Skip to main content

Full text of "Histoire littéraire du sentiment religieux en France depuis la fin des guerres de religion jusqu'a nos jours"

See other formats


t 


i 


HISTOIRE  LITTERAIRE 

DU 

SENTIMENT  RELIGIEUX 

EN  FRANCE 

depuis  la  fin  des  guerres  de  religion 
jusqu'à  nos  jours 


L'HUMANISME  DEVOT 


OUVRAGES  DU  MÊME  AUTEUR 


La   Provenck  mystique  au  xvii*  siècle.  Antoine  Yvan  et   Madeleine   Mar- 
tin (Pion). 

L'Inquiétude  religieuse,    i""*^   série.    Aubes  et  lendemains   de    conversion 
(Perrin),  4''  édit.  Ouvrage  couronné  par  V Académie  française. 

L'inquiétude  religieuse.  2"  série  (Perrin),  î'^édit.  Om'rage  couronné  par 
V Académie  française. 

Ames  religieuses  (Perrin),  2*^  édition. 

Apologie  pour  P^énelon  (Perrin). 

Newman.    Essai    de  biographie    psychologique  (Bloud),  6*^  édit.  Ouvrage 

couronné  par  V Académie  française. 
Le  Bienheureux  Thomas  More  (LecofTre),  3®  édition. 
L'Enfant  et  la  Vie  (Téqui). 
Le  Charme  d'Athènes  (Sausot). 
BossuET.  3  vol.  Bibliothèque  française  (Pion). 
Newman.  Le  développement  du  dogme  chrétien.  8*^  édition. 
Newman,  Psychologie  do  la  Foi.  S''  édition. 
Newman.  La   Vie  chrétienne.  8*5  édition. 
Gerbet.  3^  édition. 


HISTOIRE  LITTERAIRE 


DU 


SENTIMENT  RELIGIEUX 


EN  FRANCE 


DEPUIS   LA   FIN   DES   GUERRES   DE   RELIGION 
JUSOU  A  NOS  JOURS 


PAR 


HENRI  BREMOND 


L'HUMANISME  DEVOT 

(i58o-i66o) 


PARIS 
BLOUD   ET  GAY,  ÉDITEURS 

7,     PLACli    SAINT-SULPICE,     7 

I  ()  l  (y 
Tous  droits  réservés. 


IME  INSTITUTE  OF  WFPIAEVAL  S7UC;£3 
10  ELMSLEY   PLACE 
^     TORONTO  5,  CAinAOA, 


IL  A   ÉTÉ  TIRÉ   DE   CET   OUVRAGE  : 

5  EXEMPLAIRES  SLR  PAPIER   DE  LA  MANUFACTURE  IMPERIALE   DU   JAPON, 
NUMÉROTÉS    A    LA    PRESSE    DE     I     A    5 

lO    EXEMPLAIRES    SUR    VERGÉ    DE    HOLLANDE    A    LA    FORME, 
""^  DE    VAN    GELDER-ZONEN, 

NUMÉROTÉS    A    LA    PRESSE    DE     I     A     10 


AUG  2  9  1955 


Niliil   obstal  : 
Parisiis,  die  lo'*  augusli  igiD. 

Fr.  UBALD,  o.  m.  c. 

/ni/jri/na(nr  : 
l'arisiis.  die   j'  scploinbris  ic)î5 

H.    UDLLIN.   , 


AVANT-PROPOS 


Il  y  a  deux  façons  de  concevoir  riiistoire  de  la  litté- 
rature religieuse.  Enumérer  les  principaux  écrivains 
religieux  de  telle  période  ou  de  tel  pays,  décrire  leurs 
œuvres,  discuter  Toriginalité  de  chacun  d  eux,  son 
mérite  littéraire  ou  philosophique,  c'est  une  première 
méthode.  Ainsi  font,  par  exemple,  la  plupart  des  cri- 
tiques anciens  ou  modernes,  qui  étudient  les  Pères  de 
rÉglise  ou  les  docteurs  du  Moyen  âge  ;  ainsi  le  docte 
compilateur  de  la  Bibliothèque  universelle  des  écrivains 
ecclésiastiques,  Ellies  Du  Pin  ;  ainsi  encore  Nisard  et  ses 
émules  dans  leurs  chapitres  sur  Pascal  et  sur  Bossuet. 
La  curiosité  de  ces  historiens  ne  se  porte  pas  d'abord 
sur  le  caractère  proprement  religieux  des  œuvres  qui 
les  occupent.  Ils  se  maintiennent  dans  Tordre  littéraire 
et  dans  les  analyses  qui  relèvent  de  cet  ordre.  Newman 
chez  les  Anglais  et  Sainte-Beuve  chez  nous,  ont  mis  en 
honneur  une  autre  méthode,  morale  ou  religieuse  plus 
encore  que  littéraire.  Erudition,  plaisirs  du  goût,  joies 
de  Tesprit,  ils  ne  se  refusent  rien  de  ce  qui  borne  l'am- 
bition des  autres,  mais  dans  une  suite  d'ouvrages 
religieux,  c'est  avant  tout  la  religion  elle-même,  son 
influence  profonde,  son  histoire,  son  progrès  ou  ses 
éclipses  qui  les  intéresse.  Leur  objet  direct  est  de 
pénétrer  le  secret  religieux   des  âmes,  d'un  Augustin 


VI  AVANT-PHOPOS 

par  exemple  ou  d  un  Saint-Cyran,  et  les  nuances  parti- 
culières d'un  pareil  secret.  Ces  poètes  chrétiens,  ces 
prédicateurs,  ces  auteurs  dévots,  quelle  était  leur  vie 
intime,  leur  prière  vraie,  quelle  enfin  leur  expérience 
personnelle  des  réalités  dont  ils  parlent,  voilà  ce  que 
Ton  voudrait  avant  tout  connaître.  De  ces  deux 
méthodes,  j'ai  choisi  la  seconde,  et  c'est  là  ce  que 
veut  indiquer  le  titre  qu'on  vient  de  lire  :  Histoire  lit- 
téraire du  sentiment  religieux  en  France. 

Dans  la  première  partie  de  cette  histoire,  je  me 
propose  d'étudier  la  vie  intérieure  du  catholicisme 
français  pendant  le  xvii"  siècle,  les  origines,  les  direc- 
tions principales  et  l'évolution  d'une  renaissance  reli- 
gieuse que  tant  d'historiens  ont  célébrée,  mais  qui,  je 
le  crois  du  moins,  n'a  été  racontée  jusqu'ici  que  d'une 
façon  très  sommaire. 

Cette  renaissance,  où  commence-t-elle  et  où  finit- 
elle;  quelles  en  sont  les  causes  ;  quelle  en  est  l'orien- 
tation particulière;  en  quoi  diffère-t-elle  de  tels  autres 
réveils  analogues  ;  pai  quelles  étapes  a-t-elle  passé  ; 
quels  fruits  a-t-elle  donnés;  de  quelle  façon  a-t-elle 
pénétré  la  vie  morale,  littéraire,  sociale  ou  politique  de 
notre  pays  ;  quelle  place  tient-elle  dans  l'histoire  géné- 
rale du  catholicisme  :  autant  de  problèmes  dont  les 
pages  qui  vont  suivre  rendiont  la  solution  plus  facile. 

Les  catholiques  lettrés  liront  mon  livre  sur  la  foi  du 
titre.  Gomment  se  désintéresseraient-ils  d  un  pareil 
sujet?  Quant  aux  incroyants  que  je  voudrais  atteindre 
aussi,  je  pourrais  leur  rappeler  que  sans  un  appendice 
de  ce  genre,  Thistoire  de  notre  pays  et  plus  particu- 
lièrement peut-être,  celle  du  xvif  siècle,  reste  incom- 
plète, pour  ne  rien  dire  de  plus',  mais  je  préfère  leur 
offrir  on   guise   d'apologue  Qi:'  trait  charmant.  Un  des 


A  V  A  N  T  -  P  R  O  P  O  s  VII 

ouvriers  de  la  première  entente  cordiale  entre  la  France 
et  le  roi  de  Siam,  le  missionnaire  Bernard  Martineau, 
désireux  de  connaître  à  fond  «  les  livres  et  fables  de  la 
religion  siamoise  »,  avait  pris  pension  dans  une  pagode 
de  talapoins,  à  Ténasserira.  Comme  chacun  sait,  les 
talapoins  sont  des  moines  de  ce  pays-là.  Les  bonnes 
gens  l'avaient  reçu  avec  amitié  et  le  supérieur  lui- 
même  s'était  chargé  de  Finstruire.  «  Lorsque  ce  vieux 
me  donnait  leçon,  raconte  Martineau,  et  m'expliquait 
des  fables  qui  sont  du  moins  aussi  ridicules  ou  davan- 
tage qu'aucune  des  anciens  païens,  il  était  assez  simple 
de  croire  que  j'y  donnais  foi,  parce  qu'à  la  vérité  je 
l'écoutais  avec  attention  et  ne  lui  répugnais  en  rien, 
pour  ne  le  pas  détourner  de  me  découvrir  toutes  ces 
mystérieuses  superstitions.  Voyant  que  je  m'appliquais 
à  l'étude  de  ses  livres,  il  me  disait  souvent  une  chose 
qui  me  donnait  bien  sujet  de  rire  :  «  Ecoutez,  me  disait- 
«  il,  voulez-vous  que  je  vous  dise  pourquoi  vous 
a  vous  appliquez  avec  tant  de  zèle  et  d'affection  à 
((  l'étude  de  la  langue  et  des  livres  de  Siam.?  C'est 
«  qu'anciennement  vous  avez  été  siamois  et  habile 
((  homme  dans  l'intelligence  de  tous  ces  livres,  et  il 
c(  est  demeuré  en  vous  un  petit  reste  et  comme  une 
((  certaine  réminiscence  de  ce  que  vous  avez  été  pre- 
«  mièrement,  qui  a  fait  que  d'abord  que  vous  êtes 
((  arrivé  dans  ce  royaume  et  que  vous  avez  entendu 
((  la  langue  et  vu  les  livres,  vous  avez  été  réveillé 
((  comme  d'un  assoupissement  ;  vous  étiez  un  esprit 
c(  éperdu  et  poussé  par  une  inclination  enracinée, 
a   forte  et  secrète  vers  une  chose  que  vous  aviez  autre- 

(i)  Comme  l'a  dit  un  de  nos  maîtres,  «  négliger  les  choses  religieuses 
du  xvii'^  siècle  ou  les  estimer  petitement,  c'est  ne  pas  comprendre  l'histoire 
de  ce  siècle,  c'est  ne  pas  le  sentir  ».  E.  La  visse,  ATts^.  de  France,  VII,  i,  p.  88. 


vin  AVANT-PROPOS 

«  fois  uniquement  cultivée  ».  Il  ajoutait  qu'étant  sia 
mois  et  grand  docteur,  j  avais  fait  quelque  petit  péché 
par  châtiment  duquel  j  étais  tombé  à  naître  français, 
mais  qu'enfin  je  devais  me  consoler  dans  mon  bannisse- 
ment, puisque,  étant  fini  par  la  mort,  je  renaîtrais  une 
autre  fois  siamois  et  deviendrais  un  grand  roi'.  »  Avec 
bien  plus  déraison  que  ce  vénérable  talapoin,  nos  mys- 
tiques et  nos  dévots  du  temps  passé  pourraient  tenir, 
tiendront,  je  Tespère,  au  lecteur  un  langage  presque 
semblable.  Ils  sont  beaucoup  plus  près  de  nous  que 
nous  ne  le  pensons.  De  ce  qu'ils  furent  jadis  «  il  est 
demeuré  en  nous  un  petit  reste  et  comme  une  certaine 
réminiscence  ». 

Pour  ne  pas  encombrer  cette  préface,  je  vais  dire, 
dans  une  note  spéciale  à  l'adresse  des  critiques,  le 
détail  de  la  méthode  que  j'ai  cru  devoir  suivre,  le  plan 
et  les  sources  du  présent  travail.  Il  ne  me  reste  donc  ici 
qu'à  remercier  tous  ceux  qui  ont  cordialement  aidé  mes 
recherches  :  les  religieuses  du  Premier  Garmel  de 
Paris  qui  m'ont  communiqué  de  précieux  inédits  ;  les 
HH.  PP.  boUandistes  qui  m'ont  ouvert  toute  grande  leur 
riche  bibliothèque,  et  qui  m'ont  encouragé  de  bien 
des  manières  à  poursuivre  mes  recherches  ;  le  R.  P. 
dom  Thibaut,  de  Maredsous,  qui  a  mis  à  ma  disposition 
sa  collection  de  mystiques  bénédictins  et  les  notes 
qu'il  avait  préparées  sur  un  sujet  tout  voisin  du 
mien;  le  R.  P.  Edouard  d'Alençon,  archiviste  général 
des  FF.  mineurs  capucins;  M.  Raymond  Toinet,  qui 
m'a  fait  connaître  et  généreusement  prêté  des  poèmes 
rarissimes  ;   mon  compatriote  Edouard  Aude,  conser- 

(i)  Joseph  Grandet.  Les  saints  prêtres  français  du  XVH^  siècle,  ouvrage 
publié  pour  la  première  fois,  d'après  le  mauuscrit  original,  par  G.  Letour- 
ueau,  Paris,   1898,  III,  pp.   ^-j,  348. 


AVANT-PROPOS  IX 

vateur  de  Tinsigne  bibliothèque  Méjanes,  qui  avait 
comme  tait  sien  mon  propre  travail  ;  enfin  et  surtout 
mon  cher  ami,  André  Pératé,  à  qui  je  dois  plus  que  je 
ne  saurais  dire  et  qui,  je  Tespère,  achèvera  bientôt  la 
présente  histoire  par  une  étude  sur  Tillustration  des 
livres  religieux  au  xvii^  siècle. 


Paris,  juillet  191 4- 


OBJET,  SOURCES,  METHODES  ET  DIVISIONS^ 


I.  J'écris  l'histoire  littéraire,  et  non  pas  Thistoire  tout  court  du 
sentiment  religieux  en  France.  Je  ne  puise  donc  qu'aux  sources 
littéraires  :  biographies;  livres  de  piété;  essais  de  philosophie 
dévote,  de  morale  ou  d'ascétisme  ;  sermons  ;  poésies  chrétiennes 
ou  autres  ouvrages  du  même  genre,  laissant  auxérudits  les  autres 
sources  moins  accessibles  au  vulgaire  :  testaments;  fondations  ; 
contrats;  diaires  tenus  par  le  directeur  d'une  paroisse,  d'une 
confrérie,  d'un  pèlerinage;  en  un  mot  toutes  les  pièces  d'ar- 
chives qui,  par  elles-mêmes,  n'ont  communément  rien  de  mys- 
tique, mais  qui  fournissent  des  indications  abondantes  sur  les 
habitudes  et  les  tendances  religieuses  d'une  époque.  En  règle 
générale,  je  néglige  aussi  les  inédits  littéraires.  Limité  aux  seuls 
imprimés,  le  travail  que  j'entreprends  donnerait  d'assez  beaux 
fruits,  si  j'étais  de  force  à  suivre  convenablement  le  programme 
jadis  fixé  par  Bacon  à  l'histoire  littéraire.  De  modo  autem  hujus 
/listoriœ  conscrihendœ ^  disait  ce  grand  homme,  illud  imprimis 
tnonemus^  ut  materia  et  copia  ejus^  non  tantum  ah  historicis  et 
criticis  petatur,  ^erum  eiiam  per  singulas  annorum  centurias^ 
aut  etiam  minima  intervalla^  seriatim  libri  pr^cipui,  qui  eo 
temporis  spatio  conscripti  sunt^  in  consilium  adhibeantur  ;  ut 
ex  eorum,  non  perlectione  —  id  enim  infinitum  quiddam  esset 

— ^-  Se^  DEGUSTATIONE  ET  OBSERVATIONE  ARGUMENTI,  STYLI,  METHODI, 
GENIUS  ILLIUS  TEMPORIS  LITTERARIUS  (ici,  RELIGIOSUs),  VELUTI  INCAN- 

TATioNE  QUADAM  A  MORTuis  EvocETUR.  Distinguer  les  principaux 
ouvrages  religieux  du  xvii®  siècle  —  textes  dévots  et  biographies 
—  les  savourer,  en  observer  le  style  et  la  méthode,  en  dégager 
l'esprit,  enfin  les  presser  de  telle  sorte  qu'ils  nous  rendent  pré- 

*  Ce  que  je  vais  dire  dans  ces  notes  se  rapporte  directement  aux  quatre 
premiers  volumes  du  présent  livre.  Quand  nous  en  viendrons  à  la  littéra- 
ture religieuse  des  xviii®  et  xix®  siècles,  il  y  aura  lieu  de  modifier  sur  plus 
d'un  point  la  méthode  qui  m'a  paru  convenir  à  cette  première  partie. 


XII  NOTES     PRELIMINAIRES 

sent  et  vivant  le  génie  religieux  qui  les  inspire  ou  dont  ils  nous 
montrent  les  victoires,  voilà  ce  que  je  voudrais  essayer  de  taire. 

II.  La  fin  que  Ton  vient  de  dire  doit  fixer  Torienlation 
générale  et  le  détail  de  nos  recherches  documentaires.  Impres- 
sions esthétiques,  curiosités  profanes,  nous  ne  nous  interdi- 
sons pas  tout  à  fait  ce  genre  de  distractions;  mais  ce  ne  seront 
là  pour  nous  que  distractions,  que  «  reposoirs  ».  Notre  but 
principal  est  de  connaître  la  vie  religieuse  du  xvii^  siècle; 
pour  parler  la  langue  moderne,  toutes  nos  «  fiches  »  doivent 
aller  à  ce  but. 

D'où  il  suit  que  lorsque  nous  rencontrons  un  personnage, 
dont  s'occupent,  par  ailleurs,  ou  dont  devraient  s'occuper  les 
historiens  de  notre  littérature  —  François  de  Sales,  Yves  de 
Paris,  Bossuet,  Fénelon  —  c'est  directement  la  vie  intérieure 
de  ce  personnage,  et  non  son  mérite  littéraire  qui  nous  inté- 
resse. Il  en  va  de  même  pour  le  rôle  qu'il  a  pu  jouer  dans 
l'histoire  politique  de  son  temps.  Le  chancelier  de  Marillac 
est  pour  nous  l'ami  de  M"^^  Acarie  et  non  la  victime  de  Riche- 
lieu. Ainsi  du  P.  Joseph,  fondateur  d'Ordre,  écrivain  mystique, 
dont  nous  n'irons  pas  apprécier  le  génie  diplomatique  ou  guer- 
rier. Ce  parti  pris  nous  imposera  des  sacrifices  qui  pourront 
surprendre  certains  lecteurs.  Ainsi  nous  ne  ferons  qu'une  place 
assez  modeste  aux  poètes  chrétiens.  Toute  proportion  gardée, 
j'en  dis  autant  des  prédicateurs.  Nous  ne  les  négligerons  point, 
mais  nous  nous  défierons  toujours  un  peu  de  leur  éloquence. 
Chaque  ligne  de  François  de  Sales  ou  des  grands  spirituels 
est  une  confidence  involontaire,  un  témoignage  qui  ne  force 
rien.  On  n'en  peut  dire  autant  de  la  plupart  des  sermons. 
D'où  il  suit  encore  que  dans  l'importance  plus  ou  moins 
grande  que  nous  attacherons  à  tel  écrivain,  dans  le  choix  que 
nous  ferons  de  celui-ci  à  l'exclusion  de  celui-là,  nous  ne  nous 
réglerons  pas  d'abord  sur  des  canons  esthétiques.  Je  ne  par- 
lerai qu'en  passant  du  vieux  Balzac.  Je  l'ai  lu,  certes,  et  je 
l'estime  fort,  néanmoins  je  le  sacrifie  à  d'autres  écrivains  dévots 
qui  sont  loin  de  l'égaler,  mais  qui,  du  point  de  vue  où  je  me 
place,  m'intéressent  l)eaucoup  plus  que  lui.  Que  si,  au  contraire, 
je  rencontre  deux  écrivains  d'une  même  intensité  religieuse  et 
qui  rendent  le  même  témoignage,  il  va  sans  dire  que  j  irai 
droit  à  celui  qui  écrit  le  mieux.  Enfin,  et  toujours  pour  les 
mêmes  raisons,  nous  ne  suivrons  pas  Tauteur  de  Port-Royal 
dans  ses  excursions  qui,  d'étape  en  étape,  l'ont  amené  à  faire 
le  tour  de  tout  le  grand  siècle.  11   est  Sainte-Beuve,  il  use  de 


O  Jî .)  K  T  ,     SOURCES,     M  E  T  H  O  D  K  S     ET     DIVISIONS        XIII 

son  droit  léonin.  Je  crois  du  reste  avec  lui  que  tout  est  dans 
tout,  mais  je  dois  m'en  tenir  à  l'objet  essentiel  de  mon  travail. 
Je  ne  rapprocherai  donc  pas  VAstrèe  de  V Introduction  à  la  Vie 
dèA>ole  et  celle-ci  des  tragédies  de  Racine.  L'enclos  mystique 
dans  lequel  je  m'enferme  est  bien  au  milieu  de  la  cité,  il  a  des 
portes  et  des  fenêtres  ([ui  donnent  sur  la  rue  ;  je  me  mettrai 
parfois  à  la  fenêtre,  mais  je  ne  franchirai  pas  les  portes. 

III.  Cet  enclos  est  exclusivement  catholique.  Si  je  m'étais 
proposé  de  donner  un  tableau  complet  du  xvii®  siècle  religieux, 
il  est  clair  que  j'aurais  dû  étudier  les  dévots  et  les  mystiques 
protestants.  Mais  non  omnia  posaïunus  omnes.  J'ignore  donc 
les  hétérodoxes  jusqu'à  l'heure  tardive  et  fatale  où  ils  inter- 
viennent directement,  avec  Poiret,  dans  l'histoire  de  nos  mys- 
tiques. Je  laisse  de  même,  et  très  à  contre-cœur,  divers  cha- 
pitres de  l'histoire  anglicane  qui  auraient  éclairé  notre  propre 
histoire.  Plus  érudit  et  disposant  de  plus  de  place,  j'aurais 
aimé  à  montrer,  chez  les  anglicans  de  la  première  moitié 
du  xvn*^  siècle,  un  mouvement  analogue  à  notre  humanisme 
dévot  et  lointain  précurseur  du  mouvement  d'Oxford;  à  mon- 
trer aussi  que  l'influence  de  nos  auteurs  et  notamment  de 
François  de  Sales  s'est  fait  sentir  de  l'autre  côté  du  détroit. 

Je  n'irai  pas  non  plus  refaire  l'histoire  du  jansénisme. 
Sainte-Beuve  est  là,  corrigé  —  mais  déjà  que  de  corrections, 
que  de  «  repentirs  »  dans  ses  notes  !  —  et  complété  par  nos 
érudits  contemporains,  M.  Jovy  entre  autres.  Du  reste,  comme 
je  l'expliquerai  bientôt,  mon  histoire  décline  en  même  temps 
que  progresse  le  jansénisme.  Deux  raisons  qui  me  permettent 
de  ne  pas  beaucoup  ni'étendre   sur  celui-ci. 

IV.  Des  auteurs  que  j'aurai  cru  devoir  retenir,  je  ne  dois  pas 
tout  retenir,  mais  cela  seul  qui  me  paraîtra  particulier  au 
xvii^  siècle.  Pourquoi  noterai-je  dans  mes  fiches  que  M'"''  Acarie 
allait  à  la  messe  du  dimanche,  que  Fénelon  se  confessait  régu- 
lièrement et  que  François  de  Sales,  à  telle  page  de  tel  volume, 
enseigne  explicitement  le  dogme  de  la  Trinité?  Mais,  au  con- 
traire, que  je  remarque  chez  nos  auteurs  une  réelle  insistance 
à  recommander  telle  dévotion  — le  Verbe  incarné  ;  l'Enfance  ; 
le  Calvaire  ;  les  Anges  —  que,  dans  nos  biographies,  je  trouve 
les  mêmes  dévotions  pratiquées  avec  une  ferveur  spéciale, 
mon  étonnement  lui-même  m'avertit  que  si  rien  de  tout  cela 
n'est  exclusivement  propre  au  xvii^  siècle,  il  y  a  là  pourtant 
quelque  chose  qui  mérite  notre  attention. 

On  l'a  déjà  dit,  mais  on  ne  saurait  trop  le  redire,  ces  livres 


XIV  NOTES     PRELIMINAIRES 

religieux  que  nous  retenons  sont  de  deux  sortes  :  il  y  a  les  bio- 
graphies ;  il  y  a  les  traités  didactiques.  La  tendance  commune 
des  historiens  est  d'isoler  Tune  ou  l'autre  de  ces  deux  classes  : 
ainsi  le  morne  Picot  dans  son  Essai  historùjiie  sur  Vinp^iience 
de  la  religion  en  France  pendant  le  XVII''  siècle,  ou  tdhleaii  des 
établissements  religieux  formés  à  cette  époque  et  des  exemples 
de  piété,  de  zèle  et  de  charité  qui  ont  brillé  dans  le  même  inter- 
valle (Paris,  1823),  néglige  tout  à  fait  l'enseignement  des  spi- 
rituels et  ne  s'intéresse  qu'aux  seuls  exemples  des  saints  ;  de 
son  côté,  Fortunat  Strowski,  dans  le  beau  travail  qu'il  a  entre- 
pris sur  le  Sentiment  religieux  au  XVIP  siècle,  insiste  de  pré- 
férence sur  les  manifestations  littéraires  et  spéculatives  de  ce 
sentiment  dans  l'œuvre  des  grands  écrivains  :  François  de  Sales, 
Pascal,  Fénelon.  Pour  moi,  je  voudrais  suivre  une  autre  mé- 
thode '.éclairer,  mesurer  l'une  par  l'autre  l'action  des  écrivains 
et  celle  des  saints  La  littérature  dévote  n'est  jamais  plato- 
nique :  elle  ne  s'adresse  à  l'imagination  et  à  Tintelligence  que 
pour  remuer  la  volonté.  Un  livre  dévot  a,  dans  l'histoire  intime 
de  la  communauté  chrétienne,  une  répercussion  qui  varie 
naturellement  avec  le  succès  et  la  diffusion  de  ce  livre,  et 
inversement,  la  vie  d'un  saint  non  seulement  édifie  ceux  qui  la 
lisent,  mais  encore  modifie,  colore  en  quelque  façon  l'intelli- 
gence et  l'imagination  religieuse  de  ceux-ci.  La  doctrine  pro- 
duit les  miracles  et  les  miracles  enrichissent  la  doctrine. 
D'où  il  suit  que  Thistorien  de  la  vie  religieuse,  tel  que  je  le 
comprends,  devrait  rapprocher  constamment  et  contrôler  l'une 
par  l'autre,  ces  deux  branches  de  la  littérature  religieuse.  En 
principe,  il  faudrait  épingler  à  chaque  traité  dévot  une  dizaine 
de  biographies  correspondantes,  et  aux  grandes  biographies, 
les  traités  dévots  qui,  de  près  ou  de  loin,  dérivent  d'elles.  En 
fait  nous  le  pouvons  assez  fréquemment,  mais  pas  toujours. 
L'histoire  de  sainte  Chantai  et  des  premières  visitandines  traduit 
littéralement,  ligne  par  ligne,  les  écrits  de  François  de  Sales, 
et,  pour  ne  pas  parler  de  leur  sainteté  personnelle,  M.  Olier 
et  nombre  d'oratoriens  traduisent  dans  leurs  traités  spéculatifs 
la  vie  du  P.  de  Condren  par  Amelote.  Lorsque,  pour  une  raison 
ou  pour  une  autre,  nous  ne  pouvons  faire  ces  rapprochements, 
il  reste  pourtant  certain  que  la  plupart  des  spirituels  ont  vécu 
leurs  propres  livres  et  se  sont  racontés  eux-mêmes  en  les  écri- 
vant; certain  aussi  que  la  doctrine  de  ces  livres  a  été  vécue, 
au  moins  par  l'élite  de  lours  lecteurs. 

V.   Ayant  ainsi  déterminé  notre  objet,  il  nous  faut,  d'après 


OBJET,     SOURCES,     METHODES     ET     DIVISIONS         XV 

la  consigne  baconienne,  chercher  les  textes  les  plus  significa- 
tifs :  libri  prœcipui.  11  est  évident  que  nous  ne  donnons  pas 
seulement  cette  qualité  à  la  biographie  des  quatre  ou  cinq  per- 
sonnages que  tout  le  monde  connaît  et  aux  classiques  éternels 
de  la  littérature  religieuse,  François  de  Sales,  Pascal,  Bossuet, 
Fénelon.  Nous  ne  la  réservons  pas  non  plus  aux  quelques  saints 
et  aux  très  rares  écrivains  dont  le  nom  seul  a  surnagé,  BéruUe, 
Camus  par  exemple  ;  vaine  survivance  qui  ne  peut  suffire  à 
nous  guider,  puisqu'elle  a  été  refusée  à  plusieurs  qui  l'ont 
pourtant  méritée,  ^st prœcipuiis  pour  nous  d'abord  tout  dévot 
ou  saint  personnage  qui,  soit  par  ses  livres,  soit  par  le  rayon- 
nement de  sa  vertu,  aura  exercé  de  son  vivant  une  influence 
notable,  et  en  qui,  par  suite,  se  sera  pour  ainsi  dire  incarné 
Tun  des  aspects  du  «  génie  religieux  »  de  cette  époque.  Juste 
ou  non,  l'oubli  qui  a  pu  s'étendre  sur  de  tels  hommes  ou  de 
tels  ouvrages  ne  fait  rien  à  l'afFaire.  La  postérité  a  choisi 
comme  elle  a  voulu.  Nous  ne  la  querellons  pas,  nous  ne 
demandons  pas  que  Ton  mette  Marie  de  Valence  sur  les  autels, 
ou  que  Ton  réimprime  Yves  de  Paris;  nous  disons  simplement 
que  les  décisions  des  siècles  postérieurs  ne  changent  pas  les 
réalités  de  l'histoire.  Approuverait-on  l'historien  de  notre  litté- 
rature qui  négligerait  ce  Balzac,  la  plus  grande  force  littéraire 
de  son  temps  et  qu'on  ne  lit  plus?  Et,  tout  de  même,  libre  à 
nous  de  préférer  une  page  des  Elévations  sur  les  mystères  aux 
cent  volumes  du  P.  Binet,  mais  nous  ne  devons  pas  ignorer 
que  ce  jésuite  a  exercé  sur  le  sentiment  religieux  de  son  siècle 
une  influence  beaucoup  plus  étendue  et  plus  efficace  que  ne  le 
fut  celle  de  Bossuet. 

Mais  ceux-ci  ne  suffisent  pas.  Prsecipuus  encore,  aux  yeux 
de  l'historien,  tout  personnage,  plus  ou  moins  éclatant,  qui 
aura  ou  préparé,  ou  secondé,  ou  continué  l'action  de  ces 
maîtres  de  l'heure,  et  aussi,  l'excentrique,  l'indépendant  qui, 
d'une  manière  appréciable,  aura  combattu  ou  modifié  cette 
action. 

Double  action,  ne  nous  lassons  pas  de  le  répéter  ;  celle  des 
saints,  celle  des  écrivains,  l'une  s'ajoutant  à  l'autre,  l'amor- 
çant, la  prolongeant  ou  la  complétant. 

VI.  Ces  vieux  textes  religieux  sont  devenus  rares,  la  Révo- 
lution française  n'ayant  veillé  que  très  mollement  sur  les 
dépouilles  des  anciennes  bibliothèques  monacales,  premier  et 
souvent  unique  noyau  religieux  de  nos  dépôts  publics.  Beau- 
coup de   ces    textes,    et    non    des   moins    précieux,    vous   les 


XVI  NOTES     PRELIMINAIRES 

demanderiez  en  vain  h  la  Bibliothèque  Nationale.  J'ai  exploré 
de  riches  collections,  soit  à  Bruxelles,  chez  les  bollandistes, 
soit  à  la  Méjanes,  d'Aix-en-Provence,  soit  à  Rome,  où  les 
bibliothèques  monacales  ont  moins  souffert  que  les  nôtres, 
bien  qu'elles  aient  aussi  changé  de  maîtres.  Bref  j'ai  fait  de 
mon  mieux  et  j'espère  avoir  mis  la  main  sur  les  auteurs  les 
plus  importants,  mais,  à  coup  sûr,  nombre  de  minores  — 
quelques-uns  exquis  peut-être  —  m'auront  échappé. 

VII.  Aussi  bien  lorsqu'il  s'agit,  non  de  compiler  un  diction- 
naire, mais  d'écrire  une  histoire,  littéraire  et  morale,  comme 
celle-ci,  l'érudition  bibliographique  ne  doit  pas  être  le  prin- 
cipal de  nos  soucis.  Toujours  amusante,  la  chasse  à  l'anecdote, 
au  livre  curieux,  devient  dangereuse  dès  qu'elle  nous  entraîne 
h  négliger  cette  déguntatio  à^s  textes  essentiels,  cette  obsen^a- 
tio  dont  parle  Bacon.  A  mesure  que  l'on  avance  dans  ces 
recherches  documentaires  et  que  s'élèvent  les  fiches,  une 
voix  mystérieuse,  et  de  plus  en  plus  pressante,  nous  somme  de 
mettre  fin  à  un  travail  trop  dispersant.  Dépouillement  insen- 
sible qui  se  fait  en  nous  et  malgré  nous,  et  auquel  tôt  ou  tard 
nous  devons  nous  prêter. 

Ainsi  l'on  a  vite  l'impression  —  d'abord  importune  et  com- 
battue, mais  depuis,  cent  fois  confirmée  —  que  le  x\if  siècle 
religieux,  celui  du  moins  qui  mérite  d'absorber  le  meilleur 
de  notre  attention,  n'est  pas  le  siècle  de  Louis  XIV.  Je 
n'aime  pas  beaucoup  ce  mot  de  Contre-Réforme,  pour  la 
simple  raison  que  le  mouvement  qu'on  appelle  ainsi  a  com- 
mencé bien  avant  Luther,  mais  enfin,  et  pour  parler  comme 
les  savants  d'aujourd'hui,  au  moment  de  l'apogée  du  grand  roi, 
la  Contre-Réforme  française  n'est  déjà  plus  qu'un  souvenir  et 
déjà  lointain.  Du  reste  les  historiens  les  plus  compétents  sont 
de  cet  avis.  Des  abus  du  règne  de  Louis  XIV,  écrit  M.  Letour- 
neau,  «  plusieurs  écrivains  catholiques  (ont  voulu)  conclure 
que  le  xvii®  siècle  était  une  époque  assez  pauvre  pour  le  clergé 
de  France.  Il  y  a,  dans  toutes  ces  attaques,  des  affirmations 
bien  inconsidérées.  On  pourrait  faire  remarquer,  par  exemple, 
que  plusieurs  de  nos  modernes  censeurs  font  intervenir,  en 
tout  ce  débat,  avec  une  étourderie  assez  bizarre,  la  mémoire 
de  Louis  XIV.  Louis  XIV  n'est  pas  le  xvii*^  siècle  et,  tout  spé- 
cialement, il  n'est  pas  notre  xvii^  siècle  ecclésiastique.  Lorsque 
le  jeune  fils  de  Louis  XIII  commença  à  gouverner  personnelle- 
ment, en  1661,  notre  grande  réforme  sacerdotale  touchait 
presque   à  son   terme.   A  cette  date,  le  cardinal  de  Bérulle  et 


OBJET,      SOURCES,     METHODES     ET     DIVISIONS        XVH 

le  Père  de  Condren  avaient  terminé  leur  carrière  depuis  de 
longues  années.  M.  Olier  était  mort  depuis  quatre  ans,  et 
saint  Vincent  de  Paul  était  mort  l'année  précédente,  âgé  de 
plus  de  quatre-vingts  ans.  Or,  qui  ne  sait  que  ces  noms,  à 
eux  seuls,  représentent  l'époque  la  plus  pure  et  la  plus  féconde 
du  siècle  ^  ». 

M.  le  Curé  de  Saint-Sulpice  ne  parle,  comme  on  le  voit,  que 
de  Tun  des  aspects  de  notre  sujet,  mais  voici  une  affirmation  plus 
générale  que  j'emprunte  h  un  chartiste  des  moins  frivoles.  «  Le 
xvii^  siècle,  écrivait  Léon  Aubineau,  n'est  pas  seulement  une 
époque  de  gloire  et  de  splendeur  littéraire  et  politique,  c'est 
un  temps  où  la  sainteté  abonde.  Les  premières  années  surtout 
sont  merveilleuses  :  les  anciens  Ordres  sont  réformés,  de  nou- 
veaux se  fondent  ;  c'est  de  toutes  parts  une  renaissance  reli- 
gieuse admirable.  Ce  n'est  pas  seulement  la  charité  qui  se 
répand,  h  l'instigation  de  saint  Vincent  de  Paul,  comme  un 
fleuve  rafraîchissant  sur  la  France  entière,  l'enseignement  de 
saint  François  de  Sales  et  l'incroyable  diffusion  des  Visitan- 
dines  révèlent  partout  les  charmes  de  la  dévotion  et  glissent 
ses  parfums  dans  tous  les  cœurs  ;  à  la  voix  de  l'héroïque  et 
sublime  Thérèse,  les  austérités  les  plus  redoutables  attirent 
les  âmes,  les  séduisent  et  les  affolent.  Le  monde  et  le  cloître 
se  touchent  et  se  pénètrent  pour  ainsi  dire  de  toutes  parts '.  » 

Mais  qu'allons-nous  chercher  l'autorité  des  historiens 
modernes  ?  Les  faits  sont  là,  nombreux,  éclatants  et  qui  nous 
commandent  d'insister  longuement  sur  la  première  moitié 
(lu  xvii*^  siècle,  de  passer  beaucoup  plus  vite  sur  la  seconde. 
Celle-ci  ne  manque  certes  pas  d'intérêt  :  nous  y  rencontrons 
de  si  grands  hommes  !  Elle  est  aussi  très  curieuse  en  ce  qu'elle 
nous  montre  chez  plusieurs  la  survivance  de  l'ancien  esprit  et 
chez  d'autres,  Fénelon,  par  exemple,  la  noble  ambition,  et  qui 
fut  malheureuse,  de  ramener  au  mysticisme  de  leurs  pères  une 
génération  trop  humainement  raisonnable,  sinon  déjà  trop 
rationaliste  pour  ne  pas  trouver  chimériques  et  ridicules  de 
semblables  espérances.  Aussi  réserverons-nous  à  cette  seconde 
période  notre  quatrième  volume,  consacrant  les  trois  autres 
exclusivement  à  la  première. 

VIII.  Ce  n'est  là  qu'un  premier  dépouillement  et  qui  nous 


(i)   Grandet-Letourneau,  op,  cit.,  I,  p.  XI. 

[i)   L.  Aubineau.  Notices  littéraires  sur  le  XVH'  siècle,   Paris,  iSSg, 
pp.  27-28. 


XVIII  NOTES     PU  KLI  MINAIR  ES 

laisse  encore  Irop  riches  de  textes,  trop  pauvres  de  connais- 
sances. Il  nous  faut  dégager  de  ces  textes  les  caractères  essen- 
tiels de  la  renaissance  religieuse  qu'ils  nous  ont  révélée  ;  il 
nous  faut  connaître  ce  que  présente  de  particulièrement,  d'uni- 
quement merveilleux,  la  première  moitié  du  xvii^  siècle.  Et 
cela  vraiment  n'est  pas  difficile.  Très  vite  en  effet,  Ton  voit 
se  dessiner  un  vaste  courant  dont  l'importance  frapperait  les 
moins  attentifs,  et  auprès  duquel  les  petits  ruisseaux  voisins 
semblent  méprisables.  Ce  courant  n'est  pas  simplement  dévot, 
il  est  mystique  au  sens  propre  et  sublime  de  ce  mot.  Pendant 
cette  période,  chez  nous,  en  France,  dans  les  deux  clergés, 
dans  toutes  les  congrégations  de  femmes,  dans  toutes  les  classes 
de  la  société,  les  mystiques  abondent.  Tel  est  le  fait  capital, 
que  Ton  n'avait  pas  encore  vu,  que  Ton  n'a  plus  revu  depuis, 
celui  qui  domine  tous  les  autres  et  vers  lequel  tous  les  autres 
convergent  ;  celui  que  doit  retenir  l'histoire  \  Je  ne  dis  pas, 
on  l'entend  bien,  que  chaque  fidèle  de  cette  époque  ait  eu  des 
extases.  Trouve-ton  du  génie  à  tous  les  poètes,  à  tous  les 
citoyens  romains  du  siècle  d'Auguste  ?  La  vie  religieuse  a  ses 
minores,  elle  a  ses  minimos  tous  intéressants,  mais  dont  la 
poussière  restera  toujours  rebelle  aux  résurrections  de  l'his- 
toire. Condamnés  à  ignorer  les  minimos, ']e  ne  dis  pas  que  nous 
devrons  négliger  les  minores  —  sans  eux  il  n'est  pas  d'his- 
toire, —  mais  sur  la  foi  de  nos  documents,  ces  minores  eux- 
mêmes  nous  les  étudierons,  si  j'ose  ainsi  parler,  en  fonction 
des  véritables  mystiques,  groupés  autour  de  ceux-ci,  et,  de  la 
sorte,  dépendant  eux-mêmes  de  cette  vie  supérieure  ou  dirigés 
vers  elle  ^ 

(i)  Evidemment  je  ne  fais  ici  qu'aflîrmer  ce  que  je  démontrerai  plus 
tard.  Voici  l'aflirmation  contraire.  «  L'esprit  régénérateur  se  manifesta 
d'abord  par  un  élan  de  mysticisme  avec  saint  François  de  Sales...  mais 
l'esprit  de  la  société  moderne  exigeait,  pour  l'adopter,  que  ce  sentiment 
religieux  devînt  pratique  :  qu'il  se  mêlât  au  siècle.  Si  la  France  se  couvre 
promptcmeut  de  couvents  de  tous  ordres,  de  toutes  les  couleurs,  grâce  à 
Vincent  de  Paul,  elle  voit  bientôt  à  côté  autant  et  plus  d  hôpitaux,  d  écoles. 
Comme  l'ont  bien  remarqué  M.  Henri  Martin  et  M.  Caillet,  un  des  traits 
les  plus  caractéristiques  de  cette  régénération  du  catholicisme  français, 
c'est  la  prédominance  de  l'élément  agissant  et  social  sur  l'élément  ascé- 
tique et  solitaire...  On  ne  songe  plus  à  s  absorber  en  Dieu,  mais  à  aller  à 
lui  par  le  travail  et  le  service  des  pauvres.  »  Feillet,  La  misère  au  temps 
de  la  Fronde.  4^  édit.,  Paris,  18H8,  pp.  207,  '208.  Il  y  a  là,  d'après  nous, 
une  erreur  de  fait,  car  dès  ses  débuts,  celle  renaissance  a  été  tout 
ensemble.  mysti(jue  et  agissante  ;  il  y  a  là,  de  plus,  une  analyse  qui  nous 
paraît  imparfaite  :  c  est  dans  la  vie  mystique  elle-même  de  tous  ces  fon- 
dateurs d'œuvres  charitables  qu  il  faut  aller  chercher  le  principe  de  leur 
zèle. 


OBJET,     SOURCES,     METHODES     ET     DIVISIONS        XIX 

Comme  tous  les  autres  mouvements  littéraires  ou  religieux, 
le  nôtre  suit  une  courbe,  qui  n'est  sans  doute  pas  d'une  netteté 
et  d'une  rigueur  géométriques,  mais  qui  peut  se  décrire.  De  la 
fin  de  la  Ligue  à  la  mort  de  François  de  Sales  (1622),  c'est 
d'abord  une  floraison  soudaine  ;  c'est  ensuite,  de  162 1  à 
l'époque  de  la  majorité  de  Louis  XIV,  un  progrès  constant, 
une  diffusion  et  comme  une  organisation  magnifique  ;  c'est, 
enfin,  de  166 1  à  la  mort  du  roi,  un  déclin  rapide  que  rien 
n'arrêtera  plus.  D'où  la  matière  et  les  titres  de  trois  de  nos 
volumes  (II,  III,  IV)  :  Vlin^asion  mystique;  la  Conquête  mys- 
tique ;  la  Retraite  des  mystiques.  Division,  je  le  répète,  qu'il 
faut  prendre  humainement,  mais  qui  nous  est  indiquée  par  les 
faits  et  que  Técole  des  chartes  avait  esquissée  avant  nous.  Dès 
1859,  à  vue  de  pays  et  se  basant  sur  les  quelques  biographies 
qu'il  avait  étudiées,  Léon  Aubineau  fixait  déjà  les  étapes  de  la 
route  que  nous  devrions  suivre.  «  Dans  quelque  temps,  il  faut 
l'espérer,  disait-il,  l'histoire  du  xvii®  siècle  ne  se  dédoublera 
pas;  et  à  côté  des  renseignements  sur  la  littérature,  les  arts, 
l'esprit,  la  conversation  et  les  événements  politiques,  on  aura 
soin  de  montrer  la  çie^  les  progrès  et  aussi  la  décadence  peut- 
être  de  la  sainteté  \  »  «  Sainteté  »  est  un  mot  trop  vague  pour 
notre  curiosité  moderne;  nous  disons  donc  :  naissance,  pro- 
grès, décadence  de  la  vie  mystique. 

A  ces  trois  volumes,  presque  uniquement  narratifs,  j'ai  cru 
devoir  en  ajouter  un  autre  dont  le  caractère  est  tout  différent. 
C'est  le  premier  que,  pour  certaines  raisons  qui  seront  expli- 
quées en  leur  lieu,  j'intitule  :  V humanisme  dévot ^  et  dans 
lequel  j'étudie  les  tendances  communes,  la  vie  intérieure,  l'es- 
prit du  monde  dévot  pendant  les  années  qui  ont  vu  se  produire 
le  mouvement  mystique  qui  fait  l'objet  de  mes  trois  autres 
volumes.  Les  mœurs  et  les  œuvres  de  ces  dévots,  leurs  vertus 
particulières,  je  ne  les  raconte  pas,  puisque  aussi  bien  la  suite 
de  mon  livre  nous  promet  des  histoires  plus  éclatantes,  mais 
la  vie  profonde  de  leur  cœur  et  de  leur  esprit,  voilà,  m'a-t~il 
semblé,  ce  que  je  ne  devais  pas  négliger.  En  effet,  et  en  dehors 
même  de  l'intérêt  que  présente  une  pareille  étude  d'ensemble, 
comment  nous  résigner  à  ne  pas  connaître  l'atmosphère  spiri- 
tuelle que  nos  mystiques  ont  respirée?  Ils  ont  été  formés  par 
les  mêmes  maîtres  que  les  dévots  ordinaires,  et  la  sublime 
grâce  qui  les  élève  au-dessus  du  commun   non  seulement  ne 

(i)  Aubineau,  op.  cil.,  p.  28. 


XX  NOTES     PRELIMINAIRES 

contrarie  pas,  mais  encore  achève  cette  formation.  Curieux 
de  saisir  ou  d'entrevoir  quelques-unes  des  causes  histori- 
ques qui  ont  présidé  à  une  telle  diffusion  du  haut  mysticisme, 
nul  historien,  nul  philosophe  ne  me  reprochera  d'avoir 
écrit  cette  longue  introduction.  Longue,  je  le  sais  bien,  mais 
non  pas  trop  longue  si  Ton  prend  garde  h  son  importance  ; 
austère  aussi  et  que  plusieurs  craindront  rebutante,  mais  qui 
l'est  moins  peut-être  qu'on  ne  l'imaginerait  à  première  vue. 
J'ignore  le  mérite  de  l'édifice,  mais  les  matériaux  en  sont 
rares,  je  veux  dire  les  textes  que  j'apporte.  Il  y  a  là  quantité 
de  citations  toujours  curieuses  et  pittoresques,  souvent  magni- 
fiques et  parfois  divertissantes.  Qui  sait  même  si,  pour  cer- 
tains choix  que  j'ai  faits  et  que  j'ai  dû  faire,  quelques  inhu- 
mains ne  m'estimeront  pas  trop  frivole?^ 

J'ai  cru  devoir  diviser  cette  histoire  de  l'humanisme  dévot 
en  trois  parties;  dans  la  première,  j'étudie  les  directions 
principales,  la  doctrine  foncière  de  cette  école;  dans  la  seconde 
le  progrès  de  cette  école  et  les  applications  diverses  de  la  doc- 
trine ;  dans  la  troisième,  les  derniers  maîtres  de  l'humanisme 
dévot.  Cette  division  m'oblige  à  couper  en  deux  le  chapitre  de 


(i)  Pour  celte  quantité  de  citations,  deux  raisous  l'expliquent.  Ce  ne 
sont  pas  là  do  simples  docmneuls,  mais  des  documents  d'ordi'e  littéraire, 
ayant  leur  mérite  propre.  Ou  les  affaiblirait,  on  les  fausserait  môme  en 
les  résumant.  De  plus,  bon  nombre  de  ces  documents  sont  aussi  inconnus, 
et  aussi  peu  accessibles  au  commun  des  lecteurs  que  des  textes  syriaques. 
Fi'auçois  de  Sales,  Pascal,  Bossuet,  qui  ne  les  possède,  mais  où  trouve- 
rait-on Kicheome,  Jean  de  La  C('>pède,  Yves  de  Paris  ?  L'exemple  de  Taine 
qui,  dans  son  iiisloire  de  la  littérature  anglaise,  cite  copieusement  des 
textes  moins  inabordables,  était  là  pour  me  rassurer.  Ces  textes  sont 
imprimés  en  caractères  plus  menus,  afin  que  soit  plus  complète  une  antho- 
logie que,  sans  doute,  on  ne  refera  pas  de  sitôt. 

Ceci  n'est  vrai  que  pour  les  citations  plus  abondantes  du  premier 
volume.  Dans  les  trois  autres,  il  ne  s'agit  plus  d'une  étude  littéraire, 
morale  et  plus  ou  moins  didactique,  mais  —  ordinairement  du  moins  — 
d'une  suite  de  récits.  Pour  ces  récits,  il  m  arrive  de  m'approprier  les 
vieux  biographes,  lorsque  je  trouve  à  leur  prose  une  saveur  particulière 
—  ainsi  M.  Boutroux  dans  son  Pascal  Dans  ces  cas-là,  je  me  contente 
de  mettre  entre  guillemets  ce  qui  n  est  pas  de  mon  cru.  En  revanche, 
lorsque  j'ai  à  reproduire  des  textes  proprement  mystiques  —  lettres,  élé- 
vations, etc.,  —  je  reprends  le  petit  caractère  des  citations  du  premier 
volume.  Sauf  lorsque  l'crlliographe  du  temps  présente  des  singularités 
intéressantes,  j'emploie  l'orthographe  modei-ne,  mais  sans  me  permettre 
jamais   de  moderniser  autrement  les  textes. 

Un  mot  encore  sur  les  notes  que  1  on  trouvera  peut-être  parfois  un  peu 
longues.  Si  l'on  n'est  pas  l'homme  d'une  seule  curiosité.  Ton  ne  peut 
remuer  tant  de  vieux  livres  sans  faire  une  foule  de  rencontres  intéressantes. 
J'ai  consigné  dans  les  notes  le  souvenir  de  quelques-unes  de  ces  rencontres 
à  l'adresse  des  cui-ieux. 


OBJET,     SOURCES,     METHODES     ET     DIVISIONS        XXI 

Camus,  —  Camus  écrivain  spirituel,  Camus  romancier;  en  trois 
le  chapitre  de  Binet  —  docteur  ascétique,  encyclopédiste 
dévot,  représentant  du  burlesque  dévot.  Dans  la  première 
partie,  je  me  place  au  point  de  vue  des  principes  généraux, 
dans  la  seconde  au  point  de  vue  des  «  genres  littéraires  »  qui 
s'inspirent  de  ces  principes.  Je  vois  les  défauts  de  cette  divi- 
sion, mais  je  n'ai  pas  su  trouver  mieux. 

IX.  Je  n'écris  pas  ici  un  livre  de  spéculation,  mais  de  littéra- 
ture et  d'histoire.  A  la  vérité,  les  beaux  textes  que  j'apporte  et 
les  belles  actions  que  je  raconte  ou  bien  formulent  expressé- 
ment, ou  bien  supposent,  en  la  traduisant  dans  l'ordre  des 
faits,  la  doctrine  catholique  de  la  vie  intérieure  que  j'accepte 
sans  hésiter,  mais  que  je  n'ai  pas  à  exposer  dogmatique- 
ment. Ce  qui  nous  intéresse  présentement,  ce  n'est  pas  Vexpé- 
rience  mystique  elle-même,  mais  la  i>ie  mystique.  Au  théolo- 
gien, au  psychologue  d'analyser  cette  expérience,  à  nous  d'en 
suivre  le  rayonnement  dans  l'histoire  et  dans  les  écrits  des 
mystiques. 

Nous  le  verrons,  l'extase  ne  fait  pas  le  vide  dans  l'ame  du 
mystique.  Quoi  qu'il  en  soit  du  mystérieux  enrichissement 
qu'elle  apporte  au  centre  même  de  cette  âme,  elle  stimule 
toutes  les  facultés  et  devient  par  là  un  facteur  historique  de 
premier  ordre.  L'action  intense  des  mystiques  et  leur  influence, 
voilà  des  faits  qui,  d'une  manière  ou  d'une  autre,  ont  marqué 
dans  le  développement  de  notre  civilisation,  et  qui,  de  ce  chef, 
doivent  retenir  l'historien,  croyant  ou  non.  Nul  bon  esprit  ne 
met  aujourd'hui  ce  principe  en  doute. 

Les  mystiques  ont  aussi  contribué  au  progrès  de  la  langue 
et  des  lettres.  Si  leur  expérience  est  ineffable,  intraduisible,  les 
idées,  les  imaginations  et  les  sentiments  qu'elle  fait  naître,  ne 
le  sont  pas.  Cette  expérience  d'ailleurs,  bien  qu'insaisissable, 
Textatique  essaie  de  la  plier  au  langage  humain.  Poètes  et  phi- 
losophes d'une  part,  et  de  l'autre  écrivains  qui  luttent  avec 
l'invisible,  ils  s'imposent  deux  fois  à  l'attention  du  lettré.  Ruys- 
brœck,  écrit  à  ce  sujet  M.  Auger,  a  n'a  pas  dû  créer  la  prose 
néerlandaise,  comme  on  le  répète  depuis  un  demi-siècle,...  elle 
était  cultivée  avant  lui.  Il  n'est  pas  le  premier  non  plus  qui 
s'en  soit  servi  pour  exprimer  des  idées  abstraites.  Mais  il  est 
certainement  le  premier  qui  l'ait  employée  à  exposer  un  système 
original  de  hautes  spéculations  philosophiques  et  de  doctrines 
élevées,  sur  les  mystères  chrétiens.  Par  là,  Ruysbrœck  a  rendu 
à   sa  langue    maternelle   le    même  service   que    les    mystiques 


XXII  NOTES    PRELIMINAIRES 

d'Outre-Rhin  aux  dialectes  allemands.  Le  brabançon  est  devenu 
entre  ses  mains  un  instrument  d'une  richesse,  d'une  souplesse, 
d'une  douceur,  d'une  force  incomparables^  ».  Notre  français 
moderne  a  des  origines  plus  mêlées,  mais,  très  certainement, 
l'étude  des  mystiques,  et  notamment  de  ceux  qui  nous  occupent 
ici,  est  indispensable  à  qui  veut  connaître  à  fond  l'histoire  de 
notre  langue. 

Enfin,  ils  méritent  de  vivre  ou  de  revivre  pour  la  simple  et 
décisive  raison  qu'a  donnée  Robert  Browning  :  if  precious  be 
tlie  soiil  ofman  to  maii.  Sceptique,  ce  qu'à  Dieu  ne  plaise,  ils  ne 
me  sembleraient  ni  moins  dignes  d'étude,  ni  moins  attachants. 
Je  leur  dirais  encore  ce  que  saint  Bernard  écrivait  à  Ilildebert 
du  Mans  :  Desiderio  desideraçimus  in  sacrarium  tuœ  familia- 
ritatis  in^vadi.  Je  crois  du  reste  qu'ils  ne  se  sont  pas  trompés 
et  comme  on  l'a  dit  de  l'un  d'entre  eux,  je  crois  qu'ils  nous 
viennent  «  du  pays  de  la  vérité  ». 

Ici  je  dois  laisser  la  parole  à  meilleur  que  moi.  «  Tels  qu'ils 
se  présentent  h  nous  dans  l'histoire,  ceux  que  l'élan  mystique 
a  distingués  parmi  leurs  frères  pour  les  rendre,  sinon  toujours 
plus  saints,  du  moins  plus  avancés  ici-bas  dans  la  voie  d'union 
qui  se  terminera  pour  les  justes  à  la  vision  bienheureuse  de 
la  face  de  Dieu,  ces  privilégiés  offrent  des  leçons  dont  nous 
pouvons  tous  profiter.  Les  expériences  de  ces  avant-coureurs, 
de  ces  enfants  perdus  de  notre  race,  élancés  vers  le  Bien  sans 
ombre,  ces  expériences  nous  restent,  consignées  par  eux, 
comme  les  documents  rapportés  parles  explorateurs  des  terres 
presque  inaccessibles.  Les  grands  mystiques  sont  les  pionniers 
et  les  héros  du  plus  beau,  du  plus  désirable,  du  plus  merveil- 
leux des  mondes. 

«  Mais  de  plus,  pour  tous  ceux  qui,  s'efforçant  de  développer 
leur  religion  personnelle,  cherchent  leur  Créateur  à  tâtons 
dans  l'aridité  des  tâches  quotidiennes,  les  mystiques  restent,  h 
leur  place  et  à  leur  rang,  des  témoins.  Après  le  grand  Témoin 
qui  nous  a  révélé  le  Père,  après  les  apôtres  et  les  martyrs, 
toute  proportion  et  toute  différence  gardée,  les  grands  mys- 
tiques peuvent  dire  ce  que  disait  le  disciple  bien-aimé  :  «  ce 
que  nous  avons  vu,  ce  que  nous  avons  entendu,  ce  que  nos 
mains  ont  touché,  nous  vous  l'annonçons  ».  Et  de  les  entendre 
nous  le  raconter,  notre  âme   frémit  d'espoir   et  d'altente.  Ils 


(i)  A.  Aliéner,  Etude   sur  les  inYsti(/ues  des  Pays-lias  nu   Moyen   âge. 
Bruxelles,  i8yi  (t.  XliVldes  Mcnioires  de  l  Acad.  roy.  de  Belgif/uey  p.  i8). 


0|{,II;T,      sources,     méthodes     et     divisions      XXIII 

sont   ainsi  les  témoins  de    la   présence  amicale   de  Dieu   dans 
l'humanité  '.  » 

Quant  au  témoin  de  ces  témoins,  quant  au  scribe  lui-même, 
il  est  semblable  à  un  calligraphe  copiant  avec  amour  des  chefs- 
d'œuvre  qu'il  n'entend  point.  Si  quelques-uns,  a  écrit  un  de 
ses  devanciers  \  «  trouvent  à  redire  que  j'ose  allier  la  voix  de 
Jacob  aux  mains  d'Esaù,  je  les  prie  de  recevoir  pour  ma  justi- 
fication ces  paroles  que  Sulpice-Sévère  dit  de  lui-même,  au 
commencement  de  la  vie  de  saint  Martin  :  si  ipsi  non  çfiximns 
ut  aliis  exemplo  esse  possimus^  dedimus  tanien  operam  ne  is 
lateret  qui  esset  imitandus  ))^. 

(i)  P.  do  Grandmaison,  La  religion  personnelle,  Études,  6  mai  igiS. 
pp.  334-335. 

(2)  Vie  de  la  R.  M.  de  Ponçonas,  préface. 

(3)  Comme  on  va  le  voir,  je  me  suis  approprié,  sans  plus  de  façon,  un 
beau  frontispice  de  Hurct  qui  semble,  en  vérité,  avoir  été  dessiné  pour 
nous  et  qui  résume  excellemment  tout  l'esprit  du  présent  volume.  Ni 
l'exemplaire  que  je  me  suis  procuré,  ni  celui  du  cabinet  des  estampes  à  la 
Bibliothèque  nationale,  ne  portent  le  titre  du  livre  auquel  ce  trontispic^ 
était  destiné.  Peut-être  ne  fut-ce  là  qu'un  projet. 


PREMIERE   PARTIE 

SAINT   FRANÇOIS   DE   SALES, 
LES  ORIGINES  ET  LES  TENDANCES  DE  L'HUMANISME   DÉVOT 


CHAPITRE  PREMIER 

DE    L'HUMANISME   CHRÉTIEN    A    L'HUMANISME    DÉVOT 


I.  L'humanisme  dévot,  être  de  raison  qui  représente  pour  nous  les  ten- 
dances communes,  les  directions  principales  de  la  littérature  religieuse 
pendant  la  première  moitié  du  xvii*^  siècle. 

II.  Qualités  et  défauts  des  humanistes.  —  Qu'il  ne  faut  pas  les  juger  sur 
quelques  enfantillages.  — Particularités  de  l'humanisme  au  temps  de  la 
Renaissance.  —  Le  lettré  du  Moyen  âge  et  le  lettré  d'aujourd'hui.  — 
Térence  et  Shakespeare.  —  How  heauteous  inankind  is  ! 

III.  Que  l'humanisme  de  la  Renaissance  est  une  culture  morale  et  une 
philosophie.  —  Glorification  plus  ou  moins  enthousiaste  de  la  nature 
humaine. 

IV.  Chaque  humaniste  adapte  à  sa  propre  conception  religieuse  l'esprit 
de  l'humanisme.  —  Humanisme  naturaliste  et  humanisme  chrétien,  — 
L'Eglise  et  l'humanisme  chrétien.  —  Adversaires  de  l'humanisme  ;  les 
Occamistes.  —  Le  cardinal  Morone  et  Salmeron.  —  Que  la  plupart  des 
théologiens  des  xv^  et  x\i^  siècles  sont  des  humanistes.  —  Les  jésuites 
et  l'humanisme. 

V.  L'humanisme  dévot,  moins  spéculatif,  plus  pratique  et  plus  popu- 
laire que  l'humanisme  chrétien. 


I.  Du  Père  Richeome  au  Père  Yves  de  Paris,  du  plus 
ancien  au  plus  jeune,  les  auteurs  dévots  dans  l'intimité 
desquels  nous  allons  entrer,  bien  qu'ayant  publié  leurs 
ouvrages  entre  1^90  et  1660,  appartiennent  tous  encore 
à  ce  grand  seizième  siècle  qui  ne  s'est  décidé  à  mourir  pour 
de  bon  qu'après  la  mort  de  Louis  XIII   et  qui,  d'ailleurs, 


îi  L    HUMANISME     DE  V  O  T 

n'avait  pas  attendu  pour  naître  l'année  i499-  ^  bien 
prendre  les  choses,  cela  est  vrai  plus  ou  moins  des  écri- 
vains profanes,  mais  les  religieux,  moins  soucieux  ou 
moins  au  courant  de  la  mode,  sont  rarement  des  écri- 
vains d'avant-garde.  Stat  crux  dum  çolçitur  orbis.  Ils 
savent  que  le  siècle  qui  les  a  précédés  a  travaillé  pour 
eux;  ils  moissonnent,  dans  la  joie  et  dans  la  clarté,  les 
semences  déjà  anciennes  qui  ont  grandi,  souvent  dans  la 
tristesse  et  presque  toujours  dans  les  ténèbres.  Omnia 
pi'opter  eleclos...  sinite  crescere.  Ainsi  l'histoire  dévote  du 
temps  d'Henri  IV  et  de  Louis  XIII  est  le  dernier  chapitre 
de  l'histoire  de  la  Renaissance.  Ainsi  nos  auteurs  achèvent 
l'œuvre  de  Pic  de  laMirandole  et  de  Sadolet.  Humanistes 
comme  ceux-ci,  mais  d'un  nouveau  genre.  Pour  les  distin- 
guer de  leurs  pères  nous  les  appelons  humanistes  dé- 
vots. 

Ai-je  besoin  de  le  dire?  L'humanisme  dévot  n'est  qu'un 
être  de  raison,  comme  1'  «  esprit  classique  »  de  Taine,  la 
«  sociabilité  française  »  de  Brunetière,  ou  le  «  romantisme  » 
de  M.  Lasserre.  Nous  rassemblons  un  certain  nombre  de 
témoignages  sur  la  vie  religieuse,  morale,  politique  ou  lit- 
téraire d'une  période  ;  nous  tâchons  de  réduire  ces  témoi- 
gnages à  Tunité  —  seul  moyen  pour  nous  de  connaître  ou 
de  croire  que  nous  connaissons  ;  enfin  cette  synthèse, 
d'abord  provisoire,  puis  de  plus  en  plus  confirmée  par  des 
observations  nouvelles,  nous  la  cristallisons  en  deux 
mots.  Chaque  historien  fait  ainsi,  bien  inspiré  si,  d'une 
part,  il  n'impose  pas  despotiquement  aux  faits  qu'il  étudie 
un  ordre  que  ces  faits  repoussent,  et  si  d'autre  part,  il  ne 
prête  pas  à  de  simples  abstractions  la  solidité  des  choses 
réelles.  Ai-je  su  discerner  et  interpréter  les  textes,  le  lec- 
teur en  jugera  puisqu'on  va  mettre  ces  textes  sous  ses  yeux, 
mais,  avant  d'aller  plus  loin  il  reste  bien  entendu,  premiè- 
rement, que  sur  une  foule  de  points  que  mon  hypothèse  veut 
secondaires,  tel  humaniste  dévot  peut  et  doit  différer  de 
tel    autre,  comme  le  jour  de   la   nuit;    secondement,  que 


L    HUMANISME     CHRETIEN 


chez  ses  représentants  les  plus  authentiques,  cet  huma- 
nisme dévot,  est  et  doit  être  ou  modifié  ou  même  combattu 
par  d'autres  esprits. 

II.  C'est  une  règle  que  nous  apprenons  à  nos  dépens  et 
que  trop  d'historiens  ont  méconnue,  quand  on  aborde 
l'étude  de  la  Renaissance,  il  faut  se  décider  une  fois  pour 
toutes  à  n'attacher  qu'une  importance  secondaire  aux  enfan- 
tillages de  tant  d'humanistes,  à  leurs  pantagruélismes,  à 
leurs  outrances  de  plume  et  d'attitude  —  affectations  cons- 
cientes, voulues,  qui  ne  prouvent  rien.  La  mesure  n'était 
pas  la  qualité  maîtresse  des  humanistes  pris  dans  leur 
ensemble.  Ils  jettent  leur  gourme^  ils  montrent  les  qualités 
et  les  défauts,  l'enthousiasme,  l'ardeur,  l'indiscrétion, 
l'impatience,  les  bizarreries  et  les  folies  de  leur  âge.  Car 
ce  sont  des  hommes  nouveaux  ou  qui  se  croient  tels  —  et 
cela  revient  au  même  :  magnifiques  parvenus,  mais  qui 
ont  brûlé  l'étape,  et  chez  qui  s'étale  parfois  la  naïve  outre- 
cuidance, commune  aux  primaires  de  tous  les  temps  ; 
enfants  drus  et  bien  nourris  qui  battent  leur  nourrice,  le 
Moyen  âge.  Je  les  traite  avec  le  sans-façon  que  permet 
une  longue  amitié,  une  admiration  sûre  d'elle-même. 
Comme  tout  homme  d'aujourd'hui,  je  suis  leur  fils  et  je 
m'en  fais  gloire.  Ils  ont  fait,  pour  mieux  dire,  ils  ont 
commencé  de  grandes  choses  et  qui  ne  passeront  pas. 
Mais  j'ai  d'autres  pères,  ceux  dont  ils  descendent  eux- 
mêmes  et  qu'au  besoin  je  saurais  défendre  contre  eux. 
Après  tout,  qu'ont-ils  inventé?  Détail  par  détail,  que 
trouve-t-on  chez  eux  dont  le  germe  ou  la  fleur  ne  se  trouve 
pas  déjà  dans  la  Patrologie  de  Migne?  En  fait  de  résul- 
tats dogmatiques  proprement  nouveaux,  leur  «  nouvelle 
science  »  nous  parait  courte.  Où  est  la  Somme  de  cette 
science,  où  leur  saint  Thomas?  Bégaiements  spéculatifs, 
aspirations  et  non  pas  systèmes.  Burckhardt,  insigne  d'ail- 
leurs, s'est  donné  une  peine  infinie  à  tâcher  de  les  «  cons- 
truire »,  et  le  résultat  est  médiocre.  Lajplupart^des  histo- 
riens de  la  Renaissance  irritent  fort  quiconque  n'ignore  pas 


\  L    HUMANISME     DEVOT 

tout  à  fait  la  pensée  complexe,  hardie,  vivante  du  Moyen 
âge.  Quoi  qu'il  en  soit,  ne  jugez  pas  les  humanistes  sur 
leurs  airs  de  bravoure,  ne  prenez  pas  Gargantua  pour  un 
géant,  Erasme  pour  un  Voltaire.  Les  meilleurs  d'entre 
eux  sont  beaucoup  plus  timides  qu'ils  ne  veulent  le  pa- 
raître. Individualistes,  va-t-on  répétant.  J'aime  peu  ce 
mot  que  je  n'arrive  pas  à  comprendre,  mais  je  sais  que 
l'humaniste,  frondeur  à  ses  heures,  est  au  fond  un  ami  de 
l'ordre,  un  conservateur.  L'Eglise  ne  s'est  pas  mal  trouvée 
de  leur  avoir  fait  un  si  large  crédit,  puisqu'enfin  la 
plupart  d'entre  eux,  les  plus  grands,  les  plus  libres,  les 
plus  frondeurs,  ont  terriblement  déçu  les  espoirs  et  gêné 
les  progrès  de  la  Réforme.  Au  demeurant,  l'expérience,  les 
bonnes  lettres,  leur  propre  vertu  aussi,  peu  à  peu  les  ren- 
dront sages.  Morus,  le  futur  martyr,  collabore  joyeuse- 
ment à  VElo^e  de  la  Folie.  «  Nous  aurions  écrit  avec 
moins  de  liberté,  dira-t-il  plus  tard,  si  nous  avions  prévu 
Luther.  »  Léon  X  l'avait-il  prévu?  Pardonnez-leur  d'être 
jeunes.  Le  jour  n'est  pas  loin  où  un  nouvel  humanisme, 
moins  exubérant  mais  aussi  moins  croyant,  moins  tradi- 
tioniste  que  le  premier,  causera  des  inquiétudes  plus 
sérieuses.  Du  point  de  vue  chrétien,  l'ivresse  platonisante 
de  Pic  et  de  Ficin,  les  saillies  d'Erasme  et  de  Morus,  pa- 
raissent moins  redoutables  que  la  tranquille  sagesse  des 
Essais. 

Bien  qu'on  les  appelle  souvent  du  même  nom,  l'huma- 
niste de  la  Renaissance  ne  ressemble  que  de  loin  à  nos 
lettrés  ou  à  nos  scholars  modernes  —  Rapin,  Jouvency, 
Fénelon,  Rollin,  l'abbé  Barthélémy,  Boissonnade,  Sainte- 
Beuve,  sir  Richard  Jebb  ou  nos  deux  Croiset.  Ce  type 
d'humaniste  qui  menace  à  son  tour  de  disparaître  l)ientôt 
se  rencontre,  toutes  choses  égales  d'ailleurs,  beaucoup 
plus  fréquemment  au  Moyen  âge  que  pendant  le  siècle  de 
LéonX^ 

(i)  J'otonncM-ai  peut-être  plus  d  un  lecteur  en  taisant  ainsi  reniouler 
l'humanisme  — et  proprement  dil  — jusqu'au  Mo3enâge.  Deux  liistoriens 


L    HUMANISME     CHRETIEN  5 

Pourquoi  nous  reprocher  d^étudier  les  anciens  —  écrit  Pierre 
de  Blois,  lequel  est  mort  aux  environs  de  1200  —  n'est-il  pas 
dit  que  :  in  aiiùquis  est  scientia  P  Jérôme  se  vante  d'avoir  lu 
Origène,  Horace,  d'avoir  relu  cent  fois  son  Homère. 

Origène,  Homère,  remarquez  ce  rapprochement. 

Quel  profit  pour  moi,  quand  j'étais  gamin,  à  mettre  en  vers 
des  histoires  vraies  ;  quel  profit  encore  à  savourer  les  lettres 
de  Hildebert  du  Mans,  ces  lettres  d'un  si  joli  ton  et  d'une  si 
exquise  gentillesse  !  Enfant,  on  me  les  faisait  apprendre  par 

que  j'estime  fort,  veulent  en  effet  que  l'humanisme  soit  un  des  faits  nou- 
veaux, et,  en  somme,  le  fait  nouveau  de  la  Renaissance.  «  L'humanisme, 
—  dit  M.  Hauser  dans  son  article  de  l'Humanisme  et  de  la  Ré  forme  en  France 
(reproduit  dans  ses  Etudes  sur  la  Réforme  française,  Paris,  1909)  qui 
vaut  à  lui  seul  un  gros  ouvrage  —  est  essentiellement  la  conception 
des  litierœ  humaniores,  c'est-à-dire,  l'affirmation  hardie  que  l'étude  des 
lettres  antiques  rendra  l'humanité  plus  civilisée,  plus  noble,  plus  heu- 
reuse... Or,  cette  idée  apparaît  pour  la  première  fois  dans  le  monde, 
avec  Pétrarque  »  [ih.,  p.  9).  D'après  M.  Imbart  de  la  Tour  (cf.  sa  grande 
histoire  des  Origines  de  la  Réforme,  II,  Paris,  1909,  pp.  3i5,  seq),  le 
Moyen  âge  n'aurait  pas  «  pénétré  le  génie  et  la  culture  »  antiques,  il  n'au- 
rait vu  dans  les  chefs-d'œuvre  classiques  «  qu'une  préparation  du  chris- 
tianisme »,  il  ne  les  aurait  étudiés  «  qu'à  la  lumière  et  en  fonction  du 
christianisme  ».  Je  suis  très  assuré  de  n'avoir  pas  saisi  le  plein  sens  de  ces 
affirmations  qui,  telles  que  je  les  entends,  me  paraissent  invraisemblables 
a  priori  et  contraires  aux  faits  les  plus  certains.  Il  est  invraisemblable 
qu'un  long  et  studieux  commerce  avec  les  anciens  ne  soit  pas  «  civilisant». 
Quoi  qu'il  en  soit,  des  textes  sans  nombre  nous  prouvent  que  le  Moyen 
âge  a  cherché,  et  directement,  ce  résultat  civilisateur.  Dès  le  vi^  siècle, 
saint  Colomban  chante  une  certaine  muse  qu'il  ne  tâche  aucunement  de 
métamorphoser  en  sibylle  :  Inclyta  s>ates  — nomine  Sappho.  De  Gerbert, 
voici  ce  que  dit  sir  Richard  Jebb,  lui-même  humaniste  consommé  :  «  He 
had  not  merely  read  a  great  deal  of  the  best  Latin  literature,  but  had 
appreciated  it  on  the  literary  side,  had  imhihed  something  of  its  spirit, 
and  had  found  in  it  an  instrument  of  self-culture  »  [Cambrigde  Modem, 
history,  I,  p.  536  (Cf.  aussi  H.  O.  Taylor  :  The  médiéval  mind,  Londres, 
191 1,  t.  II,  ch.  XXX  :  The  spell  of  the  classics).  Bernard  de  Chartres  et 
son  élève  Jean  de  Salisbury  sont  humanistes,  au  plein  sens  du  mot.  Et 
combien  d'autres  !  Je  ne  parle  pas  du  culte  de  Virgile.  On  pourrait  épi- 
loguer  là-dessus,  mais  Ovide,  mais  Térence,  leurs  poètes  de  prédilection? 
Et  que  dire  du  Roman  de  la  Rose  et  des  Carmina  Burana  ?  Que  dire  des 
remords  qu'inspirait  à  plusieurs  leur  trop  de  goût  pour  les  lettres 
anciennes  :  «  Olim  mihi  Tullius  dulcescebat,  dit  Pierre  Damien,  blandie- 
bantur  carmina poetarum .. .  et  sirènes  usque  in  exitium  dulces  meum  incan- 
taverunt  intellectum  (Taylor,  op.  cit.,  I,  260).  Et  que  dire  encore  delà  pro- 
digieuse influence  de  Boèce  ?  Très  certainement,  le  Moyen  âge  n'a  pas 
regardé  les  littératures  anciennes  comme  l'unique  principe  de  toute  civili- 
sation, mais  la  Renaissance  non  plus. 

Dans  cette  idée  maîtresse  de  l'humanisme,  M.  Hauser  distingue  quatre 
éléments  qu'il  ne  me  paraît  pas  difficile  de  retrouver  dans  la  littérature 
du  Moyen  âge  :  i*^  L'idée  que  l'homme  est  à  lui  tout  seul  pour  l'homme 
un  digne  sujet  d'étude,  et  cette    idée  est  l'humanisme  môme   —  et  je   le 


6  L    HUMANISME     DEVOT 

cœur.  J'ai  vécu  dans  l'intimité  de  Trogue-Pompée,  de  Josèphe, 
de  Suétone...  de  Tacite  et  de  Tite-Live...  et  j'en  ai  l.i  d'autres, 
oh  !  tant  d'autres,  qui  ne  sont  pas,  mais  pas  du  tout,  des  his- 
toriens. Chez  tous,  que  de  fleurs  charmantes  n'ai-je  pas  cueil- 
lies et  quelles  bonnes  leçons  d'urbanité  ne  nous  donne  pas 
leur  doux  style  !  * 

N'est-ce  pas  déjà  tout  Fénelon,  et  le  culte  des  bonnes 
lettres  comme  on  l'a  pratiqué  depuis?  Culte  paisible  et 
modeste.  Semblable  à  nos  modernes,  l'humaniste  du 
xii^  siècle  est  un  sage,  un  délicat,  un  raffiné.  Il  a  laissé 
tomber  l'ardeur  des  folles  passions.  Quel  que  soit  son  âge 
—  il  ne  peut  avoir  moins  de  trente  ans  —  nous  le  voyons 
presque  vénérable  et  nous  le  reconnaissons  dans  le  por- 
trait de  r  «  honnête  homme  »  tracé  par  un  des  plus 
fameux  humanistes  du  Moyen  âge,  Bernard  de  Chartres. 
«  Le  srand  vieillard  de  Chartres,  senex  carnotensis,  nous 
dit  Jean  de  Salisbury,  avait  énuméré  les  clefs  de  la  sagesse 
dans  ces  vers  dont  je  goûte  médiocrement  la  musique, 
mais  dont  le  sens  me  va  tout  à  fait  : 

Mens  humilis,  studium  quœrendi,  vita  quieta, 
Scrutinium  tacitum,  paupertas,  terra  aliéna^.  » 

renvoie  aux  théologiens  médiévaux,  aux  romans,  à  tant  de  traités  et 
d'allégories  sur  les  passions  ;  '2'^  l'idée  et  le  désir  de  la  gloire  —  et  je  le 
renvoie  aux  lettres  d'Héloïse  ;  en  quoi  Abailard  est-il  moins  «  glorieux  » 
que  Pétrarque  ?  3*^  l'idée  de  la  continuité  du  monde  antique  dans  le  monde 
jjctuel  —  mais  pour  ne  pas  parler  de  la  rage  qu'ils  avaient  de  descendre 
des  Troyens  (cf.  Le  Roman  de  Troie),  le  Moyen  âge  a  certes  cru  à  la 
continuité  de  l'homme  éternel  ;  4*^  cniîn  l'idée  de  beauté  —  et  je  le  renvoie, 
entre  cent  autres,  à  un  très  vieil  ancêtre  de  Joachim  du  Bellay,  à  Hilde- 
bert  de  Lavardin  (B.  Hauréau,  Mélanges  poétiques  de  II.  de  L.^  Paris, 
1882,  p.  60). 

Par  tibi,  lioma,  iiihil,  cum  sis  prope  iota  ruina... 

Ilic  supcrum  formas  supcri  mirantur  et  ipsi 
Et  cupiunt  fictis  Kullibus  esse  parcs... 

Vulius  adesi  his  nuniinihus... 

Urbs  felix... 

Non,  rien  de  tout  cela  n'est  absolument  nouveau, mais  à  ces  choses  très 
anciennes,  la  Renaissance  donne,  pour  ainsi  dire,  un  accent  nouveau  que 
nous  essaierons  de  dégager,  à  quoi  les  travaux  de  M.  Hauser  cl  de 
M.  Imbart  de  la  Tour  nous  aideront  puissamment. 

(i)   Petrus  Blosensis,  P.  L.,  lO'jy  col.  3i2. 

(2)  Polycraticii.s.  P.   L.,  199,  col.  G66. 


L    HUMANISME     CHHl.:  TIEN  7 

Lettré  fervent,  discret,  qui  n'est  fanatique  de  rien,  pas 
même  des  lettres,  auxquelles  il  ne  demande  que  ce  qu'elles 
peuvent  donner.  Elles  ne  gênent  pas  sa  religion,  s'il  en  a 
une,  mais  elles  ne  s'y  mêlent  qu'à  peine.  Sa  vie   morale 
s'organise  en  dehors  d'elles,  à  cette  exception  près  qu'elles 
le  rendent  plus  humain  en  tout.  Humanisme  indépendant, 
séparé.    Le  plaisir  que   lui  donne  la    contemplation    des 
chefs-d'œuvre  est  très  noble,  très  civilisant,  mais  enfin  il 
n'est  qu'un  plaisir.  Grecs  et  latins  le  ravissent,  mais  ne 
l'exaltent  point  au-dessus  de  lui-même  ;  ils  le  déprimeraient 
plutôt  s'ils  ne   lui  avaient  appris  que  la    médiocrité  est 
toute  dorée.  Que  si  dans  les  rêves  que  ses  livres  lui  pro- 
curent, il  lui  arrive  parfois   de  prendre  quelque  attitude 
héroïque,  de  refaçonner  le  monde,  de  jouer  à  Vimperator 
ou  au   demi-dieu,  il  se  réveille  bientôt,    souriant  de  ses 
propres  enfantillages,  content  de  sa  vie  cachée,  résigné  à 
son  néant. 

Then,  smilingly^  contenledly ,  awakes 
To  the  old  solitary  notliingness^. 

L'humaniste  de  la  Renaissance  est  tout  différent.  Ne  lui 
'  parlez  pas  de  son  néant,  du  néant  de  l'homme  ;  il  crierait 
au  sacrilège.  Les  délices  du  goût,   savourer  mollement 
quatre  vers  d'Horace,  qu'est-ce  que  cela?  Ce  qu'il  demande 
avant  tout  aux  modèles  antiques,   c'est  de  le  rendre  lui- 
^    même   plus  homme.  Dans  ces  vieux  textes,  il  a  retrouvé 
"^  les  titres   perdus    de  sa   propre  noblesse,    la    carte    des 
^  immenses  domaines  qui  lui  appartiennent  de  droit  et  qu'il 
entend  conquérir.    A  lire    Platon    ou  Virgile,  il  s'enivre 
d'orgueil  plus  que  de  plaisir.  On  répète  qu'ils  ont  restauré 
le  culte  de  la  beauté  ;  dites  plutôt  le  culte  de  l'homme  glo- 
rifié par  la  beauté  qu'il  imprime  à  ses  ouvrages.  Beauté, 
science,   philosophie,  autant  d'esclaves    qui  poussent  le 
char  de  son  propre  triomphe.  L'anima  mi  saggrandisce^ 

(i)  C  'est  la  magnifique  et  intraduisible  péroraison  du  discours  de  Capon 
sacchi  dans  Tlic  Ring  and  Lhe  Booh  de  Browning. 


l'humanisme    dévot 


mi  se  magnifica  V inielletto ,  disait  Giordano  Bruno.  Tout 
son  être  se  dilate,  se  gonfle,  se  soulève,  il  se  sent  deve- 
nir —  ou  redevenir  —  roi,  presque  dieu  :  il  touche  du 
front  les  étoiles. 

D'où  vient  que  la  découverte  de  l'Amérique  n'a  pas 
moins  d'importance  dans  l'histoire  de  l'humanisme,  que  la 
fameuse  apparition  des  savants  grecs  et  de  leurs  manus- 
crits exilés  de  Gonstantinople.  Maîtres  d'un  continent  et 
d'un  ciel  nouveau,  ils  se  sentirent  plus  hommes.  Les 
Indiens  que  l'on  exhiba  chez  nous  et  que  Ronsard  accla- 
mait si  chaudement,  c'étaient  des  survivants  de  «  l'âge 
doré  »,  des  hommes  d'avant  les  livres,  d'avant  la  mytho- 
logie classique  et  par  suite,  encore  plus  vrais,  encore  plus 
hommes.  Ils  n'avaient  pas  écrit  le  Manuel  d'Epictète,  ils 
le  vivaient,  maîtres  d'eux-mêmes,  «  capitaines  de  leurs 
âmes  »,  libres  de  s'épanouir  à  leur  guise. 

Vivez  heureusement,  sans  peine  et  sans  souci 
Vivez  joyeusement,  je  voudrais  vivre  ainsi. 

Mais  ils  voudraient  vivre  aussi  toutes  les   vies  imagi- 
nables, tout  pouvoir  et  pour  cela  tout  savoir.  Humani  nil 
alienum^  c'est  leur  devise.  Devise  aussi  de  l'humanisme 
~  éternel,  mais  pour  nous  et  le  Moyen  âge,  devise  d'humi- 

-  lité,  d'indulgence,  de  compassion,  d'humanité  au  sens  le 
plus  tendre  de  ce  mot.  Quand  nous  répétons  le  vers  de 
Térence,  nous  voulons  surtout  dire  que  nulle  des  humaines 
faiblesses  ne  nous  étonne  et  que  nous  prenons  notre  part 

-  de  la  commune  misère.  Pleurant  près  de  sa  mère  morte, 
François  de  Sales  s'écrie  :  «  hélas,  je  suis  tant  homme 
que  rien  plus  !  »  —  en  d'autres  termes  :  je  ne  rougis  pas  de 
n'être  qu'un  homme.  Pour  la  Renaissance  au  contraire, 
liumani  nil  alienum  est  consigne  d'assaut,  d'espérance, 
promesse  et  cri  de  victoire.  Rien  de  ce  que  peuvent 
atteindre  les  facultés  de  l'homme  n'est  trop  pour   nous. 

-Vous  n'êtes  qu'un  homme!   Eh   quoi!   N'est-ce    pas   déjà 

-  assez  beau  ?  Un  homme,  la  splendide  chose,  dira  le  der- 


l'humanisme    chrétien 


nier  et  le  plus  grand  des  poêles  de  la  Renaissance  :  How 
beauteous  mankiml  is  !  ^ 

0  III.  Ces  deux  humanismes  qu'on  vient  de  décrire,  Thu- 

1  .  .  . 

'    nianisme  éternel  et  celui  que  je  voudrais  qu'on  appelât 

l'humanisme  flamboyant,  malgré  les  particularités  qui  les 
distinguent,  s'inspirent  d'un  même  esprit,  traduisent  une 
même  philosophie,  le  premier  avec  plus  de  modération, 
le  second  avec  plus  de  fougue.  L'esprit  commun  qui  les 
anime    est    cette    curiosité,    cette    sympathie    qui    nous 
inclinent  vers  toutes  les  manifestations  de  l'activité,  vers 
tous   les  aspects    de  l'histoire  humaine;   tendance  extra- 
littéraire, si  l'on  peut  ainsi  parler,  morale  plutôt  et  sans 
la({uelle  il  n'y  a  pas  d'humanisme  au  sens  propre  ;  — morale 
ici   ne   veut   pas    dire   ascétique.   Education,   civilisation, 
mais  par  le  plaisir.  Humanisme  n'est  pas  vertu.  Il  ne  se 
confond  pas  avec  la  charité,  ni  même  avec  la  bienveillance, 
la  tendresse  qu'il  développe  en  nous  n'ayant  pour  objet 
,       que  des  êtres  imaginaires,  ou  mieux  n'ayant  en  définitive, 
t,       d'autre   objet  que  nous-mêmes.  «  Nous  sommes  charmés 
de  la  douleur  que  Nisus  et  Euryale  nous  coûtent.  »  «  On 
croit  être  au  milieu  de  Troie.  »  «  Ilfaut...  que  je  m'imagine 
voir  ce  beau  lieu...  que  j'envie  le  bonheur  de  ceux  qui 
sont  dans  cet  autre  lieu  dépeint  par  Horace.  »  —  C'est 

-  toute  la  Lettre  de  Féiielon  à  l'Académie^  ce  parfait  manuel 
■^  d'humanisme,  qu'il  faudrait  citer.  Dans  la  vie  réelle, 
~  beaucoup  d'humanistes  manquent  tout  à  fait  d'humanité. 

Tel  pleure  sur  Didon  qui  n'a  pas  le  droit  de  jeter  la  pierre 
au  pieux  Enée.  «  Le  danger  d'une  éducation  littéraire  et 
élégante,  disait  Newman,  est  de  rompre  la  relation  entre 
le  sentiment  et  l'action.  »  De  là  vient  peut-être  en  partie  du 
moins,  soit  dit  en  passant,  la  faiblesse  morale  de  certains 
"■   humanistes,  même  chrétiens.  L'humanisme  dévot,  comme 

-  nous  verrons,  exclut  nécessairement  cette  faiblesse. 

(i)  Cf.  Henry  Sidgwick  «  There  is  no  thing  raore  characteristic  of  ihe 
Elizabethan  time  ihan  enthusiasm  for  human  excellence  ».  Miscellaneous 
essays  and  addresaes,  Londres,  1904,  p.  118. 


lo  l'humanisme    dévot 


Quant  à  la  doctrine  fondamentale  de  rhumanisme,  elle 
est  simple.  En  effet  on  ne  s'intéresse  pas  longtemps,  on 
s'attache  moins  encore  à  ce  que  Ton  méprise.  L'humaniste  ne 
croit  pas  l'homme  méprisable.  Il  prend  toujours  et  cor- 
dialement le  parti  de  notre  nature.  Même  s'il  la  voit  misé- 
rable et  impuissante,  il  l'excuse,  il  la  défend,  il  la  relève. 
Confiance  inébranlable  dans  la  bonté  foncière  de  l'homme, 
toute  sa  philosophie  tient  dans  ces  deux  mots  et  s'adapte 
sans  peine  aux  autres  philosophies  —  naturalistes,  mys- 
tiques, peu  importe  pour  l'instant  —  qui  s'accommodent 
elles-mêmes  d'un  tel  optimisme.  Aussi  bien,  dans  l'expres- 
sion de  ce  dogme  unique,  et  dans  les  sentiments  qui  en 
découlent,  autant  de  nuances  que  d'humanistes  particu- 
liers. Humble  toujours  et  content  de  peu,  l'humaniste 
ordinaire  mêle  beaucoup  de  pitié  à  la  confiance  que  lui 
inspire  ou  son  propre  moi  ou  celui  des  autres  ;  Thuma- 
niste  flamboyant,  au  contraire,  ne  connaît  que  notre  gran- 
deur et  la  sienne  propre.  Il  magnifie  la  nature  humaine 
avec  un  enthousiasme  éperdu.  La  splendide  chose  que 
riiomme.  How  beaiUeous  mankind  is  !  ^  Mais  extrême  ou 
modérée,  il  n'est  pas  d'humaniste  qui  ne  se  fasse  une 
haute  idée  de  l'homme,  et  qui  ne  règle  sur  cette  idée  sa 
propre  vie  littéraire,  sociale,  intérieure  et  religieuse. 
Aspiration  plus  ou  moins  indéterminée,  ou  doctrine  pré- 


(i)  Sur  ce  point  qui  me  parait  capital,  je  suis  très  heureux  d'avoir 
pour  moi  la  grande  autorité  de  M.  llauscr.  Dès  i53i-i535,  dit-il,  à  propos 
de  Marguerite  d'Angoulcme,  l'on  peut  discerner  chez  elle  «  le  point  où  se 
sépareront  bientôt  la  Renaissance  littéraire  et  la  Renaissance  religieuse 
(la  R^éforme).  L'Evangile,  à  son  avis,  n'a  pas  de  plus  perfide  ennemi,  ni 
Satan  de  suppôt  plus  habile  que  le  Ciiyder.  Or,  «  Cuyder  »,  c'est-à-dire 
la  confiance  de  l'homme  en  soi,  ce  n'est  pas  seulement  la  croyance  que 
nous  serons  sauvés  par  nos  propres  méiùtes,  c'est  encore,  d'une  façon 
plus  générale,  le  sens  individuel,  l'orgueil  de  vivre  et  d'agir,  le  sentiment 
qu'on  est  quelque  chose  :  mais  tout  cela,  c'est  la  iienaissance  »  [op.  cit., 
p.  39).  Oui.  si  l'on  s'en  tient  au  simple  cuyder,  si  l'on  ne  va  pas  jusqu'à 
l'outre  cuyder,  jusqu'à  cette  «  cuydance  »  «  fille  de  fol  amour  »  dont  par- 
lait déjà  le  roi  René  (cf.  Dict.  de  Godefroy).  L'humanisme  chrétien,  le 
seul  après  tout  qui  s'occupe  de  la  théologie  du  salut,  ne  croit  pas  à  la 
suffisance,  mais  à  l'efficacité  du  mérite  humain  ;  il  ne  prêche  pas  l'orgueil, 
mais  la  joie  de  vivre  et  d'agir;  il  veut  l'épanouissement,  mais  non  l'affran- 
chissement  absolu  du    sens   individuel. 


L    HUMANISME     C  li  11  K  T  I  E  N  i  i 

cise,  riuuuanisme  est  esseiitiellement  une  leiidaiice  à  la 
glorification  de  la  nature  humaine.  Seule  définition,  me 
semble-t-il,  qui  convienne  à  toutle  défini,  qui  aille  vraiment 
au  fond  des  choses  et  qui  nous  permette  de  distinguer 
l'humaniste  du  simple  lettré.  Helléniste  distingué,  grand 
écrivain,  Calvin  nous  humilie  et  nous  accable,  il  désespère 

i   de  nous  :  il  n'est  donc  pas  humaniste. 

IV.  Qu'est-ce  que  l'homme,  d'où  vient-il,  où  va-t-il, 
riiumanisme,  livré  à  ses  seules  lumières,  n'est  pas  en 
mesure  de  répondre  à  ces  questions.  A  chacun  de  les 
résoudre  d'après  sa  philosophie  ou  sa  théologie  particu- 
lière. D'où  les  deux  groupes  qui  se  partagent  les  vrais 
renaissants,  d'une  part  l'humanisme  chrétien,  le  seul  qui 
nous  intéresse  présentement,  d'autre  part  l'humanisme 
naturaliste.  En  face  des   uns  et  des  autres  se  dresse  la 

L  Réforme  protestante. 

L'humanisme  chrétien  plie  aisément  aux  dogmes  et  à 
l'esprit  de  l'Eglise  les  deux  devises  que  nous  avons  dites; 
avec  Térence,  et  mieux  et  plus  que  Térence,  il  entend 
bien  que  rien  d'humain  ne  lui  soit  étranger,  el  cela, 
parce  que  dans  tout  ce  qui  est  humain  il  reconnaît  l'image 

6  de  Dieu,  et  un  frère  dans  chaque  homme;  avec  Shakespeare 
et  plus  haut  que  Shakespeare,  il  s'écrie  lui  aussi  :  que 
l'humanité  est  belle!  et  cela  parce  que  l'humanité  a  été 
rachetée  par  un  Dieu   fait  homme  et  que  la  grâce  l'élève 

h  au-dessus  de  sa  naturelle  perfection.  Eh  quoi  !  N'est-ce 
rien  de  plus  nouveau,  de  plus  rare?  —  Qu'attendait-on  de 

'    plus?   Comme    théologie,    l'humanisme   chrétien   accepte 

-  purement  et  simplement  celle  de  l'Eglise.  Le  prenait-on 

-  pour  une  secte?  Il  n'est  qu'un  esprit.  Sans  négliger  aucune 
-    des  vérités  essentielles  du  christianisme,  il  met  de  préfé- 
rence en  lumière  celles  qui  paraissent  les  plus  consolantes, 

~  les  plus  épanouissantes,  en  un  mot  les  plus  humaines, 
qu'il  tient  du  reste  pour  les  plus  divines,  si  l'on  peut  dire, 
pour  les   plus  conformes  à   la  bonté  infinie.  Ainsi  il   ne 

_   croit  pas  que  le  dogme  central,  c'esl  le  péché  originel,  mais 


i'^  l'humanisme   dévot 


-  la  Rédemption.  Qui  dit  Rédemption  dit  faute,  mais  faute 
"   bienheureuse,  puisqu'elle  nous  a  valu  un  tel  et  si  grand 

et  si  aimable  Rédempteur  :  o  felix  culpa!  Ainsi  encore,  il 
ne   met  pas  en  question  la  nécessité   de   la   grâce,   mais 

-  cette  grâce,   loin    de    la    mesurer    parcimonieusement    à 

-  quelques  prédestinés,  il  la  voit  libéralement  présentée 
à  tous,  plus  anxieuse  de  nous  atteindre  que  nous  ne  pou- 

^vons  l'être  de  la  recevoir.  L'homme  qu'il  exalte  n'est  pas 
uniquement  ni  principalement,  mais  il  est  aussi  Thomme 
naturel,  avec  les  dons  simplement  humains  que  (;elui-ci 
aurait  eus  dans  Tétat  de  pure  nature  et  qu'il  garde 
aujourd'hui  encore,  plus  ou  moins  blessé  depuis  cette 
chute,  mais  non  pas  vicié,  corrompu  dans  ses  profondeurs 
et  incapable  de  tout  bien.  Sur  tous  ces  points,  TEglise 
condamne  des  exagérations  opposées,  d'une  part  Pelage 
et  les  semi-pélagiens,  d'autre  part,  Calvin,  Baïus  et  Jansé- 
nius.  Entre  ces  extrêmes,  elle  permet  aux  docteurs  d'inter- 
préter à  leur  guise  le  dogme  commun,  de  mettre  l'accent 
où  ils  veulent,  de  faire  pencher  la  balance  en  faveur  du 
rigorisme  ou  de  l'humanité.  L'humanisme  chrétien  va 
d'instinct  à  cette  dernière.  Qu'on  les  prenne,  par  exemple, 
lorsqu'ils  discutent  le  sort  des  enfants  morts  sans  baptême. 
Le  système  qu'ils  combattent,  ils  le  jugent  faux  parce 
qu'il  est  inhumain.  Le  mot  y  est  et  souvent. 

Pourquoi  n'y  serait-il  pas?  Le  jansénisme  accréditera 
plus  tard  cette  idée  que  plus  on  élève  l'homme  et  plus  on 
l'invite  à  se  passer  de  Dieu.  Nos  humanistes  disent  au 
contraire,  avec  l'un  des  auteurs  préférés  de  sainte  Thérèse, 
le  grand  scotiste  Ossuna  :  Quo  major  est  crealura^  eo 
amplius  eget  Deo  \  Mais  à  quoi  bon  prolonger  cette  des- 
cription !  En  matière  doctrinale,  humanisme  chrétien  et 
humanisme  dévot  ne  font  qu'un  et  ce  dernier  nous  dira 
bientôt  ce  qu'il  pense. 

Je   n'ai  pas  à    présenter  ici   l'apologie  —  eh!    qu'a-t-il 

(i)  Cf.  la  belle  série  :  Ossuna  et  Dans  Scol,  du  11.  P.  Michel-Ange, 
Etudes  franciscaines,  1910,  article  111,  Art  Vie  en  Dieu,  p.  184. 


l'humanisme     C  1[  Il  É  T  I  E  N  1 3 

besoin  d'être  défendu,  lui  que  tant  de  papes  ont  encou- 
r^gé  ?  —  ni  à  résumer  l'histoire  —  près  de  trois  siècles  — 
de  l'humanisme,  mais  je  dois  dire  un  mot  de  ses  adver- 
saires. 

En  face  de  lui  se  dressent  en  effet,  non  pas  seulement, 
comme  je  l'ai  déjà  rappelé,  la  réforme  protestante,  mais 
encore  une  école  que  l'Eglise  a  tolérée  jusqu'aux  décisions 
de  Trente  et  qui  a  compté  de  nombreux  adeptes  dans  les 
milieux  catholiques  les  plus  fervents.  Occamistes,  au 
moins  d'esprit,  ceux-ci  n'étaient  pas  des  révoltés,  mais 
ardemment  soucieux  de  maintenir  en  face  du  naturalisme 
toujours  menaçant,  en  face  du  paganisme  éternel,  la  doc- 
trine fondamentale  du  christianisme  —  la  gratuité,  la 
transcendance,  la  nécessité  du  don  divin  qui  nous  fait 
enfants  de  Dieu  —  ils  tiraient  de  ces  vérités  essentielles 
des  conséquences  inacceptables,  concevant  de  la  façon  la 
plus  dure,  les  droits  de  Dieu,  les  principes  de  la  morale, 
la  misère  de  Thomme  déchu.  Un  Dieu  terrible,  façonnant 
au  gré  de  son  caprice  des  lois  morales  qu'il  pourrait 
aussi  bien  remplacer  par  un  code  tout  contraire;  l'intel- 
ligence humaine,  raisonnant  à  vide,  condamnée  à  ne  pro- 
duire que  des  concepts  abstraits  et  purement  «  nomi- 
naux »,  incapable  d'atteindre  à  une  réalité  quelconque  ; 
la  foi  en  contradiction  flagrante  avec  la  raison,  la  surna- 
ture avec  la  nature  :  bref  en  religion,  la  terreur;  en  - 
morale,  le  rigorisme  ;  en  philosophie,  le  scepticisme,  - 
Luther  et  Calvin  plus  encore  ont  sans  doute  exagéré  - 
cette  doctrine  inhumaine  mais  ils  ne  furent  pas  les  pre- 
miers à  la  soutenir.  De  i43o  à  i55o,  je  parle  à  vue  de 
pays,  cet  esprit  dont  la  contre-réforme  commençante  s'est 
inspirée  mais  pour  s'en  affranchir  peu  à  peu,  cet  esprit, 
plus  ou  moins  explicitement  formulé,  plus  ou  moins 
atténué  par  l'esprit  contraire  a  possédé,  en  les  exaltant  et 
en  les  déprimant  tout  ensemble,  des  âmes  très  hautes, 
Michel-Ange  par  exemple,  Vittoria  Colonna,  Morone,  Gon- 
tarini.  Et  voilà  qui  suffit   à  nous   expliquer  la  résistance 


I',  LHUMANISMEDEVOT 

prolongée  que  l'humanisme  chrétien  a  rencontrée  dans 
l'Église  même.  Ajoutez  à  cela  les  imprudences,  les  har- 
diesses, le  semi-naturalisme,  ou  foncier  ou  du  moins 
apparent,  de  quelques  représentants  de  la  «  science  nou- 
velle ». 

Un  bel  épisode  nous  rend  ce  conflit  sensible.  Je  veux 
parler  de  la  mémorable  querelle  entre  Fhumanisle  Sal- 
meron,  jésuite,  Tun  des  théologiens  de  Trente,  et  Tin- 
signe  cardinal  Morone,  l'un  des  Pères  du  même  concile, 
catholique  certes  décidé  mais  séduit,  plus  que  de  raison, 
par  le  pessimisme  d'Occam. 

Très  lié  avec  les  premiers  compagnons  de  saint  Ignace, 
Morone  avait  fait  venir  Salmeron  dans  sa  ville  épiscopale 
que  menaçait  la  propagande  luthérienne.  J'assistai  à  un  de 
ses  sermons,  racontera-t-il  plus  tard  a  et  je  l'entendis 
exalter  tellement  les  mérites  des  œuvres  qu'il  me  sembla 
donner  par  là  aux  hommes  l'occasion  d'être  plus  arrogants  et 
superbes  envers  Dieu.  Je  l'appelai  en  particulier;  nous  com- 
mençâmes une  conférence  tous  les  deux  et  nous  en  vînmes 
au  point  en  question.  Lui,  jeune,  hardi,  savant,  me  parlait 
avec  vivacité,  et  je  l'ai  reconnu  depuis,  uniquement  guidé 
par  la  ferveur  de  son  zèle.  J'eus  peu  de  patience  :  moins 
poli  que  mon  interlocuteur,  et  irrité  par  ses  discours,  je 
me  levai  le  premier  et  lui  dis,  je  pense,  maintes  sottises.  Je 
me  rappelle  celle-ci  seulement  :  que  je  ne  connaissais 
pas  tous  ces  mérites;  que  même  en  disant  la  messe,  la 
plus  sainte  des  œuvres  que  l'homme  puisse  accomplir,  je 
faisais  un  péché.  Salmeron  me  répliqua  que  c'était  là  une 
opinion  mauvaise.  Elle  l'est  en  eff'et,  si  Ton  entend  que 
dire  la  messe  est  un  péché;  mais  ma  pensée  était  qu'il 
m'arrivait  souvent,  à  cause  démon  peu  de  dévotion  et  de 
respect,  ou  des  distractions  de  mon  esprit,  d'être  forcé 
de  me  repentir  des  manquements  commis  dans  un  si 
grand  mystère.  Toutefois,  je  confesse  avoir  mal  agi  dans 
cette  rencontre,  et  depuis,  j'ai  réparé  mes  torts  envers 
Salmeron,  non  seulement  par  des  paroles,  mais  par  des 


L    H  L  M  A  i>  J  S  M  1-:     C  11  li  K  T  1  E  iN  1 5 

actes  »  *.  En  bon  humaniste,  le  jésuite  n'admettait  pas  que 
pour  une  peccadille,  on  mît  en  question  le  mérite  des  bonnes 
QMivres,  il  ne  permettait  pas  non  plus  que  Ton  présentât 
Dieu  comme  un  maître  inhumain.  Morone,  de  son  côté, 
n'allait  certainement  pas  à  ces  extrêmes,  mais  d'une  cons- 
cience délicate  et  plus  ou  moins  sous  Tinfluence  des  doc- 
trines occamistes,  il  n'avait  pas  assez  le  courage  de  son 
humanisme.  Beaucoup  des  écrivains  que  nous  allons  étu- 
dier sont  ainsi  très  indulgents,  très  larges  avec  le  prochain, 
impitoyables  vis-à-vis  d'eux-mêmes.  Mais  en  rapportant 
^  ce  trait,  je  voulais  surtout  qu'il  symbolisât  Tétroite  alliance 
1  qui  fut  scellée  de  bonne  heure  entre  Thumanisme  et  la 
j  Contre-Réforme.  On  sait  bien  que  la  Compagnie  de  Jésus 
■a  collaboré  à  celle  ci  d'une  manière  assez  efficace,  mais 
beaucoup  d'historiens  semblent  ignorer  que,  pendant  leur 
premier  siècle,  lesjésuites  ont  soutenu,  sans  relâche,  et  con- 
tinué brillamment  les  traditions  de  l'humanisme  chrétien. 
Laynès,  Salmeron,  Canisius,  Campion,  l'helléniste  délicat, 
le  martyr,  Maldonat,  le  grand  Maldonat,  Molina,  Lessius, 
Possevin  —  l'humaniste  errant  à  la  vie  épique,  le  maître 
de  François  de  Sales,  —  Petau  enfin  et  combien  d'autres, 
c'est  bien  toujours  le  même  esprit,  la  même  doctrine. 
Croyez-en  plutôt  la  belle  injure  que  leur  prodigueront  leurs 
adversaires:  pélagien,  semi-pélagien,  façon  un  peu  som- 
maire, un  peu  vive  de  dire  :  humaniste  chrétien.  Ainsi  quand 
les  barbares  disent  :  pédant,  il  faut  entendre  :  lettré^. 

(i)  J'ai  cité  la  traduction  que  donne  le  P.  Prat  dans  sa  vie  du  P.  Claude 
Le  Jay,  Lyon,  1874,  pp.  455,456.  Sur  les  suites  de  cet  incident,  cf.  Cantu, 
Les  hérétiques  d  Italie,  t.  II,  de  la  trad.  franc.,  p.  520,  sqq,  et,  mieux 
encore,  le  P.  Tacchi-Venturi,  Sloria  délia  Comp.  di  Gesu  in  Italia,  Rome, 
1910,  t.  ï,  pp.  533-538.  D'après  Salmeron,  Morone  aurait  été  plus 
extrême  et  dit  :  qiiod  pro  bona  opéra  sua  merehatur  infernum  (cf.  Tacchi- 
Venturi,  p.  540).  Hyperbole  manifeste  et  que  Salmeron  eut  le  tort  de 
prendre  à  la  lettre,  car  il  conclut  de  cet  entretien  que  Morone  était  presque 
luthérien.  Etrange  conclusion,  si  l'on  pcase  que  Morone  fut  un  des  fon- 
dateurs les  plus  généreux  du  Collège  Germanique. 

(2)  En  soulignant  le  «  premier  siècle  »  de  l'Ordre,  j'entends  le  distin- 
guer des  générations  d'humanistes  qui  ont  suivi,  les  Rapin,  les  Com- 
mire,  humanistes  et  chrétiens  sans  doute,  mais  non  pas  humanistes  chré- 
tiens, au  sens  historique  de  ce  mot. 


1 6  l'humanisme    dévot 

Ceci  nous  rappelle  qu'on  n'a  pas  encore  écrit  l'histoire 
vraie  de  Thunianisme.  On  oublie  toujours  de  faire  leur 
juste  part  dans  cette  histoire  aux  théologiens  proprement 
dits.  Parmi  ceux-ci  les  humanistes  abondent,  Tesprit  de 
l'humanisme  domine.  Pour  s'en  convaincre  à  vue  de  pays, 
que  Ton  prenne  par  exemple  les  auteurs  si  bien  résumés 
par  Dupin  dans  sa  Bibliothèque.  On  se  laisse  absorber  et 
étourdir  par  le  fracas  des  grandes  batailles  publiques.  Or 
il  n'y  a  là  souvent  que  des  frères  ennemis  que  la  passion 
aveugle  et  qu'un  entretien  pacifique  de  quelques  heures 
aurait  mis  d'accord.  On  accorde  trop  d'importance  aux 
prétendus  défenseurs  du  passé  —  ennemis  du  grec, 
troyens,  comme  on  disait  à  Oxford  du  temps  de  Morus, 

—  minorité  plus  bruyante  que  dangereuse  et  vaincue 
d'avance,  puisque  très  certainement  TEglise  n'était  pas 
avec  elle.  Le  D"  Barry  l'a  fort  justement  remarqué,  les 
humanistes,  Erasme  notamment,  ne  se  sont  jamais  plaint 
que  les  chefs  de  FEglise  eussent  manqué  à  leur  devoir 
de  protéger  la  science \  Laissons-les  se  débattre  et  son- 
geons au  bon  et  pais-ible  travail  qui  se  poursuivait  dans  les 
cellules  et  qui  préparait  les  définitions  dogmatiques  de 
Trente;  à  l'union  facile  et  nécessaire  qui  se  nouait  insen- 
siblement, à  la  tranfusion  féconde  qui  s'opérait  entre  la 

•  vieille  scolastique  et  le  jeune  humanisme.  Historiquement 
voilà  ce  qui  compte,  mais  cela_,  pour  le  bien  connaître,  il 
faudrait  suivre  de  près  le  mouvement  théologique  de 
cette  longue  période,  les  grands  théologiens  du  Concile 
et  l'élite  qui  les  a  suivis,  Maldonat,  Molina,  Bellarmin, 
Ripalda,  Lugo,  Petau  et  tant  d'autres.  Pas  de  révolution 

—  cela  eut  été  providentiellement  et  moralement  impos- 
I  sible  —  mais  progrès  constant.  Lentement  on  s'est  corrigé, 
j  on  a  laissé  tomber  les  inutiles  subtilités  de  la  scolastique 

décadente,  on  a  parlé  une  langue  moins  barbare  —  Gano, 

(i)  <(  NowJicrc  cloes  lie  Jiint,  under  no  provocalion  is  he  (Erasinus) 
iempted  ta  imagine  that  autliorily  frowns  upon  «  good  Icltcrs  ».  {Cam- 
bridge modem  history,  I,  p.  Ç>/^i. 


L    HUMANISME     CHRETIEN  17 

Maldonat,  Bellarmin,  Petau,  autant  d'écrivains  de  marque; 
mais  surtout  on  a  continué  activement  la  vie  ancienne, 
on  s'est  enrichi,  développé  et  toujours  selon  les  directions 
convero-entes  de  la  ihéoloûie  traditionnelle  et  de  l'huma- 
nisme  chrétien  \ 

V.  L'humanisme  chrétien  est  plus  spéculatif  que  pra- 
tique, plus  aristocratique  que  populaire  ;  il  cherche  d'abord 
le  vrai  et  le  beau  plutôt  que  le  saint,  il  s'adresse  à  l'élite 
plutôt  qu'à  la  foule.  Ces  deux  traits  le  distinguent  de 
riiumanisme  dévot.  Celui-ci  en  effet  est  avant  tout  une 
école  de  sainteté  personnelle  ;  une  doctrine,  une  théologie 
sans  doute,  mais  affective  et  toute  dirigée  vers  la  pratique. 
D'un  autre  côté,  sa  propagande  veut  atteindre  tous  les 
fidèles,  même  les  plus  simples.  Philothée  n'aurait  compris 
ni  Pic  de  la  Mirandole,  ni  Sadolet,  ni  Molina;  elle  pourra 
comprendre  François  de  Sales.  En  d'autres  termes  Fhuma- 
i  nisme  dévot  applique  aux  besoins  de  la  vie  intérieure, 
met  à  la  portée  de  tous  et  les  principes  et  l'esprit  de  Thu- 
b     manisme  chrétien. 

(i)  On  peut  consulter  à  ce  sujet  le  livre  —  savant,  pénétrant,  original 
mais  déconcertant  —  de  M.  Humbert  :  Les  origines  de  la  théologie 
moderne^  Paris,  191 1.  Dans  ce  livre  qui  n'était  qu'une  introduction,  l'au- 
teur allait  à  montrer,  je  crois,  que  la  théologie  moderne  —  celle  qui  s'est 
cristallisée  pour  la  première  fois  à  Trente  —  est  due,  en  grande  partie, 
au  travail  des  humanistes.  D'un  autre  côté,  il  établit  une  sorte  d'opposi- 
tion absolue  entre  1  humanisme  et  la  tradition  catholique,  ce  qui  me 
paraît  contraire  à  l'histoire,  et  ce  qui  est  certainement  contraire  au 
dogme,  Nil  innovetur  niai  quod  traditum  est.  Cf.  un  article  de  moi,  un 
peu  dur  :  L'humanisme  chrétien  et  les  origines  de  la  théologie  moderne. 
(Annal,  de  phil.  chrét.,  4^  série,  XI,  n*^  5.)  Pour  voir  que  je  u  exagère 
rien  en  parlant  des  directions  «  convergentes  »  de  l'humanisme  et  de  la 
théologie  traditionnelle,  cf.  l'article  du  R.  P.  Cavallera  :  Le  Décret  du 
Concile  de  Trente  sur  le  péché  originel  (Bulletin  de  Toulouse,  juin- 
juillet  1913).  Il  est  d'ailleurs  évident  que  Baïus,  Jansénius  et  les  autres 
vont  sinon  toujours  contre  la  lettre  expresse,  du  moins  contre  l'esprit  du 
Concile.  Mais  ici  encore,  on  doit  regretter  que  les  historiens  ignorent 
l'activité  proprement  doctrinale  de  ce  concile  et  ne  s'intéressent  qu'aux 
décrets  de  réforme.  Cf.  H.  Bremond,  Léonce  Couture  et  l'humanisme  chré- 
tien, La  Correspondance,  25  mars  191 2. 


CHAPITRE  II 

LOUIS    RICHEOME    (1544-1625) 

I.  La  liUi-raturo  pieuse  en  France  avant  ïlnlroduction  à  la  vie  dévote.  — 
Importance  de  Richeome  parmi  les  autres  précurseurs  de  François  de 
Sales.  —  Sa  naissance  et  son  éducation.  —  Jean  Maldonat.  —  L'imago 
primi  sœculi. — Carrière  de  Richeome. 

II.  Œuvres  polémiques.  —  La  Compagnie  de  Jésus  et  ses  adversaires.  — 
Richeome,  les  jésuites  et  le  siège  de  Henri  IV. 

III.  Les  dauphins  du  Catéchisme  royal.  —  Caractère  littéraire  et  attrayant 
des  ouvrages  spirituels  de  Richeome.  —  La  Peinture  spirituelle.  —  Pro- 
menade pittoresque  autour  d'un  couvent.  —  Le  roman  de  Lazare.  — 
L'esprit  d'enfance. 

IV.  Les  images  religieuses.  —  Tableaux  et  estampes  de  saint  André  au 
Quirinal.  —  Richeome  et  ses  illustrateurs.  —  Les  Tableaux  sacrés.  — 
Le  clieval  d'Abraham.  —  Lange  d'Elie. 

V.  Plaisir  et  piété.  —  Esprit  d'émerveillement  et  de  joie.  —  Les  merveilles 
des  jardins.  —  Le  glaïeul  et  le  lys.  —  L'arche  de  Noë.  —  Le  cœur  des 
bêtes.  — Bataille  d'abeilles.  —  La  «  lézarde  w  et  le  singe. 

VI.  Richeome  moraliste.  —  Clairvoyance  et  bienveillance.  —  L'humour  de 
Richeome.  —  Orgueil  des  théologiens.  —  Vanité  des  habits.  —  Le  ban- 
quet burlesque. 

VII.  Optimisme  chrétien.  —  Beauté  de  l'homme.  —  Le  visage  et  les  mains. 

—  Hymne  au  franc-arbitre.  —  Excellence  du  désir  de  la  gloire.   —  La 
concupiscence.  —  Richeome  et  Bossuet  —  L'appareil  de  Tàme  au  combat. 

—  L'adieu  de  l'âme  laissant  le  corps. 

VIII.  Richeome  écrivain,  —  Diversité  de  ses  dons.  —  Sou  ars  dicendi.  — 
Son  amour  pour  tous  les  mots  de  la  langue.  —  Richesse  de  son  lexique. 

—  Fascination  du  détail.  —  Richeome  et  le  génie  de  François  de  Sales. 

I.  On  admet  communément  que  saint  François  de  Sales 
enseigna,  le  premier  chez  nous,  aux  simples  fidèles,  la 
((  vie  dévoie  »,  c'est-à-dire,  la  vie  parfaite.  «  Quand  il  com- 
posait son  adjnirable  liiiroduction  à  la  i'ie  dévote,  écrit 
Jacquinet,  saint  François  de  Sales  faisait  une  chose  entiè- 
rement nouvelle  ;  il  écrivait  en  français,   pour  les  mon- 


LOUIS     RICHEOME  19 

daiiis,  sous  forme  familière  el  dans  le  laiig-age  du  monde 
lui-même,  un  traité  de  morale  pratique,  s'appliquant  à  tous 
les  détails  de  la  vie,  dans  toutes  les  conditions  sociales... 
Ce  genre  d'écrit  religieux  était  encore  à  créera  »  Etrange 
assertion  el  qui  paraîtrait  plus  que  paradoxale  si  Ton 
prenait  garde  aux  conséquences  qu'elle  renferme.  Ainsi, 
depuis  rinvention  de  l'imprimerie  jusqu'à  1609,  tous  les 
moralistes  chrétiens  de  langue  française  n'auraient  écrit, 
ou  à  peu  près,  que  pour  les  couvents  !  Rien  de  plus 
invraisemblable,  rien  de  moins  exact.  Avant  François  de 
Sales,  on  a  vu  des  centaines  d'introductions  à  la  vie  dévote, 
écrites  en  français  et  qui  s'adressaient  à  tout  le  monde. 
Pendant  les  trente  dernières  années  du  xvi^  siècle  et  les 
toutes  premières  du  xvii°,  des  prêtres,  des  religieux,  — 
notamment  les  Chartreux  de  Bourgfontaine,  des  laïques 
enfin  ont  mis  en  notre  langue  presque  tous  les  grands 
mystiques,  de  saint  Denis  à  sainte  Thérèse.  Nous  revien- 
drons en  son  lieu  sur  ce  point  d'une  importance  capitale. 
Mais,  en  dehors  de  ces  textes  plus  sublimes  qui  attei- 
gnaient alors  jusqu'à  de  simples  villageoises,  une  foule 
de  livres  pieux  circulaient  par  toute  la  France.  Ajoutez  à 
cela  quantité  de  cahiers  manuscrits  ou  de  feuilles  volantes. 
François  de  Sales  ne  faisait  rien  non  plus  de  nouveau 
lorsqu^il  rédigeait,  pour  l'usage  particulier  de  ses  péni- 
tentes, ces  petits  «  écrits  »,  qui,  à  peine  retouchés  et 
complétés,  sont  devenus  V Introduction  à  la  vie  dévote. 

Original,  certes,  unique,  mais  à  la  façon  de  Corneille 
qui  ne  fut  pas  le  premier  à  écrire  des  tragédies.  Le  génie 
et  la  sainteté  renouvellent  tout.  Pour  le  reste,  objet,  mé- 
thode, esprit,  doctrine,  François  de  Sales  a  eu,  non  seu- 
lement dans  le  passé  chrétien,  mais  chez  les  modernes, 
de  très  nombreux  précurseurs.  Parmi  ces  derniers,  un 
seul  me  semble  mériter  vraiment  d'être  remis  en  lumière. 
C'est  le  jésuite  Louis  Kicheome,  jadis  fameux  et  que  ses 

(i)  JACQLi.NiiT.  Des  prcdicalcurs  au  A'Vff'  siècle  avanl  Bussuet,  p.  77. 


20  l'humanisme    Dl':VOT 

frères  appelaient  le  Gicéron  français.  En  lui,  je  voudrais 
peindre,  sinon  le  premier  —  sait-on  jamais  qui  est  le  pre- 
mier en  quoi  que  ce  soit  ?  —  du  moins  le  plus  remarquable 
représentant  de  l'humanisme  dévot  avant  François  de 
Sales.  Celui-ci  du  reste  n'a  pas  ignoré  ce  devancier  qu'il 
devait  si  vite  et  si  complètement  éclipser.  «  Cet  auteur, 
dit-il,  dans  la  préface  du  Traité  de  l'Amour  de  Dieu,  est 
tant  aimable  en  sa  personne  et  en  ses  beaux  écrits  qu'on 
ne  peut  douter  qu'il  le  soit  encore  plus  écrivant  de  l'amour 
même  \  »  «  Aimable  »  va  bien  à  Richeome  et  je  ne  doute 
pas  qu'on  le  trouve,  en  effet,  assez  attachant.  Nous  lui 
demanderons  surtout  de  nous  renseigner  sur  l'orientation, 
sur  les  disciplines  pieuses  et  de  son  époque  et  des  jésuites 
français. 

Né  à  Digne  en  i544>  et  de  vingt-trois  ans  plus  âgé  que 
le  futur  évoque  de  Genève,  Richeome  s'est  toujours  fait 
gloire  de  sa  qualité  de  provençal  qu'il  mentionne  ordinai- 
rement à  la  première  page  de  ses  livres.  C'était,  si  l'on 
veut,  la  mode  du  temps,  mais  il  s'y  tient  plus  que  d'autres, 
évoquant  d'ailleurs  volontiers  les  souvenirs  de  son  pays. 
11  oppose  quelque  part,  et  non  sans  fîerlé,  aux  citrons 
italiens  les  prunes  de  Brignoles  et  les  figues  de  Marseille  -. 
Son  style  ne  perdra  jamais  l'accent  natal.  Richeome  avait 
pourtant  quitté  Digne  d'assez  bonne  heure,  attiré  par  les 
écoles  de  Paris.  En  1064,  on  le  voit  au  collège  de  Cler- 
mont  parmi  la  jeunesse  universitaire  qui  se  presse  aux 
leçons  de  Maldonat.  Un  an  après,  il  entre  chez  les  jésuites 
où,  par  un  insigne  privilège,  il  retrouve  le  même  Maldonat, 
comme  directeur  spirituel  et  comme  professeur  de  théolo- 
gie. A  cette  date,  la  Compagnie  de  Jésus,  canoniquement 
fondée  en  i54o  parla  Bulle  de  Paul  \\\^  Regimini  militantis, 
n'avait  pas  encore  atteint  le  milieu  de  ce  «  premier  siècle  » 

(1)  OEiivres  de  saint  François  de  Sales,  t.  IV,  p.  6. 

(2)  La  Peinture  spirituelle,  pp. 471-472.  N'ayant  pu  raeprocurei'  les  pre- 
mières éditions  de  co  livre,  je  renvoie  au  1.  Il  des  OEusrcs  complètes  de 
Richeome. 


LOUIS     lUClIEOME  2  1 

dont  V imago  étalée  par  elle  avec  trop  de  faste  en  i64o, 
égaiera  si  joliment  et  si  méchamment  le  début  de  la  cin- 
quième Provinciale.  «  Allez,  anges  prompts  et  légers!  ^  )> 
Que  Port-Royal  et  ses  amis  en  pensent  ce  qu'ils  voudront 
il  y  eut  alors,  coup  sur  coup,  chez  les  jésuites,  trois  géné- 
rations de  géants  dont  les  fabuleuses  prouesses  éclate- 
ront à  tous  les  yeux,  lorsque,  soit  la  Compagnie,  soit  le 
catholicisme  moderne  auront  enfin  trouvé  leur  historien. 
Après  tout,  V imago primisœculi  IL  diNdiiiîdiii  que  développer, 
avec  une  emphase  un  peu  ridicule,  ce  que  Montaigne,  un 
assez  bon  juge,  avait  écrit  dans  ses  notes  de  voyage.  «  C'est 
merveille,  dit-il,  combien  de  part  ce  Collège  (le  Collège 
romain,  séminaire  et  forteresse  de  la  Compagnie)  tient  en 
la  chrétienté  ;  et  crois  qu'il  ne  fut  jamais  confrérie  et  corps 
parmi  nous  qui  tint  un  tel  rang...  Ils  possèdent  tantôt 
toute  la  chrétienté;  c'est  une  pépinière  de  grands  hommes 
en  toute  sorte  de  grandeur.  ^  » 

Inférieur  à  ses  maîtres  et  à  ses  modèles  des  deux  pre- 
mières générations,  mais  digne  d'être  célébré  tout  après 
eux,  Richeome  avait  vécu  dans  leur  intimité  et  n'était  pas 
homme  à  négliger  une  telle  grâce. 

J'ai  noté  en  cette  compagnie,  écrira-t-il  sur  ses  vieux  jours... 
plusieurs  savants  personnages.  J'ai  connu,  en  France,  Jean 
Maldonat,  espagnol,  réputé  à  bon  droit  un  des  plus  doctes  de 
son  temps.  J'ose  assurer  qu'il  avait  l'humilité  en  plus  haut 
degré  encore  que  la  science.  C'était  un  lion  en  chaire,  un  agnet 
en  conversation  ;  plus  que  docteur,  enseignant  et  disputant, 
moindre  que  novice,  conférant  avec  ses  frères...  J'ai  connu 
Jacques  Tyrius,  écossais,  qui  a  enseigné  à  Paris,  de  même 
temps,  plusieurs  années,  la  philosophie...  Il  était  aussi  très 
humble,  même  à  confesser  ce  qu'il  ne  savait  pas.  J'étais  alors 
écolier  théologien  et  ayant  un  jour  demandé  à  mes  régents  de 
m'éclaircir  de  certain  doute,  je  m'adressai  encore  à  lui.  Il  me 


(i)   Sur  la  fameuse   Imago  primi  sseculi,   Maynard   a  dit  tout  ce   qu'il 
fallait  dire,  dans  sou  édition  des  Provinciales,  t.  I,  pp.  2i5-:ii7. 

['i)  Edition  Querlon,  t.  II.  p.  177.  Cf.  Prat,  Maldonat  et  l'Université  de 
Paris,  p.  482. 


•11  l'humanisme     DÉVOT 

répondit  net  qu'il  ne  l'entendait  pas  lui-même,  réponse  qui 
me  contenta  plus  que  les  autres  qu'on  m'avait  données...  J'ai 
connu  Jacques  Salés,  d'Auvergne...  J'ai  connu  ici,  à  Rome, 
Christophe  Clavius,  allemand...  J'ai  vu  tous  ceux-là  de  mes 
propres  yeux  ^ 

Mais  celui  qu'il  a  vu  de  plus  près  et  le  plus  longtemps,  à 
l'âge  avide  et  souple  où  le  culte  de  nos  héros  nous  façonne, 
c'est  bien  le  grand  homme  dont  il  a  placé  le  nom  en  tête 
de  sa  liste  glorieuse.  L'humanisme  dévot  n'a  pas  à  rougir 
de  ses  origines,  puisque,  par  l'intermédiaire  de  Richeome. 
il  se  relie  à  Jean  Maldonat. 

Ses  études  achevées,  Richeome  fut  envoyé  à  TUniversité 
de  Pont-à-Mousson  qui  était  alors  un  des  foyers  de  la  renais- 
sance catholique,  puis  à  Dijon  où  il  fonda  le  collège  qui 
devait  plus  tard  compter  Bossuet  parmi  ses  élèves.  Fin, 
sage,  ferme  et  bénin,  ce  provençal  était  né  pour  gouverner. 
Pendant  les  quarante  dernières  années  de  sa  vie,  il  n'a  pas 
cessé  d'occuper  les  plus  hautes  charges  de  son  ordre,  à 
Lyon,  à  Bordeaux,  à  Rome  où  il  résida  comme  «  assistant» 
de  France,  de  1607  à  1616.  Il  mourut  à  Bordeaux  en  1625. 
Je  n'ai  pas  vu  de  portrait  de  lui,  mais  ses  ouvrages  nous 
le  montrent  au  naturel  et  ce  naturel  me  paraît  charmant". 


(i)  L'Académie  d'ho?ineur,  pp.  89-90. 

(2)  La  bibliothèque  de  Bordeaux  garde  plusieurs  des  lettres  que  lui 
adressaient  ses  frères,  plus  jeunes  que  lui  et  qui  avaient  vécu  sous  ses 
ordres.  M.  Bertrand  en  a  publié  plusieurs.  Elles  nous  montrent  que 
Hicheome  était  bien  l'homme  de  ses  livres.  Tous  lui  parlent  avec  une 
vénération  attendrie  et  la  plus  aO'ectueuse  franchise.  On  en  peut  juger  sur 
ces  lignes  touchantes  que  Iji  envoie  un  jésuite  bordelais,  le  P.  Fr.  Mosnier. 
Sachant  son  vieux  maître  installé  à  Bordeaux,  Mosnier  aurait  eu  double  joie 
à  revenir  dans  sa  ville  natale,  mais  l'obéissance  le  (ixant  à  Lyon  lui-même 
«  ne  me  suis  pas  voulu  transporter  si  loin,  écrit-il,  sans  prier  l'auge  gar- 
dien de  mon  pays,  par  le  crédit  que  m'y  peut  avoir  donné  la  nature,  d'y 
traiter  et  conserver  Votre  Révérence  mieux  que  moi-même,  faisant  pour 
moi  que  je  n'y  révère  pas  ses  cendres  en  un  tombeau,  devant  que  j'aie 
longuement  joui  de  sa  présence  en  sa  chambrelte,  et  renouvelé  l'usufruit 
de  nos  entreliens  de  Rome.  C'est  le  vœu  que  j'appends  volontiers  ou  à 
l'autel  de  l'Eglise  ou  à  l'oratoire  de  V.  R.,  ici  ou  de  là  ;  car  aussi  bien 
n'en  suis-je  ici  éloigné  que  d'un  pas,  ayant  été  logé  en  ce  collège  de  Lyon, 
dans  la  chambre  de  V.  R.,  que  m'attendrit  grandement  en  la  mémoire  de 
l'avoir  vue  par  le  passé  ou  le  désir  de  la  voir  à  l'avenir  ».  A.  de  Lantenay 
(Bertrand).  Mélanges  de  biographie  et  d'histoire,  Bordeaux,  i885,p.  3o3. 


LOUIS     UIGHEOME  2^ 

II.  Dans  ses  dernières  années,  Richeome  avait  préparé 
une  édition-revue  de  ses  œuvres  complètes  qui  parut,  après 
sa  mort,  et  qui  est  dédiée  à  Richelieu  (1628).  Le  second 
de  ces  énormes  in-folio  renferme  les  écrits  spirituels  ;  le 
premier,  les  œuvres  de  combat  contre  les  ennemis  de 
rÉglise  et  surtout  des  jésuites.  C'est  par  ces  dernières 
œuvres  que  Richeome  garde,  aujourd'hui  encore,  l'ombre 
d'une  place  dans  notre  histoire  littéraire  et  religieuse, 
ayant  constamment  ferraillé  contre  des  personnages  qui 
survivent  eux  aussi  tant  bien  que  mal,  Etienne  Pasquier, 
Servin  et  Arnauld,  Arnauld  le  burgrave,  «  le  père  de  tous 
les  nôtres  »  comme  dit  Sainte-Beuve.  Quand  je  faisais  le 
tour  des  bouquinistes  pour  leur  demander  du  Richeome, 
au  lieu  de  la  rarissime  Peinture  spirituelle  ou  de  V Acadé- 
mie d'honneur^  on  m'offrait  invariablement  la  Plainte  apo- 
logétique^ la  Chasse  du  renard  Pasquin^  ou  d'autres  écrits 
d'où  se  dégageait  une  même  odeur  de  poudre  et  dont 
mes  études  pacifiques  n'avaient  que  faire.  Non  pas  que 
ces  livres-là  manquent  de  saveur.  Richeome  fut  un  des 
bons  polémistes  de  son  temps.  Charles  Nisard,  libéral, 
érudit,  mais  qui  lisait  vite,  le  trouve  d'une  violence 
inouïe  ^  Je  n'ai  pas  eu  la  même  impression.  Moins  trucu- 
lent et  moins  extravagant  que  Garasse,  Richeome  me 
paraîtrait  plutôt  courtois  et  discret.  Aussi  bien,  plusieurs 
oublient-ils  que,  dans  ces  duels  homériques,  les  jésuites 
ne  faisaient  que  se  défendre  et  contre  des  querelleurs 
sans  scrupules,  décidés  à  les  étrangler  par  tous  les 
moyens,  d'ailleurs  maladroits  en  diable  et  qui  allaient  au- 
devant  des  verges.  De  quoi  se  mêlent-ils,  par  exemple, 
lorsqu'ils  reprochent  aux  Constitutions  des  jésuites  —  c'est 

(i)  Charles  Nisard.  Les  gladiateurs  de  la  république  des  lettres...  II, 
p.  293  :  «  Affreux  libelle  dit-il  au  sujet  de  la  Citasse  du  renard  Pasquin 
découvert  et  pris  en  sa  tanière,  dont  Pasquier  s'est  amusé  à  compter 
les  injures,  doutant  «  s'il  fut  jamais  p...  au  plus  débordé  b...  du  monde 
qui  se  débordât  tant  en  injures  que  ce  jésuite.  »  —  Gracchus  de  seditione 
quœrens.  Je  n'ai  pas  lu  le  renard  Pasquin,  l'autre  in-folio  de  Richeome 
m'ayant  assez  occupé.  Mais  les  quatre  ou  cinq  écrits  polémiques  de  lui 
que  je  connais  bien,  me  paraissent  relativement  modérés. 


'l\  L    HUMANISME     DEVOT 

leur  leit  motiv —  d'être  contraires  à  la  doctrine  et  au  droit 
de  rÉglise?  Qu'en  savent-ils  et  qu'est-ce  que  cela  peut 
bien  leur  faire?  Pasquier  ne  semble-t-il  pas  assez  ridicule 
lorsqu'il  adjure  les  jésuites  de  «  ne  rien  innover  à  notre 
Église  catholique,  apostolique  et  romaine  »  ;  Richeome 
n'a-t-il  pas  les  rieurs  pour  lui^  lorsque,  ayant  cité  cette 
ligne  essouiïlée,  il  ajoute  :  «  Oh  !  qu'il  a  de  la  peine  de 
bien  prononcer  ces  trois  mots  »  ?^ 

11  se  glorifie,  écrit  ailleurs  Richeome,  d'avoir  dit  que  notre 
ordre  n'est  ni  séculier,  ni  régulier,  et  partant  qu'il  est  her- 
maphrodite, qui  est  tirer  une  affirmation  de  deux  négations 
par  une  dialectique  non  ouïe  ;  autant  que  si  quelqu'un  disait  : 
riiomme  n'est  ni  cerf,  ni  biche,  donc  il  est  cerf  et  biche 
ensemble,  car  l'hermaphrodite  contient  les  deux  sexes.  Aussi 
bonne  logique  que  celle  de  Tavocat  Arnauld  qui  avait  dit  sur 
un  même  sujet  :  les  jésuites  ne  sont  ni  séculiers,  ni  réguliers  ; 
que  sont-ils  donc  ?  Ils  sont  espagnols.  Il  pouvait  aussi  ronde- 
ment fermer  sa  conclusion  et  dire  :  ils  sont  donc  suisses  ou 
péruviens  ', 

S'il  y  a  plus  fin,  à  qui  la  faute?  Quoi  qu'il  en  soit  de  ces 
discussions  fastidieuses,  ce  qui  fait  le  plus  d'honneur  à 
la  stratégie  de  Richeome  et  des  jésuites,  est  d'avoir  har- 
diment saisi  de  leur  cause  le  roi  lui-même,  qui  ne  les 
connaissait  pas  encore  et  ne  leur  voulait  aucun  bien.  Très 
humble  remontrance  et  requête  des  religieux  de  la  Compa- 
gnie de  Jésus,  au  roi  très  chrétien  de  France  et  de  Navarre^ 
Henri  JV,  en  1598,  au  lendemain  de  la  Ligue,  ce  titre  d'un 
des  premiers  livres  de  Richeome  était,  à  lui  seul,  un  trait 

(i)  Plainte  apologétique,  p.  347- 

(2)  Plainte  apologétique,  pp.  3)5-3i6.  Les  jésuites  sont  uu  Ordre 
mendiant.  Le  Pape  leur  reconnaissant  ce  caractère,  ni  Pasquier  ni  moi 
nous  n'y  pouvons  rien.  Là-dessus  l'imprudent  Pasquier  leur  oppose 
qu'onques  de  sa  vie  il  ne  les  a  rencontrés  en  posture  do  demander  l'au- 
raône,  «  Guidant  obscurcir  ce  qu'il  voit  être  louable,  répond  Richeome, 
il  déclare  sa  vergogne  et  le  peu  de  soin  qu'il  a  eu  de  bien  faire  aux 
pauvres  ;  car,  non  seulement,  il  n'a  donné  aucune  aumône  à  nos  profès  de 
Saint-Louis,  à  Paris,  où  ils  l'ont  demandée  l'espace  de  quatorze  ans,  ain 
il  n'a  pas  su  s'ils  la  demandaient,  u  Plainte  apologétique,  p.  363. 
Naïveté  voulue  et  revanche  anticipée  du  jésuite  des  Provinciales. 


L  o  i;  I  s    11  I  C  II  E  O  M  E  a5 

de  génie.  Suspects  de  longue  date  au  fils  de  Jeanne  d'Al- 
I  bret,  chassés  de  plusieurs  provinces  après  l'attentat  de 
j    Châtel,  les  jésuites  s'adressent  tout  haut,  publiquement, 

librement,  cordialement,  à  la  sagesse,  aux  meilleurs  ins- 
I  lincts  de  ce  diable  d'homme,  duquel  on  pouvait  à  la  fois  et 
■    tout  craindre  et  tout  espérer.  Richeome  avait  deviné  le 

roi.  Ecoute/  comme  il  lui  parle  : 

Sommes-nous,  pour  être  religieux,  plus  barbares  que  les 
barbares  mêmes,  que  les  cannibales  et  mamelus,  qui,  ne 
sachant  rien  faire  que  haïr,  néanmoins  aiment  leur  prince  ? 


0  1 


Il  l'aime  vraiment,  déjà,  et  cela  se  sent  rien  qu'au  rythme 
de  la  phrase.  Le  livre  entier  respire  la  même  fierté  con- 
fiante. Plus  rusé  à  lui  seul  que  tous  les  jésuites,  Henri  IV 
ne  peut  se  tromper  à  de  tels  accents. 

Qu'ils  disent  hardiment,  qu'ils  publient  ces  millions,  ces 
gazes,  ces  draps  d'or,  ces  richesses  orientales  qu'ils  ont  trou- 
vées (dans  nos  maisons) . . .  Nous  confessons  néanmoins  que  nous 
avions  deux  grands  trésors,  et  aussi  opulents  et  riches  qui  fus- 
sent, non  seulement  en  votre  royaume,  mais  encore  en  toute  l'Eu- 
rope. C'étaient  deux  bibliothèques...  notre  arsenal,  notre  muni- 
tion, notre  grand  magasin,  notre  grand  trésor  et  richesse.  Ces 
deux  trésors.  Sire,  nous  avons  perdus  avec  un  extrême  regret. 
Pour  le  reste  nous  avons  été  réduits  bien  avant  à  la  besace, 
et  c'est  ainsi  que  nous  sommes  riches,  en  n'ayant  rien  et  en 
perdant  tout  ^ . 

N'est-ce  pas  ainsi  que  parle  la  nature  ?  On  ne  saurait  être, 
en  l'espèce,  ni  plus  émouvant,  ni  plus  adroit.  Que  redou- 
terait Henri  IV  de  ces  hommes  qui  n'ont  pas  d'autre  pas- 


(i)    Très  humble  remontrance...,  p.  ^7. 

(■a)  76.,  pp.  76-77.  Il  parle  des  deux  bibliothèques  de  Paris,  celles  de  la 
maison  professe  de  Saint-Louis,  léguée  aux  jésuites  par  le  cardinal  de 
Bourbon,  celle  du  collège.  On  sait  que  la  maison  professe  hérita  plus 
tard  des  livres  de  Huet,  Sur  le  pillage  des  bibliothèques  dont  parle  Ri- 
cheome, cf.  Prat,  Recherches  historiques  sur  la  C.  de  Jésus  en  France  du 
temps  du  P.  Coton,  Lyon,  1876,  I,  p.  191.  Passerai  eut,  dit-on,  sa  bonne 
part  du  butin. 


26  L    HUMANISME     DÉVOT 

sion  que  leurs  livres?  Plus  direct  et  plus  vif.  ce  qui  suit 
est  encore  plus  fort. 

Il  (un  des  libellistes  anti-jésuites)  avise  Votre  Majesté  de  se 
garder  de  nous  mieux  que  Jules  César  ne  se  garda  de  Brutus... 
Uavis  calomnieux  et  la  comparaison  criminelle  !  Car,  combien 
que  Voire  Majesté  ait  la  vaillance  et  clémence  commune  avec 
César,  si  n'a-t-elle  rien  de  commun  avec  lui  en  ce  qui  fit  tramer 
la  conjuration  contre  lui,  ni  nous,  Dieu  merci  !  avec  les  cons- 
pirateurs. César,  ayant  envahi  la  majesté  de  l'empire  romain 
et  asservi  la  liberté  de  sa  patrie,  contre  le  droit  des  gens,  il 
jeta  le  flambeau  de  haine  dans  le  cœur  de  ses  compatriotes 
impatients  et  arma  leur  audace  et  leur  main  contre  sa  per- 
sonne. Votre  Majesté  est  entrée  par  la  porte  qu'il  fallait  entrer 
en  son  royaume  et  n'a  rien  envahi  d'autrui,  rien  acquis  par  son 
épée  en  France  qu'elle  ne  tînt  par  droit  héréditaire  de  sang 
royal.  Nous  vous  comparions  à  César  en  clémence  et  vaillance 
qui  sont  les  seules  qualités  qui  l'ont  rendu  recommandable. 
Celui-ci,  contre  le  commun  langage  de  tous,  appelle  cette 
clémence,  sotte  bonté  et  lie  la  comparaison  en  ce  qui  est  seul 
odieux,  vous  avertissant  de  vous  garder  plus  sagement  que 
César,  comme  s'il  y  avait  une  même  cause  de  craindre  î  Et 
vous  garder.  Sire,  de  qui  ?  Des  jésuites,  des  religieux,  gens 
de  bréviaire,  de  livre  et  de  plume,  aussi  semblables  à  ces 
romains,  les  ennemis  de  César  que  les  brebis  aux  lions  et  les 
tourterelles  aux  sacres  ! 

Mais  qu'a  cet  homme  à  composer  telles  comparaisons,  à  si 
souvent  inculquer  ces  mots  de  tyran,  odieux  à  tout  prince  et 
peuple  bien  né  et  notamment  aux  français  ?  ÎMots  qui  ne  peu- 
vent être  proférés,  comme  il  les  profère,  sans  injure  devant 
un  roi.  Et  toutefois  il  n'y  a  presque  page  en  ce  franc  discours 
où  il  ne  fasse  quelque  mention  de  tyran,  aussi  bien  que  d'as- 
sassin, d'attentat  et  de  meurtre.  Et  semble  voir  qu'il  est  en 
délices  quand  il  trempe  sa  plume  au  sang  et  qu'il  est  marri 
que  vous  soyez  bénin  \ 

Qu'on  lise  ce  passage  à  haute  voix  et  qu'on  en  remarque 
la  composition,  le  mouvement,  le  r3^thme.  «  Nous  vous 
comparions  à  César...  Et  vous  garder,  Sire,  de  qui  ?...  » 
Ne  dirait-on  pas  d'un  discours  de  Tile-Live?  Rhétoricjue 

(i)  Plainte  apologéli(jue...^  pp.  185-187. 


LOUIS     RICHE  OME  27 

supérieure,  mais  d'un  homme  qui  regarde  bien  dans  les 
yeux  et  celui  qu'il  veut  convaincre,  et  l'adversaire  qu'il 
^veut  perdre;  qui  sait  admirablement  le  point  faible  d'un 
|roi  soupçonneux  ;  qui  devine  enfin  tout  le  programme  de 
cette  politique  pacificatrice  à  laquelle  Henri  IV  va  se  ral- 
lier. Tyrans  et  couteaux,  il  faut  que  jusqu'au  vocabulaire 
de  la  Ligue,  tous  ces  maudits  souvenirs  soient  effacés  de 
la  mémoire  du  peuple.  Honte  à  Fimprudent,  au  mauvais 
français  qui  remue  ces  images  dangereuses  !  Avec  cela 
nulle  platitude.  Sous  la  plume  d'un  jésuite,  cette  quasi- 
absolution  de  Brutus  est  bien  remarquable.  Mais  quoi! 
I  Richeome  ne  discute  pas,  dans  l'abstrait,  sur  le  régicide, 
comme  Mariana  va  bientôt  le  faire.  Ghâtel  n'est  pas  Brutus  : 
le  roi  de  France,  en  chair  et  en  os,  n'est  pas  un  tyran. 
!  Ainsi  commença,  dès  iSgS,  le  siège  de  Henri  IV  par  les 
/jésuites.  Lorsque  nous  en  viendrons  au  grand  ami  de 
Richeome,  au  P.  Coton,  nous  raconterons  la  seconde  phase 
de  cette  histoire  et  nous  verrons  mieux  alors  que  ces  inci- 
dents, menus  en  apparence,  touchent  en  réalité  de  très 
près  aux  destinées  religieuses  de  notre  pays.  Si  je  parle 
d'un  siège  et  dans  les  règles,  je  n'y  mets  aucune  malice. 
Il  est  très  clair  que  cette  opération,  entamée  par  les  écrits 
de  Richeome,  poursuivie,  achevée  par  le  génie  et  la  séduc- 
tion personnelle  du  P.  Coton,  a  été  savamment  concertée 
entre  les  principaux  de  la  Compagnie.  Très  délibérément, 
et  non  pas,  je  le  crois,  sans  avoir  rencontré  chez  leurs 
propres  frères  d'assez  vives  résistances,  Richeome,  Coton 
et  les  autres,  oubliant  le  passé  de  Henri  de  Navarre,  ont 
pressenti,  ont  escompté  l'avenir  de  Henri  IV.  Rompant 
d'un  geste  décisif  avec  les  défiances  hargneuses  qui  sévis- 
saient encore  partout  et  qui  menaçaient  d'ergoter  sans 
fin  sur  la  sincérité  du  nouveau  catholique,  ils  ont  fait  un 
large  crédit,  non  seulement  à  la  grâce  divine,  mais  encore 
à  la  riche  nature,  aux  nobles  instincts  du  béarnais.  Quoi 
de  plus  intelligent,  de  plus  patriotique  et  même  de  plus 
chrétien  !  Pour  moi,  loin  de  trouvera  reprendre  dans  cette 


L    HUMANISME     DEVOT 


politique  encore  plus  généreuse  qu'habile,  je  suis  ravi  de 
la  voir  s'accorder  si  parfaitement  avec  les  belles  idées  qui 
triomphaient  alors  parmi  l'élite  du  monde  chrétien.  On 
peut,  je  crois,  sans  trop  de  subtilité,  discerner  des  analo- 
gies profondes  entre  les  initiatives  de  Richeome  auprès 
du  roi,  et  les  autres  manifestations  sociales,  morales,  lit- 
téraires, pieuses  de  Thumanisme.  Si  la  conversion  du  roi 
restait  jusque-là  plus  ou  moins  douteuse,  la  confiance  de 
ces  bons  français  l'aura  converti  pour  de  bon.  Ainsi,  avant 
eux,  d'autres  renaissants  avaient  obligé  Platon  et  Virgile 
à  parler  chrétien  ^ 

llï.  En  i6o5,  Richeome  était  venu  à  la  Cour,  Coton 
ayant  désiré  l'avoir  auprès  de  lui  pour  le  règlement  de 
certaines  affaires  délicates.  On  le  conduisit  chez  le  Dau- 
phin qui  fit  en  sa  présence  «  la  montre  de  guerre,  mar- 
chant le  premier  en  chef  d'armes  »  et  qui  lui  dit,  en  lui 
montrant  le  portrait  du  Pape  :  «  C'est  lui  qui  gouverne 
l'Église  ))'\  Jolis  souvenirs  qui,  précieusement  ruminés, 
suo-o-érèrent  au  iésuite  la  pensée  d'écrire  un  Catéchisme 
royal  à  l'usage  du  Dauphin.  Dans  ce  livre,  Richeome 
met  en  scène  le  Roi,  le  Dauphin  et  un  Docteur,  penchés 
tous  les   trois   sur  des    gravures    doctrinales    qu'on   fait 


(i)  Je  n'avais  pas  le  droit  d'en  dire  plus  long  sur  les  écrits  apologé- 
tiques de  Richeome  qui  resta,  jusqu'à  sa  mort,  le  défenseur  officiel  de  ses 
frères,  répondant  avec  une  verve  infatigable,  soit  à  V Anti-Coton,  soit  aux 
autres  libelles  de  ce  genre.  Tous  ses  écrits  s'adressent  invariablement  à 
Henri  IV,  ou  à  Marie  de  Médicis,  ou  à  Louis  XIII.  Un  des  plus  curieux 
est  la  Consolation  envoyée  à  la  Reine,  mère  du  Roi  ci  régente  en  France^ 
sur  la  mort  déplorable  du  feu  Roi  très  chrétien  de  France  et  de  Navarre, 
son  très  honoré  seigneur  et  mari.  Ce  livre,  composé  à  Rome  et  approuvé 
dans  celte  ville,  le  i5  juillet  i5io,  est  à  la  fois  un  panégyrique  du  prince 
et  un  plaidoyer  pour  la  Compagnie.  Oraison  funèbre,  et  non  sans  défauts, 
mais  souvent  d'une  pénétration  et  d'une  vie  singulières.  L'éloquence 
de  Henri  IV,  écrit  Richeome  «  nétait  pas  une  tissure  de  phrases  mignardes 
et  de  fleurs  de  rhétorique,  mais  un  discours  nerveux,  d'un  langage  màlo 
et  martial,  laconique  et  sentencieux,  prenant  sa  source  d'une  profonde 
prudence  et  subtilité  naturelle.  »  Pouvait-on  mieux  dire  ?  Richeome  méri- 
terait aussi  d'occuper  les  historiens.  Il  fut  à  Rome  un  des  agents  offi- 
cieux du  roi  et  comme  son  garant  auprès  du  gouvernement  pontifical. 
L'Espagne  veillant  au  grain,  ce  n'était  pas  là  une  sinécure  pour  le  jésuite 
français.  Cf.  Prat.  Recherches,  III,  pp.  194,  sq. 

(2)  Prat.  Recherches,  II,  p.  25 1. 


LOUIS     RICHEOME  ->.<) 

expliquer  au  peut  prince.  Soit,  par  exemple,  les  dauphins 
((ui  prennent  leurs  ébats  dans  Tencadrement  des  gravures. 

Le  Roi.  —  Mais,  mon  fils,  vous  laissez  rexposition  de  ces 
petits  dauphins  qui  s'égaient  aux  ondes,  au  bas  du  tableau,  et 
suivent  un  grand  dauphin. 

Monsieur  le  Dauphin.  — Monsieur,  il  est  aisé  de  voir  que  c'est 
le  peintre  qui  a  donné  ce  fond  du  tableau  en  faveur  du  Dau- 
phin de  France,  avec  un  sens  caché  et  bien  notable  que  j'expose 
comme  je  l'ai  appris.  Les  petits  dauphins  sont  les  chrétiens, 
poissons  spirituels  et  royaux,  engendrés  es  sacrés  fonts  du 
baptême...  Ce  grand  dauphin,  c'est  Jésus-Christ,  notre  grand 
poisson,  notre  roi  et  conducteur  en  la  mer  orageuse  de  cette 
vie  ;  et  tous  ses  enfants  s'égaient  en  lui  et  le  suivent,  afin  de 
trouver  par  lui,  le  port  de  repos  et  le  salut  sur  les  eaux  du 
ciel.  Monsieur,  je  désire  fort  être  un  jour  tel  dauphin  en  ce 
magnifique  et  éternel  royaume. 

Le  Roi.  —  C'est  un  souhait  digne  de  vous,  mon  fils,  je  le 
souhaite  encore  pour  moi-même  \ 

N'est-ce  pas  là  une  jolie  méthode  et  déjà  fénélonienne 
d'apprendre  la  religion  à  un  enfant.  Cette  page  nous 
montre  du  reste  assez  exactement  la  manière  habituelle 
de  Richeome  dans  ses  ouvrages  spirituels.  Il  regarde  ses 
lecteurs  comme  de  grands  enfants  que  la  doctrine,  sèche 
et  nue,  ferait  bâiller.  Pas  un  de  ses  livres  qui  ne  cherche 
à  captiver  l'imagination,  qui  ne  se  présente  comme  une 
œuvre  d'art.  On  trouve  deux  longs  poèmes  et  quantité  de 
belles  histoires  dans  VAdieu  de  Vâme  dévote  laissant  le 
corps,  livre  singulier  qui  me  paraît  le  chef-d'œuvre  de 
Richeome  ^   La  peinture  spirituelle   ou    Vart   d'admirer, 

(i)  Le  Catéchisme  royal,  très  court,  et  malheureusement  sans  les  images, 
de  l'édition  séparée,  se  trouve  au  tome  II  des  OEus'ves,  pp.  i025-io37. 

(2)  Il  avait  eu  le  dessein  d'insérer  dans  son  livre  Le  jugement  général, 
toute  une  tragédie  de  sa  façon  et  en  vers  français.  Nous  le  savons  par  un 
de  ses  amis  qui  lui  parle  de  ce  projet  et  le  presse  de  l'exécuter  (cf.  les 
lettres  publiées  par  Bertrand,  /.  c,  pp.  3oo-3oi).  L'érudit  M.  Bertrand 
dit  n'avoir  pu  retrouver  trace  de  ce  drame.  Moi  non  plus,  mais  ce  devait 
être  une  Jérusalem  détruite  dont  Richeome  cite  plusieurs  vers  dans  le 
Jugement  général,  p.  2o5.  Pièce  de  collège,  vraisemblablement,  et  qui  par 
suite  a  dû  être  composée  avant  1^99,  puisque,  à  cette  date,  le  Ratio  stu- 
diorum  ne  permet  plus  que  les  pièces  latines. 


io  L    HUMANISME     DE^OT 

aimer  et  louer  Dieu  en  toutes  ses  œuvres  et  tirer  de  toutes 
profit  salutaire^  a  déjà  un  titre  assez  alléchant.  Le  contenu 
Test  bien  davantage.  Promenade  à  travers  le  noviciat  des 
jésuites  à  Saint-André  du  Qulrinal,  le  livre  décrit  et 
commente  les  «  divers  tableaux  spirituels  de  grâce  et  de 
nature  qui  se  voient  »  dans  cette  maison.  Viennent 
d'abord  les  tableaux  de  l'église  Saint-André;  puis  ceux 
du  réfectoire  «  avec  les  considérations  spirituelles  du 
repas  corporel  »  ;  puis  les  chambres  et  corridors  ;  puis 
l'infirmerie  et  des  réflexions  sur  «  les  causes  morales 
et  naturelles  des  maladies  »  ;  puis,  une  longue  et  déli- 
cieuse visite  aux  arbres,  aux  fleurs,  aux  oiseaux  et  aux 
insectes  des  divers  jardins  ;  enfin,  une  dernière  station 
dans  la  petite  église  Saint-Vital  qui  se  trouvait  alors  à 
l'extrémité  de  la  propriété  des  jésuites.  Un  très  aimable 
coin  de  la  Rome  de  1611  ressuscite  ainsi  à  nos  yeux,  et 
nous  apprenons,  par  surcroît,  tout  ce  que  l'on  peut 
apprendre  de  la  perfection  chrétienne,  en  faisant  le  tour 
de  ce  paradis  ^  Un  autre  livre  de  Richeome  nous  est 
otfert  comme  une  Académie  d'honneur,  dressée  par  le  Fils 
de  Dieu^  au  royaume  de  son  Eglise  sur  Vhumilité,  selon 
les  degrés  d'icelle^  opposés  aux  marches  de  VorgueiL  Fas- 
tueuse façade  à  laquelle  répond  fort  convenablement 
l'édifice.  Car  Richeome  ne  ressemble  pas  à  la  plupart  de 
ses  contemporains  ou  devanciers  —  à  Pierre  Doré  par 
exemple  —  dont  les  enseignes  enflammées,  enluminées 
ou  cocasses  couvrent  souvent  de  très  abstraites  ou  d'in- 
signifiantes marchandises.  Il  tient  exactement  les  pro- 
messes de  ses  titres  et  souvent  il  les  dépasse.  Ainsi  dans 


(i)  Tout  cela  a  bien  changé  depuis  Pâcheome.  L'église  Saint-André  qu'il 
nous  montre  a  fait  place  à  l'église  herninesque  de  Saint-André  du  Qui- 
rinal.  A-t-on  placé  dans  cette  nouvelle  église  quelques-uns  des  tableaux 
de  l'ancienne,  je  le  croirais,  mais  je  n'ai  pas  eu  le  temps  de  m'en  assurer 
sur  place.  Saint-Vital  est  toujours  le  nième  ;  on  l'aperçoit,  dans  un  trou, 
en  descendant  de  la  gare  des  Thermes,  à  deux  pas  du  musée.  Le  livre  do 
Richeome  à  la  main,  on  peut  encore  assez  aisément  reconstituer  la  maison 
et  les  jardins  qu'il  nous  présente,  en  regardant  le  Quirinal  des  fenêtres 
neuves  du  CoUegio  Augclico. 


L  O  U  I  s     m  C  H  E  O  M  E  6l 

SOU  Pèlerin  de  Lorelfc.  Les  deux  premiers  tiers  du  livre 
sont  médiocres.  L'âme  dévote,  représentée  par  un  pèle- 
rin, fait  en  cheminant  les  Exercices  de  saint  Ignace. 
Ombre  de  fiction  que  nul  détail  ne  vient  rendre  vivante. 
Il  n'y  a  là  que  des  méditations  banales,  mais  soudain, 
sans  que  l'on  sache  pourquoi  et  lorsqu'on  laissait  tomber 
le  livre,  ce  pèlerin,  anonyme  et  fantôme  jusque-là,  prend 
un  nom,  Lazare,  un  état  civil,  des  yeux,  une  voix.  Il  a 
des  compagnons  qu'il  sème  en  route  et  qu'il  retrouve 
dans  des  circonstances  tragiques.  Il  rencontre  des  bri- 
gands dont  l'un,  Tristan,  finit  par  se  convertir.  Du  haut 
d'un  arbre,  il  assiste  au  plus  authentique  sabbat.  Bref, 
chacune  de  ses  méditations  —  car  il  garde  le  temps  d'en 
faire  et  de  nous  les  résumer  —  est  précédée  ou  suivie  de 
quelque  nouvelle  aventure,  tant  qu'enfin,  étant  rentré  au 
château  paternel,  il  embrasse  les  siens  et  court  s'enfermer 
dans  un  couvent  \ 

Pour  ne  pas  tenir  certains  lecteurs  en  suspens,  je  dois 
vite  avouer  que  ce  roman  de  Lazare  est  moins  amusant 
que  les  Trois  mousquetaires  et  le  voyage  autour  de  Saint- 
André  du  Quirinal,  moins  attachant  que  le  Voyage  autour 
de  ma  chambre.  Bien  qu'ils  renferment  nombre  de  mor- 
ceaux curieux  ou  même  excellents,  ces  livres  n'ont  pas 
été  écrits  pour  l'éternité.  Mais  là  n'est  pas  la  question. 
Que  Richeome  ait  plus  ou  moins  réussi  à  égayer  la  dévo- 
tion, peu  importe  ;  l'intéressant  pour  nous  est  qu'il  ait 
voulu  et  constamment  voulu  Tégayer.  Un  jésuite,  sou- 
dant, bon  gré  mal  gré,  un  roman  aux  Exercices  de  saint 
Ignace,   voilà  sûrement  un  fait  remarquable   et   d'autant 

(i)  Pour  se  déguiser  pendant  son  voyage,  le  pèlerin  «  avait  changé  le 
nom  qu'il  portait  de  son  enfance,  qui  était  Aime-Dieu  et  s'était  fait  appeler 
Lazare  ».  Le  Pèlerin  de  Lorette,  p.  333.  Cet  Aime-Dieu  de  Richeome  no 
serait-il  pas  le  frère  et  le  parrain  de  Philothée.  Le  livre  de  Richeome  a 
paru  en  1602  et  j'ai  des  raisons  de  croire  que  François  de  Sales  l'avait  lu. 
Le  rapprochement  n'a  pas  d'autre  importance,  mais  il  serait  amusant  que 
l'auteur  de  l'Introduction  eût  délibérément  voulu  donner  à  son  héroïne  le 
nom  que  Richeome  avait  enlevé  à  son  héros.  Dans  le  fameux  Pilgrini's 
progress  de  Bunyan  —  qui  n'offre  avec  le  livre  de  Richeome  que  des  res- 
semblances très  lointaines  —  le  pèlerin  s'appelle  Chrétien. 


3^.  L    IIL  MAI^ISME     DEVOT 

plus  que,  dans  ce  jésuite,  TOrdre  entier  consent  à  se 
reconnaître.  Richeome  n'est  pas  un  excentrique,  un  enfant 
terrible  comme  Garasse.  Tour  à  tour  et  longtemps  supé- 
rieur de  deux  des  provinces  françaises,  il  a  depuis  vécu 
de  longues  années  à  Rome,  dans  l'intimité  du  général 
Claude  Aquaviva,  l'un  des  personnages  les  plus  mar- 
quants de  la  Compagnie.  C'est  d'abord  pour  les  novices 
romains  que  Richeome  a  composé  sa  Peinture  spirituelle^ 
et  c'est  à  Claude  Aquaviva  qu'il  a  dédié  ce  livre.  Du  reste, 
qu'on  ne  croie  pas  qu'en  donnant  à  ses  écrits  spirituels 
une  forme  humainement  délectable,  cet  homme  grave 
cherche  simplement  à  se  faire  petit  avec  les  petits. 
Richeome  se  prend  le  premier  aux  fictions  qu'il  imagine. 
Ses  histoires,  ses  tableaux,  ses  promenades,  non  seule- 
ment ne  le  distraient  pas  d'une  occupation  plus  sévère, 
mais  encore  se  mêlent  aisément,  spontanément  à  sa  prière 
personnelle.  Les  aventures  de  Lazare,  comme  les  jardins 
du  Quirinal  l'enchantent,  le  soutiennent  dans  sa  dévotion 
elle-même.  Enfant,  dira-t-on  !  Mais  justement,  il  se  fait 
gloire  de  Fêtre.  Quand  le  vaste  mouvement  de  piété  que 
présentement  nous  voyons  naître  atteindra  son  apogée, 
r  «  esprit  d'enfance  »  ne  paraîtra-t-il  pas  aux  BéruUe,  aux 
Renty  et  à  tant  d'autres  mystiques,  l'idéal  suprême  de  la 
perfection? 

Les  images  religieuses  sont  une  des  joies,  un  des  jeux 
ordinaires  de  l'enfance  spirituelle.  Elles  enseignent,  elles 
rappellent  «  profitablement,  vivement  et  délicieusement  », 
disait  Richeome,  «  les  vertus,  les  fruits  et  les  délices  » 
de  nos  mystères. 

11  n'y  a  rien,  disait-il  encore,  qui  plus  délecte  et  qui  fasse 
plus  suavement  glisser  une  chose  dans  l'âme  que  la  peinture, 
ni  qui  plus  profondément  la  grave  en  la  mémoire,  ni  qui  plus 
efiicacement  pousse  la  volonté  pour  lui  donner  branle  et  1  é- 
mouvoir  avec  énergie  \ 

(i)  Les  ifihlcaiix  sacres,  p.  7.  L'avanl-propos  do  ce  livre  osl  (oui  un 
ll'iiilt'  (le  ;^\  inl)()!isMU<  roli^ii'ilX. 


LOUISHICHEOME  33 

A  ce  mot  de  «  peinture  »,  qui  revient  souvent  sous  sa 
plume,  il  donnait  trois  sens,  distinguant  d'abord  la 
«  peinture  muette  »,  celle  des  peintres  ou  des  graveurs; 
puis  la  peinture  parlante,  c'est-à-dire  les  descriptions  litté- 
raires, enfin  la  «  peinture  de  signification  »,  qui  s'applique 
à  dégager  des  deux  premières  une  leçon  morale  ou  mys- 
tique. La  division  n'est  pas  nouvelle  mais  ce  qui  paraît 
beaucoup  plus  original,  c'est  le  goût  très  vif  que  montre 
Richeome  pour  l'œuvre  des  artistes  chrétiens  et  pour  les 
tableaux  imaginaires,  pour  les  visions  de  l'esprit.  Simple, 
trop  jeune  de  cœur  pour  s'aventurer  volontiers  dans  la 
forêt  des  symboles,  les  images  l'attirent  le  plus  ordinai- 
rement par  leur  beauté  propre.  Il  les  regarde  ou  il  les 
évoque  avec  une  sorte  de  passion,  longuement  curieux  de 
leurs  moindres  détails,  même  de  ceux  que  d'autres  que 
lui  jugeraient  profanes.  Contemplez,  dit-il  à  ses  novices, 
ce  tableau  du  martyre  de  saint  André,  dans  votre  église, 
et  n'allez  pas  négliger 

ce  porte-enseigne  qui  est  là  debout  en  morgue  et  posture 
d'homme  de  guerre,  ayant  la  main  droite  portée  derrière  et 
tenant  en  sa  gauche  le  drapeau  romain...  Il  montre  la  cour  et 
suite  du  proconsul  qui,  possible,  n'est  guères  loin  de  là.  Ce 
gendarme  ne  semble  pas  se  soucier  beaucoup  des  paroles  et 
des  tourments  du  martyr  \ 

Intéressez-vous  et  parle  menu,  dit-il  encore  aux  mêmes 
novices,  intéressez-vous  à  ces  belles  estampes  de  la  vie 
de  saint  Ignace  qui  ornent  vos  corridors  de  Saint-André, 
à  celle-ci  par  exemple,  où  l'artiste  a  représenté  l'humilia- 
tion du  saint  fondateur,  battu  de  verges  dans  une  salle 
de  Sainte-Barbe. 

Ces  quatre  petits  morveux,  qui  sont  là-haut  dans  cette  chaire 
comme  geais  en  cage,  dont  les  deux  assis  sur  le  pupitre,  bran- 
lent les  jambes  en  enfants  sans  souci,  qu'attendent-ils  là  ? '^ 

(])  La  Peinture  spirituelle,  p.  869. 
(■i)  /6.,  p.  400. 

I.  3 


34  L  '  II  L  M  \ :>■  1  s  M  L     D  É  N  O  T 

Il  aime  si  fort  à  voir  des  images  et  à  les  décrire  que 
lorsqu'il  n'en  trouve  pas  assez  dans  cette  maison  où  il 
nous  promène,  il  en  invente  de  sa  grâce.  Il  montrera, 
écrit-il  à  propos  des  tableaux  qui  égaient  l'infirmerie  de 
Saint-André,  «  tant  ceux  qui  y  sont,  comme  autres  qui 
n'y  sont  pas,  que  l'auteur  décrit  néanmoins  comme  s'ils 
y  étaient^  ». 

Car  il  était  peintre,  lui  aussi.  Parla  fécondité,  le  détail 
minutieux  et  l'éclat  de  ses  conceptions,  il  devait  faire 
l'envie,  la  joie  et  le  désespoir  des  artistes  qu'il  employait 
à  l'illustration  de  ses  livres.  En  cet  heureux  temps,  élo- 
quence, poésie,  peinture,  tous  les  beaux-arts  collaboraient 
aux  livres  dévots.  Richeome  envoyait  à  ses  illustrateurs 
des  canevas,  des  cartons  inépuisables.  11  disposait  des 
premiers  graveurs  de  Fépoque,  de  Léonard  Gaultier,  par 
exemple,  mais  ceux-ci  n'arrivaient  jamais  à  le  satisfaire. 
Il  lui  aurait  fallu  un  Pinturrichio  ou  un  Gozzoli.  Ne  les 
ayant  pas,  il  les  supplée,  invitant  ses  lecteurs  à  enrichir 
de  mille  nouveaux  traits,  à  colorier  mentalement  ces  gra- 
vures impuissantes  ^  Dans  l'illustration  des  Tableaux  sa- 
crés de  Richeome,  Gaultier  certes  a  fait  de  son  mieux  pour 
nous  représenter  Abraham  —  ou  plutôt  Alexandre  —  ren- 
dant hommage  à  Melchisedech^  mais  comment  aurait-il 
rendu,  avec  du  noir  sur  du  blanc  et  dans  un  espace  fort 
exigu,  le  bucéphale   que  Richeome    prête  au  patriarche. 


(i)  La  Peinture  spirituelle.  Table  des  matières.  Aussi  ne  saurous-nous 
jamais  si,  dans  l'infirmerie  de  Saint-André,  parmi  les  «  tableaux  des 
remèdes  );  était,  oui  ou  non,  «  cet  oiseau  égyptien,  appelé  ibis  (lequel) 
avec  son  bec  se  met  de  l'eau  dans  les  entrailles  pour  se  purger  et  ensei- 
gner la  syringue  aux  apothicaires  »,  ih.,  p.  433. 

('i)  A  la  fin  des  Tableaux  sacrés,  se  trouve  un  curieux  «  avertisse- 
ment »  de  Richeome  qui  éclaire  les  relations  entre  auteurs  et  dessinateurs, 
et  le  joli  problème  de  lïUustration  des  livres.  «  S'il  y  a  quelque  chose  es 
tableaux  gravés  qui  ne  corresponde  aux  tableaux  parlants  (au  texte),  le 
lecteur  suppléera  le  défaut  delà  peinture,  s'il  lui  plait,  la  corrigeant  avec 
la  parole  du  texte  qu'il  suivra  en  tout,  comme  meilleure  guide  du  sens  de 
l'histoire  »  (à  la  fin,  après  l'achevé  d'imprimer).  Hélas!  Richeome  aurait-il 
pu  le  prévoir?  Aujourd'hui,  on  n'achète  plus  ses  livres  que  pour  les 
images.  Encore  se  trouve-t-il  des  brocanteurs  sacrilèges  pour  déchirer  et 
lirùlor  le  texte,  ne  garder  (jne  les  images! 


LOUIS     lUCHEOME  35 

C'est,  écrit  le  jésuite,  ce  coursier  de  poil  bai-doré,  balzan 
des  deux  pieds  qui  montre  par  la  belle  façon  de  tout  son  cor- 
sage qu'il  est  bien  maniant  et  adroit  et  digne  d'être  monté  d'un 
grand  capitaine.  Contemplez  un  peu  sa  tète  petite,  ses  oreilles 
de  rat  accrestées,  le  front  décharné  et  large,  marqué  d'une 
étoile  droit  au  remoulin  ;  le  col  de  moyenne  longueur,  grêle 
joignant  la  tête,  gros  vers  la  poitrine  et  doucement  voûté  par 
le  milieu  ;  voyez  comment  en  mâchant  superbement  son  frein, 
il  jette  l'écume  blanche,  ouvrant  ses  naseaux  enflés  et  montrant 
le  vermeil  du  dedans  \ 

Et  il  continue,  dessinant  avec  la  même  ferveur  paisible 
les  moindres  particularités  de  ce  cheval  merveilleux,  jus- 
qu'à «  la  corne  des  ongles  lisses,  bien  arrondie  et  large  ». 
Telle  est  sa  manière  descriptive,  deux  fois  remarquable 
si  l'on  se  rappelle  qu'il  écrivait  sous  Henri  IV  et  que  ces 
enluminures  minutieuses  entretiennent  sa  dévotion.  Le 
genre  du  reste  quoiqu'un  peu  dur  au  lecteur  moderne  est 
moins  monotone  qu'on  ne  croirait.  Richeome  varie  et  dose 
ses  effets  pittoresques  au  gré  de  sa  fantaisie  personnelle 
—  ainsi  pour  le  cheval  d'Abraham  —  ou  selon  les  conve- 
nances du  sujet.  Ayant  par  exemple  à  représenter  l'ange 
qui  apporte  un  pain  à  Elie,  on  trouvera  presque  naturel 
qu'il  donne  une  page  entière  à  l'ambassadeur  céleste  et 
qu'il  dessine  le  prophète  en  très  peu  de  mots.  Voici 
d'abord  l'ange  et  ses  deux  ailes. 

Le  peintre  lui  a  fait  (aurait  dû  lui  faire,  s'il  avait  été  fidèle 
au  carton  de  Richeome)  le  visage  lumineux,  en  forme  d'éclair 
représentant  par  cet  éclat,  sa  nature  spirituelle  et  subtile  ;  sa 
perruque  volante  en  arrière  est  de  couleur  d'or  :  il  lui  a  mis 
aussi  des  ailes  au  dos...  Vous  les  voyez  étendues  en  Tair  iné- 
galement, l'une  montrant  le  dedans  et  l'autre  le  dehors,  mer- 
veilleusement belles.  Les  guidons  d'icelles  et  les  deux  grosses 
pennes  premières  sont  de  couleurs  de  ver-luisant,  comme 
celles  d'un  paon  ;  les  autres  de  même  rang  sont  entremêlées 
de  jaune,  orange,  rouge  et  bleu  à  guise  d'arc-en-ciel;  les  cer- 
ceaux et  petites  plumes  qui  revêtissent  les  tuyaux  de  celles-ci 
et  les  autres  qui   suivent  en   divers  ordres   sont   riopiolées  à 

(i)   Les  Tableaux  sacrés,..,  pp.  74,  7"), 


36  l'humanisme   dévot 

proportion  des  premières  ;  le  duvet  qui  couvre  le  dos  de  l'aile 
est  comme  une  entassure  de  menues  et  petites  écailles  de 
diverses  couleurs  mises  sur  du  coton. 

Ne  vous  étonnez  pas  qu'il  ait  pris  le  temps  de  le  con- 
templer ;  le  sujet  lui  commandait  une  longue  pause;  en 
effet,  nous  dit-il  «  ce  pendant  que  je  parle,  le  bon  vieillard 
(Elie)  dort  toujours  ».  L'ange  aura  fort  à  faire  pour  le 
réveiller.  Une  fois  sur  pied,  une  fois  en  route,  Richeome 
ne  songe  plus  qu'à  évoquer  allègrement  les  grandes 
enjambées  de  ce  vif  départ. 

S'il  vous  plait  attendre  qu'il  soit  debout,  vous  le  verrez 
ceint  de  sa  grande  ceinture  de  cuir  sur  une  soutane  cendrée, 
longue  jusques  à  mi-jambe,  couvert  d  un  petit  manteau  volant, 
et  qui  ne  faudra  d'obéir...  Le  voilà  debout  qui  tire  ja  à  grand 
erre  pour  gagner  la  montagne  d'Horeb  ^ 

Imaginez  une  bible  illustrée  par  Ricbeome  dans  le  goût 
de  cette  dernière  vignette.  Ce  serait  exquis.  Pour  les 
peintures  plus  travaillées  —  les  naseaux  vermeils  du 
cheval  ;  les  plumes  «  riopiolées  »  des  anges  —  Richeome  a 
du  moins  la  sagesse  et  la  franchise  de  ne  les  compliquer 
d'aucun  symbolisme.  Il  ne  cherche  qu'à  s'égayer  «  sur 
quelque  digne  sujet...  avec  honnête  récréation^  ».  Dieu,  qui 
veut  notre  joie,  nous  a  donné,  dans  la  bible  et  dans  l'his- 
toire des  saints,  un  album  inépuisable  d'images.  Le 
plaisir  que  nous  prenons  à  (contempler,  à  colorier  ces 
images  n'est-il  pas,  lui-même,  une  prière? 

V.  Cette  façon  de  mêler  ainsi  les  délices  naturelles  à 
la  vie  chrétienne,  de  faire  servir  les  premières  à  la 
seconde,  les  sanctifiant  ainsi  et  les  rendant  encore  plus 
délectables,  nous  aide  à  saisir  l'intime  philosophie  que 
Richeome  ne  formule  point  mais  qui  baigne  tous  ses 
ouvrages.  Le  jésuite  dirait  volontiers  de  la  piété  ce  que 
Fénelon  a  dit  de  l'éducation  :  «  11  faut  que  le  plaisir  fasse 

(i)  Les  Tableaux  sacrés...,  pp.  3o3-^o5. 

(■^)  y/>.,pp.  7,8. 


LOUIS     RICHEOME  87 

tout  »,  OU  du  moins  qu'il  seconde  tout,  qu'il  germe  de 
tout,  qu'il  achève  tout.  Richeome  n'élargit  pas  le  chemin 
étroit,  mais  il  le  voit  fleuri  même  aux  passages  les  plus 
rocailleux.  Disposition  sainte,  héroïque  que  nous  retrou- 
verons chez  François  de  Sales  et  tant  d'autres,  jusqu'à  la 
victoire  de  Port-Royal  sur  l'humanisme  dévot.  Dans  la 
cellule  où  Richeome  nous  fait  méditer,  pas  une  place  qui 
ne  soit  ou  fresque  ou  vitrail.  Libre  à  vous  de  préférer  le 
fond  d'un  puits,  mais  ne  dites  pas  que  l'Arena  de  Padoue 
ou  que  la  Sainte  Chapelle  gênent  le  vol  de  la  prière.  Ainsi 
encore  Richeome  nous  propose  bien  les  degrés  les  plus 
rebutants  de  l'humilité,  mais  comme  les  étapes  glorieuses 
d'une  Académie  d'honneur  :  l'honneur,  ce  roi  des  plaisirs 
pour  les  hommes  de  son  temps.  Du  reste,  ce  n'est  pas  là 
pour  lui  un  arsenal  de  recettes,  une  méthode  pédago- 
gique, le  dessein  un  peu  naïf  d'enduire  de  miel  les  bords 
d'une  coupe  amère,  mais  l'expression  spontanée  de  toute 
l'âme.  Cet  optimisme  chrétien  qu'il  a  appris  de  Maldonat, 
et  la  nature  et  la  grâce  avaient  préparé  Richeome  à  le 
comprendre,  à  l'accueillir,  à  le  vivre.  Il  aurait  eu  des 
peines  infinies,  il  aurait  dû  se  renier  lui-même,  s'il  avait 
trouvé  dans  l'enseignement  de  l'Eglise  quelque  raison  de 
mettre  en  doute  la  bonté  divine,  et,  ce  qui  revient  au 
même,  la  bonté  essentielle  des  œuvres  de  Dieu.  «  Mon 
Dieu,  je  suis  content  de  vous  »,  s'écriait,  avec  une  familia- 
rité sublime,  Bourdaloue,  Bourdaloue  que  Sainte-Beuve 
annexerait  volontiers  aux  jansénistes.  Content  de  Dieu, 
Richeome  l'est  plus  encore,  avec  une  allégresse  plus 
jeune  et  plus  tendre.  «  Mes  bien-aimés  »,  écrit-il  aux 
novices  de  Saint-André,  vous  remercierez  Dieu 

nuit  et  jour,  en  santé,  en  maladie,  en  prospérité,  en  adver- 
sité, aux  champs,  aux  villes,  aux  églises,  aux  cabinets,  à  chaque 
pas  que  vous  faites...  prenant  matière  d'admiration,  de  dilec- 
tion  et  de  louange  de  tout  ce  que  vous  oyez  et  touchez  en 
l'école  de  son  Eglise  et  de  la  nature  ^ 

(i)  La  Peinture  spirituelle..,  p.  524* 


':$«  L    H  U  M  A  N  1  S  M  E     1)  K  \  O  T 

De  pareils  accents  ne  trompent  pas.  Il  voudrait  enve- 
lopper de  joie  la  vie  entière  des  jeunes  religieux  auxquels 
il  s'adresse.  «  Son  Eglise  »,  c'est-à-dire,  tout  le  divin 
révélé,  ((  la  nature  »,  c'est-à-dire  tout  le  créé  —  Thomme 
compris  —  s'ils  ont  le  cœur  assez  pur  et  assez  bon,  cha- 
cun de  leurs  pas  leur  fera  trouver  quelque  nouvelle 
matière  «  d'admiration,  de  dilection  et  de  louange  ». 

Une  pareille  disposition  correspond  sans  doute  à  ce 
que  l'Ecriture  appelle  «  l'esprit  des  enfants  »  lequel  ne 
peut  être  qu'un  esprit  de  joie.  Joie  des  yeux,  joie  de  Tes- 
prit,  joie  du  cœur.  Mais,  chez  Richeome  et  la  plupart  de 
ses  contemporains,  fils  de  la  renaissance  raffinée  et 
savante,  cet  émerveillement  joyeux  est  plus  complexe, 
plus  longuement  et  minutieusement  savouré.  Certaines  de 
ses  «  peintures  »  ressemblent  aux  aquarelles  patientes 
du  premier  Ruskin.  Sensible  à  mille  beautés,  mais  surtout, 
dirait-on,  aux  plus  exiguës,  à  celles  qu'il  peut  tenir  dans 
la  main,  caresser  de  tous  ses  yeux. 

N'avez-vous  jamais  admiré  la  figure  des  glaïeuls  violets 
quand  ils  sont  épanis  ?  Avez-vous  considéré  la  posture  de  leurs 
feuilles  dont  trois  alternativement  courbées  en  arcade  et  jointes 
à  la  pointe,  et  trois  autres,  recourbées  et  couchées  alternati- 
vement aussi  vers  la  tige,  faisant  trois  espaces  vides,  représen- 
tent une  couronne  impériale  ?  Avez-vous  contemplé  le  velours 
violet  de  celles  qui  se  courbent  avec  les  petites  broches  ran- 
gées en  long  sur  le  mitan  comme  ouvrage  de  frise  ou  canatil  ^ 

Il  renonce  à  «  déchiffrer  dignement  les  figures  des 
tulipes  »,  mais  non  pas  les  lys 

posés  dessus  leur  tige  comme  dessus  un  sceptre,  épanis  à 
six  feuilles,  ayant  au  dedans  leurs  verges  d'argent  aux  marte- 
lets  d^or  qui  sortent  du  cœur  ^. 

Du  lys  il  décrit  aussi  les  feuilles,  les  feuilles  que  nul 
ne  regarde  et  dont  il  a  suivi,  saison  par  saison,  les  mul- 

(i)  La  Peinture  spirituelle...,  p.  484. 
(2)   Ib.,  p.  464. 


L  O  U  1  s     11  I  G  H  E  O  M  E  6^ 

tiples  aventures  ^  Les  fruits,  les  cerises,  par  exemple, 
«  ces  morceaux  de  gelée  délicate  ^  »,  ne  l'arrêtent  pas 
moins.  Sa  plume  se  fait  gourmande  pour  les  célébrer^. 
Encore  ne  dit-il  pas  tout,  (îar,  dans  son  livre  de  la  Pein- 
ture spirituelle  où  sont  les  passages  qu'on  vient  de  lire,  il 
se  borne  au  seul  jardin  du  Quirinal.  Mais  que  les  romains 
sachent  qu'il  est  d'autres  paradis  au  monde. 

Combien,  leur  dit-il,  que  votre  jardin  soit  riche  en  une 
infinité  de  belles  fleurs,  si  n'en  a-t-il  pas  une  infinité  d'autres 
qu'on  voit  ailleurs...  11  vous  faudrait  au  moins  être  en  France, 
en  la  bonne  ville  de  Bordeaux,  chez  ce  pieux,  docte  et  grave 
président  Cheysac,  qui  a  fait  venir  les  Indes  orientales  et  occi- 
dentales et  les  richesses  de  leurs  fleurs  en  son  jardin...  ou  à 
Montpellier,  au  jardin  du  Roi  \ 

Rapprochés  de  vingt  autres  passages  analogues,  ces  der- 
niers mots,  d'ailleurs  d'un  si  joli  ton,  sont  plus  révélateurs 
qu'on  ne  croirait.  Ils  nous  disent  en  effet  la  curiosité  pas- 
sionnée de  Richeome.  Merveilles  des  plantes,  des  insectes, 
des  oiseaux,  bref  de  la  nature  universelle,  il  se  désole  de 
ne  pouvoir  tout  embrasser.  Une  fleur  et  la  première  venue 
suffit  à  François  de  Sales.  Richeome  les  voudrait  toutes. 
Une  mouche  l'occupe,  l'amuse,  l'émeut  et  le  désespère. 

Quel  philosophe  sera  si  savant  qu'il  voie  clair  la  nature, 
le  corps  et  l'âme  d'icelle  ;  la  façon  de  ses  ailerons  ;  les 
jointures  de  ses  membres...,  les  ressorts  intérieurs  qui  lui 
font  remuer  et  rouler  sa  tête  et  ses  yeux  et  mouvoir  son  petit 
corcelet  ?  Qui  saura...  comment  elle  se  porte  droit  avec  des 
pieds  tortus,  comment  elle  glisse  sur  une  table,  ou  fond  à 
marches  mesurées,  comme  une  galère  poussée  des  avirons  sur 
la  surface  de  la  mer  ;  comment  elle  entortille  ses  jambettes 
devant  et  derrière,  les  faisant  passer  sur  sa  tête  et  sur  sa 
croupe,  pour  donner  le  fil  à  son  bec  et  force  h  son  vol  ? 

(i)  V Adieu  de  l'âme.,.,  pp.  69-70. 

(2)  La  PeinUire  spiriUielle . . . ,  p.  471. 

(3)  L'abricot  «  gracieux  à  la  bouche  »   sans   cloute,  mais  «  moins  suc- 
culent »  que  la  pêche.  I.a  Peinture  spiriUielle,  p.  47i' 

(4)  La  Peinture  spirituelle...,  p.  465. 


\0  L    HUMANISME    DEVOT 

Et  quant  on  aurait  éclairci  les  mystères  d'une  seule 
mouche, 

qui  pourra  savoir  Tessence  de  mille  autres  sortes  de  mouches 
et  moucherons  que  nous  ne  vîmes  jamais^? 

Joie  des  yeux  et  de  Fesprit,  mais  aussi  du  cœur,  disions- 
nous.  Cette  passion  de  voir  et  de  connaître  se  tourne  à 
aimer.  Qui?  Dieu,  sans  doute,  plus  que  tout  le  reste  et 
dans  tout  le  reste,  mais  aussi  les  créatures,  chacune  avec 
le  degré  de  tendresse  qu'elle  mérite  et  qu'elle  semble 
nous  demander.  Richeome  veut  du  bien  à  toute  fleur,  mais 
davantage  encore  à  la  plus  insignifiante  des  bétes.  Que 
l'on  compare  à  sa  description  du  glaïeul  ou  du  lys  celle 
de  la  mouche  ;  la  première,  appliquée,  superficielle,  un  peu 
froide  ;  la  seconde,  vivante,  chantante,  ailée,  attendrie. 
Ici  et  là,  ce  n'est  plus  la  même  plume,  le  même  pinceau  ; 
ou  mieux,  ici,  un  pinceau,  là,  une  plume  ;  ici,  l'échec  fatal 
du  pur  descriptif  qui  ne  nous  fera  jamais  voir  ce  que  nous 
n'avons  pas  déjà  vu  —  et  si  nous  l'avons  vu,  à  quoi  bon 
nous  le  faire  voir  ?  là,  le  plein  succès  d'un  véritable  écri- 
vain. Avec  des  mots,  qu'on  le  veuille  ou  non,  on  ne 
peindra  jamais  convenablement  que  des  âmes  et  sur  le 
modèle  de  la  nôtre.  Prêter  une  sensibilité  à  la  plante  ou  à 
la  pierre,  on  y  viendra  plus  tard.  Le  simple  Richeome 
n'y  pense  pas.  Gomme  un  enfant,  il  colorie  son  album. 
Mais  les  enfants  eux-mêmes,  les  enfants  surtout,  conver- 
sent fraternellement  avec  les  bêtes  ;  ils  les  humanisent,  si 
l'on  peut  ainsi  parler.  Ainsi  feront  plus  tard,  dans  Tordre 
littéraire,  La  Fontaine  et  Francis  Jammes.  Enfant,  poète, 
artiste  comme  eux,  Richeome,  dans  l'ordre  dévot,  les  a 
devancés.  Sa  «  lézarde  »,  que  nous  verrons  bientôt,  ferait 
tout  à  fait  bien  dans  le  Roman  du  lièvre;  son  moucheron, 
que  nous  allons  voir  et  entendre,  vaut  celui  de  La  Fontaine. 

Il  n'y  a  si  petit  animal  que  Dieu  n'ait  arme  de  quelque  ins- 
(i)  C Académie  d'honneur...^  pp.  85,  86. 


L  O  U  I  s     m  C  II  E  O  M  E  41 

trunient  naturel,  jusqiies  aux  moucherons  lesquels  nous  voyons 
être  montés  dessus  leurs  petites  ailes  comme  sur  leur  coursier 
et  savoir  très  bien  donner  la  carrière,  sonner  la  trompette  et 
la  lance  baissée,  joindre  et  piquer  l'adversaire  ^ 

De  tels  croquis  ne  sont  pas  rares  dans  l'œuvre  ascétique 
de  Riclieome  où  l'on  trouve,  au  contraire,  toute  une  arche 
de  Noë,  ou,  pour  mieux  dire,  toute  une  ménagerie  tapa- 
geuse, amusante,  et,  pour  nous,  bien  curieuse.  Que  l'on 
puisse  en  elTetdécouper,  dans  une  série  d'ouvrages  pieux, 
les  tableaux  et  les  scènes  que  Richeome  va  nous  offrir  et 
que  je  prends  entre  vingt  autres  du  même  genre,  voilà 
certainement  qui  nous  aide  à  mieux  connaître  la  piété 
même  du  jésuite  et  de  son  époque.  Il  n'y  a  pas  de  ména- 
gerie dans  les  Essais  de  Nicole.  Sous  Louis  XIV,  on  affec- 
tera de  se  voiler  la  face  parce  qu'on  aura  trouvé,  parmi 
les  livres  de  M'"°  Guyon,  deux  ou  trois  comédies  de 
Molière  et  un  volume  dépareillé  du  Don  Quichotte.  Plus 
heureux  les  dévots  des  générations  précédentes  qui,  sans 
craindre  le  scandale,  trouvaient  matière  à  récréations 
innocentes  jusque  dans  leurs  livres  de  dévotion. 

Les  bêtes  de  Richeome  ont,  pour  la  plupart,  un  mérite 
qui  n'est  pas  commun  et  qui  manque  souvent,  par  exemple, 
aux  amies,  plus  ou  moins  fabuleuses  ou  lointaines  de 
Théotime  et  dePhilothée.  Le  jésuite  ne  les  a  pas  rencon- 
trées seulement  dans  l'in-folio  de  Pline.  Il  les  a  vues  de 
ses  yeux.  Pour  les  françaises  et  familières,  on  peut  s'en 
rapporter  à  lui.  Il  les  aimait  trop  pour  dédaigner  de  les 
regarder  :  quant  aux  exotiques,  lions  et  autres,  il  avait  avi- 
dement saisi  toutes  les  bonnes  fortunes  qui  les  lui  mon- 
traient, chaque  rencontre  nouvelle  faisant  date  dans  sa  vie. 

Je  vis  en  Avignon,  l'an  1592,  un  caméléon  qu'on  avait 
apporté  du  Portugal"^. 

(i)  V Adieu  de  l'dnie...,  i3o,  i3i.  Rien  ne  prouve,  mais  il  n'est  pas  non 
plus  impossible  que  «  le  confrère  Jean  de  la  Fontaine  »,  quand  il  était 
encore  à  l'Oratoire,  ait  feuillelé  ce  livre  de  Richeome.  L'  «  excrément  de  la 
terre  »  y  est  aussi,  mais  il  vient  de  beaucoup  plus  loin. 

(2)  La  Peinture  spirituelle...,  p.  SaS. 


42  L    HUMANISME     DEVOT 

Il  écrit  ainsi  dix  ans  après  cet  événement  et  sans  doute 
il  voit  encore  la  longue  langue  sinistre  dardée  sur  sa  proie. 
Pour  peu  que  des  histoires  lui  paraissent  difficiles  à  croire, 
il  donne  ses  références.  Les  sceptiques  n'auront  qu'à  y 
aller  voir  ^ 

Autre  qualité,  plus  rare  encore,  ces  bêtes  ne  parlent 
pas,  je  veux  dire,  ne  prêchent  pas,  ou  si  peu  que  rien. 
Leur  mérite  naturel  leur  suffit.  On  pense  bien  que 
Richeome  a  toujours  quelque  bonne  raison  pour  nous  les 
présenter,  mais  cette  raison,  il  l'oublie  vite  -.  Du  reste, 
dans  l'utilisation  de  ses  bêtes,  il  préfère  les  grandes  et 
simples  leçons  morales  ou  philosophiques,  aux  symboles, 
ou,  comme  il  dit,  aux  «  hiéroglyphes  »,  en  cela  beaucoup 
plus  semblable  à  La  Fontaine  qu'à  François  de  Sales. 
Chose  amusante,  il  ne  charge  guère  de  symboles  officiels 
que  les  rares  créatures  qu'il  n'aime  pas.  C'est  ainsi  qu'en 
deux  lignes,  il  congédie  le  moineau 

criard,   lascif  et  importun,  de   peu   de  vie  et  de  peu  de  pro- 
fit, hiéroglyphe  d'une  âme  babillarde,  lascive  et  pécheresse  ^. 

Le  plus  souvent,  il  est  sobre  dans  ses  descriptions  \ 
Comme  La  Fontaine,  il  se  contente  de  quelques  traits  sai- 

(i)  «  Pour  n'être  trop  long,  écrit-il,  en  une  matière  si  fertile  —  l'obéis- 
sance que  nous  rendent  les  bêtes  —  je  veux  dire  seulement  ce  que  je  vis 
naguères,  A  Saint-Vallier,  en  Dauphiné,  un  bon  seigneur  avait  un  barbet 
nommé  Gaillard,  si  bien  appris  à  obéir  que,  lui  baillant  un  loupin  de 
pain  et  lui  disant  :  garde,  il  ne  l'eût  osé  toucher,  tout  affamé  qu'il  eût 
été,  et  le  gardait  lldèlement  entre  ses  pattes  et  jetant  parmi  quelques  sou- 
pirs et  plaintes  sourdes  qui  montraient  bien  sa  peine,  jusqu'à  ce  que  le 
maître  lui  disait  :  pille,  auquel  mot  il  était  aussi  fort  obéissant.  »  {L'Adieu 
de  l'âme...,  pp.  92,  gS).  —  Il  a  dans  la  Peinture  spirituelle  (p.  49^)  une 
très  jolie  page  sur  le  fourmi-lion,  symbole  du  diable.  Il  prend  bien  soin 
de  dire  qu'il  a  été  «  spectateur  »  et  «  avec  plaisir  »  du  manège  de  ce  petit 
animal  «  à  Loubeinz,  maison  champêtre  de  INI.  de  Lancre,  conseiller  et 
noble  membre  du  noble  parlement  de  Bordeaux  ». 

(•i)  Dans  le  roman  du  pèlerin,  il  raconte,  en  chasseur  passionné,  toutes 
les  péripéties  d'une  chasse.  Le  récit  fini,  il  songe  enfin  «  h  nous  relever 
de  terre  et  tirer  de  notre  chasse  corporelle  un  profit  immortel  »  auquel 
profit,  ajoute-t-il  naïvement,  «  à  la  vérité  nous  ne  pensions  pas.  »  Cf.  le 
Pèlerin  de  Lorette,  p,  5i6-53i. 

(3)  La  Peinture  spirituelle...,  p.  489. 

(4)  Il  se  hasarde  bien  encore  à  colorier,  mais  certains  oiseaux  rares  et 
qui  ne  semblent  pas  avoir  d'autre  âme  que  leurs  plumes,  «  l'oiseau  cardi- 


LOUIS     HICHKOMK  /|3 

sissants.  Il  va  droit  à  l'âme  et,  comme  il  dit,  au  «  cœur  » 
de  ses  bêtes.  Ainsi,  de  Tautour,  de  l'épervier  et  autres 
semblables,  il  admire 

les  entreprises  belles,  le  vol  grand  et  hautain,  avec  un  cer- 
tain sentiment  de  l'honneur  K 

En  deux  lignes  d'une  noblesse  et  d'une  vigueur  peu 
communes,  il  nous  fait  admirer 

la  majesté  du  gerfaut,  ses  pointes  hautes,  ses  descentes 
roides,  ses  griffades  serrées,  ses  beccades  pénétrantes  ^ 

Volontiers,  il  les  met  aux  prises,  racontant  ces  petits 
drames  avec  un  mélange  charmant  d'humour,  d'admiration 
et  de  pitié.  Au  début  du  roman  de  Lazare,  deux  essaims 
d'abeilles  se  livrent  une  bataille  qui  commence,  semblable 
aux  jolies  images  des  Mùnchener  Bilderbogen,  et  qui 
s'achève  dans  un  fracas  d'épopée  : 

Chacun  avait  son  roi  qui  voltigeait  au  milieu  de  ses  troupes, 
beau,  luisant  et  plus  gros  de  corps  la  moitié  qu'aucun  de  ses 
soldats  et,  bourdonnant,  les  exhortait  gravement  de  se  montrer 
vaillants  en  la  nécessité  présente.  Il  y  avait,  d'un  côté  et 
d'autre,  plusieurs  bataillons  de  diverse  figure,  les  uns  ronds, 
les  autres  carrés,  quelques-uns  triangulaires,  les  autres  en 
forme  de  croissant,  tous  armés  des  mêmes  armes,  qui  était 
une  cote  d'écaillés,  et  de  même  courage,  tous  lanciers  montés 
dessus  leurs  ailerons. 

Le  signe  donné  par  un  confus  bourdonnement  de  l'un  et  de 

nal  du  Brésil  »  par  exemple  et  l'oiseau  du  Paradis.  Voici  ce  dernier  tout 
éblouissant  :  «  petit  de  corps,  aux  grandes  et  longues  pennes  partout  et 
divinement  colorées  :  sa  tête  est  jaune,  son  col  émaillé  d'un  vert  gai,  ses 
ailes  teintes  de  tanné  pourprin  et  le  reste  du  corps  d'or  paillé  »  [Les 
Tableaux  sacrés,  p.  iS).  Plus  tard,  dans  l'Académie  d'honneur,  Richeome 
a  ramassé  cette  peinture  en  deux  mots  «  jaune-vert,  aux  ailes  de  pourpre 
tanné  et  sans  pieds  »  (p.  262).  Voici  le  cardinal.  «  De  la  grandeur  d'une 
aigrette,  au  col  et  bec  long  et  courbé  en  faucille,  et  aux  jambes  longues  à 
proportion,  portant  le  manteau  de  ses  plumes  d'une  écarlate  plus  vive  et 
plus  éclatante  qui  se  puisse  trouver;  ayant  les  bouts  de  quatre  grosses 
pennes  teints  du  violet  de  pareille  vivacité,  etc.,  etc.  »  [Académie  d'hon- 
neur, p.  262). 

(i)  Le  Pèlerin  de  Lorette,  p.  528. 

(2)  Ib.,  p.  528. 


44  L    HUMA^ISME     DEVOT 

l'autre  côte,  le  choc  commença,  escadron  contre  escadron, 
donnant  tantôt  de  front,  tantôt  par  les  flancs,  ores  repoussant 
ores  agressant,  d'une  si  furieuse  mêlée  et  tuerie  qu'on  voyait 
en  l'air  comme  une  grêle  de  fèves  ou  de  balles  de  harquebuse 
donnant  les  unes  contre  les  autres  et  tombant  à  terre,  dru  et 
menu. 

«  C'était  fait  de  ces  deux  peuples  »,  si  Lazare  no  les  avait 
pas  séparés,  «  lui  faisant  mal  »  de  voir  ces  bonnes  bêtes 
<(  se  couper  la  gorge  et  perdre  leur  état  par  cette  guerre 
civile  »  \ 

Plus  humaines  et  plus  naïvement  profondes,  les  pein- 
tures de  la  «  lézarde  »  et  du  singe  résument  presque 
toute  la  théologie  de  la  mystérieuse  amitié  que  nous  avons, 
ou  que  nous  devrions  avoir  pour  les  animaux. 


(i)  Le  Pèlerin  de  Lorette,  pp.  347,  348.  Je  ne  puis  me  tenir  de  citer 
encore,  au  moins  en  note,  une  de  ces  belles  anecdotes.  «  Un  de  nos  pères 
me  contait,  ces  jours  passés,  qu'ayant  exposé  une  fourmi  qui  était  demeu- 
rée enclose  dans  une  fiole  trois  jours,  à  la  bouche  de  la  caverne  dont  elle 
était  sortie,  elle  fut  aussitôt  attaquée  de  plusieurs  qui  la  pinçaient  aussi 
rudement  que  la  colère  de  fpurmi  leur  donnait  de  force  à  la  châtier  de 
son  absence  et  oisiveté.  Et  tandis  qu'on  la  harassait,  quelques-unes  ren- 
trèrent dans  la  caverne,  comme  allant  accuser  au  consistoire  leur  débau- 
chée. Enfin  en  sortit  une  plus  grande  de  toutes  qui  saisit  de  son  bec 
l'échiné  de  cette  pauvrette  et  la  porta  demi-morte  loin  de  la  caverne, 
comme  la  banissant  de  la  république.  »  [La  Peinture  spirituelle,  pp.  493, 
494.)  Ici,  Richeome  est  pris  tout  à  fait  en  flagrant  délit  d'oublier  la 
morale  de  ses  fables.  Il  a  voulu  d'abord  nous  détourner  de  la  paresse, 
mais  bientôt  il  ne  laisse  plus  parler  que  sa  pitié  pour  la  fourmi  victime 
d'une  république  sectaire.  11  y  a  plusieurs  autres  combats  d  animaux.  Le 
plus  admirable  de  tous  —  celui  du  serpent  et  de  la  belette  —  est  malheu- 
reusement trop  long  pour  que  j'aie  le  droit  de  le  reproduire.  Le  serpent 
est  «  étendu  en  plusieurs  cercles  aux  rayons  du  soleil  ».  Avant  qu'il  ait 
achevé  de  se  a  déscngourdir  »,  la  belette  l'a  vivement  attaqué.  Elle 
«  rondait  légèrement,  sautillant  çà  et  là  ».  Le  serpent  s'échauOe  enfin  à 
l'escrime  «  et  déjà  enflait  le  col  et  le  levait  un  pied  sur  terre,  se  virait, 
se  traînait,  sifflant  et  dardant  la  langue  à  traites  et  saillies  redoublées. 
La  belette...  lui  passait  dessus  et  dessous  et  à  travers  si  vitcment  qu'elle 
semblait  voler...,  enfin  la  belette...  lui  planta  les  dents  sur  le  col  joignant  la 
tête  et  le  serra  de  si  près,  criant  et  jetant  son  urine,  que  le  serpent  ayant 
fait  plusieurs  tours  et  retours  de  son  corps,  demeura  mort  sur  la  place  ». 
[Le  Pèlerin  de  L.orette,  pp.  410,  4ii)  C'est  ici  le  symbole  que  Richeome 
oublie,  mais  tout  à  fait.  D'après  Aristote  et  Pline,  c'est  pour  avoir  mâché 
de  la  rue  que  la  belette  se  trouve  ainsi  de  force  à  vaincre  le  serpent.  Ou 
voit  les  mille  symboles  possibles.  François  de  Sales  aurait  comparé  celle 
rue  à  l'eucharistie  qui  nous  donne  la  force  de  terrasser  le  démon. 
Richeome  a  entrevu  quelque  chose  de  ce  pleure,  mais  Ihistoire  même  la 
bientôt  passionné  tout  entier  et,  en  achevant,  il  ne  sait  plus  qu'admirer 
la  sagesse  du  Créateur. 


LOUIS     U  I  C  U  E  O  M  E  4  5 

Vous  voyez  souvent  de  petites  lézardes  ramper  sur  les  arbres, 
parois  et  parterres  de  votre  jardin.  Ce  sont  hôtesses  sans 
malice  et  sans  dommage.  Elles  ne  vous  coûtent  rien  à  nourrir  ; 
c'est  aux  dépens  de  mouches  et  de  quelques  autres  bestioles 
dont  elles  prennent  leur  pension,  et,  pour  louage  de  la  maison 
et  usufruit  de  votre  jardin,  elles  vous  donnent  sujet  de  plaisir, 
en  l'inspection  de  leurs  petits  corps  et  en  la  science  que  vous 
apprenez  de  leur  gaillardise,  habileté  et  légèreté  à  se  porter 
sur  terre,  et  en  la  muraille  contremont,  en  droite  ligne,  comme 
un  trait. 

Elles  se  plaisent  à  regarder  Thomme  au  visage.  C'est  pour- 
quoi vous  les  voyez  s'arrêter  parfois  à  vous  regarder  fixement. 
Ce  sont  vos  lézardes.  Je  ne  veux  pas  faire  venir  ici  les  lézards 
verts  qui  courent  les  champs  et  les  haies,  plus  gros  et  plus 
vaillants  beaucoup  que  ces  petites  femelles.  Seulement,  je  vous 
avise,  quand  vous  en  verrez,  qu'ils  sont  amis  de  l'homme  et 
se  plaisent  fort  à  le  contempler  et  le  défendre  contre  les  ser- 
pents ^ 

Heureux,  les  novices  que  de  tels  préceptes  auront 
formés  à  la  perfection  ;  heureuses,  les  bêtes  qu'ils  auront 
rencontrées  sur  leur  chemin,  et  plus  encore  les  âmes  qui 
seront  venues  leur  confier  leurs  doutes  ou  leurs  angoisses. 
Tout  se  tient  en  effet.  A  leur  discrète  façon,  les  lézardes 
de  Richeome  sont  molinistes.  Port-Royal  les  accuserait 
de  ne  rien  comprendre  à  Saint  Augustin. 

Le  singe  gambade  et  fait  ses  grimaces  dans  un  chapitre 
de  V Adieu  de  Uâme  dévote  où  Richeome  a  voulu  prouver 
que  Dieu,  ayant  fait  «  symboliser  le  corps  de  chaque  chose 
avec  sa  forme  »,  notre  corps  doit  être  immortel. 

Les  singes,  dit-il  là-dessus,  ont  une  âme  folâtre  et  ridicule  ; 
ils  ont  le  corps  tout  propre  pour  faire  rire,  retiré  au  portrait 
de  leur  âme.  Les  uns  l'ont  du  tout  escoué  (sans  queue)  et  pelé 
en  cet  endroit;  les  autres,  comme  les  guenons,  avec  une  longue 
et  difibrme  tirasse  de  queue  ;  leurs  pieds  ne  sont  ni  pieds  ni 
mains,  semblables  néanmoins  h  tous  les  deux  ;  leur  face  n'est 
ni  visage  d'homme  ni  face  de  bête,  dilformément  ridée,  per- 
lée de    verrues,  enveloutée   de  poil  follet,   la  gueule    fendue 

(i)   La  Peinture  spirituelle p.  497- 


/|6  l'humanisme    dévot 

jusqu'aux  oreilles,  et  en  somme  extrêmement  difformes  d'une 
très  artificielle  et  plaisante  laideur  ^ 

Négligeons  la  beauté  et  limitons-nous  à  la  métaphysique 
de  ce  merveilleux  tableau.  En  effet,  tout  cela  va  plus  loin 
que  l'on  ne  pense.  Richeome  admet  donc  que  la  mission 
naturelle  et  providentielle  du  singe,  que  sa  raison  d'être, 
est  de  faire  rire.  C'est  pour  ce  but  que  Dieu  lui  a  donné, 
d'abord  une  âme  «  ridicule  )>,  c'est-à-dire  risible,  ensuite 
le  corps  le  mieux  fait  pour  exprimer  cette  âme.  Sa  laideur 
est  ((  artificielle  »,  c'est-à-dire  encore,  savamment  combinée 
par  le  Créateur  et  toujours  en  vue  de  nous  amuser.  Lai- 
deur ((  très  plaisante  ».  D'où  il  suit  que  rire  est  non  seu- 
lement toléré,  mais  encore  simplement  bon.  N'en  déplaise 
à  Fauteur  des  Maximes  sur  la  co77iédie^  Dieu  nous  le  permet, 
il  nous  y  invite  même,  sachant  mieux  que  nous  ce  qui 
nous  convient  et  ce  qu'exige  le  sérieux  de  la  vie  chré- 
tienne. Ainsi,  amis  ou  bouffons,  les  animaux  travaillent  à 
nous  rendre  le  paradis  terrestre.  Les  lézardes  ont  regardé 
Adam  des  mêmes  yeux  qu'elles  nous  regardent  ;  les 
singes  l'ont  fait  rire.  Lafaute  originelle  n'a  pas  plus  enve- 
nimé tous  les  animaux  qu'elle  n'a  mortellement  corrompu 
nos  cœurs.  Un  jardin,  aussi  beau  peut-être  que  l'Eden, 
est  encore  ouvert  à  ceux  qu'anime  et  que  réjouit  l'esprit 
des  enfants. 

VL  Le  spectacle  du  monde  moral  n'altérait  pas  la  séré- 
nité joviale  et  tendre  de  Richeome.  Non  pas  qu'il  fût  un 
naïf  ni  un  bénisseur  à  outrance.  Il  avait  beaucoup  d'es- 
prit et  de  franchise,  des  yeux  excellents.  Il  connaissait 
le  fort  et  le  faible  du  cœur  humain  pour  l'avoir  étudié  sur 
le  vif,  à  (c  l'école  de  l'expérience  prise  tant  sur  ses  périls 
et  actions,  que  sur  celles  d'autrui  »  «  Chères  âmes,  dit-il 
au  début  de  V Académie  dlionneur,  vous  avez  en  celte 
œuvre  de  l'humilité,  les  enseignements  que  j'ai  pu  tirer 
des  trésors  des  saints  livres  et  les  expériences  que  j'ai 

(i)  /.'Adieu  de  l'àme...,  pp.  82,  83. 


LOUIS     IIICIIKOMI':  '17 

faites  l'espace  de  quarante-huit  ans.  »  '  Dans  son  roman 
du  pèlerin,  nous  assistons  à  un  grand  repas  où  se  trou- 
vent des  convives  très  mêlés,  y  compris  un  ministre 
protestant.  Dès  avant  le  rôti,  Lazare  qui  «  parlait  peu, 
mais  qui  notait  tout,  sans  faire  de  Tétonné...  savait  déjà 
les  qualités  et  la  portée  de  tous  les  conviés  »''.  Je  le  crois 
sans  peine,  Lazare  ayant  de  qui  tenir.  Pour  n'être  pas 
misanthrope,  un  moraliste  ne  manque  pas  fatalement  de 
clairvoyance.  Chose  curieuse  et  rare  en  matière  de  litté- 
rature pieuse,  Richeome  ne  semble  écrire  que  pour  Tune 
des  deux  moitiés  de  Tunivers.  Sauf  «  la  bonne  mère  » 
Eve  qu'il  ne  peut  pas  ne  pas  rencontrer  dans  le  tableau 
du  Paradis  terrestre,  il  ne  s'adresse  presque  jamais  au 
sexe  dévot  ^  Sans  doute,  ayant  habituellement  vécu  dans 
les  charges,  il  avait  peu  confessé  les  femmes.  Gela  expli- 
querait, en  partie  du  moins,  que  la  vogue  de  ses  livres 
n'ait  pas  duré  plus  longtemps.  Philothée  aime  fort  qu'on 
lui  parle  d'elle.  En  revanche,  il  a  beaucoup  regardé  les 
milieux  universitaires,  religieux  et  parlementaires,  à  Pont- 
à-Mousson,  à  Lyon,  à  Bordeaux,  à  Rome.  Dès  qu'il  ne 
s'occupe  plus  de  l'âme  dévote  en  soi,  dès  que  ses  obser- 
vations morales  s'appliquent  à  une  classe  déterminée,  il 
vise  directement  les  gentilshommes,  les  savants,  les 
novices  de  la  Compagnie,  les  théologiens,  les  prédicateurs 
et,  —  c'est  déjà  son  mot  —  «  les  gens  de  lettres  ».  Aux  uns 

(i)  V Académie  d'honneur.  Avant-propos  non  paginé. 

(2)  Le  Pèlerin  de  Loreite,  p.  617.  Toute  cette  scène  du  repas  est  très 
curieuse,  à  qui  veut  se  représenter  un  jésuite  de  1600  dans  le  beau 
monde.  Lazare  surveille,  conduit  et  spiritualise  la  conversation  avec  une 
maîtrise  consommée  et  très  amusante. 

(3)  Cf.  Tableaux  sacrés,  p.  28.  Dans  sa  «  peinture  parlante  »  de  la  gra- 
vure du  paradis,  il  fait  un  petit  discours  à  Eve  et  conclut  ainsi  :  «  Excusez- 
moi,  spectateurs,  la  peinture  me  transporte  et  me  fait  parler  à  cette  image 
comme  si  c'était  Eve  même  ».  Ib.  Encore  un  joli  mot  pris  dans  cette 
même  description  :  «  Il  y  a  là,  dit-il,  plusieurs  belles  pierres  précieuses, 
mais  personne  ne  les  ramasse  parce  qu'il  n'y  a  encore  qu'Adam  et  Eve  au 
monde  ;  leurs  enfants  les  cueilleront  après  »,  p.  11.  —  Je  dois  ajouter 
néanmoins  qu'un  des  premiers  livres  de  Richeome,  V  Adieu,  est  dédié  à 
deux  dames,  Louise  d'Ancezune  et  Diane  de  Crussol.  Louise  d'Ancezune 
venait  de  fonder  le  Noviciat  d' Avignon.  Cf.  Fouqueray.  Histoire  de  la 
Compagnie  de  Jésus,  t.  II,  Paris,  1913,  pp.  Sog-Sio. 


48  l'humanisme     DÉVOT 

et  aux  autres,  il  montre,  et  vivement  parfois,  qu'il  les 
connaît  bien,  mais  sa  morale  n'est  jamais  amère,  mépri- 
sante ou  décourageante.  Impitoyable  à  la  vanité  plus 
qu'aux  vaniteux,  surtout  à  la  vanité  des  orateurs,  même 
quand  il  s'abandonne  le  plus  librement  à  sa  verve  sati- 
rique, il  ne  se  départ  jamais  de  l'optimisme  foncier  que 
nous  avons  déjà  remarqué  chez  lui  et  sur  lequel  nous 
devrons  bientôt  revenir. 

Il  se  distingue  du  commun  des  moralistes  par  de  cer- 
taines saillies  périodiques  et  qui  me  paraissent  tout  à  fait 
curieuses.  Ce  n'est  exactement  ni  l'esprit  français  ni  le 
provençal,  mais  une  sorte  d'humour.  Il  s'agit  bien  tou- 
jours de  nous  représenter  les  misères  ou  les  ridicules  de 
l'humanité  pécheresse.  Mais,  au  lieu  de  nous  faire  réaliser 
ce  néant  par  des  éclairs  brusques,  comme  Pascal,  ou  par 
de  longues  analyses  exclusivement  morales,  comme  Nicole, 
Richeome  a  recours  à  des  évocations  concrètes,  menues, 

insistantes,  souvent  comiques  et  qui   rappellent  d'assez 

près  la  manière  des  grands  anglais. 
Soit  le  néant  de  la  gloire  : 

Qu'on  prenne,  dit  Richeome,  le  plus  renommé  de  la  France. 
11  est  certain  que  le  tiers  de  la  France  ne  le  connaît  point.  Je 
dis  davantage,  que  la  dixième  partie  de  Paris  ne  connaît  point 
celui  qui  est  plus  renommé  dans  Paris...  Mille  et  mille  artisans, 
femmes  et  petits  enfants,  ne  les  connaissent  en  aucune  façon  ^ 

C'est  bien  la  méthode,  mais  ici,  comme  on  le  voit,  l'étin- 
celle n'a  pas  jailli;  la  voici  maintenant  et  qui  va  faire  une 
belle  flamme. 

Les  Thomistes  tiennent  leur  fort  et  leurs  pièces  de  batterie 
en  une  école  ;  les  Scotistes  en  Tautre,  et  chacun  pense  être  le 
plus  fort...  Je  me  suis  trouvé  souvent  aux  disputes  et  ouï  sub- 
tilement colleter  diverses  questions  et,  entre  autres,  oyant 
parfois  parler,  à  grandes  boutades,  de  la  nature  et  des  actions 
des    anges,  me   suis   représenté  les  bons   anges   présents  qui, 

(i)   Académie  d'honneur,  p.  i5j. 


LOUIS     RICIIEOME  /i<) 

possible,  se  riaient  et  portaient  compassion  à  ceux  qui  par- 
laient tout  autrement  de  leur  essence,  de  leur  façon  d'entendre 
et  d'agir  que  la  vérité  ne  portait.  M'a  semblé  aussi  de  voir  les 
démons  se  moquer  et  se  rire  superbement,  voyant  les  dispu- 
tants échauffés  en  l'escarmouche  de  leur  ignorance  (de  celle 
des  démons),  principalement  s'ils  les  voyaient  s'enfler  de  l'opi- 
nion de  leur  savoir.  Or  que  l'orgueilleux  soit  un  de  ces  dispu- 
tants de  haute  lutte  et  qu'il  sache  mettre  au  sac...  les  plus 
huppés...  de  quoi  peut-il  faire  trophée,  sinon  de  l'ignorance 
d'autrui  qui  ne  lui  sait  répondre,  et  d'une  vaine  opinion  de 
son  savoir  qui  n'est  en  vérité  qu'une  mêlée  de  plusieurs  igno- 


rances ^? 


Ces  tribunes  soudain  visibles  au-dessus  d'une  dispute 
scolastique,  ces  démons  ricanant  d'entendre  un  théolo- 
gien hâbleur  qui  s'échauffe  à  démontrer  leur  ignorance, 
ce  savoir  «  une  mêlée  de  plusieurs  ignorances  »,  il  est 
fort  heureux  que  le  sourire  compatissant  des  bons  anges 
domine  la  scène  et  en  atténue  la  cruauté. 

On  savait  déjà  que  notre  science  des  anges  est  courte, 
mais  où  a-t-on  vu  que  l'humour  se  piquât  de  nouveauté  ? 
Les  truismes  le  ravissent.  A  lui  de  les  débanaliser,  si  l'on 
peut  dire,  par  quelque  tour  imprévu,  par  une  façon  bouf- 
fonne, absurde  parfois  de  découvrir,  de  rendre  nouvelles, 
irritantes  même  et  par  là  franchement  saisissantes,  les 
vérités  les  plus  simples. 

Si  nous  voyons  un  singe  couvert  d'un  hoqueton,  ou  une 
autruche  portant  un  haut-de-chausses,  nous  nous  prenons  à 
rire,  car  ce  n'est  pas  leur  habit  naturel,  ains  un  parement 
façonné  en  la  boutique  d'un  couturier,  à  la  mode  humaine  ;  et 
si,  étant  mis  sur  des  bêtes,  il  y  a  pour  rire,  à  cause  de  la  dis- 
proportion, nous  en  sommes  auteurs  et  nous  rions  de  notre 
propre  solécisme,  ce  pauvre  animal  n'en  pouvant  mais,  qui 
n'est  que  le  faquin  et  la  butte  de  la  risée.  Mais  si  toutes  les 
bêtes  pouvaient  noter  les  incongruités  de  nos  habits  en  nous, 
et  faits  par  nous,  si  elles  pouvaient  aussi  bien  rire  et  se  gaus- 
ser des  vêtements  pris  de  leur  dos  et  chargés  sur  le  nôtre,  que 
diraient-elles,  je  vous  prie?...  Que  diraient  les  brebis  de  le 

(i)   Académie  d'honneur,  pp.  214,  '^i5. 

I.  4 


JO  L    HUMANISME     DEVOT 

voir  faire  bravade  de  leur  toison?  Que  diraient  les  loups,  les 
renards  et  tout  le  monde  des  bêtes  de  le  voir  vêtir,  chausser 
et  piaffer  de  leurs  peaux  ?  Que  diraient  les  autruches,  les  paons 
et  les  autres  oiseaux,  leur  voyant  porter  leurs  chapperons, 
leurs  queues,  leurs  ailes  sur  la  tête?  Et  si  chaque  bête,  selon 
le  droit,  prenait  le  sien  où  il  se  trouve,  que  deviendrait  ce 
pauvre  piafFeur  habillé  d'emprunt  et  de  friperie...? 

Ainsi  lancé,  l'occasion  de  dire  leur  fait  aux  coquettes 
était  bien  tentante.  Pour  une  fois,  Richeome  se  tournera 
donc  de  leur  côté.  On  peut  douter  néanmoins  que  ces 
dames  trouvent  la  digression  de  leur  goût. 

Mais  que  peut  dire  le  ciel  voyant  des  dames  chrétiennes  de 
notre  temps,  spécialement  en  leurs  têtes,  chargées  de  pierres 
et  de  métaux,  et  parées  d'une  façon,  non  seulement  vaine,  mais 
encore  monstrueuse  ?  Leurs  cheveux  entortillés  en  serpent, 
étendus  en  chauve-souris,  frisés  à  la  moresque  ;  leurs  habits 
déchiquetés,  balafrés,  mouchetés,  bigarrés,  vertugadés,  hausse- 
pliés...  Que  fera  Jésus  de  ces  tètes  enserpentées,  enchauvesou- 
risées  et  emmoresquées  ?  N'en  fera-t-il  pas  une  butte  de  confu- 
sion, au  jour  de  jugement?^ 

Dans  le  fond,  il  n'y  a  rien  là  que  n'aient  répété  mille 
prédicateurs,  mais  un  tour  rare  —  les  bêtes  pillées  ou 
copiées  par  nous  —  a  rajeuni  le  couplet  classique.  Ri- 
cheome a  sa  façon  d'ouvrir  les  yeux  sur  le  monde,  de  voir 
ce  qu'on  ne  voit  pas.  En  face  d'un  théologien  orgueilleux, 
il  évoque  des  diables  moqueurs.  Il  déshabille  un  fat  et 
invite,  une  à  une,  les  bonnes  bètes  à  rentrer  en  possession 
de  leurs  biens  volés.  Une  coiffure  ridicule  s'anime  pour 
lui,  devient  serpent  ou  chauve-souris.  Curieuse  méthode, 
qui,  si  elle  n'était  maîtrisée  par  une  charité  compatis- 
sante, rappellerait  l'idéalisme  cynique  de  l'auteur  du 
Gulliver.  Voici  encore  de  lui  une  imagination  bouffonne 
que  l'on  voit  très  bien  illustrée  par  Jean  Veber.  Richeome 
s'adresse  ici  aux  novices  de  Saint-André  et  veut  leur 
montrer  que  «  le  manger  et  le  boire  »  est  bas  et  al>ject. 

(i)  L'Adieu  de  l'dnic...,  pp.  68,  69. 


T.O  l    I  s      11  I  C  H  KO  M  K  ai 

Représentez-vous  plusieurs  hommes  assemblés  en  quelque 
grande  salle  comme  est  la  vôtre,  et  assis  en  une  ou  plusieurs 
tables  couvertes  de  soles,  de  saumons,  de  perdrix,  de  chapons 
et  d'autres  pièces  inconnues  à  votre  cuisine  et  fort  désirées  de 
la  gueule  des  friands...  De  ces  hommes,  les  uns  coupent  la 
viande...,  les  autres  portent  la  main  au  plat  et,  après,  le  mor- 
ceau à  la  bouche  ;  les  autres...  mâchent  à  rencontre  de  mâ- 
choires ce  qu'ils  ont  emboetté,  remuant  le  menton  ;  les  autres. . . 
ouvrent  et  serrent  les  lèvres  et  avalent  la  boisson,  baissant  ou 
fermant  les  yeux  et  perdant  la  parole. 

Ces  gestes  et  actions,  connus  par  l'expérience  et  naïvement 
représentés  quelquefois  par  Homère...  ne  sont-elles  pas  dignes 
de  risée?  Si  on  y  prend  bien  garde...  Prenez-moi  quelqu'un 
qui  n'ait  jamais  vu  manger  ni  boire...  Si  cet  homme  entrait  en 
une  salle  garnie  de  tels  hôtes,  jouant  à  l'escrime  avec  telles 
armes,  faisant  tels  carnages  et  telles  gesticulations,  ne  serait-il 
pas  énormément  étonné  ?  Ne  dirait-il  pas  en  soi-même  :  que 
font-ils  donc,  maintenant...  écartelant  ces  corps  morts  et  rôtis  ; 
tirant  de  ces  sépulcres  de  pâte  les  morceaux  de  mort  et  por- 
tant toutes  ces  pièces  dans  un  trou  et  remuant  le  menton  et 
les  extrémités  do  ce  trou  ;  versant  encore  dans  ce  trou  les 
verres  ou  gobelets?  En  quel  abîme  jettent-ils  ces  étoffes? 
Sont-ce  des  magiciens  qui  font  des  tours  de  leur  art  ?  Ainsi 
dirait  cet  homme...  autant  alors  ébahi  comme  vous  seriez  de 
présent,  si  vous  voyiez  une  grande  tablée  de  gens  buvant  et 
mangeant  par  les  oreilles  ^ 

Je  ne  dis  pas  que  le  tableau  soit  d'un  goût  très  éthéré. 
Quant  au  reste,  on  ne  pouvait  mieux  rendre,  je  ne  dis 
pas,  encore  une  fois,  le  procédé,  mais  un  des  mouvements 
les  plus  spontanés  de  cet  esprit.  C'est  d'abord  une  impres- 
sion de  vaste  dégoût  devant  ces  gourmands  attablés. 
Manger  est  laid.  Ainsi  Byron  ne  voulait-il  pas  assister  au 
repas  de  ses  maîtresses.  Alors,  soudain,  jaillit  le  cocasse. 
«  Si  l'on  y  prend  bien  garde  »,  c'est-à-dire  si  l'on  revêt, 
par  fantaisie,  les  sentiments  de  quelqu'un  qui  n'aurait 
jamais  rien  vu  de  pareil,  et  par  suite,  si  l'on  rend  à  la 
scène  son  étrangeté,  son  horreur  native.  Laid  toujours, 
mais   encore    risible,  absurde,  incompréhensible.   «  Ces 

(i)  A«  Peinture  spirituelle,  p.  38o. 


52  l'humanisme     DÉVOT 

corps  morts  et  rôtis  »,  ce  trou  béant  et  mouvant.  Pourquoi 
pas  les  oreilles  ?  Ainsi  tantôt  de  la  vue  d'une  autruche  en 
haut-de-chausses.  «  Si  Ton  y  prend  bien  garde  »,  ne  sera- 
t-on  pas  encore  plus  «  énormément  surpris  »  devant  un 
homme  habillé  ? 

VII.  Gomme  on  a  pu  le  voir,  l'humour  de  Richeome 
n'a  rien  d'acide.  Plus  tapageuses  que  sanglantes,  les  vives 
sorties  où  l'entraîne  parfois  sa  verve  d'écrivain  et  son 
zèle,  ne  nous  invitent  jamais  à  désespérer  de  la  condi- 
tion humaine,  à  nous  mépriser  tout  entiers.  On  n'est  pas 
moins  janséniste  que  lui,  moins  décidément  contraire,  — 
humeur,  doctrine,  —  aux  formes  diverses  du  pessimisme. 

Considérez,  s'écrie-t-il  quelque  part,  combien  est  inique  la 
plainte,  combien  grande  l'ignorance,  combien  détestable  l'in- 
gratitude des  enfants  d'Adam  qui  murmurent  contre  ce  bon  et 
grand  Seigneur,  Taccusant  comme  eschars  et  chiche  envers 
l'homme,  au  lieu  d'adorer  d'une  profonde  humilité  et  révérence 
son  infinie  bonté,  reconnaissant  ses  largesses,  et  accuser  plutôt 
la  perversité  de  ceux  qui  si  iniquement  emploient  les  dons  et 
grâces  à  eux  faits  sur  tous  les  animaux  du  monde  \ 

Tout  Richeome  est  dans  cette  splendide  phrase  où  l'on 
retrouve  l'écho  à  pefne  affaibli  du  plus  grand  écrivain  du 
xvi""  siècle,  et  un  clair  pressentiment  de  Bossuet.  Semi- 
pélagien,  soupirerait  Sainte-Beuve.  Laissons-le  faire  et 
n'allons  pas  perdre  le  temps  à  venger  l'orthodoxie  plus 
que  manifeste  du  jésuite.  Dans  l'homme,  diminué  sans 
doute  par  la  faute  originelle,  mais  depuis,  enrichi  divi- 
nement, Richeome  voit  une  merveille  et  de  grâce,  et  même 
encore  de  nature.  Il  le  contemple,  il  l'exalte.  Son  Adieu 
de  Vâme  dévote  laissant  le  corps,  n'est  qu'un  long  cantique 
d'admiration,  de  confiance  et  de  joie. 

«  Le  créateur...  a  marié  l'âme  divinement  belle  à  un 
corps   divinement   beau-,   »    Cette   vive    phrase   résume 

(i)  VAdieu  de  Vâme,  p.  ^36. 
(a)  //>.,  p.  107. 


LOUIS     RICHEOME  53 

VAdieu,  indique  Tunité  profonde  d'une  œuvre,  d'ailleurs 
capricieuse  et  diffuse.  Membre  par  membre,  puissance 
par  puissance,  Richeome,  dans  ce  livre,  fait  cent  fois  le 
tour  de  Thomme,  cette  «  cité  royale  »,  ce  «  grand  monde  » 
qui  a  toutes  les  perfections  du  reste  de  l'univers  et  qui  les 
dépasse. 

N'y  a  créature  vivante  sous  le  ciel  de  la  grosseur  de  l'homme 
dont  le  corps,  à  proportion,  touche  moins,  en  marchant,  la 
terre  que  lui,  et  bien  peu  s'en  faut  que  le  corps  en  son  mou- 
vement ne  s'élève  du  tout  en  l'air  et  soit  céleste  en  certaine 
manière,  portant  en  cela  l'image  de  la  beauté  divine  de  l'âme 
sa  consorte  ^ 

Os  homini  sublime.  Ovide  l'avait  déjà  dit,  mais  Richeome 
avait-il  lu  dans  La  Fontaine 

Une  herbe  n'aurait  pas 
Porté  l'empreinte  de  ses  pas.^ 

Aussi  bien,  notre  humaniste  avait-il  beaucoup  de  lec- 
ture. Aristote  et  Pline  lui  sont  familiers,  mais  ce  que  les 
livres  lui  ont  appris  à  mieux  voir,  il  l'a  regardé  de  ses 
yeux,  à  la  loupe,  au  microscope,  longuement  et  passion- 
nément. Peu  nous  importe  d'ailleurs  que  sa  ferveur  lui 
inspire  parfois  les  métaphores  les  plus  saugrenues.  C'est 
cette  ferveur  même  qui  nous  intéresse  et  non  pas  son 
goût  littéraire,  bon  ou  mauvais. 

En  tout  le  corps,  il  n'y  a  rien  de  plus  beau  que  le  visage... 
Y  a-t-il  partie  au  corps  humain  où  tant  de  pièces  soient  rap- 
portées ensemble  si  diversement  et  avec  plus  bel  accord  ?. ..  Le 
front  doucement  arrondi  tient  le  haut  bout,  comme  le  trône 
de  la  raison  ;  les  yeux  suivent  après  comme  torches,  flambeaux 
et  étoiles  d'icelle  ;  les  oreilles...;  le  nez  est  le  quatrième  en 
rang,  comme  le  canal  des  odeurs,  gouttière  du  cerveau  et  huis- 
sier pour  introduire  le  souffle  aux  poumons... 

Les  sourcils  limitent  le  front  par  deux  belles  arcades,  ser- 
vant de  toit  et  couverture  aux  yeux...,  le  nez,  élevé   comme 

(i)  V Adieu  de  l'âme,  p.  85. 


5/,  L    HUMANISME     DEVOT 

une  tournelle,  les  divise  et  les  flanque,  aboutissant  au  milieu 
des  sourcils.  Les  oreilles  sont  arrière,  élevées  en  coquilles, 
immobiles  en  Thomme  seul...  Les  joues  et  le  menton,  par  spé- 
ciale prérogative  donnés  au  seul  homme,  sont  Taccomplissement 
des  parties  de  ce  beau  frontispice  et  excellent  écusson. 

Quant  est  des  couleurs,  il  y  en  a  plus  ici  qu'en  tout  le 
corps...  Pour  le  regard  de  la  proportion  et  symétrie,  elle  y  est 
aussi  admirable...  et  cette  proportion  est  si  belle  et  si  divine 
qu'elle  a  servi  et  sert  encore  de  moule  à  tous  les  architectes... 
pour  compasscr  leurs  moulures,  frises,  architraves  et  autres 
pièces  \ 

Ce  n'est  là  qu'un  premier  crayon  d'ensemble,  une  pre- 
mière série  d'émerveillements.  Richeome  reprend  ensuite 
chacun  de  ces  traits  pour  montrer  leur  valeur  expressive, 
leur  admirable  «  correspondance  »  avec  Lame.  De  ce 
point  de  vue,  la  main  Foccupe  encore  plus  longuement  que 
le  visage.  Elle  aussi,  elle  est  Limage  de  l'âme 

voire  plus  divine  que  n'est  la  face,  à  cause  qu'elle  la  repré- 
sente non  par  des  traits  et  figures  plates,  mais  par  des  vives 
actions  tirées  en  relief^  ; 

à  cause  aussi  qu'elle  figure  ce  qu'il  y  a  de  plus  divin  en 
nous,  à  savoir  la  volonté. 

Y  a-t'il  rien  de  plus  gaillard,  plus  libre,  ni  plus  à  soi  des 
membres  apparents,  que  le  bras  et  la  main  ?  Tout  le  corps  de 
l'homme,  à  cause  de  la  droiture,  est  fort  libre,  car  il  se  hausse, 
s'abaisse  et  se  tourne  plus  facilement  qu'aucun  animal  ;  mais, 
en  tout  le  corps,  il  n'y  a  partie  extérieure  plus  gaie  et  plus 
démêlée  que  le  bras  avec  la  main  ;  il  se  joue  à  tout  mouvement  ; 
il  s'avance  ;  il  se  retire  ;  il  monte  ;  il  descend  ;  il  se  contourne  ; 
il  se  forme  en  rond,  en  triangle,  en  demi-cercle  ;  il  s'entrelace  ; 
il  se  joint  ;  il  se  met  derrière  le  corps  ;  il  se  met  devant,  à 
côté,  sur  la  tête,  sous  les  pieds,  et  n'y  a  endroit  au  corps  où 
il  ne  commande.  N'est-ce  donc  pas  un  vrai  portrait  du  franc 
arbitre  et  d'une  liberté  vraiment  seigneuriale  '. 

(i)  V Adieu  de  l'âme...,  pp.  io5,  io6. 

[i)  Ib.,  p.  129. 

(3)  II).,  pp.  104,  io5. 


LOUISRICHEOME  55 

Laissez  quelques  détails  enfantins  ;  ce  passage  n'en 
demeure  pas  moins  capital.  Il  répond  d'avance  à  ÏAugus- 
tinus.  Qu'est-ce  en  effet  que  le  bras  et  la  main,  sinon 
rimage,  et  très  imparfaite,  du  franc  arbitre,  et  celui-ci 
qu'est-il  à  son  tour,  sinon,  de  toutes  nos  facultés,  celle 
en  qui  «  reluit  principalement  l'image  de  Dieu  ?  » 

Cette  puissance  est  l'argent  vif,  l'or,  le  cœur,  le  nerf  de 
l'âme  et  le  propre  fond  où  Dieu  a  couché  au  vif  ce  divin  tableau 
de  son  image  et  semblance...  Le  franc  arbitre...  est,  en  cer- 
taines manières,  tout-puissant,  car  il  peut  résister  à  toute  puis- 
sance, tant  soit-elle  haute,  en  tant  qu'il  ne  reçoit  du  ciel  ni 
de  la  terre  aucune  influence  ni  sorte  de  contrainte ^..  Dieu 
même  ne  le  force  point...  car  s'il  forçait  la  volonté,  il  détrui- 
rait son  image  et  ferait  que  la  volonté  ne  serait  plus  volonté... 
(Dieu  veut  que  l'homme)  soit  maître  au  ménage  de  ses  actions. .. 
La  volonté  est  à  soi  et  maîtresse  de  soi. 

En  elle  reluit  aussi  la  souveraine  bonté,  la  toute  sagesse, 

et  comme,  par  cette  faculté,  Fhomme  peut  toujours  croître  en 
bonté,  aussi  peut-il  acquérir  plus  grande  sagesse  sans  pause, 
quand  il  vivrait  dix  mille  ans  en  ce  monde...  Il  peut,  avec  la 
grâce  de  Dieu,  d'un  côté  s'échauffer  de  plus  grande  charité,  et 
de  l'autre  s'illuminer  de  plus  grand  savoir,  s'employer  à  meil- 
leurs usages,  et  devenir  toujours  plus  sage  et  plus  parfait, 
sans  terme  et  sans  fin,  à  la  semblance  d'une  bonté  et  sagesse 
infinie  ^ 

Eh!  sans  doute,  Richeome  n'a  pas  inventé  le  franc 
arbitre.  Mais  la  manière  est  bien  de  lui,  jeune,  sonore, 
lyrique,  entraînante.  Tout  ce  chapitre  de  V Adieu  sonne 
comme  un  hymne  triomphal  à  la  louange  de  la  volonté. 

Les  nobles  et  divins  objets  qui  l'attirent  donnent  à  cette 
faculté  de  l'homme  un  lustre  nouveau.  Où  va-t-elle  d'abord, 
invinciblement,  quand  elle  est  bien  faite,  sinon  à  la  gloire, 
et  qu'y  a-t-il  de  plus  beau  qu'un  pareil  attrait  ? 

(i)  On  entend  bien  que  Richeome  ne  nous  soustrait  pas  à  HnAuence  de 
la  grâce,  mais  bien  à  toute  «  contrainte  », 

(2)  V Adieu  de  Vâme...,  pp.  97-99.  Cf.  L'Académie  d'honneur,  pp.  264- 
266. 


l'humanisme   dévot 


Dieu  a  donné  cet  instinct  à  l'homme,  parce  qu'il  l'a  créé  à 
la  gloire,  comme  il  dit;  c'est  pourquoi  il  invite  à  la  vertu... 
par  cette  amorce.  «  Je  glorifierai^  dit-il,  celui  qui  m  honorera 
et  rendrai  roturier  celui  qui  me  déprisera...  »  Le  Fils  de  Dieu, 
venu  en  ce  monde...,  commença  ses  leçons  par  la  gloire  et  en 
fit  ses  premiers  sermons...  ^ 

Louable  aussi  et  magnifique,  le  désir  de  la  gloire  humaine, 
pourvu  qu'il  s'ordonne  à  la  vertu,  à  la  science,  au  «  bien 
public    ».  Il  semble,  dit  Richeome, 

que  la  Providence  divine  fait  tenir  en  pied  les  états  et  conserve 
les  gouvernements  de  ce  monde  par  l'esprit  et  sentiment  des 
honneurs,  sans  lesquels  il  n'y  aurait  ni  roi,  ni  capitaine..., 
ni  écolier,  ni  aucun  noble  membre  de  monarchie  ou  répu- 
blique. Nulle  royauté,  nulle  communauté  bien  réglée,  et  la 
sentence  qui  dit  :  L'honneur  entretient  les  arts  est  très  véri- 
table et  doit  s'entendre  pour  toutes  les  communautés...  Où  il  n'y 
a  point  de  gloire  pour  la  vertu  ..  il  n'y  a  personne  qui  s'efforce 
de  devenir  vaillant,  ou  savant,  ou  même  bon  artisan...  Nous 
voyons  nos  petits  écoliers  être  excités  à  mieux  étudier  par  les 
titres  qu'on  leur  donne  de  roij  de  président,  de  sénateur... 
quand  ils  ont  bien  fait  ;  et  par  telles  ombres  puériles  d'hon- 
neur s'avient  au  chemin  de  la  gloire  solide.  Raisons  et  expé- 
riences qui  montrent  que,  non  seulement  il  est  loisible,  mais 
encore  nécessaire  de  mettre  ces  amorces  en  toutes  vacations, 
pour  donner  le  fil  aux  esprits  gaillards,  et  la  pointe  aux  gens 
bien  nés  h  bien  faire  et  soutenir  l'Etat  ^\ 

Port-Royal  murmure.  D'autres  comme  lui.  Voilà,  pensent- 
ils,  un  théologien  qui  en  prend  à  Taise  avec  le  vieil  Adam 

(i)  L Académie  d'honneur,  p.  32i. 

(2)  Ib.,  pp.  323,  324.  Ces  mômes  idées  reprises  plus  lard  et  amplifiées 
burlesqueraent  par  Garasse  ont  beaucoup  scandalisé  Pascal  (IX°  provin- 
ciale). Rien  de  plus  naturel  et  logique  si  l'on  part  de  la  théologie  de  Jan- 
sénius,  mais  il  est  prodigieux  qu'un  si  beau  génie  n'ait  pas  reconnu  la 
parfaite,  l'aimable  et  spirituelle  innocence  du  texte  de  Garasse.  «  Quand 
un  pauvre  esprit  travaille  beaucoup,  pour  ne  rien  faire  qui  vaille...  Dieu 
lui  en  donne  une  satisfaction  personnelle  qu'on  ne  peut  lui  envier  sans  une 
injustice  plus  que  barbare.  C'est  ainsi  que  Dieu,  qui  est  juste,  donne  aux 
grenouilles  de  la  satisfaction  de  leur  chant.  »  Comme  le  remarque  May- 
nard  «  la  morale  sera-t-elle  perdue  si  on  souifre  un  pauvre  poète  se  com- 
plaire dans  des  vers  sifilés  de  tout  le  monde  ».  Maynard,  Provinciales^ 
I,  416. 


LOUIS     RICHEOME  '>7 

et  la  triple  concupiscence.  J'y  venais,  répond  le  jésuite, 
et  vous  n'aurez  rien  perdu  pour  attendre.  Là-dessus,  il 
entame  un  nouveau  chapitre,  où  il  prouve  avec  la  même 
joie  débordante  que  «  les  restes  du  péché  originel  »  con- 
tribuent glorieusement  à  la   beauté  du  monde  moral. 

Le  Philosophe.  —  (Le  péché  originel)  est-il  du  tout  effu    ' 
par  le  baptême  ? 

Le  Théologien.  —  Du  tout  (c'est-à-dire,  tout  à  fait). 

Le  Philosophe,  —  D'où  vient  donc  la  rébellion  de  la  chair  à 
ceux  qui  sont  baptisés  et  nettoyés  de  cette  ordure  ? 

Le  Théologien.  —  De  l'amorce  qui  en  est  restée? 

Le  Philosophe.  —  Je  n'entends  pas  ceci  :  car  puisqu'il  n'y 
a  aucun  venin  de  péché  résidu...  d'où  vient  l'enflure  de  notre 
âme  et  de  notre  corps  ?  Si  la  racine  de  corruption  est  arra- 
chée, et  la  sentine  vidée,  d'où  bourgeonnent  tant  d'épines,  de 
quelle  source  coulent  tant  d'infirmités  ? 

Mon  Dieu  !  que  tout  cela  est  simple,  explique  alors  le 
théologien!  Nous  admettons,  n'est-il  pas  vrai,  que  cette 
concupiscence  n'est  point  péché,  mais  simplement  amorce 
dépêché.  La  miséricorde  divine  est  donc  sauve  puisqu'elle 
a  ôté  ((  le  mal,  qui  seul  est  si  formidable,  à  savoir  l'infec- 
tion du  péché  ».  Quant  à  «  ces  quelques  pointures  de  la 
plaie  guérie  ))\  il  est  trop  certain  qu'elles  piquent;  elles 
nous  sont  bonnes  pourtant.  D'ailleurs  n'allez  pas  vous  exa- 
gérer la  cuisson  de  cette  bienheureuse  cicatrice.  Dieu, 
ayant  remis  «  en  sa  force  et  beauté  »  la  partie  supérieure 
de  l'âme 

permet  demeurer  l'inférieure  avec  quelque  rébellion,  qui,  faci- 
lement est  réglée  avec  l'assistance  divine  et  la  raison  maîtresse, 
par  ceux  qui  veulent  être  soigneux  de  leur  salut.  Il  écrase  la 
tête  du  serpent,  où  consiste  le  venin  et  le  danger,  et  laisse  le 
tronçon  du  corps  et  la  queue,  qui  peut  bien  se  remuer  et  faire 

(i)  Cette  plaie  guérie  est  sûrement  le  péché  originel,  et  non  la  concu- 
piscence. On  voit  d'ailleurs  dans  tout  ce  chapitre,  le  «  coup  de  pouce  » 
d'un  optimiste  décidé,  mais  pour  le  fond,  images,  doctrine,  tout  est  con- 
forme aux  canons  de  Trente,  comme  me  l'affirme  un  théologien  éminent 
de  qui  j'ai  voulu  prendre  l'avis  en  cette  matière  délicate. 


58  l'humanisme     DÉVOT 

voir  que  c'était  un  serpent,  mais  non  pas  nuire,   si  l'on  n'en 
veut  prendre  sa  réfection. 

Ces  tronçons  et  cette  queue,  «  engeance  et  race  mutine 
du  péché  originel  »  ;  cet  aiguillon  dont  les  pointes  «  font 
rougir  une  âme  gaillarde,  comme  si  elle  recevait  des 
soufflets  »,  ont  une  foule  d'avantages.  Ils  nous  maintiennent 
dans  l'humilité;  ils  nous  donnent  chaque  jour  des  occa- 
sions de  victoire.  Et  Richeome  de  réciter  les  triomphes 
de  Pompée,  de  Mithridate,  de  Titus  et  des  autres  si  fiers 
d'attacher  à  leur  char  l'ennemi  vaincu  et  vivant. 

Octavian  eût  mieux  aimé  Cléopâtre,  reine  d'Egypte,  vive 
en  son  entrée  triomphale  que  toutes  les  autres  magnificences. 

Dieu  nous  laisse  à  nous  notre  Cléopâtre,  la  concupis- 
cence toute  vive,  pour  que  notre  triomphe  en  devienne 
plus  glorieux.  Il  la  laisse  «  pour  les  vaillants  ». 

Si  les  lâches  et  les  paresseux  s'en  fâchent,  et  y  ont  de  la 
confusion,  les  vertueux  s'en  réjouissent,  non  pour  sentir  telle 
amorce,  mais  parce  que  c'est  la  volonté  et  ordonnance  divine 
qu'ils  soient  prouvés  en  tel  feu  et  d'autant  qu'ils  en  espèrent  de 
la  gloire  et  ne  demandent  pas  mieux,  tant  qu'il  plaira  h  Dieu. 
Un  cœur  nohle  et  hardi  s'ennuie  s'il  n'a  quelque  sujet  pour 
s'exercer. 

Alexandre  le  Grand,  autant  de  fois  qu'il  oyait  dire  que 
son  père  avait  pris  quelque  grosse  ville,  il  se  fâchait...  disant 
que  son  père  ne  lui  laisserait  aucun  ennemi  \ 

Il  y  a  loin  de  ces  pages  triomphantes  au  petit  livre, 
sublime,  certes,  mais  accablant  que  Bossuet  écrira  près 
d'un  siècle  plus  tard,  sur  les  trois  concupiscences,  qu'il 
écrira,  dis-je,  pour  des  religieuses.  On  entend  bien  que 
je  ne  compare  ni  les  styles,  ni  les  doctrines,  mais  les  ten- 
dances profondes.  Sauf  quelques  divergences  théologiques 
sur  lesquelles   nous   n'avons  pas  à   nous  expliquer  %  ils 

(i)  L'Adieu  de  l'âme...,  pp.  16J-170. 

(a)  Malgré  le  concile  de  Trente  que  du  reste,  il  semble  avoir  curieuse- 
ment négligé,  Bossuet  ne  s'est  jamais  franchement  décidé  à  abandonner  la 


LOUIS     lUClIIilOME  59 

admettent  bien  tous  les  deux  le  même  dogme,  mais  pas 
toujours  dans  le  même  esprit.  Ce  que  l'un  a  écrit,  l'autre 
aurait  pu  l'écrire,  l'a  écrit  même,  mais  d'un  autre  accent. 
De  l'un  à  l'autre,  l'horizon  des  âmes  pieuses  s'est  assom- 
bri. Nous  verrons  monter  ces  tristes  nuages.  La  morale 
y  gagnera-t-elle  ?  Je  n'en  sais  rien,  mais  je  vois  mal  à 
quelles  enseignes?  Richeome  nous  permet-il  de  faire  bon 
ménage  avec  ce  qui  reste  en  nous  du  vieux  serpent?  Il 
n'y  paraît  pas.  Au  lieu  de  nous  hypnotiser  de  terreur  devant 
<(  cette  race  maudite  »,  il  nous  invite  à  la  mépriser  comme 
une  bête  qui  n'a  plus  ni  tête  ni  venin  et  qui  n'est  que  sale. 
Au  lieu  de  nous  déprimerpar  une  peinture  outrée  de  notre 
corruption,  il  s'adresse  aux  plus  nobles  instincts  de  notre 
nature.  Il  nous  hausse  jusqu'à  l'héroïsme  en  nous  traitant 
comme  des  héros. 

Dès  qu'il  en  vient  au  détail,  Richeome  ne  nous  prêche 
pas  la  vie  commode,  mais  ce  qu'il  nous  propose  de  plus 
affreux,  il  semble  toujours  le  faire  en  chantant,  j'allais 
même  dire,  en  jouant.  Quelque  âge  qu'il  nous  prête,  il 
nous  parle  comme  si  nous  avions  quinze  ans.  Que  ne 
puis-je  citer,  en  son  entier,  un  des  derniers  chapitres 
de  YAdieu  :  De  L'appareil  de  Uâme  au  combat.  Le  titre 
sonne  comme  une  fanfare  guerrière  ;  tout  le  chapitre 
est  une  longue  suite  d'images  qui  pourraient  illustrer 
un  roman  de  Walter  Scott.  Il  y  a  là  du  précieux,  du 
puéril,  mais  balayés  par  une  allégresse  extraordinaire. 
On  nous  mène  vraiment  à  une  fête,  tour  à  tour  belle 
comme  un  tournoi,  amusante,  comme  la  visite  d'un  vieux 
château. 

vieille  théorie  qui  assimile  plus  ou  moins  péché  originel  et  concupiscence. 
Très  certainement  il  aurait  grondé  plusieurs  fois  en  lisant  les  explications 
de  Richeome  sur  les  restes  du  péché  originel.  S'il  n'était  pas  de  Port-Royal, 
doctrinalement,  il  voisinait  avec  lui,  mais  chez  Bossuet,  comme  d'ailleurs 
chez  tout  le  monde,  la  doctrine  formulée  et  oratoirement  orchestrée  n'est 
pas  toujours  l'expression  de  la  vie  profonde.  On  l'a  montré,  jusqu'à  l'évi- 
dence, aussi  «  quiétiste  »,  que  Fénelon  (cf.  mon  Apologie  pour  Fénelon, 
Paris,  1910,  dernier  chap.).  Nous  montrerons  de  même  plus  tard  que,  par 
le  fond  de  sa  vie  intérieure,  il  était  beaucoup  plus  près  de  «  l'esprit  des 
enfants  »  que  nombre  de  ses  écrits  doctrinaux  ne  le  feraient  croire. 


^O  l'humanisme     DÉVOT 

Aussitôt  retirée  en  sa  citadelle  (l'âme  tentée)  pourvoira  de 
garnisons  nécessaires  à  toutes  les  avenues...  contre-minera  tous 
les  lieux  suspects  avec  les  engins  de  prudence  ;  fermera  les 
cinq  portes  des  sens  extérieurs,  la  grille  des  sens  intérieurs 
abaissée,  bouchant  les  entrées  aux  espions  de  curiosité,  et  à 
toutes  mettra  leurs  corps  de  garde  des  vertus  ;  ...  n'oubliera  de 
faire  la  patrouille  sur  la  nuit  de  cette  tentation,  marchant  pre- 
mier l'examen  de  conscience  ;  et  visitera  tous  les  forts  et  dé- 
fenses, pour  reconnaître  si  d'aventure  il  y  aurait  quelque  enfant 
de  paresse  ou  de  vaine  gloire  caché...  lequel,  elle  trouvant,  le 
fera  aussitôt  ou  corriger,  ou  déloger  par  la  secrète  porte  de 
confusion,  pour  ne  donner  l'alarme  sans  fruit. 

Par  là-dessus,  jeûne,  cilice  et  le  reste.  Enfin,  le  démon 
paraît.  L'âme 

marchera  aux  murailles  avec  ses  saintes  compagnes,  plus 
fortes  amazones  que  jadis  les  anciennes  ne  furent,  qui  sont  les 
vertus...  La  pénitence  ira  des  premières  portant  le  drapeau 
aux  armoiries  de  sable,  semé  de  larmes,  avec  un  Tau  d'argent, 
le  chef  des  armoiries  d'azur  et  une  couronne  d'or  chargée  de 
douze  pierres  précieuses,  de  pourpre,  de  gueule,  de  sinople 
el  d'azur,  trois  de  chaque  couleur  entremêlées  par  art  \ 

On  nous  expliquera  ce  blason  symbolique.  Mais  tel  quel, 
il  nous  suffît.  L'éblouissement  de  ces  couleurs  donnerait 
au  plus  lâche  du  courage  et  de  la  joie.  N'oubliez  pas  que 
le  démon  grimpe  déjà  sur  le  rempart.  L'âme  le  voit  bien, 
mais  pendant  qu'il  fait  rage  en  pure  perte,  elle  se  délecte 
à  contempler  ses  propres  armes  et  sa  bannière.  Peut-elle 
craindre  qu'il  la  séduise?  Non,  la  grâce  est  là,  et  notre 
nature  qui  est  «  de  haïr  ce  qui  est  laid  et  mauvais  comme, 
au  contraire,  d'aimer  ce  qui  est  beau  et  bon  ».  Que  si  le 
démon  «  fait  plus  grande  violence  », 

la  raison  dira,  parlant  en  son  silence  à  la  volonté  :  ...  Donne- 
ras-tu ton  amour  à  celui  qui  est  extrêmement  laid  et  méchant, 
coquin  et  pauvre   en  tout,   sinon  en   ruses,   iniquités  et  sup- 

(i)  JJ Adieu  de  lUîme...,  pp.  20tj-2ii.  Un  autre  tableau  féodal  avait 
précédé  celui-ci.  On  y  voyait  «  la  sensualité...  qui  toujours  épie  do  la 
basse  guérite  »  par  le  moyen  des  sens,  «  la  raison  qui  en  est  la  haute 
tour  »,  fie,  p.  'io?). 


LOUIS     RICHEOME  6l 

plices...  Le  serviras-tu  à  tels  gages?  Abandonneras-tu  la  sou- 
veraine beauté...  qui,  de  rien,  a  fait  ce  beau  monde  pour  toi, 
sravant  Timaffe  de  sa  sainte  divinité  en  toi,  afin  de  te  faire 
capable  d'un  plus  beau  monde  ^ 

D'émerveillement  en  émerveillement,  de  fête  en  fête, 
de  victoire  en  victoire,  Fâme  arrive  enfin  au  dernier 
combat,  facile,  joyeux  comme  tous  les  autres.  Mais  ici, 
devant  la  mort,  Richeome  paraît  encore  plus  humain,  s'il 
est  possible.  Certains  passages  de  son  noble  poème  : 
V Adieu  de  Vâme  dévote  laissant  le  corps^  égalent  presque 
l'œuvre  fameuse  de  Newman,  ce  Dreaiii  of  Gerontias  qui 
fut  la  dernière  lecture  de  Gordon  mourant.  L'heure  a 
passé  des  jeux  enfantins  et  des  prouesses  de  plume.  11 
n'y  a  plus  là  que  gravité,  sérénité  et  tendresse.  Le  «  cher 
compagnon  »  de  l'âme  essaie  d'abord  de  la  retenir. 

Le  Corps.  Hélas  !  qui  te  contraint  te  départir  de  moi? 

UAme.  De  Dieu,  juste  et  puissant,  Tirrévocable  loi. 

Le  Corps.  Cette  loi  nous  a-t-elle  unis  pour  nous  dissoudre  ? 

U Ame,  Elle  veut  que  tout  corps  mortel  devienne  poudre. 

Le  Corps.  Dieu  me  forma  pour  t'être  un  logis  éternel. 

UAme.  Ce  dessein  fut  rompu  par  Adam  criminel... 

Le  Corps.  Et  qui  me  recevra,  délaissé  de  toi,  Dame? 

UAme.  La  mère  des  mortels  en  dépôt  sous  la  lame. 

Le  Corps.  Que  ferai-je  reclus  en  tel  hébergement? 

UAme.  Sans  douleur,  dormiras  jusques  au  Jugement. 

Pour  le  consoler,  elle  lui  promet  une  résurrection, 
certaine,  prochaine.  «  Le  terme  n'est  pas  loin  »  où  sa 
((  dissoute  nature  »,  «  ralliée  »  par  Dieu,  il  deviendra 

Impassible,  subtil,  léger,  resplendissant, 
Comme  le  ciel,  l'esprit,  l'éclair,  l'astre  luisant. 

Bientôt,  doucement,  il  cesse  de  se  plaindre,  il  accepte, 
il  bénit  l'épreuve  suprême. 

Le  Corps.  Adieu  donc,  jusqu'alors,  puisqu'il  est  nécessaire. 
UAme.      Adieu,  chère  partie,  adieu,  mon  aîné  frère. 

(i)  L'Adieu  de  lûinc...^  pp.  207,  208. 


6j.  L    H  i:  M  A  N  IS  MK      D  K  VOT 

Le  Corps.  Adieu,  ma  douce  vie,  adieu  mes  vrais  amours... 
Va,  prends  possession  de  ce  noble  héritage. 
Désormais  dedans  moi  tu  languis,  ta  langueur 
Me  dérobe  les  sens  et  flétrit  ma  vigueur. 
Mon  oreille,  mon  œil  manquent  à  leur  office  ; 
De  mes  membres  aucun  ne  te  prête  service; 
La  glace  entre  en  mes  os,  pour  la  mort  y  loger, 
Chez  moi  tu  ne  peux  pas  longuement  héberger. 
Adieu,  ma  vie,  adieu,  je  consens,  prends  la  voie 
Selon  ton  grand  désir,  de  Timmortelle  joie. 

UAinc.      Adieu,  ne  sois  marri  si,  première,  je  vais, 

Té  laissant  ici-bas,  voir  le  grand  Roi  des  rois. 
Ton  jour  viendra  un  jour,  sans  longuement  attendre, 
Que,  dévalant  des  cieux,  viendrai  pour  te  reprendre. 
Jusques  à  ce  jour-là,  toi,  sépulcre  marbré, 
Garde  fidèlement  ce  mien  gage  sacré. 
Garde-le  jusqu'alors  que  la  claire  trompette 
Du  monde  et  des  mondains  sonnera  la  retraite, 
Proclamant  les  Etats  des  âmes  et  des  corps... 

Ici,  l'âme  qui  se  voit  déjà  elle-même  «  d'un  trait  plus 
pénétrant  »,  a  une  seconde  d'angoisse,  mais  la  confiance 
revient  aussitôt.  Vois,  dit-elle  à  Dieu, 

Vois  mes  iniquités  rayées  par  ta  grâce, 

Vois  le  sang  de  ton  fils  qui  tous  péchés  efTace... 

enfin  c'est  le  grand  adieu. 

Adieu,  ma  chair,  je  sors,  sans  plus  te  donner  peine, 
Portée  par  le  vol  de  ta  dernière  haleine. 
Et  vole  à  toi,  mon  Dieu,  suprême  charité. 
Niche-moi  dans  le  sein  de  ta  félicitée 


(i)  V Adieu  de  lame,  pp.  2-G.  Ce  poème  que  Riclieome  avait  sans  doute 
déjà  dans  ses  papiers  est  devenu  le  prélude  et  la  matière  de  tout  1  ou- 
vrage qui  est  censé  le  commenter.  Dans  les  derniers  chapitres,  l'auleur  a 
placé  un  autre  poème  parallèle  :  Le  débat  angoissant  de  lame  déses- 
pérée sortant  du  corps,  pp.  182-185.  Ce  n'est  ni  très  bon  ni  tout  à  l'ait 
mauvais.  Ces  deux  poèmes,  avec  la  tragédie  mentionnée  plus  haut,  les 
vers  du  Catéchisme  royal  et  quelques  cantiques,  insérés  dans  le  Pèlerin 
de  Lorette,  forment,  je  crois,  tout  le  bagage  poétique  de  Richeome. 
Encore  no  suis-je  pas  sûr  que  les  cantiques  lui  appartiennent.  En  tout  cas, 
ils  ne  iii''".-llenL  ])as  d'èlre  cih's. 


LOUIS     llICHEOME  (yi 

YIII.  Notre  but  principal  étant  ici  d'analyser  la  pensée, 
rimagination  et  la  sensibilité  religieuse  du  xvii°  siècle 
commençant,  nous  n'avons  pas  à  nous  étendre  sur  le 
mérite  littéraire  ou  sur  les  défauts  de  Richeome.  Très  lu, 
très  admiré  de  ses  contemporains,  son  influence,  qui  fut 
grande,  paraît  d'autant  plus  significative  qu'elle  représente 
plus  exactement  une  des  maîtresses  forces  du  catholicisme 
français  à  cette  époque,  la  Compagnie  de  Jésus.  Gomme 
écrivain,  il  n'était,  me  semble-t-il,  ni  des  plus  grands,  ni 
des  moindres  ;  ni  Rabelais,  ni  Amyot  —  ces  incomparables 
—  ni  même  Henri  Estienne,  mais  au  moins  l'égal  de  Pas- 
quier,  ce  dernier  plus  savant,  certes,  que  Richeome  et 
peut-être  plus  intelligent,  mais  aussi  moins  artiste,  moins 
alerte  et  moins  divers.  Je  crois  en  efFet  que  le  jésuite 
vaut  surtout  par  la  richesse  et  la  variété  de  ses  dons.  Il 
n'est  le  premier  en  rien,  mais  le  troisième  ou  le  quatrième 
en  tout.  Il  devise,  il  décrit,  il  raisonne,  il  raconte  en 
homme  qui  fait  de  sa  plume  tout  ce  qu'il  veut.  Copieux  et 
truculent  à  l'insigne  manière  du  xvi°  siècle,  il  annonce 
aussi  déjà  la  discrétion,  la  retenue  qui  vont  bientôt  triom- 
pher et  sur  tant  de  ruines  !  Moins  parfait,  mais  combien 
plus  français  que  Bouhours  !  On  trouve  chez  lui  tour  à 
tour  la  fraîcheur,  le  tumulte  de  la  jeunesse  et  la  sagesse 
malicieuse  d'un  vieillard  indulgent.  Du  reste  il  avait  eu  de 
bons  maîtres;  s'il  avait  peu  lu,  semble-t-il,  ses  contempo- 
rains de  langue  française  —  il  ne  les  cite  presque  jamais, 
lui  très  exact  à  donner  ses  sources  —  il  avait  appris  à 
écrire  dans  le  commerce  de  Cicéron.  Il  mettait  Homère  et 
Platon  au-dessus  de  tout,  Homère  que  les  jésuites  pro- 
chains sacrifieront  souvent  à  Virgile.  Avec  cela,  une  foule 
de  pressentiments,  de  curiosités  modernes,  ou  même 
modernistes.  Ses  rythmes  sont  beaux,  expressifs,  souples 
et  sonores.  Il  y  aurait  même  un  certain  profit  à  les  étudier 
en  détail.  Qui  ne  goûterait,  par  exemple,  l'orchestration 
verbale  de  cette  brève  anecdote  : 


6\  L    HUMANISME     DÉVOT 

(Saint  Macaire),  une  fois,  emmy  le  désert,  surpris  du  tard, 
prit  son  logis  dedans  un  sépulcre  où  il  soupa  à  souhait  de  la 
méditation  de  la  mort  ;  et  qui  fut  plus,  le  diable,  toute  la  nuit 
bruyant  et  faisant  craquer  d'une  ciFroyable  façon  les  os  des 
corps,  ne  le  sut  jamais  faire  déloger,  et  demeura,  ce  bon  cham- 
pion, maître  du  logis,  en  dépit  de  trois  hôtes  épouvantables, 
du  diable,  de  la  mort  et  de  la  nuit^ 

Il  se  fait  ou  se  laisse  lire.  Don  royal  qui  prime  tous  les 
autres,  il  n'est  jamais  ennuyeux.  J'ignore  s'il  raturait  beau- 
coup ses  brouillons  et  je  lui  prêterais  plutôt  un  grain  de 
paresse.  Mais  écrire  lui  est  un  plaisir.  Gomme  François  de 
Sales,  il  adorait  le  métier  et  comme  lui,  il  en  savait  les  mille 
secrets.  Primesaut,  joie,  science,  en  faut-il  davantage  ? 
Ayant  longuement  réfléchi  sur  l'art  d'écrire,  et  à  sa  façon 
menue,  infinitésimale,  il  avait  ou  croyait  avoir  découvert 
la  pierre  philosophale,  «  l'artifice  pour  acquérir  une  belle, 
une  riche  et  une  copieuse  élocution  ».  Nous  savons  ce 
détail  alléchant  par  la  lettre  d'un  jeune  jésuite  qui  supplie 
Richeome  de  lui  passer  la  clef  d'or.  Richeome  fit  la  sourde 
oreille  et  brûla,  sans  doute,  son  ars  dicendi.  Un  scrupule 
candide  et  touchant  lui  défendait  de  livrer  au  public  un 
secret  si  beau  mais  si  dangereux.  Il  craignait  «  que 
quelque  tête  plus  ingénieuse  que  vertueuse  »  n'en  «  mé- 
susât  »  «  pour  battre  l'innocence  »  ■.  C'est  grand  dommage. 
Du  moins  ai-je  découvert  une  de  ses  recettes  littéraires, 
égarée,  avec  d'autres  perles,  dans  Y  Académie  dlionneur. 
Elle  se  résume  ainsi  :  Aimez  les  mots,  tous  les  mots  de 
votre  langue,  et  non  seulement  les  abstraits,  chargés 
d'orgueil  et  vides  de  moelle,  mais  les  concrets,  les  mots  de 
l'atelier,  de  la  rue,  des  champs.  Pour  les  mots  des  prédica- 
teurs et  des  philosophes  — deux  ou  trois  cents,  et  encore  ! 
—  vous  les  avez  au  bout  de  la  plume.  Sortez  de  cette 
prison  et  de  ce  désert.  Gagnez  le  pays  où  l'on  parle  dru, 

(i)  L'Adieu  de  l'âme,  p.  65. 

(?.)  Cf.  Beutuand,  op.  cit.,  pp.  3oi,  j02. 


LOUIS     UICHEOME  G'i 

OÙ  naissent  et  pullulent  les  beaux  proverbes.  Mettez- 
vous  à  l'école  des  humbles,  de  tous  les  humbles,  bêtes  et 
gens. 

La  soumission  à  recevoir  instruction  des  bêtes  comme  des 
gens  simples  et  de  petite  condition,  avec  le  fruit  d'humilité, 
porte  encore  louange  de  prudence  et  de  sagesse  \ 

et  de  slylo.  Prenez-moi,  écrit-il  encore,  le  plus  parfait 
orateur, 

combien  de  mots  et  façons  de  parler  ignore-t-il  en  sa  propre 
langue  ?  Combien  trouvera-t-on  de  gens  simples  qui  lui 
enseigneront  ce  qu'il  ne  sait  en  son  langage  maternel?  Qu'il 
parle  à  un  laboureur,  à  un  vigneron,  à  un  marinier,  à  un 
veneur  ;  qu'il  entre  dans  la  boutique  d'un  orfèvre,  d'un 
peintre,  d'un  serrurier,  d'un  cordonnier  et  d'autres  artisans 
d'une  bonne  ville  ;  qu'il  nomme,  s'il  peut,  leurs  outils,  leurs 
actions  et  ouvrages  et  leurs  parties,  et  s'il  se  trouve  muet  en 
mille  et  mille  rencontres,  n'apprendra-t-il  pas,  s'il  sait  ap- 
prendre, qu'il  est  ignorant  d'autant  de  langages  et  mots  en  sa 
patrie  et  en  sa  terre?...  Et  s'il  use  de  ces  mots...  sans  savoir 
leur  signification,  et  emphase,  ne  se  rendra-t-il  pas  ridicule  à 
autant  de  gens  qui  oyront  son  ignorance  éloquente  et  son 
éloquence  ignorante?...  Et  laissant  les  mots  propres  des  arts  et 
sciences,  combien  y  en  a-t-il  en  la  nature  des  créatures,  au 
ciel  et  en  la  terre,  qu'on  ne  saurait  nommer  !  Combien  d'os  et 
de  pièces  au  seul  corps  humain,  ains  en  la  moindre  bestiole, 
dont  les  noms  sont  inconnus,  aussi  bien  que  l'essence,  aux  plus 
éloquents  !  Pourquoi  donc  trancheras-tu  du  Mercure...  et 
lèveras  la  tête  ramée  des  corps  de  ta  vanité,  te  voyant  admiré 
par  une  populace  ignorante,  encore  que  tu  sentes  ta  conscience 
endurer  la  disette  d'une  infinité  de  mots?^ 

Est-ce  Rabelais  qui  parle  de  la  sorte,  ou  Théophile 
Gautier  ?  Richeome  aurait  voulu  tout  connaître  et  pouvoir 
tout  dire.  Son  vocabulaire  me  paraît  beaucoup  plus  riche 
que  celui  de  François  de  Sales  lequel  l'est  encore  beau- 
coup plus  que  celui  de  Fénelon  ou  de  Racine.  Ainsi  notre 

(i)  L'Académie  d'honneur,  p.  394. 
(•i)  Ih.,  ioi-io3. 

I.  5 


66  l'humanismedévot 

langue  ira-t-elle  s'appauvrissant.  Sa  ruine,  nous  assure- 
t-on,  a  fait  sa  gloire.  Qui  le  nie?  La  gaillarde  fille  est 
devenue  reine.  Vaugelas,  Bouhours  ontsurveillé  sa  toilette, 
Voltaire  et  Rivarol,  corrigé  ses  discours  du  trône.  Belle  tou- 
jours, mais  d'une  autre  beauté.  Dieu  fasse  qu'elle  n'ait  pas 
payé  trop  cher  le  sceptre  du  monde  que  doit  lui  décerner 
un  jour  l'Académie  de  Berlin  ! 

De  tous  les  secrets  du  métier,  il  en  est  un  qui  manque 
à  Richeome  et  le  principal.  11  compose  fort  bien  une  page, 
il  ne  sait  pas  faire  un  livret  II  cause,  il  cause.  Moins  spi- 
rituel, moins  sérieux  et  moins  touchant,  il  bavarderait. 
Gomme  un  enfant,  il  est  tout  entier  dans  la  minute  pré- 
sente. Tableaux,  contes,  malices,  jamais  il  ne  résiste  aux 
mille  tentations  du  chemin.  Veut-il  prouver  que  tout  le 
monde  craint  la  mort,  et  que  cette  «  crainte  naturelle  nous 
est  donnée  pour  sauvegarde  de  la  vie  »,  il  songe  soudain  à 
«  divers  exemples  de  l'industrie  des  bêtes  pour  détraper 
leur  vie  de  danger  ».  Tout  un  chapitre  là-dessus.  Mais 
ayant  ouvert  la  porte  de  l'Arche  de  Noë,  il  ne  peut  plus  la 
fermer.  Encore  un  chapitre  :  «  deux  exemples  sur  le  même 
propos,  d'un  lion  tué  par  une  jument,  et  d'un  homme 
échappé  du  danger  d'une  ourse  ».  Cette  dernière  aventure 
remplit  quatre  pages  et  d'un  mouvement  superbe  ^.  Ainsi 
toujours  et  ce  défaut  n'est  que  l'indice  d'une  faiblesse 
plus  fâcheuse.  Richeome  a  l'esprit  myope,  comme  les 
yeux.  Aucune  ampleur,  aucune  envergure.  Nous  avons 
dégagé  de  son  œuvre  une  sorte  de  philosophie,  simple, 
noble  et  bienfaisante.  Elle  y  est,  je  crois,  elle  traduit 
exactement  sa  propre  vie  intérieure.  Mais  ces  vues  d'en- 
semble  qui  ne  sont  même  pas  des  principes,    il  en   est 

(i)  Le  seul  de  ses  livres  qui  soit  vraiment  composé  est  l'Académie 
d'honneur-,  mais  ici  Richeome  tombe  dans  un  autre  excès.  Ce  livre  est 
divisé  comme  un  sermon,  et  il  a  plus  de  six  cents  pages,  un  sermon 
unique,  à  la  Bourdaloue  et  d'une  symétrie  désespérante.  La  formation 
littéraire  que  Richeome  avait  reçue  était,  semble-t-il,  exclusivement  ora- 
toire mais,  très  libre  et  plein  de  verve,  il  s'abandonne,  le  plus  souvent, 
à  son  naturel. 

(2)  L'Adieu  de  l'âme,  pp.  23.   28. 


LOUIS     RICHE  OME  07 

pénétré,  il  les  respire,  si  j  ose  dire,  plutôt  qu'il  ne  les 
conçoit.  La  vie,  chez  lui,  bien  qu'assez  intense,  n'est  pas 
encore  devenue  doctrine.  François  de  Sales,  tout  au  con- 
traire. Lui  aussi,  il  a  commencé  par  vivre  son  livre  avant 
de  l'écrire,  mais  lorsqu'il  met  la  main  à  la  plume,  il 
sait  nettement  ce  qu'il  veut  faire  et  l'esprit  qu'il  veut 
répandre.  Gomme  Richeome,  comme  tout  écrivain  digne 
de  ce  nom,  il  aime,  il  caresse  le  détail,  mais  il  ne  perd 
jamais  de  vue  la  fin  qu'il  s'est  proposée.  Non  pas  que 
V Introduction  soit  un  aussi  rare  chef-d'œuvre  d'ordonnance 
que  le  Traité  de  V amour  de  Dieu.  L'auteur  était  jeune,  il 
n'avait  pas  eu  le  temps  de  mieux  construire  son  livre  et  le 
sujet  souffrait  un  cadre  moins  rigoureux.  L'œuvre  est  une, 
pourtant  et  son  caprice  même  cache  une  direction  très 
consciente,  très  décidée.  Richeome  a  ébauché,  sans  le 
savoir,  quatre  ou  cinq  introductions  à  la  vie  dévote. 
Lorsque  parut  la  véritable  Introduction,  l'unique,  il  ne 
s'est  pas  dit  :  voilà  donc  le  livre  que  je  portais  en  moi,  que 
j'aurais  dû  faire,  que  je  n'ai  pas  fait.  Dans  ce  beau  portrait 
de  lui-même,  dans  cette  expression  achevée  et  définitive 
de  son  propre  génie,  sans  doute,  il  ne  s'est  pas  reconnu  \ 

(i)  Pierre  de  Deimier,  dans  son  Académie  de  V art  poétique  (1610)  place 
Richeome  parmi  les  maîtres  de  ce  temps-là.  «  L'on  voit  qu'aujourd'hui, 
écrit-il,  les  plus  célèbres  écrivains  pour  la  prose  ont  un  style  clair,  doux 
et  majestatif  et  du  tout  vide  défigures  étranges...  on  peut  connaître  claire- 
ment que  M.  le  cardinal  du  Perron,  les  R.  P.  Richeome,  Coton  et  CoëfFeteau, 
M.  le  Président  du  Vair,  le  marquis  d'Urfé  et  M,  Renouard  ont  leurs 
œuvres  toutes  remplies  de  cette  parfaite  façon  d'écrire.  »  Cité  par 
M.  G.  Reynier,  Le  roman  sentimental  avant  l'Astrée,  p.  SSg.  Yoici  main- 
tenant de  quelle  façon  Richeome  sera  jugé  par  ses  propres  frères  en  l'an 
de  grâce  i655.  «  Il  mérita  d'être  appelé  de  son  temps  le  Cicéron  français, 
mais  les  beaux  esprits  trouvent  déjà  fade  et  insipide  cette  éloquence  qui 
est,  à  leur  sens,  remplie  d'expressions  vieillies  et  surchargée  de  méta- 
phores. »  Abram,  //.  de  V Université  de  Pont-à-Mousson,  dans  les  mélanges 
Carayon,  t.  XXII,  p.  137.  —  D'après  Alegarabe,  cité  par  Abram  [ib.,  p.  i38) 
Richeome  aurait  écrit  4  volumes  de  confessions.  Qui  retrouvera  ce  trésor  ? 


CHAPITRE   III 

FRANÇOIS    DE    SALES 

I.  Les  rides  de  Philothée,  —  Sa  gloire  est  d'avoir  vieilli,  de  paraître 
vieille.  —  Hardiesse,  nouveauté,  importance  de  V Introduction  à  la 
vie  dévote.  —  François  de  Sales,  la  Renaissance  et  rhumanisme  dévot. 

lî.  François  de  Sales  humaniste.  —  Son  humanité.  —  Simplicité  et  com- 
plexité. ^  Cordialité  et  faiblesse.  —  La  sensibilité  pieuse.  —  Contem- 
plation des  mystères.  —  Deux  processions.  —  Indépendance  de  cœur. 
—  Le  dédoublement.  —  Activité  et  souplesse  d'assimilation. 

III.  Les  scrupules  de  sa  jeunesse.  —  Le  premier  séjour  à  Paris.  — 
Le  gouverneur.  —  La  grande  tentation.  —  La  Vierge  Noire  de  Saint- 
Etienne-du-Grès.  —  Complications  théologiques  de  la  crise.  —  Consé- 
quences de  la  victoire.  —  Adieux  au  thomisme. 

IV.  Padoiie,  Annecy,  le  Chablais.  —  Mission  diplomatique  à  Paris 
en  1602.  —  Son  importance  dans  le  développement  du  saint.  —  Il  prend 
le  ton.  —  Ptetour  aux  classiques.  —  La  cité  des  saints.  —  François  de 
Sales  et  les  mystiques  parisiens.  —  Effacement  et  observation.  — 
L'épanouissement  final  et  les  premières  lettres  de  direction. 

V.  L'esprit  de  François  de  Sales.  —  Exigences  de  sa  direction.  — 
Mort  de  l'amour-propre.  —  «  Le  plus  mortifiant  de  tous  les  saints  ». 
^^-  Si  la  douceur  de  son  esprit  est  purement  de  surface  ?  —  Suavité 
envers  le  prochain,  envers  Dieu,  envers  soi-même.  —  Guerre  à  toutes 
les  formes  de  l'inquiétude.  —  Les  diversions.  —  L'esprit  de  joie. 

VI.  Théologie  et  philosophie.  —  La  pensée  salésienne  et  ses  caractères.  — 
Fondement  dogmatique  et  expérimental  de  son  optimisme. —  «  L'incli- 
nation naturelle  à  aimer  Dieu  par-dessus  tout  ».  —  L'aube  de  l'amour 
divin  chez  un  infidèle.  —  Talisman  contre  l'obsession  pessimiste  :  la 
distinction  entre  les  deux  parties  de  l'âme.  —  François  de  Sales  et  les 
moralistes  du  grand  siècle.  —  La  liberté  des  âmes.  —  Unité  et  solidité 
du  système  saiésien.  —  François  de  Sales  et  la  civilisation  catholique. 

I.  Philothéequi  n'a  jamais  dédaigné  de  plaire  etqiii  plaît 
encore  sous  ses  cheveux  blancs,  n'aime  pas  les  compli- 
ments ridicules.  Qui  lui  dirait  qu'elle  a  tout  à  fait  gardé 
l'éclat  de  sa  fraîcheur  première  l'amuserait  fort.  Elle  ne 
veut  pas  de  ce  mensonge  qui  d'ailleurs  lui  enlèverait  sa 


1  n  A  N  Ç  O  1  s     D  E     S  \  L  E  S  6ij 

meilleure  gloire.  Elle  a  des  rides,  beaucoup  de  rides  :  si 
vieille  aujourd'hui  qu'on  ne  peut  guère  imaginer  qu'elle 
ait  jamais  été  jeune  et  que  plusieurs  l'aient  jadis,  du  haut 
de  la  chaire,  traitée  d'effrontée.  Sagesse,  prudence,  gra- 
vité sereine,  elle  a  toutes  les  vertus  de  son  âge,  elle  en  a 
aussi  les  demi-défauts.  Elle  dit  les  plus  belles  choses  du 
monde,  mais  que  tous  nous  savons  déjà,  et  qui  sont  deve- 
nues banales  depuis  trois  siècles  qu'elle  les  répète.  Et 
puis,  n'était  la  distinction  exquise,  un  peu  surannée,  de 
ses  manières  et  de  son  langage,  comment  la  distingue- 
rions-nous de  ses  filles  innombrables,  dressées  par  elle 
à  sa  ressemblance,  pénétrées  de  ses  idées?  Non,  elle  ne 
peut  plus  être  pour  nous  ce  qu'elle  fut  pour  nos  pères,  qui 
Taccueillirent,  les  uns  avec  transports,  les  autres  avec 
une  cruelle  défiance.  Quand  elle  fit  ses  premiers  pas  dans 
le  monde,  quelques-uns  la  trouvèrent  d'un  modernisme 
inquiétant,  la  plupart  la  saluèrent  comme  une  libératrice, 
messagère  de  ferveur  et  de  paix.  Aux  âmes  droites  et 
bonnes,  il  semblait  que  cette  fille  du  ciel  ouvrait  des 
terres  nouvelles.  Le  cloître  l'acclamait  aussi  chaudement 
que  le  monde,  ou,  pour  mieux  dire,  grâce  à  elle,  le  monde 
et  le  cloître  semblaient  ne  plus  faire  qu'un.  Avons-nous 
changé  tout  cela?  Non,  et  tout  au  contraire.  Le  message 
de  Philothée  a  été  si  bien  entendu,  il  a  été  repris  par  tant 
d'autres  voix,  qu'il  a  perdu  pour  nous  les  vives  grâces  de 
l'imprévu,  des  révélations  éblouissantes.  Il  n'a  plus  que 
la  tranquille  et  sûre  clarté  des  vérités  éternelles.  Aussi 
avons-nous  quelque  peine  à  nous  expliquer  le  prodigieux 
succès  des  premières  éditions  de  la  Philothée;  aussi 
pensera-t-on  peut-être  que  j'exagère  en  affirmant  que  la 
publication  de  ce  livre  est  une  date  mémorable  dans  l'hisr 
loire  de  la  pensée  et  de  la  vie  chrétienne.  Charme  du 
style,  finesse  et  profondeur  des  analyses  morales,  aucun 
lettré  n'est  insensible  aux  mérites  secondaires  de  Fran- 
çois de  Sales  ;  on  voit  moins  unanimement  l'originalité  fon- 
cière qui  fait  de  son  livre  une  œuvi^e  unique  et  d'une  inipor- 


70  l'humanisme     DÉVOT 

tance  capitale.  L'auteur  de  V Introduction  à  la  vie  dévote  a 
eu  le  sort  de  tant  d'autres  fameux  pionniers.  Le  raccourci 
qu'il  a  tracé  d'une  main  hardie  et  conquérante  est  devenu 
la  route  commune  où  sauf  quelques  attardés,  reveches  ou 
timides,  la  fou^e  se  presse  aujourd'hui.  Il  est  vrai  que  la 
route  porte  le  nom  de  François  de  Sales  ;  mais,  si  nous 
n'y  prenions  garde,  cette  attribution  reconnaissante  nous 
surprendrait.  Il  nous  semble  que,  depuis  toujours,  tout 
le  monde  a  passé  par  là. 

On  le  pense  bien,  l'originalité  de  François  de  Sales  ne 
consiste  pas  à  proposer  une  doctrine  précisément  nou- 
velle. Le  plus  savant  de  ses  admirateurs,  Dom  Mackey 
s'égare  sans  doute  ou  parle  improprement  quand  il  assure 
que  «  l'enseignement  moral  de  l'Eglise  a  été  considéra- 
blement augmenté  par  saint  François  de  Sales ^  ».  Qu'on 
nous  cite  ces  apports  prétendus,  nous  montrerons  aisé- 
ment que  l'auteur  de  V Introduction,  même  lorsqu'il  paraît 
tout  nouveau,  ne  dit  rien  qu'il  n'ait  appris  des  autres  — il 
le  reconnaît  expressément  —  ou  que  d'autres  n'aient  dit 
avant  lui.  Sa  nouveauté  n'est  pas  là,  mais  dans  le  choix 
très  particulier  qu'il  a  voulu  faire  parmi  les  enseigne- 
ments de  ses  devanciers;  mais  dans  les  principes  qui  ont 
dirigé,  soutenu,  animé  sa  diligente  synthèse  ;  mais  dans 
l'accent  très  personnel  de  son  œuvre.  Jean-Pierre  Camus 
l'avait  bien  compris,  lui  qui  s'est  proposé  de  décrire  Ves- 
prit  du  bienheureux  François  de  Sales^  l'esprit,  et  non  les 
théories,  les  systèmes,  comme  il  aurait  fait  pour  saint  Au- 
gustin ou  saint  Thomas.  Quant  à  cet  esprit  lui-même,  il 
n'est  pas  non  plus  tout  à  fait  nouveau.  Et  comment  le 
serait-il,  puisqu'il  ne  saurait  être  qu'une  des  formes  de 
Tesprit  chrétien?  Nous  venons  de  l'entendre  bégayer  sur 
les  lèvres  du  vieux  Richeome.  Le  grand  mérite  de  Fran- 

(i)  OEus>res  de  saint  François  de  Sales,  III,  p.  xxxi.  On  verra  que  si 
je  critique  librement  Dom  Mackey,  j  ai  pour  lui  une  très  grande  admira- 
tion. Rappelons  qu'il  n'était  pas  français.  Beaucoup  de  ses  impropriétés 
de  langage  viennent  de  là.  Mais  enfin,  pour  ma  part,  je  lui  suis  plus  rede- 
vable qu'à  n  importe  quel  autre  commentateur  de  François  de  Sales, 


FRANÇOISDESALES  71 

çois    (le  Sales  est  de  lui  avoir  donné  une  voix,  limpide, 
pressante,  charmante,  de  l'avoir  imposé  au  monde  par  la 
double  autorité  de  son  propre  génie  et  de  sa  personne. 
C'est  l'esprit  de  Thumanisme  chrétien,  de  Sadolet,  par 

-  exemple,  de  Reginald  Pôle,  mais  appliqué  délibérément  à 

-  la  vie  pieuse  et  présenté  à  toutes  les  âmes.  Nous  avons 
^  déjà  marqué  cette  progression  lorsque  nous  expliquions 
\    le  titre  et  le  sujet  du  présent  livre.  L'humanisme  en  soi 

n'est  ni  chrétien  ni  païen  :  il  peut  aisément  devenir  l'un 
ou  l'autre,  suivant  les  dispositions  de  chaque  humaniste. 

V  Quanta  l'humanisme  chrétien, bien  qu'il  ne  repousse  aucu- 
nement, qu'il  implique  plutôt,  le  souci  de  la  vie  intérieure 
et  de  la  perfection  personnelle,  il  fut  assez  ordinaire- 
ment plus  spéculatif  que  pratique.  Il  compte  des  saints 
parmi  ses  adeptes,  mais  il  n'est  pas,  de  lui-même,  école 
de  sainteté.  Dans  tous  les  cas,  il  semblait  réservé,  sinon 
aux  savants   proprement  dits,  du   moins  à   une   élite   de 

.  catholiques  bien  nés  qui  avaient  du  loisir,  de  la  culture  et 
le  goût  des  lettres  anciennes.  Tel  quel,  il  portait  en  lui  et 
ne  pouvait  manquer  de  développer  une  philosophie,  des 
vues  générales  sur  Dieu,  Thomme  et  le  monde.  Philoso- 
phie, d'abord  assez  vague,  assez  incertaine  et  qui  a  dû, 
par  un  long  travail  de  précision  ou  de  correction,  s'accor- 
der enfin  pleinement  avec  la  théologie  orthodoxe.  C'est 
ainsi  que  nous  avons  vu  l'humanisme  chrétien,  dûment 
allégé  de  tout  élément  suspect,  siéger  triomphalement 
!>  parmi  les  Pères  de  Trente  et  marquer,  de  sa  noble  em- 
preinte, quelques-unes  des  décisions  les  plus  remar- 
quables —  je  voudrais  pouvoir  dire,  sensationnelles,  epoch- 
making^  car  elles  l'étaient  en  effet  —  de  ce  magnifique 

p  concile.  Philosophie,  théologie,  savantes  disciplines  aux- 
quelles la  foule  n'est  pas  invitée,  mais  qui  visent  néan- 
moins l'éducation  morale  et  la  sanctification  de  tous. 
Restait  donc,  après  cette  lente  évolution  qui  avait  défini- 
tivement annexé  le  meilleur  humanisme  à  la  haute  pensée 
chrétienne,    restait    une    suprême    expansion    qui   ferait 


l'humanisme   dévot 


pénétrer  cette  haute  pensée  chrétienne  dans  la  vie  com- 
mune des  simples  fidèles.  A  ce  travail,  aussi  difficile  que 
le  premier,  et  somme  toute,  plus  important,  écrivains  et 
prédicateurs,  Richeome,  par  exemple,  se  sont  consacrés 
d'assez  bonne  heure,  mais,  quoi  qu'il  en  soit  de  ces  ten- 
tatives, l'Eglise,  au  début  du  xvii'^  siècle,  attendait  encore 
l'homme  de  génie  qui  réaliserait  parfaitement  cette  adap- 
tation, cette  vulgarisation  nécessaire.  François  de  Sales  a 
paru,  mettant  si  Ton  peut  ainsi  parler,  toute  la  renais- 
sance chrétienne,  à  la  portée  des  plus  humbles,  dans  un 
petit  livre  de  dévotion. 

II.  Une  thèse  de  doctorat  nous  l'a  prouvé  dernièrement  et 
par  le  menu  :  François  de  Sales,  élève  appliqué  des 
jésuites,  est  un  humaniste  tout  court,  au  sens  profane  du 
mot,  comme  on  l'était  à  la  lin  de  la  Renaissance  \  Il  a  fait 
d'excellentes  humanités  ;  il  tient  ses  classiques  au  bout 
de  la  plume,  les  poètes  latins  surtout;  il  écrit  lui-môme 
un  joli  latin,  maniéré,  sémillant,  précieux,  qui  l'a  conduit 
insensiblement  au  français  de  V Introduction  à  la  vie  dé" 
vote,  puis  à  celui  du  Traité  de  V amour  de  Dieu  qui  vaut 
mieux  encore.  Mais  à  lui  tout  seul,  et  pour  nous  du  moins, 
cet  humanisme-là,  indice  parfois  trompeur  d'un  huma- 
nisme véritable,  ne  tirerait  pas  à  conséquence.  L'homme 
ici,  le  directeur,  le  saint,  nous  intéresse  plus  que  le 
styliste  et  cet  homme  est  en  effet  un  des  plus  humains 
qu'on  ait  jamais  vus.  A  bien  prendre  cette  noble  qualité 
que  r Apôtre  n'a  pas  craint  d'appliquer  au  Christ,  tout  ce 
qu'on  peut  dire  de  François  de  Sales  se  ramène  là.  «  Je 
suis  tant  homme  que  rien  plus-  )>  disait-il.  «  Eh  quoi! 
n'avons-nous  pas  un  cœur  humain  et  un  naturel  sensible  \  )> 
Il  ajoute  ailleurs  avec  une  précision  nouvelle  :  «  Je  ne 
suis  point  homme  extrême  et  me  laisse  volontiers  empor- 

(i)  A.  Deh'lanque,  Saint  François  de  Sales  humaniste  et  écri\>ain 
latin,  Lille,  1907. 

(a)   OEuvres..,,  XIII,  p.  33o. 

(  Jj   //;...,  XIV,  p.  264. 


iiiA.NCOis    UE    sali:  S  n'i 

ter  à  miliger  '  n.  Ainsi  l'ait,  donuez-lin  des  âmes  ù  con- 
duire et  il  éc^rira  pour  elles  V Introduction.  «  Palmelio,  dira 
plus  lard  J.-P.  Camus  qui,  dans  son  roman  de  Parthénice, 
a  donné  ce  nom  symbolique  à  François  de  Sales,  Palmelio 
nous  mène  au  royaume  de  Dieu  avec  une  gerbe  toute 
florissante  et  pleine  de  doux  fruits  d'honneur  et  de  sua- 
vité '\  » 

Nous  n'avons  de  lui  que  des  portraits  irritants,  Philippe 
de  Champagne  étant  venu  au  monde  vingt  ans  trop  ta^d^ 
Mais  nous  savons  à  n'en  pas  douter  qu'il  était  beau  à  voir, 
d'une  beauté  fleurie,  vermeille,  éclatante  qui  lui  causa  de 
nombreux  ennuis.  «  Il  a  été  souvent  tenté  et  rudement 
par  diverses  personnes  »  raconte  sainte  Chantai'.  Com- 
ment le  sait-elle?  Eh!  c'est  lui-même  qui  le  lui  a  dit. 
Bonne  occasion  de  rappeler  que  la  délicatesse  a  des 
nuances  changeantes  et  que  le  xvii°  siècle  n'est  pas  le  xx'^; 
bonne  occasion  de  défendre  en  passant  l'honnête  Camus 
du  sot  reproche  que  lui  font  quelques-uns  pour  les  naïves 
libertés  de  ses  romans,  approuvés  du  reste  par  François 
de  Sales.  Aussi  pur  qu'on  peut  l'être  ici-bas,  celui-ci  ne 
craignait  aucunement  de  faire  à  la  très  pure  Jeanne  de 
Chantai  des  confidences  qu'un  évêque  d'aujourd'hui  gar- 
derait pour  soi.  Il  écrivait  en  effet  à  la  sainte  au  sujet  de 
deux  prêtres  apostats  qu'il  venait  de  convertir  : 

Ce  m'a  été  une  grande  consolation  de  les  voir  revenir  entre 
les  bras  de  l'Eglise. . .  Hélas  !  ils  étaient  religieux,..  La  jeunesse, 
la  vaine  gloire  et  la  chair  les  avaient  emportés  en  cet  abîme... 
O  Dieu,  quelle  grâce  ai-je  reçue  d'avoir  été  tant  de  temps,  et 
si  chétif,  parmi  les  hérétiques,  et  si  souvent  invité  par  les 
mêmes  amorces,  sans  que  jamais  mon  cœur  ait  seulement  voulu 
regarder  ces  infortunés  et  malheureux  objets  '\ 

(i)   Œuvres...,  XIV,  p.  jq. 
[i)  Parthcnice,  p.  3^)3. 

(3)  Il  n'avait  que  vingt  ans  au  momcut  de  la  mort  de  François  de  Sales. 
En  revanche,  il  a  fait  un  très  beau  portrait  de  Camus  (musée  de  Gand) . 

(4)  OEuvves  de  sainte  Jeanne  de  C/iantal,  II,  149. 

(5)  OEw^ves.,.,  XIV,  pp.  37,  38. 


74  L    HUMANISME     DEVOT 

Une  autre  fois  il  écrit  encore  : 

Mais  moi,  attaqué  par  tant  de  moyens,  en  un  ûge  frôle  et 
fluet,  pour  me  rendre  à  l'hérésie...  et  que  jamais  je  ne  lui  ai 
pas  seulement  voulu  regarder  au  visage^  sinon  pour  lui  cracher 
sur  le  nez  ^ 

Comme  on  le  voit,  il  flairait,  sous  de  tels  pièges,  une  ma- 
nœuvre hérétique.  C'est  possible,  mais  à  Paris  et  à  Padoue, 
villes  très  catholiques,  il  fut  en  butte  à  des  obsessions  du 
même  genre.  Les  biographes  nous  ont  laissé  là-dessus  de 
trop  longs  détails  que,  de  son  côté,  J.-P.  Camus,  —  il  les 
tenait  sans  doute  de  François  de  Sales  —  a  dramatisés 
dans  le  roman  de  Parthéiiice.  Etranges  anecdotes  qui 
datent  de  la  fin  de  son  adolescence  et  qui  nous  le  montrent 
crédule  encore  et  candide  comme  un  enfant.  Plus  que  les 
livres,  Pexpérience  Ta  rendu  prudent. 

Montagnard,  d'un  esprit  subtil  et  que  l'observation 
avait  rendu  un  peu  défiant,  il  n'était  pas  simple  et  de 
beaucoup  s'en  fallait.  Mais  de  toute  la  pente  de  son  cœur 
profond,  il  tendait  à  la  candeur  des  enfants.  Prudence  du 
serpent,  simplicité  de  la  colombe,  il  avait  médité  souvent 
cette  consigne  dont  sa  vie  de  prêtre  avait  confirmé  la  sa- 
gesse et  qui  pourtant  le  gênait. 

Je  ne  sais  si  vous  me  connaissez  bien,  écrivait-il  à  sainte  Chan- 
tai ;  je  pense  que  oui,  pour  beaucoup  de  parties  de  mon  cœur. 
Je  ne  suis  guère  prudent  et  si  (pourtant)  c'est  une  vertu  que 
je  n'aime  pas  trop.  Ce  n'est  que  par  force  que  je  la  chéris, 
parce  qu'elle  est  nécessaire,  je  dis  très  nécessaire  et  sur  cela 
je  vais  tout  à  la  bonne  foi,  à  l'abri  de  la  Providence  de  Dieu. 
Non,  de  vrai,  je  ne  suis  nullement  simple,  mais  j'aime  si 
extrêmement  la  simplicité  que  c'est  merveille.  A  la  vérité 
dire,  les  pauvres  petites  et  blanches  colombelles  sont  bien 
plus  agréables  que  les  serpents,  et  quand  il  faut  joindre  les 
qualités  de  Tune  h  celles  de  l'autre,  pour  moi,  je  ne  voudrais 
nullement  donner  la  simplicité  de  la  colombe  au  serpent,  car 
le  serpent  ne  laisserait   pas  d'être  serpent,   mais  je  voudrais 

(i)   ()Eus>res...,  XIV,  p.  y4. 


FRANÇOIS     DE     SALES  75 

donner  la  prudence  du  serpent  à  la  colombe,  car  elle  ne  lais- 
serait pas  d'être  belle...  La  fâcheuse  duplicité,  c'est  celle  qui 
a  une  bonne  action  doublée  d'une  intention  mauvaise  ou 
vaine  \ 

Ce  texte  capital,  merveilleux  de  finesse,  nous  éclaire 
toute  une  famille  d'âmes,  droites  et  compliquées  tout 
ensemble,  sûres  et  insaisissables,  qui  déconcertent  les 
simples.  Colombe  et  serpent.  Fénelon  était  de  ces  âmes, 
mais  chez  lui,  c'est  le  serpent,  un  bon  serpent,  qui  est 
devenu  colombe,  chez  François  de  Sales,  c'est  la  colombe 
qui,  sans  plus  de  joie  que  d'effort,  a  pris  les  qualités  du 
serpent. 

«  Il  écoutait  tout  le  monde  paisiblement  et  si  longtemps 
que  chacun  voulait;  la  façon  et  le  parler  de  ce  bienheu- 
reux étaient  grandement  majestueux  et  sérieux,  mais  tou- 
tefois le  plus  humble,  le  plus  doux  et  naïf  que  Ton  ait 
jamais  vu...  Il  parlait  bas,  gravement,  posément,  douce- 
ment et  sagement..,  il  ne  disait  rien  de  trop,  ni  de  trop 
peu,  ains  ce  qui  était  nécessaire...  parmi  les  affaires  sé- 
rieuses, il  jetait  des  mots  de  grande  affabilité  cordiale^.  » 
Ces  lignes  de  sainte  Chantai  nous  le  montrent  mieux  que 
n'aurait  fait  le  plus  grand  peintre.  Un  trait  m'arrête  néan- 
moins, cette  majesté  sur  laquelle  la  sainte  revient  à  plu- 
sieurs reprises.  Très  certainement,  il  était  comme  elle  l'a 
vu,  avec  un  je  ne  sais  quoi  pourtant  qu'elle  a  bien  vu, 
mais  qu'elle  a  mieux  aimé  ne  pas  dire.  Une  légende  trop 
répandue  fait  de  lui  un  violent  qui  se  serait  héroïquement 
transformé  en  un  miracle  de  douceur.  Timide  et  faible 
plutôt,  presque  trop  bénin.  Les  quelques  peccadilles 
d'impatience  qu'on  lui  connaît  sont  d'un  homme  paisible 
et  lent,  irrité  soudain  pour  une  minute  par  qui  le  presse 
ou  le  bouscule.  D'instinct,  il  céderait  toujours  et  s'il  lui 
faut  se  vaincre,  c'est  pour  se  résigner  à  la  raideur,  à  la 

(i)  Œuvres...,  XIII,  pp.  3o3,  3o4. 

(a)    OEuvres  de  sainte  Chantai,  II,  pp.  2 21,  2^2,  169. 


76  l/ HUMANISME     DÉVOT 

résistance.  Ce  qu'il  veut,  certes  il  le  veut  bien  et  d'une 
volonté  de  montagnard,  mais  toute  lutte  de  front  le  con- 
trarie. Tendance  si  naturelle  chez  lui  qu'il  lui  obéit  encore, 
d^ine  façon  toute  sainte  comme  nous  verrons  bientôt, 
jusque  dans  le  combat  spirituel.  «  Quand  vous  rencon- 
trerez des  difficultés  et  contradictions,  enseigne-t-il,  ne 
vous  essayez  pas  de  les  rompre,  mais  gauchissez  dextre- 
ment^  »  «  Que  voulez-vous,  répondait-il  un  jour  au  P.  Binet 
qui  lui  reprochait  d'accepter  trop  de  sermons,  c'est  mon 
humeur  qui  me  porte  à  cette  condescendance;  je  trouve 
le  mot  non  si  rude  au  prochain  que  je  n'ai  pas  le  cou- 
rage de  le  prononcer  lorsque  on  me  demande  quelque 
chose  de  raisonnable  ".  »  «  Je  ne  contredis  jamais  à  per- 
sonne »,  dit-il  encore  ^  Autant  que  faire  se  peut,  cela  va 
de  soi. 

A  l'occasion,  il  sait  parler  ferme.  «  Moi  qui  ai  quelque- 
fois du  courage  »  %  dit-il.  On  le  voit  bien  à  certaines 
lettres  de  lui,  calmes  toujours,  mais  de  bonne  encre.  Pour 
peu  néanmoins  que  son  devoir  le  lui  permette,  il  cède,  il 
cède  toujours.  Sur  une  question  qui  avait  à  ses  yeux  beau- 
coup d'importance,  je  veux  dire  sur  les  règles  de  la  Visi- 
tation, si  laborieusement  rédigées  par  lui,  n'a-t-il  pas  cédé 
presque  sans  combat,  aux  singulières  exigences  du  cardi- 
nal de  Marquemont?  Humilité  ?  Je  veux  bien,  mais  teintée 
de  quelque  faiblesse.  Au  demeurant,  ses  familiers  savent 
qu'il  n'est  pas  terrible,  qu'ils  n'ont  pas  à  se  gêner  avec 
lui.  Soit  à  Paris,  soit  même  à  Padoue  il  se  laisse  traiter 
par  son  gouverneur  en  petit  garçon  ;  évoque,  il  bat  en 
retraite  devant  son  valet  de  chambre,  le  farouche  Rolland 
qu'un  des   premiers  biographes    du    saint  nous   montre 


(i)  ()Eu\>rcs...,  Xll,  p.  S'Sij. 

(i)  Cité  par   E.    Griselle.    Panégyrique  de   saint   François   de  Sales, 

p.  II  (cf.  Etudes  religieuses,  mars  1868). 

('))  O/ùn'res...,  yi\U,  p]).  '12S,  229. 

(j)  Ji).,   XVi.    •2-J.'j. 


lltANCOlS     1>K      SALKS  77 

«  Iranchant,  ('oii[)ant  et  ordonnant  de  tout  sans  contradic- 
tion »  \ 

Si  vous  n'avez  pas  du  beau  papier  pour  écrire,  mande-t-il  a 
sainte  Chantai,  envoyez-en  prendre  vers  M.  Rolland,  mais  h 
votre  nom,  car,  si  c'était  au  mien,  il  se  courroucerait,  parce 
que  j'en  ai  trop  dépensé  la  semaine  passée  '\ 

D'autres  encore,  je  le  crois,  du  moins,  —  et  par  exemple 
son  frère  Jean-François  qui  devait  lui  succéder  —  le  har- 
celaient vivement,  critiquant  ses  actes  et  ses  idées,  attri- 
buant sa  débonnaireté  «  à  bêtise  »,  c'est  lui-même  qui  l'a 
dit  un  jour,  excédé  ^  Je  n'oublie  pas  qu'il  parle  souvent  des 
efforts  qu'il  a  dû  faire  pour  devenir  pacifique.  Mais  c'était 
surtout  vis-à-vis  de  Dieu  et  de  lui-même,  non  du  prochain. 
Prendre  en  patience  ses  propres  infirmités,  assister  sans 
émoi  aux  retours  offensifs  du  vieil  homme,  se  résigner  aux 
silences  de  Dieu,  il  n'était  pas  arrivé  d'emblée  à  la  paix 
intérieure.  «  L'édifice  auquel  je  travaille,  disait-il  encore 
en  1609,  est  de  bien  établir  mon  âme  dans  une  constante 
paix\  »  Quant  à  la  douceur  proprement  dite,  qui  sera 
naturellement  doux,  s'il  ne  l'était  pas?  "  Cette  douceur  faite 
de  bienveillance,  de  compassion,  de  gentillesse  mondaine 
et  de  charité  chrétienne  n'est  pas  exactement  la  tendresse 
que  Ton  pourrait  croire,  ou,  si  l'on  aime  mieux,  cette  ten- 
dresse est  plus  spirituelle  que  profonde.  Non  pas  qu'il 
manque  de  sensibilité,  mais  son  coeur  est  comme  un 
domaine  fermé  qu'il  n'entr'ouvre  qu'avec  des  précau- 
tions infinies  et  où  ne  pénètrent  tout  à  fait  que  les  affec- 

(i)   OEuvres..  .^  XYI,  p.  141. 

(2)  Ib.,  XYI,  p.  i4i. 

(3)  Ih.,  VI,  p.  4ii- 

(4)  Ib.,  XIV,  p.  117. 

(5)  Un  de  ses  amis  lui  fait  dire  :  «  Quand  j'étais  jeune  garçon  je 
m'adonnais  à  l'exercice  de  la  douceur...  »  (cité  par  E.  Griselle,  Panégy- 
rique... p.  8.)  Il  n'y  a  pas  lieu  de  contester  l'authenticité  du  propos, 
d'abord  parce  qu'on  n'est  jamais  trop  aimable,  ensuite  parce  que  le  jeune 
François  de  Sales,  timide,  réservé,  un  peu  fermé,  a  dû  faire  efîbrt  pour  se 
montrer  au  dehors  affable  et  cordial. 


78  l'humanisme     DÉVOT 

lions  célestes.  Ses  livres,  d'où  le  miel  ruisselle,  nous 
révèlent  encore  imparfaitement  l'étonnante  suavité  de  sa 
vie  intérieure.  Pour  bien  le  connaître  sous  cet  aspect, 
il  faut  lire  les  lettres  à  sainte  Chantai  où  il  résume  sou- 
vent et  reprend  sa  propre  prière. 

Hé!  vrai  Jésus  !  que  cette  nuit  est  douce  (Noël),  ma  très 
chère  fille  !  «  Les  cieux,  chante  l'Eglise,  distillent  de  toutes 
parts  le  miel  »,  et  moi  je  pense  que  ces  divins  anges  qui  ré- 
sonnent en  l'air  leur  admirable  cantique  viennent  pour  recueil- 
lir ce  miel  céleste  sur  les  lys  où  il  se  trouve,  sur  la  poitrine 
de  la  très  douce  Vierge  et  de  saint  Joseph.  J'ai  peur,  ma 
chère  fille,  que  ces  divins  esprits  ne  se  méprennent  entre  le 
lait  qui  sort  des  mamelles  virginales  et  le  miel  du  ciel  qui  est 
abouché  sur  ces  mamelles.  Quelle  douceur  de  voir  le  miel 
sucer  le  lait  !  ^ 

L'esprit  joue  plus  qu'on  ne  voudrait  peut-être  dans  cette 
prière'".  Il  faut  bien  que  toutes  les  facultés  soient  de  la  fête. 
Mais  qui  ne  voit  que  le  sentiment  domine?  Aussi  quelle 
différence  entre  ces  contemplations  et  celles  que  faisait 
laborieusement  le  bon  Richeome  !  François  de  Sales  ne 
songe  pas  à  peindre  les  plumes  des  anges.  Ce  miel  et  ces  lys, 
il  les  aspire  plus  qu'il  ne  les  voit.  Elle  aussi  pourtant,  son 
imagination  s'amuse  autour  du  mystère  mais  avec  quelle 
vivacité,  avec  quelle  grâce  ! 

Il  n'est  pourtant  point  dit  que  Notre-Dame  et  saint  Joseph, 
qui  étaient   les  plus  proches  de  l'enfant,  ouyssent  la  voix  des 

(i)   Œuvres...,  XIV,  p.  392. 

(2)  Pour  les  jeux  et  rafiinements  de  style,  la  correspondance  nous 
donne  une  foule  d'exemples,  que  M.  Delplanque  aurait  pu  mettre  à  profit  dans 
sa  thèse  sur  François  de  Sales  humaniste,  exemples  d'autant  plus  signi- 
ficatifs que  le  procédé  est  ici  plus  spontané,  une  lettre  n'étant  pas  un 
sermon.  Voici  une  cueillette  rapide.  «  Ce  béni  saint  a  nourri  l'amour  de 
notre  cœur  et  le  cœur  de  notre  amour  »  (XY,  p,  33)  ;  «  Prenez  du  repos 
et  du  repas  sufïisamment  »  (XV,  p.  74)  *,  «  Cet  homme  angélique  ou  cet 
ange  humain  »  (XV,  p.  112)  ;  «  La  cloche  me  presse,  je  m'en  vais  au  pres- 
soir de  l'Eglise,  au  saint  autel  »  (XIII,  p.  i45)  ;  «  Le  doux  Jésus  ne 
naquit-il  pas  au  cœur  du  froid  ?  Et  pourquoi  ne  demeurerait-il  pas  aussi 
au  froid  du  cœur  »  (XIII,  p.  3i3)  ;  «  O  qu  il  nous  faut  désirer  cet  amour 
et...  aimer  ce  désir!  »  (XIII,  p.  355)  ;  «  Que  je  vous  défende  ce  mot  de  saint 
quand  vous  écrivez  de  moi...  je  suis  plus  feint  que  saint  »  (XIII,  p.  36o)  ; 
«  La  mère  de  la  fleur  do  Jessé  et  la  fleur  des  mères  »  (XY,  p.  207). 


V i\  A N (: o I s    1) i<:    s  \ i. es  79 

anges  on  vissent  les  lumières  miraculeuses.  Au  contraire,  au 
lieu  d'ouyr  les  anges  chanter,  ils  oyaient  l'enfant  pleurer  et 
virent,  à  quelque  lumière  empruntée  de  quelque  vile  lampe, 
les  yeux  de  ce  divin  garçon  tout  couverts  de  larmes  et  tran- 
sissant sous  la  rigueur  du  froid.  Or,  je  vous  demande  en  bonne 
foi,  n'eussiez-vous  pas  choisi  d'être  en  l'étable  ténébreux  et 
plein  des  cris  du  petit  ?  ^ 

On  ne  trouvera  rien  de  pareil  chez  Richeome.  Les  pas- 
sages pieux  ne  manquent  pas  dans  son  œuvre,  mais  ils  ne 
sont  pas  les  plus  saisissants.  Il  paraît  ou  plus  artiste  ou 
plus  religieux  que  suavement  dévot.  D'où  que  cela  vienne, 
dès  qu'il  se  met  à  prier  pour  de  bon,  je  suis  tenté  de 
tourner  la  page.  Il  est  ému  sans  doute,  mais  pas  assez  pour 
nous  émouvoir.  Dans  la  piété  de  François  de  Sales  au  con- 
traire,le  pittoresque  même  devient  tendre.  On  oublie  l'ar- 
tiste, qui  est  là  pourtant  avec  ses  pinceaux,  on  ne  voit  plus 
que  le  saint. 

A  la  mort  de  notre  doux  Jésus,  il  se  fit  des  ténèbres  sur 
toute  la  terre.  Je  pense  que  Madeleine...  était  bien  morti- 
fiée de  ce  qu'elle  ne  pouvait  plus  voir  son  cher  seigneur  h 
pur  et  à  plein  :  seulement  elle  l'entrevoyait  là  sur  la  croix, 
elle  se  relevait  sur  ses  pieds,  fichait  ardemment  ses  yeux 
sur  lui,  mais  elle  n'en  voyait  qu'une  certaine  blancheur  pale 
et  confuse  ;  elle  était  néanmoins  aussi  près  de  lui  qu'aupa- 
ravant ^. 

Les  cérémonies  de  l'Eglise  le  remuaient  délicieusement 
et  jusqu'aux  larmes.  Le  voici  par  exemple,  deux  années 
de  suite,  1609,  1610,  pendant  la  procession  du  Saint- 
Sacrement.  Je  mets  ces  textes  sur  deux  colonnes,  pour 
mieux  marquer  leur  parallélisme  et  pour  donner  aux  jeunes 
prêtres  qui  voudront  bien  me  lire  une  idée  des  études 
sans  nombre  qui  restent  à  faire  sur  la  psychologie  des 
saints. 

(i)   OEuvres...^  XIII,  p.  2o3. 
(2)   M..  XIII.  p.  81. 


8() 


L    H  U  M  A  rs  I  S  M  E     D  E  V  O  J' 


Mon  Dieu  !  que  mon  cœur 
est  plein  de  choses  pour  vous 
dire...  car  c'estaujourd'hui... 
le  jour  de  la  grande  fête  de 
TEglise,  en  laquelle  portant 
le   Sauveur   à  la  procession, 
il   ma,   de   sa  grâce,    donné 
mille  douces  pensées,   enimi 
lesquelles  j'ai  eu  peine  à  ré- 
primer les   larmes.  O   Dieu, 
je  mettais  en  comparaison  le 
grand-prêtre    de    l'ancienne 
loi  avec  moi,   et  considérais 
que    ce  grand-prêtre   portait 
un  riche  pectoral  sur  sa  poi- 
trine, orné  de  douze  pierres 
précieuses,    et    en    icelui    il 
voyait   les    noms    des    douze 
tribus...  Mais  je  trouvais  mon 
pectoral  bien  plus  riche,  en- 
core   qu'il    ne    fût    composé 
que  d'une   seule   pierre,   qui 
est  la  perle  orientale...  Car, 
voyez-vous,  je  tenais  ce  divin 
Sacrement,    bien    serré    sur 
ma  poitrine    et   m'était    avis 
que    les    noms    des    enfants 
d'Israël  étaient  tous  marqués 
en  icelui.  Oui,  et  le  nom  des 
filles  spécialement,  et  le  nom 
de    l'une    encore   plus...    Et 
me  semblait  que  j'étais  che- 
valier  de  l'ordre   de  Dieu... 
(1609). 


Douces  pensées  qui  viennent  en  foule,  symbolismes 
rares  ou  ingénus,  rappels  des  amitiés  saintes,  retours  affec- 
tifs vers  Dieu,  c'est  là  proprement  l'activité  dévote,  la 
«  consolation  »,  comme  parlent  les  mystiques,  prise  sur 
le  vif,  avec  son  rythme  abondant  et  paisible,   son  miel  et 


Or,  il  est  vrai,  chère  sœur, 
ma  fille,  j'ai  été  un  peu  las 
de  corps  (après  la  procession) 
mais  d  esprit  et  de  cœur, 
comme  le  pourrais-jc  être 
après  avoir  tenu  sur  ma  poi- 
trine et  tout  joignant  mon 
cœur  un  si  divin  épithème, 
comme  j'ai  fait  ce  matin, 
tout  au  long  de  la  proces- 
sion !. . .  Le  passereau  troin^e 
un  repaire  et  la  tourterelle 
un  nid  oii  elle  met  ses  pous- 
sins^ dit  David.  Mon  Dieu, 
que  cela  m'a  attendri,  quand 
on  a  chanté  ce  psaume  !  Car 
je  disais  :  o  chère  reine  du 
ciel,  est-il  possible  que  votre 
poussin  ait  maintenant  pour 
son  nid  ma  poitrine  !  Cette 
parole  de  l'Epouse  m'a  bien 
encore  touché  :  mon  bien- 
aimé  est  mien...  il  demeure 
entre  mes  mamelles,  car  je  le 
tenais  là...  Y  a-t-il  une  dou- 
ceur  comparable?   (1610)   ^ 


(i)    OKuvres...,  XIY,  p.  169;  XIY,  pp.  3i3.  3i.î, 


FRANÇOIS     DE     SALES  8l 

sa  poésie.  Gomment  ne  sera-t-on  pas  charmé  et  gagné 
lorsqu'un  tel  homme  écrira  sur  la  dévotion  ?  Et  qu'on  y 
prenne  garde,  cette  sensibilité  qu'émeuvent  les  réalités 
invisibles,  reste  humaine,  toute  voisine  de  la  sensibilité 
commune.  Rien  là  qui  nous  semble  étrange.  Nature  et 
grâce,  chez  lui,  se  rencontrent,  s'adaptent  et  se  compé- 
nètrent  avec  une  aisance  merveilleuse.  On  en  jugera  mieux 
sur  ces  autres  lignes,  si  belles: 

Il  y  a  quatre  jours  que  je  reçus  à  l'Eglise  et  en  confession 
un  gentilhomme  de  vingt  ans,  brave  comme  le  jour  \  vaillant 
comme  l'épée.  O  sauveur  de  mon  âme,  quelle  joie  de  l'ouïr  si 
saintement  accuser  ses  péchés!...  Il  me  mit  hors  de  moi- 
même  ;  que  de  baisers  de  paix  que  je  lui  donnai  ^  ! 

Qui  douterait  de  la  tendresse  d'un  pareil  cœur?  Je  n'en 
doute  pas,  mais  pour  revenir  à  l'analyse  que  nous  amor- 
cions tout  à  l'heure,  je  répète  hardiment  que  ce  cœur, 
non  seulement  ne  s'attache  à  rien  de  créé,  mais  encore 
se  refuse  ou  se  dégage  beaucoup  plus  facilement  que 
d'autres.  «  Quand  il  n'avait  plus  les  personnes  présentes, 
écrit  sainte  Chantai,  il  n'eût  su  dire  comme  leur  visage 
était  fait.  Je  lui  ai  ouï  dire  cela.  ^  »  Ce  n'est  là  qu'un  indice, 
d'ailleurs  curieux,  des  dispositions  que  je  lui  prête.  Nous 
avons  des  preuves  plus  convaincantes.  Il  écrivait  en 
effet  : 

Si  j'étais  aussi  vivement  et  fortement  joint  à  Dieu  comme  je 
suis  absolument  disjoint  et  aliéné  du  monde,  mon  cher  Sau- 
veur, que  je  serais  heureux  !  ^ 


(i)  «  Brave  »  c'est-à-dire  «  beau  ».  Plus  loin  le  même  mot  veut  dire 
«  fort  ))  (p.  I-J2)  et  c'est  aussi  un  de  ses  vrais  sens.  Par  suite  de  quel  caprice, 
«  brave  »  signiiie-t-il  souvent  aujourd'hui  presque  le  contraire,  lorsqu'il 
est  placé  devant  le  nom  ?  Fantaisie  imposée,  je  crois,  à  l'île  de  France  par 
la  langue  doc.  Quand  M.  Jules  Leraaître  dit  que  Bossuet  était  «  un  brave 
homme  ^),  il  ne  veut  sûrement  pas  en  faire  un  héros. 

(2)  OEuvres...,  XIII,  p.  84. 

(3)  OEuvres  de  sainte  Chantai,  II,  p.  148. 

(4)  OEuvres...,  XIV,  p.  178. 


8'2  l'humanisme    dévot 

Il  disait  encore  et  de  manière  à  enlever  toute  équi- 
voque : 

J'aime  les  âmes  indépendantes,  vigoureuses  et  qui  ne  sont 
point  femmelettes...  car  cette  si  grande  tendreté  brouille  le 
cœur,  l'inquiète  et  le  distrait  de  l'oraison  amoureuse  envers 
Dieu...  Je  suis  le  plus  affectif  du  monde  et  (c'est-à-dire  :  et 
pourtant)  il  m'est  avis  que  je  n'aime  rien  du  tout  que  Dieu  et 
toutes  les  âmes  pour  Dieu  \ 

Très  affectueux  et  cependant  très  détaché,  détaché  de 
tout  et  même  de  ce  qui  lui  inspire  les  sentiments  les  plus 
suaves,  ces  paroles  décisives  sont  plus  vraies  qu'on  ne 
saurait  dire.  Pour  en  égaler  la  justesse,  pour  en  dépasser 
l'énergie ,  il  ne  faut  rien  moins  que  la  plume  de 
sainte  Chantai. 

«  Il  ne  dépendait,  a-t-elle  écrit  magnifiquement,  ni  de 
mort  ni  de  vie,  ni  de  parents  ni  d'amis.  Son  esprit  régen- 
tait au-dessus  de  tout  cela.  Voilà  quelle  était  la  magnani- 
mité de  notre  bienheureux.  ^  » 

Ce  détachement  n'est  pas  de  l'égoïsme,  il  est  même  en 
un  sens  tout  le  contraire  ^  Si  nul  être  créé  n'absorbe  Fran- 
çois de  Sales,  son  propre  néant  ne  l'absorbe  pas  davan- 
tage. On  n'est  pas  plus  loin  que  lui  de  l'idolâtrie  du  moi. 
Il  se  dispute,  il  se  refuse  lui-même  à  lui-même,  comme  il 
fait  aux  autres.  Il  se  traite,  comme  il  nous  traite,  sans 
rudesse,  sans  passion,  et,  si  l'on  peut  dire,  avec  une  même 
sympathie.  C'est  là  un  des  traits  originaux  de  sa  vie  inté- 
rieure. Il  se  regarde  faire  ou  pâtir;  il  assiste,  curieux, 
amusé,  ou  résigné,  comme  d'un  balcon,  aux  mouvements 
de  son  être.  On  le  dirait  attentif  à  un  orage  lointain  ou  à 
des  enfants  qui  s'agitent.  Il  écrit,  à  propos  de  je  ne  sais 
quel  trouble  : 

(i)  Texte  recueilli  par  sainte  Chantai.  Œuvres  do  la  sainte,  II,  494. 

(2)  OEuvres  de  sainte  Chantai,  II,  p.  2o3. 

(3)  On  peut  de  ce  chef  l'opposer  à  ce  que  j'ai  appelé  «  l'aulocentrismc  » 
de  iS'ewman,  sorte  d'cgoïsme  religieux  et  supérieur  dont  l'élude  est  un 
des  leitmotiv  de  mon  livre  :  Newman,  essai  de  biographie  psychologique. 


FRANÇOIS     DE     S  \  L  E  S  83 

■y 

Je  me  moquais  en  moi-même  de  ma  faiblesse  et  mon  esprit 
voyait  clair  comme  le  jour  que  tout  cela  était  une  inquiétude 
de  vrai  petit  enfant  *. 

et  encore,  après  une  tentation  d'ailleurs  infinitésimale  : 

Je  la  voyais,  ce  me  semblait,  là-bas,  bien  bas,  au  fin  fond  de 
la  partie  inférieure  de  Tame,  qui  s'enflait  comme  un  crapaud  ^. 

Il  attend  que  le  tumulte  soit  fini  ou  qu'il  recommence, 
blotti,  à  l'abri  du  monde,  de  lui-même  et  du  démon,  dans 
la  plus  haute  partie  de  son  être,  celle  où  se  fait  la  ren- 
contre entre  Dieu  et  lui.  La  divine  paix  qu'il  met  au-dessus 
de  tout  n'est  pas  autre  chose  que  l'oubli  de  soi  en  Dieu.  Il 
ne  veut,  ni  pour  lui,  ni  pour  les  autres,  de  la  moindre 
«  tendreté  sur  soi-même  »,  retranchant,  cela  va  sans  dire, 
les  «  tendretés  sur  nos  corps  qui  sont  grandement  con- 
traires à  la  perfection  »,  mais  encore  et  plus  impitoyable- 
ment «  celles  que  nous  avons  sur  nos  esprits  »  ^  Tout  lui 
parait  sot  et  funeste  dans  les  empressements  où  nous  porte 
le  vif  souci  de  notre  moi,  et  jusque  «  dans  le  désir  trop 
ardent  de  la  répression  des  défauts  ou  de  l'acquisition  des 
vertus  »  *.  A  quoi  bon  ces  inquiétudes  ;  elles  ne  nous  font 
pas  avancer  d'une  ligne,  elles  nous  troublent,  elles  nous 
tirent  de  notre  vrai  centre.  «  Qui  est  bien  attentif  à  plaire 
amoureusement  à  Tamant  céleste,  n'a  ni  le  cœur,  ni  le 
loisir  de  retourner  sur  soi-même,  n'^  Lorsque  bientôt  nous 
ferons  la  synthèse  de  son  optimisme,  nous  n'oublierons 
pas  ces  beaux  éléments. 

La  controverse  lamentable  entre  Fénelon  et  Bossuet  a 
tellement  compliqué  les  choses  les  plus  simples  que  plus 
d'un  soupçonnera  peut-être  une  ombre  d'apathie  ou  de 
quiétisme  dans  la  disposition  que   je   viens  de    décrire. 

(i)  OEuvres...,  XIII,  p.  ii8. 

(2)  Ib.,  XIII,  p.  368. 

(3)  Ib.,  VI,  p.  49- 

(4)  Ib.,  YI,  p.  XXXVII.  Ces  mots  sont  de  Dom  Mackey. 

(5)  fb.,  VI,  p.  '11']. 


84  l'humanisme    dévot 

Comme  si  l'âme  de  Tâme  n'était  qu'une  puissance  endor- 
mie et  la  maîtrise  de  soi  une  discipline  paralysante  !  Si 
Philothée  mène  une  vie  morne  et  immobile,  qu'elle  ne  se 
flatte  pas  de  ressembler  à  son  maître.  Plus  il  s'affranchit 
de  toute  idolâtrie  de  lui-même  et  mieux  il  cultive  son  moi. 
Il  ne  dort  que  dans  son  lit,  où,  soit  dit  en  passant,  il  dort 
à  poings  fermés,  pour  se  réveiller  «  le  matin,  plus  gai  que 
jamais  »  \  Il  va  se  réalisant,  s'enrichissant  et  se  nuançant 
toujours  davantage,  paisible  mais  volontaire,  attentif  aux 
inspirations  de  chaque  rencontre,  docile  à  toute  leçon,  d'où 
qu'elle  lui  vienne,  prodigieusement  curieux  des  autres  et 
de  lui-même,  le  cœur  et  l'esprit  toujours  présents  à  tout 
ce  qu'il  fait,  à  tout  ce  qu'il  voit.  Il  n'est  pas  chez  lui  jus- 
qu'à l'écrivain  qui  ne   monte    et  ne   se   transforme   sans 
cesse.  En  moins  de  vingt  ans,  il  a  parcouru  toute  la  gamme 
des  st3des  français  qui    pouvaient  exprimer  sa   complexe 
et  souple  nature.  Ce  n'est  du  reste  pas  ici  le  lieu  de  le 
suivre  dans  chacune  de  ses  ascensions.  Seule,  son  œuvre 
maîtresse,  telle  que  nous  l'avons  définie  en  commençant, 
doit  nous  occuper,  et,  avec  elle,  l'ensemble  assez  compli- 
qué déjà,  de  circonstances,  de  préparations,  d'assimilations 
et  d'adaptations  qui  ont  fait  de  François  de  Sales  l'homme 
de   cette   œuvre.   Encore    ne   pourrons-nous   qu'effleurer 
cette  si  vaste  matière.  Attachons-nous  du  moins  aux  trois 
moments  principaux,  critiques   de  ce  développement,  je 
veux  dire,  à  la  fameuse  tentation  de  désespoir  que  Fran- 
çois  de  Sales  eut   à    surmonter  pendant   ses   premières 
années  de  Paris;  au  voyage  de  Paris  en  1602;  à  la  ren- 
contre de  sainte  Chantai.   Ce  dernier  chapitre  n'apparte- 
nant pas  à  l'histoire  de  l'humanisme  dévot,  mais  à  celle 
de  l'invasion  mystique  que  nous  raconterons  dans  le  pro- 
chain volume,  je  ne  l'indique  ici  que  pour  rappeler  l'unité 
et  la  richesse  de  cette  admirable  vie. 

III.  Lajeunesse  de  François  de  Sales  fut  peut-être  moins 

(1)  OEiivres...,  XllI,  pp.  3 18,  .iii. 


FRANÇOIS     DE     SALES  85 

souriante  qu'on  ne  pourrait  croire,  surtout  lorsqu'il  eut 
quitté  sa  famille  pour  venir  étudier  à  Paris.  Très  pieux 
toujours,  très  épris  de  perfection,  sa  vertu  semble  avoir 
été  quelque  peu  craintive  et  tendue.  «  Etant  jeune  écolier, 
a-t-il  raconté,  il  me  prit  une  ferveur  et  une  envie  d'être 
saint  et  parfait  :  je  commençai  à  me  mettre  en  la  fantaisie 
que  pour  cela  il  fallait  que  je  repliasse  ma  tète  sur  mon 
épaule  en  disant  mes  heures,  parce  qu'un  autre  écolier 
qui  était  vraiment  un  saint,  le  faisait;  ce  que  je  fis  soi- 
gneusement quelque  temps  durant.  ^  »  A  la  veille  de  son 
départ  pour  Paris,  effrayé  des  dangers  qui  l'attendaient, 
il  aurait,  dit-on,  supplié  son  père  de  ne  pas  l'envoyer  à 
Navarre,  comme  on  Pavait  d'abord  décidé,  mais  chez  les 
jésuites,  au  collège  de  Glermont.  Externe  et  prenant  pen- 
sion à  quelques  pas  du  collège,  il  n'était  pas  du  reste  livré 
à  lui-même.  On  lui  avait  donné  pour  gouverneur,  un 
prêtre,  M.  Déage,  qui  suivait  de  son  côté  les  cours  théo- 
logiques de  Sorbonne,  honnête  homme  assurément,  mais 
rude,  sinon  brutal,  et  qui  sentait  un  peu  la  marmotte.  Quand 
le  jeune  homme  paraissait  plus  mélancolique,  M.  Déage 
lui  proposait  des  distractions  que  plus  tard  l'auteur  de 
V Introduction  ne  condamnera  point  mais  qui,  pour  Pinstant, 
l'ennuyaient  ou  l'épouvantaient.  Beaucoup  plus  jeune  que 
son  âge,  il  était  encore  un  enfant  et  le  paraissait  plus  encore 
parmi  les  hardiesses  du  quartier  latin.  Nalure  affectueuse 
et  délicate  qu'il  fallait  rendre  plus  virile,  mais  que  la  direc- 
tion épaisse  de  M.  Déage  a  souvent  meurtrie  ^  Déjà  porté 

(i)  OEuvres...,  VI,  p.  141. 

(2)  Ce  chapitre  n'a  jamais  été  étudié  d'une  façon  critique  et  je  ne  puis 
garantir  la  justesse  de  mes  impressions.  11  serait  d'ailleurs  trop  long 
d'indiquer  ici  les  menus  indices  qui  me  guident  dans  mes  conjectures. 
Pour  Déage,  la  plupart  des  biographes  de  François  de  Sales  le  cano- 
nisent, M.  de  Bau-dry  entre  autres.  Rien  de  ce  que  nous  savons  de  lui 
n'autorise  cette  apothéose.  Quelques  anecdotes  du  temps  de  son  précep- 
torat le  montrent  grossier.  ïl  gifle  son  élève,  il  le  mortifie  en  public.  Y 
eut-il  intimité  réelle  entre  les  deux,  je  ne  le  crois  pas.  Le  saint  en  fera 
plus  tard  son  vicaire  général.  Les  convenances  ou  d'autres  raisons  le  vou- 
laient ainsi  peut-être.  Mais  je  ne  crois  pas  me  tromper  en  disant  que  Déage 
fut  un  de  ceux  qui  l'ont  le  plus  gêné  dans  son  entourage.  Nous  avons 
quantité  de  documents.  D'où  vient  que  son  nom  y  paraît  si  rarement?  Où 


86  T.    H  U  M  A  ?sM  S  M  E     D  É  \'  O  T 

à  se  défier  de  ses  forces,  peu  communicatif  avec  ses  cama- 
rades parisiens,  il  se  replia  davantage  sur  lui-même,  exagé- 
rant la  gravité  de  ses  fautes  innocentes  et  se  désolant  de 
ne  pas  opposer  une  résistance  plus  héroïque  aux  séductions 
diverses  qui  le  harcelaient.  Il  était  seul,  comme  il  le  sera 
même  plus  tard,  malgré  l'extrême  gentillesse  qu'il  eut 
toujours  et  l'affabilité  cordiale  qui  s'épanouira  vite  chez 
lui.  Je  n'ai  garde  d'oublier  les  jésuites  qu'il  avait  pour 
maîtres  et  pour  confesseurs,  ou  les  capucins  dont  il  suivait 
souvent  les  offices.  Avec  tous,  je  le  crois  du  moins,  il  fut 
longtemps  assez  réservé.  Pendant  la  terrible  tentation  que 
nous  allons  dire,  il  semble  bien  ne  s'être  ouvert  à  per- 
sonne de  son  douloureux  secret. 

Ce  bienheureux  me  racontait  une  fois  —  je  cite  la  dépo- 
sition de  sain  le  Chantai  —  pour  me  fortifier  en  quelque  trouble 
que  j'avais,  qu'étant  écolier  à  Paris,  il  tomba  dans  de  grandes 
tentations  et  d'extrêmes  angoisses  d'esprit  ;  il  lui  semblait 
absolument  qu'il  était  réprouvé  et  qu'il  n'y  avait  point  de  salut 
pour  lui,  ce  qui  le  faisait  transir...  Nonobstant  l'excès  de  cette 
souffrance,  il  eut  toujours  au  fond  de  son  esprit  la  résolution 
d'aimer  et  de  servir  Dieu  de  toutes  ses  forces  durant  sa  vie, 
et  avec  d'autant  plus  d'affection  et  de  fidélité  qu'il  lui  semblait 
qu'il  n'en  aurait  pas  le  pouvoir  pour  l'éternité.  Cette  peine 
lui  demeura  trois  semaines  pour  le  moins  ou'environ  six,  avec 
une  telle  violence  qu'il  perdit  l'appétit  et  le  sommeil  et  devint 
maigre  et  jaune  comme  de  la  cire.  Or,  le  jour  qu'il  plut  à  la 
divine  Providence  de  le  délivrer,  comme  il  passait  devant  une 
église,  il  alla  se  mettre  devant  un  autel  de  Notre-Dame  où  il 
trouva  l'oraison  jnemorare  collée  sur  une  planche.  Il  la  dit 
tout  du  long;  ensuite,  il  se  leva  et  au  même  instant  il  se  trouva 
parfaitement  et  entièrement  guéri,  et  il  lui  sembla  que  son 
mal  était  tombé  comme  des' écailles  de  lèpre  \ 

sont  les  lettres  qu'il  a  reçues  du  saint  —  celle  du  i*^""  mars  1608  (attribu- 
tion conjecturale)  est  un  simple  billet  et  sans  tendresse.  Nulle  part,  on  ne 
le  voit  figurer  parmi  les  intimes.  Camus  affirme  qu'au  moment  de  la 
ççrande  tentation,  François  de  Sales  n'a  rien  voulu  dire  à  son  gouverneur. 
M.  Baudry  n'en  veut  rien  croire,  mais  pourquoi  Camus  aurait-il  inventé  ce 
détail  ?  Il  y  a  d'autres  indices  convergents,  mais,  encore  une  fois,  cette 
menue  question  n'est  pas  de  notre  sujet. 

(i)  Cité  par  l'abbé  de  Baudi'y  dans  sa  Dissertation  sur  la  controverse 
entre  Fénelon  et  Bossuet  (Migne.  Œuvres  de  saint  François  de  Sales,  t.  IX, 


FRANÇOIS     DE     SALES  87 

Telle  est  la  version  la  plus  authentique  de  cette  histoire, 
plus  ou  moins  romancée  depuis  par  les  biographes.  Ici 
nous  entendons  François  de  Sales  lui-même.  Jusqu^aux 
expressions,  tout  semble  de  lui.  A  la  vérité,  il  n'a  pas  tout 
dit,  réservant  plus  d'un  détail  dont  la  sainte  n'avait  que 
faire.  Nous  allons  y  revenir.  Mais  déjà  Ton  peut  saisir 
l'importance  de  cette  épreuve  dans  la  formation  d'un 
directeur  que  Dieu  préparait  à  pacifier  tant  d'âmes.  C'est 
par  sa  propre  expérience,  comme  le  dit  J.-P.  Camus,  qu'il 
apprit  «  à  compatir  aux  infirmités  des  autres  ». 

Dites-moi,  je  vous  supplie,  écrira-t-il  longtemps  après  «  à  un 
gentilhomme  qui  était  tombé  dans  une  profonde  mélancolie  », 
quel  sujet  avez-vous  de  nourrir  cette  triste  humeur  qui  vous 
est  si  préjudiciable  ?  Je  me  doute  que  votre  esprit  est  encore 
embarrassé  de  quelque  crainte  de  la  mort  soudaine  et  des  juge- 
ments de  Dieu.  Hélas  !  que  c'est  un  étrange  tourment  !...  Mon 
âme  qui  Vu  enduré  six  semaines  durant,  est  bien  capable  de 
compatir  à  ceux  qui  en  sont  affligés  *. 

Les  émotions  les  plus  vives  passent,  les  principes 
restent.  Ce  n'est  pas  seulement  le  cœur  du  saint  qui  s'est 
formé  dans  cette  épreuve,  c'est  encore  son  esprit,  sa  pen- 

p.  5i3).  L'abbé  de  Baudry  a  réuni,  à  deux  reprises,  les  pièces  du  dossier 
de  la  tentation,  une  fois  dans  la  dissertation  que  je  viens  d'indiquer,  une 
autre  fois  au  t.  IV  de  son  véritable  esprit  de  saint  François  de  Sales.  Je 
renverrai  toujours  à  ces  deux  recueils  où  il  est  plus  commode  de  trouver 
les  diverses  pièces  de  ce  dossier.  Nous  ne  savons  pas  la  date  exacte  de  la 
tentation.  Le  chanoine  Gard,  dont  le  témoignage,  en  toute  cette  affaire, 
est  très  important,  dit  sans  plus  :  i586.  François  de  Sales  est  resté  à 
Paris  pour  ses  études  de  i582  à  i588.  La  tentation  ayant  eu  la  couleur 
théologique  que  nous  allons  dire,  il  faut,  semble-t-il,  la  placer  dans  les 
dernières  années  du  séjour  à  Paris —  soit  entre  i585  et  i588.  —  L'église 
est  Saint-Etienne-du-Grès  qui  se  trouvait  tout  près  de  l'Hôtel  de  la  Rose 
blanche  où  demeurait  l'étudiant.  Cette  église  a  disparu,  mais  on  a  pu 
suivre  les  voyages  de  la  Vierge  noire  de  Saint-Etienne.  Mise  en  vente 
pendant  la  révolution,  Huysmans  a  prié  devant  elle  dans  la  chapelle  de  la 
rue  de  Sèvres  où  les  religieuses  de  Saint-Thomas  l'avaient  placée.  Ces 
religieuses  ayant  quitté  la  rue  de  Sèvres  pendant  les  travaux  du  boulevard 
Raspail,  la  Vierge  noire  les  a  accompagnées  à  Neuilly-sur-Seine.  On 
trouve  dans  la  réédition  de  M.  Haraon  par  M.  Letourueau  une  repro- 
duction de  cette  image  [Vie  de  saint  François  de  Sales,  Paris,  1880,  I, 
p.  63). 

(i)  Le  véritable  esprit  de  saint  François  de  Sales...,  par  l'abbé  de  Bau- 
dry, Paris,  1846,  IV,  pp.  181-189. 


88  l'humanisme   dévot 

sée,  sa  théologie.  La  Vierge  noire  de  Saint-Etienne  ne  lui 
a  pas  fait  seulement  entendre  une  réponse  de  paix,  elle 
lui  a  comme  imposé  une  doctrine  pacifiante.  Nous  savons 
en  effet  que  la  détresse  qui  fut  dissipée  ce  jour-là  était 
pour  ainsi  parler  d'ordre  dogmatique'  :  je  veux  dire  qu'un 
système  particulier  de  théologie  ou  Tavait  directement 
causée,  ou  du  moins  l'avait  rendue  plus  intense.  Ce 
système,  François  de  Sales  avant  et  pendant  la  tentation  le 
regardait  comme  infiniment  probable  :  la  tentation  passée, 
il  se  rallie  pour  toujours  à  un  système  contraire.  Ce  n'est 
pas  là  pour  nous  Taspect  le  moins  intéressant  de  cette 
aventure. 

Représentons-nous  ce  jeune  étudiant,  pieux,  timoré,  au 
moment  où  lui  est  proposée  pour  la  première  fois  la  doc- 
trine attribuée  au  maître  des  maîtres,  à  saint  Thomas,  sur 
la  prédestination.  Il  apprend  ce  que  peut-être  il  craignait 
confusément  déjà,  il  apprend  que  certaines  âmes  sont 
créées  à  la  seule  fin  de  faire  éclater  infailliblement  la 
justice  divine  par  une  éternité  de  souffrances  ;  système 
toujours  affolant  —  je  le  vois  ainsi  du  moins — mais  deux 
fois  plus  encore  pour  cette  intelligence  d'un  tour  concret 
et  réaliste,  pour  cette  âme  scrupuleuse,  tourmentée  par 
les  tentations  ordinaires  à  cet  âge,  et  qui  n'avait  déjà  que 
trop  de  pente  à  se  ranger  elle-même  parmi  les  prédestinés 
à  l'enfer. 

Il  se  vit  perdu.  Damné,  moi  damné,  par  suite  de  la 
volonté  que  saint  Thomas  prête  à  Dieu  de  montrer  ainsi 
sa  justice  —  me  damnatum  voluntate  quam  ponit  Thomas 
in  Deo  ut  ostenderet  Deus  justitiam\  Eh!  pourquoi  pas 
lui  aussi,  comme  d'autres,  lui  si  faible,  si  languissant? 
Certitude?  non,  mais  affreuse  probabilité,  de  plus  en  plus 
vraisemblable  à  mesure  qu'il  la  fixe  davantage.  Je  n'ai  pas 
besoin  d'insister  sur  Thorreur  de  cette  agonie. 

Ce  ne  sont  pas  là  des  conjectures.  Nous  avons  là-dessus 

(j)  Véritable  esprit,  IV,  pp.  J  97-198. 


FRANÇOIS     DE     SALES  8(; 

les  propres  paroles  du  saint,  une  protestation  de  confiance 
rédigée,  nous  ne  savons  quand,  peut-être  le  soir  même 
de  la  délivrance,  peut-être  des  années  plus  tard,  mais 
assurément,  et  palpablement  sous  l'impression,  toujours 
présente,  de  cette  crise.  Nous  ignorons  du  reste  la  courbe 
de  ses  mouvements  pendant  ces  semaines  pathétiques.  Le 
dernier  et  le  meilleur  de  ses  biographes,  M.  Hamon, 
semble  croire  à  une  atténuation  progressive.  Il  voit  la 
tentation  décliner  insensiblement  et  s'évanouir  enfin  aux 
pieds  de  la  Vierge  de  Saint-Etienne.  De  mon  côté,  je 
serais  tenté  de  choisir  une  description  toute  contraire, 
d'appuyer  sur  la  soudaineté  merveilleuse  du  dénouement. 
La  crise  n'aurait  pas  cessé  de  s'aggraver,  elle  aurait 
atteint  son  paroxysme  à  la  minute  précise  où  elle  prit  fin. 
Bref,  je  ramasserais  en  un  instant  rapide  comme  l'éclair, 
le  changement  dont  H.  Hamon  échelonne  les  phases 
diverses  pendant  plusieurs  jours  ^ 


(i)  Je  viens  de  dire  que  nous  ne  savions  pas  à  quelle  date  fut  rédigée 
la  protestation  qui  éclaire  si  vivement  cette  histoire.  Ce  disant,  je  me 
heurte  à  M.  Hamon  qui  place  cette  rédaction  avant  même  la  fin  de  la 
crise.  En  bonne  .^ritique,  cette  assertion  me  paraît  difficilement  soute- 
nable.  Qu'on  lise  le  texte  (Hamon-Letourneau,  I,  pp.  56-57).  On  ne  parle- 
rait pas  sous  le  coup  du  désespoir  avec  une  telle  plénitude  de  confiance 
et  d'allégresse.  Il  y  a  plus  et  de  graves  indices  tendent  à  montrer  que  la 
pièce  a  été  rédigée  longtemps  après.  Celui  qui  nous  l'a  transmise,  le 
chanoine  Gard,  l'a  trouvée  dans  la  bibliothèque  du  saint,  à  la  fin  d'un 
recueil  de  notes  théologiques  oii  la  question  de  la  prédestination  est 
traitée  d'une  manière  approfondie,  et  par  un  homme  déjà  pleinement 
maître  de  sa  doctrine.  Ce  ne  sont  pas  là  les  notes  d'un  étudiant,  même 
supérieur.  J'ajoute  que  dans  ces  notes,  François  de  Sales  assure  que  le 
plus  grand  nombre  des  modernes  et  beaucoup  d'anciens  sont  d'un  avis 
contraire  à  celui  de  saint  Thomas.  S'il  avait  connu  ce  «  torrent  »  tradi- 
tionnel, comme  parle  Bossuet,  la  thèse  thomiste  l'aurait  moins  troublé. 
De  plus,  il  cite  dans  cette  note  le  commentaire  de  Tolet  sur  saint  Jean. 
Or  le  bref  de  Sixte-Quint  qui  sert  de  privilège  à  ce  livre  est  de  no- 
vembre 1587.  Saint  François  de  Sales  a  quitté  Paris  dans  le  courant 
de  i588.  11  a  eu  mathématiquement  le  temps  de  prendre  connaissance  du 
livre,  mais  cela  paraît  moins  probable.  Il  y  a  plus  encore.  Dans  ces  notes, 
le  saint  invoque  le  souvenir  qu'il  a  de  l'enseignement  du  P.  Carrillo. 
Memini  Alphonsum  Carrilium...  eamdeni  sententiain  tenuisse.  Ornons 
savons  que  Carrillo  fut  professeur  au  collège  de  Clermont  après  Maldo- 
nat  et  qu'il  a  quitté  Paris  en  1587.  Saint  François  de  Sales  a  pu  et  dû  le 
connaître  à  Paris.  S'il  écrivait  la  note  en  i585,  i58G,  1687  et  même  en  i588, 
dirait-il  memini  ?  Ce  mot  semble  désigner  une  époque  relativement  éloi- 
gnée de  celle  où  le  saint  faisait  ses  études.  Enfin  M.  Hamon  n'apporte 
pas  la  moindre  raison  en  faveur  de  sa  conjecture. 


9<>  L    Hl  MAMSME     DEVOT 

Il  entre  donc  à  Saint-Etienne-du  Grès,  plus  malade  que 
jamais;  aussi  près  que  possible  de  s'abandonner  au  déses- 
poir —  c'est  mon  hypothèse.  Il  s'agenouille  devant  la 
Vierge  noire,  il  récite  la  prière  qui  se  trouve  là,  collée 
sur  une  planchette.  Alors  brusquement,  les  nuages 
tombent,  l'horizon  s'illumine,  l'obsession  s'apaise.  C'est 
comme  une  croûte  de  lèpre  qui  se  détache.  Un  éclair, 
avons-nous  dit;  ou  mieux  deux  éclairs  qui  se  suivent  coup 
sur  coup.  Eh  bien  !  s'écrie-t-il,  non  pas  encore  joyeuse- 
ment, mais  avec  une  générosité  déjà  toute  calme,  eh  bien! 
soit;  si  je  suis  prédestiné  à  gloritier  la  seule  justice  de  Dieu 
par  ma  damnation,  j'accepte  de  plein  gré  la  fin  qui  m'est 
assignée  dans  les  décrets  éternels. 

Au  moment  même  où  le  jeune  homme  s'incline  ainsi 
devant  les  décrets  éternels,  une  soudaine  certitude  lui 
dessille  les  yeux,  lui  persuadant  que  ces  prétendus  décrets 
ne  sont  qu'une  pauvre  invention  humaine,  et  que  personne 
n'est  ainsi  prédestiné  à  glorifier  la  seulejustice  divine.  Une 
voix  céleste  le  relève,  lui  promet  le  ciel.  «  Puisque  tu  as 
bien  voulu  servir  à  faire  éclater  mes  perfections  en  te  sacri- 
fiant toi-même  s'il  le  fallait,  quoiqu'il  n  y  eût  en  cela  qu'une 
médiocre  gloire  pour  moi,  qui  n'aspire  pas  à  perdre,  mais 
à  sauver  les  hommes,  je  le  constituerai  dans  un  éternel  bon- 
heur, pour  que  tu  chantes  mes  louanges,  seule  gloire  qui 
m'est  chère.  »  Ces  dernières  lignes  sont  textuellement  tra- 
duites de  la  protestation  latine  que  nous  avons  dite  et  qu'on 
peut  sûrement  regarder  comme  une  transposition  dans 
l'ordre  dogmatique  de  la  scène  de  la  délivrance.  Précieuse 
relique,  moins  haletante,  moins  passionnante  que  l'amulette 
de  Pascal,  mais  d'une  richesse  doctrinale  bien  supérieure. 
Il  faut  la  lire  dans  son  latin,  ces  deux  mots  surtout  que  je 
ne  puis  rendre  :  je  ne  m'appelle  pas  celui  qui  damne,  mon 
nom  est  Jésus  :  glonficatio  nominis  mci  qui  non  est  dam- 
na tor,  seei  Jésus. 

Qui  brise  avec  le  thomisme —  bien  entendu  sur  le  point 
précis  qui  nous  intéresse  —   est  obligé  de  passer  dans 


FRANÇOIS     ])E     S.VLES  91 

l'autre  camp.  Orienté  vers  la  doctrine  des  jésuites  par  la 
réponse  de  la  Vierge  noire,  François  de  Sales  s'y  est  con- 
verti pour  de  bon.  Longtemps  après,  il  écrira  à  un  de  leurs 
docteurs  les  plus  en  vue,  au  P.  Lessius,  une  lettre  d'adhé- 
sion cordiale,  restée  fameuse  dans  Thistoire  de  cette  dis- 
pute éternelle. 

Dans  la  bibliothèque  des  jésuites  de  Lyon,  lui  dit-il,  j'ai  vu 
votre  Traité  de  la  Prédestination  et  quoique  je  n'aie  eu  le  temps 
que  de  le  parcourir  h  la  hâte,  j'ai  remarqué  que  vous  y  em- 
brassez et  soutenez  Topinion  de  la  prédestination  à  la  gloire 
après  la  prévision  des  mérites,  cette  opinion  si  noble  à  tant  de 
titres,  puisqu'elle  est  si  ancienne,  si  consolante...  Cela  m'a  été 
une  grande  joie  ;  car  j'ai  toujours  ^  regardé  cette  doctrine 
comme  la  plus  vraie,  la  plus  aimable  et  la  pins  conforme  à  la 
miséricorde  de  Dieu  et  à  sa  grâce,  ainsi  que  je  l'ai  un  peu 
indiqué  dans  mon  Traité  de  r amour  de  Dieu  "'. 

Veriorem  ac  aniahiliorem^  l'intime  liaison  de  ces  deux 
épithètes  est  chère  à  l'humanisme  dévot.  Quant  à  cette 
doctrine,  plus  vraie  et  plus  aimable,  elle  anime,  non  pas 
seulement  le  Traité  de  V amour  de  Dieu  comme  le  saint 
vient  de  le  dire,  mais  encore  tous  ses  autres  écrits.  En 
faut-il  davantage  pour  justifier  la  curiosité  intense  et 
minutieuse  que  nous  avons  apportée  au  récit  de  la  tenta- 
tion^? 


(i)  Il  veut  dire  depuis  très  longtemps. 

(2)  Véritable  esprit...,  IV,  p.  126.  On  trouve  aussi  dans  le  livre  de 
M.  de  Baudry  un  fac-similé  de  l'autographe.  C'est  qu'eu  effet  Tauthenti- 
cité  de  la  lettre  a  été  niée  par  de  bons  esprits.  Piquante  anecdote  qui 
montre  deux  fois  à  quel  point  l'esprit  de  parti  émousse  le  sens  critique. 
Si  la  lettre  n'était  pas  un  faux,  disait  en  effet  le  thomiste  Serry,  on  la 
trouverait  dans  le  recueil  des  lettres  spirituelles  du  saint  ;  elle  ne  s'y 
trouve  pas  ;  donc.  —  Est-il  possible  de  mieux  se  berner  soi-même  !  Des  cen- 
taines de  lettres  du  saint  ne  se  trouvent  pas  dans  ce  premier  recueil.  Le 
plus  amusant  est  que  la  lettre,  lorsqu'elle  fut  publiée  par  les  jésuites, 
suait  le  faux,  si  l'on  peut  ainsi  parler.  On  l'avait  en  effet  datée  de  i6i3. 
Si  le  P.  Serry  avait  mis  ses  lunettes,  il  aurait  vu  que  le  saint  ne  pouvait 
pas  parler  en  i6i3  du  Traité  sur  Camour  de  Dieu  qui  est  de  1616.  Le 
saint  avait  écrit  16 18,  mais  son  8  ressemble  beaucoup  à  un  3. 

(3)  Reste  un  problème  très  alléchant  mais  insoluble.  Comment  expli- 
quer que  le  saint  ait  ainsi  attendu  la  réponse  de  la  Vierge  noire  pour 
rompre  avec  le  thomisme,  lui  qui  était  élève  des  jésuites  ?  Mais  l'était-il, 


9'i  l'humanisme     DÉVOT 

IV.  Quinze  ans  après,  nous  retrouvons  François  de 
Sales  à  Paris.  Il  y  est  venu  pour  une  mission  diplomatique 
dont  nous  n'avons  pas  à  parler;  il  y  passe  environ  sept 
mois,  du  20  janvier  au  20  septembre  (?)  1602  ^  Qu'avait-il 
appris  et  désappris  entre  ces  deux  séjours  dans  notre  capi- 
tale, étudiant   en    droit  à    Padoue",   chanoine   et   prévôt 

et  à  quel  point,  c'est  ce  qu'on  ne  peut  dire.  Ou  ne  l'avait  pas  envoyé  à 
Paris  pour  qu'il  y  fît  ses  études  théologiques  et  c'est  comme  en  cachette, 
dit-on,  qu'il  les  a  faites.  Il  semblerait  donc  qu'au  lieu  de  suivre,  au  grand 
jour,  les  classes  du  P.  Carrillo  s.  j.,  il  prenait  pour  texte  les  cahiers  de 
Sorbonne  que  lui  passait  son  gouverneur,  Deage,  élève  lui-même  en 
Sorbonne.  Cahiers  thomistes  sans  doute  :  on  sait  d'ailleurs  que  François 
de  Sales  avait  la  plus  grande  vénération  pour  saint  Thomas.  La  Protesta- 
tion elle-même  le  montre  :  il  lui  en  a  coûté  beaucoup  de  se  séparer  de  lui 
et  d'Augustin,  môme  sur  un  point.  Quoi  qu'il  en  soit,  pour  le  troubler 
ainsi,  il  faut  que  le  système  thomiste  lui  ait  paru  plus  probable  que 
l'autre.  Quand  il  a  fait  sa  prière  devant  la  Vierge  noire,  il  était  ferme- 
ment thomiste  :  quand  il  s'est  relevé,  il  ne  l'était  plus.  Je  ne  crois  pas 
d'ailleurs,  qu'on  puisse  affirmer  sans  plus  une  relation  certaine  entre  le 
thomisme  et  la  tentation  de  désespoir  que  nous  venons  d'étudier.  Moliniste 
ou  thomiste,  tout  le  monde  est  susceptible  d'une  pareille  tentation.  Aucun 
système  ne  résout  en  effet  la  difficulté  dernière  ;  mais  celui  des  jésuites 
offre  l'immense  avantage  de  changer  la  perspective,  de  tourner  notre  atten- 
tion sur  nous-même  et  l'usage  que  nous  sentons  que  nous  pouvons  faire 
de  notre  libre  arbitre,  au  lieu  de  nous  hypnotiser  sur  le  mystère  des  décrets 
divins.  Je  dis  ceci  par  un  scrupule  critique,  ne  me  reconnaissant  pas  le 
droit  d'affirmer  que  l'adhésion  du  jeune  étudiant  au  thomisme  ait  déchaîné 
la  tentative  de  désespoir  Mais  enfin  la  construction  que  je  viens  d'essayer, 
me  paraît  de  beaucoup  la  plus  vraisemblable.  Il  est  en  effet  presque  impos- 
sible de  ne  pas  reconnaître  dans  la  Protestation,  un  clair  et  vibrant  sou- 
venir de  la  crise. 

(i)  Il  quitte  la  Savoie  le  3  janvier  1602  ;  Mâcon,  Dijon  ;  le  20  à  Paris. 
Du  20  février  au  7  avril,  il  prêche  le  carême  ;  le  14  avril  [Quasimodo]  il 
prêche  devant  le  Roi;  le  17  avril,  il  prononce  à  Notre-Dame  l'oraison 
funèbre  du  duc  de  Mercœur  ;  autres  sermons  en  divers  lieux;  juillet, 
août;  affaire  des  Carmélites.  Cf.  Griselle.  Panégyrique  de  saint  François 
de  Sales  (documents,  pp.  37-38)  et  le  tome  VII  des  OEusfres  du  saint. 

(2)  Le  séjour  à  Padoue,  mal  étudié  jusqu'ici,  paraît  bien  curieux.  C'est 
là  qu'il  a  rédigé  le  règlement  de  vie  qui  est  un  document  psychologique 
de  première  importance,  surtout  en  ce  qui  concerne  les  relations  avec  le 
prochain  (Cf.  Hamon,  I,  73-80).  Je  crois  qu'on  a  exagéré  la  fréquence  et 
l'intimité  des  rapports  de  l'étudiant  avec  l'illustre  Possevin.  Ce  qui  nous 
reste  de  leurs  lettres  le  montre.  Les  débuts  à  Annecy  sont  mal  connus. 
Les  biographes  laissent  peut-être  un  peu  trop  dans  l'ombre  la  très  inté- 
ressante figure  de  Mb»'  de  Granier.  (Cf.  La  vie  du  révérendissime  évêque 
Claude  de  Granier,  orédécesseur  de  François  de  Sales  par  le  P.  Boni- 
face  Constantin,  Lyon.  1640.)  On  n'a  pas  tout  dit  sur  la  part  du  saint 
dans  la  réforme  de  divers  monastères.  Il  reste  enfin  bien  des  points  obs- 
curs sur  la  mission  du  Chablais.  (C^f.  André  Peraté.  La  mission  de  François 
de  Sales  dans  le  Chablais.  Mélanges  de  lécolc  française  de  Rome,  t.  YI.) 
Comme  on  l'a  fait  pour  le  coadjuteur,  on  a  une  tendance  à  isoler  le 
jeune  missionnaire  de  ses  nombreux  et  très  actifs  collaborateurs,  capu- 


FRANÇOIS     DE     SALES  9^ 

d'Annecy,  bras  droit  de  l'évêque,  chef  de  la  mission  aux 
protestants  du  (^hablais,  nous  laisserons  tous  ces  longs 
chapitres,  d'ailleurs  encore  mal  connus  et  qui  nous 
touchent  de  moins  près.  On  a  l'impression  qu'il  se  cherche, 
qu'il  ne  s'est  pas  encore  trouvé.  Paris  va  le  révéler  lui- 
même  à  lui-même  ^ 

En  1602,  Paris  était  déjà  Paris,  c'est-à-dire,  avec  Rome, 
le  plus  beau  théâtre  du  monde.  Le  jeune  coadjuteur  de 
Genève  avait  alors  trente- cinq  ans.  Il  arrivait  de  sa  pro- 
vince lointaine  qui  n'était  même  pas  française.  Sa  mission 
allait  le  mettre  en  contact  avec  les  grands  de  la  terre, 
prélats,  courtisans,  le  roi  lui-même.  Lorsque,  plus  tard,  sa 
mère,  M'^^  de  Boisy,  rencontrera  la  baronne  de  Chantai, 
elle  se  fera  toute  petite  devant  la  riche  et  brillante  bour- 
guignonne. Personne,  chez  nous,  semble-t-il,  ne  trouva 
que  François  de  Sales  sentait  l'étranger.  On  le  caressa, 
on  lui  fit  fête,  on  l'applaudit,  on  dit  gentiment  à  ses  compa- 
triotes qu'il  éclipsait  tous  nos  autres  prédicateurs^  Nul 
doute  néanmoins  qu'à  sa  défiance  et  de  lui-même  et 
d'autrui,  ne  se  soit  alors  ajoutée  une  timidité  nouvelle. 
Après  tout,  qu'a-t-il  dans  son  humble  bagage  qui  puisse 
lui  donner  beaucoup  d'assurance  ?  Un  livre  de  controverse, 
les  trophées  d'une  mission  aux  protestants,  une  éloquence 
qui  a  ravi  la  Savoie.  Orateurs,  convertisseurs,  controver- 
sistes   ne    manquaient    pas    dans  l'entourage    du  roi   de 

cins,  jésuites,  altitude  d'autant  plus  fâcheuse  que  voulant  exalter  le  saint, 
en  ne  nous  montrant  que  lui,  en  réalité  on  nous  le  cache.  Je  n'écris  ceci 
que  très  hésitant,  mais  je  me  demande  si  François  de  Sales  missionnaire 
ne  reste  pas,  plus  qu'il  ne  voudrait,  sous  l'influence  de  ses  collaborateurs, 
dont  quelques-uns  paraissent  plus  ardents  que  lui.  Bref,  on  ne  saurait 
trop  répéter  que  l'histoire  critique  de  François  de  Sales  n'est  pas  encore 
faite. 

(i)  Je  ne  parlerai  pas  davantage  des  relations  entre  Henri  IV  et  Fran- 
çois de  Sales,  n'étant  pas  arrivé  à  me  faire  une  opinion  sur  ce  point.  J'ai 
l'impression  que  tout  ce  chapitre  a  été  fortement  romancé  et,  dans  tous 
les  cas,  j'ai  beaucoup  de  peine  à  croire  que  le  roi  ait  été  pour  si  peu  que 
ce  soit,  l'inspirateur  de  V Introductioii.  Il  est  certain  que  les  deux  hommes 
étaient  faits  pour  se  comprendre,  certain  que  l'esprit  de  François  de 
Sales  s'accordait  parfaitement  avec  la  politique  pacificatrice  de  Henri  IV. 

(i)   Cf.  Hamon-Letourneau,  I,  p.  408. 


9/j  L    II  U  M  A  îs  I  S  M  E     D  E  Y  O  T 

France.  Très  modeste  d'ailleurs,  il  se  juge  peu  de  chose. 
Qu'il  parle  de  Duperron,  de  Bérulle,  de  Richelieu  qu'il 
rencontrera  plus  tard,  ou  d'autres  illustres,  lui  aussi  il 
se  fait  petit  devant  eux.  On  peut  soupçonner  une  pointe 
d'emphase  italienne  dans  les  compliments  qu'il  prodigue 
volontiers,  mais,  très  sincèrement,  il  se  voitchétif.  «  Je  ne 
saurais  répondre,  écrit-il  de  Paris  à  un  gentilhomme,  le 
1 5  juin  1602,  à  la  courtoisie  dont  la  lettre  que  M.  votre  fils 
m'a  donnée  de  votre  part  est  remplie,  car  je  n'ai  pas  assez 
de  bonnes  et  belles  réparties.^  »  S'il  ne  les  a  pas  encore, 
elles  lui  viendront,  et  vite,  car  il  esta  bonne  école  et  bon 
élève.  A  Paris  plus  qu'ailleurs,  et  à  cette  date  plus  que 
jamais,  il  se  tait,  il  observe,  il  admire,  il  critique,  il  se  sur- 
veille, il  s'applique,  il  prend  le  ton.  Des  constatations  ingé- 
nieuses et  mathématiques,  faites  récemment,  confirment 
l'impression  que  je  veux  rendre  :  «  C'est  à  partir  de  1602 
seulement,  écrit  M.  Delplanque,  que  l'on  commence  à  ren- 
contrer souvent  dans  ses  sermons  des  histoires  ou  des  sou- 
venirs de  Pline  »,  de  Pline  qui  va  bientôt  collaborer,  si  acti- 
vement, àlaPhilothée.  «Cette  année  1602...  fut  pour  quelque 
chose  dans  cette  habitude  d'emprunter  aux  littératures 
anciennes  des  arguments  ou  de  simples  ornements  qu'il  por- 
tera désormais  dans  ses  discours  et  dans  ses  ouvrages.  Il 
semble  en  tout  cas,  que  s'étant  trouvé  alors  pour  la  première 
fois  en  contact  avec  un  auditoire  particulièrement  épris  de 
la  littérature  ancienne,  il  se  soit  un  peu  assujetti  à  la  mode 
et  qu'il  ait  dès  lors  pris  un  goût  nouveau  et  contracté  une 
habitude  nouvelle".   » 

Cette    altitude   d'adaptation,    et  même  de    concession, 
était  tout  à   fait  dans  sa  manière.  Que  l'on   étudie  de  ce 


(i)  Œuvres...,  XII,  pp.  116-117. 

(2)  Saint  François  de  Sales  humaniste  et  écrivain  latin^  p.  141 .  M.  Delplan- 
que a  pris  la  peine  de  compter  les  citations  classiques  faites  par  saint  Fran- 
çois de  Sales  dans  ses  premiers  sermons,  du  début  de  sa  prédication  à  la 
fin  de  i6o2.  Il  y  en  a  32.  De  ce  nombre,  une  dizaine  seulement  appartien- 
nent aux  sermons  qui  précèdent  le  voyage  de  Paris.  Minuties,  mais  révéla- 
trices. 


FRANÇOIS     DE     SALES  9^ 

point  de  vue  roraison  funèbre  qu'il  a  donné  à  Notre-Dame, 
pièce  d'autant  plus  intéressante  qu'elle  s'élève  moins  au- 
dessus  du  médiocre. 

Il  se  travaille  à  écrire  dans  le  goût  du  jour,  il  a  fréquenté 
les  orateurs  de  la  capitale,  il  les  imite,  se  faisant  parisien 
comme  eux,  plus  qu'il  n'aurait  dû,  plus  qu'il  ne  l'aurait 
voulu  peut-être.  Dix  ans  après,  il  le  reconnaît  et  bat  sa 
coulpe.  Au  sujet  d'un  carême  qu'il  devait  et  qu'il  n'a  pas  pu 
donner,  «  je  me  promettais,  écrit-il  en  1612,  de  prêcher 
un  peu  plus  mûrement,  solidement,  et  pour  le  dire  tout 
en  un  mot...  un  peu  plus  apostoliquement  que  je  ne  faisais 
il  y  a  dix  ans*  ».  Quoi  qu'il  en  soit,  son  zèle  d'humaniste 
prit  alors  un  nouvel  élan.  Il  se  remit  aux  classiques  :  il 
étudia  de  plus  près  les  mystères  de  notre  langue  qui 
l'intéressèrent  toujours  depuis  ;  application  deux  fois 
significative,  si  l'on  songe  que  pendant  cette  même 
période,  il  faisait  d'autres  expériences  et  prenait  d'autres 
leçons. 

Il  avait  déjà  vu  des  chrétiens  pieux  et  fervents,  mais 
rien  encore  qui  ressemblât,  même  de  loin,  au  prodigieux 
spectacle  que  Paris  lui  réservait.  Des  saints,  de  véritables 
saints,  et  en  grand  nombre,  et  partout.  Cette  Babylone 
qui  jadis  l'effrayait  si  fort,  quand  il  suppliait  son  père  de 
ne  pas  l'envoyer  au  collège  de  Navarre  ;  ce  foyer  de  plai- 
sir, de  tapages,  de  guerres  civiles  était  la  cité  des  saints. 
Autre  surprise,  aussi  douce  pour  son  cœur  affectueux  et 
humble,  cette  foule  céleste,  à  voir  l'empressement  qu'elle 
mettait  à  Taccueillir,  à  lui  ouvrir  ses  rangs,  à  lui  dire  ses 
secrets,  on  aurait  cru  qu'elle  le  connaissait  depuis  long- 
temps, qu'elle  l'attendait.  Ce  fut  une  des  grandes  joies, 
une  des  plus  vives  lumières  de  toute  sa  vie.  Il  y  avait  là 
des  docteurs  de  Sorbonne,  Asseline,  Gallemant,  Duval;  un 
futur  chancelier,  Marillac  ;  des  religieux,  le  chartreux 
Beaucousin   et  tant   d'autres;  des  femmes   et  de  jeunes 

(i)  Œm'res...,  IV,  p.  272. 


96  L  '  H  U  M  A  N  I  s  M  E     D  É  Y  O  T 

filles  du  monde,  des  princesses,  des  servantes;  une  nou- 
velle Thérèse,  Madame  Acarie.  Nous  reviendrons  à  tous 
ces  personnages,  dans  notre  prochain  volume,  quand 
nous  aurons  à  faire  le  tableau  du  Paris  mystique  au 
commencement  du  xvii°  siècle.  Pour  l'instant,  le  seul 
François  de  Sales  nous  occupe  ;  il  s'agit  de  montrer  que 
ce  long  séjour  à  Paris  achève  de  l'épanouir  et  de  le  mûrir, 
transforme  ce  controversiste  de  la  veille  en  un  directeur 
incomparable,  lui  met  à  la  main  la  plume  qui  écrira 
après-demain  Y  Introduction  à  la  vie  dévote. 

Qu'on  l'ait  accueilli  avec  joie  et  confiance,  cela  n'est 
pas  douteux,  mais  il  ne  faut  pas  intervertir  les  rôles, 
faire  du  nouveau  venu,  Tarbitre  principal  de  cette  aca- 
démie de  sainteté  où  il  vient  prendre  ses  grades,  le 
soleil  de  ce  petit  monde  qui  ne  l'avait  pas  attendu  pour 
fleurir  et  porter  ses  fruits.  Il  a  reçu  plus  qu'il  n'a 
donné. 

Nul  ne  dépassera  bientôt,  n'égalera  même  son 
influence  sanctifiante.  Maintenant,  c'est  lui  qui  se  forme. 
Attendons  M.  de  Genève,  laissons  grandir  le  jeune  coad- 
juteur.  Il  n'était  pas  seulement  très  humble,  très  conscient 
de  ses  limites,  il  était  aussi  d'une  rare  délicatesse.  Doué 
d'une  grâce  naturelle,  né  pour  commander  aux  âmes 
dévotes  par  son  onction  séduisante,  il  aurait  pu  dès  lors 
s'imposer,  jouer  au  maître.  M"""  Acarie  qui  l'avait  deviné, 
essaie  de  lui  faire  brûler  les  étapes.  Elle  lui  pose  de  ces 
questions  qui  amènent  des  demandes  plus  intimes,  elle  se 
montre  prête  aux  confidences.  11  feint  de  ne  pas  entendre, 
sauf  à  regretter  plus  tard  d'avoir  ainsi  perdu  l'occasion 
d'approfondir  cette  âme  sublime.  11  la  traite  avec  la  réserve 
qui  convient  à  un  confesseur  de  passage.  Visiblement, 
il  ne  veut  pas  s'engager.  Le  plus  ignorant  des  prêtres 
peut  recevoir  la  confession  d'une  extatique.  Pour  le 
reste,  elle  a  Bérulle  et  d'autres.  Il  n'empiétera  pas  sur 
le  terrain  de  ces  personnages.  Il  s'efface  devant  eux  et 
il  a  raison  de  le  faire  ;   si  tous  agissaient   ainsi,  il  s'élè- 


Saint    François  de  Sales. 
D'après  un  portrait  conservé  à  la  Visitation  de  Turin. 


88  l'humanisme     DÉVOT 

sée,  sa  théologie.  La  Vierge  noire  de  Saint-Etienne  ne  lui 
a  pas  fait  seulement  entendre  une  réponse  de  paix,  elle 
lui  a  comme  imposé  une  doctrine  pacifiante.  Nous  savons 
en  effet  que  la  détresse  qui  fut  dissipée  ce  jour-là  était 
pour  ainsi  parler  d'ordre  dogmatique'  :  je  veux  dire  qu'un 
système  particulier  de  théologie  ou  Tavait  directement 
causée,  ou  du  moins  l'avait  rendue  plus  intense.  Ce 
système,  François  de  Sales  avant  et  pendant  la  tentation  le 
regardait  comme  infiniment  probable  :  la  tentation  passée, 
il  se  rallie  pour  toujours  à  un  système  contraire.  Ce  n'est 
pas  là  pour  nous  l'aspect  le  moins  intéressant  de  cette 
aventure. 

Représentons-nous  ce  jeune  étudiant,  pieux,  timoré,  au 
moment  où  lui  est  proposée  pour  la  première  fois  la  doc- 
trine attribuée  au  maître  des  maîtres,  à  saint  Thomas,  sur 
la  prédestination.  Il  apprend  ce  que  peut-être  il  craignait 
confusément  déjà,  il  apprend  que  certaines  âmes  sont 
créées  à  la  seule  fin  de  faire  éclater  infailliblement  la 
justice  divine  par  une  éternité  de  souffrances  ;  système 
toujours  affolant  —  je  le  vois  ainsi  du  moins — mais  deux 
fois  plus  encore  pour  cette  intelligence  d'un  tour  concret 
et  réaliste,  pour  cette  âme  scrupuleuse,  tourmentée  par 
les  tentations  ordinaires  à  cet  âge,  et  qui  n'avait  déjà  que 
trop  de  pente  à  se  ranger  elle-même  parmi  les  prédestinés 
à  l'enfer. 

Il  se  vit  perdu.  Damné,  moi  damné,  par  suite  de  la 
volonté  que  saint  Thomas  prête  à  Dieu  de  montrer  ainsi 
sa  justice  —  me  damnaium  volimtate  quam  ponit  Thomas 
in  Deo  ut  ostenderet  Deus  jiistitiam^ .  Eh!  pourquoi  pas 
lui  aussi,  comme  d'autres,  lui  si  faible,  si  languissant? 
Certitude?  non,  mais  affreuse  probabilité,  de  plus  en  plus 
vraisemblable  à  mesure  qu'il  la  fixe  davantage.  Je  n'ai  pas 
besoin  d'insister  sur  Thorreur  de  cette  agonie. 

Ce  ne  sont  pas  là  des  conjectures.  Nous  avons  là-dessus 

())  Véritable  esprit,  IV,  pp.  J  97-198. 


FRANÇOIS     DE     SALES  89 

les  propres  paroles  du  saint,  une  protestation  de  confiance 
rédigée,  nous  ne  savons  quand,  peut-être  le  soir  même 
de  la  délivrance,  peut-être  des  années  plus  tard,  mais 
assurément,  et  palpablement  sous  l'impression,  toujours 
présente,  de  cette  crise.  Nous  ignorons  du  reste  la  courbe 
de  ses  mouvements  pendant  ces  semaines  pathétiques.  Le 
dernier  et  le  meilleur  de  ses  biographes,  M.  Hamon, 
semble  croire  à  une  atténuation  progressive.  Il  voit  la 
tentation  décliner  insensiblement  et  s'évanouir  enfin  aux 
pieds  de  la  Vierge  de  Saint-Etienne.  De  mon  côté,  je 
serais  tenté  de  choisir  une  description  toute  contraire, 
d'appuyer  sur  la  soudaineté  merveilleuse  du  dénouement. 
La  crise  n'aurait  pas  cessé  de  s'aggraver,  elle  aurait 
atteint  son  paroxysme  à  la  minute  précise  où  elle  prit  fin. 
Bref,  je  ramasserais  en  un  instant  rapide  comme  Téclair, 
le  changement  dont  H.  Hamon  échelonne  les  phases 
diverses  pendant  plusieurs  jours  \ 


(i)  Je  viens  de  dire  que  nous  ne  savions  pas  à  quelle  date  fut  rédigée 
la  protestation  qui  éclaire  si  vivement  cette  histoire.  Ce  disant,  je  me 
heurte  à  M.  Hamon  qui  place  cette  rédaction  avant  même  la  lin  de  la 
crise.  En  bonne  critique,  cette  assertion  me  paraît  difficilement  soute- 
nable.  Qu'on  lise  le  texte  (Hamon-Letourneau,  1,  pp.  56-57).  On  ne  parle- 
rait pas  sous  le  coup  du  désespoir  avec  une  telle  plénitude  de  confiance 
et  d  allégresse.  Il  y  a  plus  et  de  graves  indices  tendent  à  montrer  que  la 
pièce  a  été  rédigée  longtemps  après.  Celui  qui  nous  l'a  transmise,  le 
chanoine  Gard,  Fa  trouvée  dans  la  bibliothèque  du  saint,  à  la  fin  d'un 
recueil  de  notes  théologiques  où  la  question  de  la  prédestination  est 
traitée  d'une  manière  approfondie,  et  par  un  homme  déjà  pleinement 
maître  de  sa  doctrine.  Ce  ne  sont  pas  là  les  notes  d'un  étudiant,  même 
supérieur.  J'ajoute  que  dans  ces  notes,  François  de  Sales  assure  que  le 
plus  grand  nombre  des  modernes  et  beaucoup  d'anciens  sont  d'un  avis 
contraire  à  celui  de  saint  Thomas.  S'il  avait  connu  ce  ((  torrent  »  tradi- 
tionnel, comme  parle  Bossuet,  la  thèse  thomiste  l'aurait  moins  troublé. 
De  plus,  il  cite  dans  cette  note  le  commentaire  de  Tolet  sur  saint  Jean. 
Or  le  bref  de  Sixte-Quint  qui  sert  de  privilège  à  ce  livre  est  de  no- 
vembre 1587.  Saint  François  de  Sales  a  quitté  Paris  dans  le  courant 
de  i588.  11  a  eu  mathématiquement  le  temps  de  prendre  connaissance  du 
livre,  mais  cela  paraît  moins  probable.  Il  y  a  plus  encore.  Dans  ces  notes, 
le  saint  invoque  le  souvenir  qu'il  a  de  l'enseignement  du  P.  Carrillo. 
Memini  Alphonsiun  Carriliiim...  eamdeni  sententiani  tenuisse.  Or  nous 
savons  que  Carrillo  fut  professeur  au  collège  de  Clermont  après  Maldo- 
nat  et  qu'il  a  quitté  Paris  en  1587.  Saint  François  de  Sales  a  pu  et  dû  le 
connaître  à  Paris.  S'il  écrivait  la  note  en  i585,  i58G,  1687  et  même  en  i588, 
dirait-il  manini  ?  Ce  mot  semble  désigner  une  époque  relativement  éloi- 
gnée de  celle  où  le  saiat  faisait  ses  études.  Enfin  M.  Hamon  n'apporte 
pas  la  moindre  raison  en  faveur  de  sa  conjecture. 


98  l'humanisme     DÉVOT 

doux,  il  lui  marquera  ses  péchés  mignons  :  soyez  donc 
moins  intellectualiste  —  il  parlait  mieux  que  cela  —  et 
plus  afFectif^  Précieuse  leçon  qu'il  a  digérée  lui-même 
avant  de  la  faire  aux  autres.  C'est  à  Paris,  en  effet,  c'est  à 
force  de  fréquenter  les  docteurs  de  Sorbonne,  qu'il  a 
mieux  réalisé  le  néant,  le  danger  des  querelles  vaines  ou 
irritantes.  Et  par  leurs  qualités  et  par  leurs  défauts,  ses 
maîtres  Pont  formé  deux  fois. 

Aussi  le  voyons-nous  s'affirmer  —  enfin  ou  déjà  —  tout 
à  fait  maître  de  ses  idées,  de  son  esprit,  de  sa  méthode, 
dès  le  lendemain  de  son  départ  de  Paris.  Phénomène 
curieux,  qu'on  prendrait  pour  une  construction  arbitraire, 
mais  qui  n'en  est  pas  moins  indiscutable.  A  peine  a-t-il 
quitté  Paris,  il  se  met,  pour  la  première  fois,  à  écrire  de 
vraies  lettres  de  direction,  lettres  tellement  parfaites  que 
si  nous  n'avions  pas  leurs  dates,  nous  les  croirions  contem- 
poraines de  V Introduction.  Soudaine,  complète  et  défini- 
tive réalisation  de  lui-même,  après  une  préparation  aussi 
longuet  Doni  Mackey  l'a  fort  bien  rembarqué.  «  Les  pre- 
mières lettres  de  direction,  écrit-il,...  ont  un  mérite  qui 
leur  est  propre,  celui  d'offrir  le  premier  épanouissement 
des  idées  de  saint  François  de  Sales  sur  la  piété.  Philothée^ 
les  Entretiens^  le  Traité  de  V Amour  de  Dieu  ne  feront  qu'ex- 
poser, il  est  vrai  avec  plus  de  pénitude  et  une  ordonnance 
plus  rigoureuse,  les  mêmes  pensées.  Mais  ici  nous  avons  le 
jet  initial  dans  toute  sa  naïveté  et  sa  fraîcheur.^  »  Gela  est 
si  vrai  que  dès  le  mois  de  novembre  1602,  envoyant  à  des 
religieuses  parisiennes  une  sorte  d'exhortation  collec- 
tive, il  parle  en  propres  termes  de  «  sa  »  méthode  qu'il 
oppose  à  celle  des  autres  et  qu'il  décrit  avec  une  extrême 
netteté. 

(i)  Cf.  l'admirable  lettre  à  Asseline  (Dom  Eustache  de  Saint-Paul)  sur 
le  projet  d'une  somme  de  théologie.  Œuvres...,  XV,  pp.  1 16-120. 

(2)  On  peut  observer  un  développement  analogue  chez  un  compatriote 
de  François  de  Sales,  chez  Joseph  de  Maistre  :  même  lente  préparation  : 
même  éclosion  soudaine. 

(3)  OEuvres....  XII,  p.   11. 


FRANÇOIS     DE     SALES  99 

Je  me  doute  encore,  dit-il,  qu'il  y  ait  un  autre  empêchement 
à  votre  réformation  :  c'est  qu'à  l'aventure,  ceux  qui  vous  l'ont 
proposée  ont  manié  la  plaie  un  peu  aprement.  Je  loue  leur 
méthode,  bien  que  ce  ne  soit  pas  la  mienne,  surtout  à  l'en- 
droit des  esprits  nobles  et  bien  nourris  comme  sont  les  vôtres. 
Je  crois  qu'il  est  mieux  de  leur  montrer  simplement  le  mal  et 
leur  mettre  le  fer  en  main  afin  qu'ils  fassent  eux-mêmes  l'in- 
cision ^ 

Aucune  âpreté  ;  compter  pleinement  sur  la  noblesse  et 
la  générosité  de  Tâme  dévote,  dès  ses  premiers  mots,  il 
est  optimiste.  Ne  l'oublions  pas. 

La  seconde,  ou  plutôt  la  première  de  ces  lettres  de 
direction  (i6  janvier  i6o3),  puisque  enfin  celle  que  je 
viens  de  rappeler  est  un  sermon  plus  qu'une  lettre,  doit 
nous  arrêter  davantage.  Elle  est  adressée  à  une  religieuse 
parisienne. 

J'aime  votre  esprit  fermement  parce  que  je  pense  que  Dieu 
le  veut,  et  tendrement  parce  que  je  le  vois  encore  faible  et 
jeune. 

Il  a  déjà  conscience  et  de  son  rôle,  infiniment  délicat, 
et  de  la  manière  qu'il  entend  suivre  en  le  remplissant.  Il 
écrit  à  une  femme.  Raison  qui  le  fait  hésiter  deux  fois 
avant  de  se  mettre  à  l'œuvre.  Je  jurerais  qu'il  a  rédigé  un 
brouillon  et  que  celui-ci  était  couvert  de  ratures.  Ce 
«  j'aime  »,  si  décidé,  coupe  court  aux  scrupules  qu'il 
aurait  lui-même  ou  qui  pourraient  venir  à  sa  dirigée.  La 
confiance  ne  se  donne  qu'à  l'amour  ;  le  bien  ne  se  fait  que 
par  l'amour.  Quant  aux  inquiétudes  qui  viendraient  gêner 
cette  confiance  et  paralyser  le  bien,  il  les  balaie  en  trois 
mots:  «  Votre  esprit  »,  «  fermement  »,  «  Dieu  le  veut  ». 
Après  quoi  le  «  tendrement  »  parait  plus  que  simple.  Et 
puis  ne  revenons  pas  sur  ces  préambules.  «  Gela  soit  dit 
une  fois  pour  toutes.  » 

(i)  Œuvres...,  XII,  p.    148. 


H)()  l'humanisme    dévot 


Il  connaît  mal  cette  femme  *.  La  lettre  qu'il  a  reçue  d'elle 
n'est  pas  limpide,  pas  intelligente,  peut-être  pas  tout  à 
fait  franche. 

Vous  me  demandez  si  vous  pouvez  recevoir  et  prendre  des 
sentiments,  que  sans  eux  votre  esprit  languit  et  néanmoins 
vous  ne  pouvez  les  recevoir  qu'avec  soupçon,  et  vous  semble 
que  vous  les  devez  rejeter. 

De  quels  sentiments  parle-t-elle  ?  Sans  doute  des  sua- 
vités pieuses  qu'elle  désire  et  qui  Tinquiètent  lorsqu'elles 
lui  viennent.  Elle  n'aura  pas  compris  quelque  discours  sur 
le  dépouillement  absolu.  Une  autre  fois,  qu'elle  particu- 
larise^ qu'elle  donne  «  un  exemple  ».  On  s'entendra 
mieux.  Mais  encore,  quelle  mouche  la  pique? 

J'ai...  un  scrupule  en  ce  que  vous  me  dites  que  ces  senti- 
ments sont  de  la  créature.  Mais  je  pense  que  vous  avez  voulu 
dire  qu'ils  viennent  à  vous  par  la  créature  et  néanmoins  de 
Dieu...  Mais  quand  ils  seraient  de  la  créature,  encore  ne 
seraient-ils  pas  à  rejeter,  puisqu'ils  conduisent  à  Dieu  ou  du 
moins  qu'on  les  y  conduit. 

Gomme  il  souffle  sur  les  fantômes,  comme  il  la  met  à 
Taise  et  l'affranchit  !  Ne  reconnaît-on  pas  là  une  de  ses 
pensées  maîtresses  !  Il  en  est  dès  lors  tellement  sûr,  tel- 
lement pénétré  qu'il  la  propose  à  une  cervelle  qu'il  devine 
petite  ou  très  embrouillée.  Autre  doctrine  salésienne,  ou 
plutôt  nouvel  aspect  d'une  seule  et  même  doctrine.  Pour- 
quoi tant  raffiner,  s'éplucher,  se  tourmenter,  tant  cher- 
cher à  savoir  ce  que  Ton  est  et  ce  que  l'on  vaut? 

II  me  semble  que  je  vous  vois  empressée  avec  grande  inquié- 
tude à  la  quête  de  la  perfection...  Dieu  «  nest  ni  au  {>ent  fort^ 
ni  en  V agitation,  ni  en  ces  feux,  mais,  en  cette  douce  et  tran- 
quille portée  d'un  cent  presque  imperceptible  ».  Laissez-vous 
gouverner  à  Dieu,  ne  pensez  pas  tant  à  vous-même... 


(i)  Sa  pénétration  est  lente.  Il  hésite,  il  tâtonne  longtemps  autour  d'une 
âme.  Qu'il  a  mis  de  temps  avant  de  bien  connaître  sainte  Chantai  ! 


FRANÇOIS     DE     SALES  10 1 

Vous  savez  que  Dieu  veut  en  général  qu'on  le  serve,  en  Tai- 
mant  sur  tout...  ;  en  particulier,  il  veut  que  vous  gardiez  une 
règle  ;  cela  suflit,  il  le  faut  faire  à  la  bonne  foi,  sans  finesse  et 
subtilité,  le  tout  à  la  façon  de  ce  monde  où  la  perfection  ne 
réside  pas,  à  riiumaine  et  selon  le  temps...  ^ 

Eh!  quoi,  ces  idées  qui  semblent  si  simples,  lui  étaient- 
elles  donc  nouvelles?  A-t-il  donc  fallu  qu'il  vînt  à  Paris 
pour  les  apprendre.  Non,  certes.  C'est  bien  vers  cette 
conception  de  la  vie  spirituelle  qu'il  tendait  constamment 
depuis  sa  prime  jeunesse.  Nous  ne  parlons  pas  d'une 
génération  spontanée,  d'une  conversion,  mais  d'un  épa- 
nouissement. Les  vues,  les  réflexions,  les  impressions 
que  son  intelligence  patiente  amassait  chaque  jour,  autant 
de  semences  que  Paris  a  fait  lever.  Plein  de  pressenti- 
ments, d'aspirations  plus  ou  moins  confuses,  mais  orientées 
vers  une  seule  fin,  François  de  Sales,  à  l'âge  ou  l'homme 
arrive  à  se  définir,  s'est  trouvé  soudain  transporté  au  plus 
touffu,  au  plus  intime  des  deux  mondes  pour  lesquels  il 
était  fait,  le  monde  des  saints  et  celui  des  directeurs. 
Paris  lui  a  montré,  comme  dans  un  vaste  raccourci,  la 
vérité,  la  richesse,  la  complexité,  les  difficultés,  le  plein 
sens  de  la  vie  dévote.  11  a  regardé  vivre  des  âmes  vérita- 
blement saintes,  mais  encore  trop  inquiètes  et  trop 
empressées  ;  il  a  vu  d'excellents  directeurs,  et  se  mettant 
en  leur  place,  les  jugeant  sur  les  résultats  bons  ou  mau- 
vais qu'ils  obtenaient,  il  a  fixé  son  propre  programme  de 
sainteté  et  de  direction. 

Encore  une  de  ses  premières  lettres  et  nous  l'aurons 
tout  entier.  Pour  celle-ci,  nous  le  savons,  il  n'a  pas  écrit 
moins  de  deux  brouillons.  C'est  qu'il  s'adresse  à  Marie  de 
Beauvillier,  à  l'abbesse  des  abbesses,  et  pour  lui  proposer 
certaines  remarques  passablement  délicates.  Afin  qu'on 
saisisse  mieux  l'importance  particulière  et  le  piquant  de 
ce  message  entre  les  lignes  duquel  il  faut  lire,  rappelons 

(i)  OEuvres,,.,  XII,  pp.  163-170. 


102  L    HUMANISME     DEVOT 

que  Marie  de  Beauvillier  exerçait  alors  dans  Paris  et  par 
toute  la  France  un  prestige  extraordinaire.  Nous  Tétudie- 
rons  à  loisir  plus  tard,  au  chapitre  des  abbesses  mystiques, 
et  peut-être  alors  essaierons-nous  vainement  d'égaler 
notre  sympathie  à  l'admiration  que  mérite  la  rare  vertu  de 
cette  femme.  Toute  jeune  et  presque  seule,  elle  avait 
entrepris  et  mené  à  bien  la  réforme  de  l'abbaye  de  Mont- 
martre qu'elle  avait  trouvée  dans  un  état  lamentable.  Sur 
elle  devaient  bientôt  se  façonner  les  autres  réformatrices. 
Grandes  dames,  religieux,  prêtres  venaient  souvent  sur 
la  sainte  colline  encourager  l'abbesse  héroïque  ou  lui 
demander  des  conseils.  François  de  Sales  y  était  venu 
avec  ses  amis  et  Marie  de  Beauvillier  l'avait  certainement 
distingué  puisque,  à  peine  parti,  elle  lui  envoie  une  lettre 
intime.  Mais  sur  place,  elle  n'avait  obtenu  de  lui  que  des 
paroles  banales.  J'ai  déjà  dit  qu'il  s'était  fait  une  consigne 
d'écouter,  d'observer  et  de  se  taire.  Le  parloir  de  Mont- 
martre avait  été  un  de  ses  postes  d'observation.  Nous 
l'imaginons  sans  peine,  souriant  doucement  pendant  que 
Marie  de  Beauvillier  raconte  les  difficultés  qu'elle  doit 
vaincre  ou  développe  ses  vastes  projets.  Même  attitude 
pendant  que  tel  ou  tel  directeur  approuve  ou  stimule 
l'abbesse.  Non,  ce  n'est  pas  tout  à  fait  ainsi  qu'il  dirigerait 
la  jeune  femme,  un  peu  impérieuse,  raide,  inhumaine  ; 
ce  n'est  pas  ainsi  qu'il  conduirait  une  réforme.  L'abbesse 
a-t-elle  saisi  ces  critiques  silencieuses  ?  En  tout  cas,  elle 
demande  conseil  à  François  de  Sales  et  celui-ci  va  lui 
répondre,  non  sans  avoir  pesé  tous  ses  mots.  Il  avait  fait 
dans  le  parloir  de  Montmartre  une  curieuse  décou- 
verte. Cette  abbesse  qui  dispose  de  tout  l'état-major  spi- 
rituel de  Paris  et  que  tant  de  hauts  personnages  sem- 
blent diriger,  en  vérité  ne  se  dirigerait-elle  pas  toute 
seule  ? 

Surtout,  je  vous  supplie,  prévalez-vous  de  l'assistance  de 
quelques  personnes  spirituelles,  desquelles  le  choix  vous  sera 
bien  aise  à  Paris,  la  ville  étant  fort  grande. 


FRANÇOIS     DE     SALES  loi 

Naïve  malice  de  ce  préambule.  Les  personnes  dont  il 
parle  sont  déjà  dans  la  place.  Marie  de  Beauvillier  ne 
peut  pas  Fignorer. 

Car  je  vous  dirai,  avec  la  liberté  d'esprit  que  je  dois  em- 
ployer partout...  votre  sexe  veut  être  conduit,  et  jamais  en 
aucune  entreprise,  il  ne  réussit  que  par  la  soumission  ;  non 
que  bien  souvent,  il  n'ait  autant  de  lumière  que  l'autre,  mais 
parce  que  Dieu  Ta  ainsi  établi. 

On  voit  qu'il  ne  perdait  pas  son  temps  dans  le  parloir  de 
Montmartre.  Qu'a-t-il  vu  encore  ?  Que  la  réforme  de  l'ab- 
baye est  menée  trop  tambour  battant,  qu'on  la  compromet 
en  prétendant  l'imposer  de  vive  force  et  sans  distinction  à 
toutes  les  moniales.  Il  y  en  a,  parmi  celles-ci,  qui  ont 
vieilli  sous  l'ancien  régime  et  dont  la  mauvaise  humeur, 
en  face  d'une  révolution  imprévue,  n'est  pas  sans  excuses. 

Il  faut  avoir  égard  aux  vieilles  ;  elles  ne  peuvent  s'accommo- 
der si  aisément  ;  elles  ne  sont  pas  souples,  car  les  nerfs  de 
leurs  esprits,  comme  ceux  de  leurs  corps,  ont  déjà  fait  con- 
traction. 

Double  critique  et  qui  vise  les  directeurs  de  l'abbesse 
autant  que  l'abbesse  elle-même.  Gomment  ne  lui  a-t-on 
pas  déjà  fait  ces  remarques?  Excès  de  zèle,  indiscrétion, 
âpreté  au  bien  de  part  et  d'autre.  On  n'a  pas  réalisé  l'atti- 
tude intérieure  de  ces  bonnes  vieilles;  on  n'a  songé  qu'à 
briser  une  arrière-garde  indolente  et  rétive.  En  faisant 
plus  miséricordieusement  la  part  des  vieilles,  que  d'obs- 
tacles réformatrice  et  réformateurs  n'auraient-ils  pas 
évités  ? 

Aussi  bien,  jeunes  ou  anciennes,  pourquoi  ces  allures 
militaires,  cette  sévérité  inflexible,  cette  ardeur  tumul- 
tueuse? A  prendre  ainsi  les  choses,  on  s'agite  plus  qu'on 
n'agit  :  on  trouble  les  autres  et  on  se  trouble  soi-même. 

Le  soin  que  vous  devez  apporter  à  ce  saint  ouvrage  doit  être 
un  soin  doux,  gracieux,  compatissant,  simple  et  débonnaire. 


io4  L    HUMANISME     DEVOT 

Votre  âge  et,  ce  me  semble,  votre  propre  complexion  le 
requiert  ;  car  la  rigueur  n'est  pas  séante  aux  jeunes.  Et,  croyez- 
moi,  Madame,  le  soin  le  plus  parfait  c'est  celui  qui  approche 
du  plus  près  au  soin  que  Dieu  a  de  nous,  qui  est  un  soin  plein 
de  tranquillité  et  de  quiétude  et  qui,  en  sa  plus  grande  acti- 
vité, n'a  pourtant  nulle  émotion...  * 

Je  le  répète  :  ce  sont  là  ses  toutes  premières  lettres  de 
direction.  Dès  ces  débuts,  il  a  pris  nettement  conscience 
de  sa  vraie  mission  auprès  des  âmes,  de  sa  méthode  et  de 
son  esprit. 

V.  Nous  avons  vu  Tesprit  de  François  de  Sales  naître,  en 
quelque  sorte,  et  rayonner  des  plus  intimes  tendances  du 
saint  ;  puis,  nous  l'avons  vu  s'affirmer,  mûrir  et  s'épa- 
nouir au  cours  de  deux  séries  d'expériences  mémorables, 
la  grande  tentation  de  i586,  le  voyage  de  Paris  en  1602. 
Nous  devons  maintenant  l'aborder  de  haut,  essayer  de  le 
décrire.  On  me  pardonnera  d'être  long,  si  l'on  se  rappelle 
que  cet  esprit  salésien  est  l'expression  la  plus  exacte  et 
t  la  plus  parfaite  de  l'humanisme  dévot. 

Devrons-nous  répéter  qu'il  n'enseigne,  ni  ne  suggère,  ni 
ne  tolère  le  minimisme  moral,  la  sensiblerie  religieuse,  la 
mollesse,  rien  enfin  qui  ressemble  en  quoi  que  ce  soit 
aux  formes  même  les  plus  bénignes  du  relâchement. 
Laissons  le  style,  souvent  plus  vigoureux  qu'on  ne  l'ima- 
gine, mais  quelquefois  trop  sucré.  Telle  mission,  tel 
style.  François  de  Sales  se  propose  de  pacifier  les  âmes. 
Ne  lui  demandez  pas  d'écrire  à  la  façon  de  Pascal  qui 
certes  nous  ravit  davantage  mais  en  nous  troublant.  Pour 
la  doctrine,  elle  ne  paraît  accommodante  qu'aux  profanes 
et  encore  aux  très  étourdis,  mais  l'élite  pieuse  qu'elle 
vise,  elle  entend  bien  la  mener  aussi  loin  que  n'importe 
quelle  autre  doctrine  spirituelle,  sans  excepter  celle  de 
Port-Royal.  On  ne  prend  pas  assez  garde  que,  sous  la 
plume  du  saint,  «  dévotion  »  est  synonyme  de  «  perfection  », 

(i)  OKuvies...,  XII,  pp.  171-174. 


FRANÇOIS    DE     SALES  i()5 

et  «  perfection  »,  d'  «  amour  pur  »  au  sens  crucitiant  que 
les  plus  hauts  mystiques  donnent  à  ce  mot.  La  Philothée 
de  Y  Introduction  n'en  est  pas  encore  à  ce  dernier  terme, 
elle  y  viendra  si  elle  se  prête  à  la  grâce.  Le  programme 
qu'on  lui  donne  est  tout  solide  :  le  cœur  le  moins  ouvert 
aux  joies  sensibles  de  la  prière  peut  le  remplir.  Très  exi- 
geant envers  lui-même,  le  saint  l'était  aussi  avec  les 
autres,  minutieux,  entrant  dans  le  détail  de  tout,  comme 
Fénelon.  A  sa  première  rencontre  avec  la  baronne  de 
Chantai,  il  la  trouva  trop  élégante  :  «  Madame,  si  ces  den- 
telles n'étaient  pas  là,  laisseriez-vous  pas  d'être  propre  ?  » 
«  Une  fois,  raconte  la  Mère  de  Ghaugy,  biographe  de 
sainte  Chantai,  étant  à  la  table  de  la  bienheureuse,  il 
savait  qu'elle  avait  une  naturelle  aversion  à  manger  des 
olives,  c'est  pourquoi  il  lui  en  servit  avec  la  signification 
de  sa  volonté  qu'elle  en  mangeât,  ce  qu'elle  fit  avec  une 
extrême  répugnance.  Il  lui  fit  de  même  une  autre  fois  pour 
des  limaces  fricassées.  ^  » 

Non,  ma  chère  fille,  lui  écrit-il  a  propos  d'une  dévotion  un 
peu  simple  qu'il  lui  avait  recommandée,  quand  je  vous  destinai 
le  chapelet  de  saint  François,  je  le  fis  à  raison  de  la  dignité  de 
sa  matière  ;  mais  sur-le-champ,  il  me  vint  en  l'esprit  que  vous 
en  seriez  mortifiée,  et  sur  cela  je  dis  :  eh  bien  !  tant  mieux  ^. 

Il  va  plus  avant,  craignant  toujours  qu'un  reste  de  ten- 
dresse mondaine  gêne  les  progrès  de  la  jeune  veuve  qui 
n'était  pas  encore  au  couvent. 

Coupez,  tranchez  les  amitiés  et  ne  vous  amusez  pas  h  les 
dénouer.  11  faut  les  ciseaux  et  le  couteau.  Non,  les  nœuds 
sont  minces,  entrefichés,  entortillés...  Vos  ongles  (sont)  trop 
courtes  pour  passer  toutes  ces  boucles.  Ce  n'est  qu'au  couteau 
tranchant  qu'on  les  coupe.  Aussi  bien  les  cordons  ne  valent 
rien.  Qu'on  ne  les  épargne  point  ^. 

(i)  Œuvres  de  sainte  Chantai,  i,  pp.  72,  73. 
(•i)  Œuvres...,  XIII,  p.  34o. 
(3)  Ih.,  XIV,  p.  108. 


io6  l'humanisme   dévot 

Religieuse,  pour  une  imperceptible  faute  qu'elle  avait 
commise,  il  la  tance  en  public  (c  d'une  voix  puissante  »  et 
la  regarde  longtemps  pleurer  sans  lui  dire  un  mot.  Baga- 
telle que  tout  cela,  auprès  de  l'abnégation  totale  où  il 
voulait  enfin  l'amener,  la  dégageant  peu  à  peu  de  tout  et 
même  de  ce  qu'il  pouvait  y  avoir  de  trop  humain  dans  la 
très  pure  amitié  qu'elle  avait  pour  lui.  Ce  n'est  pas  ici  le 
lieu  de  raconter  cette  histoire  frémissante*.  Voici  pourtant 
les  mots  de  la  fin. 

Mon  vrai  père,  écrit  sainte  Chantai  à  saint  François  de  Sales 
qui  vient  de  lui  donner  le  signal  du  sacrifice  suprême,  que  le 
rasoir  a  pénétré  avant  !  Hélas  !  mon  unique  père,  il  m'est  venu 
aujourd'hui  à  la  mémoire  qu'un  jour  vous  me  commandiez  de 
me  dépouiller;  je  répondis  :  «  Je  ne  sais  plus  de  quoi  »,  et 
vous  me  dites  :  «  Ne  vous  l'ai-je  pas  dit,  ma  fille,  que  je  vous 
dépouillerais  de  tout?  »  Oh  !  Dieu,  qu'il  est  aisé  de  quitter  ce 
qui  est  autour  de  nous  !  Mais  quitter  sa  peau,  sa  chair,  ses 
os  et  pénétrer  dans  l'intime  de  la  moelle,  qui  est,  ce  me 
semble,  ce  que  nous  avons  fait,  c'est  une  chose  grande,  dilïi- 
cile  et  impossible,  sinon  à  la  grâce  de  Dieu; 

et  le  saint  de  répondre  : 

Notre  seigneur  vous  aime,  ma  mère  ;  il  vous  veut  toute 
sienne  ;  n'ayez  d'autre  bras  pour  vous  porter  que  le  sien... 
Tenez  votre  volonté  si  simplement  unie  à  la  sienne  que  rien 
ne  soit  entre  deux.  Ne  pensez  plus  ni  à  l'amitié,  ni  à  l'unité 
que  Dieu  a  faite  entre  nous,  ni  à  vos  enfants,  ni  à  votre  cœur, 
ni  à  votre  âme  ^. 

Trouvera-t-on  plus  de  mollesse  dans  la  lettre  suivante^ 
où  il  décide  une  autre  de  ses  pénitentes  à  je  ne  sais  quoi 
de  très  dur. 

Mais,  ce  me  dira  la  prudence  humaine,  à  quoi  voulez-vous 
nous  réduire?  Quoi,  qu'on  nous  foule  aux  pieds,  qu'on  nous 
torde  le  nez,  qu'on  se  joue  de  nous  comme  d'une  marmotte  ?... 
Oui,  il  est  vrai,  je  veux  cela...  0,  me  direz-vous,  ma  fille,  mon 

(i)  OEuvres  de  sainte  Chantaly  III  [Lettres),  pp.  109-118. 
[i]  Ih.,  pp.   1 1 5,    1 18. 


FRANÇOIS     DE     SALES  107 

père,  vous  êtes  bien  sévère  tout  à  coup.  Ce  n*est  pas  tout  à 
coup,  certes,  car,  dès  que  j'eus  la  grâce  de  savoir  un  peu  le 
fruit  de  la  croix,  ce  sentiment  entra  dans  mon  âme,  il  n'en  est 
jamais  sorti  \ 

Mais  pourquoi  parler  de  telle  ou  telle  de  ses  directions 
particulières  ?  Qu'on  prenne  V Introduction^  qu'on  en 
mesure  la  vraie  portée  et  l'on  avouera  que  ce  petit  livre 
caressant  ne  s'adresse  ni  ne  convient  aux  âmes  douillettes, 
mais  seulement  à  qui  veut,  coûte  que  coûte,  devenir  par- 
fait-. 

Mais,  sous  prétexte  que  François  de  Sales,  a  prêché, 
autant  et  mieux  que  personne,  la  «  parfaite  mortification 
de  l'amour-propre  »,  irons-nous  méconnaître  le  caractère 
distinctif  de  son  ascétisme,  dire,  par  exemple,  avec 
M.  Olier  que  Fauteur  de  la  Philothée  a  été  «  le  plus  mor- 
tifiant de  tous  les  saints  »?  Non,  certainement.  A  vrai 
dire,  il  n'y  a  pas  de  plus  ou  de  moins  en  ces  matières. 
Qui  ne  nous  conduit  pas  à  la  mortification,  à  la  croix,  n'a 
pas  lu  l'Evangile,  n'est  pas  chrétien.  On  comprend  du 
reste,  que  les  interprètes  du  saint,  irrités  et  inquiétés 
par  certaines  explications  doucereuses  de  sa  doctrine, 
jugent  parfois  nécessaire  de  rappeler,  comme  nous 
venons  justement  de  le  faire,  que  cette  doctrine  est  fon- 
cièrement héroïque.  Mais  qu'ils  n'aillent  pas  tomber  dans 
le  paradoxe  contraire.  «  Ne  voit-on  pas,  nous  disent-ils 
par  exemple,  quelques  bonnes  âmes  glisser  sans  y 
prendre  garde  sur  l'austérité  foncière  de  la  doctrine  et  de 

(i)  Cité  par  Strowski.  La  pensée  chrétienne.  Saint  François  de  Sales, 
Paris,  1908,  p.  96. 

(2)  Dom  Mackey  fait  à  ce  propos  une  remarque  très  intéressante.  Rap- 
pelant que  les  fameuses  Conférences  de  Cassien  —  écrites,  comme  l'on 
sait,  pour  les  Pères  du  désert  —  sont  une  des  sources  principales  de  Vln- 
troduction,  il  dit  que  l'esprit  de  ce  dernier  livre  «  est  essentiellement 
l'esprit  monastique  ou  religieux  »,  «  Deux  fois,  ajoute-t-il,  dans  les  ma- 
nuscrits originaux,  est  émise  cette  pensée  que  Philothée  devra  pratiquer, 
bien  qu'à  un  degré  inférieur,  les  vertus  obligatoires  aux  personnes  con- 
sacrées à  Dieu.  »  OEuvres  de  saint  François  de  Sales,  III,  p.  xxxviii-xli. 
Dom  Mackey  est  orfèvre,  je  veux  dire,  moine,  mais  il  n'écrit  pas  à  la 
légère  et  tout  ce  qu'il  écrit  mérite  attention. 


I()8  L    HUMANISME     DEVOT 

l'esprit  de  saint  François  de  Sales,  et  arrêter  seulement 
leur  attention  sur  la  douceur  et  Taménité  de  son  style, 
prendre  la  forme  en  laissant  le  fond^  »  Pensée  très  juste, 
mais  qui  paraît  fausse  parce  qu'elle  n'a  pas  su  s'exprimer. 
Quelle  idée  singulière  et  choquante  ne  nous  donnerait-on 
pas  en  effet  d'un  homme  dont  l'aménité  serait  toute  de 
surface,  de  protocole  ou  de  style,  et  dont  l'âme  profonde 
aurait  pour  douteuse  parure  le  contraire  de  l'aménité? 
Cette  opposition  entre  fond  et  forme,  si  on  la  réalisait 
vivement,  on  verrait  aussitôt  que  soit  la  vie,  soit  les 
ouvrages  du  saint  la  repoussent.  On  s'en  rend  du  reste  si 
bien  compte  qu'après  avoir  marqué  nettement  cette  oppo- 
sition, lorsqu'on  veut  résumer  d'un  mot  Toriginalité  de 
François  de  Sales,  on  ne  sait  plus  que  s'écrier  :  «  La 
douceur!  toujours  la  douceur!  »  Si  rien  n'est  plus  banal, 
rien  n'est  plus  juste.  Forme  et  fond,  style,  méthode, 
pensée,  esprit,  enlevez  à  ce  vague  mot  de  douceur  ce 
qu'il  peut  éveiller  de  sensiblerie  ou  de  faiblesse,  donnez- 
lui  son  plein  sens  humain  et  divin  —  discite  a  me  quia 
mitis  sum  —  et  vous  aurez  défini  V Introduction  à  la  vie 
dévote,  les  lettres  spirituelles,  les  Entretiens^  le  Traité  de 
l'amour  de  Dieu.  Nous  avions  déjà  le  Combat  spirituel  et 
tant  d'autres  livres  qui  nous  rappellent  la  face  austère  du 


(i)  OEus'rcs  de  saint  François  de  Sales,  XIV,  p.  xiv.  Ces  lignes  sont 
du  R.  P.  Navatel  qui  a  pris  la  place  de  Dom  Mackey  à  partir  du  XIII*^  vo- 
lume. Il  écrit  encore  dans  le  même  sens  :  «  Bien  des  observateurs  super- 
ficiels so  sont  mépris  sur  les  apparences  faciles,  sur  l'extérieur  humain 
et  débonnaire,  sur  la  façade  de  l'édifice,  jusqu'à  s'imaginer  que  saint 
François  de  Sales  a  réellement  adouci  l'austérité  de  la  vie  chrétienne  et 
atténué  peut-être  les  exigences  des  conseils  évangéliques.  »  XIV,  xiv. 
Parmi  ces  observateurs  superficiels,  il  nous  faut  compter  sainte  Chantai 
elle-même.  La  sainte  dit  en  effet  qu'il  «  élevait  les  Ames  à  un  amour 
envers  Dieu  si  suave  que  toutes  les  difficultés  que  l'on  croit  être  en  la 
vie  dévote  s'évanouissent  »  Œuvres  de  sainte  Chantai,  t.  II,  p.  201.  II 
nous  faut  aussi  compter  Dom  Mackey  écrivant  :  «  Il  ne  veut  pas  effa- 
roucher les  âmes  timides,  mais  les  rendre  parfaites  sans  même  qu'elles 
s'en  doutent  »,  t.  III,  p.  xli.  Il  y  a  là  du  reste  presque  autant  d'équi- 
voque que  de  mots.  Retenons  la  dernière.  «  Adoucir  d  a  deux  sens.  Il  veut 
dire  :  rendre  douces,  aimables,  faciles,  les  vertus  les  plus  rudes  ;  il  veut  dire 
aussi  :  mitigcr,  atténuer.  Précisément  loriginalité  de  saint  François  de 
Sales,  du  moins  d'après  sainte  Chantai  et  Dom  Mackey  et  jusqu'au  K.  P.  Na- 
vatcl,  presque  tout  le  monde,  est  de  tout  adoucir  sans  jamais  rien  atténuer. 


1  n.VNÇOlS     DE     SALES  \()i) 

devoir  chrétien,  qu'avions-nous  besoin  de  révêque  de 
Genève,  si  celui-ci  n'a  pas  entrepris  de  mettre  les  âmes 
et  le  fond  des  âmes  «  en  posture  de  suavité^  ». 

Suavité  envers  le  prochain,  envers  Dieu,  envers  nous- 
mêmes. 

La  sainte  Ep^lise  n'est  point  si  rigoureuse  que  l'on  pourrait 
penser;  —  François  de  Sales  parle  ici  à  des  religieuses  —  si 
vous  avez  une  sœur  malade  de  la  fièvre  tierce  seulement  et 
qu'un  jour  de  fête  son  accès  la  dût  prendre  pendant  la  messe, 
vous  pouvez  et  devez  perdre  la  messe  pour  demeurer  auprès 
d'elle,  bien  qu'en  la  laissant  seule,  il  ne  lui  en  dût  point  arriver 
de  mal  ;  car,  voyez-vous,  la  charité  et  la  sainte  douceur  de 
notre  bonne  mère  l'Eglise  sont  partout  surnageantes  '\ 

On  a  remarqué  les  précisions  très  décidées  qui  sou- 
lignent la  condescendance  du  charitable  casuiste.  Il  ne 
s'agit  pas  là  d'une  crise  violente.  Le  doute,  dans  ce  cas, 
n'aurait  pas  été  permis.  La  malade  est  dans  un  tel  état 
que,  d'une  part,  en  temps  ordinaire,  on  se  ferait  scrupule 
de  la  laisser  seule  et  que,  d'autre  part,  un  jour  de 
dimanche,  on  hésiterait  à  «  perdre  la  messe  »  pour  rester 
auprès  d'elle.  Qu'on  n'hésite  pas!  Le  second  texte  est 
peut-être  encore  plus  beau,  et  peut-être  moins  prévu. 

Etant  à  Paris,  raconte  le  saint,  et  prêchant  en  la  cha- 
pelle de  la  reine,  du  jour  du  Jugement,  —  ce  n'est  pas  un 
sermon  de  dispute  — -  il  se  trouva  une  demoiselle,  nommée 
M^'®  de  Perdreauville  (protestante),  qui  était  venue  par  curio- 
sité ;  elle  demeura  dans  les  filets,  et,  sur  ce  sermon,  prit  réso- 
lution de  s'instruire,  et,  dans  trois  semaines  après,  amena 
toute  sa  famille  h  confesse  vers  moi,  et  fus  leur  parrain  à  tous 
en  la  confirmation.  Voyez-vous,  ce  sermon-là,  qui  ne  fut  point 
contre  l'hérésie,  respirait  néanmoins  contre  l'hérésie...  Depuis, 
j'ai  toujours   dit   que    qui   prêche  avec   amour,   prêche  assez 

(i)  Œuvres...,  XIV,  p,  2.  a  Tâchez  de  remettre  votre  esprit  en  posture 
de  suavité. 

(2)  Œuvres...,  VI,  p.  309.  Les  Entretiens  que  je  viens  de  citer  ne  nous 
sont  connus  que  par  les  notes  prises,  d'ailleurs  admirablement,  par  les 
religieuses.  Pour  le  présent  texte  nous  avons  deux  sténographies  d'où  il 
résulte  que  le  saint  a  parlé  presque  textuellement  comme  on  le  fait  parler. 


IIO  L    HUMANISME     DEVOT 

contre  les  hérétiques,  quoiqu'il  ne  dise  un  seul  mot  de  dispute 
contre  eux  ^ 

On  entend  bien  qu'il  ne  condamne  pas  la  controverse  ; 
il  dit  seulement  qu'un  prêtre  remplit  tout  son  devoir, 
«  prêche  assez  »,  quand  il  se  contente  de  Tapologétique  de 
l'amour. 

Regarder  le  prochain  avec  tendresse  n*est  que  le  plus 
humble  et  facile  degré  de  la  perfection.  Ce  prochain, 
après  tout,  les  vrais  dévots  le  trouvent  d'autant  plus 
aimable  qu'ils  ont  plus  de  peine  à  se  supporter  eux- 
mêmes.  Quoi  de  plus  simple  que  d'ignorer  les  misères 
morales  d'autrui,  ou  de  les  atténuer,  ou  enfin  de  laisser  à 
Dieu  le  soin  de  les  guérir!  Et  puis,  saints  ou  non,  si  l'on 
veut  y  réfléchir,  on  verra  que  c'est  notre  âme  à  nous  qui 
nous  pèse,  cette  âme  envers  laquelle  nous  nous  montre- 
rions plus  doux  si  nous  savions  nous  mettre  «  en  posture 

(i)  Œuvres.. .f  XIV,  pp.  96,  97.  Voici  encore  quelques  citations  qui  feront 
plaisir  à  plus  d'un.  «  Je  hais  par  inclination  naturelle,  par  la  condition  de 
ma  nourriture,  par  l'appréhension  tirée  de  mes  ordinaires  considérations, 
et,  comme  je  pense,  par  l'inspiration  céleste,  toutes  les  contentions  et 
disputes  qui  se  font  entre  les  catholiques,  desquelles  la  fin  est  inutile  et 
encore  plus  celles  desquelles  les  effets  ne  peuvent  être  que  des  dissen- 
sions et  différends,  mais  surtout  en  ce  temps  plein  d'esprits  disposés  aux 
controverses,  aux  médisances,  aux  censures  et  à  la  ruine  de  la  charité.  » 
Œuvres,  XV,  p.  gS.  «  Il  n'y  a  point  de  plus  mauvaise  façon  de  mal  dire 
que  de  trop  dire.  Si  on  dit  moins  qu'il  ne  faut  dire,  il  est  aisé  d'ajouter  ; 
mais  après  avoir  trop  dit,  il  est  malaisé  de  retrancher. . .  or  voici  le  haut 
point  de  la  vertu  :  de  corriger  l'immodération  modérément...  les  chas- 
seurs poussent  partout  dans  les  buissons  et  reviennent  souvent  plus  gâtés 
que  la  bête  qu'ils  ont  cuidé  gâter  ».  Ib.,  XV,  p.  114.  En  1612,  il  écrivait  à 
Germonio  au  sujet  des  affaires  de  France  :  «  Il  serait  bon  (la  lettre  est 
traduite  de  l'italien)  de  ménager,  par  l'entremise  de  prélats  dévoués  et  pru- 
dents, l'union  et  la  bonne  intelligence  entre  la  Sorbonne  et  les  Pères 
jésuites...  Si,  en  France,  les  prélats,  la  Sorbonne  et  les  religieux  étaient 
bien  unis,  c'en  seraitfaitde  l'hérésie  en  dix  ans.  »  Ih.,  XV,  pp.  188,  189.  — 
«  Je  dis  qu'il  faut  user  quelquefois  de  caresses,  je  le  dis  tout  de  bon,  et  ne 
ris  pas,  en  certain  temps,  comme  quand  une  fille  est  malade  ou  affligée  et 
un  peu  mélancolique  :  car  cela  leur  fait  si  grand  bien.  »  Ceci  est  pris  des 
entretiens  aux  Visitandines,  Œuvres,  VI,  p.  68.  Mais  je  n'en  finirais  pas. 
Voici  enfin  une  réponse  de  sainte  Chantai  à  la  question  que  lui  posait 
une  supérieure.  «  Quant  à  ce  que  vous  me  demandez  si  l'on  peut  mettre 
supérieure  une  fille  qui  n'est  pas  légitime,  notre  bienheureux  Père  lui- 
même  a  résolu  cette  demande,  et  dit  que  les  enfants  ne  peuvent  être  maî- 
tres de  leur  naissance  et  ne  portent  pas  l'iniquité  de  leurs  père  et  mère... 
Sainte  Brigitte  était  bâtarde  d'un  esclave,  »  Œuvres  de  sainte  Chantai, 
V,  p.  226. 


FRANÇOIS     DE-  SALES  ili 

de  suavité  »  vis-à-vis  de  Tamour  divin  qui  l'a  créée,  et 
qui  se  reflète  en  elle.  Ainsi  l'entend  François  de  Sales. 
Du  reste  le  souci  du  prochain  n'est  pas  étranger  à 
cette  consigne  de  douceur  envers  Dieu  et  envers  nous- 
mêmes. 

Je  ne  veux  point  une  dévotion  fantasque,  brouillonne,  mé- 
lancolique, fâcheuse,  chagrine  ;  mais  une  piété  douce,  suave, 
agréable,  paisible  et  en  un  mot,  une  piété  toute  franche  et  qui 
se  fasse  aimer  de  Dieu  premièrement  et  puis  des  hommes  ^ 

Il  ne  s'agit  pas  là  d'une  simple  montre  et,  si  l'on  peut 
dire,  de  jeter  de  la  poudre  aux  yeux  de  nos  proches. 
Certes,  si  pesant  qu'on  trouve  le  joug,  mieux  vaut  garder 
la  souffrance  pour  soi,  mais  mieux  vaut  encore  être 
joyeux  tout  de  bon.  N'oublions  pas  que  François  de  Sales 
s'adresse  à  des  âmes  intérieures,  en  route  vers  la  perfec- 
tion et  que  le  découragement  guette  à  chaque  pas.  Les 
profanes  soupçonnent  peu  les  détresses  de  ce  petit 
monde  fermé,  et  tout  ce  qu'un  directeur  maladroit  ou  mal 
instruit  peut  faire  souffrir  à  des  innocents.  Que  de  fréné- 
sies, que  de  convulsions  morales  —  Dieu  sait  que  je  ne 
parle  pas  en  l'air!  —  épargnent  aux  âmes  pieuses  les  direc- 
teurs fidèles  à  l'esprit  de  la  Philothée!  Que  de  fléaux 
déchaînés  ou  envenimés  par  Tesprit  contraire,  lequel 
aura  toujours  ses  adeptes  et  qui  en  aurait  aujourd'hui  bien 
davantage  si  François  de  Sales  n'était  pas  venu.  Quoi  qu'il 
en  soit,  les  tristesses,  les  empressements,  les  inquiétudes, 
les  scrupules  que  notre  pacifique  docteur  n'a  jamais  cessé 
de  combattre,  n'ont  rien  de  commun  avec  VAmari  aliquid 
dont  parle  Lucrèce.  Le  désespoir  est  mauvais  pour  tous, 
même  pour  un  pécheur  obstiné,  mais  à  celui-ci,  François 
de  Sales  ne  propose  pas  «  une  certaine  humilité  joyeuse 
qui  ait  plaisir  de  voir  et  connaître  notre  misère  »  ^.  Il  y  a 
misère  et  misère  :   Tune   qui  tend   à   réveiller  les  cons- 

(i)  OEuvves...,  XIII,  p.  59. 
(2)  Ib.,  XIV,  p.  7. 


112  l'humanisme    dévot 

ciences  endormies,   l'autre    qui   harcèle   inutilement  les 
bonnes  volontés  et  les  paralyse. 

Mais,  ma  fille,  je  vous  en  prie  que  toutes  ces  méditations-là 
des  quatre  fins  finissent  toutes  par  l'espérance  et  non  pas  par 
la  crainte  et  l'efFroi  :  car,  quand  elles  finissent  par  la  crainte, 
elles  sont  dangereuses,  surtout  celles  de  la  mort  et  de  l'enfer  \ 

Nous  avons  déjà  vu  avec  quelle  insistance  il  supplie 
ses  filles  spirituelles  de  ne  pas  se  tourmenter.  11  y  revient 
constamment. 

La  première  fois  qu'il  nous  arriva,  dit  la  relation  d'une  de 
ses  visites  à  un  monastère,  il  nous  entretint  environ  une  heure 
et  demie  de  la  tranquillité  d'esprit,  avec  ressentiment  de  dévo- 
tion ;  il  nous  dit  plusieurs  fois  qu'il  ne  fallait  se  mettre  en 
peine  de  rien,  ni  perdre  la  paix  du  cœur  pour  chose  qui  nous 
pût  arriver  ^. 

On  contrarie  cette  paix  en  s'épluchant  à  perte  de  vue. 
Faisons-nous  crédit  et  à  Dieu.  Résignons-nous  à  ne  pas 
savoir  qui  nous  sommes,  où  nous  en  sommes.  Pas  de  ces 
curiosités  malsaines,  cruelles  et  d'ailleurs  vaines,  pas  de 
ces  retours  indéfinis  sur  nos  actes,  nos  intentions,  et 
l'intention  même  que  nous  apportons  à  nous  discuter. 

O  ma  chère  fille,  gardez-vous  de  ces  réflexions,  car  il  est 
impossible  que  l'esprit  de  Dieu  demeure  en  un  esprit  qui  veut 
savoir  tout  ce  qui  se  passe  en  lui  \ 

«  Elles  veulent  trop  bien  faire,  écrit-il  au  sujet  d'un  de 
ses  couvents,  cela  les  presse  un  peu.  Hier  nous  fîmes  un 
entretien  où  je  m'essayai  de  les  mettre  un  peu  au  large  »  \ 
Les  vertus,  il  ne  faut  pas  les  désirer  avec  trop  d'âpreté. 
«  N'aimez  rien  trop,  je  vous  supplie,  non  pas  même  les 
vertus  que  l'on  perd  quelquefois  en  les  outrepassant  ))^ 

(i)  Œuvres...,  XII,  p.  333. 
{•i)Ih.,  VI,  p.  407. 

(3)  Ih.,  VI,  p.  419- 

(4)  Ih.,  VI,   p.   XIV. 

(5)  //;.,  XIII,  p.  53. 


l.-KONT,S...CE    DE    MeLL.V,    ..OUK    l'    «    INTRODUCTION    A    L,V    V.E    DÉVOTE 


FRANÇOIS     DE     SALES  i  i  :^ 

■i 

«  C'est  cela  que  je  veux,  que  vous  ne  vous  tourmentiez 
point,  ni  par  les  désirs,  ni  par  autres  quelconques  »  ^ 
comme  serait  le  déplaisir  de  vos  fautes,  «  lequel  sans 
doute  n'est  pas  pur  »,  dès  «  qu'il  inquiète  »".  Et  prenez  y 
garde,  il  ne  faut  pas  que  cette  fuite  de  tout  ce  qui  trouble 
devienne  à  son  tour  une  obsession  nouvelle  : 

Voici  ce  que  vous  faites  :  quand  cette  bagatelle  se  présente 
h  votre  esprit,  votre  esprit  s'en  fùche  et  ne  voudrait  point  voir 
cela.  Il  craint  que  cela  ne  s'arrête.  Cette  crainte  retire  la  force 
de  votre  esprit  et  laisse  ce  pauvre  esprit  tout  pâle,   triste  et 
tremblant  ;  cette  crainte  lui  déplaît  et  engendre   une    autre 
crainte  que  cette  première  crainte  et  l'effroi  qu'elle  donne  ne 
soit  cause  du  mal  et  ainsi  vous  vous  embarrassez.  Vous  crai- 
gnez la  crainte,  puis  vous  craignez  la  crainte  de  la  crainte  ; 
vous  vous  fâchez  de  la  fâcherie  et  puis  vous  vous  fâchez  d'être 
fâchée  de  la  fâcherie...  C'est  comme  j'en  ai  vu  plusieurs  qui 
s'étant   mis  en  colère,  sont  après  en  colère  de  s'être  mis  en 
colère  et  semble  tout  cela  aux  cercles  qui  se  font  en  l'eau  quand 
on  y  a  jeté  une  pierre,  car  il  se  fait  un  cercle  petit,  et  celui-là 
en  fait  un  plus  grand  et  cet  autre  un  autre  ^. 

Sainte-Beuve  et  M.  Strowski  trouvent  ici  qu'il  raffine. 
C'est,  peut-être,  que  ni  l'un  ni  l'autre  n'a  jamais  entendu 
la  confession  de  Philothée.  Ces  ondulations  et  reprises 
indéfinies  d'inquiétude,  ces  retours  sur  des  retours,  c'est 
la  vie  même. 

Le  mot  que  je  vous  ai  dit  si  souvent  qu'il  ne  faut  point  trop 
pointiller  en  l'exercice  des  vertus,  mais  qu'il  y  faut  aller  ron- 
dement, franchement,  naïvement,  à  la  vieille  française,  avec 
liberté,  à  la  bonne  foi,  gj'osso  modo.  C'est  que  je  crains  l'es- 
prit de  contrainte  et  de  mélancolie  *. 

(i)  Œu<>'res...,  XIII,  p.  3o5. 

(2)  Ib.,  XIII,  p.  167.  Newman  dit  exactement  le  contraire,  dans  un  de 
ses  sermons  u  To  be  at  ease,  is  to  be  unsafe  »,  inquiétez-vous  de  ne  pas 
vous  inquiéter. 

(3)  Ib.,  XIII,  p.  373-375. 

(4)  Ib.,  XIII,  p.  392.  Il  écrit  souvent  «  à  la  grosse  mode  »,  ou  «  à  la 
bonne  Marguerite  ».  Voici  encore,  du  même  conseil,  une  application  inté- 
ressante. U  s'agit  de  la  contemplation  des  mystères,  selon  la  méthode 
ignatienne.  «  Il  ne  faut  ni  s'y  amuser,  ni  la  du  tout  mépriser...,  ni  trop 

I.  8 


I  I  4  L    il  U  M  A  M  S  M  E     l)  E  \  O  ï 

Sous  tant  d'aspects  incessamment  renouvelés,  c'est 
bien  toujours  la  même  doctrine,  moins  commune  qu'on 
ne  le  croirait  peut-être  chez  les  spirituels  d'avant  saint 
François  de  Sales.  Dom  Mackey  Ta  remarqué  avec  une 
élégante  subtilité  au  sujet  de  la  vertu  de  force.  «  Cette 
force,  dit-il,  notre  docteur  l'entend  à  la  façon  des 
anciens  ;  c'est  principalement  une  vertu  passive  qui  con- 
siste à  s'abstenir  et  à  soutenir.  Elle  exige  dans  le  grand 
travail  de  la  réformation  de  soi-même  le  calme  et  la 
patience,  bien  plus  que  Tardeur  provocatrice  et  la  lutte 
violente.  Elève  des  Pères  jésuites,  le  fondateur  de  la 
Visitation  connaissait  et  appréciait  l'habile  stratégie  de 
saint  Ignace  ;  toutefois,  il  ne  l'introduit  pas  dans  son  Ins- 
titut. Pour  lui,  le  plus  sur  moyen  de  perfection  est 
d'anéantir  Tamour-propre,  non  pas  en  lui  déclarant  une 
guerre  ouverte,  mais  en  méprisant  ses  attaques;  il 
importe  moins  de  renverser  les  obstacles  que  de  s'en 
détourner  humblement  et  simplement;  moins  de  vaincre 
ses  ennemis  en  bataille  rangée  que  de  passer  à  travers 
leurs  rangs.  C'est  ce  que  notre  saint  appelle  répugner  à 
ses  répugnances,  contredire  à  ses  contradictions,  décliner 
de  ses  inclinations,  se  divertir  de  ses  aversions.  Dans  les 
troubles  intérieurs,  il  enseigne  à  «  divertir  notre  esprit 
de  son  trouble  et  de  sa  peine  »,  à  «  se  resserrer  auprès 
de  Notre-Seigneur  et  lui  parler  d'autre  chose  ».  Eprouve- 
t-on  un  sentiment  d'aversion  contre  le  prochain  : 
«  l'unique  remède  à  ce  mal,  comme  à  toute  autre  sorte  de 
tentation,  c'est  une  simple  diversion,  je  veux  dire,  n'y 
point  penser  »  \ 

particulariser,  comme  serait  de  penser  la  couleur  des  cheveux  de  Notre- 
Dame,  la  forme  de  son  visage...,  mais  simplement  en  gros,  que  vous 
la  voyiez  soupirante  après  son  fils...  et  cela  en  gros  ».  Œuvres,  XII, 
pp.  i83-i84. 

(i)  Œuvres...,  VI,  p.  xxxi,  xxxii.  Ce  passage  capital  se  trouve  dans 
l'introduction  aux  Entretiens^  une  des  plus  pénétrantes  de  cette  remar- 
quable série.  J'aurais  voulu  que  Dom  Mackey  rattachât  cette  doctrine 
morale,  à  la  doctrine  psychologique,  à  la  distinction  entre  les  deux  parties 
de  lame,   distinction  sur  laquelle  nous  allons  bientôt  revenir   et  qui  est 


IH  A  NCOIS     DE     SALES  Il5 

j 

Réveillez  souvenles  fois  en  vous  Tesprit  de  joie  et  de  suavité, 
et  croyez  fermement  que  c'est  le  vrai  esprit  de  dévotion  ;  et  si 
parfois  vous  vous  sentez  attaquée  du  contraire  esprit  de  tris- 
tesse et  d'amertume,  élancez,  à  vive  force,  votre  cœur  en  Dieu... 
puis,  tout  soudainement,  divertissez-vous  à  des  exercices  con- 
traires, comme  de  vous  mettre  à  quelque  conversation  sainte, 
mais  de  celles  qui  vous  peuvent  réjouir.  Sortez  h  vous  prome- 
ner, lisez  quelque  livre  de  ceux  que  vous  goûterez  le  plus,  et 
comme  dit  le  saint  apôtre,  chantez  quelque  chanson  dévote... 
Et  ceci,  vous  le  devez  faire  souvent,  car,  outre  que  cela  récrée. 
Dieu  en  est  servi  ^ 

Combien  d'autres  citations  me  tentent,  mais  qui  n'a 
maintenant  une  claire  vision  de  cet  esprit?  Ajoutons  que 
cet  esprit  n'exprime  pas  seulement  une  nature  débon- 
naire, mais,  très  ferme  et  solidement  liée,  une  doctrine  de 
paix. 

VI.  Malgré  son  goût  très  vif  pour  la  spéculation  plato- 
nicienne, il  n'était  ni  philosophe  ni  théologien  de  profes- 
sion. Mais  il  avait  beaucoup  lu,  beaucoup  réfléchi  sur  les 
dogmes  qui,  de  près  ou  de  loin,  touchent  à  la  vie  intérieure 
et  par  suite  à  la  direction;  sur  les  possibilités  de  l'homme 
déchu  ;  sur  la  nature  et  la  grâce  ;  sur  nos  relations  avec 
Dieu.  Il  suffît  pour  s'en  convaincre,  de  lire  attentivement 
les  premiers  livres  du  Traité  de  Vamoiir  de  Dieu^  charte 
magnifique  de  l'humanisme  dévot  ^  ;  —  je  ne  dis  rien  de 
la  partie  mystique  du  livre  qui,  pour  l'instant,  n'est  pas  de 
notre  sujet.  Théologie  savante  et  affective,  cela  va  sans 
dire,  mais  encore  concrète,  réelle,  vivante.  On  n'insistera 

une    des   maîtresses  pierres   de  tout   le  système.  La    stratégie    de  saint 

Ignace    que    l'auteur   oppose  à   celle   du  saint   se   résume  en    ces  deux 

mots  :  Agendo  contra  —  doctrine  qui  admet  plus  de  nuances  que  Dom 
Mackey  ne  semble  le  supposer. 

(i)  (Euvres...,  XIII,  p.  112. 

(2)  Il  dit  expressément  dans  sa  préface  :  «  Les  quatre  premiers  livres, 
et  quelques  chapitres  des  autres  pourraient  sans  doute  être  omis  au  gré 
des  âmes  qui  ne  cherchent  que  la  seule  pratique  de  la  sainte  dilection... 
(mais)  j'ai  eu  en  considération  la  condition  des  esprits  de  ce  siècle  et  je 
le  devais  :  il  importe  beaucoup  de  regarder  en  quel  âge  on  écrit  »  Œuvres, 
IV,  p.  9.  Cette  préface  du  Traité  de  Vamour  de  Dieu  est,  à  elle  seule,  un 
parfait  chef-d'œuvre. 


ii6  l'humanisme   dévot 

jamais  assez  sur  ce  caractère.  François  de  Sales  devrait 
être  appelé  doctor  experimentalis ^  si  ce  mot  n'était  pas  si 
laid.  De  tout  ce  que  les  livres  dogmatiques  lui  ont  appris, 
il  a  éprouvé  la  pleine  vérité  par  de  longues  expériences 
et  sur  lui-même  et  sur  les  autres.  Définitions  ou  systèmes 
théologiques,  Tadhésion  qu'il  donne  est  toujours  ce  que 
Newman  appelle  real  assent.  Je  connais  peu  de  pensées 
moins  nominales ^  moins  abstraites.  Il  est  aussi  réel  que 
Newman  et  plus  sainement.  Aucune  de  ses  observations, 
même  les  plus  décevantes,  n'ont  jamais  ébranlé  son  opti- 
misme. Newman  observateur  reste  hanté  par  le  souci  de 
son  âme  propre,  François  de  Sales  s'oublie  lui-même 
dans  la  contemplation  du  divin  qu'il  sait  voir  partout. 
Deux  fois  solide  et  persuasif,  puisque  d'une  part  il  s'ap- 
puie sur  une  connaissance  approfondie  du  dogme  chrétien 
et  d'autre  part  sur  l'expérience,  il  n'a  formulé  didactique- 
ment  sa  doctrine  que  dans  un  seul  de  ses  livres,  mais  il 
s'en  inspire  toujours.  Un  théologien,  le  R.  P.  Rousselot, 
nous  faisait  récemment  remarquer  une  sorte  de  dualisme 
doctrinal  chez  plusieurs  docteurs  du  moyen  âge,  Hugues 
de  Saint-Victor  et  saint  Bernard,  par  exemple.  «  En  ce 
temps  où  la  spéculation  est  encore  toute  scolaire,  les 
concepts  définis  sont  facilement  en  désaccord  avec  les 
intuitions  profondes.  Les  effusions  pieuses  de  leurs  ser- 
mons ou  de  leurs  ouvrages  ascétiques,  contiennent  une 
philosophie  implicite  qui  ne  se  trouverait  pas  d'accord  avec 
la  doctrine  explicite  de  leurs  ouvrages  proprement  didac- 
tiques ^  »  Rien  de  semblable  chez  François  de  Sales,  beau 
génie  synthétique  et  d'une  cohérence  admirable.  Sa  pensée 
est  une,  toujours  la  même.  Dégagez,  formulez  la  méta- 
physique latente  de  la  Philothée,  des  entretiens^  des  lettres, 
et  vous  aurez  le  Traité  de  V amour  de  Dieu. 

Il  connaît  toutes  nos  misères.  Aucune  de  nos  bassesses 
ne  l'étonné.  Bien  que  personne  n'ait  été   plus  conipatis- 

(i)  Pour  Vhistoirc  du  problème  de  l amour  au   moyen  âge,  par  PikuiU': 
RoussELOT  —  Munster,  1908,  pp.  4j5. 


FRANÇOIS     DE     SALES  117 

sant  que  lui,  bien  que,  moliniste  fervent,  il  nous  ait  pro- 
phétiquement forgé  les  armes  les  plus  sûres  contre  le  pes- 
simisme janséniste,  il  n'entretient  que  peu  d'illusions 
sur  les  pauvres  êtres  que  nous  sommes.  Il  croit  néan- 
moins fermement  à  «  la  beauté  de  la  nature  humaine  »,  à 
la  bonté  profonde,  et,  ici-bas,  invincible,  de  ces  chétifs,  de 
ces  malheureux,  de  ces  pervers  qui,  soit  avant,  soit  après 
la  chute  originelle,  soit  au  dedans,  soit  au  dehors  de 
l'Eglise,  n'arriveront  jamais  à  étouffer  en  eux  tout  à  fait 
r  «  inclination  naturelle  à  aimer  Dieu  sur  toutes  choses  », 
à  se  fermer  tout  à  fait  aux  influences  de  la  grâce. 

Sitôt  que  l'homme  pense  un  peu  attentivement  à  la  divinité, 
il  sent  une  certaine  douce  émotion  du  cœur  qui  témoigne  que 
Dieu  est  Dieu  du  cœur  humain,  et  jamais  notre  entendement 
n'a  tant  de  plaisir  qu'en  cette  pensée  de  la  divinité...  ;  que  si 
quelque  accident  épouvante  notre  cœur,  soudain  il  recourt  à  la 
divinité,  avouant  que  quand  tout  lui  est  mauvais,  elle  seule  lui 
est  bonne. 

Ce  plaisir,  cette  confiance  que  le  cœur  humain  prend  natu- 
rellement en  Dieu  ne  peut  certes  provenir  que  de  la  conve- 
nance qu'il  y  a  entre  cette  divine  bonté  et  notre  âme  :  conve- 
nance grande,  mais  secrète  ;  convenance  que  chacun  connaît 
et  que  peu  de  gens  entendent  ^.. 

Observation  et  raisonnement  qui  se  compénètrent,  jux- 
taposition de  l'ordre  historique  et  du  dogmatique,  c'est  le 
caractère  particulier  de  notre  docteur. 

Or,  bien  que  l'état  de  notre  nature  humaine  ne  soit  pas 
maintenant  doué  de  la  santé  et  droiture  originelle...  et  qu'au 
contraire,  nous  soyons  grandement  dépravés  par  le  péché, 
est-ce  toutefois  que  la  sainte  inclination  d'aimer  Dieu  sur  toutes 
choses  nous  est  demeurée,  comme  aussi  la  lumière  naturelle 
par  laquelle  nous  connaissons  que  sa  souveraine  bonté  est 
aimable  sur  toutes  choses  ;  il  n'est  pas  possible  qu'un  homme 
pensant  attentivement  en  Dieu,  voire  même  par  le  seul  dis- 
cours naturel,  ne  ressente  un  certain  élan  d'amour  que  la 
secrète  inclination  de  notre  nature  suscite  au  fond  du  cœur, 

(i)  Œuvres...,  IV,  p.  74  {Traité  de  l'amour  de  Dieu,  I,  xv). 


I  I  8  L  '  H  U  M  A  N  1  s  M  E     D  É  V  O  T 

par  lequel  à  la  première  appréhension  de  ce  premier  et  souve- 
rain objet,  la  volonté  est  prévenue  et  se  sent  excitée  à  se  com- 
plaire en  icelui. 

Entre  les  perdrix,  il  arrive  souvent  que  les  unes  dérobent 
les  œufs  des  autres  afin  de  les  couver...  et  voici  chose  étrange 
mais  néanmoins  bien  témoignée,  car  le  perdreau  qui  aura  été 
éclos  et  nourri  sous  les  ailes  d'une  perdrix  étrangère,  au  pre- 
mier réclame  qu'il  oyt  de  sa  vraie  mère...  il  quitte  la  perdrix 
larronnesse,  se  rend  à  sa  première  mère  et  se  met  à  sa  suite, 
par  la  correspondance  qu'il  a  avec  sa  première  origine  ;  cor- 
respondance toutefois  qui  ne  paraissait  point,  ains  fut  demeu- 
rée secrète,  cachée  et  comme  dormante  au  fond  de  la  nature, 
jusque  à  la  rencontre  de  son  objet...  Il  en  est  de  même,  Théo- 
time,  de  notre  cœur  ;  car  quoi  qu'il  soit  couvé,  nourri  et  élevé 
parmi  les  choses  corporelles,  basses  et  transitoires,  et,  par 
manière  de  dire,  sous  les  ailes  de  la  nature,  néanmoins,  au 
premier  regard  qu'il  jette  en  Dieu,  à  la  première  connaissance 
qu'il  en  reçoit,  la  naturelle  et  première  inclination  d'aimer 
Dieu,  qui  était  comme  assoupie  et  imperceptible,  se  réveille 
en  un  instant,  et  à  l'imprévu  paraît,  comme  une  étincelle  qui 
sort  d'entre  les  cendres,  laquelle  touchant  notre  volonté,  lui 
donne  un  élan  de  l'amour  suprême  dû  au  souverain  et  pre- 
mier principe  de  toutes  choses  ^.. 

Est-il  étonnant  qu'après  avoir  médité  de  telles  pages, 
un  solide  théologien,  Dom  Mackey,  aussi  peu  suspect  de 
fantaisie  que  de  naturalisme,  ait  observé  qu'  «  une  secrète 
sympathie,  une  sorte  d'affinité  rapproche  la  grande  âme 
de  saint  François  de  Sales  des  patriarches  de  la  philo- 
sophie :  Aristote,  Socrate,  Platon,  Epictète  «  le  plus 
«  homme  de  bien  de  toute  l'antiquité  »  "?  Quanta  cette  incli- 
nation naturelle,  elle 

ne  demeure  pas  pour  néant  dans  nos  cœurs  :  car,  quant  h  Dieu 
il  s'en  sert  comme  d'une  anse  pour  nous  pouvoir  plus  suave- 
ment prendre  et  retirer  à  soi,  et  semble  que  par  cette  impres- 
sion, la  divine  bonté  tienne  en  quelque  façon  attachés  nos 
cœurs,  comme  des  petits  oiseaux,  par  un  filet  par  lequel  il 
nous  puisse  tirer  quand  il  plaît  h  sa  miséricorde  d'avoir  pitié 

(i)  Œa\>res...,  IV,  pp.  78.79  [Irailé,  1,  XVI). 
{•j)  Ih.,  IV,  pp.  xxxiii-xxxiv. 


FRANÇOIS     DE     SALES  lUj 

de  nous  ;  et  quant  à  nous,  elle  nous  est  un  indice  et  mémorial 
de  notre  premier  principe  et  créateur  à  l'amour  duquel  elle 
nous  incite,  nous  donnant  un  secret  avertissement  que  nous 
appartenons  à  sa  divine  bonté.  Tout  de  même  que  les  cerfs 
auxquels  les  grands  princes  font  quelquefois  mettre  des  colliers 
avec  leurs  armoiries,  bien  que  peu  après  ils  les  font  lâcher... 
ne  laissent  pas  d'être  reconnus  par  quiconque  les  ren- 
contre ^.. 

Sur  ce  cœur  humain  qui  l'attend,  qui  le  réclame,  voici 
maintenant  Dieu  qui  se  penche. 

Que  c'est  un  plaisir  délicieux  de  voir  l'amour  céleste,  qui 
est  le  soleil  des  vertus,  quand,  petit  à  petit,  par  des  progrès 
(|ui  insensiblement  se  rendent  sensibles,  il  va  déployant  sa 
clarté  sur  une  âme  et  ne  cesse  point  qu'il  l'ait  toute  couverte 
de  la  splendeur  de  sa  présence,  lui  donnant  enfin  la  parfaite 
beauté  de  son  jour  !  0  que  cette  aube  est  gaie,  belle,  aimable 
et  agréable  ! 

A  voir  l'allégresse  de  ce  tableau,  qui  croirait  que  Fran- 
çois de  Sales  ne  parle  encore  ici  que  des  infidèles,  que  «  des 
mouvements  d'amour  qui  précèdent  l'acte  de  la  foi  requis 
à  notre  justification  »  ?  Ce  sont  là  seulement 

les  premiers  bourgeons  verdoyants  que  l'âme,  échauffée  du 
soleil  céleste,  comme  un  arbre  mystique,  commence  à  jeter  au 
printemps,  qui  sont  plutôt  présage  de  fruits  que  fruits  ^. 

Si  l'aube  est  déjà  si  belle,  que  sera  le  jour  !  Il  sera  plus 
beau  que  celui  du  paradis  terrestre  et  d'une  «  blancheur 
incomparablement  plus  excellente  que  celle  de  la  neige  de 
l'innocence  ».  C'est  le  :  o  felix  culpa  déjà  chanté  par 
Richeome  et  que  répéteront  tous  nos  humanistes.  «  L'état 
de  la  rédemption  vaut  cent  fois  mieux  que  celui  de  l'in- 
nocence. » 

Comme  Farc-en-ciel  touchant  l'épine  Aspalatus  la  rend  plus 
odorante  que  les  lys,  aussi  la  rédemption  de  Notre-Seigneur, 

(i)  (Euvres...,  IV,  p.  84  [Traité,  I,  XVIII). 
[1)  Ib.,  IV,  p.  i3o  [Traité,  II,  XIII). 


I20  L^HUMANISME     DEVOT 

touchant    nos  misères,  elle  les   rend  plus   utiles   et   aimables 
que  n'eût  jamais  été  l'innocence  originelle  \ 

Mais  oublions  la  misère  de  Thomme,  ne  songeons  qu'aux 
ascensions  de  l'amour, ascensions  que  la  grâce  rendfaciles. 

Dieu  ne  nous  donne  pas  seulement  une  simple  suffisance  de 
moyens  pour  l'aimer,  et  en  Taimant,  nous  sauver,  mais...  une 
suffisance  riche,  ample,  magnifique  et  telle  qu'elle  doit  être 
attendue  d'une  si  grande  bonté  comme  est  la  sienne  '^ 

Et  cet  amour,  «  il  ne  tient  pas  à  la  divine  bonté  »  que 
nous  ne  l'ayons  «  très  excellent  »  ^,  Dieu  «  par  un  progrès 
plein  de  charité  ineffable  »,  conduisant  l'âme  a  d'amour  en 
amour,  comme  de  logement  en  logement,  jusqu'à  ce  qu'il 
l'ait  fait  entrer  en  la  terre  de  promission...  la  très  sainte 
charité,  laquelle...  est  une  amitié  et  non  pas  un  amour 
intéressé  »'*,  mais  bien  le  pur  amour  des  mystiques. 

Telles  sont  les  premières  assises,  dogmatiques,  expéri- 
mentales de  l'optimisme  salésien.  Mais  à  ces  vérités  qui 
tout  ensemble  exaltent  une  âme  et  la  rassérènent,  les  timo- 
rés, les  inquiets,  les  scrupuleux  font  une  objection  redou- 
table. L'accès  de  ce  beau  palais  leur  est  défendu.  Plus 
ils  font  effort  pour  atteindre  cette  vision  de  paix,  plus  elle 
s'éloigne.  Leur  esprit  n'est  que  ténèbres,  leur  cœur  n'est 
que  glace,  leur  volonté,  que  faiblesse  ;  leur  désir  de  per- 
fection n'est  qu'une  velléité  aussitôt  contredite  par  des 
inclinations  toutes  contraires  et  beaucoup  plus  fortes  ; 
enfin,  ils  n'arrivent  pas  à  entendre  cette  voix  de  Dieu 
qu'on  dit  qui  les  presse.  La  doctrine,  vraie  pour  tous  les 
autres,  ne  l'est  pas  pour  eux. 

François  de  Sales  oppose  un  merveilleux  talisman  à 
cette  détresse  qu'il  a  éprouvée  lui-même  et  dont  Philothée 
lui  a  fait  l'aveu  tant  de  fois.  Pascal,  au  plus  vif  d'une  ten- 

(i)  (Eu\'res...,  lY,  pp.  io4,io5  [Traité,  II,  VI). 
(i)  Th.,  IV,  p.  ii3  {Traité,  II,  Vlll). 

(3)  //>.,  IV,  p.  121  {Traité,  II,  XI). 

(4)  10.,  IV,  p.  ib3  {Traité,  II,  XXII). 


FRANÇOIS     DE     SALES  I2i 

tation  de  ce  genre,  avait  reçu  la  révélation  consolatrice  : 
tu  ne  me  chercherais  pas,  situ  ne  m'avais  déjà  trouvé.  Au 
fond,  ces  quatre  mots  disent  tout  et  notre  docteurne  nous 
fera  pas  d'autre  réponse,  mais  cette  même  réponse,  telle 
qu'il  la  fait,  n'a  plus  rien  de  fulgurant,  de  quasi  miracu- 
leux ;  elle  peut  convenir  à  tout  le  monde,  même  à  ceux 
qui  n'auront  jamais  eu  l'occasion  de  s'écrier  :  Feu...  Joie, 
joie,  pleurs  de  joie  ;  bref,  elle  ne  tombe  pas  du  ciel  ;  elle 
se  dégage  doucement,  sûrement,  d'un  retour  plus  attentif 
sur  les  diverses  activités  de  Thomme.  Nous  l'avons  déjà 
rappelé,  François  de  Sales  distingue  deux  parties  en  nous, 
la  supérieure  et  l'inférieure,  entendant  par  cette  dernière, 
non  pas  uniquement,  comme  on  pourrait  croire,  le  domaine 
des  sensations  et  des  appétits,  mais  aussi  les  régions 
troubles  et  moins  hautes  de  nos  facultés  spirituelles.  Armé 
de  cette  distinction,  un  peu  subtile  peut-être,  mais  qu'il 
sait  bien  le  moyen  de  rendre  évidente  aux  esprits  les  plus 
confus,  il  n'a  presque  pas  de  peine  à  nous  établir  dans  la 
paix^  Chez  l'âme  dévote  qu'il  étudie,  qu'il  veut  apaiser,  les 
agitations,  les  oscillations,  les  plaintes,  les  révoltes,  les 
pesanteurs,  enfin  l'inertie  ou  le  vacarme  de  la  partie  infé- 
rieure n'ont  pas  d'importance.  Rien  de  tout  cela  ne  compte 
vraiment.  «  Vos  misères  et  infirmités  ne  vous  doivent  pas 
étonner  :  Dieu  en  a  bien  vu  d'autres.  "  »  Ni  surprise,  ni, 
à  plus  forte  raison,  tristesse.  Nous  n'y  pouvons  rien.  «  Il 
n'y  a  que  faire.  »  «  D'empêcher  que  le  sentiment  de  colère 
ne  s'émeuve  en  nous,  et  que  le  sang  ne  nous  monte  au 
visage,  jamais  cela  ne  sera.  ^  »  Ainsi  du  trouble  inévitable 
que  déchaînent  les  autres  passions. 

(i)  La  distinction  est  proposée  didactiquement  dans  les  chapitres  m  et 
xn  du  Livre  I  de  Vamoiir  de  Dieu.  On  peut  étudier  ctussi  une  thèse  paral- 
lèle, la  distinction  entre  amour-propre  et  amour  de  nous-mème.  «  Il  m'a 
souvent  dit,  écrit  Camus,  que  la  confusion  de  ces  termes,  amour-propre 
et  amour  de  nous-même  faisait  naître  beaucoup  de  confusion  dans  les 
pensées  et  dans  les  actions  des  hommes.  »  Cf.  Baudry.  Véritable  esprit, 
I,  p.  i34. 

(2)  Œuvres,  XVI,  p.  68. 

(3)  Ib.,  VI,  p.  143. 


111  l'humanisme    dévot 


Inversement,  et  pour  le  même  motif,  les  diverses  acti- 
vités ou  passions  qui  rendraient  la  prière  facile  et  douce, 
n'ont  qu'une  valeur  très  secondaire.  Ce  n'est  pas  dans 
cette  zone  changeante  que  se  forme  la  vraie  prière.  Pas 
n'est  besoin  de  sentir  Dieu  ni  de  sentir  nos  propres  vertus. 

Vous  bandez  trop  votre  esprit  au  désir  de  ce  souverain  goût 
qu'apporte  h  rânie  le  ressentiment  de  la  fermeté,  constance 
et  résolution.  Vous  avez  la  fermeté...  mais  vous  n'en  avez  pas 
le  sentiment. 

Alors,  pourquoi  ce  «  pantèlement  de  cœur  »,  ce  «  débatte- 
ment d'ailes  »,  cette  «  agitation  de  volonté  »,  cette  «  mul- 
tiplication d'élancements»,  pour  arriver  à  des  émotions  que 
vous  ne  pouvez  d'ailleurs  pas  vous  donner  présentement, 
et  qui  n'ajouteraient  qu'une  douceur  fuyante  à  la  solide  réa- 
lité de  votre  vertu?  «  Puisque  notre  volonté  est  à  Dieu, 
sans  doute  nous  sommes  à  lui.  Vous  avez  tout  ce  qu'il 
faut  ;  mais  vous  n'en  avez  nul  sentiment  ;  il  n'y  a  pas 
grande  perte  en  cela\  » 

Vous  dites  bien,  en  vérité,  ma  pauvre  chère  fille  Péronne- 
Marie,  ce  sont  deux  hommes  ou  deux  femmes  que  vous  avez 
en  vous.  L'une  est  une  certaine  Péronne,  laquelle,  comme  fut 
jadis  saint  Pierre,  son  parrain,  est  un  peu  tendre,  ressentante 
et  dépiterait  volontiers  avec  chagrin  quand  on  la  touche  ;  c'est 
cette  Péronne  qui  est  fille  d'Eve  et  qui,  par  conséquent,  est 
de  mauvaise  humeur.  L'autre,  c'est  une  certaine  Péronne-Marie 
qui  a  une  très  bonne  volonté  d'être  toute  à  Dieu  et  tout  sim- 
plement humble  et  humblement  douce  envers  tous  les  pro- 
chains... Et  ces  deux  filles  se  battent...  et  celle  qui  ne  vaut  rien 
est  si  mauvaise  que  quelquefois  la  bonne  a  bien  à  faire  à  s'en 
défendre  et  lors  il  est  avis  à  cette  pauvre  bonne  qu'elle  a  été 
vaincue  et  que  la  mauvaise  est  la  plus  brave  (forte).  Mais  non 
certes,  ma  pauvre  chère  Péronne-Marie,  cette  mauvaise-là  n'est 
pas  plus  brave  que  vous,  mais  elle  est  plus  afficheuse,  perverse, 
surprenante  et  opiniâtre  ;  et  quand  vous  allez  pleurer,  elle  est 
bien  aise,  parce  que  c'est  toujours  autant  de  temps  perdu  ". 

(i)  Œuvres...,  XII.  pp.  384,385.  C'est  une  des  plus  belles  lettres  à  sainte 
Chantai. 

(•2)  //>.,  XYI,  p.  -..i-.. 


ru  AN  COI  s     UE     SALKS  l'^H 

('^  Je  sais  bien  qu'on  avait  déjà  parlé  de  la  sorte.  Ce  qui 
est  nouveau,  unique  même,  c'est  l'insistance  avec  laquelle 
il  revient  à  cette  psychologie,  c'est  la  construction  d'opti- 
misme qu'il  fonde  sur  elle.  Qu'il  y  ait  deux  hommes  en 
nous,  tous  le  répètent,  mais  d'ordinaire,  pour  s'en  désoler. 
François  de  Sales  triomphe  au  contraire  de  ce  dualisme. 
Il  disqualifie  la  partie  inférieure  de  l'âme  :  il  la  traite 
comme  un  hôte  encombrant,  mais  ridicule,  inofFensif 
presque  dès  qu'on  cesse  de  l'écouter.  A  force  de  manquer 
ses  effets,  ce  fâcheux  finira  bien  par  se  taire.  Enfin  qu'il 
se  taise  ou  non,  il  n'est  pas  nous-mêmes.  Pour  mieux 
saisir  du  reste  l'originalité  bienfaisante  de  cette  doctrine, 
il  suffit  de  comparer  François  de  Sales  aux  moralistes  du 
grand  siècle,  à  La  Bruyère,  à  La  Rochefoucauld,  à  Nicole. 
Ces  derniers,  et  même  Nicole  qui  vise  pourtant  le  monde 
pieux,  s'enferment  ordinairement  dans  la  «  partie  infé- 
rieure »  de  rhomme.  Est-il  surprenant  qu'ils  nous  décou- 
ragent, et,  tranchons  le  mot,  qu'ils  nous  ignorent,  puis- 
qu'enfin  ils  ne  connaissent  de  nous  que  ce  qui  n'est  pas 
vraiment  nous. 

Q  N'oublions  pas  néanmoins  que  cette  psychologie  reste 
sans  efficacité  aussi  longtemps  que  les  inquiets  et  les 
timides  refusent  de  s'y  reconnaître  ou  d'en  accepter  le 
bénéfice.  Eh!  que  sais-je,  après  tout,  de  cette  partie 
supérieure  de  mon  être  et  des  conditions  où  elle  se  trouve  : 
que  sais-je,  si  les  désordres  de  l'inférieure  n'exprimeraient 
pas  —  signe,  contre-coup,  châtiment  —  la  malice  profonde 
de  mon  vrai  moi  ?  Nous  voilà  au  rouet.  Si  les  ruisseaux 
trop  visibles  m'épouvantent,  la  source  ténébreuse,  mau- 
dite peut-être,  m'épouvante  encore  davantage.  Suprême 
anxiété  que  nulle  psychologie  générale  ne  peut  résoudre. 
Il  n'y  faut  rien  moins  qu'un  acte  de  foi.  Cet  acte  de  foi, 
François  de  Sales  met  toute  sa  dextérité  insinuante,  toute 
sa  claire  raison,  toute  son  énergie,  toute  sa  foi  à  le  rendre 
facile,  à  l'imposer  aux  âmes  innocentes  qu'il  dirige.  Têtues, 
fermées,  ergotantes,  il  n'y  a  rien  à  faire,  mais  pour  peu 


124  l'humanisme   dévot 

que  ces  âmes  soient  dociles  elles  finissent  insensiblement 
par  se  laisser  convaincre.  A  ces  profondeurs,  l'on  ne  dis- 
cute plus,  l'on  affirme  ou  l'on  nie.  A  force  d'affirmer  lui- 
même,  il  les  amène  à  l'affirmative  victorieuse,  à  l'acte  de 
foi  de  saint  Jean  :  credidimus  charitati  :  je  crois  que  Dieu 
m'aime  et  que  mon  vrai  moi  aime  Dieu.  «  Sans  doute 
(c'est-à-dire,  sans  aucune  espèce  de  doute)  nous  sommes 
à  lui  :  vous  avez  tout  ce  qu'il  faut^  » 

Mes  déportements  sont  pleins  d'une  grande  variété  d^im- 
perfections  contraires,  et  le  bien  que  je  veux,  je  ne  le  fais  pas 
mais  je  sais  pourtant  bien  qu'en  vérité  et  sans  feintise,  je  le 
veux  et  d'une  volonté  inviolable. 

Il  parle  ici  de  lui-même,  mais  pour  dresser  sainte  Chantai 
à  une  pareille  assurance  : 

Mais,  ma  fille,  comment  donc  se  peut-il  faire  que  sur  une 
telle  volonté  tant  d'imperfections  paraissent  et  naissent  en  moi  ? 
Non  certes,  ce  n'est  pas  de  ma  volonté,  ni  par  ma  volonté 
quoique  en  ma  volonté  et  sur  ma  volonté.  C'est,  ce  me  semble, 
comme  le  gui,  qui  croît  et  paraît  sur  un  arbre,  bien  que  non 
pas  de  l'arbre  ni  par  l'arbre^. 

Aussi  bien,  nous  ne  sommes  pas  seuls  dans  cette  partie 
supérieure.  Oasis,  forteresse  et  centre  de  notre  vrai  moi, 
elle  est  encore  un  sanctuaire.  Là  demeure  invisible,  mais 
agissant,  celui  que  nous  cherchions  en  vain  dans  la  région 
de  nos  sentiments.  Il  est  là,  au  centre  de  notre  cœur; 
sa  droite  a  cimenté  les  pierres  de  la  forteresse  intérieure, 
planté  les  palmes  de  l'oasis. 

Notre  raison,  ou  pour  mieux  dire,  noire  âme  en  tant  qu'elle 
est  raisonnable  est  le  vrai  temple  du  grand  Dieu,  lequel  y  réside 
plus  particulièrement.  «  Je  te  cherchais,  dit  saint  Augustin, 
hors  de  moi  »  et  je  ne  te  trouvais  point,  parce  que  «  tu  étais 
en  mol  »  ^. 

(i)  Œuvres,..,  XÏI,  p.  385. 

(a) /ft.,  XIV,  pp.  178,179. 

(3)  //>.,  IV,  p.  67  [Traité,  I,  XII). 


FRANÇOIS     DE     SALES  125 

Ceci  non  plus  n'est  pas  nouveau,  mais  François  de  Sales 
le  renouvelle  et  le  rend  comme  sensible  par  la  suave  péné- 
tration de  ses  analyses.  Nous  ne  pouvons  le  suivre  dans 
ce  détail.  Qu'il  nous  suffise  de  rappeler  qu'il  achève,  atten- 
drit et  vivifie  par  ces  vues  mystiques  la  doctrine  des  grands 
stoïciens  qui  semble  l'avoir  aidé  à  se  préciser  à  lui-même 
la  distinction  entre  les  deux  parties  de  l'âme.  Son  ataraxie 
ne  nous  emprisonne  pas  dans  Torgueil  et  la  gloire  de 
notre  pensée  :  elle  nous  dégage  de  tout  le  reste  pour 
nous  livrer  à  l'amour.  De  là  découle  enfin  la  loi  première 
de  sa  direction  :  acheminer  les  âmes  à  ces  retraites  intimes 
et  les  abandonner  ensuite  à  l'esprit  de  Dieu. 

Il  laissait  volontiers  agir  l'esprit  de  Dieu  dans  les  âmes,  dit 
sainte  Chantai,  suivant  lui-même  l'attrait  de  cet  esprit  divin 
et  les  conduisant  selon  la  conduite  de  Dieu,  les  laissant  agir 
selon  les  inspirations  divines  plutôt  que  par  ses  instructions 
particulières.  J'ai  reconnu  cela  en  moi-même  ^ 

Il  le  dit  de  son  côté  mais  avec  une  énergie  solen- 
nelle : 

Je  combats  pour  une  bonne  cause  quand  je  défends  la  sainte 
et  charitable  liberté,  laquelle,  comme  vous  savez,  j'honore 
singulièrement,  pourvu  qu'elle  soit  vraie  et  éloignée  de  la 
dissolution  et  du  libertinage  qui  n'est  qu'un  masque  de 
liberté  '\ 

Il  ne  se  reconnaît  d'autre  mission  que  d'aider  le  direc- 
teur invisible. 

Si  Françoise  veut  de  son  gré  être  religieuse,  bon  ;  autrement 
je  n'approuve  pas  qu'on  prévienne  sa  volonté  par  des  résolu- 
tions, mais  seulement,  comme  celle  de  toutes  les  autres,  par 
des  inspirations  suaves.  Il  nous  faut,  le  plus  qu'il  est  possible, 
agir  dans  les  esprits,  comme  les  anges  font,  avec  des  mouve- 
ments gracieux  et  sans  violence  ^. 

(i)  CEuvres  de  sainte  Chantai,  II,  p.  200. 

(2)  Œuvres. ..,XIU,  p.  i85. 

(3)  Ib.,  XII,  p.  36i. 


l'ii)  L    HUMANISME     DEVOT 

Il  n'est  pas  le  maître  de  l'âme,  il  n'entend  pas  la  con- 
traindre. 

Parlons  d'une  règle  générale  que  je  veux  vous  donner  : 
c'est  que  tout  ce  que  je  vous  dis  :  ne  pensez  pas  ceci,  cela... 
ne  regardez  pas,  et  semblables,  tout  cela  s^ entend  grosso  modo, 
car  je  ne  veux  point  que  vous  contraigniez  votre  esprit  à  rien, 
sinon  à  bien  servir  Dieu  ^ 

S'il  vous  advient  de  laisser  quelque  chose  de  ce  que  je  vous 
ordonne,  ne  vous  mettez  point  en  scrupule,  car  voici  la  règle 
générale  de  notre  obéissance  écrite  en  grosses  lettres. 

Il  faut  tout  faire  par  amour  et  rien  par  force  ;  il  faut 
PLUS  aimer  l'obéissance  que  craindre  la  désobéissance. 

Je  vous  laisse  Tesprit  de  liberté"... 

Qu'est-ce  à  dire  ? 

La  liberté  de  laquelle  je  parle ;,  c'est  la  liberté  des  enfants 
bien-aimés.  C'est  un  désengagement  du  cœur  chrétien  de  toutes 
choses  pour  suivre  la  volonté  de  Dieu  reconnue^. 

Il  ne  suffît  pas  de  s'écrier  :  comme  tout  cela  est  beau, 
noble,  humain,  souverainement  bienfaisant;  mais  encore  : 
esprit,  doctrine,  menues  applications,  directions  d'en- 
semble, comme  tout  cela  se  tient!  Qu'il  se  trompe  en  un 
seul  point  et  tout  le  palais  s'écroule.  L'épreuve  est  faite. 
Il  ne  s'écroulera  pas.  Ai-je  trop  parlé  de  ce  grand  homme, 
l'ai-je  trop  cité  ?  Non,  me  semble-t-il.  D'abord  parce  qu'il 
est  incontestablement  l'incarnation  la  plus  parfaite  de 
l'humanisme  dévot  qui  présentement  nous  occupe,  ensuite 
parce  qu'il  me  semble  que  le  monde  lettré  auquel  je  vou- 
drais pouvoir  m'adiesser  ne  lui  a  pas  encore  rendu  la  jus- 
tice qu'il  mérite.  Sainte-Beuve  n'a  jamais  vu  en  François  de 
Sales  qu'un  Lamartine  pieux,  qu'un  écrivain,  qu'un  homme 
charmant.  On  s'arrête  à  son  onction,  à  sa  grâce.  Il  est  aussi 
une  pensée,  et  quelle  pensée  !  une  force,  et  quelle  force  ! 

(i)  Œu^'ves...^  XIII,  374. 

[■i]  ih.,  XII,  p.  359. 

(3)  76.,  XII,  p.  363. 


FRANÇOIS     DE     S  A  L  K  S  127 

Nous  venons  de  l'entendre  et  si  nous  ne  l'avons  certes  pas 
épuisé,  nous  le  connaissons.  Je  demande  donc  à  tous  ceux 
qui  ont  le  sens  de  Thistoire  :  est-ce  un  événement  négli- 
geable que  la  propagation  indéfinie  d'une  telle  doctrine? 
La  PhilotJiée  qui  suppose,  comme  on  l'a  vu,  toute  la  phi- 
losophie du  Traité  de  V Amour  de  Dieu^  la  PJiilolliée  a  formé 
des  générations  de  chrétiens.  N'est-ce  pas  là  un  fait  capi- 
tal? Je  ne  dis  pas  que  tous  ceux  qui  ont  lu  ce  livre,  en 
aient  pleinement  revêtu  Tesprit,  je  suis  persuadé  du  con- 
traire. Mais  beaucoup  en  ont  retenu  quelque  chose.  Ou 
les  mots  n'ont  plus  de  sens,  ou  vous  devez  tenir  la  doc- 
trine salésienne  comme  un  des  ferments  de  la  civilisation 
moderne.  Jugez-le  comme  vous  faites  les  autres,  Erasme, 
Montaigne,  par  exemple.  Son  influence  s'est  exercée  d'or- 
dinaire sur  une  autre  fraction  du  public,  mais  elle  n'a  été 
ni  moins  étendue  ni  moins  profonde.  Si  je  répète  après 
cela  que  cette  influence  n'est  pas  un  phénomène  isolé, 
mais  au  contraire  qu'elle  se  rattache  à  l'immense  mouve- 
ment de  la  renaissance,  qu'elle  continue  et  couronne  ce 
mouvement  en  en  faisant  bénéficier  la  foule  des  humbles, 
n'avouera-t-on  pas  qu'il  faut  placer  cet  homme-là  parmi  les 
très  grands?  Encore  n^avons-nous  étudié  jusqu'ici  qu'un 
seul  des  aspects  de  son  génie  et  de  sa  mission.  Si  les  pre- 
miers livres  du  Traité  de  V  Amour  de  Dieu  sont  comme  la 
charte  de  l'humanisme  dévot,  les  derniers  livres  de  ce 
chef-d'œuvre  sont  la  charte  du  haut  mysticisme  français 
pendant  le  xvn°  siècle  :  notre  prochain  volume  le  prou- 
vera sans  aucune  peine. 


CHAPITRE  IV 

LES  MAITRES  SALÉSIENS.  —  1.  ETIENNE  BINET 


I.  Influence  de  François  de  Sales.  —  Prompte  popularité  de  son  culte,  — 
S'il  a  été  beaucoup  lu  ?  —  Pluie  de  livres  et  courants  nouveaux.  —  Il 
règne  encore.  —  Ses  deux  interprètes.  —  Binet  et  Camus,  les  deux 
maîtres  salésiens.  —  Importance  d'Etienne  Binet. 

II.  Trivialité  précieuse  et  rhétorique.  —  Bienheureux  les  aveugles,  bien- 
heureux les  sourds  !  —  Prouesses  verbales.  —  La  garde-robe.  —  La 
ferame.  —  Grossièretés.  —  L'éloquence  de  Binet.  —  Gemmes  et  viandes. 

—  Urbanité  et  mysticisme, 

III.  L'imagination  pieuse  de  Binet.  —  Figures  eucharistiques.  —  Le 
drame  d'Isaac.  —  Cléopâtre,  Artémise  et  l'Eucharistie,  —  Puérilités. 

—  Pâmoisons. 

IV.  Binet  continuateur  authentique  de  François  de  Sales.  —  La  dévotion 
des  malades.  —  Le  dévot  fainéant.  —  La  miséricorde  de  Dieu. 

V.  La  politique  sacrée.  —  «  Quel  est  le  meilleur  gouvernement,  le  rigou- 
reux ou  le  doux  ?  ».  —  Les  despotes  de  couvent.  —  Le  style  des  anges. 

—  La  tendresse  du  pape  Grégoire.  —  Binet  et  l'humanisme  dévot. 


I.  Un  écrivain,  canonisé  ou  à  la  veille  de  l'être,  un  fon- 
dateur d'Ordre,  n'exerce  pas  son  influence  uniquement 
par  ses  livres.  Des  chrétiens  sans  nombre  qui  n'ont  jamais 
lu  François  de  Sales,  ont  été  façonnés  par  lui.  Nous  savons 
en  effet  que  dès  le  lendemain  de  sa  mort,  son  culte  s'est 
répandu  promptement  dans  le  monde  catholique  où  il  est 
bientôt  devenu  aussi  populaire,  et  en  France  du  moins, 
plus  populaire  que  le  culte  de  Charles  Borromée.  Chez 
lui,  nous  l'avons  déjà  dit,  la  personne  et  la  doctrine  ne 
font  qu'un.  L'aimer  lui-même,  c'est  déjà  aimer,  prendre 
son  esprit.  Il  n'était  du  reste  pas  le  seul  témoin  personnel 
de  cet  esprit,  et  il  n'était  pas  mort  tout  entier.  Sainte 
Chantai,  qui  lui  survécut  si  longtemps,  s'était  formée  à  sa 


ETIENNE     BINET  129 

ressemblance  :  elle  vivait  de  lui  et  de  sa  pensée  :  on  venait 
à  elle  comme  à  une  relique  vivante  de  François  de  Sales. 
La  Visitation  elle  aussi,  qui  ne  cessa  de  s'étendre,  évo- 
quait sur  tous  les  points  du  royaume,  le  souvenir  de  son 
fondateur.  Cet  Ordre  fut  longtemps  à  la  mode,  si  j'ose 
parler  ainsi.  Grands  seigneurs  et  grandes  dames,  prêtres 
et  religieux  assiégeaient  les  couvents  où  Ton  relisait  sans 
fin  la  PliUothée^  les  EntretienSy  VAmour  de  Dieu,  les  vies 
des  premières  mères.  En  dehors  de  ces  couvents,  Fran- 
çois de  Sales  avait  sans  doute  beaucoup  de  lecteurs,  mais 
peut-être  moins  qu'on  ne  croirait.  Le  monde  dévot  est 
comme  l'autre.  Ses  classiques  ne  lui  suffisent  pas.  Il  veut 
du  nouveau  et,  juste  ciel,  il  en  trouve  toujours.  La  pro- 
duction lyrique,  romanesque,  dramatique  même  se  ralen- 
tit par  moments  :  les  plumes  pieuses  ne  chôment  jamais. 
Celles  des  oratoriens,  des  jésuites  et  des  autres  ont  tra- 
vaillé sans  relâche  et  avec  une  intensité  particulière  pen- 
dant les  années  qui  nous  intéressent.  Parmi  ces  milliers 
de  volumes,  tous  assurément  ne  respiraient  pas  l'esprit 
salésien.  Il  se  dessinait  des  courants  plus  ou  moins  nou- 
veaux :  la  littérature  oratorienne,  par  exemple,  avait  son 
originalité  propre  que  nous  aurons  plus  tard  l'occasion 
de  définir.  D'un  autre  côté  les  écluses  de  Port-Royal  ne 
tarderont  pas  à  s'ouvrir.  Tout  ce  qui  viendra  de  là,  com- 
battra, de  près  ou  de  loin,  saint  François  de  Sales.  Mais 
enfin,  et  à  prendre  les  choses  dans  l'ensemble,  on  peut 
dire  que,  pendant  la  première  moitié  du  xvu^  siècle.  Fau- 
teur de  la  Philothée  règne  presque  sans  conteste  et  ses 
idées  avec  lui.  Nous  en  aurons  bientôt  d'autres  preuves, 
quand  nous  étudierons  les  manifestations  particulières  de 
Fhumanisme  dévot,  mais  d'ores  et  déjà  la  fécondité  sans 
mesure,  l'indiscutable  popularité  de  ses  deux  principaux 
interprètes  —  Etienne  Binet,  Jean-Pierre  Camus  —  vont 
nous  le  montrer. 

Ces  deux  écrivains  sont  très  différents  l'un  de  l'autre, 
mais  ils  ont  ceci  de  commun  qu'ils  ont  maintenu  la  tra- 
I-  9 


i3o  L    HUMANISME     DEVOT 

dition  salésienne  avec  un  même  zèle,  un  même  succès  et 
qu'ils  ne  sont,  ni  l'un  ni  l'autre,  de  simples  disciples,  de 
simples  échos.   Ils  ont  commencé   d'écrire  avant  d'avoir 
reçu  l'empreinte  de  François  de  Sales  et  s'ils  n'avaient 
jamais  connu  celui-ci,  ils  auraient  écrit,  Binet  surtout,  à 
peu  de  chose  près  comme  ils  ont  écrit.  Môme  quand  ils 
l'imitent,  ils  restent  plus  ou  moins  originaux.  Ils  se  sont 
trouvés  en  le  trouvant.  Il  en  va  souvent  de  môme  dans  le 
progrès  des  grands   mouvements  humains  —  littéraires, 
philosophiques,  religieux.  Viennent  d'abord  des  ébauches, 
plus  ou  moins  réussies  —  c'est  par  exemple,  Richeome, 
dans  l'histoire  que  nous  racontons.  Puis,  un  ou  plusieurs 
hommes  rares  en  qui  s'incarne  l'âme  profonde  du  mou- 
vement ;  —  c'est  ici  François  de  Sales,  enfin,  soit  avant, 
soit  ordinairement  après  l'apparition  du  type  achevé,  su- 
prême, indépassable,  des  quantités  de  personnages,  timides 
et  incertains  ou,  au  contraire,  excessifs  et  trop  accusés, 
tous  frères  pourtant,  disciples  nés  du  maître  qu'ils  doivent 
servir  et  que,  bien  ou  mal,  ils  serviront  en  réalité,  môme, 
si  d'aventure,  ils  ne  le  connaissent  pas.  Pline  dit  qu'en  des- 
sinant les  fleurs  des  champs,  la  nature  se  faisait  la  main 
à  créer  les  lys  :  radimeiita  iiaturai  lilia  facere  condiscentis. 
Le  lys  une  fois  paru,  on  peut  croire  que  la  nature,  le  trou- 
vant si  beau,  veut  recommencer  ses  expériences,   com- 
poser sur  ce  modèle  achevé  de  nouvelles  fleurs.  La  grâce, 
ayant  formé  François  de  Sales,  tâche  aussi  de  multiplier 
les  vives  images  de  cette  merveille  :  elle  sait  bien  qu'elle 
ne  va  pas  se  surpasser,  mais  enfin  elle  nous  donne  Binet, 
Camus  et  les  nombreux  humanistes  qui  nous  attendent. 
Une  autre  mystérieuse  alchimie,  spinas  facere  condiscens, 
prépare  à  cette  môme  heure,  l'âme  de  Jansénius,  celles 
de  Saint-Gyran  et  du  grand  Arnauld. 

II.  Avant  de  le  célébrer,  comme  il  le  mérite,  on  doit 
parler  rudement  du  P.  Binet,  coupable  non  pas  seulement 
d'avoir  reculé  les  frontières  du  bavardage  pieux,  mais 
encore  d'avoir  gaspillé  par  là  môme  un  admirable  talent. 


K  T  1 1-]  iN  N  E     B  I N  E  ï  1 3 1 

Camus  n'a  rien  commis  de  pareil.  C'était  un  génie,  une 
force  de  la  nature.  Lui  demander  de  se  surveiller  et  de  se 
réduire,  c'est  le  supprimer.  D'ailleurs  moins  ennuyeux 
que  Binet.  Il  est  vrai  que  celui-ci,  même  s'il  eût  modéré  sa 
faconde,  n'aurait  jamais  fait  qu'un  maître  de  second  ou 
troisième  rang.  Son  intelligence  manque  de  vigueur  et 
d'élévation.  Mais  il  avait  beaucoup  d'esprit  et  de  sens,  une 
imagination  somptueuse,  un  tour  caressant  et  persuasif, 
de  très  beaux  dons  d'écrivain.  Son  œuvre  est  aussi  riche 
que  curieuse  ;  elle  nous  présente,  et  parfois  excellem- 
ment, quelques-uns  des  aspects  les  plus  intéressants  de 
l'humanisme  dévot.  Quand  nous  aurons  à  parler  bientôt 
des  encyclopédistes  dévots  ou  des  burlesques,  nous 
retrouverons  Etienne  Binet,  et  en  bonne  place;  nous  le 
retrouverons  aussi  dans  nos  prochains  volumes,  aidant 
de  ses  conseils  telle  mystique  fameuse,  et,  d'un  autre  côté, 
préparant  délibérément  la  réaction  anti-mystique  dont  il 
aurait  dû  prévoir  les  conséquences  désastreuses.  Pour 
l'instant,  nous  nous  contentons  de  lier  connaissance  avec 
un  personnage  aussi  considérable  et  d'étudier  celles  de 
ses  œuvres  qui  continuent  expressément  les  directions 
essentielles  de  François  de  Sales \ 


(i)  J  ai  déjà  dit  que  la  biographie  proprement  dite  do  nos  auteurs 
n'était  pas  de  notre  sujet.  Ou  ne  sait  d'ailleurs  sur  Etienne  Binet  que  fort 
peu  de  chose.  Un  jeune  prêtre  qui  Fa  choisi  pour  sa  thèse  de  doctorat,  nous 
en  apprendra,  sans  doute,  plus  long,  car  les  pistes  ne  manquent  pas.  Né  à 
Dijon  eu  i569,  Etienne  Binet  fit,  dit-on,  une  partie  de  ses  études  au 
collège  de  Clermont  où  il  aurait  eu  François  de  Sales  pour  condisciple.  Ils 
se  verront  maintes  fois  dans  la  suite  et  très  amicalement.  Jésuite  en 
jôgo,  il  doit  s'exiler  de  l'autre  côté  des  Alpes  pour  suivre  sa  vocation  et,  peut- 
être,  ne  rentrer  en  France  qu'après  l'édit  de  Rouen  (i6o3).  Il  est  presque 
toute  sa  vie  dans  les  charges,  recteur  ou  provincial,  souvent  à  Paris.  Dans 
les  circonstances  difficiles  que  traversait  alors  sa  Compagnie,  on  ne  l'aurait 
pas  laissé  si  longtemps  au  gouvernail,  s'il  avait  été  le  premier  venu. 
Souple,  habile,  ferme  et  d'une  finesse  qui  n'était  pas  sans  malice.  On  peut 
juger  de  celle-ci  sur  le  petit  chef-d'œuvre  qu'il  écrivit  en  1628  pour  la 
défense  de  son  Ordre  dont  les  privilèges  étaient  alors  très  menacés. 
[Réponse  aux  demandes  d'un  grand  prélat  (Zamet),  touchant  la  hiérar- 
chie de  l'Eglise  et  la  juste  défense  des  pri^'ilégiés  et  des  religieux  par 
François  de  Fontaine.)  Miel  et  aiguillon,  c'est  le  livre  d'une  abeille,  et  le 
miel,  pour  cette  fois,  n'est  pas  rance.  Binet  n'a  rien  écrit  de  plus  fort  et 
jamais,  à  ma  connaissance,  les  religieux  ne  se  sont  mieux  défendus. 
(Cf.  G.vKAssK.  Histoire    des  jésuites  de  Paris,  édit.  Carayon,  pp.  45,46; 


15'^  L    HUMANISME     DEVOT 

Imaginez,  chez  un  même  écrivain,  la  piquante  el  peu 
aimable  rencontre  du  précieux  et  du  trivial,  du  suave  et 
du  grossier,  de  François  de  Sales  et  de  Garasse,  vous 
aurez,  non  pas,  j'espère,  le  vrai  Binet,  mais  la  figure,  à 
mon  avis  très  artificielle,  que  Binet  se  donne  à  plaisir. 
Ni  Garasse  d'ailleurs,  ni  François  de  Sales,  il  n'a  pas  le 
noble  rayon  du  second,  la  franche  et  cordiale  nature  du 
premier.  Sous  sa  plume,  le  procédé  paraît  constant.  Il  a 
beaucoup  de  verve,  mais  toujours  avec  un  soupçon  de  rhé- 
torique. Il  me  fait  penser  —  qu'on  me  pardonne  ce  rappro- 
chement tout  littéraire  —  à  tel  poète  d'aujourd'hui  qui  reste 
normalien  dans  la  partie  la  plus  farouche  de  son  œuvre. 
Binet  amplifie,  selon  la  consigne  scolaire  de  son  temps  — 
je  ne  lui  en  fais  pas  un  reproche  —  et  il  arrive  peut-être  à 
se  griser  lui-même  de  ce  lyrisme  voulu.  Soit,  par  exemple, 
ce  thème  de  déclamation  :  il  est  bon  d'être  aveugle  et  sourd . 

Que  verriez-vous,  si  vous  aviez  bon  œil  .^  Des  femmes  plâ- 
trées et,  sans  masque,  toujours  masquées...  Des  fleurs,  des 
métaux  et  des  viandes,  des  maisons  tapissées  et  tranchées  de 
quelque  croûte  de  marbre  ou  d'un  éclat  d'or,  des  hommes  et 
des  animaux,  des  arbres...  Je  vous  prie,  ôtez  ces  beaux  titres 
et  appelez  chaque  chose  par  son  nom.  Qu'est-ce  que  tout  cela, 
sinon  du  foin  coloré,  de  la  terre  ensoutrée,  des  cadavres  rôtis 
et  ensanglantés,  des  beaux  sépulcres,  des  bêtes  à  deux  pieds 
et  à  quatre,  des  souches  de  bois  ? 


édition  Nisard,  p.  60,  61  et  Pkat,  Recherches^  lY,  pp.  668  seq.)  Binet 
semble  avoir  eu  des  succès  comme  prédicateur  (I-'rat,  ibid.  III,  p.  78, 
pp.  341-343).  C'était  à  n'en  pas  douter  un  directeur  éminent  et  il  faisait 
autorité  dans  Paris.  Il  est  souvent  question  de  lui  dans  la  correspondance 
de  sainte  Chantai  el  pas  toujours  à  son  avantage.  Il  aurait  voulu  modifier 
et  gravement  les  constitutions  visilandines,  et  il  poursuivait  sa  pointe  avec 
une  ténacité  qui  lit  beaucoup  souîTrir  la  sainte.  Les  lettres  qu'elle  lui  écrit 
pour  le  faire  renoncer  à  ses  idées  sont  merveilleuses  d'énergie  et  de 
délicatesse.  Du  reste  très  vertueux  et  bon,  mais  qui  nous  échappe,  à  moi 
du  moins.  Je  n'arrive  pas  à  le  voir.  Il  était  sans  doute  moins  doucereux 
que  ses  écrits  ne  nous  le  montrent  et  peut-être  aussi  moins  candide.  La 
dédicace  qu'il  fait  d'un  de  ses  livres  —  Le  riche  sauvé...  —  à  sa  mère  est 
d'une  naïveté  presque  gênante.  Nourrisson,  il  ne  voulait  que  le  lait  do  sa 
mère  :  ce  lait  était  du  sang;  il  n'en  est  pas  mort;  elle  non  plus,  etc.,  etc. 
La  liste  de  ses  ouvrages  n'a  pas  de  (in.  Dans  les  moments  didicilos,  il  faisait 
vœu  d'écrire  un  nouveau  livic  si  sa  prière  était  exaucée,  llélas  !  que  ne 
faisait  il  vœu  de  moins  éci'ire.  Il  mourut  à  Paris  en   1689. 


ETIKNNE     in^^ET  l33 

L'air  et  les  oiseaux,  ce  n'est  qu'un  grand  vide...  un  rien 
formé  en  campagne  où  jouent  par  mille  bricoles  de  petits  bas- 
tions couverts  de  plume...,  c'est  une  fournaise  d'éclairs,  un 
réservoir  d'eau...  Que  verriez-vous?  Les  voûtes  azurées  du  ciel 
et  ces  belles  médailles  enchâssées  là-dedans,  le  soleil,  la  lune 
et  les  étoiles?  A  la  vérité,  Tobie  ne  regrettait  pas  cela...  De 
l'eau  glacée  et  du  cristal  taillé  en  voûte  ;  le  soleil,  un  ballon 
de  feu  ;  la  lune,  une  glace  allumée  d'un  rayon  argentin  ;  les 
étoiles,  des  lopins  de  verre  étincelants  et  collés  dans  la  peau 
du  firmament... 

Tout  cela  veut  commenter  la  prière  du  psalmiste  : 
détourne  mes  yeux,  pour  quils  ne  croient  pas  la  vanité. 
Donnez-lui  un  autre  texte  :  les  deux  annoncent  la  gloire 
divine;  il  écrira  tout  le  contraire.  Inspiré  d'un  mot  de 
Sénèque,  son  éloge  de  la  surdité,  aussi  peu  sincère,  est 
plus  amusant. 

Qui  médit,  qui  déchire,  qui  blasphème,  qui  mord,  qui  pipe... 
qui  épie  vos  paroles  et  fait  du  mouchard,  vous  tirant  les  vers 
du  nez...  Que  voulez-vous  entendre?  Un  avocat  qui  enfile 
mille  déguisements...  une  femme...  qui  vous  entête  en  ses 
criailleries,  qui,  jour  et  nuit,  vous  martelle  de  ses  indiscré- 
tions et  sottes  jalousies  ;  ...  un  huguenot...  un  musicien  et  la 
douceur  des  instruments  ?  Plusieurs  bouchent  les  oreilles  pour 
ne  les  point  entendre  :  car,  qui  soupire,  qui  gronde,  qui  braie, 
qui  criaille...  qui  se  précipite  du  haut  en  bas  sur  les  pointes 
de  cinquante  crochets,  qui  se  mutine  et  s'opiniâtre  sur  une 
même  maxime...  et  si  la  quinte  les  prend  et  la  verve  de  bé- 
carre, quand  vous  devriez  crever,  ils  ne  chanteraient  pas  une 
toute  seule  note... 

Las  de  bourdonner  contre  cette  vitre,  il  passe  à  la  voi- 
sine. Heureux  sourds,  qui  n'entendez  pas  la  musique  des 
hommes,  enchantez-vous  du  concert  des  vertus. 

L'humilité  chante  le  bassus  ;  l'amour  tient  le  superius  ;  la 
pénitence  fait  la  taille  ;  la  dévotion,  la  haute-contre  ;  la  con- 
trition fait  les  soupirs...  la  faveur  dévide  les  crochets  et  déve- 
loppe d'une  haleine  longue  de  belles  tirades  ;  la  prudence  bat 
la  mesure  ;  la  crainte  fait  les  dièses...  ;  les  anges  font  les  points 
d'orgue  sur  la  douce  harmonie  des  cieux.   En  un  mot  qui  est 


l'humanisme   D  K  \'  o  t 


sourd   en   terre,   oit  s'il  veut   toute   la    musique    du   Paradis. 
N'est-ce  pas  là  pour  être  bien  content  ?^ 

Le  faux  goût  ne  serait  rien,  on  lui  passerait  même 
quelques  calembours.  Mais  ce  vide  est  écœurant.  Il  ne 
s'agit  ni  d'être  ému,  ni  de  penser,  mais  d'écrire  et  quoi 
que  ce  soit.  Ne  craignez  pas  d'ailleurs  que  les  mots  lui 
manquent.  Il  a  tant  de  recettes  pour  les  faire  venir  ou 
pour  multiplier  leurs  services.    Il  jongle  avec  eux  : 

Soleil  du  paradis,  paradis  de  douceur,  douceur  du  ciel,  ciel 
de  miséricorde  ^. 

ou  bien,  il  a  recours  au  coq-à-l'àne  plionétique  : 

Venez,  canailles,  venez  tous  les  soldats  d'enfer  !  Qu'une 
armée  de  maux,  des  morts,  des  maures  infernaux  m'assiègent  ^. 

En  voilà  plus  qu'il  n'en  faut  pour  expliquer  l'abondance 
du  P.  Binet.  Une  fois  parti,  pas  de  raison  pour  qu'il  s'ar- 
rête. Bavard,  que  nous  hasardions  tantôt,  est  encore  trop 
doux  ;  grossier  de  même  : 

N'ètes-vous  donc  sur  terre  que  pour  faire  de  votre  estomac 
un  garde-manger  cousin  germain  d'une  garde-robe  ?  ' 

De  telles  images  font  ses  délices.  Croyez  bien  qu'il  ne 
se  contente  pas  de  les  effleurer.  Nous  le  verro-ns  mieux 
plus  tard  quand  nous  étudierons  sa  Consolation  aux 
malades^  dans  le  chapitre  du  burlesque  dévot.  En  ce  genre 
vil,  rien  ne  le  rebute.  Il  a  quelque  part  deux  pages,  d'une 
précision  fâcheuse,  sur  la  maladie  et  la  mort  de  Philippe  II. 
L'étrange  goût!  Tout  se  tient  d'ailleurs.  Binet  traite  volon- 
tiers la  femme  sur  le  même  ton. 

La  colère  des  hommes  n'est  que  sucre  et  miel  comparée  au 
fiel  et  à  la  colère  d'une  mauvaise  femme...  Encore  lui  faut-il 

(i)  La  fcur  des  psaumes...,  I,  pp.  63-65.  Cf.  la  bibliographie  à  l'ap- 
pendice. 

{'2)  La  consolation  aux  malades...,  p.  637. 

(3)  //>.,  p.  638. 

(4)  ///.,  p.  536. 


ETIENNE     niNET  l35 

demander  pardon  après  avoir  été  outragé  d'elle  :  cela  crie,  cela 
pleure,  cela  menace...  Vous  la  voyez  écumer  par  la  bouche, 
darder  des  rayons  de  feu  de  ses  yeux  allumés...  enfler  les 
veines  au  beau  mitan  du  front,  se  prendre  par  les  flancs,  frap- 
per des  pieds,  des  mains,  de  la  langue,  de  tout.  Si  vous  ne 
dites  mot,  elle  enrage  de  dépit  ;  si  vous  répondez,  ô  Dieu, 
quels  cris,  quel  tonnerre  !...  Elle  dit,  puis  redit,  puis  dédit,  puis 
maudit...  Que  si,  par  malheur,  elles  sont  deux  ou  trois  qui 
soient  d'accord...,  Dieux  immortels,  ô  quel  tintamarre!  ^.. 

Elles  n'écument  pas  seules!  En  vérité  à  quoi  bon  ce 
vulgaire  fracas  dans  un  livre  qui  ne  s'intitule  pas  le  Man^ 
nequin  d'osier,  mais  La  Fleur  des  psaumes  ?  Dans  ce  même 
livre,  il  y  a  plus  grave  et  plus  bas  : 

Vous  ficrez-vous  à  vos  parents  ?  O  les  harpies,  ô  les  vau- 
tours !  O  les  loups-garous  !  Ils  ne  vous  aiment,  cruels,  que  pour 
ronger  barbarement  votre  pauvre  carcasse,  casser  vos  os  félon- 
nement  et  pour  avidement  en  sucer  les  moelles  et  le  sang 
encore  tout  bouillant'^. 

La  noble  raison  pour  nous  décider  soit  aux  bonnes 
œuvres,  soit  à  la  restitution  du  bien  mal  acquis! 

Quelle  horreur,  je  vous  prie,  qu'il  faille  être  un  voleur  en  sa 
vie,  un  désespéré  à  sa  mort  et  un  damné  pour  tout  jamais,  afin 
de  laisser  ses  biens  à  trois  petits  morveux  qui  se  moqueront 
de  vous  après  votre  mort  et  volontiers  ne  voudraient  de  leur 
gré  donner  trois  carolus  pour  faire  dire  une  pauvre  messe 
pour  vous  qui  vous  êtes  damné  pour  eux  !  O  le  grand  sot  de 
père  qui  se  damne  pour  des  ingrats  et  possible  bâtards  !  O  le 
dragon  de  fils  !  Ne  vous  fiez  pas  à  vos  enfants,  ce  sont  des 
voleurs  ^. 

Que  cette  suprême  injure  à  votre  femme  —  «  possible 
bâtards  »  —  et  à  vos  enfants  —  «  ce  sont  des  voleurs  », 
ne  vous  chagrine  pas  plus  que  de  raison.  Ce  n'est  là  que 
le  climax  d'une  amplification  oratoire.  On  pense  bien  du 

(i)   f.a  fleur  des  psaumes...,  II.,  p.  3i3. 

(•2)     //..,    II,   p.    529. 

(3)  La  consolation  aux  malades...,  p.  618,  619. 


l36  l'humanisme     DÉVOT 

reste  que  si  Binet  ne  valait  pas  mieux  que  cela,  nous  l'au- 
rions laissé  dans  son  moulin.  Il  est  souvent  mieux  inspiré, 
quand  il  dirige  sa  verve  pittoresque  sur  un  sujet  digne 
de  lui  et  de  nous. 

Que  ferez-vous  donc  à  un  homme  qui  a  la  vive  foi  enracinée 
dans  son  cœur?  Le  jetterez-vous  au  feu  (je  coupe,  car  voici 
paraître  une  salamandre.  Avec  Binet,  il  faut  toujours  manier 
les  ciseaux)...  Assommez-le  de  coups  de  pierre;  les  cailloux 
de  saint  Etienne,  en  même  temps  qu'ils  entament  le  corps, 
ébrèchent  tout  le  paradis...  Coupez-lui  les  deux  jambes  ;  tous 
les  anges  du  ciel  lui  prêteront  leurs  ailes...  Faites-le  mourir 
es  déserts,  le  bannissant  de  la  terre  habitable  ;  le  vieux  cor- 
beau sait  bien  encore  où  est  le  pain  qu'il  portait  h  saint  Paul, 
plus  de  soixante  ans  durant...  Que  ferez-vous  donc  h  ce  cœur 
tout-puissant  ^  ? 

Fièvre  lyrique,  et  non  véritable  passion,  je  l'entends 
bien  de  la  sorte.  Il  saisit  plus  qu'il  ne  touche.  Mais  Binet 
est  ainsi  fait.  Il  avait,  je  crois,  plus  d'ingéniosité  que  de 
force.  Son  éloquence  est  d'un  précieux  qui  tâche  de  s'en- 
traîner à  de  grands  effets.  Aussi  excelle-t-il  dans  le  sym- 
bolisme pieux.  Que  ne  puis-je  citer  ici  tout  entier  un  long 
chapitre  de  lui,  sur  les  «  douze  précieuses  gemmes  »  dont 
«  la  foi  se  pare  »  ! 

La  première  est  le  jaspe,  jetant  un  rayon  vert  et  un  peu  lan- 
goureux et  sombre...  La  seconde  est  le  saphir  qui  a  une  petite 
nuée  comme  d'un  rouge  pourprin  ;  son  air  est  comme  une 
flamme  perse,  tachée  de  petits  grains  d'or.  Or  ce  brun  azurin, 
sursemé  de  sable  d'or,  ressemble  fort  le  ciel,  quand  en  pleine 
beauté,  il  marque  clairement  et  allume  toutes  ses  étoiles.  Il 
rompt  les  charmes,  ce  dit-on,  et  contrcgarde  le  cœur  de  venin 
et  de  peste  ;  au  reste,  il  est  si  dur  que  jamais  on  n'y  peut 
ancrer  ni  graver  chose  aucune.  La  foi  donc  est  toute  céleste... 
ce  ne  sont  que  petites  étoiles  allumées  dans  le  feu  sacré  de 
l'Evançrile.  Toutes  nos  actions,  animées  de  foi,  sont  toutes  dia- 
prées  de  grains  d'or  de  charité. 

(i)   La  fleur  des  psaumes...,  II,  pp.  275,  276. 


KTIKNNE     niNKT  lô'] 

...  Saint  Jean  met  après  la  sardoine  qui  a  la  couleur  de  la 
chair  vive  cachée  sous  l'ongle  bien  lissé...  ^ 

et  ainsi  des  autres.  Bon  ou  médiocre,  c'est  très  doux  à 
lire.  Il  décrit  minutieusement,  paisiblement  chacune  de 
ces  gemmes  avec  une  sorte  de  tendresse.  En  même  temps 
qu'il  aime  en  elles  la  vertu  qu'elles  représentent,  il  les 
aime  aussi  pour  leur  beauté  propre.  Tout  irait  bien  si 
Binet  s'en  tenait  là.  Mais  non.  Ses  écrins  à  peine  fermés, 
il  se  bat  les  flancs  et  crie  de  plus  belle. 

Où  cles-vous,  maintenant,  catholiques  de  boue  et  de  fumier... 
Montrez-nous  votre  foi  !...  O  hommes  sans  âmes  et  âmes  sans 
raison  et  raison  sans  religion  et  religion  sans  Dieu.  Si  fait, 
dea,  vous  en  avez  un  qui  se  nomme  le  ventre.  Mais  tel  dieu, 
tel  service.  Vos  poumons  sont  son  temple  ;  le  foie,  son  autel, 
toujours  couvert  de  sang  et  de  voirie  ;  Testomac,  l'encensoir  ; 
les  fumées  qui  en  sortent  sont  l'encens  le  plus  doux  ;  la  graisse 
est  la  victime  ;  le  cuisinier  est  votre  aumônier  qui  est  toujours 
en  service...  et  vos  inspirations  ne  dévalent  à  vous  que  par  la 
cheminée;  les  sauces  sont  vos  sacrements  et  les  hoquets,  vos 
plus  profondes  prophéties.  Toute  votre  charité  bouillonne  dans 
vos  grasses  marmites  ;  votre  espérance  h  l'étuvée  toujours  cou- 
verte entre  deux  plats  ^. 

(i)  Si  l'on  veut  du  rafrnieracnt,  en  voici  :  «  Prenez  l'ongle  de  saint  Tho- 
mas, mettez-le  sur  la  chair  vive  du  côté  ouvert  de  Jésus-Christ...  et  vous 
verrez  une  parfaite  sardoine  ». 

(2)  La  fleur  des  psaumes,  II,  268-271.  A  chacun  son  dû,  ce  dernier 
mouvement  oratoire,  en  germe  dans  le  quorum  deus  venter  est  de  l'Ecri- 
ture, avait  déjà  tenté  Tertullien.  De  jejunio.  Le  prêtre  cuisinier  est  de 
lui.  Binet  avait  ce  lieu  commun  dans  son  tiroir.  II  a  dû  s'en  servir  plu- 
sieurs fois  dans  ses  sermons.  Cf.  par  exemple  :  Question  de  ce  temps,  à 
savoir  si  chacun  se  peut  sauver  en  sa  religion.  Il  semble  avoir  tenu  à  ce 
dernier  sermon  qu'il  a  placé  dans  son  recueil  des  œuvres  soirituelles  et 
qui  est  en  effet  très  intéressant.  Je  me  permets  de  l'indiquer  aux  histo- 
riens du  «  libertinage  »  au  xvii®  siècle.  On  trouve  du  reste  dans  la  partie 
agressive  des  œuvres  de  Binet,  une  foule  de  traits  de  mœurs,  et  parmi 
eux,  quelques-uns  sur  lesquels  les  autres  moralistes  n'ont  pas  coutume 
d'appuyer.  En  voici  un  par  exemple  qui  a  son  prix.  «  Ils  se  confessent  à 
de  pauvres  bons  prêtres  qu'ils  savent  être  très  ignorants.  Comment  juge- 
ra-t-il,  s'il  n'y  voit  goutte  ;  comment  déliera-t-il,  s'il  est  perclus  d'esprit... 
s'il  n'y  entend  non  plus  que  le  haut  allemand  ;  comment  vous  obligera- 
t-il  à  restituer  s'il  ne  sait  ce  qu'est  restitution  ?  Et  là-dessus,  ayant  le 
moyen  de  vous  confesser  à  quelque  savant  homme,  vous  irez  en  quelque 
malotru  village,  choisir  quelque  pauvre  lourdaud  et  qui  ne  sait  bonne- 
ment pas  lire...  Si  c'est  pour  vous  moquer  de  Dieu,  de  lui,  de  vous  et  du 


i38  l'humanisme     DÉVOT 

Ces  grasses  odeurs,  chassant  l'imperceptible  mais 
exquis  parfums  de  la  cassidoine,  est-il  rien  de  plus  dé- 
plaisant? Le  moyen,  en  vérité,  de  représenter,  de  con- 
tinuer François  de  Sales  quand  on  lui  ressemble  si 
peu  ? 

Nous  avons  indiqué  déjà  la  solution  du  problème.  C'est 
la  rhétorique  qui  a  fait  tout  le  mal,  la  rhétorique,  notre 
éternelle  ennemie  dans  le  présent  livre,  car  elle  menace 
toujours  de  nous  dérober  la  vraie  vérité  des  écrivains  qui 
nous  intéressent.  Tantôt  et  le  plus  souvent  elle  nous  les 
montre  plus  beaux,  plus  fervents  que  nature;  tantôt 
moins  sérieux  et  plus  laids.  La  moitié  des  œuvres  de 
Binet  est  verbiage  oratoire  et,  par  suite,  ne  compte  pas. 
Il  parait  bien  pourtant  que  même  sa  vie  profonde  n'est  pas 
sans  quelque  vulgarité.  Beaucoup  d'orateurs,  plus  grands 
que  Binet,  sont  faits  de  la  sorte.  Précieux,  très  fin,  dis- 
tingué peut-être,  Binet  avait  un  gros  bon  sens,  un  peu 
épais,  un  peu  terre  à  terre.  Si  la  remarque  est  juste,  elle 
expliquerait,  en  partie  du  moins,  l'attitude  sarcastique  et 
méprisante  qu'il  a  trop  souvent  cru  devoir  prendre  envers 
le  mysticisme,  et  sur  laquelle  nous  aurons  à  revenir.  Nous 
ne  confondons  pas  le  divin  et  le  profane,  le  mysticisme 
et  l'urbanité.  L'expérience  nous  montre  pourtant  que  les 
âmes  les  plus  saintes  — Thérèse,  François  de  Sales,  Jeanne 
de  Chantai  —  sont  aussi  les  plus  exquises.  Plus  elle  nous 
déifie,  plus  la  grâce  nous  humanise.  Les  harmonies  pro- 
videntielles le  veulent  ainsi. 

III.  La  dévotion  proprement  dite  du  P.  Binet  nous  pré- 
sente le   même   tumulte.    Elle  nous  gêne   et  nous   irrite 


métier,  vous  avez  bien  choisi...  Quelque  pauvre  hère  tout  déchiré  qui 
tremble  devant  vous  et  qui  diuera  possible  avec  vos  laquais  après  la 
messe.  »  ^La  fleur  des  psaumes...,  I,  pp.  175-176)  (cf.  Les  dix  jou?'s,  du 
P.  Joseph,  Toulouse,  igiS,  p.  327).  Le  dernier  trait  n'est-il  pas  digne  de 
La  Bruyère  ?  Signalons  encore  la  commune  distraction  de  ceux  qui,  sur 
les  traces  de  Jacquinet,  ont  étudié  la  prédication  d'avant  Bossuet.  Ils  ne 
s'occupent  que  des  œuvres  cjui  portent  l'enseigne  :  sermons.  Or,  il  est 
manifeste  qu'un  très  grand  nombre  do  livres  à  enseigne  dévote  ne  sont  en 
réalité  que  des  fragments  ou  des  souvenirs  de  sermons. 


ETIENNE     BINET  i  if) 

parfois,  elle  n'arrive  pas  à  nous  gagner  tout  à  (ait.  Théo- 
time  très  salésien  par  la  suavité  confiante  de  sa  piété, 
mais  trop  agité,  mais  trop  éloquent.  Dans  sa  façon  de 
contempler  les  mystères,  d'appliquer  au  Nouveau  Testa- 
ment les  symboles  de  l'Ancien,  il  nous  rappelle  de  très 
près  le  bon  Richeome. 

Ce  qui  peut  aider  l'àiiie  à  se  préparer  (à  la  communion) 
c'est  de  voir  l'appareil  de  ces  anciens  Pères,  pour  manger  les 
ombres  de  ce  que  nous  avons  réellement  en  ce  sacrement. 
Repassez  donc  à  loisir  par  votre  esprit  la  sainte  ferveur  d'A- 
braham, de  Sarah,  des  serviteurs.  Ils  courent,  ils  volent,  ils 
s'échappent  à  eux-mêmes  de  ferveur,  pour  traiter  trois  anges 
en  habits  de  pèlerins  à  l'ombre  d'un  arbre,  où  il  (Abraham) 
leur  donne  de  l'eau,  du  pain  cuit  sous  la  cendre,  un  veau,  du 
lait  et  son  cœur  même,  tant  y  va-t-il  de  bonne  façon.  Courez 
de  roideur  après  ce  bon  vieillard.  Dieu  vous  dira  comme  à 
Sarah  :  Allez,  ma  mie,  vous  aurez  un  fils  nommé  Isaac,  c'est- 
à-dire,  ris  et  réjouissance  ;  car  s'il  y  a  plaisir  au  monde,  c'est 
d'avoir  dignement  communié  et  enchâssé  Dieu  sur  le  plus 
tendre  de  votre  cœur... 

Voyez  le  roi  David,  couvert  d'un  crêpe  blanc  ou  d'une  neige 
crespée,  la  harpe  au  poing,  bondissant  devant  l'Arche,  assisté 
de  mille  clairons...  Toute  la  ville  en  réjouissance,  sacrifices  à 
chaque  bout  de  rue,  paradis  en  terre,  pour  introduire  l'Arche 
dans  sa  maison...  Je  ne  vous  dirai  point  les  festins  d'Esther, 
de  Judith...  et  cent  merveilles  semées  dans  l'Ecriture  sainte. 
Vous  aurez  plus  de  plaisir  de  cueillir  ces  belles  fleurs  de  votre 
main  propre.  Mais  je  vous  donne  avis  que  vous  ne  soyez  pas 
si  simple  de  croire  qu'il  faille,  tous  les  jours  que  vous  com- 
munierez, parcourir  toutes  ces  histoires.  Il  n'en  faut,  à  chaque 
fois,  qu'une  ou  deux  et  les  savourer  tout  à  Taise  \ 

Sa  très  curieuse  méditation  sur  le  sacrifice  d'Isaac  tient 
du  mystère  médiéval  et  de  la  tragédie  de  collège  : 

((  Prends  ton  cher  fils  Isaac.  »  Le  cœur  me  tremble.  Je  ne 
sais  pas  si  celui  d'Abraham  est  fait  de  même.  Je  prévois  ici 
quelque  malheur.  Que  ne  prend-on  plutôt  Ismaël  ? 

(i)  La  fleur  des  psaumes,,.,  I,  pp.   193,  194. 


i/io  L    HUMANISME     DEVOT 

Suivent  les  objections  qu'Abraham  aurait  pu  faire,  et 
qu'il  ne  fit  pas.  Mais  comment  décidera-t-il  sa  femme  à  se 
résigner  comme  lui? 

Vraiment,  dira-t-elle,  il  fallait  bien  tant  de  cérémonies  et 
nous  envoyer  ces  trois  anges  pour  nous  promettre  un  fils,  pour 
enfin  le  tuer  comme  une  bête  ! 

Et  Isaac,  que  lui  dira  son  père  pour  lui  faire  accepter 
la  triste  nouvelle  ? 

O  que  Dieu  est  bon  d'avoir  défendu  qu'on  ne  nous  eût  point 
fait  le  récit  de  ce  colloque...  Nul  homme  du  monde  n'eût  pu 
lire  ces  paroles  sans  pâmer  de  douleur!... 

Un  si  beau  colloque  pourtant  !  Binet  ne  se  tient  pas  de 
Timaginer  : 

Lecteur,  auriez-vous  bien  le  cœur  assez  fort  pour  en  voir  un 
échantillon  et  entendre  deux  ou  trois  mots  de  cet  adieu? 

Deux  ou  trois  mots,  c'est  une  façon  de  parler.  Binet  a  lu 
son  coiitiones  et  il  s'en  souvient  : 

«  Si  je  ne  connaissais,  mon  fils,  votre  bon  naturel... 
—  Mon  père,  voilà  une  nouvelle  qu'à  vrai  dire,  je  n'atten- 
dais pas,  ni  de  vous  ni  du  ciel...  » 

Enfin  Abraham  «  dégaine  son  coutelas,  retrousse  son 
bras...  et  le  voilà  sur  le  point  de  faire  le  grand  coup  ». 
Binet,  comme  il  convient,  l'interrompt  et  prolonge,  à  sa 
façon,  cet  effet  d'horreur.  Tout  s'arrange  enfin  et  le  drame 
s'achève  sur  un  mot  de  comédie  : 

Hélas  !  pour  ne  rien  faire,  Seigneur,  fallait-il  donc  faire 
tant  de  choses  !  ^ 

Naïveté  vraie,  ou  de  pure  rhétorique,  ou  les  deux 
ensemble,  on  ne  sait  presque  jamais.  Du  reste,  ni  le 
baroque,  ni  le  saugrenu,  rien  ne  l'arrête. 

(i)   T.ea  attraits  tout-puissants  de  l'amour  de  Jésus-Christ,  pp.  3-5i. 


É  T I  E  N  N  E    B  I N  P:  T  i  4  ï 

Lui  qui  truii  mot  change  l'eau  en  vin...  il  lui  eut  été  aussi 
aisé  de  changer  tout  le  puits  et  toute  la  rivière  en  pariait 
hypocras  que  ces  six  cruches  remplies  d'eau.  Mais,  ces  bonnes 
gens...  n'eurent  pas  l'assurance  de  l'en  importuner  davantage  ^ 

A  leur  place,  Binet  aurait-il  donc  été  moins  discret?  En 
tout  cas,  son  iittéralisme  le  conduit  à  des  imaginations 
qui  me  paraissent  fâcheuses,  pour  ne  rien  dire  de  plus. 
«  Quel  est,  se  demandet-il,  le  morceau  le  plus  délicat  et 
le  plus  précieux  qui  fut  jamais  au  monde  ?  »  Comme  on  le 
devine,  il  veut  en  venir  au  pain  eucharistique. 

Les  uns  disent  que  ce  fut  Cléopâtre  qui  le  mangea,  avalant 
une  perle  qui  valait  plus  de  aSo.ooo  écus,  avec  un  filet  de 
vinaigre.  Les  autres  disent  que  ce  fut  cet  empereur  gourmand 
qui  mangea  le  Phénix  ;  ^ —  ou  on  lui  fit  accroire  qu'il  l'avait 
mangé  à  son  dîner.  Qui  veut  que  ce  soit  la  reine  Artemisia, 
qui  pulvérisa  le  corps  mort  du  roi  Mausolus,  son  seigneur  et 
mari,  et  mêlant  cette  chère  cendre  avec  du  vin  dans  une  tasse 
d'or,  elle  l'avala  et  vérifia  mieux  que  personne  ces  paroles-là  : 
eriint  duo  in  carne  una.  Qui  dit  que  ce  fut  Adam  mangeant  de 
cette  pomme...  ^ 

Ces  bouffonneries  panachées  de  macabre  sont  deux  fois 
déplacées  en  un  tel  sujet.  Pour  ce  qui  suit,  on  hésite  à  le 
transcrire.  Mais  ne  devons-nous  pas  montrer  le  fort  et  le 
faible  de  nos  personnages,  méditer  sur  les  aberrations 
du  sentiment  religieux,  rappeler  enfin  qu'aux  meilleurs 
s'adresse  toujours  plus  ou  moins  le  reproche  que  faisait 
le  Christ  à  de  plus  grands  que  Binet  :  adhuc  et  vos  sine 
intelle ctu  estis? 

Ajoutez  ù  ceci  cette  douce  pensée  :  c'est  qu'il  y  a  eu  plusieurs 
qui  ont  eu  plus  longtemps  le  corps  précieux  de  Jésus-Christ 
dans  leur  sein  que  Notre-Dame  dans  les  neuf  mois  de  sa  gros- 
sesse virginale.  Car,  en  calculant,  vous  trouverez  qu'en  neuf 
mois  il  n'a  été  que  2^5  jours  qui  font  6.600  heures,  et  dans 
un  ([ui    auriùt    dit   la    messe    quarante    ans    durant    qui     font 

(i)   Les  Attraits...,  p.  691. 
(•i)  II).,  pp.  55o,  55 1. 


I  42  L    H  U  M  A  N  I  s  M  E     DEVOT 

i4  600  jours,  quand  il  ne  demeurerait  tous  les  jours  qu'une 
heure  devant  que  les  espèces  soient  consumées,  il  y  demeure 
bien  de  compte  fait  14  600  heures  ^ . 

Ce  sont  encore  des  puérilités  sur  lesquelles  il  appuie 
sans  fin  : 

Dites-nous,  Madame...  (c'est  la  sainte  Vierge)  quel  ouvrage 
il  (l'enfant  Jésus  dans  l'atelier  de  Joseph)  faisait  de  ses  bénites 
mains  et  combien  on  vendait  ce  qui  était  de  sa  façon  ;  car 
pour  la  moindre  pièce  qu  il  avait  façonnée,  on  aurait  donné... 
les  monarchies  entières  (suit  une  page  d'amplification)...  Si 
on  eût  vu  la  marque,  ou  bien  qu'on  eût  écrit  :  fecit  Jésus 
Christus,  que  n'eût-on  pas  donné  pour  avoir  ces  riches  pièces  "  ! 

Dans  les  iiisinuaLions  de  sainte  Gertrude,  dans  les  visions 
de  Catherine  Emmerich  ou  de  Marie  d'Agreda,  on  ne  son- 
gerait pas  à  relever  de  semblables  passages.  La  tendre 
candeur  de  Binet  semble  affectée.  Assurément  très  dévot, 
il  s'efforce  trop  de  le  paraître.  Il  nous  dit  trop  souvent 
qu'il  pleure,  que  son  cœur  se  k  fend  de  pure  joie  »  \  et 
qu'il  va  se  pâmer  : 

Ha  pardon  !  Je  ne  sais  ce  que  je  dis...  ni  quel  brasier  est 
ceci  qui  m'enflamme  si  fort  qu'à  n'en  point  mentir,  si  ceci 
dure,  il  me  faudra  mourir.  Autant  vaudrait  donner  un  coup  de 
dague  à  mon  cœur  que  de  lui  nommer  seulement  ce  mot 
d'amour,  de  paradis  ou  de  mon  bon  maître  Jésus  !  Lecteur, 
mon  grand  ami,  retirons-nous  d'ici,  nous  y  pourrions  bien 
faire  quelque  chose  comme  la  reine  de  Saba  qui,  voyant  le  roi 
Salomon...  tomba  pâmée  et  demi-morte  à  ses  pieds...  '* 

Il  y  a  là  plus  d'un  Irait  digne  de  Mascarille  et  l'on  com- 
prend que  Nicole  et  Pascal  aient  fait  des  gorges  chaudes 
en  feuilletant  ce  jésuite.  Il  faut  en  prendre  notre  parti. 
Binet  ne  sera  le  plus  souvent  qu'un   François   de  Sales 

(i)  Les  Atiraits..,,  pp.  562,  563. 

(2)  76.,  pp.  216,  217. 

(3)  Th.,  p.  373,  cf.  p.  616 

(4)  ]h.,  p.  G77. 


ETIENNE     J51NET  l4^ 

intempérant,  épais  et  vulgaire.  Un  tel  nom  et  de  telles 
épithètes  !  Hélas,  toute  vulgarisation  n'est-elle  pas  à  ce 
prix.  Je  ne  dirai  d'ailleurs  pas  avec  Tabbé  Maynard  que 
Binet  n'est  que  ridicule  \  Manquer  de  goût  à  ce  point, 
c'est  aussi  manquer  d'une  certaine  justesse.  Philothée, 
ainsi  peinte  et  parfumée  à  la  villageoise,  n'est  plus  tout  à 
fait  notre  unique  Philothée.  Ces  réserves  faites,  il  reste 
néanmoins  que  pour  le  fond  même  de  la  doctrine  et  de 
l'esprit,  Binet  a  pleinement  le  droit  de  se  réclamer  de 
François  de  Sales.  Il  mêle  quelques  fleurs  potagères  à  la 
cueillette  de  la  bouquetière  Glycera,  mais  c'est  bien  encore 
à  peu  près  le  même  bouquet. 

IV.  Si  nous  en  doutions,  si  le  meilleur  Binet  ne  nous 
était  pas  connu  par  ses  livres  mêmes,  un  mot  décisif  de 
sainte  Chantai  achèverait  de  nous  réconcilier  avec  lui.  «  Je 
n'ai  jamais  ouï,  dit-elle,  un  esprit  plus  conforme  en  solide 
dévotion  à  celui  de  Monseigneur  (François  de  Sales),  en 
la  conférence  particulière  des  choses  de  l'âme.  ^  »  Même 
théologie,  même  direction  pacifiante  et  libératrice.  Si  le 
tour  que  Binet  donne  à  ses  propos  est  d'un  jovial  qui 
frôle  trop  souvent  le  cocasse,  ce  n'est  là  peut-être  qu'une 
façon  de  rasséréner  les  timorés  en  les  égayant.  Ainsi, 
après  avoir  proposé  l'exemple  de  sainte  Glaire,  il  ajoute  : 
«  Je  vous  défends  très  expressément  d'imiter  cette  vierge 
sainte  ;  c'est  assez  pour  vous  de  l'admirer  »  ;  ou  encore  : 
((  Pensez-vous  que  tout  le  monde  doive  avoir  la  dévotion 
d'un  capucin  ou  d'un  chartreux?^  »  N'étaient  quelques 
calembours  qui  paraissent  ici  moins  déplacés,  son  cha- 
pitre «  de  la  dévotion  des  malades,  aisée  et  bien  douce  », 
est  exquis  et  presque  salésien.  Il  conseille  d'abord  «  la 
lecture  d'une  dizaine  de  lignes  de  quelque  bon  livre  »  (Ger- 


(i)  Les  Provinciales...  et  leur  réfutation...,  par  M.  l'abbé  Maynard,  I, 
pp.  391-395.  Pascal  se  moque  de  Binet  dans  la  neuvième  lettre  :  «  Notre 
célèbre  père  Binet  qui  a  été  notre  provincial,  etc.,  etc., 

(2)  Lettres  de  sainte  Chantai,  II,  p.  i4- 

(3)  La  consolation  aux  malades.,.,  p.  625. 


i44  L    HUMANISME    DEVOT 

son,  Févêque  de  Genève,  Grenade  ou  la  Bible) ,  puis  l'usage 
familier  «  de  petits  versets  amoureux  de  l'Écriture  sainte  »  : 

Je  me  suis  donné  la  peine  de  vous  en  choisir  afin  que  vous 
n'ayez  nulle  excuse  et  que  sur  ce  moule  vous  en  jetiez  des 
autres...  ce  réglisse  remâché  adoucira  Tamertume  de  votre 
bouche. 

Suit  une  provision  de  textes.  Il  y  en  a  pour  quarante  ans. 
Autre  recetle  : 

Faire  appendre  en  votre  chambre  des  tableaux  excellents... 
un  beau  crucifix,  une  Notre-Dame  qui  vous  regarde  de  bon 
œil,  un  saint  Etienne,  grêlé  d'un  orage  de  cailloux,  qui  meurt 
du  mal  de  la  pierre...  Parlez  avec  eux...  Prenez  garde  au  reste 
qu'on  change  de  temps  en  temps  les  tableaux,  car  le  môme  à 
la  longue  vous  ennuierait...  Vous  ne  croiriez  pas  comme  leurs 
vues  et  leurs  secrètes  voix  réjouiront  votre  cœur. 

Ici,  une  sortie  contre  les  «  images  lascives  »  : 

Que  font  ces  incestes  de  bois,  de  soie,  de  peinture,  et  ces 
sales  amourettes  sur  le  manteau  de  votre  cheminée...  que  fait 
ce  petit  pendart  de  Cupidon  ? 

Quant  au  quatrième  et  dernier  moyen,  il  est 

gai  et  plein  de  douceur.  Prenez  plaisir  que  quelqu'un  touche 
le  luth  ou  i'épinette...  Ne  faites  point  ici  le  scrupuleux...  Les 
poètes,  bien  sagement,  ont  voilé  une  belle  vérité  sous  le  crêpe 
d'une  fable  bien  douce... 

Orphée  et  son  violon,  Amphion.  Pourquoi  pas  ?  «  Ne 
faut-il  pas  que  la  dévotion  fredonne  sur  le  cœur.^  » 

Vous  ne  croiriez  pas  la  force  que  riiarmonie  des  accords  a 
sur  l'harmonie  de  nos  corps,  répondant  à  l'harmonie  des  cieux 
qui  font  aller  secrèlement  tout  l'univers  ;i  la  cadence  de  leur 
musique  \ 

Douze  lignes  d'un  bon  livre,  quelques  versets  de  l'Ecri- 
ture, un  regard  sur  une  image  sainte,    un   aii'  d'épinelte, 

(i)   La  cuiiaulaliu/i  aux  malades...,  pp.  Gjo-G^J. 


Etienne  Binet. 


ÉTI  EN  Ni:     RI  Pi  ET  \  \^ 

n'est-ce  pas  charmant?  Ici  l'accent  môme  paraît  salésien. 
Le  plus  souvent  Binet  garde  sa  voix  propre,  plus  sonore, 
plus  grasse  et  plus  chaude,  mais  pour  dire  les  mêmes 
choses  que  son  maître  : 

Ils  (les  dévols)  se  rendent  des  droits  fainéants  sons  couleur 
de  solitude,  des  songe-creux  au  lieu  de  contemplatifs,  des 
vrais  hypocondriaques  au  lieu  de  modestes  et  graves.  Ce  ne 
sont  pas  là  les  elFets  des  sacrements  ni  de  la  grâce  qui  est  gaie, 
active,  ardente,  forte  et  toujours  h  cœur  joyeux  et  à  visage 
riant.  Il  faut  qu'un  homme  bien  dévot  fasse  plus  d'affaires  et 
mieux  que  trois  autres...  Judas  Macchabée  priait  en  frap- 
pant, frappait  en  priant  et  assénait  plus  brusquement  les  coups 
qu'il  dardait,  après  avoir  poussé  plus  ardemment  vers  le  ciel 
ses  prières  \ 

François  de  Sales,  moins  bruyant,  est  aussi  viril,  mais 
plusieurs  qui  ne  savent  pas  lire  le  trouvent  un  peu  féminin. 
N'est-il  pas  bon  que  ses  disciples  accusent  à  leur  façon  la 
vive  générosité  et  l'entrain  de  son  esprit,  qu'ils  offrent  à 
Philothée  l'armure  de  Jeanne  d'Arc  ?  Ainsi  Racine  a  ses 
interprètes  naturels,  Sainte-Beuve,  Jules  Lemaître  ;  heu- 
reux pourtant  si  des  esprits  moins  nuancés  ou  même  plus 
rudes,  Brunetière,  Francisque  Sarcey,  poussent  le  char  de 
son  triomphe. 

Que  criez-vous  ici  et  pourquoi  vous  démenez-vous  ainsi, 
hommes  de  petit  cœur  ?  Bas,  bas,  que  tout  le  monde  parle  bas 
et  se  taise  !  Le  Paradis  s'entr'ouvre  et  Dieu  veut  parler.  Si- 
lence ! 

—  Les  montagnes,  dit-il,  couleront  et  les  collines  tremble- 
ront au  son  de  ma  parole  ;  mais  vous,  mou  cœur  et  mes  en- 
trailles, vous,  mes  bons  serviteurs,  pourquoi  vous  partroublez- 
vous  ?  Je  vous  jure  par  moi-même  que  jamais  mes  miséricordes 
ne  s'éloigueront  de  votre  cœur.  Donnez-moi  votre  main,  pre- 
nez la  mienne,  faisons  une  bonne  paix...  Quelque  chose  qui 
vous  arrive,  tenez  pour  tout  assuré  que  jamais  le  cœur  de  mes 
miséricordes  ne  vous  sera  fermé  ". 

(i)   La  fleur  des  psaumes...,  I,  p.  178. 

(2)   I.a  consolation  aux  ^naïades,..,  p.   G72. 

I.  10 


i/j6  l'humanisme    dévot 

V.  Dans  cette  forêt  confuse  qu'est  l'œuvre  du  P.  Binet, 
se  dresse  comme  une  palme,  un  précieux  petit  livre  dont 
le  titre  et  la  doctrine  sont  également  délicieux.  Quel  est  le 
meilleur  gouvernement,  le  rigoureux  ou  le  doux  ^?  Binet  qui 
est  mort  septuagénaire  n'avait  plus  que  deux  ans  à  vivre 
lorsqu'il  publia  ce  livret  (1637).  A  cette  date,  Tépuisement 
physique,  et  plus  encore,  je  l'espère,  le  développement 
continu  de  sa  propre  vie  intime  et  l'épanouissement  de 
sa  bonté  naturelle  l'ont  tout  à  fait  dépouillé  de  sa  tru- 
culence première".  A  la  vérité,  d'ici  de  là,  l'étrange  sans- 
façon  avec  lequel  il  traitait  jadis  les  sujets  les  plus  augustes 
reparaît  encore.  Un  autre  que  Jésus,  dit-il  par  exemple, 
«  eût  mangé  toute  vive  la  Madeleine,  la  voyant  chargée  de 
tant  de  crimes  énormes  »,  mais  aussitôt  le  ton  change  : 

Il  aime  mieux  l'enchâsser  dans  son  cœur  ou  s'enchâsser  lui- 
même  dans  le  sien  ^. 

Ainsi  encore  lorsqu'il  oppose  l'Ancien  Testament  au  Nou- 
veau : 

Le  Vieux  Testament  fut  la  loi  de  rigueur  où  on  ne  parle  que 
de  morts,  que  de  foudres,  et  du  Dieu  des  armées.  Or  que 
gagna-t-il  avec  cela  ?  Il  faisait  (uir  tout  le  monde  ;  personne 
quasi  ne  le  voulait  servir  ;  on  aimait  mieux  parler  à  Moyse 
qu'à  lui.  Au  Nouveau  Testament,  le  Yerbe  incarné  se  nomma 
un  agneau...  Cette  bénignité  attira  le  cœur  de  tout  le  monde  *. 

Mais  il  n'y  a  là  plus  rien  d'excentrique,  ni  de  puéril,  ni 
d'affecté.  Le  plus  humain  de  tous  les  ouvrages  de  Binet 
en  est  aussi  le  plus  vrai.  Maintenant  qu'il  ne  sait  plus  crier 

(i)  L'ouvrage,  curieusement  imprimé,  a  deux  titres.  J'ai  donné  le 
second,  voici  le  premier  :  Du  gou\'ernement  spirituel  doux  et  rigoureux. 
Livret  pour  les  supérieurs  de  religion. 

(2)  Ce  progrès  est  très  remarquable.  C'est  ainsi  que  tel  autre  ouvrage 
de  sa  vieillesse  :  Le  grand  chef-d'œuvre  de  Dieu  et  les  souveraines  per- 
fections de  la  sainte  Vierge  (i634)  est  excellent  presque  de  tous  points, 
bien  que  toujours  trop  verbeux.  En  i855.  le  P.  Jennesseaux  a  publié  une 
édition  fâcheusement  modernisée  de  ce  livre. 

(3)  Du  gouvernement  spirituel...,  pp.  87,  88. 

(4)  Ih-,  PP-  91,  9'^- 


KTIENNE     BINET  l/»7 

et  qu'il  a  presque  complètement  oublié  sa  rhétorique,  ses 
phrases  les  plus  simples  nous  émeuvent.  Sa  longue  expé- 
rience de  religieux  et  de  supérieur  ne  lui  a  laissé  aucune 
amertume.  On  voit  qu'il  a  beaucoup  soufTert  de  l'injustice 
ou  de  la  bassesse  des  hommes,  mais  dans  son  cœur  il  n'y 
a  de  place  que  pour  la  pitié  et  pour  l'amour.  Si  parfois  sa 
verve  caustique  menace  de  se  rallumer,  c'est  uniquement 
pour  prêcher  plus  efficacement  la  mansuétude  évangé- 
lique    aux  despotes  de  couvent. 

Se  tenir  toujours  dans  les  termes  d'une  âme  rigide,  ne  savoir 
dire  autre  chose  sinon  qu'il  se  faut  mortifier,  qu'il  (aut  obéir, 
qu'on  est  trop  délicat,  que  les  autres  ne  sont  pas  si  difficiles 
que  lui  qui  parle,  qu'il  ne  s'adonne  pas  assez  à  la  vertu,  et 
semblables  discours,  sont  signes  d'un  homme  austère  qui  n'a 
ni  cœur,  ni  entrailles  ;  ou  s'il  en  a,  elles  sont  d'acier  et  in- 
flexibles et  ne  sont  point  entrailles. 

Ceux  qui  sont  de  complexion  bien  forte,  qui  ne  sont  guère 
ou  quasi  jamais  malades...,  sont  fort  sujets  d'être  fort  rudes  et 
fort  déterminés;  comme  ils  ne  savent  que  c'est  que  du  mal, 
ils  condamnent  fort  aisément  les  autres  ;  ils  les  croient  fort 
délicats,  et  ils  ont  l'âme  si  dure  que  la  commisération  n'y  sau- 
rait quasi  faire  brèche.  Ils  couvrent  ce  défaut  du  mot  de  fermeté 
d'esprit  et  d'une  âme  généreuse...  et  ils  se  moquent  quand 
on  leur  allègue  le  proverbe  :  summum  jus  summa  injuria  ^ . 

Si  Philothée  avait  été  prieure  de  quelque  couvent,  Fran- 
çois de  Sales  ne  lui  aurait  pas  donné  d'autres  conseils. 
Gomme  lui,  du  reste,  Binet  nous  met  à  l'école  des  anges. 

Les  anges  qui  sojit  nos  corps  de  garde  et  nos  doux  gouver- 
neurs, pourraient  bien,  s'ils  voulaient,  user  de  leurs  pouvoirs... 
Mais  ces  divins  esprits  nous  conduisent  d'un  air  du  paradis. 
Ils  nous  inspirent  doucement  ce  qu'ils  veulent  et  coulent  si 
amoureusement  leurs  commandements  dans  nos  cœurs  qu'avec 
ces  chaînes  d'or  ils  nous  tirent  là  où  il  leur  plaît.  Raphaël 
disait  au  petit  Tobie  :  «  Mon  petit  frère,  vous  plaîrait-il  que 
nous  fissions  ceci  ou  cela  ?  »  Pouvait-il  pas  bien  le  tirer 
rudement,  ou  le  pousser  brusquement  et  lui  dire  :  «  Allez  là,  car 

(i)  Du  gom'erneinenl  spiriluel,  pp.  ii6,  117. 


l/jH  i/hUMANTSME     DÉVOT 

Dieu  le  veut  ainsi  et  qu'on  se  garde  bien  d'y  faillir.  Allons 
donc,  car  si  vous  n'y  allez,  on  vous  y  ("era  bien  aller  plus  vite 
que  le  pas.  »  Ce  langage-là  est  inconnu  au  ciel  et  ce  n'est  pas  là 
le  style  des  anges  ^. 

Les  saints  non  pins  ne  parlent  pas  ce  langage,  même 
s'ils  ont  à  gouverner  toute  l'Eglise. 

C'est  un  plaisir  non  pareil  quand  on  remarque  le  style  de 
saint  Grégoire  le  Grand,  qui,  étant  souverain  pontife,  pouvait, 
s'il  eût  voulu,  parler  à  coups  de  tonnerre  et  lancer  des  foudres 
de  censures  et  d'excommunications.  Mais  le  saint  homme  y  va 
bien  d'un  autre  air.  Et  dit  tantôt  :  «  s'il  plaisait  à  votre  douceur  », 
tantôt  :  ce  votre  suavité  agréera  bien  que  je  lui  dise  »...  Au  lien 
donc  de  répandre  la  grêle  et  les  tonnerres  sur  la  tête  des 
humains,  ce  saint  homme  faisait  rouler  des  torrents  de  miel  et 
emportait  tout,  sans  qu'il  y  eût  homme  du  monde  qui  osât 
branler  seulement  ou  faire  semblant   de  vouloir  contredire'^. 

Le  livre  s'achève  par  un  admirable  chapitre  :  Vidée  d'un 
bon  supérieur  en  la  personne  du  bienheureux  monsieur  de 
Genève.  François  de  Sales  n'était  mort  que  depuis  quinze  ans 
et  déjà  l'on  pouvait  écrire  de  lui  : 

Quiconque  veut  savoir  ce  qu'il  faut  faire,  il  ne  faut  que 
regarder  et  imiter  tout  ce  qu'il  a  fait  "\ 

Précieux  petit  livre  et  qu'on  n'aurait  pas  dû  laisser 
périr.  A  nous,  simples  historiens,  il  présente  un  intérêt  par- 
ticulier. 11  nous  rappelle  que  Thumanisme  dévot  embrasse 
tout.  Binet,  qui  lui  a  rendu  d'autres  services  comme  nous 
verrons,  lui  a  donné  son  manuel  de  politique  sacrée,  son 
de  regimine principum.  Ce  n'est  pas  Là  une  gloire  médiocre. 
Au  reste,  je  ne  dis  pas  que  ce  livret  soit  d'un  spéculatif 
original  et  profond.  Mais  où  a-t-on  vu  que  l'humanisme 
dévot  se  piquât  de  nouveauté?  Son  nom  même  le  lui  défend. 

(i)  Du  gou\>erncnient  spirilueJ,  pp.  laG,  127. 

(u)  76.,  pp.  128,  129. 

(3)  Ib.,  pp.  268-3 12.  C'est,  à  mon  avis,  un  clos  moillours  panégyriques 
du  saint. 


CHAPITRE  V 

LES    MAITRES   SALÉSIENS.  —   II.    JEAN-PIERRE   CAMîUS 


I.  Le  sérieux  do  Canuis.  —  Son  mérite  et  aes  travers.  —  Le  roman  de  sa 
jeunesse  et  l'innocence  des  premières  amours.  —  Sa  vocation.  —  Ses 
études  théologiques.  —  Premiers  ouvrages.  —  Bellcy    Aunay,  Rouen. 

—  Dernières  années  de  Camus. 

n.  Camus  et  ses  campagnes  contre  les  moines.  —  Le  P.  Sauvage  et  le 
Projet  de  Bourgfontaine.  —  Si  Camus  a  été  janséniste?  —  Les  treize 
panégyriques  de  saint  Ignace.  —  Défense  des  jésuites.  —  Luttes  contre 
Arnauld.  —  Le  molinisme  de  Camus. 

III.  Camus  et  François  de  Sales.  —  Les  commencements  de  leur  amitié. 

—  Contrastes  entre  les  deux  évêques.  —  Hero-worship  de  Camus.  —  Inti- 
mité croissante.  —  Formation  de  Camus  par  François  de  Sales,  —  Du 
sérieux  de  cette  amitié.  —  François  de  Sales  n'a  pas  à  en  rougir.  — 
L'Esprit  du  B.  François  de  Sales. 

lY.  Camus  et  la  propagande  salésienne.  — Ses  livres  et  livrets  spirituels. 

—  Le  sérieux  et  l'importance  de  cette  œuvre.  —  Camus  directeur  de 
conscience.  -—  Prière  à  Dieu  pour  une  âme  tentée.  —  Camus  et  la 
Bible.  —  Le  mariage  de  Zéphire  et  de  Flore.  —  Les  spéculations  théo- 

,    logiques  de  Camus.  —  Un  Nicole  moliniste.  —  L'esprit  de  système.  — 

—  Le  prétendu  quiétisme  de  Camus.  —  Joinville  et  le  pur  amour.  — 
Le  triomphe  de  Caritée. 


Jean-Pierre  Camus  n'est  pas  du  tout  le  personnage  folâtre 
que  nous  impose  une  légende  aujourd'hui  très  répandue, 
et  qui  aurait  singulièrement  choqué  les  contemporains  du 
fameux  éveque  de  Beiley.  li  avait  beaucoup  d'esprit. 
Nombre  de  ses  bons  mots  ont  survécu  à  ses  livres.  D'où 
l'on  a  doctoralement  conclu  qu'il  badinait  du  matin  au 
soir  et  ne  faisait  pas  autre  chose.  C'est  ainsi  que  l'on  rai- 
sonne communément  dans  un  pays  qui  regrettera  toujours, 
semble-t-il,  de  n'être  pas  germanique.  Que  répondre  à  cela 
sinon  que  les  écrivains  qui  méprisent  Camus  du  haut  de 
leur  gravité  laissent  assez  voir  ([u'ils  ne  l'ont  pas  lu  ? 


l5o  L    HUMANISME     DEVOT 

Qui  d'ailleurs  se  vanterait  d'avoir  seulement  parcouru 
ses  deux  cents  volumes?  Quant  à  moi,  je  n'en  connais  pour 
de   bon  qu'une  vingtaine,    mais   ce  peu   me    permet    de 
déclarer  hardiment  qu'on  doit  prendre  Camus  au  sérieux. 
Disciple,  mais  très  personnel,    de   François  de   Sales,    il 
continue,   il   représente  son   maître   de  la  façon  la    plus 
honorable.  Je  ne  demande  pas  qu'on  réédite  ses  innom- 
brables traités  spirituels,  mais  je  dis  que  beaucoup  d'entre 
eux  me  paraissent  excellents  et  que  l'historien  n'a  pas  le 
droit  de  négliger   un  écrivain  qui   a  eu   des    milliers   de 
lecteurs  et  dont  l'influence  fut  très  bienfaisante.  Camus  a 
trop  écrit,  c'est  entendu  et  sa  faconde  devient  par  moments 
intolérable.  Mais  l'appeler  proprement  bavard  me  paraît 
injuste.  Il  l'est  beaucoup  moins  qu'Etienne  Binet,  le  plus 
illustre  de  ses  émules.  Sa  langue  et   sa   plume  ont    beau 
faire,  elles  n'égalent  pas   la  prodigieuse   activité  de   son 
esprit.  Ayant  avoué  lui-même  avec  son  ingénuité  et   son 
outrance  coutumières   qu'il  manquait  de  jugement,    on  a 
trouvé  facile  de  le  croire  sur  parole.  On  le  calomnie.  Il 
lui  arrive  de  déraisonner,  très  souvent  il  juge  fort  bien. 
Ni  son  esprit,  ni  même  son  goût  littéraire  ne  sont  foncière- 
ment et  constamment  faux.  Il  a  dit  qu'il  ne  prenait  pas  la 
peine  de  se  relire,  entendant  par  là  qu'il  n'avait  cure  des 
bagatelles  du  style .  On  a  compris  qu'il  écrivait  sans  savoir  ce 
qu'il  allait  dire.  On  n'a  pas  pris  garde  que  cet  improvisa- 
teur,   non  seulement  était  un  homme  très  réfléchi,  mais 
encore  un  écrivain  de  race,  vivement  attentif  aux  rythmes 
de  ses   phrases   et  diligent  dans  le  choix  des  mots   qu'il 
emploie.  Il  a  d'étranges  absences,   une  inspiration  capri- 
cieuse. Enchaînez-le  comme  la  sibylle  virgilienne,  laissez 
tomber  son  bourdonnement  et  attendez  son  oracle  ;  vous 
serez  surpris  de  sa  gravité,  de  son  élévation,  de  sa  cohé- 
rence profonde.  Il  a  un  système  très  lié,  très  juste  à  mon 
sens  et   très  beau,    une  sorte  de   platonisme    salésien    et 
fénélonien  tout  ensemble,  au([uel  il  revient,  et,  chose  plus 
rare,  dont  il  vit  lui-même   toujours.   Car  c'est  indiscnila- 


.]  E  A  N  -  P I  E  R  R  E     C  A  M  U  s  131 

blement  une  âme  droite,  bonne,  pieuse  et  magnanime. 
Rien  de  bas  chez  lui,  rien  que  de  noble.  S'il  a  écrit  de 
violents  pamphlets  contre  certains  moines  —  le  seul  péché 
de  sa  vie  —  il  Ta  fait  sans  méchanceté,  uniquement  poussé 
par  les  égarements  de  son  zèle.  Candide  comme  un  enfant 
malgré  sa  malice,  humble,  détaché  de  lui-môme  comme  on 
ne  Test  pas.  Richelieu  disait  de  lui  que  le  jour  où  il  lais- 
serait les  capucins  tranquilles,  il  faudrait  le  canoniser. 
«  Un  véritable  évêque  »  dit  M^'  Baunard  '  ;  «  un  des  plus 
saints  prélats  de  TÉglise  de  France  »  ajoute  le  pieux  et 
savant  évêque  de  Gap,  jVP'"  Dépery-  ;  «  eruditlonis  miracu- 
lum,  gallicanœ  eloqueiitise  flumeii,  vitœ  ianocentia  pieta- 
teque  iiisigiiis  »  écrivent  les  jésuites  dans  leur  réponse  au 
Petrus  AureUus'\  Enfin,  deux  de  nos  saints  les  plus 
chers  nous  le  recommandent  :  François  de  Sales  dont  il 
fut  l'ami  intime  ;  la  fondatrice  des  Filles  de  la  Charité, 
Louise  de  Marillac  {M"°  le  Gras)  dont  Camus  fut  le  pre- 
mier directeur  et  qu'il  donna  lui-même  à  Vincent  de  Paul''. 
Originaire  du  Lyonnais,  il  naquit  à  Paris  en  i583.  Paris 
c(  cette  grande  ville,  écrira- t-il,  hors  de  laquelle  tout  le 
reste   du    monde    est   un    exil  ^   ».    Son   père.    Camus    de 

(i)  Baunard.  La  Vénérable  Louise  de  Marillac,  Paris,  1904,  p.  22. 

(2)  Dépery.  Histoire  hagiologique  du  diocèse  de  Belley.  Le  chapitre 
consacré  à  Camus  est  excellent. 

(3)  Cité  par  l'abbé  De  Baudry.  Véritable  esprit  de  saint  François  de 
Sales,  I,  p.  Lxviii.  L'innocence  de  ses  mœurs  est  universellement 
reconnue.  Il  disait  lui-même  en  iGaS  :  «  Jusqu'ici  mes  ennemis  ne  m'ont 
point  reproché  de  crimes  qui  me  puissent  non  pas  diffamer,  mais  décré- 
diter ».  La  Pieuse  Julie,  p.  533.  Les  pamphlétaires,  disait  Tallcraant  «  ont 
bien  épluché  sa  vie,  mais  n'ont  jamais  rien  trouvé  à  y  mordre  y. 

(4)  Bernard,  «  le  pauvre  prêtre  »,  un  des  saints  de  Paris,  avait  été  con- 
verti par  Camus  et  mourut  entre  ses  bras. 

(5)  La  Pieuse  Julie,  p.  290.  La  vie  de  Camus  est  mal  connue.  On  ne 
l'a  jamais  étudiée  sérieusement.  Les  documents  abondent.  Il  a  été  en 
relations  avec  tous  les  personnages  considérables  de  son  temps  et  il  s'est 
très  certainement  raconté  dans  ses  propres  romans.  Le  malheur  a  voulu 
qu'on  lui  ait  consacré  une  thèse  de  doctorat  très  insuflîsante  et  qui  aura 
sans  doute  bloqué  la  voie  aux  vrais  chercheurs.  Ils  auront  cru  que  le  sujet 
était  épuisé.  On  peut  prometti'e  une  foule  d'heureuses  surprises  à  qui  se 
laisserait  de  nouveau  tenter  par  J,-P.  Camus.  Voici,  du  rosle,  que  les 
érudits  reviennent  à  lui.  Cf.  E.  (  iai.^icLLE,  Camus  et  Ric'ielieu  en  1632, 
K.   H.  L.,  juillet,  décembre,  1914. 


i52  l'humanisme    dévot 

Saint-Bonnet,  gouverneur  d'Etampes,  avait,  dit-on,  une 
belle  fortune  qu'il  mit  sans  compter  au  service  de  Henri  IV. 
Les  Camus  ne  sont  pas  du  côté  de  la  Ligue  et  ils  tiennent 
à  l'honneur  plus  qu'à  l'argenté  L'évêque  de  Belley  jouait 
volontiers  de  son  propre  nom,  sauf  à  répondre  d'assez 
bonne  encre  aux  libellistes  qui  abusaient  de  cette  plaisan- 
terie facile. 

Mais  que  je  me  plaise  h  entretenir  ces  braves  gens  en  leur 
belle  humeur.  Est-ce  peut-être...  que  le  nom  de  Camus,  qui 
est  celui  de  ma  race,  laquelle  a  produit  des  personnes  assez 
qualifiées,  et  pour  les  armes  et  pour  les  lettres,  leur  soit  à 
contre-cœur  et  qu'à  cause  de  cela  ils  s'imaginent  que  mes 
ouvrages  n'ont  pas  de  nez?  Si  c'est  cette  charitable  pensée,  je 
les  prie  de  se  tirer  d'inquiétude  de  ce  côté-là  :  car  si  les 
grands  nez  donnent  grand  poids  aux  écrits,  je  les  avise  que 
nous  avons  jadis  été  ainsi  nommés  par  antiphrase,  parce  que 
je  n'en  connais  point  en  notre  lignage  dont  le  nez  ne  démente 
le  nom,  si  bien  que  nous  sommes  ainsi  nommés,  comme  la 
guerre  par  les  latins  et  les  Euménides  par  les  grecs,  à  contre- 
sens et  comme  propres  à  chausser  des  lunettes  à  voir  de  loin 
l'impertinence  de  ces  censeurs'. 

Ses  parents  le  voulaient  magistrat  et  lui-même,  d'abord, 
il  n'entendait  pas  quitter  le  monde.  Du  moins  je  le  vois 
ainsi  et,  pour  le  dire  sans  plus  de  façons,  je  crois  qu'il 
eut,  très  jeune,  son  petit  roman.  N'évoque  t-il  pas  en  effet 
des  souvenirs  personnels  lorsqu'il  chante,  comme  il  le  fait 

(i)  Je  me  suis  perdu  dans  la  généalogie  de  Camus.  Moreri  n'est  pas 
bien  clair  sur  le  sujet.  Le  grand-père  paternel  aurait  eu  un  poste  élevé 
dans  les  Finances  sous  Henri  III.  Les  ancêtres  plus  lointains  viendraient 
d'Auxonne.  Rien  sur  la  mère  de  Jean-Pierre  qui  pourtant  semble  avoir  eu 
beaucoup  d'influence  sur  lui  et  de  laquelle  il  devait  tenir.  Il  parle  d'elle 
avec  une  affection  extrême.  Elle  doit  se  trouver  quelque  part  dans  ses 
romans.  Il  ne  semble  pas  avoir  été  l'aîné,  car  il  avait  personnellement  peu 
de  fortune.  Je  me  demande  s'il  n'aurait  pas  été  placé  comme  page  dans 
une  grande  maison,  tel  le  Procore  du  roman  de  Callitrope.  Il  a  beaucoup 
voyagé  :  France,  Italie,  Espagne,  peut-être  Allemagne.  Mais  où  placer 
ces  voyages  dans  une  vie  si  occupée  ?  —  Sur  la  Ligue  on  peut  lire  une  jolie 
nouvelle  de  Camus  :  V Amour  et  la  mort  [lA'énements  singuliers,  i'"''  partie, 
p.  m). 

[■>.)  La  Pieuse  Julie,  pp.  543-545.  Cette  page  est  tirée  du  dessert  au 
lecteur  qui  suit  le  roman  et  qui  est  un  des  morceaux  les  plus  étourdissants 
de  Camus. 


.lE  AN-PIE  RUE     CAMUS  IJ> 


à  plusieurs  reprises,  les  charmes  et  riimocence  des  pre- 


mières amours? 


Je  ne  saurais  marquer  le  temps  auquel  je  commençai  de 
l'aimer  — ■  dit  Procore  dans  CalUtrope  au  sujet  de  la  belle 
Euphcmie  —  ni  celui  auquel  elle  témoigna  d'agréer  mes  ser- 
vices, parce  qu'il  me  semble  que  dès  le  moment  que  je  la  vis, 
je  fus  entièrement  à  elle...  Notre  amitié  peut  être  comparée  à 
ces  fleuves  qui  portent  des  bateaux  dès  leur  source,  parce 
qu'elle  fut  accomplie  dès  son  origine...  Vraiment,  c'était  bien 
avec  tant  d'innocence  que  nous  commençâmes  ce  chaste  et 
bienheureux  commerce  de  nos  volontés  que  nous  nous  aimions 
avant  que  nous  sussions  ce  que  c'est  que  d'aimer...  Malheu- 
reux morceau  de  nos  premiers  parents  qui  nous  a,  comme  à 
eux,  ouvert  les  yeux,  sur  le  bien  et  le  mal,  ou  plutôt  malheu- 
reuse malice  du  péché  qui  a  répandu  un  venin  sur  les  fleurs 
des  actions  qui  se  justifient  par  la  simplicité  d'une  nature  non 
corrompue.  Qu'on  ne  m'en  parle  plus  !  L'Amour  est  enfant  et 
il  ne  convient  qu'à  l'âge  voisin  de  l'enfance  ;  aussitôt  qu'il  n'a 
plus  de  bandeau,  il  n'est  plus  Amour  ;  il  s'envole  d'un  cœur 
qui  commence  à  faire  réflexion  sur  soi  et  qui  entre  en  la  con- 
naissance de  soi-même.  On  n'aime  plus  quand  on  s'aperçoit 
que  l'on  aime,  car,  lors  les  soupçons,  les  jalousies,  les  défiances, 
les  convoitises,  les  espérances,  les  désespoirs  tyrannisent  le 
cœur  et  en  bannissent  cette  douce  émotion  qui  échauffe  l'âme 
sans  la  brûler,  qui  donne  des  inquiétudes  sans  anxiété  et  des 
désirs  justes,  non  des  angoisses  déréglées  \ 

A  qui  sait  lire  de  juger  si  cette  page  pure,  tendre  et 
vraie  renferme  ou  non  quelque  confidence.  Camus  du  reste 
revient  en  d'autres  endroits  à  ce  même  thème  et  toujours 
avec  le  même  accent.  Poussons  plus  avant  nos  conjectures. 
Touchée  par  une  grâce  imprévue,  l'Euphémie  de  Procore 
entre  au  couvent.  Le  jeune  homme  la  pleure,  comme  il 
convient,  mais  bientôt  l'imite.  Son  Euphémie  n'aurait-elie 
pas  joué  le  même  rôle  dans  la  propre  histoire  de  Camus  ? 
Celui-ci  ne  serait-il  pas  Procore,  à  moins  plutôt  qu'il  ne 
soit  le  vieil  ermite  Artemius  que  nous  rencontrons  aussi 
dans  le  roman  de  CalUtrope.  Cette  seconde  ressemblance 

(i)  CalUtrope,  pp.  179-182. 


i54  l'humanisme    dévot 

irait  à  souhait,  car  l'aventure  d'Artemius  est  encore  plus 
singulière  et  par  suite  plus  digne  de  Camus  que  celle  de 
Procore.  Lui  aussi,  au  sortir  de  l'enfance,  Artemius  a 
donné  son  cœur  à  une  Eupliémie  dont  on  ne  dit  pas  le 
nom  :  mais  celle-ci,  pauvre  comme  lui,  ne  s'est  réfugiée 
dans  le  cloître  que  pour  fuir  la  poursuite  importune  d'un 
riche  vieillard.  Artemius  désolé  s'est  fait  ermite. 

Peu  à  peu  la  grâce  travaillant  avec  le  temps  effaça  de  sa 
pensée  les  traits  de  ce  visage  aimé  et  en  sa  place  se  mit  la 
beauté  de  celui  qui  n'a  point  son  pareil  entre  les  enfants  des 
hommes,  selon  que  le  Prophète  a  chanté  de  lui  : 

La  grâce  de  son  front  nonpareille  dépasse 
Toute  l'humaine  race. 

En  un  mot,  le  Créateur,  prenant  une  possession  absolue  de 
son  cœur,  en  effaça  les  idées  des  créatures,  en  la  même  façon 
que  le  soleil  engloutit  tous  les  matins  la  splendeur  des  étoiles  ^. 

Ce  ne  fut  pas  là  chez  lui  ferveur  passagère.  Il  apprend 
soudain  que  son  amie  s'est  échappée  du  couvent,  qu'elle 
lui  fait  signe  de  le  rejoindre.  Vains  efforts.  Elle  n'aura  de 
lui  qu'un  sermon,  du  reste  fort  beau,  et  de  guerre  lasse, 
elle  épousera  le  vieillard.  L'aventure  a  tout  l'air  d'être 
authentique.  Jean-Pierre  Camus  n'en  serait-il  pas  le  héros  ? 

Quoi  qu'il  en  soit,  vers  dix-huit  ou  vingt  ans,  peut-être 
plus  tôt,  il  voulut  se  retirer  dans  une  chartreuse.  Il  l'au- 
rait fait,  nous  le  savons  encore  de  sa  bouche,  s'il  n'eut  pris 
peur  au  dernier  moment.  Nerveux,  impressionnable,  il 
craignit  de  rencontrer  au  désert  trop  de  revenants,  trop 
de  fantômes,  et  il  resta  prêtre  séculier.  Ses  études  ecclé- 
siastiques, sur  lesquelles  on  ne  nous  dit  rien  de  précis, 
furent  assurément  excellentes.  Même  comme  théologien, 
Camus  ne  paraît  pas  le  premier  venu.  Il  s'embrouille  par- 
fois dans  ses  allégories  et  risque  des  formules  douteuses, 
mais   sa    doctrine   foncière    no  manque  ni  de  sagesse,  ni 

(i)   Calli/r()j)c,  ]>.  liS/j- 


JEAN-PI  EURE     CAMUS  IJJ 

d'élendue,  ni  de  profondeur.  Un  bon  juge,  Richard  Simon, 
mettait  si  haut  le  livre  de  Camus  sur  la  controverse  pro- 
testante qu'il  en  donna  lui-même  une  nouvelle  édition'. 
Ordonné  prêtre  par  le  cardinal  de  Sourdis,  il  commence 
dès  1608  à  prêcher  et  à  écrire.  Il  avait  vingt-cinq  ans  et 
déjà  paraissait  de  lui  ce  Paréiiétiqae  de  V Amour  divin  que 
François  de  Sales  célèbre  dans  la  préface  du  Traité  de 
r Amour  de  Dieu'\  Cette  même  année,  Henri  IV,  ami 
de  sa  famille,  lui  donna  l'évêché  de  Belley,  humble 
siège  qui  aurait  bientôt  fait  place  à  un  autre  plus  écla- 
tant si  le  jeune  et  saint  évêque  n'avait  pas  trouvé  «  la 
petite  femme...  assez  belle  pour  un  Camus  ».  11  ne 
divorcera,  pour  continuer  sa  métaphore,  qu'après  plus 
de  vingt  ans  d'un  labeur  infatigable,  rendu  plus  pénible 
par  les  vives  luttes  que  J. -Pierre  Camus  eut  à  soutenir 
contre  de  multiples  et  graves  abus.  Il  n'était  pas  volage, 
comme  on  l'a  dit,  mais  il  se  dépensait  avec  trop  de 
fougue  ^  Belley,  Paris,  chaires  de  province,  il  était  partout. 
Conduite  de  son  diocèse,  directions,  livres,  sermons, 
énervé  par  cet  héroïque  surmenage,  ses  premières  aspira- 
tions vers  la  solitude  le  reprenaient  périodiquement.  En 
1629,  il  échange  son  évêché  de  Belley  contre  Tabbaye 
d'Aunay  en  Normandie. 

Mais  bientôt  l'archevêque  de  Rouen,  Harlay,  vient  lui 
demander  son  concours.  Il  ne  sait  pas  refuser;  le  voilà 
vicaire  général  d'un  immense  diocèse  et  très  important. 
A  Rouen,  un  jeune  inquisiteur  de  la  foi,  Biaise  Pascal, 

(i)  Ce  livre  est  de  fait  extrêmement  curieux.  Je  ne  doute  d'ailleurs  pas 
que  Simon  ait  mis  quelque  malice  anti-bossuëtiste  aie  publier  de  nouveau. 
L'œuvre  de  Camus  ayant  en  somme  le  même  genre  de  mérite  que  l'Expo- 
sition, l'occasion  parut  piquante  de  montrer  M.  de  Mcaux  moins  original 
qu'on  ne  le  disait, 

(2)  Œuvres  de  saint  François  de  Sales,  lY,  pp.  6,  7. 

('i)  On  trouverait,  je  crois,  dans  ses  œuvi-es,  bien  des  renseignements 
sur  son  activité  épiscopale.  Ainsi,  dans  un  sermon  prêché  à  Chambéry,  il 
rappelle  à  ses  auditeurs,  témoins  du  fait,  comment  il  conduisit  à  NoLre- 
Dame  de  Mians,  cinq  mille  de  ses  diocésains.  Chambéry  donna  l'hospi- 
talité, pendant  deux  nuits,  à  cette  mullitude.  Cf.  Homélies-panégyri(jues 
de  sailli  Ignace,  p.  164. 


I  ;>G  L    H  U  M  A  N  I  s  M  E     D  É  N  O  T 

somme  le  conciliant  et  docte  Camus  de  maintenir  plus 
sévèrement  la  bonne  doctrine  menacée,  paraît-il,  par  les 
témérités  du  F.  Saint-Ange.  Des  livres,  des  livres  encore. 
Niceron  renoncera  à  les  trouver  tous.  Il  en  compte  186.  A 
cette  liste,  M^""  Dépery  ajoute  une  dizaine  de  numéros. 
Et  quelques-uns  de  ces  livres  ont  plusieurs  volumes. 
Nouvelle  crise  de  lassitude  et  d'épuisement.  Camus,  bientôt 
septuagénaire,  revient  à  Paris,  s'installe  à  l'hospice  des 
Incurables  et  ne  fait  plus  rien  que  visiter  les  pauvres.  Ce 
repos  Ta-t-il  fatigué?  On  ne  sait  pas.  Toujours  est-il  qu'en 
1602,  le  Roi  le  nomme  à  Tévêché  d'Arras.  Camus  n'a  pas  le 
temps  de  se  rendre  dans  son  nouveau  diocèse.  Il  meurt  le 
26  avril  i652,  âgé  de  soixante-dix  ans.  Mort  toute  sainte 
comme  sa  vie.  Ainsi  qu'il  Ta  voulu,  on  l'enterre  dans 
FéiJflise  des  Incurables.  Godeau  fait  son  oraison  funèbre. 
Et  puis,  très  et  trop  vite,  c'est  le  grand  oubli.  Ses  livres 
s'en  vont  en  poussière.  On  ne  connaît  plus  de 
J. -Pierre  Camus  que  le  souvenir  de  quelques-uns  de  ses 
bons  mots  :  on  ne  lit  plus  de  lui  que  son  Esprit  du  bien- 
heureux François  de  Sales.  Heureux  du  moins  de  se  sur- 
vivre  par  une  telle  œuvre,  d'être  à  jamais  inséparable  du 
plus  cher  de  ses  amis. 

II.  Dans  ce  rapide  aperçu  biographique,  nous  n'avions 
pas  à  raconter  l'ardente  campagne  menée  par  l'évêque  de 
Belley  contre  certains  ordres  religieux.  Si  graves  qu'aient 
pu  et  dû  lui  paraître  les  abus  particuliers  qui  le  décidèrent 
à  entamer  une  lutte  où  il  reçut  lui-même  de  si  indignes 
coups,  il  eut  tort  de  généraliser  le  débat,  plus  encore  de 
le  passionner  et  plus  encore  de  le  porter  devant  le  public. 
Là  se  borne  tout  ce  que  nous  avons  à  dire  sur  un  con- 
flit qui  n'est  aucunement  de  notre  sujet  et  qui,  du  reste, 
n'a  jamais  été  étudié   par  de  véritables    historiens  ^   En 

(i)  On  trouvera  là-dessus  de  lougs  détails  dans  la  thèse  de  M.  Boulas 
(Un  moraliste  chrétien,  J.-P.  Camus)  et  dans  la  notice  déjà  citée  de  M.  de 
Baudry.  Mais  il  faut  lire  les  textes  oux-mènies,  tous  les  textes  et  c'est  ce 
que,  pour  l)iea  des  raisons,  je  n'ai  pas  fait.  Si  j'en  juge  d'après  ceux  que 
j'ai    consultés,    ces    textes    doivent   être    fort   curieux.   Du  point   de    vue 


.lEAN-lMEÏUîE     CAMUS  l/>7 

revanche  nous  ne  pouvons  pas  négliger  une  légende  qui 

a  quelque  peu  compromis  la  mémoire  de  Camus,  et  nous 

I obligerait  à  ranger  l'ami  de  François  de  Sales,  non  plus, 

'comme  nous  faisons,  parmi  les  maîtres,   mais  parmi  les 

^adversaires  de  l'humanisme  dévot. 

S'il  faut  en  croire  cette  légende,  Tévèque  de  Belley 
n'aurait  été  ni  plus  ni  moins  qu'un  des  sept  de  la  fameuse 
conspiration  de  Bourgibntaine.  On  sait  l'histoire.  En  1621, 


déf'ensif,  Camus  so  propose  tour  à  tour  de  restaurer  l'autorité  des  évo- 
ques et  la  vie  paroissiale  qui  lui  paraissent  menacées  par  lexemptioii  et 
par  les  chapelles  des  religieux.  Il  ne  demande  certes  pas  qu'on  ferme 
celles-ci,  mais  il  insiste  ardemment  sur  les  privilèges  et  les  avantages  de 

la  vie   paroissiale   (Cf.  L'es devoirs  du   bon   oaroissien,  livre  de  combat 

mais  où  l'on  trouvera  de  très  sages  remarques).  Disons  aussi  que  Camus 
ne  conteste  pas  en  principe  l'exemption  des  réguliers.  Peu  d'évèques  gal- 
licans ont  mieux  défendu  que  lui  les  droits  du  Saint-Siège.  Mais  l'exemp- 
tion, telle  du  moins  qu'elle  est  entendue  alors,  lui  paraît  un  mystère  impé- 
nétrable. Quand  il  ne  s'emporte  pas,  il  parle  là-dessus  avec  une  très  jolie 
et  très  inoffensive  malice.  Simples  boutades  qui  traversent  périodique- 
ment ses  sermons,  ses  romans  et  ses  livres  de  piété.  Un  religieux, 
d'esprit  bien  fait,  ne  peut  que  sourire.  Ce  ne  sont  pas  là  les  traits  d'un 
ennemi  et  on  calomnie  purement  et  simplement  J.-P.  Camus  lorsqu'on  fait 
de  lui  l'adversaire  déclaré  de  tous  les  religieux.  Du  point  de  vue  agres- 
sif, il  mène  trois  croisades.  i°  Il  veut  réduire  les  directeurs  de  cons- 
vcience  à  ne  plus  s'occuper  que  des  intérêts  spirituels  de  leurs  diri- 
gés (Cf.  le  Directeur  désintéressé)',  ce  qu'il  dit  s'adresse  à  tout  prêtre, 
iséculier  ou  régulier  ;  i^  mettre  iîn  aux  quêtes  des  ordres  mendiants  ; 
iS*^  imposer  aux  religieux  l'obligation  du  travail  manuel.  On  voit  la  corré- 
lation logique  entre  ces  trois  campagnes.  La  dernière  est  tellement  chimé- 
rique qu'elle  tient  de  la  manie.  En  rapprochant  ces  divers  pamphlets,  on 
marquerait  aisément  la  courbe  de  cette  idée  fixe.  Un  des  points  obscurs 
—  et  essentiels  —  serait  de  découvrir  les  causes  initiales  du  conflit.  Je 
crois  que  Camus  fut  d'abord  exaspéré  par  les  indiscrétions  et  abus  de 
pouvoir  de  certains  moines  intéressés  ou  paraissant  l'être  —  et  cela  dans 
son  propre  diocèse.  Mais  je  crois  aussi  qu'il  pensa  retrouver  la  main  de 
ces  mêmes  moines  dans  les  oppositions  fréquentes  et  violentes  qu'il  ren- 
contra sur  son  chemin,  soit  comme  évêque,  soit  comme  prédicateur.  Des 
ennemis  rmTsîbtïïK7"a7rharnés,  le  décriaient  sourdepaent  partout^et  tachaient 
de  paralyser  soii  ministère.  Les  ennemis  de  François  de  Sales  venaient 
vraiscTmblablement  du  même  lieu.  Tout  cela  est  bien  mystérieux,  pour  moi 
du  moins.  Quand  il  en  eut  assez.  Camus  déchaîna  sa  verve  et  peu  à  peu, 
chemin  faisant,  construisit  le  système  que  je  viens  de  résumer.  A  tant 
d'obscurités,  s'ajoute  le  mystère  bibliographique.  Pour  la  publication  de 
tel  de  ses  pamphlets  les  plus  violents,  nous  ne  savons  pas  quelle  est 
exactement  la  responsabilité  de  Camus.  Sous  l'ancien  régime,  pour  l'élu- 
cidation  d'histoires  de  ce  genre,  il  faut  toujours  tenir  compte  des  éditeurs 
«  pirates  »,  friands  de  scandales,  se  procurant  per  fas  et  nefas  des 
manuscrits  qu'ils  envenimaient  à  leur  façon  et  que  l'auteur  lui-même  ne 
pouvait  ni  reconnaître  ni  désavouer  tout  à  fait.  Remarquons  de  plus  que 
Camus,  étant  populaire,  on  a  publié  sous  son  nom  des  textes  entiers  qui 
ne  sont  pas  de  lui.  Il  s'en  est  plaint  lui-même  plusieurs  fois. 


l58  l'humanisme     DÉVOT 

c'est-à-dire  du  vivant  même  de  François  de  Sales,  Camus, 
de  concert  avec  Jansénius,  Saint-Cyran  et  d'autres,  aurait 
arrêté  le  programme,  non  pas  seulement  de  la  prochaine 
campagne  janséniste,  mais  aussi  d'une  guerre  diabolique- 
ment sournoise  contre  les  dogmes  chrétiens,  et  particulière- 
ment contre  la  divinité  du  Christ.  Telles  furent  du  moins 
les  belles  nouvelles  qu'apprit  au  monde,  en  i654,  "-in 
avocat  poitevin  du  nom  de  Filleau.  A  cette  date,  on  était 
encore  trop  près  des  événements  ;  ni  d'un  côté  de  la  bar- 
ricade ni  de  Tautre  on  n'avait  tout  à  fait  perdu  la  tête.  La 
divulgation  du  complot  n'eut  donc  pas  le  résultat  qu'on 
s'en  était  promis.  Du  reste,  tout  s'oublie  en  ce  bas  monde, 
même  quelquefois  la  calomnie.  Mais  aussi  tout  recom- 
mence. Un  siècle  plus  tard  (i755j  le  P.  Sauvage,  jésuite, 
reprenant  la  piste  de  Filleau,  prétendit  démontrer  la 
réalité  du  projet  de  Bourgfontaine  et  perdre  d'honneur  les 
sept  conjurés,  Jean-Pierre  Camus  comme  ses  complices. 
Le  jésuite,  écrit  l'honnête  et  paisible  abbé  de  Baudry, 
«  déchire  de  toutes  ses  forces  l'évêque  de  Belley  :  il  le  pré- 
sente comme  un  déiste,  un  chef  des  jansénistes,  un  ennemi 
des  religieux,  un  auteur  obscène  ))\  bref  comme  un  démon. 
Discutons  de  sang-froid  la  seule  de  ces  injures  qui  puisse 
à  la  rigueur  ne  point  sembler  frénétique,  le  jansénisme 
de  notre  Camus  ". 

(i)  Le  véritable  esprit  de  saint  François  de  Sales,  I,  p.  L?vIY. 

{•x)  Je  n'ai  pas  qualité  pour  parler  ici  du  projet  de  Bourgfontaine.  Ce 
sont  là  de  ces  choses  que  l'on  admet  ou  que  l'on  rejette  dinstinct  selon 
que  1  on  croit  ou  non  aux  fantômes.  Je  parle  ici  du  projet  tel  que  Filleau 
et  Sauvage  nous  le  présentent.  Prêter  aux  sept  conjurés  le  dessein  à' écraser 

I  infâme^  une  pareille  folie  ne  se  discute  pas.  D'autre  part  comment  expli- 
c[uer  les  révélations  produites  par  Filleau  et  les  précisions  quasi-judi- 
ciaires qu'elles  présentent  ?  Il  y  a  moyeu  peut-être  d'ajouter  quelque 
chose  aux  justes  remarques  de  Sainte-Beuve  [Port-Royal,  I,  pp.  245,  246, 
288,  289).  Pas  plus  que  lui,  je  ne  crois  à  une  mystification  pure  et  simple. 

II  est  certain  que  Jansénius  et,  plus  encore,  Saint-Cyran,  tenaient  des 
sortes  de  conciliabules,  dans  lesquels  ils  dévoilaient  (et  peut-être  conce- 
vaient sur  l'heure),  leurs  projets  ardents  et  fumeux,  leur  désir,  d'abord 
très  vague,  non  pas  de  ruiner  l'Eglise,  mais  do  la  ramener  à  son  austérité 
primitive  et  à  la  pure  doctrine  d'Augustin.  Conciliabule  n'est  pas  le  mot 
juste.  On  rencontrait  Saint-Cyran,  on  causait,  on  écoutait  ce  curieux 
homme,  llien  d'un  complot.  Qu'on  se  soit  rencontré  en  1621  à  la  char- 
treuse de  Bourgfontaine,  qu'on  ail  été  sept  ce  jour-là  et  Camus  tin  nombre,  la 


.1  K  V  N  -PIE  11  H  I-:     C  A  M  U  S  i  K) 

Les  vrais  jansénistes  et,  à  plus  l'orte  raison,  les  chefs 
de  la  secte,  montrent  d'ordinaire  peu  de  goût  pour  les 
jésuites,  si,  pour  obéir  à  TEvangile,  ils  ne  font  pas  pro- 
fession expresse  de  les  haïr.  Partant  de  là,  comment  le 
P.  Sauvage  expliquera-t-il  que  Jean-Pierre  Camus  ait 
multiplié  les  marques  de  sa  vénération  affectueuse  envers 
/la  Compagnie  de  Jésus?  Parmi  les  autres  prélats  de 
'  l'Eglise  gallicane,  je  n'en  sache  pas  qui  ait  témoigné  sur 
ce  point  de  plus  de  zèle  et,  si  j'ose  dire,  qui  se  soit  affi- 
ché avec  plus  de  crânerie.  Je  ne  puis  naturellement  par- 
ler que  des  œuvres  de  Camus  qui  me  sont  familières,  mais 
on  a  bien  le  droit  d'affirmer  que  s'il  avait  quelque  part 
attaqué  les  jésuites,  cela  se  saurait.  Eh  !  quel  bruit  n'a-t-on 
pas  mené  chez  les  ennemis  de  l'Eglise,  autour  de  ses  pam- 
phlets contre  les  capucins  !  Quant  aux  écrits  particuliers, 
aux  sermons  et  aux  ouvrages  dogmatiques  où  Camus  s'est 
expliqué  sur  le  compte  des  jésuites,  ou  bien  le  P.  Sauvage 
les  a  lus,  ou  il  ne  les  a  pas  lus  :  monstre  d'ingratitude  dans 
le  premier  cas,  ou  d'étourderie  dans  le  second.  «  Moi, 
archijésuite  de  cœur,  d'âme  et  de* tout  ^  »,  écrivait  le  bon 
évêque    au   recteur    de    Chambéry.    En    public,    il    allait 

choso  n'a  rien  dimpossible  et  ne  tire  pas  à  conséquence.  Bérulle,  Conclren, 
Vincent  de  Paul  ont  assisté  à  des  conférences  de  ce  genre.  L'anonyme 
(l'un  des  sept)  qui  aurait  en  i654  révélé  sa  propre  participation  au  complot 
et  tous  les  autres  détails  de  l'aventure,  aura  peut-être  ingénument  magnifié 
et  dramatisé  ses  souvenirs.  Eclairé  par  ce  qu'il  voyait  de  ses  yeux  en 
i654,  il  aura  prophétisé  après  coup,  se  reprochant  l'approbation  qu'il 
avait  jadis  donnée  aux  propos  de  Saint-Cyran,  s'exagérant  le  sens  de  ces 
propos  et  plus  encore  l'adhésion  que  leur  donnaient  les  autres  personnes 
présentes.  Des  remords  et  des  imaginations  semblables  ont  dû  venir  en 
1793  à  de  vieux  genlilsiiommes  se  l'appelant  leurs  étourderies  de  jeunesse. 
N'oublions  pas  du  reste  que  les  noms  des  conjurés  ne  furent  pas  d'abord 
publiés,  mais  seulement  les  initiales  de  ces  noms.  Le  conjuré  P.  C.  est 
devenu  Pierre  Camus,   lequel  signait  J.-P.   C.   (Jean-Pierre). 

(i)  La  lettre,  fort  jolie,  a  été  publiée  par  le  P.  Carayon,  dans  son  édi- 
tion de  V Histoire  des  jésuites  de  Paris...  écrite  par  le  P.  F.  Garasse, 
pp.  23 1,  232.  Le  P.  Carayon,  homme  terrible,  peu  suspect  de  sympa- 
thiseï-  avec  les  ennemis  de  son  Ordre  et  qui  s'est  exprimé  sur  Bérulle 
d'une  façon  peu  déceule,  se  montre  plein  d'égards  envers  Camus  el  se 
refuse  à  accepter  la  légende  que  son  confrère  Sauvage  remit  en  honneur. 
«  Quand  nous  verrons,  écrit-il.  un  évoque,  le  disciple  et  l'ami  de  saint 
François  de  Sales,  convaincu  d'avoir  pactisé  avec  les  jansénistes  et  les 
ennemis  de  l'j^glise,  nous  le  leur  abandonnerons  »,  mais  pas  avant. 


l6o  L    HUMANISME     DEVOT 

presque  aussi  loin.  Il  parle  même,  dans  une  préface,  de  je 
ne  sais  quelle  affiliation  qui  «le  rend  en  quelque  manière 
membre  »  de  la  Compagnie  ^  Qu'on  lise  du  reste  un  livre 
de  Camus,  unique  en  son  genre,  et  d'un  grand  intérêt, 
ses  homélies- panégyriques  de  saint  Ignace  de  Loyola^  soit 
treize  discours,  tous  exclusivement  consacrés  à  célébrer, 
à  défendre  saint  Ignace  et  la  Compagnie  de  Jésus  ^  L'en- 
treprise était,  paraît-il,  assez  nouvelle.  Camus  se  vante 
du  moins  de  n'avoir  pas  eu  de  devancier. 

Hélas  !  chère  Compagnie,  s'écrie-t-il,  tu  peux  bien  dire  avec 
cet  empereur  ancien  :  6  amis,  il  n'est  point  d'amis!  Car  de 
tant  de  milliers  de  gens  qui  ont  sucé  le  lait  de  tes  mamelles, 
je  suis  encore  à  trouver  celui  qui  ait  mis  la  main  à  la  plume, 
ou  pour  la  louange  de  tes  Pères  qui  sont  au  ciel,  ou  pour  la 
défense  de  ceux  qui  sont  en  terre.  Ne  semble-t-il  pas  qu'il 
faille  étendre  les  murailles  du  monde  pour  loger  une  telle 
méconnaissance^. 

Il  y  a  là  plusieurs  passages  d'une  véritable  éloquence, 
et,  ce  qui  vaut  mieux,  d'une  sincérité  manifeste.  On  y 
reconnaît  partout  le  ton  d'une  «  pure  et  libre  amitié  », 
comme  le  dit  Camus  lui-même.  Il  n'a  pas  été  l'élève  des 
jésuites  et  il  le  regrette  fort.  «  Si  mes  jeunes  ans,  leur 
dit-il,  eussent  passé  sous  vos  mains  et  savantes  et  chari- 
tables,... je  serais  à  présent  autre  que  je  ne  suis.  »  Per- 
sonnellement il  ne  leur  doit  ni  «  Poblisation  éternelle  de 
rinstitution  d'une  enfance  »,  ni  rien  d'autre.  Il  ne  leur 
demande  rien;  il  n'attend  rien  de  leur  influence.  Mon 
amour  pour  vous,  continue-t-il, 

en  sera  d'autant  plus  franche  et  plus  forte  qu'elle  sera  nue, 
c'est-à-dire,  dépouillée  de  devoir  pour  le  passé,  d'intérêt  pour 

(i)  Préface  des  Homélies-panégyriques  de  saint  Ignace.  Le  P.  Sau- 
vage aurait  dû,  semble-l-il,  au  moins  parcourir  ce  livre. 

(i)  Je  recommande  aux  amateurs  le  panégyrique  prêché  à  Paris,  en 
l'église  Saint-Louis,  le  3j  juillet  1621.  C'est  un  très  beau  et  émouvant 
parallèle  entre  saint  Ignace  et  le  patriarche  Jacob. 

(3)   Iloniélics-panégrrif/ues...  préfac(\ 


Jean-Pierre  Camus. 


J  E  A  K  -  P I  E  II  II  E     C  A  M  U  s  i  ()  i 

le  présent  et  de  prétention  pour  Favenir.  C'est  ainsi  que  j'aime 
et,  si  je  ne  me  trompe,  c'est  ainsi  qu'il  faut  aimer  ^. 

Le  voilà  bien,  tel  du  moins  que  je  le  connais,  très  cor- 
dial mais  aussi  très  indépendant.  Il  exalte  sans  cesse, 
dans  SCS  livres,  cette  indépendance  qui  lui  paraît,  je  ne 
sais  pourquoi,  une  des  marques  de  l'esprit  français.  Les 
Camus  sont  plus  rares  chez  nous  qu'on  ne  le  croit.  Nous 
en  tenons  un.  Regardons-le  à  loisir.  11  n'est  pas  de  plus 
sûr  moyen  de  faire  tomber  les  ridicules  préventions  qu 
pèsent  sur  lui.  Aussi  m'attardé-je  plus  que  de  raison  à  ce 
noble  livre  qui  du  moins  nous  fait  pénétrer  dans  l'intimité 
de  ce  méconnu,  et  qui  se  rattache,  par  des  liens  étroits,  à 
notre  sujet.  On  le  trouve  là  presque  tout  entier  avec  sa 
générosité,  son  culte  des  héros,  son  zèle,  sa  candeur,  sa 
malice  et  ses  jolies  maladresses.  Ces  dernières  ne  se 
comptent  pas  dans  les  homélies-panégyriques  et  plus 
j d'une  fois  les  jésuites  qui  l'écoutaient  ont  du  regretter, 
lavec  le  P.  Garasse,  que  Camus  les  aimât  trop^  Avec  cela 
très  fin  et  ne  disant  que  ce  qu'il  veut  dire,  mais  aimant 
à  côtoyer  les  abîmes.  Ainsi  il  s'aventure  jusqu'à  prier 
Dieu  d'ouvrir  les  yeux  des  évêques  moins  favorables  à  la 
Compagnie. 

Ne  permettez  pas  que  les  Pasteurs  de  votre  Eglise,  tant 
redevables  au  secours  de  cette  troupe  auxiliaire,  qui  leur  est  si 

(i)  Homélie  s -panégyrique  s...  préface. 

(2)  «  M.  l'évèque  de  Belley,  raconte  Garasse,  par  trop  d'afrectiou  pour 
nous  cuida  renouveler  (nos  plaies).  Ayant  été  prié  de  prêcher  le  jour  de 
Saint-Ignace,  l'an  1626,  dans  notre  église  de  la  maison  professe,  il  le  fit 
avec  plus  de  passion  et  de  véhémence  que  nous  ne  l'eussions  désiré... 
(disant)  que  les  jésuites  en  ce  temps  sont  de  vrais  martyrs,  et  leurs 
ennemis  de  vrais  tyrans,  et  puis,  se  tournant  vers  la  chapelle...  qui  garde 
les  os  du  feu  P.  Coton,  il  apostropha  ce  grand  serviteur  de  Dieu  avec  des 
paroles  si  pleines  de  véhémence  qu'on  n'entendait  en  son  auditoire  que 
larmes  et  sanglots...  Le  lendemain...,  il  y  eut  arrêt  contre  M.  l'évèque  de 
BclIey  et  commandement  au  gardien...  des  Cordeliers,  où  il  devait  prêcher 
le  jour  suivant,  de  lui  fermer  la  chaire  de  son  église.  »  Garasse-Carayon, 
op.  cit.,  pp.  23j-233.  Ce  panégyrique  ne  se  trouve  pas  dans  le  recueil  que 
nous  parcourons  présentement  et  qui  fut  publié  en  1623.  Camus  aurait 
donc  prêché  pour  le  moins,  non  pas  i3,  mais  14  panégyriques  de  saint 
Tgnac(\  C'est  là  sans  doute  un  record^  si  l'on  peut  ainsi  parler. 


1 1 


l^y-t  L    HUMANISME     DEVOT 

prompte,  si  obéissante,  si  en  main,  taisent  ses  dues  louanges, 
et  méconnaissent  ses  loyaux  services,  sa  fidèle  emploite,  ses 
justes  grandeurs... 

Qu'un  aimable  conseil  s'ajoute  ici  aux  éloges.  Camus 
est  tout  à  fait  capable  de  ce  joli  tour.  Mais  que  tout  cela 
paraît  bien  dosé  pour  un  homme  qui,  nous  dil-on.  parle 
sans  savoir  ce  qu'il  veut! 

Oui,  parlant  charitablement  et  sans  jalousie...  quelle  con- 
grégation, en  si  peu  de  temps,  a  fait  un  tel  progrès,  produit 
tant  de  savants,  vu  tant  de  parts  du  monde,  converti  tant 
d'âmes,  fait  tant  de  livres,    enfanté  tant  de  lumières? 

Dites  en   quelle  part  de  la  terre  où  nous  sommes, 
Croissent  de  telles  fleurs,  naissent  de  si  grands  hommes  ^. 

Ailleurs,  il  loue  les  Exercices  spirituels  et  d'une  manière 
qui  n'est  point  banale. 

C'est  une  façon  de  spéculation  si  simple,  si  humble,  si  natu- 
relle, si  aisée  et  qui  s'accommode  tellement  à  Tesprit  des  plus 
grossiers  qu'elle  ne  laisse  pas  d'être  utile  aux  plus  subtils, 
gardant  une  moyenne  voie  entre  les  trop  sublimes  élévations 
d'entendement  et  les  considérations  trop  ravalées  ^ 

Chemin  faisant,  il  justifie  avec  beaucoup  d'esprit  les 
innovations  que,  d'un  peu  tous  les  côtés,  l'on  reprochait 
alors  aux  jésuites.  Soit  par  exemple,  la  suppression  de 
l'office  du  chœur. 

Or  ça,  venons  h  compte.  Exceptez  d'un  collège  de  jésuites 
les  coadjuteurs  temporels  qui  servent  au  ménage,  que  leur 
ignorance  même  excuse  de  la  psalmodie  ;  exemptez-en  ceux 
qui  enseignent,  qui  catéchisent,  qui  prêchent  et  qui  visitent  les 
malades;  et  du  reste,  je  consens  qu'on  en  compose  des  chœurs 
de  combattants  et  des  bataillons  de  choristes.  jMais,  le  vous 
dirai-je,  il  ne  s'en  trouve  un  seul  de  supernuméraire,  si  ce  n'est 
quelque  infirme  qui  s'étant  usé  la  poitrine  et  le  poumon  au  ser- 
vice des  âmes,  traîne  peut-être  en  un  coin  d'infirmerie  une  vie 

(i)  IloméUcs-panégyriques...,  p.  43. 

(-2)    Ih.,    p.    '2'i3. 


JEAN-PI  EURE     CAMUS  i6:^ 

lanj^uissante,  servant  de  squelette  et  de  spectacle  de  mort, 
tous  les  jours,  au  repas  de  ses  frères,  selon  Tusage  des  lacé- 
dé  nioniens  en  leurs  festins  \ 

Ne  dites  pas  qu'il  manque  de  goût.  On  le  sait  bien,  quoi- 
qu'après  tout...  Mais  en  vérité,  qui  aurait  le  courage  de 
retrancher  ces  «  bataillons  de  choristes  »  et  même  cette 
évocation  des  festins  de  Lacédémone  ?  Tout  cela  n'est-il 
pas  au  service  de  la  raison  même  ?  Pour  finir,  laissons- 
lui  montrer  que  saint  Ignace  n'est  pas  espagnol. 

Quant  au  corps,  il  est  donc  navarrais  :  quant  à  l'esprit,  vrai 
français  (la  Sorbonne  l'a  formé)  ;  et,  de  corps  et  d'esprit,  vrai, 
naturel  et  légitime  sujet  du  Roi  très  chrétien  de  France  et  de 
Navarre... 

De  sorte  qu'un  célèbre  personnage  de  ce  temps  avait 
raison  d'appeler  la  sainte  Compagnie  de  Jésus,  Compagnie 
française,  fille  bien-aimée  et  bien-aimante  de  TEglise  galli- 
cane, conçue  et  née  au  beau  milieu  de  son  cœur...  Notre  Ignace 
est  donc,  quoique  remâchent  les  contrariants,  vrai  français,  et 
pour  étouffer  toute  opposition,  je  dis  hautement  que  Dieu  l'a 
dit...  par  la  bouche  de  ses  œuvres...  N'est-il  pas  tout  avéré... 
que,  comme  on  portait  le  corps  de  ce  bienheureux  homme  à 
la  sépulture,  une  femme,  affligée  de  ce  mal  que  les  rois  de 
France  ont  le  privilège  céleste  de  guérir  par  leur  attouchement, 
ayant  étendu  sa  main  sur  son  cercueil...  s'en  trouva  délivrée? 
Merveille  évidemment  française  et  qui  montre  clairement  com- 
bien ce  bienheureux  personnage  avait  profondément  gravé 
l'amour  du  Roi  de  France  dedans  son  cœur...  H  y  a  bien  des 
français,  vrais  français  et  qui  se  trompettent  à  pleine  gorge 
français,  qui  ne  sont  pas  si  français  ni  à  telles  enseignes  '\ 

Qu'importe  l'argument  !  Les  auditeurs  et  Camus  lui- 
même  sourient  comme  nous,  mais  ils  savent  bien  que  ces 
vives  flèches  visent  en  pleine  poitrine  les  Pasquier,  les 
Marion,  les  Arnauld  et  autres  ennemis  des  jésuites.  Si 
l'évêque  de  Belley  avait  eu  partie  liée  avec  tout  ce  monde, 
aurait-il  publié  ces  treize  discours  ? 

(i)  Hojnélies-panégyriffues...,  pp.  419,  /['lo. 
(2)  //..,  pp.  68,  69. 


l64  l/lIL  MAÎNIS:\1E     DÉVOT 

Il  y  a  beaucoup  plus.  Camus  en  effet  ne  se  contente  pas 
fde  défendre  les  jésuites;  dès  que  les  jansénistes  com- 
mencent leur  propagande,  il  se  dresse,  il  se  multiplie  pour 
les  confondre.  En  i643,  paraît  la  Fréquente  Communion 
du  grand  Arnauld.  Coup  sur  coup,  dans  les  deux  années 
qui  suivent,  le  vieil  évoque  publie  cinq  volumes  contre  le 
premier  manifeste  du  parti*.  Dès  lors,  plus  de  trêve  aux 
disciples  de  l'évoque  d'Ypres.  «Ces  messieurs  les  Ypriens, 
écrit-il,  sont  gens  de  peu  de  foi,  ce  sont  des  gomarites 
raffinés,  puisqu'ils  combattent  sous  les  enseignes  de 
François  Gomar  ^  »  Gon)ar  était,  comme  Ton  sait,  un 
théologien  calviniste  qui  avait  fait  condamner  par  le 
synode  de  Dordrecht  le  système  plus  humain  et  presque 
catholique  de  son  collègue  Arminius.  Ce  farouche  person- 
nage ne  semble  pas  avoir  été  sans  quelque  influence  sur 
la  formation  de  Jansénius.  Camus,  dès  i644,  parle  déjà, 
comme  fera  plus  tard  le  jésuite  Rapin,  historien  du  jansé- 
nisme. Aussi  l)ien,  avons-nous  déjà  dit  que  l'évéque 
de  Belley  no  manquait  pas  de  doctrine.  Il  avait  étudié 
très  sérieusement  la  matière  de  la  grâce  et  tout  en  se 
gardant  de  condamner  le  thomisme,  il  ne  cachait  pas  ses 
préférences  pour  le  système  contraire. 

Pour  moi,  écrivait-il,  je  fais  une  profession  solennelle  de  la 
neutralité  apostolique  et  quand  un  janséniste  s'élève  en  ma 
présence  contre  ceux  que  l'on  appelle  moliinstes,  je  lui  rive 
les  clous  de  la  belle  sorte  et  je  ne  soufïre  pas  qu'il  taxe  d'er- 
reur une  opinion  que  j'estime  fort  bonne...  Lisez  les  ouvrages 
du  B.  François  de  Sales,  notre  oracle...  et  vous  ne  pourrez 
alors  ignorer  quel  a  été  le  sentiment  de  ce  bienheureux  tou- 
chant la  grâce  suffisante. 

(i)  Ce  sont,  on  iG44  •  L^usage  de  la  pcniicncc  cl  de  la  commuiiiuii  ; 
Durai e  et  fréquent  usage  de  l  Eucharistie  ;  Pratique  de  la  fréquente  com- 
munion; en  x645,  La  fausse  alarme  du  côté  de  la  Pénitence  —  excellent 
titre,  comme  on  le  voit;  Exposition  des  passages  allégués  dans  le  H\'re 
de  la  Fréquente  communion.  Cf.  Le  s'éritable  esprit  de  saint  François  de 
Sales,  I,  p.  Lxxiv. 

(2)  Véritable  esprit  de  saint  François  de  Sales,  1.  p.  ixx.  —  Sur  la 
querelle  entre  Arminius  et  Gomar.  Cf.  PiAriN.  Histoire  du  Jansénisme, 
pp.  83,  scq. 


.1  EAN-IMEUUIi:     CAMUS  lG5 

Ce  sentiment,  nous  le  connaissons  déjà.  Camus  va  plus 
loin  et  donne  aux  molinistes  un  ancêtre  plus  qu'infail- 
lible. 

Il  me  semble  que  le  psaume  i38,  Domine  pr  oh  asti  me  et 
cognoçisti  me,  a  été  dicté  par  le  Saint-Esprit  pour  peindre  la 
science  moyenne  et  la  grâce  de  congruité^ 

Après  cela,  s'il  est  vrai  que  jansénisme  et  molinisme 
s'opposent  comme  la  nuit  et  le  jour,  où  trouvera-t-on,  je 
ne  dis  pas  une  raison,  mais  l'ombre  d'une  excuse  aux 
imaginations  du  P.  Sauvage?  Camus  janséniste  !  Autant 
parler  de  l'antimilitarismedeDéroulède.  Du  reste  qu'avons- 
nous  besoin  de  ces  professions  de  foi  explicite?  Sermons, 
traités  spirituels,  romans,  l'œuvre  entière  de  Camus 
«  respire  »,  pour  parler  comme  François  de  Sales,  contre 
le  rigorisme  de  Jansénius  et  pour  l'humanisme  dévot  \ 

III.  Annecy  et  Belley  se  touchent.  Lorsque,  en  1609, 
François  de  Sales  donna  la  consécration  épiscopale  à 
Jean-Pierre  Camus,  plusieurs  durent  trouver  assez  pi- 
quant le  contraste  que  présentaient  ces  deux  hommes. 
L'évêque  de  Genève  a  tant  d'esprit  et  de  grâce  qu'il  nous 
est  aujourd'hui  difficile  d'imaginer  la  majesté^  la  pesan- 
teur môme  de  son  allure,  l'extrême  lenteur  de  ses  gestes 
et  de  ses  discours.  «  Le  prudent  Théophile  qui  va  le  pas 
de  Saturne  en  ses  entreprises  »,  dira  de  lui  et  très  joli- 
ment Jean-Pierre  Camus  ^  Verve,  pétulance,  mobilité  par- 
fois trépidante,  saillies  imprévues,  ce  dernier  parut 
d'abord  assez  extraordinaire  sinon  inquiétant  à  son  pai- 
sible voisin.  L'ardente  bourguignonne  qu'était  Jeanne  de 
Chantai  avait  déjà  causé  plus   d'une  surprise  à  François 

(i)  L'abbé  de  Baudry  a  réuni  ces  derniers  textes,  empruntés  à  un 
ouvrage  que  Camus  fit  paraître  l'année  même  de  sa  mort  :  Epitres  théo- 
logiques sur  les  matières  de  la  prédestination,  de  la  grâce  et  de  la 
liberté.  Cf.  Véritable  esprit,  I,  pp.  lxix-lxxiii. 

(2)  Sainte-Beuve  [loc.  cit.)  étudie  le  même  problème  par  le  revers  jan- 
séniste et  montre  sans  peine  que  l'évêque  de  Belley  n'eut  jamais  la  faveur 
de  Port-Royal, 

(3)  La  mémoire  de  Daric,  p.  126. 


I  G6  L  '  H  U  M  A  N  I  s  M  E     D  É  \'  O  T 

de  Sales.  Camus,  qui  l'étonna  plus  encore,  acheva  néan- 
moins de  le  gagner  à  Thumeur  de  notre  race,  de  lui 
révéler  le  sérieux  et  le  solide  que  dissimulent  souvent 
notre  primesaut  et  nos  apparences  frivoles.  Camus  lui- 
même  a  esquissé,  dans  une  page  très  amusante,  ce  paral- 
lèle entre  Paris  et  la  Savoie. 

Il  me  vint  une  fois,  dit-il,  en  fantaisie,  de  l'imiter  en  prê- 
chant... Je  fis  comme  ces  mouches  qui  ne  se  pouvant  prendre 
au  poli  de  la  glace  d'un  miroir,  s'arrêtent  sur  l'enchassure... 
Je  m'amusai,  et...  m'abusai  en  me  voulant  conformer  à  son 
action  extérieure,  à  ses  gestes,  à  sa  prononciation.  Tout  cela 
en  lui  était  lent  et  posé,  pour  ne  pas  dire  pesant,  à  cause  de 
sa  constitution  corporelle...,  la  mienne  étant  tout  autre,  je  fis 
une  métamorphose  si  étrange,  que  je  n'étais  plus  connaissable 
à  mon  cher  peuple  de  Belley...  Je  leur  pesais  à  la  main,  il 
semblait  que  je  tirasse  mes  paroles  de  mes  talons  et  au  lieu 
de  cette  extrême  vivacité  et  promptitude  qui  les  étonnait  aupa- 
ravant... je  leur  paraissais  tout  de  glace...  Somme,  je  n'étais 
plus  moi-même  :  j'avais  gâté  mon  propre  original  pour  faire 
une  fort  mauvaise  copie... 

Notre  bon  Père  fut  averti  de  tout  ce  mystère...  Un  jour,  à 
propos  de  sermons  :  a  Mais,  ce  me  dit-il,  comme  par  surprise, 
il  y  a  bien  des  nouvelles  ;  on  m'a  dit  qu'il  vous  a  pris  une 
humeur  de  contrefaire  l'évêque  de  Genève  en  prêchant  ».  Je 
repoussai  cet  assaut  en  lui  disant  :  a  Eh  bien  !  est-ce  un  si 
mauvais  exemplaire?  —  Ah!  certes,  répliqua-t-il,  oh!  non,  à 
la  vérité,  il  ne  prêche  pas  si  mal,  mais  le  pis  est  que  Ton 
m'a  dit  que  vous  l'imitez  si  mal...,  qu'en  gâtant  l'évêque  de 
Belley,  vous  ne  représentez  nullement  celui  de  Genève  ». 

Laissez-moi  faire,  répond  Camus,  à  la  fin  mes  copies 
passeront  pour  des  originaux    A  quoi  le  saint  : 

((  Joyeuseté  h  part,  vous  vous  gâtez...  et  vous  démolissez  un 
beau  bâtiment  pour  en  refaire  un  contre  toutes  les  règles  de  la 
nature  et  de  l'art;  et  puis  en  l'âge  où  vous  êtes,  quand  vous 
aurez  comme  le  camelot  pris  un  mauvais  pli,  il  ne  sera  pas  si 
aisé  de  le  défaire...  Si  les  naturels  se  pouvaient  changer,  que 
ne  donnerai-je  de  retour  pour  un  tel  que  le  vôtre.  Je  fais  ce 
que  je  puis  pour  m'ébranler,  je  me  pique  pour  me  hâter  et, 
plus  je    me  presse,   moins   j'avance.   J'ai   de    la   peine   à    tirer 


JE  AN -PIEU  UK     CAMUS  l  G7 

mes  mots,  plus  encore  à  les  prononcer...;  je  ne  puis  ni 
m'émouvoir,  ni  émouvoir  autrui.  Vous  allez  h  pleines  voiles  et 
moi  à  la  rame  ;  vous  volez,  et  je  rampe  ou  je  me  traîne  comme 
une  tortue.  Vous  avez  plus  de  feu  au  bout  du  doigt  que  je  n'en 
ai  en  tout  le  corps...  Et  maintenant  vous  pesez  vos  mots,  vous 
comptez...  vos  périodes,  vous  traînez  Taile,  vous  languissez  et 
faites  languir  vos  auditeurs  après  vous...  Est-ce  là  cette  belle 
Noémi  du  temps  passé?  »  ^ 

Le  conseil  était  sage.  Camus  avait  mieux  à  faire  que  de 
poursuivre  cette  puérile  et  d'ailleurs  impossible  métamor- 
phose. Mais  s'il  devait  renoncer  à  régler  son  extérieur 
sur  François  de  Sales,  rien  en  revancdie  ne  lui  était  plus 
facile  que  de  se  façonner  intérieurement  à  l'image  de  son 
maître.  Cette  recherche  ne  contrariait  pas  le  moins  du 
monde  ses  propres  inclinations.  De  toute  sa  pente,  il 
allait  à  Tesprit  du  saint  et  en  trouvant  celui-ci,  comme 
nous  le  disions  plus  haut,  il  se  trouvait  lui-même.  Ses 
bizarreries,  qui  nous  frappent  aujourd'hui  plus  qu'elles  ne 
frappaient  les  contemporains,  ne  font  rien  à  l'affaire.  Ce 
sont  là  défauts  plus  apparents  que  réels,  moins  graves 
que  choquants,  et  qui  n'intéressent  pas  le  fond  d'une 
âme.  Pour  avoir  lui  aussi  des  étrangetés  qui  parfois  nous 
gênent,  l'admirable  M.  Olier  n'en  paraît  pas  moins  la  vive 
ressemblance  de  son  maître,  un  autre  Condren.  «  En 
écoutant  l'étrange  parole  de  ce  Camus,  disait  un  critique 
du  goût  le  plus  fin,  bien  souvent  on  croirait  entendre  un 
saint  François  de  Sales  en  belle  humeur,  plus  folâlre, 
plus  exubérant  et  plus  bizarre  :  l'imitation  indiscrète- 
ment et  follement  poussée,  va,  si  l'on  vent,  jusqu'à  la 
charge;  mais  au  fond  la  méthode  se  retrouve  à  peu  près 
pareille  :  le  genre  est  le  même"  ».  On  ne  parle  ici  ([ue  de 

(i)  Esprit  du  Bienheureux  François  de  Sales,  part.  I,  sect.  23.  Cf. 
Baudry.  Le  véritable  esprit,  III,  Syi-iyS. 

(2)  Des  prédicateurs  du  XVIP  siècle  a\>ani  Bossuet,  p.  83,  84.  Jacquinet 
semble  du  reste  oublier  que  l'évcque  de  Belley  avait  déjà  fait  ses  preuves, 
avant  qu'il  eût  rencontré  François  de  Sales.  Comme  écrivain,  il  sest 
formé  ou  déformé  tout  seul.  La  réserve  est  sans  importance.  Ils  suivent 
tous  deu.K,  plus  ou  moins,  le  goût  de  leur  temps. 


i()8  l'humanisme   dévot 

leur  rhétorique  et  que  de  leur  style,  mais,  pour  la  pen- 
sée profonde^  les  analogies  paraissent  encore  plus  frap- 
pantes, Camus  étant  moins  folâtre,  mois  exubérant  et 
moins  bizarre  dans  ses  livres  proprement  spirituels  que 
dans  son  œuvre  oratoire.  Aucun  de  ses  traités  de  dévo- 
tion n'est  comparable  à  la  Philothée  :  la  plupart  néan- 
moins rendent  exactement  le  même  son  que  ce  livre 
unique.  On  recueillerait  chez  lui  des  pages  sans  nombre 
où  se  retrouve  le  plus  exquis  de  François  de  Sales  et  que 
l'on  croirait  écrites  par  le  saint  lui-4nême  ^ 

La  chère  amitié  qui  devait  un  jour  unir  les  deux 
évéques  voisins  mit,  je  crois,  assez  de  temps  à  s'épanouir. 
Camus  ne  demandait  qu'à  se  donner  tout  à  fait  dès  le  pre- 
mier jour  de  leur  rencontre.  François  de  Sales  était  moins 
pressé.  Il  n'avançait  que  pas  à  pas,  observant  ce  tumultueux 
personnage  qui  d'ailleurs  peut-être  l'encombrait  un  peu. 

Je  fus  appelé  si  jeune  h  répiscopat,  dit  l'évêque  de  Belley, 
que  je  me  vis  capitaine  presque  en  même  temps  que  je  m'en- 
roiai  dans  la  milice  ecclésiastique,  de  sorte  que  j'étais  si  neuf 
à  cette  fonction  que  tout  me  faisait  ombre...  Nos  résidences 
n'étaient  éloignées  que  de  huit  lieues.  Cette  proximité  me  don- 
nait le  moyen  d'avoir  promptement  de  ses  nouvelles,  pour  me 
résoudre  sur  toutes  les  difficultés  qui  m'arrivaient  dans  l'exer- 
cice de  ma  charge,  en  laquelle  il  était  mon  premier  mobile... 
J'avais  un  petit  laquais  qui  ne  servait  quasi  qu'à  ce  voyage  de 
Belley  à  Annecy  pour  y  porter  mes  lettres,  et  en  rapporter 
ses  réponses  qui  étaient  pour  moi...  des  oracles". 

(i)  Ces  ressemblances  ne  sont  pas  fortuites.  Il  y  a  là  un  cas  très 
curieux  de  ce  mimétisme  volontaire,  et  d'ailleurs  très  original  qui  n'est 
aucunement  plagiat.  Nous  avons  de  cela  une  jolie  preuve.  Camus  ayant 
publié  en  1624,  «  conformément  à  l'esprit  de  la  bénite  Philothée  »,  son 
livre  de  l'Acheminement  à  la  dé\>otion  cis'ile,  la  «  matière  »  de  deux  cha- 
pitres de  ce  livre  sembla,  nous  dit-il  «  à  quelques-uns  si  rapportante  à 
l'esprit  de  ce  bienheureux  prélat,  que  ces  chapitres  ont  été  imprimés  plu- 
sieurs fois  en  divers  recueils  qui  ont  été  faits  de  ses  œuvres,  principale- 
ment dans  un  petit  livre  que  l'on  a  nommé  Les  Reliques  du  Bienheureux 
François  de  Sales,  s'imaginant  que  la  Pasithéc  à  qui  j'adresse  ma  parole, 
fut  la  Philothée  de  ce  bienheureux  homme  »  [Les  dei-oirs  du  bon  parois- 
sien), pp.  467,  458. 

(2)  Esprit  du  Bienheureux  François  de  Sales,  part.  IV,  sect.  20.  Cf. 
Bauduy,  ni,  p.  397. 


.TEAN-PIEUnE     CAMUS  l6() 

Camus,  bien  que  très  sévère  pour  lui-même,  avait  la 
conscience  bien  faite.  Sa  direction  est  humaine  et  paci- 
fiante. A  ses  débuts  toutefois,  et  dans  l'ignorance  totale 
où  il  se  trouvait  du  ministère  pastoral,  les  scrupules  le 
prenaient.  Il  craignait  de  malédifier  ses  diocésains  par  des 
solutions  trop  larges.  Un  jour,  les  capitaines  de  quelques 
compagnies  d'infanterie,  qui  prenaient  leurs  quartiers 
d'hiver  autour  de  Belley,  lui  demandent  permission  pour 
leurs  soldats  de  manger  des  œufs  et  du  fromage  pendant 
le  carême.  L'évêquc  hésite  et,  comme  toujours  en  pareille 
circonstance,  il  mande  son  petit  laquais  chez  François  de 
Sales.  «  Vraiment,  répond  celui-ci  avec  une  pointe  d'impa- 
tience, voilà  un  cas  bien  digne  de  consultation  !  »  Vite, 
qu'on  permette  à  ces  bonnes  gens  de  manger  non  seule- 
ment ((  des  œufs  mais  môme  des  bœufs...,  et  non  seule- 
ment du  fromage,  mais  même  les  animaux  dont  il  s'ex- 
trait... N'est-ce  pas  encore  beaucoup  que  ces  bonnes  gens 
se  soumettent  à  l'Eglise  et  lui  défèrent  à  respect  de 
demander  son  congé  et  sa  bénédiction^  ?  » 

C'est  ainsi  qu'il  le  façonnait  peu  à  peu  et  dans  le  plus 
menu  détail.  Quand  ils  se  trouvaient  ensemble,  c'était 
mieux  encore.  Aucun  défaut  n'échappait  à  l'évoque  de 
Genève,  et  il  corrigeait  paternellement  sans  relàclie  les 
amis  dont  il  était  sûr.  Il  eut  bientôt  vu  que  Tévêque  de 
Belley  ne  regimberait  pas  contre  l'aiguillon  et  il  ne  se  pri- 
vait pas  de  lui  proposer  des  vérités  parfois  assez  morti- 
fiantes. Avec  lui  il  pouvait  tout  dire. 

Je  crois,  lui  écrivait  Camus,  qu'il  y  a  des  esprits  secrets  dans 
les  caractères  qui  partent  de  vous,  tant  ils  sont  flexanimes,  et 
que  d'en  haut  découlent  des  influences  particulières  sur  vos 
persuasions,  comme  si  la  déesse  Python  avait  établi  son  trône 
sur  vos  lèvres.  Jamais  livre  ne  me  toucha  comme  le  vôtre, 
jamais  lettres  ne  me  contournèrent  à  leur  gré  comme  celles 
qui  me  viennent  de  vous.  Ne  vous  ennuyez  pas  de  m'écrire... 

(i)  L'Esprit...,  pai-L  IV,  soct.  20  et  part.  XY,  sccl.  33.  Cf.  BAunny,  lîl, 
PP-  397-399- 


Î70  L    m  MANISME     DEVOT 


Vous  pouvez  sur  moi  tout  ce  que  vous  voulez.  Votre  jugement 
a  un  tel  ascendant  sur  le  mien  et  votre  volonté  régente  si 
absolument  la  mienne  que  je  rumine  vos  paroles  comme  des 
oracles...  Ne  dites  point  que  je  vous  en  conte.  Je  dis  la  vérité 
de  mon  sentiment  \ 


L'abbé  de  Longiieterre  n'avait  sans  doute  pas  lu  cette 
noble  et  touchante  lettre  que  pourtant  il  reproduisait, 
presque  mot  pour  mot,  deux  ans  après  la  mort  de  François 
de  Sales.  «  Quand  feu  M.  de  Genève  parlait,  écrit-il,  vous 
eussiez  vu  cet  autre  évoque,  avec  un  si  grand  respect  et 
une  si  particulière  affection,  recevoir  ses  discours,  que 
vous  Teussiez  pris  pour  un  enfant  qui  écoutait  la  leçon  de 
son  maître,  Il  recueillait  tout  (.'e  qui  venait  de  sa  part 
comme  des  feuilles  de  Sibylle  et  laissait  toutes  ses  occu- 
pations et  ses  plus  sérieuses  études  pour  entretenir  ceux 
qui  le  venaient  voir  de  sa  part.  Partout  il  paraissait  incom- 
parable ;  mais  devant  ce  père  il  témoignait  tant  de  sou- 
mission et  d'obéissance  qu'il  n'osait  lever  les  yeux  pour 
le  regarder.  On  a  vu  cet  écolier  maître  partout;  les  plus 
éminentes  chaires  de  l'Europe  ont  reçu  ses  instructions 
avec  un  applaudissement  qui  a  fait  taire  Tenvie  et  a  con- 
verti le  cœur  des  plus  endurcis  pécheurs.  Mais  quand  il 
s'est  vu  devant  ce  grand  spirituel,  il  s'est  tu  tout  court... 
L'évêque  de  Genève  avait  un  tel  empire  sur  sa  volonté 
qu'il  n'a  fait  aucune  action,  pour  indifférente  qu'elle  sem- 
blât être,  sans  avoir  consulté  son  oracle".  » 

Une  telle  docilité,  une  dévotion  si  affectueuse  méritaient 
leur  récompense,  ii'élève  devint  insensiblement  l'ami, 
un  des  plus  intimes  amis  du  maître.  «  François  de  Sales, 
écrit  fort  justement  Mgr  Baunard,  avait  en  France  un 
autre  lui-même  dans  la  personne  de  l'évèque  de  Belley'\  w 


(i)  OEuvves  de  saint  François  de  Sales,  XVI,  pp.  389-390. 

(2)  Sonvirs  de  Philoihée,  p.  i3i,  cite  par  Baudrv.  Le  véritable  esprit  de 
saint  François  de  Sales,  1,  pp.  lxvi-lxvii. 

(3)  La  vénérable  Louise  de  Marillac,  iî/"*^  Le  (iras,  p.  n. 


.1  E  A  N  -  1»  I  E  H  H  E    G  A  ISI  U  S  171 

Mais  citons  plutôt  un  des  innoinl^rables  textes  oîi  Camus 
lui-même  parle  de  cette  amitié. 

11  y  avait  en  ce  même  temps-là,  écrit-il  dans  la  Pieuse  Julie, 
un  autre  prédicateur  en  Téglise  Saint-André-des-Arts  —  c'est 
lui,  sous  le  nom  de  Périandre  —  lequel  bien  qu'il  lût  éloigné 
en  science  et  en  savoir,  no»  seulement  de  réminence  du  grand 
Arnulphe  (c'est  le  P.  Arnoux,  un  autre  héros  du  même 
roman),  mais  encore  de  tant  d'autres  beaux  astres...  si  est-ce 
que,  ou  pour  je  ne  sais  quelle  grâce  et  bénédiction  de  Dieu 
répandue  en  ses  lèvres,  ou  pour  le  zèle  qu'il  témoignait  au  salut 
des  âmes,  ou  pour  sa  douceur  en  la  correction  des  mœurs 
dépravées,  ou  pour  la  facilité  de  son  esprit,  ou,  ce  qui  est  plus 
croyable,  pour  tenir  quelque  grade  en  l'Eglise  qui  le  rendait 
plus  visible,  et  même  pour  être  disciple  et  disciple  bien-aimé 
du  Père  des  dévots  de  notre  âge,  était  assez  bien  ouï  ^ 

Camus,  nous  le  savons,  ne  se  llattait  aucunement  lors- 
qu'il se  donnait  un  si  beau  titre  que  personne  du  reste 
n'oserait  lui  contester.  Il  en  est  pourtant,  aujourd'hui  du 
moins,  parmi  les  dévots  de  François  de  Sales  que  cette 
rare  intimité  semble  un  peu  gêner.  Ils  en  rougissent  pour 
lui.  Ils  l'excusent,  donnant  à  entendre  qu'après  tout  les 
plus  grands  saints  ont  besoin  parfois  de  se  récréer.  Qu'est- 
ce  à  dire?  Parce  que  Jean-Pierre  Camus  avait  de  l'esprit, 
et  très  pétillant,  s'iniagine-t-on  qu'il  n'était  bon  qu'à  faire 
rire  ? 

Quand  je  l'allais  visiter  à  Annecy,  a-t-il  dit  lui-même,  nous 
passions  tous  les  jours  en  de  continuels  exercices  de  piété  ; 
car  c'étaient  toutes  ses  récréations.  On  y  parlait  peu  de  pro- 
menades, et  point  du  tout  d'entretiens  frivoles  :  prières,  ser- 
mons, conférences,  discours  de  doctrine,  visites  de  malades  ou 
de  maisons  de  dévotion,  fréquentation  de  sacrements  et  occu- 
pations semblables". 

François  de  Sales  n'était  pas  si  méprisant.  Si,  d'aven- 

(i)  La  Pieuse  Julie,  pp.  207-208. 

(2)  Esprit  de  saint  François  de  Sales,  part.  II,  sect.  10.  Cf.  Baudky, 
III,  352.  Naturellement  Camus  force  un  peu  la  note.  (Cf.  Port-Royal, 
p.  229.) 


l'J'l  L    HUMANISME     DEVOT 

tare,  il  plaisantait  volontiers  avec  son  voisin,  il  voyait  sur- 
tout en  lui,  et  il  estimait  grandement  l'homme  de  Dieu, 
révoque,  le  savant,  le  prédicateur,  même,  et  pourquoi 
pas,  l'écrivain.  Aurait-il  trouvé  beaucoup  d'esprits  mieux 
laits  pour  le  comprendre,  beaucoup  d'amis  aussi  dignes  de 
lui,  aussi  nobles,  aussi  foncièrement  bons?  Certes  nous 
n'égalons,  et  à  Dieu  ne  plaise,  ni  ces  deux  génies,  ni  ces 
deux  grâces.  Néanmoins,  qu'on  y  prenne  garde.  A  trop 
vouloir  séparer  Jean-Pierre  Camus  de  François  de  Sales, 
non  seulement  on  les  blesse  l'un  et  l'autre,  mais  encore 
on  se  met  sur  le  chemin  de  les  ionorcr  \ 

o 

Il  nous  reste  un  monument  singulier  de  cette  amitié 
fameuse,  Y  Esprit  du  Bienheureux  François  de  Sales  par 
J.-P.  Camus".  C'est  du  François  de  Sales  parlé,  si  j'ose 
dire,  traduit  ou  camusiné^  qu'on  me  passe  encore  ce  mot, 
puis  indéfiniment  commenté.  Livre  d'or  et  de  plomb. 
Aussi  longtemps  que  l'auteur  se  borne  à  raconter  le  saint 
et  à  nous  redire  ses  propos,  il  est  exquis  et  au  plus  haut 
point.  Les  dissertations  interminables  qu'il  soude  vaille  que 
vaille  à  ces  souvenirs  et  dans  lesquelles  il  expose  à  bâtons 
rompus  quelques-unes  de  ses  idées  favorites,  parais- 
sent naturellement  moins  heureuses.  Il  y  a  néanmoins  de 
l'excellent,  même  dans  ce  fatras,  et  Camus  s'est  tellement 
pénétré  de  l'esprit  de  son  maître  qu'on  a  toujours  l'impres- 
sion que  François  de  Sales  est  de  la  partie.  11  écoute,  il 


(i)  Je  fais  ici  allusiou  à  certains  jugements  sur  Camus  qui  ont  paru 
clans  l'édition  des  œuvres  de  François  do  Sales  (t.  XIV)  et  sur  lesquels 
je  m'expliquerai  plus  longuement  dans  un  appendice. 

(2)  Le  livre  parut,  en  6  volumes,  de  iGSg  à  1641.  Dès  1624,  l'abbé  de 
Longueterre  ou  le  provoquait,  ou  l'annonçait  ofilciousemcnt  au  public. 
«  Si  ce  compagnon  de  ses  travaux,  disait-il  parlant  de  Camus  et  de  Fran- 
çois de  Sales,  son  fils  et  son  père,  ce  grand  génie  de  la  nature,  cette  plume 
d'aigle  qui  consume  toutes  les  autres,  qui  dévore  tous  les  travaux  des 
autres  par  la  fertilité  des  siens,  et  qui,  lassécî  de  porter  le  fardeau  de 
l'évèché  de  Belley  ne  veut  plus  avoir  d'autre  souci  que  de  soi-même;  si 
donc  cet  incomparable  personnage  qui  a  la  théorie  et  la  pratique  de 
toutes  les  sciences  de  M.  de  Genève,  vient  à  écrire  sou  histoire,  ce  sera 
un  grand  sujet  de  joie  pour  ceux  qui  aiment  vraiment  Philothée.  »  [Sou- 
pirs de  Philothée,  pp.  182  sq .  cité  par  Baudry.  Le  véritable  esprit...,  I, 

p.    LXVII. 


.1  L .v^'-lMI•:ullE   CAMUS  173 

sourit,  il  approuve,  quelquefois,  très  rarement,  il  IVouce 
un  peu  le  sourcil  ou  bien  il  sommeille  et  nous  avec  lui. 
Dès  son  apparition  le  livre  eut  une  vogue  extraordinaire 
et  fit  les  délices  des  âmes  pieuses.  Jusqu'à  la  Révolution 
française,  on  n'a  pas  cessé  de  le  lire,  soit  dans  le  texte 
original  qui  est  énorme,  soit  dans  le  résumé  qu'en  donna 
le  D''  Collet  et  que  Sainte-Beuve  juge  excellent.  1789  est 
une  date  fatale  dans  l'histoire  de  la  dévotion.  Les 
habitudes  qui  se  passaient  de  génération  en  génération, 
les  douces  et  bienfaisantes  routines,  qui  maintenaient  les 
mêmes  livres  sur  les  tabletles  d'une  même  maison  ou 
sur  les  prie-dieu  du  même  oratoire,  tout  cela  fut  boule- 
versé. U Esprit  ou  le  résumé  de  Collet  flottèrent  encore 
quelque  temps  parmi  les  autres  épaves,  puis  rentrèrent 
dans  le  néant.  Réimprimé  en  1840  par  un  prêtre  de  sainte 
et  savante  mémoire,  M.  Dépery,  depuis  évêque  de  Gap, 
VEspvit  du  Bienheureux  François  de  Sales  n'intéresse 
plus  aujourd'hui  que  les  amateurs.  Sans  l'avoir  néanmoins 
jamais  ouvert,  tout  le  monde  le  connaît.  Il  est  certain  en 
effet  que  Tévêque  de  Belley  a  contribué  plus  que  personne 
à  fixer  la  physionomie  morale  de  François  de  Sales  dans 
l'imagination  catholique  et  à  populariser  l'esprit  du  saint. 
Aujourd'hui  encore,  tous  ou  presque  tous,  nous  voyons 
celui-ci  des  yeux  de  Camus,  ainsi  que  les  Anglais,  le 
D'"  Johnson,  des  yeux  de  Boswell.  De  toute  façon,  le  chef- 
d'œuvre  de  Camus  est  un  des  ouvrages  essentiels  de  notre 
littérature  religieuse.  A  ce  titre,  à  ce  titre  seul,  bien 
entendu,  et  dans  l'ordre  historique  où  nous  nous  sommes 
placés,  il  a  presque  la  même  importance  que  l'Introduc- 
tion à  la  vie  dévote^ . 

IV.  Camus  a  publié  une  quantité  de  livres  ou  de  livrets 
spirituels  qui  forment  comme  autant  de  chapitres  particu- 
liers de  y  Esprit  du  bienheureux  François  de  Sales.  Quoi 
qu'il    écrive    en    ces    matières,    il    se    propose    toujours 

(i)  On  trouvera  à  l'appendice  des  notes  critiques  sur  la  véracité  de 
Camus  historien,  ou  plutôt  mémorialiste. 


174  I'  HUMANISME    dp:vot 

d'expliquer  et  de  répandre  la  pensée  de  son  maître.  A 
plusieurs  de  ses  titres  est  ajoutée  la  mention:  tiré  de  La 
doctrine^  ou  selon  la  doctrine^  ou  selon  V esprit  du  Bienheu- 
reux François  de  Sales.  A  chaque  page  il  cite  le  propre 
texte  du  saint.  «  Ne  vous  imaginez  pas,  lecteur,  dit-il 
dans  une  de  ses  préfaces,  que  ce  trésor  se  soit  trouvé 
caché  dans  mon  champ...  Je  le  tiens  et  le  tire  d'une  plus 
riche  mine...  de  la  doctrine  de  mon  très  honoré  Père... 
tant  de  celle  que  j'ai  reçue  de  sa  bouche  durant  quatorze 
ans...  que  de  celle  que  j'ai  puisée  de  ses  écrits.  ^  »  «  Ayant 
comme  juré  en  ses  paroles,  dit-il  ailleurs,  et  embrassé  ses 
préceptes  comme  des  oracles  de  piété  et  comme  des 
termes  de  vérité...  pourrais-je  bien  vous  enseigner, 
Eutrope,  autre  chose  que  ce  que  j'ai  appris,  soit  de  ses 
écrits,  soit  de  sa  vive  voix  et  vous  imprimer  d'autres  sen- 
timents de  dévotion  que  ceux  qu'il  a  gravés  sur  mon 
âme"?  »  On  a  répété,  fort  injustement  du  reste  que,  dans 
V Esprit  du  Bienheureux  François  de  Sales ^  il  n'y  a  d'excel- 
lent que  ce  qui  ne  vient  pas  de  Camus.  Celui-ci  n'avait 
pas  attendu  qu'on  lui  rappelât  son  indignité.  Les  ensei- 
gnements de  mon  maître,  dit-il  au  lecteur  vers  la  fin  d'un 
de  ses  propres  traités,  «  te  seront  aussi  aisés  à  distinguer 
de  ceux  qui  sont  de  mon  cru  que  l'or  l'est  d'avec  le 
cuivre  »  \  N'en  croyez  rien.  Il  s'est  tellement  assimilé  les 
idées  et  la  manière  de  François  de  Sales  qu'on  ne  sait 
pas  toujours  où  (;elui-ci  finit,  où  Camus  commence.  Du 
moins  tranchera-t-il  par  ses  excentricités  légendaires  ? 
Non  encore.  Si  les  critiques  qui  jugent  et  méprisent  en 
bloc  l'œuvre  de  Camus  avaient  pris  la  peine  de  parcourir 
un  seul  de  ses  livres  spirituels,  ils  auraient  été  surpris, 
déçus  peut-être  de  trouver  ce  livre  constamment  sérieux, 
presque   toujours    grave.    S'il   plaisante  assez  volontiers 

(i)  Préface  de  L'unité  s'Criueuse,  secicl  spiiilucl  pour  arris'Cr  pari  usa  gn 
d'une  vertu  au  comble  de  toutes  les  autres. 

[•2]  De  lu  ré  formation  intérieure,  p^).   i-j. 

(3)  Ih.,  p.  347. 


JEAN-PIEllUE     CAMUS  175 

dans  ses  longs  sermons  —  crime  souvent  très  pardon- 
nable; s'il  laisse  courir  sa  verve  joyeuse  dans  ses  romans, 
comme  il  en  a  certes  le  droit;  l'intimité  de  la  direction, 
les  Joesoins  pressants  des  âmes  que  tourmentent  de  cruels 
scrupules,  impressionnent  profondément  cette  vive  et 
tendre  nature.  Il  sourit  encore  par  moments,  mais  comme 
peuvent  et  doivent  sourire  les  saints.  D'ici,  delà,  quelques 
vivacités,  quelques  saillies  innocentes,  du  bel-esprit, 
mais  jamais  rien  qui  pèche  contre  les  convenances 
du  sujet,  qui  paraisse  déplacé  sous  la  plume  d'un 
évêque.  Le  plus  grand  tort  de  ces  livres  est  d'être  légion 
et  ce  tort  n'est  pas  sans  excuse.  Camus  ne  cherche  ni  la 
gloire,  ni  le  plaisir  d'écrire.  Pour  la  gloire,  il  en  fait  fi,  et 
quant  au  plaisir,  ses  romans  qu'il  improvise  avec  une  joie  si 
visible,  lui  auraient  largement  suffi.  Mais  il  se  formait 
l'idée  la  plus  haute  et  la  plus  rigoureuse  de  ses  devoirs 
d'évêque,  et  il  plaçait  la  direction  spirituelle  au  premier 
rang  de  ces  devoirs.  Il  confessait  et  il  dirigeait  un  grand 
nombre  d'âmes ^  C'est  pour  celles-ci  qu'il  rédige  d'abord 
ses  écrits  spirituels.   Tel  de  ses  livres  n'a  été  écrit  que 


(i)  Les  filles  de  la  Charité  conservent  dans  leurs  archives  plusieurs 
lettres  de  direction  envoyées  par  l'évêque  de  Belley  à  leur  fondatrice.  Je 
n'ai  pas  vu  ces  inédits,  mais  les  quelques  citations  qu'en  a  faites  Ms^' Bau- 
nard  dans  la  vie  de  M"^*^  Le  Gras,  sont  fort  belles.  «  Il  la  détournait,  écrit 
Ms'"  Baunard,  de  l'inquiète  discussion  d'elle-même  pour  la  dilater  dans  la 
lumière  joyeuse.  Ainsi  pas  de  confessions  générales  incessantes,  inutiles, 
troublantes...  «  Vous  voilà  donc  toujours  dans  les  confessions  générales  ! 
Oh  !  combien  de  fois  je  vous  ai  dit  :  grâce  soit  des  confessions  générales 
pour  votre  cœur  !  Oh  !  non,  le  jubilé  ne  vient  point  pour  cela  pour  vous, 
mais  pour  vous  réjouir  en  Dieu  votre  salut.  »  De  même  dans  une  autre 
lettre  :  «  J'attends  toujours  que  la  sérénité  vous  revienne,  après  ces 
nuages  qui  vous  empêchent  de  voir  la  belle  clarté  de  la  joie  qui  est  au 
service  de  Dieu.  Ne  faites  point  tant  de  difficultés  aux  choses  indiffé- 
rentes. Détournez  un  peu  votre  vue  de  vous-même  et  l'attachez  à  Jésus- 
Christ...  »  Même  discrétion  de  conduite  pour  les  retraites  que  volontiers 
elle  eût  multipliées,  prolongées...  «  Je  suis  consolé  de  savoir  que  les 
exercices  de  recueillement  et  les  retraites  spirituelles  vous  soient  si 
utiles  et  si  savoureuses.  Mais  il  en  faut  prendre  pour  vous  comme  du 
miel,  rarement  et  sobrement  ;  car  vous  avez  une  certaine  avidité  spiri- 
tuelle qui  a  besoin  de  retenue  »...  Baunard.  La  vénérable  Louise  de 
Marillac,  pp.  •ii-i'i.  —  Avais-je  tort  de  prétendre  qu'il  n'est  pas  toujours 
facile  de  distinguer  entre  l'or  de  François  do  Sales  et  le  cuivre  de 
Camus?  Ces  lettres  sont  de  1619  ou  de  16^0.  Camus  ne  les  a  donc  pas 
calquées  sur  la  correspondance  du  saint  lequel  vivait  (ncore. 


17^  l'iiumajsisme    dévot 

pour  l'instruction  ou  la  consolation  d'une  seule  personne. 
Plus  tard,  jugeant  l'œuvre  assez  bien  venue  et  voyant 
qu'elle  avait  atteint  son  but,  le  bon  évêque  se  laissait 
arracher  —  oh  !  sans  trop  do  peine  —  son  manuscrit  par 
les  éditeurs. 

Ce  Théopisle  h  qui  je  parle  en  ce  petit  ouvrage  —  dit-il 
dans  Vaçeriissement  de  la  Lutte  spirituelle  —  est  une  ame  fort 
pieuse  qui  affligée  jusques  à  rcxtrémité  des  pensées  d'infidé- 
lité et  de  blasphème...  eut  recours  h  moi...  Qui  n'en  eût  eu 
pitié,  eût  eu  sans  doute  un  rocher  h  la  place  du  cœur...  Sa 
vue  donnait  de  la  compassion,  tant  la  tristesse  avait  desséché 
ses  os  où  sa  peau  était  collée,  on  lisait  sur  son  visage  que 
les  douleurs  de  la  mort  l'environnaient  et  que  les  terreurs  de 
l'enfer  lui  donnaient  l'épouvante...  Cette  compassion  que  j'eus 
de  sa  misère  tira  de  ma  plume  cet  écrit  que  je  te  présente, 
lecteur,   afin  qu'en  mon  absence  elle  y  eut  recours  ^ 

Quelques  lignes  touchantes  et  persuasives  que  j'em- 
prunte à  ce  même  ouvrage  font  bien  connaître  le  ton  le 
plus  ordinaire  de  Camus  écrivain  spirituel,  et  le  sens  de 
sa  direction.  Peut-être  aussi  pourraient-elles  excuser  la 
fécondité  intarissable  du  bon  évoque. 

Prière  à  Dieu  pour  une  ame  tentée. 

O  Jésus,  mon  Seigneur,  pourrais-je  bien  voir  en  peine  mon 
frère  Théopiste,  sans  prendre  part  à  sa  tribulation,  voyant 
clairement  que  vous  y  êtes  vous-même  avec  lui  en  cette  angoisse 
qui  le  trouble,  avec  dessein  de  l'en  tirer  et  de  1  en  couronner 
de  gloire.  N'ôtes-vous  pas  toujours  auprès  de  ceux  qui  ont  le 
cœur  serré  et  qui  vous  invoquent?...  0  quel  bonheur  d'être 
votre  coadjuteur  et  collaborateur  en  cette  bonne  action  !... 
Malheur  à  moi  si  je  n'évangélise,  si  je  retiens  la  vérité  prison- 
nière... si  je  me  lais  quand  il  est  question  de  Sion  et  du  bien 
d'une  âme...  si  ma  langue  n'est  une  plume  ou  si  ma  plume 
n'est  une  langue,  pour  mettre  en  vos  voies  les  pas  de  ceux  qui 
ont   besoin  d'y  être  adressés  !   Hélas  !    très    aimable  Sauveur, 

(i)  Avertisscniont  de  f.a  lulle  spirituelle  ou  encoura^owcut  à  uiio  ninc 
tenlcc  de  l'espiit  de  hhispliènie  et  d'injidrlid'. 


JE  AN-PI  EURE     CAMUS  i;7 

voilà  Théopiste,  ce  pauvre  Théopiste  que  vous  aimez  et  (|uc 
je  sais  qui  vous  aime  d'une  charité  non  feinte  et  d'une  affection 
véritable  ;  ce  Théopiste,  mon  cher  frère  selon  votre  esprit, 
est  non  seulement  malade,  mais  il  endure  violence.  C'est  à 
vous  de  répondre  pour  lui,  puisque  étant  uni  à  vous  comme 
un  pampre  h  son  cep,  comme  un  membre  à  son  chef,  vous 
prenez  part  à  ses  afflictions,  comme  du  temps  de  ce  Saul  dont 
vous  fîtes  un  Paul,  vous  ressentiez  les  persécutions  de  vos 
fidèles... 

Voilà,  mon  cher  Théopiste,  la  prière  que  je  fais  sur  votre 
affliction,  c'est  le  baume  que  je  répands  sur  votre  plaie,  sui- 
vant en  cela  le  conseil  de  l'Apôtre  qui  veut  que  Ton  prie  sur 
celui  qui  est  triste,  que  l'on  pleure  avec  celui  qui  est  fâché  ; 
et  il  me  semble  que  je  ne  sais  quelle  secrète  voix  m'assure 
que  cette  infirmité  ne  sera  point  à  la  mort,  mais  que  par  elle 
se  manifestera  davantage  en  vous  la  gloire  de  Dieu.  Que  si 
vous  avez  patience,  vous  verrez  bientôt  reluire  sur  vous  les 
splendeurs  de  son  divin  visage  \ 

Saint  Anselme,  saint  Bernard,  saint  François  de  Sales, 
Fénelon,  quel  est  celui  de  ces  très  grands  que  l'on  amoin- 
drirait en  lui  attribuant  cette  page?  J'ose  à  peine  faire 
remarquer  au  lecteur  la  sûreté,  la  fluidité  et  la  mollesse 
d'une  telle  prose,  mais  je  ne  sache  personne  chez  nous  qui 
se  soit  assimilé  avec  plus  d'aisance  les  tours,  les  images 
et  jusqu'à  l'accent  de  la  Bible.  Rabelais,  Amyot,  Montaigne 
ayant  fait  leur  œuvre,  le  français  de  1620  semblait  mûr  pour 
cette  traduction  nationale  des  livres  saints  que  nous  atten- 
dons encore  et  qui  sans  doute  ne  viendra  jamais.  Après 
Vaugelas  et  Bouhours,  il  sera  trop  tard  chez  nous  pour 
une  telle  œuvre.  La  grande  bible  anglicane,  qui  a  marqué 
d'une  telle  empreinte  le  génie  anglais,  s'achevait  à  peu 
près  vers  ce  même  temps.  Or,  de  tous  les  contemporains 
de  Henri  IV,  d'Elisabeth  et  de  Louis  XIll,  nul  peut-être 
ne  se  trouvait  mieux  préparé  que  Jean-Pierre  Camus  à  cette 
magnifique  entreprise,  assez  grand  et  tout  ensemble  assez 
chétif  pour  traduire.  Les  rythmes  latins  ne  l'enchaînent 

(i)   La  lutte  spirituelle...,  p.  3-7. 

I.  12 


178  l'humanisme     DÉVOT 

pas,  comme  Balzac,  cet  illustre  esclave.  Son  goût  s'égare 
parfois,  mais  du  moins  n'est  jamais  timide.  Il  a  Tingé- 
nuité  suave  de  François  de  Sales,  et  la  vivacité,  la  verdeur 
française  qui  manquent  à  l'évêque  savoyard.  Il  serait  — 
peut-être,  peut-être,  —  aussi  harmonieux  que  les  traduc- 
teurs anglicans,  et  peut-être  encore,  moins  uniformément 
majestueux,  plus  flexible.  Bref,  nous  avons  laissé  passer 
l'occasion  unique.  Ainsi  feront  plus  tard  les  évêques  catho- 
liques d'Angleterre  qui  n'oseront  pas  confier  pour  de  bon 
à  Newman  la  refonte,  urgente  pourtant,  —  de  la  Bible  de 
Douai.  La  langue  biblique  n'est  plus  chez  nous,  comme 
au  temps  de  saint  Bernard  et  de  J.-P.  Camus,  l'idiome 
naturel  des  écrivains  catholiques.  La  Sainte  Ecriture, 
quand  nous  daignons  nous  inspirer  d'elle,  prend  sous 
nos  plumes  un  je  ne  sais  quoi  qui  sent  l'étranger. 

Après  cette  digression,  qu'on  me  permette  de  revenir 
en  passant  à  ce  caractère  musical  de  la  prose  camusienne. 
On  a  beaucoup  ri  et  médit  de  ses  sermons.  Voici  Texorde 
d'une  de  ses  homélies  sur  le  Cantique. 

Des  inspirations,  leur  suavité  et  leur  progrès. 

Surge  Aquilo,  i>eni  Austei\  perfla  liortiim  meum,  et  fluant 
aromata  illius. 

Il  va  sans  dire  qu'on  doit  lire  cette  page  à  haute  voix. 

Ce  mariage  de  Zéphire  et  de  Flore,  que  les  anciens  s'ima- 
ginaient, ne  voulait  enseigner  autre  chose  que  la  vertu  secrète 
qu'a  ce  doux  vent  sur  la  production  des  fleurs,  lorsque  les 
vents  rigoureux  de  l'hiver  ayant  fuit  place  au  printemps,  par 
ses  douces  haleines,  il  va  tapissant  la  terre  d'une  riche  dia- 
prure  et  répandant  partout  le  parfum  délicieux  de  ses  ailes 
musquées.  Cestce  souffle  gracieux  qui  ouvre  le  sein  de  la  terre 
et  qui  découvre  les  trésors  qu'elle  y  recelait  durant  l'inclé- 
mence de  la  froide  saison. 

Si  nous  disons  que  le  souffle  divin  de  l'inspiration  sacrée 
fait  un  même  effet  en  nos  cœurs,  faisant  paraître  des  jlciirs  en 
leur  terre,   nous  ne  dirons  que  ce  que   l'expérience  ordinaire 


JE  AN -PI  EH  HE     CAMUS  179 

nous  l'ait  comme  voir  à  Tceil.  0  Seii^/ieiir^  dit  le  chantre-roi, 
enpojjez  wotre  esprit  et  nous  serons  recréés  et  la  face  de  notre 
terrain  intérieur  sera  renouvelée.  O  chères  halenées,  que  vous 
nous  devez  être  précieuses  et  combien  soigneusement  vous 
devons  vous  ménager  puisque  de  vous  dépendent  toutes  les 
fleurs  de  nos  bons  désirs,  tous  les  fruits  de  nos  meilleures 
actions  !  Hé  !  venez  Saint-Esprit  et  répandez  sur  le  jardin  de 
mon  âme  votre  souffle  sacré,  afin  que  les  parlums  de  votre 
parole  se  communiquent  à  ceux  qui  m'entendent.  Divin  zéphire, 
nous  vous  réclamons  par  l'entremise  de  cette  racine  de  Jessé, 
d'où  est  sortie  la  fleur  des  champs  et  le  lys  des  vallées.  Ave 
Mariai 

Qu'il  faudra  peu  de  chose  pour  que  cette  langue 
devienne  celle  de  Fénelon  !  Ni  Bossuet,  ni  Saint-Simon, 
oh  !  je  l'entends  bien  de  la  sorte,  mais  pourquoi  mépriser 
une  seule  de  nos  richesses.  Je  sais  encore  que  le  Télé- 
maque  n'est  plus  à  la  mode,  mais  j'ai  peine  à  comprendre 
que  tout  ensemble  un  même  critique  raille  l'épisode  de 
Thermosiris  et  prétende  goûter  Renan  ou  France.  Quoi 
qu'il  en  soit,  tel  est  le  style  ordinaire  des  écrits  spirituels 
de  Camus,  telle  est  aussi  la  couleur,  si  j'ose  dire,  et  la 
musique  de  sa  direction  :  tendresse,  compassion,  humanité, 
confiance  filiale  et,  comme  il  l'écrit  lui-même,  rayonne- 
ment de  ((  la  belle  clarté  de  la  joie  qui  est  au  service  de 
Dieu  ». 

Il  n'y  a  pas  lieu  d'étudier  en  détail  cette  doctrine  spiri- 
tuelle, l'évêque  de  Belley  ressemblant  comme  un  frère 
aux  maîtres  que  nous  connaissons  déjà,  à  Richeome,  à 
Binet  et  surtout  à  François  de  Sales.  J'indiquerai  seulement 
quelques  particularités  intéressantes  qui  me  paraissent 
distinguer  Jean-Pierre  Camus  et  de  ses  émules  et  de  son 
maître. 

Il  se  montre  beaucoup  plus  spéculatif  que  les  autres, 
avide  de  clarté,  curieux  de  définir  pleinement  les  objets 
qui  l'occupent,  ne  résistant  pas  au  plaisir  de  discuter  doc- 

(i)  Homélies  spirituelles  sur  le  Cantique  des  Cantiques...,  pp.  33i-332. 


loo  L    HUMANISME     DEVOT 

toralement  les  problèmes  dogmatiques  ou  moraux  —  ces 
derniers  surtout  —  qu'il  rencontre  sur  sou  chemin  et  qui 
n'intéressent  pas  directement  le  progrès  spirituel  du  lec- 
teur. Théologien,  un  peu  amateur  sans  doute,  —  car  le 
temps  lui  a  manqué  —  mais  peut-être  d'autant  plus  zélé, 
il  regarde  d'un  œil  d'envie  et  avec  une  certaine  crainte 
révérentielle,  les  docteurs  de  profession.  Il  voudrait  mar- 
cher leur  égal,  non  par  vanité,  mais  par  goût  naturel  pour 
ces  hautes  disciplines.  Guetté,  harcelé  par  des  censeurs 
qu'il  sait  bien  décidés  à  ne  pas  lui  faire  la  moindre  grâce, 
d'ailleurs  très  désireux  de  rester  dans  les  limites  du 
dogme,  convaincu  que  «  tout  esprit  particulier  est  une 
folie  universelle  »  \  il  évile  soigneusement  de  donner 
prise  à  ces  «  subtils  »  qui  «  ne  veulent  qu'un  petit  mot 
pour  décrier  tout  un  ouvrage,  faisant  comme  cet  ange  qui 
transporta  un  prophète  par  un  cheveu  dans  une  fosse  de 
lions  »  ^. 

J'ai  eu,  dit-il  par  exemple,  un  soin  particulier  et  une  atten- 
tion presque  continuelle  en  ce  petit  écrit  de  répéter  et,  pour 
ainsi  d'inculquer  souvent  l'efficace  de  la  grâce  et  de  son  opé- 
ration dans  la  syndérèse,  et,  même  par  une  section  entière, 
j'ai  traité  de  l'union  et  concours  de  ces  deux  pièces  que  je  fais 
toujours  marcher  ensemble,  quoique  l'avantage  de  la  grâce  soit 
sans  comparaison  ^. 

C'est  bien  du  reste  pour  elles-mêmes  que  ces  questions 
le  passionnent,  notamment  la  théologie  de  la  grâce,  ce 
qu'on  appelle  le  traité  des  actes  humains^  en  un  mot  tout 
ce  qui  touche  aux  fondements  dogmatiques  ou  psycholo- 
giques de  la  vie  intérieure.  Ayant  toujours  sur  sa  table, 
la  Somme  de  saint  Thomas  et  les  écrits  de  François  de 
Sales,  sa  méthode  habituelle  est  de  pousser  plus  avant  les 

(i)  De  la  syndérèse,  p.  i33. 

(2)  //>.,  p.  \i%.  «  Chacun  s.iit,  écrit-il  ailleurs,  que  j'ai  en  tèlo  cor- 
tains  esprits  qui  ne  rcgardonl  mes  médailles  que  par  le  revers  et  qui 
sont  en  possession  de  ne  prendre  que  de  la  gauche  ce  que  je  présente  do. 
la  droite.  »  Cnritée...,  p.  42. 

('])  Cari  te  e,  p.   i3i  . 


.1  K  A  N  -  l'  I  K  11  H  E     G  A  M  U  s  1 8  I 

analyses  inorales  que  ces  deux  maîtres  ont  amorcées.  Il 
écrit  ainsi  lout  un  livre,  et  très  intéressant,  sur  la  syii- 
dérèse ^  en  d'autres  termes,  sur  l'invincible  attrait  de 
naissance  qui  incline  notre  volonté  vers  le  bien\  Ainsi 
encore,  il  poursuit,  à  sa  façon,  dans  son  traité  de  la  réfor- 
mation intérieure^  la  description  du  «  centre  de  l'âme  » 
qui  tient  une  telle  place  dans  le  système  salésien  et  dont 
nous  avons  parlé  plus  haut.  Tout  cela  me  paraît  très  au- 
dessus  du  médiocre.  Il  y  a  là  de  l'ingéniosité,  de  la  péné- 
tration, beaucoup  d'esprit,  d'onction  et  de  grâce.  Il  me  rap- 
pelle un  autre  amateur  qui  ne  fut  pas  sans  gloire,  qui  eut 
l'humble  mérite  d'écrire  en  français  et  qui  du  reste  défend 
une  doctrine  contraire.  Dans  les  passages  descriptifs  et 
spéculatifs  de  son  œuvre  spirituelle,  Camus  est  un  Nicole, 
moins  délié  peut-être,  mais  également  lucide,  moins  gris, 
plus  aimable  et,  cela  va  sans  dire,  plus  consolant. 

Il  ne  se  contente  pas  d'éclairer  et  d'approfondir  par  des 
recherches  de  détail  la  doctrine  salésienne,  mais  il  ajoute 
encore  à  cette  doctrine  un  certain  caractère  de  rigueur  sys- 
tématique que  François  de  Sales,  plus  réaliste,  plus  sage, 
plus  simple  et  moins  absolu  ne  lui  aurait  jamais  donné. 

Qu'il  s'agisse  d'une  question  sans  importance,  ou  des 
principes  premiers  de  la  vie  spirituelle.  Camus  se  laisse 
trop  vite  et  trop  complètement  absorber  par  les  théories 
qui  l'enchantent.  Vienne  la  contradiction  et  cela  tourne 
insensiblement  à  l'idée  fixe,  à  la  manie  véritable.  Par  là 
s'expliquent  certainement  les  pamphlets  que  cet  évêque 
foncièrement  charitable  a  écrits  contre  les  franciscains; 
par  là  aussi  les  ouvrages  trop  nombreux,  trop  pressants, 
trop  agités,  d'ailleurs  beaucoup  moins  répréhensibles 
qu'il  a  consacrés  à  défendre  le  pur  amour.  Que  François 
de  Sales  ait  enseigné  très  expressément  une  doctrine 
toute  semblable,  qu'il  ait  formellement  voulu  que  l'on 
cherchât  non  «  le  paradis  de  Dieu,  mais  le  Dieu  du  para- 

(i)   De  la  syndci  èsc  ;  discours  asccti(/ac. 


l8i  L    HUMANISME     DEVOT 

dis  »,  qu'il  ait  enfin  orienté  sa  vie  intime  et  sa  direction 
vers  ramoLir  désintéressé,  la  chose,  en  dépit  de  Bossuet, 
n'est  pas  contestable.  Mais  sur  ce  point  comme  sur  tous 
les  autres,  sa  merveilleuse  sagesse  lui  dictait  infaillible- 
ment les  justes  nuances  et  les  tempéraments  nécessaires. 
Quant  à  l'évêque  de  Belley,  pénétré  et  possédé  de  ces 
hautes  vérités  qui  répondaient  à  la  générosité  de  sa 
nature,  je  ne  crois  pas  que  dans  les  développements  infi- 
nis qu'il  leur  donne,  il  s'écarte  jamais  sérieusement  de 
l'exactitude  théologique.  Tout  ce  qu'il  a  écrit  là-dessus, 
du  moins  tout  ce  que  j'en  ai  lu,  peut  et  doit  se  défendre. 
Il  me  paraît  même  ou  plus  précautionué  ou  plus  sur  que 
l'auteur  des  Maximes  des  Saints,  plus  étroitement  fidèle 
à  la  Somme  de  saint  Thomas  et  au  Traité  de  V Amour  de 
Dieu  qu'il  suit  pas  à  pas.  Mais  si,  à  tout  prendre,  il  ne 
bronche  point,  il  menace  peut-être  d'égarer  son  lecteur 
par  l'insistance  même,  la  onesidedness  avec  laquelle  il 
poursuit  «  l'esprit  mercenaire  »  et  l'esprit  de  crainte. 
En  ces  matières  délicates,  à  trop  appu3'er  et  trop  cons- 
tamment sur  un  seul  principe,  on  risque  d'amoindrir, 
d'effacer  les  autres.  «L'évêque  de  Belley,  — écrivait  Féne- 
lon  à  Bossuet,  —  ami  intime  de  saint  François  de  Sal-es,  fut 
accusé,  depuis  l'an  1639  jusqu'en  1642,  d'enseigner  l'illu- 
sion sous  le  nom  du  pur  amour.  On  lui  disait  presque  ce 
que  vous  me  dites.  On  assurait  qu'il  voulait  faire  oublier 
le  paradis  et  l'enfer,  étouffer  l'espérance  et  la  crainte, 
enfin  saper  les  fondements  de  la  religion...  Après  une 
longue  controverse,  sa  doctrine  prévalut*.  »  Elle  ne  pou- 
vait pas  ne  pas  prévaloir,  puisque  la  pensée  de  Camus 
sur  l'amour  désintéressé  est  la  pensée  même  de  rÉglise. 
Je  crois  néanmoins  que  l'évêque  de  Belley,  s'il  avait  paru, 
je  ne  dis  pas  plus  exact,  mais  moins  systématique,  aurait 
aisément  prévenu  ces  accusations  injustes  et  mis  ses 
adversaires  dans  l'impossibilité  de  lui  nuire. 

^i)   CF.    liA.uDKv.    I.c  \'critahlc  esprit  de  saint  Franrois  de   Sales...,  I, 

p.   XLI. 


J  E  AN -IME  RUE     CAMUS  i  8  "5 

Ce  fut  du  reste  un  curieux  débat,  et,  si  j'ose  dire,  une 
«  première  »  assez  plaisante  de  la  controverse  autrement 
tragique  qui,  soixante-dix  ans  plus  tard  devait  mettre 
aux  prises  Fénelon  et  Bossuet.  Pour  vaincre  des  enne- 
mis que  leur  violence  même  disqualifiait  par  avance, 
Camus  n'eut  qu'à  se  montrer;  c'est  ce  qu'il  fit,  comme 
il  écrit  lui-même,  «  avec  ornement  et  apparat*  »,  lisez, 
avec  un  brillant  tapage.  Cette  aventure  triomphale  nous 
montrant  sur  le  vif  les  allures  de  ce  bizarre  et  naïf  et 
noble  génie,  on  me  permettra  de  la  raconter  en  peu  de 
mots. 

Il  avait  trouvé  dans  Joinville  une  magnifique  histoire, 
vivant  symbole  de  la  théologie  du  pur  amour.  Comme 
Frère  Yves  le  Breton,  envoyé  par  saint  Louis  au  calife 
de  Syrie,  arrivait  au  terme  de  son  ambassade,  vint  à  sa 
rencontre  une  femme  qui  portait  de  la  main  droite  une 
cruche  pleine  d'eau  et  de  fautre  une  torche  ardente. 

Avec  ce  flambeau  allumé,  dit-elle,  (c'est  Camus  qui  la  fait 
ainsi  parler)  je  désire  mettre  le  feu  au  paradis  et  le  réduire 
tellement  en  cendres  qu'il  n'en  soit  plus  parlé  ;  et,  répandant 
cette  eau  sur  les  flammes  de  l'enfer,  je  prétends  les  éteindre  et 
qu'il  n'y  ait  plus  de  tourments  ni  de  supplices  en  ce  lieu  mal- 
heureux ;  afin  que  désormais  Dieu  soit  aimé  et  servi  pour 
l'amour  de  lui-même,  sans  servilité  et  sans  mercenaireté,  et 
d'une  manière  si  pure  et  si  désintéressée  que  ce  ne  soit  plus 
la  crainte  de  l'enfer  qui  nous  retire  principalement  en  fin  der- 
nière du  péché,  mais  son  amour,  ei  parce  que  la  coulpe  V offense 
et  lui  déplaît^  et  que  nous  nous  adonnions  aux  bonnes  œuvres 
sans  mettre  notre  dernière  et  souveraine  visée  dans  la  récom- 
pense^ mais  en  la  dilection  et  en  la  gloire  de  Dieu  qui  en  est 
honoré  et  h  raison  qu^cUes  lui  plaisent-. 

J'ai  souligné  les  coups  de  plume  du  théologien  qui 
mettent  au  point  la  doctrine  de  ce  discours.  Qui  ne  voit 


(i)   La   Caritée,  p.    621.   L'avcntui'e  est  racoutée  tout  au  long  à  ia  fiu 
de  ce  livre, 

(•2)   Ib.,  p.  io3. 


l84  l'humanisme     DÉVOT 

d'ailleurs  qu'il  s'agit  ici  d'une  série  de  métaphores  drama- 
tisées ?  Nul  esprit  bien  fait  n'est  tenté  de  craindre  que 
cette  femme  ait  voulu  pour  de  bon  brûler  le  ciel,  éteindre 
l'enfer. 

Quoi  qu'il  en  soit,  notre  évêque  romancier  marqua  d'un 

caillou  blanc  le  jour  où  lui  avait  été  montrée  l'héroïne  de 

Joinville.  Celle-ci  lui   devint  aussi  présente  que  M""®  de 

Chantai.  Il  la  baptisa,  lui  donnant  le  seul  nom  qu'on  put 

imaginer  pour  elle  :  Caritée;  il  la  catéchisa  longuement  et 

lui  enseigna   par  le  menu    la   théologie   du    pur  amour. 

Ainsi  faite,  il  la  présentait,  dans  ses  conférences  pieuses, 

aux  «  sanctimoniales  »  de  Normandie  et  toujours  avec  un 

même  succès  d'entraînement  héroïque.  Une  fois  le  succès 

fut  tel  que  son  auditoire,  épris  de  Caritée,  en  voulut  avoir 

l'image.  Justement  un  peintre  se  trouvait  là,  et  qui  plus 

est,  le  modèle,  je  veux  dire,  une  gravure  en  taille  douce 

que  le  jésuite  Jérémie  Drexelius  avait  insérée  dans  son 

petit  livre  sur  la  pureté  d'intention.  La  peinture  achevée, 

on    la    plaça    dans    le    parloir    du    couvent.    Le    fameux 

Abraham  de  Bosse  devait  bientôt  la  graver.  Caritée,  en 

Andromaque,  debout,  le  cou  renversé,  les  yeux  en  extase, 

d'une  main  allume  les  nuages  avec  sa  torche,  de  l'autre 

commence  à  inonder  la  gueule  enflammée  du  monstre  de 

Théramène.  Jusfju'ici   tout  allait  bien,   lorsque  les  vieux 

ennemis  de  Tévèque  de  Belley  passèrent  par  le  couvent. 

Le  pouichus  —  raconte  Camus  qu'il  me  faut  citer  ici  pour 
qu'on  ait  Tidée  de  sa  manière  satirique  —  amenant  ordinaire- 
ment en  ces  lieux  de  bons  personnages  pour  y  prêcher  la  qua- 
trième demande  de  l'oraison  dominicale  (^panem  nostnim) 
autant  qu'aucune  autre  pièce  de  l'Evangile,  dans  les  parloirs 
où  leur  résidence  est  assez  assidue,  ce  tableau  de  Caritée  tomba 
aussitôt  sous  leur  aspect,  duquel  jugeant  à  boute-vue  et  sur 
l'étiquette,  ils  l'accusèrent  aussitôt  de  sacrilège  et  d'impiété, 
comme  abolissant  tous  les  fondements  de  la  religion,  anéantis- 
sant l'enfer  et  le  paradis  \ 

(i)   La  Caritée,  p.  Gi8.    Camus    pi-ofUo   de   l'occasion  pour  i-appelor  la 
campagne  menée    par  les  mêmes  personnages   contre  \  Introduction  ii  la 


L  avraye  Sicwite'ùjlcLhruTDimpourBmL. 


Frontispice  de  A.  de  Bosse  pour  la  «  Caritée  » 
DE  J.-P.  Camus. 


\ 


.)  I::  V  iS  -  1>  I  K  H  R  K     CAMUS  1 8! 


Toute  la  France  connaissant  Jean-Pierre  Canins,  une 
si  absurde  dénonciation  ne  pouvait  avoir  qu'un  médiocre 
succès.  Néanmoins,  continue  l'évêque  de  Belley, 

mes  amis  estimèrent  pour  renverser  le  malheur  de  ce  scandale 
sur  le  visage  de  ses  auteurs,  qu'il  était  h  propos  que  je  prê- 
chasse publiquement  cette  histoire  (de  Caritée).  Ce  que  je  fis 
devant  une  assez  grande  afliuence  d'auditeurs,  et  avec  tant  de 
succès  que,  comme  un  signe  de  croix  fait  disparaître  en  un 
instant  tout  un  sabbat  de  sorciers,  tous  les  prestiges  dont  la 
calomnie  avait  fasciné  les  esprits  furent  dissipés...  Et  ce  qui 
avait  été  débité  pour  impiété,  abomination,  athéisme  par  la 
négociation  qui  chemine  en  ténèbres...  fut  vu  pour  armes  de 
lumière,  marchant  honnêtement  au  jour  de  la  vérité  ^ 

A  quelque  temps  de  là,  ayant  produit  sa  Caritée  dans 
les  chaires  de  Paris,  et  ses  ennemis  ayant  encore 
«  dégainé  »  «  contre  cette  pauvre  histoire,  l'Ecriture,  les 
Pères,  les  Conciles  »,  Camus  décida  de  désarmer  l'oppo- 
sition ou  du  moins  de  l'écraser.  En  conséquence,  et 
dûment  approuvé  par  la  Sorbonne,  il  publia  un  livre  de 
65o  pages,  où  la  théologie  du  pur  amour  est  magistrale- 
ment exposée  et  qui  a  pour  titre  :  La  Caritée  ou  le  por^ 
trait  de  la  vraie  charité,  histoire  dévote  tirée  de  la  vie  de 


s'ie  dévote.  «  Quelques-uns  en  vinrent  jusqu'à  ces  transports,  de  rendre 
les  chaires  de  vérité  des  théâtres  de  leurs  passions  intéressées  et  d'y 
publier  que  ce  livre  était  plus  pernicieux  que  tous  ceux  des  hérétiques... 
Et  quelques-uns  enflammés  d'un  zèle  immodéré,  après  avoir  secoué  devant 
leurs  auditoires,  la  poudre  de  leurs  chaussures  et  lavé  leurs  mains 
comme  des  Pilâtes,  criant  contre  le  défaut  de  justice,  se  rendaient  eux- 
mêmes  juges  et  exécuteurs,  et  lacéraient  et  déchiraient  ce  livre  à  la  vue 
de  leurs  audiences.  Je  sais  ces  véritables  particularités  de  fort  bonne 
part.  ))  îbid.,  p.  6^1-634.  Je  crois  en  effet  que,  d'ailleurs  incapable  de  men- 
tir, il  n'invente  rien  dans  la  circonstance.  Il  faut  bien  que  le  scandale  ait 
été  bruyant  pour  que  François  de  Sales  ait  cru  devoir  en  parler  publi- 
quement lui-même.  Mais,  comme  je  l'ai  dit.  Camus  semble  imputer  à 
l'Ordre  entier  des  franciscains  les  violences  inexcusables  de  quelques-uns 
de  ses  membres.  Dans  l'ensemble,  cet  Ordre  est  avec  François  de  Sales. 
On  le  verra  mieux  plus  tard  quand  nous  célébrerons  l'école  franciscaine 
et  Yves  de  Paris.  11  a  suffi  d'une  poignée  d'énergumènes  pour  dénoncer 
les  hérésies  de  François  de  Sales  et  l'impiété  de  Camus. 

(i)  La  Caritée,  pp.  621,  622.  En  descendant  do  chaire,  il  lit  voir  \  ses 
auditeurs  la  petite  image  qui  est  au  frontispice  du  livre  de  Drexelius  et 
qu'il  fit  ensuite  reproduire  pour  sa  Caritée.  On  en  trouvera  ci-conlre  la 
reproduction  exacle. 


I  8G  L    H  U  M  A.  N  I  s  M  E     D  É  V  O  T 

saint  Louis.  C'est  le  résumé  des  nombreux  sermons  qu'il 
avait  prêches  sur  cet  unique  thème,  un  véritable  fatras, 
mais  où  se  trouvent  éclairés  d'avance  la  plupart  des 
malentendus  entre  Fénelon  et  Bossuet^ 

Tel  est  Jean-Pierre  Camus,  évêque  de  Belley,  telle  son 
œuvre  de  propagande  salésienne.  De  plus  en  plus  pré- 
venu en  sa  faveur  à  mesure  que  je  Tétudiais  davantage,  si 
je  ne  crois  pas  avoir  dissimulé  ses  nombreux  travers, 
j'espère  avoir  montré  qu'on  manque  tout  à  la  fois  et  de 
justice  et  de  clairvoyance,  lorsqu'on  refuse  de  prendre  au 
sérieux  un  personnage  aussi  considérable,  aussi  excellent. 
Que  n'a-t-il  vécu  au  temps  des  Pères?  On  se  disputerait 
aujourd'hui  le  débris  de  son  œuvre  immense  :  on  le  trou- 
verait presque  tout  divin  ;  il  serait  le  Sidoine,  le  Synesius 
de  notre  (iaule  et  mieux  encore.  Il  est  venu  au  mauvais 
moment,  après  les  Pères,  après  le  moyen  âge,  avant 
Louis  XIV  ;  trop  tard  ou  trop  tôt.  Paix  et  louange  à  sa  très 
noble  mémoire.  Il  fut  l'un  des  plus  spirituels  parisiens 
qui  aient  jamais  traversé  le  Pont-Neuf,  un  très  grand  écri- 
vain manqué,  un  saint  évêque.  Cette  impression  qu'il  nous 
laisse  et  l'amitié  qu'il  nous  demande  seront-elles  gênées 
par  la  lecture  de  ses  romans,  «  gentille  et  brave  question  », 
comme  il  aurait  dit  lui-même,  et  que  nous  aborderons 
bientôt. 

(i)  Fénelon  écrivait  à  Langeron  (17  oct.  1701.  t.  YII,  55 1)  :  «  Souvenez- 
vous  des  ouvrages  do  iM.  do  Belley,  Carithéey  etc.  ;  j'en  ai  un  vrai  besoin.  » 

II  y  aurait  trouvé  eu  oOct,  s'il  avait  étudié  ces  livres  à  temps,  d'assez 
utiles  lumières,  par  exemple  sur  la  facilité,  ou  sur  la  pratique  relative- 
ment inconsciente  du  pur  amour.  Camus  est  revenu  sur  ce  sujet  dans  un 
autre  ouvrage,  tout  paisible  et  qui  n'est  pas  loin  d'être  un  chef-d'œuvre 
d'exposition  caléchistique.  C'est  son  Catéchisme  spirituel  (1642). 


SECONDE  PARTIE 

i'ROr^RÈS    ET   MArsïFESTAïIONS    DIVERSES 
DE   L'HUMANISME   DÉVOT 


CHAPITRE   PREMIER 

IN    HYMNIS    ET    CANTICIS 


I.  Printemps  de  la  dévotion.  — Attardés  et  égarés.  —  Le  culte  des  poètes. 
—  Citations  poétiques.  —  Garasse  et  la  poésie  française.  —  Les  der- 
niers défenseurs  de  Ronsard. 

II.  Le  sacré  et  le  profane.  — L'humanisme  dévot  et  les  poètes  païens.  — 
Richesses  de  l'Egypte.  —  Richeome,  Binet  et  les  larcins  poétiques  de 
l'antiquité.  —  Le  mythe  d'Hermaphrodite  et  la  réunion  des  églises. 

III.  Les  poètes  chrétiens.  —  «  Les  muses  françaises...  bientôt  toutes 
chrétiennes  ».  — ■  Martial  de  Brives  et  son  cantique  des  créatures. 

IV.  Les  cantiques  populaires.  —  Le  Parnasse  séraphique.  —  Propa- 
gande précieuse  et  pieuse,  —  Paul  de  Barry.  —  Lazare  de  Selve.  — 
Les  miracles  de  sainte  Fare. 

V.  Les  cantiques  mystiques.  —  Le  P.  Surin  et  Béranger.  —  Le  dénue- 
ment, l'abandon,  la  quiétude.  —  Les  cantiques  de  Surin  et  la  contro- 
verse du  quiétisme.  —  Les  cantiques  etPextase.  —  Sainte  Chantai. 


I.  The  ApriVs  in  her  eyes  ;  it  is  loves  spring.  Avril  est 
dans  ses  yeux,  c'est  le  printemps  de  l'amour.  Que  ce 
vers  de  Shakespeare  serve  d'épigraphe  au  présent  cha- 
pitre et  à  toute  notre  seconde  partie.  Les  écrivains  oubliés 
que  nous  allons  ressusciter  pour  une  heure  ont  avril  dans 
les  yeux;  leurs  œuvres  respirent  Tallégresse  du  printemps. 
Je  ne  m'arrêterai  pas  à  dénoncer  leurs  défauts  qu'aussi 
bien  ils  ne  (tachent  guère.  Ils  manquent  de  goût  sinon  de 
génie;  ils   n'ont  pas  écrit  pour  Téternité.  Mais   ils   sont 


1  c)<S  L    H  L  M  A  IS  1  S  M  E     D  É  V  O  T 

jeunes,  mais  ils  chantent.  Que  ne  pardonne-t-on  pas  à  la 
jeunesse  et  à  ses  chansons  ?  Avril  est  dans  leurs  yeux  : 
c'est  le  printemps  de  la  dévotion,  de  l'amour  sacré.  Qu'ils 
écrivent  en  vers  ou  en  prose,  ils  sont  poètes  : 

Les  bons  rimeurs,  pris  d'une  frénésie, 
Comme  des  dieux  gaspillaient  l'ambroisie, 
Si  bien  qu'enfin  pour  mettre  le  holà, 
Malherbe  vint  et  que  la  poésie 
En  le  voyant  arriver  s'en  alla. 

Malherbe  est  déjà  venu,  tyran  des  mots  et  des  syllabes. 
S'il  n'y  avait  que  lui,  le  mal  ne  serait  pas  grand.  Malherbe 
gênera-t-il  beaucoup  le  grand  Corneille?  Mais  il  y  a  Saint- 
Gyran,  tyran  plus  redoutable^  qui  va  bientôt  déprimer  les 
consciences.  Pour  l'instant,  nos  libres  et  joyeux  chanteurs 
ne  Fécoutent  guère,  le  narguent  plutôt.  Attardés,  égarés, 
comme  dit  M.  Lanson  des  écrivains  rebelles  à  la  révo- 
lution classique.  Oui,  sans  doute,  et  pour  le  goût  qui  n'est 
pas  ici  notre  affaire,  et  surtout  pour  les  idées,  pour  la  phi- 
losophie de  la  vie.  En  retard,  très  en  retard,  sûre  façon 
quelquefois  d'être  aussi  très  en  avance,  puisque,  grâce  à 
Dieu,  rien  d'excellent  ne  finit  ici-basque  pour  recommencer 
quelque  jour.  Combien  la  plupart  des  vaincus  avec  qui 
nous  allons  lier  connaissance  paraissenl-ils  plus  voisins 
de  nous  que  leurs  vainqueurs,  que  le  grand  Arnauld,  par 
exemple,  ou  que  Pierre  Nicole  !  Comme  nous  les  compre- 
nons mieux  !  Attardés,  égarés,  oui  encore  mais,  à  peu 
d'exceptions  près,  leur  siècle  étincelant  et  bizarre,  le 
siècle  de  Louis  XIII  s'attarde,  s'égare  avec  eux.  Ils 
retardent  pourtant  même  sur  leur  siècle,  sur  les  penseurs 
et  les  poètes  profanes  ou  semi-profanes  de  la  même 
génération,  Balzac,  Descartes,  Régnier,  Théophile,  Ber- 
taut,  le  vieux  Duperron  lui-même.  Leur  doctrine  est  plus 
joyeuse,  leur  poésie  plus  lyrique.  Ils  sont  de  leur  temps, 
ils  savent  le  prix  d'un  Malherbe,  ils  vont  à  l'école  do 
Sénèque  et  de  Balzac,  ils  adorent  Tllalie  précieuse  dont 


IN     II  Y  M  N  I  S     ET     C  A  N  T  I  C  I  S  1 89 

volontiers  ils  aii^iiisent  les  poinles,  mais,  tète  et  cœur,  ils 
remontent  jusqu'au  temps  de  la  Pléiade,  plus  loin  encore, 
jusqu'aux  premiers  humanistes.  Il  en  va  souvent  ainsi  avec 
les  dévots.  Leur  montre  n'est  pas  à  Theure  ;  ils  attendent 
les  dernières  mesures  du  concert  pour  entonner  leur  can- 
tique. Ils  sentent  un  peu  leur  province.  De  nos  jours 
encore,  les  derniers  romantiques,  c'est  parmi  le  clergé 
ou  ses  élèves  qu'il  faut  les  aller  chercher.  Doux  collège 
ecclésiastique,  aux  pinèdes  sonores,  au  cloître  fleuri,  à  la 
chapelle  moyen  âge,  où  nos  maîtres,  vers  1880,  décou- 
vraient Musset  deux  mois  avant  nous,  où,  quand  ils  di- 
saient :  Virgile,  ils  nous  permettaient  d'entendre  aussi  : 
Victor  Hugo.  Ainsi  de  nos  humanistes,  ou  du  moins  de 
beaucoup  d'entre  eux.  Dans  le  monde  qui  les  entoure,  l'en- 
train commence  à  se  ralentir,  la  gravité  succède  à  la  joie, 
le  lyrisme  replie  ses  ailes,  ils  continuent  pourtant  de 
s'écrier  avec  Jean-Pierre  Camus  :  «  Qui  nous  empêchera, 
comme  des  David,  de  sauter  devant  cette  arche  retirée  des 
mains  des  Philistins  ;  pourquoi  ne  trépignerons-nous  point 
au  son  des  instruments  musicaux?  ^  » 

Ils  lisent  les  poètes  avec  passion  et  ils  ne  peuvent  écrire 
vingt  lignes  de  prose  sans  y  glisser  quelques  vers.  Dès 
le  collège,  ils  avaient  commencé  des  recueils  de  citations 
poétiques  qu'ils  sauraient  par  cœur  et  qu'ils  utiliseraient 
plus  tard  dans  leurs  livres,  leurs  plaidoyers  ou  leurs  ser- 
mons^. Ainsi  mis  en  goût,  ils  ne   s'ai'rêteraient  plus.  A 

(i)  Boselis,  p.  601. 

(2)  Connaître  les  poètes  grecs  ou  latins  était  alors  un  moyen  de  par- 
venir. Armand  de  Rancé,  dit  Chateaubriand,  «  à  peine  sorti  des  langes 
expliquait  les  poètes  de  la  Grèce  et  de  Rome.  Un  bénéfice  étant  venu  à 
vaquer,  on  mit  sur  la  liste  des  recommandés  le  llUeul  du  cardinal  de 
Richelieu;  le  clergé  murmura;  le  P.  Caussin,  jésuite  et  confesseur  du 
Roi,  fit  appeler  l'abbé  en  jaquette.  Caussin  avait  un  Homère  sur  sa  table, 
il  le  présenta  à  Rancé.  Le  petit  savant  expliqua  un  passage  à  livre  ouvert. 
Le  jésuite  pensa  que  l'enfant  s'aidait  du  latin  placé  en  regard  du  texte, 
il  prit  les  gants  de  l'écolier  et  en  couvrit  la  glose.  L'écolier  continua  de 
traduire  le  grec.  Le  P.  Caussin  s'écria  :  habes  linceos  oculos,  il  embrassa 
l'enfant  et  ne  s'opposa  plus  aux  faveurs  de  la  Cour...  A  l'âge  de  12  ans 
(i638)  Rancé  donna  son  Anacréon...  »  cf.  P.  de  Rochemonteix  [Nicolas 
Caussin  et  le  cardinal  de  Richelieu...,  Paris,  1911,  pp.  899  sq. 


I  ()0  L    H  U  U  A  N  I  S  M  E     D  I-:  \'  O  T 

vingt  ans,  Polycarpe  de  ia  Rivière,  l'un  des  amis  de  Pei- 
resc,  connaissait  déjà  d'original  tous  les  poètes  des  deux 
antiquités  classiques,  presque  tous  ceux  de  la  Renais- 
sance italienne  et  de  la  française.  Ses  préférences  vont, 
me  semble-t-il,  à  Homère,  à  Virgile,  à  Sénèque  le  tragique, 
à  Martial,  à  Pétrarque,  à  Ronsard  qui  est  pour  lui  «  le 
prince  des  poètes  français  \  Les  muses  le  conduisirent  à  la 
Grande  Chartreuse,  et  lui  tinrent  compagnie  dans  sa  soli- 
tude. Nous  avons  de  lui  plusieurs  ouvrages  pieux,  notam- 
ment V  Adieu  du  monde  ou  le  mépris  de  ses  vaines  grandeurs 
et  plaisirs  périssables.  Je  conseillerais  la  lecture  de  ce 
gros  livre  à  qui  voudrait  ou  repasser  ou  même  faire  ses 
humanités  en  huit  jours.  Ce  n'est  là  qu'un  exemple  auquel 
je  me  suis  arrêté  parce  qu'il  nous  présente  un  humaniste 
dévot  de  haut  goût.  Beaucoup  moins  érudit,  François  de 
Sales  s'en  tient  le  plus  souvent,  pour  les  poètes  classiques, 
à  ses  cahiers  de  collège,  mais  il  a  toujours,  sous  la  main, 
les  Cent  psaumes  de  Desportes.  Pour  Jean-Pierre  Camus, 
de  Ronsard  à  Théophile,  tout  le  Parnasse  français  bour- 
donne dans  sa  merveilleuse  mémoire.  «  Gentils  poètes, 
que  je  vous  aime,  écrit  le  P.  Binet,  et  que  j'aime  vos 
nobles  larcins,  empruntant  l'étoffe  de  la  vérité  pour  la 
broder  de  mille  gaietés  fabuleuses  voirement,  mais  bien 
mystérieuses  »,  c'est-à-dire  ici,  religieuses".  Ainsi  des 
autres  qu'il  serait  inutile  de  citer.  Parmi  ces  dévots  amis 
des  beaux  vers,  le  fameux  Garasse  mérite  pourtant  une 
mention  particulière.  «  Les  esprits  médiocres  qui  n'ont 
jamais  hanté  que  les  collèges,  disait  Racan  dans  sa  harangue 
de  réception  à  l'Académie  (i635),  font  un  si  grand  mépris 
de  notre  langue  qu'ils  ne  pensent  pas  qu'il  s'y  puisse  rien 
faire  de  raisonnable.  Ils  ne  craignent  point  d'appeler  divin 
et  incomparable  le  plus  fin  galimatias  de  Pindare  et  de 
Perse   et  se  contentent  d'appeler  agréables   et  jolis   les 

(i)  F.' Adieu  du  viande. ..  (1617),  p.  2-26. 
(2)  IkOcueil...,  p.  64"). 


IN     HYMNIS     ET    C  V  N  T  I  C  I  S  KJI 

vers  miraculeux  de  Berlaut  et  de  Malherbe,  w  On  ne  fera 
pas  ce  reproche  au  P.  Garasse.  C'est  une  joie  de  voir  ce 
terrible  lutteur  s'attendrir  soudain  lorsqu'il  rencontre  ou 
fait  venir  une  occasion  de  célébrer  nos  poètes.  Il  les  aïjue, 
il  les  juge  en  connaisseur,  a  MM.  Duperron,  Malherbe  et 
Bertaut,  écrit-il  dans  la  Somme  tJtéologique^  qui  font  le 
noble  triumvirat  des  esprits  excellents  et  qui  ont  été,  de 
nos  jours,  comme  les  principaux  légataires  des  Muses 
mourantes  \  »  On  voit  le  ton  qui  est  exquis.  Il  reprend  cet 
éloge  dans  son  livre  contre  Pasquier. 

Pour  les  odes  pindariques,  horatiennes,  anacréontiques,  il 
ne  faut  point  flatter  Tantiquité  jusqiies  à  ce  point  que  nous  ne 
reconnaissions  les  faveurs  que  Dieu  fait  à  notre  nation...  (en 
nous  donnant)  Malherbe,  Bertaut  et  Lingendes^. 

II  invoque  souvent  l'autorité  de  Malherbe  en  matière 
poétique,  et  avec  une  insistance  qui,  vers  1620,  n'était  pas 
chez  nous  si  commune. 

Je  suis  de  Tavis  du  sieur  Malherbe  en  fait  de  poésie,  en  ce 
qu'il  tient  et  montre  par  expérience  qu'on  ne  saurait  être  trop 
sévère  pour  les  rimes  françaises,  d'autant  que  nous,  n'ayant 
d'autre  contrainte  en  notre  poésie  que  celle  de  la  rime,  si  nous 
relâchons  en  celle-là,  nous  rendons  notre  poésie  trop  triviale  et 
la  mettons  entre  les  mains  des  barbiers  ^ 

Pour  les  vers  satiriques  «  qui  s'approchent  de  l'épique  » 
—  jolie  et  juste  remarque  —  on  pense  bien  que  Mathurin, 

(i)  La  Somme  théologique...  Cf.  Grente,  Jean  Bertaut,  Paris,  1903, 
p.  333. 

(2)  Recherches  des  recherches. ..  de  M.  Estienne  Pasquier,  p.  629.  A 
ces  lyriques  contemporains,  il  ajoute  Porchères.  On  ne  sait  pas  assez  la 
place  que  la  haute  critique  littéraire  occupe  dans  ce  curieux  livre,  d'ail- 
leurs si  amusant.  C'est  un  beau  duel  entre  l'humanisme  et  le  pédantisme. 
Garasse  entreprend  de  prouver,  mieux  que  ne  l'a  fait  Pasquier  et  par  des 
exemples  plus  topiques,  l'excellence  des  muses  françaises.  S'il  avait  entre- 
pris comme  Pasquier,  dit-il  par  exemple,  «  de  faire  un  recueil  de  quelques 
bonnes  pointes  »,  il  aurait  prouvé  sans  peine  que  «  les  français  sont  plus 
capables  que  les  grecs  de  faire  un  livre  aussi  beau  que  leur  Anthologie  ». 

(3)  Recherches . ..,  p.  636,  cf.  p.  364-  «  Ce  n'est  pas  pour  contredire 
maître  Pasquier,  mais  je  m'assure  que  Malherbe  n'est  pas  de  son  avis,  ni 
moi  non  plus.  » 


UJA  L    HUMANISME     DKYOT 

«  le  sieur  Régnier  »,  était  son  homme.  «  Jamais,  dit-il,  la 
langue  et  l'esprit  des  romains  n'est  parvenu  jusqiies  à 
cette  naïveté  »  V 

Quoiqu'en  plusieurs  endroits,  dit-il  encore,  on  voie  les  imi- 
tations toutes  crues,  néanmoins  elles  sont  si  bien  dépavsées 
du  latin,  elles  sont  si  naturalisées  à  Tair  de  notre  langue,  qu'il 
semble  que  les  intentions  d'Horace  soient  contretirées  sur 
celles  de  Régnier...  Par  la  lecture  de  cet  homme  seul  les 
nations  étrangères  et  la  postérité  pourront  connaître  ce  que 
peuvent  nos  esprits  lorsqu'ils  se  forcent  à  bien  faire  ". 

La  belle  assurance!  Ainsi  plus  tard,  Fénelon,  un  autre 
dévot,  dira  de  Molière  :  «  Encore  une  fois,  je  le  trouve 
grand.  »  Mais,  au-dessus  de  tous  les  poètes,  vivants  ou 
morts,  cet  insigne  amateur  exalte  Ronsard. 

Je  sais  bien,  écrit-il  magnifiquement  dans  sa  Doctrine 
curieuse j  que  nos  beaux  esprits  prétendus  me  diront  qu'ils  ne 
sont  pas  de  mon  avis,  en  ce  qui  touche  Tesprit  de  Ronsard  et 
tâcheront  de  le  mettre  au  rabais  comme  un  esprit  fainéant, 
inculte,  rimailleur,  qui  n'avait  autre  dessein  que  de  faire  de 
gros  livres.  Il  est  vrai  que  je  ne  suis  pas  gagé  pour  défendre 
tout  ce  qui  est  dans  les  écrits  de  Ronsard,  et  je  suis  en  cela 
de  l'avis  de  Malherbe,  que  s'il  revenait,  il  retrancherait  ou  poli- 
rait beaucoup  de  pièces,  qui  lui  sont  un  peu  trop  aisément 
échappées  de  la  main  :  mais  qu'il  ne  fut  excellent  en  pensées, 
héroïque  et  généreux  en  desseins,  sublime  en  inventions  et 
comparable  h  la  force  du  meilleur  esprit  qui  jamais  mania  les 
lettres,  c'est  cela  que  je  maintiens  ;  et  pour  les  répréhensions 
renchéries  de  nos  grises  mines,  je  leur  réponds  ce  que  le  sieur 
Régnier  répondit  aux  mépriseurs  de  Desportes  son  oncle  : 

Or,  Rapin,  quant  h  moi,  je  n'ai  point  tant  d'esprit, 
levais  le  grand  chemin  que  mon  oncle  m'apprit^. 

(i)  «  Naïvelc  »,  sous  la  plume  de  Garasse,  il  n'est  pas  de  plus  bel  éloge. 
Le  lexique  de  notre  critique  littéraire  étant  si  pauvre,  c'est  grand  dommage 
que  nous  ayous  laissé  perdre  un  des  sens,  et  le  sens  original,  de  ce  beau  mol. 

(2)  Rochcrclics...,^.  S^S-Sug.  Ailleurs,  voulant  rapj)oler  les  «  descrip- 
tions du  pi'intemps  »  les  plus  excellentes,  «  lise/.,  écrit-il,  le  sophiste 
Longus  au  premier  des  amours  pastorales  de  Chloé  »,  p.  368.  Curieux 
éloges,  sous  la  plume  du  pourfendeur  de  Théophile,  mais  que  ces  riens 
nous  éclairent  sur  l'esprit  d'une  époque  encore   saturée  d'humanisme  ! 

('])  f.a  doctrine  curionsc...,   )).   i23.   Tout  ce  chapitre  de  la  Dcclrinc  oh 


IN     IIYMNIS     ET     CANTICIS  193 

L'heureux  temps,  où  des  religieux,  des  théologiens 
aimaient  les  bonnes  lettres  d\m  tel  amour,  où  un  Garasse 
défendait  avec  une  si  noble  émotion,  avec  un  discerne- 
ment si  rare,  nos  plus  hautes  gloires  déjà  menacées! 
Certes  les  beaux  esprits  ne  manqueront  pas  dans  le  monde 
relio-ieux  du  crand  siècle.  Racine  soumettra  ses  tragédies 
à  la  lime  d'un  autre  jésuite.  Mais,  de  Garasse  à  Bouhours, 
quelle  transformation  !  Décadence,  progrès,  comme  il  vous 
plaira.  La  dévotion  va  suivre  exactement  la  même  courbe. 
Décadence,  progrès?  Le  présent  volume  et  les  trois  sui- 
vants ont  pour  but  de  répondre  à  cette  question. 

II.  Bien  qu'elle  paraisse  très  significative  et  par  suite 
très  intéressante  à  l'historien,  cette  rage  de  souvenirs, 
d'allusions  et  de  citations  poétiques,  qui  possède  la  plupart 
de  nos  écrivains  dévots  n'en  est  pas  moins  assez  ridicule. 
On  Ta  remarqué  vingt  fois  à  propos  des  prédicateurs  de  ce 
temps-là,  Valladier,  Pierre  de  Besse  et  les  autres  ;  il  n'y 
a  pas  lieu  d'y  revenir.  Encore  faut-il  comprendre  le  vrai 
sens,  les  raisons  lointaines  d'une  pareille  tendance  et  ne 
pas  la  critiquer  de  travers,  comme  on  le  fait  trop  souvent. 
«  Le  sacré  et  le  profane  ne  se  quittaient  point,  dit  La 
Bruyère,  ils  s'étaient  glissés  ensemble  jusque  dans  la 
chaire.  Saint  Cyrille,  Horace,  saint  Cyprien,  Lucrèce  par- 
laient alternativement.  Les  poètes  étaient  de  l'avis  de  saint 
Augustin  et  de  tous  les  Pères.  »  Le  trait  est  piquant  sans 
doute,  moins  peut-être  qu'il  ne  l'a  voulu.  Mêler  gauche- 
ment le  sacré  et  le  profane,  les  réunir  par  des  soudures 
subtilement  artificielles,  assurément  c'est  manquer  de  goût 
et  parfois  de  tact;  mais  trop  les  séparer,  mais  ne  pas  saisir 
les  convenances  naturelles  ou  surnaturelles  qui  les  rap- 


Garasse  veut  montrer  que  «  les  meilleurs  esprits  français,  <(  Ronsard, 
Rapin,  Tournebus,  Sainlc-Marlhc  »,  «  ont  cru  en  Dieu  par  sentiment  de 
religion  »  est  très  important.  (Cf.  notamment  l'iiistoirc  de  la  mort  de 
Rapin  et  les  souvenirs  de  la  croisade  contre  l'athée  «  Mézence  »,  p.  124 
sq.).  Garasse  mettait  aussi  très  haut  du  Bellay  et  Desportes,  cf.  Recher- 
ches, p.  5'io.  «  Le  petit  chien  Belot  faisant  la  guerre  aux  puces  et  aux 
raoucljes  »  le  comblait  d'aise. 

I.  i3 


194  l'humanisme     DÉVOT 

prochent,  c'est  peut-être  manquer  d'un  autre  sens  et  plus 
précieux  que  le  goût.  Trouve-t-on  si  plaisant  qu'un  noble 
esprit,  aimant  Tordre  et  Tunité,  s'efforce  de  rassembler, 
dans  un  seul  et  même  concert,  toutes  les  voix  qui  émeuvent 
les  profondeurs  de  son  être,  Virgile,  par  exemple  et  saint 
Augustin?  Fils  de  l'humanisme,  nos  dévots  prétendent  — 
et  pourquoi  pas?  —  que  les  richesses  de  l'Egypte,  je  veux 
dire,  ce  qu'il  y  a  de  vraiment  exquis  chez  les  classiques, 
appartient  au  peuple  de  Dieu.  Trésor  incorruptible, 
inaliénable  et  qu'ils  purifieront  aisément  des  souillures 
qu'il  a  contractées  entre  les  mains  de  ses  détenteurs  éphé- 
mères. Richeome  le  dit  à  propos  de  Tarbre  de  vie  et  des 
autres  symboles  de  notre  immortalité  : 

Les  vieux  poètes  parlant  de  leur  ambroisie  et  nectar,  qu'ils 
disaient  être  la  viande  et  le  vin  des  dieux,  ne  signifiaient 
autre  chose  que  cet  arbre,  ne  sachant  toutefois,  ni  même  croyant 
ce  qu'ils  disaient  et  jargonnaient  de  la  vérité,  comme  les  per- 
roquets imitent  le  vrai  langage  des  hommes,  sans  rien  entendre. 

Ainsi  du  nepenthes  et  de  l'herbe  moly  «  souvent  louée  par 
Homère  ». 

Le  diable,  continue  Richeome,  selon  son  ancienne  et  mali- 
cieuse routine,  avait  fait  proférer  cette  vérité,  comme  plusieurs 
autres,  par  la  bouche  de  ses  suppôts  menteurs,  afin  de  la 
rendre  odieuse  et  suspecte  aux  gens  de  bien,  ne  plus  ne  moins 
que  si  quelqu'un  faisait  apprêter  et  tâter  une  bonne  viande  à 
quelque  sale  cuisinier,  afin  que  les  gens  honnêtes  en  eussent 
horreur;  ou  qui  mettrait  une  fille  d'honneur  parmi  des  p... 
pour  la  rendre  infâme.  Cette  fraude  diabolique  a  fait  branler 
à  l'athéisme  et  autres  infidélités  plusieurs  de  ce  siècle  qui 
aveuglés  de  leur  orgueil  et  trop  gourmands  des  curiosités  pro- 
fanes, n'ayant  su  apercevoir  les  ruses  de  ce  vieux  serpent,  ont 
si  fort  rempli  leur  estomac  de  fables  qu'ils  estiment  que  tout 
est  fable,  ne  reconnaissant  plus  la  femme  d'honneur,  à  laquelle 
ils  étaient  mariés,  parmi  les  femmes  impudiques. 

Mais  s'ils  eussent  retenu  la  modestie  chrétienne,  en  quelque 
part  que  la  vérité  se  fut  présentée  devant  eux,  quoique  parmi 
les  fables,  ils  eussent  fort  bien  aperçu  les  traits  de  son  visage, 


IN     HYMNIS     ET     CANTICIS  IqS 

et  SU  cueillir  les  perles  parmi  les  fumiers  et  retirer  l'or  d'entre 
les  mains  des  Egyptiens,  et  ramener  la  vraie  doctrine  à  sa 
source  \ 

Binet  pense  tout  de  même.  Les  poètes  païens  ne  sont 
pour  lui  que  d^heureux  voleurs.  «  Sait-on  pas  bien  qu'ils 
ont  dérobé  quelques  mots  de  Moyse  ou  des  autres  ?  »  ^ 
Qu'ils  nous  rendent  ce  qu'ils  nous  ont  pris  !  «  Je  ne 
veux  pas  découvrir  le  larcin  de  l'antiquité  qui  a  fait  sem- 
blant de  croire  qu'Orphée,  etc.,  etc.  »^  Orphée,  c'est  le 
Christ. 

Que  les  poètes  sont  fols,  écrit-il  encore,  quand  ils  disent 
que  Dieu  ne  pouvant  forcer  un  cœur  invincible  d'une  chaste 
princesse...,  il  se  coula  dans  son  sein  en  forme  d'une  rosée 
d'or!...  Ce  sont  fables  ou  plutôt  larcins''. 

Ils  ont  sali  un  de  nos  symboles. 

Cieux,  répandez  votre  rosée 
Et  que  la  terre  enfante  son  sauveur  ! 

«  Je  n'ai  jamais  vu  aucun  professeur  de  lettres  humaines 
qui  sût  tant  de  vers  que  lui  —  raconte  le  P.  Amelote  dans 
sa  vie  du  P.  de  Gondren  —  ce  fut  par  cette  lecture  des 
poètes  qu'il  se  rendit  si  intelligent  dans  les  cérémonies 
et  dans  les  religions  des  païens,  qu'il  en  remarquait  les 
moindres  particularités  et  il  employait  tout  à  l'éclair- 
cissement de  l'Ecriture  sainte  et  des  vérités  catholi- 
ques ^  » 

Ne  brûlons  pas  ces  poètes,  gardons-les  plutôt  en  nous 
armant  de  «  l'antidote  »  de  notre  foi,  et  «  dans  un  esprit  de 

(i)  V Adieu  de  Vânie  dévote,..,  pp.  i52,  i53. 

(2)  Les  attraits...,  p.  277. 

(3)  Ih.,  p.  344. 

(4)  Ih.,  p.  58i.  Il  va  sans  dire  que  ce  même  principe  s'applique  à 
tous  les  auteurs  classiques,  poètes  ou  non.  D'où,  par  exemple,  le  droit  de 
nous  annexer  Platon  et  Sénèque.  «  Sénèque,  dit  ailleurs  le  P.  Binet,  est 
toujours  Sénèque  et  toujours  un  oracle  ».  [Recueil. . .  p.  54-i). 

(5)  Vie  du  P.  de  Condreu.,,,  p.  467. 


1 96  l'humanisme    dévot 

chrétienté  ».  Nous  lisons,  écrit  Dom  Laurent  Bénard,  cet 
insigne  bénédictin  dont  je  parlerai  bientôt, 

en  la  vie  de  sainte  Ode,  abbé  de  Cluny,  l'un  des  plus  lettrés 
de  son  siècle  et  qui  faisait  la  poésie  lort  joliment  pour  un 
homme  de  son  temps  et  de  son  état,  que  Dieu,  un  jour,  lui  fit 
entendre  en  une  vision  quel  jugement  il  devait  faire  de  Virgile. 
Il  lui  fit  voir  un  beau  vase  à  merveille,  mais  il  était  tout  grouil- 
lant de  serpents,  à  raison  que  ce  poète  avait  rempli  sa  poésie 
si  bien  dorée,  son  style  tant  éloquent,  d'une  quantité  de  fables, 
d'idolâtries  et  de  blasphèmes  qui  sont  pour  emprisonner, 
comme  serpents  venimeux,  un  esprit  qui  les  lirait  sans  l'anti- 
dote et  préservatif  d'un  esprit  de  chrétienté  \ 

Ces  principes  posés,  le  reste  n'était  plus  qu'affaire  de 
discrétion  et  de  mesure,  deux  vertus  que  Tesprit  français 
ne  possédait  pas  encore  et  qu'il  n'achètera  pas  sans  les 
payer  chèrement.  C'était  le  temps  où,  par  Tentremise  des 
dramaturges  et  des  autres  poêles,  les  fables  antiques  des- 
cendaient jusqu'à  la  foule.  Façonnés  par  leurs  prêtres  à 
cette  méthode  symbolique,  souvent  bizarre  mais  en  somme 
très  élevée,  les  simples  fidèles  s'étaient  faits  à  des  rap- 
prochements qui  nous  surprennent  aujourd'hui,  qui  par- 
fois nous  choquent,  mais  qui  leur  donnaient  de  la  dévotion. 
On  leur  disait  par  exemple  :  «  Dieu,  ayant  formé  sa  sapience 
que  les  gentils  appellent  Minerve,  nous  le  Verbe  ».  On 
leur  apprenait  à  considérer  «  en  Timage  de  Cupidon  Tamour 
divin  »  -  et  on  leur  faisait  chanter  : 

Sainte  Diane  de  nos  bois. 
Seule  maîtresse  de  mon  âme 
Vierge  et  mère,  écoule  ma  voix '. 

Je  serais  infini  si  je  voulais  discuter  ici,  en  détail,  les 
imaginations  de  nos  chercheurs  de  symboles.  Toute  Tan- 

(i)  Parénèses  chrétiennes...  par  Dom  Laurent  Bénard  (1616)  p.  358,  Sig. 

(2)  Cinq  lii'rcs  des  hiéroglyphiques...  de  fou  M.  P.  Dinct,  p.  618. 

(3)  La  chartreuse  ou  la  sainte  solitude  par  M.  Pcrrin  que  j'ai  lue  dans  : 
Le  Paradis  terrestre  des  emblèmes  sacrés  de  la  solitude ...  a\-cc  un  rrcucil 
des  plus  beaux  \'ers...  sur  la  solitude. 


IN     HYMNTS     ET     CANTICIS  197 

liquité  y  a  passé.  La  vérité  chrétienne,  cette  «  fille  d'hon- 
neur »,  comme  dit  Richeome,  a  beau  prendre  les  dégui- 
sements les  plus  ténébreux,  les  plus  impurs,  les  plus 
saugrenus,  ils  la  reconnaissent  toujours,  ils  Tenlèvent, 
ils  l'épousent.  De  ces  prouesses  je  ne  donnerai  qu'un 
exemple,  mais  deux  fois  rare,  et  parce  qu'il  me  paraît  d'une 
absurdité  charmante,  et  parce  que  l'auteur  à  qui  je  l'em- 
prunte est  aussi  peu  connu  que  possible.  Celui-ci  s'appelle 
Alexandre  Filère,  il  est  toulousain  je  crois,  et  il  a  écrit 
en  1607,  un  discours  poétique  à  messieurs  de  la  religion 
prétendue  réformée^  étrange  discours,  tendre  et  pressant, 
dont  voici  la  péroraison  \ 

On  dit  qu'une  naïade,  au  temps  que  dedans  l'eau 
Pénétrait  le  pouvoir  de  l'amoureux  flambeau, 
Voyant  Hermaphrodite  au  gracieux  visage. 
De  la  flamme  d'amour  alluma  son  courage... 
Un  jour  ce  beau  mignon  voulut  en  la  fontaine 
Eviter  la  chaleur  que  l'été  nous  amène... 
Il  ne  fut  pas  plutôt  dans  le  sein  de  cette  onde, 
Que  la  nymphe  accourut,  que  de  sa  tresse  blonde 
Que  de  ses  bras  divins  son  corps  elle  embrassa 
Et  au  sien  amoureux  doucement  le  pressa; 
Mais  ce  froid  et  revêche,  empêchant  que  la  flamme 
De  l'archerot  vainqueur  ne  l'éprit  en  son  âme. 
Rejetait,  dénouait  ces  amoureuses  mains. 

La  nymphe  invoque  les  dieux  :  «  Faites,  leur  dit-elle, 
que  nos  deux  corps  en  un  corps  soient  réduits  ».  Sa  prière 
fut  exaucée.  On  savait  déjà  cette  fable,  mais  on  se  demande 
sans  doute  ce  qu'elle  vient  faire  ici.  Rien  de  plus  simple  : 

Ainsi  semble  h  mes  yeux  que  l'Eglise  amoureuse 
Appelle  l'hérésie,  et  que,  trop  dédaigneuse, 

(i)  Brunct  cite  une  plaquette,  mais  en  prose,  du  même  Filère.  Les 
savants  toulousains,  que  j'ai  consultes  sur  leur  compatriote,  n'ont  pu 
retrouver  ses  traces.  Son  discours  poétique  sert  d'avant-propos  à  une 
série  de  sermons  sur  le  Saint-Sacrement,  prêches  à  Castres  en  1606,  par 
le  P.  Gilles  Caraart,  minime,  et  publiés  à  Toulouse,  chez  Colomier,  en 
1607.  Jo  n'ai  pas  le  titre  exact  de  ce  volume,  mon  exemplaire  portant, 
par  une  erreur  de  brochage  ou  autre,  un  titre  qui  ne  lui  convient  certai- 
nement pas. 


r  98  T.    H  U  M  A  N  I  S  M  E     D  1-:  V  O  T 

Cette  nouvelle  secte,  hélas  !  qui  l'aurait  cru  ! 
Refuit  de  s'allumer  à  l'ardeur  de  son  feu. 
L'Eglise  tend  ses  bras,  lui  découvre  sa  flamme. 
Montre  les  traits  d'amour  qui  lui  traversent  l'àme, 
Pour  elle,  de  soupirs  importune  les  cieux, 
Mignarde,  lui  sourit  et  lui  fait  les  doux  yeux. 
Mais,  las  !  cette  hérésie  h  son  mal  obstinée 
Refuit  de  l'embrasser  par  un  saint  hyménée. 
Elle  veut  ignorer  les  doux  embrassements 
Et  les  charmeurs  plaisirs  de  deux  parfaits  amants. 
Mais  cette  sainte  église,  en  voyant  que  sa  glace 
Ne  peut  fondre  aux  beaux  rais  de  sa  divine  face. 
Ira  tant  réclamant  le  céleste  secours 
Qu'elle  verra  mûrir  le  fruit  de  ses  amours  ; 
Qu'elle  verra  bientôt,  par  un  saint  assemblage 
Ne  vivre  dans  deux  corps  qu'un  semblable  courage, 
Et  la  divine  main  bannissant  leurs  discors 
De  leurs  membres  divers  ne  composer  qu'un  corps. 

Je  l'ai  déjà  dit  :  ce  sont  des  enfants  ;  ils  ont  le  cœur 
pur,  l'imagination  en  fête.  Laissons-les  chanter. 

in.  On  le  voit,  ils  ne  se  contentent  pas  d'admirer  les 
vers  d'autrui,  de  les  citer  à  tout  propos  et  hors  de  propos. 
La  prose  qui  pour  se  plier  à  leurs  transports  se  fait  ou 
reste  lyrique,  à  l'heure  même  où  Balzac  travaille  à  la  rendre 
éloquente,  la  vieille  prose  du  xvi^  siècle,  drue,  haletante, 
crépitante,  torrentielle  ne  leur  suffît  pas.  Bons  ou  mauvais, 
peu  importe,  et  il  en  est  d'excellents,  le  nombre  des  poètes 
religieux  atteint,  pendant  la  période  qui  nous  intéresse, 
à  des  proportions  fabuleuses.  Formidable  concert  dans 
le  bruit  duquel  se  perdaient  les  grelots  du  Parnasse 
satirique,  les  flûte?  précieuses  et  les  grandes  orgues  de 
Malherbe.  «  Les  muses  françaises,  écrivait  Godeau  vers 
la  fin  du  règne  de  Richelieu,  ne  furent  jamais  si  modestes 
et  je  crois  qu'elles  seront  bientôt  toutes  chrétiennes.  ^  » 

(i)  Poésies  chrétiennes  d'Ant.  Godeau  (p.  11  dans  l'édition  de  1646).  Le 
livre  est  dédié  à  Richelieu.  Le  discours  préliminaire  où  Godeau  rélute 
d'avance  les  théories  de  Boileau  sur  l'art  chrétien,  est,  de  ce  chef,  assez 
important.    Le  P.    Lemoyne   disait  aussi  :    «   Il  n'y  a    plus  do   Muse   de 


IN     II  Y  ^I  N  I  S     I<:  T     C  A  N  T I  C  I  S  i  9() 

El,  de  son  côté,  M.  Lachèvre,  raiinable  énidit  qui  possède 
le  mieux  Thistoire  poétique  de  ce  temps-là  :  «  La  biblio- 
graphie du  xvii^  siècle,  écrit-il,  met  en  pleine  lumière  la 
prédominance  de  Tidée  religieuse  aussi  bien  dans  les 
classes  les  plus  instruites  et  les  plus  élevées  de  la  société 
française  que  dans  les  plus  modestes.  Des  avocats,  des 
magistrats,  des  grands  seigneurs  traduisaient  alors  à 
l'envi  les  psaumes  ou  les  livres  sacrés  ;  la  môme  fièvre 
animait  laïcs,  séculiers  et  réguliers.  Jamais,  depuis  l'in- 
vention de  rimprimerie  on  n'avait  vu  une  pareille  florai- 
son de  poésie  chrétienne  et  cependant  cette  floraison  a 
passé  inaperçue^  ».  Qu'on  se  rassure  ou  qu'on  nous  par- 
donne. Notre  intention  n'est  aucunement  d'écrire  ici  l'his- 
toire de  cette  poésie  religieuse.  Choisir  est  notre  devise, 
choisir,  non  pas  toujours  les  textes  les  plus  beaux,  mais 
ceux  qui  mettent  le  mieux  en  lumière  les  tendances  domi- 
nantes de  ce  vaste  mouvement,  je  veux  dire,  ce  que  nous 
avons  nommé  l'humanisme  dévot,  et  pour  l'instant,  parmi 
ces  multiples  tendances,  la  joie,  la  vivacité  printanière 
de  nos  humanistes,  les  rythmes  bondissants  de  leur  prière 
chantée.  Mousse  légère,  ivresse  verbale  et  pindarisme 
d'adolescents,  nous  leur  demanderons  ailleurs,  au  cha- 
pitre de  la  vie  intérieure,  des  cantiques  moins  sonores 
et  plus  émouvants  ^ 

réputation  qui  ne  soit  religieuse  ou  qui  ne  fasse  pénitence  »,  cite  par 
H.  Chérot.  Etude  sur  la  \>ie  et  les  œuvres  du  P.  Le  iMoyne,  Paris,  1887, 
p.  67. 

(i)  F.  Lachèvre.  Le  libertinage  au  XVII^  siècle.  Une  seconde  révision 
des  œuvres  de  Théophile  de  Viau,  Paris  1911,  p.  i38. 

(2)  Dans  son  maître  livre,  le  Pétrarquisme  au  XVP siècle  (Paris,  1909) 
M.  Yianey  a  définitivement  éclairci  les  origines  de  cette  poésie  reli- 
gieuse. Sur  un  signal  donné  par  Ronsard  —  Discours  sur  les  misères  du 
temps  —  cette  poésie  envahit  tous  les  genres,  élégante  et  spirituelle, 
chez  les  catholiques,  oratoire  et  morale  chez  les  réformés,  et  non  pas 
encore  simplement  et  cordialement  pieuse.  C'est  précisément,  d'après 
moi,  l'humanisme  dévot  qui  la  rendra  telle.  En  1577,  paraissent  treize 
sonnets  religieux  de  Desportes.  Or  à  cette  date,  treize  sonnets  de  Des- 
portes peuvent  beaucoup  «  pour  créer  un  courant  de  poésie  nouvelle  ». 
En  i582,  paraîtle  recueil  —  catholique  — de  la  Muse  chrestienne,  laquelle 
muse,  bien  qu'assez  mal  baptisée  et  encore  semi-païenne,  suscitera  «  une 
nuée  de  vers  chrétiens  ».  Régnier  lui-même  doit  se  mettre  de  la  partie.  Je 


2()o  l'humanisme    dévot 

Entre  ces  innombrables  recueils  poétiques,  je  choisirai 
le  Parnasse  séraphique  du  P.  Martial  de  Brives,  d'abord 
parce  que  cette  «  muse...  capucine  »  est  une  véritable 
muse,  ensuite  parce  qu'elle  représente  excellemment  les 
principaux  caractères  du  lyrisme  pieux  à  cette  époque  ^ 
Lettré  des  plus  rares,  le  P.  Martial  est  en  même  temps  un 
homme  d'oraison.  Il  médite,  il  prie  en  vers,  suivant  une 
habitude  assez  répandue.  Poète  savant,  raffiné  même,  il 
est  aussi  un  poète  populaire.  Ainsi  Pierre  Corneille.  A 
cette   date  on  n'a   pas  encore  coupé  tous  les  ponts  entre 

n'avais  pas,  nie  soiuble-t-il,  à  parler  de  Desporles,  de  Bertaut,  de  du 
Perron  et  de  Mallierbe  qui  d'ailleurs  sont  assez  connus,  et  qui,  très  cer- 
tainement, ont  appris  l'art  des  vers  à  mes  humanistes.  Mais  sans  mettre 
en  doute,  ni  certes  l'excellence  des  poésies  chrétiennes  de  ces  grands 
hommes,  ni  même  leur  sincérité  religieuse,  on  peut  dire  que  les  poètes 
chrétiens  dont  Je  m'occupe,  dans  l'cuscmble  pétrarcjuisent  moins,  sont 
plus  vivement  lyriques  et  surtout  beaucoup  plus  pieux.  Sur  la  sincérité 
religieuse  du  pétrarquisme  français,  cf.  le  livre  de  M.  Vi.vnev,  chap.  iv. 

(i)  Le  poète  s'appelait  Paul  Dumas  et  était  lils  d'un  lieutenant  général  de  la 
sénéchaussée  de  Brives.  Le  jeune  homme,  après  de  brillantes  études  à  l'Uni- 
versité de  Paris,  se  retira  chez  les  capucins  de  Toulouse.  D  une  santé 
frêle,  il  ne  put  résister  longtemps  aux  fatigues  de  la  prédication,  et  sa 
courte  vie  fut  exclusivement  consacrée  à  la  poésie  et  à  la  prière.  Il  n'ambi- 
tionnait pas  la  gloire,  n'écrivant  que  pour  lui-même  ou  pour  ses  amis. 
Ses  vers  couraient  pourtant  ou  bien  anonymes,  ou  sous  des  signatures 
étrangères.  Il  mourut  au  plus  tard  en  i653.  Après  sa  mort,  on  eut,  scmble- 
t-il,  quelque  peine  à  réunir  ses  poèmes,  il  avait  «  si  dépaysé  »  sa  muse  et 
«  en  tant  de  lieux  divisée,  »  dit  le  préfacier  du  Parnasse  séraphique  l 
Ces  recueils  d'abord  assez  peu  considérables  ne  portaient  pas  le  titre 
de  Parnasse  séravhiqiie  qui  iut  donné,  en  1660,  par  le  P.  Zacharie 
de  Dijon  à  tout  ce  que  celui-ci  avait  pu  retrouver  des  œuvres  de  son 
confrère,  soit  t  2,588  vers.  Je  m'en  tiens  au  chilfre  fixé  par  M.  Raymond 
Toiuet  qui  a  bien  voulu  me  communiquer  son  précieux  exemplaire  du 
Parnasse  séravhique .  Ce  volume  paraît  d'ailleurs  assez  inquiétant  et  je  ne 
voudrais  pas  jurer  que  tout  ce  qu'il  renferme  soit  du  P.  Martial.  N'aurait- 
on  pas  publié  sous  son  nom  telle  pièce  d'autrui,  copiée  par  lui  et  qui 
dormait  dans  ses  papiers  ?  Autre  problème  critique.  Avant  de  connaître  le 
P.  Martial,  j'avais  remarqué  dans  un  livre  de  l'auguslin  Cortade  [Les  Sept 
saints  tutélaires  de  V Amenais,  Agen,  1664)  un  long  et  curieux  poème 
sur  la  grotte  de  saint  Vincent  à  Agen  ;  le  poème  est  en  réalité  du  P.  Mar. 
tial,  mais  ces  deux  versions  présentent  des  différences  considérables. 
Dans  le  Parnasse,  ce  n'est  qu'une  description  poétique  de  la  grotte  ; 
dans  les  Sept  saints,  cette  description  est  mêlée  très  artistement,  et 
toujours  en  vers,  à  l'histoire  du  martyr  saint  Vincent.  De  qui  est  ce 
remaniement?  De  Cortade,  peut-être,  qui  dans  ce  cas  prendrait  rang  dans 
le  chœur  des  poètes  dévols,  mais  peut-êU'e  aussi  du  P.  Martial  lui-même. 
Cf.  Le  Père  Martial  de  lirive.  l^a  muse  séraphique  au  XVH^  siècle,  par 
M.  G.  ClÉime.n't-Simon,  Champion,  s.  d.  Cette  excelleule  brochure  est 
extraite  du  Bulletin  de  la  Société  scientifique,  historique  ci  archcoluL^ique 
de  la  Corrcze,  t.  X. 


IN     HYMNIS     ET     CVNTICIS  'iOI 

l'élite  et  la  foule.  Moins  à  la  mode,  moins  précieux, 
notre  capucin  aurait  eu  moins  de  succès  chez  les  simples 
fidèles.  D'ailleurs  très  inégal,  parfois  recherché  jusqu'au 
ridicule,  parfois,  bien  que  plus  rarement,  d'une  extrême 
platitude,  mais  dans  ses  bons  moments,  poète  au  vrai  sens 
du  mot.  Comme  Desportes,  Bertaut,  Godeau,  comme  tout 
le  monde,  le  P.  Martial  aime  à  mettre  en  vers  les  poèmes 
bibliques.  Il  ne  les  traduit  pas,  il  les  paraphrase,  un  seul 
mot  du  texte  sacré  lui  fournissant  la  matière  d'une  grande 
strophe  héroïque.  Voici,  par  exemple,  quelques  fragments 
d'un  de  ses  cantiques  des  créatures,  de  son  Beiiediclie 
OUI  nia  opéra  Do  mini  Domino. 

Lampe  d'argent  au  ciel  pendue. 
De  qui  le  pfde  feu  nous  luit 
Pendant  que  l'horreur  de  la  nuit 
Dessus  la  terre  est  épandue  ; 
Lune,  de  qui  les  pâles  rais, 
Ensemble  lumineux  et  frais, 
Possèdent  des  clartés  sans  flammes, 
Bénissez  le  Dieu  des  bontés 
Qui  n'extermine  pas  nos  âmes 
Les  voyant  sans  amour  connaître  vos  beautés. 

A  la  lune  du  même  cantique,  Desportes  avait  donné  un 
demi-vers  «  soleil  ardent,  humide  lune  »;  Bertaut,  un 
alexandrin  sans  intérêt,  Godeau,  souvent  plus  heureux, 
cette  strophe  trop  prévue... 

Bénis  sa  main  toute-puissante 
Toi  qui  d'un  cœur  si  diligent, 
Sur  un  char  d'ébène  et  d'argent. 
Fournis  ta  carrière  inconstante  ; 
Astre  que  le  silence  suit 
Lune,  qui  de  l'obscure  nuit 
Illumines  les  sombres  voiles. 
Qui  régnant  au  ciel  à  ton  tour, 
Te  fais  un  trône  des  étoiles 
Et  consoles  nos  yeux  de  la  perte  du  jour. 

Malgré  ce  joli  vers  sur  «  la  carrière  inconstante  »,  refu- 


202  L    HUMANISME     DEVOT 

sera-t-on  le  prix  au  P.  Martial?  Il  a  plus  de  couleur  et  plus 
de  piété.  Cette  lumière  pâle  le  touche  et  l'instruit,  symbole 
pour  lui  de  la  connaissance  qui  «  ne  se  tourne  pas  à  aimer  ». 

Paillettes  d'or,  claires  étoiles, 
Dont  la  nuit  fait  ses  ornements, 
Et  que,  comme  des  diamants, 
Elle  sème  dessus  ses  voiles  ; 
Fleurs  des  parterres  azurés. 
Points  de  lumière,  clous  dorés 
Que  le  ciel  porte  sur  sa  roue, 
De  vous  soit  à  jamais  béni 
L'Esprit  souverain  qui  se  joue 
A  compter  sans  erreur  votre  nombre  infini. 

Dans  une  autre  pièce,  il  donne  aux  étoiles  de  nouvelles 
louanges  : 

Roses  d'or  sur  l'azur  semées, 
Agréables  yeux  de  la  nuit. 
Beaux  astres  qui  campez  sans  bruit 
Vos  étincelantes  armées. 

Car  il  ne  tarit  pas.  Dans  le  Cantique  des  trois  enfants^ 
la  neige  est  pour  lui  une  «  belle  soie  au  ciel  raffinée  »,  le 
((  tremblant  albâtre  de  nos  plaines  ».  Le  psaume  Laudate 
Dominum  la  chante  d'une  autre  façon  : 

Céleste  et  délicate  laine, 
Neige  dont  les  flocons  liés 
Font  de  grands  tapis  dépliés, 
Sur  la  surface  de  la  plaine  ; 
Litière  de  Tair  épaissi, 
Marbre  sur  l  ivoire  adouci, 
Couche  des  perles  distillées, 
Louez  d'une  étude  jaloux 
L'adorable  lys  des  vallées, 
Qui  vous  fait  la  faveur  d'être  blanc  comme  vous. 

Montes  et  colles^  Bertaut  avait  écrit  : 

Faites-la  dire  (la  gloire  de  Dieu)  aux  bois  dont  vos  fronts  se  couronnent 
Grands  monts,  qui  comme  roi  les  plaines  maîtrisez  : 
Et  vous,  humbles  coteaux,  où  les  pampres  foisonnent. 


TN     H  Y  MIS  I  S     ET     C  A  N  T  I  C  I  S  2<)j 

Très  noble  musique,  et  déjà  lamartinienne,  mais  un  peu 
courte,  peut-être  même  un  peu  vide.  «  Grands  monts  », 
«  humbles  coteaux  »,  ces  épithètes  suffisent  sans  doute 
à  la  description  classique,  mais  elles  ne  portent  aucune 
leçon.  Notre  muse  capucine,  d'ailleurs  plus  fidèle  au  sym- 
bolisme biblique,  humilie  volontiers  les  «  orgueilleuses 
montagnes  »  «  dont  le  sommet  choque  les  cieux  »,  elle 
tremble  pour  tant  de  superbe  audace. 

Piliers  du  monde,  arcs  triomphaux... 
Bénissez  Dieu,  craignez  ses  coups 
Et  sachez  que  votre  hautesse 
Ne  vous  sert  qu'à  sentir  sa  main  plus  près  de  vous. 

Plus  heureux,  plus  tendrement  aimés  et  loués,  les 
«  humbles  coteaux  »  : 

Collines  utiles  et  belles 
Que,  pour  l'entretien  des  brebis, 
La  terre,  sous  ses  beaux  habits 
Soulève  comme  des  mamelles  ; 
Agréables  voûtes  d'émail, 
Où  l'on  monte  avec  un  travail, 
Plus  doux  que  n'est  le  repos  même, 
Trône  de  la  fertilité. 
Bénissez  l'arbitre  suprême 
Qui  donne  tant  de  gloire  à  votre  humilité. 

Ecoutons  encore  son  cantique  de  la  rosée  : 

Grains  de  cristal,  pures  rosées 
Dont  la  marjolaine  et  le  thin, 
Pendant  leur  fête  du  matin, 
Ont  leurs  couronnes  composées; 
Liquides  perles  d'Orient, 
Pleurs  du  ciel  qui  rendez  riant 
L'émail  moirant  de  nos  prairies, 
Bénissez  Dieu  qui  par  les  pleurs 
Redonne  à  nos  âmes  flétries 
De  leur  éclat  perdu  les  premières  couleurs  ^ 

(i)  Le  Parnasse  séraphique,  pp.  i8sq.  {Benedicite),  p.  i  sq.  [Laudate], 
Dans  ces  oppositions,  dans  ces  avalanches  de  définitions  métaphoriques, 


20/i  L    HUMANISME     DKVOT 

Mignard,  précieux,  les  belles  nouvelles  !  mais  le  cantique 
intérieur  ne  l'est  pas,  Il  y  a  là  un  sentiment  tout  francis- 
cain, une  émotion  vraie  \ 

IV.  On  trouve  aussi  dans  le  Parnasse  séraphique  un 
certain  nombre  de  pièces  populaires  sur  les  commande- 
ments, le  Pater,  les  sacrements,  et  que  sais-je  encore.  La 
vogue  de  ces  mnémotechnies  poétiques  est  presque  aussi 
vieille  que  le  monde,  mais,  aux  vers  dorés,  aux  lourds 
quatrains  moraux  d'autrefois,  le  siècle  de  Louis  XIII 
préférait  des  rythmes  plus  légers  et  plus  chantants. 
Le  P.  Richeome  avait  déjà  mis  toute  la  doctrine  chrétienne 
en  strophes  menues.  D'autres  Jésuites   qui  furent  long- 

on  trouve  bien  la  formule  ordinaire  du  lyrisme  précieux.  Ainsi,  par 
exemple,  le  P.  Le  Moyue,  «  Les  astres,  ces  danseurs  illustres,  — D'éternels 
brillants  couronnés  »  ;  «  Les  perles,  ces  larmes  caillées  —  Qui  tombent 
des  yeux  du  soleil  »  (Les  Peintures  morales,  t.  II,  pp.  4oi>4o3).  Ainsi 
encore  notre  P.  Martial  :  «  Dragons,  soldats  de  la  nature  »  ;  «  ventres  aifamés 
des  vaisseaux  »  (abîmes)  ;  «  glace,  belle  croûte  de  l'onde  »  ;  «  vives  et 
volantes  galères  »  (oiseaux)  ;  «  majestés  du  ciel  écoulées  »  (rois)  ;  «  boutons 
de  la  nature  humaine  »  (jeunes  gens)  (tout  ceci  dans  le  Benedicite). 
«  Eté,  bile  de  l'univers  »  ;  «  glissante  écorce  des  ruisseaux  »  (glace)  ; 
«  ingénieuse  bouquetière  »  (la  terre)  ;  «  rubans  verts  attachés  sans 
nœuds;  —  froides  languettes  de  verdure  »  (herbes)  ;  «veines  des  champs, 
longs  serpents  d'eau  »  (fleuves);  «  voix  visibles,  sons  emplumés;  —  luths 
vivants,  orgues  animés  »  (oiseaux)  (tout  ceci  dans  le  Laudate.  —  Cette 
formule  du  lyrisme  précieux  est  par  moments  assez  voisine  du  lyrisme 
romantique.  Le  bon  P.  Martial,  comme  d'ailleurs  le  P.  Lemoyne,  me  font 
souvent  penser  à  Victor  Hugo.  Le  P.  Le  Moync  dit  à  propos  des  abeilles  : 
«  Devant  ces  guerrières  dorées  »  [ibid.,  p.  4o5).  Voici  encore  une  strophe 
de  Martial  : 

Anges  sans  forme  et  sans  matière, 

Clairs  atomes  d'éternité, 

Nombres  proches  de  l'Unité, 

Fruits  de  flamme  et  fleurs  de  lumière  ; 

Feux  animés,  rayons  vivants 

Zéphirs  de  gloire,  augustes  vents,  etc.,  etc. 

J'ai  de  même  trouvé  chez  notre  capucin,  plusieurs  vers  dont  M.  Rostand 
n'aurait  pas  eu  trop  à  rougir.  Ainsi  dans  un  long  poème  dramatique  sur 
la  Madeleine,  Jésus,  ayant  déjà  parlé  du  tournesol,  «  de  la  fleur  safranée  », 
qui  «  tourne  vers  le  soleil  sa  tète  couronnée  »,  ajoute  : 

Il  (l'amour  de  Madeleine)  la  tourne  vers  moi  par  le  soin  de  me  plaire 
Afin  (/n'étant  soleil,  j'aie  une  fleur  solaire  (p.  '^•l'j). 

(i)  Comme  le  dit  en  vers  l'éditeur  du  Parnasse  séraphique,  la  muse  du 
P.  Martial  n'est  point  profane  —  et  jamais  Philis  ni  Diane  —  n'ont 
tiré  des  vers  de  son  sein.  Nous  lui  devons  néanmoins  quelques  poèmes, 
moins  directement  dévots,  et  qui  sont  assez  curieux.  Le  bon  l'ère  avait  un 
goût  très  vif  pour  la   description  lyrique.  Il  aimait  notamment  à  peindre 


IN     IIYMNIS     ET     CANTICIS  'H)5 

temps  goûtés  par  les  âmes  pieuses,  le  P.  Adam,  le 
P.  Goyssart  avaient  fait  de  même.  Bien  que  plus  raffiné, 
le  P.  Martial,  non  seulement  ne  dédaignait  pas  ce  genre 
modeste,  mais  encore  il  y  trouvait,  je  crois,  un  aliment 
pour  sa  propre  dévotion. 


Bien  cVaiiti-ui  tu  ne  prendras 

Que  ton  Ame  insensée. 

Pressée 
Par  une  avare  faim, 
Ne  dévore  en  pensée 
Le  bien  de  ton  prochain  ^ 


dos   grottes  vX  des   ermitages.  C'est  ainsi   qu'il  a   composé   des   strophes 
nombreuses  sur  la  grotte  du  martyr  saint  Vincent  à  Agen. 

Bon  Dieu  !  que  ma  vue  est  charmée 
De  voir  avec  quels  doux  efiTorts 
La  Garonne  baise  les  bords 
De  cette  plaine  bien-aimée... 

Suit  une  vue  du  «  cours  »  d'Agen,  à  l'heure  où  la  ville  vient  prendre 
le  frais  : 

Ce  lieu  qu'au  bord  de  ce  rivage 
Tant  d'arbres  font  paraître  noir, 
Forme-t-il  pas  un  promenoir 
Délicieusement  sauvage  ? 
C'est  là  qu'en  la  saison  du  chaud 
Sur  le  point  que  le  jour  deffaut, 
Agen  verse  toute  sa  joie, 
Et  le  temps  s'étant  rafraîchi 
L'éclat  de  l'or  et  de  la  soie 
Y  fait  tous  les  soirs  un  midi. 

[Parnasse  séraphique,  p.  272  sq.) 

Les  couplets  de  Chapelle  et  Bachaumout,  dans  leur  joli  voyage,  sont  un 
peu  de  ce  même  goût.  Il  a  aussi  une  longue  description  du  «  château  de 
Fénelon  en  Quercy  »,  poème  qui  a  dû  naître  à  peu  près  la  même  année 
que  le  futur  archevêque  de  Cambrai.  Le  P.  Martial  devait  être  en  relation 
avec  la  pléiade  des  beaux  esprits  toulousains  et  gascons.  Il  a  composé  un 
long  poème  pour  Molinier,  le  fameux  prédicateur  dont  Bossuet  n'a  pas 
méprisé  les  sermons.  Je  crois  aussi  qu'il  était  lié  avec  le  P.  Cortade,  autre 
gloire  encore  plus  oubliée  que  Molinier.  De  toute  façon,  il  y  aurait  intérêt, 
je  crois,  à  étudier  de  plus  près  cette  œuvre  poétique  et  l'àme  charmante 
qu'elle  nous  révèle,  et  l'histoire  extérieure  du  P.  Martial,  et  sa  gloire 
posthume  qui  a  mis,  je  crois,  bien  du  temps  à  périr. 

(i)  Le  Parnasse  séraphique,  p.  44-  Codcau  s'était  exercé  dans  le  même 
genre.  Cf.  les  dernières  pièces  do  ses  Poésies  chrétiennes. 


2o6  l'humanisme    dévot 


Panem  nostrum. 

Notre  unique  tout, 
Sevrez  notre  goût 
Des  douceurs  infâmes. 
Et  que  votre  main 
Nous  donne  le  pain 
Des  corps  et  des  ames^ 

Si  l'on  trouvait  ces  mélodies  enfantines  dans  les  œuvres 
de  Verlaine,  on  n'en  serait  pas  trop  surpris.  Avec  cela, 
nombre  de  cantiques  proprement  dits,  qui,  très  curieuse- 
ment, propageaient  à  la  fois  chez  les  simples  et  le  goût 
précieux  et  la  dévotion. 

Adoration  des  yeux  de  Jésus  naissant. 

Nul  brillant  ne  luit  dans  les  cieux 
Devant  ses  beaux  yeux, 

Et  le  flambeau 
Sans  qui  la  terre  n'aurait  rien  de  beau. 
Devant  ces  yeux  cachant  la  pourpre  fière 

De   sa  lumière. 

Dit  tout  honteux 
Qu'il  faut  enfin  qu'un  soleil  cède  à  deux  \ 

Ce  chapitre  des  cantiques  populaires  aurait  certes  son 
intérêt,  mais  n'ayanl  pas  entrepris  d'écrire  l'histoire  de 
la  poésie  religieuse,  je  me  contenterai  de  cueillir  une  ou 
deux  fleurettes  dans  cet  immense  parterre.  Soit,  par 
exemple,  les  vers  du  P.  Paul  de  Barry  —  une  des  victimes 
de  Pascal  —  à  l'honneur  de  sainte  Madeleine. 

J'ai  quitté  tous  mes  promenoirs, 
J'ai  cassé  tous  mes  beaux  miroirs, 
J'ai  rompu  mes  robes  de  soie. 
Mes  rubis  et  riches  brillants 
Je  les  ai  tous  donnés  en  proie 
Aux  pauvres  et  à  mes  servants. 

(i)  Le  Parnasse  séraphi(/uc,  p.  3'2. 
(■i)  //>.,  p.  82. 


IN     HYMjSIS     KT     gant  ici  s  ■lO'j 

J'ai  décousu  tous  mes  clinquants, 

J'ai  ôté  du  col  mes  carquants, 

J'ai  jeté  par  la  fenêtre 

Tontes  mes  pommes  de  senteur 

Et  mes  fards,  pour  ne  plus  paraître 

Belle  aux  yeux  du  monde  menteur. 

J'ai  brûlé  tous  mes  vieux  romans 
Et  les  lettres  de  mes  amants. 
J'ai  craché  dessus  la  peinture 
De  ce  portrait  que  je  gardais 
Et  que  je  voyais  à  toute  heure. 
Pensant  à  celui  que  j'aimais  ^ 

Fleurs  de  papier,  mais  dont  le  calice  garde  un  peu 
d'histoire,  s'il  est  permis  de  parler  ainsi.  Tel  autre  can- 
tique du  même  rimeur  nous  rappelle  un  fait  très  impor- 
tant et  très  mystérieux,  la  poussée  des  dévotions  nouvelles 
et  le  déclin  des  anciennes. 

Alexis  fut  jadis 

Le  saint  du  paradis 
Pour  qui  mon  cœur  sans  cesse  soupirait. 
Rien  qu'iVlexis  mon  esprit  n'admirait. 

Joseph  le  non-pareil 

A  pris  sa  place. 

Gomme  un  beau  soleil 
Qui  tous  les  saints  en  tout  efface  ^. 

Gomme  le  livre  du  P.  de  Barry  est  dédié  aux  élèves  des 
Ursulines,  voici  des  élévations  subtiles  sur  la  patronne  de 
ces  pensionnats. 

Jamais  aucun  martyr 
Ne  s'est  trouvé  pàtir 


(i)  La  dévotion  à  la  glorieuse  sainte  Ursule,  par  le  P.  P  de  Barry. 
Lyon,  1645. 

(2)  Ibid..  On  sait  que  la  dévotion  à  saint  Alexis  fut  longtemps  très 
répandue.  Ainsi  de  la  dévotion  à  sainte  Ursule.  La  manchette  nous  avertit 
que  nous  pouvons,  à  notre  gré,  remplacer  Alexis  par  Ursule  daas  ce 
couplet.  Au  lieu  de  «  le  saint  »,  mettez  celle  et  vous  aurez  :  Ursule  fut 
jadis  —  celle  du  paradis.  —  Rien  qu'Ursule  mon  esprit  n'admirait. 


'208  L    HUMANISME     DEVOT 

Comme  Ursule  voyant  d'un  air  serein 
Ses  compagnes  trépasser  sur  le  Rhin... 
Présente  à  chaque  mort 

Sa  belle  vie 
Par  ce  grand  effort 
Lui  fut  autant  de  fois  ravie... 

Ayant  ce  bonheur 
D'être  onze   mille  fois  martyre  ^ 

La  date  n'y  est  pour  rien.  Le  bon  Père  aujourd'hui 
encore  ne  ferait  pas  mieux.  Voici  des  vers  contemporains 
de  ce  monstre  (1620)  et  d'un  style  un  peu  différent. 

Levez-vous  de  cette  prairie. 
Et  quittant  votre  bergerie, 
Venez  voir  le  fils  de  Marie 

Tout  plein  d'amour  ; 
Levez-vous,  pasteurs,  je  vous  prie 
Et  venez  tôt,  car  il  est  jour. 

Déjà  la  luisante  aurore 

La  cime  de  ces  monts  redore 

Et  ce  petit  Dauphin  honore, 

Pleine  d'amour  ; 
Venez  et  que  chacun  l'adore. 
Et  venez  tôt,  car  il  est  jour. 

L'Ange  en  a  porté  la  nouvelle 
Ecoutez  comme  il  vous  appelle, 
Il  chante  une  chanson  si  belle 

Toute  d'amour  ; 
Venez  donc  voir  cette  pucelle, 
Et  son  fds  plus  beau  que  le  jour.. . 

Vene7  voir  sa  bouche  pourprine, 
Sa  main  et  sa  façon  poupine, 
Venez  voir  sa  face  enfantine, 

Pleine  d'amour  ; 
Venez  voir  sa  clarté  divine. 
Et  venez  tôt  car  il  fait  jour  ". 

(i)  La  dévotion  à  la  glorieuse  sainte  Ursule. 

i'i)  Les  OEuvres  spirituelles...,  do  M'*'  Lazare  do  Solvc  (Paris  1G20), 
p.  200,  201 . 


IN     HYMMS     ET     CANTICIS  n>\) 

Ecoutons  entin   une  rustique  et  joyeuse   merveille  que 

j'ai  eu  la  bonne  ibrtune  de  trouver  dans  une  histoire  de 

sainte  Fare. 

En  août  le  troisième, 
Fête  de  saint  Etienne 
Mil  six  cent  vingt-deux, 
La  Patronne  de  Brie 
Fit  en  son  nbbave 
Des  elTcts  merveilleux. 

L'événement  est  bien  connu.  A  cette  date,  et  pendant 
les  jours  qui  suivirent,  de  nombreux  malades  avaient  été 
guéris  auprès  de  la  châsse  de  la  sainte  abbesse.  Dans  le 
cantique,  chacun  des  miraculés,  religieuses  de  l'abbaj^e 
ou  bonnes  gens  du  voisinage,  a  son  petit  couplet. 

La  bonne  Claude  Alleaume 
Ne  peut  chanter  de  psaume 
Pour  n'avoir  plus  de  voix; 
Elle  lui  est  rendue, 
La  relique  ayant  vue 
Seulement  une  fois. 

N'oublions  pas  Martine 
Dont  je  vous  acertine 
Que  Dieu  par  sa  bonté, 
Guérit  la  surdité... 

Marie  la  meunière^ 
Ayant  fait  sa  prière 
Avec  dévotion 
Par  la  sainte  relique 
De  sa  grand  sciatique 
Pieçut  la  guérison. 

Puis  le  petit  Modène 
Est  délivré  de  peine... 

La  rime  est  assez  riche  et  le  style  n'a  pas  vieilli.  Peut- 
on  rien   trouver  de   plus  populaire,   de    plus   entraînant! 
Auprès  du    barde   anonyme,    qui   a    rimé   ces    miracles, 
Déranger  fait  la  figure  d'un  poète  de  cour.  Tout  ensemble 
I.     *  14 


2  H)  L    HUMANISME     DP:VOT 

émue,  égayée,  on  entend  la  bonne  foule  chanter  à 
pleins  poumons  ces  vers  légers  sous  les  voûtes  de  l'an- 
tique abbaye,  et,  dans  le  chœur,  la  sœur  Alleaume  s'unir 
de  toute  sa  voix  au  psaume  qui  célèbre  sa  guérison.  De 
tels  cantiques  vivent  plus  de  soixante  ans.  L'abbaye 
de  Sainte-Fare  est  dans  le  diocèse  de  Meaux.  Les 
alouettes  ne  tremblent  pas  devant  Taigle.  Pardonnant  à 
cet  «  acertine  »  que  l'Académie  réprouve,  pourquoi 
Bossuet  n'aurait-il  pas  entendu  complaisamment  ces 
humbles  strophes,  les  achevant  lui-même  à  sa  façon  par  un 
verset  de  l'Ecriture  :  ex  are  infcuitium  et  lactentium  per- 
fecisti  laudem? 

V.  Que  diront  maintenant  les  délicats,  si  je  leur  rappelle 
que  le  cantique  des  âmes  les  plus  hautes,  égale  parfois 
la  rusticité,  le  sans-façon,  la  joyeuse  liberté  des  cantiques 
populaires?  Il  en  est  ainsi  pourtant.  Bien  que,  de  son  vol 
naturel,  la  poésie  mystique  s'élève  bien  au-dessus  de 
Shelley  et  de  Lamartine,  il  lui  arrive  souvent  de  descendre 
un  peu  plus  bas  que  Nadaud.  Egalement  imparfaite  et 
bégayante,  également  sublime  et  dans  sa  grandeur  et  dans 
sa  bassesse.  Les  mystiques  emploient  fatalement  le  voca- 
bulaire commun,  mais  les  objets  et  les  émotions  qu'ils 
essaient  de  rendre  n'en  sont  pas  moins  au  delà  des  mots. 
Que  leur  parole  nous  semble  ou  sublime  ou  vulgaire, 
elle  échappe  d'un  même  élan  à  la  critique  profane  ;  que 
celle-ci  les  admire  ou  les  méprise,  elle  ne  les  entend 
jamais  qu'à  moitié.  Du  reste  n'oublions  pas  que  le  premier 
effort  des  mystiques  est  d'atteindre  à  la  simplicité  de  l'en- 
fance. Dépris  de  nos  conventions,  de  nos  vanités  et  de  nos 
mensonges,  les  expressions,  les  musiques  les  plus  humbles 
leur  suffisent.  Us  élèvent,  ils  divinisent  tout  à  leur  iaçon  qui 
trop  souvent  nous  reste  cachée.  Quoi  qu'il  en  soit,  bien  ou 
mal,  ils  chantent,  ils  ne  peuvent  pas  ne  pas  chanter.  C'est 
là  même  une  des  lois  qui  semblent  régir  ce  monde  mys- 
térieux. Plusieurs,  et  notamment  l'historien  des  Minimes, 
le  P.  Louis  Dony  d'Attichy,  l'ont  fait  observer  avant  nous. 


IN      IIYMNIS     RT     CA^ÎTICfS  .III 

«  Chose  remarquable,  écrit  celui-ci,  en  tous  les  saints  qui 
onl  été  contemplatifs  et  anagogiques,  qu'ils  se  sont  gran- 
dement plu  à  la  musique  et  harmonie,  w  Le  «  P.  de  Binans, 
continue  le  même  auteur,  était  grand  amateur  de  musique 
et  prenait  un  singulier  contentement  à  l'entendre  comme 
un  moyen  fort  propre  à  hausser...  son  esprit...  vers  Dieu... 
Il  avait  même  composé  certains  airs  spirituels  ou  plutôt 
mondains  dont  il  avait  spiritualisé  la  lettre,  qu'il  chantait 
volontiers  allant  par  les  champs^  ».  jNlettre  des  paroles 
saintes  sur  des  airs  frivoles,  cette  pratique  était  alors 
universellement  répandue.  Le  plus  souvent,  l'on  se  con- 
tentait d'une  poésie  primitive.  Sainte  Chantai  disait 
qu'  ((  elle  ne  se  souciait  point  de  la  bonne  rime  pourvu 
qu'elle  trouvât  de  la  dévotion  »  dans  ces  cantiques".  Il 
s'agissait  bien  des  règles  de  l'art!  Pour  les  airs,  on  ne  se 
montrait  pas  moins  accommodant;  on  prenait  les  premiers 
venus,  ceux  des  salons  ou  du  Pont-Neuf,  ceux  que  seri- 
naient les  boîtes  à  musique  familiales  et  que  tout  le  monde 
savait  par  cœur  :  Contre  mon  gré,  je  chéris  Veau;  Vive 
Condé^  vive  Conti;  En  filant  ma  quenouillette ;  Ami  ne 
passe  pas  Créteil;  Bergère  en  passant  —  cVun  cœur  gémis- 
sant. C'était  encore  les  dépouilles  de  l'Egypte,  une  façon 
ingénue  d'exorciser  le  malin,  de  purifier  le  souvenir  du 
passé,  les  bruits  de  la  rue.  Les  jolis  titres  qu'on  vient 
de  lire,  je  les  ai  pris  à  Tun  des  maîtres  suréminents  de  la 
vie  intérieure,  au  P.  Surin  lui-même,  ce  grand  homme, 
que  nous  étudierons  plus  tard  à  loisir,  ayant  en  effet 
composé  sur  les  airs  populaires  de  son  temps,  une  série 
de  cantiques  où  se  trouvent  exposés  les  principes  les 
plus  élevés  de  la  vie  mystique.  «  J'ai  tâché,  nous  dit-il 
dans  sa  préface,  de  régler  tellement  les  saillies  et  la 
liberté  de  la  poésie  que  je  puis  assurer  qu'il  est  fort  peu 
de  points  importants  à  la  conduite  spirituelle  que  je  n'aie 

(i)    Histoire  générale   des   minimes,   par  le  P.   Louis  Doni   d'Attichv, 
P-  394. 

(2)  OEuvres  de  Sainte  Chantai,  I,  p.  400. 


^la  L    HUMANISME     HE V or 

marqués  dans  la  simplicité  de  ces  vers,  afin  que  ceux  qui 
voudront  s'en  servir,  rencontrent,  dans  un  abrégé  moins 
étudié  que  les  grands  ouvrages,  ce  qui  appartient  aux 
mystères  cachés  de  la  perfection.^  »  L'entreprise  n'était 
pas  banale,  mais  l'exécution  l'est  encore  moins.  Rappelez- 
vous  les  bribes  de  Béranger  qui  flottent  dans  votre 
mémoire  :  rythme  et  style,  appliquez-les  aux  mystères 
ineffables  de  l'union  divine  et  vous  aurez  les  cantiques  du 
P.  Surin.  C'est  là  du  moins  la  première  impression  que 
nous  laisse  ce  livre  étrange. 

Délaissement  de  tout  pour  çwre  parfaitement 

AIR  :  VArchc'.'êque  de  Rouen. 

Mon  esprit  n'est  plus  en  gêne, 
Puisque  je  vis  sans  effroi, 
Et  Socrate  et  Diogène 
Etaient  moins  contents  que  moi. 
Je  ne  sens  ni  poids  ni  charge 
Mon  cœur  a  trouvé  le  large. 

Après  avoir  tout  quitté 

J'ai  trouvé  ma  liberté... 

Il  me  faudrait  d'Hippocrate, 
Les  maximes  observer, 
Contre  les  maux  de  la  rate 
Mille  remèdes  trouver  ; 
Médecins,  Apothicaires, 
Je  renonce  à  vos  mystères. 
Après  avoir,  etc... 

L'oiseau  par  l'air  se  promène, 
Louant  l'auteur  de  tout  bien, 
Il  ne  prend  ni  soin  ni  peine, 
Sans  jamais  manquer  de  rien. 
Mon  cœur  en  fait  tout  de  même, 
Je  ne  plante  ni  ne  sème. 
Après  avoir,  etc.. 

[i)Cantiques  spirituels  de  l'amour di\'in...  yls'is  au  lecteur.  Je  cilo  d'après 
l'édition  de  1731  qui.  chose  étrange,  est  généralement  conforme  aux 
premières  éditions,  du  moins  an  recueil  do  i66/î,  le  seul  (|ue  j  aie  pu 
consulter. 


I  iN     II  Y  M  IS  1  S     ET     C  À  N  T  I  C  1  S  il  i 

On  dit  qu'on  arme  la  flotte 
Pour  aller  jusqu'au  Levant  ; 
Partout  la  gazette  trotte, 
L'on  n'attend  plus  (|ue  le  vent  ; 
Que  l'on  tourne,  que  l'on  vire 
De  tout  je  ne  fais  que  rire. 
Après  avoir,  etc..  ^ 

Gomme  je  montrerai  plus  loin  que  nos  mystiques  étaient 
patriotes,  je  ne  me  suis  pas  fait  scrupule  de  garder  ce 
dernier  couplet. 

Abandon  pour  arrwer  à  Caniour  de  Dieu. 
AIR  :  Amaryllis,  je  renonce  à  \>os  charmes. 

Je  veux  aller  courir  parmi  le  monde 

Où  je  vivrai  comme  un  enfant  perdu  ; 

J'ai  pris  l'humeur  d'une  âme  vagabonde 

Après  avoir  tout  mon  bien  répandu. 

Ce  m'est  tout  un  que  je  vive  ou  je  meure 
Il  me  suffît  que  l'Amour  me  demeure... 

Allons,  Amour,  allons  à  l'aventuré, 
Avecques  toi  je  n'appréhende  rien  ; 
Quelque  travail  que  souffre  la  nature 
Te  possédant  je  serai  toujours  bien. 
Ce  m'est  tout  un,  etc.. 

Je  ne  veux  plus  ni  lettres,  ni  science  ; 
J'aime  bien  mieux  demeurer  ignorant. 
J'ai  tout  remis  jusqu'à  ma  conscience, 
Puisque  l'Amour  en  veut  être  garant. 
Ce  m'est  tout  un,  etc..  ^ 

«  Jusqu'à  sa  conscience  »  !  Bossuet  dresse  l'oreille.  Ne 
sommes-nous  pas  en  plein  quiétisme  ?  Bossuet?  nous 
l'attendons  de  pied  ferme. 

Je  vois  un  Docteur  qui  s'avance, 
Et  d'un  accent  plein  de  terreur, 

(i)  Cantiques  spirituels,  p.  8,  sq. 
(2)  II).,  p.  i5  sq. 


2i4  l'humanisme     DÉVOT 

M'avertit,  me  presse  et  me  tance 
Disant  que  je  suis  en  erreur. 
Il  se  forme  une  épaisse  nue 
Dont  mon  âme  serait  émue. 

Je  suis  au  pouvoir  de  l'Amour 

Je  lui  servirai  nuit  et  jour  ^ 

Je  n'ai  du  reste  pas  besoin  de  dire  que  la  doctrine  de 
ce  profond  théologien  est  très  sûre  et  très  bienfai- 
sante. 

Ecoutez-le  définii'  en  maître  la  vraie  quiétude.  Sa  muse, 
encore  trop  facile,  s'élève  d'un  vol  plus  noble,  lorsqu'elle 
vient  à  parler  de  l'action  même  de  Dieu. 

Comme,  quand  d'une  main  subtile 
Le  peintre  accomplit  son  tableau, 
Il  faut  qu'une  toile  immobile 
Reçoive  les  traits  du  pinceau; 
Ainsi  Dieu  ne  se  représente 
Dans  le  fonds  d'une  âme  mouvante. 
Je  suis  au  pouvoir,  etc.. 

Pendant  que  ce  Maître  paisible. 
Verse  dans  l'âme  un  si  grand  bien, 
L'efFet  en  est  si  peu  sensible 
Que  les  yeux  n'en  découvrent  rien. 
Plus  cette  merveille  est  sublime. 
Et  plus  au  cœur  elle  est  intime. 
Je  suis  au  pouvoir,  etc.. 

La  lumière  est  d'autant  plus  pure 
Que  moins  elle  paraît  en  l'air... 

Lorsque  cette  âme  est  attentive 
A  l'Amour  qui  la  veut  régir, 
L'homme  qui  croit  qu  elle  est  oisive, 
S'empresse  pour  la  faire  agir  : 
Il  prend  le  feu,  puis  il  l'allume 
Il  met  le  fer  et  bat  l'enclume. 
Je  suis  au  pouvoir,  etc.. 

(i)  Cantiques  spirituels,  p.  4o- 


IN     IIYMNIS     ET     GANTICIS  '215 

S'il  ne  voit  de  longues  prières, 
S'il  n'y  reconnaît  des  ferveurs, 
Et  des  manifestes  lumières, 
Ou  d'autres  divines  faveurs, 
Il  croit  pour  lors  qu'elle  recule, 
Mais  en  secret,  Amour  la  bride. 
Je  suis  au  pouvoir,  etc..  ^ 

et  plus  loin,  ces  vers   magnifiques   au   sujet   des   paroles 
presque  insensibles  de  l'Amour. 

Il  chante  une  chanson  secrète 

Que  le  cœur  même  ne  sait  pas  ^. 

Mais  ceci  est  encore  trop  savant,  trop  loin  de  l'enfance. 
Aussi  riche  de  sens,  le  cantique  du  pèlerin  mystique  res- 
semble tout  à  fait  à  une  berceuse.  Le  pèlerin  chante,  une 
à  une,  les  étapes  de  son  voyage  au  pays  de  l'oraison, 
chaque  nouvelle  étape,  commençant  par  un  «  Quand  nous 
fumes  »  qui  est  charmant. 

Quand  nous  fûmes  dans  la  demeure 

Du  saint  repos 
On  nous  fit  bien  attendre  une  heure 

Fort  à  propos. 
Nous  y  fumes  reçus  par  un 

Dévot  ermite, 
Qui  nous  dit  ici  :  mes  enfants 

On  ne  va  guère  vite, 

«  Quand  nous  fûmes  dedans  les  landes  »,  puis,  «  dans 
les  montagnes  »,  puis  ce  vers  où  courent  des  frissons 
délicieux  : 

Quand  nous  fûmes  au  pont  qui  tremble... 

Ne  croyez-vous  pas  entendre  le  :  Tout  au  beau  milieu 
des  Ardennes?  —  Enfin,  enfin, 

Quand  nous  fûmes  dedans  la  ville 
Du  saint  Amour, 

(i)  Cantiques  spirituels^  p.  l\\. 

[i)  rh.,p.  47. 


2i6  l'humanisme    dévot 

Nous  la  trouvâmes  si  gentille 

Que  nuit  et  jour 
Nous  ne  faisions  rien  que  chantera 

De  tels  vers  auront  éclairé  et  rasséréné  bien  des  cons- 
ciences. On  ne  peut  les  lire,  encore  moins  les  chanter, 
sans  être  aussitôt  gagné  par  la  joie  invincible  qu'ils  res- 
pirent. J'aurais  pu  les  citer  moins  longuement,  épargner 
davantage  les  oreilles  dédaigneuses.  Mais,  quoi  !  n'est-il 
pas  capital  de  montrer  que  d'une  extrémité  à  l'autre  du 
monde  religieux  à  cette  époque,  chez  Philothée  et  chez 
Théotime,  chez  les  commençants  et  chez  les  parfaits, 
domine  la  même  allégresse  ;  n'est-il  pas  utile  de  constater 
une  fois  de  plus  la  merveilleuse  harmonie  qui  règle  les 
âmes  dévotes  et  qui  les  rattache  à  l'humanité  commune  ? 
Humbles  et  divins  poèmes,  ils  mettent  à  la  portée  d'une 
pauvre  femme  ignorante,  des  mystères  qui,  soixante  ans 
plus  tard,  exciteront  dans  l'Eglise  gallicane,  de  si  vains  et 
de  si  lamentables  conflits. 

Gomme  nous  le  verrons  mieux  dans  les  prochains 
volumes,  nos  mystiques  sont  tous  ainsi.  De  leurs  pauvres 
rimes,  ou  de  leur  prose  souvent  maladroite,  rayonne  l'ex- 
tase. Quand  le  P.  César  de  Bus  vit  sa  mort  prochaine, 
raconte  le  biographe  du  saint,  «  il  écrivit  à  M.  Paul 
d'Agar  de  lui  faire  quelques  vers  de  dévotion,  dont  il  lui 
donna  la  matière  :  car,  disait-il,  je  veux  faire  comme  le 
cygne,  sortir  de  cette  vie  en  chantant  puisque  j'y  suis  entré 
en  pleurant  »  '\  «  Le  jour  de  Saint-Basile  1682,  raconte  la 
Mère  de  Ghaugy  dans  son  Mémoire  sur  sainte  Chantai, 
notre  bienheureuse  Mère  soutint  un  assaut  très  grand  de 
l'amour  divin  qui  l'empêchait  de  pouvoir  parler  à  la  récréa- 
tion ;  elle  demeurait  les  yeux  fermés  avec  un  visage  tout 
enflammé  ;  elle  tâchait  de  se  divertir  à  filer  sa  quenouille, 
et  demeurait  prise  à  la  moitié  de  son  aiguillée.  Quand  elle 

(i)  Cantiques  spirituels...,  p.  5o  sq.  Ce  cantique  est  calqué  sur  le  vieux 
cantique  des  pèlerins  de  Saint-Jacques. 

(i)  La  Vie  du  H.  P.  César  de  Bus...,  pai-  le  l'.  1.  Makcel,  p.  Ikjtj. 


lis'     HYMNIS     ET     GANT  ICI  S  '217 

vit  qu'elle  ne  pouvait  faire  autrement,  elle  fit  chanter  et 
s'essaya  de  chanter  elle-même  ce  cantique  qu'elle  s'était 
lait  faire  autrefois  par  notre  très  honorée  Mère  do  Bréchard  : 

Pourquoi  donner  à  mon  âme 
Quelque  travail  ou  souci, 
Puisque  Tamour  qui  Tenflamme 
Ne  le  permet  pas  ainsi  ? 

Il  me  meut  et  me  gouverne 
Tout  au  gré  de  son  désir, 
Et  je  n'ai  ni  but,  ni  terme 
Que  son  céleste  plaisir. 

Mon  cœur  n'a  de  complaisance 
Qu'aux  entretiens  amoureux 
De  cette  divine  essence, 
Seul  objet  des  Bienheureux. 

«  Ce  chant  la  divertit  un  peu  etpour  cacher  la  grâce,  elle 
s'essaya  de  nous  parler,  mais  avec  des  paroles  de  feu... 
((  Mes  chères  filles  (dit-elle),  saint  Basile,  ni  la  plupart  de 
«  nos  saints  Pères  et  piliers  de  l'Eglise  n'ont  pas  été  mar- 
«  tyrisés  :  pourquoi  vous  semble-t-il  que  cela  soit  arrivé  ?  » 
Après  que  chacune  eut  répondu  :  «  et  moi,  dit  cette  bien- 
«  heureuse  Mère,  je  crois  que  c'est  parce  qu'il  y  a  un  mar- 
«  tyre  qui  s'appelle  le  martyre  d'amour,  dans  lequel  Dieu 
«  soutenant  la  vie  de  ses  serviteurs  et  servantes,  pour  les 
«  faire  travailler  à  sa  gloire,  il  les  rend  martyrs  et  confes- 
«  seurs  tout  ensemble...  Le  divin  amour  fait  passer  son 
«  glaive  dans  les  plus  secrètes  et  intimes  parties  de  nos 
((  âmes  et  nous  sépare  nous-mêmes  de  nous-mêmes.  Je  sais 
«  une  âme,  ajouta-t-elle,  laquelle  l'amour  a  séparée  des 
«  choses  qui  lui  ont  été  plus  sensibles  que  si  les  tyrans 
«  eussent  séparé  son  corps  de  son  âme  par  le  tranchant  de 
«  leurs  épées  ».  Nous  connûmes  bien  qu'elle  parlait  d'elle- 
même  \  » 

(i)  OEuvres  de  Sainte  Chantai,  I,  pp.  355-357. 


C[JAPITRE   II 

LES    HAUTES    ÉTUDES    RELIGIEUSES 


I.  Des  œuvres  dévotes  de  ce  temps-là  qui  par  leurs  mérites  d'ordre  scien- 
tifique ou  littéraire  appartiennent  à  la  littérature  universelle.  —  De  la 
division  du  travail  qui  fera  plus  tard  de  la  littérature  dévote  une  littéra- 
ture séparée.  —  L'humanisme  dévot  hostile,  par  définition,  à  cette  sépa- 
ration des  genres.  —  Ignorance  prétendue  du  clergé  français  au  début 
du  xvii*^  siècle.  —  Les  livres  qui  se  lisaient  alors.  —  Prestige,  valeur 
et  rayonnement  de  la  Sorbonnc. —  L'humanisme  dévot  et  la  scolastique. 
—  Il  lui  apprend  le  beau  langage  et  il  l'attendrit.  —  François  de  Sales 
et  une  Somme  de  théologie.  —  Renaissance  théologique  et  renaissance 
mystique.  —  Les  œuvres  de  haute  vulgarisation  religieuse.  —  Quel- 
ques noms. 

II.  Le  programme  de  la  réforme  bénédictine.  —  Travail  intellectuel  et 
oraison  mentale.  —  Le  «  hanap  »  de  la  dévotion  et  le  «  portail  de  la 
retraite  des  Muses  ».  —  Dom  Laurent  Bénard  et  ses  Parénèses.  — 
Causes  morales  de  la  décadence  bénédictine.  —  L'Abbé  désarmant  les 
jeunes  moines  «  de  lettres  et  de  vertus  ».  —  Que  TAbbé  doit  être 
savant.  —  Le  prophète  Balaam.  —  Les  ignorants  jaloux  et  les  dangers 
prétendus  de  la  science.  —  Panégyrique  de  «  l'homme  docte  ».  — 
«  Jamais  un  grand  savant  homme  n'est  bas  àr.  cœur  ».  —  Que  l'Abbé 
doit  être  éloquent. 

III.  L'histoire  de  l'Eglise.  —  Prestige  et  action  de  Baronius.  —  La  table 
chrono graphique  de  Gaultier.  —  Dom  Laurent  Bénard  et  l'Eglise  des 
Pères  —  et  les  moines  du  moyeu  âge.  —  Histoire  intime  de  l'Eglise.  — 
Le  cyclope  de  Péronne. 


I.  Pour  la  plupart  des  spirituels  qui  nous  occupent,  les 
hautes  études  religieuses  ont  peu  de  secrets.  A  ne  lire  que 
leurs  œuvres  proprement  dévotes,  on  a  bientôt  vu  qu'ils 
possèdent  à  fond  la  scolastique  de  leur  temps,  qu'ils  se 
passionnent  pour  les  grandes  controverses  théologiques 
et  qu'ils  ont  étudié  les  Pères,  très  souvent  de  première 
main.  De  telles  ou  telles  de  ces  œuvres,  il  est  parfois  diffi- 
cile de  dire  si  elles  s'adressent  de  })référence  aux  dévots 
ou  aux  savants.  Les  uns  et  les  autres  peuvent  en  faire  éga- 


HAUTES     ETUDKS  -219 

lenient  leur  profil.  Alors  même  qu'il  ne  serait  pas  un 
maître  écrivain,  François  de  Sales  n'en  appartiendrait  pas 
moins  à  la  littérature  universelle.  Descartes  qui  ne  médite 
pas  à  la  manière  des  cloîtres  a  trouvé  stimulantes  les  élé- 
vations de  Bérulle  et  de  plusieurs  oratoriens.  Nous  l'avons 
déjà  montré,  je  crois,  par  des  citations  convaincantes,  nous 
le  montrerons  encore,  un  profane  même,  un  simple 
honnête  homme,  s'il  est  sérieux,  a  plaisir  à  lire  ces  livres. 
Il  en  admire  le  style,  les  analyses  morales,  les  construc- 
tions métaphysiques.  Je  sais  bien  que  cette  rencontre  ne 
devrait  étonner  personne.  Il  est  tout  naturel  qu'une  œuvre 
d'édification  soit  aussi  une  œuvre  d'art  ou  de  science.  Mais 
si  j'en  fais  la  remarque  à  propos  de  nos  auteurs,  c'est  que 
les  choses  n'iront  pas  toujours  ainsi.  Heureuse  à  tant  de 
titres,  fâcheuse  à  tant  d'autres,  la  division  du  travail  fera 
peu  à  peu  et  de  plus  en  plus  de  la  littérature  dévote  une 
littérature  spéciale,  séparée,  moins  spéculative  que  pra- 
tique, qui  se  suffit  à  elle-même  et  n'empiète  pas  sur  les 
autres  provinces  du  savoir  humain.  Je  ne  dis  pas,  et  à 
Dieu  ne  plaise,  que  les  spirituels  modernes  fassent  profes- 
sion d'ignorance.  Il  y  a  sans  doute  parmi  eux  des  lettrés  de 
race,  des  philosophes,  des  théologiens  et  des  savants  de 
métier;  mais  ceux-ci,  lorsqu'ils  écrivent  des  livres  pieux  ne 
laissent  presque  rien  paraître  de  leur  science  ou  de  l'origi- 
nalité de  leur  esprit,  et  presque  rien  de  leur  dévotion  quand 
ils  écrivent  des  livres  savants.  A  tort  ou  à  raison,  l'huma- 
nisme dévot  ne  saurait  s'accommoder  d'une  division  du 
travail  aussi  rigoureuse,  d'une  vie  intérieure  ainsi  par- 
tagée en  divers  étages  qui  ne  communiquent  entre  eux 
que  par  un  grêle  escalier  de  service,  toujours  obstrué.  La 
renaissance  chrétienne  finira  comme  elle  a  commencé, 
poursuivant  d'un  même  élan,  avec  une  même  joie  lyrique, 
le  vrai  et  le  beau,  la  science  et  la  vertu  ;  quelquefois 
brouillant  un  peu  ces  objets,  mais  d'ordinaire  très  habile 
à  fondre  harmonieusement  les  plus  nobles  activités  de 
l'homme.  Nos  humanistes  dévots  ressembleront  à  leurs 


220  L    HUMANISME     DEVOT 

pères,  les  humanistes  dont  Nicolas  Rapin  a  chanté  l'avidité 
magnifique  : 

On  les  voyait  sur  un  tome 
Ou  de  saint  Jean  Chrysostome 
Ou  bien  de  saint  Augustin  ; 
Passant  et  soir  et  matin 
Dessus  la  sainte  Ecriture, 
En  prière  ou  en  lecture  ; 
Puis  extraire  de  Platon, 
De  Plutarque  et  de  Caton, 
De  Tulle  et  des  deux  Sénèques, 
Les  fleurs  latines  et  grecques  ; 
Mêlant  d'un  soin  curieux 
Le  plaisant  au  sérieux. 
De  là  leur  esprit  agile 
S'égayait  dans  le  Virgile 
Dont  la  pure  netteté 
Ne  sent  que  la  chasteté... 

Ils  étaient  alors  fort  nombreux,  les  prêtres,  les  laïques 
et  même  les  femmes  qui  auraient  pu  se  reconnaître  dans 
c«  lyrique  portrait.  On  a  trop  gémi  sur  la  décadence  du 
clergé  français  pendant  le  xvi^  siècle  et  les  premières 
années  du  xvii^  ;  les  biographes  de  saint  Ignace,  de 
Bérulle,  de  Condren,  d'Olier,  ont  trop  montré  ces  grands 
réformateurs  catholiques  tombant  du  ciel,  pour  ainsi  dire, 
dans  une  France  avilie  et  morte.  «  Les  débauches  et  la 
négligence  des  prêtres,  écrit  le  P.  Amelote  dans  sa  vie  au 
P.  de  Condren,  avaient  laissé  enti^er  les  hérésies,  les 
erreurs  populaires  et  Pignorance  des  ecclésiastiques  les 
avait  rendus  vils  et  méprisables...  Le  nom  même  de  prêtre 
était  devenu  honteux  et  infâme  et  il  ne  s'employait 
presque  plus  dans  le  monde  que  pour  exprimer  un  igno- 
rant et  un  débauchée  »  On  n'a  pas  le  droit  de  parler  ainsi, 
de  faire  porter  à  tous  la  honte  de  quelques-uns.  S'il  y 
avait,  en  ce  temps-là,  de  graves  abus  et  trop  de  scandales, 

(i)  Vie  du  P.  de  Condren,  pp.  390-391. 


HAITKS     ETinES  221 

si  Ton  rencontrait  dans  la  fouie  obscure  des  desservants 
plusieurs  prêtres  qui  savaiejit  à  peine  lire,  Thistoire  ne 
justifie  aucunement  les  ampliii(^ations  éloquentes  du 
P.  Amelote.  L'histoire,  j'entends  celle  qui  se  rapproche  le 
plus  des  certitudes  mathématiques.  Ilestfacile  de  dresser 
une  statistique  approximative  des  livres  sérieux  qui  furent 
imprimés  et  réimprimés  à  l'usage  du  clergé  pendant  cette 
période  qu'on  affirme  si  ténébreuse.  Sérieux  n'est  pas 
assez  dire.  C'étaient  souvent  des  livres  énormes,  des  mon- 
tagnes d'in-folio.  Les  imprimeurs  de  Lyon,  s'ils  avaient 
cru  que  prêtre  et  ignorant  étaient  synonymes,  auraient-ils 
publié  par  exemple,  et  à  tant  d'exemplaires,  les  vingt  ou 
trente  volumes  de  Suarez,  déjà  publiés  à  Rome  ou  à 
Goimbre  ?  Ainsi  pour  Baronius  —  je  prends  les  plus  gros 
—  Baronius  qui  se  vendait  alors  chez  nous  comme 
aujourd'hui  Fustel  de  Coulanges  ou  Albert  Vandal.  Com- 
bien d'autres  ouvrages  de  même  importance  ne  pourrais-je 
pas  rappeler,  combien  de  plus  modestes  mais  qui  pour- 
tant feraient  peur  aux  moins  frivoles  d'aujourd'hui  !  Nous 
avons  un  autre  moyen  de  contrôle  qui  nous  impose  exac- 
tement les  mêmes  résultats.  Nous  connaissons,  par  le 
menu,  l'histoire  de  la  Sorbonne,  nous  savons  le  nombre 
de  ses  élèves  qui  accouraientde  toutes  les  provinces,  nous 
savons  le  mérite,  le  prestige  et  Finfluence  de  ses  maîtres. 
«  C'est  une  aire  d'aigles  que  l'illustre  famille  de  Sor- 
bonne »  %  écrit  encore  le  P.  Amelote  et  dans  l'ouvrage 
même  que  nous  venons  de  citer.  L'image  est  à  peine  trop 
poétique  et  plus  tard  Bossuet  n'exaltera  pas  avec  moins 
d'enthousiasme  cette  «  maison  »  qui  l'avait  formé. 

Insigne  maison  en  vérité,  mère  et  maîtresse  d'une  mul- 
titude d'excellents  esprits.  Elle  a  disparu  depuis  si  long- 
temps, et  les  sujets  qui  la  passionnaientnous  sont  devenus 
si  étrangers,  qu'oubliant  sa  grandeur  nous  ne  connaissons 
plus  que  ses  ridicules.  Pour  un  peu,  guidés  par  Pascal, 

{i}   Vie  du  P.  Je  Condrcn,  p.  2:5 1. 


'i-'i-'i^  L    HUMANISME     DEVOT 

nous  assimilerions  aux  chanoines  du  Lutrin  tant  d'esti- 
mables docteurs  qui  ont  travaillé,  pour  leur  bonne  part, 
au  développement  de  notre  génie  classique.  «  Une  aire 
d'aigles  »,  nous  dit-on  ;  mais  quoi,  ces  aigles  avaient  de  qui 
tenir  :  fortes  creantur  fortibiis  et  leurs  aiglons  portaient 
dans  la  France  entière  le  rayonnement  de  la  Sorbonne'. 
Les  disciplines  qui  président  aujourd'hui  à  la  formation 
des  jeunes  clercs  sont-elles  supérieures  à  celles  de  ce 
temps-là,  je  l'ignore.  Certes  nos  séminaires  diocésains  ont 
réalisé  le  progrès  le  plus  bienfaisant  :  ils  atteignent  tous 
les  candidats  au  sacerdoce;  ils  rendent  impossible  cette 
ignorance  totale  et  sordide  qui  humilia  jadis  les  basses 
couches  du  clergé  français.  Quoi  qu'il  en  soit,  nos  vieux 
docteurs  ont  grand  air.  Us  manquent  d'originalité,  d'éclat, 
de  génie,  mais  ils  nous  en  imposent  toujours  par  leur  soli- 
dité, leur  universelle  maîtrise,  leur  sobre  élégance  et  par 
je  ne  sais  quelle  majesté.  Je  comprends  très  bien  que 
Sainte-Beuve  ait  été  si  fort  impressionné  par  Antoine 
Arnauld,  mais  je  comprends   moins  qu'un  tel  curieux  ne 


(i)  Prenons  une  promotion  de  Sorbonne,  au  début  du  xvii*^  siècle,  et, 
par  exemple,  la  «  licence  »  de  1604.  François  Gaultier,  élève  de  Navarre, 
tient  le  premier  rang-  ;  Philippe  Cospean,  le  second  ;  Asseline,  le  troi- 
sième. Cospean  est  bien  connu.  Il  a  fait  depuis  un  beau  chemin.  Asseline, 
qui  entrera  bientôt  chez  les  Feuillants  où  il  prendra  le  nom  d'Eustache 
de  Saint-Paul,  est  un  de  nos  mystiques.  Nous  aurons  plus  tard  à  le  célé- 
brer. Ses  manuels  de  philosophie  turent  longtemps  populaires.  J'ignore 
la  carrière  de  Gaultier,  mais  il  me  suffit  qu'il  ait  momentanément  éclipsé 
Cospean  et  Asseline.  Viennent  ensuite  :  Paul  Baudot,  futur  évoque  de 
Saint-Omer,  puis  d'Arras  ;  Georges  Froget,  curé  de  Saint-Nicolas-du- 
Chardonnet  ;  Louis  Messier,  curé  de  Saint-Landry;  Yves  Kerbic,  théolo- 
gal de  Tréguier  ;  Claude  Durand  qui  publiera  un  abrégé  de  Baronius; 
Noël  Mars,  bénédictin  de  Marjnoutiers,  un  des  initiateurs  de  la  réforme 
bénédictine;  Laurent  Béuard,  supérierr  du  collège  de  Cluny,  réforma- 
teur lui  aussi  et  dont  nous  parlerons  bienlôt.  Je  ne  cite  naturellement 
que  les  plus  connus  et  j'ajoute  d'ailleurs  que  ce  fut  là  une  promotion 
exceptionnellement  brillante.  On  disait  alors  :  la  licence  de  1604.  comme 
nous  disons  :  la  promotion  About.  (Cf.  La  vie  du  R.  P.  Dom  Eustaclie  de 
Saint-Paul,  Asseline  par  Antoine  de  Saint-Pierre,  pp.  i5  sqq.  Ce  livre 
donne  une  idée  très  nette  de  l'activité  intellectuelle  dans  la  Sorboune  de 
cette  époque.  Evidemment  ces  vieux  noms  ne  nous  émeuvent  plus  guère, 
mais  enfin  on  parlait  alors  d'André  Duval  et  de  Gamache,  comme  nous 
parlions  hier  de  Yillcmain  et  aujourd  hui  de  M.  Bergson.  Bérulle  est 
d'une  licence  à  peine  plus  ancienne  :  François  de  Sales  aussi.  Condren  est 
plus  jeune. 


HA  [TES     ÉTUDES  lili 

se  soil  pas  avisé  que,  sous  le  règne  de  Louis  XIII  et  de 
Louis  XIV,  il  y  avait  chez  nous  ([uelques  centaines  d'Ar- 
naulds. 

L'humanisme  dévot  intervient  directement  et  d'une 
façon  très  eiTicace  dans  cette  renaissance  des  hautes 
études  religieuses  qui,  prise  en  elle-même,  ne  serait  pas 
de  notre  sujet.  Humanistes  pour  la  plupart,  ces  théolo- 
giens sont  des  lettrés.  Ni  la  langue  spéciale  et  peu  élé- 
gante, ni  certaines  abstractions  plus  ou  moins  absconses 
de  la  s(!olastique  ne  leur  agréent  pleinement.  Ce  n'est  pas 
qu'ils  se  révoltent  contre  la  méthode  traditionnelle,  contre 
ce  que  l'un  d'eux  appelle  «  la  rude,  mais  nécessaire 
expression  du  cahier  ))\  Ils  possèdent  fort  bien  ces  rudes 
cahiers,  mais,  leurs  grades  conquis,  ils  veulent  je  ne 
sais  quoi  de  plus  humain  dans  la  manière  soit  d'appro- 
fondir soit  de  traduire  la  doctrine.  «  Consultons  les 
Pères,  dont  les  pensées  sont  plus  libres  et  moins  chica- 
neuses que  celles  des  scolastiques  »,  s'écrie  le  même 
humaniste".    Les  étudiants,   écrit  Dom  Laurent   Bénard, 

ne  doivent  prendre  qu'en  passant  les  études  des  matières  qui 
sont  d'elles-mêmes  sèches  et  stériles,  pour  craindre  d'éteindre 
en  eux  la  ferveur  de  l'esprit...  partant  ils  ne  doivent  prendre 
des  abstractions  quintessenciées  d'une  scolastique,  des  arguties 
et  sophistiqueries  d'une  dialectique,  sinon  autant  qu'il  en  faut 
pour  bien  entendre  les  fondements  et  la  substance  d'une  théo- 
logie et  philosophie  \ 

Toujours  tout  à  (ait  sage  dans  l'expression  de  sa  pensée, 
François  de  Sales  ne  pense  pas  autrement  sur  le  fond  des 
choses.  Un  docteur  de  Sorbonne,  Dom  Eustache  de 
Saint-Paul,  désirait  soumettre  à  l'approbation  du  saint  une 

(i)  Octave  du  Saint-Sacrement...,  par  le  R..  P.  Germain  Cortade,p.  216. 

(2)  //>.,  p.  208. 

(3)  Parcnèses  chrétiennes...  (16 16),  p.  36 1.  Il  ajoute,  et  ces  mots  sont 
remarquables,  qu'on  doit  garder  les  forces  de  son  corps  et  de  son  esprit 
«  pour  comprendre  et  pratiquer  les  sciences  solides  et  vraiment  utiles 
d'une  positive,  d'une  controverse,  des  cas  de  conscience  ou  de  la  prédica- 
tion »,  p.  362. 


'^2\  L    HUMANISME     DEVOT 

Somme  de  théologie  dont  il  lui  avait  envoyé   la  première 
ébauche. 

Mon  opinion  serait,  dit  François  de  Sales,  que  vous  retran- 
chassiez, tant  qu'il  vous  serait  possible,  toutes  les  paroles 
méthodiques,  lesquelles,  bien  qu'il  faille  employer  en  ensei- 
gnant, sont  néanmoins  superflues,  et,  si  je  ne  me  trompe, 
importunes  en  écrivant. 

Paroles  d'autant  plus  significatives  qu'il  s'agit  ici  d'un 
ouvrage  proprement  scolaire.  Le  saint  veut  encore  que  l'on 
s'étende  «  en  questions  de  conséquence  »  et  qu'on  expédie 
promptement  les  «  questions  inutiles  à  tout  ». 

Certes,  il  n'est  pas  grand  besoin  de  savoir  «  si  les  anges  sont 
dans  le  lieu  par  leur  essence  ou  par  leurs  opérations  ;  s'ils  se 
meuvent  d  un  endroit  h  un  autre  sans  passer  par  un  milieu  »  \ 

Enfin  et  surtout,  François  de  Sales  demande  à  son  ami 
d'écrire  «  en  style  affectif»  —  style  qu'il  distingue  expres- 
sément du  style  oratoire  —  «  en  style  affectif,  sans  ampli- 
fier, ains  en  abrégeant  »  -.  Ce  conseil  résume,  renforce 
et  couronne  les  autres.  On  ne  saurait  écrire  dévotement, 
cordialement,  humainement  sur  des  «  questions  inutiles  ». 
Si  la  nature  même  du  sujet  qu'il  traite  condamne  un  théo- 
logien à  la  froideur  et  à  la  sécheresse,  qu'il  se  ravise 
aussitôt,  qu'il  abandonne  une  matière  indigne  de  lui. 

C'est  qu'en  effet  les  vrais  humanistes  tiennent  pour  sté- 
rile et  vaine  toute  science  qui  se  nourrit  d'elle-même  et 
ne  se  tourne  pas  à  aimer.  La  spéculation  les  enchante, 
mais  celle-là  seule  qui  promet  d'entretenir  et  de  stimuler 
la  vie  intérieure.  Ils  ne  disent  pas  tout  à  fait  avec  l'auteur 
de  Vlmitation  qu'ils  aiment  mieux  sentir  la  componction 
que  savoir  la  définir.  Certes,  s'il  fallait  choisir,  qui  hési- 
terait? Mais  il  ne  faut  pas   choisir.    Savoir  et  sentir  sont 

(i)  C'était  là,  vraisemblabloment,  un  dos  problèmes  indiqués  par  Doni 
Eustachc  dans  le  projet  soumis  au  saint.  Le  problème  est  en  latin  dans  le 
texte  des  lettres. 

[•i)  OEuvres  de  saint  François  de  Sales...,  XY.  pp.  117-110. 


HAUTES     ETUDES  '^25 

bons  tous  les  deux  et  d'une  même  bonté.  Ils  s'appellent 
et  s'enrichissent  l'un  l'autre.  Plus  on  connaît  le  bien,  plus 
on  le  désire;  le  définir,  c'est  déjà  commencer  à  le  pos- 
séder. Un  de  nos  auteurs,  Molinier,  l'a  fort  bien  dit,  remer- 
ciant Dieu  de  l'avoir  fait  naître  à  Tapogée  d'une  grande 
renaissance  théologique  qui  est  en  môme  temps  une 
grande  renaissance  mystique. 

N'est-il  pas  vrai,  s'écrie-t-il  avec  allégresse,  que  jamais  la 
connaissance  des  divins  mystères  ne  fut  si  grande  au  monde  — 
il  écrit  en  1646  —  jamais  l'Ecriture  si  expliquée,  la  Théologie 
si  éclaircie,  les  difficultés  si  décidées,  la  vérité  si  manifestée  ;... 
que  jamais  on  ne  vit  tant  de  théologiens,  tant  de  casuistes,  tant 
de  contemplatifs  et  spirituels  en  voix  et  en  encre,  en  chair  et 
en  papier,  tant  de  voies  et  tant  d'adresses  ouvertes  vers  le 
ciel  ^  ? 

Les  lettres  humaines  d'une  part  —  nous  l'avons  vu  plus 
haut  —  les  sciences  religieuses  de  l'autre,  autant  «  d'a- 
dresses ouvertes  vers  le  ciel  ».  Tel  était  le  sentiment  una- 
nime de  nos  écrivains.  Lettrés,  théologiens  et  dévots,  on 
s'explique  dès  lors  que  l'idée  leur  soit  venue  de  composer 
ces  œuvres  de  haute  vulgarisation  religieuse  dont  je  par- 
lais au  début  de  ce  chapitre,  et  qui  ne  sont,  à  proprement 
parler,  ni  de  simples  essais  littéraires,  ni  des  traités  scien- 
tifiques, ni  des  livres  de  piété,  mais  qui  satisfont  tout 
ensemble  les  amateurs,  les  savants  et  les  âmes  saintes. 
Les  humanistes  dévots  de  langue  française  ont  implanté 
chez  nous  ce  genre  dont  le  Socrate  chrétien  fut  un  des  pre- 
miers chefs-d'œuvre  et  dans  lequel  excelleront  plus  tard 
le  Malebranche  des  Conversations  chrétiennes  et  des  Entre- 
tiens^ Bossuet,  Fénelon,  l'auteur  de  V Essai  sur  V indifférence 
et  celui  des  Soirées  de  Saint-Pétersbourg .  Il  ne  s'agit  pas 
d'égaler  nos  oubliés  à  tous  ces  génies,  mais  de  rappeler 
la  fécondité  et  la  noblesse  de  tant  de  bons  travailleurs  qui 
ont  su  rendre  aimable  à  nos  pères  la  méditation  des  sujets 

(i)  Le  lys  du  Val  de  Guaraison,  p.  65. 

I.  i5 


226  L    HUMANISME     DÉVOT 

les  plus  relevés.  J'en  ai  célébré  déjà  plusieurs,  jeu  célé- 
brerai d'autres  encore.  Mais  comment  les  nommer  tous, 
comment  les  connaître?  Du  moins  saluerons-nous  en  pas- 
sant, puisque  nous  n'aurons  plus  l'occasion  de  le  retrouver, 
le  plus  jeune  de  cette  équipe,  Nicolas  de  la  FayoUe,  qui 
avait  dix-huit  ans  lorsqu'il  publia  son  Génie  de  Tertullieii\ 
et  un  autre  laïque,  un  vieux  magistrat  forézien,  très  fier 
de  venir  du  pays  de  VAstrée,  le  sieur  Ilenrys,  «  premier 
avocat  du  Roi  au  Présidial  de  Foretz  »  qui  dédiait  en  i645, 
à  Alphonse  de  Richelieu  :  V Homme-Dieu  ou  le  parallèle 
des  actions  divines  et  humaines  de  Jésus-Christ,  Mon  atten- 
tion a  plus  ou  moins  sombré  dans  ces  deux  in-quarto  qui 
n'ont  pas  de  fin,  mais  j'ai  retenu  quelques  lignes  de  la 
préface. 

Nous  étant  voué  des  notre  jeunesse  au  barreau,  et  ayant  tou- 
jours cru  que  ce  n'est  point  vivre  que  d'être  inutile  au  monde  ^, 
nous  avons  cru  pareillement  qu'après  avoir  été  avocat  des  par- 
ties et  depuis  avocat  du  roi,  nous  pouvions  l'être  de  Dieu  et 
qu'il  exigeait  de  nous  nos  dernières  veilles.  Nous  voulons  dire 
qu'après  avoir  soutenu  le  droit  de  Titius  et  de  Mevius  et 
ensuite  l'intérêt  du  Prince  et  du  public,  nous  devions  enfin 
maintenir  la  cause  de  Dieu  et  plaider  pour  lui  contre  tant  de 
libertins,  ou,  pour  mieux  dire,  d'athées. 

Si  le  lecteur...  trouve  encore  étrange  que,  laissant  nos 
Digestes,  nous  nous  soyons  mêlés  d'écrire  de  nos  mystères... 
qu'il  sache  que  notre  jurisprudence  est  une  théologie  et  qu  elle 
enveloppe  aussi  bien  la  connaissance  des  choses  divines  que 
des  affaires  humaines.  Qu'il  sache  qu'un  jurisconsulte  parle 
aussi  bien  du  ciel  que  du  monde  et  des  lois  de  Dieu  que  de 
celles  que  les  princes  établissent;  qu'en  effet  nos  codes,  tant 
du  Droit  romain  que  français,  parlent  premier  de  Dieu  que 
des  hommes  et  de  leur  foi  que  de  leurs  négoces...  Que  si  c'est 

(i)  Ce  jeune  homme  fait  dans  sa  préface  une  remarque  qu'il  u'avail 
certainement  pas  empruntée  à  Pascal  :  «  Je  n'ai  pas  été  si  scrupuleux  que  de 
ne  pousser  par  exemple  une  antithèse  de  peur  de  redire  uu  mot  dont  je 
me  serais  peut-être  servi  dans  quelques  pages  d'auparavant  ». 

(2)  La  manchette  porte  ici  ies  mots  de  Seuèque  :  Otium  sine  liiteris  mors 
est.  La  traduction  libre  de  ce  beau  texte  confirme  ce  qui  vient  dètrc  dit 
sur  riiumanisme  dévot  qui  n'admet  ni  la  science  pour  la  science,  ni  l'art 
pour  l'art. 


HAUTKS     KTUnKS  11'] 

être  théologien  que  de  parler  de  Dieu,  ne  devons-nous  pas 
tous  l'être,  puisque  nous  ne  pouvons  pas  être  ses  enfants  sans 
loconnnîtro,  ni  le  connaître  sans  parler  de  lui.  Quoi  qu'en  dise 
Charron,  nos  langues  et  nos  plumes  ne  sauraient  avoir  un 
emploi  ni  plus  digne,  ni  plus  juste.  Dieu...  n'a  conversé  parmi 
les  hommes  que  pour  leur  révéler  ses  mystères  et  les  obliger 
à  les  publier,  aussi  bien  que  ses  louanges  \ 

II.  Un  des  épisodes  les  plus  marquants  dans  l'histoire 
ecclésiastique  du  xyii"^  siècle,  une  des  plus  éclatantes  vic- 
toires de  l'humanisme  dévot,  je  veux  dire  la  réforme 
française  de  l'ordre  bénédictin,  confirme,  par  de  rares 
exemples,  les  observations  générales  que  nous  avons  faites 
sur  la  renaissance  des  hautes  études  religieuses  et  sur 
l'étroite  relation  qu'on  établissait  alors  entre  la  science  et 
la  prière.  Cette  réforme  a  donné  lieu  à  une  foule  de  livres 
et  de  pamphlets  qui  sont  parfois  d'une  violence  extraordi- 
naire. Les  réformateurs  notamment  n'y  allaient  pas  de 
main  morte. 

N'est-il  pas  vrai,  écrit  l'un  d'eux,  qu'à  présent  les  monas- 
tères de  saint  Benoit  sont  comme  l'arche  de  Noë  où  toute 
sorte  d'animaux  sont  tous  les  bienvenus  ^. 

On  imagine  les  fauves  développements  qu'amorce 
une  telle  phrase.  Nos  pauvres  moines,  bousculés  dans  la 
possession  de  privilèges  déjà  anciens,  n'avaient  d'autre 
recours  que  d'anathématiser  la  modernité  de  leurs  adver- 
saires. On  leur  répondait  de  bonne  encre  : 

Je  me  moquerai  hardiment,  avec  saint  Bernard,  de  ceux, 
lesquels  ne  pouvant  trouver  une  couleur  assez  propre  pour 
ternir  une  chose  bonne,  ont  accoutumé  de  la  barbouiller  du 

(i)  L^ Homme-Dieu...,  I,  pp.  6-8. 

(2)  L'anatipophile  bénédictin  aux  pieds  du  Roi...  pour  la  réformation 
de  l'ordre  hénédiciin. ..  Paris,  161 5,  p.  3i.  Co  petit  livre,  fort  curieux, 
ressemble  trop  souvent  i\V  Apologie  pour  Hérodote.  Comme  presque  tous 
les  réformateurs,  l'auteur  de  YAnatipophile  exagère  certainement.  C'est 
là  du  moins  mon  impression.  Je  reviendrai  plus  tard  là-dessus  dans  le 
chapitre  des  Abbesses  bénédictines. 


228  l'humanisme   dévot 

nom  de  nouveauté...  (tirant)  du  trésor  de  leur  vieille  malice  le 
brocard  de  nouveleté...  vieux  boucs  qui  ne  peuvent  plus  sup- 
porter la  force  du  vin  nouveau  \ 

Ce  vin  nouveau,  dont  la  seule  odeur  faisait  tomber  en 
pâmoison  ces  moines  dégénérés,  c'était  le  travail  intellec- 
tuel, c'était  l'oraison  mentale.  Nos  réformateurs  ne  séparent 
jamais  ces  deux  articles  essentiels  de  leur  programme  : 

Aurions-nous  opinion  que  notre  Pcrc  (saint  Benoit)  ait 
voulu  que  ses  enfants  séjournassent  ordinairement  dans  une 
nuit  obscure  d'ignorance  ?  Non,  il  a  voulu  et  commandé  étroi- 
tement qu'après  avoir  acquis  le  grade  d'orateur  mental  et  la 
maîtrise  de  la  vie  dévote,  ils  s'adonnassent  h  recueillir  les 
roses  vermeilles  de  la  doctrine,  dans  le  parterre  des  sciences". 

Ou  encore  : 

C'est  un  malheur  déplorable  de  voir  ceux  qui  n'ont  jamais 
touché  de  l'extrémité  des  lèvres  le  sucré  hanap  de  la  douce 
dévotion  ni  jamais  salué  le  portail  de  la  retraite  des  Muses, 
contre-carrer  impudemment...   la  réforme   louable   et   néces- 


saire ^, 


Mais  j'ai  hâte  d'en  venir  à  un  moine  d'une  autre  enver- 
gure, à  Dom  Laurent  Bénard,  le  réformateur  de  Gluny. 
Celui-ci  est  tout  à  fait  grand  et  son  témoignage  n'a  pas 
de  prix.  De  tous  les  auteurs  oubliés  que  mon  étoile  m'a 
fait  rencontrer,  après  Yves  de  Paris  et  Bonal,  aucun  ne  me 
paraît  mériter  plus  d'admiration,  plus  de  sympathie  que 
Bénard.  Trop  jeune  sans  doute,  trop  exubérant  et  trop 
chaud,  mais  vivant  d^me  vraie  vie,  ardente  et  harmo- 
nieuse, allègre  et  profonde.  Il  avait  certainement  quelques- 
uns  des  dons  qui  font  l'écrivain,  et,  ce  qui  vaut  mieux,  une 
nature  très  noble  et  très  généreuse.  Docteur  de  Sor- 
bonne,  avant  d'entrer  à  Cluny,  élève  de  Gamaclie,  condis 

(i)   VAnatipophilc.  pp.  86,  87. 
il)  Ib.,  p.  99. 
(3)  //>.,  p.  3i5. 


HAUTES     ETUDES  'iig 

ciple  de  Gospean  et  d'Asseline,  il  fut  un  des  collaborateurs 
les  plus  actifs  de  Dom  Didier  de  la  Cour  dans  cette 
magnifique  réforme  de  Saint-Vanne  d'où  devait  naître  la 
congrégation  de  Saint-Maur.  De  son  collège  de  Gluny, 
Bénard  nous  montre  Saint-Germain-des-Prés.  Il  annonce 
Mabillon^ 

Lui  non  plus,  il  ne  manque  pas  de  vivacité  dans  ses  des- 
criptions de  la  décadence  bénédictine. 

Ordre  monastique...  où  sont  tes  grands  Basile,  tes  Atha- 
nase...  tes  quatorze  mille  écrivains...  Le  Seigneur  a  ôté  du 
milieu  de  moi  tous  mes  magnifiques. ..  Mes  frères,  n'est-ce 
pas  cela,  la  voix  de  votre  mère  veuve  ?  Ha  !  pauvre  veuve  de  si 
grands  et  vénérables  abbés...  Comme  est-ce  que  le  Seigneur.,, 
a  couvert  de  ténèbres^  a  enseveli  d'ignorance,  la  fille  de  Sion  P 
Doms  Abbés,  Pères  Prieurs,  les  ambitions  et  avarices  d'aucuns 
de  vos  devanciers  ont  fait  cette  défaite.  Quand,  pour  être 
absolus  et  régner  sans  contredit  comme  des  Césars,  quand 
pour  remplir  leurs  coffres  comme  des  Crésus...  ils  ont  avorté 
dans  le  ventre  ceux  qui  les  en  pouvaient  empêcher,  ils  ont 
désarmé  de  lettres  et  de  vertus  la  jeunesse  d'un  cloître,  comme 
jeunes  poulets  de  leurs  petits  ergots,  et  de  coqs  courageux 
en  ont  fait  des  peureux  et  dégénérés  chapons...  Sur  cela, 
qu'est-ce  que  Dieu  a  fait  ?  Il  a  ruiné  de  fond  en  comble  les 
maisons  et  exterminé  du  monde  la  race  de  ces  Abbés  parâtres... 
Et  nous,  mes  frères,  qui  craignions  qu'une  jeunesse  ne  devînt 
plus  savante,  plus  vertueuse  que  nous,  nous  avons  mieux  aimé 
nous  donner  en  proie  aux...  commendataires  que  de  devoir  à 
l'éloquence,  au  savoir  et  à  la  vertu  de  nos...  frères  cadets  notre 
défense  et  garantie.  Soyez  sages  à  notre  exemple,  vous  autres, 
mes  chers  petits  frères...  n'enviez  à  vos  confrères  la  science  et 
la  vertu  :  ce  sontvos  garde-corps,  les  tutélaires  domestiques  et 
gratuits  de  vos  monastères  ^. 

Comme  on  le  voit,  il  ne  se  contente  pas  de  gémir  ou  de 
s'indigner  :  il  veut  s'expliquer  à  lui-même  la  ruine  de  ce 
grand  Ordre,  il  met  à  nu  la  plaie  la  plus  funeste  peut-être, 

(i)  Sur  Dom  Laurent  Bénard,  cf.  l'excellente  brochure  de  Dom  Didier- 
Laurent  :  Dom  Didier  de  la  Cour...  et  la  réforme  des  bénédictins  de 
Lorraine  (Nancy,  lùo^),  passini  et  pp.  187  sqq. 

{•1)  Parénèses  chrétiennes  (1616),  p.  385-388. 


a^iO  L    HUMANISME     DEVOT 

cette  jalouse  bassesse  des  supérieurs  et  des  moines  «  désar- 
mant de  lettres  et  de  vertus  »  la  jeunesse  monacale,  les 
premiers  persuadés  qu'ils  régneront  plus  à  leur  aise  sur  le 
néant;  les  seconds  donnant  leur  suffrage  à  d'indignes  abbés 
plutôt  que  d'encourager  le  mérite  de  moines  pieux  et 
savants.  Les  mêmes  idées  reviennent  dans  un  beau  cha- 
pitre qui  a  pour  titre  :  que  U Abbé  doit  être  savant.  Le  pas- 
sage que  je  vais  citer  est  un  peu  fort,  mais  soulevé  par 
une  de  ces  nobles  passions  qui  excusent  presque  tout.  Il 
paraphrase  l'histoire  de  Balaam  et  de  son  ânesse  : 

Voilà  le  juste  emblème  du  supérieur  ignorant...  C'est  un 
baudet  qui  conduit  un  àne...  Que  si,  par  aventure,  le  pauvre 
une  est  plus  ouvert  de  vue  que  n'est  son  ânier,  si  le  moine 
est  plus  entendu,  plus  savant  que  son  abbé  et  que,  voyant  le 
danger,  il  le  veuille  esquiver,  s'excuser  de  faire,  dire  ou  aller 
contre  Dieu  et  son  ange...  cet  ignorant  de  supérieur,  comme 
un  aveugle  Balaam,  le  battra  de  censures,  à  grands  coups  de 
disciplines,  à  belles  injures...  Hélas,  mes  frères,  gardez-vous 
de  tels  abbés  :  pauvres  montures,  Dieu  vous  garde  de  sem- 
blables écuyers  ! 

Les  autres,  les  jaloux  ont  aussi  leur  tour  : 

11  me  semble  que  je  vois  déjà  ces  vieux  ignorants  et  envieux 
tout  ensemble,  qui,  comme  une  armée  de  frelons  mutinés 
bourdonnent  dans  un  cloître  contre  les  études  d'une  belle 
jeunesse.  Ces  Balaam  aveuglés,  ces  ânes  débâtés,  brayent, 
crient,  tempêtent  que  le  service  de  Dieu  en  demeurera,  que 
cette  jeunesse  se  perdra  et  deviendra  orgueilleuse,  qu'elle 
perdra  l'air  du  cloître  et  de  la  régularité,  qu'elle  ne  voudra 
plus  reprendre  le  collier,  subir  le  joug  régulier  du  culte  divin... 
Tout  beau,  tout  beau,  un  peu  de  patience,  il  y  a  remède  à  tout  \ 

Ce  remède  contre  les  mauvais  effets  de  l'étude,  mais  il 
est  dans  la  science  elle-même  : 

Il  eât  donc  vrai,  écrit  ce  grand  moine  avec  l'enthousiasme 
des  tout  premiers  humanistes,  il  le  faut  confesser,  malgré 
Tenvie   mesquine   et  casanière    des   gros    ignorants  :   rhomme 

(i)  Les paréncses...,  pp.  349-3 5^3. 


HAUTES     ETUDES  .AJi 

docte,  dit  le  Sage,  est  d'un  esprit  précieux.  Les  âmes  des  autres 
sont  tirées  d'une  carrière  de  pierres  communes,  mais  celle 
d'un  savant  homme,  comme  elle  est  taillée  en  diamant,  aussi 
est-elle  coupée  d'une  roche  de  pierre  précieuse.  Et  pourrions- 
nous  dire  à  bon  droit  si  les  âmes  étaient  petites  tranches  et 
parcelles  de  Dieu,  selon  Anaxagoras,  si  Dieu  avait  des  membres, 
comme  le  voulaient  les  Anthropomorphites,  que  l'homme  savant 
serait  tiré  de  ses  yeux  et  l'ignorant  de  son  talon,  tant  y  a  de 
différence  entre  l'un  et  l'autre...  Ne  craignez  donc  plus,  mes 
frères,  que  la  science  et  Téloquence  qui  a  sauvé  l'Eglise, 
ruine  la  religion,  altère  la  piété.  Tout  au  contraire,  c'est  la 
science  et  la  connaissance  qui  fait  la  dévotion,  qui  engendre 
la  piété,  comme  la  (oi  attire  la  charité. 

Le  grave  Mabillon  aura  moins  de  flamme,  il  sera  moins 
pénétrant  et  moins  décisif  peut-être,  quand  il  réfutera  plus 
tard  les  mêmes  sophismes  si  maladroitement  réédités  par 
Rancé  : 

Cœur  ne  veut  ce  qu'oeil  ne  voit.  Ignoti  nulla  ciipido...  L'igno- 
rance du  bien  rend  Tisnorant  tout  froid  ;  c'est  une  sauce  d'eau. 
Appétit  de  rien.  Ne  me  parlez  pas  de  cela  pour  un  serviteur 
de  Dieu... 

Nani  neque  mutatur  nigrapice  lacteus  humor, 
Nec  quod  erat  candensy  fit  terehinthus^  ehiir. 

Le  lait  doux  et  blanc  ne  se  tourne  pas  en  poix  et  Viçoire  blon- 
dissant en  un  noir  térébintJie.  Vous  avez  toujours  pied  ou  aile  de 
raison  avec  un  homme  docte,  en  dépit  qu'il  en  ait,  car  la  raison 
le  touche,  l'entame  et  pénètre...  Pour  s'en  secouer  et  libérer, 
il  vous  accorde  quelque  chose  et  se  met  à  moitié  raison... 

Quelle  complexité  séduisante  !  11  a  du  bon  sens,  toutes 
les  ardeurs  d'une  âme  neuve,  et  la  finesse  d'un  obser- 
vateur très  délié.  Par  cette  pente  psychologique  de  son 
esprit,  il  me  fait  souvent  penser  à  Newman.  Il  conclut 
splendidement  : 

Ne  craignez,  mes  Pères,  jamais  un  grand  savant  homme 
n'est  bas  de  cœur  ^ 

(i)  Parénèses  chrétiennes...,  pp.  379-387. 


•i3'i  l'humanisme    dévot 

An  moine  de  son  rêve,  à  l'abbé  surtout,  la  science  ne 
suffit  pas.  Avec  Maldonat,  Dom  Laurent  Benard  voulait 
(c  qu'un  chacun  fut  éloquent  en  la  langue  du  pays,  qu'il 
parlât  la  latine  congrûment,  qu'il  entendît  le  grec  et  pût 
lire  l'hébreu  «^  Jolie  gradation  descendante.  Orateur  et 
poète,  unP.  Abbé  mène,  comme  il  le  veut,  lecœuret  l'esprit 
de  ses  moines  :  «  Il  n'a  que  faire  de  la  crosse  au  poing  ». 

Il  ne  se  peut  dire  combien  une  langue  diserte  a  d'empire 
et  de  pouvoir  sur  les  esprits  ;  c'est  elle  qui  baille  le  goût  et 
le  tranchant  de  l'appétit  à  tout  ce  que  nous  voulons  ;  c'est 
Téperon  qui  donne  carrière  et  met  en  course  les  esprits  plus 
rétifs  et  la  bride  qui  retient  et  ramène  les  plus  effrénés  ;  c'est 
la  grande  hache  qui  retranche  les  vices  et  le  bouclier  qui  tient 
l'innocence  à  couvert  et  la  vertu  sous  sa  sauvegarde  ;  c'est  un 
lénitif  de  douleurs  aiguës  et  poignantes  ;  c'est  un  feu  sous  le 
ventre  qui  fait  sauter  et  bondir  à  la  vertu  une  âme  languis- 
sante. Aussi,  se  dit  l'Apôtre,  yj>ow/"  ceZ  effet  la  i^e?'tu  de  Jésiis- 
Clirist^  ce  Verbe  du  Père,  cette  langue  céleste,  a  paru  en  terre 
pour  rompre  et  dissiper  les  œuvres  du  diable  ;  raison  pourquoi 
les  grecs  surnommèrent  Périclès,  l'Olympien  \ 

Indissoluble  alliance  des  lettres,  de  la  science  et  de  la 
piété,  pouvais-je  rencontrer  un  représentant  plus  authen- 
tique de  l'humanisme  dévot? 

III.  L'histoire  de  FÉglise,  pittoresque,  émouvante,  édi- 
fiante et  chargée  de  dogme  devait  nécessairement  pas- 
sionner ces  hommes  qui  menaient  ainsi  de  front  le  plus 
de  vies  possible,  si  Ton  peut  ainsi  parler.  Certes,  ils  ne 
négligeaient  ni  la  critique  qui  est  un  des  legs  sacrés  de 
l'humanisme,  ni  les  sciences  auxiliaires  de  l'histoire.  On 
n'ignore  pas  que  la  chronologie  et  la  géographie  furent 
parmi  les  derniers  jeux  de  la  Renaissance  expirante  *.  Mais 
ces  disciplines  plus  rigoureuses  n'entraînaient  pas  encore 

(i)  Parénèses  chrétiennes^  p.  363. 

(2)  Ih.,  pp.  364-372. 

(3)  Ou  voit  que  je  fais  allusion  à  Scaliger  et  à  Petau  par  exemple.  Quant 
à  la  géof^raphie  qui  fut  une  des  idoles  du  xvii'^  siècle,  on  a  souvent  tomar- 
qué  lesliine  qu'eu  taisaient  les  jésuites. 


HALTES     KTUUKS  ^ii 

cette  curiosilé  impersonnelle  et  froide,  ce  détachement  que 
Richard  Simon  va  bientôt  pousser  assez  loin.  A  l'histoire  de 
rÉglise,  la  plupart  de  nos  écrivains  demandent  avant  tout 
de  belles  visions,  des  thèmes  oratoires,  des  arguments  apo- 
logétiques, des  leçons  de  théologie  et  des  exemples  de  sain- 
teté '.  Je  parlais  tantôt  de  ce  Baronius  qui  les  a  presque 
tous  marqués  de  son  empreinte.  Ils  l'ont  lu  et  relu  avec 
des  transports  incroyables,  si  bien  que  Ton  ne  saurait  exa- 
gérer l'importance  de  cette  œuvre  monumentale  dans  le 
développement  du  catholicisme  moderne.  Pour  la  pre- 
mière fois,  les  fastes  du  passé  chrétien  se  présentaient  à 
leurs  yeux  comme  une  fresque  immense.  l'Eglise  ressus- 
citait devant  eux.  Ils  la  saluaient  avec  les  prophètes  : 

Quelle  Jérusalem  nouvelle 
Sort  du  fond  du  désert  brillante  de  clartés  î 

Aux  prédicateurs,  aux  controversistes,  aux  prêtres  de 
paroisse  qui  n'auraient  pas  eu  le  temps  de  relire  Baronius, 
le  jésuite  Jacques  Gaultier  présentait  le  manuel  —  d'ail- 
leurs in-folio  et  pesant  —  qui  a  pour  titre  Table  chronolo- 
gique de  létat  du  christianisme  depuis  la  naissance  de 
Jésus-Christ, 

Je  n'ai  eu,  disait-il,  en  ce  petit  miroir  de  l'état  de  l'Eglise, 
et  ne  veux  avoir  d'autre  but  que  de  faire  voir  oculairement  à 
un  chacun  qu'elle  est  et  qu'elle  a  toujours  été  la  vraie  Epouse 
de  l'Agneau  '. 

Ce  curieux  livre,  dédié  par  l'auteur  à  Henri  IV  et  qui  se 
trouva  bientôt  dans  toutes  les  bibliothèques,  mérite  une 
mention  particulière.  C'est  «  un  tableau  synoptique  en 
douze  colonnes,  où  sont  indiqués,  par  centuries  ou  par 
siècles,  les  noms  des  Souverains  Pontifes,  des  anti-papes, 
quand  il  y  en  a  eu,  des  Conciles  et  des  Patriarches,  des  écri- 

(i)  Newraan  aussi  d'ailleurs  (cf.  Historical  Skteches  et  un  long  chapitre 
dans  mon  Newman,  essai  de  biographie  psychologique,  pp.  ii8-i52). 

(a)  Cf.  Prat.  Recherches  sur  la  compagnie  de  Jésus...  du  temps  du 
P.  Coton,  II,  p.  573. 


'^34  L    IIUMA>1SME     DEVOT 

vains  sacrés,  des  saints  et  autres  personnages  illustres 
dans  rÉglise,  des  empereurs,  des  rois  de  France,  des 
souverains  des  autres  principales  monarchies,  des  écri- 
vains profanes,  des  hérétiques,  et  les  événements  les  plus 
remarquables  de  l'histoire  ecclésiastique...  Sublime  tableau 
où  l'on  voit  rÉglise  de  Dieu  dans  sa  majestueuse  unité 
s'avancer  triomphalement  à  travers  les  siècles,  au  milieu 
des  sociétés  politiques  qui  s'élèvent,  se  supplantent  et  dis- 
paraissent, et  des  trônes  qui  croulent  à  ses  pieds,  comme 
pour  rendre  hommage  au  privilège  de  son  immutabilité. 
Victorieuse  des  persécutions,  de  la  force  brutale,  de  l'or- 
gueil de  l'esprit  humain,  des  hérésies  qu'elle  foudroie,  elle 
est  défendue  par  ses  docteurs  et  elle  resplendit  des  vertus 
célestes  de  ses  saints  et  de  la  gloire  de  ses  martyrs  » .  Le 
P.  Gaultier  montrait  aussi,  plus  en  détail,  les  «  variations  » 
de  toutes  les  hérésies  et,  comme  le  dit  Henri  IV  lui-même 
dans  une  belle  lettre  au  jésuite,  ce  la  conformité  de  notre 
créance  avec  celle  de  nos  pères  de  siècle  en  siècle  ))\ 
Sur  ces  canevas  somptueux,  toutes  les  facultés  de  nos 
humanistes  dévots  se  donnaient  carrière.  Lisez  plutôt  cette 
page  frémissante,  écrite  par  Dom  Laurent  Bénard,  sous  la 
dictée  de  Baronius  : 

Passerons-nous  sous  silence  le  grand  Athanase,  la  colonne 
de  l'Orient,  l'épouvantail  des  empereurs  hérétiques,  la  terreur 
de  Julien  l'Apostat,  la  grande  hache  de  ridolâtrie,  le  Mar- 
cellus  et  le  Fabius  de  TEglise  romaine,  son  épée  de  chevet,  et 
son  bouclier  impénétrable  contre  tout  l'arianisme.  Pendant 
que  «  tout  un  monde  était  en  pleurs,  tout  le  christianisme 
en  larmes  pour  se  voir  arien  en  ses  chefs  et  évêques  qui  y 
avaient  souscrit,  jusqu'à  cinq  cents  prélats  au  concile  d'Ari- 
minie  »  ;  pendant  qu'un  Hosius,  le  père  des  évèques,  le  dic- 
tateur des  conciles  généraux,  le  grand  agent  de  toute  TEglise 
de  Dieu,  «'oubliant  soi-même,  se  rendait  à  l'empereur  Cons- 
tance, signait  l'arianisme  au  lieu  de  VHomousios^  au  lieu  du 
symbole  de  Nice  qu'il  avait  conçu  et  dicté  à  tout  le  christia- 
nisme,   comme    président   qu'il    était  h   ce   premier   concile  ; 

(i)  Cf.  Pu.vT,  toc.  cit.,  p.  571-576. 


1I\UTKS     KTUDKS  J.  iJ 

pendant  (jue  la  pierre  fondamentale  de  tonte  l'Eglise  de  Dieu 
chancelait  toute  tremblante  aux  furieux  assauts  des  portes 
d'enfer  ;  lorsque  le  pape  Liberius  semblait  parlementer  pour 
se  rendre  h  l'arianisme  ;  presque  un  seul  Athanase  était  debout, 
tenant  l'enseigne  déployée  contre  les  peuples,  les  évêques  et 
empereurs  hérétiques,  quarante  ans  durant.  C'était  être  catho- 
lique que  lui  être  associé  ;  c'était  être  hérétique,  de  lui  faire 
contre-pointe  ;  c'était  lui  qui  donnait  aux  catholiques  le  me- 
reau  de  la  foi  orthodoxe,  la  signature  et  la  lettre  formée  de  la 
vraie  chrétienté  ;  son  clergé  était  aux  chrétiens  l'église  catho- 
lique ;  son  Alexandrie,  leur  Rome  ;  sa  maison  épiscopale,  leur 
concile  œcuménique,  stationnaire  et  arrêté:  cet  homme,  plus- 
qu'homme,  était  moine  et  quand  il  se  voulait  vanter  et  mettre 
sur  ses  grands  chevaux,  tout  Athanase  qu'il  était,  il  se  vantait 
d'avoir  été  serviteur  au  désert  du  Père  des  moines,  l'ermite 
saint  Antoine,  de  lui  avoir  plusieurs  fois  donné  à  lavera 

N'est-ce  pas  déjà  presque  Bossuet,  et,  chose  plus  curieuse, 
n'est-ce  pas  déjà  presque  LacordairePCe  qui  me  frappe  en 
effet,  dans  ces  sensations  historiques,  c'est  leur  caractère 
moderne  et,  pour  tout  dire,  leur  romantisme.  Dom  Lau- 
rent Bénard  comprend  le  moyen  âge  et  il  le  sent  comme  il 
a  compris  et  senti  Téglise  primitive.  Son  évocation  de 
saint  Anselme  au  concile  de  Bar  est  d'une  couleur  et  d'un 
sentiment  admirables".  Bossuet  historien-orateur  n'a  pas 
d'égal,  mais  les  frontières  de  son  enthousiasme  sont  plus 
limitées.  Aurait-il  écrit  avec  Dom  Laurent  :  «  Nous  met- 
tons encore  aujourd'hui  le  portail  de  l'église  de  Reims 
entre  les  raretés  plus  singulières  de  France...  ce  miracle 
d'ouvrage  ))?^.  Des  moines  d'occident,  ce  bénédictin  du 
temps  de  Louis  XIII  parle  avec  la  même  émotion  que  Mon- 
talembert.  Sdi  parénèse  septième  :  du  nom  de  moine  et  de 
son  excellence,  réimprimée  en  i85o,  aurait  précipité  une 
centaine  de  jeunes  gens  sur  la  route  de  Solesmes.  Le 
seul  nom  de  Gluny  est  miel  sur  ses  lèvres. 

(i)  Parénèses  chrétiennes,  p.  i47-i49- 

(2)  Ib.,  pp.  374-376.  Le  morceau  est  malheureusernoiit  trop  long  pour 
que  je  le  cite. 

(3)  //>.,  p.  58a. 


'236  L    HUMANISME     DEVOT 

Sont  aussi  été  les  moines  cénobitiques  qui  ont  toujours 
tenu  table  ouverte  à  tout  un  monde,  comme  les  hôtes  communs 
de  tout  Tunivers  ;  témoin  en  est  non  seulement  Cluny  pour 
jadis,  mais  encore  pour  lejourd'hui,  un  moine  de  Cluny, 
digne  cénobite,  digne  écolier  jadis  de  notre  collège  de  Cluny... 
Dom  Pierre  Donnauld  \ 

Il  parle  enfin  de  «  ce  grand  Abbé  de  Père  éternel  »  et 
((  des  anges  dans  son  ciel,  dans  sa  grande  Abbaye  ))^ 

Moderne  aussi  me  paraît  la  curiosité  qui  porte  plusieurs 
de  nos  écrivains  à  décrire  la  vie  intime  de  TEglise.  L'in- 
dividualisme luthérien  dont  il  avait  fallu  combattre  les 
séductions;  les  travaux  du  Concile  de  Trente  sur  la  grâce 
habituelle;  le  rationalisme  déjà  commençant;  la  fréquen- 
tation assidue  des  Pères  et  notamment  des  Pères  grecs; 
toutes  ces  causes  et  d'autres  encore  avaient  dirigé  de 
plus  en  plus  les  théologiens,  Ripalda,  Lugo,  par  exemple, 
vers  la  psychologie  religieuse  —  nouveau  nom  d'une 
vieille  chose.  On  pense  bien  que  nos  humanistes  n'éprou- 
vaient que  joie  à  suivre  cette  heureuse  consigne. 

Je  m'étonne,  disait  l'un  d'eux,  que  les  écrivains  ont  été  si 
diligents  à  rechercher  et  mettre  en  vue  les  monstres  de  nature 
avec  tout  ce  que  les  causes  secondes  produisent  de  plus  hideux 
sur  la  surface  de  la  terre,  et  qu'ils  aient  été  si  négligents  à 
remarquer  les  prodiges  de  la  grâce  et  ce  que  la  vertu  d'en 
haut  opère  de  plus  divin  dans  la  sainte  Eglise.  J'en  vois  un, 
homme  docte  (Gabriel  du  Préau,  tome  II  de  son  histoire  sous 
Henri  III),  et  savant  qui  a  fait  profession  d'écrire  les  histoires 
et  produire  en  public  l'état  et  succès  de  l'Eglise,  s'être  porté 
de  curiosité  à  remarquer  le  monstrueux  Cyclops  qui  naquit  à 
Péronne,  l'an  1577,  et,  comme  un  autre  Callimache  français, 


(i)  Parénèses...,  pp.  2o5-2o6.  La  charité  de  Donnauld  qui  fut  évêquc 
de  Mirepoix  est  bien  connue  (cf.  Picot,  I,  287,  194).  Par  ses  aumônes, 
continue  Dom  Laurent  Bénard,  il  «  sauva  la  vie,  il  y  a  bien  quinze  ans,  à 
10.000  pauvres,  et  l'année  dernière  passée,  16145  <^n  nourrissait  par 
jour  de  7  à  8  mille  et  avait  l'ouïe  tant  battue  du  tonnerre  de  leurs  voix, 
leur  aumônant  en  personne,  qu'il  la  perdit  pendant  une  semaine  qu  il  ne 
leur  parla  que  par  signes  •'.  Il  dit  ailleurs  avec  un  orgueil  ingénu  (>  Pierre 
Abélard,  notre  moine  de  Cluny  »,  p.  192. 

(2)  Parénèses...,  p.  745,  52. 


HAUTES     ÉTUDES  i^'] 

par  une  trop  rare  et  adeetée  diligence,  coter  la  paroisse  et 
mettre  la  date  du  mois  et  du  jour  ;  en  après,  en  médecin  et 
chirurgien,  déduire  toutes  les  parties  du  corps  et  en  faire 
Tanatomie  :  de  plus,  en  astrologue,  conjecturer  ce  que  pou- 
vait augurer  de  sinistre  cette  monstrueuse  aventure...  Or,  si 
son  dessein  était  en  la  production  de  ce  monstre  de  nature 
de  nous  imprimer  la  crainte  des  jugements  de  Dieu,  et  nous 
faire  entendre  la  rigueur  de  sa  justice,  pourquoi,  par  le  narré 
des  merveilles  de  la  grâce,  ne  nous  a-t-il  pas  donné  plu- 
tôt moyen  d'espérer  et  de  respirer  par  l'air  de  sa  miséri- 
corde*. 

Il  a  raison  et  plus  peut-être  qu'il  ne  le  pense  lui-môme. 
Que  veut-il  en  effet  sinon  que  l'historien  de  TEglise  nous 
rende  avant  tout  comme  visible  la  vie  religieuse  de 
rÉglise.  Pas  de  monstres,  ou  le  moins  possible.  Entendez 
cette  consigne  humoristique  et  complétez-la.  Du  point  de 
vue  proprement  religieux,  beaucoup  sinon  la  plupart  des 
incidents  qui  encombrent  les  histoires  ecclésiastiques 
présentent  à  peine  plus  d'intérêt  que  la  naissance  ou 
l'anatomie  du  cyclope  de  Péronne.  L'histoire  de  TEglise 
n'est,  à  la  bien  prendre,  que  Thistoire  intime  des  saints, 
en  donnant  à  ce  nom  de  saint  le  sens  que  lui  don- 
naient les  apôtres.  Or  il  se  trouve  qu'à  cette  histoire  des 
saints  Thumanisme    dévot   s'est    consacré    avec    un   zèle 


(i)  Le  pèlerinage  de  Notre-Dame  de  Moyen-Pont...  par  le  R.  P.  T. 
Jean  le  Boucher,  péronnais,  religieux  minime  (162.3)  préface.  —  C'est  un 
charmant  livre.  Ne  demandez  pas  ce  que  vient  faire  cette  sortie  dans  un 
livre  sur  un  pèlerinage.  J'ai  déjà  dit  que  la  division  du  travail  n'était  pas 
encore  inventée.  Du  reste,  quoi  de  plus  simple!  L'auteur  se  demande 
comment  il  se  fait  que  personne  n'ait  encore  décrit  les  merveilles  du 
Moyen-Pont.  Voici,  par  exemple,  un  docteur  en  théologie,  un  historien, 
un  péronnais,  qui  se  mêle  d'écrire,  et  qui  va  nous  parler  d'un  cyclope. 
Pourquoi  pas  du  Moyeu-Pont  ?  Bon,  voilà-t-il  pas  encore,  qu'en  la  même 
ville  de  Péronne,  est  né,  le  27  janvier  162 1,  un  autre  enfant  monstrueux. 
Pourvu  qu  on  n'aille  pas  encore  écrire  sur  lui  !  —  Cette  question  des 
monstres,  pour  le  dire  en  passant,  occupa  longtemps  les  esprits.  On  se 
demandait  s'il  fallait  les  baptiser.  On  trouve  là-dessus  de  curieux  rensei- 
gnements dans  la  vie  de  Lazare  Bocquillot  (le  fameux  liturgiste  et  l'un 
des  appelants).  Bocquillot  avait  posé  le  cas  à  plusieurs  médecins  et  plu- 
sieurs docteurs  de  Sorbonne,  tous  concluant,  contre  le  rituel  romain,  qu'il 
faut  baptiser.  Une  des  consultations  médicales  est  signée  :  Dodart. 
Cf.  Vie  et  ouvrage  de  M.  Lazare-André  Bocquillot  —  et  sur  ce  livre,  les 
mélanges  hist.  et  phil.  de  Michault  (IT,  p.  /|o3). 


■2:^8  L    HUMANISME     DEVOT 

extraordinaire   comme  le  chapitre  suivant  nous   le  mon- 
trera ^ 

(i)  Un  de  nos  auleiips,  aujourd'hui  lotalomont  oubli*';,  le  l*.  Rapine, 
rocoliot,  a  composé  une  sorte  de  grande  liisloire  psychologique  de  l'Eglise, 
un  immense  discours  sur  V histoire  universelle  prise,  si  j'ose  dire,  par  le 
dedans,  à  la  manière  de  Neander,  de  Newman  et,  pour  citer  un  nom  plus 
récent,  du  P.  Tacchi-Ventuki  [Storia  délia  Compagnia  di  Gcsu,  t.  I.  La 
vita  religiosa  in  lialia  durante  la  prima  eta  dell  ordine  (Rome,  1910).  Ce 
Rapine  est  un  esprit  très  original,  un  peu  hardi  peut-être,  un  véritable 
érudit  et  un  écrivain  très  éloquent.  Son  œuvre  devait  comprendre  de 
neuf  à  dix  volumes.  Je  ne  connais  que  les  III  et  lY,  car  il  est  parmi  les 
introuvables.  Le  premier  volume  est  consacré  au  Christianisme  naissant. 
Rapine  y  expose  «  la  toi,  la  religion  et  l'innocence  des  hommes  sous  la  loi 
de  nature  ».  Le  second  volume  :  Le  Christianisme  florissant  donne  «  le 
portrait  de  Jésus-Christ...,  celui  de  la  vraie  religion...  et  celui  de  la  sain- 
teté ».  Les  deux  volumes  que  j'ai  sous  la  main  ont  pour  titre  général  :  Le 
christianisme  fervent  dans  la  primitive  Eglise  et  languissant  dans  celle 
de  nos  derniers  siècles,  pour  titres  particuliers  :  tome  I  :  La  face  de 
l'Eglise  universelle  où  il  est  traité  de  l établissement  de  l'Eglise  dans  le 
monde,  de  sa  perpétuité  dans  la  communion  romaine,  de  sa  oolice  sacrée 
et  de  ses  principales  affaires  en  tous  les  temos.  Tome  II  :  La  face  de 
VEglise  primitive  considérée  dans  ses  exercices  de  piété  oh  il  est  traité 
des  sacrements.  La  lecture  de  ce  Rapine  a  quelque  chose  d'enivrant 
comme  une  visite  aux  basiliques  de  Rome. 


CHAPITRE    III 

LA  VIE  DES  SAINTS 


I.  Nombre  et  variole  des  vies  de  saints  publiées  de  1600  à  1670.  —  Deux 
groupes  très  distincts,  les  vies  des  saints  d'autrefois,  celles  des  con- 
temporains. —  La  légende  et  l'esprit  critique.  —  Sainte  Brigitte 
d'Irlande.  —  Sainte  Fare  et  son  biographe.  —  Sur  un  épi  de  blé.  — 
Imagination  et  fantaisie.  —  Cortade  et  les  martyrs  d'Agen.  —  Les 
saints  au  village.  —  Professions  et  métiers.  —  Influence  de  ces  livres, 
—  La  communion  des  saints. 

II.  Biographie  des  saints  du  xvii°  siècle.  — Un  genre  nouveau.  —  Résis- 
tance des  anciens  Ordres.  —  Probité  et  mérites  littéraires  des  bio- 
graphes. —  Le  goût  du  détail  concret  et  du  document.  —  Curiosité 
psychologique.  —  Vues  synthétiques.  —  Le  P.  Amelote.  —  L'exil  des 
mystiques  et  la  (în  do  la  grande  école  hagiographique.  —  Le  P.  Bou- 
hours. 


Saint  Aderold,  saint  Amable,  saint  Arnould,  saint 
Babolin,  saint  Benezet,  saint  Eloi,  saint  Hubert,  saint 
Guillaume,  saint  Marcoul,  saint  Médard,  saint  Nicaise,  le 
])ienheureux  Pierre  de  Luxembourg...  sainte  Anne, 
sainte  Berthe,  sainte  Isabelle,  sainte  Reine...  ;  les  saints  et 
les  saintes  des  premiers  siècles  ;  de  Tépoque  mérovin- 
gienne ;  du  Moyen  âge  ;  de  la  Renaissance  ;  les  patrons 
de  vingt  provinces,  de  cent  églises,  je  n'en  finirais  jamais 
si  je  voulais  simplement  énumérer  les  vies  qui  ont  été 
publiées  chez  nous  de  1600  à  1660  et  qui  se  trouvent  à  la 
Bibliothèque  nationale.  Ajoutez  à  cela  que  nombre  de 
saints  ont  eu  plusieurs  biographes,  saint  Yves,  par 
exemple,  au  moins  trois  (i6i8,  1623,  1640);  saint  Spire, 
trois  encore  (i6i4,  '627,  i658).  Ajoutez  que  la  Biblio- 
thèque nationale  ne  possède,  selon  toute  vraisemblance, 
que  le  tiers  des  ouvrages  de  ce  genre.  Ajoutez  que  je  ne 


'24o  l'humanisme    dévot 

parle  que  des  saints  d'autrefois  ^  La  litanie  des  pieux  per- 
sonnages du  xvii"  siècle  commençant  qui  ont  été  racontés 
au  lendemain  de  leur  mort,  ferait  un  autre  poème.  Nous 
viendrons  bientôt  à  ces  derniers.  Ce  sont  là  en  effet  deux 
littératures  toutes  différentes  :  la  première  plus  ou  moins 
légendaire  et  toujours  d'une  naïveté  médiévale  ;  la 
seconde,  strictement  historique  et  psychologique.  Saints 
d'autrefois  et  saints  de  la  veille,  le  rapprochement  entre 
ces  deux  séries  est  déjà  plein  de  leçons.  Elles  s'adres- 
saient aux  mêmes  lecteurs  qui  passaient  avec  une  même 
édification  de  la  vie  de  sainte  Aurc  à  celle  de  M""""  Acarie, 
de  saint  Benezet  au  Père  de  Gondren.  Nulle  sainteté 
n'était  étrangère  à  nos  humanistes.  Toutes  les  époques  de 
l'Eglise  les  intéressaient  et  nourrissaient  leur  curiosité 
fervente.  Catholiques,  au  plein  sens  du  mot,  et  comme 
nous  ne  le  sommes  plus,  nous  qui  choisissons,  nous  qui, 
fidèles  aux  dévotions  du  moment,  acceptons  sans  peine 
d'ignorer  les  autres '^ 

(i)  Quant  au  nombre  do  ces  livres  et  à  la  pauvreté  relative  de  la  Biblio- 
thèque nationale,  ce  que  j'en  dis  n'est  manifestement  que  conjectural.  Je 
pars  de  ce  fait  que  j'ai  trouvé  dans  d'autres  dépôts,  et  notamment  chez 
les  bollandistes  et  à  la  bibliothèque  Méjanes,  plusieurs  vies  de  saints  qui 
ne  se  trouvent  pas  à  la  Nationale.  Je  crois  aussi  que  beaucoup  de  ces 
livres,  dont  plusieurs  ont  été  imprimés  en  province  et  pour  la  province, 
sont  aujourd'hui  perdus.  Ne  nous  lassons  pas  de  répéter  que  les  biblio- 
thèques de  couvents  ont  été  pillées  deux  ou  trois  fois  depuis  1789.  Quelle 
collection  incomparable  ne  trouverait-on  pas  aujourd'hui  chez  les  bollan- 
distes, si  ceux-ci,  la  tourmente  passée,  n'avaient  pas  dû  recommencer 
leur  bibliothèque  \ 

(■2)  Dans  la  littérature  hagiographique,  cette  décadence  progressive  de 
l'ancienne  curiosité  universelle,  est  une  sorte  de  loi  extrêmement  curieuse. 
Soit,  par  exemple,  le  xix°  siècle.  Le  romantisme  catholique  (en  France, 
avec  Monlalembert  et  Ozanam  ;  on  Allomagno,  avec  Gœrres  ;  en  Angle- 
terre, avec  les  ivdctariens  qui  se  partagèrent  les  saints  du  moyen  Age) 
mit  à  la  mode  1  hagiographie  ogivale.  Fuis,  sous  le  second  Empire, 
malgré  quelques  essais  de  retour  aux  saints  des  premiers  siècles,  la  fer- 
veur se  concentre  autour  des  saints  modernes,  ceux  notamment  du 
xvn^  siècle  français  (Ecole  Dupanloup  et  école  ultramontaine,  Vcuillot, 
Maynard,  Lotli,  Aubineau).  Naturellement  beaucoup  d'exceptions.  De  nos 
jours,  on  délaisse  le  passé  et  on  s'attache  volontiers  aux  saints  du  pré- 
sent (Les  biographies  de  M.  Baunard).  Quelques  auréoles  anciennes, 
sainte  Thérèse,  saint  François  de  Sales,  sainte  Chantai,  scintillent  encore, 
mais  en  petit  nombre.  Je  ne  parle  pas  des  lettrés  et  des  artistes,  du  néo- 
romantisme  de  Huysmans  et  de  la  rénovation  des  études  franciscaines,  je 
dis  seulement  que  les  goûts  du  grand  public  dévot  se  sont  de  plus  en  plus 


LA     VJE     DES     SAINTS  Jt^l 

Quand  je  fais  allusion  au  caractère  légendaire  de  la 
plupart  de  ces  vies,  je  n'entends  pas  dire  que  tous  nos 
biographes  admettent  comme  parole  d'évangile  les  faits 
merveilleux  qu'ils  rapportent.  L'esprit  critique  était  déjà 
né.  Le  fondateur  des  bollandistes  n'a  que  quelques 
années  de  moins  que  François  de  Sales.  Tel  de  nos 
auteurs  dit  expressément  qu'il  ne  croit  pas  à  l'existence 
de  saint  George,  mais  qu'il  garde  cette  histoire  pour  sa 
valeur  symbolique.  Tel  autre,  après  de  longues  pages 
sur  les  origines  d'une  vierge  miraculeuse,  ajoute  pru- 
demment : 

en  quelque  sorte  et  manière  que  cette  image  soit  arrivée  là, 
que  nous  ignorons  toutefois,  nous  savons  bien  qu'elle  y  est 
arrivée  au  bonheur  des  circonvoisins  ^ 

Les  bourreaux  ayant  dépouillé  sainte  Foi  de  ses  vête- 
ments, la  chair  délicate  de  la  sainte,  écrit  Germain  Gor- 
tade, 

trouva  dans  une  chemise  de  fin  lin  et  très  blanc,  envoyée  sou- 
dainement du  ciel,  comme  dit  l'histoire,  ou  bien  en  chose 
qui  par  miracle  paraissait  telle,  un  asile  bien  prompt  et  bien 
assuré  ^. 

Quoi  qu'il  en  soit,  ces  belles  histoires  les  émeuvent  et  ils 
les  racontent  avec  une  grâce  charmante.  C'est  ainsi  que 
l'on  peut  respirer  la  poésie  de  l'Irlande  dans  «  la  vie 
admirable  de  sainte  Brigide  »  \ 

rétrécis.  L'histoire  chrétienne  les  touche  peu.  Il  y  aurait  là-dessus  de 
minutieuses  enquêtes  à  conduire.  J'ajoute  que  certains  indices  paraissent 
annoncer  une  réaction. 

(i)  Le  pèlerinage  de  Notre-Dame  du  Moyen-Pont,  p,  28.  Les  ouvrages 
de  ce  genre  sont  très  précieux.  On  y  trouve  une  foule  de  détails  de 
mœurs.  «  Qui  niera,  écrit  par  exemple  l'historien  du  Moyen-Pont,  qu'il 
n'y  ait  de  l'irrévérence  en  ce  saint  pèlerinage,  à  badiner,  rire,  folâtrer  : 
qu'il  n'y  ait  du  sacrilège  à  se  montrer  nu  en  chemise  et  virer  à  l'enlour  de 
la  chapelle.  Cotte  sorte  de  cérémonie  ne  doit  être  observée,  mais  comme 
uu  abus  es  choses  saintes,  abrogée  et  retranchée  »,  p.  78. 

(a)    Les  sept  saints  tutélaire  s  de  l'Age  nais,  p.  3i. 

(3)   Par  Noël  de  Mérode  (iôjjl). 

I.  16 


ii\i  l'humanisme    dévot 


Il  n'y  a  rien  de  plus  faible  que  l'ombre  ou  le  rayon  de 
soleil  et  cependant  c'est  de  cela  que  notre  sainte  se  sert,  sans 
y  penser,  comme  d'un  appui.  Ce  fut  que,  retournant  de  garder 
les  moutons  en  la  campagne  (surprise  par  un  orage),  elle  dut 
retourner  en  sa  maison,  ses  habits  tout  trempés.  Arrivée  qu'elle 
y  fut,  se  dévêtit  et  jeta  ses  menus  habits  en  l'air,  sans  avoir 
bonnement  égard  à  la  place  où  elle  les  jetait,  d'autant  que  le 
soleil,  sortant  des  nuages,  lui  éblouissait  les  yeux;  et  dans  un 
de  ses  rayons,  qui  par  une  crevasse  avait  percé  la  muraille, 
elle  s'imaginait  de  voir  une  cordelette. 

Il  y  avait  en  la  même  heure,  un  saint  personnage  fraîche- 
ment arrivé  avec  bonne  suite,  qui,  annonçant  la  parole  de  Dieu, 
tint  tellement  l'esprit  de  la  sainte  et  de  ses  auditeurs  arrêtés 
en  la  douceur  de  la  doctrine  céleste,  qu'on  fut  étonné  de  se 
voir  comme  insensiblement  arrivé  à  la  minuit.  Ce  fut  lors  que 
certain  de  la  troupe  —  qui  avait  longtemps  considéré  la  mer- 
veille de  ce  rayon  avec  les  habits  de  la  sainte  y  pendus  sans 
être  soutenus  d'autre  appui  que  du  seul  rayon  de  soleil,  lequel 
par  un  secret  de  la  Providence,  y  avait  persévéré  depuis  le 
retour  de  la  sainte  —  lui  dit  :  reprenez,  o  bonne  vierge  vos 
habits,  et  déchargez  ce  rayon  qui  les  a  soutenus  depuis  le  jour 
d'hier^. 

Celui-ci  ne  fait  que  paraphraser  de  tout  son  cœur  un 
vieux  texte.  D'autres  donnent  carrière  à  leur  imagination. 
Le  dominicain  Labarde  publie  en  1618  le  théâtre  sanglant 
de  sainte  Catherine  martyre  sur  lequel  sa  vie  et  sa  mort 
sont  représentées  par  quatorze  divers  actes.  Un  vrai  mys- 
tère et  auquel  on  assiste  sans  ennui.  Drame  aussi,  la  vie 
de  sainte  Fare,  abbesse  de  Faremoustier,  par  le  minime 
Robert  Regnault";  mais  que  n'est-elle  pas  encore?  Effu- 
sions lyriques,  savantes  dissertations,  parenthèses  à  la 
Sterne,  l'auteur  s'abandonne  à  sa  fantaisie  comme  une 
feuille  au  vent,  ou  plutôt  comme  une  alouette.  Bavard, 
pédant,  absurde,  mais  si  joyeux,  si  tendrement  épris  de  la 
sainte  qu'on  n'a  pas  la  force  de  fermer  le  livre.  «  Madame, 

(1)  Histoire  de  Sainte  Brigide,  p.  i45. 

(2)  La  vie  et  miracles  de  sainte  Fare,  Paris,  16.26.  L'aulcur  appartenait 
au  fameux  couvent  de  la  Place  Royale,  le  couvent  de  Merscnne.  Hélas,  il 
n'en  reste  plus  que  le  cloître  qu'on  dit  menacé. 


LA     VIE     DES     SAINTS  '^43 

durant  le  consulat  de  Marcus  Licinius...  »,  il  commence 
ainsi,  dédiant  son  œuvre  à  Tabbesse  des  «  saintes  ves- 
tales »  de  Faremoustiers.  Chapitre  premier  :  De  l'origine 
et  étal  des  Français  et  de  Leurs  religions.  Déjà  il  a  pris 
son  vol  : 

Toutes  les  Gaules,  comme  une  grande  cité,  ont  pour  fossés 
les  mers  Océaiie  et  Méditerranée,  avec  les  fleuves  du  Rhône 
et  du  Rhin  ;  pour  murailles,  les  montagnes  des  Alpes  et  des 
Pyrénées,  dans  lesquelles  les  monts  Cenis  et  de  Saint-Godart 
sont  comme  des  éperons  qui  flanquent  ses  courtines  entre  le 
Levant  et  le  Midi,  et  les  monts  du  Languedoc,  des  bastions  qui 
la  défendent  vers  le  Ponant  et  les  Espagnes. 

Nous  voilà  pris  par  cet  exorde  magnifique.  Ce  qui  vient 
après,  s'il  n'est  pas  toujours  de  la  même  qualité,  retient 
pourtant  un  esprit  curieux,  soit,  par  exemple,  de  doctes 
recherches  sur  les  noms  dans  l'antiquité.  Mais  venons 
enfin  à  sainte  Fare.  En  somme,  on  ne  sait  pas  grand'chose 
sur  elle.  Qu'importe,  une  ligne,  mais  exquise  de  sa  chro- 
nique, va  nourrir  plusieurs  longs  chapitres. 

Un  jour  le  saint  Abbé  (Colomban)  allant  visiter  sa  sainte  et 
petite  amie,  il  remarqua  qu'elle  tenait  en  ses  mains  des  épis 
de  blé  tout  miirs  et  en  une  saison  hors  de  saison.  La  rare  nou- 
veauté de  ce  fruit  fit  rentrer  Colomban  en  lui-même  et  lui  fit 
croire  que  cette  maturité  préavancée  en  temps  d'hiver  était 
plutôt  un  secret  extraordinaire  du  ciel,  prophétique  des  grâces 
de  la  petite  Fare. 

\ite,  ce  secret!  Non,  pas  encore.  Profitons  de  l'occa- 
sion pour  méditer  d'abord  sur  la  lenteur  normale  de  la 
végétation,  puis  sur  le  mythe  de  Cérès,  puis  sur  le  sym- 
bolisme du  blé.  Comme  le  montrent  plusieurs  médailles 
romaines  et  deux  vers  de  TibuUe  —  spicamque  teneto,  le 
blé  symbolise  la  paix  ;  comme  «  nous  l'avons  remarqué 
dans  les  médailles  antiques  de  Carthage  »,  il  symbolise 
aussi  la  fertilité  et  combien  d'autres  choses  M  «  Ce  fut  la 

(i)  «  Et  dit  à  ce  propos  Guillaume  du  Choul,  docte  en  Fanliquité.  avoir 


144  L    HUMANISME     DEVOT 

belle  considération  en  laquelle  entra  »  saint  Colomban. 
Mais  ceci  est  encore  trop  vague.  Deux,  trois  nouveaux 
chapitres  «  expliqueront  »  cet  épi. 

Tirant...  h  part  et  à  partie  la  petite  comtesse,  il  lui  dit  : 
((  Petite  Fare,  le  ciel  détermine  de  faire  de  vous  quelque  mer- 
veille plus  illustre...  que  n'a  été  le  Phare  d'Egypte...  Cette 
petite  main  tient  autre  chose  et  plus  qu'elle  ne  pense...  Cet 
épi  de  blé  est  un  des  crayons  figuratifs  de  Thumanité  (du 
Christ)...  Votre  fidèle  pudicité  aura  un  pareil  avantage  sur  les 
affections  saintes  de  Jésus,  prince  natif  de  Bethléem,  que  la 
pudique  fidélité  de  Ruth  a  eu  sur  les  légitimes  amours  de  Booz, 
prince  domicilié  en  Bethléem... 

Ce  roi  qui  tous  les  rois  en  mérite  surpasse 
Est  pris  de  tes  beautés  et  désire  ta  grâce. 

0  petite  comtesse...  que  Jésus  soit  tout  votre  et  vous,  toute 
à  Jésus. 

Lui  qui  sitôt  qu'il  sort  de  ses  palais  d'ivoire, 

Toute  chose  s'égaie  à  l'aspect  de  sa  gloire. 

Et  les  filles  des   rois  en  atours  précieux 

Font  l'honneur  de  sa  cour  et  contentent  ses  yeux... 

La  petite  comtesse  —  je  franchis  des  pages  et  des  pages  — 
s'était  laissé  si  insensiblement  transporter  aux  discours  de 
saint  Colomban  qu'elle  en  était  toute  ravie...  Le  saint  Abbé... 
tirant  un  grain...  de  ce  mystérieux  épi  et  lui  mettant  dessus 
la  main  :  voilà,  dit-il,  ce  que  Dieu  désire  de  vous,  c'est-à-dire 
la  partie  de  votre  corps  semblable  à  ce  beau  fruit,  c'est  votre 
chaste  cœur... 

et  nous  revoilà  dans  l'absurde  : 

Le  cœur,  comme  ce  grain,  est  d'une  figure  pyramidale,  c'est- 
à-dire  ronde  mais  longue,  tirant  sur  la  forme  d'une  perle  en 
poire  ou  d'une  pomme  de  pin. 


vu  la  Providence  représentée  sous  la  figure  d'une  fourmi  tenant  en  sou 
bec  trois  épis  de  blé,  et  ce,  dans  la  gravure  d'un  riche  jaspe  qu  il  gardait 
chèrement...  »  Qu'on  me  pardonne,  mais,  séduit  par  ce  livre  que  je  n'avais 
que  pour  peu  de  temps  à  ma  disposition,  j'ai  oublié  de  noter  h^s  pages. 
Les  chapitres  sur  l'épi  dv  hic  sonl  los  cliapilros  .ki-.w. 


LA     VTK     |)T:S     saints  14/|5 

Suivent  trente  anatomies,  cinquante  symboles,  floraison 
folle  autour  d'une  fresque  de  l'Angelico.  Je  ne  dis  pas, 
mais  l'impression  d'ensemble  est  délicieuse.  «  Toute 
chose  s'égaie  »  auprès  de  cette  main  d'enfant  qui  tient 
un  épi. 

L'imagination  règne  encore,  mais  beaucoup  moins  poé- 
tique ou  fantaisiste,  plus  réglée  et  déjà  toute  oratoire 
dans  l'histoire  des  martyrs  d'Agen  par  le  Père  Germain 
Gortade  (16G4).  Ce  livre,  comme  beaucoup  d'autres 
ouvrages  du  même  genre,  appartient  à  la  fois  par  ses 
qualités  et  par  ses  défauts  au  siècle  de  Louis  XIV  et  à 
celui  de  Louis  XIII,  ce  dernier  siècle  ne  s'étant  pas  laissé 
vaincre  sans  résistance  par  son  rigide  successeur.  Gor- 
tade manque  de  goût,  comme  on  dit  —  c'est  juste  et 
d'ailleurs  si  vite  dit  —  mais  il  a  de  beaux  dons,  la  couleur, 
la  flamme.  Avec  cela,  très  habile  homme.  Un  de  ses 
héros,  saint  Vincent,  semble  avoir  éprouvé  devant  le  mar- 
tyre une  angoisse  de  quelques  jours.  Sagesse  ou  fai- 
blesse, il  est  resté  caché  dans  une  grotte  des  environs 
d'Agen.  Le  voici  courant  s'offrir  au  bourreau,  La  com- 
paraison empruntée  par  Gortade  à  Sénèque  le  tragique 
est  assez  hardie.  Pour  en  sentir  la  force  expressive  et 
la  finesse,  il  faut  se  rappeler  la  première  hésitation  du 
héros. 

Je  me  représente  un  chien  de  chasse  qui  court  après  le  san- 
glier. Il  a  été  longtemps  retenu,  de  peur  qu'il  ne  perdît  les 
voies  ou  qu'il  ne  prît  le  change.  Il  semblait  souffrir  assez 
patiemment  son  attache.  Il  allait  d'un  pas  lent  et  tardif,  por- 
tant son  museau  en  terre  et  le  relevant  pour  prendre  Tair  de 
la  proie...  Mais,  dès  que,  les  naseaux  ouverts,  son  odorat  a 
été  touché  de  plus  près,  qu'il  a  senti  la  bête  ou  qu'elle  a  paru, 
cerçice  tota  pugnat^  il  ne  connaît  plus  de  silence,  il  échappe 
avec  effort  à  la  laisse,  gemitu  vocal  dominum  morantem  seqiie 
retinenti  eripit...  Telle  fut  la  démarche  précipitée  et  le  beau 
feu  de  notre  prélat,  du  rocher  vers  le  temple  \ 

(i)   f.efi  f^ept  saints  de  V Agennis,  pp.  68,  69. 


2/i6  l'humanisme    péyot 

A  côté  des  monographies,  il  faudrait  citer  les  recueils 
dont  quelques-uns,  tel  celui  des  saints  de  V Auvergne  par 
Brousse  ont  parfois  beaucoup  de  saveur,  et,  à  côté  des 
recueils,  les  feuilles  volantes  qu'on  distribuait  aux  fidèles. 
Qui  croirait  que  la  critique  littéraire  et  l'histoire  aient  à 
glaner  dans  ces  humbles  papiers!  Mais  quoi,  rien  n'est 
méprisable  de  ce  qui  a  été  mêlé  à  la  vie  d'autrefois. 
D'une  de  ces  chétives  séries  volantes  ressuscite  à  nos 
yeux  un  village  français  tel  qu'il  était  vers  1660.  C'est  le 
Nouveau  recueil  de  vies  des  saints  propres  pour  servir 
d'exemple  à  toutes  sortes  de  personnes  de  quelque  vacation 
qu  elles  soient  dans  la  campagne^  ou  Von  ne  fait  point 
mention  de  leurs  miracles^  mais  seulement  des  actions 
qu'un  chacun  peut  imiter  et  de  celles  quHl  doit  éviter  en  sa 
vacation.  ^  Soit  une  série  de  courtes  méditations  sur  les 
patrons,  et  surtout  sur  les  vertus  et  les  tentations  parti- 
culières de  chaque  métier.  Le  dramatis  personœ  est  un 
charme.  Il  y  a  là  saint  Apronien,  sergent;  saint  Marcien, 
notaire  et  martyr;  saint  Phocas,  jardinier;  saint  Armo- 
gaste,  porcher  ;  saint  Picménie,  maître  d'école  ;  saint 
Homebon,  marchand;  saint  Gentien,  hôtelier;  et  que 
sais-je  encore,  en  un  mot,  tout  le  village.  Chacun  d'eux 
dit  son  petit  rolet,  prêche  à  ses  compagnons  de  métier 
des  résolutions  minutieusement  pratiques  et  qui  ne  se 
perdent  point  dans  le  vague.  Saint  Onuphre,  tisserand, 
s'estime  heureux  «  dans  la  campagne  »  où  il  n'est  employé 
«  qu'à  faire  de  grosses  toiles.  »  Tisser  des  voiles  de  gaze, 
c'est  collaborer  au  péché  d'autrui. 

Je  comparerai  aux  araignées  ceux  qui  fout  les  toiles  déliées 

(i)  Par  un  docteur  en  théologie  de  la  Faculté  de  Paris...,  Paris.  16G8. 
Le  livre  devait  se  vendre  en  feuilles.  Dans  l'exemplaire  de  la  Méjanes  que 
j'ai  consulté,  ces  feuilles  sont  réunies  et  par  l'éditeur.  Le  docteur  ne 
laisse  percer  qu'une  fois  le  bout  de  l'oreille.  C  est  dans  la  vie  de  sainte 
Juste  et  sainte  ilufîne,  potières.  Voici  une  des  résolutions  '.  «  Je  m'humi- 
lierai dans  les  mystères  de  notre  foi  et  en  particulier  dans  la  prédesti- 
nation, où  Dieu  s'est  servi  de  la  comparaison  de  mon  ministère  ».  Mani- 
festement ceci  dépasse  un  peu  le  niveau  du  village.  Tout  le  reste  est 
merveilleusement  adapté  au  besoin  du  lecteur. 


LA     VIE     DES     SAIÎS'TS  >'i7 

comme  elles.  Comme  les  mouches  s'y  prennent,  aussi  ils 
attrapent  les  hommes  par  la  vue  des  nudités. 

Saint  Marcien,  notaire  «  faisait  donner  le  denier  à  Dieu 
au  profit  des  pauvres  de  la  paroisse  ».  Résolutions  du 
notaire  : 

Je  moltrai  une  croix  au  haut  du  papicM*  (des  actes)  que  je 
passerai. 

Résolution  du  vigneron  : 

Je  tâcherai  d'être  toujours  le  premier  dans  ma  paroisse  à 
offrir  h  Dieu  du  vin  pour  la  messe.  Quand  je  n'en  présenterai 
que  plein  une  burette,  ce  sera  toujours  devant  que  j'en  goûte 
moi-même  de  celui  de  l'année,  puisque  c'est  Dieu  qui  me  l'a 
donné. 

Ces  simples  mots  ne  vous  font-ils  pas  penser  aux 
Mémoires  de  Mistral?  Le  porcher  ne  doit  pas  se  découra- 
ger de  la  bassesse  de  sa  vocation,  puisqu'il  y  peut  vivre 
en  chrétien.  La  vue  des  maudits  vers  qui  rongent  son  bois 
rappellera  au  menuisier  que  la  mort  nous  guette.  Aussi  ne 
fera-t-il  point  «  d'ouvrage  avec  nudité  qui  puisse  scanda- 
liser le  prochain  ».  Saint  Baldomer,  maréchal  et  serrurier, 

s'il  lui  fallait  ferrer  un  cheval,  sa  pensée  était  qu'il  n'était  pas 
besoin  de  harnois  pour  aller  au  ciel...  S'il  lui  fallait  faire  une 
clef,  il  se  ramentevait  les  clefs  de  l'Eglise. 

Résolution  du  serrurier  : 

Je  me  donnerai  bien  de  g-arde  de  faire  de  fausses  clefs...  ou 
rien  ouvrir  qu'à  celui  qu'il  appartiendra  et  en  présence  de 
témoins. 

Saint  Homebon  marchand  «  commençait  toujours  son 
trafic  par  le  denier  à  Dieu  »  ;  les  saints  Gome  et  Damien, 
médecins,  apothicaires  et  chirurgiens  «  étaient  extrême- 
ment chastes  ce  qui  n'arrive  pas  toujours  aux  personnes 
de  leur  vacation  »  ;  saint  Apronien,  sergent 

ne  fut  jamais  de  deux  parties,  c'est-à-dire  qu'il  se  contentait 


>  V^  I.  '  n  U  M  A  N  I  s  M  E     DÉVOT 

d'un  salaire  modique  de  la  partie  qu'il  servait  en  justice,  sans 
s'accommoder  avec  la  partie  adverse,  ni  tirer  quelque  chose 
d'elle  pour  délai  de  poursuite.  2.  S'il  lui  fallait  faire  une  sai- 
sie ce  n'était  jamais  les  outils  ou  autre  chose  nécessaire  ii  l'en- 
tretien on  acquit  de  la  vacation  de  celui  sur  lequel  il  la  fai- 
sait. 

Que  de  maux  n'auront  pas  empêchés  ces  simples  lignes  ! 
Résolutions  du  sergent  : 

i^Mon  Dieu,  mon  dessein  est...  de  n'avoir  nulle...  collusion 
avec  la  partie  adverse  de  la  mienne. 

2°  Je  me  propose...  de  ne  jamais  saisir  chevaux  ou  ce  qui  ser- 
vira au  gain  de  la  vie  des  débiteurs... 

Saint  Apronien,  priez  pour  moi  et  pour  tous  les  sergents! 

Ces  résolutions  vont  parfois  jusqu'à  l'héroïsme,  et  plus 
d'un  tailleur  aura  eu  quelque  peine  à  se  moquer  «  des 
modes  et  de  leurs  changements  »  devant  les  coquettes 
de  son  village.  Il  l'a  promis  pourtant  : 

Je  dégoûterai  de  la  vanité  et  luxe  des  habits  ceux  qui  m'em- 
ploieront h  les  vêtir. 

Ainsi  des  «  résolutions  d'une  fille  »  :  «  Je  demanderai  à 
Dieu  d'être  plutôt  bonne  que  belle,  à  l'exemple  de  sainte 
Agnès  »  ;  ainsi  du  maître  d'école  : 

Je  n'épargnerai  point  le  châtiment  aux  enfants  du  gros  du 
lieu,  s'ils  l'ont  mérité. 

En  revanche,  quel  honnête  hôtelier  se  refuserait  à 
mettre  dans  «  toutes  ses  chambres,  des  images  pour  don- 
ner de  la  dévotion  et  de  la  retenue  »  ;  quelle  nourrice,  à 
imiter  la  sagesse  de  sainte  Concorde  ? 

Je  réprimerai  mes  passions  plus  que  jamais,  pendant  que  je 
nourrirai  un  enfant  de  peur  de  lui  imprimer  aucun  dérègle- 
ment par  le  trouble  de   mon  lait. 

Ces  feuilles  volantes,  ce  jeu  de  cartes,  en  faut-il  davan- 
tage pour  civiliser,  humaniser  et  sanctifier  Pierrot,  Char- 


L.V    VIE     DES     SAINTS  '2 ',9 

lotte,  tout  le  village  ?  Sous  le  patronage  de  ces  bons  saints, 
abstraits  pour  nous  —  le  couvreur,  le  maçon  en  soi  — 
mais  réels  pour  ces  âmes  simples,  de  telles  leçons  de 
morale  appliquée  et  d'élévations  symboliques,  remuaient 
doucement  une  foule  de  consciences.  Je  sais  bien  qu'il  est 
vain  de  juger  d'une  société  uniquement  sur  les  livres 
pieux  dont  elle  se  nourrit,  mais  il  n'est  pas  moins  vain  de 
la  juger  sur  les  comédies  ou  les  romans  qui  prétendent 
la  décrire.  Rien  ne  se  perd.  Gutta  cavans  lapidem...  Grâce 
au  nombre  et  à  la  variété  des  vies  de  saints  qui  furent 
publiées  à  cette  époque,  et  les  gens  cultivés  et,  nous 
venons  de  l'indiquer,  les  simples  eux-mêmes,  vivaient 
familièrement  parmi  les  images  des  héros  chrétiens.  A 
genoux  pour  réciter  la  prière  «  des  filles  »  —  «  mon  Dieu, 
donnez-moi  d'être  plutôt  bonne  que  belle,  à  l'exemple  do 
sainte  Agnès  »  —  Charlotte  ou  ne  sait  peut-être  pas  ou  ne 
veut  pas  toujours  ce  qu'elle  dit  :  ou  bien  encore  elle  pense 
à  Pierrot,  mais  parfois  il  lui  arrive  aussi  d'y  aller  de  bon 
cœur  pour  une  seconde  ;  elle  voit  de  ses  yeux  la  vierge 
au  doux  nom,  qui  porte  une  palme  et  qui  paît  ses  agneaux 
dans  une  prairie  céleste.  D'une  façon  obscure  la  sim- 
plette qui  n'a  pas  visité  plus  de  pays  que  le  Tityre  de 
l'Eglogue,  sent  qu'elle  a  pour  sœur  cette  belle  princesse 
vêtue  de  blanc,  martyrisée,  il  y  a  si  longtemps,  cent  ans 
peut-être,  dans  la  ville  du  Pape.  Mère  et  grand-mère,  elle 
apprendra  la  même  prière  à  d'autres  Charlottes,  maintenant 
ainsi  la  tradition  catholique  de  la  communion  des  saints 
et  reliant  son  humble  village  à  l'Église  universelle. 

II.  Nous  l'avons  déjà  remarqué,  rien  ne  ressemble 
moins  à  cette  littérature  hagiographique  si  jeune,  si  libre, 
si  touffue  et  souvent  si  fantaisiste,  que  les  livres,  presque 
aussi  nombreux,  où  des  écrivains  de  la  même  époque  ont 
fixé  la  physionomie  de  saints  personnages  qui  venaient  à 
peine  de  disparaître.  Ces  livres  gardent  encore,  et  par 
bonheur,  la  grâce  archaïque,  les  aimables  défauts  du 
style  Louis  Xlll   —  ils  les  garderont  jusqu'aux  environs 


25()  L    HUMA^'ISME     DEVOT 

de  1680  :  mais  à  ce  charme  qui  ne  leur  est  point  particu- 
lier et  à  rirrésistible  séduction  du  «  j'étais  là  ;  telle  chose 
m'advint  »,  ils  ajoutent  un  sérieux,  une  ferveur,  un  su- 
blime parfois  qui  ne  seront  peut-être  jamais  dépassés. 
Verrons-nous  deux  fois  cette  rencontre  entre  la  simpli- 
cité de  Joinville  et  la  magnificence  de  Bossuet?  Printemps 
encore,  car  c'était  vraiment  un  genre  presque  nouveau  et 
qui  était  appelé  dans  la  littérature  profane  à  de  liautes 
destinées.  Plus  discrets  que  nous  et  sur  ce  point  plus 
délicats,  nos  anciens  trouvaient  hardi,  téméraire  de  divul- 
guer le  secret  de  Dieu,  de  raconter  les  saints  de  la  veille. 
Ecrivant  en  1646  la  vie  d'Eustache  de  Saint-Paul,  l'auteur, 
feuillant  lui-même,  remarque  que  c'est  la  première  vie  de 
feuillant  que  l'on  ait  publiée,  et  que  celle  même  du  fonda- 
teur de  l'Ordre,  Jean  de  la  Barrière,  est  encore  à  faire.  Il 
s'excuse  presque  de  son  entreprise.  Dieu,  dit-il, 

n'étale  pas  ses  trésors  comme  un  Ezéchias  sans  retenue  :  il  est 
trop  riche  et  le  monde  n'aurait  pas  assez  d'yeux  ni  d'esprit 
pour  tout  voir.  Il  cache  une  infinité  de  Jumières...  et  il  fait 
gloire  même  de  tenir  en  réserve,  hors  la  connaissance  des 
hommes,  des  milliers  de  (idèles  adorateurs.  Voilà  pourquoi  il 
ne  faut  pas  condamner  indifféremment  tous  ceux  qui  ne  pro- 
duisent point  aux  yeux  de  tout  le  monde  les  hommes  illustres 
de  leur  connaissance...  Ctist  chose  bien  remarquable  que  la 
plupart  des  ordres  monastiques  a  eu  cet  usage  de  retenir  sans 
scrupule  et  cacher  même  avec  soin  un  très  grand  nombre  de 
belles  lumières...  On  s'étonnera  si  je  dis  que  les  R.  P.  Char- 
treux ont  autrefois  défendu  de  procurer  la  canonisation  de 
leurs  saints  et  que  nos  anciens  Pères  de  Citcaux  ont  même 
ordonné  par  leurs  décrets  qu'on  n'écrirait  point  la  vie  d'aucun 
des  leurs  ^ 

Gela  est  en  effet  très  remarquable.  Les  Ordres  nouveaux, 
les  capucins  et  surtout  les  jésuites,  suivirent,  dès  leurs 
débuts,  une  inspiration  toute  contraire.  Ils  avaient  raison 
les  uns  et  les  autres  et  du  reste  tous  les  Ordres  ont  fini 

(i)  La  vie  du  Pi.  P.  Dont  Eustache  do  Saint-Paul...,  préface. 


LA     VIE     DES     SAI^•TS  2.5 1 

par  abandonner  la  méthode  silencieuse.  Ce  ne  fat  pas 
sans  une  résistance  opiniâtre.  Longtemps  encore,  les  do- 
minicains et  les  bénédictins  observèrent  jalousement 
l'ancienne  réserve.  Le  fameux  Dom  Martène  ayant  écrit 
en  1697  la  vie  de  Dom  Claude  Martin  qui  était  mort  Tannée 
précédente,  ce  livre,  un  chef-d'œuvre,  ne  put  obtenir 
l'approbation  des  moines  de  Saint-Maur  ;  il  parut  en 
contrebande  et  on  parvint  presque  à  le  supprimer. 

Les  héros  de  ces  biographies,  je  veux  dire,  les  spiri- 
tuels et  les  mystiques  de  la  première  moitié  du  grand  siècle, 
étant  les  héros  mêmes  du  présent  ouvrage  —  nous  aurons 
trop  souvent  l'occasion  de  citer  et  d'admirer  leurs  bio- 
graphes pour  qu'il  soit  besoin  de  consacrer  à  ces  derniers 
une  longue  étude.  Quelques  mots  nous  suffiront.  On  peut 
d'abord  établir  comme  une  sorte  de  loi,  à  savoir  que  parmi 
tant  de  vies,  il  en  est  relativement  peu  d'insipides.  La 
plupart  de  nos  historiens  connaissent  les  exigences 
morales  et  littéraires  de  leur  vocation  :  ils  sont  en  mesure 
d'y  satisfaire. 

Je  sais,  écrit  Tun  d'eux,  que  la  vérité  est  l'âme  de  l'histoire  ; 
c'est  à  celle-là  que  je  me  suis  attaché.  La  clarté  et  la  brièveté 
lui  donnent  de  la  grâce  ;  j'ai  tâché  de  les  y  apporter  par  Tordre 
que  j'ai  donné  aux  matières.  Les  amplifications  et  les  digres- 
sions sont  à  charge  à  une  histoire  ;  j'espère  que  le  lecteur  ne 
s'en  plaindra  pas...  * 

Peu  solennels,  sagement  curieux,  ils  savent  le  prix  du 
détail  concret,  d'une  date  même  '"  ;  ils  s'effacent  volon- 
tiers devant  leurs  documents,  font  une  grande  place  aux 
lettres,  aux  notes  intimes.  Quoi  de  plus  simple,  dira-t-on? 
Sans  doute,  mais  il  n'en  est  pas  moins  vrai  que  pendant 
deux  siècles,   sinon   davantage,  leurs  successeurs  pren- 

(1)  La  vie  du  R.  P.  Dom  Eustache  de  Saint-Paul...  (1646),  préface. 

(2)  De  ce  point  de  vue,  je  signale  comme  tout  à  fait  intéressante  la  vie 
de  Claude  Granier  —  le  prédécesseur  de  François  de  Sales  à  Genève  — 
par  le  jésuite  Constantin,  Lyon,  1660,  L'auteur  a  voulu  se  rendre  compte 
de  tout. 


■n'i  L    HUMANISME     DKVOT 

dront  un  autre  chemin.   Quand   ils  en  ont  eu  Toccasion, 
ils  ont  contemplé  leur  modèle  et  de  tous  leurs  yeux  : 

Demeurant  en  un  même  couvent  avec  le  P.  Paul  —  nous 
dit  le  biographe  du  minime  Paul  Tronchet  — je  prenais  soin 
de  me  loger  au  chœur  à  son  opposite,  afm  que  pendant  roffice 
divin  j'eusse  le  moyen  de  porter  mes  yeux  sur  lui,  ce  que  je 
faisais  assez  souvent.  Et  si  la  face  est  l'image  de  ITime,  il  me 
semblait  voir  Tétat  de  la  sienne  à  travers  son  visage  pâlissant 
d'austérités  et  sa  bouche  flétrie  de  sécheresse,  h  travers  ses 
yeux  en  couleur  de  mort  \ 

Il  écrit  en  i656;  il  n'a  pas  lu  Michelet;  il  fait  ce  qu'il 
peut. 

La  plainte  de  Chrysostome,  dit-il  encore,  était  bien  raison- 
nable de  ce  que  nous  savons  si  peu  de  choses  des  vertus  pra- 
tiquées par  les  premiers  fondateurs  de  TEglise.  Nous  pouvons 
former  la  même  plainte  au  regard  de  tous  les  serviteurs  de 
Dieu  qui  aspirent  h  la  sainteté  et  de  ceux-là  mêmes  qui  ont  vécu 
parmi  nous  dont  à  peine  savons-nous  les  moindres  de  leurs 
actions  vertueuses. 

Par  cette  avidité,  par  cette  souffrance  devant  l'inconnais- 
sable intérieur,  n'est-il  pas  encore  des  nôtres  ? 

Voilà  pourquoi,  ajoute-t-il,  nous  rendons  respect  aux  cel- 
lules qu'ils  ont  habitées  et  à  tous  les  petits  meubles  qui  leur 
ont  servi  comme  à  des  fidèles  témoins  des  actions  d'une  per- 
fection héroïque,  lesquelles  ne  sont  pas  venues  à  notre  connais- 
sance. Tout  ce  que  nous  disons  des  austérités,  des  oraisons, 
des  rigueurs  pratiquées  par  les  serviteurs  de  Dieu  n'est  que 
la  montre  de  la  pièce.  Et  nous  pourrions  h  ce  sujet  nous  ser- 
vir du  trait  de  ce  peintre,  lequel  ne  pouvant  représenter  les 
onze  mille  vierges  dans  un  seul  tableau,  comme  on  le  lui  avait 
ordonné,  il  se  contenta  d'en  peindre  une  à  la  porte  d'un  châ- 
teau, laquelle,  marquant  le  logis,  disait  par  un  rouleau  que 
l'adresse  du  pinceau  faisait  sortir  de  sa  bouche  :  alive  si/nt 
intus  ". 

(i)  La\'ic  du  v.  s.  de  Dieu,  le  Père  Paul  Tmncliel...  par  le  P.  F.  An- 
toine Morel,  pp.  79-80. 

{1)  Th.,  pp.  i49-i5o. 


LA     VIK     DES     S.VINTS  ^^■J. 


Cet  esprit  d'analyse  n'étoulFe,  ne  gène  pas  chez  eux  l'es- 
prit de  synthèse.  Les  idées  générales,  les  grandes  vues 
Ihéologiques  ne  les  occupent  pas  moins  que  Tanecdote  et 
les  notations  concrètes.  Le  plus  curieux,  le  plus  pitto- 
resque et  le  plus  vivant  de  tous  ces  livres  —  la  vie  du 
P.  de  Gondren  par  le  P.  Amelot  —  en  est  aussi  le  plus 
doctrinal.  Modèle  de  biographie  intime,  tableau  de  la  vie 
religieuse  au  temps  de  Louis  XIII ,  cette  œuvre  incompa- 
rable résume  splendidement  toute  la  spiritualité  de  l'Ora- 
toire. Je  ne  sais  pas  de  plus  bel  éloge.  Sans  avoir  le 
même  éclat,  beaucoup  de  nos  autres  biographies  restent 
aujourd'hui  encore  le  modèle  du  genre,  soit  par  exemple 
la  vie  de  M"""  Acarie  par  André  Duval,  celle  de  Vincent 
de  Paul  par  Abelly,  les  Mémoires  de  la  Mère  de  Chaugy, 
les  Eloges  de  la  Mère  de  Blémur. 

Après  cela,  qu'on  ne  demande  pas  comment  il  se  fait 
que  de  tant  de  nobles  livres,  la  plupart  aient  été  si  vite 
vaincus.  Il  est  trop  facile  de  répondre  qu'ils  ont  subi  la 
même  destinée  que  leurs  sublimes  héros.  La  fin  de  cette 
grande  école  hagiographique  suit  naturellement  la  dé- 
route des  mystiques  que  nous  aurons  à  raconter  plus  tard 
et  que  nous  tâcherons  de  nous  expliquer.  Après  Fran- 
çois de  Sales,  Nicole;  après  le  P.  Amelote,  le  P.  Bouhours. 
Ce  dernier  a  écrit  la  vie  de  saint  Ignace,  la  vie  de  saint 
François  Xavier  comme  il  aurait  fait  celle  de  l'Empereur 
de  la  Chine.  Cœur  de  grammairien,  cerveau  d'amplifica- 
teur. Il  écrit  certes  bien,  le  malheureux,  si  bien  qu'il 
finit  par  écrire  mal.  Il  a  publié  en  1691  la  vie  de  la  Mère 
de  Bellefonds.  Eh  bien,  cette  grande  abbesse,  dont  il  avait 
pourtant  reçu  les  confidences  et  qu'il  vénérait  sans  doute, 
non  seulement  il  ne  nous  la  montre  pas  —  les  hommes 
comme  lui  ne  montrent  jamais  rien  —  mais  encore  il 
nous  la  cache.  Elle  devient  un  je  ne  sais  quoi  de  morne, 
de  glacial,  d'abstrait.  Si  elle  exista  jamais,  on  se  demande 
ce  qu'elle  est  allée  faire  dans  cette  abbaye  :  on  plaint  les 
moniales  qui  ont  dû  s'ennuyer  mortellement  sous  la  crosse 


'2^4  L    HUMANISME     DEVOT 

de  ce  mannequin,  les  novices,  les  pensionnaires  :  on 
plaint  ses  amis,  Brébeuf  et  Pierre  Corneille.  Dans  cette 
nuit,  dans  ce  désert,  dans  ce  cloître  fantôme,  un  seul 
être  respire  à  Taise  et  s'épanouit.  C'est  Bouhours.  Il  pèse 
ses  phrases,  il  choisit  ses  mots.  Et  puis,  il  a  tant  de  goût  ^  ! 

(i)  Voici  quelques  dates  :  1619.  Vie  de  César  de  Bus  par  Marcel; 
162 1,  Vie  de  Benoît  de  Canfeld  par  Faustin  de  Diest,  traduite  par 
J.  Brousse;  1628,  Vie  de  Marguerite  d'Arhouze  par  Ferraige  ;  i634,  Vie 
de  François  de  Sales  par  Charles  Auguste;  i643,  Vie  de  Condren  par 
Amelote  ;  1646,  Vie  d'Asseline  par  un  feuillaut  ;  i65o,  Vie  de  Marie  de 
Valence  par  Louis  de  la  Rivière  ;  i656,  Vie  du  P.  Fourier  par  Bedel  et  de 
Tronchet  par  Morel  ;  1664,  Vie  de  Vincent  de  Paul  par  Abelly  ;  1679, 
Eloges  de  la  mère  de  Bléinur...  1691,  Vie  de  la  mère  de  Belle  fonds  par 
Bouhours.  —  Sauf  le  dernier,  tous  les  ouvrages  cités  ont  une  véritable 
valeur  ;  j'aurais  pu  en  citer  beaucoup  d'autres.  Il  va  du  reste  sans  dire 
que  le  triomphe  de  l'école  Bouhours  n'empêcha  pas  la  publication  de 
quelques  autres  volumes  qui  suivent  encore  pleinement  l'inspiration  anté- 
rieure. Ainsi  la  Vie  de  Dom  Martin  par  Martène  (1697).  Il  est  clair  aussi 
que  les  deux  renaissances  (mystique,  hagiographique)  ne  peuvent  coïn- 
cider à  dix  années  près.  Le  héros  précède  le  poète  épique  et  il  faut  une 
atmosphère  déjà  mystique  pour  que  devienne  possible  une  floraison  de 
biographies  mystiques. 


GMxVPITHE   IV 

LES    ENCYCLOPÉDISTES    DÉVOTS 


I.  L'encyclopédisme  avant  rEncyclopcdic.  —  La  passion  de  tout  con- 
naître. —  Moyeu  Age,  Renaissance,  première  moitié  du  xvii^  siècle.  — ■ 
Les  écrivains  dévots  et  la  vulgarisation  encyclopédique.  —  L'essai  des 
merveilles  de  Binct.  — Modernité  et  caractère  o  objectif»  de  l'ouvrage.  — 
Tableau  de  la  France  et  de  Paris  en  1620.  —  L'encyclopédisme  annexé 
à  la  rhétorique.  —  «  Richesses  d'éloquence  »  dans  les  glossaires  et 
lexiques  spéciaux.  —  Morceaux  de  bravoure. 

n.  Curiosité  et  vie  dévote.  —  Nos  auteurs  passent  outre  à  ces  antino- 
mies apparentes  et  propagent  l'esprit  de  curiosité  dans  les  milieux 
pieux.  —  Le  P.  Léon.  —  François  Chevillard  et  son  Petit-Tout.  — 
L'Encyclopédie  dialoguée.  —  L'éléphant.  —  La  leçon  d'anatomie.  — 
Condren  et  la  pierre  philosophalc.  —  De  l'humanisme  encyclopédique 
au  mysticisme. 


I.  A  cette  époque,  on  pouvait  encore  se  flatter  de  tout 
savoir.  En  fait,  paraissaient,  d'ici  de  là,  des  iiommes  qui 
savaient  tout,  Peiresc,  Gassendi,  Mersenne,  pour  ne  par- 
ler que  de  quelques  français.  On  admirait  ces  omniscients, 
on  les  enviait,  on  essayait  de  les  suivre.  Du  reste,  et  au 
moins  depuis  Aristote,  qui  disait  :  philosophie,  science, 
disait  :  encyclopédie.  Ainsi  Tavaient  compris  Albert  le 
Grand,  saint  Thomas,  Grosseteste  et  Bacon.  Au  Moyen 
âge,  tout  ce  qui  était  capable  de  quelque  culture,  ne  se 
montrait  pas  moins  avide.  Des  écrits  en  langue  vulgaire, 
Vlmage  du  inonde,  par  exemple,  répondaient  tant  bien 
que  mal  au  commun  besoin  \  Loin  de  favoriser,  comme 
on  le  croit  trop  souvent  les  goûts  spéciaux,  étroits  des 
lettrés  ou  des  esthètes,  la  Renaissance  n'avait  fait,  au  con- 

(i)  Cf.  le  précieux  manuel  de  M.  Ch.  V.  Langlois.  f.a  connaissance  de 
la  nature  et  du  monde  au  Moyen  âge.  Paris,  191 1. 


256  l'humanisme    dévot 

traire,  qu'enflammer  cette  passion  de  tout  connaître.  «  Les 
œuvres  de  l'Antiquité,  dit  excellemment  M.  Villey, 
n'étaient  pas  seulement,  comme  aujourd'hui,  une  source 
de  plaisirs  esthétiques  :  elles  étaient  avant  tout  une  source 
de  connaissances  et  souvent  la  source  unique  de  connais- 
sances qui  apparaissaient  tout  à  coup  comme  très  néces- 
saires à  la  vie  et  auxquelles  l'autorité  des  anciens  donnait 
un  prix  démesurée  »  D'où  venait  l'amitié  extrême  vouée 
par  les  humanistes  à  Pline  l'ancien.  La  découverte  de 
l'Amérique,  les  textes  récemment  publiés  des  classiques, 
les  conquêtes  de  l'astronomie  et  de  la  physique,  tant  de 
nouveautés  enfin,  n'effrayaient  aucunement  une  curiosité 
qui  se  croyait  encore  et  qui  était,  bon  gré  mal  gré,  capable 
de  tout  engloutir.  Si  nous  n'avions  pas  la  fabuleuse  cor- 
respondance de  Peiresc  et  cent  documents  de  même  taille, 
nous  refuserions  de  croire  aux  prouesses  de  ces  géants. 
On  voit  d'ailleurs  que  ce  formidable  appétit  n'était  pas 
uniquement  le  fait  de  quelques  prodiges.  C'est  là  même 
un  des  phénomènes  qui  m'ont  le  plus  impressionné  pen- 
dant que  je  préparais  le  présent  travail,  je  veux  dire  la 
quantité  et  la  variété  des  livres  de  tout  genre  qu'ont  lus 
et  bien  digérés  nos  auteurs  dévots.  L'encyclopédisme, 
ainsi  conçu,  ne  pouvait  naturellement  pas  survivre  à  ces 
générations  héroïques.  Les  plus  ambitieux  durent  enfin 
avouer  leur  impuissance  à  tout  embrasser  des  choses  de 
la  nature  et  de  la  grâce.  Peu  à  peu  s'accrédita,  s'imposa 
le  principe  de  la  division  du  travail.  L'ère  des  spécialistes 
s'ouvrit. 

Je  me  demande  si  le  premier  découragement  qu'on 
éprouva  vers  la  fin  du  règne  de  Louis  XIII,  devant  l'im- 
mensité des  connaissances  possibles,  n'expliquerait  pas  en 
partie  l'orientation  de  plus  en  plus  moralisante  qui  marque 


(i)  Bihliotlièque  française;  XVI'^  siècle:    Les  sources  d'idées,  Paris, 
1913,  p.    i3.  Je  me  suis   déjà  expliqué  plus  haut  sur  la  soudaineté  pré- 
tendue de  la  Renaissance,  sur  le  «  tout  à  coup  »  de  M.  Yillov.  Dans  lliis- 
oire  des  idées,  il  n'y  a  jamais  de  «  tout  à  coup  ». 


Frontispice  de  Landry  pour  l'encyclopédie  dévote  du  l'.   Lé 


EON. 


LES     ENCYCLOPÉDISTES     DEVOTS  2Ô7 

la  seconde  moitié  du  xvii®  siècle.  Le  monde  s'étendant  à 
perte  de  vue,  on  se  sera  replié  d'instinct  sur  le  micro- 
cosme. Après  Marin  Mersenne  est  venu  Pierre  Nicole, 
pleinement  heureux  avec  sa  Bible,  saint  Augustin,  Térence 
et  la  petite  lanterne  qu'il  promène  dans  les  retraites  du 
cœur  humain.  Quant  à  la  fièvre  encyclopédique  du 
xviii°  siècle,  cela  n'est  plus  de  notre  sujet. 

Cette  curiosité  universelle,  les  humanistes  dévots  ne 
se  contentèrent  pas  de  la  partager  eux-mêmes,  ils  vou- 
lurent aussi  la  stimuler  autour  d'eux  et  l'entretenir  même 
dans  les  milieux  les  plus  endormis.  Leur  message  ne 
s'adressait  pas  directement  aux  savants  que  du  reste  il 
atteignait,  mais  à  la  foule.  Ils  avaient  reçu  la  mission 
providentielle  de  continuer,  de  vulgariser  et  de  sanctifier 
en  même  temps  Fœuvre  de  la  Renaissance.  Parmi  tant 
de  livres  qui  d'une  façon  ou  d'une  autre  concouraient  à 
ce  dessein,  si  nous  rencontrons  des  encyclopédies  pro- 
prement dites,  la  chose  nous  paraîtra  naturelle,  mais  peut- 
être  n'apprendrons-nous  pas  sans  étonnement  que  l'un 
au  moins  de  ces  humbles  manuels  d'omniscience  est  un 
vrai  trésor  \ 

(i)  Je  ne  parle  bien  entendu  que  des  encyclopédies  en  langue  vulgaire 
et  compilées  par  des  auteurs  proprement  dévots  dans  une  pensée  d'édifi- 
cation plus  ou  moins  directe.  Les  gros  livres  latins  abondent.  En  France 
et  en  Angleterre  surtout  c'est  une  fureur.  Encyclopédiste  lui-même, 
le  P.  Léon,  carme,  dont  nous  parlerons  plus  loin,  fait  allusion  à  ses  nom- 
breux devanciers  et  leur  reproche  une  érudition  chaotique,  «  Ailleurs, 
dit-il,  principalement  du  côté  d'Allemagne,  vous  trouvez  des  monceaux  et 
des  forêts.  Un  tas  confus  qui  ne  fait  qu'accumuler  les  sciences  et  les  arts, 
sans  ordre,  sans  liaison  et  sans  dépendance  naturelle  ni  artificielle.  [Le 
Portrait  de  la  sagesse  universelle,  préface).  Charles  Sorel  cite  plusieurs 
de  ces  ouvrages  dans  sa  Science  universelle  (IV,  p.  344)-  H  y  ^ut  aussi 
beaucoup  de  sommes  particulières.  J'en  ai  vu  trois,  reliées  ensemble,  par 
les  soins  de  l'éditeur  lyonnais  Soubron  :  le  de  sacra  philosophia  de  Val- 
lesius  {philosophie,  mais  au  sens  large)  ;  Tétude  de  Lemnius  sur  la  bota- 
nique biblique  et  celle  de  Ruœus  sur  les  gemmes  apocalyptiques  (1622). 
Dans  son  Petit-Tout  dont  nous  parlerons  aussi,  Chevillard  mentionne 
quelques-uns  de  ces  dictionnaires,  «  le  petit  Cluver  »,  un  autre  manuel 
encyclopédique  qui  s'appelle  :  Le  Monde,  la  botanique  de  Daleschamps,  etc.) 
Je  ne  connais  pas  de  bibliographie  générale  du  sujet,  mais  qui  étudie- 
rait, à  la  manière  de  M.  Duhem,  cet  encyclopédisme  d'avant  FEncyclopé- 
die,  ferait  de  précieuses  trouvailles.  On  distinguerait  bientôt  trois  cou- 
rants :  l'encyclopédisme  objectif,  exclusivement  curieux  et  scientifique  — 
courant  qui  aura  mis  bien  du  temps  à  triompher  des  deux  autres  ;  l'ency- 

I.  17 


•258  l'humanisme    dévot 

Celui-ci,  un  in- 12  de  600  pages,  arbore  un  titre  digne 
de  lui,  juste  et  alléchant.  Essais  des  merveilles  de  nature 
et  des  plus  nobles  artifices  —  et  il  a  pour  auteur  René 
François,  prédicateur  du  roi,  pseudonyme  aisément  dé- 
chiffrable (René  =  bis  né)  de  notre  ami,  le  P.  Etienne 
Binet*.  Théophile  Gautier  qui  rafFolait  de  ce  genre  d'ou- 
vrages, aurait  fait  de  V Essai  des  merveilles  un  de  ses  livres 
de  chevet.  Romanciers,  historiens,  simples  amateurs  le 
liraient  avec  délices.  Malgré  sa  jolie  patine  archaïque, 
cette  encyclopédie  est  conçue  dans  un  esprit  déjà  tout 
moderne.  Très  différent  sur  ce  point  des  compilateurs 
qui  Font  précédé  et  de  la  plupart  de  ses  contemporains, 
Binet  n'emprunte  pas  son  érudition  à  Tautorité  des  an- 
ciens. Merveilles  de  la  nature,  des  métiers  et  des  arts,  il 
semble  avoir  tout  observé  de  ses  yeux.  Il  s'est  fait  jardi- 
nier, médecin,  chasseur,  astronome  et  que  sais-je  encore. 

Mon  grand  ami,  dit-il  dans  sa  préface...,  j'ai  vogué  sur  mer 
pour  apprendre  le  pilotage  ;  j'ai  tourné  la  roue  pour  épier  les 


dopédisme  moralisateur  qui  me  semble  avoir  dominé  pendant  le 
XVI*'  siècle  (ainsi  Chasseneuz)  et  l'encyclopédisme  à  tendances  métaphy- 
siques, occultistes,  mystiques.  Notons  en  passant  l'influence  de  Raymond 
LuUe  sur  la  diffusion  de  cet  esprit  de  reductio  ad  unitatem. 

(i)  L'édition  dont  je  me  sers,  la  onzième,  est  de  lôSg.  J'en  ai  vu 
d'autres  mais  toutes  mal  imprimées.  Binet  étant  loin,  on  a  pris  toutes  les 
libertés  imaginables  avec  son  manuscrit.  Il  y  a  eu  certainement  des 
éditions  contrefaites  comme  pour  tous  les  livres  à  succès.  Un  travail  cri- 
tique sur  les  enrichissements  progressifs  de  l'édition  originale  serait  fort 
curieux.  Il  n'est  pas  douteux  que  le  livre  ne  mérite  d'être  réimprimé.  On 
le  trouve  sans  trop  de  peine,  mais  il  exigerait  une  impression  plus  décente 
et  force  notes.  A  cause  de  l'importance  de  ce  livre,  je  crois  bon  de  donner 
ici  la  table  des  matières,  chef-d'œuvre  de  désordre  épique  ou  de  fan- 
taisie :  La  Vénerie  ;  Lièvre  charmé  ;  La  Fauconnerie  ;  Les  Oiseaux;  Le 
Phénix;  Le  Paon;  Le  Moucheron  ;  Le  Rossignol  :  L'Abeille  ;  Le  Miel; 
V  Arondelle  ;  La  Marine:  L'Eau;  Les  Poissons  ;  Rémora;  Tempête;  La 
Guerre;  Tirage  des  armes;  L  Artillerie  ;  Duel  à  che\'al  ;  Les  Pierreries  : 
L'Orfèvrerie  ;  La  Coupelle:  Le  Départ  de  Cor:  L'Or  battu,  filé;  De 
i émail;  Lor  battu  en  feuille;  De  l'or  en  général;  Les  Métaux;  Les 
Fleurs  ;  Fleurs  et  fruits  ;  Ambre  gris  ;  Jardinage  ;  Les  Entes  ;  Le  Citron  ; 
Epi  de  blé;  Le  Vin;  L'Imprimerie  ;  Plate-peinture  ;  L' Imagerie  :  Bro- 
derie ;  Les  Armoiries  ;  Le  Papier  ;  Le  Verre  ;  La  Teinture  ;  La  Médecine  ; 
Architecture  ;  Persvective  ;  La  Menuiserie  ;  Mathématiques  ;  Style  du 
Palais;  Enrichissements  d'éloquence  ;  La  Musique  ;  La  Voix;  f.  Homme  ; 
f.e  Cheval;  Vers  de  soie;  fx  Ciel;  Le  Feu  et  iair;  La  Rosée:  L' Arc-en- 
ciel. 


LES     ENCYCLOPÉDISTES     DEVOTS  aSg 

secrets  de  ralfinage  des  pierreries  ;  j'ai  visité  les  boutiques  et 
disputé  avec  de  fort  bons  maîtres  pour  apprendre  quelque 
chose  que  vous  puissiez  apprendre  après  moi^ 

Use  vante  à  peine  quand  il  parle  ainsi.  Mieux  encore  et 
plus  moderne  :  l'intérêt  qu'il  porte  à  chacune  de  ses  recher- 
ches est  direct  et  tout  objectif,  si  l'on  peut  ainsi  dire.  Atti- 
tude héroïque  pour  un  auteur  dévot  de  cette  époque,  pour 
un  salésien,  les  applications  symboliques  ne  l'occupent  en 
somme  presque  jamais".  Observer  pour  observer  lui  suffit. 
Autre  sacrifice,  plus  méritoire,  peut-être.  Le  moraliste 
s'efface  presque  tout  à  fait  et  de  bon  cœur  devant  le  savant, 
je  devrais  dire,  devant  le  poète  \  Le  jésuite  se  donne  en 
effet  avec  un  enthousiasme  qui  n'est  certainement  pas  de 
commande,  à  chacun  des  objets  qu'il  entreprend  de  dé- 
crire. 11  a  bientôt  fait  de  se  mettre  en  règle  avec  les  scru- 
pules qui  viendraient  le  refroidir.  Arrivé  à  son  long  cha- 
pitre de  la  guerre, 

Cruelle  barbarie,  s'écrie-t-il,  or  quand  j'aurai  bien  crié, 
certes  il  n'en  sera  autre  chose,  et  tant  que  le  monde  sera  monde, 
je  le  vois  bien,  il  y  faut  de  la  guerre...  A  tout  le  moins,  je 
vous  veux  donner  les  termes,  afin  de  la  maudire  de  meilleure 
grâce  et  la  détester  comme  il  faut*. 

(i)  Essai,  préface. 

(2)  De  ce  point  de  vue  on  peut  l'opposer,  par  exemple,  à  un  autre  ency- 
clopédiste pieux,  Dinet.  Cf.  «  Cinq  livres  des  hiéroglyphiques  où  sont  con- 
tenus les  plus  rares  secrets  de  la  nature  et  propriétés  de  toutes  choses^ 
(publié  en  16 14  mais  plus  ancien).  Voici,  en  gros,  le  sommaire  des  ^lero^/j- 
phiques.  I,  Terre  ;  métaux  ;  pyramides  ;  colonnes;  colosses;  autels;  eau  ^ 
feu;  vents  ;  galères  ;  torches  ;  chariots.  II.  Plantes  ;  champignons  ;  ognons^ 
incidemment  des  larmes.  III.  Animaux;  araignées.  \Y .  Homme  ;  cen- 
taures', tritons;  satyres;  sirènes;  pygmées;  cyclopes  ;  lyre;  armes- 
habits  ;  ceintures  ;  nœud  gordien.  V.  Des  dieux  des  anciens  ;  de  la  lune  • 
Hécate  ;  de  la  lune  selon  les  chrétiens;  du  songe;  ciel;  vertu;  éternité, 

(3)  La  préoccupation  morale  domine  dans  la  plupart  des  recueils  anté- 
rieurs. C'est  ainsi  que  Barthélémy  de  Chasseneuz,  l'illustre  président  du 
Parlement  de  Provence,  a  composé  son  Catalogue  de  la  gloire  du 
monde  en  vue  de  «  montrer  à  l'homme  les  conditions  de  stabilité  dont 
il  ne  peut  s'écarter  sans  que  le  trouble  paraisse  »,  Cf.  H.  Pigisot.  Un 
jurisconsulte  au  XVI^  siècle.  Barthélémy  de  Chasseneuz,  Paris,  1880. 
Sur  d'autres  recueils  plus  ou  moins  semblables,  cf.  Villey.  Les  sources 
d'idées,  pp.  aiS-aiy. 

(4)  Essai...,  p.  i33. 


26o  L^HUMANISME     DEVOT 

Là-dessus,  le  voilà  parti,  expliquant  le  maniement  des 
armes,  l'organisation  des  milices,  le  détail  de  l'artillerie 
moderne  avec  enthousiasme  d'un  sergent-recruteur.  La 
même  casuistique  lui  permet  de  s'attarder  indéfiniment 
dans  la  boutique  des  orfèvres. 

Fallait-il,  détestable,  fouir  dans  le  cœur  de  la  terre...  pour 
nous  empoisonner  de  ce  maudit  métal  ?  Mais  par  crier,  on  ne 
gagnera  guère...  A  peine  le  monde  était  éclos  que  déjà  les 
orfèvres  avaient  façonné  des  pendants  à  Rebecca,  à  Rachel...  ^ 

D'où  sa  logique,  un  peu  complaisante,  déduit  qu'il  faut 
((  savoir  le  moyen  de  parler  »  de  cet  affreux  métier,  en 
((  connaître  la  façon  et  les  termes  ».  Binet  s'acquitte  de  ce 
devoir  avec  un  zèle  où  ne  perce  aucune  répugnance. 
Semblable  au  prophète  Balaam,  il  est  peut-être  venu  pour 
maudire,  mais  il  ne  sait  que  bénira 

Enfin  le  jésuite,  au  lieu  de  poursuivre  des  problèmes 
chimériques  ou  bizarres,  au  lieu  de  disserter  sur  les  êtres 
fabuleux  ou  îsur  les  monstres,  s'intéresse  au  contraire 
presque  uniquement  aux  objets  les  plus  simples,  aux 
spectacles  de  la  vie  commune.  Cela  encore  est  d'un  nova- 
teur ^  A  la  faune  et  à  la  flore  fantastique,  il  préfère  les 
fleurs  et  les  oiseaux  de  France;  au  crocodile  et  à  l'élé- 
phant qui  fascinaient  ses  contemporains,  nos  chiens  de 
chasse  et  les  poissons  de  nos  mers;  aux  tritons  et  aux 

(i)  Essai...,  pp.  196-197. 

(2)  Une  fois  seulement,  il  s'abandonne  à  cette  verve  lourde  et  grasse 
que  nous  avons  déjà  regretté  de  rencontrer  souvent  chez  lui.  C'est,  natu- 
rellement, dans  le  chapitre  sur  la  beauté  féminine,  chapitre  encore  plus 
épais  que  la  satire  de  Boileau.  «  Une  belle  question  me  monte  en  tête, 
dit-il  en  (inissant,  c'est  de  savoir  qui  est  plus  fol  ou  les  hommes  qui  se 
laissent  coiffer  et  si  aisément  mener  à  la  boucherie  pour  acheter  de  la 
chair  déguisée  et  toute  boursouflée,  ou  les  femmes  qui  prennent  tant  de 
peine  pour  cmmutler  des  veaux..  »  [Essai...,  pp.  559-56o.  Singulière 
époque  !  Celui  qui  ne  rougissait  pas  d  écrire  aussi  bassement,  était  pour- 
tant l'intime  confident  des  femmes  les  plus  délicates,  de  Marguerite  d'Ar- 
bouze,  de  M'"^  Acarie,  de  Jeanne  de  Chantai. 

(3)  De  ce  point  de  vue  que  l'on  compare  l'Essai  avec  les  fameuses 
Leçons  de  Pierre  Martyr,  l'un  des  livres  les  plus  populaires  à  la  fin  de  la 
Renaissance,  ou  aux  lettres  non  moins  fameuses  de  Guevara.  Cf.  Pierre 
YiLLEY,  op.  cit.,  p.  211  sq. 


LES     ENCYCLOPEDISTES     DEVOTS  261 

sirènes,  les  boutiquiers  de  la  Place  royale.  C'est  un  bour- 
geois de  Paris,  dont  le  rêve  a  les  ailes  courtes,  ami  de 
tout  ce  qui  brille  ou  fait  tapage,  l'œil  et  l'oreille  toujours 
au  guet,  musant  aux  devantures,  ne  manquant  pas  une 
parade,  avec  cela  curieux  de  tout,  ayant  quelque  chose  à 
apprendre  du  moindre  compagnon,  harcelant  de  ses  ques- 
tions les  hommes  de  l'art,  suivant  sur  la  carte  les  mouve- 
ments de  nos  troupes,  critiquant  nos  généraux  et  dessi- 
nant du  bout  de  sa  canne  les  fortifications  de  la  Rochelle. 
Chaque  soir,  pendant  vingt  ans,  il  a  consigné  sur  un  gros 
registre  ses  découvertes  quotidiennes,  préparant  ainsi  une 
histoire  naturelle,  un  art  de  se  passer  du  médecin,  une  col- 
lection de  manuels  Roret,  une  bibliothèque  des  merveilles , 
un  tableau  de  Paris  et  de  la  France.  N'ai-je  pas  raison 
de  célébrer  ce  livre  extraordinaire  sur  le  mode  lyrique,  de 
le  recommander  à  tous  ceux  que  délecte  l'histoire  des 
progrès  humains  et  l'évocation  du  passé  ? 

Encore  n'ai-je  pas  tout  dit.  Dès  le  sous-titre  de  VEssai^ 
Binet  présente  son  livre  comme  une  ce  pièce  très  néces- 
saire à  ceux  qui  font  profession  d'éloquence  ».  Son  ency- 
clopédie est  un  chapitre  de  1'^/'^  de  parler  et  d'écrire.  Rien 
que  pour  cette  idée,  le  jésuite  mériterait  une  statue. 
Brillant  causeur,  écrivain,  prédicateur,  c'était  d'abord 
pour  son  usage  personnel  qu'il  avait  réuni  les  éléments  de 
ce  prodigieux  répertoire,  pour  n'être  jamais  pris  de  court 
et  pour  avoir  toujours  le  mot  propre  sur  quelque  sujet 
que  ce  fût.  S'étant  bien  trouvé  de  cette  méthode,  il  veut 
nous  faire  profiter  de  son  immense  travail. 

Peu  de  gens,  dit-il,  parlent  des  artifices  et  des  choses  qui 
ne  sont  pas  de  leur  métier,  sans  faire  de  vilains  barbarismes... 
Combien  pensez-vous  qu'il  y  ait  d'afïineurs  qui  rient  au  ser- 
mon quand  ils  entendent  dire  aux  jeunes  prédicateurs  que  le 
sang  de  bouc  mollit  ie  diamant  et  que  le  marteau  et  l'enclume 
se  casseront  plus  tôt  que  jamais  ébrécher  la  dureté  opiniâtre  du 
même  diamant?  11  y  a  mille  choses  où,  pensant  faire  merveille 
de  bien  dire,  certes  on  ne  dit  chose  qui  vaille  et  les  gens  du 


2b'2  L    HUMANISME     DEVOT 

métier  s'en  moquent  tout  leur  saoul.  C'est  bien  pis  quand  faute 
de  savoir  le  propre  mot  de  quelque  chose,  ils  vont  tournoyant 
tout  autour  du  pot  et  par  une  périphrase  languissante  ou  une 
grande  traînée  de  paroles,  ils  font  pitié  à  l'auditeur  qui  recon- 
naît assez  qu'ils  sont  au  bout  du  monde  et  au  bout  de  leur 
français...  Tous  les  grands  orateurs  ont  pris  une  peine  in- 
croyable pour  savoir  cette  science...  On  les  a  vus  dans  les 
simples  boutiques,  les  tablettes  au  poing,  prendre  leurs  leçons 
et  disputer  avec  les  compagnons  à  dessein  de  leur  ouvrir  la 
bouche  et  de  les  faire  parler.  Là  ils  remarquaient  les  mots,  les 
maximes,  les  ouvrages,  les  proverbes,  mille  et  mille  secrets  ; 
de  là  ils  tiraient  des  comparaisons  si  naïves,  si  bien  prises,  si 
riches,  que  l'auditeur  d'aise  ne  pouvait  se  tenir  de  rire  et  par 
ce  souris  témoigner  son  contentement  ^ 

Encore  Rabelais  et  le  «  train  d'études  »  de  son  héros! 
Déjà  le  P.  Richeome  nous  avait  imposé  ce  souvenir.  Dans 
chacune  de  ses  vingt  ou  trente  préfaces  —  car  chaque 
chapitre  de  l'encyclopédie  a  la  sienne  —  Binet  revient 
énergiquement  sur  la  même  idée.  Ainsi  pour  le  chapitre 
des  (leurs  : 

Quelle  vergogne,  dit-il,  de  voir  qu'on  ne  sait  pas  parler  de 
ces  belles  beautés,  et  quelle  fantaisie  de  savoir  leurs  noms  en 
jrrec  et  en  latin,  et  en  français  ne  savoir  ni  les  noms  ni  les 
parties  des  fleurs...  Quand  les  plus  huppés  ont  dit  la  rose,  le  lis, 
l'œillet,  le  bouton  et  la  feuille. . .  ils  sont  au  bout  de  leur  savoir  '\ 

A  vrai  dire,  le  motif  de  sa  curiosité  est  d'ordre  litté- 
raire ou  même  mondain,  plutôt  que  scientifique.  Profes- 
seur de  rhétorique,  il  forme  de  beaux  parleurs  à  qui  les 
mots  ne  manquent  jamais  et  qui  paraissent  toujours  à 
leur  avantage. 

Pour  en  parler  donc,  écrit-il,  en  façon  que  vous  puissiez 
acquérir  de  l'honneur,  je  vous  dirai...  que  les  chiens  blancs, 
dits  baux,  surnommes  grefïlers,  sont  de  race  de  Barbarie.  Le 
premier,  en  France,  s'appelle  Souillard^ 

(i)  Essai...,  épitre  (passim). 

(2)  Ih.,  pp.  '^44,  245. 

(3)  Ib.,  p.  6. 


LES     ENCYCLOPÉDISTES     DEVOTS  263 

J'aime  mieux  Rabelais  qui  va  droit  au  but,  qui  veut 
d'abord  savoir  pour  savoir  et  non  pas  savoir  pour  parler. 
Mais  dans  la  pratique  tout  cela  revient  au  même.  On  n'ap- 
prend pas  les  mots  sans  apprendre  aussi  les  choses.  Pour  le 
reste,  comptez  sur  la  fascination  des  objets  eux-mêmes. 
Vivement  curieux,  d'une  fraîcheur  et  d'un  enthousiasme 
juvénile,  nous  avons  déjà  rappelé  que  tout  passionne  le 
P.  Binet. 

C'est  un  plaisir  de  roi  que  la  volerie  et  c'est  un  parler  royal 
que  de  savoir  parler  du  vol  des  oiseaux  \ 

Pharmacie  et  médecine  ne  le  ravissent  pas  moins  : 

On  ne  croirait  pas  les  richesses  d'éloquence  qui  y  sont 
cachées...  Il  y  a  là  mille  mots  qui  sont  aussi  beaux  que  mille 
diamants  quand  ils  sont  bien  enchâssés  dans  le  discours  et 
sont  là  comme  étoiles  dans  le  ciel...  Sauriez-vous  que  veut 
dire:  anodin,  essuyer  et  décharger  le  suif,  prendre  l'esprit  des 
choses,  humer  l'odeur  des  métaux,  mondifier  et  ressouder 
les  plaies,  scarélier,  tarir  les  eaux  flottantes  entre  cuir  et 
chair,  écailler  les  ulcères,  épierrer  les  reins...  si  vous  ne 
l'apprenez  des  médecins,  et  le  sachant,  quelle  grâce  cela 
donne  à  vos  propos  !  ^ 

Ne  me  citez  pas  le  Malade  imaginaire^  ne  raillez  pas 
cette  lexicomanie  délirante.  A  tous  ceux  qui  aiment  le 
français  et  qui  pleurent,  avec  Vaugelas,  sur  tant  de  vieux 
mots  qu'on  a  laissé  mourir,  pareille  maladie  doit  être 
sacrée.  Qui  ne  verrait  sans  émotion  cet  excellent  homme 
se  résigner  douloureusement  à  ne  pas  tout  connaître  du 
langage  de  la  Marine  ! 

Les  mariniers  qui  hantent  diverses  contrées  de  l'océan,  ont 
aussi  divers  patois  et  des  termes  fort  dissemblables.  Ceux  de 
Provence...  ont  beaucoup  de  mots  écorchés  d'Italie,  de  Bar- 
barie... et  cela  mêlé  avec  un  peu  de  fin  provençal  fait  un 
étrange  langage.  Les  autres  qui  font  vie  sur  1  Océan...  tiennent 

(i)  Essai...,  p.  34. 
(2)  Ib.,  p.  393,  394. 


•264  l'humanisme   dévot 

un  autre  jargon,  car  ils  ont  tiré  beaucoup  de  mots  d'Espagne, 
des  Indes,  des  Anglais  et  de  ces  diables  de  mers  qui  sont 
aujourd'hui  si  puissants  sur  les  deux  océans  ^. 

Qu'on  lui  pardonne  donc  si,  dans  un  chapitre  de  vingt 
pages,  il  doit  renoncer  à  nous  donner  la  clef  de  toutes  ces 
langues.  Du  moins  a-t-il  vu  «  Fune  et  l'autre  mer  »,  à 
notre  intention,  car,  dit-il,  «  les  plus  riches  pièces  d'élo- 
quence et  de  poésie  sont  empruntées  de  la  mer  «^  En  effet 
bien  que  tout  l'enchante,  il  a  ses  prédilections  à  savoir, 
si  je  l'ai  bien  compris,  la  Marine,  l'orfèvrerie,  la  vénerie 
et  les  fleurs  ^ 

Binet  prend  un  plaisir  si  manifeste  à  chacune  de  ses 
promenades,  il  égrène  si  joyeusement  les  mille  et  mille 

(i)  Essai,  p.  3o3. 

(2)  Si parva...  magnis...  on  peut  comparer  la  méthode  que  Binet  a  suivie 
dans  ce  chapitre  de  la  marine  et  dans  tous  les  autres,  à  cidle  de  Mistral 
préparant  le  Trésor  du  Félihrige.  «  Je  le  vis  à  Maguelonne,  raconte  Gas- 
ton Paris,  s'enquérant  auprès  des  pêcheurs  de  tous  les  termes  spéciaux 
qu'ils  pouvaient  employer...  Il  était  là,  assis  dans  le  bateau,  maniant  en 
connaisseur  chacun  des  agrès,  touchant  chacune  des  parties  du  petit  bâti- 
ment et  disant  :  Nous  autres,  chez  moi,  nous  appelons  ça  ainsi,  et  vous  ? 
—  et  les  pêcheurs,  riants  et  émerveillés,  lui  disaient  tout  leur  vocabu- 
laire. » 

(3j  Je  n'ai  pas  besoin  d'insister  sur  l'intérêt  que  présente  ce  recueil 
aux  amis  du  vieux  français.  Ainsi  pour  le  langage  des  oiseaux  :  «  Chaque 
oiseau  a  son  ramage  à  part  et  ses  cris  propres  :  la  colombe  roucoule  ;  le 
pigeon  caracoule  ;  la  perdrix  cacabe  ;  le  corbeau  croaille  ou  croasse  ;  on 
dit  du  coq,  coqueliquer  ;  du  coq  d'Inde,  glougoter  ;  des  poules,  cloclo- 
quer,  cracqueter,  clouser  ;  ...  des  cailles,  carcailler  ;  du  geai,  cageoler  ; 
du  rossignol,  gringotter  ;  du  grillon,  gresillonner  ;  de  l'harondelle, 
gazouiller  ;  du  milan,  huyr;  ...  du  pinson,  frigotter  ;  ...  de  la  cigale,  cla- 
queter  ;  des  huppes,  pupuler  ;  ...  de  l'alouette,  tirelirer,  adieu  Dieu,  Dieu 
adieu...  le  moineau  dit  pillery  »,  p.  60.  Recueil  de  mots,  recueil  d'épi- 
thètes,  mais  mieux  ordonné,  plus  descriptif  que  le  recueil  de  la  Porte. 
«  La  fleur  est  en  mille  façons  :  mince,  charnue,  molle,  cotonnée,  rude, 
replissée,  aplatie,  relevée,  voûtée,  torse,  renversée  à  mode  de  tuile,  reco- 
quillée,  pointue,  fendue,  en  ovale...  à  l'abandon,  en  cœur,  en  amande, 
découpée,  bordée,  dentelée,  unie,  hérissée  de  pointelettes,  ayant  des 
barbes  entassées,  poussant  des  filets  en  amont,  des  martelets  au  bout... 
tranchée  de  veines.,.,  marquetée  et  mouchetée  de  bigarrures,  fouettée  à 
veines  rouges,  pommée,  godronnée,  déchiquetée,  recourbée,  entortillée, 
crespée  et  ridée,  à  rebordemcnts  passementés.  L'odeur  est  aussi  admi- 
rable qu'innombrable  :  douce,  forte,  pesante,  brusque,  aiguë,  punaise, 
sombre,  endormie,  vive,  délicate,  sèche,  malfaisante,  chancie,  bâtarde..., 
amortie,  pénétrante,  fuyante,  affadie,  acre,  mortifiée...,  altrempée,  fade, 
sucrine,  parfumante,  aromatisante,  qui  sent  le  hâle,  passée,  subtile..., 
émoussée,  noyée  dans  la  pluie,  éveillée...  Les  couleurs  sont  infinies...  » 
p.  246,  247. 


LES     ENCYCLOPÉDISTES     DEVOTS  1465 

grains  de  ses  divers  lexiques,  il  évoque  en  passant  des 
traits  de  mœurs  si  pittoresques,  que  son  encyclopédie  se 
lit  tout  uniment  comme  un  livre  proprement  dit.  Mais  les 
hommes  de  cette  époque,  enfants  eux-mêmes,  nous  font 
toujours  la  grâce  de  nous  traiter  comme  des  enfants. 
Est-ce  uniquement  pour  nous  divertir,  n'est-ce  pas  aussi 
pour  mieux  nous  montrer  les  ressources  que  présente  à 
l'écrivain  ce  vaste  répertoire,  je  ne  saurais  dire  ;  quoi  qu'il 
en  soit  les  chapitres  lexicographiques  se  trouvent  pério- 
diquement coupés  par  des  morceaux  de  bravoure,  des- 
criptions ou  récits  d'une  verve  extraordinaire  \  Ce 
Larousse  devient  tour  à  tour  un  Walter  Scott  ou  un 
Buffon  ;  Binet  nous  raconte  une  chasse  à  courre  ou  un 
«  duel  à  cheval  »,  il  célèbre  lyriquement  le  moucheron  ou 
le  cheval,  le  miel  et  le  citron  "^  Hélas,  que  ne  puis-je  citer 
ici  l'histoire  du  jeune  roi  des  abeilles  et  de  son  escorte  — 
«  ces  petites  gens  ne  sont  que  feu  et  colère  qui  vole  »  ^  ; 
la  frénésie  du  rossignol  défié  par  l'écho  —  «  tout  honteux 
il  se  jette  dans  le  bois  où  il  crève  de  rage  »  ;  *  et  surtout 
«  la  chasse  gracieuse  d'un  lièvre  charmé  »  ^  Ce  dernier 
morceau,  épique  et  bouffon,  est  un  chef-d'œuvre.  Quand 
il  n'écoute  que  son  démon,  quand  il  oublie  sa  préciosité 
et  sa  vulgarité  coutumières,  ce  jésuite  égale  presque  les 
meilleurs  écrivains  de  son  temps. 

II.  On  pensera  peut-être  que  pour  un  historien  de  la  lit- 
térature et  de  la  vie  religieuse,  je  me  montre  bien  frivole. 
Tréfilage  de  l'or,  taille  du  diamant,  galiotes  et  caravennes^ 


(i)  A  propos  du  cheval,  Binet  cite  un  long  fragment  de  du  Bartas.  Ren- 
contre significative.  Il  me  paraît  certain  en  effet  que  la  première  Semaine 
a  beaucoup  impressionné  et  stimulé  la  plupart  de  nos  descriptifs  dévots. 

(2)  Pour  le  dire  en  passant,  le  citron  occupait  fort  à  cette  date  le  monde 
lettré.  Le  président  de  Nesmond  lui  consacre  toute  une  harangue. 

(3)  Essai...,  p.  85. 

(4)  Ib.,  p.  75. 

(5)  Ib.,  p.  29.  Sur  le  livre  de  Binet,  cf.  une  note  de  M.  Paul  Gode- 
froy  [Rev.  d'hist.  litt.  de  la  Fr.,  oct.-déc,  1902,  p.  64o-5)  et  l'édition 
critique  de  Y  éloquence  française  de  Du  Vair  par  M.  Radouant,  pp.  179- 
i8o. 


266  l'humanisme   dévot 

richesses  de  notre  langue,  qu'y  a-t-il  en  effet  de  commun 
entre  tout  cela  et  la  dévotion  ?  Rien,  certes,  mais  préci- 
sément, qu'un  religieux,  qu'un  maître  de  la  vie  spirituelle, 
non  seulement  s'occupe  lui-même  de  ces  objets  que  du 
point  de  vue  céleste  il  doit  regarder  comme  bagatelles, 
mais  encore  qu'il  fasse  profession  d'y  intéresser  les  autres, 
voilà,  pour  nous,  une  rencontre  significative.  Le  prestige 
du  P.  Binet  était  considérable  :  devant  un  livre  de  lui, 
bibliothèques  de  couvents  ou  de  presbytères  s'ouvraient 
d'elles-mêmes.  Le  jésuite  répandait  ainsi,  et,  manifeste- 
ment de  propos  délibéré,  l'esprit  encyclopédique  de  l'hu- 
manisme, dans  ces  milieux  simples  et  retirés  où  le  nom 
de  Mersenne  ou  de  Peiresc  n'était  pas  connu.  Saine  et 
bienfaisante  propagande.  Quelques  saintes  parenthèses, 
jetées  d'ici  de  là  suffisaient  à  rassurer  les  âmes  scrupu- 
leuses, leur  apprenant  qu'il  est  beaucoup  de  voies  pour 
aller  à  Dieu  et  que,  même  après  la  chute  d'Adam,  le 
monde  reste  une  merveille.  Cantique  des  créatures,  des 
métiers,  des  jeux,  de  toutes  les  formes  honnêtes  de  l'ac- 
tivité humaine,  une  douce  et  facile  harmonie  rappro- 
chait le  ciel  et  la  terre.  C'était  bien  ainsi  que  l'enten- 
daient nos  auteurs.  L'antinomie  apparente  que  nous 
signalons  ne  leur  était  pas  moins  sensible  qu'à  nous.  Ils 
la  relèvent  souvent,  mais  pour  passer  outre  avec  une 
généreuse  confiance.  L'un  des  plus  excellents  parmi  les 
encyclopédistes  dévots,  le  P.  Léon  de  Saint-Jean,  pro- 
vincial des  Carmes  réformés,  auteur  du  Portrait  de  la 
sagesse  universelle  avec  Vidée  générale  des  sciences^  écrit 
par  exemple  : 

Dieu,  par  sa  miséricorde,  m'a  fait  la  grâce  il  y  a  assez  long- 
temps de  mettre  le  gros  et  le  détail  des  sciences,  au  nombre 
de  toutes  ces  grandes  vanités,  dont  le  monde  est  rempli... 
Cette  si  grande  variété  et  multiplicité  me  semblent  un  peu 
éloignées  de  cette  chère  Unité  pour  laquelle  j'ai  tant  d'amour  ^ 

(i)  Le  Portrait  de  la  Sagesse...  A  celui  (jui  lit. 


LES     ENCYCLOPÉDISTES     DEVOTS  '267 

C'était  un  mystique  et  il  avait  eu  pour  maître  le  fameux 
Jean  de  Saint-Simon.  Il  n'en  publie  pas  moins  coup  sur 
coup  une  énorme  en(;yclopédie  latine  en  deux  volumes,  et 
un  résumé  français  de  cette  œuvre  à  l'usage  des  simples 
lidèles,  particulièrement  du  sexe  dévot.  Pour  le  dire  en 
passant,  il  estimait  que  «  la  distinction  des  sexes  ne  se 
trouve  point  dans  les  esprits  »,  et  que  les  femmes,  plus 
faibles,  plus  délicates  «  à  cause  de  cela  même  sont  bien 
moins  éloignées  qu'elles  ne  pensent  peut-être  elles- 
mêmes,  de  l'étude  des  plus  subtiles  et  de  plus  sublimes 
vérités  »  K 

Pendant  une  même  période,  toutes  les  encyclopédies 
se  ressemblent  nécessairement  plus  ou  moins.  11  n'y  a 
donc  pas  lieu  de  nous  étendre  plus  longuement  sur  ce 
sujet  qui  nous  conduirait  à  des  diversions  ou  trop  savantes 
ou  trop  peu  sérieuses.  Si  toutefois  je  laissais  dans  l'ombre 
le  plus  universellement  docte  et  le  plus  ingénu  de  nos 
encyclopédistes,  les  érudits  me  trouveraient  sans  excuse. 

Dans  un  éclatant  sonnet  liminaire,  bâti  par  un  poète  de 
ses  amis,  François  Glievillard,  curé  de  Saint-Germain 
d'Orléans,  laisse  comparer  les  quatre  volumes  de  son 
encyclopédie  à  la  création  elle-même. 

Ainsi  de  l'univers,  l'Eternel  est  le  père, 

De  ta  plume  féconde  il  en  a  fait  la  mère 

Et  comme  il  fit  un  grand,  tu  fais  un  petit  tout, 

(i)  Préface.  Ce  livre  a  eu  quelque  succès.  J'en  connais  plusieurs  éditions. 
Il  est  touiiu,  lourd,  mais  intéressant.  Léon  a  ses  idées  à  lui  sur  tout,  même 
sur  1  orthographe.  Il  jure  par  Raymond  Lulle.  J'aurai  du  reste  plusieurs 
fois  1  occasion  de  citer  d'autres  ouvrages  de  lui.  Ce  n'était  certainement 
pas  le  premier  venu,  même  comme  prédicateur,  malgré  de  graves  défauts. 
Au  point  de  vue  où  je  me  place,  le  grand  mérite  du  P.  Léon  est  d'avoir 
vulgarisé  les  enseignements  mystiques  de  Jean  de  Saint-Sam^on.  Pour 
son  portrait  de  la  sagesse,  je  suis  très  porté  à  croire  qu'il  s'inspire  plus 
d'une  fois  du  livre  de  Binet.  Orateur  lui  aussi,  il  annexe  son  encyclopédie 
à  la  rhétorique.  Il  veut  apprendre  aux  prédicateurs  à  parler  couramment 
de  tout.  Il  importe  de  le  rappeler,  l'esprit  oratoire  joue,  dans  le  dévelop- 
pement de  la  littérature  religieuse,  le  même  rôle  absorbant  que  l'esprit 
journalistique  dans  le  développement  de  la  littérature  profane  contem- 
poraine. Lorsque  les  historiens  de  la  chaire  se  bornent  à  étudier  les  ser- 
mons proprement  dits,  ils  négligent  ou  la  moitié  ou  les  trois  quarts  de 
leur  sujet. 


'i6H  l'humanisme   dévot 

Le  Petit-tout,  tel  est  en  effet  le  titre  de  cette  œuvre  où 
l'on  trouve  un  exposé  de  toutes  les  sciences  imaginables  : 
théologie,  anatomie,  physiologie,  géographie,  histoire 
naturelle,  droit  canon,  histoire  de  l'Eglise  et  du  monde 
connu  ^  Malgré  son  ambition  démesurée,  ce  je  sais  tout, 
bien  que  toujours  plaisant,  n'est  presque  pas  ridicule.  Il  a 
beaucoup  vu,  beaucoup  lu,  et  même  beaucoup  réfléchi. 
Condescendant  comme  ses  pareils  de  ce  temps-là,  il 
dramatise  son  érudition.  Le  Petit-tout  se  présente  à  nous 
sous  la  forme  d'un  dialogue  à  trois  personnages  :  Adelphe, 
le  maître,  Ghevillard  lui-même  ;  Egisthon,  le  disciple, 
yeux  ronds  et  bouche  bée;  enfin  l'opérateur  dont  on  a 
parfois  besoin,  dite. 

—  Comment  est-il  possible,  seigneur  Adelphe,  que  l'homme 
(Adam)  ait  pu  pécher  et  se  laisser  tromper  en  cet  état? 

—  La  question  est  belle,  Egisthon... 

—  Quel  péché  avait-il  comuiis?... 

—  L'Angélique  en  compte  beaucoup... 

—  Qui  fut  la  femme  de  Caïn  ? 

—  ri  fallut  que  ce  lut  sa  sœur,  Egisthon  '. 

Ils  vont  ainsi,  de  ce  pas  tranquille,  dans  les  jardins  de 
la  connaissance  ;  on  les  accompagne  sans  le  moindre 
ennui,  avec  moins  de  fatigue  encore.  Souvent  assez  pré- 
vues, les  leçons  d'Adelphe  ne  manquent  pas  de  grâce. 
«  L'ancolie,  nous  dit-il,  est  une  fleur  jolie.  »  «  Les  crapauds 
sont  des  grenouilles  terrestres.  »  Egisthon,  discret  et 
ravi,  n'en  demande  pas  davantage.  Du  reste  il  a  un  peu 
l'air  de  tomber  de  la  lune.  11  n'a  jamais  entendu  «  le  mur- 
mure obscur  »  que  font  entendre  les  chats  lorsqu'on  les 
flatte  en  leur  «  passant  la  main  sur  le  dos  ».  Nous  n'igno- 
rions pas  ce  détail,  mais  la  sérénité,  l'humour  inconscient 

(i)  Le  Petit-tout  a  été  publié  en  1664,  mais  il  a  été  vécu,  si  j'ose  dire, 
pendant  l'époque  qui  nous  intéresse.  De  toutes  façons,  il  est  à  nous  car 
Ghevillard  est  assurément  beaucoup  moins  moderne,  beaucoup  plus 
retardataire  que  Binet. 

(2)  Petit-tout.  J'ai  perdu  la  référence  et  n'ai  plus  sous  la  main  ce  livre 
rarissime.  Ce  passage  est  dans  un  des  premiers  chapitres  de  la  111^'  partie. 


LES     ENCYCLOPÉDISTES     DEVOTS  269 

d'Adelphe  nous  mettent  en  joie.  On  songe  aux  mille 
découvertes  qui  ont  fait  de  la  vie  de  ce  digne  homme  une 
longue  extase. 

Je  ne  sais  pas  si  tout  ce  qu'on...  dit  (des  éléphants)  est  véri- 
table, mais  je  sais  fort  bien  que  j'en  ai  vu,  moi  et  plusieurs 
autres  de  la  ville  d'Orléans.  On  y  en  amena  deux  en  divers 
temps,  dont  le  dernier  prenant  une  enseigne  avec  sa  trompe 
la  faisait  voltiger  adroitement  autour  de  son  corps;  puis,  pre- 
nant une  épée,  s'en  escrimait  contre  son  maître  avec  autant 
d'adresse  que  si  c'eût  été  un  maître  de  salle.  On  montait  libre- 
ment tantôt  sur  son  oreille  et  tantôt  sur  sa  trompe...,  il  frappait 
du  pied  contre  terre  autant  de  coups  que  son  gomite  en  dési- 
rait ^ 

C'est  un  homme  prudent  et  qui  n'affirme  rien  à  l'aven- 
ture. Non  pas  qu'il  méprise  les  légendes,  mais,  comme  il 
dit  fréquemment,  il  «  s'en  rapporte  ».  Heureux  état  d'es- 
prit qui  nous  est  devenu  plus  difficile.  Il  croit  et  ne  croit 
pas  tout  ensemble  aux  belles  histoires  de  Pline,  «  ce  grand 
secrétaire  de  la  nature  »,  à  la  magie,  à  la  chiromancie,  à 
l'astrologie  judiciaire.  11  ne  demande  qu'à  s'émerveiller. 

Le  voici  dans  la  salle  de  dissection. 

Entrez,  Egisthon,  dans  ce  cabinet;  considérez  ces  deux 
corps  par  dehors  attentivement,  auparavant  qu'ils  soient 
ouverts  ;  ne  vous  offensez  pas  de  voir  ces  nudités  ;  s'il  y  a 
quelque  chose  de  honteux,  ce  n'est  pas  la  nature  qui  l'a  fait, 
c'est  le  péché. 

Prenez  garde,  Egisthon,  que  toutes  ces  parties  tiennent  de 
la  figure  ronde...  admirez  cette  face...  peu  de  poils  sur  le 
corps. 

Suit  un  hymne  à  l'excellence  du  corps  humain.  «  Lui  seul 
se  peut  asseoir!  »  dite  est  de  la  fête  avec  son  scalpel. 
«  dite,  ouvrez-moi  ce  ventre  et  laites  adroitement  »  ; 
«  dite,  coupez  ce  péritoine  depuis  le  haut,  jusques  en  bas»; 
«  dite,   ouvrez  le  scrotum  »  ;   «  dite,   rasez  ce   poil   ». 

(i)  Petit-tout,  II,  p.  i3i. 


270  L    HUMANISME     DEVOT 

Cependant,    Egisthon,    gagné   à    l'enthousiasme   de   son 
maître,  va  de  découvertes  en  découvertes. 

—  Intestins  et  boyaux,  c'est  donc  la  même  chose,  seigneur 
Adelphe? 

—  Oui,  Egisthon. 

—  Que  la  nature  est  merveilleuse,  seigneur  Adelphe  ! 

—  Ce  n'est  rien  encore,  Egisthon,  voici...  le  foie...   Clite, 
ouvrez  cette  femme  !  * 

N'ayant  jamais  ouvert  personne,  je  ne  puis  juger  de  la 
science  anatomique  de  François  Chevillard.  Que  nous 
importe!  Le  beau  est  de  voir  ce  prêtre,  visiblement  très 
pieux  et  qui  s'intéresse  passionnément  à  tant  de  choses, 
au  corps  humain,  aux  bêtes  de  l'Arche  de  Noé,  à  la  danse 
des  derviches,  à  d'impossibles  histoires  de  chasse  que  lui 
a  contées  un  Mûnchausen  «  de  Guyenne  »,  aux  cantiques 
de  la  Bible  qu'il  traduit  en  vers,  aux  «  maladies  du  poil  », 
à  la  théologie  de  la  grâce  —  il  était  fervent  moliniste  ;  —  à 
«  la  marche  du  grand  Seigneur  allant  en  public  »  ;  —  un 
chapitre  là-dessus,  —  en  un  mot  à  tout.  —  Curiosité  enfan- 
tine ou  sérieuse  que  nous  rencontrons  chez  tous  nos  amis 
de  cette  époque  et  qui  ne  gênait  aucunement  leur  ascension 
mystique  %  Avant  d'entrer  dans  les  ordres,  le  futur  P.  de 
Condren  avait  écrit  force  traités  sur  a  les  secrets  de  la 
nature  ».  Dès  sa  jeunesse,  nous  raconte  le  biographe  de 
ce  grand  spirituel,  «  il  apprit  par  la  seule  conférence  avec 
un  excellent  homme  de  ses  parents,  l'art  et  les  secrets  de 
la  chimie  et  s'y  perfectionna  tellement  avec  le  temps,  par 

(i)  Petit-tout,  II,  3-62. 

(2)  On  trouverait  dans  le  Petit-tout  quelques  remarques  vraiment 
curieuses.  Chevillard  se  demande  par  exemple  si  les  plantes  n'auraient 
pas  «  une  espèce  de  sentiment  ».  Moins  évocateur  que  Binet^  il  nous  aide 
pourtant  à  ressusciter  la  France  de  l'ancien  régime.  Il  m'a  appris,  entre 
autres  choses,  que  la  chasse  au  furet  était  alors  «  rigoureusement  défen- 
due »  .  Il  proteste  contre  l'abandon  «  des  anciens  motets  »  et  contre  les 
«  branles,  gigues  et  sarabandes  »  qu'on  joue  dans  les  églises.  Je  n'ai 
rien  dit  de  son  mérite  d'écrivain  qui  n'est  pas  toujours  médiocre.  Il  a 
quelques  bons  croquis  d'animaux.  Enhn  on  peut  lire  avec  profit  ses 
remarques  sur  la  controverse  protestante  et  sur  les  cérémonies  de 
l'Eglise. 


LES     ENCYCLOPEDISTES     DEVOTS  '271 

Tentretien  qu'il  eut  avec  diverses  personnes  très  curieuses 
qui  le  recherchaient,  que,  sans  avoir  mis  la  main  au 
charbon  ni  au  fourneau,  il  a  connu  les  plus  grandes  raretés 
de  cette  philosophie.  Je  lui  ai  ouï  dire  que  si  la  pierre  phi- 
losophale  était  possible,  il  croyait  savoir  le  moyen  de  la 
faire  »  \  Ainsi  tous  les  chemins  de  l'humanisme  dévot 
conduisent  au  mysticisme.  Telle  devrait  être,  à  mon  sens, 
la  haute  conclusion  du  présent  volume.  «  Ces  bons  esprits 
sont  si  épurés  et  si  démêlés  de  la  terre,  écrit  le  P.  Hilarion 
de  Goste  dans  sa  vie  du  P.  Mersenne,  et  ont  les  yeux  si 
nets  et  si  brillants  qu'ils  s'enflamment  par  la  moindre 
amorce  à  la  méditation  des  choses  du  ciel  et  à  Tamour  de 
Dieu  \  »  Quoi  de  plus  simple  et  de  plus  logique  !  <(  La 
présence  de  Dieu  dans  une  créature  quelque  peu  considé- 
rable qu'elle  soit  en  elle-même,  l'oblige  (le  mystique)  à 
la  considérer  et  à  se  comporter  envers  elle  avec  modestie 
et  à  ne  la  regarder  qu'avec  respect,  à  ne  la  toucher  qu'avec 
révérence  et  à  ne  lui  être  point  fâcheux  de  peur  de  l'être 
à  Dieu...,  mais  plutôt  à  lui  être  doux  et  bénin,  croyant 
que  tout  ce  qu'elle  est,  ou  pour  lui  ou  contre  lui,  elle  Test 
de  la  part  de  Dieu  et  que  Dieu  agit  véritablement  en  elle 
et  par  elle^  » 

A  côté  des  encyclopédistes,  je  devrais  citer  ici  les 
auteurs  dévots  qui  se  sont  appliqués,  et  dans  un  esprit 
dévot,  à  l'étude  de  quelque  science  particulière,  mais  leur 
nombre  est  infini.  J'indiquerai  seulement  deux  traités  de 


(i)  Araelote.  Vie  du  P.  de  Condren,  pp.  465,  466.  L'auteur  ajoute  ces 
plaisants  détails.  «  Je  lui  demandai  en  riant  pourquoi  donc  il  ne  la  faisait 
pas  (la  pierre  philosophale),  à  quoi  il  me  répondit  des  choses  dignes  de 
sa  piété  et  de  son  esprit.  Que  si  elle  était  faisable,  infailliblement  Adam 
l'avait  sue.  mais  qu'il  avait  mieux  aimé  faire  pénitence  durant  l'espace  de 
neuf  cent  trente  ans...  Je  crois,  disait-il,  que  si  elle  n'est  pas  une  pure 
imagination,  Salomon  ne  l'a  pas  ignorée.  » 

il)  La  vie  du  R.  P.  Marin  Mersenne...,  p.  io3.  Mersenne  chantait  sou- 
vent le  verset  :  Omnis  spiritus  laudet  Doniinum  (cf.  ihid.,  p.  loi).  Comme 
il  ne  manquait  pas  de  subtilité,  j'imagine  qu'il  sanctifiait  par  cette  «  aspi- 
ration »,  ses  grands  travaux  sur  la  musique. 

(3)  L'homme  intérieur  ou  l'idée  du  parfait  chrétien...,  par  le  R.  P.  Timo- 
thée  de  Régnier,...  p.  97,  98. 


27'2  l'humanisme    dévot 

politique  :  Les  politiques  chrétiennes  d'E.  Molinier  (1647), 
et  La  véritable  politique  du  prince  chrétien,  du  jésuite 
Mugnier  (1647).  ^^  ^^^  ^^it  Molinier  n'est  jamais  banal*; 
le  livre  de  Mugnier  est  plus  médiocre^.  Il  se  laisse  lire 
néanmoins  et  tous  deux  nous  rappellent  que  saint  Pierre 
Fourier  lui-même  rédigea,  pour  un  gentilhomme  de  ses 
amis,  le  manuel  de  l'ambassadeur  chrétien  ^ 


(i)  Ses  chapitres  sur  l'éloquence,  notamment  celui  de  la  fausse  éloquence 
de  ce  temps,  sont  tout  à  fait  curieux. 

(2)  En  revanche,  le  frontispice,  dessiné  et  gravé  par  Boulanger,  est 
des  plus  intéressants.  Le  livre  étant  dédié  au  jeune  vainqueur  de  Rocroy, 
et  continuant  le  panégyrique  de  Henri  de  Bourbon,  modèle  du  prince 
chrétien,  l'artiste  montre  à  sa  façon,  que  le  prince  de  Condé  est  et  sera  la 
vive  image  de  son  père. 

(3)  Cf.  le  texte  de  cette  œuvre  dans  la  vie  du  saint  par  Bedel,  pp.  298-313. 


Frontispice  de   Boulangek  polk   «    La    véritable  politique...   » 

DU    P.    MuGNIER. 


CHAPITRE  V 

LE     ROMAN     DÉVOT' 


I.  Charles  Perrault  et  Camus.  —  L'art  de  conter.  —  Le  départ  d'un 
cadet  de  Gascogne.  —  Virgile.  —  Rigault  et  Sainte-Beuve.  —  Il  n'est 
pas  vrai  que  rien  des  romans  de  Camus  «  n'a  jamais  eu  vie  ». 

II.  Camus  écrit  ses  romans,  avant  tout,  pour  le  plaisir  du  lecteur.  —  Et 
pour  le  sien  propre.  —  Que  ceux  qui  «  ne  sont  bons  qu'à  l'Eglise  »  ne 
doivent  ni  ne  peuvent  écrire  de  romans.  —  Camus  et  les  mœurs  des 
divers  pays.  —  Son  Espagne.  —  Son  Italie.  —  Les  dames  de  Gênes.  — 
La  contrainte  italienne  et  la  liberté  française.  —  Nos  provinces  :  Nor- 
mandie ;  Gascogne.  —  Le  prêtre  et  le  parisien.  —  La  chaste  Suzanne. 
—  La  piété  dans  les  romans  de  Camus.  —  Deux  parisiennes  sous  la 
pluie.  —  Les  ressorts  mystiques,  —  Les  citations  poétiques. 

III.  Les  romans  de  Camus  sont  des  «  méditations  historiques  ».  —  Il 
n'invente  presque  rien.  —  Un  Tallemant  ingénu,  —  La  Pieuse  Julie  et 
la  baronne  de  Veuilly. 

IV.  Les  morales  des  romans  de  Camus.  —  Peintures  et  critiques  des 
mœurs  du  temps.  —  Indulgence  foncière  de  l'évèque-romancier.  —  Des 
amourettes.  —  L'amour  naissant.  —  L'amour  honnête.  —  Palombe.  — 
Théorie  platonicienne  de  l'amour.  —  Innocence  des  romans  de  Camus. 


ï.  «  Dans  ce  temps,  écrit  Perrault  —  Tinsigne  Per- 
rault des  Contes,  des  Mémoires  et  des  Hommes  illustres^ 
—  les  romans  vinrent  fort  à  la  mode,  ce  qui  commença  par 
celui  de  VAstrée^  dont  la  beauté  fît  les  délices  et  la  folie 
de  toute  la  France,  et  même  des  pays  étrangers  les  plus 
éloignés.  L'évêque  de  Belley,  ayant  considéré  que  cette 
lecture  était  un  obstacle  au  progrès  de  Tamour  de  Dieu 
dans  les  âmes,  mais  ayant  considéré  en  même  temps  qu'il 
était  comme  impossible  de  détourner  les  jeunes  gens  d'un 

(i)  Sur  les  origines  du  roman  dévot,  cf.  quelques  indications  dans 
l'Histoire  du  roman  sentimental  avant  l'Astrée  par  M.  G.  Reynier,  p.  353, 
354.  —  Je  me  borne  au  seul  Camus  qui  est  de  beaucoup  le  plus  intéres- 
sant de  tous  ces  auteurs  et  qui  a  eu  le  plus  d'influence. 

I.  t8 


^74  L    HUMANISME     DEVOT 

amusement  si  agréable  et  si  conforme  aux  inclinations  de 
leur  âge,  il  chercha  les  moyens  de  faire  diversion  en  com- 
posant des  histoires  où  il  y  eût  de  l'amour,  et  qui  par  là 
se  fissent  lire  ;  mais  qui  élevassent  insensiblement  le 
cœur  à  Dieu  par  les  sentiments  de  piété  qu'il  y  insérait 
adroitement,  et  par  les  catastrophes  chrétiennes  de  toutes 
leurs  aventures  :  car  toujours  (lisez  :  souvent)  l'un  ou 
l'autre  des  amants,  ou  tous  les  deux  ensemble,  ayant  con- 
sidéré le  néant  des  choses  du  monde,  la  malice  des 
hommes,  le  péril  que  l'on  court  sans  cesse  de  son  salut 
en  marchant  dans  les  voies  du  siècle,  prenaient  la  résolu- 
tion de  se  donner  entièrement  à  Dieu,  en  renonçant  à 
toutes  choses  et  en  embrassant  la  vie  religieuse.  Ce  fut 
un  heureux  artifice  que  son  ardente  charité,  qui  le  rendait 
tout  à  tous,  lui  fit  inventer  et  mettre  heureusement  en 
œuvre;  car  ses  livres  passèrent  dans  les  mains  de  tout  le 
monde,  et  comme  ils  étaient  pleins  non  seulement  d'inci- 
dents fort  agréables,  mais  de  bonnes  maximes  très  utiles 
pour  la  conduite  de  la  vie,  ils  firent  un  fruit  très  considé- 
rable, et  furent  comme  une  espèce  de  contre-poison  à  la 
lecture  des  romans  ^  »  On  ne  devrait  jamais  citer  ces 
hommes  du  grand  siècle.  Us  sont  décourageants.  Ils  disent 
tout  et  parfaitement,  allant  droit  aux  définitions  essen- 
tielles. Ce  que  nous  avons  ajouté  depuis  à  leur  plénitude 
semble  presque  vain  auprès  de  cette  sagesse  lumineuse  et 
de  ces  formules  définitives.  Aussi  devrais-je  m'en  tenir  à 
cette  page,  si  Camus  ne  nous  intéressait  ici  pour  des  rai- 
sons particulières  dont  Perrault  n'avait  pas  à  s'occuper. 
Il  est  oublié.  Nous  n'avons  pas  l'ambition  de  le  remettre 
à  la  mode,  un  meilleur  que  nous,  Hippolyte  Rigault, 
ayant  échoué  dans  une  semblable  entreprise.  Il  y  a  pres- 
cription. Ceux  qui  sont  morts  sont  morts.  Gœthe  lui- 
même  ne  nous  imposera  pas  du  Bartas.  Mais  quelque 
jugement  que  l'on  porte  aujourd'hui  sur  l'évèque  roman- 

(i)  Les  hommes  illustres.  Camus. 


LE     ROMAN     DÉVOT  i^S 

cier,  celui-ci  n'en  reste  pas  moins  le  d'Urfé,  ou  plutôt, 
le  Walter  Scott  de  Thumanisme  dévot.  A  ce  litre  nous 
ne  lui  refuserons  pas  notre  attention,  assurés  du  reste 
que  le  moins  grave  de  nos  lecteurs  visitera  sans  trop 
d'ennui  ces  ruines  pittoresques  et  parfois  assez  tou- 
chantes. 

Même  pour  un  romancier,  il  a  prodigieusement  écrit. 
Agathonphile  ;  Élise  ;  Dorothée;  Alexis  ;  Spiridion  ;  Par- 
thénice ;  Alcime ;  Palombe;  Damaris^  histoire  allemande  ; 
Hyacinthe^  histoire  catalane;  Régale,  histoire  Belgique; 
La  Tour  des  miroirs...  la  simple  liste  de  ses  romans 
tiendrait  plusieurs  pages  :  celle  de  ses  nouvelles  — 
Spectacles  d'horreur  ;  Pentagone  historique;  Evénements 
singuliers  ;  Dis>ertissements  historiques  —  n'en  finirait  pas. 
Le  lire  d'un  bout  à  l'autre,  passerait  les  forces  humaines. 
Non  pas  qu'il  soit  à  proprement  parler  ce  qui  s'appelle 
ennuyeux.  Je  viens  de  reprendre  les  soixante  nouvelles 
de  ses  Événements  singuliers.  Tel  moderne,  qu'on  place 
haut,  ne  résisterait  pas  à  cette  épreuve.  Il  a,  comme  Our- 
liac,  comme  Edmond  About  et  comme  AssoUant,  ce  don 
chétit  qui  fait  les  conteurs  et  que  la  capricieuse  nature  a 
refusé  à  de  plus  grands  hommes. 

Hellénin...  n'ayant  de  ses  parents  que  l'honneur  d'être  sorti 
de  bonne  et  ancienne  race,  sortit  de  leur  maison,  à  l'âge  de 
quinze  ou  seize  ans,  avec  une  épée  au  côté,  un  bidet  sous  les 
jambes,  vingt  écus  dans  sa  bourse  et  une  lettre  de  recomman- 
dation à  Paris  pour  trouver  une  place  au  régiment  des  gardes 
de  Henri  lïl.  Ayant  si  bien  ménagé  ce  peu  qu'il  avait  qu'il 
gagna  cette  grande  ville  sans  mettre  pied  à  terre,  la  vente  de 
son  bidet  lui  donna  le  moyen  d'y  faire  quelque  peu  de  séjour, 
jusques  à  ce  qu'il  eût  vu  éclore  l'effet  de  sa  lettre  par  une 
arquebuse  qu'un  capitaine  des  gardes  lui  donna  en  sa  compa- 
gnie. Comme  il  était  de  bonne  mine,  d'esprit  accort  et  d'hu- 
meur complaisante,  il  se  ht  aimer  par  ses  compagnons  et 
afiectionner  par  ses  chefs  qui  d'ailleurs  sachant  sa  maison  et 
désireux  d'acquérir  en  lui  quelque  obligation  sur  ses  parents, 
eurent  un  soin  particulier  de  le  bien  dresser  en  l'art  militaire, 
qui  est  celui   de   luer  des   hommes   bien  à  propos,  et,  comme 


276  l'humanisme   dévot 

ils  disent,  en  gens  de  bien  et  vaillamment...  Le  commencement 
du  règne  de  Henri  III  fut  aussi  joyeux  et  paisible  que  la  fin 
en  fut  sanglante  et  funeste.  Il  semblait,  après  les  tragédies 
dont  la  France  avait  été  le  théâtre  du  temps  de  son  prédéces- 
seur, que  le  siècle  d'or  nous  fût  venu  revoir.  Les  jeux,  les 
pompes,  la  danse  et  toute  sorte  de  délices  étaient  les  occupa- 
tions de  Toisiveté  de  la  Cour.  Bien  plus,  c'est  que  les  délices 
s'étaient  glissées  dans  la  dévotion  et  la  piété  à  la  mode  était 
délicieuse.  Notre  cadet ^.. 

Ne  dirait-on  pas  le  début  des  Trois  Mousquetaires?  Il 
continue  de  ce  joli  ton  qui  est,  si  je  ne  m'abuse,  le  ton 
français.  Préférez-vous  une  allure  plus  imposante.  Camus 
sait  Virgile  par  cœur.  Voici  qui  ferait  bien  dans  une  épopée. 

Représentez-vous  une  aigle  royale  qui  vient  fondre  sur  une 
troupe  de  hérons,  branchés  ou  péchant  sur  le  courant  d'un 
fleuve.  L'un  se  plonge  dans  l'eau,  l'autre  se  tapit  dans  les 
roseaux,  l'autre  gagne  le  creux  d'un  arbre,  celui-là  se  sauve 
dans  un  tas  de  pierres,  celui-ci  en  des  halliers,  l'autre  fend  l'air 
d'une  plume  plus  vite  que  le  vent.  Cet  assaut  étant  passé,  et 
l'aigle  ayant  repris  le  haut  de  l'air,  ils  se  rassemblent  et  par 
un  doux  murmure  semblent  se  communiquer  la  peur  qu'ils  ont 
eue.  Tel  était  le  concert  des  juges  et  du  peuple-. 

Je  n'aurais  que  trop  de  plaisir  à  prolonger  ces  remar- 
ques qui  ne  sont  pas  de  notre  sujet.  Quand  on  s'attache  à 
un  auteur  oublié,  on  finit  toujours  parle  célébrer  plus  qu'il 
ne  convient.  Ainsi  l'entomologiste  qu'émerveille  le  plus 
modeste  de  ses  scarabées.  Il  le  voit  joli  comme  un  papillon. 
Semblable  aventure  arriva  sous  l'empire,  à  un  écrivain 
qui  passait  alors  pour  l'atticisme  fait  homme.  Hippolyte 
Rigault,  cet  enfant  sublime  de  la  Sorbonne  et  des  Débats, 
ayant  parcouru  quelques  romans  de  l'évêque  de  Belley,  se 
laissa  prendre  à  cet  aimable  génie  qui  avait  déjà  séduit  les 
bons  esprits  du  temps  de  Louis  XIII,  Naudé  par  exemple. 
Il  écrivit  sur  Camus  une  longue  étude  très  affectueuse; 

(1)  Hellénin...,  p.  21-^4. 
{1)  Rose  lis...,  p.  Saa. 


LE     KOMAN     DEVOT  277 

il  publia  même  un  de  ses  romans  :  Palombe  ou  la  femme 
honorable.  Brunetière,  éditant  une  chanson  de  geste, 
n'aurait  pas  déployé  une  audace  plus  imprévue.  Rigault 
avait  sa  réputation  à  ménager;  il  craignait  de  paraître 
dupe  ;  il  faisait  donc  les  réserves  d'usage  et  trouvait  pour 
cela  des  mots  charmants.  Camus,  disait-il  ainsi,  «  a  quel- 
quefois une  manière  fine  et  discrète  d'indiquer  les  situa- 
tions délicates  qu'on  prendrait  facilement  pour  du  goiit: 
par  exemple,  dans  la  scène  de  la  déclaration  de  Fulgent  à 
Glaphire  »  V  On  voit  le  professeur,  craignant  de  trop 
s'engager. 

Il  est  gagné  toutefois  et  plus  qu'il  ne  veut  le  dire.  Mal 
lui  en  prit.  Sainte-Beuve,  Thomme  aux  boiteuses  et  sûres 
vengeances  —  raro  antecedentem...  —  quand  il  jugea  le 
moment  venu,  fondit  sur  Rigault  et  l'étrangla  dans  une  de 
ses  notes  prudemment  féroces.  «  C'est,  dit-il,  une  erreur 
de  goût,  ou  un  jeu  par  trop  artificiel,  de  prétendre  faire 
quelque  chose  de  rien,  de  croire  qu'on  peut  ressusciter  ce 
qui  n'a  jamais  eu  vie '^  »  En  ces  matières,  ce  que  dit  Sainte- 
Beuve  est  toujours  très  grave.  Ses  rancunes  mêmes  aigui- 
sent sa  clairvoyance  au  lieu  de  l'obscurcir.  J'ose  croire 
néanmoins  que  pour  une  fois,  il  se  trompait.  Exalté  par 
des  amis  trop  complaisants,  rival  possible,  Rigault  lui  faisait 
peut-être  ombrage.  Je  le  dis  sans  joie,  mais  avec  Sainte- 
Beuve,  il  faut  parfois  descendre  à  examiner  ces  fâcheux 
dessous.  Son  cœur  était  moins  droit  et  moins  noble  que 
sa  raison  magnifique.  Du  reste,  il  détestait  Camus  qu'il 
ne  connaissait  que  par  ouï-dire,  mais  que  le  jansénisme 
avait  maudit.  Soutenir  que  dans  les  romans  de  Févêque 
de  Belley,  rien  «  n'a  jamais  eu  vie  »,  c'est,  à  mon  sens, 
nier  la  lumière  du  jour.  Et  quand  cela  serait  vrai,  nous  ne 
savions  pas  l'auteur  du  Port-Royal  et  des  Lundis  si  mépri- 


(i)  Palombe,  p.  xxxv.  Cette  introduction  de  Rigault  est  excellente 
presque  de  tous  points.  Mais  j'ai  beau  le  relire,  j'ai  peine  à  comprendre 
qu'il  ait  passé  de  son  temps  pour  une  des  plus  jolies  plumes  de  France. 

(a)  Port-Royal,  I,  p.  242. 


278  l'humanisme    dévot 

sant  pour  les  minores.  A  ne  voir  en  lui  que  l'écrivain, 
Camus  est  beaucoup  moins  près  du  néant  que  Duguet, 
que  M.  Hamon,  que  tous  les  Arnaulds  du  monde,  le  grand 
excepté. 

II.  Le  roman  est  avant  tout,  s'il  n'est  pas  uniquement, 
une  œuvre  divertissante.  Camus  Tentend  bien  de  la  sorte. 
Il  ne  prend  pas  les  airs  que  Ton  pourrait  croire,  il  prêche 
moins  que  nombre  de  modernes  ;  souvent,  il  oublie  de 
moraliser.  Son  but  principal  est  d'offrir  au  lecteur,  et  de 
s'offrir  à  lui-même  une  récréation  honnête.  Conter  pour 
conter  lui  est  un  sensible  plaisir. 

Durant  les  jours  caniculaires,  écrit-il  dans  son  livre  deDarie, 
je  prenais  un  peu  d'air  en  cette  belle  maison  de  X...  et  je 
trompais  les  chaleurs  des  après-dînées  à  tracer  (cette  histoire) 
par  forme  de  divertissement,  sans  autre  dessein  que  de  tuer 
Fimportunité  de  ces  ardeurs  immodérées...  Tant  de  cahiers  se 
sont  insensiblement  amoncelés  que  l'on  en  ferait  un  juste 
livre.  Je  charmais  ainsi  mon  loisir,  amusé  de  la  douceur  de  ce 
genre  d'écrire  que  certes  je  trouve  friand  et  qui  m'a  laissé 
dans  le  cœur  l'aiguillon  du  désir  de  m'y  remettre  sur  quelque 
autre  histoire  ancienne  \ 

Cette  belle  humeur  de  l'ouvrier  se  communique  naturel- 
lement à  Tœuvre  elle-même.  Très  sérieux,  nous  l'avons 
vu ,  dans  ses  traités  spirituels ,  l'évêque-romancier  se 
promet  bien  d'éviter  «  le  sauvage...  le  farouche  et  le 
rébarbatif  »  de  «  messieurs  nos  maîtres  »  de  Sorbonne  et 
des  «  pères  révérends  »,  de  ceux,  dit-il  assez  cavalière- 
ment, qui  «  ne  sont  bons  qu'à  l'Eglise  ».  Le  moyen,  dit-il 
encore,  que  ces  pesants  personnages  écrivent  des  romans 
dignes  de  ce  nom  ?  «  La  joie  marche  rarement  à  leurs 
côtés,  le  ris  les  fuit  et  les  mignardises  les  abandonnent... 
(Ils)  ont  sous  des  fronts  de  Caton,  des  sourcils  d'Aris- 
tarque  et  des  yeux  d'Heraclite.  »  Nulle  souplesse,  nul 
entregent.  Eh  !  que  peuvent-ils  connaître  «  des  affaires  du 

(i)  La  Mémoire  de  Darie...^  p.  47^- 


LE     UOMAN     DEVOT  ■J.']iJ 

monde  »,  ((iielle  figure  feraient-ils  «  dedans  une  salle,  dans 
un  cabinet  et  en  la  conversation  des  personnes  mon- 
daines ?  »  «  Ils  ne  savent  pas  l'air  du  bureau,  ni  le  goût  de 
la  cité,  ni  les  moyens  de  plaire  à  tant  de  palais  malades.  » 
Et  puis  leur  style,  abstrait,  frotté  de  latin,  comment  pas- 
serait-il «  sous  la  lime  d'un  cabinet  et  sous  la  censure  des 
esprits  délicats  que  produit  notre  siècle  »  *  ?  D'un  mot, 
très  bien  né  lui-même,  il  écrit  pour  ses  pareils  et  il 
emploie  en  toute  liberté  la  langue  des  honnêtes  gens. 

Aussi  bien,  si  d'une  manière  ou  d'une  autre,  de  près  ou 
de  loin,  per  fus  et  nefas,  les  innombrables  intrigues  de 
Camus  arrivent  toujours,  comme  dit  Perrault,  à  «  une 
catastrophe  chrétienne  »,  tant  s'en  faut  que  leur  auteur 
s'emprisonne  dans  les  sujets  religieux.  «  Le  grand  champ 
du  monde  »  lui  appartient  '.  «  Chose  légère  »,  —  ce  qui  n'a 
jamais  voulu  dire  frivole,  —  curieux,  chargé  de  malice, 
grand  observateur,  les  objets  les  plus  divers  l'intéressent, 
l'amusent  ou  le  passionnent.  Ainsi,  pour  n'en  donner 
qu'un  exemple  d'ailleurs  assez  piquant,  il  ne  manque 
jamais  l'occasion  d'exprimer  en  quelques  traits  l'image 
d'une  nation  ou  d'une  province  ^.  «  Le  théâtre  naturel  de 
ces  belles  histoires,  dit  Rigault,  c'est  l'Espagne,  c'est 
l'Italie;  une  Espagne  et  une  Italie  comme  celles  de  M.  de 
Musset,  où  il  n'y  a  ni  gouvernement  ni  police.  »  Autant 
de  mots,  presque  autant  d'erreurs.  Aussi  bien  que  les  pays 
latins.  Camus  semble  avoir  parcouru  les  Flandres  et  l'Alle- 
magne où  il  a  placé  plusieurs  de  ses  romans  ou  de  ses 
nouvelles.  A-t-il  vu  tous  ces  pays-là  de  ses  yeux,  je  ne  le 
crois  pas,  mais  il  les  connaît.  Il  met  le  français  au-dessus 
de  tout  mais  il  marque  une  certaine  sympathie   pour  la 

(i)  La  pieuse  Julie,  p.  667,  558. 

(a)  Préface  des  Événements  singuliers. 

(3)  Il  est  même  documenté  sur  telles  particularités  —  plus  qu'innocentes 
mais  un  peu  spéciales  —  des  mœurs  germaniques  (les  premiers  jours  de 
leur  lune  de  miel)  —  qu'il  aurait  pu  décrire  avec  moins  de  complaisance. 
Il  voyait  là  sans  doute  un  lointain  souvenir  du  livre  de  ïobie.  Cf.  Evéne- 
ments singuliers,  II,  42. 


■i^o  l'humanisme   dévot 

simplicité  germanique.  «  La  nation  allemande,  écrit-il, 
est  franche,  et  a  le  cœur  aussi  rond  que  Festomac  \  )> 

Pour  dire  la  vérité,  sans  offenser  la  nation  —  écrit-il  encore 
et  que  M.  Barrés  lui  pardonne  !  —  ce  bon  Austrasien  tenant  un 
peu  plus  de  Tallemand  que  du  français,  était  fort  éloigné  de 
cette  gaillardise  et  politesse  qui  prennent  les  filles  par  les 
yeux. . .  il  n'était  pas  des  plus  agréables,  ni  de  mine  fort  attrayante. 
Toutefois  sa  fidélité  et  son  ardeur  devaient  couvrir  tous  ses 
défauts  et  si  cette  fille  eût  été  bien  judicieuse,  elle  eut  connu 
qu'il  n'est  rien  sous  le  ciel  qui  soit  comparable  à  une  âme  cons- 
tante en  son  affection'^. 

Ailleurs  il  nous  apprend  qu' 

en  Allemagne,  la  profession  de  tenir  hôtellerie  est  autant 
honorable  qu'elle  est  peu  considérée  en  France,  et  presque 
vile  et  servile  en  Italie  et  en  Espagne.  H  y  a  des  personnes  de 
qualité,  même  des  nobles,  qui  s'en  mêlent  et  qui  la  conduisent 
avec  tant  de  gravité  et  de  courtoisie  que  les  voyageurs  se  louent 
pour  l'ordinaire  de  leur  traitement  ^ 

Pour  l'Espagne,  je  ne  sais  pas  non  plus  s'il  y  est  allé. 
Du  moins  Fa-t-il  étudiée  dans  les  nouvelles  de  Cervantes, 
lequelétaitsansdoute  mieux  renseigné  qu'Alfred  de  Musset 
sur  «  le  gouvernement  et  la  police  »  de  cette  nation. 
«  Ayant  lu  (ces  nouvelles),  dit-il,  j'ai  trouvé  cet  esprit  fort 
grand  en  ces  petites  choses,  un  homme  du  monde  et 
railleur  et  qui  étale  proprement  et  fait  bien  valoir  sa  mar- 
chandise *.  »  Il  reste  vrai;  néanmoins  que  son  Espagne 
est  un  peu  cornélienne,  sinon  romantique.  En  revanche, 
l'Italie  a  peu  de  secrets  pour  lui.  Il  avait  fait  incognito^  et 
peut-être  à  pied,  le  pèlerinage  de  Lorette.  Il  a  bien  vu 
Rome,  où  l'ont  conduit  tantôt  la  route  de  Milan  et  de 
Florence,  tantôt  celle  de  Pise  ou  de  Sienne.  Chemin  fai- 

(i)  Les  événements  singuliers,  II,  4i- 

(2)  fb.,  II,  208. 

(3)  Th.,  II,  p.  43i. 

(4)  Préface  des  Evénements  singuliers. 


LE     HOMAN     DÉVOT  281 

sant,  il  a  regardé  de  tous  ses  yeux,  écouté  de  toutes  ses 
oreilles.  Somme  toute,  soit  patriotisme,  soit  pour  une 
autre  raison,  il  a  peu  de  sympathie  pour  les  Italiens, 
Génois  et  Génoises  surtout  lui  sont  en  horreur  : 

Etant  donc  en  cette  superbe  ville  de  Gênes  où  les  personnes 
sont  si  fines  et  si  rusées,  ce  ne  fut  pas  grande  merveille  s'il 
(Maxirnin,  un  provençal)  y  fut  aisément  abusé.  Vraiment 
c'était  bien  h  un  jeune  homme  de  commencer  son  trafic  par 
la  rivière  de  Gênes...  Son  commerce  était  avec  les  dames,  et 
quelles  dames!  je  le  laisse  à  deviner  à  celui  qui  a  vu  la  con- 
trée ^ 

A  vingt  reprises,  il  remarque  que  «jouer  des  prunelles» 
est  un  «  langage  fort  intelligible  en  Italie  »  \  S'il  aime 
Sienne,  c'est  parce  que  cette  ville  est  plus  franche,  «tenant 
encore  quelque  chose  de  cette  liberté  française  que  les 
Siennois  n'ont  pas  tout  à  fait  oubliée  »  ^. 

Celles  qui  sont  nourries  sous  la  liberté  de  l'air  français, 
dit-il  encore,  sont  beaucoup  plus  difficiles  à  pervertir,  que 
celles  qui  sont  élevées  dans  les  contraintes  de  delà  les  monts. 
Car  là  le  moindre  signe  est  un  engagement  absolu  et  une 
paction  expresse  ;  mais  parmi  nous  les  muguetteries,  les  cajo- 
leries et  même  les  présents  sont  des  vagues  contre  des  rochers  ^. 

Qui  ne  l'aimerait,  lorsqu'il  parle  ainsi  !  On  redoutait  un 
prédicateur  et  on  trouve  un  galant  homme.  Enfin,  pour 
négliger  mille  observations  du  même  genre,  Rome 
elle-même  ne  trouve  pas  tout  à  fait  grâce  aux  yeux  de 
Camus,  Rome  «  la  grande  cité,  à  qui  le  séjour  de  Sa 
Sainteté,  la  multitude  des  corps  saints  donne  le  nom  de 
sainte,  plutôt  que  les  mœurs  de  ceux  dont  elle  est 
habitée  »  ^ 

(i)  Les  événements  singuliers,  I,  64- 

(2)  Ib.^  II,  242. 

(3)  76.,  II,  241. 

(4)  Ih.,  I,  p.  276. 

(5)  Ih.,  II,  p.  249.  Cf.  //>.,  I,  164,  de  curieuses  observations  sur  la  paresse 
italienne. 


'^82  l'humanisme   déa^ot 

Toute  la  France  lui  est  précieuse,  Paris  d'abord,  puis 
chacune  de  nos  provinces. 

Il  n^  a  rien  de  si  contraire  h  Thumeur  de  notre  air  que  la 
contrainte  et  l'esclavage.  Sous  notre  ciel,  nous  respirons  un 
air  plus  franc  et  où  comme  la  bonne  foi  est  plus  grande,  la 
défiance  est  moindre  ^ 

Ayant  beaucoup  vécu  en  Normandie,  il  a  peut-être  une 
prédilection  pour 

cette  contrée  de  notre  Gaule  que  l'on  tient  communément  pour 
le  pays  où  habite  la  sapience  et  où  le  septentrion  rend  l'air  si 
subtil  qu'il  passe  jusques  aux  esprits  des  habitants,  lesquels 
sont  extrêmement  fins,  déliés  et  accorts  en  leur  conduite.  Vous 
jugez  bien  que  je  parle  de  la  Neustrie^. 

Languedoc  et  Gascogne  l'amusent  prodigieusement. 
Un  cadet  de  cette  dernière  province  ayant  été  réduit  à 
l'hôpital,  le  père  de  ce  malheureux,  nous  dit  Camus,  «  ne 
pouvait  faire  entrer  cela  en  sa  créance,  car  la  vanité  natu- 
relle du  climat  y  résistait  avec  opiniâtreté  ^)  ^ 

Les  Provinces  de  la  France  qui  ôtent  tout  aux  cadets  pour 
revêtir  les  aînés,  en  envoient  (à  la  Cour)  des  flottes  et  des 
caravanes  entières.  Principalement  la  Guyenne,  aussi  fertile 
en  cadets  que  les  cadets  sont  riches  en  courage.  Aussi  est-ce 
tout  leur  bien,  si  vous  y  ajoutez  la  cape  et  l'épée.  Chacun  sait 
la  gentille  humeur  de  cette  nation  et  comme  elle  ne  s'abat 
jamais  sous  les  disgrâces  de  la  fortune.  Ceux  qui  n'ont  point 
de  noblesse  ont  le  cœur  si  bon  qu  ils  veulent  passer  pour  gen- 
tilshommes, et  ceux  qui  en  ont  la  poussent  dans  une  si  reculée 
antiquité,  qu'ils  comptent  toujours  des  rois  entre  leurs  ancêtres 
et  croient  ne  devoir  céder  à  personne  ni  en  sang  ni  en  rang, 
au  reste  désireux  de  parvenir  et  de  paraître  artisans  de  leur 
fortune,  ardents  à  l'avancer,  hardis  à  se  pousser,  croyant  que 
c'est  là  le  vrai  soin  d'un  homme  raisonnable  et  que  celui  qui 

(i)  Les  événements  singuliers,  II,  499- 

(u)  //>.,  II,  29. 

(3)  Hellénin,  p.  loi. 


L  K     H  O  M  A.  N     D  É  V  O  T  ^8!^ 

le    néglige   ne    mérite  pas    d'avoir  accès   parmi   les   honnêtes 
gens  \ 

Avouons  qu'il  sait  son  métier.  Il  a  le  bel  entrain  du  style 
mousquetaire  mais  tempéré  par  une  distinction,  une  élé- 
gance qui  lui  est  propre.  Plus  mêlé,  plus  verbeux  que 
Sorel  ou  que  l'auteur  du  Roman  comique,  mais  combien 
plus  délicat  !  Assurément  de  tels  passages,  et  tant  d'au- 
tres que  je  n'ai  pas  le  droit  de  citer  ici,  ne  risquaient 
pas  d'effaroucher  les  mondains  qui  n'ouvrent  ce  genre 
de  livre  que  pour  leur  plaisir.  On  peut  tuer  le  temps 
en  moins  aimable  compagnie  et  je  crains  plutôt  que  de 
l'autre  côté,  l'on  ne  se  demande  avec  inquiétude  ce  que 
viennent  faire  dans  un  roman  dévot  ces  malices  cares- 
santes et  ces  curiosités  profanes.  Mais  quoi,  l'évêque 
de  Belley  n'a-t-il  pas  dit  qu'il  se  proposait  de  nous 
divertir?  Imagine-t-on  qu'il  y  ait  deux  manières,  l'une 
ecclésiastique,  l'autre  civile  d'arriver  à  cette  fin  ?  Du 
moins  le  verra-t-on  changer  d'allure,  passer  le  surplis  et 
l'étole,  lorsqu'il  touche  enfin  au  plus  religieux  de  ses 
histoires,  par  exemple,  aux  péripéties  intérieures  d'une 
vocation.  Non  encore,  ou  si  peu  que  rien.  Il  se  rappelle 
toujours,  et  sans  effort,  qu'il  est  dans  un  salon  et  non  pas 
dans  une  église.  Si  d'aventure  le  prêtre  esquisse  un  geste 
solennel,  le  parisien  se  montre  aussitôt  et  inversement, 
le  prêtre  achève,  efface  par  un  pur  cantique  les  indiscré- 
tions ou  les  maladresses  trop  libres  que  l'autre  vient 
d'amorcer.  Je  veux  donner  de  ceci  une  preuve  un  peu 
singulière  mais  tout  ingénue.  Camus  s'attache  si  fort  à 
ces  personnages  que,  malheureux  ou  fortunés,  il  n'a  plus 
la  force   de  les   abandonner,   même   quand   sa  présence 

(i)  Hellénin,  p.  20,  21.  Il  dit  ailleurs  {Ibid.,  p.  44)  que  la  harpe  est  un 
«  exercice  merveilleux  aux  mains  d'un  gascon  ».  Que  ne  puis-je  indiquer 
une  foule  de  remarques  du  même  genre.  «  Il  n'en  est  pas  des  demoiselles 
du  Languedoc,  comme  de  celles  de  France,  abattues  dans  la  délicatesse, 
ce  climat  leur  donnant  une  mâle  vigueur,  qui  les  porte  souvent  à  des 
exercices  de  la  chasse  et  de  la  guerre,  qui  les  font  paraître  amazones.  » 
L^s  événements  singuliers^  II,  197,  fie.,  etc. 


284  l'humanisme   dévot 

menace  de  gêner  le  lecteur  aussi  bien  que  les  héros. 
C'est  ainsi  qu'ayant  béni  le  mariage  de  Roselis  (la  Suzanne 
de  la  Bible)  et  de  Joachim,  et  ayant  accompagné  Fheureux 
couple  jusqu'au  seuil  de  leur  palais,  il  prolonge  ses  adieux 
et  ses  vœux  un  peu  plus  qu'on  ne  voudrait. 

Mais  il  est  temps  que  nous  nous  retirions  et  que  nous  lais- 
sions en  paix  la  chaste  Roselis  dans  le  palais  de  son  époux. 
Elle  s'éjouira  en  Dieu  et  en  lui,  et  lui  en  Dieu  et  elle  ;  ils  vont 
prier  ensemble,  comme  Isaac  et  Rebecca.  O  Hymen,  c'est  ici 
que  tu  attaches  un  ruban  vermeil  sur  mes  lèvres  et  que  tu  voiles 
beaucoup  de  choses  à  mon  esprit,  volant  à  ce  discours  plusieurs 
considérations  qui  le  pourraient  autant  adoucir  qu'enrichir... 
Laissons  Roselis  à  Joachim  et  Joachim  à  Roselis.  Jouissez,  pair 
sans  pair,  de  la  possession  de  vous-mêmes.  Dormez  et  reposez 
tranquillement  en  Dieu,  en  ce  Dieu  qui  vous  chérit  si  tendre- 
ment qu'il  ne  veut  pas  qu'on  vous  réveille  \ 

Il  est  tellement  pur  et  naïf  que  sa  gaucherie  nous  laisse 
elle-même  sous  une  impression  fraîche  et  pieuse. 

Il  s'est  trouvé  néanmoins  de  nos  jours  des  esprits  mal 
faits  pour  reprocher  amèrement  au  pauvre  Camus  ce  qu'ils 
appellent  Tindécence  de  ses  peintures.  Calomnie  ridicule. 
Pour  ma  part,  ce  que  j'ai  trouvé  chez  lui  de  plus  vif  est 
bien  innocent.  «  Tout  est  net  aux  personnes  nettes,  disait- 
il  lui-même  après  saint  Paul,  tout  est  souillé  aux  personnes 
immondes^.  » 

Le  gentilhomme  aux  propos  légers  et  piquants,  l'artiste 

(i)  Roselis,  p.  6i3. 

(2)  Quoi  qu'on  lui  reproche  aujourd'hui,  Camus  n'a  d'ailleurs  pour  se 
défendre  invinciblement  qu'à  rappeler  le  nombre  et  la  qualité  de  ses  lec- 
teurs. S'il  avait  scandalisé,  si  peu  que  ce  tût,  ses  contemporains,  François 
de  Sales  l'aurait-il  approuvé,  la  censure  n'aurait-elle  pas  arrêté  ce  scandale  ? 
Camus  lui-même  que  nous  savons  si  timoré,  n'aurait-il  pas  brisé  sa  plume 
de  romancier,  au  premier  avertissement  que  n'aurait  pas  manqué  de  lui 
donner  ou  François  de  Sales,  ou  tel  autre  ami  ?  Sauf  quelques  pamphlé- 
taires, personne  n'a  même  songé  à  protester.  «  N'oublions  pas,  dit  à  ce 
propos  le  sage  Rigault,  qu'en  matière  de  décence  dans  le  langage,  il  n'y 
a  de  bons  juges  que  les  contemporains  :  quand  ils  ne  se  sentent  pas 
blessés,  c'est  qu'il  n'y  a  pas  de  blessure.  La  langue  ne  peut  être  soumise 
à  une  sorte  de  chasteté  rétrospective  qui  condamne  dans  le  passé  ce  qui  ne 
serait  pas  excusable  dans  le  présent.  Nous  ne  pouvons  exiger  que  nos 
pères  aient  été  aussi  raffinés  que  nous.  »  Palombe^  p.  xxxii.  Ainsi,  un 


LE     ROMAN     DÉVOT  '285 

avec  ses  couleurs  et  ses  jeux  de  plume,  le  prêtre,  avec 
sa  foi,  sa  ferveur,  son  zèle,  tous  ces  personnages  n'en 
font  qu'un  dans  le  roman  de  Camus.  Effusions  pieuses  et 
saillies  spirituelles,  élévations  morales  ou  théologiques  et 
observations  malicieuses,  s'entrecroisent,  s'appellent,  se 
rejoignent  sous  sa  plume  et  c'est  là  peut-être  le  plus  haut 
mérite  de  Tévêque  romancier.  Gomme  cette  remarque  est 
importante,  on  me  permettra  de  l'appuyer  une  fois  pour 
toutes  sur  une  citation  un  peu  longue  mais  qui  me  paraît 
savoureuse,  ou  du  moins  tout  à  fait  caractéristique.  Je 
l'emprunte  au  meilleur  peut-être  des  romans  de  Camus, 
à  la  Pieuse  Julie.  Julie  est  une  jeune  veuve  hésitante  et 
timide  qui  rêve  d'entrer  au  couvent.  Autour  d'elle,  sa 
sœur  Diane  et  son  beau-frère  montent  jalousement  la 
garde,  favorisant  de  tout  leur  pouvoir  les  projets  amou- 
reux d'un  gentilhomme,  Montange,  qui  s'est  follement 
épris  de  Julie.  Celle-ci  n'a  pour  elle  et  dans  son  secret 
qu'une  de  ses  suivantes,  Secondine,  désireuse,  elle  aussi, 
de  quitter  le  monde.  Un  même  cloître,  Sainte-Elisabeth, 
les  attend  l'une  et  l'autre  et  elles  épient  «  l'occasion  de 
se  sauver  de  l'Egypte  en  fuyant  et  par  surprise  ;  car  de 
s'en  retirer  autrement,  il  y  avait  de  l'impossibilité... 
mille  aguets,  tous  les  serviteurs  et  les  servantes  aux 
écoutes,  sentinelles  partout».  Miracle!  Lorsque  Julie  «y 
pensait  le  moins,  la  voilà  en  sauveté  par  le  trait  d'une  ins- 
piration soudaine  )>.  En  effet,  le  jour  de  l'anniversaire  de 
sa  belle-mère  étant  arrivé,  Julie  se  rend  pour  cette  céré- 
monie à  l'église  des  Cordeliers.  Secondine  l'accompagne, 
et  une  autre  fille  qui  bientôt  «  ennuyée  de  la  longueur  de 
l'office...  demande  permission  à  Julie  pour  aller  à  quelque 
sien  négoce  ».  N'oublions  pas  de  dire  qu'il  pleuvait  fort 
ce  matin-là.  Grande  ferveur  pendant  cette  messe.  «  L'of- 
fice achevé  et  midi  approchant,  il  était  temps  de  faire  la 

évêque  d'aujourd'hui  n'écrirait  pas  comme  Camus  :  «  Lampsaque  avait 
sur  le  front  d'autres  rayons  que  ceux  de  Moyse  ».  [Les  és'énements  singu- 
liers, II,  p.  67.) 


286  l'humanisme    dévot 

retraite  »...  Arrêté  sans  doute  par  l'orage,  le  carrosse 
n'est  pas  encore  là.  Pendant  que  le  petit  laquais  court  le 
chercher, 

O  activité  de  l'esprit  de  Dieu...  voici  arriver  la  bienheu- 
reuse inspiration,  ce  moment  duquel  dépend  Téternité...  L'es- 
prit de  Dieu...  s'empare  du  cœur  de  Julie,  et  lui  fait  voir  en  un 
clin  d'oeil  que  c'était  là  le  temps  destiné  à  sa  délivrance...  Sans 
consulter  autrement,  elle  prend  cette  occasion  aux  cheveux, 
et  étant  avec  Secondine,  sous  le  portail,  attendant  la  venue  du 
carrosse  :  «  Ma  chère  amie,  lui  dit-elle,  pourrions-nous  espé- 
rer une  plus  favorable  occurrence  pour  la  fuite  que  nous  pro- 
jetons il  y  a  tant  de  jours?..  Votre  compagne  etmon  autre  femme 
de  chambre  se  sont  écartées  pour  divers  sujets,  ce  petit  éme- 
rillon  de  laquais  n'y  est  pas,  le  carrosse  ne  paraît  point... 

Secondine  y  pensait  de  son  côté.  Les  voilà  parties  sous 
la  pluie  battante  et  Camus  sur  leurs  talons.  A  lui  mainte- 
nant : 

Je  prie  le  lecteur,  principalement  s'il  a...  séjourné  quelque 
temps  en  cette  grande  ville,  hors  de  laquelle  tout  le  reste  du 
monde  est  un  exil,  de  se  représenter  un  grand  lavage  de  pluie. . . 
Alors,  de  tous  côtés,  par  les  gouttières  qui  pendent  sur  les 
rues,  se  répandent  comme  des  torrents  d'eaux  qui  changent 
les  ruisseaux  en  de  petites  rivières.  Et  parce  que  la  situation 
de  cette  cité  est  trop  plate,  la  pente  en  est  si  molle  que  les 
eaux  qui  tombent  du  ciel  sont  aisées  à  se  ramasser,  et  difliciles 
à  écouler.  Alors,  les  carrosses  sont  de  saison...  car,  quanta 
ceux  qui  sont  à  pied,  l'impossibilité  de  tirer  chemin  les 
oblige...  à  la  retraite  dans  les  maisons,  jusques  à  ce  que  ces 
petits  torrents  aient  désenflé  leur  orgueil.  Nonobstant  toutes 
ces  difïîcultés,  comme  si  Julie  et  Secondine  eussent  marché 
sur  les  eaux,  elles  se  mettent  en  la  voie  sans  autre  guide  que 
de  la  belle  étoile  de  l'inspiration  qui  les  conduit,  et  sans  autre 
escorte  que  de  la  colonne  du  feu  de  leur  zèle  et  de  leur  réso- 
lution déterminée. 

Imaginez-vous  encore,  lecteur,  combien  il  y  a  loin  depuis  la 
porte  de  Saint-Germain  (des  Prés),  auprès  de  laquelle  est  assis 
le  grand  couvent  des  Cordeliers  et  les  marais  du  Temple,  où 
est  le  monastère  de  Sainte-Elizabeth.  Car  et  le  temps,  et  la 
saillie,  et  l'occasion,  et  la  distance  des  lieux,  et  la  qualité  des 


LE     ROMAN     DÉVOT  '287 

personnes,  et  leur  façon  de  cheminer,  et  le  conseil,  et  le  cou- 
rage, et  la  promptitude  de  l'exéculion  sont  toutes  circonstances 
considérables  en  cette  occurrence  [Quis.  quid,  nhi,  etc.). 

Mais  ce  n'est  pas  assez  qu'elles  passent  par  l'eau,  et  qu'elles 
nagent,  s'il  faut  ainsi  dire,  entre  deux  eaux;  il  faut  aussi... 
qu'elles  traversent  les  feux,  comme  faisaient  ceux  qui  devaient 
jadis  aborder  le  Roi  des  Tartares.  En  voulez-vous  de  plus 
chauds  que  ces  rencontres  ?  Nos  deux  timides  colombelles, 
s'étant  glissées  par  ces  petites  rues  qui  vont  des  Cordeliers  h 
Saint-André-des-Arts,  pour  éviter  l'embarras  ordinaire  de  la 
rue  de  la  Harpe,  et  aussi  le  Palais  comme  un  écueil,  de  peur 
d'y  rencontrer  le  mari  de  Diane...,  en  s'écartant  de  Scille, 
elles  tombent  en  Caribde.  A  peine  avaient-elles  passé  Saint- 
Séverin  pour  aller  par  le  Petit-pont  sur  celui  de  Notre-Dame, 
qu'elles  trouvent  au  Petit-Châtelet  un  embarrassement  si  grand, 
à  cause  du  ramas  des  eaux  qui  y  faisait  un  petit  fleuve...  qu'il 
n'y  avait  aucune  apparence  de  pouvoir  aller  plus  avant.  Les 
carrosses,  les  charrettes  et  les  chevaux  tracassaient,  roulaient, 
se  débattaient  avec  un  bruit  et  un  fracas  qui  passe  le  moyen 
de  le  bien  exprimer.  Les  gens  de  pied,  béant  aux  boutiques 
voisines,  sont  contraints  d'imiter  ce  rustique  du  poète  qui 
attend  en  vain  qu'un  ruisseau  soit  écoulé  pour  passer.  La 
pluie  ne  cesse  point  et  les  ruisseaux  encore  moins...  le  retar- 
dement est  un  coup  mortel  à  nos  nymphes  fugitives  :  car  si, 
une  fois  elles  sont  reconnues...  Pour  ne  faire  donc  point 
comme  les  oiseaux  qui  pour  être  longtemps  perchés  sur  une 
branche,  donnent  loisir  à  celui  qui  les  couche  en  joue  de  les 
tirer...,  elles  repassent  par  la  rue  de  la  Huchette  et  gagnent 
le  Pont  Saint-Michel,  pour  continuer  leur  chemin  par  le  Mar- 
ché-Neuf vers  le  Pont  de  Notre-Dame.  Et  ne  voilà-t-il  pas 
qu'au  sortir  du  Marché-Neuf,  assez  près  de  l'Hôtel-Dieu,  elles 
vont  rencontrer  le  mari  de  Diane  ! 

Julie  explique  qu'elle  va  jusqu'à  l'Hôtel-Dieu,  selon  son 
habitude,  et  prie  qu'on  lui  envoie  bientôt  le  carrosse.  Son 
beau-frère  hésite  et  parlemente,  mais  dans  ce  brouhaha 
de  chevaux  galopant  et  de  charrois  embourbés  «  le  cocher 
touche  et  voilà  Julie  délivrée. 

c(  Madame,  lui  dit  Secondine,  prenons  courage,  Dieu  est 
avec  nous.  —  11  est  bon  de  s'assurer,  dit  Julie,  mais  sans  pré- 
somption, car  il  arrive  bien  des  accidents  entre  le  verre  et  la 


'288  l'humanisme    dévot 

lèvre.  Mais,  quoi  qu'il  arrive,  il  faut  passer  ou  mourir.  »  — 
Elles  étaient  déjà  crottées  et  mouillées  à  toute  extrémité. 
Quand  elles  furent  sur  le  pont  de  Notre-Dame,  à  chaque  che- 
valier qu'elles  rencontraient  en  housse...,  elles  s'imaginaient... 
que  c'était  Montange,  ce  qui  leur  fit  faire  divers  plongements 
dans  les  boutiques...  comme  ces  perdrix  qui  pensent  n'être 
pas  aperçues,  quand  elles  ont  la  tête  cachée. . .  mais  Dieu  veuille 
les  préserver  de  l'amoureux  baron  ! 

Comme  elles  étaient  auprès  de  l'échelle  du  Temple,  elles 
entendirent  venir  de  loin  un  carrosse  qui  allait  au  galop...  ; 
plusieurs  chevaux  couraient  après  et  une  grande  suite.  Chacun 
s'écarte  de  ce  torrent.  Nos  dames,  à  l'avantage,  se  jettent  dedans 
la  première  porte  qu'elles  rencontrèrent.  Secondine,  qui  avait 
toujours  l'œil  au  guet,  reconnut,  aux  livrées  vertes,  que  c'était 
Monsieur  de  Guise  qui  revenait  du  Louvre. 

L'amoureux  baron,  Montange,  galopait  à  la  portière. 
Elles  en  sont  quittes  pour  la  peur  et  touchent  enfin  à 
Sainte-Elisabeth, 

en  un  équipage  tel  qu'elles  pouvaient  dire  à  la  lettre  avec 
David  :  les  eaux  ont  pénétré  jusqu'à  mon  âme,  je  me  suis 
enfoncé  en  de  profondes  boues,  je  ne  suis  que  fange  en  toute 
ma  substance...  A  la  vérité,  comme  a  depuis  assuré  le  Père 
Victor  (aumônier  du  couvent),  c'était  une  chose  digne  de  ris 
et  de  compassion  tout  ensemble  de  les  voir  en  la  façon  qu'elles 
arrivèrent  ;  car  si  Paris  tire  son  nom  en  latin  d'un  autre  qui 
signifie  boue,  à  cause  des  perpétuelles  fanges  de  cette  grande 
ville...  imaginez-vous  quelle  elle  devait  être  durant  ce  lavage 
d'eaux,  sinon  un  abîme  de  crotte. 

Certes  l'équipée  de  ces  dames,  quand  je  l'ouïs  réciter,  me 
fit  aussitôt  souvenir  de  celle  de  l'Amante  sacrée,  dedans  le 
Cantique,  laquelle  cherche  son  bien-aimé  par  les  rues,  les 
places  et  les  carrefours  de  la  cité,  où  elle  fait  tant  de  lâcheuses 
rencontres,  et  principalement  des  gardes  de  la  ville,  qui  la 
battent,  lui  enlèvent  son  manteau,  et  la  prennent  pour  une 
coureuse,  bien  qu'elle  passât  en  pudeur  l'honnêteté  même. 

Prosternées  aux  pieds  du  P.  Victor,  elles  lui  racontent  tout 
simplement  leur  inspiration...,  et  le  conjurent  de  leur  faire 
ouvrir,  non  la  porte  de  leur  asile  seulement,  mais,  comme  il 
leur  semblait,  celle  du  Paradis  ;  parce  qu'elles  aimaient  les 
portes  de  Sion  plus  que  tous  les  tabernacles  du  Seigneur. 


LE  ROMAN  DÉVOT  '^^9 

On  les  admet  sans  retard  et  on  les  emprisonne  dans  une 
cachette  où  elles  passeront  quelques  semaines,  attendant 
que  soit  calmé  le  bruit  de  leur  fuite. 

Pardonnons  à  nos  pères  qui  ont  aimé  ce  vivant  récit. 
Epiloguer  sur  les  défauts  du  romancier  et  de  Técrivain,  à 
quoi  bon  en  vérité  !  Il  se  fait  lire,  tout  est  là  pour  lui.  Il 
résout,  on  ne  sait  comment,  le  difficile  problème  de  nous 
édifier  en  nous  amusant.  Il  n'y  a  que  lui,  je  ne  dis  pas 
seulement  pour  jalonner  de  textes  mystiques,  les  étapes 
d'une  aventure  en  somme  commune  —  deux  femmes  tra- 
versant Paris  sous  la  pluie  —  mais  encore  pour  animer 
surnaturellement  toute  cette  histoire,  la  gonfler  de  sain- 
teté, si  Ton  peut  ainsi  parler.  Je  n'ai  pas  dit,  en  effet,  par 
où  il  commence  et  par  où  je  comptais  finir.  Avant  ce  retard 
imprévu  sous  le  porche  de  l'église,  avant  cette  minute 
d'inspiration  qui  va  fixer  le  sort  de  nos  deux  héroïnes, 
celles-ci  ont  reçu  la  communion.  C'est  de  la  table  sainte 
qu'elles  ont  pris  leur  élan,  cet  élan  extraordinaire  dont 
nous  avons  pu  mesurer  l'intensité. 

O  pain  d'Elie,  qui  donnez  la  force  aux  plus  faibles  pour 
arriver  à  la  montagne  d'Horeb  !...  Courage,  belles  âmes,  vive 
Emmanuel,  le  Seigneur  est  avec  vous.  Embarquez-vous  hardi- 
ment sur  la  mer  de  l'entreprise  qui  vous  va  être  inspirée... 
Cette  table  vous  est  mise  au  devant  contre  tous  ceux  qui  vous 
veulent  troubler  :  ce  bâton  de  Jacob  vous  consolera  et  vous 
soutiendra  ;  avec  lui,  vous  passerez  le  torrent  et  vous  le  gaie- 
rez  gaiement  sans  vous  noyer.  O  Seigneur,  Dieu  des  vertus, 
qu'heureux  est  celui  qui  jette  en  vous  toute  son  espérance  ^  ! 

C'est  bien  le  prêtre  qui  parle  ainsi,  mais  les  moins 
dévots  le  subissent  et  lui  font  volontiers  crédit.  Ils  sentent 
bien  qu'après  tout  ces  élévations  révèlent  les  ressorts 
intérieurs  de  l'aventure  qui  s'annonce.  Et  puis,  bâton  de 
Jacob,  gué,  torrent,  pain  des  forts,  ces  images  bibliques 
leur  promettent  des   surprises   pittoresques  et  des  évo- 

(i)  La  pieuse  Julie,  pp.  283-U99. 

I.  19 


290  L    HUMANISME     DEVOT 

cations  moins  pieuses  :  les  gouttières  et  les  boues  de 
Paris  ;  le  cortège  galopant  et  ruisselant,  les  livrées  vertes 
du  duc  de  Guise  ;  les  deux  fugitives,  plongeant^  comme  des 
perdrix  affolées,  dans  les  boutiques  du  pont  Notre-Dame. 
Enfin,  notre  bon  prélat  humanise  ses  fables  d'une  autre 
manière  sur  laquelle  il  faudrait  écrire  un  gros  volume  et 
que  je  dois  rapidement  indiquer.  Il  savait  par  cœur  à  peu 
près  tous  les  vers  français  connus  de  son  temps,  et  les 
italiens  par  surcroît.  Estimant,  d'un  autre  côté,  que  les 
passions,  portées  à  un  certain  degré,  ou  doivent  se  taire 
ou  ne  peuvent  parler  qu'en  vers,  dès  que  les  sentiments 
de  ses  personnages  touchent  au  paroxysme,  il  sonne  un 
poète. 

Que  devint  Julie,  écrit-il  par  exemple,  à  la  nouvelle  de  cet 
étrange  accident  (l'assassinat  qui  l'a  rendue  veuve),  je  ne  le 
dois  avancer  parce  que  je  ne  le  puis  exprimer.  Il  faut  ici  le 
voile  du  peintre.  Ce  sont  les  menues  douleurs  qui  se  doivent 
représenter,  les  excessives  surmontent  les  paroles...  Tout  ce 
que  je  puis  faire  pour  ne  traiter  point  avec  ingratitude  tant  de 
chères  douleurs  —  le  voilà  bien  dans  ces  derniers  mots  !  — 
c'est  d'emprunter  un  excellent  tableau  de  semblables  peines, 
façonné  par  une  des  plus  douces  et  délicates  veines  de  notre 
temps.  Les  couleurs  en  sont  si  vives  et  si  fortes  qu'elles  me 
semblent  en  quelque  manière  capables  de  soutenir  Tinconso- 
lable  détresse  de  Julie...  ^ 

Dans  le  roman  de  Callitrope,  l'amour  malheureux  de 
Procore  pour  Euphémie  est  illustré  de  même  façon  par 
une  quinzaine  de  poèmes  :  madrigaux  (tous  italiens), 
dixains,  stances  et  sonnets.  Ainsi  toujours.  Où  puise-t-il? 
Fréquemment  chez  Desportes,  un  de  ses  demi-dieux,  mais 

(i)  La  pieuse  Julie,  pp.  170,  171.  Cette  complainte  pour  Julie  est  la 
complainte  de  Bertaut  :  Non,  non,  il  n  est  point  vrai  {Les  œuvres  poé- 
tiques de  M.  Bertaut,  édit.  1620,  pp.  416-418).  La  pièce  de  Bertaut  a 
l'S  strophes,  Camus  n'en  transcrit  que  8,  mais  littéralement  à  deux  excep- 
tions près,  dont  l'une  est  insignifiante,  l'autre  curieuse  :  «  Pour  que  sans 
jugement...  moi  qui  désespéré  t'appelle  à  mon  secours  »,  ainsi  avait  dit 
Bertaut.  Camus  a  remplacé  :  désespéré  par  :  sans  réconfort.  C'est  pro- 
bablement pour  la  même  raison  qu'il  a  omis  telles  autres  strophes  où  il 
était  parlé  de  désespoir. 


LE     ROMAN     DEVOT  -291 

aussi  chez  tout  le  monde.  Seul,  un  érudit  de  la  taille  de 
M.  Vianey  ou  de  M.  Lachèvre  nous  édifierait  sur  ce  point. 
On  comprend  ainsi,  on  plutôt  on  ne  comprend  pas,  que 
M.  Boulas,  auteur  d'une  thèse  sur  Camus,  ait  célébré,  en 
pleine  Faculté  de  Lyon,  les  mérites  poétiques  du  person- 
nage. Celui-ci  donne  bien,  sans  doute,  quelques  vers  de 
son  cru,  mais  le  plus  souvent,  il  adapte  à  ses  propres  des- 
seins le  bien  d'autrui,  plus  ou  moins  démarqué.  Qu'il 
indique  ou  non  ses  emprunts,  personne  alors  ne  pouvait 
s'y  tromper.  Quant  aux  poètes,  ils  ne  perdent  rien  à  ce 
traitement  qui  les  replace  dans  l'atmosphère  sentimentale 
de  Tépoque,  qui  les  replonge  —  ou  les  plonge  —  dans  la 
vie  réelle,  leur  donnant,  par  là,  une  vérité  que  d'eux- 
mêmes  ils  n'ont  pas  toujours. 

C'est  maintenant,  dit  Procore,  que  non  plus  par  feinte  et 
mignardise,  mais  par  un  véritable  ressentiment  des  déplaisirs 
qui  me  dévorent,  je  me  puis  appliquer  la  gentille  comparaison 
d'un  de  nos  meilleurs  et  plus  célèbres  poètes... 

Suit  un  beau  sonnet^. 

III.  Lorsqu'on  l'appelle  romancier  —  comme  j'ai  fait 

(i)  Hellénin...  ensemble  Callitrope,  p.  200.  Camus  donne  rarement  le 
nom  de  ses  poètes.  Je  n'ai  guère  vu  indiqué  par  lui  que  Duperron.  Voici 
en  quels  termes  :  «  Ces  belles  paroles  de  David,  mises  en  notre  langue 
par  un  autre  David  français,  ce  grand  cardinal  que  sa  science  incom- 
parable éleva  en  son  temps  sur  le  plus  haut  perron  de  la  gloire  o.  La 
pieuse  Julie,  p.  274.  De  fait  les  vers  qu'il  cite  du  cardinal  sont  d'une 
rare  beauté.  A  vue  de  pays,  l'anthologie  que  l'on  formerait  en  réunissant 
tous  les  poèmes  cités  par  Camus,  serait  merveilleusement  abondante.  Ce 
travail  s'imposerait,  à  plusieurs  points  de  vue,  nous  révélant,  par 
exemple,  des  œuvres  aujourd  hui  perdues.  Que  M.  Vianey,  ou  M.  Raymond 
Toinet,  que  M.  Lachèvre  enfin,  se  laissent  tenter  ou  quelqu  un  de  leurs 
disciples. 

Nous  devons  déjà  à  M.  Lachèvre  une  note  extrêmement  précieuse  sur 
Jean-Pierre  Camus...  et  Théophile  de  Viau  (Le  libertinage  au  xvii^  siècle. 
Une  seconde  revision  des  œuvres  du  poète.  Théophile  de  Viau,  Paris, 
191 1).  L'évêque  de  Belley  compte  en  effet,  non  pas  seulement  parmi  les 
admirateurs  —  ce  qui  va  sans  dire  puisqu'il  se  connaissait  en  poésie  — 
mais  parmi  les  apologistes  décidés  de  Théophile  —  ce  qui,  sans  doute, 
fait  moins  d'honneur  à  la  perspicacité  de  Camus  qu'à  son  extrême  bien- 
veillance. En  tous  cas  il  cite  longuement  Théophile,  mais,  presque  tou- 
jours, il  «  apporte  de  tels  changements  au  texte  que  les  vers  deviennent 
méconnaissables  ».  Cf.  Lachèvre,  loc .  cit.,  p.  i35,  avec  exemples  à 
lappui. 


292  l'humanisme   dévot 

moi-même  pour  me  conformer  à  l'usage,  on  contrarie  notre 
Camus,  et,  chose  plus  grave,  on  le  méconnaît.  Ces  œuvres 
que  nous  croirions  d'imagination  pure,  il  les  place  hardi- 
ment sous  le  patronage  de  Baronius.  Ce  sont  des  «  ouvrages 
historiques  »,  des  «  méditations  historiques  »,  des  «  his- 
toires saintes,  pieuses  et  vraies  »\ 

Il  y  a  autant  de  différence,  écrit-il,  entre  ces  histoires  que 
je  vous  offre  et  celles  que  vous  lisez  dedans  le  monde  avec 
autant  d'empressement,  qu'entre  le  jour  et  la  nuit.  Car  les 
romans  sont  ou  totalement  fabuleux  comme  les  Amadis  et  les 
Bergeries  ;  ou  bien  ce  sont  des  histoires  qui  ont  quelques  prin- 
cipes véritables,  comme  les  faits  de  Charlemagne. ..  mais  rem- 
plis de  tant  de  feintes  et  de  contes  frivoles,  ridicules...,  que 
tous  ces  fatras  se  terminent  en  fadaise...  Or,  puisque  j'entre- 
prends de  combattre,  et,  si  je  le  pouvais,  d'abattre  ces  fables 
chimériques  qui  occupent  si  vainement  tant  de  cerveaux... 
pensez  qu'il  serait  bien  à  propos  que  j'opposasse  des  vanités 
à  des  vanités...  Je  chante  avec  David  : 

J'ai  fait  le  choix  pour  mon  partage 
Du  chemin  de  la  vérité. 

Que  si  les  changements  des  noms,  et  les  déguisements  que 
j'apporte  aux  circonstances  des  temps  et  des  lieux,  et  les  liai- 
sons des  histoires  différentes,  et  les  événements  de  peu  d'im- 
portance insérés  en  passant,  semblent  en  quelque  façon  altérer 
la  vérité,  dont  la  nudité  est  le  plus  bel  ornement...  je  réponds 
que  les  historiens  mêmes...  ne  laissent  pas  de  se  donner  la 
liberté  de  dire  plusieurs  choses  qui  n'ont  pas  été  dites,  comme 
quand  ils  font  haranguer  des  capitaines  et  des  rois...  et  même 
que  selon  la  variété  des  rapports  qui  leur  sont  faits,  ils  ont  le 
choix  du  plus  vraisemblable". 

Ces  déclarations,  que  je  crois  pleinement  sincères  et 
véridiques,  paraîtront  à  tous  les  curieux  d'une  impor- 
tance considérable.  Pour  une  pareille  époque,  un  histo- 
rien, ou  un  chroniqueur,  ou,  si  Ton  veut,  un  journaliste 
de  plus,  n'est  certes  pas  à  dédaigner.  Voyageur  avide  de 

(i)  La  pieuse  Julie,  pp.  563,  538,  5i'2,  563. 
{1)   Ih.,  pp.  573,  574. 


LE     ROMAN    DÉVOT  •li)'^ 

recueillir  les  événements  singuliers  qui  ont  ému  les  divers 
pays  qu'il  traverse,  prédicateur  que  se  disputent  les 
grandes  villes,  directeur  très  apprécié  dans  la  capitale,  lié, 
d'ailleurs,  par  ses  relations  de  famille  avec  la  haute  société 
parisienne,  Camus  a  appris,  souvent  de  première  main, 
les  plus  étourdissantes  et  les  plus  saintes  aventures  qu'il 
a  depuis  reproduites,  à  la  façon  qu'il  vient  de  nous  dire, 
dans  ses  prétendus  romans.  Spectacles  d'horreur,  amours 
innocentes  ou  perverses,  coups  de  poignard,  empoison- 
nements, folles  équipées,  scènes  de  brelans,  enlèvements, 
conversions  miraculeuses,  gestes  héroïques,  en  un  mot, 
comédies,  tragédies  et  mélodrames,  sa  malice  indulgente, 
son  bon  cœur,  son  ardente  imagination  ont  ainsi  trouvé 
partout  dans  la  vie  réelle  des  romans  tout  faits,  beaucoup 
plus  étranges  et  passionnants  que  ceux  qu'il  aurait  ima- 
ginés de  lui-même.  Gomment  n'a-t-on  pas  encore  songé  à 
exploiter  cette  mine  de  faits  divers  horrifiques  ou  pitto- 
resques, ce    Tallemant  ingénu?^   Pour  montrer  l'intérêt 

(i)  Rigault  a  bien  flairé  cette  piste.  Les  romans  de  Camus  «  seraient 
pour  nous,  écrit-il,  un  trésor  d'anecdotes  historiques  et  une  chronique 
allégorique  du  temps  »,  si  Patru  nous  avait  donné  la  clef  de  ces  romans 
comme  il  a  fait  celle  de  VAstrée  [Palombe,  p.  xxx).  Rare  exemple  de 
l'incuriosité  historique  de  cette  génération.  Une  porte,  un  trésor  derrière 
cette  porte,  mais  pas  de  clef.  Rigault  se  résigne  et  s'en  va.  Mais  cette 
clef,  puisque  Patru  ne  l'a  pas  donnée,  c'est  à  nous,  ou  plutôt,  c'est  aux 
érudits  de  la  forger.  Il  y  faudrait  manifestement  la  merveilleuse  érudition 
de  l'annotateur  du  Cardinal  de  Retz  ou  de  l'annotateur  des  lettres  de  Bossuet, 
mais  certainement  on  doit  trouver.  Du  reste  Camus  nous  aide  lui-même. 
Il  déploie  une  coquetterie  subtilement  enfantine  à  nous  cacher  tout 
ensemble  et  à  nous  suggérer  le  véritable  nom  de  ses  personnages.  Pour 
s'initier  à  ce  petit  jeu  —  souvent  anagrammatique  —  on  peut  commencer 
parla  Mémoire  de  Darie,  où  Camus  a  romancé  la  mort  d'un  jeune  couple 
qui  lui  était  cher,  le  baron  de  Thorens,  frère  de  François  de  Sales,  et  la 
baronne,  fille  de  J.  de  Chantai.  Chantai  est  devenue  Achante  ;  le  président 
Fabre,  Fabrice  ;  Jacqueline  Favre,  Angélique  (ce  sont  les  mêmes  lettres)  ; 
Charlotte  de  Bréchard,  Carline ;  l'archevêque  de  Bourges,  André  Frémyot, 
Archandre  ;  Thorens,  Sentor.  Quant  à  l'évêque  de  Genève,  auteur  de  la 
Philothée,  comment  ne  pas  le  reconnaître  dans  la  personne  de  Théophile, 
pasteur  des  Allohroges  ?  T>ans  La  pieuse  Julie,  dont  je  vais  parler,  le 
héros  Piralte  s'appelait,  de  son  vrai  nom,  Ripault.  Un  u  de  plus  ou  de 
moins  ne  fait  rien  à  l'affaire.  Quant  à  la  valeur  documentaire  des  romans 
et  des  nouvelles,  il  va  sans  dire  qu'elle  diminue  —  ou  du  moins  qu'elle 
veut  être  contrôlée  de  plus  près  —  à  mesure  que  Fauteur  s'éloigne  davan- 
tage de  son  temps  et  de  son  pays.  Je  crois  néanmoins  que  dans  les  plus 
abracadabrantes  de  ses  nouvelles,  il  ne  dit  presque  rien  — pour  l'ensemble 
—  que  lui-même  il  ne  tienne  pour  historique. 


29/f  L    HUMANISME     DEVOT 

que  pourraient  offrir  ces  recherches,  qu'on  me  permette 
de  revenir  à  l'une  des  plus  étranges  de  ces  histoires,  à  Z/« 
pieuse  Julie. 

Julie  qui  dès  ses  tendres  années  pensait  au  couvent,  se 
trouve  néanmoins  amenée  à  épouser  le  jeune  Piralte  qui, 
lui-même,  a  fait  un  stage  chez  les  capucins  d'où  son  père, 
aidé  de  la  force  armée.  Ta  retiré  pour  l'obliger  à  prendre 
femme  \  Piralte  adore  Julie  autant  qu'il  regrette  la  bure 
franciscaine.  Bientôt  la  neurasthénie  le  prend.  On  est  sur 
le  point  de  Tinterner.  Julie  le  calme  et  l'entraîne  à  la  cam- 
pagne où   ils  vivent  parfaitement  heureux,  décidés  l'un 
et  l'autre  à  se  donner  à  Dieu  le  plus  tôt  qu'ils  le  pourront, 
c'est-à-dire  après  la  naissance  prochaine  du  premier  fruit 
de  leur  amour.  Là-dessus  de  méchants  voisins  tranchent 
les  jours  de  Piralte.  Julie  se  lamente  en  prose  et  en  vers, 
accouche  d'un  fils,  s'attarde  quelques  mois  chez  sa  sœur 
Diane  où  elle  repousse  de  son  mieux  les  amoureuses  pour- 
suites du  baron  Montange.  Elle  s'évade  enfin  et  disparaît 
dans  le  couvent  de  son  choix  comme  nous  l'avons  déjà  vu. 
A  ces  nouvelles,  que  fera  Montange,  car  c'est  lui  désor- 
mais qui  va  mener  le  roman?  Des  folies  sans  nom.  Aidé 
du  beau-frère  et  de  Diane,  il  lance  d'abord  la  police  à  la 
recherche  de  la  fugitive.  Quand  la  retraite  de  celle-ci  est 
enfin  découverte,  ce  qui  ne  fut  pas  sans  peine,  Montange 
vient  au  parloir,  crie,  se  pâme,  fait  mine  de  se  détruire. 
Sans  la  crise  de  nerfs  qui  l'interrompt  à  temps,  il  serait 
mort  sous  les  yeux  de  Julie.  Bientôt,  il  renoue  ses  trames. 
Enfin  il  se  convertit  et  meurt  aussitôt  après.  Tel  est,  en 
deux  mots,  le  sujet  du  livre.  Pour  les  ornements  poétiques 
et  mystiques,  pour  le  menu  détail  de  chacune  de  ces  aven- 
tures, il  va  sans  dire  que  notre  Camus  s'en  donne  à  cœur- 
joie. 

Eh  bien,  tout  cela  est  la  vérité  pure  !  Camus  n'a  presque 
rien  ajouté  de  son  cru  qu'une  magnifique  histoire  de  cam- 

(i)    La  description  du   oouvenl  des  capucins  à   Moudon,  et   lliisloire  (lu 
siège  de  cette  maison  par  le  père  de  Piralte,  sont  fort  bien  menées. 


LE     ROMAN     DÉVOT  '2()5 

briolage  et  d'imbroglio  policier,  histoire  parfaitement  véri- 
dique  elle  aussi,  mais  qui  s'est  déroulée  près  de  Grenoble, 
et  dans  laquelle  ni  Julie  ni  Montange  n'ont  aucune  part. 
Piralte,  comme  nous  aurions  dû  le  deviner,  s'appelait  de 
son  vrai  nom,  Ripault,  baron  de  Veuilly.  Pour  le  tirer  de 
chez  les  capucins,  son  père  a  bien  fait  le  siège  du  couvent 
de  Meudon.  Je  n'ai  pas  la  preuve  matérielle  de  la  neuras- 
thénie de  Piralte,  mais  je  la  regarde  comme  un  fait  cer- 
tain et,  pour  le  dire  en  passant,  la  description  de  cette 
curieuse  maladie  n'est  pas  le  moindre  ornement  du  livre. 
Il  est  bien  mort  assassiné  par  des  voisins  de  campagne. 
Sa  femme,  la  jeune  baronne  de  Veuilly,  ayant  accouché  peu 
après,  est  allé  s'enfermer  dans  le  couvent  de  Sainte-Eli- 
sabeth, aussitôt  qu'elle  a  pu  échapper  à  la  surveillance 
de  sa  sœur.  L'aumônier  du  couvent  qui  l'a  reçue,  toute 
ruisselante  de  pluie,  le  P.  Victor,  n'est  autre  que  le  fameux 
Père  Chrysostome,  l'ami  de  M.  de  Renty.  Quant  à  Mon- 
tange, un  tel  frénétique  a  dû  laisser  vingt  traces  de  ses 
prouesses,  mais  je  ne  sais  pas  son  nom. 

Ayant  appris  que  la  baronne  de  Veuilly  était  en  religion, 
nous  dit  un  grave  historien,  «  son  amour  devint  une  furie. 
11  court  au  monastère  tout  forcené,  presse,  pleure,  tem- 
pête, voulant  de  gré  ou  de  force  voir  celle  qui  faisait  son 
martyre.  Le  refus  qu'elle  en  fait  anime  son  courage.  Il 
présente  une  requête  au  lieutenant-criminel,  comme  si  on 
lui  eût  ravi  sa  femme.  Il  l'accusait  et  aussitôt  il  la  canoni- 
sait. Ses  pleurs  et  ses  évanouissements  trouvèrent  un 
commencement  de  compassion  dans  les  juges  et  dans  la 
multitude.  Mais,  les  uns  et  les  autres  s'étant  aussitôt  re- 
connus, Ton  se  contenta  d'excuser  ses  emportements  et 
de  pardonner  ses  folies.  L'amour  toujours  ingénieux  lui 
suggère  de  nouvelles  inventions...  Il  fait  entendre  à  la 
Reine-Mère,  Marie  de  Médicis,  que  si  on  lui  rendait  sa 
femme,  il  savait  les  moyens  de  faire  rendre  au  roi  la  ville 
de  Soissons  qui  tenait  pour  les  princes.  L'avis  en  étant 
donné  à  la  dame...  dix  jours  après  son  entrée,  elle  prend 


1^6  l'humanisme   dévot 

l'habit.  Cette  action  jette  le  poursuivant  dans  le  dernier 
désespoir.  Il  y  veut  perdre  la  vie.  Il  attente  de  forcer  le 
couvent,  si  les  gardes  qui  y  furent  mis  trois  mois  durant 
n'eussent  empêché  les  transports  de  sa  folie  erotique.  Il 
emploie  la  comtesse  de  Soissons...  pour  venir  au  monas- 
tère. Il  y  entre  lui-même,  déguisé  en  manœuvre  pour 
reconnaître  les  lieux  par  où  il  pourrait  Tenlever...  Il  va 
trouver  un  écolier  qui  étudiait  pour  être  prêtre,  et,  le  pis- 
tolet sous  la  gorge,  le  contraint  de  lui  donner  une  fausse 
attestation  qu'il  les  avaitépousés.  Le  jeune  homme  échappé 
de  ses  mains  se  rend  prisonnier,  et,  sur  sa  déclaration,  le 
gentilhomme  est  saisi  et  mis  en  prison  »  ^  Tout  ceci  se 
passait  entre  1616  et  1617.  Quand  on  lit  ces  affreux  détails 
on  trouve  le  roman  de  Camus  bien  pâle.  Mais  il  ne  faut  pas 
oublier  que  ce  livre  a  suivi  de  près  les  événements  (1626). 
A  cette  date,  Montange  avait  disparu  sans  doute,  mais 
l'évêque  n'en  était  pas  moins  obligé  à  une  foule  de  réli- 
cences. Et  puis  la  folie  furieuse  n'intéresse  pas  un  véri- 
table artiste.  Camus  n'a  pris  et  retenu  des  transports  de 
Montange  que  ce  qui  pouvait  être  dit  en  vers.  Quoi  qu'il 
en  soit,  la  pieuse  Julie  s'accorde,  point  par  point,  avec 
l'histoire  proprement  dite  de  la  baronne  de  Veuilly  (mère 
Marie  de  Saint-Charles),  qui  fut  publiée  en  1671,  par  un 
carme  du  plus  haut  mérite,  le  P.  Léon. 

Il  V  a  mieux  encore,  ou  plus  imprévu.  Camus  lui-même 
est  en  effet  Tun  des  héros  de  cette  invraisemblable  his- 
toire. Il  y  figure  sous  le  nom  de  Périandre  (Jean-Pierre; 
Pierre-Jean;  Périandre).   Non   seulement  il  a   connu  de 

(i)  La  vie  de  la  V.  M.  Marie  de  Saint- Char  le  s,  par  le  R.  P.  Léou. 
Paris,  1671,  pp.  5o-53.  —  La  baronne  de  Veuilly  était  iille  d'Amos  de 
ïixier,  baron  de  Maisons;  né  calviniste,  celui-ci  avait  été  converti  par  sa 
femme  (Françoise  Hurault).  Le  frère  aîné  de  la  baronne,  est  le  P.  Charles 
de  Tixier,  feuillant  :  ses  sœurs  ;  la  marquise  de  Dampierre  ;  une  Clarisse 
et  M^«  do  Beaufort-Ferrand.  Notre  héroïne,  née  en  iSgj,  avait  épousé, 
en  1609,  le  baron  de  Veuilly.  dont  le  frère,  Archange  Ripault.  était 
capucin.  La  baronne  prit  le  nom  de  sœur  Marie  de  Saint-Charles.  La 
pieuse  Julie  est  en  elfet  dédiée  par  Camus  :  à  la  pieuse  Julie,  S.  M.  1).  S.  C. 
Elle  mourut  en  i665.  Le  P.  Léon  cite  de  nombreuses  lettres  d  elle  à  son 
fils,  baron  de  Veuilly,  à  sa  bru  et  à  leurs  enfants. 


LE     ROMAN     DEVOT  ■M)'] 

près  les  personnages,  comme  «  tous  ceux,  nous  dit-il,  qui 
ont  quelque  peu  de  connaissance  des  familles  de  notre 
ville-monde  »  ;  mais  encore  c'est  lui  qui  a  dirigé  la  pieuse 
Julie  ;  lui  qui,  d'accord  avec  le  jésuite  Arnoux  [Aniulphe) 
et  le  P.  Chrysostome  [Victor)  a  décidé  de  la  vocation  de 
la  jeune  veuve  ;  lui  qui  a  prêché  pour  sa  profession  et 
devant  le  tout-Paris  des  grands  jours  ;  lui  qui  a  converti 
Montange.  Enfin  c'est  à  la  pieuse  Julie  en  personne  qu'il 
a  dédié  La  pieuse  Julie. 

Je  m'essaie  autant  que  je  puis  —  dit-il  à  son  héroïne  —  de 
rendre  en  vous  représentant  à  vous-même  par  réflexion  une 
image  telle  à  vos  yeux  que  vous  y  puissiez  reconnaître  les  faveurs 
de  celui  qui  vous  a  rendue  si  signalée  que  vous  pouvez  servir 
d'exemple  et  de  miroir  de  vertu  à  la  postérité  *. 

Bizarres  mais  précieuses  révélations.  L'heureux  hasard 
qui  nous  a  fait  rencontrer  la  vie  de  la  baronne  de  Yeuilly, 
au  moment  où  nous  avions  encore  la  cervelle  étourdie  par 
Xqs  di\  anXwYes  àe  la  pieuse  Julie  ^nou.^  apermis  de  contrôler, 
sur  un  exemple  insigne,  les  affirmations  de  Camus  que 
nous  avons  rapportées  plus  haut.  Bons  ou  médiocres,  ses 
romans  sont  de  riiistoire  ou  plutôt,  comme  il  les  nomme  lui- 
même,  des  ((  méditations  historiques  »,  —  beau  titre  que 
M.  Barrés  aurait  pu  donner  à  sa  Colline  inspirée.  Relus  à 
cette  lumière,  que  d'indications  ces  livres  ne  donne- 
raient-ils pas  sur  la  haute  société  parisienne  au  temps  de 
Louis  XllP? 

(i)  Epîtredédicace  non  paginée.  Il  me  paraît  quasi  certain  qu'avant 
d'écrire  son  livre,  Camus  est  allé  se  renseigner  minutieusement,  auprès 
de  la  baronne  de  Veuilly,  sur  les  incidents  qu'il  ne  pouvait  connaître  que 
par  ouï-dire.  De  là,  le  double  intérêt  des  longues  pages  consacrées  à  la 
neurasthénie  de  Piralte. 

(2)  Camus  dit  bien,  dans  sa  dédicace,  qu'il  s'est  avisé  de  mettre  le 
nom  de  son  héroïne  «  à  1  abri  sous  des  ombres  impénétrables,  aux  rais 
de  la  curiosité  ».  Oui,  peut-être,  mais  seulement  pour  la  province. 
Dans  la  capitale,  qui  aurait  pu  s'y  tromper?  «  Je  n'ai  pu  si  parfaitement 
déguiser  cette  histoire,  qu'aussitôt  elle  ne  soit  dévoilée  par  ceux  qui  ne 
sont  point  étrangers  à  Paris...  »  Sans  doute,  les  noms  sont  changés  mais 
«  ils  ne  sont  point  sans  quelque  raison  et  ont  rapport  aux  personnes  dont 
je  parle  ».  [Piralte,  Ripault,  par  exemple.)  Bref  «  il  me  sutlit  que  la 
chose  soit    couchée   en    sorte  que  ne   pouvant  être  cachée   à  ceux  qui  la 


298  l'humanisme    dévot 

IV.  Gomme  il  esta  peine  besoin  de  le  dire,  ces  «  médi- 
tations historiques  »  illustrent  soit  les  principes  généraux, 
soit  les  applications  particulières  de  la  morale  ou  de  la 
philosophie  chrétienne. 

Darie  par  l'image  d'une  belle  vie  fait  espérer  une  heureuse 
mort.  Agathonphile  répond  à  son  titre  et  a  pour  but  de  conduire 
au  bien  les  affections  en  la  vie  civile,  enseignant  par  divers 
exemples  l'art  de  bien  et  saintement  aimer.  Parthénice  fait  voir 
qu'il  n'y  a  bourrasque  d'adversité,  ni  vent  flatteur  de  prospé- 
rité qui  puisse  détourner  de  sa  résolution  un  chaste  courage. 
Elise  montre  comme,  parmi  tant  d'humaines  erreurs,  il  est 
malaisé  de  vivre  en  sûreté,  puisque  l'innocence  même  peut 
devenir  coupable,  au  moins  paraître  si  criminelle,  que  la  seule 
mort  peut  expier  l'offense  qui  lui  est  imputée  et  qui  se  recon- 
naît par-après  tardivement  et  hors  de  saison.  Dorothée^  par  un 
succès  déplorable,  enseigne  aux  parents  à  ne  violenter  point 
la  volonté  de  leurs  enfants,  soit  pour  embrasser  l'état  religieux 
soit  pour  se  jeter  dans  les  liens  du  mariage,  mais,  d'imiter 
Dieu  qui  gouverne  librement  les  créatures  qu'il  a  douées  d'un 
franc  arbitre. 

Les  pèlerinages  à^ Alexis  ont  à  prix  fait  d'enter  la  dévotion 
civile  dans  le  pèlerinage  de  cette  mortelle  vie.  Eugène^  par  un 
étrange  événement,  fait  connaître  les  dangereux  effets  de  la 
jalousie...  Spiridion  bat  en  ruine  les  mariages  clandestins, 
perte  des  jeunes  gens  et  la  peste  des  républiques.  Hermiante 
est  une  pierre  de  touche  pour  discerner  les  bons  des  mauvais 
hermites...  Oléastre  fait  connaître  que  la  passion  du  désespoir 
est  utile  quand  elle  aboutit  à  bien,  comme  quand  elle  fait  faire 
une  heureuse  banqueroute  au  monde,  pour  se  précipiter  dans 

savent  aussi  bien  que  moi,  elle  soit  assez  voilée  »  aux  autres...  De  cette 
façon,  «  cet  ouvrage  sera  comme  la  colonne  d'Israël,  claire  aux  uns,  téné- 
breuse aux  autres  »  (pp.  621,  622).  Je  n'ai  rien  dit  de  Diane,  la  sœur  de 
Julie,  qui  est  un  personnage  important  du  livre.  Naturellement  elle  était 
furieuse  contre  Périandre  (Camus),  qui  secondait  les  saints  projets  de 
Julie,  mais  elle  eut  honte  de  ces  mauvais  sentiments  et  vint  demander 
pardon  à  l'évêque.  La  scène,  racontée  par  Camus  dans  le  roman,  est  tou- 
chante. ((  Eh  !  quoi,  s'écrie  Diane,  vous  ne  me  reconnaissez  pas...  moi  qui 
ressemble  tant  à  ma  sœur...  mais  il  est  vrai  que  vous  ne  regardez  jamais 
les  femmes  ».  Je  rappelle,  à  ce  propos,  que  dans  la  Mémoire  de  Darie, 
Camus  se  défend  de  parler  de  la  beauté  de  sainte  Chantai.  «  Je  ne  sais  ce 
que  c'est  que  la  beauté  et  m'entends  encore  moins  à  la  dépeindre,  n'étant 
pas  permis  de  la  dire  à  qui  il  n  est  pas  permis  de  la  regarder,  joint  que 
celle-ci  —  (la  beauté  de  la  sainte  en  1621)  n'est  plus  que  relative...  le 
temps  et  la  mortification  l'ayant  heureusement  effacée.  » 


LE     ROMAN     DEVOT  299 

un  cloître...  (dans)  La  pieuse  Julie,  y  ai  dessein  de  faire  voir 
la  jalousie  de  Dieu  par  les  justes  châtiments  qu'il  fait  sentir 
à  ceux  qui  par  (brce  ou  par  ruse  s'essaient  de  lui  arracher  ses 
épouses  d'entre  ses  bras  ^ 

Il  savait  mieux  que  nous  ce  qu'il  voulait  faire.  Croyons- 
le  donc  sur  sa  parole,  mais  non  sans  remarquer  discrète- 
ment que  Tévéque  moralise,  plus    d'une   fois,  à  la  mode 
de  La  Fontaine.  Le  «  cette  fable  montre  »  vient  là  comme 
il  peut.  A  Dieu  ne  plaise  que  je  lui  en  fasse  un   crime  ! 
D'ailleurs  pourquoi  se  laisserait-il  distraire  des  intrigues 
et  des  catastrophes  qui  le  passionnent?  Ne  sait-il  pas  que 
tôt  ou  tard  les   crimes  seront   punis  et  la  vertu  récom- 
pensée,   que    la    Providence    règle  tous   les   événements 
d'ici-bas  et  que  «  comme  que  ce  soit,   il  en  faut  venir  à 
cette  maxime  que  Dieu  fait  tout  pour  ses  élus  ))'^?  De  ce 
point  de  vue  —  si  évident  pour  un  chrétien  qu'on  n'a  pas 
besoin  de  le  rappeler  sans  cesse  —  toute  histoire  devient 
morale  par  cela  seul  qu'elle  est  véritable.  Quant  aux  faits 
divers  qui  se  rattachent  d'une   manière   moins  éclatante 
à  cette  philosophie  de  l'histoire,  ils  ont  du  moins  l'avan- 
tage immédiat  —  et  lui  aussi,  providentiel  —  de  divertir 
honnêtement  les  honnêtes  gens.  Aussi  bien  qu'est-il  néces- 
saire que  je  rassure  le  lecteur  sur  la  moralité  profonde  qui 
ne  peut  pas  ne  pas  pénétrer,  ensemble  et  détails,  l'œuvre 
entière  d'un  homme  si  excellent.  Camus  peut  tout  dire.  Je 
le  défie  bien  de  troubler  qui  que  ce  soit.  Néanmoins,  de 
temps  en  temps,  le  remords  le  pique.   Il  craint  de  nous 
avoir  trop  amusés.  Et  le  voilà  qui  se  met  martel  en  tête 
pour  imaginer  quelque  subtil  moyen  de  rendre  sérieux 
ce  qui  ne  l'est  pas.  Ainsi  pour  le  cambriolage  et  l'imbro- 
glio policier  qui  remplissent  plus  de  soixante  pages  dans 
La  pieuse  Julie.  Cet  épisode,  écrit-il, 

ne  sera  point  sans  fruit,  si  l'on  considère  combien  les  larrons 

(i)  La  pieuse  Julie...,  p.  5ii,  5i2. 
(2)  Hellénin...,  p.  lai. 


3oo  l'humanisme    dévot 

sont  subtils  en  leurs  inventions...  Ce  qui  avertira  les  personnes 
qui  dorment  paisiblement  dans  leurs  maisons  de  prendre  garde 
à  elles  ^ 

A  côté  de  ces  axiomes  indiscutables,  on  rencontre  dans 
les  romans  de  Camus,  nombre  de  vues  plus  originales, 
souvent  hardies,  toujours  généreuses  et  qui  sont  d'un 
moraliste  supérieur.  Avec  sa  bonhomie  ordinaire,  mais 
très  librement,  il  critique  les  divers  abus  de  son  époque. 
Il  sait  par  exemple  et  il  dit  que  bien  que  le  gouvernement 
monarchique  soit  une  «  vive  image  de  la  divinité  »,  «  les 
faveurs  qui  régnent  dans  les  cours  des  monarques,  coupent 
la  gorge  au  mérite  »  ^.  Il  sait  et  il  dit  que  la  justice  a  sou- 
vent deux  mesures,  Fune  pour  les  puissants,  l'autre  pour 
les  misérables. 

J'ai  une  particulière  attention,  écrit-il...  en  tous  ces  ou- 
vrages ici  de  priser  avec  excès  ce  qui  est  estimable,  et  de  dé- 
crier aussi  le  vice  quelque  part  que  je  le  rencontre,  fût-il  sous 
une  tiare,  sous  un  diadème,  sous  un  mortier  et  sous  un  capuce, 
ne  le  traitant  pas  de  main-morte  ^. 

On  reconnaît  bien  là,  l'audacieux  prédicateur  qui  s'écriait 
dans  son  homélie  retentissante  sur  les  désordres  des  trois 
ordres  : 

Pauvre  peuple,  seras-tu  toujours  l'âne  surchargé  de  la  fable 
et  portant  le  fardeau  du  cheval  fringant?  Tu  vas  crever  sous  le 
faix  et  vous,  richards,  que  deviendrez-vous  quand  vos  métai- 
ries seront  désertes,  vos  champs  dépeuplés,  l'agriculture  aban- 
donnée ? 

Mais  quoi  qu'il  en  soit  de  ces  critiques  sociales  ou  de 
ces  vives  peintures  de  mœurs  dont  l'étude  nous  est  ici 
défendue.  Camus  reste  presque  toujours  le  plus  humain, 

(i)  La  pieuse  Julie...,  p.  53o. 

(2)  Les  événements  singuliers...,  p.  32. 

(3)  La  pieuse  Julie...,  p.  523. 

(4)  Homélie  des  désordres  des  trois  ordres,  p.  78,  cité  dans  la  thèse  de 
M.  Boulas. 


LE     ROMAN     DÉVOT  ^oi 

le  plus  compatissant  et  le  plus  miséricordieux  des  roman- 
ciers moralistes  ^  Nous  le  connaissons  déjà  sous  ce  jour, 
aussi  me  contenterai-je  d'apporter  un  seul  exemple  —  mais 
aussi  peu  banal  que  possible  —  de  sa  pénétration  indul- 
gente. Il  s'agit  d'une  intrigue  commençante  entre  l'étudiant 
en  droit  Marcion  et  Pélagie,  femme  du  vieillard  Alcuin. 

Pour  ne  m'arrêter  pas  ici  h  la  vaine  description  de  leur 
accointance,  je  me  contenterai  de  dire  qu'il  trouva  dans  l'esprit 
de  cette  femme  de  la  correspondance.  Et  quand  je  dis  :  en 
l'esprit,  ne  mettez  pas  aussitôt  tout  à  feu  et  à  sang,  et  ne  vous 
imaginez  pas  que  le  corps  fut  de  la  partie;  mais  représentez- 
vous  en  cette  mutuelle  intelligence,  ces  frivoles  inclinations 
que  l'on  appelle  communément  amourettes. 

Ce  sont  des  flammes  volages  qui  ne  font  que  voltiger  autour 
du  cœur,  lequel  demeure  empêtré  dans  les  rets  de  certains 
désirs,  qui  par  leur  imperfectionne  se  peuvent  pas  bien  expli- 
quer ;  ce  sont  des  desseins  indéterminés,  des  visées  sans  but, 
des  prétentions  incertaines,  et,  s'il  faut  ainsi  dire,  des  volontés 
involontaires,  parce  que  ces  faibles  esprits  veulent  et  ne  veu- 
lent pas  en  même  temps  :  ils  veulent,  poussés  au  mal  par  la 
mauvaise  et  corrompue  inclination  de  la  nature,  et  ne  veulent 
pas,  retenus  par  la  honte  ou  par  la  crainte,  ou  par  quelques 
autres  respects...  Ce  ne  sont  que  langueurs,  mais  agréables  ; 
inquiétudes,  mais  plus  douces  que  le  repos  ;  soupirs,  mais 
délicieux  ;  souhaits,  mais  timides  ;  larmes,  mais  délicates  ; 
paroles,  mais  affectées;  plaintes,  mais  mignardes.  Contents 
de  détremper  leurs  cœurs  dans  une  certaine  complaisance  ma- 
ligne,  qui  les  gène   en  les  délectant  et  qui  les   chatouille  en 


(i)  Rigault  fait  à  ce  sujet  une  remarque  juste  et  intéressante.  «  La  sen- 
sibilité même  de  Camus  l'empêche  d'être  aussi  moral  qu'il  voudrait. 
Pour  peu  que  ses  héros  soient  malheureux,  il  s'attendrit  et  leurs  infor- 
tunes lui  font  oublier  leurs  fautes.  Mainfroy,  l'amant  de  Solvage  [Ren- 
contres funestes),  se  bat  avec  Galdéon,  son  rival,  le  blesse_,  est  condamné 
à  mort.  Solvage  paie  un  soldat,  fait  tuer  Galdéon,  avoue  son  crime 
et  meurt  avec  Mainfroy.  Camus  pleure  sur  leur  sort.  «  Ce  spectacle  tra- 
gique, dit-il,  donna  de  la  pitié  à  tous  ceux  qui  le  virent,  car  on  ne  saurait 
exprimer  avec  combien  de  résolution  et  de  constance  ces  deux  généreux 
amants  finirent  leurs  jours.  Le  bourreau  lui-même,  cet  homme  qui  ne  vit 

que  de  la   mort   des  autres le   bourreau  pleura.  »    Cependant   Camus 

songe  qu'il  faut  une  morale,  et  il  ajoute  en  guise  de  réflexion  :  o  Quand 
ces  deux  chevaux  furieux,  l'amour  et  le  désespoir,  sont  attelés  au  chariot 
d  un  cœur,  où  le  peuvent-ils  traîner  que  dans  les  précipices?  »  Palombe..., 

pp.    XXIV,   XXV. 


3o'2  l'humanisme    dévot 

les  tourmentant.   Ce  sont  proprement  ces  amants  que  le  vul- 
gaire appelle  transis. 

Entre  ces  misérables  gens  dont  les  ailes  sont  empâtées  de 
ces  gluaux,  il  se  passera  souvent  des  années  entières,  sans 
qu'il  se  passe  rien  quant  aux  actions,  qui  soit  directement 
contraire  à  la  chasteté,  bien  que  leurs  cœurs  soient  frelatés  et 
tracassés  de  mille  tentations  et  troubles,  et  semblables  à  ceux 
que  le  Sage  compare  à  une  mer  bouillante.  Néanmoins,  à  voir 
leurs  mines  et  leurs  contenances,  on  dirait  que  leur  jeu  est  pire 
qu'il  n'est  ;  si  bien  que  dans  la  pureté  et  l'innocence  même, 
s'il  y  en  a  en  ces  folles  prétentions,  la  réputation  se  fléchit  et 
rhonneur  court  risque  de  se  perdre,  telle  souvent  étant  plus 
difï'amée  par  ces  apparences  sans  effet,  qu'une  autre  qui 
cachera  ses  fautes  véritables  sous  une  feinte  modestie  V 

Ces  remarques  ne  peuvent  surprendre  que  les  étourdis, 
et  scandaliser  que  les  sots.  L'évêque  ne  se  place  pas  sur 
le  terrain  des  principes,  mais  seulement  de  l'observation 
morale.  S'il  condamne,  et  vivement,  la  promptitude  aux 
soupçons,  il  en  a  deux  fois  le  droit,  son  expérience  de 
prêtre  ayant  confirmé,  maintes  fois  sur  ce  point,  ses  incli- 
nations naturelles.  D'ailleurs,  il  ne  professe  pas  la  moindre 
bienveillance  envers  un  jeu  dangereux  dont  il  met  à  nu 
les  troubles  ressorts.  Bienveillant  toutefois  et  pitoyable, 
qui  lui  jetterait  la  pierre  atteindrait  un  plus  infaillible,  un 
plus  saint  que  lui. 

Pour  l'amour  proprement  dit.  Camus  le  décrit  et  le 
célèbre,  tour  à  tour  ou  tout  ensemble,  avec  tendresse, 
avec  respect,  avec  une  curiosité  bienveillante  et  parfaite- 
ment chaste,  avec  enthousiasme,  comme  il  convient  à  un 
vieillard  indulgent,  à  un  disciple  de  Platon,  à  un  roman- 
cier, à  un  prêtre  subtil  et  pieux.  J'ai  dit  plus  haut  que  les 
premiers  pas  de  ce  petit  dieu,  que  l'heureuse  ignorance  de 
l'amour  naissant,  ravissaient  le  bon  évêque. 

Cette  passion  flatteuse  qui  fait  aimer,  écrit-il,  ne  semble 
être  en  son  jour  qu'en  l'âge  voisin  de  Tenfance...  L'ignorance 

(i)  Les  événements  singuliers,  II,  p.  83,  85. 


LE     ROMAN     DÉVOT  '^o'^ 

en  cet  exercice  tient  lieu  de  science,  car  Tari  le  ruine  tout  à 
fait  et  noircit  sa  belle  et  honnête  blancheur,  toute  pleine  d'in- 
nocence... Et  tout  de  même  que  saint  Antoine  disait  que  celui 
qui  prie  véritablement  doit  tellement  être  transporté  en  Dieu 
qu'il  ne  s'avise  pas  qu'il  prie,  ainsi,  en  aimant,  c'est  une 
imperfection  de  penser  qu'on  aime.  Ces  rets  pour  être  véri- 
tables, doivent  être  imperceptibles.  Qui  a  loisir  de  faire 
réflexion  sur  cette  occupation,  se  guérit  de  ce  doux  mal...  Eh  ! 
pourquoi  peint-on  l'Amour  enfant,  aveugle,  volant...  sinon 
pour  montrer  qu'il  ne  sait  que  bégayer,  non  bien  exprimer  ses 
pensées,  ses  conceptions  confuses  étant  beaucoup  plus  élevées 
que  toute  la  bienséance  du  monde;  son  aveuglement  témoigne 
que  ceux  qui  le  voient,  le  perdent,  témoin  le  conte  de  Psyché  \ 

Faut-il  que  l'amour  s'envole  avec  le  printennps  qui  l'a 
vu  naître.  Camus  ne  le  pense  pas. 

—  J'ai  aimé  —  dit  Cléobule  au  comte  Fulgentdans  l'histoire 
de  Palombe...  je  suis  dans  l'âge  auquel  ce  doux  mal  semble 
inévitable  et  presque  nécessaire  ;  mais  je  n'ai  pas  été  jusqu'à 
la  folie.  Je  crois  qu'il  faut  tàter  de  cette  passion,  comme  du 
miel,  médiocrement.  Prise  modérément,  elle  éveille  l'âme, 
lui  donne  une  chaleur  agréable  qui  n'est  pas  sans  lumière  ; 
c'est  elle,  disait  Platon,  qui  est  mère  de  l'honnêteté,  de  la  gen- 
tillesse, de  la  politesse  et  de  toute  vertu  ;  mais,  quand  l'excès 
y  est,  c'est  une  frénésie;  la  discrétion,  la  courtoisie,  la  civilité, 
la  bienséance  se  perdent;  ce  n'est  plus  que  brutalité,  violence, 
injustice.  J'ai  aimé,  non  selon  le  cauteleux  conseil  de  cet  an- 
cien, comme  ayant  à  haïr  un  jour,  car  cet  avis  répugne  à  la 
franchise  et  sincérité,  âme  de  la  vraie  amour,  mais  discrète- 
ment et  honorablement,  sans  perdre  le  respect  et  la  révérence 
qu'on  doit  à  la  chose  aimée. 

—  A  ce  que  je  vois,  reprit  le  comte,  vous  aimez  philosophi- 
quement, et  il  semble  que,  vous  soumettant  aux  lois  et  au  ser- 
vice d'une  dame,  vous  voulez  être  possesseur  de  vous-même... 
ceux  qui  aiment  avec  tant  de  modération  sont  bien  voisins  de 
n'aimer  pas  du  tout... 

—  L'amour  honnête,  répondit  Cléobule,  n^a  pas  la  vue  ban- 
dée comme  le  déshonnête,  encore  qu'il  ait  aussi  bien  que 
l'autre  son  brandon,  son  arc,  ses  flèches  et  son  carquois". 

(i)  Roselis,  p.  121,  Z11. 
(•2)  Palombe...,  p.  3i,  32. 


3o4  l'humanisme   dévot 

De  ces  pures  ardeurs  que  vante  Cléobule,  l'héroïne  du 
livre,  Palombe,  est  elle-même  doucement  et  uniquement 
consumée.  Qu'on  lise  plutôt  l'admirable  lettre  qu'elle  écrit 
à  son  mari  qui  la  trompe  : 

Ma  jalousie,  si  j'en  ai,  n'est-ce  pas  la  marque  de  mon  amour  ? 
Au  fond,  ma  faute  est  de  vous  aimer  trop.  Et  pourtant,  bien 
que  je  susse  qu'une  autre  me  dérobait  le  cœur  qui  m'était  dû, 
lui  ai-je  jamais  montré  mauvais  visage...  Je  considérais  que 
j'eusse  été  déraisonnable  de  m'irriter  contre  elle  pour  votre 
crime.  Comment  eussé-je  pu  haïr  son  innocence,  puisque 
je  n'avais  aucune  aversion  de  vous  qui  m'offensiez  ?  Voyez  jus- 
qu'où allait  l'indulgence  de  mon  amour  :  je  cherchais  en  ses 
beautés  des  excuses  pour  votre  faute. . .  11  y  a  encore  de  secrètes 
et  invisibles  liaisons  qui  unissent  nos  âmes  ;  mais  vous  ne  les 
apercevez  pas,  parce  que  vous  n'êtes  ni  à  vous  ni  en  vous- 
même...  O  mon  Dieu,  rendez-moi  mon  Fulgent,  ou  plutôt, 
en  me  rendant  à  lui,  rendez-moi  à  moi-même  V 

Cette  délicatesse  passionnée  n'annonce-t-elle  pas  Andro- 
maque  ou  Bérénice,  et,  d'un  autre  côté,  l'évêque  de  Bel- 
ley,  lorsqu'il  insinue  de  tels  sentiments  dans  l'âme  de  ses 
lectrices,  n'a-t-il  pas  quelque  raison  de  croire  à  l'action 
bienfaisante  de  ses  romans?  Pourquoi  ne  parlerait-il  pas 
librement,  et  même  avec  allégresse,  de  l'amour  ainsi 
compris  ? 

C'est  affaire  aux  choses  honteuses  de  chercher  les  ténèbres 
et  de  se  cacher,  mais  ce  qui  est  vertueux  chemine  en  la  lumière 
du  jour  et  en  la  splendeur  des  saints.  Pourquoi  rougirait-on 
d'aimer  ?  11  n'y  a  rien  de  si  saint,  quand  il  est  juste  ;  il  n'y  a 
rien  de  si  beau,  quand  il  est  conduit  selon  les  règles  de  la 
pureté.  La  loi  chrétienne  est  toute  d'amour  et  pour  Tamour  ; 
hors  de  la,  c'est  la  mort.  Nous  n'aurons  point  de  honte  à  faire 
paraître  que  nous  aimons  un  tableau,  un  cheval,  une  maison, 
jusques  à  une  guenuche  ou  un  petit  chien  :  nous  le  mignarde- 
rons,  caresserons,  baiserons,  et  nous  aurons  vergogne  de  ché- 
rir une  image  de  Dieu,  une  créature  raisonnable,  une  personne 
bien  née,  bien  nourrie,  qui  fait  état  de  l'honneur  et  de  la  vertu? 

(i)  Palombe...,  p.  99,  100. 


LE     ROMAN     DEVOT  J()5 

Car  ce  sont  là  les  qualités  les  plus  aimables,  non  la  beauté  qui 
n'en  est  qu'une  faible  écorce,  qui  ne  doit  être  considérée  que 
comme  une  marque  de  bonté  '. 

Malgré  le  cliquetis  des  idées,  qui  ne  voit  d'où  lui  vient 
son  audace  ingénue?  Amour  naissant,  amour  conjugal, 
amitié^,  chacun  de  ces  objets  n'est  en  vérité  pour  lui  qu'une 
image,  qu'un  rayonnement  de  l'amour  divin  ou  qu'un  ache- 
minement à  celui-ci.  Philosophie  confuse,  qu'il  sent  plus 
qu'il  ne  l'exprime  mais  qui  le  possède.  Ecoutons-le  une 
fois  encore  avant  de  lui  dire  adieu.  Il  s'adresse  à  certain 
«  mélancolique  »,  lequel  lui  reprochait  de  ne  parler  que 
d'amour. 

Si  je  ne  craignais  d'émouvoir  sa  mauvaise  humeur  je  lui 
répondrais  avec  un  ancien  lyrique  grec  : 

Volontiers  je  décrirais 
Les  faits  guerriers  de  nos  rois, 
Mais  ma  lyre  ne  s'accorde 
Qu'à  mignarder  une  corde 
Pour  l'amitié  seulement... 
En  essai  dernièrement 
Je  changeai  cordes  et  lyre. 
Et  jà,  commençais  à  dire 
D'un  haut  style  la  grandeur 
De  nos  rois  et  leur  splendeur  ; 
Mais  toujours  elle  résonne 
L'Amitié  qu'elle  fredonne... 
Adieu  Mars,  adieu  ton  ire 
Puisque  mon  luth  ne  veut  dire 
Que  l'amitié,  désormais. 
Adieu,  princes,  pour  jamais. 

Mais  j'aime  mieux  repaître  sa  triste  et  morne  gravité  des 
paroles  sérieuses  du  grand  saint  Augustin  :  mon  amour  c'est 
le  poids  de  la  balance  de  mon  cœur...  Quoi  !  si  l'Apôtre  a  dit 
que  chacun  est  entraîné  et  emporté  par  sa  propre  convoitise, 

{i)  Les  événements  singuliers,  II,  p.  i35. 

(2)  «  Aux  âmes  mieux  faites,  écrit-il,  l'amitié  a  toujours  la  prééminence 
au-dessus  de  l'amour;  d'autant  que  la  raison  y  est  maîtresse  de  la  pasôion 
et  leurs  actions  sont  conduites  par  la  prudence.  »  Evénements  singuliers, 
II,  206. 

I.  20 


3o6  l'humanisme   dévot 

quelle  puissance  aura  sur  un  bon  courage  une  juste  et  honnête 
dilection  !  L'amour  est  Tesprit  de  Dieu,  cet  esprit  de  Dieu  c'est 
l'âme  du  monde,  c'est  le  point  d'Archimède  qui  enlève  tout  à 
soi...  Qui  aime  a  accompli  la  loi  :  l'œuvre  qui  procède  de  ce 
tronc  n'est  pas  une  branche  sèche...  D'où  vient  donc  que  je 
suis  battu  pour  une  bonne  œuvre,  faisant  des  histoires  qui  ser- 
vent de  collyre  pour  dessiller  les  yeux  des  mondains  ?...  D'où 
vient  que  ce  mot  d'amour,  si  bien  reçu  dans  les  livres  des  spi- 
rituels et  dévots...  est  devenu  criminel  en  ma  plume?  Quelle 
contagion  peut-elle  avoir  pour  infecter  ainsi  un  terme  indiffé- 
rent?... Faudra-t-il  donc  rayer  le  Cantique  des  sacrés  cahiers, 
pour  contenter  ces  sourcils  refrognés  et  austères  ?  Faudra-t-il 
effacer  ce  mot  de  beauté,  qui  est  si  fréquent  dans  les  divines 
pages  ?  Quiconque  tu  sois,  esprit  chagrin  et  misanthropique, 
sache  qu'il  n'appartient  qu'au  diable...  de  n'aimer  pointa 

Amitié,  amour  humain,  amour  divin,  délibérément  il 
rapproche  ces  divers  objets  au  point  de  paraître  les  con- 
fondre. Tranchons  le  mot,  il  brouille  un  peu  tout.  Mais, 
chose  touchante  et  charmante,  il  ne  s'aperçoit  même  pas 
de  cette  confusion.  II  n'y  a  là  ni  ruse  de  guerre,  ni  pure 
subtilité  d'esprit.  II  s'assimile  naïvement,  gauchement, 
mais  avec  une  conviction  très  sincère  et  très  haute,  de  toute 
son  âme,  le  platonisme  chrétien.  Concluons  avec  le  sage 
Rigault  :  «  II  y  a  dans  les  récits  de  Camus  une  pureté  si 
visible  d'intention,  une  telle  ferveur  de  zèle  chrétien,  un 
tel  accent  de  vertu  que  le  caractère  de  l'homme  donne  un 
vif  attrait  aux  préceptes   du  directeur  et  compense   les 

(i)  Hellénirij  ensemble  Callitrope...  pp.  122-126.  Je  n'avais  rien  à  dire 
ici  de  l'amour  coupable,  de  l'amour-frénésie  dont  Camus  a  fait  de  nom- 
breuses peintures.  Si  tout  cela  est  médiocre,  c'est  du  moins  très  inof- 
fensif. Il  y  a  là  quelques  narrations,  vivement  conduites,  surtout  dans  les 
nouvelles^  mais  ce  que  les  amateurs  y  trouveront,  je  crois,  de  plus  curieux, 
c'est  l'orchestration  poétique  dont  j'ai  parlé  plus  haut,  plusieurs  de  ses 
amants  empruntant  la  langue  des  dieux  pour  traduire  leurs  émotions. 
Notons  aussi  la  verve  mordante,  implacable  avec  laquelle  Camus  poursuit 
les  amours  séniles,  ainsi  dans  le  roman  de  Rosells  (la  chaste  Suzanne) 
et  dans  plusieurs  nouvelles  des  Evénements  singuliers,  ^'.  ^.  I,  88.  Ceci  est 
assez  curieux  au  point  de  vue  de  l'histoire  littéraire.  Jai  trouvé  à  la  Biblio- 
thèque Méjanes  (D.  2446,  recueil)  une  plaquette  de  7  pages,  d'un  joli  style  : 
Le  pitoyable  mariage  de  Damoiselle  Gentile  de  Saint- Aubert,  Dauphi- 
noise...y  1609.  Gentile  est  sacrifiée  à  un  vieillard  jaloux.  Je  ne  serais  pas 
étonné  que  notre  Camus  ait  tiré  parti  de  cette  histoire  qui  semble  authen- 
tique. 


LE     ROMAN     DÉVOT  807 

défauts  de  sa  direction.  Et  puis,  cette  douceur  de  morale, 
cette  mollesse  que  lui  reprochait  la  sévérité  de  Port-Royal, 
ne  semblera  pas  un  tort  bien  grave,  de  notre  temps...  Qui 
ne  lui  pardonnerait  aujourd'hui  de  se  mettre  volontiers  du 
côté  des  affections  honnêtes  opprimées,  et  d'attaquer  les 
parents  qui,  par  cupidité  ou  défiance,  empêchent  les  ma- 
riages et  «  séparent  les  cœurs  ».  Il  veut  que  l'on  combatte 
les  désirs  qu'on  inspire  et  les  tentations  qu'on  éprouve, 
mais  il  reproche  à  Parthénice  d'avoir  voulu  se  défigurer  et 
il  blâme  vertement  Origène.  Il  vante  le  couvent,  mais  il 
loue  aussi  le  mariage  et  il  parle  avec  charme  des  unions 
heureuses.  Ses  héroïnes  finissent  par  le  cloître^;  il  en  est 
visiblement  satisfait  :  si  elles  pouvaient  se  marier,  il  les 
bénirait  de  tout  son  cœur.  En  un  mot,  il  y  a  dans  ses 
livres  beaucoup  de  modération,  beaucoup  de  charité, 
beaucoup  de  douceur.  Il  ne  méprise  pas  la  vie,  il  ne 
calomnie  pas  le  monde  ;  il  croit  à  Thonnêteté  et  à  la  vertu. 
Sa  manière  d'être  moral  est  de  rendre  la  religion  aimable  ; 
c'est  encore,  après  tout,  le  plus  sûr  moyen  de  la  faire 
aimera  » 

(i)  Pas  toutes,  encore  une  fois. 
(2)  Palombe...,  pp.  xliii,  xliv. 


CHAPITRE  VI 

LE    RIRE    ET    LES    JEUX 

I.  La  vertu  d'eutrapélie  et  le  rire.  —  Le  Démocrite  chrétien.  —  Etienne 
Binet  et  la  dévotion  en  belle  humeur.  —  I.a  consolation  et  réjouissance 
pour  les  malades.  —  La  goutte.  —  Médecine  et  médecins.  —  L'ima- 
gination et  les  maladies.  —  Cure  par  le  rire.  —  Symbolismes  médicaux. 

II.  Les  jeux  de  la  plume.  —  L'écriture  artiste.  —  Les  vers  latins.  — 
Les  Lusus  allegorici  du  P.  Sautel.  —  Les  mouches.  —  Marche  funèbre 
d'une  puce. 

III.  Emblèmes  et  allégories. 

Ily  a  dans  le  commun  du  monde  des  esprits  si  mal  faits  que 
quand  ils  voient  rire  un  religieux,  ils  l'estiment  un  perdu  et 
réprouvé...  Mais,  mon  Dieu,  que  voudraient  ces  gens  de  nous  ? 
Que  nous  fussions  toujours  en  larmes?  Que  nous  gémissions 
comme  les  marmousets  des  voûtes  qui  font  une  grimace  pleu- 
rarde, comme  si  la  voûte  les  crevait  de  pesanteur,  quoiqu'ils 
ne  portent  aucune  charge  ^ 

Ainsi  parle  le  P.  Garasse  dans  son  Apologie.  Rire  est 
humain  et  bon  ;  quand  on  fait  métier  de  prêcher  ou  d'écrire, 
faire  rire,  est  sinon  devoir  strict,  du  moins  vertu  et  vertu 
chrétienne. 

Il  y  a,  continue  Garasse  qui  porta  cette  vertu  jusqu'à  l'hé- 
roïsme, une  vertu  nommée  Eutrapélie,  qui  est  entre  la  trop 
grande  sévérité  et  la  bouffonnerie,  par  laquelle  vertu  un  homme 
d'esprit  fait  de  bonnes  et  agréables  rencontres  qui  réveillent 
1  attention  des  auditeurs  ou  des  lecteurs,  appesantie  par  la 
longueur  d  une  écriture  ennuyeuse  ou  d'un  discours  trop 
sérieux.  Et  cette  humeur  est  non  seulement  compatible  avec 
la  sainteté  de  vie,  mais  encore  une  marque  évidente  de  cette 

(i)  Apologie  du  P.  François  Garassus  (i6a4),  p.  4^. 


LE     RIRE     ET     LES     JEUX  S09 

allégresse  intérieure   que   Dieu    demande    à    ses   serviteurs    : 
liilareni  enim  datorem  diligit  Deus  \ 

Le  Démocrite  chrétien  de  Pierre  de  Besse,  qui  suivit 
VHéraclite  chrétien  du  même  auteur,  professe  les  mêmes 
principes  légèrement  panachés  de  stoïcisme. 

(Ami  lecteur),  tu  as  vu...  le  ploreur  (Heraclite)  ;  voici  main- 
tenant le  gausseur  qui  se  présente.  S  il  rit,  ne  pense  pas  pour 
cela  qu'il  se  moque  ;  car,  en  riant,  il  dit  les  vérités  et,  faisant 
le  railleur  ne  laisse  pas  d'être  sage.  J'ai  bien  estimé  les  larmes 
de  ce  dolent,  mais  je  fais  encore  plus  d'état  des  moqueries  de 
ce  folâtre.  Car  se  laisser  aller  à  la  passion,  c'est  entrer  en 
appréhension  et  s'adonner  aux  larmes  est  montrer  une  lâcheté 
de  cœur  et  se  défier  de  son  courage.  Mais  rire  et  se  moquer 
au  fort  des  afflictions,  c'est  braver  les  vanités  du  monde, 
c'est  montrer  de  la  vertu  et  faire  paraître  qu'on  est  homme. . .  Il 
faut  que  je  rie,  que  je  gausse,  que  je  bouffonne  et  que  je  me 
moque  de  toutes  choses  ^ 

Ce  lourdaud  n'y  entend  rien.  Il  ne  rit  pas  lui-même  et 
ne  peut  que  nous  agacer.  Néanmoins,  tenons-lui  compte 
de  son  intention.  L'essentiel  est  ici  pour  nous  de  constater 
que  nos  écrivains,  en  cela  tout  à  fait  d'accord  avec  les 
principes  directeurs  de  l'humanisme,  revendiquent  très 
haut  le  droit  de  plaisanter,  comme  plaisantent  les  honnêtes 
gens  de  leur  époque.  Je  ne  dis  pas  qu'ils  usent  tous  de  ce 
droit.  Il  y  a  chez  eux  des  auteurs  constamment  graves, 
mais  nous  en  avons  aussi  de  fort  gais,  quelques-uns  même 
de  franchement  comiques,  un  entre  autres  qui  nous  fera 
nécessairement  penser  à  Molière.  Celui  dont  je  parle  et 
qui  doit  nous  suffire  n'est  pas  un  excentrique,  un  suspect, 
un  enfant  perdu;  c'est  au  contraire  un  des  maîtres  spiri- 
tuels de  son  époque,  un  auteur  des  plus  populaires,  un 
saint  homme,  l'un  des  représentants  officiels  d'un  grand 
Ordre.  Du  reste  nous  le  connaissons  déjà,  bien  que  nous 

(i)  Apologie...,  pp.  4J)42- 

(a)  h^  Démocrite  chrétien,  p.  i,  2. 


3io  L    HUMANISME     DEVOT 

ne  sachions  pas  encore  jusqu'où  s'aventure  sa  verve  bouf- 
fonne :  il  s'appelle  Etienne  Binet. 

Cet  insigne  personnage  que,  bon  gré  mal  gré,  nous 
rencontrons  sur  toutes  nos  voies,  n'a  peut-être  jamais 
rien  écrit  de  plus  singulier  que  sa  Consolation  et  réjouis- 
sance pour  les  malades  et  personnes  affligées  '.  Le  livre 
est  en  forme  de  dialogue  entre  le  malade  ou  l'affligé 
d'une  part,  le  consolateur  de  l'autre,  réels,  vivants  tous 
les  deux,  le  second  surtout,  et  vrais  personnages  de  co- 
médie. Du  reste  on  nous  tient  dans  le  concret  presque 
tout  le  temps  :  un  chapitre  sur  la  goutte,  un  sur  «  le  mal 
des  yeux  »  etla  surdité,  un  sur  les  hypocondriaques,  un  sur 
la  médecine  et  les  médecins,  un  sur  la  fièvre  et  le  manque 
d'appétit  :  dans  ces  titres,  que  de  promesses  !  Elles  sont 
largement  tenues. 

On  devine  déjà  qu'il  ne  ressemble  pas  aux  consolateurs 
ordinaires.  Pieux  certes,  et  par  moments  jusqu'au  melli- 
flu,  il  emploie  ordinairement  une  méthode  moins  onc- 
tueuse. Dur,  bourru,  trivial,  et  d'une  jovialité  débordante, 
étourdissante,  ou  bien  il  bouscule,  il  humilie,  il  nargue, 
il  harcèle  de  toutes  façons  le  malade,  ou  bien  il  s'emploie 
à  le  faire,  comme  il  dit,  «  crever  de  rire  ». 

Le  Malade.  —  J'ai  la  goutte  bien  serrée. 

Le  Consolateur .  — Certes,  mon  bon  ami,  je  vous  plains  bien. 

Et  pour  le  lui  prouver,  il  décrit  parle  menu,  longuement, 
amoureusement,  en  bourreau,  les  tortures  de  la  goutte. 
Rien  qu'à  le  lire,  on  se  sent  devenir  goutteux. 

Le  M.  —  Hélas  !  que  le  ciel  est  donc  rigoureux  !... 

LeC.  —  Je  vois  bien  clair  que  vous  avez  la  goutte  non  seule- 
ment au  pied,  mais  au  cerveau...  C'est  la  maladie  du  monde  la 
plus  noble  et  qui  ne  se  plaît  qu'es  lits  dorés.  Les  autres  maux 
sont  roturiers.  Celui-ci  tranche  du  gentilhomme.  11  n'appar- 

(i)  Je  cite  ce  livre  d'après  la  réédition  qui  en  est  faite  dans  le  recueil 
des  œuvres  spirituelles  du  R.  P.  Et.  Binet.  La  première  édition  (séparée) 
doit  être  de  1620.  J'ai  vu  aussi  la  seconde  qui  est  de  1627. 


I 


LERIREETLES.1EUX  3  il 

tient  qu'aux  rois...  et  aux  grands  hommes  d'avoir  la  goutte. 
C'est...  le  relief  des  plaisirs  de  haute  lice...  On  vous  traite  en 
prince,  ingrat,  et  vous  vous  plaignez*  ! 

On  voit  le  ton.  II  n'est  pas  jusqu'aux  thèmes  dévots  sur 
la  fonction  providentielle  de  la  douleur  qui  ne  prennent, 
sous  sa  plume,  une  tournure  cocasse. 

Le  Paradis,  écrit-il,  est  fait  comme  la  France  où  nos 
anciens  Gaulois  avaient  de  coutume,  étant  à  la  porte  de  l'église 
quand  le  prêtre  mariait  les  fiancés,  de  charger  de  coups  le 
nouveau  marié  ;  à  force  de  coups  de  poing  le  menaient  tam- 
bour battant  jusquesau  grand  autel.  Ce  n'était  pas  par  haine; 
non,  mais  par  une  vieille  courtoisie  de  ce  bon  temps-là.  Car, 
au  reste,  ces  beaux  batteurs  étaient  les  père^  frères,  parents 
et  amis  de  ce  pauvre  battu  qui  aussi  ne  faisait  que  rire  sous 
la  grêle  de  coups  ;  et,  au  bout,  il  leur  fallait  dire  grand  merci 
et  leur  faire  bonne  chère. 

Cette  coutume  dure  encore  pour  le  Paradis.  La  fièvre,  la 
goutte,  la  pierre,  les  tristesses,  mille  maux  sont  les  batteurs 
qui  s'accordent  comme  maréchaux  sur  l'enclume,  nous  marte- 
lant les  uns  après  les  autres,  et  ne  nous  laissent  jamais  qu'ils 
ne  nous  aient  poussé  dedans  le  temple  du  Dieu  vivant^. 

Avec  cela,  une  pluie  d'allusions  à  l'instrument  de  Mo- 
lière et  d'anecdotes  bouffonnes. 

A  propos,  il  n'est  pas  que  vous  n'ayez  lu  l'histoire  de 
France.  Sous  Charles  neuvième,  le  bon  M.  l'archevêque  de 
Bourges  était  attaché  à  son  lit  avec  des  gouttes  cruellement 
opiniâtres.  Messieurs  les  médecins  l'avaient  manié  de  toute 
sorte.  Et  toujours  la  goutte  aux  pieds.  Il  échut  que  la  ville  fut 
prise.  Le  bruit  en  vola  à  Monseigneur  qui  ne  se  le  fit  pas  dire 
deux  fois,  mais  trouva  tout  aussitôt  ses  jambes.  Et  là  vous 
eussiez  vu  le  bon  prélat  courir  à  la  porte  comme  un  droma- 
daire, quatre  à  quatre  sauter  les  degrés.  Le  voilà  :  il  gagne  la 
grosse  tour  et  vous  monte  si  vite  qu'il  laissa  en  mi  chemin  ses 
gouttes  et  ne  les  trouva  onques  plus  ^. 

(i)  La  consolation...^  pp.  474-477- 
(•2)  Ib.,  pp.  686-687. 
(3)  //>.,  p.  525. 


3i2  l'humanisme    dévot 

Il  a  comme  cela,  tout  un  répertoire  de  contes  plai- 
sants qui  ne  sont  pas  dans  une  musette.  Il  ne  tarit  pas  sur 
la  médecine  et  les  médecins.  Malade  et  consolateur,  ce 
beau  sujet  met  d'accord  les  deux  personnages. 

Ils  nous  viennent  ici  avec  des  visages  hippocratiques  :  leur 
seule  ombre  est  capable  d'altérer  le  pouls  d'un  pauvre  patient... 
le  soleil  éclaire  leur  venue  et  la  terre  couvre  leurs  fautes...  un 
bon  soldat  et  un  mauvais  médecin  rabaissent  bien  le  louage 
des  maisons.  Je  vous  prie,  donnez  quelque  chose  à  mon  mal, 
il  faut  que  je  me  dégorge,  il  me  semble  que,  criant  contre  les 
médecins,  j'épouvante  ma  fièvre  ^ 

On  apprend  beaucoup  à  les  entendre  gémir  tous  deux 
sur  les  drogues  dont  ces  messieurs  donnent  le  «  recipe  en 
arabe  que  personne  ne  sait  lire  ». 

Si  on  pouvait  entamer  l'estomac  d'un  malade  et  ouvrir  sa 
poitrine  ou  bien  y  enchâsser  une  glace  de  Venise,  pour  voir 
à  travers,  mon  Dieu,  après  qu'un  pauvre  corps  a  passé  par  les 
mains  de  ces  messieurs,  que  vous  y  verriez  un  étrange  mélange  ! 
Combien  d'amer,  de  douceâtre,  de  noir...;  de  la  corne  d'un 
cerf,  de  la  queue  d'un  jeune  loup,  de  la  mousse  séchée  d'un 
prunier,  du  bout  de  la  hante  d'un  javelot  tirée  de  la  douille  et 
canon  d'icelui,  de  la  coque  d'une  tortue,  du  pied  gauche  d'un 
élan,  de  la  chair  d'une  momie  d'Egypte;  hélas,  qui  le  croirait 
ce  qu'ils  nous  font  dévaler  dans  nos  pauvres  estomacs  M 

En  revanche,  trois  et  trois  fois  heureux 

ces  simples  villageois  qui  vivent  encore  à  la  bonne  vieille 
gauloise!  Car  sont-ils  malades  d'une  fièvre  bien  forte,  aussitôt 
on  vous  leur  présente  le  plus  gras  chapon  de  la  maison,  on 
fait  provision  d'une  bouteille  du  plus  fort  vin  et  là,  devant  un 
beau  grand  feu,  on  vous  le  fait  bien  dîner.  Le  pauvre  garçon 
sue  à  grosses  gouttes  et  à  tant  il  faut  bien,  en  dépit  des  méde- 
cins, que  la  fièvre,  bon  gré  mal  gré  s'en  aille,  et  bien  vite,  car 
le  bonhomme  ou  crève  bientôt  ou  guérit  bientôt.  Aussi  bien 
n'a-t-il  pas  le  loisir  d'être  longtemps  malade.  Le  lendemain,  il 

(i)  La  consolation,  pp.  527,522. 
(2)  !/>.,  pp.  510,509. 


On  mapelle  leDemocntc^ 
le  me  mocque  des  vanités 
B^ant  ie  dis  les  ventes 
le  (lus  contraire  cl  f Heraclite, 


Frontispice  de  Léonard  Gaultier 

POUR    LE    «    DÉMOCRITE    ))    DE    PlERRE    DE    BeSSE. 


LERIREETLESJEUX  3i3 

va  h  la  charrue  ou  bien  au  cimetière.  Que  sert  cela  de  tant  et 
tant  languir  et  puis  au  bout  mourir  M 

Quand  le  malade  a  fini  de  «  se  dégorger  »,  le  consola- 
teur lui  prêche,  mais  un  peu  à  la  Molière,  le  respect  des 
médecins. 

S'ils  font  quelque  petit  coin  du  cimetière  bossu,  sans  eux  tout 
le  monde  ne  serait  qu'un  cimetière...  Ont-ils  d'autres  recettes 
pour  eux  que  pour  vous  ?  S'ils  donnent  à  leurs  femmes  et  à 
leurs  enfants  ce  qu'ils  vous  ordonnent,  qu'avez-vous  à  cla- 
bauder  contre  eux '^  ? 

Ce  dernier  trait  est  d'une  humanité  charmante. 

Qui  fit  médecin,  ne  fit  pas  devin...  Est-ce  si  grand  cas  d'en 
envoyer  tous  les  ans  une  demi-douzaine  en  Paradis  un  peu  plus 
tôt  qu'ils  n'eussent  fait  d'eux-mêmes 


3  0 


On  devine  aisément  où  vont  ces  propos.  Plus  le  malade 
s'échauffe  contre  les  médecins  et  plus  il  oublie  son  mal. 
A  un  certain  moment,  comme  il  s'arrêtait,  un  peu  confus 
de  ses  invectives,  Binet  l'engage  à  continuer. 

Dites,  dites.  Vous  voilà  en  belle  humeur.  La  couleur  vous 
monte  déjà  au  visage.  A  Dieu  ne  plaise  que  je  coupe  votre  dis- 
cours !  Qui  sait  si  vous  guérirez  point,  disant  des  injures  à 
votre  médecin  *  ? 

Ces  mots  nous  découvrent  la  stratégie  du  bon  Père. 
Qu'il  secoue  un  peu  violemment  la  torpeur  ou  qu'il  fouette 
la  verve  de  son  malade,  c'est  toujours  le  cerveau  qu'il 
entend  guérir. 

L'imagination    «   est    un  peintre   qui    est   ivre    »,   elle 

(i)  La  consolation...  p.  Sii.  Binet  estime  fort  ce  genre  de  remède.  «  Ce 
bon  médecin  de  Bourgogne,  qui,  assailli  d'une  fièvre  bouillante,  faisait  per- 
cer le  meilleur  vin  blanc  de  sa  cave...  et  à  grands  coups  de  verres  de  vin 
de  Beaune,  il  vous  chassait  la  fièvre  de  Chalon  »  (p.  669).  Binet  avait 
connu  ce  digne  homme  qui  du  reste  mourut  un  jour  de  ce  traitement. 

(2)  La  consolation...,  p.  626. 

(3)  Ib.,  p.  5ii. 

(4)  Ib.,  p.  524. 


3i4  l'humaîîisme   dévot 

«  peint  dans  le  tableau  de  notre  esprit  les  plus  étranges 
grotesques  du  monde  »  ;  elle  exaspère  nos  maladies  authen- 
tiques, elle  nous  en  donne  que  nous  n'avons  pas. 

Cyppus,  roi  d'Italie,  s'imagina  toute  la  nuit  que  les  cornes 
perçaient  son  front,  le  matin  il  se  trouva  de  la  confrérie  des 
bêtes  à  cornes*. 

Par  tous  les  moyens,  il  faut  occuper,  divertir  cette  fa- 
culté qui  peut  également  ou  nous  perdre  ou  nous  guérir. 

Ces  années  passées,  il  y  avait  en  Languedoc  un  honnête 
homme  (quoique  ce  soit  chose  assez  rare  d'en  trouver  aujour- 
d'hui en  Europe)  qui  à  la  seule  vue  du  gobelet^,  sans  autre 
injection  que  par  les  yeux  de  son  imagination  faisait  tout  ce 
qu'il  se  devait  faire  en  tel  cas  ;  et  tiens  pour  assuré  que  si  les 
médecins  pouvaient  brider  l'imagination  et  lui  donner  de  bonnes 
serres,  ils  feraient  des  merveilles^. 

La  brider,  ou  mieux  encore,  lui  ouvrir  de  plus  nobles 
carrières. 

Ne  fut-ce  pas  un  trait  digne  d'être  écrit  en  lettres  de  diamant 
au  temple  de  l'Eternité,  ce  qu'Alphonse,  roi  d'Aragon,  lâcha 
en  dépit  des  médecins  ?  On  avait  fait  de  son  estomac  un  réser- 
voir de  sirops  et  de  son  pauvre  corps  une  vraie  anatomie  cicar- 
rizée,  sans  l'avoir  aucunement  soulagé.  Il  fit  casser  les  gobelets, 
chasser  tous  les  médecins  et  à  tant  se  mit  h  lire  Quinte-Curce 
des  prouesses  d'Alexandre,  mais  ce  fut  bien  avec  une  telle 
volupté  que  par  le  charme  d'un  si  noble  plaisir  il  brisa  l'opi- 
niâtreté de  son  mal.  Et  adonc  s'écria  :  Vive  Quinte-Curce  î 
Dieu  vous  garde,  mon  souverain  médecin  !  Pour  vous  autres. 
Messieurs,  je  vous  baise  les  mains,  vous,  empereur  Hippocrate, 
vous,  roi  Galenus,  vous,  Avicenne,  prince  de  siringues,  roi 
des  gobelets,  empereur  des  médecines  *. 

(i)  La  consolation...,  pp.  iSg,  i6o. 

(a)  Le  gobelet  paraît  à  toutes  les  pages  du  livre  :  «  Vous  croyez,  dit-il 
ailleurs,  que  chaque  mouche  qui  bruit  à  vos  oreilles,  ce  soit  le  garçon  de 
l'apothicaire  qui  vous  porte  le  triste  gobelet»  ;  p.  562. 

(3)  La  consolation...,  p.  56o.Binet  tient  beaucoup  à  cette  dernière  anec- 
dote et  la  répète  à  plusieurs  reprises.  Il  la  savait  de  l'intéressé  lui-même, 
cf.  //>.,  p.  5 14. 

(4)  La  consolation...,  p.  526.11  a  pris  celte  anecdote  dans^EneasSylvius. 


LERIREETLES.TEUX  3i5 

Honni  soit  qui  mal  y  pense  !  L'humanisme  et  l'esprit 
gaulois  s'entendent  fort  bien.  Pour  ma  part  j'aime  cette 
allégresse  vaillante  et  saine.  Assurément  ce  n'est  pas  à  ce 
franc  rire  que  s'adresse  Tanathëme  de  l'Evangile.  Quoi 
qu'il  en  soit,  la  médecine  dévote  du  P.  Binet  était  du  goût 
de  nos  pères  qu'elle  guérissait  peut-être  ou  que  du  moins 
elle  mettait  en  belle  humeur.  Ne  serait-ce  que  pour  la 
curiosité,  la  verdeur  et  la  vivacité  du  style,  j'en  veux  citer 
une  dernière  page  où  se  trouvent  follement  combinés  tous 
les  éléments  du  livre,  sa  tendre  piété,  sa  préciosité,  son 
burlesque,  son  entrain  joyeux. 

Le  Malade.  —  Notre-Dame,  que  vous  m'en  baillez  ici  de 
belles  !...  J'attendais  quelque  recette  de  votre  main,  bien  aisée... 
Je  parlais  du  corps  et  vous  vous  êtes  rué  sur  l'esprit  pour 
médicamenter  ses  maladies. 

Le  Consolateur .  —  Je  croyais  que  vous  fussiez  malade  sans 
plus,  mais  à  ce  que  je  vois,  vous  êtes  fol  d'abondant.  Quand 
votre  esprit  sera  bien  rassis,  votre  corps  sera  bientôt  remis  en 
nature.  Or  ça,  voulez-vous  donc  que  je  fasse  le  médecin... 
Vraiment  je  veux  vous  consoler,  mais  trouvez  bon  que  je  joigne 
le  spirituel  avec  le  temporel.  Autrement  je  m'en  déporte. 

Etes- vous  oppillé  et  vous  sentez-vous  persécuté  de  tranchées? 
Usez  de  la  flambe...  Si  vous  prenez  six  dragmes  de  vrai  amour 
de  Dieu  cela  désopillera  votre  cœur. 

A  chaque  maladie,  son  remède,  aussitôt  suivi  du  remède 
spirituel  qui  guérira  la  maladie  morale  correspondante. 
Indigestion,  sciatique,  tout  y  passe. 

Le  M.  —  Ce  qui  me  persécute  le  plus  est  une  jambe  qui  est 
cassée. 

Le  C.  —  Me  voulez-vous  donc  faire  chirurgien  ?  Ça,  ça,  pour 
ses  amis,  il  faut  tout  hasarder.  11  est  bien  sot,  ce  dit-on  en 
Suisse  qui  ne  sait  faire  qu'un  métier...  (Prenez)  un  baume  de 
vermolissure  de  vieux  bois...  voire  les  vers  éclos  de  ce  bois 
pourri...  ajoutez  du  sang  de  dragon.  Savez-vous  ce  qui  a  cassé 
les  jambes  à  vos  vertus?... 

Le  M.  —  Auriez-vous  point  de  remède  pour  la  palmitation 
de  cœur? 

Le  C.  —  Que  me  dites-vous  là?  Quoi,  vous  m'estimez  donc 


3i6  l'humanisme   dévot 

pour  un  homme  qui  n'ignore  rien  ?  Savez-vous  ce  que  c'est  que 
cela  !  C'est  la  rate  qui  s'est  voulu  jouer  avec  votre  cœur...  Le 
jus  de  rose  soulage  bien  fort...  C'est  un  médicament  bénin... 
Ne  suis-je  pas  un  singulier  médecin  qui  ne  vous  ordonne  que 
sucre  et  roses  ?  Mais  à  bon  escient  savez-vous  qui  secoue  ainsi 
votre  cœur...  C'est  la  conscience...  Employez-y  des  roses  d'une 
juste  rougeur... 

Le  M.  —  Que  dites-vous  du  mal  de  dents?  J'en  ai  un  couple 
de  creuses  qui  me  font  dépassionner  souvent. 

Le  C.  —  Seigneur  Dieu...  me  ferez-vous  encore  un  arra- 
cheur de  dents!  Jetez  dans  ce  creux...  un  peu  de  cédrie... 
Disons  mieux,  ce  mal  de  dents  vient  de  la  pomme  d'Eve...  Le 
haut  cèdre,  c'est  la  croix  ;  le  fruit,  Jésus-Christ  ;  la  cédrie,  son 
précieux  sang^ 

A-t-on  jamais  dit  qu'il  eût  du  goût?  Mais  il  est  vivant  ; 
mais  on  entend,  on  voitsesdeuxbonshommes,  mais  on  finit 
bien  par  rire  avec  eux.  Binet  n'en  demande  pas  davantage. 
Rire  est  bienfaisant,  chasse  le  diable,  ouvre  la  voie  aux 
inspirations  divines.  Quel  malade  refuserait  au  zèle  bouf- 
fon du  jésuite,  un  acte  de  résignation  joyeuse  ou  de  mépris 
des  souffrances  ?  Répétons  enfin  que  ces  vieux  auteurs  dé- 
vots ont  bien  travaillé  à  l'éducation  de  notre  langue.  Ils 
ont  plié  le  français  aux  tendresses  mystiques.  Après  cela, 
si  d'aventure,  ils  ont  préparé  Molière,  leur  en  voudra-t-on  ? 

II.  Avec  le  rire,  tous  lesjeux  littéraires  sont  permis  à  nos 
humanistes.  Nombres  parfaits  ou  rares,  dosage  savant  de 
l'ionien    et  de  l'attique,  itérations   de  synonymes  %  méta- 

(i)  La  cofisolation...,  pp.  621-624- 

(2)  M.  Rébelliau  {Histoire  de  la  langue  et  de  la  littérature  française 
publiée  sous  la  direction  de  M.  P.  de  Julleville,  t.  III,  chap.  vu,  n)  a 
vu  dans  ces  «  itérations  de  synonymes  »  :  «  pensées  et  cogitations  »  ; 
«  avis  et  conseils  »  ;  «  suade  et  exhorte  »  ;  etc.,  etc.  —  un  des  caractères 
de  la  langue  et  du  style  de  François  de  Sales.  Il  a  raison  certes,  mais 
cette  habitude  se  remarque  chez  presque  tous  les  écrivains  de  ce  temps- 
là,  et  chez  nombre  d'écrivains  plus  récents.  M.  Delplanquc  estime  de  son 
côté,  avec  juste  raison,  que  cette  habitude  littéraire  vient  de  la  langue 
latine.  {François  de  Sales  humaniste,  p.  i65.)  Cette  langue,  dit-il,  aime 
les  répétitions  «  pour  la  plénitude  et  l'ampleur  de  l'e.Kpression,  pour  la 
symétrie  et  l'harmonie  de  la  phrase  ».  Mais  de  combien  d'autres  langues 
n'en  pourrait-on  pas  dire  autant,  à  commencer  par  l'hébreu  dont  la 
poésie  est  faite,  en  partie  du  moins,  d'itérations  analogues  ?N  y  a-t-il  pas  là 
un  instinct  commun  à  presque  tous  les  hommes  ?  Nous   sentons  si  bien 


LE     RIRE     ET     LES     JEUX  Jl 


phores  longuement  filées,  désinences  qui  se  font  écho, 
allusions,  calembours,  on  n'imagine  plus  aujourd'hui  la 
quantité  d'artifices  délectables  qui  tentaient  les  bonnes 
plumes  de  ce  temps-là.  Classiques  et  décadents,  deux  et 
trois  fois  stylistes  —  et  c'est  une  triplejoie,  puisqu'ils  dis- 
posent simultanément  de  trois  claviers,  le  grec,  le  latin  et 
le  français.  Ils  adaptent  à  chacune  de  ces  langues  les  tours 
des  deux  autres.  Quand  on  les  étudie  à  la  loupe,  on  est 
ébloui  de  leur  virtuosité.  Que  du  reste,  parmi  tant  et  tant 
de  contraintes,  François  de  Sales,  Camus,  Binet,  Garasse, 
aient  pu  conserver  leur  verve  naturelle,  c'est  là  pour  nous 
un  mystère.  La  rhétorique  des  collèges  leur  avait  appris  à 
ciseler,  à  tarabiscoter  leurs  phrases.  On  fait  toujours  bien 
ce  que  Ton  aime,  et  ils  aimaient  fort  ces  jeux-là.  L'écri- 
ture artiste  ne  date  pas  chez  nous  de  Balzac  ou  de  Mal- 
herbe. Avant  eux,  il  n'y  avait  déjà  que  trop  de  chaînes, 
mais  celles-ci  paraissaient  légères  et  ne  gênaient  que  les 
maladroits. 

De  tous  ces  jeux,  rappelons  seulement  celui  qui  fut  le 
plus  cher  à  nos  humanistes,  le  hochet,  le  cerceau,  la  balle 
de  ces  grands  enfants.  C'est  le  vers  latin  que  je  veux  dire. 
Ici  encore,  notre  imagination,  par  trop  dépaysée,  demeure 
impuissante.  Ainsi  des  autres  plaisirs  auxquels  nous 
n'avons  pas  goûté,  de  tel  repas  de  Lucullus  par  exemple 
ou  d'un  hors-d'œuvre  circassien.  Non,  nous  ne  pouvons 
ni  sentir,  ni  même  comprendre  la  parfaite  volupté  que 
trouvaient   nos    pères    dans    l'achèvement    d'un    distique 


bien  venu 


que  les  mots  ne  rendent  pas  notre  pensée,  que  nous  éprouvons  comme  le 
besoin  de  répéter  au  moins  deux  t'ois  ce  que  nous  voulons  dire.  Le  peuple 
répèle  mot  pour  mot.  On  peut  étudier  à  ce  sujet  les  paysans  de  G.  Eliot. 
Plus  cultivés,  non  avons  recours  aux  synonymes  et,  comme  il  arrive  sou- 
vent, de  cet  instinct  naturel,  dûment  raffiné,  Ciceron  et  les  humanistes 
ont  fait  une  élégance. 

(i)  Saint  Pierre  Fourier,  pendant  ses  humanités  à  Pont-à-Mousson,  fit 
le  vers  suivant  :  Animosus  ore  pete  perosus  ornina,  c'est-à-dire  :  «encou- 
ragez-vous, et  prenez  la  hardiesse  de  consulter  vous-même  l'o^'acle  et 
d'en  prendre  les  présages  »  traduction  libre  donnée  par  le  P.  Bedel  dans 
la  vie  du  saint.  Le  biographe  découvre  a  deux  merveilles  de  cette  poésie 


3i8  l'humanisme    dévot 

Qu'on  me  permette  de  célébrer  en  peu  de  mots  un  des 
représentants  de  cette  race  disparue.  «  Pierre-Juste  Sautel, 
néàValence  en  Dauphiné  Tan  i6i3,  fut,  dit  l'abbé  Coupé 
qui  s'y  connaissait  mieux  que  moi,  Tun  des  plus  ingé- 
nieux et  des  plus  élégants  poètes  des  jésuites.  Il  adopta  un 
genre  assez  froid  en  lui-même,  le  genre  allégorique,  sur- 
tout lorsqu'il  est  prolongé.  Mais  il  y  répandit  tant  de  grâce 
et  une  morale  si  douce  qu'on  le  lit  encore  avec  intérêt  ^  )> 
Nous  savons  en  effet  que  jusqu'à  la  Révolution  française, 
Sautel  a  été  lu  autant  que  Rapin  et  Gommire.  On  peut 
même  croire  sans  témérité  que  La  Fontaine  l'a  mis  à  profit^. 

Il  a  chanté  les  fleurs,  les  fourmis,  les  abeilles,  les  arai- 
gnées, les  mouches,  surtout  les  mouches.  Il  avait  de  la 
tendresse  pour  ces  bestioles.  «  Tu  n'étais  pas  méchante, 
dit-il  à  l'une  d'elles  qui  vient  de  se  noyer  dans  une  jatte  de 
lait,  ta  minuscule  trompe  n'a  jamais  fait  de  mal  à  personne, 

Sed  blando  affrictu  titillatura  volentera 
Molliter  illecebras  deliciosa  dabas^. 

à  ceux  qui  ne  l'entendent  pas:  la  première  que  lisant  ce  vers  à  rebours... 
on  y  trouve  les  mêmes  paroles  qu'en  lisant  à  l'ordinaire...  ;  la  seconde 
que  coupant  ce  vers  justement  au  milieu  après  la  lettre  T  inclusivement, 
et  de  là  retournant  en  haut  vers  le  commencement,  vous  trouvez  le  vers 
entier  dans  cette  moitié,  et  de  même,  commençant  par  la  fin...  vous 
trouvez  pareillement  le  vers  entier  dans  cette  autre  moitié,  qui  sont  les 
plus  grands  miracles  que  puissent  faire  les  déesses  du  Parnasse  ».  «  Je 
conjecture,  continue  le  P.Bedel,  qu'il  fît  ce  chef-d'œuvre  pour  la  solennité 
annuelle  de  l'Académie,  car  ensuite  il  dit  que  le  P.  Sirmond,  qui  était  son 
maître,  digne  maître  d'un  tel  écolier,  voulut  que  sa  pièce  fût  affichée.  » 
«  J'écrivis  donc,  — raconte  le  saint  lui-même  etlongtemps  après, — la  moitié 
de  ce  vers  et  mis  au-dessous  une  épigrarame  que  j'ai  oubliée,  mais  il  disait 
en  substance  :  Passant,  arrête  et  lis  ici  un  vers  entier  puisqu'il  y  est  écrit  : 
tu  t'étonnes  et  dis  qu'il  n'y  est  qu'à  demi;  n'arrête  donc  plus,  mais  recule 
et  tu  trouveras  ce  que  je  dis  :  passe  et  dis  que  les  écoliers  de  notre 
classe  sont  savants  jusqu'au  miracle,  puisqu'ils  font  que  la  moitié  soit 
égale  à  son  tout,  »  La  vie  du  T.  R.  P.  Pierre  Fournier,  par  le  R.  P.  Jean 
Bedel(i67o),  pp.  26,27, 

(i)  Les  soirées  littéraires,  t.  XII  (An  VI  de  la  R.),  p.  1S2. 

(2)  Sautel  a  été  réédité  souvent.  L'édition  que  j'ai  de  lui  vient  de  chez 
Barbou,  ce  qui  est  bon  signe.  Sou  poème  à  la  louange  du  perroquet  : 
Psittacus  loquax,  a  peut-être  inspiré  l'auteur  de  Vert-Vert.  Qu'on  ou 
juge  sur  ce  vers  :  Et  modo  blanditias  dicit,  modo  jurgia  nectit.  —  Lusus 
poetici  allegorici,  (Barbou),  p.  40,  Coupé  a  traduit  un  certain  nombre  de 
ces  poèmes,  mais  platement. 

(3)  Lusus...,  p.  4. 


r 


LERIREETLESJEUX  3 19 

Quand  Ovide  sommeille,  il  n'écrit  presque  pas  mieux. 
Mais  le  distique  en  soi  est  une  telle  merveille  que,  si  peu 
qu'il  s'élève  au-dessus  du  très  médiocre,  il  berce  toujours 
agréablement  certains  amateurs.  C'est  bien  le  cas  des  vers 
de  Sautel.  Autre  mérite,  ils  ne  prêchent  pas.  Ces  menus 
drames  —  une  mouche  qui  se  noie,  une  autre  qui  s'em- 
barrasse dans  une  toile  d'araignée  —  l'intéressent  pour 
eux-mêmes,  pour  leur  pittoresque  et  leur  pathétique.  Se 
rappelant  que  l'art  n'est  pas  le  tout  de  l'homme,  il  termine 
ordinairement  ses  élégies  par  quelque  allégorie  morale  ; 
au  demeurant,  tant  qu'il  est  avec  ses  mouches,  il  ne  songe 
qu'à  s'amuser.  Dans  un  livre  aussi  grave  que  le  mien, 
oserai-je  écrire  en  toutes  lettres  le  titre  de  tel  de  ses 
poèmes?  Pourquoi  pas?  Un  jour  donc  qu'il  était  molle- 
ment couché  sur  la  rive  du  Rhône,  l'idée  lui  vint  —  on 
ne  sait  ou  l'on  devine  trop  à  quelle  occasion  —  de  mettre 
en  vers  latins  la  mort  sanglante  et  la  marche  funèbre  d'une 
puce^.  Au  jour  fixé,  parents,  alliés,  amis  de  la  morte 
s'empressent  au  rendez-vous  funèbre. 

Festinaçit  apis,  festinavere  locustœ... 
Hue  fratres  venere^  piœ  vénères  sorores^ 
Nubilis  hic  venit  filia^  venit  avus. 

Ces  imaginations  enfantines  rappelleront  sans  doute  à 
plusieurs  la  joie  extrême,  inépuisable,  que  nous  donnaient 
jadis  les  Animaux  peints  par  eux-mêmes . 

Larmes,  chants  funèbres.  «  Si  l'on  peut  en  un  sujet  si 
mince  évoquer  ces  grandes  infortunes,  ainsi  se  lamen- 
taient les  Troyens  sur  Hector  traîné  dans  la  poussière...  » 
(c  L'heure  est  venue  de  former  le  cortège.  Quatre  four- 
mis rampent  sous  le  cercueil  et  le  lèvent  sur  leurs 
épaules;  le  ver-luisant  ouvre  la  marche  avec  son  flam- 
beau...   les    premiers    derrière    le    cercueil,   les   parents 


(i)  Hœc  ego  qux  patula  ludebam  lentus  in  timbra.  —  Qua  Rhodaniis 
properis  currit  in  œquor  aquis  (p.  i53).  Il  était  sans  doute  professeur  au 
collège  de  Tournon  quand  il  écrivait  ainsi. 


320  l'humanisme    dévot 

éplorés  en  robe  brunâtre,  à  pas  égaux  et  lents.  L'abeille, 
en  guise  de  pleureuse,  bourdonne  le  long  du  chemin  une 
dolente  mélopée...  Enfin,  arrivés  au  terme,  la  petite  dé- 
pouille est  descendue  dans  la  fosse  qu'on  lui  a  creusée... 
O  terre,  sois-lui  légère  comme  elle  te  fut  légère.  Elle  est 
moins  lourde  en  vérité  que  le  grain  de  sable  qui  la  couvre 
toute  \  )) 

Tardivement  confus  d'avoir  consacré  tant  de  vers  à  si 
peu  de  chose,  le  poète  se  ravise  bientôt  et  prend  TofFen- 
sive.  Il  cite  l'Ecclésiaste  :  ecce  universa  vanitas.  Suis-je 
donc  seul,  s'écrie-t-il,  à  m'occuper  de  bagatelles?  Combien 
d'hommes,  prétendus  graves,  et  pourtant  moins  sérieux 
que  moi  !  Et  puis  rien  n'est  inutile  de  ce  qui  amuse  un 
honnête  homme  : 

Parce  hilares  lusus^  çacuœ  jocacarpere  Musœ 
Parce,  nec  ad  sensus  exige  cuncta  tuos. 

III.  Cette  jeunesse  d'âme,  dont  je  viens  d'apporter  un 
nouvel  exemple,  inspirait  à  d'autres  humanistes  la  pensée 
de  voiler  sous  des  apparences  aimables  ou  piquantes  le 
sérieux  foncier  de  la  doctrine  spirituelle.  Séries  d'em- 
blèmes, palais,  jardins,  tapisseries,  galeries  de  statues  ou 
de  tableaux,  autant  de  façons  de  solliciter  l'attention  et 
de  condescendre  à  la  frivolité  du  public.  C'est  ainsi 
qu'en  1602,  le  capucin  Laurent  de  Paris  offrait  à  Marie  de 
Médicis  Le  Palais  d'amour  divin  de  Jésus  et  de  Vâme  chré- 
tienne ;  ainsi  qu'en  1627,  Alexis  de  Jésus  publiait  son 
Theopneste,  où  Ton  apprend  les  secrets  de  la  vie  dévote 
en  se  promenant  le  long  d'un  parterre  et  dans  les  salles 
d'une  demeure  princière  ";  ainsi  qu'en  i643,  le  P.  Fichet 
insérait  une  longue  fable  quasi  pré-raphaélite  dans  son 
histoire  de  sainte  ChantaP.  Aussi  bien,  Richeome  d'abord, 

(i)  Lusus...  p.  149,  sqq.  Pulicis  exequiœ. 

(2)  Miroir  de  toute  sainteté  en  la  vie  [de)...  Bernard  de  Menton  avec 
le  Cours  de  la  vie  spirituelle  sous  le  nom  de  Theopneste. 

(3)  Les  Saintes  reliques  de  iErothée,  chap.  xiv  de  la  IV*-'  partie.  Sainte- 


LE     MIRE     ET     LES     .1  E  U  X  ^A\ 

Camus  ensuite  et  François  de  Sales  lui-même  nous  ont-ils 
déjà  donné  Toccasion  d'étudier  cette  tendance.  Le  plus 
souvent  ces  beaux  prometteurs  ne  tiennent  pas  leurs  enga- 
gements, ou  bien,  s'ils  les  tiennent,  souvent  aussi  nous 
sommes  déçus.  Sérieux,  ils  se  fatiguent  vite  de  l'allégorie 
qu'ils  ont  choisie  et  finissent  par  l'oublier;  ainsi  Laurent 
de  Paris.  Courts  d'esprit,  ou  par  trop  gauches,  ils  s'en- 
lisent dans  leurs  symboles  et  deviennent  plus  difficiles  à 
suivre  qu'un  auteur  franchement  abstrait.  Le  genre  est 
bon  toutefois,  puisque  tant  et  tant  d'essais  malheureux 
ont  préparé  l'un  des  chefs-d'œuvre  de  la  littérature  uni- 
verselle, le  Pilgrim's  progress  de  Bunyan  *. 

Beuve  a  déjà  remarqué  le  déluge  d'ouvrages  allégoriques  qui  furent  con- 
sacrés à  François  de  Sales,  «  sa  vie  symbolique  par  Gambart,  avec  figures 
et  emblèmes,  les  Caractères  ou  les  Peintures  et  la  vie  du  bienheureux 
François,  par  Nicolas  de  Hauteville,  le  magnifique  triomphe  de  saint  Fran- 
çois ».  Il  cite  encore  Cynosura  mysticœ  navigationis,  c'est-à-dire,  la  petite 
ourse  de  la  mystique  navigation  de  saint  François.  Il  a  tout  à  fait  raison 
de  railler  cette  littérature  amphigourique,  tout  à  fait  tort  de  croire  que 
la  littérature  de  ce  temps-là  se  réduit  à  ces  «  fadaises  séraphiques  ». 
Cï.  Port- Roy  al,  I,  246,247. 

(i)  Je  ne  parle  pas  ici  de  certains  livres  aux  titres  grotesques  :  La 
tabatière  spirituelle  vour  faire  éternuer  les  âmes  dévotes  vers  le  Seigneur; 
La  douce  moelle  et  sauce  friande  des  saints  et  savoureux  os  de  VAvent  ; 
lAinettes  spirituelles  ;...  Seringue  mystique  pour  lésâmes  constipées  en  dévo- 
tion, etc.,  etc.  Je  n'en  parle  pas,  dis-je,  parce  que  je  n'ai  pas  entrepris 
d'écrire  une  histoire  bibliographique  de  la  littérature  dévote  ;  parce  que, 
défauts  ou  qualités,  je  ne  m'intéresse  ici  qu'à  des  écrivains  raisonnables; 
enfia  parce  que  nous  sommes  très  mal  renseignés  sur  la  plupart  de  ces 
livres.  De  la  part  des  écrivains  de  cette  époque,  rien  ne  doit  nous  sur- 
prendre, mais  enfin  qui  a  vu  tel  ou  tel  de  ces  livres,  et  par  exemple,  la 
Seringue  spirituelle  ?  Ce  dernier  et  plusieurs  autres  ne  feraient  ils  pas 
partie  de  ces  catalogues  mythiques  mis  à  la  mode  par  Rabelais  ?  S'ils 
existent  en  réalité,  ces  livres  ne  seraient-ils  pas  souvent  de  véritables  paro- 
dies, comme  le  sermon  bouffon  de  Haute-Bruyère  composé  vraisembla- 
blement par  Fléchier  ? —  Dans  ses  Variétés  sérieuses  et  amusantes.  Sablier 
imagine  une  «  bibliothèque  curieuse  ou  liste  de  livres  pour  former  le 
cabinet  d'une  dévote  de  profession  :  Il  cite  le  Petit  pistolet  du  prêtre 
qui  tire  contre  les  hérétiques,  puis,  sans  transition,  les  opuscules  spiri- 
tuels de  M™^  Guyon  et  la  Théologie  de  V amour  ou  la  vie  et  les  œuvres  de 
sainte  Catherine  de  Gênes.  Tous  ces  livres  lui  causent  un  même  fou  rire. 


21 


CHAPITRE   VII 

RECUEILLEMENT,    VIE    INTÉRIEURE 


I.  Les  médiocres  :  saugrenus,  bavards.  —  L'humanisme  dévot  n'est  pas 
responsable  de  ces  misères,  —  Il  a  ses  défauts  pourtant.  —  L'excès  de 
douceur,  «  la  voie  de  lait  et  de  roses  ».  —  Sucreries  dévotes.  — 
Sérieux,  dignité  de  la  littérature  dévote  avant  Port-Royal. 

II.  Le  recueillement  des  humanistes  dévots.  —  L'ermitage  d'amour  de 
Desportes  et  ses  transpositions  soi-disant  pieuses.  —  Trellon  et  sa 
«  muse  guerrière  »  au  désert.  —  Du  goût  de  la  solitude  au  temps  de 
Louis  XIII.  —  «  lia  retraite  d'Alcippe  ».  — Les  pèlerinages  et  le  senti- 
ment de  la  nature  sauvage.  —  Nervèze  et  la  solitude  chrétienne.  — 
Les  «  Entretiens  solitaires.  »  —  Dignité,  familiarité  sainte,  optimisme 
de  Brébeuf. 

III.  Du  peu  de  place  que  tient  la  contemplation  des  scènes  évangéliques 
dans  la  prière  de  Brébeuf  et  de  ses  contemporains.  —  Et,  au  contraire, 
de  l'importance  que  la  première  génération  des  humanistes  dévots 
attache  à  cette  contemplation.  —  Jean  de  la  Cépède  et  ses  théorèmes. 
—  Souvenirs  et  symbolismes  bibliques.  —  Tableaux  animés  de  la  Pas- 
sion. —  Qualité  religieuse  de  la  contemplation  des  mystères. 


I.  Jusqu'ici  nous  n'avons  peut-être  pas  dit  que  la  grande 
majorité  des  écrivains  religieux,  pendant  la  première 
moitié  du  xvii^  siècle,  était  au-dessous  du  médiocre.  Mais 
qui  en  douterait?  A  quelque  moment  qu'on  la  prenne,  de 
quelle  littérature,  profane  ou  religieuse,  n'en  dirait-on 
pas  autant?  J'ai  du  lire,  ou  essayer  de  lire,  quantité  d'ou- 
vrages soi-disant  pieux  dans  lesquels  je  défie  bien  qu'on 
trouve  une  lueur  de  talent,  une  étincelle  de  dévotion.  Il 
y  a  là  d'afPreux  bavards  qui  délaient  platement,  intermi- 
nablement, des  banalités  écœurantes  et  qui  n'ont  pas 
môme  le  touchant  mérite  d'être  ridicules.  Car  on  en  vient, 
dans  cette  foule  imbécile,  à  se  prendre  d'affection  pour 
les    saugrenus,    pour    les   joueurs    de    castagnettes,    par 


VIE     INTÉRIEURE  '^'iS 

exemple,  pour  Claude  Le  Roux,  théologien  lyonnais  qui  a 
publié,  en  i63i,  La  tourterelle  gémissante  sur  Jérusalem^ 
La  dite  plaquette,  prodigieusement  érudite,  n'est  qu'un 
chapelet  de  coq-à-l'âne,  à  la  manière  du  sermon  que 
Sganarelle  adresse  à  Don  Juan.  Galimatias  souvent  incom- 
préhensible, mais  écrit  avec  une  verve  tintamarresque^  et 
semé  de  vieux  mots  très  savoureux.  Cela  se  lit  avec  un 
certain  plaisir  et  ne  peut  faire  aucun  mal.  En  revanche 
qui  dira  l'ennui  malfaisant  qu'exhalent  tant  d'autres  livres 
pieux  de  cette  époque,  et,  entre  tous  peut-être,  Fin-folio 
de  848  pages  dans  lequel  Puget  de  la  Serre,  conseiller  du 
Roi,  historiographe  de  France,  a  recueilli  ses  cewc^re^  chré- 
tiennes'". Les  bourreaux  !  Nos  pères  les  ont  subis  pourtant 

(i)  Voici  un  autre  de  ces  pauvrets  qui  du  moins,  longuement  sup- 
pliés, finissent  par  nous  divertir  un  peu.  C'est  le  P.  Joseph  Filère, 
jésuite,  qui  a  publié  plusieurs  ouvrages,  en  vers  et  en  prose,  entre  autres  : 
La  sage  Ahigaïl  mariée  malheureusement  à  Nabal  et  très  heureusement 
à  David.  Idée  de  Vâme  vertueuse  qui  soupire  sous  le  joug  des  vanités  du 
monde,  corrige  ses  folies  et  asoire  à  V union  avec  Dieu  (Lyon,  16^1). 
Malgré  ce  titre  alléchant,  je  n'ai  trouvé  que  deux  perles  dans  ce  livre. 

Considération  XII.  La  chaussure  magnifique  des  patins  royaux  envoyés 
à  Ahigaïl  et  les  saintes  résolutions. 

1.  Considérez  que  les  souliers  sont  tellement  nécessaires  aux  voya- 
geurs que...  Les  bonnes  résolutions  sont  encore  plus  nécessaires... 
Demandez  ces  souliers... 

2.  Dieu  «  veut  faire  paraître  sa  magnificence  »  dans  les  souliers  «  des 
âmes  qu'il  chérit  ». 

Affections 

[.  Hélas  !  mon  Dieu...  ne  savez-vous  pas  que  les  souliers  des  bonnes 
et  fermes  résolutions  me  sont  nécessaires. 

2.  Vous  m'en  aviez  donné  déjà  de  beaux  et  de  bons...  mais  je  les  ai... 
usés  et  rompus. 

3.  Je  veux  regarder,  comme  le  paon,  mes  pieds  sales,  afin  d'abattre  la 
roue  de  mon  orgueil...  Vous  me  donnerez,  sil  vous  plaît,  des  souliers  qui 
ne  soient  point  sujets  à  se  pourrir...  et  de  plus  vous  les  embellirez  de 
petites  lunes  que  vous  y  mettrez  dessus  comme  ceux  que  portaient  les 
filles  de  Jérusalem, 

Prenez-y  garde.  Ce  n'est  pas  là  du  psittacisme,  mais  de  la  piété  véri- 
table. Le  cœur  y  est,  mais  le  reste  a  perdu  ses  souliers  en  route.  Le  bon 
Père  dit  encore  «  O  Divin  Esprit...  O  belle  colombe  blanche,  hélas,  quand 
vous  oifrirai-je  un  cœur  net  pour  y  faire  votre  nid  et  y  éclore  vos  œufs  ». 
C'est  tout  ce  que  j'ai  trouvé  de  remarquable  chez  le  P.  Filère,  mais  quel 
heureux  homme  ne  serais-je  pas  si  de  chacun  des  livres  pieux  que  j'ai  dû 
lire,  j'avais  rapporté  un  pareil  butin  ! 

(2)  Les  œuvres  chrétiennes  de  M.  de  la  Serre  [Les  pensées  de  V Eter- 
nité: Les  douces  pensées  de  la  mort;  Le  Bréviaire  des  Courtisans  ;  Le 
tombeau  des  plaisirs  du  monde  ;   Les  saintes  affections  de  Joseph  et  de 


^1t^  l'humanisme    DEVOT 

et,  sous  des  noms  nouveaux,  nous  les  subissons  encore. 
Race  morne  et  féconde.  L'aube  de  la  contre-réforme  les 
a  vus  naître.  Ils  se  sont  abattus  sur  l'Europe  catholique, 
choisissant  de  préférence  nos  pays  latins.  Ils  ont  infesté, 
ils  infestent  les  avenues  de  la  prière,  les  treilles  du 
jardin  sacré,  supplantant  les  vrais  maîtres  de  la  vie 
spirituelle,  façonnant  les  simples  à  leur  propre  image, 
émoussant  la  noblesse  ou  flétrissant  la  fraîcheur  des  uns, 
nourrissant,  exaltant  la  vulgarité  des  autres.  Vienne  un 
grand  concile  qui  tâche  d'exterminer  cette  engeance, 
ils  reprendront  la  plume  pour  commenter  onctueusement 
leur  arrêt  de  mort  et  le  noyer  sous  leurs  phrases. 

Nous  avons  le  droit  de  négliger  ce  néant.  C'était  du 
reste  notre  marché.  Que  voulons-nous  en  effet  sinon 
dégager  d'un  immense  fatras  de  livres,  ce  qui  nous  paraît 
le  principe  vivifiant  de  l'esprit  et  du  sentiment  religieux 
pendant  les  années  qui  nous  occupent?  Il  nous  suffit  que 
ce  principe  anime  visiblement  les  œuvres  maîtresses  de 
cette  période  ;  qu'il  rayonne  assez  ordinairement  des 
œuvres  secondaires,  et  qu'il  touche  parfois  d'une  vive  illu- 
mination jusqu'aux  médiocres.  Ace  principe,  à  cette  vie, 
à  cette  lumière  nous  avons  donné  un  nom  qui,  bien  ou 
mal  trouvé,  dit  assez  exactement  ce  qu'il  veut  dire.  Je  n'ai 
pas  besoin  de  rappeler  que  cet  humanisme  dévot  n'a 
jamais  existé  dans  la  nature  des  choses.  Il  n'a  même  pas 
la  demi-réalité  que  possède  un  groupement  littéraire, 
comme  le  Cénacle,  une  confrérie,  comme  la  Compagnie 
du  Saint-Sacrement.  Esprit,  direction,  ensemble  de  ten- 
dances, nous  l'opposons  à  la  conception  morale  et  religieuse 
qui  dominera  la  seconde  moitié  du  siècle,  et  que  nous 
appelons  jansénisme,  donnant  à  ce  mot  le  sens  le  plus 


Marie  ;  La  Vierge  mourante  sur  le  Calvaire  ;  Le  réveille-matin  des 
dames;  Les  délices  de  la  mort;...  Le  tombeau  des  Athées  ;  La  tragédie 
de  Thomas  Morus,  etc.,  etc.,  etc.),  l^aris,  1647.  ^'^^  livres  de  la  Serre  soûl 
très  souvent  illustrés  de  fort  jolies  images,  ainsi  le  tombeau  des  plttisirs. 
On  trouve  dans  l'in-folio  le  portrait  en  pied  de  l'auteur,  tout  à  fait  le  niais 
sombre  et  vaniteux  que  nous  aurions  juré  qu'il  était. 


VIE     INTÉRIEURE  3^5 

large  et  le  moins  sectaire.  Ceux  du  reste  que  nous  clas- 
sons parmi  les  humanistes  dévots  ne  méritent  pas  constam- 
ment ce  nom,  et  leurs  adversaires  eux-mêmes  le  méritent 
quelquefois.  Lorsque  le  P.  Binet  raille  grossièrement 
la  femme,  il  abjure  provisoirement  l'humanisme  :  lorsque 
Port-Royal  traduit  les  comédies  de  Térence,  il  oublie  sa 
propre  doctrine.  Romantisme,  esprit  classique,  il  en  va 
toujours  ainsi  pour  les  objets  de  ce  genre  qui  ne  sont 
jamais  que  des  constructions  de  notre  esprit,  bien  qu'elles 
naissent  de  la  réalité  même,  comme  tous  les  universaux . 
Quoi  qu'il  en  soit,  ayant  cru  constater  sur  un  nombre  suffi- 
sant de  clairs  exemples,  que  l'humanisme  dévot  repré- 
sente ce  qu'il  y  a  de  plus  caractéristique,  de  plus  excel- 
lent dans  la  littérature  religieuse  sous  Henri  IV  et  sous 
Louis  XIII,  nous  n'avons  pas  à  nous  occuper  ici  des  bana- 
lités innombrables  qui  fatalement  encombrent  cette  même 
littérature.  Rien  n'est  parfait  en  ce  monde^  mais  il  faut 
voir  les  belles  et  nobles  choses  par  leurs  beaux  et  nobles 
côtés.  C'est  encore  le  plus  sur  moyen  de  les  voir  dans 
leur  vérité  profonde. 

Nous  ne  disons  pas  cependant  que  l'humanisme  dévot 
soit  lui-même  sans  reproche.  Bien  que  sa  pure  essence 
les  repousse  avec  abomination,  il  semble  inviter  assez 
naturellement  à  de  certains  excès  plus  ou  moins  fâcheux. 
L'accuser,  avec  Pascal,  d'avoir  propagé  dans  l'Eglise  une 
casuistique  immorale,  me  paraît  foncièrement  injuste.  Qui 
affirme  si  haut  la  liberté  de  Thomme  n'est  pas  près  d'atté- 
nuerlaresponsabilité  de  nos  actes  ;  qui  permet,  qui  demande 
à  toutes  nos  puissances  de  louer  Dieu,  ne  prêche  pas  la 
torpeur.  Qu'en  face  de  la  commune  faiblesse,  Thumanisme 
penche  d'instinct  vers  l'indulgence,  qu'il  redoute  le  déses- 
poir plus  qu'une  confiance  téméraire,  j'en  conviens  sans 
peine;  mais  sa  morale  propre,  plus  humaine  que  celle  du 
rigorisme,  est  aussi  plus  haute  et  plus  exigeante.  Par  sa 
chère  doctrine  de  l'amour  désintéressé,  l'humanisme  con- 
duit les  âmes  jusqu'au  porche  mystique,  de  tout  son  élan 


326  L    HUMANISME     DEVOT 

il  les  pousse  à  entrer  dans  le  sanctuaire.  Logiquement,  il 
nous  veut,  il  commence  à  nous  faire  saints  ;  nous  le  mon- 
trerons mieux  plus  tard.  Si  enfin  il  propose  la  vraie  dévo- 
tion à  tout  le  monde,  s'il  la  croit  aisée,  il  se  contredit  lui- 
même  lorsque  d'aventure  il  la  rend  vulgaire,  molle,  un  peu 
niaise,  comme  il  l'a  fait  quelquefois. 

O  homme,  ô  femme!  s'écriait  à  ce  sujet  le  célèbre  P.  Léon, 
dans  son  oraison  funèbre  du  saint  et  farouche  Père  Yvan, 
tu  te  plaignais  il  y  a  cinquante  ans  que  la  dévotion  n'était  qu'un 
fruit  du  cloître,  que  la  vertu  était  trop  rude  et  la  sainteté 
une  maîtresse  trop  rigoureuse.  Voilà  la  Providence  qui  t'a 
fourni,  au  commencement  de  ce  siècle,  le  bienheureux  évêque 
de  Genève,  François  de  Sales,  qui  mêle  l'huile  avec  le 
vinaigre,  qui  polit  les  rochers  de  la  vertu  et  qui  aplanit  les 
montagnes  de  la  dévotion.  Cette  douceur  devenant  trop  fade 
et  se  corrompant  par  le  mauvais  usage,  commençait  à  engendrer 
des  crudités,  des  vers  et  des  maladies  contagieuses.  Que  fait 
Dieu  qui  veille  sans  cesse  sur  son  Israël  ?  11  sanctifie  Antoine 
Yvan  d'une  manière  âpre,  rude,  sévère  et  austère.  Et  il  le 
fait  vivre  jusqu'à  la  moitié  de  notre  siècle,  pour  être  le  vrai 
contre-poison  de  la  dévotion  à  la  mode  ;  iesel  de  cette  douceur 
trop  fade  ;  le  correctif  de  ces  spirituels  délicats  et  sensuels 
qui  ne  veulent  aller  à  Dieu  que  par  le  chemin  des  lumières,  par 
la  voie  de  lait  et  de  roses,  en  un  mot  qui  s'imaginent  si  fort 
les  caresses  de  l'amour  de  Dieu  qu'ils  mettent  en  oubli  la 
terreur  des  jugements  redoutables  ^ 

C'est  un  prédicateur,  il  prêche  pour  son  saint  et  cer- 
tainement il  exagère  sa  propre  pensée,  ou  plutôt  il  explique 
de  travers  l'impression  très  juste  que  nous  laissent  aujour- 
d'hui encore  les  ouvrages  auxquels  il  fait  allusion.  Non  il 
n'est  pas  vrai  que  de  1621  à  i65o  la  piété  soit  allée  en 
s'afFadissant  —  nos  prochains  volumes  établiront  le  con- 
traire ;  mais  il  est  certain  qu'on  vit  alors  et  trop  souvent 
se  débiter  je  ne  sais  quelle  confiserie  dévote,  contre- 
façon maladroite  du  style  de  la  Philothée.  Un  peu  mièvre 


(i)   Le  vrai  serviteur  de  Dieu,   éloge  du  R.  P.   Antoine  Yvan...  par  le 
R    P.  Léon  (Paris,  i654),  p.  127,  1.28. 


VIE     INTERIEURE  5'J.'] 

parfois,  mais  viril,  malicieux  et  plus  sensé  que  personne, 
François  de  Sales,  tout  en  attendrissant  la  piété,  avait  su 
la  maintenir  dans  les  limites  d'une  respectueuse  décence. 
Il  fallait  suivre  ce  rare  modèle,  marier,  comme  il  l'avait 
fait,  la  gravité  à  la  tendresse,  l'énergie  à  la  douceur.  Au 
lieu  de  cela,  quelques-uns  des  disciples  de  François  de 
Sales  ont  eu  l'étrange  idée  d'ajouter  du  sucre  au  miel 
d'Annecy. 

Lisez  plutôt,  si  vous  le  pouvez,  cette  insupportable 
romance  du  chartreux  Polycarpe  de  la  Rivière,  sur  les 
larmes  de  l'Homme-Dieu. 

Et  vos  larmes,  ô  ma  vie,  vos  larmes  me  seront-elles  moins 
utiles  et  profitables  que  le  dictame  au  chevreuil  et  le  roseau  à 
l'hippopotame,  pour  me  saigner  et  guérir  des  blessures  qui 
pénètrent  mon  cœur  !  A  jamais,  ô  rayons  de  miel  distillants, 
h  jamais  soyez  vous  ma  viande  plus  aimée  !  Puisse  la  bouche 
de  mon  cœur  toujours  suçoter  vos  canaux  et  sacrés  et  sucrés  ! 
Où  volez-vous,  blondes  avètes?  Où  allez-vous  travailler  si  loin 
vos  ailerons  crespés  ?  Venez  avec  moi.  Venez  et  dressez  votre 
vol  sur  les  yeux,  sur  les  cieux  de  mon  très  cher  Jésus  et  là, 
en  tout  temps,  vous  lécherez  les  perlettes  rosines  et  musserez 
dans  vos  tendres  cuissettes,  les  douceurs  confites  de  nectar  et 
de  miel  que  Tamour  y  fait  naître,  que  les  grâces  y  distillent 
en  fraîche  rosée  et  que  les  Zéphirs  pillotants  changent  en  sou- 
pirs pour  embaumer  notre  air  M 

Dom  Polycarpe  n'a  pas  le  monople  d'un  pareil  style.  Je 
pourrais  emprunter  à  d'autres  qu'à  lui  des  pages  plus  irri- 
tantes ".  Mais  c'est  déjà  trop  d'un  seul  exemple.  Aussi  bien 

(i)  Le  mystère  sacré  de  notre  rédemption...  par  Dom  Polycarpe  de  la 
Rivière  (1631),  p.  860. 

(2)  Cf.  par  exemple,  dans  VAntidotaire  sacré  de  Nicolas  Salicète... 
revu,  corrigé  et  augmenté  par  le  franciscain  Pierre  Andrieu  (1607) 
«  l'oraison  de  tous  les  membres  de  la  sacrée  Vierge  Marie  ».  Je  cite  ce 
livre  parce  qu'il  n'est  lui-même  que  l'adaptation  d'une  œuvre  plus 
ancienne  et  parce  qu'il  a  paru  avant  la  Philothée.  C'est  qu  en  effet  le  tra- 
vers que  nous  critiquons  ici  remonte  plus  loin  qu'aux  imitateurs  de  Fran- 
çois de  Sales.  L'histoire  en  serait  très  intéressante,  quoique  très  pénible. 
Tant  s'en  faut  du  reste  que  tout  soit  mauvais  dans  ce  livre  de  prières, 
exquis  par  endroits.  Corruptio  optimi  pessima.  Sur  la  délicieuse  et  toute 
sainte  tendresse  que  ces  maladroits  ont  ainsi  plus  ou  moins  sensualisée. 


328  l'humanisme    dévot 

de  tels  excès  ne  sont-ils  pas  nécessairement  le  fait  d'un 
cœur  efféminé,  d'une  vertu  molle.  Dom  Polycarpe  et  la 
plupart  de  ses  fades  émules  ne  cheminent  pas,  n'entendent 
pas  conduire  les  autres  par  «  une  voie  de  lait  et  de 
roses  )) .  Austères  et  doucereux  tout  ensemble,  ils  aiguisent 
le  piquant  de  leurs  ciiices  de  la  même  main  qui  pétrit  ces 
fondants  poisseux.  Bref,  il  n'y  a  là  sans  doute  que  les 
extravagances  d'une  préciosité  délirante.  Mais  enfin  les 
aberrations  du  goût  intéressent  toujours  plus  ou  moins 
la  prière  elle-même.  Si  rien  n'est  beau,  rien  aussi  n'est 
bon  que  le  vrai.  L'expression  que  ces  piètres  écrivains 
tâchent  de  donner  à  leur  piété  dépasse  ou  bien  les  senti- 
ments qu'ils  éprouvent,  ou  ceux  qu'ils  devraient  éprou- 
ver. D'où  le  caractère  malsain  de  pages  semblables, 
mauvaises  aux  esprits  solides  qu'elles  dégoûtent,  plus 
dangereuses  aux  imprudents  qu'elles  séduisent  et  qui 
voudront  les  vivre  à  leur  tour.  Sensiblerie  grossière  et 
basse  qui  d'un  côté  menace  de  rendre  la  dévotion  ridi- 
cule, qui,  de  l'autre,  l'avilit. 

Il  faut  distinguer  expressément,  mais  il  faut  aussi  rap- 
procher en  quelque  façon  du  vice  qu'on  vient  de  décrire, 
d'autres  misères  plus  menues,  plus  innocentes,  néan- 
moins fâcheuses.  Minauderies,  fausses  grâces,  efforts 
essoufflés  vers  le  bel  esprit,  ou,  au  contraire,  vers  la  can- 
deur, ou  vers  les  deux  à  la  fois.  Des  fleurs  partout  et 
quelles  fleurs  !  On  dirait  souvent  de  ces  effluves  nauséa- 
bonds qui  baignent  les  fabriques  de  parfumerie  et  leurs 
alentours.  Quelques-uns,  étriqués,  mes(piins,  semblent 
réduire  toute  la  dévotion  à  quelques  recettes  empiriques  ^ 

cf.  le  P  Rousselot  [Chrisius,  Paris,  1912,  p.  843,  sqq.).  Du  reste,  ce  genre 
tint  bon  plus  longtemps  qu  011  ne  pourrait  croire.  Cf.  par  exemple  la 
Dévote  salutation  aux  membres  sacrés  du  corps  de  la  glorieuse  Vierge 
Marie,  par  le  R.  P.  J.  H.,  capucin,  Paris,  1678. 

(i)  Tout  le  monde  connaît  le  jésuite  Paul  de  Barry  que  Pascal  a  carica- 
turé dans  la  neuvième  provinciale.  Bien  que  j'aie  personnellement  pou  de 
sympathie  pour  ce  bon  Père,  je  dois  affirmer,  eu  connaissance  de  cause, 
que  la  critique  foncière  que  Pascal  fait  de  son  œuvre  est  d'une  cruelle 
injustice.  M.  Mayuard  l'a    fort    bien   prouvé.  Il   n'est  pas   vrai,  mais  pas 


V I  E     I  N  T  K  H  1  E  U  H  E  :i'29 

D'autres  sont  franchement  cocasses  ;  ils  passent  du 
sublime  à  Tabsurde  avec  une  aisance  réjouie  qui  nous 
déconcerte,  ils  greffent  leurs  effusions  mystiques  sur  un 
pédantisme  extravagant \  Il  convient,  je  le  sais,  du  reste 
juger  tous,  non  pas  seulement  d'après  les  canons  litté- 
raires de  leur  époque,  mais  encore  en  se  mettant  à  leur 
point  de  vue  qui  n'est  pas  celui  du  monde".  Certes  on 
doit  permettre  ou  pardonner  beaucoup  à  la  simplicité  des 
âmes  pieuses,  mais  pas  la  bêtise,  laquelle  ne  peut  jamais 
avoir  rien  de  commun  avec  la  véritable  piété.  Il  est  bon 
de  redevenir  enfant,  mauvais  de  faire  des  enfantillages. 
Qu'on  se  garde  pourtant  d'exagérer.  Dès  l'aube  du 
xvii°  siècle,  le  ton  de  la  plupart,  des  meilleurs  du  moins, 
est  déjà  sérieux.  Nous  avons  critiqué  librement  les 
quelques  erreurs  du  P.  Binet,  mais  tels  de  ses  contem- 
porains,   de   ses    frères,    le    P.   Jacquinot    par    exemple, 

vrai  du  tout  que  le  P.  de  Barry  ait  jamais  présenté  «  des  pratiques  toutes 
matérielles,  comme  des  moyens  infaillibles  de  sanctification,  sans  qu'il 
fût  nécessaire  d'y  joindre  le  plus  petit  mouvement  du  cœur,  le  moindre 
effort  de  volonté  ».  Il  n  est  pas  vrai  non  plus  que,  prises  une  à  une,  les 
pratiques  que  le  P.  de  Barry  conseille  à  sa  Philagie,  soient  ridicules.  Il 
me  semble  néanmoins  que  cette  direction  menue  risque  de  rapetisser 
quelque  peu  la  dévotion.  Quelle  différence,  à  ce  point  de  vue,  entre  Fran- 
çois de  Sales,  le  P.  Jacquinot,  le  P.  Saint-Jnre  d'un  côté  et  le  P.  de  Barry 
de  l'autre;  entre  Philagie  et  Philolhée.  Confessons  au  demeurant  que  Pas- 
cal a  bien  choisi  sa  victime.  Simplet,  béat,  le  Père  a  le  don  d'égayer  tout 
ce  qu'il  touche.  On  dirait  qu'il  le  fait  exprès.  Mais  non,  s'il  n'a  pas  de 
talent,  c'est  de  tout  son  cœur.  Il  est  né  un  peu  ridicule,  mais  non  patelin 
—  et  cela  sans  doute  vaut  mieux  pour  sa  gloire.  C'est  lui  peut-être  qui  a 
donné  à  Pascal  la  première  idée  du  jésuite  des  Provinciales.  Lisez  plutôt 
ces  deux  lignes  de  lui  «  Philagie,  que  vous  dit  le  cœur?...  vous  voilà 
toute  prête  à  faire  aujourd'hui  quelque  coup  digne  de  l'amour  que  vous 
avez  pour  Jésus  et  pour  les  pauvres.  Que  si  vous  n'avez  pas  de  quoi,  ou 
même  tant  de  bonne  volonté  que  je  désirerais  bien,  je  suis  homme  a  trou- 
ver DES  EXPÉDIENTS  PARTOUT  »  [L'Année  sainte  ou  V instruction  de  Philagie, 

I,  P-97)- 

(i)  C'était  là  du  reste  un  défaut  assez  commun  parmi  les  moralistes, 
même  profanes,  de  cette  époque.  S'ils  ont  du  génie,  ce  défaut  devient 
charmant.  Ainsi,  le  délicieux  auteur  de  la  Religio  medici,  sir  Thomas 
Browne  (cf.  là-dessus  une  page  excellente  de  Leslie  Stephen  [Hours  in  a 
library,  ï,  p.    286  sqq.). 

(2)  M.  Hauréau,  grand  savant,  mais  d'esprit  très  positif,  oublie  cette 
consigne  élémentaire.  Il  trouve  grotesques  des  pages  qui  ne  paraîtront 
qu  édifiantes  à  une  âme  pieuse.  Cf.  sa  notice  de  Jean  Boucher  [Histoire 
littéraire  du  Maine,  II,  p.  164  sqq.).  Certes  Boucher  est  souvent  ridicule, 
moins  pourtant  qu'Hauréau  ne  le  pense. 


33o  l'humanisme    dévot 

écrivent  déjà  avec  une  sobriété,  une  décence  parfaite  ^ 
Ainsi  le  feuillant,  Dom  Sans  de  Sainte-Catherine  ^  Je 
nomme  ce  dernier,  entre  plusieurs  autres,  parce  que  sainte 
Chantai  retrouvait  en  lui  l'esprit  même  de  François  de 
Sales.  Dom  Sans  néanmoins  ne  sourit  jamais  :  il  est  d'une 
gravité  presque  trop  sévère.  Ce  n'étaient  donc  pas  les 
fleurettes,  les  enjolivures  salésiennes  que  les  âmes  vrai- 
ment dévotes  de  ce  temps-là  prisaient  le  plus  dans  la 
Philothée.  Quand  il  fut  question  de  publier  la  correspon- 
dance de  François  de  Sales,  sainte  Chantai  aurait  même 
voulu  qu'on  fauchât  ces  floraisons  trop  charmantes. 

Vous  ferez  bien,  disait-elle,  de  retrancher  les  lettres  de 
compliment,  s'il  y  en  a  de  trop.  Car  il  en  faut  laisser  quelque 
peu,  à  ce  que  Ton  dit,  afin  que  Ton  voie  le  bel  esprit  de  ce 
saint  en  tout  ^. 

Son  «  bel  esprit  »,  c'est-à-dire,  en  somme,  le  moins 
rare,  le  dernier  de  ses  dons.  Quoiqu'il  en  soit,  candide, 
fleurie  au  début  du  siècle,  mais  déjà  sérieuse  et  virile,  la 
dévotion  devient  plus  grave,  plus  auguste,  à  mesure  que 
le  vaste  mouvement  de  rénovation  religieuse  que  nous 
racontons  étend  ses  conquêtes.  On  s'en  rendra  mieux 
compte  quand  nous  étudierons  les  grandes  œuvres  spiri- 
tuelles qui  ont  paru  chez  nous  de  1620  à  i65o  et  qui  n'ont 
pas  encore  été  dépassées.  Laissant,  pour  l'instant,  les 
maîtres  eux-mêmes,  nous  interrogerons  sur  ce  point 
quelques  personnages  moins  importants,  des  gens  de 
lettres,  des  poètes.  Ni  les  uns  ni  les  autres  de  ceux  que 
j'ai  choisis  n'ont  passé  par  Port-Royal.  On  verra  pourtant 
que  leur  vie  intérieure  ne  manque  pas  de  sérieux. 

II.  Hommes  de  lettres  ou  poètes,  ces  laïques  ne  redou- 
taient pas  le  recueillement,  la  retraite,  la  solitude.  Je  ne 

(i)  Cf.  par  exemple  son  Adresse  chrétienne  pour  vivre  selon  Dieu  dans 
le  monde  (1628).  Un  peu  sec,  peut-être,  c'est  un  livre  excellent. 

(2)  Cf.  Œuvres  spirituelles  du  R.  P.  Sans  de  Sainte-Catherine.  Encore 
un  livre  parfait. 

(3)  Œuvres  de  sainte  Chantai,  II,  p.  538. 


VIE     INTÉRIEURE  33l 

parle  naturellement  pas  de  ceux  qui,  diables  ou  non,  jeunes 
ou  vieux,  jurent  de  se  faire  ermites.  Simple  jeu  poétique, 
transposition  purement  littéraire  d'un  des  thèmes  amou- 
reux que  l'irrévérencieuse  Pléiade  avait  elle-même 
emprunté  aux  habitudes  chrétiennes.  On  connaît  Termi- 
tage  d'amour  chanté  par  Desportes  : 

Je  me  veux  rendre  ermite  et  faire  pénitence, 
De  l'erreur  de  mes  yeux  pleins  de  témérité. 
Dressant  un  ermitage  en  un  lieu  déserté 
Dont  nul  autre  qu'Amour  n'aura  la  connaissance... 

Et  toujours,  pour  prier,  devant  mes  yeux^  j'aurai 
La  peinture  d'Amour  et  les  yeux  de  ma  Dame  ^ 

On  peut  broder  indéfiniment  là-dessus  des  strophes 
moins  profanes  mais  qui  ne  paraîtront  pas  nécessaire- 
ment beaucoup  plus  dévotes. 

Adieu  mes  chers  amis,  adieu  douce  demeure 
Adieu  plaisirs  mondains  par  trop  délicieux 
Je  m'en  vais  rendre  ermite, 

ainsi  parle  le  mousquetaire  pétrarquisant  qui  a  publié 
en  1604  la  Muse  guerrière. 

(i)  Diane,  II,  YIII.  Cette  utilisation  et  profanation  littéraire  des  choses 
sacrées  n'est  donc  pas  un  travers  moderne,  comme  plusieurs  semblent  le 
croire.  On  pourrait  en  citer  d'autres  exemples.  Ainsi  pour  les  ermites 
d'amour,  cette  élégie  de  Motin 

Je  cherche  un  lieu  désert  aux  mortels  inconnu 
Où  berger  ni  troupeau  ne  soit  jamais  venu, 
Dans  le  sein  ténébreux  des  roches  ombragées 
D'éternelles  forêts  de  dix  siècles  âgées, 
Bois  sacrés  à  l'horreur,  noirs  ennemis  du  jour... 
Là  je  veux,  dans  le  creux  de  quelque  vieux  rocher... 
Creuser  un  temple  obscur  à  faire  ma  demeure, 
Amoureux  pénitent,  jusqu'à  tant  que  je  meure. 

Il  ne  fait  du  reste  que  paraphraser  Desportes,  mais  il  file  sa  métaphore 
avec  plus  de  ténacité. 

Mon  corps  pâle  et  défait  se  traînera  vêtu 

De  l'écorce  d'un  tronc  par  l'orage  abattu. 

Le  nombre  des  vertus  d'une  telle  déesse 

Sera  le  chapelet  que  je  dirai  sans  cesse. . .  etc. ,  etc. 

Les  délices  de  la  poésie  française...  (1618),  p.  654,  sqq. 


132  l'humanisme    dévot 

Le  nom  de  Tauteur  n'est  pas  sur  la  couverture  du  livre, 
mais  on  ne  tarde  pas  à  l'apprendre. 

Je  m'appelle  Trellon,  ma  maîtresse,  Sylvie  ^ 

La  raison  qui  le  décide  à  quitter  le  monde  n'est  pas  des 
plus  saintes.  Sylvie  le  croit  d'humeur  légère.  Elle  chan- 
gera d'avis,  mais  trop  tard  pour  elle,  quand  elle  le  saura 
«  dans  le  creux  d'un  rocher  »,  mangeant  «  toujours 
debout  »,  et 

Battant  son  estomac  d'un  grand  roc  endurci. 

Néanmoins,  ermite  pour  de  bon  : 

Lorsque  son  cœur  ira  d'amour  ressouvenant 
//  lui  fera  sentir  un  long  fouet  bien  poignant. 

Une  fois  maté,  il  aura  tout  le  temps  d'admirer  sa 
«  haute  montagne  ». 

Là,  saintement  ravi,  contemplant  ce  grand  tour 
Il  se  promènera  tant  que  luira  le  jour. 

Avant  de  partir,  ce  qui  le  désole,  c'est  que  ni  ses  amis 


(i)  La  muse  guerrière  dédiée  à  M.  le  comte  d'Aubijoux.  Trellon  est  un 
disciple  de  Desportes,  de  Baïf,  de  Bertaut,  de  Duperron,  tour  à  tour 
sentimental  et  capitaine  Fracasse.  «  //  chante  à  la  soldade  et  selon  son 
humeur.  »  Qu'on  l'admire,  ou  bien  qu'on  redoute  sa  rapière  ; 

Qui  que  tu  sois,  lecteur,  avant  que  me  reprendre 
Pense  bien  si  je  taux  en  ces  vers  que  j'écris, 
Je  porte  à  mon  côté  ma  réponse  pour  rendre 
Confus  en  un  moment  les  plus  savants  esprits. 

Muse  guerrière  comme  on  le  voit.  Voici  comme  il  parle  à  sa  belle  : 

Vous  ne  le  voulez  pas,  dites  par  votre  foi... 
La  chose  d'ici-bas  la  plus  douce  et  plus  belle 
Vous  ne  la  voulez  pas  ?  Hé,  dites-moi  pourquoi. 

Ou  encore  : 

Madame,  rien  n'est  vrai  de  ce  qu'on  vous  a  dit. 

Le  personnage  étant  peu  connu,  on  me  pardonnera  de  le  saluer  en  pas- 
sant. 11  en  est  de  plus  misérables. 


TÏE     INTÉRIEURE  3^'^ 

ni  Sylvie  elle-même  ne  voudront  pas  oroire  à  sa  conver- 
sion : 

Je  sais  bien  qu'on  dira,  lisant  mon  ermitage, 
Comment  dans  peu  de  temps  je  suis  venu  si  sage, 
Je  sais  bien  qu'on  dira:  Trellon  était  ceci, 
Trellon  était  cela,  Trellon  vivait  ainsi. 

Mais  il  a  de  quoi  les  convaincre  tous.  Au  plus  haut  de 
sa  montagne,  il  fera  un  feu  de  joie  avec  tous  ses  livres 
d'amour.  Le  moyen  de  ne  pas  le  prendre  au  sérieux, 
devant  ce  bûcher  d'Hercule? 

Sylvie  a  raison  pourtant  et  nous  qui  voulons  prouver  que 
Port-Royal  n'a  pas  inventé  l'ermitage  intérieur,  nous  n'op- 
poserons pas  à  Sainte-Beuve  l'autorité  de  Trellon.  Il  est 
tout  de  même  assez  remarquable  que  la  montagne,  le  désert, 
les  vastes  solitudes  effarouchent  si  peu  la  muse  de  cette 
époque.  Tout  n'est  pas  littérature  dans  les  poèmes  où 
furent  alors  célébrés  les  avantages  de  la  retraite.  Les  deux 
natures,  la  petite  etla  grande,  l'allée  de  saules  et  les  rochers 
effroyables,  on  aimait  vraiment,  on  comprenait  tout  cela 
beaucoup  plus  que  les  historiens  de  notre  littérature  ne 
semblent  le  croire.  Malgré  son  orgueil  et  son  ambition,  Bal- 
zac a  vécu  plus  de  vingt  ans  loin  des  villes  et  «  très  satis- 
fait »  de  sa  condition.  Il  avait  son  allée  de  saules  :  un  petit 
canal,  «  la  plus  secrète  partie  de  son  désert  ».  «  Pour  peu 
que  je  m'y  arrête,  disait-il,  il  me  semble  que  je  retourne  en 
ma  première  innocence.  »  Que  la  solitude  lui  ait  été  bonne. 
Tait  rendu  très  sérieusement  chrétien,  pour  ma  part  je  n'en 
doute  pas\  Plus  jeune  que  Balzac,  mais  beaucoup  plus 
«Louis  XI II  ))  que  lui,  le  grand  humaniste  normand,  Moisant 
de  Brieux,  n'avait  de  l'esprit,  disait-il  lui-même,  que  dans 
sa  maison  des  champs  qui  s'élevait  seule  au  bord  de  l'Océan. 

Du  côté  que  la  mer  seulement  retenue 
Par  la  secrète  loi  qui  bride  sa  fierté 

(i)   Cf.  Sabrié.  l.es  idées   religieuses  de  J.   L.    Guez  de  Balzac,  Paris, 
1913,  pp.  58,  59. 


334  l'humanisme    dévot 

Flue  et  reflue  au  bord  d'une  campagne  nue, 
Et  montre  vastement  son  affreuse  beauté, 
La  maison  de  Brieux,  seule  à  perte  de  vue^.. 

En  i655,  un  anthologiste  publiait  un  «  recueil  des  plus 
beaux  vers  latins  et  français  sur  la  solitude  »  auquel  il 
donnait  pour  titre  :  Le  Paradis  terrestre  ou  emblèmes 
sacrés  de  la  solitude  dédiés  au  saint  Ordre  des  Chartreux. 
Un  de  ces  poèmes,  la  Retraite  d'Alcippe  ne  contient  pas 
moins  de  dix  odes  à  la  gloire  de  la  Chartreuse  et  de  son 
paysage  sublime  ^. 

Comparés  aux  délices  d'un  pareil  séjour,  que  peuvent 
être  les  jours  «  d'un  homme  savant  » 

A  l'ombre  d'un  saule  rêvant  ? 

Ce  ne  sont  pas  de  très  beaux  vers,  mais  ils  surprennent 
agréablement  le  lecteur  moderne. 

Parmi  ces  monts  audacieux 

Qui  servent  de  limite  aux  Gaules 

Et  qui  semblent  porter  les  cieux 

Sur  la  cime  de  leurs  épaules, 

Est  un  grand  parc  de  monts  chenus 

Couronnés  de  rochers  cornus  ^... 

Leucippe  aime-t-il  ce  tableau  sauvage?  Peut-être,  mais 
certainement  il  en  est  ému.  Les  sous-bois  ténébreux  le 
prennent  aussi. 

Ce  n'est  pas  ici  que  la  nuit 
Ramène  l'aube  et  le  silence; 
Le  jour  est  comme  elle  sans  bruit. 
Sans  lumière  et  sans  violence. 

(i)  Mémoires  de  l'Académie . ..  de  Caen  (1872),  p.  49?  5o. 

(2)  La  plupart  des  poèmes  contenus  dans  ce  recueil  étaient  imprimés 
pour  la  première  fois.  On  trouve  là  les  divers  emblèmes  de  la  solitude 
chrétienne,  chacun  illustré  par  une  gravure  (cloche  ;  ruche  ;  chrysalide  ; 
rivière,  etc.,  etc.).  La  retraite  d'Alcippe  est  de  Perrin.  N  ayant  plus 
l'exemplaire  sous  la  main,  je  ne  puis  affirmer  que  ce  dernier  poème 
fasse  partie  intégrante  du  recueil.  Peut-être  a-t-il  été  ajouté  au  Paradis 
par  un  amateur  de  solitude.   Il  y  a  eu  d'autres  recueils  du  même  genre. 

(3)  Ode  seconde,  toute  consacrée  à  la  description  de  la  Chartreuse. 


VIE     INTÉRIEURE  335 

Sous  le  couvert  des  pins  touffus. 
Les  yeux  aveuglés  et  confus 
Percent  à  peine  dans  les  ombres, 
Et  sur  les  sommets  colorés 
Discernent  quelques  feux  dorés 
Au  milieu  des  ramages  sombres*. 

Balzac  loue  son  petit  canal  «  d'imposer  silence  aux  plus 
grands  parleurs  aussitôt  qu'ils  s'en  approchent  »  et  de  les 
faire  «  rêver  ))'\  Ainsi  notre  Leucippe  dans  les  forêts  de 
la  Chartreuse. 

Cet  organe  faible  et  suspect, 
Cette  cajoleuse  indiscrète, 
La  langue,  en  ce  lieu  de  respect, 
Est  toujours  paisible  et  secrète. 

Plus  loin,  il  esquisse  un  Granet,  montrant  les  religieux 
«  dans  un  sombre  chœur  », 

Les  bras  croisés,  les  yeux  modestes. 

Ces  vieux  écrivains  nous  ressemblent  plus  qu'on  ne 
pense.  Le  pittoresque  monacal  les  frappe  tout  comme  nous. 

Parfois  dans  la  belle  saison, 

L'on  voit  la  troupe  sainte  et  blanche, 

(i)  J'ai  trouvé  dans  un  sermon  du  P.  Cortade  un  autre  sous-bois  qui 
m'a  paru  remarquable  et  que  je  me  permets  de  transcrire,  pour  attirer  l'at- 
tention sur  ce  prédicateur  d'un  goût  douteux  mais  qui  a  parfois  d'admi- 
rables élans.  «  Rc^elabit  condensa...  Pour  nous  en  tenir  autant  qu'il  se  peut 
au  sens  naturel  de  ce  passage  :  après  que  l'orage  a  secoué  une  forêt,  ce 
qu'il  y  avait  de  plus  sombre  au-dedans  vient  à  paraître.  Le  soleil...  y 
entre  par  les  brèches  que  le  vent  a  faites.  Des  troncs  abattus  et  des 
branches  emportées  dans  le  plus  épais  du  gaignage,  y  laissent  voir  les 
objets.  Ces  feuillages  unis  semblaient  se  déclarer  contre  la  lumière,  mais, 
pompeuse  et  triomphante,  elle  en  fait  des  ennemis  désarmés,  dès  que 
l'effort  d'un  vent  impétueux  les  a  pu  diviser.  Ils  faisaient  de  leurs  cheve- 
lures vertes  comme  un  bouclier  opposé  à  l'or  de  ces  beaux  rayons.  Mais, 
revelabil  condensa...  Les  orgueilleux  rameaux  qui  semblaient  menacer  le 
ciel  balaient  la  terre,  et  le  jour,  si  cette  expression  m'est  permise,  en 
conquérant  heureux  et  politique,  casse  les  privilèges  de  cette  rebelle 
nuit.  Messieurs,  pardonnez  à  ce  tour  de  paraphrase  qui  semble  un  peu 
poétique  et  qui  tient  du  Parnasse  presque  autant  que  du  Calvaire.  » 
Octave  du  Saint- Sacrement...  par  le  K.  P.  Germain  Cortade...,  pp.  88,  89. 

(2)   Cf.  Sabrié,  loc.  cit.,  p.  69. 


336  L  humanismp:    dfivot 

Qui  dégorgeant  de  sa  prison, 
Parmi  les  montagnes  s'épanche  \., 

Il  y  aurait  encore  beaucoup  à  dire  sur  l'intelligence 
émue  qu'on  avait  alors  des  vastes  solitudes,  sur  ce  qu'on 
pourrait  appeler  la  sanctification  du  paysage.  Tout  refleu- 
rissait en  cet  heureux  temps.  Les  ermites,  balayés  par  la 
tourmente  des  guerres  civiles,  reprenaient  possession  de 
leurs  ermitages.  On  saluait  de  loin  avec  piété,  avec  une 
malice  mêlée  de  quelque  terreur,  leur  silhouette  jadis 
familière'.  Les  pèlerinages  saccagés,  abandonnés,  se  rele- 
vaient de  leurs  ruines,  accueillaient  des  foules  innombra- 
bles. Chacun  de  ces  lieux  sacrés  avait  son  historien,  son 
poète.  Dans  l'esprit,  l'imagination,  le  cœur  de  ces  humbles 
topographes  s'épanouissait  un  romantisme  ingénu. 


(i)  Je  ne  cite  qu'un  seul  exemple  dans  chaque  genre,  mais  si  La 
retraite  d' Alcippe  ne  m'avait  paru  préférable,  j'aurais  pu  choisir  aussi  le 
Divertissement  d  Ergaste  (Liège,  1642)  qui  a  tout  à  fait  le  même  objet. 
L'auteur  (Breusché  de  la  Croix)  célèbre,  en  prose  et  en  vers,  sa  propre 
solitude  et  le  «  saint  désert  de  Marlagne,  proche  de  Namur,  habité  par 
les  révérends  Pères  Carmes  déchaussés  ». 

(2)  Comment  n'a-t-on  pas  encore  écrit  sur  les  ermitages  au  xvii*^  siècle, 
une  thèse  de  doctorat,  un  livre  ?  Imagine-ton  plus  curieux,  plus  riche 
sujet,  riche  non  seulement  en  beaux  exemples  d'édification,  mais  en 
drames  de  tout  genre  ?  Camus  avait  composé  un  roman  pour  apprendre 
aux  fidèles  le  moyen  de  distinguer  entre  bon  et  mauvais  ermite.  On 
trouvera  dans  mon  livre  :  La  Provence  mystique  au  xvii*^  siècle  (Paris. 
1906)  deux  lètes  d'ermites  assez  caractéristiques.  Les  ermites  du  mont 
Yaléricn  sont  fameux.  Nous  les  retrouverons  dans  l'histoire  de  la  réforme 
bénédictine.  Cf.  La  vie  de  l  ermite  de  Compiègne...,  Paris,  1692.  Cet 
ermite  était  né  à  Poissy  en  1617.  Il  était  filleul  de  Michel  de  Marillac. 
A  seize  ans,  soldat.  Capitaine  de  cavalerie,  pendant  quinze  ans.  «  Un 
officier,  très  brave  homme,  fut  tué  dans  une  rencontre.  René  se  trouva 
présent  lorsqu'on  porta  cette  nouvelle  au  général  qui  dit  seulement  en 
l'apprenant:  «  le  pauvre  garçon!  j'en  suis  fâché  »,  et  incontinent  après 
parut  l'oublier.  »  Cette  vive  preuve  de  notre  néant  le  convertit.  Il  com- 
mença par  une  vie  de  pèlerinages.  Trois  fois  à  Rome.  Puis,  il  s'ins- 
talle sur  le  haut  du  mont  Saint-Marc,  à  Compiègne.  Il  allait  à  la  messe 
chez  les  célestins  de  Saint -Pierre- en -Chartre,  et  était  aussi  fort  bien 
accueilli  par  les  jésuites  qui  avaient  près  de  là  une  maison  de  cam- 
pagne, Marie-Thérèse  l'alla  voir  deux  fois.  Le  duc  du  Maine  lui  donna 
une  pendule.  Il  eut  quelque  temps  avec  lui  des  «  officiers  »  qui  avaient 
été  jadis  de  sa  connaissance.  Leur  vocation  éréuiitique  ne  tint  pas.  Il 
mourut  en  1691. 

Picot  {Essai  historique  sur  Vinfluence  de  la  religion  en  France  pendant 
le  AVL/^  siècle,  I,  pp.  iio,  261  ;  II,  pp.  3o'2,  jo8)  donne  des  indications, 
mais  tout  cela  n'est  rien  à  côté  des  trésors  qui  dorment  dans  les  archives. 


VIE     INTÉRIEURE  337 

î^e  lieu  de  Guaraison,  écrivait  Molinier  vers  1646,  a  des 
attraits  particuliers...  pour  disposer  les  cœurs  les  plus  endur- 
cis à  la  douleur,  aux  larmes,  à  la  confession  de  leurs  offenses. 
Les  forêts,  la  solitude,  les  fougères,  la  stérilité  des  campagnes, 
la  face  triste  de  la  terre  qui  se  présente  tout  autour,  le  ciel 
qui  semble  pleurer  h  cet  objet,  le  vallon  enfoncé  sous  les  coteaux 
arides  et  secs,  la  chapelle  au  fond  du  vallon,  les  ermitages, 
les  arbres,  les  montjoyes,  le  silence,  l'horreur  qui  environne 
la  chapelle,  sont-ce  pas  autant  de  semonces  de  récollection, 
autant  d'aiguillons  d'un  saint  repentir,  autant  de  tableaux  où 
l'image  de  la  contrition  est  empreinte? 


0  1 


Je  pourrais  citer  bien  d'autres  exemples,  qui  rendent 
le  même  son,  mais  qui  nous  maintiendraient,  plus  qu'il 
ne  convient,  sur  les  frontières  de  la  vraie  solitude  chré- 
tienne. Nombre  de  poètes  allaient  plus  avant  et  leur  soli- 
tude était  prière.  Le  jardin  sacré  de  Vâme  solitaire^  qui  a 
pour  auteur  Antoine  de  Nervèze  et  qui  parut  dans  les  der- 
nières années  du  xvi*^  siècle,  est  un  de  ces  petits  livres,  à 
demi  religieux,  à  demi  littéraires,  qu'on  peut  lire  dans  une 
église  et  non  sans  profit.  On  n'attendait  pas  cela  de  Ner- 
vèze, polygraphe  médiocre  et  dont  plusieurs  écrits  sont 
assez  éloignés  du  genre  pieux.  Mais  quoi,  lui-même  nous 
avertit  de  ne  pas  juger  a  la  qualité  religieuse  du  pré- 
sent ))  qu'il  nous  fait,  sur  «  la  profession  mondaine  du 
donateur  ».  «  Il  n'est  pas  incompatible,  ajoute-t-il,  qu'un 
naturel  mondain  conçoive  quelquefois  des  pensées  dévotes 
et  que  des  lèvres  impures  prononcent  des  choses  saintes  ». 
Pour  moi,  le  livre  est  d'une  sincérité  manifeste-.  Lui 
aussi,  mais  avec  beaucoup  plus  de  délicatesse  que  Trellon, 


(i)  Ae  lys  du  Val  de  Guaraison...  par  M.  E.  Molinier...  (1646),  p    747. 

(2)  M.  Gustave  Reynier,  dans  son  docte  livre  :  Le  roman  sentimental 
avant  VAstrée,  rencontre  vingt  fois  Nervèze.  Cf.  notamment,  pp.  266, 
266.  Il  n'avait  du  reste  pas  à  étudier  son  jardin  sacré  qui  n'est  pas  un 
roman,  et  qui  m'explique,  mieux  que  les  romans  de  Nervèze,  la  curieuse 
réputation  de  styliste,  de  chef  décole,  qu'on  avait  faite  à  cet  écrivain.  La 
vie  de  Nervèze  est  mal  connue  et  ses  livres  sont  introuvables.  Avec  le  jar- 
din, je  n'ai  lu  de  lui  que  sa  Jérusalem  assiégée,  faible  imitation  de  Tasse, 
et  ses  épîtres  morales.  Ce  dernier  livre,  très  inférieur  au  jardin,  ne  pré- 
sente rien  de  bien  curieux. 

I.  22 


338  l'humanisme    dévot 

il  fait   se  rencontrer  au  désert  l'amour  de  la  créature  et 
l'amour  de  Dieu. 

Bien  que  l'amour  divin  et  celui  du  monde  soient  différents 
en  leurs  sujets,  si  est-ce  qu'ils  ont  quelque  ressemblance  aux 
accidents,  soit  en  l'humeur  solitaire  qu  ils  inspirent,  ou  aux 
agréables  peines  qu'ils  font  souffrir  ;  parce  que  la  solitude 
n'estautre  chose  que  se  plaire  avecsoi-mème,  pour  être  paisible 
h  penser  à  l'objet  aimé  ;  et  les  douces  tristesses  qui  l'accompa- 
gnent ne  procèdent  que  d'un  désir  violent  du  bien  que  Ion 
pourchasse,  chose  qui  est  convenable  à  ceux  qui  sont  heureuse- 
ment épris  de  l'amour  du  Tout-Puissant,  lesquels  cherchent 
les  déserts  pour  penser  paisiblement  en  lui  et  endurer  des 
travaux  en  attendant  la  jouissance  de  ses  grâces. 

La  solitude  l'a  converti.  A  l'heure  même  où  ses  «  pre- 
mières amours  »  le  possédaient  encore,  et  dans  ces  lieux 
écartés  où  il  discourait  de  sa  passion  trop  humaine,  déjà 
Dieu  lui  «  parlait  souvent...  par  ses  inspirations  »  ;  un 
ange  le  prenait  par  la  main,  le  conduisant  dans  la  direc- 
tion du  jardin  sacrée  II  s'est  laissé  faire;  il  ne  s'est  pas 
révolté  contre  les  premières  difTicultés  de  «  la  vie  con- 
templative ».  Les  nouveaux  convertis,  dit-il  avec  une  tou- 
chante justesse,  envoient  au  ciel  «  plutôt  les  sens  que 
l'esprit  ».  De  quel  droit  se  dépiteraient-ils  «  contre  Dieu 
pour  ne  s'être  voulu  laisser  voir  à  leur  sensualité  »  "  ?  Les 
mondains,  de  leur  côté,  comment  ne  mépriseraient-ils  pas 
les  douceurs  de  la  solitude  pieuse? 

Il  les  estiment  des  plaisirs  supposés,  croyant  que  les  déserts 
ne  peuvent  produire  que  des  fruits  sauvages.  Comme  ils  sont 
charnels,  aussi  ne  cherchent-ils  que  ce  qui  est  plus  propre  à  la 
chair  qu'à  Tâme  ;  ne  considérant  pas  que  ce  n'est  point  dans 
les  feuilles  et  les  branches  de  nos  déserts  que  nous  cueillons 
nos  douceurs,  ains  en  ce  grand  et  fertile  arbre  de  vie  où  pen- 
dent pour  fruits  des  consolations  spirituelles^. 

(i)  Le  jardin  sacré,  pp.  67,  58. 

(2)  Ib.,  pp.  67,  68. 

(3)  //>.,  pp.  68,  69. 


VIE     INTÉRIEURE  3^9 

Sa  phrase  n'en  finit  pas,  sa  pensée  manque  de  moelle  ; 
il  a  néanmoins,  je  ne  sais  comment,  une  façon  à  lui  de 
nous  faire  réaliser  la  «  sourde  industrie  »  des  inspira- 
tions divines,  ce  travail  profond  dont  les  «  signes  mornes  » 
ne  paraissent  pas  «  en  la  disposition  muette  du  corps  » 
et  qui  «  ne  se  peut  accorder  à  riiumeur  remuante  de 
l'homme  actif»  \  La  religion  de  Nervèze  est  bien  celle  de 
nos  humanistes,  paisible,  confiante.  La  solitude  ne  Ta  pas 
assombrie. 

(Les  Hébreux)  vous  estimaient  terrible  et  furieux,  —  c'est 
une  de  ses  prières  —  et  prenaient  l'effroi  de  vos  foudres  et  de 
vos  tonnerres  :  n'osant  parler  à  vous  que  par  la  bouche  de 
leur  conducteur.  Et  nous  vous  croyons  si  doux  que  c'est  à 
vous-même  que  nous  adressons  nos  vœux  et  nos  prières;  non 
avec  ces  craintes  serviles  qui  font  plutôt  haïr  qu'aimer,  ni 
avec  ces  défiances  tyranniqu  es  qui  font  plus  craindre  qu'espérer... 
Non,  en  craignant  à  cause  de  vous,  car  vous  êtes  trop  bon,  non 
en  espérant  à  cause  de  nous,  car  nous  sommes  trop  méchants, 
mais  pour  partager  ces  deux  contraires  à  votre  miséricorde  et 
à  votre  justice.  A  vous  donc,  mon  Dieu,  s'adressent  ces  dévotes 
conceptions  de  mon  âme.  C'est  à  vous  à  qui  je  parle  ;  c'est 
vous  que  j'ai  offensé  et  c'est  de  vous  que  j'attends  la  consola- 
tion et  le  repos  de  mes  jours,  si  travaillés  des  nuits  et  des 
ennuis  de  cette  vie  ^. 

Même  comme  écrivain,  Nervèze  nous  intéresse.  Styliste 
raffiné  chez  qui  l'on  rencontre  des  jeux  de  plume  que 
nous  aurions  cru  d'hier  (les  nuits,  les  ennuis)  et  par  mo- 
ments d'une  musique  très  douce,  d'un  rythme  parfait. 

Ainsi,  ô  Jérusalem,  tu  as  perdu  la  splendeur  de  ton  empire. . . 
Tes  habitants  en  qui  tu  voulais  être  vénérée  et  vénérable, 
bannis  de  tes  murailles,  te  réclament  pitoyablement  en  cette 
contrée  lointaine  ;  nous  t'appelons  à  toute  heure,  disant  :  où 
êtes-vous,  notre  mère,  nos  plaisirs  et  nos  ébats?  Vos  enfants, 
dénués  de  leur  liberté,  n'ont  autre  sujet  en  leur  pensée  que 
votre  veuvage.   Nous  crions,  nous  crions,  et  nos  voix  qui  s'ac- 

(i)  Le  jardin  sacré,  p.  69. 
(2)  Ib.,  pp.  148,  i49- 


34o  l'humanisme     DÉVOT 

cordent  à  la  douleur  n'ont  autre  réponse  que  le  résonnement 
de  ces  vallées.  Nous  demandons  à  nous-mêmes  :  où  sont  les 
campagnes  que  nos  yeux  voulaient  voir,  ces  eaux,  ces  fleurs  et 
ces  hauts  édifices  qui  s'offraient  ordinairement  pour  objet  à 
notre  vue,  cette  douce  terre  de  promission  donnée  à  nos  pères  *  ? 

Les  miraculeuses  ressources  de  notre  langue  !  En  iSgS, 
après  Rabelais,  après  Amyot,  Antoine  de  Nervèze  la  plie 
à  des  harmonies  qui  semblent  toutes  nouvelles.  Jeune, 
souple,  libre  encore  du  corset  d'airain  qu'on  ne  tardera 
pas  à  lui  mettre,  elle  se  donne  à  ce  chétif  qui,  du  moins, 
n'est  pas  un  tyran. 

Soixante  ans  plus  tard,  c'est-à-dire  au  moment  où  l'évo- 
lution que  nous  racontons,  pleinement  achevée,  a  déjà 
fléchi  sous  la  poussée  des  forces  contraires,  un  des  der- 
niers poètes  de  l'humanisme  dévot,  et  non  le  moindre, 
publie  à  son  tour  un  petit  recueil  de  méditations  dont  le 
titre  plus  humble,  plus  grave  rappelle  pourtant  le  jardin 
sacré  de  V âme  solitaire.  Je  veux  parler  du  chef-d'œuvre  de 
Brébeuf,  et  d'un  des  plus  beaux  livres  de  notre  littéra- 
ture pieuse,  des  entretiens  solitaires^ . 

A  l'exception  de  quelques  fervents,  personne  chez  nous 
ne  connaît  ce  livre.  Boileau  ne  l'avait  pas  lu.  Guidés  par 
une  heureuse  étoile,  nous  le  découvrons  toujours  trop 
tard  et  nous  restons  alors  stupéfaits  que  nos  maîtres 
religieux  aient  négligé  de  nous  vanter  cette  œuvre  si 
profondément  chrétienne  et  d'une  si  haute  poésie.  A 
quatorze  ans,  mon  professeur  d'humanités  nous  révélait 
Prudence.  Hélas  !  je  n'étais  plus  jeune,  quand  j'ai  ren- 
contré Brébeuf.  Encore  Prudence  est-il  délicieux,  mais 
que  de  méchants  livres  soi-disant  dévots  ne  nous  a-t-on 
ou  recommandés  ou  laissé  lire,  qui  nous  faisaient  désap- 
prendre   et    le   français    et  la    prière.   Imaginez    Brébeuf 

(i)  Le  jardin  sacré,  pp.  8i,  8i. 

(2)  La  première  édition  est  de  1660.  D'après  M.  Harmand  [Essai  sur  la 
vie  et  les  œuvres  de  Georges  de  Brébeuf^  Paris,  1897),  l'ouvrage  aurait  été 
composé  en  i656. 


VIEINTÉRTEURE  34 1 

anglican.  Ses  ^///re/te/z^  seraient  aujourd'hui  indéfiniment 
réédités  par  la  Society  fer  promoting  Christian  Knowledge 
ou  par  d'autres,  comme  le  Temple  àe  G.  Herbert,  la  Chris- 
tian ïearde  Keble  et  le  Gerontius  de  Newman.  «  On  trouve 
dans  les  entretiens  solitaires^  écrit  un  lettré  des  plus 
fins,  sous  la  forme  d'un  noble  lyrisme,  les  élévations, 
les  intimités  d'une  âme  repentante  et  apaisée.  Je  ne  con- 
nais pas  de  plus  beaux  vers  chrétiens,  au  xvii^  siècle, 
parmi  ceux  qui  se  dégageant  de  toute  traduction  (Cor- 
neille, Racine)  ont  un  caractère  essentiellement  person- 
nel )>V 

Beaux  vers,  en  effet,  mais  que  nous  ne  trouvons  tels 
qu'en  nous  appropriant  les  sentiments  qu'ils  expriment. 
Sincères,  mais  si  simplement,  si  profondément  qu'il  faut 
les  vivre  pour  les  aimer.  11  leur  manque  ce  rayon  qui  illu- 
mine le  moindre  mot  des  confessions  de  Saint  Augustin, 
ou  les  vers  des  très  grands  poètes.  En  quelque  façon,  ils 
ne  se  suffisent  pas  à  eux-mêmes,  ou,  si  Ton  préfère,  ils 
nous  pénètrent  peu  à  peu,  ils  ne  nous  ravissent  pas.  On 
tremble  de  les  citer.  Méditations  brèves,  denses,  qui  ne 
sont  pas,  mais  que  d'abord  on  croirait  abstraites,  ou  plutôt 
sujets  de  méditations,  et  non  pas  cantiques.  Sauf  lesplen- 
dide  poème  sur  le  pur  amour  qui  me  paraît  digne  de  Fau- 
teur de  Polyeucte,  les  autres  sont  graves,  sobres,  comme 
la  poésie  liturgique,  mais  beaucoup  moins  vifs,  moins 
sonores,  moins  éclatants. 

Brébeuf  reprend  les  pensées,  les  mots  des  autres  soii- 

(i)  Raymond  Toinet  .  Quelques  recherches  autour  des  poèmes 
héroïques  épiques  français  duXVlI'^  siècle  (Tulle,  1899),  p.  172.  Sainte- 
Beuve  savait  le  prix  de  Brébeuf  que  M.  Faguet  a  fort  bien  loué  en  Sor- 
bonne.  La  thèse  de  M.  R.  Harmand  est  remarquable,  mais  ne  dispense 
pas  tout  à  fait  de  lire  la  notice  de  M.  Ch,  Marie  sur  les  trois  Brébeuf 
(Paris,  1875),  \e  poète,  son  frère,  le  Prieur,  curé  de  Venoux  et  leur  oncle, 
le  jésuite  Jean  de  Brébeuf,  admirable  missionnaire  qui  fut  martyrisé  par 
les  Hurons  en  1649.  L'histoire  de  Brébeuf  rencontre  à  plusieurs  reprises, 
la  grande  histoire,  religieuse  ou  politique.  Il  a  été  lié  très  intimement 
avec  la  fameuse  abbesse  Laurence  de  Bellefonds.  C'est  lui  qui  a  dirigé 
l'éducation  du  futur  général  de  Bellefonds,  l'ami  de  Bossuet  et  de  M^^^  de 
la  Vallière.  Enfin,  il  touche  de  plus  ou  moins  près  au  groupe  des  mys- 
tiques normands. 


342  L    HUMANISME     DEVOT 

taires  chrétiens.   Lui  aussi,  il  est  allé  au    désert   pour  y 
trouver  Dieu. 

Là  tout  jusques  à  l'ombre  et  jusques  au  silence 

Des  rochers  et  des  bois, 
Pour  me  parler  de  vous,  ne  sera  qu'éloquence 

Et  ne  sera  que  voix... 

Souvent  les  seuls  regards  des  rochers  et  des  plantes 

Rendent  nos  yeux  savants. 
Ce  sont  de  vos  grandeurs  des  images  parlantes, 

Rt  des  portraits  vivants. 

Il  piétine,  il  se  répète.  Ce  rythme  lég-er  ne  convient  pas 
à  un  méditatif  comme  lui. 

Et  là  que  je  pourrai  dans  vos  moindres  ouvrages 
Vous  voir  presque  des  yeux  \ 

Pauvre  vers,  mais  qui  dessine  exactement  l'attitude 
religieuse  du  poète.  Dieu  lui  est  présent.  Il  le  voit  là 
devant  lui. 

Je  me  mets  si  bas  de  moi-même 
Qu'à  m'abaisser  encore,  votre  pouvoir  suprême 
Ne  pourra  se  résoudre  et  ne  le  voudra  pas. 
Je  ne  suis  à  mes  yeux  que  faiblesse  et  misère, 
Qu'un  soufflie  décevant,  qu'une  vapeur  légère  ; 

Pourrais-je  descendre  plus  bas?" 

Prenez-y  garde  :  ce  n'est  pas  là  une  amplification,  pas 
un  monologue,  mais  un  entretien.  On  a  l'impression  très 
vive  qu'il  s'adresse  à  Dieu,  qu'il  le  défie  humblement. 
«  Pourrais-je  descendre  plus  bas  ?  »,  il  ne  faut  pas  crier 
ce  vers,  le  faire  suivre  de  trois  points  d'exclamation. 
Simple  question.  Nous  sommes  en  présence  non  pas  d'un 
artiste  plus  ou  moins  heureux,  non  pas  d'un  poète  qui 
s'écoute  lui-même  et  se  grise  de  s'écouter,  mais  d'un 
homme  qui  parle  à  quelqu'un.  Et  nous  voilà  transportés 

(i)    Les  entretiens  (Édition  de  1668),  pp.  1^0,  i^\\. 
(2)  //>.,  p.  7. 


VIE     INTÉRIEURE  i^4H 

au-dessus  de  l'ordre  lyrique,  dans  l'ordre  des  réalités 
pieuses.  Je  ne  mets  pas  en  doute  la  sincérité  religieuse  des 
lyriques  chrétiens,  des  prédicateurs,  mais  je  ne  trouve  pas 
à  la  plupart  d'entre  eux  ce  degré  de  vérité  simple,  d'inté- 
riorité qui  me  touche  dans  les  vers  de  Brébeuf.  Seuls,  à 
genoux,  priant  pour  de  bon,  je  me  dis,  je  sais  que  leur 
prière  ne  ressemblerait  pas  tout  à  fait  à  leurs  strophes,  à 
leurs  discîours.  Brébeuf,  au  contraire  : 

Quoi  !  mon  Dieu,  vous  me  recherchez  î...  * 
Pouvez-vous  me  connaître  et  ne  me  haïr  pas  ?... 
Dans  cet  objet  hideux  que  pouvez-vous  chérir?... 
Mais  hélas  î  ce  néant  est  devenu  coupable, 
Et  cependant,  Seigneur,  il  est  cher  à  vos  yeux  ^. 

Vous!  moi!  moi!  vous!  Au  fond  tout  est  là.  Le  reste 
n'a  pour  but  que  de  préparer,  que  d'éclairer  cette  ren- 
contre ineffable,  d'en  redire,  hélas,  et  d'en  délayer  le 
souvenir.  Vous!  moi  !  Verlaine  reprendra  ce  thème. 
Poète,  il  dépasse  Brébeuf,  est-il  plus  prenant?^. 

Quoi  !  mon  Dieu,  vous  me  recherchez  ! 

Qui  ne  peut  dire  cela,  et  pourtant  qui  le  dirait  mieux? 

Cette  familiarité  que  l'Evangile  nous  prêche,  on  voit 
combien  elle  reste  digne  et  décente.  «  Ce  n'est  pas  désho- 
norer la  religion  que  de  la  renvoyer  chez  les  simples  » 
disait  Brébeuf,  mais  il  disait  aussi:  «  il  ne  faut  pas  s'ima- 
giner que  Dieu  ait  le  cœur  bas  ;...  il  est  la  grandeur  même, 
et  il   n'y  a  que  la  grandeur  qui  l'attire  »  \  Quoi   de  plus 

(i)  Les  entretiens.,  p.  272. 

(2)  Ib.,  pp.  68,  69. 

(3)  C'est  aussi  le  thème  d'un  des  plus  beaux  poèmes  de  tïerbert  : 

Love  said,  «  you  shall  be  he  » 
—  I,  the  unkind,  ungrateful  ?  Ah  !  my  dear 
I  cannot  look  on  thee... 

Je  me  suis  demandé   souvent  si  Verlaine  n'aurait  pas  lu,  n'aurait  pas 
imité  d'assez  près  le  Temple  de  G.  Herbert. 

(4)  Cf.  Makie,  Notice  sur  les  trois  Brébeuf,  pp.  85,  83. 


344  l'humanisme    dévot 

grand  et  de  plus  simple,   de  plus   affectueux   et  de    plus 
grave  que  Thumilité  ? 

Brébeuf  nous  montre  aussi  que  l'optimisme  chrétien 
n'est  pas  toujours  cette  joie  exubérante,  et  parfois  d'appa- 
rence un  peu  folâtre,  que  Ton  rencontre  dans  la  première 
génération  de  l'humanisme  dévot.  Pauvre,  timide,  indolent, 
incapable  de  se  pousser,  Brébeuf  a  manqué  sa  vie.  De 
nombreux  déboires  l'ont  aigri,  découragé.  La  fièvre  le 
ronge.  Il  mourra  phtisique.  Il  est  généreux,  enthousiaste, 
mais  en  même  temps  craintif,  un  peu  étroit,  scrupuleux. 
Ne  craignez  pas  néanmoins  que  le  jansénisme  l'attire.  Dès 
la  préface  des  entretiens^  il  répudie  expressément,  techni- 
quement —  car  il  était  bon  théologien  —  la  dure  doctrine 
et  tout  son  livre  s'inspire  de  la  doctrine  opposée.  A  la 
vérité,  il  tremble  devant  les  jugements  de  Dieu  et  le  mystère 
de  la  grâce.  L'espérance,  chez  lui,  n'est  pas  présomption. 

Aimons  un  Dieu  tout  bon,  craignons  un  Dieu  tout  juste... 
Au  lieu  de  consentir  que  sa  haute  clémence 

Fasse  notre  impudence, 
Espérons  humblement  et  ne  présumons  pas... 
Et  bien  qu'il  ait  promis  la  tendresse  d'un  père 

Au  remords  salutaire 
11  n'a  pas  au  pécheur  promis  ce  beau  remords  ^ 

Mais  la  crainte  n'est  pas  la  plus  forte, 

L'espoir  que  la  grâce  produit 
Laisse  peu  de  place  à  la  crainte  ^. 

Mais  il  ne  veut  pas  d'une  dévotion  farouche,  cruelle  : 

C'est  donc  une  injure  visible 
De  l'accuser  d'une  fierté 
Qui  ressemble  à  la  cruauté 
Et  la  rend  presque  inaccessible. 
Homme,  laisse  ces  sentiments 
A  ces  rebelles  jugements 

(i)  Les  entretiens,  p.  89. 
(2)  Ih.,  p.  182. 


VIE     INTÉRIEURE  ^^S 

Que  tout  irrite  et  que  tout  blesse, 
Et  qui  mettent  dans  la  vertu 
Et  le  chagrin  et  la  tristesse 
Dont  leur  esprit  est  combattu  *. 

Que  l'on  se  mette  à  la  sainteté,  ou  plus  simplement,  que 
l'on  commence  à  la  trouver  belle  et  déjà  Ton  est  tout  près 
de  l'atteindre. 

Au  même  instant  que  la  vertu 
Devient  notre  plus  douce  envie 
Notre  esprit  en  est  revêtu  ", 

Et  encore,  et  enfin,  nous  sommes  si  peu  de  chose,  Dieu 
est  si  bon  ! 

Que  pourrait  vous  servir  ma  révolte  punie, 
Ou  que  ferait  pour  nous  la  clémence  infinie 
S'il  n'était  point  d'iniquités  ?^ 

Je  ne  voulais  pas  le  citer.  J'avais  raison.  Un  lecteur 
pressé  remarquerait-il  la  tendre  hardiesse,  la  sublime 
familiarité  de  ces  derniers  vers  ? 

III.  La  dernière  génération  de  l'humanisme  dévot,  celle 
de  Brébeuf,  celle  de  Pierre  Corneille,  celle  dont  le  P.  Yves 
de  Paris  nous  paraît  le  représentant  le  plus  achevé,  se 
rencontre  manifestement  sur  une  foule  de  points  essen- 
tiels avec  la  génération  toute  salésienne  qui  la  précède, 
mais  elle  n'a  plus  tout  à  fait  la  même  vie  intérieure. 
Phénomène  singulier,  presque  troublant  que  nous  tâche- 
rons d'éclaircir  plus  tard,  mais  sur  lequel  les  entretiens 
solitaires  de  Brébeuf,  attirent  déjà  notre  attention.  N'est-il 
pas  en  effet  bien  remarquable  que  chez  cet  excellent  catho- 
lique, et  foncièrement  pieux,  le  souvenir  des  Evangiles 
trouve  relativement  si  peu  de  place  ?  Je  n'insinue  certes 
pas  que  la  religion  du  poète  soit  vague,  incertaine  et,  pour 

(i)  Les  entretiens,  p.  i55. 

(2)  Ib.,  p.  i63. 

(3)  Ib.,  p.  3. 


346  l'humanisme    dévot 

tout  dire,  qu'elle  penche  au  déisme.  Il  vit  de  la  vie  de 
l'Eglise,  il  fréquente  les  sacrements,  il  invoque  la  Sainte 
Vierge  avec  une  dévotion  touchante,  semblable  en  cela  à 
Pierre  Corneille.  Mais  enfin  la  pensée  du  Dieu-Homme 
l'occupe  moins  qu'on  ne  l'aurait  cru.  Il  ne  contemple  pas 
son  histoire,  les  mystères  de  sa  naissance  ou  de  sa  passion. 
De  presque  tout  ce  qui  est  récit  dans  les  évangiles,  on 
croirait  qu'il  n'a  jamais  entendu  parler.  Et  sans  doute,  il 
n'a  pas  tout  dit,  il  n'avait  pas  à  tout  dire,  mais  enfin  si 
ces  visions  lui  étaient  plus  familières,  sa  prière  intime, 
d'une  manière  ou  de  l'autre,  y  reviendrait  moins  rare- 
ment. De  ce  point  de  vue,  quelle  différence  n'y  a-t-il  pas 
entre  lui  et  le  P.  Richeome  ou  François  de  Sales?  Beau- 
coup de  ses  contemporains  me  laissent  la  même  impres- 
sion. Leur  livre  de  chevet,  c'est  le  psautier,  c'est  Vlmi- 
tation^  ce  n'est  pas  la  vie  du  Christ.  Expliquerons-nous 
cela  par  les  infiltrations  jansénistes,  oublierons-nous  que 
l'auteur  des  Provinciales  a  écrit  le  mystère  de  Jésus? 
Non,  Port-Royal  n'est  pour  rien  dans  ce  changement 
d'attitude,  il  l'aurait  plutôt  retardé.  D'autre  part,  il  ne 
serait  pas  moins  injuste  dé  nous  en  prendre  aux  Jésuites, 
d'oublier  que,  dans  les  exercices  de  saint  Ignace^  trois 
semaines,  sur  quatre,  sont  consacrées  à  la  «  contemplation 
des  mystères  ».  Les  causes  que  nous  cherchons  viennent 
de  plus  haut,  de  plus  loin  et  sont  plus  diffuses.  C'est  Fesprit 
du  temps,  ce  je  ne  sais  quoi  de  dépouillé,  d'auguste,  de 
sec,  d'étroitement  raisonnable  qui,  dès  avant  la  majorité 
de  Louis  XIV,  commence  à  dominer  dans  les  tendances, 
les  goûts,  la  prière  même  du  grand  siècle.  Mais  cela 
encore,  ne  faudrait-il  pas  l'expliquer.  Pense-t-on  que  je 
me  crée  un  fantôme  de  mystère?  Pour  se  heurter  à  celui- 
ci,  il  suffit  d'ouvrir  les  yeux. 

Un  savant  Jésuite,  le  R.  P.  Longhaye,  critique  prudent  et 
respectueux,  la  sagesse  même,  n'a-t-il  pas  avoué  l'étonne- 
ment,  l'inquiétude  peut-être,  que  lui  cause  la  prière,  de 
qui,  juste  ciel!  —  de  Fénelon,  prière  que  ne  remplit  pas 


VI  K     FNTKRIKURE  ;Vj7 

assez,  que  n'émeut,  que  ne  soulève  pas  assez  la  pensée  du 
Christ.  Encore  un  coup,  ce  n'est  pas  ici  le  lieu  d'aborder 
un  pareil  chapitre.  Brébeuf  nous  a  donné  seulement 
l'occasion  d'y  préparer  l'esprit  du  lecteur.  Revenons 
maintenant  à  la  vie  intérieure  de  nos  laïques,  de  nos  poètes 
et  puisque  le  méditatif  Brébeuf  nous  a  caché  les  visions, 
les  imaginations  pieuses  qui  édifiaient  sa  solitude,  prenons 
un  «  contemplateur  ». 

Pour  peu  que  nous  rebroussions  chemin  vers  les  pre- 
mières années  du  xvii®  siècle,  nous  n'aurons  que  l'embarars 
de  choisir.  Cruel  embarras  du  reste.  Voici,  entre  beaucoup 
d'autres,  deux  poètes  qui  nous  sollicitent.  Ils  sont  magis- 
trats tous  deux  :  Tun  nous  vient  du  Nord,  l'autre  du 
Midi  ;  le  premier,  Lazare  de  Selve,  est  «  président  pour  Sa 
Majesté  es  villes  et  pays  de  Metz,  Toul,  Verdun  »,  et  il  a 
publié  des  sonnets  sur  tous  les  évangiles  du  carême;  le 
second,  Jean  de  la  Cépède,  seigneur  d'Aygalades  est  «  pre- 
mier président  en  la  Cour  des  comptes,  aides  et  finances 
de  Provence  »,  et  il  a  publié  trois  centuries  de  sonnets  sur 
la  Passion.  Ni  l'un  ni  l'autre  ne  me  paraît  méprisable, 
mais  celui  ci  nous  est  recommandé  par  Malherbe  en  per- 
sonne. 

J'estime  La  Cépède  et  l'honore  et  l'admire, 

Comme  un  des  ornements  les  premiers  de  nos  jours... 

Prenons  La  Cépède*. 

Ce  provençal  a  les  caractères  qui  distinguaient  jadis 
l'élite  cultivée,  l'humble  noblesse,  la  bonne  bourgeoisie  de 
son  pays.  C'est  un  lettré,  fervent  admirateur  des  modèles 
classiques,  diligent,  exigeant,  raffiné  même,  néanmoins  il 
reste  peuple.  On  sait  que  la  langue  provençale  reflète  à 
merveille  cette  heureuse  combinaison  :  nulle  préciosité  ne 

(ij  Les  théorèmes  de  Messire  Jean  de  la  Cépède  sur  les  sacrés  mys- 
tères de  notre  rédemption  (Toulouse,  i6i3).  Quant  à  Lazare  de  Selve, 
j'ai  cité  plus  haut  un  Noël  de  sa  façon.  Si  je  le  néglige,  quoique  lorrain, 
c'est  d'abord  qu'il  me  paraît  avoir  imité  celui  du  midi,  ensuite  parce  qu'il 
est  plus  inégal,  moins,  beaucoup  moins  pittoresque.  11  résume  en  quelques 


348  l'humanisme   dévot 

lui  coûte  ;  et,  d'un  autre  côté,  rien  n'est  trop  libre  pour 
elle^  Demandez-lui  si  elle  préfère  la  grenade  d'Aubanel 
aux  olives  noires  de  Roumanille,  elle  ne  comprendra  pas 
la  sotte  question.  Vienne  un  miracle  qui  réunisse  dans 
une  seule  tète  ce  que  ces  deux  éléments  du  génie  pro- 
vençal ont  de  plus  exquis,  vous  aurez  Mistral.  En  religion, 
même  contraste  apparent  qui  dissimule  aux  étrangers  la 
simple  et  souple  unité  de  cette  race.  La  prière  provençale 
est  mystique  jusqu'à  Tabstrait,  colorée,  pittoresque,  popu- 
laire jusqu'au  tapage.  Je  parle  bien  entendu  de  choses  qui 
auront  bientôt  achevé  de  disparaître.  Sed  hœc  prius  fuere. 
Sous  Louis  XIII,  la  formation  religieuse  d'un  magistrat 
provençal  était  passablement  compliquée.  Jean  de  la  Cépède 

traits  la  description  des  scènes  évangéliques  et  court  aux  symboles.  Voici 
du  reste  un  sonnet  de  lui  : 

Sur  V arrivée  de  Jésus-Christ  au  mont  d'Olivet. 

Vois,  mon  âme,  aujourd'hui  la  sainte  colombelle 

Qui  cueille  de  l'olive  un  rameau  verdissant, 

Pour  montrer  que  ces  eaux  vont  ores  s'abaissant 

Qui  noyèrent  d'Adam  la  race  criminelle. 

Vois  le  Samaritain,  plein  d'amour  et  de  zèle 

Au  Mont  des  Oliviers  les  olives  pressant, 

Pour  faire  l'huile  saint  dont  il  va  guérissant 

Du  pauvre  homme  navré  mainte  plaie  mortelle. 

Il  est  l'oint  du  Soigneur  qui  veut  oindre  les  siens, 

Le  Christ  qui  fait  le  chrême  et  qui  nous  fait  chrétiens 

Prenant  pour  lui  le  fruit  vert,  amer  et  moleste. 

Il  est  notre  grand  roi  qui,  sacré  en  la  croix, 

De  l'huile  et  des  rameaux,  nous  veut  tous  comme  rois 

Sacrer  et  couronner  au  royaume  céleste. 

[Les  œuvres  spirituelles,  p.  47-) 

J'aurais  pu  citer  aussi  de  lui  le  sonnet  du  bon  Pasteur,  simple,  tou- 
chant et  dont  la  lin  est  vraiment  belle. 

Mes  brebis  entendant  ma  voix  et  mon  langage 
Me  vont  suivant  partout  et  moi,  pour  pâturage, 
Je  leur  donne  à  la  fin  l'éternel  Paradis  (p.  Jg). 

Ce  Lazare  de  Selve  n'appartient-il  pas  à  la  famille  limousine  de  ce 
nom?  Jean  de  Selve,  premier  président  du  Parlement  de  Paris  et  négocia- 
teur du  traité  de  Madrid  en  i526,  était  originaire  de  Marcillac.  Les 
Dumas  étaient  apparentés  aux  de  Selve.  Ainsi  le  P.  Martial  de  Brive 
(Dumas)  serait  peut-être  un  cousin  de  notre  Lazare.  Cf.  la  brochure  de 
M.  Clément-Simon  sur  le  P.  Martial,  citée  plus  haut. 

(i)  La  Cépède  s'excuse,  l'ingrat!  de  n'avoir  pas  tout  à  fait  oublié  son 
«  ramage  natal  »  (avant-propos). 


N 


V I  E     I  N  T  K  R  I  E  U  H  E  349 

possède  à  fond  les  Pères  de  l'Eglise  et  les  principaux 
exégètes.  Dans  ses  notes  justificatives,  il  en  cite  près  de 
deux  cents  que  manifestement  il  a  lus,  médités,  d'original. 
Ainsi  muni,  pas  un  verset  de  TEvangile  qui  n'éveille  chez 
lui  mille  souvenirs  augustes.  Les  rapports  infinis  entre 
l'Ancien  et  le  Nouveau  Testament  lui  sont  familiers. 
Il  écrit,  s'adressant  au  Christ  : 

Tous  vos  faits,  tous  vos  dits  ont  un  sens  héroïque  *, 

ou  encore,  sur  un  détail  du  récit  évangélique, 

L'Esprit  de  rEternel  va  sans  doute  étalant 
Quelque  profond  secret  en  ce  coup  violent^. 

La  vie  du  Christ  tout  entière  prête  ainsi  à  des  médita- 
tions infinies,  et  plus  encore,  s'il  est  possible,  l'histoire 
de  la  Passion. 

Tout  est  plein  de  mystère  en  cette  tragédie^. 

Alors  surtout,  le  Christ  nous  déchiffre  «  tous  les  tableaux 
secrets  »  du  vieux  Testament  \  alors  surtout. 

Il  remplit  le  crayon  des  antiques  figures^. 

Assimilée,  maîtrisée  par  un  vif  esprit,  cette  riche  subs- 
tance donne  aux  théorèmes  beaucoup  de  solidité  et  d'éclat. 
Comme  le  dit  le  poète  lui-même,  c'est  «  un  fort  drap  d'or  » . 
Tantôt  il  ramasse  en  quelques  mots  de  longues  séries  de 
souvenirs  ou  de  symbolismes  bibliques.  Ainsi  pour  Tarbre 
de  la  croix  : 

Mariniers  qui  cinglez  vers  la  terre  promise, 
Pour  surgir  à  son  port,  ayez  pour  entremise 
Ce  bâton,  ce  couteau,  ce  trident  et  ce  bois". 

(i)  Les  Théorèmes,  I,  xxx. 

(2)  Ib.,   I,    LX. 

(3)  Ih.,l,  LX. 

(4)  Ib.j  III,    LXXIX. 

(5)  Ib.,   II,  XXV. 

(6)  //».,  III,  XXIV. 


35o  l'humanisme    dévot 

Ou  bien  il  déploie  largement  l'étoffe  scintillante.  Ainsi 
devant  le  Christ  qu'Hérode  fait  revêtir  d'une  robe  blanche  : 

Blanc  est  le  vêtement  du  grand  Père  sans  âge  ; 
Blancs  sont  les  courtisans  de  sa  blanche  maison  ; 
Blanc  est  de  son  Esprit  l'étincelant  pennage  ; 
Blanche  est  de  son  Agneau  la  brillante  toison  ; 

Blanc  est  le  crêpe  saint  dont,  pour  son  cher  blason, 
Aux  noces  de  l'Agneau  l'Epouse  s'avantage  ; 
Blanc  est  or'  le  manteau  dont  par  même  raison 
Cet  innocent  époux  se  pare  en  son  noçage  ; 

Blanc  était  l'ornement  dont  le  Pontife  vieux 
S'affublait  pour,  dévot,  offrir  ses  vœux  aux  cieux; 
Blanc  est  le  parement  de  ce  nouveau  Grand-Prêtre  ; 

Blanche  est  la  robe  due  au  fort  victorieux  ; 

Ce  vainqueur,  bien  qu'il  aille  à  la  mort  se  soumettre, 

Blanc,  sur  la  dure  mort  triomphe  glorieux  ^ 

Cette  érudition,  loin  d'étouffer  les  symbolismes  plus 
personnels,  les  encourage  au  contraire. 

Ecoutez  cette  prosopée  au  manteau  de  pourpre  : 

0  pourpre,  emplis  mon  test  de  ton  jus  précieux, 

Et  lui  fais  distiller  mille  pourprines  larmes, 

A  tant  que  méditant  ton  sens  mystérieux, 

Du  sang  trait  de  mes  yeux,  j'ensanglante  ces  carmes. 

Ta  sanglante  couleur  figure  nos  péchés 

Au  dos  de  cet  Agneau  par  le  Père  attachés  ; 

Et  ce  Christ  t'endossant  se  charge  de  nos  crimes. 

(i)  Les  théorèmes,  II.  liv.  Toujours  les  dépouilles  de  l'Egypte.  Je 
jurerais  que  cette  symphonie  en  blanc  est  la  transposition  d  un  thème  cher 
à  la  renaissance.  Qu'on  se  rappelle  les  sonnets  de  Shakespeare  à  la  dark 
lady.  Notre  président  ne  les  avait  pas  lus,  mais  il  avait  puisé  aux  mêmes 
sources  que  Shakespeare. 

La  modeste  Vénus,  la  honteuse  et  la  sage, 
Etait  par  les  anciens  toute  peinte  de  noir. . . 
La  tourtre  aussi  fut  faite  avec  un  noir  plumage  ; 
La  sommeilleuse  nuit  qui  nos  peines  soulage. 
Qui  donne  bon  conseil  se  fait  noire  apparoir. 
Les  mystères  sont  noirs,  profonds  à  concevoir;... 
Noire   est  la   vérité,   cachée  en  un  nuage...  (Amadis  Jamyn,   I, 
p.  129).  Cf.  Sydney  Lee,    The  French  renaissance  in  Eîigland...^  p.  273. 


VIE     INTÉRIEURE  '^5r 

O  Christ,  ô  saint  Agneau,  daigne-toi  de  cacher 
Tous  mes  rouges  péchés,  brindelles  des  abîmes, 
Dans  les  sanglants  replis  du  manteau  de  ta  chaire 

La  superposition,  si  j'ose  dire,  et  la  fusion  de  ces  trois 
effets  de  rouge  :  le  passage  de  la  pourpre  au  sang,  puis  du 
sang  au  péché,  voilà,  me  semble-t-il,  qui  passionne,  qui 
sanctifie  les  subtilités  souvent  froides  et  creuses  du  sym- 
bolisme. Ce  n'est  là  du  reste  qu'un  seul  des  aspects,  et 
non  le  plus  original,  de  ce  curieux  et  complexe  génie.  La 
piété  de  La  Cépède  ne  paraît  pas  moins  populaire  que 
savante.  Les  yeux,  tous  les  sens  ne  la  nourrissent  pas 
moins  que  l'esprit. 

Drame  «  plein  de  mystères  »,  mais  enfin  drame  tout 
court,  il  assiste  au  spectacle  de  la  Passion  avec  Tardente, 
l'insatiable  curiosité  des  simples.  Il  n'a  jamais  assez  vu. 
Ce  grave  magistrat,  cet  exégète,  cet  ami  de  la  Pléiade, 
évoque  la  divine  histoire,  il  la  ressuscite,  scène  par  scène, 
geste  par  geste,  plus  vivement,  plus  crûment  que  nous 
ne  pourrions  le  faire  en  appelant  à  notre  aide  le  souvenir 
d'Oberammergau.  Se,^  théorèmes ,  ou  pour  parler  plus  clair, 
ses  visions,  ses  tableaux  ont  tour  à  tour  la  vie  bariolée, 
éclatante  d'un  Rubens,  le  mordant  d'une  eau-forte,  la  can- 
deur appliquée,  paisible  d'une  enluminure. 

Le  tribun  prend  la  tête  et  conduit  sa  cohorte, 
Maint  fifre,  maint  tambour  anime  le  soudard  ; 
Parmi  les  bataillons  vole  maint  étendard 
Et  cent  armés  à  cru  font  la  seconde  escorte. 

De  cent  chevau-légers  Tune  et  l'autre  aile  est  forte  ; 
Au  mitan  les  bourreaux  mènent  Christ  par  la  hart  ; 
Tout  autour  les  sergents  font  un  double  rempart  ; 
Tout  marche  en  ordonnance.  On  arrive  à  la  porte  ^. 

(i)  Les  théorèmes...,  II,  lxiii. 

(2)  Les  théorèmes...,  Il,  c.  A  la  fin  du  volume,  La  Cépède  a  placé  la 
traduction  de  quelques  hymnes.  Son  Vexilla  régis  commence  par  ce  bel 
alexandrin. 

Les  cornettes  du  Roi  volent  par  la  campagne. 


352  l'humanisme    dévot 

Il  n'a  pas  irioins  de  trois  sonnets  sur  le  jeune  homme 
qui  s'enluit,  laissant,  aux  mains  des  soldats,  le  drap  dont 
il  s'était  hâtivement  revêtu. 

L'insolente  rumeur  de  la  tourbe  indiscrète 
Qui  fit  dans  ce  jardin  le  Sauveur  prisonnier 
Vint  promptement  donner  dans  la  pauvre  logette 
Où  gisaient  les  valets  du  maître  jardinier. 

Un  jeune  adolescent  s'éveille  matinier 
S'affuble  d'un  linceul,  hors  du  châlit  se  jette, 
Ouvre  un  peu  la  fenêtre,  épie,  écoute,  guette 
Sort,  s'approche  et  craintif,  talonne  le  dernier, 

Voyant  mener  le  Christ,  il  le  suit  pitoyable  ; 
Tandis,  quelque  matin  de  la  troupe  effroyable 
Voit  cet  homme  inconnu  qui  la  cohorte  suit  ; 

Il  l'attaque,  il  l'empoigne,  il  le  tient,  il  le  mène  ; 
Le  jeune  homme  fait  force  et  laisse  à  qui  l'entraîne 
Son  linceul  pour  son  corps,  et  s'échappe,  et  s'enfuit  \ 

Ayant  achevé  sa  vive  pochade,  il  se  mettra  lourdement 
à  déchiffrer  les  sens  cachés  de  cette  anecdote.  Mais  son 
premier  mouvement  a  été  de  curiosité.  Remarquez 
d'ailleurs  que  cette  curiosité  ne  gêne  aucunement  la 
prière  d'une  âme  simple.  L'évangile  est  aussi  un  livre 
d'images,  et  regarder  ces  images,  c'est  œuvre  pie.  La 
précoce  vieillesse  du  xvii®  siècle  veut  une  prière  constam- 
ment sublime.  Brébeuf  se  serait  fait  scrupule  de  glisser 
pareille  vignette  dans  ses  Entretiens  solitaires.  Disons 
mieux,  l'idée  ne  lui  en  serait  pas  venue. 

Saint  Pierre  intéresse  fort  Jean  de  la  Gépède.  Il  l'amuse 
même,  comme  il  devait  faire  au  temps  des  mystères. 

Et  le  coq  dégoisa  sa  première  chanson...  "^ 
Pauvret,  l'amour  le  pousse  et  la  peur  le  retient...^ 

(i)  Les  théorèmes...  I,  lxxxvi. 
{i)  Ih.,  Il,  V. 

P)    //>.,  II,    XIII. 


VIE     INTÉRIEURE  353 

Pierre,  au  feu  des  valets,  sa  glace  dégelait...  * 
Il  maudissait  encore,  quand  l'ergoté  trompette 
Pour  la  seconde  fois  entonna  sa  chanson  '". 

Tout  un  sonnet,  gentiment  railleur,  aux  rimes  matamo- 
resques,  le  poursuit  lui  et  ses  frères  : 

J'accompare  ces  onze  aux  apprentis  de  Mars, 
Chauds  à  l'apprentissage  et  vaillants  en  boutades, 
Qui  semblent  au  seul  vent  de  leurs  rodomontades, 
Atterrer,  enterrer  les  plus  braves  soudards. 

Mais  dès  qu'il  faut  sortir  à  la  merci  des  dards. 
Choquer  les  ennemis,  boire  les  mousquetades, 
Les  voilà  tous  en  fuite  :  adieu,  leurs  incartades, 
Adieu  leur  assurance,  adieu  leurs  étendards  ; 

Ainsi  le  bon  saint  Pierre,  avec  toute  sa  bande...  ^ 

Quand  il  rencontre  Pilate,  notre  président  se  trouve  en 
présence  d'un  de  ses  pairs.  Il  le  traite  en  conséquence  : 

Hors  du  prétoire,  au  lieu  qu'on  nomme  pavement. 
S'élève  en  demi-rond  un  siège  magnifique, 
Où  notre  juge  époint  d'un  soudain  mouvement. 
Vient  s'asseoir  comme  aux  jours  d'audience  publique. 

Là  séant,  il  semblait  d'un  courage  héroïque 
Vouloir  braver  la  peur  qui  l'assaut  vivement, 
Voir  cette  cause  à  fond,  la  juger  gravement 
Et  sauver  le  Sauveur  de  la  rage  hébraïque  ''. 

Tout  cet  appareil,  et  en  venir  enfin  à  la  forfaiture  !  Pour 
l'honneur  de  la  robe,  La  Cépède  en  souffre  deux  fois. 
Aussi  bien,  n'ignore-t-il  pas  que  Pilate  a  fait  école  : 

Tout  pouvoir  est  du  ciel.  Le  ciel  le  donne  aux  rois, 
Les  rois  aux  magistrats,  pour  rendre  la  justice 
Dont  les  justes  décrets,  dont  le  saint  exercice. 
Par  l'ellort  de  la  peur  sont  forcés  maintes  fois. 

(i)  Les  théorèmes...,  II,  xxvi. 

(2)  Ib.,  II,  XXIX. 

(3)  Ib.,  II,  X. 

(4)  Ib.,   II,    LXXXIII. 

I.  23 


354  l'humanisme    dévot 

((  Maintes  fois  »,  même  sous  Louis  XIII  !  Il  est  vrai  que  le 
Christ  a  eu  un  mot  d'indulgente  compassion  pour  Pilate, 
mais, 

Ju^es,  qu'aucun  ne  soit  de  ce  mot  amorcé. 
L'excuse  de  la  force  est  vile  et  décevante. 
Qui  sait  et  veut  mourir  ne  peut  être  forcé  *. 

Corneille  était  encore  au  collège  quand  le  poète  pro- 
vençal frappait  ces  grands  vers. 

Je  ne  puis  citer  les  chaudes  peintures  qu'il  fait  des 
princes  des  prêtres  : 

La  rage  qui  préside  à  cette  aigre  tournelle  ^ 

ou  de  la  foule  : 

Ores,  un  le  brocarde 
Ore  un  autre  le  pince  ou  l'autre  le  nazarde^, 

car  il  est  temps  d'en  venir  à  la  tendresse,  au  réalisme 
pathétique  des  nombreux  sonnets  où  La  Cépède  oublie  le 
décor  et  les  comparses  et  les  acteurs  pour  s'absorber  dans 
la  contemplation  du  Christ  lui-même,  .c  G  belle  et  chère 
tête  !  ))  «  o  mon  Christ!  »  c'est  ainsi  qu'il  parle,  et  visible- 
ment de  tout  son  cœur*.  Il  a  voulu  peindre  une  à  une  les 
blessures  de  la  divine  victime  ;  lui  aussi,  il  en  a  compté 
tous  les  os.  Devant  VEcce  Homo,  il  remarque 

Le  corail  de  sa  bouche  est  ores  jaune-pâle... 
Le  reste  de  son  corps  est  de  couleur  d'opale...  ^ 

Il  prête  aux  éléments  sa  propre  détresse,  à  Taube  du 
vendredi-saint  par  exemple  : 

Tandis  l'aube  à  regret  sortant  de  la  marine 
Notre  horizon  remonte  à  pas  mornes  et  lents  : 

(i)  Les  théorèmes...,  II,  lxxxi. 

(2)  //>.,   I,    XXXVI. 

(3)  Ib.,  II,  XCI. 

(4)  Ih.,    II,  LXVII. 

(5)  //>..    II,    LXX. 


VIE     INTÉRIEURE  ^55 

Un  crêpe  basané  voile  sa  tresse  orine 

Son  front  est  nuageux:  ses  yeux  sont  distillants. 

Ce  noir  matin...  ^ 

La  croix  plantée  émeut,  déchire  toutes  les  fibres  du 
poète  : 

Puis  la  levant  debout,  la  pointe  on  précipite 

Si  roide  dans  ce  trou  creusé  sur  le  rocher 

Que  le  coup  s'en  va  bruire  au  centre  du  Cocyte  ^. 

Et  maintenant,  qu'il  voie  son  Christ  lentement,  savam- 
ment remodelé  par  la  mort 

Dès  que  cette  oraison  fut  par  lui  prononcée, 
Il  laisse  un  peu  sa  tête  à  main  droite  pencher, 
Non  tant  pour  les  douleurs  dont  elle  est  offensée 
Que  pour  semondre  ainsi  la  Parque  d'approcher. 

Voilà  soudain  la  peau  de  son  front  dessécher  ; 
Voilà  de  ses  beaux  yeux  tout  à  coup  enfoncée 
L  une  et  l'autre  prunelle  et  leur  flamme  éclipsée 
Leur  paupière  abattue  et  leurs  reaux  se  cacher^. 

Ses  narines  à  peine  étant  plus  divisées 

Rendent  son  nez  aigu  ;  ses  tempes  sont  creusées  ; 

Sur  ses  lèvres  s'épand  la  pâleur  de  la  mort  ; 

Son  haleine  est  deux  fois  perdue  et  recouverte, 

A  la  tierce,  il  expire  avec  un  peu  d'effort 

Les  yeux  à  demi  clos  et  la  bouche  entr'ouverte  ^. 

Il  n'y  a  plus  ici  qu'à  s'agenouiller  et  à  se  taire,  comme 
fait  le  prêtre,  à  la  messe,  quand  il   arrive   à   Vinclinato 

(i)  Les  théorèmes...,  II,  xxxii. 
{i)  Ih.,ni,  xYin. 

(3)  Les  reaux  ou  mieux  les  «  rehauts,  explique-t-il  lui-même,  sont  les 
jours  de  la  superficie  ou  circonférence  des  yeux,  du  nez...  ;  par  ces 
rehauts,  et  ces  ombres,  la  peinture  t'ait  ses  reliefs  et  combien  que  le  visage 
et  les  membres  d'un  corps  mort  aient  aussi  leurs  rehauts,  ils  sont  toute- 
fois sombres  et  bien  différents  de  ceux  d'un  corps  vivant  qui  sont  clairs  et 
bien  égayés.  Or  ceux-ci  se  perdent  en  l'homme  mourant  :  en  Jésus-Christ 
toutefois  nous  ne  disons  pas  qu'ils  se  perdirent  ;  mais  qu'ils  se  cachèrent, 
pour  ce  qu'ils  reparurent  bientôt  après  quand  il  ressuscita  »  (p.  484). 
En  vérité,  la  précieuse  note  ! 

(4)  Les  théorèmes...,  III,  lxxxv. 


35fi  l'humanisme   dévot 

capite^  emisit  spiritum.  Que  dire  enfin  du  Stabat  de  Jean 
de  La  Gépède  !  La  Vierge  est  là,  blanche  comme  une 
morte  : 

Jean  son  fils  adoptif  a  la  même  couleur 

Et  les  dames  encore  qui  l'avaient  approchée 

Dont  l'une  fait  épaule  à  sa  tête  penchée, 

L'autre,  frappant  ses  mains,  rappelle  sa  chaleur. 

Tandis,  grosse  de  deuil,  la  sainte  débauchée 

Sur  le  corps  du  Sauveur  tient  sa  vue  fichée 

Sans  plaintes  à  la  bouche  et  sans  larmes  aux  yeux'. 

Imagine-t-on  rien  de  plus  saisissant  ?  Quoique  du  reste 
on  puisse  penser  du  mérite  littéraire  de  ces  vers,  on  con- 
viendra qu'ils  traduisent  un  sentiment  profond.  La  Gépède 
se  fait  du  Christ  une  image  précise  et  touchante,  il  revit 
l'histoire  de  la  Passion  avec  une  intensité  extraordinaire. 
Artiste,  oui  sans  doute.  On  l'est  toujours,  ou  Ton  veut 
l'être  quand  on  met  la  main  à  la  plume,  mais  artiste  qui 
décrit  une  véritable  prière  et  même  qui  prolonge  celle-ci 
en  la  décrivant.  Cette  manière  d'aborder  l'oraison  en 
peintre,  en  historien,  nous  l'avons  déjà  étudiée  chez  le 
P.  Richeome.  Qu'on  préfère  une  méthode  moins  pitto- 
resque, moins  curieuse,  qui  prenne  moins  l'homme  tout 
entier  et  qui  reste  à  la  cime  de  l'esprit,  c'est  affaire  au 
goût  de  chacun,  mais  il  faut  tout  comprendre.  On  me  dira 
que  cela  est  trop  divertissant  et  par  suite  que  ce  n'est  pas 
assez  religieux.  Peut-être,  mais  qu'on  n'aille  pas  étriquer, 
dessécher  la  religion  en  la  voulant  trop  sublime.  Pour 
mieux  se  représenter  la  pêche  miraculeuse,  Jean  de  la 
Cépède  était  homme  à  prendre  le  coche  d'Aix  à  Marseille, 
et  à  se  promener  deux  ou  trois  heures  le  long  du  vieux 
port,  choisissant  des  types  d'apôtres,  se  mettant  bien  dans 
les  yeux  la  vue  d'une  barque  chargée  de  poissons,  prépa- 
rant ainsi  le  prélude  mystique  que  saint  Ignace  appelle  la 
((  composition  du  lieu  ».  Là-dessus,  rentré  dans  son  ora- 

(i)    Les  théorèmes ...^  III,  xcvii. 


VIE     INTERIEURE  357 

toire,  le  souvenir  de  cette  jolie  promenade  l'occupera 
peut-être  plus  que  de  raison.  Il  mêlera  un  peu  les  deux 
tableaux.  Du  moins  s'est-il  pénétré  davantage  de  la  vérité 
des  scènes  évangéliques  ;  il  sait,  il  sent  que  les  apôtres  ont 
été  des  hommes,  des  pêcheurs  et  non  des  fantômes  ;  il  arrive 
par  là  à  entrevoir,  à  serrer  de  plus  près  la  réalité  humaine 
de  celui  que  les  apôtres  ont  vu  de  leurs  yeux,  touché  de 
leurs  mains. 

C'est  là  sans  doute  un  des  résultats  que  se  proposait 
saint  Ignace,  mais  il  escomptait  aussi  je  ne  sais  quel  mi- 
métisme surnaturel  que  la  «  contemplation  des  mystères  », 
que  «  l'application  des  sens  »  à  la  longue  ne  peut  man- 
quer de  produire.  «  Les  marqués  de  ton  coin  »,  dit  encore 
La  Gépède  dans  un  sonnet  à  l'Arbre  de  la  Croix,  où  il  rap- 
pelle l'histoire  des  hébreux  en  Egypte, 

Les  marqués  de  ton  coin  n'eurent  jadis  à  craindre  ; 
Je  ne  craindrai  non  plus,  s'il  te  plaît  de  t'empreindre 
Par  le  burin  d'amour  sur  le  roc  de  mon  cœur^. 


(i)  Les  théorèmes...,  III,  xxi.  On  ne  s'étonnera  pas,  j'espère,  de  rae  voir 
citer  un  si  petit  nombre  de  poètes,  et  de  n'avoir  pas  toujours  choisi  les 
plus  grands.  Dans  une  enquête  du  genre  de  la  nôtre,  les  poètes  ne  sont 
aucunement  des  témoins  privilégiés.  Cela  est  de  toute  évidence.  J'ajoute 
que  souvent  ils  paraissent  d'autant  moins  intéressants  que  leur  génie 
éclate  davantage.  Certes  il  est  dur  de  s'étendre  sur  Brébeuf,  sur  La 
Cépède  et  de  négliger  Corneille.  Mais  celui-ci  n'est  représentatif  que  de 
lui-même,  si  l'on  peut  aussi  fâcheusement  parler,  au  lieu  que  les  deux 
autres  traduisent  avec  plus  ou  moins  de  talent  les  sentiments,  la  prière, 
non  pas  de  la  foule,  mais  d'une  foule.  Sur  la  poésie  chrétienne  de  Cor- 
neille, cf.  le  gros  livre,  un  peu  long,  mais  assez  fortement  pensé  d'Auguste 
Nisard  [Les  deux  imitations...  le  de  imitatione  et  limitation  de  Corneille 
comparées  dans  leurs  parties  principales.,  Paris,  1888),  et  mieux  encore 
l'excellent  travail  de  M.  V.  Poucel  (Une  poésie  dévote  :  «  limitation  »  de 
Pierre  Corneille.  Etudes  religieuses,  novembre,  décembre  1910). 


CHAPITRE  VIII 

OPTIMISME  CHRÉTIEN 


I.  L'humanisme  dévot  foncièrement  optimiste.  —  Au  confluent  des  deux 
optimismes,  celui  de  la  Renaissance  et  celui  des  mystiques,  il  fait  la  syn- 
thèse entre  l'un  et  l'autre.  —  «  Tous  les  biens  de  cette  vie  en  attendant 
un  autre  monde  meilleur  ».  —  Laurent  de  Paris  et  les  litanies  de 
l'homme.  —  L'honnête  homme.  —  Les  vertus  naturelles.  —  Le  P.  Le 
Moyne  et  le  «  portrait  du  sauvage  ».  —  Le  P.  Hayneufve.  —  Eloge  du 
temps  présent.  —  Misères  de  cette  époque.  —  «  L'esprit  purement  et 
parfaitement  chrétien  ne  s'est  pas  retiré  de  notre  siècle  ». 

n.  Fondements  théologiques  de  cet  optimisme.  —  Les  humanistes  disci- 
ples des  grands  docteurs  du  xvi®  siècle.  —  Douceur  et  «  précieux  ajus- 
tements »  de  la  grâce  prévenante  ».  —  «  Le  tambour  bat,  mais  la  cloche 
sonne  ».  —  Condescendances  de  la  grâce.  —  Félix  culpa.  —  Le  grand 
nombre  des  élus.  —  «  Le  consolateur  des  âmes  scrupuleuses  ».  —  «  Soit 
donc  ton  exercice  d'avoir  bonne  opinion  de  moi  ».  — Camus  et  les  har- 
diesses de  l'espérance  chrétienne. 

IIL  De  la  dévotion  aisée  de  Le  Moyne  et  du  vain  tapage  que  l'on  a  fait 
autour  de  ce  livre. 


I.  Gomment  l'humanisme  dévot  ne  serait-il  pas  opti- 
miste? Son  nom  même  parle  de  sérénité,  de  confiance,  de 
joie.  Des  éléments  qui  le  composent,  aucun  ne  menace  de 
le  déprimer,  tous  promettent  de  Tépanouir.  Il  a  greffé  le 
mysticisme  de  la  contre-réforme  sur  les  orangers  de  la 
renaissance  ;  il  garde  l'éblouissement  et  les  transports  de 
la  «  nouvelle  science  »  ;  il  les  corrige,  il  les  exalte  par 
une  foi  plus  haute  et  invinciblement  heureuse.  Quelle  pri- 
vation le  rendrait  triste,  quelle  inquiétude  Tassombrirait- 
elle.^  Terre  et  ciel,  nature  et  grâce,  les  deux  mondes  lui 
appartiennent  :  sa  raison  d'être,  sa  mission  est  de  les  unir 
dans  une  pieuse  synthèse.  Ce  n'est  plus  tout  à  fait  la  joie 
claustrale,  le  jardin  fermé.  François  de  Sales  est  venu  et 


OPTIMISME     CHRÉTIEN  SSç) 

Ton  ne  dit  plus  avec  le  petit  Joas  :  «  Tout  profane  exercice 
est  banni  »  de  la  vie  dévote.  Pendant  que  le  futur  P.  de 
Condren  faisait  «  sa  retraite  d'élection  »,  un  des  anciens 
de  rOratoire  le  vint  voir  et  lui  tint  les  discours  ordinaires 
sur  les  avantages  de  la  vie  religieuse  et  les  dangers  d'une 
vocation  séculière.  «  Ce  bon  Père,  dit  Condren,  faillit  à 
tout  gâter.  Je  ne  trouvais  point  que  le  monde  m'empêchât 
de  servir  Dieu  et  si  je  n'eusse  regardé  la  vie  régulière 
que  comme  un  asile,  je  l'eusse  beaucoup  moins  estimée \  » 
Forte  pensée,  humaine  et  sainte  à  la  fois,  mais  qui,  cent 
ans  plus  tôt  aurait  paru  suspecte  à  plusieurs.  On  n'oublie 
pas  la  malédiction  qui  pèse  sur  les  mondains,  mais  l'on 
annexe  le  monde  lui-même  au  royaume  de  la  dévotion.  Le 
Théopiieste  du  P.  Alexis  de  Jésus  est  un  des  nombreux 
enfants  de  Théotime.  La  grâce 

lui  montre  un  palais  sur  le  roc,  tout  étoffé  de  diamants,  à  trois 
cent  cinquante  pavillons  et  davantage  où  (se  trouvent)  diverses 
mangions  correspondantes  à  celles  de  l'Empyrée. 

Est-ce  le  ciel,  ou  le  cloître?  non,  c'est  le  tableau  de  la 
vie  du  monde.  Là 

divers  s'exerçaient  en  diverses  vertus,  qui  en  la  miséricorde, 
qui  en  la  sapience...  qui  en  l'exercice  de  la  justice,  noblesse, 
lettres,  armes,  tous  néanmoins  sous  la  régence  de  la  dévotion, 
tous  la  face  angélique,  la  conversation  céleste...,  aimés  et 
prisés  du  ciel  et  de  la  terre,  contents  et  heureux  au  Paradis  de 
tous  les  biens  de  cette  vie,  en  attendant  un  autre  encore  meil- 
leur. 

Puis  le  voyant  épris  et  désireux  de  tel  sort  :  eh  bien,  lui 
dit  (la  grâce)  ne  vaut-il  pas  mieux  un  dévot  qu'un  monde 
d'indévots  ?...  —  Comme  une  perle  vaut  mieux  que  tous  les 
grains  de  sable,  répondit-il.  Mais  ce  qui  me  plaît  le  plus  est 
que  je  les  vois  es  mêmes  charges  et  exercices  que  les  autres, 
sauf  le  péché  :  en  la  Cour,  aux  Parlements,  aux  armes,  aux 
licites  récréations,  conversations,  visites,  n'ayant  que  la 
diversité    d'intention    et    mode   qui    dore   de  grâce    et  mérite 

(i)    Vie  du  P.  de  Condren...,  p.  3o4. 


36o  l'humanisme    dévot 

toutes  leurs  actions...  Tant  peut  un  vol  de  volonté  conforme 
à  son  Dieu  !  ^ 

La  splendide  chose  que  rhiimanité,  disait  Shakespeare! 
Nos  humanistes  pensent  comme  lui.  Un  d'eux,  le  capucin 
Laurent  de  Paris,  dans  son  Palais  de  VAmour  divin,  va 
jusqu'à  écrire  les  litanies  de  Thomme.  En  voici  quelques 
versets  : 

L'homme  contemplé  honorable  en  sa  nature. 

Le  modèle  de  concorde,  de  tous  les  animaux  le  plus  accos- 
table,  le  plus  sociable... 

Homme  de  son  naturel,  animal  politique  et  civil... 

Seul  entre  les  bêtes,  se  plaisant  aux  odeurs,  signe  de  son 
naturel  honnête,  amateur  de  vertus... 

Le  compas  et  mesure  de  toutes  choses... 

Divin  intellect,  lié  de  terrestres  liens., . 

La  possession  de  Dieu,  difficile  héritage,  qui  ne  peut  être 
vil  esclave  puisque  Dieu  Ta  choisi  pour  son peculium... 

Amas  et  assemblage  de  toutes  perfections... 

Grand  Protée  et  noble  caméléon  qui  peut-être  fait  toutes 
choses  et  revêtu  de  toutes  formes  créées  et  incréées... 

Le  très  droit  et  très  prudent,  le  très  noble  et  très  haut... 

Perfection  de  l'univers,  abîme  de  capacité  en  son  intellect, 
en  son  estimative,  en  sa  volonté... 

Provide  animal,  sage,  caut,  plein  de  desseins  et  de  replis, 
subtil,  mémoratif,  plein  de  raison  et  de  conseil,  constant  de 
corps  et  d'âme...,  né  pour  la  justice  et  la  vertu... 

Perle  des  créatures,  le  joyau  du  monde... 

Jusques  ici  s'étend  le  pourpris  de  rexcellence  humaine,  quant 
à  sa  nature  et  capacité  naturelle  ^. 

Si  l'homme  «  considéré  en  sa  nature  »  les  enthousiasme 
à  ce  point,  ne  craignez  pas  qu'ils  refusent  leur  admiration 
aux  «  vertus  naturelles  »  qui  font  «  Phonnête  homme  ». 

Anciennement  —  écrit  le  P.  Timothée  de  Régnier  dans  son 
Idée  du  parfait  chrétien.,  —  quand  on  voulait  louer  un  homme 

(i)  Miroir  de  toute  sainteté...  avec  le  cours  de  la  vie  spirituelle  sous  le 
nom  de  Theopneste...  (1627),  pp.  3i-33. 

(2)  f.e  palais  de  l'amour  divin  (1602),  pp.  2-4. 


OPTIMISME     CHRÉTIEN  36 1 

d'honneur  on  disait  que  c'était  un  homme  pudique.  Le  temps 
n'a  pas  eflacé  mais  plutôt  poli  cette  façon  de  parler  et  on  dit 
aujourd'hui  de  meilleure  grâce  :  c'est  un  honnête  homme, 
c'est-à-dire  un  homme  plein  d'honnêteté  qui  n'est  autre  que 
la  pudeur.  La  pudeur  est  un  amour  de  sa  propre  réputation  *. 

JnlianeMorelle,  dominicaine  d'Avignon  que  ses  contem- 
porains comparaient  à  Pic  de  la  Mirandole,  parle  dans  le 
même  sens  et  cite,  à  l'appui  de  son  dire,  l'autorité  du  grand 
mystique,  Alvarez  de  Paz. 

Il  faut  aussi,  dit-elle,  que  nous  parlions  d'une  façon  douce, 
bénigne,  affable,  bannissant  de  nous  toutes  paroles  qui  ressen- 
tent âpreté,  rudesse  ou  rusticité,  comme  fort  éloignées  de  l'Ins- 
titut religieux.  Car,  comme  dit  ce  miroir  de  doctrine  et  de 
piété  en  notre  siècle,  le  R.  P.  de  Paz,  la  vie  religieuse  est  une 
vie  ensemble  très  sainte  et  très  agréable  :  en  tant  qu'elle  aime 
la  sainteté,  elle  recherche  toute  sorte  d'honnêtetés  es  mœurs  et 
en  la  vie  ;  et  en  tant  qu'elle  est  agréable,  elle  a  en  horreur 
tout  vice  de  rusticité  et  malgracieuseté  ^. 

Il  y  aurait  plaisir  à  suivre  nos  écrivains  sur  cette  voie, 
à  montrer  que  sans  perdre  de  vue  leur  but  premier  qui  était 
l'édification,  ils  n'ont  pas  laissé  d'enseigner  la  gentillesse 
etPurbanité  à  nombre  de  lecteurs  que  n'aurait  pas  atteints 
la  propagande  précieuse ^  Mais  nous  avons  là-dessus  un 

(i)  L'homme  intérieur  ou  l'idée  du  parfait  chrétien...  (1602),  p.  322. 

(2)  Traité  de  la  vie  spirituelle  par  saint  Vincent  Ferrier...,  traduit  par 
sœur  Juliane  Morelle  (161 7),  p.  83.  Nous  retrouverons  Juliane  quand 
nous  parlerons  des  mystiques. 

(3)  C'est  ainsi,  notamment,  qu'ils  ont  contribué  à  purger  la  littérature 
dévote  et  la  chaire,  de  la  grossièreté  répugnante  qvii  semblait  jadis  permise 
à  l'égard  des  femmes.  Qu  on  lise  par  exemple,  le  Traité  de  V amour  de  Dieu 
de  l'augustin  Fonseca,  traduit  par  le  Fr.  Nicolas  Maillard,  célestin  de 
Paris  (1604).  L'auteur  est  amené  par  son  sujet  à  nous  mettre  en  garde 
contre  les  séductions  féminines,  et,  par  suite,  à  faire  le  procès  des 
femmes.  Mais  il  a  toujours  peur  d'en  dire  trop  et  de  blesser  de  justes 
délicatesses.  Son  embarras  est  touchant.  «  Si  on  lit  quelque  chose  qui  ne 
soit  en  faveur  des  femmes,  dit-il,  cela  doit  être  entendu  des  abandonnées 
femmes...  car,  pour  parler  des  femmes  d'honneur...,  qui  pourra  nier 
qu'icelles  ne  surpassent  les  hommes  en  dévotion,  piété,  miséricorde,  libé- 
ralité, en  bonté  et  religion  chrétienne?...  Si  un  pauvre  frappe  à  leur  porte, 
jamais  ne  se  partira  mal  satisfait  :  car,  le  cas  venant  qu'elles  ne  puissent 
lui  donner  quelque  chose...  le  renvoient  avec  telle  compassion  en  paix  que 
le  pauvret  estime  plus  une  bonne  parole  d'une  femme  qu'une  pièce  de  pain 


362  l'humanisme    dévot 

texte  jadis  fameux  qui  peut  nous  suffire  puisqu'il  résume, 
en  les  outrant  jusqu'aux  limites  du  bouffon,  les  autres 
témoignages  analogues  que  je  pourrais  apporter.  Je  veux 
parler  du  portrait  du  Sauvage  où  le  P.  Le  Moyne  a  voulu 
représenter  «  les  mœurs  d'un  homme  insensible  aux  affec- 
tions honnêtes  et  naturelles  ». 

Le  Sauvage...  est  sans  cœur  pour  les  devoirs  naturels  et  pour 
les  obligations  civiles...  //  est  sans  yeux  pour  les  beautés  de  la 
nature  et  pour  celles  des  arts  :  les  roses  et  les  tulipes  n'ont 
rien  de  plus  agréable  pour  lui  que  les  épines  et  les  orties...  ; 
la  plus  rare  statue  du  monde  ne  sera  pas  traitée  de  lui  plus 
civilement  qu'un  tronc  d'arbre...  La  musique  qui  est  une 
beauté  invisible  et  demi-spirituelle,  qui  ne  saurait  être  aimée 
qu'honnêtement  et  qui  ne  peut  plaire  qu'aux  âmes  harmo- 
nieuses et  réglées...  est  pour  lui  une  criarde  importune...  Il 
n'est  pas  moins  ennemi  des  parfums  que  de  la  musique  ;  cela 
pourtant  est  étrange  qu'il  soit  tourmenté  par  des  choses  si 
douces  et  si  bienfaisantes... 

Quel  goût  de  la  vie  ne  respirent  pas  ces  ([uelques  lignes  ! 
Le  jésuite  ne  ressemble-t-il  pas  au  duc  de  Comme  il  vous 
plaira  à  qui  tout  donne  du  plaisir,  un  arbre,  un  ruisseau, 

de  la  main  d'un  homme  »,  pp.  4^4^  455.  «  Toujours  nous  devons  porter  res- 
pect et  honneur  aux  femmes.  Ce  qui  se  pratique  en  toutes  les  cours  des  rois. 
Car  celui  lequel  se  porte  mal  envers  les  dames  est  tenu  et  estimé  pour 
vilain  et  indigne.  Et  semble  que  cette  usance  soit  fondée  sur  l'Evangile  », 
p.  476.  Il  a  un  mol  délicieux  sur  le  malheureux  que  Dieu  travaille.  He  toute 
façon,  à  détacher  d'une  amour  funeste,  «  et  cependant  ne  la  peut  oublier  », 
p.  460.  Il  conte  et  fort  joliment,  avant  tel  autre  conteur,  l'aventure  du 
jeune  moine  qui,  rencontrant  une  compagnie  de  femmes,  demande  à  un 
vieil  ermite  «  quels  animaux  ce  devaient  être  ».  A  quoi  sagement  répondit 
le  saint  homme  que  c'étaient  des  diables,  et  le  reste.  Nous  savons  d'ail- 
leurs que  ce  progrès  fut  très  lent.  Je  trouve  en  i658,  chez  le  P.  Paul  de 
Barry,  à  propos  des  nudités  de  gorge,  une  atroce  histoire  que  je  n  ai 
pas  le  droit  de  reproduire.  L'auteur  ne  se  contente  pas  de  rappeler  que 
Louis  XIII  «  témoigna  toujours  une  grande  aversion  de  ces  gorges  décou- 
vertes »,  mais  il  nous  donne  de  cette  aversion  des  preuves  écœurantes.  Le 
roi  est  à  Dijon:  il  déjeune;  il  a,  en  face  de  lui,  une  «  demoiselle... 
habillée  et  découverte  à  la  mode  ».  «  Le  roi  s'en  prit  garde,  et  tint  son 
chapeau  enfoncé  et  Paile  abattue  tout  le  temps  du  dîner  du  côté  de  cette 
curieuse  pour  ne  la  voir,  et  la  dernière  fois  qu'il  but,  il  retint  une  gorgée 
de  vin  en  la  bouche...  »  Je  n'achève  pas.  Gorgée,  gorge,  le  bel  esprit  de 
Barry  ajoute  à  l'ignominie  de  cette  aventure.  {La  mort  de  Paulin  et 
d'Alexis...,  p.  94).  Ai-je  besoin  d'ajouter  que  je  ne  serais  pas  à  court 
d'exemples  analogues  ?  Il  n'y  en  a  que  trop. 


OPTIMISME     CHRÉTIEN  363 

une  pierre,  and  good  in  everylhing?  Hélas  !  Il  court  à  sa 
honte.  Port-Royal  s'est  reconnu  dans  le  portrait  du  sau- 
vage et  Le  Moyne  a  scandalisé  Pascal.  J'ai  souligné  les 
passages  qu'a  stigmatisés  l'auteur  des  Provinciales  et  je 
vais  le  l'aire  encore. 

Quant  aux  affronts  et  aux  injures,  il  y  est  aussi  peu  sen- 
sible que  s'il  aidait  des  yeux  et  des  oreilles  de  statue...  Il  s'aime 
mieux  dans  une  grotte  ou  dans  le  tronc  d'un  arbre  que  dans 
un  palais  ni  sur  un  trône...  Il  croirait  s'être  chargé  d  un  far- 
deau fort  incommode.,  s'il  avait  pris  quelque  matière  de  plaisir 
pour  soi  et  de  bienfait  pour  les  autres...  Les  jours  de  fêtes  et 
de  réjouissances  lui  sont  des  jours  de  deuil  et  d'affliction.  La 
joie  qui  a  tant  de  poursuivants  et  d'amoureux...  n'a  que  ce  seul 
ennemi  dans  le  monde.  Elle  Toffense  parce  qu'elle  n'a  rien  de 
rude  ni  de  farouche  ;  parce  qu'elle  est  agréable  et  parée  ;  parce 
qu'elle  porte  des  bouquets  et  qu'elle  est  couronnée  de  fleurs. 

Il  ira  plus  loin  encore,  le  malheureux  jésuite.  Et  qui  ne 
le  voit  venir.  Le  voici  déjà  au  bord  de  l'abîme.  Préparons- 
nous  à  rougir  pour  lui. 

Les  Grâces  mêmes,  si  elles  s'étaient  présentées  devant  lui, 
en  seraient  maltraitées  ;  et  au  lieu  de  leur  chanter  des  hymnes 
et  de  leur  donner  de  l'encens  et  des  guirlandes,  il  leur  don- 
nerait des  malédictions  et  leur  jetterait  de  la  boue  au  visage. 
Une  belle  personne  lui  est  un  spectre  ;  il  n'en  saurait  souffrir 
la  ç^ue  ;  et  ces  çisages  impérieux  et  souverains.,  ces  agréables 
tyrans,  qui  font  partout  des  prisonniers  volontaires  et  sans 
chaînes,  ont  le  même  effet  sur  ses  yeux  que  le  soleil  a  sur  ceux 
des  hiboux...  Ce  caractère  est  une  peinture  du  sauvage  qui 
n  ayant  pas  les  affections  honnêtes  et  naturelles  qu'il  devrait 
avoir  est  opposé  au  tempérant  qui  les  a  justes  et  modérées  et 
à  rintempérant  qui  les  a  déréglées  et  excessives  ^ 

(i)  Les  peintures  morales  (1640),  p.  620  sq.  On  trouvera  le  passage 
reproduit  intégralement  dans  la  thèse  du  P.  Chérot  sur  Le  Moyne. 
(Pièces  justificatives,  XI.)  Le  Moyne  a-t-il  voulu  faire  la  caricature  du  jan- 
séniste, la  chose  est  possible,  mais  non  pas  certaine.  J'y  verrais  surtout 
un  morceau  de  bravoure.  Quant  à  la  justification  morale  et  dogmatique 
du  passage,  on  la  trouvera  dans  les  notes  de  Maynard  (édition  des  Pro- 
vinciales) et  dans  le  P.  Chérot.  Ainsi,  pour  la  ligne  la  plus  critique  <(  rap- 
pelons-nous, écrit  le  docte  chanoine,  que  le  P.  Le  Moyne  était  un  peu 
homme  du  monde  et  que  d'un  autre   côté,  il  n'est  pas  nécessaire,  pour 


364  l'humanisme   dévot 

Laissons  Pascal  lorsqu'il  cesse  d'être  humain,  et  disons 
bien  haut  que  cette  page  nous  paraît  non  seulement  inof- 
fensive, mais  encore  saine  et  bienfaisante.  Très  peu  de 
nos  auteurs  l'auraient  écrite,  cela  ne  venant  pas  à  leur 
sujet,  mais  aucun  d'eux  n'aurait  eu  le  droit  de  la  condamner, 
car  elle  formule  bravement  et  sans  fausse  honte  un  des 
principes  essentiels  de  l'humanisme  dévot.  Aussi  bien  de 
quoi  s'agit-il  ?  Le  Moyne  a-t-il  oublié  que  TEvangile  nous 
conseille  de  mortifier  souvent  nos  «  affections  honnêtes 
et  naturelles  ?  »  Non,  il  estime  simplement  que  ces  affec- 
tions sont  bonnes,  que  tout  homme  bien  né  les  «  devrait 
avoir  ».   Le  sauvage  les  ignore  ou  les  salit;  le  saint  voit 

être  saint,  qu'un  beau  visage  blesse  les  yeux  comme  le  soleil  ceux  des 
hiboux  »  (I,  p.  4^2).  C'est  trop  évident,  mais  comment  ni  Chérot  ni  May- 
nard  n'ont-ils  songé  à  demander  à  Le  Moyne  de  se  défendre  lui-même  ? 
Il  l'a  fait  excellemment,  à  mon  gré.  Le  portrait  du  sauvage  est  inséré,  à  sa 
place,  dans  une  discussion  philosophique  sur  «  la  bonté  et  la  malice  des 
passions  ».  Il  n'est  qu'une  application  de  principes  énoncés  plus  haut,  à 
savoir  que  les  passions  «  ne  peuvent  d'elles-mêmes  être  mauvaises  puis- 
qu'elles ont  été  données  par  la  nature,  qui  est  la  meilleure  de  toutes  les 
mères,  et  qui  n'a  jamais  fait  que  de  bons  présents  à  ses  enfants  »,  I, 
p.  464-  Voilà  le  point.  Si  Pascal,  comme  l'a  fait  Bossuet,  confond  plus 
ou  moins  péché  originel  et  concupiscence,  il  a  raison  de  poursuivre  Le 
Moyne.  Mais  cette  malheureuse  confusion  n'est  plus  admise  aujourd'hui 
par  les  théologiens.  Passons  maintenant  au  i^  volume  des  Peintures 
morales  (i654)-  Nous  y  trouvons  une  réponse  directe  au  scandale  de 
Pascal.  «  Pourquoi  regardons-nous  les  belles  personnes  plus  grossière- 
ment et  d'une  vue  plus  sauvage  que  les  belles  statues  ?  Que  n'employons- 
nous  là  cette  intelligence  si  fine  et  ces  abstractions  si  subtiles  et  si  judi- 
cieuses qui  nous  permettent  à  la  vue  d'un  beau  corps  d'y  reconnaître  incon- 
tinent le  caractère  de  Dieu  et  l'impression  de  ses  doigts?...  Est-ce  qu'il 
travaille  moins  savamment...  que  Phidias?,..  Est-ce  que  sa  lumière  laisse 
moins  d'éclat  où  elle  tombe  ?  »  p.  847-  Plus  loin  il  nous  propose  diverses 
autres  considérations  spirituelles  par  lesquelles  «  la  beauté  peut  être 
estimée  saintement  »,  p.  869.  Il  dit  enfin  (p.  864)  «  Nous  devrions  rougir 
d'être  si  prompts  à  suivre  un  petit  rayon  qui  nous  donne  dans  la  vue.  de 
prendre  feu  si  aisément  à  la  lueur  d'un  peu  de  neige  tiède  ;  de  porter  avec 
tant  de  complaisance  le  joug  qui  nous  est  imposé  par  des  mains  de  terre 
peinte  qui  ne  seront  demain  que  de  la  pourriture  et  d'être  si  froids  et  si 
pesants  »  à  la  beauté  divine.  S'il  en  était  besoin,  le  voilà  vengé.  «  Beauty^ 
disait  G.  Eliot,  has  an  expression  heyond  and  far  above  the  one  <>voman''s 
soulthai  it  cLothes  ;...  it  is  more  than  a  woman's  love  that  moves  us  in  a 
\\>omans  eyes...  The  nohlest  nature  sees  the  most  ofthis  impersonal  expres- 
sion in  heauty  ».  —  Enfin  quoi  qu'il  en  soit  de  cette  application  particulière, 
la  philosophie  générale  de  ce  portrait  du  sauvage  est  la  pliilosophie  même 
de  l'Ecole,  celle  qu'un  éminent  scolastique,  le  dominicain  Massoulié 
résume  en  ces  termes  :  «  Ce  n'est  pas  ce  qui  est  naturel  et  sensible  qu'on 
doit  s'étudier  de  rejeter  ou  d'étouffer  ;  on  doit  plutôt  apprendre  à  en  bien 
user,  à  le  soumettre  et  à  le  faire  servir  à  la  charité  ».  Traite  de  l Amour 
de  Dieu...,  pp.  a3o,  a3i. 


OPTIMISME     CHRETIEN  3o5 

en  elles  un  reflet  de  la  divine  ressemblance,  prêt  d'ailleurs 
à  se  refuser  à  lui-même  le  plaisir  innocent  qu'elles  nous 
offrent.  Dira-t-on  qu'il  n'est  pas  besoin  qu'un  religieux 
nous  apprenne  le  charme  d'un  beau  paysage,  d'une  belle 
musique,  d'  «  une  belle  personne  »?  Non  encore;  il  est 
bon  néanmoins  qu'un  religieux,  d'ailleurs  approuvé  par 
les  théologiens  de  son  Ordre  et  par  la  rigide  Sorbonne, 
nous  apprenne  à  ne  jamais  mépriser  notre  nature  et  à  nous 
moquer  des  puritains.  La  transparente  candeur  de  Le 
Moyne  ajoute  du  reste  à  l'efficacité  de  sa  leçon. 

J'aime  qu'il  ne  songe  même  pas  à  nous  indiquer  les 
conséquences  fâcheuses  qu'on  pourrait  tirer  de  sa  doc- 
trine, à  nous  rappeler  expressément  que  la  vue  d'une 
belle  personne  n'est  pas  toujours  sans  dangers.  Eh  ! 
l'ignore-t-on  et  quel  jugement  ferions-nous  du  niais  ou  de 
l'hypocrite  qui  s'armerait  de  l'autorité  du  jésuite  pour 
braver  les  bonnes  mœurs?  Il  parle  en  honnête  homme 
à  d'honnêtes  gens.  Sans  penser  à  mal,  il  répète  avec  Sha- 
kespeare et  avec  le  psalmiste  :  que  l'homme  est  une  belle 
chose  et  que  le  monde  est  bien  fait  !  Benedicite  omnia 
opéra  Domiiii  Domino! 

Veut- on  là-dessus  le  témoignage  plus  grave,  plus  calme 
d'un  théologien  de  marque,  d'un  spirituel  insigne  ;  qu'on 
parcoure  le  très  beau  livre  du  jésuite  Julien  Hayneufve  : 
L ordre  de  la  vie  et  des  mœurs  qui  conduit  Vhomme  à  son 
salut  et  le  rend  parfait  en  son  état  \ 

Ces  pauvres  passions,  dit  le  P.  Hayfneuve,  qui  avaient  été  con- 
damnées par  les  stoïques,  en  ont  appelé  aux  chrétiens  qui,  cas- 
sant par  arrêt  la  sentence  de  ces  philosophes  impertinents,  ont 
déclaré  hautement  qu'on  ne  pouvait  accuser  ces  premiers 
mouvements  sans  injustice,  qu'il  n'y  avait  rien  de  plus  naturel, 
de  plus  indifférent,  de  plus  innocent". 

En   effet,   ces   mouvements  n'étant  que   des    effets   de 

(i)   Paris,  1639. 

[1)  L'Ordre...,  I,  p.  328. 


H66  l'humanisme    dévot 

notre  nature  «  nous  ne  saurions  les  blâmer  qu'en  blâmant 
la  sagesse  de  Celui  qui  nous  a  faits  comme  nous  sommes  »  *. 
«  Nos  inclinations  sont  tellement  dans  la  main  de  notre 
raison  qu'elles  ne  sauraient  faire  le  moindre  mal  sans  sa 
permission.  »  Notre  volonté  régente  de  très  haut  sur  ce 
monde  tumultueux  et  imaginaire.  Elle  est  «  tellement  libre 
en  ses  actions  que  Dieu  même  ne  la  voudrait  contraindre  »  ; 
libre  de  même  en  face  de  cet  «  aiguillon  de  la  chair  (qui) 
estémousséparles  pointes  deFesprit  qui  sont  plus  fortes  »  ; 
car  ((  ce  corps  de  péché  demeure  sans  âme  quand  la 
volonté  ne  lui  donne  point  son  consentement  ». 

J'avoue  bien  que  depuis  le  malheur  qui  nous  a  fait  naître 
esclaves  du  démon...  notre  volonté  a  été  beaucoup  affaiblie  de 
son  pouvoir  naturel.  Mais  aussi  il  faut  confesser  qu'elle  est 
tellement  renforcée  surnaturellement  par  le  secours  de  la 
grâce  que  si  elle  a  perdu  d'un  côté,  elle  a  incomparablement 
plus  gagné  de  l'autre"^. 

Aussi,  donnera-t-il  de  longues  pages  à  la  considération 
de  Tordre  naturel  pris  en  général  et  au  mystère  de  chaque 
«  naturel  »  en  particulier. 

Adorons  dans  notre  naturel  cette  loi  éternelle  de  notre 
Dieu  qui  par  sa  providence  admirable  nous  Ta  départi  tout 
particulièrement  pour  être  glorifié  de  nous  d'une  façon  parti- 
culière... Si  nous  savions  bien  nous  servir  de  notre  naturel, 
que  nous  deviendrions  surnaturels  ^  ! 

Puisque  Dieu  veut  bien 

s'accommoder  à  notre  naturel  pour  trouver  de  l'entrée  dans 
nos  âmes,  n'est-il  pas  juste  que  nous  nous  accommodions  à  ses 
volontés,  et  que,  conspirant  avec  une  si  grande  bonté  pour 
accomplir  notre  bonheur,  nous  nous  servions  de  nos  inclina- 
tions naturelles  pour  consentir  à  ses  grâces,  comme  ses  grâces 

(i)  L'Ordre....  I,  p.  333. 
(a)  Ih.,  I,  p.  456-461. 
(3)  Ih.,  I,  pp.  457,  458. 


OPTIMISME     CHRÉTIEN  ^67 

et  ses  inspirations   se  servent   de  nos  inclinations  pour   nous 
attirer  et  pour  nous  persuadera 

Mais,  dira  Jansénius, 

A  quoi  bon  nous  rompre  la  tête  avec  le  naturel  puisque 
nous  sommes  élevés  dans  un  ordre  tout  surnaturel...  Ne  nous 
citez  donc  personne,  ou  citez-nous  toujours  un  Saint  Paul  qui 
ne  parle  que  d'un  Jésus-Christ...  ne  nous  parlez  donc  plus  de 
Socrate  ni  de  Platon,  puisque  ils  ne  sont  pas  canonisés;  ne 
nous  parlez  plus  ni  de  la  raison,  ni  de  l'appétit,  ni  du  naturel, 
ni  des  passions,  puisque  tout  cela  sent  le  profane  et  le  païen. 
Il  faut  que  nos  écrits  soient  sacrés  et  que  tout  ce  qui  sortira 
de  nos  bouches  et  de  nos  plumes,  ne  soit  que  mystique,  que 
surnaturel,  que  divin,  que  grâce,  qu'onction  et  qu'esprit. 

C'est  en  deux  mots  tout  le  procès  de  rhumanisme  dévot. 
Au  jésuite  de  répondre  : 

Voilà  un  discours  qui  semble  favoriser  entièrement  la  dévo- 
tion et  qui  cependant  n'est  capable  que  de  la  décréditer  dans 
le  monde  et  de  faire  passer  cette  sainte  vertu  qui  s'accorde 
avec  tout  ce  qui  n'est  point  déraisonnable,  pour  une  farouche 
et  une  sauvage  dont  personne  ne  voudrait  s'approcher'^. 

S'émerveiller  devant  la  nature  humaine,  consentir  un 
si  long  crédit  à  l'homme  en  soi,  tout  humaniste  a  cet 
optimisme  dans  le  sang  ;  mais  il  est  plus  difficile  d'admirer 
les  hommes,  de  ne  pas  céder  à  la  tentation  quotidienne 
de  noircir  le  présent  et  de  le  maudire.  Nos  auteurs  ont 
cet  héroïsme.  Certes,  ils  ne  se  faisaient  pas  faute  de 
regretter  l'âge  d'or.  Passons-leur  ce  lieu  commun  qui  ne 
tire  pas  à  conséquence.  Ils  n'étaient  non  plus  ni  des  naïfs 
ni  des  chimériques.  Ils  connaissaient  et  déploraient 
autant  que  personne  les  nombreuses  misères  de  leur 
temps.  Libertins  et  «  machiavélistes  »  faisaient  rage.  Si  je 
ne  crois  pas  du  tout  à  l'arithmétique  fabuleuse  du  Père 
Mersenne  —  cinquante  mille  athées  dans  le  seul  Paris  — 
si  les  pièces  mêmes  du  procès  de  Théophile  ne  semblent 

(i)  L'Ordre...,  I,  pp.  427-429. 
(2)    Ih.,  I,  pp.  527-529. 


368  l'humanisme    dévot 

pas  toutes  décisives,  il  est  certain  que  le  rationalisme 
montait  sourdement,  beaucoup  moins  conscient,  résolu, 
qu'il  ne  le  sera  pendant  la  seconde  moitié  du  siècle,  mais 
déjà  très  redoutable.  Ajoutez  à  cela  une  foule  de  désor- 
dres sociaux,  vingt  fléaux  que  notre  imagination,  pétrie 
par  le  Code  civil,  a  peine  à  réaliser.  On  fut  saisi  d'horreur, 
il  y  a  cinquante  ans,  lorsque  parut  le  livre  de  Feillet  sur  la 
Misère  au  temps  de  la  Fronde.  Que  d'autres  livres  aussi 
désolants  ne  pourrait-on  pas  écrire,  sans  même  fureter 
dans  les  inédits  et  à  la  seule  lumière  des  ouvrages  reli- 
gieux de  ce  temps-là  —  traités  de  morale,  sermons,  bio- 
graphies pieuses  !  Que  l'on  prenne  entr'autres  Thistoire 
des  couvents  dans  les  pays  frontières,  en  Lorraine  par 
exemple.  Menaces  constantes,  sièges,  famines,  fuites,  vie 
errante  à  la  débandade,  c'est  à  n'y  pas  croire.  De  tels  abus 
et  tant  d'autres  encore  avaient  naturellement  leur  contre- 
coup sur  la  vie  religieuse  elle-même.  Alors,  du  reste, 
comme  de  tout  temps,  la  médiocrité,  la  tiédeur  étaient 
partout,  dans  toutes  les  classes.  C'était  néanmoins  le 
temps  des  miracles,  une  des  périodes  les  plus  saintes 
que  l'Eglise  ait  jamais  connues.  Nous  savons  aujourd'hui 
le  reconnaître,  mais  chose  rare,  nos  humanistes  l'avouaient 
déjà.  Ils  jugeaient  la  France  chrétienne  du  xvii*"  siècle 
comme  j'espère  montrer  qu'on  doit  la  juger. 

Cet  esprit  purement  et  parfaitement  chrétien,  écrivaiten  i6^5 
un  des  derniers  témoins  de  cette  glorieuse  époque,  le  jésuite 
Camaret,  ne  s'est  pas  retiré  de  notre  siècle  :  il  se  produit  tous 
les  jours  en  des  cœurs  nobles,  triomphant  de  l'esprit  du  monde 
au  milieu  du  monde  par  la  grâce  de  Jésus-Christ  qui  (ait  tou- 
jours gloire  d'avoir  à  soi  les  mille  forts  d'Israël  \ 

Camaret  n'est  pas  un  enthousiaste.  Sceptique  plutôt,  il 
ne  croyait  guère  aux  historiens.  «  Jugez  de  ce  que  fait 
l'histoire,  disait-il  très  joliment,  par  ce  que  vous  en  voyez 
vous-même.    N'est-il   pas  vrai   que  les  choses    que    vous 

(i)  Le  pur  et  parfait  christianisme.  Cette  phrase  est  tirée  de  la  dédi- 
cace (non  paginée)  à  la  marquise  de   Piennes. 


iniiiiiiiiiiiiii[iiMiiiîiTiiïininiiHiiiiiMii)iiliii!iii|lMminii|i[iMiiii!||iiim 


PlEKRE    Lk    MoYNE. 


OPTIMISME     CHRÉTIEN  ^69 

avez  VU  passer  devant  vos  yeux,  sont  tellement  déguisées 
dans  les  livres  qui  les  racontent  que  vous  ne  les  con- 
naissez plus^  »  Le  témoignage  qu'il  rend  à  la  vie  reli- 
gieuse du  xvii"  siècle  n'en  est  que  plus  précieux.  Il  parle 
visiblement  d'après  son  expérience  et  ses  impressions  per- 
sonnelles. Il  dit  encore  : 

On  ne  peut  démentir  ce  que  l'on  voit,  qu'il  n'y  a  pas  toute  la 
perfection  qu'on  y  pourrait  souhaiter.  Disons  sans  déguisement 
la  vérité.  Jésus-Christ  n'est  pas  obéi  partout  avec  la  fidélité 
qu'on  lui  doit.  Mais  Jésus-Christ  ne  laisse  pas  d'y  être  souve- 
rain. 11  y  a  bien  de  saintes  âmes  qui  lui  sont  connues  et  qui 
le  connaissent  pour  roi.  J'ose  dire  qu'il  y  en  a  peu  qui  ne 
reviennent  à  lui  dans  le  fonds  de  leurs  cœurs  et  qui  ne  reçoivent 
ses  commandements  et  qui  ne  lui  rendent  hommage.  Si  la  fra- 
gilité de  la  volonté  humaine,  si  l'attrait  charmant  des  objets 
les  détournent  de  l'obéissance,  elles  s'en  condamnent,  elles  en 
font  pénitence^. 

Il  va  sans  dire  que  de  pareilles  affirmations  sont  plus 
rares  chez  les  sermonnaires.  On  les  trouve  plutôt  dans  les 
biographies  contemporaines,  les  auteurs  de  ces  ouvrages 
étant  naturellement  amenés  à  rappeler  que  «  le  bras  de 
Dieu  n'est  pas  raccourci  »,  que  l'âge  des  saints  dure 
encore.  Mais  presque  tous,  ils  se  refusent  à  gémir  sur  la 
décadence  du  christianisme. 

Tout  ce  qui  a  été  fait,  écrit  hardiment  le  P.  Binet,  se  peut 
encore  bien  faire...  L'Eglise  est  faite  comme  le  ciel  qui  rouant 
et  roulant  sans  cesse  sur  nos  têtes...  jamais  ne  nous  montre 
aucune  partie  qui  ne  soit  luisante  et  toute  semblable  à  celles 
qui  sont  passées  devant.  Parlent  cœli  unam  qui  viderit^  {^iderit 
totum  (Chrysostome).  Ainsi,  dans  le  ciel  de  l'Eglise  on  voit 
passer  ce  qui  est  déjà  passé  et  ce  qui  viendra  après  nous  sera 
ce  que  nous  sommes  et  jamais  il  n'y  aura  nul  des  rangs  de 
l'Eglise  où  il  n'y  ait  des  saints  et  de  belles  étoiles,  possible 
des  soleils^. 

(i)  Le  pur  et  parfait  christianisme,  I,  p.  275. 

(2)  76.,  I,  pp.   3ii-3i2.  Tout  le  livre  est  d'ailleurs  très  beau. 

(3)  De  la  sainte  hiérarchie .   Vie  de  saint  Aderaldy  pp.  25-26. 

1.  '^4 


370  l'humanisme    dévot 

II.  Une  théologie  très  clairement  définie  soutient  et 
nourrit  cet  optimisme,  la  théologie  de  Trente  et  des 
grands  docteurs  du  xvi^  siècle,  que  nos  humanistes  ont 
précisément  pour  mission  d'illustrer  à  Tusage  des  simples 
fidèles  et  d'appliquer  à  Tordre  dévot.  C'est  ainsi  qu'ils 
reviennent  avec  un  goût  particulier  à  cette  doctrine  de  la 
grâce  prévenante  qui  n'était  pas  sans  doute  une  décou- 
verte nouvelle  mais  que  les  modernes  écoles,  plus 
curieuses  de  psychologie  naturelle  et  surnaturelle,  avaient 
creusée  plus  à  fond.  De  quelle  manière  attrayante  et  paci- 
fiante le  P.  Léon  ne  présente-t-il  pas 

ces  bénédictions  de  douceur,  ces  préventions  de  miséricorde, 
ces  précieux  ajustements  qui  accommodent  la  grâce  aux  incli- 
nations de  la  nature  et  aux  occasions  qui  se  présentent  comme 
naturellement,  et,  ce  semble,  presque  par  hasard,  pour  faire 
la  conjonction  de  notre  vocation  et  l'heureux  moment  de  notre 
salut  ^ 

Gortade  nous  donne  quelques  exemples  pittoresques 
de  ces  ce  ajustements  »  providentiels. 

Pendant  que  la  comédie  arrête  des  oiseux  en  un  quartier 
de  la  ville,  une  sainte  octave  appelle  à  l'autre  les  dévots  :  le 
tambour  bat,  mais  la  cloche  sonne.  Lorsque  le  cours  entraîne 
ce  qu'on  appelle  beau  monde  à  la  promenade  ;  que  le  mélan- 
colique échiquier  fait  perdre  le  temps  et  l'argent  aux  mauvais 
ménagers  de  Tun  et  de  l'autre,  l'office  qu'on  sonne,  la  béné- 
diction qu'on  va  donner,  retirent  de  toutes  ces  mauvaises 
occasions  les  âmes  qui,  bien  souvent,  eussent  risqué  d'y 
périr.  Dans  les  badines  mais,  d'ordinaire  criminelles  licences 
du  carnaval...  une  oraison  de  quarante  heures...;  rengage- 
ment d'une  confrérie  où  il  faut  parer  les  autels  et  fréquenter 
les  sacrements  ;  les  affiches  d'Indulgences  attachées  à  la  porte 
de  l'Eglise,  tout  cela  qu'est-ce  qu'autant  d'attraits  à  inviter 
les  voisins  et  les  passants  ?  Ils  entrent,  quelquefois  sans  des- 
sein formé,  mais  ils  ne  s'en  retournent  jamais  sans  quelque 
profit  -. 

(i)  La  France  convertie...  (1661),  p.  119. 

(2)  Octave  du  Saint- Sacre  ment  (1666),  pp.  ii4-ii5. 


OPTIMISME     CHRÉTIEN  ^yt 

«  Le  tambour  bat,  mais  la  cloche  sonne  »  :  l'appel  au 
plaisir  et  l'appel  à  la  prière:  s'il  y  a  beaucoup  de  tam- 
bours, il  y  a  aussi  tant  de  cloches.  Dieu  nous  attire  à  lui 
de  tant  de  façons  ! 

Aussi  est-ce  un  trait  de  la  divine  Providence,  écrit  Dom 
Laurent  Bénard,  de  porter  chaque  chose  à  son  but  et  à  sa 
perfection,  par  une  douce  traînée  et  disposition  de  moyens 
accorts.  Ce  qu'elle  fait  si  doucement  qu'elle  semble  n'y  point 
toucher,  mais  que  les  choses  s'y  coulent  d'elles-mêmes  parce 
que  les  moyens  qu'elle  tient  sont  si  proportionnés  l'un  à  l'autre 
qu'ils  semblent  nés  l'un  pour  l'autre,  le  corps  pour  l'esprit, 
l'esprit  pour  la  vertu,  la  vertu  pour  la  grâce,  la  grâce  pour  la 
gloire  \ 

De  tous  les  côtés  nous  sommes  enveloppés  dans  un 
réseau,  saisis  par  un  engrenage  de  grâces.  Bossuet  ton- 
nera plus  tard  contre  les  maudites  fascinations  de  la  nou- 
veauté. Admirez  plutôt,  dit  Molinier,  comment 

entre  toutes  les  circonstances  extérieures  qui,  pour  être  plus 
conformes  à  la  commune  inclination  des  hommes,  donnent  à 
la  grâce  la  victoire  sur  les  volontés,  Tune  des  principales,  c'est 
la  nouveauté  des  occasions  que  la  Providence  divine  ne  cesse 
de  produire  pour  nous  retirer  du  mal,  et  nous  porter  au  bien  : 
nouveauté  de  soi-même  agréable  à  l'esprit  humain,  curieux  de 
sa  nature,  et  qui,  comme  une  amorce  ajoutée  à  Thameçon  de 
la  grâce,  sait  gagner  finement  les  cœurs,  lorsque  ne  pensant 
que  se  prendre  à  Tappât  de  la  curiosité,  ils  se  trouvent  sans  y 
penser  pris  a  la  dévotion.  De  là  nous  voyons  continuellement 
sortir  au  jour  tant  de  nouveaux  ordres  religieux,  tant  de  nou- 
velles confréries,  tant  de  nouvelles  chapelles  où  les  peuples 
accourent  à  la  fouie,  tant  de  nouveaux  livres,  pratiques,  mé- 
thodes, introductions,  acheminements,  adresses  de  la  vie  spi- 
rituelle, qui,  comme  fleurs  de  tous  les  jours  nouvelles...  pei- 
gnent le  jardin  de  l'Eglise  ^. 

Gomme  les  jansénistes,  ils  ramènent  tout  à  la  théologie 
de  la  grâce  mais  au  rebours  des  jansénistes,  c'est  dans 

[i]  Parénèses  chrétiennes...,  p.  17. 

(2)  Le  lys  du  Val  de  Guaraison...,  pp.  6-8. 


37'^  l'humanisme    dévot 

cette  théologie  elle-même  qu'ils  trouvent  la  raison  der- 
nière de  leur  optimisme.  A  ce  dogme  du  péché  ori- 
ginel sur  lequel  Jansénius  a  construit  son  pessimisme, 
ils  appuient  leur  invincible  espérance.  Ils  prennent  à  la 
lettre  et  sans  en  restreindre  le  bénéfice  à  un  petit  nombre 
d'élus,  le  fameux  texte  de  VExultet  :  0  Félix  culpa. 
«  0  l'heureux  péché  qui  a  mérité  d'avoir  un  si  excellent 
et  si  puissant  Rédempteur  M  »  Sévères  pour  eux-mêmes, 
ils  atténuent  le  plus  qu'ils  le  peuvent  et  le  nombre  et  sur- 
tout la  malice  des  péchés  d'autrui.  Marie  de  Valence, 
l'insigne  mystique  dont  nous  aurons  à  parler  plus  tard, 
contemple,  dans  une  vision,  les  foules  innombrables  aux- 
quelles ses  propres  prières  doivent  mériter  le  ciel  : 
pécheurs  convertis,  pénitents,  innocents  et  autres. 

Les  innocents,  raconte  Louis  de  la  Rivière  secrétaire  et  bio- 
graphe de  la  voyante,  lui  semblaient  être  distingués  en  deux 
bandes  :  Tune  était  de  ceux  qui  à  cause  de  leur  bas-âge  ne 
savaient  ce  que  c'est  que  de  pécher  et  l'autre  comprenait  ceux 
qui  à  force  d'être  stupides  et  grossiers  sont  incapables  de  se 
savoir  bien  adresser  au  créateur  et  de  pratiquer  ce  que  l'Eglise 
commande. 

Et  Louis  de  la  Rivière  se  rallie  allègrement  à  cette  doc- 
trine : 

De  fait,  continue-t-il,  nous  voyons  des  gens  si  pesants  d'es- 
prit et  notamment  en  nos  montagnes  du  Dauphiné  qu'onques  on 
ne  leur  a  su  faire  entendre  ce  que  c'est  qu'excommunication, 
que  péché  mortel,  que  véniel,  ni  même  apprendre  le  Pater. 
Qui  n'admirera  la  bonté  de  notre  Dieu  qui  excuse  les  fautes 


(i)  Le  P.  Saint-Pé  de  l'Oratoire  a  écrit  tout  un  livre.  Le  nouvel  Adam, 
pour  commenter  cette  exclamation.  C'est  un  catéchisme  théologique  d'une 
limpidité  et  d'une  onction  admirables.  «  Ces  paroles  (O  felix  ciiloa), 
dit-il,  contiennent  en  abrégé...  le  fonds  de  la  religion  chrétienne  et,  sans 
rien  diminuer  de  la  malice  du  péché,  comprennent  les  avantages  inesti- 
mables de  l'état  des  chrétiens  sous  Jésus-Christ,  par-dessus  la  condition 
que  devaient  avoir  les  hommes  sous  Adam,  même  considéré  revêtu  de 
tous  les  ornements  et  de  tous  les  privilèges  de  l'état  d'innocence.  »  Le 
nouvel  Adam,  I,  p.  4.  Un  janséniste  pourrait  souscrire  à  cette  doctrine 
mais,  comme  je  viens  de  le  dire,  il  en  restreindrait  le  bénéfice  à  un  1res 
petit  nombre  de  privilégiés. 


OPTIMISME     CHRÉTIEN  i'j'i 

des  idiots  et  qui  veut  même  que  leur  peu  de  jugement  serve  en 
quelque  façon  h  leur  salut  V 

Frères  mystiques  des  casuistes,  ils  voudraient  tout 
excuser  chez  les  autres,  minimiser  le  mal,  ouvrir  mille 
brèches  à  Fespérance.  Ils  ne  se  résignent  pas  à  voir  Dieu 
farouche,  impitoyable,  moins  humain  que  nous. 

Stillabit  fiii'or  meus  super  Jérusalem^  dit  en  chaire  le  P.  Sé- 
guiran,  remarquez  ce  mot  :  Siillabit,  il  distillera.  Il  ne  dit 
pas  :  fluet^  ô  nenni,  mais  :  il  distillera.  Cette  ire  de  Dieu 
petit  à  petit  descendra...  ce  sera  goutte  à  goutte,  tout  belle- 
ment et  avec  tardiveté.  Mais  voulez-vous  ouïr  parler  de  ce 
qui  touche  son  amour  :  Fundam  flm>Lum  pacis  super  te...  Dieu, 
tout  clément  et  miséricordieux,  est  lent  et  tardif  à  châtier  et 
punir  ses  créatures,  et  les  punit  loin  à  loin  de  sorte  qu'à  peine 
le  peuvent-elles  ressentir?...  Que  diriez-vous,  chrétiens,  de 
voir  que  Dieu  va  si  lâchement  en  ce  qui  est  de  son  courroux, 
de  sorte  qu'il  semble  qu'il  soit  en  chartre  lorsqu'il  veutpunir  ?... 
Et  m'avantagerai  jusque-là  même  que  de  dire  qu'il  a  plus  de 
paroles  pour  le  regard  des  châtiments  que  non  pas  d'efFets... 
Pour  châtier,  il  semble  que  Dieu  aie  des  pieds  de  plomb... 
Mais  pour  faire  grâce  et  pardon,  non  seulement  il  court,  mais 
il  vole^ 

Guillaume  Gazet,  chanoine  d'Aire,  publie,  en  1610, 
«  pour  les  pusillanimes  »  son  Consolateur  des  âmes 
scrupuleuses.  L'excellent  homme  n'a  pas  d'autre  origi- 
nalité que  la  tendresse  communicative  de  son  optimisme. 
Il  a  lu  et  bien  lu  tous  les  mystiques  de  la  renaissance.  Une 
tradition  consacrée  nous  parle  par  lui.  Dans  le  dernier 
chapitre  du  livre,  il  abandonne  la  forme  didactique  et 
laisse  le  Christ  consoler  lui-même  l'âme  pécheresse. 

Tu  diras  :  j'ai  commis  des  péchés  infinis,  dois-je  avoir  con- 
trition de  chacun  particulièrement?  —  Ma  fille...  j'ai  remis 
à  Marie-Madeleine  beaucoup  d'offenses,  parce  qu'elle  a  aimé 
beaucoup  et  non  pour  ce  qu'elle  a  aimé  beaucoup  de  fois... 

(i)  Histoire  de  la  vie  et  mœurs  de  Marie  Tessonnière...  (i65o), 
pp.  543-544. 

(2)  Sermons  sur  la  parabole  de  l'enfant  prodigue...  (1612),  pp.  521-523. 


374  L    HUMANISME    DEVOT 

D'autant  plus  que  tu  as  de  péchés,  d'autant  plus  volontiers  je 
te  pardonne.  Je  ne  suis  pas  dur,  je  ne  suis  pas  chiche...  ains 
entièrement  libéral  et  large  en  ton  regard,  ô  ma  fille... 

Sache  donc  m'être  surtout  agréable  que  tu  juges  et  opines  de 
moi  en  bonté...  Estime-moi  bénin,  doux,  pitoyable,  plein  de 
compassion,  miséricorde  et  très  bon...  Tu  ne  me  peux  esti- 
mer trop  pitoyable...  tu  ne  te  peux  aussi  trop  confier  en  moi. 

Soit  donc  ton  exercice  d'avoir  bonne  opinion  de  moi...  Si 
tout  le  monde  n'était  qu'une  boule  de  feu  et  au  milieu  d'icelui 
tut  jetée  une  poignée  de  lin,  icelle,  de  sa  naturelle  inclination, 
ne  serait  éprise  et  allumée  aussitôt  que  le  pénitent  et  dési- 
reux de  se  convertir  est  reçu  dans  l'abîme  de  mes  misérations. 
Car  en  la  susdite  opération  naturelle  est  requis  quelque  espace 
de  temps,  petite  qu'elle  soit  et  presque  imperceptible,  mais 
ici,  il  n'y  a  nulle  ni  quelconque  espace  ou  retardement  entre 
le  gémissant  et  celui  qui  exauce  les  gémissements*. 

Disons  enfin,  pour  montrer  sous  tous  ses  aspects  ce  même 
sentiment  de  confiance,  qu'ils  vont  parfois  jusqu'à  une 
sorte  de  pieuse  audace.  Ils  semblent  défier  le  Très-Haut 
de  leur  refuser  sa  grâce  et  le  ciel.  Qu'on  en  juge  sur  ces 
beaux  vers  très  profanes  de  Bertaut,  qui,  dûment  retou- 
chés par  Jean-Pierre  Camus,  chantent  les  certitudes  de 
Tespérance  chrétienne.  Dans  la  transcription  que  j'en 
vais  faire,  je  soulignerai  les  mots,  en  somme  peu  nom- 
breux, qui  sont  de  Camus. 

I.   D'avoir  contre  vos  lois  récolté  ma  pensée 
Je  l'avoue,  6  Seigneur,  ^fotre  grandeuî'  blessée 
De  ces  rébellions  à  bon  droit  se  ressent  ; 
Mais  voyez  quel  ennui  m'en  fait  payer  l'amende, 
Si  mes pécliès  sont  grands,  ma  repentance  est  grande; 
Qui  se  repent  du  mal,  il  est  presque  innocent. 

II.   Vous  pouvez,  s'il  vous  plaît,  d'un  trait  impitoyable 
Saccager  en  fureur  cette  place  coupable, 
Ce  cœur  qui  contre  vous  a  bien  osé  tenir  ; 
Mais  d'un  tel  châtiment  qu'aurez-vous  que  dommage? 
Car  cous  irez  en  moi  ruinant  i^otre  imai^e 

c 

Et  {>ous  ^ous  détruirez  en  me  voulant  punir. 
(i)  Le  consolateur  des  âmes  scrupuleuses...,  pp.  663-687. 


OPTIMISME     CHRETIEN  3^5 

III.  Jadis  un  puissant  roi  différa  de  surprendre 

Un  lieu  qu'il  assiégeait,  de  peur  de  mettre  en  cendre 
Un  tableau  dont  les  traits  honoraient  une  tour  ; 
Puisqu'il  révéra  tant  une  morte  peinture 
Conservez,  6  grand  Dieu^  votre  vive  figure 
Peinte  dedans  mon  cœur, />«/•  votre  pur  amour... 

IV.  De  rien  vous  fîtes  tout  et  de  ce  tout  encore 
Pouvez  faire  un  néant  ;  c'est  vous  que  Ton  honore 
Du  titre  de  tout  bon  comme  de  tout-pouvant  ; 
Aussi  votre  bonté  fait  sa  force  reluire 

En  montrant  le  pouvoir  quelle  a  de  tout  détruire, 
Non  en  détruisant  tout,  mais  en  tout  conservant... 

V.  Certes,  j'ai  fait  du  mal,  mais  j'ai  fait  du  service  ; 
Que  l'un  se  récompense  et  l'autre  se  punisse. 
Soyez  juste  au  loyer  autant  qu'au  châtiment. 

A  bon  droit  par  l'erreur  la  peine  est  établie 
Vous  nêtes  pas  celui  qui  tout  le  bien  oublie 
Et  ne  se  ressouvient  que  du  mal  seulement... 

VI.    Mais,  o  Roi  de  nos  cœurs,  vos  plus  chères  ouvrages, 
Si  les  nobles  esprits,  oubliant  les  outrages. 
Vont  des  services  seuls  la  mémoire  gardant. 
Puisque,  étant  à  vos  lois  ma  franchise  asservie. 
Vous  avez  dessus  moi  droit  de  mort  ou  de  vie 
Montrez-le  en  me  sauvant  plutôt  qu'en  me  perdante 

Nous  n'avons  pas  à  discuter  ici  la  méthode  littéraire  de 
Camus.  Il  rencontre  de  beaux  vers  adressés  à  une  dame 

(i)  C'est  dans  Bertaut,  la  pièce  :  D'avoir  contre  vos  lois  {p.  45o  sq.) 
Voici,  rétablis,  strophe  par  strophe,  les  mots  corrigés  par  Camus  : 
I  :  rebellé.  —  J'ai  failli...  et  votre  âme  offensée.  —  De  ce  jeune  forfait.  — 
Si  le  péché  fut  grand,  ii  :  D'une  âme.  —  Vous  irez,  détruisant  votre 
propre  héritage.  —  Et  vous  appauvrirez,  m  :  Vous  respectez  un  peu.  — 
Que  je  porte  en  mon  cœur  faite  des  mains  d'.  iv  :  Dieu  qui  de  rien  fit 
tout  et  qui  de  tout  encore,  —  Peut  faire  un  autre  rien.  —  Aussi  fait  sa 
bonté  sa  puissance.  —  Et  montre  le  pouvoir  qu'il  a.  v  :  Mais  ingrat  est 
celui.  VI  :  O  Reine  des.  —  Camus  a  supprimé  quelques  strophes,  notam- 
ment les  deux  dernières,  l'envoi  si  curieux  : 

D'un  style  de  soldat,  je  vous  écris  ces  plaintes 
Au  front  de  deux  cités  que  nos  armes  ont  ceintes 
Et  qu'encor  vingt  canons  battent  d'inHnis  coups. 
Bien  peu  me  souciant  si  les  grands  de  la  terre 
Y  viendront  faire  entre  eux  ou  la  paix  ou  la  guerre, 
Car  ma  guerre  et  ma  paix  ne  dépend  que  de  vous. 
Mille  balles...,  etc. 


376  l'humanisme    dévot 

et  il  les  transforme  en  cantique.  Ainsi  faisait  la  primitive 
église,  consacrant  au  vrai  Dieu  les  temples  des  idoles. 
Quant  à  la  doctrine  du  poème,  laissons  Camus  l'excuser 
et  la  défendre. 

Je  sais,  dit-il,  qu'en  ces  vers,  il  y  a  quelques  traits  qui  sem- 
blent relever  le  mérite  des  œuvres  par-delà  les  bornes  de 
l'humilité  :  mais  où  ne  se  haussent  les  opérations  accompagnées 
de  la  grâce,  puisqu'un  verre  d'eau,  donné  avec  amour,  a  pour 
salaire  l'éternité  ?  Qui  saura  comme  Job  traite  avec  Dieu,  se 
plaignant  d'être  manié  bien  rudement  et  contrebalançant  son 
châtiment  à  ses  fautes,  trouvera  que  cette  poésie  ne  prend 
point  plus  de  licences  que  s'en  donne  ce  grand  saint...  Les 
âmes  des  justes  ont  en  elles  de  certaines  confiances...  qui  ne 
doivent  pas  être  mesurées  aux  règles  communes  :  car  comme 
elles  parlent  en  Dieu,  Dieu  parle  en  elles  et  y  parle  des  paroles 
de  paix  et  d'un  amour  très  tendre  ^ 

III.  La  logique  du  présent  chapitre  veut  que  nous  par- 
lions ici  d'un  livre  à  scandale,  de  la  Dévotion  aisée  du  P.  Le 
Moyne.  Nous  aurons  bientôt  fait,  car  rien  n'est  moins 
sérieux  que  le  tapage  mené  par  les  jansénistes  autour  de 
ce  livre.  Qui  ne  voit  en  effet  que,  sur  de  tels  sujets,  on 
peut  soutenir  le  pour  et  le  contre  avec  une  égale  vraisem- 
blance, et  en  évoquant,  des  deux  cotés  du  rempart,  l'auto- 
rité de  l'Evangile  ?  Les  fardeaux  dont  le  Seigneur  charge 
nos  épaules  sont  légers  et  cependant  le  royaume  de  Dieu 
souffre  violence.  Suivant  qu'il  s'adresse  aux  outrecuidants 
ou  aux  timides,  un  sage  directeur  appuiera  davantage  sur 
l'un  ou  sur  l'autre  de  ces  deux  principes.  Tout  est  difficile, 
même  un  signe  de  croix:  tout  est  facile,  même  le  martyre. 

La  dévotion  aisée  est  de  i652.  Quelques  années  plus  tôt, 
un  autre  jésuite,  le  P.  Mugnier  avait  soutenu  dans  sa 
Véritable  politique  du  prince  chrétien  que  «  la  perfection 
chrétienne  est  aisée  »  ^  Thèse  beaucoup  plus  hardie  que 

• 
(i)  Roselis...,  p.  497-5o4 

(2)  La  véritable  politique  du  prince  chrétien...  (1647),  P-  ^^^  ®^^-  — 
Au  reste,  l'idée  ne  viendra  jamais  à  personne  de  classer  le  P.  Le  Moyne 
ou  tel  autre  humaniste,  parmi  les  maîtres  de  la  vie  spirituelle,  et  de  former 


OPTIMISME     CHRÉTIEN  ^77 

Taiitre  où  il  n'est  parlé  que  de  dévotion.  Personne  pour- 
tant ne  s'était  voilé  la  face.  Lorsque  plus  tard  le  mélanco- 
lique Brébeuf  tâchera  de  prouver  en  vers  «  que  la  vertu 
est  facile  à  tout  le  monde  »,  on  ne  jettera  pas  les  hauts 
cris.  Qu'arrivera-t-il,  au  xix®  siècle,  lorsque  d'astucieux 
conspirateurs,  pour  ameuter  le  public  contre  l'immoralité 
des  jésuites,  auront  l'idée  saugrenue  de  rééditer  la  Dévo- 
tioii  aisée  ?  On  trouvera  le  livre  plaisant,  innocent,  pieux 
même  ;  on  ne  comprendra  pas  l'indignation  de  Pascal. 
Après  tout,  le  livre  de  Le  Moyne  ne  fait  que  paraphraser 
quelques  chapitres  de  V Introduction  à  la  vie  dévote.  Le 
bel  esprit  remplace  l'onction,  mais  c'est  de  point  en  point, 
ensemble  et  détail,  la  môme  doctrine.  Port-Pioyal  s'en 
doutait  bien,  mais  ceux  qui  le  mènent  ont  de  la  prudence. 
N'osant  pas  s'en  prendre  au  maître,  ils  livrent  les  dis- 
ciples au  fouet  de  Pascal*. 

sur  la  seule  Dévotion  aisée  les  apprentis  à  la  perfection.  De  ces  livres  la 
doctrine  est  irréprochable,  l'esprit,  je  ne  dirai  pas  frivole,  mondain,  mais 
moins  fervent  qu'on  ne  le  voudrait.  Un  chrétien  qui  n'aurait  pour  se  guider 
que  les  conseils  du  bon  Père,  inclinerait  peut-être  assez  vite,  soit  au  natu- 
ralisme, soit  à  la  morale  relâchée.  Quant  à  montrer  que  l'optimisme  chré- 
tien, pris  en  soi,  se  concilie  aisément  avec  le  sérieux  et  la  sévérité  de  la  vie 
chrétienne,  nous  l'avons  déjà  fait  plusieurs  fois,  notamment  dans  le  cha- 
pitre consacré  à  François  de  Sales.  Nous  allons  le  faire  une  fois  de  plus 
dans  le  chapitre  suivant. 

(i)  Sur  la  Dévotion  aisée  et  les  satires  jansénistes  du  livre  ef.  la  thèsc 
du  P.  Chérot.  Celui-ci  trouve  regrettable,  non  pas  le  livre  lui-même, 
mais  le  titre.  Je  n'ai  pas  compris  pourquoi.  Du  reste  le  P.  Chérot  —  je 
ne  sais  pas  non  plus,  pourquoi  —  fait  l'impossible  en  vue  de  ne  pas 
paraître  trop  favorable  à  Le  Moyne.  En  revanche  l'abbé  Maynard  va 
beaucoup  trop  loin  lorsqu'il  se  dit  ravi  par  la  Dévotion  aisée.  Cf.  son 
édition  des  Provinciales. 


CHAPITRE  IX 

VERS    LE    PUR    AMOUR 


Le  beau  et  le  bien.  —  La  Diotime  de  Platon.  —  «  La  beauté  jamais  ne 
saoule.  »  —  Panégyrique  de  l'amour  humain  par  le  général  des  feuillants. 
—  Friar  Lawrence.  —  Vrai  caractère  de  cette  philosophie.  —  Loin 
d'être  trop  facile,  elle  nous  veut  saints.  —  Que  l'humanisme  conduit 
logiquement  au  mysticisme.  —  Contre  l'amour  mercenaire  et  contre  la 
crainte.  —  Le  culte  de  Marie-Madeleine  au  xvii^  siècle.  —  Patronne 
des  humanistes  et  des  mystiques.  —  Raisons  de  ce  culte.  —  Littérature 
magdaléenne.  —  Marie-Madeleine  et  Marie  de  Valence. 


Ils  tendent  à  confondre  ces  deux  objets  de  Tamoiir,  le 
beau  et  le  bien.  De  plus  en  plus  christianisé,  Platon,  le 
Platon  de  la  Renaissance,  règne  encore  sur  les  esprits. 

Le  passage  n'est  pas  si  malaisé,  disaient-ils,  de  l'Académie 
de  Platon,  à  celle  de  la  crèche  et  du  calvaire.  L'on  peut  dire 
de  cette  philosophie  surnommée  la  divine,  qu'elle  est  à  l'égard 
du  christianisme  ce  qu'est  la  campanelle  à  l'égard  des  fleurs 
de  lys  :  rudimentum  naturœ  lilium  facere  condiscentis  \ 

Le  Moyne  qui  s'inspire  souvent  de  Platon,  pense  trouver 
dans  le  discours  de  Diotime,  quantité  de  propositions 
abstraites  et  relevées  qui  ressemblent  fort  aux  lumières 
de  nos  mystiques.  Mais  Diotime,  ajoutait-il,  est  toute 
chrétienne,  quand  Platon  lui  fait  dire, 

que  les  beautés  inférieures  sont  comme  des  degrés  par  les- 
quels il  faut  que  l'amour  de  l'homme  s'élève  pied  à  pied  jus- 
qu'à ce  qu'il  arrive  à  la  jouissance  de  la  beauté  souveraine... 
A  mon  gré,  ces  lumières  sont  bien  pures  et  semblent  être  plu- 
tôt du  Thabor  ou  du  Carmel  que  du  jardin  des  Académiques". 

(i)   La  France  com'ertie,  par  le  P.  Léon,  p.  9-2. 
(2)   Les  peintures  morales,  II,  p    4i- 


VERS     LE     PUR     AMOUR  3^9 

Ce  discours  de  Diotime,  des  livres  de  dévotion  le 
commentaient  à  l'usage  des  simples  fidèles.  Dans  le  Traité 
de  Vamour  de  Dieu  par  le  P.  Fonseca,  traduit  en  1604,  se 
trouve  tout  un  chapitre  sur  «  l'amour  de  la  beauté  humaine». 
Eh,  comment  passerait-on  sous  silence,  dans  l'échelle  des 
beautés  qui  peuvent  et  doivent  nous  conduire  à  Dieu, 
celle  dont  «  le  bien...  souvent  surpasse  tous  les  autres  »,  et 
que  Zenon  appelle  «  fleur  de  vertu  »  ? 

A  la  personne  belle  (Dieu)  a  posé  un  si^ne,  afin  que  chacun 
lui  porte  respect  et  fasse  quelque  bien...  Et  tout  ainsi  que  les 
choses  divines  ne  déplaisent  ni  attédient  jamais  la  personne, 
aussi  la  beauté  jamais  ne  saoule,  ainsi  cause  un  désir  im- 
mortel.. . 

Comme  sur  la  noblesse  reluit  la  vertu,  et  l'émail  par  dessus 
l'or,  aussi  sur  la  beauté  reluit  et  fait  une  consonnance  et  har- 
monie divine,  le  beau  corps  et  la  belle  âme... 

C'est  pourquoi  ceux  lesquels  ont  écrit  ]es  vies  des  saints  et 
saintes  vierges,  avec  la  vertu  et  noblesse  de  l'esprit,  ont  pareil- 
lement remarqué  la  beauté  du  corps...  ^ 

On  invoque  à  cet  effet,  les  canonistes  et  les  savants. 

Alexandre...  dit  que  si  la  femme  riche,  noble,  mais  laide 
est  mariée  avec  un  pauvre  homme  lequel  soit  beau  et  gaillard 
de  sa  personne,  se  doit  estimer  bien  mariée. 

Rasio,  grand  astrologue,  dans  un  livre  qu'il  a  dédié  au  roi 
Almanzor,  tient  pour  chose  difficile  qu'un  homme  contrefait  en 
la  face  soit  de  coutumes  honnêtes  et  bonnes...  Et  bien  que 
cette  règle  ne  se  trouve  vraie  universellement,  d'autant  qu'il 
s'est  trouvé  au  monde  des  hommes  fort  contrefaits  toute- 
fois généreux,  il  sutïit  qu  elle  est  vraie  pour  la  plus  grande 
partie  ^. 

Un  personnage  plus  considérable,  le  P.  Dom  Charles  de 
Saint-Paul,  supérieur  général  des  feuillants,  écrit  de  son 

(i)    Traité  de  V Amour  de  Dieu,  pp.  478-482, 

(2)  Ibid.,  p.  484*  —  «  L'extravagante  »  (ce  n'est  pas  une  épithète)  De 
jurejurando,  dit  encore  Fonseca,  détermine  que  si  quelqu'un  avait  donné 
la  foi  de  mariage  à  une  femme,  à  laquelle  puis  après  arrive  quelque  for- 
tune en  sa  beauté,  il  n'est  plus  obligé  dobserver  la  foi  promise  »  p.  484. 


38o  L    HUMANISME     DEVOT 

côté  un  véritable  panégyrique  de  Tamour  humain.  Les 
anciens,  dit-il, 

lui  donnaient  des  ailes,  pour  montrer  qu'il  rehausse  et  relève 
un  esprit  par  dessus  l'humeur  rampante  et  grossière  des  âmes 
stupides  et  insensibles  à  ses  traits.  Le  flambeau...  était  pour 
enseigner  qu'il  fait  naître  dedans  les  âmes  une  infinité  de 
belles  lumières  et  de  connaissances  excellentes  qui  sont  cachées 
à  ceux  qui  ne  savent  ce  que  c'est  de  son  mérite.  La  façon 
mignarde  et  gentille  qu'ils  lui  donnaient,  apprend  qu'il  n'y  a 
rien  de  si  propre  à  polir  l'esprit  que  l'amour  honnête  \  S'ils 
le  faisaient  jeune,  ce  n'étail  pas  pour  le  blâmer  d'aucune 
inconsidération...  mais  pour  montrer  que  le  vrai  et  parfait 
amour  ne  vieillit  point...  Les  traits  de  l'arc  ne  veulent  dire 
autre  chose,  sinon  qu'il  fait...  de  puissantes  impressions  sur 
les  courages,  impressions  que  l'on  a  tort  d'appeler  des  plaies... 
(car)  elles  sont  accompagnées  de  tant  de  douceurs,  de  plai- 
sirs, de  délices  et  de  contentements  qu'il  n'y  ait  personne  qui 
les  ait  ressenties,  qui  ne  les  préfère  toujours  à  la  plus  entière 
santé  ^ 

Ainsi  pensait  le  frère  Laurence  dans  Roméo  et  Juliette  : 

Le  Morne  :  Grand  saint  François  quel  est  ce  changement  ! 
Rosaline  que  tu  aimais  si  chèrement  est  donc  si  vite  oubliée  ! 
L'amour  des  jeunes  gens  n'est  donc  que  mensonge... 

Bornéo  :  Mais  vous  m'avez  grondé  si  souvent  pour  aimer 
Rosaline  ? 


(i)  C'est  là,  dit-il  ailleurs,  a  une  vérité  qui  se  reconnaît  tous  les  jours 
évidemment  dans  les  cours  des  princes,  en  la  noblesse  que  l'on  voit  nou- 
vellement arriver  de  la  campagne,  qui  ne  s'étant  accoutumée  à  autre  chose 
qu'à  commander  avec  insolence  à  des  sujets...  est  demeurée  grossière, 
ignorante,  sans  galanterie  et  sans  adresse.  Mais,  elle  n'aura  pas  sitôt 
conçu  le  dessein  de  se  faire  aimer  des  grands...  qu'on  la  reconnaît  à  l'œil 
changée  de  mœurs...  » 

(2)  Tableau  de  la  Madeleine...  (1628),  pp.  12-17.  —  C'est  un  curieux 
moine  que  tout  émeut  et  ravit.  «  Les  orgues,  dit-il,  cet  admirable  instru- 
ment sur  lequel  la  musique  est  comme  en  son  char  de  triomphe  »,  p.  47- 
Ailleurs  il  décrit  le  repas  des  petits  enfants  attachés  au  sein  de  leurs 
mères.  «  Il  arrive...  tout  incontinent  que  les  vapeurs  (que  le  lait)  envoie 
à  leurs  cerveaux  ferment  leurs  petits  yeux  et  les  réduisent  dans  un  doux 
assoupissement,  pendant  lequel  ils  ne  quittent  pas  le  tétin,  mais  ils  y 
demeurent  collés  sans  faire  autre  action  qu'un  lent  et  presque  insensible 
mouvement  de  leurs  lèvres  dont  ils  suçotent,  sans  qu'on  s'en  aperçoive,  le 
sein  de  leurs  mères  »,  p.   192. 


VERSLE     PUR     AMOUR  38 1 

Le  Moine  :  Pour  la  cajoler,  oui,  mon  petit,  mais  pas  pour 
l'aimer  \ 

Naïve,  humaine  et  céleste  philosophie.  C'est  toujours 
rharmonieuse  synthèse  que  poursuit  Thumanisme,  tou- 
jours la  «  douce  traînée  et  disposition  de  moyens  accorts  » 
dont  parlait  plus  haut  Dom  Laurent  Bénard.  «  Le  corps 
pour  l'esprit,  Tesprit  pour  la  vertu,  la  vertu  pour  la  grâce, 
la  grâce  pour  la  gloire.  »  Ajoutez  :  l'amour  humain  pour 
l'amour  divin.  Dédiant  aux  vraies  amoureuses  son  poème 
de  la  Madeleine  : 

celles  que  Tamour  possède,  écrira  plus  tard  Desmarets,  et  qui 
possèdent  quelqu'un  par  amour,  apprendront  ici  à  changer 
d'objet  et  s'étant  déjà  portées  et  arrêtées  à  l'unité,  seront  plus 
capables,  avec  la  grâce,  de  se  porter  à  l'amour  du  Fils  de 
Dieu  2. 

et,  avant  lui,  l'intime  de  François  de  Sales,  le  président 
Favre  : 

Changez,  non  point  d'humeur,  mais  d'objet  seulement. 
Aimez,  mais  Dieu  qui  seul  vous  aime  constamment^. 

Qui  la  trouverait  trop  facile  et  accommodante,  montre- 
rait assez  qu'il  entend  de  travers  cette  philosophie  de 
l'amour.  On  lui  reprocherait  moins  injustement  de  trop 
exiger  de  nous  et  d'ignorer  notre  faiblesse.  Telle  est  en 
effet,  comme  nous  le  montrerons  à  la  fin  de  ces  études, 
la  suprême  grandeur  de  l'humanisme.  En  bonne  logique, 
il  nous  veut  saints.  Il  ne  réalise  pleinement  sa  doctrine 
qu'en  la  dépassant.  La  synthèse  qu'il  poursuit  n'est  que 
l'ébauche  de  l'union  mystique.  Le  Moyne  a  raison,  la 
Diotime  de  Platon  montre  le  Carmel  :  la  vie  dévote  de 
la  Philothée  n'est  que  l'apprentissage  du  pur  amour. 

(i)  III,  3.  For  doting,  not  for  loving,  pupil  mine. 

(2)  Marie-Madeleine  ou  le  triomphe  de  la  grâce  (préface).  Nous  parle- 
rons plus  tard  de  Desmarets  et  de  ses  délices  de  l'esprit. 

(3)  Entretiens  spirituels...,  I,  XIV. 


38-2  l'humanisme    dévot 

Aussi  voyons-nous  que,  sans  aller  jusqu'au  mysticisme 
proprement  dit,  beaucoup  de  nos  humanistes  l'annoncent 
expressément  et  le  préparent.  L'amour,  tel  qu'ils  le  con- 
çoivent, est  premièrement  désintéressé,  oublieux  de  soi. 
«  Comme  si  la  crainte  avait  plus  d'ascendant  sur  une  belle 
âme  que  Tamour!  »  s'écrie  l'un  d'eux \  Le  P.  Louis  d'At- 
tichy  nous  présente  un  de  ses  héros  comme  «  n'ayant  point 
un  amour  mercenaire  qui  eût  l'œil  à  la  récompense  mais 
plutôt  servant  Dieu  simplement  pour  lui  complaire,  quand 
il  n'eût  fallu  rien  espérer  w^.  L'amour,  écrit  le  P.  Charles 
de  Saint-Paul,  «  ne  mérite  nullement  d'être  nommé  par- 
fait s'il  est  intéressé  et  mélangé  ou  de  la  crainte  des 
rigueurs  de  la  justice  divine  ou  de  l'espérance  des  récom- 
penses »  \  Cortade,  qui  semblable  à  beaucoup  d'orateurs, 
a  peu  de  goût  pour  le  mysticisme,  écrit  néanmoins  : 

Quand  la  crainte  ne  serait  pas  une  passion  reprochable  :  — - 
odium  timor  spiral^  dit  Tertullien  —  et  quand  elle  ne  porte- 
rait pas  en  son  caractère  quelque  honte  et  quelque  lâcheté  qui 
nous  flétrit,  il  est  d'ailleurs  certain  que  ce  n'est  pas  cette 
basse  impression  que  veut  faire  dans  nos  cœurs  celui  qui 
repose  sur  nos  autels,  mais  une  bien  plus  noble  et  bien  plus 
généreuse*. 

Des  laïques  même  marquent  très  nettement  la  différence 
entre  l'amour  de  Dieu  et  les  joies  sensibles  de  la  prière  ; 
ainsi  le  président  Favre  : 

Ce  n'est  être  dévot  que  prendre  ses  plaisirs 
A  sentir  Dieu  présent,  il  faut  que  nos  désirs 
Aiment  tout  ce  qu'il  veut,  fût-ce  notre  enfer  même  ^. 

«  Fût-ce  notre  enfer  ».  J'ai  vingt  et  trente  auteurs  qui 
parlent  de  même  et  que  Fénelon  aurait  pu  citer  pour  sa 

(i)  Le  pèlerinage  de  Notre-Dame  du  Moyen-Pont...  (préface). 

(2)  Histoire  générale  de  l'Ordre  sacré  des  Minimes...,  p.  393. 

(3)  Tableau  de  la  Madeleine...,  p.  184. 

(4)  Octave  du  Saint-Sacrement...,  p.  241. 

(5)  Les  entretiens  spirituels...,  III,  VI. 


VERS     LE     PUR     AMOUR  38!^ 

défense.  Mais  ici  nous  n'avons  plus  le  droit  d'avancer. 
Que  la  commune  patronne  des  humanistes  et  des  mys- 
tiques nous  ramène  dans  les  limites  de  notre  sujet. 

«  Marie-Madeleine,  écrit  M.  Raymond  Toinet,  a  été 
l'héroïne  préférée  du  xv!!**  siècle  ;  on  ferait  aisément  un 
gros  ouvrage  sur  les  causes  de  cette  préférence  \  »  Ces 
causes,  les  pages  qui  précèdent  nous  les  indiquent.  Made- 
leine fait  parcourir  à  nos  humanistes  tous  les  degrés  de 
Téchelle  de  Diotime.  Parfaitement  belle,  ils  voient  dans  sa 
beauté  un  reflet  de  la  beauté  divine  :  cette  humaine  beauté 
leur  semble,  ou  bien  appeler,  ou  bien  achever  en  quelque 
façon,  ou  du  moins  parer  les  grâces  d'une  sainteté  sublime. 
Pulchrior  et  pulchro  veniens  in  cor  pore  virtus.  Elle  triomphe 
des  instincts  terrestres,  mais  sa  pénitence  ajoute  à  ses 
charmes.  En  elle,  on  aime  sans  trouble  ce  que  la  terre  a 
de  plus  charmant.  Enfin  elle  reste  par  excellence  la  sainte 
du  pur  amour  et  de  la  quiétude  mystique.  En  faut-il  davan- 
tage pour  que  trois  générations  de  saints  et  de  poètes 
soient  à  ses  genoux. 

Comme  elle  a  été  le  plus  digne  objet  des  faveurs  de  Jésus 
en  Tordre  de  la  nature^  écrit  le  général  des  feuillants,  aussi 
a-t-il  voulu  qu'elle  fût...  un  vrai  miracle  d'amour  en  l'ordre  de 
la  grâce  ^. 

Puisqu'ils  Taimaient  tant,  comment  ne  les  a-t-elle  pas 
découragés  d'écrire  sur  elle?  Qu'ajouteraient-ils  à  son 
évangile,  ne  risquaient-ils  pas  de  le  profaner?  Odes, 
stances,  sonnets,  cantiques,  poèmes  épiques,  sermons, 
livres  de  dévotion  ou  de  morale,  ils  l'ont  traitée  comme 
les  médiocres  d'aujourd'hui  traitent  Jeanne  d'Arc.  Autres 
temps,  autres  fléaux.  Aujourd'hui  la  platitude  et  le  néant  : 
avant-hier,  les  pointes,  le  faux-goût  et  la  mièvrerie.  Il  y 
a  là  sans  doute   quelques  bonnes  pages  ;  l'ensemble  est 

(i)  Quelques  recherches  autour  des  poèmes  héroïques-épiques  fran- 
çais..., I,  p.  I  lO. 

(2)   Tableau  de  la  Madeleine,  p.  3i. 


384  l'humanisme    dévot 

affreux.  De  tous  ces  magdaléens,  le  plus  connu,  le  P.  de  Saint- 
Louis  figure  parmi  les  grotesques  du  temps  de  Louis  XIII, 
piteuse  gloire  que  plusieurs  de  ses  rivaux  auraient  le 
droit  de  lui  disputer  et  que  les  autres  ne  méritent  même 
pas^ 

A  tout  ce  fatras,  préférons  les  discrètes  confidences 
de  tous  les  mystiques  ;  à  tant  de  magdaliades ^  l'exquise 
anecdote  que  le  biographe  de  Marie  de  Valence  va  nous 
rapporter.  Madeleine  lui  était  souvent  apparue,  écrit 
Louis  de  la  Rivière, 

elle  n'en  parlait  guère  qu'avec  des  épanouissements  de  cœur... 
Que  si  les  prédicateurs,  ou  en  chaire  ou  en  devis  familiers_, 
exagéraient,  avec  trop  peu  de  prudence  et  d'honnêteté,  ses 
défauts,  cela  la  mortifiait  et  piquait  jusqu'au  vit  :  «  Qu'est-il 
besoin,  disait-elle,  de  regratter  si  fort  et  d'exprimer  avec  des 
paroles  messéantes,  les  manquements  de  cette  sainte,  puisque 
la  miséricorde  de  Dieu  a  passé  l'éponge  dessus...  (Pourquoi) 
rouvrir  si  cruellement  des  plaies  que  Notre  Seigneur  a  guéries  et 
encore  avec  des  termes  qui  ne  sont  ni  beaux  ni  bienséants  en  la 
bouche  de  ceux  qui  font  profession  de  pudeur  et  d'honnêteté  ?  » 
—  Un  certain  prédicateur,  prêchant  le  carême  à  Valence,  traita 
assez  inconsidérément  de  sainte  Madeleine  ;  quelques-uns  des 
auditeurs  vinrent  trouver  notre  Marie  et  lui  témoignèrent  que 
le  sermon...  ne  leur  avait  pas  agréé.  —  Ni  à  moi  aussi,  fit-elle 
tout  simplement.  Cela  vint  aux  oreilles  du  prédicateur  lequel 

(l)  On  trouvera  dans  les  Recherches  de  M.  Toinet  un  essai  de  statis- 
tique magdaléenne.  L'auteur  compte  six  poèmes  épiques  :  Les  perles  ou 
les  larmes  de  sainte  Madeleine,  de  César  de  Nostre-Dame  (1606)  ;  la 
Magdaliade,  de  Durant  (1608)  ;  la  Magdeleine,  de  Rémy  de  Beauvais 
(1617)  ;  VUranie  pénitente,  de  Le  Clerc  (1628);  \3l  Madeleine  au  désert  de 
la  Sainte-Baume f  du  P.  de  Saint-Louis  (1668)  ;  la  Marie-Madeleine,  de 
Desraarets  (1669).  M.  Toinet  cite  aussi  quelques  autres  poètes,  Cotin, 
Martial  de  Brive,  Godeau,  Jean  de  Bussières  et  Juste  Sautel  (ce  dernier, 
poète  latin  comme  il  a  été  dit  plus  haut).  A  côté  de  Sautel,  il  faudrait  citer 
aussi  la  Magdalena  de  Balduini  Cabilliavi  (Anvers,  i625).  C'est  une  série 
de  centons  catulliens.  Le  titre  de  la  première  élégie  en  dit  long  :  Sub 
amorum  myrto  Magdalena  se  comit.  Mais  si  nous  ajoutions  les  Magdaléens 
de  langue  latine,  où  nous  arrêterions-nous  ?  Peu  do  sermons  qui  m'aient 
paru  mériter  une  mention.  Du  petit  livre  de  Charles  de  Saint-Paul  : 
Tableau  de  la  Madeleine  ou  iétat  de  parfaite  amante  de  Jésus,  j'ai 
donné  quelques  extraits.  Des  élévations  de  Bérulle  nous  aurons  à  parler 
plus  tard.  L'humanisme  anglais  a  chanté  aussi  la  Madeleine.  Cf.  le  poème 
de  R.  Crashavv  :  The  weeper.  —  The  dew  no  more  will  weep  —  peut-être 
imité  de  César  de  Nostre-Dame. 


VERS     LE     PUR     AMOUR  385 

n'y  prit  pas  plaisir.  Le  mois  de  juillet  suivant,  il  arriva  que  le 
R.  P.  Bazan,  de  notre  compagnie  (Minime) ,  prêcha  le  jour  de  la 
fête  de  cette  sainte  et  sans  savoir  ce  qui  s'était  passé,  en  discourut 
honorablement  et  trancha  net  qu'il  fallait  parler  en  public  des 
fragilités,  es  quelles  elle  pouvait  autrefois  être  tombée,  avec 
beaucoup  de  retenue,  de  prudence  et  de  discrétion. 

L'autre  prédicateur  était  encore  là.  Il  crut  que  Marie 
avait  monté  le  minime,  cria,  courut  chez  l'évêque  et  remua 
tout  pour  se  venger. 

Mon  pur  et  saint  amour,  écrit  Marie  dans  ses  notes  intimes, 
un  certain  prédicateur  traita  de  la  glorieuse  sainte  Madeleine 
en  son  sermon,  avec  si  grande  irrévérence  que  j'en  frémis  en 
moi-même... 

Puis  elle  raconte  les  récentes  prouesses  de  ce  brouillon  : 

Or,  ajoute-t-elle,  comme  je  m'étonnais  grandement  de  trouver 
telles  gens  dans  le  clergé,  j'ouïs  intérieurement  que  vous 
jugiez  à  propos  de  laisser  vivre  ici-bas  telles  personnes 
remuantes  et  querelleuses  pour  l'augmentation  des  mérites  de 
vos...  bien-aimés  ^ 

Mais  tout  ceci  n'est  que  Pamorce  et  du  chapitre  qui  ter- 
minera le  présent  volume  et  des  trois  volumes  suivants. 

(i)  Histoire  de  la  vie  et  mœurs  de  Marie  Tessonnière...  (i65o),  pp.  69, 
70. 


I. 


25 


TROISIEME  PARTIE 

YVES   DE   PARIS   ET   LA   FIN   DE   L'HUMANISME   DÉVOT 


CHAPITRE  PREMIER 

L'HUMANISME    DÉVOT   CONTRE   LE  JANSÉNISME' 

I.  De  la  Fréquente  communioyi  d'ArnauId  et  de  la  «  révolution  »  que  ce 
livre  a  déterminée  «  dans  la  manière  d'entendre  et  de  pratiquer  la 
piété  ».  —  Des  causes  qui  ont  pu  faciliter  le  succès  de  ce  livre.  — 
Défiance  croissante  à  l'égard  des  humanistes  dévots.  —  Accusations 
équivoques  et  mal  fondées.  —  L'optimisme  chrétien.  —  La  vertu 
facile.  —  La  morale  des  humanistes  plus  exigeante  que  celle  de  Port- 
Royal. 

II.  Deux  philosophies  du  christianisme.  —  Les  humanistes  dévots  et  la 
controverse  janséniste.  —  François  Bonal.  —  Sa  manière.  —  Dangers 
de  cette  controverse.  —  La  métaphysique  irréelle  de  Jansénius.  — 
Recours  au  sens  chrétien  des  «  simples  »  et  à  l'expérience  intime.  — 
Les  lumières  de  la  spéculation  et  celles  de  la  vie.  —  Anti-jansénisme 
des  spirituels  jansénistes.  —  Fermer  les  livres  des  doctes  et  ouvrir 
l'Evangile.  —  De  l'autorité  de  saint  Augustin. 

III.  Modération  de  Bonal.  —  Le  tempérament  janséniste.  —  <(  Ils  ne 
trouvent  grand  que  ce  qui  est  immense.  »  —  «  Philosophes  tragédiens.  » 

—  ((  Une  religion  de  roman.  » 

IV.  La  fable  de  l'Age  d'or.  —  L'exaltation  de  l'Eglise  primitive  aux 
dépens  de  la  moderne.  —  «  De  tout  temps,  il  y  a  eu  peu  de  parfaits.  » 

—  Prétendue  décadence  du  christianisme.  —  La  «  pénitence  de  belle 
humeur  ».  —  Esprit  chimérique  des  réformateurs.  —  c  Une  réforma- 
tion mitigée.  »  —  Développement  et  non  dégénérescence.  —  Des  deux 

(i)  Le  présent  chapitre  —  comme  les  autres  d'ailleurs  —  est  tout  his- 
torique. Je  montre  comment  l'humanisme  dévot  a  jugé  et  devait  juger  le 
jansénisme.  Que  si  j'avais  à  parler  en  mon  propre  nom  de  cette  hérésie, 
je  distinguerais  soigneusement  entre  ses  exagérations  manifestes  —  que 
pour  ma  part  je  repousserais  ardemment  même  si  l'Eglise  ne  les  avait 
pas  condamnées  —  et  ràrac  profonde  de  vérité  que  recouvrent  do  telles 
erreurs.  Il  y  aura  lieu  de  revenir  sur  ces  distinctions  quand  nous  parle- 
rons de  Pascal. 


HUMANISME     DEVOT     ET    JANSENISME  ^87 

âges   de    l'Eglise  et   des   merveilles  de    sa    vieillesse.    —  Louange   dw 
siècle  présent. 

V.  Le  roman  de  la  grâce  janse'nistc.  —  Conséquences  de  la  théologie 
inhumaine.  —  La  morale  relâchée  moins  dangereuse  que  le  rigo- 
risme. —  Jansénistes  et  libertins. 

VI.  Du  salut  des  infidèles.  —  Une  «  créance  sauvage  ».  —  Des  enfants 
morts  sans  baptême.  —  Agar  et  Ismaël.  —  La  «  sobre  sagesse  »  et  la 
sensibilité  de  Bonal.  —  Sa  théologie  de  la  grâce.  —  Définition  du 
chrétien. 


L'année  i643  qui  vit  paraître  la  Fréquente  communion 
d'Arnauld  est  une  date  critique  dans  Thistoire  de  la  littéra- 
ture religieuse.  «  Ce  livre  en  effet,  écrit  Sainte-Beuve,  déter- 
mina comme  une  révolution  dans  la  manière  d'entendre  et 
de  pratiquer  la  piété. . .  Sans  dire  rien  de  bien  nouveau  pour 
les  hommes  mêmes  de  Port-Royal,  lesquels,  d'ailleurs,  à 
cette  époque,  étaient  encore  très  peu  nombreux,  sans  em- 
brasser non  plus  toute  l'étendue  et  la  profondeur  vive  des 
principes  de  Jansénius  et  de  Saint-Gyran,  il  proclama  et 
divulgua  en  un  instant  au  dehors  cette  doctrine  restaurée  de 
la  pénitence...,  il  en  informa  le  public,  les  gens  du  monde, 
les  étonna,  les  fit  réfléchir,  les  édifia.  Ce  fut,  à  vrai  dire,  le 
premier  manifeste  de  ce  Port-Royal  de  Saint-Gyran,  qui 
jusque-là  était  demeuré  assez  dans  l'ombre...  Arnauld  vint 
rompre  ces  voiles,  et  nettement,  à  haute  voix,  expliquer  à 
tous  en  quoi  consistait  cette  doctrine  nouvelle  de  piété  et 
de  pénitence,  qui  n'était  autre  que  Tantique  et  unique 
esprit  chrétien.  »  —  «  Unique  »,  ne  le  chicanons  pas  sur 
une  simple  épithète  et  si  dextrement  décochée.  Se  faire 
une  âme  janséniste,  parler  comme  ces  messieurs,  c'est  le 
jeu  et  l'ironie  de  tout  son  livre.  Laissons-le  continuer, 
car  pour  tout  le  reste,  ce  qu'il  dit  est  capital.  «  Depuis 
V Introduction  à  la  vie  dévote  de  saint  François  de  Sales, 
publiée  au  commencement  du  siècle,  aucun  livre  de  dévo- 
tion n'avait  fait  autant  d'effet  et  n'eut  plus  de  suites  ;  ce 
fut  toutefois,  en  un  sens,  on  peut  le  dire,  différent,  le 
livre  de  François  de  Sales  étant  plutôt  pour  réconcilier 
les  gens  du  monde  par  Fonction  et  4'amabilité  de  la  reli- 


388  l'humanisme    dévot 

gion,  et  celui  d'Arnauld  pour  leur  en  rappeler  le  sévère 
et  le  terrible.  Mais  l'un  et  l'autre  vinrent  à  point  et  rem- 
plirent leur  effet*.  » 

Tout  cela  paraît  exact,  du  moins  dans  l'ensemble,  car, 
pour  le  détail  on  sait  bien  que  ces  panoramas  historiques, 
même  brossés  par  Sainte-Beuve,  ne  veulent  pas  être 
regardés  de  trop  près.  Ce  merveilleux  esprit  oublie  que 
le  jansénisme  n'explique  pas  tout  et  qu'il  faut  encore 
expliquer  le  jansénisme.  A  lui  tout  seul,  le  livre  d'Arnauld 
n'aurait  pas  suffi  à  bouleverser  profondément  et  à  trans- 
former le  monde  dévot.  Le  public  ne  se  rallie  pas  si  aisé- 
ment à  des  idées  qui  lui  sont  toutes  nouvelles,  ce  public- 
là  moins  que  les  autres.  De  quelque  façon  que  Ton  s'y 
prenne,  on  doit  bien  admettre  que  la  France  de  i643  était 
déjà  prête  à  accepter  sans  trop  de  résistance  la  dure 
doctrine,  comme  on  avait  accepté,  trente  ou  quarante  ans 
auparavant,  les  premiers  manifestes  de  la  doctrine  con- 
traire. Un  seul  jour  n'a  pas  fait  de  Philothée  une  puri- 
taine ;  un  seul  livre  n'a  pas  ruiné  chez  tant  de  chrétiens  ni 
ébranlé  chez  tant  d'autres  les  traditions  de  l'humanisme 
dévot.  Autant  dire  que,  dès  avant  i64o,  je  ne  sais  quelle 
défiance  plus  ou  moins  justifiée,  mais  assez  générale  et 
assez  vive,  planait  sur  l'œuvre  de  nos  humanistes,  défiance 
qui  devait  faciliter  la  victoire  prochaine  de  leurs  adver- 
saires. Rien  certes  ne  prouve  que  la  dévotion,  ni  même 
les  mœurs,  aient  sensiblement  décliné  pendant  les  années 
qui  ont  précédé  le  mouvement  janséniste.  A  ma  connais- 
sance, tout  prouverait  plutôt  le  contraire,  comme  j'essaierai 
de  le  montrer  dans  les  volumes  suivants.  Les  mystiques, 
les  saints  abondaient.  Mais  quoi,  justement,  tant  de 
sublimes  exemples  que  l'on  vit  alors,  loin  d'atténuer 
l'inquiétude  habituelle  des  moralistes,  semblaient  la 
rendre  plus  aiguë.  Le  contraste  paraissait  trop  éclatant 
entre  la   ferveur   des  uns  et  la  misère   des  autres.  Peul- 

(i)  Port-Royal,  t.  II,  pp,  164,  168. 


HUMANISME     DEVOT     ET     .lANSÉNISME  iSp 

être  aurait-on  conçu  moins  d'alarmes  devant  une  médio- 
crité plus  égale  et  pour  ainsi  dire,  plus  fondue.  Quoi  qu'il 
en  soit,  il  y  avait  matière  à  censure,  beaucoup  de  mal  à 
côté  de  beaucoup  de  bien,  et  comme  il  arrive  en  pareil 
cas,  le  mal  présent  que  l'on  avait  sous  les  yeux  paraissait 
à  plusieurs  beaucoup  plus  lamentable  que  le  mal  des  siècles 
passés.  On  n'avait  jamais  rien  vu  de  pareil,  et  si  l'on  n'y 
portait  point  un  prompt  remède,  c'en  était  fait  de  la  reli- 
gion en  France.  Gomment  d'ailleurs  hésiter  sur  les  causes 
de  cette  décadence,  comment  ne  pas  accuser  d'abord  ces 
prêtres,  ces  religieux  qui  depuis  un  demi-siècle  avaient 
imposé  des  idées  et  des  méthodes  nouvelles  et  dont  les 
leçons  trop  écoutées  avaient  insensiblement  énervé  les 
consciences  ?  S'en  prendre  directement  à  François  de 
Sales,  on  n'osait,  on  ne  pouvait  pas;  mais  avec  ses  dis- 
ciples, on  avait  beau  jeu.  D'où  serait  venu  ce  relâche- 
ment général,  sinon  de  leur  complaisance  étourdie  et  de 
la  mollesse  de  leur  doctrine  ?  Ils  avaient  humanisé  le  Dieu 
terrible  de  l'ancienne  foi,  exalté  la  nature  corrompue, 
élargi  la  voie  étroite,  marié  le  monde  à  la  dévotion,  et  que 
sais-je  encore.  Novateurs  d'autant  plus  redoutables  qu'ils 
occupaient  toutes  les  avenues  de  la  pensée  et  de  la  vie 
chrétienne.  Théologie  pure,  morale,  administration  des 
sacrements,  direction,  partout  le  même  assaut  contre 
l'Evangile.  Les  molinistes  exaltaient  la  liberté  humaine 
aux  dépens  de  la  grâce  et  escamotaient,  si  l'on  peut  dire, 
le  péché  originel  :  plus  répandus  encore,  les  probabilistes 
effaçaient  la  distinction  entre  le  bien  et  le  mal;  d'autres 
éteignaient  les  flammes  de  l'enfer;  un  évêque  permettait 
le  bal  à  sa  Philothée  ;  un  autre  écrivait  des  romans  d'amour  ; 
d'autres  prêchaient  le  culte  des  muses  païennes  :  partout 
le  même  naturalisme  ;  la  même  conspiration  inconsciente 
peut-être,  mais  effective  et  désastreuse  avec  les  thélé- 
mites  d'hier  et  les  libertins  d'aujourd'hui. 

Tels  étaient  les  sentiments  plus  ou  moins  confus  qui 
préparaient  de  loin  la   réaction  janséniste.    Saint-Gyran, 


390  L    HUMANISME     DEVOT 

dans   ses    conciliabules,    Arnauld   et   Pascal,   dans   leurs 
écrits,  les  formuleront  avec   plus   de  précision  et   d'ou- 
trance, mais  dès  avant  eux,  et  de  bien  des  côtés,  on  com- 
mençait à  se  détacher  de  l'humanisme  dévot,  naïvement 
rendu  responsable    d'une  foule  d'abus  qui  l'avaient  pré- 
cédé  et  qui  devaient   lui  survivre.  Car  enfin,  aucune  de 
ces  accusations  ne  résiste  à  l'examen  sérieux  des  textes 
incriminés  \  Sans  le  vouloir,  on  joue  sur  les  mots.  L'opti- 
misme de  nos  humanistes  n'est  pas  celui  des  chansons  de 
Déranger  :  il  ne  consiste  pas  à  nier  le  péché  originel  ou  la 
nécessité  de  la  grâce,  mais  à  croire,  d'une  part,  que  notre 
nature  n'a  pas  été  mortellement  corrompue  par   la  faute 
du  premier  homme,  et,  d'autre  part,  que  la  grâce,  toujours 
indispensable,  est  offerte  à  chacun  de  nous  par  la  divine 
miséricorde  avec  une  libéralité  sans  mesure.  De  ces  deux 
principes,  ils  tirent  cette   conséquence  que  la  dévotion, 
que  la  perfection  même  doivent  être  faciles  à  la  magnani- 
mité naturelle  et  aux  ressources  surnaturelles  du  chrétien 
honnête  homme.  «  Vertu  facile  »,  on  joue  encore  sur  ce 
mot,  on  se  persuade,  et  de  bonne  foi,  qu'à  l'idéal  évangé- 
lique,  nos  humanistes  ont  substitué  une  règle  de  vie  molle 
et  basse,  à  la  portée  des  plus  lâches.  Qu'on  se   mette  à 
leur  école,  et  l'on  reculera  bientôt  peut-être  devant  l'abné- 
gation qu'ils  nous  imposent,  devant  le  mysticisme  crucifiant 
où  ils  nous  mènent.  N'en  doutez  pas,  car  c'est  l'évidence 
même,   la  doctrine   morale  de  Saint-Gyran  ou   du  grand 
Arnauld  est  beaucoup  moins  exigeante  que  celle  de  Fran- 
çois de  Sales  ou  de  Jean-Pierre  Camus.  Quand  on  vient  à 
la  pratique,  on  trouve  la  seconde  beaucoup  plus  rude  que 

(i)  Aune  imputation  globale,  j'oppose  naturellement  une  réponse  glo- 
bale. J'ai  déjà  cité  assez  de  textes  et  j'en  citerai  d'autres  encore.  J  ai 
choisi  et  dû  choisir  les  plus  caractéristiques,  c'est-à-dire  les  plus  humains, 
ceux,  par  suite,  que  les  adversaires  de  l'humanisme  dévot  doivent  trouver 
les  plus  scandaleux.  Au  lecteur  d'apprécier.  Il  va  du  reste  sans  dire,  que, 
dans  cette  immense  littérature,  il  a  dû  se  rencontrer  ou  dos  imprudents,  ou 
des  maladroits,  ou  des  nigauds  qui  auront  ou  bien  transigé  ou  bien  paru 
transiger  avec  le  monde.  Si  je  n'en  ai  pas  moi-même  rencontré  de  tels, 
d'autres  chercheurs  seront  peut-être  plus  heureux.  Qu'importe  pour  nos 
conclusions!  Une  et  vingt  hirondelles  ne  font  pas  le  printemps. 


HUMANTSMK     DÉVOT     ET     JANSÉNISME  '^91 

la  première.  Et  comment  Port-Royal  demanderait-il  à  l'es- 
prit de  crainte  ce  qu'on  peut  librement  demander  à  Tes- 
prit  d'amour?  On  s'explique  néanmoins  que  l'impression 
contraire  ait  si  longtemps  prévalu,  non  pas  dans  le  monde 
des  saints  mais  chez  les  curieux.  En  dehors  des  fervents 
et  des  confesseurs,  on  ne  juge  de  ces  choses  que  sur 
l'apparence  et  l'idée  ne  vient  même  pas  qu'un  moraliste 
souriant  et  caressant,  comme  l'auteur  de  la  Philolhée^  puisse 
être  plus  rigoureux  que  Tâpre  auteur  de  la  Fréquente  corn- 
inunion.  Saint  Jean-Baptiste  qui  se  nourrit  de  sauterelles 
paraît  plus  mortifié  que  l'autre  saint  Jean  qui  mange 
comme  tout  le  monde  ;  saint  Jérôme,  avec  son  caillou  et 
ses  gronderies,  paraît  plus  héroïque  que  saint  Augustin. 

II.  La  lutte  de  nos  humanistes  contre  le  grand  Arnauld 
et  les  premiers  jansénistes  est  un  des  épisodes  les  plus 
significatifs  et  les  plus  brillants  de  l'histoire  que  nous 
racontons.  Sainte-Beuve  ne  semble  pas  s'en  être  douté.  Pour 
lui  et  la  plupart  des  critiques,  la  controverse  se  ramène 
au  long  duel  entre  Port-Royal  et  les  jésuites,  aux  discus- 
sions fastidieuses  sur  le  sens  de  VAugustinus  ou  la  signa- 
ture du  Formulaire.  Il  y  eut  pourtant  d'autres  polémiques, 
plus  spéculatives,  plus  hautes,  moins  personnelles  et  d'un 
intérêt  plus  durable.  Escobar  et  Jansénius,  pris  en  soi, 
ne  nous  touchent  plus.  Ce  ne  sont  que  des  hommes,  des 
théologiens  plutôt  et  de  seconde  grandeur;  le  hasard  seul 
leur  a  donné  une  façon  d'immortalité.  Ce  qui  nous  touche 
ou  devrait  nous  toucher  encore,  c'est  le  fond  même  du  débat, 
c'est  le  conflit  entre  ces  deux  philosophies  du  christia- 
nisme, celle  que  nous  avons  appelée  l'humanisme  dévot 
et  celle  que  l'on  peut  appeler  le  jansénisme  éternel. 

Ce  conflit  nous  est  présenté  d'une  manière  saisissante 
et  relativement  sereine  dans  quelques  beaux  livres  aujour- 
d'hui totalement  oubliés  et  que  le  hasard  seul  m'a  fait 
rencontrer.  Le  plus  ancien  de  ces  livres  :  les  Miséricordes 
de  Dieu  en  la  conduite  de  l'homme^  publié  en  i645  par  le 
capucin  Yves  de  Paris,  est  une  réponse  directe  à  la  F/e» 


3()i  l'humanisme    dévot 

queute  communion  d'Arnauld.  Paraissent  ensuite,  en  1649, 
les  Justes  espérances  de  notre  salut  opposées  au  désespoir 
du  siècle,  par  le  capucin  Jacques  d'Autun  :  c'est  enfin,  peu 
d'années  après,  en  i655,  le  Chrétien  du  temps  par  le  P.  Fran- 
çois Bonal,  de  l'observance  de  saint  François.  Gomme  ils 
nous  viennent  tous  du  camp  franciscain,  et  non  de  chez  les 
jésuites,  peut-être  certains  esprits  les  trouveront-ils  moins 
suspects.  Ne  pouvant  du  reste  les  étudier  tous  ici  longue- 
ment, je  m'attacherai  de  préférence  à  François  Bonal. 

Du  personnage  lui-même  j'ignore  tout.  L'écrivain  est 
très  original,  très  curieusement  moderne,  parfois  même 
au  point  de  m'étonner  quelque  peu.  Nous  sommes  toujours 
si  rétifs  à  constater  que  nos  pères  nous  ressemblaient.  11 
a  des  lettres  et  de  l'éloquence.  Il  a  sûrement  pratiqué 
Balzac,  mais  sans  trop  sacrifier  de  son  ardeur  naturelle. 
Il  me  rappelle  souvent  un  des  bons  prédicateurs  de  cette 
époque,  Etienne  Molinier,  que  nous  avons  salué  à  plusieurs 
reprises.  Lui  aussi,  il  est  un  de  ceux  chez  qui  l'on  voit 
poindre  Bossuet,  si  l'on  peut  ainsi  parler. 

Qu'on  cherche  dans  les  archives  des  rois,  écrit-il,  et  les 
vieux  titres  des  empires,  dans  les  chronologies  des  siècles, 
avec  toutes  les  annales  du  monde,  parmi  les  pays  les  plus 
polis  et  les  mieux  policés...  se  trouvera-t-il  ailleurs  que  parmi 
nous,  qui  succédons  aux  juifs,  une  histoire  sainte  et  religieuse 
où  il  ne  soit  traité  que  du  procédé  perpétuel  de  Dieu  à  l'égard 
du  genre  humain  et  des  hommes  envers  Dieu  ;  une  relation 
ponctuelle,  prise  depuis  la  naissance  de  l'univers  et  la  créa- 
tion de  l'homme,  et  poursuivie  d  un  fil  continu,  et  comme  une 
espèce  de  journal  de  ce  qui  s'est  passé  de  divin  depuis  qu'il 
y  a  un  monde  et  des  âmes  ^  ? 

Trois  lignes  comme  ces  dernières,  et  l'on  sent  que  l'ins- 
piration a  passé  par  là.  Voici  du  Balzac,  mais  plus  détendu  : 

Nous  avons  admiré  avec  raison  comme  la  mémoire  des  plus 
grands  empires  s'est  éteinte  et  les  écrits  de  quelques  pauvres 

(i)   Le  chrétien  du  tenios,   I,  58.   Le  volume  a  quatre  parties  qui   out 
chacune  leur  pagination  particulière. 


HUMANISME     DEVOT     ET     .lANSENïSME  3g3 

bergers  subsistent  encore  parmi  les  ruines  de  tant  de  siècles. 
Quel  plus  grand  miracle  de  la  Providence  de  Dieu,  Théo- 
phron,  que  de  voir  que  le  monde  n'a  rien  de  Thistoire  de 
Ninus  et  de  ses  successeurs...  ni  de  tant  d'autres  rois  et  de 
satrapes...  et  nous  avons  toutes  les  vies  de  ceux  qui  ont  gardé 
les  ànesses  et  les  brebis  en  Israël  !  Nous  savons  par  cœur  les 
paroles  de  ces  rustiques.  Nous  lisons  les  prophéties  d'un 
Amos  qui  était  un  pasteur  de  village,  nous  chantons  par  toute 
la  terre  les  psaumes  que  David  a  faits  en  paissant  les  trou- 
peaux auprès  de  Bethléem  ^ 

Comme  on  le  voit  par  ces  quelques  lignes  d'un  si  aimable 
accent  et  d'un  si  noble  tour,  le  gros  livre  de  Bonal  n'est  pas 
uniquement  consacré  à  la  controverse.  Il  faut  même  être 
déjà  du  métier  pour  s'apercevoir  qu'en  réalité  chacune  de 
ces  élévations  sur  les  origines  du  christianisme  et  l'éco- 
nomie du  salut,  tend  à  renverser  ce  que  Bonal  appelle 
admirablement  «  la  théologie  inhumaine  ».  Il  afFecte  même 
une  sorte  de  neutralité  entre  les  fidèles  du  grand  Arnauld 
et  ses  adversaires. 

Nous  devons  présumer,  dit-il,  que  l'intention  des  uns  et  des 
autres  est  très  pure,  et  il  se  peut  faire  qu'un  même  objet  con- 
sidéré de  différents  biais,  aura  plusieurs  jours  et  portera  de 
différentes  images  aux  yeux  des  regardants.  Il  n'est  pas  impos- 
sible d'envisager  la  pénitence  de  divers  côtés. 

Ni  les  rigoristes  ni  les  condescendants  ne  manquent  de 
bonnes  raisons  pour  justifier  chacun  leur  méthode.  Ils 
trouvent  même  dans  la  Bible  de  quoi  se  défendre. 

Les  premiers  font  comme  Giesi,  qui  va  dans  le  logis  de  la 
veuve  porter  le  bâton  du  prophète  sur  le  corps  de  l'enfant 
mort  et  le  bâton  ne  fait  point  de  miracle  ;  les  seconds  font 
comme  Elisée,  qui  descend  lui-même  en  personne  et  se  rac- 
courcit par  condescendance  sur  le  corps  du  petit  défunt  afin 
de  le  ressusciter.  Les  premiers,  pour  défendre  l'Arbre  de  vie, 
l'environnent  d'épines  ou,  pour  empêcher  l'entrée  du  paradis, 
y    mettent    un    ange    portier    avec  une  épée    de    flamme  ;    les 

(i)  Le  chrétien...,  I,  p.  87. 


igfi  l'humanisme    dévot 

seconds  ouvrent  le  temple  au  publicain,  admettent  Zachée  à 
leur  table,  reçoivent  au  cénacle  Simon  Pierre,  la  nuit  même 
de  son  reniement. 

Son  ironie  laisse  assez  voir  où  vont  ses  propres  préfé- 
rences, mais  quoi  qu'il  en  soit, 

si  ces  deux  méthodes  sont  disputables,  continue-t-il ,  qu'il 
me  soit  permis  de  crier  ici  :  accordez-vous,  médecins  que- 
relleux,  devant  que  de  vous  approcher  du  lit  du  patient  ;  ou 
bien...  que  n'allez-vous  vider  vos  controverses  loin  de  son 
oreille?...  Ne  faudrait-il  pas  décider  ces  questions  entre  les 
pasteurs  et  les  directeurs,  sans  exposer  une  doctrine  de  la 
dernière  conséquence  à  la  discrétion  des  premiers  venus,  dont 
les  uns,  par  scrupule,  douteront  s'ils  sont  bien  absous  ;  les 
autres,  par  ignorance,  s'ils  se  doivent  confesser  à  ceux-ci  ou 
à  ceux-là  ;  les  autres,  par  impiété,  laisseront  et  ceux-ci  et 
ceux-là  et  tous  les  sacrements,  jusqu'à  ce  qu'on  soit  mieux 
d'accord...  ;  les  autres  enfin,  par  indignation  de  voir  l'Eglise 
déchirée  par  l'opposition  des  sentiments,  se  plaindront  des 
docteurs  de  l'un  et  de  l'autre  parti  qui  s'amusent  à  contester 
une  victoire  d'esprit,  un  triomple  d'encre  et  de  papier  au  lieu 
de  contribuer  ensemble  à  l'édification  des  âmes?...  C'est  une 
affaire  du  sénat  et  du  palais,  Théophron,  et  non  pas  une 
cause  du  peuple  et  de  la  halle  ^ 

(i)  Le  chrétien...,  III,  pp.  i35-i39.  Sainte-Beuve  et  Kant  feront  une 
remarque  analogue  au  sujet  des  Provinciales  ;  on  pourrait  la  faire  au 
sujet  des  trop  nombreux  ouvrages  publiés  pour  ou  contre  le  pur  amour. 
Cf.  là  dessus  un  très  curieux  texte  de  Bossuet  qui  voit  la  difficulté  dans 
toute  sa  force  et  néglige  de  la  résoudre  {Apologie  vour  Fénelon,  pp.  ^99- 
400)  et  le  témoignage  capital  du  P.  de  Caussade  déclarant  que  Bossuet, 
très  malgré  lui,  naturellement,  mais  du  fait  de  ses  attaques  contre  les  faux 
mystiques,  a  rendu  suspects  et  ridicules  les  vrais  mystiques  eux-mêmes 
[Ihid.,  p.  438).  Brunetière,  à  l'époque  du  moins  où  il  éditait  les  Provin- 
ciales à  l'usage  des  collèges,  était  d'un  avis  nettement  contraire.  «  Quant 
au  prétendu  danger  qu'il  y  aurait  toujours,  disait-il,  selon  de  certaines 
gens,  rien  qu'à  toucher  de  certains  sujets,  l'Eglise  même  a  répondu  «  que 
son  amertume  la  plus  amère  et  la  plus  douloureuse  était  dans  la  paix  », 
et  l'esprit  moderne  répond  à  son  tour  qu'il  ne  saurait  réserver  à  personne 
le  privilège  unique  de  traiter  la  morale  et  la  philosophie  »  {Les  Provin- 
ciales. Classiques  français,  Hachette,  pp.  xxvii-xxviii.  —  l'out  cela  me 
semble  ne  donner  que  1  apparence  d'une  réponse.  Pour  le  texte  biblique, 
in  pace  amariiudo,  visiblement  Brunetière  ou  s'amuse  ou  sommeille.  L  es- 
prit moderne  n'approuve  pas  que  Ion  soumette  des  controverses  techniques 
et  difficiles  à  un  tribunal  d'incompétents.  Comment  le  grand  public  distin- 
guera-t-il  entre  vrais  et  faux  mystiques,  alors  que  les  doctes  eux-mêmes 
ont   parfois   tant  de  peine  à  distinguer  entre  le  P.  Surin  et  M"™"  Cuyon  ? 


HUMANISME     DEVOT     ET     .lANSENISME  39.5 

Il  dit  encore  dans  le  même  sens  : 

Toute  la  colère  qui  s'allumerait  au  pays  des  thèses,  sans 
passer  outre,  ne  pourrait  pas  faire  de  grands  embrasements... 
mais  quand  les  opinions,  échaufrées  et  armées,  sortent  des 
cahiers  et  des  portefeuilles  des  universités,  se  mêlent  dans  les 
conversations  du  monde  et  montent  dans  les  chaires  ;  quand 
elles  vont  dans  les  ruelles  et  sur  les  théâtres  ;  quand  elles 
inondent  la  Cour  et  les  villes,  c'est  alors  que  d'une  afï'aire  de 
classe,  il  se  fait  un  intérêt  d'Eglise,  que  les  partis  de  dévotion 
se  changent  en  bandes  de  factions...  et  le  pis  est  qu'il  n'y  a 
pas  si  petit  partisan  qui  n'appelle  son  avis  :  Vérité,  Religion, 
Christianisme  ;  quoiqu'il  y  ait  plus  de  distance  de  ce  jeu 
querelleux,  suffisant  et  amer  à  l'esprit  de  la  foi  chrétienne 
que...  des  songes  de  l'homme  aux  oracles  de  Dieu  \ 

On  s'extasie  souvent  sur  la  sérieuse  culture  de  ce  grand 
siècle  oîi  la  moindre  femmelette  avait  un  mot  à  dire  sur 
la  prédestination.  François  Bonal  ne  partage  guère  ces 
admirations. 

La  démangeaison  de  disputer,  dit-il,  est  un  fléau  de  nos 
jours  et  une  je  ne  sais  quelle  espèce  de  contagion  théologique 
qui  est  devenue  une  maladie  populaire". 

Scolastique  de  salon,  mise  en  faveur  par  des  scolastiques 
de  décadence.  En  effet,  d'après  notre  Bonal,  le  système 
janséniste  ne  serait  qu'une  sorte  de  psittacisme  savant, 
qu'une  de  ces  métaphysiques  irréelles  dont  les  écoles 
s'occupentle  plus  sérieusement  du  monde,  mais  auxquelles 
personne  ne  croit  pour  de  bon.  S'il  avait  connu  la  dis- 
tinction lumineuse  de  Newman,  il  aurait  dit  que  niJansénius 
ni  ses  disciples  n'ont  jamais  donné  à  leur  propre  doctrine 
une  adhésion  réelle,  un  i^eal  assent.  Leur  dogme  impi- 
toyable leur    ferait  horreur,  s'ils  en  réalisaient  le   plein 

Et  puis,  il  ne  s'agit  pas  ici  de  l'esprit  moderne,  mais  du  cas  de  conscience 
tel  qu'il  devait  se  poser  à  un  Bossuet,  à  un  Pascal,  c'est-à-(iire  à  des 
croyants  qui  n'admettaient  pas  le  libre  examen  en  matière  de  foi. 

(i)  Le  chrétien...,  Préface. 

W  fb.,  II,  p.  94. 


396  l'humanisme    dévot 

sens.  Sincères,  qui  le  nie?  Les  idéologues  le  sont  tous  ou 
le  deviennent.  Jansénius  a  cru  que  les  inventions,  que  les 
constructions  de  son  esprit  répondaient  à  la  vérité  ;  mais 
cette  vérité  d'ordre  tout  abstrait,  il  ne  l'a  pas  transposée, 
essayée  et  vérifiée  dans  l'ordre  des  réalités  vivantes.  Le 
Rédempteur  dont  il  parle  n'est  pas  le  Christ,  mais  une 
idée  pure;  les  âmes  dont  il  dispose  ne  sont  pas  des  âmes, 
mais  des  signes  algébriques.  Il  pense  à  vide,  si  Ton  peut 
ainsi  parler. 

A  la  vaine  science  de  ces  intellectuels,  Bonal  oppose  la 
docte  ignorance,  le  sens  très  sûr  du  «  peuple  fidèle  »  : 

La  plupart  de  ces  inventions,  dit-il,  n'ont  point  de  cours  ni 
d'usage  hors  de  l'étude  et  de  l'exercice  des  écoles...  Le 
peuple  fidèle  prendrait  pour  importun  et  pour  fantasque  ce 
qu'ils  ont  trouvé  de  plus  fin  et  de  plus  subtil.  11  leur  a  fallu, 
ce  me  semble,  Théophron,  faire  comme  ces  ingénieurs  qui 
pour  élever  une  éguille  ou  dresser  une  pyramide,  sont  obligés 
d'employer  tant  de  cordages,  tant  de  roues,  tant  de  ressorts 
et  de  composer  de  si  grandes  machines,  que  les  échafaudages 
sont  de  plus  grands  frais,  occupent  plus  d'espace,  causent 
plus  d'embarras  incomparablement  que  toute  la  principale 
besogne  ^ 

Que  c'est  bien  cela,  en  effet,  dans  le  cas  présent  !  D'une 
part  la  vérité  solide  et  nourrissante  :  faiblesse  de  l'homme  ; 
besoin  de  la  grâce  ;  grandeur  de  Dieu  ;  d'autre  part  les 
échafaudages  d'une  scolastique  conceptuelle,  les  in-folio 
de  VAugustiiius. 

Interrogeons  les  simples,  c'est-à-dire,  ceux  en  qui  la  foi  est 
toute  pure,  ceux  que  la  lecture  n'a  point  corrompus  ;  que  la 
science  n'a  point  enflés  ;  que  l'Ecole  n'a  point  embarrassés  ; 
que  la  dispute  n'a  point  éblouis  ;  que  l'autorité  des  savants  n'a 
point  subornés  ;  que  la  subtilité  des  arguments  n'a  point 
préoccupés  ;  que  l'amour  de  leur  opinion  n'a  point  altérés  ; 
que  l'animosité  des  partis  n'a  point  échauffés  ;  je  veux  dire, 
ceux   qui  n'ont  dans  leur  esprit  que  la    foi    seule,    sincère   et 

(1)  Le  chrétien...,  II,  p.  i54. 


HUMANISME    DEVOT     ET     JANSENISME  397 

vive.  Y  en  a-t-il  aucun  qui  par  le  seul  instinct  de  son  baptême 
et  par  la  simple  analogie  de  la  foi,  sans  connaître  seulement 
les  noms  de  syllogisme,  ni  de  thèse,  ni  de  distinction  logique, 
ne  soit  prêt  à  soutenir  jusqu'au  martyre  que  Dieu  veut  sauver 
toutes  les  âmes  *  ? 

Et  inversement,  il  n'est  pas  de  «  plus  naïve  solution  » 
contre  le  jansénisme  que  la  «  commune  et  muette  horreur  » 
inspirée  par  cette  doctrine  à  tous  ceux  qui  la  réalisent". 
Gomme  Bonal,  Yves  de  Paris  en  appelle  aussi  des  raffine- 
ments spéculatifs  au  jugement  plus  sûr  de  la  conscience 
chrétienne. 

Après  tant  de  courses  inutiles  du  cœur  et  de  la  pensée, 
dit-il  dans  son  beau  langage,  notre  âme  revient  en  elle-même, 
dans  un  repos  où  elle  se  rend  attentive  à  la  voix  intérieure  qui 
nous  assure  que  nous  sommes  les  enfants  de  Dieu,  qui  nous 
donne  la  confiance  de  l'appeler  à  notre  secours,  comme  notre 
Père,  avec  les  cris  et  les  transports  impatients  d'un  amour 
abandonné  à  ses  seules  miséricordes^. 

Ne  craignons  pas  d'insister  sur  ces  textes  qui  me 
paraissent  d'une  si  grande  importance.  Nos  humanistes  ne 
méprisent  pas  les  spéculations  de  Fesprit,  mais  ils  veulent 
et  que  la  science  se  tourne  à  aimer  et  que  l'amour  juge  la 
science.  C'est  ainsi  que  plus  tard  le  célèbre  oratorien 
Jean  Leporcq  ajoutera  à  sa  réfutation  technique  du  jansé- 
nisme «  une  dix-septième  preuve  tirée  des  sentiments 
qu'inspire  l'Esprit  de  piété  ». 

J'y  fais  voir,  écrit-il,  que  ce  que  l'esprit  de  piété  dit  au 
cœur  de  ceux  qu'il  anime  est  formellement  opposé  à  la  doc- 
trine de  Jansénius  :  qu'il  porte  l'âme  à  penser  et  à  croire  que 
Dieu  ne  manque  jamais  le  premier  de  fidélité  au  juste  et  qu'il 
y  a  des  grâces  sans  nombre  que  nous  recevons  en  vain... 
qu'ainsi  il  n'est  pas  vrai  que  la  grâce  impose  à  la  volonté  une 
nécessité  de  lui  donner  son  consentement.  Il  est  peu  d'ouvrages 

(i)  Le  chrétien...,  II,  pp.  29-80. 

(2)  Ih.,  II,  p.  II. 

(3)  Des  miséricordes  de  Dieu...,  p.   189. 


'i()S  l'humanisme    dévot 

de  piété  ou  plutôt  il  n'y  en  a  aucun  où  ces  sentiments  ne  se 
remarquent*  ; 

et  il  choisit,  à  Tappui  de  son  dire,  non  pas  des  spirituels 
jésuites  ou  capucins,  mais  des  jansénistes,  Hermant,  la 
Mère  Agnès,  Desmares,  Sacy,  Nicole,  Saint-Gyran.  Tant 
il  est  vrai  que  ces  auteurs  ne  croient  pas  de  toute  leur 
âme  à  ce  qu'ils  soutiennent  dans  leurs  controverses  théo- 
logiques !  Ils  cessent  d'être  jansénistes,  dès  qu'ils  parlent 
humainement,  ou,  comme  le  dit  notre  Bonal,  dès  qu'ils 
vont  «  étudier  paisiblement  la  théologie  de  la  grâce  dans 
le  pur  texte  de  TEvangile  ^  ». 

Il  faut  avouer,  dit-il  encore,  poussant  presque  à  l'extrême 
son  idée  maîtresse,  que  nous  trouvons  une  si  grande  différence 
entre  la  parole  des  hommes  et  la  parole  de  Dieu,  en  toute 
matière  et  singulièrement  en  celle  de  la  prédestination  éter- 
nelle et  de  la  grâce  divine,  que  je  n'entends  jamais  parler  les 
hommes,  je  dis  même  les  plus  savants  et  les  plus  saints,  pour 
si  bien  qu'ils  s'expliquent,  qu'ils  ne  m'embarrassent...  je 
n'entends  jamais  parler  Dieu  qu'il  ne  me  soulage  et  ne  m'assure, 
et  c'est  ici  où  il  me  semble  que  toute  âme  a  plus  de  sujet.  . 
de  s'écrier  avec  l'Epouse  du  grand  Cantique  :  Qu'il  me  baise 
d'un  baiser  de  sa  bouche... 

C'est  pourquoi,  ne  vous  étonnez  pas,  en  cette  occasion,  Théo- 
phron,  où  souvent  les  discours  des  plus  grands  hommes  vous 
alarment,  si  je  vous  conseille  pour  un  temps  de  fermer  les 
livres  des  doctes  que  vous  n'entendez  pas,  pour  ouvrir  l'Evan- 
gile de  Jésus-Christ... 

Partout  où  rhomme  mortel  met  la  main,  il  y  paraît  toujours 
quelque  marque  de  son  néant  et  quelque  impression  d'huma- 
nité. Comme  toute  sorte  de  corps  porte  partout  son  ombre, 
tout  esprit  créé  laisse  après  lui  un  vestige  de  créature,  c'est-à- 
dire  ou  quelque  difficulté,  ou  quelque  contradiction,  ou 
quelque  doute,  ou  quelque  ambiguïté,  ou  quelques  ténèbres  ^. 

(i)  Les  sentiments  de  saint  Augustin  sur  la  grâce  opposés  à  ceux  de 
Jansénius,  par  le  P.  Jean  Leporcq,  i^  édition  (1700),  préface.  C'est,  je 
crois,  une  des  premières  fois  que  la  littérature  dévote  est  ainsi  introduite 
dans  un  livre  de  doctrine.  Lu  il  y  a  bien  longtemps,  ce  livre  du  P.  Leporcq 
est  un  de  ceux  qui  m'ont  donné  l'idée  du  présent  travail. 

(2)  Le  chrétien...,  II,  p.  218. 

(3)  Ih.,  II,  p.  216. 


HUMANISME     DEVOT     ET     JANSÉNISME  399 

«  Tout  esprit  créé  »  et  par  suite,  les  Pères  de  l'Eglise  eux- 
mêmes,  et  «  Tiiieomparable  saint  Augustin  )>.  Celui-ci  n'a 
sans  doute  pas  dit  ce  que  Jansénius  lui  fait  dire,  mais 
enfin  tels  de  ses  textes  ne  sont  pas  sans  nous  troubler 
quelque  peu.  D'un  autre  côté,  comment  le  quitter  même 
d'un  pas  ?  Laissez  faire  notre  Bonal. 

(Saint  Augustin)  est  si  habile  que  s'il  me  persuade,  je  suis 
à  lui  et  ne  m'en  puis  dédire,  et  il  est  si  dévot  que  s'il  ne  me 
persuade  pas,  je  ne  suis  pas  pour  cela  contre  lui  et  ne  lui  ose 
contredire.  Ainsi,  dans  la  lecture  de  ses  écrits,  encore  que  je 
ne  sois  pas  quelquefois  vaincu,  je  ne  laisse  pas  de  demeurer 
toujours  gagné  ;  parce  que  quand  la  raison  n'a  pas  la  force 
d'emporter  mon  consentement,  l'onction  de  l'esprit  a  la  vertu 
d'édifier  ma  conscience.  La  grâce  est  répandue  sur  ses  lèvres  ; 
pour  cela,  Dieu  l'a  béni  éternellement  ;  partout  il  demeure 
pour  cela  le  maître.  Quoique  je  fasse,  c'est  un  vaillant  victo- 
rieux qui  me  désarme,  ou  un  saint  enchanteur  qui  me  ravit. 
Lorsque  mon  entendement  ne  se  rend  point,  ma  volonté  pour- 
tant le  veut  suivre.  Soit  donc  qu'il  ceigne  son  épée  sur  son 
côté,  pour  parler  aux  termes  du  prophète,  il  est  très  puissant, 
les  peuples  tombent  sous  lui,  ses  flèches  aiguës  percent  le 
cœur  des  ennemis  du  roi,  soit  qu'il  entreprenne  quelque 
chose  par  sa  seule  bonne  grâce  et  par  sa  beauté,  il  réussit 
avec  prospérité,  il  règne  sans  résistance  ;  c'est-à-dire  que 
soit  qu'il  prouve  ses  opinions,  soit  qu'il  ne  les  prouve  pas  ; 
soit  qu'il  argumente  subtilement,  soit  qu'il  discoure  élo- 
quemment;  soit  qu'il  conclue  dans  la  vérité,  soit  qu'il  con- 
jecture dans  la  vraisemblance,  je  n'acquiesce  pas  seule- 
ment à  l'efficace  de  ses  preuves,  mais  tantôt  j'admire  l'arti- 
fice de  sa  méthode,  tantôt  je  cède  à  l'autorité  de  ses  préju- 
gés et  si  je  ne  tiens  pas  que  toutes  ses  conclusions  sont  article 
de  foi,  cela  ne  m  empêche  pas  de  respecter  jusqu'à  ses  con- 
jectures ^ . 

(i)  Le  chrétien...,  II,  p.  298.  Yves  de  Paris  écrit  plus  rondement  :  «  Quand 
je  dis  lEglise,  je  n'entends  pas  seulement  les  saints  docteurs,  parce  qu'ils 
sont  personnes  dont  les  écrits  portent  quelquefois  avec  soi  tant  de  difli- 
cultés  que  les  hérétiques  les  allèguent  pour  la  défense  de  leurs  fausses 
opinions...  Saint  Augustin  semble  vouloir  éteindre  toutes  les  puissances 
de  la  nature  pour  soutenir  la  nécessité  de  la  grâce...  Il  semble  que  saint 
Jérôme  improuve  le  mariage...  enlin  l'on  ne  doit  pas  tirer  des  consé- 
quences infaillibles  et  absolues  des  textes  des  Pères.  »  Des  miséricordes...^ 
pp.  161-162. 


4()o  l'humanisme   dévot 

Qu'il  manque  peu  de  chose  à  la  perfection  de  cette 
page  !  Pourquoi  Sainte-Beuve,  si  bien  fait  pour  la  goûter, 
ne  Ta-t-il  pas  connue  ?  II  aurait  aimé  ce  balancement  har- 
monieux et  subtil  entre  la  soumission  et  Tindépendance, 
cette  tendresse  dans  Tadmiration,  cette  délicatesse  dans  la 
critique,  et  comparant  le  culte  des  héros  tel  qu'il  se  pra- 
tique à  Port-Royal  et  chez  nos  humanistes,  il  aurait  pré- 
féré sans  doute  la  religion  de  ceux-ci  au  fétichisme  de 
celui-là. 

III.  Bonal  est  relativement  très  modéré  pour  un  con- 
troversiste  de  cette  époque.  Ce  n'est  qu'en  passant  qu'il 
souligne  le  péché  mignon  de  ses  adversaires. 

Le  blâme  de  l'Eglise  présente,  dit-il  par  exemple,  peut 
être  équivoque  et  dangereux  particulièrement  en  la  bouche  de 
ceux  qui  se  piqueront,  comme  le  pharisien,  de  n'être  pas  faits 
comme  les  autres  hommes  et  qui,  dès  qu'ils  ont  perdu  de  vue 
les  clochers  de  la  ville,  dès  qu'ils  ont  passé  trois  jours  aux 
champs  dans  la  retraite,  dès  qu  ils  ont  fait  quatre  repas 
d'herbes  ou  de  légumes,  s'érigent  en  pénitents  parfaits,  en 
saints  anachorètes,  en  suprêmes  législateurs  et  sont  tentés  de 
dire  chacun  à  Dieu  comme  le  prophète  Elie  :  «  je  suis  demeuré 
seul  en  Israël  \ 

Mais  à  ces  piqûres  d'épingle  qui,  après  tout,  ne  sont 
qu'amusantes,  combien  je  préfère,  dans  l'œuvre  de  Bonal, 
ces  vives  intuitions  qui  nous  aident  à  réaliser  la  psychologie 
de  Port-Royal.  C'est  ainsi  qu'il  reproche  à  ces  «  docteurs 
extrêmes  »  ce  qu'il  appelle,  d'un  très  beau  mot,  «  l'am- 
bition »  de  leur  pensée.  A  leur  gré,  dit-il, 

il  n'y  a  rien  de  vertueux,  s'il  n'est  héroïque  ;  rien  de  chré- 
tien, s'il  n'est  miraculeux;  rien  de  tolérable,  s'il  n'est  inimi- 
table. Cela  tient  plus  de  la  roideur  du  stoïque  ou  du  faste  du 
pharisien  que  de  la  mansuétude  du  chrétien...  Ce  sont  cer- 
tains tempéraments  d'esprit  exquis  et  délicats  qui  ont  plus  de 
peine  qu'ils  ne  devraient  à  se  contenter  de  la  raison  et  qui 
cherchent  le  bon  et  le  beau  avec  plus  de  superstition  que  de 

(i)  />e  chrétien...^  III,  p.  201. 


HUMANISME     DEVOT    ET     JANSENISME  /|()i 

soin.  Tout  ce  qui  se  peut  mieux  faire  est  pour  eux  très  mal 
fait;  la  médiocrité  à  leur  goût  est  un  vice;  ce  qui  n'est  pas 
excès  est  un  manquement;  ce  qui  n'est  pas  singulier  est  trop 
trivial.  Ils  ne  trouvent  grand  que  ce  qui  est  immense,  ils 
n'estiment  que  ce  qui  ravit  ou  qui  étonne...  Ils  méprisent  les 
ouvrages  de  tout  art  qui  sont  inférieurs  à  la  suprême  idée  \ 

Ne  croirait-on  pas  qu'il  définit  le  romantisme  et  qu'il 
reproche  au  grand  Arnauld  de  manquer  de  goût  ?  Profanes 
ou  non,  tous  les  humanistes  réagissent  nécessairement  de 
la  même  manière  en  face  des  multiples  aspects  de  l'inhu- 
manité, de  l'outrance.  Voilà  encore  qui  aurait  satisfait 
Sainte-Beuve,  en  l'éclairant  sur  la  contradiction  essentielle 
de  son  Port-Royal.  Le  plus  curieux  des  moralistes  a  certes 
le  droit  de  s'attacher  à  tant  de  personnages  si  compliqués 
et  d'une  diversité  si  riche,  mais  le  plus  grand  des  lettrés 
modernes,  s'il  veut  suivre  la  logique  de  son  propre  goût, 
ne  peut  hésiter  sérieusement  entre  le  P.  Bonal  et  Saint- 
Cyran.  Je  l'admire  trop  du  reste  pour  supposer  qu'il  n'ait 
pas  senti  ce  désaccord.  Ses  notes,  ses  repentirs  nous  mon- 
trent assez  combien  lui  pesaient,  dans  l'âge  mûr,  les  parti- 
pris  volontaires  et  provisoires  de  sa  jeunesse.  Au  gré 
d'un  parfait  janséniste  la  «  médiocrité  »  est  un  vice  ;  au 
gré  de  Sainte-Beuve,  elle  ne  peut  être  qu'une  vertu. 

Il  y  a,  continue  le  P.  Bonal,  des  philosophes  tragédiens 
comme  des  poètes.  Ceux-là  font  leurs  sages,  comme  ceux-ci 
leurs  personnages,  plus  grands  que  la  taille  naturelle.  Le 
christianisme  a  ses  Zenon,  ses  Ghrysippe,  ses  Diogène,  dont 
les  préceptes  ont  une  raideur  de  statue,  une  hauteur  de 
colosse...  Chacune  de  leurs  paroles  est  une  hyperbole;  chaque 
maxime  est  un  paradoxe;  toutes  leurs  propositions  sont  har- 
dies ;  toutes  leurs  idées  sont  extrêmes  ;  toutes  leurs  promesses 
sont  immenses  ;  ce  sont  les  géants  des  sectes  "^. 

Cabotins  ou  matamores  d'austérité,  non  pas;  c'est  leur 
esprit  même  qui  manque  fatalement  de  mesure.  Irréels, 

(i)  Le  chrétien...,  III.  Introduction,  §  24. 
(2)  Ih.,  III,  Introduction,  §  36. 

I.  26 


402  L    HUMANISME     DEVOT 

excessifs,  ils  se  font  une  «  religion  de  roman  »  *  qui  défie 
également  la  sagesse  du  dogme  chrétien  et  l'expérience 
humaine.  Ils  se  passionnent  très  sincèrement  pour  les 
mythes  que  leur  imagination  a  créés  :  fabuleuse,  leur  con- 
ception du  péché  originel  et  de  la  grâce  ;  fabuleux,  le 
contraste  absolu  qu'ils  imaginent  entre  la  sainteté  de 
l'Eglise  primitive  et  la  décadence  du  christianisme  mo- 
derne. Pour  faire  court  et  pour  éviter  la  théologie  pure, 
ne  retenons  que  cette  dernière  mythologie.  Beau  sujet, 
qui  n'a  rien  perdu  de  son  intérêt  et  que  Bonal  développe 
avec  autant  de  pénétration  que  de  hardiesse. 

C'est  une  question  à  traiter  h  fond  dans  nos  jours,  Théo- 
phron,  où  quelques-uns  font  profession  d  avoir  si  mauvaise 
opinion  de  leur  siècle  qu'ils  n'en  peuvent  parler  sans  invective 
et  comme  d'un  temps  tout  à  fait  réprouvé,  incurable  et  déses- 
péré. Et  pour  cela,  ils  n'ont  rien  de  si  fréquent  à  la  bouche 
que  \2i  piweté  de  la primitiçe  Eglise,  comme  si  tout  l'esprit  du 
christianisme  s'en  était  envolé  de  la  terre,  il  y  a  tantôt  plus 
de  mille  ans...  La  race  des  bons  chrétiens  a  fini,  dit-on...  nous 
n'avons  plus  que  les  derniers  abois  de  l'Eglise  finissante; 
Jésus-Christ  est  parti  d'ici-bas  et  ne  nous  a  laissé  que  ses 
draps  funèbres  avec  l'aloès  et  les  autres  parfums  de  ses 
obsèques...  je  veux  dire,  quelques  restes  de  dévotion  exté- 
rieure avec  les  cérémonies  et  les  sacrements  '. 

Bonal  s'explique  fort  bien  du  reste  «  la  facilité  qu'on  a 
de  croire  que  nos  pères  valaient  mieux  que  nous,  que  les 
premiers  hommes   étaient  faits  d'une  plus  riche  étoffe  ». 

Les  belles  actions  qu'on  nous  raconte  et  qu'on  ne  nous 
montre  point,  viennent  à  notre  connaissance  avec  tout  leur 
appareil  et  tout  leur  lustre,  c'est-à-dire  séparées  de  leurs  cir- 
constances odieuses  et  de  leur  contrepoids...  Il  ne  s'oppose 
rien  en  nous  qui  leur  conteste  la  louange  ou  qui  diminue  leur 
dignité,  au  lieu  que  nous  ne  regardons  guère  la  plus  parfaite 
vertu  des  vivants  autrement  qu'accompagnée  de  toutes  les  con- 
ditions désavantageuses  qui  peuvent  rabattre  de  son  estime... 

(i)  Le  chrétien...^  III,  Introduction,  §  u8. 
(2)  //>.,  III,  p.  100;  IV,  p.  io5. 


HUMANISME     DEVOT     ET     JANSENISME  4o3 

Ainsi  le  bien  absent  qui  est  un  objet  de  l'ouïe,  l'emporte  facile- 
ment sur  le  bien  présent,  qui  est  Tobjet  de  la  vue,  soit  que  la 
censure  de  l'œil  soit  plus  exacte  et  plus  sévère...  soit  que  les 
idées  que  nous  concevons  du  bien  moral  soient  plus  grandes 
que  les  actions  qui  se  présentent  \ 

Aux  justes  raisons  que  nous  avons  d'admirer  l'antiquité 
chrétienne  et  même,  si  l'on  veut,  de  l'exalter  au-dessus  des 
derniers  âges  de  l'Eglise,  se  mêle  «  souvent  beaucoup  de 
tromperie  ». 

Si  l'on  se  tenait  dans  les  bornes  de  la  vérité,  tout  irait  bien  ; 
mais  l'esprit  humain  prend  la  licence  de  bâtir  sur  un  peu 
d'histoire  beaucoup  de  Fable  et  surtout  quand  il  fait  en  veillant 
ce  beau  songe  qu'il  a  été  des  années  privilégiées  et  bienheu- 
reuses, toutes  de  fin  or  et  qui  ne  viendront  plus,  auxquelles 
le  bien  était  tout  pur^. 

Et  néanmoins,  «  c'est  un  vieux  mal  que  le  nôtre  et  de 
tout  temps,  il  y  a  eu  peu  de  parfaits  ^  ». 

Ce  serait  lourdement  errer  que  d'aller  croire  que  la  grosse 
masse  des  premiers  chrétiens  fut  toute  pure...  On  péchait  en 
toutes  manières  du  temps  des  martyrs  et  des  apôtres...  L'art 
de  faire  des  crimes  n'est  pas  une  invention  si  moderne  qu'on 
penserait  bien...  C'est  songer  les  yeux  ouverts  que  de  penser 
qu'il  y  ait  jamais  eu  un  peuple  entier  de  vrais  austères,  une 
Eglise  toute  faite  de  grands  mortifiés.  Le  gros  du  christianisme 
a  été  de  tout  temps  composé  d'infirmes  et  d'imparfaits  *. 

Oui_,  peut-être,  confessera  le  romantisme  historique  du 
grand  Arnauld  et  du  Port-Royal,  mais  du  moins  l'Eglise 
primitive  opposait-elle  à  la  faiblesse  de  ses  enfants  l'in- 
flexible rigueur  de  sa  discipline  pénitentielle,  au  lieu  que 
l'Église  d'aujourd'hui  pactise  trop  aisément  avec  la  déli- 
catesse du  monde.  Bonal  n'esquivera  pas  cette  objection  ; 

(i)   Le  chrétien,..^  III,  p.  121. 

(2)  Ib.,  III,  pp.  102-104. 

(3)  Ib.,  III,  pp.  18-19. 

(4)  Ib.,  IV,  p.  III  ;  III,  p.  i52. 


4o4  l'humanisme    dévot 

il  l'amplifie  au  contraire  avec  une  verve  qui  annonce  les 
prochaines  Provinciales . 

Cela  ne  fournit-il  pas  matière  d'invectiver  contre  l'impéni- 
tence  de  notre  temps,  Theophron,  par  la  comparaison  de  1^ 
sévérité  primitive  avec  nos  relâchements  prodigieux  ?  Cela  ne 
donne-t-il  pas  envie  de  crier  :  qui  l'eût  jamais  dit  que  Ton 
dût  un  jour  faire  un  jeu  d'une  si  terrible  et  si  lamentable  tra- 
gédie que  celle  (de  Tancienne  pénitence)  ?...  Qui  eût  ditqu'on 
inventerait  des  abrégés  de  pénitence,  et  que  toutes  ces  pénibles 
suites  de  travaux  imposés  aux  premiers  pécheurs  se  rédui- 
raient enfin  à  la  seule  peine  de  se  confesser?  Qui  eût  dit 
encore  que  non  seulement  la  coutume  de  refaire  les  mêmes 
crimes  confessés,  mais  aussi  celle  de  les  redire  souvent  en 
toutes  les  confessions,  ferait  avec  le  temps  que  comme  on  les 
commettrait  presque  sans  remords,  on  les  raconterait  aussi  de 
même  sans  confusion  ?  Enfin  qui  eût  dit  que  la  réconciliation 
après  le  péché  mortel,  qui  coûtait  anciennement  à  la  plupart 
un  an  entier  de  tristesse,  de  jeûne,  viendrait  à  ne  coûter  à 
l'avenir  que  la  récitation  de  quelques  oraisons  dominicales  ou 
de  quelques  psaumes,  et  que  l'on  trouverait  bien  le  moyen  de 
trousser  tout  cela  en  moins  d'une  heure? 

Ne  semble-t-il  pas  que  cette  comparaison  donne  lieu  d'ac- 
cuser la  théologie  complaisante  du  temps  d'avoir  décrassé  le 
visage  de  la  pénitence  primitive  et  que  ce  n'est  plus  cette 
pénitence  mélancolique,  pleureuse,  chétive,  maigre  et  affamée 
du  temps  passé,  mais  qu'on  a  mis  à  sa  place  une  pénitence  de 
belle  humeur,  civile,  vermeille,  grasse,  refaite,  en  un  mot  une 
douleur  riante,  un  sabbat  délicat,  une  pénitence  mignonne 
laquelle  n'incommode  que  fort  peu  le  péché  ^ 

Faut-il  qu'il  soit  paisible  dans  la  possession  de  sa  vérité, 
pour  faire  la  part  aussi  belle  aux  déclamations  de  ses 
adversaires  !  C'est  la  sérénité  du  bon  sens  opposée  aux 
«  ivresses  morales^  »  du  puritanisme.  Car  enfin  où  ces 
réformateurs  veulent-ils  en  venir? 

S'il  fallait  entreprendre  de  réformer  généralement  le  chris- 

(i)  Le  chrétien...^  III,  p.  i63. 

(2)  «  Il  peut  y  avoir  des  excès  de  dévotion  et  des  ivresses  morales  qui 
causent  des  indigestions  et  des  dégoûts  d'esprit  et  font  des  âmes  malades 
au  lieu  de  les  faire  robustes.  »  Le  chrétien...,  III,  p.  i53. 


HUMANISME     DÉVOT     ET     JANSENISME  4o5 

tianisme  sur  ces  modèles  sublimes,  sur  ces  règles  fières  et 
hautaines,  sur  ces  paradoxes  spécieux,  sur  ces  hyperboles 
morales  qui  nous  bravent  au  lieu  de  nous  corriger,  ce  ne  serait 
pas  un  petit  ouvrage.  Certes,  on  aurait  plutôt  replanté  le 
paradis  terrestre  par  toutes  nos  campagnes  qu'on  n'établirait, 
en  ce  sens,  ce  qu'on  peut  appeler  pureté  de  la  primitive 
Eglise,  dans  toutes  les  vies  des  chrétiens  ^ 

Pour  lui,  cette  opposition  entre  l'ancienne  sévérité  et 
l'indulgence  présente  de  TEglise,  ne  le  gêne  aucunement. 

Si  l'on  n'oblige  plus  le  vieux  christianisme  à  toutes  les 
rigueurs  des  anciens  canons...  à  la  confession  publique,  à  la 
longue  abstinence  de  la  communion,  aux  retardements  de 
l'absolution...  au  sac,  au  cilice  et  à  la  cendre  visible,  c'est 
qu'il  n'est  plus  en  âge  de  ces  fortes  et  généreuses  pratiques 
qui  demandaient  une  valeur  robuste  de  jeunesse,  une  ferveur 
de  novice,  une  fougue  de  nouveau  soldat.  11  lui  faut  sur  son 
déclin  une  réformation  mitigée  ^. 

Dégénérescence?  Non  pas,  mais,  au  contraire,  dévelop- 
pement normal  et  béni  de  Dieu,  mais  progrès  peut-être. 

Les  grâces  de  l'Eglise  jeune  et  robuste  étaient  la  ferveur  du 
martyre  et  l'austérité  de  la  vie  pénitente.  Maintenant  le  vrai 
partage  de  l'antiquité  de  notre  Eglise,  vers  la  fin  du  monde, 
c'est  la  plénitude  de  la  doctrine  et  l'adresse  de  la  direction  et 
de  la  conduite. 

Autrefois,  Ignace  d'Antioche  et  les  stylites,  aujourd'hui 
François  de  Sales. 

Depuis  que  les  miracles  n'ont  plus  fait  les  conversions,  que 
la  foi  n'a  plus  été  exposée  aux  martyres...,  l'on  a  vu  un  autre 
âge  du  christianisme  plus  froid,  qui  est  comme  l'âge  de  la 
prudence  et  de  la  raison  chrétienne,  le  temps  de  la  science 
et  de  la  théologie  expliquée,  la  saison  de  l'étude  et  de  la 
persuasion  \ 

(i)  Le  chrétien... ,  III,  pp.  i5.<i-i53, 

(2)  76.,  III,  pp.  142,  143. 

(3)  76.,  III,  pp.  141,  142. 


4o6  l'humanisme    dévot 

Que  le  lecteur  veuille  bien  suspendre  son  jugement  sur 
ce  parallèle,  très  curieux,  très  dense  et   qui  ne   fait  que 
commencer.  La  matière  en  est  fort  délicate.  Elle  gène  un 
peu,  non  pas  l'intelligence  haute  et  pénétrante,  mais  les 
habitudes  littéraires  deBonal.  Celui-ci,  comme  on  l'a  vu, 
recourt  d'ordinaire   aux  redoublements  de  l'amplification 
balzacienne.  Tous  les  textes  que  j'ai  cités  de  lui  jusqu'ici 
nous  le  montrent  rompu  à  cette  vieille  méthode  que  nous 
négligeons  trop  aujourd'hui,  qui  est  excellente  mais  qui 
ne  convient  pas  à   tous  les  sujets.  Il  faudrait  ici  plus  de 
concision  et^  tout  ensemble,  plus  de  souplesse.  La  néces- 
sité où  il  se  trouve  d'employer  une  métaphore  consacrée 
—  jeunesse  et  vieillesse  de  l'Eglise  —  ajoute  à  son  embar- 
ras et  lui  impose  des  épithètes  plus  ou  moins  équivoques. 
«  Froid    »  par   exemple   s'oppose  à  <c  ardent  »,   à  «  fou- 
gueux »,  à  ((  enthousiasme  »  ;  c'est  le  froid  de  la  raison,  non 
celui  de  l'agonie.  La  question  a  une  telle  importance  qu'on 
me  pardonnera  ces  minuties.  Faisons  crédit  à  notre  Bonal. 
Pour  lui,  vu   du  dehors,  le  dernier  âge   de  l'Eglise  est 
moins  éclatant,  il  n'est  pas  moins  chrétien  que  le  premier. 

L'esprit  du  christianisme  ne  s'occupe  pas  toujours  à  faire 
des  prophètes,  des  martyrs  et  des  anachorètes  ;  il  s'applique 
à  faire  de  bons  pères,  de  bons  enfants,  de  bons  maîtres  et  de 
bons  valets  ^ 

Les  multitudes  sont  venues  à  l'Église.  Prétendre  les 
faire  entrer,  de  gré  ou  de  force,  dans  le  cadre  héroïque  des 
premiers  temps,  rien  de  plus  chimérique. 

Ce  qui  se  peut  et  qui  se  doit  faire  et  qui  se  fait  par  la  grâce 
de  Dieu  tous  les  jours,  c'est  de  rétablir  dans  la  vie  des  parti- 
culiers, cette  fidèle  correspondance  à  notre  vocation,  cette  riche 
médiocrité,  cette  sobre  sagesse  qui  doit  régler  nos  devoirs 
suivant  les  lois  de  notre  institut  ou  de  notre  office  et  la  capa- 
cité de  nos  forces  -. 

(i)  Le  chrétien...,  III,  p.  i54- 
(a)  Ib.,  III,  p.  i53. 


HUMANISME     DEVOT     ET     JANSENISME  \0'j 

Voilà  ce  qu'il  appelait  plus  haut  une  «  réformation  miti- 
gée »  :  ainsi  compris,  le  mot  n'a  rien  d'inquiétant.  «  Riche 
médiocrité  »,  «  sobre  sagesse  »,  cela  ne  veut  pas  dire  que 
le  chrétien  d'aujourd'hui  soit  dispensé  de  porter  sa  croix, 
mais  seulement  qu'on  n'exige  plus  de  lui  les  pratiques  des 
premiers  temps.  Changement  tout  superficiel  et  qui  loin 
d'autoriser  le  relâchement  véritable,  impose  au  contraire 
une  vie  spirituelle  plus  intense.  L'Eglise, 

cette  sage  mère  se  conduit  aucunement  sur  le  modèle  de 
Dieu...  qui  gouverne  autrement  les  anciennes  générations 
des  hommes,  autrement  les  modernes  et  qui,  bien  que  la 
Synagogue  des  hébreux  et  TEglise  des  chrétiens  ne  fasse 
devant  ses  yeux  qu'une  même  république,  après  avoir  chargé 
les  premiers  d'un  nombre  étrange  de  cérémonies  scrupuleuses, 
n'impose  aux  seconds  que  ce  qu'il  y  a  de  moral  et  de  spiri- 
tuel dans  toutes  les  immenses  forêts  des  lois  judaïques  ^. 

Pratiques  et  cérémonies,  d'ailleurs  nécessaires,  tout 
cela,  TEglise  le  subordonne  au  moral,  au  spirituel,  à 
l'intime,  en  un  mot  au  développement  de  ce  royaume  de 
Dieu  qui  «  vient  sans  fracas  »,  qui  «  est  au  dedans  des 
âmes  ». 

Dans  le  siècle  où  nous  sommes,  il  est  aisé  de  voir  que  la 
vraie  mortification  de  l'esprit  est  souvent  plus  sûre  et  plus 
propre  que  l'excessive  macération  du  corps  et  qu'enfin  Dieu 
sanctifie  bien  plus  d'âmes  dans  l'Eglise  finissante,  par  la  vie 
commune  de  Jésus-Christ  et  de  Moyse,  que  par  la  vie  austère 
de  saint  Jean-Baptiste  et  d'Elie. 

A  cette  loi  suprême  de  Vintimisme,  s'oppose  en  vain  le 
formalisme  un  peu  judaïque,  le  primitivisme  puéril  des 
jansénistes. 

C'est  aussi  pour  cette  considération,  Théophron,  que  la 
terreur  et  la  sévérité  doivent  être  aujourd'hui  tellement  ména- 
gées dans  la  direction  des  âmes  que,  pour  trop  vouloir  gagner, 
on   ne  se  mette   pas  en  péril  de  tout  perdre.  Tirons  de  nos 

(i)  Le  chrétien...^  III,  p.  170. 


4o8  l'humanisme    dévot 

chrétiens  l'essentiel,  le  capital  et  le  nécessaire  et  leur  faisons 
quitte  du  surnuméraire  ^ 

Le  «  surnuméraire  »,  c'est,  par  exemple,  la  confession 
publique  que  le  grand  Arnauld,  cet  enfant  solennel,  rêve 
de  restaurer;  c'est  le  pécheur  couvert  de  cendres  à  la  porte 
du  temple;  c'est  tout  l'appareil  dramatique  de  l'ancienne 
pénitence.  «  L'essentiel,  le  capital  et  le  nécessaire  »,  c'est 
la  perfection  intime,  c'est  la  charité,  cette  charité  que  les 
déclamations  puritaines,  paralysent,  étouffent  même. 

L'abrégé  delà  vraie  dévotion  spirituelle  et  la  fin  du  précepte 
comme  l'enseigne  saint  Paul,  c'est  la  charité  ;...  ce  qui  n'a  rien 
de  commun  avec  cette  noire  religion  toujours  efïrayée,  inquiète 
et  fiévreuse  qui  pour  faire  la  vertu  austère  et  fière,  éripje  la 
mélancolie  en  titre  de  perfection  et  consacre  la  tristesse  comme 
une  chose  céleste  ;  qui  d'un  pensif,  d'un  scrupuleux  et  d'un 
chagrin  veut  faire  un  inspiré,  un  saint,  un  prophète  ;  qui 
canonise  ses  peurs  et  ses  vapeurs,  ses  songes  et  ses  fantômes, 
ses  convulsions  et  ses  maladies  et  les  débite  pour  visions,  pour 
oracles,  pour  révélations  et  pour  souffrances  divines.  Rien  de 
tout  cela  n'est  christianisme,  puisque  pour  l'homme  intérieur, 
la  fin  du  précepte,  c'est  la  charité  qui  vient  du  fond  d'un  cœur 
purifié  et  de  la  bonne  conscience,  bien  loin  de  toute  supersti- 
tion tremblante,  sombre,  embarrassée  et  maladive,  qui  craint 
Dieu  comme  un  tyran  au  lieu  de  l'aimer  comme  un  père  ;  qui  se 
défie  de  lui  comme  d'un  chicaneur  au  lieu  de  s'abandonner  à  lui 
comme  à  un  protecteur  ;  qui  tâtonne  à  chaque  pas  qu'elle  fait  ; 
qui  s'alarme  d'une  ombre  ;  qui  se  désespère  d'un  néant  ;  qui 
prend  toute  tentation  pour  péché  et  tout  soupir  pour  dévotion  ^. 

Les  adoucissements  que  l'indulgence  de  l'Eglise  a 
apportés  à  la  discipline  extérieure,  ont-ils  entraîné  une  sen- 
sible diminution  de  ferveur  intime,  Bonal  ne  le  croit  pas, 
et  s'il  voulait  nous  livrer  toute  sa  pensée,  il  croirait  plutôt 
le  contraire. 

Que  si  aujourd'hui  l'Eglise  finissante  a  la  vieillesse  et  la 
stérilité  pour  son  partage,  c'est  à  la  façon  de  ces  illustres  et 

(t)  Le  chrétien...,  III,  p.  i^b. 
(a)  Ih.,  III,  pp.  i44,  145. 


HUMANISME     DEVOT     ET    JANSENISME  409 

saintes  leinmes,  Sara  et  lîlisabcth,  qui,  stériles  par  nature  et 
vieilles  par  l'âge,  ne  laissent  pas  d'avoir  une  vieillesse  féconde 
et  de  concevoir  par  miracle.  Il  y  a  des  Isaac  et  des  Jean- 
Baptiste  qui  naissent  dans  le  dernier  âge  du  christianisme. 
11  y  a  de  vrais  chrétiens  encore  dans  notre  siècle  cassé,  flétri, 
froid  et  ridé. 

On  ne  conteste  pas  d'innombrables  défaillances,  mais 

il  se  trouvera,  a  tout  prendre,  un  aussi  grand  nombre  d'âmes 
saintes  que  jamais  dans  le  sein  de  l'Église,  en  qui  la  foi 
reluit  avec  toute  sa  lumière,  en  qui  la  charité  brûle  avec  toute 
sa  chaleur.  A  tourner  la  tête  sur  les  siècles  passés,  et  même 
sans  excepter  les  cinq  premiers...  les  affaires  delà  république 
chrétienne  ont  été  souvent  en  plus  mauvais  termes  qu'elles  ne 
sont  et  le  christianisme  a  été  encore  plus  malade  qu'on  ne  le 
voit  aujourd'hui...  On  pourrait  encore  dire  quelque  chose  de 
plus  à  l'avantage  de  notre  siècle  en  particulier,  si  Ton  voulait 
faire  ici  en  détail  une  exacte  comparaison  avec  les  précédents  ; 
mais  nous  consolons  notre  humilité  et  nous  n'affectons  point 
de  plaider  en  forme  la  cause  de  notre  préséance. 

Qu'il  nous  suffise  d'affirmer 

que  dans  le  plus  fort  de  l'hiver  des  siècles,  l'esprit  chrétien 
par  une  sorte  d'antipéristase,  se  réchauffe  en  plusieurs  fidèles 
et  qu'il  se  produit  aujourd'hui  des  actions  de  perfection  évan- 
gélique  aussi  pures  qu'on  en  puisse  trouver  dans  l'âge  d'or 
et  dans  la  plus  haute  innocence  du  christianisme  \ 

Il  est  temps  du  reste,  d'abandonner  enfin  une  métaphore 
importune  dont  nos  adversaires  ont  trop  abusé. 

A  proprement  parler,  l'Eglise  de  Dieu  peut  être  ancienne, 
mais  non  pas  vieille...  L'Épouse  de  Dieu,  cette  Eglise,  ce 
temple  sacré  qu'il  bâtit  de  pierres  vives  pour  régner  en  lui  dans 
l'éternité,  ne  relève  point  de  la  juridiction  du  temps,  ni  ne 
doit  point  de  tribut  à  la  vieillesse...  C'est-à-dire  que,  quelque 
temps  qu'il  fasse,  quelque  froid  qui  gèle  les  âmes,  quelque 
sommeil  qui  assoupisse  le  monde,  à  quelque  heure  que  l'on 
cherche  cette  sage  Epouse  de  Dieu,  l'on  trouvera,  en  toute 
saison,  du  feu  et  de  la  lumière  dans  son  logis,  de  la  doctrine 

(1)  Le  chrétien...,  III,  p.  120-1^4. 


4io  l'humanisme   dévot 

et  de  la  sainteté,  jusqu'à  la  fin  du  monde.  Oui,  Ton  trouvera 
dans  nos  jours  des  saints  de  tous  degrés.  Il  y  en  a  quelques- 
uns  qui  surpassent  beaucoup  d'anciens  ;  plusieurs  qui  les 
égalent;  quantité  qui  les  suivent  de  loin  et  montent  lentement 
à  la  montagne  du  Seigneur,  mais  qui  à  la  fin  y  parviennent  ; 
une  infinité  qui,  après  être  tombés  ou  après  avoir  rebroussé 
chemin,  reprennent  leur  cours  et  leur  voyage  et  doublent  le 
pas,  pour  arriver  au  moins  sur  le  tard,  malgré  leur  lassitude, 
leur  amusement  et  leurs  chutes  au  gîte  du  salut  ^. 

IV.  Sur  le  fond  même  de  la  doctrine  et  sur  ce  roman  cruel 
que  les  jansénistes  ont  édifié  sur  la  théologie  de  la  grâce, 
Bonal  ne  paraît  ni  moins  sensé  ni  moins  éloquent.  Il  y  a 
plus  que  du  plaisir  à  suivre  les  réactions  spontanées,  les 
répulsions  invincibles  de  ce  noble  penseur  en  face  de  ce 
qu'il  appelle  tout  uniment,  d'un  mot  qui  est  pour  lui  déci- 
sif, «  la  théologie  inhumaine^  ».  Quelques-uns,  dit-il, 
trouvent  ce  système 

fort  chrétien,  quoiqu'ils  ne  se  puissent  empêcher  de  le 
sentir  et  de  l'avouer  non  seulement  dur,  mais  encore  horrible. 
Mais  aussi,  comme  ils  confondent  leur  langage  avec  celui  de 
saint  Paul,  la  dureté  même  et  la  terreur  semblent  raffiner  leur 
dévotion  et  plus  ils  tremblent  de  peur,  plus  ils  s'imaginent 
être  transis  de  piété...  Il  se  trouve  des  yeux  faits  ainsi,  qui  ne 
prendront  qu'un  fade  plaisir  à  voir  des  tableaux  de  paysage 
divertissants  dans  une  galerie  et  qui  se  repaîtront  d'une  ter- 
rible volupté  dans  les  peintures  des  embrasements,  des  nau- 
frages... parce  que  ce  sont  des  objets  plus  piquants  et  amu- 
sants, plus  ils  sont  funestes  et  tragiques  ^ 

Système  malsain  et  d'autant  plus  que  le  caractère  de 
piété  rigide  qu'il  affecte  augmente  sa  puissance  de  conta- 
gion sur  les  âmes  religieuses  si  souvent  portées  au  scru- 
pule. Quoique  Ton  puisse  penser  des  victimes  des  Pro- 
vinciales —  et  je  suis  de  ceux  que  ce  chef-d'œuvre  n'a  pas 
convaincus  —  nos   auteurs    n'appartiennent  pas    à  cette 

(i)  Le  chrétien...,  III,  pp.  ia8,  124. 

(a)  76.,  II,  p.  II. 

(3)  Th.,  II,  Introduction,  §  i4- 


HUMANISME     DEVOT     ET     JANSENISME  4ii 

école.  Ils  estiment  néanmoins  la  morale  janséniste  aussi 
dangereuse  que  la  morale  relâchée,  et  même  bien  davan- 
tage, cette  dernière  après  tout  ne  pouvant  tromper  que 
ceux  qui  veulent  se  laisser  tromper  par  elle. 

Les  fruits  de  la  doctrine  trop  rigide...  ne  sont  pas  moins  à 
craindre  et  à  fuir  que  les  effets  de  la  théologie  trop  indul- 
gente. Il  y  a  bien  de  quoi  déplorer  l'injure  que  font  à  Jésus- 
Christ  ceux  qui,  par  leur  complaisance,  flattent  la  mollesse  des 
âmes,  affaiblissent  la  vigueur  de  l'esprit  chrétien,  s'accommo- 
dent avec  les  relâchements  du  temps  et  promettent  impunité 
aux  vices.  Mais  il  n'y  a  pas  lieu  d'approuver  pour  cela  le  génie 
bravache  de  ceux  qui  prennent  le  christianisme  d'une  si  mer- 
veilleuse hauteur  que  personne  n'y  peut  atteindre  \ 

Yves  de  Paris,  plus  philosophe,  va  encore  plus  loin. 

On  a  toujours  moins  offensé,  dit-il,  la  dévotion  du  christia- 
nisme, en  prêchant  un  grand  relâche  de  vie,  où  la  conscience 
ne  consent  pas,  qu'en  réduisant  ses  pratiques  à  des  rigueurs 
insupportables,  au  deçà  de  toutes  les  règles  de  la  discrétion. 
Car  la  nature  ne  pouvant  pas  souffrir  ces  violences,  recourt  à 
sa  liberté  par  un  grand  effort  et  pour  n'y  point  faillir,  elle 
s'emporte  jusque  dans  les  autres  extrémités...  C'est  de  là,  dit 
Platon,  que  les  superstitions  qui  donnent  à  Dieu  ce  qui  ne  lui 
convient  pas,  se  terminent  ordinairement  en  une  impiété  qui  le 
nie.  Car  on  cesse  de  le  croire  et  de  l'adorer,  après  se  l'être 
figuré  sous  des  conditions  impossibles  et  déraisonnables^. 

«  Où  la  conscience  ne  consent  pas  »,  voilà  en  deux 
mots,  selon  moi,  la  réponse  la  plus  concluante  aux  indi- 
gnations de  Pascal.  Ou  bien  il  a  mal  compris  les  casuistes, 
ou  s'il  les  a  bien  compris,  ceux-ci  ne  sont  pas  si  redou- 
tables. Ils  ne  feront  pas  ce  que  nul  ici-bas  n'a  encore  pu 
faire,  ils  n'étoufferont  pas  la  voix  de  la  conscience.  Tout 
au  plus  fourniront-ils  un  prétexte  à  Thypocrisie.  Mais  il  y  a 
dans  les  parties  inférieures  du  sentiment  religieux,  quelque 
chose    qui   «   consent  »   aux    terreurs    énervantes   de   la 

(i)  Le  chrétien...,  III.  [ntroduction,  §  36. 
[i]  Des  miséricordes...,  Avant-propos, 


I\l2.  L    HUMANISME     DÉVOT 

8£t.<7i.oat.ijLOv'la  antique,  de  l'affreuse  superstition  dont  Lu- 
crèce a  maudit  les  cauchemars. 

Horribili  super  aspectu  mortalibus  instans, 

et  qui,  même  au  sein  du  christianisme,  peut  encore  ins- 
pirer tant  de  crimes  et  causer  tant  de  souffrances.  Tan- 
tum  reiligio  potuit...  Port-Royal  a  eu  ses  Iphigénies,  Marie- 
Glaire  Arnauld,  par  exemple,  torturée  par  Saint-Gyran. 
Sous  couleur  d'exalter  l'Eglise  primitive  et  de  défendre 
la  grâce,  il  peut  se  former,  dit  encore  Bonal, 

une  secte  hardie  et  superbe  de  réformateurs  qui  effarouche- 
ront les  plus  doux  naturels...  et  qui,  à  force  de  hérisser  le 
christianisme  et  d'en  faire  une  profession  épineuse,  effroyable 
et  inaccessible,  feront  peut-être,  avec  quelque  petit  nombre 
d'austères  suffisants,  beaucoup  d'infirmes  désespérés  et  plus 
encore  de  libertins  impénitents  \ 

Nos  auteurs  s'accordent  en  effet  à  marquer  cette  liaison 
quasi-nécessaire  entre  le  rigorisme  dogmatique  et  moral 
d'une  part  et  le  libertinage  de  l'autre. 

Quel  plaisir  ont  les  relâchés  et  les  impies  de  pouvoir  se 
persuader  et  dire  que  tout  le  monde  se  trompe  ;  qu'ils  ne  sont 
pas  les  seuls  mauvais  chrétiens  ;  que  ceux  qui  vivent  toujours 
et  absolument  mal,  sont  autant  avancés  que  ceux  qui  s'efforcent 
souvent  de  mieux  vivre  ;  que  ceux  qui  se  confessent  et  commu- 
nient souvent,  avec  une  disposition  imparfaite  et  ordinaire,  sont 
autant  impénitents,  et  si  vous  voulez,  plus  sacrilèges  encore 
que  ceux  qui  ne  communient  jamais!  Enfin  la  doctrine  la  plus 
sévère  leur  est  un  champ  ouvert...  pour  rendre  méprisable  la 
dévotion  possible  et  réelle,  à  force  de  rendre  nécessaire  une 
réformation  idéale  et  inaccessible. 

Que  rapportent-ils  de  leur  commerce  avec  les  réforma- 
teurs, 

sinon  ces  trois  vices...  qui  sont  un  désespoir  d'être  jamais 
bons  chrétiens  au  prix  où  Ton  met  le  christianisme  ;  après  cela, 

(i)  Le  chrétien...,  III,  p.  i43. 


HUMANISME     DEVOT     ET     JANSENISME  /^i^ 

une  mauvaise  opinion  de  tout  leur  siècle,  qui  n'est  point  de  la 
couleur  ou  de  la  mesure  de  leur  auteur  ou  de  leur  parti,  et 
enfin,  une  audace  et  une  opiniâtreté  prête  à  décider  tous  les 
points  de  la  foi  et  des  mœurs,  autrement  que  l'Eglise  ne  les 
juge  et  ne  les  décide  ^  ? 

Quand  elle  ne  mène  pas  droit  au  désespoir,  la  doctrine 
janséniste  est  une  prime  à  la  paresse. 

Quoi  de  plus  doux,  écrit  Jacques  d'Autun,  que  de  souffrir 
les  mouvements  de  Dieu  et  de  les  attendre  et  de  ne  pas 
embarrasser  son  esprit  de  satisfaction  ni  de  pénitence  :  de 
croire  que  si  l'on  est  prédestiné,  elle  est  superflue,  et  sans 
profit  à  qui  est  du  nombre  des  réprouvés  ;  qu  en  vue  du  péché 
d'origine,  notre  sort  est  jeté  et  que,  si  Dieu  nous  laisse  dans 
cette  masse,  il  faut  périr  dans  la  corruption,  mais  que  s'il 
nous  en  doit  tirer,  c'est  assez  de  le  souffrir  ;  qu'il  opère  en 
nous  le  pouvoir,  le  vouloir  et  le  faire,  et  que  notre  concours 
ne  sert  de  rien  pour  la  conversion  du  pécheur  ;  que  nos 
bonnes  œuvres  sont  toutes  de  Dieu  et  que,  ne  méritant  rien, 
nos  empressements  sont  inutiles^! 

Raisonnement  extrême  jusqu'à  l'absurde,  que  manifes- 
tement nul  janséniste  sérieux  n'a  jamais  tenu  et  qui,  lui 
non  plus,  ne  saurait  émouvoir  une  conscience  honnête. 
Mais  si  l'on  se  rappelle  Téclat  qui  fut  imprudemment 
donné  à  la  prédication  de  ce  déterminisme  théologique, 
on  trouvera  moins  excessives  les  craintes  de  Bonal  et  de 
Jacques  d'Autun.  Un  aimable  témoin,  assez  désintéressé 
dans  la  querelle,  ne  leur  donne  que  trop  raison. 

Elle  (la  marquise  de  Sablé)  trouve  donc  mauvais  que  j'aie 
prononcé  une  sentence  de  rigueur  contre  M.  Arnauld, 
écrivait  M™^  de  Choisy  à  M""^  de  Maure,  voyons  s'il  est  juste 
qu'un  particulier,  sans  ordre  du  Roi,  sans  bref  du  Pape,  sans 
caractère  d'évêque  ni  de  curé,  se  mêle  d'écrire  incessam- 
ment pour  réformer  la  religion  et  exciter  par  ce  procedé-là 
des  embarras  dans  les  esprits,  qui  ne  font  d'autre  effet  que  de 
faire  des  libertins  et  des  impies.  J'en  parle  comme  savante, 

(i)  Le  chrétien...,  III,  Introduction,  §  35,  36. 
['i)  Les  justes  espérances...,  II,  pp.  77$,  776. 


4i4  L    HUMANISME     DEVOT 

voyant  comment  les  courtisans  et  les  mondains  sont  détra- 
qués depuis  ces  propositions  de  la  grâce,  disant  à  tous 
moments  :  Hé  !  qu'importe-t-il  comme  Ton  fait,  puisque  si 
nous  avons  la  grâce,  nous  serons  sauvés,  et  si  nous  ne  l'avons 
point,  nous  serons  perdus.  Et  puis  ils  concluent  par  dire  : 
((  Tout  cela  sont  fariboles  ;  voyez  comme  ils  s'étranglent  tré- 
tous  ;  les  uns  soutiennent  une  chose,  les  autres  une  autre  ». 

Avant  toutes  ces  questions-ci,  quand  Pâques  arrivaient,  ils 
étaient  étonnés  comme  des  fondeurs  de  cloches,  ne  sachant  où 
se  fourrer  et  ayant  de  grands  scrupules.  Présentement  ils 
sont  gaillards  et  ne  songent  plus  à  se  confesser,  disant  :  ce 
qui  est  écrit  est  écrit.  Voilà  ce  que  les  jansénistes  ont  opéré  à 
l'égard  des  mondains.  Pour  les  véritables  chrétiens,  il  n'était 
pas  besoin  qu'ils  écrivissent  tant  pour  les  instruire,  chacun 
sachant  fort  bien  ce  qu'il  faut  faire  pour  vivre  selon  la  loi*. 

VI.  Mais  ce  que  nous  devons  surtout  retenir  dans  ces 
longues  controverses  de  l'humanisme  dévot  contre  l'esprit 
janséniste,  ce  sont  les  manifestations  positives,  les  certi- 
tudes passionnées  de  Pesprit  contraire.  Qu'il  s'agisse  du 
salut  des  infidèles,  du  sort  des  enfants  morts  sans  bap- 
tême, de  Padministration  des  sacrements,  de  la  définition 
même  du  christianisme  et  de  la  grâce,  nos  auteurs  et 
Bonal  en  particulier,  puisque  nous  Pavons  choisi  comme 
porte-parole  de  son  parti,  s'expliquent  avec  une  décision, 
une  générosité,  une  chaleur  éloquente  qui,  je  le  crois,  ral- 
lieront presque  tous  les  suffrages. 

Se  doit-on  imaginer  que  Dieu  n'a  pris  aucun  soin  et  qu'il 
n'a  tendresse  quelconque  ipour  toutes  ces  âmes  sans  nombre 
qui  n'ont  jamais  rien  vu  ou  connu  des  mystères  de  l'Evangile  ? 
Peut-on  se  former  une  certitude  si  hardie  que  de  dire  sans 
douter  que  tant  de  gens  qui  n'ont  point  porté  le  nom  de  chré- 
tien, n'ont  eu  aucune  part  à  la  grâce  chrétienne?  11  s'en 
trouve  qui  Passurent  de  la  sorte,  comme  si  Dieu  le  leur  avait 
révélé.  Et,  qui  plus  est,  il  y  en  a  qui  croient  honorer  Dieu  et 

(i)  Cette  lettre  qui  est  de  décembre  i655  et,  par  conséquent,  contem- 
poraine du  hvre  de  Bonal,  se  trouvait  dans  les  papiers  de  Conrart.  C'est, 
je  crois,  L.  Aubineau  qui  l'a  publiée  le  premier,  dans  un  article  sur  l'édi- 
tion des  Provinciales  par  Maynard  (i85-2)  article  qui  a  été  reproduit  dans 
les  notices  littéraires  d'Aubineau  sur  le  XVII'  siècle  (iSSg). 


HUMANISME     DEVOT     ET     .1.VNSBNISME  ',  if» 

sa  grâce  par  cette  créance  sauvage!...  Arrêt  véritablement 
farouche,  qui  se  discrédite  par  Thorreur  de  ses  propres  termes, 
et  qui  bien  loin  de  tenir  rien  de  cet  air  divin  que  les  saintes 
lettres  appellent  :  le  sens  du  Seigneur,  n'a  pas  seulement  un 
rayon,  ni  une  apparence  de  sens  humain,  puisqu'il  ne  respire 
qu'inhumanité  *. 

«  Sauvage  »,  le  mot  est  fort.  Qui  le  trouvera  trop  dur?  Non, 

l'église  de  Dieu  ne  reçoit  point  de  sentiments  si  cruels  et  ne 
se  peut  pas  persuader  que  durant  plus  de  quarante  siècles, 
depuis  Gain  jusques  après  la  mort  de  Jésus-Christ  et  de  ses 
apôtres,  il  se  soit  fait,  à  faute  de  grâce,  un  débris  si  général 
et  si  effroyable  de  tant  d'âmes  perdues  sans  ressource,  et  qu'il 
s'en  fasse  encore  autant  jusqu'à  la  fin  du  monde,  partout  où 
Ton  ne  peut  avoir  aucune  nouvelle  de  Jésus-Christ  ^ 

Bonal  montre,  s'il  se  peut,  plus  de  tendresse  encore, 
aux  enfants  morts  sans  baptême. 

Certes  si  Periclès  a  dit  autrefois,  haranguant  les  Athéniens, 
que  priver  la  république  de  la  jeunesse,  ce  serait  la  même 
chose  que  d'ôter  le  printemps  h  l'année,  nous  aurions  encore 
meilleure  raison  de  dire  que  priver  les  enfants  du  salut  éter- 


(i)  Le  chrétien...,  II,  p.  4- 

[i)  II).,  II,  262.  Toute  grâce  nous  vient  par  le  Christ,  et  il  n'est  de 
salut  que  par  lui.  Bonal  n'oublie  naturellement  pas  ce  dogme  des  dogmes. 
«  Toute  religion  aboutit  au  Christ,  écrit-il,  c'est-à-dire,  à  humaniser 
Dieu  pour  diviniser  les  hommes  »,  I,  p.  24.  «  Si  le  nom  de  chrétien  a 
pris  son  commencement  dans  Antioche,  la  foi  des  chrétiens  a  pris  le 
sien  dans  le  paradis  terrestre  »,  I,  p.  24.  «  La  révélation  de  la  doctrine 
chrétienne  a  été,  en  tout  siècle,  la  même  en  son  essence  et  en  sa  vérité, 
encore  qu'elle  n'ait  pas  été,  en  tout  temps,  distribuée  en  même  degré,  en 
même  mesure...  Nous  pouvons  dire  que  Jésus-Christ  a  fait  le  jour  de  toutes 
les  lois,  comme  le  soleil  fait  celui  de  toutes  les  zones  et  de  la  glacée  et  de 
la  tempérée  et  de  la  torride.  Je  veux  dire  qu'il  est  le  seul  prince  de  la 
lumière  spirituelle  et  de  la  grâce  surnaturelle  en  tout  le  cours  de  la  durée 
du  monde,  à  l'égard  de  ceux  qui  ont  vécu  en  la  loi  naturelle,  en  la  loi 
écrite  et  en  la  loi  de  l'Evangile  »,  I,  p.  9.  Ceux  donc  qui  sont  sauvés  sans 
avoir  connu  explicitement  le  Christ,  ne  sont  sauvés  que  par  lui.  Je  n'ai 
pas  du  reste  à  justifier  ici  techniquement  la  théologie  de  Bonal,  et  je 
n'apporte  ces  textes  que  pour  leur  magnificence.  De  son  côté,  Yves  de 
Paris,  à  propos  de  la  thèse  janséniste  sur  les  vertus  des  païens  qui  ne 
seraient  que  des  péchés,  «  voilà,  disait-il,  l'idole  la  plus  abominable, 
l'opinion  la  plus  sacrilège  qu'on  puisse  élever  dans  les  esprits  contre  », 
la  justice  et  la  miséricorde  divine.  Des  miséricordes...,  p.  6i.  Sur  la  con- 
naissance implicite  du  Christ,  cf.  Bonal  II,  ch.  xxvi,  §  i5. 


\\i^  l'humanisme    dévot 

nel,  ce  serait  arracher  toutes  les  fleurs  de  TEi^lise  militante  et 
triomphante.  Il  n  y  a  point  d'apparence  que  celui  qui  a  ouvert 
le  royaume  des  cieux  aux  femmes  débauchées  et  auxpublicains, 
ait  voulu  le  fermer  à  ces  petites  âmes  innocentes,  qui  n'ont 
jamais  eu  le  loisir  ni  la  volonté  de  pécher.  Depuis  que  le 
Verbe  incarné  a  uni  sa  divinité  aux  membres  d'un  enfant  et 
qu'il  a  consacré  les  entrailles  où  il  a  été  conçu,  le  sein  qu'il 
a  sucé,  les  maillots  qui  l'ont  enveloppé  et  le  berceau  où  il  a 
bégayé,  il  n'y  a  point  de  si  petit  âge  qui  soit  incapable  de 
salut  et  qui  ne  soit  assez  mûr  pour  la  grâce  \ 

Ceci  n'est  qu'un  prélude.  Quand  il  en  arrive  au  point 
douloureux  de  cette  obscure  controverse,  Bonal  hésite 
naturellement  davantage.  Au  moins  dit-il  fermement  que 
ceux  qui  «  n'ont  senti  aucun  plaisir  de  leur  coulpe...  ne 
sentiront  aucun  déplaisir  de  leur  peine  »  et  que  «  dans  une 
paisible  indolence,  ils  n'auront  ni  bien  ni  mal  en  l'autre 
monde  »  ".  Telle  était  l'opinion  presque  générale  des  bons 
esprits  de  ce  temps.  Pourquoi  faut-il  que  cette  opinion 
ait  scandalisé  Bossuet? 

Païens  d'avant  le  Christ,  enfants,  pécheurs  endurcis,  il 
voudrait  sauver  tout  le  monde. 

L'histoire  de  la  Genèse  représentant  la  disgrâce  de  la  misé- 
rable Agar...  raconte  que,  comme  elle  errait  dans  le  désert  de 
Barsabée,  la  provision  d'eau  vint  à  lui  manquer.  En  cette 
extrémité,  cette  mère  désolée  n'eut  pas  le  courage  de  voir 
mourir  son  fils.  Elle  le  mit  au  pied  d'un  arbre  et  se  détourna 
loin  à  l'écart,  aimant  mieux  avancer  sa  perte  que  d'y  assister. 
Mais  un  Ange  l'appela  du  ciel  pour  lui  dire  que  «  Dieu  avait 
exaucé  la  voix  de  l'enfant  »,   et  dès  lors  les  yeux  lui  furent 

(i)  Le  chrétien...,  II,  p.  306. 

(2)  Ib.,  II,  pp.  332.  Il  semble  que.  dans  son  for  intérieur,  Bonal  ait 
admis  sur  ce  point  une  opinion  beaucoup  plus  consolante.  «  Nous  ne 
disons  pas  ici  avec  Cajetan  que  Dieu  accepte  en  faveur  des  enfants  le 
désir  du  baptême  enfermé  dans  les  prières  et  dans  la  dévotion  des  parents. 
Nous  ne  disons  pas  même,  ce  que  semblent  croire  Alexandre  de  Halès, 
saint  Bonaventure,  Sylvestre,  Gabriel,  Gerson  et  dautres  grands  théolo- 
giens et  saints  docteurs  de  l'Eglise  catholique,  que  Dieu  s'est  réservé  la 
liberté  d'appliquer  les  mérites  de  Jésus-Christ  sans  cérémonie  exté- 
rieure... Il  en  est  ce  que  Dieu  sait  et  ce  qu'il  n  a  découvert  encore  qu'à 
sa  Jérusalem  d'en  haut...  Mais  sans  suivre  ni  condamner  aucune  de  ces 
conjectures...  »,  II,  p.  3 12. 


HUMANISME     DEVOT     ET     JANSÉNISME  /1I7 

ouverts,  pour  découvrir  un  puits  tout  proche,  d'où  elle  puisa 
de  l'eau  pour  sa  vie  et  pour  celle  de  son  Ismaël. 

Cela  ne  veut-il  pas  dire,  Théophron,  que  Dieu  est  le  pre- 
mier père  des  créatures  délaissées,  et  des  mères  sans  consola- 
tion et  des  enfants  sans  secours...  S'il  est  obligeant  envers  le 
fils  de  la  mère  libre,  il  n'est  pas  cruel  pourtant  à  celui  de  la 
mère  esclave.  S'il  écoute  les  prières  et  la  dévotion  du  peuple 
fidèle  qui  sait  implorer  son  saint  nom,  il  ne  dédaigne  point 
l'ignorance  et  l'aveuglement  des  nations  infidèles  qui  ne  con- 
naissent point  les  mystères  de  son  culte  ni  les  secrets  de  sa 
révélation.  Car,  quand  il  n'y  aurait  ni  cri,  ni  larme,  la  misère 
des  enfants  est  une  voix  qui  monte  jusqu'au  trône  du  Père 
infini  et  il  n'a  pas  besoin  de  requête,  d'avertissement  ni  de 
mémoire,  ni  pour  pardonner  à  la  personne  du  pécheur,  ni 
pour  se  souvenir  et  de  quel  limon  est  pétrie  cette  nature 
infirme  et  que  tout  homme  n'est  rien  que  chair.  C'est  assez 
demander  que  d'être  misérable  devant  ses  yeux...  Enfin, 
Théophron,  s'il  y  a  de  l'eau  assez  au  milieu  des  sablonnières 
et  de  la  sécheresse  du  désert,  il  y  a  de  la  grâce  de  Dieu  suffi- 
samment pour  les  âmes  des  réprouvés  au  milieu  de  leur  erreur 
et  de  leur  malice.  Et  cela,  parce  que  «  le  Fils  de  l'homme  est 
venu  chercher  et  sauver  tout  ce  qui  était  perdu  ;  et  que  ce 
n'est  pas  la  volonté  de  Votre  Père  qui  est  aux  cieux,  qu'aucun 
de  ces  petits  périsse  »  ^ 

Les  portes  de  Port-Royal  ne  prévaudront  pas  contre  la 
solide  et  bienfaisante  beauté  de  cette  page.  Quelle  noble 
sensibilité  ne  nous  cachaient  pas  la  «  sobre  sagesse  »  de 
Bonal,  son  bon  sens  paisible  et  la  discrétion  de  son  goût! 
Il  n'a  pas  les  éclats  soudains  d'un  Pascal  ou  d'un  Bossuet. 
Rien  qui  ressemble  à  l'enthousiasme  d'un  prophète.  Tous 
les  excès,  même  de  plume,  lui  font  peur. 

Les  esprits  modérés  et  sincères,  dit-il  quelque  part,  cher- 
chent un  christianisme  plus  calme  et  plus  pacifique  (que  celui 
de  Jansénius)  qui  assure  et  console  le  cœur  et  non  pas  une 
religion  fiévreuse  et  agitée  qui  d'abord  lait  des  transports  au 
cerveau  et  qui  tourmente  et  gêne  la  conscience  au  lieu  de  la 
guérir  -. 

(i)  Le  chrétien...,  II.  pp.  -26.  37. 
(2)  Ih.,  préface. 

I.  27 


4i8  L    HUMANISME     DEVOT 

Réduire,  écrit-il  ailleurs,  toute  la  vie  chrétienne  à 
«  massacrer  le  corps  de  peines  indiscrètes  (et)  l'esprit  de 
terreurs  paniques, 

ce  sont  les  deux  partis  de  la  fausse  et  superbe  dévotion, 
laquelle  ne  connaît  point  les  bornes  du  culte  raisonnable  et 
tranquille  que  Dieu  demande  de  nous  et  ne  croit  point  que 
les  sacrifices  soient  assez  religieux,  s'ils  ne  sont  passionnés  et 
tragiques.  Comme  ces  amants  de  théâtre  qui  pensent  que  leur 
scène  est  plate  et  froide  s'ils  font  l'amour  sans  fureur...^ 

«  Raisonnable  »,  «  paisible  »,  «  modéré  »,  ces  épithètes 
reviennent  sans  cesse  sous  sa  plume  d'humaniste  et  il 
prend  toujours  «  tragique  »  dans  le  mauvais  sens.  Ces 
riens  jugent  l'homme.  Qelle  chaleur  néanmoins  dans 
tout  ce  qu'il  pense  et  comme  il  se  donne  de  toute  son 
âme  généreuse  à  ses  convictions  ! 

Certes,  Théophron,  nous  serions  bien  malheureux  si  nous 
avions  un  Père  au  ciel  de  l'humeur  que  nous  ne  voudrions 
pas  avoir  un  père  en  terre,  c'est-à-dire  qui  n'eût  pas  les 
entrailles  plus  tendres  que  cela.  Le  Dieu  des  chrétiens  n'a  pas 
un  cœur  de  roche  ni  des  yeux  de  fer  pour  faire  naître  et 
pour  voir  traîner  tant  d'hommes  au  monde,  destitués  de  tout 
aide  surnaturel,  qui  n'ont  d'autre  crime  que  celui  d'être  nés 
d'Adam,  n'étant  point  en  leur  pouvoir  de  naître  d'un  autre  et 
qui  cependant,  pour  cela  seulement,  sont  destinés  irrémissible- 
ment  par  son  divin  ordre  à  ne  recevoir  de  lui  aucun  bien  et 
condamnés  à  ne  souffrir  que  du  mal.  Notre  foi  nous  élève  dans 
de  meilleurs  sentiments'". 

Notre  foi,  ce  n'est  pas  là  en  effet  une  vague  sentimenta- 
lité, c'est  une  théologie.  Port-Royal  parle  toujours  comme 
s'il  était  seul  à  défendre  le  dogme  de  la  grâce.  Rien  ne 
lui  donne  droit  à  ce  monopole.  Le  conflit  n'est  pas  entre 
grâce  et  nature,  mais  entre  deux  conceptions,  l'une  inhu- 
maine, l'autre  humaine,  de  l'ordre  surnaturel. 

(i)  Le  chrétien...,  III,  p.  i44- 
(i)  //>.,  II,  p.  274. 


HUMANISME     DEVOT     ET     JANSENISME  419 

La  grâce,  dit  Jacques  d'Autun,  a  plus  de  complaisance  que 
la  nature;  comme  elle  est  sœur  de  1  amour,  ou  l'amour  même, 
elle  fait  tout  par  douceur  ^ 

Et  notre  Bonal  : 

La  grâce  opère  tout  entière  dans  les  moindres  actions  de 
la  vie  ou  domestique  ou  populaire.  Cette  grâce  est  comme  une 
lumière  ou  influence  céleste,  souple,  pure  et  facile.  Partout  où 
elle  se  trouve,  elle  conserve  sa  dignité.  Elle  ne  force  rien  ; 
elle  s'accommode  à  toute  sorte  de  matière...,  elle  règle  le 
trafic  des  marchands  et  l'ordre  des  familles  privées,  comme  la 
discipline  des  armées  et  la  politique  des  conseils  ;  elle  sanc- 
tifie les  sobres  repas  de  ceux  qui  ont  besoin  de  manger  et  de 
boire,  comme  les  austères  abstinences  de  ceux  qui  jeûnent; 
elle  conduit  le  ménage  d'une  simple  femmelette  dans  la  voie 
de  salut,  comme  la  direction  d  un  contemplatif  dans  les  vols 
d'esprit  de  la  vie  extatique.  La  même  pluie  arrose  les  cèdres 
du  Liban  et  l'hyssope  delà  campagne^. 

Grâce  qui  n'est  refusée  à  personne,  et  dont  les  inspi- 
rations travaillent  chacun  de  nous. 

Sur  la  connaissance  que  nous  pouvons  tirer  de  la  pratique 
des  hommes,  mais  bien  plus  encore  sur  le  soin  que  nous 
savons  et  sentons,  chacun  à  part  nous,  que  Dieu  prend  de 
notre  homme  intérieur,  ne  feignons  point  d'avancer  hardiment 
que  dans  toutes  les  parties  de  la  terre  habitable,  dans  toute 
secte,  dans  toute  superstition,  dans  tout  genre  de  vie,  il  y  a 
peu  de  personnes  qui  n'expérimentent,  presque  tous  les  jours, 
qui  plus,  qui  moins,  ce  commerce  profond  et  cette  communi- 
cation interne  et  continuelle  de  Dieu,  touchant,  excitant,  pré- 
venant, avertissant,  reprochant,  appelant,  sollicitant,  ou  d'une 
manière  ou  d'une  autre.  Il  en  est,  sans  doute,  qui  n'y  prêtent 
ordinairement  que  la  superficie  de  leur  attention,  comme  qui 
sommeille  ou  qui  dort.  Et  si  encore  ne  peuvent-ils  s'empêcher 
d'ouïr  très  souvent,  dans  les  cavernes  obscures  de  leurs  cœurs, 
retentir  l'écho  de  cette  divine  voix,  qui  leur  dit  :  sauve  ton 
âme  ;  retourne,  retourne,  ne  pèche  plus.  Mais,  au  bout,  il 
n'en  est  point  du  tout,   ni  n'en  sera   d'un  bout  du  monde  à 

(i)  Les  justes  espérances...,  \,  p.  485. 
(î)  Le  chrétien...,  III,  pp.  164,  i55. 


420  l'humanisme   dévot 

l'autre  qui,  jamais,  en  aucune  rencontre,  en  aucune  bonne 
heure  de  sa  vie,  n'ait  reçu  un  seul  bon  mouvement,  ni  aucune 
inspiration  de  Dieu.  Qui  niera  que  partout  où  il  y  a  cons- 
cience, il  n'y  ait  quelque  impression  de  la  grâce  de  Dieu^? 

Ainsi  nos  humanistes  ne  paraissent  jamais  plus  humains 
que  lorsqu'ils  glorifient  la  grâce.  Ils  feraient  un  moindre 
crédit  à  notre  nature  s'ils  ne  la  voyaient  pas  divinisée,  dès 
le  lendemain  de  la  chute,  par  les  mérites  du  rédempteur. 
Si  pour  eux  «  théologie  inhumaine  »  est  synonyme  de 
théologie  inexacte,  c'est  que  Dieu  a  créé  l'homme  à  son 
image  et  Ta  racheté  en  se  faisant  homme.  Bien  loin  de 
répugner  à  la  grâce,  tout  ce  qui  est  noblement  et  profon- 
dément humain  s'accorde  merveilleusement  avec  elle.  Elle 
nous  achève.  Elle  nous  couronne  sans  nous  mutiler. 

Qu'est-ce  donc  que  le  chrétien,  Théophron  ?  Premièrement 
notre  chrétien  suppose  en  chaque  condition  l'homme  de  bien, 
l'honnête  homme,  l'homme  d'honneur,  et  puis  par-dessus  tout 
cela,  c'est  l'homme  de  Dieu  ^. 

S'il  entend  bien  cette  formule,  —  qui  est  la  formule 
même  de  l'humanisme  dévot  —  un  vrai  janséniste  ne  la 
souscrira  jamais. 

(i)  Le  chrétien...,  II,  p.  aSi. 
(2)  Ib.,  III,  p.  14. 


CHAPITRE   II 

YVES    DE    PARIS      —    L'HOMME    ET    L'ÉCRIVAIN 


I.  Comment  le  P.  Yves  est-il  aujourd'hui  si  oublié?  —  Sa  place  dans  l'his- 
toire de  l'humanisme.  —  Sa  naissance.  —  Ses  débuts  au  barreau.  — 
Qu'il  n'avait  pas  l'esprit  juridique.  —  La  vocation  religieuse,  —  Ce 
qui  l'attirait  chez  les  capucins,  —  Liberté  et  simplicité  de  l'Ordre.  — 
Les  missions  dans  les  campagnes.  —  L'activité  littéraire  du  P.  Yves. 

II.  Que  la  contemplation  vaut  mieux  que  l'action.  —  Description  de  la 
contemplation.  —  Ses  délices.  —  La  promenade  du  sage,  —  Lever  de 
soleil.  —  Dévotion  à  la  lumière.  —  Les  infiniment  petits.  —  Le  musée. 
—  Autres  objets  de  la  contemplation  du  P.  Yves.  —  Les  voyages.  — 
Différences  entre  le  contemplateur  et  le  curieux.  —  Que  la  contempla- 
tion est  une  vertu.  —  De  la  contemplation  à  l'extase. 

III.  Style  du  P.  Yves.  —  Les  rythmes.  —  Les  images. 

V.  Le  mage.  —  La  philosophie  chrétienne  et  l'astrologie.  —  Le  défi  aux 
étoiles.  —  L'horoscope  des  empires.  —  Le  Fatum  universi  et  les  pré- 
dictions du  P.  Yves. 


I.  Lorsque  je  commençais  le  présent  travail  et  même, 
lorsque  je  pensais  toucher  au  terme  de  mes  recherches, 
j'ignorais  encore  tout  d'Yves  de  Paris  et  jusqu'à  son  nom. 
Ou  plutôtje  l'entrevoyais,  mais  comme  un  de  ces  êtres  fictifs 
que  nous  nous  créons  à  nous-mêmes  et  qui  incarnent  pour 
nous  l'esprit,  la  perfection  souveraine,  Tidée  enfin  d'une 
époque  ou  d'un  mouvement.  C'était  vers  lui  que  j'allais, 
c'était  lui  qu'ébauchaient,  que  préparaient  et  qu'auraient 
dû  être  les  Camus,  les  Binet,  les  Bonal  et  autres  person- 
nages de  moindre  valeur.  11  était  pour  moi  l'archétype  de 
l'humanisme  dévot,  un  Marsile  Ficin  qui  aurait  écrit  Yin- 
troductioii  de  la  vie  dévote;  un  François  de  Sales  qui  aurait 
soutenu  les  neuf  cents  thèses  mirandoliennes  de  omni  re 
scibili;  un  Sadolet  raffiné  et  populaire  tout  ensemble  qui, 


4'2'2  l'humanisme    dévot 

laissant  la  langue  de  Gicéron,  aurait  manié  le  français  avec 
la  souplesse  persuasive  d'un  Fénelon  ou  d'un  Malebranche. 
Qu'un  pareil  homme  eût  jamais  existé  en  chair  et  en  os, 
et  pendant  le  xvii°  siècle,  c'eût  été  trop  beau.  Quant  à 
rencontrer  ce  Platon  dévot  sous  la  bure  franciscaine  et, 
pour  tout  dire,  capucin,  l'espoir  ne  m'en  serait  jamais 
venu.  Ainsi  toujours  nous  confondront  les  miracles  inces- 
sants de  la  nature,  du  génie  humain  et  de  la  grâce. 

Il    semble    que     ses   contemporains    aient    reconnu    le 
mérite  de  ce  personnage  extraordinaire  que  l'éditeur  de 
ses   œuvres  posthumes  appelle  «   le    beau   génie   de  son 
siècle,  le  porte-plume  de  son  temps  et  l'honneur  de  son 
Ordre  par  sa  vie  également  dévote  et  savante  »  ^  :  mais  il 
semble  encore,   et  ceci  est  plus  surprenant  que  tout  le 
reste,   il  semble  que  dès   avant  la  mort  du  P.   Yves  de 
Paris,  l'oubli  ait  commencé  à   se  faire  autour  de  lui,    un 
oubli  que  depuis  lors,  plus  de  deux  siècles  ont  solidement 
consacré.   Dès    1679,  quelques   années  après  la   mort  du 
P.  Yves,  un  de  ses  admirateurs  les  plus  enthousiastes,  le 
célèbre  bénédictin  Hugues  Mathoud,  s'irritait  contre  cette 
indifférence    croissante.    Peut-on    s'expliquer,    écrivait-il 
des  eaux  de  Bourbon  à  l'abbé  de  Saint-Martin,  «  le  profond 
silence  que  gardent  les  capucins  au  sujet  de  leur  P.  Yves  ? 
N'est-ce  pas  navrant  et  stupéfiant  ?  J'en  vois  plusieurs  ici, 
dans  ce  trou  où  toute  la  France  boit  ou  se  baigne  ;  je  les 
harcèle    de   mes  questions  sur  le   P.  Yves.   Les    uns   se 
taisent,    les  autres  font  la  petite  bouche  ».  De   son  côté, 
l'abbé  de  Saint-Martin,  annotant  la  lettre  de  son  ami  avant 
de  la  placer  dans  ses    tablettes,  déclare  faire   sienne  la 
colère  du  P.  Mathoud  —  me  querimoniae  conscium  multus 
profiteor,  et  parle  avec  la  même  amertume  du  silence  cri- 


(i)  Les  fausses  ovinions  du  monde...  (Paris,  1688),  avis  au  lecteur.  De 
même,  dans  la  préface  du  Magistrat  chrétien  (1688),  il  est  dit  que  «  per- 
sonne, sans  injustice,  ne  lui  peut  refuser  d'être  la  forte  plume  du  siècle, 
le  fléau  de  l'hérésie,  le  défenseur  de  l'Eglise,  l'adrairalion  de  l'univers  ». 
Ajoutons  que  l'éditeur  de  ces  œuvres  posthumes  est  le  propre  neveu  du 
P.  Yves,  dont  il  avait  pris  le  nom  en  entrant  à  son  tour  chez  les  capucins. 


YVES     DE     I»AUIS  4'^^^ 

ininel  des  capucins  :  de  Yvone  nostro  sileiitibus  perperam 
capucinis\ 

Il  n'est  que  trop  vrai  ;  les  capucins  n'ont  presque  rien  fait 
jusqu'à  nos  jours  pour  sauver  la  mémoire  d'un  de  leurs 
plus  grands  hommes.  Négligence  d'ailleurs  plus  fâcheuse 
que  coupable.  Yves  les  gènait-il  par  la  hardiesse  ou  la 
bizarrerie  de  quelques-unes  de  ses  idées?  Je  ne  le  crois 
pas.  Ceux  de  sa  génération  l'ont  aimé,  l'ont  placé  très  haut. 
Nous  en  avons  des  preuves  certaines  et  nous  savons  qu'il 
n'aurait  tenu  qu'à  lui  d'occuper  les  premières  charges  de 
son  Ordre.  Mais  il  a  vécu  trop  longtemps  et  quand  il  a 
disparu,  âgé  de  plus  de  quatre-vingts  ans,  les  beaux  jours 
de  rhumanisme  dévot  étaient  passés.  Finies  les  hautes 
spéculations  platoniciennes,  bridée  la  curiosité  universelle, 
éteinte  l'ardeur  confiante  et  libérale,  assombri  l'optimisme 
de  cette  époque  généreuse.  Les  capucins  de  1679  qui 
n'avaient  pas  lu  le  P.  Yves  ou  qui  haussaient  les  épaules 
en  parlant  de  lui,  étaient  les  contemporains  de  Nicole  et 
de  Bouhours.  Réfractaires  sans  doute  comme  le  P.  Yves 
à  l'esprit  de  Port-Royal,  ils  acceptaient  néanmoins  toutes 
les  autres  disciplines  du  grand  siècle,  les  plus  dépri- 
mantes comme  les  plus  saines.  Eh  quoi!  ne  voyons-nous 
pas  les  jésuites  eux-mêmes,  ordinairement  plus  soucieux 
des  gloires  de  leur  Ordre,  oublier  bientôt  le  P.  Binet, 
faire  fi  du  P.  Garasse  et  traiter  le  vieux  Richeome  avec 


(i)  Celte  curieuse  pièce  qui  m'a  été  fort  aimablement  communiquée  par 
le  savant  archiviste  des  capucins,  le  R.  P.  Edouard  d'Alençon,  se  trouve 
à  la  bibliothèque  d'Auxerre  dans  un  recueil  de  pièces  diverses  intitulé  : 
Bibliothèque  d'un  senonais  (t.  IX,  p.  299  sq.).  Au  reste,  un  savant  capucin 
qui  a  bien  voulu  lire  les  épreuves  du  présent  livre,  estime  que  le  P.  Ma- 
thoud  exagère.  Non  seulement  Wadding  (i65o)  traite  le  P.  Yves  de  «  vir 
insignis  »,  mais  encore  Bernard  de  Bologne  (1747)  lui  consacre  quatre 
colonnes  dans  des  éloges  des  capucins  illustres.  «  Inter  illustriores  nostrae 
religionis  viros  recensendus  quin  et  totius  Galliae  sua  setate  communiter 
appellatur  Phœnix.  Sublimi  et  perspicacissimo  potens  ingenio  ».  —  Oui, 
sans  doute,  les  bibliographes  et  les  historiens  de  l'Ordre  le  mettent 
très  haut,  mais  si  les  capucins  du  xviii^  siècle  et  du  xix*^  siècle  avaient 
conservé  le  culte  de  leur  P.  Yves,  leur  premier  soin  eût  été  de  le  rééditer, 
de  le  répandre,  ce  qu'ils  n'ont  pas  fait.  Toutes  les  apparences  semblant 
montrer  que,  dix  ans  après  sa  mort,  le  P.  Yves  n'était  plus  connu  que 
d'un  très  petit  nombre  d'amateurs. 


4'24  L    HUMANISME     DEVOT 

une  compassion  presque  méprisante?  Notre  capucin  est 
certes  plus  grand  que  tous  ceux-là,  mais  où  a-t-on  vu  que 
l'immortalité  fût  nécessairement  promise  au  génie?  Hé, 
s'écriait  le  P.  Yves, 

combien  y  a-t-il  de  grands  personnages,  de  princes,  de  capi- 
taines, d'hommes  admirables  en  doctrine  et  en  prudence  dont 
la  mémoire  est  ensevelie  dans  l'oubli!... 

Il  ne  pensait  pas  à  lui-même  quand  il  parlait  de  la  sorte, 
au  reste  plus  joyeusement  résigné  que  personne  à  faire 
bon  marché  de  sa  propre  gloire. 

Je  suppose,  continuait-il,  qu'oi\  ait  quelque  lieu  dans  l'his- 
toire :  quel  grand  avantage  y  a-t-il  d'être  nommé  de  ceux  qui 
ne  connaissent  pas  nos  personnes  ;  et  qu'un  petit  nombre  de 
curieux,  dans  la  postérité,  ne  soient  informés  des  actions  de 
notre  vie  que  pour  nous  mettre  au-dessous  d'une  infinité  de 
grands  personnages  ?. . .  Il  me  semble  que  cela  ne  mérite  pas  les 
empressements  de  nos  esprits  ^ 

Quoi  qu'il  en  soit,  un  hasard  bienheureux  m'a  mis  sur  les 
traces  de  ce  capucin  oublié,  un  de  ces  hasards  que  le 
P.  Yves  attribuait  à  la  conjonction  des  astres  ou  aux 
secrètes  directions  des  anges.  Je  l'ai  rencontré  où  il 
devait  naturellement  se  trouver,  mais  où  je  ne  le  cherchais 
guère,  à  savoir  dans  un  mémoire  catalan  sur  Raymond  de 
Sebonde.  Dans  un  des  chapitres  de  ce  travail,  Fauteur, 
un  bon  élève  de  Menendez  y  Pelayo,  indique  les  princi- 
pales «  théologies  naturelles  »  qui  ont  été  composées  depuis 
le  fameux  Liber  creaturarum  traduit  par  Montaigne,  et 
entre  autres,  celle  du  P.  Yves^ 

Par  bonheur,  j'étais  à  Rome  où  les  vieux  livres  religieux 
se  trouvent  plus  facilement  qu'à  Paris,  et  j'eus  bientôt 
sous  la  main  non  seulement  la  Théologie  naturelle, 
œuvre  maîtresse  du    P.    Yves,    mais  dix  autres   volumes 

(i)  La  théologie  naturelle...,  11,  pp.  362-303. 

(•2)  Salvador  Bové.  Assaig  criiich  sohrel  filosoph  harceloiti  en  Jianion 
Sihiude y  BRrcelone,  1896,  p.   l'Ji. 


T^~y^^^^^d^^. 


œL'.OuxE'Sj, 


Yves  de   Paris. 


YVES     DE     PARIS  filty 

de  lui.  Quelle  surprise,  quel  éblouissement,  quelle 
joie  parfaite!  Pogge  ne  fut  pas  plus  ému  lorsqu'il  décou- 
vrit \  Institution  de  Quintilien  dans  les  oubliettes  de 
Saint-Gall.  Auprès  de  ce  beau  génie  lumineux,  Riclieome 
qui  m'occupait  alors,  et  Binet  et  les  autres  faisaient  une 
figure  si  misérable  que  j'eus  un  moment  la  tentation  de 
les  délaisser.  Mais,  ce  faisant,  j'aurais  sacrifié  une  des 
conclusions  les  plus  réconfortantes  de  mes  recherches.  Il 
est  bon  de  penser  que  de  tels  hommes  ne  sont  exception- 
nels que  par  les  dons  de  Fesprit  ou  du  style,  continuant, 
pour  le  reste,  une  tradition  déjà  ancienne  et  fort  répan- 
due. François  de  Sales  et  Bonal  exceptés,  le  P.  Yves  l'em- 
porte et  de  beaucoup  sur  tous  les  écrivains  que  nous 
avons  étudiés  jusqu'ici,  mais  il  est  bien  de  leur  famille. 
Suprême  représentant  de  l'humanisme  dévot,  il  achèvera 
l'histoire  que  nous  avons  entreprise  et  lui  donnera  son 
plein  sens. 

Un  chartiste  arriverait  sans  doute  à  reconstituer  l'his- 
toire extérieure  du  P.  Yves,  mais  pour  l'instant  nous 
n'avons  sur  ce  sujet  qu'un  nombre  insignifiant  de  certi- 
tudes. Les  annalistes  de  son  ordre  disent  qu'il  avait 
trente  ans  lorsqu'il  fut  admis  chez  les  capucins  en  1620,  et 
quatre-vingt-huit  ans  lorsqu'il  mourut  en  octobre  1679.  Il 
est  donc  né  à  Paris  —  son  nom  de  religion  l'indique  — 
dans  la  dernière  décade  du  xvi^  siècle  :  quant  à  son  nom 
de  famille,  je  n'ai  pu  le  retrouver.  Il  était  certainement  de 
bonne  et  très  riche  maison  ^  Noblesse  de  robe,  sans  doute. 
Son  livre  du  gentilhomme  chrétien  nous  le  montre  initié 
aux  usages  du  grand  monde.  Vous  avez,  dans  les  aca- 
démies, dit-il  par  exemple, 

les  exercices  de  la  danse  qui  rendent  les  mouvements  du 
corps  si  flexibles,  si  souples,  si  prompts,  néanmoins  si  régu- 
liers qu'ils  suivent  tous  les  accords,  les  demi-tons,  les  feintes, 
les  délicatesses  du  violon...  Au  fleuret,  ils  vont  aussi  vite  que 

(i)  Son  ami.  le  bénédictin  Mathoud  l'affirme  dans  la  leUre  citée  plus 
haut. 


4*^6  l'humanisme    dévot 

le  temps  ;  ils  le  devancent  même  et  le  prennent  en  son  défaut, 
quand  un  même  coup  pare  et  porte,  soutient  et  blesse  son 
ennemi...  Au  voltiger,  le  corps  vole  sans  aile,  s'abat,  se  relève, 
fait  ses  voltes,  se  soutient  en  équilibre,  se  remet  en  selle  après 
mille  surprenantes  passades,  comme  s'il  était  sans  os,  sans 
pesanteur,  et  qu'il  eût  déjà,  par  avance,  Fagilité  des  bienheu- 
reux... Là,  le  principal  des  exercices  est  de  bien  monter  à 
cheval...  11  est  impossible  de  ne  pas  aimer  un  animal  si  géné- 
reux et  tellement  d'accord  avec  l'homme...  L'inclination  qu'on 
a  pour  lui  fait  qu'on  en  prend  le  soin,  qu'on  étudie  ses  pas- 
sions et  les  marques  extérieures  qu'on  peut  avoir  de  ses 
bonnes  qualités  ^ 

Fond  et  forme,  son  œuvre  entière  est  d'un  gentilhomme. 
Ce  contemporain  de  Garasse  et  de  Binet  n'a  pas  moins 
de  délicatesse  que  Fénelon.  Même  sur  le  chapitre  des 
femmes,  il  est  d'une  urbanité  parfaite  et,  sauf  une  seule 
ligne,  ou  trop  naïve  ou  presque  vulgaire,  on  peut  tout 
citer  de  lui. 

Le  patron  qu'il  se  choisit  en  entrant  chez  les  capucins 
nous  indique  sa  première  vocation.  Avocat  de  grand 
avenir,  nous  dit-on,  sa  jeune  éloquence  aurait  frappé  les 
contemporains  :  in  ipso  Galliorum primo  senatu  eloquentise 
forensis  laurea  sublimis^.  «■  Il  brilla  dans  sa  jeunesse, 
disent  de  leur  côté  les  capucins,  dans  le  plus  fameux  Par- 
lement du  monde,  et  il  s'y  fit  admirer  lorsque  les  autres  à 
peine  savent-ils  balbutier.  Il  n'y  a  fait  que  passer  quelques 
années.  Il  s'est  fait  regretter  pendant  plusieurs  autres"  ». 
Sa  vraie  place  néanmoins  ne  pouvait  être  au  palais.  La 
rigueur  étroite  et  le  formalisme  de  l'esprit  juridique 
gênaient  le  vol  naturel  de  sa  pensée.  Quelle  sujétion,  dira- 
t-il  plus  tard, 

de  demeurer  toute  une  longue  matinée  fixe  sur  un  siège,  l'es- 
prit si  attentif  aux  faits  que  l'on  pose  et  aux  discours  qu'on 

(i)  Le  gentilhomme  chrétien...,  pp.  182-184. 

(2)  Lettre  déjà  citée  de  Mathoud. 

(3)  Eloges  historiques  de  tous  les  grands  hommes  et  très  illustres  reli- 
gieux capucins  de  la  province  de  Paris...  B.  ?s.  V.  fr.  25o46  (pp.  353-359). 


YVES     DE     PAIIIS  427 

lui  tient...  qu'à  Tinstant  il  en  faut  juger  avec  une  exactitude 
à  qui  rien  n'échappe,  sous  peine  de  la  conscience  et  de  l'hon- 
neur! Cela  ne  peut  être  que  désagréable  à  une  bonne  âme, 
réduite  à  retirer  ses  pensées  des  entretiens  délicieux  de  la 
philosophie  et  de  la  contemplation,  pour  les  attacher  à  cette 
chicane  ^ 

A  la  justice  abstraite  et  faillible  des  codes,  il  opposait 
«  l'équité  »,  c'est-à-dire  '<  la  loi  de  la  nature  gravée  dans 
nos  âmes  par  la  main  de  Dieu  ». 

Les  lois  civiles,  disait-il  encore,  portent  leurs  décisions  en 
termes  impérieux  qui  ne  veulent  que  le  respect  et  l'obéissance, 
sans  alléguer  de  raisons  ni  recevoir  de  réplique  ;  mais  d'au- 
tant qu'elles  sont  faites  sur  des  cas  qui  arrivent  le  plus  souvent, 
non  pas  toujours,  elles  pécheraient  contre  la  justice  qu'elles 
veulent  établir,  si  ces  résolutions  générales  s'étendaient  sur 
des  choses,  dont  les  considérations  sont  fort  éloignées  de 
celles  qu'elles  eurent  pour  fin.  De  là  vient  le  commun  reproche 
qu'un  droit  général  est  une  souveraine  injustice.  Pour  Tempê- 
cher,  il  faudrait  autant  de  lois  qu'il  y  a  d'afFaires  parce  que 
chacune  a  ses  circonstances  qui  la  tirent  du  commun  et  qui 
demandent  un  droit  particulier.  Or,  comme  tant  de  lois  ne  peu- 
vent pas  être  faites  et  que  les  contingences,  ayant  des  diversités 
infinies,  ne  peuvent  ni  être  prévues  ni  être  réglées,  nous 
avons  besoin  de  quelque  remède  général.  Il  faut  nécessaire- 
ment que  les  personnes  publiques  aient  recours  à  l'équité  natu- 
relle ;  qu'elles  soient  des  lois  vivantes  pour  tempérer  les  lois 
écrites  et  pour  ne  se  pas  tenir  dans  la  rigueur  insupportable  des 
tyrans  ou  des  formalistes,  attachés  opiniâtrement  à  la  lettre 
qui  tue,  sans  considérer  l'esprit  d'où  dépend  la  vérité  ^. 

Nous  n'avons  aucun  détail  sur  les  circontances  qui  ont 
décidé  de  sa  vocation  religieuse,  mais  nous  savons  qu'en- 
trer chez  les  capucins  fut  pour  lui  une  chose  towte  simple 
et  comme  naturelle.  Platon,  Sénèque,  Epicure  n'auraient 
pas  moins  fait,  s'ils  avaient  connu  le  vrai  Dieu. 

Les  nerfs  qui  se  terminent  à  l'extrémité  des  pieds  sont  tou- 
jours   tressaillants     d'esprits     qui    s'offensent    beaucoup     du 

(i)  Gentilhomme  chrétien...  pp.  48-49. 

(2)  L'Agent  de  Dieu  dans  le  monde...,  pp.  384-a85, 


4^8  l'humanisme    dévot 

moindre  froid...  Platon  nous  décrit  l'amour  nu-pieds  et  fort 
pauvrement  couvert,  parce  qu'il  est  libéral  jusqu'à  en  devenir 
pauvre,  par  des  largesses  qui  seraient  une  prodigalité,  s'il  ne 
donnait  aucunement  à  lui-même  en  donnant  à  celui  qu'il 
aime.  Demandez  à  un  religieux  pourquoi  il  s'expose  à  ces 
incommodités.  Il  vous  dira  qu'il  a  plu  à  Dieu  d'allumer  dedans 
son  cœur  les  flammes  d'un  amour  si  violent  qu'il  a  cru  pouvoir 
vaincre  le  froid  et  la  nudité  ^. 

Où,  mieux  que  dans  un  cloître,  trouverait-il  cette  «  tran- 
quillité d'esprit  »  vers  laquelle  soupiraient  avant  lui 
«  Epicure  et  les  stoïciens  »,  et  qui  n'était  pour  eux 

qu'une  disposition  propre  h  vaquer  avec  plus  de  liberté  h  la 
connaissance  du  Souverain  Bien  et  pour  s'y  arrêter,  n'en  étant 
pas  distraits  par  le  tracas  des  affaires  et  par  le  mouvement 
déréglé  des  passions'^  ? 

Contempler  sans  relâche  le  souverain  bien,  telle  était 
pour  le  P.  Yves  la  fonction  essentielle  de  tout  Ordre  reli- 
gieux et  même  des  plus  actifs.  Une  congrégation,  disait  il, 
«  fait  montre  »  de  ses  prédicateurs,  elle  les 

expose  comme  une  écorce  pendant  qu'elle  conserve  au  dedans 
le  germe  de  sainteté  en  la  personne  des  contemplatifs  desquels 
Dieu  se  fait  un  sanctuaire  qui  ne  doit  pas  être  profané  par  une 
grande  conversation  -K 

Yves  de  Paris  semble  avoir  été  pleinement  heureux  dans 
sa  vocation.  A  vrai  dire,  il  ne  répond  pas  tout  à  fait  à  l'idée 
que  l'on  se  fait  aujourd'hui  d'un  capucin,   mais   on  ne  le 


(i)  Lea  heureux  succès  de  la  piété  (édit.,  i633),  p.  547-  11  dit  plus  haut 
que  Jésus-Christ  «  a  fait  voir  les  essais  »  de  la  perfection  chrétienne 
«  en  la  vie  des  philosophes  »  {Ib .  y  p.  2)  et  que  Sénèque  a  était  dans  la 
plus  sublime  pratique  de  la  morale  »  {Ib.,  p.  33). 

(2)  Les  heureux  succès...,  p.  4i- 

(3)  //>...,  p.  211.  C'est  sur  ce  principe  qu'il  s'appuie  lorsqu'il  veut  répondre 
aux  attaques  de  J.  P.  Camus  contre  les  capucins.  «  Juger,  disait-il,  de  la 
perfection  d'un  ordre  par  l'un  de  ses  religieux  qui  s'emploie  dans  la  vie 
active  et  qui  quelquefois  se  relâche  un  peu  de  la  mortification,  par  con- 
descendance ou  par  faiblesse,  c'est  juger  du  tempérament  d'un  corps  par 
im  doigt  blessé  ».  fb.,  p.  aia. 


YVES     DE     PARIS  \±i) 

voit  non  plus,  ni  chanoine,  ni  bénédictin,  ni  jésuite  ni 
même  oratorien.  Il  i'audrait  créer  un  ordre  religieux,  séra- 
phique  et  platonicien  tout  ensemble,  pour  cet  unique  et 
très  singulier  personnage.  Après  tout  la  bure  francis- 
caine, symbole  d'austérité,  d'humilité  et  de  je  ne  sais  quelle 
indépendance,  est  encore  l'habit  qui  lui  va  peut-être  le 
mieux.  Très  indépendant  et  rétractaire  à  la  plupart  des 
contraintes  sociales  ou  mondaines,  il  aimait  fort  la 
liberté  et  l'intrépidité  capucines.  «  Il  faut  un  pauvre  reli- 
gieux, écrivait-il,  pour  dire  la  vérité  et  pour  faire  la  cor- 
rection des  crimes  sans  appréhension  des  puissances 
temporelles  \  » 

Il  est  rare,  disait-il  encore,  de  rencontrer  un  autre  qu'un 
religieux  qui  parle  hardiment,  qui  condaaine  en  chaire  les 
vexations  d'un  pauvre  peuple,  les  abus  de  la  justice,  les 
simonies,  et  qui  dise  plus  encore  s'il  voit  que  roccasion  lui 
soit  favorable^. 

Malgré  sa  délicatesse  naturelle  et  le  raffinement  de  sa 
culture,  il  trouvait  bon  que  le  religieux  fût  ou  se  fît  peuple, 
oubliât  ou  méprisât  l'artifice  des  salons.  Connu  au  palais 
pour  son  éloquence  et  lié  d'amité  avec  de  grandes  familles, 
il  aurait  facilement  brillé  parmi  ceux  qui  ne  veulent 
«  déclamer  que  dans  les  grandes  paroisses  »  et  qui  «  font 
Tamour  aux  chaires  des  villes  ))^.  Ennemi  de  toute  espèce 
de  faste,  et  entre  autres,  du  faste  oratoire;  plein  de  ten- 
dresse et  de  piété  pour  les  simples,  il  préférait  ces  missions 
dans  les  campagnes  auxquelles  il  a  dû  se  consacrer  dans 
les  premières  années  de  son  ministère. 

Vous  verriez,  à  la  seule  publication  du  pouvoir  qu'ont  les 
religieux  d'absoudre  lors  des  cas  réservés,  tous  les  habitants 
d'un  village  quitter  leurs  exercices  ordinaires  pour  apprendre 
ceux  de  piété...  Ils  veillent  des  nuits  entières  dans  les  églises... 

(i)   Les  heureux  succès...,  p.  655, 

(2)  //;.,  p.  654. 

(3)  //>.,,  p.  656. 


\^o  l'humanisme   dévot 

On  entend  les  voûtes  qui  résonnent  des  frappements  de  poi- 
trine, des  grands  soupirs  qui  en  sortent  et  des  voix  plaintives 
qui,  par  élans,  s'élèvent  au  ciel  pour  en  obtenir  miséricorde. 
Ils  assicofcnt  les  confessionnaux  de  tous  côtés...  Aussi  ces 
pauvres  personnes  reçoivent  tant  de  soulagement  de  ces  visites 
et  de  ces  remèdes  sacrés  qu'ils  ne  sauraient  abandonner  leurs 
libérateurs,  quoique  la  nécessité  du  vivre  les  rappelle  à  leur 
travail,  ils  ne  laissent  pas  de  les  suivre  en  procession  par  les 
villages  circonvoisins  ^ 

Ces  processions  rustiques  sont  la  seule  gloire  humaine 
que  le  P.  Yves  ait  ambitionnée.  L'histoire  a  de  ces  fan- 
taisies qui  dérangent  le  simplisme  de  nos  constructions. 
Qui  l'aurait  pensé,  que  la  Renaissance  vaincue  et  proscrite 
trouverait  un  dernier  asile  dans  le  cœur  et  dans  Tesprit 
d'un  capucin,  d'un  vrai  capucin  ! 

Tout  fait  croire  qu'après  quelques  années  d'enseigne- 
ment ou  de  missions,  on  aura  permis  au  P.  Yves  de  se  con- 
sacrer uniquement  à  la  prière  et  à  l'étude.  Il  regardait  la 
solitude  comme  «  le  pays  des  Muses  »  ^;  il  savourait,  mieux 
que  personne,  «  les  délices  que  nous  recevons  d'une  sé- 
rieuse retraite  en  nous-mêmes  »  %  et  il  avait  soif  de  cette 
paix  bienheureuse  «  où  l'âme  respecte  la  majesté  de  ses  pen- 
sées»''. En  i632  paraît  son  premier  volume  :  \es>  Heureux  suc- 
cès de  Ici  piété ^  et  dès  lors,  il  ne  cessera  plus  de  produire. 

(i)  Les  heureux  succès...,  pp.  657-660. 

(2)  Ib.,  p.  61 5. 

(3)  La  théologie  naturelle...,  1,  p.  SgS. 

(4)  Les  morales  chrétiennes...,  II,  p.  4^3. 

(5)  Dans  ce  livre,  Yves  s'était  proposé  de  défendre  les  capucins  atta- 
qués par  Jean-Pierre  Camus  avec  autant  d'étourderie  que  de  violence, 
comme  nous  l'avons  dit  plus  haut.  Il  y  a  là  quelques  malices  à  l'adresse 
du  clergé  séculier,  et  un  chapitre,  d'ailleurs  injuste,  sur  les  romans  de 
Camus.  Yves  ne  nomme  pas  l'évèque  de  Belley  mais  il  le  vise  directement 
quand  il  parle  des  mauvais  livres.  J'aime  à  croire  qu'il  n'avait  pas  lu  les 
romans  de  Camus.  «  Donner  les  impressions  d'un  amour  charnel,  écrit-il, 
en  faisant  semblant  d'instruire  à  la  piété,  c'est  tomber  dans  l'abomination 
de  ceux  qui,  étant  dans  le  temple,  tournaient  le  dos  à  l'autel  et  pleuraient 
Adonis  dans  le  sanctuaire  »,  p.  644-  L^  livre,  du  reste,  n'etst  pas  dans  son 
ensemble  une  œuvre  de  combat,  mais  d'exposition  paisible  et,  qui  mieux 
est,  de  psychologie  religieuse.  Nous  ne  voulons  nous  défendre,  dit 
excellemment  le  P.  Yves,  qu'  «   avec  ce  que  nous  avons  de  divin   »,  et  il 


YVES     DE     PARIS  4'^I 

Ses  quarante  dernières  années  se  comptent  par  ses 
livres.  Ce  sont,  pour  ne  citer  que  les  principaux,  les 
quatre  volumes  de  la  Théologie  naturelle  (i6.'i;3-i6i^6)  ;  les 
quatre  volumes  des  Morales  chrétiennes  (i6v58-i64i>)  ;  les 
quatre  volumes  des  Progrès  de  Vamour  divin  (i642-i643)  ; 
le  livre  des  Miséricordes  de  Dieu  que  nous  avons  men- 
tionné plus  haut  (1645)  ;  les  quatre  in-folio  du  Digestum 
sapientiœ.  (1648-1672)^;  le  Fatum  universi  (I^i54)  ;  V Agent 
de  Dieu  dans  le  monde  (i656)  ;  le  Jus  naturale  (i658)  ;  et 
le  Gentilhomme  chrétien  (1666).  Qî]uvre  grandiose,  mais 
inégale.  Yves  n'est  jamais  banal,  ou  même,  à  proprement 
parler,  verbeux,  mais  on  le  voudrait  moins  opulent  et  plus 
ramassé.  Philosophe  magnifique,  mais  surtout  poète,  dès 
que  son  imagination  commence  à  s'éteindre,,  il  devient 
assez  monotone.  Il  a  trop  écrit  et  surtout  trop  longtemps. 
Aucun  livre  de  lui  ne  peut  être  rangé  parmi  les  chefs- 
d'œuvre  de  premier  plan,  comme  sont,  par  exemple,  le 
Traité  de  U Amour  de  Dieu  ou  la  Recherche  de  la  Vérité. 
Le  chef-d'œuvre,  le  miracle,  c'est  Yves  de  Paris  lui- 
même. 

11.  Contempler  est  l'exercice  habituel  du  P.  Yves,  sa 
fin,  sa  raison  d'être,  la  faction  qu'il  doit  remplir  ici-bas. 

tient  sa  promesse,  montrant  lo  «  divin  »  dans  les  règles  et  les  pratiques 
de  l'Ordre,  et  dans  la  vie  des  religieux  (prédicateurs,  écrivains,  novices, 
frères  lais).  Comme  description  apologétique  de  la  vie  religieuse,  je  ne 
connais  rien  de  plus  pénétrant,  de  plus  touchant,  de  plus  convaincant. 
Néanmoins  le  livre  fit  un  beau  tapage  et  aurait  été  condamné  par  l'As- 
semblée du  clergé  de  i634,  si  Louis  XIII  n'avait  pas  interposé  son  veto. 
La  lettre  de  Louis  XIII  est  du  lo  mars  i634.  L'année  précédente,  le  roi 
avait  désigné  trois  docteurs  de  Sorbonne,  Duval,  Isambert,  Lescot,  pour 
examiner  le  livre  incriminé,  et  ces  docteurs  avaient  confirmé  solennel- 
lement les  premières  approbations.  Le  livre  a  d'ailleurs  quelques  har- 
diesses de  plume,  mais  aucune,  me  semble-t-il,  qui  justifie  le  ridicule 
projet  de  censure.  On  trouvera  ce  dernier  dans  les  Analecta  juris  ponti 
ficii  (février  1884).  La  vieille  querelle  entre  séculiers  et  réguliers  —  dont 
cette  histoire  n'est  qu'un  épisode  —  n'a  pas  d'intérêt  pour  nous,  mais  le 
livre  garde  toute  sa  valeur  positive  et  objective. 

(i)  Voici  le  titre  complet  de  cette  œuvre  gigantesque  :  Digestum  sapien- 
tiœ in  quo  habetur  scientiaruni  omnium  rerum  divinarum  atque  humana- 
rum  nexus  et  ad  prima  princivia  reductio.  J'ai  dû  renoncer  à  me  recon- 
naître dans  cette  forêt,  mais  j'ai  lu,  avec  plaisir,  le  Jus  naturale  rehus 
creatis  a  Deo  constitulum.  Le  latin  du  P.  Yves  est  un  peu  laborieux  et  ne 
vaut  pas  son  français. 


\'i'i  l'humanisme    dévot 

Tous  les  sages  demeurent  d'accord  que  rhomme  ne  peut 
avoir  un  emploi  plus  excellent  que  la  contemplation  qui  met 
la  plus  noble  de  ses  puissances  en  exercice,  qui  l'attache  à  Dieu 
comme  les  pures  intelligences.  Le  gouvernement  n'est  qu'une 
mécanique  de  cette  éminente  théorie  ;  il  est  tout  dans  l'action, 
dans  une  foule  d'affaires  sans  fin,  dont  les  particularités  abat- 
tent l'esprit  et  l'attachent  à  la  matière,  sans  lui  permettre 
presque  un  moment  de  liberté  pour  s'élever  aux  choses  divines. 
Les  charges  publiques  ne  sont  donc  pas  le  propre  emploi  des 
grands  esprits  qui  souffrent  quands  ils  s'abaissent  h  ces  né- 
goces particuliers  et  qui  néanmoins,  dans  leur  repos,  agissent 
plus  utilement  pour  le  monde  raisonnable,  qui  est  la  répu- 
blique de  tous  les  hommes,  que  dans  les  affaires  importantes  à 
la  félicité  d'un  état  ^ 

Contempler,  contemplation,  ces  mots  reviennent  cons- 
tamment sous  sa  plume  ;  si  nous  les  définissons  tels  qu'il 
les  entend,  nous  l'aurons  défini  lui-même.  Platon  et  les 
métaphysiciens  poètes  ;  saint  Thomas  et  les  dialecticiens; 
«  le  grand  chancelier  d'Angleterre  »  et  les  expérimenta- 
teurs ;  LuUe,  Ruyesbroeck  et  les  mystiques;  un  vrai  con- 
templateur est  à  la  fois,  le  disciple  de  tous  ces  maîtres^. 
La  contemplation  est  en  elFet  un  acte  unique  mais  qui  met 
en  branle  toutes  les  puissances  de  l'âme  ;  elle  est  tout 
ensemble,  analyse  et  synthèse,  observation  et  déduction, 
sensation  et  intuition  pure.  Connaissance  parfaite,  elle 
épuise  tout  son  objet  :  elle  saisit  l'éternel  dans  l'éphémère, 
la  cause  dans  l'effet,  l'effet  dans  la  cause  et  tout  cela  d'une 
prise  à  la  fois   spirituelle  et  sensible.    Universelle,    elle 


(i)  Les  vaines  excuses  du  pécheur...,  l,  pp.  49-100- 

(2)  Ce  n'est  pas  ici  le  lieu  d'étudier  les  sources  du  P.  Yves  et  de  par- 
courir sa  bibliothèque.  Voici  pourtant  quelques-uns  de  ses  auteurs  préfé- 
rés :  Platon,  Plotin,  Philon,  Jamblique,  Hernies  Trismegiste  et  les  plato- 
niciens de  la  renaissance,  Marsile  Ficin  entre  autres  ;  saint  Thomas,  qui 
lui  est  toujours  présent;  Raymond  Lulle  et  le  cardinal  de  Cusa  et  Ruyes- 
broeck ;  Paracelse  et  autres  hardis  aventuriers  de  la  pensée  et  de  la 
science;  Ciceron,  Sénèque,  enfin  Bacon.  Il  cite  peu  les  Pères,  relativement 
du  moins.  Aussi  bien  tous  ces  auteurs,  il  se  les  est  assimilés  profondé- 
ment ;  il  les  invoque  ou  les  paraphrase  plus  qu'il  ne  les  cite.  Chose 
remarquable  pour  cette  époque,  les  citations  poétiques  sont  chez  lui 
extrêmement  rares. 


YVES     DE     PARIS  /i'y:i 

s'intéresse    à    tous    les   objets    possibles  :    unifiante,    elle 
«  trouve  tout  en  chaque  chose  »  ^ 

Sa  contemplation  est  joie.  Nul  scrupule  ne  la  trouble, 
nul  ascétisme  ne  la  gêne.  Elle  est  le  libre  et  chaste  jeu  du 
sage,  du  chrétien  qui  sait  que  Tunivers  lui  appartient  et 
qui  se  promène  dans  la  création,  dans  l'histoire,  dans  la 
vie  réelle,  dans  les  idées  pures,  aussi  paisible,  aussi  roi 
que  le  premier  homme  dans  le  paradis  terrestre.  Nous 
savons  que  ce  roi  porte  un  cilice  et  s'impose  une  règle 
très  mortifiante,  nous  le  savons,  mais  à  le  suivre,  qui  s'en 
douterait?  Dans  ses  exercices  sublimes,  il  ne  cherche,  il 
ne  trouve  que  du  plaisir. 

L'homme  qui  est  la  fin  du  monde  matériel  et  l'image  plus 
expresse  de  l'Archétype,  se  doit  donner  la  jouissance  de  la  vie, 
avec  des  tranquillités  et  des  douceurs  qui  surpassent  incompa- 
rablement celles  de  la  nature.  Il  en  a  de  grands  sujets,  car  la 
sagesse  conduit  sa  contemplation  par  l'ordre  des  causes  jus- 
qu'à la  première,  où  il  puise  les  plus  solides  et  les  plus  inno- 
centes voluptés  en  leur  source  ;  elle  lui  fait  un  spectacle  conti- 
nuel de  toutes  les  merveilles  de  la  nature". 

Pour  aller  au  spectacle,  prend-on  des  habits  de  deuil  ? 

Platon  condamne  les  Athéniens  de  ce  qu'en  leurs  sacrifices 
ils  usaient  d'un  chant  lugubre,  qui  n'est  nullement  convenable 
aux  félicités  de  Dieu  ni  même  à  la  condition  des  hommes,  qui 
en  ayant  reçu  des  faveurs  immenses,  ne  lui  en  doivent  pas 
rendre  les  actions  de  grâces  avec  des  larmes,  si  elles  ne  sont 


(i)  Il  dit  ceci  à  propos  de  l'éducation  du  gentilhomme  chrétien  auquel 
on  doit  apprendre  «  les  grandes  maximes...  dont  toutes  les  choses  qui  se 
disent  et  qui  se  traitent  ne  sont  que  des  conséquences  ».  «  Pour  faire  cette 
réduction,  écrit-il,  pour  composer,  pour  ajuster  à  la  morale  des  histoires 
ou  des  paraboles  en  apparence  ridicules,  comme  celles  de  Raymond  Lulle 
en  son  arbre  des  exemvles,  il  faut  un  esprit  hors  le  commun  qui  sache 
monter  et  descendre  par  l'échelle  de  la  nature  et  trouver  tout  en  chaque 
chose.  »  Le  gentilhomme  chrétien...,  p.  iSy. 

(a)  Il  revient  souvent  à  cette  même  idée.  Ainsi  dans  son  Jus  natiirale. 
Le  sage,  dit-il,  «  adest  huic  mundano  spectaculo,  cum  ad  id  se  natum  et 
in  araphitheatri  medio  positura  iutelligat.  Videt  placide  siderum,  princi- 
pum,  legum,  regnorum  ortus  et  iuteritus  ;  hœc  qu*  niultis  sœculis  sus- 
pensos  tenuere  populos,  apud  illum  sunt  velut  per  horam  scena  vel  actus 
magnae  illius    tragi-comedise  »,  pp.  259-260. 

I.  28 


434  l'humanisme    dévot 

de  joie.  Ils  doivent  jjffrir  leurs  victimes  couronnées  de  fleurs, 
en  témoignage  de  leur  allégresse,  pour  montrer  aussi  que  la 
souveraine  bonté  leur  donne  un  printemps  comme  éternel 
dans  une  vie  à  qui  les  beautés  et  les  altérations  mêmes  de 
toutes  les  autres  créatures  servent  d'ornementé 

Suivons  notre  contemplateur  «  quand  il  se  promène  en 
plein  air  »,  marchant  «  entre  les  créatures  avec  la  con- 
fiance d'un  souverain  qui  a  les  affections  de  son  peuple  pour 
garde  » .  L'aube  va  poindre.  Respirons  les  premières  délices 
d'une  journée  toute  délicieuse. 

Au  sortir  de  votre  logis,  vous  êtes  reçu  d'un  zéphir  qui  vous 
flatte  de  sa  fraîcheur  et  qui,  en  fermant  les  pores,  rend  les 
esprits  plus  arrêtés  aux  magnificences  d'un  spectacle  dont  les 
feuilles  commencent  de  vous  avertir  par  un  petit  bruit  d'admi- 
ration. La  lumière  qui  remplit  l'air  de  ses  douces  et  toujours 
croissantes  effusions,  sans  que  l'on  en  voie  le  principe,  vous 
montre  par  le  commencement  de  cette  journée  quel  était  celui 
du  monde,  devant  qu'il  y  eût  des  astres.  Et  certes,  il  semble 
que  toutes  choses  reçoivent  l'être,  quand  elles  sortent  des  con- 
fusions de  la  nuit  avec  les  différences  de  leurs  figures  et  de 
leurs  couleurs... 

Le  plaisir  que  reçoit  l'œil  de  voir  les  grands  espaces  de  l'air 
blanchir  de  lumière  et  les  corps  parés  de  différentes  couleurs, 
le  presse  (le  sage)  de  chercher  l'origine  de  ces  beautés,  et 
sans  une  longue  consultation,  il  se  tourne,  comme  par  sym- 
pathie, vers  rOrient.  Là  que  de  richesses  et  que  de  miracles  ! 
Ces  petits  nuages,  dont  l'envie  n'est  pas  assez  forte  pour  obs- 
curcir l'astre  du  jour,  se  revêtent  de  ses  livrées,  et  se  rendent 
les  hérauts  de  sa  venue.  Ils  se  frisent,  ils  secrespent  en  petites 
ondes  de  feu  ;  ils  font  des  trônes  de  cristal,  de  longs  portiques 
de  rubis  et  de  diamants,  des  rues  pavées  d'agathes,  des  tapisse- 
ries brodées  d'or  et  de  perles,  et  nous  représentent  comme  les 
foules  d'un  petit  peuple  lumineux  qui  marche  devant  le  char 
de  son  triomphe. 

Il  paraît  enfin  par  un  filet  d'une  lumière  enflammée  qui,  en 
moins  de  rien,  croît  en  un  demi-cercle  et  peu  après  se  forme 
en  un  globe  tout  achevé.  Ne  perdez  pas  ces  instants  précieux 
où  il  vous  est  permis  d'arrêter  un  peu  votre  vue  sur  ce  beau 

(i)  Les  morales  chrétiennes....  Il,  p.  569. 


YVES     DE     PARIS  4^5 

soleil,  lorsque  toutes  les  vapeurs  élevées  h  fleur  de  terre, 
depuis  l'horizon  jusqu'à  vous,  lui  font  un  voile  transparent 
qui  Tadouoit  afin  de  le  faire  voir.  Admirez  cette  roue  flam- 
boyante dont  les  extrémités  plus  rouges  et  plus  supportables 
laissent  au  milieu  des  espaces  qui  se  blanchissent,  à  mesure 
qu'ils  s'étendent  et  qu'ils  se  perdent  dans  des  éloignements, 
des  fonds,  des  abîmes  impénétrables  de  lumière  ^. 

Je  ne  m'arrête  ni  aux  quelques  détails  un  peu  cherchés,  ni 
aux  précisions  étincelantes  de  cette  page.  Il  y  aurait  certes 
beaucoup  d'intérêt  à  rapprocher  de  Bernardin  de  Saint- 
Pierre  et  de  Chateaubriand  ce  descriptif  de  1639,  mais  la 
sensibilité  de  notre  contemplateur  me  frappe  plus  encore 
que  son  imagination.  Gomme  il  s'ouvre  et  s'abandonne  à  ces 
voluptés  innocentes,  comme  il  en  prolonge  les  délices  !  Ce 
moine  parisien  aime  la  lumière  avec  la  ferveur  d'un  enfant 
d'Athènes,  il  semble  l'adorer  comme  un  prêtre  du  soleil. 

Je  crois,  dit-il  ailleurs,  que  si  un  homme  nourri  dans  les  ténè- 
bres depuis  sa  naissance  et  qui  n'aurait  jamais  connu  d'autre 
lumière  que  celle  de  la  ratiocination,  était  tout  d'un  coup  tiré 
du  cachot  et  mis  en  présence  du  soleil,  la  clarté  de  cet  astre 
éblouirait  moins  ses  yeux  que  son  esprit  et  que  cet  objet,  d'une 
beauté  dont  jamais  il  n'aurait  eu  l'idée,  le  mettrait  dans  l'extase. 
Mais,  après  que  ses  yeux  se  seraient  petit  à  petit  dessillés  pour 
le  contempler  et  que  sa  raison  se  serait  mise  en  état  d'en  faire 
le  jugement,  il  serait  à  craindre  qu'après  les  complaisances 
d'amour  que  son  cœur  concevrait  pour  tant  de  beauté,  il  n'en  vînt 
aux  adorations  et  ne  se  persuadât  que  cet  astre  fût  le  Dieu  dont 
il  avait  eu  plusieurs  fois  des  pensées  confuses.  Et,  à  la  vérité,  sa 
créance  semblerait  être  appuyée  de  la  raison,  parce  que  la  lu- 
mière a  trop  de  beauté  pour  n'être  pas  quelque  chose  de  surna- 
turel :  ses  qualités  sont  trop  éminentes,  son  pouvoir  trop  absolu, 
ses  efFets  trop  miraculeux  pour  naître  du  corps  et  de  la  matière^. 

Cependant  le   sage  continue   sa  promenade.  A  chaque 
pas,  c'est  une  surprise,  une  joie  nouvelle. 

(i)  Les  morales  chrétiennes,  II,  pp.  440-443.  J'aurais  pu  de  même  citer 
le  beau  coucher  de  soleil  de  la  page  467  :  «  Il  se  couche,  il  meurl,  il 
s'ensevelit  enfin  dans  une  nuée  d'écarlate  ». 

(2)  La  Théologie  naturelle... y  I,  pp.  178-179. 


4^6  l'humanisme   dévot 

Ce  spectacle  magnifique  de  la  nature  le  met  dans  une  douce 
suspension  de  pensées  qui  laissent  le  monde  et  qui  soupirent 
pour  quelque  chose  d'infini  i. 

Comment  voir  par  exemple,  un  «  parterre  brillant  de 
fleurs  », 

sans  que  le  cœur  ne  se  dilate  par  une  secrète  joie,  sans  que 
l'âme  ne  soit  en  fête  et  qu'elle  ne  fasse  cesser  toutes  ses  autres 
occupations  pour  se  donner  plus  entièrement  aux  magnifi- 
cences d'un  spectacle  si  solennel^? 

Les  infiniment  petits  ne  l'arrêtent  pas  moins,  «  les 
cuisses  plates  et  raboteuses  »  ^  de  cette  abeille,  le  convoi 
de  ces  fourmis,  ces  deux  limaçons  en  route.  Regardez 

ces  cornes  mobiles  qui  tâtonnent,  qui  s'avancent  et  qui  se 
retirent...  C'est  un  plaisir  de  voir  comment  ils  prennent  une 
juste  proportion  des  lieux  qu'ils  abordent  avec  ce  compas  sen- 
sible... Ce  petit  excrément  de  la  terre...  coule  d'un  mouve- 
ment  si  grave,  si  égal  qu'il  semble  un  repos,  et  laisse  des 
traces  éclatantes  sur  les  matières  qui  le  portent  *. 

Tous  les  sens  ont  leur  part  de  cette  fêle. 

L'oreille  attentive  aux  moindres  bruits  craint  qu'on  ne 
vienne  interrompre  un  contentement  où  l'abord  de  qui  que  ce 
fût  serait  importun  ;  elle  ne  veut  être  remplie  que  d'un  doux 
bruissement  de  feuilles  agitées  et  du  concert  des  oiseaux  ^ 


o 


En  un  mot, 
toute    la  journée  se  passerait  en   ces  ravissements  si  l'heure 

(i)  Les  morales  chrétiennes...,  II,  p.  447. 

(2)  /6.,  II,   p.    473.   Il  conseillait  le  jardinage  et  jardinait  lui-même. 

(3)  Ih.,  II,  p.  458. 

(4)  Ib.,  II,  pp.  461-462.  Je  ne  puis  malheureusement  citer  nombre 
d'observations  rendues  avec  une  vive  justesse,  ainsi  du  limaçon  qui,  «  pré- 
voyant l'hiver,  s'emplit  de  nourriture  avec  des  avidités  extrêmes  et  puis 
se  cache  dans  quelque  caverne...  A  mesure  que  son  corps  diminue,  sa 
bave,  qui  se  sèche  à  fleur  de  coquille,  y  fait  un  châssis  bien  tendu,  d'une 
matière  transparente  comme  du  vernis,  assez  forte  pour  le  défendre  du 
froid  ».  Ib. 

(5)  Ib.,  II,  p.  463. 


YVES     DE     PARIS  487 

(lu  repas  ne  vous  rappelait  au  logis,  Tesprit  fout  plein  d'espèces 
qui  peuvent  entretenir  une  année  de  méditations  \ 

Plaisirs  de  plein  air  et  par  suite  plus  exquis  ;  en  effet 

il  est  certain  que  les  plantes,  les  arbres,  les  pierres...  font 
une  continuelle,  quoique  imperceptible,  effusion  de  leurs  ver- 
tus dans  une  certaine  circonférence  où  la  promenade  les  va 
prendre  toutes  pures,  et  jouir  de  cette  douce  opération  de  chi- 
mie que  le  ciel  fait  constamment  en  notre  faveur  ^ 

Mais  on  ne  peut  pas  aller  toujours  au-devant  de  la  nature. 
Il  faut  donc  qu'elle  vienne  à  nous,  d'une  manière  ou  d'une 
autre,  «  au  moins  en  peinture  ».  Ayez  donc  «  dans  un 
cabinet,  de  quoi  promener  vos  yeux  et  votre  esprit  par 
tout  le  monde  ». 

J'y  souhaiterais  un  ordre  de  toutes  les  pierres  précieuses, 
de  tous  les  métaux,  de  tous  les  fossiles,  de  toutes  les  fleurs,  de 
tous  les  insectes,  de  tous  les  oiseaux,  des  plantes,  des  arbres, 
des  bêtes  terrestres  et  marines  ;  d'avoir  au  moins  en  peinture 
ce  qui  ne  se  peut  pas  conserver  au  naturel^...  C'est  un  indi- 
cible contentement  de  se  rendre  familier  à  tout  ce  que  la  nature 
a  fait  rare  ;  de  voir  à  souhait  ce  dont  les  livres  parlent  avec 
admiration  *. 

Une  vie  entière  ne  suffirait  pas  à  épuiser  les  plaisirs 
qu'il  se  promet  de  la  nature,  et  pourtant  celle-ci  n'est  pas 
le  seul  objet  de  sa  contemplation  ni  même  le  plus  ordi- 
naire. Le  monde  des  âmes  l'occupe  davantage,  et  plus 
encore,  «  les  spéculations  universelles,  libres  du  temps, 
du  lieu  (et)  de  la  matière  »^  Le  détail  de  l'activité  humaine, 
les    particularités  des  différentes  nations,   l'histoire  des 

(i)  Les  morales  chrétiennes...,  Il,  p.  464- 

(2)  Ib.,  II,  p.  438. 

(3)  Ib.,  II,  p.  466. 

(4)  Ih.,  II,  pp.  i37-i38.  Parlant  de  la  physique,  il  dit  ailleurs  :  «  La 
physique  qui  est  la  science  des  choses  naturelles  la  plus  agréable,  la 
plus  curieuse  de  toutes  et  qui  a  tant  de  beautés  qu'on  n'a  point  d'esprit 
si  on  ne  l'aime  ».  Le  gentilhomme  chrétien....,  p.  174. 

(5)  La  Théologie  naturelle^  I,  p.  iSg. 


438  l'humanisme    dévot 

religions,  les  révolutions  des  empires,  les  principes  de  la 
métaphysique  et  de  la  morale,  les  mystères  de  la  foi,  tout 
en  un  mot  passionnait  ce  contemplateur. 

C'est  un  spectacle  digne  de  merveille,  écrit-il,  dont  un  œil 
et  un  esprit  curieux  ne  se  lasse  point,  de  voir  un  vaisseau  bien 
équipé,  sortir  du  port  pour  une  longue  navigation,  avec  l'éclat 
de  ses  banderoles,  la  (anfare  de  ses  trompettes,  le  bruit  de 
ses  canons,  et  une  fourmilière  d'hommes  qui,  d'habits,  de 
gestes  et  de  voix,  donnent  tous  les  témoignages  possibles  de 
leur  allégresse  \ 

Que  le  menu  peuple  «  s'attache  au  négoce  dans  les 
villes...  comme  les  coquillages  aux  rochers,  les  tortues, 
les  taupes,  les  vers  dans  un  petit  espace  de  terre  »,  mais  le 
gentilhomme,  mais  le  sage  doit  voyager. 

Si  les  plus  nobles  d'entre  les  corps  sont  les  plus  mobiles, 
il  appartient,  par  préciput,  au  gentilhomme,  de  prendre  l'es- 
sor, de  visiter  tout  le  monde,  comme  le  domaine  de  l'iiomme. 

A  quoi  pense  Platon  qui  ne  permet  le  voyage  que  depuis 
quarante  jusqu'à  soixante  ans?  «  Ce  philosophe  présente 
à  boire  quand  on  n'a  plus  soif.  »  C'est  un  si  généreux 

plaisir  de  voir  les  campagnes  où  se  sont  données  les  grandes 
batailles,  de  remarquer  les  éminences  favorables  aux  victo- 
rieux ;  de  voir  deux  villes  dans  Rome  —  nous  savons  qu'il  les 
avait  vues  —  une  vieille,  qui,  en  ses  ruines,  dispute  encore  le 
prix  de  la  beauté  'avec  les  magnificences  et  les  éclats  de  la 
jeune  ^ 

(i)  Le  gentilhomme  chrétien,  p.  326. 

(2)  Ib...,  pp.  2o5-'207  «  En  i643...,  à  son  retour  de  Rome  où  il  avait 
fort  brillé  »  nous  disent  les  annales  des  capucins.  Il  avait  dû  être  envoyé 
à  Rome  pour  les  affaires  de  son  Ordre.  Mathoud  qui  très  certainement 
n  avait  pas  lu  la  notice  que  je  viens  de  citer,  nous  dit  aussi  que  Rome 
avait  fait  fête  au  P.  Yves  et  avait  essayé  de  le  retenir  :  Majoribiis 
primse  sedis  gratiis  prseventus ,  non  consensit  ;  purpuratorum  pairum 
colloquio  dignatus,  non  admisit.  Tout  le  chapitre  du  gentilhomme  chré- 
tien sur  les  voyages  est  fort  curieux.  En  Italie,  dit  le  P.  Yves,  «  vous 
trouverez  des  esprits  capables  de  tout,  excepté  de  la  franchise  et  de  la 
candeur,  semblables  au  caméléon  qui,  pour  se  déguiser,  prend  toutes  les 
couleurs.  Les  courtoisies  apparentes  y  sont  excessives  ;  les  défiances 
extrêmes  ;  les  injures,   sans   pardon  ;  les    défiances,   cachées,   furieuses, 


YVES     DE     PARIS  /j'iç) 

Mais  à  quoi  bon  plus  de  détails  sur  les  contemplations 
du  P.  Yves?  Nous  avons  assez  vu  et,  chemin  faisant,  nous 
verrons  encore  que  tout  l'occupe,  que  tout  le  ravit.  Il  est 
plus  important  de  rappeler  que  cet  exercice  n'est  pas 
seulement  curiosité,  avidité  de  savoir  pour  savoir,  mais 
qu'il  est  aussi  et  plus  encore,  perfectionnement  moral, 
prière,  rencontre  de  Dieu. 

Par  elle-même  cette  contemplation  nous  diviniserait 
déjà  en  quelque  sorte,  puisqu'elle  nous  associe  à  l'acti- 
vité du  Verbe  de  Dieu,  de  l'Archétype. 

Le  sage  qui  sait  connaître  la  grandeur  de  sa  condition,  ne 
fait  pas  un  moindre  jugement  de  son  ame  que  d'un  empire  ;  et 
comme  sa  raison  y  tient  la  lieutenance  du  Verbe  divin,  il  tâche 
d'en  imiter  les  lumières  et  les  vérités  par  une  spéculation  uni- 
verselle. 

Merveilleux  mimétisme  qui  nous  fait  participer  à  la  séré- 
nité, à  l'indépendance,  à  l'impassibilité,  à  l'inviolabilité  du 
créateur. 

11  découvre  toute  la  terre  de  son  cabinet  :  il  assiste  aux 
batailles  sans  péril  ;  il  entre  au  secret  conseil  des  princes  ;  il 
condamne  leurs  amours,  leurs  ambitions,  leurs  cruautés,  leurs 

éternelles.  Si  vous  faites  comparaison  de  ce  qu'ils  furent  autrefois,  les 
victorieux  du  monde,  avec  ce  qu'ils  sont  à  présent,  vous  jugerez  qu'ils  ont 
suivi  l'humeur  de  leurs  princes,  et  que  leurs  anciens  courages  sont  dégé- 
nérés en  finesse  »,  p.  208.  Voici  maintenant  les  Espagnols  :  «  hommes  de 
grand  cœur,  de  grand  esprit,  affables  quand  on  leur  défère  ;  des  lions, 
si  on  leur  résiste  ;  et  qui,  portant  leurs  idées  beaucoup  plus  loin  que 
leurs  actions,  s'en  donnent  au  moins  la  gloire  en  paroles  »,  p.  209.  Pour 
les  AUemagncs,  il  les  voit  «  abruties  »  par  «  l'intempérance  du  vin  ».  Ils 
font  des  «  festins  d'un  demi-jour  dont  l'autre  partie  s'emploie  à  dormir  », 
p.  210.  Plus  il  voit  l'étranger,  plus  il  aime  son  pays.  «  Et  ensuite,  faire 
plus  d'estime  de  notre  France  où  toutes  choses  se  font  dans  une  médio- 
crité qui  est  le  tempérament  de  la  vertu  »,  p.  2i3.  Nul  chauvinisme 
d'ailleurs  et  un  sentiment  tout  contraire.  «  Si  l'on  remarque  des  animo- 
sités  entre  quelques  peuples,  elles  viennent  beaucoup  moins  de  la  nature 
que  de  l'opinion  et  du  ressentiment  des  injures  que  l'on  a  reçues  pendant 
les  guerres.  Les  princes  entretiennent  quelquefois  leurs  peuples  dans  ces 
aversions,  afin  de  les  rendre  plus  courageux,  quand  il  en  faut  venir  à 
l'attaque  d'un  pays  qu'on  leur  figure  comme  ennemi.  Les  plus  sages  ne 
s'impriment  pas  si  facilement  de  ces  trompeuses  idées  et  de  ces  illusions 
politiques.  Ils  laissent  à  l'Etat  le  droit  de  poursuivre  ses  intérêts  et  se 
réservent  inviolable  celui  de  l'amitié  et  de  la  fidélité  qu'ils  doivent  à  leurs 
anciens  correspondants.  »  Les  vaines  excases...,  II,  pp.  193-193. 


44o  L    HUMANISME     DEVOT 

tyrannies.  Les  événements  des  choses  passées  le  rendent  pro- 
phète pour  l'avenir  et  sans  émotion  au  présent.  Il  a  déjà  vu 
jouer  les  tragédies  que  l'on  impose  h  Tinconstance  de  la  for- 
tune et  qui  tiennent  les  peuples  en  admiration.  Il  est  accoutumé 
à  voir  les  parricides  des  princes,  la  décadence  des  royaumes, 
les  disgrâces  des  favoris,  la  mutinerie  des  peuples  qui  repren- 
nent leur  liberté  et  enfin  le  retour  des  républiques  à  la  monar- 
chie. Il  prévoit  ces  grands  changements  après  le  cours  de  quel- 
ques années,  comme  après  quelques  jours  et  quelques  heures,  il 
prédit  la  crise  d'une  fièvre  ou  le  reflux  de  la  mer.  Et,  comme 
il  ne  voit  rien  de  nouveau  au  gouvernement  des  états,  il  ne  lui 
arrive  rien  d'étrange  en  son  particulier.  Les  coups  qui  le  frap- 
pent sont  volontaires  parce  qu'il  les  a  prévus  et  qu'il  s'y  est 
résolu...  Rien...  ne  peut  l'étonner*. 

Noble  prose  qui  a  l'éclat  et  la  sonorité  de  l'airain.  On 
dirait  d'une  belle  version  latine.  Mais  après  tout  ce  n'est 
encore  là  que  la  contemplation  d'un  Sénèque  ou  d'un  Epic- 
tète.  Nous  avons  le  droit  de  demander  davantage  à  ce  fran- 
ciscain. 

Il  n'y  eut  jamais,  dit-il  ailleurs,  de  philosophie  si  contem- 
plative que  la  chrétienne  et  qui  tirât  plus  de  fruit  de  ses  con- 
naissances :  si  elle  regarde  cette  belle  disposition  des  parties 
du  monde,  c'est  pour  concevoir  la  toute-puissance,  l'infinie 
bonté  de  son  Créateur  ;  c  est  pour  passer  des  choses  sensibles 
aux  intellectuelles,  du  rapport  des  sens  aux  discours  de  la 
raison  et  dans  les  transports  de  la  piété.  Si  elle  s'entretient 
sur  les  éminentes  conditions  de  la  nature  angélique,  elle  forme 
aussitôt  cette  pensée  qu'il  y  a  des  lumières  plus  éclatantes  que 
celles  de  la  raison  et  de  la  foi  ;  elle  ne  considère  plus  la  sagesse 
humaine  que  comme  une  petite  lueur  qui  ne  donne  pas  une 
nette  définition  des  objets  et  elle  soupire  après  ce  grand  jour 
de  l'éternité  où  l'âme  jouira  pleinement  de  son  soleil.  Cepen- 
dant,  elle  nous  instruit  à  faire  une  visite  continuelle  du  monde 
pour  entendre  toutes  les  créatures  qui  nous  crient  qu'elles 
sont  les  œuvres  de  Dieu,  pour  recueillir  ces  voix,  et  y  joignant 
les  jubilations  de  notre  cœur,  les  acclamations  d'un  amour 
qui  ne  peut  exprimer  autrement  l'excès  de  ses  complaisances, 
en  faire  un  sacrifice  solennel  h  la  souveraine    majesté.  L'âme 

(i)  J.a  Théologie  naturelle,  I,  pp.  291-293. 


YVES    DE     PARIS  4/,! 

chrétienne  se  perd  heureusement  dans  ces  sentiments  de  dévo- 
tion ;  il  lui  semble  qu'elle  se  répand  dans  des  espaces  infinis 
avec  une  extrême  tranquillité  ;  elle  n'est  plus  touchée  des 
plaisirs  du  monde,  depuis  que  son  intérieur  entend  comme  une 
musique  céleste,  qui  lui  fait  connaître  qu'elle  approche  les  taber- 
nacles des  bienheureux  '. 

Montons  encore,  car  cette  dialectique,  même  ainsi  pas- 
sionnée, tient  néanmoins  séparés  les  deux  êtres  que  la 
haute  contemplation  doit  unir. 

C'est  une  liaison  si  étroite  et  un  rapport  si  nécessaire  de  la 
loi  à  la  puissance  supérieure,  du  gouvernement  au  gouver- 
neur que  comme  l'effet  ne  peut  être  sans  l'influence  de  sa 
cause,  aussi  Tesprit  n'en  peut  avoir  une  parfaite  pensée,  si  ce 
n'est  des  deux  ;  qu'en  disant  :1a loi,  il  ne  conçoive  le  prince  et 
qu'admirant  la  nature,  il  n'adore  Dieu  ^. 

La  curiosité,  même  la  plus  noble,  nous  disperse,  nous 
déchire,  en  nous  portant,  tour  à  tour,  vers  l'un  ou  vers 
Tautre  de  ces  «  deux  ».  Plus  elle  semble  nous  remplir,  plus 
elle  nous  vide,  mais 

cette  sublime  connaissance  importe  moins  à  la  satisfaction 
de  notre  curiosité  qu'au  règlement  de  nos  vies...  Car,  quand 
je  connais  un  premier  principe,  j'adore  une  bonté  qui  n'a  point 
de  bornes.  Dans  l'humilité  de  mes  sentiments,  j'espère  tout 
de  cette  cause  qui  a  formé  tout  de  rien...  Quand  je  contemple 
le  monde  qui  n'est  rien  de  son  origine  et  qui  n'a  qu'une  incli- 
nation qui  le  précipite  dans  le  néant,  je  baise  la  main  qui  le 
soutient  et  qui  lui  donne  sa  subsistance.  Tous  mes  amours 
sont  pour  celui  qui  possède  tous  les  biens... 

Que  les  pensées  sont  douces  qui  transportent  mon  esprit 
dans  cet  instant  infini  qui  a  devancé  le  monde,  qui  l'accom- 
pagne et  qui  le  doit  suivre  ^. 

Ainsi  la  contemplation  est  tout  ensemble  connaissance 
et  amour,  une  connaissance,   un  amour  qui  déjà  passent 

(i)  Les  morales  chrétiennes ,  I,  pp.  i3o,i3i. 

(2)  La  Théologie  naturelle,  I,  p.  120. 

(3)  îb.,l,  p.  391,394. 


44'-^  L    HUMAISISME     DEVOT 

l'humain  et  qui  tendent  vers  Fextase.  Quand  le  P.  Yves 
s'écrie  :  «  Allons  donc  nous  ravir  dans  le  tableau  de  la 
nature  !  )>  *  c'est  d'un  ravissement  au  sens  propre  qu'il 
entend  parler. 

Les  sentiments  de  Dieu  qui  nous  surprennent,  dit-il,  qui 
comblent  les  bonnes  âmes  de  consolation,  qui,  en  un  instant, 
instruisent  des  laideurs  du  vice  et  des  mérites  de  la  vertu,  sont 
des  demi-extases,  des  voix  de  l'éternité  que  nous  entendons 
et  qui  nous  la  font  reconnaître  pour  notre  patrie  ". 

Et,  plus  explicitement,  dans  une  page  extraordinaire  : 

Ces  délices  de  la  contemplation  ne  sont  que  de  faibles  pré- 
paratifs à  celles  qui  sont  réservées  dans  une  autre  espèce  de 
connaissance  plus  haute  et  plus  divine.  Car  quand  quelquefois 
l'âme,  élevée  au-dessus  des  choses  matérielles,  découvre  le 
rayon  de  la  vérité,  elle  se  ramasse  tout  en  elle-même  et  rallie 
toutes  ses  puissances  pour  se  donner  la  force  de  la  soutenir. 
Auparavant  elle  montait  des  effets  à  leurs  causes  ou  descendait 
des  causes  à  leurs  effets;  elle  s'entretenait  par  les  raisonne- 
ments, comme  on  se  paît  (nourrit)  de  discours  et  de  peintures, 
à  l'absence  de  l'objet  qu'on  aime  :  mais  sitôt  qu'elle  découvre 
le  visage  de  la  vérité,  elle  quitte  les  représentations  pour  le 
naturel,  elle  se  défait  de  tout  ce  que  les  sens  et  l'imagination 
lui  montrent  d'espèces,  pour  se  donner  tout  entière  à  cette 
bienheureuse  jouissance. 

Cependant  le  corps  devient  immobile,  les  sens  demeurent 
pâmés,  soit  parce  que  les  douceurs  de  cet  objet  gagnent  toutes 
les  attentions  de  l'âme,  ou  qu'il  ne  lui  faille  pas  moins  de  toutes 
ses  forces  pour  le  comprendre.  On  dit  que  Trismegiste,  Socrate, 
Platon,  Plotin  et  autres  anciens  philosophes  se  sont  vus,  une 
infinité  de  fois,  ravis  des  jours  entiers,  sans  autre  mouvement 
que  d'une  légère  respiration  qui  faisait  connaître  qu'ils  n'é- 
taient pas  morts. 

Mais  il  ne  faut  point  consulter  l'antiquité  ni  les  livres  pour 
trouver  les  exemples  de  cette  merveille,  puisque  notre  âge 
nous  en  fournit  une  infinité.  Nos  yeux  ont  vu  un  homme  de 
sainte  vie  qui,  étant  en  oraison   mentale,  dans  une    solennité 

(i)  La  Théologie  naturelle^  I,  p.  109. 
(2)  Ib.,  \,  p.  265. 


YVES     DE     PARIS  443 

publique,  perdit  petit  à  petit  l'usage  des  sens  par  un  progrès 
de  douceurs  assez  remarquable  en  ses  postures.  Après  une 
longue  prière  à  genoux  qui  l'avait  tenu  immobile,  Ton  vit  le 
corps  chancelant  s'appuyer  contre  une  muraille  qui  était  proche 
et  là,  demeurant  ferme,  les  mains  entrelacées  et  tombant  autant 
que  le  permettait  la  longueur  des  bras,  les  yeux  entr'ouverts, 
un  peu  mouillés,  la  bouche  agréable,  les  joues  colorées  d'un 
vermillon  qui  rendait  le  visage  plus  beau  que  son  ordinaire. 
Etant  emporté  de  là  pour  le  sauver  de  l'affluence  du  peuple 
qui  l'eût  accablé,  on  le  mit  dans  un  lieu  de  repos  où  je  le  con- 
templais d'un  œil  fixe  et  avec  une  sainte  horreur  qui  me  laisait 
ressentir  quelque  chose  de  divin  et  d'extraordinaire.  C'était 
peu  d^avoir  la  vue  de  ce  corps,  honoré  des  hommes  de  ce  qu'il 
était  alors  négligé  de  l'âme  ;  chacun  des  assistants  eût  bien 
voulu  pénétrer  dans  ses  pensées  ;  au  moins  tous  faisaient  con- 
jecture de  leur  douceur  par  un  profond  et  respectueux 
silence,  cependant  que  les  cœurs,  dédaignant  le  monde,  pous- 
saient des  soupirs  pour  je  ne  sais  quoi  d'intini  qu'ils  ne  pou- 
vaient bien  concevoir  \ 

Ainsi  la  contemplation  du  P.  Yves,  si  elle  n'est  pas 
déjà  proprement  mystique,  touche  néanmoins  aux  fron- 
tières du  mysticisme  ;  ainsi  se  vérifie  une  fois  de  plus,  la 
grande  loi  qui  préside  au  développement  normal  de  l'hu- 
manisme dévot. 

III.  On  a  déjà  pu  s'en  rendre  compte,  le  P.  Yves  n'est 
pas  un  écrivain  médiocre.  Il  a  les  dons  naturels  du  style; 
il  a  le  métier.  Très  différent  en  cela  de  la  plupart  des  écri- 
vains que  nous  avons  étudiés  jusqu'ici,  loin  d'être  en  retard 
sur  son  siècle,  il  le  devance  plutôt.  Rien  d'archaïque.  Il 
a  presque  dépassé  la  zone  balzacienne  ;  même  pour  le 
style,  il  annonce  déjà  Malebranche  et  Fénelon. 

Ses  rythmes  sont  très  surs,  très  harmonieux,  encore  un 
peu  trop  latins  peut-être,  mais  d'une  monotonie  délec- 
table. On  n'a  pas  pu  ne  pas  remarquer  ses  «  clausules  » 
cicéroniennes.  Beaucoup  de  ses  phrases  se  laissent  scander 
comme  des  strophes. 

(i)  La  Théologie  naturelle,  II,  pp.  '.160-262. 


444  l'humanisme  dévot 

Les  jeux  de  sa  plume  sont  aussi  bien  curieux  à  suivre 
dans  les  passages,  relativement  assez  nombreux,  où  le 
P.  Yves  s'aventure  sur  quelque  route  nouvelle.  De  ce 
point  de  vue  le  discours  apologétique  qui  précède  la  Théo- 
logie naturelle  est  à  lire  de  très  près.  Je  ne  puis  le  citer 
ici  mais  pour  prendre  un  exemple  plus  court  on  aimera, 
je  pense,  les  méandres  de  cette  phrase  sur  Judith  : 

Judith  s'en  servit  (de  sa  beauté)  dans  une  occasion  plus 
périlleuse  pour  assassiner  Holopherne...  Si.  en  cette  action, 
vous  mettez  à  part  la  justice  de  sa  cause  et  les  particulières 
inspirations  du  ciel,  vous  jugerez  que  pour  un  effet  fort  incer- 
tain, elle  hasardait  trop  de  se  mettre  entre  les  mains  de  ceux 
qui  étaient  plus  ennemis  de  sa  pudicité  que  de  sa  ville  ;  que  si 
vous  prenez  les  intérêts  de  cette  armée  mise  en  déroute  par  la 
mort  de  son  général,  vous  admirerez  où  se  précipite  le  cou- 
rage d'une  femme  et  quelles  perfidies  elle  couvre  sous  le 
charme  de  sa  beauté  ^ 

Aux  amateurs  de  savourer  l'hésitation  piquante  et  les 
imprévus  de  ce  passage,  la  flexible  maîtrise  de  beaucoup 
d'autres.  Pousser  plus  avant  l'étude  de  ces  jeux  de  plume 
ne  serait  pas  de  notre  sujet. 

On  a  déjà  pu  remarquer  les  mérites  descriptifs  du 
P.  Yves.  Gomme  la  plupart  des  idéalistes  —  Platon, 
Berkeley,  Malebranche  —  comme  presque  tous  les  mys- 
tiques, il  est  très  attentif  à  Téclat  fuyant  du  monde  visible. 
Les  nuances  d'une  couleur,  les  caprices  d'une  ligne  le 
touchent.  Il  sait,  par  exemple,  qu'après  un  orage,  «  les 
feuilles  paraissent  avec  un  vert  plus  vif  et  comme  nais- 
sant »  ^  ;  il  sait  que,  contemplés  du  haut  d'une  montagne, 
les  fleuves  «  ne  paraissent  qu'un  cordon  gris  ou  d'azur, 
jeté  par  hasard,  avec  des  plis  irréguliers,  dessus  une 
plaine  »  ^  Il  réalise  toujours,  il  dramatise  souvent  les 
détails  d'une  scène  qui  l'occupe. 

(i)  Les  morales  chrétiennes ,  IV,  p.  162. 

(2)  Ib.,  II,   p.  465. 

(3)  Ih.,  II,  p.  448. 


YVES     DE     PARIS  44^ 

Le  mort  se  lève  aussitôt  —  écrit-il  de  Lazare  ressuscité  — 
couvert  de  son  suaire  et  embarrassé  des  autres  équipages  de 
a  sépulture.  On  voit  sensiblement  la  métamorphose  de  sa  per- 
sonne, les  membres  qui  se  ramollissent,  qui  se  dénouent;  le 
teint,  la  couleur,  les  forces  et  le  mouvement  qui  lui  reviennent; 
la  pâleur  qui  se  dissipe  comme  une  petite  nue  devant  le  soleil*. 

J'entends  bien  que  sous  les  formes  et  les  couleurs  du 
monde  invisible,  il  saisit  toujours  Tinvisible,  mais  cet  invi- 
sible même,  il  le  voit  et  il  sait  le  montrer  sensible.  De  là 
vientchez  lui  cette  prodigieuse  abondance  de  comparaisons 
et  d'images.  Il  rencontre  partout  «  des  rapports  à  faire  avec 
la  foi  »  -,  avec  la  morale  et  la  plus  haute  métaphysique. 

Les  personnes,  dit-il,  qui  se  convertissent  à  Dieu,  après  avoir 
longtemps  pratiqué  le  monde,  ont  ce  déshonneur  d'avoir  été 
prisonniers  de  leurs  ennemis.  Si  leurs  plaies  sont  refermées, 
elles  en  portent  les  cicatrices  qui  offensent  leur  beauté.  Elles 
sont  comme  ces  provinces  reconquises  où  une  nation  barbare 
a  laissé  des  marques  de  sa  tyrannie  par  une  désolation 
publique,  et  de  son  ambition  par  les  trophées  et  les  images 
qu'elle  a  élevés^. 

Veut-il  montrer  que  «  les  astres  nous  donnent  quelque 
présage  de  l'avenir  »,  il  dira  qu' 

une  partie  des  arrêts  de  la  Providence,  devant  qu'ils  s'exécu- 
tent sur  les  choses  matérielles,  nous  paraissent  affichés  sur  ces 
superbes  portiques  *. 

Il  estime  que  certains  prédicateurs,  de  vie  médiocre,  ne 
laissent  pas  d'être  utiles  à  Téglise, 

comme  la  lune  sert  grandement  aux  choses  inférieures  par 
l'abondance  de  sa  lumière,  encore  qu'elle  ait  un  grand  défaut 
de  chaleur; 

(i)  La  Théologie  naturelle,  lY,  p.  2o3. 

(2)  Les  heureux  succès,  p.  635. 

(3)  Ih.,  pp.  270-277. 

(4)  La  Théologie  naturelle,  I,  p.  160, 


44^  l'humanisme   dévot 

et,  sur  le  même  sujet  délicat  : 

Le  chrétien,  dit-il  encore,  peut  monter  au  ciel  par  le  minis- 
tère des  mauvais  prêtres,  comme  par  des  degrés  immobiles  \ 

S'il  voit  «  des  violettes  revêtues  à  la  royale  et  riches  en 
parfums  sous  des  forêts  qui  n'ont  rien  de  ces  belles  qua- 
lités »  ;  ou  bien  «  de  petites  anémones  rampantes  sur  terre 
qui  représentent  mieux  Tastre  du  jour  par  la  vivacité  de 
leurs  couleurs  que  les  plus  grands  arbres  »,  il  tire  de  là 
cette  considération 

que  le  Ciel  donne  quelquefois  aux  personnes  particulières  des 
faveurs  plus  signalées  qu'aux  grandes  puissances,  à  l'ombre 
desquelles  elles  vivent  et  qu'elles  ne  sont  pas  moins  gratifiées 
de  la  Cause  universelle  que  les  républiques  ^ 

Simples  ou  sublimes,  précieuses  parfois,  ces  images  ne 
sont  jamais  banales  ou  basses.  J'en  veux  citer  encore  une 
qui  me  parait  aussi  rare  que  charmante.  Comme  il  tient  à 
se  rendre  compte  de  tout,  il  se  demande  quelque  part 
pourquoi  les  lois  sont  et  doivent  être  plus  indulgentes  au 
luxe  des  femmes  qu'à  celui  des  hommes,  et  il  répond, 
après  d'autres  considérations  plus  métaphysiques  : 

Ce  sexe  infirme  qui  a  part  aux  biens  de  la  communauté  et 
qui  n'en  a  pas  la  disposition,  se  console  au  moins  d'en  porter 
la  montre.  Et  parce  que  ces  corps  délicats  supportent  néan- 
moins les  grands  travaux  de  l'enfantement,  l'amour,  pour  les 
faire  reconnaître,  les  enrichit  de  cette  forme,  comme  d'une 
récompense  d'honneur,  comme  d'un  triomphe  de  ses  victoires, 
comme  des  livrées  de  ses  espérances  et  comme  il  attache  les 
fleurs  aux  branches  qui  portent  les  fruits^. 

(i)  La  Théologie  naturelle^  IV,  pp.  649, 55o. 

(2)  76.,  III,  pp.  277,278. 

(3)  Les  morales  chrétiennes,  IV,  p.  223,124  .Nous  verrons  plus  tard  que 
son  chapitre  des  femmes  est  obscurci  par  de  bizarres  préjugés.  Ici 
même,  il  trouve  pour  expliquer  l'éminente  beauté  des  femmes,  des  raisons 
assez  mêlées.  Les  hommes,  dit-il,  en  encourageant  le  luxe  féminin  «  ont 
achevé  le  dessein  de  la  nature  qui  rend  les  choses  moins  nobles  plus 
belles,  comme  les  pierres  que  les  métaux,  les  métaux  que  les  plantes, 
les  plantes  que  les  arbres,  les  insectes  que   les  animaux  parfaits  et  qui 


YVES     DE     PARIS  /i/,; 

C'est  là,  peut-on  dire  sans  hésiter,  la  splendeur  même 
du  bon  et  du  vrai.  «  Les  riches  idées,  pensait-il,  donnent 
le  moyen  de  faire  des  expressions  magnifiques  V  »  Toute 
sa  rhétorique  est  dans  ces  deuxmots^. 

IV.  Il  faut  enfin  que  j'avoue  en  rougissant  Tunique  infir- 
mité du  P.  Yves,  on  rougissant  deux  fois,  pour  lui  d'abord 
et  pour  moi  ensuite,  car  peu  s'en  faut  qu'il  ne  m'ait  gagné 
à  son  innocente  manie.  Après  tout,  pourquoi  ne  croirait- 
on  pas  à  l'influence  des  astres  sur  nos  destinées  misé- 
rables ;  pourquoi  les  secrets  de  la  Providence  et  de  Tavenir 
ne  seraient-ils  pas  affichés  sur  les  portiques  du  ciel  ?  Et 
puis  comment  s'expliquer  Taberration  tant  de  fois  sécu- 
laire de  tant  de  génies  —  même  chrétiens  —  qui  ont  tenu 
pour  vénérable  et  sainte  une  science  qui  nous  paraît 
aujourd'hui  folie? 

Les  anciens,  écrit  le  P.  Yves,  faisaient  une  espèce  de  théo- 
logie de  la  considération  des  cieux,  et  la  sainteté  était  tenue 
ignorante  et  imparfaite  si  elle  n'était  pas  conduite  et  échauffée 
par  cette  contemplation.  L'Astrologie  fut  la  première  entre 
les  sciences,  lorsque  les  premiers  d'entre  les  hommes  l'avaient 
en  estime  ;  que  les  rois  de  Perse,  un  Atlas,  un  Ptolémée  et 
d^autres  princes,  en  faisaient  leur  étude  principale  et  que  les 
sphères  étaient  maniées  des  mêmes  mains  que  les  sceptres  ^. 

11  était  donc  mage  lui  aussi,  mais  mage  aussi  précau- 
tionné qu'enthousiaste.  Gomme  presque  tout  le  monde 
avant  lui,  il  était  persuadé  que  «  les  choses  inférieures 
relèvent  de  l'influence  des  astres  »  \  C'est  là,  pour  lui, 
une  sorte  d'axiome.  Il  y  revient  constamment. 

récompense  ainsi  le  défaut  de  leur  essence  par  la  perfection  de  l'exté- 
rieur. Les  femmes  ont  de  la  beauté  pour  servir  de  contrepoids  au  pouvoir 
des  hommes,  etc.,  etc.  »  puis,  vient  le  passage  que  j'ai  cité  dans  le  texte. 

(i)  Les  morales  chrétiennes,  IV,  pp.  88,89. 

(2)  Il  donne  ailleurs  une  très  intéressante  définition  du  beau.  «  La 
beauté  n  est  autre  chose  qu'nn  empire  de  la  forme  sur  la  matière  où  elle 
établit  l'ordre  avec  un  grand  éclat  d'activités  au  lieu  des  ténèbres,  de  la 
faiblesse  et  de  la  confusion.  »  La  Théologie  naturelle,  III,  p.  m. 

(3)  La  Théologie  naturelle,  I,  p.  160. 

(4)  Ih.,  I,p.  38i. 


44^  l'humanisme     DÉVOT 

Il  faut  avouer,  dit-il  par  exemple,  que  ce  monde  relevant 
des  astres  en  emprunte  aussi  bien  ses  défauts  que  sa  perfec- 
tion ;  qu'il  y  a  des  aspects  heureux  et  infortunés  dont  les  effets 
sont  également  décrétés  de  Dieu  et  exécutés  par  les  intelli- 
gences motrices  *. 

Quoi  qu'il  en  soit,  l'homme  reste  libre  et  domine  aux 
astres.  Sur  ce  point  fondamental  le  P.  Yves  ne  biaise 
jamais. 

Sans  fuir  devant  les  astres,  comme  le  conseille  Ptolémée,  et 
sans  leur  quitter  la  place  avec  quelque  peu  de  honte,  on  peut 
parer  dextrement  leurs  coups,  ou  par  une  généreuse  résolu- 
tion de  ne  pas  faire  ce  à  quoi  on  se  sentira  porté,  ou  si  l'affaire 
dépend  du  concours  de  plusieurs  causes  naturelles,  on  peut 
les  mettre  en  état  d'agir  autrement  que  le  ciel  n'ordonne  '^. 

Voilà  certes  le  plus  original  de  tous  les  mages  !  S'il 
n'était  chrétien,  il  adorerait  les  étoiles  et  cependant  il  se 
mesure  avec  elles,  il  les  défie,  il  les  nargue  presque  et, 
secouant  leur  envoûtement,  il  leur  crie,  il  leur  montre 
qu'elles  ne  peuvent  rien  sur  sa  volonté. 

Mais  enfin,  l'effort  même  de  qui  brave  les  étoiles  avoue 
leur  puissance.  Leur  résister,  c'est  reconnaître  l'em- 
pire qu'elles  exercent  sur  la  plupart  des  hommes;  c'est 
donc  reconnaître  en  même  temps  que  la  science  des  horos- 
copes, bien  que  toujours  faillible  puisque  tout  homme 
énergique  peut  la  démentir,  est  le  plus  souvent  sérieuse, 
puisque  la  plupart  des  volontés  humaines  manquent 
d'énergie.  Malgré  bien  des  réticences,  le  P.  Yves  ne 
recule  pas  devant  cette  conclusion.  Seulement  il  a  l'esprit 
trop  vaste  pour  s'intéresser  aux  horoscopes  individuels. 
Que  lui  importe  de  savoir  par  avance  la  destinée  de  Pierre 
ou  de  Jacques?  Dans  le  faux  comme  dans  le  vrai,  il  voit 
toujours  grand.  Ce  qu'il  brûle  de  savoir,  c'est  la  destinée 
des   empires,   les  victoires   futures   de  l'Eglise  et  de  la 

(i)  J.a  Théologie  naturelle,  l,  pp.  58i,582. 
(2)  //;.,  II,  p.  302. 


YVES     DE     PARIS  449 

F'rance,  la  date  fatale  qui  doit  amener  la  défaite  des  Anglais 
et  la  chute  du  Croissant.  Il  n'avoue  pas  toujours  cette  am- 
bition chimérique  ;  souvent  même  il  la  raille  tout  le 
premier  : 

Le  moyen,  dit-il,  de  dresser  raisonnablement  l'horoscope 
d'un  état  dont  l'être  consiste  en  personnes...  plus  variables  en 
leur  suite  que  l'air  ne  l'est  en  ses  agitations?  Qui  peut  pré- 
voir ce  qui  se  fera  dans  l'Etat  d'ici  à  trois  ou  quatre  siècles, 
ne  sachant  pas  l'humeur,  l'esprit,  les  qualités,  les  forces  de 
ceux  qui  pour  lors  seront  en  charge 


1  0 


Il  dit  encore  dans  le  même  sens  : 

Ce  n'est  pas  que  les  conjonctions  des  planètes  supérieures 
qui  se  font  en  ces  signes,  particulièrement  au  Bélier,  tous  les 
^94  ^ris,  soient  capables  d'apporter  des  changements  de 
royaumes,  moins  encore  de  religions...  parce  que,  en  un  mot, 
ces  grands  effets  dépendent  de  la  liberté  de  l'homme  qui 
domine  aux  astres  et  d'un  ressort  particulier  de  la  Providence 
qui  se  réserve  ces  dispositions. 

Oui,  sans  doute,  Yves  l'entend  bien  ainsi, 

néanmoins,  continue-t-il,  il  faut  avouer  que  la  rencontre  de 
ces  planètes  attache  de  puissantes  qualités  à  la  matière  et  que 
comme  les  aspects  ordinaires  sont  des  changements  d'un  jour, 
ainsi  ces  grandes  conjonctions  impriment  de  profondes  in- 
fluences qui  répondent  à  l'étendue  des  siècles  et  ne  laissent 
guère  autre  chose  que  la  volonté  des  hommes  libre  de  leur 
violence  ^. 

Ces  grandes  conjonctions,  la  science  les  annonce  avec 
certitude.  S'il  en  est  ainsi,  pourquoi  ne  pas  essayer  de 
tirer  Thoroscope  des  races  futures,  d'écrire,  à  la  lumière 
des  étoiles,  l'histoire  conjecturale,  mais  infiniment  vrai- 
semblable, des  catastrophes  mondiales  qui  doivent  épou- 
vanter ou  réjouir  nos  petits-neveux? 

Cette  belle  et  folle  aventure  a  tenté  notre  capucin.  Se 

(i)  La  Théologie  naturelle,  III,  p.  274. 
(2)  //>.,  I,  pp.  196,197. 

I.  29 


4^0  l'humanisme    dévot 

trouvant  au  Groisic,  vers  i652,  il  avait  fait  la  connaissance 
d'un  gentilhomme  du  voisinage,  le  marquis  d'Asserac 
«  chef  de  nom  et  d'armes  de  l'illustre  maison  de  Rieux  »  ^ 
Les  astres  les  voulaient  amis.  Pendant  de  longs  jours  et  de 
longues  nuits,  le  gentilhomme  et  le  capucin  travaillèrent 
ensemble  au  grand  œuvre,  tant  et  si  bien  qu'en  i653 
ils  purent  donner  au  monde  le  résultat  de  leurs  obser- 
vations, une  nouvelle  méthode  (T astrologie  et  l'histoire 
future  de  Tunivers  :  Fatum  uaiversi.  Ni  Tun  ni  l'autre  du 
reste  ne  mirent  leur  nom  sur  la  couverture  du  livre. 
Et  la  nova  méthodus  et  le  Fatum  universi  paraissaient  comme 
Tœuvre  de  François  Allaeus,  arabe  chrétien^. 

La  méthode  consiste  en  un  jeu  de  rondelles  superposées 
et  mobiles,  qui,  manœuvrées  avec  précision,  doivent  nous 
conduire  aux  prophéties  désirées.  Soit  la  figura  Henrici  IV, 
Galliarum  régis.  Faites  tourner  les  rondelles  de  cette 
figure  et  vous  saurez  aussitôt  qu'Henri  IV  doit  périr  de 
malemort  en  1610.  Quant  aux  prédictions  de  nos  deux 
mages,  elles  vont,  si  j'ai  bien  compris  ce  latin,  jusqu'à 
notre  xx^  siècle  et  même  plus  loin.  Louis  XIV  sera  l'ange 
exterminateur  qui  conduira  la  suprême  et  prochaine 
croisade;  en  1720,  nous  échapperons,  non  sans  peine,  à 
de  graves  troubles  intérieurs;  en  1770,  une  révolution  écla- 
tera et  la  famille  régnante  sera  chassée   :   res  turhatœ.  et 


(i)  Ropartz,  qui  ne  fait  ici  du  reste  que  copier  la  biographie  uni'^'er- 
selle  prétend  que  le  P.  Yves  aurait  été  envoyé  en  disgrâce  au  Croisic 
après  cette  affaire  des  heureux  succès  de  la  piété  qui  l'avait  brouillé  avec 
l'Eglise  gallicane.  (Ropartz  :  Etudes  sur  ffueU/ues  ouvrages  rares  et  peu 
connus...  écrits  par  des  Bretons,  Nantes.  1878.)  Je  n'en  crois  rien.  L'his- 
toire en  question  remontait  à  i633,  et  pendant  les  vingt  années  qui  vont 
de  i63i  à  i652  ou  i653,  date  du  prétendu  exil  au  Croisic,  le  P.  Yves  avait 
publié,  à  l'applaudissement  de  tous,  ses  meilleurs  ouvrages  et  avait  été 
regardé  comme  la  lumière  de  son  Ordre.  Il  semble  plutôt  que,  grand 
ami  de  la  solitude  et  de  la  nature,  il  aura  demandi'  la  permission  de  faire 
une  retraite  prolongée  au  Croisic. 

(2)  Ce  livre,  devenu  rare  et  pour  cause,  contient  généralement  trois 
parties  :  VAstrologix  nova  méthodus  ;  le  Fatum  universi,  et  l'apologie  du 
tout  par  le  P.  Yves  lui-même,  qui,  cette  fois,  signe  de  son  nom.  Biunet 
décrit  l'ouvrage  et  Ropartz  (1.  c.)  l'étudié  assez  longuement.  Du  reste,  le 
nom  d'Asserac  est  à  la  fin  de  la  préface.  Voici  cette  fin  :  Mihi  et  amicis. 
Procul  esto  profanuui  vulgus.  Asserac. 


YVES     DE     PARIS  d^i 

inclinantes  ad  niutalioneni  familix  ;  en  i85o,  aura  lieu 
quelque  manifestation  mémorable  de  la  «  Vierge  »  : 
Lourdes,  sans  doute  :  enfin  1860  verra  la  France  magni- 
fiquement prospère  et  plus  étendue  que  jamais  :  maxima 
félicitas  et  regni  siunma  propagatio  :  c'est  le  second 
empire,  c'est  Tannexion  du  comté  de  Nice  et  de  la  Savoie. 
Ceci  pour  la  France.  L'Angleterre,  de  son  côté,  n'est  pas 
oubliée.  Pour  elle,  ce  ne  seront  que  terribles  cataclysmes. 
1666,  1691,  1705,  1766,  autant  de  dates  fatales.  En  1884, 
elle  s'écroulera  tout  à  fait. 

L'Angleterre  prit  mal  ces  fâcheuses  nouvelles,  et 
demanda,  par  la  voie  diplomatique,  un  châtiment  exem- 
plaire, sinon  pour  l'arabe  chrétien,  dont  le  nom  n'était  pas 
connu,  du  moins  pour  son  œuvre.  Tout  devait  être  bouffon 
dans  cette  aventure.  Chargé  d'instrumenter  contre  le 
Fatum  universi,  le  parlement  de  Bretagne  ne  trouva 
rien  de  mieux  que  de  confier  au  P.  Yves  lui-même  l'exa- 
men théologique  de  l'ouvrage  incriminé.  Le  P.  Yves 
conclut  gravement  à  la  parfaite  innocence  de  l'arabe 
chrétien.  Quelques  cartons  voilèrent  les  prophéties  anglo- 
phobes et  l'affaire,  semble-t-il,  n'alla  pas  plus  loin. 

Jusqu'à  quel  point  le  P.  Yves  prenait-il  au  sérieux  ses 
rêveries  astrologiques,  à  ceux-là  de  répondre  qui  ont 
donné  plus  d'attention  qu'il  ne  voudraient  l'avouer  à  des 
fantaisies  analogues,  à  la  chiromancie  par  exemple.  En 
ces  matières,  on  croit  et  on  ne  croit  pas.  Les  sciences, 
dites  exactes,  sont  tellement  courtes,  le  strict  raisonnable 
est  si  vide,  que  certains  esprits  frappent  volontiers  aux 
portes  du  mystère,  scrutent  les  songes,  déchiffrent  les 
mains,  interrogent  les  voyantes.  «  Nous  sommes  des 
enfants,  écrit  le  P.  Yves  dans  sa  préface  du  Fatum,  tour- 
mentés par  tant  de  misères  spirituelles,  la  sainte  Église 
notre  mère  se  relâche  parfois  de  sa  majesté  et  nous  per- 
met des  jeux  innocents,  ludicra  quœdam,  comme  est  celui 
de  consulter  les  étoiles.  » 

Il  parle  ainsi  et  je  le  crois  sincère.  Mais  tout  n'est  pas 


452  l'humanisme    dévot 

amusement  dans  ses  recherches  astrologiques.  «  Je  ne 
suis  pas  fort  crédule  en  ces  observations,  écrira-t-il  en  1661, 

néanmoins...  Gerson  nous  enseigne,  que  dans  les  affaires 
politiques,  il  ne  faut  pas  négliger  le  jugement  des  personnes 
bien  versées  en  Tastrologie,  mais  en  faire  un  poids  fort  considé- 
rable, quand  il  s'accorde  avec  les  nécessités  et  les  raisons  de 
l'état  \ 

Quoi  qu'il  en  soit,  voilà  tout  ce  que  j'ai  pu  recueillir  sur 
la  personne  du  P.  Yves.  Même  dans  ses  erreurs,  il  con- 
tinue, en  quelque  façon,  à  mériter  le  splendide  éloge  que 
faisait  de  lui  un  de  ses  amis.  Totus  ipse  lumen-.  Il  n'est 
que  lumière.  L'examen  de  sa  doctrine  nous  confirmera, 
je  crois,  dans  ce  sentiment. 

(i)  V Agent  de  Dieu,  p.  368,369- 
(2)  Lettre  déjà  citée  du  P.  Mathoud. 


CHAPITRE  III 

YVES    DE    PARIS.    —    LA    DOCTRINE 


Caractères  généraux  de  cette  doctrine.  —  Son  orthodoxie,  —  Son  appa- 
rence profane. 

§  1.  —  Le  meilleur  des  mondes. 

I.  Ici-bas  «  plus  de  perfections  que  de  défauts  ».  — «  Le  bieii  devance  tou- 
jours le  mal  » .  —  Les  larmes  de  l'enfant  qui  vient  de  naître.  —  Que  notre 
plaisir  est  «  sans  relâche  ».  —  Que  nous  n'avons  d'inclination  que 
pour  ce  dont  nous  pouvons  avoir  la  jouissance.  —  Les  scrupuleux.  — 
«  Beau  mariage  entre  la  nécessité  et  le  plaisir.  »  —  Le  fou  rire,  revanche 
de  l'ordre.  —  Du  rire  des  pauvres, 

IL  Des  «  lâches  pensées  de  la  misère  de  l'homme  ».  — Les  passions.  — 
Que  la  vertu  est  aisée.  —  «  Se  persuader  aisément  des  perfections  » 
du  prochain.  —  Bonté  des  demi-vertus.  —  Du  sentiment  de  l'honneur. 

—  Delà  mode.  —  La  fidélité  conjugale  en  France.  —  Misères  de  l'Eglise. 

III.  Que  les  défauts  de  la  création  concourent  à  son  excellence.  —  Félix 
culpa.  —  Facilité  de  la  conversion.  —  Victoire  de  l'Amour. 

§  2.  —  Abus  et  plans  de  réformes. 

La  farce  du  monde.  —  Tartufe.  —  Confréries  et  ca^  os.  —  Des  vocations 
forcées.  —  Décadence  de  la  noblesse.  —  '^^  ..s  pages.  —  Académie 
gratuite  pour  l'éducation  des  enfants  nobles  mais  pauvres.  —  Mariages 
d'argent.  —  Contre  les  nourrices  mercenaires.  —  La  misère  publique 
et  les  exactions  des  gouvernants.  —  Du  sort  malheureux  des  ouvriers. 

—  Projet  d'une  caisse  syndicale  de  secours  aux  ouvriers  infirmes. 

§  3.  —  Des  Sympathies  et  de  l'Union. 

I.  La  loi  des  sympathies.  —  Son  origine  divine.  —  Sa  fin. 

II.  De  l'amitié  des  domestiques  pour  leurs  maîtres.  — Que  le  riche  subsiste 
«  par  la  miséricorde  des  pauvres  ».  —  Du  sexe  infirme.  —  Le  mariage 
et  «  la  mort  de  la  liberté  ».  —  Harmonies  conjugales. 

III.  De  l'amitié  «  remède  général  à  toutes  les  infirmités  de  l'âme  ».  —  Dn 
mystère  des  sympathies  et  de  leur  origine  divine.  —  Panégyrique  de 
l'amitié. 


454  l'humanisme    dévot 

IV.  Des  anges  guérisseurs.  —  Les  anges,  et  la  «  bonne  fortune  »,  et  la  con- 
servation des  Etats.  —  De  l'ange  gardien. 

§  4.  —  Dieu  sensible  au  cœur. 

I.  Que  «  l'homme  a  un  sentiment  naturel  de  Dieu  »,  —  Que  cette  connais- 
sance de  Dieu  peut  se  «  comparer  à  l'attouchement  ».  —  Les  païens  ido- 
lâtres, prodigues  de  ce  sentiment.  —  Que  ce  sentiment  est  invincible  et 
inaliénable.  —  De  quel  droit  mettre  un  «  instinct  »  au-dessus  de  la 
raison  raisonnante  ?  —  Que  cet  instinct  est  intelligence.  —  Des  trois 
«  portions  »  de  l'âme.  —  Le  sentiment  de  Dieu  «  apanage  de  la  partie 
supérieure  ».  —  Rapport  entre  ce  sentiment  et  la  connaissance  mys- 
tique. —  La  pointe  de  l'âme. 

IL  Que  «  les  plus  grands  docteurs  ne  sont  pas  les  plus  connaissants  ». — 
Des  humbles  et  des  frères  lais.  —  Infirmités   de   la  raison  raisonnante. 

—  De  la  docte  ignorance. 

§  5.  —  De  la  beauté  et  de  l'amour. 

I.  L'échelle  des  beautés.  —  Attrait  de  la  diversité.  —  Excellence  de 
l'unité.  —  Que  toute  beauté  est  spirituelle.  —  Révélation  delà  beauté. 

—  Des  premières  flammes   de    l'amour.  —    Que    la    beauté   corporelle 
n'est  qu'une  ombre  de  la  divine.  —  Panégyrique  de  l'Amour, 

II.  Mysticisme  personnel  du  P.  Yves.  —  Ses  réserves  contre  lexagération 
des  faux  mystiques.  —  Du  pur  amour.  —  Vers  l'extase.  —  Le  P.  Yves, 
les  dangers  possibles  et  la  lin  de  l'humanisme  dévot. 


Dans  ce  chapitre,  le  P.  Yves  parlera  lui-même.  Nous 
rinterromprons  à  peine.  Le  texte,  ou  pour  mieux  dire, 
nos  quelques  paragraphes  de  soudure,  seront  de  lui.  Nous 
nous  contentons  de  choisir  et  de  classer,  laissant  une  libre 
carrière  au  mouvement  de  cette  contemplation  paisible  et 
splendide.  Le  lecteur  n'a  pas  besoin  que  j'arrête  son 
attention  sur  la  noblesse  et  Toriginalité  des  pensées,  sur 
la  magnificence  ou  l'imprévu  des  images,  sur  Tardeur 
sereine  du  sentiment.  Quant  aux  réserves  que  pourront 
appeler  tel  ou  tel  passage,  chacun  les  fera  comme  il  l'en- 
tendra. Plusieurs,  j'imagine,  refuseront  de  s'associer  aux 
rêveries  métaphysiques  du  P.  Yves  sur  l'infériorité  fon- 
cière du  «  sexe  infirme  ».  D'autres,  dont  je  ne  suis  pas, 
seront  plus  ou  moins  déconcertés  par  son  optimisme. 
«  Laissons  donc  ces  lâches  pensées  de  la  misère  de  l'homme  ; 
faisons  voir  les  excellences  de  sa  nature  »  ;  chez  qui  ren- 


LK     MKILLKUll     I>  K  S     M  ON  DP:  S  \^>5 

coiUre  soudain  de  telles  paroles,  quelque  émoi  est  excu- 
sable, mais  l'ensemble  du  discours  rassurera,  j'espère, 
les  théologiens  sur  Torthodoxie  du  P.  Yves.  Celui-ci,  du 
reste,  s'adresse  au  grand  public  et  parle  la  langue  des 
honnêtes  gens.  De  là,  peut-être,  dans  certaines  de  ces 
expressions,  un  peu  moins  de  rigueur  technique  qu'il  ne 
conviendrait.  On  trouvera  peut-être  aussi  que  l'accent  de 
la  plupart  de  ces  beaux  passages  est  d'un  sage  plutôt  que 
d'un  croyant.  Ce  n'est  là  qu'une  apparence  et  trompeuse. 
Un  sage,  oui,  mais  chrétien  et  même  mystique. 

Les  philosophes,  dit-il,  semblent  avoir  formé  quelques 
souhaits  de  cette  bienheureuse  vie,  quand  les  uns  ont  dit  que 
notre  Ame  se  devait  entretenir  dans  une  étroite  sympathie  avec 
la  planète  de  qui  elle  dépend  ;  les  autres  qu'elle  devait  avoir 
cette  alliance  avec  Tâme  du  monde...  Or  Jésus-Christ  est  la 
véritable  âme  du  monde  et  la  forme  universelle  que  donne  la 
vie  de  la  grâce...  C'est  l'astre  de  chacun,  encore  qu'il  le  soit  de 
tous\ 

Cette  pensée  et  la  distinction  fondamentale  entre  l'ordre 
naturel  et  le  surnaturel  lui  sont  toujours  présentes.  Si  le 
P.  Yves  tend  constamment,  et  parfois  avec  une  certaine 
exagération,  à  platoniser  le  christianisme,  il  tâche  encore 
plus  de  christianiser  et  de  surnaturaliser  Platon. 


§  1.  —  Le  meilleur  des  inondes. 

I.  C'est  le  nôtre,  ce  beau  monde  que  nous  habitons,  cet 
autre  monde  infiniment  plus  beau  que  nous  sommes. 

Dans  toute  l'étendue  de  la  nature  qui  est  une  production  et 
qui  porte  quelque  vestige  du  Souverain  Bien,  il  y  a  toujours 
plus  de  perfections  que  de  défauts,  plus  de  sérénités  que 
d'orages,  plus  de  légitimes  naissances  que  de  monstrueuses, 
plus  de  santés  que  de  maladies,  plus  de  vertus  que  de  vices  ''^. 

(i)  Les  morales  chrétiennes,  1,  p.  jgS, 
(2)  Les  vaines  excuses...,  I,  p.  54. 


456  L    HUMANISME     DEVOT 

On  n'y  peut  rien  trouver  à  redire  «  sinon  que  les  mer- 
veilles y  sont  trop  communes  »  \ 

Il  n'y  a  point  de  mal  en  toute  l'étendue  de  la  nature  ^. 

Le  bien  devance  toujours  le  mal  :  le  naturel  est  plus  fort 
que  le  violent  ;  la  liberté  est  devant  la  servitude.  Le  tempé- 
rament de  l'adolescence  est  le  plus  heureux  :  ainsi  les  pre- 
mières actions  de  l'esprit  sont  les  plus  saines  ;  ces  lumières 
sont  les  plus  pures  qui  viennent  immédiatement  du  ciel  sans 
être  obscurcies  de  passion^. 

Qu'on  n'aille  pas  nous  opposer,  comme  prophétiques, 
les  premières  larmes  de  l'enfant  qui  vient  de  naître. 

J'avoue  que  l'homme  pleure  à  l'entrée  du  monde  et  si  c'était 
par  une  connaissance  qu'il  eut  de  sa  condition;  je  (dirais) 
qu'il  appréhende  moins  les  disgrâces  de  cette  vie  que  le  délai 
de  l'éternité  et  que  ses  larmes  sont  plutôt  d'amour  et  de 
désir  que  de  crainte.  Je  veux  qu'il  pleure  en  effet,  mais  c'est 
parce  que  son  tempérament  trop  délicat  est  blessé  de  l'air 
où  il  n'a  pas  encore  pris  son  habitude  ;  ou  bien  parce  que  son 
corps  se  resserre  en  une  nouvelle  solidité,  comme  le  corail 
au  sortir  de  l'eau...  Sa  douleur  ne  vient  que  d'une  abondance 
qui  l'étonné,  jusques  à  ce  que  les  quarante  jours  en  ayant  fait 
la  digestion,  il  commence  à  ressentir  sa  félicité  et  le  transport 
de  sa  joie  le  fait  rire,  comme  plus  heureux,  même  dans  la  fai- 
blesse de  ce  premier  âge,  que  le  reste  des  animaux,  même  en 

(i)  La  Théologie  naturelle...,  I,  p.  378. 

(2)  Ib.,  II,  p.  5o3. 

(3)  «  C'est  pourquoi  Platon  dit  que  le  sentiment  de  la  religion  se  ren- 
contre aux  deux  extrémités  de  notre  âge,  mais  qu'il  est  moins  pur  dans 
les  vieillards  qui  le  conçoivent  par  expérience  ou  par  crainte,  que  dans  la 
jeunesse  qui  le  tient  de  Finspiralion  de  Dieu.  Comme  le  miel  que  les 
abeilles  font  au  printemps  est  beaucoup  meilleur  que  celui  qu'elles  ména- 
gent en  automne,  par  une  puissance  déjà  lassée  et  par  l'appréhension 
qu'elles  ont  de  1  hiver.  «  Vos  jeunes  hommes,  dit  Dieu  à  son  peuple,  par 
le  Prophète,  verront  des  visions  et  vos  vieillards  songeront  des  songes.  » 
Ce  que  la  vieillesse  comprend  des  choses  divines  par  l'expérience  et  par 
la  crainte,  n  est  proprement  qu'un  fantôme  et  une  image  confuse  de  la 
vérité,  si  on  le  compare  aux  inspirations  que  le  ciel  en  donne  à  l'adoles- 
cence... Ils  suivent  le  bien  purement,  parce  qu'il  est  tel  et  sans  en  avoir 
fait  la  comparaison  avec  celui  du  monde,  dont  l'expérience  suppose  tou- 
jours un  doute  dans  l'esprit,  une  dureté  de  cœur  qui  suit  les  intérêts  et 
qui  ne  se  rend  qu'à  la  force,  après  avoir  abusé  des  premières  impressions 
de  la  grâce.  »  Les  heureux  succès,  pp.  270-^79. 


LE     MEILLEUR    DES    MONDES  457 

leur  état  de  perfection.  Encore  qu'il  soit  nu,  la  nature  lui 
imprime  cette  confiance  allègre...  Quelle  apparence  donc  de 
plaindre  cette  créature  comme  misérable  qui  a  l'empire  des 
autres  et  pour  le  service  de  laquelle  le  monde  est  bâti  *  ! 

Notre  ingratitude  étourdie  se  persuade  que  «  le  corps 
est  plutôt  un  sujet  de  douleur  que  de  volupté  »  ;  alors  qu'en 
vérité  «  le  plaisir  y  est  sans  relâche  »,  la  douleur  éphé- 
mère ou  intermittente. 

Que  si  ce  plaisir  ne  nous  donne  point  des  tressaillements  de 
joie,  c'est  parce  que  la  coutume  en  amortit  le  ressentiment  ou 
que  comme  il  (le  plaisir)  est  extrêmement  ami  de  notre  nature, 
il  continue  avec  une  douceur  semblable  à  celle  des  fleuves 
qui  cachent  leur  cours  sous  une  surface  polie  et  ne  soulèvent 
leurs  flots  que  quand  ils  trouvent  de  la  résistance  '\ 

Borné  dans  ses  désirs,  infini  dans  ses  vœux,  disent  les 
poètes,  exagérateurs-nés  de  l'humaine  misère.  Mais  non, 
chacun  de  nos  désirs  peut  être  exaucé  :  «  nous  n'avons 
point  d'inclination  naturelle  que  pour  ce  dont  nous  pou- 
vons avoir  la  jouissance  »  \  La  nature  ne  nous  donnerait 
pas  les  inclinations  si  de  chacune  d'elles,  l'effet  n'était 
((  possible,  même  aisé  »  '\  «  Nous  ne  voyons  point  d'ap- 
pétits naturels  qui  soient  inutiles,  toutes  les  puissances 
trouvent  des  activités  qui  les  satisfont^  » 

Nos  inclinations,  hautes  ou  chétives,  l'univers  entier  et 
la  grâce  toujours  présente  nous  aident  à  les  satisfaire. 
Au-dessous  de  nous  et  au-dessus,  tout  semble  ne  chercher 
que  notre  plaisir.  Les  créatures  sont  belles,  pour  faire 

(i)  La  Théologie  naturelle,  II,  pp.  27,  28. 

(2)  Ib.,  II,  p.  45o. 

(3)  Ih.,  I,  p.  159. 

(4)  Le  gentilhomme  chrétien,  p.  171. 

(5)  La  Théologie  naturelle,  II,  p.  327.  II  n'est  pas  de  principe  sur 
lequel  le  P.  Yves  revienne  plus  souvent  et  avec  plus  de  conviction. 
«  L'homme  serait  la  plus  misérable  des  créatures  (hypothèse  absurde)  si 
toutes  ayant  les  instincts  qui  leur  sont  propres,  lui  seul  demeurait  éter- 
nellement privé  des  connaissances  dont  il  est  capable  et  n'avait  que  le 
désir  au  lieu  de  la  possession.  »  La  Théologie  naturelle,  II,  p.  233. 


458  l'humanisme    dévot 

naître  en  nous  de  l'amoui',  c'est-à-dire  «  du  contente- 
ment »,  car  Famour-souffrance  est  une  invention  perverse 
de  rhomme*.  Pourquoi  bouder  à  ces  plaisirs  que  Dieu 
lui-même  nous  offre,  ou  de  sa  main,  ou  par   l'entremise 

des  créatures  ? 

* 

C'est  une  très  importante  considération  de  voir  combien  la 
science  a  de  sympathies  avec  les  qualités  du  chrétien  que  le 
texte  sacré  nomme  enfant  de  la  lumière  ". 

Voulez-vous  des  joies  moins  spirituelles  ? 

Tant  de  parfums  que  les  plus  heureux  climats  produisent  et 
qui  se  rencontrent  avec  tant  de  suavité  sur  nos  fleurs  sont  des 
présents  que  la  nature  ne  nous  ferait  pas  s'il  ne  nous  était 
permis  de  les  recevoir.  Otez  les  excès  de  ces  trop  grandes 
délicatesses...  il  ne  faut  point  douter  qu'on  ne  puisse  prendre 
le  plaisir  des  bonnes  odeurs  avec  innocence,  puisque  de  tout 
temps  la  piété  s'en  est  servie  dans  les  sacrifices^. 

Arrière  les  scrupuleux  qui  «  se  font  un  crime  des  plus 
innocentes  satisfactions  de  la  vie  »  ! 

Tout  ce  qui  leur  agrée  les  offense  ;  ils  calomnient  la  moitié 
des  œuvres  de  Dieu  qui  ne  sont  recommandables  que  par  la 
beauté. 

«  Tout  instruit  qu'étant  chargé  d'un  corps  périssable... 
il  ne  peut  pas  vivre  dans  toute  la  pureté  des  bienheureux  » , 
le  chrétien 

ne  condamne  pas  le  beau  mariage  que  la  divine  miséricorde  a 
voulu  faire  du  plaisir  avec  la  nécessité  *. 

Beau  mariage  et  qui  témoigne  de  notre  noblesse  : 

L'exercice  de  la  culture  des  fleurs  est  le  seul  qui  ne  prétend 
que  le   plaisir  ;  ainsi  comme  il  est  plus  éloigné  d'un  commerc^e 

(i)  Les  vaines  excuses...,  I,  pp.  34,  35. 

(2)  Les  morales  chrétiennes,  IV,  p.  78. 

(3)  Ib.,  lY,  p.  i5i. 

(4)  Ih.,  I,  pp.  593-597. 


LE     MKILLKUR     MKS     MONDES  /jSc) 

mécanique,  il  semble  plus  noble    et  celui  de  tous  qui  montre 
lu  liberté,  la  magnificence,  l'empire  de  l'homme  sur  le  monde  *. 

ALneadiim  genetrix,  hominum  divomque  voluptas... 

Nous  tenons  la  vie  delà  volupté;  elle  anime,  elle  assaisonne, 
elle  récompense  toutes  les  actions  ordinaires,  elle  porte  les 
sens  à  leurs  objets  qui  ne  leur  seraient  pas  assez  propres,  s'ils 
ne  leur  étaient  agréables.  Aussi  la  nature  témoigne  tant  d'aver- 
sion de  la  douleur  qu'elle  ne  la  peut  supporter  longtemps, 
sans  s'en  faire  quitte  par  les  remèdes  ou  par  la  mort.  Son 
mouvement  doit  être  iort  court  en  l'orateur,  dit  Quintilien, 
parce  que  les  auditeurs  s'en  lassent  bientôt,  et  les  lois  de  tous 
les  peuples  ont  prescrit  un  certain  temps  au  deuil  qu'on  fait 
en  la  mort  des  personnes  les  plus  chères,  d'autant  qu'on  ne 
la  peut  pas  continuer  toujours  sans  la  contrefaire.  Nous  avons 
vu  les  assistants  d'un  malade,  dans  l'agonie  de  deux  ou  trois 
jours,  après  avoir  versé  beaucoup  de  larmes,  le  cœur  pâmé, 
l'esprit  confus  de  douleur,  en  un  moment,  pour  un  sujet  nulle- 
ment considérable,  éclater  ensemble  en  un  ris  involontaire, 
par  un  transport  de  la  nature  qui  vengeait  ses  droits  et  se  réta- 
blissait en  conjurant  cette  humeur  mélancolique,  sans  attendre 
les  ordres  de  la  raison  ^ 

Revanche  de  l'ordre.  Ce  fou  rire  nous  rappelle  que 
l'homme  n'a  pas  été  fait  pour  les  larmes.  Duègnes  de  cha- 
rité, aumôniers  moroses,  vous  n'admettez  pas  que  les 
pauvres  mendiants  de  votre  ressort,  paraissent  gaillards 
et  en  joie,  qu'ils  chantent,  qu'ils  dansent  et  que  «  les 
estropiats  trouvent  l'adresse  d'aller  en  cadence  ».  Vos  mi- 
séricordes se  refusent  à  ces  misères  «  qui  vous  montrent 
des  joies  et  des  satisfactions  plus  grandes  que  celles  des 
riches^  parce  qu'elles  sont  nécessaires,  sans  déguisement 
et  sans  affectation  )>. 

Mais  si  vous  agissez  plus  par  raison  que  par  un  mouvement 
sensitif,  les  petites  relâches  de  ces  misérables  ne  refroidiront 
pas   votre  charité.    C'est   votre  gloire,    et  ce  doit   être  votre 

(i)  Les  morales  chrétiennes,  II,  p.  473. 
(2)   V Agent  de  Dieu...,  pp.  171,  172. 


46o  l'humanisme    dévot 

contentement  que  (cette  charité)  pourvoie  de  sorte  à  leurs 
nécessités  que,  comme  la  providence  divine,  elle  aille  jusqu'au 
plaisir.  Les  bêtes  que  nous  tenons  à  l'attache,  les  chiens,  les 
singes,  les  fouines  font  des  tours  de  gaîté  dans  la  petite 
étendue  de  leurs  chaînes.  Ne  soyez  donc  si  ennemi  des  incli- 
nations de  la  nature,  que  vous  teniez  les  pauvres  pour  des 
hypocrites,  si,  dans  une  longue  misère,  ils  sont  quelquefois 
joyeux  ^ 

II.  Pourquoi  les  ombres  du  monde  moral  assombri- 
raient-elles ce  riant  tableau  ?  N'avons-nous  pas  marqué 
plus  haut  qu'il  y  a  «  toujours  »  ici-bas  «  plus  de  vertus 
que  de  vices  »  ? 

Tout  ce  que  je  regrette...,  c'est  de  voir  que  ceux  qui  se  ren- 
dent maîtres  de  la  sagesse,  ne  remarquent  en  Thomme  que 
du  défaut  et  se  persuadent  de  le  bien  connaître  quand  ils  le 
chargent  d'autant  d'injures  qu'en  méritent  les  plus  infortunées 
productions  du  monde.  Qu'il  me  fâche  quand,  pour  les  titres 
honorables  qui  lui  sont  dus,  on  lui  donne  ceux  de  vanité,  de 
faiblesse,  d'inconstance,  de  misère,  de  présomption  ;  quand  je 
vois  que  les  artifices  de  l'éloquence  agrandissent  ses  imper- 
fections... !  Ce  n'est  pas  là  une  libre  confession  de  notre 
misère,  mais  une  calomnie  de  notre  excellence,  puisque  ces 
disgrâces  sont  les  infirmités  et  non  pas  les  apanages  de  notre 
nature,  et  mesurer  à  cela  notre  condition,  c'est  juger  du 
soleil  par  son  éclipse,  de  la  beauté  d'une  fleur,  quand  elle  est 
passée,  de  la  générosité  d'un  lion,  quand  il  est  mort.  Quelle 
fureur  d'être  ennemis  de  nous-mêmes,  de  n'avoir  des  yeux  que 
pour  voir  en  nous  ce  qui  n'est  point  nôtre!...  Ils  rendent  les 
défauts  possibles  comme  nécessaires  ;  ils  nous  font  un  ordinaire 
d'un  accident;  ils  ressemblent  à  un  législateur  qui  n'aurait  de 
lois  que  pour  les  crimes,  et  leur  sagesse  se  réduit  à  traiter 
l'homme  par  une  continuelle  application  de  remèdes  sans  lui 
faire  prendre  de  nourriture...  Pourquoi  donc  accuser  plutôt 
l'homme  des  misères  qui  le  travaillent  que  le  louer  des  vertus 
qui  en  triomphent  ? 

Pense-t-on  qu'en  amplifiant  de  la  sorte  notre  infirmité, 
on  avancera  l'amendement  de  notre  vie?  Mais  non,  cette 

(i)  L'Agent  de  Dieu...,  pp.  172,  173. 


LE     MEILLEUR     DES     MONDES  461 

rhétorique  nous  accable  et  nous  diminue,  au  contraire. 
«  C'est  absoudre  les  crimes,  crier  liberté  à  toutes  les  pas- 
sions, de  les  dire  propres  à  notre  espèce  et  les  mettre  sous 
la  protection  de  la  nature.  »  Quelles  grandes  actions  atten- 
driez-vous  d'un  petit  courage?  «  L'homme  ne  s'élèvera 
jamais  à  Dieu  s'il  ne  se  croit  plus  puissant  que  tout  le 
monde  ;  plus  fort  que  les  passions,  que  les  charmes  de  la 
volupté,  que  les  gênes  de  la  douleur;  s'il  ne  se  met  au- 
dessus  du  temps  ;  s'il  n'est  une  éternité  et  s'il  ne  s'unit 
au  premier  principe  par  quelque  sorte  de  ressemblance.  » 

Laissons  donc  ces  lâches  pensées  de  la  misère  de  l'homme; 
faisons  voir  les  excellences  de  sa  nature...  pour  nous  acquitter 
d'une  reconnaissance  envers  Dieu,  d'un  devoir  de  justice 
envers  nous-mêmes  et  pour  ne  point  tomber  dans  le  désespoir 
de  la  vertu  *. 

Les  passions  elles-mêmes  sont  «  avantageuses  à  notre 
nature  ». 

Dieu  qui  veut  notre  bien  les  a  rendues  communes  à  tous  les 
hommes...  Puisque  sa  providence  nous  a  composés  de  corps  et 
d'âme,  de  sens  et  de  raison,  pourquoi  veut-on  qu'une  de  ces 
deux  parties  demeure  inutile,  qu'elle  soit  morte,  sans  action 
dans  cette  alliance  mystérieuse  qui  fait  notre  vie,  qui  marque 
l'union  inséparable  du  Verbe  divin  avec  notre  nature  ^? 

L'étrange  prévention  des  stoïciens  qui  «  supposent  tou- 
jours la  passion  en  un  excès  qu'ils  disentne  se  pouvoirnon 
plus  arrêter  qu'une  flèche  partie  de  l'air  »  ^  !  Lorsqu'elles 
tâchent  de  se  soulever  contre  l'esprit,  quelle  débile  et 
maladroite  figure  ces  passions  ne  font-elles  pas  ?  Leurs 
«  premiers  mouvements  ne  sont  que  des  avis  à  la  raison 
d'être  sur  ses  gardes  ». 

Ce  sont  de  petites  vapeurs  semblables  a  celles  qui  nous 
font  paraître  la  lumière  du  soleil  tremblotante  à  son  lever  et 

(i)  T.a  Théologie  naturelle ,  II,  pp.  16-23. 
(a)  Les  vaines  excuses...^  II,  p.  17. 
(3)  Ib.,  II,  p.  18. 


462  l'humanisme    dévot 

qui  se  dissipent  en  rosée  lorsqu'il  a  plus  d'élévation  sur  notre 
hémisphère.  L'âme  se  roidit  contre  des  forces  qu'elle  trouve 
inégales  aux  siennes  ;  elle  s'irrite  à  venger  la  rébellion  de  ses 
sujets. 

Commençantes  ou  exaspérées,  un  geste  de  notre  liberté 
met  les  passions  dansTimpuissance  de  nuire.  Si  l'âme  «  veut 
employer  son  autorité,  elle  prend  un  empire  absolu  dessus 
la  matière  et  sur  les  sens,  qui  en  qualité  de  sujets  ne 
peuvent  prescrire  contre  elle  )>^ .  Bon  pour  des  héros, 
direz-vous  ?  Mais  non,  la  vertu  est  aisée  "^  ;  «  comme  la 
plus  heureuse  des  habitudes,  (elle)  est  toujours  accom- 
pagnée de  plaisir  »  ^. 

Je  veux  qu'elle  soit  mêlée  de  quelque  travail  et  que  ses  joies 
intérieures  soient  interrompues  par  quelques  souffrances.  C'est 
une  espèce  de  permutation  d'un  bien  du  corps  avec  celui  de 
l'esprit;  une  réaction  très  équitable  que  la  nature  autorise  en 
tous  ses  progrès.  Et  n'est-il  pas  juste  que  Thomme  se  fasse 
quelque  violence  pour  se  ployer  et  s'ajuster  aux  lois  immuables 
de  la  vérité  éternelle  ''  ? 

Pour  parler  «  ingénument  »,  avouons  qu'obligés  de 
((  vivre  au  monde  comme  dans  un  pays  d'ennemis  »,  la 
vertu  est  une  conquête  qui  nous  coûte  parfois  «  de  grandes 
fatigues  ».  En  revanche  comment  ne  pas  reconnaître  que 
«  nous  avons  accru  nos  infirmités  par  opinion  »  ?  Foin  des 
moralistes  gémissants!  AfTolée  par  eux, 

la  vie  de  la  plupart  des  hommes  ressemble  aux  imaginations 
des  mélancoliques  qui  se  figurent  des  disgrâces  et  des  hor- 
reurs entre  les  magnificences  et  les  caresses  de  leurs  amis. 
A  force  de  dire  que  la  vertu  n'est  pas  au  pouvoir  de  notre 
nature,  ils  s'impriment  cette  créance  ;  toutes  les  occasions  de 
la  vie  leur  paraissent  des  périls  inévitables  et  une  terreur 
panique  les  met  en  déroute  comme  ceux  qui  prirent  autrefois 

(i)  La  Théologie  naturelle^  II,  pp.  376-378. 

(a)  fb.,  II,  p.  20. 

(3)  Ib.,  III,  p.  162  ou  102. 

(4)  rb.,  III,  p.  447. 


LK     MKILI.El-H     DES     MONDES  /it)3 

les  arbres  pour  des  enibiiscades,  ouïes  tintamarres  d'uu  écho... 
pour  le  tumulte  d'une  grosse  armée  *. 

A  ces  vues  générales  sur  rexcellence  de  Thomine  en 
soi,  que  les  pessimistes  ne  se  flattent  pas  d'opposer  la 
misère  morale  des  particuliers. 

Si  quelquefois  les  prophètes  se  sont  emportés  en  de  sévères 
invectives  contre  la  corruption  des  mœurs,  comme  si  elle  était 
générale,  c'est  par  un  zèle  de  sainteté  h  qui  les  moindres 
fautes  paraissent  grandes...  Mais  s'entretenir  de  sang-froid 
dans  cette  mauvaise  estime  de  tous  les  hommes,  qu'ils  sont 
des  méchants,  des  ennemis  couverts,  déterminés  à  faire  le  mal 
toutes  les  fois  qu'ils  en  trouvent  les  occasions  et  qu'ils  en  ont 
la  puissance,  c'est  la  plus  injurieuse  et  la  plus  injuste  pensée 
dont  on  puisse  offenser  la  société  civile  ^. 

La  bienveillance,  l'indulgence  sont  beaucoup  plus  clair- 
voyantes que  les  dispositions  contraires.  Le  sage  et,  à 
plus  juste  raison,  le  philosophe  chrétien 

se  persuade  aisément  des  perfections  dans  une  créature  qui 
porte  l'image  d'une  infinie  bonté  et  qui  est  l'objet  de  son  amour. 
Il  n'a  point  d'yeux  pour  voir  des  offenses  dans  un  état  de 
grâces  et  de  miséricordes,  dans  un  corps  mystique  dont  le 
chef  possède  la  gloire,  dans  une  église  où  nous  sommes  en  com- 
munauté de  biens  avec  les  âmes  qui  jouissent  de  la  béatitude, 
où  le  Fils  de  Dieu  renouvelle  continuellement  ses  triomphes  ^. 

C'est  ainsi,  par  exemple,  qu'un  éducateur  doit  assister, 
non  seulement  sans  trouble,  mais  avec  une  secrète  joie, 
aux  emportements  de  son  élève. 

Il  faut  se  résoudre  à  voir  toujours  quelque  escapade  de  la 
jeunesse.  Les  grands  hommes,  comme  les  bons  chevaux,  ont  en 
ce  jeune  âge  des  fougues  qui  deviennent  des  générosités  par 
le  moyen  de  l'instruction''. 

(i)  La  Théologie  naturelle^  III>P-  443. 

(2)  Les  vaines  excuses...^  I,  pp.  54,  55. 

(3)  Les  morales  chrétiennes,  III,  p.  ^^1, 

(4)  /6  ,  III,  pp.  354,  355. 


464  l'humanisme    dévot 

Ainsi  encore  qu'il  faut  permettre,  qu'il  faut  même  en- 
courager certaines  ambitions  et  fiertés  naturelles,  qui 
d'abord  ne  sembleraient  pas  devoir  s'accorder  avec  la 
perfection  évangélique. 

Je  ne  voudrais  pas  passer  dans  cette  austère  philosophie 
qui  se  moque  des  personnes  engagées  dans  un  grand  emploi, 
comme  si  elles  achetaient  bien  chèrement  leurs  inquiétudes, 
et  qui  regardent  la  magnificence  de  leur  train  comme  la 
pompe  funèbre  de  leurs  âmes  mortes  pour  elles-mêmes... 
J'avoue  franchement  que  le  dessein  est  généreux  et  de  grand 
mérite  d'employer  ses  conseils,  ses  soins  et  ses  forces  pour  le 
soulagement  des  peuples  ^ 

Générosité,  noblesse,  honneur,  autant  d'objets  qui 
réjouissent  le  moraliste  chrétien. 

Ce  sentiment  de  l'honneur,  plus  vif  en  la  noblesse,  est  néan- 
moins commun  à  tous  les  hommes,  et  c'est  le  plus  doux,  le 
plus  efficace  motif  qui  oblige  les  enfants  d'apprendre  ce  qu'ils 
sont  honteux  de  ne  pas  savoir...  c'est  ce  qui  échauffe  l'esprit 
et  la  main  des  ouvriers  pour  exceller  chacun  en  son  art". 

Vertu  imparfaite  et  mêlée,  mais  vertu  quand  même. 

La  plus  grande  part  des  courtisans  ne  se  proposent  que 
cette  fin  d'avoir  de  l'honneur,  sans  travailler  à  l'acquisition  de 
la  vertu  dont  il  est  le  fruit...  Quoique  en  cela  leurs  intentions 
ne  soient  pas  si  pures,  c'est  un  bien  en  ce  qu'il  empêche  beau- 
coup de  mal  et  qu'ils  se  tiennent  dans  les  mêmes  modérations 
qu'on  pourrait  attendre  d'une  essentielle  probité^. 

Que  n'a-t-on  pas  écrit  pour  ridiculiser  le  luxe  des  habits 
et  les  variations  de  la  mode  ?  Un  esprit  large  et  pénétrant, 
nuance,  atténue,  comme  il  convient,  le  lieu  commun  trop 
facile,  il  ne  conseille  pas  des  ornements  trop  coûteux, 
mais  il  laisse  un  certain  jeu  au  goût,  à  la  fantaisie  du 
moment. 

(i)  La  Théologie  naturelle,  II,  pp.  54o,  641 . 

(2)  Le  gentilhomme  chrétien,  pp.  3io.  3ii. 

(3)  //>.,  p.  3i5. 


LE     MEILLEUR     DES    MONDES  465 

Une  voix  commune  charge  les  Français  d'être...  plus  incons- 
tants que  les  autres  peuples  qui  gardent  la  forme  de  leur 
habit,  comme  de  leur  peau,  toujours  la  même  et  qui,  comme 
les  corbeaux,  quoiqu  ils  se  renouvellent  en  leurs  mues,  sont 
toujours  noirs.  Je  ne  crois  pas  que  les  hommes  soient  dignes  de 
blâme  de  se  conformer  à  la  nature  qui,  par  les  mouvements  du 
ciel,  de  l'air,  des  eaux,  des  choses  inférieures,  des  quatre 
saisons  de  Tainiée,  fait  que  le  monde  est  dans  une  continuelle 
diversité,  afin  que,  passant  par  cette  multitude  sans  bornes, 
il  ait  un  plus  grand  rapport  h  l'infinité  de  son  principe  \ 

De  ces  parades  sociales,  passons  à  rintérieur  de  la  société 
domestique.  Si  nous  savons  regarder,  nous  verrons  bien- 
tôt que  «  la  fidélité  n'est  point  rare  dans  les  mariages  »  ''^. 

Avec  tout  ce  que  l'amour,  l'envie,  la  médisance  peuvent 
inventer,  les  adultères  se  trouvent  plus  rares  dans  une  ville 
que  les  monstres  en  la  nature  et  que  les  éclipses  au  soleil  ^ 

Il  en  va  de  même  et  à  plus  forte  raison  de  la  société 
surnaturelle  des  âmes.  Abus,  misères,  d'ici  et  de  là,  même 
chez  les  religieux  et  chez  les  pontifes,  qui  le  nie,  mais 

quand  même  le  mal  s'attacherait  aux  parties  qui  semblent 
les  principales,  il  n'en  faudrait  pas  faire  un  préjugé  désa- 
vantageux pour  les  autres,  parce  qu'ils  reçoivent  leur  beauté 
et  leur  nourriture  d'un  chef  invisible.  Dieu  prend  le  gouvernail 
quand  les  pilotes  sont  endormis  ^. 

III.  Se  résigner,  comme  il  le  faut  bien  du  reste,  aux 
défauts  du  monde  est  d'un  petit  courage  et  d'une  intelli- 
gence courte.  Ces  défauts,  on  doit  comprendre  que  d'une 
sure  manière  ils  concourent  à  l'excellence  foncière  de  la 
création. 

(i)  Le  gentilhomme  chrétien,  pp.  35i,  352. 
{i)  Les  vaines  excuses...,  II,  p.  64- 

(3)  Ih.,  Il,  p.  59.  Comparant  les  rigueurs  orientale,  espagnole,  ita- 
lienne à  la  facilité  française,  Yves,  d'accord  en  cela  avec  J.-P.  Camus, 
estime  que  chez  nous  «  les  fidélités...  sont  plus  entières  dans  une  hon- 
nête liberté  »,  ih.,  p.  65.  Cf.  plus  haut,  p.  'iSi. 

(4)  Les  heureux  succès...,  pp.  212,  2i3. 


Jo 


466  l'humanisme    d  k  v  o  t 

Ces  faiblesses...  qui  font  que  les  uns  ont  besoin  des  autres, 
sont  l'origine  et  le  fondement  des  républiques  ;  elles  sont 
aussi  de  puissants  attraits  de  l'amour  dont  les  femmes  se 
savent  servir  quand  elles  affectent  des  craintes  et  des  délica- 
tesses pour  gagner  des  cœurs  qui  font  profession  de  vaillance. 
Les  vieillards,  où  l'on  suppose  beaucoup  de  sagesse  et  d'expé- 
rience, aiment  tendrement  les  petits  enfants. . .  Ce  serait  bannir 
l'amour  et  le  commerce  du  monde  d'en  vouloir  ôter  tous  les 
défauts  ;  ce  serait  rendre  le  tout  imparfait  sous  prétexte  de 
perfectionner  les  parties ^ 

Gela  est  vrai  non  seulement  des  défauts  du  monde,  mais 
de  son  péché,  de  V  «  heureux  péché  »,  qui  nous  a  valu 
«  un  tel  Rédempteur  ».  Restent  nos  fautes  individuelles. 
Si  énormes,  si  invétérées  qu'on  les  suppose,  combien  ne 
paraissent-elles  pas  fragiles  et  peu  résistantes  !  C'est  l'in- 
firmité essentielle  du  mal,  frère  du  néant. 

Les  maladies  se  doivent  guérir  à  la  longue...  et  la  nature  ne 
saurait  souffrir  le  passage  d'une  extrémité  à  l'autre  sans  les 
moyens  et  le  temps  qui  en  préparent  l'entrée.  Mais,  quoiqu'on 
ait  passé  sa  vie  dans  les  désordres  et  contracté  de  vicieuses 
habitudes,  il  ne  faut  qu'un  seul  acte,  qu'une  ferme  résolution 
pour  se  remettre  au  chemin  de  la  vertu  ^. 

Cette  résolution,  nous  ne  la  saurions  prendre  de  nous- 
même,  mais  la  grâce  est  toujours  prête  à  nous  en  donner 
la  force;  la  miséricorde  divine  toujours  prête  à  recevoir 
le  pécheur 

sitôt  qu'il  se  convertit,  quand  même  il  aurait  passé  toute  sa 
vie  dans  les  abominations  et  les  sacrilèges.  Il  y  a  de  grands 
périls...  à  remettre  la  pénitence  à  l'extrémité  de  la  vie,  à  ne 
donner  à  Dieu  que  la  lie  de  nos  actions  etle  rebut  de  la  volupté. 
Néanmoins,  il  est  si  bon  qu'il  nous  reçoit  en  quelque  temps 
qu'on  recoure  à  lui.  VA  je  crois  qu'il  faut  que  les  démérites 
des  hommes  soient  extrêmes  pour  encourir  sa  condamnation, 
d'autant  qu'il  nous  a  créés  à  sa  ressemblance  et  pour  jouir  de 

(i)  La  Théologie  naturelle,  III.  pp.  ^32,  233. 
(2)  //>.,  II.  pp.  377,  378. 


LE     MEILLEUR     DES     MONDES  4^7 

sa  gloire...  Nous  avons  toutes  les  conjectures  possibles  de 
notre  salut  en  ce  qu'il  accomplit  la  fin  qu'il  (Dieu)  s'est  pro- 
posée^. 

Même  pécheur,  l'homme  tend  vers  Dieu  «  d'un  amour 
qui  n'a  point  de  bornes  et  qui  ne  veut  pas  finir  ».  Dieu, 
prototype  de  notre  nature,  «  doit  donc  avoir  plus  d'amour 
pour  les  hommes  que  les  hommes,  qui  sont  ses  créatures, 
pour  lui  »  'K 

Si  les  centres  redoublent  leurs  attractions  sur  les  corps 
quand  ils  sont  prêts  de  s'y  réunir,  il  est  à  croire  que  la  bonté 
divine  rend  ce  dernier  acte  de  miséricorde  plus  signalé  qui 
doit  terminer  tous  les  mouvements  de  notre  vie  et  nous  reporter 
à  lui  comme  à  notre  centre,  quoique  nous  soyons  partis  de 
divers  endroits  de  la  circonférence. 

Dieu  a  surmonté  «  notre  néant  originaire  par  sa  puis- 
san(îe  », 

pourquoi  n'excéderait-il  pas  nos  mérites  pour  nous  donner 
la  béatitude  ^  '} 

L'iniquité  abonde,  il  est  vrai,  mais  abonderait-elle 
encore  davantage,  le  philosophe  chrétien  garderait  son 
espérance  inébranlable,  non  pas  seulement  dans  le 
triomphe  infaillible  du  bien,  mais  dans  la  miséricorde 
céleste. 

Cette  multitude  de  pécheurs  lui  paraît  une  grande  étendue 
de  matière  sur  qui  Tamour  divin  doit  pousser  ses  flammes  et 
qu'il  peut  convertir  en  soi*. 

Gomme  l'a  répété  la  grande  mystique  de  Norwich, 
l'amour,  l'amour  aura  nécessairement  le  dernier  mot. 

(i)  La  Théologie  naturelle,  III,  pp.  5i5,  5i6. 

(2)  Ib.,  II,  pp.  329,  33o. 

(3)  Ib.,  m,  p.  5i6. 

(4)  Les  morales  chrétiennes,  III,  p.  547. 


§  2.  —  Abus  et  plans  de  réformes. 

Si  Famour  doit  avoir  le  dernier  mot,  comme  il  a  eu  le 
premier,  joueront  librement  dans  l'intervalle,  la  sottise, 
la  méchanceté  et  la  bassesse,  non  pas  de  l'homme,  mais 
des  hommes. 

Le  monde  nous  serait  une  farce  continuelle  si  nous  avions 
la  vue  de  l'intérieur  comme  du  visage  ^ 

Encore  si  les  hommes  n'étaient  que  ridicules,  mais  il 
en  est  qu'on  a  peine  à  ne  pas  trouver  odieux,  les  tartufes, 
par  exemple. 

Leur  habit,  leur  front,  leurs  yeux  sont  composés  dans  une 
modestie  qui  publie  de  loin  leur  intégrité, . .  Si  on  les  approche, 
leurs  bouches  forment  de  fréquents  soupirs  et  prononcent  avec 
beaucoup  de  poids  leurs  paroles  comme  des  oracles.  Leurs 
entretiens  seront  des  mystères  d'une  vie  cachée  et  d'une  émi- 
nente  contemplation...  Sitôt  qu'il  se  présente  quelque  occasion 
de  satisfaire  leur  concupiscence...  ces  bêtes  affamées  qui  contre- 
faisaient les  mortes  se  jettent  avec  fureur  dessus  leur  proie... 
Aujourd'hui  (1637)  les  plaintes  sont  publiques  de  ces  dévotions 
masquées  ^. 

Un  autre  abus,  tout  voisin  quoique  moins  répugnant, 
sans  doute,  est  celui  qui  menace  de  transformer  les  con- 
fréries de  prière  ou  de  charité  en  cabales  politiques. 

Cependant  que  la  charité  (de  ces  compagnies  dévotes)  répand 
ses  vues  sur  ce  qui  se  passe  dans  les  négoces  du  monde,  pour 
y  empêcher  le  mal  et  y  faire  tout  le  bien  possible,  c'est  une 

(i)  La  Théologie  naturelle^  II,  p.  i55. 

(2)  Les  morales  chrétiennes...,  I,  pp.  6i8-6'20. 


ABUS     ET     RÉFORMES  469 

conduite  très  judicieuse  de  ne  point  entrer  dans  les  intrigues 
de  rÉtat.  De  tout  temps  les  politiques  ont  trouvé  l'adresse  de 
faire  servir  la  religion  à  leurs  desseins  et,  sous  des  prétextes 
éclatantsde  sainteté,  exposentles  plus  zélés,  comme  des  esclaves, 
pour  la  sûreté  de  leurs  intérêts  et  de  leurs  personnes.  Ils  les 
emploient  h  répandre  des  nouvelles  ordinairement  fausses,  à 
donner  de  la  réputation  à  de  pernicieuses  entreprises,  à  débau- 
cher les  courages,  à  jeter  les  fondements  d'une  révolte.  En 
tout  cela,  comme  la  religion  agit  pour  ce  qu'elle  ignore  et 
qu'elle  s'engage  dans  un  péril  qu'elle  ne  voit  pas,  elle  souffre 
la  première  par  le  combat  des  ambitieux.  Sitôt  que  le  Prince 
s'aperçoit  que  vous  entrez  dans  un  parti,  que  vous  concertez 
avec  ceux  qui  jettent  le  trouble  dans  les  affaires,  il  vous  tient 
avec  raison  comme  suspects  et  vous  ôte  la  liberté  de  vos  exer- 
cices. Si  les  principaux  de  la  compagnie...  découvrent  leurs 
sentiments  à  leurs  confrères,  c'est  les  publier  et  les  perdre  ; 
tous  ne  seront  pas  d'un  même  avis  ;  les  divisions  et  les  résis- 
tances à  ce  point  pourront  causer  des  refroidissements  au  reste 
des  meilleures  entreprises.  S'ils  tiennent  ces  négoces  sous  le 
secret,  le  déguisement  qui  cache  tout  ne  se  peut  tellement 
cacher  qu  il  ne  donne  des  jalousies...  Enfin,  ce  mélange  du 
divin  avec  le  profane  risque  beaucoup  ;  avance  peu  dans  les 
premiers  innocents  desseins  de  la  Compagnie  parce  qu'...  il 
fait  une  notable  diversion  des  pensées  qu'on  devait  tout 
entières  aux  pratiques  de  la  charité^. 

Tel  autre  abus,  compromet  à  la  fois  le  bonheur  des  par- 
ticuliers et  la  sainteté  de  la  religion.  A  la  vérité  les  enfants 
souffrent  paisiblement  les  privilèges  qu'une  ancienne  tra- 
dition réserve  à  l'aîné  de  la  famille; 

mais  l'inégalité  que  le  père  fait  de  leurs  personnes  leur  est 
incomparablement  moins  supportable...  quand  de  plusieurs 
enfants  après  l'aîné,  il  en  destine  un  ou  deux  pour  être  cheva- 
liers de  Malte,  les  autres  pour  être  d'église  et  qu'il  enferme 
les  plus  jeunes  dans  les  collèges  de  religieux,  à  dessein  de  leur 
en  faire  prendre  l'habit.  Des  filles,  on  n'en  réserve  que  la  plus 
belle   pour  le   mariage,  les  autres  sont  mises  de  leur  gré  ou 

(i)  L'Agent  de  Dieu...,  pp.  21 7-'^  19.  J  ai  tenu  à  citer  ce  passage  extrê- 
mement curieux  d'un  livre  publié  peu  après  la  Fronde  (i656).  En  lisant  ce 
développement  et  ces  allusions  prudentes,  il  est  difficile  de  ne  pas  songer 
à  la  Confrérie  du  Saint-Sacrement. 


470  L    HUMANISME     DEVOT 

par  de  mauvais  traitements,  en  religion.  Je  n'ai  rien  à  dire 
contre  ceux  que  l'on  fait  chevaliers  de  Malte  ^...  mais  que  Ton 
destine  des  enfants  ou  à  Téglise  ou  au  cloître  sans  examiner 
leurs  vocations,  leurs  volontés  ni  la  portée  de  leurs  esprits, 
n'est-ce  pas  une  entreprise  manifeste  sur  les  droits  de  Dieu?... 
On  lui  donne  des  domestiques  par  force...  Quant  aux  enfants 
qu'on  met  par  force  en  religion...  les  cœurs  seront  inhumains 
qui  ne  seront  pas  touchés  de  pitié  de  voir  ces  pauvres  victimes 
qu'on  immole,  non  pas  à  Dieu,  mais  à  la  vanité  de  leurs 
familles  ". 

Gomme  «  on  leur  donne  ce  tombeau  à  l'entrée  du 
monde  »,  les  malheureux  s'obligent  par  leurs  vœux,  «  à  ce 
qu'ils  ne  connaissent  pas  ». 

Que  doit-on  attendre  de  ces  petites  âmes  que  la  crainte,  que 
le  respect,  que  la  force,  que  les  menaces  ont  jetées  dans  cette 
profession?  Quand  l'âge  a  réveillé  le  sentiment  de  ces  pauvres 
créatures  et  qu'elles  commencent  à  désirer  ce  qui  ne  leur  est 
plus  permis  ;  quand  elles  se  voient  à  la  chaîne  pour  toute  leur 
vie....  Dieu!  que  d'inquiétudes,  que  de  sacrilèges,  que  de 
désespoirs  !  Il  faudrait  qu'un  cœur  fût  de  bronze  pour  n'être 
point  amolli  par  ces  voix  de  sang  qui  crient  vengeance  devant 
le  trône  de  Dieu  ^. 

Quand  le  mal  n'est  plus  réparable,  du  moins  faut-il  que 
le  père,  que  le  frère  de  ces  religieuses  malgré  elles, 
emploient 

toute  sorte  de  moyens  pour  adoucir  l'esprit  de  ces  pauvres 
infortunées,  par  des  témoignages  d'amitié,  par  de  petites  pen- 
sions qui  soulagent  leurs  plus  pressantes  incommodités,  afin  de 
les  réduire  à  faire  de  nécessité  vertu  et  à  confirmer  leurs 
vœux  par  un  nouvel  holocauste  de  leurs  personnes  '*. 

Cet  abus  n'est  qu'une  des  suites,  entre  plusieurs,  de  la 
décadence  de  la  noblesse  française. 

(l)  Comme  nous  le  verrons  plus  bas,  le  P.  Yves  estimait  qu'il  est  mieux 
pour  le  sage  de  ne  pas  se  marier. 

{■2)  Le  gentilhomme  chrétien,  pp.  i  .27-131. 

(3)  Les  morales  chrétiennes,  III,  pp.  36"2,  363. 

(4)  Le  gentilhomme  chrétien,  p.  54 1. 


ABUSE  T     RE  FORMES  471 

Anciennement  les  gentilshommes  tenaient  en  France  toutes 
les  dignités  de  l'église,  de  la  justice,  de  la  guerre,  mais  comme 
leur  courage  les  engageait  et  que  les  nécessités  de  l'Etat  les 
appelaient  beaucoup  plus  aux  armes  qu'aux  autres  emplois,  la 
jeunesse  s'y  jeta  sans  retenue  et  sans  réserver  les  faiblesses 
mêmes  de  leurs  premières  années  pour  les  études.  Ainsi  les 
charges  de  la  justice  sont  tombées  entre  les  mains  des  personnes 
populaires  dont  les  nobles  ne  pouvant  souffrir  la  domination, 
se  sont  retirés  dans  leurs  maisons  de  campagne...  N'ayant 
plus  de  charges,  ils  ont  reçu  moins  d'honneurs,  moins  de  pro- 
fits... Ensuite  les  dignités,  appartenant  à  ceux  qui  ne  tendent 
qu'à  l'utile,  sont  entrées  dans  le  commerce,  sont  devenues  vénales, 
sont  montées  à  des  prix  exorbitants  qui  sont...  la  honte  de 
l'Etat,  la  ruine  des  maisons,  enfin  du  commerce  quand  tout 
l'argent  du  royaume  se  met  en  ces  négoces  stériles.  Voilà  le 
tort  que  les  nobles  se  sont  fait  à  eux-mêmes  et  au  public  par 
le  mépris  des  sciences,  quoique  étant  les  chefs  du  peuple, 
employés  au  gouvernement,  ils  dussent  les  posséder  avec 
avantage  ^ 

Gomment  du  reste  la  noblesse  qui  est  désintéressée  par 
définition  progresserait-elle  «  dans  un  siècle  où  tout  est 
vénal  ))^?  Il  faudrait  néanmoins  tâcher  de  lui  rendre  son 
ancien  prestige  et  pour  cela,  commencer  par  donner  au 
jeune  gentilhomme  pauvre  l'éducation  qui  convient  à  sa 
naissance. 

Ceux  qui  n'ont  pas  moyen  de  soutenir  les  frais  de  l'académie. . . 
sont  ordinairement  mis  pages,  ce  semble  plutôt  pour  soulager 
leur  famille  que  pour  servir  à  leur  instruction.  Exceptez  la 
maison  du  Roi,  des  Princes,  des  grands  seigneurs,  les  pages 
ne  font  point  les  exercices  de  cheval,  de  danse,  de  mathéma- 
tique... et  leur  continuelle  conversation  parmi  les  laquais  leur 
donne  de  pernicieuses  habitudes  dont  il  sera  difficile  de  se 
dépouiller  pour  être  honnête  homme. 

Il  conviendrait  donc  de  créer  des  académies  gratuites 
pour  ((    l'éducation    des    enfants  nobles   mais  pauvres   ». 

{1)  Le  gentilhomme  chrétien,  pp.  166,  167. 
(ii)  //>.,  p.  192. 


47'^  l'humanisme   dévot 

Mais  «  où  prendre  un  fonds  capable  de  les  entretenir  »  ? 
Le  Roi  pourrait  assigner  quelque  chose  sur  les  revenus 
delà  province  ;  les  grandes  familles  contribueraient  à  ces 
fondations  ;  divers  impôts  ou  sur  les  riches  successions 
ou  sur  les  successions  nobles  qui  tomberaient  en  que- 
nouille, feraient  le  reste  *. 

Il  est  permis  au  gentilhomme  d'épouser  une  fille  pauvre 
pour  sa  beauté;  en  revanche,  il  est  mauvais  d'épouser 
une  roturière  laide,  pour  son  argent.  Aujourd'hui  l'on  ne 
pense  plus  ainsi  : 

un  gentilhomme  recherche  ordinairement  une  fille  de  basse 
naissance,  non  pas  pour  sa  beauté  ni  pour  sa  vertu,  mais  pour 
ses  richesses,  sans  considérer  comment  elles  sont  acquises. 

Triste  mariage.  «  Le  profit  qu'en  reçoit  ce  gentil- 
homme... passera  bientôt.  Il  en  paiera  peut-être  ses  dettes, 
mais  il  s'oblige,  en  même  temps,  à  beaucoup  de  déplai- 
sirs. »  Quant  à  sa  femme,  ainsi  élevée  à  un  rang  qui  n'était 
pas  pour  elle,  que  de  cruelles  humiliations  Tattendent  ! 

Puisque  la  Providence  vous  a  Fait  naître  gentilhomme... 
mettez  ce  titre  entre  les  choses  sacrées  qui  n'entrent  point 
dans  le  commerce. 

Du  reste  «  un  choix  de  telle  importance  se  doit...  faire 
avec  une  franche  liberté...  Les  inclinations,  les  sympa- 
thies, les  réciproques  attraits  de  la  nature  sont  les  prin- 
cipaux agents  à  conclure  ce  traité  d'amour  ^  ».  Loi  fonda- 
mentale qui  devrait  régler  toutes  les  unions,  même  celles 
des  enfants  des  rois.  Mais  hélas  !  «  les  meilleures  têtes 
d'un  royaume  travaillent  aux  alliances  des  princes  »,  et 
cependant, 

la  volonté  de  ces  jeunes  gens  souffre  une  extrême  violence  .. 
et  leur  amour  est  esclave  sous  la  prudence  de  ces  vieillards  qui 

(i)  Le  gentilhomme  chrétien^  pp.  197  sq.  Le  P.  Yves  a  repris  ce  plan 
daus  son  Agent  de  Dieu,  pp.  3 17-327. 

(a)  f.e  gentilhomme  chrétien,  pp.  92-101. 


ABUS     ET     RÉFORMES  /,73 

allient  moins  les  cœurs  que  les  possessions  et  qui  immolent 
les  contentements  particuliers  aux  intérêts  de  l'Etat  ou  d'une 
famille.  Leurs  plus  sincères  avis  sont  injustes  ;  leur  autorité 
est  une  usurpation,  parce  qu'ils  jugent  de  ce  qu'ils  ne  connais- 
sent pas  et  qu'ils  disposent  des  afTections  sur  lesquelles  ils 
n'ont  point  de  droite 

Anciennement  les  mères  ne  manquaient  jamais  au 
«  devoir  de  nourrir  leurs  enfants  de  leur  mamelle.  Les 
femmes  des  Patriarches,  (|ui  étaient  de  grandes  dames, 
étaient  les  plus  fidèles  à  garder  cette  loi  de  la  nature  ». 

Les  nourrices  mercenaires,  mal  élevées,  peut-être  de  mau- 
vaises mœurs,  ne  peuvent  donner  leur  lait  que  comme  il  est, 
plein  de  leurs  esprits  qui  passent  en  la  substance  de  l'enfant 
et  changent  infailliblement  sa  complexion. 

Mais  pourquoi  faire  là-dessus  un  long  discours  qui  ne 
changerait  pas  «  une  coutume  universellement  reçue  au 
siècle  où  nous  sommes  (1666)  ?  » 

Au  moins,  si  la  mère  ne  nourrit  pas  son  enfant,  qu'il  soit 
ordinairement  auprès  d'elle,  pour  le  voir,  le  caresser,  en  avoir 
le  soin  et  tenir  en  exercice  l'amour  naturel  que  l'absence  ou 
des  pratiques  moins  familières  pourraient  éteindre  ou  afïaiblir '". 

Mais  de  tous  les  abus,  ceux  qui  ajoutent  à  la  souffrance 
du  peuple  sont  les  plus  graves.  Que  penser  d'une  société 
où  l'on  voit  «  équiper  les  carrosses  et  les  laquais  du  sang 
et  de  la  sueur  des  pauvres  ^  »?  Je  ne  fais  ici 

que  demander  miséricorde  au  nom  du  pauvre  peuple  que  des 
rigueurs  insupportables  ont  réduit  à  une  condition  pire  que 
celle  des  bêtes,  puisque,  après  beaucoup  de  travail,  on  lui 
refuse  la  nourriture.  Nous  devons  croire  que  Dieu  qui  donne 
un  prince  à  ses  peuples,  répand  dans  son  cœur  les  douces 
inclinations  de  miséricorde,  telles  que  les  doit  avoir  un  père 
pour  ses  enfants  ;  mais    les  personnes  qui  l'approchent,  qui 

(i)  Les  heureux  succès...,  pp.  265,  266. 

(2)  Le  gentilhomme  chrétien,  pp.  i34,  i35. 

(3)  Les  heureux  succès...,  p.  loi. 


474  L   HUMANISME     DEVOT 

cherchent  leurs  avantages  dans  les  ruines  de  l'Etat,  étouffent 
ces  mouvements  sacrés  d'humanité  par  des  maximes  fausses  et 
abominables.  Que  faire  dans  cette  désolation  où  les  parties 
sont  les  juges,  où  l'esprit  du  prince  est  obsédé  par  le  rapport 
de  ceux  qui,  dans  les  autres  affaires,  ont  mérité  sa  créance?... 
La  voix  lamentable  de  tant  de  peuples,  les  remontrances,  les 
plaintes  universelles  des  provinces,  ne  demandent-elles  pas 
que  le  Roi  s'informe  de  la  vérité  par  d'autres  personnes  que 
celles  qu'il  doit  juger  sensiblement  intéressées,  de  ce  que,  sans 
distinction  des  temps,  elles  ne  concluent  jamais  qu'à  des 
levées  toujours  plus  grandes  et  moins  supportables.  Plusieurs 
sages  princes  se  sont  souvent  déguisés,  sans  suite,  sous  des 
habits  et  des  visages  contrefaits,  ont  visité  leurs  provinces, 
pour  voir  de  leurs  yeux  et  entendre  de  leurs  oreilles  le  fort 
ou  le  faible,  les  satisfactions  ou  les  mécontentements  de  leurs 
peuples,  afin  de  donner  des  ordres  convenables  ^ 

Parmi  tant  de  malheureux,  les  artisans,  les  villageois, 
vieux  ou  infirmes,  paraissent  dignes  d'une  miséricorde 
particulière.  Tant  qu'ils  l'ont  pu,  ils  n'ont  «  épargné 
ni  leurs  industries,  ni  leur  forces  ».  La  disgrâce  qui  les  a 
frappés  «  ne  vient  pas  de  leur  faute,  mais  d'une  force  ma- 
jeure invincible  ». 

Le  travail  de  ces  manœuvres,  de  ces  artisans,  de  ces  villa- 
geois suffisait  pour  leur  donner  la  subsistance  d'un  jour  à 
l'autre,  mais  non  pas  pour  mettre  en  réserve  des  sommes 
capables  de  pourvoir  aux  nécessités  futures.  Tellement  que  si 
la  maladie  les  abat  au  lit,  ils  consomment  en  peu  de  temps  leur 
petite  épargne,  leurs  meubles,  ce  qu'ils  empruntent  du  voisin  ; 
et  puis,  les  voilà  sans  nourriture,  avec  moins  de  regret  de 
n'en  avoir  pas  pour  eux  que  pour  leur  famille  désolée. 

N'est-il  pas  rigoureusement  juste  de  les  secourir  ? 
<(  Vous  avez  profité  de  leurs  services  et  vous  leur  en  avez 
donné  de  si  petites  récompenses,  qu'à  peine  ont-elles 
suffi  pour  leur  nourriture  de  chaque  jour.  »  Vous  êtes  la 
<c  cause  »  de  leurs  infirmités  ;  vous  en  devez  réparer  les 
suites. 

(i)  V Agent  de  Dieu,  pp.  .280,  1^1. 


A  H  U  s     K  T     R  É  F  O  R  M  K  s  /,  7^ 

Si  les  bctes  qu'on  a  d'emprunt  ou  de  louage,  meurent  ou 
tombent  malades,  parce  qu'on  les  a  trop  violentées,  on  est 
obligé  d'en  payer  le  prix...  Les  pauvres  manœuvres  ont  porté 
quasi  seuls  la  peine...  de  gagner  leur  pain  à  la  sueur  de  leur 
visage  ;  ils  ont  soufTert  ces  fatigues  et  en  ont  soulagé  les  autres  ; 
le  peu  de  récompense  qu'ils  en  ont  reçu  les  a  réduits  à  la 
pauvreté  d'où  procèdent  leurs  maladies.  Pourquoi  le  public 
ne  serait-il  pas  tenu  aux  indemnités  où  les  lois  obligent  pour 
les  animaux,  je  dis,  par  une  raison  de  justice,  quand  le  motif 
de  la  charité  chrétienne  manquerait? 

Pour  remédier  en  partie  à  ce  désordre,  il  faudrait  que 
tous  ces  artisans  syndiqués  eussent  «  un  coffre  commun 
pour  l'assistance  de  leurs  associés  »  en  cas  de  besoin. 
Pour  alimenter  cette  caisse,  il  serait  à  souhaiter 

que  de  la  succession  d'un  artisan  on  en  prît  quelque  partie  qui 
n'incommodât  point  les  héritiers,  et  qui  étant  fidèlement  con- 
servée dans  leur  recette  commune,  pût  servir  à  soulager  les 
pauvres  de  la  même  profession.  Cela  pourrait  grossir  par  la 
dévotion  des  plus  riches,  par  les  amendes  (et)  par  d'autres 
contributions  \ 

Comme  on  le  voit  sur  ces  quelques  exemples,  les  occa- 
sions ne  manqueront  pas  à  la  patience,  au  zèle,  à  la  charité 
du  sage.  Quoiqu'il  en  soit,  fuyons  les  tentations  de  la  tour 
d'ivoire.  Méprisable,  le  prétendu  sage,  l'égoïste  contem- 
plateur qui  ne  voudrait  pas  être  «  un  agent  de  Dieu  dans 
le  monde  ».  D'ailleurs  nos  plus  longues  extases  sont 
brèves.  Le  «  divin  soleil  ne  se  montre  pas  plutôt  qu'il  ne 
s'éclipse  »,  Dieu  se  cache  «  pour  donner  de  l'exercice  à 
notre  courage  »  ; 

mais  surtout,  je  crois  que  Dieu  ne  se  laisse  pas  ici  ni  voir  ni 
posséder  parfaitement,  afin  que  nous  le  chérissions  en  notre 
prochain  qui  est  son  image... 

Ainsi  les  Perses  qui  adoraient  le  soleil,  ne  pouvant  rien 
ajouter  à  ses  beautés  par  leurs  sacrifices  et  se  voyant  contraints 
d'en  perdre  la  jouissance  plus  de  la  moitié  du  temps,  considé- 

(i)  L'Agent  de  Dieu,  pp.  261-266. 


4^6  l'humanisme    dévot 

rèrent  le  feu  comme  son  lieutenant  dans  le  monde,  à  cause  de 
sa  lumière  et  de  sa  chaleur  qui  le  représentent.  Ils  le  nourris- 
saient de  bois  précieux,  dans  des  vases  d'or;  Tentretenaient 
sur  les  autels  avec  tout  ce  qui  se  peut  de  cérémonies  ;  le  fai- 
saient porter  devant  le  Roi  par  autant  de  beaux  jeunes  pages, 
richement  parés,  qu'il  y  avait  de  jours  en  V^n\ 

(i)  L'Agent  de  Dieu,  pp.  44-46- 


§  3.  —  Des  Sympathies  et  de  l'Union. 

I.  «  Les  plus  importantes  et  les  plus  agréables  actions  », 
de  la  nature  et  de  la  grâce,  «  s'achèvent  par  le  moyen  de  la 
sympathie  ».  C'est  elle  qui  retarde  la  dissolution  des  corps  ; 
qui  préside  à  la  nourriture  et  à  la  croissance  des  êtres 
animés  ;  «  qui  fournit  des  forces  à  la  passion,  des  charmes 
à  la  volupté  et  qui  donne  de  la  constance  à  toutes  les 
unions  ».  La  nature  «  n'ayant  pu  loger  toutes  les  perfec- 
tions... dans  l'étendue  du  peu  de  matière  nécessaire  à  la 
formation  d'un  être  particulier  »,  imprime  aux  choses  «  une 
mutuelle  inclination  de  se  rejoindre,  afin  que  la  diligence 
de  leurs  recherches  supplée  au  défaut  de  leurs  conforma- 
tions et  qu'elles  se  possèdent  au  moins  par  amour,  quand 
la  distance  des  lieux,  du  temps  et  de  la  matière  les  a  divi- 
sées ».  Quand  les  créatures  témoignent  ainsi  «  delà  com- 
plaisance en  leurs  approches,  qu'elles  s'y  portent  avec 
des  élans  passionnés  et  qu'elles  se  ravissent  d'une  joie 
extraordinaire  en  leurs  unions,  c'est  qu'elles  ont  l'unité 
pour  premier  principe  à  laquelle  elles  se  rendent  plus 
conformes  par  leurs  alliances.  Elles  reviennent  àl'Unité^  ». 

Ceux  qui  vont  déclamant  sur  la  misère  de  l'homme  ne 
prennent  pas  garde  à  cette  merveilleuse  économie  qui 
nous  a  créés  perfectibles  et  qui  met  tout  un  monde,  ou 
plutôt  deux  mondes,  en  travail  pour  nous  secourir  ou  nous 
parfaire.  Mille  sympathies  servent  de  trait  d'union  entre 
ces  deux  mondes  et  chacun  de  nous.  De  part  et  d'autre, 
on  s'attend,  on  s'appelle  avec  impatience,  on  se  rencontre, 

(i)  La  Théologie  naturelle,  I,  première  partie,  ch.  xxvi,  passim.  C'est 
dans  ce  chapitre  que  le  P.  Yves  a  expliqué  le  plus  longuement  sa  philo- 
sophie de  la  sympathie  et  des  sympathies. 


47^  l'humanisme    dévot 

on  se  reconnaît,  on  se  rejoint  avec  des  facilités  et  des 
douceurs  extraordinaires.  «  Les  sympathies  nous  viennent 
du  ciel  mais...  les  moyens  qui  nous  y  engagent  nous  sont 
inconnus  et  incompréhensibles,  aussi  bien  que  la  pre- 
mière Unité  qui  nous  en  donne  les  mouvements  »  : 

De  là  même  dépend  l'admirable  liaison  des  parties  du 
monde...  qui  consiste  en  ce  que  les  êtres  supérieurs  se  com- 
muniquent aux  inférieurs  pour  imiter  la  bonté  du  premier 
Principe,  et  animer  les  hommes  au  devoir  de  la  charité.  Ainsi 
les  moindres  petites  choses  étant  invitées  à  la  grandeur  par 
celles  qui  la  possèdent  sans  jalousie,  quittent  avec  de  grands 
efforts  la  bassesse  de  leur  origine  et  s'élèvent  h  une  qualité 
plus  éminente  que  ne  le  permettrait  le  degré  de  leur  espèce. 
Il  se  fait  là  un  concert  d'affections  qui  aspirent  également  à 
Tunité  et  à  la  grandeur  pour  se  rendre  plus  conforme  à  leur 
principe  et  à  leur  idée  ^ 

De  semblables  inclinations  animent  les  êtres,  qui  nous 
sont  inférieurs,  à  nous  enrichir  de  leur  humble  abondance. 
Ils  ont  des  perfections  qui  nous  manquent,  et  ils  aspirent 
vers  la  joie  de  nous  compléter.  Ainsi  de  nos  serviteurs 
dans  l'ordre  social  ;  ainsi  de  la  femme.  Dans  Famitié, 
nos  égaux  se  donnent  à  nous.  Enfin  d'autres  sympathies 
réciproques  nous  unissent  à  nos  supérieurs,  aux  créatures 
angéliques.  Nous  dirons  quelques  mots  de  ces  différentes 
sympathies,  réservant  à  un  autre  chapitre  l'étude  du  sen- 
timent naturel  qui  nous  élève  jusqu'à  Dieu  lui-même. 

II.  Tous  les  domestiques  seraient  des  espions  à  gage,  des 
voleurs,  des  assassins,  s'ils  n'avaient  de  l'amitié  pour  celui 
qu'ils  servent  et  si  la  part  qu'ils  prennent  par  amour  en  ses 
intérêts,  ne  les  détournait  de  tout  le  mal  qu'ils  pourraient 
faire  impunément.  Le  secret  qu'ils  gardent  de  vos  désordres 
dont  ils  sont  témoins  oculaires  ;  leur  courage  à  soutenir  votre 
honneur  contre  la  médisance  qui  le  blesse,  à  ne  se  point  rebuter 
des  saillies  et  des  violences  de  votre  mauvaise  humeur,  sont 
des  faveurs   qui  vous   épargnent  et  que  vous  ne  sauriez  assez 

(i)  La  Théologie  naturelle^  I,  pp.  SgS,  394. 


DKS     SYMPATHIES     ET     DE     L    UNION  47<) 

reconnaître.  La  vie  d'un  prince  dépend  de  son  médecin,  dans 
la  maladie  ;  de  son  cocher,  dans  le  voyage  ;  d'un  pilote,  dans 
la  navigation  ;  de  son  cuisinier,  en  tous  les  repas  ;  d'un  valet 
de  chambre  et  d'un  laquais,  à  toute  rencontre. 

L'ordre,  la  conservation  d'une  famille,  ou  de  l'Etat  lui- 
même,  dépendent  de  cette  union  cordiale  entre  les  grands 
et  les  petits. 

Ce  n'est  point  la  sage  conduite  d'un  chef;  ce  ne  sont  point  les 
lois  ni  les  menaces  qui  retiennent  les  personnes  de  basse  con- 
dition dans  leur  devoir,  car  l'intérêt  particulier  peut  trouver 
assez  de  moyens  pour  tromper  les  yeux  d'un  maître  ou  de  la 
justice.  C'est  un  sentiment  ce  bonté,  de  charité,  de  compassion 
qui  les  empêche  de  chercher  leurs  avantages  dans  la  ruine 
d'une  famille  ou  d'un  état  dont  ils  font  partie.  Ce  sentiment 
intérieur  de  conscience  vient  de  Dieu,  qui  sauve  et  l'âme  du 
serviteur  et  la  fortune  du  maître  par  les  douces  impressions 
de  ses  grâces.  Il  est  donc  bien  étrange  que  vous,  riche,  qui 
subsistez  par  la  miséricorde  des  pauvres,  ne  soyez  jamais  en 
état  de  la  pratiquer  pour  eux.  C'est  contre  le  droit  commun  du 
monde,  que  la  plénitude  soit  moins  libérale  que  l'indigence  ; 
qu'un  riche  reçoive  beaucoup  des  pauvres  et  leur  donne  peu\ 

Parmi  les  unions  qui  concourent  à  l'ordre  du  monde  et 
qui  nous  aident  soit  à  désirer  soit  à  atteindre  l'Unité  par- 
faite, il  faut  compter  l'union  conjugale.  Incommode  sujet 
pour  un  galant  homme  et  très  humain,  mais  philosophe. 
En  bonne  métaphysique,  le  beau  sexe  est  nécessairement  le 
«  sexe  infirme  »,  celui  qui  a  «  le  moins  de  vertu  inté- 
rieure ))^;  en  fait,  la  femme  est  trop  souvent  un  moulin  à 
paroles^,  une  «  vipère  »,  une  «  lionne  »  ou  «  un  diable 
familier  »*.  A  Dieu  ne  plaise,  néanmoins,  qu'en  face  de 
cette  créature  étrange,  la  plus  belle  et  la  plus  embarras- 
sante de  toutes,  l'optimisme  s'avoue  vaincu. 

(i)  V Agent  de  Dieu. ..y  pp.  92-97. 

(2)  La  Théologie  naturelle,  l,  p.  408.  Inutile  de  répéter  qu'ici,  comme 
dans  tout  ce  chapitre,  c'est  le  P.  Yves  qui  parle. 

(3)  Les  vaines  excuses...,  II,  pp.  34,  35. 

(4)  L^es  morales  chrétiennes,  I,  p.  3o5. 


4^0  l'humanisme    dévot 

Je  ne  saurais  goûter  Topinion  de  ceux  qui  disent  que  la 
femme  n'est  pas  produite  selon  le  dessein  de  la  nature  qui 
aspire  toujours  au  plus  parfait.  La  beauté  qui  lui  est  propre, 
la  délicatesse  de  sa  complexion,  la  vivacité  de  son  esprit  montre 
que  la  nature  ne  s'est  point  trompée*. 

Il  n'y  a  donc  pas  lieu  de  condamner  le  mariage,  bien 
que  le  sage  doive  hésiter  beaucoup  avant  de  s'engager 
dans  une  aventure  aussi  périlleuse '^  Eh!  sans  doute  a  le 
mariage...  est...  la  mort  de  la  liberté  »,  mais  d'un  autre 
côté,  «  l'amour  est  le  souverain  appareil  aux  plaies  que 
le  mariage  fait  à  la  liberté  »  ^ 

Il  est  vrai  que  c'est  un  sujet  de  plainte  d  être  réduit,  par  la 
condition  de  la  nature,  à  faire  la  moitié  de  soi-même  d'un  sexe 
infirme.  Mais  si  les  inclinations  de  cette  femme  sont  douces, 
elles  sont  (par  là  même)  susceptibles  de  toutes  les  bonnes 
impressions  que  vous  leur  voudrez  donner.  Vous  la  formerez 
facilement  à  votre  humeur.  L'ayant  animée  de  votre  prudence, 
vous  la  considérerez  comme  votre  ouvrage  et  comme  le  double 
objet  de  votre  amour.  Votre  continuelle  conversation  lui  peut 
inspirer  un  esprit  mâle,  dont  vous  pourrez  quelquefois  tirer  du 
conseil  dans  les  affaires,  et  toujours  de  notables  soulagements 
dans  le  ménage.  Que  si  vos  diligences  ne  peuvent  ôter  ce  que  la 
nature  a  mis  de  faiblesse  dans  ce  petit  cœur,  considérez  que  la 
Providence  le  permet  ainsi  pour  servir  de  tempérament  à  votre 
inclination  peut-être  trop  agissante.  Ses  craintes  arrêtent  la 
témérité  de  vos  entreprises;  ses  larmes  éteignent  le  feu  de  vos 
colères  ;  ses  tendresses,  ses  petites  vanités  mêmes  vous  don- 
nent le  soin  des  petites  choses  dont  votre  humeur  un  peu  trop 
sauvage  se  dispenserait  contre  l'ordre  de  la  bienséance.  Ren- 
dez-vous ce  sein  assez  fidèle  pour  y  mettre  vos  sentiments  en 
dépôt,  pour  vous  servir  comme  d'asile  contre  les  passions  qui 
vous  travaillent.  Qu'il  soit  assez  fort  pour  y  décharger  une 
partie  de  vos  inquiétudes,  assez  amoureux  pour  en  recevoir  les 
consolations  et  les  assistances  nécessaires  dans  les  maladies  *. 

(i)  La  Théologie  naturelle,  I,  p.  582. 

(2)  «  Jamais  on  ne  tirera  son  consentement  au  mariage,  parce  qu  il  craint 
le  mal  qu'il  a  fait  aux  autres,  v  Le  gentilhomme  chrétien,  p.  $21. 

(3)  L.es  morales  chrétiennes,  III,  pp.  296,  827. 

(4)  Aes  morales  chrétiennes,  IV,  pp.  295,  296. 


DES     SYMPATIMKS     P:  T     DK     L  '  L  N  I O  K  481 

Et  que  le  sage,  mal  marié,  n'aille  pas,  superbe  et  mépri- 
sant, se  réfugier  dans  Tégoïste  conviction  de  sa  supério- 
rité métaphysique. 

L'on  est  dans  une  condition  d'amour  ;  il  faut  aimer  et  com- 
mander la  complaisance  à  ses  inclinations,  pour  avoir  la  paix, 
puisqu'on  la  pratique  bien  (cette  complaisance)  d;ins  les  cours 
pour  élever  sa  fortune.  La  sagesse  peut  en  cela  forcer  les  astres 
et  les  sens  :  elle  se  peut  faire  des  habitudes  et  apprendre  un 
langage  de  dilection  ;  elle  peut  rendre  des  preuves  d'amour  pour 
en   recevoir  et  charmer  un  cœur  par  cette  innocente  magie'. 

IIL  «  L'unité  de  l'être  singulier  par  laquelle  il  est  séparé 
des  autres,  lui  tiendrait  lieu  d'une  affreuse  solitude  où  il 
languirait  de  misère  et  n'aurait  pas  même  sa  subsistance, 
si  un  nombre  de  puissances  et  de  propriétés  ne  le  secou- 
raient '\  ))  Certes,  se  recueillir  est  bon,  mais  une  trop 
grande  retraite  nous  déprime  et  nous  diminue.  Les  diver- 
tissements du  sage,  la  promenade,  le  spectacle  de  la 
nature,  l'étude,  «  se  prennent  en  des  objets  qui  ne  ren- 
contrent pas  toujours  ni  les  sens  ni  l'esprit  en  état  d'y 
prendre  plaisir  et  qui  ne  viennent  pas  jusqu'au  cœur  pour 
lui  donner  ce  qu'il  demande  de  consolation  ».  Pour  le 
mariage,  il  ne  convient  pas  à  tous  et,  du  reste,  il  n'est  sou- 
vent qu'une  solitude  orageuse.  Gomme  «  remède  général 
à  toutes  les  infirmités  de  l'âme  »,  il  n'est  donc  rien  de 
comparable  à  «  l'entretien  des  âmes  ))^. 

Les  plus  fermes  et  les  plus  puissantes  amitiés  se  contractent 
entre  les  hommes  sans  dessein  et  sans  autre  fondement  que 
l'inclination  de  la  nature,  qui  fait  le  mariage  clandestin  des 
cœurs  devant  les  recherches  ''. 

Cet  amour  d'inclination  n'est  point  fondé  sur  la  connaissance 
des  perfections  de  l'âme  et  des  bonnes  qualités  qui  la  rendent 
recommandable  ;  mais  c'est  un  prompt  mouvement  de  la  partie 

(i)  Les  morales  chrétiennes,  III,  p.  3-29. 

(2)  La  Théologie  naturelle,  1,  pp.  894,  396  (2®  édit.). 

(3)  Les  morales  chrétiennes,  II,  p.  549- 

(4)  La  Théologie  naturelle,  I,  p.  391  (2^  édit.). 

T  3i 


48-2  l'humanisme    dévot 

sensitivequi  surprend  notre  choix  et  qui  a  beaucoup  de  rapport 
avec  les  sympathies  qui  se  remarquent  dans  les  animaux,  les 
pierres  et  les  plantes.  Il  ne  peut  donc  procéder  que  du  ren- 
contre favorable  des  esprits  et  des  vertus  occultes  qui  sortent 
ducorps  par  une  continuelle  transmission,  qui,  étant  semblables, 
s'unissent  comme  des  gouttes  d'eau,  se  sentent  aux  approches, 
comme  le  fer  et  l'aimant,  qui  s'entre-communiquent  leur  per- 
fection et  veulent  rejoindre  des  vertus  qui  ne  sont  qu'une  dans 
l'idée  de  la  nature.  Ils  s'envoient  mutuellement  leurs  attraits 
et  se  donnent  le  mouvement  de  leurs  appétits  par  une  ren- 
contre d'égalité,  comme  un  luth  qu'on  touche  fait  tressaillir  de 
loin  les  cordes  d'un  autre  monté  sur  un  même  ton.  Ou  bien  une 
humeur  infirme  devant  être  soulagée  par  une  autre,  comme  la 
mélancolique  par  la  joyeuse,  lui  rit,  s'émeut,  s'ouvre  pour  rece- 
voir cette  effusion  d'esprits  et  de  qualités  qui  sont  son  remède  ^ . 

Il  y  a  des  amitiés,  ainsi  que  des  mariages,  d'intérêt  ou  de 
raison.  Gomme  on  le  voit  nous  ne  parlons  pas  de  celles-ci, 
mais  seulement  de  ces  amitiés  merveilleuses  que  les  astro- 
logues n'ont  peut-être  pas  tort  d'attribuer  en  partie  à 
l'influence  des  étoiles  ^  et  que  le  «  Dieu  des  rencontres  » 
a  certainement  préparées  lui-même ^  Dans  la  pratique,  on 
ne  peut  pas  s'y  méprendre. 

Si  c'est  une  amitié  contractée  par  sympathie,  les  esprits  se 
réveillent  à  la  rencontre  de  leurs  semblables  ;  ils  se  fortifient 
dans  leurs  bonnes  qualités...  ;  ils  se  reforment  selon  le  premier 
dessein  de  la  nature...  C'est  pourquoi  l'abord  d'un  ami  est  une 
lumière  qui  dissipe,  en  un  instant,  toutes  les  ombres,  tous  les 
fantômes  de  la  mélancolie  '. 

Comment  louer  dignement  de  telles  amitiés,  la  meilleure 
joie  que  le  sage  chrétien  puisse  éprouver  ici-bas?  «  Les 

(i)  La  Théologie  naturelle,  II,  pp.  4i5,  416. 

(2)  «  Il  est  certain  que  les  astres  contribuent  beaucoup  au  tempérament, 
que  leurs  influences  servent  pour  attirer  et  pour  faire  l'unioa  clos  coprits 
et  des  qualités  occultes  dont  on  dit  que  la  rencontre  cause  l'amour.  »  La 
Théologie  naturelle,  II,  p.  417.  ^^  d'autres  endroits,  le  P.  Yves  se  montre 
plus  hésitant  sur  ce  point. 

(3)  L  expression  est  du  P.  P'icliet  dans  son  livre  sur  sainte  Chantai  : 
les  saintes  reliques  de  l'Erothée. 

(4)  Les  morales  chrétiennes^  II,  p.  549. 


DES     SYMPATHTKS     RT     JIE     l'uNION  4^3 

paroles  sont  trop  grossières  pour  expliquer  les  consola- 
lions  que  les  personnes  spirituelles  goûtent  dans  leurs 
conférences.  » 

Ces  afTections  sont  les  plus  étroites  qui  se  contractent  par 
l'entremise  du  premier  amour;  les  cœurs  se  répandent  l'un 
dans  l'autre  ;  ils  se  pénètrent  et  ne  semblent  plus  divisés,  étant 
réunis  au  centre  de  la  charité.  Quelles  délices  inexplicables... 
de  vérifier  ses  sentiments,  d'éclaircir  ses  difficultés  par  les 
fidèles  expériences  des  autres  ;  d'entrer  en  communauté  de 
trésors  qu'on  se  figurait  incommunicables  ;  de  s'entendre, 
comme  les  anges,  par  d'autres  manières  que  celle  de  la  parole  ; 
de  s'éclairer,  de  se  purger,  de  se  fondre,  de  se  transformer 
par  des  réflexions  de  flamme  et  de  lumière  ;  d'employer  plu- 
sieurs cœurs  avec  le  sien  pour  mieux  aimer  un  objet  infini*. 

Aussi  ne  convient-il  pas  que  le  sage  passe  toute  sa  vie 
à  la  campagne,  «  ces  bienheureuses  confédérations,  ces 
ligues  de  charité  »  ne  pouvant  se  nouer  que  dans  les 
villes. 

En  ce  monde  intellectuel  où  tout  est  subordonné,  plusieurs 
bonnes  âmes  forment  ensemble  un  certain  tempérament  et  se 
mettent  en  disposition  de  recevoir  la  forme  de  l'esprit  divin 
qui  promet  de  se  trouver  au  milieu  de  deux  ou  trois  assemblés 
en  son  nom...  Là,  comme  chacun  dit  son  sentiment  avec  fran- 
chise, sans  scrupule  et  sans  vanité,  de  ce  qui  se  passe  au 
secret  de  l'âme,  on  voit  des  miracles.  Ces  paroles  intérieures, 
étant  recueillies,  forment  un  sens  parfait  qui  porte  et  qui 
explique  les  volontés  de  l'amour  divin.  Ce  grand  soleil  éclaire 
quelquefois  les  âmes  avec  des  lumières  qui  n'y  laissent  plus  de 
ténèbres  et  avec  des  chaleurs  qui  animent  toutes  leurs  puis- 
sances ;  mais  il  s'éloigne  de  nous  plus  de  la  moitié  du  temps 
et  ses  illustrations  passent  quelquefois  comme  des  éclairs. 
L^unique  moyen  de  fixer  cette  vertu  passagère,  l'invention  de 
se  faire  des  lumières  et  des  chaleurs  artificielles  qui  repré- 
sentent le  surnaturel,  c'est  d'avoir  la  conférence  des  saints.  A 
mesure  que  chacun  fait  ses  efforts  pour  expliquer  ce  qui  est 
de  ses  expériences  en  ces  mystères,  les  précieuses  idées,  les 
sentiments  extatiques  de  la  divinité,  se  renouvellent  dans  Tâme. 

(i)  Les  morales  chrétiennes,  II,  pp.  86,  87. 


4^4  l'humanisme    dévot 

Les  espèces  s'y  établissent  plus  familières  par  des  actes  natu- 
rels qui  se  les  adaptent,  sans  aucune  diminution  de  leur 
dignité.  Ces  sentiments  se  perfectionnent,  se  polissent  comme 
des  diamants  par  la  rencontre  de  leurs  semblables,  et  c'est  une 
merveille  de  voir  comme  ces  forces  unies  deviennent  puissantes 
en  ce  qui  regarde  la  gloire  de  Dieu  ^ 

IV.  Dieu  nous  a  donné  des  serviteurs,  des  compagnons 
et  des  amis  invisibles,  ces  anges  qui  «  roulent  et  font 
aller  comme  ils  veulent  les  sphères  célestes  »  ",  et  qui  se 
proposent  «  en  tournant  leurs  globes  de  concourir  à  la 
génération  des  hommes  »  \  Ayant  présidé  à  notre  nais- 
sance, ils  ne  se  désintéressent  plus  de  nous. 

Il  n'appartient  qu'aux  anges  de  bien  connaître  (les  pre- 
mières qualités  élémentaires)  ;  de  porter  la  main  dans  les 
trésors  de  la  nature  ;  de  voir  les  formes,  les  essences,  les 
degrés  du  tempérament  ;  d'apporter  des  extrémités  des  Indes 
ou  de  reconnaître  dans  les  choses  qui  nous  sont  communes, 
des  vertus  que  le  ciel  avait  cachées  pour  notre  remède.  Ils 
sont  ainsi  les  plus  doctes  et  les  plus  expérimentés  médecins 
de  nos  maladies  et  les  secours  qu'ils  ont  bien  souvent  apportés 
aux  hommes,  donnèrent  sujet  à  l'antiquité  de  croire  que  la 
médecine  était  de  l'invention  des  dieux.  Pour  moi,  je  rapporte 
à  leurs  inspirations  ces  appétits  extraordinaires  qu'ont  les 
malades  de  certaines  viandes  qui  les  remettent  en  santé  contre 
l'opinion  de  tous.  Ces  guérisons  inespérées  sans  remèdes,  ces 
digestions  d'humeur,  ces  crises  et  tous  ces  effets  pleins  de 
merveille  qu'Hippocrate  donne  à  la  nature,  me  semblent  un 
secours  des  anges  ^. 

Ils  sont  les  maîtres  et  les  organisateurs  de  ce  que  nous 
appelons  hasard  ou  fortune,  des  accidents  heureux  ou 
malheureux,  des  chances,  bonnes  ou  mauvaises,  de  tout 
l'imprévu  qui  règle  et  nos  vies  chétives  et  l'histoire  uni- 
verselle. 

(i)  Les  morales  chrétiennes,  II,  pp.  55'a-555. 
(a)  Les  heureux  succès...^  p.  63 1. 

(3)  La  Théologie  naturelle,  II,  p.  629. 

(4)  Ib.,  II,  p.  584.  Il  montre  plus  loin  (p.  585)  l'intervention  des  anges 
dans  la  thérapeutique  morale. 


DES     SYMPATHIES     ET     DE     L    UNION  48.'j 

La  bonne  fortune  ne  consiste  pas  en  une  qualité  si  passagère 
qu'elle  suive  le  mouvement  (des  astres),  mais  en  de  profondes 
impressions,  données  aux  personnes,  aux  familles,  aux  états 
dès  leur  naissance  et  en  la  sympathie  des  agents  avec  leurs 
emplois,  où  les  choses  universelles  l'emportent  toujours  sur 
les  particulières.  Elle  ne  consiste  pas  aussi  en  des  conduites 
préméditées  de  choix  et  de  jugement,  mais  en  de  secrètes 
émotions  h  faire  les  choses  justement  au  temps  et  dans  les 
rencontre  imprévues  où  elles  se  peuvent  et  se  doivent  faire. 
Saint  Thomas  dit  que  les  impulsions  viennent  immédiatement 
de  Dieu  et  des  anges...  Les  cieux  ne  sont  que  les  instruments 
de  ces  causes,  peut-être  aussi  en  sont-ils  les  montres,  comme 
nos  cadrans  le  sont  du  soleil  \ 

Prenez  toute  espèce  de  gouvernement  qu'il  vous  plaira. 
«  Ce  n'est  autre  chose  qu'un  assemblage  accidentel  de 
plusieurs  personnes  qui  se  sont  réduites  sous  l'observation 
des  mêmes  lois  et  sous  la  conduite  d'un  même  prince. 
Ainsi  le  voilà  au  nombre  des  composés  dont  les  parties 
se  doivent  enfin  désunir.  »  «  Cependant  ces  états  subsistent, 
comme  nous  voyons,  et  ce  qui,  en  apparence,  ne  devrait 
pas  durer  plus  d'un  an,  s'entretient  durant  plusieurs 
siècles.  ))  Qui  ne  voit  que  seule  une  «  puissance  surhu- 
maine »,  les  anges,  cimente,  entretient  et  renouvelle  cette 
union? 

Ce  sont  eux...  qui  donnent  aux  princes  cette  majesté  qui 
rend  leur  enfance  même  redoutable  ;  qui  tiennent  tant 
d'hommes  souples  aux  volontés  d'un  seul...  Ces  bons  génies 
savent  bien  l'art  de  gagner  les  cœurs  et  de  faire  approuver  les 
lois  sans  y  contraindre^. 

Enfin  chacun  de  nous  a  son  ange.  A  elle  seule,  l'expé- 
rience nous  le  prouverait. 

Ce  ne  sont  point  ici  de  ces  spéculations  creuses...  ce  sont 
faits  dont  chacun  se  peut  instruire  en  soi-même  et  s'y  rendre 
docte  par  l'expérience.  Car  si  l'on  observe  les  mouvements  de 

(i)  Le  gentilhomme  chrétien,  pp.  33,  34- 
(2)  La  Théologie  naturelle^  II,  pp.  588-594- 


486  l'humanisme   dévot 

l'esprit  dans  les  rencontres  où  il  faut  prendre  parti  du  côté  du 
vice  ou  de  la  vertu,  Ton  entend  en  son  intérieur  une  voix  qui 
nous  persuade  puissamment  ce  qui  est  de  notre  devoir  et  qui 
nous  anime  à  vaincre  les  rébellions  de  la  partie  sensitive.  Ces 
lumières  qui  nous  viennent  en  un  instant  dans  des  affaires  où 
de  longues  consultations  ne  nous  avaient  point  donné  d'ouver- 
tures ;  ces  promptes  résolutions  dans  nos  incertitudes,  ces 
acquiescements  d'esprit  dans  les  occasions  qui  semblaient 
douteuses  ;  ces  consolations  inespérées  qui  devancent  quelque 
bon  succès  ;  ces  présages  de  nos  disgrâces  ;  ces  défiances,  ces 
secrètes  aversions  des  personnes  qui  nous  doivent  manquer  de 
foi  ;  mais  surtout  ces  illustrations  qui  montrent  à  notre  esprit 
la  vanité  des  choses  mortelles,  l'horreur  du  péché,  les  perfec- 
tions d'une  sainte  vie  et  les  volontés  de  Dieu  aussi  nettement 
que  si  nous  les  voyions  avec  les  yeux  du  corps,  ce  sont  toutes 
preuves  du  secours  et  de  la  fidélité  des  Anges  à  notre  service  \ 

(i)  La  Théologie  naturelle,  II,  pp.  602,  6o3. 


§  4.  —  Dieu  sensible  au  cœur. 

I.  «  Cœur,  instinct,  principes  »  ;  «  le  cœur  a  ses  raisons 
que  la  raison  ne  connaît  point  »  ;  «  tu  ne  me  chercherais 
pas,  si  tu  ne  me  possédais  »  ;  «  je  dis  que  le  cœur  aime 
l'être  universel  naturellement»  ;  «  c'est  le  cœur  qui  sent 
Dieu  et  non  la  raison.  Voilà  ce  que  c'est  que  la  foi,  Dieu 
sensible  au  cœur,  non  à  la  raison  »,  cette  bienheureuse 
doctrine,  le  P.  Yves  l'a  soutenue,  développée,  orchestrée 
magnifiquement  :  il  en  a  fait,  avant  Pascal  et  comme  Pascal, 
la  pierre  fondamentale  de  son  apologétique  et  de  sa  vie 
intérieure.  A  la  vérité,  on  ne  trouve  pas  chez  lui  les  for- 
mules saisissantes,  les  sublimes  raccourcis  des  Pensées. 
Mais  s'il  nous  frappe  moins,  peut-être  nous  satisfait-il 
davantage.  A  combien  de  sottes  méprises  n'ont  pas  donné 
lieu  ces  quelques  fragments  de  Pascal!  Si  la  raison  est 
borgne,  disent  de  prétendus  défenseurs  de  cette  raison,  le 
cœur  est  aveugle.  On  ne  désire,  on  n'aime^  on  ne  veut 
que  ce  que  Ton  connaît.  Intelligence  d'abord  !  eh  !  qui  le 
nie  ?  Mais  intelligence  et  raison  peut-être  sont  deux.  A 
défaut  de  Pascal  qui  n'a  pas  eu  le  temps  de  s'expliquer  là- 
dessus,  laissons  parler  le  P.  Yves. 

En  tous  les  autres  sujets  d'importance  —  il  parle  ainsi  dans 
un  des  chapitres  de  sa  Théologie  naturelle  qui  a  pour  titre  : 
L'homme  a  un  sentiment  naturel  de  Dieu  —  nous  cherchons 
devant  que  de  nous  résoudre  ;  la  consultation  précède  Téclair- 
cissement  de  l'esprit,  l'amour  se  mesure  à  la  connaissance... 
Mais  pour  ce  qui  est  de  Dieu,  nous  ne  raisonnons  qu'après 
que  nous  avons  connu  et...  l'amour  nous  livre  aussitôt  en  sa 
puissance  que  son  sentiment  a  éclairé  notre  cœur.  Un  instant 
nous  fait    voir  cette   lumière  intellectuelle  aussi  bien   que  la 


/f88  l'humanisme   dévot 

sensible.  Nous  sommes  plutôt  au  ciel  que  nous  n'avons  fait 
résolution  de  quitter  la  terre  ;  ce  transport  s'achève  en  un 
moment  parce  qu'il  regarde  une  éternité,  et  qu'il  se  fait  par  le 
secours  et  par  les  attraits  d'une  vertu  libre  des  longueurs  et 
de  la  succession  du  temps. 

Lorsque,  dans  le  calme  d'une  belle  nuit,  l'azur  des  voûtes 
du  monde  se  montre  à  la  terre  et  que  le  silence  qu'y  gardent 
les  astres  en  leurs  courses,  favorise  notre  attention  ;  comme 
nos  yeux,  de  tous  les  objets,  ne  voient  que  le  ciel,  nos  volontés 
ne  ressentent  rien  de  toutes  les  affections  que  celles  qui  surpas- 
sent la  nature.  Nos  pensées  doucement  confuses  s'emportent 
au  delà  du  monde,  dans  je  ne  sais  quelle  étendue  infinie  de 
lumière  qui  tient  toutes  nos  puissances  en  suspension,  qui 
nous  fait  admirer  plus  que  nous  ne  voyons  et  jouir  d'une  féli- 
cité que  nous  ne  connaissons  pas. 

Si  nous  nous  enfonçons  dans  la  profonde  solitude  d'une 
forêt,  parmi  le  silence  et  à  l'aspect  de  ces  grands  arbres  qui 
portent  une  certaine  majesté  dans  la  hauteur  de  leurs  tiges  et 
les  vastes  étendues  de  leurs  branches  :  aussitôt  notre  esprit  se 
recueille  en  soi-même,  notre  cœur  sent  des  émotions  inaccou- 
tumées et  tout  le  corps  qui  frémit  d'une  crainte  respectueuse, 
nous  avertit  de  la  présence  d'une  grandeur  infinie,  qui,  par 
ces  devoirs  que  la  nature  lui  rend  sans  contrainte,  nous  demande 
les  libres  hommages  de  nos  volontés  i. 

Sans  maître  et  sans  autre  théologie,  l'innocence  réclame  dans 
son  oppression  le  secours  d'une  souveraine  bonté  ;  les  serments 
en  attestent  la  vérité  incorruptible  ;  les  consciences  coupables 
entendent  dans  leur  intérieur  les  menaces  de  sa  justice  et  les 
bonnes  sentent  la  faveur  de  ses  consolations... 

Ces  libres  aveux  de  la  nature  devraient  suffire  à  l'homme 
pour  le  porter  à  l'adoration  de  Dieu,  sans  qu'il  demandât 
d'autres  démonstrations  de  son  existence  et  de  son  pouvoir. 
Car  quelle  plus  grande  folie  que  de  se  servir  de  la  raison  pour  se 
rendre  bête  et  se  vouloir  faire  ignorant  de  ce  qu'il  est  impos- 
sible de  ne  pas  savoir  !...  Hé,  pourquoi  douter  des  vérités  que 
notre  esprit  comprend  sans  ratiocination  et  dont  il  a  une  con- 

(i)  Remarquons  ici  que  le  P.  Yves  n'est  pas  moins  sensible  au  mystère 
des  églises  gothiques.  «  Il  faut  avouer,  dit-il.  que  l'aspect  de  ces  grandes 
voûtes  qui  laissent  sous  elles  une  lumière  un  peu  sombre,  tient  les  esprits 
recueillis  et  touchés  d  une  sainte  horreur.  L  Ame  conçoit  des  sentiments 
conformes  à  l'étendue  de  ces  vastes  lieux  et  vous  diriez  qu'en  son  intérieur 
elle  élève  des  arcs  triomphaux  pour  l'entrée  du  Prince  à  qui  elle  n'est  pas 
moins  consacrée  que  ses  temples.  »  Les  morales  chrétiennes,  III,   p.  167. 


DIEU     SENSIBLE     AU     CŒUR  /,8c) 

naissance  si  familière  qu'elle  se  peut  dire  sensible  et  comparer 
à  rattouchement  \ 

«  Dieu  sensible  »,  il  va  plus  loin:  «  Dieu  palpable  ». 
Si  vive  et  si  convaincante  lui  paraît  cette  impression  du 
divin  !  Mais  quoi,  ce  sentiment  est  si  naturel,  si  débor- 
dant que  l'homme  le  gaspille  en  quelque  sorte.  C'est  ainsi 
que  s'explique  Tidolâtrie. 

L'homme  étant  possédé  des  objets  sensibles  et  mesurant 
leur  mérite  h  l'extrémité  de  ses  affections  qui  étaient  sans 
bornes,  fut  prodigue  du  sentiment  intérieur  qu'il  avait  d'une 
perfection  infinie  et  l'appliqua  aux  choses  mortelles,  afin  d'ex- 
cuser la  véhémence  des  transports  qu'elles  lui  donnaient, 
comme  s'il  n'eût  pas  été  assez  criminel  par  les  dérèglements 
de  son  esprit  si  de  plus  il  ne  se  fût  plongé  dans  le  sacrilège^. 

Ce  sentiment  naturel  qu'il  a  de  Dieu,  nul  homme  ne  sau- 
rait l'éteindre. 

J'en  atteste  la  conscience  de  ces  esprits  forts  et  déterminés 
à  ne  rien  croire;  après  avoir  employé  plus  de  discours,  pour 
se  persuader  qu'il  n'y  a  point  de  Dieu,  qu'il  n'en  faut  pour 
résoudre  toutes  les  questions  d'Aristote...,  s'il  n'est  pas  vrai 
qu'au  milieu  des  plus  énormes  dissolutions,  ils  ont  été  piqués 
jusques  au  vif  d'un  grand  sentiment  de  Dieu.  Tout  d'un  coup 
l'esprit  demeure  ébloui  de  cet  éclat,  comme  l'œil  qui  au  sortir 
d'un  lieu  ténébreux  reçoit  une  grande  lumière.  Toutes  les  puis- 
sances quittent  les  charmes  des  choses  sensibles  pour  se  tourner 
devers  cet  objet;  le  cœur  en  est  tout  ému  ;  la  conscience  crimi- 
nelle, surprise  dedans  ses  méfaits,  tremble  devant  son  juge  ;  elle 
répand  la  tristesse  dessus  le  visage,  la  négligence  au  maintien, 
la  langueur  dans  les  actions,  de  quelque  artifice  que  l'on  tâche 
de  divertir  ses  pensées.  Le  libertin.. .  ne  peut  non  plus  échapper 
à  ce  sentiment  qu'à  lui-même^. 

C'est  que  ce  sentiment  est  ce  qu'il  y  a  de  plus  nous  en 
nous,  comme  saint  Augustin  La  dit  tant  de  fois'. 

(i)  La  Théologie  naturelle,  I,  pp.  66-68. 

(2)  //>.,   I,   pp.    IIO,    III. 

(3)  Ih.,  I,  pp.  74,  75. 

(4)  Je  n'ai  pas  besoin  de  montrer  ici  que  le  contexte  exclut  formellement 


49<>  l'humanisme    dévot 

Cette  lumière  est  la  dot  et  le  domaine  inaliénable  de  Tâme  ; 
elle  peut  être  prodigue  des  autres  faveurs  du  ciel,  mais  elle 
tient  celle-ci  comme  les  choses  sacrées  qui  ne  tombent  point 
sous  le  commerce,  et  avec  les  mêmes  conditions  que  les  empe- 
reurs romains  imposèrent  aux  sénateurs  de  ne  point  disposer 
de  leurs  biens,  de  peur  que  leur  dignité  ne  fût  déshonorée  par 
leur  indigence  ^ 

Cette  inexorable  lumière  qui  triomphe  de  tous  les 
écrans  reste  néanmoins  assez  obscure.  Un  «attouchement», 
une  voix  dans  la  nuit,  plutôt  qu'une  vision. 

Il  semble  que  notre  faiblesse  se  doive  ici  contenter  d'une 
connaissance  confuse  et  que  le  jugement  que  nous  en  pouvons 
porter  est  pareil  à  celui  que  ferait  d'un  luth  un  homme  qui, 
ne  l'ayant  jamais  touché,  se  laisserait  insensiblement  trans- 
porter à  sa  douceur^. 

Mais,  s'il  en  est  ainsi,  quel  crédit  un  homme  raisonnable 
peut-il  faire  à  une  connaissance  qui  semble  avoir  tous  les 
caractères,  et  qui,  du  reste,  porte  souvent  le  nom  de  l'ins- 
tinct ?  —  «  Cœur,  instinct,  principes  »,  disait  Pascal.  «  Outre 
l'instinct  naturel,  disait  le  P.  Yves,  nous  pouvons  con- 
naître Dieu  par  la  raison.  »  —  Comment  dispenser  une 
telle  lumière  du  secours  et  du  contrôle  de  la  raison,  com- 
ment, à  plus  forte  raison,  la  préférer  à  la  raison  elle-même? 

Cette  connaissance,  bien  que,  pour  la  désigner,  nous 
ayons  forcément  recours  à  des  métaphores  sensibles  — 
cœur,  instinct,  sentiment  —  est  pourtant  beaucoup  plus 
spirituelle  que  la  raison,  beaucoup  plus  libre  de  l'escla- 

l'interprétation  panthéiste  qu'on  pourrait  donner  à  de  pareilles  expressions. 
Assurément  le  P.  Yves  ne  penchait  pas  de  ce  côté-là. 

(i)  La  Théologie  naturelle,  I,  p.  78. 

(2)  La  Théologie  naturelle,  I,  p.  224-  Le  développement  qui  suit  est 
bien  curieux  et  révélateur.  «  Il  se  plonge  dans  de  profondes  pensées  à 
mesure  que  les  basses  s'enfoncent  dans  le  creux  des  notes  ;  il  accorapaone 
de  ses  soupirs  les  tons  à  demi  mourants  dans  la  mignardise  de  leurs  lan- 
gueurs ;  il  est  attentif  aux  feintes,  alarmé  des  passades,  calme  en  la  gra- 
vité des  accords,  allègre  aux  reprises,  courageux  dans  les  batteries  ; 
enfin,  revenant  à  soi  de  ces  transports,  sans  examiner  davantage  cette 
musique  complète  en  un  seul  instrument,  il  en  juge  l'excellence  par  le 
contentement  de  son  oreille  et  la  suspension  de  son  esprit.  »  f.a  Théologie 
naturelle,  I,  p.  2^4. 


DIEU     SENSIBLE     AU     CŒUR  49» 

vage  des  sens.  Atteindre  Dieu  par  «  Tinstinct  naturel  »  et 
par  la  «  raison  », 

ces  deux  manières  de  connaissance  sont  fort  convenables  aux 
deux  parties  desquelles  rhomnie  est  composé.  Car  l'instinct 
universel  en  son  étendue,  libre  du  lieu,  du  temps,  de  la  corrup- 
tion, a  de  grands  rapports  avec  les  éminentes  qualités  de 
l'àme  immortelle  ;  et  la  raison,  lente  en  son  procédé,  fautive  et 
sujette  aux  altérations,  nous  est  à  Tégard  de  Dieu  ce  que  les 
sens  nous  sont  pour  les  objets  matériels.  Et  parce  que,  vivant 
entre  les  choses  sensibles,  nous  avons  beaucoup  d'inclination 
pour  les  sens,  nous  n'agréons  pas  tant  l'instinct  qui  nous  donne 
une  pensée  de  Dieu  prompte,  qui  nous  surprend  et  qui  est 
sans  suite,  (|ue  la  raison  qui  nous  en  instruit  avec  un  progrès  de 
certitude,  tempéré  à  notre  faiblesse^. 

Gomme  on  le  voit,  le  P.  Yves  ne  fait  ici  aucune  conces- 
sion à  l'agnosticisme,  ni  même  au  fidéisme.  Il  ne  met 
pas  en  doute  la  valeur  de  notre  raison '^^  ;  avec  tous  les  sco- 
lastiques,  nous  remarquons  seulement  que  celle-ci  dépend 
en  quelque  sorte  du  sens  —  nihil  est  in  intellectu  nisi  prias 
fuerit  in  sensu  —  et  que  cette  dépendance  rend  nos 
facultés  raisonnantes,  non  pas  moins  capables  de  certitude, 
mais  plus  lentes,  plus  embarrassées,  plus  éloignées  en  un 
mot  de  l'intuition  angélique.  Comme  la  nature  de  Thomme 
est  ((  mitoyenne  »  —  âme  et  corps, 

aussi  l'on  remarque  en  ses  actions,  un  pouvoir  mêlé  et  qui 
tient  de  deux  différents  principes.  La  portion  supérieure  porte 
un  sentiment  de  Dieu  d'où  naît  la  religion  commune  entre 
tous  les  peuples.  C'est  où  elle  reçoit  des  lumières  autres  que 
du  raisonnement  ;  c'est  où  elle  a  l'idée  du  bien  et  du  vrai  qui 
donne  des  applaudissements  à  la  vertu   quand  tout  le  monde 

(i)  La  Théologie  naturelle,  \,  p.  107. 

(2)  Citons  ici,  à  l'adresse  des  théologiens  de  profession,  un  texte  extrême- 
ment curieux  et  qui  va  loin.  «  Comme  les  médicaments  ne  déploient  leurs 
qualités  dans  nos  corps  que  par  le  moyen  des  vertus  contraires  ou  sym- 
pathiques qui  s'y  rencontrent,  et  de  la  chaleur  naturelle  qui  leur  donne  la 
liberté  de  1  action,  ainsi  le  raisonnement  qui  se  tire  de  la  considération  du 
monde  n'a  son  effet  pour  nous  persuader  un  Dieu  que  par  l'entremise  du 
sentiment  naturel  que  nous  en  portons  dans  l'àme.  »  Théologie  naturplle, 
I,  p.  592. 


49'-*  L    HUMANISME     DEVOT 

lui  serait  contraire  et  qui  fait  la  punition  des  crimes  dans  la 
conscience  quand  la  flatterie  des  cours,  la  folie  des  peuples, 
l'usurpation  de  la  tyrannie,  leur  dresseraient  des  trophées. 
Ces  sentiments  qui  nous  viennent  sans  les  recherches  de  la 
raison,  sont  les  apanages  de  la  partie  supérieure  qui  tient  de 
rindivisible,  comme  le  point  qui  joint  l'extrémité  de  la  ligne 
à  son  centre. 

En  l'autre  partie,  elle  emprunte  les  principes  de  ses  connais- 
sances du  rapport  des  sens  ;  elle  fait  de  longues  enquêtes  parmi 
les  choses  matérielles,  elle  violente  leurs  inclinations  et  les 
met  h  la  torture  de  mille  expériences  pour  en  tirer  le  secret 
d'une  vérité.  Ses  discours  s'étendent  par  un  art  sujet  h  mille 
fallaces  ;  l'on  y  voit  des  multiplicités,  des  divisions,  des  répu- 
gnances ;  ils  se  font  avec  le  temps,  ils  sont  limités  à  de  cer- 
taines choses  et  n'ont  le  progrès  que  sous  la  contrainte  de 
certaines  règles.  Quoique  le  raisonnement  soit  l'acte  d'une 
puissance  immatérielle,  néanmoins  il  semble  avoir  rapport 
avec  les  sens,  par  ces  multiplicités  et  les  fautes  qui  s'y  com- 
mettent, comme  l'air  se  trouble  en  sa  plus  basse  région  par 
les  vapeurs  qui  lui  sont  envoyées  de  la  terrée 

En  d'autres  termes,  ce  cœur  à  qui  Dieu  se  rend  sensi- 
ble, cet  instinct  qui  nous  tourne  naturellement  vers  Dieu 
ne  sont  ni  le  cœur  de  chair,  ni  l'instinct  au  sens  propre 
du  mot  :  ils  sont  lumière  intellectuelle,  ce  qu'il  y  a  de 
plus  spirituel  et  de  plus  pur  dans  l'esprit  de  l'homme. 

Il  faut  ici  que  nous  considérions  l'homme,  comme  faisant 
le  milieu  du  monde,  en  sorte  que  son  âme  ait  un  triple  étage 
de  puissances  :  les  unes,  supérieures,  auxquelles  Dieu  se  com- 
munique ;  les  autres,  moyennes,  par  lesquelles  elle  a  connais- 
sance de  sa  nature  (c'est  la  raison  raisonnante)  ;  les  autres,  plus 
basses,  destinées  aux  opérations  végétantes  et  sensitives  du 
corps.  Je  crois  que  Dieu  imprime  le  sentiment  de  l'immorta- 
lité en  cette  suprême  partie  de  notre  âme,  sans  le  secours  et 
les  recherches  de  la  ratiocination,  à  cause  que  cet  objet  est  au- 
dessus  du  mouvement,  et  par  une  lumière  rapportante  à  celle 
qu'il  nous  donne  de  son  existence  ^. 

(i)  La  Théologie  naturelle,  II,  pp.  195,  196. 

{•1)  II).,  II,  p.  65.  D'après  lui,  rame  ressentirait  «  par  une  secrète 
rrfloxion  que  son  essence  est  incorruptible  ».  «  J'avoue,  ajoute-t-il.  que 
ces  connaissances  ne  sont  pas  si  distinctes  qu  on  les  pourrait  souhaiter, 


DIEU     SENSIBLE     AU     CŒUR  /»9'^ 

Entre  cette  division  de  nos  facultés  et  celle  que  pro- 
posent les  théologiens  mystiques,  tout  le  monde  aura 
remarqué  d'étroites  ressemblances  : 

Arrêtez  vos  courses,  âmes  extravagantes,  brisez  sur  vos  pas, 
rentrez  dans  vous-même,  montez  jusqu'à  la  dernière  pointe  de 
votre  intellect,  vous  toucherez  cette  suprême  unité  par  la 
vôtre  et  vous  comprendrez  quelque  chose  de  l'infinité  qui  vous 
comprei 


md\ 


ou  encore 


C'est  après  lui  que  nos  cœurs  soupirent  par  des  élans  prompts 
et  inconcevables,  parce  qu'ils  s'élèvent  à  l'infini,  et  la  pointe 
délicate  de  notre  àme  approche  cet  indivisible  par  un  concept 
qui  surpasse  la  raison  et  par  un  amour  qui  prévient  la 
recherche  de  la  connaissance  ^. 

Est-ce  à  dire  qu'on  doive  confondre  avec  les  états  de 
haute  mysticité,  le  sentiment  naturel,  l'instinct  que  tout 
cœur  humain  peut  avoir  de  Dieu,  non  certes.  Les  désirs  et 
les  malaises  indéterminés  d'une  conscience  rudimentaire 
ou  pécheresse;  «  Fhorreur  sacrée  »  et  soudaine  que  nous 
communique  la  vue  du  ciel  étoile,  rien  de  tout  cela  n'est 
l'union  mystique.  Ces  rencontres  de  Dieu,  si  différentes 
qu'elles  paraissent  les  unes  des  autres,  se  font  néanmoins 
dans  la  même  région,  à  la  même  «  pointe  suprême  »  de 
notre  àme.  Décor  unique  où  se  joue  le  vrai  drame  de 
toute  vie,  de  la  plus  haute  comme  de  la  plus  humble,  de 

mais  au  moins  elles  suffisent  pour  assurer  l'âme  qu'elle  n'est  pas  mor- 
telle, par  une  négative  qui  est  au  défaut  d'une  connaissance  plus  expresse 
et  plus  déterminée  de  l'état  qu'elle  doit  avoir  après  cette  vie...  La  créance 
de  l'immortalité  de  l'âme  se  prouve  et  se  fait  connaître  par  elle-même 
comme  la  lumière.  »  Ib.,  II,  pp.  66,  70.  J'apporte  ici  cette  théorie 
comme  très  intéressante,  mais  je  n'en  fais  pas  état  dans  le  texte  où  je 
me  propose  uniquement  d'utiliser  la  division  des  trois  parties  de  l'âme 
telle  que  la  conçoit  le  P.  Yves.  Cette  division  n'a  rien  que  de  parfaite- 
ment orthodoxe  et  les  scolastiques  ne  la  désavoueraient  pas.  S'applique- 
t-elle  au  cas  particulier  de  l'immortalité  de  l'âme,  ceci  est  moins  évident. 
Le  sentiment  naturel,  cet  instinct,  ne  saisissent  pas  «  une  négative  »  ;  ce 
n'est  sûrement  pas  sous  forme  négative  qu'ils  atteignent  Dieu. 

(i)  La  Théologie  naturelle,  I,  p.  354- 

(2)  //..,  I,  p.  340. 


494  l'humanisme    dévot 

la  plus  surnaturellement  sainte  comme  de  la  plus  ravalée. 
L'homme  des  cavernes  aussi  bien  que  sainte  Thérèse, 
toute  âme  a  sa  pointe,  son  temple  intérieur  où  Dieu  lui 
parle,  où  elle  est  sûre  de  trouver  Dieu.  A  cette  pointe, 
les  syllogismes  n'atteignent  pas  ;  de  ce  temple,  la  raison 
raisonnante  n'a  pas  les  clefs.  C'est  là  que  nous  avons 
déjà  trouvé  Dieu  pendant  que  nous  croyons  le  chercher 
encore,  là,  dans  cette  âme  de  notre  âme,  plus  sensible 
que  les  sens,  plus  intelligente  que  l'intelligence,  et  plus 
aimante  que  l'amour^ 

11.  A  cette  même  théorie  se  ramènent  les  nombreux 
passages  où  le  P.  Yves  se  plaît  à  humilier  les  lumières 
de  l'esprit  au-dessous  des  lumières  de  l'amour.  Il  y  a 
«  beaucoup  de  secrets  en  la  vie  spirituelle,  disait-il,  où  les 
plus  grands  docteurs  ne  sont  pas  les  plus  connais- 
sants »  ^ 

Dans  l'apologie  qu'il  a  écrite  de  son  Ordre,  il  exalte  les 
frères  lais  avec  la  conviction  la  plus  tendre. 

Encore  qu'ils  n'aient  point  d'études,  ils  ne  sont  pas  néan- 
moins sans  science.  Ils  savent  les  exercices  de  charité.  Or  Dieu 
est  charité.  Ils  savent  donc  Dieu  et  leur  doctrine  commence 
par  le  point  où  les  sciences  humaines  finissent...  Ils  sont   les 

(i)  Je  n'ai  pas  à  entrer  ici  dans  plus  de  détails,  à  montrer,  par 
exemple,  qu'entre  cette  pointe  et  le  reste  de  l'âme  (sensibilité,  imagina- 
tion, raison,  volonté)  il  se  fait  un  va-et-vient  constant  d'actions  et  de 
réactions.  Le  P.  Yves  a  sur  ce  sujet  quelques  indications  vagues  mais 
précieuses.  Il  dit  par  exemple  qu'une  «  suite  de  contemplations  fera  passer 
le  sentiment  naturel  de  Dieu  en  expérience  ».  Théologie  naturelle,  I, 
p.  128.  11  veut  dire  ici  manifestement,  en  expérience  raisonuée.  Ailleurs, 
il  dit  que  «  de  l'instinct  et  de  la  raison,  il  en  réussit  un  intime  sentiment 
de  la  Divinité  avec  de  bienheureux  acquiescements  »  [Agent  de  Dieu, 
pp.  43,  440  c'est-à-dire  un  sentiment  plus  précis,  plus  riche,  plus  lumi- 
neux. Ces  deux  lumières,  loin  de  se  combattre,  s'appellent  et  se  conti- 
nuent. Le  rôle  de  la  raison  dans  la  connaissance  religieuse  reste  immense. 
Plus  illimité  encore,  le  rôle  de  la  révélation  et  de  la  grâce.  N'est-ce  pas  à 
la  pointe  de  l'âme  que  la  grâce  opère  principalement,  et  d'un  autre  côté 
le  moindre  mouvement  de  l'instinct  qn'on  vient  de  décrire,  n'est-il  pas  lui- 
même  —  dans  l'ordre  présent  —  une  véritable  grâce  surnaturelle  ?  On 
sait  bien  qu'historiquement  l'ordre  naturel  n  a  jamais  existé.  Quand  le 
P.  Yves  parle  d'un  sentiment  naturel  de  Dieu  il  entend  pas  là  cette  connais- 
sance de  Dieu  qui,  dans  l'état  de  pure  nature,  aurait  été  concédée  à  tous 
les  hommes. 

(2)  Les  heureux  succès...,  p.  61 4- 


DIEU     SENSIBLE     A.U     CŒUR  495 

maîtres  de  l'humilité  ..  et  leur  vie  qui  s'écoule  dans  des  exer- 
cices qui  n'ont  point  d'éclat  aux  yeux  des  hommes,  reçoit  des 
récompenses  et  des  couronnes  particulières  du  Prince  de  l'in- 
nocence et  des  petits  ^ 

Au  lieu  de  cela, 

les  connaissances  qui  s'acquièrent  dans  les  écoles...  font  quel- 
quefois si  peu  de  Iruit  pour  les  bonnes  mœurs  qu'on  les  peut 
comparer  à  ces  régions  voisines  du  pôle  où  les  jours  qui  sont 
plus  longs  laissent  Tair  toujours  chargé  de  nuages  et  la  terre 
dans  une  éternelle  stérilité'. 

C'est  qu'en  efFet 

la  connaissance  attire  l'objet  dedans  soi  et  le  reçoit  à  propor- 
tion de  sa  capacité,  l'amour  le  va  chercher  au  dehors,  il  s'y 
transporte...  Les  connaissances  se  forment  par  le  moyen  de 
certaines  distinctions  ;  elles  procèdent  lentement,  elles  ne 
découvrent  jamais  toute  la  beauté  de  leur  sujet.  Mais  Tamour 
est  unitif.  Un  élan  du  cœur  rejoint  toute  l'âme  et  avec  elle 
tout  le  monde  à  son  principe  ^. 

Gomme  les  mystiques  de  la  Renaissance,  Yves  souffre 
impatiemment  «  ces  discours  de  raison  qui  s'achèvent 
avec  le  temps  »,  «  ces  longueurs  de  suppositions,  de 
divisions,  de  raisonnements,  d'instances,  de  réponses..., 
ce  marcher  chancelant  et  langoureux  »  '. 

Il  faut  que  notre  intellect  raccourcisse  les  objets  selon  sa 
portée,  pour  les  comprendre,  de  sorte  qu'il  leur  ôte  toute 
la  grandeur  dont  il  se  trouve  incapable;...  ces  idées  si  légères 
ou  rompues,  sont  comme  un  miroir  sans  fonds  ou  mis  en  pièces 
qui  ne  représente  pas  bien  ni  la  vérité  ni  Tunité  de  son  objet. 

N'est-il  pas  convenable  que  «  nous  retournions  immé- 
diatement à  Dieu  comme  nous  en  sommes  venus,  par 
l'amour  »  ? 

(i)  Les  heureux  succès...,  pp.  744;  74^. 

(a)  La  Théologie  naturelle,  t.  Ilf,  p.  4i- 

(3)  Ih.,  III,  pp.  i33,  i34. 

(4)  //>.,  III,  p.  39. 


49^  l'humanisme    dévot 

Ce  n'est  pas  à  dire  que  l'amour  soit  dans  les  ténèbres  :  ses 
flammes  portent  la  lumière  avec  la  chaleur;  ses  vues  simples 
sont  de  bienheureuses  expériences  qui  ne  laissent  point  de 
difficultés,  qui  nous  approchent  des  spectacles  éternels  et  qui 
nous  montrent  de  près  ce  que  la  seule  contemplation  ne  voit 
que  de  loin,  avec  des  vues  confuses  et  trompeuses. 

O  vous  qui  jouissez  de  cette  heureuse  et  «  docte  igno- 
rance », 

ne  regrettez  point  la  condition  de  ses  savants  qui,  par  de 
longues  études,  apprennent  h  douter  de  ce  que  vous  expéri- 
mentez ^ 

(i)  L'amour  naissatit,  ch.  xiii.  «  La  docte  ignorance  ».  passim.  Ce  titre 
est  emprunté,  comme  l'on  sait,  à  un  ouvrage  de  Cusa. 


§  5.  —  De  la  beauté  et  de  l'amour'. 

I.  Les  élévations  du  P.  Yves  sur  la  beauté  et  sur 
Tamour  ne  sont  et  ne  pouvaient  être  qu'une  paraphrase 
séraphique  du  Banquet.  Rien  là  qui  n'ait  été  enseigné 
avant  lui,  soit  par  Platon  lui-même,  soit  par  le  platonisme 
chrétien,  mais  rien  non  plus  qu'il  semble  devoir  à  qui 
que  ce  soit,  tant  ces  magnifiques  idées  avaient  pris  pos- 
session de  tout  son  être. 

Dans  cette  grande  fécondité  d'esprit,  dit-il  quelque  part, 
parmi  tant  de  livres  qui  traitent  de  doctrine  et  d'éloquence, 
je  crois  que  notre  âge  eût  rencontré  de  lui-même  ce  qu'il  a 
reçu  des  premiers  auteurs,  et  que  ceux  qui  ne  font  que  suivre, 
auraient  donné  commencement  aux  sciences,  si  l'antiquité  n'eût 
point  prévenu  leurs  inventions-. 

Cette  juste  et  naïve  remarque  s'applique  aussi  bien 
au  P.  Yves  lui-même.  Il  aurait  prévenu  Platon  si  Platon 
ne  Peut  prévenu. 

«  De  l'union  des  choses  corporelles  »,  qui  est  l'image 
de  l'unité  divine, 

il  naît  un  certain  lustre   que   nous  appelons  beauté,  si  ravis- 
sant entre  les  objets  sensibles  que  notre  raison  a  trop  peu  de 

(i)  C'est  le  titre  d'un  des  chapitres  de  la  Théologie  naturelle,  I,  pp.  897, 
4a I.  Presque  toutes  les  citations  que  je  vais  faire  appartenant  à  ce  cha- 
pitre, je  ne  donnerai  en  note  les  références  que  pour  les  textes  empruntés 
à  d'autres  endroits  de  la  Théologie  naturelle  ou  à  d'autres  ouvrages  du 
P.  Yves.  La  théorie  de  la  beauté  et  de  l'amour  est  aussi  développée  dans 
le  Jus  naturale,  pp.  2o3,  sqq.  —  Cf.  aussi  les  quatre  volumes  sur  les 
progrès  de  V amour  divin.  —  Amour  naissant  ;  souffrant;  agissant;  jouis- 
saut. 

(2)  Les  heureux  succès,  pp.  626,  627. 

I.  ^^ 


49^  l'humanisme    dévot 

force   pour   expliquer  sa  nature  et   pour  se  défendre    de   ses 
charmes. 

Au  plus  bas  degré  de  Téchelle  de  beauté,  se  trouvent 
«  les  choses,  dans  l'union  desquelles  la  diversité  se  rend 
remarquable  », 

comme  en  l'émail  des  prés,  dans  les  bigarrures  de  l'Iris,  aux 
plumes  changeantes  des  oiseaux,  aux  taches  des  panthères,  aux 
jaspes,  es  ditFérences  des  propriétés,  des  mouvements,  des 
effets  qui  sont  les  coloris  du  tableau  de  la  nature.  C'est  ce  qui 
fait  que  nous  recevons  de  la  complaisance  au  rencontre  des 
lieux  champêtres,  des  solitudes  sauvages,  des  jardins  irré 
guliers,  des  voyages  en  plusieurs  pays,  des  sciences  mêlées. 
Et  c'est  pourquoi  l'inconstance  se  nourrit  du  flux  et  reflux  de 
ses  opinions,  qu'elle  fait  son  plaisir  de  sa  misère,  en  agréant 
des  défauts  qui  lui  montrent  des  nouveautés. 

Mais  la  beauté  est  dans  un  degré  de  plus  haute  perfection 
et  elle  envoie  des  attraits  plus  pénétrants,  quand  les  qualités 
des  corps  forment  une  union  si  étroite  et  un  mélange  si 
accompli  que  du  rencontre  de  ce  qu'elles  ont  de  rare,  il  en 
rejaillit  un  lustre  qui  ne  montre  point  de  diversité. 

Ainsi  «  un  fin  diamant  »  a  qui  bluette  d'un  feu  vigou- 
reux, satisfait  beaucoup  plus  la  vue  que  les  changeantes 
couleurs  des  opales  et  la  marqueterie  des  porphyres  ». 
Disons-le  en  passant,  voilà  qui  justifie  et  tout  ensemble 
qui  humilie  le  plaisir  que  nous  donnent  les  écrivains  de 
décadence,  Pétrone,  par  exemple,  ou  Barbey  d'Aure- 
villey.  Ainsi  encore, 

les  contentements  de  l'étude  ne  sont  point  solides...,  si  l'on  ne 
voit  dans  des  principes  généraux  ceux  des  diverses  sciences  où 
s'embarrassent  les  esprits  vulgaires.  Ainsi  les  lys  et  les  roses, 
mignardement  mêlés  sur  le  poli  d'un  visage  bien  compassé 
parles  mains  de  la  nature,  donnent  jour  à  cette  douce  beauté 
dont  les  hommes  se  sont  fait  une  impitoyable  idole. 

Auprès  de  cette  dernière,  s'éclipsent  toutes  les  autres 
beautés  sensibles. 

Enrichissez  les  cabinels  des  plus  rares  pièces  de  la  peinture; 


DE     LA     BEAUTÉ     ET     DE     L    AMOUR  499 

que  l'art  y  emploie,  au  lieu  des  coloris,  le  vert  des  émeraudes, 
le  feu  du  rubis,  Téclat  des  diamants,  le  brillant  plus  ou  moins 
sombre  des  autres  pierreries,  pour  en  composer  des  fleurs  éter- 
nelles... toutes  ces  richesses,  ajustées  avec  industrie,  feront 
une  plus  grande  beauté,  mais  elle  sera  morte  auprès  de  celle 
qu'on  voit  simple,  naïve  sur  un  visage  à  qui  l'âge  a  donné  les 
derniers  traits  de  la  perfection. 

Ces  beautés  artificielles  plaisent  à  la  vue  par  le  prix  de  leur 
matière  et  de  la  nouveauté  de  leurs  mélanges,  mais  celle 
d'un  rare  visaofe,  où  les  veux  ont  tous  les  brillants  des  astres, 
adoucis  et  animés,  pénètre  le  cœur,  passe  jusques  aTâme  qu'elle 
surprend  et  qu'elle  s'assujettit  ^ 

C'est  qu'en  effet  la  nature  de  toute  beauté  est  spiri- 
tuelle. 

L'ordre,  la  proportion  des  parties,  les  rapports  des  lignes, 
des  couleurs,  des  ombrages  ne  sont  que  les  mortes  dispositions 
qui  préparent  la  matière  pour  recevoir  cette  qualité  céleste  et 
pour  lui  dresser  un  trône  d'où  elle  donne  la  loi  avec  plus  de 
majesté. 

Les  yeux  qui  la  présentent  à  Tâme  restent  eux-mêmes 
insensibles  à  cette  beauté.  Quant  à  l'âme, 

après  s'être  tenue  dans  une  surséance  de  jugement,  comme  en 
chose  fort  importante  à  son  bien,  par  quelque  résistance  qu'elle 
fait  de  perdre  sa  liberté  arrêtée  par  l'étonnement  de  ces  mer- 
veilles, ou  pour  se  donner  le  loisir  de  faire  comparaison  de 
cette  image  avec  celle  qu'elle  a  du  ciel,  (elle)  lui  passe  enfin 
l'aveu  de  sa  servitude  et  se  met  dessous  sa  puissance.  Toute 
Tâme  se  ramasse  aux  yeux,  afin  de  recevoir  ces  chères  espèces 
avec  plus  de  cérémonie  et  comme  en  triomphe.  Les  grandes 
familiarités  ne  diminuent  rien  de  leur  estime  :  au  contraire, 
les  désirs  s'enflamment  par  la  jouissance  et  la  beauté  change 
les  premiers  respects  qu'on  lui  a  rendus  en  adorations. 

Adoration  au  sens  propre.  En  effet, 

de  ce  qu'elle  agit  en  un  instant  avec  tant  de  force  sur  une 
substance  spirituelle,  comme  la  lumière  sur  les  corps,  les  pla- 

(i)  Le  gentilhomme  chrétien,  pp.  5io,-5i3. 


^OO  L    HUMANISME     DEVOT 

toniciens  infèrent  que  c'est  une  splendeur  divine  qui  prévient 
notre  raison  parce  qu'elle  est  le  terme  de  ses  recherches  et 
Tessai  du  Souverain  Bien  \ 

Elle  est  un  rayon  divin,  répandu  sur  les  choses  matérielles, 
qui  dore  leur  extérieur  et  leur  communique  plus  de  grâce  et 
de  vivacité  que  la  lumière  n'en  donne  aux  couleurs  ;  sans  elle, 
ces  objets,  dépendant  de  la  matière  et  mesurés  parla  quantité, 
ne  pourraient  pas  toucher  des  âmes  immortelles,  leur  donner 
des  délices  sans  rassasiements  et  des  transports  qui  n'ont  pas 
de  bornes...;  son  pouvoir  relève  d'un  être  infini,  en  ce  qu'il 
emporte  les  esprits  d'un  mouvement  qui  n'endure  point  de 
lassitude,  qui  croît  dans  la  continue  et  qui  ne  se  termine  que 
par  le  ravissement. 

De  là  vient  que  les  premières  flammes  de  Tamour  paraissent 
innocentes  et  que  ses  premiers  feux  portent  les  courages  à  de 
généreuses  entreprises.  Elles  réveillent  l'âme  des  langueurs  de 
l'oisiveté  ;  lui  donnent  l'invention  des  sciences,  des  arts,  la 
politesse  des  mœurs  et  y  produisent  les  mêmes  effets  qu'on  dit 
avoir  été  répandus  par  la  lumière  sur  l'ancien  chaos.  En  ce 
commencement,  l'amour  se  contente  de  lui-même  ;  sa  fin,  c'est 
d'aimer  et  ses  mouvements  n'échappent  jamais  à  la  raison  que 
quand  ils  la  passent  par  des  excès  qui  lui  font  voir  quelque 
chose  de  divin  dans  l'objet  aimé  et  qui  la  tiennent  dans  une 
suspension  de  puissances,  comme  si  elle  était  en  la  possession 
du  Souverain  Bien.  Mais  cette  pureté  s'altère  bientôt  par  les 
secondes  affections  qui  touchent  les  sens  et  les  appétits  dont 
la  nature  assortit  les  animaux  pour  la  conservation  de  l'espèce. 
Néanmoins  de  quelques  artifices  que  cette  passion  devenue 
brutale  couvre  ses  ardeurs...  l'âme  endure  d'étranges  convul- 
sions par  ces  amours  illégitimes  qui  combattent  ses  naturelles 
inclinations...  ;  cela  fait  connaître  que  la  beauté  corporelle  n'est 
qu'une  ombre  et  un  crayon  d'une  autre  divine  qui  est  le  véri- 
table objet  de  notre  amour,  qui,  étant  d'une  perfection  infinie, 
peut  donner  une  pleine  satisfaction  à  nos  puissances. 

«  Les  commencements  de  toutes  choses  sont  joyeux  »,  et 
d'une  joie  pure.  Les  premières  flammes  de  Tamour 

éclairent  plutôt  qu'elles  ne  brûlent  ;  elles  ne  consistent  qu'en 
des  agréments,  des  complaisances  qui  naissant  de  la  beauté,  la 

ii)   VAmour  naissant,  p.  177. 


DE     LA     HEAUTE     ET     DE     L    AMOUR  /><)l 

reproduisent  dans  les  mœurs,  les  habits,  la  bonne  grâce  en  toutes 
les  actions.  L'amour  échauIFe,  purifie,  subtilise  le  sang  et  les 
esprits^.. 

et,  comme  il  est  le  maître  de  tous  les  arts,  il  nous 
enseigne  aussi,  il  nous  enseigne  surtout  notre  origine 
céleste  et  que  Dieu  seul  peut  nous  contenter. 

Devant  que  les  yeux  lui  eussent  fait  montre  de  la  beauté 
(l'àme)  était  peut-être  recueillie  en  elle-même,  dans  une  pau- 
vreté qui  ne  concevait  pas  seulement  le  désir  du  bien,  et  une 
morne  langueur...  Mais  sitôt  qu'elle  est  réveillée  par  les 
charmes  de  cet  objet,  et  que  le  cœur  lui  a  donné  les  premiers 
hommages  de  la  complaisance,  elle  soupire  en  son  intérieur 
pour  un  plus  grand  bien  et  quoiqu'elle  n'en  ait  qu'une  idée 
confuse,  elle  ne  laisse  pas  de  ressentir  une  puissante  inclination 
de  le  rechercher  plus  loin  que  les  corps... 

Le  portrait  d'une  personne  qu'on  aurait  aimée  en  renouvelle 
le  ressentiment  et  quoique  à  l'abord  les  yeux  se  jettent  dessus 
avec  une  extrême  avidité,  quoiqu'ils  se  remplissent  de  ces 
espèces  avec  délices,  néanmoins  cette  complaisance  se  change 
en  douleur,  quand  on  vient  à  s'apercevoir  de  l'absence  et  qu'on 
est  réduit  à  ne  voir  qu'une  morte  représentation  au  lieu  de  la 
vérité  qu'on  passionne.  Ces  mêmes  symptômes  arrivent  aux 
esprits  gagnés  par  une  beauté  corporelle.  Car  les  premières 
flammes  de  l'amour  ne  portent  que  de  la  lumière  et  des  chaleurs, 
ce  semble,  si  pures  et  accordantes  à  nos  désirs,  qu'à  l'abord 
elles  nous  promettent  toute  sorte  de  félicités.  Mais  si  on  s'ar- 
rête trop  à  cet  éclat  qui  charme  les  sens,  si  on  donne  le  cœur 
à  un  objet  qui  ne  doit  servir  qu'aux  yeux,  l'âme,  désobligée  de 
cette  trompeuse  rencontre,  souffre  plus  qu'un  famélique  entre 
les  peintures  des  viandes  dont  il  recherche  les  réalités.  Cela 
fait  connaître  que  la  beauté  corporelle  n'est  qu'une  ombre  et 
un  crayon  d'une  autre  divine,  qui  est  le  véritable  objet  de  notre 
amour. 

D'où  vient  que  les  religieux  «  ne  haïssent  pas  le  nom 
de  l'amour  »,  de  l'amour  humain.  Ils  ne  haïssent  pas 
davantage  la  beauté  sensible,  pourvu  que  nos  passions 
ne  la  détournent  pas  de  sa  fin  première  qui  est  d'enchan- 

(i)  Le  gentilhomme  chrétien,  p.  5io. 


5o2  L    HUMANISME     DEVOT 

ter  les  yeux.  Dois-je  me  priver  «  de  la  conversation  des 
dames  »,  demande  le  «  gentilhomme  chrétien  »  ?  Non, 

il  n'en  faut  pas  venir  à  ces  extrémités.  Le  soleil  nous  est 
donné  pour  nous  éclairer  par  sa  lumière  et  pour  réjouir  nos 
yeux,  non  pas  pour  les  perdre,  en  les  arrêtant  ouverts  et  fixés 
sur  son  globe...  On  ne  vous  demande  pas  que  vous  soyez 
aveugle  pour  les  beautés  de  la  Cour  :  il  vous  est  permis  de  les 
voir  de  près,  comme  des  pièces  de  cabinet,  avec  admiration, 
sans  les  toucher,  comme  des  choses  qui  ne  sont  pas  et  qui  ne 
doivent  pas  être  à  votre  disposition,  ni  même  à  votre  choix... 
Ces  fleurs  ne  sont  belles  que  sur  le  pied,  elles  flétrissent  bien- 
tôt et  deviennent  inutiles  h  tout  entre  les  mains  qui  les 
ont  cueillies  ^ 

Car  enfin  la  beauté  sensible  m'avertit  elle-même  qu'elle 
ne  saurait  être  le  «  vrai  centre  »  de  mon  cœur.  Quand  les 
transports  de  l'amour 

laissent  quelques  intervalles  à  ma  raison,  je  connais  bien  qu'un 
objet  où  l'œil  et  l'esprit  ne  rencontrent  pas  tout  ce  qu'ils  remar- 
quent ailleurs  de  perfections,  que  ce  sujet  si  changeant,  que 
cette  fleur  de  peu  de  jours,  ne  mérite  pas  ce  que  je  lui  donne  de 
respects,  de  vœux,  d'adorations,  de  larmes,  d'extases;  que  c'est 
une  surprise,  que,  sans  y  penser,  j'adore  Dieu  en  son  image  ^ . 

Les  termes  si  familiers  aux  amants, 

de  divinité,  de  vœux,  d'offrandes,  d'autels,  de  sacrifices,  expli- 
quent un  autre  objet  à  qui  ils  doivent  rendre  leurs  amours  et 
quand  ils  protestent  qu'ils  sont  éternels,  ils  désavouent  tacite- 
ment la  beauté  du  corps. 

«  Rappelons  donc  nos  pensées  »  et  «  que  notre  âme, 
quittant  les  choses  matérielles,  se  recueille,  à  la  pointe  de 
son  essence  pour  joindre  l'indivisible  ».  Magna  res  est 
amor.  L'amour  est  une  si  grande  chose  !  Il  signifie  : 

un  mépris  des  choses   mortelles,  un   transport  de  la  terre  au 
ciel,  une  perfection  de  notre  nature,  des  flammes  qui  purgent 

(i)  Le  gentilhomme  chrétien^  pp.  5 17,  5 19. 
{•à)   Les  vaines  excuses,  I.  pp.  i85,  186. 


DE     LA     BP:AUTK     ET     DE     L    AMOUR  rm'^ 

sans  consumer,  un  mouvement  sans  lassitude,  une  assistance 
de  l'esprit  devant  la  bonté  divine...  On  a  sujet  de  dépeindre 
Tamour  charnel,  enfant  et  aveugle...  Mais  Tamour  de  Dieu  a 
des  yeux  qui  discernent  le  vrai  d'avec  le  faux  ;  il  voit  Dieu  par- 
tout... Que  l'homme  aime  Dieu,...  il  jouira  d'une  paix  qui 
passe  tout  ce  que  notre  imagination  se  peut  figurer  d'heureux. 
Le  monde  lui  paraît  tout  autre  qu'à  l'ordinaire  ;  il  respire  un 
air  plus  doux,  comme  au  sortir  d'une  maladie  et  h  l'entrée  du 
printemps  ;  il  lui  semble  qu'il  se  soit  fait  un  renouvellement 
général  de  la  nature  et  il  se  figure  dedans  les  choses  le  chan- 
gement qui  s'est  fait  en  lui.  Rien  ne  le  choque,  mais  tout 
flatte  ses  sentiments  ;  tout  s'accorde  à  son  humeur,  h  cause  de 
rextrême  déférence  qu'il  rend  à  la  Sagesse  qui  l'ordonne  ou 
qui  le  permet  ainsi  ;  et  vous  diriez  qu'il  jouisse  du  privilège  de 
la  nature  supérieure,  exempte  de  contrariété. 

L'homme  qui  aime  Dieu  «  étant  revêtu  d'une  qualité 
divine  »  «  fait  des  actions  qui  passent  l'humain  ». 

Il  se  communique  à  tous  avec  une  charité  désintéressée,  imi- 
tantla  bonté  du  premier  principe  qui,  comme  cause  universelle, 
prête  son  assistance  à  toutes  les  choses  particulières...  11  entre 
dans  les  négoces  de  la  vie,  comme  la  lumière  se  répand  dessus 
la  terre,  pour  y  apporter  le  jour,  sans  y  perdre  rien  de  sa 
pureté  ;  et,  dans  les  communautés,  il  fait  les  oflices  que  la 
forme  universelle,  c'est-à-dire  que  Dieu  exerce  en  la  conduite 
du  monde...  Il  a  l'empire  du  monde  par  l'extrême  complai- 
sance qu'il  reçoit  de  le  voir  gouverné  par  la  sagesse  divine,  et 
l'amour  qui  anticipe,  qui  accomplit  et  qui  proteste  de  suivre 
toujours  les  décrets  de  Dieu,  le  met  dans  un  état  qui  tient  du 
bonheur  invariable  de  l'éternité. 

II.  C'est  l'originalité  du  P.  Yves,  c'est  peut-être  une 
de  ses  faiblesses.  Il  s'exprime  presque  toujours  comme 
un  sage  de  l'antiquité.  Mais  sous  les  mots  de  cette 
langue  il  met  les  pensées,  les  émotions,  les  plus  hautes 
réalités  chrétiennes.  S'élevait-il  lui-même  au-dessus  de  la 
prière  commune  et  jusqu'à  l'union  mystique,  je  suis  tenté 
de  le  croire,  mais  rien  ne  me  permet  de  l'affirmer.  D'une 
part  en  effet  il  n'écrit  guère  que  pour  le  grand  public 
dévot  et  d'autre  part  il  n'aime  pas  à  se  mej:**^  en  scène. 


5o4  L    HUMANISME     DEVOT 

Mais,  très  certainement,  l'amour  qu'il  célèbre  dans  presque 
tous  ses  ouvrages,  est  déjà  le  pur  amour  des  mystiques. 
Je  sais  bien  que,  dans  sa  réponse  au  grand  Arnauld,  il 
s'explique  à  ce  sujet  d'une  manière  assez  équivoque. 

J'ai  peur,  disait-il,  que  ces  dévotions  si  raffinées  qui  ne  veu- 
lent qu'un  pur  amour  ne  soient  vaines,  qu'elles  ne  s'exhalent 
toutes  en  paroles,  qu'elles  n'ôtent  le  mouvement  à  notre 
amour,  en  lui  ôtant  la  vue  de  son  intérêt  et  qu'elles  ne  laissent 
point  de  matière  à  la  grâce  en  détruisant  si  fort  la  nature'. 

Texte  important  qui  nous  rappelle  que  dès  la  première 
moitié  du  xvii^  siècle  et  longtemps  avant  M'""  Guyon,  les 
grands  spirituels  eux-mêmes  ou  plutôt  leurs  disciples 
avaient  dû  commettre  quelques  imprudences,  au  moins  de 
langage.  Quoi  qu'il  en  soit,  la  pensée  du  P.  Yves  n'est  pas 
douteuse. 

Il  y  en  a,  dit-il,  qui  se  consacrent  à  la  vertu  par  le  seul 
motif  de  la  charité  :  il  y  en  a  qui,  sans  avoir  aucune  pensée  de 
l'enfer  ni  du  paradis,  conçoivent  un  sublime  sentiment  de  la 
divinité...,  se  sentent  obligés  par  tant  de  raisons  de  justice,  par 
des  transports  si  impatients,  des  mouvements  de  grâce  si 
impétueux  qu'ils  abandonnent  toutes  choses  pour  être  plus 
libres  à  lui  rendre  leur  adoration...  Certes,  si  la  nature  porte 
tous  les  jours  les  choses  particulières  par  des  mouvements 
contraires  à  leur  inclination,  quand  il  s'agit  d'un  intérêt  géné- 
ral, comme  pour  empêcher  le  vide,  on  ne  doit  pas  s  étonner 
si  la  grâce  élève  l'homme  jusques  à  quitter  tous  ses  intérêts 
pour  s  unir  à  Dieu  qui  est  un  bien  universel...  S'il  se  trouve 
des  matières  qui  renvoient  le  rayon  du  soleil  par  la  même  ligne 
droite  qu'elles  Tont  reçu,  pourquoi  la  grâce  ne  mettra-t-elle  pas 
certaines  âmes  en  état  de  réfléchir  dessus  Dieu  une  pure  cha- 
rité qui  ne  cherche  que  sa  gloire,  comme  il  n'a  voulu  que  notre 
bien?...  Pourquoi  ne  pourra-t-elle  pas  faire  que  la  créature, 
qui  n'est  rien  de  soi,  ne  se  considère  aucunement,  lorsqu'il  lui 
faut  aimer  le  souverain  bien  dentelle  tient  tout  ce  qu'elle  est? 

Dans  le  commerce  même  du  monde,  les  affections  sont 
estimées  véritables  de  ce  qu'elles  sont  désintéressées  et 

(i)   Des  misrricordes...,  p.  195. 


DE     LA     HKAUTK     ET     HE     L    AMOUR  Oo5 

«  la  recherche  du  [)ropre  intérêt  est  un  notable  reproc-he 
à  l'amitié  »,  «  sentiment  universel  entre  tous  les  hommes  » 
«  qui  nous  apprend  que  le  bien  doit  être  aimé  pour  lui- 
même  »  : 

Si  la  beauté,  si  la  vertu,  si  la  science  s'attribuent  cet  avan- 
tage (d'être  aimées  pour  elles-mêmes),  et  si  ceux  qui  les  recher- 
chent pour  d'autres  motifs,  semblent  en  profaner  les  mérites  ;  ce 
ne  sont  que  des  essais  qui  doivent  instruire  notre  cœur,  à  se 
donner  avec  de  pures  et  entières  afFections  au  souverain  bien\ 

Pour  des  esprits  comme  le  sien,  de  belles  métaphysiques, 
loin  de  refroidir  la  dévotion,  la  rendent  au  contraire  plus 
ardente.  Le  retour  aux  premiers  principes  leur  donne  une 
sorte  de  joie  sacrée,  intense  et  paisible,  qui  résonne  dans 
tout  leur  être  et  qui  fait  même  tressaillir  la  chair  et  le 
sang.  Nous  l'avons  déjà  dit  plus  haut  et  en  finissant,  nous 
pouvons  le  redire  avec  plus  d'assurance,  la  contemplation 
du  P.  Yves  touche  aux  limites  même  de  la  véritable  extase. 
11  serait  presque  téméraire  de  croire  qu'elle  ne  les  a 
jamais  franchies. 

Notre  amour  demande  un  seul  objet  infini,  où  il  puisse 
recueillir  et  conserver  nos  puissances  toutes  entières.  Cepen- 
dant ces  actes  de  l'intellect  et  de  la  volonté  les  partagent  et  au 
lieu  de  les  mettre  dans  l'union,  ils  les  jettent  dans  la  multitude. 
C'est  pourquoi  notre  âme  revient  en  soi-même,  elle  impose 
silence  au  raisonnement,  elle  se  défait  des  espèces  d'infini, 
d  immense,  d  éternel,  de  sagesse,  de  toute  puissance,  de  bonté, 
de  miséricorde  ;  par  un  regard  très  pur  et  très  simple,  elle 
adore  Dieu. 

Elle  se  sent  délicieusement  touchée  de  cette  souveraine  bonté 
et  comme  ravie  par  un  transport  tout-puissant  au-dessus  du 
monde  et  de  la  nature  ;  elle  se  voit  en  présence  d'une  lumière 
infinie  dont  il  lui  est  impossible  de  supporter  les  éclats  ;  elle 
se  voit  comme  exposée  à  un  torrent  impétueux  de  délices,  à 
un  abîme  de  bontés  qu'elle  aime  et  qu'elle  craint  tout  ensemble, 
parce  qu'elle  se  sent  incapable  de  s'y  abandonner  sans  périr... 

(i)  VAnioiir  naissant,  pp.  i6o,  164.  It  est  remarquable  que  le  P.  Yves 
place  cette  défense  de  l'amour.- pur,  dans  un  livre  où  il  étudie  les  pre- 
mières étapes  de  la  vie  spirituelle. 


5o6  l'humanisme    dévot 

Mais,  hélas  !  quand  elle  craint  cet  excès,  elle  s'éloigne  de  ce 
qu'elle  aime.  C'est  pourquoi,  elle  en  redouble  bientôt  les  désirs  ; 
elle  s'abandonne  ;  elle  se  précipite  ;  elle  se  résout  de  faire  périr 
la  nature  par  un  bienheureux  naufrage  dans  l'essence  de  la  vie. 
D'abord  le  cœur  humain  qui  rencontre  ces  qualités  divines, 
soufïVe  des  émotions  semblables  à  celles  que  Ton  voit  en  l'em- 
bouchure de  deux  rivières  devant  qu'elles  aient  mêlé  leurs 
eaux  etleurs  mouvements  :  et  puis,  il  se  fait  un  calme,  un  silence 
mystérieux,  une  tranquille  effusion  de  délices  où  les  puissances 
naturelles  sont  comme  absorbées  dans  l'immensité,  sans  plus 
y  retenir  la  cause  ordinaire  de  leurs  actions. 

La  mémoire  se  trouve  là  toute  dépouillée  d'espèces  ;  le  juge- 
ment abandonne  le  discours  de  la  raison  ;  il  est  permis  à  la 
seule  volonté  d'avoir  l'entrée  dans  ces  splendeurs  ineffables, 
dans  ces  spectacles  éternels  et  d'y  posséder  plus  de  biens  qu'elle 
n'en  peut  concevoir.  Quelquefois,  elle  se  trouve  dans  une  fête 
solennelle,  dans  un  saint  repos  qui  la  met  hors  des  vicissitudes 
du  monde  et  qui  suspend  l'exercice  ordinaire  de  ses  actions  ; 
et  puis,  autrefois,  elle  se  trouve  emportée  d'une  invincible 
chaleur  qui  veut  tout  entreprendre... 

Après  ces  lumières,  ces  délices,  ces  extases  de  l'amour,  l'âme 
retombe  bientôt  dans  sa  constitution  naturelle.  Il  est  vrai  qu'au 
sortir  de  ces  splendeurs,  elle  n'en  rapporte  pas  des  espèces 
assez  vives  pour  faire  une  nette  connaissance  ;  néanmoins,  il 
en  reste  quelques  idées  confuses  d'où  procède  la  jubilation  qui 
est  le  transport  d'un  amour  qu'on  ne  peut  ni  taire,  ni  exprimer. 
En  ces  rencontres,  les  saints  ont  quelquefois  des  saillies  de 
voix,  de  gestes  ou  d'actions  peu  convenables,  qu'on  appelle 
une  sainte  ivresse,  parce  que  le  cœur  tout  attentif  à  son  sou- 
verain bien  qu'il  vient  fraîchement  de  perdre,  le  poursuit  encore 
sans  considération  de  la  bienséance  morale.  Il  est  tout  en 
désirs  dans  son  cher  objet,  sans  se  pouvoir  encore  résoudre  à 
la  nécessité  qui  l'oblige  de  le  quitter  pour  descendre  aux  choses 
humaines,  de  sorte  qu'il  soufï're  en  ce  combat  des  convulsions 
semblables  à  celles  d'une  puissance  demi-victorieuse  et  demi- 
surmontée  du  mal.  En  suite  de  ces  douces  inquiétudes  qui 
tiennent  encore  de  la  jouissance,  quand  l'âme  a  repris  le  libre 
usage  de  la  raison,  elle  juge  bien  qu'elle  doit  agir  avec  une 
plus  grande  retenue  et  garder  les  divines  communications  de 
son  amour  sous  le  silence  \ 

(i)    U Amour  jouissant,  pp.  179.  186. 


DE     LA     BEAUTE     ET     DE     L    AMOUR  /Ï07 

Nous  le  disions,  en  abordant  les  deux  derniers  chapitres, 
et  nous  avons  maintenant,  me  semble-t-il,  le  droit  de  le 
redire    avec  plus  d'assurance  :  Yves  de   Paris   n'est  pas 
seulement  un  humaniste  dévot  du  plus  rare  mérite,  il  est 
encore,   si  j'ose    dire,    l'humanisme    dévot   fait   homme, 
la  synthèse  vivante  des  idées  et  des  tendances  que  nous 
avons  cru  pouvoir  appeler  de  ce  nom.  Certains,  plus  hési- 
tants, ou   de  moindre  envergure,  ou  bornés  par  le  sujet 
particulier    qu'ils  s'étaient   imposés,    certains    ont  choisi 
parmi    ces  idées    ou  ces    tendances,   enseignant  ou   sui- 
vant les  unes  avec  plus  de  décision,  négligeant  ou  même 
combattant  les  autres.    Yves   les    a    toutes   ou   formelle- 
ment enseignées   ou  délibérément  suivies.  Non  pas  qu'il 
en    ait  fait  la  somme    systématique.    Bien  qu'il   implique 
une   philosophie   très   organisée,    l'humanisme  dévot  est 
moins  une  doctrine   qu'un  esprit,  mais  de  cet  esprit,  nul 
peut-être,  à  l'exception  de  François  de  Sales,  n'a  été  aussi 
profondément    pénétré    que    le    P.    Yves.    Richeome,   du 
reste,  et  François  de  Sales,  et  Camus,  et  Binet,  à  chaque 
pas   j'aurais   pu    montrer  le  parfait    accord  du    P.    Yves 
avec    ces  maîtres  de    Fhumanisme,  accord  d'autant   plus 
significatif  que  cet  esprit  très  indépendant  et  original  ne 
paraît  aucunement  avoir    subi  Finfluence  des  spirituels, 
ses   contemporains.    Mais,  à  chaque  pas  aussi,  l'on  a  pu 
s'apercevoir  que  le  P.  Yves  n'était  pas  tout  à  fait  l'unanime 
de  ces  maîtres,  qu'il  avait  une   autre   manière,  un  autre 
accent  et  qu'en  lui  s'annonçait,  à  des  signes  trop  certains, 
l'évolution  finissante,  la   faillite  prochaine,  non  pas   des 
idées  qui  ne  peuvent  périr,  mais  du  mouvement  lui-même. 
Les  autres  se  continuaient  et  s'achevaient  réciproquement; 
consciemment  ou  non,  ils  faisaient  bloc.   Binet  reprend 
Richeome  ;  Camus  se  donne  et  à  bon  droit  pour  l'interprète 
de  François  de  Sales.  Yves  est  seul,  on  le  croirait  ou  beau- 
coup plus  ancien  ou  beaucoup  plus  jeune  que  ces  écrivains 
qui  ont  à  peu  près  le  même  âge  que  lui,  qui  ne  le  connais- 
sent pas  et  qu'il  ne  connaît  pas  lui-même.  Il  ne  parle  pas 


5o8  l'humanisme    dévot 

leur  langue;  il  ne  semble  pas  s'adresser  aux  mêmes  lec- 
teurs. Etrange  phénomène,  si  Ton  songe  à  l'unanimité 
foncière  que  nous  venons  de  rappeler  et  qui  est  assez  ma- 
nifeste. Etrange,  mais  révélateur.  Essayons  de  l'expliquer. 
François  de  Sales  n'est  pas  un  moindre  philosophe  que 
le  P.  Yves.  Gomme  lui,  frère  spirituel  de  Pic  de  la  Miran- 
dole  et  de  Sadolet,  il  a,  pour  les  hautes  spéculations,  le 
même  goût  que  les  platoniciens  de  la  Renaissance.  Néan- 
moins la  foule  dévote  peut  le  suivre.  Imagine-t-on  un 
ouvrage  moins  ésotérique,  plus  accessible  que  V Introduc- 
tion à  la  vie  dévote  P  Autrement  sublime,  le  Traité  de  U amour 
de  Dieu  reste  presque  populaire.  Il  a  été  composé  pour  les 
premières  visitandines  et  avec  elles  :  une  sœur  converse 
n'en  comprendra  pas  toutes  les  pages,  mais  elle  y  trouvera 
partout  de  quoi  s'instruire  et  s'édifier.  L'ensemble  du 
livre  la  portera.  Ainsi  des  autres  humanistes  dévots,  au 
moins  des  maîtres.  La  scène  change  avec  le  P.  Yves.  Qu'il 
ait  trouvé  de  nombreux  lecteurs,  la  chose,  pour  n'être 
pas  douteuse,  n'en  paraît  pas  moins  surprenante.  C'est  un 
philosophe,  un  sage,  chrétien  certes,  dévot,  fervent  jus- 
qu'au mysticisme,  mais  qui  ne  peutatteindre  qu'une  élite, 
et,  semble-t-il,  peu  nombreuse.  Il  n'a  pas  l'égoïsme,  l'im- 
mortification,  les  préjugés  vaniteux  des  intellectuels,  mais 
il  en  a  l'habit,  les  allures,  les  curiosités,  les  nobles  ten- 
dances, il  eu  a  parfois  les  manies.  Il  humilie  volontiers 
la  raison  raisonnante,  mais  en  lui  empruntant  à  elle- 
même  des  armes  subtiles  :  il  exalte  la  «  docte  igno- 
rance», mais  en  métaphysicien  et  ravi  de  l'être.  Qu'est-ce 
à  dire  sinon  qu'avec  lui,  l'humanisme  dévot  commence  à 
dévier  de  sa  mission  historique,  tend  à  redevenir  l'ancien 
humanisme  chrétien.  Il  demeure  simplement  et  propre- 
ment dévot,  cet  humanisme,  en  ce  qu'il  vise  toujours  la 
pratique,  en  ce  qu'il  plie  les  idées  pures  aux  besoins  pré- 
cis de  la  vie  spirituelle.  On  ne  peut  même  pas  dire  que  la 
spéculation  y  tienne,  mais  il  suffit  qu'elle  semble  y  tenir 
trop  de  place.  Les  autres  font  avant  tout  figure  de  direc- 


DE     LA     BEAUTÉ     ET     DE     L    AMOUR  5o9 

leurs;  le  P.  Yves,  de  contemplateur.  Ses  livres  conti- 
nuent ses  exercices  intimes.  On  dirait  qu'il  ne  les  écritque 
pour  lui-môme,  pour  son  plus  grand  bien  et  son  plaisir. 
Ainsi  font  les  poètes  et  les  philosophes;  ainsi  ne  doit  pas 
faire  un  auteur  dévot.  Et  voilà,  d'un  autre  côté,  pourquoi 
il  nous  satisfait  davantage.  Les  autres,  qui  vivent  pourtant 
du  même  esprit  que  lui,  ne  s'inquiètent  pas,  le  plus  sou- 
vent, d'analyser  et  de  définir  cet  esprit.  Pour  le  P.  Yves, 
vivreetcontempler  ne  sont  qu'un.  D'où  ce  constant  recours 
aux  principes,  ces  descriptions  infinies,  cette  plénitude 
lumineuse.  Totus  ipse  lumen. 

Et  comme  il  n'écrit  que  pour  lui-même  ou  pour  les 
rares  esprits  qui  lui  ressemblent,  il  oublie  de  prévoir  et 
de  dissiper  les  interprétations  fâcheuses  qu'on  pourrait 
donner  à  ses  théories.  Il  nous  suppose  tous  parvenus  aux 
sommets  de  noblesse  et  de  clarté  où  lui-même  il  s'élève 
sans  effort  et  qu'il  occupe  avec  une  sérénité  parfaite.  Il 
ne  méprisa  pas,  il  ignore  les  profanes.  Pélagien,  semi- 
pélagien,  «  naturaliste  »,  il  ne  l'est  pas,  mais  à  plusieurs, 
il  paraîtra  l'être.  La  fausseté,  le  néant  de  ces  doctrines 
lui  sont  tellement  évidents  qu'il  ne  songe  pas  à  nous  pré- 
munir contre  leur  attrait.  Le  surnaturel  est  son  élément, 
l'air,  la  lumière  qu'il  respire  ;  il  ne  voit,  il  ne  peut  voir  la 
nature  que  surélevée  intimement  et  constamment  par  la 
grâce  rédemptrice.  Ainsi  fait,  tous  les  mots  qu'il  emploie 
prennent  un  sens  nouveau  et  comme  divin  :  celui  de  plai- 
sir, auquel  il  revient  sans  cesse,  indique  toujours,  chez  lui, 
des  réalités  déjà  célestes.  «  Notre  âme,  dit-il,  a  deux  por- 
tions dont  l'une  prompte,  agile,  pénétrante  ne  met  ses  dé- 
lices qu'aux  opérations  qui  sont  propres  aux  intelligences; 
l'autre,  pesante,  grossière,  n'a  de  l'affection  que  pour  le 
corps  ni  de  commerce  qu'avec  les  sens^  »  De  ces  deux 
âmes,  il  ne  montre  jamais  que  la  première.  La  bête  est 
souvent  supprimée,  l'ange  reste  seul.  En  d'autres  termes, 
lui,  qui  voit  si  clair  dans  le  fond  des  cœurs,  lui  qui,  s'il  le 
voulait,  manierait  l'ironie  en  maître,  on  dirait  qu'il  n'a  pas 


5i()  l'humanisme     DÉVOT 

le  sens  du  péché.  François  de  Sales  qui  s'inspire  pourtant 
des  mêmes  principes  que  le  P.  Yves,  est  bien  autrement 
précautionné.  Ni  la  vigilance  des  sages,  ni  le  zèle  soup- 
çonneux de  Port-Royal  ne  le  prendront  jamais  en  défaut. 
Pour  tout  ce  qui  touche  à  la  dévotion  proprement  dite, 
le  P.  Yves  risque  d'éveiller  chez  plus  d'un,  des  inquiétudes 
analogues.  Là  encore,  il  se  maintient  trop  habituellement 
dans  la  région  des  idées  et  des  belles  contemplations.  Sa 
piété  que  nous  savons  d'ailleurs  simple,  tendre,  et  pour 
tout  dire,  franciscaine,  prend  souvent  je  ne  sais  quel  air 
philosophique,  lointain,  presque  nuageux.  Son  Christ, 
qu'il  a  célébré  magnifiquement,  son  Dieu  même,  qu'il  a 
toujours  à  la  bouche,  on  les  prendrait  parfois,  non  pour 
des  personnes,  mais  pour  des  idées  ^  Il  nous  fait  penser 
à  tel  Père  des  premiers  siècles  ou  à  l'Aréopagite,  plus  qu'à 
saint  Bernard.  L'histoire  évangélique  lui  est  moins  pré- 
sente qu'on  ne  le  voudrait.  Il  n'a  pas,  ou,  du  moins,  il 
laisse  peu  voir  cette  «  passion  de  l'humanité  du  Christ  » 
qui,  depuis  le  moyen  âge,  et  grâce  peut-être  surtout  aux 
mystiques  franciscains,  marque  la  piété  chrétienne  ;  ou, 
pour  mieux  dire,  il  ne  chante  ce  cantique  nouveau,  qu'en 
raccordant  à  la  musique  des  sphères. 

Consors  paterni  luminis. 
Lux  ipse  lucis^  et  dies... 

Bien  qu'il  loue  les  jésuites  avec  sa  courtoisie  et  sa  cor- 
dialité ordinaire  et  qu'il  reconnaisse  qu'ils  ont  beau- 
coup fait  pour  la  propagande  spirituelle,  il  n'emprunte  rien 
aux  exercices  de  saint  Ignace,  qui  avaient  alors  une  telle 
vogue.  Les  méthodes  oratoriennes  lui  sont  également 
étrangères.    Il    a    sur    l'Eucharistie    des    élévations    très 

(i)  La  Théologie  naturelle,  I,  p.  aSa. 

(2)  Je  n'ai  pu  me  procurer  que  deux  de  ses  quatre  petits  volumes  sur 
les  progrès  de  V amour,  mais  ceux-ci,  tout  de  dévotion  pourtant,  confir- 
ment pleinement  les  présentes  remarques, 

(3)  Cl".  Christus,  manuel  d^histoire  des  religions,  p.  842- 


DE     LA     lî  E  .\  U  T  E     ET     DE     I.   \  M  O  U  R  5  1  I 

belles,  mais  d*une  beauté  toute  spéculative.  De  toutes  les 
dévotions,  celle  qu'il  célèbre  avec  le  plus  d'accent,  c'est 
la  psalmodie.  Faut-il  d'ailleurs  que  je  le  répète  :  pour  lui, 
contemplation  et  pratique  se  confondent:  sa  métaphysique 
est  aussi  dévotion,  action,  ascèse  même  et  union  mystique. 
Mais  combien  peu  sont  faits  comme  lui  !  Combien  peu  le 
suivront  sur  une  voie  aussi  étroite  et  glissante  ?  Il  n'a  pas 
à  redouter  pour  lui-même  les  dangers  du  dilettantisme 
religieux  et  métaphysique,  mais  pour  d'autres,  pour  le 
plus  grand  nombre  sans  doute,  ces  dangers  ne  sont-ils 
pas  trop  réels?  Même  appliquée  aux  objets  les  plus  saints, 
la  libido  scieiidi  et  coiitemplandi  ne  risque-t-elle  point 
d'appauvrir,  de  vider  les  âmes  en  enchantant  les  esprits? 
Nous  ferons  plus  tard  des  remarques  plus  ou  moins  sem- 
blables, à  propos  de  Fénelon. 

Non  pas  certes  que  j'entende  rabattre  quoi  que  ce  soit 
des  éloges  que  je  lui  ai  prodigués  et  qui  me  gênent 
plutôt  par  leur  pauvreté.  Je  le  trouve  incomparable,  et  de 
tous  nos  humanistes,  il  n'en  est  pas  un  seul  que  je  lui 
préfère.  C'est  une  de  ces  intelligences  pures  et  rayon- 
nantes qui  ne  semblent  pas  avoir  péché  en  Adam.  Totus 
ipse  Lumen. 

Aussi  aurions-nous  moins  insisté  sur  les  réserves 
qu'on  vient  de  faire  si  elles  ne  s'appliquaient,  en  quelque 
façon,  à  l'humanisme  dévot  lui-même.  Riches,  nuancées, 
subtiles,  le  système  qui  implique  cet  ensemble  de  doc- 
trines et  de  tendances,  pour  être  foncièrement  orthodoxe, 
n'en  exige  pas  moins  chez  celui  qui  l'enseigne  à  la  foule, 
une  sûreté  de  pensée  et  de  plume,  une  délicatesse,  une 
prudence  infinies.  Grâce  à  l'effort  des  théologiens  modernes 
et  aux  décisions  de  Trente,  aussi  longtemps  que  l'on  se 
maintient  dans  le  domaine  des  principes,  il  n'est  plus  si 
difficile  d'exalter  la  grâce  sans  déprimer  injustement  la 
nature,  et  la  miséricorde  de  Dieu  sans  rien  diminuer  de  sa 
justice;  d'éviter,  d'une  part  les  paradoxes  mortels  de  Jan- 
senius    et  d'autre   part    les    molles  complaisances  d'une 


^l'-A  L    HUMANISME     DEVOT 

morale  énervée;  mais  combien  la  tâche  du  directeur  ne 
paraît-elle  pas  plus  malaisée  lorsqu'on  en  vient  aux  appli- 
cations de  détail  et  à  la  pratique  quotidienne,  lorsqu'il  s'agit 
de  persuader  non  pas  à  l'élite,  mais  à  la  foule  qu'une  con- 
ception optimiste  de  l'univers,  loin  d'atténuer  la  sainte 
rigueur  de  l'Évangile,  la  rend  au  contraire  plus  étroite.  Du 
reste  n'avons-nous  pas  dit  et  n'allons-nous  pas  redire  en 
terminant  ce  travail,  que  l'humanisme  dévot,  s'il  veut  être 
logique  avec  ses  telles  idées,  doit  aller  jusqu'à  la  sainteté 
même,  et  si  Dieu  le  veut,  jusqu'à  l'union  mystique?  Certes 
Port-Royal  est  plus  commode,  qui  ne  demande  au  direc- 
teur que  de  trembler  lui-même  et  de  faire  trembler  les 
autres.  L'optimisme  chrétien  est  une  doctrine  d'héroïsme; 
le  pessimisme  une  doctrine  de  lâcheté  et  les  maîtres  de  la 
peur  l'emportent  sans  peine  sur  les  maîtres  de  Tamour. 
Pour  toutes  ces  raisons  et  d'autres  encore,  il  est  donc  tout 
naturel  que  le  noble  mouvement  que  nous  venons  de 
raconter  n'ait  duré  qu'un  demi-siècle.  Non  pas  qu'il  ait 
été  vaincu  tout  entier  et  que  rien  ne  soit  resté  d'une  si 
active  propagande  et  si  concertée.  L'autorité  de  François 
de  Sales  demeure,  elle  ne  passera  pas.  Mais  quand 
retrouvera-t-on  aussi  universellement  répandues,  cette 
jeune  ardeur  au  bien,  cette  confiance  filiale  en  l'amour 
divin,  cette  liberté,  cette  joie  de  vivre  la  vie  chrétienne, 
cette  vertu  si  peu  morose,  tant  d'esprit  et  tant  de  fraî- 
cheur ? 


(l)  Si  je  n'avais  déjà  passé  les  limites  que  je  me  suis  prescrites,  c'est 
ici  que  j'aurais  du  parler  d'un  illustre  capucin  qui  fut  linliuie  ami  du 
P.  Yves  de  Paris.  Mais  comment  résumer  en  quelques  pages  l'œuvre  splen- 
dide  —  et  d'ailleurs,  dans  l'ensemble  presque  profane  —  du  P.  Zacharie  de 
Lisieux.  Du  moins  citerai-je  son  très  beau  livre  :  De  la  monarchie  du 
Verbe  Incarné  (deux  parties,  lôSg,  1649).  On  sait  que  sous  le  pseudonyme 
de  Petrus  Firmanius ,  il  publia,  en  latin,  trois  ouvrages  mémorables  :  le 
Sseculi  geniiis  ;  les  somnia  sapientis  et  le  Oyges  gallus.  11  est  aussi  l'au- 
teur de  la  non  moins  fameuse  relation  du  pays  de  Jansénie.  Cf.  un  excel- 
lent travail  de  M  l'abbé  Ch.  Guéry  :  Les  œuvres  satiriques  du  P.  Zacha- 
rie de  Lisieux;  Etudes  franciscaines,   19 12. 


CHAPITRE  IV 


DE   L'HUMANISME   AU    MYSTICISME 


I.  Que  le  nom  que  nous  lui  donnons  soit  bien  ou  mal  choisi,  l'ensemble 
des  tendances  que  nous  avons  appelées  humanisme  dévot,  a  prédo- 
miné dans  le  monde  religieux  pendant  la  première  moitié  du  xvii*^  siècle. 
—  Importance  de  ce  fait  qui  explique,  en  partie  du  moins,  la  renais- 
sance mystique  de  cette  même  période. 

II.  Affinités  entre  l'humanisme  et  le  mysticisme.  —  Tendances  mystiques 
delà  Renaissance.  —  Bembo,  Despautère  et  les  philosophes.  —  Dévia- 
tions du  sens  mystique. —  L'humanisme  chrétien  et  les  mystiques  de  la 
Contre-Réforme. 

III.  La  dévotion  de  l'humanisme  dévot  et  la  vie  mystique.  —  Anti-mysti- 
cisme de  Port-Royal.  —  François  de  Sales. 


I.  Du  temps  delaLigue  jusqu'à  la  majorité  de  Louis  XIV, 
et  même  au  delà,  voilà  donc  toute  une  pléiade,  active  et 
dense,  —  des  évêques,  des  prêtres  séculiers,  des  religieux, 
des  laïques,  —  qui  sans  s'être  donné  le  mot,  parfois  même 
en  se  combattant  sur  plusieurs  points  de  détail,  s'accor- 
dent pourtant  à  répandre,  dans  le  monde  pieux,  le  même 
esprit,  les  mêmes  vues,  les  mêmes  réponses  aux  questions 
essentielles  que  se  pose  la  conscience  chrétienne.  «  Huma- 
nisme dévot  »,  avons-nous  appelé  ce  vaste  mouvement 
aux  répercussions  infinies.  Mais,  le  nom  importe  peu.  Que 
Ton  en  propose  un  autre  mieux  venu,  si  Ton  veut,  pourvu 
que  l'on  reconnaisse  l'uniformité  dont  je  parle  et  que 
tant  de  textes  empruntés  à  tant  d'écrivains  différents,  font 
paraître  assez  éclatante.  A  la  vérité,  je  n'ai  pas  lu  —  eh  ! 
qui  l'aurait  fait  !  —  tous  les  ouvrages  de  dévotion  qui 
ont  été  publiés  pendant  cette  période  longue  et  féconde, 
I.  33 


5l4  l'humanisme     DÉVOT 

mais  j'en  ai  rassemblé,  me  semble-t-il,  un  assez  grand 
nombre  pour  que  nul  doute  ne  soit  possible  sur  Tétendue, 
l'importance  et  la  netteté  du  mouvement  que  je  voulais 
mettre  en  lumière.  Que  parmi  les  auteurs  qui  m'ont 
échappé  ou  qui  m'ont  paru  trop  insignifiants,  il  doive  s'en 
trouver  plus  d'un^,  étranger,  hostile  même  à  l'humanisme 
dévot,  cette  vraisemblance  ne  nous  inquiète  pas  le  moins 
du  monde.  Il  nous  suffît  que  les  maîtres  les  plus  écoutés 
et  qu'une  moyenne  abondante,  pensent  et  sentent  de 
même,  comme  il  suffit  aux  historiens  de  notre  littérature, 
pour  maintenir  leurs  divisions  ordinaires,  qu'à  telle 
époque,  les  classiques,  à  telle  autre,  les  romantiques 
aient  rallié  le  plus  de  suffrages,  déchaîné  le  plus  d'imita- 
tions ou  de  plagiats  ^ 

Pris  en  lui-même,  un  ttil  phénomène  intéresserait  tout 
historien  digne  de  ce  nom,  mais  il  s'imposera  davantage 
à  nos  réflexions,  si  Ton  songe  à  un  autre  phénomène, 
beaucoup  plus  considérable,  beaucoup  plus  mystérieux, 
que  l'histoire  de  l'humanisme  dévot  éclaire  sans  doute  et 
qui  éclaire,  de  son  côté,  l'histoire  de  l'humanisme  dévot. 
Nous  le  disions  dès  nos  premières  pages:  le  but  principal 
de  nos  recherches  n'est  pas  la  littérature  pieuse  de  la 
première  moitié  du  siècle,  la  vie  religieuse  commune  de 
ce  temps-là,  sa  dévotion  en  un  mot,  mais  l'extraordinaire 
floraison  mystique  qui  a  rendu  cette  période  mémorable 
entre  toutes  dans  les  fastes  de  la  sainteté,  et  à  laquelle, 
trois  de  nos  volumes  sur  quatre  seront  consacrés.  Or,  il 
va  de  soi  que  malgré  les  différences  essentielles  qui  les 
distinguent  et  que  nous  avons  déjà  rappelées,  ces  deux 
ordres  de  phénomènes,  —  dévotion  et  m3^sticisme,  —  où  se 
résume  toute  la  vie  intérieure  de  l'église,  se  rencontrent, 
se  croisent,  se  pénètrent  de  mille  façons.  Le  mystique  est 
le  dévot  parfait;  le  dévot,  un  mystique  dans  les  langes, 

(i)  J'ai  néglige,  de  propos  délibéré,  uu  ou  deux  autours  assez  impor- 
tants, le  P.  Senault  par  exemple,  que  nous  aurons  plus  tard  l'occasion  de 
retrouver. 


DE     L    HUMANISME     AU     MYSTICISME  5i3 

mystique  d'orientation  et  de  désir  implicite.  La  Philothée 
de  V introduction  n'est  pas  encore  le  Théotime  du  traité 
de  V amour  de  Diau^  mais  elle  s'élève  déjà  jusqu'à  l'amour 
pur;  déjà,  sans  le  savoir,  elle  tend  vers  l'union  mys- 
tique. Théotime  de  son  côté  ne  méprise  pas  son  premier 
nom  de  Philothée  ;  au  sortir  de  ses  extases,  il  retourne 
humblement  aux  exercices  de  la  vie  dévote.  Puisqu'il  en 
est  ainsi,  puisque  les  motions  parallèles  du  même  Esprit 
divin  procurent  également  et  la  plus  simple  des  prières  et 
la  plus  sublime  des  contemplations,  comment  n'y  aurait-il 
pas  une  relation,  difficile  sans  doute  à  définir,  mais  réelle 
entre  le  développement  de  la  littérature  pieuse  et  de 
l'activité  mystique  pendant  une  même  période?  Si  d'une 
part,  aussi  longtemps  que  domine  l'influence  de  l'huma- 
nisme dévot,  les  mystiques  proprement  dits  surabondent  ; 
si  d'autre  part  la  vie  mystique,  ou  s'étiole  ou  se  cache  dès 
que  triomphent  des  influences  contraires,  celle  de  Port- 
Royal  par  exemple,  comment  ne  pas  croire  que  la  première 
de  ces  influences  est  favorable  à  l'épanouissement  mys- 
tique et  la  seconde,  funeste?  Assurément  de  telles  coïn- 
cidences ne  sont  pas  fortuites,  elles  ont  un  sens  et  peut- 
être  nous  laissent-elles  entrevoir  une  des  lois  qui  président 
à  l'histoire  intérieure  de  l'Eglise. 

Ce  disant,  nous  n'oublions  pas  que  l'esprit  mystique 
souffle  où  et  quand  il  veut.  Aucune  industrie  humaine, 
aucune  méthode,  aucun  efl'ort  personnel  ne  serait  du 
moindre  secours  au  témérair  et  qui  se  flaterait  d'atteindre  à 
ces  états  supérieurs.  L'humanisme  dévot  ne  tient  pas 
école  de  mysticisme  et  les  initiés  eux-mêmes,  réduits  à 
la  seule  description  de  leurs  propres  expériences,  ne 
nous  donnent  pas  les  clefs  du  jardin  fermé.  S'offrir 
d'avance  à  cet  esprit  dans  l'espoir  timide  qu'il  daignera 
peut-être  nous  visiter,  écarter  les  obstacles  qui  s'oppose- 
raient à  cette  visite,  seconder  activement  les  humbles 
grâces  qui  semblent  annoncer  des  faveurs  plus  hautes  et 
nous  façonner  à  les  recevoir,  aucune  autre  préparation  ne 


5i6  i/humanisme   dévot 

nous  est  permise  et  possible.  Mais  quoi,  si  ce  sont  là  jus- 
tement les  dispositions  où  l'humanisme  dévot  nous 
entraîne,  n'aurons-nous  pas  le  droit  de  considérer  le 
travail  intérieur  qu'il  produit  en  nous,  comme  une  ébauche 
des  grâces  mystiques,  ébauche  à  peine  indiquée  et  trop 
incertaine,  mais  qui  du  moins  n'offrirait  pas  de  résistance 
aux  achèvements  du  sculpteur  divin. 

II.  L'humanisme  dévot  ne  fait  autre  chose  qu'appliquer 
les  meilleures  traditions  de  la  Renaissance,  soit  à  la 
sanctification  personnelle  de  ceux  qui  le  vivent,  soit  à  la 
direction  des  fidèles.  Il  est  donc  tout  ensemble  huma- 
nisme et  dévotion;  celui-là  tourné  à  la  pratique  et  pieuse- 
ment vulgarisé  par  celle-ci  :  celle-ci  éclairée,  épanouie, 
informée,  si  l'on  peut  dire,  par  celui-là.  Il  va  du  reste  sans 
dire  que,  dans  cette  alliance  féconde,  c'est  la  dévotion 
qui  domine.  Elle  régit  l'humanisme,  elle  ne  se  plie  pas  à 
lui  mais  le  plie  à  soi,  le  faisant  servir  à  ses  propres  fins 
et  le  dépouillant,  si  besoin  est,  des  éléments  moins  purs 
qui  gêneraient  son  allure  propre  et  ses  lois.  Examinons,  l'un 
après  l'autre,  ces  deux  éléments  ;  nous  serons  mieux  à 
même  de  comprendre  leur  union  et  d'en  apprécier  les  heu- 
reuses conséquences. 

Nous  le  remarquions,  en  commençant,  l'humanisme  — 
je  ne  dis  pas  encore  l'humanisme  chrétien  qui  déjà  touche 
à  la  dévotion,  mais  l'humanisme  tout  court  —  n'est  pas 
simplement,  comme  on  le  croit  d'ordinaire,  une  culture 
telle  quelle,  littéraire,  artistique  ou  scientifique.  Tout  cela, 
mais  plus  et  mieux  que  cela.  Le  grammairien  Bouhours; 
Sainte-Beuve  et  Jules  Lemaître,  lettrés  s'il  en  fut;  Des- 
cartes, philosophe  et  savant;  Bayle,  insigne  curieux,  ne 
sauraient  être  regardés  comme  des  continuateurs  de  la 
Renaissance.  Ici  et  là,  on  se  donne  aux  mêmes  objets, 
mais  dans  un  esprit  bien  différent.  «  Ce  que  nos  grands 
humanistes  cherchent  dans  l'étude,  écrit  excellemment 
M.  Imbart  de  la  Tour,  ce  n'est  pas  seulement  un  passe- 
temps   ou    un    plaisir,    un    ornement   pour    Tesprit,    une 


DE     L    HUMANISME     VU     MYSTICISME  017 

créance  sur  la  gloire.  A  leurs  yeux,  la  culture  ne  se  sépare 
point  de  la  morale.  Ils  en  proclament  la  dignité  aus- 
tère et  s'ils  en  démontrent  la  noblesse,  c'est  à  son  rang, 
le  second  :  «  La  vraie  raison  de  la  philosophie  n'est  point, 
nous  dit  Budé,  la  poursuite  des  jouissances  trompeuses 
du  savoir  ou  du  nom  frivole  du  bonheur,  mais  d'une  vie 
droite,  honnête,  qui  nous  conduise  à  la  gloire  véri- 
table *  ».  Rien  de  plus  juste  que  ces  remarques,  pourvu 
qu'on  les  prenne  au  sens  de  nos  humanistes,  comme 
M.  Imbart  de  la  Tour  ne  peut  manquer  de  le  faire.  Pour 
ma  part,  je  ne  dirais  pas  que  les  humanistes  subordonnent 
la  «  nouvelle  science  »  à  la  morale  et  lui  donnent  le  second 
rang,  mais  plutôt,  que  dans  leur  pensée,  ces  deux  objets 
s'impliquent  et  se  confondent.  «  Quel  est  celui  d'entre 
vous,  s'écriait  Mélanchton  devant  les  étudiants  de  Tu- 
bingue,  qui  ne  soit  ravi  de  la  bonté  [honestaté)  de  ces 
études  ?  Peut-être  aurais-je  dû  vous  exhorter  à  la  vertu? 
Mais,  vous  y  allez  droit  de  vous-même...  Qu'aucun  amour 
infâme  ne  vous  arrache  de  ces  délices  ;  par  amour 
infâme  soit  entendu  celui  qui  vous  éloigne  des  lettres  et 
des  saints  enseignements  ^  »  Ce  n'est  du  reste  pas  encore 
assez.  Les  hommes  de  ce  temps-là  ne  séparent  pas  la 
morale  de  la  religion,  ils  ne  conçoivent  pas  un  perfec- 
tionnement moral  qui  ne  soit  en  même  temps  religieux. 
Pour  eux,  la  «  science  nouvelle  »  est  sainte  et  dans  son 
objet  et  dans  ses  méthodes.  A  qui  ne  l'aborde  pas  d'un 
cœur  et  d'un  esprit  mystique,  elle  refuse  ses  plus  beaux 
secrets. 

Gomme  nous  ne  parlons  pas  encore  des  humanistes  chré- 
tiens, nous  entendons  ici  par  mysticisme  cette  disposition 
naturelle  qui  porte  certaines  âmes  à  saisir  directement, 
amoureusement,  par  une  sorte  d'étreinte  soudaine,  le  spi- 
rituel caché  sous  les  apparences  sensibles,   l'un  dans  le 

(i)    Les  origines  de  la  Réforme,  II,  p.  38o. 

(2)  Cité  par  M.  A.  Humbert,  Les  origines  de  la  Théologie  moderne,  I, 
p.  10. 


5i8  l'humanisme    dévot 

multiple.  Tordre  dans  la  confusion,  Téternel  dans  ce  qui 
passe  et  le  divin  dans  le  créé. 

On  peut  déceler  la  présence  «  ou,  si  l'on  veut,  l'approche 
et  l'aurore  de  la  vie  mystique  »,  écrit  à  ce  propos  un  théolo- 
gien éminent,  le  R.  P.  de  Grandmaison,  «  dès  que,  délais- 
sant la  manière  suivie,  particularisée,  consciente  de  con- 
naître, l'âme  se  porte  vers  un  objet  (ou  subit  son  influence) 
d'un  seul  bloc,  tout  d'une  pièce,  sans  distinction  de  facultés, 
sans  suite  logique  ni  démarche  concertée...;  pour  que 
(cet)  élément  mystique  croisse,  il  faut  que  s'accorde  Tactif 
mouvement  de  l'intelligence  avec  ses  comparaisons,  ses 
abstractions,  ses  rapprochements.  A  certaines  heures, 
l'âme  est  avide  d'un  autre  pain  et  sent  que  toute  cette 
agitation  l'empêcherait  de  s'en  emparer  et  de  le  goûter. 
Il  lui  faut  une  paix,  un  silence  intérieur,  une  unification 
de  puissances  qu'entraveraient  l'effort  intellectuel  ou  ses 
contre-coups.  Alors,  dans  le  calme  laborieusement  con- 
quis, ou  directement  imposé  par  les  choses,  voici  que  la 
diversité  des  pensées  décroît.  Les  feuilles  soulevées  par 
le  souffle  de  Tesprit  tombent  à  terre,  l'atmosphère  se 
détend,  les  visions  et  les  images  se  brouillent,  l'homme 
sent,  suivant  le  beau  mot  du  poète  américain,  «  son  cœur 
«  au  dedans  de  lui  et  Dieu  sur  sa  tête  ».  Le  reste  a  disparu 
ou  s'est  tellement  orienté  à  ces  objets  qu'il  semble 
n'exister  plus  que  pour  eux  et  par  eux...  Parfois,  dans  la 
contemplation  d'une  œuvre  d'art,  dans  l'audition  d'une 
mélodie,  l'effort  pour  comprendre  se  desserre,  l'âme  se 
complaît  simplement  dans  le  beau  qu'on  devine...  ou  sim- 
plement un  souvenir,  une  parole,  un  vers  de  Dante  ou 
de  Racine,  jaillissant  du  fond  obscur  de  nous-mêmes, 
s'impose  à  nous,  nous  recueille  et  nous  pénètre.  Ensuite 
nous  ne  savons  rien  de  plus,  mais  nous  avons  l'impres- 
sion de  comprendre  un  peu  ce  que  jusque-là  nous  connais- 
sions à  peine,  de  savourer  un  fruit  dont  nous  avions 
seulement  rongé  l'écorce...  Tels  sont  les  états  naturels 
profanes,    où    l'on    peut   déchiffrer   les    grandes    lignes, 


DE     i/hUMANISME     AU     MYSTICISME  5i9 

reconnaître  l'image  et  déjà  l'ébauche  des  états  mysti- 
ques »  proprement  dits'. 

Gomme  on  le  voit,  pareille  attitude  n'a  rien  de  miracu- 
leux, ni  même  de  rare.  Personne  à  qui  toute  espèce  d'ex- 
périence mystique  soit  absolument  impossible.  Moins 
communes  pourtant,  les  âmes  qui  ont  de  ces  expériences 
une  habitude  familière,  qui  les  font  régulièrement  con- 
courir à  l'entretien  de  leur  vie  intérieure.  Or  c'est  là  jus- 
tement une  des  dispositions  que  l'on  remarque,  plus  ou 
moins  accusée,  bien  ou  mal  ordonnée,  chez  la  plupart  des 
humanistes.  Et  leurs  études  et  leurs  plaisirs  intellectuels  ou 
littéraires,  tendent  normalement  à  cette  mvstérieuse  et 
immédiate  rencontre,  à  cette  union  directe  avec  un  objet 
qui  passe  les  sens.  Leur  philologie,  leur  philosophie  se 
soumettent  sans  doute  aux  règles  propres  de  ces  disci- 
plines, à  la  critique  des  textes,  à  l'argumentation  ordinaire, 
mais,  dans  leur  travail  le  plus  technique,  une  je  ne  sais 
quelle  force  les  entraîne  au  delà  du  champ  trop  étroit  que 
nos  méthodes  peuvent  atteindre.  Pas  d'humaniste  véri- 
table qui  ne  soit,  en  quelque  façon,  un  inspiré. 

Aucun  objet  du  reste  qui  ne  leur  paraisse  éclairé  d'un 
reflet  divin.  Il  n'est  pas  jusqu'à  l'art  d'écrire  qui  ne  puisse 
et  ne  doive  les  élever  jusqu'à  Dieu.  «  Pour  moi,  disait 
Bembo  dans  sa  fameuse  lettre  à  Jean-François  Pic  de  la 
Mirandole,  je  pense  que,  de  même  qu'il  y  a  en  Dieu... 
une  certaine  forme  divine  de  la  justice,  de  la  tempérance 
et  des  autres  vertus,  il  s'y  trouve  aussi  une  certaine  forme 
divine  de  bien  écrire  {recte  scribendi  speciem  quamdam 
dwinam)y  un  modèle  absolument  parfait,  qu'avaient  en  vue, 
autant  qu'ils  pouvaient  le  faire  par  la  pensée,  et  Xéno- 
phon,  et  Démosthène,  et  Platon  surtout...  et,  plus  que 
tout  autre,  Gicéron,  quand  ils  composaient  et  qu'ils  écri- 
vaient. A  cette  image  qu'ils  avaient  conçue  dans  leur 
esprit,  ils  rapportaient  leur  génie  et  leur  style.  J'estime 

(r)  R.  P.  DE  Grandmaison,  Etudes,  5  mai  1918. 


520  l'humanisme   dévot 

que  nous  devons  faire  comme  eux,  tâcher  de  tous  nos 
efforts,  à  nous  rapprocher  le  mieux  et  le  plus  possible  de 
cette  image  de  beauté.  »  Tâcher,  oui,  sans  doute  et  en 
nous  aidant  de  tous  les  artifices  qu'enseignent  les  maîtres, 
mais  en  espérant  pour  prix  de  notre  labeur,  une  commu- 
nication mystérieuse  de  cette  divine  forme.  «  Sans  un 
secours  spécial  d'en  haut,  —  non  sine  divino  numine  — 
Pétrarque,  disait  Despautère,  n'aurait  pas  déclaré  la 
guerre  aux  barbares,  rappelé  les  Muses  de  leur  exil  et 
ressuscité  le  culte  de  l'éloquence ^  »  S'ils'ne  croient  plus 
avec  le  jeune  Ovide  que  chaque  poète  est  un  dieu,  ils 
estiment  du  moins  que  toute  poésie  vient  du  ciel,  qu'elle 
est  pleine  de  mystère.  Binet  lui-même  ne  parlera-t-il  pas 
quelque  jour  des  «  larcins  mystérieux  »  qui  ont  enrichi 
les  poètes  de  l'antiquité,  n'approfondira-t-il  pas  avec  un 
respect  religieux  leurs  «  mille  gaietés  fabuleuses...  mais 
mystérieuses  »  ? 

Il  en  va  de  même  pour  les  hautes  spéculations  de  l'es- 
prit. Leurs  philosophes  raisonnent  certes  à  la  manière 
ordinaire  et  parfois  plus  que  de  raison  ;  la  scolastique 
que  plusieurs  d'entre  eux  se  donnent  Fair  de  combattre 
les  a  tous  marqués  ;  yVristote  les  tient  encore;  mais  ni  les 
uns  ni  les  autres  ne  se  contentent  des  lumières  de  la 
logique.  Leur  Aristote,  ils  ont  trouvé  le  moyen  subtil  de  le 
réconcilier,  je  ne  dis  pas  seulement  avec  Platon,  mais 
avec  Plotin.  Leur  métaphysique  est  d'ordre  mystique, 
et  donne  aux  idées  pures  la  solidité  et  la  chaleur  de  la  vie. 
Contemplateurs,  poètes  en  même  temps  que  philosophes, 
comme  leur  successeur  authentique,  cet  Yves  de  Paris 
dont  nous  venons  de  parler.  Ce  disant,  nous  n'oublions 
pas  que  leur  mysticisme  conduit  trop  souvent  ces  poètes 
et  ces  philosophes,  soit  à  des  confusions  sacrilèges,  soit 
à  des  rêveries  malsaines.  L'idéalisme  sensuel  des  uns, 
ajoute  comme  une  perversité  nouvelle  à  la  séduction  du 

(i)  Cf.  Rœrsch,  L'humanisme  belge  à  l'époque  de  la  Renaissance, 
Bruxelles,  1910,  p    6. 


DK     L    HUMANISME     AU     MYSTICISME  ^iii 

paganisme,  la  métaphysique  visionnaire  des  autres  s'en- 
gage dans  les  sciences  occultes  avec  une  crédulité  fer- 
vente qui  nous  déconcerte.  Tels  de  leurs  philosophes  et 
de  leurs  savants,  Guillaume  Postel  par  exemple,  ont  déci- 
dément le  cerveau  brouillé.  Mais  quoi  qu'il  en  soit  de  ces 
déviations  extrêmes,  d'ailleurs  moins  fréquentes  qu'on  ne 
l'a  dit,  il  est  vrai,  comme  le  R.  P.  de  Grandmaison  nous  le 
rappelait  tantôt  que  dans  «  ces  états  naturels,  profanes... 
on  peut  reconnaître  l'image  et  déjà  l'ébauche  des  états 
mystiques  »,  au  sens  pur  et  céleste  de  ce  dernier  mot. 

Nous  avons  esquissé  déjà,  en  nous  aidant  de  François 
de   Sales   et    du   P.  Yves,    cette    géographie    spirituelle 
qui  distingue  dans  l'âme  trois  sortes  de  zones  :  la  zone 
des  sens;  celle  de  la  raison  raisonnante,    celle  enfin  où 
Dieu  réside  et  se  fait  «  sentir  »  à  nous.  C'est  «  le  cœur  » 
des  pensées  de  Pascal,  c'est  la  fine  pointe  dont  les  mys- 
tiques parlent  constamment  et  où  ils  placent  le  théâtre 
de   leurs   sublimes   expériences.    C'est  aussi  le  pays  des 
muses,  de  toutes  les  muses;  le  lieu  des  inspirations;  la 
patrie  des  humanistes.  Il  va  sans  dire  que,  dans  cette  zone 
immense,  ceux-ci  n'occupent  que  les  régions  les  plus  éloi- 
gnées du  centre.   Qui  ne  voit  néanmoins  que  leurs  dons 
naturels,  que  leur  culture,  et  surtout  que  leur  a  grâce  », 
les  rapproche  des  mystiques  proprement  dits  ?  A  moitié 
dégagés  du  cercle  des  sens  et  de  la  raison  raisonnante,  ils 
désirent  ou  entrevoient,  par  instants,  une  lumière  moins 
fumeuse,    moins    froide  et  moins   incertaine,   image    ou 
reflet  d'une  lumière  meilleure.  De  là  vient  leur  indiscu- 
table noblesse,  mais  de  là  viennent  aussi  les  responsabi- 
lités particulières  qui  pèsent  sur  eux.  Leur  propre  rayon 
les  condamne,  si  leur  vie  morale  reste  attachée  à  la  ma- 
tière pendant  que  leur  contemplation  les  élève  jusqu'au 
voisinage  des  saints.  Qu'est-ce  peut-être  que  leur  «  épicu- 
réisme  extatique  »,  sinon  le  péché  contre  l'esprit  ?  «  Ceux 
qui  partagent  ce  système,  disait  Joubert,  ne  ramènent  pas 
tout  à  Dieu,  dans   leurs  mouvements  religieux  les  plus 


^22  l'humanisme    dévot 

vifs  :  mais  ils  ramènent  Dieu  à  eux,  sorte  d'égoïsme  moral 
par  lequel  au  lieu  de  se  conformer  à  la  règle,  on  ajuste  la 
règle  à  soi.  »  Déchéance  lamentable  que  Ton  peut  sans 
doute  reprocher  à  plus  d'un  humaniste,  mais  dont  la 
honte  ne  rejaillit  aucunement  sur  l'humanisme  lui-même. 
Les  humanistes  chrétiens  sont  là  pour  nous  le  montrer. 

De  ces  derniers  nous  avons  largement  parlé  plus  haut. 
Trop  spéculatifs  peut-être  et  même  parfois  assez  nuageux, 
leur  mysticisme  foncier  est  maintenu  sur  les  voies  droites 
et  saines  par  l'enseignement  de  l'Eglise.  11  y  a  du  reste 
parmi  eux  des  sages  presque  trop  sages,  Erasme  entre 
autres,  un  peu  sec,  bien  que  beaucoup  plus  tendrement 
pieux  qu'on  ne  le  croirait.  En  revanche,  ils  ont  de  vrais 
saints  et  tous,  quelle  que  soitleur  vertu  personnelle,  intime- 
ment liés  aux  héros  de  la  Contre-réforme,  ils  secondent, 
du  haut  de  leurs  templa  serena^  ils  dirigent  même  ce  grand 
mouvementé  Ils  sont  les  poètes  et  les  docteurs  de  cette 
croisade  spirituelle.  Ils  célèbrent  magnifiquement  le  but  à 
atteindre  ;  ils  propagent  la  théologie  rassurante  et  stimu- 
lante qui  entraîne  les  âmes  jusqu'au  pur  ainour.  H  umanior  es 
litterœ,  humanior  theologia,  oui,  plus  humaine  et,  par  suite, 
plus  divine.  Ils  écartent  délibérément  les  interprétations 
pessimistes  qu'après  les  Occamistes,  Luther  donne  à  cer- 
taines paroles  des  Pères,  triste  semence  qui  lèvera  plus 

(i)  Sur  les  relations  entre  l'humanisme  et  le  mysticisme,  cf.  le  beau 
chapitre  de  M.  A.  Rœrsch  {Les  origines  de  Vhumanisme  belge,  pp.  i-37). 
Dans  le  même  sens,  M.  Renaudet.  cité  par  M.  Rœrsch  (p.  ii)  rappelle  le 
très  grand  succès  de  Vlmitation,  a  l'un  des  ouvrages  les  plus  répandus 
dans  les  premières  années  du  xvi®  siècle  ».  Les  Ordres  réformés,  dit  encore 
M.  Renaudet,  encouragent  ce  goût  de  la  littérature  contemplative  que 
partagent  également,  malgré  leurs  divergences,  les  humanistes  et  les 
scolastiques.  Les  humanistes  aiment  et  vénèrent  les  mystiques;  ils  leur 
ont  dû  peut-être  quelques-unes  de  leurs  conceptions  religieuses.  Souvent, 
les  typographes  qui  publient  les  historiens  ou  les  orateurs  antiques, 
impriment  avec  autant  de  zèle  les  rêveries  (!)  des  solitaires  ou  des  ascètes. 
Lefèvrc  d  Etaples  les  a  goûtées.  »  (//>.,  p.  il.)  Cf.  aussi  tout  ce  qu'a 
écrit  M.  Imbart  de  la  Tour  sur  Lefèvre  d'Etaplcs  {Les  origines  de  la 
Réforme,  Il  et  111)  et  la  vie  de  saint  Gaétan  par  Maulde  de  la  Clavière 
(colleclion  Les  Saints).  Il  y  a  pourtant  dans  ce  dernier  livre,  une  bonne 
part  de  fantaisie,  v.  g.,  sur  les  relations  entre  Gaétan  et  Sadolet  (cf.  la 
brochure  savante  et  charmante  du  ii.  P.  Orazio  Prémoli  :  ^^  Gaetano  Thiene, 
Crema.   1910). 


DE     L    HUMANISME     AU     MYSTICISME  V23 

tard  dans  VAupistinus.  Ils  rédigent  les  canons  de  Trente 
sur  la  grâce;  ils  forment  les  maîtres  qui  bientôt  formeront 
saint  François  de  Sales.  Que  reste-t-il  en  effet,  sinon  que 
cet  esprit  de  la  Renaissance,  un  grand  humaniste  et  un 
grand  saint,  achève  de  le  purifier  pour  mieux  l'annexer  à 
la  dévotion  ? 

III.  Cette  dévotion  elle-même  proposée,  commandée  à 
tous,  n'est  encore  ni  la  sainteté  parfaite,  ni  la  haute  vie  mys- 
tique, mais  elle  favorise  l'éclosion  de  ces  beaux  fruits.  Et 
sans  doute,  on  peut  à  la  rigueur  en  dire  autant  de  toute 
dévotion  sincère  et  fervente,  à  quelque  direction  qu'elle  se 
rattache,  et  par  exemple,  de  la  dévotion  de  Port-Royal. 
Car  on  pense  bien  que  nous  ne  mettons  pas  en  question 
la  vertu  de  la  Mère  Angélique,  de  la  Mère  Agnès,  de 
M.  Hamon  et  de  tant  d'autres.  Nous  disons  simplement 
que  rhumanisme  dévot  est  un  ferment  de  sainteté  et  de 
mysticisme  beaucoup  plus  actif  et  beaucoup  plus  sûr.  Et 
cela  se  comprend  sans  peine,  avant  même  que  l'on  en 
vienne  à  cette  expérience  des  faits,  qui  est  décisive  et  qui 
va  nous  occuper  dans  les  volumes  suivants.  Fort  de  son 
optimisme  invincible,  l'humanisme  dévot  coupe  court  aux 
scrupules  paralysants  qu'entretient  et  qu'enrichit  la  doc- 
trine contraire  ;  il  affranchit  et  dilate  les  âmes,  leur  ensei- 
gnant que,  bien  que  déchue  par  la  faute  originelle,  la 
nature  humaine  reste  la  merveille  de  la  création,  que  la 
blessure  du  vieil  Adam  n'a  pas  gangrené  tout  notre  être, 
que  la  grâce  rédemptrice  est  toujours  offerte,  et  libérale- 
ment et  à  tous. 

Maladroitement,  le  jansénisme  nous  ramène  sans  cesse 
à  la  plus  triste  région  de  nous-mêmes  :  il  nous  fixe 
dans  la  zone  des  sens  oii  domine  la  loi  de  mort,  où  saigne 
la  chair  de  péché  :  il  nous  hypnotise  devant  le  spectacle 
d'une  misère  naturelle  dont  nous  ne  sommes  pas  coupables 
et  que  nous  ne  pouvons  guérir.  Tellement  enchaîné  à  la 
matière ,  tellement  réfractaire  au  vrai  mysticisme  qu'il 
veut  que   notre  piété   même   soit  sensible   et,  comme  il 


5'24  l'humanisme    dévot 

parle,  «  délectation  ».  Si  notre  chair  et  notre  sang  ne  fré- 
missent pas  dans  notre  prière,  Dieu  est  loin  de  nous,  Ten- 
fer  nous  attend  :  «  dans  l'absence  de  la  grâce,  dit  Nicole, 
c'est-à-dire,  dans  l'état  de  sécheresse  »  ^  L'humanisme 
dévot,  au  contraire,  nous  dégage  autant  que  possible,  de 
cette  obsession,  égoïste  et  basse  ;  il  nous  invite  à  nous 
oublier  nous-mêmes,  à  nous  perdre  dans  les  objets  qui 
nous  entourent,  dans  le  spectacle  du  présent  monde,  notre 
royaume,  dans  la  méditation  des  dons  célestes;  à  nous 
oublier  davantage  encore  en  montant  à  la  cime  de  notre 
être,  au  plus  haut  de  cet  intérieur,  où  ni  les  sens  ni  la 
dévotion  sensible  ne  pénètrent.  De  toute  sa  pente  logique, 
de  tout  son  élan,  l'humanisme  dévot  veut  le  pur  amour. 
Qu'est-il  besoin  du  reste  que  j'insiste  davantage  ?  Fran- 
çois de  Sales,  le  maître  de  l'humanisme  dévot,  n'est-il 
pas  aussi  et  un  grand  mystique  et  un  grand  saint?  Omtiia 
propter  electos.  Tout  se  fait  pour  les  élus.  Eh  quoi  !  ne  con- 
venait-il pas  que  la  dernière  page  de  Thistoire  de  la  Renais- 
sance, celle  que  nous  venons  d'écrire  ici-même,  servît  de 
préface  à  l'un  des  plus  beaux  chapitres  que  renferme  l'his- 
toire des  saints? 

(i)  Cf.  Apologie  pour  Fénelon,  p.  461. 


APPENDICES 


I.  —  NOTES  CRITIQUES  SUR  J.-P.  CAMUS 


§  I.  —  L'abbé  de  Baudry  et  l'Esprit  du  bienheureux  François  de  Sales* 

L'abbé  Dépery,  vicaire  général  de  Belley.  depuis  évêque  de  Gap,  entreprit  de 
publier  à  nouveau,  en  1840,  le  texte  intégral  de  V Esprit  du  bienheureux  François 
de  Sales.  Estimant  que  «  la  manie  de  corriger  les  vieux  livres  a  déjà  gâté 
bien  des  cbefs-d'œuvre  »,  ne  trouvant  d'ailleurs  rien  de  choquant  ni  d'hétéro- 
doxe dans  un  ouvrage  consacré  par  l'admiration  universelle,  il  publia  purement 
et  simplement,  et  sans  notes  rectificatives,  le  texte  primitif  de  Camus.  Ce  faisant, 
M.  Dépery  ne  se  doutait  guère  qu'il  allait  troubler  le  repos,  alarmer  la  cons- 
cience de  M.  l'abbé  de  Baudry. 

Celui-ci  était  un  homme  excellent.  Très  humble,  sans  ambition  et  du  reste 
peu  doué  pour  écrire,  mais  d'un  zèle  infatigable,  il  s'était  consacré  de  bonne 
heure  à  l'apostolat  de  la  plume.  Les  bibliophiles  lui  attribuent  un  petit  roman  : 
La  pieuse  paysanne,  que  je  n'ai  pu  me  procurer.  A  vrai  dire,  ce  roman  n'était 
pas  de  lui,  l'abbé  de  Baudry  s'étant  contenté  de  refondre,  d'augmenter  et  de 
baptiser  à  nouveau  La  vertueuse  portugaise.  Il  préludait  ainsi  en  1820  au 
travail  du  même  genre  qu'il  ferait  plus  tard  sur  Jean-Pierre  Camus.  Après 
d'autres  essais  littéraires,  il  s'était  voué  presque  uniquement  aux  études  salé- 
siennes.  Les  fidèles  de  François  de  Sales  doivent  à  l'abbé  de  Baudry  beaucoup 
de  gratitude.  Très  peu  de  chercheurs  ont  plus  travaillé  que  lui  sur  ce  beau 
sujet.  Certes,  on  ne  peut  le  comparer  d'aucune  façon  à  Dom  Mackey.  Il  man- 
quait de  méthode  et  de  flair  critique.  Il  a  néanmoins  rendu  de  bons  services. 
Ce  qu'il  y  a  de  meilleur  dans  l'édition  Migne,  vient  de  l'abbé  de  Baudry.  Ainsi 
fait,  la  publication  de  M.  Dépery  le  bouleversa.  «  Les  éditeurs,  dit-il  lui-même, 
encore  sous  le  coup  de  cette  émotion,  assurent  que  Dieu  a  suscité  Pierre  Camus 
pour  transmettre  au  public  la  vie  entière  du  saint  et  le  fidèle  tableau  de  son 
esprit.  J'avoue  que  je  n'ai  pu  voir  sans  indignation  qu'on  induisît  le  public  en 
erreur  sur  un  objet  aussi  essentiel  et  qu'on  présentât  comme  un  résumé  de  tous 
les  ouvrages  de  saint  François  de  Sales  un  livre  où  sa  doctrine  est  altérée  en 
plusieurs  endroits.  «Nous  discuterons  bientôt  cette  indignation.  Disons  d'abord 
l'étrange  projet  qu'elle  inspira  à  labbé  de  Baudry. 

A  sa  place,  qu'aurions-nous  fait?  Persuadés  qu'il  y  a  des  livres  que  nul  n'a 
le  droit  de  refaire  et  que  celui  de  Camus  est  du  nombre,  nous  nous  serions 
contenté  de  publier  une  brochure  où  nous  aurions  formulé  les  critiques  diverses 
que  nous  aurait  paru  mériter  ce  confus  et  bizarre  chef-d'œuvre.  Ou  bien  nous 

(1)  Louis-Joseph,  comte  de  Baudry  (1778-1854),  d'abord  sulpicien,  puis  chanoiue  et  vicaire 
général  d'Annecy,  cf.  Bertrand,  Bibliothèque  sulpicienne,  II,  pp.  221-225;  111,  pp.  285-292. 
Epouvanté  par  la  R(^vo'iution  de  1830,  il  avait  quitté  Saint-Sul^ice  et  la  France,  et  s'était  fixe 
à  Genève  quil  ne  quitta  plus. 


5'26  l'humanisme   dévot 

aurions  publié  une  nouvelle  édition,  renvoyant  au  bas  des  pages  les  correc- 
tions nécessaires.  L'abbé  de  Baudry  eut  une  autre  idée  que  les  juges  les  plus 
indulgents,  M.  Hamon  par  exemple,  trouvent  malheureuse.  Il  déchire  Camus 
en  mille  morceaux,  et,  après  avoir  élagué,  d'un  côté  les  bavardages,  de  l'autre 
les  pages  défectueuses  (soit  un  quart  des  six  gros  volumes),  il  dispose  ce  qui 
reste  d'après  un  ordre  nouveau,  l'ordre  même  de  V Introduction  à  la  vie  dévote. 
Pour  dédommager  le  lecteur  des  suppressions  qu'il  lui  inflige,  il  remplace  les 
pages  proscrites  par  d'autres  qu'il  prend,  de  toutes  mains,  dans  les  œuvres  de 
François  de  Sales.  Ces  deux  anthologies  juxtaposées,  ou  plutôt  confondues, 
forment  donc  quatre  volumes  qui  ont  pour  titre  :•  Le  véritable  esprit  de  saint 
François  de  Sales.  Sont  relégués  à  la  fin  du  iv*  volume  les  textes  de  Camus 
qui  méritent  une  censure.  Il  va  sans  dire  que  l'abbé  de  Baudry  modernise  le 
style  de  sa  victime.  Les  raisons  qui  avaient  décidé  l'abbé  Dépery  a  reproduire 
le  texte  original,  ne  peuvent  en  effet  «  éblouir  »  qu'  «  un  lecteur  superficiel  ». 
«  Pour  détruire  le  prestige,  cette  seule  réflexion  suffit:  c'est  que  les  mêmes 
reproches  (adressés  par  Dépery  aux  traducteurs  de  Camus)  pourraient,  et  avec 
beaucoup  plus  de  raison,  s'adresser  aux  traducteurs  des  oeuvres  des  Saints 
Pères  »,  des  grecs,  par  exemple,  ou  des  syriaques  !  Ce  détail  n'est  rien,  mais 
de  tels  raisonnements  font  connaître  un  homme.  Quoi  qu'il  en  soit,  ce  livre  illi- 
sible est  plein  d'indications  utiles.  On  le  consultera,  aujourd'hui  encore,  avec 
un  véritable  profit*. 

On  se  tromperait  du  tout  au  tout  si  l'on  voyait  dans  l'abbé  de  Baudry  un 
ennemi  personnel  de  l'évêque  de  Belley.  Il  se  montre  au  contraire  non  pas  seu- 
lement respectueux,  comme  il  le  devait,  mais  tendre  envers  lui,  très  difi'érent 
en  cela  du  R.  P.  Navatel  dont  nous  parlerons  bientôt.  Dans  la  longue  et  très 
intéressante  notice  qu'il  lui  consacre,  il  réduit  à  néant  la  plupart  des  calom- 
nies que  l'on  a  répandues  contre  l'évêque  de  Belley.  Il  ne  devient  farouche  que 
lorsque  les  récits  de  Camus  lui  paraissent  compromettre  ou  le  caractère,  ou 
surtout  la  science  théologique  de  François  de  Sales  Bien  entendue,  cette  pré- 
vention serait  la  sagesse  même.  Il  est  clair  en  efl"et  que  si  Camus  nous  présen- 
tait quelque  part  un  François  de  Sales  hérétique,  ou  fâcheusement  imprévu, 
nous  aurions  le  devoir  de  mettre  en  quarantaine  une  affirmation  déconcertante. 
Si  l'abbé  de  Baudry  pousse  ou  ne  pousse  pas  plus  loin  qu'il  ne  faut  cette  juste 
prévention,  c'est  ce  que  nous  examinerons  bientôt,  mais  voyons  auparavant  les 
deux  raisons  qu'il  croit  avoir  le  droit  d'opposer  à  l'ensemble  du  témoignage 
de  Camus. 

a)  Celui-ci  écrivait,  comme  on  le  sait,  avec  une  facilité  incroyable.  Comment 
serait-il  exact?  Eh!  ne  sait-on  pas  encore  qu'il  se  piquait  de  ne  jamais  se 
relire,  de  ne  jamais  rien  effacer  de  ce  qu'il  avait  écrit?  A  cela  nous  répondons  : 

1°  Lorsque  J.-P.  Camus  nous  dit  qu'il  ne  prend  pas  la  peine  de  corriger  ses 
écrits,  il  entend  par  là  manifestement  qu'il  n'a  pas  le  moindre  souci  de  leur 
toilette  littéraire.  Il  se  vante  d'ailleurs  un  peu  lorsqu'il  parle  ainsi.  Qu'il  se 
relise  ou  non,  il  a  toujours  devant  les  yeux,  en  écrivant,  certains  canons  sinon 
littéraires,  du  moins  lexicographiques,  qu'il  observe  avec  quelque  scrupule. 
Comme  François  de  Sales  et  plusieurs  autres  de  cette  époque  fermentante,  il  a 
des  idées  très  arrêtées  sur  la  langue  et  il  s'y  tient  ^. 

2°  Camus  écrit  au  petit  bonheur,  comme  cela  vient,  mais  ce  défaut  n'inté- 
resse pas  nécessairement  !a  partie  historique  de  son  œuvre,  la  seule  qui  nous 
touche  présentement.  Il  rapporte  un  propos  que  lui  a  tenu  François  de  Sales  ; 
il  délaie  ensuite  en  vingt  ou  trente  pages  ce  même  propos.  Qu'il  y  ait  dans  ce 
développement  du  verbiage  et  même  parfois  des  formules  plus  ou  moins  heu- 
reuses, c'est  fort  possible,  mais  ce  développemient.  il  ne  l'attribue  pas  au  saint. 

(1)  Le  livre  fut  publié,  à  Lyon,  en  1846.  Les  passages  que  je  viens  de  citer  sout  tirés  de 
^avertissement. 

(2)  «  Je  n'efTace  presque  jamais  rien,  dil-il,  que  pour  empêcher  qu'il  s'y  glissât  quelque 
terme  écarté  de  l'usage  commun.  »  Cf.  Pétronille,  p.  44't.  ^ui  efface,  relit.  Il  suffit  du  reste 
d'étudier  les  périodes  camusiounes  pour  se  rendre  compte  qu'il  n"<f'crit  pas  comme  un  han- 
neton, cf.  les  premières  pages  du  Dessert  au  lecteur  à  la  fin  de  la  Pieuse  Julie. 


NOTES     CRITIQUES     S  U  1<     C  A  M  L  S  J'27 

C'est  là  son  œuvre  pi'opre  qu'il  faut  lire  comme  un  sermon  de  Camus.  La  seule 
question  est  donc  celle-ci  :  lorsqu'il  rapporte  expressément,  comme  les  ayant 
vus  ou  entendus,  les  gestes  ou  les  propos  de  son  ami,  Camus  s'abandonne-t-il 
à  son  imagination,  à  sa  «  facilité  incroyable  »  ?  Rien  ne  permet  de  répondre 
oui,  en  bonne  critique;  je  suis  au  contraire  persuadé  que,  la  plupart  du  temps, 
il  faut  répondre  non.  Ceci  du  reste  nous  conduit  à  la  seconde  objection  d'ensemble 
que  propose  M.  de  Baudry, 

b)  François  de  Sales  est  mort  en  1622 .  Le  livre-de  Camus  n'a  été  publié  qu'en  1639. 
Le  moyen  qu'après  dix-sept  ans,  Camus  puisse  encore  se  rappeler  tant  de 
choses  ?  A  quoi  nous  répondons  : 

1"  La  partie  proprement  historique  dans  le  livre  de  Camus,  je  veux  dire 
encore  un  coup,  les  anecdotes  où  le  saint  paraît  et  les  propos  qu'on  lui  prête, 
est  beaucoup  moins  étendue  qu'on  ne  pourrait  croire.  Le  livre  est  étonnamment 
grossi  d'un  côté,  par  les  abondantes  citations  tirées  des  œuvres  de  François 
de  Sales,  de  l'autre,  par  les  très  nombreux  passages  où  Camus  parle  en  son 
propre  nom. 

20  Camus  a  vécu  dans  l'intimité  du  saint  pendant  près  de  quatorze  ans.  Il  le 
consultait  sur  tout.  Il  lui  disait  dès  lors  qu'il  conservait  ses  réponses  comme 
autant  d'oracles.  Quoi  qu'il  fasse  ou  qu'il  écrive,  il  se  rapporte  constamment 
aux   souvenirs  qu'il  a  gardés  de  ces  longs  entretiens. 

3"  Camus  avait  une  mémoire  prodigieuse. 

4°  C'est  un  honnête  homme.  11  a  le  mensonge  en  horreur  et  il  se  tiendrait 
lui-même  pour  sacrilège,  s'il  faisait  dire  à  François  de  Sales  ce  que  celui-ci 
n'aurait  pas  dit. 

50  Qu'on  prenne  garde  au  danger  de  l'hypercritique.  Si  l'on  rejette  le  témoi- 
gnage de  Camus,  sous  prétexte  que  ce  témoignage  n'a  été  rendu  (publiquement 
rendu)  qu'après  dix-sept  ans,  que  restera-t-il  de  la  plupart  des  procès  de  béati- 
fication, de  la  plupart  des  récits  que  l'on  s'accorde  à  regarder  comme  tout  à 
fait  certains?  A  se  restreindre  au  procès  de  béatification  et  à  l'histoire  de  Fran- 
çois de  Sales,  combien  de  témoignages  n'admet-on  pas  qui,  devant  n'importe 
quel  tribunal  sérieux,  paraîtraient  beaucoup  plus  douteux  que  le  témoignage 
de  Camus?  C'est  toujours  le  même  paralogisme.  Camus  avait  de  l'esprit.  Ses 
bons  mots  sont  fameux  ?  Donc  il  n  est  pas  sérieux.  Oublie-t-on  que  le  Pape  l'a 
choisi  pour  être  un  des  trois  commissaires  du  premier  procès  de  béatification  ? 
Il  y  a  plus.  Mon  «  prenez  garde  !  »,  M.  de  Baudry  le  répète  constamment,  lui 
qui  nous  avertit  si  souvent  que  les  pages  les  plus  défectueuses  de  Camus 
roulent  de  l'or,  c'est-à-dire,  de  vivants  et  de  précieux  souvenirs  de  François 
de  Sales.  Lorsque  Camus  lui  plaît.  Camus  a  bonne  mémoire  :  après  dix-sept 
ans,  il  n'a  pas  oublié  ;  lorsque  Camus  le  gêne,  voilà  soudain  le  pauvi'e  évêque 
frappé  d'amnésie.  Etrange  méthode  historiqvie,  et  qui,  je  le  répète,  conduirait 
M.  de  Baudry  et  ses  disciples  où  ni  l'un  ni  les  autres  ne  veulent  aller  ! 

Après  cela,  il  ne  m'en  coûte  rien  de  reconnaître,  au  risque  de  contrister  le 
bon  M.  de  Baudry,  que,  dans  tous  les  souvenirs  de  Camus,  tout,  et  même 
l'or,  reste  camusien.  J'entends  par  là  que  Camus  n'est  pas  un  phonographe, 
et  que  tous  les  propos  qu'il  attribue  à  François  de  Sales  n'ont  pas  été  tenus, 
mot  pour  mot,  comme  on  nous  les  rend.  Les  dix-sept  ans  ne  sont  pour  rien 
dans  cette  adaptation  fatale.  Même  au  sortir  d'une  conférence  avec  son  ami. 
Camus  aurait  raconté  cette  conférence  à  sa  façon.  C'est  le  cas  de  tous  les 
témoins.  Qu'y  faire  ?  Nous  résigner  en  pensant  qu'après  tout  Camus  reste  un 
témoin  privilégié.  Avec  sa  miraculeuse  mémoire,  nous  pouvons  être  assurés 
qu'il  nous  répète  souvent  quelques-unes  des  propres  paroles  du  saint. 

Reconnaissons  enfin  qu'il  faut  lire  Camus  les  yeux  bien  ouverts  et  l'esprit 
au  guet.  Mais  de  quel  autre  mémorialiste  n'en  fautr-il  pas  dire  autant  ?  C'est  un 
bon  témoin  et  tout  à  fait  sincère  ;  miais  il  a  comme  tout  le  monde  ses  manies, 
ses  dadas,  si  j'ose  dire,  ses  idées  fixes,  qui  risqueront  de  l'amener  parfois,  non 
à  inventer  quoi  que  ce  soit,  mais,  à  tirer  plus  ou  moins  les  plus  authentiques  de 
ses  souvenirs  vers  une  direction  qui  lui  est  chère.  Tient-il  à  une  doctrine  thco- 
logique  particulière,  il   ne   dira   pas   que    François   de    Sales  a   enseigné  cette 


5ii8  l'humanisme    dévot 

doctrine,  si  le  fait  n'est  pas  exact,  mais  il  insistera  sur  tel  propos  du 
saint  qui  promet  de  favoriser  cette  doctrine.  A-t-il  une  passion?  Il  ne  la  prêtera 
pas  à  son  ami,  mais,  de  ses  entretiens  avec  celui-ci,  il  se  rappellera  volontiers 
tout  ce  qui,  de  près  ou  de  loin,  encourage  ou  justifie  cette  passion.  11  en  voulait, 
par  exemple,  à  certains  religieux  qui  se  trouvaient  avoir  bataillé  contre 
François  de  Sales  ou  l'avoir  gêné  en  quelque  façon.  Le  saint,  quoique  très  bien- 
veillant, a  pu  fort  bien  rappeler  ses  souvenirs  devant  un  ami  aussi  intime, 
aussi  dévoué  que  Camus.  On  peut  croire  que  l'évêque  de  Belley  aura  écouté  ce 
our-là  de  toutes  ses  oreilles.  Lisez-le  de  près  néanmoins.  Vous  verrez  qu'il 
reste,  en  somme,  dans  la  juste  mesure,  lorsqu'il  fait  parler  le  saint. 

Donnons  un  exemple  que  je  n'emprunte  pas  à  VEsprit  du  B.  François  de 
Sales,  mais  au  livre  le  plus  violent  peut-être  que  l'évêque  de  Belley  ait  écrit 
contre  ces  mêmes  religieux.  En  ce  qui  concerne  ces  derniers,  dit-il  dans  son 
Directeur  désintéressé,  «  je  crois  ne  m'être  point  écarté  des  sentiments  du  saint 
prélat,  de  la  bouche  de  qui  j'ai  ouï  autrefois  des  choses  qui  avaient  bien 
autant  de  pointe  et  de  vigueur,  que  je  ne  die  de  rigueur,  que  celles  que  j'avance 
ici,  quoiqu'il  eût  le  lait  et  le  miel  sous  la  langue  »  \  Que  ferait  M.  de  Baudry 
en  présence  de  ce  texte  .'  Il  n'hésiterait  pas  à  déclarer  que  J.-P.  Camus  dit  ici 
une  «  fausseté  ».  Cependant  99  critiques  sur  100,  pour  le  moins,  n'hésiteront 
pas  non  plus  à  reconnaître  que  lorsqu'il  parle  de  la  sorte.  Camus  fait  appel  à 
des  souvenirs  dont  la  véracité  n'est  pas  douteuse.  Oui,  très  certainement,  Fran- 
çois de  Sales  lui  a  parlé  avec  vigueur  des  mêmes  excès.  Mais  dans  sa  passion, 
il  oublie  que  deux  évoques,  sûrs  l'un  de  l'autre,  parlent  dans  l'intimité  autre- 
ment qu'ils  ne  le  feraient  en  public.  Il  oublie  aussi  que  François  de  Sales, 
même  lorsqu'il  portait  sur  quelques  religieux  des  jugements  sévères,  restait 
maître  de  lui  et  paisible.  S'il  oublie  cela,  ou  n'y  prend  pas  garde,  c'est  que 
lui-même,  il  se  croit  paisible  et  maître  de  lui  dans  cette  controverse.  En  tout 
cas,  il  a  tort  lorsqu'il  se  réclame  de  François  de  Sales.  Si  elle  couvre  plusieurs 
des  idées  de  Camus,  l'autorité  du  saint  ne  couvre  pas  sa  conduite.  Qu'on  me 
pardonne  si  j'enfonce  ainsi  des  portes  ouvertes,  nous  n'allons  pas  faire  autre 
chose  en  répondant  au  réquisitoire  de  M.  de  Baudry.  Ce  réquisitoire  existe.  Le 
R.  P.  Navatel  l'a  cité  récemment  comme  une  œuvre  péremptoire.  C'est  là  tout 
ce  qui  a  été  dit,  là  tout  ce  que  sans  doute  on  pourra  jamais  dire  de  plus  fort 
contre  la  véracité  de  Camus.  Bref,  il  convient,  me  semble-t-il,  de  l'examiner  une 
bonne  fois  et  d'en  finir  avec  ce  fantôme. 

L'abbé  de  Baudry  divise  sa  critique  en  deux  parties  :  dans  la  première  il 
relève  les  erreurs  de  Camus  qui  lui  ont  paru  d'une  gravité  extrême  ;  dans  la 
seconde,  les  erreurs  ou  les  à  peu  près  de  moindre  importance  ;  nous  suivrons, 
une  à  une,  toutes  ces  critiques. 

§  I.  —  «  Des  doctrines  fausses  et  des  récits  faux  que  Pierre  Camus 
met  dans  la  bouche  de  saint  François  de  Sales.  » 

I.  Accord  de  la  grâce  et  de  la  liberté.  —  Peu  après  son  arrivée  à  Belley,  le 
jeune  évêque  expose  à  François  de  Sales  ses  propres  idées  sur  la  grâce,  dési- 
reux de  savoir  s'il  est  oui  ou  non  sur  la  bonne  voie.  Le  saint  approuve  cet 
exposé  dans  lequel  M.  de  B.  critique  fort  justement  plusieurs  expressions 
équivoques.  Rien  de  mieux.  Mais  ce  n'est  pas  là  un  «  récit  faux  ».  Rien  ne 
permet  de  dire  que  Camus  ait  imaginé  cet  entretien,  que  d'ailleurs  il  rapporte 
d'une  façon  assez  malheureuse.  Ce  qui  importait  dans  la  circonstance,  était 
l'orientation  générale  de  la  pensée  du  jeune  évêque.  François  de  Sales  ne  lui 
a  pas  fait  subir  un  examen  théologique.  Il  l'a  laissé  dire,  faisant  peut-être 
quelques  remarques  de  détail  que  Camus  oublie  de  nous  rapporter  et  approu- 
vant grosso  modo,  comme  il  dit  souvent,  le  fond,  la  couleur  générale  de  ses 
idées.  D'autres  ouvrages  de  Camus  nous  présentent  ces  mêmes  idées  sous  une 

(1)  Directeur  désintéressé,  2"  partie,  cliap.  v. 


Nr)TES     CKITJQUKS     SLU     CAMUS  fili) 

forme  plus  exacte.  J'ai  dit  plus  haut  que  Camus  était   moliniste.  François  de 
Sales  Tétait  aussi', 

2.  Du  nombre  des  elns.  —  François  de  Sales  dit  un  jour  à  Camus  «  qu'il 
était  persuadé  qu'il  y  aurait  peu  de  catholiques  qui  fussent  damnés,  parce 
qu'ayant  la  racine  de  la  vraie  foi,  elle  poussait  ordinairement  tôt  ou  tard  son 
vrai  fruit  qui  était  le  salut  ».  Sur  quoi  M.  de  B.  :  «  La  doctrine  que  lui  attribue 
ici  Pierre  Camus  est  précisément  le  contraire  de  celle  qu'enseignait  le  saint 
évêque.  »  Le  contraire,  juste  ciel,  en  étes-vous  siir?  Oui,  dit-il,  parce  qu'on 
lit  dans  un  des  sermons  du  saint  :  «  Si  l'on  voit  en  toutes  sortes  d'états  et  de 
conditions,  un  si  grand  nombre  de  réprouvés,  etc.  ».  D'où  «  récit  faux  »,  Qui 
ne  voit  que  M,  de  B.  aurait  dû  opposer  ici  à  Camus  une  vingtaine  de  textes 
du  saint?  Les  aurait-il  trouvés,  nous  n'aurions  pas  encore  le  droit  de  contester 
la  véracité  de  Camus.  C'est  là  une  de  ces  questions  sur  les-quelles  François  de 
Sales  pouvait  avoir  une  opinion  personnelle,  une  de  ces  opinions  qu'on  n'ose- 
rait pas  trop  affirmer  en  public,  mais  sur  lesquelles  on  s'explique  librement 
dans  l'intimité.  François  de  Sales  a  pu  dire  :  il  y  aura  plus  d'élus  que  de  damnés, 
ou,  beaucoup  plus  qu'on  ne  pense,  ou  que  sais-je  encore.  Le  sentiment  que 
Camus  lui  prête  paraît-il  en  désaccord  avec  la  doctrine  générale  du  saint  qui 
disait  :  il  n'y  a  que  Dieu  et  moi  qui  aimions  les  pêcheurs  ?  Comme  on  le  voit 
sur  ce  bel  exemple,  M.  de  B.  est  ordinairement  victime  de  ce  qu'on  peut  appeler  : 
idola  cathedra?.  II  déclare  inventé,  «  faux  »,  tout  propos  de  François  de  Sales 
qui  ne  présente  pas  la  perfection,  les  sûres  nuances  doctrinales  d'une  défini- 
tion conciliaire.  Le  saint  ne  parlait  pas  comme  un  livre  et  c'est  de  là  que  vient 
précisément  l'extrême  intérêt  des  souvenirs  camusiens. 

3.  Invectives  de  Camus  contre  tes  détracteurs  de  l'Introduction  à  la  vie  dévote. 
—  Camus  parle  ici  en  son  nom  et  il  orchestre  avec  vivacité  les  paroles  que 
le  saint  a  imprimées  sur  le  sujet  dans  le  Traité  de  l'amour  de  Dieu.  M.  de  B. 
nous  dit  que  François  de  Sales  n'attaquait  pas  les  intentions  de  ceux  qui  avaient 
cruellement  bafoué  sou  livre  de  la  Philothée  ?  Camus  dit-il  le  contraire  .'  Il  ne 
parle  pas  de  cela.  Il  s'emporte  contre  ces  accusateurs.  Un  peu  de  colère  lui 
était  permis. 

4.  Différence  de  conduite  entre  saint  François  de  Saies  et  les  religieux  dans 
les  travaux  de  la  conversion  du  Chablais.  —  J'ai  déjà  touché  ce  point-là  plus 
haut.  Sauf  quelques  inexactitudes  menues,  tout  ce  que  raconte  ici  Camus  est 
confirmé  par  les  documents,  ou  paraît  du  moins  tout  à  fait  vraisemblable, 
lorsque  les  documents  se  taisent.  Pourquoi  veut-on  que  François  de  Sales  ait 
approuvé  constamment  tout  ce  que  faisaient,  auprès  de  lui,  les  autres  mission- 
naires ?  Tel  de  ceux-ci,  zélé  mais  un  peu  violent,  a  pu  le  choquer.  Pourquoi  le 
saint  n'aurait-il  pas  fait  cette  confidence  à  Camus  ?  La  mission  du  Chablais  était 
un  des  événements  de  sa  vie.  La  conversation  a  dû  venir  plusieurs  fois  là-dessus. 
M.  de  B.  nous  rappelle  que  «  Pierre  Camus  n'a  point  été  témoin  oculaire  »  de 
cette  mission.  Lui  non  plus. 

5.  De  la  perfection  et  de  l'état  de  perfection.  —  Cette  discussion  très  spéciale 
et  dans  laquelle  fourmillent  les  amorces  d'équivoques,  est  présentée  d'une 
façon  tellement  confuse,  soit  par  Camus,  soit  par  M.  de  B.,  que  je  n'entreprends 
pas  de  la  résumer.  Camus  ne  défend  pas  aux  religieux  d'être  parfaits,  mais  il 
dit  que,  en  tant  que  religieux,  ils  ne  sont  pas  dans  un  état  spécial  de  perfection. 
Son  opinion,  dont  il  est  en  effet  très  entêté,  n'a  pas  cours,  je  crois,  chez  les  bons 
théologiens.  On  peut  donc  estimer  qu'il  invoque  ici  à  tort  l'autorité  de  François 
de  Sales.  Il  interprête  inexactement  des  propos  qui  ont  été  sûrement  tenus  par 
le  saint.  Je  dis  «  sûrement  »  et  M.  de  B.  semble  le  reconnaître  lui-même. 

6.  Des  directeurs.  —  François  de  Sales  ayant  écrit  qu'il  fallait  choisir  son 
directeur  «  entre  dix  mille  »,  et  Camus  n'ayant  pas  dit  «  entre  cent  mille  », 
son  exagération  sur  ce  sujet,  ne  me  paraît  pas  si  coupable.  Il  force  la  note, 
mais  je  ne  crois  pas  du  tout  qu'il  ait  inventé  la  conversation  qu'il  rapporte. 

(1)  «  Les  plus  sincèies  en  la  foi,  dit-il  lui-même,  peuvent  quelquefois  donner  dans  les  brisants 
d«  quelques  termes  ambigus  »,  Be  la  sindérèse,  p.  132. 

I.  34 


^'Uy  l'humanisme    dévot 

7.  Sur  la  charité  et  le  mérite  des  œuvres.  —  11  s'agit  ici  d'une  opinion  de 
Bellarmin  vers  laquelle  Camus  prétend  que  François  de  Sales  «  penchait 
beaucoup  »  et  vers  laquelle  il  penchait  lui-même  si  fort  qu'il  l'embrassait. 
M.  de  B.  reconnaît  que  ce  sentiment  de  Bellarmin  est  <<  le  plus  généralement 
siuvi  par  les  théologiens  ».  Donc  rien  de  bien  inquiétant  dans  l'affirmation  de 
Camus.  François  de  Sales  professait  une  doctrine  moins  exigeante.  Cela  est 
vrai,  mais  pourquoi,  un  jour  ou  l'autre,  n'aurait-il  pas  penché  vers  la  doctrine 
contraire  ? 

8.  Prétendu  moyen  de  sanctifier  les  actions  précédentes.  —  Quoi  qu'il  en  soit 
de  ce  subtil  problème,  je  note  simplement  que  Camus  ne  fait  pas  ici  appel  aux 
entretiens  qu'il  a  eus  avec  François  de  Sales,  mais  à  un  texte  imprimé  du  saint. 
Camus  interprète  de  la  pensée  écrite  de  celui-ci  nous  touche  moins.  Et  voilà 
terminée  la  série  des  graves  erreurs.  A  chacun  d'apprécier.  Quelques  outrances 
de  pensée  sur  des  problèmes  très  spéciaux,  quelques  formules  malheureuses, 
quelques  emportements  de  plume,  on  a  certes  bien  raison  de  redresser  ces  faux 
pas,  mais  il  n'y  a  pas  la  matière  à  s'indigner.  Encore  est-il  que  sur  plusieurs 
de  ces  huit  points,  les  critiques  de  M.  de  B.  me  paraissent  porter  dans  le 
vide. 


sj  2.  —  «  Divers  points  sur  lesquels  Pierre  Camus  présente  les  sentiments 
de  saint  François  de  Saies  d'une  manière  inexacte  ou  obscure.  » 

9.  La  tentation  de  François  de  Sales  contre  l'espérance.  —  Camus  dit  que  la 
tentation  a  duré  un  mois.  M.  de  B.  dit  :  six  semaines. 

Camus  dit  encore  que  le  jeune  homme  n'osa  pas  s'ouvrir  à  son  confesseur 
d'une  tentation  qui,  notons-le  bien,  n'était  pas  un  péché.  M.  de  B.  affirme 
qu'il  en  a  parlé  à  son  confesseur  parce  qu'il  était  plus  parfait  d'en  parler  et 
que  le  saint,  même  à  dix-huit  ans,  faisait  toujours  le  plus  parfait.  Camus, 
ami  intime  de  François  de  Sales,  ajoute  que  le  gouverneur  du  jeune  homme 
ne  fut  pas  non  plus  dans  la  confidence  de  cette  même  tentation.  «  Cela,  répond 
M.  de  B.,ne  peut  s'accorder  avec  la  confiance  que  le  saint  évêque  avait  »  pour 
son  gouverneur.  Soit,  mais  appliquons  celte  méthode  historique  à  un  autre 
fait.  On  raconte  que  François  de  Sales,  prêchant  un  jour  dans  sa  cathédrale, 
eut  un  fort  mouvement  d'impatience  contre  le  sacristain,  je  crois,  qui  inter- 
rompait le  sermon.  M.  de  B.  ne  dirait-il  pas  ici  qu'une  telle  vivacité  «  ne  peut 
s'accoi'der  »  avec  la  patience  et  la  douceur  du  saint  évêque  i  Nous  savons  néan- 
moins que  le  fait,  raconté  par  François  de  Sales   lui-même,  est  indiscutable. 

10.  Diversité  de  méthodes  dans  la  conduite  des  âmes.  —  Simple  anecdote  sans 
importance.  M.  de  B.  la  croit  véridique,  mais  il  aurait  voulu  plus  de  détails. 
Peut-être  Camus  nous  a-t-il  dit  tout  ce  qu'il  savait  là-dessus. 

1 1.  Nombre  des  protestants  convertis  par  le  saint.  —  Camus  dit  une  fois  :  20.000; 
une  autre  fois  :  60.000.  La  mère  de  Chaugy  dit  70.000,  et  elle  «  avait  en  main 
de  nombreux  documents  ».  70.000  attestations  en  bonne  et  due  forme,  il  est 
curieux  que  tout  cela  se  soit  perdu! 

12.  Moyen  de  procurer  la  conversion  des  protestants.  —  Camus  prétend  que 
François  de  Sales  préférait  la  méthode  pacifique  à  l'agressive.  M.  de  B.  sait 
bien  que  cela  est  vrai  ,  mais  il  a  peur  que  quelque  sot  tire  de  là  que  le  saint 
désapprouvait  toute  espèce  de  controverse.  Camus,  controversiste  lui-même, 
n'avait  pas  songé  à  cette  conclusion. 

i3.   Que  la  sainteté  est  le  plus  grand  des   miracles.  —  Ici  encore,  on  se   con- 
tente de  préciser  la  pensée  du  saint,  d'ailleurs  fidèlement  rapportée  par  Camus. 
14.   Conseils  sur  le  choix  d'un  état,  même  remarque. 
i5.  De  la  véritable  dévotion,  même  remarque. 

16.  Des  trois  degrés  de  la  charité.  —  Camus  disserte  ici  en  son  propre  nom. 

17.  Des  soupçons  contre  le  prochain.  —  Camus  fait  dire  à  François  de  Sales 
que  «  si  une  action  pouvait  avoir  cent  visages,  il  fallait  la  regarder  toujours 
par  celui  qui  était  le  plus  beau  ».  M.   de    B.  ne   conteste  pas   lauthenticité  du 


NOTES     CRITIQUES     SUR     CAMUS  'ï^i 

propos,  mais  il  nous  avertit  qiu*  «  si  une  jeune  fille  prend  toujours  sous  le  beau 
côté  la  conduite  et  les  paroles  d'un  jeune  homme,  elle  risque  peu  ù  peu  d'être 
entraînée  dans  le  précipice   ».  Qui  le  nie?   Qui   en  doute;'  Intelligenti  pauca... 

i8.  Si  l' obligation  de  la  résidence  pour  un  évêque  est  de  droit  divin.  —  Oui, 
répond  M.  de  B.  mais  de  telle  façon  que  le  Pape  a  néanmoins  le  pouvoir  de 
dispenser  un  évèque  de  la  résidence.  Camus  ne  fait  pas  cette  distinction  et 
raconte  à  ce  sujet  une  anecdote  qu'il  dit  tenir,  et  que  certainement,  il  tient  en 
effet  de  François  de  Sales.  M.  de  B.  nie  tout  cela  en  bloc  et  en  détail.  Je  ne 
vois  pas  du  tout  à  quelles  enseignes. 

19.  Anecdote  concernant  le  marquis  d'Urfé.  — -  François  de  Sales  est  à  Belley, 
avec  l'évèque.  D'Urfé,  voisin  de  celui-ci,  vient  les  surpi'endre.  «  Il  nous  dit, 
raconte  Camus,  qu'il  était  venu  chanter  un  trio  et  qu'il  voulait  être  en  tiers 
dans  notre  amitié,  comme  il  l'était  depuis  longtemps  dans  celle  qui  existait 
entre  l'évèque  de  Genève  et  Antoine  Favi*e.  Le  B.  François  de  Sales  répondit 
que,  sans  faire  tant  de  partage  il  valait  mieux  faire  un  carré  ou  quaternion 
d'amis  ».  (Lui-même,  Camus,  Favre  et  d'Urfé).  Ecoutons  maintenant  M.  de  B. 
((  L'intime  amitié,  dit-il,  que  Pierre  Camus  prétend  avoir  existé  entre  le  marquis 
d'Urfé  et  saint  François  de  Sales  est  un  fait  dénué  de  toute  vraisemblance  ». 
On  pense  rêver.  Mais  non.  Ignorez-vous  en  efl'et  que  d'Urfé  a  écrit  l'Astrée  et 
que  Céladon  «  n'est  rien  moins  que  chaste  »  ?  Et  puis,  d'Urfé  «  était  loin  d'avoir 
dans  le  monde  la  réputation  d'une  grande  sévérité  de  mœurs  ».  Je  demeure 
bouche  bée  devant  cette  manière  de  raisonner.  Je  jurerais  pourtant  que  J.-P. 
Camus  n'a  rien  inventé  de  tout  ce  qu'il  nous  raconte,  rien,  et  cette  fois,  pas 
même  les  mots  de  François  de  Sales,  ce  joli  «  quaternion  »,  qui  porte  la  marque 
du  saint.  Tout  le  récit  ruisselle  d'évidence,  si  j'ose  parler  ainsi.  Remarquez 
d'ailleurs  que  Camus  ne  parle  pas  d'une  amitié  intimissime,  il  ne  fait  pas  de 
d'Urfé  un  pénitent  de  François  de  Sales.  Un  ami  tout  bonnement.  Quand  le 
marquis  vient  à  Annecy,  il  se  plaît  à  rencontrer  les  deux  gloires  de  celte  ville, 
l'évèque  et  Antoine  Favre.  Yoit-on  le  saint  lui  fermer  la  porte  tant  que  d'Urfé 
n'aura  pas  brûlé  son  roman?  François  de  Sales  est  chez  Camus.  D'Urfé,  grand 
ami  de  ce  dernier  qui  ne  lui  ménage  pas  la  morale,  vient  les  rejoindre.  Yoit-on 
d'ici  François  de  Sales  refuser  de  lui  parler?  Après  la  m^ort  du  saint,  raconte 
M.  deB.  lui-même  «  lorsque  le  convoi  (de  Lyon  à  Annecy)  approchait  de  la  ville 
de  Saint-Rambert-en-Bugey,  on  vit  arriver  en  poste  le  marquis  d'Urfé  qui  avait 
fait  trois  lieues  pour  l'atteindre.  Il  se  mit  à  genoux  dans  la  boue,  arrosa  le 
cercueil  de  ses  larmes  et  invoqua  à  haute  voix  l'intercession  de  l'homme  de 
Dieu  ».  La  belle  scène  !  Oui,  dit  M.  de  B.  «  ce  seigneur  partageait  l'admiration 
générale  pour  les  vertus  du  saint  ».  Mais  comment  voulez-vous  que  ces  deux 
hommes  se  soient  connus  et  aimés  ?  * 

C'est  tout,  et  comme  on  le  voit,  ce  n'est  rien.  L'abbé  de  Baudry  a  épluché  le 
livre  de  Camus  avec  une  patience  et  une  attention  surhumaines.  Il  est  prévenu. 
Tout  ce  qui,  dans  les  souvenirs  de  Camus,  contrariera  peu  ou  prou  l'idée  qu'il 
s  est  faite  lui-même  de  la  sainteté  en  général,  et  de  François  de  Sales  en  par- 
ticulier, tout  cela  sera  déclaré  faux,  douteux  ou  mêlé.  C'est  là  néanmoins  tout 
ce  qu'il  a  pu  trouver  de  répréhensible.  Dix-neuf  corrections  et  l'ouvrage  a  six 
volumes  in-8".  Encore  faut-il  faire  un  choix  dans  ces  corrections.  On  a  vu,  je 
crois,  jusqu'à  l'évidence  que  le  sens  critique  de  notre  censeur  n'était  pas  à  la 
hauteur  de  son  zèle.  Plusieurs  de  ces  critiques  n'ont  pas  d'importance,  quelques- 
unes  sont  insoutenables.  Qui  admet  pareille  méthode  peut,  à  bon  droit,  refuser 
de  croire  aux  vérités  historiques  les  plus  certaines.  Mettons  les  choses  au  pire. 
Donnons-lui  raison  sur  tous  ces  points.  Déchirons,  du  livre  de  Camus,  trente 
ou  cinquante  pages.  Ce  qui  reste,  c'est-à-dire,  en  somme,  le  livre  entier  demeure 
plus  solide  que  l'airain. 

(1^  Dans  son  livre  sur  d'Urfé,  M.  le  chanoine  Reurc,  impressionné  par  l'unique  autorité  de  M.  de 
Baudry,  dit  bien  aussi  qu'il  ne  faut  pas  lire  Camus  sans  déliance  ;  néanmoins,  le  même  auteur 
affirme  sur  les  relations  entre  François  de  Sale.s  et  d'Urfé,  exactement  ce  qu'avait  affirmé 
Camus.  Cf.  La  vie  et.  lea  œuvres  d' Honoré  d'Urfé,  par  le  chanoine  Reure,  Paris,  1909,  pp.  133, 
185,  331. 


53»  l'humanisme   dévot 


§  2.  —  La  Visitation  d'Annecy  et  Jean-Pierre  Camus 

Il  est  longuement  et  durement  parlé  de  J.-P.  Camus,  au  XIVo  volume  de  la 
grande  édition  de  François  de  Sales,  soit  dans  l'Introduction,  soit  dans  une 
note  infinie  qui  ressemble  à  un  véritable  manifeste.  Cette  introduction  porte 
la  signature  du  R.  P.  Navatel  ;  la  note  doit  être  du  même  savant  ^.  Quoi  qu'il 
en  soit,  c'est  lui  qui  a  dirigé  la  préparation  de  ce  volume,  lui  qui  en  prend  la 
responsabilité  devant  le  public.  On  peut  croire  toutefois  que  le  R.  P.  Navatel 
ne  parle  ici  ni  en  son  nom  propre,  ni  avec  une  conviction  bien  profonde. 
L'embarras,  les  négligences  trop  apparentes  de  ces  pages  le  disent  assez.  Le 
R.  P.  appartient  à  une  compagnie  que  l'évêque  de  Belley  a  chèrement  aimée, 
qu'il  a  défendue  avec  la  crânerie  que  nous  avons  dite,  et  qu'il  a  maintes  fois 
publiquement  célébi'ée.  D'un  autre  côté,  il  ne  semble  pas  que  le  R.  P.  lui-même 
ait  eu  à  soufiFrir  de  J.-P.  Camus  et  que,  par  exemple,  la  lecture  de  ce  dernier  l'ait 
beaucoup  fatigué.  De  toute  manière,  cette  proclamation,  car  c'en  est  une,  nous 
fait  connaître,  non  sans  quelque  solennité,  les  sentiments  que  les  visitandines 
d'Annecy  nourrissent  aujourd'hui  à  l'endroit  de  J.-P.  Camus  et  qu'elles  désirent 
nous  imposer. 

«  Camus,  nous  dit  le  R.  P.  Navatel  à  la  fin  de  cette  note.  Camus  fut  un 
ami  de  la  Visitation,  mais  un  de  ces  amis  contre  lesquels  il  faut  se  défendre 
parfois  ».  Oui,  sans  doute,  et  nous  le  savions,  mais  il  fut  un  ami,  tendrement, 
efficacement  dévoué.  Imagine-t-on  l'intime  de  François  de  Sales  hostile  à 
sainte  Chantai,  hostile  à  l'œuvre  préférée  du  saint?  Qu'on  lise  du  reste  tout  ce 
qui  a  trait  à  la  Visitation,  dans  V Esprit  du  B.  Fr.  de  Sales,  qu'on  lise  la  Mémoire 
de  Darie,  et  surtout  l'exquise,  l'admirable  lettre  que  sainte  Chantai  écrivit  à 
l'évêque  de  Belley,  pour  supplier  celui-ci  de  ne  plus  attaquer  les  capucins.  On 
n'écrit  de  la  sorte  qu'à  un  homme  dont  on  est  tout  à  fait  sûr,  que  l'on  estime 
grandement,  que  l'on  sait  profondément  bon  et  à  qui  l'on  peut  tout  dire  ^.  Mais 
enfin  Camus  avait  ses  défauts.  Il  lui  prit  un  jour  fantaisie  de  s'immiscer  dans 
Iss  afi'aires  intérieures  du  couvent  de  visitandines  installé  par  lui  dans  sa 
ville  épiscopale.  Manque  de  tact,  excès  de  zèle  et  qui  fit  souffrir  sainte  Chantai. 
Nous  n'atténuerons  pas  cette  faute,  nous  demandons  seulement  s'il  y  avait 
grand  avantage  à  en  réveiller  le  souvenir.  D'autres  que  lui  et  plus  redoutables, 
le  P.  Binet,  par  exemple,  ont  causé  à  la  même  sainte  des  ennuis  beaucoup  plus 
graves.  Je  ne  vois  pas  néanmoins  que  les  éditeurs  d'Annecy,  lorsqu'ils  ont  à 
nous  parler  du  P.  Binet,  se  complaisent  à  diminuer  cet  illusti'e  et  saint  per- 
sonnage. Je  vois  au  contraire  que  les  visitandines  d'Annecy  ont  soigneusement 
effacé,  dans  les  lettres  de  la  sainte  fondatrice,  nombre  de  passages  qui  auraient 
inutilement  peiné  les  amis  d'un  grand  Ordre  religieux.  Leur  reprochons-nous 
cette  délicatesse  que  nous  avons  imitée  nous-mêmes  lorsque  nous  avons  eu  à 
raconter  sainte  Chantai  ?  A  Dieu  ne  plaise,  il  nous  semble  en  efTet  qu'il  faut 
une  raison  majeure  pour  compromettre,  par  des  publications  de  ce  genre,  la 
réputation  de  qui  que  ce  soit.  Mais  pourquoi  deux  mesures?  Le  seul  Camus, 
parmi  les  intimes  du  saint,  n'aurait-il  droit  qu'à  ce  summum  jus  qui  frôle  sou- 
vent l'injustice  ? 

Au  reste,  le  prudent  P.  Navatel  a-t-il  omis  un  autre  souvenir  que  nous  livre 
la  candeur  de  M.  de  Baudry  et  qui.  peu  ou  prou,  pourrait  expliquer  les  étranges 
sentiments  que  nous  discutons.  «  Quelque  joie,  nous  dit  M.  de  B.,  qu'eut  l'évêque 
de  Belley  d'avoir  obtenu  pour  son  diocèse  des  religieuses  de  la  Visitation,  il 
suivit  son  goût  pour  les  mauvaises  plaisanteries,  et  s'en   permit  une  à  l'occa- 

(1)  Œuvres  de  saint  François  de  Sales,  pp.  XX,  XXI,  139,  140,  141. 

(2)  Simple  conjecture  de  critique  interne  ;  l'auteur  de  la  note  écrit  :  François  de  Sales,  tout 
court,  ce  que  les  visitandines,  je  crois,  ne  fout  jamais.  Elles  écrivent   :  saint  François  de  Sales. 

(3)  On  la  trouve  dans  la  grande  édition,  t.  XiV,  pp.  417-421.  Elle  présente  un  contraste 
pénible  avec  Tintroduchon  et  la  note  que  nous  discutons  présentement. 


NOTES     CRITIQUES    SUR     CAMUS  533 

sion  de  cet  établissement.  Il  avait  destiné  quatre  jeunes  personnes  du  pays 
pour  être  le  premier  noyau  de  cette  communauté  naissante.  On  envoya  d'Annecy 
cinq  religieuses  pour  tommencer  l'établissement.  Pierre  Camus  dit  qu'on  avait 
envoyé  cinq  filles  pour  en  gouverner  quatre.  Le  souvenir  de  cette  raillerie  se 
conserva  longtemps  parmi  les  religieuses  de  la  Visitation  et  il  en  est  fait  men- 
tion dans  une  lettre  écrite  trente-sept  ans  après  par  la  Mère  de  Chaugy.  Voici 
comment  elle  parle  :  «  Quand  l'évèque  ancien  de  Belley  dit  que  l'on  envoya 
cinq  filles  pour  en  gouverner  quatre,  il  fut  aussi  déraisonnable  et  satirique 
qu'il  l'a  été  pour  tous  les  Ordres  de  l'Eglise  de  Dieu  (rappelons  en  passant 
que  ce  «  tous  »  ne  peut  se  défendre)  ;  car  s'il  avait  eu  tant  soit  peu  d'intelligence 
des  maximes  d'une  vie  régulière  comme  la  nôtre,  il  aurait  bien  vu...  que  l'on 
ne  peut  pas  mettre  d'abord  les  prétendantes  portière,  sacristine,  économe, 
maîtresse  des  novices.  Dieu  fasse  paix  à  ce  bonhomme  !  Plus  d'une  fois  il  n'a 
été  ni  prophète,  ni  évangéliste  »  *.  Tantœ  ne  animis  cœlestibus...  !  Tant  de  flammes 
pour  un  bon  mot  que  très  certainement  Camus  n'aurait  pas  craint  de  faire 
devant  François  de  Sales  lui-même,  et  que  celui-ci  aurait  trouvé  fort  plaisant! 
A  la  vérité,  je  ne  reconnais  pas  ici  la  Mère  de  Chaugy,  si  sage,  si  modérée  et 
spirituelle  !  Que  si  nous  voulions  l'imiter,  prendre  au  tragique  une  plaisanterie 
manifestement  inoffensive,  nous  lui  ferions  remarquer  que  bien  qu'il  soit  très 
vrai  qu'une  prétendante  ne  peut  être  ni  sacristine,  ni  économe,  ni  quoi  que  ce 
soit,  on  comprend  moins  pourquoi  une  ou  deux  religieuses  formées,  n'ayant  à 
gouverner  que  quatre  prétendantes,  ne  pourraient  s'acquitter  provisoirement 
de  tous  ces  emplois.  Mais  qu'allons-nous  parler  de  cela  ?  Camus  n'a  pas  cherché 
si  loin.  Il  n'a  pas  voulu  renverser  les  «  maximes  de  la  vie  régulière  »,  trancher 
de  l'évangéliste  ou  du  prophète.  C'est  un  parisien  qui  ne  peut  se  tenir  de  rire, 
voyant  quatre  recrues  commandées  par  cinq  officiers.  Et  cependant,  nous  dit 
tristement  le  bon  abbé  de  Baudry  «  le  souvenir  de  cette  raillerie  se  conserva 
longtemps  parmi  »  les  visitandines.  S'y  conserverait-il  aujourd'hui  encore  .' 

Dès  son  introduction  —  et  on  y  revient  dans  la  note  —  le  R.  P.  Navatel  se 
demande  avec  une  stupeur  inquiète,  inquiétante,  comment  François  de  Sales 
et  Camus,  «  deux  natures  aussi  disproportionnées  »  —  différentes  aurait  suffi 
—  ont  bien  pu  s'accorder  ainsi.  Cruelle  énigme  1  On  nous  tire  de  peine  en 
remarquant  que  François  de  Sales  avait  besoin  d'une  «  amusette  »  et  que 
d'ailleurs  son  amitié  pour  J.-P.  Cam.us  était  «  au  service  du  Maître  »,  c'est-à- 
dire,  ramenée  à  la  gloire  de  Dieu. 

Les  autres  amitiés  du  saint  ne  l'étaient  donc  pas  ?  Si  elles  l'étaient,  à  quoi 
bon  cette  remarque?  On  défendait  tantôt  à  François  de  Sales  de  serrer  la 
main  du  marquis  d'Urfé.  Au  tour  de  Camus  maintenant.  Tout  au  plus  lui  sera- 
t-il  permis  d'être  le  bouffon  du  saint.  Nous  avons  pourtant  une  autre  raison, 
paraît-il,  de  nous  résigner  à  cette  demi-faiblesse  du  saint.  Tant  que  celui-ci 
vécut,  «  l'évèque  de  Belley  prêcha,  confessa,  visita  (son  diocèse)  avec  une  piété, 
un  zèle  qui  nous  étonne  ».  Juste  ciel  !  un  évoque  pieux  et  zélé  vous  étonne  I  — 
Après  la  mort  de  son  ami,  Camus  a  continué  de  prêcher,  de  confesser,  de 
visiter  ses  diocèses  (Belley,  Rouen),  Où  le  R.  P.  a-t-il  appris  que  dès  lors  et 
dans  ces  diverses  fonctions,  l'évèque  ait  manqué  de  piété  ou  de  zèle  ?  Les 
contemporains  affirment  le  contraire.  On  n'apporte  aucune  preuve  à  l'appui 
de  ce  que  l'on  semble  insinuer.  Le  R.  P.  juge  Camus  inconstant  parce  que 
celui-ci.  après  vingt  ans  d'épiscopat,  fatigué,  surmené,  s'est  démis  de  son 
évêché.  Ignore-t-on  que  François  de  Sales,  de  son  côté,  méditait  très  sérieuse- 
ment une  résolution  toute  semblable.?  Mais  il  y  a,  nous  dit-on,  dans  les  romans 
de  Camus  des  «  peintures  plus  que  profanes  ».  Nous  avons  déjà  répondu  à 
cette  accusation.  Ici  encore,  ignore-t-on  que  François  de  Sales,  loin  de  con- 
damner Camus  pour  ces  romans,  l'encourageait  au  contraire  dans  cette  voie, 
ou  bien  a-t-on  la  preuve  qu'après  1622,  ces  mêmes  romans  soient  devenus 
encore  plus  profanes  ?  Quant  aux  écrits  «  furibonds  »  de  Camus,  pendant  ses 
démêlés  avec  certains  religieux,  nous  n'y   reviendron»   pas  non  plus.  C'est  un 

(1)  Lt  véritable  esprit...  I,  xxvii,  xxviir. 


5:^4  ^-    HUMANISME     DEVOT 

suiet  très  délicat  et  sur  lequel  les  adversaires  de  Camus  feraient  bien  de  ne 
pas  trop  s'étendre.  Que  l'évêque  ait  eu  de  graves  torts,  nous  le  confessons, 
affirmant. seulement  que  ses  intentions  furent  droites.  Pour  le  reste,  si  l'on  veut 
m'en  croire,  qu'on  laisse  dormir  les  petits  papiers. 

Jusqu'ici,  comme  on  le  voit,  nous  piétinons.  Ce  n'est  pas  du  tout  notre  faute. 
Je  n'ai  rien  omis  de  ce  que  l'on  a  cru  devoir  alléguer  contre  la  mémoire  de 
Camus.  Mais  enfin  où  le  manifeste  veut-il  en  venir?  A  ceci,  je  crois,  qui  serait 
beaucoup  plus  grave,  à  disqualifier  l'auteur  de  l'Esprit  du  Bienheureux  Fran- 
çois de  Sales.  «  Eh  bien  l  s'écrie  le  R.  P.  Navatel,  il  faut  le  dire  pour  en  finir 
avec  une  légende  :  (l'auteur  de  ce  livre)  ne  mérite  pas  tant  de  sympathie  et  de 
confiance,  de  la  part  surtout  des  historiens  qui  le  citent  si  complaisamment.  » 
On  n'est  pas  plus  clair.  Ce  qui  est  en  cause,  c/est  la  valeur  de  Camus  consi- 
déré surtout  comme  historien  de  François  de  Sales.  Il  s'agit  de  reléguer  l'Esprit 
du  Bienheureux  François  de  Sales  quelque  part  entre  l'histoire  et  le  roman. 
J'avoue  que  j'ai  tremblé  à  la  lecture  de  ces  dernières  lignes  :  «  il  faut  le  dire 
pour  en  finir  avec  une  légende  !  »  La  suite  m'a  rassuré  pleinement. 

Bien  loin  en  effet  de  faire  appel,  pour  prouver  son  dire,  à  tels  documents 
inédits  jusqu'à  cette  heure  et  écrasants  pour  la  véracité  ou  le  caractère  de 
Camus,  le  R.  P.  Navatel  se  contente  de  nous  renvoyer  à  un  livre,  vieux  de 
soixante  ans,  que  nous  savions  par  cœur  et  que  lui-même,  chose  étrange,  il  a 
lu  très  rapidement. 

«  Après,  nous  dit-il  (pxi\sqnil  faut  le  dire),  après  le  consciencieux  travail  de 
M.  l'abbé  de  Baudry  :  Le  (Véritable  esprit  de  saint  François  de  Sales  (Lyon,  1846) 
on  ne  peut  plus  regarder  l'évêque  de  Belley  comme  l'interprète  fidèle  de  la 
doctrine  du  saint  et  le  peintre  exact  de  son  âme.  En  des  points  notables,  il 
travestit  ses  pensées  en  lui  prêtant  les  siennes  propres  et  cela  n'a  rien  d'éton- 
nant chez  un  écrivain  qui  se  pique,  en  mainte  préface,  de  ne  jamais  rien  relire 
ni  effacer  de  ce  qu'il  écrit  et  qui  citait  de  mémoire,  dix-sept  ans  après  la  mort 
de  François  de  Sales,  les  propos  qu'il  lui  attribue  ».  En  un  mot,  M.  de  Baudry 
a  parlé  et  la  question  est  si  bien  résolue  qu'  «  on  ne  peut  plus  »  la  reprendre, 
causa  finita  est. 

Nous  ne  sommes  pas  de  cet  avis  et  nous  avons  dit  pourquoi,  non  sans  avoir 
suivi  ligne  à  ligne  le  réquisitoire  de  M.  de  Baudry.  Ai-je  eu  tort  de  croire  que 
le  R.  P.  Navatel  a  peu  pratiqué  ce  réquisitoire  qu'il  déclare  irréfutable.  Je  ne 
pense  pas.  Je  l'estime  trop  pour  croire  un  seul  instant  qu'il  approuve  et  fasse 
sienne  l'invraisemblable  méthode  criiique  de  M.  de  Baudry.  L'homme  qui 
repousse  avant  tout  examen  comme  extravagante  la  seule  idée  que  François  de 
Sales  ait  pu  converser  amicalement  avec  l'auteur  de  YAstrée  et  qui,  fort  d'une 
telle  évidence,  ne  craint  pas  de  donner  un  démenti  formel  à  J.-P.  Camus,  ami 
personnel  de  Tun  et  de  l'autre,  cet  homme-là,  il  n'y  a  pas  deux  façons  de  le 
juger  dans  la  République  des  lettres.  Le  R.  P.  Navatel  le  sait  comme  moi.  Que 
n'a-t-il  donc  lu  M.  de  Baudry  ou  même  Camus  ?  Il  serait  aujourd'hui  convaincu 
plus  que  personne  du  sérieux  et  de  la  véracité  du  bon  évêque. 


II.  —  BIBLIOGRAPHIE 


Je  me  borne  à  mentionner  ici  les  textes  dévots  (|ue  j'ai  directement  utilisés  —  et  de  ces 
textes,  j'iudi((ue  seulement  les  éditions  (juc  j'ai  eues  sous  la  main.  Je  ne  donnerai  de  biblio- 
graphie relativement  complète  que  du  seul  Yves  de  Paris. 


AtKxrs  DE  Jésds.  —  Miroir  de  toute  sainteté  en  la  vie  du  saint  merveilleux  Bernard  de  Menton... 
par  révérend  messire  Roland  Viot  avec  le  Cours  de  la  vie  spirituelle  sous  le  nom  de 
Ttiéopneste  ou  l'Inspiré  par  Alexis  de  Jésus,  prédicateur  français,  Lyon,  1027. 

(Amklote).  La  vie  du  P.  Charles  de  Condren...  refaite  et  augmentée  par  l'auteur...  Paris,  1657. 

Andrieu.  —  L'antidotaire  sacré  de  l'âme  pieuse...  disposé  premièrement  par  M.  Nicolas  Sali- 
cete...  et  derechef  revu,  corrigé  et  augmenté  par  le  R.  P.  F.  Pierre  Andrieu,  angevin, 
Paris,  1607. 

(Antoine  de  Saint- Pierue).  La  vie  du  R.  P.  Dom  Euslache  de  Saint-Paul  Asseline  Religieux 
de  la  Congrégation  des  Feuillants,  ensemble  quelques  opuscules  spirituels,  le  tout  recueilli 
par  un  religieux  de  la  même  congrégation.  Paris,  1646. 

D'Attichy.  —  Histoire  générale  de  l'Ordre  sacré  des  Minimes...  par  le  P.  Louis  Dony  d'Attichy, 

Paris,  1G24. 
Balzac.  —  Œuvres  de  J.-L.  de  Guez,  sieur  de  Balzac,  publiées  sur  les  anciennes  éditions  par 

L.  MoREAu,  Paris,  1854. 
De  Barry.  —  La  dévotion  à  la  glorieuse  sainte  Ursule...  par  le  R.  P.  Paul  de  Barry,  Lyon,  1645. 
L'année  sainte  ou  l'Instruction  de  Pbilagie...  par  le  P.  Paul  de  Barry,  Lyon,  1653. 
La  mort  de   Paulin  et  d'Alexis,  illustres  amants  de  la  mère  de  Dieu  et  leurs  lettres  à 
diverses  personnes  par  le  P.  Paul  de  Barry,  Lyon,  1658. 

Les  cent  illustres  de  la  maison  de  Dieu...  par  le  R.  P.  Paul  de  Barry,  Lyon,  1660. 

Bedel.  —  La  vie  du  très  révérend   Père  Pierre  Fourier,  dit  vulgairement  le  Père  de  Matain- 

court(fac  similc  de  l'édition  de  1657  publié  à  Mirccourt  en  1869). 
Bénabd.  —  Parœncses  chrétiennes...  par  Dora  Laurent  Bénard,  prieur  du  collège  de  Cluny  à 
Paris,  Paris,  1616. 
De  l'esprit  des  ordres  religieux...  par  Dom  Laurent  Bénard,  Paris,  1616. 
Instructions    monastiques  sur  la   règle  de   saint    Benoit.  .    par  Dom    Laurent   Bénard, 
Paris,  1618. 
Bertaut.  —  Les  œuvres  poétiques  de  M.  Bertaut,  évêque  de  Séez,  dernière  édition,  Paris,  1620. 
De  Besse.  —  L'Heraclite  chrétien,  c'est-à-dire  les  regrets  et  les  larmes  du  pécheur  pénitent 
par  M.  Pierre  de  Besse,  limousin,  Paris,  1615. 

Le  Démocrite  chrétien,   c'est-à-dire  le  mépris  et  moquerie  des  vanités  du   monde  par 
M.  Pierre  de  Besse,  limousin.  Paris,  1615. 

La  Royale  prêtrise...  par  M.  Pierre  de  Besse  (Cf.  l'abbé  Pierre  de  Besse,  prédicateur  du 
roi  Louis  XIII,  étude  littéraire  par  Emile  Face,  notice  biographique  par  le  D''  E.  Longy, 
Tulle,  1885). 
BiNET.  —  On  trouvera  la  bibliographie  complète  dans  Sommervogel,  et  la  plupart  des 
ouvrages  de  Binet  à  la  Bibliothèque  nationale.  Pour  moi.  ne  pouvant  tout  lire,  je  me 
suis  borné  aux  ouvrages  suivants  qui,  après  quelques  autres  incursions  malheureuses, 
mont  paru  suffire  au  but  que  je  me  proposais. 


536  l'humanisme    dévot 

Recueil  des  œuvres  spirituelles  du  R.   P.  Estienne  Binet...  dédiées  à  Jésus-Clirisl  et  à  sa 
très  Sainte  Mère  et  à  la  Reine,  Mère  du  Roi,  2«  édition,  revue  et  augmentée,  Rouen,  1627. 
Ce  recueil  —  qui  n'est  pas  un  livre  de  poche  —  contient  : 
i.  La  fleur  des  psaumes  de  David. 

2.  La  seconde  partie  de  la  fleur  des  psaumes. 

3.  La  consolation  aux  malades. 

4.  La  marque  de  prédestination. 

5.  L'oraison  funèbre  du  feu  Roi. 

6.  La  vie  du  B.  Amédée... 

7.  Un  traité  de  la  perfection. 

8.  Une  épître  d'un  abbé  à  un  religieux  défroqué. 

9.  Un  traité  si  chacun  se  peut  sauver  en  sa  religion. 

Les  attraits  tout  puissants  de  l'amour  de  Jésus-Christ  et  du  paradis  de  ce  monde  par 
le  R.  P.  Et.  Binet,  Paris,  1631. 

Du  gouvernement  spirituel  doux  et  rigoureux.  Livret  pour  les  supérieurs  de  religion... 
Paris,  1637.  (Ce  livre  a  paru  sans  nom  d'auteur,  et,  chose  plus  curieuse,  sans  approbation 
(du  moins  dans  les  exemplaires  que  j'ai  consultés). 

Le  grand  chef-d'œuvre  de  Dieu  et  les  souveraines  perfections  de  la  Sainte  Vierge,  sa 
mère.  Par  L.  R.  P.  Estienne  Binet,  Lyon,  1649.  (La  f*  édition  qui  est  de  1634  est  dédiée  à 
Séguier.) 

Le  riche  sauvé  par  la  porte  dorée  du  ciel  et  les  motifs  sacrés  et  grande  puissance  de 
l'aumône,  par  le  R.  P.  Estienne  Binet...  Paris,  1629. 

Essai  des  merveilles  de  nature  et  des  plus  nobles  artifices,  pièce  très  nécessaire  à  tous 
ceux  qui  font  profession  d'éloquence  par  René  François,  prédicateur  du  Roi,  11°  édition, 
Paris,  1639. 

(J.  DE  Blémur).  —  Eloges  de  plusieurs  personnes  illustres  en  piété  de  l'ordre  de  Saint-Benoit 
décédées  en  ces  derniers  siècles...  Paris,  1679  (je  reviendrai  dans  le  volume  suivant  sur  la 
bibliographie  difficile  de  cet  ouvrage). 

Bonal.  —  Le  chrétien  du  temps  en  quatre  parties.  La  première  de  l'origine  du  christianisme,  la 
deuxième  de  la  vocalion  de  tous  au  salut  des  chrétiens,  la  troisième  de  la  pureté  primitive 
du  christianisme,  la  quatrième  du  relâchement  des  chrétiens  du  temps,  par  le  R.  P.  Fran- 
çois Bonal  de  l'Observance  de  Saint-François,  Lyon,  1672.  (La  1™  édition  est  de  1655.) 

(BouHOUBs).  —  La  vie  de  M'"«  de  Bellefont,  supérieure  et  fondatrice  du  monastère  des  religieuses 
bénédictines  de  N.-D.  des  Anges,  établi  à  Rouen,  Paris,  1691. 

Branche.  —  La  vie  des  saints  et  saintes  d'Auvergne  et  du  Velay  par  messire  Jacques  Branche, 
au  Puy,  1652. 

Brébeuf.  —  Entretiens  solitaires  ou  prières  et  méditations  pieuses  en  vers  français  par  M.  de 
Brébeuf,  Paris,  1660. 

(Brecsché  de  la  Croix).  —  Le  divertissement  d'Ergaste,  Liège,  1642. 

Camaret.  —  Le  pur  et  parfait  christianisme  ou  l'imitation  de  N.-S,  Jésus-Christ,  par  le  R.  P. 
Louis  Camaret,  de  la  compagnie  de  Jésus,  Paris,  1675. 

Camus. 

On  trouvera  une  bibliographie,  à  peu  près  complète,  mais  peu  critique,  à  la  suite  de  la 
notice  de  Mg'  Dépery,  sur  Camus  [Histoire  hagiologique  du  diocèse  de  Belley)  ;  et  une 
foule  d'indications  dans  le  catalogue  imprimé  de  la  Bibliothèque  nationale;  mais  cette 
bibliothèque  ne  possède  pas  tous  les  Camus  L'abbé  Dépery,  alors  vicaire-général  de  Belley 
et  Mk''  Dévie,  évéque  de  ce  diocèse,  avaient  réuni  196  ouvrages  de  Camus  à  Tévéché  de 
Belley.  Le  gouvernement,  en  s'emparanl  de  cet  évêché,  a  t-il  veillé  à  la  conservation  de  cette 
collection  unique,  je  l'ignore.  Je  ne  vais  indiquer  ici  que  les  ouvrages  de  Camus  (jui  m'ont 
été  le  plus  utiles. 

1.  Traités  spirituels. 

Les  devoirs  du  bon  paroissien  par  Jean  Pierre  Camus...  à  Paris,  par  Gervais  Al- 
liot...  1641.  (Ce  livre  so  présente  dans  des  conditions  typographiques  assez  curieuses  :  ni 
privilège,  ni  approbations  doctorales.  Il  n'a  peut-être  circulé  que  sous  le  manteau.) 

Homélies  panégyriques  de  saint  Ignace  de  Loyola...  par  Jean- Pierre  Camus...  Lyon,  16Î3. 

Homélies  spirituelles  sur  le  cantique  des  cantiques  prêchées  à  Paris  en  l'Eglise  de  la 
congrégation  de  l'Oratoire,  par  messire  Jean-Pierre  Camus...  Paris,  162u. 

De  l'unité  vertueuse,  secret  spirituel  pour  arriver  par  l'usage  d'une  vertu  au  comble  de 
toutes  les  autres...  par  Jean  Pierre  Camus...  Paris,  1631. 

De  la  sindérèse,  discours  ascétique...  par  Jean-Pierre  Camus...  Paris,   1631. 

La  lutte  spirituelle  ou  encouragement  à  une  àmo  tentée  de  l'esprit  de  blasphème  et  diu- 
fidélité,  par  Jean-Pierre  Camus...  Paris,  1631. 


BIBLIOGRAPHIE  5^7 

Traité  de  la  réfornialion  intérieure...  par  Jean-Pierre  Camus,  Paris,  IG.'U. 

La  Caritée  ou  le  portrait  de  la  vraie  charité...  par  M.  Jean-Pierre  Camus,  Paris,  1041. 

Catéchisme  spirituel,  par  Jean-Pierre  Camus...  Paris,  1642. 

L'esprit  du  B.  François  de  Sales  (édition  Depery,  Paris,  1840). 

2.  Bomans. 

Hellénin  et  sou  heureux  malheur  ;  ensemble  Callitrope  ou  le  changement  de  la  droite  de 
Uieu  ;  par  M.  1  évoque  de  Bellcy,  Lyon.  1028. 

La  pieuse  Julie.  Histoire  parisienne,  par  M.  l'évoque  de  Belley,  F'aris,  1625. 

La  mémoire  de  Darie...  par  M.  l'évèquc  de  BoUcy,  Paris,   1020. 

Roselis  ou  l'histoire  de  sainte  Suzanne,  par  Jean-Pierre  Camus...  Paris,  1023. 

Palombe  ou  la  femme  honorable,  par  Jean-Pierre  Camus,  précédée  d'une  étude  littéraire 
sur  Camus  et  le  rori)an  chrétien  au  xvii"  siècle  par  H.  Rigault,  Paris,  1853. 

Les  événements  singuliers  de  M.  de  Belley,  Paris,  1632.  (Réimpression  :  le  privilège  est 
de  162S.  Quatre  parties  en  deux  volumes.  La  première  partie  comprend  9  nouvelles  ;  la 
seconde,  17  ;  la  troisième,  17  ;  la  quatrième,  27). 

Charles  de  Saint-Paul.  —  Tableau  de  la  Madeleine  en  l'état  de  parfaite  amante  de  Jésus  par 
le  R.  P.  Dom  Charles  de  Saint-Paul,  abbé  et  supérieur  général  de  la  congrégation  des 
Feuillants,  Paris,  1628. 

Chevillard.  —  Le  Petit-Tout  dans  lequel  l'Iiomme  aura  la  connaissance  de  soi-même...  par 
M.  François  Chevillard.  curé  de  Saint  Germain  d'Orléans,  Paris,  1654. 

Constantin.  —  La  vie  du  révérendissine  évêque  Claude  de  Granier...  prédécesseur  du  B.  Fran- 
çois de  Sales  en  l'cvèché  de  Genève,  par  le  P.  Boniface  Constantin,  de  la  Compagnie  de 
Jésus,  Lyon,  1660. 

Corneille.  —  Les  quatre  livres  de  l'imitation  de  Jésus-Christ  traduits  et  paraphrasés  en  vers 
français  par  Pierre  Corneille,  Rouen,  1036. 

Cortade.  —  Octave  du  Saint  Sacrement  ouïe  Soleil  de  justice  caché  sous  la  nuée  des  espèces, 
par  le  R.   P.  G.  Cortade,  religieux  auguslin,  Toulouse,  1601. 

Les  sept  saints  tutélaires  de  l'Agenais  ou  ce  qu'a  recueilli  d'assuré  de  leurs  vies  dans  les 
auteurs  fidèles  le  R.  P.  Germain  Cortade...  avec  les  sept  sonnets  du  sieur  D.  F*.  L.  S... 
Agen,  1004. 

De  Coste.  —  Les  éloges  et  vies  des  reines  et  princesses,  dames   et  damoiselles,  illustres  en 
piété,  courage  et  doctrine  qui  ont  fleuri   de  notre   temps  ou  du  temps  de  nos  pères  par 
F.  Hilarion  de  Coste,  Paris,  1630. 
La  vie  du  R.  P.  Marin  Mersenne,  Paris,  1649. 

Desmarets.  —  Marie-Madeleine  ou  le  triomphe  de  la  grâce  :  poème  composé  par  Jean  Desma- 
rets,  sieur  de  Saint-Sorlin,  Paris,  1669. 

Desportbs.  —  Cent  psaumes  de  David  mis  en  vers  par  Philippe  Desportes,  Rouen,  1600. 
Œuvres  de  Philippe  Desporles,  dernière  édition,  revue  et  augmentée,  Paris,  1600. 

DiNET.  —  Cinq  livres  des  hiéroglyphiques  où  sont  contenus  les  plus  rares  secrets  de  la  nature 
et  propriétés  de  toutes  choses...  œuvre  de  feu  M.  P.  Dinet,  Paris,  1614. 

Dupont.  —  La  philosophie  des  esprits...  par  feu  M.  René  du  Pont...  recueillie  et  mise  en 
lumière  par  Le  Heurt,  Paris,  1606. 

Favre.  —  Les  entretiens  spirituels  d'Antoine  Favre,  divisés  en  trois  centuries  de  sonnets, 
Paris,  1602. 

FinHET.  —  Les  saintes  reliques  de  l'Erothée...  en  la  sainte  vie  de  Mère  J.-Fr.  de  Frémyot,  baronne 
de  Chantai,  excellent  original  de  sainteté  et  vrai  pourtraict  de  l'épouse  de  Jésus  par  le 
P.  Alexandre  Fichet,  Paris,  1643. 

Filère.  —  La  sage  Âbigail  mariée  malheureusement  à  Nabal  et  très  heureusement  à  David... 
par  le  R.  P.  J.  Filère,...  Lyon,  1041. 

Fonseca.  —  Traité  de  l'Amour  de  Dieu  par  le  K.  P.  Christophe  Fonsèque,  de  l'Ordre  de  Samt- 
Augustin...  (traduit)  par  le  Fr.  Nicolas  Maillard,  célestin  de  Paris,  Paris,  1004, 

Garasse.  —  Les  recherches  des  recherches  et  autres  œuvres  de  M.  Estienne  Pasquier. .. 
Paris,   1622. 

La  doctrine  curieuse  des  beaux  esprits  de  ce  temps  ou  prétendus  tels...  combattue  et 
renversée  par  le  P.  François  Garassus...  Paris,  1024. 

Apologie  du  Père  François  Garassus...  pour  son  livre  contre  les  athéistes  et  libertins,  de 
notre  siècle...  Paris,  1024. 

Histoire  des  jésuites  de  Paris  pendant  trois  anncBS  (Ib24-16i0)  écrite  par  le  P.  François 


5:^8  L    HUMANISME     DEVOT 

Garasse...  et  publiée  par  le  P.  Auguste  Carayon,  Paris,  1864.  (Les  Mémoires  de  Garasse... 
publiés  par  Ch.  Nisard,  Paris,  1861,  donnent  un  texte  moins  correct  du  môme  ouvrage.) 

Frédéric  Lachèvue,  un  mémoire  inédit  de  François  Garassus...  Paris,  1912  (R.  H.  L.  oct.- 
déc.  1911). 

Gazet.  —  Le  consolateur  des  âmes  scrupuleuses  avec  un  recueil  des  consolations  du  R.  P.  Louis 
de  Blois  et  autres  anciens  Pères...  par  M.  Guillaume  Gazet,  clianoine  d'Aire,...  Arras,  1610. 

GoDBAu.  —  Paraphrase  des  psaumes  de  David  par  Antoine  Godeau,  Paris,  1659. 

Poésies  chrétiennes  d'Antoine  Godeau,  évêque  de  Grasse,  nouvelle  édition,  revue  et 
augmentée,  Paris,  1646. 

Haynevfve.  —  L'ordre  de  la  vie  et  des  mœurs  qui  conduit  l'homme  à  son  salut  et  le  rend  parfait 
en  son  état,  sur  ce  qu'a  dit  saint  Augustin  que  l'Ordre  est  le  guide  qui  nous  mène  à  Dieu. 
Discours  travaillé  à  la  gloire  de  Jésus-Christ,  chef  de  l'Ordre  et  divisé  en  trois  parties  par 
le  P.  Julien  Hayneufve,  de  la  G.  de  J.,  Paris,  1639,  1640. 

Henhvs.  —  L'IIomme-Dieu  ou  le  parallèle  des  actions  divines  et  humaines  de  Jésus-Christ  par 
le  sieur  Henrys,  conseiller  et  premier  avocat  du  Roi  au  Pfésidial  de  Forestz,  Lyon,  1645. 

Jacques  d'Autun.  —  Les  justes  espérances  de  notre  salut  opposées  au  désespoir  du  siècle,  par 
le  P.  Jacques  d'Autun,  prédicateur  capucin,  Lyon,  1049. 

Jacquinot.  —  Adresse  chrétienne  pour  vivre  selon  Dieu  dans  le  monde,  par  le  P.  Barthélémy 
Jacquinot,  de  la  Compagnie  de  Jésus...  Lyon,  1628.  (La  l"""  édition  est  de  1614.) 

Labarde.  —  Le  théâtre  sanglant  de  sainte  Catherine,  martyre,  sur  lequel  sa  vie  et  sa  mort 
sont  représentés  par  14  divers  actes,  composé  par  le  R.  P.  1.  Jean  Labarde,  Paris,  1618. 

Laurent  de  Paris.  —  Le  Palais  d'Amour  divin  par  le  P.  Laurent  de  Paris,  Paris,  1602. 

La  Ceppède.  —  Les  théorèmes  de  messire  Jean  de  la  Ceppède,  seigneur  d'Aygalades,  chevalier 
conseiller  du  roi.,  et  premier  président  en  sa  Cour  des  Comptes  de  Provence,  sur  les 
sacrés  mystères  de  notre  Rédemption,  Paris,  1613. 

La  Fakolle.  —  Le  génie  de  Tertullien  par  M.  Nicolas  de  La  FayoUe,  avocat  au  Parlement, 
Paris,  1660. 

La  Serre.  —  Les  œuvres  chrétiennes  de  M.  de  La  Serre...  historiographe  de  France... 
Paris,  1647.  (Ce  Martin  Puget  de  La  Serre  n'est  pas  le  Jean  Puget  de  La  Serre,  ridiculisé 
par  Boileau.) 

La  Rivière.  —  L'Adieu  du  monde  ou  les  mépris  de  ses  vaines  grandeurs  et  plaisirs  périssables 
par  Dom  Polycarpe  de  la  Rivière,  Paris,  1631. 

Le  mystère  sacré  de  notre  Rédemption,  par  Dom  Polycarpe  de  La  Rivière,  Lyon,  1021. 

Le  Boucher.  —  Le  pèlerinage  de  Notre-Dame-de-Moypn-Pont  près  la  ville  de  Péronne  en  Picardie 
par  le  R.  P.  F.  Jean  le  Boucher,  péronnais,  religieux  minime,  Paris,  1623. 

Le  Movne.  —  Le9  peintures  morales  où  les  passions  sont  représentées  par  tableaux,  par  carac- 
tères et  par  questions  nouvelles  et  curieuses,  par  le  P.  Pierre  Le  Moine...,  Paris,  1640. 

Les  peintures  morales,  seconde  partie  de  la  doctrine  des  passions  où  il  est  traité  de 
l'amour  naturel  et  de  l'amour  divin...,  Paris,  1643. 

La  dévotion  aisée,  par  le  1*.  Pierre  Le  Moine...,  Paris,  1652. 

Léon.  —  Le  portrait  de  la  sagesse  universelle  avec  l'idée  générale  des  sciences,  par  le  P.  Léon, 
carme...  Paris,  165-^. 

Le  Porcq.  —  Les  sentiments  de  saint  Augustin  sur  la  grâce  opposés  à  ceux  de  Jansénius  par 
le  P.  Jean  Leporcq,  2"  édition,  Paris,  1700. 

Le  Roux.  —  La  tourterelle  gémissante  sur  Jérusalem  par  Claude  le  Roux,  lyonnais,  Paris,  1631. 

Marcel.  —  La  vie  du  R.  P.  César  de  Bu»...  par  le  P.  \.  Marcel,  Lyon,  1619. 

Marii.lac.  —  Les  psaumes  de  David  et  les  X  cantiques  insérés  eu  l'office  de  l'Eglise,  traduits 
en  vers  français  par  M'®  Michel  de  Marillac,  Paris,  1630. 

Martial  de  Brives.  — Les  œuvres  poétiques  et  saintes  du  R.  P.  Martial  de  Brives...  augmentées 
de  nouveau  et  recueillies  par  le  sieur  Dupuis,  Lyon,  1655. 

Le  Parnasse  séraphique  et  les  derniers  soupirs  de  la  muse  du  R.  P.  Martial  de  Brives, 
capucin,  Lyon,  1660. 
Mérode.  —  La  vie  admirable  de  sainte  Brigide,  vierge  thaumaturge  aux  royaumes  d'Hibernie 

par  M.  Noè'l  de  Méraude,  Tournay,  1652. 
MoLiNiER.   —  Les  politiques  chrétiennes  ou  tableau  des  vertus  politiques  considérées  en  l'état 
chrétien...  par  E.  Molinier,  toulousain,  prêtre  el  docteur,   Paris,   1621. 

Le  banquet  sacré  de  lEucharistie...  par  M.  Etienne  .Molinier...  Toulouse,  1635. 


biblio(;r.\ph  FK  .'>39 

l.p  lys  rlii  Val  do  Guuraison...  par  M.  E.  Molinicr,  2°  édition,  Audi.  s.  d.  (l'approbation 
est  de  1646). 

MoREi,.  —  La  vie  du  vénérable  serviteur  de  Dieu,  lo  Père  Paul  Tronchet,  religieux  de  l'Ordre 
des  Minimes  par  lo  P.  F.  Antoine  Morel, .religieux  du  môiue  Ordre,  Avignon,  1656. 

MoRELL.  —  Traité  de  la  vie  spirituelle  par  saint  Vincent  Ferrior...  traduit  du  latin  en  français 
avec  des  remarques  et  annotations...  par  sœur  Julienne  Morell,  religieuse  à  Sainte-Praxèdc 
en  Avignon,  Lyon,  1617. 

Mur.NiER.  —  La  véritable  politique  du  prince  chrétien  a  la  confusion  des  sages  du  monde  et  pour 
la  condamnation  des  politiques  du  siècle...  par  le  R.  P.  Hubert  Mugnier,  de  la  Compagnie 
de  Jésus,  Paris,   1647. 

Nervèze.  —  Les  épîlres  morales  du  sieur  de  Nervèze,  Paris,  1603. 

Le  jardin  sacré  de  l'âme  solitaire  par  A.  de  Nervèze,  Paris,   1603. 

Perrin.  —  Le  paradis  terrestre  ou  emblèmes  sacrés  de  la  solitude  (par  P.  Martin).  La  retraite 
d'Alcippe  et  la  Chartreuse  ou  la  sainte  solitude  par  M.  Perrin,  3°  édition,  Paris,  1655. 

Rapine.  —  Le  christianisme  fervent  dans  la  primitive  église  et  languissant  dans  celle  de  nos 
derniers  siècles,  t.  I,  la  face  de  l'Eglise  universelle,  t.  II,  la  face  de  l'Eglise  primitive,  par 
le  R.  P.  Rapine,  récollet,  Paris,  1671. 

Regnaui.t.  —  La  vie  et  miracles  de  sainte  Fare,  fondatrice  et  première  ablesse  de  Fare-Mous- 
tier  en  Brie,  par  Fr.  Robert  Regnault,  religieux  minime,  Paris,  1626. 

De  Régnier.  —  L'homme  intérieur  ou  l'idée  du  parfait  chrétien  par  le  P.  Timothée  de  Régnier, 
Aix.  1662. 

RicHEOME.  —  Les  œuvres  spirituelles  du  R.  P.  Louis  Richeome,  provençal  de  la  Compagnie  de 
Jésus,  revues  par  l'auteur  avant  sa  mort  et  augmentées  de  plusieurs  pièces  uon  encore 
imprimées,  Paris,  1628.  (C'est  à  cette  édition  que  je  renvoie  pour  les  deux  ouvrages  suivants 
dont  je  n'ai  pas  pu  me  procurer  les  éditions  séparées.  Catéchisme  royal  dédié  à  Ms'  le 
Dauphin  en  la  cérémonie  de  son  baptême.  La  peinture  spirituelle  en  l'art  d'admirer,  aimer 
et  louer  Dieu  en  toutes  ses  œuvres  et  tirer  de  toutes  profit  sanitaire.) 

1 .  Œuvres  polémiques  ou  apologétiques. 

Très  humble  remontrance  et  requête  des  religieux  de  la  Compagnie  de  Jésus  présentée 
au  très  chrétien  roi  de  France  et  de  Navarre  Henri  IV  l'an  1598  et  réimprimée  de  nouveau 
1602,  à  Bordeaux. 

Plainte  apologétique  au  roi  très  chrétien  de  France  et  de  Navarre  par  la  Compagnie  de 
Jésus  contre  le  libelle  de  l'auteur  sans  nom  intitulé  :  le  franc  et  véritable  discours  et  avec 
quelques  notes  sur  un  autre  libelle  dit  :  le  catéchisme  des  jésuites,  par  Louis  Richeome... 
à  Bordeaux...  16U3. 

Consolation  envoyée  à  la  reine  mère  du  roi  et  régente  en  France  sur  la  mort  déplorable 
du  feu  roi  très  chrétien  de  France  et  de  Navarre,  son  très  honoré  seigneur  et  mari,  par 
le  P.  Louis  Richeome...  Lyon,  1610. 

2.  Œuvres  spirituelles. 

L'adieu  de  l'âme  dévote  laissant  le  corps  avec  les  moyens  de  combattre  la  mort  par  la 
mort  et  l'appareil  pour  heureusement  se  partir  de  cette  vie  mortelle  composé  par  R.  P. 
Louis  Richeome...  Rouen,  1602  (réimpression  tardive  et  lamentable  ;  la  dédicace  de  l'édition 
originale  est  datée  de  Tournon,  4  août  1590). 

Le  pèlerin  de  Lorette  accomplissant  son  vœu  fait  à  la  glorieuse  vierge  Marie  mère  de 
Dieu  par  Louis  Richeome,  Paris,  1611  (réimpression  et  très  négligée  :  le  livre  est  de  1602). 

Tableaux  sacrés  des  figures  mystiques  du  très  auguste  sacrifice  et  sacrement  de  l'Eu- 
charistie dédiés  à  la  très  chrétienne  reine  de  France  et  de  Navarre  par  Louis  Richeome, 
Paris,  1601. 

L'académie  d'honneur  dressée  par  le  fils  de  Dieu  au  royaume  de  son  église  sur  l'humi- 
lité sidon  les  degrés  d'icelle  opposés  aux  marches  de  l'orgueil  composé  par  le  R.  P.  Louis 
Richeome,  Lille,  1615  (réimpression,  l'édition  originale  est  de  1614). 

Le  jugement  général  et  dernier  état  du  monde  divisé  en  cinq  livres  et  dédié  à  nos  sei- 
gneurs de  la  Cour  du  Parlement  de  Bordeaux  par  Louis  Richeome,  Paris,  1620. 

RossKT.  —  Les  délices  de  la  poésie  française  ou  recueil  des  plus  beaux  vers  de  ce  temps., 
recueillis  par  Fr.  de  Rosset,  Paris,  1618. 

(Saint-Pé).  —  Le  nouvel  Adam,  première  partie  oii  sont  expliquées  en  dix  dialogues  l'excellence 
de  la  Rédemption  des  hommes  par  Jésus-Christ,  l'obligation  qu'ils  ont  de  l'aimer  ;  deuxième 
partie,  contenant  la  vie  de  Jésus-Christ,  par  un  prêtre  de  l'Oratoire  de  Jésus,  Paris,  1667. 


540  l'humanisme    dévot 

François  de  Sales.  —  Œuvres  de  saint  François  de  Sales,  évoque  et  prince  de  Genève  et  doc- 
teur de  l'Eglise.  Edition  complète  d'après  les  autographes  et  les  éditions  originales  publiée... 
par  les  soins  des  religieuses  de  la  Visitation  du  premier  monastère  d'Annecv,  Annecy- 
Lyon  (1892...) 

Sans  de  Sainte-Catherinr.  —  Œuvres  spirituelles  du  R.  P.  D.  Sans  de  Sainte-Catherine, 
Paris,  1650  (la  1«  édition  est  de  1628). 

Sautel.  —  Lusus  poetici  allegorici...  auctorc  P.  Petro  Justo  Sautel  societatis  Jesu,  Paris,  1754 
(une  des  innombrables  réimpressions). 

(Séguiran).  —  Sermons  sur  la  parabole  de  l'enfant  prodigue...  prêches  par  un  docte  et  célèbre 
personnage  de  notre  tempe,  Paris,  1612. 

De  Selve.  —  Les  œuvres  spirituelles  sur  toutes  les  évangiles  des  jours  de  carême  et  sur  les 
fêtes  de  l'année  de  M'°  Lazare  de  Selve...  président  pour  Sa  Majesté  es  villes  et  pays  de 
Metz  Toul  et  Vendun,  Paris,  1620. 

Surin.  —  Cantiques  spirituels  de  l'amour  divin...  composés  par  un  Père  de  la  Compagnie  de 
Jésus...  dernière  édition,  Paris,  1664. 

Trellon.  —  La  muse  guerrière  dédiée  à  M.  le  comte  d'Aubijoux,  Rouen,  1604. 

Valentin  de  Sainte-Dorothée.  —  Le  grand  saint  Augustin,  docteur  de  l'église  par  le  R.  P. 
Valentin  de  Sainte-Dorothée,  Paris,  1655. 

Yves  de  Paris  '. 

1.  Les  heureux  succès  de  la  piété  ou  les  triomphes  que  la  vie  religieuse  a  emportés  sur 
le  monde  et  sur  l'hérésie  (l"""  édit.),  Paris,  1632.  (Bibl.  Nat.  D.  7062)  cf.  Le  Rabat-Joie  du 
triomphe  monacal  ou  examen  du  livre  de  la  vie  religieuse  du  P.  Yves  (Camus)  l'hle,  1634. 
Suite  du  Rabat-Joie,  1634. 

2.  Eclaircissement  de  quelques  propositions  extraites  du  livre  des  heureux  succès  de  la 
piété,  Paris,  1634. 

(Il  a  été  publié,  en  1043,  une  5*  édition  des  heureux  succès,  mais  seulement  du  l^'  volume.  ) 

3.  La  théologie  naturelle,  Paris,  t.  I,  1633  ;  t.  IF,  1635  ;  t.  111,  1635  ;  t.  IV.  1636.  (Tra- 
duction latine  par  Yves  lui-même,  Paris,  1638,  in-folio  que  je  n'ai  pu  rencontrer).  (Bibl. 
Nal.  D.  344.) 

4.  Les  morales  chrétiennes,  Paris,  t.  I,  J638;  t.  Il,  1639;  t.  lll,  1641;  t.  !V,  1642. 
(Traduction  latine  en  1677?).  (Bibl.  Nat.  D.  4286.) 

5.  De  l'indifférence  des  actes  humains,  Paris,  1640.  (Bibl.  Nat.  D.  4587.) 

6.  Les  progrès  de  l'amour  divin.  Pans,  t.  1,  l'amour  naissant,  1642  ;  t.  Il,  l'amour  souf- 
frant, 1642;  t.  III,  l'amour  agissant,  1643  ;  t.  IV,  l'amour  jouissant,  1643.  (Le  t.  IV  est  à 
l'Arsenal.) 

7.  De  Potestale  Romani  Pontifiois  adversus  lutheranos,  calvinistas  et  alios  hœrclicos, 
Paris,  1643. 

8.  Très  humbles  remontrances  présentées  à  la  Reine  contre  les  nouvelles  doctrines  de  ce 
temps,  Paris  1644.  (Bibl.  Nat.  D.  1785.)  Cf.  Réponse  à  la  remontrance  (attribuée  à  Hermant). 
(Bibl.  Nat.  D.  1786.) 

9.  Des  miséricordes  de  Dieu  en  la  conduite  de  l'homme  avant,  durant  et  après  le  péché, 
Paris,  1645. 

10.  Le  Souverain  Pontife,  Paris,  1645. 

11.  Digestum  sapientiac  in  quo  habetur  scienliarum  omnium  rerum  divinarum  alquc 
humanaram  nexus  et  ad  prima  principia  reductio...  Paris,  t.  I,  1648  ?  ;  t.  II,  1660;  t.  III, 
1661;  t.  IV,  1672. 

12.  Des  œuvres  de  miséricorde  en  général  et  en  particulier,  Paris,  1650. 

13.  La  conduite  du  religieux,  Rennes,  1653. 

14.  Traité  de  la  nécessité  où  l'on  démontre  que  notre  liberté  est  indépendante  de  toute 
nécessité  morale,  Paris,  1654. 

15.  Francisci  Alhei  arabis  christiani  astrologie  nova  methodus,  Rhedonis,  1654. 

16.  L'agent  de  Dieu  dans  le  monde,  Paris,  1656.  (Bibl.  de  Calais.) 

17.  Jus  naturale  rébus  creatis  a  Deo  constitutum  ex  observalionc  P.  Yvonis...  Parisiis, 
1658.  (Bibl. 'Sainte-Geneviève,  A.  800.) 

18.  Instructions  religieuses  tirées  des  annales  et  chroniques  de  l'ordre  de  Saint-François, 
Paris,  1661.  (Arsenal.) 

(1)  Je  transcris  en  les  complétant  les  notes  bibliographiques  du  P.  Apollinaire  de  Valenre 
qu'a  bien  voulu  me  communiquer  le  R.  P.  Edouard  d'Alonçon  et  j'indique  les  bibliothèques  de 
France  où  quelques-uns  de  ces  divers  ouvrages,  aujourd'hui  tiôs  rares,  peuvent  se  trouver.  Du 
reste,  cette  bibliographie  est  très  compliquée.  Pour  tel  ouvrage,  r.  g.  la  Thcolof/ie  naturelle, 
les  éditions  se  suivent  à  quelques  mois  de  distance.  Rien  n'avertit  le  lecteur  qu'il  a  affaire  à  une 
édition  nouvelle  et  cependant  la  pa${ination  est  toute  différante. 


BIBLIOGRAPHIE  >|i 

19.  Les  vaines  excuses  du  péclieur,  Paris,  ltil>2.  (Uil)l.  Nal.  D.  450H.) 

20.  liC  gcntilliomme  clu'tHieu,  Paris,   lOGO. 

Publications  posthumes. 

21.  Les  œuvres  françaises  du  P.  Yves  do  Paris,  capucin,  nouvellemenl  imprimées,  revues, 
corrigées  et  augmentées,   Paris,  t.  I,  1675  (théologie  naturelle;  le  Souverain   Ponlife;  les 
pro!;r68  de  l'amour  divin;  prati(iues  de  piété);  t.  Il,  1680  (de  la  nécessité;  <Io  rindilTéreucc 
humble  remontrance;  agent  de  Dieu  ;  miséricorde  ;  vaines  excuses;  iieurcux  succès).  (Bibl. 
de  Vesoul.) 

22.  FiB  pénitent  chrétien,  Paris,  1080. 

23.  Les  fausses  opinions  du  monde  ouïe  monde  combattu  dans  ses  maximes  criminelles... 
Par  le  R.  P.  Yves  de  Paris,  capucin,  conservées  et  mises  en  ordre  par  les  soins  du  P.  Yves 
de  Paris,  son  neveu,  prédicateur  capucin,  Paris,  1688.  (Arsenal.) 

24.  Le  magistral  chrétien,  par  le  U  P.  Yves  de  Paris...  conservé  et  mis  en  ordre  par 
les  soins  du  P.  Yves  de  Paris,  son  neveu...  Paris,  lti88.  (Bibl.  Nal   D.  7009.)  * 

Zachxrie  de  LisiEux.  —  De  la  Monarchie  du  Verbe  Incarné  ou  de  l'immense  pouvoir  du  plus 
grand  des  rois,  des  hautes  maximes  politiques,  et  du  merveilleux  ordre  qu'il  observe  dans 
le  gouvernement  de  son  Estai,  par  le  R.  P.  Zacharic  de  Lisieux  prédicateur  capucin. 
Deuxième  édition,  Paris,  1043  *. 

Anonymes  non  identifiés. 

Nouveau  recueil  de  vies  des  saints  propres  pour  servir  d'exemple  à  toutes  sortes  de  per- 
sonnes de  quelque  vacation  qu'elles  soient  dans  la  campagne...  par  un  docteur  de  théologie 
de  la  Kacultc  de  Paris.  2"  édition,  Paris,  1668  (Méjaacs  D.  2397).  Ce  livre,  ayant  été  vendu 
en  feuilles  volantes,  doit  être  assez  rare. 

La  vie  de  l'hermite  de  Compiôgne  décédé  le  18  septembre  1691,  Paris,  1692. 

L'Ânatipophile  bénédictin  aux  pieds  du  roi  et  de  la  reine  pour  la  réiormation  de  l'ordre 
de  Saint-Benoit,  nécessaire  en  ce  royaume,  Paris,  1615  (Méjanes).  D'après  Fcret  ^la  Faculté, 
de  Paris,  époque  moderne,  UI.  p.  396-398),  l'Anatipophile,  condamné  par  la  Sorbonne  en  1615 
serait  du  célestin  Charles  de  Campigny,  provincial  de  son  ordre,  déposé  en  1618,  enfermé 
chez  les  Chartreux,  puis  admis  à  Saint-Maur. 

(1)  Je  n'ai  pu  voir  de  mes  yeux  que  les  numéros  1,3,4,  5,  6  (t.  I  et  IV),  8,  9,  U,  15,  16,  i7, 
18,  19,  20,  23,  24.  Pour  les  autres  numéros,  je  m'en  rapporte  aux  notes  du  P.  Apollinaire  de 
Valence. 

(2)  J'ai  indiqué  ici  que  le  seul  livre  proprement  dévot  du  P.  Zacharie  que  j'aie  pu  me  pro- 
curer. On  trouvera  une  bonne  bibliographie  de  lui  dans  les  articles  de  M.  l'abbé  Guéry  cités 
plus  haut  cf.  p.  512. 


TABLE  DES  MATIÈRES 


Avant-propos v 

Objet,  Sources,  Méthodes  et  Divisions xi 

PREMIÈRE   PARTIE 

SAINT   FRANÇOIS  DE  SALES, 
LES  ORIGINES  ET  LES  TENDANCES  DE  L'HUMANISME  DEVOT 

CHAPITRE   PREMIER 

DE    L'HUMANISME    CHRÉTIEN    A    L'HUMANISME    DÉVOT 

I.  L'humanisme  dévot,  être  de  raison  qui  représente  pour  nous  les  ten- 
dances communes,  les  directions  principales  de  la  littérature  religieuse 
pendant  la  première  moitié  du  xvii®  siècle i 

II.  Qualités  et  défauts  des  humanistes.  —  Qu'il  ne  faut  pas  les  juger  sur 
quelques  enfantillages,  —  Particularités  de  l'humanisme  au  temps  de  la 
Renaissance.  —  Le  lettré  du  Moyen  âge  et  le  lettré  d'aujourd'hui.  — 
Térence  et  Shakespeare.  —  How  beauteous  niankind  is  ! 3 

III.  Que  rhumanisme  de  la  Renaissance  est  une  culture  morale  et  une 
philosophie.  —  Glorification  plus  ou  moins  enthousiaste  de  la  nature 
humaine  .    , -v- 9 

lY.  Chaque  humaniste  adapte  à  sa  propre  conception  religieuse  l'esprit 

de  l'humanisme.  —  Humanisme  naturaliste  et  humanisme  chrétien.  — ■ 

L'Eglise  et  l'humanisme  chrétien.  —  Adversaires  de  l'humanisme  ;  les 

Occamistes.  —  Le  cardinal  Morone  et  Salmeron.  —  Que  la  plupart  des 

*i»  théologiens  des  xv*^  et  xvi*^  siècles  sont  des  humanistes.  —  Les  jésuites 

'•^  et  l'humanisme 11 

V.  L'humanisme  dévot,  moins  spéculatif,  plus  pratique  et  plus  popu- 
laire que  l'humanisme  chrétien 17 

CHAPITRE   II 

LOUIS   RICHEOME    (1544-1625 

I,  La  littérature  pieuse  en  France  avant  Y  Introduction  à  la  vie  dévole.  — 
Importance  de  Richeome  parmi  les  autres  précurseurs  de   F'rançois  de 


544  TABLE     DES     MATIÈRES 

Sales.  —  Sa  naissance  et  son  éducation.  —  Jean  Maldonat.  —  L'imago 
primi  sœculi.  —  Carrière  de  Richeome i8 

I  II.  Œuvres  polémiques.  —  La  Compagnie  de  Jésus  et  ses  adversaires.  — 
i       Richeome,  les  jésuites  et  le  siège  de  Henri  IV. .    .         23 

III.  Les  dauphins  du  Catéchisme  royal.  —  Caractère  littéraire  et  attrayant 
des  ouvrages  spirituels  de  Richeome.  —  La  Peinture  spirituelle.  —  Pro- 
menade pittoresque  autour  d'un  couvent.  —  Le  roman  de  Lazare.  — 
L'esprit  d'enfance 28 

IV.  Les  images  religieuses.  —  Tableaux  et  estampes  de  saint  André  au 
Quirinal.  —  Richeome  et  ses  illustrateurs.  —  Les  Tableaux  sacrés.  — 
Le  cheval  d'Abraham.  —  L'ange  d'Elie 32 

V.  Plaisir  et  piété.  —  Esprit  d'émerveillement  et  de  joie.  —  Les  merveilles 
des  jardins.  —  Le  glaïeul  et  le  lys.  —  L  arche  de  Noë.  —  Le  cœur  des 
bêtes.  —  Bataille  d'abeilles.  —  La  «  lézarde  m  et  le  singe  ....        36 

VI.  Richeome  moraliste.  —  Clairvoyance  et  bienveillance.  —  L'humour  de 
Richeome.  —  Orgueil  des  théologiens.  —  Vanité  des  habits.  —  Le  ban- 
quet burlesque 46 

VIL  Optimisme  chrétien.  —  Beauté  de  l'homme.  —  Le  visage  et  les  mains. 

—  Hymne  au  franc-arbitre.  —  Excellence  du  désir  de  la  gloire.  —  La 
concupiscence.  —  Richeome  et  Bossuet.  —  L  appareil  de  l'âme  au  combat. 

—  L'adieu  de  l'àme  laissant  le  corps Sa 

VIII.  Richeome  écrivain.  —  Diversité  de  ses  dons.  —  Son  ars  dicendi.  — 
Son  amour  pour  tous  les  mots  de  la  langue.  —  Richesse  de  son  lexique.  — 
Fascination  du  détail.  —  Richeome  et  le  génie  de  François  de  Sales .        63 

CHAPITRE    III 

FRANÇOIS   DE   SALES 

L  Les   rides   de  Philothée.  —  Sa   gloire  est  d'avoir  vieilli,   de   paraître 

vieille.  —  Hardiesse,  nouveauté,  importance  de  Vlntroduction  à  la  vie 

\     dévote.  —  François  de  Sales,  la  Renaissance  et  l'humanisme  dévot,        68 

II.  François  de  Sales  humaniste.  —  Son  humanité.  —  Simplicité  et  com- 
plexité. —  Cordialité  et  faiblesse.  —  La  sensibilité  pieuse.  —  Contem- 
plation des  mystères.  —  Deux  processions.  —  Indépendance  de  cœur. 

—  Le  dédoublement.  —  Activité  et  souplesse  d'assimilation  ...        72 

III.  Les  scrupules  de  sa  jeunesse.  —  Le  premier  séjour  à  Paris.  — 
Le  gouverneur.  —  La  grande  tentation.  —  La  Vierge  Noire  de  Saint- 
Etienne-du-Grès.  —  Complications  théologiques  de  la  crise.  —  Consé- 
quences de  la  victoire,  —  Adieux  au  thomisme 84 

IV.  Padoue,  Annecy,  le  Chablais.  —  Mission  diplomatique  à  Paris 
en  1602.  —  Son  importance  dans  le  développement  du  saint.  —  Il  prend 
le  ton.  —  Retour  aux  classiques.  —  La  cité  des  saints.  —  François  de 
Sales  et  les  mystiques  parisiens.  —  Effacement  et  observation.  — 
L'épanouissement  final  et  les  premières  lettres  de  direction  ...        92 

V.  L'esprit  de  François  de  Sales.  —  Exigences  de  sa  direction.  — 
Mort  de  l'amour-propre.  —  «   Le  plus  mortifiant  de  tous  les  saints  ». 

—  Si  la   douceur  de   son  esprit  est  purement  de  surface  ?  —  Suavité 


TABLE     DES     MATIERES  r)/,î) 

ouvors  le  prochain,  ouvcm-s  Dieu,  imivcm's  soi-niôiiio.  —  Guerro  à  toutes 
les  formes  de  l'inquiétude.   —  Les  diversions.  —  L'esprit  de  joie.      io4 

^'l.  Théologie  et  philosophie.  -  l^a  pensée  salésienne  et  ses  caractères.  — 
Fondement  rloginatique  et  expérimental  de  son  optimisme.  —  «  L'ineli- 
ualion  naturelle  à  aimer  Dieu  par-dessus  tout  ».  —  L'aube  de  l'amour 
divin  chez  un  infidèle.  —  Talisman  contre  l'obsession  pessimiste  :  la 
distinction  entre  les  deux  parties  de  1  àmi'.  —  François  de  Sales  et  les 
moralistes  du  grand  siècle.  —  La  liberté  des  âmes.  —  Unité  et  soli- 
dité du  système  salésien.  —  François  de  Sales  et  la  civilisation  catho- 
lique       ii5 

CHAPITRE    IV 

LES    MAITRES    SALÉSIENS.   —    I.    ETIENNE    BINET 

I.  Influence  de  François  de  Sales.  —  Prompte  popularité  de  son  culte.  — 
S'il  a  été  beaucoup  lu  ?  —  Pluie  de  livres  et  courants  nouveaux.  —  Il 
règne  encore.  —  Ses  deux  interprètes.  —  Binet  et  Camus,  les  deux 
maîtres  salésiens.  —  Importance   d  Etienne  Binet 128 

II.  Trivialité  précieuse  et  rhétorique.  —  Bienheureux  les  aveugles,  bien- 
Jieuroux  les  sourds  !  —  Prouesses  verbales.  —  La  garde-robe.  —  La 
femme.  —  Grossièretés.  —  L'éloquence  de  Binet.  —  Ciemmes  et  viandes. 

—  Urbanité  et  mysticisme l3o 

III.  L'imagination  pieuse  de  Binet.  —  Figures  eucharistiques.  —  Le 
drame  d'Isaac.  —  Cléopâtre,  Artémise  et  l'Eucharistie.  —  Puérilités. 

—  Pâmoisons 138 

IV.  Binet  continuateur  authentique  de  François  de  Sales.  —  La  dévotion 
des  malades.  —  Le  dévot  fainéant.  —  La  miséricorde  de  Dieu.    .      143 

V.  La  politique  sacrée.  —  «  Quel  est  le  meilleur  gouvernement,  le  rigou- 
reux ou  le   doux  ?  ».  —  Les  despotes  de  couvent.  —  Le  style  des  auges. 

—  La  tendresse  du  pape  Grégoire.  —  Binet  et  l'humanisme  dévot.      146 

CHAPITRE   V 

LES    MAITRES    SALÉSIENS.   -    II.    —   JEAN-PIERRE   CAMUS 

I.  Le  sérieux  de  Camus.  —  Son  mérite  et  ses  travers.  —  Le  roman  de  sa 
jeunesse  et  l'innocence  des  premières  amours.  —  Sa  vocation.  —  Ses 
études  théologiques.  —  Premiers  ouvrages.  —  Belley,  Aunay,  Rouen. 

—  Dernières  années  de  Camus i4g 

II.  Camus  et  ses  campagnes  contre  les  moines.  —  Le  P.  Sauvage  et  le 
Projet  de  Bourgfontaine.  —  Si  Camus  a  été  janséniste?  - —  Les  treize 
panégyriques  de  saint  Ignace.  -  Défense  des  jésuites.  —  Luttes  contre 
Arnauld.  —  Le  molinisme  de  Camus i56 

III.  Camus  et  François  de  Sales.  —  Les  commencements  de  leur  amitié. 

—  Contrastes  entre  les  deux  évèques.  —  Ilero-worship  de  C^amus.  —  Inti- 
mité croissante.  —  Formation  de  Camus  par  François  de  Sales.  —  Du 
sérieux  de  cette  amitié.  —  François  de  Sales  n'a  pas  à  en  rougir.  — 
L'Esprit  du  B.  François  de  Sales i65 

I.  35 


^)fl6  TABLE     DES     MATIÈRES 

IV.  Camus  et  la  propagande  salésiennc.  —  Ses  livres  et  livrets  spirituels. 

—  Le  sérieux  et  l'importance  de  cette  œuvre.  —  Camus  directeur  de 
conscience.  —  Prière  à  Dieu  pour  une  âme  tentée.  —  Camus  et  la 
Bible,  —  Le  mariage  de  Zéphire  et  de  Flore,  —  Les  spéculations  théo- 
logiques de  Camus.  —  Un  Nicole  moliniste.  —  L'esprit  de  système.  — 

—  Le  prétendu  quiétisme  de  Camus.  —  Joinville  et  le  pur  amour.  — 
Le  triomphe  de  Caritée 173 


SECONDE   PARTIE 

PROGRÈS  ET   MANIFESTATIONS  DIVERSES 
DE     L'HUMANISME     DÉVOT 


CHAPITRE   PREMIER 

IN    HYMNIS   ET   CANTICIS 

I,  Printemps  de  la  dévotion.  — Attardés  et  égarés.  —  Le  culte  des  poètes. 
—  Citations  poétiques,  —  Garasse  et  la  poésie  française.  —  Les  der- 
niers défenseurs  de  Ronsard 187 

II.  Le  sacré  et  le  profane.  —  L'humanisme  dévot  et  les  poètes  païens.  — 
Richesses  de  l'Egypte.  —  Richeonie,  Binet  et  les  larcins  poétiques  de 
l'antiquité.  —  Le  mythe  d'Hermaphrodite  et  la  réunion  des  églises.      igS 

m.  Les  poètes  chrétiens,  —  «  Les  muses  françaises...  bientôt  toutes 
chrétiennes  ».  —  Martial  de  Brives  et  son  cantique  des  créatures,      198 

IV.  Les  cantiques  populaires.  —  Le  Parnasse  séraphique.  —  Propa- 
gande précieuse  et  pieuse,  —  Paul  de  Barry.  —  Lazare  de  Selve.  — 
Les  miracles  de  sainte  Fare 204 

V.  Les  cantiques  mystiques.  —  Le  P.  Surin  et  Béranger.  —  Le  dénue- 
ment, l'abandon,  la  quiétude.  —  Les  cantiques  de  Surin  et  la  contro- 
verse du  quiétisme.  —  Les  cantiques  et  Textase.  —  Sainte  Chantai.      -210 

CHAPITRE   II 

LES    HAUTES    ÉTUDES    RELIGIEUSES 

I.  Des  oeuvres  dévotes  de  ce  temps-là  qui  par  leurs  mérites  d'ordre  scien- 
tifique ou  littéraire  appartiennent  à  la  littérature  universelle.  —  De  la 
division  du  travail  qui  fera  plus  tard  de  la  littérature  dévote  une  littéra- 
ture séparée.  —  L'humanisme  dévot  hostile,  par  définition,  à  cette  sépa- 
ration des  genres.  —  Ignorance  prétendue  du  clergé  français  au  début 
du  xvii°  siècle.  —  Les  livres  qui  se  lisaient  alors.  —  Prestige,  valeur 
et  rayonnement  de  la  Sorbonne.  —  L'humanisme  dévot  et  la  scolastique. 
—  Il  lui  apprend  le  beau  langage  et  il  l'attendiùt.  —  François  de  Sales 
et  une  Somme  de  théologie.  —  Renaissance  théologique  et  renaissance 


TABLE     DES     MATIÈRES  54^ 

mystique.  —  Les  œuvres  de  haute  vul«çarisalion  religieuse.  —  Quel- 
ques noms .^jg 

II.  Le  programme  de  la  réforme  bénédictine.  —  Travail  intellectuel  et 
oraison  mentale.  —  Le   «  hauap  »  de  la  dévotion  et  le    «  portail  de  la 

retraite  des   Muses   ».   —  Doni  Laurent   Bénard   et  ses   Parénèses.  

Causes  morales  de  la  décadence  bénédictine.  L'Abbé  désarmant  les 
jeunes  moines  «  de  lettres  et  de  vertus  ».  —  Que  l'Abbé  doit  être 
savant.  —  Le  prophète  Balaam.  —  Les  ignorants  jaloux  et  les  dangers 
prétendus  de  la  science.  —  Panégyrique  de  «  l'homme  docte  ».  — 
«  Jamais  un  grand  savant  homme  n'est  bas  de  cœur  ».  —  Que  l'Abbé 
doit  être  éloquent 227 

III.  L'histoire  de  l'Eglise.  —  Prestige  et  action  de  Baronius.  —  La  table 
chronograpkique  de  Gaultier.  —  Dom  Laurent  Bénard  et  l'Eglise  des 
Pères,  —  et  les  moines  du  moyen  âge.  —  Histoire  intime  de  l'Eglise.  — 
Le  cyclope  de  Péronne 282 


CHAPITRE    III 

LA    VIE    DES    SAINTS 

I.  Nombre  et  variété  des  vies  de  saints  publiées  de  1600  à  1670.  —  Deux 
groupes  très  distincts,  les  vies  des  saints  d'autrefois,  celles  des  con- 
temporains. —  La  légende  et  l'esprit  critique.  —  Sainte  Brigitte 
d'Irlande.  —  Sainte  Fare  et  son  biographe.  —  Sur  un  épi  de  blé.  — 
Imagination  et  fantaisie.  —  Cortade  et  les  martyrs  d'Agen.  —  Les 
saints  au  village.  —  Professions  et  métiers.  —  Influence  de  ces  livres. 
—  La  communion  des  saints 239 

II.  Biographie  des  saints  du  xvii^  siècle.  — Un  genre  nouveau.  —  Résis- 
tance des  anciens  Ordres.  —  Probité  et  mérites  littéraires  des  bio- 
graphes. —  Le  goût  du  détail  concret  et  du  document.  —  Curiosité 
psychologique.  —  Vues  synthétiques.  —  Le  P.  Amelote.  —  L'exil  des 
mystiques  et  la  fin  de  la  grande  école  hagiographique.  —  Le  P.  Bou- 
hours 249 


CHAPITRE    IV 

LES   ENCYCLOPÉDISTES   DÉVOTS 

I.  L'encyclopédisme  avant  l'Encyclopédie.  —  La  passion  de  tout  con- 
naître. —  Moyen  âge,  Renaissance,  première  moitié  du  xvii*^  siècle.  — 
Les  écrivains  dévots  et  la  vulgarisation  encyclopédique.  —  L'essai  des 
merveilles  de  Binet.  — Modernité  et  caractère  «  objectif,»  de  l'ouvrage.  — 
Tableau  de  la  France  et  de  Paris  en  1620.  —  L'encyclopédisme  annexé 
à  la  rhétorique.  —  «  Richesses  d'éloquence  »  dans  les  glossaires  et 
lexiques  spéciaux.  —  Morceaux  de  bravoure 255 

II.  Curiosité  et  vie  dévote.  —  Nos  auteurs  passent  outre  à  ces  antino- 
mies apparentes  et  propagent  l'esprit  de  curiosité  dans  les  milieux 
pieux.  —  Le  P.  Léon.  —  François  Chevillard  et  son  Petit-Tout.  — 
L'Encyclopédie  dialoguée.  —  L'éléphant.  —  La  leçon  d'anatomie.  — 


54B  TABLE     DES     MATIÈRES 

Condren  et  la  pierre  philosophale.  —  De  l'humanisme  encyclopédique 
au  mysticisme :265 


CHAPITRE   V 

LE    ROMAN    DÉVOT 

I.  Charles  Perrault  et  Camus.  —  L'art  de  conter.  —  Le  départ  d'un 
cadet  de  Gascogne.  —  Virgile.  —  Ivigault  et  Sainte-Beuve.  —  Il  n  est 
pas  vrai  que  rien  des  romans  de  Camus  «  n'a  jamais  eu  vie  »    .    .      '273 

II.  Camus  écrit  ses  romans,  avant  tout,  pour  le  plaisir  du  lecteur.  —  Et 
pour  le  sien  propre.  —  Que  ceux  qui  «  ne  sont  bons  qu'à  l'Eglise  »  ne 
doivent  ni  ne  peuvent  écrire  de  romans.  —  Camus  et  les  moeurs  des 
divers  pays.  —  Son  Espagne.  —  Son  Italie.  —  Les  dames  de  Gênes.  — 
La  contrainte  italienne  et  la  liberté  française.  —  Nos  jirovinces  :  Nor- 
mandie ;  Gascogne.  —  Le  prêtre  et  le  parisien.  —  La  chaste  Suzanne. 
—  La  piété  dans  les  romans  de  Camus.  —  Deux  parisiennes  sous  la 
pluie.  —  Les  ressorts  mystiques.  —  Les  citations  poétiques     .    .      278 

III.  Les  romans  de  Camus  sont  des  «  méditations  historiques  ».  —  Il 
n'invente  presque  rien.  —  Un  Tallemant  ingénu.  —  La  Pieuse  Julie  et 
la  baronne  de  Veuilly 291 

lY.  Les  morales  des  romans  de  Camus.  —  Peintures  et  critiques  des 
mœurs  du  temps.  —  Lidulgence  foncière  de  l'évèque-romancier.  —  Des 
amourettes.  —  L'amour  naissant.  —  L'amour  honnête.  —  Palombe.  — 
Théorie  platonicienne  de  l'amour.  —  Innocence  des  romans  de  Ca- 
mus   298 

CHAPITRE   VI 

LE    RIRE    ET    LES   JEUX 

1.  La  vertu  d'eutrapélie  et  le  rire.  —  Le  Démocrite  chrétien.  —  Etienne 
Binet  et  la  dévotion  en  belle  humeur.  —  La  consolation  et  réjouissance 
pour  les  malades.  —  La  goutte.  —  Médecine  et  médecins.  —  L'ima- 
gination et  les  maladies.  —  Cure  par  le  rire.  —  Symbolisraes  médi- 
caux        io8 

H.  Les  jeux  de  la  plume.  —  L'écriture  artiste.  —  Les  vers  latins.  — 
Les  Lusus  allegorici  du  P.  S;!utel.  —  Les  mouches.  —  Marche  funèbre 
d  une  puce 3 16 

III.  Emblèmes  et  allégories i'io 

CHAPITRE   VII 

RECUEILLEMENT,    VIE    INTERIEURE 

I.  Les  médiocres  :  saugrenus,  bavards.  —  L'humanisnu>  dévot  n  est  pas 
responsable  de  ces  misères.  —  Il  a  ses  déla-uls  pourtant  —  L'excès  de 
douceur,  «  la  voie  de  lait  et  de  roses  ».  --  Sucieries  dévotes.  — 
Sérieux,  dignité  de  la  littérature  dévote  avant  Port-Royal 522 


TABLE     DES     MATIERES  54<) 

H.  Lo  rcciioillemcnt  des  lumiaiiistos  dévots.  —  L'crmitaj^o  d'amour  do 
Desporles  et  ses  ti'anspositions  soi-disant  pieuses.  —  Trellon  et  sa 
«  muse  guerrière  »  au  désert.  —  Du  goût  de  la  solitude  au  temps  de 
Louis  XIII.  —  «  îia  retraite  d'Alcippe  ».  — Les  pèlerinages  et  le  senti- 
ment de  la  nature  sauvage.  —  Nervèze  et  la  solitude  chiétienno.  — 
Les  «  Entretiens  solitaires.  »  —  Dignité,  familiarité  sainte,  optimisme 
de  Brébeuf 33o 

III.  Du  peu  de  place  tjue  lient  la  contemplation  des  scènes  évangéliques 
dans  la  prière  de  Brébeuf  et  de  ses  contemporains.  —  Et,  au  contraire, 
de  l'importance  que  la  première  génération  des  humanistes  dévots 
attache  à  cette  contemplation.  —  Jean  de  la  Cépède  et  ses  théorèmes. 
—  Souvenirs  et  symbolismes  bibliques.  —  Tableaux  animés  de  la  Pas- 
sion. —  Qualité  religieuse  de  la  contemplation  des  mystères.    .    .      34^ 


CHAPITRE   VIII 

OPTIMISME    CHRÉTIEN 

I.  L'humanisme  dévot  foncièrement  optimiste.  —  Au  confluent  des  deux 
optimismes,  celui  de  la  Renaissance  et  celui  des  mystiques,  il  fait  la  syn- 
thèse entre  l'un  et  l'autre.  —  «  Tous  les  biens  de  cette  vie  en  attendant 
un  autre  monde  meilleur  ».  —  Laurent  de  Paris  et  les  litanies  de 
l'homme.  —  L'honnête  homme.  —  Les  vertus  naturelles.  —  Le  P.  Le 
Moyne  et  le  «  portrait  du  sauvage  ».  —  Le  P.  Hayneufve.  —  Eloge  du 
temps  présent.  —  Misères  de  cette  époque.  —  «  L'esprit  purement  et 
parfaitement  chrétien  ne  s'est  pas  retiré  de  notre  siècle  ».    .    .    .      358 

IL  Fondements  théologiques  de  cet  optimisme.  —  Les  humanistes  disci- 
ples des  grands  docteurs  du  xvi*^  siècle.  —  Douceur  et  «  précieux  ajus- 
tements »  de  la  grâce  prévenante  ».  —  «  Le  tambour  bat,  mais  la  cloche 
sonne  ».  —  Condescendances  de  la  grâce.  —  Félix  culpa.  —  Le  grand 
nombre  des  élus.  —  «  Le  consolateur  des  âmes  scrupuleuses  ».  —  «  Soit 
donc  ton  exercice  d'avoir  bonne  opinion  de  moi  ».  — Camus  et  les  har- 
diesses de  l'espérance  chrétienne 370 

III.  De  la  dévotion  aisée  de  Le  Moyne  et  du  vain  tapage  que  l'on  a  fait 
autour  de  ce  livre 376 

CHAPITRE    IX 

VERS    LE    PUR    A  MOUR 

Le  beau  et  le  bien.  —  La  Diotime  de  Platon.  —  «  La  beauté  jamais  ne 
saoule.  »  —  Panégyrique  de  l'amour  humain  par  le  général  des  feuillants 
—  Friar  Lawrence.  —  Vrai  caractère  de  cette  philosophie.  —  Loin 
d'être  trop  facile,  elle  nous  yeut  saints.  —  Que  l'humanisme  conduit 
logiquement  au  mysticisme.  —  Contre  l'amour  mercenaire  et  contre  la 
crainte.  —  Le  culte  de  Marie-Madeleine  au  xvii^  siècle.  —  Patronne 
des  humanistes  et  des  mystiques.  —  Raisons  de  ce  culte.  —  Littérature 
inasdaléenne.  —  Marie-Madeleine  et  Marie  de  Valence 378 


55o  TABLE     DES     MATIERES 

TROISIEME   PARTIE 

YVES   DE   PARIS   ET   LA   FIN    DE   L'HUMANISME  DÉVOT 
CHAPITRE   PREMIER 

L'HUMANISME    DÉVOT    CONTRE    LE   JANSÉNISME^ 

I.  De  la  Fréquente  communion  d'Arnauld  et  de  la  «  révolution  »  que  ce 
livre  a  déterminée  «  dans  la  manière  d'entendre  et  de  pratiquer  la 
piété  ».  —  Des  causes  qui  ont  pu  faciliter  le  succès  de  ce  livre.  —  Dé- 
fiance croissante  à  l'égard  des  humanistes  dévots.  — Accusations  équi- 
voques et  mal  fondées.  —  L'optimisme  chrétien.  —  La  vertu  facile.  — 
La  morale  des  humanistes  plus  exigeante  que  celle  de  Port-Royal.      387 

II.  Deux  philosophies  du  christianisme.  —  Les  humanistes  dévots  et  la 
controverse  janséniste.  —  François  Bonal.  —  Sa  manière.  —  Dangers 
de  cette  controverse,  —  La  métaphysique  irréelle  de  Jansénius.  — 
Recours  au  sens  chrétien  des  «  simples  »  et  à  l'expérience  intime.  — 
Les  lumières  de  la  spéculation  et  celles  de  la  vie.  —  Anti-jansénisme 
des  spirituels  jansénistes.  —  Fermer  les  livres  des  doctes  et  ouvrir" 
l'Evangile.  —  De  l'autorité  de  saint  Augustin 391 

III.  Modération  de  Bonal.  —  Le  tempérament  janséniste.  —  «  Ils  ne 
trouvent  grand  que  ce  qui  est  immense,  d  —  «  Philosophes  tragédiens.  » 

—  ((  Une  religion  de  roman.  »  —  La  fable  de  lâge  d'or.  —  L'exaltation 
de  l'Église  primitive  aux  dépens  de  la  moderne.  —  «  De  tout  temps, 
il  y  a  eu  peu  de  parfaits.  »  —  Prétendue  décadence    du  christianisme. 

—  La  «  pénitence  de  belle  humeur  ».  —  Esprit  chimérique  des  réfor- 
mateurs. —  «  Une  réformation  mitigée.  »  —  Développement  et  non 
dégénérescence.  —  Des  deux  âges  de  l'Eglise  et  des  merveilles  de  sa 
vieillesse.    —  Louange   du    siècle   présent 4oo 

IV.  Le  roman  de  la  grâce  janséniste.  —  Conséquences  de  la  théologie 
inhumaine.  —  La  morale  relâchée  moins  dangereuse  que  le  rigo- 
risme. —  Jansénistes  et  libertins ^10 

V.  Du  salut  des  infidèles.  —  Une  «  créance  sauvage  ».  —  Des  enfants 
morts  sans  baptême.  —  Agar  et  Ismaël.  —  La  «  sobre  sagesse  »  et  la 
sensibilité  de  Bonal.  —  Sa  théologie  de  la  grâce.  —  Définition  du 
chrétien 4^4 

CHAPITRE    II 

YVES    DE    PARIS.    —    L'HOMME   ET    L'ÉCRIVAIN 

I.  Comment  le  P.  Yves  est-il  aujourd'hui  si  oublié?  —  Sa  place  dans 
l'histoire  de  l'humanisme.  —  Sa  naissance.  —  Ses  débuts  au  bar- 
reau.    Qu'il  n'avait  pas  l'esprit  juridique.  —  La  vocation  religieuse. 

—  Ce  qui   l'attirait   chez    les    capucins.    —    Liberté    et    simplicité    de 

(1)  A  la  page  386,  une  erreur  —  six  purugraphes  au  lieu  de  cinq  —  s'est  glissée 
dans  le  sommaire;  erreur  que  nous  corrigeons  ici. 


TABLE     DES     MATIÈRES  55 1 

l'Ordre.  —  Los  missions  dans  les  campaiçnos.  —  l^'artivitc  littéraire 
du  P.  Yves /\'2i 

11.  Que  la  contemplation  vaut  mieux  que  Taction.  —  Description  de  la 
contemplation.  —  Ses  délices.  —  La  promenade  du  sage.  —  Lever  de 
soleil.  —  Dévotion  à  la  lumière.  —  Les  infiniment  petits.  —  Le  mu&i'C. 

—  Autres  objets  de  la  contemplation  du  P.  Yves.  —  Les  voyages.  — 
Différences  entre  le  contemplateur  et  le  curieux.  —  Que  la  contempla- 
tion est  une  vertu.  —  De  la  contemplation  à  l'extase 4^^ 

in.  Style  du  P.  Yves.  —  Les  rythmes.  —  Les  images 44>^ 

IV.  Le  mage.  —  La  philosophie  chrétienne  et  l'astrologie.  —  Le  défi  aux 
étoiles.  —  L'horoscope  des  empires.  —  Le  Fatum  universi  et  les  pré- 
dictions du  P.  Yves 447 

CHAPITRE   III 

YVES    DE    PARIS.    —    LA    DOCTRINE 

Caractères  généraux  de  cette  doctrine.  —  Son  orthodoxie.  —  Son  appa- 
rence profane 4^4 

§  1.  —  Le  meilleur  des  mondes. 

I.  Ici-bas  «  plus  de  perfections  que  de  défauts  ».  — «  Le  bien  dev^ince  tou- 
jours le  mal  ». —  Les  larmes  de  l'enfant  qui  vient  de  naître.  — Que  notre 
plaisir  est  «  sans  relâche  ».  —  Que  nous  n'avons  d'inclination  que 
pour  ce  dont  nous  pouvons  avoir  la  jouissance.  —  Les  scrupuleux.  — 
«  Beau  mariage  entre  la  nécessité  et  le  plaisir.  »  —  Le  fou  rire,  revanche 
de  l'ordre.  —  Du  rire  des  pauvres 455 

II.  Des  «  lâches  pensées  de  la  misère  de  l'homme  ».  — Les  passions.  — 
Que  la  vertu  est  aisée.  — «  Se  persuader  aisément  des  perfections  »  du 
prochain.  —  Bonté  des  demi-vertus.  —  Du  sentiment  de  l'honneur.  — De 
la  mode.  —  La  fidélité  conjugale  en  F'rance.  —  Misères  de  l'Eglise.     4^0 

III.  Que  les  défauts  de  la  création  concourent  à  son  excellence.  —  Félix 
culpa.  —  Facilité  de  la  conversion.  —  Victoire  de  l'Amour    .    .    .      465 

§  2.  —  Abus  et  plans  de  réformes. 

La  farce  du  monde.  —  Tartufe.  —  Confréries  et  cabales.  — Des  vocations 
forcées.  —  Décadence  de  la  noblesse.  —  Des  pages.  —  Académie 
gratuite  pour  l'éducation  des  enfants  nobles,  mais  pauvres.  —  Mariages 
d'argent.  —  Contre  les  nourrices  mercenaires.  —  La  misère  publique 
et  les  exactions  des  gouvernants.  —  Du  sort  malheureux  des  ouvriers. 

—  Projet  d'une  caisse  syndicale  de  secours  aux  ouvriers  infirmes.      468 

§  3.  —  Des  Sympathies  et  de  l'Union. 

I.  La  loi  des  sympathies.  —  Son  origine  divine.  —  Sa  fin 477 

II.  De  l'amitié  des  domestiques  pour  leurs  maîtres.  —  Que  le  riche  subsiste 
«  par  la  miséricorde  des  pauvres  ».  —  Du  sexe  infirme.  —  Le  mariage 
et  ((  la  mort  de  la  liberté  ».  —  Harmonies  conjugales 478 

III.  De  l'amitié  «  remède  général  à  toutes  les  infirmités  de  l'âme  ».  —  Du 
mystère  des  sympathies  et  de  leur  origine  divine.  —  Panégyrique  de 
l'amitié 4^1 


55a  TABLE     DES     MATIÈRES 

IV.  Des  anges  guérisseurs.  —  Les  anges,  et  la  «  bonne  fortune  »,  et  la  cou- 
servation  des  Etals.  —  De  l'ange  gardien 484 

§  4.  —  Dieu  sensible  au  cœur. 

I.  Que  «  l'homme  a  un  sentiment  naturel  de  Dieu  ».  —  Que  cette  connais- 
sance de  Dieu  peut  se  «  comparer  à  l'attouchement  ».  —  Les  païens  ido- 
lâtres, prodigues  de  ce  sentiment.  —  Que  ce  sentiment  est  invincible  et 
inaliénable.  —  De  quel  droit  mettre  un  «  instinct  »  au-dessus  de  la 
raison  raisonnante  ?  —  Que  cet  instinct  est  intelligence.  —  Des  trois 
«  portions  »  de  l'âme.  —  Le  sentiment  de  Dieu  «  apanage  de  la  partie 
supérieure  ».  —  Rapport  entre  ce  sentiment  et  la  connaissance  mys- 
tique. —  La  pointe  de  l'âme 487 

IL  Que  «  les  plus  grands  docteurs  ne  sont  pas  les  plus  connaissants  ». — 
Des  humbles  et  des  frères  lais.  —  Infirmités   de   la  raison  raisonnante. 

—  De  la  docte  ignorance 494 

§  5.  —  De  la  beauté  et  de  l'amour. 

ï.  L'échelle  des  beautés.  —  Attrait  de  la  diversité.  —  Excellence  de 
l'unité.  —  Que  toute  beauté  est  spirituelle.  —  Révélation  de  la  beauté. 

—  Des  premières  flammes   de   l'amour.  —   Que   la    beauté   corporelle 
n'est  qu'une  ombre  de  la  divine.  —  Panégyrique  de  l'Amour  .    .    .      497 

II.  Mysticisme  personnel  du  P.  Yves.  —  wSes  réserves  contre  lexagération 
des  faux  mystiques.  —  Du  pur  amour.  —  Vers  l'extase.  — Le  P.  Yves, 
les  dangers  possibles  et  la  fin  de  l'humanisme  dévot 5o3 


CHAPITRE   IV 

DE    L'HUMANISME    AU    MYSTICISME 

I.  Que  le  nom  que  nous  lui  donnons  soit  bien  ou  mal  choisi,  l'ensemble 
des  tendances  que  nous  avons  appelées  humanisme  dévot,  a  prédo- 
miné dans  le  monde  religieux  pendant  la  première  moitié  du  xvii^  siècle. 
—  Importance  de  ce  fait  qui  explique,  en  partie  du  moins,  la  renais- 
sance mystique  de  cette  même  période 5i3 

IL  Affinités  entre  l'humanisme  et  le  mysticisme.  —  Tendances  mystiques 
de  la  Renaissance.  —  Bcmbo,  Despautère  et  les  philosophes.  —  Dévia- 
tions du  sens  mystique.  —  L'humanisme  chrétien  et  les  mystiques  de  la 
Contre-Réforme 5 16 

III.  La  dévotion  de  l'humanisme  dévot  et  la  vie  mystique.  —  Anti-mysti- 
cisme de  Port-Royal.  —  François  de  Sales 523 

Appendices.  Notes  critiques  sur  Camus 5^5 

§  i.L  abbédeBaudryetl'«  Esprit  du  Bienheureux  François  de  Sales  »      5-25 
I -2.  La  Visitation  d'Annecy  et  Jean-Pierre    Camus 532 

Bibliographie 535 

Table  analytique  des  matikkls 543 


ÉVKEUX,     IMl'KIMKKIK     (Ml.     HERISSE  V 


V 


u 


BREMCND,  HENRI  PQ 

Kifejroire  littéraire  du      225 
sentiment  religieux.         #87 

v,l-« 


^^,\!ffr 


\?