécanismes tiennent aax consonnes elles-mêmes,
et, par conséquent, nont pu être introduites dans la langue
avec les points-voyelles; telles sont, par exemple, la marque
de l'accusatif, les différences des cas au pluriel et au duel, la
terminaison particulière du duel, etc. — s® Lesrffexions de
l'arabe littéral sont nécessaires pour expliquer la métrique des
anciennes poésies, métrique dont l'invention ne saurait dans au-
cune hypothèse être regardée conune postérieure au mouvement
des écoles de Basra et de Goufa. — 3"" Dans quelques mots fort
usités, comme 3^1 , ârty^l» Ji^^» i* ^i etc. , les flexions ca-
suelles s'expriment par des lettres quiescentes et s'observent
même dans la conversation. — k"* L'éthiopien, et surtout
l'amharique, offrent aussi des vestiges non équivoques de ces
mêmes flexions ^. — S"" Les renseignements que nous possé-
dons sur les premiers grammairiens nous les montrent cons-
tatant les procédés de la langue , mais ne cherchant nullement
à l'enrichir et à la réformer. — 6* Quelques passages d'A-
boulféda^ et de Djeuhari ' prouvent clairement que l'on faisait
parfois sentir les voyelles finales dans la langue de la conver-
sation. — 7* On dit qu'aujourd'hui encore, dans l'Hedjaz,
quelques Arabes observent les flexions ; mais il faudrait vé-
rifier si le fait est exact et si cela n'a pas lieu par affectation
grammaticale. Dans le Maroc, on emploie aussi quelques
voyelles finales, en particulier des hesra'^. — S"" Enfin l'an-
cienneté des flexions casuelles a reçu, dans ces dernières an-
nées, une confirmation inattendue du déchiffrement des ins-
•
m
f
' GeBOÛus, dans YEncytL d^Endi et Gniber, t II , p. 1 13 ; Ludolf, Grtmmuir
ika œih. 1. III, c th.
' AtmaUi moêlemiei, I, /bSa, &3&.
^ S3uik, aa mot J^ ; de Sacy , 6rraiNm. arabe , L I , p. &o8 , note ( i" édii. ).
* Gaottin de Perceval, Gramm. arabe vulgaire, p. ig-so.
378 HISTOIRE DES LANGUES SÉMITIQUES,
crî{)iîons qtt on lit sur les rochers du mont Sinaî , déchiffrement
que l'on doit à la sagacité de M. Tuch'. Les flexions finales
du nominatif et du génitif sont marquées dans ces inscriptions
par les lettres quiescentes i , i. M. Tuch a ingénieusement fait
dbserver qu'on trouve une trace de cet usage dans le nom
arabe otc^j ou ^utûi^ cité dans le livre de N^iémie (vi, 6) -.
On est ainsi amené à envisager les désinences finales comme
une particularité antique de l'arabe^ qui arriva probablement
assez tard à une législation régulière et fut toujours né-
gligée de la plupart des tribus ^. L^ anecdotes racontées par
Ibn-Khallican dans la vie d'Aboul-Aswed ^ , prouvent que (es
gens sans instruction ne se dirigeaient dans le choix de ces
finales que d'après une routine assez gro^ière. Quand on con-
naît la fluidité de la voyelle chez les Arabes , on ne s'étonne
pas que les voyelles de jonction iusaeot sujatles à de grandes
inoertitudes , «t que, dans beaucoup de cas, les porisles aient
pris sur eux de décider si c'était dkamma^foAa ou ketra qu'il
Cedlait employer. En tranchant ces prononciations douteuses ,
ils durent souvent attribua à des voyelles euphoniques, qui
savaient d'abord pour objet que d'éviter les collisions de con-
sonnes, des significations grammaticales dont le peuple n'a-
vait qu^un sentiment très^ague. Le choix de la voyelle resta
ainsi une sorte de délicatesse et de rech^che; au lieu de
faire sentir nettement un a^ un i ou un o, ia plupart des
> ZmUchnft der D. M. G. t III (iShg), p. iSg. V. d-dessuA, p. 393-394.
^ Peat-étre les formes Q^^D et 03^0 au nom de iVfDf divinité des Ammo-
nites, se rapportent^Ues à quelque fleiion analogue à la numuUùm, dont tes Hé-
breux pouvaient ne pas bien saisir la valeur.
^ De môme, en italien, Tusage de faire sentir ou d^omettre les voyelles finales
{/are oxxfary eammmo ou eammmf etc.) dépend des provinces, de la mode ou du
caprice de chacun.
« De Sacy, Mém. de VAcad. du huor, H BeUa-LBUre» , l. L, p. 396 et suiv.
LIVRE IV, CHAPITRE IL 379
trikus eo&iînuèrent à faire entendre un e indistinct, sorte de
vojfelie commune que les langues sémitiq^ies emploient pour
presque tous les sons variables dont la nature n'est pas dbi-
reaient indiquée par une quiescente. Il est certain, du moins,
que les voyelles finales de Tarabe n'ont jamais eu ia valeur
de véritables déclinaisons : en effet , elles ne varient pas selon
la Corme des noms; elles ne s'écrivent pas. comme les flexions
essentielles qui marquent le genre, le nombre; elles ont
quelque chose de superficiel et dlnorganique. II n'y a pas , dans
la tbéorîe gâftérale des langues, de mot pour exprimer ce
genre particulier d'accident grammatical. Le mot ^Sj^\ , par
lequel les Arabes le désignent,, signifie explicatum^ ^ parce
qu'en réalité ces voyelles légères ne sont que de simples ex-
posants du r61e que le mot joue dans la phrase : cela est si
«ni^ que, d'après l'opinion des Arabes, le verbe est, comme
le nom, susceptible d'être dklmé, ç'est-À-dire de recevoir un
expos»! de rapport
La flexion finale de l'accusatif '^ fait seule exception au ca-
ractère de faiblesse que présentent, en général, les désinences
arabes. On la trouve employée en arabe vulgaire, comme ter-
minaison adverbiale. L'bébreu en présente aussi des traces
non équivoques, soit dans le n paragogique et locatif, nr^M,
pefÈ la terre; TtO'^lM , ver» le ciel; soit dans la terminaison D ,
D des adverbes : DDV, aan, OttfW^; soit même, comme l'a
T T • I •
supposé M. Munie , dans quelques substantifs , où la terminaison
D aurait été prise à tort pour un affixe ^.
* De Sacy, Gramm. arabe, I, p. 990, 616.
' Dereidlwiirg, /(Mm. oiùâ. aoAt \8hk , p. 91&. Le ^erme de celte fine dln
seralioB étak déjà dos Aboulurslid. Gcnf. Mnnk, iMee tir ÀboiUwaM ÈÊemm
IbÊ^Djanah, p. ii3-ii6, note.
^ Munk, ûnd. Anx exemples ciiés par M. Munk, j^ajouterai le mol QnB
{7>fMm. ▼, ik), où Ton peut voir tm arabisme caractérisé. ^
380 HISTOIRE DES LANGUES SÉMITIQUES.
Ainsi, sans attribuer aux grammairiens l'invention des mé-
canismes de l'arabQ littéral , nous reconnaissons qu'il y a dans
ces mécanismes une part de convention, en ce sens que de pro-
cédés flottants, indécis ou ne convenant qu'à certains miiis,
les puristes ont fait des procédés fixes et réguliers. Pour le
dictionnaire, de même, ils ont sanctionné l'intrusion d'une
foule de mots de toute provenance, que le peuple n'employa
jamais, et qui firent de l'arabe une sorte de langue artificielle,
dans le genre de l'italien académique du xvii* et du xviii* siè-
cle. La distinction de l'arabe littéral et de l'arabe vulgaire n'a
pas d'autre origine. Après une refonte grammaticale , la langue
du peuple se trouve toujours être différente de celle des let-
trés. Alors seulement, l'on commence à parler d'idiome vul-
gaire, par opposition à l'idiome savant. Le développement
de la langue est, en quelque sorte, scindé, et se continue
désormais suivant deux lignes de plus en plus divergentes,
l'idiome vulgaire succédant par un progrès de corruption à
l'idiome primitif, comme l'idiome savant y a succédé par un
progrès de culture. Là nous semble être le point de concilia-
tion des deux hypothèses qu'on a proposées pour expliquer les
rapports de l'arabe vulgaire et de l'arabe littéral. L'arabe lit-
téral n'est pas, comme le veulent quelques philologues, un
idiome factice; l'arabe vulgaire, d'un autre côté, n'est pas,
comme d'autres l'ont prétendu, né de la corruption de l'i-
diome littéral; mais il a existé une langue ancienne,, plus
riche et plus synthétique que l'idiome vulgaire , moins réglée
que l'idiome savant , et dont les deux idiomes sont sortis par
des voies opposées. On peut compa^r l'arabe primitif à ce
que devait être la langue latine avant le travail grammatical
qui la régularisa, vers l'époque des Scipions; l'arabe littéral,
à la langue latine telle que nous la trouvons dans les monu-
LIVRE IV. CHAPITRE IL 381
ments du siècle d'Auguste; Tarabe vulgaire, au latin simplifié
que l'on parlait vers le vi* siècle, et qui, à bien des égards,
ressemblait plus au latin archaïque qu'à celui de Virgile ou
de Gicéron.
Quelques circonstances, je ne l'ignore pas , semblent attribuer
au fait générateur de l'arabe vulgaire la physionomie d'une
véritable dissolution. Les historiens arabes donnent pour motif
aux institutions grammaticales qui apparaissent dès la fin du
vn* siècle, la nécessité d'opposer une barrière à la corrup-
tioû toujours croissante de l'idiome classique. Les fautes qui
désolaient Aboul-Âswed étaient des fautes contre les règles
de l'aiabe littéral^. Il se passa chez les Arabes, au i" siè-
cle de l'hégire , ce qui s'est vu toutes les fois qu'une grande
masse de populations diverses se' trouve tout à coup assujettie
à un langage trop savant pour elle ; le peuple , qui ne cherche
qu'à se faire entendre, se crée un idiome plus simple, plus
analytique, moins chargé de flexions grammaticales. L'arabe
ne sut pas échapper complètement à la tendance qui porte
toutes les langues à se dissoudre, par suite de l'incapacité où sont
les descendants de renfermer leur pensée dans les formes syn-
thétiques du langage de leurs pères. Mais ce qu'il importe de
maintenir, c'est que le nouvel idiome n'arriva jamais à se faire
considérer conune une langue distincte. Les Arabes n'envisa-
gent pas l'arabe littéral et l'arabe vulgaire comme deux lan-
gues, mais bien comme deux formes, l'une grammaticale, l'autre
non grammaticale , de la même langue. Il y a d'ailleurs de
l'une à l'autre tant de degrés intermédiaires qu'on ne peut
dire où commence l'arabe vulgaire et où finit l'arabe littéral.
> Voir sa vie par Ibn-KhaUican. Gonf. de Sacy, Mém, de fAead. dm huer, «t
fifttft-Ltfttn», t L, p. 39/b-395; Ibn>Kha)doun , dans de Sacy, AmhoL grammat,
onAe, p. &i6 et suiv. &66 et soît.
382 HISTOIRE DES LANGUES SÉMITIQUES.
' Dans la conTersaiion , il est vrai, rictiome vulgaire a
d'uniformité : il est de mauvais goût d y employer les flexions
de Tarabe littéral, et une fpule d'anecdotes el de proveriies
prouvent l'antipathie des Arabes pour ce genre de pédantisme.
Mais dans le style écrit , chacun , selon qu'il a plus ou Moins
de littérature , se rapproche de l'arabe littéral pour le ehoîx
des mots et l'observation des règles de la grammaire; à peu
près comme les Grecs du moyen âge, dès qu'ils prenaient la
plume , cherchaient è se conCormer à la langue classique , ou »
comme en France au x* siècle , on n'avait pas l'idée que l'idiome
vulgaire f&t susceptiUe d'être écrit. On peut dire que la dis-
tinction de l'arabe littéral et de l'arabe vulgaire n'est rigou**
reuse que dans la langue parlée ^ Le style écrit flotte, par une
infinité de nuances , entre l'arabe le plus pur et l'arabe le plus
corrompu : il y a le style tout à fait n^igé des correspon-
dances entre gens illettrés , qui ne difière presque pas du lan-
gage vulgaire ; il y a le style des correspondances soignées , des
chansons, des contes, qui n'est pas encore l'arabe parfait, et
cq>endant n'est pas non plus l'arabe de la conrersation ; il y
a enfin le style tout à fait grammatical , qu'un petit nombre
d'hommes dans les pays musulmans sont aujourd'hui capables
d'écrire avec correction. Au fond, la principale différence des
deux langues consistant dans la manière de mettre les voyelles,
un même texte peut être considéré conune de Tarabe littéral
ou de l'arabe vulgaire, selon qu'on le prononce avec ou sans
les désinences. Il n'y a pas, ce me semble, d'autre exemple d'un
idiome pouvant ainsi être lu de deux façons, sans que cela
influe sur l'orthographe essentielle du discours écrit,
. On voit donc qu'il n'y a nulle ressemblance entre le chan-
gement qui, de l'arabe littéral, a tiré l'arabe vulgaire, et le
' Gaussin de Percevais Gramm. arabe vulg. préf. p* viii.
LIVRE IV, CHAFITRE II. âSS
changement qui , du latin , a tiré les langues néo-4atines. Dana
ce dernier cas, il y a eu décomposition de la langue ancienne
et apparition d'un idiome nouveau. Dans l'arabe, au contraire,
aucune décoo^sition analytique n a eu lieu. L'arabe vulgaire
n'est pas de Tarabe littéral désarticulé , si on peut le dire , puis
reconsthiit sur un nouveau modèle. Cest une forme de la
langue arabe plus simple, plus iiatcfle et plus antique en un
sens, qui seule est restée vulgaire, tandis que la forme litté-
raire est devenue de plus en plus l'apanage des savants. Nulle
vie, nulle végétation n'a marqué le passage de Tune de ces
langues à l'autre, et voilà pourquoi, t||dis que les langues
issues du latin sont arrivées à leur tour à la culture Uttéradre,
l'arabe vulgaire n'a pas eu cette fortune. Il n'a pas été écrit,
par la raison qu'il se j^sentait comme une variété non gram-
maticale de b langue commune; or, dès que l'on écrit, on
trouve tout simple de le faire selon les règles. C'est une des
particularités de la langue arabe d'admettre ainsi des degrés
dans la grammaire, et de pennettre de se soustraire à une
partie de ses [H^criptions. Ibn-Kbaldoun s'attadie à prouver
que l'on peut, sans observer les désinences, parier un arabe
correct et tout à fait différent du langage vulgaire des Arabes
dMniciliés; il cite, pour exemple, les Bédouins de son temps,
qui, sans observer les désinences, parient au fond l'idiome
pur de Modbar^
svm.
L'arabe littéral ou l'arabe écrit, comme toutes les langues
savantes, est sans dialectes; l'arabe vulgaire, c'est-à-dire
l'arabe de la conversation, parié depuis le Tigre jusqu'au cap
Blanc , ne pouvait manquer d'en avoir. Chaque province a ses
* De Sacy , Anthoh grmnmat. arabe , p. An, A 1 6 , etc.
38A HISTOIRE DES LANGUES SÉMITIQUES.
eipressions préférées, ses tours familiers, ses habitudes parti-
culières de prononciation. Les divergences, néanmoins, sont
assez peu considérables , et il faut avouer qu'une langue vul-
gaire , parlée sur une si vaste étendue de pays et offirant un
si grand caractère d'unité, constitue un phénomène surpre-
nant. C'est là la meilleure preuve que l'arabe vulgaire n'est
pas , comme on a pu le croire^ le résultat d'une décomposition
de l'arabe littéral arrivée vers le un* siècle : car si l'idiome
populaire s'était formé à une époque où la race arabe couvrait
toute la surface de l'Asie occidentale et de l'Afrique , il est im-
possible que les divMses provinces eussent altéré le type pri-
mitif avec autant d'uniformité; les dialectes du Maroc, du
Soudan , de l'Egypte eussent présenté des différences bien plus
profondes. Il faut donc supposer que la langue commune des
Arabes s'était établie avant la conquête qui. suivit de si près la
prédication de l'islam.
Nous n'avons que des renseignements tle seconde main sur
les dialectes primitifs de l'Arabie. Les traits qui sont donnés
par les historiens et les grammairiens comme caractéristiques
de chaque tribu, telles que Vanana de Témim, le teUéla de
Behra, le keskésa de Bekr, etc. S ne sont, pour la plupart,
que des fautes provinciales. La tradition relative à la forma-
tion du dialecte koreischite, déjà rapportée (p. Sai-Sây),
prouve, toutefois, que l'arabe était loin d'avoir atteint avant
Mahomet l'unité qu'il présenta plus tard. Les circonstances de
la rédaction du Coran (p. 3 AS) sont plus frappantes encore
et établissent clairement que la langue, vers le milieu du
vii" siècle, n'avait pas d'ortho^aphe universellement acceptée.
Les lexicographes arabes et les commentateurs des poésies
* Voir le passage de Soyouthi , cité plus haut, p. daS , note , et le fragment de
Hariri, publié par M. de Sacy, AnihoL gramm, arabe , p. /ilo-6i i.
LIVRE IV, CHAPITRE IL 385
anté-islamiques founliraient beaucoup de données sur les dia-
lectes des tribus, et Tai^ct seul des dictionnaires arabes in-
dique suffisamment que des éléments de provenance fort oppo-
sée y sont recueillis. En tout cas , ces diversités primitives n'ont
laissé aucune trace dans la langue que les musulmans portèrent
avec eux jusqu aux extrémités du monde , et les variétés assez
légères qui séparent de nos jours les dialectes arabes n'ont
guère de relation avec les anciens idiomes de l'Arabie.
Les dialectes d'Arabie, de Syrie, d'Egypte n'offirent entre
eux aucune différence grammaticale ; un petit nombre de locu-
tions employées communément dans telle province, et inusitées
quoique le plus souvent comprises dans une autre, forment
presque la seule nuance qui les sépare. Le dialecte de l'Ara-
bie est le plus pur de tous. A la cpur de Sana dans l'Yémen, et
parmi les Bédouins du désert (^lf;«It ç^), on parie, ditr-on,
une langue fort rapprochée de Tarabe littéral. Nous avons déjà
insisté plus d'une fois sur ce rôle conservateur, en quelque
sorte, que joue le désert à l'égard de la race arabe. M. d'Es-
cayrac de Lauture -a été frappé de trouver au Soudan l'isla-
misme bien moins altéré de superstitions et l'arabe parlé
avec plus de pureté que dans les villes de l'Orient ^ La vie
nomade prête singulièrement aux raffinements de la parole,
et fait accorder un grand prix à l'éloquence et à la beauté du
discours.
Le dialecte de Barbarie présente des particularités plus carac-
térisées, mais cpii ne vont pas jusqu'à le rendre inintelligible
pour les habitants de l'Arabie, de la Syrie ou de TÉgypte. 11 est
remarquable , du reste , que ces différences proviennent non de
modifications intérieures et organiques, mais de concrétions
purement extérieures. Ainsi en Syrie et en Egypte, on ajoute
' Le dé$ert et le Sondan , p. ao& , a63 , 34 1 .
I. 25
386 HISTOIRE DES LANGUES SÉMITIQUES.
à Taoriste un v o^ ^^ f '• h"^*^! v^s^^* En Barbarie, le
présent se marque par un «f), t^^^j ou par la particule [;,
suivie de Taffixe, i^^^ >|;^; en Orient par l'addition du mot
I>fr . Le rapport d'annexion ou de possession se rend en Bar-
barie par ^Isu ou jLd; en Orient par JL^ ou JU.
En dehors des quatre types que nous venons ée nommer,
et qui , si l'on excepte celui de Barbarie , méritent à peine le
nom de dialectes, il n'y a dans la langue arabe que des va-
riétés locales. L'étude de ces variétés , hors de l'Arabie , n'au-
rait, ce semble, que peu d'intérêt. L'arabe a conservé partout
une sorte d'incorruptibilité; nulle part il n'a formé de p»-
tois proprement dits : le peuple, en Orient, s'exprime avec
correction, et ne parie point, comme les gens de nos cam-
pagnes, un jargon composé de barbaârismes ^. Quelques mots
turcs, francs ou berbers troublent seuls la pureté de TidioiDe
primitif. Si l'influence française, s'exerçant en Asie par les li-
vres et les termes scientifique», en Afrique par la conquête^
semble devoir porter un coup plus grave à l'intégrité de l'a-
rabe, ce préjudice sera amplement compensé par la renais-
sance qui, dans les pays musulmans, semble s'opérer sous les
auspices de la France. La France rendant aux nations arabes
une culture intellectuelle , les ramenant à leur pn^re gram-
maire qu'elles avaient oubliée , leur imprimant des journaux et
des livres, voilà certes un fait qui figurera dans l'histoire des
langues sémitiques , et dont l'importance ne nous échappe que
parce qu'il est encore trop rapproché de nous. L'Angleterre,
d'un autre côté, fait beaucoup pour l'étude de l'arabe dans
ses possessions de l'Hindoustan, et ce n'est pas un des traits
les moins propres à mettre en relief la destinée singulière de
* Voy. A. P. Pihan , Élément» de la langue algérienne (Paris, 1 85i) « p. ho-U i .
' GauBsin de Perceval, Gramm. arabe vulg. préf. p. tii-vhi.
Li.VRE IV, GHAPITRB IL 387
r Arabie, que de voir Tklîoiae de Koreificii revivre,. eiHse des
msÀM enropéenaesy à ^ger et à Cidcatta!
L'arabe, qui exerça une action «i ptofonde sur la «langue
des peuples asBujeUBs à rislanfisme, a très-peu subi, en gé*
néral , Tiafluenoe des langues indigènes , dans les pays qu'iicon*-
quit. La raee arabe, si ce n'est en fi^gne, ne se mâla guère
aux peuples vaiueus. A peine citeraitHin un ou deux exemjdes
de dialectes ard>es tout à fait défigurés par le mélange âté-
lémeats barbares. La physionomie assez distincte du dialecte
tnapmtle, sur la côte de Malabar, vient de ce que l-émigration
séflditique sur ee point eut lieu k des ^ques trèsndiveraes ^. S'il
se produisît ailleurs des adtérations Garacténsées,^ce fut tou-
jours par le fait des races étrangères qui avaient adopté fislar-
raisme, et non par le fait de la race arabe elle-même. Ainsi,
dans TEi^gne méridionale, la langue arabe étant devenue
celle de la population chrétienne se corrompit et forma le me-
$tarobey qui a, dit-On, survécu jusqu'au dernier siède dans les
montagnes de Grenade et de Sierra Morena.
Le maltais offre un autre exemple de ces patois mélangés.
Le grand nombre de langues qui se sont croisées sur le sol de
rtle de Malte a pu donner te vertige aux anciens linguistes ,
qui ont voulu tour à tour retrouver dans le maltais la langue
des différents possesseurs de l'tle, et, en particulier, le phéni-
cien. C'est le sort de ces petites terres isolées, espèces d'hôtel-
leries, qui ne sont pas des patries, de changer de langage
suivant les hôtes qui s'y succèdent , et dont chacun y laisse
des traces de son passage. Que le phénicien et le carthaginois
aient été longtemps parlés à Malte, c'est ce que les nombreux
monuments phéniciens trouvés sur le sol de l'tle suffiraient à
' Gonf. Adelung, Mithridate, I, âisi; Baibi, Atku ethnographique, 3' tabi.
V. ci-demis, p. 267.
:»5.
388 HISTOIRE DES LANGUES SÉMITIQUES.
prouver. Mais le patois auqaei on donne de nos jours le nom
de maUais, et qui n'est plus paiië que dans les campagnes
(dans les villes on parie anglais ou italien ), n'est que de l'a-
rabe mêlé d'italien, d'allemand, de provençal. Il se rapproche
par ses idiotismes spéciaux de l'arabe du nord de l'Afrique ^
Ainsi l'habitude de prononcer l'a long conune un t (&tô = vL)
vient certainement de Yimâlé si familier aux Mogrebins^. L'em-
ploi de l'alphabet italien et l'adoption de mots étrangers ont
fait du maltais un jargon très-barbare. Des mots conune libe-
rana , « délivre-nous » ; ieruinah ( futur avec préfixe arabe du
verbe ruinare)^ sont des monstres tels qu'on en chercherait vai-
nement dans les dialectes dont nous avons parcouru l'histoire.
Le maltais est, avec quelques langues de i'Abyssinie, le seul
exemple qu'on puisse citer d'un dialecte sémitique tout à fait
altéré, et ayant admis dans son sein une grande masse d'élé-
ments hétérogènes : le caractère propre des langues sémitiques
est, en général, de recevoir très-peu de chose des autres et
de rester presque fermées aux influences du dehors.
' Gonf. Michdantonio Yassalli, Grammatiea deUa Ungua maUe$ê ( Malte, 1837);
Gesenios, Venueh wber die MàUeniche Spraehe. Beitrag zur arabiêchm DiaJêkto-
logie (Leipng, 1810), et dans VEneyel d^Erach et Gruber, t Y, p. 67 .et aoiv.;
de Sacy, Journal du SawmU, avril 1899.
* De Sacy, Gramm, arabe, 1 1, p. 4i, oole (9* édit).
LIVRE CINQUIÈME.
GONCLDSIONS.
CHAPITRE PREMIER.
LOIS GÉNÉRALES DU DÉVELOPPEMENT DES LANGUES SÉMITIQUES.
S I.
Les langues sémitiques ont» au point de vue de la philo-
logie comparée 9 l'avantage d'offrir à l'observation un'dévelop-
pement complet et définitivement achevé. Les langues indo-
européennes continuent encore leur vie de nos jours sur tous les
points du globe , comme par le passé ; les langues sémitiques ,
au contraire » ont parcouru le cercle entier de leur existence.
On peut dire qu'à partir du xiv* siècle, depuis la disparition
du syriaque et du ghez, et les derpières conquêtes de l'arabe
en Orient, les langues sémitiques n'ont plus d'histoire. Il y
a dans le mouvement général de ces langues une tendance
secrète vers l'unité. Nous avons déjà vu l'araméen , dans les
siècles qui précèdent l'ère chrétienne, absorber les dialectes
antérieurs et réaliser l'unité de la famille sémitique , l'Arabie
390 HISTOIRE DES LANGUES SÉMITIQUES.
exceptée. A Tépoque de la conquête musulmane, il n*y avait
plus guère que deux langues sémitiques , Taraméen et Farabe :
l'arabe, à son tour, absorbe les dialectes de l'Aramée et reste
ainsi Tunique représentant du sémitisme. De U ce fait, ab-
solument unique en philologie, d'une famille de langues se
réduisant avec le temps à un seul idiome, qui en est, en quel-
que sorte , le résumé et l'expression la plus parfaite. A l'heure
qu'il est , tout ce qui 9 écrit de sémitique dans le monde s'écrit
sans la plus légère nuance de dialecte : les idiomes parlés
eux-mêmes diffèrent assez médiocrement l'un de l'autre. C'est
là, dis-je, un fait étrange et qui ne pouvait se produire que
dans une fami&e aussi persistante que la famille sémitique. Si
les langues sémitiques avaient eu, comme les langues indo-
européennes, la facilité de former des langues analogues aux
langues néo-latines, une telle absorption n'eût pas été pos-
sible, ou du moins l'arabe se fût altéré dans la bouche de
ceux qui l'avaient adopté, et la variété eût reparu dans les
dialectes dérivés. Mais la famille sémitique devait conserver
jusqu'au bout ce caractère de roideur métallique, si j'ose le
dire, qui a empêché dans son sein toute vie intérieure déve-
loppée.
Quand on compare les idiomes sémitiques, indépendam-
ment de l'ordre successif dans lequel ils nous apparaissent, on
est. frappé de l'étvoke harmonie qui règne entr^ leur physio-
nomie respective et la situation géographique des peuples qui
les ont pariés; La différence que produisent à cet égard quel-
ques degrés de Ulitude est vraimeût surprenante* VaraméOi,
parlé au nerd , est pauvre , sans harmonie , sans formes multi-
pliées, louiHi dans ses constructioiis, dénué d'aptitude pour la
poésie , qui, en effet, &'est k peine fait enlettdre dans ce rude
idiome. V arabe, au contraire, placé à .fautre extrémiié, se
LIVRE V, CHAPITRE I. 391
distingue par une incroyable richesse; à tel point que l'on se-
rait tenté de voir quelcpie surabondance dans l'étendue presque
indéfinie de son dictionnaire et le labyrinthe de ses flexions
grammaticales. VhAreu enfin, placé entre ces deux extrêmes,
tient également le milieu entre leurs qualités opposées ^ : il a
le nécessaire, mais rien de superflu; il est limpide et facile,
mais sans atteindre à la merveilleuse flexibilité de larabe. Les
voyelles y sont disposées dans une juste proportion , et s*en*
tremettent avec mesure pour éviter les articulations trop ru-
des , tandis que l'araméen , recherchant généralement la forme
monosyllabique, ne fait rien pour éviter les chocs de con-
sonnes, et qu'en arabe, au contraire, les mots semblent, à la
lettre , nager dans un fleuve de voyelles , qui les déborde de
tontes parts, les suit, les précède, les unit, sans permettre
aucune de ces rencontres que tolèrent les langues d'ailleurs
les plus harmonieuses. Le verbe, par exemple, monosylla*
bique «n araméen ( ktal) , dbsyllabique en hébreu ( kaial) de-
vient trissytiabique en arabe [kaUda). Enfin, il est une foule
de procédés grammaticaux qui n'existent pas dans l'araméen ,
sont en germe dans l'hébreu , et ont acquis dans l'arabe tout
leur développement. Si l'on s'étimne de rencontrer de si fortes
variétés de caractère entre des idiomes pariés dans une région
géographique aussi peu étendue, qu'on se rappelle les dia-
lectes grecs , qui , sur un espace bien plus restreint encore ,
présentaient des différences non moins profondes; la dureté
et la grossièreté du dorien à côté de la mollesse ionienne,
voiUi les contrastes qu'on trouvait à quelques lieues de dis-
tance chez un peuple éminemment doué du sentiment des
diversités.
' Gonf. Ewdd, Grammattk der héhr, Spraehe, p. i-^; Gesenius, Getch. der
Mr. ^rra^, % 16.
393 HISTOIRE DES LANGUES SÉMITIQUES.
. C'est dans les circonstances historiques, en effet, bien plus
encore que dans celles du climat, qu'il faut chercher les
causes efficaces de la variété des langues. Si, d'un côté, les ca-
ractères de famille sont immuables^ s'il est vrai, par exemple,
qu'une langue sémitique ne pourra jamais, par aucune série
de développements, atteindre les procédés essentiels des lan-
gues indo-européennes , d'un autre côté , dans l'intérieur des
familles, tout est flottant, sans moule arrêté, sans limites ab^
solues. Les familles de langues se montrent à nous comme
des types nettement définis et réduits à disparaître ou à rester
ce qu'ils sont; au contraire, chacun des individus qui les com-
posent a la faculté de développer les germes qu'il porte en
lui, et, sans sortir du système général auquel il appartient,
d'admettre les modifications que le temps, le climat, les évé-
nements politiques, les révolutions intellectuelles et religieuses
peuvent exiger. C'est pourquoi, tout en établissant dans les
grandes familles, surtout dans la famille indo-européenne et
dans les rameaux les plus compréhensifs de cette famille , dès
groupes naturels et réellement distincts y il faut renoncer à
chercher dans les dialectes secondaires des individualités ca-
ractérisées et permanentes. Pour ne parier que de la famille
sémitique, combien ne serait-il pas inexact d'envisager les
langues qui la composent comme des êtres identiques à eux-
mêmes pendant toute la durée de leur existence , lorsque nous
voyons ces idiomes, depuis leur origine jusqu'à nos jours,, s'ac-
commoder par une série de combinaisons infinies à Tétat in-
tellectuel des peuples qui les ont parlés! Je ne fais pas de
doute que l'ancien arabe ne ressemblât beaucoup plus, par
sa physionomie générale, à l'hébreu qu'à l'arabe littéral. Il
existe un certain nombre de dialectes flottants, si j'ose le dire ,
tels que le phénicien, le samaritain, le syro-chaldaîque , le
LIVRE V, CHAPITRE I. 393
palmyrénien , le nabatéen , les diverses formes de Tidiome rab*
binique , qui , suivant les époques , se rapprochent de Tara-
méen, de l'hébreu, de l'arabe même , et que l'on peut presque
à volonté ranger dans l'une ou l'autre de ces catégories. Toute
la famille sémitique ressemble à un tableau mouvant , où les
masses de couleurs, se fondant l'une dans l'autre, se nuan-
ceraient, s'absorberaient , s'étendraient, se limiteraient par un
jeu continu. C'est une action et mxe réaction réciproques, un
échange de parties conununes, une végétation sur un tronc
conamun, où chacun des rameaux isolés s'assimile tour à tour
les parties qui ont servi à la vie de l'ensemble, s'accrott,
fleurit, se dessèche, meurt, jselon que des causes extérieures
favorisent ou arrêtent son développement.
Dresser une fois pour toutes la statistique d'une famille de
langues, en assignant d'une manière absolue à chacun des
idiomes qui la composent son individualité distincte , est donc
une méthode aussi peu philosophique que si, pour écrire l'his-
toire universelle , on faisait successivement l'histoire de France ,
d'Italie, d'Espagne, et qu'on prétendit trouver dans ces an-
nades, prises à part, des ensembles complets et parfaitement
homogènes. La création et l'extinction d^ idiomes ne se fait
pas à un moment précis ni par un acte unique, mais par d'in-
sensibles changements, au milieu desquels le point de tran-
sition est insaisissable. Sans doute, il y a un certain moule
imposé , d'où une langue , quelles que soient ses transforma-
tions, ne peut jamais sortir; mais ce moule n'est autre que le
type de la famille à laquelle la langue appartient, et dont au-
cun effort ne saurait l'affranchir. Qu'après toutes ses trans-
formations , on dise que la langue est différente ou qu'elle est
la même, ce n'est là qu'une question de mots, dépendant de
la manière plus ou moins étroite dont on entend l'identité :
39A HISTOIRE DES LANGUES SÉMITIQUES.
l'être vivant qui, par un intime renouvellement, a changé
plusieurs fois d'atomes élémentaires , est encore le même être ,
parce qu'une même forme a toujours présidé à la réunion de
ses parties.
Les vues de Geoffroy Saint-Hilaire sur la dégradation des types
sont encore plus applicables à la linguistique qu'à l'histoire na-
turelle. De même que dans le règne animal, l'en voit un or-
gane très-développé chez une espèce diminuer insensiblement
chez les espèces voisines et arriver à n'être plus qu'un rudi-
ment méconnaissable, qui finit par disparaître à son tour dans
l'échelle des êtres; de même la philologie démontfe que les
procédés grammaticaux ont leur région linguistique et s'éva-
nouissent d'une langue à l'autre par des dégradations suc-
cessives. Tel mécanisme qui dans un idiome donné offre un
développement considérable , perdant peu à peu de son impor-
tance, arrivera dans d'autres langues de la même famille à
n'être plus qu'un germe insignifiant. Souvent même ce germe
rudimentaire devra être cherché , non pas dans les organes qui
semblent parallèles , mais en suivant des analogies plus se-
crètes. La main, instrument de préhension chez l'homme, de-
vient pied chez le quadrupède, aile chez le cheiroptère, tandis
que chez l'oiseau et le poisson die est réduite à peu de chose
ou défigurée ; le bras , au contraire , devient aile chez l'oiseau ,
nageoire chez le poisson. Les fonctions subissent souvent dans
les langues des interversions non moins bizarres. Ainsi, les
formes du verbe sémitique , qui semblent analogues aux ffoix
des verbes grecs et latins, n*y répondent pas en réalité, mais
bi^ à des procédés qui , dans les langues indo-européannes ,
n'ont qu'une importance secondaire, tds que l'itératif, le fiic-
titif , etc. L'expression des temps et des modes , pour laquelle
les langues ariennes déploient tant de ressources, ne se fait
LIVRE V, CHAPITRE I. 395
qu'indirectement dans les langues sémitiques par Temploi des
deux aoristes et par les temûnaisons finales de l'aoriste se-
cond. L'immense variété des moyens par lesquels les races
diverses ont résolu le problème du langage , et b prodigieuse
souplesse avec laquelle elles ont tiré parti des mécanismes
les moins ressemblants entre eux pour rendre les mêmes caté-
gories, sont le p^étuel objet de Tadmiration du linguiste,
et la meilleure preuve de lunité psychologique de l'espèce
humaine , ou pour mieux dire du caractère nécessaire et absolu
des notions fondamentales de l'esprit humain.
S IL
Les langues doivent donc être comparées aux êtres vivants
de la nature , et non à ce règne immuable , où la matière et
la forme participent au même caractère de stabilité , où l'ac-
croissement se fait par a^omération extérieure , et non par
intussusception ; leur vie , comme celle de l'homme et de l'hu-
manibé, est un acte d'assimilation intérieure, une circulation
nta interrompue du dehors au dedans et du dedans au dehors ,
un fieri perpétuel. Quant aux formules mêmes de leur déve-
loppement, rien n'est plus difficile que de prononcer à cet
^;ard des aphorismes absolus. Les lois qui ont présidé aux
révolutions d'une famille de langues ne se vérifient pas tou-
jours dans les autres. U faut avouer, par exemple , qu'on ten-
terait vainement de retrouver dans l'histoire des langues
sémitiques la plupart des principes les mieux établis par l'é-
tude des langues indo-européennes. Sur une foule de points,
1^ langues sénâtiques paraissent avoir suivi une ligne tout
exposée; c'est ici un fait très4mportant pour l'histoire de
l'esprit huçiain, et qui réclame de nous une attention parti-
culière.
396 HISTOIRE DES LANGUES SÉMITIQUES.
Une des lois qui s'observent le plus généralement dans
les diverses familles de langues,. et surtout dans les langues
ariennes, est celle qui place à l'origine la synthèse et la com-
plexité ^ Bien loin de se représenter l'état actuel comme le
développement d'un germe primitif moins complet et plus
simple que l'état qui a suivi , les plus profonds linguistes sont
unanimes pour placer à l'enfance de l'esprit humain des lan-
gues synthétiques, obscures, compliquées, si compliquées même
que c'est le besoin d'un langage plus facile qui a porté les gé-
nérations postérieures à abandonner la langue savante des
ancêtres. Il serait possible , en prenant l'une après l'autre les
langues de presque tous les pays où l'humanité a une histoire ,
d'y vérifier cette marche constante de la synthèse à l'analyse.
Partout une langue ancienne a fait place à une langue vul-
gaire, qui ne «constitue pas, à vrai dire, un idiome nouveau,
mais plutôt une transformation de celle qui l'a précédée : celle-
ci , plus savante , chargée de flexions pour exprimer les rapports
infiniment délicats de la pensée, plus riche même dans son
ordre d'idées, bien que cet ordre fût comparativement moins
étendu, image, en un mot, de la spontanéité primitive, on
l'esprit accumulait les éléments dans une confuse unité, et
perdait dans le tout la vue analytique des parties ; le dialecte
moderne, au contraire, correspondant à un progrès d'analyse,
plus clair, pkis explicite, séparant ce que les anciens assem-
blaient, brisant les mécanismes de l'ancienne langue pour
dojmer à chaque idée et à chaque relation son expression
isolée.
Peutron dire que cette loi, qui s'observe d'une manière si
frappante dans la succession du pâli, de l'hindoui et dés dia-
' J^ai pitts longuement développé ceci dans mon essai sur ï Origine du langage ,
p. ig et suiv. (Paris, i8â8).
trVRE V, CHAPITRE I. 397
lecies modernes de l'Inde au sanscrit, du néo-persan au pehlvi
et an zend , de Tarmémen et du géorgien modernes à l'armé-
oien et au géorgien antiques , du grec moderne au grec ancien ,
des langues néo-latines au latin, soit universelle, absolue, et
domine également toutes les familles d'idiomes? «En fait de
langues , dit Guillaume de Humboldt , il faut se garder d'asser-
tions générales.» L'aïiome que nous venons d'énoncer souffre
de graves exceptions, reconnues par ceux^mémes qui l'ont for-
mulé. Fr. Schlegel n'ose l'appliquer à certaines langues res-
tées à un degré inférieur de culture ; Abel-Rémusat et G. de
Humboldt en ont également excepté la langue chinoise ^
Nous croyons que, sous plusieurs rapports, les langues sémi-
tiques doivent participer à la même exception. En effet, loin
que chez elles la complication soit primitive , plus on remonte
vers leur origine, plus elles nous apparaissent avec un carac-
tère de simplicité ; au contraire, plus on s'éloigne de leur ber-
ceau , plus elles se complètent et s'enrichissent. Ceci n'est point
une hypothèse relative à des temps anté-historiques , et dont la
démonstration doive être cherchée en dehors des faits actuels
de la langue. Je ne parie point de ces inductions hardies au
moyen desquelles on cherche , avec plus ou moins de probabi-
lité, à remonter de l'état des langues sémitiques qui nous est
donné par les plus anciens monuments à un état antérieur plus
simple encore. La comparaison des langues sémitiques, telles
que nous les connaissons,* prouve : i"" qu'elles sont fort inéga-
lement développées, ù^ que celles-là le sont davantage qui
ont vécu plus longtemps et ont pu recueillir les acquisitions
d'un plus grand nombre de siècles. Ainsi, l'hébreu serait in-
dubitablement arrivé à une richesse comparable à celle de
' 3dAege\,PkUo§ophiÊeke VcrU$mtgmimbeê(mdereêberFliiloMphùdêrSpraehe
(Vienne, i83o), p. 67; Humboldt, Lettr€ à Àbel-Rémutût y p. 78 et sinv.
398 HISTOIRE I>ES LANGUES SÉMITIQUES.
Tarabe , s'il eût fourni une aossi longue carrière lat iravorsë
d*au8fti favorables circonstances. L'hébreu dit rabbinique en
est la preuve; seulement le dévdoppement, au lieu d'être un
progrès, est devenu, dans cette langue artificielle et eidue de
l'usage vivant du peuple , un véritable chaos. L'hébreu ancien
possède en germe presque tous les procédés qui font la richesse
de l'arabe ^ La plupart, il est vrai, de ces procédés manquent
dans l'araméen , qui pourtant a plus vécu que l'hébreu , mais
dont la pauvreté doit être attribuée à d'autres causes, comme
il a été ci-dessus démontré^.
Une comparaison attentive des Cormes grammaticales dans
les diverses langues sémitiques prouverait que toutes les fonc-
tions organiques de ces langues , qui n'ont pas subi d'atrophie
an moment même de la formation des dialectes , ont toujours
été se développant et acquérant plus d'importance. Les formes
du verbe , au nombre de trois en araméen , sont au nombre
de cinq en hébreu et au nombre de neuf en arabe, parce
que l'araméen, dès son origine, semble s'être coupé la voie
du progrès dans ce sens et s'être rigoureusement limité aui
formes essentielles [kal, pihel ei hiphil). Mais les mécanismes
qu'il a conservés , il les a poussés bien au delà de l'hébreu :
ainsi, Vhithpahel (cinquième forme des Arabes), qui ne joue en
hébreu et en arabe qu'un rôle secondaire , a pris une prodigieuse
extension dans l'araméen. Le procédé qui consiste à donner un
passif è chaque forme par le simple changement des voyelles.
* €onf. Gesenios, Lehrg^fœudey Vorr. p. tii.
^ L. II, c. 1, S 1 etc. i]i,S3;l. V, c. i,S i«
* On en admet ordinairement ti'eiie, et quelquefois quinxe, mais en faisant
figurer dans la liste les formes particulières ou anomales, qui , si on les comptait
en hébreu et en araméen , porterait le nombri; des formes dans ces deai demièrps
langues à un chiffre plus élevé que celui que Ton fixe d^ordinaire.
LIVRE V, CHAPITRE I. 399
procédé fti , en arabe , s'applique à toutes les formes , n ap-
partient qu'à deux de celles de Thébreu > et est inconnu à la-
raméen, qui, du reste, emploie un procédé qu'on peut regar-
ikr comme plus avancé et plus complet que celui de Fbébreu.
Le mécanisme dn JuiurJ^^uré, qui offre en arabe tant de ri-
cbesse et de variété et supplée presque à l'absence des modes,
se retrouve à l'état rudimentaire dans les futurs apocopes et
paragogiques de l'hébreu , et manque en araméen. Les temps
conQfK)sés, dont l'hébreu offre qudque trace dans l'emploi du
ww canvemf on du verbe nsi , forment un procédé régulièrement
développé en araméen et en arabe. Il en est de même de la
formation du présent araméen avec n^K , mot qui se retrouve
dans le v^ des Hébreux. Le nombre duel , qui se rencontre à
peine dans le syriaque \ a déjà en hébreu une certaine im*
portance : il est employé dans les substantifs, mais ne s'ap-
plique ni aux verbes , ni aux adjectifs , ni aux pronoms , et , parmi
les substantifs mêmes , ceux-là seuls en sont susceptibles qui ex-
priment des idées duelles; en arabe, au contraire, il a tout
son développement et se retrouve dans le pronom , l'adjectif, le
verbe. L'état emphatique , d'un autre côté , si important en ara-
méen, n'a qu'un rôle insignifiant en hébreu, et se confond, en
arabe, avec les flexions casuelles. L'emploi du féminin pour
remplacer le neutre et le pluriel inanimé , la construction des
termes circonstanciels et inchoatifs , toute la théorie des com-
pléments du verbe envisagés comme régimes directs, le mé-
canisme du nuudar, l'emploi de certaines conjonctions avec des
régimes et des affixes, toutes propriétés caractéristiques de
' Le syriaque n^a (pie deui eu tro^s mots qui prennenl le duel. Quand aux
duels du chaldéen biblique, comme ils ne sont indiqués que par les points-voyelles,
on pourrait croire qu^id , comme dans beaucoup d^autres ras , les Massorètes ont
cherché è modeler le ckaldéen sur Thébreu.
&00 HISTOIRE DES LANGUES SÉMITIQUES.
Tarabc , se retrouvent en hébreu , mais seulement à Tëtat rudi-
mentaire. Les substantifs formés à l'aide de terminaisons finales
exprimant des nuances abstraites, sont assez rares en hébreu
et très-conununs en araméen et en arabe. Enfin , grâce à une
fécondité exceptionnelle, Tarâbe a ajouté au fond conamun
de la granunaire sémitique une série de procédés qui lui sont
propres, et que les langues ses sœurs ont toujours ignorés,
comme les cas, le comparatif, les formes particulières des
noms d'unité, d'individualité, de spécification, d'abondance,
les pluriels de paucité , les formes d'adjectifs ou de Serbes pour
exprimer les qualités accidentelles ou habituelles, les défauts
corporels, les couleurs, le désir, l'affectation, la demande,
l'intensité, les professions, etc. et une foule d'autres relations
délicates que nos langues ne savent exprimer qu'indirecte-
ment. Aucune langue ne l'égale en ce genre de richesses; c'est,
par excellence , la langue des mécanismes réglés et des formes
constantes.
A ce progrès de richesse et de développement il faut aussi
ajouter, dans les langues sémitiques, un progrès d'adoucis-
sement et d'harmonie. Les langues, en général, usent peu
^ peu leurs aspérités; Gicéron, dont l'instinct philologique
était parfois assez délicat, a fort bien établi cette vérité pour
la langue latine [Orat. ch.xLvii)^ ; toute la dérivation des lan-
gues romanes repose sur le même principe. On ne peut pas
dire que dans les langues sémitiques cette loi ait la même im-
portance que dans les autres familles , ni qu'elle y ait produit
des changements comparables à ceux qui ont signalé le pas-
sage du latin à l'italien, du sanscrit au pâli; elle s'y vérifie
pourtant sur de nombreux exemples. L'hébreu de la captivité
a déjà des formes plus douces que l'ancien hébreu ; le chal-
' Voir anssi Duclos, Commentaire de la gramm. de Pori-Rtnfalf i'*pert, chap. t.
LIVRE V, CHAl^ITRE I. 4«1
déen de la même époque et des époques postérieures affai-
blit encore davantage les articulations, et enfin Tarabe ar-
rive par la suite du temps au plus haut degré d'harmonie.
Les sifflantes , par exemple , ont une tendance manifeste à s'a-
doucir : le Y se change en tr ou en T : pns devient pntr ou
pnT ; pn devient p^^T ; V^^^ devient rVy . Il en est de même des
gutturales : le n des anciens Hébreux s'est changé «n K dans
un grand nombre de fqrmes et de mots appartenant à l'hé-
breu des dernières époques, au chaldéen ou à l'arabe; par
exemple , dans les formes Hiphd, Hophal et Hitl^^abel, dans l'ar-
ticle, dans l'orthographe de plusieurs mots : ])w pour pDn
[Jérém. lii, i5). Le n se change en n, le 9 en H : D32^ = D3K;
b2 pour ^KS, forme babylonienne de ^^3; ]m hébreu, en syria-
que \p»i^» etc. Les gutturales sont la partie la plus faible d'une
langue et celle qui tombe le plus vite ; aussi les langues ren-*
ferment d'autant plus de gutturales qu'elles sont plus primi-
tives. La prononciation forte et pleine des peuples anciens
s'affaiblit dans des bouches qui s'ouvrent à peine et dévorent
toutes les articulations vives; la langue grecque, qui à son
état parfait possède si peu d'aspirations, ep avait beaucoup
plus à l'originel Le petit nombre de dialectes sémitiques
qu'on peut envisager comme des patois populaires, le sama-
ritain , le galiléen , le mendaîte , ont pour trait caractéristique
dé neiger les différences des gutturales et de les confondre
toutes en un son uniforme et adouci.
Sffl.
A l'inverse des langues indo-européennes , les langues sé-
mitiques se sont enrichies et perfectionnées en vieillissant. La
synthèse n'est pas pour elles à l'origine , et ce n'est qu'avec le
* Matthi», Gramm. rakomtée de la ianguê grteqtu, t. I, p. 68 (inà. fnmç.).
1. 96
&02 HISTOIRE DES LANGUES SÉMITIQUES.
temps et par de longs efforts qu'elles sont arrivées à donner
une expression complète aui opérations logiques de la pensée.
Les langues sémitiques, envisagées dans leur ensemble, sont
des langues essentiellement analytiques. Au lien de rendre
dans son unité l'élément complexe du discours, elles préfèrent
le disséquer et l'exprimer terme à terme. Elles ignorent Tart
d'établir entre les membres de la phrase cette réciprocité
qui fait de la période comme un corps dont les parties sont
connexes, de telle sorte que l'intelligence de l'un des membres
n'est possible qu'avec la vue collective du tout. Elles n'ont
point eu à secouer le joug que la pensée compréhensive des
pères de la race arienne imposa à l'esprit de leurs descendants.
La clarté merveilleuse avec laquelle la race sémitique aperçut
tout d'abord la distinction du moi, du monde et de Dieu,
excluait cette vaste et confuse intuition des rapports. La phrase
hébraïque est un chef-d'œuvre d'analyse logique, et on est sur-
pris d'y trouver à chaque pas les tours explicites , les gaUicigmeB,
si j'ose le dire , qui semblent le partage des langues les plus
positives et les plus réfléchies.
C'est parce que les langues sémitiques furent analytiques
dès le premier jour qu'on ne remarque pas chez elles, d'une
manière à beaucoup près aussi sensible que dans les langues
indo-européennes , la tendance à remplacer les flexions par le
mécanisme plus commode des temps composés et des particules.
Cette loi si remarquable, qui a déterminé, dans le sein de la
famille indo-européenne , la formation de deux et quelquefois
de trois couches de langues sur un même fond lexicographique
et grammatical, n'est pas dominante dans les langues sémitiques.
Ni l'hébreu , ni l'araméen , ni même l'arabe n*ont produit d'i-
diome dérivé qui soit à ces anciens idiomes ce que le prakrit,
le pâli; l'hindoui, l'hindoustani sont au sanscrit, ce que les
LIVRE V, CHAPITRE I. &03
langues néo-latines sont au latin. Il n*y a pas de langues néo-
sémitiques. L'arabe vulgaire seul présente quelque analogie avec
les langues dérivées dont nous venons de parler» en ce sens
que les terminaisons riches y sont tombées, à peu près comme
dans le passage du gothique et de Yalthochdeutsch aux moyens
directes allemands. Mais nous nous sommes expliqués ailleurs
sur ce phénomène (liv. IV, ch. ii, S 7); nous avons montré
que les voyeHes finales , négligées par l'arabe vulgaire , ne sont
pas de vraies flexions, et que, loin d'envisager cette langue
comme un débris tronqué de l'idiome antique, il fallait y voir
la vraie forme de l'idiome arabe, privée de quelques délica*
tesses il est vrai, mais exempte aussi de toute superfétation et
de tout règlement artificiel.
Est-ce à dire qu'on ne trouve , dans les langues sémitiques ,
aucune trace de ce penchant qui porte le peuple à simplifier
l'ancienne langue pour substituer des tours plus développés
aux tours plus complexes du vieil idiome? Non, certes. Un grand
nombre de faits témoignent que les langues sémitiques, comme
toutes les autres, ont obéi au besoin de l'esprit humain qui,
parallèlement à chaque progrès de la conscience, exige dans
la langue un progrès de clarté et de détermination. L'hébreu ,
le type le plus ancien de ces idiomes , montre une tendance mar-
quée à accumuler l'expression des rapports autour de la racine
essentielle : l'agglutination y est un procédé constant; non-seu-
lement le sujet, mais encore le régime pronominal, les con-
jonctions, l'article, n'y fonnent qu'un seul mot avec l'idée
même. c(Les Hébreux, semblables aux enfants, dit Herder,
veulent tout dire à la fois. Il leur suffit presque d'un mot où
il nous en faut cinq ou six. Chez nous, des monosyllabes
inaccentués précèdent ou suivent en boitant l'idée principale ;
chez les Hébreux , ils s'y joignent comme inchoatif ou comme
a6.
&06 HISTOIRE DES LANGUES SÉMITIQUES.
son final, et l'idée principale reste dans le centre, formant
avec ses dépendances un seul tout qui se produit dans une
parfaite harmonie ^» Un des traits qui distinguent lliébreu
des temps de la captivité de l'hébreu classique, est une certaine
propension à remplacer par des périphrases et souvent pléonas-
tiques les mécanismes grammaticaux de Tancienne langue; par
exemple, ^ef ou S lefM pour le rapport d'annexion : ^W ^pns te la
vigne de moi, qui (est) à moi» (Cont. i, 6). L'habitude dont
nous parlons est encore bien plus forte dans l'hébreu mo-
derne ou rabbinique, qui, sous ce rapport, ressemble beau-
coup à l'araméen. Or l'araméen est, en un sens, plus analy-
tique que l'hébreu : il est même fatigant par ses longues par-
ticules, par les temps pesamment composés de ses verbes et
les pléonasmes qui allongent inutilement ses phrases. En voici
quelques exemples : (Loua* %*oif riV^ilfv^ ^contra eam
quœ ea hestia = contre cette béte» (Assem. Bihl. orient. L I,
p. &o, cpl. 1, 1. 9i); } Y^ -1^ o^ ^in eo in mari = dans la
mer» {ihià. t. 1, p. 89, col. i,l. 5 afine)\ o^ JuLdl 00|d
«m iUo tempore in eo = en ce temps» (tfrtW. t. II, p. 163,
coL 9, Un. fdt.)^; {om^? OiJ^^^^f ^ùtnor ejus Dei = h
crainte de Dieu » [Peschito, Rom. m, 1 8) : l'hébreu dit en deux
p ^ ^ p "^ "^^ ^ ^
mots : D^n'>K DHy ; , *-^- «*#Mf oC^^? Oij^^j^^te f!^de eo
de ipso qui [est) Dominus Johannes = de eodem Domino Jolumnev
(Assem. t. II, p. ssS , col 9 , 1. 7). L'hébreu dirait en un seul
mot ^n)3^D «(mon royaume» ; le syriaque le dira en deux, équi-
' Eiprit de la poéik dêê Hébnux , 1" iM.
^ On aperçoit tout d^abord Tanalogie de cet emploi du pronom avec le rôle que
joue dans la bame latinité le pronom tUe, d^oii est venu Tartide des langues ro-
manes.
LIVRE V, CHAPITRE I. 405
valant à ciaq : JS^^*} «*]LAâ!bkM <^r^ifm meiim ^ut (e«<) mhxn
(Micbaëlis, Chre^i. p. 19, 1. s); cNûûA.f oC^»*} ««CH excelle
qui à elle le nom d'elle = celle dont le nom» (Barhebraeus,
9 ^9 1^? y^
Chron. p. ASq, 1. a); %ocu»0UQu; Al)
«pour moi qui à moi, moi Dionysius = pour moi, Diony-
sius» (Assem. t. II, p. 907, col. 1, 1. â3-â4)^; on voit jus-
qu'où cette langue pousse le morcellement du discours. La re-
lation du génitif, le pronom possessif, le pronom relatif, au
lieu de s'exprimer comme en hébreu par des flexions ou des ag-
glutinations, s'y rendent par des mots froid^nent entassés, et
au milieu desquels l'on semble choisir de préférence le plus
long détour. Enfin , pour suppléer à l'imperfection des lan-
gues sémitiques dans l'expression des iemps, les Araméens
ont recours à des mécanismes dont l'hébreu ne possède que
le germe à peine indiqué.
L'arabe, tout en évitant les circonlocutions pléonastiques
de l'araméen, pousse aussi l'analyse de certaines relations
grammaticales beaucoup plus loin que les anciennes langues
sémitiques. Des particules et surtout des conjonctions nom-
breuses expriment les rapports des membres de la phrase , dans
cette langue , avec plus de précision qu'en hébreu et même en
syriaque. Une foule de mots parasites, jouant le simple rôle
d'exposants, suppléent à ce que les procédés des autres langues
sémitiques ne rendent pas avec assez de clarté : «Xj, par exem-
ple, pour exprimer le prétérit ; Oy^ , vJLi^ ,^ » «s^ « ou l'insépa-
rable Jn , pour marquer le futur. On trouve même quelquefois
la particule (^ employée pour marquer le génitif, comme
dans les langues les plus analytiques : 4ttl ^ ^SàiiS ( Cw\
' Cf. Agrellîi 5i^feiMnta «ifitlaxww tyriocœ, S Sa et suiv. ; Michaëiis , Gramm.
9yr. p. 917; Hoflnianni Grumm. tffr. p. 3i6, n"* 6.
406 HISTOIRE DES LANGUES SÉMITIQUES.
«ur. ly, V. 79) <*la libéralité de Dieu»;^uit ^ ijÂ^'f^snr. m,
V. 99) tcune fosse de feu»^
Mais c'est surtout dans l'arabe vulgaire que l'on voit se
dessiner avec évidence cette liberté impatiente de toute gène,
qui porte le peuple à renoncer aux flexions multipliées, pour
se faire une langue facile et claire. Toutes les voyelles fi-
nales , indices dé rapports grammaticaux dans l'arabe littéral ,
ont disparu : des procédés plus grossiers les remplacent; ce
sont des mots isolés, destinés à marquer les rapports des idées
avec plus de détermination , mais infiniment moins d'élégance.
Le mécanisme de Yétat construit, qui a tant d'importance en
hébreu, et qui en araméen est déjà à demi remplacé par des
particules, a entièrement disparu en arabe vulgaire : la rela-
tion du génitif s'exprime lourdement par s\Xm , JU et d'autres
mots signifiant possession, ou par JL^ , analogue à l'araméen
^%mJ. Le relatif (^«>JI , comme le latin quod ou quant, usurpe
la place de tours plus réguliers. La notation des temps est ar-
rivée à une rigueur à peu près complète, grâce à l'emploi
de particules préfixes et de mots auxiliaires, tels que jOt, 1^
pour le présent, *>^ pour le futur*; or ces mots, comme ceux
qui servent à marquer le génitif (JIj^ excepté) sont tous des
mots pleins que l'on prive de leur signification pour en faire
de simples signes grammaticaux '.
Les faits qui viennent d'être énumérés sont-ils sufiisanU
' Gonf. de Sacy, Gramm, arabe , t. II, p. 819; RosenmuUer, ImtiL adJwÊdam.
UngtuB arab. p. aoâ. On trouve de rares exemples de cel idiotisme en liébreu
(Job^ IV, i3; Prov, xxvi, 7); conf. Gesenius, Lehrgebœude der hebr. Sprache,
$175,3. Pour ie tour analogue en syriaqtie , voy. Hoffmann , Gramm, »yr, p. S97,
et Agreilius, Supplem, 9ynL tyr, S 57, v.
' Causftin de Perceval, 6rrafnfn. arabe vulgaire^ p. a8 et suiv.
^ Ibn-Khaldouu a très-bien aperçu ce caractère attafytiquc*de i*arabe vulgaire.
(Voy. de Sacy, Anthol. grammat. arabe ^ p. hio et suiv.)
LIVRE V, CHAPITRE I. 407
pour ériger la tendance à l'analyse en lot générale des langues
sémitiques? Nous ne le pensons pas. Jamais cette tendance n*a
abouti, dans la famille dont nous parlons, à une vraie trans-
formation du système grammatical. On peut dire que les lan-
gues sémitiques ont connu en germe les deux procédés par
lesquels se forment les langues dérivées , mais que ces procédés
sont restés pour elles inféconds. D'une part, nous avons vu la
loi de l'adoucissement et de l'absorption des sons , qui du latin
a tiré l'italien , n'amener, chez les Sémites , que de purs chan-
gements euphoniques , sans atteindre véritablement le fond de
la langue. D'un autre côté , la loi d'analyse qui , dans l'Eu-
rope occidentale , a substitué à la syntaxe latine les méca-
nismes plats des langues modernes , n'a réussi, dans les langues
sémitiques, qu'à rendre usuels certains procédés commodes
que ces langues ne possédèrent pas toujours au même degré.
Aucune de ces deux voies n'a conduit à une altération orga-
nique et à la création d'un idiome nouveau.
Telle est, sans contredit, la diflPérence la plus essentielle
qui sépare l'histoire des langues sémitiques de l'histoire des
langues indo-européennes. Ces dernières ont, si j'ose le dire,
vécu deux âges de langues; à une époque de synthèse et de
complexité a succédé pour elles une époque de décomposition
et d'analyse. Les idiomes sémitiques, au contraire, n'ont eu
qu'une seule série de développement. C'est surtout en parlant
de ce groupe qu'il est vrai de dire que le moule d'une famille
de langues est immuable et coulé une fois pour toutes. Com-
parées aux langues indo-européennes, si essentiellement végé-
tatives et vivantes, les langues sémitiques sont ce qu'on peut
appeler des langues inorganiques. Elles n'ont pas végété; elles
n'ont pas vécu ; elles ont duré. L'arabe conjugue aujourd'hui le
verbe exactement de la même manière que le faisait l'hébreu
&08 HISTOIRE DES LANGUES SÉMITIQUES.
aux temps les plus anciens; les racines essentielles n'ont pas
change d'une seule lettre jusqu'à nos jours, et on peut affir-
mer que , sur les choses de première nécessité , un Israélite du
temps de Samuel et un Bédouin du xu* siècle sauraient se com-
prendre. Si Ton songe que nous ayons des textes hébreux qui
datent bien certainement de mille ans au moins avant l'ère
chrétienne; que dans l'espace de trois mille ans, par consé-
quent , ni les radicaux , ni la grammaire sémitique n'ont subi
d'altération sensible, n'est-on pas en droit d'en conclure que,
par cette famille de langues , nous touchons vraiment aitx ori-
gines de l'humanité , et que la forme primitive des langues
sémitiques dût être assez peu différente de celle que nous trou-
vons dans l'hébreu?
Ce caractère d'immutabilité, cette absence de développement
organique est , à vrai dire , le trait fondamental qui distingue
les langues sémitiques. Le manque de variété , la ressemblance
des dialectes entre eux, l'absence d'individualités fortement
tranchées telles qu'on en trouve dans la famille indo-euro-
péenne , se rattachent à la même cause. Les langues sémitiques
n'ont connu qu'un seul type; elles y sont restées comme em-
prisonnées; elles n'ont pu ni différer d'elles-mêmes à leurs
diverses époques , ni différer les unes des autres. La diversité
des physionomies locales , dans le sein d'une même race , est
toujours en proportion de l'activité qui s'y est déployée : à cinq
cents lieues de distance, le Russe est semblable au Russe; à
dix lieues de distance , le Grec était complètement différent du
Grec. L'identité de la pensée sémitique n'exigeait pas dans la
langue cette aptitude au changement que supposaient les nom-
breuses révolutions intellectuelles de la race arienne. L'idée
qu'on se forme trop volontiers d'un Orient immuable est ve-
nue de ce qu'on a appliqué à tout l'Orient ce qui ne convient
LIYRE V, CHAPITRE L A09
qu'aux peuples sémitiques. Les peuples indo-européens de
l'Asie ont subi au moins autant de transformations que ceux
de l'Europe; l'Inde, qu'on regarde comme le pays de l'im-
mobilité^ est certainement l'un des points du monde où la
langue , les mœurs , l'esprit se sont le plus souvent modifiés.
Pour la langue , comme pour les habitudes de la vie , les peu-
ples nomades, au contraire, se distinguent par leur esprit
essentiellement conservateur.
Des causes moins efficaces et pourtant décisives dans l'his-
toire des langues, contribuèrent à assurer aux idiomes sémi-
tiques ce privilège d'inaltérabilité. L'organe sémitique est
d'une remarquable netteté dans l'articulation des consonnes.
Livrant les voyelles au hasard et presque au caprice, il n'a
jamais fléchi sur ses vingt-deux articulations fondamentales,
et l'alphabet sémitique est resté de tous points semblable à
lui-même, sous le rapport phonétique conune sous le rapport
graphique, depuis la plus haute antiquité jusqu'à nos jours.
On comprend tout d'abord l'influence capitale que cette pro-
priété doit exercer sur les destinées d'une langue. S'il est
des langues, en eflPet, moins résistantes que d'autres, plus
friables, si j'ose le dire, et plus promptes à tomber en pous-
sière, à quoi l'attribuer, sinon à l'organe du peuple, qui ne
sait pas les maintenir ou qui agit sur elles à la manière d'un
corrosif? Que Ton compare la fermeté du gothique , où au-
cune désinence n'est tombée, et qui nous représente une
langue parfaitement jeune et intacte, à la déliquescence de
la langue anglaise , usée comme un édifice en pierre ponce ,
à demi rongée par des organes défectueux! On a dit, avec
quelque raison , que le français n'est que du latin prononcé à
la gauloise : il est certain, du moins, que la difiérence des
dialectes romans n'a eu d'autre cause que la différence de
MO HISTOIRE DES LANGUES SÉMITIQUES.
Torgane , ici soutenant les finales par l'accent , là éteignant les
voyelles pleines et y substituant les voyelles nasales et Ye muet.
Si les peuples occidentaux avaient eu la prononciation aussi
correcte que la race arabe , on parlerait encore aujourd'hui en
France, en Italie et en Espagne, la basse latinité.
Cet agent de décomposition manqua tout à fait aux langues
sémitiques : pas une lettre ne s'y est perdue. Gardées par des
bouches fermes et précises , elles tombèrent très-rarement dans
le jargon. Les trois articulations fondamentales de chaque ra-
cine restèrent comme une sorte de charpente osseuse qui les
préserva de tout ramollissement. Le système d'écriture sémi-
tique, de son cAté, n'a pas peu contribué à ce -phénomène de
persistance. On ne peut pas dire que les Sémites écrivent d'une
manière aussi parfaite que les Indoreuropéens : ils ne repré-
sentent que le squelette des mots ; ils rendent l'idée plut6t que
le son ; le latin et l'italien , écrits à la manière sémitique , dif-
féreraient à peine l'un de l'autre. Mais on ne peut nier que
ce système d'écriture, si incommode pour l'étranger, ne soit
excellent pour la conservation des racines. En écartant de
l'orthographe les particularités secondaires, il maintient le
radical, comme une sorte de diamant parfaitement pur, au
travers de tous les accidents grammaticaux. Des altérations
comme celles qui ont tiré oiseau de aviceUut, et août de A^
guêtu», seraient impossibles, au moins dans la langue écrite,
avec le système d'orthographe gardé par les Sémites jusqu'à
nos jours.
L'intégrité des langues sémitiques fut puissamment pro-
tégée par une autre circonstance. L'accent, bien que les idio-
mes sémitiques n'y soient pas complètement étrangers, n'a pas
joué , dans les révolutions de ces idiomes , un rôle aussi essentiel
que dans les langues indo-européennes. Or l'accent, loin de
LIVRE V, CHAPITRE I. 411
servir à la conservation d^une langue, est, pour les radicaux et
les finales , une cause de destruction i en ce sens que la syllabe
accentuée dévore autour d'elle les syllabes plus faibles. Les
étranges contractions de la prononciation anglaise, la chute
des finales dans le français et dans l'italien du nord, n'ont pas
d'autre originel Cette prépondérance absorbante de certaines
syUabesn'a pas lieu dans les langues sémitiques, dont la pro-
nonciation est, en géùéral, égale et unie.
Les langues sémitiques, d'ailleurs, échappèrent à la plus rude
épreuve qu'une langue puisse traverser, je veux dire du change-
ment de prononciation que subit un idiome lorsqu'il est adopté
par des peuples étrangers. Qu'on songe à ce que devint le latin
dans la bouche des Gaulois , à ce que devint le français trans-
porté en Angleterre par la conquête normande et trahi par les
oreilles ang^o- saxonnes. Je dis par les oreilles, car c'iBst l'or-
gane de l'ouie, bien plus que celui de la voix, qui règle ces
sortes de dégradations; quand l'Anglo-Saxon écviydîi pedigree ,
pour fiei de grue; c'était l'oreille qui rendait un faux témoi-
gnage sur la nature du son. Les langues sémitiques ne con-
nurent jamais cette torture. Très-rarement elles passèrent à
des peuples de race étrangère. Si l'arabe s'établit conmne
langui savante partout où se répandit l'islamisme, il ne devint
langue' vulgaire en Orient que dans les pays déjà sémitiques,
et en Afrique il ne fut guère parié que par la race conquérante.
En Espagne, à Malte, nous le. voyons adopté, il est vrai, par
des races non sémitiques; mais là précisément il dégénère en
patois , comme il arrive forcément toutes les fois qu'une langue
s'impose à des peuples vaincus.
Une exception plus grave à la loi que nous venons de signaler
est celle que présentent l'amharique et, en général, les dia-
' Voy. Egger, Notimu élém. de grammaire comparée, ch. ii , S i .
&lâ HISTOIRE DES LANGUES SÉMITIQUES.
iectes sémitiques parlés au sud de la mer Rouge. Nous avons
là des dialectes caractérisés par uue prononciation barbare,
possédant des articulations qu'on chercherait vainement dans
les autres idiomes sémitiques, et présentant toutes les irrégu-
larités d*orthographe qu'on est habitué à trouver quand une
langue passe d'une race à une autre. Si les peuples qui par-
lent ces idiomes appartiennent réellement à la famille syro-
arabe ou sémitique, il est certain qu'ils y 'occupent une position
assez isolée. Indépendamment de l'exception que peuvent of-
frir les dialectes sémitiques de l'Arabie méridionale et de
l'Abyssinie, on trouve encore, au cœur même du sémitisme,
quelques traces de patois grossièrement altérés : tel est, par
exemple, le dialecte menda!te. Mais ce sont là des faits trop
peu considérables pour porter atteinte à la loi d'incorrupti-
bilité qui semble dominer les langues sémitiques. Il suffit,
pour établir cette loi, i" que les trois grandes branches de la
famille soient restées exemptes de toute décomposition; a® que
la décomposition, quand elle s'est produite, n'ait eu aucune
efficacité pour la formation de langues dérivées. Dès lors au-
cune comparaison n'eçt possible entre les faits isolés d'alté-
ration qu'on peut citer dans la famille sémitique et les faits
analogues que présente la famille indo-européenne. Ce qui
caractérise cette dernière, c'est que la corruption y est féconde
et engendre des idiomes , qui , s'ennobiissant à leur tour, ar-
rivent à reconstituer, avec les débris de la vieille langue, un
organisme nouveau.
S IV.
N'exagérons rien cependant, et tout en déniant aux langues
sémitiques la faculté de se régénérer, reconnaissons qu'elles
n'échappent pas plus que les autres œuvres de la conscience
LIVRE V, CHAPITRE I. 413
humaine à la nécessité du changement et des modifications
successives. Ces modifications aboutissent chez elles, non pas à
créer des langues différentes Tune de Tautre , mais à produire
deux formes de la même langue : Tune écrite , Tautre parlée ;
l'une savante, Tautre vulgaire. L'extrême régularité de l'ortho-
graphe sémitique fait que le désaccord entre la langue écrite
et la langue parlée ne tarde jamais beaucoup à se produire.
L'écriture a toujours été , chez les Sémites , une chose sacrée ,
qu'il n'est pas permis de profaner en l'appliquant à un jargon
sans règles et sans analogies. L'orthographe sémitique a , en
général , été fixée , non par la prononciation usuelle , mais par la
raison étymologique et grammaticale : un fait conune celui qui
se manifesta en France , au xii* siècle , une langue dérivée qui
entreprend de s'écrire sans tenir compte de ses origines , uni-
quement d'après le témoignage de l'oreille; ce fait, dis-je, est
presque inconnu en Orient. Il est vrai que les qualités de
l'organe sémitique rendaient le divorce entre l'étpiologie et
la prononciation moins sensible, et n'exigeaient pas ces per-
pétuelles concessions qui sont devenues chez nous nécessaires
pour maintenir l'écriture , signe invariable , en rapport avec
roi^[ane variable de la voix. On peut dire néanmoins que très-
rarement les Sémites ont écrit comme ils parient. L'hébreu
était déjà une langue de lettrés à l'époque de la captivité;
cinquante ans après Mahomet, l'idiome du Coran avait besoin
de granunaire pour être correctement parié.
L'histoire des langues établit ce curieux théorème, que,
dans tous les pays où s'est produit quelque mouvement intel-
lectuel, deux couches de langues se sont déjà superposées, non
pas en se chassant brusquement l'une l'autre , mais la seconde
sortant de la première par d'insensibles transformations. L'ana-
lyse est, en général, le procédé par lequel s'opère cette meta-
kU HISTOIRE DES LANGUES SÉMITIQUES.
morphose : le mot d'analyse, toutefois, n'est pas assez étendu
pour exprimer la loi générale dont nous parlons, et l'on pour-
rait, en s'y arrêtant, s'exposer h de graves difficultés. Ce qui
est absolument sans exception, c'est le progrès en détermi-
nation et par suite en clarté ; le système des langues modernes
accuse un état très-réfléchi et une conscience très-distincte.
Les langues les plus claires ne sont pas les plus belles , et il s'en
faut que la marche qui vient d'être signalée soit de tout point
un perfectionnement. Mais, de quelque manière qu'on l'ap-
précie , le fait même de cette marche doit être envisagé conmie
nécessaire, puisqu'il existe à peine une partie de l'ancien
monde civilisé, où deux langues, depuis les temps historiques,
n'aient ainsi succédé l'une à l'autre , correspondant elles-mêmes
à deux états et comme à deux âges de l'esprit humain.
Les langues sémitiques, qui accomplirent leur révolution
par des voies si différentes de celles que suivirent les langues
indo-européennes , arrivèrent en ceci au m^ne résultat. L'hé-
breu disparaît à une époque reculée, pour laisser dominer
seuls le chaldéen , le samaritain , le syriaque , dialectes plus plats
et plus clairs , lesquels vont à leur tour s'absoi4>er dans l'arabe.
Mais l'arabe^ de son côté, est trop savant pour l'usage vul-
gaire d'un peuple illettré ; les foules entrées de gré-ou de force
dans l'islam ne peuvent observer les flexions délicates et va-
riées de l'idiome koreischite; le solécisme se multiplie et de-
vient de droit commun, au grand scandale des grammairiens.
De là , à cêté de l'arabe littéral , qui demeure le partage exclu-
sif des écoles, l'arabe vulgaire d'un système beaucoup plus
simple et moins riche en formes grammaticales. Mille notations
déUcates y ont disparu , et la langue semble rentrer dans l'an-
eien cercle sémitique, au delà duquel elle avait fait une si
brillante excursion.
LIVRE V, CHAPITRE L 415
Mais que devient la langue ancienne ainsi remplacée dans Tu-
sage vulgaire par le nouvel idiome? Son rôle , pour être changé ,
n*en est pas moins considérable. Si elle cesse d'être l'ins-
trument du commerce habituel de la vie; elle reste la langue
savante et presque toujours la langue sainte du peuple qui l'a
décomposée. Fixée d'ordinaire dans une littérature antique ,
dépositaire des traditions religieuses et nationales, elle sera
désormais la langue des choses de l'esprit. Chez les nations
orientales, où le livre ancien ne tarde jamais à devenir sacré,
c'est toujours à la garde de cette langue obscure , à peine con-
nue, que sont confiés les dogmes religieux et la liturgie. La
race sémitique , en particulier, ayant marqué sa trace dans l'his-
toire par des créations religieuses, c'est principalement «omme
langues sacrées que les langues sémitiques sont arrivées à un
rôle important. Grâce au judaïsme, au christianisme, à l'isla-
misme, l'hébreu, le samaritain, le chaldéen, le syriaque, le
ghez, l'arabe littéral vivent encore comme organes d'une litur-
gie, conune idiomes d'un livre sacré, ou d'une version de la
Bible que son antiquité a entourée , aux yeux du peuple , d'un
prestige de sainteté. C'est à la forme donnée par cette première
littérature que chaque nation a voulu demeurer invariable-
ment attachée.
Le même fait se reproduit , mais avec des modifications pro-
fondes, chez les nations occidentales. Ce qui est langue sa-
crée pour les Orientaux , lesquels ne conçoivent la science que
sous forme religieuse, est langue claseique chez les nations
européennes. A vrai dire , ces deux rôles ne sont pas distincts i
soit sous forme de langue sacrée, soit sous forme de langue
classique, qu'elle se réfugie dans les temples ou dans les
écoles, la langue ancienne reste l'organe de la religion, de la
science, souvent même des actes civils et administratifs, c'est-
616 HISTOIRE DES LANGUES SÉMITIQUES.
à-dire de tout ce qui s'élève au-dessus de la vie ordinaire.
C'est ainsi que l'arabe littéral et le ghez s'emploient encore
dans les lois, dans les ordonnances , dans. toutes les pièces
officielles. Les Arabes mêmes, pour leur correspondance un
peu soignée , se rapprochent beaucoup du style littéral : tant U
est vrai que ces peuples regardent la langue ancienne comme
étant seule susceptible d'être écrite.
Ce n'est pas que l'idiome vulgaire ne s'enhardisse souvent,
en Asie comme en Europe, à toucher aux choses intellectuel-
les. Toutefois, lors même que la langue moderne s'élève à la
dignité de langue littéraire, la langue ancienne n'en conserve
pas moins un caractère spécial de noblesse. Elle subsiste comme
un monument nécessaire à la vie intellectuelle du peuple qui
l'a dépassée , comme une forme antique dans laquelle la pen-
sée moderne devra venir se mouler, au moins pour le travail
de son éducation. Les langues dérivées, en effet, n'ayant pas
l'avantage de posséder leurs racines en elles-mêmes, comme
les langues de première formation , n'ont d'autre répertoire de
mots que les langues anciennes. C'est là qu'au xvi* siècle le
français alla puiser, comme dans son domaine propre, une
foule de vocables inconnus au moyen âge ^ ; c'est là encore qu'il
s'adresse de nos jours, lorsqu'il profite de la faculté de s'en-
richir qui lui a été si étroitement mesurée.
Les Sémites, en revenant sans cesse pour l'usage littéraire
à une langue morte, n'ont donc fait que subir la loi géné-
rale qui impose à tous les peuples une langue classique, et les
condamne à n'enseigner guère dans leurs écoles qu'un idiome
depuis longtemps tombé en désuétude. La langue moderne
étant toute composée des débris de l'ancienne, il devient im-
* La réforme du grec moderne qui 8*esl accomplie de no« jours a fouroi un
nouvel exemple de c« phénomène.
LIVRE V, CHAPITRE 1. 417
possible de la posséder d'une manière scientifique y à moins de
rapporter ces fragm^its à l'édifice où ils avaient leur valeur
première. L'expérience prouve combien est imparfaite la con-
naissance des idiomes modernes chez les personnes tpii n'ont
point étudié la langue ancienne d'où ils sont sortis. Le secret
des mécanismes grammaticaux, des étymologies, et, par con-
séquent, de l'orthographe, étant tout entier dans la langue
ancienne, la raison logique de ces mécanismes est insaisis-
sable pour ceux qui les considèrent isolément et sans en re-
chercher l'origine. La routine est alors le seul procédé possible ,
comme toutes les fois que la connaissance pratique est recher-
chée à l'exclusion de la théorie. C'est donc^ un fût général
que chaque peuple trouve sa langue savante dans les condi-
tions mêmes de son histoire. Il est inexact de donner à la dé-
nomination de clasgique un sens absolu et de la restreindre
à un ou deux idiomes , comme si c'était par un privilège es-
sentiel et résultant de leur nature qu'ils fussent prédestinés à
faire l'éducation de tous les peuples. L'existence des langues
classiques est une loi universelle dans l'histoire des littéra-
tures, et le choix de ces langues, de même qu'il n'a rien de
nécessaire pour tous les peuples, n'a rien d'arbitraire pour
chacun d'eux.
1.
ay
M9 HISTOIRE DES LANGUES SÉMITIQUES.
aHB^BeaB^Hsa^
CHAPITRE IL
LBS LANGUES siMITIQlIBS
GOMPAR^BS AUX LANGUBS DBS AUTRES PAMILLBS,
BT, EN PARTICULIER, AUX LANGUBS INDO-EUBOP^ENlfBS.
S I.
Un problème s*e$t souvent offert à nous dans les livres pré-
cédents : la distinction des langues sémitiques et des langues
indo-européennes est-elle une distinction radicale, absolue,
impliquant nécessairement une diversité d'origine et de race?
Bien qu un tel problème ne puisse se résoudre que par Texa-
men du système des langues, et qu'il se rattache, par consé-
quent, sous bien des rapports au second volume de oet ou-
vrage , nous croyons devoir le traiter ici : le terrain sur lequel
pose la discussion est, en effet, plus bistorique que philolo-
gique, et les données qu'on est obligé d'invoquer dans le
débat appartiennent à l'ordre de considérations qui doit trou-
ver place dans la première partie de notre essai.
Deux graves questions de méthode sont impliquées dans la
recherche qui va nous occuper : i^ Jusqu'à quelle limite deux
systèmes de langues peuvent-ils différer sans cesser pour cela
d'appartenir à la même famille naturelle? â*" Lors même que
deux systèmes de langues sont reconnus pour distincts, jusqu'à
quel point est-on autorisé à conclure de là que les peuples qui
les parlent ou les ont parlés appartiennent à des races primi-
LIVRE V, CHAPITRE II. &19
thremeat âistîncies? A la premièi^e questioD, il faut répondre,
ce mé semble, que le crkerium de la distinction des &milles
est l'impossibilité de faire dériver l'une de l'autre par des pro-
cédés scientifiques. Quelque divers que soient entre eux les
groupes qui forment la famille indo-européenne , on explique
parfaitement comment tous se rapportent à un modèle iden**
tique et ont pu sortir d'un même idiome primitif. Il n'est pas
permis d'en dire autant des langues sémitiques comparées
aux langues indo-européennes, ni du chinois comparé à ces
deux familles. On n'expliquera jamais comment le zend ou le
sanscrit auraient pu , par des dégradations successives, devenir
l'hébreu, ni comment l'hébreu aurait pu devenir le sanscrit
ou le chinois. Il y a évidenunent entre ces trois systèmes (pour
ne point parier des autres ) une séparation qui empêche de
les envisager comme des variétés d'un même type , et quelles
que puissent être les hypothèses futures de la science sur les
questions d'origine, le principe de l'ancienne école : (^Toutes
les langues sont dçs dialectes d'une seule », doit être abandonné
à jamais.
Mais de cette vérité fondamentale est*-on en droit de con-
clure qu'il n'y eut entre les peuples qui parlent des langues
de familles diverses aucune parenté primitive ? Voilà sur quoi
le critique peut hésiter à se prononcer, de même que le zoo-
logiste, après avoir établi la distinction scientifique des es-
pèces , s'abstient de toute conjecture sur le fait primitif de
leur production. On concevrait, à la rigueur qu'une même
race, scindée dès son origine en deux ou trois branches, eût
créé le langage sur deux ou trois types difl'érents. Il n'est pas
impossiUe que la naissance du Langage ait été précédée d'une
période d'incubation , durant laquelle des causes, en tout autre
temps secondaires, auraient agi d'une manière énergique et
Q7.
/i20 HISTOIRE DES LANGUES SÉMITIQUES.
creusé les abîmes de séparation qui nous étonnent. Les ori-
gines de rhumanité se perdent dans une telle nuit que Tima-
gination même n'ose se hasarder sur un terrain où toutes les
inductions semblent mises en défaut. Le seul problème qu'il
soit permis de poser est donc celui-ci : La différence qui existe
entre les langues indo-européennes et les langues sémitiques,
différence qui est plus que suffisante pour ériger ces deux
groupes en deux familles distinctes, exclut-elle toute idée d'un
contact primitif entre les deux races, ou bien permetr^lle,
dans un sens plus large, de les rattacher h une même unité?
Posé^dans ces termes, le problème a beaucoup préoccupé
les linguistes, et inspiré, surtout en Allemagne, des travaux
fort inégaux en mérite. Klaproth essaya le premier, depuis la
création de la philologie comparée, de rapprocher les racines
sémitiques des racines indo- germaniques, et crut avoir dé-
montré que les deux familles de langues, si différentes sous
b rapport grammatical , possédaient un certain nombre de ra-
cines, dont la présence de part et d'autre ne pouvait s'expliquer
par un emprunt ' . Klaproth n'avait qu'un sentiment très-mé-
diocre de la vraie méthode comparative ; son essai laisse beaii-
coup à désirer : cependant la distinction qu'il établit entre la
comparaison des procédés graitimaticaux et la comparaison
des éléments lexicographiques, la première n'amenant qu'à
voir des différences entre les deux familles, la seconde révé-
lant des analogies inattendues, devait rester dans la science.
Bopp ^ et Norberg ^ essayèrent des rapprochements du même
* Klaprotti, Observaliom tttt fat racines de$ longuet iéniliquet, è la snite de
Touvrage de Mérian : Prine^^ de V étude comparative de$ longtue (Paris, iSaS)»
p. aoQ-aSg; le même, Aeia polygloUa , p. 108.
^ Wiener Jahrhûcher (i8a8), t. XLII, p. a6a etsuiv.
' Nova Àcta Reg. Societ. êdentiarum Upeaiœ, vol. IX, p. s 07 et suiv. , et dans
le» OpuMdUa de Norberg, t. Il , dissert, xt el xri.
LIVRE V, CHAPITRE II. A21
genre» mais avec aussi peu de succès. M. Lepsius \ de son
cAté, aborda le sujet avec une méthode plus originale que
sûre , et crut découvrir dans le sanscrit et lliébreu des traces
d*un germe conmiun, antérieur au plein développement de
ces deux idiomes.
Gesenius et son école portèrent une méthode meilleure dans
ces obscures et dangereuses recherches ^. Les rapprochements
des racines sémitiques avec celles du sanscrit, du persan, du
grec, du latin, du gothique occupent une place importante
dans les derniers travaux de Tillustre professeur de Halle. Ce ne
sont plus cette fois des parallélismes superficiels et satisfaisants
seulement pour l'oreille : ce sont de vraies analyses étymo-
logiques, conduites d'après la méthode qui a mené les études
indo-européennes à de si beaux résultats. Persuadé de la sé-
paration radicale des deux familles', et cherchant beaucoup
moins à les fondre l'une dans l'autre qu'à suivre leurs ana-
logies respectives, Gesenius se préserva des exagérations où
d'autres devaient tomber après lui. Les rapprochements qu'il
tente dans le Lexiœn manuale sont , en général , assez judicieux ;
seulement il faut avouer qu'ils prouvent peu de chose pour la
thèse qu'il s'agit d'établir. La plupart tombent sur des racines
dont la ressemblance s'explique, soit par l'onomatopée, soit
par des raisons tirées de la nature même de l'idée. Gesenius
pensait, du rest#, quç pour trouver les analogies démonstra-
tives, il fallait dépouiller les racines sémitiques de leur forme
trilitère, et remonter jusqu'au thème primordial bilitère, d'où
' Palœograpkie aU MiUelfir dit Sprad^onehung (Bertin, i834), et les ou-
vrages du même auteur sur les rapports du copte avec les langues sémitiques et
indo-européennes. (Voy. ci-dessus, p. 79-73.) Gonf. Wiseman . Diêeimn tm- le$
rapporta etUrt la êeitnee H la religion révélée ^ dise. 1 , 9* part
^ Gesenius, Lexleon mamuiàe, pnef. p. vii-viii; Grammatik (11' édit.), p. h.
^ Getchiehte der hebr. Sprache (i8i5), S 18.
423 HISTOIRE DBS LANGUES SÉMITIQUES.
les racines actuelles sont dérivées par l'addition d'ane troi-
sième consonne accessoire ^ ; hypothèse hardie dont la valeur
a été discutée précédemment (1. I, ch. m, S i).
Cette hypothèse qui, si elle ne menait pas à de grands ré»
sultats, ne pouvait avoir de bien graves inconvénients pour
des esprits sages comme l'étaient Gesenius et ses âèves, de-
vait former la pierre angulaire des prétentions d'une école
qui s'est annoncée comme devant changer l'aspect des études
exégédi^ues en Allemagne, celle de MM. Julius Fûrst et De-
litzsch^. J'avoue que je ne puis prendre bien au sérieux les
travaux' de ces deux hébraîsants : le désir de se faire une
place dans le monde critique par de hardies nouveautés, désir
si funeste quand il s'agit d'études presque épuisées comme les
études d'exégèse, s'y manifeste trop visiblement. Le grand
mal des sciences philologiques en Allemagne est cette fièvre
d'innovation qui fait qu'une branche de recherches, amenée
presque à sa perfection par l'effort de pénétrants esprits, se
trouve en a|)parence démolie le lendemain par de présomptueux
débutants, qui aspirent, dès leur coup d'essai, à se poser en
créateurs et en chefs d'école. Groira-t-on que de paradoxe en
paradoxe, M. Delitzsch est amené à trouver un profond sen-
timent de la philologie comparée dans les rêveries de Philon ,
des Talmudistes et des Pijutkm, qui expliquent les mots
' G^étiil auMÎ la thèse de Uupfeld, De tmmdçmàa nOiom lêxkographim
ùcœ conmêWUnUo. (Marboui^, 1897).
^ Fûrst, Lehrgehœtide der AranuBÛchen Idiome nUt Bezug auf die Indo-Germa-
m^ehm Sfraehen (Leipiig, i835), Vorwort, et p. 3o et auiv.; le même, JVfen-
êefmûn aramœiêeher Gnamm und lâeder (laeipzig, i836), p. zif-xv; le mène,
Libronim Sacronsm Comcordantia (I4|»te, 18&0), pnef. et Hehr, und ehaU/eJÊrk.
Handmœrterbuch (Leipng, i85l, 1" livr.)< Fr. DelitiBch', /«mvikh, mm hmgtgÊ im
grammatieam et lexieographiam Unguo' hthrmeœi cmtra G. Genmnm ei 1/. Ewol'
dum (Grimme, i838).
LIVRE V, CHAPITRE II.
A3S
faélMreux par le grec \ et à faire le procès au grammairien
Jada Hayyoudj, qui, le premier, recomiat la trilitëritë des
racines*? Noils nous refusons à voir autre chose qa*un jeu
puéril dans les analyses de racines et les rapprochements
que proposent les deux savants précités. Il y a mille hasards
dans le vaste champ du langage; en jouant sur ces hasards, il
n'est rien qu'on ne puisse soutenir. Prenant pour accordé que
le thème de toute racine sémitique est essentiellement biii-
tère, et procédant d'une façon tout arbitraire à l'élidiination
de la troisième radicale, MM. Fûrst et Delitzsch instituent
entre le thème ainsi cibtenu et les racines indo-européennes
les comparaisons les plus forcées. A l'appui de mes critiques
contre des travaux qui ont obtenu, sinon le suffrage, du
moins l'attention de quelques hommes s^eux', je suis obligé
de citer des exemples qui fassent sentir au lecteur ce qu'il y a,
dans une pareille méthode , de peu scientifique.
np-a
f
w
T
H^a)
r!
* ■* 1
T
1^ 1
T
W5
- T
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^ •
Kphen».
goth. lîiKi-iai.
goth. Uni-mi,
fcndrevQ,
vobhere.
' Genf. ENikeB, Diê Sproehe itr AfocAncà, p. 6o-6t.- Il est douteux qoe ces
ptpprodMmeoHiB fimeiit sérieax poor les Talmndistet eat-mémes. Us ne relaient
eeiiMUemeal pM poor Aboiiiwatid, qui se permet sauvent des obsertations ana-
legMS. (Vey. Munk, MMicê 9wr AèomhMdid^ p. 176 et soîy.).
* JinuMsi, p. loÔetsaÎT., 181,190, igSetsuiv.
' Pott, dans YEHeffcl. d^Ersch et Graber, arL kd^gêrmmmehm- SprmchMUmm,
&2& HISTOIRE DES LANGUES SÉMITIQUES.
Il est clair qu*avec des procédés aussi libres dans la ma-
nière de traiter les racines on trouverait des arguments pour
toutes les thèses étymologiques. Lès racines sont en philologie
ce que les corps simples sont en chimie. Sans doute il est
permis de croire que cette simplicité n'est qu'apparente et nous
cache une composition ultérieure; mais c'est là une recherche
qui est comme interdite à la science , parce que l'objet qu'il
s'agit d'analyser ne laisse aucune prise à nos moyens d'at-
taque. Les racines des langues se montrent à nous, non pas
conune des unités absolues , mais comme des faits constitués ,
au delà desquels il n'est pas permis de remonter. Dans les
langues sémitiques , bien plus encore que dans toute autre fa-
mille , il faut s'en tenir à cette prudente réserve. Nulle part ,
en effet y la racine ne nous apparaît conune plus inattaquable,
plus saine, plus entière, si j'ose le dire. C'est un tuf dans
lequel aucune infiltration n'a pu pénétrer. Depuis plus de
mille ans avant l'èr^ chrétienne, les racines sémitiques n'ont
pas subi d'atteinte : les radicaux ^de l'arabe le plus moderne
répondent, consonne pour conscMine, à ceux de l'hébreu le
plus ancien. Il ne s'agit pas ici de ces langues vermoulues, en
quelque sorte, où les radicaux, fatigués par un long usage,
ont perdu presque toute empreinte, comme des monnaies sans
effigie, il s'agit de langues d'acier, restées exemptes de toute
altération. .
Je ne puis donc envisager que comme une véritable alchi-
mie les tentatives du genre de ceHes de M. Delitzsch, aspi-
9* secL L XVin , p. 8 , note, a consacré quelques réflexions judidenses, mais trop
indulgentes peutrétre, è Tessai de M. Delitzsch. (Gonf. Die pÊman und tigmir
maJe Zahknethode du même auteur, Halle, 1867, p. i3o et suiv. i63 et
suiv.) Une lettre de M. E. Bumouf à M. Delitisch, publiée par M. Fûrst, Ubra-
rum Saer. Coneord, prœf. p. x, note, est loin de renfermer Papprobalion entière
<|ue les deux hébrauants voudraient y trouver.
LIVRE V, CHAPITRE IL &â5
rant à porter l^alyse au delà des limites qui lui sont natu-
rellement assignées. M. Delitzsch suppose que les racines
trilitères se sont formées par Taddition de préfixes ou de suf-
fixes : il oublie que le manque absolu du mécanisme des
veibes composés de prépositions est un des traits qui caracté-
risent les langues sémitiques. Gomment, si un tel mécanisme
avait présidé à la formation de ces langues , n en resterait-il
pas quelque vestige? Gonunent un organe aussi essentiel se
serait-il complètement atrophié? M. Pott, dans les remarques
qu'il a faites sur le système que nous critiquons, observe avec
-raison, que les consonnes auxquelles M. Delitzsch attribue
le rAle de préfixes n'ont rien de déterminé et ne forment pas
de catégories significatives , en sorte que toutes les lettres , à
leur tour, peuvent jouer ce rôle ^ ; il aurait pu ajouter que ces
préfixes ne figurent en aucune façon dans la liste des parti-
cules sémitiques : or cet emploi indistinct de toutes les lettres
comme préfixes , sans qu'il s'y attache aucune acception régu-
lière, est contraire aux principes les plus simples du langage.
Il faut dire aussi que les éléments sur lesquels M. Delitzsch
pratique ses dangereuses opérations sont loin d'être eux-
mêmes d'une parfaite authenticité. Parfois il suppose des ra-
cines fictives, qui n'ont peut-être jamais existé; trop souvent
enfin il cherche des exemples de racines sémitiques dans l'hé-
breu moderne ; or, quel que soit l'intérêt de cette langue , il
but avouer que c'est là une source de renseignements bien
su^ecte pour le problème qui nous occupe; plusieurs des
mots rabbiniques que M. Delitzsch compare au grec et au
latin ^ sont empruntés eux-mêmes au grec et au latin ! C'est
> Pott, \oe. eiL; cf. EwaM, JaM. dm- h&L Wùêentehafi, IV (iSSa). p. 38-99.
M. Fûnt avoae du reste cel étrange principe. (Libror. Saer. Coneord, pref. p. xi. )
' Jnurun, p. 107-108.
â26 HISTOIRE DES LANGUES SÉMITIQUES.
comme si, au lieu du sanscrit, on avait pris pour base de la
philologie indo-européenne cette langue de formation tertiaire ,
mélëe d'éléments de toute provenance, qu*on appelle hin-
doustani.
Malgré l'affectation de MM. Fûrst et Delitzsch à en appeler
sans cesse à la méthode de la philologie comparée, nous
croyons donc leur tentative en contradiction avec les principe»^
les plus arrêtés de cette science. Leur procédé, ils ne s'en
cachent pas, est celui de Platon dans le Cratyh : supposant
les mots formés d'une manière logique , ils aspirent k dresser
la théorie absolue du langage, à en trouver le secret primitif
et à éclaircir toutes les langues les unes par les autres : c'est
reculer volontairement d'un siècle en arrière. On ne saurait
non plus tenir compte de l'essai de M. Wûllnér^ qui pré-
tend déduire le Ibngage de l'interjection et prouver ainsi l'i^
dentité primitive de toutes les familles de langues; ni de cehii
de M. Dietricb (de Marbourg)^. qui s'appuie principalement
sur l'examen de certaines catégories de mots, tels que les noms
d'herbes, de membres du corps, etc.; ni de celui de M. Bœt-
ticher ' , qui , tout en portant dans l'analyse des racines sémi*
tiques une méthode meilleure que celle de MM. Fôrst, De-
litzsch, Wûllner, ne me pàratt pas avoir satisfait è toutes les
exigences d'une sévère philologie.
* U^fm' die VenDondttcKc^ de$ ïndogenmmùckm, SemàUehen und Itbeta-
nàehên, ntbêt êmer EkUekitng mbér dm Unpfmîg dtr Spréehe ( MîkiBtiir, i838) ;
conf. Pott, ht. âU
* Abhandlungenfûr êemitûehe Wortfonchung (Leipzig, 18&&); Abhandhmgen
zur h^àiêchm GrammatA (Leipzig, 18Â6).
' Wnne^ontiinngen (HaBe, t859), et On the clam^katkm qf êemitie roott ,
appendice B au t. II des OutUnu de M. Bunsen. On peut rattacher â la même
méthode le HebréiêcKet WnaruXadrU^but^ d'Emest M«ier -(Mannlieira, i8&5).
Je ne cite pas qneiqaes essais, écrits en français et kcmt à feit dénués de valeur
scieuliGque.
LIVRE V, CHAPITRE H. 427
A o6të de ces recherches systëmatiques et témérdires , il en
est d'aotres, moins ambitieuses, dont les auteurs, sans aspirer
à révéler le mode primitif d*éclosion des langues sémitiques et
indo-européennes, se contenteot de signaler entre les deux fa-
milles, soit des analogies générales, soit des rapprochements
de détail, et concluent de ces rapprochements, non une dé-
rivation positive , comme le voudraient MM. Fûrst et Delitzsch ,
mais un air général de parenté, une aOinité anté-grammati-
cale. Les philologues dont nous parlons supposent que les
peuples sémitiques et indo-européens , sortis d'un même ber-
ceau , auraient d*abord parlé en commun une même tangue
rudimentaire , analogue à la langue chinoise, dont les éléments
se retrouveraient dans les radicaux bilitères de l'hébreu; ce
sont, en effet, ces radicaux bilitères qui offrent avec les lan-
gues indo-européennes les rapprochements les plus accep-
tables. Les deux races se seraient séparées avant le déve-
loppement complet des radicaux , et surtout avant l'apparition
de la grammaire. Chacune aurait créé à part ses catégories
grammaticales, sans autre rapport qu'une certaine similitude
de génie. Telle est l'opinion à laquelle semblent se ranger
MM. Bopp, G. de Humboldt, Ewald, Lassen, Lepsius, Benfey,
Pott, Keil, Bunsen, Kunik, etc. ^ Elle obtenait, jusqu'à un
certain point, l'assentiment de M. E. Burnouf, bien que cet
excellent esprit hésitât dans une voie aussi périlleuse, et n'ait
pas peu contribué à m'inspirer, sur ce point, une réserve
' CeUe hypothèse avait été entrevue par Fr. Schlegel, PhUoê, VorUtungen
mtbm. aUr diê PkU. der Spr. p. 8â. Gonf. Ewald, Grammatik der hêbr. Spraehe^
S 9 et suÎY. ( 0* édit. Leipzig , 1 835 ) ; Lassen , MtieA« AUo'Ûviumkuiiidf , 1 , 5s8 ;
PoU, dans MEne^l. d*Encb et Graber, art hêtgerm, Sprachêtamm, Le; Kunik ,
dans les Mélm^m anaiiqueM de VAead. de Smmt^^éttrMbomrg , I, p. 5t5 et suiv.;
Bunsen, OtUtineiy t. I, p. 1711 et aniv. a&a ei suiv.
Â28 HISTOIRE DES LANGUES SÉMITIQUES.
qu au début de mes études philologiques je ne gardais pas
autant qu aujourd'hui.
sn.
Observons d'abord que sur la question grammaticale il n'y
a qu'un avis. Les linguistes qui ont le plus exagéré la thèse
des affinités entre les langues indo-européennes et sémiti-
ques, ont reconnu que les systèmes grammaticaux de ces
deux familles étaient profondément distincts , et qu'il est im-
possible de faire dériver l'un de l'autre par les procédés de la
philologie comparée. Si l'on excepte les principes communs à
toutes les langues , ou du moins au plus grand nombre , et
qui ne sont que l'eitpression même des lois de l'esprit humain ,
à peine reste-t-il un mécanisme grammatical de quelque im-
portance qui se trouve dans les deux familles. La formation
de la conjugaison par l'agglutination des pronoms personnels
à la fin de la racine verbale est un mécanisme si naturel qu'on
ne peut l'envisager comme une particularité démonstrative.
11 existe, sans doute, une foule d'idiotismes d'expression et de
syntaxe qui appartiennent également aux deux groupes ^ ; mais
on n'en saurait rien conclure , puisque ces idiotismes ont tous
quelque raison psychologique , et que , d'ailleurs , les langues qui
sont parvenues à un degré de culture analogue offrent entre
elles, pour le tour, des ressemblances plus ou moins marquées.
G. de Humboldt^, signalant les différences qui, à ses yeux,
ouvrent un abtme entre le système indo-européen et le système
sémitique, place en premier lieu la trilitérité des racines, et
' Geseoius, Geseh» der hebr, Sprache, S i8, 3; J. A. Eracsti, 0[micuia philo -
logiea (Lugd. Bat. 1776), p* 171 etsuiv.
* Ueber die Ver$ehiedenheit det mêMchUchen Spraehbaun, % 93 (p. cccxiiT el
suiv. de riotrod. à VEuai tw le kami)'^ coof. Ewaid, Grammalik der hebr. Spra-
ehe (a* édit.) p. 5 p( suiv.; Bopp, Vergleichende Grammatik, p. 107.
LIVRE V, CHAPITRE II. 429
en second lieu la propriété qa ont les langues sémitiques d'ex-
primer le fond de Tidée par les consonnes et les modifications
accessoires de Tidée par les voyelles , si bien qu'on peut dire
que les langues sémitiques sont des langues dont les flexions
se font par l'intérieur des mots^ Ce sont là, en effet, deux
traits essentiels , qui se rattachent eux-mêmes à un fait plus
général, à la manière abstraite dont les Sémites ont conçu
une sorte de racine imprononçable , attachée à trois articula-
tions et se déterminant par 1^ choix des voyelles; tandis qu'au
contraire, la racine indo-européenne est un mot complet et
existant par lui-même. La grammaire sémitique nous apparatt
à toutes les époques comme une sorte de construction archi-
tecturale et géométrique, où chaque mot est, en quelque
sorte, classé par sa forme; les langues ariennes ont, sous
ce rapport, bien plus de latitude et de flexibilité. La manière
de traiter le nom et le verbe constitue une différence non moins
profonde entre les deux familles. L'état construit et empha-
tique des substantifs, les tiovabrevises formes du verbe, l'ab-
sence de temps déterminés, l'expression des modes par des
moyens tout à fait inconnus aux langues indo-européennes , le
manque de procédés pour former des mots composés et des
verbes précédés de prépositions , sont des caractères importants ,
qui assignent évidemment à la grammaire sémitique une place
à part. On n'expliquera jamais , par exemple , qu'un groupe de
langues allié grammaticalement aux langues indo-européennes
manquât si radicalement de procédés pour distinguer les temps
du verbe , et possédât , au contraire , une si étonnante variété
de moyens pour modifier les relations verbales subjectives
(causatif, désidératif, putatif, réciproque, réfléchi, etc.)
' Les pluriels brisés et, en générai , les mécanismes de lettres senriles insérées
dans le corps des mots se rattachent à la même propriété.
480 HISTOIRE DBS LANGUES SÉMITIQUES.
f
Le copte , je le sais , a été eavisagé par plusieurs Imfpmiou ,
entre autres par MM. Lepsius, Schwartze, Bunsen ,' comme
une sorte de trait d'union entre les deux systèmes des langues
indo-européennes et sémitiques. J'ai exposé ailleurs (1. I, c. ii,
S 4) les raisons qui m'empêchent d'adopter ce sentiment. Les
analogies du copte avec les deux familles que nous venons de
nommer sont purement extérieures et n'ont rien d'organique :
ce sont des ressemblances, et non de véritables affinités lin*
guistiques ; on n'expliquera jamais comment l'un des systèmes
a pu engendrer l'autre, ni comment ils peuvent, tous les trois,
procéder d'un même type. J'avoue, d'ailleurs, que je n'ai ja-
mais pu me faire une idée claire de ce que serait^ en philologie
comparée , une famille de langues qui , par sa nature et i»^
dépendamment de tout emprunt , fût intermédiaire entre deux
autres, tenant à l'une par sa grammaire, à l'autre par son
dictionnaire. Le pehlvi, le persan moderne, l'hindoustani nous
offrent, il est vrai, un vocabulaire en grande partie sémitique
et une granmiaire indo-européenne; le turc, un vocabulaire
indo-européen et sémitique accouplé à une grammaire tajr-
tare : mais ce sont là des phénomènes de mélange relati-
vement modernes et dont la raison historique se laisse aper-
cevoir. Au contraire, quand il s'agit de langues simples et
primitives, on ne saurait expliquer que la gfammaire d'une
famille se retrouvât dans une autre famille , séparée du lexique.
Pour maintenir cette opinion, il faudrait soutenir que les
Ghamiteà vécurent en société avec les Sémites, longtemps
après que ceux-ci se furent séparés des Ariens, puisque la
grammaire, qu'on suppose s'être développée à une époque
plus moderne, est analogue entre les Ghamites et les Sémites,
différente entre les Sémites et les Ariens. Mais alors, à plus
forte raison, le dictionnaire, qu'on suppose antérieur à l'appa-
LIVRE V, CHAPITRE IL 431
riiion de la granunaire, devrait être analogue chez les Sémites
et les Chamites : or le dictionnaire sémitique et le diction-
naire copte n'ont rien de commun. Au milieu de ces profondes
obscurités, l'hypothèse d'un emprunt très-^mcien au moyen
duquel les langues africaines , par elles-mêmes très-imparfaites ,
se seraient complétées en s'appropriant le système sémitique
de la conjugaison, des pronoms et des noms de nombres, est
encore peuirétre la plus acceptable. Le copte , le berber, le galla
et les diverses langues de l'Afrique orientale nous apparaissent
h l'égard des langues sémitiques dans une même position de
vassalité ^
11 faut donc renoncer à chercher un lien entre le système
grammatical des langues sémitiques et celui des langues indo-
européennes. Ce sont deux créations distinctes et absolument
séparées. Or, dans l'œuvre du classement des langues, les
considérations grammaticales sont bien plus» importantes que
les considérations lexicographiques. On citerait beaucoup de
langues qui ont enrichi ou renouvelé leur vocabulaire, mais
bien peu de langues qui aient corrigé leur gnumnaire^. Le
syriaque a pu combler les lacunes de son dictionnaire en y en-
tassant des mots grecs, jamais suppléer par un temps nou-
veau à l'imperfection de son système de conjugaison; le turc
' V. d-dems, p. 7^ et soiv. 81, 3i8-3i9. Cf. Neaman, Zmtieknfifmr diê K.
<i8f M. t. VI, p. 961, 309-3 10, etc. M. de Siane crail avoir retrouvé en berber
ia triiitérité des racines, les formes du verbes et les particularités des verbes
faibles et défeclifs.
' Une expérience vidgaire confirme ce résultat Un bomme transporté bors de
sa pcirie, snrtont si on le su]^po8e incapable d'apprendre une langne autrement
que par Tusa^, parviendra au bout de qjuelqne temps à n'employer que des mots
reçus dans le nouveau pays qu'il babite. Mais lai demander de se désbabituer de
son tour étranger^ de ses idiotismes nationaux, c'est lui demander llmpossible.
Ces tours ont vieilli avec lui , et se sont , en quelque sorte, assimilés à sa pensée.
/i32 HISTOIRE DES LANGUES SÉMITIQUES.
a pu charger son dictionnaire de mots arabes et persans , ja-
mais modifier sa grammaire tartare. Le français a pu, au
xvi* siècle, s'enrichir d'une foule de mots empruntés artifi-
ciellement aux langues anciennes , et tous les efforts des poètes
et des rhéteurs de ce temps n'ont pu lui donner le simple pro-
cédé de la composition des mots; si bien que, pour faire des
mots composés, nous sommes obligés, comme Ronsard, de
parler grec et latin. Les langues sémitiques ont de même
beaucoup plus changé dans leur vocabulaire que dans leur
grammaire, et Ton s'exposerait à de grandes erreurs, si l'on
prenait comme des éléments primitifs toutes les racines que
l'arabe , Taraméen , le rabbinique ajoutent au fonds véritable-
ment ancien de l'hébreu.
La grammaire est donc la forme essentielle d'une langue,
ce qui en constitue l'individualité. Le tort de l'ancienne école
était de négliger cet élément essentiel pour suivre la voie de
l'étymologie, voie doublement trompeuse, d'abord parce que
l'identité des racines ne peut jamais être constatée avec une
entière certitude, au milieu des rencontres fortuites et des
homonymies dont le langage est rempli; en second lieu,
parce que, de l'identité d'un certain nombre de radicaux, on
ne saurait rien conclure pour l'affinité originelle des langues
auxquelles les radicaux appartiennent, puisqu'on peut tou-
jours se demander s'il n'y a pas eu quelque emprunt de l'une
à l'autre. Ces considérations ne tendent nullement à dépré-
cier l'étymologie , quand elle est conduite suivant une méthode
vraiment scientifique, mais seulement à inspirer une crainte
salutaire sur les résultats hâtifs d'une comparaison verbale
trop complaisante, qui nous ramènerait, par une autre voie,
aux temps de Goropius Becanus et de Court de Gébelin.
LIVRE V, CHAPITRE II. 433
S m.
On ne pent nier que plusieurs des racines essentielles et
monosyHabiques des langues sémitiques ne se prêtent à des
rapprochements séduisants avec les racines des langues arien*
nés. Le tort que M. Fûrst et son école ont fait à cette thèse
par leurs analyses artificielles ne doit pas nous porter à rejeter
d'autres analogies, qui ont frappé les meilleurs esprits et sur
lesquels le doute n'est pas possible. Nous admettons volontiers
que les langues sémitiques et indo-européennes ont en réalité
un assez grand nombre de racines communes, en dehors de
celles qui proviennent d'un emprunt fait à une époque histo-
rique. Seulement est-on en droit de conclure de l'existence de
ces racines l'unité primitive ou anté-grammaticale des deux
familles? Ici le doute commence, et il n'est guère permis d'es-
pérer que la science arrive jamais sur ce point à des résultats
démonstratifs.
La plupart, en effet, des racines coinmunes aux deux fa-
milles ont une raison secrète dans la nature des choses, et
souvent on peut entrevoir la cause qui de part et d'autre a
produit l'identité. Presque toutes ces racines appartiennent à
la classe des onomatopées bilitères et monosyllabiques, que
l'on retrouve sous les radicaux trilitères actuellement existants,
et dans lesquelles la sensation originaire semUe avoir laissé
' son empreinte. Est-il surprenant que , pour exprimer l'action
matérielle, l'homme primitif, encore si sympathique avec la
sature , à peine séparé d'elle , ait cherché à l'imiter et que
l'unité de l'objet ait partout entraîné l'unité de l'imitation?
Sans doutQ cette unité a dû souffrir de nombreuses excep-
tions ; car le fait physique offre plusieurs faces sous lesquelles il
a pu être simultanément envisagé. Mais parmi ces faces il en
1. 98
àià HISTOIRE DES LANGUES SÉMITIQUES.
est une qui a frappé de préférence les habitants de tous les
climats ; c'est celle-là qui a laissé sa trace dans la langue de
tous les peuples, et est restée comme le témoin des impres-
sions primitives qui déterminèrent partout Tapparition du fait
de la parole.
Quelques exemples vont éclaircir et compléter ma pensée ;
La racine v^ ou nV sert de fond, dans les langues sémi-
tiques, à une foule de radicaux trilitères, comme »^by ^^9,
»^, w)y 3^V, ifjf anS, on^, onS, on^; syriaque :^, ^,
arabe : i^y Jaii^ yi^ «â^yJ, Jmj2., ir^^ etc., dans lesquels
se retrouve quelque chose de la signification fondamentale de
lécher ou dWfer. Que le choix de ces deux lettres soit par-
faitement approprié à Faction physique qu'il s agissait d'ex-
primer, c'est ce qui frappe au premier coup d'œil : la langue
et la gorge étant les organes qui jouent le rôle principal dans
la déglutition , la linguale S et la gutturale ^ formaient la plus
parfaite imitation qui se puisse imaginer de l'action d'avaler
(v!;>, guh). Puis, grâce aux procédés flexibles et lâches des
langues populaires, la racine, avec des modifications diverses
et en s'adjoignaat des lettres plus ou moins appropriées à la
nuance qu'on voulait rendre, a désigné tous les mouvements
xle la bouche et les actions qui s'opèrent au moyen de cet or-
gane. Or cette même racine v^ ou rh » nous la retrouvons dans
la plupart des langues indo-européennes , avec le même sens :
sanscrit: fHS( lécher), Hïï (goûter), H)«h (parier); >e/;^«,
Xi;^/t«aûi; Ungo, Ugurio, lingua, gula (^/), glutio; kcken, lechzen;
to liek; teccare; Ucher; celt. lonkan, et, avec l'addition des la-
biales b et m, 2rà , unhj Jambere, Xatfiôs, Xdj^ù), labium, sanscr.
(Sfq*, pers. «^J, allem. Uppe, etc. Nofis ne saurions voir un
LIVRE V, CHAPITRE IL &36
kasard dans ces ressemblances ; 1 mitatÎQn de 1 action naturelle
a ëté évidemment la cause commune qui a détenniné des lan*
guas si diverses à exprimer la miâme idée par les mâmes arti-
culations.
Autfes exemples : Vi\ ^Vk, J3J3, etc. ei^riment Tacclama-
tion d'une multitude, et offirent une analogie firappante avec
iXoXi/^eiv^ âXaXdUtv, IcCksiios, y'ulare, ululare, etc. , tous imita-
tifs d*un cri prolongé. Il en est de même de yr , syr. f^^^t
^ «(dangor tubœ, ^^ %^\ , qui correspondent à j3afi€x/yâ;, jSot^
{siv, |8od£&Fy etc.
Vd est la base de radicaux plus nombreux encore , marquant
tous l'action de tmXer. Comparez xin = ghmus, gîomerare,
gbbui, jolkùûj xjuiklvitù y ei^,
13 = idée de frapper. Tis, nns = cudere, percutere, quor
iere, etc.
«•1?= crier. Cf. xpcÉ^û», xvpuo'aGJ (xpay=xjypi;y), krâhen,
p*7tf 1= siffler : <rvpilojy aipty^^ etc.
*|^3 = xoAfl6r7û;.
T}? j l*??» T2? » etc.=greifen, carpo, griffe, dpndl^ta^ persan :
^|Xi^ = saisir.
ehn = jiflpéar^eù ; Dt9*^n , hiérogrammate.
yfV{ :=. tamen , danza, slave : iamec.
2^b (démembrement du radical ^S), balbutier, et, par
suite : <tbalbutiendo imitatus est per ludibriun]\, irrisit ; 97 chald.
:i^^^ , s irrisit. 9 Cf. yeTJùf^ X^^^f x^^'^f 8^^- hlalyan, lachm.
hi^i (famille Sdk, ^ok, nbo, ^33,y!iZ, hci, marquant faiblesse,
chute). Comparez a<pd^^^ faih, fallen, et peut-être loin, par
transposition.
On peut ajouter à cette liste les mots 3M , fin, dk , mire,
fl8.
h36 HISTOIRE DES LANGUES SÉMITIQUES.
Le & et Ym sont dans presque toutes les langues les deux let-
tres consacrées aux noms du père et de la mère , la première
à cause de la facilité de sa prononciation labiale, la seconde,
parce qu'elle résulte de Taction même de 1 enfant qui suce la
i]|>amelie (mofitma). Dans les langues indo-européennes, les
terminaisons tri, ter [pitri, mâtri, mater, etc.) sont des suffixes
attachés aux radicaux pâ, mâ^.
Je suis fort loin assurément d'attacher la même valeur à
tous ces rapprochements. Plusieurs peuvent n'être que l'effet
du hasard : l'échelle des sons de la parole humaine est trop
peu étendue , et les sons se fondent trop facilement les uns dans
les autres, pour qu'en un cas donné il soit possible de pro-
noncer avec certitude s'il y a rencontre fortuite ou véritable
affinité. Un grand nombre de faits se reliant les uns aux autres
par des lois phonétiques .constantes, comme cela a lieu dans
le sein delà famille indo-européenne, peuvent seuls produire,
en fait d'étymologies , la conviction scientifique. Je n'oserais
dire que cette condition soit remplie pour les exemples qui
viennent d'être cités ; mais il en est quelques-uns où l'on ne
peut s'empêcher de voir la trace d'un des procédés qui durent
exercer l'influence la plus décisive sur la formation du langage.
Dès lors il est impossible d'en tirer aucune conséquence sur
l'unité primitive des deux familles, puisque les mêmes causes
ont pu produire de part et d'autre des effets semblables.
N'effaçons pas les faits , toutefois , pour nous soustraire aux
difficultés, et avouons qu'il existe simultanément dans les
langues indo-européennes et les langues sémitiques un grand
nombre de racines, où la raison d'onomatopée est beaucoup
* Gonf. Bopp, Ghiê. êamcntum, s. h. v.; Gesenius, Ldurgthéhidej p. ^79;
Ewald, Grammatik âtr A«6r. Spr, S soi . La lettre t sert aum dans plusieurs lan-
gues â former le nom du père.
LIVRE V, CHAPITRE II. &37
plus difficile à saisir. Voici qneiqués-unes des assimilations qui
ont été proposées, et panni lesquelles il en est d'assez spécieuses :
p^ = cornu, allem. ham, celt. kem.
if^H^^Erde, pehlvi arta, goth. airtha.
nnD, numrir. On peut supposer avec Gesenius que le i mé-
diant remplace un i amolli, comme cfn pour cfn^, de sorte
que le radical sémitique serait mrt, comme dans les langues
indo-européennes. ^
vfp ( remplir) = sanscr. I|, trrA^, tgXnptfSf ^iiiirXvfu ^ plô-
nus, impiere, Julien, voU, tojill, polon. pihfty.
iVtf, rh^^ etc. = Mi&w«, salus?
-^op, îTD, ^, kù^, g>t, (jûU, ^jbo= sanscr. fÎT^,
pers. (2yAtf0L«( {^^^y9gM\ ), fiicryoû, misceo, polon. mtefteon^ to mash,
mischen, celt. meskan.
^"13, ")«, n^s, etc. idée de creuser, percer, couper, Jvo»
curhu Juii, c^[^, ^, xeipcû.
yOy ILovd et ILovd (volumen), idée de rondeur =ctrea,
circulus (diminutif de circus)^ xipxos, xipxtvofy xuxXo^ (?).
pVn, idée de poli, aba, nSa, arabe : i^, «polivit,» iAs^*,
Rrasit, totondit?) z= glaber, cahus, yXvxie (p'jn, agréable)
7X01^^ yXhxpos^ glacieê, glisco, gluten, allem. ^Ja<<^ G2u^
gleissen, glânzen.
3^n , « pinguis fuit )» = fppi , Xha ( l'aspiration initiale étant
tombée), Xi^nda^, Xinap6sy âXei^.
Racine di3, d^, d^, marquant l'idée de réunion = cum,
cumulus, âfia^ aivy sammt, etc. ^
' V. Geseiiiiis, Ltxkm mamak, au mot DD^t et« en généml, aox racines
précitées. .4 ^
&38 HISTOIRE DES LANGUES SÉMITIQUES.
Les plas frappants des rapprochements de ce genre s'obser-
vent pour les pronoms et les noms de nombre ^, dont qudqiles-
uns présentent dans les langues ariennes, sémitiques, et même
dans le copte, une remarquable identité.
PR0H0H8.
i" pers. sÎDg. oiM* — lép (béot.) pour iyw;je pour tb, ego; aUem.
ich; sanscr. ak-am : rapprochement douteux,
i" pers. plur. an^^wm-^vé, nùê, ceit ny.
9* pers. smg. a»4ii — indo-eorop. tu.
■3* pers. sing. kim, U — pers. o, edt. han, it.
NOMS DE IfOnBB.
1 Aad — sanscr. ekaf
9 «fMfywij oa ùia(ym) — sanscr. iwi, gotfa. IjDa, etc.
3 ilat^ on tiai — tri, rparip, etc. par le changement de /
enr.
6 se$ — sanscr. soi, é^, wx, etc.
7 iha — sanscr. muptan, êeptem, etc. ; le ( n*est pas essen-
tiel : goth. êilnm, aliem. sieben, angl.
11 serait impossible de donner en détail, pour chacune de
ces racines, la cause qui a déterminé la ressemblance. Aussi
bien ne peutr-on exiger du linguiste d'accomplir une tâche qui
surpasse sans doute de beaucoup les limites du savoir hu-
main. Dès qu'on t| réussi , pour un certain nombre d'exem-
ples , à expliquer l'homonymie , on est en droit de tirer l'in-
' Gonf. Lepfliitt, Uebêr étm Unprtmg tuid die Verwandtêchifi der Zahhotmier m
den Indogtmumûehmf Semiiûchen und Kttptûcke» Spraehên ( Berlin, 1837).
' An constitue un soutien commun à la plupart des pronoms séndtiqnes. fin
araméen et en arabe, le pronom de la première personne est awa; mais le pro-
nom affîxe est t comme en hébreu : or la forme du pronom affiie est plus essen-
tielle que celle du pronom isolé.
' Afin de rendre le parailélisme plus sensible, je franscris la chuintante <eft
par la sifflante simple f .
LIVRE V, CHAPITRE IL 439-
dactioii générale 9 que, dans les das non exf4i([ués, il y a une
raison secrète d'identité ^ bien que cette raison ne se laisse pas
fiuâlement apercevoir. Une foule de relations d onomatopée ,
qui frappaient vivement la sensibilité des premiers hommes,
nous échappent. De même que chez les animaux l'instinct est
d'ordinaire en raison inverse de ce qu'on peut appeler l'intel-
ligence; de niéme chez llionune primitif, la sensibilité était
d'autant plus fine que les facultés rationnelles étaient moins
dével<^pées. Le sauvage saisit mille nuances qui échappent
à Fattention de l'homme civilisé. H faut évidemment admettre
chez les ancêtres de l'espèce humaine un sentiment spécial
de la nature , qui leur faisait apercevoir avec une délicatesse
dont nous n'avons plus d'idée les qualités qui devaient four-
nir l'appellation des choses. La faculté des signes, qui n'est
qu'une sagacité extraordinaire à saisir les rapports, était en
eox plus exercée ; ils voyaient mille choses à la fois. La nature
leur pariait plus qu'à nous, bu plutôt ils trouvaient en eux-
mêmes un écho secret qui répondait à toutes ces voix du
dehors, et les rendait en paroles. Est*il surprenant que la trace
de ces impressions fugitives , conservée par des mots qui ont
subi tant de changements et qui sont si loin^ de leur acception
originelle, soit pour nous insaisissable? Nous devons renoncer
à retrouver le sentier capricieux que suivit l'imagination des
créateurs du langage et les associations d'idées qui les guidè-
rent dans cette œuvre spontanée, où tantèt l'homme, tantôt la
nature renouaient le fil brisé des analogies, et croisaient leur
action réciproque dans une indissoluble unité.
Il ne faudrait pas croire , d'ailleurs , que l'imitation par ono-
matopée ait été le seul procédé qu'empk^èrent les premiers
nomenclateurs ; toutes les langues n'en offrent pas de traces
également sensibles, et c'est un penchant funeste & la science
4&0 HISTOIRE DES LANGUES SÉMITIQUES.
que de rattacher de force toufs les faits à la même cause. Uoe
fouie d'opérations intellectuelles , actuellement perdues , ou ré-
duites à un chétif exercice et comme à Tétat rudimentaire,
durent contribuer pour leur part au travail d'où sortit le lan-
gage, et c'est l'identité de ces (^érations qui explique com-
ment, chez des races diverses, les langues présentent souvent
un air de famille et des analogies de détail* Sans doute, on
ne peut admettre qu'il y ait une relation intrinsèque entre le
nom et la chose. Le système que Platon a si subtilement dé-
veloppé dans le Cratyle, cette thèse qu'il y a des dénominations
naturelles , et que la propriété des mots se reconnaît à l'imita-
tion plus ou moins exacte de l'objet, pourrait tout au plus
s'appliquer aux noms onomatopiques , et pour ceux-ci mêmes,
la loi ^dont nous parlons n'établit qu'une convenance. Néan-
moins, il faut maintenir que toute appdlation a $a cause dans
l'objet appelé , et que le hasard n'eut aucune part dans l'œuvre
constitutive des langues ^ Jamais, pour désigner une chose
nouvelle, on ne prend le premier nom venu; si l'on s'est dé-
cidé, à l'origine, pour telle ou telle articulation, ce choix a
eu sa raison d'être. Il n'est donc pas étonnant que la même
raison ait existé dans des lieux divers et ait produit parallèle-
ment des mots semblables pour la même idée.
Ces considérations semblent suffisantes pour expliquer les
ressemblances verbales que l'on observe entre les langues sé-
mitiques et les langues indo-européennes. Le hasard, d'ailleurs,
a pu amener entre les mots des coïncidences de son assez firap-
' Les analogies secrètes et souvent insaisissables diaprés lesquelles le peuple et
les enfants forment les 8(^riquet8, les noms de lieux et, en général, tous les
mots qui ne leur sont pas imposés par Tusage, sont la preuve de cette vérité. Le
lendemain du jour où une armée s^ést établie dans un pays inconnu , tous les en-
droits importants ou caractéristiques ont des noms, sftns qu^aucune convention
soit intervenue pour cela.
LIVRE V, CHAPITRE IL 4M
pantes pour tromper l'ëtymologiste. Entre. les identités réeUes
et les homonymies illusoires, la ligne de démarcation est bien
difficile à saisir ; et quel est le philologue qui peut être assuré
de l'avoir toujours respectée?
$ IV. ,
Nous pensons donc que y dans Tétat actuel de la science des
langues, la bonne méthode conunandede tenir pour dis-
tinctes la famille sémitique et la famille indo-européenne. Au-
tant dans l'intérieur d'une famille , l'étymologie s'exerce avec
assurance; autant d'une famille à une autre, toute tentative
de rapprochement étymologique est dangereuse* L'étymologie
reste un jeu arbitraire , tant que l'on n'a point déterminé ex-
périmentalement les lois d'après lesquelles les sons se per-
mutent en passant d'une langue à l'autre : c'est la connais-
sance de ces lois qui donne à la philologie comparée dans le
sein ^e la famille indo-européenne un si haut degré de cer-
titude. Or, non-seulement l'étymologie sémitico-arienne ne
possède pas de règles analogues; mais on ne voit aucune pos-
sibilité d'arriver sur ce point à quelque chose de satisfaisant.
Jusque-là, cependant, il est clair que les rapprochements
entre les deux familles, livrés à l'appréciation de chacun et
au jugement si trompeur de l'oreille , n'auront aucun carac-
tère scientifique. On a assimilé, par exemple, la nombreuse
famille de racines sémitiques qui a pour base nD (voir ci-dessus,
p. 86-87) hijrangere, brechen, etc. sans remajrqner que la ra-
cine indo-européenne à laquelle se rapportent ces mots est rg
et non fr (sanscr. 0^9 fiffywpu, Vf on le b initial représentant
l'aspiration inséparable de Yr, comme ^péxos, éol. pour pàlxof).
De même , on a mis la racine "i^n , "in , exprimant révolution en
cercle et durée, en rapport avec durare, dauem, totmum, tour.
hUi HISTOIRE DES LANGUES SÉMITIOUES.
san» se rendre compte de la signification primitive de la ra-
cine dkri, Jhur, qui ne renferme nullement l'idée de mouv^
m^nt circulaire ^
Les langues les plus diverses étant le produit de la nature
humaine, partout identique, offrent nécessairement des res-
semblances; mais des ressemblances ne sont pas des analogies
organiques, telles qa'il en faut pour affirmer la parenté pri-
mitive des langues. Rapporter à une même origine les peuples
entre lesquels on trouve quelque élément conmiun, et, comme
on trouve de ces éléments dans toute l'humanité, en conclure
l'unité primitive, est une hypothèse fort commode et la pr^oûère
qui se présente ; car on s'adresse toujours aux causes extérieures
avant de rechercher les causes psychologiques. L'unité maté-
rielle de race frappe et séduit ; l'unité de l'écrit humain , con-
cevant et sentant partout de la même manière, reste dans
l'ombre. En un sens , funité de l'humanité est une proposition
sacrée et scientifiquement incontestable; on peut dire qu'il n'y
a qu'une langue, qu'une littérature , qu'un système de traditions
mythiques , puisque ce sont les mêmes procédés qui partout ont
présidé à la formation des langues , les mêmes sentiments qui
partout ont fait vivre la littérature et la poésie, les mêmes
idées qui se sont partout traduites par des mythes divers. Mais
faire cette unité intellectuelie et morale synonyme d'une unité
matérielle de race, c'est rapetisser un grand principe aux
minces proportions d'un fait d'intérêt secondaire, sur lequel
la science ne dira peut-être jamais rien de certain.
D'un autre côté, nous reconnaissons volontiers que rien,
dans ce qm précède, n'infirme l'hypothèse d'une affinité
primordiale entre les races sémitiques et indo-européennes.
On ne peut dire qu'une telle hypothèse soit rigoureusement
^ Beafey, Griêchiêdim WurzêUêsioon^U, p. i&-i5, 3a6.
LIVKE V, CHAPITRE II. 443
exigée par les faits; mais elle y satisfait et rend <;ompte de
plasieurs particularités sans cela difficilement explicables.
Qadqae distincts, en effet, que soient le système sémitique
et le système arien , on ne peut nier qu'ils ne reposent sur une
manière semblable d'entendre les catégories du langage hu-
main, sur une même psychologie , si j'ose le dire , et que , com-
parés au chinois, ces deux systèmes ne révèlent une organi-
sation intellectuelle analogue. Quant au tour que l'on donne
d'ordinure à cette opinion , et k l'expression A^antè-grammat^
cale que Ton emploie pour désigner l'affinité dont il s'agit, je
ne puis l'accoter. La théorie générale du langage élève contre
cette manière de concevoir les choses d'insurmontables diffi-
cultés. S'il est absurde de supposer un premier état où l'homme
ne paria pas , suivi d'un autre où régna l'usage de la parole ,
il ne Test pas moins de supposer le langage d'abord ne pos-
sédant que des radicaux purs, puis arrivant par degrés à la
conquête de la grammaire. Le chinois qui naquit sans gram-
maire est resté sans grammaire jusqu'à notre temps ^; on peut
affirmer que les langues sémitiques , si remarquables par leur
immutabilité , n'eussent jamais réussi à se donner cet élément
essentiel , si elles ne l'avaient eu dès le premier jour. Les lan-
gues sortent complètes de l'esprit humain agissant spontané-
ment. L'histoire des langues ne fournit pas un seul exemple
d'une nation qui , par le sentiment des défauts de son lan-
gage , se soit créé un idiome nouveau , ou ait fait subir à l'an-
cien des modifications librement déterminées. Si les langues
pouvaient se corriger, pourquoi le chinois ne serait- il point
arrivé à développer complètement dans son sein les catégories
I Le cldiiois moderne aUeîni, il est vrai, ime pins grande détermioalion que
la langue andeone , mais ne poisède point le principe organique de la grammaire ,
dans le sens que nous attachons à ce mot.
ààU HISTOIRE DES LANGUES SÉMITIQUES.
grammaticales , que nous regardons cpmme essentielles à l'ex-
pression de la conscience ? Pourquoi les langues sémitiques n'au-
raient-^Ues jamais su inventer un système satisfaisant de temps
et de modes, et combler ainsi une lacune qui rend si perplexe
le sens du discours? Comment se faitr-il qu'après des siècles
de contact avec des alphabets plus parfaits, et malgré les im-
menses difficultés qu entraîne Tabsence de voyelles régulière-
ment écrites, les Sémites n'aient jamais réussi à s'en créer ? C'est
que chaque langue est emprisonnée une fois pour toutes dans
sa grammaire ; elle peut acquérir par la suite des temps plus
de grâce, d'élégance et de douceur; mais ses qualités distino-
tives^ son principe vital, son ftme, si j-ose le dire, apparaissent
tout d'abord complètement fixés ^
De là cette conséquence , que ce n'est pas par des juxtapo-
sitions successives que s'est formé le langage; mais que, sem-
blable aux êtres vivants, il fut, dès son origine, en possession
de ses parties essentielles^. En effet, le langage se montre à
nous, à toutes les époques, comme parallèle à l'esprit humain.
Or, dès le premier moment de sa constitution, l'esprit humain
fut complet; le premier fait psychologique renferma d'une
manière implicite tous les éléments du fait le plus avancé.
Est-ce successivement que l'homme a conquis ses différentes
facultés? Qui oserait seulement le penser? Nous sonmies auto-
^ Gonf. D' >/^^fleman , Dûeourt ntr Jet rapporté entn la êdencê et la rtUgitm
réMe, i*' discours, sur Thistoire des bogues, s* part
* G^est eu ce sens que G. de Humboldi a pu dire que le langage arait été
donné tout fait à Thomme (unmtUeAar tit âen Menechen g^egt) , et que Fr. Schle-
gel Ta appelé une création d^un seul jet {Hervùrbrmgung m Ganxen) , le compa-
rant à un poème qui résulte de Tidée du tout, et non de la réunion aionmtifue
de chacune de ses parties. Humboldt, Utber da$ vergkiehende Spraehetnidium m
Beziehung antfdie venchiedenen Epocken der Sprachenkmcidung , dans les Mém. de
TAcad. de Berlin (classe d'histoire et de philol.), i8so-i8ai, p. 967. Fr. ScMe-
gel , PhUoi. Vorhêungen , p. 78 , 80.
LIVRE V, CHAPITRE IL 445
risés h établir une rigoureuse analogie entre les faits relatifs
au développement de l'intelligence et les faits relatifs au déve-
loppement du langage. Il est donc aussi ridicule de supposer
le langage arrivant péniblement à compléter ses parties que
de supposer l'esprit humain cherchant ses facultés les unes
après les autres. Il n'y a que les unités fictives et artificielles
qui résultent d'additions et d'agglomérations successives.
Sans doute les langues, comme tout ce qui est organisé,
sont sujettes à la loi du développement graduel. En soutenant
que le langage primitif possédait les éléments nécessaires &
son intégrité, nous sommes loin de dire que les mécanismes
d'un Age plus avancé y fussent arrivés à leur pleine existence.
Tout y était, mais confusément et sans distinction. Le temps
seul et les progrès de l'esprit humain pouvaient opérer un dis-
cernement dans cette obscure synthèse, et assigner k chaque
élément son rMe spécial. La vie , en un mot, n'était ici, comme
partout, qu'à la condition de l'évolution du germe primitif, de
la distribution des rMes et de la séparation des organes. Mais
ces organes eux-mêmes furent déterminés dès le premier jour,
et depuis l'acte générateur qui le fit être , le langage ne s'est
enrichi d'aucune fonction vraiment nouvelle. Un germe est
posé , renfermant en puissance tout ce que l'être sera un jour ;
le germe se développe , les formes se constituent dans leurs
proportions régulières ,' ce qui était en puissance devient en
acte; mais rien ne se crée, rien ne s'ajoute : telle est la loi
commune des êtres soumis aux conditions de la vie.
Telle fut aussi la loi du langage. Il s'en fallait beaucoup ,
sans doute, que l'expression vague de la pensée des premiers
âges égalât en clarté l'instrument que s'est fait l'esprit mo-
derne. Mais ce rudiment originaire contenait les principes qui
se sont montrés plus tard, et, après tout, l'exercice de la
U6 HISTOIRE DES LANGUES SÉMITIQUES.
pensée moderne diffère de la pensée prûnitive plus pro(iMi-
dément que la langue de nos jours ne diffère des idiomes
antiques , sans que nous admettions dans Tesprit humain l'ac-
quisition d*aucun élément nouveau. Les linguiste ont depuis
longtemps renoncé aux tentatives par lesquelles l'andienne
philologie cherchait à dériver Tune de l'autre les parties, es-
sentielles du discours. Toutes ces parties sont primitives^ toutes
coexistèrent dès l'apparition du langage, moins distinctes sans
doute , mais avec le principe de leur individualité. Mieux vaut
supposer à l'origine les procédés les plus compliqués que de
faire nattre le langage par pièces et par morceaux, et de sup-
poser qu'un seul moment il ne représenta pas , dans son har-
monie, l'ensemble des facultés humaines ^ La grammaire de
chaque race fut formée d'un seul coup ; la home posée par
l'effort spontané du génie primitif n'a guère été dépassée.
Rien n'autorise donc à admettre deux moments dans la
création du langage, un premier moment où il n*aurait eu
que des radicaux , à la manière chinoise , et un second mo-
ment où il serait arrivé à la granunaire. L'affinité anté-gram-
maticale de deux groupes de langue» ne présente, par consé-
quent, à l'esprit aucune idée satisfaisante. Ce n'est pas sous
cette forme que je me représente le contact primordial des
Sémites et des Ariens. Je me représente plutôt l'apparition des
langues sémitiques et celle des langues ariennes comme deux
apparitions distinctes , quoique parallèles , en ce sens que deux
fractions d'une même race, séparées dès leur naissance, les
auraient produites sous l'empire de causes analogues , suivant
des données psychologiques presque semblables , et peut-être
' G. de Ruinboldt , LêWre à Ahel RémuMot ntr la nature infirme» grammali-
eaJlêt en gMral, 9t »ur h génie de la langue dUneùe en partkniier, p. i3, 79;
yfiaemnk, Dieeoureeité.
LIVRE V, CHAPITRE IL 447
«véc une certaine conscience réciproque de leur œuvre. Mais
il faut avouer qu'une telle hypothèse resterait sujette à bien
des doutes, si l'histoire et les anciennes traditions de la race
sémitique- ne fournissaient quelques indications pour résoudre
le problème qui nous occupe, et sur lequel l'étude des langues,
prise isolément, fious laisserait en suspens.
s V.
Remarquons d'abcM^d que le grand dogme de l'unité de
l'espèce humaine , dogme qui , dans sa haute signification mo-
rale et religieuse, est tout è fait au^lessus de la critique, et
n'a rien à craindre des découvertes auxquelles la science pour-
rait arriver sur la question de l'origine matérielle de l'huma-
nité ; remarquons , di»-je , que ce dogme appartient en propre
aux Sémites et est la conséquence nécessaire de leur mono-
théisme^ La race indo-européenne , portée è voir en toute
chose la diversité plutôt que l'unité, n'eut qu'une notion con-
fuse de la fraternité humaine , avant d'être initiée aux dogmes
juifs et chrétiens. La race chamitique, d'un^^autre côté, dans
son grossier matérialisme, n'avait pas de cosmogonie et se
croyait i^sue du- limon du Nil. La race sémitique seule , par sa
foi au Dieu unique, devait être amenée à l'idée d'un Adam
unique, d'un paradU unique, d'une langue primitive unique. '
Cette croyance domine toutes les traditions recueillies dans
les premiers chapitres de la Genèse. Un thème ethnographi-
que tout spécial ((^ap. x) est destiné à rattacher au même
père et, par conséquent, à mettre en rapport les unes avec
les autres les races les plus diverses. L'idée d'une langue pri-
mitive unique semble si naturelle aux Israélites que , pour ex-
pliquer la diversité actuelle, ils ont recours au mythe le plus
6Ï8 HISTOIRE DES LANGUES SÉMITIQUES.
bizarre (ch« xi, v. 1-9). Le judaïsme, quoique renfermé dans
l'enceinte d'une tr3)u , le ehrisiianisme et l'islamisme , qui sont
tout à fait affranchis d'ei^rit national , proclament hautement
leur propre universalité , c'est-àniire l'origine unique de tous
les hommes, également créés par Dieu et appelés h l'adorer
de la même manière, en opposition avec les religions de castes
du polythéisme. L'égalité devant Dieu a toujours été le dogme
fondamental des Sémites et le plus précieux héritage qu'ils
aient légué au genre humain.
n ne peut entrer dans la pensée de personne de combattre
un dogme que les peuples modernes ont embrassé avec tant
d'empressement, qui est presque le seul article bien arrêté de
leur symbole religieux et politique , et qui semble de plus en
plus devenir la base des relations humaines sur la surface du
monde entier. Mais il est évident que cette foi à l'unité re-
ligieuse et morale de l'espèce humaine , cette croyance que
tous les hommes sont enfants de Dieu et frères , n'a rien à
faire avec la question scientifique qui nous occupe ici. Aux
époques de symbolisme, on ne pouvait concevoir la iratemité
humaine sans supposer un seul couplé faisant rayonner d'un
seul point le genre humain sur toute la terre. Mais avec le
sens élevé que ce dogme a pris de nbs jours , une teile hypo-
thèse n'est plus requise. Toutes les Heligîons et toutes les phi-
losophies complètes ont attribué à l'humatiité une double
origine , l'une terrestre , l'autre divine. L'origine divine est éri-
demment unique, en ce sens que toute l'humanité participe,
dans des degrés divers , è une même raison et h un même idéal
religieux. Quant à l'origine terrestre, c'est un problème de
physiologie et d'histoire qu'il faut laisser au géologue , au phy-
siologiste, au linguiste le soin d'examiner, et dont la solution
n'intéresse que médiocrement le dogme religieux. La science,
LIVRE V, CHAPITRE II. &&9
pour être indépendante, a besoin de n'être génëe par aucun
dogme, comme il est essentiel que les croyances morales et
religieuses se sentent h Fabri des résultats aux<piels la science
peut être conduite par ses déductions ^
De ce que les Sémites se crurent, dès Tépoque la plus re-
culée , en rapport de fraternité avec les autres races , on ne sau-
rait rien conclure pour la question ethnographique, puisque
cette fraternité , ils l'admettaient a priori, et non d'après des
renseignements historiques. La critique^ toutefois, peut sans
témérité apprendre aux races ce qu'elles ignoraient elles-m^es
sur leur propre histoire ; elle sait voir dans les traditions ce
que la croyance naïve n'y voyait pas. Examinons donc si les
plus anciens souvenirs des Sémites , convenablement interpré^
tés , ne nous aideraient pas à retrouver entre eux et les Ariens
la trace d'une parenté dont les uns et les autres auraient éga-
laient perdu la conscience.
Ces traditions, c'est évidenunent dans les premiers chapitres
de la Genèse qu'il faut les chercher. A côté de quelques don-
nées relativement modernes et peut-être empruntées au haut
Orient, les premiers chapitres de la Genèse nous représentent
dans leur ensemble les souvenirs personnels de la race sémi-
tique. Or, on ne peut nier que sous deux aspects essentiels,
sous le rapport de la géographie et des idées mythiques, ces
premiers chapitres, jusqu'au x* inclusivement, ne nous placent
en dehors du monde sémitique , et- ne nous rapprochent fort
du berceau des peuples ariens.
n a été établi précédemment (}. I, ch. ii, S i) que la plus
ancienne géographie historique des Sémites se rapporte à l'Ar-
ménie. C'est là que nous trouvons cette race, au moment où,
^ Voir iet excettentoB réflexions de M. A. de Humboidt sur ce sujet, tradoilas
par M. GuigDiaat, Coêmoê, I, p. &9e-&39; eonf. t II, p. i3i, i3à-i35.
1. 99
450 HISTOIRE DES LANGUES SÉMITIQUES.
pour la première fois , nous avoAs quelque connaissance pré-
cise de ses mouvements: Mais on ne peut croire que rArménie
soit son berceau primitif : elle garde évidoBunent le souve*
nir d^uné géographie antérieure, qui ne lui représente rien
de bien distinct , et flotte mélëe aux vagues souvenirs de son
enfance. A 1 origine , Thomme apparatt dans un pays i'Éim
ou de délices^ ^tué à VoriaU, Là se trouve un jardin, qui sert
à l'homme de séjour. Du pays d'Eden sort un fleuve qui arrose
le jardin, puis se divise en quatre branches ou canaux. Le
nom du premier fleuve est Fhiwn ; il entoure toute la terre de
HapUà, où est lor : l'or de ce pays est excellent; là se trouve
aussi le bedolak (bdellium?) et la pierre de MAoAom (onyx?).
Le nom du second fleuve est Gihan : il entoure toute la terre
de Couteh. Le nom du troisième fleuve est Hiddikel (le Tigre):
il coule devant TAssyrie. Le quatrième fleuve, c'est le Phrai
( Gen. II , 8-1 & ). Quand Thomme a été chassé du jardin d'Edeo,
Dieu place devant le jardin des Kruim ou griffons (^y^ÔTns) et
une épée de feu (m, â&). Kaîn, après son crime, habite une
terre de Noi ou d'exil , à l'orient d'Eden ^ ; il bfttit une première
ville , qui s'appelle Hanok (iv, 16-17 ). Après le déluge , l'arche
s'arrête sur les montagnes à!Ararat (thi , & ). Ici nous touchons
la région occidentale de l'Asie , d'où l'histoire biblique ne sor-
tira plus désormais.
Il est évident que cette antique géographie, qui ne corres-
pondait plus à celle des pays habités par les Sémites, pefdit
de bonne heure sa signification pour eux. La rédaction même
* Les exprewîoDB Q*lpD et riD*ip 1 qui reviennent si souvent dans ces descrip-
tions, sont obecures. Je ne puis croire qu^ib ngnifieat bien rigourensement i
Fariêni , à Porient de... Car pourquoi ne trouverait-on pas aussi quelquefois Pex-
pression 3*iyiDDi à VoeciduUT II me semble que, dans cette géographie fantas-
tique, pour orienter les lieux, on les mettait simplement à PorwU les uns des
autres, sans qu'on attachât à cela aucune idée bien précise.
LIVRE V, CHAPITRE II. 451
de la Genèse en est la preuve. On est porté à croire, en effet,
que, parmi les noms inconnus des quatre fleuves, deux au
moins ont été changés par les derniers rédacteurs en des noms
plus connus ^. Le Tigre et l'Euphrate n'appartiennent pas au
m^e système géographique que le Phison et le Gihon. La
même chose est arrivée dans les traditions persanes. La mon-
tagne saci^e de Bordj, source de tous les fleuves, et TArvand,
qui en découle, ont successivement avancé vers l'occident, de-
puis rimaûs jusqu'au Tigre, et l'Euphrate s'est substitué à
son tour à des fleuves plus orientaux'. Les races portent avec
ailles leur géographie primitive comme leurs dieux , et appli-
quent cette géographie aux nouvelles localités où elles sont
transplantées. Des quatre fleuves du paradis , le Gihon et le
Phison seuls méritent donc d'être pris en considération. Mais
ils le méritent d'autant plus que ces deux noms , comme ceux
de Nod et de Hanok, ne reparaissent plus une seule {bis dans
la géographie des Hébreux.
D serait peu conforme à la bonne critique de donner à ces
notions primitives une rigueur qu'elles n'avaient pas dans
Tesprit de ceux qui nous les ont transmises. Cependant, si
nous cherchons à déterminer le pays qui satisfait le mieux au
thème géographique des premiers chapitres de la Genèse, il
fout avouer que tout nous ramène à la région de l'Imaûs, où
les plus solides inductions placent le berceau de la race arienne^.
Là se trouvent, comme dans le paradié de la Genèse, de l'or,
des pierres précieuses, le bdellium^. Ce point est peut-être
' £w^, GwehkhU dei V. Jfr. I, 33i.
* Bumouf, CommenL «ur k Yaçna, p. a&7 et tmy. addit ^ gluxi et eoi^' ;
Anquelil du Perron, ZtndoMttay t. H, p. 78, 890 et soiv;
' Buraouf, op, dL p. s5o, addit clxxxt; Lafiaea, IftHBeheAUerthunukunde, I,
p. 5&6et8iiiT.;Â.deHamboldt,iifMe0farai8, t I,p. i63;tn,p. 16, 377,890.
* Viema e$t Bactianainqua bddimm nommati$nmum (Plin. Hiit. nat, XII, 1 9).
29-
/k^2 HISTOIRE DES LANGtIES SÉMITIQUE^.
celui du monde où Ton peut dire avec le plus de vérité que
quatre fleuves sortent d'une même source : quatre immenses
courants d'eau, Tlndus, FHelvend, TOxus, le laxarte, s'en
échappent, et se répandent de Ih vers les directions les plus
opposées. De fortes raisons invitent à identifier le Phison avec
le cours supérieur de l'Indus^. M. Lassen et M. d'Eckstein ont
démontré que le pays de Havila ne peut guère être que la ré-
gion du haut Indus, ce pays de Darada célèbre dans la tra-
dition grecque et indienne par sa richesse, et où l'on trouve
une foule de noms, entre autres celui de Caboul (les Cabolùœ
de Ptolémée), qui rappellent celui de Havila ^ Au x*" chapitre
de la Genèse, Havila est associé à Ophir (v. 39), qui désigne
certainement la c6te de Malabar, et aux pays de Cousch et de
Saba (v. 7); ces deux derniers noms correspondent bien à
l'expression grecque AWionet, qui a été souvent appliquée à
rinde , par suite de la tendance qui portait les anciens ù sup-
poser rapprochés les uns des autres les pays très-éloignés d*eux.
Le Gihon est probablement l'Oxus , bien qu'on ne puisse cher-
cher un argument pour cette identification dans le nom de
{jy^i^j que porte encore aujourd'hui cette rivière: ce nom,
en effet, peut provenir de la tradition biblique elle-même, par
l'intermédiaire des juifs et des musulmans'. Le pays de Cousch,
que baigne le Gihon, est peut-être le séjour primitif de la
race couschite^, dont le berceau nous apparaîtrait ainsi à côté
1 UopinioQ qui cherche le Gange dans Tan des fleuves du paradis est inad-
missible. Ce fleuve , comme i*a très-bien dit M. d^Eckstein , est tout i fait en ààton
du rayon visuel de la haute antiquité. {AikinœwnJra$tçaiMf 97 mai i85â.)
* Lassen, Ind. AUêrthimëkmdê , I, SaS etsuiv. SSg; d'Eckstein, loe.\nL
' Le nom de (jj^ts^ ou ^U^, est devenu pour les Arabes une sorte de
nom générique , qu'ils appliquent à tous les grands fleuves , le Gange , TAraïc , etc.
(Voy. Gesenius, The$. au root pn^3 ; Tuch, KommuUar uber die Gênent ^ p. 77.)
*' D'Eckstein, Ath, françaû , as avril, 97 mai, 19 août i854.
LIVRE V, CHAPITRE II. iii3
de celui des deux autres races. J'aime mieux pourtant y voir
un mot de géographie vague , eâiployé pour désigner un pays
oriental ou méridional et lointain ^ : tels étaient chez les anciens
les mots SÉihiofie, Stythie, etc. Le manque de cartes et de
toute orientation rendait possibles les confusions les plus bi-
zarres ^. Quant aux deux fleuves qui , entre les mains du rédac-
teur de la Genèse, sont devenus le Tigre et TEuphrate, Tun
est peut-être THelvend, le mystérieux Arvanda du Zend-Avesta,
qui, de fuite en fuite, à une époque plus moderne, est devenu
aussi le Tigre chez les Persans ^.
Le nom de Noi est sans doute Un mot sémitique signifi-
catif comme celui d^Éden, et auquel il ne faut pas attribuer
de valeur géographique précisé ^. Quant à la ville de Hanok ,
de toutes les conjectures proposées sur ce sujet, la moins in-
vraisemblable est peut-être celle de M. de Bohlen , qui y voit la
ville de Kanyakubdja ou Ganoge (^ys), dans l'Inde supé-
rieure.
Ainsi tout nous invite à placer l'Eden des Sémites dans les
monts Belourtag, k l'endroit où cette chatne se réunit & l'Hi-
malaya, vers le plateau de Pamir ^ Si les découvertes des
voyageurs contemporains ont prouvé que le climat et les pro-
ductions de ce pays sont loin de répondre aux images qu'on se
> Battmaim, MiftkohgvM, I, p. 96 et sniv.
s Voir, comme exemj^e de cette géographie vagae, le voyage d*Io dans le Pro-
méAk d*EBckyle, t. 707 et suiv. 790 et soiv.
' Bunioitf, CommenL $ur le Yaçna, addit p. clkxxiu.
* Toch, Kmmnêntar ûbir die Gênait, p. 111 et sniv. ; Winer, BiM, ReaiwctrL
au mot NoéL D'autres voient daua le pays de Nod les déserts de l'Asie ceutraie.
Bunsen, Ouâhm, H, p. lai.
* Lassen, I. e.; d'Eckstein, h e, Q est remarquable que Josèphe et les pre-
miers Pères furent conduits, par des raisons fort différentes des nôtres, è {dacer
le paradis terrestre dans la même région. Voir une lettre de M. Letronne, pu-
bliée par M. de Humboldt, HûL de la géogr. dm iMNfMau eontiÊmU , t. III , p. 1 19.
&5A HISTOIHE DES LANGUES SÉMITIQUES.
fait de l'Edeji, il faut se rappeler que l'idée de délices, atta-
chée au séjour primitif, peut très-bien être une conception a
priori, amenée par le penchant naturel des peuples k placer
Tâge d*or en arrière. Au même point nous ramènent, selon
£. Burnouf , les textes les plus anciens et les plus authentiques
du Zend-Avesta ^ Là est le vrai Mérou, le vrai Bor^' et le vrai
fleuve Arvanda, d'où tous les fleuves tirent leur source, sdon
la tradition persane. Là est, selon l'opinion de presque tous
les peuples de l'Asie, le point central du monde, l'ombilic, le
seuil de l'univers^. Là est l'Outtara-Kourou , le pays des bien-
heureux, dont parle Mégasthène^. Là est enfin le point d'at-
tache commun de la géographie primitive des races sémitiques
et indo-européennes. Cette rencontre est certes un des résul-
tats les plus firappants auxquels ait mené la critique moderne;
et, ce qu'il y a de plus remarquable, c'est qu'on y est arrivé
de deux c6tés à la fois : par les études ariennes et les études
sémitiques, qui, d'ailleurs, ont si peu de contact, et hal»-
tuent l'esprit à des procédés si difiérents.
Assurément, il faudrait se garder d'attribuer à ces inductions
une certitude qu'on obtient si rarement dans les questions
d'origine. Pour ne mentionner qu'une seule objection, n'est-on
pas en droit de craindre , en voyant l'étonnante conformité de
la géographie mythologique du Boundéhesch^ avec la Genèse,
* Commetu. sw le Yaçna, addit p. Guuif ; Spiegd., Atuiay I, p. 61 etiniv.
^ D'Ëckstein, dam VAÛmiaum fnmçm^ 97 mai i8^&, et dans ie Carre»'
pmdant, 95 juillet i85&, p. 507.
^ L*ezactitade de M^gBsthène, en ced pomme ^r bien d^autrès pointe, a été
démontrée par les études modernes sur Tlnde. (Lassen, Zmkehrfifir die £widc
de$ Morgenitmdet , t II, p. 6s.)
* Anquetil du Perron, ZmdoMfta, t II, P..390 et suiv. La traduetkNi du
Boundâeuh d^Ânqnetil, ia seule qu'on puisse dter, est d^une exactitude suffisante
pour les passages qui nous occupent.
LIVRE V, CHAPITRE II. A55
que la théorie des quatre fleuves n'ait été empruatée par les
Juids à la Perse? En combinant les données du Boundéheseh
pehivi avec celles des livres zends bien plus anciens ^ on ar-
rive à une théorie primitive des eaiix , fort analogue à celle
des Hébreux. L'Arg (le laxarte), le Veh (l'Oxus), TArvand
(i'Helvend) et le Frat sortent d'une même source; ils coulent
quelque temps en commun autour du monde , et se séparent
ensuite pour arroser, sous des noms divers, les pays les plus éloi«-
gnés^. L'opinion desexégètes qui, conune Gesenius, Lengeri^e',
voient le Nil dans le Gihon , et considèrent le passage de la Ge-
nèse relatif aux fleuves du paradis comme purement mythique,
se trouverait ainsi confirmée. Nous aurions dans ce curieux
passage une traduction hébraïque de la vieille opinion persane^
d'après laquelle tous les fleuves du monde sortent d'un même
réservoir : l'Euphrate , le Tigre , l'Indus et le Nil auraient été
choisis comme les quatre plus, grands courants d'eau que con-
nussent les Hébreux, et l'induction géographique que nous
avons tirée de ce passage sur le séjour primitif des Sémites sor
rait c(Mnplétement anéantie.
De graves raisons s'opposent, toutefois, à ce qu'on admette
cette explication. Et d'abord, si c'est à une époque relativement
moderne et sur i^ie donnée de géographie physique a priori
• ■ • _ » •
' fiimuMif, op. eU, p. S&7 et surr. addit. CLxxit et 9uiY. ; Anquetil , op. eit, II ,
p. 78.
* L^Inde poesède an mythe analogue sur le mont Mérou.
^ Gesenius, Thet, s. v. pn^3; Lengerke, Kençum,^. 90 etsuiv.
* On ne peut 8aj^>08er que Temprunt ait eu lieu à Finverse, des Persans aux
Hébreia; car cette fiction, si €*en est une, est bien plus dans le goât iranien que
dans le goût sémitique. D^ailieurs, si le parsisme eût fait quelques emprunts aux
livres des Hébreu, ce qui n^estpas prouvé, il serait surprenant que Vemprunl
fût tombé sur une particnlarité aussi secondaire et qui tient une aussi (aible
place dans Thistoire biblique.
■s
&56 HISTOIRE DES LANGUES SÉMITIQUES.
qae les Hébreux ont choisi les noms des ([uatre flenves, pour-
quoi , parmi ces noms , en trouve-i-on deux qui ne reparaissent
pas une seule fois dans leur géographie réelle ? Pourquoi ,
voulant désigner le Nîl, lui auraientrils appliqué le nom de
Gihon, que rien ne justifie, tandis que ce même fleuve est
toujours appelé chez eux du nom de llmtf? Pourquoi, ayant
à décrire les pays arrosés par le Nil, auraient-ils nommé le
pays de Gousch, plut6t que celui de Mesraîm, placé à leur
porte et qu'ils connaissaient si bien î Gomment, enfin, auraient-
ils songé à réunir à TEuphrate, au Tigre et au Nil, trois flen-
ves^ qui leur étaient familiers , l'Iùdus , placé en dehors de leur
sphère géographique, et qui n'est pas nommé une seule fois
dans les autres documents hébreux? Je suis donc porté à re-
jeter sur ce point l'explication pqreinent mythologique, et à
maintenir aux fleuves Au paradis une valeur géographique
réelle. Si la tradition persane nous présente un thème ana-
logue , au lieu de voir dans cette rencontre un emprunt fait
par la Judée à la Perse ou par la Perse à la Judée , j'y vois
un souvenir commun que les races ariennes et sémitiques ont
conservé de leur séjour dans Tlmaûs.
Ce fait d'une même tradition primitive se retrouvant chez
les peuples sémitiques et ariens n'est pas, du reste, isolé.
M. Ewald a ouvert à la science une voie nouvelle, en signa-
lant des rapprochements inaperçus ou mal aperçus jusqu'à hu
entre les plus vieilles traditions hébraïques et celles de la
Perse et de l'Inde ^ Ses hardies tentatives ont reçu la meilleure
des approbations ; les deux représentants les plus accrédités
des études ariennes, M. Lassen^ et M. Eugène Bumouf (ce
1 G^êchiehu dêt VoUcêê Imwl, t. I, p. 3os e( suiv. W. Jones et Wiiford avuent
déjà tenté «ette voie, mais avec une méthode bien aiiÂtraire.
^ Indûche Alterthuni$kunde , I, SaS-Sag.
LIVRE V, CHAPITRE IL 457
d^rflier avec plus de réserve) ^ en ont accepté les principaux
résultats. Le contact anté-bistorique des peuples indo-euro-
péens et des peuples sémitiques est devenu une sorte d'hypo-
thèse reçue dans les pluç hautes et les meilleures régions de
la science allemande. Sans me prononcer sur ce point avec la
même assurance que M. Ewald et M. Lassen, je dois dire ce^
pendant que cette hypothèse me .semble n'avoir contre elle
aucune objection décisive et servir de lien à beaucoup de faits
qui , sans cela , restent inexpliqués.
Parmi ces débris de l'héritage commun aux Ariens et aux Sé-
mites, Ewald, Lassen et Bumouf placent avant tout la croyance
à un état primitif de perfection, l'idée d'ftges fabuleux qui ont
précédé l'histoire, et quelques-uns des nombres qui expriment
la durée de ces Ages. Il faut avouer que les récits du paradis,
de ji'atTbre de vie , de la faute primilive , du serpent tentateur
ont de grandes analogies avec les fables brahmaniques sur
le berceau de l'espèce humaine et plus encore avec certains
mythes du Vendidad-Sadé; or, les chapitres de la Genèse
où sont contenus ces récits ont été écrits avant le contact
inteflectuel des 'Hébreux avec les peuples ariens , et tranchent
fortement avec la couleur des livres conçus sous l'influence
persane depuis la captivité K M. Ewald et M. Lassen mettaient
également au rang des souvenirs communs aux deux races la
* Bkâgaoata Purâna, t. DI, préf. p. ilyiii-xux.
' Avouons cependant que la description da jardin d*Éden semble formée snr
le modèle des parudit persans, ayant au centre le cyprès pyramidal. (Gonf. A.
de Hnmboldt, Cotmoê, II, p. ti3 et les notes, trad. Galusky; Lajard, Mém, sur
h asùê êm eyprk pyramidal, dans les Mém, d$ VAead.'de$ ïmcr. nouvelle série,
t. XX, u* part p. 139 et suiv.;Tuch, Kommtntar uber die Genmi», p. 68.) Ajou-
tons que les premiers chapitres de k Genèse sont tout à fait isolés dans la tradi-
tion israélite, et qn^il n*y est fait aucune allusion dans les antres livres hébreux;
ce qui semble favoriser Thypothèse d^un emprunt.
458 HISTOIRE DES LANGUES SÉMITIQUES.
tradition du déluge. M. Lasseu renonça depuis à ce gentiment ^
en présence des savantes recherches par lesquelles M. Bur-
nouf ' crut avoir démontré que l'idée du déluge est étrangère à
rinde et s'est introduite dans ce pays à une ^oque relativement
moderne , probablement par suite de rapports avec la Ghaldée.
H. Ewald a maintenu son opinion ^^ et les récents travaui de
R. RothS A. Weber\ Fr. Windischmann ^ A. Kuhn\ fondés
sur l^tude desVédas» semblrat lui avoir donné gain de cause.
Mais il est possible que la croyance à une inondation histo-
rique tienne à des événements locaux et distincts , bien plutôt
qu'à une tradition commune : en effet, ce ne sont pas seule-
ment les Ariens et les Sémites , ce sont presque tous les peu-
ples qui placent en tête de leurs amudes une lutte eontire 1'^
lement humide , représentée par on cataclysme principal '.
J'ai encore plus de peine à accepter le système de M. Ewald
sur les âges mythiques et. les n<Hnbres ronds qu'il pr^end re-
trouver dans les premières pages de l'histoire hébraïque. Ce
qui caractérise, au contraire, la cosmogonie des Sémites,
c'est le tour historique qu'elle affecte, lors même qu'elle porte
sur un terrain évidemment fabuleux, c'est l'absence de tout
symbolisme emprunté aux formes animales et aux métaux,
c'est une extrême sobriété dans l'emploi des jeux de nombres
' bid, AU, I, Nachtnege, p. xciii.
* Bhâg. fW. t m, p. XXXI, Li ; eonf. F. Nève, La ÈraUtion mdimmê dut iéhgt
don» êafonm laphtê anammê (Paris^ i85i).
s Gmck. dm V. Urad, a'édit I, 36i, ei Mrkuchêr dm- èîUifdbi Wmmk-
tclufi, IV (i85si), p. 997.
* Mûmehemr gglehrti Amêigêm, 18&9, p. a6 et soiv.; iSSo, p. 79.
' Indiêehê Studim, L I ( i85o), p. 161 el suiv.
* Unagtn det ariêdttn VaQter (Mûnchen, tBSa), p. & et suiv.
' Zeitidir^fir vergkkhMdêSprad^ûnehmg, L IV, p. 88 ( i85&).
* Voir rartide DéUtgt de M. A. Maary, dans YEiieyelapddit modêniê de M. Léon
Renier.
LIVRE V, CHAPITRE IL 459
qpi caracténsent toujours les créations mythol^ques a priori.
La réalité des combinaisons de ce genre que M. Ewaid croit
découvris dans les - premiers diapitres de la Genèse ^ est loin
d'être démontrée. Les thèmes numériques ne pouvaient avoir
de 3eBs aux yeux des peuples primitifs que quand ils étaient
nettement avoués, c'esinà-dire quand le nombre était relevé
avec intention dans le réât. Or cela n'a point lieu dans les
noiedoik ltâ>raiqnes : le namtoir ne fait jamais la suppu-
tation des listes qu'il donne, et il est permis de croire qu'il
n'avait pas conscience des symétries qu'on lui prête. Ce n'est
pas, à mon avis, dans des rapprochements aussi peu déci-
sifs qu'on peut 4rouver la preuve d'une cohabitation primitive
des deux races. L'unité de constitution psychologique de l'es-
pèce humaine, au moins ded grandes races civilisées, en vertu
de laquelle les mêmes mythes ont dû apparaître paraUèle-
ment sur plusieurs points' à la fois, suffirait, d'ailleurs, pour
expliquer les analogies qui reposent sur quelque trait général
de la condition de l'humanité, ou sur quelques^ms de ses
instincts les plus profonds.
Il est d'autres analogies d'un caractère plus précis, qui
s'observent entre le cyde des traditions sémitiques et des fara-
ditioBS ariennes; malheureusement, aucune de ces analogies
n'est de nature à satisfaire une critique exigeante. Le mythe
des fleuves du paradis, dont il a été parlé précédemment, est
sans doute le rapprochement le plus acceptable. La grande im-
pression produite par les premiers travaux de métallurgie , im-
pression qui se retrouve dans tant de mythes ariens , pourrait
bien s'être également conservée dans la tradition sur Tubalcain
( Gm. IV, 3 s ). Buttmann , d'ordinaire moins heureux dans ses
comparaisons entre la mythologie gréco-latine et celle des
* Comparer les Tues analogoeB de M. de Leqgerke, Ktmum, p. m «t suiv.
460 HISTOIRE DES LANGUES SÉMITIQUES.
Hébreux , a signalé la ressemblanee du nom de ce personnage
avec celui de Vtdcam ^ ^o-bhtavoÇf comme T(h4pfiiiis=Turm$
= Terminus; ou 'SeXxopés, formes éirosques). Tàime mieai
voir toutefois, avec le baron d'Eckstein^, dans le nom de ce
patriarche de la métallurgie , un souvenir de l'antique corpo-
ration deTubal (Tibarènes, Ghalybes), analogue aux Telchines
de la Grèce. Les Krubim, que Dieu, suivant le récit de la Cre-
nèse, fait habiter à l'orient du paradis, pour en garder l'en-
trée [Gen. III, â/i), sont très^probablement le Ganntda on les
griffon» ( kruh = y pins ) , gardiens des trésors et des monts
aurifères dans tous les mythes ariens'. L'idée des Krubin
n'est pas sémitique, et la racine de leur nom semble indo-
européenne {gfif, greifm, saisir). On pourrait supposer, il
est vrai, que les Jui& n'ont connu cet être fabuleux que par
leurs rapports avec l'Assyrie^ et, s'il s'agissait uniquement des
Kruhm employés comme motifs d'ornementation dans l'ai^
chitecture des Hébreux, la question devrait sans doute être
ainsi résolue ^ ; mais le rôle de gardiens de la porte d'Eden est
trop caractéristique et se rattache à. de trop vieilles idées
pour qu'une telle explication soit facilement admissible. Y au-
rait-il là quelque souvenir de l'empire fabuleux des griffons
et des Arimaspes dans l'Altaï, ou des griffons qui gardent
l'or de Kampila (Havila)^? Les Seraphim ont de même la plus
' MifihokguMy I, i6&. La rapprochement de /ouèol = Âv^AAaw et antres pro-
poeés par ButUnann sont tout à (ait înadmiwnbies. Cf. Ewald, /oM. dgr MIL
Wiêê. i85&, p. 19.
* AlhmœwnifrQinçai»y 19 août i85&,p. 775;co]if. ^uài^Kommmtar vhtr èà
Gênent, p. 118-119.
* Tuch, Und, p. 96-97; Geeeoina, Thn. s. h. v.
* JwujuÀ cf ihe R, ÀMtotie Society, Yol. XVI, part 1 (i856), p. 98 et suiv.
G^eat aussi ropinion de M. Layard. M. Ewaid songe plutôt aui sphinx de TÉ-
gypte. Dm AUerthemer dee Voïkeê hraM (9* édit), p. 139.
* Schauffdberger, Corpue ScripU Vet. qui de hdia «en^imia, fiuc* 1, p. 11,
LIVRE V, CHAPITRE IL &61
grande analogie avec les Sarpas ou encore avec les Apsaras.
La longévité des premiers patriarches semble un écho de l'Out-
tara-Kourou ou pays des Bienheureux , situé au nord dé Ca-
chemire, et dont le mythe a beaucoup d'analogie avec celui
des Hyperboréens chez les Grecs ^ Enfin ^ sous Icbuorn de /»-
phet, j'ai toujours été tenté, je 1 avoue, de voir, avec^les anciens
interprètes, le nom du titan icheros^ autour duquel les Hel-
lènes groupèrent tant de traditions ethnographiques ^. Fils
d'Uranus et de Gaea , Japetus s'unit à l'océanide Ana; il a pour
fils Atlas et Prométhée, pour petit-fils Deucalion, ie père de
toute l'humanité post-diluvienne. L'antiquité de ce mythe chez
les Grecs ne peut guère être révoquée en doute depuis je tra-
vail de M. Vœlcker'. Toutefois, comme on ne trouve aucun
vestige du nom de Japet chez les autres peuples ariens^, on
pourrait supposer que la présence de cette dénomination ethno-
graphique chez les HeOènes et les Hébreux proviendrait d'un
contact des Sémites et des peuples helléniques au sud du Cau-
case ou à l'est de l'Asie Mineure, régions où se localisent pré-
cisément les mythes de Japet ^.
iiro; A. de Hamboldt, Ctmnoê, t II, p. 170; d^Eckstein, Athêtuewm français,
l e. p. 777-778.
> Schaoffe&erger, cp. eU. p. 98; Lassen, Zmtaektfifir diê K. de M. t If,
p. 66; Humboldt, Goimof, II, p. 5o&; Schwaobeck, ComnmU, de Megastkene,
p. 63.
s Knobd, Die Vœlkeritfd dêr Getmit, p. ai-aa; Bnttmaim, Mytkologus^ I,
99a et auiv.
' Die Mythologie do$ Japeiiiehen GeteMêchtn, OîeMen, 1896.
* Lea vnea de M. Fr. Windiachmann sur TidentificaticHi de Noé et de Japhet
avec Nakuoeha et Yaydti, de la légeode indienne, sont bien hasardées. Unagm
dêr oriHthiH VœUtor, p. 7- 10. Cf. A. Knhn, Zoitiekr^firvêrgL Sfracl^onekmgy
p. 89-90.
» EwakI, Gmek. d» V. hr. I, 33t (1'* édit), 37&-375 (9* édit). Les rola-
tîoos inoontestaUes^ des mythes dleonium et d*Apamée-Kibotos avec Hénoch et
Noé paraissent primitives i M. Ewald. Und. p. 3i&, 33i (i"* édit.), 356, 376
«63 HISTOIRE DES LANGUES SÉMITIQUES.
On le voit, aucun de ces rapprochements, si l'on en excepte
celui <les fleuves du paradis, n'offire une base vraiment scien-
tifique. Tous prêtent au doute par deux cMés : d'abord, l'iden-
tité n est dans aucun cas évidente et incontestable ; en second
lieu, on peut toujours se demander si cette identité ne pro-
vient pas d'un emprunt fait à une époque historique* 11 est de
la nature des mythes de s'échanger entre les races avec une
grande facilité; en f^udrait-fl d'autre exemple que l'étrange
substitution qui s'est faite depuis quelques siècles, dans l'Inde
musulmane , des noms et des souvenirs bibliques aux noms et
aux fables indigènes? Qui sait si, à une haute antiquité, il ne
s'est pçs passé quelque chose d'analogue dans l'Asie occiden-
tale ? La manière dont une foule de mythes assyriens et per-
sans s'introduisirent chez les Hébreux, au vi' et auvii* siède
avant l'ère chrétienne , porterait à le croire. Le paganisme <Ah
scène et voluptueux de la Phénicie et de la Syrie nous invite
également à supposer que la race sémitique établie dans
l'Aramée accepta des cultes étrangers aux idées sémitiques,
cultes dont le centre paraît avoir été à Babylone. D est donc
impossible d'arriver par la mythologie comparée à une entière
certitude sur le point qui nous occupe, ou, pour mieux dire,
il faut reconnaître que, pour les mythes comme pour là langue,
un abtme sépare les deux races, et qu'on peut à peine saisir
entre elles quelques liens isolés. Toutefois l'hypothèse à la-
quelle nous avons été amenés par l'étude des langues s'applique
d'une manière non moins satisfaisante à l'étude des mythes,
(9* édit);iaArfr. dêrhAL Wia. i85&^p. 1 et 19. Je n*y peux voir, pour ma
part, qu^un effet du syncrétîame qui, dès une époque aaseï ancienne, s^effiirça,
en Syrie et en Asie Mineure , de fondre la mythologie hellénique avec ka tra-
ditions des Sémites , méthode dont on trouve tant d^ezenples dans Pfaiion de
Byblos, Moïse de Khorène, etc. Le mythe diluvien de Mabug on Hiérapoiis
présente une combinaison analogue à celle des labiés dleomnm et d'Apamée.
LIVRE V, CHAPITRE II. 463
qui sont aussi une sorte de langage primitif. La considération
des mythoiogies n'aurait pas suffi, sans doute , pour mettre
sur la voie d'une parenté primitive entre la race sémitique et
la race indo-«uropéenne ; mais cette parenté étant indiquée
d'ailleurs, la question des mythes s'en trouve fo(t éclaircie.
S VI.
L'étude des caractères physiques et moraux des deux races
fournît des preuves bien plus décisives en faveur de leur unité
primitive. La race sémitique, en effet, et la race indo-euro-
péenne, examinées au point de vue de la physiologie > ne
montrent aucune différence essentielle; elles possèdent en
commun et h elles seules le souverain caractère de la beauté.
Sans doute, la race sémitique présente un type très-prononcé,
qui fait que l'Arabe et le Juif sont partout reconnaissables ^.
Mais ce caractère différentiel est beaucoup moins profond
que celui qui sépare un Brahmane d'un Russe ou d'un Sué-
dois : et pourtant les peuples brahmaniques, slaves et Scan-
dinaves fi^ppartiennent évidenunent à la même race. Il n'y a
donc aucune raison pour établir, au point de vue de la phy-
siologie, entre les Sémites et les Indo-Européens une distinc-
tion de l'ordre de celles qu'on établit entre les Caucasiens,
les Mongols et les Nègres. Aussi les physiologistes n'ont-ils pas
été amenés à reconnaître l'existence de la race sémitique, et
l'ont-ils confondue sous le nom commun et d'aiUeurs si dé-
fectueux de Caucasiens avec la race indo-européenne. L'étude
des langues, des littératures et des religions devait seule ame-
ner à reconnaître ici une distinction que l'étude du corps ne
révélait pas.
3ous le rapport des aptitudes intellectuelles et des instincts
> V. Nott et Gtiddon, 7^ ofMmikmi, p. 1 98 el sniv. fti 1 et soiv.
&6& HISTOIRE DES LANGUES SÉMITIQUES.
moraux , la différence des deux races est sans doute beaucoup
plus tranchée que sous le rapport de la ressemblance phy-
sique« Cependant, même à cet égard, on ne peut s'empêcher
de ranger les Sémites et les Ariens dans une même catégorie.
Quand les peuples sémitiques sont arrivés à se constituer en
société régulière , ils se sont rapprochés des peuples indo-eu-
ropéens. Tour à tour les Juifs , les Syriens , les Arabes sont
entrés dans l'œuvre de la civilisation générale, et y ont joué
leur rôle comme parties intégrantes de la grande race perfec-
.tible; ce qu'on ne peut dire ni de la race nègre, ni de la race
tartare, ni même de la race chinoise, qui s'est créé une civi-
lisation à part. Envisagés par le côté physique, les Sémites et
les Ariens ne font qu'une seule race, la race blanche; en->
visages par le côté intellectuel, ils ne font qu'une seule fa-
mille, la famille civilisée : de là l'échange d'idées qui s'est
opéré entre eux , les Sémites ayant prêté aux Ariens des idées
religieuses plus simples et élevées, les Ariens ayant donné aux
Sémites les idées philosophiques et scientifiques qui leur man-
quaient. L'histoire morale et religieuse du monde n'est que le
résultat de l'action combinée de ces races. On expliquerait
à peine comment deux espèces, apparues isolément, se mon^
treraient aussi semblables dans leur constitution essentielle,
et se seraient si facilement confondues en une seule et même
destinée.
Ce sont là des considérations qui semblent devoir l'em-
porter sur celles de la philologie comparée. Quand il s'agit
du fait primitif de l'apparition des races , les caractères phy-
siques et moraux ont plus de valeur que les caractères lingui^
tiques. Rien n'empêche que des peuples sortis d'un même
berceau , mais scindés dès les premiers jours , ne parlent des
langues de système différent, tandis qu'il est difficile d'ad-
LIVRE V, CHAPITRE II. &65
mettre qae des peuples offrant les mêmes caractères physiolo-
giques et psychologiques ne soient pas firères. Nous arrivons
donc par toutes les voies à ce résultat probable , que les races
sémitiques et ariennes ont cohabité à leur origine dans la
région du Belourtag ou de THindoukousch ; qu'elles se sont
divisées de très-bonne heure, et avant que ni Tune ni Tautre
n*eût trouvé la formule définitive de son langage et de sa
pensée; mais que longtemps après cette séparation, elles eu-
rent ensemble des rapports qu'on peut appeler étroits, du
moins si on songe au profond isolément dans lequel elles vé-
curent par la suite. Plusieurs des traits communs que nous
avons cherché à relever entre les deux races supposent, en
effet, une conscience trop avancée pour qu'il soit permis de
les croire antérieurs au développement complet du langage ^
L'humanité, comme l'individu, ne saurait se souvenir sans la
parole, et, si les traditions communes admises par MM. Ewald
et Lassen ont quelque réalité, il faut reconnaître que le
commerce des deux races se prolongea au delà des premiers
jours de leur existence. On pourrait comparer ces relations
primitives à celles de deux jumeaux , qui auraient grandi
à une petite distance l'un de l'autre, puis se seraient séparés
tout à fait vers l'ftge de quatre ou cinq ans. En se retrou-
vant dans leur âge mAr, ils seraient conmie étrangers entre
eux, et ne porteraient guère d'autre signe de parenté que des
analogies imperceptibles dans le langage, quelques idées
communes, telles que le souvenir de certaines localités, et
par-dessus tout, un air de famille dans leurs aptitudes essen-
tielles et leurs traits extérieurs.
* M. Kanik a irè§-bien «perçu la contradiction où sont tombéa à cet égard ceux
qui ont exagéré lea rebtions primitÎYeB dea Sémites et des Ariens. (M/kmgu atith
tiapim dêVAead, de Samt-PétêrdHfurg , t. I,p. Sig-Sao.)
I. 3o
&66 HISTOIRE DES LANGUES SÉMITIQUES.
Les études de linguistique et d^ethnographie comparées ne
sont pas assez avancées pour qu'il soit pennis d'énoncer un
jugement semblable sur les autres grandes races de l'ancien
monde. L'ingénieux système du baron d'Eckstein ^ sur les mi-
grations des Gouschites amènerait à penser que les Gouschites
et les Ghamites se trouvèrent vis-à-vis des races ariennes et sé-
mitiques dans une situation analogue à celle des races ariennes
et sémitiques vis-è-vis l'une de l'autre , et qu'ils sortirent éga-
lement de l'Hindoukousch ; mais cette hypothèse est loin d*étre
démontrée , et je ne saurais admettre avec le savant auteur que
te nom de Gousch ait jamais désigné la Bactriane. Quant aux
idées récemment émises par M. Max Mûller ^ sur la division
des langues en trois familles, sémitique, arienne, touranieime
(cette dernière renfermant tout ce qui n'est ni arien ni sémi-
tique!), et sur l'unité originelle de ces trois familles, il est
difficile d'y voir autre chose qu'un acte de complaisance pour
des vues qui ne sont pas les siennes, et on aime à croire que
le savant éditeur du Rig-Véda regretterait qu'on discutât trop
sérieusement un travail aussi peu digne de lui.
Rien ne s'oppose , toutefois , à ce que l'on se représente les
trois ou quatre grandes races qui figurent dans l'histoire de
la civilisation cpmme sortant d'un berceau unique , situé dans
rimaûs, restant quelque temps groupées autour de ce ber-
ceau, et là formant leur langue d'après trois ou quatre types
différents, mais toujours sur un certain nombre de bases
communes, et en y faisant entrer beaucoup d'éléments corn-
* Àthenmanjrançaii, 99 avril et 17 mai i856.
* Dans les (kulmn de M. Bunsen , 1 1 , p. 96d et suiv. h'jZ et soît. En cri-
tiquant ridée systématique de Touvrage de M. Mûller, noue rendons jusiiee à b
pénétration avec laquelle Tauteur, en cela d*aocord avec les plus habiles india-
nistes, a montré ies ramiGcations étendues de la race tartaro-finnoise dans Tlnde
anté-brahmanique.
LIVRE V, CHAPITRE IL 467
muns. La Chine seule resterait ainsi en dehors de la grande
famille asiatico-europëenne. Ici, en eifet, ce sont de tout au-
tres catégories intellectuelles : tandis que Tarien, le sémitique,
le copte, malgré leurs diversités, accusent une manière ana-
logue de résoudre le problème du langage, le chinois prend
les choses sur un autre pied, et arrive par une voie entière-
ment différente au même résultat. En supposant que toutes les
ressemblances de détail que Ton cherche à retrouver entre Ta-
rien , le sémitique , le copte , ne soient qu'apparentes , il res-
tera au moins entre ces trois systèmes une grande et profonde
analogie , l'existence d'une grammaire. Le chinois , au contraire ,
n'a de conunun avec les autres langues de l'Europe et de l'Asie
qu'une seule chose, le but à atteindre. Ce but, qui est l'ex-
pression de la pensée, il l'atteint aussi bien que les langues
grammaticales , mais par des moyens complètement différents.
La civilisation chinoise nous offre également le spectacle d'un
développement à part , arrivant par ses propres forces et selon
sa mesure à un résultat qui se rapproche beaucoup de la ci-
vilisation européenne. Au premier coup d'oeil , la société chi-
noise parait bien moins éloignée de la société européenne que
la société indienne; et cependant, aux yeux d'un observateur
attentif, c'est la même constitution intellectuelle qui a produit
le monde indien et le monde européen, tandis que la Chine
est arrivée à un état fort ressemblant à celui de l'Europe , uni-
quement par ce qu'il y a de nécessaire et d'universel dans la
nature humaine. Si les planètes dont la nature physique semble
analogue à celle de la terre sont peuplées d'êtres organisés
comme nous, on peut affirmer que l'histoire et la langue de
ces planètes ne diffèrent pas plus des nôtres que l'histoire et la
langue chinoise n'en diffèrent. La Chine nous apparaît ainsi
comme une seconde humanité, qui s'est développée presque à
3o.
&68 HISTOIRE DES LANGUES SÉMITIQUES.
i*insu de la première , si bien que de ces deux humanités , Tune
tendant toujours vers l'ouest, l'autre restant obstinément murée
dans l'est de l'ancien continent , ne sont guère entrées en con-
tact que de nos jours.
Quant aux races inférieures de l'Afrique, de TOcéanie, du
Nouveau Monde, et à celles qui précédèrent presque partout
sur le sol l'arrivée des races de l'Hindoukousch , un abîme les
sépare des grandes familles dont nous venons de parler. Au-
cune branche des races indo-européennes ou sémitiques n'est
descendue à l'état sauvage^. Ces deux races nous apparaissent
partout avec un certain degré de culture. On n'a pas d'ail-
leurs un seul exemple d'une peuplade sauvage qui se soit élevée
h la civilisation. Il faut donc supposer que les races civilisées
n'ont pas traversé l'état sauvage, et ont porté en ellesHnémes,
dès le commencement, le germe des progrès futurs. Leur langue
n'était-elle pas à elle seule, un signe de noblesse et comme une
première philosophie? Imaginer une race sauvage pariant une
langue sémitique ou indo-européenne , est une fiction contra-
dictoire à laquelle refusera de se prêter toute personne initiée
aux lois de la philologie comf^arée et de la psychologie géné-
rale de l'esprit humain.
Après la différence du langage, celle de la religion est,
sans contredit, la plus profonde qui sépare les peuples sémi-
tiques des peuples ariens. Les premières religions de la race
indo-européenne paraissent avoir été purement physiques'.
* La profonde dégradation où sont tombées certaines faxniQes enropéennes iso-
lées sur le continent américain et dans le sud de TAfrique ne prouve point contre
notre thèse ; car, outre que cette dégradation est loin dMire aussi profonde et aussi
incurable que Tétat sauvage, ce n^est là qu^un fait exeeptionnd, comme le caréti-
nîsme endémique , dont on ne saurait rien conclure contre les aptitudes générales
des races civilisées.
' Ap Weber, Akadem. Vorleiungen ûher mdisehe Litm'aturgmekiekiê , p. 3&-35.
LIVRE V, CHAPITRE IL 469
C'étaient de vives impressions, telles que celles du vent dans
les arbres ou les roseaux, celles des eaux courantes, celles de
la mer, qui prenaient un corps dans l'imagination de ces peu-
ples enfants. L'Arien n'arriva pas aussi vite que le Sémite à se
séparer du monde; longtemps il adora ses propres sensations,
et, jusqu'au moment où les religions sémitiques l'initièrent à
une notion plus élevée de la divinité, son culte ne fut qu'un
écho de la nature. Le polythéisme, dans toute la race indo-eu-
ropéenne , n'a cédé que devant la prédication juive , chrétienne
ou musulmane; l'exemple de l'Inde, restée mythologique jus-
qu'à nos jours \ prouve l'extrême embarras avec lequel l'esprit
indo-européen livré à lui-même se convertit au monothéisme.
La race sémitique, au contraire, y arriva évidemment sans
aucun effort. Cette grande conquête ne fut pas pour elle l'effet
du progrès et de la réflexion philosophique : ce fut une de ses
premières aperceptions. Ayant détaché beaucoup plus tôt sa
personnalité de l'univers, elle en conclut presque immédiate-
ment le troisième terme , Dieu , créateur de l'univers ; au lieu
d'une nature animée et vivante dans toutes ses parties, elle
conçut, si j'ose le dire, une nature sèche et sans fécondité.
Ainsi nous revenons à la différence fondamentale des deux
races, signalée par M. Lassen : l'une, plus subjective, plus in-^
dividuelle; l'autre, plus objective, plus rapprochée de l'uni-
vers, d'une personnalité moins concentrée. C'est là, certes, une
divergence essentielle, et qui devait produire deux mouve-
ments intellectuels profondément séparés. Cependant il s'en
faut qu'elle creuse entre les deux races un abtme comparable
à celui qui existe entre le caractère psychologique du Chi-
nois, du Nègre et de l'Européen. On s'explique jusqu'à un cer-
' Le PremSagar, le dernier grand poème mythologique de la race indo-euro-
péenne, porle la date de 180A.
&70 HISTOIRE DES I^ANGUES SÉMITIQUES.
tain point comment la divergence des Sémites et des Ariens
a pu se produire, sous le régime des causes puissantes qui
agissaient à l'origine , et dont l'efficacité était centuplée par
lextréme délicatesse du sujet humain, à peine sorti des langes
de ses premiers jours.
De même, en effet, que certains accidents extérieurs qui
sont indifférents à l'homme fait , exercent sur la constitution
impressionnable de l'enfant une influence capitale et qui déci^
dera de sa vie entière; de même il faut admettre qu'à l'on-
gine , au moment où se formait l'individualité des races ,
la nature humaine était plus flexible, plus disposée à rece-
voir de profondes et durables empreintes. Deux tribus ju-
melles, habitant à quelque distance l'une de l'autre, peut-être
sur les deux versants de la même montagne, se trouvaient
déterminées par des causes à peine saisissables à des habi-
tudes entièrement opposéees. La différence du genre de vie et
de l'alimentation , par exemple , a pu suffire pour amener entre
deux groupes des différences aussi profondes que celles qui sé-
parent le Sémite et l'Arien. La vie nomade par tribus isolées,
conséquence de la vie pastorale, était comme imposée au
Sémite ; or on sait quelles habitudes profondes engendre la
vie du douar, à quel point cette vie développe les instincts in-
dividuels, combien elle fortifie le caractère personnel, mais
aussi combien elle rend incapable de discipline et d'organisa-
tion. Un cercle d'idées assez étroit, des passions Iran-profondes,
un grand sens pratique , une tendance à faire prédominer les
considérations de l'intérêt égoïste sur celles de la moralité,
une religion simple et pure, tel est l'esprit du douar. Notre
habitude d'envisager la vie urbaine comme seule propre à dé-
velopper la civilisation , nous fait en général concevoir la vie
nomade sous de très-fausses couleurs. Nous ne comprenons,
LIVRE V. CHAPITRE II. 471
en dehors du citadin, que le paysan à demi serf, ne recevant
la vie sociale d'aucune institution , tel que l'a créé le moyen
âge; or c'est là un genre de vie assez nouveau, et de tous,
peut-être, le plus fermé à la civilisation : c'est celui où l'homme
est le plus isolé , et participe le moins à la vie conmiune de
la société. On peut affirmer que le genre de vie du Kirghiz ,
abstraction fisdte de l'inégalité des races, est bien plus propre
à cultiver l'individu que celui de nos paysans. La vie com-
mune de la tribu est, en effet, conune une grande école à la-
quelle tous assistent ; le contact perpétuel et intime des indi-
vidus excite à un haut degré certaines facultés; enfin, si une
telle vie est impropre aux spéculations scientifiques et ration-
nelles, elle constitue un milieu souverainement poétique, et
où les grandes idées religieuses trouvent merveilleusement à
se développer.
La différence de génie de l'Arien et du Sémite me semble
donc suffisamment expliquée par le genre de vie très-différent
auquel ces deux races, par suite de causes qui nous échap-
pent, ont dû être toujb d'abord assujetties. Il ne parait pas,
en effet, que la race arienne ait primitivement surpassé les
ntres en intelligence ; tout au contraire : elle parait avoir été
caractérisée d'abord par une certaine pesanteur de corps et
d'esprit ^ Les Ghamites, les Gouschites, les Ghinois, les Sé-
mites mêmes devancèrent de beaucoup les Ariens dans ce
qui exige de l'industrie et un esprit délié , surtout dans ce qui
touche au bien-être de la vie. Ge n'est réellement que vers le
VII* siècle avant notre ère que les Ariens prennent définiti-
vement le sceptre intellectuel de ITiumanité , en Europe par
la Grèce, en Orient par la Perse. La rudesse des premiers
* Voy. Kimik, dans les Mélangm anatiqtm dt PAead. de Sainl'P^ittrAourg , t I,
p. 5o8 et 8iii¥.
\
&73 HISTOIRE DES LANGUES SÉMITIQUES.
Pélasges , reztréme grossièreté de leurs idées religieuse sont
aujourd'hui reconnues. Et n'est-ce pas un fait singulier que
des branches essentielles de la race arienne , celles qui tiennent
maintenant la tête de la civilisation, les Celtes, les Germains,
les Slaves , ne soient sorties de leur vie purement militaire ou
agricole que sous l'influence chrétienne et gréco-romaine, et
cela à des époques fort rapprochées de nous? Quelques ra-
meaux de la £amille doq^ nous parions, telles que les popula-
tions^du Caucase et certains peuples slaves, sont même restés
jusqu'à notre temps dans la pure barbarie. La grande supériorité
de la race arienne résidait, d'une part, dans sa force physique;
de l'autre, dans sa profonde moralité, sa haute idée du droit,
sa puissance de dévouement, la facilité avec laquelle l'individu
s'y sacrifiait à la chose publique, et, par suite, sa capacité
politique et militaire. Cette disproportion entre le développe-
ment intellectuel, le développement moral et la civilisation
extérieure s'observe encore de nos jours, par exemple, chez le
paysan breton et le paysan polonais, unissant une moralité très-
délicate et un sentiment religieux très-pur à un extrême béo-
tisme et à une vie en apparence peu différente de celte du
sauvage. C'est assurément un étrange spectacle que de voir l'Eu-
rope chrétienne du moyen âge, si supérieure à l'Orient pour
les idées poétiques , morales et religieuses , réduite à emprun-
ter la plupart de ses industries de luxe et de -ses inventions
mécaniques à la Chine, par l'intermédiaire desTartares et des
musulmans ^
* V. Âbel Rëmusat, dans le /oumo/ asiatiqug, 1 1 (1899), p. i36 et raiv. Le
goût du corfortable, que Ton s^est habitué bien à tort à regarder comme une
partie de la civilisation, ne s^est développé chez les peuples indo-européens qu^à
Tépoque romaine et est toujours resté étranger aux Sémites. L^Inde brah-
tnanique présentait le phénomène d*hommes arrivés au plus haut dévebppe-
LIVRE V. CHAPITRE IL 473
Quant aux Gouschites et aux Ghamites , s'ils doivent être rap-
portés à la grande famille arienne-sémitique , il faut dire que
leur manque d'idées morales, leur culte grossier et obscène
tenaient à la vie citadine qu'ils menèrent de très-bonne
heure et au despotisme unitaire qui détruisit chez eux toute
vie publique, conune on le sait pour l'Egypte , l'Ethiopie, Ni-
nive, Bab^one. Avouons toutefois que, sur ce point, l'ethno-
graphie et la linguistique en sont enqpre réduites aux conjec-
tures , et qu'en voyant les civilisations couschites et chamites
présenter un caractère si tranché, et devancer de tant de siè-
cles celles des peuples ariens et sémitiques , on est tenté de
les envisager comme l'œuvre d'une première race cultivée , qui
précéda dans l'Asie occidentale et le nord-est de l'Afrique l'éta-
blissement des races ariennes et sémitiques, de même que les
Ghinois devançaient également dans l'Asie orientale la civili-
sation des Sémites et des Ariens ^
En réunissant ces aperçus divers, voici le système qu'on
serait amené à se former sur l'apparition de l'humanité et la
succession des races de l'ancien continent :
1^ Races inférieures, n'ayant pas de souvenirs, couvrant le
soi dès une époque qu'il est impossible de rechercher histori-
quement et dont la détermination appartient au géologue. En
général , ces races ont disparu dans les parties du monde où
ment intdleebid et pbiioeophiqae, et vivant d^une façon tonte primitive : l*Arabe
bédouin réonit axjuà un trè»-grand ni£Bnement d^esprit à l^esstence ia ^ub misé-
rable. Aux beliee époques de la civilisation grecque, le confortable privé était à
peu près inconnu.
' Le commerce, la navigation, l'industrie, paraissent être restés fort longtemps
le monopole de ces peuples. Les Sémites et les Ariens ne s^adonnèrent au com-
merce que tard, et quand ib eurent déjà perdu une partie de leur noblesse et de
leur pureté. On peut dire sans exagération que la Gbine avait conservé sa supé-
riorité industridle sur TEurùpe jusqu'aux grands progrès dans les sciences d*ap-
plieation qui ont signalé le commencement de notre siècle.
&7& HISTOIRE DES LANGUES SÉMITIQUES.
se sont portées les grandes races civilisées. Partout, en effet,
les Ariens et les Sémites trouvent sur leurs pas, en venant
s'établir dans un pays , des races à demi sauvages qu'ils exter-
minent, et qui survivent dans les mythes des peuples plus ci-
vilisés sous forme de races gigantesques ou magiques nées
de la terre, souveht sous forme d'animaux. Les parties du
monde où ne se sont pas portées les grandes races, TOcéa-
nie, l'Afrique méridionale, l'Asie septentrionale, en sont
restés à cette humanité primitive, qui devait offrir les plus
profondes diversités, mais toujours une incapacité absolue
d'organisation et de progrès.
3** Apparition des premières races civilisées : Chinois , dans
l'Asie orientale; Gouschites et Ghamites dans l'Asie occiden-
tale et l'Afrique. Premières civilisations empreintes d'un ca-
ractère matérialiste : instincts religieux et poétiques peu déve-
loppés ; faible sentiment de l'art , mais sentiment très-rafliné
de l'élégance ; grande aptitude pour les arts manuels , et pour
les sciences mathématiques et astronomiques; littératures
exactes, mais sans idéal; esprit positif, tourné vers le négoce,
le bien-être et l'agrément de la vie ; pas d'esprit public ni de
vie politique; au contraire, une administration très-perfection-
née et telle que les peuples européens ne l'ont eue qu'à l'é-
poque romaine et dans les temps modernes; peu d'aptitude
militaire; langues monosyllabiques et sans flexions (égyptien,
chinois); écriture hiéroglyphique ou idéographique. Ges races
comptent trois ou quatre mille ans d'histoire avant l'ère chré-
tienne. Toutes les civilisations couschites et chamites ont dis-
paru sous l'effort des^ Sémites et des Ariens. En Chine, au
contraire, ce type primitif de civilisation a survécu et est venu
jusqu'à nous.
3" Apparition des grandes races nobles, Ariens et Sémites,
LIVRE V, CHAPITRE IL 475
venant <le Tlmaûs. Ces races apparaissent en même temps
dans l'histoire, la première en Bactriane, la seconde en Ar-
ménie, deux mille ans environ avant l'ère chrétienne. Très-
inférieures d'abord aux Gouschites et aux Ghamites pour la
civilisation extérieure , les travaux matériels et la science d'or-
ganisation qui fait les grands empires, elles l'emportent infi-
niment sur eux pour la vigueur, le courage , le génie poétique
et religieux. Les Ariens eux-mêmes l'emportent tout d'abord
sur les Sémites par l'esprit politique et militaire , et plus tard
par l'intelligence et l'aptitude aux spéculations rationnelles;
mais les Sémites conservent longtemps une grande supériorité
religieuse, et finissent par entraîner presque tous les peuples
ariens à leurs idées monothéistes. L'islamisme, sous ce rapport,
couronne l'œuvre essentielle des Sémites, qui a été de simpli-
fier l'esprit humain , de bannir le polythéisme et les énormes
complications dans lesquelles se p^ait la pensée religieuse
des Ariens. Une fois cette mission accomplie, la race sémi-
tique déchoit rapidement, et laisse la race arienne marcher
seule à la tête des destinées du genre humain.
Ainsi la philologie comparée , aidée par l'histoire , arrive ,
non pas certes à résoudre, mais à circonscrire le problème
des origines de l'espèce humaine. Elle établit avec une en-
tière certitude l'unité de la grande race indo-européenne;
or cette race étant évidemment destinée à s'assimiler toutes les
autres , avoir établi l'unité de la race indo-européenne , ce sera ,
aux yeux de l'avenir, avoir établi l'unité du genre humain. —
Elle rattache d'une manière très-vraisemblable à la race indo-
européenne la race sémitique, inséparable de la première
dans l'histoire de la civilisation. — Elle permet de rapporter
à la même famille les races chamites et couschites, et arrive
ainsi à montrer comme possible l'unité de toutes les races qui
&76 HISTOIRE DES LANGUES SÉMITIQUES.
ont fondé la civilisation dans l'ouest de l'Asie, dans l'Europe,
dans le nord et l'est de l'Afrique. — Elle fixe avec une vraisem-
blance presque égale à la certitude le point de départ de la
race arienne dans l'Hindoukousch ou le Belourtag, et elle
rattache volontiers à ce même point le berceau de la race sé-
mitique. — Elle répugne à en faire autant pour la race chi-
noise, et surtout pour les races inférieures qui durent former
la première couche de la population du globe. — Elle établit
d'une manière approximative l'ordre chronologique selon le-
quel ces races diverses sont entrées dans l'histoire, et la date
relativement moderne de l'apparition des races civilisées. —
Enfin, elle attend sur tous ces points des lumières nouvelles
de l'étude encore si peu avancée des idiomes de l'Asie cen-
trale et de l'Afrique , prête à renoncer devant les faits à toute
hypothèse préconçue, et persuadée que, dans l'état actuel de
la science, tout système ne peut-être que provisoire, si l'on
compare le peu que l'on sait à la masse énorme de ce qu'il est
encore possible de savoir.
On arrive ainsi à écarter les idées absolues que certaines
écoles philosophiques, celle de Hegel,, par exemple, se sont
formées sur le développement de l'humanité; car si la race
indo-européenne n'était pas apparue dans le monde, il est
clair que le plus haut degré du développement humain eût été
quelque chose d'analogue à la société arabe ou juive : la phi-
losophie, le grand art, la haute réflexion, la vie politique
eussent à peine été représentés. Si, outre la race indo-euro-
péenne , la race sémitique n'était pas apparue , l'Egypte et la
Chine fussent restées à la tête de l'humanité : le sentiment mo-
ral, les idées religieuses épurées, la poésie, 1 mstinct de l'infini
eussent presque entièrement fait défaut. Si, outre les races
indo-européennes et sémitiques, les races chamites et chi-
LIVRE V, CHAPITRE IL A77
noises n'étaient pas apparues , l'humanité n'eût pas existé dans
le sens vraiment sacré de ce mot , puisqu'elle eût été réduite à
des races inférieures , à peu près dénuées des facultés transcen-
dantes qui font la noblesse de l'homme. Or, à quoi tientr-il
qu'il ne se soit formé une race aussi supérieure à la race
indo-européenne que celle-ci est supérieure aux Sémites et
aux Chinois? On ne saurait le dire. Une telle race jugerait
évidemment notre civilisation aussi incomplète et aussi défec-
tueuse que nous trouvons la civilisation chinoise incomplète et
défectueuse. L'histoire seule a donc le droit d'aborder ces dif-
ficiles problèmes; la philosophie a priori est incompétente pour
cela, et si la philologie a quelque valeur, c'est parce qu'elle
fournit à l'histoire ses renseignements les plus authentiques et
les plus sûrs. Âi-je besoin d'ajouter que la foi dans les desti-
nées supérieures de l'humanité n'est point troublée par un
tel résultat? A son plus humble degré, la nature humaine est
divine, en ce sens qu'elle atteint l'infini selon une très-faible
mesure. Dans ses plus hautes régions, l'humanité est mille
fois plus divine, en ce sens qu'elle participe au monde idéal
d'une manière bien plus élevée. Mais, alors même, un abtme
la sépare du terme auquel elle aspire, et on aurait tort de
prétendre qu'elle n'eût pu, sans sortir des conditions mêmes de
son existence , être plus puissamment organisée pour atteindre
sa fin.
FIN DE LA PREMlàRE PARTIE.
TABLE ANALYTIQUE.
LIVRE PREMIER.
QUESTIONS D'ORIGINE.
CHAPITRE PREMIER,
GiRACràBB gMrAL DBS PBCPLB8 BT DBS LAVGUBS sAllITIQUBS.
S I.
Berceau primitif des langueB sémitiques. — Unité de cette famille de bogues.
— Du nom de aMci^iist ; combien il est défectueux. — Du Me de la race
sémitique dans lliistoire : ce Me est plutôt rdigieui que politique. — Vues
de M. Laasen sur le caractère mÊbjwet^àeUi race sânitiqne. — Le mono-
tkéitme résume et explique tous les caractères de la race sémitique. — La
race sémitique aperçut tout d*abord Tunité divine. — Exception apparente
pour les Phéniciens. — Simplicité des religions sémitiques. — Les Sémites
n^ont pas de mythologie. — Intolérance rdigieose des peuples sémitiques.
— Le prophétisme chei les Sémites. — Les Sémites nVnt ni science, ni
philosophie ; ils manquent de curiosité : la phiïosophie arabe n'est pas un
produit sémitique. — La poésie sémitique, essentiellement subjective,
sans variété. — L'esprit sémitique manque du sentiment des nuances. —
Manque d*arts plastiques cfaes les Sémites. — Ds n'ont pas d'épopée. —
Absence de vie politique : vie patriarcale. — La vie arabe, type de la vie
sémitique. — Infériorité militaire des Sémites : incapacité d'organisation.
— Caractère ^joiste et passionné des Sémites. — La race sémitique se re-
connaît à des caractères natifs : elle comprend l'unité, non la variété.
— Les langues sémitiques n'ont qu'un seul type i
S IL
Simplicité des langues sémitiques. — Mes sont peu propres aux spéculations
rationnelles. — Leur caractère physique et sensuel. — Absence de pé-
480 TABLE ANALYTIQUE.
riode et de grande construction. — Les langues sémitiques sont plus poé-
tiques qu^oratoireiw — Elles manquent de perspective et de ce que nous
appelons ie $tyle. — Le venêt, coupe naturelle du discours sémitique. —
Sens matérid de presque toutes les racines sémitiques. — Combien les
langues sémitiques sont restées rapprochées de leurs origines 17
CHAPITRE IL
BXTBH8ION PRIMlTnrB DU DOMAINB DBS LUIGUBS StoTIQDBS.
S L
Les langues sémitiques sont rarement sorties de la régbn où on les voit éta-
blies depuis les temps historiques. — Anciens mouvements de la race sé-
mitique. — Émigration des Térachites. — Position d'Our-Kasdim ou Ar-
phaxad dans le pays des Kurdes. — Passage dé TEuphrate; Sémites
Hébreux. — Les souvenirs primitifs des Sémites se rapportent à TArménie.
— Du mythe de la tour de Babel. — Cause présumée des migrations sé-
mitiques : grands empires non sémitiques sur le Tigre. — Races avec les-
quelles les Sémites furent primitivement en contact : Ariens, Couschites,
NefiUm, Refabn, etc. — Les Sémites se mêlent peu aux autres races. —
Divisions primitives de la race sémitique. — Genre de vie des anciens
Sémites nomades, Beni-Israél, Hyhsoê, Philistins. — Différence entre ie
mode de propagation de la race sémitique et celui de la race arienne : la
race sémitique a peu de force d^eipansion. 7— Les Sémites ont conservé
longtemps le sentiment de leur unité. — De la table du x* chapitre de la
Genèse ; elle est géographique et non ethnographique. — Les noms de
Japhet, Sem, Cham représentent trois sones; signification étymologique
de ces noms. — Le nom de Sem a été pris à tort comme un nom de
race 95
S IL
On a trop étendu le domaine de la race sémitique. — Hypothèses gratuites
sur les migrations des Sémites vero Toccident — Limites de la race sé-
mitique du càté de Touesl et du nord. — L^Asie Mineure est en général
arienne; système de Fréret. — Cariens et Lydiens. — Sémites sur le ver-
sant méridional du Taurus : Erembes, Solymes, Gilide, Chypre. — Po>
sition ethnographique de rArmcnie. — Les Ariens n^ont guère pénétré
au cœur du sémitisme. — Opinions diverses sur les Philistins : ils semblent
TABLE ANALYTIQUE. hS\
Pages.
venir de VÛe de Crète. — De la kogoe des Philistins. — Hypothèse d'éta-
blissemeois sémitiques en Crète, en Carie, etc ^« . . r 61
S UL
Frontière orientale des langues sémitiques. — Mélange des races et des lan>
gués sur les bords du Tigre. — 1* Séjour primitif des Sémites au delà du
Tigre. — a* Conschites ou Céphènes sur le Tigre; Ninive et Babylone.
Analogie de la langue des inscriptions babyloniennes avec Tidiome de
Mahrah. — 3* Kasdes ou Chaldéens primitif d^Our-Kasdim et d^Ar-
phaxad, ariens. — &* A Tépoque d^Âbraham, Iraniens dans la plaine de
Sennaar. — 5* Au yiii' siède avant Tère chrétienne, apparition de la puis-
sance assyrienne parmi les Sémites; caractère non sémitique de cette
puissance. Les noms ninivites ne sont pas sémitiques. — 6* Dynastie ba- >
bylonienne, anidogue â celle de Ninive. — 7* Au vu* siède, apparition *
des Kasdim à Babylone. Hypothèses sur Torigine des Kasdim. Rappro-
chement avec les Kurdes, la Gordyène : caractère arien de la langue
kurde. Comment les Kasdim sVtablirent à Babylone. Comment le nom
de Chaldéen en vint à désigner une caste de prêtres. — 8* La race indo-
européenne a seule été conquérante. Le fond de la population de TAssy-
rie et de Babylone était sémitique et pariait une langue sémitique. —
9*^ De Topinion diaprés laquelle la langue des inscriptions cunéiformes
assyriennes et babyloniennes ^rait sémitique. Opinion de M. Lassen et de
M. E. Bumouf. Objections contre cette opinion. Les langues sémitiques
ont toujours été écrites avec leur alphabet propre. Cet alphabet se re-
trouve i Ninive et à Babylone, à côté des caractères cunéiformes. Hypo-
thèse de deux caractères, Tun monumental, Tautre cursif. Caractère in-
décis du dialecte sémitique que Ton a cru retrouver sous les inscriptions
de la deuxième espèce. Insuffisance de la méthode appliquée â ce pro-
blème. — 10* Fusion de Tiranien et du sémitique, sous les Achéménides;
pehlvL Point où se forma le pehlvi. Langue de TAdiabène i Tépoque de
Tère chrétienne 5i
S rv.
Frontières des langues sémitiques du côté de Tisthme de Suez. — Position
du copte ou de T^^yptien vis-à-vis des langues sémitiques. — Opinion de
MM. Lepsius, Schwartie, Benfey, Bunsen, etc sur la parenté du copte
avec les langues sémitiques. Opinion contraire de MM. Pott, Ewald , etc
— Examen des rapprochements grammaticaux que Ton a tentés entre les
deux systèmes de langues : andc^es de syntaxe, analogie des pronoms et
des noms de nombre, analogie dans les formes grammaticales. — Ques-
I. 3i
482 TABLE ANALYTIQUE.
■Ta ^m m
tion de philologie générale engagée dans le débat — Le système copte
et le système sémitique ne dérivent pas Tim de Tautre. — La civilisation
égyptienne n^est pas sémitique. — Influence des Sémites en Egypte :
Hyksos. — Existence d^une famille de peuples et de langues chamiti-
ques. — Le berber semble appartenir à cette famille. -^ La position du
herber vis-à-vis des langues sémitiques est la même que ceUe du copte. —
Influence continue de la race sémitique sur le nord de ^Afrique ; pour^
quoi Tarabe ne fut, conquérant que de ce côté 73
CHAPITRE III.
ORIGINE DES DIALBCTB8. HYPOTUiSB D'CIfB LAJrGUE sillITIQITB PRIHITIYB.
S I.
Les langues sémitiques apparaissent dès la plus bante antiquité divisées en
dialectes. — Ces dialectes ne dérivent pas Ton de rautre.^-En qud sens
Tun peut être regardé comme plus ancien que Tantre. ^-Hypothèse d'un
prototype commun des langues sémitiques. — Réduction des radicaui tri-
litères à un thème bilitère et monosyllabique. — Kétat monosyllabiqae
a-t-ii existé réellement? — Les langues sont nées complètes , et n^ont subi
aucune réforme artifiddle. — De la naissance des catégories gramma-
ticales. — La simplicité n^est pas antérieure â la complexité : dîslinction
de Tordre logique et de Tordre historique 83
S II.
Application des mêmes principes à la question des dialectes. — Les dialectes
se multiplient avec Tétat sauvage ou barbare. — L^unité dans les langues
est le résultat de k cirilisation. — Liberté, exubérance, indétermination
des langues primitives; la réflexion élimine et simplifie. — Les dialectes
n^ont pas été précédés d^une langue unique. — Confusion primitive des
traits caractéristiques de chaque dialecte : analogie tirée des dialectes
de la langue grecque. — Faits qui semblent prouver une promiscoité an-
denne des langues sémitiques. — Faits qui établissent la séparation des
dialectes. — Les dialectes comparés aux espèces en histoire natorelie. . 90
TABLE ANALYTIQUE. A83
LIVRE DEUXIÈME.
PRBMIÈBB EPOQUE DU D^TBLOPPEVBIVT DBS LA56CES sâflTIQUES.
PERIODE H^BRAiQUE.
CHAPITRE PREMIER.
BRANCHE TéRACHITB.
{EiBRBV.)
s I.
Trois période» dans l^hîstoire des iangaes sémitiques. — Trois régions géo-
grapbiqaes dans la même famifle. — Restrictions. — Populations du pays
de Ghanaan : Refiûm, Chananéens, Térachikes. — Vyi>reu, langue par-
ticulière des Beni-IsFaêl ; poaîKion de ThAreu dans la famille sémitique
analogue A celle du sanscrit dans la famille indo-européenne. — La langue
chananéenne devait être fort ressemblante A Thébreu. Explication de cette
apparente tbgularité. — La littérature hébraïque commune, â quelques
^rds, A tous les Sémites. Existence d^andennes littératures sémitiques.
— Origine de récriture chez les Sémites. L'écriture alphabétique leur
appartient en propre. E31e parait venir de Babylone, mais ne dérive pas
de récriture cunéiforme. ; 97
S U.
Trois périodes dans Thisloire de la langue hébraïque. — Période ardiaïque.
Age des plus anciens monuments hébreux. A quelle époque les braélites
ontp-ils commencé A écrire? Anciens écrits hébreux perdus. — Transforma-
tions successives du corps des écritures historiques des Hébreux : analogies
prises de Thistoriographie arabe. Mode de composition du Pentateuque.
. — Caractère de ta langue du Pentateuque. — Unité grammaticale de la
langue hébrakpe» — Fragments antiques contenus dans les livres histo-
riques et dans le Livre des Psaumes : dires paraboliques , chanson de Lémek ,
bénédictions des patriarches, cantique de Débora, paraboles de Balaam,
psaume Saturgat, etc. — Archaïsmes conservés dans les noms propres;
légendes étymologiques 1 06
S III.
Siède de Samuel : révolutions qui s^opèrent à cette époque chez les Béni-
3i.
484 TABLE ANALYTIQUE.
Israël. — Le Ltuiv de ïa Loi. — L*écritiire prend plus d^importanee. —
Epoque de David et de Salomoa; commencemeot de It littérature propre-
ment dite. — Les tribus yoisines de la Palestine participent à ce mouYe-
ment — La littérature à laqndle semble présider Sabmon est un fait isolé
dans riûstoire d^Israâ. — Époque dasaiqve de Tbébreu : il s^établit une
langue des livres. — Les prophètes, style nouveau. — Renaissance do
mosaïsme sons Josias. — La langue indine vers Taraméen : de Tâge du
Cantique des Cantiques, de Job , du Kchâith 116
S IV.
Perfection absolue de la littérature -hébraïque; son universalité. — Aiea de
grammatical dans Thébreu classique ; pas d^orthogrgphe rigoureufle. — Li*
berté de Thébreu dans la construction de la phrase ; inoorrectîoiu, cons-
tructions prégnantei , phrases inachevées ou doublées. — En qud sens les
procédés de Tbébreu sont moins avancés que ceux des autres langues sé-
mitiques. — La langue hébraïque est riche dans l'ordre des choses nato-
rdles et religieuses, pauvre en abstractions. Manière iacomp&ète dont les
richesses de cette langue nous sont connues. Ressources des langues sémi-
tiques pour suppléer au nombre des radnes. — Des dîidectas de Thébrea :
de la langue du royaume d^Israël; samaritain, galiléen. — De la langue
populaire en opposition avec la kngue écrite. — Affinité des idiotîsmes
provinciaux et popidaires avec Taraméen , 1 a3
S V,
Epoque de Textinction de Thébreu comme langue vulgaire : substitution gra-
duelle de Taraméen à Thébren. — Ce changement ne se fait pas à Baby-
lone, mais par Tinfluence de la Syrie sur la Palestine. — La culture de
rhébrou dassique se continue à Babylone et reflue de là en Palestine.
Purisme des scribes. — Difficulté de préciser Tépoque où finit Tusage vul-
gaire de rhébreu. — L^hébreu se conserve comme langue écrite : difficulté
de discerner, dans Thistoire des langues orientales, les idiomes pariés des
idiomes écrits. — Ouvrages h&reux composés entre la captivité et Tavé-
nement du christianisme. Renaissance de Tépoque des Macchabées. —
Style des écrits de ce temps; la littérature tombe entre les mains des sa-
vants de profession; imitation souvent heureuse des anciens. La langue
s^empreint fortement de chaidaîsme. Mots nouveaux , emprunts aux langues
non sémitiques. — L^hébrou ancien n*est plus bien compris ; méprises
que commettent les scribes en remaniant les textes classiques; droit qu^a
la philologie moderne de réformer les interprétations des anciens i3&
TABLE ANALYTIQUE. 485
S VI.
Les Jaifi» cootinuent jusqif à nos jours à écrire en bébreu. — Hébreu rabbi-
nique. — Deux périodes dans son bistoire. — Langue de la Mûchna : sa
rdation avec Tidiome vulgaire. — Mots bébreux anciens conservés dans la
Miscbna ; mots duAdéens ; mots grecs et latins. — Caractères grammaticaux
de la langue de la Miscbna : tendance à k décemposition analytique. —
Hétérogénéité du langage savant des Jui6 : mélange dliébreu et de cfaai-
déen : difficultés de cette langue. -^ L^arabe devient la langue savante des
Juifs 3 on ne cesse pas néanmoins d^écrire en bébreu. — Renaissance de
rbébreu au xui* siède : style appelé rabbinieo-^hUoêophieum, — Retour à
iliâ>reu blbliqut. — En qud sens rhâ>i4u rabbini(jpie est une kngue
factice. — Résolutions de la langue savante 4es Karaîtes. — Langues vul-
gaires adoptée par les Jui6 depuis la captivité de Babylone 1 67
S VU..
Coup d'ceil sur rbistoire de Tétudeet de Tinterprétation de Tbébreu. — Dé-
cadence de cette étude, ven y^KMjue de Tère chrétienne, par suite de
rinfluenoe hellénique, l^orance de Philon et des premiers chrétiens en
fait d^bébrfu. — Exégèse des docteurs mischniques et talmudiques; édit
de Justinien. — Études chrétiennes : Origène, S. Jérôme, les Gnostiques.
— Invention d'un système de poinfcs-voydles, attribuée aux Masorètes;
quelle en est la véritable origine. Travaux critiques des Masorètes. —
Fondation de la grammaire hébraïque , au x* siècle , sons Tinfluence arabe ;
Saadia. D*un enseignement grammatical traditionnel avant Saadia. —
Éo9le juive du Magréb ; excellence de ces premiers travaux. — Les
Kimchi. — Études chrétiennes durant le moyen flge. — Renaissance. La
sdenee de Fbébreu passe des Juifs aux Chrétiens ; première école toute
rabbinique : Reuchlin, les Ruxtorf. — Révolte contre la Masore, école
française. — Travaux dans les langues orientales voisines de rbébreu ;
application de ces travaux à Pédaircissement de Thébreu : Scbnltens et
l'école hollandaise. — L*étude de Thébreu se détache peu i peu de la
théologie : école aflemande * 167
CHAPITRE IL
BRANCHE CHAlfilfiSNlfB {fEÉNICIEn).
$ I.
Caractère sémitique de la langue phénidende. — Identité des Phénidens et
A86 TABLE ANALYTIQUE.
des Ghananéens. — Gontradictîoii aj^nrente : le caractère de la dvilûfr-
tion des Phénidena n^eat paa aémittqae. Problème analogue en Babylo-
nie : influence présumée d*une race couachite ou chamite : rapporta de la
Phénide aY«c la région du bas £upbrate. — Gomment les Phénidens se
séparèrent profondément desTérachites, tout en leur restant unis par la
langue. — Époque de TarriTée des Phénidens en Ghanaan; leur rapport
avec les Hyksos. — Pourquoi les Hébreux ont rattaché les Ghananéens i
la race chamitique 171
S IL
De la littérature phénidenne : pourquoi il n'en est rien resté. — Monuments
épigraphiques. — Ges monuments établissent définitivement le caractère
sémitique du phénicien et ses affinités «particulièrea avec Thébreu. — La
langue phénidenne est d'autant plus semblaUe à Thébreu qu'dle est plus
andenne : elle incline peu à peu vers Taraméen. — Que le phéniden a
eu des formes propres, distinctes de celles de l'hébreu. Hâ»raismes ca-
ractérisés, aramaismes et arabismea. — Traita caractéristiques du phéni-
den.— Age des monuments phénidens et, en particulier, de l'inscription
de Bfarseille. — Extinction du phéniden en Phénide 1 78
$ III.
Différence du phéniden et du punique. — Le paessige du Pcmulm. — L^
punique plus semblable à l'hébreu que le phéniden. — Le punique parié
jusqu'à l'invasion musulmane. — Extension du punique sur la eftte bar-
baresque. — Influence chananéenne sur tout le nord de TAftique. — De
la langue des Numides : sas analogies avec le berber et les langues cfaami-
tiques : des inscriptions numidiques, dites UbtfquêM. — De la langue libyque.
— Vaine tentative pour trouver du phéniden dans le maltais i85
S IV.
Gommeroe des langues sémitiques avec les autres iamflles de langues , dorant
la période hébréo-phénidenne. — Rapports inconnus avec les langues
chamitiques et cousdûtes dans l'Irak, TYémen , l'Ethiopie. -^ Trois fûts
certains : 1* Introduction d'un certain nombre de mots égyptiens dans les
langues sémitiques, et, en particulier, dans celle des Beni-Israël : rédpro-
quement, quelques mots sémitiques introduits dans l'égyptien. — a* Pas-
sage d'un assez grand nombre de mots sémitiques aux langues de l'Ocd-
dent, et particulièrement à la langue grecque, par suite du commerce des
Phénidens dans la Méditerranée. — 3* Introduction d'un certain nombre
de mots indiens dans les langues sémitiques, par suite du commerce
TABLE ANALYTIQUE. A87
Pagw.
d'OpInr. — Les empnmtB des Sémites aux Grecs très-peu considérables.
— TransnxissioD de Taiphabet phénicieD à tous les peuples de la Méditer-
Fsnée; perfection de cet alphabet; modifications que lui font subir les
Grecs et les Italiotes , 190
LIVRE TROISIÈME.
DEUXlàME frOQUE DU oiTELOPPEMEIfT DBS LANGUES SEMITIQUES.
PâlIODB ARAM^ENNE.
CHAPITRE PREMIER.
L^ARAM^ ENTRE LES SAINS DES IUIF8.
{CHALDiBN MIBUQVMf TÀBQVUlQVEy TALMUDIQVB ; 87IUh€BALDAiQVB ; SAMAUTAIN.)
S I.
L^araméen devient Toigane prîncipai de la pensée sémitique. — Causes de
cette prépondérance. — Caractère mixte de la dviliiation assyrienne. —
Fond sémitiqne de la population de rAssyrie. — Importance de Taraméen
dans rempire assyrien et dans Tempire achéménide. — Il ne reste aucun
monument indigène ie Tanden araméen. Age et provenance des inscrip-
tions et des papyrus araméens trouvés en %ypte. — Nous ne connaissons
Taraméen que par les Juifii : du verset chaldéen de Jérémie. — Frag-
ments cfaaldéens du Livre d^Esdras; Age de ces finigments. — Fragments
cfaaldéens du livre de Danid; leur date. — Le chaldéen biblique est-il
exactement Tanden araméen? Hébraîsmes qu'on y remarque. — De la
dividon des dialectes araméens avant Tère chrétienne; le chaldéen hi-
blique représente le dialecte de Syrie. — Caractères généraux de Tara-
méen. — Opinion répandue sur Tandenneté du chaldéen 197
S IL
Targnms. — Hypothèse de deux dialectes dans les Targums : Tun babylomen ,
Tantre palutimm. — Les particularités de la langue juive A cette époque
rappellent tantôt le chaldéen , tantôt le syriaque. — Opinion de quelques sa-
vants sur rusage de Thébreu en Palestine jusqu'à Tère chrétienne. — Langue
appelée $yro-ehald(nque, — Les Juife empioydent des combinaisons di-
verses de rfaébreu et de Taraméen. — De Tusage du grec en Palestine. —
&88 TABLE ANALYTIQUE.
Pages.
De la langaê du Christ et de aes premiers disciples : influence syrkqoe
dans le style du Noaveau Testament — Dialecte particulier de la Galilée. S07
8 m.
Après la destruction de Jérusalem, Babylone devient le centre du jadaiane.
— Talmud. — Rapports de la langue du Talmud avec la langue vulgaire
des Juifs et avec la langue de Tlrak. — Différence de la langue du Tal-
mud de Jérusalem et du Talmud de Babylone. — La langue des Taimods
n^est pas homogène. — Importance d^un dépouillement scientifique de la
langue des Talmuds. — Caractères de la langue du Talmud. — Le cfaal^
déen dépossédé par Tarabe dans Tusage des Juifs. — Ouvrages écrits en
chaldéen poetérievement à cette époque si3
S rv.
Sanaritaûn — Le samaritain représente Tindividualité de la tribu d^Ephraûn.
Rôle de cette tribu dans Thistoire du peuple hébreu. — De la langue par-
ticulière du royaume d^IsraëL — Mélange d^étrangers dans le nord de la
Palestine, par suite des conquêtes assyriennes. — D*une ancienne litté-
rature samaritaine. — Version samaritaine du Pentateuque, Hymnes; âge
de ces monuments. — Caractères de la^langue samaritaine. — Du texte
hébreu du Pentateuque eonservé par les Samaritains ; époque de rintro-
duction du Pentateuque chez les Samaritains. — A quelle époque le sa-
maritain cessa d*étre vulgaire. — Idiome mille des correspondances sa-
maritaines. — État actuel des études ches les Samaritains S17
CHAPITRE II.
LrARiMAISHE PAÏEN {NABATéWN, SABiBN).
S I.
PoBflibîlité de ressaisir quelque trace d^une littérature araméenne propre-
ment dite. — N^téens. -^ Renseignements fournis par les écrivains
arabes sur îa littérature nabatéenne. — La langue nabatéenne était Tara-
méen. — Caractère de la littérature nabatéenne. — Époque à laquelle on
peut rapporter VAgrieuItwn nabaté&nnê. — D^nne littérature technique
et scientifique à Babylone. — Dévdoppements divers que les Arabes ont
confondus sous le nom de Nabatéens : école de Harran. . .- âs&
S II.
Identité des Nabatéens avec les Sabiens ou Mendaites : i^essenMuioes sous
TABLE ANALYTIQUE. 489
lenj^ori de la langoe et de ia litténtare. — La seieDcedUWmm, iden-
tifiée avec eeile des NabatéeDS : réfleiions sur iea andemies littératures
perdues de TOrieut — Analogies de rdigioo entre ks Nabatéens et les
Mendaîtes. — Du sabisme; travaux de M. Ghwolsohn. t-Ja nom de so-
6iniie deinent synonyme depagamiiiiis et ^hMimm. — Pseudo-Sahîens
de Harran. — Influence de la science sabienne ou hanranienne sur la
sdenee et la philosopbie arabes 999
S m.
Les Mendiilffl on Nasoréens envisagés comme un reste des Nabatéens et des
Sabiens. — Lmv d^Adam; inscription d^Abouscbadr. — Caractère de Ti-
diome mendaîte, patois sémitique. — Époque de la réjbction des livres
mendaîtes. — Importance de cette branche des études sémitiques a 36
CHAPITRE IIL
L'iBAMAÏSME CHRimif {sTHIÀQUB),
S L
Le ifriaqfÊê, ou araméen ecclésiastique d'Édesse et de Nisîbe, représente le
côté chrétien de la littérature araméenne. — La Syrie manque d'origina-
lité comme pays sémitique. — Formation d^une littérature chrétienne en
Syrie : essais pour la rattacher à la littérature chaldéemie. — Preuves
d^une cultqjre Wigène en Syrie : inscriptions de Palmyre. — Premiers
écrivains syriens : Bardesane et Hannonius. — Récits de Moue de Kbo-
rêne sur une littérature syriaque antérieure an ^ristianisme %ào
S U.
Version Pêtchito. — Saint Ephrem. — Grand mouvement littéraire en Syrie.
— La langue araméenne perd son caractère. — Les Syriens fondateurs de la
science arabe. — Décadence de la culture syria^e. *- Barhebraus. — Le
syriaque étouffé par farabe. — KandumnL — Aqudle ^>oque le syriaque
di^Mrat comme langue vulgaire. — Persistance de Tusage du syriaque
dans quelques localités de TOrient, en pa^cufier chet les Nestoriens du
Kurdistan; efforts des missionnaires américains pour le faire revivfe. a 65
S III.
Caractères généraux de k langue syriaque. — RAle de TAramée dans la race
8émiti(pie« Les influences de Tlnde , de la Perse , de la Grèce s*y rencontrent
490 TABLE ANALYTIQUE.
• Pajfcs.
Gommeocement des discninoiis rationnelles chec lee Steites. — Prenùen
essaÎB de grammaire chez les Sémites. Jacques d^Édesse; autres gnmmair
riens syriens; comparaison avec les grammairiens arabes a&g
S IV.
Des dialectes du syriaque; traces de ces dialectes dans les leneographes; ran-
«eignements fournis par Barfaebrœus. ^- Syriaque occidental et syriaque
oriental ou chaldéen. — Opinion des Orientaux touchant la prééminence
de Tun sur Tautre. — Le chaldéen est resté plus fidèle que le syriaque à
Tancienne prononciation. — La prononciation des Syriens occidentaux
rattachée à celle de la Phémde et du Liban. — Emploi liturgique des
deux dialectes syriaques. — Immobilité et homogénéité des langues ara-
méennes. — Rôle absorbant de Taraméen parmi les dialectes sémitiques;
il prâude aux destinées de Tarabe 353
CHAPITRE IV.
DES INFLUBlfGES EXERGUES ET SUBIES PAR LES LANGUES SÉMITIQUES
DURANT LA PI^RIODE ARAMiENNE.
S I.
Action extérieure des Sémites durant cette période. — Jni& répandus dans le
monde entier. Influence que Thébreu exerce sur les langues occidentales
par les traductions de la Bible et la litugie. *— Importance de Taraméen
en Perse : mois sémitiques dans le pehlri. L^aiphabet araméem se répand
" comme alphabet cursif dans tout TOrient — Virissitodes diverses de Tin-
fluence araméenne en Perse. Littérature syrienne sous les Sassanides.
Lutte continuelle de la Perse contre le sémitisme. — Influence des idiomes
iraniens sur les langues sémitiques; emprunt de mots, date de ces em-
prunts. — Influence de la Syrie sur rArménie , et réciproquement ^In-
fluence des Nestoriens danssla haute Asie, dans Tlnde, en Chine : origine
de Talphabet oigour. Discussion sur Tauthenticité de Tinscription de Si-
*gan-fou. — Influence des Syriens en Arabie : Nabatéens dePétra. Les
Syriens dans TYémen , dans Tile de Soootora. — Importance du syriaque
comme instrument de la prédication chrétienne en Orient Pourquoi le
syriaque a eu des destinées moins brillantes que Thébreu et Tarabe. .... s6o
S 11.
Action exercée par la hmgue grecque sur les langues araméennes. Edipse du
TABLE ANALYTIQUE. 491
Pagw.
géaie sëmitîqae devant ThifliieiMe de TheUéDisme ei du chrittianisme.
LittéraUires nées de eette double inflnenee. — La Syrie en deçà de TEu-
pbrate détient tonte greoqoe. Le syriaque le oonserve cependant en Phé-
nicie, en Paleitine, dans Ttle de Chypre. — * Résistance que le judaïsme
palestinien oppose â l'hellénisme. Juifs hellénistes : Intle du grec et de
riiâiren sur les monnaiss juives. Après la destruction de Jéruadem, les
Juifs renoncent à la culture grecque. Mots grecs introduits dans la lan-
gue des Juifs. — Dialecte auquel se rapportent les transcriptions des mots
grecs introduits i cette époque dansies langues orientale!. — Llidlénisme
au delà de rEDq>hrate. Études grecques chei les Nestoriens et lei Jacdûtes.
Décadence des études grecques en Syrie. Les savants arabes n'ont pas su
le grec La tradition complète de rfaellémsnie antique se continue à Har-
ran. Mots grecs en syriaque : système de points*voydles empruntés au grec.
— Influence grecque en Arabie. — Influence du latin en Orient : eHe ne
s'exerce guère que par l'intermédiaire du grec 373
LIVRE QUATRIÈME.
TROlSliME liPOQUE DU D^ELOPPBHENT DES LANGUES SÉMITIQUES.
PÉRIODE ARABE.
CHAPITRE PREMIER.
BRAlfCHE MiBIDIOlfALB, JOKTAinDB OU SABÉENNE.
(jr/irrAJt/rs, BTBiopiBn,)
S I.
Décadence du sémitiame dans les premiers siècies de l'ère chrétienne. Réveil
du sémitisme par l' Arafaû. — L'Arabie n'a pas de haute antiquité : les tra-
ditions arabes «e sont qu'une eonirefaçon des traditions biUiqnes. — * Le
développement arabe est peat«étre la plus pore ci.preasion du génie sém^
tique. — L'idanûsme est une réaction sémitique. — Anciennes traditions
sur la division des races dL des langues de l'Arabie. — L'Yémen occupe
dans l'Arabie une place à part 986
S IL
Distinction de l'himyarite et de Tarabe proprement dit. — Analogies de l'hi-
492 TABLE ANALYTIQUE.
Pagw.
myarite aves le ghei. — M. Fresod trouve un reste de Taiicien himja-
rite dans YêhkiU, — Découverte de nombreuMs inscriptions himyariles.
— Alphabets himyarites fournis par les manuscrits. — Identité de la lan-
gue du pays de Mahrah et de TebLili avec Thimyarite. — Garadères gé-
néraux du mahri; ses analogies avec le ghes; analogies éloignées avec le
copte; prononciation barbare. Traits qui rapprochent le mahri de Thébreu. sgo
S m.
La langue des inscriptions himyariques se rapproche de Téthiopien et du
mahri. — L^alphabet himyarique est Tanden mnmad et le prototype de
Talphabet ghez. Cet alphabet se rattache â la série des alphabets sémi^
tiques. — Rapports de rYémen avec la Phénicie. — Civilisation sabéenne
du midi de TArabie, profondément diverse de celle des Sémites. Ruines
de Mareb. Les Adites. — Relations entre Tlnde et TArabie méridionale.
Socotora. — Hypothèse d*une race couschite répandue sur toutes les côtes
de la mer d^Oman. — Les Akhdam, — Analogies des mœurs de ITémen
avec celles des Gouschites. Lokman. — Position ethnographique des Gou-
schites. — L^himyarite al)sori>é par Tarabe proprement dit 996
S IV.
Rapports de rAbyssinie et de TArabie méridionale. — Époque du passage
des Sémites en Abyssinie. — Rapports entre le ghes et Tarabe; physio-
nomie antique du ghes. — La prononciation du ghez n*est pas sémitique.
— Origine de Talphabet ghes ; comment il est venu de Thimyarite. Époque
antique â laqueHe ces deux alphabets se sont détachés de la souche des al-
phabets sémitiques 3o&
S V.
Antiquité des lettres grecques en Abyssinie : inscriptions grecques d^Adidis et
d^Axum, Inscriptions éthiopiennes d^Axum. — Faidiyén on Juife d*Abys-
sinie; leur origine. — La littérature ghes est toute chrétienne. — Ver-
sion éthiopienne de la Rible; mouvement littéraire de TAbyssiiâe. —
L^ Abyssinie n^est pas atteinte par Tidamisme : elle reste dans la d^ten-
dance de Yéffiae byzantine. Mots grecs en éthiopien. — Influence de
Parabe sur le ghes. — Décadence de la culture littéraire en Abysânie. —
Le ghes remplacé par Tambarique. Il se conserve c(»nme langue savante
et officielle 809
S VI.
Autres dialectes sémitiques de TAbyssinie. — Amharique : caractère propre
TABLE ANALYTIQUE. 493
PagM.
de cette langue. — Langue da Tigré, taho, etc. — Diffusion de la race
aémitiqae ao sad de la mer Ronge. — Vues de M. Ewald sur la langue
saho : objections. — Dialectes non sémitiques de TAbyssinie. — Variété
des langues en Âbyssinie. — Particularités sémitiques qu^on trouve même
dans les dialectes non sémitiques, tels que le galla. — Vestiges de langues
oouscfaites. — Les langues du Zanguebar ne sont pas sémitiques 3i 5
CHAPITRE II.
BEAHCHB ISHA^ITB OU HiADDIQUE.
(abàme,)
S L
La Traie originalité sémitique se conserve en Arabie. — Subite apparition
du génie arabe. — La langue arabe n*a ni enfance ni vieillesse. — Que
Tarabe possède depuis une haute antiquité son existence individuelle :
preuves tirées des particularités de la grammaire arabe, et des noms pro-
pres arabes conservés par les auteui^ hébreux et grecs. — Inscriptions du
Sinai écrites en un dialecte arabe : date de ces inscriptions. — Forma-
tion de la langue arabe. Système des grammairiens arabes; fusion des dia-
lectes à la Mecque. — L^arabe se forme cfaei les tribus bédouines du centre
de TArafaie. — De Tinfluence rédle des KoreischiteB sur la formation de
Tarahe. — Époque moderne de Tintroduclion de récriture dans THedjax.
Origine syrienne de récriture arabe. L^écriture reste longtemps en Arabie
Tapanage exclusif des Jui6 et des Chrétiens 3ao
S II.
Critique des textes arabes antérieurs au Coran. — Pièces certainement apocry-
phes. — Petits poèmes de circonstance , d^une authenticité douteuse. — Des
Jkandof . Ce genre n^est pas ancien en Arabie. Doutes sur Tintégrité et le
mode de transmiasion de ces poèmes. — La langue des ka$idaê n^est pas
précisément archaïque. Elle renferme peu de provindalismes. — Les
jkafâdof n^étaient pas écrites par leurs auteurs, mais gardées dans la mé-
moire des tribus; époque de la compilation des Dnmnw. Réflexions sur
les recueib de chants populaires. — Variantes quVflrent les diverses com-
pilations des poèmes anté^slamiques. — Nulle allusion au paganisme :
les poèmes anté-blamiques ont dû subir une censure religieuse et gram-
maticde. — Restrictions aux doutes qui précèdent : fixité des langues se-
4M TABLE ANALYTIQUE.
mitiques, métriqoe des anciennes poésies. — Valeur historique et tittéraire
de ces poésies 33i
S m.
Le Coran. — Mode de rédaction da Coran. Récitations « secrétaires de Ma-
homet — Mahomet savait-il écrire? Porteurs du Coran. — Première
compilation du Coran, sous Ahou-Bekr. — Récension d'Othman; réduc-
tion de la langue au dialecte koreischite. — Doutes sur Tintégrité du
Coran. — Le directe koreischite devient Tarabe par excellence. — Nou-
veauté du style du Coran ; passage de la poésie â la prose. — Deux styles
dans le Coran. — Le Coran devient une loi grammaticale autant que
religieuse; la langue arabe regardée comme une révélation 3/io
5 IV.
Travail de fixation grammaticale. — Réforme de récriture arabe : points
diacritiques et points-voyelles. Aboui-Aswed. Imperfection de Talphabet
arabe. — Simidtanéité de l'introduction des points-voyelles dans toutes
les langues sémitiques. — Création de la grammaire arabe. Pourquoi la
race sémitique n*a eu de grammaire que si tard. — Causes qui produi-
sirent la grammaire arabe. — Premiers traités de grammaire arabe. — '
Les Syriens n'enrent aucune part dans cette œuvre. La grammaire arabe
est une création toute musulmane. — La grammaire des Grecs n'a exercé
aucune influence sur celle des Arabes. L'influence grecque sur les Arabes
n'est sensible que pour la pbUosophie et les ariences naturdles. Branches
de spéculations rationndles propres aux Arabes. Apparition de l'esprit
scolastique ches les Sémites. — Qualités et défauts de la gnumnaire arabe,
comparée â celle des Hindous et des Grecs. 3&7
S V.
Révolution dans les longues sémitiques, signalée par l'avènement de l'arabe.
Changement dans le style ;- abandon du verset — Changement dans le
rhythme poétique; décadence de la poésie sémitique; influence persane.
— Fusion de tous les dialectes sémitiques dans l'arabe. Les dialectes sémi*
tiques avaient la conscience de leur unité. — L'arabe envisagé comme le
résumé des langues sémitiques : en quel sens il est en progrès sur les
autres langues sémitiques : ses défauts. — Richesse lexicographique de
l'arabe : inconvénients de cette richesse. Manière dont se sont formés les
dictionnaires arabes. Synonymie exubérante de l'arabe. Radicaux de pro-
venance douteuse; rapprochements avec le rabbinique 358
TABLE ANALYTIQUE. 495
Paget.
5 VI.
Conquêtes de Tarabe comme langue savante et comme langue vulgaire. —
Uarabe ne produit pas de dialectes locaux. — Unité de Tarabe littéral. —
L^arabe littéral n^a pas d^époques caractérisées. — Uarabe étouffe le dé-
veloppement des littératures nationales. La Perse se révolte contre Tes-
prit arabe. Renaissance littéraire du persan. Résâstance du christianisme.
— Influence de Tarabe sur les langues de !*Âsie et de TAfrique. — Mé-
lange de mots arabes dans le persan. — Influence de Tarabe dans Tlnde :
bindi, hindoustani. — Influence de Tarabe sur le turc. — Influence sur
le m^y. — Promiscuité de langues dans TAsie musulmane. Les révolu-
tions linguistiques se font en Europe par la grammaire; en Asie, par le
dictionnaire. — Destinées de Tarabe en Afrique. L^arabe est encore, de
nos jours, conquérant de ce côté. — Influence de Tarabe rar les langues
africaines. — Influence sur les langues de TEurope 365
S VII.
Différence de farabe littéral et de Tarabe vulgaire. — L^arabe vdgaire plus
conforme au type général des langues sémitiques. — Opinion diaprés la-
qudle les mécanismes propres de Tarabe littéral seraient une invention
des gnummairiens. Réfutation de cette opinion. —^ La langue savante dans
l^antiqmlé toiqours différente de La langue vulgaire. — Faits qui prouvent
Tanciennelé des mécanismes de Tarabe littéral : inscriptions sinaïtiques.
— Manière dont il convient d^envisager les voy^es findes; ce ne sont pas
de Tildes flexions. Exception pour la finale de Taccusatif. — En quoi a
consisté fcenvre des grammairiens. — Tendance de Tarabe à la décom-
position : le nonvd idiome n^arrive pas â se faire envisager comme on
idiome m gmarti . Degrés insensibles de Tarabe littéral à Tarabe vidgaire.
— Différence entre le mode de dérivation de Tarabe vulgaire et des lan-
gues néo-latines. ^- L^arabe admet des degrés dans la grammaire 378
S Vin.
Dialectes de Tarabe vulgaire : pourquoi ces didectes diffèrent médiocre-
ment Tun de Tautre. — Des ondeus dialectes de TArabie. — Pureté des
didectes actuels de TArabie. — Dialecte de Barbarie. — Unité et incor-
ruptibilité de Tarabe, même dans sa forme vulgaire. — Influenoas ^ran-
gères. — Patois arabes : mapotde , mosarabe , maltais. Combien les langues
sémitiques sont restées fermées aux actions du dehors 383
496 TABLE ANALYTIQUE.
LIVRE CINQUIÈME
CONCLUSIONS.
CHAPITRE PREMIER.
LOIS Giff^BALKS DU Di&VELOPPBHBNT DBS LANGUES Si&MITIQUBS.
S I.
Les langues sémitiqnes ont parcouru le cerde entier de leur dévdoppement
*— Tendance de ces langues vers Tunité. — Phénomène d'une famille de
langues réduite â un seul idiome; causes de ce phénomène. — Influence
du climat. — Influences historiques. — Fluctuations dans le sein de chaque
famille de langues. — Impossibilité de tracer d'une manière absolue le
tableau des dialectes. — Végétation intérieure des langues. Loi de la dé-
gradation rudimentaire des oignes et de la permutation des fondions. . 389
S II.
Les lois du développement des langues sémitiques ne sont pas celles du déve-
loppement des langues ariennes.— Marche de la spthèse à Tanalyse dans
les langues ariennes. Exceptions à cette loL EUe ne s'applique pas aux
langues sémitiques. — Les langues sémitiques sont d'autant plus dévdop-
pées qu'elles ont plus vécu. Marche des procédés grammaticaux de l'hébreu
à l'araméen et de l'araméen à l'arabe. — Progrès d'adoucissement et
d'harmonie; élinon des gutturales SgS
S m.
Les langues sémitiques sont des langues naturdlement analytiques. D n^y a
pas de langues néo-sémitiques. — Restrictions à cette loi : substitution de
tours plus développés à des tours plus complexes : flexions remplacées par
des particules, en hébreu moderne, en araméen, en arabe, en arabe vul-
gaire. Le progrès analytique n'a point abouti dans les langues sémitiques
à la création de nouveaux idiomes. — Immutabilité et homogénéité des
langues sémitiques : contraste avec les langues ariennes. — Causes de cette
immutabilité : fermeté de l'organe sémitique. — Le système d'écriture
sémitique excellent pour la conservation des radicaux. — L'aocent n'a point
eu de rôle essentiel dans les transformations des langues sémitiques. —
î^es langues sémitiques ont rarement passé â des peuples étrangers. —
TABLE ANALYTIQUE. 497
EmptioDS aax k»^ précédentoB. — Les langues sémitiques ne renaissent
pas après s^étre décomposées 4oi
S IV.
Les modifications des langues sémitiques aboutissent à créer deux formes de
la même langue. Tune écrite, Tautre parlée. Superposition de deux cou-
cbes de langues dans tous les pays où Thumanité a une histoire. — Rôle
de la langue ancienne, religieux en Orient, classique en Occident. —
La langue ancienne, répertoire obligé de la nouvelle. — L'existence des
langues dassiques est un fait général : impossibilité de cultiver et d'enno-
blir les langues modernes, sans recourir à Tidiome classique /i f 2
CHAPITRE H.
LB8 LANGUES SEMITIQUES GOMPAbEbS AUX LANGUES DBS AUTRES FAMILLES,
ET, EN PABTICULIBB, AUX LANGUES INDO-EUROPEENNES.
S 1.
La distinction des laides sémitiques est-dle une distinction absolue? Cri-
térium de la distinction des familles de langues : impossibilité de dériver
Tune de Tautre: — Est-on en droit de conclure de la diversité des langues
la diversité primitive des races? — Essais pour résoudre le problème des
rdations primitives entre la race sémitique et la race arienne. Klaproth,
distinction entre les rapports lexioograpbiques et les rapports grammati-
caux. — Bopp, Norberg, Lepsius. — Gesenius : rapprodiements entre les
radicaux bilitères, — MM. Jub'us Fûrst et Delitzscb. Critique de leur
méthode. Inaltérabâité des racines sémitiques. Réfutation du système
de MM. Fnrst et Ddilisch sur les préfixes des racines sémitiques. — Es-
sais de MM. Wûllner, Dietricfa, Meier, Rœtticfaer. Tentatives plus réser-
vées : hypothèse d'une affinité anté-grammaticale entre les langues sémi-
tiques et les langues ariennes 4 1 8
S IL
Comparaison entre la grammaire sémitique et la grammaire indo-euro-
péenne. — Difiérence radicale de Tune et de Tautre. Analogies apparentes ;
expiieation de ces anidogies. — Traits qui établissent une séparation
abaolne entre les deux systèmes. — Réfutation de l'hypothèse d'après
laquelle la grammaire copte formerait le lien des deux systèmes. —
I. ♦ 39
498 TABLE ANALYTIQUE.
Pages.
ImporUnce prépondérante de la grammaire dans la clasBification des lan-
gues. Danger des comparaisons étymologiques 698
S m.
Rapprochements entre les racines essentidles et monosyllalnqpieB des langues
sémitiques et des langues ariennes. — Pour la plupart des racines com-
munes, on saisit la raison qui a produit Tidentité. Onomatopée. Exemples
de racines imitatives communes aux deux races. — Racines semblables
dans les deux familles pour lesqueQes il n^est pas facile de saisir une rai-
son d'onomatopée : rapprochements des pronoms et des noms de nombre.
— Dâicatesse avec laqudle les premiers hommes saisissaient les qualités
appeilatives des choses. Richesse des procédés qui présidèrent i la création
du tangage. Toute dénomination a eu sa raison d'être 433
S IV.
L'étymologie sémitico-arienne ne se réduit à aucune loi constante. Ressem-
blances provenant de Tunité psychologique de Tespèce humaine. — Une
affinité primordiale entre les langues sémitiques et les langues ariennes
n'est pas impossible. — Objections contre l'expression atUé-grammaUeak ,
dont on se sert pouc caractériser cette affinité. Le langage a été créé tout
d'une pièce. Les langues ne modifient pas essentidlement leur grammaire. -
Évolution du germe primitif. — Manière dont on peut se représenter
l'affinité primitive des langues sémitiques et des langues ariennes hhi
S V.
Examen des traditions communes aux peuples ariens et aux peuples sémi-
tiques. — Le dogme de Tunité de l'espèce humaine est une idée sémitique.
— En quel sens cette croyance est sacrée et incontestable. — Traditions
primitives des Sémites renfermées dans les dix premiers chapitres de la
Genèse. — Géographie légendaire des Sémites : les quatre fleuves; sub-
stitutions de noms qui s'y sont opérées. — Cette géographie nous transporie
dans l'Imaûs, au berceau même de la race arienne. Le Phison et le pays
de Havila cherchés dans la région du haut Indus; le Gihon identifié avec
l'Oxus. Du pays de Gousch ; du pays de Nod et de la ville de Hanok. —
L'Éden des Sémites dans le Belourtag. — Objections contre ce systkne.
Hypothèse d'après laquelle la théorie des quatre fleuves aurait été em-
pruntée à la Perse. — Réponse. — La géographie du paradis ne porte pas
les caractères d'une construction mythologique a /^rîbni. — Autres traditions
communes aux Ariens et aux Sémites : idées de M. Ewald ; opinion de
iMM. Lassen et Burnouf. Analogie des tradilions des deux races sur les
TABLE ANALYTIQUE. &99
origines de rhomanité. — De la tradition da dâoge. — S|Btème de
M. Ewald sur les Agée et les combinaisons numériques dans les Thohdoth
des Hébreux, —r Rencontre des deux races sur certains mythes particu-
liers : Tubalcaîn , KrMmy Sen^kim, longévité des patriardies, Japbet et
lapetos. — Possibilité d^un commerce mythologique entre les races. —
Gonduflion Uk'j
S VL
Les Ariens et les Sémites comparés sous le rapport des caractères physiques.
La distÎDction des deux races n*est pas fondée sur la physiologie. — Les
Ariens et les Sémites comparés sous le rapport int<^ectad et mord : leur
action mutuelle et leur part dans rœnvre commune de la cârilisation. —
Hypothèse de relations probngées entre les deux races dans les tempe
anîé-historiques. — Position des races couschites et chamites vis-i-ris des
races sémitiques et ariennes. — L'Imaûs envisagé comme point de départ
commun des races dviiisées. — La Chiné en debon de la &miBe asiatico-
européenne. — Des races inférieures : jamais les races sémitiques et
ariennes ne sont descendues à Tétat sauvage. — Manière de se représenter
les différences primitives des Ariens et des Sémites : différences psycho-
logiques et religieuses. — Causes qui ont pu produire ces différences.
Sensibilité de Thomme primitif. Influence du genre de vie. Conséquen-
ces de la vie nomade. — Les Ariens et les Sémites devancés par les
Chamites, les Couschites et les Chinois en tout ce qui touche à la dviK-
sation matéridle; la supériorité des Ariens et des Sémites était surtout
morale et religieuse. — Vues sur la succession des races de Tanden con-
tinent Trois couches : i* races inférieures; a* races dviiisées dans le sens
matérid : Chinois, Couschites, Chamites; 3* races dviiisées dans le sens
intellectud, moral et religieux : Ariens et Sémites. — Vues sur Tunité et
le séjour primitif de ces diverses races. — Élimination de toute idée
conçue a priori sur le dévebppement de Thumanité &63