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i
HISTOIRE LITTERAIRE
DU
SENTIMENT RELIGIEUX
EN FRANCE
depuis la fin des guerres de religion
jusqu'à nos jours
L'HUMANISME DEVOT
OUVRAGES DU MÊME AUTEUR
La Provenck mystique au xvii* siècle. Antoine Yvan et Madeleine Mar-
tin (Pion).
L'Inquiétude religieuse, i""*^ série. Aubes et lendemains de conversion
(Perrin), 4'' édit. Ouvrage couronné par V Académie française.
L'inquiétude religieuse. 2" série (Perrin), î'^édit. Om'rage couronné par
V Académie française.
Ames religieuses (Perrin), 2*^ édition.
Apologie pour P^énelon (Perrin).
Newman. Essai de biographie psychologique (Bloud), 6*^ édit. Ouvrage
couronné par V Académie française.
Le Bienheureux Thomas More (LecofTre), 3® édition.
L'Enfant et la Vie (Téqui).
Le Charme d'Athènes (Sausot).
BossuET. 3 vol. Bibliothèque française (Pion).
Newman. Le développement du dogme chrétien. 8*^ édition.
Newman, Psychologie do la Foi. S'' édition.
Newman. La Vie chrétienne. 8*5 édition.
Gerbet. 3^ édition.
HISTOIRE LITTERAIRE
DU
SENTIMENT RELIGIEUX
EN FRANCE
DEPUIS LA FIN DES GUERRES DE RELIGION
JUSOU A NOS JOURS
PAR
HENRI BREMOND
L'HUMANISME DEVOT
(i58o-i66o)
PARIS
BLOUD ET GAY, ÉDITEURS
7, PLACli SAINT-SULPICE, 7
I () l (y
Tous droits réservés.
IME INSTITUTE OF WFPIAEVAL S7UC;£3
10 ELMSLEY PLACE
^ TORONTO 5, CAinAOA,
IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE :
5 EXEMPLAIRES SLR PAPIER DE LA MANUFACTURE IMPERIALE DU JAPON,
NUMÉROTÉS A LA PRESSE DE I A 5
lO EXEMPLAIRES SUR VERGÉ DE HOLLANDE A LA FORME,
""^ DE VAN GELDER-ZONEN,
NUMÉROTÉS A LA PRESSE DE I A 10
AUG 2 9 1955
Niliil obstal :
Parisiis, die lo'* augusli igiD.
Fr. UBALD, o. m. c.
/ni/jri/na(nr :
l'arisiis. die j' scploinbris ic)î5
H. UDLLIN. ,
AVANT-PROPOS
Il y a deux façons de concevoir riiistoire de la litté-
rature religieuse. Enumérer les principaux écrivains
religieux de telle période ou de tel pays, décrire leurs
œuvres, discuter Toriginalité de chacun d eux, son
mérite littéraire ou philosophique, c'est une première
méthode. Ainsi font, par exemple, la plupart des cri-
tiques anciens ou modernes, qui étudient les Pères de
rÉglise ou les docteurs du Moyen âge ; ainsi le docte
compilateur de la Bibliothèque universelle des écrivains
ecclésiastiques, Ellies Du Pin ; ainsi encore Nisard et ses
émules dans leurs chapitres sur Pascal et sur Bossuet.
La curiosité de ces historiens ne se porte pas d'abord
sur le caractère proprement religieux des œuvres qui
les occupent. Ils se maintiennent dans Tordre littéraire
et dans les analyses qui relèvent de cet ordre. Newman
chez les Anglais et Sainte-Beuve chez nous, ont mis en
honneur une autre méthode, morale ou religieuse plus
encore que littéraire. Erudition, plaisirs du goût, joies
de Tesprit, ils ne se refusent rien de ce qui borne l'am-
bition des autres, mais dans une suite d'ouvrages
religieux, c'est avant tout la religion elle-même, son
influence profonde, son histoire, son progrès ou ses
éclipses qui les intéresse. Leur objet direct est de
pénétrer le secret religieux des âmes, d'un Augustin
VI AVANT-PHOPOS
par exemple ou d un Saint-Cyran, et les nuances parti-
culières d'un pareil secret. Ces poètes chrétiens, ces
prédicateurs, ces auteurs dévots, quelle était leur vie
intime, leur prière vraie, quelle enfin leur expérience
personnelle des réalités dont ils parlent, voilà ce que
Ton voudrait avant tout connaître. De ces deux
méthodes, j'ai choisi la seconde, et c'est là ce que
veut indiquer le titre qu'on vient de lire : Histoire lit-
téraire du sentiment religieux en France.
Dans la première partie de cette histoire, je me
propose d'étudier la vie intérieure du catholicisme
français pendant le xvii" siècle, les origines, les direc-
tions principales et l'évolution d'une renaissance reli-
gieuse que tant d'historiens ont célébrée, mais qui, je
le crois du moins, n'a été racontée jusqu'ici que d'une
façon très sommaire.
Cette renaissance, où commence-t-elle et où finit-
elle; quelles en sont les causes ; quelle en est l'orien-
tation particulière; en quoi diffère-t-elle de tels autres
réveils analogues ; pai quelles étapes a-t-elle passé ;
quels fruits a-t-elle donnés; de quelle façon a-t-elle
pénétré la vie morale, littéraire, sociale ou politique de
notre pays ; quelle place tient-elle dans l'histoire géné-
rale du catholicisme : autant de problèmes dont les
pages qui vont suivre rendiont la solution plus facile.
Les catholiques lettrés liront mon livre sur la foi du
titre. Gomment se désintéresseraient-ils d un pareil
sujet? Quant aux incroyants que je voudrais atteindre
aussi, je pourrais leur rappeler que sans un appendice
de ce genre, Thistoire de notre pays et plus particu-
lièrement peut-être, celle du xvif siècle, reste incom-
plète, pour ne rien dire de plus', mais je préfère leur
offrir on guise d'apologue Qi:' trait charmant. Un des
A V A N T - P R O P O s VII
ouvriers de la première entente cordiale entre la France
et le roi de Siam, le missionnaire Bernard Martineau,
désireux de connaître à fond « les livres et fables de la
religion siamoise », avait pris pension dans une pagode
de talapoins, à Ténasserira. Comme chacun sait, les
talapoins sont des moines de ce pays-là. Les bonnes
gens l'avaient reçu avec amitié et le supérieur lui-
même s'était chargé de Finstruire. « Lorsque ce vieux
me donnait leçon, raconte Martineau, et m'expliquait
des fables qui sont du moins aussi ridicules ou davan-
tage qu'aucune des anciens païens, il était assez simple
de croire que j'y donnais foi, parce qu'à la vérité je
l'écoutais avec attention et ne lui répugnais en rien,
pour ne le pas détourner de me découvrir toutes ces
mystérieuses superstitions. Voyant que je m'appliquais
à l'étude de ses livres, il me disait souvent une chose
qui me donnait bien sujet de rire : « Ecoutez, me disait-
« il, voulez-vous que je vous dise pourquoi vous
a vous appliquez avec tant de zèle et d'affection à
(( l'étude de la langue et des livres de Siam.? C'est
« qu'anciennement vous avez été siamois et habile
(( homme dans l'intelligence de tous ces livres, et il
c( est demeuré en vous un petit reste et comme une
(( certaine réminiscence de ce que vous avez été pre-
« mièrement, qui a fait que d'abord que vous êtes
(( arrivé dans ce royaume et que vous avez entendu
(( la langue et vu les livres, vous avez été réveillé
(( comme d'un assoupissement ; vous étiez un esprit
c( éperdu et poussé par une inclination enracinée,
a forte et secrète vers une chose que vous aviez autre-
(i) Comme l'a dit un de nos maîtres, « négliger les choses religieuses
du xvii'^ siècle ou les estimer petitement, c'est ne pas comprendre l'histoire
de ce siècle, c'est ne pas le sentir ». E. La visse, ATts^. de France, VII, i, p. 88.
vin AVANT-PROPOS
« fois uniquement cultivée ». Il ajoutait qu'étant sia
mois et grand docteur, j avais fait quelque petit péché
par châtiment duquel j étais tombé à naître français,
mais qu'enfin je devais me consoler dans mon bannisse-
ment, puisque, étant fini par la mort, je renaîtrais une
autre fois siamois et deviendrais un grand roi'. » Avec
bien plus déraison que ce vénérable talapoin, nos mys-
tiques et nos dévots du temps passé pourraient tenir,
tiendront, je Tespère, au lecteur un langage presque
semblable. Ils sont beaucoup plus près de nous que
nous ne le pensons. De ce qu'ils furent jadis « il est
demeuré en nous un petit reste et comme une certaine
réminiscence ».
Pour ne pas encombrer cette préface, je vais dire,
dans une note spéciale à l'adresse des critiques, le
détail de la méthode que j'ai cru devoir suivre, le plan
et les sources du présent travail. Il ne me reste donc ici
qu'à remercier tous ceux qui ont cordialement aidé mes
recherches : les religieuses du Premier Garmel de
Paris qui m'ont communiqué de précieux inédits ; les
HH. PP. boUandistes qui m'ont ouvert toute grande leur
riche bibliothèque, et qui m'ont encouragé de bien
des manières à poursuivre mes recherches ; le R. P.
dom Thibaut, de Maredsous, qui a mis à ma disposition
sa collection de mystiques bénédictins et les notes
qu'il avait préparées sur un sujet tout voisin du
mien; le R. P. Edouard d'Alençon, archiviste général
des FF. mineurs capucins; M. Raymond Toinet, qui
m'a fait connaître et généreusement prêté des poèmes
rarissimes ; mon compatriote Edouard Aude, conser-
(i) Joseph Grandet. Les saints prêtres français du XVH^ siècle, ouvrage
publié pour la première fois, d'après le mauuscrit original, par G. Letour-
ueau, Paris, 1898, III, pp. ^-j, 348.
AVANT-PROPOS IX
vateur de Tinsigne bibliothèque Méjanes, qui avait
comme tait sien mon propre travail ; enfin et surtout
mon cher ami, André Pératé, à qui je dois plus que je
ne saurais dire et qui, je Tespère, achèvera bientôt la
présente histoire par une étude sur Tillustration des
livres religieux au xvii^ siècle.
Paris, juillet 191 4-
OBJET, SOURCES, METHODES ET DIVISIONS^
I. J'écris l'histoire littéraire, et non pas Thistoire tout court du
sentiment religieux en France. Je ne puise donc qu'aux sources
littéraires : biographies; livres de piété; essais de philosophie
dévote, de morale ou d'ascétisme ; sermons ; poésies chrétiennes
ou autres ouvrages du même genre, laissant auxérudits les autres
sources moins accessibles au vulgaire : testaments; fondations ;
contrats; diaires tenus par le directeur d'une paroisse, d'une
confrérie, d'un pèlerinage; en un mot toutes les pièces d'ar-
chives qui, par elles-mêmes, n'ont communément rien de mys-
tique, mais qui fournissent des indications abondantes sur les
habitudes et les tendances religieuses d'une époque. En règle
générale, je néglige aussi les inédits littéraires. Limité aux seuls
imprimés, le travail que j'entreprends donnerait d'assez beaux
fruits, si j'étais de force à suivre convenablement le programme
jadis fixé par Bacon à l'histoire littéraire. De modo autem hujus
/listoriœ conscrihendœ ^ disait ce grand homme, illud imprimis
tnonemus^ ut materia et copia ejus^ non tantum ah historicis et
criticis petatur, ^erum eiiam per singulas annorum centurias^
aut etiam minima intervalla^ seriatim libri pr^cipui, qui eo
temporis spatio conscripti sunt^ in consilium adhibeantur ; ut
ex eorum, non perlectione — id enim infinitum quiddam esset
— ^- Se^ DEGUSTATIONE ET OBSERVATIONE ARGUMENTI, STYLI, METHODI,
GENIUS ILLIUS TEMPORIS LITTERARIUS (ici, RELIGIOSUs), VELUTI INCAN-
TATioNE QUADAM A MORTuis EvocETUR. Distinguer les principaux
ouvrages religieux du xvii® siècle — textes dévots et biographies
— les savourer, en observer le style et la méthode, en dégager
l'esprit, enfin les presser de telle sorte qu'ils nous rendent pré-
* Ce que je vais dire dans ces notes se rapporte directement aux quatre
premiers volumes du présent livre. Quand nous en viendrons à la littéra-
ture religieuse des xviii® et xix® siècles, il y aura lieu de modifier sur plus
d'un point la méthode qui m'a paru convenir à cette première partie.
XII NOTES PRELIMINAIRES
sent et vivant le génie religieux qui les inspire ou dont ils nous
montrent les victoires, voilà ce que je voudrais essayer de taire.
II. La fin que Ton vient de dire doit fixer Torienlation
générale et le détail de nos recherches documentaires. Impres-
sions esthétiques, curiosités profanes, nous ne nous interdi-
sons pas tout à fait ce genre de distractions; mais ce ne seront
là pour nous que distractions, que « reposoirs ». Notre but
principal est de connaître la vie religieuse du xvii^ siècle;
pour parler la langue moderne, toutes nos « fiches » doivent
aller à ce but.
D'où il suit que lorsque nous rencontrons un personnage,
dont s'occupent, par ailleurs, ou dont devraient s'occuper les
historiens de notre littérature — François de Sales, Yves de
Paris, Bossuet, Fénelon — c'est directement la vie intérieure
de ce personnage, et non son mérite littéraire qui nous inté-
resse. Il en va de même pour le rôle qu'il a pu jouer dans
l'histoire politique de son temps. Le chancelier de Marillac
est pour nous l'ami de M"^^ Acarie et non la victime de Riche-
lieu. Ainsi du P. Joseph, fondateur d'Ordre, écrivain mystique,
dont nous n'irons pas apprécier le génie diplomatique ou guer-
rier. Ce parti pris nous imposera des sacrifices qui pourront
surprendre certains lecteurs. Ainsi nous ne ferons qu'une place
assez modeste aux poètes chrétiens. Toute proportion gardée,
j'en dis autant des prédicateurs. Nous ne les négligerons point,
mais nous nous défierons toujours un peu de leur éloquence.
Chaque ligne de François de Sales ou des grands spirituels
est une confidence involontaire, un témoignage qui ne force
rien. On n'en peut dire autant de la plupart des sermons.
D'où il suit encore que dans l'importance plus ou moins
grande que nous attacherons à tel écrivain, dans le choix que
nous ferons de celui-ci à l'exclusion de celui-là, nous ne nous
réglerons pas d'abord sur des canons esthétiques. Je ne par-
lerai qu'en passant du vieux Balzac. Je l'ai lu, certes, et je
l'estime fort, néanmoins je le sacrifie à d'autres écrivains dévots
qui sont loin de l'égaler, mais qui, du point de vue où je me
place, m'intéressent l)eaucoup plus que lui. Que si, au contraire,
je rencontre deux écrivains d'une même intensité religieuse et
qui rendent le même témoignage, il va sans dire que j irai
droit à celui qui écrit le mieux. Enfin, et toujours pour les
mêmes raisons, nous ne suivrons pas Tauteur de Port-Royal
dans ses excursions qui, d'étape en étape, l'ont amené à faire
le tour de tout le grand siècle. 11 est Sainte-Beuve, il use de
O Jî .) K T , SOURCES, M E T H O D K S ET DIVISIONS XIII
son droit léonin. Je crois du reste avec lui que tout est dans
tout, mais je dois m'en tenir à l'objet essentiel de mon travail.
Je ne rapprocherai donc pas VAstrèe de V Introduction à la Vie
dèA>ole et celle-ci des tragédies de Racine. L'enclos mystique
dans lequel je m'enferme est bien au milieu de la cité, il a des
portes et des fenêtres ([ui donnent sur la rue ; je me mettrai
parfois à la fenêtre, mais je ne franchirai pas les portes.
III. Cet enclos est exclusivement catholique. Si je m'étais
proposé de donner un tableau complet du xvii® siècle religieux,
il est clair que j'aurais dû étudier les dévots et les mystiques
protestants. Mais non omnia posaïunus omnes. J'ignore donc
les hétérodoxes jusqu'à l'heure tardive et fatale où ils inter-
viennent directement, avec Poiret, dans l'histoire de nos mys-
tiques. Je laisse de même, et très à contre-cœur, divers cha-
pitres de l'histoire anglicane qui auraient éclairé notre propre
histoire. Plus érudit et disposant de plus de place, j'aurais
aimé à montrer, chez les anglicans de la première moitié
du xvn*^ siècle, un mouvement analogue à notre humanisme
dévot et lointain précurseur du mouvement d'Oxford; à mon-
trer aussi que l'influence de nos auteurs et notamment de
François de Sales s'est fait sentir de l'autre côté du détroit.
Je n'irai pas non plus refaire l'histoire du jansénisme.
Sainte-Beuve est là, corrigé — mais déjà que de corrections,
que de « repentirs » dans ses notes ! — et complété par nos
érudits contemporains, M. Jovy entre autres. Du reste, comme
je l'expliquerai bientôt, mon histoire décline en même temps
que progresse le jansénisme. Deux raisons qui me permettent
de ne pas beaucoup ni'étendre sur celui-ci.
IV. Des auteurs que j'aurai cru devoir retenir, je ne dois pas
tout retenir, mais cela seul qui me paraîtra particulier au
xvii^ siècle. Pourquoi noterai-je dans mes fiches que M'"'' Acarie
allait à la messe du dimanche, que Fénelon se confessait régu-
lièrement et que François de Sales, à telle page de tel volume,
enseigne explicitement le dogme de la Trinité? Mais, au con-
traire, que je remarque chez nos auteurs une réelle insistance
à recommander telle dévotion — le Verbe incarné ; l'Enfance ;
le Calvaire ; les Anges — que, dans nos biographies, je trouve
les mêmes dévotions pratiquées avec une ferveur spéciale,
mon étonnement lui-même m'avertit que si rien de tout cela
n'est exclusivement propre au xvii^ siècle, il y a là pourtant
quelque chose qui mérite notre attention.
On l'a déjà dit, mais on ne saurait trop le redire, ces livres
XIV NOTES PRELIMINAIRES
religieux que nous retenons sont de deux sortes : il y a les bio-
graphies ; il y a les traités didactiques. La tendance commune
des historiens est d'isoler Tune ou l'autre de ces deux classes :
ainsi le morne Picot dans son Essai historùjiie sur Vinp^iience
de la religion en France pendant le XVII'' siècle, ou tdhleaii des
établissements religieux formés à cette époque et des exemples
de piété, de zèle et de charité qui ont brillé dans le même inter-
valle (Paris, 1823), néglige tout à fait l'enseignement des spi-
rituels et ne s'intéresse qu'aux seuls exemples des saints ; de
son côté, Fortunat Strowski, dans le beau travail qu'il a entre-
pris sur le Sentiment religieux au XVIP siècle, insiste de pré-
férence sur les manifestations littéraires et spéculatives de ce
sentiment dans l'œuvre des grands écrivains : François de Sales,
Pascal, Fénelon. Pour moi, je voudrais suivre une autre mé-
thode '.éclairer, mesurer l'une par l'autre l'action des écrivains
et celle des saints La littérature dévote n'est jamais plato-
nique : elle ne s'adresse à l'imagination et à Tintelligence que
pour remuer la volonté. Un livre dévot a, dans l'histoire intime
de la communauté chrétienne, une répercussion qui varie
naturellement avec le succès et la diffusion de ce livre, et
inversement, la vie d'un saint non seulement édifie ceux qui la
lisent, mais encore modifie, colore en quelque façon l'intelli-
gence et l'imagination religieuse de ceux-ci. La doctrine pro-
duit les miracles et les miracles enrichissent la doctrine.
D'où il suit que Thistorien de la vie religieuse, tel que je le
comprends, devrait rapprocher constamment et contrôler l'une
par l'autre, ces deux branches de la littérature religieuse. En
principe, il faudrait épingler à chaque traité dévot une dizaine
de biographies correspondantes, et aux grandes biographies,
les traités dévots qui, de près ou de loin, dérivent d'elles. En
fait nous le pouvons assez fréquemment, mais pas toujours.
L'histoire de sainte Chantai et des premières visitandines traduit
littéralement, ligne par ligne, les écrits de François de Sales,
et, pour ne pas parler de leur sainteté personnelle, M. Olier
et nombre d'oratoriens traduisent dans leurs traités spéculatifs
la vie du P. de Condren par Amelote. Lorsque, pour une raison
ou pour une autre, nous ne pouvons faire ces rapprochements,
il reste pourtant certain que la plupart des spirituels ont vécu
leurs propres livres et se sont racontés eux-mêmes en les écri-
vant; certain aussi que la doctrine de ces livres a été vécue,
au moins par l'élite de lours lecteurs.
V. Ayant ainsi déterminé notre objet, il nous faut, d'après
OBJET, SOURCES, METHODES ET DIVISIONS XV
la consigne baconienne, chercher les textes les plus significa-
tifs : libri prœcipui. 11 est évident que nous ne donnons pas
seulement cette qualité à la biographie des quatre ou cinq per-
sonnages que tout le monde connaît et aux classiques éternels
de la littérature religieuse, François de Sales, Pascal, Bossuet,
Fénelon. Nous ne la réservons pas non plus aux quelques saints
et aux très rares écrivains dont le nom seul a surnagé, BéruUe,
Camus par exemple ; vaine survivance qui ne peut suffire à
nous guider, puisqu'elle a été refusée à plusieurs qui l'ont
pourtant méritée, ^st prœcipuiis pour nous d'abord tout dévot
ou saint personnage qui, soit par ses livres, soit par le rayon-
nement de sa vertu, aura exercé de son vivant une influence
notable, et en qui, par suite, se sera pour ainsi dire incarné
Tun des aspects du « génie religieux » de cette époque. Juste
ou non, l'oubli qui a pu s'étendre sur de tels hommes ou de
tels ouvrages ne fait rien à l'afFaire. La postérité a choisi
comme elle a voulu. Nous ne la querellons pas, nous ne
demandons pas que Ton mette Marie de Valence sur les autels,
ou que Ton réimprime Yves de Paris; nous disons simplement
que les décisions des siècles postérieurs ne changent pas les
réalités de l'histoire. Approuverait-on l'historien de notre litté-
rature qui négligerait ce Balzac, la plus grande force littéraire
de son temps et qu'on ne lit plus? Et, tout de même, libre à
nous de préférer une page des Elévations sur les mystères aux
cent volumes du P. Binet, mais nous ne devons pas ignorer
que ce jésuite a exercé sur le sentiment religieux de son siècle
une influence beaucoup plus étendue et plus efficace que ne le
fut celle de Bossuet.
Mais ceux-ci ne suffisent pas. Prsecipuus encore, aux yeux
de l'historien, tout personnage, plus ou moins éclatant, qui
aura ou préparé, ou secondé, ou continué l'action de ces
maîtres de l'heure, et aussi, l'excentrique, l'indépendant qui,
d'une manière appréciable, aura combattu ou modifié cette
action.
Double action, ne nous lassons pas de le répéter ; celle des
saints, celle des écrivains, l'une s'ajoutant à l'autre, l'amor-
çant, la prolongeant ou la complétant.
VI. Ces vieux textes religieux sont devenus rares, la Révo-
lution française n'ayant veillé que très mollement sur les
dépouilles des anciennes bibliothèques monacales, premier et
souvent unique noyau religieux de nos dépôts publics. Beau-
coup de ces textes, et non des moins précieux, vous les
XVI NOTES PRELIMINAIRES
demanderiez en vain h la Bibliothèque Nationale. J'ai exploré
de riches collections, soit à Bruxelles, chez les bollandistes,
soit à la Méjanes, d'Aix-en-Provence, soit à Rome, où les
bibliothèques monacales ont moins souffert que les nôtres,
bien qu'elles aient aussi changé de maîtres. Bref j'ai fait de
mon mieux et j'espère avoir mis la main sur les auteurs les
plus importants, mais, à coup sûr, nombre de minores —
quelques-uns exquis peut-être — m'auront échappé.
VII. Aussi bien lorsqu'il s'agit, non de compiler un diction-
naire, mais d'écrire une histoire, littéraire et morale, comme
celle-ci, l'érudition bibliographique ne doit pas être le prin-
cipal de nos soucis. Toujours amusante, la chasse à l'anecdote,
au livre curieux, devient dangereuse dès qu'elle nous entraîne
h négliger cette déguntatio à^s textes essentiels, cette obsen^a-
tio dont parle Bacon. A mesure que l'on avance dans ces
recherches documentaires et que s'élèvent les fiches, une
voix mystérieuse, et de plus en plus pressante, nous somme de
mettre fin à un travail trop dispersant. Dépouillement insen-
sible qui se fait en nous et malgré nous, et auquel tôt ou tard
nous devons nous prêter.
Ainsi l'on a vite l'impression — d'abord importune et com-
battue, mais depuis, cent fois confirmée — que le x\if siècle
religieux, celui du moins qui mérite d'absorber le meilleur
de notre attention, n'est pas le siècle de Louis XIV. Je
n'aime pas beaucoup ce mot de Contre-Réforme, pour la
simple raison que le mouvement qu'on appelle ainsi a com-
mencé bien avant Luther, mais enfin, et pour parler comme
les savants d'aujourd'hui, au moment de l'apogée du grand roi,
la Contre-Réforme française n'est déjà plus qu'un souvenir et
déjà lointain. Du reste les historiens les plus compétents sont
de cet avis. Des abus du règne de Louis XIV, écrit M. Letour-
neau, « plusieurs écrivains catholiques (ont voulu) conclure
que le xvii® siècle était une époque assez pauvre pour le clergé
de France. Il y a, dans toutes ces attaques, des affirmations
bien inconsidérées. On pourrait faire remarquer, par exemple,
que plusieurs de nos modernes censeurs font intervenir, en
tout ce débat, avec une étourderie assez bizarre, la mémoire
de Louis XIV. Louis XIV n'est pas le xvii*^ siècle et, tout spé-
cialement, il n'est pas notre xvii^ siècle ecclésiastique. Lorsque
le jeune fils de Louis XIII commença à gouverner personnelle-
ment, en 1661, notre grande réforme sacerdotale touchait
presque à son terme. A cette date, le cardinal de Bérulle et
OBJET, SOURCES, METHODES ET DIVISIONS XVH
le Père de Condren avaient terminé leur carrière depuis de
longues années. M. Olier était mort depuis quatre ans, et
saint Vincent de Paul était mort l'année précédente, âgé de
plus de quatre-vingts ans. Or, qui ne sait que ces noms, à
eux seuls, représentent l'époque la plus pure et la plus féconde
du siècle ^ ».
M. le Curé de Saint-Sulpice ne parle, comme on le voit, que
de Tun des aspects de notre sujet, mais voici une affirmation plus
générale que j'emprunte h un chartiste des moins frivoles. « Le
xvii^ siècle, écrivait Léon Aubineau, n'est pas seulement une
époque de gloire et de splendeur littéraire et politique, c'est
un temps où la sainteté abonde. Les premières années surtout
sont merveilleuses : les anciens Ordres sont réformés, de nou-
veaux se fondent ; c'est de toutes parts une renaissance reli-
gieuse admirable. Ce n'est pas seulement la charité qui se
répand, h l'instigation de saint Vincent de Paul, comme un
fleuve rafraîchissant sur la France entière, l'enseignement de
saint François de Sales et l'incroyable diffusion des Visitan-
dines révèlent partout les charmes de la dévotion et glissent
ses parfums dans tous les cœurs ; à la voix de l'héroïque et
sublime Thérèse, les austérités les plus redoutables attirent
les âmes, les séduisent et les affolent. Le monde et le cloître
se touchent et se pénètrent pour ainsi dire de toutes parts '. »
Mais qu'allons-nous chercher l'autorité des historiens
modernes ? Les faits sont là, nombreux, éclatants et qui nous
commandent d'insister longuement sur la première moitié
(lu xvii*^ siècle, de passer beaucoup plus vite sur la seconde.
Celle-ci ne manque certes pas d'intérêt : nous y rencontrons
de si grands hommes ! Elle est aussi très curieuse en ce qu'elle
nous montre chez plusieurs la survivance de l'ancien esprit et
chez d'autres, Fénelon, par exemple, la noble ambition, et qui
fut malheureuse, de ramener au mysticisme de leurs pères une
génération trop humainement raisonnable, sinon déjà trop
rationaliste pour ne pas trouver chimériques et ridicules de
semblables espérances. Aussi réserverons-nous à cette seconde
période notre quatrième volume, consacrant les trois autres
exclusivement à la première.
VIII. Ce n'est là qu'un premier dépouillement et qui nous
(i) Grandet-Letourneau, op, cit., I, p. XI.
[i) L. Aubineau. Notices littéraires sur le XVH' siècle, Paris, iSSg,
pp. 27-28.
XVIII NOTES PU KLI MINAIR ES
laisse encore Irop riches de textes, trop pauvres de connais-
sances. Il nous faut dégager de ces textes les caractères essen-
tiels de la renaissance religieuse qu'ils nous ont révélée ; il
nous faut connaître ce que présente de particulièrement, d'uni-
quement merveilleux, la première moitié du xvii^ siècle. Et
cela vraiment n'est pas difficile. Très vite en effet, Ton voit
se dessiner un vaste courant dont l'importance frapperait les
moins attentifs, et auprès duquel les petits ruisseaux voisins
semblent méprisables. Ce courant n'est pas simplement dévot,
il est mystique au sens propre et sublime de ce mot. Pendant
cette période, chez nous, en France, dans les deux clergés,
dans toutes les congrégations de femmes, dans toutes les classes
de la société, les mystiques abondent. Tel est le fait capital,
que Ton n'avait pas encore vu, que Ton n'a plus revu depuis,
celui qui domine tous les autres et vers lequel tous les autres
convergent ; celui que doit retenir l'histoire \ Je ne dis pas,
on l'entend bien, que chaque fidèle de cette époque ait eu des
extases. Trouve-ton du génie à tous les poètes, à tous les
citoyens romains du siècle d'Auguste ? La vie religieuse a ses
minores, elle a ses minimos tous intéressants, mais dont la
poussière restera toujours rebelle aux résurrections de l'his-
toire. Condamnés à ignorer les minimos, ']e ne dis pas que nous
devrons négliger les minores — sans eux il n'est pas d'his-
toire, — mais sur la foi de nos documents, ces minores eux-
mêmes nous les étudierons, si j'ose ainsi parler, en fonction
des véritables mystiques, groupés autour de ceux-ci, et, de la
sorte, dépendant eux-mêmes de cette vie supérieure ou dirigés
vers elle ^
(i) Evidemment je ne fais ici qu'aflîrmer ce que je démontrerai plus
tard. Voici l'aflirmation contraire. « L'esprit régénérateur se manifesta
d'abord par un élan de mysticisme avec saint François de Sales... mais
l'esprit de la société moderne exigeait, pour l'adopter, que ce sentiment
religieux devînt pratique : qu'il se mêlât au siècle. Si la France se couvre
promptcmeut de couvents de tous ordres, de toutes les couleurs, grâce à
Vincent de Paul, elle voit bientôt à côté autant et plus d hôpitaux, d écoles.
Comme l'ont bien remarqué M. Henri Martin et M. Caillet, un des traits
les plus caractéristiques de cette régénération du catholicisme français,
c'est la prédominance de l'élément agissant et social sur l'élément ascé-
tique et solitaire... On ne songe plus à s absorber en Dieu, mais à aller à
lui par le travail et le service des pauvres. » Feillet, La misère au temps
de la Fronde. 4^ édit., Paris, 18H8, pp. 207, '208. Il y a là, d'après nous,
une erreur de fait, car dès ses débuts, celle renaissance a été tout
ensemble. mysti(jue et agissante ; il y a là, de plus, une analyse qui nous
paraît imparfaite : c est dans la vie mystique elle-même de tous ces fon-
dateurs d'œuvres charitables qu il faut aller chercher le principe de leur
zèle.
OBJET, SOURCES, METHODES ET DIVISIONS XIX
Comme tous les autres mouvements littéraires ou religieux,
le nôtre suit une courbe, qui n'est sans doute pas d'une netteté
et d'une rigueur géométriques, mais qui peut se décrire. De la
fin de la Ligue à la mort de François de Sales (1622), c'est
d'abord une floraison soudaine ; c'est ensuite, de 162 1 à
l'époque de la majorité de Louis XIV, un progrès constant,
une diffusion et comme une organisation magnifique ; c'est,
enfin, de 166 1 à la mort du roi, un déclin rapide que rien
n'arrêtera plus. D'où la matière et les titres de trois de nos
volumes (II, III, IV) : Vlin^asion mystique; la Conquête mys-
tique ; la Retraite des mystiques. Division, je le répète, qu'il
faut prendre humainement, mais qui nous est indiquée par les
faits et que Técole des chartes avait esquissée avant nous. Dès
1859, à vue de pays et se basant sur les quelques biographies
qu'il avait étudiées, Léon Aubineau fixait déjà les étapes de la
route que nous devrions suivre. « Dans quelque temps, il faut
l'espérer, disait-il, l'histoire du xvii® siècle ne se dédoublera
pas; et à côté des renseignements sur la littérature, les arts,
l'esprit, la conversation et les événements politiques, on aura
soin de montrer la çie^ les progrès et aussi la décadence peut-
être de la sainteté \ » « Sainteté » est un mot trop vague pour
notre curiosité moderne; nous disons donc : naissance, pro-
grès, décadence de la vie mystique.
A ces trois volumes, presque uniquement narratifs, j'ai cru
devoir en ajouter un autre dont le caractère est tout différent.
C'est le premier que, pour certaines raisons qui seront expli-
quées en leur lieu, j'intitule : V humanisme dévot ^ et dans
lequel j'étudie les tendances communes, la vie intérieure, l'es-
prit du monde dévot pendant les années qui ont vu se produire
le mouvement mystique qui fait l'objet de mes trois autres
volumes. Les mœurs et les œuvres de ces dévots, leurs vertus
particulières, je ne les raconte pas, puisque aussi bien la suite
de mon livre nous promet des histoires plus éclatantes, mais
la vie profonde de leur cœur et de leur esprit, voilà, m'a-t~il
semblé, ce que je ne devais pas négliger. En effet, et en dehors
même de l'intérêt que présente une pareille étude d'ensemble,
comment nous résigner à ne pas connaître l'atmosphère spiri-
tuelle que nos mystiques ont respirée? Ils ont été formés par
les mêmes maîtres que les dévots ordinaires, et la sublime
grâce qui les élève au-dessus du commun non seulement ne
(i) Aubineau, op. cil., p. 28.
XX NOTES PRELIMINAIRES
contrarie pas, mais encore achève cette formation. Curieux
de saisir ou d'entrevoir quelques-unes des causes histori-
ques qui ont présidé à une telle diffusion du haut mysticisme,
nul historien, nul philosophe ne me reprochera d'avoir
écrit cette longue introduction. Longue, je le sais bien, mais
non pas trop longue si Ton prend garde h son importance ;
austère aussi et que plusieurs craindront rebutante, mais qui
l'est moins peut-être qu'on ne l'imaginerait à première vue.
J'ignore le mérite de l'édifice, mais les matériaux en sont
rares, je veux dire les textes que j'apporte. Il y a là quantité
de citations toujours curieuses et pittoresques, souvent magni-
fiques et parfois divertissantes. Qui sait même si, pour cer-
tains choix que j'ai faits et que j'ai dû faire, quelques inhu-
mains ne m'estimeront pas trop frivole?^
J'ai cru devoir diviser cette histoire de l'humanisme dévot
en trois parties; dans la première, j'étudie les directions
principales, la doctrine foncière de cette école; dans la seconde
le progrès de cette école et les applications diverses de la doc-
trine ; dans la troisième, les derniers maîtres de l'humanisme
dévot. Cette division m'oblige à couper en deux le chapitre de
(i) Pour celte quantité de citations, deux raisous l'expliquent. Ce ne
sont pas là do simples docmneuls, mais des documents d'ordi'e littéraire,
ayant leur mérite propre. Ou les affaiblirait, on les fausserait môme en
les résumant. De plus, bon nombre de ces documents sont aussi inconnus,
et aussi peu accessibles au commun des lecteurs que des textes syriaques.
Fi'auçois de Sales, Pascal, Bossuet, qui ne les possède, mais où trouve-
rait-on Kicheome, Jean de La C('>pède, Yves de Paris ? L'exemple de Taine
qui, dans son iiisloire de la littérature anglaise, cite copieusement des
textes moins inabordables, était là pour me rassurer. Ces textes sont
imprimés en caractères plus menus, afin que soit plus complète une antho-
logie que, sans doute, on ne refera pas de sitôt.
Ceci n'est vrai que pour les citations plus abondantes du premier
volume. Dans les trois autres, il ne s'agit plus d'une étude littéraire,
morale et plus ou moins didactique, mais — ordinairement du moins —
d'une suite de récits. Pour ces récits, il m arrive de m'approprier les
vieux biographes, lorsque je trouve à leur prose une saveur particulière
— ainsi M. Boutroux dans son Pascal Dans ces cas-là, je me contente
de mettre entre guillemets ce qui n est pas de mon cru. En revanche,
lorsque j'ai à reproduire des textes proprement mystiques — lettres, élé-
vations, etc., — je reprends le petit caractère des citations du premier
volume. Sauf lorsque l'crlliographe du temps présente des singularités
intéressantes, j'emploie l'orthographe modei-ne, mais sans me permettre
jamais de moderniser autrement les textes.
Un mot encore sur les notes que 1 on trouvera peut-être parfois un peu
longues. Si l'on n'est pas l'homme d'une seule curiosité. Ton ne peut
remuer tant de vieux livres sans faire une foule de rencontres intéressantes.
J'ai consigné dans les notes le souvenir de quelques-unes de ces rencontres
à l'adresse des cui-ieux.
OBJET, SOURCES, METHODES ET DIVISIONS XXI
Camus, — Camus écrivain spirituel, Camus romancier; en trois
le chapitre de Binet — docteur ascétique, encyclopédiste
dévot, représentant du burlesque dévot. Dans la première
partie, je me place au point de vue des principes généraux,
dans la seconde au point de vue des « genres littéraires » qui
s'inspirent de ces principes. Je vois les défauts de cette divi-
sion, mais je n'ai pas su trouver mieux.
IX. Je n'écris pas ici un livre de spéculation, mais de littéra-
ture et d'histoire. A la vérité, les beaux textes que j'apporte et
les belles actions que je raconte ou bien formulent expressé-
ment, ou bien supposent, en la traduisant dans l'ordre des
faits, la doctrine catholique de la vie intérieure que j'accepte
sans hésiter, mais que je n'ai pas à exposer dogmatique-
ment. Ce qui nous intéresse présentement, ce n'est pas Vexpé-
rience mystique elle-même, mais la i>ie mystique. Au théolo-
gien, au psychologue d'analyser cette expérience, à nous d'en
suivre le rayonnement dans l'histoire et dans les écrits des
mystiques.
Nous le verrons, l'extase ne fait pas le vide dans l'ame du
mystique. Quoi qu'il en soit du mystérieux enrichissement
qu'elle apporte au centre même de cette âme, elle stimule
toutes les facultés et devient par là un facteur historique de
premier ordre. L'action intense des mystiques et leur influence,
voilà des faits qui, d'une manière ou d'une autre, ont marqué
dans le développement de notre civilisation, et qui, de ce chef,
doivent retenir l'historien, croyant ou non. Nul bon esprit ne
met aujourd'hui ce principe en doute.
Les mystiques ont aussi contribué au progrès de la langue
et des lettres. Si leur expérience est ineffable, intraduisible, les
idées, les imaginations et les sentiments qu'elle fait naître, ne
le sont pas. Cette expérience d'ailleurs, bien qu'insaisissable,
Textatique essaie de la plier au langage humain. Poètes et phi-
losophes d'une part, et de l'autre écrivains qui luttent avec
l'invisible, ils s'imposent deux fois à l'attention du lettré. Ruys-
brœck, écrit à ce sujet M. Auger, a n'a pas dû créer la prose
néerlandaise, comme on le répète depuis un demi-siècle,... elle
était cultivée avant lui. Il n'est pas le premier non plus qui
s'en soit servi pour exprimer des idées abstraites. Mais il est
certainement le premier qui l'ait employée à exposer un système
original de hautes spéculations philosophiques et de doctrines
élevées, sur les mystères chrétiens. Par là, Ruysbrœck a rendu
à sa langue maternelle le même service que les mystiques
XXII NOTES PRELIMINAIRES
d'Outre-Rhin aux dialectes allemands. Le brabançon est devenu
entre ses mains un instrument d'une richesse, d'une souplesse,
d'une douceur, d'une force incomparables^ ». Notre français
moderne a des origines plus mêlées, mais, très certainement,
l'étude des mystiques, et notamment de ceux qui nous occupent
ici, est indispensable à qui veut connaître à fond l'histoire de
notre langue.
Enfin, ils méritent de vivre ou de revivre pour la simple et
décisive raison qu'a donnée Robert Browning : if precious be
tlie soiil ofman to maii. Sceptique, ce qu'à Dieu ne plaise, ils ne
me sembleraient ni moins dignes d'étude, ni moins attachants.
Je leur dirais encore ce que saint Bernard écrivait à Ilildebert
du Mans : Desiderio desideraçimus in sacrarium tuœ familia-
ritatis in^vadi. Je crois du reste qu'ils ne se sont pas trompés
et comme on l'a dit de l'un d'entre eux, je crois qu'ils nous
viennent « du pays de la vérité ».
Ici je dois laisser la parole à meilleur que moi. « Tels qu'ils
se présentent h nous dans l'histoire, ceux que l'élan mystique
a distingués parmi leurs frères pour les rendre, sinon toujours
plus saints, du moins plus avancés ici-bas dans la voie d'union
qui se terminera pour les justes à la vision bienheureuse de
la face de Dieu, ces privilégiés offrent des leçons dont nous
pouvons tous profiter. Les expériences de ces avant-coureurs,
de ces enfants perdus de notre race, élancés vers le Bien sans
ombre, ces expériences nous restent, consignées par eux,
comme les documents rapportés parles explorateurs des terres
presque inaccessibles. Les grands mystiques sont les pionniers
et les héros du plus beau, du plus désirable, du plus merveil-
leux des mondes.
« Mais de plus, pour tous ceux qui, s'efforçant de développer
leur religion personnelle, cherchent leur Créateur à tâtons
dans l'aridité des tâches quotidiennes, les mystiques restent, h
leur place et à leur rang, des témoins. Après le grand Témoin
qui nous a révélé le Père, après les apôtres et les martyrs,
toute proportion et toute différence gardée, les grands mys-
tiques peuvent dire ce que disait le disciple bien-aimé : « ce
que nous avons vu, ce que nous avons entendu, ce que nos
mains ont touché, nous vous l'annonçons ». Et de les entendre
nous le raconter, notre âme frémit d'espoir et d'altente. Ils
(i) A. Aliéner, Etude sur les inYsti(/ues des Pays-lias nu Moyen âge.
Bruxelles, i8yi (t. XliVldes Mcnioires de l Acad. roy. de Belgif/uey p. i8).
0|{,II;T, sources, méthodes et divisions XXIII
sont ainsi les témoins de la présence amicale de Dieu dans
l'humanité '. »
Quant au témoin de ces témoins, quant au scribe lui-même,
il est semblable à un calligraphe copiant avec amour des chefs-
d'œuvre qu'il n'entend point. Si quelques-uns, a écrit un de
ses devanciers \ « trouvent à redire que j'ose allier la voix de
Jacob aux mains d'Esaù, je les prie de recevoir pour ma justi-
fication ces paroles que Sulpice-Sévère dit de lui-même, au
commencement de la vie de saint Martin : si ipsi non çfiximns
ut aliis exemplo esse possimus^ dedimus tanien operam ne is
lateret qui esset imitandus ))^.
(i) P. do Grandmaison, La religion personnelle, Études, 6 mai igiS.
pp. 334-335.
(2) Vie de la R. M. de Ponçonas, préface.
(3) Comme on va le voir, je me suis approprié, sans plus de façon, un
beau frontispice de Hurct qui semble, en vérité, avoir été dessiné pour
nous et qui résume excellemment tout l'esprit du présent volume. Ni
l'exemplaire que je me suis procuré, ni celui du cabinet des estampes à la
Bibliothèque nationale, ne portent le titre du livre auquel ce trontispic^
était destiné. Peut-être ne fut-ce là qu'un projet.
PREMIERE PARTIE
SAINT FRANÇOIS DE SALES,
LES ORIGINES ET LES TENDANCES DE L'HUMANISME DÉVOT
CHAPITRE PREMIER
DE L'HUMANISME CHRÉTIEN A L'HUMANISME DÉVOT
I. L'humanisme dévot, être de raison qui représente pour nous les ten-
dances communes, les directions principales de la littérature religieuse
pendant la première moitié du xvii*^ siècle.
II. Qualités et défauts des humanistes. — Qu'il ne faut pas les juger sur
quelques enfantillages. — Particularités de l'humanisme au temps de la
Renaissance. — Le lettré du Moyen âge et le lettré d'aujourd'hui. —
Térence et Shakespeare. — How heauteous inankind is !
III. Que l'humanisme de la Renaissance est une culture morale et une
philosophie. — Glorification plus ou moins enthousiaste de la nature
humaine.
IV. Chaque humaniste adapte à sa propre conception religieuse l'esprit
de l'humanisme. — Humanisme naturaliste et humanisme chrétien, —
L'Eglise et l'humanisme chrétien. — Adversaires de l'humanisme ; les
Occamistes. — Le cardinal Morone et Salmeron. — Que la plupart des
théologiens des xv^ et x\i^ siècles sont des humanistes. — Les jésuites
et l'humanisme.
V. L'humanisme dévot, moins spéculatif, plus pratique et plus popu-
laire que l'humanisme chrétien.
I. Du Père Richeome au Père Yves de Paris, du plus
ancien au plus jeune, les auteurs dévots dans l'intimité
desquels nous allons entrer, bien qu'ayant publié leurs
ouvrages entre 1^90 et 1660, appartiennent tous encore
à ce grand seizième siècle qui ne s'est décidé à mourir pour
de bon qu'après la mort de Louis XIII et qui, d'ailleurs,
îi L HUMANISME DE V O T
n'avait pas attendu pour naître l'année i499- ^ bien
prendre les choses, cela est vrai plus ou moins des écri-
vains profanes, mais les religieux, moins soucieux ou
moins au courant de la mode, sont rarement des écri-
vains d'avant-garde. Stat crux dum çolçitur orbis. Ils
savent que le siècle qui les a précédés a travaillé pour
eux; ils moissonnent, dans la joie et dans la clarté, les
semences déjà anciennes qui ont grandi, souvent dans la
tristesse et presque toujours dans les ténèbres. Omnia
pi'opter eleclos... sinite crescere. Ainsi l'histoire dévote du
temps d'Henri IV et de Louis XIII est le dernier chapitre
de l'histoire de la Renaissance. Ainsi nos auteurs achèvent
l'œuvre de Pic de laMirandole et de Sadolet. Humanistes
comme ceux-ci, mais d'un nouveau genre. Pour les distin-
guer de leurs pères nous les appelons humanistes dé-
vots.
Ai-je besoin de le dire? L'humanisme dévot n'est qu'un
être de raison, comme 1' « esprit classique » de Taine, la
« sociabilité française » de Brunetière, ou le « romantisme »
de M. Lasserre. Nous rassemblons un certain nombre de
témoignages sur la vie religieuse, morale, politique ou lit-
téraire d'une période ; nous tâchons de réduire ces témoi-
gnages à Tunité — seul moyen pour nous de connaître ou
de croire que nous connaissons ; enfin cette synthèse,
d'abord provisoire, puis de plus en plus confirmée par des
observations nouvelles, nous la cristallisons en deux
mots. Chaque historien fait ainsi, bien inspiré si, d'une
part, il n'impose pas despotiquement aux faits qu'il étudie
un ordre que ces faits repoussent, et si d'autre part, il ne
prête pas à de simples abstractions la solidité des choses
réelles. Ai-je su discerner et interpréter les textes, le lec-
teur en jugera puisqu'on va mettre ces textes sous ses yeux,
mais, avant d'aller plus loin il reste bien entendu, premiè-
rement, que sur une foule de points que mon hypothèse veut
secondaires, tel humaniste dévot peut et doit différer de
tel autre, comme le jour de la nuit; secondement, que
L HUMANISME CHRETIEN
chez ses représentants les plus authentiques, cet huma-
nisme dévot, est et doit être ou modifié ou même combattu
par d'autres esprits.
II. C'est une règle que nous apprenons à nos dépens et
que trop d'historiens ont méconnue, quand on aborde
l'étude de la Renaissance, il faut se décider une fois pour
toutes à n'attacher qu'une importance secondaire aux enfan-
tillages de tant d'humanistes, à leurs pantagruélismes, à
leurs outrances de plume et d'attitude — affectations cons-
cientes, voulues, qui ne prouvent rien. La mesure n'était
pas la qualité maîtresse des humanistes pris dans leur
ensemble. Ils jettent leur gourme^ ils montrent les qualités
et les défauts, l'enthousiasme, l'ardeur, l'indiscrétion,
l'impatience, les bizarreries et les folies de leur âge. Car
ce sont des hommes nouveaux ou qui se croient tels — et
cela revient au même : magnifiques parvenus, mais qui
ont brûlé l'étape, et chez qui s'étale parfois la naïve outre-
cuidance, commune aux primaires de tous les temps ;
enfants drus et bien nourris qui battent leur nourrice, le
Moyen âge. Je les traite avec le sans-façon que permet
une longue amitié, une admiration sûre d'elle-même.
Comme tout homme d'aujourd'hui, je suis leur fils et je
m'en fais gloire. Ils ont fait, pour mieux dire, ils ont
commencé de grandes choses et qui ne passeront pas.
Mais j'ai d'autres pères, ceux dont ils descendent eux-
mêmes et qu'au besoin je saurais défendre contre eux.
Après tout, qu'ont-ils inventé? Détail par détail, que
trouve-t-on chez eux dont le germe ou la fleur ne se trouve
pas déjà dans la Patrologie de Migne? En fait de résul-
tats dogmatiques proprement nouveaux, leur « nouvelle
science » nous parait courte. Où est la Somme de cette
science, où leur saint Thomas? Bégaiements spéculatifs,
aspirations et non pas systèmes. Burckhardt, insigne d'ail-
leurs, s'est donné une peine infinie à tâcher de les « cons-
truire », et le résultat est médiocre. Lajplupart^des histo-
riens de la Renaissance irritent fort quiconque n'ignore pas
\ L HUMANISME DEVOT
tout à fait la pensée complexe, hardie, vivante du Moyen
âge. Quoi qu'il en soit, ne jugez pas les humanistes sur
leurs airs de bravoure, ne prenez pas Gargantua pour un
géant, Erasme pour un Voltaire. Les meilleurs d'entre
eux sont beaucoup plus timides qu'ils ne veulent le pa-
raître. Individualistes, va-t-on répétant. J'aime peu ce
mot que je n'arrive pas à comprendre, mais je sais que
l'humaniste, frondeur à ses heures, est au fond un ami de
l'ordre, un conservateur. L'Eglise ne s'est pas mal trouvée
de leur avoir fait un si large crédit, puisqu'enfin la
plupart d'entre eux, les plus grands, les plus libres, les
plus frondeurs, ont terriblement déçu les espoirs et gêné
les progrès de la Réforme. Au demeurant, l'expérience, les
bonnes lettres, leur propre vertu aussi, peu à peu les ren-
dront sages. Morus, le futur martyr, collabore joyeuse-
ment à VElo^e de la Folie. « Nous aurions écrit avec
moins de liberté, dira-t-il plus tard, si nous avions prévu
Luther. » Léon X l'avait-il prévu? Pardonnez-leur d'être
jeunes. Le jour n'est pas loin où un nouvel humanisme,
moins exubérant mais aussi moins croyant, moins tradi-
tioniste que le premier, causera des inquiétudes plus
sérieuses. Du point de vue chrétien, l'ivresse platonisante
de Pic et de Ficin, les saillies d'Erasme et de Morus, pa-
raissent moins redoutables que la tranquille sagesse des
Essais.
Bien qu'on les appelle souvent du même nom, l'huma-
niste de la Renaissance ne ressemble que de loin à nos
lettrés ou à nos scholars modernes — Rapin, Jouvency,
Fénelon, Rollin, l'abbé Barthélémy, Boissonnade, Sainte-
Beuve, sir Richard Jebb ou nos deux Croiset. Ce type
d'humaniste qui menace à son tour de disparaître l)ientôt
se rencontre, toutes choses égales d'ailleurs, beaucoup
plus fréquemment au Moyen âge que pendant le siècle de
LéonX^
(i) J'otonncM-ai peut-être plus d un lecteur en taisant ainsi reniouler
l'humanisme — et proprement dil — jusqu'au Mo3enâge. Deux liistoriens
L HUMANISME CHRETIEN 5
Pourquoi nous reprocher d^étudier les anciens — écrit Pierre
de Blois, lequel est mort aux environs de 1200 — n'est-il pas
dit que : in aiiùquis est scientia P Jérôme se vante d'avoir lu
Origène, Horace, d'avoir relu cent fois son Homère.
Origène, Homère, remarquez ce rapprochement.
Quel profit pour moi, quand j'étais gamin, à mettre en vers
des histoires vraies ; quel profit encore à savourer les lettres
de Hildebert du Mans, ces lettres d'un si joli ton et d'une si
exquise gentillesse ! Enfant, on me les faisait apprendre par
que j'estime fort, veulent en effet que l'humanisme soit un des faits nou-
veaux, et, en somme, le fait nouveau de la Renaissance. « L'humanisme,
— dit M. Hauser dans son article de l'Humanisme et de la Ré forme en France
(reproduit dans ses Etudes sur la Réforme française, Paris, 1909) qui
vaut à lui seul un gros ouvrage — est essentiellement la conception
des litierœ humaniores, c'est-à-dire, l'affirmation hardie que l'étude des
lettres antiques rendra l'humanité plus civilisée, plus noble, plus heu-
reuse... Or, cette idée apparaît pour la première fois dans le monde,
avec Pétrarque » [ih., p. 9). D'après M. Imbart de la Tour (cf. sa grande
histoire des Origines de la Réforme, II, Paris, 1909, pp. 3i5, seq), le
Moyen âge n'aurait pas « pénétré le génie et la culture » antiques, il n'au-
rait vu dans les chefs-d'œuvre classiques « qu'une préparation du chris-
tianisme », il ne les aurait étudiés « qu'à la lumière et en fonction du
christianisme ». Je suis très assuré de n'avoir pas saisi le plein sens de ces
affirmations qui, telles que je les entends, me paraissent invraisemblables
a priori et contraires aux faits les plus certains. Il est invraisemblable
qu'un long et studieux commerce avec les anciens ne soit pas « civilisant».
Quoi qu'il en soit, des textes sans nombre nous prouvent que le Moyen
âge a cherché, et directement, ce résultat civilisateur. Dès le vi^ siècle,
saint Colomban chante une certaine muse qu'il ne tâche aucunement de
métamorphoser en sibylle : Inclyta s>ates — nomine Sappho. De Gerbert,
voici ce que dit sir Richard Jebb, lui-même humaniste consommé : « He
had not merely read a great deal of the best Latin literature, but had
appreciated it on the literary side, had imhihed something of its spirit,
and had found in it an instrument of self-culture » [Cambrigde Modem,
history, I, p. 536 (Cf. aussi H. O. Taylor : The médiéval mind, Londres,
191 1, t. II, ch. XXX : The spell of the classics). Bernard de Chartres et
son élève Jean de Salisbury sont humanistes, au plein sens du mot. Et
combien d'autres ! Je ne parle pas du culte de Virgile. On pourrait épi-
loguer là-dessus, mais Ovide, mais Térence, leurs poètes de prédilection?
Et que dire du Roman de la Rose et des Carmina Burana ? Que dire des
remords qu'inspirait à plusieurs leur trop de goût pour les lettres
anciennes : « Olim mihi Tullius dulcescebat, dit Pierre Damien, blandie-
bantur carmina poetarum .. . et sirènes usque in exitium dulces meum incan-
taverunt intellectum (Taylor, op. cit., I, 260). Et que dire encore delà pro-
digieuse influence de Boèce ? Très certainement, le Moyen âge n'a pas
regardé les littératures anciennes comme l'unique principe de toute civili-
sation, mais la Renaissance non plus.
Dans cette idée maîtresse de l'humanisme, M. Hauser distingue quatre
éléments qu'il ne me paraît pas difficile de retrouver dans la littérature
du Moyen âge : i*^ L'idée que l'homme est à lui tout seul pour l'homme
un digne sujet d'étude, et cette idée est l'humanisme môme — et je le
6 L HUMANISME DEVOT
cœur. J'ai vécu dans l'intimité de Trogue-Pompée, de Josèphe,
de Suétone... de Tacite et de Tite-Live... et j'en ai l.i d'autres,
oh ! tant d'autres, qui ne sont pas, mais pas du tout, des his-
toriens. Chez tous, que de fleurs charmantes n'ai-je pas cueil-
lies et quelles bonnes leçons d'urbanité ne nous donne pas
leur doux style ! *
N'est-ce pas déjà tout Fénelon, et le culte des bonnes
lettres comme on l'a pratiqué depuis? Culte paisible et
modeste. Semblable à nos modernes, l'humaniste du
xii^ siècle est un sage, un délicat, un raffiné. Il a laissé
tomber l'ardeur des folles passions. Quel que soit son âge
— il ne peut avoir moins de trente ans — nous le voyons
presque vénérable et nous le reconnaissons dans le por-
trait de r « honnête homme » tracé par un des plus
fameux humanistes du Moyen âge, Bernard de Chartres.
« Le srand vieillard de Chartres, senex carnotensis, nous
dit Jean de Salisbury, avait énuméré les clefs de la sagesse
dans ces vers dont je goûte médiocrement la musique,
mais dont le sens me va tout à fait :
Mens humilis, studium quœrendi, vita quieta,
Scrutinium tacitum, paupertas, terra aliéna^. »
renvoie aux théologiens médiévaux, aux romans, à tant de traités et
d'allégories sur les passions ; '2'^ l'idée et le désir de la gloire — et je le
renvoie aux lettres d'Héloïse ; en quoi Abailard est-il moins « glorieux »
que Pétrarque ? 3*^ l'idée de la continuité du monde antique dans le monde
jjctuel — mais pour ne pas parler de la rage qu'ils avaient de descendre
des Troyens (cf. Le Roman de Troie), le Moyen âge a certes cru à la
continuité de l'homme éternel ; 4*^ cniîn l'idée de beauté — et je le renvoie,
entre cent autres, à un très vieil ancêtre de Joachim du Bellay, à Hilde-
bert de Lavardin (B. Hauréau, Mélanges poétiques de II. de L.^ Paris,
1882, p. 60).
Par tibi, lioma, iiihil, cum sis prope iota ruina...
Ilic supcrum formas supcri mirantur et ipsi
Et cupiunt fictis Kullibus esse parcs...
Vulius adesi his nuniinihus...
Urbs felix...
Non, rien de tout cela n'est absolument nouveau, mais à ces choses très
anciennes, la Renaissance donne, pour ainsi dire, un accent nouveau que
nous essaierons de dégager, à quoi les travaux de M. Hauser cl de
M. Imbart de la Tour nous aideront puissamment.
(i) Petrus Blosensis, P. L., lO'jy col. 3i2.
(2) Polycraticii.s. P. L., 199, col. G66.
L HUMANISME CHHl.: TIEN 7
Lettré fervent, discret, qui n'est fanatique de rien, pas
même des lettres, auxquelles il ne demande que ce qu'elles
peuvent donner. Elles ne gênent pas sa religion, s'il en a
une, mais elles ne s'y mêlent qu'à peine. Sa vie morale
s'organise en dehors d'elles, à cette exception près qu'elles
le rendent plus humain en tout. Humanisme indépendant,
séparé. Le plaisir que lui donne la contemplation des
chefs-d'œuvre est très noble, très civilisant, mais enfin il
n'est qu'un plaisir. Grecs et latins le ravissent, mais ne
l'exaltent point au-dessus de lui-même ; ils le déprimeraient
plutôt s'ils ne lui avaient appris que la médiocrité est
toute dorée. Que si dans les rêves que ses livres lui pro-
curent, il lui arrive parfois de prendre quelque attitude
héroïque, de refaçonner le monde, de jouer à Vimperator
ou au demi-dieu, il se réveille bientôt, souriant de ses
propres enfantillages, content de sa vie cachée, résigné à
son néant.
Then, smilingly^ contenledly , awakes
To the old solitary notliingness^.
L'humaniste de la Renaissance est tout différent. Ne lui
' parlez pas de son néant, du néant de l'homme ; il crierait
au sacrilège. Les délices du goût, savourer mollement
quatre vers d'Horace, qu'est-ce que cela? Ce qu'il demande
avant tout aux modèles antiques, c'est de le rendre lui-
^ même plus homme. Dans ces vieux textes, il a retrouvé
"^ les titres perdus de sa propre noblesse, la carte des
^ immenses domaines qui lui appartiennent de droit et qu'il
entend conquérir. A lire Platon ou Virgile, il s'enivre
d'orgueil plus que de plaisir. On répète qu'ils ont restauré
le culte de la beauté ; dites plutôt le culte de l'homme glo-
rifié par la beauté qu'il imprime à ses ouvrages. Beauté,
science, philosophie, autant d'esclaves qui poussent le
char de son propre triomphe. L'anima mi saggrandisce^
(i) C 'est la magnifique et intraduisible péroraison du discours de Capon
sacchi dans Tlic Ring and Lhe Booh de Browning.
l'humanisme dévot
mi se magnifica V inielletto , disait Giordano Bruno. Tout
son être se dilate, se gonfle, se soulève, il se sent deve-
nir — ou redevenir — roi, presque dieu : il touche du
front les étoiles.
D'où vient que la découverte de l'Amérique n'a pas
moins d'importance dans l'histoire de l'humanisme, que la
fameuse apparition des savants grecs et de leurs manus-
crits exilés de Gonstantinople. Maîtres d'un continent et
d'un ciel nouveau, ils se sentirent plus hommes. Les
Indiens que l'on exhiba chez nous et que Ronsard accla-
mait si chaudement, c'étaient des survivants de « l'âge
doré », des hommes d'avant les livres, d'avant la mytho-
logie classique et par suite, encore plus vrais, encore plus
hommes. Ils n'avaient pas écrit le Manuel d'Epictète, ils
le vivaient, maîtres d'eux-mêmes, « capitaines de leurs
âmes », libres de s'épanouir à leur guise.
Vivez heureusement, sans peine et sans souci
Vivez joyeusement, je voudrais vivre ainsi.
Mais ils voudraient vivre aussi toutes les vies imagi-
nables, tout pouvoir et pour cela tout savoir. Humani nil
alienum^ c'est leur devise. Devise aussi de l'humanisme
~ éternel, mais pour nous et le Moyen âge, devise d'humi-
- lité, d'indulgence, de compassion, d'humanité au sens le
plus tendre de ce mot. Quand nous répétons le vers de
Térence, nous voulons surtout dire que nulle des humaines
faiblesses ne nous étonne et que nous prenons notre part
- de la commune misère. Pleurant près de sa mère morte,
François de Sales s'écrie : « hélas, je suis tant homme
que rien plus ! » — en d'autres termes : je ne rougis pas de
n'être qu'un homme. Pour la Renaissance au contraire,
liumani nil alienum est consigne d'assaut, d'espérance,
promesse et cri de victoire. Rien de ce que peuvent
atteindre les facultés de l'homme n'est trop pour nous.
-Vous n'êtes qu'un homme! Eh quoi! N'est-ce pas déjà
- assez beau ? Un homme, la splendide chose, dira le der-
l'humanisme chrétien
nier et le plus grand des poêles de la Renaissance : How
beauteous mankiml is ! ^
0 III. Ces deux humanismes qu'on vient de décrire, Thu-
1 . . .
' nianisme éternel et celui que je voudrais qu'on appelât
l'humanisme flamboyant, malgré les particularités qui les
distinguent, s'inspirent d'un même esprit, traduisent une
même philosophie, le premier avec plus de modération,
le second avec plus de fougue. L'esprit commun qui les
anime est cette curiosité, cette sympathie qui nous
inclinent vers toutes les manifestations de l'activité, vers
tous les aspects de l'histoire humaine; tendance extra-
littéraire, si l'on peut ainsi parler, morale plutôt et sans
la({uelle il n'y a pas d'humanisme au sens propre ; — morale
ici ne veut pas dire ascétique. Education, civilisation,
mais par le plaisir. Humanisme n'est pas vertu. Il ne se
confond pas avec la charité, ni même avec la bienveillance,
la tendresse qu'il développe en nous n'ayant pour objet
, que des êtres imaginaires, ou mieux n'ayant en définitive,
t, d'autre objet que nous-mêmes. « Nous sommes charmés
de la douleur que Nisus et Euryale nous coûtent. » « On
croit être au milieu de Troie. » « Ilfaut... que je m'imagine
voir ce beau lieu... que j'envie le bonheur de ceux qui
sont dans cet autre lieu dépeint par Horace. » — C'est
- toute la Lettre de Féiielon à l'Académie^ ce parfait manuel
■^ d'humanisme, qu'il faudrait citer. Dans la vie réelle,
~ beaucoup d'humanistes manquent tout à fait d'humanité.
Tel pleure sur Didon qui n'a pas le droit de jeter la pierre
au pieux Enée. « Le danger d'une éducation littéraire et
élégante, disait Newman, est de rompre la relation entre
le sentiment et l'action. » De là vient peut-être en partie du
moins, soit dit en passant, la faiblesse morale de certains
"■ humanistes, même chrétiens. L'humanisme dévot, comme
- nous verrons, exclut nécessairement cette faiblesse.
(i) Cf. Henry Sidgwick « There is no thing raore characteristic of ihe
Elizabethan time ihan enthusiasm for human excellence ». Miscellaneous
essays and addresaes, Londres, 1904, p. 118.
lo l'humanisme dévot
Quant à la doctrine fondamentale de rhumanisme, elle
est simple. En effet on ne s'intéresse pas longtemps, on
s'attache moins encore à ce que Ton méprise. L'humaniste ne
croit pas l'homme méprisable. Il prend toujours et cor-
dialement le parti de notre nature. Même s'il la voit misé-
rable et impuissante, il l'excuse, il la défend, il la relève.
Confiance inébranlable dans la bonté foncière de l'homme,
toute sa philosophie tient dans ces deux mots et s'adapte
sans peine aux autres philosophies — naturalistes, mys-
tiques, peu importe pour l'instant — qui s'accommodent
elles-mêmes d'un tel optimisme. Aussi bien, dans l'expres-
sion de ce dogme unique, et dans les sentiments qui en
découlent, autant de nuances que d'humanistes particu-
liers. Humble toujours et content de peu, l'humaniste
ordinaire mêle beaucoup de pitié à la confiance que lui
inspire ou son propre moi ou celui des autres ; Thuma-
niste flamboyant, au contraire, ne connaît que notre gran-
deur et la sienne propre. Il magnifie la nature humaine
avec un enthousiasme éperdu. La splendide chose que
riiomme. How beaiUeous mankind is ! ^ Mais extrême ou
modérée, il n'est pas d'humaniste qui ne se fasse une
haute idée de l'homme, et qui ne règle sur cette idée sa
propre vie littéraire, sociale, intérieure et religieuse.
Aspiration plus ou moins indéterminée, ou doctrine pré-
(i) Sur ce point qui me parait capital, je suis très heureux d'avoir
pour moi la grande autorité de M. llauscr. Dès i53i-i535, dit-il, à propos
de Marguerite d'Angoulcme, l'on peut discerner chez elle « le point où se
sépareront bientôt la Renaissance littéraire et la Renaissance religieuse
(la R^éforme). L'Evangile, à son avis, n'a pas de plus perfide ennemi, ni
Satan de suppôt plus habile que le Ciiyder. Or, « Cuyder », c'est-à-dire
la confiance de l'homme en soi, ce n'est pas seulement la croyance que
nous serons sauvés par nos propres méiùtes, c'est encore, d'une façon
plus générale, le sens individuel, l'orgueil de vivre et d'agir, le sentiment
qu'on est quelque chose : mais tout cela, c'est la iienaissance » [op. cit.,
p. 39). Oui. si l'on s'en tient au simple cuyder, si l'on ne va pas jusqu'à
l'outre cuyder, jusqu'à cette « cuydance » « fille de fol amour » dont par-
lait déjà le roi René (cf. Dict. de Godefroy). L'humanisme chrétien, le
seul après tout qui s'occupe de la théologie du salut, ne croit pas à la
suffisance, mais à l'efficacité du mérite humain ; il ne prêche pas l'orgueil,
mais la joie de vivre et d'agir; il veut l'épanouissement, mais non l'affran-
chissement absolu du sens individuel.
L HUMANISME C li 11 K T I E N i i
cise, riuuuanisme est esseiitiellement une leiidaiice à la
glorification de la nature humaine. Seule définition, me
semble-t-il, qui convienne à toutle défini, qui aille vraiment
au fond des choses et qui nous permette de distinguer
l'humaniste du simple lettré. Helléniste distingué, grand
écrivain, Calvin nous humilie et nous accable, il désespère
i de nous : il n'est donc pas humaniste.
IV. Qu'est-ce que l'homme, d'où vient-il, où va-t-il,
riiumanisme, livré à ses seules lumières, n'est pas en
mesure de répondre à ces questions. A chacun de les
résoudre d'après sa philosophie ou sa théologie particu-
lière. D'où les deux groupes qui se partagent les vrais
renaissants, d'une part l'humanisme chrétien, le seul qui
nous intéresse présentement, d'autre part l'humanisme
naturaliste. En face des uns et des autres se dresse la
L Réforme protestante.
L'humanisme chrétien plie aisément aux dogmes et à
l'esprit de l'Eglise les deux devises que nous avons dites;
avec Térence, et mieux et plus que Térence, il entend
bien que rien d'humain ne lui soit étranger, el cela,
parce que dans tout ce qui est humain il reconnaît l'image
6 de Dieu, et un frère dans chaque homme; avec Shakespeare
et plus haut que Shakespeare, il s'écrie lui aussi : que
l'humanité est belle! et cela parce que l'humanité a été
rachetée par un Dieu fait homme et que la grâce l'élève
h au-dessus de sa naturelle perfection. Eh quoi ! N'est-ce
rien de plus nouveau, de plus rare? — Qu'attendait-on de
' plus? Comme théologie, l'humanisme chrétien accepte
- purement et simplement celle de l'Eglise. Le prenait-on
- pour une secte? Il n'est qu'un esprit. Sans négliger aucune
- des vérités essentielles du christianisme, il met de préfé-
rence en lumière celles qui paraissent les plus consolantes,
~ les plus épanouissantes, en un mot les plus humaines,
qu'il tient du reste pour les plus divines, si l'on peut dire,
pour les plus conformes à la bonté infinie. Ainsi il ne
_ croit pas que le dogme central, c'esl le péché originel, mais
i'^ l'humanisme dévot
- la Rédemption. Qui dit Rédemption dit faute, mais faute
" bienheureuse, puisqu'elle nous a valu un tel et si grand
et si aimable Rédempteur : o felix culpa! Ainsi encore, il
ne met pas en question la nécessité de la grâce, mais
- cette grâce, loin de la mesurer parcimonieusement à
- quelques prédestinés, il la voit libéralement présentée
à tous, plus anxieuse de nous atteindre que nous ne pou-
^vons l'être de la recevoir. L'homme qu'il exalte n'est pas
uniquement ni principalement, mais il est aussi Thomme
naturel, avec les dons simplement humains que (;elui-ci
aurait eus dans Tétat de pure nature et qu'il garde
aujourd'hui encore, plus ou moins blessé depuis cette
chute, mais non pas vicié, corrompu dans ses profondeurs
et incapable de tout bien. Sur tous ces points, TEglise
condamne des exagérations opposées, d'une part Pelage
et les semi-pélagiens, d'autre part, Calvin, Baïus et Jansé-
nius. Entre ces extrêmes, elle permet aux docteurs d'inter-
préter à leur guise le dogme commun, de mettre l'accent
où ils veulent, de faire pencher la balance en faveur du
rigorisme ou de l'humanité. L'humanisme chrétien va
d'instinct à cette dernière. Qu'on les prenne, par exemple,
lorsqu'ils discutent le sort des enfants morts sans baptême.
Le système qu'ils combattent, ils le jugent faux parce
qu'il est inhumain. Le mot y est et souvent.
Pourquoi n'y serait-il pas? Le jansénisme accréditera
plus tard cette idée que plus on élève l'homme et plus on
l'invite à se passer de Dieu. Nos humanistes disent au
contraire, avec l'un des auteurs préférés de sainte Thérèse,
le grand scotiste Ossuna : Quo major est crealura^ eo
amplius eget Deo \ Mais à quoi bon prolonger cette des-
cription ! En matière doctrinale, humanisme chrétien et
humanisme dévot ne font qu'un et ce dernier nous dira
bientôt ce qu'il pense.
Je n'ai pas à présenter ici l'apologie — eh! qu'a-t-il
(i) Cf. la belle série : Ossuna et Dans Scol, du 11. P. Michel-Ange,
Etudes franciscaines, 1910, article 111, Art Vie en Dieu, p. 184.
l'humanisme C 1[ Il É T I E N 1 3
besoin d'être défendu, lui que tant de papes ont encou-
r^gé ? — ni à résumer l'histoire — près de trois siècles —
de l'humanisme, mais je dois dire un mot de ses adver-
saires.
En face de lui se dressent en effet, non pas seulement,
comme je l'ai déjà rappelé, la réforme protestante, mais
encore une école que l'Eglise a tolérée jusqu'aux décisions
de Trente et qui a compté de nombreux adeptes dans les
milieux catholiques les plus fervents. Occamistes, au
moins d'esprit, ceux-ci n'étaient pas des révoltés, mais
ardemment soucieux de maintenir en face du naturalisme
toujours menaçant, en face du paganisme éternel, la doc-
trine fondamentale du christianisme — la gratuité, la
transcendance, la nécessité du don divin qui nous fait
enfants de Dieu — ils tiraient de ces vérités essentielles
des conséquences inacceptables, concevant de la façon la
plus dure, les droits de Dieu, les principes de la morale,
la misère de Thomme déchu. Un Dieu terrible, façonnant
au gré de son caprice des lois morales qu'il pourrait
aussi bien remplacer par un code tout contraire; l'intel-
ligence humaine, raisonnant à vide, condamnée à ne pro-
duire que des concepts abstraits et purement « nomi-
naux », incapable d'atteindre à une réalité quelconque ;
la foi en contradiction flagrante avec la raison, la surna-
ture avec la nature : bref en religion, la terreur; en -
morale, le rigorisme ; en philosophie, le scepticisme, -
Luther et Calvin plus encore ont sans doute exagéré -
cette doctrine inhumaine mais ils ne furent pas les pre-
miers à la soutenir. De i43o à i55o, je parle à vue de
pays, cet esprit dont la contre-réforme commençante s'est
inspirée mais pour s'en affranchir peu à peu, cet esprit,
plus ou moins explicitement formulé, plus ou moins
atténué par l'esprit contraire a possédé, en les exaltant et
en les déprimant tout ensemble, des âmes très hautes,
Michel-Ange par exemple, Vittoria Colonna, Morone, Gon-
tarini. Et voilà qui suffit à nous expliquer la résistance
I', LHUMANISMEDEVOT
prolongée que l'humanisme chrétien a rencontrée dans
l'Église même. Ajoutez à cela les imprudences, les har-
diesses, le semi-naturalisme, ou foncier ou du moins
apparent, de quelques représentants de la « science nou-
velle ».
Un bel épisode nous rend ce conflit sensible. Je veux
parler de la mémorable querelle entre Fhumanisle Sal-
meron, jésuite, Tun des théologiens de Trente, et Tin-
signe cardinal Morone, l'un des Pères du même concile,
catholique certes décidé mais séduit, plus que de raison,
par le pessimisme d'Occam.
Très lié avec les premiers compagnons de saint Ignace,
Morone avait fait venir Salmeron dans sa ville épiscopale
que menaçait la propagande luthérienne. J'assistai à un de
ses sermons, racontera-t-il plus tard a et je l'entendis
exalter tellement les mérites des œuvres qu'il me sembla
donner par là aux hommes l'occasion d'être plus arrogants et
superbes envers Dieu. Je l'appelai en particulier; nous com-
mençâmes une conférence tous les deux et nous en vînmes
au point en question. Lui, jeune, hardi, savant, me parlait
avec vivacité, et je l'ai reconnu depuis, uniquement guidé
par la ferveur de son zèle. J'eus peu de patience : moins
poli que mon interlocuteur, et irrité par ses discours, je
me levai le premier et lui dis, je pense, maintes sottises. Je
me rappelle celle-ci seulement : que je ne connaissais
pas tous ces mérites; que même en disant la messe, la
plus sainte des œuvres que l'homme puisse accomplir, je
faisais un péché. Salmeron me répliqua que c'était là une
opinion mauvaise. Elle l'est en eff'et, si Ton entend que
dire la messe est un péché; mais ma pensée était qu'il
m'arrivait souvent, à cause démon peu de dévotion et de
respect, ou des distractions de mon esprit, d'être forcé
de me repentir des manquements commis dans un si
grand mystère. Toutefois, je confesse avoir mal agi dans
cette rencontre, et depuis, j'ai réparé mes torts envers
Salmeron, non seulement par des paroles, mais par des
L H L M A i> J S M 1-: C 11 li K T 1 E iN 1 5
actes » *. En bon humaniste, le jésuite n'admettait pas que
pour une peccadille, on mît en question le mérite des bonnes
QMivres, il ne permettait pas non plus que Ton présentât
Dieu comme un maître inhumain. Morone, de son côté,
n'allait certainement pas à ces extrêmes, mais d'une cons-
cience délicate et plus ou moins sous Tinfluence des doc-
trines occamistes, il n'avait pas assez le courage de son
humanisme. Beaucoup des écrivains que nous allons étu-
dier sont ainsi très indulgents, très larges avec le prochain,
impitoyables vis-à-vis d'eux-mêmes. Mais en rapportant
^ ce trait, je voulais surtout qu'il symbolisât Tétroite alliance
1 qui fut scellée de bonne heure entre Thumanisme et la
j Contre-Réforme. On sait bien que la Compagnie de Jésus
■a collaboré à celle ci d'une manière assez efficace, mais
beaucoup d'historiens semblent ignorer que, pendant leur
premier siècle, lesjésuites ont soutenu, sans relâche, et con-
tinué brillamment les traditions de l'humanisme chrétien.
Laynès, Salmeron, Canisius, Campion, l'helléniste délicat,
le martyr, Maldonat, le grand Maldonat, Molina, Lessius,
Possevin — l'humaniste errant à la vie épique, le maître
de François de Sales, — Petau enfin et combien d'autres,
c'est bien toujours le même esprit, la même doctrine.
Croyez-en plutôt la belle injure que leur prodigueront leurs
adversaires: pélagien, semi-pélagien, façon un peu som-
maire, un peu vive de dire : humaniste chrétien. Ainsi quand
les barbares disent : pédant, il faut entendre : lettré^.
(i) J'ai cité la traduction que donne le P. Prat dans sa vie du P. Claude
Le Jay, Lyon, 1874, pp. 455,456. Sur les suites de cet incident, cf. Cantu,
Les hérétiques d Italie, t. II, de la trad. franc., p. 520, sqq, et, mieux
encore, le P. Tacchi-Venturi, Sloria délia Comp. di Gesu in Italia, Rome,
1910, t. ï, pp. 533-538. D'après Salmeron, Morone aurait été plus
extrême et dit : qiiod pro bona opéra sua merehatur infernum (cf. Tacchi-
Venturi, p. 540). Hyperbole manifeste et que Salmeron eut le tort de
prendre à la lettre, car il conclut de cet entretien que Morone était presque
luthérien. Etrange conclusion, si l'on pcase que Morone fut un des fon-
dateurs les plus généreux du Collège Germanique.
(2) En soulignant le « premier siècle » de l'Ordre, j'entends le distin-
guer des générations d'humanistes qui ont suivi, les Rapin, les Com-
mire, humanistes et chrétiens sans doute, mais non pas humanistes chré-
tiens, au sens historique de ce mot.
1 6 l'humanisme dévot
Ceci nous rappelle qu'on n'a pas encore écrit l'histoire
vraie de Thunianisme. On oublie toujours de faire leur
juste part dans cette histoire aux théologiens proprement
dits. Parmi ceux-ci les humanistes abondent, Tesprit de
l'humanisme domine. Pour s'en convaincre à vue de pays,
que Ton prenne par exemple les auteurs si bien résumés
par Dupin dans sa Bibliothèque. On se laisse absorber et
étourdir par le fracas des grandes batailles publiques. Or
il n'y a là souvent que des frères ennemis que la passion
aveugle et qu'un entretien pacifique de quelques heures
aurait mis d'accord. On accorde trop d'importance aux
prétendus défenseurs du passé — ennemis du grec,
troyens, comme on disait à Oxford du temps de Morus,
— minorité plus bruyante que dangereuse et vaincue
d'avance, puisque très certainement TEglise n'était pas
avec elle. Le D" Barry l'a fort justement remarqué, les
humanistes, Erasme notamment, ne se sont jamais plaint
que les chefs de FEglise eussent manqué à leur devoir
de protéger la science \ Laissons-les se débattre et son-
geons au bon et pais-ible travail qui se poursuivait dans les
cellules et qui préparait les définitions dogmatiques de
Trente; à l'union facile et nécessaire qui se nouait insen-
siblement, à la tranfusion féconde qui s'opérait entre la
• vieille scolastique et le jeune humanisme. Historiquement
voilà ce qui compte, mais cela_, pour le bien connaître, il
faudrait suivre de près le mouvement théologique de
cette longue période, les grands théologiens du Concile
et l'élite qui les a suivis, Maldonat, Molina, Bellarmin,
Ripalda, Lugo, Petau et tant d'autres. Pas de révolution
— cela eut été providentiellement et moralement impos-
I sible — mais progrès constant. Lentement on s'est corrigé,
j on a laissé tomber les inutiles subtilités de la scolastique
décadente, on a parlé une langue moins barbare — Gano,
(i) <( NowJicrc cloes lie Jiint, under no provocalion is he (Erasinus)
iempted ta imagine that autliorily frowns upon « good Icltcrs ». {Cam-
bridge modem history, I, p. Ç>/^i.
L HUMANISME CHRETIEN 17
Maldonat, Bellarmin, Petau, autant d'écrivains de marque;
mais surtout on a continué activement la vie ancienne,
on s'est enrichi, développé et toujours selon les directions
convero-entes de la ihéoloûie traditionnelle et de l'huma-
nisme chrétien \
V. L'humanisme chrétien est plus spéculatif que pra-
tique, plus aristocratique que populaire ; il cherche d'abord
le vrai et le beau plutôt que le saint, il s'adresse à l'élite
plutôt qu'à la foule. Ces deux traits le distinguent de
riiumanisme dévot. Celui-ci en effet est avant tout une
école de sainteté personnelle ; une doctrine, une théologie
sans doute, mais affective et toute dirigée vers la pratique.
D'un autre côté, sa propagande veut atteindre tous les
fidèles, même les plus simples. Philothée n'aurait compris
ni Pic de la Mirandole, ni Sadolet, ni Molina; elle pourra
comprendre François de Sales. En d'autres termes Fhuma-
i nisme dévot applique aux besoins de la vie intérieure,
met à la portée de tous et les principes et l'esprit de Thu-
b manisme chrétien.
(i) On peut consulter à ce sujet le livre — savant, pénétrant, original
mais déconcertant — de M. Humbert : Les origines de la théologie
moderne^ Paris, 191 1. Dans ce livre qui n'était qu'une introduction, l'au-
teur allait à montrer, je crois, que la théologie moderne — celle qui s'est
cristallisée pour la première fois à Trente — est due, en grande partie,
au travail des humanistes. D'un autre côté, il établit une sorte d'opposi-
tion absolue entre 1 humanisme et la tradition catholique, ce qui me
paraît contraire à l'histoire, et ce qui est certainement contraire au
dogme, Nil innovetur niai quod traditum est. Cf. un article de moi, un
peu dur : L'humanisme chrétien et les origines de la théologie moderne.
(Annal, de phil. chrét., 4^ série, XI, n*^ 5.) Pour voir que je u exagère
rien en parlant des directions « convergentes » de l'humanisme et de la
théologie traditionnelle, cf. l'article du R. P. Cavallera : Le Décret du
Concile de Trente sur le péché originel (Bulletin de Toulouse, juin-
juillet 1913). Il est d'ailleurs évident que Baïus, Jansénius et les autres
vont sinon toujours contre la lettre expresse, du moins contre l'esprit du
Concile. Mais ici encore, on doit regretter que les historiens ignorent
l'activité proprement doctrinale de ce concile et ne s'intéressent qu'aux
décrets de réforme. Cf. H. Bremond, Léonce Couture et l'humanisme chré-
tien, La Correspondance, 25 mars 191 2.
CHAPITRE II
LOUIS RICHEOME (1544-1625)
I. La liUi-raturo pieuse en France avant ïlnlroduction à la vie dévote. —
Importance de Richeome parmi les autres précurseurs de François de
Sales. — Sa naissance et son éducation. — Jean Maldonat. — L'imago
primi sœculi. — Carrière de Richeome.
II. Œuvres polémiques. — La Compagnie de Jésus et ses adversaires. —
Richeome, les jésuites et le siège de Henri IV.
III. Les dauphins du Catéchisme royal. — Caractère littéraire et attrayant
des ouvrages spirituels de Richeome. — La Peinture spirituelle. — Pro-
menade pittoresque autour d'un couvent. — Le roman de Lazare. —
L'esprit d'enfance.
IV. Les images religieuses. — Tableaux et estampes de saint André au
Quirinal. — Richeome et ses illustrateurs. — Les Tableaux sacrés. —
Le clieval d'Abraham. — Lange d'Elie.
V. Plaisir et piété. — Esprit d'émerveillement et de joie. — Les merveilles
des jardins. — Le glaïeul et le lys. — L'arche de Noë. — Le cœur des
bêtes. — Bataille d'abeilles. — La « lézarde w et le singe.
VI. Richeome moraliste. — Clairvoyance et bienveillance. — L'humour de
Richeome. — Orgueil des théologiens. — Vanité des habits. — Le ban-
quet burlesque.
VII. Optimisme chrétien. — Beauté de l'homme. — Le visage et les mains.
— Hymne au franc-arbitre. — Excellence du désir de la gloire. — La
concupiscence. — Richeome et Bossuet — L'appareil de Tàme au combat.
— L'adieu de l'âme laissant le corps.
VIII. Richeome écrivain, — Diversité de ses dons. — Sou ars dicendi. —
Son amour pour tous les mots de la langue. — Richesse de son lexique.
— Fascination du détail. — Richeome et le génie de François de Sales.
I. On admet communément que saint François de Sales
enseigna, le premier chez nous, aux simples fidèles, la
(( vie dévoie », c'est-à-dire, la vie parfaite. « Quand il com-
posait son adjnirable liiiroduction à la i'ie dévote, écrit
Jacquinet, saint François de Sales faisait une chose entiè-
rement nouvelle ; il écrivait en français, pour les mon-
LOUIS RICHEOME 19
daiiis, sous forme familière el dans le laiig-age du monde
lui-même, un traité de morale pratique, s'appliquant à tous
les détails de la vie, dans toutes les conditions sociales...
Ce genre d'écrit religieux était encore à créera » Etrange
assertion el qui paraîtrait plus que paradoxale si Ton
prenait garde aux conséquences qu'elle renferme. Ainsi,
depuis rinvention de l'imprimerie jusqu'à 1609, tous les
moralistes chrétiens de langue française n'auraient écrit,
ou à peu près, que pour les couvents ! Rien de plus
invraisemblable, rien de moins exact. Avant François de
Sales, on a vu des centaines d'introductions à la vie dévote,
écrites en français et qui s'adressaient à tout le monde.
Pendant les trente dernières années du xvi^ siècle et les
toutes premières du xvii°, des prêtres, des religieux, —
notamment les Chartreux de Bourgfontaine, des laïques
enfin ont mis en notre langue presque tous les grands
mystiques, de saint Denis à sainte Thérèse. Nous revien-
drons en son lieu sur ce point d'une importance capitale.
Mais, en dehors de ces textes plus sublimes qui attei-
gnaient alors jusqu'à de simples villageoises, une foule
de livres pieux circulaient par toute la France. Ajoutez à
cela quantité de cahiers manuscrits ou de feuilles volantes.
François de Sales ne faisait rien non plus de nouveau
lorsqu^il rédigeait, pour l'usage particulier de ses péni-
tentes, ces petits « écrits », qui, à peine retouchés et
complétés, sont devenus V Introduction à la vie dévote.
Original, certes, unique, mais à la façon de Corneille
qui ne fut pas le premier à écrire des tragédies. Le génie
et la sainteté renouvellent tout. Pour le reste, objet, mé-
thode, esprit, doctrine, François de Sales a eu, non seu-
lement dans le passé chrétien, mais chez les modernes,
de très nombreux précurseurs. Parmi ces derniers, un
seul me semble mériter vraiment d'être remis en lumière.
C'est le jésuite Louis Kicheome, jadis fameux et que ses
(i) JACQLi.NiiT. Des prcdicalcurs au A'Vff' siècle avanl Bussuet, p. 77.
20 l'humanisme Dl':VOT
frères appelaient le Gicéron français. En lui, je voudrais
peindre, sinon le premier — sait-on jamais qui est le pre-
mier en quoi que ce soit ? — du moins le plus remarquable
représentant de l'humanisme dévot avant François de
Sales. Celui-ci du reste n'a pas ignoré ce devancier qu'il
devait si vite et si complètement éclipser. « Cet auteur,
dit-il, dans la préface du Traité de l'Amour de Dieu, est
tant aimable en sa personne et en ses beaux écrits qu'on
ne peut douter qu'il le soit encore plus écrivant de l'amour
même \ » « Aimable » va bien à Richeome et je ne doute
pas qu'on le trouve, en effet, assez attachant. Nous lui
demanderons surtout de nous renseigner sur l'orientation,
sur les disciplines pieuses et de son époque et des jésuites
français.
Né à Digne en i544> et de vingt-trois ans plus âgé que
le futur évoque de Genève, Richeome s'est toujours fait
gloire de sa qualité de provençal qu'il mentionne ordinai-
rement à la première page de ses livres. C'était, si l'on
veut, la mode du temps, mais il s'y tient plus que d'autres,
évoquant d'ailleurs volontiers les souvenirs de son pays.
11 oppose quelque part, et non sans fîerlé, aux citrons
italiens les prunes de Brignoles et les figues de Marseille -.
Son style ne perdra jamais l'accent natal. Richeome avait
pourtant quitté Digne d'assez bonne heure, attiré par les
écoles de Paris. En 1064, on le voit au collège de Cler-
mont parmi la jeunesse universitaire qui se presse aux
leçons de Maldonat. Un an après, il entre chez les jésuites
où, par un insigne privilège, il retrouve le même Maldonat,
comme directeur spirituel et comme professeur de théolo-
gie. A cette date, la Compagnie de Jésus, canoniquement
fondée en i54o parla Bulle de Paul \\\^ Regimini militantis,
n'avait pas encore atteint le milieu de ce « premier siècle »
(1) OEiivres de saint François de Sales, t. IV, p. 6.
(2) La Peinture spirituelle, pp. 471-472. N'ayant pu raeprocurei' les pre-
mières éditions de co livre, je renvoie au 1. Il des OEusrcs complètes de
Richeome.
LOUIS lUClIEOME 2 1
dont V imago étalée par elle avec trop de faste en i64o,
égaiera si joliment et si méchamment le début de la cin-
quième Provinciale. « Allez, anges prompts et légers! ^ )>
Que Port-Royal et ses amis en pensent ce qu'ils voudront
il y eut alors, coup sur coup, chez les jésuites, trois géné-
rations de géants dont les fabuleuses prouesses éclate-
ront à tous les yeux, lorsque, soit la Compagnie, soit le
catholicisme moderne auront enfin trouvé leur historien.
Après tout, V imago primisœculi IL diNdiiiîdiii que développer,
avec une emphase un peu ridicule, ce que Montaigne, un
assez bon juge, avait écrit dans ses notes de voyage. « C'est
merveille, dit-il, combien de part ce Collège (le Collège
romain, séminaire et forteresse de la Compagnie) tient en
la chrétienté ; et crois qu'il ne fut jamais confrérie et corps
parmi nous qui tint un tel rang... Ils possèdent tantôt
toute la chrétienté; c'est une pépinière de grands hommes
en toute sorte de grandeur. ^ »
Inférieur à ses maîtres et à ses modèles des deux pre-
mières générations, mais digne d'être célébré tout après
eux, Richeome avait vécu dans leur intimité et n'était pas
homme à négliger une telle grâce.
J'ai noté en cette compagnie, écrira-t-il sur ses vieux jours...
plusieurs savants personnages. J'ai connu, en France, Jean
Maldonat, espagnol, réputé à bon droit un des plus doctes de
son temps. J'ose assurer qu'il avait l'humilité en plus haut
degré encore que la science. C'était un lion en chaire, un agnet
en conversation ; plus que docteur, enseignant et disputant,
moindre que novice, conférant avec ses frères... J'ai connu
Jacques Tyrius, écossais, qui a enseigné à Paris, de même
temps, plusieurs années, la philosophie... Il était aussi très
humble, même à confesser ce qu'il ne savait pas. J'étais alors
écolier théologien et ayant un jour demandé à mes régents de
m'éclaircir de certain doute, je m'adressai encore à lui. Il me
(i) Sur la fameuse Imago primi sseculi, Maynard a dit tout ce qu'il
fallait dire, dans sou édition des Provinciales, t. I, pp. 2i5-:ii7.
['i) Edition Querlon, t. II. p. 177. Cf. Prat, Maldonat et l'Université de
Paris, p. 482.
•11 l'humanisme DÉVOT
répondit net qu'il ne l'entendait pas lui-même, réponse qui
me contenta plus que les autres qu'on m'avait données... J'ai
connu Jacques Salés, d'Auvergne... J'ai connu ici, à Rome,
Christophe Clavius, allemand... J'ai vu tous ceux-là de mes
propres yeux ^
Mais celui qu'il a vu de plus près et le plus longtemps, à
l'âge avide et souple où le culte de nos héros nous façonne,
c'est bien le grand homme dont il a placé le nom en tête
de sa liste glorieuse. L'humanisme dévot n'a pas à rougir
de ses origines, puisque, par l'intermédiaire de Richeome.
il se relie à Jean Maldonat.
Ses études achevées, Richeome fut envoyé à TUniversité
de Pont-à-Mousson qui était alors un des foyers de la renais-
sance catholique, puis à Dijon où il fonda le collège qui
devait plus tard compter Bossuet parmi ses élèves. Fin,
sage, ferme et bénin, ce provençal était né pour gouverner.
Pendant les quarante dernières années de sa vie, il n'a pas
cessé d'occuper les plus hautes charges de son ordre, à
Lyon, à Bordeaux, à Rome où il résida comme « assistant»
de France, de 1607 à 1616. Il mourut à Bordeaux en 1625.
Je n'ai pas vu de portrait de lui, mais ses ouvrages nous
le montrent au naturel et ce naturel me paraît charmant".
(i) L'Académie d'ho?ineur, pp. 89-90.
(2) La bibliothèque de Bordeaux garde plusieurs des lettres que lui
adressaient ses frères, plus jeunes que lui et qui avaient vécu sous ses
ordres. M. Bertrand en a publié plusieurs. Elles nous montrent que
Hicheome était bien l'homme de ses livres. Tous lui parlent avec une
vénération attendrie et la plus aO'ectueuse franchise. On en peut juger sur
ces lignes touchantes que Iji envoie un jésuite bordelais, le P. Fr. Mosnier.
Sachant son vieux maître installé à Bordeaux, Mosnier aurait eu double joie
à revenir dans sa ville natale, mais l'obéissance le (ixant à Lyon lui-même
« ne me suis pas voulu transporter si loin, écrit-il, sans prier l'auge gar-
dien de mon pays, par le crédit que m'y peut avoir donné la nature, d'y
traiter et conserver Votre Révérence mieux que moi-même, faisant pour
moi que je n'y révère pas ses cendres en un tombeau, devant que j'aie
longuement joui de sa présence en sa chambrelte, et renouvelé l'usufruit
de nos entreliens de Rome. C'est le vœu que j'appends volontiers ou à
l'autel de l'Eglise ou à l'oratoire de V. R., ici ou de là ; car aussi bien
n'en suis-je ici éloigné que d'un pas, ayant été logé en ce collège de Lyon,
dans la chambre de V. R., que m'attendrit grandement en la mémoire de
l'avoir vue par le passé ou le désir de la voir à l'avenir ». A. de Lantenay
(Bertrand). Mélanges de biographie et d'histoire, Bordeaux, i885,p. 3o3.
LOUIS UIGHEOME 2^
II. Dans ses dernières années, Richeome avait préparé
une édition-revue de ses œuvres complètes qui parut, après
sa mort, et qui est dédiée à Richelieu (1628). Le second
de ces énormes in-folio renferme les écrits spirituels ; le
premier, les œuvres de combat contre les ennemis de
rÉglise et surtout des jésuites. C'est par ces dernières
œuvres que Richeome garde, aujourd'hui encore, l'ombre
d'une place dans notre histoire littéraire et religieuse,
ayant constamment ferraillé contre des personnages qui
survivent eux aussi tant bien que mal, Etienne Pasquier,
Servin et Arnauld, Arnauld le burgrave, « le père de tous
les nôtres » comme dit Sainte-Beuve. Quand je faisais le
tour des bouquinistes pour leur demander du Richeome,
au lieu de la rarissime Peinture spirituelle ou de V Acadé-
mie d'honneur^ on m'offrait invariablement la Plainte apo-
logétique^ la Chasse du renard Pasquin^ ou d'autres écrits
d'où se dégageait une même odeur de poudre et dont
mes études pacifiques n'avaient que faire. Non pas que
ces livres-là manquent de saveur. Richeome fut un des
bons polémistes de son temps. Charles Nisard, libéral,
érudit, mais qui lisait vite, le trouve d'une violence
inouïe ^ Je n'ai pas eu la même impression. Moins trucu-
lent et moins extravagant que Garasse, Richeome me
paraîtrait plutôt courtois et discret. Aussi bien, plusieurs
oublient-ils que, dans ces duels homériques, les jésuites
ne faisaient que se défendre et contre des querelleurs
sans scrupules, décidés à les étrangler par tous les
moyens, d'ailleurs maladroits en diable et qui allaient au-
devant des verges. De quoi se mêlent-ils, par exemple,
lorsqu'ils reprochent aux Constitutions des jésuites — c'est
(i) Charles Nisard. Les gladiateurs de la république des lettres... II,
p. 293 : « Affreux libelle dit-il au sujet de la Citasse du renard Pasquin
découvert et pris en sa tanière, dont Pasquier s'est amusé à compter
les injures, doutant « s'il fut jamais p... au plus débordé b... du monde
qui se débordât tant en injures que ce jésuite. » — Gracchus de seditione
quœrens. Je n'ai pas lu le renard Pasquin, l'autre in-folio de Richeome
m'ayant assez occupé. Mais les quatre ou cinq écrits polémiques de lui
que je connais bien, me paraissent relativement modérés.
'l\ L HUMANISME DEVOT
leur leit motiv — d'être contraires à la doctrine et au droit
de rÉglise? Qu'en savent-ils et qu'est-ce que cela peut
bien leur faire? Pasquier ne semble-t-il pas assez ridicule
lorsqu'il adjure les jésuites de « ne rien innover à notre
Église catholique, apostolique et romaine » ; Richeome
n'a-t-il pas les rieurs pour lui^ lorsque, ayant cité cette
ligne essouiïlée, il ajoute : « Oh ! qu'il a de la peine de
bien prononcer ces trois mots » ?^
11 se glorifie, écrit ailleurs Richeome, d'avoir dit que notre
ordre n'est ni séculier, ni régulier, et partant qu'il est her-
maphrodite, qui est tirer une affirmation de deux négations
par une dialectique non ouïe ; autant que si quelqu'un disait :
riiomme n'est ni cerf, ni biche, donc il est cerf et biche
ensemble, car l'hermaphrodite contient les deux sexes. Aussi
bonne logique que celle de Tavocat Arnauld qui avait dit sur
un même sujet : les jésuites ne sont ni séculiers, ni réguliers ;
que sont-ils donc ? Ils sont espagnols. Il pouvait aussi ronde-
ment fermer sa conclusion et dire : ils sont donc suisses ou
péruviens ',
S'il y a plus fin, à qui la faute? Quoi qu'il en soit de ces
discussions fastidieuses, ce qui fait le plus d'honneur à
la stratégie de Richeome et des jésuites, est d'avoir har-
diment saisi de leur cause le roi lui-même, qui ne les
connaissait pas encore et ne leur voulait aucun bien. Très
humble remontrance et requête des religieux de la Compa-
gnie de Jésus, au roi très chrétien de France et de Navarre^
Henri JV, en 1598, au lendemain de la Ligue, ce titre d'un
des premiers livres de Richeome était, à lui seul, un trait
(i) Plainte apologétique, p. 347-
(2) Plainte apologétique, pp. 3)5-3i6. Les jésuites sont uu Ordre
mendiant. Le Pape leur reconnaissant ce caractère, ni Pasquier ni moi
nous n'y pouvons rien. Là-dessus l'imprudent Pasquier leur oppose
qu'onques de sa vie il ne les a rencontrés en posture do demander l'au-
raône, « Guidant obscurcir ce qu'il voit être louable, répond Richeome,
il déclare sa vergogne et le peu de soin qu'il a eu de bien faire aux
pauvres ; car, non seulement, il n'a donné aucune aumône à nos profès de
Saint-Louis, à Paris, où ils l'ont demandée l'espace de quatorze ans, ain
il n'a pas su s'ils la demandaient, u Plainte apologétique, p. 363.
Naïveté voulue et revanche anticipée du jésuite des Provinciales.
L o i; I s 11 I C II E O M E a5
de génie. Suspects de longue date au fils de Jeanne d'Al-
I bret, chassés de plusieurs provinces après l'attentat de
j Châtel, les jésuites s'adressent tout haut, publiquement,
librement, cordialement, à la sagesse, aux meilleurs ins-
I lincts de ce diable d'homme, duquel on pouvait à la fois et
■ tout craindre et tout espérer. Richeome avait deviné le
roi. Ecoute/ comme il lui parle :
Sommes-nous, pour être religieux, plus barbares que les
barbares mêmes, que les cannibales et mamelus, qui, ne
sachant rien faire que haïr, néanmoins aiment leur prince ?
0 1
Il l'aime vraiment, déjà, et cela se sent rien qu'au rythme
de la phrase. Le livre entier respire la même fierté con-
fiante. Plus rusé à lui seul que tous les jésuites, Henri IV
ne peut se tromper à de tels accents.
Qu'ils disent hardiment, qu'ils publient ces millions, ces
gazes, ces draps d'or, ces richesses orientales qu'ils ont trou-
vées (dans nos maisons) . . . Nous confessons néanmoins que nous
avions deux grands trésors, et aussi opulents et riches qui fus-
sent, non seulement en votre royaume, mais encore en toute l'Eu-
rope. C'étaient deux bibliothèques... notre arsenal, notre muni-
tion, notre grand magasin, notre grand trésor et richesse. Ces
deux trésors. Sire, nous avons perdus avec un extrême regret.
Pour le reste nous avons été réduits bien avant à la besace,
et c'est ainsi que nous sommes riches, en n'ayant rien et en
perdant tout ^ .
N'est-ce pas ainsi que parle la nature ? On ne saurait être,
en l'espèce, ni plus émouvant, ni plus adroit. Que redou-
terait Henri IV de ces hommes qui n'ont pas d'autre pas-
(i) Très humble remontrance..., p. ^7.
(■a) 76., pp. 76-77. Il parle des deux bibliothèques de Paris, celles de la
maison professe de Saint-Louis, léguée aux jésuites par le cardinal de
Bourbon, celle du collège. On sait que la maison professe hérita plus
tard des livres de Huet, Sur le pillage des bibliothèques dont parle Ri-
cheome, cf. Prat, Recherches historiques sur la C. de Jésus en France du
temps du P. Coton, Lyon, 1876, I, p. 191. Passerai eut, dit-on, sa bonne
part du butin.
26 L HUMANISME DÉVOT
sion que leurs livres? Plus direct et plus vif. ce qui suit
est encore plus fort.
Il (un des libellistes anti-jésuites) avise Votre Majesté de se
garder de nous mieux que Jules César ne se garda de Brutus...
Uavis calomnieux et la comparaison criminelle ! Car, combien
que Voire Majesté ait la vaillance et clémence commune avec
César, si n'a-t-elle rien de commun avec lui en ce qui fit tramer
la conjuration contre lui, ni nous, Dieu merci ! avec les cons-
pirateurs. César, ayant envahi la majesté de l'empire romain
et asservi la liberté de sa patrie, contre le droit des gens, il
jeta le flambeau de haine dans le cœur de ses compatriotes
impatients et arma leur audace et leur main contre sa per-
sonne. Votre Majesté est entrée par la porte qu'il fallait entrer
en son royaume et n'a rien envahi d'autrui, rien acquis par son
épée en France qu'elle ne tînt par droit héréditaire de sang
royal. Nous vous comparions à César en clémence et vaillance
qui sont les seules qualités qui l'ont rendu recommandable.
Celui-ci, contre le commun langage de tous, appelle cette
clémence, sotte bonté et lie la comparaison en ce qui est seul
odieux, vous avertissant de vous garder plus sagement que
César, comme s'il y avait une même cause de craindre î Et
vous garder. Sire, de qui ? Des jésuites, des religieux, gens
de bréviaire, de livre et de plume, aussi semblables à ces
romains, les ennemis de César que les brebis aux lions et les
tourterelles aux sacres !
Mais qu'a cet homme à composer telles comparaisons, à si
souvent inculquer ces mots de tyran, odieux à tout prince et
peuple bien né et notamment aux français ? ÎMots qui ne peu-
vent être proférés, comme il les profère, sans injure devant
un roi. Et toutefois il n'y a presque page en ce franc discours
où il ne fasse quelque mention de tyran, aussi bien que d'as-
sassin, d'attentat et de meurtre. Et semble voir qu'il est en
délices quand il trempe sa plume au sang et qu'il est marri
que vous soyez bénin \
Qu'on lise ce passage à haute voix et qu'on en remarque
la composition, le mouvement, le r3^thme. « Nous vous
comparions à César... Et vous garder, Sire, de qui ?... »
Ne dirait-on pas d'un discours de Tile-Live? Rhétoricjue
(i) Plainte apologéli(jue...^ pp. 185-187.
LOUIS RICHE OME 27
supérieure, mais d'un homme qui regarde bien dans les
yeux et celui qu'il veut convaincre, et l'adversaire qu'il
^veut perdre; qui sait admirablement le point faible d'un
|roi soupçonneux ; qui devine enfin tout le programme de
cette politique pacificatrice à laquelle Henri IV va se ral-
lier. Tyrans et couteaux, il faut que jusqu'au vocabulaire
de la Ligue, tous ces maudits souvenirs soient effacés de
la mémoire du peuple. Honte à Fimprudent, au mauvais
français qui remue ces images dangereuses ! Avec cela
nulle platitude. Sous la plume d'un jésuite, cette quasi-
absolution de Brutus est bien remarquable. Mais quoi!
I Richeome ne discute pas, dans l'abstrait, sur le régicide,
comme Mariana va bientôt le faire. Ghâtel n'est pas Brutus :
le roi de France, en chair et en os, n'est pas un tyran.
! Ainsi commença, dès iSgS, le siège de Henri IV par les
/jésuites. Lorsque nous en viendrons au grand ami de
Richeome, au P. Coton, nous raconterons la seconde phase
de cette histoire et nous verrons mieux alors que ces inci-
dents, menus en apparence, touchent en réalité de très
près aux destinées religieuses de notre pays. Si je parle
d'un siège et dans les règles, je n'y mets aucune malice.
Il est très clair que cette opération, entamée par les écrits
de Richeome, poursuivie, achevée par le génie et la séduc-
tion personnelle du P. Coton, a été savamment concertée
entre les principaux de la Compagnie. Très délibérément,
et non pas, je le crois, sans avoir rencontré chez leurs
propres frères d'assez vives résistances, Richeome, Coton
et les autres, oubliant le passé de Henri de Navarre, ont
pressenti, ont escompté l'avenir de Henri IV. Rompant
d'un geste décisif avec les défiances hargneuses qui sévis-
saient encore partout et qui menaçaient d'ergoter sans
fin sur la sincérité du nouveau catholique, ils ont fait un
large crédit, non seulement à la grâce divine, mais encore
à la riche nature, aux nobles instincts du béarnais. Quoi
de plus intelligent, de plus patriotique et même de plus
chrétien ! Pour moi, loin de trouvera reprendre dans cette
L HUMANISME DEVOT
politique encore plus généreuse qu'habile, je suis ravi de
la voir s'accorder si parfaitement avec les belles idées qui
triomphaient alors parmi l'élite du monde chrétien. On
peut, je crois, sans trop de subtilité, discerner des analo-
gies profondes entre les initiatives de Richeome auprès
du roi, et les autres manifestations sociales, morales, lit-
téraires, pieuses de Thumanisme. Si la conversion du roi
restait jusque-là plus ou moins douteuse, la confiance de
ces bons français l'aura converti pour de bon. Ainsi, avant
eux, d'autres renaissants avaient obligé Platon et Virgile
à parler chrétien ^
llï. En i6o5, Richeome était venu à la Cour, Coton
ayant désiré l'avoir auprès de lui pour le règlement de
certaines affaires délicates. On le conduisit chez le Dau-
phin qui fit en sa présence « la montre de guerre, mar-
chant le premier en chef d'armes » et qui lui dit, en lui
montrant le portrait du Pape : « C'est lui qui gouverne
l'Église ))'\ Jolis souvenirs qui, précieusement ruminés,
suo-o-érèrent au iésuite la pensée d'écrire un Catéchisme
royal à l'usage du Dauphin. Dans ce livre, Richeome
met en scène le Roi, le Dauphin et un Docteur, penchés
tous les trois sur des gravures doctrinales qu'on fait
(i) Je n'avais pas le droit d'en dire plus long sur les écrits apologé-
tiques de Richeome qui resta, jusqu'à sa mort, le défenseur officiel de ses
frères, répondant avec une verve infatigable, soit à V Anti-Coton, soit aux
autres libelles de ce genre. Tous ses écrits s'adressent invariablement à
Henri IV, ou à Marie de Médicis, ou à Louis XIII. Un des plus curieux
est la Consolation envoyée à la Reine, mère du Roi ci régente en France^
sur la mort déplorable du feu Roi très chrétien de France et de Navarre,
son très honoré seigneur et mari. Ce livre, composé à Rome et approuvé
dans celte ville, le i5 juillet i5io, est à la fois un panégyrique du prince
et un plaidoyer pour la Compagnie. Oraison funèbre, et non sans défauts,
mais souvent d'une pénétration et d'une vie singulières. L'éloquence
de Henri IV, écrit Richeome « nétait pas une tissure de phrases mignardes
et de fleurs de rhétorique, mais un discours nerveux, d'un langage màlo
et martial, laconique et sentencieux, prenant sa source d'une profonde
prudence et subtilité naturelle. » Pouvait-on mieux dire ? Richeome méri-
terait aussi d'occuper les historiens. Il fut à Rome un des agents offi-
cieux du roi et comme son garant auprès du gouvernement pontifical.
L'Espagne veillant au grain, ce n'était pas là une sinécure pour le jésuite
français. Cf. Prat. Recherches, III, pp. 194, sq.
(2) Prat. Recherches, II, p. 25 1.
LOUIS RICHEOME ->.<)
expliquer au peut prince. Soit, par exemple, les dauphins
((ui prennent leurs ébats dans Tencadrement des gravures.
Le Roi. — Mais, mon fils, vous laissez rexposition de ces
petits dauphins qui s'égaient aux ondes, au bas du tableau, et
suivent un grand dauphin.
Monsieur le Dauphin. — Monsieur, il est aisé de voir que c'est
le peintre qui a donné ce fond du tableau en faveur du Dau-
phin de France, avec un sens caché et bien notable que j'expose
comme je l'ai appris. Les petits dauphins sont les chrétiens,
poissons spirituels et royaux, engendrés es sacrés fonts du
baptême... Ce grand dauphin, c'est Jésus-Christ, notre grand
poisson, notre roi et conducteur en la mer orageuse de cette
vie ; et tous ses enfants s'égaient en lui et le suivent, afin de
trouver par lui, le port de repos et le salut sur les eaux du
ciel. Monsieur, je désire fort être un jour tel dauphin en ce
magnifique et éternel royaume.
Le Roi. — C'est un souhait digne de vous, mon fils, je le
souhaite encore pour moi-même \
N'est-ce pas là une jolie méthode et déjà fénélonienne
d'apprendre la religion à un enfant. Cette page nous
montre du reste assez exactement la manière habituelle
de Richeome dans ses ouvrages spirituels. Il regarde ses
lecteurs comme de grands enfants que la doctrine, sèche
et nue, ferait bâiller. Pas un de ses livres qui ne cherche
à captiver l'imagination, qui ne se présente comme une
œuvre d'art. On trouve deux longs poèmes et quantité de
belles histoires dans VAdieu de Vâme dévote laissant le
corps, livre singulier qui me paraît le chef-d'œuvre de
Richeome ^ La peinture spirituelle ou Vart d'admirer,
(i) Le Catéchisme royal, très court, et malheureusement sans les images,
de l'édition séparée, se trouve au tome II des OEus'ves, pp. i025-io37.
(2) Il avait eu le dessein d'insérer dans son livre Le jugement général,
toute une tragédie de sa façon et en vers français. Nous le savons par un
de ses amis qui lui parle de ce projet et le presse de l'exécuter (cf. les
lettres publiées par Bertrand, /. c, pp. 3oo-3oi). L'érudit M. Bertrand
dit n'avoir pu retrouver trace de ce drame. Moi non plus, mais ce devait
être une Jérusalem détruite dont Richeome cite plusieurs vers dans le
Jugement général, p. 2o5. Pièce de collège, vraisemblablement, et qui par
suite a dû être composée avant 1^99, puisque, à cette date, le Ratio stu-
diorum ne permet plus que les pièces latines.
io L HUMANISME DE^OT
aimer et louer Dieu en toutes ses œuvres et tirer de toutes
profit salutaire^ a déjà un titre assez alléchant. Le contenu
Test bien davantage. Promenade à travers le noviciat des
jésuites à Saint-André du Qulrinal, le livre décrit et
commente les « divers tableaux spirituels de grâce et de
nature qui se voient » dans cette maison. Viennent
d'abord les tableaux de l'église Saint-André; puis ceux
du réfectoire « avec les considérations spirituelles du
repas corporel » ; puis les chambres et corridors ; puis
l'infirmerie et des réflexions sur « les causes morales
et naturelles des maladies » ; puis, une longue et déli-
cieuse visite aux arbres, aux fleurs, aux oiseaux et aux
insectes des divers jardins ; enfin, une dernière station
dans la petite église Saint-Vital qui se trouvait alors à
l'extrémité de la propriété des jésuites. Un très aimable
coin de la Rome de 1611 ressuscite ainsi à nos yeux, et
nous apprenons, par surcroît, tout ce que l'on peut
apprendre de la perfection chrétienne, en faisant le tour
de ce paradis ^ Un autre livre de Richeome nous est
otfert comme une Académie d'honneur, dressée par le Fils
de Dieu^ au royaume de son Eglise sur Vhumilité, selon
les degrés d'icelle^ opposés aux marches de VorgueiL Fas-
tueuse façade à laquelle répond fort convenablement
l'édifice. Car Richeome ne ressemble pas à la plupart de
ses contemporains ou devanciers — à Pierre Doré par
exemple — dont les enseignes enflammées, enluminées
ou cocasses couvrent souvent de très abstraites ou d'in-
signifiantes marchandises. Il tient exactement les pro-
messes de ses titres et souvent il les dépasse. Ainsi dans
(i) Tout cela a bien changé depuis Pâcheome. L'église Saint-André qu'il
nous montre a fait place à l'église herninesque de Saint-André du Qui-
rinal. A-t-on placé dans cette nouvelle église quelques-uns des tableaux
de l'ancienne, je le croirais, mais je n'ai pas eu le temps de m'en assurer
sur place. Saint-Vital est toujours le nième ; on l'aperçoit, dans un trou,
en descendant de la gare des Thermes, à deux pas du musée. Le livre do
Richeome à la main, on peut encore assez aisément reconstituer la maison
et les jardins qu'il nous présente, en regardant le Quirinal des fenêtres
neuves du CoUegio Augclico.
L O U I s m C H E O M E 6l
SOU Pèlerin de Lorelfc. Les deux premiers tiers du livre
sont médiocres. L'âme dévote, représentée par un pèle-
rin, fait en cheminant les Exercices de saint Ignace.
Ombre de fiction que nul détail ne vient rendre vivante.
Il n'y a là que des méditations banales, mais soudain,
sans que l'on sache pourquoi et lorsqu'on laissait tomber
le livre, ce pèlerin, anonyme et fantôme jusque-là, prend
un nom, Lazare, un état civil, des yeux, une voix. Il a
des compagnons qu'il sème en route et qu'il retrouve
dans des circonstances tragiques. Il rencontre des bri-
gands dont l'un, Tristan, finit par se convertir. Du haut
d'un arbre, il assiste au plus authentique sabbat. Bref,
chacune de ses méditations — car il garde le temps d'en
faire et de nous les résumer — est précédée ou suivie de
quelque nouvelle aventure, tant qu'enfin, étant rentré au
château paternel, il embrasse les siens et court s'enfermer
dans un couvent \
Pour ne pas tenir certains lecteurs en suspens, je dois
vite avouer que ce roman de Lazare est moins amusant
que les Trois mousquetaires et le voyage autour de Saint-
André du Quirinal, moins attachant que le Voyage autour
de ma chambre. Bien qu'ils renferment nombre de mor-
ceaux curieux ou même excellents, ces livres n'ont pas
été écrits pour l'éternité. Mais là n'est pas la question.
Que Richeome ait plus ou moins réussi à égayer la dévo-
tion, peu importe ; l'intéressant pour nous est qu'il ait
voulu et constamment voulu Tégayer. Un jésuite, sou-
dant, bon gré mal gré, un roman aux Exercices de saint
Ignace, voilà sûrement un fait remarquable et d'autant
(i) Pour se déguiser pendant son voyage, le pèlerin « avait changé le
nom qu'il portait de son enfance, qui était Aime-Dieu et s'était fait appeler
Lazare ». Le Pèlerin de Lorette, p. 333. Cet Aime-Dieu de Richeome no
serait-il pas le frère et le parrain de Philothée. Le livre de Richeome a
paru en 1602 et j'ai des raisons de croire que François de Sales l'avait lu.
Le rapprochement n'a pas d'autre importance, mais il serait amusant que
l'auteur de l'Introduction eût délibérément voulu donner à son héroïne le
nom que Richeome avait enlevé à son héros. Dans le fameux Pilgrini's
progress de Bunyan — qui n'offre avec le livre de Richeome que des res-
semblances très lointaines — le pèlerin s'appelle Chrétien.
3^. L IIL MAI^ISME DEVOT
plus que, dans ce jésuite, TOrdre entier consent à se
reconnaître. Richeome n'est pas un excentrique, un enfant
terrible comme Garasse. Tour à tour et longtemps supé-
rieur de deux des provinces françaises, il a depuis vécu
de longues années à Rome, dans l'intimité du général
Claude Aquaviva, l'un des personnages les plus mar-
quants de la Compagnie. C'est d'abord pour les novices
romains que Richeome a composé sa Peinture spirituelle^
et c'est à Claude Aquaviva qu'il a dédié ce livre. Du reste,
qu'on ne croie pas qu'en donnant à ses écrits spirituels
une forme humainement délectable, cet homme grave
cherche simplement à se faire petit avec les petits.
Richeome se prend le premier aux fictions qu'il imagine.
Ses histoires, ses tableaux, ses promenades, non seule-
ment ne le distraient pas d'une occupation plus sévère,
mais encore se mêlent aisément, spontanément à sa prière
personnelle. Les aventures de Lazare, comme les jardins
du Quirinal l'enchantent, le soutiennent dans sa dévotion
elle-même. Enfant, dira-t-on ! Mais justement, il se fait
gloire de Fêtre. Quand le vaste mouvement de piété que
présentement nous voyons naître atteindra son apogée,
r « esprit d'enfance » ne paraîtra-t-il pas aux BéruUe, aux
Renty et à tant d'autres mystiques, l'idéal suprême de la
perfection?
Les images religieuses sont une des joies, un des jeux
ordinaires de l'enfance spirituelle. Elles enseignent, elles
rappellent « profitablement, vivement et délicieusement »,
disait Richeome, « les vertus, les fruits et les délices »
de nos mystères.
11 n'y a rien, disait-il encore, qui plus délecte et qui fasse
plus suavement glisser une chose dans l'âme que la peinture,
ni qui plus profondément la grave en la mémoire, ni qui plus
efiicacement pousse la volonté pour lui donner branle et 1 é-
mouvoir avec énergie \
(i) Les ifihlcaiix sacres, p. 7. L'avanl-propos do ce livre osl (oui un
ll'iiilt' (le ;^\ inl)()!isMU< roli^ii'ilX.
LOUISHICHEOME 33
A ce mot de « peinture », qui revient souvent sous sa
plume, il donnait trois sens, distinguant d'abord la
« peinture muette », celle des peintres ou des graveurs;
puis la peinture parlante, c'est-à-dire les descriptions litté-
raires, enfin la « peinture de signification », qui s'applique
à dégager des deux premières une leçon morale ou mys-
tique. La division n'est pas nouvelle mais ce qui paraît
beaucoup plus original, c'est le goût très vif que montre
Richeome pour l'œuvre des artistes chrétiens et pour les
tableaux imaginaires, pour les visions de l'esprit. Simple,
trop jeune de cœur pour s'aventurer volontiers dans la
forêt des symboles, les images l'attirent le plus ordinai-
rement par leur beauté propre. Il les regarde ou il les
évoque avec une sorte de passion, longuement curieux de
leurs moindres détails, même de ceux que d'autres que
lui jugeraient profanes. Contemplez, dit-il à ses novices,
ce tableau du martyre de saint André, dans votre église,
et n'allez pas négliger
ce porte-enseigne qui est là debout en morgue et posture
d'homme de guerre, ayant la main droite portée derrière et
tenant en sa gauche le drapeau romain... Il montre la cour et
suite du proconsul qui, possible, n'est guères loin de là. Ce
gendarme ne semble pas se soucier beaucoup des paroles et
des tourments du martyr \
Intéressez-vous et parle menu, dit-il encore aux mêmes
novices, intéressez-vous à ces belles estampes de la vie
de saint Ignace qui ornent vos corridors de Saint-André,
à celle-ci par exemple, où l'artiste a représenté l'humilia-
tion du saint fondateur, battu de verges dans une salle
de Sainte-Barbe.
Ces quatre petits morveux, qui sont là-haut dans cette chaire
comme geais en cage, dont les deux assis sur le pupitre, bran-
lent les jambes en enfants sans souci, qu'attendent-ils là ? '^
(]) La Peinture spirituelle, p. 869.
(■i) /6., p. 400.
I. 3
34 L ' II L M \ :>■ 1 s M L D É N O T
Il aime si fort à voir des images et à les décrire que
lorsqu'il n'en trouve pas assez dans cette maison où il
nous promène, il en invente de sa grâce. Il montrera,
écrit-il à propos des tableaux qui égaient l'infirmerie de
Saint-André, « tant ceux qui y sont, comme autres qui
n'y sont pas, que l'auteur décrit néanmoins comme s'ils
y étaient^ ».
Car il était peintre, lui aussi. Parla fécondité, le détail
minutieux et l'éclat de ses conceptions, il devait faire
l'envie, la joie et le désespoir des artistes qu'il employait
à l'illustration de ses livres. En cet heureux temps, élo-
quence, poésie, peinture, tous les beaux-arts collaboraient
aux livres dévots. Richeome envoyait à ses illustrateurs
des canevas, des cartons inépuisables. 11 disposait des
premiers graveurs de Fépoque, de Léonard Gaultier, par
exemple, mais ceux-ci n'arrivaient jamais à le satisfaire.
Il lui aurait fallu un Pinturrichio ou un Gozzoli. Ne les
ayant pas, il les supplée, invitant ses lecteurs à enrichir
de mille nouveaux traits, à colorier mentalement ces gra-
vures impuissantes ^ Dans l'illustration des Tableaux sa-
crés de Richeome, Gaultier certes a fait de son mieux pour
nous représenter Abraham — ou plutôt Alexandre — ren-
dant hommage à Melchisedech^ mais comment aurait-il
rendu, avec du noir sur du blanc et dans un espace fort
exigu, le bucéphale que Richeome prête au patriarche.
(i) La Peinture spirituelle. Table des matières. Aussi ne saurous-nous
jamais si, dans l'infirmerie de Saint-André, parmi les « tableaux des
remèdes ); était, oui ou non, « cet oiseau égyptien, appelé ibis (lequel)
avec son bec se met de l'eau dans les entrailles pour se purger et ensei-
gner la syringue aux apothicaires », ih., p. 433.
('i) A la fin des Tableaux sacrés, se trouve un curieux « avertisse-
ment » de Richeome qui éclaire les relations entre auteurs et dessinateurs,
et le joli problème de lïUustration des livres. « S'il y a quelque chose es
tableaux gravés qui ne corresponde aux tableaux parlants (au texte), le
lecteur suppléera le défaut delà peinture, s'il lui plait, la corrigeant avec
la parole du texte qu'il suivra en tout, comme meilleure guide du sens de
l'histoire » (à la fin, après l'achevé d'imprimer). Hélas! Richeome aurait-il
pu le prévoir? Aujourd'hui, on n'achète plus ses livres que pour les
images. Encore se trouve-t-il des brocanteurs sacrilèges pour déchirer et
lirùlor le texte, ne garder (jne les images!
LOUIS lUCHEOME 35
C'est, écrit le jésuite, ce coursier de poil bai-doré, balzan
des deux pieds qui montre par la belle façon de tout son cor-
sage qu'il est bien maniant et adroit et digne d'être monté d'un
grand capitaine. Contemplez un peu sa tète petite, ses oreilles
de rat accrestées, le front décharné et large, marqué d'une
étoile droit au remoulin ; le col de moyenne longueur, grêle
joignant la tête, gros vers la poitrine et doucement voûté par
le milieu ; voyez comment en mâchant superbement son frein,
il jette l'écume blanche, ouvrant ses naseaux enflés et montrant
le vermeil du dedans \
Et il continue, dessinant avec la même ferveur paisible
les moindres particularités de ce cheval merveilleux, jus-
qu'à « la corne des ongles lisses, bien arrondie et large ».
Telle est sa manière descriptive, deux fois remarquable
si l'on se rappelle qu'il écrivait sous Henri IV et que ces
enluminures minutieuses entretiennent sa dévotion. Le
genre du reste quoiqu'un peu dur au lecteur moderne est
moins monotone qu'on ne croirait. Richeome varie et dose
ses effets pittoresques au gré de sa fantaisie personnelle
— ainsi pour le cheval d'Abraham — ou selon les conve-
nances du sujet. Ayant par exemple à représenter l'ange
qui apporte un pain à Elie, on trouvera presque naturel
qu'il donne une page entière à l'ambassadeur céleste et
qu'il dessine le prophète en très peu de mots. Voici
d'abord l'ange et ses deux ailes.
Le peintre lui a fait (aurait dû lui faire, s'il avait été fidèle
au carton de Richeome) le visage lumineux, en forme d'éclair
représentant par cet éclat, sa nature spirituelle et subtile ; sa
perruque volante en arrière est de couleur d'or : il lui a mis
aussi des ailes au dos... Vous les voyez étendues en Tair iné-
galement, l'une montrant le dedans et l'autre le dehors, mer-
veilleusement belles. Les guidons d'icelles et les deux grosses
pennes premières sont de couleurs de ver-luisant, comme
celles d'un paon ; les autres de même rang sont entremêlées
de jaune, orange, rouge et bleu à guise d'arc-en-ciel; les cer-
ceaux et petites plumes qui revêtissent les tuyaux de celles-ci
et les autres qui suivent en divers ordres sont riopiolées à
(i) Les Tableaux sacrés,.., pp. 74, 7"),
36 l'humanisme dévot
proportion des premières ; le duvet qui couvre le dos de l'aile
est comme une entassure de menues et petites écailles de
diverses couleurs mises sur du coton.
Ne vous étonnez pas qu'il ait pris le temps de le con-
templer ; le sujet lui commandait une longue pause; en
effet, nous dit-il « ce pendant que je parle, le bon vieillard
(Elie) dort toujours ». L'ange aura fort à faire pour le
réveiller. Une fois sur pied, une fois en route, Richeome
ne songe plus qu'à évoquer allègrement les grandes
enjambées de ce vif départ.
S'il vous plait attendre qu'il soit debout, vous le verrez
ceint de sa grande ceinture de cuir sur une soutane cendrée,
longue jusques à mi-jambe, couvert d un petit manteau volant,
et qui ne faudra d'obéir... Le voilà debout qui tire ja à grand
erre pour gagner la montagne d'Horeb ^
Imaginez une bible illustrée par Ricbeome dans le goût
de cette dernière vignette. Ce serait exquis. Pour les
peintures plus travaillées — les naseaux vermeils du
cheval ; les plumes « riopiolées » des anges — Richeome a
du moins la sagesse et la franchise de ne les compliquer
d'aucun symbolisme. Il ne cherche qu'à s'égayer « sur
quelque digne sujet... avec honnête récréation^ ». Dieu, qui
veut notre joie, nous a donné, dans la bible et dans l'his-
toire des saints, un album inépuisable d'images. Le
plaisir que nous prenons à (contempler, à colorier ces
images n'est-il pas, lui-même, une prière?
V. Cette façon de mêler ainsi les délices naturelles à
la vie chrétienne, de faire servir les premières à la
seconde, les sanctifiant ainsi et les rendant encore plus
délectables, nous aide à saisir l'intime philosophie que
Richeome ne formule point mais qui baigne tous ses
ouvrages. Le jésuite dirait volontiers de la piété ce que
Fénelon a dit de l'éducation : « 11 faut que le plaisir fasse
(i) Les Tableaux sacrés..., pp. 3o3-^o5.
(■^) y/>.,pp. 7,8.
LOUIS RICHEOME 87
tout », OU du moins qu'il seconde tout, qu'il germe de
tout, qu'il achève tout. Richeome n'élargit pas le chemin
étroit, mais il le voit fleuri même aux passages les plus
rocailleux. Disposition sainte, héroïque que nous retrou-
verons chez François de Sales et tant d'autres, jusqu'à la
victoire de Port-Royal sur l'humanisme dévot. Dans la
cellule où Richeome nous fait méditer, pas une place qui
ne soit ou fresque ou vitrail. Libre à vous de préférer le
fond d'un puits, mais ne dites pas que l'Arena de Padoue
ou que la Sainte Chapelle gênent le vol de la prière. Ainsi
encore Richeome nous propose bien les degrés les plus
rebutants de l'humilité, mais comme les étapes glorieuses
d'une Académie d'honneur : l'honneur, ce roi des plaisirs
pour les hommes de son temps. Du reste, ce n'est pas là
pour lui un arsenal de recettes, une méthode pédago-
gique, le dessein un peu naïf d'enduire de miel les bords
d'une coupe amère, mais l'expression spontanée de toute
l'âme. Cet optimisme chrétien qu'il a appris de Maldonat,
et la nature et la grâce avaient préparé Richeome à le
comprendre, à l'accueillir, à le vivre. Il aurait eu des
peines infinies, il aurait dû se renier lui-même, s'il avait
trouvé dans l'enseignement de l'Eglise quelque raison de
mettre en doute la bonté divine, et, ce qui revient au
même, la bonté essentielle des œuvres de Dieu. « Mon
Dieu, je suis content de vous », s'écriait, avec une familia-
rité sublime, Bourdaloue, Bourdaloue que Sainte-Beuve
annexerait volontiers aux jansénistes. Content de Dieu,
Richeome l'est plus encore, avec une allégresse plus
jeune et plus tendre. « Mes bien-aimés », écrit-il aux
novices de Saint-André, vous remercierez Dieu
nuit et jour, en santé, en maladie, en prospérité, en adver-
sité, aux champs, aux villes, aux églises, aux cabinets, à chaque
pas que vous faites... prenant matière d'admiration, de dilec-
tion et de louange de tout ce que vous oyez et touchez en
l'école de son Eglise et de la nature ^
(i) La Peinture spirituelle.., p. 524*
':$« L H U M A N 1 S M E 1) K \ O T
De pareils accents ne trompent pas. Il voudrait enve-
lopper de joie la vie entière des jeunes religieux auxquels
il s'adresse. « Son Eglise », c'est-à-dire, tout le divin
révélé, (( la nature », c'est-à-dire tout le créé — Thomme
compris — s'ils ont le cœur assez pur et assez bon, cha-
cun de leurs pas leur fera trouver quelque nouvelle
matière « d'admiration, de dilection et de louange ».
Une pareille disposition correspond sans doute à ce
que l'Ecriture appelle « l'esprit des enfants » lequel ne
peut être qu'un esprit de joie. Joie des yeux, joie de Tes-
prit, joie du cœur. Mais, chez Richeome et la plupart de
ses contemporains, fils de la renaissance raffinée et
savante, cet émerveillement joyeux est plus complexe,
plus longuement et minutieusement savouré. Certaines de
ses « peintures » ressemblent aux aquarelles patientes
du premier Ruskin. Sensible à mille beautés, mais surtout,
dirait-on, aux plus exiguës, à celles qu'il peut tenir dans
la main, caresser de tous ses yeux.
N'avez-vous jamais admiré la figure des glaïeuls violets
quand ils sont épanis ? Avez-vous considéré la posture de leurs
feuilles dont trois alternativement courbées en arcade et jointes
à la pointe, et trois autres, recourbées et couchées alternati-
vement aussi vers la tige, faisant trois espaces vides, représen-
tent une couronne impériale ? Avez-vous contemplé le velours
violet de celles qui se courbent avec les petites broches ran-
gées en long sur le mitan comme ouvrage de frise ou canatil ^
Il renonce à « déchiffrer dignement les figures des
tulipes », mais non pas les lys
posés dessus leur tige comme dessus un sceptre, épanis à
six feuilles, ayant au dedans leurs verges d'argent aux marte-
lets d^or qui sortent du cœur ^.
Du lys il décrit aussi les feuilles, les feuilles que nul
ne regarde et dont il a suivi, saison par saison, les mul-
(i) La Peinture spirituelle..., p. 484.
(2) Ib., p. 464.
L O U 1 s 11 I G H E O M E 6^
tiples aventures ^ Les fruits, les cerises, par exemple,
« ces morceaux de gelée délicate ^ », ne l'arrêtent pas
moins. Sa plume se fait gourmande pour les célébrer^.
Encore ne dit-il pas tout, (îar, dans son livre de la Pein-
ture spirituelle où sont les passages qu'on vient de lire, il
se borne au seul jardin du Quirinal. Mais que les romains
sachent qu'il est d'autres paradis au monde.
Combien, leur dit-il, que votre jardin soit riche en une
infinité de belles fleurs, si n'en a-t-il pas une infinité d'autres
qu'on voit ailleurs... 11 vous faudrait au moins être en France,
en la bonne ville de Bordeaux, chez ce pieux, docte et grave
président Cheysac, qui a fait venir les Indes orientales et occi-
dentales et les richesses de leurs fleurs en son jardin... ou à
Montpellier, au jardin du Roi \
Rapprochés de vingt autres passages analogues, ces der-
niers mots, d'ailleurs d'un si joli ton, sont plus révélateurs
qu'on ne croirait. Ils nous disent en effet la curiosité pas-
sionnée de Richeome. Merveilles des plantes, des insectes,
des oiseaux, bref de la nature universelle, il se désole de
ne pouvoir tout embrasser. Une fleur et la première venue
suffit à François de Sales. Richeome les voudrait toutes.
Une mouche l'occupe, l'amuse, l'émeut et le désespère.
Quel philosophe sera si savant qu'il voie clair la nature,
le corps et l'âme d'icelle ; la façon de ses ailerons ; les
jointures de ses membres..., les ressorts intérieurs qui lui
font remuer et rouler sa tête et ses yeux et mouvoir son petit
corcelet ? Qui saura... comment elle se porte droit avec des
pieds tortus, comment elle glisse sur une table, ou fond à
marches mesurées, comme une galère poussée des avirons sur
la surface de la mer ; comment elle entortille ses jambettes
devant et derrière, les faisant passer sur sa tête et sur sa
croupe, pour donner le fil à son bec et force h son vol ?
(i) V Adieu de l'âme.,., pp. 69-70.
(2) La PeinUire spiriUielle . . . , p. 471.
(3) L'abricot « gracieux à la bouche » sans cloute, mais « moins suc-
culent » que la pêche. I.a Peinture spiriUielle, p. 47i'
(4) La Peinture spirituelle..., p. 465.
\0 L HUMANISME DEVOT
Et quant on aurait éclairci les mystères d'une seule
mouche,
qui pourra savoir Tessence de mille autres sortes de mouches
et moucherons que nous ne vîmes jamais^?
Joie des yeux et de Fesprit, mais aussi du cœur, disions-
nous. Cette passion de voir et de connaître se tourne à
aimer. Qui? Dieu, sans doute, plus que tout le reste et
dans tout le reste, mais aussi les créatures, chacune avec
le degré de tendresse qu'elle mérite et qu'elle semble
nous demander. Richeome veut du bien à toute fleur, mais
davantage encore à la plus insignifiante des bétes. Que
l'on compare à sa description du glaïeul ou du lys celle
de la mouche ; la première, appliquée, superficielle, un peu
froide ; la seconde, vivante, chantante, ailée, attendrie.
Ici et là, ce n'est plus la même plume, le même pinceau ;
ou mieux, ici, un pinceau, là, une plume ; ici, l'échec fatal
du pur descriptif qui ne nous fera jamais voir ce que nous
n'avons pas déjà vu — et si nous l'avons vu, à quoi bon
nous le faire voir ? là, le plein succès d'un véritable écri-
vain. Avec des mots, qu'on le veuille ou non, on ne
peindra jamais convenablement que des âmes et sur le
modèle de la nôtre. Prêter une sensibilité à la plante ou à
la pierre, on y viendra plus tard. Le simple Richeome
n'y pense pas. Gomme un enfant, il colorie son album.
Mais les enfants eux-mêmes, les enfants surtout, conver-
sent fraternellement avec les bêtes ; ils les humanisent, si
l'on peut ainsi parler. Ainsi feront plus tard, dans Tordre
littéraire, La Fontaine et Francis Jammes. Enfant, poète,
artiste comme eux, Richeome, dans l'ordre dévot, les a
devancés. Sa « lézarde », que nous verrons bientôt, ferait
tout à fait bien dans le Roman du lièvre; son moucheron,
que nous allons voir et entendre, vaut celui de La Fontaine.
Il n'y a si petit animal que Dieu n'ait arme de quelque ins-
(i) C Académie d'honneur...^ pp. 85, 86.
L O U I s m C II E O M E 41
trunient naturel, jusqiies aux moucherons lesquels nous voyons
être montés dessus leurs petites ailes comme sur leur coursier
et savoir très bien donner la carrière, sonner la trompette et
la lance baissée, joindre et piquer l'adversaire ^
De tels croquis ne sont pas rares dans l'œuvre ascétique
de Riclieome où l'on trouve, au contraire, toute une arche
de Noë, ou, pour mieux dire, toute une ménagerie tapa-
geuse, amusante, et, pour nous, bien curieuse. Que l'on
puisse en elTetdécouper, dans une série d'ouvrages pieux,
les tableaux et les scènes que Richeome va nous offrir et
que je prends entre vingt autres du même genre, voilà
certainement qui nous aide à mieux connaître la piété
même du jésuite et de son époque. Il n'y a pas de ména-
gerie dans les Essais de Nicole. Sous Louis XIV, on affec-
tera de se voiler la face parce qu'on aura trouvé, parmi
les livres de M'"° Guyon, deux ou trois comédies de
Molière et un volume dépareillé du Don Quichotte. Plus
heureux les dévots des générations précédentes qui, sans
craindre le scandale, trouvaient matière à récréations
innocentes jusque dans leurs livres de dévotion.
Les bêtes de Richeome ont, pour la plupart, un mérite
qui n'est pas commun et qui manque souvent, par exemple,
aux amies, plus ou moins fabuleuses ou lointaines de
Théotime et dePhilothée. Le jésuite ne les a pas rencon-
trées seulement dans l'in-folio de Pline. Il les a vues de
ses yeux. Pour les françaises et familières, on peut s'en
rapporter à lui. Il les aimait trop pour dédaigner de les
regarder : quant aux exotiques, lions et autres, il avait avi-
dement saisi toutes les bonnes fortunes qui les lui mon-
traient, chaque rencontre nouvelle faisant date dans sa vie.
Je vis en Avignon, l'an 1592, un caméléon qu'on avait
apporté du Portugal"^.
(i) V Adieu de l'dnie..., i3o, i3i. Rien ne prouve, mais il n'est pas non
plus impossible que « le confrère Jean de la Fontaine », quand il était
encore à l'Oratoire, ait feuillelé ce livre de Richeome. L' « excrément de la
terre » y est aussi, mais il vient de beaucoup plus loin.
(2) La Peinture spirituelle..., p. SaS.
42 L HUMANISME DEVOT
Il écrit ainsi dix ans après cet événement et sans doute
il voit encore la longue langue sinistre dardée sur sa proie.
Pour peu que des histoires lui paraissent difficiles à croire,
il donne ses références. Les sceptiques n'auront qu'à y
aller voir ^
Autre qualité, plus rare encore, ces bêtes ne parlent
pas, je veux dire, ne prêchent pas, ou si peu que rien.
Leur mérite naturel leur suffit. On pense bien que
Richeome a toujours quelque bonne raison pour nous les
présenter, mais cette raison, il l'oublie vite -. Du reste,
dans l'utilisation de ses bêtes, il préfère les grandes et
simples leçons morales ou philosophiques, aux symboles,
ou, comme il dit, aux « hiéroglyphes », en cela beaucoup
plus semblable à La Fontaine qu'à François de Sales.
Chose amusante, il ne charge guère de symboles officiels
que les rares créatures qu'il n'aime pas. C'est ainsi qu'en
deux lignes, il congédie le moineau
criard, lascif et importun, de peu de vie et de peu de pro-
fit, hiéroglyphe d'une âme babillarde, lascive et pécheresse ^.
Le plus souvent, il est sobre dans ses descriptions \
Comme La Fontaine, il se contente de quelques traits sai-
(i) « Pour n'être trop long, écrit-il, en une matière si fertile — l'obéis-
sance que nous rendent les bêtes — je veux dire seulement ce que je vis
naguères, A Saint-Vallier, en Dauphiné, un bon seigneur avait un barbet
nommé Gaillard, si bien appris à obéir que, lui baillant un loupin de
pain et lui disant : garde, il ne l'eût osé toucher, tout affamé qu'il eût
été, et le gardait lldèlement entre ses pattes et jetant parmi quelques sou-
pirs et plaintes sourdes qui montraient bien sa peine, jusqu'à ce que le
maître lui disait : pille, auquel mot il était aussi fort obéissant. » {L'Adieu
de l'âme..., pp. 92, gS). — Il a dans la Peinture spirituelle (p. 49^) une
très jolie page sur le fourmi-lion, symbole du diable. Il prend bien soin
de dire qu'il a été « spectateur » et « avec plaisir » du manège de ce petit
animal « à Loubeinz, maison champêtre de INI. de Lancre, conseiller et
noble membre du noble parlement de Bordeaux ».
(•i) Dans le roman du pèlerin, il raconte, en chasseur passionné, toutes
les péripéties d'une chasse. Le récit fini, il songe enfin « h nous relever
de terre et tirer de notre chasse corporelle un profit immortel » auquel
profit, ajoute-t-il naïvement, « à la vérité nous ne pensions pas. » Cf. le
Pèlerin de Lorette, p, 5i6-53i.
(3) La Peinture spirituelle..., p. 489.
(4) Il se hasarde bien encore à colorier, mais certains oiseaux rares et
qui ne semblent pas avoir d'autre âme que leurs plumes, « l'oiseau cardi-
LOUIS HICHKOMK /|3
sissants. Il va droit à l'âme et, comme il dit, au « cœur »
de ses bêtes. Ainsi, de Tautour, de l'épervier et autres
semblables, il admire
les entreprises belles, le vol grand et hautain, avec un cer-
tain sentiment de l'honneur K
En deux lignes d'une noblesse et d'une vigueur peu
communes, il nous fait admirer
la majesté du gerfaut, ses pointes hautes, ses descentes
roides, ses griffades serrées, ses beccades pénétrantes ^
Volontiers, il les met aux prises, racontant ces petits
drames avec un mélange charmant d'humour, d'admiration
et de pitié. Au début du roman de Lazare, deux essaims
d'abeilles se livrent une bataille qui commence, semblable
aux jolies images des Mùnchener Bilderbogen, et qui
s'achève dans un fracas d'épopée :
Chacun avait son roi qui voltigeait au milieu de ses troupes,
beau, luisant et plus gros de corps la moitié qu'aucun de ses
soldats et, bourdonnant, les exhortait gravement de se montrer
vaillants en la nécessité présente. Il y avait, d'un côté et
d'autre, plusieurs bataillons de diverse figure, les uns ronds,
les autres carrés, quelques-uns triangulaires, les autres en
forme de croissant, tous armés des mêmes armes, qui était
une cote d'écaillés, et de même courage, tous lanciers montés
dessus leurs ailerons.
Le signe donné par un confus bourdonnement de l'un et de
nal du Brésil » par exemple et l'oiseau du Paradis. Voici ce dernier tout
éblouissant : « petit de corps, aux grandes et longues pennes partout et
divinement colorées : sa tête est jaune, son col émaillé d'un vert gai, ses
ailes teintes de tanné pourprin et le reste du corps d'or paillé » [Les
Tableaux sacrés, p. iS). Plus tard, dans l'Académie d'honneur, Richeome
a ramassé cette peinture en deux mots « jaune-vert, aux ailes de pourpre
tanné et sans pieds » (p. 262). Voici le cardinal. « De la grandeur d'une
aigrette, au col et bec long et courbé en faucille, et aux jambes longues à
proportion, portant le manteau de ses plumes d'une écarlate plus vive et
plus éclatante qui se puisse trouver; ayant les bouts de quatre grosses
pennes teints du violet de pareille vivacité, etc., etc. » [Académie d'hon-
neur, p. 262).
(i) Le Pèlerin de Lorette, p. 528.
(2) Ib., p. 528.
44 L HUMA^ISME DEVOT
l'autre côte, le choc commença, escadron contre escadron,
donnant tantôt de front, tantôt par les flancs, ores repoussant
ores agressant, d'une si furieuse mêlée et tuerie qu'on voyait
en l'air comme une grêle de fèves ou de balles de harquebuse
donnant les unes contre les autres et tombant à terre, dru et
menu.
« C'était fait de ces deux peuples », si Lazare no les avait
pas séparés, « lui faisant mal » de voir ces bonnes bêtes
<( se couper la gorge et perdre leur état par cette guerre
civile » \
Plus humaines et plus naïvement profondes, les pein-
tures de la « lézarde » et du singe résument presque
toute la théologie de la mystérieuse amitié que nous avons,
ou que nous devrions avoir pour les animaux.
(i) Le Pèlerin de Lorette, pp. 347, 348. Je ne puis me tenir de citer
encore, au moins en note, une de ces belles anecdotes. « Un de nos pères
me contait, ces jours passés, qu'ayant exposé une fourmi qui était demeu-
rée enclose dans une fiole trois jours, à la bouche de la caverne dont elle
était sortie, elle fut aussitôt attaquée de plusieurs qui la pinçaient aussi
rudement que la colère de fpurmi leur donnait de force à la châtier de
son absence et oisiveté. Et tandis qu'on la harassait, quelques-unes ren-
trèrent dans la caverne, comme allant accuser au consistoire leur débau-
chée. Enfin en sortit une plus grande de toutes qui saisit de son bec
l'échiné de cette pauvrette et la porta demi-morte loin de la caverne,
comme la banissant de la république. » [La Peinture spirituelle, pp. 493,
494.) Ici, Richeome est pris tout à fait en flagrant délit d'oublier la
morale de ses fables. Il a voulu d'abord nous détourner de la paresse,
mais bientôt il ne laisse plus parler que sa pitié pour la fourmi victime
d'une république sectaire. 11 y a plusieurs autres combats d animaux. Le
plus admirable de tous — celui du serpent et de la belette — est malheu-
reusement trop long pour que j'aie le droit de le reproduire. Le serpent
est « étendu en plusieurs cercles aux rayons du soleil ». Avant qu'il ait
achevé de se a déscngourdir », la belette l'a vivement attaqué. Elle
« rondait légèrement, sautillant çà et là ». Le serpent s'échauOe enfin à
l'escrime « et déjà enflait le col et le levait un pied sur terre, se virait,
se traînait, sifflant et dardant la langue à traites et saillies redoublées.
La belette... lui passait dessus et dessous et à travers si vitcment qu'elle
semblait voler..., enfin la belette... lui planta les dents sur le col joignant la
tête et le serra de si près, criant et jetant son urine, que le serpent ayant
fait plusieurs tours et retours de son corps, demeura mort sur la place ».
[Le Pèlerin de L.orette, pp. 410, 4ii) C'est ici le symbole que Richeome
oublie, mais tout à fait. D'après Aristote et Pline, c'est pour avoir mâché
de la rue que la belette se trouve ainsi de force à vaincre le serpent. Ou
voit les mille symboles possibles. François de Sales aurait comparé celle
rue à l'eucharistie qui nous donne la force de terrasser le démon.
Richeome a entrevu quelque chose de ce pleure, mais Ihistoire même la
bientôt passionné tout entier et, en achevant, il ne sait plus qu'admirer
la sagesse du Créateur.
LOUIS U I C U E O M E 4 5
Vous voyez souvent de petites lézardes ramper sur les arbres,
parois et parterres de votre jardin. Ce sont hôtesses sans
malice et sans dommage. Elles ne vous coûtent rien à nourrir ;
c'est aux dépens de mouches et de quelques autres bestioles
dont elles prennent leur pension, et, pour louage de la maison
et usufruit de votre jardin, elles vous donnent sujet de plaisir,
en l'inspection de leurs petits corps et en la science que vous
apprenez de leur gaillardise, habileté et légèreté à se porter
sur terre, et en la muraille contremont, en droite ligne, comme
un trait.
Elles se plaisent à regarder Thomme au visage. C'est pour-
quoi vous les voyez s'arrêter parfois à vous regarder fixement.
Ce sont vos lézardes. Je ne veux pas faire venir ici les lézards
verts qui courent les champs et les haies, plus gros et plus
vaillants beaucoup que ces petites femelles. Seulement, je vous
avise, quand vous en verrez, qu'ils sont amis de l'homme et
se plaisent fort à le contempler et le défendre contre les ser-
pents ^
Heureux, les novices que de tels préceptes auront
formés à la perfection ; heureuses, les bêtes qu'ils auront
rencontrées sur leur chemin, et plus encore les âmes qui
seront venues leur confier leurs doutes ou leurs angoisses.
Tout se tient en effet. A leur discrète façon, les lézardes
de Richeome sont molinistes. Port-Royal les accuserait
de ne rien comprendre à Saint Augustin.
Le singe gambade et fait ses grimaces dans un chapitre
de V Adieu de Uâme dévote où Richeome a voulu prouver
que Dieu, ayant fait « symboliser le corps de chaque chose
avec sa forme », notre corps doit être immortel.
Les singes, dit-il là-dessus, ont une âme folâtre et ridicule ;
ils ont le corps tout propre pour faire rire, retiré au portrait
de leur âme. Les uns l'ont du tout escoué (sans queue) et pelé
en cet endroit; les autres, comme les guenons, avec une longue
et difibrme tirasse de queue ; leurs pieds ne sont ni pieds ni
mains, semblables néanmoins h tous les deux ; leur face n'est
ni visage d'homme ni face de bête, dilformément ridée, per-
lée de verrues, enveloutée de poil follet, la gueule fendue
(i) La Peinture spirituelle p. 497-
/|6 l'humanisme dévot
jusqu'aux oreilles, et en somme extrêmement difformes d'une
très artificielle et plaisante laideur ^
Négligeons la beauté et limitons-nous à la métaphysique
de ce merveilleux tableau. En effet, tout cela va plus loin
que l'on ne pense. Richeome admet donc que la mission
naturelle et providentielle du singe, que sa raison d'être,
est de faire rire. C'est pour ce but que Dieu lui a donné,
d'abord une âme « ridicule )>, c'est-à-dire risible, ensuite
le corps le mieux fait pour exprimer cette âme. Sa laideur
est (( artificielle », c'est-à-dire encore, savamment combinée
par le Créateur et toujours en vue de nous amuser. Lai-
deur (( très plaisante ». D'où il suit que rire est non seu-
lement toléré, mais encore simplement bon. N'en déplaise
à Fauteur des Maximes sur la co77iédie^ Dieu nous le permet,
il nous y invite même, sachant mieux que nous ce qui
nous convient et ce qu'exige le sérieux de la vie chré-
tienne. Ainsi, amis ou bouffons, les animaux travaillent à
nous rendre le paradis terrestre. Les lézardes ont regardé
Adam des mêmes yeux qu'elles nous regardent ; les
singes l'ont fait rire. Lafaute originelle n'a pas plus enve-
nimé tous les animaux qu'elle n'a mortellement corrompu
nos cœurs. Un jardin, aussi beau peut-être que l'Eden,
est encore ouvert à ceux qu'anime et que réjouit l'esprit
des enfants.
VL Le spectacle du monde moral n'altérait pas la séré-
nité joviale et tendre de Richeome. Non pas qu'il fût un
naïf ni un bénisseur à outrance. Il avait beaucoup d'es-
prit et de franchise, des yeux excellents. Il connaissait
le fort et le faible du cœur humain pour l'avoir étudié sur
le vif, à (c l'école de l'expérience prise tant sur ses périls
et actions, que sur celles d'autrui » « Chères âmes, dit-il
au début de V Académie dlionneur, vous avez en celte
œuvre de l'humilité, les enseignements que j'ai pu tirer
des trésors des saints livres et les expériences que j'ai
(i) /.'Adieu de l'àme..., pp. 82, 83.
LOUIS IIICIIKOMI': '17
faites l'espace de quarante-huit ans. » ' Dans son roman
du pèlerin, nous assistons à un grand repas où se trou-
vent des convives très mêlés, y compris un ministre
protestant. Dès avant le rôti, Lazare qui « parlait peu,
mais qui notait tout, sans faire de Tétonné... savait déjà
les qualités et la portée de tous les conviés »''. Je le crois
sans peine, Lazare ayant de qui tenir. Pour n'être pas
misanthrope, un moraliste ne manque pas fatalement de
clairvoyance. Chose curieuse et rare en matière de litté-
rature pieuse, Richeome ne semble écrire que pour Tune
des deux moitiés de Tunivers. Sauf « la bonne mère »
Eve qu'il ne peut pas ne pas rencontrer dans le tableau
du Paradis terrestre, il ne s'adresse presque jamais au
sexe dévot ^ Sans doute, ayant habituellement vécu dans
les charges, il avait peu confessé les femmes. Gela expli-
querait, en partie du moins, que la vogue de ses livres
n'ait pas duré plus longtemps. Philothée aime fort qu'on
lui parle d'elle. En revanche, il a beaucoup regardé les
milieux universitaires, religieux et parlementaires, à Pont-
à-Mousson, à Lyon, à Bordeaux, à Rome. Dès qu'il ne
s'occupe plus de l'âme dévote en soi, dès que ses obser-
vations morales s'appliquent à une classe déterminée, il
vise directement les gentilshommes, les savants, les
novices de la Compagnie, les théologiens, les prédicateurs
et, — c'est déjà son mot — « les gens de lettres ». Aux uns
(i) V Académie d'honneur. Avant-propos non paginé.
(2) Le Pèlerin de Loreite, p. 617. Toute cette scène du repas est très
curieuse, à qui veut se représenter un jésuite de 1600 dans le beau
monde. Lazare surveille, conduit et spiritualise la conversation avec une
maîtrise consommée et très amusante.
(3) Cf. Tableaux sacrés, p. 28. Dans sa « peinture parlante » de la gra-
vure du paradis, il fait un petit discours à Eve et conclut ainsi : « Excusez-
moi, spectateurs, la peinture me transporte et me fait parler à cette image
comme si c'était Eve même ». Ib. Encore un joli mot pris dans cette
même description : « Il y a là, dit-il, plusieurs belles pierres précieuses,
mais personne ne les ramasse parce qu'il n'y a encore qu'Adam et Eve au
monde ; leurs enfants les cueilleront après », p. 11. — Je dois ajouter
néanmoins qu'un des premiers livres de Richeome, V Adieu, est dédié à
deux dames, Louise d'Ancezune et Diane de Crussol. Louise d'Ancezune
venait de fonder le Noviciat d' Avignon. Cf. Fouqueray. Histoire de la
Compagnie de Jésus, t. II, Paris, 1913, pp. Sog-Sio.
48 l'humanisme DÉVOT
et aux autres, il montre, et vivement parfois, qu'il les
connaît bien, mais sa morale n'est jamais amère, mépri-
sante ou décourageante. Impitoyable à la vanité plus
qu'aux vaniteux, surtout à la vanité des orateurs, même
quand il s'abandonne le plus librement à sa verve sati-
rique, il ne se départ jamais de l'optimisme foncier que
nous avons déjà remarqué chez lui et sur lequel nous
devrons bientôt revenir.
Il se distingue du commun des moralistes par de cer-
taines saillies périodiques et qui me paraissent tout à fait
curieuses. Ce n'est exactement ni l'esprit français ni le
provençal, mais une sorte d'humour. Il s'agit bien tou-
jours de nous représenter les misères ou les ridicules de
l'humanité pécheresse. Mais, au lieu de nous faire réaliser
ce néant par des éclairs brusques, comme Pascal, ou par
de longues analyses exclusivement morales, comme Nicole,
Richeome a recours à des évocations concrètes, menues,
insistantes, souvent comiques et qui rappellent d'assez
près la manière des grands anglais.
Soit le néant de la gloire :
Qu'on prenne, dit Richeome, le plus renommé de la France.
11 est certain que le tiers de la France ne le connaît point. Je
dis davantage, que la dixième partie de Paris ne connaît point
celui qui est plus renommé dans Paris... Mille et mille artisans,
femmes et petits enfants, ne les connaissent en aucune façon ^
C'est bien la méthode, mais ici, comme on le voit, l'étin-
celle n'a pas jailli; la voici maintenant et qui va faire une
belle flamme.
Les Thomistes tiennent leur fort et leurs pièces de batterie
en une école ; les Scotistes en Tautre, et chacun pense être le
plus fort... Je me suis trouvé souvent aux disputes et ouï sub-
tilement colleter diverses questions et, entre autres, oyant
parfois parler, à grandes boutades, de la nature et des actions
des anges, me suis représenté les bons anges présents qui,
(i) Académie d'honneur, p. i5j.
LOUIS RICIIEOME /i<)
possible, se riaient et portaient compassion à ceux qui par-
laient tout autrement de leur essence, de leur façon d'entendre
et d'agir que la vérité ne portait. M'a semblé aussi de voir les
démons se moquer et se rire superbement, voyant les dispu-
tants échauffés en l'escarmouche de leur ignorance (de celle
des démons), principalement s'ils les voyaient s'enfler de l'opi-
nion de leur savoir. Or que l'orgueilleux soit un de ces dispu-
tants de haute lutte et qu'il sache mettre au sac... les plus
huppés... de quoi peut-il faire trophée, sinon de l'ignorance
d'autrui qui ne lui sait répondre, et d'une vaine opinion de
son savoir qui n'est en vérité qu'une mêlée de plusieurs igno-
rances ^?
Ces tribunes soudain visibles au-dessus d'une dispute
scolastique, ces démons ricanant d'entendre un théolo-
gien hâbleur qui s'échauffe à démontrer leur ignorance,
ce savoir « une mêlée de plusieurs ignorances », il est
fort heureux que le sourire compatissant des bons anges
domine la scène et en atténue la cruauté.
On savait déjà que notre science des anges est courte,
mais où a-t-on vu que l'humour se piquât de nouveauté ?
Les truismes le ravissent. A lui de les débanaliser, si l'on
peut dire, par quelque tour imprévu, par une façon bouf-
fonne, absurde parfois de découvrir, de rendre nouvelles,
irritantes même et par là franchement saisissantes, les
vérités les plus simples.
Si nous voyons un singe couvert d'un hoqueton, ou une
autruche portant un haut-de-chausses, nous nous prenons à
rire, car ce n'est pas leur habit naturel, ains un parement
façonné en la boutique d'un couturier, à la mode humaine ; et
si, étant mis sur des bêtes, il y a pour rire, à cause de la dis-
proportion, nous en sommes auteurs et nous rions de notre
propre solécisme, ce pauvre animal n'en pouvant mais, qui
n'est que le faquin et la butte de la risée. Mais si toutes les
bêtes pouvaient noter les incongruités de nos habits en nous,
et faits par nous, si elles pouvaient aussi bien rire et se gaus-
ser des vêtements pris de leur dos et chargés sur le nôtre, que
diraient-elles, je vous prie?... Que diraient les brebis de le
(i) Académie d'honneur, pp. 214, '^i5.
I. 4
JO L HUMANISME DEVOT
voir faire bravade de leur toison? Que diraient les loups, les
renards et tout le monde des bêtes de le voir vêtir, chausser
et piaffer de leurs peaux ? Que diraient les autruches, les paons
et les autres oiseaux, leur voyant porter leurs chapperons,
leurs queues, leurs ailes sur la tête? Et si chaque bête, selon
le droit, prenait le sien où il se trouve, que deviendrait ce
pauvre piafFeur habillé d'emprunt et de friperie...?
Ainsi lancé, l'occasion de dire leur fait aux coquettes
était bien tentante. Pour une fois, Richeome se tournera
donc de leur côté. On peut douter néanmoins que ces
dames trouvent la digression de leur goût.
Mais que peut dire le ciel voyant des dames chrétiennes de
notre temps, spécialement en leurs têtes, chargées de pierres
et de métaux, et parées d'une façon, non seulement vaine, mais
encore monstrueuse ? Leurs cheveux entortillés en serpent,
étendus en chauve-souris, frisés à la moresque ; leurs habits
déchiquetés, balafrés, mouchetés, bigarrés, vertugadés, hausse-
pliés... Que fera Jésus de ces tètes enserpentées, enchauvesou-
risées et emmoresquées ? N'en fera-t-il pas une butte de confu-
sion, au jour de jugement?^
Dans le fond, il n'y a rien là que n'aient répété mille
prédicateurs, mais un tour rare — les bêtes pillées ou
copiées par nous — a rajeuni le couplet classique. Ri-
cheome a sa façon d'ouvrir les yeux sur le monde, de voir
ce qu'on ne voit pas. En face d'un théologien orgueilleux,
il évoque des diables moqueurs. Il déshabille un fat et
invite, une à une, les bonnes bètes à rentrer en possession
de leurs biens volés. Une coiffure ridicule s'anime pour
lui, devient serpent ou chauve-souris. Curieuse méthode,
qui, si elle n'était maîtrisée par une charité compatis-
sante, rappellerait l'idéalisme cynique de l'auteur du
Gulliver. Voici encore de lui une imagination bouffonne
que l'on voit très bien illustrée par Jean Veber. Richeome
s'adresse ici aux novices de Saint-André et veut leur
montrer que « le manger et le boire » est bas et al>ject.
(i) L'Adieu de l'dnic..., pp. 68, 69.
T.O l I s 11 I C H KO M K ai
Représentez-vous plusieurs hommes assemblés en quelque
grande salle comme est la vôtre, et assis en une ou plusieurs
tables couvertes de soles, de saumons, de perdrix, de chapons
et d'autres pièces inconnues à votre cuisine et fort désirées de
la gueule des friands... De ces hommes, les uns coupent la
viande..., les autres portent la main au plat et, après, le mor-
ceau à la bouche ; les autres... mâchent à rencontre de mâ-
choires ce qu'ils ont emboetté, remuant le menton ; les autres. . .
ouvrent et serrent les lèvres et avalent la boisson, baissant ou
fermant les yeux et perdant la parole.
Ces gestes et actions, connus par l'expérience et naïvement
représentés quelquefois par Homère... ne sont-elles pas dignes
de risée? Si on y prend bien garde... Prenez-moi quelqu'un
qui n'ait jamais vu manger ni boire... Si cet homme entrait en
une salle garnie de tels hôtes, jouant à l'escrime avec telles
armes, faisant tels carnages et telles gesticulations, ne serait-il
pas énormément étonné ? Ne dirait-il pas en soi-même : que
font-ils donc, maintenant... écartelant ces corps morts et rôtis ;
tirant de ces sépulcres de pâte les morceaux de mort et por-
tant toutes ces pièces dans un trou et remuant le menton et
les extrémités do ce trou ; versant encore dans ce trou les
verres ou gobelets? En quel abîme jettent-ils ces étoffes?
Sont-ce des magiciens qui font des tours de leur art ? Ainsi
dirait cet homme... autant alors ébahi comme vous seriez de
présent, si vous voyiez une grande tablée de gens buvant et
mangeant par les oreilles ^
Je ne dis pas que le tableau soit d'un goût très éthéré.
Quant au reste, on ne pouvait mieux rendre, je ne dis
pas, encore une fois, le procédé, mais un des mouvements
les plus spontanés de cet esprit. C'est d'abord une impres-
sion de vaste dégoût devant ces gourmands attablés.
Manger est laid. Ainsi Byron ne voulait-il pas assister au
repas de ses maîtresses. Alors, soudain, jaillit le cocasse.
« Si l'on y prend bien garde », c'est-à-dire si l'on revêt,
par fantaisie, les sentiments de quelqu'un qui n'aurait
jamais rien vu de pareil, et par suite, si l'on rend à la
scène son étrangeté, son horreur native. Laid toujours,
mais encore risible, absurde, incompréhensible. « Ces
(i) A« Peinture spirituelle, p. 38o.
52 l'humanisme DÉVOT
corps morts et rôtis », ce trou béant et mouvant. Pourquoi
pas les oreilles ? Ainsi tantôt de la vue d'une autruche en
haut-de-chausses. « Si Ton y prend bien garde », ne sera-
t-on pas encore plus « énormément surpris » devant un
homme habillé ?
VII. Gomme on a pu le voir, l'humour de Richeome
n'a rien d'acide. Plus tapageuses que sanglantes, les vives
sorties où l'entraîne parfois sa verve d'écrivain et son
zèle, ne nous invitent jamais à désespérer de la condi-
tion humaine, à nous mépriser tout entiers. On n'est pas
moins janséniste que lui, moins décidément contraire, —
humeur, doctrine, — aux formes diverses du pessimisme.
Considérez, s'écrie-t-il quelque part, combien est inique la
plainte, combien grande l'ignorance, combien détestable l'in-
gratitude des enfants d'Adam qui murmurent contre ce bon et
grand Seigneur, Taccusant comme eschars et chiche envers
l'homme, au lieu d'adorer d'une profonde humilité et révérence
son infinie bonté, reconnaissant ses largesses, et accuser plutôt
la perversité de ceux qui si iniquement emploient les dons et
grâces à eux faits sur tous les animaux du monde \
Tout Richeome est dans cette splendide phrase où l'on
retrouve l'écho à pefne affaibli du plus grand écrivain du
xvi"" siècle, et un clair pressentiment de Bossuet. Semi-
pélagien, soupirerait Sainte-Beuve. Laissons-le faire et
n'allons pas perdre le temps à venger l'orthodoxie plus
que manifeste du jésuite. Dans l'homme, diminué sans
doute par la faute originelle, mais depuis, enrichi divi-
nement, Richeome voit une merveille et de grâce, et même
encore de nature. Il le contemple, il l'exalte. Son Adieu
de Vâme dévote laissant le corps, n'est qu'un long cantique
d'admiration, de confiance et de joie.
« Le créateur... a marié l'âme divinement belle à un
corps divinement beau-, » Cette vive phrase résume
(i) VAdieu de Vâme, p. ^36.
(a) //>., p. 107.
LOUIS RICHEOME 53
VAdieu, indique Tunité profonde d'une œuvre, d'ailleurs
capricieuse et diffuse. Membre par membre, puissance
par puissance, Richeome, dans ce livre, fait cent fois le
tour de Thomme, cette « cité royale », ce « grand monde »
qui a toutes les perfections du reste de l'univers et qui les
dépasse.
N'y a créature vivante sous le ciel de la grosseur de l'homme
dont le corps, à proportion, touche moins, en marchant, la
terre que lui, et bien peu s'en faut que le corps en son mou-
vement ne s'élève du tout en l'air et soit céleste en certaine
manière, portant en cela l'image de la beauté divine de l'âme
sa consorte ^
Os homini sublime. Ovide l'avait déjà dit, mais Richeome
avait-il lu dans La Fontaine
Une herbe n'aurait pas
Porté l'empreinte de ses pas.^
Aussi bien, notre humaniste avait-il beaucoup de lec-
ture. Aristote et Pline lui sont familiers, mais ce que les
livres lui ont appris à mieux voir, il l'a regardé de ses
yeux, à la loupe, au microscope, longuement et passion-
nément. Peu nous importe d'ailleurs que sa ferveur lui
inspire parfois les métaphores les plus saugrenues. C'est
cette ferveur même qui nous intéresse et non pas son
goût littéraire, bon ou mauvais.
En tout le corps, il n'y a rien de plus beau que le visage...
Y a-t-il partie au corps humain où tant de pièces soient rap-
portées ensemble si diversement et avec plus bel accord ?. .. Le
front doucement arrondi tient le haut bout, comme le trône
de la raison ; les yeux suivent après comme torches, flambeaux
et étoiles d'icelle ; les oreilles...; le nez est le quatrième en
rang, comme le canal des odeurs, gouttière du cerveau et huis-
sier pour introduire le souffle aux poumons...
Les sourcils limitent le front par deux belles arcades, ser-
vant de toit et couverture aux yeux..., le nez, élevé comme
(i) V Adieu de l'âme, p. 85.
5/, L HUMANISME DEVOT
une tournelle, les divise et les flanque, aboutissant au milieu
des sourcils. Les oreilles sont arrière, élevées en coquilles,
immobiles en Thomme seul... Les joues et le menton, par spé-
ciale prérogative donnés au seul homme, sont Taccomplissement
des parties de ce beau frontispice et excellent écusson.
Quant est des couleurs, il y en a plus ici qu'en tout le
corps... Pour le regard de la proportion et symétrie, elle y est
aussi admirable... et cette proportion est si belle et si divine
qu'elle a servi et sert encore de moule à tous les architectes...
pour compasscr leurs moulures, frises, architraves et autres
pièces \
Ce n'est là qu'un premier crayon d'ensemble, une pre-
mière série d'émerveillements. Richeome reprend ensuite
chacun de ces traits pour montrer leur valeur expressive,
leur admirable « correspondance » avec Lame. De ce
point de vue, la main Foccupe encore plus longuement que
le visage. Elle aussi, elle est Limage de l'âme
voire plus divine que n'est la face, à cause qu'elle la repré-
sente non par des traits et figures plates, mais par des vives
actions tirées en relief^ ;
à cause aussi qu'elle figure ce qu'il y a de plus divin en
nous, à savoir la volonté.
Y a-t'il rien de plus gaillard, plus libre, ni plus à soi des
membres apparents, que le bras et la main ? Tout le corps de
l'homme, à cause de la droiture, est fort libre, car il se hausse,
s'abaisse et se tourne plus facilement qu'aucun animal ; mais,
en tout le corps, il n'y a partie extérieure plus gaie et plus
démêlée que le bras avec la main ; il se joue à tout mouvement ;
il s'avance ; il se retire ; il monte ; il descend ; il se contourne ;
il se forme en rond, en triangle, en demi-cercle ; il s'entrelace ;
il se joint ; il se met derrière le corps ; il se met devant, à
côté, sur la tête, sous les pieds, et n'y a endroit au corps où
il ne commande. N'est-ce donc pas un vrai portrait du franc
arbitre et d'une liberté vraiment seigneuriale '.
(i) V Adieu de l'âme..., pp. io5, io6.
[i) Ib., p. 129.
(3) II)., pp. 104, io5.
LOUISRICHEOME 55
Laissez quelques détails enfantins ; ce passage n'en
demeure pas moins capital. Il répond d'avance à ÏAugus-
tinus. Qu'est-ce en effet que le bras et la main, sinon
rimage, et très imparfaite, du franc arbitre, et celui-ci
qu'est-il à son tour, sinon, de toutes nos facultés, celle
en qui « reluit principalement l'image de Dieu ? »
Cette puissance est l'argent vif, l'or, le cœur, le nerf de
l'âme et le propre fond où Dieu a couché au vif ce divin tableau
de son image et semblance... Le franc arbitre... est, en cer-
taines manières, tout-puissant, car il peut résister à toute puis-
sance, tant soit-elle haute, en tant qu'il ne reçoit du ciel ni
de la terre aucune influence ni sorte de contrainte ^.. Dieu
même ne le force point... car s'il forçait la volonté, il détrui-
rait son image et ferait que la volonté ne serait plus volonté...
(Dieu veut que l'homme) soit maître au ménage de ses actions. ..
La volonté est à soi et maîtresse de soi.
En elle reluit aussi la souveraine bonté, la toute sagesse,
et comme, par cette faculté, Fhomme peut toujours croître en
bonté, aussi peut-il acquérir plus grande sagesse sans pause,
quand il vivrait dix mille ans en ce monde... Il peut, avec la
grâce de Dieu, d'un côté s'échauffer de plus grande charité, et
de l'autre s'illuminer de plus grand savoir, s'employer à meil-
leurs usages, et devenir toujours plus sage et plus parfait,
sans terme et sans fin, à la semblance d'une bonté et sagesse
infinie ^
Eh! sans doute, Richeome n'a pas inventé le franc
arbitre. Mais la manière est bien de lui, jeune, sonore,
lyrique, entraînante. Tout ce chapitre de V Adieu sonne
comme un hymne triomphal à la louange de la volonté.
Les nobles et divins objets qui l'attirent donnent à cette
faculté de l'homme un lustre nouveau. Où va-t-elle d'abord,
invinciblement, quand elle est bien faite, sinon à la gloire,
et qu'y a-t-il de plus beau qu'un pareil attrait ?
(i) On entend bien que Richeome ne nous soustrait pas à HnAuence de
la grâce, mais bien à toute « contrainte »,
(2) V Adieu de Vâme..., pp. 97-99. Cf. L'Académie d'honneur, pp. 264-
266.
l'humanisme dévot
Dieu a donné cet instinct à l'homme, parce qu'il l'a créé à
la gloire, comme il dit; c'est pourquoi il invite à la vertu...
par cette amorce. « Je glorifierai^ dit-il, celui qui m honorera
et rendrai roturier celui qui me déprisera... » Le Fils de Dieu,
venu en ce monde..., commença ses leçons par la gloire et en
fit ses premiers sermons... ^
Louable aussi et magnifique, le désir de la gloire humaine,
pourvu qu'il s'ordonne à la vertu, à la science, au « bien
public ». Il semble, dit Richeome,
que la Providence divine fait tenir en pied les états et conserve
les gouvernements de ce monde par l'esprit et sentiment des
honneurs, sans lesquels il n'y aurait ni roi, ni capitaine...,
ni écolier, ni aucun noble membre de monarchie ou répu-
blique. Nulle royauté, nulle communauté bien réglée, et la
sentence qui dit : L'honneur entretient les arts est très véri-
table et doit s'entendre pour toutes les communautés... Où il n'y
a point de gloire pour la vertu .. il n'y a personne qui s'efforce
de devenir vaillant, ou savant, ou même bon artisan... Nous
voyons nos petits écoliers être excités à mieux étudier par les
titres qu'on leur donne de roij de président, de sénateur...
quand ils ont bien fait ; et par telles ombres puériles d'hon-
neur s'avient au chemin de la gloire solide. Raisons et expé-
riences qui montrent que, non seulement il est loisible, mais
encore nécessaire de mettre ces amorces en toutes vacations,
pour donner le fil aux esprits gaillards, et la pointe aux gens
bien nés h bien faire et soutenir l'Etat ^\
Port-Royal murmure. D'autres comme lui. Voilà, pensent-
ils, un théologien qui en prend à Taise avec le vieil Adam
(i) L Académie d'honneur, p. 32i.
(2) Ib., pp. 323, 324. Ces mômes idées reprises plus lard et amplifiées
burlesqueraent par Garasse ont beaucoup scandalisé Pascal (IX° provin-
ciale). Rien de plus naturel et logique si l'on part de la théologie de Jan-
sénius, mais il est prodigieux qu'un si beau génie n'ait pas reconnu la
parfaite, l'aimable et spirituelle innocence du texte de Garasse. « Quand
un pauvre esprit travaille beaucoup, pour ne rien faire qui vaille... Dieu
lui en donne une satisfaction personnelle qu'on ne peut lui envier sans une
injustice plus que barbare. C'est ainsi que Dieu, qui est juste, donne aux
grenouilles de la satisfaction de leur chant. » Comme le remarque May-
nard « la morale sera-t-elle perdue si on souifre un pauvre poète se com-
plaire dans des vers sifilés de tout le monde ». Maynard, Provinciales^
I, 416.
LOUIS RICHEOME '>7
et la triple concupiscence. J'y venais, répond le jésuite,
et vous n'aurez rien perdu pour attendre. Là-dessus, il
entame un nouveau chapitre, où il prouve avec la même
joie débordante que « les restes du péché originel » con-
tribuent glorieusement à la beauté du monde moral.
Le Philosophe. — (Le péché originel) est-il du tout effu '
par le baptême ?
Le Théologien. — Du tout (c'est-à-dire, tout à fait).
Le Philosophe, — D'où vient donc la rébellion de la chair à
ceux qui sont baptisés et nettoyés de cette ordure ?
Le Théologien. — De l'amorce qui en est restée?
Le Philosophe. — Je n'entends pas ceci : car puisqu'il n'y
a aucun venin de péché résidu... d'où vient l'enflure de notre
âme et de notre corps ? Si la racine de corruption est arra-
chée, et la sentine vidée, d'où bourgeonnent tant d'épines, de
quelle source coulent tant d'infirmités ?
Mon Dieu ! que tout cela est simple, explique alors le
théologien! Nous admettons, n'est-il pas vrai, que cette
concupiscence n'est point péché, mais simplement amorce
dépêché. La miséricorde divine est donc sauve puisqu'elle
a ôté (( le mal, qui seul est si formidable, à savoir l'infec-
tion du péché ». Quant à « ces quelques pointures de la
plaie guérie ))\ il est trop certain qu'elles piquent; elles
nous sont bonnes pourtant. D'ailleurs n'allez pas vous exa-
gérer la cuisson de cette bienheureuse cicatrice. Dieu,
ayant remis « en sa force et beauté » la partie supérieure
de l'âme
permet demeurer l'inférieure avec quelque rébellion, qui, faci-
lement est réglée avec l'assistance divine et la raison maîtresse,
par ceux qui veulent être soigneux de leur salut. Il écrase la
tête du serpent, où consiste le venin et le danger, et laisse le
tronçon du corps et la queue, qui peut bien se remuer et faire
(i) Cette plaie guérie est sûrement le péché originel, et non la concu-
piscence. On voit d'ailleurs dans tout ce chapitre, le « coup de pouce »
d'un optimiste décidé, mais pour le fond, images, doctrine, tout est con-
forme aux canons de Trente, comme me l'affirme un théologien éminent
de qui j'ai voulu prendre l'avis en cette matière délicate.
58 l'humanisme DÉVOT
voir que c'était un serpent, mais non pas nuire, si l'on n'en
veut prendre sa réfection.
Ces tronçons et cette queue, « engeance et race mutine
du péché originel » ; cet aiguillon dont les pointes « font
rougir une âme gaillarde, comme si elle recevait des
soufflets », ont une foule d'avantages. Ils nous maintiennent
dans l'humilité; ils nous donnent chaque jour des occa-
sions de victoire. Et Richeome de réciter les triomphes
de Pompée, de Mithridate, de Titus et des autres si fiers
d'attacher à leur char l'ennemi vaincu et vivant.
Octavian eût mieux aimé Cléopâtre, reine d'Egypte, vive
en son entrée triomphale que toutes les autres magnificences.
Dieu nous laisse à nous notre Cléopâtre, la concupis-
cence toute vive, pour que notre triomphe en devienne
plus glorieux. Il la laisse « pour les vaillants ».
Si les lâches et les paresseux s'en fâchent, et y ont de la
confusion, les vertueux s'en réjouissent, non pour sentir telle
amorce, mais parce que c'est la volonté et ordonnance divine
qu'ils soient prouvés en tel feu et d'autant qu'ils en espèrent de
la gloire et ne demandent pas mieux, tant qu'il plaira h Dieu.
Un cœur nohle et hardi s'ennuie s'il n'a quelque sujet pour
s'exercer.
Alexandre le Grand, autant de fois qu'il oyait dire que
son père avait pris quelque grosse ville, il se fâchait... disant
que son père ne lui laisserait aucun ennemi \
Il y a loin de ces pages triomphantes au petit livre,
sublime, certes, mais accablant que Bossuet écrira près
d'un siècle plus tard, sur les trois concupiscences, qu'il
écrira, dis-je, pour des religieuses. On entend bien que
je ne compare ni les styles, ni les doctrines, mais les ten-
dances profondes. Sauf quelques divergences théologiques
sur lesquelles nous n'avons pas à nous expliquer % ils
(i) L'Adieu de l'âme..., pp. 16J-170.
(a) Malgré le concile de Trente que du reste, il semble avoir curieuse-
ment négligé, Bossuet ne s'est jamais franchement décidé à abandonner la
LOUIS lUClIIilOME 59
admettent bien tous les deux le même dogme, mais pas
toujours dans le même esprit. Ce que l'un a écrit, l'autre
aurait pu l'écrire, l'a écrit même, mais d'un autre accent.
De l'un à l'autre, l'horizon des âmes pieuses s'est assom-
bri. Nous verrons monter ces tristes nuages. La morale
y gagnera-t-elle ? Je n'en sais rien, mais je vois mal à
quelles enseignes? Richeome nous permet-il de faire bon
ménage avec ce qui reste en nous du vieux serpent? Il
n'y paraît pas. Au lieu de nous hypnotiser de terreur devant
<( cette race maudite », il nous invite à la mépriser comme
une bête qui n'a plus ni tête ni venin et qui n'est que sale.
Au lieu de nous déprimerpar une peinture outrée de notre
corruption, il s'adresse aux plus nobles instincts de notre
nature. Il nous hausse jusqu'à l'héroïsme en nous traitant
comme des héros.
Dès qu'il en vient au détail, Richeome ne nous prêche
pas la vie commode, mais ce qu'il nous propose de plus
affreux, il semble toujours le faire en chantant, j'allais
même dire, en jouant. Quelque âge qu'il nous prête, il
nous parle comme si nous avions quinze ans. Que ne
puis-je citer, en son entier, un des derniers chapitres
de YAdieu : De L'appareil de Uâme au combat. Le titre
sonne comme une fanfare guerrière ; tout le chapitre
est une longue suite d'images qui pourraient illustrer
un roman de Walter Scott. Il y a là du précieux, du
puéril, mais balayés par une allégresse extraordinaire.
On nous mène vraiment à une fête, tour à tour belle
comme un tournoi, amusante, comme la visite d'un vieux
château.
vieille théorie qui assimile plus ou moins péché originel et concupiscence.
Très certainement il aurait grondé plusieurs fois en lisant les explications
de Richeome sur les restes du péché originel. S'il n'était pas de Port-Royal,
doctrinalement, il voisinait avec lui, mais chez Bossuet, comme d'ailleurs
chez tout le monde, la doctrine formulée et oratoirement orchestrée n'est
pas toujours l'expression de la vie profonde. On l'a montré, jusqu'à l'évi-
dence, aussi « quiétiste », que Fénelon (cf. mon Apologie pour Fénelon,
Paris, 1910, dernier chap.). Nous montrerons de même plus tard que, par
le fond de sa vie intérieure, il était beaucoup plus près de « l'esprit des
enfants » que nombre de ses écrits doctrinaux ne le feraient croire.
^O l'humanisme DÉVOT
Aussitôt retirée en sa citadelle (l'âme tentée) pourvoira de
garnisons nécessaires à toutes les avenues... contre-minera tous
les lieux suspects avec les engins de prudence ; fermera les
cinq portes des sens extérieurs, la grille des sens intérieurs
abaissée, bouchant les entrées aux espions de curiosité, et à
toutes mettra leurs corps de garde des vertus ; ... n'oubliera de
faire la patrouille sur la nuit de cette tentation, marchant pre-
mier l'examen de conscience ; et visitera tous les forts et dé-
fenses, pour reconnaître si d'aventure il y aurait quelque enfant
de paresse ou de vaine gloire caché... lequel, elle trouvant, le
fera aussitôt ou corriger, ou déloger par la secrète porte de
confusion, pour ne donner l'alarme sans fruit.
Par là-dessus, jeûne, cilice et le reste. Enfin, le démon
paraît. L'âme
marchera aux murailles avec ses saintes compagnes, plus
fortes amazones que jadis les anciennes ne furent, qui sont les
vertus... La pénitence ira des premières portant le drapeau
aux armoiries de sable, semé de larmes, avec un Tau d'argent,
le chef des armoiries d'azur et une couronne d'or chargée de
douze pierres précieuses, de pourpre, de gueule, de sinople
el d'azur, trois de chaque couleur entremêlées par art \
On nous expliquera ce blason symbolique. Mais tel quel,
il nous suffît. L'éblouissement de ces couleurs donnerait
au plus lâche du courage et de la joie. N'oubliez pas que
le démon grimpe déjà sur le rempart. L'âme le voit bien,
mais pendant qu'il fait rage en pure perte, elle se délecte
à contempler ses propres armes et sa bannière. Peut-elle
craindre qu'il la séduise? Non, la grâce est là, et notre
nature qui est « de haïr ce qui est laid et mauvais comme,
au contraire, d'aimer ce qui est beau et bon ». Que si le
démon « fait plus grande violence »,
la raison dira, parlant en son silence à la volonté : ... Donne-
ras-tu ton amour à celui qui est extrêmement laid et méchant,
coquin et pauvre en tout, sinon en ruses, iniquités et sup-
(i) JJ Adieu de lUîme..., pp. 20tj-2ii. Un autre tableau féodal avait
précédé celui-ci. On y voyait « la sensualité... qui toujours épie do la
basse guérite » par le moyen des sens, « la raison qui en est la haute
tour », fie, p. 'io?).
LOUIS RICHEOME 6l
plices... Le serviras-tu à tels gages? Abandonneras-tu la sou-
veraine beauté... qui, de rien, a fait ce beau monde pour toi,
sravant Timaffe de sa sainte divinité en toi, afin de te faire
capable d'un plus beau monde ^
D'émerveillement en émerveillement, de fête en fête,
de victoire en victoire, Fâme arrive enfin au dernier
combat, facile, joyeux comme tous les autres. Mais ici,
devant la mort, Richeome paraît encore plus humain, s'il
est possible. Certains passages de son noble poème :
V Adieu de Vâme dévote laissant le corps^ égalent presque
l'œuvre fameuse de Newman, ce Dreaiii of Gerontias qui
fut la dernière lecture de Gordon mourant. L'heure a
passé des jeux enfantins et des prouesses de plume. 11
n'y a plus là que gravité, sérénité et tendresse. Le « cher
compagnon » de l'âme essaie d'abord de la retenir.
Le Corps. Hélas ! qui te contraint te départir de moi?
UAme. De Dieu, juste et puissant, Tirrévocable loi.
Le Corps. Cette loi nous a-t-elle unis pour nous dissoudre ?
U Ame, Elle veut que tout corps mortel devienne poudre.
Le Corps. Dieu me forma pour t'être un logis éternel.
UAme. Ce dessein fut rompu par Adam criminel...
Le Corps. Et qui me recevra, délaissé de toi, Dame?
UAme. La mère des mortels en dépôt sous la lame.
Le Corps. Que ferai-je reclus en tel hébergement?
UAme. Sans douleur, dormiras jusques au Jugement.
Pour le consoler, elle lui promet une résurrection,
certaine, prochaine. « Le terme n'est pas loin » où sa
(( dissoute nature », « ralliée » par Dieu, il deviendra
Impassible, subtil, léger, resplendissant,
Comme le ciel, l'esprit, l'éclair, l'astre luisant.
Bientôt, doucement, il cesse de se plaindre, il accepte,
il bénit l'épreuve suprême.
Le Corps. Adieu donc, jusqu'alors, puisqu'il est nécessaire.
UAme. Adieu, chère partie, adieu, mon aîné frère.
(i) L'Adieu de lûinc...^ pp. 207, 208.
6j. L H i: M A N IS MK D K VOT
Le Corps. Adieu, ma douce vie, adieu mes vrais amours...
Va, prends possession de ce noble héritage.
Désormais dedans moi tu languis, ta langueur
Me dérobe les sens et flétrit ma vigueur.
Mon oreille, mon œil manquent à leur office ;
De mes membres aucun ne te prête service;
La glace entre en mes os, pour la mort y loger,
Chez moi tu ne peux pas longuement héberger.
Adieu, ma vie, adieu, je consens, prends la voie
Selon ton grand désir, de Timmortelle joie.
UAinc. Adieu, ne sois marri si, première, je vais,
Té laissant ici-bas, voir le grand Roi des rois.
Ton jour viendra un jour, sans longuement attendre,
Que, dévalant des cieux, viendrai pour te reprendre.
Jusques à ce jour-là, toi, sépulcre marbré,
Garde fidèlement ce mien gage sacré.
Garde-le jusqu'alors que la claire trompette
Du monde et des mondains sonnera la retraite,
Proclamant les Etats des âmes et des corps...
Ici, l'âme qui se voit déjà elle-même « d'un trait plus
pénétrant », a une seconde d'angoisse, mais la confiance
revient aussitôt. Vois, dit-elle à Dieu,
Vois mes iniquités rayées par ta grâce,
Vois le sang de ton fils qui tous péchés efTace...
enfin c'est le grand adieu.
Adieu, ma chair, je sors, sans plus te donner peine,
Portée par le vol de ta dernière haleine.
Et vole à toi, mon Dieu, suprême charité.
Niche-moi dans le sein de ta félicitée
(i) V Adieu de lame, pp. 2-G. Ce poème que Riclieome avait sans doute
déjà dans ses papiers est devenu le prélude et la matière de tout 1 ou-
vrage qui est censé le commenter. Dans les derniers chapitres, l'auleur a
placé un autre poème parallèle : Le débat angoissant de lame déses-
pérée sortant du corps, pp. 182-185. Ce n'est ni très bon ni tout à l'ait
mauvais. Ces deux poèmes, avec la tragédie mentionnée plus haut, les
vers du Catéchisme royal et quelques cantiques, insérés dans le Pèlerin
de Lorette, forment, je crois, tout le bagage poétique de Richeome.
Encore no suis-je pas sûr que les cantiques lui appartiennent. En tout cas,
ils ne iii''".-llenL ])as d'èlre cih's.
LOUIS llICHEOME (yi
YIII. Notre but principal étant ici d'analyser la pensée,
rimagination et la sensibilité religieuse du xvii° siècle
commençant, nous n'avons pas à nous étendre sur le
mérite littéraire ou sur les défauts de Richeome. Très lu,
très admiré de ses contemporains, son influence, qui fut
grande, paraît d'autant plus significative qu'elle représente
plus exactement une des maîtresses forces du catholicisme
français à cette époque, la Compagnie de Jésus. Gomme
écrivain, il n'était, me semble-t-il, ni des plus grands, ni
des moindres ; ni Rabelais, ni Amyot — ces incomparables
— ni même Henri Estienne, mais au moins l'égal de Pas-
quier, ce dernier plus savant, certes, que Richeome et
peut-être plus intelligent, mais aussi moins artiste, moins
alerte et moins divers. Je crois en efFet que le jésuite
vaut surtout par la richesse et la variété de ses dons. Il
n'est le premier en rien, mais le troisième ou le quatrième
en tout. Il devise, il décrit, il raisonne, il raconte en
homme qui fait de sa plume tout ce qu'il veut. Copieux et
truculent à l'insigne manière du xvi° siècle, il annonce
aussi déjà la discrétion, la retenue qui vont bientôt triom-
pher et sur tant de ruines ! Moins parfait, mais combien
plus français que Bouhours ! On trouve chez lui tour à
tour la fraîcheur, le tumulte de la jeunesse et la sagesse
malicieuse d'un vieillard indulgent. Du reste il avait eu de
bons maîtres; s'il avait peu lu, semble-t-il, ses contempo-
rains de langue française — il ne les cite presque jamais,
lui très exact à donner ses sources — il avait appris à
écrire dans le commerce de Cicéron. Il mettait Homère et
Platon au-dessus de tout, Homère que les jésuites pro-
chains sacrifieront souvent à Virgile. Avec cela, une foule
de pressentiments, de curiosités modernes, ou même
modernistes. Ses rythmes sont beaux, expressifs, souples
et sonores. Il y aurait même un certain profit à les étudier
en détail. Qui ne goûterait, par exemple, l'orchestration
verbale de cette brève anecdote :
6\ L HUMANISME DÉVOT
(Saint Macaire), une fois, emmy le désert, surpris du tard,
prit son logis dedans un sépulcre où il soupa à souhait de la
méditation de la mort ; et qui fut plus, le diable, toute la nuit
bruyant et faisant craquer d'une ciFroyable façon les os des
corps, ne le sut jamais faire déloger, et demeura, ce bon cham-
pion, maître du logis, en dépit de trois hôtes épouvantables,
du diable, de la mort et de la nuit^
Il se fait ou se laisse lire. Don royal qui prime tous les
autres, il n'est jamais ennuyeux. J'ignore s'il raturait beau-
coup ses brouillons et je lui prêterais plutôt un grain de
paresse. Mais écrire lui est un plaisir. Gomme François de
Sales, il adorait le métier et comme lui, il en savait les mille
secrets. Primesaut, joie, science, en faut-il davantage ?
Ayant longuement réfléchi sur l'art d'écrire, et à sa façon
menue, infinitésimale, il avait ou croyait avoir découvert
la pierre philosophale, « l'artifice pour acquérir une belle,
une riche et une copieuse élocution ». Nous savons ce
détail alléchant par la lettre d'un jeune jésuite qui supplie
Richeome de lui passer la clef d'or. Richeome fit la sourde
oreille et brûla, sans doute, son ars dicendi. Un scrupule
candide et touchant lui défendait de livrer au public un
secret si beau mais si dangereux. Il craignait « que
quelque tête plus ingénieuse que vertueuse » n'en « mé-
susât » « pour battre l'innocence » ■. C'est grand dommage.
Du moins ai-je découvert une de ses recettes littéraires,
égarée, avec d'autres perles, dans Y Académie dlionneur.
Elle se résume ainsi : Aimez les mots, tous les mots de
votre langue, et non seulement les abstraits, chargés
d'orgueil et vides de moelle, mais les concrets, les mots de
l'atelier, de la rue, des champs. Pour les mots des prédica-
teurs et des philosophes — deux ou trois cents, et encore !
— vous les avez au bout de la plume. Sortez de cette
prison et de ce désert. Gagnez le pays où l'on parle dru,
(i) L'Adieu de l'âme, p. 65.
(?.) Cf. Beutuand, op. cit., pp. 3oi, j02.
LOUIS UICHEOME G'i
OÙ naissent et pullulent les beaux proverbes. Mettez-
vous à l'école des humbles, de tous les humbles, bêtes et
gens.
La soumission à recevoir instruction des bêtes comme des
gens simples et de petite condition, avec le fruit d'humilité,
porte encore louange de prudence et de sagesse \
et de slylo. Prenez-moi, écrit-il encore, le plus parfait
orateur,
combien de mots et façons de parler ignore-t-il en sa propre
langue ? Combien trouvera-t-on de gens simples qui lui
enseigneront ce qu'il ne sait en son langage maternel? Qu'il
parle à un laboureur, à un vigneron, à un marinier, à un
veneur ; qu'il entre dans la boutique d'un orfèvre, d'un
peintre, d'un serrurier, d'un cordonnier et d'autres artisans
d'une bonne ville ; qu'il nomme, s'il peut, leurs outils, leurs
actions et ouvrages et leurs parties, et s'il se trouve muet en
mille et mille rencontres, n'apprendra-t-il pas, s'il sait ap-
prendre, qu'il est ignorant d'autant de langages et mots en sa
patrie et en sa terre?... Et s'il use de ces mots... sans savoir
leur signification, et emphase, ne se rendra-t-il pas ridicule à
autant de gens qui oyront son ignorance éloquente et son
éloquence ignorante?... Et laissant les mots propres des arts et
sciences, combien y en a-t-il en la nature des créatures, au
ciel et en la terre, qu'on ne saurait nommer ! Combien d'os et
de pièces au seul corps humain, ains en la moindre bestiole,
dont les noms sont inconnus, aussi bien que l'essence, aux plus
éloquents ! Pourquoi donc trancheras-tu du Mercure... et
lèveras la tête ramée des corps de ta vanité, te voyant admiré
par une populace ignorante, encore que tu sentes ta conscience
endurer la disette d'une infinité de mots?^
Est-ce Rabelais qui parle de la sorte, ou Théophile
Gautier ? Richeome aurait voulu tout connaître et pouvoir
tout dire. Son vocabulaire me paraît beaucoup plus riche
que celui de François de Sales lequel l'est encore beau-
coup plus que celui de Fénelon ou de Racine. Ainsi notre
(i) L'Académie d'honneur, p. 394.
(•i) Ih., ioi-io3.
I. 5
66 l'humanismedévot
langue ira-t-elle s'appauvrissant. Sa ruine, nous assure-
t-on, a fait sa gloire. Qui le nie? La gaillarde fille est
devenue reine. Vaugelas, Bouhours ontsurveillé sa toilette,
Voltaire et Rivarol, corrigé ses discours du trône. Belle tou-
jours, mais d'une autre beauté. Dieu fasse qu'elle n'ait pas
payé trop cher le sceptre du monde que doit lui décerner
un jour l'Académie de Berlin !
De tous les secrets du métier, il en est un qui manque
à Richeome et le principal. 11 compose fort bien une page,
il ne sait pas faire un livret II cause, il cause. Moins spi-
rituel, moins sérieux et moins touchant, il bavarderait.
Gomme un enfant, il est tout entier dans la minute pré-
sente. Tableaux, contes, malices, jamais il ne résiste aux
mille tentations du chemin. Veut-il prouver que tout le
monde craint la mort, et que cette « crainte naturelle nous
est donnée pour sauvegarde de la vie », il songe soudain à
« divers exemples de l'industrie des bêtes pour détraper
leur vie de danger ». Tout un chapitre là-dessus. Mais
ayant ouvert la porte de l'Arche de Noë, il ne peut plus la
fermer. Encore un chapitre : « deux exemples sur le même
propos, d'un lion tué par une jument, et d'un homme
échappé du danger d'une ourse ». Cette dernière aventure
remplit quatre pages et d'un mouvement superbe ^. Ainsi
toujours et ce défaut n'est que l'indice d'une faiblesse
plus fâcheuse. Richeome a l'esprit myope, comme les
yeux. Aucune ampleur, aucune envergure. Nous avons
dégagé de son œuvre une sorte de philosophie, simple,
noble et bienfaisante. Elle y est, je crois, elle traduit
exactement sa propre vie intérieure. Mais ces vues d'en-
semble qui ne sont même pas des principes, il en est
(i) Le seul de ses livres qui soit vraiment composé est l'Académie
d'honneur-, mais ici Richeome tombe dans un autre excès. Ce livre est
divisé comme un sermon, et il a plus de six cents pages, un sermon
unique, à la Bourdaloue et d'une symétrie désespérante. La formation
littéraire que Richeome avait reçue était, semble-t-il, exclusivement ora-
toire mais, très libre et plein de verve, il s'abandonne, le plus souvent,
à son naturel.
(2) L'Adieu de l'âme, pp. 23. 28.
LOUIS RICHE OME 07
pénétré, il les respire, si j ose dire, plutôt qu'il ne les
conçoit. La vie, chez lui, bien qu'assez intense, n'est pas
encore devenue doctrine. François de Sales, tout au con-
traire. Lui aussi, il a commencé par vivre son livre avant
de l'écrire, mais lorsqu'il met la main à la plume, il
sait nettement ce qu'il veut faire et l'esprit qu'il veut
répandre. Gomme Richeome, comme tout écrivain digne
de ce nom, il aime, il caresse le détail, mais il ne perd
jamais de vue la fin qu'il s'est proposée. Non pas que
V Introduction soit un aussi rare chef-d'œuvre d'ordonnance
que le Traité de V amour de Dieu. L'auteur était jeune, il
n'avait pas eu le temps de mieux construire son livre et le
sujet souffrait un cadre moins rigoureux. L'œuvre est une,
pourtant et son caprice même cache une direction très
consciente, très décidée. Richeome a ébauché, sans le
savoir, quatre ou cinq introductions à la vie dévote.
Lorsque parut la véritable Introduction, l'unique, il ne
s'est pas dit : voilà donc le livre que je portais en moi, que
j'aurais dû faire, que je n'ai pas fait. Dans ce beau portrait
de lui-même, dans cette expression achevée et définitive
de son propre génie, sans doute, il ne s'est pas reconnu \
(i) Pierre de Deimier, dans son Académie de V art poétique (1610) place
Richeome parmi les maîtres de ce temps-là. « L'on voit qu'aujourd'hui,
écrit-il, les plus célèbres écrivains pour la prose ont un style clair, doux
et majestatif et du tout vide défigures étranges... on peut connaître claire-
ment que M. le cardinal du Perron, les R. P. Richeome, Coton et CoëfFeteau,
M. le Président du Vair, le marquis d'Urfé et M, Renouard ont leurs
œuvres toutes remplies de cette parfaite façon d'écrire. » Cité par
M. G. Reynier, Le roman sentimental avant l'Astrée, p. SSg. Yoici main-
tenant de quelle façon Richeome sera jugé par ses propres frères en l'an
de grâce i655. « Il mérita d'être appelé de son temps le Cicéron français,
mais les beaux esprits trouvent déjà fade et insipide cette éloquence qui
est, à leur sens, remplie d'expressions vieillies et surchargée de méta-
phores. » Abram, //. de V Université de Pont-à-Mousson, dans les mélanges
Carayon, t. XXII, p. 137. — D'après Alegarabe, cité par Abram [ib., p. i38)
Richeome aurait écrit 4 volumes de confessions. Qui retrouvera ce trésor ?
CHAPITRE III
FRANÇOIS DE SALES
I. Les rides de Philothée, — Sa gloire est d'avoir vieilli, de paraître
vieille. — Hardiesse, nouveauté, importance de V Introduction à la
vie dévote. — François de Sales, la Renaissance et rhumanisme dévot.
lî. François de Sales humaniste. — Son humanité. — Simplicité et com-
plexité. ^ Cordialité et faiblesse. — La sensibilité pieuse. — Contem-
plation des mystères. — Deux processions. — Indépendance de cœur.
— Le dédoublement. — Activité et souplesse d'assimilation.
III. Les scrupules de sa jeunesse. — Le premier séjour à Paris. —
Le gouverneur. — La grande tentation. — La Vierge Noire de Saint-
Etienne-du-Grès. — Complications théologiques de la crise. — Consé-
quences de la victoire. — Adieux au thomisme.
IV. Padoiie, Annecy, le Chablais. — Mission diplomatique à Paris
en 1602. — Son importance dans le développement du saint. — Il prend
le ton. — Ptetour aux classiques. — La cité des saints. — François de
Sales et les mystiques parisiens. — Effacement et observation. —
L'épanouissement final et les premières lettres de direction.
V. L'esprit de François de Sales. — Exigences de sa direction. —
Mort de l'amour-propre. — « Le plus mortifiant de tous les saints ».
^^- Si la douceur de son esprit est purement de surface ? — Suavité
envers le prochain, envers Dieu, envers soi-même. — Guerre à toutes
les formes de l'inquiétude. — Les diversions. — L'esprit de joie.
VI. Théologie et philosophie. — La pensée salésienne et ses caractères. —
Fondement dogmatique et expérimental de son optimisme. — « L'incli-
nation naturelle à aimer Dieu par-dessus tout ». — L'aube de l'amour
divin chez un infidèle. — Talisman contre l'obsession pessimiste : la
distinction entre les deux parties de l'âme. — François de Sales et les
moralistes du grand siècle. — La liberté des âmes. — Unité et solidité
du système saiésien. — François de Sales et la civilisation catholique.
I. Philothéequi n'a jamais dédaigné de plaire etqiii plaît
encore sous ses cheveux blancs, n'aime pas les compli-
ments ridicules. Qui lui dirait qu'elle a tout à fait gardé
l'éclat de sa fraîcheur première l'amuserait fort. Elle ne
veut pas de ce mensonge qui d'ailleurs lui enlèverait sa
1 n A N Ç O 1 s D E S \ L E S 6ij
meilleure gloire. Elle a des rides, beaucoup de rides : si
vieille aujourd'hui qu'on ne peut guère imaginer qu'elle
ait jamais été jeune et que plusieurs l'aient jadis, du haut
de la chaire, traitée d'effrontée. Sagesse, prudence, gra-
vité sereine, elle a toutes les vertus de son âge, elle en a
aussi les demi-défauts. Elle dit les plus belles choses du
monde, mais que tous nous savons déjà, et qui sont deve-
nues banales depuis trois siècles qu'elle les répète. Et
puis, n'était la distinction exquise, un peu surannée, de
ses manières et de son langage, comment la distingue-
rions-nous de ses filles innombrables, dressées par elle
à sa ressemblance, pénétrées de ses idées? Non, elle ne
peut plus être pour nous ce qu'elle fut pour nos pères, qui
Taccueillirent, les uns avec transports, les autres avec
une cruelle défiance. Quand elle fit ses premiers pas dans
le monde, quelques-uns la trouvèrent d'un modernisme
inquiétant, la plupart la saluèrent comme une libératrice,
messagère de ferveur et de paix. Aux âmes droites et
bonnes, il semblait que cette fille du ciel ouvrait des
terres nouvelles. Le cloître l'acclamait aussi chaudement
que le monde, ou, pour mieux dire, grâce à elle, le monde
et le cloître semblaient ne plus faire qu'un. Avons-nous
changé tout cela? Non, et tout au contraire. Le message
de Philothée a été si bien entendu, il a été repris par tant
d'autres voix, qu'il a perdu pour nous les vives grâces de
l'imprévu, des révélations éblouissantes. Il n'a plus que
la tranquille et sûre clarté des vérités éternelles. Aussi
avons-nous quelque peine à nous expliquer le prodigieux
succès des premières éditions de la Philothée; aussi
pensera-t-on peut-être que j'exagère en affirmant que la
publication de ce livre est une date mémorable dans l'hisr
loire de la pensée et de la vie chrétienne. Charme du
style, finesse et profondeur des analyses morales, aucun
lettré n'est insensible aux mérites secondaires de Fran-
çois de Sales ; on voit moins unanimement l'originalité fon-
cière qui fait de son livre une œuvi^e unique et d'une inipor-
70 l'humanisme DÉVOT
tance capitale. L'auteur de V Introduction à la vie dévote a
eu le sort de tant d'autres fameux pionniers. Le raccourci
qu'il a tracé d'une main hardie et conquérante est devenu
la route commune où sauf quelques attardés, reveches ou
timides, la fou^e se presse aujourd'hui. Il est vrai que la
route porte le nom de François de Sales ; mais, si nous
n'y prenions garde, cette attribution reconnaissante nous
surprendrait. Il nous semble que, depuis toujours, tout
le monde a passé par là.
On le pense bien, l'originalité de François de Sales ne
consiste pas à proposer une doctrine précisément nou-
velle. Le plus savant de ses admirateurs, Dom Mackey
s'égare sans doute ou parle improprement quand il assure
que « l'enseignement moral de l'Eglise a été considéra-
blement augmenté par saint François de Sales ^ ». Qu'on
nous cite ces apports prétendus, nous montrerons aisé-
ment que l'auteur de V Introduction, même lorsqu'il paraît
tout nouveau, ne dit rien qu'il n'ait appris des autres — il
le reconnaît expressément — ou que d'autres n'aient dit
avant lui. Sa nouveauté n'est pas là, mais dans le choix
très particulier qu'il a voulu faire parmi les enseigne-
ments de ses devanciers; mais dans les principes qui ont
dirigé, soutenu, animé sa diligente synthèse ; mais dans
l'accent très personnel de son œuvre. Jean-Pierre Camus
l'avait bien compris, lui qui s'est proposé de décrire Ves-
prit du bienheureux François de Sales^ l'esprit, et non les
théories, les systèmes, comme il aurait fait pour saint Au-
gustin ou saint Thomas. Quant à cet esprit lui-même, il
n'est pas non plus tout à fait nouveau. Et comment le
serait-il, puisqu'il ne saurait être qu'une des formes de
Tesprit chrétien? Nous venons de l'entendre bégayer sur
les lèvres du vieux Richeome. Le grand mérite de Fran-
(i) OEus>res de saint François de Sales, III, p. xxxi. On verra que si
je critique librement Dom Mackey, j ai pour lui une très grande admira-
tion. Rappelons qu'il n'était pas français. Beaucoup de ses impropriétés
de langage viennent de là. Mais enfin, pour ma part, je lui suis plus rede-
vable qu'à n importe quel autre commentateur de François de Sales,
FRANÇOISDESALES 71
çois (le Sales est de lui avoir donné une voix, limpide,
pressante, charmante, de l'avoir imposé au monde par la
double autorité de son propre génie et de sa personne.
C'est l'esprit de Thumanisme chrétien, de Sadolet, par
- exemple, de Reginald Pôle, mais appliqué délibérément à
- la vie pieuse et présenté à toutes les âmes. Nous avons
^ déjà marqué cette progression lorsque nous expliquions
\ le titre et le sujet du présent livre. L'humanisme en soi
n'est ni chrétien ni païen : il peut aisément devenir l'un
ou l'autre, suivant les dispositions de chaque humaniste.
V Quanta l'humanisme chrétien, bien qu'il ne repousse aucu-
nement, qu'il implique plutôt, le souci de la vie intérieure
et de la perfection personnelle, il fut assez ordinaire-
ment plus spéculatif que pratique. Il compte des saints
parmi ses adeptes, mais il n'est pas, de lui-même, école
de sainteté. Dans tous les cas, il semblait réservé, sinon
aux savants proprement dits, du moins à une élite de
. catholiques bien nés qui avaient du loisir, de la culture et
le goût des lettres anciennes. Tel quel, il portait en lui et
ne pouvait manquer de développer une philosophie, des
vues générales sur Dieu, Thomme et le monde. Philoso-
phie, d'abord assez vague, assez incertaine et qui a dû,
par un long travail de précision ou de correction, s'accor-
der enfin pleinement avec la théologie orthodoxe. C'est
ainsi que nous avons vu l'humanisme chrétien, dûment
allégé de tout élément suspect, siéger triomphalement
!> parmi les Pères de Trente et marquer, de sa noble em-
preinte, quelques-unes des décisions les plus remar-
quables — je voudrais pouvoir dire, sensationnelles, epoch-
making^ car elles l'étaient en effet — de ce magnifique
p concile. Philosophie, théologie, savantes disciplines aux-
quelles la foule n'est pas invitée, mais qui visent néan-
moins l'éducation morale et la sanctification de tous.
Restait donc, après cette lente évolution qui avait défini-
tivement annexé le meilleur humanisme à la haute pensée
chrétienne, restait une suprême expansion qui ferait
l'humanisme dévot
pénétrer cette haute pensée chrétienne dans la vie com-
mune des simples fidèles. A ce travail, aussi difficile que
le premier, et somme toute, plus important, écrivains et
prédicateurs, Richeome, par exemple, se sont consacrés
d'assez bonne heure, mais, quoi qu'il en soit de ces ten-
tatives, l'Eglise, au début du xvii'^ siècle, attendait encore
l'homme de génie qui réaliserait parfaitement cette adap-
tation, cette vulgarisation nécessaire. François de Sales a
paru, mettant si Ton peut ainsi parler, toute la renais-
sance chrétienne, à la portée des plus humbles, dans un
petit livre de dévotion.
II. Une thèse de doctorat nous l'a prouvé dernièrement et
par le menu : François de Sales, élève appliqué des
jésuites, est un humaniste tout court, au sens profane du
mot, comme on l'était à la lin de la Renaissance \ Il a fait
d'excellentes humanités ; il tient ses classiques au bout
de la plume, les poètes latins surtout; il écrit lui-môme
un joli latin, maniéré, sémillant, précieux, qui l'a conduit
insensiblement au français de V Introduction à la vie dé"
vote, puis à celui du Traité de V amour de Dieu qui vaut
mieux encore. Mais à lui tout seul, et pour nous du moins,
cet humanisme-là, indice parfois trompeur d'un huma-
nisme véritable, ne tirerait pas à conséquence. L'homme
ici, le directeur, le saint, nous intéresse plus que le
styliste et cet homme est en effet un des plus humains
qu'on ait jamais vus. A bien prendre cette noble qualité
que r Apôtre n'a pas craint d'appliquer au Christ, tout ce
qu'on peut dire de François de Sales se ramène là. « Je
suis tant homme que rien plus- )> disait-il. « Eh quoi!
n'avons-nous pas un cœur humain et un naturel sensible \ )>
Il ajoute ailleurs avec une précision nouvelle : « Je ne
suis point homme extrême et me laisse volontiers empor-
(i) A. Deh'lanque, Saint François de Sales humaniste et écri\>ain
latin, Lille, 1907.
(a) OEuvres..,, XIII, p. 33o.
( Jj //;..., XIV, p. 264.
iiiA.NCOis UE sali: S n'i
ter à miliger ' n. Ainsi l'ait, donuez-lin des âmes ù con-
duire et il éc^rira pour elles V Introduction. « Palmelio, dira
plus lard J.-P. Camus qui, dans son roman de Parthénice,
a donné ce nom symbolique à François de Sales, Palmelio
nous mène au royaume de Dieu avec une gerbe toute
florissante et pleine de doux fruits d'honneur et de sua-
vité '\ »
Nous n'avons de lui que des portraits irritants, Philippe
de Champagne étant venu au monde vingt ans trop ta^d^
Mais nous savons à n'en pas douter qu'il était beau à voir,
d'une beauté fleurie, vermeille, éclatante qui lui causa de
nombreux ennuis. « Il a été souvent tenté et rudement
par diverses personnes » raconte sainte Chantai'. Com-
ment le sait-elle? Eh! c'est lui-même qui le lui a dit.
Bonne occasion de rappeler que la délicatesse a des
nuances changeantes et que le xvii° siècle n'est pas le xx'^;
bonne occasion de défendre en passant l'honnête Camus
du sot reproche que lui font quelques-uns pour les naïves
libertés de ses romans, approuvés du reste par François
de Sales. Aussi pur qu'on peut l'être ici-bas, celui-ci ne
craignait aucunement de faire à la très pure Jeanne de
Chantai des confidences qu'un évêque d'aujourd'hui gar-
derait pour soi. Il écrivait en effet à la sainte au sujet de
deux prêtres apostats qu'il venait de convertir :
Ce m'a été une grande consolation de les voir revenir entre
les bras de l'Eglise. . . Hélas ! ils étaient religieux,.. La jeunesse,
la vaine gloire et la chair les avaient emportés en cet abîme...
O Dieu, quelle grâce ai-je reçue d'avoir été tant de temps, et
si chétif, parmi les hérétiques, et si souvent invité par les
mêmes amorces, sans que jamais mon cœur ait seulement voulu
regarder ces infortunés et malheureux objets '\
(i) Œuvres..., XIV, p. jq.
[i) Parthcnice, p. 3^)3.
(3) Il n'avait que vingt ans au momcut de la mort de François de Sales.
En revanche, il a fait un très beau portrait de Camus (musée de Gand) .
(4) OEuvves de sainte Jeanne de C/iantal, II, 149.
(5) OEw^ves.,., XIV, pp. 37, 38.
74 L HUMANISME DEVOT
Une autre fois il écrit encore :
Mais moi, attaqué par tant de moyens, en un ûge frôle et
fluet, pour me rendre à l'hérésie... et que jamais je ne lui ai
pas seulement voulu regarder au visage^ sinon pour lui cracher
sur le nez ^
Comme on le voit, il flairait, sous de tels pièges, une ma-
nœuvre hérétique. C'est possible, mais à Paris et à Padoue,
villes très catholiques, il fut en butte à des obsessions du
même genre. Les biographes nous ont laissé là-dessus de
trop longs détails que, de son côté, J.-P. Camus, — il les
tenait sans doute de François de Sales — a dramatisés
dans le roman de Parthéiiice. Etranges anecdotes qui
datent de la fin de son adolescence et qui nous le montrent
crédule encore et candide comme un enfant. Plus que les
livres, Pexpérience Ta rendu prudent.
Montagnard, d'un esprit subtil et que l'observation
avait rendu un peu défiant, il n'était pas simple et de
beaucoup s'en fallait. Mais de toute la pente de son cœur
profond, il tendait à la candeur des enfants. Prudence du
serpent, simplicité de la colombe, il avait médité souvent
cette consigne dont sa vie de prêtre avait confirmé la sa-
gesse et qui pourtant le gênait.
Je ne sais si vous me connaissez bien, écrivait-il à sainte Chan-
tai ; je pense que oui, pour beaucoup de parties de mon cœur.
Je ne suis guère prudent et si (pourtant) c'est une vertu que
je n'aime pas trop. Ce n'est que par force que je la chéris,
parce qu'elle est nécessaire, je dis très nécessaire et sur cela
je vais tout à la bonne foi, à l'abri de la Providence de Dieu.
Non, de vrai, je ne suis nullement simple, mais j'aime si
extrêmement la simplicité que c'est merveille. A la vérité
dire, les pauvres petites et blanches colombelles sont bien
plus agréables que les serpents, et quand il faut joindre les
qualités de Tune h celles de l'autre, pour moi, je ne voudrais
nullement donner la simplicité de la colombe au serpent, car
le serpent ne laisserait pas d'être serpent, mais je voudrais
(i) ()Eus>res..., XIV, p. y4.
FRANÇOIS DE SALES 75
donner la prudence du serpent à la colombe, car elle ne lais-
serait pas d'être belle... La fâcheuse duplicité, c'est celle qui
a une bonne action doublée d'une intention mauvaise ou
vaine \
Ce texte capital, merveilleux de finesse, nous éclaire
toute une famille d'âmes, droites et compliquées tout
ensemble, sûres et insaisissables, qui déconcertent les
simples. Colombe et serpent. Fénelon était de ces âmes,
mais chez lui, c'est le serpent, un bon serpent, qui est
devenu colombe, chez François de Sales, c'est la colombe
qui, sans plus de joie que d'effort, a pris les qualités du
serpent.
« Il écoutait tout le monde paisiblement et si longtemps
que chacun voulait; la façon et le parler de ce bienheu-
reux étaient grandement majestueux et sérieux, mais tou-
tefois le plus humble, le plus doux et naïf que Ton ait
jamais vu... Il parlait bas, gravement, posément, douce-
ment et sagement.., il ne disait rien de trop, ni de trop
peu, ains ce qui était nécessaire... parmi les affaires sé-
rieuses, il jetait des mots de grande affabilité cordiale^. »
Ces lignes de sainte Chantai nous le montrent mieux que
n'aurait fait le plus grand peintre. Un trait m'arrête néan-
moins, cette majesté sur laquelle la sainte revient à plu-
sieurs reprises. Très certainement, il était comme elle l'a
vu, avec un je ne sais quoi pourtant qu'elle a bien vu,
mais qu'elle a mieux aimé ne pas dire. Une légende trop
répandue fait de lui un violent qui se serait héroïquement
transformé en un miracle de douceur. Timide et faible
plutôt, presque trop bénin. Les quelques peccadilles
d'impatience qu'on lui connaît sont d'un homme paisible
et lent, irrité soudain pour une minute par qui le presse
ou le bouscule. D'instinct, il céderait toujours et s'il lui
faut se vaincre, c'est pour se résigner à la raideur, à la
(i) Œuvres..., XIII, pp. 3o3, 3o4.
(a) OEuvres de sainte Chantai, II, pp. 2 21, 2^2, 169.
76 l/ HUMANISME DÉVOT
résistance. Ce qu'il veut, certes il le veut bien et d'une
volonté de montagnard, mais toute lutte de front le con-
trarie. Tendance si naturelle chez lui qu'il lui obéit encore,
d^ine façon toute sainte comme nous verrons bientôt,
jusque dans le combat spirituel. « Quand vous rencon-
trerez des difficultés et contradictions, enseigne-t-il, ne
vous essayez pas de les rompre, mais gauchissez dextre-
ment^ » « Que voulez-vous, répondait-il un jour au P. Binet
qui lui reprochait d'accepter trop de sermons, c'est mon
humeur qui me porte à cette condescendance; je trouve
le mot non si rude au prochain que je n'ai pas le cou-
rage de le prononcer lorsque on me demande quelque
chose de raisonnable ". » « Je ne contredis jamais à per-
sonne », dit-il encore ^ Autant que faire se peut, cela va
de soi.
A l'occasion, il sait parler ferme. « Moi qui ai quelque-
fois du courage » % dit-il. On le voit bien à certaines
lettres de lui, calmes toujours, mais de bonne encre. Pour
peu néanmoins que son devoir le lui permette, il cède, il
cède toujours. Sur une question qui avait à ses yeux beau-
coup d'importance, je veux dire sur les règles de la Visi-
tation, si laborieusement rédigées par lui, n'a-t-il pas cédé
presque sans combat, aux singulières exigences du cardi-
nal de Marquemont? Humilité ? Je veux bien, mais teintée
de quelque faiblesse. Au demeurant, ses familiers savent
qu'il n'est pas terrible, qu'ils n'ont pas à se gêner avec
lui. Soit à Paris, soit même à Padoue il se laisse traiter
par son gouverneur en petit garçon ; évoque, il bat en
retraite devant son valet de chambre, le farouche Rolland
qu'un des premiers biographes du saint nous montre
(i) ()Eu\>rcs..., Xll, p. S'Sij.
(i) Cité par E. Griselle. Panégyrique de saint François de Sales,
p. II (cf. Etudes religieuses, mars 1868).
(')) O/ùn'res..., yi\U, p]). '12S, 229.
(j) Ji)., XVi. •2-J.'j.
lltANCOlS 1>K SALKS 77
« Iranchant, ('oii[)ant et ordonnant de tout sans contradic-
tion » \
Si vous n'avez pas du beau papier pour écrire, mande-t-il a
sainte Chantai, envoyez-en prendre vers M. Rolland, mais h
votre nom, car, si c'était au mien, il se courroucerait, parce
que j'en ai trop dépensé la semaine passée '\
D'autres encore, je le crois, du moins, — et par exemple
son frère Jean-François qui devait lui succéder — le har-
celaient vivement, critiquant ses actes et ses idées, attri-
buant sa débonnaireté « à bêtise », c'est lui-même qui l'a
dit un jour, excédé ^ Je n'oublie pas qu'il parle souvent des
efforts qu'il a dû faire pour devenir pacifique. Mais c'était
surtout vis-à-vis de Dieu et de lui-même, non du prochain.
Prendre en patience ses propres infirmités, assister sans
émoi aux retours offensifs du vieil homme, se résigner aux
silences de Dieu, il n'était pas arrivé d'emblée à la paix
intérieure. « L'édifice auquel je travaille, disait-il encore
en 1609, est de bien établir mon âme dans une constante
paix\ » Quant à la douceur proprement dite, qui sera
naturellement doux, s'il ne l'était pas? " Cette douceur faite
de bienveillance, de compassion, de gentillesse mondaine
et de charité chrétienne n'est pas exactement la tendresse
que Ton pourrait croire, ou, si l'on aime mieux, cette ten-
dresse est plus spirituelle que profonde. Non pas qu'il
manque de sensibilité, mais son coeur est comme un
domaine fermé qu'il n'entr'ouvre qu'avec des précau-
tions infinies et où ne pénètrent tout à fait que les affec-
(i) OEuvres.. .^ XYI, p. 141.
(2) Ib., XYI, p. i4i.
(3) Ih., VI, p. 4ii-
(4) Ib., XIV, p. 117.
(5) Un de ses amis lui fait dire : « Quand j'étais jeune garçon je
m'adonnais à l'exercice de la douceur... » (cité par E. Griselle, Panégy-
rique... p. 8.) Il n'y a pas lieu de contester l'authenticité du propos,
d'abord parce qu'on n'est jamais trop aimable, ensuite parce que le jeune
François de Sales, timide, réservé, un peu fermé, a dû faire efîbrt pour se
montrer au dehors affable et cordial.
78 l'humanisme DÉVOT
lions célestes. Ses livres, d'où le miel ruisselle, nous
révèlent encore imparfaitement l'étonnante suavité de sa
vie intérieure. Pour bien le connaître sous cet aspect,
il faut lire les lettres à sainte Chantai où il résume sou-
vent et reprend sa propre prière.
Hé! vrai Jésus ! que cette nuit est douce (Noël), ma très
chère fille ! « Les cieux, chante l'Eglise, distillent de toutes
parts le miel », et moi je pense que ces divins anges qui ré-
sonnent en l'air leur admirable cantique viennent pour recueil-
lir ce miel céleste sur les lys où il se trouve, sur la poitrine
de la très douce Vierge et de saint Joseph. J'ai peur, ma
chère fille, que ces divins esprits ne se méprennent entre le
lait qui sort des mamelles virginales et le miel du ciel qui est
abouché sur ces mamelles. Quelle douceur de voir le miel
sucer le lait ! ^
L'esprit joue plus qu'on ne voudrait peut-être dans cette
prière'". Il faut bien que toutes les facultés soient de la fête.
Mais qui ne voit que le sentiment domine? Aussi quelle
différence entre ces contemplations et celles que faisait
laborieusement le bon Richeome ! François de Sales ne
songe pas à peindre les plumes des anges. Ce miel et ces lys,
il les aspire plus qu'il ne les voit. Elle aussi pourtant, son
imagination s'amuse autour du mystère mais avec quelle
vivacité, avec quelle grâce !
Il n'est pourtant point dit que Notre-Dame et saint Joseph,
qui étaient les plus proches de l'enfant, ouyssent la voix des
(i) Œuvres..., XIV, p. 392.
(2) Pour les jeux et rafiinements de style, la correspondance nous
donne une foule d'exemples, que M. Delplanque aurait pu mettre à profit dans
sa thèse sur François de Sales humaniste, exemples d'autant plus signi-
ficatifs que le procédé est ici plus spontané, une lettre n'étant pas un
sermon. Voici une cueillette rapide. « Ce béni saint a nourri l'amour de
notre cœur et le cœur de notre amour » (XY, p, 33) ; « Prenez du repos
et du repas sufïisamment » (XV, p. 74) *, « Cet homme angélique ou cet
ange humain » (XV, p. 112) ; « La cloche me presse, je m'en vais au pres-
soir de l'Eglise, au saint autel » (XIII, p. i45) ; « Le doux Jésus ne
naquit-il pas au cœur du froid ? Et pourquoi ne demeurerait-il pas aussi
au froid du cœur » (XIII, p. 3i3) ; « O qu il nous faut désirer cet amour
et... aimer ce désir! » (XIII, p. 355) ; « Que je vous défende ce mot de saint
quand vous écrivez de moi... je suis plus feint que saint » (XIII, p. 36o) ;
« La mère de la fleur do Jessé et la fleur des mères » (XY, p. 207).
V i\ A N (: o I s 1) i<: s \ i. es 79
anges on vissent les lumières miraculeuses. Au contraire, au
lieu d'ouyr les anges chanter, ils oyaient l'enfant pleurer et
virent, à quelque lumière empruntée de quelque vile lampe,
les yeux de ce divin garçon tout couverts de larmes et tran-
sissant sous la rigueur du froid. Or, je vous demande en bonne
foi, n'eussiez-vous pas choisi d'être en l'étable ténébreux et
plein des cris du petit ? ^
On ne trouvera rien de pareil chez Richeome. Les pas-
sages pieux ne manquent pas dans son œuvre, mais ils ne
sont pas les plus saisissants. Il paraît ou plus artiste ou
plus religieux que suavement dévot. D'où que cela vienne,
dès qu'il se met à prier pour de bon, je suis tenté de
tourner la page. Il est ému sans doute, mais pas assez pour
nous émouvoir. Dans la piété de François de Sales au con-
traire,le pittoresque même devient tendre. On oublie l'ar-
tiste, qui est là pourtant avec ses pinceaux, on ne voit plus
que le saint.
A la mort de notre doux Jésus, il se fit des ténèbres sur
toute la terre. Je pense que Madeleine... était bien morti-
fiée de ce qu'elle ne pouvait plus voir son cher seigneur h
pur et à plein : seulement elle l'entrevoyait là sur la croix,
elle se relevait sur ses pieds, fichait ardemment ses yeux
sur lui, mais elle n'en voyait qu'une certaine blancheur pale
et confuse ; elle était néanmoins aussi près de lui qu'aupa-
ravant ^.
Les cérémonies de l'Eglise le remuaient délicieusement
et jusqu'aux larmes. Le voici par exemple, deux années
de suite, 1609, 1610, pendant la procession du Saint-
Sacrement. Je mets ces textes sur deux colonnes, pour
mieux marquer leur parallélisme et pour donner aux jeunes
prêtres qui voudront bien me lire une idée des études
sans nombre qui restent à faire sur la psychologie des
saints.
(i) OEuvres...^ XIII, p. 2o3.
(2) M.. XIII. p. 81.
8()
L H U M A rs I S M E D E V O J'
Mon Dieu ! que mon cœur
est plein de choses pour vous
dire... car c'estaujourd'hui...
le jour de la grande fête de
TEglise, en laquelle portant
le Sauveur à la procession,
il ma, de sa grâce, donné
mille douces pensées, enimi
lesquelles j'ai eu peine à ré-
primer les larmes. O Dieu,
je mettais en comparaison le
grand-prêtre de l'ancienne
loi avec moi, et considérais
que ce grand-prêtre portait
un riche pectoral sur sa poi-
trine, orné de douze pierres
précieuses, et en icelui il
voyait les noms des douze
tribus... Mais je trouvais mon
pectoral bien plus riche, en-
core qu'il ne fût composé
que d'une seule pierre, qui
est la perle orientale... Car,
voyez-vous, je tenais ce divin
Sacrement, bien serré sur
ma poitrine et m'était avis
que les noms des enfants
d'Israël étaient tous marqués
en icelui. Oui, et le nom des
filles spécialement, et le nom
de l'une encore plus... Et
me semblait que j'étais che-
valier de l'ordre de Dieu...
(1609).
Douces pensées qui viennent en foule, symbolismes
rares ou ingénus, rappels des amitiés saintes, retours affec-
tifs vers Dieu, c'est là proprement l'activité dévote, la
« consolation », comme parlent les mystiques, prise sur
le vif, avec son rythme abondant et paisible, son miel et
Or, il est vrai, chère sœur,
ma fille, j'ai été un peu las
de corps (après la procession)
mais d esprit et de cœur,
comme le pourrais-jc être
après avoir tenu sur ma poi-
trine et tout joignant mon
cœur un si divin épithème,
comme j'ai fait ce matin,
tout au long de la proces-
sion !. . . Le passereau troin^e
un repaire et la tourterelle
un nid oii elle met ses pous-
sins^ dit David. Mon Dieu,
que cela m'a attendri, quand
on a chanté ce psaume ! Car
je disais : o chère reine du
ciel, est-il possible que votre
poussin ait maintenant pour
son nid ma poitrine ! Cette
parole de l'Epouse m'a bien
encore touché : mon bien-
aimé est mien... il demeure
entre mes mamelles, car je le
tenais là... Y a-t-il une dou-
ceur comparable? (1610) ^
(i) OKuvres..., XIY, p. 169; XIY, pp. 3i3. 3i.î,
FRANÇOIS DE SALES 8l
sa poésie. Gomment ne sera-t-on pas charmé et gagné
lorsqu'un tel homme écrira sur la dévotion ? Et qu'on y
prenne garde, cette sensibilité qu'émeuvent les réalités
invisibles, reste humaine, toute voisine de la sensibilité
commune. Rien là qui nous semble étrange. Nature et
grâce, chez lui, se rencontrent, s'adaptent et se compé-
nètrent avec une aisance merveilleuse. On en jugera mieux
sur ces autres lignes, si belles:
Il y a quatre jours que je reçus à l'Eglise et en confession
un gentilhomme de vingt ans, brave comme le jour \ vaillant
comme l'épée. O sauveur de mon âme, quelle joie de l'ouïr si
saintement accuser ses péchés!... Il me mit hors de moi-
même ; que de baisers de paix que je lui donnai ^ !
Qui douterait de la tendresse d'un pareil cœur? Je n'en
doute pas, mais pour revenir à l'analyse que nous amor-
cions tout à l'heure, je répète hardiment que ce cœur,
non seulement ne s'attache à rien de créé, mais encore
se refuse ou se dégage beaucoup plus facilement que
d'autres. « Quand il n'avait plus les personnes présentes,
écrit sainte Chantai, il n'eût su dire comme leur visage
était fait. Je lui ai ouï dire cela. ^ » Ce n'est là qu'un indice,
d'ailleurs curieux, des dispositions que je lui prête. Nous
avons des preuves plus convaincantes. Il écrivait en
effet :
Si j'étais aussi vivement et fortement joint à Dieu comme je
suis absolument disjoint et aliéné du monde, mon cher Sau-
veur, que je serais heureux ! ^
(i) « Brave » c'est-à-dire « beau ». Plus loin le même mot veut dire
« fort )) (p. I-J2) et c'est aussi un de ses vrais sens. Par suite de quel caprice,
« brave » signiiie-t-il souvent aujourd'hui presque le contraire, lorsqu'il
est placé devant le nom ? Fantaisie imposée, je crois, à l'île de France par
la langue doc. Quand M. Jules Leraaître dit que Bossuet était « un brave
homme ^), il ne veut sûrement pas en faire un héros.
(2) OEuvres..., XIII, p. 84.
(3) OEuvres de sainte Chantai, II, p. 148.
(4) OEuvres..., XIV, p. 178.
8'2 l'humanisme dévot
Il disait encore et de manière à enlever toute équi-
voque :
J'aime les âmes indépendantes, vigoureuses et qui ne sont
point femmelettes... car cette si grande tendreté brouille le
cœur, l'inquiète et le distrait de l'oraison amoureuse envers
Dieu... Je suis le plus affectif du monde et (c'est-à-dire : et
pourtant) il m'est avis que je n'aime rien du tout que Dieu et
toutes les âmes pour Dieu \
Très affectueux et cependant très détaché, détaché de
tout et même de ce qui lui inspire les sentiments les plus
suaves, ces paroles décisives sont plus vraies qu'on ne
saurait dire. Pour en égaler la justesse, pour en dépasser
l'énergie , il ne faut rien moins que la plume de
sainte Chantai.
« Il ne dépendait, a-t-elle écrit magnifiquement, ni de
mort ni de vie, ni de parents ni d'amis. Son esprit régen-
tait au-dessus de tout cela. Voilà quelle était la magnani-
mité de notre bienheureux. ^ »
Ce détachement n'est pas de l'égoïsme, il est même en
un sens tout le contraire ^ Si nul être créé n'absorbe Fran-
çois de Sales, son propre néant ne l'absorbe pas davan-
tage. On n'est pas plus loin que lui de l'idolâtrie du moi.
Il se dispute, il se refuse lui-même à lui-même, comme il
fait aux autres. Il se traite, comme il nous traite, sans
rudesse, sans passion, et, si l'on peut dire, avec une même
sympathie. C'est là un des traits originaux de sa vie inté-
rieure. Il se regarde faire ou pâtir; il assiste, curieux,
amusé, ou résigné, comme d'un balcon, aux mouvements
de son être. On le dirait attentif à un orage lointain ou à
des enfants qui s'agitent. Il écrit, à propos de je ne sais
quel trouble :
(i) Texte recueilli par sainte Chantai. Œuvres do la sainte, II, 494.
(2) OEuvres de sainte Chantai, II, p. 2o3.
(3) On peut de ce chef l'opposer à ce que j'ai appelé « l'aulocentrismc »
de iS'ewman, sorte d'cgoïsme religieux et supérieur dont l'élude est un
des leitmotiv de mon livre : Newman, essai de biographie psychologique.
FRANÇOIS DE S \ L E S 83
■y
Je me moquais en moi-même de ma faiblesse et mon esprit
voyait clair comme le jour que tout cela était une inquiétude
de vrai petit enfant *.
et encore, après une tentation d'ailleurs infinitésimale :
Je la voyais, ce me semblait, là-bas, bien bas, au fin fond de
la partie inférieure de Tame, qui s'enflait comme un crapaud ^.
Il attend que le tumulte soit fini ou qu'il recommence,
blotti, à l'abri du monde, de lui-même et du démon, dans
la plus haute partie de son être, celle où se fait la ren-
contre entre Dieu et lui. La divine paix qu'il met au-dessus
de tout n'est pas autre chose que l'oubli de soi en Dieu. Il
ne veut, ni pour lui, ni pour les autres, de la moindre
« tendreté sur soi-même », retranchant, cela va sans dire,
les « tendretés sur nos corps qui sont grandement con-
traires à la perfection », mais encore et plus impitoyable-
ment « celles que nous avons sur nos esprits » ^ Tout lui
parait sot et funeste dans les empressements où nous porte
le vif souci de notre moi, et jusque « dans le désir trop
ardent de la répression des défauts ou de l'acquisition des
vertus » *. A quoi bon ces inquiétudes ; elles ne nous font
pas avancer d'une ligne, elles nous troublent, elles nous
tirent de notre vrai centre. « Qui est bien attentif à plaire
amoureusement à Tamant céleste, n'a ni le cœur, ni le
loisir de retourner sur soi-même, n'^ Lorsque bientôt nous
ferons la synthèse de son optimisme, nous n'oublierons
pas ces beaux éléments.
La controverse lamentable entre Fénelon et Bossuet a
tellement compliqué les choses les plus simples que plus
d'un soupçonnera peut-être une ombre d'apathie ou de
quiétisme dans la disposition que je viens de décrire.
(i) OEuvres..., XIII, p. ii8.
(2) Ib., XIII, p. 368.
(3) Ib., VI, p. 49-
(4) Ib., YI, p. XXXVII. Ces mots sont de Dom Mackey.
(5) fb., VI, p. '11'].
84 l'humanisme dévot
Comme si l'âme de Tâme n'était qu'une puissance endor-
mie et la maîtrise de soi une discipline paralysante ! Si
Philothée mène une vie morne et immobile, qu'elle ne se
flatte pas de ressembler à son maître. Plus il s'affranchit
de toute idolâtrie de lui-même et mieux il cultive son moi.
Il ne dort que dans son lit, où, soit dit en passant, il dort
à poings fermés, pour se réveiller « le matin, plus gai que
jamais » \ Il va se réalisant, s'enrichissant et se nuançant
toujours davantage, paisible mais volontaire, attentif aux
inspirations de chaque rencontre, docile à toute leçon, d'où
qu'elle lui vienne, prodigieusement curieux des autres et
de lui-même, le cœur et l'esprit toujours présents à tout
ce qu'il fait, à tout ce qu'il voit. Il n'est pas chez lui jus-
qu'à l'écrivain qui ne monte et ne se transforme sans
cesse. En moins de vingt ans, il a parcouru toute la gamme
des st3des français qui pouvaient exprimer sa complexe
et souple nature. Ce n'est du reste pas ici le lieu de le
suivre dans chacune de ses ascensions. Seule, son œuvre
maîtresse, telle que nous l'avons définie en commençant,
doit nous occuper, et, avec elle, l'ensemble assez compli-
qué déjà, de circonstances, de préparations, d'assimilations
et d'adaptations qui ont fait de François de Sales l'homme
de cette œuvre. Encore ne pourrons-nous qu'effleurer
cette si vaste matière. Attachons-nous du moins aux trois
moments principaux, critiques de ce développement, je
veux dire, à la fameuse tentation de désespoir que Fran-
çois de Sales eut à surmonter pendant ses premières
années de Paris; au voyage de Paris en 1602; à la ren-
contre de sainte Chantai. Ce dernier chapitre n'apparte-
nant pas à l'histoire de l'humanisme dévot, mais à celle
de l'invasion mystique que nous raconterons dans le pro-
chain volume, je ne l'indique ici que pour rappeler l'unité
et la richesse de cette admirable vie.
III. Lajeunesse de François de Sales fut peut-être moins
(1) OEiivres..., XllI, pp. 3 18, .iii.
FRANÇOIS DE SALES 85
souriante qu'on ne pourrait croire, surtout lorsqu'il eut
quitté sa famille pour venir étudier à Paris. Très pieux
toujours, très épris de perfection, sa vertu semble avoir
été quelque peu craintive et tendue. « Etant jeune écolier,
a-t-il raconté, il me prit une ferveur et une envie d'être
saint et parfait : je commençai à me mettre en la fantaisie
que pour cela il fallait que je repliasse ma tète sur mon
épaule en disant mes heures, parce qu'un autre écolier
qui était vraiment un saint, le faisait; ce que je fis soi-
gneusement quelque temps durant. ^ » A la veille de son
départ pour Paris, effrayé des dangers qui l'attendaient,
il aurait, dit-on, supplié son père de ne pas l'envoyer à
Navarre, comme on Pavait d'abord décidé, mais chez les
jésuites, au collège de Glermont. Externe et prenant pen-
sion à quelques pas du collège, il n'était pas du reste livré
à lui-même. On lui avait donné pour gouverneur, un
prêtre, M. Déage, qui suivait de son côté les cours théo-
logiques de Sorbonne, honnête homme assurément, mais
rude, sinon brutal, et qui sentait un peu la marmotte. Quand
le jeune homme paraissait plus mélancolique, M. Déage
lui proposait des distractions que plus tard l'auteur de
V Introduction ne condamnera point mais qui, pour Pinstant,
l'ennuyaient ou l'épouvantaient. Beaucoup plus jeune que
son âge, il était encore un enfant et le paraissait plus encore
parmi les hardiesses du quartier latin. Nalure affectueuse
et délicate qu'il fallait rendre plus virile, mais que la direc-
tion épaisse de M. Déage a souvent meurtrie ^ Déjà porté
(i) OEuvres..., VI, p. 141.
(2) Ce chapitre n'a jamais été étudié d'une façon critique et je ne puis
garantir la justesse de mes impressions. 11 serait d'ailleurs trop long
d'indiquer ici les menus indices qui me guident dans mes conjectures.
Pour Déage, la plupart des biographes de François de Sales le cano-
nisent, M. de Bau-dry entre autres. Rien de ce que nous savons de lui
n'autorise cette apothéose. Quelques anecdotes du temps de son précep-
torat le montrent grossier. ïl gifle son élève, il le mortifie en public. Y
eut-il intimité réelle entre les deux, je ne le crois pas. Le saint en fera
plus tard son vicaire général. Les convenances ou d'autres raisons le vou-
laient ainsi peut-être. Mais je ne crois pas me tromper en disant que Déage
fut un de ceux qui l'ont le plus gêné dans son entourage. Nous avons
quantité de documents. D'où vient que son nom y paraît si rarement? Où
86 T. H U M A ?sM S M E D É \' O T
à se défier de ses forces, peu communicatif avec ses cama-
rades parisiens, il se replia davantage sur lui-même, exagé-
rant la gravité de ses fautes innocentes et se désolant de
ne pas opposer une résistance plus héroïque aux séductions
diverses qui le harcelaient. Il était seul, comme il le sera
même plus tard, malgré l'extrême gentillesse qu'il eut
toujours et l'affabilité cordiale qui s'épanouira vite chez
lui. Je n'ai garde d'oublier les jésuites qu'il avait pour
maîtres et pour confesseurs, ou les capucins dont il suivait
souvent les offices. Avec tous, je le crois du moins, il fut
longtemps assez réservé. Pendant la terrible tentation que
nous allons dire, il semble bien ne s'être ouvert à per-
sonne de son douloureux secret.
Ce bienheureux me racontait une fois — je cite la dépo-
sition de sain le Chantai — pour me fortifier en quelque trouble
que j'avais, qu'étant écolier à Paris, il tomba dans de grandes
tentations et d'extrêmes angoisses d'esprit ; il lui semblait
absolument qu'il était réprouvé et qu'il n'y avait point de salut
pour lui, ce qui le faisait transir... Nonobstant l'excès de cette
souffrance, il eut toujours au fond de son esprit la résolution
d'aimer et de servir Dieu de toutes ses forces durant sa vie,
et avec d'autant plus d'affection et de fidélité qu'il lui semblait
qu'il n'en aurait pas le pouvoir pour l'éternité. Cette peine
lui demeura trois semaines pour le moins ou'environ six, avec
une telle violence qu'il perdit l'appétit et le sommeil et devint
maigre et jaune comme de la cire. Or, le jour qu'il plut à la
divine Providence de le délivrer, comme il passait devant une
église, il alla se mettre devant un autel de Notre-Dame où il
trouva l'oraison jnemorare collée sur une planche. Il la dit
tout du long; ensuite, il se leva et au même instant il se trouva
parfaitement et entièrement guéri, et il lui sembla que son
mal était tombé comme des' écailles de lèpre \
sont les lettres qu'il a reçues du saint — celle du i*^"" mars 1608 (attribu-
tion conjecturale) est un simple billet et sans tendresse. Nulle part, on ne
le voit figurer parmi les intimes. Camus affirme qu'au moment de la
ççrande tentation, François de Sales n'a rien voulu dire à son gouverneur.
M. Baudry n'en veut rien croire, mais pourquoi Camus aurait-il inventé ce
détail ? Il y a d'autres indices convergents, mais, encore une fois, cette
menue question n'est pas de notre sujet.
(i) Cité par l'abbé de Baudi'y dans sa Dissertation sur la controverse
entre Fénelon et Bossuet (Migne. Œuvres de saint François de Sales, t. IX,
FRANÇOIS DE SALES 87
Telle est la version la plus authentique de cette histoire,
plus ou moins romancée depuis par les biographes. Ici
nous entendons François de Sales lui-même. Jusqu^aux
expressions, tout semble de lui. A la vérité, il n'a pas tout
dit, réservant plus d'un détail dont la sainte n'avait que
faire. Nous allons y revenir. Mais déjà Ton peut saisir
l'importance de cette épreuve dans la formation d'un
directeur que Dieu préparait à pacifier tant d'âmes. C'est
par sa propre expérience, comme le dit J.-P. Camus, qu'il
apprit « à compatir aux infirmités des autres ».
Dites-moi, je vous supplie, écrira-t-il longtemps après « à un
gentilhomme qui était tombé dans une profonde mélancolie »,
quel sujet avez-vous de nourrir cette triste humeur qui vous
est si préjudiciable ? Je me doute que votre esprit est encore
embarrassé de quelque crainte de la mort soudaine et des juge-
ments de Dieu. Hélas ! que c'est un étrange tourment !... Mon
âme qui Vu enduré six semaines durant, est bien capable de
compatir à ceux qui en sont affligés *.
Les émotions les plus vives passent, les principes
restent. Ce n'est pas seulement le cœur du saint qui s'est
formé dans cette épreuve, c'est encore son esprit, sa pen-
p. 5i3). L'abbé de Baudry a réuni, à deux reprises, les pièces du dossier
de la tentation, une fois dans la dissertation que je viens d'indiquer, une
autre fois au t. IV de son véritable esprit de saint François de Sales. Je
renverrai toujours à ces deux recueils où il est plus commode de trouver
les diverses pièces de ce dossier. Nous ne savons pas la date exacte de la
tentation. Le chanoine Gard, dont le témoignage, en toute cette affaire,
est très important, dit sans plus : i586. François de Sales est resté à
Paris pour ses études de i582 à i588. La tentation ayant eu la couleur
théologique que nous allons dire, il faut, semble-t-il, la placer dans les
dernières années du séjour à Paris — soit entre i585 et i588. — L'église
est Saint-Etienne-du-Grès qui se trouvait tout près de l'Hôtel de la Rose
blanche où demeurait l'étudiant. Cette église a disparu, mais on a pu
suivre les voyages de la Vierge noire de Saint-Etienne. Mise en vente
pendant la révolution, Huysmans a prié devant elle dans la chapelle de la
rue de Sèvres où les religieuses de Saint-Thomas l'avaient placée. Ces
religieuses ayant quitté la rue de Sèvres pendant les travaux du boulevard
Raspail, la Vierge noire les a accompagnées à Neuilly-sur-Seine. On
trouve dans la réédition de M. Haraon par M. Letourueau une repro-
duction de cette image [Vie de saint François de Sales, Paris, 1880, I,
p. 63).
(i) Le véritable esprit de saint François de Sales..., par l'abbé de Bau-
dry, Paris, 1846, IV, pp. 181-189.
88 l'humanisme dévot
sée, sa théologie. La Vierge noire de Saint-Etienne ne lui
a pas fait seulement entendre une réponse de paix, elle
lui a comme imposé une doctrine pacifiante. Nous savons
en effet que la détresse qui fut dissipée ce jour-là était
pour ainsi parler d'ordre dogmatique' : je veux dire qu'un
système particulier de théologie ou Tavait directement
causée, ou du moins l'avait rendue plus intense. Ce
système, François de Sales avant et pendant la tentation le
regardait comme infiniment probable : la tentation passée,
il se rallie pour toujours à un système contraire. Ce n'est
pas là pour nous Taspect le moins intéressant de cette
aventure.
Représentons-nous ce jeune étudiant, pieux, timoré, au
moment où lui est proposée pour la première fois la doc-
trine attribuée au maître des maîtres, à saint Thomas, sur
la prédestination. Il apprend ce que peut-être il craignait
confusément déjà, il apprend que certaines âmes sont
créées à la seule fin de faire éclater infailliblement la
justice divine par une éternité de souffrances ; système
toujours affolant — je le vois ainsi du moins — mais deux
fois plus encore pour cette intelligence d'un tour concret
et réaliste, pour cette âme scrupuleuse, tourmentée par
les tentations ordinaires à cet âge, et qui n'avait déjà que
trop de pente à se ranger elle-même parmi les prédestinés
à l'enfer.
Il se vit perdu. Damné, moi damné, par suite de la
volonté que saint Thomas prête à Dieu de montrer ainsi
sa justice — me damnatum voluntate quam ponit Thomas
in Deo ut ostenderet Deus justitiam\ Eh! pourquoi pas
lui aussi, comme d'autres, lui si faible, si languissant?
Certitude? non, mais affreuse probabilité, de plus en plus
vraisemblable à mesure qu'il la fixe davantage. Je n'ai pas
besoin d'insister sur Thorreur de cette agonie.
Ce ne sont pas là des conjectures. Nous avons là-dessus
(j) Véritable esprit, IV, pp. J 97-198.
FRANÇOIS DE SALES 8(;
les propres paroles du saint, une protestation de confiance
rédigée, nous ne savons quand, peut-être le soir même
de la délivrance, peut-être des années plus tard, mais
assurément, et palpablement sous l'impression, toujours
présente, de cette crise. Nous ignorons du reste la courbe
de ses mouvements pendant ces semaines pathétiques. Le
dernier et le meilleur de ses biographes, M. Hamon,
semble croire à une atténuation progressive. Il voit la
tentation décliner insensiblement et s'évanouir enfin aux
pieds de la Vierge de Saint-Etienne. De mon côté, je
serais tenté de choisir une description toute contraire,
d'appuyer sur la soudaineté merveilleuse du dénouement.
La crise n'aurait pas cessé de s'aggraver, elle aurait
atteint son paroxysme à la minute précise où elle prit fin.
Bref, je ramasserais en un instant rapide comme l'éclair,
le changement dont H. Hamon échelonne les phases
diverses pendant plusieurs jours ^
(i) Je viens de dire que nous ne savions pas à quelle date fut rédigée
la protestation qui éclaire si vivement cette histoire. Ce disant, je me
heurte à M. Hamon qui place cette rédaction avant même la fin de la
crise. En bonne .^ritique, cette assertion me paraît difficilement soute-
nable. Qu'on lise le texte (Hamon-Letourneau, I, pp. 56-57). On ne parle-
rait pas sous le coup du désespoir avec une telle plénitude de confiance
et d'allégresse. Il y a plus et de graves indices tendent à montrer que la
pièce a été rédigée longtemps après. Celui qui nous l'a transmise, le
chanoine Gard, l'a trouvée dans la bibliothèque du saint, à la fin d'un
recueil de notes théologiques oii la question de la prédestination est
traitée d'une manière approfondie, et par un homme déjà pleinement
maître de sa doctrine. Ce ne sont pas là les notes d'un étudiant, même
supérieur. J'ajoute que dans ces notes, François de Sales assure que le
plus grand nombre des modernes et beaucoup d'anciens sont d'un avis
contraire à celui de saint Thomas. S'il avait connu ce « torrent » tradi-
tionnel, comme parle Bossuet, la thèse thomiste l'aurait moins troublé.
De plus, il cite dans cette note le commentaire de Tolet sur saint Jean.
Or le bref de Sixte-Quint qui sert de privilège à ce livre est de no-
vembre 1587. Saint François de Sales a quitté Paris dans le courant
de i588. 11 a eu mathématiquement le temps de prendre connaissance du
livre, mais cela paraît moins probable. Il y a plus encore. Dans ces notes,
le saint invoque le souvenir qu'il a de l'enseignement du P. Carrillo.
Memini Alphonsum Carrilium... eamdeni sententiain tenuisse. Ornons
savons que Carrillo fut professeur au collège de Clermont après Maldo-
nat et qu'il a quitté Paris en 1587. Saint François de Sales a pu et dû le
connaître à Paris. S'il écrivait la note en i585, i58G, 1687 et même en i588,
dirait-il memini ? Ce mot semble désigner une époque relativement éloi-
gnée de celle où le saint faisait ses études. Enfin M. Hamon n'apporte
pas la moindre raison en faveur de sa conjecture.
9<> L Hl MAMSME DEVOT
Il entre donc à Saint-Etienne-du Grès, plus malade que
jamais; aussi près que possible de s'abandonner au déses-
poir — c'est mon hypothèse. Il s'agenouille devant la
Vierge noire, il récite la prière qui se trouve là, collée
sur une planchette. Alors brusquement, les nuages
tombent, l'horizon s'illumine, l'obsession s'apaise. C'est
comme une croûte de lèpre qui se détache. Un éclair,
avons-nous dit; ou mieux deux éclairs qui se suivent coup
sur coup. Eh bien ! s'écrie-t-il, non pas encore joyeuse-
ment, mais avec une générosité déjà toute calme, eh bien!
soit; si je suis prédestiné à gloritier la seule justice de Dieu
par ma damnation, j'accepte de plein gré la fin qui m'est
assignée dans les décrets éternels.
Au moment même où le jeune homme s'incline ainsi
devant les décrets éternels, une soudaine certitude lui
dessille les yeux, lui persuadant que ces prétendus décrets
ne sont qu'une pauvre invention humaine, et que personne
n'est ainsi prédestiné à glorifier la seulejustice divine. Une
voix céleste le relève, lui promet le ciel. « Puisque tu as
bien voulu servir à faire éclater mes perfections en te sacri-
fiant toi-même s'il le fallait, quoiqu'il n y eût en cela qu'une
médiocre gloire pour moi, qui n'aspire pas à perdre, mais
à sauver les hommes, je le constituerai dans un éternel bon-
heur, pour que tu chantes mes louanges, seule gloire qui
m'est chère. » Ces dernières lignes sont textuellement tra-
duites de la protestation latine que nous avons dite et qu'on
peut sûrement regarder comme une transposition dans
l'ordre dogmatique de la scène de la délivrance. Précieuse
relique, moins haletante, moins passionnante que l'amulette
de Pascal, mais d'une richesse doctrinale bien supérieure.
Il faut la lire dans son latin, ces deux mots surtout que je
ne puis rendre : je ne m'appelle pas celui qui damne, mon
nom est Jésus : glonficatio nominis mci qui non est dam-
na tor, seei Jésus.
Qui brise avec le thomisme — bien entendu sur le point
précis qui nous intéresse — est obligé de passer dans
FRANÇOIS ])E S.VLES 91
l'autre camp. Orienté vers la doctrine des jésuites par la
réponse de la Vierge noire, François de Sales s'y est con-
verti pour de bon. Longtemps après, il écrira à un de leurs
docteurs les plus en vue, au P. Lessius, une lettre d'adhé-
sion cordiale, restée fameuse dans Thistoire de cette dis-
pute éternelle.
Dans la bibliothèque des jésuites de Lyon, lui dit-il, j'ai vu
votre Traité de la Prédestination et quoique je n'aie eu le temps
que de le parcourir h la hâte, j'ai remarqué que vous y em-
brassez et soutenez Topinion de la prédestination à la gloire
après la prévision des mérites, cette opinion si noble à tant de
titres, puisqu'elle est si ancienne, si consolante... Cela m'a été
une grande joie ; car j'ai toujours ^ regardé cette doctrine
comme la plus vraie, la plus aimable et la pins conforme à la
miséricorde de Dieu et à sa grâce, ainsi que je l'ai un peu
indiqué dans mon Traité de r amour de Dieu "'.
Veriorem ac aniahiliorem^ l'intime liaison de ces deux
épithètes est chère à l'humanisme dévot. Quant à cette
doctrine, plus vraie et plus aimable, elle anime, non pas
seulement le Traité de V amour de Dieu comme le saint
vient de le dire, mais encore tous ses autres écrits. En
faut-il davantage pour justifier la curiosité intense et
minutieuse que nous avons apportée au récit de la tenta-
tion^?
(i) Il veut dire depuis très longtemps.
(2) Véritable esprit..., IV, p. 126. On trouve aussi dans le livre de
M. de Baudry un fac-similé de l'autographe. C'est qu'eu effet Tauthenti-
cité de la lettre a été niée par de bons esprits. Piquante anecdote qui
montre deux fois à quel point l'esprit de parti émousse le sens critique.
Si la lettre n'était pas un faux, disait en effet le thomiste Serry, on la
trouverait dans le recueil des lettres spirituelles du saint ; elle ne s'y
trouve pas ; donc. — Est-il possible de mieux se berner soi-même ! Des cen-
taines de lettres du saint ne se trouvent pas dans ce premier recueil. Le
plus amusant est que la lettre, lorsqu'elle fut publiée par les jésuites,
suait le faux, si l'on peut ainsi parler. On l'avait en effet datée de i6i3.
Si le P. Serry avait mis ses lunettes, il aurait vu que le saint ne pouvait
pas parler en i6i3 du Traité sur Camour de Dieu qui est de 1616. Le
saint avait écrit 16 18, mais son 8 ressemble beaucoup à un 3.
(3) Reste un problème très alléchant mais insoluble. Comment expli-
quer que le saint ait ainsi attendu la réponse de la Vierge noire pour
rompre avec le thomisme, lui qui était élève des jésuites ? Mais l'était-il,
9'i l'humanisme DÉVOT
IV. Quinze ans après, nous retrouvons François de
Sales à Paris. Il y est venu pour une mission diplomatique
dont nous n'avons pas à parler; il y passe environ sept
mois, du 20 janvier au 20 septembre (?) 1602 ^ Qu'avait-il
appris et désappris entre ces deux séjours dans notre capi-
tale, étudiant en droit à Padoue", chanoine et prévôt
et à quel point, c'est ce qu'on ne peut dire. Ou ne l'avait pas envoyé à
Paris pour qu'il y fît ses études théologiques et c'est comme en cachette,
dit-on, qu'il les a faites. Il semblerait donc qu'au lieu de suivre, au grand
jour, les classes du P. Carrillo s. j., il prenait pour texte les cahiers de
Sorbonne que lui passait son gouverneur, Deage, élève lui-même en
Sorbonne. Cahiers thomistes sans doute : on sait d'ailleurs que François
de Sales avait la plus grande vénération pour saint Thomas. La Protesta-
tion elle-même le montre : il lui en a coûté beaucoup de se séparer de lui
et d'Augustin, môme sur un point. Quoi qu'il en soit, pour le troubler
ainsi, il faut que le système thomiste lui ait paru plus probable que
l'autre. Quand il a fait sa prière devant la Vierge noire, il était ferme-
ment thomiste : quand il s'est relevé, il ne l'était plus. Je ne crois pas
d'ailleurs, qu'on puisse affirmer sans plus une relation certaine entre le
thomisme et la tentation de désespoir que nous venons d'étudier. Moliniste
ou thomiste, tout le monde est susceptible d'une pareille tentation. Aucun
système ne résout en effet la difficulté dernière ; mais celui des jésuites
offre l'immense avantage de changer la perspective, de tourner notre atten-
tion sur nous-même et l'usage que nous sentons que nous pouvons faire
de notre libre arbitre, au lieu de nous hypnotiser sur le mystère des décrets
divins. Je dis ceci par un scrupule critique, ne me reconnaissant pas le
droit d'affirmer que l'adhésion du jeune étudiant au thomisme ait déchaîné
la tentative de désespoir Mais enfin la construction que je viens d'essayer,
me paraît de beaucoup la plus vraisemblable. Il est en effet presque impos-
sible de ne pas reconnaître dans la Protestation, un clair et vibrant sou-
venir de la crise.
(i) Il quitte la Savoie le 3 janvier 1602 ; Mâcon, Dijon ; le 20 à Paris.
Du 20 février au 7 avril, il prêche le carême ; le 14 avril [Quasimodo] il
prêche devant le Roi; le 17 avril, il prononce à Notre-Dame l'oraison
funèbre du duc de Mercœur ; autres sermons en divers lieux; juillet,
août; affaire des Carmélites. Cf. Griselle. Panégyrique de saint François
de Sales (documents, pp. 37-38) et le tome VII des OEusfres du saint.
(2) Le séjour à Padoue, mal étudié jusqu'ici, paraît bien curieux. C'est
là qu'il a rédigé le règlement de vie qui est un document psychologique
de première importance, surtout en ce qui concerne les relations avec le
prochain (Cf. Hamon, I, 73-80). Je crois qu'on a exagéré la fréquence et
l'intimité des rapports de l'étudiant avec l'illustre Possevin. Ce qui nous
reste de leurs lettres le montre. Les débuts à Annecy sont mal connus.
Les biographes laissent peut-être un peu trop dans l'ombre la très inté-
ressante figure de Mb»' de Granier. (Cf. La vie du révérendissime évêque
Claude de Granier, orédécesseur de François de Sales par le P. Boni-
face Constantin, Lyon. 1640.) On n'a pas tout dit sur la part du saint
dans la réforme de divers monastères. Il reste enfin bien des points obs-
curs sur la mission du Chablais. (C^f. André Peraté. La mission de François
de Sales dans le Chablais. Mélanges de lécolc française de Rome, t. YI.)
Comme on l'a fait pour le coadjuteur, on a une tendance à isoler le
jeune missionnaire de ses nombreux et très actifs collaborateurs, capu-
FRANÇOIS DE SALES 9^
d'Annecy, bras droit de l'évêque, chef de la mission aux
protestants du (^hablais, nous laisserons tous ces longs
chapitres, d'ailleurs encore mal connus et qui nous
touchent de moins près. On a l'impression qu'il se cherche,
qu'il ne s'est pas encore trouvé. Paris va le révéler lui-
même à lui-même ^
En 1602, Paris était déjà Paris, c'est-à-dire, avec Rome,
le plus beau théâtre du monde. Le jeune coadjuteur de
Genève avait alors trente- cinq ans. Il arrivait de sa pro-
vince lointaine qui n'était même pas française. Sa mission
allait le mettre en contact avec les grands de la terre,
prélats, courtisans, le roi lui-même. Lorsque, plus tard, sa
mère, M'^^ de Boisy, rencontrera la baronne de Chantai,
elle se fera toute petite devant la riche et brillante bour-
guignonne. Personne, chez nous, semble-t-il, ne trouva
que François de Sales sentait l'étranger. On le caressa,
on lui fit fête, on l'applaudit, on dit gentiment à ses compa-
triotes qu'il éclipsait tous nos autres prédicateurs^ Nul
doute néanmoins qu'à sa défiance et de lui-même et
d'autrui, ne se soit alors ajoutée une timidité nouvelle.
Après tout, qu'a-t-il dans son humble bagage qui puisse
lui donner beaucoup d'assurance ? Un livre de controverse,
les trophées d'une mission aux protestants, une éloquence
qui a ravi la Savoie. Orateurs, convertisseurs, controver-
sistes ne manquaient pas dans l'entourage du roi de
cins, jésuites, altitude d'autant plus fâcheuse que voulant exalter le saint,
en ne nous montrant que lui, en réalité on nous le cache. Je n'écris ceci
que très hésitant, mais je me demande si François de Sales missionnaire
ne reste pas, plus qu'il ne voudrait, sous l'influence de ses collaborateurs,
dont quelques-uns paraissent plus ardents que lui. Bref, on ne saurait
trop répéter que l'histoire critique de François de Sales n'est pas encore
faite.
(i) Je ne parlerai pas davantage des relations entre Henri IV et Fran-
çois de Sales, n'étant pas arrivé à me faire une opinion sur ce point. J'ai
l'impression que tout ce chapitre a été fortement romancé et, dans tous
les cas, j'ai beaucoup de peine à croire que le roi ait été pour si peu que
ce soit, l'inspirateur de V Introductioii. Il est certain que les deux hommes
étaient faits pour se comprendre, certain que l'esprit de François de
Sales s'accordait parfaitement avec la politique pacificatrice de Henri IV.
(i) Cf. Hamon-Letourneau, I, p. 408.
9/j L II U M A îs I S M E D E Y O T
France. Très modeste d'ailleurs, il se juge peu de chose.
Qu'il parle de Duperron, de Bérulle, de Richelieu qu'il
rencontrera plus tard, ou d'autres illustres, lui aussi il
se fait petit devant eux. On peut soupçonner une pointe
d'emphase italienne dans les compliments qu'il prodigue
volontiers, mais, très sincèrement, il se voitchétif. « Je ne
saurais répondre, écrit-il de Paris à un gentilhomme, le
1 5 juin 1602, à la courtoisie dont la lettre que M. votre fils
m'a donnée de votre part est remplie, car je n'ai pas assez
de bonnes et belles réparties.^ » S'il ne les a pas encore,
elles lui viendront, et vite, car il esta bonne école et bon
élève. A Paris plus qu'ailleurs, et à cette date plus que
jamais, il se tait, il observe, il admire, il critique, il se sur-
veille, il s'applique, il prend le ton. Des constatations ingé-
nieuses et mathématiques, faites récemment, confirment
l'impression que je veux rendre : « C'est à partir de 1602
seulement, écrit M. Delplanque, que l'on commence à ren-
contrer souvent dans ses sermons des histoires ou des sou-
venirs de Pline », de Pline qui va bientôt collaborer, si acti-
vement, àlaPhilothée. «Cette année 1602... fut pour quelque
chose dans cette habitude d'emprunter aux littératures
anciennes des arguments ou de simples ornements qu'il por-
tera désormais dans ses discours et dans ses ouvrages. Il
semble en tout cas, que s'étant trouvé alors pour la première
fois en contact avec un auditoire particulièrement épris de
la littérature ancienne, il se soit un peu assujetti à la mode
et qu'il ait dès lors pris un goût nouveau et contracté une
habitude nouvelle". »
Cette altitude d'adaptation, et même de concession,
était tout à fait dans sa manière. Que l'on étudie de ce
(i) Œuvres..., XII, pp. 116-117.
(2) Saint François de Sales humaniste et écrivain latin^ p. 141 . M. Delplan-
que a pris la peine de compter les citations classiques faites par saint Fran-
çois de Sales dans ses premiers sermons, du début de sa prédication à la
fin de i6o2. Il y en a 32. De ce nombre, une dizaine seulement appartien-
nent aux sermons qui précèdent le voyage de Paris. Minuties, mais révéla-
trices.
FRANÇOIS DE SALES 9^
point de vue roraison funèbre qu'il a donné à Notre-Dame,
pièce d'autant plus intéressante qu'elle s'élève moins au-
dessus du médiocre.
Il se travaille à écrire dans le goût du jour, il a fréquenté
les orateurs de la capitale, il les imite, se faisant parisien
comme eux, plus qu'il n'aurait dû, plus qu'il ne l'aurait
voulu peut-être. Dix ans après, il le reconnaît et bat sa
coulpe. Au sujet d'un carême qu'il devait et qu'il n'a pas pu
donner, « je me promettais, écrit-il en 1612, de prêcher
un peu plus mûrement, solidement, et pour le dire tout
en un mot... un peu plus apostoliquement que je ne faisais
il y a dix ans* ». Quoi qu'il en soit, son zèle d'humaniste
prit alors un nouvel élan. Il se remit aux classiques : il
étudia de plus près les mystères de notre langue qui
l'intéressèrent toujours depuis ; application deux fois
significative, si l'on songe que pendant cette même
période, il faisait d'autres expériences et prenait d'autres
leçons.
Il avait déjà vu des chrétiens pieux et fervents, mais
rien encore qui ressemblât, même de loin, au prodigieux
spectacle que Paris lui réservait. Des saints, de véritables
saints, et en grand nombre, et partout. Cette Babylone
qui jadis l'effrayait si fort, quand il suppliait son père de
ne pas l'envoyer au collège de Navarre ; ce foyer de plai-
sir, de tapages, de guerres civiles était la cité des saints.
Autre surprise, aussi douce pour son cœur affectueux et
humble, cette foule céleste, à voir l'empressement qu'elle
mettait à Taccueillir, à lui ouvrir ses rangs, à lui dire ses
secrets, on aurait cru qu'elle le connaissait depuis long-
temps, qu'elle l'attendait. Ce fut une des grandes joies,
une des plus vives lumières de toute sa vie. Il y avait là
des docteurs de Sorbonne, Asseline, Gallemant, Duval; un
futur chancelier, Marillac ; des religieux, le chartreux
Beaucousin et tant d'autres; des femmes et de jeunes
(i) Œm'res..., IV, p. 272.
96 L ' H U M A N I s M E D É Y O T
filles du monde, des princesses, des servantes; une nou-
velle Thérèse, Madame Acarie. Nous reviendrons à tous
ces personnages, dans notre prochain volume, quand
nous aurons à faire le tableau du Paris mystique au
commencement du xvii° siècle. Pour l'instant, le seul
François de Sales nous occupe ; il s'agit de montrer que
ce long séjour à Paris achève de l'épanouir et de le mûrir,
transforme ce controversiste de la veille en un directeur
incomparable, lui met à la main la plume qui écrira
après-demain Y Introduction à la vie dévote.
Qu'on l'ait accueilli avec joie et confiance, cela n'est
pas douteux, mais il ne faut pas intervertir les rôles,
faire du nouveau venu, Tarbitre principal de cette aca-
démie de sainteté où il vient prendre ses grades, le
soleil de ce petit monde qui ne l'avait pas attendu pour
fleurir et porter ses fruits. Il a reçu plus qu'il n'a
donné.
Nul ne dépassera bientôt, n'égalera même son
influence sanctifiante. Maintenant, c'est lui qui se forme.
Attendons M. de Genève, laissons grandir le jeune coad-
juteur. Il n'était pas seulement très humble, très conscient
de ses limites, il était aussi d'une rare délicatesse. Doué
d'une grâce naturelle, né pour commander aux âmes
dévotes par son onction séduisante, il aurait pu dès lors
s'imposer, jouer au maître. M""" Acarie qui l'avait deviné,
essaie de lui faire brûler les étapes. Elle lui pose de ces
questions qui amènent des demandes plus intimes, elle se
montre prête aux confidences. 11 feint de ne pas entendre,
sauf à regretter plus tard d'avoir ainsi perdu l'occasion
d'approfondir cette âme sublime. 11 la traite avec la réserve
qui convient à un confesseur de passage. Visiblement,
il ne veut pas s'engager. Le plus ignorant des prêtres
peut recevoir la confession d'une extatique. Pour le
reste, elle a Bérulle et d'autres. Il n'empiétera pas sur
le terrain de ces personnages. Il s'efface devant eux et
il a raison de le faire ; si tous agissaient ainsi, il s'élè-
Saint François de Sales.
D'après un portrait conservé à la Visitation de Turin.
88 l'humanisme DÉVOT
sée, sa théologie. La Vierge noire de Saint-Etienne ne lui
a pas fait seulement entendre une réponse de paix, elle
lui a comme imposé une doctrine pacifiante. Nous savons
en effet que la détresse qui fut dissipée ce jour-là était
pour ainsi parler d'ordre dogmatique' : je veux dire qu'un
système particulier de théologie ou Tavait directement
causée, ou du moins l'avait rendue plus intense. Ce
système, François de Sales avant et pendant la tentation le
regardait comme infiniment probable : la tentation passée,
il se rallie pour toujours à un système contraire. Ce n'est
pas là pour nous l'aspect le moins intéressant de cette
aventure.
Représentons-nous ce jeune étudiant, pieux, timoré, au
moment où lui est proposée pour la première fois la doc-
trine attribuée au maître des maîtres, à saint Thomas, sur
la prédestination. Il apprend ce que peut-être il craignait
confusément déjà, il apprend que certaines âmes sont
créées à la seule fin de faire éclater infailliblement la
justice divine par une éternité de souffrances ; système
toujours affolant — je le vois ainsi du moins — mais deux
fois plus encore pour cette intelligence d'un tour concret
et réaliste, pour cette âme scrupuleuse, tourmentée par
les tentations ordinaires à cet âge, et qui n'avait déjà que
trop de pente à se ranger elle-même parmi les prédestinés
à l'enfer.
Il se vit perdu. Damné, moi damné, par suite de la
volonté que saint Thomas prête à Dieu de montrer ainsi
sa justice — me damnaium volimtate quam ponit Thomas
in Deo ut ostenderet Deus jiistitiam^ . Eh! pourquoi pas
lui aussi, comme d'autres, lui si faible, si languissant?
Certitude? non, mais affreuse probabilité, de plus en plus
vraisemblable à mesure qu'il la fixe davantage. Je n'ai pas
besoin d'insister sur Thorreur de cette agonie.
Ce ne sont pas là des conjectures. Nous avons là-dessus
()) Véritable esprit, IV, pp. J 97-198.
FRANÇOIS DE SALES 89
les propres paroles du saint, une protestation de confiance
rédigée, nous ne savons quand, peut-être le soir même
de la délivrance, peut-être des années plus tard, mais
assurément, et palpablement sous l'impression, toujours
présente, de cette crise. Nous ignorons du reste la courbe
de ses mouvements pendant ces semaines pathétiques. Le
dernier et le meilleur de ses biographes, M. Hamon,
semble croire à une atténuation progressive. Il voit la
tentation décliner insensiblement et s'évanouir enfin aux
pieds de la Vierge de Saint-Etienne. De mon côté, je
serais tenté de choisir une description toute contraire,
d'appuyer sur la soudaineté merveilleuse du dénouement.
La crise n'aurait pas cessé de s'aggraver, elle aurait
atteint son paroxysme à la minute précise où elle prit fin.
Bref, je ramasserais en un instant rapide comme Téclair,
le changement dont H. Hamon échelonne les phases
diverses pendant plusieurs jours \
(i) Je viens de dire que nous ne savions pas à quelle date fut rédigée
la protestation qui éclaire si vivement cette histoire. Ce disant, je me
heurte à M. Hamon qui place cette rédaction avant même la lin de la
crise. En bonne critique, cette assertion me paraît difficilement soute-
nable. Qu'on lise le texte (Hamon-Letourneau, 1, pp. 56-57). On ne parle-
rait pas sous le coup du désespoir avec une telle plénitude de confiance
et d allégresse. Il y a plus et de graves indices tendent à montrer que la
pièce a été rédigée longtemps après. Celui qui nous l'a transmise, le
chanoine Gard, Fa trouvée dans la bibliothèque du saint, à la fin d'un
recueil de notes théologiques où la question de la prédestination est
traitée d'une manière approfondie, et par un homme déjà pleinement
maître de sa doctrine. Ce ne sont pas là les notes d'un étudiant, même
supérieur. J'ajoute que dans ces notes, François de Sales assure que le
plus grand nombre des modernes et beaucoup d'anciens sont d'un avis
contraire à celui de saint Thomas. S'il avait connu ce (( torrent » tradi-
tionnel, comme parle Bossuet, la thèse thomiste l'aurait moins troublé.
De plus, il cite dans cette note le commentaire de Tolet sur saint Jean.
Or le bref de Sixte-Quint qui sert de privilège à ce livre est de no-
vembre 1587. Saint François de Sales a quitté Paris dans le courant
de i588. 11 a eu mathématiquement le temps de prendre connaissance du
livre, mais cela paraît moins probable. Il y a plus encore. Dans ces notes,
le saint invoque le souvenir qu'il a de l'enseignement du P. Carrillo.
Memini Alphonsiun Carriliiim... eamdeni sententiani tenuisse. Or nous
savons que Carrillo fut professeur au collège de Clermont après Maldo-
nat et qu'il a quitté Paris en 1587. Saint François de Sales a pu et dû le
connaître à Paris. S'il écrivait la note en i585, i58G, 1687 et même en i588,
dirait-il manini ? Ce mot semble désigner une époque relativement éloi-
gnée de celle où le saiat faisait ses études. Enfin M. Hamon n'apporte
pas la moindre raison en faveur de sa conjecture.
98 l'humanisme DÉVOT
doux, il lui marquera ses péchés mignons : soyez donc
moins intellectualiste — il parlait mieux que cela — et
plus afFectif^ Précieuse leçon qu'il a digérée lui-même
avant de la faire aux autres. C'est à Paris, en effet, c'est à
force de fréquenter les docteurs de Sorbonne, qu'il a
mieux réalisé le néant, le danger des querelles vaines ou
irritantes. Et par leurs qualités et par leurs défauts, ses
maîtres Pont formé deux fois.
Aussi le voyons-nous s'affirmer — enfin ou déjà — tout
à fait maître de ses idées, de son esprit, de sa méthode,
dès le lendemain de son départ de Paris. Phénomène
curieux, qu'on prendrait pour une construction arbitraire,
mais qui n'en est pas moins indiscutable. A peine a-t-il
quitté Paris, il se met, pour la première fois, à écrire de
vraies lettres de direction, lettres tellement parfaites que
si nous n'avions pas leurs dates, nous les croirions contem-
poraines de V Introduction. Soudaine, complète et défini-
tive réalisation de lui-même, après une préparation aussi
longuet Doni Mackey l'a fort bien rembarqué. « Les pre-
mières lettres de direction, écrit-il,... ont un mérite qui
leur est propre, celui d'offrir le premier épanouissement
des idées de saint François de Sales sur la piété. Philothée^
les Entretiens^ le Traité de V Amour de Dieu ne feront qu'ex-
poser, il est vrai avec plus de pénitude et une ordonnance
plus rigoureuse, les mêmes pensées. Mais ici nous avons le
jet initial dans toute sa naïveté et sa fraîcheur.^ » Gela est
si vrai que dès le mois de novembre 1602, envoyant à des
religieuses parisiennes une sorte d'exhortation collec-
tive, il parle en propres termes de « sa » méthode qu'il
oppose à celle des autres et qu'il décrit avec une extrême
netteté.
(i) Cf. l'admirable lettre à Asseline (Dom Eustache de Saint-Paul) sur
le projet d'une somme de théologie. Œuvres..., XV, pp. 1 16-120.
(2) On peut observer un développement analogue chez un compatriote
de François de Sales, chez Joseph de Maistre : même lente préparation :
même éclosion soudaine.
(3) OEuvres.... XII, p. 11.
FRANÇOIS DE SALES 99
Je me doute encore, dit-il, qu'il y ait un autre empêchement
à votre réformation : c'est qu'à l'aventure, ceux qui vous l'ont
proposée ont manié la plaie un peu aprement. Je loue leur
méthode, bien que ce ne soit pas la mienne, surtout à l'en-
droit des esprits nobles et bien nourris comme sont les vôtres.
Je crois qu'il est mieux de leur montrer simplement le mal et
leur mettre le fer en main afin qu'ils fassent eux-mêmes l'in-
cision ^
Aucune âpreté ; compter pleinement sur la noblesse et
la générosité de Tâme dévote, dès ses premiers mots, il
est optimiste. Ne l'oublions pas.
La seconde, ou plutôt la première de ces lettres de
direction (i6 janvier i6o3), puisque enfin celle que je
viens de rappeler est un sermon plus qu'une lettre, doit
nous arrêter davantage. Elle est adressée à une religieuse
parisienne.
J'aime votre esprit fermement parce que je pense que Dieu
le veut, et tendrement parce que je le vois encore faible et
jeune.
Il a déjà conscience et de son rôle, infiniment délicat,
et de la manière qu'il entend suivre en le remplissant. Il
écrit à une femme. Raison qui le fait hésiter deux fois
avant de se mettre à l'œuvre. Je jurerais qu'il a rédigé un
brouillon et que celui-ci était couvert de ratures. Ce
« j'aime », si décidé, coupe court aux scrupules qu'il
aurait lui-même ou qui pourraient venir à sa dirigée. La
confiance ne se donne qu'à l'amour ; le bien ne se fait que
par l'amour. Quant aux inquiétudes qui viendraient gêner
cette confiance et paralyser le bien, il les balaie en trois
mots: « Votre esprit », « fermement », « Dieu le veut ».
Après quoi le « tendrement » parait plus que simple. Et
puis ne revenons pas sur ces préambules. « Gela soit dit
une fois pour toutes. »
(i) Œuvres..., XII, p. 148.
H)() l'humanisme dévot
Il connaît mal cette femme *. La lettre qu'il a reçue d'elle
n'est pas limpide, pas intelligente, peut-être pas tout à
fait franche.
Vous me demandez si vous pouvez recevoir et prendre des
sentiments, que sans eux votre esprit languit et néanmoins
vous ne pouvez les recevoir qu'avec soupçon, et vous semble
que vous les devez rejeter.
De quels sentiments parle-t-elle ? Sans doute des sua-
vités pieuses qu'elle désire et qui Tinquiètent lorsqu'elles
lui viennent. Elle n'aura pas compris quelque discours sur
le dépouillement absolu. Une autre fois, qu'elle particu-
larise^ qu'elle donne « un exemple ». On s'entendra
mieux. Mais encore, quelle mouche la pique?
J'ai... un scrupule en ce que vous me dites que ces senti-
ments sont de la créature. Mais je pense que vous avez voulu
dire qu'ils viennent à vous par la créature et néanmoins de
Dieu... Mais quand ils seraient de la créature, encore ne
seraient-ils pas à rejeter, puisqu'ils conduisent à Dieu ou du
moins qu'on les y conduit.
Gomme il souffle sur les fantômes, comme il la met à
Taise et l'affranchit ! Ne reconnaît-on pas là une de ses
pensées maîtresses ! Il en est dès lors tellement sûr, tel-
lement pénétré qu'il la propose à une cervelle qu'il devine
petite ou très embrouillée. Autre doctrine salésienne, ou
plutôt nouvel aspect d'une seule et même doctrine. Pour-
quoi tant raffiner, s'éplucher, se tourmenter, tant cher-
cher à savoir ce que Ton est et ce que l'on vaut?
II me semble que je vous vois empressée avec grande inquié-
tude à la quête de la perfection... Dieu « nest ni au {>ent fort^
ni en V agitation, ni en ces feux, mais, en cette douce et tran-
quille portée d'un cent presque imperceptible ». Laissez-vous
gouverner à Dieu, ne pensez pas tant à vous-même...
(i) Sa pénétration est lente. Il hésite, il tâtonne longtemps autour d'une
âme. Qu'il a mis de temps avant de bien connaître sainte Chantai !
FRANÇOIS DE SALES 10 1
Vous savez que Dieu veut en général qu'on le serve, en Tai-
mant sur tout... ; en particulier, il veut que vous gardiez une
règle ; cela suflit, il le faut faire à la bonne foi, sans finesse et
subtilité, le tout à la façon de ce monde où la perfection ne
réside pas, à riiumaine et selon le temps... ^
Eh! quoi, ces idées qui semblent si simples, lui étaient-
elles donc nouvelles? A-t-il donc fallu qu'il vînt à Paris
pour les apprendre. Non, certes. C'est bien vers cette
conception de la vie spirituelle qu'il tendait constamment
depuis sa prime jeunesse. Nous ne parlons pas d'une
génération spontanée, d'une conversion, mais d'un épa-
nouissement. Les vues, les réflexions, les impressions
que son intelligence patiente amassait chaque jour, autant
de semences que Paris a fait lever. Plein de pressenti-
ments, d'aspirations plus ou moins confuses, mais orientées
vers une seule fin, François de Sales, à l'âge ou l'homme
arrive à se définir, s'est trouvé soudain transporté au plus
touffu, au plus intime des deux mondes pour lesquels il
était fait, le monde des saints et celui des directeurs.
Paris lui a montré, comme dans un vaste raccourci, la
vérité, la richesse, la complexité, les difficultés, le plein
sens de la vie dévote. 11 a regardé vivre des âmes vérita-
blement saintes, mais encore trop inquiètes et trop
empressées ; il a vu d'excellents directeurs, et se mettant
en leur place, les jugeant sur les résultats bons ou mau-
vais qu'ils obtenaient, il a fixé son propre programme de
sainteté et de direction.
Encore une de ses premières lettres et nous l'aurons
tout entier. Pour celle-ci, nous le savons, il n'a pas écrit
moins de deux brouillons. C'est qu'il s'adresse à Marie de
Beauvillier, à l'abbesse des abbesses, et pour lui proposer
certaines remarques passablement délicates. Afin qu'on
saisisse mieux l'importance particulière et le piquant de
ce message entre les lignes duquel il faut lire, rappelons
(i) OEuvres,,., XII, pp. 163-170.
102 L HUMANISME DEVOT
que Marie de Beauvillier exerçait alors dans Paris et par
toute la France un prestige extraordinaire. Nous Tétudie-
rons à loisir plus tard, au chapitre des abbesses mystiques,
et peut-être alors essaierons-nous vainement d'égaler
notre sympathie à l'admiration que mérite la rare vertu de
cette femme. Toute jeune et presque seule, elle avait
entrepris et mené à bien la réforme de l'abbaye de Mont-
martre qu'elle avait trouvée dans un état lamentable. Sur
elle devaient bientôt se façonner les autres réformatrices.
Grandes dames, religieux, prêtres venaient souvent sur
la sainte colline encourager l'abbesse héroïque ou lui
demander des conseils. François de Sales y était venu
avec ses amis et Marie de Beauvillier l'avait certainement
distingué puisque, à peine parti, elle lui envoie une lettre
intime. Mais sur place, elle n'avait obtenu de lui que des
paroles banales. J'ai déjà dit qu'il s'était fait une consigne
d'écouter, d'observer et de se taire. Le parloir de Mont-
martre avait été un de ses postes d'observation. Nous
l'imaginons sans peine, souriant doucement pendant que
Marie de Beauvillier raconte les difficultés qu'elle doit
vaincre ou développe ses vastes projets. Même attitude
pendant que tel ou tel directeur approuve ou stimule
l'abbesse. Non, ce n'est pas tout à fait ainsi qu'il dirigerait
la jeune femme, un peu impérieuse, raide, inhumaine ;
ce n'est pas ainsi qu'il conduirait une réforme. L'abbesse
a-t-elle saisi ces critiques silencieuses ? En tout cas, elle
demande conseil à François de Sales et celui-ci va lui
répondre, non sans avoir pesé tous ses mots. Il avait fait
dans le parloir de Montmartre une curieuse décou-
verte. Cette abbesse qui dispose de tout l'état-major spi-
rituel de Paris et que tant de hauts personnages sem-
blent diriger, en vérité ne se dirigerait-elle pas toute
seule ?
Surtout, je vous supplie, prévalez-vous de l'assistance de
quelques personnes spirituelles, desquelles le choix vous sera
bien aise à Paris, la ville étant fort grande.
FRANÇOIS DE SALES loi
Naïve malice de ce préambule. Les personnes dont il
parle sont déjà dans la place. Marie de Beauvillier ne
peut pas Fignorer.
Car je vous dirai, avec la liberté d'esprit que je dois em-
ployer partout... votre sexe veut être conduit, et jamais en
aucune entreprise, il ne réussit que par la soumission ; non
que bien souvent, il n'ait autant de lumière que l'autre, mais
parce que Dieu Ta ainsi établi.
On voit qu'il ne perdait pas son temps dans le parloir de
Montmartre. Qu'a-t-il vu encore ? Que la réforme de l'ab-
baye est menée trop tambour battant, qu'on la compromet
en prétendant l'imposer de vive force et sans distinction à
toutes les moniales. Il y en a, parmi celles-ci, qui ont
vieilli sous l'ancien régime et dont la mauvaise humeur,
en face d'une révolution imprévue, n'est pas sans excuses.
Il faut avoir égard aux vieilles ; elles ne peuvent s'accommo-
der si aisément ; elles ne sont pas souples, car les nerfs de
leurs esprits, comme ceux de leurs corps, ont déjà fait con-
traction.
Double critique et qui vise les directeurs de l'abbesse
autant que l'abbesse elle-même. Gomment ne lui a-t-on
pas déjà fait ces remarques? Excès de zèle, indiscrétion,
âpreté au bien de part et d'autre. On n'a pas réalisé l'atti-
tude intérieure de ces bonnes vieilles; on n'a songé qu'à
briser une arrière-garde indolente et rétive. En faisant
plus miséricordieusement la part des vieilles, que d'obs-
tacles réformatrice et réformateurs n'auraient-ils pas
évités ?
Aussi bien, jeunes ou anciennes, pourquoi ces allures
militaires, cette sévérité inflexible, cette ardeur tumul-
tueuse? A prendre ainsi les choses, on s'agite plus qu'on
n'agit : on trouble les autres et on se trouble soi-même.
Le soin que vous devez apporter à ce saint ouvrage doit être
un soin doux, gracieux, compatissant, simple et débonnaire.
io4 L HUMANISME DEVOT
Votre âge et, ce me semble, votre propre complexion le
requiert ; car la rigueur n'est pas séante aux jeunes. Et, croyez-
moi, Madame, le soin le plus parfait c'est celui qui approche
du plus près au soin que Dieu a de nous, qui est un soin plein
de tranquillité et de quiétude et qui, en sa plus grande acti-
vité, n'a pourtant nulle émotion... *
Je le répète : ce sont là ses toutes premières lettres de
direction. Dès ces débuts, il a pris nettement conscience
de sa vraie mission auprès des âmes, de sa méthode et de
son esprit.
V. Nous avons vu Tesprit de François de Sales naître, en
quelque sorte, et rayonner des plus intimes tendances du
saint ; puis, nous l'avons vu s'affirmer, mûrir et s'épa-
nouir au cours de deux séries d'expériences mémorables,
la grande tentation de i586, le voyage de Paris en 1602.
Nous devons maintenant l'aborder de haut, essayer de le
décrire. On me pardonnera d'être long, si l'on se rappelle
que cet esprit salésien est l'expression la plus exacte et
t la plus parfaite de l'humanisme dévot.
Devrons-nous répéter qu'il n'enseigne, ni ne suggère, ni
ne tolère le minimisme moral, la sensiblerie religieuse, la
mollesse, rien enfin qui ressemble en quoi que ce soit
aux formes même les plus bénignes du relâchement.
Laissons le style, souvent plus vigoureux qu'on ne l'ima-
gine, mais quelquefois trop sucré. Telle mission, tel
style. François de Sales se propose de pacifier les âmes.
Ne lui demandez pas d'écrire à la façon de Pascal qui
certes nous ravit davantage mais en nous troublant. Pour
la doctrine, elle ne paraît accommodante qu'aux profanes
et encore aux très étourdis, mais l'élite pieuse qu'elle
vise, elle entend bien la mener aussi loin que n'importe
quelle autre doctrine spirituelle, sans excepter celle de
Port-Royal. On ne prend pas assez garde que, sous la
plume du saint, « dévotion » est synonyme de « perfection »,
(i) OKuvies..., XII, pp. 171-174.
FRANÇOIS DE SALES i()5
et « perfection », d' « amour pur » au sens crucitiant que
les plus hauts mystiques donnent à ce mot. La Philothée
de Y Introduction n'en est pas encore à ce dernier terme,
elle y viendra si elle se prête à la grâce. Le programme
qu'on lui donne est tout solide : le cœur le moins ouvert
aux joies sensibles de la prière peut le remplir. Très exi-
geant envers lui-même, le saint l'était aussi avec les
autres, minutieux, entrant dans le détail de tout, comme
Fénelon. A sa première rencontre avec la baronne de
Chantai, il la trouva trop élégante : « Madame, si ces den-
telles n'étaient pas là, laisseriez-vous pas d'être propre ? »
« Une fois, raconte la Mère de Ghaugy, biographe de
sainte Chantai, étant à la table de la bienheureuse, il
savait qu'elle avait une naturelle aversion à manger des
olives, c'est pourquoi il lui en servit avec la signification
de sa volonté qu'elle en mangeât, ce qu'elle fit avec une
extrême répugnance. Il lui fit de même une autre fois pour
des limaces fricassées. ^ »
Non, ma chère fille, lui écrit-il a propos d'une dévotion un
peu simple qu'il lui avait recommandée, quand je vous destinai
le chapelet de saint François, je le fis à raison de la dignité de
sa matière ; mais sur-le-champ, il me vint en l'esprit que vous
en seriez mortifiée, et sur cela je dis : eh bien ! tant mieux ^.
Il va plus avant, craignant toujours qu'un reste de ten-
dresse mondaine gêne les progrès de la jeune veuve qui
n'était pas encore au couvent.
Coupez, tranchez les amitiés et ne vous amusez pas h les
dénouer. 11 faut les ciseaux et le couteau. Non, les nœuds
sont minces, entrefichés, entortillés... Vos ongles (sont) trop
courtes pour passer toutes ces boucles. Ce n'est qu'au couteau
tranchant qu'on les coupe. Aussi bien les cordons ne valent
rien. Qu'on ne les épargne point ^.
(i) Œuvres de sainte Chantai, i, pp. 72, 73.
(•i) Œuvres..., XIII, p. 34o.
(3) Ih., XIV, p. 108.
io6 l'humanisme dévot
Religieuse, pour une imperceptible faute qu'elle avait
commise, il la tance en public (c d'une voix puissante » et
la regarde longtemps pleurer sans lui dire un mot. Baga-
telle que tout cela, auprès de l'abnégation totale où il
voulait enfin l'amener, la dégageant peu à peu de tout et
même de ce qu'il pouvait y avoir de trop humain dans la
très pure amitié qu'elle avait pour lui. Ce n'est pas ici le
lieu de raconter cette histoire frémissante*. Voici pourtant
les mots de la fin.
Mon vrai père, écrit sainte Chantai à saint François de Sales
qui vient de lui donner le signal du sacrifice suprême, que le
rasoir a pénétré avant ! Hélas ! mon unique père, il m'est venu
aujourd'hui à la mémoire qu'un jour vous me commandiez de
me dépouiller; je répondis : « Je ne sais plus de quoi », et
vous me dites : « Ne vous l'ai-je pas dit, ma fille, que je vous
dépouillerais de tout? » Oh ! Dieu, qu'il est aisé de quitter ce
qui est autour de nous ! Mais quitter sa peau, sa chair, ses
os et pénétrer dans l'intime de la moelle, qui est, ce me
semble, ce que nous avons fait, c'est une chose grande, dilïi-
cile et impossible, sinon à la grâce de Dieu;
et le saint de répondre :
Notre seigneur vous aime, ma mère ; il vous veut toute
sienne ; n'ayez d'autre bras pour vous porter que le sien...
Tenez votre volonté si simplement unie à la sienne que rien
ne soit entre deux. Ne pensez plus ni à l'amitié, ni à l'unité
que Dieu a faite entre nous, ni à vos enfants, ni à votre cœur,
ni à votre âme ^.
Trouvera-t-on plus de mollesse dans la lettre suivante^
où il décide une autre de ses pénitentes à je ne sais quoi
de très dur.
Mais, ce me dira la prudence humaine, à quoi voulez-vous
nous réduire? Quoi, qu'on nous foule aux pieds, qu'on nous
torde le nez, qu'on se joue de nous comme d'une marmotte ?...
Oui, il est vrai, je veux cela... 0, me direz-vous, ma fille, mon
(i) OEuvres de sainte Chantaly III [Lettres), pp. 109-118.
[i] Ih., pp. 1 1 5, 1 18.
FRANÇOIS DE SALES 107
père, vous êtes bien sévère tout à coup. Ce n*est pas tout à
coup, certes, car, dès que j'eus la grâce de savoir un peu le
fruit de la croix, ce sentiment entra dans mon âme, il n'en est
jamais sorti \
Mais pourquoi parler de telle ou telle de ses directions
particulières ? Qu'on prenne V Introduction^ qu'on en
mesure la vraie portée et l'on avouera que ce petit livre
caressant ne s'adresse ni ne convient aux âmes douillettes,
mais seulement à qui veut, coûte que coûte, devenir par-
fait-.
Mais, sous prétexte que François de Sales, a prêché,
autant et mieux que personne, la « parfaite mortification
de l'amour-propre », irons-nous méconnaître le caractère
distinctif de son ascétisme, dire, par exemple, avec
M. Olier que Fauteur de la Philothée a été « le plus mor-
tifiant de tous les saints »? Non, certainement. A vrai
dire, il n'y a pas de plus ou de moins en ces matières.
Qui ne nous conduit pas à la mortification, à la croix, n'a
pas lu l'Evangile, n'est pas chrétien. On comprend du
reste, que les interprètes du saint, irrités et inquiétés
par certaines explications doucereuses de sa doctrine,
jugent parfois nécessaire de rappeler, comme nous
venons justement de le faire, que cette doctrine est fon-
cièrement héroïque. Mais qu'ils n'aillent pas tomber dans
le paradoxe contraire. « Ne voit-on pas, nous disent-ils
par exemple, quelques bonnes âmes glisser sans y
prendre garde sur l'austérité foncière de la doctrine et de
(i) Cité par Strowski. La pensée chrétienne. Saint François de Sales,
Paris, 1908, p. 96.
(2) Dom Mackey fait à ce propos une remarque très intéressante. Rap-
pelant que les fameuses Conférences de Cassien — écrites, comme l'on
sait, pour les Pères du désert — sont une des sources principales de Vln-
troduction, il dit que l'esprit de ce dernier livre « est essentiellement
l'esprit monastique ou religieux », « Deux fois, ajoute-t-il, dans les ma-
nuscrits originaux, est émise cette pensée que Philothée devra pratiquer,
bien qu'à un degré inférieur, les vertus obligatoires aux personnes con-
sacrées à Dieu. » OEuvres de saint François de Sales, III, p. xxxviii-xli.
Dom Mackey est orfèvre, je veux dire, moine, mais il n'écrit pas à la
légère et tout ce qu'il écrit mérite attention.
I()8 L HUMANISME DEVOT
l'esprit de saint François de Sales, et arrêter seulement
leur attention sur la douceur et Taménité de son style,
prendre la forme en laissant le fond^ » Pensée très juste,
mais qui paraît fausse parce qu'elle n'a pas su s'exprimer.
Quelle idée singulière et choquante ne nous donnerait-on
pas en effet d'un homme dont l'aménité serait toute de
surface, de protocole ou de style, et dont l'âme profonde
aurait pour douteuse parure le contraire de l'aménité?
Cette opposition entre fond et forme, si on la réalisait
vivement, on verrait aussitôt que soit la vie, soit les
ouvrages du saint la repoussent. On s'en rend du reste si
bien compte qu'après avoir marqué nettement cette oppo-
sition, lorsqu'on veut résumer d'un mot Toriginalité de
François de Sales, on ne sait plus que s'écrier : « La
douceur! toujours la douceur! » Si rien n'est plus banal,
rien n'est plus juste. Forme et fond, style, méthode,
pensée, esprit, enlevez à ce vague mot de douceur ce
qu'il peut éveiller de sensiblerie ou de faiblesse, donnez-
lui son plein sens humain et divin — discite a me quia
mitis sum — et vous aurez défini V Introduction à la vie
dévote, les lettres spirituelles, les Entretiens^ le Traité de
l'amour de Dieu. Nous avions déjà le Combat spirituel et
tant d'autres livres qui nous rappellent la face austère du
(i) OEus'rcs de saint François de Sales, XIV, p. xiv. Ces lignes sont
du R. P. Navatel qui a pris la place de Dom Mackey à partir du XIII*^ vo-
lume. Il écrit encore dans le même sens : « Bien des observateurs super-
ficiels so sont mépris sur les apparences faciles, sur l'extérieur humain
et débonnaire, sur la façade de l'édifice, jusqu'à s'imaginer que saint
François de Sales a réellement adouci l'austérité de la vie chrétienne et
atténué peut-être les exigences des conseils évangéliques. » XIV, xiv.
Parmi ces observateurs superficiels, il nous faut compter sainte Chantai
elle-même. La sainte dit en effet qu'il « élevait les Ames à un amour
envers Dieu si suave que toutes les difficultés que l'on croit être en la
vie dévote s'évanouissent » Œuvres de sainte Chantai, t. II, p. 201. II
nous faut aussi compter Dom Mackey écrivant : « Il ne veut pas effa-
roucher les âmes timides, mais les rendre parfaites sans même qu'elles
s'en doutent », t. III, p. xli. Il y a là du reste presque autant d'équi-
voque que de mots. Retenons la dernière. « Adoucir d a deux sens. Il veut
dire : rendre douces, aimables, faciles, les vertus les plus rudes ; il veut dire
aussi : mitigcr, atténuer. Précisément loriginalité de saint François de
Sales, du moins d'après sainte Chantai et Dom Mackey et jusqu'au K. P. Na-
vatcl, presque tout le monde, est de tout adoucir sans jamais rien atténuer.
1 n.VNÇOlS DE SALES \()i)
devoir chrétien, qu'avions-nous besoin de révêque de
Genève, si celui-ci n'a pas entrepris de mettre les âmes
et le fond des âmes « en posture de suavité^ ».
Suavité envers le prochain, envers Dieu, envers nous-
mêmes.
La sainte Ep^lise n'est point si rigoureuse que l'on pourrait
penser; — François de Sales parle ici à des religieuses — si
vous avez une sœur malade de la fièvre tierce seulement et
qu'un jour de fête son accès la dût prendre pendant la messe,
vous pouvez et devez perdre la messe pour demeurer auprès
d'elle, bien qu'en la laissant seule, il ne lui en dût point arriver
de mal ; car, voyez-vous, la charité et la sainte douceur de
notre bonne mère l'Eglise sont partout surnageantes '\
On a remarqué les précisions très décidées qui sou-
lignent la condescendance du charitable casuiste. Il ne
s'agit pas là d'une crise violente. Le doute, dans ce cas,
n'aurait pas été permis. La malade est dans un tel état
que, d'une part, en temps ordinaire, on se ferait scrupule
de la laisser seule et que, d'autre part, un jour de
dimanche, on hésiterait à « perdre la messe » pour rester
auprès d'elle. Qu'on n'hésite pas! Le second texte est
peut-être encore plus beau, et peut-être moins prévu.
Etant à Paris, raconte le saint, et prêchant en la cha-
pelle de la reine, du jour du Jugement, — ce n'est pas un
sermon de dispute — - il se trouva une demoiselle, nommée
M^'® de Perdreauville (protestante), qui était venue par curio-
sité ; elle demeura dans les filets, et, sur ce sermon, prit réso-
lution de s'instruire, et, dans trois semaines après, amena
toute sa famille h confesse vers moi, et fus leur parrain à tous
en la confirmation. Voyez-vous, ce sermon-là, qui ne fut point
contre l'hérésie, respirait néanmoins contre l'hérésie... Depuis,
j'ai toujours dit que qui prêche avec amour, prêche assez
(i) Œuvres..., XIV, p, 2. a Tâchez de remettre votre esprit en posture
de suavité.
(2) Œuvres..., VI, p. 309. Les Entretiens que je viens de citer ne nous
sont connus que par les notes prises, d'ailleurs admirablement, par les
religieuses. Pour le présent texte nous avons deux sténographies d'où il
résulte que le saint a parlé presque textuellement comme on le fait parler.
IIO L HUMANISME DEVOT
contre les hérétiques, quoiqu'il ne dise un seul mot de dispute
contre eux ^
On entend bien qu'il ne condamne pas la controverse ;
il dit seulement qu'un prêtre remplit tout son devoir,
« prêche assez », quand il se contente de Tapologétique de
l'amour.
Regarder le prochain avec tendresse n*est que le plus
humble et facile degré de la perfection. Ce prochain,
après tout, les vrais dévots le trouvent d'autant plus
aimable qu'ils ont plus de peine à se supporter eux-
mêmes. Quoi de plus simple que d'ignorer les misères
morales d'autrui, ou de les atténuer, ou enfin de laisser à
Dieu le soin de les guérir! Et puis, saints ou non, si l'on
veut y réfléchir, on verra que c'est notre âme à nous qui
nous pèse, cette âme envers laquelle nous nous montre-
rions plus doux si nous savions nous mettre « en posture
(i) Œuvres.. .f XIV, pp. 96, 97. Voici encore quelques citations qui feront
plaisir à plus d'un. « Je hais par inclination naturelle, par la condition de
ma nourriture, par l'appréhension tirée de mes ordinaires considérations,
et, comme je pense, par l'inspiration céleste, toutes les contentions et
disputes qui se font entre les catholiques, desquelles la fin est inutile et
encore plus celles desquelles les effets ne peuvent être que des dissen-
sions et différends, mais surtout en ce temps plein d'esprits disposés aux
controverses, aux médisances, aux censures et à la ruine de la charité. »
Œuvres, XV, p. gS. « Il n'y a point de plus mauvaise façon de mal dire
que de trop dire. Si on dit moins qu'il ne faut dire, il est aisé d'ajouter ;
mais après avoir trop dit, il est malaisé de retrancher. . . or voici le haut
point de la vertu : de corriger l'immodération modérément... les chas-
seurs poussent partout dans les buissons et reviennent souvent plus gâtés
que la bête qu'ils ont cuidé gâter ». Ib., XV, p. 114. En 1612, il écrivait à
Germonio au sujet des affaires de France : « Il serait bon (la lettre est
traduite de l'italien) de ménager, par l'entremise de prélats dévoués et pru-
dents, l'union et la bonne intelligence entre la Sorbonne et les Pères
jésuites... Si, en France, les prélats, la Sorbonne et les religieux étaient
bien unis, c'en seraitfaitde l'hérésie en dix ans. » Ih., XV, pp. 188, 189. —
« Je dis qu'il faut user quelquefois de caresses, je le dis tout de bon, et ne
ris pas, en certain temps, comme quand une fille est malade ou affligée et
un peu mélancolique : car cela leur fait si grand bien. » Ceci est pris des
entretiens aux Visitandines, Œuvres, VI, p. 68. Mais je n'en finirais pas.
Voici enfin une réponse de sainte Chantai à la question que lui posait
une supérieure. « Quant à ce que vous me demandez si l'on peut mettre
supérieure une fille qui n'est pas légitime, notre bienheureux Père lui-
même a résolu cette demande, et dit que les enfants ne peuvent être maî-
tres de leur naissance et ne portent pas l'iniquité de leurs père et mère...
Sainte Brigitte était bâtarde d'un esclave, » Œuvres de sainte Chantai,
V, p. 226.
FRANÇOIS DE- SALES ili
de suavité » vis-à-vis de Tamour divin qui l'a créée, et
qui se reflète en elle. Ainsi l'entend François de Sales.
Du reste le souci du prochain n'est pas étranger à
cette consigne de douceur envers Dieu et envers nous-
mêmes.
Je ne veux point une dévotion fantasque, brouillonne, mé-
lancolique, fâcheuse, chagrine ; mais une piété douce, suave,
agréable, paisible et en un mot, une piété toute franche et qui
se fasse aimer de Dieu premièrement et puis des hommes ^
Il ne s'agit pas là d'une simple montre et, si l'on peut
dire, de jeter de la poudre aux yeux de nos proches.
Certes, si pesant qu'on trouve le joug, mieux vaut garder
la souffrance pour soi, mais mieux vaut encore être
joyeux tout de bon. N'oublions pas que François de Sales
s'adresse à des âmes intérieures, en route vers la perfec-
tion et que le découragement guette à chaque pas. Les
profanes soupçonnent peu les détresses de ce petit
monde fermé, et tout ce qu'un directeur maladroit ou mal
instruit peut faire souffrir à des innocents. Que de fréné-
sies, que de convulsions morales — Dieu sait que je ne
parle pas en l'air! — épargnent aux âmes pieuses les direc-
teurs fidèles à l'esprit de la Philothée! Que de fléaux
déchaînés ou envenimés par Tesprit contraire, lequel
aura toujours ses adeptes et qui en aurait aujourd'hui bien
davantage si François de Sales n'était pas venu. Quoi qu'il
en soit, les tristesses, les empressements, les inquiétudes,
les scrupules que notre pacifique docteur n'a jamais cessé
de combattre, n'ont rien de commun avec VAmari aliquid
dont parle Lucrèce. Le désespoir est mauvais pour tous,
même pour un pécheur obstiné, mais à celui-ci, François
de Sales ne propose pas « une certaine humilité joyeuse
qui ait plaisir de voir et connaître notre misère » ^. Il y a
misère et misère : Tune qui tend à réveiller les cons-
(i) OEuvves..., XIII, p. 59.
(2) Ib., XIV, p. 7.
112 l'humanisme dévot
ciences endormies, l'autre qui harcèle inutilement les
bonnes volontés et les paralyse.
Mais, ma fille, je vous en prie que toutes ces méditations-là
des quatre fins finissent toutes par l'espérance et non pas par
la crainte et l'efFroi : car, quand elles finissent par la crainte,
elles sont dangereuses, surtout celles de la mort et de l'enfer \
Nous avons déjà vu avec quelle insistance il supplie
ses filles spirituelles de ne pas se tourmenter. 11 y revient
constamment.
La première fois qu'il nous arriva, dit la relation d'une de
ses visites à un monastère, il nous entretint environ une heure
et demie de la tranquillité d'esprit, avec ressentiment de dévo-
tion ; il nous dit plusieurs fois qu'il ne fallait se mettre en
peine de rien, ni perdre la paix du cœur pour chose qui nous
pût arriver ^.
On contrarie cette paix en s'épluchant à perte de vue.
Faisons-nous crédit et à Dieu. Résignons-nous à ne pas
savoir qui nous sommes, où nous en sommes. Pas de ces
curiosités malsaines, cruelles et d'ailleurs vaines, pas de
ces retours indéfinis sur nos actes, nos intentions, et
l'intention même que nous apportons à nous discuter.
O ma chère fille, gardez-vous de ces réflexions, car il est
impossible que l'esprit de Dieu demeure en un esprit qui veut
savoir tout ce qui se passe en lui \
« Elles veulent trop bien faire, écrit-il au sujet d'un de
ses couvents, cela les presse un peu. Hier nous fîmes un
entretien où je m'essayai de les mettre un peu au large » \
Les vertus, il ne faut pas les désirer avec trop d'âpreté.
« N'aimez rien trop, je vous supplie, non pas même les
vertus que l'on perd quelquefois en les outrepassant ))^
(i) Œuvres..., XII, p. 333.
{•i)Ih., VI, p. 407.
(3) Ih., VI, p. 419-
(4) Ih., VI, p. XIV.
(5) //;., XIII, p. 53.
l.-KONT,S...CE DE MeLL.V, ..OUK l' « INTRODUCTION A L,V V.E DÉVOTE
FRANÇOIS DE SALES i i :^
■i
« C'est cela que je veux, que vous ne vous tourmentiez
point, ni par les désirs, ni par autres quelconques » ^
comme serait le déplaisir de vos fautes, « lequel sans
doute n'est pas pur », dès « qu'il inquiète »". Et prenez y
garde, il ne faut pas que cette fuite de tout ce qui trouble
devienne à son tour une obsession nouvelle :
Voici ce que vous faites : quand cette bagatelle se présente
h votre esprit, votre esprit s'en fùche et ne voudrait point voir
cela. Il craint que cela ne s'arrête. Cette crainte retire la force
de votre esprit et laisse ce pauvre esprit tout pâle, triste et
tremblant ; cette crainte lui déplaît et engendre une autre
crainte que cette première crainte et l'effroi qu'elle donne ne
soit cause du mal et ainsi vous vous embarrassez. Vous crai-
gnez la crainte, puis vous craignez la crainte de la crainte ;
vous vous fâchez de la fâcherie et puis vous vous fâchez d'être
fâchée de la fâcherie... C'est comme j'en ai vu plusieurs qui
s'étant mis en colère, sont après en colère de s'être mis en
colère et semble tout cela aux cercles qui se font en l'eau quand
on y a jeté une pierre, car il se fait un cercle petit, et celui-là
en fait un plus grand et cet autre un autre ^.
Sainte-Beuve et M. Strowski trouvent ici qu'il raffine.
C'est, peut-être, que ni l'un ni l'autre n'a jamais entendu
la confession de Philothée. Ces ondulations et reprises
indéfinies d'inquiétude, ces retours sur des retours, c'est
la vie même.
Le mot que je vous ai dit si souvent qu'il ne faut point trop
pointiller en l'exercice des vertus, mais qu'il y faut aller ron-
dement, franchement, naïvement, à la vieille française, avec
liberté, à la bonne foi, gj'osso modo. C'est que je crains l'es-
prit de contrainte et de mélancolie *.
(i) Œu<>'res..., XIII, p. 3o5.
(2) Ib., XIII, p. 167. Newman dit exactement le contraire, dans un de
ses sermons u To be at ease, is to be unsafe », inquiétez-vous de ne pas
vous inquiéter.
(3) Ib., XIII, p. 373-375.
(4) Ib., XIII, p. 392. Il écrit souvent « à la grosse mode », ou « à la
bonne Marguerite ». Voici encore, du même conseil, une application inté-
ressante. U s'agit de la contemplation des mystères, selon la méthode
ignatienne. « Il ne faut ni s'y amuser, ni la du tout mépriser..., ni trop
I. 8
I I 4 L il U M A M S M E l) E \ O ï
Sous tant d'aspects incessamment renouvelés, c'est
bien toujours la même doctrine, moins commune qu'on
ne le croirait peut-être chez les spirituels d'avant saint
François de Sales. Dom Mackey Ta remarqué avec une
élégante subtilité au sujet de la vertu de force. « Cette
force, dit-il, notre docteur l'entend à la façon des
anciens ; c'est principalement une vertu passive qui con-
siste à s'abstenir et à soutenir. Elle exige dans le grand
travail de la réformation de soi-même le calme et la
patience, bien plus que Tardeur provocatrice et la lutte
violente. Elève des Pères jésuites, le fondateur de la
Visitation connaissait et appréciait l'habile stratégie de
saint Ignace ; toutefois, il ne l'introduit pas dans son Ins-
titut. Pour lui, le plus sur moyen de perfection est
d'anéantir Tamour-propre, non pas en lui déclarant une
guerre ouverte, mais en méprisant ses attaques; il
importe moins de renverser les obstacles que de s'en
détourner humblement et simplement; moins de vaincre
ses ennemis en bataille rangée que de passer à travers
leurs rangs. C'est ce que notre saint appelle répugner à
ses répugnances, contredire à ses contradictions, décliner
de ses inclinations, se divertir de ses aversions. Dans les
troubles intérieurs, il enseigne à « divertir notre esprit
de son trouble et de sa peine », à « se resserrer auprès
de Notre-Seigneur et lui parler d'autre chose ». Eprouve-
t-on un sentiment d'aversion contre le prochain :
« l'unique remède à ce mal, comme à toute autre sorte de
tentation, c'est une simple diversion, je veux dire, n'y
point penser » \
particulariser, comme serait de penser la couleur des cheveux de Notre-
Dame, la forme de son visage..., mais simplement en gros, que vous
la voyiez soupirante après son fils... et cela en gros ». Œuvres, XII,
pp. i83-i84.
(i) Œuvres..., VI, p. xxxi, xxxii. Ce passage capital se trouve dans
l'introduction aux Entretiens^ une des plus pénétrantes de cette remar-
quable série. J'aurais voulu que Dom Mackey rattachât cette doctrine
morale, à la doctrine psychologique, à la distinction entre les deux parties
de lame, distinction sur laquelle nous allons bientôt revenir et qui est
IH A NCOIS DE SALES Il5
j
Réveillez souvenles fois en vous Tesprit de joie et de suavité,
et croyez fermement que c'est le vrai esprit de dévotion ; et si
parfois vous vous sentez attaquée du contraire esprit de tris-
tesse et d'amertume, élancez, à vive force, votre cœur en Dieu...
puis, tout soudainement, divertissez-vous à des exercices con-
traires, comme de vous mettre à quelque conversation sainte,
mais de celles qui vous peuvent réjouir. Sortez h vous prome-
ner, lisez quelque livre de ceux que vous goûterez le plus, et
comme dit le saint apôtre, chantez quelque chanson dévote...
Et ceci, vous le devez faire souvent, car, outre que cela récrée.
Dieu en est servi ^
Combien d'autres citations me tentent, mais qui n'a
maintenant une claire vision de cet esprit? Ajoutons que
cet esprit n'exprime pas seulement une nature débon-
naire, mais, très ferme et solidement liée, une doctrine de
paix.
VI. Malgré son goût très vif pour la spéculation plato-
nicienne, il n'était ni philosophe ni théologien de profes-
sion. Mais il avait beaucoup lu, beaucoup réfléchi sur les
dogmes qui, de près ou de loin, touchent à la vie intérieure
et par suite à la direction; sur les possibilités de l'homme
déchu ; sur la nature et la grâce ; sur nos relations avec
Dieu. Il suffît pour s'en convaincre, de lire attentivement
les premiers livres du Traité de Vamoiir de Dieu^ charte
magnifique de l'humanisme dévot ^ ; — je ne dis rien de
la partie mystique du livre qui, pour l'instant, n'est pas de
notre sujet. Théologie savante et affective, cela va sans
dire, mais encore concrète, réelle, vivante. On n'insistera
une des maîtresses pierres de tout le système. La stratégie de saint
Ignace que l'auteur oppose à celle du saint se résume en ces deux
mots : Agendo contra — doctrine qui admet plus de nuances que Dom
Mackey ne semble le supposer.
(i) (Euvres..., XIII, p. 112.
(2) Il dit expressément dans sa préface : « Les quatre premiers livres,
et quelques chapitres des autres pourraient sans doute être omis au gré
des âmes qui ne cherchent que la seule pratique de la sainte dilection...
(mais) j'ai eu en considération la condition des esprits de ce siècle et je
le devais : il importe beaucoup de regarder en quel âge on écrit » Œuvres,
IV, p. 9. Cette préface du Traité de Vamour de Dieu est, à elle seule, un
parfait chef-d'œuvre.
ii6 l'humanisme dévot
jamais assez sur ce caractère. François de Sales devrait
être appelé doctor experimentalis ^ si ce mot n'était pas si
laid. De tout ce que les livres dogmatiques lui ont appris,
il a éprouvé la pleine vérité par de longues expériences
et sur lui-même et sur les autres. Définitions ou systèmes
théologiques, Tadhésion qu'il donne est toujours ce que
Newman appelle real assent. Je connais peu de pensées
moins nominales ^ moins abstraites. Il est aussi réel que
Newman et plus sainement. Aucune de ses observations,
même les plus décevantes, n'ont jamais ébranlé son opti-
misme. Newman observateur reste hanté par le souci de
son âme propre, François de Sales s'oublie lui-même
dans la contemplation du divin qu'il sait voir partout.
Deux fois solide et persuasif, puisque d'une part il s'ap-
puie sur une connaissance approfondie du dogme chrétien
et d'autre part sur l'expérience, il n'a formulé didactique-
ment sa doctrine que dans un seul de ses livres, mais il
s'en inspire toujours. Un théologien, le R. P. Rousselot,
nous faisait récemment remarquer une sorte de dualisme
doctrinal chez plusieurs docteurs du moyen âge, Hugues
de Saint-Victor et saint Bernard, par exemple. « En ce
temps où la spéculation est encore toute scolaire, les
concepts définis sont facilement en désaccord avec les
intuitions profondes. Les effusions pieuses de leurs ser-
mons ou de leurs ouvrages ascétiques, contiennent une
philosophie implicite qui ne se trouverait pas d'accord avec
la doctrine explicite de leurs ouvrages proprement didac-
tiques ^ » Rien de semblable chez François de Sales, beau
génie synthétique et d'une cohérence admirable. Sa pensée
est une, toujours la même. Dégagez, formulez la méta-
physique latente de la Philothée, des entretiens^ des lettres,
et vous aurez le Traité de V amour de Dieu.
Il connaît toutes nos misères. Aucune de nos bassesses
ne l'étonné. Bien que personne n'ait été plus conipatis-
(i) Pour Vhistoirc du problème de l amour au moyen âge, par PikuiU':
RoussELOT — Munster, 1908, pp. 4j5.
FRANÇOIS DE SALES 117
sant que lui, bien que, moliniste fervent, il nous ait pro-
phétiquement forgé les armes les plus sûres contre le pes-
simisme janséniste, il n'entretient que peu d'illusions
sur les pauvres êtres que nous sommes. Il croit néan-
moins fermement à « la beauté de la nature humaine », à
la bonté profonde, et, ici-bas, invincible, de ces chétifs, de
ces malheureux, de ces pervers qui, soit avant, soit après
la chute originelle, soit au dedans, soit au dehors de
l'Eglise, n'arriveront jamais à étouffer en eux tout à fait
r « inclination naturelle à aimer Dieu sur toutes choses »,
à se fermer tout à fait aux influences de la grâce.
Sitôt que l'homme pense un peu attentivement à la divinité,
il sent une certaine douce émotion du cœur qui témoigne que
Dieu est Dieu du cœur humain, et jamais notre entendement
n'a tant de plaisir qu'en cette pensée de la divinité... ; que si
quelque accident épouvante notre cœur, soudain il recourt à la
divinité, avouant que quand tout lui est mauvais, elle seule lui
est bonne.
Ce plaisir, cette confiance que le cœur humain prend natu-
rellement en Dieu ne peut certes provenir que de la conve-
nance qu'il y a entre cette divine bonté et notre âme : conve-
nance grande, mais secrète ; convenance que chacun connaît
et que peu de gens entendent ^..
Observation et raisonnement qui se compénètrent, jux-
taposition de l'ordre historique et du dogmatique, c'est le
caractère particulier de notre docteur.
Or, bien que l'état de notre nature humaine ne soit pas
maintenant doué de la santé et droiture originelle... et qu'au
contraire, nous soyons grandement dépravés par le péché,
est-ce toutefois que la sainte inclination d'aimer Dieu sur toutes
choses nous est demeurée, comme aussi la lumière naturelle
par laquelle nous connaissons que sa souveraine bonté est
aimable sur toutes choses ; il n'est pas possible qu'un homme
pensant attentivement en Dieu, voire même par le seul dis-
cours naturel, ne ressente un certain élan d'amour que la
secrète inclination de notre nature suscite au fond du cœur,
(i) Œuvres..., IV, p. 74 {Traité de l'amour de Dieu, I, xv).
I I 8 L ' H U M A N 1 s M E D É V O T
par lequel à la première appréhension de ce premier et souve-
rain objet, la volonté est prévenue et se sent excitée à se com-
plaire en icelui.
Entre les perdrix, il arrive souvent que les unes dérobent
les œufs des autres afin de les couver... et voici chose étrange
mais néanmoins bien témoignée, car le perdreau qui aura été
éclos et nourri sous les ailes d'une perdrix étrangère, au pre-
mier réclame qu'il oyt de sa vraie mère... il quitte la perdrix
larronnesse, se rend à sa première mère et se met à sa suite,
par la correspondance qu'il a avec sa première origine ; cor-
respondance toutefois qui ne paraissait point, ains fut demeu-
rée secrète, cachée et comme dormante au fond de la nature,
jusque à la rencontre de son objet... Il en est de même, Théo-
time, de notre cœur ; car quoi qu'il soit couvé, nourri et élevé
parmi les choses corporelles, basses et transitoires, et, par
manière de dire, sous les ailes de la nature, néanmoins, au
premier regard qu'il jette en Dieu, à la première connaissance
qu'il en reçoit, la naturelle et première inclination d'aimer
Dieu, qui était comme assoupie et imperceptible, se réveille
en un instant, et à l'imprévu paraît, comme une étincelle qui
sort d'entre les cendres, laquelle touchant notre volonté, lui
donne un élan de l'amour suprême dû au souverain et pre-
mier principe de toutes choses ^..
Est-il étonnant qu'après avoir médité de telles pages,
un solide théologien, Dom Mackey, aussi peu suspect de
fantaisie que de naturalisme, ait observé qu' « une secrète
sympathie, une sorte d'affinité rapproche la grande âme
de saint François de Sales des patriarches de la philo-
sophie : Aristote, Socrate, Platon, Epictète « le plus
« homme de bien de toute l'antiquité » "? Quanta cette incli-
nation naturelle, elle
ne demeure pas pour néant dans nos cœurs : car, quant h Dieu
il s'en sert comme d'une anse pour nous pouvoir plus suave-
ment prendre et retirer à soi, et semble que par cette impres-
sion, la divine bonté tienne en quelque façon attachés nos
cœurs, comme des petits oiseaux, par un filet par lequel il
nous puisse tirer quand il plaît h sa miséricorde d'avoir pitié
(i) Œa\>res..., IV, pp. 78.79 [Irailé, 1, XVI).
{•j) Ih., IV, pp. xxxiii-xxxiv.
FRANÇOIS DE SALES lUj
de nous ; et quant à nous, elle nous est un indice et mémorial
de notre premier principe et créateur à l'amour duquel elle
nous incite, nous donnant un secret avertissement que nous
appartenons à sa divine bonté. Tout de même que les cerfs
auxquels les grands princes font quelquefois mettre des colliers
avec leurs armoiries, bien que peu après ils les font lâcher...
ne laissent pas d'être reconnus par quiconque les ren-
contre ^..
Sur ce cœur humain qui l'attend, qui le réclame, voici
maintenant Dieu qui se penche.
Que c'est un plaisir délicieux de voir l'amour céleste, qui
est le soleil des vertus, quand, petit à petit, par des progrès
(|ui insensiblement se rendent sensibles, il va déployant sa
clarté sur une âme et ne cesse point qu'il l'ait toute couverte
de la splendeur de sa présence, lui donnant enfin la parfaite
beauté de son jour ! 0 que cette aube est gaie, belle, aimable
et agréable !
A voir l'allégresse de ce tableau, qui croirait que Fran-
çois de Sales ne parle encore ici que des infidèles, que « des
mouvements d'amour qui précèdent l'acte de la foi requis
à notre justification » ? Ce sont là seulement
les premiers bourgeons verdoyants que l'âme, échauffée du
soleil céleste, comme un arbre mystique, commence à jeter au
printemps, qui sont plutôt présage de fruits que fruits ^.
Si l'aube est déjà si belle, que sera le jour ! Il sera plus
beau que celui du paradis terrestre et d'une « blancheur
incomparablement plus excellente que celle de la neige de
l'innocence ». C'est le : o felix culpa déjà chanté par
Richeome et que répéteront tous nos humanistes. « L'état
de la rédemption vaut cent fois mieux que celui de l'in-
nocence. »
Comme Farc-en-ciel touchant l'épine Aspalatus la rend plus
odorante que les lys, aussi la rédemption de Notre-Seigneur,
(i) (Euvres..., IV, p. 84 [Traité, I, XVIII).
[1) Ib., IV, p. i3o [Traité, II, XIII).
I20 L^HUMANISME DEVOT
touchant nos misères, elle les rend plus utiles et aimables
que n'eût jamais été l'innocence originelle \
Mais oublions la misère de Thomme, ne songeons qu'aux
ascensions de l'amour, ascensions que la grâce rendfaciles.
Dieu ne nous donne pas seulement une simple suffisance de
moyens pour l'aimer, et en Taimant, nous sauver, mais... une
suffisance riche, ample, magnifique et telle qu'elle doit être
attendue d'une si grande bonté comme est la sienne '^
Et cet amour, « il ne tient pas à la divine bonté » que
nous ne l'ayons « très excellent » ^, Dieu « par un progrès
plein de charité ineffable », conduisant l'âme a d'amour en
amour, comme de logement en logement, jusqu'à ce qu'il
l'ait fait entrer en la terre de promission... la très sainte
charité, laquelle... est une amitié et non pas un amour
intéressé »'*, mais bien le pur amour des mystiques.
Telles sont les premières assises, dogmatiques, expéri-
mentales de l'optimisme salésien. Mais à ces vérités qui
tout ensemble exaltent une âme et la rassérènent, les timo-
rés, les inquiets, les scrupuleux font une objection redou-
table. L'accès de ce beau palais leur est défendu. Plus
ils font effort pour atteindre cette vision de paix, plus elle
s'éloigne. Leur esprit n'est que ténèbres, leur cœur n'est
que glace, leur volonté, que faiblesse ; leur désir de per-
fection n'est qu'une velléité aussitôt contredite par des
inclinations toutes contraires et beaucoup plus fortes ;
enfin, ils n'arrivent pas à entendre cette voix de Dieu
qu'on dit qui les presse. La doctrine, vraie pour tous les
autres, ne l'est pas pour eux.
François de Sales oppose un merveilleux talisman à
cette détresse qu'il a éprouvée lui-même et dont Philothée
lui a fait l'aveu tant de fois. Pascal, au plus vif d'une ten-
(i) (Eu\'res..., lY, pp. io4,io5 [Traité, II, VI).
(i) Th., IV, p. ii3 {Traité, II, Vlll).
(3) //>., IV, p. 121 {Traité, II, XI).
(4) 10., IV, p. ib3 {Traité, II, XXII).
FRANÇOIS DE SALES I2i
tation de ce genre, avait reçu la révélation consolatrice :
tu ne me chercherais pas, situ ne m'avais déjà trouvé. Au
fond, ces quatre mots disent tout et notre docteurne nous
fera pas d'autre réponse, mais cette même réponse, telle
qu'il la fait, n'a plus rien de fulgurant, de quasi miracu-
leux ; elle peut convenir à tout le monde, même à ceux
qui n'auront jamais eu l'occasion de s'écrier : Feu... Joie,
joie, pleurs de joie ; bref, elle ne tombe pas du ciel ; elle
se dégage doucement, sûrement, d'un retour plus attentif
sur les diverses activités de Thomme. Nous l'avons déjà
rappelé, François de Sales distingue deux parties en nous,
la supérieure et l'inférieure, entendant par cette dernière,
non pas uniquement, comme on pourrait croire, le domaine
des sensations et des appétits, mais aussi les régions
troubles et moins hautes de nos facultés spirituelles. Armé
de cette distinction, un peu subtile peut-être, mais qu'il
sait bien le moyen de rendre évidente aux esprits les plus
confus, il n'a presque pas de peine à nous établir dans la
paix^ Chez l'âme dévote qu'il étudie, qu'il veut apaiser, les
agitations, les oscillations, les plaintes, les révoltes, les
pesanteurs, enfin l'inertie ou le vacarme de la partie infé-
rieure n'ont pas d'importance. Rien de tout cela ne compte
vraiment. « Vos misères et infirmités ne vous doivent pas
étonner : Dieu en a bien vu d'autres. " » Ni surprise, ni,
à plus forte raison, tristesse. Nous n'y pouvons rien. « Il
n'y a que faire. » « D'empêcher que le sentiment de colère
ne s'émeuve en nous, et que le sang ne nous monte au
visage, jamais cela ne sera. ^ » Ainsi du trouble inévitable
que déchaînent les autres passions.
(i) La distinction est proposée didactiquement dans les chapitres m et
xn du Livre I de Vamoiir de Dieu. On peut étudier ctussi une thèse paral-
lèle, la distinction entre amour-propre et amour de nous-mème. « Il m'a
souvent dit, écrit Camus, que la confusion de ces termes, amour-propre
et amour de nous-même faisait naître beaucoup de confusion dans les
pensées et dans les actions des hommes. » Cf. Baudry. Véritable esprit,
I, p. i34.
(2) Œuvres, XVI, p. 68.
(3) Ib., VI, p. 143.
111 l'humanisme dévot
Inversement, et pour le même motif, les diverses acti-
vités ou passions qui rendraient la prière facile et douce,
n'ont qu'une valeur très secondaire. Ce n'est pas dans
cette zone changeante que se forme la vraie prière. Pas
n'est besoin de sentir Dieu ni de sentir nos propres vertus.
Vous bandez trop votre esprit au désir de ce souverain goût
qu'apporte h rânie le ressentiment de la fermeté, constance
et résolution. Vous avez la fermeté... mais vous n'en avez pas
le sentiment.
Alors, pourquoi ce « pantèlement de cœur », ce « débatte-
ment d'ailes », cette « agitation de volonté », cette « mul-
tiplication d'élancements», pour arriver à des émotions que
vous ne pouvez d'ailleurs pas vous donner présentement,
et qui n'ajouteraient qu'une douceur fuyante à la solide réa-
lité de votre vertu? « Puisque notre volonté est à Dieu,
sans doute nous sommes à lui. Vous avez tout ce qu'il
faut ; mais vous n'en avez nul sentiment ; il n'y a pas
grande perte en cela\ »
Vous dites bien, en vérité, ma pauvre chère fille Péronne-
Marie, ce sont deux hommes ou deux femmes que vous avez
en vous. L'une est une certaine Péronne, laquelle, comme fut
jadis saint Pierre, son parrain, est un peu tendre, ressentante
et dépiterait volontiers avec chagrin quand on la touche ; c'est
cette Péronne qui est fille d'Eve et qui, par conséquent, est
de mauvaise humeur. L'autre, c'est une certaine Péronne-Marie
qui a une très bonne volonté d'être toute à Dieu et tout sim-
plement humble et humblement douce envers tous les pro-
chains... Et ces deux filles se battent... et celle qui ne vaut rien
est si mauvaise que quelquefois la bonne a bien à faire à s'en
défendre et lors il est avis à cette pauvre bonne qu'elle a été
vaincue et que la mauvaise est la plus brave (forte). Mais non
certes, ma pauvre chère Péronne-Marie, cette mauvaise-là n'est
pas plus brave que vous, mais elle est plus afficheuse, perverse,
surprenante et opiniâtre ; et quand vous allez pleurer, elle est
bien aise, parce que c'est toujours autant de temps perdu ".
(i) Œuvres..., XII. pp. 384,385. C'est une des plus belles lettres à sainte
Chantai.
(•2) //>., XYI, p. -..i-..
ru AN COI s UE SALKS l'^H
('^ Je sais bien qu'on avait déjà parlé de la sorte. Ce qui
est nouveau, unique même, c'est l'insistance avec laquelle
il revient à cette psychologie, c'est la construction d'opti-
misme qu'il fonde sur elle. Qu'il y ait deux hommes en
nous, tous le répètent, mais d'ordinaire, pour s'en désoler.
François de Sales triomphe au contraire de ce dualisme.
Il disqualifie la partie inférieure de l'âme : il la traite
comme un hôte encombrant, mais ridicule, inofFensif
presque dès qu'on cesse de l'écouter. A force de manquer
ses effets, ce fâcheux finira bien par se taire. Enfin qu'il
se taise ou non, il n'est pas nous-mêmes. Pour mieux
saisir du reste l'originalité bienfaisante de cette doctrine,
il suffit de comparer François de Sales aux moralistes du
grand siècle, à La Bruyère, à La Rochefoucauld, à Nicole.
Ces derniers, et même Nicole qui vise pourtant le monde
pieux, s'enferment ordinairement dans la « partie infé-
rieure » de rhomme. Est-il surprenant qu'ils nous décou-
ragent, et, tranchons le mot, qu'ils nous ignorent, puis-
qu'enfin ils ne connaissent de nous que ce qui n'est pas
vraiment nous.
Q N'oublions pas néanmoins que cette psychologie reste
sans efficacité aussi longtemps que les inquiets et les
timides refusent de s'y reconnaître ou d'en accepter le
bénéfice. Eh! que sais-je, après tout, de cette partie
supérieure de mon être et des conditions où elle se trouve :
que sais-je, si les désordres de l'inférieure n'exprimeraient
pas — signe, contre-coup, châtiment — la malice profonde
de mon vrai moi ? Nous voilà au rouet. Si les ruisseaux
trop visibles m'épouvantent, la source ténébreuse, mau-
dite peut-être, m'épouvante encore davantage. Suprême
anxiété que nulle psychologie générale ne peut résoudre.
Il n'y faut rien moins qu'un acte de foi. Cet acte de foi,
François de Sales met toute sa dextérité insinuante, toute
sa claire raison, toute son énergie, toute sa foi à le rendre
facile, à l'imposer aux âmes innocentes qu'il dirige. Têtues,
fermées, ergotantes, il n'y a rien à faire, mais pour peu
124 l'humanisme dévot
que ces âmes soient dociles elles finissent insensiblement
par se laisser convaincre. A ces profondeurs, l'on ne dis-
cute plus, l'on affirme ou l'on nie. A force d'affirmer lui-
même, il les amène à l'affirmative victorieuse, à l'acte de
foi de saint Jean : credidimus charitati : je crois que Dieu
m'aime et que mon vrai moi aime Dieu. « Sans doute
(c'est-à-dire, sans aucune espèce de doute) nous sommes
à lui : vous avez tout ce qu'il faut^ »
Mes déportements sont pleins d'une grande variété d^im-
perfections contraires, et le bien que je veux, je ne le fais pas
mais je sais pourtant bien qu'en vérité et sans feintise, je le
veux et d'une volonté inviolable.
Il parle ici de lui-même, mais pour dresser sainte Chantai
à une pareille assurance :
Mais, ma fille, comment donc se peut-il faire que sur une
telle volonté tant d'imperfections paraissent et naissent en moi ?
Non certes, ce n'est pas de ma volonté, ni par ma volonté
quoique en ma volonté et sur ma volonté. C'est, ce me semble,
comme le gui, qui croît et paraît sur un arbre, bien que non
pas de l'arbre ni par l'arbre^.
Aussi bien, nous ne sommes pas seuls dans cette partie
supérieure. Oasis, forteresse et centre de notre vrai moi,
elle est encore un sanctuaire. Là demeure invisible, mais
agissant, celui que nous cherchions en vain dans la région
de nos sentiments. Il est là, au centre de notre cœur;
sa droite a cimenté les pierres de la forteresse intérieure,
planté les palmes de l'oasis.
Notre raison, ou pour mieux dire, noire âme en tant qu'elle
est raisonnable est le vrai temple du grand Dieu, lequel y réside
plus particulièrement. « Je te cherchais, dit saint Augustin,
hors de moi » et je ne te trouvais point, parce que « tu étais
en mol » ^.
(i) Œuvres,.., XÏI, p. 385.
(a) /ft., XIV, pp. 178,179.
(3) //>., IV, p. 67 [Traité, I, XII).
FRANÇOIS DE SALES 125
Ceci non plus n'est pas nouveau, mais François de Sales
le renouvelle et le rend comme sensible par la suave péné-
tration de ses analyses. Nous ne pouvons le suivre dans
ce détail. Qu'il nous suffise de rappeler qu'il achève, atten-
drit et vivifie par ces vues mystiques la doctrine des grands
stoïciens qui semble l'avoir aidé à se préciser à lui-même
la distinction entre les deux parties de l'âme. Son ataraxie
ne nous emprisonne pas dans Torgueil et la gloire de
notre pensée : elle nous dégage de tout le reste pour
nous livrer à l'amour. De là découle enfin la loi première
de sa direction : acheminer les âmes à ces retraites intimes
et les abandonner ensuite à l'esprit de Dieu.
Il laissait volontiers agir l'esprit de Dieu dans les âmes, dit
sainte Chantai, suivant lui-même l'attrait de cet esprit divin
et les conduisant selon la conduite de Dieu, les laissant agir
selon les inspirations divines plutôt que par ses instructions
particulières. J'ai reconnu cela en moi-même ^
Il le dit de son côté mais avec une énergie solen-
nelle :
Je combats pour une bonne cause quand je défends la sainte
et charitable liberté, laquelle, comme vous savez, j'honore
singulièrement, pourvu qu'elle soit vraie et éloignée de la
dissolution et du libertinage qui n'est qu'un masque de
liberté '\
Il ne se reconnaît d'autre mission que d'aider le direc-
teur invisible.
Si Françoise veut de son gré être religieuse, bon ; autrement
je n'approuve pas qu'on prévienne sa volonté par des résolu-
tions, mais seulement, comme celle de toutes les autres, par
des inspirations suaves. Il nous faut, le plus qu'il est possible,
agir dans les esprits, comme les anges font, avec des mouve-
ments gracieux et sans violence ^.
(i) CEuvres de sainte Chantai, II, p. 200.
(2) Œuvres. ..,XIU, p. i85.
(3) Ib., XII, p. 36i.
l'ii) L HUMANISME DEVOT
Il n'est pas le maître de l'âme, il n'entend pas la con-
traindre.
Parlons d'une règle générale que je veux vous donner :
c'est que tout ce que je vous dis : ne pensez pas ceci, cela...
ne regardez pas, et semblables, tout cela s^ entend grosso modo,
car je ne veux point que vous contraigniez votre esprit à rien,
sinon à bien servir Dieu ^
S'il vous advient de laisser quelque chose de ce que je vous
ordonne, ne vous mettez point en scrupule, car voici la règle
générale de notre obéissance écrite en grosses lettres.
Il faut tout faire par amour et rien par force ; il faut
PLUS aimer l'obéissance que craindre la désobéissance.
Je vous laisse Tesprit de liberté"...
Qu'est-ce à dire ?
La liberté de laquelle je parle ;, c'est la liberté des enfants
bien-aimés. C'est un désengagement du cœur chrétien de toutes
choses pour suivre la volonté de Dieu reconnue^.
Il ne suffît pas de s'écrier : comme tout cela est beau,
noble, humain, souverainement bienfaisant; mais encore :
esprit, doctrine, menues applications, directions d'en-
semble, comme tout cela se tient! Qu'il se trompe en un
seul point et tout le palais s'écroule. L'épreuve est faite.
Il ne s'écroulera pas. Ai-je trop parlé de ce grand homme,
l'ai-je trop cité ? Non, me semble-t-il. D'abord parce qu'il
est incontestablement l'incarnation la plus parfaite de
l'humanisme dévot qui présentement nous occupe, ensuite
parce qu'il me semble que le monde lettré auquel je vou-
drais pouvoir m'adiesser ne lui a pas encore rendu la jus-
tice qu'il mérite. Sainte-Beuve n'a jamais vu en François de
Sales qu'un Lamartine pieux, qu'un écrivain, qu'un homme
charmant. On s'arrête à son onction, à sa grâce. Il est aussi
une pensée, et quelle pensée ! une force, et quelle force !
(i) Œu^'ves...^ XIII, 374.
[■i] ih., XII, p. 359.
(3) 76., XII, p. 363.
FRANÇOIS DE S A L K S 127
Nous venons de l'entendre et si nous ne l'avons certes pas
épuisé, nous le connaissons. Je demande donc à tous ceux
qui ont le sens de Thistoire : est-ce un événement négli-
geable que la propagation indéfinie d'une telle doctrine?
La PhilotJiée qui suppose, comme on l'a vu, toute la phi-
losophie du Traité de V Amour de Dieu^ la PJiilolliée a formé
des générations de chrétiens. N'est-ce pas là un fait capi-
tal? Je ne dis pas que tous ceux qui ont lu ce livre, en
aient pleinement revêtu Tesprit, je suis persuadé du con-
traire. Mais beaucoup en ont retenu quelque chose. Ou
les mots n'ont plus de sens, ou vous devez tenir la doc-
trine salésienne comme un des ferments de la civilisation
moderne. Jugez-le comme vous faites les autres, Erasme,
Montaigne, par exemple. Son influence s'est exercée d'or-
dinaire sur une autre fraction du public, mais elle n'a été
ni moins étendue ni moins profonde. Si je répète après
cela que cette influence n'est pas un phénomène isolé,
mais au contraire qu'elle se rattache à l'immense mouve-
ment de la renaissance, qu'elle continue et couronne ce
mouvement en en faisant bénéficier la foule des humbles,
n'avouera-t-on pas qu'il faut placer cet homme-là parmi les
très grands? Encore n^avons-nous étudié jusqu'ici qu'un
seul des aspects de son génie et de sa mission. Si les pre-
miers livres du Traité de V Amour de Dieu sont comme la
charte de l'humanisme dévot, les derniers livres de ce
chef-d'œuvre sont la charte du haut mysticisme français
pendant le xvn° siècle : notre prochain volume le prou-
vera sans aucune peine.
CHAPITRE IV
LES MAITRES SALÉSIENS. — 1. ETIENNE BINET
I. Influence de François de Sales. — Prompte popularité de son culte, —
S'il a été beaucoup lu ? — Pluie de livres et courants nouveaux. — Il
règne encore. — Ses deux interprètes. — Binet et Camus, les deux
maîtres salésiens. — Importance d'Etienne Binet.
II. Trivialité précieuse et rhétorique. — Bienheureux les aveugles, bien-
heureux les sourds ! — Prouesses verbales. — La garde-robe. — La
ferame. — Grossièretés. — L'éloquence de Binet. — Gemmes et viandes.
— Urbanité et mysticisme,
III. L'imagination pieuse de Binet. — Figures eucharistiques. — Le
drame d'Isaac. — Cléopâtre, Artémise et l'Eucharistie, — Puérilités.
— Pâmoisons.
IV. Binet continuateur authentique de François de Sales. — La dévotion
des malades. — Le dévot fainéant. — La miséricorde de Dieu.
V. La politique sacrée. — « Quel est le meilleur gouvernement, le rigou-
reux ou le doux ? ». — Les despotes de couvent. — Le style des anges.
— La tendresse du pape Grégoire. — Binet et l'humanisme dévot.
I. Un écrivain, canonisé ou à la veille de l'être, un fon-
dateur d'Ordre, n'exerce pas son influence uniquement
par ses livres. Des chrétiens sans nombre qui n'ont jamais
lu François de Sales, ont été façonnés par lui. Nous savons
en effet que dès le lendemain de sa mort, son culte s'est
répandu promptement dans le monde catholique où il est
bientôt devenu aussi populaire, et en France du moins,
plus populaire que le culte de Charles Borromée. Chez
lui, nous l'avons déjà dit, la personne et la doctrine ne
font qu'un. L'aimer lui-même, c'est déjà aimer, prendre
son esprit. Il n'était du reste pas le seul témoin personnel
de cet esprit, et il n'était pas mort tout entier. Sainte
Chantai, qui lui survécut si longtemps, s'était formée à sa
ETIENNE BINET 129
ressemblance : elle vivait de lui et de sa pensée : on venait
à elle comme à une relique vivante de François de Sales.
La Visitation elle aussi, qui ne cessa de s'étendre, évo-
quait sur tous les points du royaume, le souvenir de son
fondateur. Cet Ordre fut longtemps à la mode, si j'ose
parler ainsi. Grands seigneurs et grandes dames, prêtres
et religieux assiégeaient les couvents où Ton relisait sans
fin la PliUothée^ les EntretienSy VAmour de Dieu, les vies
des premières mères. En dehors de ces couvents, Fran-
çois de Sales avait sans doute beaucoup de lecteurs, mais
peut-être moins qu'on ne croirait. Le monde dévot est
comme l'autre. Ses classiques ne lui suffisent pas. Il veut
du nouveau et, juste ciel, il en trouve toujours. La pro-
duction lyrique, romanesque, dramatique même se ralen-
tit par moments : les plumes pieuses ne chôment jamais.
Celles des oratoriens, des jésuites et des autres ont tra-
vaillé sans relâche et avec une intensité particulière pen-
dant les années qui nous intéressent. Parmi ces milliers
de volumes, tous assurément ne respiraient pas l'esprit
salésien. Il se dessinait des courants plus ou moins nou-
veaux : la littérature oratorienne, par exemple, avait son
originalité propre que nous aurons plus tard l'occasion
de définir. D'un autre côté les écluses de Port-Royal ne
tarderont pas à s'ouvrir. Tout ce qui viendra de là, com-
battra, de près ou de loin, saint François de Sales. Mais
enfin, et à prendre les choses dans l'ensemble, on peut
dire que, pendant la première moitié du xvu^ siècle. Fau-
teur de la Philothée règne presque sans conteste et ses
idées avec lui. Nous en aurons bientôt d'autres preuves,
quand nous étudierons les manifestations particulières de
Fhumanisme dévot, mais d'ores et déjà la fécondité sans
mesure, l'indiscutable popularité de ses deux principaux
interprètes — Etienne Binet, Jean-Pierre Camus — vont
nous le montrer.
Ces deux écrivains sont très différents l'un de l'autre,
mais ils ont ceci de commun qu'ils ont maintenu la tra-
I- 9
i3o L HUMANISME DEVOT
dition salésienne avec un même zèle, un même succès et
qu'ils ne sont, ni l'un ni l'autre, de simples disciples, de
simples échos. Ils ont commencé d'écrire avant d'avoir
reçu l'empreinte de François de Sales et s'ils n'avaient
jamais connu celui-ci, ils auraient écrit, Binet surtout, à
peu de chose près comme ils ont écrit. Môme quand ils
l'imitent, ils restent plus ou moins originaux. Ils se sont
trouvés en le trouvant. Il en va souvent de môme dans le
progrès des grands mouvements humains — littéraires,
philosophiques, religieux. Viennent d'abord des ébauches,
plus ou moins réussies — c'est par exemple, Richeome,
dans l'histoire que nous racontons. Puis, un ou plusieurs
hommes rares en qui s'incarne l'âme profonde du mou-
vement ; — c'est ici François de Sales, enfin, soit avant,
soit ordinairement après l'apparition du type achevé, su-
prême, indépassable, des quantités de personnages, timides
et incertains ou, au contraire, excessifs et trop accusés,
tous frères pourtant, disciples nés du maître qu'ils doivent
servir et que, bien ou mal, ils serviront en réalité, môme,
si d'aventure, ils ne le connaissent pas. Pline dit qu'en des-
sinant les fleurs des champs, la nature se faisait la main
à créer les lys : radimeiita iiaturai lilia facere condiscentis.
Le lys une fois paru, on peut croire que la nature, le trou-
vant si beau, veut recommencer ses expériences, com-
poser sur ce modèle achevé de nouvelles fleurs. La grâce,
ayant formé François de Sales, tâche aussi de multiplier
les vives images de cette merveille : elle sait bien qu'elle
ne va pas se surpasser, mais enfin elle nous donne Binet,
Camus et les nombreux humanistes qui nous attendent.
Une autre mystérieuse alchimie, spinas facere condiscens,
prépare à cette môme heure, l'âme de Jansénius, celles
de Saint-Gyran et du grand Arnauld.
II. Avant de le célébrer, comme il le mérite, on doit
parler rudement du P. Binet, coupable non pas seulement
d'avoir reculé les frontières du bavardage pieux, mais
encore d'avoir gaspillé par là môme un admirable talent.
K T 1 1-] iN N E B I N E ï 1 3 1
Camus n'a rien commis de pareil. C'était un génie, une
force de la nature. Lui demander de se surveiller et de se
réduire, c'est le supprimer. D'ailleurs moins ennuyeux
que Binet. Il est vrai que celui-ci, même s'il eût modéré sa
faconde, n'aurait jamais fait qu'un maître de second ou
troisième rang. Son intelligence manque de vigueur et
d'élévation. Mais il avait beaucoup d'esprit et de sens, une
imagination somptueuse, un tour caressant et persuasif,
de très beaux dons d'écrivain. Son œuvre est aussi riche
que curieuse ; elle nous présente, et parfois excellem-
ment, quelques-uns des aspects les plus intéressants de
l'humanisme dévot. Quand nous aurons à parler bientôt
des encyclopédistes dévots ou des burlesques, nous
retrouverons Etienne Binet, et en bonne place; nous le
retrouverons aussi dans nos prochains volumes, aidant
de ses conseils telle mystique fameuse, et, d'un autre côté,
préparant délibérément la réaction anti-mystique dont il
aurait dû prévoir les conséquences désastreuses. Pour
l'instant, nous nous contentons de lier connaissance avec
un personnage aussi considérable et d'étudier celles de
ses œuvres qui continuent expressément les directions
essentielles de François de Sales \
(i) J ai déjà dit que la biographie proprement dite do nos auteurs
n'était pas de notre sujet. Ou ne sait d'ailleurs sur Etienne Binet que fort
peu de chose. Un jeune prêtre qui Fa choisi pour sa thèse de doctorat, nous
en apprendra, sans doute, plus long, car les pistes ne manquent pas. Né à
Dijon eu i569, Etienne Binet fit, dit-on, une partie de ses études au
collège de Clermont où il aurait eu François de Sales pour condisciple. Ils
se verront maintes fois dans la suite et très amicalement. Jésuite en
jôgo, il doit s'exiler de l'autre côté des Alpes pour suivre sa vocation et, peut-
être, ne rentrer en France qu'après l'édit de Rouen (i6o3). Il est presque
toute sa vie dans les charges, recteur ou provincial, souvent à Paris. Dans
les circonstances difficiles que traversait alors sa Compagnie, on ne l'aurait
pas laissé si longtemps au gouvernail, s'il avait été le premier venu.
Souple, habile, ferme et d'une finesse qui n'était pas sans malice. On peut
juger de celle-ci sur le petit chef-d'œuvre qu'il écrivit en 1628 pour la
défense de son Ordre dont les privilèges étaient alors très menacés.
[Réponse aux demandes d'un grand prélat (Zamet), touchant la hiérar-
chie de l'Eglise et la juste défense des pri^'ilégiés et des religieux par
François de Fontaine.) Miel et aiguillon, c'est le livre d'une abeille, et le
miel, pour cette fois, n'est pas rance. Binet n'a rien écrit de plus fort et
jamais, à ma connaissance, les religieux ne se sont mieux défendus.
(Cf. G.vKAssK. Histoire des jésuites de Paris, édit. Carayon, pp. 45,46;
15'^ L HUMANISME DEVOT
Imaginez, chez un même écrivain, la piquante el peu
aimable rencontre du précieux et du trivial, du suave et
du grossier, de François de Sales et de Garasse, vous
aurez, non pas, j'espère, le vrai Binet, mais la figure, à
mon avis très artificielle, que Binet se donne à plaisir.
Ni Garasse d'ailleurs, ni François de Sales, il n'a pas le
noble rayon du second, la franche et cordiale nature du
premier. Sous sa plume, le procédé paraît constant. Il a
beaucoup de verve, mais toujours avec un soupçon de rhé-
torique. Il me fait penser — qu'on me pardonne ce rappro-
chement tout littéraire — à tel poète d'aujourd'hui qui reste
normalien dans la partie la plus farouche de son œuvre.
Binet amplifie, selon la consigne scolaire de son temps —
je ne lui en fais pas un reproche — et il arrive peut-être à
se griser lui-même de ce lyrisme voulu. Soit, par exemple,
ce thème de déclamation : il est bon d'être aveugle et sourd .
Que verriez-vous, si vous aviez bon œil .^ Des femmes plâ-
trées et, sans masque, toujours masquées... Des fleurs, des
métaux et des viandes, des maisons tapissées et tranchées de
quelque croûte de marbre ou d'un éclat d'or, des hommes et
des animaux, des arbres... Je vous prie, ôtez ces beaux titres
et appelez chaque chose par son nom. Qu'est-ce que tout cela,
sinon du foin coloré, de la terre ensoutrée, des cadavres rôtis
et ensanglantés, des beaux sépulcres, des bêtes à deux pieds
et à quatre, des souches de bois ?
édition Nisard, p. 60, 61 et Pkat, Recherches^ lY, pp. 668 seq.) Binet
semble avoir eu des succès comme prédicateur (I-'rat, ibid. III, p. 78,
pp. 341-343). C'était à n'en pas douter un directeur éminent et il faisait
autorité dans Paris. Il est souvent question de lui dans la correspondance
de sainte Chantai el pas toujours à son avantage. Il aurait voulu modifier
et gravement les constitutions visilandines, et il poursuivait sa pointe avec
une ténacité qui lit beaucoup souîTrir la sainte. Les lettres qu'elle lui écrit
pour le faire renoncer à ses idées sont merveilleuses d'énergie et de
délicatesse. Du reste très vertueux et bon, mais qui nous échappe, à moi
du moins. Je n'arrive pas à le voir. Il était sans doute moins doucereux
que ses écrits ne nous le montrent et peut-être aussi moins candide. La
dédicace qu'il fait d'un de ses livres — Le riche sauvé... — à sa mère est
d'une naïveté presque gênante. Nourrisson, il ne voulait que le lait do sa
mère : ce lait était du sang; il n'en est pas mort; elle non plus, etc., etc.
La liste de ses ouvrages n'a pas de (in. Dans les moments didicilos, il faisait
vœu d'écrire un nouveau livic si sa prière était exaucée, llélas ! que ne
faisait il vœu de moins éci'ire. Il mourut à Paris en 1689.
ETIKNNE in^^ET l33
L'air et les oiseaux, ce n'est qu'un grand vide... un rien
formé en campagne où jouent par mille bricoles de petits bas-
tions couverts de plume..., c'est une fournaise d'éclairs, un
réservoir d'eau... Que verriez-vous? Les voûtes azurées du ciel
et ces belles médailles enchâssées là-dedans, le soleil, la lune
et les étoiles? A la vérité, Tobie ne regrettait pas cela... De
l'eau glacée et du cristal taillé en voûte ; le soleil, un ballon
de feu ; la lune, une glace allumée d'un rayon argentin ; les
étoiles, des lopins de verre étincelants et collés dans la peau
du firmament...
Tout cela veut commenter la prière du psalmiste :
détourne mes yeux, pour quils ne croient pas la vanité.
Donnez-lui un autre texte : les deux annoncent la gloire
divine; il écrira tout le contraire. Inspiré d'un mot de
Sénèque, son éloge de la surdité, aussi peu sincère, est
plus amusant.
Qui médit, qui déchire, qui blasphème, qui mord, qui pipe...
qui épie vos paroles et fait du mouchard, vous tirant les vers
du nez... Que voulez-vous entendre? Un avocat qui enfile
mille déguisements... une femme... qui vous entête en ses
criailleries, qui, jour et nuit, vous martelle de ses indiscré-
tions et sottes jalousies ; ... un huguenot... un musicien et la
douceur des instruments ? Plusieurs bouchent les oreilles pour
ne les point entendre : car, qui soupire, qui gronde, qui braie,
qui criaille... qui se précipite du haut en bas sur les pointes
de cinquante crochets, qui se mutine et s'opiniâtre sur une
même maxime... et si la quinte les prend et la verve de bé-
carre, quand vous devriez crever, ils ne chanteraient pas une
toute seule note...
Las de bourdonner contre cette vitre, il passe à la voi-
sine. Heureux sourds, qui n'entendez pas la musique des
hommes, enchantez-vous du concert des vertus.
L'humilité chante le bassus ; l'amour tient le superius ; la
pénitence fait la taille ; la dévotion, la haute-contre ; la con-
trition fait les soupirs... la faveur dévide les crochets et déve-
loppe d'une haleine longue de belles tirades ; la prudence bat
la mesure ; la crainte fait les dièses... ; les anges font les points
d'orgue sur la douce harmonie des cieux. En un mot qui est
l'humanisme D K \' o t
sourd en terre, oit s'il veut toute la musique du Paradis.
N'est-ce pas là pour être bien content ?^
Le faux goût ne serait rien, on lui passerait même
quelques calembours. Mais ce vide est écœurant. Il ne
s'agit ni d'être ému, ni de penser, mais d'écrire et quoi
que ce soit. Ne craignez pas d'ailleurs que les mots lui
manquent. Il a tant de recettes pour les faire venir ou
pour multiplier leurs services. Il jongle avec eux :
Soleil du paradis, paradis de douceur, douceur du ciel, ciel
de miséricorde ^.
ou bien, il a recours au coq-à-l'àne plionétique :
Venez, canailles, venez tous les soldats d'enfer ! Qu'une
armée de maux, des morts, des maures infernaux m'assiègent ^.
En voilà plus qu'il n'en faut pour expliquer l'abondance
du P. Binet. Une fois parti, pas de raison pour qu'il s'ar-
rête. Bavard, que nous hasardions tantôt, est encore trop
doux ; grossier de même :
N'ètes-vous donc sur terre que pour faire de votre estomac
un garde-manger cousin germain d'une garde-robe ? '
De telles images font ses délices. Croyez bien qu'il ne
se contente pas de les effleurer. Nous le verro-ns mieux
plus tard quand nous étudierons sa Consolation aux
malades^ dans le chapitre du burlesque dévot. En ce genre
vil, rien ne le rebute. Il a quelque part deux pages, d'une
précision fâcheuse, sur la maladie et la mort de Philippe II.
L'étrange goût! Tout se tient d'ailleurs. Binet traite volon-
tiers la femme sur le même ton.
La colère des hommes n'est que sucre et miel comparée au
fiel et à la colère d'une mauvaise femme... Encore lui faut-il
(i) La fcur des psaumes..., I, pp. 63-65. Cf. la bibliographie à l'ap-
pendice.
{'2) La consolation aux malades..., p. 637.
(3) //>., p. 638.
(4) ///., p. 536.
ETIENNE niNET l35
demander pardon après avoir été outragé d'elle : cela crie, cela
pleure, cela menace... Vous la voyez écumer par la bouche,
darder des rayons de feu de ses yeux allumés... enfler les
veines au beau mitan du front, se prendre par les flancs, frap-
per des pieds, des mains, de la langue, de tout. Si vous ne
dites mot, elle enrage de dépit ; si vous répondez, ô Dieu,
quels cris, quel tonnerre !... Elle dit, puis redit, puis dédit, puis
maudit... Que si, par malheur, elles sont deux ou trois qui
soient d'accord..., Dieux immortels, ô quel tintamarre! ^..
Elles n'écument pas seules! En vérité à quoi bon ce
vulgaire fracas dans un livre qui ne s'intitule pas le Man^
nequin d'osier, mais La Fleur des psaumes ? Dans ce même
livre, il y a plus grave et plus bas :
Vous ficrez-vous à vos parents ? O les harpies, ô les vau-
tours ! O les loups-garous ! Ils ne vous aiment, cruels, que pour
ronger barbarement votre pauvre carcasse, casser vos os félon-
nement et pour avidement en sucer les moelles et le sang
encore tout bouillant'^.
La noble raison pour nous décider soit aux bonnes
œuvres, soit à la restitution du bien mal acquis!
Quelle horreur, je vous prie, qu'il faille être un voleur en sa
vie, un désespéré à sa mort et un damné pour tout jamais, afin
de laisser ses biens à trois petits morveux qui se moqueront
de vous après votre mort et volontiers ne voudraient de leur
gré donner trois carolus pour faire dire une pauvre messe
pour vous qui vous êtes damné pour eux ! O le grand sot de
père qui se damne pour des ingrats et possible bâtards ! O le
dragon de fils ! Ne vous fiez pas à vos enfants, ce sont des
voleurs ^.
Que cette suprême injure à votre femme — « possible
bâtards » — et à vos enfants — « ce sont des voleurs »,
ne vous chagrine pas plus que de raison. Ce n'est là que
le climax d'une amplification oratoire. On pense bien du
(i) f.a fleur des psaumes..., II., p. 3i3.
(•2) //.., II, p. 529.
(3) La consolation aux malades..., p. 618, 619.
l36 l'humanisme DÉVOT
reste que si Binet ne valait pas mieux que cela, nous l'au-
rions laissé dans son moulin. Il est souvent mieux inspiré,
quand il dirige sa verve pittoresque sur un sujet digne
de lui et de nous.
Que ferez-vous donc à un homme qui a la vive foi enracinée
dans son cœur? Le jetterez-vous au feu (je coupe, car voici
paraître une salamandre. Avec Binet, il faut toujours manier
les ciseaux)... Assommez-le de coups de pierre; les cailloux
de saint Etienne, en même temps qu'ils entament le corps,
ébrèchent tout le paradis... Coupez-lui les deux jambes ; tous
les anges du ciel lui prêteront leurs ailes... Faites-le mourir
es déserts, le bannissant de la terre habitable ; le vieux cor-
beau sait bien encore où est le pain qu'il portait h saint Paul,
plus de soixante ans durant... Que ferez-vous donc h ce cœur
tout-puissant ^ ?
Fièvre lyrique, et non véritable passion, je l'entends
bien de la sorte. Il saisit plus qu'il ne touche. Mais Binet
est ainsi fait. Il avait, je crois, plus d'ingéniosité que de
force. Son éloquence est d'un précieux qui tâche de s'en-
traîner à de grands effets. Aussi excelle-t-il dans le sym-
bolisme pieux. Que ne puis-je citer ici tout entier un long
chapitre de lui, sur les « douze précieuses gemmes » dont
« la foi se pare » !
La première est le jaspe, jetant un rayon vert et un peu lan-
goureux et sombre... La seconde est le saphir qui a une petite
nuée comme d'un rouge pourprin ; son air est comme une
flamme perse, tachée de petits grains d'or. Or ce brun azurin,
sursemé de sable d'or, ressemble fort le ciel, quand en pleine
beauté, il marque clairement et allume toutes ses étoiles. Il
rompt les charmes, ce dit-on, et contrcgarde le cœur de venin
et de peste ; au reste, il est si dur que jamais on n'y peut
ancrer ni graver chose aucune. La foi donc est toute céleste...
ce ne sont que petites étoiles allumées dans le feu sacré de
l'Evançrile. Toutes nos actions, animées de foi, sont toutes dia-
prées de grains d'or de charité.
(i) La fleur des psaumes..., II, pp. 275, 276.
KTIKNNE niNKT lô']
... Saint Jean met après la sardoine qui a la couleur de la
chair vive cachée sous l'ongle bien lissé... ^
et ainsi des autres. Bon ou médiocre, c'est très doux à
lire. Il décrit minutieusement, paisiblement chacune de
ces gemmes avec une sorte de tendresse. En même temps
qu'il aime en elles la vertu qu'elles représentent, il les
aime aussi pour leur beauté propre. Tout irait bien si
Binet s'en tenait là. Mais non. Ses écrins à peine fermés,
il se bat les flancs et crie de plus belle.
Où cles-vous, maintenant, catholiques de boue et de fumier...
Montrez-nous votre foi !... O hommes sans âmes et âmes sans
raison et raison sans religion et religion sans Dieu. Si fait,
dea, vous en avez un qui se nomme le ventre. Mais tel dieu,
tel service. Vos poumons sont son temple ; le foie, son autel,
toujours couvert de sang et de voirie ; Testomac, l'encensoir ;
les fumées qui en sortent sont l'encens le plus doux ; la graisse
est la victime ; le cuisinier est votre aumônier qui est toujours
en service... et vos inspirations ne dévalent à vous que par la
cheminée; les sauces sont vos sacrements et les hoquets, vos
plus profondes prophéties. Toute votre charité bouillonne dans
vos grasses marmites ; votre espérance h l'étuvée toujours cou-
verte entre deux plats ^.
(i) Si l'on veut du rafrnieracnt, en voici : « Prenez l'ongle de saint Tho-
mas, mettez-le sur la chair vive du côté ouvert de Jésus-Christ... et vous
verrez une parfaite sardoine ».
(2) La fleur des psaumes, II, 268-271. A chacun son dû, ce dernier
mouvement oratoire, en germe dans le quorum deus venter est de l'Ecri-
ture, avait déjà tenté Tertullien. De jejunio. Le prêtre cuisinier est de
lui. Binet avait ce lieu commun dans son tiroir. II a dû s'en servir plu-
sieurs fois dans ses sermons. Cf. par exemple : Question de ce temps, à
savoir si chacun se peut sauver en sa religion. Il semble avoir tenu à ce
dernier sermon qu'il a placé dans son recueil des œuvres soirituelles et
qui est en effet très intéressant. Je me permets de l'indiquer aux histo-
riens du « libertinage » au xvii® siècle. On trouve du reste dans la partie
agressive des œuvres de Binet, une foule de traits de mœurs, et parmi
eux, quelques-uns sur lesquels les autres moralistes n'ont pas coutume
d'appuyer. En voici un par exemple qui a son prix. « Ils se confessent à
de pauvres bons prêtres qu'ils savent être très ignorants. Comment juge-
ra-t-il, s'il n'y voit goutte ; comment déliera-t-il, s'il est perclus d'esprit...
s'il n'y entend non plus que le haut allemand ; comment vous obligera-
t-il à restituer s'il ne sait ce qu'est restitution ? Et là-dessus, ayant le
moyen de vous confesser à quelque savant homme, vous irez en quelque
malotru village, choisir quelque pauvre lourdaud et qui ne sait bonne-
ment pas lire... Si c'est pour vous moquer de Dieu, de lui, de vous et du
i38 l'humanisme DÉVOT
Ces grasses odeurs, chassant l'imperceptible mais
exquis parfums de la cassidoine, est-il rien de plus dé-
plaisant? Le moyen, en vérité, de représenter, de con-
tinuer François de Sales quand on lui ressemble si
peu ?
Nous avons indiqué déjà la solution du problème. C'est
la rhétorique qui a fait tout le mal, la rhétorique, notre
éternelle ennemie dans le présent livre, car elle menace
toujours de nous dérober la vraie vérité des écrivains qui
nous intéressent. Tantôt et le plus souvent elle nous les
montre plus beaux, plus fervents que nature; tantôt
moins sérieux et plus laids. La moitié des œuvres de
Binet est verbiage oratoire et, par suite, ne compte pas.
Il parait bien pourtant que même sa vie profonde n'est pas
sans quelque vulgarité. Beaucoup d'orateurs, plus grands
que Binet, sont faits de la sorte. Précieux, très fin, dis-
tingué peut-être, Binet avait un gros bon sens, un peu
épais, un peu terre à terre. Si la remarque est juste, elle
expliquerait, en partie du moins, l'attitude sarcastique et
méprisante qu'il a trop souvent cru devoir prendre envers
le mysticisme, et sur laquelle nous aurons à revenir. Nous
ne confondons pas le divin et le profane, le mysticisme
et l'urbanité. L'expérience nous montre pourtant que les
âmes les plus saintes — Thérèse, François de Sales, Jeanne
de Chantai — sont aussi les plus exquises. Plus elle nous
déifie, plus la grâce nous humanise. Les harmonies pro-
videntielles le veulent ainsi.
III. La dévotion proprement dite du P. Binet nous pré-
sente le même tumulte. Elle nous gêne et nous irrite
métier, vous avez bien choisi... Quelque pauvre hère tout déchiré qui
tremble devant vous et qui diuera possible avec vos laquais après la
messe. » ^La fleur des psaumes..., I, pp. 175-176) (cf. Les dix jou?'s, du
P. Joseph, Toulouse, igiS, p. 327). Le dernier trait n'est-il pas digne de
La Bruyère ? Signalons encore la commune distraction de ceux qui, sur
les traces de Jacquinet, ont étudié la prédication d'avant Bossuet. Ils ne
s'occupent que des œuvres cjui portent l'enseigne : sermons. Or, il est
manifeste qu'un très grand nombre do livres à enseigne dévote ne sont en
réalité que des fragments ou des souvenirs de sermons.
ETIENNE BINET i if)
parfois, elle n'arrive pas à nous gagner tout à (ait. Théo-
time très salésien par la suavité confiante de sa piété,
mais trop agité, mais trop éloquent. Dans sa façon de
contempler les mystères, d'appliquer au Nouveau Testa-
ment les symboles de l'Ancien, il nous rappelle de très
près le bon Richeome.
Ce qui peut aider l'àiiie à se préparer (à la communion)
c'est de voir l'appareil de ces anciens Pères, pour manger les
ombres de ce que nous avons réellement en ce sacrement.
Repassez donc à loisir par votre esprit la sainte ferveur d'A-
braham, de Sarah, des serviteurs. Ils courent, ils volent, ils
s'échappent à eux-mêmes de ferveur, pour traiter trois anges
en habits de pèlerins à l'ombre d'un arbre, où il (Abraham)
leur donne de l'eau, du pain cuit sous la cendre, un veau, du
lait et son cœur même, tant y va-t-il de bonne façon. Courez
de roideur après ce bon vieillard. Dieu vous dira comme à
Sarah : Allez, ma mie, vous aurez un fils nommé Isaac, c'est-
à-dire, ris et réjouissance ; car s'il y a plaisir au monde, c'est
d'avoir dignement communié et enchâssé Dieu sur le plus
tendre de votre cœur...
Voyez le roi David, couvert d'un crêpe blanc ou d'une neige
crespée, la harpe au poing, bondissant devant l'Arche, assisté
de mille clairons... Toute la ville en réjouissance, sacrifices à
chaque bout de rue, paradis en terre, pour introduire l'Arche
dans sa maison... Je ne vous dirai point les festins d'Esther,
de Judith... et cent merveilles semées dans l'Ecriture sainte.
Vous aurez plus de plaisir de cueillir ces belles fleurs de votre
main propre. Mais je vous donne avis que vous ne soyez pas
si simple de croire qu'il faille, tous les jours que vous com-
munierez, parcourir toutes ces histoires. Il n'en faut, à chaque
fois, qu'une ou deux et les savourer tout à Taise \
Sa très curieuse méditation sur le sacrifice d'Isaac tient
du mystère médiéval et de la tragédie de collège :
(( Prends ton cher fils Isaac. » Le cœur me tremble. Je ne
sais pas si celui d'Abraham est fait de même. Je prévois ici
quelque malheur. Que ne prend-on plutôt Ismaël ?
(i) La fleur des psaumes,,., I, pp. 193, 194.
i/io L HUMANISME DEVOT
Suivent les objections qu'Abraham aurait pu faire, et
qu'il ne fit pas. Mais comment décidera-t-il sa femme à se
résigner comme lui?
Vraiment, dira-t-elle, il fallait bien tant de cérémonies et
nous envoyer ces trois anges pour nous promettre un fils, pour
enfin le tuer comme une bête !
Et Isaac, que lui dira son père pour lui faire accepter
la triste nouvelle ?
O que Dieu est bon d'avoir défendu qu'on ne nous eût point
fait le récit de ce colloque... Nul homme du monde n'eût pu
lire ces paroles sans pâmer de douleur!...
Un si beau colloque pourtant ! Binet ne se tient pas de
Timaginer :
Lecteur, auriez-vous bien le cœur assez fort pour en voir un
échantillon et entendre deux ou trois mots de cet adieu?
Deux ou trois mots, c'est une façon de parler. Binet a lu
son coiitiones et il s'en souvient :
« Si je ne connaissais, mon fils, votre bon naturel...
— Mon père, voilà une nouvelle qu'à vrai dire, je n'atten-
dais pas, ni de vous ni du ciel... »
Enfin Abraham « dégaine son coutelas, retrousse son
bras... et le voilà sur le point de faire le grand coup ».
Binet, comme il convient, l'interrompt et prolonge, à sa
façon, cet effet d'horreur. Tout s'arrange enfin et le drame
s'achève sur un mot de comédie :
Hélas ! pour ne rien faire, Seigneur, fallait-il donc faire
tant de choses ! ^
Naïveté vraie, ou de pure rhétorique, ou les deux
ensemble, on ne sait presque jamais. Du reste, ni le
baroque, ni le saugrenu, rien ne l'arrête.
(i) T.ea attraits tout-puissants de l'amour de Jésus-Christ, pp. 3-5i.
É T I E N N E B I N P: T i 4 ï
Lui qui truii mot change l'eau en vin... il lui eut été aussi
aisé de changer tout le puits et toute la rivière en pariait
hypocras que ces six cruches remplies d'eau. Mais, ces bonnes
gens... n'eurent pas l'assurance de l'en importuner davantage ^
A leur place, Binet aurait-il donc été moins discret? En
tout cas, son iittéralisme le conduit à des imaginations
qui me paraissent fâcheuses, pour ne rien dire de plus.
« Quel est, se demandet-il, le morceau le plus délicat et
le plus précieux qui fut jamais au monde ? » Comme on le
devine, il veut en venir au pain eucharistique.
Les uns disent que ce fut Cléopâtre qui le mangea, avalant
une perle qui valait plus de aSo.ooo écus, avec un filet de
vinaigre. Les autres disent que ce fut cet empereur gourmand
qui mangea le Phénix ; ^ — ou on lui fit accroire qu'il l'avait
mangé à son dîner. Qui veut que ce soit la reine Artemisia,
qui pulvérisa le corps mort du roi Mausolus, son seigneur et
mari, et mêlant cette chère cendre avec du vin dans une tasse
d'or, elle l'avala et vérifia mieux que personne ces paroles-là :
eriint duo in carne una. Qui dit que ce fut Adam mangeant de
cette pomme... ^
Ces bouffonneries panachées de macabre sont deux fois
déplacées en un tel sujet. Pour ce qui suit, on hésite à le
transcrire. Mais ne devons-nous pas montrer le fort et le
faible de nos personnages, méditer sur les aberrations
du sentiment religieux, rappeler enfin qu'aux meilleurs
s'adresse toujours plus ou moins le reproche que faisait
le Christ à de plus grands que Binet : adhuc et vos sine
intelle ctu estis?
Ajoutez ù ceci cette douce pensée : c'est qu'il y a eu plusieurs
qui ont eu plus longtemps le corps précieux de Jésus-Christ
dans leur sein que Notre-Dame dans les neuf mois de sa gros-
sesse virginale. Car, en calculant, vous trouverez qu'en neuf
mois il n'a été que 2^5 jours qui font 6.600 heures, et dans
un ([ui auriùt dit la messe quarante ans durant qui font
(i) Les Attraits..., p. 691.
(•i) II)., pp. 55o, 55 1.
I 42 L H U M A N I s M E DEVOT
i4 600 jours, quand il ne demeurerait tous les jours qu'une
heure devant que les espèces soient consumées, il y demeure
bien de compte fait 14 600 heures ^ .
Ce sont encore des puérilités sur lesquelles il appuie
sans fin :
Dites-nous, Madame... (c'est la sainte Vierge) quel ouvrage
il (l'enfant Jésus dans l'atelier de Joseph) faisait de ses bénites
mains et combien on vendait ce qui était de sa façon ; car
pour la moindre pièce qu il avait façonnée, on aurait donné...
les monarchies entières (suit une page d'amplification)... Si
on eût vu la marque, ou bien qu'on eût écrit : fecit Jésus
Christus, que n'eût-on pas donné pour avoir ces riches pièces " !
Dans les iiisinuaLions de sainte Gertrude, dans les visions
de Catherine Emmerich ou de Marie d'Agreda, on ne son-
gerait pas à relever de semblables passages. La tendre
candeur de Binet semble affectée. Assurément très dévot,
il s'efforce trop de le paraître. Il nous dit trop souvent
qu'il pleure, que son cœur se k fend de pure joie » \ et
qu'il va se pâmer :
Ha pardon ! Je ne sais ce que je dis... ni quel brasier est
ceci qui m'enflamme si fort qu'à n'en point mentir, si ceci
dure, il me faudra mourir. Autant vaudrait donner un coup de
dague à mon cœur que de lui nommer seulement ce mot
d'amour, de paradis ou de mon bon maître Jésus ! Lecteur,
mon grand ami, retirons-nous d'ici, nous y pourrions bien
faire quelque chose comme la reine de Saba qui, voyant le roi
Salomon... tomba pâmée et demi-morte à ses pieds... '*
Il y a là plus d'un Irait digne de Mascarille et l'on com-
prend que Nicole et Pascal aient fait des gorges chaudes
en feuilletant ce jésuite. Il faut en prendre notre parti.
Binet ne sera le plus souvent qu'un François de Sales
(i) Les Atiraits..,, pp. 562, 563.
(2) 76., pp. 216, 217.
(3) Th., p. 373, cf. p. 616
(4) ]h., p. G77.
ETIENNE J51NET l4^
intempérant, épais et vulgaire. Un tel nom et de telles
épithètes ! Hélas, toute vulgarisation n'est-elle pas à ce
prix. Je ne dirai d'ailleurs pas avec Tabbé Maynard que
Binet n'est que ridicule \ Manquer de goût à ce point,
c'est aussi manquer d'une certaine justesse. Philothée,
ainsi peinte et parfumée à la villageoise, n'est plus tout à
fait notre unique Philothée. Ces réserves faites, il reste
néanmoins que pour le fond même de la doctrine et de
l'esprit, Binet a pleinement le droit de se réclamer de
François de Sales. Il mêle quelques fleurs potagères à la
cueillette de la bouquetière Glycera, mais c'est bien encore
à peu près le même bouquet.
IV. Si nous en doutions, si le meilleur Binet ne nous
était pas connu par ses livres mêmes, un mot décisif de
sainte Chantai achèverait de nous réconcilier avec lui. « Je
n'ai jamais ouï, dit-elle, un esprit plus conforme en solide
dévotion à celui de Monseigneur (François de Sales), en
la conférence particulière des choses de l'âme. ^ » Même
théologie, même direction pacifiante et libératrice. Si le
tour que Binet donne à ses propos est d'un jovial qui
frôle trop souvent le cocasse, ce n'est là peut-être qu'une
façon de rasséréner les timorés en les égayant. Ainsi,
après avoir proposé l'exemple de sainte Glaire, il ajoute :
« Je vous défends très expressément d'imiter cette vierge
sainte ; c'est assez pour vous de l'admirer » ; ou encore :
(( Pensez-vous que tout le monde doive avoir la dévotion
d'un capucin ou d'un chartreux?^ » N'étaient quelques
calembours qui paraissent ici moins déplacés, son cha-
pitre « de la dévotion des malades, aisée et bien douce »,
est exquis et presque salésien. Il conseille d'abord « la
lecture d'une dizaine de lignes de quelque bon livre » (Ger-
(i) Les Provinciales... et leur réfutation..., par M. l'abbé Maynard, I,
pp. 391-395. Pascal se moque de Binet dans la neuvième lettre : « Notre
célèbre père Binet qui a été notre provincial, etc., etc.,
(2) Lettres de sainte Chantai, II, p. i4-
(3) La consolation aux malades.,., p. 625.
i44 L HUMANISME DEVOT
son, Févêque de Genève, Grenade ou la Bible) , puis l'usage
familier « de petits versets amoureux de l'Écriture sainte » :
Je me suis donné la peine de vous en choisir afin que vous
n'ayez nulle excuse et que sur ce moule vous en jetiez des
autres... ce réglisse remâché adoucira Tamertume de votre
bouche.
Suit une provision de textes. Il y en a pour quarante ans.
Autre recetle :
Faire appendre en votre chambre des tableaux excellents...
un beau crucifix, une Notre-Dame qui vous regarde de bon
œil, un saint Etienne, grêlé d'un orage de cailloux, qui meurt
du mal de la pierre... Parlez avec eux... Prenez garde au reste
qu'on change de temps en temps les tableaux, car le môme à
la longue vous ennuierait... Vous ne croiriez pas comme leurs
vues et leurs secrètes voix réjouiront votre cœur.
Ici, une sortie contre les « images lascives » :
Que font ces incestes de bois, de soie, de peinture, et ces
sales amourettes sur le manteau de votre cheminée... que fait
ce petit pendart de Cupidon ?
Quant au quatrième et dernier moyen, il est
gai et plein de douceur. Prenez plaisir que quelqu'un touche
le luth ou i'épinette... Ne faites point ici le scrupuleux... Les
poètes, bien sagement, ont voilé une belle vérité sous le crêpe
d'une fable bien douce...
Orphée et son violon, Amphion. Pourquoi pas ? « Ne
faut-il pas que la dévotion fredonne sur le cœur.^ »
Vous ne croiriez pas la force que riiarmonie des accords a
sur l'harmonie de nos corps, répondant à l'harmonie des cieux
qui font aller secrèlement tout l'univers ;i la cadence de leur
musique \
Douze lignes d'un bon livre, quelques versets de l'Ecri-
ture, un regard sur une image sainte, un aii' d'épinelte,
(i) La cuiiaulaliu/i aux malades..., pp. Gjo-G^J.
Etienne Binet.
ÉTI EN Ni: RI Pi ET \ \^
n'est-ce pas charmant? Ici l'accent môme paraît salésien.
Le plus souvent Binet garde sa voix propre, plus sonore,
plus grasse et plus chaude, mais pour dire les mêmes
choses que son maître :
Ils (les dévols) se rendent des droits fainéants sons couleur
de solitude, des songe-creux au lieu de contemplatifs, des
vrais hypocondriaques au lieu de modestes et graves. Ce ne
sont pas là les elFets des sacrements ni de la grâce qui est gaie,
active, ardente, forte et toujours h cœur joyeux et à visage
riant. Il faut qu'un homme bien dévot fasse plus d'affaires et
mieux que trois autres... Judas Macchabée priait en frap-
pant, frappait en priant et assénait plus brusquement les coups
qu'il dardait, après avoir poussé plus ardemment vers le ciel
ses prières \
François de Sales, moins bruyant, est aussi viril, mais
plusieurs qui ne savent pas lire le trouvent un peu féminin.
N'est-il pas bon que ses disciples accusent à leur façon la
vive générosité et l'entrain de son esprit, qu'ils offrent à
Philothée l'armure de Jeanne d'Arc ? Ainsi Racine a ses
interprètes naturels, Sainte-Beuve, Jules Lemaître ; heu-
reux pourtant si des esprits moins nuancés ou même plus
rudes, Brunetière, Francisque Sarcey, poussent le char de
son triomphe.
Que criez-vous ici et pourquoi vous démenez-vous ainsi,
hommes de petit cœur ? Bas, bas, que tout le monde parle bas
et se taise ! Le Paradis s'entr'ouvre et Dieu veut parler. Si-
lence !
— Les montagnes, dit-il, couleront et les collines tremble-
ront au son de ma parole ; mais vous, mou cœur et mes en-
trailles, vous, mes bons serviteurs, pourquoi vous partroublez-
vous ? Je vous jure par moi-même que jamais mes miséricordes
ne s'éloigueront de votre cœur. Donnez-moi votre main, pre-
nez la mienne, faisons une bonne paix... Quelque chose qui
vous arrive, tenez pour tout assuré que jamais le cœur de mes
miséricordes ne vous sera fermé ".
(i) La fleur des psaumes..., I, p. 178.
(2) I.a consolation aux ^naïades,.., p. G72.
I. 10
i/j6 l'humanisme dévot
V. Dans cette forêt confuse qu'est l'œuvre du P. Binet,
se dresse comme une palme, un précieux petit livre dont
le titre et la doctrine sont également délicieux. Quel est le
meilleur gouvernement, le rigoureux ou le doux ^? Binet qui
est mort septuagénaire n'avait plus que deux ans à vivre
lorsqu'il publia ce livret (1637). A cette date, Tépuisement
physique, et plus encore, je l'espère, le développement
continu de sa propre vie intime et l'épanouissement de
sa bonté naturelle l'ont tout à fait dépouillé de sa tru-
culence première". A la vérité, d'ici de là, l'étrange sans-
façon avec lequel il traitait jadis les sujets les plus augustes
reparaît encore. Un autre que Jésus, dit-il par exemple,
« eût mangé toute vive la Madeleine, la voyant chargée de
tant de crimes énormes », mais aussitôt le ton change :
Il aime mieux l'enchâsser dans son cœur ou s'enchâsser lui-
même dans le sien ^.
Ainsi encore lorsqu'il oppose l'Ancien Testament au Nou-
veau :
Le Vieux Testament fut la loi de rigueur où on ne parle que
de morts, que de foudres, et du Dieu des armées. Or que
gagna-t-il avec cela ? Il faisait (uir tout le monde ; personne
quasi ne le voulait servir ; on aimait mieux parler à Moyse
qu'à lui. Au Nouveau Testament, le Yerbe incarné se nomma
un agneau... Cette bénignité attira le cœur de tout le monde *.
Mais il n'y a là plus rien d'excentrique, ni de puéril, ni
d'affecté. Le plus humain de tous les ouvrages de Binet
en est aussi le plus vrai. Maintenant qu'il ne sait plus crier
(i) L'ouvrage, curieusement imprimé, a deux titres. J'ai donné le
second, voici le premier : Du gou\'ernement spirituel doux et rigoureux.
Livret pour les supérieurs de religion.
(2) Ce progrès est très remarquable. C'est ainsi que tel autre ouvrage
de sa vieillesse : Le grand chef-d'œuvre de Dieu et les souveraines per-
fections de la sainte Vierge (i634) est excellent presque de tous points,
bien que toujours trop verbeux. En i855. le P. Jennesseaux a publié une
édition fâcheusement modernisée de ce livre.
(3) Du gouvernement spirituel..., pp. 87, 88.
(4) Ih-, PP- 91, 9'^-
KTIENNE BINET l/»7
et qu'il a presque complètement oublié sa rhétorique, ses
phrases les plus simples nous émeuvent. Sa longue expé-
rience de religieux et de supérieur ne lui a laissé aucune
amertume. On voit qu'il a beaucoup soufTert de l'injustice
ou de la bassesse des hommes, mais dans son cœur il n'y
a de place que pour la pitié et pour l'amour. Si parfois sa
verve caustique menace de se rallumer, c'est uniquement
pour prêcher plus efficacement la mansuétude évangé-
lique aux despotes de couvent.
Se tenir toujours dans les termes d'une âme rigide, ne savoir
dire autre chose sinon qu'il se faut mortifier, qu'il (aut obéir,
qu'on est trop délicat, que les autres ne sont pas si difficiles
que lui qui parle, qu'il ne s'adonne pas assez à la vertu, et
semblables discours, sont signes d'un homme austère qui n'a
ni cœur, ni entrailles ; ou s'il en a, elles sont d'acier et in-
flexibles et ne sont point entrailles.
Ceux qui sont de complexion bien forte, qui ne sont guère
ou quasi jamais malades..., sont fort sujets d'être fort rudes et
fort déterminés; comme ils ne savent que c'est que du mal,
ils condamnent fort aisément les autres ; ils les croient fort
délicats, et ils ont l'âme si dure que la commisération n'y sau-
rait quasi faire brèche. Ils couvrent ce défaut du mot de fermeté
d'esprit et d'une âme généreuse... et ils se moquent quand
on leur allègue le proverbe : summum jus summa injuria ^ .
Si Philothée avait été prieure de quelque couvent, Fran-
çois de Sales ne lui aurait pas donné d'autres conseils.
Gomme lui, du reste, Binet nous met à l'école des anges.
Les anges qui sojit nos corps de garde et nos doux gouver-
neurs, pourraient bien, s'ils voulaient, user de leurs pouvoirs...
Mais ces divins esprits nous conduisent d'un air du paradis.
Ils nous inspirent doucement ce qu'ils veulent et coulent si
amoureusement leurs commandements dans nos cœurs qu'avec
ces chaînes d'or ils nous tirent là où il leur plaît. Raphaël
disait au petit Tobie : « Mon petit frère, vous plaîrait-il que
nous fissions ceci ou cela ? » Pouvait-il pas bien le tirer
rudement, ou le pousser brusquement et lui dire : « Allez là, car
(i) Du gom'erneinenl spiriluel, pp. ii6, 117.
l/jH i/hUMANTSME DÉVOT
Dieu le veut ainsi et qu'on se garde bien d'y faillir. Allons
donc, car si vous n'y allez, on vous y ("era bien aller plus vite
que le pas. » Ce langage-là est inconnu au ciel et ce n'est pas là
le style des anges ^.
Les saints non pins ne parlent pas ce langage, même
s'ils ont à gouverner toute l'Eglise.
C'est un plaisir non pareil quand on remarque le style de
saint Grégoire le Grand, qui, étant souverain pontife, pouvait,
s'il eût voulu, parler à coups de tonnerre et lancer des foudres
de censures et d'excommunications. Mais le saint homme y va
bien d'un autre air. Et dit tantôt : « s'il plaisait à votre douceur »,
tantôt : ce votre suavité agréera bien que je lui dise »... Au lien
donc de répandre la grêle et les tonnerres sur la tête des
humains, ce saint homme faisait rouler des torrents de miel et
emportait tout, sans qu'il y eût homme du monde qui osât
branler seulement ou faire semblant de vouloir contredire'^.
Le livre s'achève par un admirable chapitre : Vidée d'un
bon supérieur en la personne du bienheureux monsieur de
Genève. François de Sales n'était mort que depuis quinze ans
et déjà l'on pouvait écrire de lui :
Quiconque veut savoir ce qu'il faut faire, il ne faut que
regarder et imiter tout ce qu'il a fait "\
Précieux petit livre et qu'on n'aurait pas dû laisser
périr. A nous, simples historiens, il présente un intérêt par-
ticulier. 11 nous rappelle que Thumanisme dévot embrasse
tout. Binet, qui lui a rendu d'autres services comme nous
verrons, lui a donné son manuel de politique sacrée, son
de regimine principum. Ce n'est pas Là une gloire médiocre.
Au reste, je ne dis pas que ce livret soit d'un spéculatif
original et profond. Mais où a-t-on vu que l'humanisme
dévot se piquât de nouveauté? Son nom même le lui défend.
(i) Du gou\>erncnient spirilueJ, pp. laG, 127.
(u) 76., pp. 128, 129.
(3) Ib., pp. 268-3 12. C'est, à mon avis, un clos moillours panégyriques
du saint.
CHAPITRE V
LES MAITRES SALÉSIENS. — II. JEAN-PIERRE CAMîUS
I. Le sérieux do Canuis. — Son mérite et aes travers. — Le roman de sa
jeunesse et l'innocence des premières amours. — Sa vocation. — Ses
études théologiques. — Premiers ouvrages. — Bellcy Aunay, Rouen.
— Dernières années de Camus.
n. Camus et ses campagnes contre les moines. — Le P. Sauvage et le
Projet de Bourgfontaine. — Si Camus a été janséniste? — Les treize
panégyriques de saint Ignace. — Défense des jésuites. — Luttes contre
Arnauld. — Le molinisme de Camus.
III. Camus et François de Sales. — Les commencements de leur amitié.
— Contrastes entre les deux évêques. — Hero-worship de Camus. — Inti-
mité croissante. — Formation de Camus par François de Sales, — Du
sérieux de cette amitié. — François de Sales n'a pas à en rougir. —
L'Esprit du B. François de Sales.
lY. Camus et la propagande salésienne. — Ses livres et livrets spirituels.
— Le sérieux et l'importance de cette œuvre. — Camus directeur de
conscience. -— Prière à Dieu pour une âme tentée. — Camus et la
Bible. — Le mariage de Zéphire et de Flore. — Les spéculations théo-
, logiques de Camus. — Un Nicole moliniste. — L'esprit de système. —
— Le prétendu quiétisme de Camus. — Joinville et le pur amour. —
Le triomphe de Caritée.
Jean-Pierre Camus n'est pas du tout le personnage folâtre
que nous impose une légende aujourd'hui très répandue,
et qui aurait singulièrement choqué les contemporains du
fameux éveque de Beiley. li avait beaucoup d'esprit.
Nombre de ses bons mots ont survécu à ses livres. D'où
l'on a doctoralement conclu qu'il badinait du matin au
soir et ne faisait pas autre chose. C'est ainsi que l'on rai-
sonne communément dans un pays qui regrettera toujours,
semble-t-il, de n'être pas germanique. Que répondre à cela
sinon que les écrivains qui méprisent Camus du haut de
leur gravité laissent assez voir ([u'ils ne l'ont pas lu ?
l5o L HUMANISME DEVOT
Qui d'ailleurs se vanterait d'avoir seulement parcouru
ses deux cents volumes? Quant à moi, je n'en connais pour
de bon qu'une vingtaine, mais ce peu me permet de
déclarer hardiment qu'on doit prendre Camus au sérieux.
Disciple, mais très personnel, de François de Sales, il
continue, il représente son maître de la façon la plus
honorable. Je ne demande pas qu'on réédite ses innom-
brables traités spirituels, mais je dis que beaucoup d'entre
eux me paraissent excellents et que l'historien n'a pas le
droit de négliger un écrivain qui a eu des milliers de
lecteurs et dont l'influence fut très bienfaisante. Camus a
trop écrit, c'est entendu et sa faconde devient par moments
intolérable. Mais l'appeler proprement bavard me paraît
injuste. Il l'est beaucoup moins qu'Etienne Binet, le plus
illustre de ses émules. Sa langue et sa plume ont beau
faire, elles n'égalent pas la prodigieuse activité de son
esprit. Ayant avoué lui-même avec son ingénuité et son
outrance coutumières qu'il manquait de jugement, on a
trouvé facile de le croire sur parole. On le calomnie. Il
lui arrive de déraisonner, très souvent il juge fort bien.
Ni son esprit, ni même son goût littéraire ne sont foncière-
ment et constamment faux. Il a dit qu'il ne prenait pas la
peine de se relire, entendant par là qu'il n'avait cure des
bagatelles du style . On a compris qu'il écrivait sans savoir ce
qu'il allait dire. On n'a pas pris garde que cet improvisa-
teur, non seulement était un homme très réfléchi, mais
encore un écrivain de race, vivement attentif aux rythmes
de ses phrases et diligent dans le choix des mots qu'il
emploie. Il a d'étranges absences, une inspiration capri-
cieuse. Enchaînez-le comme la sibylle virgilienne, laissez
tomber son bourdonnement et attendez son oracle ; vous
serez surpris de sa gravité, de son élévation, de sa cohé-
rence profonde. Il a un système très lié, très juste à mon
sens et très beau, une sorte de platonisme salésien et
fénélonien tout ensemble, au([uel il revient, et, chose plus
rare, dont il vit lui-même toujours. Car c'est indiscnila-
.] E A N - P I E R R E C A M U s 131
blement une âme droite, bonne, pieuse et magnanime.
Rien de bas chez lui, rien que de noble. S'il a écrit de
violents pamphlets contre certains moines — le seul péché
de sa vie — il Ta fait sans méchanceté, uniquement poussé
par les égarements de son zèle. Candide comme un enfant
malgré sa malice, humble, détaché de lui-môme comme on
ne Test pas. Richelieu disait de lui que le jour où il lais-
serait les capucins tranquilles, il faudrait le canoniser.
« Un véritable évêque » dit M^' Baunard ' ; « un des plus
saints prélats de TÉglise de France » ajoute le pieux et
savant évêque de Gap, jVP'" Dépery- ; « eruditlonis miracu-
lum, gallicanœ eloqueiitise flumeii, vitœ ianocentia pieta-
teque iiisigiiis » écrivent les jésuites dans leur réponse au
Petrus AureUus'\ Enfin, deux de nos saints les plus
chers nous le recommandent : François de Sales dont il
fut l'ami intime ; la fondatrice des Filles de la Charité,
Louise de Marillac {M"° le Gras) dont Camus fut le pre-
mier directeur et qu'il donna lui-même à Vincent de Paul''.
Originaire du Lyonnais, il naquit à Paris en i583. Paris
c( cette grande ville, écrira- t-il, hors de laquelle tout le
reste du monde est un exil ^ ». Son père. Camus de
(i) Baunard. La Vénérable Louise de Marillac, Paris, 1904, p. 22.
(2) Dépery. Histoire hagiologique du diocèse de Belley. Le chapitre
consacré à Camus est excellent.
(3) Cité par l'abbé De Baudry. Véritable esprit de saint François de
Sales, I, p. Lxviii. L'innocence de ses mœurs est universellement
reconnue. Il disait lui-même en iGaS : « Jusqu'ici mes ennemis ne m'ont
point reproché de crimes qui me puissent non pas diffamer, mais décré-
diter ». La Pieuse Julie, p. 533. Les pamphlétaires, disait Tallcraant « ont
bien épluché sa vie, mais n'ont jamais rien trouvé à y mordre y.
(4) Bernard, « le pauvre prêtre », un des saints de Paris, avait été con-
verti par Camus et mourut entre ses bras.
(5) La Pieuse Julie, p. 290. La vie de Camus est mal connue. On ne
l'a jamais étudiée sérieusement. Les documents abondent. Il a été en
relations avec tous les personnages considérables de son temps et il s'est
très certainement raconté dans ses propres romans. Le malheur a voulu
qu'on lui ait consacré une thèse de doctorat très insuflîsante et qui aura
sans doute bloqué la voie aux vrais chercheurs. Ils auront cru que le sujet
était épuisé. On peut prometti'e une foule d'heureuses surprises à qui se
laisserait de nouveau tenter par J,-P. Camus. Voici, du rosle, que les
érudits reviennent à lui. Cf. E. ( iai.^icLLE, Camus et Ric'ielieu en 1632,
K. H. L., juillet, décembre, 1914.
i52 l'humanisme dévot
Saint-Bonnet, gouverneur d'Etampes, avait, dit-on, une
belle fortune qu'il mit sans compter au service de Henri IV.
Les Camus ne sont pas du côté de la Ligue et ils tiennent
à l'honneur plus qu'à l'argenté L'évêque de Belley jouait
volontiers de son propre nom, sauf à répondre d'assez
bonne encre aux libellistes qui abusaient de cette plaisan-
terie facile.
Mais que je me plaise h entretenir ces braves gens en leur
belle humeur. Est-ce peut-être... que le nom de Camus, qui
est celui de ma race, laquelle a produit des personnes assez
qualifiées, et pour les armes et pour les lettres, leur soit à
contre-cœur et qu'à cause de cela ils s'imaginent que mes
ouvrages n'ont pas de nez? Si c'est cette charitable pensée, je
les prie de se tirer d'inquiétude de ce côté-là : car si les
grands nez donnent grand poids aux écrits, je les avise que
nous avons jadis été ainsi nommés par antiphrase, parce que
je n'en connais point en notre lignage dont le nez ne démente
le nom, si bien que nous sommes ainsi nommés, comme la
guerre par les latins et les Euménides par les grecs, à contre-
sens et comme propres à chausser des lunettes à voir de loin
l'impertinence de ces censeurs'.
Ses parents le voulaient magistrat et lui-même, d'abord,
il n'entendait pas quitter le monde. Du moins je le vois
ainsi et, pour le dire sans plus de façons, je crois qu'il
eut, très jeune, son petit roman. N'évoque t-il pas en effet
des souvenirs personnels lorsqu'il chante, comme il le fait
(i) Je me suis perdu dans la généalogie de Camus. Moreri n'est pas
bien clair sur le sujet. Le grand-père paternel aurait eu un poste élevé
dans les Finances sous Henri III. Les ancêtres plus lointains viendraient
d'Auxonne. Rien sur la mère de Jean-Pierre qui pourtant semble avoir eu
beaucoup d'influence sur lui et de laquelle il devait tenir. Il parle d'elle
avec une affection extrême. Elle doit se trouver quelque part dans ses
romans. Il ne semble pas avoir été l'aîné, car il avait personnellement peu
de fortune. Je me demande s'il n'aurait pas été placé comme page dans
une grande maison, tel le Procore du roman de Callitrope. Il a beaucoup
voyagé : France, Italie, Espagne, peut-être Allemagne. Mais où placer
ces voyages dans une vie si occupée ? — Sur la Ligue on peut lire une jolie
nouvelle de Camus : V Amour et la mort [lA'énements singuliers, i'"'' partie,
p. m).
[■>.) La Pieuse Julie, pp. 543-545. Cette page est tirée du dessert au
lecteur qui suit le roman et qui est un des morceaux les plus étourdissants
de Camus.
.lE AN-PIE RUE CAMUS IJ>
à plusieurs reprises, les charmes et riimocence des pre-
mières amours?
Je ne saurais marquer le temps auquel je commençai de
l'aimer — ■ dit Procore dans CalUtrope au sujet de la belle
Euphcmie — ni celui auquel elle témoigna d'agréer mes ser-
vices, parce qu'il me semble que dès le moment que je la vis,
je fus entièrement à elle... Notre amitié peut être comparée à
ces fleuves qui portent des bateaux dès leur source, parce
qu'elle fut accomplie dès son origine... Vraiment, c'était bien
avec tant d'innocence que nous commençâmes ce chaste et
bienheureux commerce de nos volontés que nous nous aimions
avant que nous sussions ce que c'est que d'aimer... Malheu-
reux morceau de nos premiers parents qui nous a, comme à
eux, ouvert les yeux, sur le bien et le mal, ou plutôt malheu-
reuse malice du péché qui a répandu un venin sur les fleurs
des actions qui se justifient par la simplicité d'une nature non
corrompue. Qu'on ne m'en parle plus ! L'Amour est enfant et
il ne convient qu'à l'âge voisin de l'enfance ; aussitôt qu'il n'a
plus de bandeau, il n'est plus Amour ; il s'envole d'un cœur
qui commence à faire réflexion sur soi et qui entre en la con-
naissance de soi-même. On n'aime plus quand on s'aperçoit
que l'on aime, car, lors les soupçons, les jalousies, les défiances,
les convoitises, les espérances, les désespoirs tyrannisent le
cœur et en bannissent cette douce émotion qui échauffe l'âme
sans la brûler, qui donne des inquiétudes sans anxiété et des
désirs justes, non des angoisses déréglées \
A qui sait lire de juger si cette page pure, tendre et
vraie renferme ou non quelque confidence. Camus du reste
revient en d'autres endroits à ce même thème et toujours
avec le même accent. Poussons plus avant nos conjectures.
Touchée par une grâce imprévue, l'Euphémie de Procore
entre au couvent. Le jeune homme la pleure, comme il
convient, mais bientôt l'imite. Son Euphémie n'aurait-elie
pas joué le même rôle dans la propre histoire de Camus ?
Celui-ci ne serait-il pas Procore, à moins plutôt qu'il ne
soit le vieil ermite Artemius que nous rencontrons aussi
dans le roman de CalUtrope. Cette seconde ressemblance
(i) CalUtrope, pp. 179-182.
i54 l'humanisme dévot
irait à souhait, car l'aventure d'Artemius est encore plus
singulière et par suite plus digne de Camus que celle de
Procore. Lui aussi, au sortir de l'enfance, Artemius a
donné son cœur à une Eupliémie dont on ne dit pas le
nom : mais celle-ci, pauvre comme lui, ne s'est réfugiée
dans le cloître que pour fuir la poursuite importune d'un
riche vieillard. Artemius désolé s'est fait ermite.
Peu à peu la grâce travaillant avec le temps effaça de sa
pensée les traits de ce visage aimé et en sa place se mit la
beauté de celui qui n'a point son pareil entre les enfants des
hommes, selon que le Prophète a chanté de lui :
La grâce de son front nonpareille dépasse
Toute l'humaine race.
En un mot, le Créateur, prenant une possession absolue de
son cœur, en effaça les idées des créatures, en la même façon
que le soleil engloutit tous les matins la splendeur des étoiles ^.
Ce ne fut pas là chez lui ferveur passagère. Il apprend
soudain que son amie s'est échappée du couvent, qu'elle
lui fait signe de le rejoindre. Vains efforts. Elle n'aura de
lui qu'un sermon, du reste fort beau, et de guerre lasse,
elle épousera le vieillard. L'aventure a tout l'air d'être
authentique. Jean-Pierre Camus n'en serait-il pas le héros ?
Quoi qu'il en soit, vers dix-huit ou vingt ans, peut-être
plus tôt, il voulut se retirer dans une chartreuse. Il l'au-
rait fait, nous le savons encore de sa bouche, s'il n'eut pris
peur au dernier moment. Nerveux, impressionnable, il
craignit de rencontrer au désert trop de revenants, trop
de fantômes, et il resta prêtre séculier. Ses études ecclé-
siastiques, sur lesquelles on ne nous dit rien de précis,
furent assurément excellentes. Même comme théologien,
Camus ne paraît pas le premier venu. Il s'embrouille par-
fois dans ses allégories et risque des formules douteuses,
mais sa doctrine foncière no manque ni de sagesse, ni
(i) Calli/r()j)c, ]>. liS/j-
JEAN-PI EURE CAMUS IJJ
d'élendue, ni de profondeur. Un bon juge, Richard Simon,
mettait si haut le livre de Camus sur la controverse pro-
testante qu'il en donna lui-même une nouvelle édition'.
Ordonné prêtre par le cardinal de Sourdis, il commence
dès 1608 à prêcher et à écrire. Il avait vingt-cinq ans et
déjà paraissait de lui ce Paréiiétiqae de V Amour divin que
François de Sales célèbre dans la préface du Traité de
r Amour de Dieu'\ Cette même année, Henri IV, ami
de sa famille, lui donna l'évêché de Belley, humble
siège qui aurait bientôt fait place à un autre plus écla-
tant si le jeune et saint évêque n'avait pas trouvé « la
petite femme... assez belle pour un Camus ». 11 ne
divorcera, pour continuer sa métaphore, qu'après plus
de vingt ans d'un labeur infatigable, rendu plus pénible
par les vives luttes que J. -Pierre Camus eut à soutenir
contre de multiples et graves abus. Il n'était pas volage,
comme on l'a dit, mais il se dépensait avec trop de
fougue ^ Belley, Paris, chaires de province, il était partout.
Conduite de son diocèse, directions, livres, sermons,
énervé par cet héroïque surmenage, ses premières aspira-
tions vers la solitude le reprenaient périodiquement. En
1629, il échange son évêché de Belley contre Tabbaye
d'Aunay en Normandie.
Mais bientôt l'archevêque de Rouen, Harlay, vient lui
demander son concours. Il ne sait pas refuser; le voilà
vicaire général d'un immense diocèse et très important.
A Rouen, un jeune inquisiteur de la foi, Biaise Pascal,
(i) Ce livre est de fait extrêmement curieux. Je ne doute d'ailleurs pas
que Simon ait mis quelque malice anti-bossuëtiste aie publier de nouveau.
L'œuvre de Camus ayant en somme le même genre de mérite que l'Expo-
sition, l'occasion parut piquante de montrer M. de Mcaux moins original
qu'on ne le disait,
(2) Œuvres de saint François de Sales, lY, pp. 6, 7.
('i) On trouverait, je crois, dans ses œuvi-es, bien des renseignements
sur son activité épiscopale. Ainsi, dans un sermon prêché à Chambéry, il
rappelle à ses auditeurs, témoins du fait, comment il conduisit à NoLre-
Dame de Mians, cinq mille de ses diocésains. Chambéry donna l'hospi-
talité, pendant deux nuits, à cette mullitude. Cf. Homélies-panégyri(jues
de sailli Ignace, p. 164.
I ;>G L H U M A N I s M E D É N O T
somme le conciliant et docte Camus de maintenir plus
sévèrement la bonne doctrine menacée, paraît-il, par les
témérités du F. Saint-Ange. Des livres, des livres encore.
Niceron renoncera à les trouver tous. Il en compte 186. A
cette liste, M^"" Dépery ajoute une dizaine de numéros.
Et quelques-uns de ces livres ont plusieurs volumes.
Nouvelle crise de lassitude et d'épuisement. Camus, bientôt
septuagénaire, revient à Paris, s'installe à l'hospice des
Incurables et ne fait plus rien que visiter les pauvres. Ce
repos Ta-t-il fatigué? On ne sait pas. Toujours est-il qu'en
1602, le Roi le nomme à Tévêché d'Arras. Camus n'a pas le
temps de se rendre dans son nouveau diocèse. Il meurt le
26 avril i652, âgé de soixante-dix ans. Mort toute sainte
comme sa vie. Ainsi qu'il Ta voulu, on l'enterre dans
FéiJflise des Incurables. Godeau fait son oraison funèbre.
Et puis, très et trop vite, c'est le grand oubli. Ses livres
s'en vont en poussière. On ne connaît plus de
J. -Pierre Camus que le souvenir de quelques-uns de ses
bons mots : on ne lit plus de lui que son Esprit du bien-
heureux François de Sales. Heureux du moins de se sur-
vivre par une telle œuvre, d'être à jamais inséparable du
plus cher de ses amis.
II. Dans ce rapide aperçu biographique, nous n'avions
pas à raconter l'ardente campagne menée par l'évêque de
Belley contre certains ordres religieux. Si graves qu'aient
pu et dû lui paraître les abus particuliers qui le décidèrent
à entamer une lutte où il reçut lui-même de si indignes
coups, il eut tort de généraliser le débat, plus encore de
le passionner et plus encore de le porter devant le public.
Là se borne tout ce que nous avons à dire sur un con-
flit qui n'est aucunement de notre sujet et qui, du reste,
n'a jamais été étudié par de véritables historiens ^ En
(i) On trouvera là-dessus de lougs détails dans la thèse de M. Boulas
(Un moraliste chrétien, J.-P. Camus) et dans la notice déjà citée de M. de
Baudry. Mais il faut lire les textes oux-mènies, tous les textes et c'est ce
que, pour l)iea des raisons, je n'ai pas fait. Si j'en juge d'après ceux que
j'ai consultés, ces textes doivent être fort curieux. Du point de vue
.lEAN-lMEÏUîE CAMUS l/>7
revanche nous ne pouvons pas négliger une légende qui
a quelque peu compromis la mémoire de Camus, et nous
I obligerait à ranger l'ami de François de Sales, non plus,
'comme nous faisons, parmi les maîtres, mais parmi les
^adversaires de l'humanisme dévot.
S'il faut en croire cette légende, Tévèque de Belley
n'aurait été ni plus ni moins qu'un des sept de la fameuse
conspiration de Bourgibntaine. On sait l'histoire. En 1621,
déf'ensif, Camus so propose tour à tour de restaurer l'autorité des évo-
ques et la vie paroissiale qui lui paraissent menacées par lexemptioii et
par les chapelles des religieux. Il ne demande certes pas qu'on ferme
celles-ci, mais il insiste ardemment sur les privilèges et les avantages de
la vie paroissiale (Cf. L'es devoirs du bon oaroissien, livre de combat
mais où l'on trouvera de très sages remarques). Disons aussi que Camus
ne conteste pas en principe l'exemption des réguliers. Peu d'évèques gal-
licans ont mieux défendu que lui les droits du Saint-Siège. Mais l'exemp-
tion, telle du moins qu'elle est entendue alors, lui paraît un mystère impé-
nétrable. Quand il ne s'emporte pas, il parle là-dessus avec une très jolie
et très inoffensive malice. Simples boutades qui traversent périodique-
ment ses sermons, ses romans et ses livres de piété. Un religieux,
d'esprit bien fait, ne peut que sourire. Ce ne sont pas là les traits d'un
ennemi et on calomnie purement et simplement J.-P. Camus lorsqu'on fait
de lui l'adversaire déclaré de tous les religieux. Du point de vue agres-
sif, il mène trois croisades. i° Il veut réduire les directeurs de cons-
vcience à ne plus s'occuper que des intérêts spirituels de leurs diri-
gés (Cf. le Directeur désintéressé)', ce qu'il dit s'adresse à tout prêtre,
iséculier ou régulier ; i^ mettre iîn aux quêtes des ordres mendiants ;
iS*^ imposer aux religieux l'obligation du travail manuel. On voit la corré-
lation logique entre ces trois campagnes. La dernière est tellement chimé-
rique qu'elle tient de la manie. En rapprochant ces divers pamphlets, on
marquerait aisément la courbe de cette idée fixe. Un des points obscurs
— et essentiels — serait de découvrir les causes initiales du conflit. Je
crois que Camus fut d'abord exaspéré par les indiscrétions et abus de
pouvoir de certains moines intéressés ou paraissant l'être — et cela dans
son propre diocèse. Mais je crois aussi qu'il pensa retrouver la main de
ces mêmes moines dans les oppositions fréquentes et violentes qu'il ren-
contra sur son chemin, soit comme évêque, soit comme prédicateur. Des
ennemis rmTsîbtïïK7"a7rharnés, le décriaient sourdepaent partout^et tachaient
de paralyser soii ministère. Les ennemis de François de Sales venaient
vraiscTmblablement du même lieu. Tout cela est bien mystérieux, pour moi
du moins. Quand il en eut assez. Camus déchaîna sa verve et peu à peu,
chemin faisant, construisit le système que je viens de résumer. A tant
d'obscurités, s'ajoute le mystère bibliographique. Pour la publication de
tel de ses pamphlets les plus violents, nous ne savons pas quelle est
exactement la responsabilité de Camus. Sous l'ancien régime, pour l'élu-
cidation d'histoires de ce genre, il faut toujours tenir compte des éditeurs
« pirates », friands de scandales, se procurant per fas et nefas des
manuscrits qu'ils envenimaient à leur façon et que l'auteur lui-même ne
pouvait ni reconnaître ni désavouer tout à fait. Remarquons de plus que
Camus, étant populaire, on a publié sous son nom des textes entiers qui
ne sont pas de lui. Il s'en est plaint lui-même plusieurs fois.
l58 l'humanisme DÉVOT
c'est-à-dire du vivant même de François de Sales, Camus,
de concert avec Jansénius, Saint-Cyran et d'autres, aurait
arrêté le programme, non pas seulement de la prochaine
campagne janséniste, mais aussi d'une guerre diabolique-
ment sournoise contre les dogmes chrétiens, et particulière-
ment contre la divinité du Christ. Telles furent du moins
les belles nouvelles qu'apprit au monde, en i654, "-in
avocat poitevin du nom de Filleau. A cette date, on était
encore trop près des événements ; ni d'un côté de la bar-
ricade ni de Tautre on n'avait tout à fait perdu la tête. La
divulgation du complot n'eut donc pas le résultat qu'on
s'en était promis. Du reste, tout s'oublie en ce bas monde,
même quelquefois la calomnie. Mais aussi tout recom-
mence. Un siècle plus tard (i755j le P. Sauvage, jésuite,
reprenant la piste de Filleau, prétendit démontrer la
réalité du projet de Bourgfontaine et perdre d'honneur les
sept conjurés, Jean-Pierre Camus comme ses complices.
Le jésuite, écrit l'honnête et paisible abbé de Baudry,
« déchire de toutes ses forces l'évêque de Belley : il le pré-
sente comme un déiste, un chef des jansénistes, un ennemi
des religieux, un auteur obscène ))\ bref comme un démon.
Discutons de sang-froid la seule de ces injures qui puisse
à la rigueur ne point sembler frénétique, le jansénisme
de notre Camus ".
(i) Le véritable esprit de saint François de Sales, I, p. L?vIY.
{•x) Je n'ai pas qualité pour parler ici du projet de Bourgfontaine. Ce
sont là de ces choses que l'on admet ou que l'on rejette dinstinct selon
que 1 on croit ou non aux fantômes. Je parle ici du projet tel que Filleau
et Sauvage nous le présentent. Prêter aux sept conjurés le dessein à' écraser
I infâme^ une pareille folie ne se discute pas. D'autre part comment expli-
c[uer les révélations produites par Filleau et les précisions quasi-judi-
ciaires qu'elles présentent ? Il y a moyeu peut-être d'ajouter quelque
chose aux justes remarques de Sainte-Beuve [Port-Royal, I, pp. 245, 246,
288, 289). Pas plus que lui, je ne crois à une mystification pure et simple.
II est certain que Jansénius et, plus encore, Saint-Cyran, tenaient des
sortes de conciliabules, dans lesquels ils dévoilaient (et peut-être conce-
vaient sur l'heure), leurs projets ardents et fumeux, leur désir, d'abord
très vague, non pas de ruiner l'Eglise, mais do la ramener à son austérité
primitive et à la pure doctrine d'Augustin. Conciliabule n'est pas le mot
juste. On rencontrait Saint-Cyran, on causait, on écoutait ce curieux
homme, llien d'un complot. Qu'on se soit rencontré en 1621 à la char-
treuse de Bourgfontaine, qu'on ail été sept ce jour-là et Camus tin nombre, la
.1 K V N -PIE 11 H I-: C A M U S i K)
Les vrais jansénistes et, à plus l'orte raison, les chefs
de la secte, montrent d'ordinaire peu de goût pour les
jésuites, si, pour obéir à TEvangile, ils ne font pas pro-
fession expresse de les haïr. Partant de là, comment le
P. Sauvage expliquera-t-il que Jean-Pierre Camus ait
multiplié les marques de sa vénération affectueuse envers
/la Compagnie de Jésus? Parmi les autres prélats de
' l'Eglise gallicane, je n'en sache pas qui ait témoigné sur
ce point de plus de zèle et, si j'ose dire, qui se soit affi-
ché avec plus de crânerie. Je ne puis naturellement par-
ler que des œuvres de Camus qui me sont familières, mais
on a bien le droit d'affirmer que s'il avait quelque part
attaqué les jésuites, cela se saurait. Eh ! quel bruit n'a-t-on
pas mené chez les ennemis de l'Eglise, autour de ses pam-
phlets contre les capucins ! Quant aux écrits particuliers,
aux sermons et aux ouvrages dogmatiques où Camus s'est
expliqué sur le compte des jésuites, ou bien le P. Sauvage
les a lus, ou il ne les a pas lus : monstre d'ingratitude dans
le premier cas, ou d'étourderie dans le second. « Moi,
archijésuite de cœur, d'âme et de* tout ^ », écrivait le bon
évêque au recteur de Chambéry. En public, il allait
choso n'a rien dimpossible et ne tire pas à conséquence. Bérulle, Conclren,
Vincent de Paul ont assisté à des conférences de ce genre. L'anonyme
(l'un des sept) qui aurait en i654 révélé sa propre participation au complot
et tous les autres détails de l'aventure, aura peut-être ingénument magnifié
et dramatisé ses souvenirs. Eclairé par ce qu'il voyait de ses yeux en
i654, il aura prophétisé après coup, se reprochant l'approbation qu'il
avait jadis donnée aux propos de Saint-Cyran, s'exagérant le sens de ces
propos et plus encore l'adhésion que leur donnaient les autres personnes
présentes. Des remords et des imaginations semblables ont dû venir en
1793 à de vieux genlilsiiommes se l'appelant leurs étourderies de jeunesse.
N'oublions pas du reste que les noms des conjurés ne furent pas d'abord
publiés, mais seulement les initiales de ces noms. Le conjuré P. C. est
devenu Pierre Camus, lequel signait J.-P. C. (Jean-Pierre).
(i) La lettre, fort jolie, a été publiée par le P. Carayon, dans son édi-
tion de V Histoire des jésuites de Paris... écrite par le P. F. Garasse,
pp. 23 1, 232. Le P. Carayon, homme terrible, peu suspect de sympa-
thiseï- avec les ennemis de son Ordre et qui s'est exprimé sur Bérulle
d'une façon peu déceule, se montre plein d'égards envers Camus el se
refuse à accepter la légende que son confrère Sauvage remit en honneur.
« Quand nous verrons, écrit-il. un évoque, le disciple et l'ami de saint
François de Sales, convaincu d'avoir pactisé avec les jansénistes et les
ennemis de l'j^glise, nous le leur abandonnerons », mais pas avant.
l6o L HUMANISME DEVOT
presque aussi loin. Il parle même, dans une préface, de je
ne sais quelle affiliation qui «le rend en quelque manière
membre » de la Compagnie ^ Qu'on lise du reste un livre
de Camus, unique en son genre, et d'un grand intérêt,
ses homélies- panégyriques de saint Ignace de Loyola^ soit
treize discours, tous exclusivement consacrés à célébrer,
à défendre saint Ignace et la Compagnie de Jésus ^ L'en-
treprise était, paraît-il, assez nouvelle. Camus se vante
du moins de n'avoir pas eu de devancier.
Hélas ! chère Compagnie, s'écrie-t-il, tu peux bien dire avec
cet empereur ancien : 6 amis, il n'est point d'amis! Car de
tant de milliers de gens qui ont sucé le lait de tes mamelles,
je suis encore à trouver celui qui ait mis la main à la plume,
ou pour la louange de tes Pères qui sont au ciel, ou pour la
défense de ceux qui sont en terre. Ne semble-t-il pas qu'il
faille étendre les murailles du monde pour loger une telle
méconnaissance^.
Il y a là plusieurs passages d'une véritable éloquence,
et, ce qui vaut mieux, d'une sincérité manifeste. On y
reconnaît partout le ton d'une « pure et libre amitié »,
comme le dit Camus lui-même. Il n'a pas été l'élève des
jésuites et il le regrette fort. « Si mes jeunes ans, leur
dit-il, eussent passé sous vos mains et savantes et chari-
tables,... je serais à présent autre que je ne suis. » Per-
sonnellement il ne leur doit ni « Poblisation éternelle de
rinstitution d'une enfance », ni rien d'autre. Il ne leur
demande rien; il n'attend rien de leur influence. Mon
amour pour vous, continue-t-il,
en sera d'autant plus franche et plus forte qu'elle sera nue,
c'est-à-dire, dépouillée de devoir pour le passé, d'intérêt pour
(i) Préface des Homélies-panégyriques de saint Ignace. Le P. Sau-
vage aurait dû, semble-l-il, au moins parcourir ce livre.
(i) Je recommande aux amateurs le panégyrique prêché à Paris, en
l'église Saint-Louis, le 3j juillet 1621. C'est un très beau et émouvant
parallèle entre saint Ignace et le patriarche Jacob.
(3) Iloniélics-panégrrif/ues... préfac(\
Jean-Pierre Camus.
J E A K - P I E II II E C A M U s i () i
le présent et de prétention pour Favenir. C'est ainsi que j'aime
et, si je ne me trompe, c'est ainsi qu'il faut aimer ^.
Le voilà bien, tel du moins que je le connais, très cor-
dial mais aussi très indépendant. Il exalte sans cesse,
dans SCS livres, cette indépendance qui lui paraît, je ne
sais pourquoi, une des marques de l'esprit français. Les
Camus sont plus rares chez nous qu'on ne le croit. Nous
en tenons un. Regardons-le à loisir. 11 n'est pas de plus
sûr moyen de faire tomber les ridicules préventions qu
pèsent sur lui. Aussi m'attardé-je plus que de raison à ce
noble livre qui du moins nous fait pénétrer dans l'intimité
de ce méconnu, et qui se rattache, par des liens étroits, à
notre sujet. On le trouve là presque tout entier avec sa
générosité, son culte des héros, son zèle, sa candeur, sa
malice et ses jolies maladresses. Ces dernières ne se
comptent pas dans les homélies-panégyriques et plus
j d'une fois les jésuites qui l'écoutaient ont du regretter,
lavec le P. Garasse, que Camus les aimât trop^ Avec cela
très fin et ne disant que ce qu'il veut dire, mais aimant
à côtoyer les abîmes. Ainsi il s'aventure jusqu'à prier
Dieu d'ouvrir les yeux des évêques moins favorables à la
Compagnie.
Ne permettez pas que les Pasteurs de votre Eglise, tant
redevables au secours de cette troupe auxiliaire, qui leur est si
(i) Homélie s -panégyrique s... préface.
(2) « M. l'évèque de Belley, raconte Garasse, par trop d'afrectiou pour
nous cuida renouveler (nos plaies). Ayant été prié de prêcher le jour de
Saint-Ignace, l'an 1626, dans notre église de la maison professe, il le fit
avec plus de passion et de véhémence que nous ne l'eussions désiré...
(disant) que les jésuites en ce temps sont de vrais martyrs, et leurs
ennemis de vrais tyrans, et puis, se tournant vers la chapelle... qui garde
les os du feu P. Coton, il apostropha ce grand serviteur de Dieu avec des
paroles si pleines de véhémence qu'on n'entendait en son auditoire que
larmes et sanglots... Le lendemain..., il y eut arrêt contre M. l'évèque de
BclIey et commandement au gardien... des Cordeliers, où il devait prêcher
le jour suivant, de lui fermer la chaire de son église. » Garasse-Carayon,
op. cit., pp. 23j-233. Ce panégyrique ne se trouve pas dans le recueil que
nous parcourons présentement et qui fut publié en 1623. Camus aurait
donc prêché pour le moins, non pas i3, mais 14 panégyriques de saint
Tgnac(\ C'est là sans doute un record^ si l'on peut ainsi parler.
1 1
l^y-t L HUMANISME DEVOT
prompte, si obéissante, si en main, taisent ses dues louanges,
et méconnaissent ses loyaux services, sa fidèle emploite, ses
justes grandeurs...
Qu'un aimable conseil s'ajoute ici aux éloges. Camus
est tout à fait capable de ce joli tour. Mais que tout cela
paraît bien dosé pour un homme qui, nous dil-on. parle
sans savoir ce qu'il veut!
Oui, parlant charitablement et sans jalousie... quelle con-
grégation, en si peu de temps, a fait un tel progrès, produit
tant de savants, vu tant de parts du monde, converti tant
d'âmes, fait tant de livres, enfanté tant de lumières?
Dites en quelle part de la terre où nous sommes,
Croissent de telles fleurs, naissent de si grands hommes ^.
Ailleurs, il loue les Exercices spirituels et d'une manière
qui n'est point banale.
C'est une façon de spéculation si simple, si humble, si natu-
relle, si aisée et qui s'accommode tellement à Tesprit des plus
grossiers qu'elle ne laisse pas d'être utile aux plus subtils,
gardant une moyenne voie entre les trop sublimes élévations
d'entendement et les considérations trop ravalées ^
Chemin faisant, il justifie avec beaucoup d'esprit les
innovations que, d'un peu tous les côtés, l'on reprochait
alors aux jésuites. Soit par exemple, la suppression de
l'office du chœur.
Or ça, venons h compte. Exceptez d'un collège de jésuites
les coadjuteurs temporels qui servent au ménage, que leur
ignorance même excuse de la psalmodie ; exemptez-en ceux
qui enseignent, qui catéchisent, qui prêchent et qui visitent les
malades; et du reste, je consens qu'on en compose des chœurs
de combattants et des bataillons de choristes. jMais, le vous
dirai-je, il ne s'en trouve un seul de supernuméraire, si ce n'est
quelque infirme qui s'étant usé la poitrine et le poumon au ser-
vice des âmes, traîne peut-être en un coin d'infirmerie une vie
(i) IloméUcs-panégyriques..., p. 43.
(-2) Ih., p. '2'i3.
JEAN-PI EURE CAMUS i6:^
lanj^uissante, servant de squelette et de spectacle de mort,
tous les jours, au repas de ses frères, selon Tusage des lacé-
dé nioniens en leurs festins \
Ne dites pas qu'il manque de goût. On le sait bien, quoi-
qu'après tout... Mais en vérité, qui aurait le courage de
retrancher ces « bataillons de choristes » et même cette
évocation des festins de Lacédémone ? Tout cela n'est-il
pas au service de la raison même ? Pour finir, laissons-
lui montrer que saint Ignace n'est pas espagnol.
Quant au corps, il est donc navarrais : quant à l'esprit, vrai
français (la Sorbonne l'a formé) ; et, de corps et d'esprit, vrai,
naturel et légitime sujet du Roi très chrétien de France et de
Navarre...
De sorte qu'un célèbre personnage de ce temps avait
raison d'appeler la sainte Compagnie de Jésus, Compagnie
française, fille bien-aimée et bien-aimante de TEglise galli-
cane, conçue et née au beau milieu de son cœur... Notre Ignace
est donc, quoique remâchent les contrariants, vrai français, et
pour étouffer toute opposition, je dis hautement que Dieu l'a
dit... par la bouche de ses œuvres... N'est-il pas tout avéré...
que, comme on portait le corps de ce bienheureux homme à
la sépulture, une femme, affligée de ce mal que les rois de
France ont le privilège céleste de guérir par leur attouchement,
ayant étendu sa main sur son cercueil... s'en trouva délivrée?
Merveille évidemment française et qui montre clairement com-
bien ce bienheureux personnage avait profondément gravé
l'amour du Roi de France dedans son cœur... H y a bien des
français, vrais français et qui se trompettent à pleine gorge
français, qui ne sont pas si français ni à telles enseignes '\
Qu'importe l'argument ! Les auditeurs et Camus lui-
même sourient comme nous, mais ils savent bien que ces
vives flèches visent en pleine poitrine les Pasquier, les
Marion, les Arnauld et autres ennemis des jésuites. Si
l'évêque de Belley avait eu partie liée avec tout ce monde,
aurait-il publié ces treize discours ?
(i) Hojnélies-panégyriffues..., pp. 419, /['lo.
(2) //.., pp. 68, 69.
l64 l/lIL MAÎNIS:\1E DÉVOT
Il y a beaucoup plus. Camus en effet ne se contente pas
fde défendre les jésuites; dès que les jansénistes com-
mencent leur propagande, il se dresse, il se multiplie pour
les confondre. En i643, paraît la Fréquente Communion
du grand Arnauld. Coup sur coup, dans les deux années
qui suivent, le vieil évoque publie cinq volumes contre le
premier manifeste du parti*. Dès lors, plus de trêve aux
disciples de l'évoque d'Ypres. «Ces messieurs les Ypriens,
écrit-il, sont gens de peu de foi, ce sont des gomarites
raffinés, puisqu'ils combattent sous les enseignes de
François Gomar ^ » Gon)ar était, comme Ton sait, un
théologien calviniste qui avait fait condamner par le
synode de Dordrecht le système plus humain et presque
catholique de son collègue Arminius. Ce farouche person-
nage ne semble pas avoir été sans quelque influence sur
la formation de Jansénius. Camus, dès i644, parle déjà,
comme fera plus tard le jésuite Rapin, historien du jansé-
nisme. Aussi l)ien, avons-nous déjà dit que l'évéque
de Belley no manquait pas de doctrine. Il avait étudié
très sérieusement la matière de la grâce et tout en se
gardant de condamner le thomisme, il ne cachait pas ses
préférences pour le système contraire.
Pour moi, écrivait-il, je fais une profession solennelle de la
neutralité apostolique et quand un janséniste s'élève en ma
présence contre ceux que l'on appelle moliinstes, je lui rive
les clous de la belle sorte et je ne soufïre pas qu'il taxe d'er-
reur une opinion que j'estime fort bonne... Lisez les ouvrages
du B. François de Sales, notre oracle... et vous ne pourrez
alors ignorer quel a été le sentiment de ce bienheureux tou-
chant la grâce suffisante.
(i) Ce sont, on iG44 • L^usage de la pcniicncc cl de la commuiiiuii ;
Durai e et fréquent usage de l Eucharistie ; Pratique de la fréquente com-
munion; en x645, La fausse alarme du côté de la Pénitence — excellent
titre, comme on le voit; Exposition des passages allégués dans le H\'re
de la Fréquente communion. Cf. Le s'éritable esprit de saint François de
Sales, I, p. Lxxiv.
(2) Véritable esprit de saint François de Sales, 1. p. ixx. — Sur la
querelle entre Arminius et Gomar. Cf. PiAriN. Histoire du Jansénisme,
pp. 83, scq.
.1 EAN-IMEUUIi: CAMUS lG5
Ce sentiment, nous le connaissons déjà. Camus va plus
loin et donne aux molinistes un ancêtre plus qu'infail-
lible.
Il me semble que le psaume i38, Domine pr oh asti me et
cognoçisti me, a été dicté par le Saint-Esprit pour peindre la
science moyenne et la grâce de congruité^
Après cela, s'il est vrai que jansénisme et molinisme
s'opposent comme la nuit et le jour, où trouvera-t-on, je
ne dis pas une raison, mais l'ombre d'une excuse aux
imaginations du P. Sauvage? Camus janséniste ! Autant
parler de l'antimilitarismedeDéroulède. Du reste qu'avons-
nous besoin de ces professions de foi explicite? Sermons,
traités spirituels, romans, l'œuvre entière de Camus
« respire », pour parler comme François de Sales, contre
le rigorisme de Jansénius et pour l'humanisme dévot \
III. Annecy et Belley se touchent. Lorsque, en 1609,
François de Sales donna la consécration épiscopale à
Jean-Pierre Camus, plusieurs durent trouver assez pi-
quant le contraste que présentaient ces deux hommes.
L'évêque de Genève a tant d'esprit et de grâce qu'il nous
est aujourd'hui difficile d'imaginer la majesté^ la pesan-
teur môme de son allure, l'extrême lenteur de ses gestes
et de ses discours. « Le prudent Théophile qui va le pas
de Saturne en ses entreprises », dira de lui et très joli-
ment Jean-Pierre Camus ^ Verve, pétulance, mobilité par-
fois trépidante, saillies imprévues, ce dernier parut
d'abord assez extraordinaire sinon inquiétant à son pai-
sible voisin. L'ardente bourguignonne qu'était Jeanne de
Chantai avait déjà causé plus d'une surprise à François
(i) L'abbé de Baudry a réuni ces derniers textes, empruntés à un
ouvrage que Camus fit paraître l'année même de sa mort : Epitres théo-
logiques sur les matières de la prédestination, de la grâce et de la
liberté. Cf. Véritable esprit, I, pp. lxix-lxxiii.
(2) Sainte-Beuve [loc. cit.) étudie le même problème par le revers jan-
séniste et montre sans peine que l'évêque de Belley n'eut jamais la faveur
de Port-Royal,
(3) La mémoire de Daric, p. 126.
I G6 L ' H U M A N I s M E D É \' O T
de Sales. Camus, qui l'étonna plus encore, acheva néan-
moins de le gagner à Thumeur de notre race, de lui
révéler le sérieux et le solide que dissimulent souvent
notre primesaut et nos apparences frivoles. Camus lui-
même a esquissé, dans une page très amusante, ce paral-
lèle entre Paris et la Savoie.
Il me vint une fois, dit-il, en fantaisie, de l'imiter en prê-
chant... Je fis comme ces mouches qui ne se pouvant prendre
au poli de la glace d'un miroir, s'arrêtent sur l'enchassure...
Je m'amusai, et... m'abusai en me voulant conformer à son
action extérieure, à ses gestes, à sa prononciation. Tout cela
en lui était lent et posé, pour ne pas dire pesant, à cause de
sa constitution corporelle..., la mienne étant tout autre, je fis
une métamorphose si étrange, que je n'étais plus connaissable
à mon cher peuple de Belley... Je leur pesais à la main, il
semblait que je tirasse mes paroles de mes talons et au lieu
de cette extrême vivacité et promptitude qui les étonnait aupa-
ravant... je leur paraissais tout de glace... Somme, je n'étais
plus moi-même : j'avais gâté mon propre original pour faire
une fort mauvaise copie...
Notre bon Père fut averti de tout ce mystère... Un jour, à
propos de sermons : a Mais, ce me dit-il, comme par surprise,
il y a bien des nouvelles ; on m'a dit qu'il vous a pris une
humeur de contrefaire l'évêque de Genève en prêchant ». Je
repoussai cet assaut en lui disant : a Eh bien ! est-ce un si
mauvais exemplaire? — Ah! certes, répliqua-t-il, oh! non, à
la vérité, il ne prêche pas si mal, mais le pis est que Ton
m'a dit que vous l'imitez si mal..., qu'en gâtant l'évêque de
Belley, vous ne représentez nullement celui de Genève ».
Laissez-moi faire, répond Camus, à la fin mes copies
passeront pour des originaux A quoi le saint :
(( Joyeuseté h part, vous vous gâtez... et vous démolissez un
beau bâtiment pour en refaire un contre toutes les règles de la
nature et de l'art; et puis en l'âge où vous êtes, quand vous
aurez comme le camelot pris un mauvais pli, il ne sera pas si
aisé de le défaire... Si les naturels se pouvaient changer, que
ne donnerai-je de retour pour un tel que le vôtre. Je fais ce
que je puis pour m'ébranler, je me pique pour me hâter et,
plus je me presse, moins j'avance. J'ai de la peine à tirer
JE AN -PIEU UK CAMUS l G7
mes mots, plus encore à les prononcer...; je ne puis ni
m'émouvoir, ni émouvoir autrui. Vous allez h pleines voiles et
moi à la rame ; vous volez, et je rampe ou je me traîne comme
une tortue. Vous avez plus de feu au bout du doigt que je n'en
ai en tout le corps... Et maintenant vous pesez vos mots, vous
comptez... vos périodes, vous traînez Taile, vous languissez et
faites languir vos auditeurs après vous... Est-ce là cette belle
Noémi du temps passé? » ^
Le conseil était sage. Camus avait mieux à faire que de
poursuivre cette puérile et d'ailleurs impossible métamor-
phose. Mais s'il devait renoncer à régler son extérieur
sur François de Sales, rien en revancdie ne lui était plus
facile que de se façonner intérieurement à l'image de son
maître. Cette recherche ne contrariait pas le moins du
monde ses propres inclinations. De toute sa pente, il
allait à Tesprit du saint et en trouvant celui-ci, comme
nous le disions plus haut, il se trouvait lui-même. Ses
bizarreries, qui nous frappent aujourd'hui plus qu'elles ne
frappaient les contemporains, ne font rien à l'affaire. Ce
sont là défauts plus apparents que réels, moins graves
que choquants, et qui n'intéressent pas le fond d'une
âme. Pour avoir lui aussi des étrangetés qui parfois nous
gênent, l'admirable M. Olier n'en paraît pas moins la vive
ressemblance de son maître, un autre Condren. « En
écoutant l'étrange parole de ce Camus, disait un critique
du goût le plus fin, bien souvent on croirait entendre un
saint François de Sales en belle humeur, plus folâlre,
plus exubérant et plus bizarre : l'imitation indiscrète-
ment et follement poussée, va, si l'on vent, jusqu'à la
charge; mais au fond la méthode se retrouve à peu près
pareille : le genre est le même" ». On ne parle ici ([ue de
(i) Esprit du Bienheureux François de Sales, part. I, sect. 23. Cf.
Baudry. Le véritable esprit, III, Syi-iyS.
(2) Des prédicateurs du XVIP siècle a\>ani Bossuet, p. 83, 84. Jacquinet
semble du reste oublier que l'évcque de Belley avait déjà fait ses preuves,
avant qu'il eût rencontré François de Sales. Comme écrivain, il sest
formé ou déformé tout seul. La réserve est sans importance. Ils suivent
tous deu.K, plus ou moins, le goût de leur temps.
i()8 l'humanisme dévot
leur rhétorique et que de leur style, mais, pour la pen-
sée profonde^ les analogies paraissent encore plus frap-
pantes, Camus étant moins folâtre, mois exubérant et
moins bizarre dans ses livres proprement spirituels que
dans son œuvre oratoire. Aucun de ses traités de dévo-
tion n'est comparable à la Philothée : la plupart néan-
moins rendent exactement le même son que ce livre
unique. On recueillerait chez lui des pages sans nombre
où se retrouve le plus exquis de François de Sales et que
l'on croirait écrites par le saint lui-4nême ^
La chère amitié qui devait un jour unir les deux
évéques voisins mit, je crois, assez de temps à s'épanouir.
Camus ne demandait qu'à se donner tout à fait dès le pre-
mier jour de leur rencontre. François de Sales était moins
pressé. Il n'avançait que pas à pas, observant ce tumultueux
personnage qui d'ailleurs peut-être l'encombrait un peu.
Je fus appelé si jeune h répiscopat, dit l'évêque de Belley,
que je me vis capitaine presque en même temps que je m'en-
roiai dans la milice ecclésiastique, de sorte que j'étais si neuf
à cette fonction que tout me faisait ombre... Nos résidences
n'étaient éloignées que de huit lieues. Cette proximité me don-
nait le moyen d'avoir promptement de ses nouvelles, pour me
résoudre sur toutes les difficultés qui m'arrivaient dans l'exer-
cice de ma charge, en laquelle il était mon premier mobile...
J'avais un petit laquais qui ne servait quasi qu'à ce voyage de
Belley à Annecy pour y porter mes lettres, et en rapporter
ses réponses qui étaient pour moi... des oracles".
(i) Ces ressemblances ne sont pas fortuites. Il y a là un cas très
curieux de ce mimétisme volontaire, et d'ailleurs très original qui n'est
aucunement plagiat. Nous avons de cela une jolie preuve. Camus ayant
publié en 1624, « conformément à l'esprit de la bénite Philothée », son
livre de l'Acheminement à la dé\>otion cis'ile, la « matière » de deux cha-
pitres de ce livre sembla, nous dit-il « à quelques-uns si rapportante à
l'esprit de ce bienheureux prélat, que ces chapitres ont été imprimés plu-
sieurs fois en divers recueils qui ont été faits de ses œuvres, principale-
ment dans un petit livre que l'on a nommé Les Reliques du Bienheureux
François de Sales, s'imaginant que la Pasithéc à qui j'adresse ma parole,
fut la Philothée de ce bienheureux homme » [Les dei-oirs du bon parois-
sien), pp. 467, 458.
(2) Esprit du Bienheureux François de Sales, part. IV, sect. 20. Cf.
Bauduy, ni, p. 397.
.TEAN-PIEUnE CAMUS l6()
Camus, bien que très sévère pour lui-même, avait la
conscience bien faite. Sa direction est humaine et paci-
fiante. A ses débuts toutefois, et dans l'ignorance totale
où il se trouvait du ministère pastoral, les scrupules le
prenaient. Il craignait de malédifier ses diocésains par des
solutions trop larges. Un jour, les capitaines de quelques
compagnies d'infanterie, qui prenaient leurs quartiers
d'hiver autour de Belley, lui demandent permission pour
leurs soldats de manger des œufs et du fromage pendant
le carême. L'évêquc hésite et, comme toujours en pareille
circonstance, il mande son petit laquais chez François de
Sales. « Vraiment, répond celui-ci avec une pointe d'impa-
tience, voilà un cas bien digne de consultation ! » Vite,
qu'on permette à ces bonnes gens de manger non seule-
ment (( des œufs mais môme des bœufs..., et non seule-
ment du fromage, mais même les animaux dont il s'ex-
trait... N'est-ce pas encore beaucoup que ces bonnes gens
se soumettent à l'Eglise et lui défèrent à respect de
demander son congé et sa bénédiction^ ? »
C'est ainsi qu'il le façonnait peu à peu et dans le plus
menu détail. Quand ils se trouvaient ensemble, c'était
mieux encore. Aucun défaut n'échappait à l'évoque de
Genève, et il corrigeait paternellement sans relàclie les
amis dont il était sûr. Il eut bientôt vu que Tévêque de
Belley ne regimberait pas contre l'aiguillon et il ne se pri-
vait pas de lui proposer des vérités parfois assez morti-
fiantes. Avec lui il pouvait tout dire.
Je crois, lui écrivait Camus, qu'il y a des esprits secrets dans
les caractères qui partent de vous, tant ils sont flexanimes, et
que d'en haut découlent des influences particulières sur vos
persuasions, comme si la déesse Python avait établi son trône
sur vos lèvres. Jamais livre ne me toucha comme le vôtre,
jamais lettres ne me contournèrent à leur gré comme celles
qui me viennent de vous. Ne vous ennuyez pas de m'écrire...
(i) L'Esprit..., pai-L IV, soct. 20 et part. XY, sccl. 33. Cf. BAunny, lîl,
PP- 397-399-
Î70 L m MANISME DEVOT
Vous pouvez sur moi tout ce que vous voulez. Votre jugement
a un tel ascendant sur le mien et votre volonté régente si
absolument la mienne que je rumine vos paroles comme des
oracles... Ne dites point que je vous en conte. Je dis la vérité
de mon sentiment \
L'abbé de Longiieterre n'avait sans doute pas lu cette
noble et touchante lettre que pourtant il reproduisait,
presque mot pour mot, deux ans après la mort de François
de Sales. « Quand feu M. de Genève parlait, écrit-il, vous
eussiez vu cet autre évoque, avec un si grand respect et
une si particulière affection, recevoir ses discours, que
vous Teussiez pris pour un enfant qui écoutait la leçon de
son maître, Il recueillait tout (.'e qui venait de sa part
comme des feuilles de Sibylle et laissait toutes ses occu-
pations et ses plus sérieuses études pour entretenir ceux
qui le venaient voir de sa part. Partout il paraissait incom-
parable ; mais devant ce père il témoignait tant de sou-
mission et d'obéissance qu'il n'osait lever les yeux pour
le regarder. On a vu cet écolier maître partout; les plus
éminentes chaires de l'Europe ont reçu ses instructions
avec un applaudissement qui a fait taire Tenvie et a con-
verti le cœur des plus endurcis pécheurs. Mais quand il
s'est vu devant ce grand spirituel, il s'est tu tout court...
L'évêque de Genève avait un tel empire sur sa volonté
qu'il n'a fait aucune action, pour indifférente qu'elle sem-
blât être, sans avoir consulté son oracle". »
Une telle docilité, une dévotion si affectueuse méritaient
leur récompense, ii'élève devint insensiblement l'ami,
un des plus intimes amis du maître. « François de Sales,
écrit fort justement Mgr Baunard, avait en France un
autre lui-même dans la personne de l'évèque de Belley'\ w
(i) OEuvves de saint François de Sales, XVI, pp. 389-390.
(2) Sonvirs de Philoihée, p. i3i, cite par Baudrv. Le véritable esprit de
saint François de Sales, 1, pp. lxvi-lxvii.
(3) La vénérable Louise de Marillac, iî/"*^ Le (iras, p. n.
.1 E A N - 1» I E H H E G A ISI U S 171
Mais citons plutôt un des innoinl^rables textes oîi Camus
lui-même parle de cette amitié.
11 y avait en ce même temps-là, écrit-il dans la Pieuse Julie,
un autre prédicateur en Téglise Saint-André-des-Arts — c'est
lui, sous le nom de Périandre — lequel bien qu'il lût éloigné
en science et en savoir, no» seulement de réminence du grand
Arnulphe (c'est le P. Arnoux, un autre héros du même
roman), mais encore de tant d'autres beaux astres... si est-ce
que, ou pour je ne sais quelle grâce et bénédiction de Dieu
répandue en ses lèvres, ou pour le zèle qu'il témoignait au salut
des âmes, ou pour sa douceur en la correction des mœurs
dépravées, ou pour la facilité de son esprit, ou, ce qui est plus
croyable, pour tenir quelque grade en l'Eglise qui le rendait
plus visible, et même pour être disciple et disciple bien-aimé
du Père des dévots de notre âge, était assez bien ouï ^
Camus, nous le savons, ne se llattait aucunement lors-
qu'il se donnait un si beau titre que personne du reste
n'oserait lui contester. Il en est pourtant, aujourd'hui du
moins, parmi les dévots de François de Sales que cette
rare intimité semble un peu gêner. Ils en rougissent pour
lui. Ils l'excusent, donnant à entendre qu'après tout les
plus grands saints ont besoin parfois de se récréer. Qu'est-
ce à dire? Parce que Jean-Pierre Camus avait de l'esprit,
et très pétillant, s'iniagine-t-on qu'il n'était bon qu'à faire
rire ?
Quand je l'allais visiter à Annecy, a-t-il dit lui-même, nous
passions tous les jours en de continuels exercices de piété ;
car c'étaient toutes ses récréations. On y parlait peu de pro-
menades, et point du tout d'entretiens frivoles : prières, ser-
mons, conférences, discours de doctrine, visites de malades ou
de maisons de dévotion, fréquentation de sacrements et occu-
pations semblables".
François de Sales n'était pas si méprisant. Si, d'aven-
(i) La Pieuse Julie, pp. 207-208.
(2) Esprit de saint François de Sales, part. II, sect. 10. Cf. Baudky,
III, 352. Naturellement Camus force un peu la note. (Cf. Port-Royal,
p. 229.)
l'J'l L HUMANISME DEVOT
tare, il plaisantait volontiers avec son voisin, il voyait sur-
tout en lui, et il estimait grandement l'homme de Dieu,
révoque, le savant, le prédicateur, même, et pourquoi
pas, l'écrivain. Aurait-il trouvé beaucoup d'esprits mieux
laits pour le comprendre, beaucoup d'amis aussi dignes de
lui, aussi nobles, aussi foncièrement bons? Certes nous
n'égalons, et à Dieu ne plaise, ni ces deux génies, ni ces
deux grâces. Néanmoins, qu'on y prenne garde. A trop
vouloir séparer Jean-Pierre Camus de François de Sales,
non seulement on les blesse l'un et l'autre, mais encore
on se met sur le chemin de les ionorcr \
o
Il nous reste un monument singulier de cette amitié
fameuse, Y Esprit du Bienheureux François de Sales par
J.-P. Camus". C'est du François de Sales parlé, si j'ose
dire, traduit ou camusiné^ qu'on me passe encore ce mot,
puis indéfiniment commenté. Livre d'or et de plomb.
Aussi longtemps que l'auteur se borne à raconter le saint
et à nous redire ses propos, il est exquis et au plus haut
point. Les dissertations interminables qu'il soude vaille que
vaille à ces souvenirs et dans lesquelles il expose à bâtons
rompus quelques-unes de ses idées favorites, parais-
sent naturellement moins heureuses. Il y a néanmoins de
l'excellent, même dans ce fatras, et Camus s'est tellement
pénétré de l'esprit de son maître qu'on a toujours l'impres-
sion que François de Sales est de la partie. 11 écoute, il
(i) Je fais ici allusiou à certains jugements sur Camus qui ont paru
clans l'édition des œuvres de François do Sales (t. XIV) et sur lesquels
je m'expliquerai plus longuement dans un appendice.
(2) Le livre parut, en 6 volumes, de iGSg à 1641. Dès 1624, l'abbé de
Longueterre ou le provoquait, ou l'annonçait ofilciousemcnt au public.
« Si ce compagnon de ses travaux, disait-il parlant de Camus et de Fran-
çois de Sales, son fils et son père, ce grand génie de la nature, cette plume
d'aigle qui consume toutes les autres, qui dévore tous les travaux des
autres par la fertilité des siens, et qui, lassécî de porter le fardeau de
l'évèché de Belley ne veut plus avoir d'autre souci que de soi-même; si
donc cet incomparable personnage qui a la théorie et la pratique de
toutes les sciences de M. de Genève, vient à écrire sou histoire, ce sera
un grand sujet de joie pour ceux qui aiment vraiment Philothée. » [Sou-
pirs de Philothée, pp. 182 sq . cité par Baudry. Le véritable esprit..., I,
p. LXVII.
.1 L .v^'-lMI•:ullE CAMUS 173
sourit, il approuve, quelquefois, très rarement, il IVouce
un peu le sourcil ou bien il sommeille et nous avec lui.
Dès son apparition le livre eut une vogue extraordinaire
et fit les délices des âmes pieuses. Jusqu'à la Révolution
française, on n'a pas cessé de le lire, soit dans le texte
original qui est énorme, soit dans le résumé qu'en donna
le D'' Collet et que Sainte-Beuve juge excellent. 1789 est
une date fatale dans l'histoire de la dévotion. Les
habitudes qui se passaient de génération en génération,
les douces et bienfaisantes routines, qui maintenaient les
mêmes livres sur les tabletles d'une même maison ou
sur les prie-dieu du même oratoire, tout cela fut boule-
versé. U Esprit ou le résumé de Collet flottèrent encore
quelque temps parmi les autres épaves, puis rentrèrent
dans le néant. Réimprimé en 1840 par un prêtre de sainte
et savante mémoire, M. Dépery, depuis évêque de Gap,
VEspvit du Bienheureux François de Sales n'intéresse
plus aujourd'hui que les amateurs. Sans l'avoir néanmoins
jamais ouvert, tout le monde le connaît. Il est certain en
effet que Tévêque de Belley a contribué plus que personne
à fixer la physionomie morale de François de Sales dans
l'imagination catholique et à populariser l'esprit du saint.
Aujourd'hui encore, tous ou presque tous, nous voyons
celui-ci des yeux de Camus, ainsi que les Anglais, le
D'" Johnson, des yeux de Boswell. De toute façon, le chef-
d'œuvre de Camus est un des ouvrages essentiels de notre
littérature religieuse. A ce titre, à ce titre seul, bien
entendu, et dans l'ordre historique où nous nous sommes
placés, il a presque la même importance que l'Introduc-
tion à la vie dévote^ .
IV. Camus a publié une quantité de livres ou de livrets
spirituels qui forment comme autant de chapitres particu-
liers de y Esprit du bienheureux François de Sales. Quoi
qu'il écrive en ces matières, il se propose toujours
(i) On trouvera à l'appendice des notes critiques sur la véracité de
Camus historien, ou plutôt mémorialiste.
174 I' HUMANISME dp:vot
d'expliquer et de répandre la pensée de son maître. A
plusieurs de ses titres est ajoutée la mention: tiré de La
doctrine^ ou selon la doctrine^ ou selon V esprit du Bienheu-
reux François de Sales. A chaque page il cite le propre
texte du saint. « Ne vous imaginez pas, lecteur, dit-il
dans une de ses préfaces, que ce trésor se soit trouvé
caché dans mon champ... Je le tiens et le tire d'une plus
riche mine... de la doctrine de mon très honoré Père...
tant de celle que j'ai reçue de sa bouche durant quatorze
ans... que de celle que j'ai puisée de ses écrits. ^ » « Ayant
comme juré en ses paroles, dit-il ailleurs, et embrassé ses
préceptes comme des oracles de piété et comme des
termes de vérité... pourrais-je bien vous enseigner,
Eutrope, autre chose que ce que j'ai appris, soit de ses
écrits, soit de sa vive voix et vous imprimer d'autres sen-
timents de dévotion que ceux qu'il a gravés sur mon
âme"? » On a répété, fort injustement du reste que, dans
V Esprit du Bienheureux François de Sales ^ il n'y a d'excel-
lent que ce qui ne vient pas de Camus. Celui-ci n'avait
pas attendu qu'on lui rappelât son indignité. Les ensei-
gnements de mon maître, dit-il au lecteur vers la fin d'un
de ses propres traités, « te seront aussi aisés à distinguer
de ceux qui sont de mon cru que l'or l'est d'avec le
cuivre » \ N'en croyez rien. Il s'est tellement assimilé les
idées et la manière de François de Sales qu'on ne sait
pas toujours où (;elui-ci finit, où Camus commence. Du
moins tranchera-t-il par ses excentricités légendaires ?
Non encore. Si les critiques qui jugent et méprisent en
bloc l'œuvre de Camus avaient pris la peine de parcourir
un seul de ses livres spirituels, ils auraient été surpris,
déçus peut-être de trouver ce livre constamment sérieux,
presque toujours grave. S'il plaisante assez volontiers
(i) Préface de L'unité s'Criueuse, secicl spiiilucl pour arris'Cr pari usa gn
d'une vertu au comble de toutes les autres.
[•2] De lu ré formation intérieure, p^). i-j.
(3) Ih., p. 347.
JEAN-PIEllUE CAMUS 175
dans ses longs sermons — crime souvent très pardon-
nable; s'il laisse courir sa verve joyeuse dans ses romans,
comme il en a certes le droit; l'intimité de la direction,
les Joesoins pressants des âmes que tourmentent de cruels
scrupules, impressionnent profondément cette vive et
tendre nature. Il sourit encore par moments, mais comme
peuvent et doivent sourire les saints. D'ici, delà, quelques
vivacités, quelques saillies innocentes, du bel-esprit,
mais jamais rien qui pèche contre les convenances
du sujet, qui paraisse déplacé sous la plume d'un
évêque. Le plus grand tort de ces livres est d'être légion
et ce tort n'est pas sans excuse. Camus ne cherche ni la
gloire, ni le plaisir d'écrire. Pour la gloire, il en fait fi, et
quant au plaisir, ses romans qu'il improvise avec une joie si
visible, lui auraient largement suffi. Mais il se formait
l'idée la plus haute et la plus rigoureuse de ses devoirs
d'évêque, et il plaçait la direction spirituelle au premier
rang de ces devoirs. Il confessait et il dirigeait un grand
nombre d'âmes ^ C'est pour celles-ci qu'il rédige d'abord
ses écrits spirituels. Tel de ses livres n'a été écrit que
(i) Les filles de la Charité conservent dans leurs archives plusieurs
lettres de direction envoyées par l'évêque de Belley à leur fondatrice. Je
n'ai pas vu ces inédits, mais les quelques citations qu'en a faites Ms^' Bau-
nard dans la vie de M"^*^ Le Gras, sont fort belles. « Il la détournait, écrit
Ms'" Baunard, de l'inquiète discussion d'elle-même pour la dilater dans la
lumière joyeuse. Ainsi pas de confessions générales incessantes, inutiles,
troublantes... « Vous voilà donc toujours dans les confessions générales !
Oh ! combien de fois je vous ai dit : grâce soit des confessions générales
pour votre cœur ! Oh ! non, le jubilé ne vient point pour cela pour vous,
mais pour vous réjouir en Dieu votre salut. » De même dans une autre
lettre : « J'attends toujours que la sérénité vous revienne, après ces
nuages qui vous empêchent de voir la belle clarté de la joie qui est au
service de Dieu. Ne faites point tant de difficultés aux choses indiffé-
rentes. Détournez un peu votre vue de vous-même et l'attachez à Jésus-
Christ... » Même discrétion de conduite pour les retraites que volontiers
elle eût multipliées, prolongées... « Je suis consolé de savoir que les
exercices de recueillement et les retraites spirituelles vous soient si
utiles et si savoureuses. Mais il en faut prendre pour vous comme du
miel, rarement et sobrement ; car vous avez une certaine avidité spiri-
tuelle qui a besoin de retenue »... Baunard. La vénérable Louise de
Marillac, pp. •ii-i'i. — Avais-je tort de prétendre qu'il n'est pas toujours
facile de distinguer entre l'or de François do Sales et le cuivre de
Camus? Ces lettres sont de 1619 ou de 16^0. Camus ne les a donc pas
calquées sur la correspondance du saint lequel vivait (ncore.
17^ l'iiumajsisme dévot
pour l'instruction ou la consolation d'une seule personne.
Plus tard, jugeant l'œuvre assez bien venue et voyant
qu'elle avait atteint son but, le bon évêque se laissait
arracher — oh ! sans trop do peine — son manuscrit par
les éditeurs.
Ce Théopisle h qui je parle en ce petit ouvrage — dit-il
dans Vaçeriissement de la Lutte spirituelle — est une ame fort
pieuse qui affligée jusques à rcxtrémité des pensées d'infidé-
lité et de blasphème... eut recours h moi... Qui n'en eût eu
pitié, eût eu sans doute un rocher h la place du cœur... Sa
vue donnait de la compassion, tant la tristesse avait desséché
ses os où sa peau était collée, on lisait sur son visage que
les douleurs de la mort l'environnaient et que les terreurs de
l'enfer lui donnaient l'épouvante... Cette compassion que j'eus
de sa misère tira de ma plume cet écrit que je te présente,
lecteur, afin qu'en mon absence elle y eut recours ^
Quelques lignes touchantes et persuasives que j'em-
prunte à ce même ouvrage font bien connaître le ton le
plus ordinaire de Camus écrivain spirituel, et le sens de
sa direction. Peut-être aussi pourraient-elles excuser la
fécondité intarissable du bon évoque.
Prière à Dieu pour une ame tentée.
O Jésus, mon Seigneur, pourrais-je bien voir en peine mon
frère Théopiste, sans prendre part à sa tribulation, voyant
clairement que vous y êtes vous-même avec lui en cette angoisse
qui le trouble, avec dessein de l'en tirer et de 1 en couronner
de gloire. N'ôtes-vous pas toujours auprès de ceux qui ont le
cœur serré et qui vous invoquent?... 0 quel bonheur d'être
votre coadjuteur et collaborateur en cette bonne action !...
Malheur à moi si je n'évangélise, si je retiens la vérité prison-
nière... si je me lais quand il est question de Sion et du bien
d'une âme... si ma langue n'est une plume ou si ma plume
n'est une langue, pour mettre en vos voies les pas de ceux qui
ont besoin d'y être adressés ! Hélas ! très aimable Sauveur,
(i) Avertisscniont de f.a lulle spirituelle ou encoura^owcut à uiio ninc
tenlcc de l'espiit de hhispliènie et d'injidrlid'.
JE AN-PI EURE CAMUS i;7
voilà Théopiste, ce pauvre Théopiste que vous aimez et (|uc
je sais qui vous aime d'une charité non feinte et d'une affection
véritable ; ce Théopiste, mon cher frère selon votre esprit,
est non seulement malade, mais il endure violence. C'est à
vous de répondre pour lui, puisque étant uni à vous comme
un pampre h son cep, comme un membre à son chef, vous
prenez part à ses afflictions, comme du temps de ce Saul dont
vous fîtes un Paul, vous ressentiez les persécutions de vos
fidèles...
Voilà, mon cher Théopiste, la prière que je fais sur votre
affliction, c'est le baume que je répands sur votre plaie, sui-
vant en cela le conseil de l'Apôtre qui veut que Ton prie sur
celui qui est triste, que l'on pleure avec celui qui est fâché ;
et il me semble que je ne sais quelle secrète voix m'assure
que cette infirmité ne sera point à la mort, mais que par elle
se manifestera davantage en vous la gloire de Dieu. Que si
vous avez patience, vous verrez bientôt reluire sur vous les
splendeurs de son divin visage \
Saint Anselme, saint Bernard, saint François de Sales,
Fénelon, quel est celui de ces très grands que l'on amoin-
drirait en lui attribuant cette page? J'ose à peine faire
remarquer au lecteur la sûreté, la fluidité et la mollesse
d'une telle prose, mais je ne sache personne chez nous qui
se soit assimilé avec plus d'aisance les tours, les images
et jusqu'à l'accent de la Bible. Rabelais, Amyot, Montaigne
ayant fait leur œuvre, le français de 1620 semblait mûr pour
cette traduction nationale des livres saints que nous atten-
dons encore et qui sans doute ne viendra jamais. Après
Vaugelas et Bouhours, il sera trop tard chez nous pour
une telle œuvre. La grande bible anglicane, qui a marqué
d'une telle empreinte le génie anglais, s'achevait à peu
près vers ce même temps. Or, de tous les contemporains
de Henri IV, d'Elisabeth et de Louis XIll, nul peut-être
ne se trouvait mieux préparé que Jean-Pierre Camus à cette
magnifique entreprise, assez grand et tout ensemble assez
chétif pour traduire. Les rythmes latins ne l'enchaînent
(i) La lutte spirituelle..., p. 3-7.
I. 12
178 l'humanisme DÉVOT
pas, comme Balzac, cet illustre esclave. Son goût s'égare
parfois, mais du moins n'est jamais timide. Il a Tingé-
nuité suave de François de Sales, et la vivacité, la verdeur
française qui manquent à l'évêque savoyard. Il serait —
peut-être, peut-être, — aussi harmonieux que les traduc-
teurs anglicans, et peut-être encore, moins uniformément
majestueux, plus flexible. Bref, nous avons laissé passer
l'occasion unique. Ainsi feront plus tard les évêques catho-
liques d'Angleterre qui n'oseront pas confier pour de bon
à Newman la refonte, urgente pourtant, — de la Bible de
Douai. La langue biblique n'est plus chez nous, comme
au temps de saint Bernard et de J.-P. Camus, l'idiome
naturel des écrivains catholiques. La Sainte Ecriture,
quand nous daignons nous inspirer d'elle, prend sous
nos plumes un je ne sais quoi qui sent l'étranger.
Après cette digression, qu'on me permette de revenir
en passant à ce caractère musical de la prose camusienne.
On a beaucoup ri et médit de ses sermons. Voici Texorde
d'une de ses homélies sur le Cantique.
Des inspirations, leur suavité et leur progrès.
Surge Aquilo, i>eni Austei\ perfla liortiim meum, et fluant
aromata illius.
Il va sans dire qu'on doit lire cette page à haute voix.
Ce mariage de Zéphire et de Flore, que les anciens s'ima-
ginaient, ne voulait enseigner autre chose que la vertu secrète
qu'a ce doux vent sur la production des fleurs, lorsque les
vents rigoureux de l'hiver ayant fuit place au printemps, par
ses douces haleines, il va tapissant la terre d'une riche dia-
prure et répandant partout le parfum délicieux de ses ailes
musquées. Cestce souffle gracieux qui ouvre le sein de la terre
et qui découvre les trésors qu'elle y recelait durant l'inclé-
mence de la froide saison.
Si nous disons que le souffle divin de l'inspiration sacrée
fait un même effet en nos cœurs, faisant paraître des jlciirs en
leur terre, nous ne dirons que ce que l'expérience ordinaire
JE AN -PI EH HE CAMUS 179
nous l'ait comme voir à Tceil. 0 Seii^/ieiir^ dit le chantre-roi,
enpojjez wotre esprit et nous serons recréés et la face de notre
terrain intérieur sera renouvelée. O chères halenées, que vous
nous devez être précieuses et combien soigneusement vous
devons vous ménager puisque de vous dépendent toutes les
fleurs de nos bons désirs, tous les fruits de nos meilleures
actions ! Hé ! venez Saint-Esprit et répandez sur le jardin de
mon âme votre souffle sacré, afin que les parlums de votre
parole se communiquent à ceux qui m'entendent. Divin zéphire,
nous vous réclamons par l'entremise de cette racine de Jessé,
d'où est sortie la fleur des champs et le lys des vallées. Ave
Mariai
Qu'il faudra peu de chose pour que cette langue
devienne celle de Fénelon ! Ni Bossuet, ni Saint-Simon,
oh ! je l'entends bien de la sorte, mais pourquoi mépriser
une seule de nos richesses. Je sais encore que le Télé-
maque n'est plus à la mode, mais j'ai peine à comprendre
que tout ensemble un même critique raille l'épisode de
Thermosiris et prétende goûter Renan ou France. Quoi
qu'il en soit, tel est le style ordinaire des écrits spirituels
de Camus, telle est aussi la couleur, si j'ose dire, et la
musique de sa direction : tendresse, compassion, humanité,
confiance filiale et, comme il l'écrit lui-même, rayonne-
ment de (( la belle clarté de la joie qui est au service de
Dieu ».
Il n'y a pas lieu d'étudier en détail cette doctrine spiri-
tuelle, l'évêque de Belley ressemblant comme un frère
aux maîtres que nous connaissons déjà, à Richeome, à
Binet et surtout à François de Sales. J'indiquerai seulement
quelques particularités intéressantes qui me paraissent
distinguer Jean-Pierre Camus et de ses émules et de son
maître.
Il se montre beaucoup plus spéculatif que les autres,
avide de clarté, curieux de définir pleinement les objets
qui l'occupent, ne résistant pas au plaisir de discuter doc-
(i) Homélies spirituelles sur le Cantique des Cantiques..., pp. 33i-332.
loo L HUMANISME DEVOT
toralement les problèmes dogmatiques ou moraux — ces
derniers surtout — qu'il rencontre sur sou chemin et qui
n'intéressent pas directement le progrès spirituel du lec-
teur. Théologien, un peu amateur sans doute, — car le
temps lui a manqué — mais peut-être d'autant plus zélé,
il regarde d'un œil d'envie et avec une certaine crainte
révérentielle, les docteurs de profession. Il voudrait mar-
cher leur égal, non par vanité, mais par goût naturel pour
ces hautes disciplines. Guetté, harcelé par des censeurs
qu'il sait bien décidés à ne pas lui faire la moindre grâce,
d'ailleurs très désireux de rester dans les limites du
dogme, convaincu que « tout esprit particulier est une
folie universelle » \ il évile soigneusement de donner
prise à ces « subtils » qui « ne veulent qu'un petit mot
pour décrier tout un ouvrage, faisant comme cet ange qui
transporta un prophète par un cheveu dans une fosse de
lions » ^.
J'ai eu, dit-il par exemple, un soin particulier et une atten-
tion presque continuelle en ce petit écrit de répéter et, pour
ainsi d'inculquer souvent l'efficace de la grâce et de son opé-
ration dans la syndérèse, et, même par une section entière,
j'ai traité de l'union et concours de ces deux pièces que je fais
toujours marcher ensemble, quoique l'avantage de la grâce soit
sans comparaison ^.
C'est bien du reste pour elles-mêmes que ces questions
le passionnent, notamment la théologie de la grâce, ce
qu'on appelle le traité des actes humains^ en un mot tout
ce qui touche aux fondements dogmatiques ou psycholo-
giques de la vie intérieure. Ayant toujours sur sa table,
la Somme de saint Thomas et les écrits de François de
Sales, sa méthode habituelle est de pousser plus avant les
(i) De la syndérèse, p. i33.
(2) //>., p. \i%. « Chacun s.iit, écrit-il ailleurs, que j'ai en tèlo cor-
tains esprits qui ne rcgardonl mes médailles que par le revers et qui
sont en possession de ne prendre que de la gauche ce que je présente do.
la droite. » Cnritée..., p. 42.
(']) Cari te e, p. i3i .
.1 K A N - l' I K 11 H E G A M U s 1 8 I
analyses inorales que ces deux maîtres ont amorcées. Il
écrit ainsi lout un livre, et très intéressant, sur la syii-
dérèse ^ en d'autres termes, sur l'invincible attrait de
naissance qui incline notre volonté vers le bien\ Ainsi
encore, il poursuit, à sa façon, dans son traité de la réfor-
mation intérieure^ la description du « centre de l'âme »
qui tient une telle place dans le système salésien et dont
nous avons parlé plus haut. Tout cela me paraît très au-
dessus du médiocre. Il y a là de l'ingéniosité, de la péné-
tration, beaucoup d'esprit, d'onction et de grâce. Il me rap-
pelle un autre amateur qui ne fut pas sans gloire, qui eut
l'humble mérite d'écrire en français et qui du reste défend
une doctrine contraire. Dans les passages descriptifs et
spéculatifs de son œuvre spirituelle, Camus est un Nicole,
moins délié peut-être, mais également lucide, moins gris,
plus aimable et, cela va sans dire, plus consolant.
Il ne se contente pas d'éclairer et d'approfondir par des
recherches de détail la doctrine salésienne, mais il ajoute
encore à cette doctrine un certain caractère de rigueur sys-
tématique que François de Sales, plus réaliste, plus sage,
plus simple et moins absolu ne lui aurait jamais donné.
Qu'il s'agisse d'une question sans importance, ou des
principes premiers de la vie spirituelle. Camus se laisse
trop vite et trop complètement absorber par les théories
qui l'enchantent. Vienne la contradiction et cela tourne
insensiblement à l'idée fixe, à la manie véritable. Par là
s'expliquent certainement les pamphlets que cet évêque
foncièrement charitable a écrits contre les franciscains;
par là aussi les ouvrages trop nombreux, trop pressants,
trop agités, d'ailleurs beaucoup moins répréhensibles
qu'il a consacrés à défendre le pur amour. Que François
de Sales ait enseigné très expressément une doctrine
toute semblable, qu'il ait formellement voulu que l'on
cherchât non « le paradis de Dieu, mais le Dieu du para-
(i) De la syndci èsc ; discours asccti(/ac.
l8i L HUMANISME DEVOT
dis », qu'il ait enfin orienté sa vie intime et sa direction
vers ramoLir désintéressé, la chose, en dépit de Bossuet,
n'est pas contestable. Mais sur ce point comme sur tous
les autres, sa merveilleuse sagesse lui dictait infaillible-
ment les justes nuances et les tempéraments nécessaires.
Quant à l'évêque de Belley, pénétré et possédé de ces
hautes vérités qui répondaient à la générosité de sa
nature, je ne crois pas que dans les développements infi-
nis qu'il leur donne, il s'écarte jamais sérieusement de
l'exactitude théologique. Tout ce qu'il a écrit là-dessus,
du moins tout ce que j'en ai lu, peut et doit se défendre.
Il me paraît même ou plus précautionué ou plus sur que
l'auteur des Maximes des Saints, plus étroitement fidèle
à la Somme de saint Thomas et au Traité de V Amour de
Dieu qu'il suit pas à pas. Mais si, à tout prendre, il ne
bronche point, il menace peut-être d'égarer son lecteur
par l'insistance même, la onesidedness avec laquelle il
poursuit « l'esprit mercenaire » et l'esprit de crainte.
En ces matières délicates, à trop appu3'er et trop cons-
tamment sur un seul principe, on risque d'amoindrir,
d'effacer les autres. «L'évêque de Belley, — écrivait Féne-
lon à Bossuet, — ami intime de saint François de Sal-es, fut
accusé, depuis l'an 1639 jusqu'en 1642, d'enseigner l'illu-
sion sous le nom du pur amour. On lui disait presque ce
que vous me dites. On assurait qu'il voulait faire oublier
le paradis et l'enfer, étouffer l'espérance et la crainte,
enfin saper les fondements de la religion... Après une
longue controverse, sa doctrine prévalut*. » Elle ne pou-
vait pas ne pas prévaloir, puisque la pensée de Camus
sur l'amour désintéressé est la pensée même de rÉglise.
Je crois néanmoins que l'évêque de Belley, s'il avait paru,
je ne dis pas plus exact, mais moins systématique, aurait
aisément prévenu ces accusations injustes et mis ses
adversaires dans l'impossibilité de lui nuire.
^i) CF. liA.uDKv. I.c \'critahlc esprit de saint Franrois de Sales..., I,
p. XLI.
J E AN -IME RUE CAMUS i 8 "5
Ce fut du reste un curieux débat, et, si j'ose dire, une
« première » assez plaisante de la controverse autrement
tragique qui, soixante-dix ans plus tard devait mettre
aux prises Fénelon et Bossuet. Pour vaincre des enne-
mis que leur violence même disqualifiait par avance,
Camus n'eut qu'à se montrer; c'est ce qu'il fit, comme
il écrit lui-même, « avec ornement et apparat* », lisez,
avec un brillant tapage. Cette aventure triomphale nous
montrant sur le vif les allures de ce bizarre et naïf et
noble génie, on me permettra de la raconter en peu de
mots.
Il avait trouvé dans Joinville une magnifique histoire,
vivant symbole de la théologie du pur amour. Comme
Frère Yves le Breton, envoyé par saint Louis au calife
de Syrie, arrivait au terme de son ambassade, vint à sa
rencontre une femme qui portait de la main droite une
cruche pleine d'eau et de fautre une torche ardente.
Avec ce flambeau allumé, dit-elle, (c'est Camus qui la fait
ainsi parler) je désire mettre le feu au paradis et le réduire
tellement en cendres qu'il n'en soit plus parlé ; et, répandant
cette eau sur les flammes de l'enfer, je prétends les éteindre et
qu'il n'y ait plus de tourments ni de supplices en ce lieu mal-
heureux ; afin que désormais Dieu soit aimé et servi pour
l'amour de lui-même, sans servilité et sans mercenaireté, et
d'une manière si pure et si désintéressée que ce ne soit plus
la crainte de l'enfer qui nous retire principalement en fin der-
nière du péché, mais son amour, ei parce que la coulpe V offense
et lui déplaît^ et que nous nous adonnions aux bonnes œuvres
sans mettre notre dernière et souveraine visée dans la récom-
pense^ mais en la dilection et en la gloire de Dieu qui en est
honoré et h raison qu^cUes lui plaisent-.
J'ai souligné les coups de plume du théologien qui
mettent au point la doctrine de ce discours. Qui ne voit
(i) La Caritée, p. 621. L'avcntui'e est racoutée tout au long à ia fiu
de ce livre,
(•2) Ib., p. io3.
l84 l'humanisme DÉVOT
d'ailleurs qu'il s'agit ici d'une série de métaphores drama-
tisées ? Nul esprit bien fait n'est tenté de craindre que
cette femme ait voulu pour de bon brûler le ciel, éteindre
l'enfer.
Quoi qu'il en soit, notre évêque romancier marqua d'un
caillou blanc le jour où lui avait été montrée l'héroïne de
Joinville. Celle-ci lui devint aussi présente que M""® de
Chantai. Il la baptisa, lui donnant le seul nom qu'on put
imaginer pour elle : Caritée; il la catéchisa longuement et
lui enseigna par le menu la théologie du pur amour.
Ainsi faite, il la présentait, dans ses conférences pieuses,
aux « sanctimoniales » de Normandie et toujours avec un
même succès d'entraînement héroïque. Une fois le succès
fut tel que son auditoire, épris de Caritée, en voulut avoir
l'image. Justement un peintre se trouvait là, et qui plus
est, le modèle, je veux dire, une gravure en taille douce
que le jésuite Jérémie Drexelius avait insérée dans son
petit livre sur la pureté d'intention. La peinture achevée,
on la plaça dans le parloir du couvent. Le fameux
Abraham de Bosse devait bientôt la graver. Caritée, en
Andromaque, debout, le cou renversé, les yeux en extase,
d'une main allume les nuages avec sa torche, de l'autre
commence à inonder la gueule enflammée du monstre de
Théramène. Jusfju'ici tout allait bien, lorsque les vieux
ennemis de Tévèque de Belley passèrent par le couvent.
Le pouichus — raconte Camus qu'il me faut citer ici pour
qu'on ait Tidée de sa manière satirique — amenant ordinaire-
ment en ces lieux de bons personnages pour y prêcher la qua-
trième demande de l'oraison dominicale (^panem nostnim)
autant qu'aucune autre pièce de l'Evangile, dans les parloirs
où leur résidence est assez assidue, ce tableau de Caritée tomba
aussitôt sous leur aspect, duquel jugeant à boute-vue et sur
l'étiquette, ils l'accusèrent aussitôt de sacrilège et d'impiété,
comme abolissant tous les fondements de la religion, anéantis-
sant l'enfer et le paradis \
(i) La Caritée, p. Gi8. Camus pi-ofUo de l'occasion pour i-appelor la
campagne menée par les mêmes personnages contre \ Introduction ii la
L avraye Sicwite'ùjlcLhruTDimpourBmL.
Frontispice de A. de Bosse pour la « Caritée »
DE J.-P. Camus.
\
.) I:: V iS - 1> I K H R K CAMUS 1 8!
Toute la France connaissant Jean-Pierre Canins, une
si absurde dénonciation ne pouvait avoir qu'un médiocre
succès. Néanmoins, continue l'évêque de Belley,
mes amis estimèrent pour renverser le malheur de ce scandale
sur le visage de ses auteurs, qu'il était h propos que je prê-
chasse publiquement cette histoire (de Caritée). Ce que je fis
devant une assez grande afliuence d'auditeurs, et avec tant de
succès que, comme un signe de croix fait disparaître en un
instant tout un sabbat de sorciers, tous les prestiges dont la
calomnie avait fasciné les esprits furent dissipés... Et ce qui
avait été débité pour impiété, abomination, athéisme par la
négociation qui chemine en ténèbres... fut vu pour armes de
lumière, marchant honnêtement au jour de la vérité ^
A quelque temps de là, ayant produit sa Caritée dans
les chaires de Paris, et ses ennemis ayant encore
« dégainé » « contre cette pauvre histoire, l'Ecriture, les
Pères, les Conciles », Camus décida de désarmer l'oppo-
sition ou du moins de l'écraser. En conséquence, et
dûment approuvé par la Sorbonne, il publia un livre de
65o pages, où la théologie du pur amour est magistrale-
ment exposée et qui a pour titre : La Caritée ou le por^
trait de la vraie charité, histoire dévote tirée de la vie de
s'ie dévote. « Quelques-uns en vinrent jusqu'à ces transports, de rendre
les chaires de vérité des théâtres de leurs passions intéressées et d'y
publier que ce livre était plus pernicieux que tous ceux des hérétiques...
Et quelques-uns enflammés d'un zèle immodéré, après avoir secoué devant
leurs auditoires, la poudre de leurs chaussures et lavé leurs mains
comme des Pilâtes, criant contre le défaut de justice, se rendaient eux-
mêmes juges et exécuteurs, et lacéraient et déchiraient ce livre à la vue
de leurs audiences. Je sais ces véritables particularités de fort bonne
part. )) îbid., p. 6^1-634. Je crois en effet que, d'ailleurs incapable de men-
tir, il n'invente rien dans la circonstance. Il faut bien que le scandale ait
été bruyant pour que François de Sales ait cru devoir en parler publi-
quement lui-même. Mais, comme je l'ai dit. Camus semble imputer à
l'Ordre entier des franciscains les violences inexcusables de quelques-uns
de ses membres. Dans l'ensemble, cet Ordre est avec François de Sales.
On le verra mieux plus tard quand nous célébrerons l'école franciscaine
et Yves de Paris. 11 a suffi d'une poignée d'énergumènes pour dénoncer
les hérésies de François de Sales et l'impiété de Camus.
(i) La Caritée, pp. 621, 622. En descendant do chaire, il lit voir \ ses
auditeurs la petite image qui est au frontispice du livre de Drexelius et
qu'il fit ensuite reproduire pour sa Caritée. On en trouvera ci-conlre la
reproduction exacle.
I 8G L H U M A. N I s M E D É V O T
saint Louis. C'est le résumé des nombreux sermons qu'il
avait prêches sur cet unique thème, un véritable fatras,
mais où se trouvent éclairés d'avance la plupart des
malentendus entre Fénelon et Bossuet^
Tel est Jean-Pierre Camus, évêque de Belley, telle son
œuvre de propagande salésienne. De plus en plus pré-
venu en sa faveur à mesure que je Tétudiais davantage, si
je ne crois pas avoir dissimulé ses nombreux travers,
j'espère avoir montré qu'on manque tout à la fois et de
justice et de clairvoyance, lorsqu'on refuse de prendre au
sérieux un personnage aussi considérable, aussi excellent.
Que n'a-t-il vécu au temps des Pères? On se disputerait
aujourd'hui le débris de son œuvre immense : on le trou-
verait presque tout divin ; il serait le Sidoine, le Synesius
de notre (iaule et mieux encore. Il est venu au mauvais
moment, après les Pères, après le moyen âge, avant
Louis XIV ; trop tard ou trop tôt. Paix et louange à sa très
noble mémoire. Il fut l'un des plus spirituels parisiens
qui aient jamais traversé le Pont-Neuf, un très grand écri-
vain manqué, un saint évêque. Cette impression qu'il nous
laisse et l'amitié qu'il nous demande seront-elles gênées
par la lecture de ses romans, « gentille et brave question »,
comme il aurait dit lui-même, et que nous aborderons
bientôt.
(i) Fénelon écrivait à Langeron (17 oct. 1701. t. YII, 55 1) : « Souvenez-
vous des ouvrages do iM. do Belley, Carithéey etc. ; j'en ai un vrai besoin. »
II y aurait trouvé eu oOct, s'il avait étudié ces livres à temps, d'assez
utiles lumières, par exemple sur la facilité, ou sur la pratique relative-
ment inconsciente du pur amour. Camus est revenu sur ce sujet dans un
autre ouvrage, tout paisible et qui n'est pas loin d'être un chef-d'œuvre
d'exposition caléchistique. C'est son Catéchisme spirituel (1642).
SECONDE PARTIE
i'ROr^RÈS ET MArsïFESTAïIONS DIVERSES
DE L'HUMANISME DÉVOT
CHAPITRE PREMIER
IN HYMNIS ET CANTICIS
I. Printemps de la dévotion. — Attardés et égarés. — Le culte des poètes.
— Citations poétiques. — Garasse et la poésie française. — Les der-
niers défenseurs de Ronsard.
II. Le sacré et le profane. — L'humanisme dévot et les poètes païens. —
Richesses de l'Egypte. — Richeome, Binet et les larcins poétiques de
l'antiquité. — Le mythe d'Hermaphrodite et la réunion des églises.
III. Les poètes chrétiens. — « Les muses françaises... bientôt toutes
chrétiennes ». — ■ Martial de Brives et son cantique des créatures.
IV. Les cantiques populaires. — Le Parnasse séraphique. — Propa-
gande précieuse et pieuse, — Paul de Barry. — Lazare de Selve. —
Les miracles de sainte Fare.
V. Les cantiques mystiques. — Le P. Surin et Béranger. — Le dénue-
ment, l'abandon, la quiétude. — Les cantiques de Surin et la contro-
verse du quiétisme. — Les cantiques etPextase. — Sainte Chantai.
I. The ApriVs in her eyes ; it is loves spring. Avril est
dans ses yeux, c'est le printemps de l'amour. Que ce
vers de Shakespeare serve d'épigraphe au présent cha-
pitre et à toute notre seconde partie. Les écrivains oubliés
que nous allons ressusciter pour une heure ont avril dans
les yeux; leurs œuvres respirent Tallégresse du printemps.
Je ne m'arrêterai pas à dénoncer leurs défauts qu'aussi
bien ils ne (tachent guère. Ils manquent de goût sinon de
génie; ils n'ont pas écrit pour Téternité. Mais ils sont
1 c)<S L H L M A IS 1 S M E D É V O T
jeunes, mais ils chantent. Que ne pardonne-t-on pas à la
jeunesse et à ses chansons ? Avril est dans leurs yeux :
c'est le printemps de la dévotion, de l'amour sacré. Qu'ils
écrivent en vers ou en prose, ils sont poètes :
Les bons rimeurs, pris d'une frénésie,
Comme des dieux gaspillaient l'ambroisie,
Si bien qu'enfin pour mettre le holà,
Malherbe vint et que la poésie
En le voyant arriver s'en alla.
Malherbe est déjà venu, tyran des mots et des syllabes.
S'il n'y avait que lui, le mal ne serait pas grand. Malherbe
gênera-t-il beaucoup le grand Corneille? Mais il y a Saint-
Gyran, tyran plus redoutable^ qui va bientôt déprimer les
consciences. Pour l'instant, nos libres et joyeux chanteurs
ne Fécoutent guère, le narguent plutôt. Attardés, égarés,
comme dit M. Lanson des écrivains rebelles à la révo-
lution classique. Oui, sans doute, et pour le goût qui n'est
pas ici notre affaire, et surtout pour les idées, pour la phi-
losophie de la vie. En retard, très en retard, sûre façon
quelquefois d'être aussi très en avance, puisque, grâce à
Dieu, rien d'excellent ne finit ici-basque pour recommencer
quelque jour. Combien la plupart des vaincus avec qui
nous allons lier connaissance paraissenl-ils plus voisins
de nous que leurs vainqueurs, que le grand Arnauld, par
exemple, ou que Pierre Nicole ! Comme nous les compre-
nons mieux ! Attardés, égarés, oui encore mais, à peu
d'exceptions près, leur siècle étincelant et bizarre, le
siècle de Louis XIII s'attarde, s'égare avec eux. Ils
retardent pourtant même sur leur siècle, sur les penseurs
et les poètes profanes ou semi-profanes de la même
génération, Balzac, Descartes, Régnier, Théophile, Ber-
taut, le vieux Duperron lui-même. Leur doctrine est plus
joyeuse, leur poésie plus lyrique. Ils sont de leur temps,
ils savent le prix d'un Malherbe, ils vont à l'école do
Sénèque et de Balzac, ils adorent Tllalie précieuse dont
IN II Y M N I S ET C A N T I C I S 1 89
volontiers ils aii^iiisent les poinles, mais, tète et cœur, ils
remontent jusqu'au temps de la Pléiade, plus loin encore,
jusqu'aux premiers humanistes. Il en va souvent ainsi avec
les dévots. Leur montre n'est pas à Theure ; ils attendent
les dernières mesures du concert pour entonner leur can-
tique. Ils sentent un peu leur province. De nos jours
encore, les derniers romantiques, c'est parmi le clergé
ou ses élèves qu'il faut les aller chercher. Doux collège
ecclésiastique, aux pinèdes sonores, au cloître fleuri, à la
chapelle moyen âge, où nos maîtres, vers 1880, décou-
vraient Musset deux mois avant nous, où, quand ils di-
saient : Virgile, ils nous permettaient d'entendre aussi :
Victor Hugo. Ainsi de nos humanistes, ou du moins de
beaucoup d'entre eux. Dans le monde qui les entoure, l'en-
train commence à se ralentir, la gravité succède à la joie,
le lyrisme replie ses ailes, ils continuent pourtant de
s'écrier avec Jean-Pierre Camus : « Qui nous empêchera,
comme des David, de sauter devant cette arche retirée des
mains des Philistins ; pourquoi ne trépignerons-nous point
au son des instruments musicaux? ^ »
Ils lisent les poètes avec passion et ils ne peuvent écrire
vingt lignes de prose sans y glisser quelques vers. Dès
le collège, ils avaient commencé des recueils de citations
poétiques qu'ils sauraient par cœur et qu'ils utiliseraient
plus tard dans leurs livres, leurs plaidoyers ou leurs ser-
mons^. Ainsi mis en goût, ils ne s'ai'rêteraient plus. A
(i) Boselis, p. 601.
(2) Connaître les poètes grecs ou latins était alors un moyen de par-
venir. Armand de Rancé, dit Chateaubriand, « à peine sorti des langes
expliquait les poètes de la Grèce et de Rome. Un bénéfice étant venu à
vaquer, on mit sur la liste des recommandés le llUeul du cardinal de
Richelieu; le clergé murmura; le P. Caussin, jésuite et confesseur du
Roi, fit appeler l'abbé en jaquette. Caussin avait un Homère sur sa table,
il le présenta à Rancé. Le petit savant expliqua un passage à livre ouvert.
Le jésuite pensa que l'enfant s'aidait du latin placé en regard du texte,
il prit les gants de l'écolier et en couvrit la glose. L'écolier continua de
traduire le grec. Le P. Caussin s'écria : habes linceos oculos, il embrassa
l'enfant et ne s'opposa plus aux faveurs de la Cour... A l'âge de 12 ans
(i638) Rancé donna son Anacréon... » cf. P. de Rochemonteix [Nicolas
Caussin et le cardinal de Richelieu..., Paris, 1911, pp. 899 sq.
I ()0 L H U U A N I S M E D I-: \' O T
vingt ans, Polycarpe de ia Rivière, l'un des amis de Pei-
resc, connaissait déjà d'original tous les poètes des deux
antiquités classiques, presque tous ceux de la Renais-
sance italienne et de la française. Ses préférences vont,
me semble-t-il, à Homère, à Virgile, à Sénèque le tragique,
à Martial, à Pétrarque, à Ronsard qui est pour lui « le
prince des poètes français \ Les muses le conduisirent à la
Grande Chartreuse, et lui tinrent compagnie dans sa soli-
tude. Nous avons de lui plusieurs ouvrages pieux, notam-
ment V Adieu du monde ou le mépris de ses vaines grandeurs
et plaisirs périssables. Je conseillerais la lecture de ce
gros livre à qui voudrait ou repasser ou même faire ses
humanités en huit jours. Ce n'est là qu'un exemple auquel
je me suis arrêté parce qu'il nous présente un humaniste
dévot de haut goût. Beaucoup moins érudit, François de
Sales s'en tient le plus souvent, pour les poètes classiques,
à ses cahiers de collège, mais il a toujours, sous la main,
les Cent psaumes de Desportes. Pour Jean-Pierre Camus,
de Ronsard à Théophile, tout le Parnasse français bour-
donne dans sa merveilleuse mémoire. « Gentils poètes,
que je vous aime, écrit le P. Binet, et que j'aime vos
nobles larcins, empruntant l'étoffe de la vérité pour la
broder de mille gaietés fabuleuses voirement, mais bien
mystérieuses », c'est-à-dire ici, religieuses". Ainsi des
autres qu'il serait inutile de citer. Parmi ces dévots amis
des beaux vers, le fameux Garasse mérite pourtant une
mention particulière. « Les esprits médiocres qui n'ont
jamais hanté que les collèges, disait Racan dans sa harangue
de réception à l'Académie (i635), font un si grand mépris
de notre langue qu'ils ne pensent pas qu'il s'y puisse rien
faire de raisonnable. Ils ne craignent point d'appeler divin
et incomparable le plus fin galimatias de Pindare et de
Perse et se contentent d'appeler agréables et jolis les
(i) F.' Adieu du viande. .. (1617), p. 2-26.
(2) IkOcueil..., p. 64").
IN HYMNIS ET C V N T I C I S KJI
vers miraculeux de Berlaut et de Malherbe, w On ne fera
pas ce reproche au P. Garasse. C'est une joie de voir ce
terrible lutteur s'attendrir soudain lorsqu'il rencontre ou
fait venir une occasion de célébrer nos poètes. Il les aïjue,
il les juge en connaisseur, a MM. Duperron, Malherbe et
Bertaut, écrit-il dans la Somme tJtéologique^ qui font le
noble triumvirat des esprits excellents et qui ont été, de
nos jours, comme les principaux légataires des Muses
mourantes \ » On voit le ton qui est exquis. Il reprend cet
éloge dans son livre contre Pasquier.
Pour les odes pindariques, horatiennes, anacréontiques, il
ne faut point flatter Tantiquité jusqiies à ce point que nous ne
reconnaissions les faveurs que Dieu fait à notre nation... (en
nous donnant) Malherbe, Bertaut et Lingendes^.
II invoque souvent l'autorité de Malherbe en matière
poétique, et avec une insistance qui, vers 1620, n'était pas
chez nous si commune.
Je suis de Tavis du sieur Malherbe en fait de poésie, en ce
qu'il tient et montre par expérience qu'on ne saurait être trop
sévère pour les rimes françaises, d'autant que nous, n'ayant
d'autre contrainte en notre poésie que celle de la rime, si nous
relâchons en celle-là, nous rendons notre poésie trop triviale et
la mettons entre les mains des barbiers ^
Pour les vers satiriques « qui s'approchent de l'épique »
— jolie et juste remarque — on pense bien que Mathurin,
(i) La Somme théologique... Cf. Grente, Jean Bertaut, Paris, 1903,
p. 333.
(2) Recherches des recherches. .. de M. Estienne Pasquier, p. 629. A
ces lyriques contemporains, il ajoute Porchères. On ne sait pas assez la
place que la haute critique littéraire occupe dans ce curieux livre, d'ail-
leurs si amusant. C'est un beau duel entre l'humanisme et le pédantisme.
Garasse entreprend de prouver, mieux que ne l'a fait Pasquier et par des
exemples plus topiques, l'excellence des muses françaises. S'il avait entre-
pris comme Pasquier, dit-il par exemple, « de faire un recueil de quelques
bonnes pointes », il aurait prouvé sans peine que « les français sont plus
capables que les grecs de faire un livre aussi beau que leur Anthologie ».
(3) Recherches . .., p. 636, cf. p. 364- « Ce n'est pas pour contredire
maître Pasquier, mais je m'assure que Malherbe n'est pas de son avis, ni
moi non plus. »
UJA L HUMANISME DKYOT
« le sieur Régnier », était son homme. « Jamais, dit-il, la
langue et l'esprit des romains n'est parvenu jusqiies à
cette naïveté » V
Quoiqu'en plusieurs endroits, dit-il encore, on voie les imi-
tations toutes crues, néanmoins elles sont si bien dépavsées
du latin, elles sont si naturalisées à Tair de notre langue, qu'il
semble que les intentions d'Horace soient contretirées sur
celles de Régnier... Par la lecture de cet homme seul les
nations étrangères et la postérité pourront connaître ce que
peuvent nos esprits lorsqu'ils se forcent à bien faire ".
La belle assurance! Ainsi plus tard, Fénelon, un autre
dévot, dira de Molière : « Encore une fois, je le trouve
grand. » Mais, au-dessus de tous les poètes, vivants ou
morts, cet insigne amateur exalte Ronsard.
Je sais bien, écrit-il magnifiquement dans sa Doctrine
curieuse j que nos beaux esprits prétendus me diront qu'ils ne
sont pas de mon avis, en ce qui touche Tesprit de Ronsard et
tâcheront de le mettre au rabais comme un esprit fainéant,
inculte, rimailleur, qui n'avait autre dessein que de faire de
gros livres. Il est vrai que je ne suis pas gagé pour défendre
tout ce qui est dans les écrits de Ronsard, et je suis en cela
de l'avis de Malherbe, que s'il revenait, il retrancherait ou poli-
rait beaucoup de pièces, qui lui sont un peu trop aisément
échappées de la main : mais qu'il ne fut excellent en pensées,
héroïque et généreux en desseins, sublime en inventions et
comparable h la force du meilleur esprit qui jamais mania les
lettres, c'est cela que je maintiens ; et pour les répréhensions
renchéries de nos grises mines, je leur réponds ce que le sieur
Régnier répondit aux mépriseurs de Desportes son oncle :
Or, Rapin, quant h moi, je n'ai point tant d'esprit,
levais le grand chemin que mon oncle m'apprit^.
(i) « Naïvelc », sous la plume de Garasse, il n'est pas de plus bel éloge.
Le lexique de notre critique littéraire étant si pauvre, c'est grand dommage
que nous ayous laissé perdre un des sens, et le sens original, de ce beau mol.
(2) Rochcrclics...,^. S^S-Sug. Ailleurs, voulant rapj)oler les « descrip-
tions du pi'intemps » les plus excellentes, « lise/., écrit-il, le sophiste
Longus au premier des amours pastorales de Chloé », p. 368. Curieux
éloges, sous la plume du pourfendeur de Théophile, mais que ces riens
nous éclairent sur l'esprit d'une époque encore saturée d'humanisme !
(']) f.a doctrine curionsc..., )). i23. Tout ce chapitre de la Dcclrinc oh
IN IIYMNIS ET CANTICIS 193
L'heureux temps, où des religieux, des théologiens
aimaient les bonnes lettres d\m tel amour, où un Garasse
défendait avec une si noble émotion, avec un discerne-
ment si rare, nos plus hautes gloires déjà menacées!
Certes les beaux esprits ne manqueront pas dans le monde
relio-ieux du crand siècle. Racine soumettra ses tragédies
à la lime d'un autre jésuite. Mais, de Garasse à Bouhours,
quelle transformation ! Décadence, progrès, comme il vous
plaira. La dévotion va suivre exactement la même courbe.
Décadence, progrès? Le présent volume et les trois sui-
vants ont pour but de répondre à cette question.
II. Bien qu'elle paraisse très significative et par suite
très intéressante à l'historien, cette rage de souvenirs,
d'allusions et de citations poétiques, qui possède la plupart
de nos écrivains dévots n'en est pas moins assez ridicule.
On Ta remarqué vingt fois à propos des prédicateurs de ce
temps-là, Valladier, Pierre de Besse et les autres ; il n'y
a pas lieu d'y revenir. Encore faut-il comprendre le vrai
sens, les raisons lointaines d'une pareille tendance et ne
pas la critiquer de travers, comme on le fait trop souvent.
« Le sacré et le profane ne se quittaient point, dit La
Bruyère, ils s'étaient glissés ensemble jusque dans la
chaire. Saint Cyrille, Horace, saint Cyprien, Lucrèce par-
laient alternativement. Les poètes étaient de l'avis de saint
Augustin et de tous les Pères. » Le trait est piquant sans
doute, moins peut-être qu'il ne l'a voulu. Mêler gauche-
ment le sacré et le profane, les réunir par des soudures
subtilement artificielles, assurément c'est manquer de goût
et parfois de tact; mais trop les séparer, mais ne pas saisir
les convenances naturelles ou surnaturelles qui les rap-
Garasse veut montrer que « les meilleurs esprits français, <( Ronsard,
Rapin, Tournebus, Sainlc-Marlhc », « ont cru en Dieu par sentiment de
religion » est très important. (Cf. notamment l'iiistoirc de la mort de
Rapin et les souvenirs de la croisade contre l'athée « Mézence », p. 124
sq.). Garasse mettait aussi très haut du Bellay et Desportes, cf. Recher-
ches, p. 5'io. « Le petit chien Belot faisant la guerre aux puces et aux
raoucljes » le comblait d'aise.
I. i3
194 l'humanisme DÉVOT
prochent, c'est peut-être manquer d'un autre sens et plus
précieux que le goût. Trouve-t-on si plaisant qu'un noble
esprit, aimant Tordre et Tunité, s'efforce de rassembler,
dans un seul et même concert, toutes les voix qui émeuvent
les profondeurs de son être, Virgile, par exemple et saint
Augustin? Fils de l'humanisme, nos dévots prétendent —
et pourquoi pas? — que les richesses de l'Egypte, je veux
dire, ce qu'il y a de vraiment exquis chez les classiques,
appartient au peuple de Dieu. Trésor incorruptible,
inaliénable et qu'ils purifieront aisément des souillures
qu'il a contractées entre les mains de ses détenteurs éphé-
mères. Richeome le dit à propos de Tarbre de vie et des
autres symboles de notre immortalité :
Les vieux poètes parlant de leur ambroisie et nectar, qu'ils
disaient être la viande et le vin des dieux, ne signifiaient
autre chose que cet arbre, ne sachant toutefois, ni même croyant
ce qu'ils disaient et jargonnaient de la vérité, comme les per-
roquets imitent le vrai langage des hommes, sans rien entendre.
Ainsi du nepenthes et de l'herbe moly « souvent louée par
Homère ».
Le diable, continue Richeome, selon son ancienne et mali-
cieuse routine, avait fait proférer cette vérité, comme plusieurs
autres, par la bouche de ses suppôts menteurs, afin de la
rendre odieuse et suspecte aux gens de bien, ne plus ne moins
que si quelqu'un faisait apprêter et tâter une bonne viande à
quelque sale cuisinier, afin que les gens honnêtes en eussent
horreur; ou qui mettrait une fille d'honneur parmi des p...
pour la rendre infâme. Cette fraude diabolique a fait branler
à l'athéisme et autres infidélités plusieurs de ce siècle qui
aveuglés de leur orgueil et trop gourmands des curiosités pro-
fanes, n'ayant su apercevoir les ruses de ce vieux serpent, ont
si fort rempli leur estomac de fables qu'ils estiment que tout
est fable, ne reconnaissant plus la femme d'honneur, à laquelle
ils étaient mariés, parmi les femmes impudiques.
Mais s'ils eussent retenu la modestie chrétienne, en quelque
part que la vérité se fut présentée devant eux, quoique parmi
les fables, ils eussent fort bien aperçu les traits de son visage,
IN HYMNIS ET CANTICIS IqS
et SU cueillir les perles parmi les fumiers et retirer l'or d'entre
les mains des Egyptiens, et ramener la vraie doctrine à sa
source \
Binet pense tout de même. Les poètes païens ne sont
pour lui que d^heureux voleurs. « Sait-on pas bien qu'ils
ont dérobé quelques mots de Moyse ou des autres ? » ^
Qu'ils nous rendent ce qu'ils nous ont pris ! « Je ne
veux pas découvrir le larcin de l'antiquité qui a fait sem-
blant de croire qu'Orphée, etc., etc. »^ Orphée, c'est le
Christ.
Que les poètes sont fols, écrit-il encore, quand ils disent
que Dieu ne pouvant forcer un cœur invincible d'une chaste
princesse..., il se coula dans son sein en forme d'une rosée
d'or!... Ce sont fables ou plutôt larcins''.
Ils ont sali un de nos symboles.
Cieux, répandez votre rosée
Et que la terre enfante son sauveur !
« Je n'ai jamais vu aucun professeur de lettres humaines
qui sût tant de vers que lui — raconte le P. Amelote dans
sa vie du P. de Gondren — ce fut par cette lecture des
poètes qu'il se rendit si intelligent dans les cérémonies
et dans les religions des païens, qu'il en remarquait les
moindres particularités et il employait tout à l'éclair-
cissement de l'Ecriture sainte et des vérités catholi-
ques ^ »
Ne brûlons pas ces poètes, gardons-les plutôt en nous
armant de « l'antidote » de notre foi, et « dans un esprit de
(i) V Adieu de Vânie dévote,.., pp. i52, i53.
(2) Les attraits..., p. 277.
(3) Ih., p. 344.
(4) Ih., p. 58i. Il va sans dire que ce même principe s'applique à
tous les auteurs classiques, poètes ou non. D'où, par exemple, le droit de
nous annexer Platon et Sénèque. « Sénèque, dit ailleurs le P. Binet, est
toujours Sénèque et toujours un oracle ». [Recueil. . . p. 54-i).
(5) Vie du P. de Condreu.,,, p. 467.
1 96 l'humanisme dévot
chrétienté ». Nous lisons, écrit Dom Laurent Bénard, cet
insigne bénédictin dont je parlerai bientôt,
en la vie de sainte Ode, abbé de Cluny, l'un des plus lettrés
de son siècle et qui faisait la poésie lort joliment pour un
homme de son temps et de son état, que Dieu, un jour, lui fit
entendre en une vision quel jugement il devait faire de Virgile.
Il lui fit voir un beau vase à merveille, mais il était tout grouil-
lant de serpents, à raison que ce poète avait rempli sa poésie
si bien dorée, son style tant éloquent, d'une quantité de fables,
d'idolâtries et de blasphèmes qui sont pour emprisonner,
comme serpents venimeux, un esprit qui les lirait sans l'anti-
dote et préservatif d'un esprit de chrétienté \
Ces principes posés, le reste n'était plus qu'affaire de
discrétion et de mesure, deux vertus que Tesprit français
ne possédait pas encore et qu'il n'achètera pas sans les
payer chèrement. C'était le temps où, par Tentremise des
dramaturges et des autres poêles, les fables antiques des-
cendaient jusqu'à la foule. Façonnés par leurs prêtres à
cette méthode symbolique, souvent bizarre mais en somme
très élevée, les simples fidèles s'étaient faits à des rap-
prochements qui nous surprennent aujourd'hui, qui par-
fois nous choquent, mais qui leur donnaient de la dévotion.
On leur disait par exemple : « Dieu, ayant formé sa sapience
que les gentils appellent Minerve, nous le Verbe ». On
leur apprenait à considérer « en Timage de Cupidon Tamour
divin » - et on leur faisait chanter :
Sainte Diane de nos bois.
Seule maîtresse de mon âme
Vierge et mère, écoule ma voix '.
Je serais infini si je voulais discuter ici, en détail, les
imaginations de nos chercheurs de symboles. Toute Tan-
(i) Parénèses chrétiennes... par Dom Laurent Bénard (1616) p. 358, Sig.
(2) Cinq lii'rcs des hiéroglyphiques... de fou M. P. Dinct, p. 618.
(3) La chartreuse ou la sainte solitude par M. Pcrrin que j'ai lue dans :
Le Paradis terrestre des emblèmes sacrés de la solitude ... a\-cc un rrcucil
des plus beaux \'ers... sur la solitude.
IN HYMNTS ET CANTICIS 197
liquité y a passé. La vérité chrétienne, cette « fille d'hon-
neur », comme dit Richeome, a beau prendre les dégui-
sements les plus ténébreux, les plus impurs, les plus
saugrenus, ils la reconnaissent toujours, ils Tenlèvent,
ils l'épousent. De ces prouesses je ne donnerai qu'un
exemple, mais deux fois rare, et parce qu'il me paraît d'une
absurdité charmante, et parce que l'auteur à qui je l'em-
prunte est aussi peu connu que possible. Celui-ci s'appelle
Alexandre Filère, il est toulousain je crois, et il a écrit
en 1607, un discours poétique à messieurs de la religion
prétendue réformée^ étrange discours, tendre et pressant,
dont voici la péroraison \
On dit qu'une naïade, au temps que dedans l'eau
Pénétrait le pouvoir de l'amoureux flambeau,
Voyant Hermaphrodite au gracieux visage.
De la flamme d'amour alluma son courage...
Un jour ce beau mignon voulut en la fontaine
Eviter la chaleur que l'été nous amène...
Il ne fut pas plutôt dans le sein de cette onde,
Que la nymphe accourut, que de sa tresse blonde
Que de ses bras divins son corps elle embrassa
Et au sien amoureux doucement le pressa;
Mais ce froid et revêche, empêchant que la flamme
De l'archerot vainqueur ne l'éprit en son âme.
Rejetait, dénouait ces amoureuses mains.
La nymphe invoque les dieux : « Faites, leur dit-elle,
que nos deux corps en un corps soient réduits ». Sa prière
fut exaucée. On savait déjà cette fable, mais on se demande
sans doute ce qu'elle vient faire ici. Rien de plus simple :
Ainsi semble h mes yeux que l'Eglise amoureuse
Appelle l'hérésie, et que, trop dédaigneuse,
(i) Brunct cite une plaquette, mais en prose, du même Filère. Les
savants toulousains, que j'ai consultes sur leur compatriote, n'ont pu
retrouver ses traces. Son discours poétique sert d'avant-propos à une
série de sermons sur le Saint-Sacrement, prêches à Castres en 1606, par
le P. Gilles Caraart, minime, et publiés à Toulouse, chez Colomier, en
1607. Jo n'ai pas le titre exact de ce volume, mon exemplaire portant,
par une erreur de brochage ou autre, un titre qui ne lui convient certai-
nement pas.
r 98 T. H U M A N I S M E D 1-: V O T
Cette nouvelle secte, hélas ! qui l'aurait cru !
Refuit de s'allumer à l'ardeur de son feu.
L'Eglise tend ses bras, lui découvre sa flamme.
Montre les traits d'amour qui lui traversent l'àme,
Pour elle, de soupirs importune les cieux,
Mignarde, lui sourit et lui fait les doux yeux.
Mais, las ! cette hérésie h son mal obstinée
Refuit de l'embrasser par un saint hyménée.
Elle veut ignorer les doux embrassements
Et les charmeurs plaisirs de deux parfaits amants.
Mais cette sainte église, en voyant que sa glace
Ne peut fondre aux beaux rais de sa divine face.
Ira tant réclamant le céleste secours
Qu'elle verra mûrir le fruit de ses amours ;
Qu'elle verra bientôt, par un saint assemblage
Ne vivre dans deux corps qu'un semblable courage,
Et la divine main bannissant leurs discors
De leurs membres divers ne composer qu'un corps.
Je l'ai déjà dit : ce sont des enfants ; ils ont le cœur
pur, l'imagination en fête. Laissons-les chanter.
in. On le voit, ils ne se contentent pas d'admirer les
vers d'autrui, de les citer à tout propos et hors de propos.
La prose qui pour se plier à leurs transports se fait ou
reste lyrique, à l'heure même où Balzac travaille à la rendre
éloquente, la vieille prose du xvi^ siècle, drue, haletante,
crépitante, torrentielle ne leur suffît pas. Bons ou mauvais,
peu importe, et il en est d'excellents, le nombre des poètes
religieux atteint, pendant la période qui nous intéresse,
à des proportions fabuleuses. Formidable concert dans
le bruit duquel se perdaient les grelots du Parnasse
satirique, les flûte? précieuses et les grandes orgues de
Malherbe. « Les muses françaises, écrivait Godeau vers
la fin du règne de Richelieu, ne furent jamais si modestes
et je crois qu'elles seront bientôt toutes chrétiennes. ^ »
(i) Poésies chrétiennes d'Ant. Godeau (p. 11 dans l'édition de 1646). Le
livre est dédié à Richelieu. Le discours préliminaire où Godeau rélute
d'avance les théories de Boileau sur l'art chrétien, est, de ce chef, assez
important. Le P. Lemoyne disait aussi : « Il n'y a plus do Muse de
IN II Y ^I N I S I<: T C A N T I C I S i 9()
El, de son côté, M. Lachèvre, raiinable énidit qui possède
le mieux Thistoire poétique de ce temps-là : « La biblio-
graphie du xvii^ siècle, écrit-il, met en pleine lumière la
prédominance de Tidée religieuse aussi bien dans les
classes les plus instruites et les plus élevées de la société
française que dans les plus modestes. Des avocats, des
magistrats, des grands seigneurs traduisaient alors à
l'envi les psaumes ou les livres sacrés ; la môme fièvre
animait laïcs, séculiers et réguliers. Jamais, depuis l'in-
vention de rimprimerie on n'avait vu une pareille florai-
son de poésie chrétienne et cependant cette floraison a
passé inaperçue^ ». Qu'on se rassure ou qu'on nous par-
donne. Notre intention n'est aucunement d'écrire ici l'his-
toire de cette poésie religieuse. Choisir est notre devise,
choisir, non pas toujours les textes les plus beaux, mais
ceux qui mettent le mieux en lumière les tendances domi-
nantes de ce vaste mouvement, je veux dire, ce que nous
avons nommé l'humanisme dévot, et pour l'instant, parmi
ces multiples tendances, la joie, la vivacité printanière
de nos humanistes, les rythmes bondissants de leur prière
chantée. Mousse légère, ivresse verbale et pindarisme
d'adolescents, nous leur demanderons ailleurs, au cha-
pitre de la vie intérieure, des cantiques moins sonores
et plus émouvants ^
réputation qui ne soit religieuse ou qui ne fasse pénitence », cite par
H. Chérot. Etude sur la \>ie et les œuvres du P. Le iMoyne, Paris, 1887,
p. 67.
(i) F. Lachèvre. Le libertinage au XVII^ siècle. Une seconde révision
des œuvres de Théophile de Viau, Paris 1911, p. i38.
(2) Dans son maître livre, le Pétrarquisme au XVP siècle (Paris, 1909)
M. Yianey a définitivement éclairci les origines de cette poésie reli-
gieuse. Sur un signal donné par Ronsard — Discours sur les misères du
temps — cette poésie envahit tous les genres, élégante et spirituelle,
chez les catholiques, oratoire et morale chez les réformés, et non pas
encore simplement et cordialement pieuse. C'est précisément, d'après
moi, l'humanisme dévot qui la rendra telle. En 1577, paraissent treize
sonnets religieux de Desportes. Or à cette date, treize sonnets de Des-
portes peuvent beaucoup « pour créer un courant de poésie nouvelle ».
En i582, paraîtle recueil — catholique — de la Muse chrestienne, laquelle
muse, bien qu'assez mal baptisée et encore semi-païenne, suscitera « une
nuée de vers chrétiens ». Régnier lui-même doit se mettre de la partie. Je
2()o l'humanisme dévot
Entre ces innombrables recueils poétiques, je choisirai
le Parnasse séraphique du P. Martial de Brives, d'abord
parce que cette « muse... capucine » est une véritable
muse, ensuite parce qu'elle représente excellemment les
principaux caractères du lyrisme pieux à cette époque ^
Lettré des plus rares, le P. Martial est en même temps un
homme d'oraison. Il médite, il prie en vers, suivant une
habitude assez répandue. Poète savant, raffiné même, il
est aussi un poète populaire. Ainsi Pierre Corneille. A
cette date on n'a pas encore coupé tous les ponts entre
n'avais pas, nie soiuble-t-il, à parler de Desporles, de Bertaut, de du
Perron et de Mallierbe qui d'ailleurs sont assez connus, et qui, très cer-
tainement, ont appris l'art des vers à mes humanistes. Mais sans mettre
en doute, ni certes l'excellence des poésies chrétiennes de ces grands
hommes, ni même leur sincérité religieuse, on peut dire que les poètes
chrétiens dont Je m'occupe, dans l'cuscmble pétrarcjuisent moins, sont
plus vivement lyriques et surtout beaucoup plus pieux. Sur la sincérité
religieuse du pétrarquisme français, cf. le livre de M. Vi.vnev, chap. iv.
(i) Le poète s'appelait Paul Dumas et était lils d'un lieutenant général de la
sénéchaussée de Brives. Le jeune homme, après de brillantes études à l'Uni-
versité de Paris, se retira chez les capucins de Toulouse. D une santé
frêle, il ne put résister longtemps aux fatigues de la prédication, et sa
courte vie fut exclusivement consacrée à la poésie et à la prière. Il n'ambi-
tionnait pas la gloire, n'écrivant que pour lui-même ou pour ses amis.
Ses vers couraient pourtant ou bien anonymes, ou sous des signatures
étrangères. Il mourut au plus tard en i653. Après sa mort, on eut, scmble-
t-il, quelque peine à réunir ses poèmes, il avait « si dépaysé » sa muse et
« en tant de lieux divisée, » dit le préfacier du Parnasse séraphique l
Ces recueils d'abord assez peu considérables ne portaient pas le titre
de Parnasse séravhiqiie qui iut donné, en 1660, par le P. Zacharie
de Dijon à tout ce que celui-ci avait pu retrouver des œuvres de son
confrère, soit t 2,588 vers. Je m'en tiens au chilfre fixé par M. Raymond
Toiuet qui a bien voulu me communiquer son précieux exemplaire du
Parnasse séravhique . Ce volume paraît d'ailleurs assez inquiétant et je ne
voudrais pas jurer que tout ce qu'il renferme soit du P. Martial. N'aurait-
on pas publié sous son nom telle pièce d'autrui, copiée par lui et qui
dormait dans ses papiers ? Autre problème critique. Avant de connaître le
P. Martial, j'avais remarqué dans un livre de l'auguslin Cortade [Les Sept
saints tutélaires de V Amenais, Agen, 1664) un long et curieux poème
sur la grotte de saint Vincent à Agen ; le poème est en réalité du P. Mar.
tial, mais ces deux versions présentent des différences considérables.
Dans le Parnasse, ce n'est qu'une description poétique de la grotte ;
dans les Sept saints, cette description est mêlée très artistement, et
toujours en vers, à l'histoire du martyr saint Vincent. De qui est ce
remaniement? De Cortade, peut-être, qui dans ce cas prendrait rang dans
le chœur des poètes dévols, mais peut-êU'e aussi du P. Martial lui-même.
Cf. Le Père Martial de lirive. l^a muse séraphique au XVH^ siècle, par
M. G. ClÉime.n't-Simon, Champion, s. d. Cette excelleule brochure est
extraite du Bulletin de la Société scientifique, historique ci archcoluL^ique
de la Corrcze, t. X.
IN HYMNIS ET CVNTICIS 'iOI
l'élite et la foule. Moins à la mode, moins précieux,
notre capucin aurait eu moins de succès chez les simples
fidèles. D'ailleurs très inégal, parfois recherché jusqu'au
ridicule, parfois, bien que plus rarement, d'une extrême
platitude, mais dans ses bons moments, poète au vrai sens
du mot. Comme Desportes, Bertaut, Godeau, comme tout
le monde, le P. Martial aime à mettre en vers les poèmes
bibliques. Il ne les traduit pas, il les paraphrase, un seul
mot du texte sacré lui fournissant la matière d'une grande
strophe héroïque. Voici, par exemple, quelques fragments
d'un de ses cantiques des créatures, de son Beiiediclie
OUI nia opéra Do mini Domino.
Lampe d'argent au ciel pendue.
De qui le pfde feu nous luit
Pendant que l'horreur de la nuit
Dessus la terre est épandue ;
Lune, de qui les pâles rais,
Ensemble lumineux et frais,
Possèdent des clartés sans flammes,
Bénissez le Dieu des bontés
Qui n'extermine pas nos âmes
Les voyant sans amour connaître vos beautés.
A la lune du même cantique, Desportes avait donné un
demi-vers « soleil ardent, humide lune »; Bertaut, un
alexandrin sans intérêt, Godeau, souvent plus heureux,
cette strophe trop prévue...
Bénis sa main toute-puissante
Toi qui d'un cœur si diligent,
Sur un char d'ébène et d'argent.
Fournis ta carrière inconstante ;
Astre que le silence suit
Lune, qui de l'obscure nuit
Illumines les sombres voiles.
Qui régnant au ciel à ton tour,
Te fais un trône des étoiles
Et consoles nos yeux de la perte du jour.
Malgré ce joli vers sur « la carrière inconstante », refu-
202 L HUMANISME DEVOT
sera-t-on le prix au P. Martial? Il a plus de couleur et plus
de piété. Cette lumière pâle le touche et l'instruit, symbole
pour lui de la connaissance qui « ne se tourne pas à aimer ».
Paillettes d'or, claires étoiles,
Dont la nuit fait ses ornements,
Et que, comme des diamants,
Elle sème dessus ses voiles ;
Fleurs des parterres azurés.
Points de lumière, clous dorés
Que le ciel porte sur sa roue,
De vous soit à jamais béni
L'Esprit souverain qui se joue
A compter sans erreur votre nombre infini.
Dans une autre pièce, il donne aux étoiles de nouvelles
louanges :
Roses d'or sur l'azur semées,
Agréables yeux de la nuit.
Beaux astres qui campez sans bruit
Vos étincelantes armées.
Car il ne tarit pas. Dans le Cantique des trois enfants^
la neige est pour lui une « belle soie au ciel raffinée », le
(( tremblant albâtre de nos plaines ». Le psaume Laudate
Dominum la chante d'une autre façon :
Céleste et délicate laine,
Neige dont les flocons liés
Font de grands tapis dépliés,
Sur la surface de la plaine ;
Litière de Tair épaissi,
Marbre sur l ivoire adouci,
Couche des perles distillées,
Louez d'une étude jaloux
L'adorable lys des vallées,
Qui vous fait la faveur d'être blanc comme vous.
Montes et colles^ Bertaut avait écrit :
Faites-la dire (la gloire de Dieu) aux bois dont vos fronts se couronnent
Grands monts, qui comme roi les plaines maîtrisez :
Et vous, humbles coteaux, où les pampres foisonnent.
TN H Y MIS I S ET C A N T I C I S 2<)j
Très noble musique, et déjà lamartinienne, mais un peu
courte, peut-être même un peu vide. « Grands monts »,
« humbles coteaux », ces épithètes suffisent sans doute
à la description classique, mais elles ne portent aucune
leçon. Notre muse capucine, d'ailleurs plus fidèle au sym-
bolisme biblique, humilie volontiers les « orgueilleuses
montagnes » « dont le sommet choque les cieux », elle
tremble pour tant de superbe audace.
Piliers du monde, arcs triomphaux...
Bénissez Dieu, craignez ses coups
Et sachez que votre hautesse
Ne vous sert qu'à sentir sa main plus près de vous.
Plus heureux, plus tendrement aimés et loués, les
« humbles coteaux » :
Collines utiles et belles
Que, pour l'entretien des brebis,
La terre, sous ses beaux habits
Soulève comme des mamelles ;
Agréables voûtes d'émail,
Où l'on monte avec un travail,
Plus doux que n'est le repos même,
Trône de la fertilité.
Bénissez l'arbitre suprême
Qui donne tant de gloire à votre humilité.
Ecoutons encore son cantique de la rosée :
Grains de cristal, pures rosées
Dont la marjolaine et le thin,
Pendant leur fête du matin,
Ont leurs couronnes composées;
Liquides perles d'Orient,
Pleurs du ciel qui rendez riant
L'émail moirant de nos prairies,
Bénissez Dieu qui par les pleurs
Redonne à nos âmes flétries
De leur éclat perdu les premières couleurs ^
(i) Le Parnasse séraphique, pp. i8sq. {Benedicite), p. i sq. [Laudate],
Dans ces oppositions, dans ces avalanches de définitions métaphoriques,
20/i L HUMANISME DKVOT
Mignard, précieux, les belles nouvelles ! mais le cantique
intérieur ne l'est pas, Il y a là un sentiment tout francis-
cain, une émotion vraie \
IV. On trouve aussi dans le Parnasse séraphique un
certain nombre de pièces populaires sur les commande-
ments, le Pater, les sacrements, et que sais-je encore. La
vogue de ces mnémotechnies poétiques est presque aussi
vieille que le monde, mais, aux vers dorés, aux lourds
quatrains moraux d'autrefois, le siècle de Louis XIII
préférait des rythmes plus légers et plus chantants.
Le P. Richeome avait déjà mis toute la doctrine chrétienne
en strophes menues. D'autres Jésuites qui furent long-
on trouve bien la formule ordinaire du lyrisme précieux. Ainsi, par
exemple, le P. Le Moyue, « Les astres, ces danseurs illustres, — D'éternels
brillants couronnés » ; « Les perles, ces larmes caillées — Qui tombent
des yeux du soleil » (Les Peintures morales, t. II, pp. 4oi>4o3). Ainsi
encore notre P. Martial : « Dragons, soldats de la nature » ; « ventres aifamés
des vaisseaux » (abîmes) ; « glace, belle croûte de l'onde » ; « vives et
volantes galères » (oiseaux) ; « majestés du ciel écoulées » (rois) ; « boutons
de la nature humaine » (jeunes gens) (tout ceci dans le Benedicite).
« Eté, bile de l'univers » ; « glissante écorce des ruisseaux » (glace) ;
« ingénieuse bouquetière » (la terre) ; « rubans verts attachés sans
nœuds; — froides languettes de verdure » (herbes) ; «veines des champs,
longs serpents d'eau » (fleuves); « voix visibles, sons emplumés; — luths
vivants, orgues animés » (oiseaux) (tout ceci dans le Laudate. — Cette
formule du lyrisme précieux est par moments assez voisine du lyrisme
romantique. Le bon P. Martial, comme d'ailleurs le P. Lemoyne, me font
souvent penser à Victor Hugo. Le P. Le Moync dit à propos des abeilles :
« Devant ces guerrières dorées » [ibid., p. 4o5). Voici encore une strophe
de Martial :
Anges sans forme et sans matière,
Clairs atomes d'éternité,
Nombres proches de l'Unité,
Fruits de flamme et fleurs de lumière ;
Feux animés, rayons vivants
Zéphirs de gloire, augustes vents, etc., etc.
J'ai de même trouvé chez notre capucin, plusieurs vers dont M. Rostand
n'aurait pas eu trop à rougir. Ainsi dans un long poème dramatique sur
la Madeleine, Jésus, ayant déjà parlé du tournesol, « de la fleur safranée »,
qui « tourne vers le soleil sa tète couronnée », ajoute :
Il (l'amour de Madeleine) la tourne vers moi par le soin de me plaire
Afin (/n'étant soleil, j'aie une fleur solaire (p. '^•l'j).
(i) Comme le dit en vers l'éditeur du Parnasse séraphique, la muse du
P. Martial n'est point profane — et jamais Philis ni Diane — n'ont
tiré des vers de son sein. Nous lui devons néanmoins quelques poèmes,
moins directement dévots, et qui sont assez curieux. Le bon l'ère avait un
goût très vif pour la description lyrique. Il aimait notamment à peindre
IN IIYMNIS ET CANTICIS 'H)5
temps goûtés par les âmes pieuses, le P. Adam, le
P. Goyssart avaient fait de même. Bien que plus raffiné,
le P. Martial, non seulement ne dédaignait pas ce genre
modeste, mais encore il y trouvait, je crois, un aliment
pour sa propre dévotion.
Bien cVaiiti-ui tu ne prendras
Que ton Ame insensée.
Pressée
Par une avare faim,
Ne dévore en pensée
Le bien de ton prochain ^
dos grottes vX des ermitages. C'est ainsi qu'il a composé des strophes
nombreuses sur la grotte du martyr saint Vincent à Agen.
Bon Dieu ! que ma vue est charmée
De voir avec quels doux efiTorts
La Garonne baise les bords
De cette plaine bien-aimée...
Suit une vue du « cours » d'Agen, à l'heure où la ville vient prendre
le frais :
Ce lieu qu'au bord de ce rivage
Tant d'arbres font paraître noir,
Forme-t-il pas un promenoir
Délicieusement sauvage ?
C'est là qu'en la saison du chaud
Sur le point que le jour deffaut,
Agen verse toute sa joie,
Et le temps s'étant rafraîchi
L'éclat de l'or et de la soie
Y fait tous les soirs un midi.
[Parnasse séraphique, p. 272 sq.)
Les couplets de Chapelle et Bachaumout, dans leur joli voyage, sont un
peu de ce même goût. Il a aussi une longue description du « château de
Fénelon en Quercy », poème qui a dû naître à peu près la même année
que le futur archevêque de Cambrai. Le P. Martial devait être en relation
avec la pléiade des beaux esprits toulousains et gascons. Il a composé un
long poème pour Molinier, le fameux prédicateur dont Bossuet n'a pas
méprisé les sermons. Je crois aussi qu'il était lié avec le P. Cortade, autre
gloire encore plus oubliée que Molinier. De toute façon, il y aurait intérêt,
je crois, à étudier de plus près cette œuvre poétique et l'àme charmante
qu'elle nous révèle, et l'histoire extérieure du P. Martial, et sa gloire
posthume qui a mis, je crois, bien du temps à périr.
(i) Le Parnasse séraphique, p. 44- Codcau s'était exercé dans le même
genre. Cf. les dernières pièces do ses Poésies chrétiennes.
2o6 l'humanisme dévot
Panem nostrum.
Notre unique tout,
Sevrez notre goût
Des douceurs infâmes.
Et que votre main
Nous donne le pain
Des corps et des ames^
Si l'on trouvait ces mélodies enfantines dans les œuvres
de Verlaine, on n'en serait pas trop surpris. Avec cela,
nombre de cantiques proprement dits, qui, très curieuse-
ment, propageaient à la fois chez les simples et le goût
précieux et la dévotion.
Adoration des yeux de Jésus naissant.
Nul brillant ne luit dans les cieux
Devant ses beaux yeux,
Et le flambeau
Sans qui la terre n'aurait rien de beau.
Devant ces yeux cachant la pourpre fière
De sa lumière.
Dit tout honteux
Qu'il faut enfin qu'un soleil cède à deux \
Ce chapitre des cantiques populaires aurait certes son
intérêt, mais n'ayanl pas entrepris d'écrire l'histoire de
la poésie religieuse, je me contenterai de cueillir une ou
deux fleurettes dans cet immense parterre. Soit, par
exemple, les vers du P. Paul de Barry — une des victimes
de Pascal — à l'honneur de sainte Madeleine.
J'ai quitté tous mes promenoirs,
J'ai cassé tous mes beaux miroirs,
J'ai rompu mes robes de soie.
Mes rubis et riches brillants
Je les ai tous donnés en proie
Aux pauvres et à mes servants.
(i) Le Parnasse séraphi(/uc, p. 3'2.
(■i) //>., p. 82.
IN HYMjSIS KT gant ici s ■lO'j
J'ai décousu tous mes clinquants,
J'ai ôté du col mes carquants,
J'ai jeté par la fenêtre
Tontes mes pommes de senteur
Et mes fards, pour ne plus paraître
Belle aux yeux du monde menteur.
J'ai brûlé tous mes vieux romans
Et les lettres de mes amants.
J'ai craché dessus la peinture
De ce portrait que je gardais
Et que je voyais à toute heure.
Pensant à celui que j'aimais ^
Fleurs de papier, mais dont le calice garde un peu
d'histoire, s'il est permis de parler ainsi. Tel autre can-
tique du même rimeur nous rappelle un fait très impor-
tant et très mystérieux, la poussée des dévotions nouvelles
et le déclin des anciennes.
Alexis fut jadis
Le saint du paradis
Pour qui mon cœur sans cesse soupirait.
Rien qu'iVlexis mon esprit n'admirait.
Joseph le non-pareil
A pris sa place.
Gomme un beau soleil
Qui tous les saints en tout efface ^.
Gomme le livre du P. de Barry est dédié aux élèves des
Ursulines, voici des élévations subtiles sur la patronne de
ces pensionnats.
Jamais aucun martyr
Ne s'est trouvé pàtir
(i) La dévotion à la glorieuse sainte Ursule, par le P. P de Barry.
Lyon, 1645.
(2) Ibid.. On sait que la dévotion à saint Alexis fut longtemps très
répandue. Ainsi de la dévotion à sainte Ursule. La manchette nous avertit
que nous pouvons, à notre gré, remplacer Alexis par Ursule daas ce
couplet. Au lieu de « le saint », mettez celle et vous aurez : Ursule fut
jadis — celle du paradis. — Rien qu'Ursule mon esprit n'admirait.
'208 L HUMANISME DEVOT
Comme Ursule voyant d'un air serein
Ses compagnes trépasser sur le Rhin...
Présente à chaque mort
Sa belle vie
Par ce grand effort
Lui fut autant de fois ravie...
Ayant ce bonheur
D'être onze mille fois martyre ^
La date n'y est pour rien. Le bon Père aujourd'hui
encore ne ferait pas mieux. Voici des vers contemporains
de ce monstre (1620) et d'un style un peu différent.
Levez-vous de cette prairie.
Et quittant votre bergerie,
Venez voir le fils de Marie
Tout plein d'amour ;
Levez-vous, pasteurs, je vous prie
Et venez tôt, car il est jour.
Déjà la luisante aurore
La cime de ces monts redore
Et ce petit Dauphin honore,
Pleine d'amour ;
Venez et que chacun l'adore.
Et venez tôt, car il est jour.
L'Ange en a porté la nouvelle
Ecoutez comme il vous appelle,
Il chante une chanson si belle
Toute d'amour ;
Venez donc voir cette pucelle,
Et son fds plus beau que le jour.. .
Vene7 voir sa bouche pourprine,
Sa main et sa façon poupine,
Venez voir sa face enfantine,
Pleine d'amour ;
Venez voir sa clarté divine.
Et venez tôt car il fait jour ".
(i) La dévotion à la glorieuse sainte Ursule.
i'i) Les OEuvres spirituelles..., do M'*' Lazare do Solvc (Paris 1G20),
p. 200, 201 .
IN HYMMS ET CANTICIS n>\)
Ecoutons entin une rustique et joyeuse merveille que
j'ai eu la bonne ibrtune de trouver dans une histoire de
sainte Fare.
En août le troisième,
Fête de saint Etienne
Mil six cent vingt-deux,
La Patronne de Brie
Fit en son nbbave
Des elTcts merveilleux.
L'événement est bien connu. A cette date, et pendant
les jours qui suivirent, de nombreux malades avaient été
guéris auprès de la châsse de la sainte abbesse. Dans le
cantique, chacun des miraculés, religieuses de l'abbaj^e
ou bonnes gens du voisinage, a son petit couplet.
La bonne Claude Alleaume
Ne peut chanter de psaume
Pour n'avoir plus de voix;
Elle lui est rendue,
La relique ayant vue
Seulement une fois.
N'oublions pas Martine
Dont je vous acertine
Que Dieu par sa bonté,
Guérit la surdité...
Marie la meunière^
Ayant fait sa prière
Avec dévotion
Par la sainte relique
De sa grand sciatique
Pieçut la guérison.
Puis le petit Modène
Est délivré de peine...
La rime est assez riche et le style n'a pas vieilli. Peut-
on rien trouver de plus populaire, de plus entraînant!
Auprès du barde anonyme, qui a rimé ces miracles,
Déranger fait la figure d'un poète de cour. Tout ensemble
I. * 14
2 H) L HUMANISME DP:VOT
émue, égayée, on entend la bonne foule chanter à
pleins poumons ces vers légers sous les voûtes de l'an-
tique abbaye, et, dans le chœur, la sœur Alleaume s'unir
de toute sa voix au psaume qui célèbre sa guérison. De
tels cantiques vivent plus de soixante ans. L'abbaye
de Sainte-Fare est dans le diocèse de Meaux. Les
alouettes ne tremblent pas devant Taigle. Pardonnant à
cet « acertine » que l'Académie réprouve, pourquoi
Bossuet n'aurait-il pas entendu complaisamment ces
humbles strophes, les achevant lui-même à sa façon par un
verset de l'Ecriture : ex are infcuitium et lactentium per-
fecisti laudem?
V. Que diront maintenant les délicats, si je leur rappelle
que le cantique des âmes les plus hautes, égale parfois
la rusticité, le sans-façon, la joyeuse liberté des cantiques
populaires? Il en est ainsi pourtant. Bien que, de son vol
naturel, la poésie mystique s'élève bien au-dessus de
Shelley et de Lamartine, il lui arrive souvent de descendre
un peu plus bas que Nadaud. Egalement imparfaite et
bégayante, également sublime et dans sa grandeur et dans
sa bassesse. Les mystiques emploient fatalement le voca-
bulaire commun, mais les objets et les émotions qu'ils
essaient de rendre n'en sont pas moins au delà des mots.
Que leur parole nous semble ou sublime ou vulgaire,
elle échappe d'un même élan à la critique profane ; que
celle-ci les admire ou les méprise, elle ne les entend
jamais qu'à moitié. Du reste n'oublions pas que le premier
effort des mystiques est d'atteindre à la simplicité de l'en-
fance. Dépris de nos conventions, de nos vanités et de nos
mensonges, les expressions, les musiques les plus humbles
leur suffisent. Us élèvent, ils divinisent tout à leur iaçon qui
trop souvent nous reste cachée. Quoi qu'il en soit, bien ou
mal, ils chantent, ils ne peuvent pas ne pas chanter. C'est
là même une des lois qui semblent régir ce monde mys-
térieux. Plusieurs, et notamment l'historien des Minimes,
le P. Louis Dony d'Attichy, l'ont fait observer avant nous.
IN IIYMNIS RT CA^ÎTICfS .III
« Chose remarquable, écrit celui-ci, en tous les saints qui
onl été contemplatifs et anagogiques, qu'ils se sont gran-
dement plu à la musique et harmonie, w Le « P. de Binans,
continue le même auteur, était grand amateur de musique
et prenait un singulier contentement à l'entendre comme
un moyen fort propre à hausser... son esprit... vers Dieu...
Il avait même composé certains airs spirituels ou plutôt
mondains dont il avait spiritualisé la lettre, qu'il chantait
volontiers allant par les champs^ ». jNlettre des paroles
saintes sur des airs frivoles, cette pratique était alors
universellement répandue. Le plus souvent, l'on se con-
tentait d'une poésie primitive. Sainte Chantai disait
qu' (( elle ne se souciait point de la bonne rime pourvu
qu'elle trouvât de la dévotion » dans ces cantiques". Il
s'agissait bien des règles de l'art! Pour les airs, on ne se
montrait pas moins accommodant; on prenait les premiers
venus, ceux des salons ou du Pont-Neuf, ceux que seri-
naient les boîtes à musique familiales et que tout le monde
savait par cœur : Contre mon gré, je chéris Veau; Vive
Condé^ vive Conti; En filant ma quenouillette ; Ami ne
passe pas Créteil; Bergère en passant — cVun cœur gémis-
sant. C'était encore les dépouilles de l'Egypte, une façon
ingénue d'exorciser le malin, de purifier le souvenir du
passé, les bruits de la rue. Les jolis titres qu'on vient
de lire, je les ai pris à Tun des maîtres suréminents de la
vie intérieure, au P. Surin lui-même, ce grand homme,
que nous étudierons plus tard à loisir, ayant en effet
composé sur les airs populaires de son temps, une série
de cantiques où se trouvent exposés les principes les
plus élevés de la vie mystique. « J'ai tâché, nous dit-il
dans sa préface, de régler tellement les saillies et la
liberté de la poésie que je puis assurer qu'il est fort peu
de points importants à la conduite spirituelle que je n'aie
(i) Histoire générale des minimes, par le P. Louis Doni d'Attichv,
P- 394.
(2) OEuvres de Sainte Chantai, I, p. 400.
^la L HUMANISME HE V or
marqués dans la simplicité de ces vers, afin que ceux qui
voudront s'en servir, rencontrent, dans un abrégé moins
étudié que les grands ouvrages, ce qui appartient aux
mystères cachés de la perfection.^ » L'entreprise n'était
pas banale, mais l'exécution l'est encore moins. Rappelez-
vous les bribes de Béranger qui flottent dans votre
mémoire : rythme et style, appliquez-les aux mystères
ineffables de l'union divine et vous aurez les cantiques du
P. Surin. C'est là du moins la première impression que
nous laisse ce livre étrange.
Délaissement de tout pour çwre parfaitement
AIR : VArchc'.'êque de Rouen.
Mon esprit n'est plus en gêne,
Puisque je vis sans effroi,
Et Socrate et Diogène
Etaient moins contents que moi.
Je ne sens ni poids ni charge
Mon cœur a trouvé le large.
Après avoir tout quitté
J'ai trouvé ma liberté...
Il me faudrait d'Hippocrate,
Les maximes observer,
Contre les maux de la rate
Mille remèdes trouver ;
Médecins, Apothicaires,
Je renonce à vos mystères.
Après avoir, etc...
L'oiseau par l'air se promène,
Louant l'auteur de tout bien,
Il ne prend ni soin ni peine,
Sans jamais manquer de rien.
Mon cœur en fait tout de même,
Je ne plante ni ne sème.
Après avoir, etc..
[i)Cantiques spirituels de l'amour di\'in... yls'is au lecteur. Je cilo d'après
l'édition de 1731 qui. chose étrange, est généralement conforme aux
premières éditions, du moins an recueil do i66/î, le seul (|ue j aie pu
consulter.
I iN II Y M IS 1 S ET C À N T I C 1 S il i
On dit qu'on arme la flotte
Pour aller jusqu'au Levant ;
Partout la gazette trotte,
L'on n'attend plus (|ue le vent ;
Que l'on tourne, que l'on vire
De tout je ne fais que rire.
Après avoir, etc.. ^
Gomme je montrerai plus loin que nos mystiques étaient
patriotes, je ne me suis pas fait scrupule de garder ce
dernier couplet.
Abandon pour arrwer à Caniour de Dieu.
AIR : Amaryllis, je renonce à \>os charmes.
Je veux aller courir parmi le monde
Où je vivrai comme un enfant perdu ;
J'ai pris l'humeur d'une âme vagabonde
Après avoir tout mon bien répandu.
Ce m'est tout un que je vive ou je meure
Il me suffît que l'Amour me demeure...
Allons, Amour, allons à l'aventuré,
Avecques toi je n'appréhende rien ;
Quelque travail que souffre la nature
Te possédant je serai toujours bien.
Ce m'est tout un, etc..
Je ne veux plus ni lettres, ni science ;
J'aime bien mieux demeurer ignorant.
J'ai tout remis jusqu'à ma conscience,
Puisque l'Amour en veut être garant.
Ce m'est tout un, etc.. ^
« Jusqu'à sa conscience » ! Bossuet dresse l'oreille. Ne
sommes-nous pas en plein quiétisme ? Bossuet? nous
l'attendons de pied ferme.
Je vois un Docteur qui s'avance,
Et d'un accent plein de terreur,
(i) Cantiques spirituels, p. 8, sq.
(2) II)., p. i5 sq.
2i4 l'humanisme DÉVOT
M'avertit, me presse et me tance
Disant que je suis en erreur.
Il se forme une épaisse nue
Dont mon âme serait émue.
Je suis au pouvoir de l'Amour
Je lui servirai nuit et jour ^
Je n'ai du reste pas besoin de dire que la doctrine de
ce profond théologien est très sûre et très bienfai-
sante.
Ecoutez-le définii' en maître la vraie quiétude. Sa muse,
encore trop facile, s'élève d'un vol plus noble, lorsqu'elle
vient à parler de l'action même de Dieu.
Comme, quand d'une main subtile
Le peintre accomplit son tableau,
Il faut qu'une toile immobile
Reçoive les traits du pinceau;
Ainsi Dieu ne se représente
Dans le fonds d'une âme mouvante.
Je suis au pouvoir, etc..
Pendant que ce Maître paisible.
Verse dans l'âme un si grand bien,
L'efFet en est si peu sensible
Que les yeux n'en découvrent rien.
Plus cette merveille est sublime.
Et plus au cœur elle est intime.
Je suis au pouvoir, etc..
La lumière est d'autant plus pure
Que moins elle paraît en l'air...
Lorsque cette âme est attentive
A l'Amour qui la veut régir,
L'homme qui croit qu elle est oisive,
S'empresse pour la faire agir :
Il prend le feu, puis il l'allume
Il met le fer et bat l'enclume.
Je suis au pouvoir, etc..
(i) Cantiques spirituels, p. 4o-
IN IIYMNIS ET GANTICIS '215
S'il ne voit de longues prières,
S'il n'y reconnaît des ferveurs,
Et des manifestes lumières,
Ou d'autres divines faveurs,
Il croit pour lors qu'elle recule,
Mais en secret, Amour la bride.
Je suis au pouvoir, etc.. ^
et plus loin, ces vers magnifiques au sujet des paroles
presque insensibles de l'Amour.
Il chante une chanson secrète
Que le cœur même ne sait pas ^.
Mais ceci est encore trop savant, trop loin de l'enfance.
Aussi riche de sens, le cantique du pèlerin mystique res-
semble tout à fait à une berceuse. Le pèlerin chante, une
à une, les étapes de son voyage au pays de l'oraison,
chaque nouvelle étape, commençant par un « Quand nous
fumes » qui est charmant.
Quand nous fûmes dans la demeure
Du saint repos
On nous fit bien attendre une heure
Fort à propos.
Nous y fumes reçus par un
Dévot ermite,
Qui nous dit ici : mes enfants
On ne va guère vite,
« Quand nous fûmes dedans les landes », puis, « dans
les montagnes », puis ce vers où courent des frissons
délicieux :
Quand nous fûmes au pont qui tremble...
Ne croyez-vous pas entendre le : Tout au beau milieu
des Ardennes? — Enfin, enfin,
Quand nous fûmes dedans la ville
Du saint Amour,
(i) Cantiques spirituels^ p. l\\.
[i) rh.,p. 47.
2i6 l'humanisme dévot
Nous la trouvâmes si gentille
Que nuit et jour
Nous ne faisions rien que chantera
De tels vers auront éclairé et rasséréné bien des cons-
ciences. On ne peut les lire, encore moins les chanter,
sans être aussitôt gagné par la joie invincible qu'ils res-
pirent. J'aurais pu les citer moins longuement, épargner
davantage les oreilles dédaigneuses. Mais, quoi ! n'est-il
pas capital de montrer que d'une extrémité à l'autre du
monde religieux à cette époque, chez Philothée et chez
Théotime, chez les commençants et chez les parfaits,
domine la même allégresse ; n'est-il pas utile de constater
une fois de plus la merveilleuse harmonie qui règle les
âmes dévotes et qui les rattache à l'humanité commune ?
Humbles et divins poèmes, ils mettent à la portée d'une
pauvre femme ignorante, des mystères qui, soixante ans
plus tard, exciteront dans l'Eglise gallicane, de si vains et
de si lamentables conflits.
Gomme nous le verrons mieux dans les prochains
volumes, nos mystiques sont tous ainsi. De leurs pauvres
rimes, ou de leur prose souvent maladroite, rayonne l'ex-
tase. Quand le P. César de Bus vit sa mort prochaine,
raconte le biographe du saint, « il écrivit à M. Paul
d'Agar de lui faire quelques vers de dévotion, dont il lui
donna la matière : car, disait-il, je veux faire comme le
cygne, sortir de cette vie en chantant puisque j'y suis entré
en pleurant » '\ « Le jour de Saint-Basile 1682, raconte la
Mère de Ghaugy dans son Mémoire sur sainte Chantai,
notre bienheureuse Mère soutint un assaut très grand de
l'amour divin qui l'empêchait de pouvoir parler à la récréa-
tion ; elle demeurait les yeux fermés avec un visage tout
enflammé ; elle tâchait de se divertir à filer sa quenouille,
et demeurait prise à la moitié de son aiguillée. Quand elle
(i) Cantiques spirituels..., p. 5o sq. Ce cantique est calqué sur le vieux
cantique des pèlerins de Saint-Jacques.
(i) La Vie du H. P. César de Bus..., pai- le l'. 1. Makcel, p. Ikjtj.
lis' HYMNIS ET GANT ICI S '217
vit qu'elle ne pouvait faire autrement, elle fit chanter et
s'essaya de chanter elle-même ce cantique qu'elle s'était
lait faire autrefois par notre très honorée Mère do Bréchard :
Pourquoi donner à mon âme
Quelque travail ou souci,
Puisque Tamour qui Tenflamme
Ne le permet pas ainsi ?
Il me meut et me gouverne
Tout au gré de son désir,
Et je n'ai ni but, ni terme
Que son céleste plaisir.
Mon cœur n'a de complaisance
Qu'aux entretiens amoureux
De cette divine essence,
Seul objet des Bienheureux.
« Ce chant la divertit un peu etpour cacher la grâce, elle
s'essaya de nous parler, mais avec des paroles de feu...
(( Mes chères filles (dit-elle), saint Basile, ni la plupart de
« nos saints Pères et piliers de l'Eglise n'ont pas été mar-
« tyrisés : pourquoi vous semble-t-il que cela soit arrivé ? »
Après que chacune eut répondu : « et moi, dit cette bien-
« heureuse Mère, je crois que c'est parce qu'il y a un mar-
« tyre qui s'appelle le martyre d'amour, dans lequel Dieu
« soutenant la vie de ses serviteurs et servantes, pour les
« faire travailler à sa gloire, il les rend martyrs et confes-
« seurs tout ensemble... Le divin amour fait passer son
« glaive dans les plus secrètes et intimes parties de nos
(( âmes et nous sépare nous-mêmes de nous-mêmes. Je sais
« une âme, ajouta-t-elle, laquelle l'amour a séparée des
« choses qui lui ont été plus sensibles que si les tyrans
« eussent séparé son corps de son âme par le tranchant de
« leurs épées ». Nous connûmes bien qu'elle parlait d'elle-
même \ »
(i) OEuvres de Sainte Chantai, I, pp. 355-357.
C[JAPITRE II
LES HAUTES ÉTUDES RELIGIEUSES
I. Des œuvres dévotes de ce temps-là qui par leurs mérites d'ordre scien-
tifique ou littéraire appartiennent à la littérature universelle. — De la
division du travail qui fera plus tard de la littérature dévote une littéra-
ture séparée. — L'humanisme dévot hostile, par définition, à cette sépa-
ration des genres. — Ignorance prétendue du clergé français au début
du xvii*^ siècle. — Les livres qui se lisaient alors. — Prestige, valeur
et rayonnement de la Sorbonnc. — L'humanisme dévot et la scolastique.
— Il lui apprend le beau langage et il l'attendrit. — François de Sales
et une Somme de théologie. — Renaissance théologique et renaissance
mystique. — Les œuvres de haute vulgarisation religieuse. — Quel-
ques noms.
II. Le programme de la réforme bénédictine. — Travail intellectuel et
oraison mentale. — Le « hanap » de la dévotion et le « portail de la
retraite des Muses ». — Dom Laurent Bénard et ses Parénèses. —
Causes morales de la décadence bénédictine. — L'Abbé désarmant les
jeunes moines « de lettres et de vertus ». — Que TAbbé doit être
savant. — Le prophète Balaam. — Les ignorants jaloux et les dangers
prétendus de la science. — Panégyrique de « l'homme docte ». —
« Jamais un grand savant homme n'est bas àr. cœur ». — Que l'Abbé
doit être éloquent.
III. L'histoire de l'Eglise. — Prestige et action de Baronius. — La table
chrono graphique de Gaultier. — Dom Laurent Bénard et l'Eglise des
Pères — et les moines du moyeu âge. — Histoire intime de l'Eglise. —
Le cyclope de Péronne.
I. Pour la plupart des spirituels qui nous occupent, les
hautes études religieuses ont peu de secrets. A ne lire que
leurs œuvres proprement dévotes, on a bientôt vu qu'ils
possèdent à fond la scolastique de leur temps, qu'ils se
passionnent pour les grandes controverses théologiques
et qu'ils ont étudié les Pères, très souvent de première
main. De telles ou telles de ces œuvres, il est parfois diffi-
cile de dire si elles s'adressent de })référence aux dévots
ou aux savants. Les uns et les autres peuvent en faire éga-
HAUTES ETUDKS -219
lenient leur profil. Alors même qu'il ne serait pas un
maître écrivain, François de Sales n'en appartiendrait pas
moins à la littérature universelle. Descartes qui ne médite
pas à la manière des cloîtres a trouvé stimulantes les élé-
vations de Bérulle et de plusieurs oratoriens. Nous l'avons
déjà montré, je crois, par des citations convaincantes, nous
le montrerons encore, un profane même, un simple
honnête homme, s'il est sérieux, a plaisir à lire ces livres.
Il en admire le style, les analyses morales, les construc-
tions métaphysiques. Je sais bien que cette rencontre ne
devrait étonner personne. Il est tout naturel qu'une œuvre
d'édification soit aussi une œuvre d'art ou de science. Mais
si j'en fais la remarque à propos de nos auteurs, c'est que
les choses n'iront pas toujours ainsi. Heureuse à tant de
titres, fâcheuse à tant d'autres, la division du travail fera
peu à peu et de plus en plus de la littérature dévote une
littérature spéciale, séparée, moins spéculative que pra-
tique, qui se suffit à elle-même et n'empiète pas sur les
autres provinces du savoir humain. Je ne dis pas, et à
Dieu ne plaise, que les spirituels modernes fassent profes-
sion d'ignorance. Il y a sans doute parmi eux des lettrés de
race, des philosophes, des théologiens et des savants de
métier; mais ceux-ci, lorsqu'ils écrivent des livres pieux ne
laissent presque rien paraître de leur science ou de l'origi-
nalité de leur esprit, et presque rien de leur dévotion quand
ils écrivent des livres savants. A tort ou à raison, l'huma-
nisme dévot ne saurait s'accommoder d'une division du
travail aussi rigoureuse, d'une vie intérieure ainsi par-
tagée en divers étages qui ne communiquent entre eux
que par un grêle escalier de service, toujours obstrué. La
renaissance chrétienne finira comme elle a commencé,
poursuivant d'un même élan, avec une même joie lyrique,
le vrai et le beau, la science et la vertu ; quelquefois
brouillant un peu ces objets, mais d'ordinaire très habile
à fondre harmonieusement les plus nobles activités de
l'homme. Nos humanistes dévots ressembleront à leurs
220 L HUMANISME DEVOT
pères, les humanistes dont Nicolas Rapin a chanté l'avidité
magnifique :
On les voyait sur un tome
Ou de saint Jean Chrysostome
Ou bien de saint Augustin ;
Passant et soir et matin
Dessus la sainte Ecriture,
En prière ou en lecture ;
Puis extraire de Platon,
De Plutarque et de Caton,
De Tulle et des deux Sénèques,
Les fleurs latines et grecques ;
Mêlant d'un soin curieux
Le plaisant au sérieux.
De là leur esprit agile
S'égayait dans le Virgile
Dont la pure netteté
Ne sent que la chasteté...
Ils étaient alors fort nombreux, les prêtres, les laïques
et même les femmes qui auraient pu se reconnaître dans
c« lyrique portrait. On a trop gémi sur la décadence du
clergé français pendant le xvi^ siècle et les premières
années du xvii^ ; les biographes de saint Ignace, de
Bérulle, de Condren, d'Olier, ont trop montré ces grands
réformateurs catholiques tombant du ciel, pour ainsi dire,
dans une France avilie et morte. « Les débauches et la
négligence des prêtres, écrit le P. Amelote dans sa vie au
P. de Condren, avaient laissé enti^er les hérésies, les
erreurs populaires et Pignorance des ecclésiastiques les
avait rendus vils et méprisables... Le nom même de prêtre
était devenu honteux et infâme et il ne s'employait
presque plus dans le monde que pour exprimer un igno-
rant et un débauchée » On n'a pas le droit de parler ainsi,
de faire porter à tous la honte de quelques-uns. S'il y
avait, en ce temps-là, de graves abus et trop de scandales,
(i) Vie du P. de Condren, pp. 390-391.
HAITKS ETinES 221
si Ton rencontrait dans la fouie obscure des desservants
plusieurs prêtres qui savaiejit à peine lire, Thistoire ne
justifie aucunement les ampliii(^ations éloquentes du
P. Amelote. L'histoire, j'entends celle qui se rapproche le
plus des certitudes mathématiques. Ilestfacile de dresser
une statistique approximative des livres sérieux qui furent
imprimés et réimprimés à l'usage du clergé pendant cette
période qu'on affirme si ténébreuse. Sérieux n'est pas
assez dire. C'étaient souvent des livres énormes, des mon-
tagnes d'in-folio. Les imprimeurs de Lyon, s'ils avaient
cru que prêtre et ignorant étaient synonymes, auraient-ils
publié par exemple, et à tant d'exemplaires, les vingt ou
trente volumes de Suarez, déjà publiés à Rome ou à
Goimbre ? Ainsi pour Baronius — je prends les plus gros
— Baronius qui se vendait alors chez nous comme
aujourd'hui Fustel de Coulanges ou Albert Vandal. Com-
bien d'autres ouvrages de même importance ne pourrais-je
pas rappeler, combien de plus modestes mais qui pour-
tant feraient peur aux moins frivoles d'aujourd'hui ! Nous
avons un autre moyen de contrôle qui nous impose exac-
tement les mêmes résultats. Nous connaissons, par le
menu, l'histoire de la Sorbonne, nous savons le nombre
de ses élèves qui accouraientde toutes les provinces, nous
savons le mérite, le prestige et Finfluence de ses maîtres.
« C'est une aire d'aigles que l'illustre famille de Sor-
bonne » % écrit encore le P. Amelote et dans l'ouvrage
même que nous venons de citer. L'image est à peine trop
poétique et plus tard Bossuet n'exaltera pas avec moins
d'enthousiasme cette « maison » qui l'avait formé.
Insigne maison en vérité, mère et maîtresse d'une mul-
titude d'excellents esprits. Elle a disparu depuis si long-
temps, et les sujets qui la passionnaientnous sont devenus
si étrangers, qu'oubliant sa grandeur nous ne connaissons
plus que ses ridicules. Pour un peu, guidés par Pascal,
{i} Vie du P. Je Condrcn, p. 2:5 1.
'i-'i-'i^ L HUMANISME DEVOT
nous assimilerions aux chanoines du Lutrin tant d'esti-
mables docteurs qui ont travaillé, pour leur bonne part,
au développement de notre génie classique. « Une aire
d'aigles », nous dit-on ; mais quoi, ces aigles avaient de qui
tenir : fortes creantur fortibiis et leurs aiglons portaient
dans la France entière le rayonnement de la Sorbonne'.
Les disciplines qui président aujourd'hui à la formation
des jeunes clercs sont-elles supérieures à celles de ce
temps-là, je l'ignore. Certes nos séminaires diocésains ont
réalisé le progrès le plus bienfaisant : ils atteignent tous
les candidats au sacerdoce; ils rendent impossible cette
ignorance totale et sordide qui humilia jadis les basses
couches du clergé français. Quoi qu'il en soit, nos vieux
docteurs ont grand air. Us manquent d'originalité, d'éclat,
de génie, mais ils nous en imposent toujours par leur soli-
dité, leur universelle maîtrise, leur sobre élégance et par
je ne sais quelle majesté. Je comprends très bien que
Sainte-Beuve ait été si fort impressionné par Antoine
Arnauld, mais je comprends moins qu'un tel curieux ne
(i) Prenons une promotion de Sorbonne, au début du xvii*^ siècle, et,
par exemple, la « licence » de 1604. François Gaultier, élève de Navarre,
tient le premier rang- ; Philippe Cospean, le second ; Asseline, le troi-
sième. Cospean est bien connu. Il a fait depuis un beau chemin. Asseline,
qui entrera bientôt chez les Feuillants où il prendra le nom d'Eustache
de Saint-Paul, est un de nos mystiques. Nous aurons plus tard à le célé-
brer. Ses manuels de philosophie turent longtemps populaires. J'ignore
la carrière de Gaultier, mais il me suffit qu'il ait momentanément éclipsé
Cospean et Asseline. Viennent ensuite : Paul Baudot, futur évoque de
Saint-Omer, puis d'Arras ; Georges Froget, curé de Saint-Nicolas-du-
Chardonnet ; Louis Messier, curé de Saint-Landry; Yves Kerbic, théolo-
gal de Tréguier ; Claude Durand qui publiera un abrégé de Baronius;
Noël Mars, bénédictin de Marjnoutiers, un des initiateurs de la réforme
bénédictine; Laurent Béuard, supérierr du collège de Cluny, réforma-
teur lui aussi et dont nous parlerons bienlôt. Je ne cite naturellement
que les plus connus et j'ajoute d'ailleurs que ce fut là une promotion
exceptionnellement brillante. On disait alors : la licence de 1604. comme
nous disons : la promotion About. (Cf. La vie du R. P. Dom Eustaclie de
Saint-Paul, Asseline par Antoine de Saint-Pierre, pp. i5 sqq. Ce livre
donne une idée très nette de l'activité intellectuelle dans la Sorboune de
cette époque. Evidemment ces vieux noms ne nous émeuvent plus guère,
mais enfin on parlait alors d'André Duval et de Gamache, comme nous
parlions hier de Yillcmain et aujourd hui de M. Bergson. Bérulle est
d'une licence à peine plus ancienne : François de Sales aussi. Condren est
plus jeune.
HA [TES ÉTUDES lili
se soil pas avisé que, sous le règne de Louis XIII et de
Louis XIV, il y avait chez nous ([uelques centaines d'Ar-
naulds.
L'humanisme dévot intervient directement et d'une
façon très eiTicace dans cette renaissance des hautes
études religieuses qui, prise en elle-même, ne serait pas
de notre sujet. Humanistes pour la plupart, ces théolo-
giens sont des lettrés. Ni la langue spéciale et peu élé-
gante, ni certaines abstractions plus ou moins absconses
de la s(!olastique ne leur agréent pleinement. Ce n'est pas
qu'ils se révoltent contre la méthode traditionnelle, contre
ce que l'un d'eux appelle « la rude, mais nécessaire
expression du cahier ))\ Ils possèdent fort bien ces rudes
cahiers, mais, leurs grades conquis, ils veulent je ne
sais quoi de plus humain dans la manière soit d'appro-
fondir soit de traduire la doctrine. « Consultons les
Pères, dont les pensées sont plus libres et moins chica-
neuses que celles des scolastiques », s'écrie le même
humaniste". Les étudiants, écrit Dom Laurent Bénard,
ne doivent prendre qu'en passant les études des matières qui
sont d'elles-mêmes sèches et stériles, pour craindre d'éteindre
en eux la ferveur de l'esprit... partant ils ne doivent prendre
des abstractions quintessenciées d'une scolastique, des arguties
et sophistiqueries d'une dialectique, sinon autant qu'il en faut
pour bien entendre les fondements et la substance d'une théo-
logie et philosophie \
Toujours tout à (ait sage dans l'expression de sa pensée,
François de Sales ne pense pas autrement sur le fond des
choses. Un docteur de Sorbonne, Dom Eustache de
Saint-Paul, désirait soumettre à l'approbation du saint une
(i) Octave du Saint-Sacrement..., par le R.. P. Germain Cortade,p. 216.
(2) //>., p. 208.
(3) Parcnèses chrétiennes... (16 16), p. 36 1. Il ajoute, et ces mots sont
remarquables, qu'on doit garder les forces de son corps et de son esprit
« pour comprendre et pratiquer les sciences solides et vraiment utiles
d'une positive, d'une controverse, des cas de conscience ou de la prédica-
tion », p. 362.
'^2\ L HUMANISME DEVOT
Somme de théologie dont il lui avait envoyé la première
ébauche.
Mon opinion serait, dit François de Sales, que vous retran-
chassiez, tant qu'il vous serait possible, toutes les paroles
méthodiques, lesquelles, bien qu'il faille employer en ensei-
gnant, sont néanmoins superflues, et, si je ne me trompe,
importunes en écrivant.
Paroles d'autant plus significatives qu'il s'agit ici d'un
ouvrage proprement scolaire. Le saint veut encore que l'on
s'étende « en questions de conséquence » et qu'on expédie
promptement les « questions inutiles à tout ».
Certes, il n'est pas grand besoin de savoir « si les anges sont
dans le lieu par leur essence ou par leurs opérations ; s'ils se
meuvent d un endroit h un autre sans passer par un milieu » \
Enfin et surtout, François de Sales demande à son ami
d'écrire « en style affectif» — style qu'il distingue expres-
sément du style oratoire — « en style affectif, sans ampli-
fier, ains en abrégeant » -. Ce conseil résume, renforce
et couronne les autres. On ne saurait écrire dévotement,
cordialement, humainement sur des « questions inutiles ».
Si la nature même du sujet qu'il traite condamne un théo-
logien à la froideur et à la sécheresse, qu'il se ravise
aussitôt, qu'il abandonne une matière indigne de lui.
C'est qu'en effet les vrais humanistes tiennent pour sté-
rile et vaine toute science qui se nourrit d'elle-même et
ne se tourne pas à aimer. La spéculation les enchante,
mais celle-là seule qui promet d'entretenir et de stimuler
la vie intérieure. Ils ne disent pas tout à fait avec l'auteur
de Vlmitation qu'ils aiment mieux sentir la componction
que savoir la définir. Certes, s'il fallait choisir, qui hési-
terait? Mais il ne faut pas choisir. Savoir et sentir sont
(i) C'était là, vraisemblabloment, un dos problèmes indiqués par Doni
Eustachc dans le projet soumis au saint. Le problème est en latin dans le
texte des lettres.
[•i) OEuvres de saint François de Sales..., XY. pp. 117-110.
HAUTES ETUDES '^25
bons tous les deux et d'une même bonté. Ils s'appellent
et s'enrichissent l'un l'autre. Plus on connaît le bien, plus
on le désire; le définir, c'est déjà commencer à le pos-
séder. Un de nos auteurs, Molinier, l'a fort bien dit, remer-
ciant Dieu de l'avoir fait naître à Tapogée d'une grande
renaissance théologique qui est en môme temps une
grande renaissance mystique.
N'est-il pas vrai, s'écrie-t-il avec allégresse, que jamais la
connaissance des divins mystères ne fut si grande au monde —
il écrit en 1646 — jamais l'Ecriture si expliquée, la Théologie
si éclaircie, les difficultés si décidées, la vérité si manifestée ;...
que jamais on ne vit tant de théologiens, tant de casuistes, tant
de contemplatifs et spirituels en voix et en encre, en chair et
en papier, tant de voies et tant d'adresses ouvertes vers le
ciel ^ ?
Les lettres humaines d'une part — nous l'avons vu plus
haut — les sciences religieuses de l'autre, autant « d'a-
dresses ouvertes vers le ciel ». Tel était le sentiment una-
nime de nos écrivains. Lettrés, théologiens et dévots, on
s'explique dès lors que l'idée leur soit venue de composer
ces œuvres de haute vulgarisation religieuse dont je par-
lais au début de ce chapitre, et qui ne sont, à proprement
parler, ni de simples essais littéraires, ni des traités scien-
tifiques, ni des livres de piété, mais qui satisfont tout
ensemble les amateurs, les savants et les âmes saintes.
Les humanistes dévots de langue française ont implanté
chez nous ce genre dont le Socrate chrétien fut un des pre-
miers chefs-d'œuvre et dans lequel excelleront plus tard
le Malebranche des Conversations chrétiennes et des Entre-
tiens^ Bossuet, Fénelon, l'auteur de V Essai sur V indifférence
et celui des Soirées de Saint-Pétersbourg . Il ne s'agit pas
d'égaler nos oubliés à tous ces génies, mais de rappeler
la fécondité et la noblesse de tant de bons travailleurs qui
ont su rendre aimable à nos pères la méditation des sujets
(i) Le lys du Val de Guaraison, p. 65.
I. i5
226 L HUMANISME DÉVOT
les plus relevés. J'en ai célébré déjà plusieurs, jeu célé-
brerai d'autres encore. Mais comment les nommer tous,
comment les connaître? Du moins saluerons-nous en pas-
sant, puisque nous n'aurons plus l'occasion de le retrouver,
le plus jeune de cette équipe, Nicolas de la FayoUe, qui
avait dix-huit ans lorsqu'il publia son Génie de Tertullieii\
et un autre laïque, un vieux magistrat forézien, très fier
de venir du pays de VAstrée, le sieur Ilenrys, « premier
avocat du Roi au Présidial de Foretz » qui dédiait en i645,
à Alphonse de Richelieu : V Homme-Dieu ou le parallèle
des actions divines et humaines de Jésus-Christ, Mon atten-
tion a plus ou moins sombré dans ces deux in-quarto qui
n'ont pas de fin, mais j'ai retenu quelques lignes de la
préface.
Nous étant voué des notre jeunesse au barreau, et ayant tou-
jours cru que ce n'est point vivre que d'être inutile au monde ^,
nous avons cru pareillement qu'après avoir été avocat des par-
ties et depuis avocat du roi, nous pouvions l'être de Dieu et
qu'il exigeait de nous nos dernières veilles. Nous voulons dire
qu'après avoir soutenu le droit de Titius et de Mevius et
ensuite l'intérêt du Prince et du public, nous devions enfin
maintenir la cause de Dieu et plaider pour lui contre tant de
libertins, ou, pour mieux dire, d'athées.
Si le lecteur... trouve encore étrange que, laissant nos
Digestes, nous nous soyons mêlés d'écrire de nos mystères...
qu'il sache que notre jurisprudence est une théologie et qu elle
enveloppe aussi bien la connaissance des choses divines que
des affaires humaines. Qu'il sache qu'un jurisconsulte parle
aussi bien du ciel que du monde et des lois de Dieu que de
celles que les princes établissent; qu'en effet nos codes, tant
du Droit romain que français, parlent premier de Dieu que
des hommes et de leur foi que de leurs négoces... Que si c'est
(i) Ce jeune homme fait dans sa préface une remarque qu'il u'avail
certainement pas empruntée à Pascal : « Je n'ai pas été si scrupuleux que de
ne pousser par exemple une antithèse de peur de redire uu mot dont je
me serais peut-être servi dans quelques pages d'auparavant ».
(2) La manchette porte ici ies mots de Seuèque : Otium sine liiteris mors
est. La traduction libre de ce beau texte confirme ce qui vient dètrc dit
sur riiumanisme dévot qui n'admet ni la science pour la science, ni l'art
pour l'art.
HAUTKS KTUnKS 11']
être théologien que de parler de Dieu, ne devons-nous pas
tous l'être, puisque nous ne pouvons pas être ses enfants sans
loconnnîtro, ni le connaître sans parler de lui. Quoi qu'en dise
Charron, nos langues et nos plumes ne sauraient avoir un
emploi ni plus digne, ni plus juste. Dieu... n'a conversé parmi
les hommes que pour leur révéler ses mystères et les obliger
à les publier, aussi bien que ses louanges \
II. Un des épisodes les plus marquants dans l'histoire
ecclésiastique du xyii"^ siècle, une des plus éclatantes vic-
toires de l'humanisme dévot, je veux dire la réforme
française de l'ordre bénédictin, confirme, par de rares
exemples, les observations générales que nous avons faites
sur la renaissance des hautes études religieuses et sur
l'étroite relation qu'on établissait alors entre la science et
la prière. Cette réforme a donné lieu à une foule de livres
et de pamphlets qui sont parfois d'une violence extraordi-
naire. Les réformateurs notamment n'y allaient pas de
main morte.
N'est-il pas vrai, écrit l'un d'eux, qu'à présent les monas-
tères de saint Benoit sont comme l'arche de Noë où toute
sorte d'animaux sont tous les bienvenus ^.
On imagine les fauves développements qu'amorce
une telle phrase. Nos pauvres moines, bousculés dans la
possession de privilèges déjà anciens, n'avaient d'autre
recours que d'anathématiser la modernité de leurs adver-
saires. On leur répondait de bonne encre :
Je me moquerai hardiment, avec saint Bernard, de ceux,
lesquels ne pouvant trouver une couleur assez propre pour
ternir une chose bonne, ont accoutumé de la barbouiller du
(i) L^ Homme-Dieu..., I, pp. 6-8.
(2) L'anatipophile bénédictin aux pieds du Roi... pour la réformation
de l'ordre hénédiciin. .. Paris, 161 5, p. 3i. Co petit livre, fort curieux,
ressemble trop souvent i\V Apologie pour Hérodote. Comme presque tous
les réformateurs, l'auteur de YAnatipophile exagère certainement. C'est
là du moins mon impression. Je reviendrai plus tard là-dessus dans le
chapitre des Abbesses bénédictines.
228 l'humanisme dévot
nom de nouveauté... (tirant) du trésor de leur vieille malice le
brocard de nouveleté... vieux boucs qui ne peuvent plus sup-
porter la force du vin nouveau \
Ce vin nouveau, dont la seule odeur faisait tomber en
pâmoison ces moines dégénérés, c'était le travail intellec-
tuel, c'était l'oraison mentale. Nos réformateurs ne séparent
jamais ces deux articles essentiels de leur programme :
Aurions-nous opinion que notre Pcrc (saint Benoit) ait
voulu que ses enfants séjournassent ordinairement dans une
nuit obscure d'ignorance ? Non, il a voulu et commandé étroi-
tement qu'après avoir acquis le grade d'orateur mental et la
maîtrise de la vie dévote, ils s'adonnassent h recueillir les
roses vermeilles de la doctrine, dans le parterre des sciences".
Ou encore :
C'est un malheur déplorable de voir ceux qui n'ont jamais
touché de l'extrémité des lèvres le sucré hanap de la douce
dévotion ni jamais salué le portail de la retraite des Muses,
contre-carrer impudemment... la réforme louable et néces-
saire ^,
Mais j'ai hâte d'en venir à un moine d'une autre enver-
gure, à Dom Laurent Bénard, le réformateur de Gluny.
Celui-ci est tout à fait grand et son témoignage n'a pas
de prix. De tous les auteurs oubliés que mon étoile m'a
fait rencontrer, après Yves de Paris et Bonal, aucun ne me
paraît mériter plus d'admiration, plus de sympathie que
Bénard. Trop jeune sans doute, trop exubérant et trop
chaud, mais vivant d^me vraie vie, ardente et harmo-
nieuse, allègre et profonde. Il avait certainement quelques-
uns des dons qui font l'écrivain, et, ce qui vaut mieux, une
nature très noble et très généreuse. Docteur de Sor-
bonne, avant d'entrer à Cluny, élève de Gamaclie, condis
(i) VAnatipophilc. pp. 86, 87.
il) Ib., p. 99.
(3) //>., p. 3i5.
HAUTES ETUDES 'iig
ciple de Gospean et d'Asseline, il fut un des collaborateurs
les plus actifs de Dom Didier de la Cour dans cette
magnifique réforme de Saint-Vanne d'où devait naître la
congrégation de Saint-Maur. De son collège de Gluny,
Bénard nous montre Saint-Germain-des-Prés. Il annonce
Mabillon^
Lui non plus, il ne manque pas de vivacité dans ses des-
criptions de la décadence bénédictine.
Ordre monastique... où sont tes grands Basile, tes Atha-
nase... tes quatorze mille écrivains... Le Seigneur a ôté du
milieu de moi tous mes magnifiques. .. Mes frères, n'est-ce
pas cela, la voix de votre mère veuve ? Ha ! pauvre veuve de si
grands et vénérables abbés... Comme est-ce que le Seigneur.,,
a couvert de ténèbres^ a enseveli d'ignorance, la fille de Sion P
Doms Abbés, Pères Prieurs, les ambitions et avarices d'aucuns
de vos devanciers ont fait cette défaite. Quand, pour être
absolus et régner sans contredit comme des Césars, quand
pour remplir leurs coffres comme des Crésus... ils ont avorté
dans le ventre ceux qui les en pouvaient empêcher, ils ont
désarmé de lettres et de vertus la jeunesse d'un cloître, comme
jeunes poulets de leurs petits ergots, et de coqs courageux
en ont fait des peureux et dégénérés chapons... Sur cela,
qu'est-ce que Dieu a fait ? Il a ruiné de fond en comble les
maisons et exterminé du monde la race de ces Abbés parâtres...
Et nous, mes frères, qui craignions qu'une jeunesse ne devînt
plus savante, plus vertueuse que nous, nous avons mieux aimé
nous donner en proie aux... commendataires que de devoir à
l'éloquence, au savoir et à la vertu de nos... frères cadets notre
défense et garantie. Soyez sages à notre exemple, vous autres,
mes chers petits frères... n'enviez à vos confrères la science et
la vertu : ce sontvos garde-corps, les tutélaires domestiques et
gratuits de vos monastères ^.
Comme on le voit, il ne se contente pas de gémir ou de
s'indigner : il veut s'expliquer à lui-même la ruine de ce
grand Ordre, il met à nu la plaie la plus funeste peut-être,
(i) Sur Dom Laurent Bénard, cf. l'excellente brochure de Dom Didier-
Laurent : Dom Didier de la Cour... et la réforme des bénédictins de
Lorraine (Nancy, lùo^), passini et pp. 187 sqq.
{•1) Parénèses chrétiennes (1616), p. 385-388.
a^iO L HUMANISME DEVOT
cette jalouse bassesse des supérieurs et des moines « désar-
mant de lettres et de vertus » la jeunesse monacale, les
premiers persuadés qu'ils régneront plus à leur aise sur le
néant; les seconds donnant leur suffrage à d'indignes abbés
plutôt que d'encourager le mérite de moines pieux et
savants. Les mêmes idées reviennent dans un beau cha-
pitre qui a pour titre : que U Abbé doit être savant. Le pas-
sage que je vais citer est un peu fort, mais soulevé par
une de ces nobles passions qui excusent presque tout. Il
paraphrase l'histoire de Balaam et de son ânesse :
Voilà le juste emblème du supérieur ignorant... C'est un
baudet qui conduit un àne... Que si, par aventure, le pauvre
une est plus ouvert de vue que n'est son ânier, si le moine
est plus entendu, plus savant que son abbé et que, voyant le
danger, il le veuille esquiver, s'excuser de faire, dire ou aller
contre Dieu et son ange... cet ignorant de supérieur, comme
un aveugle Balaam, le battra de censures, à grands coups de
disciplines, à belles injures... Hélas, mes frères, gardez-vous
de tels abbés : pauvres montures, Dieu vous garde de sem-
blables écuyers !
Les autres, les jaloux ont aussi leur tour :
11 me semble que je vois déjà ces vieux ignorants et envieux
tout ensemble, qui, comme une armée de frelons mutinés
bourdonnent dans un cloître contre les études d'une belle
jeunesse. Ces Balaam aveuglés, ces ânes débâtés, brayent,
crient, tempêtent que le service de Dieu en demeurera, que
cette jeunesse se perdra et deviendra orgueilleuse, qu'elle
perdra l'air du cloître et de la régularité, qu'elle ne voudra
plus reprendre le collier, subir le joug régulier du culte divin...
Tout beau, tout beau, un peu de patience, il y a remède à tout \
Ce remède contre les mauvais effets de l'étude, mais il
est dans la science elle-même :
Il eât donc vrai, écrit ce grand moine avec l'enthousiasme
des tout premiers humanistes, il le faut confesser, malgré
Tenvie mesquine et casanière des gros ignorants : rhomme
(i) Les paréncses..., pp. 349-3 5^3.
HAUTES ETUDES .AJi
docte, dit le Sage, est d'un esprit précieux. Les âmes des autres
sont tirées d'une carrière de pierres communes, mais celle
d'un savant homme, comme elle est taillée en diamant, aussi
est-elle coupée d'une roche de pierre précieuse. Et pourrions-
nous dire à bon droit si les âmes étaient petites tranches et
parcelles de Dieu, selon Anaxagoras, si Dieu avait des membres,
comme le voulaient les Anthropomorphites, que l'homme savant
serait tiré de ses yeux et l'ignorant de son talon, tant y a de
différence entre l'un et l'autre... Ne craignez donc plus, mes
frères, que la science et Téloquence qui a sauvé l'Eglise,
ruine la religion, altère la piété. Tout au contraire, c'est la
science et la connaissance qui fait la dévotion, qui engendre
la piété, comme la (oi attire la charité.
Le grave Mabillon aura moins de flamme, il sera moins
pénétrant et moins décisif peut-être, quand il réfutera plus
tard les mêmes sophismes si maladroitement réédités par
Rancé :
Cœur ne veut ce qu'oeil ne voit. Ignoti nulla ciipido... L'igno-
rance du bien rend Tisnorant tout froid ; c'est une sauce d'eau.
Appétit de rien. Ne me parlez pas de cela pour un serviteur
de Dieu...
Nani neque mutatur nigrapice lacteus humor,
Nec quod erat candensy fit terehinthus^ ehiir.
Le lait doux et blanc ne se tourne pas en poix et Viçoire blon-
dissant en un noir térébintJie. Vous avez toujours pied ou aile de
raison avec un homme docte, en dépit qu'il en ait, car la raison
le touche, l'entame et pénètre... Pour s'en secouer et libérer,
il vous accorde quelque chose et se met à moitié raison...
Quelle complexité séduisante ! 11 a du bon sens, toutes
les ardeurs d'une âme neuve, et la finesse d'un obser-
vateur très délié. Par cette pente psychologique de son
esprit, il me fait souvent penser à Newman. Il conclut
splendidement :
Ne craignez, mes Pères, jamais un grand savant homme
n'est bas de cœur ^
(i) Parénèses chrétiennes..., pp. 379-387.
•i3'i l'humanisme dévot
An moine de son rêve, à l'abbé surtout, la science ne
suffit pas. Avec Maldonat, Dom Laurent Benard voulait
(c qu'un chacun fut éloquent en la langue du pays, qu'il
parlât la latine congrûment, qu'il entendît le grec et pût
lire l'hébreu «^ Jolie gradation descendante. Orateur et
poète, unP. Abbé mène, comme il le veut, lecœuret l'esprit
de ses moines : « Il n'a que faire de la crosse au poing ».
Il ne se peut dire combien une langue diserte a d'empire
et de pouvoir sur les esprits ; c'est elle qui baille le goût et
le tranchant de l'appétit à tout ce que nous voulons ; c'est
Téperon qui donne carrière et met en course les esprits plus
rétifs et la bride qui retient et ramène les plus effrénés ; c'est
la grande hache qui retranche les vices et le bouclier qui tient
l'innocence à couvert et la vertu sous sa sauvegarde ; c'est un
lénitif de douleurs aiguës et poignantes ; c'est un feu sous le
ventre qui fait sauter et bondir à la vertu une âme languis-
sante. Aussi, se dit l'Apôtre, yj>ow/" ceZ effet la i^e?'tu de Jésiis-
Clirist^ ce Verbe du Père, cette langue céleste, a paru en terre
pour rompre et dissiper les œuvres du diable ; raison pourquoi
les grecs surnommèrent Périclès, l'Olympien \
Indissoluble alliance des lettres, de la science et de la
piété, pouvais-je rencontrer un représentant plus authen-
tique de l'humanisme dévot?
III. L'histoire de FÉglise, pittoresque, émouvante, édi-
fiante et chargée de dogme devait nécessairement pas-
sionner ces hommes qui menaient ainsi de front le plus
de vies possible, si Ton peut ainsi parler. Certes, ils ne
négligeaient ni la critique qui est un des legs sacrés de
l'humanisme, ni les sciences auxiliaires de l'histoire. On
n'ignore pas que la chronologie et la géographie furent
parmi les derniers jeux de la Renaissance expirante *. Mais
ces disciplines plus rigoureuses n'entraînaient pas encore
(i) Parénèses chrétiennes^ p. 363.
(2) Ih., pp. 364-372.
(3) Ou voit que je fais allusion à Scaliger et à Petau par exemple. Quant
à la géof^raphie qui fut une des idoles du xvii'^ siècle, on a souvent tomar-
qué lesliine qu'eu taisaient les jésuites.
HALTES KTUUKS ^ii
cette curiosilé impersonnelle et froide, ce détachement que
Richard Simon va bientôt pousser assez loin. A l'histoire de
rÉglise, la plupart de nos écrivains demandent avant tout
de belles visions, des thèmes oratoires, des arguments apo-
logétiques, des leçons de théologie et des exemples de sain-
teté '. Je parlais tantôt de ce Baronius qui les a presque
tous marqués de son empreinte. Ils l'ont lu et relu avec
des transports incroyables, si bien que Ton ne saurait exa-
gérer l'importance de cette œuvre monumentale dans le
développement du catholicisme moderne. Pour la pre-
mière fois, les fastes du passé chrétien se présentaient à
leurs yeux comme une fresque immense. l'Eglise ressus-
citait devant eux. Ils la saluaient avec les prophètes :
Quelle Jérusalem nouvelle
Sort du fond du désert brillante de clartés î
Aux prédicateurs, aux controversistes, aux prêtres de
paroisse qui n'auraient pas eu le temps de relire Baronius,
le jésuite Jacques Gaultier présentait le manuel — d'ail-
leurs in-folio et pesant — qui a pour titre Table chronolo-
gique de létat du christianisme depuis la naissance de
Jésus-Christ,
Je n'ai eu, disait-il, en ce petit miroir de l'état de l'Eglise,
et ne veux avoir d'autre but que de faire voir oculairement à
un chacun qu'elle est et qu'elle a toujours été la vraie Epouse
de l'Agneau '.
Ce curieux livre, dédié par l'auteur à Henri IV et qui se
trouva bientôt dans toutes les bibliothèques, mérite une
mention particulière. C'est « un tableau synoptique en
douze colonnes, où sont indiqués, par centuries ou par
siècles, les noms des Souverains Pontifes, des anti-papes,
quand il y en a eu, des Conciles et des Patriarches, des écri-
(i) Newraan aussi d'ailleurs (cf. Historical Skteches et un long chapitre
dans mon Newman, essai de biographie psychologique, pp. ii8-i52).
(a) Cf. Prat. Recherches sur la compagnie de Jésus... du temps du
P. Coton, II, p. 573.
'^34 L IIUMA>1SME DEVOT
vains sacrés, des saints et autres personnages illustres
dans rÉglise, des empereurs, des rois de France, des
souverains des autres principales monarchies, des écri-
vains profanes, des hérétiques, et les événements les plus
remarquables de l'histoire ecclésiastique... Sublime tableau
où l'on voit rÉglise de Dieu dans sa majestueuse unité
s'avancer triomphalement à travers les siècles, au milieu
des sociétés politiques qui s'élèvent, se supplantent et dis-
paraissent, et des trônes qui croulent à ses pieds, comme
pour rendre hommage au privilège de son immutabilité.
Victorieuse des persécutions, de la force brutale, de l'or-
gueil de l'esprit humain, des hérésies qu'elle foudroie, elle
est défendue par ses docteurs et elle resplendit des vertus
célestes de ses saints et de la gloire de ses martyrs » . Le
P. Gaultier montrait aussi, plus en détail, les « variations »
de toutes les hérésies et, comme le dit Henri IV lui-même
dans une belle lettre au jésuite, ce la conformité de notre
créance avec celle de nos pères de siècle en siècle ))\
Sur ces canevas somptueux, toutes les facultés de nos
humanistes dévots se donnaient carrière. Lisez plutôt cette
page frémissante, écrite par Dom Laurent Bénard, sous la
dictée de Baronius :
Passerons-nous sous silence le grand Athanase, la colonne
de l'Orient, l'épouvantail des empereurs hérétiques, la terreur
de Julien l'Apostat, la grande hache de ridolâtrie, le Mar-
cellus et le Fabius de TEglise romaine, son épée de chevet, et
son bouclier impénétrable contre tout l'arianisme. Pendant
que « tout un monde était en pleurs, tout le christianisme
en larmes pour se voir arien en ses chefs et évêques qui y
avaient souscrit, jusqu'à cinq cents prélats au concile d'Ari-
minie » ; pendant qu'un Hosius, le père des évèques, le dic-
tateur des conciles généraux, le grand agent de toute TEglise
de Dieu, «'oubliant soi-même, se rendait à l'empereur Cons-
tance, signait l'arianisme au lieu de VHomousios^ au lieu du
symbole de Nice qu'il avait conçu et dicté à tout le christia-
nisme, comme président qu'il était h ce premier concile ;
(i) Cf. Pu.vT, toc. cit., p. 571-576.
1I\UTKS KTUDKS J. iJ
pendant (jue la pierre fondamentale de tonte l'Eglise de Dieu
chancelait toute tremblante aux furieux assauts des portes
d'enfer ; lorsque le pape Liberius semblait parlementer pour
se rendre h l'arianisme ; presque un seul Athanase était debout,
tenant l'enseigne déployée contre les peuples, les évêques et
empereurs hérétiques, quarante ans durant. C'était être catho-
lique que lui être associé ; c'était être hérétique, de lui faire
contre-pointe ; c'était lui qui donnait aux catholiques le me-
reau de la foi orthodoxe, la signature et la lettre formée de la
vraie chrétienté ; son clergé était aux chrétiens l'église catho-
lique ; son Alexandrie, leur Rome ; sa maison épiscopale, leur
concile œcuménique, stationnaire et arrêté: cet homme, plus-
qu'homme, était moine et quand il se voulait vanter et mettre
sur ses grands chevaux, tout Athanase qu'il était, il se vantait
d'avoir été serviteur au désert du Père des moines, l'ermite
saint Antoine, de lui avoir plusieurs fois donné à lavera
N'est-ce pas déjà presque Bossuet, et, chose plus curieuse,
n'est-ce pas déjà presque LacordairePCe qui me frappe en
effet, dans ces sensations historiques, c'est leur caractère
moderne et, pour tout dire, leur romantisme. Dom Lau-
rent Bénard comprend le moyen âge et il le sent comme il
a compris et senti Téglise primitive. Son évocation de
saint Anselme au concile de Bar est d'une couleur et d'un
sentiment admirables". Bossuet historien-orateur n'a pas
d'égal, mais les frontières de son enthousiasme sont plus
limitées. Aurait-il écrit avec Dom Laurent : « Nous met-
tons encore aujourd'hui le portail de l'église de Reims
entre les raretés plus singulières de France... ce miracle
d'ouvrage ))?^. Des moines d'occident, ce bénédictin du
temps de Louis XIII parle avec la même émotion que Mon-
talembert. Sdi parénèse septième : du nom de moine et de
son excellence, réimprimée en i85o, aurait précipité une
centaine de jeunes gens sur la route de Solesmes. Le
seul nom de Gluny est miel sur ses lèvres.
(i) Parénèses chrétiennes, p. i47-i49-
(2) Ib., pp. 374-376. Le morceau est malheureusernoiit trop long pour
que je le cite.
(3) //>., p. 58a.
'236 L HUMANISME DEVOT
Sont aussi été les moines cénobitiques qui ont toujours
tenu table ouverte à tout un monde, comme les hôtes communs
de tout Tunivers ; témoin en est non seulement Cluny pour
jadis, mais encore pour lejourd'hui, un moine de Cluny,
digne cénobite, digne écolier jadis de notre collège de Cluny...
Dom Pierre Donnauld \
Il parle enfin de « ce grand Abbé de Père éternel » et
(( des anges dans son ciel, dans sa grande Abbaye ))^
Moderne aussi me paraît la curiosité qui porte plusieurs
de nos écrivains à décrire la vie intime de TEglise. L'in-
dividualisme luthérien dont il avait fallu combattre les
séductions; les travaux du Concile de Trente sur la grâce
habituelle; le rationalisme déjà commençant; la fréquen-
tation assidue des Pères et notamment des Pères grecs;
toutes ces causes et d'autres encore avaient dirigé de
plus en plus les théologiens, Ripalda, Lugo, par exemple,
vers la psychologie religieuse — nouveau nom d'une
vieille chose. On pense bien que nos humanistes n'éprou-
vaient que joie à suivre cette heureuse consigne.
Je m'étonne, disait l'un d'eux, que les écrivains ont été si
diligents à rechercher et mettre en vue les monstres de nature
avec tout ce que les causes secondes produisent de plus hideux
sur la surface de la terre, et qu'ils aient été si négligents à
remarquer les prodiges de la grâce et ce que la vertu d'en
haut opère de plus divin dans la sainte Eglise. J'en vois un,
homme docte (Gabriel du Préau, tome II de son histoire sous
Henri III), et savant qui a fait profession d'écrire les histoires
et produire en public l'état et succès de l'Eglise, s'être porté
de curiosité à remarquer le monstrueux Cyclops qui naquit à
Péronne, l'an 1577, et, comme un autre Callimache français,
(i) Parénèses..., pp. 2o5-2o6. La charité de Donnauld qui fut évêquc
de Mirepoix est bien connue (cf. Picot, I, 287, 194). Par ses aumônes,
continue Dom Laurent Bénard, il « sauva la vie, il y a bien quinze ans, à
10.000 pauvres, et l'année dernière passée, 16145 <^n nourrissait par
jour de 7 à 8 mille et avait l'ouïe tant battue du tonnerre de leurs voix,
leur aumônant en personne, qu'il la perdit pendant une semaine qu il ne
leur parla que par signes •'. Il dit ailleurs avec un orgueil ingénu (> Pierre
Abélard, notre moine de Cluny », p. 192.
(2) Parénèses..., p. 745, 52.
HAUTES ÉTUDES i^']
par une trop rare et adeetée diligence, coter la paroisse et
mettre la date du mois et du jour ; en après, en médecin et
chirurgien, déduire toutes les parties du corps et en faire
Tanatomie : de plus, en astrologue, conjecturer ce que pou-
vait augurer de sinistre cette monstrueuse aventure... Or, si
son dessein était en la production de ce monstre de nature
de nous imprimer la crainte des jugements de Dieu, et nous
faire entendre la rigueur de sa justice, pourquoi, par le narré
des merveilles de la grâce, ne nous a-t-il pas donné plu-
tôt moyen d'espérer et de respirer par l'air de sa miséri-
corde*.
Il a raison et plus peut-être qu'il ne le pense lui-môme.
Que veut-il en effet sinon que l'historien de TEglise nous
rende avant tout comme visible la vie religieuse de
rÉglise. Pas de monstres, ou le moins possible. Entendez
cette consigne humoristique et complétez-la. Du point de
vue proprement religieux, beaucoup sinon la plupart des
incidents qui encombrent les histoires ecclésiastiques
présentent à peine plus d'intérêt que la naissance ou
l'anatomie du cyclope de Péronne. L'histoire de TEglise
n'est, à la bien prendre, que Thistoire intime des saints,
en donnant à ce nom de saint le sens que lui don-
naient les apôtres. Or il se trouve qu'à cette histoire des
saints Thumanisme dévot s'est consacré avec un zèle
(i) Le pèlerinage de Notre-Dame de Moyen-Pont... par le R. P. T.
Jean le Boucher, péronnais, religieux minime (162.3) préface. — C'est un
charmant livre. Ne demandez pas ce que vient faire cette sortie dans un
livre sur un pèlerinage. J'ai déjà dit que la division du travail n'était pas
encore inventée. Du reste, quoi de plus simple! L'auteur se demande
comment il se fait que personne n'ait encore décrit les merveilles du
Moyen-Pont. Voici, par exemple, un docteur en théologie, un historien,
un péronnais, qui se mêle d'écrire, et qui va nous parler d'un cyclope.
Pourquoi pas du Moyeu-Pont ? Bon, voilà-t-il pas encore, qu'en la même
ville de Péronne, est né, le 27 janvier 162 1, un autre enfant monstrueux.
Pourvu qu on n'aille pas encore écrire sur lui ! — Cette question des
monstres, pour le dire en passant, occupa longtemps les esprits. On se
demandait s'il fallait les baptiser. On trouve là-dessus de curieux rensei-
gnements dans la vie de Lazare Bocquillot (le fameux liturgiste et l'un
des appelants). Bocquillot avait posé le cas à plusieurs médecins et plu-
sieurs docteurs de Sorbonne, tous concluant, contre le rituel romain, qu'il
faut baptiser. Une des consultations médicales est signée : Dodart.
Cf. Vie et ouvrage de M. Lazare-André Bocquillot — et sur ce livre, les
mélanges hist. et phil. de Michault (IT, p. /|o3).
■2:^8 L HUMANISME DEVOT
extraordinaire comme le chapitre suivant nous le mon-
trera ^
(i) Un de nos auleiips, aujourd'hui lotalomont oubli*';, le l*. Rapine,
rocoliot, a composé une sorte de grande liisloire psychologique de l'Eglise,
un immense discours sur V histoire universelle prise, si j'ose dire, par le
dedans, à la manière de Neander, de Newman et, pour citer un nom plus
récent, du P. Tacchi-Ventuki [Storia délia Compagnia di Gcsu, t. I. La
vita religiosa in lialia durante la prima eta dell ordine (Rome, 1910). Ce
Rapine est un esprit très original, un peu hardi peut-être, un véritable
érudit et un écrivain très éloquent. Son œuvre devait comprendre de
neuf à dix volumes. Je ne connais que les III et lY, car il est parmi les
introuvables. Le premier volume est consacré au Christianisme naissant.
Rapine y expose « la toi, la religion et l'innocence des hommes sous la loi
de nature ». Le second volume : Le Christianisme florissant donne « le
portrait de Jésus-Christ..., celui de la vraie religion... et celui de la sain-
teté ». Les deux volumes que j'ai sous la main ont pour titre général : Le
christianisme fervent dans la primitive Eglise et languissant dans celle
de nos derniers siècles, pour titres particuliers : tome I : La face de
l'Eglise universelle où il est traité de l établissement de l'Eglise dans le
monde, de sa perpétuité dans la communion romaine, de sa oolice sacrée
et de ses principales affaires en tous les temos. Tome II : La face de
VEglise primitive considérée dans ses exercices de piété oh il est traité
des sacrements. La lecture de ce Rapine a quelque chose d'enivrant
comme une visite aux basiliques de Rome.
CHAPITRE III
LA VIE DES SAINTS
I. Nombre et variole des vies de saints publiées de 1600 à 1670. — Deux
groupes très distincts, les vies des saints d'autrefois, celles des con-
temporains. — La légende et l'esprit critique. — Sainte Brigitte
d'Irlande. — Sainte Fare et son biographe. — Sur un épi de blé. —
Imagination et fantaisie. — Cortade et les martyrs d'Agen. — Les
saints au village. — Professions et métiers. — Influence de ces livres,
— La communion des saints.
II. Biographie des saints du xvii° siècle. — Un genre nouveau. — Résis-
tance des anciens Ordres. — Probité et mérites littéraires des bio-
graphes. — Le goût du détail concret et du document. — Curiosité
psychologique. — Vues synthétiques. — Le P. Amelote. — L'exil des
mystiques et la (în do la grande école hagiographique. — Le P. Bou-
hours.
Saint Aderold, saint Amable, saint Arnould, saint
Babolin, saint Benezet, saint Eloi, saint Hubert, saint
Guillaume, saint Marcoul, saint Médard, saint Nicaise, le
])ienheureux Pierre de Luxembourg... sainte Anne,
sainte Berthe, sainte Isabelle, sainte Reine... ; les saints et
les saintes des premiers siècles ; de Tépoque mérovin-
gienne ; du Moyen âge ; de la Renaissance ; les patrons
de vingt provinces, de cent églises, je n'en finirais jamais
si je voulais simplement énumérer les vies qui ont été
publiées chez nous de 1600 à 1660 et qui se trouvent à la
Bibliothèque nationale. Ajoutez à cela que nombre de
saints ont eu plusieurs biographes, saint Yves, par
exemple, au moins trois (i6i8, 1623, 1640); saint Spire,
trois encore (i6i4, '627, i658). Ajoutez que la Biblio-
thèque nationale ne possède, selon toute vraisemblance,
que le tiers des ouvrages de ce genre. Ajoutez que je ne
'24o l'humanisme dévot
parle que des saints d'autrefois ^ La litanie des pieux per-
sonnages du xvii" siècle commençant qui ont été racontés
au lendemain de leur mort, ferait un autre poème. Nous
viendrons bientôt à ces derniers. Ce sont là en effet deux
littératures toutes différentes : la première plus ou moins
légendaire et toujours d'une naïveté médiévale ; la
seconde, strictement historique et psychologique. Saints
d'autrefois et saints de la veille, le rapprochement entre
ces deux séries est déjà plein de leçons. Elles s'adres-
saient aux mêmes lecteurs qui passaient avec une même
édification de la vie de sainte Aurc à celle de M"""" Acarie,
de saint Benezet au Père de Gondren. Nulle sainteté
n'était étrangère à nos humanistes. Toutes les époques de
l'Eglise les intéressaient et nourrissaient leur curiosité
fervente. Catholiques, au plein sens du mot, et comme
nous ne le sommes plus, nous qui choisissons, nous qui,
fidèles aux dévotions du moment, acceptons sans peine
d'ignorer les autres '^
(i) Quant au nombre do ces livres et à la pauvreté relative de la Biblio-
thèque nationale, ce que j'en dis n'est manifestement que conjectural. Je
pars de ce fait que j'ai trouvé dans d'autres dépôts, et notamment chez
les bollandistes et à la bibliothèque Méjanes, plusieurs vies de saints qui
ne se trouvent pas à la Nationale. Je crois aussi que beaucoup de ces
livres, dont plusieurs ont été imprimés en province et pour la province,
sont aujourd'hui perdus. Ne nous lassons pas de répéter que les biblio-
thèques de couvents ont été pillées deux ou trois fois depuis 1789. Quelle
collection incomparable ne trouverait-on pas aujourd'hui chez les bollan-
distes, si ceux-ci, la tourmente passée, n'avaient pas dû recommencer
leur bibliothèque \
(■2) Dans la littérature hagiographique, cette décadence progressive de
l'ancienne curiosité universelle, est une sorte de loi extrêmement curieuse.
Soit, par exemple, le xix° siècle. Le romantisme catholique (en France,
avec Monlalembert et Ozanam ; on Allomagno, avec Gœrres ; en Angle-
terre, avec les ivdctariens qui se partagèrent les saints du moyen Age)
mit à la mode 1 hagiographie ogivale. Fuis, sous le second Empire,
malgré quelques essais de retour aux saints des premiers siècles, la fer-
veur se concentre autour des saints modernes, ceux notamment du
xvn^ siècle français (Ecole Dupanloup et école ultramontaine, Vcuillot,
Maynard, Lotli, Aubineau). Naturellement beaucoup d'exceptions. De nos
jours, on délaisse le passé et on s'attache volontiers aux saints du pré-
sent (Les biographies de M. Baunard). Quelques auréoles anciennes,
sainte Thérèse, saint François de Sales, sainte Chantai, scintillent encore,
mais en petit nombre. Je ne parle pas des lettrés et des artistes, du néo-
romantisme de Huysmans et de la rénovation des études franciscaines, je
dis seulement que les goûts du grand public dévot se sont de plus en plus
LA VJE DES SAINTS Jt^l
Quand je fais allusion au caractère légendaire de la
plupart de ces vies, je n'entends pas dire que tous nos
biographes admettent comme parole d'évangile les faits
merveilleux qu'ils rapportent. L'esprit critique était déjà
né. Le fondateur des bollandistes n'a que quelques
années de moins que François de Sales. Tel de nos
auteurs dit expressément qu'il ne croit pas à l'existence
de saint George, mais qu'il garde cette histoire pour sa
valeur symbolique. Tel autre, après de longues pages
sur les origines d'une vierge miraculeuse, ajoute pru-
demment :
en quelque sorte et manière que cette image soit arrivée là,
que nous ignorons toutefois, nous savons bien qu'elle y est
arrivée au bonheur des circonvoisins ^
Les bourreaux ayant dépouillé sainte Foi de ses vête-
ments, la chair délicate de la sainte, écrit Germain Gor-
tade,
trouva dans une chemise de fin lin et très blanc, envoyée sou-
dainement du ciel, comme dit l'histoire, ou bien en chose
qui par miracle paraissait telle, un asile bien prompt et bien
assuré ^.
Quoi qu'il en soit, ces belles histoires les émeuvent et ils
les racontent avec une grâce charmante. C'est ainsi que
l'on peut respirer la poésie de l'Irlande dans « la vie
admirable de sainte Brigide » \
rétrécis. L'histoire chrétienne les touche peu. Il y aurait là-dessus de
minutieuses enquêtes à conduire. J'ajoute que certains indices paraissent
annoncer une réaction.
(i) Le pèlerinage de Notre-Dame du Moyen-Pont, p, 28. Les ouvrages
de ce genre sont très précieux. On y trouve une foule de détails de
mœurs. « Qui niera, écrit par exemple l'historien du Moyen-Pont, qu'il
n'y ait de l'irrévérence en ce saint pèlerinage, à badiner, rire, folâtrer :
qu'il n'y ait du sacrilège à se montrer nu en chemise et virer à l'enlour de
la chapelle. Cotte sorte de cérémonie ne doit être observée, mais comme
uu abus es choses saintes, abrogée et retranchée », p. 78.
(a) Les sept saints tutélaire s de l'Age nais, p. 3i.
(3) Par Noël de Mérode (iôjjl).
I. 16
ii\i l'humanisme dévot
Il n'y a rien de plus faible que l'ombre ou le rayon de
soleil et cependant c'est de cela que notre sainte se sert, sans
y penser, comme d'un appui. Ce fut que, retournant de garder
les moutons en la campagne (surprise par un orage), elle dut
retourner en sa maison, ses habits tout trempés. Arrivée qu'elle
y fut, se dévêtit et jeta ses menus habits en l'air, sans avoir
bonnement égard à la place où elle les jetait, d'autant que le
soleil, sortant des nuages, lui éblouissait les yeux; et dans un
de ses rayons, qui par une crevasse avait percé la muraille,
elle s'imaginait de voir une cordelette.
Il y avait en la même heure, un saint personnage fraîche-
ment arrivé avec bonne suite, qui, annonçant la parole de Dieu,
tint tellement l'esprit de la sainte et de ses auditeurs arrêtés
en la douceur de la doctrine céleste, qu'on fut étonné de se
voir comme insensiblement arrivé à la minuit. Ce fut lors que
certain de la troupe — qui avait longtemps considéré la mer-
veille de ce rayon avec les habits de la sainte y pendus sans
être soutenus d'autre appui que du seul rayon de soleil, lequel
par un secret de la Providence, y avait persévéré depuis le
retour de la sainte — lui dit : reprenez, o bonne vierge vos
habits, et déchargez ce rayon qui les a soutenus depuis le jour
d'hier^.
Celui-ci ne fait que paraphraser de tout son cœur un
vieux texte. D'autres donnent carrière à leur imagination.
Le dominicain Labarde publie en 1618 le théâtre sanglant
de sainte Catherine martyre sur lequel sa vie et sa mort
sont représentées par quatorze divers actes. Un vrai mys-
tère et auquel on assiste sans ennui. Drame aussi, la vie
de sainte Fare, abbesse de Faremoustier, par le minime
Robert Regnault"; mais que n'est-elle pas encore? Effu-
sions lyriques, savantes dissertations, parenthèses à la
Sterne, l'auteur s'abandonne à sa fantaisie comme une
feuille au vent, ou plutôt comme une alouette. Bavard,
pédant, absurde, mais si joyeux, si tendrement épris de la
sainte qu'on n'a pas la force de fermer le livre. « Madame,
(1) Histoire de Sainte Brigide, p. i45.
(2) La vie et miracles de sainte Fare, Paris, 16.26. L'aulcur appartenait
au fameux couvent de la Place Royale, le couvent de Merscnne. Hélas, il
n'en reste plus que le cloître qu'on dit menacé.
LA VIE DES SAINTS '^43
durant le consulat de Marcus Licinius... », il commence
ainsi, dédiant son œuvre à Tabbesse des « saintes ves-
tales » de Faremoustiers. Chapitre premier : De l'origine
et étal des Français et de Leurs religions. Déjà il a pris
son vol :
Toutes les Gaules, comme une grande cité, ont pour fossés
les mers Océaiie et Méditerranée, avec les fleuves du Rhône
et du Rhin ; pour murailles, les montagnes des Alpes et des
Pyrénées, dans lesquelles les monts Cenis et de Saint-Godart
sont comme des éperons qui flanquent ses courtines entre le
Levant et le Midi, et les monts du Languedoc, des bastions qui
la défendent vers le Ponant et les Espagnes.
Nous voilà pris par cet exorde magnifique. Ce qui vient
après, s'il n'est pas toujours de la même qualité, retient
pourtant un esprit curieux, soit, par exemple, de doctes
recherches sur les noms dans l'antiquité. Mais venons
enfin à sainte Fare. En somme, on ne sait pas grand'chose
sur elle. Qu'importe, une ligne, mais exquise de sa chro-
nique, va nourrir plusieurs longs chapitres.
Un jour le saint Abbé (Colomban) allant visiter sa sainte et
petite amie, il remarqua qu'elle tenait en ses mains des épis
de blé tout miirs et en une saison hors de saison. La rare nou-
veauté de ce fruit fit rentrer Colomban en lui-même et lui fit
croire que cette maturité préavancée en temps d'hiver était
plutôt un secret extraordinaire du ciel, prophétique des grâces
de la petite Fare.
\ite, ce secret! Non, pas encore. Profitons de l'occa-
sion pour méditer d'abord sur la lenteur normale de la
végétation, puis sur le mythe de Cérès, puis sur le sym-
bolisme du blé. Comme le montrent plusieurs médailles
romaines et deux vers de TibuUe — spicamque teneto, le
blé symbolise la paix ; comme « nous l'avons remarqué
dans les médailles antiques de Carthage », il symbolise
aussi la fertilité et combien d'autres choses M « Ce fut la
(i) « Et dit à ce propos Guillaume du Choul, docte en Fanliquité. avoir
144 L HUMANISME DEVOT
belle considération en laquelle entra » saint Colomban.
Mais ceci est encore trop vague. Deux, trois nouveaux
chapitres « expliqueront » cet épi.
Tirant... h part et à partie la petite comtesse, il lui dit :
(( Petite Fare, le ciel détermine de faire de vous quelque mer-
veille plus illustre... que n'a été le Phare d'Egypte... Cette
petite main tient autre chose et plus qu'elle ne pense... Cet
épi de blé est un des crayons figuratifs de Thumanité (du
Christ)... Votre fidèle pudicité aura un pareil avantage sur les
affections saintes de Jésus, prince natif de Bethléem, que la
pudique fidélité de Ruth a eu sur les légitimes amours de Booz,
prince domicilié en Bethléem...
Ce roi qui tous les rois en mérite surpasse
Est pris de tes beautés et désire ta grâce.
0 petite comtesse... que Jésus soit tout votre et vous, toute
à Jésus.
Lui qui sitôt qu'il sort de ses palais d'ivoire,
Toute chose s'égaie à l'aspect de sa gloire.
Et les filles des rois en atours précieux
Font l'honneur de sa cour et contentent ses yeux...
La petite comtesse — je franchis des pages et des pages —
s'était laissé si insensiblement transporter aux discours de
saint Colomban qu'elle en était toute ravie... Le saint Abbé...
tirant un grain... de ce mystérieux épi et lui mettant dessus
la main : voilà, dit-il, ce que Dieu désire de vous, c'est-à-dire
la partie de votre corps semblable à ce beau fruit, c'est votre
chaste cœur...
et nous revoilà dans l'absurde :
Le cœur, comme ce grain, est d'une figure pyramidale, c'est-
à-dire ronde mais longue, tirant sur la forme d'une perle en
poire ou d'une pomme de pin.
vu la Providence représentée sous la figure d'une fourmi tenant en sou
bec trois épis de blé, et ce, dans la gravure d'un riche jaspe qu il gardait
chèrement... » Qu'on me pardonne, mais, séduit par ce livre que je n'avais
que pour peu de temps à ma disposition, j'ai oublié de noter h^s pages.
Les chapitres sur l'épi dv hic sonl los cliapilros .ki-.w.
LA VTK |)T:S saints 14/|5
Suivent trente anatomies, cinquante symboles, floraison
folle autour d'une fresque de l'Angelico. Je ne dis pas,
mais l'impression d'ensemble est délicieuse. « Toute
chose s'égaie » auprès de cette main d'enfant qui tient
un épi.
L'imagination règne encore, mais beaucoup moins poé-
tique ou fantaisiste, plus réglée et déjà toute oratoire
dans l'histoire des martyrs d'Agen par le Père Germain
Gortade (16G4). Ce livre, comme beaucoup d'autres
ouvrages du même genre, appartient à la fois par ses
qualités et par ses défauts au siècle de Louis XIV et à
celui de Louis XIII, ce dernier siècle ne s'étant pas laissé
vaincre sans résistance par son rigide successeur. Gor-
tade manque de goût, comme on dit — c'est juste et
d'ailleurs si vite dit — mais il a de beaux dons, la couleur,
la flamme. Avec cela, très habile homme. Un de ses
héros, saint Vincent, semble avoir éprouvé devant le mar-
tyre une angoisse de quelques jours. Sagesse ou fai-
blesse, il est resté caché dans une grotte des environs
d'Agen. Le voici courant s'offrir au bourreau, La com-
paraison empruntée par Gortade à Sénèque le tragique
est assez hardie. Pour en sentir la force expressive et
la finesse, il faut se rappeler la première hésitation du
héros.
Je me représente un chien de chasse qui court après le san-
glier. Il a été longtemps retenu, de peur qu'il ne perdît les
voies ou qu'il ne prît le change. Il semblait souffrir assez
patiemment son attache. Il allait d'un pas lent et tardif, por-
tant son museau en terre et le relevant pour prendre Tair de
la proie... Mais, dès que, les naseaux ouverts, son odorat a
été touché de plus près, qu'il a senti la bête ou qu'elle a paru,
cerçice tota pugnat^ il ne connaît plus de silence, il échappe
avec effort à la laisse, gemitu vocal dominum morantem seqiie
retinenti eripit... Telle fut la démarche précipitée et le beau
feu de notre prélat, du rocher vers le temple \
(i) f.efi f^ept saints de V Agennis, pp. 68, 69.
2/i6 l'humanisme péyot
A côté des monographies, il faudrait citer les recueils
dont quelques-uns, tel celui des saints de V Auvergne par
Brousse ont parfois beaucoup de saveur, et, à côté des
recueils, les feuilles volantes qu'on distribuait aux fidèles.
Qui croirait que la critique littéraire et l'histoire aient à
glaner dans ces humbles papiers! Mais quoi, rien n'est
méprisable de ce qui a été mêlé à la vie d'autrefois.
D'une de ces chétives séries volantes ressuscite à nos
yeux un village français tel qu'il était vers 1660. C'est le
Nouveau recueil de vies des saints propres pour servir
d'exemple à toutes sortes de personnes de quelque vacation
qu elles soient dans la campagne^ ou Von ne fait point
mention de leurs miracles^ mais seulement des actions
qu'un chacun peut imiter et de celles quHl doit éviter en sa
vacation. ^ Soit une série de courtes méditations sur les
patrons, et surtout sur les vertus et les tentations parti-
culières de chaque métier. Le dramatis personœ est un
charme. Il y a là saint Apronien, sergent; saint Marcien,
notaire et martyr; saint Phocas, jardinier; saint Armo-
gaste, porcher ; saint Picménie, maître d'école ; saint
Homebon, marchand; saint Gentien, hôtelier; et que
sais-je encore, en un mot, tout le village. Chacun d'eux
dit son petit rolet, prêche à ses compagnons de métier
des résolutions minutieusement pratiques et qui ne se
perdent point dans le vague. Saint Onuphre, tisserand,
s'estime heureux « dans la campagne » où il n'est employé
« qu'à faire de grosses toiles. » Tisser des voiles de gaze,
c'est collaborer au péché d'autrui.
Je comparerai aux araignées ceux qui fout les toiles déliées
(i) Par un docteur en théologie de la Faculté de Paris..., Paris. 16G8.
Le livre devait se vendre en feuilles. Dans l'exemplaire de la Méjanes que
j'ai consulté, ces feuilles sont réunies et par l'éditeur. Le docteur ne
laisse percer qu'une fois le bout de l'oreille. C est dans la vie de sainte
Juste et sainte ilufîne, potières. Voici une des résolutions '. « Je m'humi-
lierai dans les mystères de notre foi et en particulier dans la prédesti-
nation, où Dieu s'est servi de la comparaison de mon ministère ». Mani-
festement ceci dépasse un peu le niveau du village. Tout le reste est
merveilleusement adapté au besoin du lecteur.
LA VIE DES SAIÎS'TS >'i7
comme elles. Comme les mouches s'y prennent, aussi ils
attrapent les hommes par la vue des nudités.
Saint Marcien, notaire « faisait donner le denier à Dieu
au profit des pauvres de la paroisse ». Résolutions du
notaire :
Je moltrai une croix au haut du papicM* (des actes) que je
passerai.
Résolution du vigneron :
Je tâcherai d'être toujours le premier dans ma paroisse à
offrir h Dieu du vin pour la messe. Quand je n'en présenterai
que plein une burette, ce sera toujours devant que j'en goûte
moi-même de celui de l'année, puisque c'est Dieu qui me l'a
donné.
Ces simples mots ne vous font-ils pas penser aux
Mémoires de Mistral? Le porcher ne doit pas se découra-
ger de la bassesse de sa vocation, puisqu'il y peut vivre
en chrétien. La vue des maudits vers qui rongent son bois
rappellera au menuisier que la mort nous guette. Aussi ne
fera-t-il point « d'ouvrage avec nudité qui puisse scanda-
liser le prochain ». Saint Baldomer, maréchal et serrurier,
s'il lui fallait ferrer un cheval, sa pensée était qu'il n'était pas
besoin de harnois pour aller au ciel... S'il lui fallait faire une
clef, il se ramentevait les clefs de l'Eglise.
Résolution du serrurier :
Je me donnerai bien de g-arde de faire de fausses clefs... ou
rien ouvrir qu'à celui qu'il appartiendra et en présence de
témoins.
Saint Homebon marchand « commençait toujours son
trafic par le denier à Dieu » ; les saints Gome et Damien,
médecins, apothicaires et chirurgiens « étaient extrême-
ment chastes ce qui n'arrive pas toujours aux personnes
de leur vacation » ; saint Apronien, sergent
ne fut jamais de deux parties, c'est-à-dire qu'il se contentait
> V^ I. ' n U M A N I s M E DÉVOT
d'un salaire modique de la partie qu'il servait en justice, sans
s'accommoder avec la partie adverse, ni tirer quelque chose
d'elle pour délai de poursuite. 2. S'il lui fallait faire une sai-
sie ce n'était jamais les outils ou autre chose nécessaire ii l'en-
tretien on acquit de la vacation de celui sur lequel il la fai-
sait.
Que de maux n'auront pas empêchés ces simples lignes !
Résolutions du sergent :
i^Mon Dieu, mon dessein est... de n'avoir nulle... collusion
avec la partie adverse de la mienne.
2° Je me propose... de ne jamais saisir chevaux ou ce qui ser-
vira au gain de la vie des débiteurs...
Saint Apronien, priez pour moi et pour tous les sergents!
Ces résolutions vont parfois jusqu'à l'héroïsme, et plus
d'un tailleur aura eu quelque peine à se moquer « des
modes et de leurs changements » devant les coquettes
de son village. Il l'a promis pourtant :
Je dégoûterai de la vanité et luxe des habits ceux qui m'em-
ploieront h les vêtir.
Ainsi des « résolutions d'une fille » : « Je demanderai à
Dieu d'être plutôt bonne que belle, à l'exemple de sainte
Agnès » ; ainsi du maître d'école :
Je n'épargnerai point le châtiment aux enfants du gros du
lieu, s'ils l'ont mérité.
En revanche, quel honnête hôtelier se refuserait à
mettre dans « toutes ses chambres, des images pour don-
ner de la dévotion et de la retenue » ; quelle nourrice, à
imiter la sagesse de sainte Concorde ?
Je réprimerai mes passions plus que jamais, pendant que je
nourrirai un enfant de peur de lui imprimer aucun dérègle-
ment par le trouble de mon lait.
Ces feuilles volantes, ce jeu de cartes, en faut-il davan-
tage pour civiliser, humaniser et sanctifier Pierrot, Char-
L.V VIE DES SAINTS '2 ',9
lotte, tout le village ? Sous le patronage de ces bons saints,
abstraits pour nous — le couvreur, le maçon en soi —
mais réels pour ces âmes simples, de telles leçons de
morale appliquée et d'élévations symboliques, remuaient
doucement une foule de consciences. Je sais bien qu'il est
vain de juger d'une société uniquement sur les livres
pieux dont elle se nourrit, mais il n'est pas moins vain de
la juger sur les comédies ou les romans qui prétendent
la décrire. Rien ne se perd. Gutta cavans lapidem... Grâce
au nombre et à la variété des vies de saints qui furent
publiées à cette époque, et les gens cultivés et, nous
venons de l'indiquer, les simples eux-mêmes, vivaient
familièrement parmi les images des héros chrétiens. A
genoux pour réciter la prière « des filles » — « mon Dieu,
donnez-moi d'être plutôt bonne que belle, à l'exemple do
sainte Agnès » — Charlotte ou ne sait peut-être pas ou ne
veut pas toujours ce qu'elle dit : ou bien encore elle pense
à Pierrot, mais parfois il lui arrive aussi d'y aller de bon
cœur pour une seconde ; elle voit de ses yeux la vierge
au doux nom, qui porte une palme et qui paît ses agneaux
dans une prairie céleste. D'une façon obscure la sim-
plette qui n'a pas visité plus de pays que le Tityre de
l'Eglogue, sent qu'elle a pour sœur cette belle princesse
vêtue de blanc, martyrisée, il y a si longtemps, cent ans
peut-être, dans la ville du Pape. Mère et grand-mère, elle
apprendra la même prière à d'autres Charlottes, maintenant
ainsi la tradition catholique de la communion des saints
et reliant son humble village à l'Église universelle.
II. Nous l'avons déjà remarqué, rien ne ressemble
moins à cette littérature hagiographique si jeune, si libre,
si touffue et souvent si fantaisiste, que les livres, presque
aussi nombreux, où des écrivains de la même époque ont
fixé la physionomie de saints personnages qui venaient à
peine de disparaître. Ces livres gardent encore, et par
bonheur, la grâce archaïque, les aimables défauts du
style Louis Xlll — ils les garderont jusqu'aux environs
25() L HUMA^'ISME DEVOT
de 1680 : mais à ce charme qui ne leur est point particu-
lier et à rirrésistible séduction du « j'étais là ; telle chose
m'advint », ils ajoutent un sérieux, une ferveur, un su-
blime parfois qui ne seront peut-être jamais dépassés.
Verrons-nous deux fois cette rencontre entre la simpli-
cité de Joinville et la magnificence de Bossuet? Printemps
encore, car c'était vraiment un genre presque nouveau et
qui était appelé dans la littérature profane à de liautes
destinées. Plus discrets que nous et sur ce point plus
délicats, nos anciens trouvaient hardi, téméraire de divul-
guer le secret de Dieu, de raconter les saints de la veille.
Ecrivant en 1646 la vie d'Eustache de Saint-Paul, l'auteur,
feuillant lui-même, remarque que c'est la première vie de
feuillant que l'on ait publiée, et que celle même du fonda-
teur de l'Ordre, Jean de la Barrière, est encore à faire. Il
s'excuse presque de son entreprise. Dieu, dit-il,
n'étale pas ses trésors comme un Ezéchias sans retenue : il est
trop riche et le monde n'aurait pas assez d'yeux ni d'esprit
pour tout voir. Il cache une infinité de Jumières... et il fait
gloire même de tenir en réserve, hors la connaissance des
hommes, des milliers de (idèles adorateurs. Voilà pourquoi il
ne faut pas condamner indifféremment tous ceux qui ne pro-
duisent point aux yeux de tout le monde les hommes illustres
de leur connaissance... Ctist chose bien remarquable que la
plupart des ordres monastiques a eu cet usage de retenir sans
scrupule et cacher même avec soin un très grand nombre de
belles lumières... On s'étonnera si je dis que les R. P. Char-
treux ont autrefois défendu de procurer la canonisation de
leurs saints et que nos anciens Pères de Citcaux ont même
ordonné par leurs décrets qu'on n'écrirait point la vie d'aucun
des leurs ^
Gela est en effet très remarquable. Les Ordres nouveaux,
les capucins et surtout les jésuites, suivirent, dès leurs
débuts, une inspiration toute contraire. Ils avaient raison
les uns et les autres et du reste tous les Ordres ont fini
(i) La vie du Pi. P. Dont Eustache do Saint-Paul..., préface.
LA VIE DES SAI^•TS 2.5 1
par abandonner la méthode silencieuse. Ce ne fat pas
sans une résistance opiniâtre. Longtemps encore, les do-
minicains et les bénédictins observèrent jalousement
l'ancienne réserve. Le fameux Dom Martène ayant écrit
en 1697 la vie de Dom Claude Martin qui était mort Tannée
précédente, ce livre, un chef-d'œuvre, ne put obtenir
l'approbation des moines de Saint-Maur ; il parut en
contrebande et on parvint presque à le supprimer.
Les héros de ces biographies, je veux dire, les spiri-
tuels et les mystiques de la première moitié du grand siècle,
étant les héros mêmes du présent ouvrage — nous aurons
trop souvent l'occasion de citer et d'admirer leurs bio-
graphes pour qu'il soit besoin de consacrer à ces derniers
une longue étude. Quelques mots nous suffiront. On peut
d'abord établir comme une sorte de loi, à savoir que parmi
tant de vies, il en est relativement peu d'insipides. La
plupart de nos historiens connaissent les exigences
morales et littéraires de leur vocation : ils sont en mesure
d'y satisfaire.
Je sais, écrit Tun d'eux, que la vérité est l'âme de l'histoire ;
c'est à celle-là que je me suis attaché. La clarté et la brièveté
lui donnent de la grâce ; j'ai tâché de les y apporter par Tordre
que j'ai donné aux matières. Les amplifications et les digres-
sions sont à charge à une histoire ; j'espère que le lecteur ne
s'en plaindra pas... *
Peu solennels, sagement curieux, ils savent le prix du
détail concret, d'une date même '" ; ils s'effacent volon-
tiers devant leurs documents, font une grande place aux
lettres, aux notes intimes. Quoi de plus simple, dira-t-on?
Sans doute, mais il n'en est pas moins vrai que pendant
deux siècles, sinon davantage, leurs successeurs pren-
(1) La vie du R. P. Dom Eustache de Saint-Paul... (1646), préface.
(2) De ce point de vue, je signale comme tout à fait intéressante la vie
de Claude Granier — le prédécesseur de François de Sales à Genève —
par le jésuite Constantin, Lyon, 1660, L'auteur a voulu se rendre compte
de tout.
■n'i L HUMANISME DKVOT
dront un autre chemin. Quand ils en ont eu Toccasion,
ils ont contemplé leur modèle et de tous leurs yeux :
Demeurant en un même couvent avec le P. Paul — nous
dit le biographe du minime Paul Tronchet — je prenais soin
de me loger au chœur à son opposite, afm que pendant roffice
divin j'eusse le moyen de porter mes yeux sur lui, ce que je
faisais assez souvent. Et si la face est l'image de ITime, il me
semblait voir Tétat de la sienne à travers son visage pâlissant
d'austérités et sa bouche flétrie de sécheresse, h travers ses
yeux en couleur de mort \
Il écrit en i656; il n'a pas lu Michelet; il fait ce qu'il
peut.
La plainte de Chrysostome, dit-il encore, était bien raison-
nable de ce que nous savons si peu de choses des vertus pra-
tiquées par les premiers fondateurs de TEglise. Nous pouvons
former la même plainte au regard de tous les serviteurs de
Dieu qui aspirent h la sainteté et de ceux-là mêmes qui ont vécu
parmi nous dont à peine savons-nous les moindres de leurs
actions vertueuses.
Par cette avidité, par cette souffrance devant l'inconnais-
sable intérieur, n'est-il pas encore des nôtres ?
Voilà pourquoi, ajoute-t-il, nous rendons respect aux cel-
lules qu'ils ont habitées et à tous les petits meubles qui leur
ont servi comme à des fidèles témoins des actions d'une per-
fection héroïque, lesquelles ne sont pas venues à notre connais-
sance. Tout ce que nous disons des austérités, des oraisons,
des rigueurs pratiquées par les serviteurs de Dieu n'est que
la montre de la pièce. Et nous pourrions h ce sujet nous ser-
vir du trait de ce peintre, lequel ne pouvant représenter les
onze mille vierges dans un seul tableau, comme on le lui avait
ordonné, il se contenta d'en peindre une à la porte d'un châ-
teau, laquelle, marquant le logis, disait par un rouleau que
l'adresse du pinceau faisait sortir de sa bouche : alive si/nt
intus ".
(i) La\'ic du v. s. de Dieu, le Père Paul Tmncliel... par le P. F. An-
toine Morel, pp. 79-80.
{1) Th., pp. i49-i5o.
LA VIK DES S.VINTS ^^■J.
Cet esprit d'analyse n'étoulFe, ne gène pas chez eux l'es-
prit de synthèse. Les idées générales, les grandes vues
Ihéologiques ne les occupent pas moins que Tanecdote et
les notations concrètes. Le plus curieux, le plus pitto-
resque et le plus vivant de tous ces livres — la vie du
P. de Gondren par le P. Amelot — en est aussi le plus
doctrinal. Modèle de biographie intime, tableau de la vie
religieuse au temps de Louis XIII , cette œuvre incompa-
rable résume splendidement toute la spiritualité de l'Ora-
toire. Je ne sais pas de plus bel éloge. Sans avoir le
même éclat, beaucoup de nos autres biographies restent
aujourd'hui encore le modèle du genre, soit par exemple
la vie de M""" Acarie par André Duval, celle de Vincent
de Paul par Abelly, les Mémoires de la Mère de Chaugy,
les Eloges de la Mère de Blémur.
Après cela, qu'on ne demande pas comment il se fait
que de tant de nobles livres, la plupart aient été si vite
vaincus. Il est trop facile de répondre qu'ils ont subi la
même destinée que leurs sublimes héros. La fin de cette
grande école hagiographique suit naturellement la dé-
route des mystiques que nous aurons à raconter plus tard
et que nous tâcherons de nous expliquer. Après Fran-
çois de Sales, Nicole; après le P. Amelote, le P. Bouhours.
Ce dernier a écrit la vie de saint Ignace, la vie de saint
François Xavier comme il aurait fait celle de l'Empereur
de la Chine. Cœur de grammairien, cerveau d'amplifica-
teur. Il écrit certes bien, le malheureux, si bien qu'il
finit par écrire mal. Il a publié en 1691 la vie de la Mère
de Bellefonds. Eh bien, cette grande abbesse, dont il avait
pourtant reçu les confidences et qu'il vénérait sans doute,
non seulement il ne nous la montre pas — les hommes
comme lui ne montrent jamais rien — mais encore il
nous la cache. Elle devient un je ne sais quoi de morne,
de glacial, d'abstrait. Si elle exista jamais, on se demande
ce qu'elle est allée faire dans cette abbaye : on plaint les
moniales qui ont dû s'ennuyer mortellement sous la crosse
'2^4 L HUMANISME DEVOT
de ce mannequin, les novices, les pensionnaires : on
plaint ses amis, Brébeuf et Pierre Corneille. Dans cette
nuit, dans ce désert, dans ce cloître fantôme, un seul
être respire à Taise et s'épanouit. C'est Bouhours. Il pèse
ses phrases, il choisit ses mots. Et puis, il a tant de goût ^ !
(i) Voici quelques dates : 1619. Vie de César de Bus par Marcel;
162 1, Vie de Benoît de Canfeld par Faustin de Diest, traduite par
J. Brousse; 1628, Vie de Marguerite d'Arhouze par Ferraige ; i634, Vie
de François de Sales par Charles Auguste; i643, Vie de Condren par
Amelote ; 1646, Vie d'Asseline par un feuillaut ; i65o, Vie de Marie de
Valence par Louis de la Rivière ; i656, Vie du P. Fourier par Bedel et de
Tronchet par Morel ; 1664, Vie de Vincent de Paul par Abelly ; 1679,
Eloges de la mère de Bléinur... 1691, Vie de la mère de Belle fonds par
Bouhours. — Sauf le dernier, tous les ouvrages cités ont une véritable
valeur ; j'aurais pu en citer beaucoup d'autres. Il va du reste sans dire
que le triomphe de l'école Bouhours n'empêcha pas la publication de
quelques autres volumes qui suivent encore pleinement l'inspiration anté-
rieure. Ainsi la Vie de Dom Martin par Martène (1697). Il est clair aussi
que les deux renaissances (mystique, hagiographique) ne peuvent coïn-
cider à dix années près. Le héros précède le poète épique et il faut une
atmosphère déjà mystique pour que devienne possible une floraison de
biographies mystiques.
GMxVPITHE IV
LES ENCYCLOPÉDISTES DÉVOTS
I. L'encyclopédisme avant rEncyclopcdic. — La passion de tout con-
naître. — Moyeu Age, Renaissance, première moitié du xvii^ siècle. — ■
Les écrivains dévots et la vulgarisation encyclopédique. — L'essai des
merveilles de Binct. — Modernité et caractère o objectif» de l'ouvrage. —
Tableau de la France et de Paris en 1620. — L'encyclopédisme annexé
à la rhétorique. — « Richesses d'éloquence » dans les glossaires et
lexiques spéciaux. — Morceaux de bravoure.
n. Curiosité et vie dévote. — Nos auteurs passent outre à ces antino-
mies apparentes et propagent l'esprit de curiosité dans les milieux
pieux. — Le P. Léon. — François Chevillard et son Petit-Tout. —
L'Encyclopédie dialoguée. — L'éléphant. — La leçon d'anatomie. —
Condren et la pierre philosophalc. — De l'humanisme encyclopédique
au mysticisme.
I. A cette époque, on pouvait encore se flatter de tout
savoir. En fait, paraissaient, d'ici de là, des iiommes qui
savaient tout, Peiresc, Gassendi, Mersenne, pour ne par-
ler que de quelques français. On admirait ces omniscients,
on les enviait, on essayait de les suivre. Du reste, et au
moins depuis Aristote, qui disait : philosophie, science,
disait : encyclopédie. Ainsi Tavaient compris Albert le
Grand, saint Thomas, Grosseteste et Bacon. Au Moyen
âge, tout ce qui était capable de quelque culture, ne se
montrait pas moins avide. Des écrits en langue vulgaire,
Vlmage du inonde, par exemple, répondaient tant bien
que mal au commun besoin \ Loin de favoriser, comme
on le croit trop souvent les goûts spéciaux, étroits des
lettrés ou des esthètes, la Renaissance n'avait fait, au con-
(i) Cf. le précieux manuel de M. Ch. V. Langlois. f.a connaissance de
la nature et du monde au Moyen âge. Paris, 191 1.
256 l'humanisme dévot
traire, qu'enflammer cette passion de tout connaître. « Les
œuvres de l'Antiquité, dit excellemment M. Villey,
n'étaient pas seulement, comme aujourd'hui, une source
de plaisirs esthétiques : elles étaient avant tout une source
de connaissances et souvent la source unique de connais-
sances qui apparaissaient tout à coup comme très néces-
saires à la vie et auxquelles l'autorité des anciens donnait
un prix démesurée » D'où venait l'amitié extrême vouée
par les humanistes à Pline l'ancien. La découverte de
l'Amérique, les textes récemment publiés des classiques,
les conquêtes de l'astronomie et de la physique, tant de
nouveautés enfin, n'effrayaient aucunement une curiosité
qui se croyait encore et qui était, bon gré mal gré, capable
de tout engloutir. Si nous n'avions pas la fabuleuse cor-
respondance de Peiresc et cent documents de même taille,
nous refuserions de croire aux prouesses de ces géants.
On voit d'ailleurs que ce formidable appétit n'était pas
uniquement le fait de quelques prodiges. C'est là même
un des phénomènes qui m'ont le plus impressionné pen-
dant que je préparais le présent travail, je veux dire la
quantité et la variété des livres de tout genre qu'ont lus
et bien digérés nos auteurs dévots. L'encyclopédisme,
ainsi conçu, ne pouvait naturellement pas survivre à ces
générations héroïques. Les plus ambitieux durent enfin
avouer leur impuissance à tout embrasser des choses de
la nature et de la grâce. Peu à peu s'accrédita, s'imposa
le principe de la division du travail. L'ère des spécialistes
s'ouvrit.
Je me demande si le premier découragement qu'on
éprouva vers la fin du règne de Louis XIII, devant l'im-
mensité des connaissances possibles, n'expliquerait pas en
partie l'orientation de plus en plus moralisante qui marque
(i) Bihliotlièque française; XVI'^ siècle: Les sources d'idées, Paris,
1913, p. i3. Je me suis déjà expliqué plus haut sur la soudaineté pré-
tendue de la Renaissance, sur le « tout à coup » de M. Yillov. Dans lliis-
oire des idées, il n'y a jamais de « tout à coup ».
Frontispice de Landry pour l'encyclopédie dévote du l'. Lé
EON.
LES ENCYCLOPÉDISTES DEVOTS 2Ô7
la seconde moitié du xvii® siècle. Le monde s'étendant à
perte de vue, on se sera replié d'instinct sur le micro-
cosme. Après Marin Mersenne est venu Pierre Nicole,
pleinement heureux avec sa Bible, saint Augustin, Térence
et la petite lanterne qu'il promène dans les retraites du
cœur humain. Quant à la fièvre encyclopédique du
xviii° siècle, cela n'est plus de notre sujet.
Cette curiosité universelle, les humanistes dévots ne
se contentèrent pas de la partager eux-mêmes, ils vou-
lurent aussi la stimuler autour d'eux et l'entretenir même
dans les milieux les plus endormis. Leur message ne
s'adressait pas directement aux savants que du reste il
atteignait, mais à la foule. Ils avaient reçu la mission
providentielle de continuer, de vulgariser et de sanctifier
en même temps Fœuvre de la Renaissance. Parmi tant
de livres qui d'une façon ou d'une autre concouraient à
ce dessein, si nous rencontrons des encyclopédies pro-
prement dites, la chose nous paraîtra naturelle, mais peut-
être n'apprendrons-nous pas sans étonnement que l'un
au moins de ces humbles manuels d'omniscience est un
vrai trésor \
(i) Je ne parle bien entendu que des encyclopédies en langue vulgaire
et compilées par des auteurs proprement dévots dans une pensée d'édifi-
cation plus ou moins directe. Les gros livres latins abondent. En France
et en Angleterre surtout c'est une fureur. Encyclopédiste lui-même,
le P. Léon, carme, dont nous parlerons plus loin, fait allusion à ses nom-
breux devanciers et leur reproche une érudition chaotique, « Ailleurs,
dit-il, principalement du côté d'Allemagne, vous trouvez des monceaux et
des forêts. Un tas confus qui ne fait qu'accumuler les sciences et les arts,
sans ordre, sans liaison et sans dépendance naturelle ni artificielle. [Le
Portrait de la sagesse universelle, préface). Charles Sorel cite plusieurs
de ces ouvrages dans sa Science universelle (IV, p. 344)- H y ^ut aussi
beaucoup de sommes particulières. J'en ai vu trois, reliées ensemble, par
les soins de l'éditeur lyonnais Soubron : le de sacra philosophia de Val-
lesius {philosophie, mais au sens large) ; Tétude de Lemnius sur la bota-
nique biblique et celle de Ruœus sur les gemmes apocalyptiques (1622).
Dans son Petit-Tout dont nous parlerons aussi, Chevillard mentionne
quelques-uns de ces dictionnaires, « le petit Cluver », un autre manuel
encyclopédique qui s'appelle : Le Monde, la botanique de Daleschamps, etc.)
Je ne connais pas de bibliographie générale du sujet, mais qui étudie-
rait, à la manière de M. Duhem, cet encyclopédisme d'avant FEncyclopé-
die, ferait de précieuses trouvailles. On distinguerait bientôt trois cou-
rants : l'encyclopédisme objectif, exclusivement curieux et scientifique —
courant qui aura mis bien du temps à triompher des deux autres ; l'ency-
I. 17
•258 l'humanisme dévot
Celui-ci, un in- 12 de 600 pages, arbore un titre digne
de lui, juste et alléchant. Essais des merveilles de nature
et des plus nobles artifices — et il a pour auteur René
François, prédicateur du roi, pseudonyme aisément dé-
chiffrable (René = bis né) de notre ami, le P. Etienne
Binet*. Théophile Gautier qui rafFolait de ce genre d'ou-
vrages, aurait fait de V Essai des merveilles un de ses livres
de chevet. Romanciers, historiens, simples amateurs le
liraient avec délices. Malgré sa jolie patine archaïque,
cette encyclopédie est conçue dans un esprit déjà tout
moderne. Très différent sur ce point des compilateurs
qui Font précédé et de la plupart de ses contemporains,
Binet n'emprunte pas son érudition à Tautorité des an-
ciens. Merveilles de la nature, des métiers et des arts, il
semble avoir tout observé de ses yeux. Il s'est fait jardi-
nier, médecin, chasseur, astronome et que sais-je encore.
Mon grand ami, dit-il dans sa préface..., j'ai vogué sur mer
pour apprendre le pilotage ; j'ai tourné la roue pour épier les
dopédisme moralisateur qui me semble avoir dominé pendant le
XVI*' siècle (ainsi Chasseneuz) et l'encyclopédisme à tendances métaphy-
siques, occultistes, mystiques. Notons en passant l'influence de Raymond
LuUe sur la diffusion de cet esprit de reductio ad unitatem.
(i) L'édition dont je me sers, la onzième, est de lôSg. J'en ai vu
d'autres mais toutes mal imprimées. Binet étant loin, on a pris toutes les
libertés imaginables avec son manuscrit. Il y a eu certainement des
éditions contrefaites comme pour tous les livres à succès. Un travail cri-
tique sur les enrichissements progressifs de l'édition originale serait fort
curieux. Il n'est pas douteux que le livre ne mérite d'être réimprimé. On
le trouve sans trop de peine, mais il exigerait une impression plus décente
et force notes. A cause de l'importance de ce livre, je crois bon de donner
ici la table des matières, chef-d'œuvre de désordre épique ou de fan-
taisie : La Vénerie ; Lièvre charmé ; La Fauconnerie ; Les Oiseaux; Le
Phénix; Le Paon; Le Moucheron ; Le Rossignol : L'Abeille ; Le Miel;
V Arondelle ; La Marine: L'Eau; Les Poissons ; Rémora; Tempête; La
Guerre; Tirage des armes; L Artillerie ; Duel à che\'al ; Les Pierreries :
L'Orfèvrerie ; La Coupelle: Le Départ de Cor: L'Or battu, filé; De
i émail; Lor battu en feuille; De l'or en général; Les Métaux; Les
Fleurs ; Fleurs et fruits ; Ambre gris ; Jardinage ; Les Entes ; Le Citron ;
Epi de blé; Le Vin; L'Imprimerie ; Plate-peinture ; L' Imagerie : Bro-
derie ; Les Armoiries ; Le Papier ; Le Verre ; La Teinture ; La Médecine ;
Architecture ; Persvective ; La Menuiserie ; Mathématiques ; Style du
Palais; Enrichissements d'éloquence ; La Musique ; La Voix; f. Homme ;
f.e Cheval; Vers de soie; fx Ciel; Le Feu et iair; La Rosée: L' Arc-en-
ciel.
LES ENCYCLOPÉDISTES DEVOTS aSg
secrets de ralfinage des pierreries ; j'ai visité les boutiques et
disputé avec de fort bons maîtres pour apprendre quelque
chose que vous puissiez apprendre après moi^
Use vante à peine quand il parle ainsi. Mieux encore et
plus moderne : l'intérêt qu'il porte à chacune de ses recher-
ches est direct et tout objectif, si l'on peut ainsi dire. Atti-
tude héroïque pour un auteur dévot de cette époque, pour
un salésien, les applications symboliques ne l'occupent en
somme presque jamais". Observer pour observer lui suffit.
Autre sacrifice, plus méritoire, peut-être. Le moraliste
s'efface presque tout à fait et de bon cœur devant le savant,
je devrais dire, devant le poète \ Le jésuite se donne en
effet avec un enthousiasme qui n'est certainement pas de
commande, à chacun des objets qu'il entreprend de dé-
crire. 11 a bientôt fait de se mettre en règle avec les scru-
pules qui viendraient le refroidir. Arrivé à son long cha-
pitre de la guerre,
Cruelle barbarie, s'écrie-t-il, or quand j'aurai bien crié,
certes il n'en sera autre chose, et tant que le monde sera monde,
je le vois bien, il y faut de la guerre... A tout le moins, je
vous veux donner les termes, afin de la maudire de meilleure
grâce et la détester comme il faut*.
(i) Essai, préface.
(2) De ce point de vue on peut l'opposer, par exemple, à un autre ency-
clopédiste pieux, Dinet. Cf. « Cinq livres des hiéroglyphiques où sont con-
tenus les plus rares secrets de la nature et propriétés de toutes choses^
(publié en 16 14 mais plus ancien). Voici, en gros, le sommaire des ^lero^/j-
phiques. I, Terre ; métaux ; pyramides ; colonnes; colosses; autels; eau ^
feu; vents ; galères ; torches ; chariots. II. Plantes ; champignons ; ognons^
incidemment des larmes. III. Animaux; araignées. \Y . Homme ; cen-
taures', tritons; satyres; sirènes; pygmées; cyclopes ; lyre; armes-
habits ; ceintures ; nœud gordien. V. Des dieux des anciens ; de la lune •
Hécate ; de la lune selon les chrétiens; du songe; ciel; vertu; éternité,
(3) La préoccupation morale domine dans la plupart des recueils anté-
rieurs. C'est ainsi que Barthélémy de Chasseneuz, l'illustre président du
Parlement de Provence, a composé son Catalogue de la gloire du
monde en vue de « montrer à l'homme les conditions de stabilité dont
il ne peut s'écarter sans que le trouble paraisse », Cf. H. Pigisot. Un
jurisconsulte au XVI^ siècle. Barthélémy de Chasseneuz, Paris, 1880.
Sur d'autres recueils plus ou moins semblables, cf. Villey. Les sources
d'idées, pp. aiS-aiy.
(4) Essai..., p. i33.
26o L^HUMANISME DEVOT
Là-dessus, le voilà parti, expliquant le maniement des
armes, l'organisation des milices, le détail de l'artillerie
moderne avec enthousiasme d'un sergent-recruteur. La
même casuistique lui permet de s'attarder indéfiniment
dans la boutique des orfèvres.
Fallait-il, détestable, fouir dans le cœur de la terre... pour
nous empoisonner de ce maudit métal ? Mais par crier, on ne
gagnera guère... A peine le monde était éclos que déjà les
orfèvres avaient façonné des pendants à Rebecca, à Rachel... ^
D'où sa logique, un peu complaisante, déduit qu'il faut
(( savoir le moyen de parler » de cet affreux métier, en
(( connaître la façon et les termes ». Binet s'acquitte de ce
devoir avec un zèle où ne perce aucune répugnance.
Semblable au prophète Balaam, il est peut-être venu pour
maudire, mais il ne sait que bénira
Enfin le jésuite, au lieu de poursuivre des problèmes
chimériques ou bizarres, au lieu de disserter sur les êtres
fabuleux ou îsur les monstres, s'intéresse au contraire
presque uniquement aux objets les plus simples, aux
spectacles de la vie commune. Cela encore est d'un nova-
teur ^ A la faune et à la flore fantastique, il préfère les
fleurs et les oiseaux de France; au crocodile et à l'élé-
phant qui fascinaient ses contemporains, nos chiens de
chasse et les poissons de nos mers; aux tritons et aux
(i) Essai..., pp. 196-197.
(2) Une fois seulement, il s'abandonne à cette verve lourde et grasse
que nous avons déjà regretté de rencontrer souvent chez lui. C'est, natu-
rellement, dans le chapitre sur la beauté féminine, chapitre encore plus
épais que la satire de Boileau. « Une belle question me monte en tête,
dit-il en (inissant, c'est de savoir qui est plus fol ou les hommes qui se
laissent coiffer et si aisément mener à la boucherie pour acheter de la
chair déguisée et toute boursouflée, ou les femmes qui prennent tant de
peine pour cmmutler des veaux.. » [Essai..., pp. 559-56o. Singulière
époque ! Celui qui ne rougissait pas d écrire aussi bassement, était pour-
tant l'intime confident des femmes les plus délicates, de Marguerite d'Ar-
bouze, de M'"^ Acarie, de Jeanne de Chantai.
(3) De ce point de vue que l'on compare l'Essai avec les fameuses
Leçons de Pierre Martyr, l'un des livres les plus populaires à la fin de la
Renaissance, ou aux lettres non moins fameuses de Guevara. Cf. Pierre
YiLLEY, op. cit., p. 211 sq.
LES ENCYCLOPEDISTES DEVOTS 261
sirènes, les boutiquiers de la Place royale. C'est un bour-
geois de Paris, dont le rêve a les ailes courtes, ami de
tout ce qui brille ou fait tapage, l'œil et l'oreille toujours
au guet, musant aux devantures, ne manquant pas une
parade, avec cela curieux de tout, ayant quelque chose à
apprendre du moindre compagnon, harcelant de ses ques-
tions les hommes de l'art, suivant sur la carte les mouve-
ments de nos troupes, critiquant nos généraux et dessi-
nant du bout de sa canne les fortifications de la Rochelle.
Chaque soir, pendant vingt ans, il a consigné sur un gros
registre ses découvertes quotidiennes, préparant ainsi une
histoire naturelle, un art de se passer du médecin, une col-
lection de manuels Roret, une bibliothèque des merveilles ,
un tableau de Paris et de la France. N'ai-je pas raison
de célébrer ce livre extraordinaire sur le mode lyrique, de
le recommander à tous ceux que délecte l'histoire des
progrès humains et l'évocation du passé ?
Encore n'ai-je pas tout dit. Dès le sous-titre de VEssai^
Binet présente son livre comme une ce pièce très néces-
saire à ceux qui font profession d'éloquence ». Son ency-
clopédie est un chapitre de 1'^/'^ de parler et d'écrire. Rien
que pour cette idée, le jésuite mériterait une statue.
Brillant causeur, écrivain, prédicateur, c'était d'abord
pour son usage personnel qu'il avait réuni les éléments de
ce prodigieux répertoire, pour n'être jamais pris de court
et pour avoir toujours le mot propre sur quelque sujet
que ce fût. S'étant bien trouvé de cette méthode, il veut
nous faire profiter de son immense travail.
Peu de gens, dit-il, parlent des artifices et des choses qui
ne sont pas de leur métier, sans faire de vilains barbarismes...
Combien pensez-vous qu'il y ait d'afïineurs qui rient au ser-
mon quand ils entendent dire aux jeunes prédicateurs que le
sang de bouc mollit ie diamant et que le marteau et l'enclume
se casseront plus tôt que jamais ébrécher la dureté opiniâtre du
même diamant? 11 y a mille choses où, pensant faire merveille
de bien dire, certes on ne dit chose qui vaille et les gens du
2b'2 L HUMANISME DEVOT
métier s'en moquent tout leur saoul. C'est bien pis quand faute
de savoir le propre mot de quelque chose, ils vont tournoyant
tout autour du pot et par une périphrase languissante ou une
grande traînée de paroles, ils font pitié à l'auditeur qui recon-
naît assez qu'ils sont au bout du monde et au bout de leur
français... Tous les grands orateurs ont pris une peine in-
croyable pour savoir cette science... On les a vus dans les
simples boutiques, les tablettes au poing, prendre leurs leçons
et disputer avec les compagnons à dessein de leur ouvrir la
bouche et de les faire parler. Là ils remarquaient les mots, les
maximes, les ouvrages, les proverbes, mille et mille secrets ;
de là ils tiraient des comparaisons si naïves, si bien prises, si
riches, que l'auditeur d'aise ne pouvait se tenir de rire et par
ce souris témoigner son contentement ^
Encore Rabelais et le « train d'études » de son héros!
Déjà le P. Richeome nous avait imposé ce souvenir. Dans
chacune de ses vingt ou trente préfaces — car chaque
chapitre de l'encyclopédie a la sienne — Binet revient
énergiquement sur la même idée. Ainsi pour le chapitre
des (leurs :
Quelle vergogne, dit-il, de voir qu'on ne sait pas parler de
ces belles beautés, et quelle fantaisie de savoir leurs noms en
jrrec et en latin, et en français ne savoir ni les noms ni les
parties des fleurs... Quand les plus huppés ont dit la rose, le lis,
l'œillet, le bouton et la feuille. . . ils sont au bout de leur savoir '\
A vrai dire, le motif de sa curiosité est d'ordre litté-
raire ou même mondain, plutôt que scientifique. Profes-
seur de rhétorique, il forme de beaux parleurs à qui les
mots ne manquent jamais et qui paraissent toujours à
leur avantage.
Pour en parler donc, écrit-il, en façon que vous puissiez
acquérir de l'honneur, je vous dirai... que les chiens blancs,
dits baux, surnommes grefïlers, sont de race de Barbarie. Le
premier, en France, s'appelle Souillard^
(i) Essai..., épitre (passim).
(2) Ih., pp. '^44, 245.
(3) Ib., p. 6.
LES ENCYCLOPÉDISTES DEVOTS 263
J'aime mieux Rabelais qui va droit au but, qui veut
d'abord savoir pour savoir et non pas savoir pour parler.
Mais dans la pratique tout cela revient au même. On n'ap-
prend pas les mots sans apprendre aussi les choses. Pour le
reste, comptez sur la fascination des objets eux-mêmes.
Vivement curieux, d'une fraîcheur et d'un enthousiasme
juvénile, nous avons déjà rappelé que tout passionne le
P. Binet.
C'est un plaisir de roi que la volerie et c'est un parler royal
que de savoir parler du vol des oiseaux \
Pharmacie et médecine ne le ravissent pas moins :
On ne croirait pas les richesses d'éloquence qui y sont
cachées... Il y a là mille mots qui sont aussi beaux que mille
diamants quand ils sont bien enchâssés dans le discours et
sont là comme étoiles dans le ciel... Sauriez-vous que veut
dire: anodin, essuyer et décharger le suif, prendre l'esprit des
choses, humer l'odeur des métaux, mondifier et ressouder
les plaies, scarélier, tarir les eaux flottantes entre cuir et
chair, écailler les ulcères, épierrer les reins... si vous ne
l'apprenez des médecins, et le sachant, quelle grâce cela
donne à vos propos ! ^
Ne me citez pas le Malade imaginaire^ ne raillez pas
cette lexicomanie délirante. A tous ceux qui aiment le
français et qui pleurent, avec Vaugelas, sur tant de vieux
mots qu'on a laissé mourir, pareille maladie doit être
sacrée. Qui ne verrait sans émotion cet excellent homme
se résigner douloureusement à ne pas tout connaître du
langage de la Marine !
Les mariniers qui hantent diverses contrées de l'océan, ont
aussi divers patois et des termes fort dissemblables. Ceux de
Provence... ont beaucoup de mots écorchés d'Italie, de Bar-
barie... et cela mêlé avec un peu de fin provençal fait un
étrange langage. Les autres qui font vie sur 1 Océan... tiennent
(i) Essai..., p. 34.
(2) Ib., p. 393, 394.
•264 l'humanisme dévot
un autre jargon, car ils ont tiré beaucoup de mots d'Espagne,
des Indes, des Anglais et de ces diables de mers qui sont
aujourd'hui si puissants sur les deux océans ^.
Qu'on lui pardonne donc si, dans un chapitre de vingt
pages, il doit renoncer à nous donner la clef de toutes ces
langues. Du moins a-t-il vu « Fune et l'autre mer », à
notre intention, car, dit-il, « les plus riches pièces d'élo-
quence et de poésie sont empruntées de la mer «^ En effet
bien que tout l'enchante, il a ses prédilections à savoir,
si je l'ai bien compris, la Marine, l'orfèvrerie, la vénerie
et les fleurs ^
Binet prend un plaisir si manifeste à chacune de ses
promenades, il égrène si joyeusement les mille et mille
(i) Essai, p. 3o3.
(2) Si parva... magnis... on peut comparer la méthode que Binet a suivie
dans ce chapitre de la marine et dans tous les autres, à cidle de Mistral
préparant le Trésor du Félihrige. « Je le vis à Maguelonne, raconte Gas-
ton Paris, s'enquérant auprès des pêcheurs de tous les termes spéciaux
qu'ils pouvaient employer... Il était là, assis dans le bateau, maniant en
connaisseur chacun des agrès, touchant chacune des parties du petit bâti-
ment et disant : Nous autres, chez moi, nous appelons ça ainsi, et vous ?
— et les pêcheurs, riants et émerveillés, lui disaient tout leur vocabu-
laire. »
(3j Je n'ai pas besoin d'insister sur l'intérêt que présente ce recueil
aux amis du vieux français. Ainsi pour le langage des oiseaux : « Chaque
oiseau a son ramage à part et ses cris propres : la colombe roucoule ; le
pigeon caracoule ; la perdrix cacabe ; le corbeau croaille ou croasse ; on
dit du coq, coqueliquer ; du coq d'Inde, glougoter ; des poules, cloclo-
quer, cracqueter, clouser ; ... des cailles, carcailler ; du geai, cageoler ;
du rossignol, gringotter ; du grillon, gresillonner ; de l'harondelle,
gazouiller ; du milan, huyr; ... du pinson, frigotter ; ... de la cigale, cla-
queter ; des huppes, pupuler ; ... de l'alouette, tirelirer, adieu Dieu, Dieu
adieu... le moineau dit pillery », p. 60. Recueil de mots, recueil d'épi-
thètes, mais mieux ordonné, plus descriptif que le recueil de la Porte.
« La fleur est en mille façons : mince, charnue, molle, cotonnée, rude,
replissée, aplatie, relevée, voûtée, torse, renversée à mode de tuile, reco-
quillée, pointue, fendue, en ovale... à l'abandon, en cœur, en amande,
découpée, bordée, dentelée, unie, hérissée de pointelettes, ayant des
barbes entassées, poussant des filets en amont, des martelets au bout...
tranchée de veines.,., marquetée et mouchetée de bigarrures, fouettée à
veines rouges, pommée, godronnée, déchiquetée, recourbée, entortillée,
crespée et ridée, à rebordemcnts passementés. L'odeur est aussi admi-
rable qu'innombrable : douce, forte, pesante, brusque, aiguë, punaise,
sombre, endormie, vive, délicate, sèche, malfaisante, chancie, bâtarde...,
amortie, pénétrante, fuyante, affadie, acre, mortifiée..., altrempée, fade,
sucrine, parfumante, aromatisante, qui sent le hâle, passée, subtile...,
émoussée, noyée dans la pluie, éveillée... Les couleurs sont infinies... »
p. 246, 247.
LES ENCYCLOPÉDISTES DEVOTS 1465
grains de ses divers lexiques, il évoque en passant des
traits de mœurs si pittoresques, que son encyclopédie se
lit tout uniment comme un livre proprement dit. Mais les
hommes de cette époque, enfants eux-mêmes, nous font
toujours la grâce de nous traiter comme des enfants.
Est-ce uniquement pour nous divertir, n'est-ce pas aussi
pour mieux nous montrer les ressources que présente à
l'écrivain ce vaste répertoire, je ne saurais dire ; quoi qu'il
en soit les chapitres lexicographiques se trouvent pério-
diquement coupés par des morceaux de bravoure, des-
criptions ou récits d'une verve extraordinaire \ Ce
Larousse devient tour à tour un Walter Scott ou un
Buffon ; Binet nous raconte une chasse à courre ou un
« duel à cheval », il célèbre lyriquement le moucheron ou
le cheval, le miel et le citron "^ Hélas, que ne puis-je citer
ici l'histoire du jeune roi des abeilles et de son escorte —
« ces petites gens ne sont que feu et colère qui vole » ^ ;
la frénésie du rossignol défié par l'écho — « tout honteux
il se jette dans le bois où il crève de rage » ; * et surtout
« la chasse gracieuse d'un lièvre charmé » ^ Ce dernier
morceau, épique et bouffon, est un chef-d'œuvre. Quand
il n'écoute que son démon, quand il oublie sa préciosité
et sa vulgarité coutumières, ce jésuite égale presque les
meilleurs écrivains de son temps.
II. On pensera peut-être que pour un historien de la lit-
térature et de la vie religieuse, je me montre bien frivole.
Tréfilage de l'or, taille du diamant, galiotes et caravennes^
(i) A propos du cheval, Binet cite un long fragment de du Bartas. Ren-
contre significative. Il me paraît certain en effet que la première Semaine
a beaucoup impressionné et stimulé la plupart de nos descriptifs dévots.
(2) Pour le dire en passant, le citron occupait fort à cette date le monde
lettré. Le président de Nesmond lui consacre toute une harangue.
(3) Essai..., p. 85.
(4) Ib., p. 75.
(5) Ib., p. 29. Sur le livre de Binet, cf. une note de M. Paul Gode-
froy [Rev. d'hist. litt. de la Fr., oct.-déc, 1902, p. 64o-5) et l'édition
critique de Y éloquence française de Du Vair par M. Radouant, pp. 179-
i8o.
266 l'humanisme dévot
richesses de notre langue, qu'y a-t-il en effet de commun
entre tout cela et la dévotion ? Rien, certes, mais préci-
sément, qu'un religieux, qu'un maître de la vie spirituelle,
non seulement s'occupe lui-même de ces objets que du
point de vue céleste il doit regarder comme bagatelles,
mais encore qu'il fasse profession d'y intéresser les autres,
voilà, pour nous, une rencontre significative. Le prestige
du P. Binet était considérable : devant un livre de lui,
bibliothèques de couvents ou de presbytères s'ouvraient
d'elles-mêmes. Le jésuite répandait ainsi, et, manifeste-
ment de propos délibéré, l'esprit encyclopédique de l'hu-
manisme, dans ces milieux simples et retirés où le nom
de Mersenne ou de Peiresc n'était pas connu. Saine et
bienfaisante propagande. Quelques saintes parenthèses,
jetées d'ici de là suffisaient à rassurer les âmes scrupu-
leuses, leur apprenant qu'il est beaucoup de voies pour
aller à Dieu et que, même après la chute d'Adam, le
monde reste une merveille. Cantique des créatures, des
métiers, des jeux, de toutes les formes honnêtes de l'ac-
tivité humaine, une douce et facile harmonie rappro-
chait le ciel et la terre. C'était bien ainsi que l'enten-
daient nos auteurs. L'antinomie apparente que nous
signalons ne leur était pas moins sensible qu'à nous. Ils
la relèvent souvent, mais pour passer outre avec une
généreuse confiance. L'un des plus excellents parmi les
encyclopédistes dévots, le P. Léon de Saint-Jean, pro-
vincial des Carmes réformés, auteur du Portrait de la
sagesse universelle avec Vidée générale des sciences^ écrit
par exemple :
Dieu, par sa miséricorde, m'a fait la grâce il y a assez long-
temps de mettre le gros et le détail des sciences, au nombre
de toutes ces grandes vanités, dont le monde est rempli...
Cette si grande variété et multiplicité me semblent un peu
éloignées de cette chère Unité pour laquelle j'ai tant d'amour ^
(i) Le Portrait de la Sagesse... A celui (jui lit.
LES ENCYCLOPÉDISTES DEVOTS '267
C'était un mystique et il avait eu pour maître le fameux
Jean de Saint-Simon. Il n'en publie pas moins coup sur
coup une énorme en(;yclopédie latine en deux volumes, et
un résumé français de cette œuvre à l'usage des simples
lidèles, particulièrement du sexe dévot. Pour le dire en
passant, il estimait que « la distinction des sexes ne se
trouve point dans les esprits », et que les femmes, plus
faibles, plus délicates « à cause de cela même sont bien
moins éloignées qu'elles ne pensent peut-être elles-
mêmes, de l'étude des plus subtiles et de plus sublimes
vérités » K
Pendant une même période, toutes les encyclopédies
se ressemblent nécessairement plus ou moins. 11 n'y a
donc pas lieu de nous étendre plus longuement sur ce
sujet qui nous conduirait à des diversions ou trop savantes
ou trop peu sérieuses. Si toutefois je laissais dans l'ombre
le plus universellement docte et le plus ingénu de nos
encyclopédistes, les érudits me trouveraient sans excuse.
Dans un éclatant sonnet liminaire, bâti par un poète de
ses amis, François Glievillard, curé de Saint-Germain
d'Orléans, laisse comparer les quatre volumes de son
encyclopédie à la création elle-même.
Ainsi de l'univers, l'Eternel est le père,
De ta plume féconde il en a fait la mère
Et comme il fit un grand, tu fais un petit tout,
(i) Préface. Ce livre a eu quelque succès. J'en connais plusieurs éditions.
Il est touiiu, lourd, mais intéressant. Léon a ses idées à lui sur tout, même
sur 1 orthographe. Il jure par Raymond Lulle. J'aurai du reste plusieurs
fois 1 occasion de citer d'autres ouvrages de lui. Ce n'était certainement
pas le premier venu, même comme prédicateur, malgré de graves défauts.
Au point de vue où je me place, le grand mérite du P. Léon est d'avoir
vulgarisé les enseignements mystiques de Jean de Saint-Sam^on. Pour
son portrait de la sagesse, je suis très porté à croire qu'il s'inspire plus
d'une fois du livre de Binet. Orateur lui aussi, il annexe son encyclopédie
à la rhétorique. Il veut apprendre aux prédicateurs à parler couramment
de tout. Il importe de le rappeler, l'esprit oratoire joue, dans le dévelop-
pement de la littérature religieuse, le même rôle absorbant que l'esprit
journalistique dans le développement de la littérature profane contem-
poraine. Lorsque les historiens de la chaire se bornent à étudier les ser-
mons proprement dits, ils négligent ou la moitié ou les trois quarts de
leur sujet.
'i6H l'humanisme dévot
Le Petit-tout, tel est en effet le titre de cette œuvre où
l'on trouve un exposé de toutes les sciences imaginables :
théologie, anatomie, physiologie, géographie, histoire
naturelle, droit canon, histoire de l'Eglise et du monde
connu ^ Malgré son ambition démesurée, ce je sais tout,
bien que toujours plaisant, n'est presque pas ridicule. Il a
beaucoup vu, beaucoup lu, et même beaucoup réfléchi.
Condescendant comme ses pareils de ce temps-là, il
dramatise son érudition. Le Petit-tout se présente à nous
sous la forme d'un dialogue à trois personnages : Adelphe,
le maître, Ghevillard lui-même ; Egisthon, le disciple,
yeux ronds et bouche bée; enfin l'opérateur dont on a
parfois besoin, dite.
— Comment est-il possible, seigneur Adelphe, que l'homme
(Adam) ait pu pécher et se laisser tromper en cet état?
— La question est belle, Egisthon...
— Quel péché avait-il comuiis?...
— L'Angélique en compte beaucoup...
— Qui fut la femme de Caïn ?
— ri fallut que ce lut sa sœur, Egisthon '.
Ils vont ainsi, de ce pas tranquille, dans les jardins de
la connaissance ; on les accompagne sans le moindre
ennui, avec moins de fatigue encore. Souvent assez pré-
vues, les leçons d'Adelphe ne manquent pas de grâce.
« L'ancolie, nous dit-il, est une fleur jolie. » « Les crapauds
sont des grenouilles terrestres. » Egisthon, discret et
ravi, n'en demande pas davantage. Du reste il a un peu
l'air de tomber de la lune. 11 n'a jamais entendu « le mur-
mure obscur » que font entendre les chats lorsqu'on les
flatte en leur « passant la main sur le dos ». Nous n'igno-
rions pas ce détail, mais la sérénité, l'humour inconscient
(i) Le Petit-tout a été publié en 1664, mais il a été vécu, si j'ose dire,
pendant l'époque qui nous intéresse. De toutes façons, il est à nous car
Ghevillard est assurément beaucoup moins moderne, beaucoup plus
retardataire que Binet.
(2) Petit-tout. J'ai perdu la référence et n'ai plus sous la main ce livre
rarissime. Ce passage est dans un des premiers chapitres de la 111^' partie.
LES ENCYCLOPÉDISTES DEVOTS 269
d'Adelphe nous mettent en joie. On songe aux mille
découvertes qui ont fait de la vie de ce digne homme une
longue extase.
Je ne sais pas si tout ce qu'on... dit (des éléphants) est véri-
table, mais je sais fort bien que j'en ai vu, moi et plusieurs
autres de la ville d'Orléans. On y en amena deux en divers
temps, dont le dernier prenant une enseigne avec sa trompe
la faisait voltiger adroitement autour de son corps; puis, pre-
nant une épée, s'en escrimait contre son maître avec autant
d'adresse que si c'eût été un maître de salle. On montait libre-
ment tantôt sur son oreille et tantôt sur sa trompe..., il frappait
du pied contre terre autant de coups que son gomite en dési-
rait ^
C'est un homme prudent et qui n'affirme rien à l'aven-
ture. Non pas qu'il méprise les légendes, mais, comme il
dit fréquemment, il « s'en rapporte ». Heureux état d'es-
prit qui nous est devenu plus difficile. Il croit et ne croit
pas tout ensemble aux belles histoires de Pline, « ce grand
secrétaire de la nature », à la magie, à la chiromancie, à
l'astrologie judiciaire. 11 ne demande qu'à s'émerveiller.
Le voici dans la salle de dissection.
Entrez, Egisthon, dans ce cabinet; considérez ces deux
corps par dehors attentivement, auparavant qu'ils soient
ouverts ; ne vous offensez pas de voir ces nudités ; s'il y a
quelque chose de honteux, ce n'est pas la nature qui l'a fait,
c'est le péché.
Prenez garde, Egisthon, que toutes ces parties tiennent de
la figure ronde... admirez cette face... peu de poils sur le
corps.
Suit un hymne à l'excellence du corps humain. « Lui seul
se peut asseoir! » dite est de la fête avec son scalpel.
« dite, ouvrez-moi ce ventre et laites adroitement » ;
« dite, coupez ce péritoine depuis le haut, jusques en bas»;
« dite, ouvrez le scrotum » ; « dite, rasez ce poil ».
(i) Petit-tout, II, p. i3i.
270 L HUMANISME DEVOT
Cependant, Egisthon, gagné à l'enthousiasme de son
maître, va de découvertes en découvertes.
— Intestins et boyaux, c'est donc la même chose, seigneur
Adelphe?
— Oui, Egisthon.
— Que la nature est merveilleuse, seigneur Adelphe !
— Ce n'est rien encore, Egisthon, voici... le foie... Clite,
ouvrez cette femme ! *
N'ayant jamais ouvert personne, je ne puis juger de la
science anatomique de François Chevillard. Que nous
importe! Le beau est de voir ce prêtre, visiblement très
pieux et qui s'intéresse passionnément à tant de choses,
au corps humain, aux bêtes de l'Arche de Noé, à la danse
des derviches, à d'impossibles histoires de chasse que lui
a contées un Mûnchausen « de Guyenne », aux cantiques
de la Bible qu'il traduit en vers, aux « maladies du poil »,
à la théologie de la grâce — il était fervent moliniste ; — à
« la marche du grand Seigneur allant en public » ; — un
chapitre là-dessus, — en un mot à tout. — Curiosité enfan-
tine ou sérieuse que nous rencontrons chez tous nos amis
de cette époque et qui ne gênait aucunement leur ascension
mystique % Avant d'entrer dans les ordres, le futur P. de
Condren avait écrit force traités sur a les secrets de la
nature ». Dès sa jeunesse, nous raconte le biographe de
ce grand spirituel, « il apprit par la seule conférence avec
un excellent homme de ses parents, l'art et les secrets de
la chimie et s'y perfectionna tellement avec le temps, par
(i) Petit-tout, II, 3-62.
(2) On trouverait dans le Petit-tout quelques remarques vraiment
curieuses. Chevillard se demande par exemple si les plantes n'auraient
pas « une espèce de sentiment ». Moins évocateur que Binet^ il nous aide
pourtant à ressusciter la France de l'ancien régime. Il m'a appris, entre
autres choses, que la chasse au furet était alors « rigoureusement défen-
due » . Il proteste contre l'abandon « des anciens motets » et contre les
« branles, gigues et sarabandes » qu'on joue dans les églises. Je n'ai
rien dit de son mérite d'écrivain qui n'est pas toujours médiocre. Il a
quelques bons croquis d'animaux. Enhn on peut lire avec profit ses
remarques sur la controverse protestante et sur les cérémonies de
l'Eglise.
LES ENCYCLOPEDISTES DEVOTS '271
Tentretien qu'il eut avec diverses personnes très curieuses
qui le recherchaient, que, sans avoir mis la main au
charbon ni au fourneau, il a connu les plus grandes raretés
de cette philosophie. Je lui ai ouï dire que si la pierre phi-
losophale était possible, il croyait savoir le moyen de la
faire » \ Ainsi tous les chemins de l'humanisme dévot
conduisent au mysticisme. Telle devrait être, à mon sens,
la haute conclusion du présent volume. « Ces bons esprits
sont si épurés et si démêlés de la terre, écrit le P. Hilarion
de Goste dans sa vie du P. Mersenne, et ont les yeux si
nets et si brillants qu'ils s'enflamment par la moindre
amorce à la méditation des choses du ciel et à Tamour de
Dieu \ » Quoi de plus simple et de plus logique ! <( La
présence de Dieu dans une créature quelque peu considé-
rable qu'elle soit en elle-même, l'oblige (le mystique) à
la considérer et à se comporter envers elle avec modestie
et à ne la regarder qu'avec respect, à ne la toucher qu'avec
révérence et à ne lui être point fâcheux de peur de l'être
à Dieu..., mais plutôt à lui être doux et bénin, croyant
que tout ce qu'elle est, ou pour lui ou contre lui, elle Test
de la part de Dieu et que Dieu agit véritablement en elle
et par elle^ »
A côté des encyclopédistes, je devrais citer ici les
auteurs dévots qui se sont appliqués, et dans un esprit
dévot, à l'étude de quelque science particulière, mais leur
nombre est infini. J'indiquerai seulement deux traités de
(i) Araelote. Vie du P. de Condren, pp. 465, 466. L'auteur ajoute ces
plaisants détails. « Je lui demandai en riant pourquoi donc il ne la faisait
pas (la pierre philosophale), à quoi il me répondit des choses dignes de
sa piété et de son esprit. Que si elle était faisable, infailliblement Adam
l'avait sue. mais qu'il avait mieux aimé faire pénitence durant l'espace de
neuf cent trente ans... Je crois, disait-il, que si elle n'est pas une pure
imagination, Salomon ne l'a pas ignorée. »
il) La vie du R. P. Marin Mersenne..., p. io3. Mersenne chantait sou-
vent le verset : Omnis spiritus laudet Doniinum (cf. ihid., p. loi). Comme
il ne manquait pas de subtilité, j'imagine qu'il sanctifiait par cette « aspi-
ration », ses grands travaux sur la musique.
(3) L'homme intérieur ou l'idée du parfait chrétien..., par le R. P. Timo-
thée de Régnier,... p. 97, 98.
27'2 l'humanisme dévot
politique : Les politiques chrétiennes d'E. Molinier (1647),
et La véritable politique du prince chrétien, du jésuite
Mugnier (1647). ^^ ^^^ ^^it Molinier n'est jamais banal*;
le livre de Mugnier est plus médiocre^. Il se laisse lire
néanmoins et tous deux nous rappellent que saint Pierre
Fourier lui-même rédigea, pour un gentilhomme de ses
amis, le manuel de l'ambassadeur chrétien ^
(i) Ses chapitres sur l'éloquence, notamment celui de la fausse éloquence
de ce temps, sont tout à fait curieux.
(2) En revanche, le frontispice, dessiné et gravé par Boulanger, est
des plus intéressants. Le livre étant dédié au jeune vainqueur de Rocroy,
et continuant le panégyrique de Henri de Bourbon, modèle du prince
chrétien, l'artiste montre à sa façon, que le prince de Condé est et sera la
vive image de son père.
(3) Cf. le texte de cette œuvre dans la vie du saint par Bedel, pp. 298-313.
Frontispice de Boulangek polk « La véritable politique... »
DU P. MuGNIER.
CHAPITRE V
LE ROMAN DÉVOT'
I. Charles Perrault et Camus. — L'art de conter. — Le départ d'un
cadet de Gascogne. — Virgile. — Rigault et Sainte-Beuve. — Il n'est
pas vrai que rien des romans de Camus « n'a jamais eu vie ».
II. Camus écrit ses romans, avant tout, pour le plaisir du lecteur. — Et
pour le sien propre. — Que ceux qui « ne sont bons qu'à l'Eglise » ne
doivent ni ne peuvent écrire de romans. — Camus et les mœurs des
divers pays. — Son Espagne. — Son Italie. — Les dames de Gênes. —
La contrainte italienne et la liberté française. — Nos provinces : Nor-
mandie ; Gascogne. — Le prêtre et le parisien. — La chaste Suzanne.
— La piété dans les romans de Camus. — Deux parisiennes sous la
pluie. — Les ressorts mystiques, — Les citations poétiques.
III. Les romans de Camus sont des « méditations historiques ». — Il
n'invente presque rien. — Un Tallemant ingénu, — La Pieuse Julie et
la baronne de Veuilly.
IV. Les morales des romans de Camus. — Peintures et critiques des
mœurs du temps. — Indulgence foncière de l'évèque-romancier. — Des
amourettes. — L'amour naissant. — L'amour honnête. — Palombe. —
Théorie platonicienne de l'amour. — Innocence des romans de Camus.
ï. « Dans ce temps, écrit Perrault — Tinsigne Per-
rault des Contes, des Mémoires et des Hommes illustres^
— les romans vinrent fort à la mode, ce qui commença par
celui de VAstrée^ dont la beauté fît les délices et la folie
de toute la France, et même des pays étrangers les plus
éloignés. L'évêque de Belley, ayant considéré que cette
lecture était un obstacle au progrès de Tamour de Dieu
dans les âmes, mais ayant considéré en même temps qu'il
était comme impossible de détourner les jeunes gens d'un
(i) Sur les origines du roman dévot, cf. quelques indications dans
l'Histoire du roman sentimental avant l'Astrée par M. G. Reynier, p. 353,
354. — Je me borne au seul Camus qui est de beaucoup le plus intéres-
sant de tous ces auteurs et qui a eu le plus d'influence.
I. t8
^74 L HUMANISME DEVOT
amusement si agréable et si conforme aux inclinations de
leur âge, il chercha les moyens de faire diversion en com-
posant des histoires où il y eût de l'amour, et qui par là
se fissent lire ; mais qui élevassent insensiblement le
cœur à Dieu par les sentiments de piété qu'il y insérait
adroitement, et par les catastrophes chrétiennes de toutes
leurs aventures : car toujours (lisez : souvent) l'un ou
l'autre des amants, ou tous les deux ensemble, ayant con-
sidéré le néant des choses du monde, la malice des
hommes, le péril que l'on court sans cesse de son salut
en marchant dans les voies du siècle, prenaient la résolu-
tion de se donner entièrement à Dieu, en renonçant à
toutes choses et en embrassant la vie religieuse. Ce fut
un heureux artifice que son ardente charité, qui le rendait
tout à tous, lui fit inventer et mettre heureusement en
œuvre; car ses livres passèrent dans les mains de tout le
monde, et comme ils étaient pleins non seulement d'inci-
dents fort agréables, mais de bonnes maximes très utiles
pour la conduite de la vie, ils firent un fruit très considé-
rable, et furent comme une espèce de contre-poison à la
lecture des romans ^ » On ne devrait jamais citer ces
hommes du grand siècle. Us sont décourageants. Ils disent
tout et parfaitement, allant droit aux définitions essen-
tielles. Ce que nous avons ajouté depuis à leur plénitude
semble presque vain auprès de cette sagesse lumineuse et
de ces formules définitives. Aussi devrais-je m'en tenir à
cette page, si Camus ne nous intéressait ici pour des rai-
sons particulières dont Perrault n'avait pas à s'occuper.
Il est oublié. Nous n'avons pas l'ambition de le remettre
à la mode, un meilleur que nous, Hippolyte Rigault,
ayant échoué dans une semblable entreprise. Il y a pres-
cription. Ceux qui sont morts sont morts. Gœthe lui-
même ne nous imposera pas du Bartas. Mais quelque
jugement que l'on porte aujourd'hui sur l'évèque roman-
(i) Les hommes illustres. Camus.
LE ROMAN DÉVOT i^S
cier, celui-ci n'en reste pas moins le d'Urfé, ou plutôt,
le Walter Scott de Thumanisme dévot. A ce litre nous
ne lui refuserons pas notre attention, assurés du reste
que le moins grave de nos lecteurs visitera sans trop
d'ennui ces ruines pittoresques et parfois assez tou-
chantes.
Même pour un romancier, il a prodigieusement écrit.
Agathonphile ; Élise ; Dorothée; Alexis ; Spiridion ; Par-
thénice ; Alcime ; Palombe; Damaris^ histoire allemande ;
Hyacinthe^ histoire catalane; Régale, histoire Belgique;
La Tour des miroirs... la simple liste de ses romans
tiendrait plusieurs pages : celle de ses nouvelles —
Spectacles d'horreur ; Pentagone historique; Evénements
singuliers ; Dis>ertissements historiques — n'en finirait pas.
Le lire d'un bout à l'autre, passerait les forces humaines.
Non pas qu'il soit à proprement parler ce qui s'appelle
ennuyeux. Je viens de reprendre les soixante nouvelles
de ses Événements singuliers. Tel moderne, qu'on place
haut, ne résisterait pas à cette épreuve. Il a, comme Our-
liac, comme Edmond About et comme AssoUant, ce don
chétit qui fait les conteurs et que la capricieuse nature a
refusé à de plus grands hommes.
Hellénin... n'ayant de ses parents que l'honneur d'être sorti
de bonne et ancienne race, sortit de leur maison, à l'âge de
quinze ou seize ans, avec une épée au côté, un bidet sous les
jambes, vingt écus dans sa bourse et une lettre de recomman-
dation à Paris pour trouver une place au régiment des gardes
de Henri lïl. Ayant si bien ménagé ce peu qu'il avait qu'il
gagna cette grande ville sans mettre pied à terre, la vente de
son bidet lui donna le moyen d'y faire quelque peu de séjour,
jusques à ce qu'il eût vu éclore l'effet de sa lettre par une
arquebuse qu'un capitaine des gardes lui donna en sa compa-
gnie. Comme il était de bonne mine, d'esprit accort et d'hu-
meur complaisante, il se ht aimer par ses compagnons et
afiectionner par ses chefs qui d'ailleurs sachant sa maison et
désireux d'acquérir en lui quelque obligation sur ses parents,
eurent un soin particulier de le bien dresser en l'art militaire,
qui est celui de luer des hommes bien à propos, et, comme
276 l'humanisme dévot
ils disent, en gens de bien et vaillamment... Le commencement
du règne de Henri III fut aussi joyeux et paisible que la fin
en fut sanglante et funeste. Il semblait, après les tragédies
dont la France avait été le théâtre du temps de son prédéces-
seur, que le siècle d'or nous fût venu revoir. Les jeux, les
pompes, la danse et toute sorte de délices étaient les occupa-
tions de Toisiveté de la Cour. Bien plus, c'est que les délices
s'étaient glissées dans la dévotion et la piété à la mode était
délicieuse. Notre cadet ^..
Ne dirait-on pas le début des Trois Mousquetaires? Il
continue de ce joli ton qui est, si je ne m'abuse, le ton
français. Préférez-vous une allure plus imposante. Camus
sait Virgile par cœur. Voici qui ferait bien dans une épopée.
Représentez-vous une aigle royale qui vient fondre sur une
troupe de hérons, branchés ou péchant sur le courant d'un
fleuve. L'un se plonge dans l'eau, l'autre se tapit dans les
roseaux, l'autre gagne le creux d'un arbre, celui-là se sauve
dans un tas de pierres, celui-ci en des halliers, l'autre fend l'air
d'une plume plus vite que le vent. Cet assaut étant passé, et
l'aigle ayant repris le haut de l'air, ils se rassemblent et par
un doux murmure semblent se communiquer la peur qu'ils ont
eue. Tel était le concert des juges et du peuple-.
Je n'aurais que trop de plaisir à prolonger ces remar-
ques qui ne sont pas de notre sujet. Quand on s'attache à
un auteur oublié, on finit toujours parle célébrer plus qu'il
ne convient. Ainsi l'entomologiste qu'émerveille le plus
modeste de ses scarabées. Il le voit joli comme un papillon.
Semblable aventure arriva sous l'empire, à un écrivain
qui passait alors pour l'atticisme fait homme. Hippolyte
Rigault, cet enfant sublime de la Sorbonne et des Débats,
ayant parcouru quelques romans de l'évêque de Belley, se
laissa prendre à cet aimable génie qui avait déjà séduit les
bons esprits du temps de Louis XIII, Naudé par exemple.
Il écrivit sur Camus une longue étude très affectueuse;
(1) Hellénin..., p. 21-^4.
{1) Rose lis..., p. Saa.
LE KOMAN DEVOT 277
il publia même un de ses romans : Palombe ou la femme
honorable. Brunetière, éditant une chanson de geste,
n'aurait pas déployé une audace plus imprévue. Rigault
avait sa réputation à ménager; il craignait de paraître
dupe ; il faisait donc les réserves d'usage et trouvait pour
cela des mots charmants. Camus, disait-il ainsi, « a quel-
quefois une manière fine et discrète d'indiquer les situa-
tions délicates qu'on prendrait facilement pour du goiit:
par exemple, dans la scène de la déclaration de Fulgent à
Glaphire » V On voit le professeur, craignant de trop
s'engager.
Il est gagné toutefois et plus qu'il ne veut le dire. Mal
lui en prit. Sainte-Beuve, Thomme aux boiteuses et sûres
vengeances — raro antecedentem... — quand il jugea le
moment venu, fondit sur Rigault et l'étrangla dans une de
ses notes prudemment féroces. « C'est, dit-il, une erreur
de goût, ou un jeu par trop artificiel, de prétendre faire
quelque chose de rien, de croire qu'on peut ressusciter ce
qui n'a jamais eu vie '^ » En ces matières, ce que dit Sainte-
Beuve est toujours très grave. Ses rancunes mêmes aigui-
sent sa clairvoyance au lieu de l'obscurcir. J'ose croire
néanmoins que pour une fois, il se trompait. Exalté par
des amis trop complaisants, rival possible, Rigault lui faisait
peut-être ombrage. Je le dis sans joie, mais avec Sainte-
Beuve, il faut parfois descendre à examiner ces fâcheux
dessous. Son cœur était moins droit et moins noble que
sa raison magnifique. Du reste, il détestait Camus qu'il
ne connaissait que par ouï-dire, mais que le jansénisme
avait maudit. Soutenir que dans les romans de Févêque
de Belley, rien « n'a jamais eu vie », c'est, à mon sens,
nier la lumière du jour. Et quand cela serait vrai, nous ne
savions pas l'auteur du Port-Royal et des Lundis si mépri-
(i) Palombe, p. xxxv. Cette introduction de Rigault est excellente
presque de tous points. Mais j'ai beau le relire, j'ai peine à comprendre
qu'il ait passé de son temps pour une des plus jolies plumes de France.
(a) Port-Royal, I, p. 242.
278 l'humanisme dévot
sant pour les minores. A ne voir en lui que l'écrivain,
Camus est beaucoup moins près du néant que Duguet,
que M. Hamon, que tous les Arnaulds du monde, le grand
excepté.
II. Le roman est avant tout, s'il n'est pas uniquement,
une œuvre divertissante. Camus Tentend bien de la sorte.
Il ne prend pas les airs que Ton pourrait croire, il prêche
moins que nombre de modernes ; souvent, il oublie de
moraliser. Son but principal est d'offrir au lecteur, et de
s'offrir à lui-même une récréation honnête. Conter pour
conter lui est un sensible plaisir.
Durant les jours caniculaires, écrit-il dans son livre deDarie,
je prenais un peu d'air en cette belle maison de X... et je
trompais les chaleurs des après-dînées à tracer (cette histoire)
par forme de divertissement, sans autre dessein que de tuer
Fimportunité de ces ardeurs immodérées... Tant de cahiers se
sont insensiblement amoncelés que l'on en ferait un juste
livre. Je charmais ainsi mon loisir, amusé de la douceur de ce
genre d'écrire que certes je trouve friand et qui m'a laissé
dans le cœur l'aiguillon du désir de m'y remettre sur quelque
autre histoire ancienne \
Cette belle humeur de l'ouvrier se communique naturel-
lement à Tœuvre elle-même. Très sérieux, nous l'avons
vu , dans ses traités spirituels , l'évêque-romancier se
promet bien d'éviter « le sauvage... le farouche et le
rébarbatif » de « messieurs nos maîtres » de Sorbonne et
des « pères révérends », de ceux, dit-il assez cavalière-
ment, qui « ne sont bons qu'à l'Eglise ». Le moyen, dit-il
encore, que ces pesants personnages écrivent des romans
dignes de ce nom ? « La joie marche rarement à leurs
côtés, le ris les fuit et les mignardises les abandonnent...
(Ils) ont sous des fronts de Caton, des sourcils d'Aris-
tarque et des yeux d'Heraclite. » Nulle souplesse, nul
entregent. Eh ! que peuvent-ils connaître « des affaires du
(i) La Mémoire de Darie...^ p. 47^-
LE UOMAN DEVOT ■J.']iJ
monde », ((iielle figure feraient-ils « dedans une salle, dans
un cabinet et en la conversation des personnes mon-
daines ? » « Ils ne savent pas l'air du bureau, ni le goût de
la cité, ni les moyens de plaire à tant de palais malades. »
Et puis leur style, abstrait, frotté de latin, comment pas-
serait-il « sous la lime d'un cabinet et sous la censure des
esprits délicats que produit notre siècle » * ? D'un mot,
très bien né lui-même, il écrit pour ses pareils et il
emploie en toute liberté la langue des honnêtes gens.
Aussi bien, si d'une manière ou d'une autre, de près ou
de loin, per fus et nefas, les innombrables intrigues de
Camus arrivent toujours, comme dit Perrault, à « une
catastrophe chrétienne », tant s'en faut que leur auteur
s'emprisonne dans les sujets religieux. « Le grand champ
du monde » lui appartient '. « Chose légère », — ce qui n'a
jamais voulu dire frivole, — curieux, chargé de malice,
grand observateur, les objets les plus divers l'intéressent,
l'amusent ou le passionnent. Ainsi, pour n'en donner
qu'un exemple d'ailleurs assez piquant, il ne manque
jamais l'occasion d'exprimer en quelques traits l'image
d'une nation ou d'une province ^. « Le théâtre naturel de
ces belles histoires, dit Rigault, c'est l'Espagne, c'est
l'Italie; une Espagne et une Italie comme celles de M. de
Musset, où il n'y a ni gouvernement ni police. » Autant
de mots, presque autant d'erreurs. Aussi bien que les pays
latins. Camus semble avoir parcouru les Flandres et l'Alle-
magne où il a placé plusieurs de ses romans ou de ses
nouvelles. A-t-il vu tous ces pays-là de ses yeux, je ne le
crois pas, mais il les connaît. Il met le français au-dessus
de tout mais il marque une certaine sympathie pour la
(i) La pieuse Julie, p. 667, 558.
(a) Préface des Événements singuliers.
(3) Il est même documenté sur telles particularités — plus qu'innocentes
mais un peu spéciales — des mœurs germaniques (les premiers jours de
leur lune de miel) — qu'il aurait pu décrire avec moins de complaisance.
Il voyait là sans doute un lointain souvenir du livre de ïobie. Cf. Evéne-
ments singuliers, II, 42.
■i^o l'humanisme dévot
simplicité germanique. « La nation allemande, écrit-il,
est franche, et a le cœur aussi rond que Festomac \ )>
Pour dire la vérité, sans offenser la nation — écrit-il encore
et que M. Barrés lui pardonne ! — ce bon Austrasien tenant un
peu plus de Tallemand que du français, était fort éloigné de
cette gaillardise et politesse qui prennent les filles par les
yeux. . . il n'était pas des plus agréables, ni de mine fort attrayante.
Toutefois sa fidélité et son ardeur devaient couvrir tous ses
défauts et si cette fille eût été bien judicieuse, elle eut connu
qu'il n'est rien sous le ciel qui soit comparable à une âme cons-
tante en son affection'^.
Ailleurs il nous apprend qu'
en Allemagne, la profession de tenir hôtellerie est autant
honorable qu'elle est peu considérée en France, et presque
vile et servile en Italie et en Espagne. H y a des personnes de
qualité, même des nobles, qui s'en mêlent et qui la conduisent
avec tant de gravité et de courtoisie que les voyageurs se louent
pour l'ordinaire de leur traitement ^
Pour l'Espagne, je ne sais pas non plus s'il y est allé.
Du moins Fa-t-il étudiée dans les nouvelles de Cervantes,
lequelétaitsansdoute mieux renseigné qu'Alfred de Musset
sur « le gouvernement et la police » de cette nation.
« Ayant lu (ces nouvelles), dit-il, j'ai trouvé cet esprit fort
grand en ces petites choses, un homme du monde et
railleur et qui étale proprement et fait bien valoir sa mar-
chandise *. » Il reste vrai; néanmoins que son Espagne
est un peu cornélienne, sinon romantique. En revanche,
l'Italie a peu de secrets pour lui. Il avait fait incognito^ et
peut-être à pied, le pèlerinage de Lorette. Il a bien vu
Rome, où l'ont conduit tantôt la route de Milan et de
Florence, tantôt celle de Pise ou de Sienne. Chemin fai-
(i) Les événements singuliers, II, 4i-
(2) fb., II, 208.
(3) Th., II, p. 43i.
(4) Préface des Evénements singuliers.
LE HOMAN DÉVOT 281
sant, il a regardé de tous ses yeux, écouté de toutes ses
oreilles. Somme toute, soit patriotisme, soit pour une
autre raison, il a peu de sympathie pour les Italiens,
Génois et Génoises surtout lui sont en horreur :
Etant donc en cette superbe ville de Gênes où les personnes
sont si fines et si rusées, ce ne fut pas grande merveille s'il
(Maxirnin, un provençal) y fut aisément abusé. Vraiment
c'était bien h un jeune homme de commencer son trafic par
la rivière de Gênes... Son commerce était avec les dames, et
quelles dames! je le laisse à deviner à celui qui a vu la con-
trée ^
A vingt reprises, il remarque que «jouer des prunelles»
est un « langage fort intelligible en Italie » \ S'il aime
Sienne, c'est parce que cette ville est plus franche, «tenant
encore quelque chose de cette liberté française que les
Siennois n'ont pas tout à fait oubliée » ^.
Celles qui sont nourries sous la liberté de l'air français,
dit-il encore, sont beaucoup plus difficiles à pervertir, que
celles qui sont élevées dans les contraintes de delà les monts.
Car là le moindre signe est un engagement absolu et une
paction expresse ; mais parmi nous les muguetteries, les cajo-
leries et même les présents sont des vagues contre des rochers ^.
Qui ne l'aimerait, lorsqu'il parle ainsi ! On redoutait un
prédicateur et on trouve un galant homme. Enfin, pour
négliger mille observations du même genre, Rome
elle-même ne trouve pas tout à fait grâce aux yeux de
Camus, Rome « la grande cité, à qui le séjour de Sa
Sainteté, la multitude des corps saints donne le nom de
sainte, plutôt que les mœurs de ceux dont elle est
habitée » ^
(i) Les événements singuliers, I, 64-
(2) Ib.^ II, 242.
(3) 76., II, 241.
(4) Ih., I, p. 276.
(5) Ih., II, p. 249. Cf. //>., I, 164, de curieuses observations sur la paresse
italienne.
'^82 l'humanisme déa^ot
Toute la France lui est précieuse, Paris d'abord, puis
chacune de nos provinces.
Il n^ a rien de si contraire h Thumeur de notre air que la
contrainte et l'esclavage. Sous notre ciel, nous respirons un
air plus franc et où comme la bonne foi est plus grande, la
défiance est moindre ^
Ayant beaucoup vécu en Normandie, il a peut-être une
prédilection pour
cette contrée de notre Gaule que l'on tient communément pour
le pays où habite la sapience et où le septentrion rend l'air si
subtil qu'il passe jusques aux esprits des habitants, lesquels
sont extrêmement fins, déliés et accorts en leur conduite. Vous
jugez bien que je parle de la Neustrie^.
Languedoc et Gascogne l'amusent prodigieusement.
Un cadet de cette dernière province ayant été réduit à
l'hôpital, le père de ce malheureux, nous dit Camus, « ne
pouvait faire entrer cela en sa créance, car la vanité natu-
relle du climat y résistait avec opiniâtreté ^) ^
Les Provinces de la France qui ôtent tout aux cadets pour
revêtir les aînés, en envoient (à la Cour) des flottes et des
caravanes entières. Principalement la Guyenne, aussi fertile
en cadets que les cadets sont riches en courage. Aussi est-ce
tout leur bien, si vous y ajoutez la cape et l'épée. Chacun sait
la gentille humeur de cette nation et comme elle ne s'abat
jamais sous les disgrâces de la fortune. Ceux qui n'ont point
de noblesse ont le cœur si bon qu ils veulent passer pour gen-
tilshommes, et ceux qui en ont la poussent dans une si reculée
antiquité, qu'ils comptent toujours des rois entre leurs ancêtres
et croient ne devoir céder à personne ni en sang ni en rang,
au reste désireux de parvenir et de paraître artisans de leur
fortune, ardents à l'avancer, hardis à se pousser, croyant que
c'est là le vrai soin d'un homme raisonnable et que celui qui
(i) Les événements singuliers, II, 499-
(u) //>., II, 29.
(3) Hellénin, p. loi.
L K H O M A. N D É V O T ^8!^
le néglige ne mérite pas d'avoir accès parmi les honnêtes
gens \
Avouons qu'il sait son métier. Il a le bel entrain du style
mousquetaire mais tempéré par une distinction, une élé-
gance qui lui est propre. Plus mêlé, plus verbeux que
Sorel ou que l'auteur du Roman comique, mais combien
plus délicat ! Assurément de tels passages, et tant d'au-
tres que je n'ai pas le droit de citer ici, ne risquaient
pas d'effaroucher les mondains qui n'ouvrent ce genre
de livre que pour leur plaisir. On peut tuer le temps
en moins aimable compagnie et je crains plutôt que de
l'autre côté, l'on ne se demande avec inquiétude ce que
viennent faire dans un roman dévot ces malices cares-
santes et ces curiosités profanes. Mais quoi, l'évêque
de Belley n'a-t-il pas dit qu'il se proposait de nous
divertir? Imagine-t-on qu'il y ait deux manières, l'une
ecclésiastique, l'autre civile d'arriver à cette fin ? Du
moins le verra-t-on changer d'allure, passer le surplis et
l'étole, lorsqu'il touche enfin au plus religieux de ses
histoires, par exemple, aux péripéties intérieures d'une
vocation. Non encore, ou si peu que rien. Il se rappelle
toujours, et sans effort, qu'il est dans un salon et non pas
dans une église. Si d'aventure le prêtre esquisse un geste
solennel, le parisien se montre aussitôt et inversement,
le prêtre achève, efface par un pur cantique les indiscré-
tions ou les maladresses trop libres que l'autre vient
d'amorcer. Je veux donner de ceci une preuve un peu
singulière mais tout ingénue. Camus s'attache si fort à
ces personnages que, malheureux ou fortunés, il n'a plus
la force de les abandonner, même quand sa présence
(i) Hellénin, p. 20, 21. Il dit ailleurs {Ibid., p. 44) que la harpe est un
« exercice merveilleux aux mains d'un gascon ». Que ne puis-je indiquer
une foule de remarques du même genre. « Il n'en est pas des demoiselles
du Languedoc, comme de celles de France, abattues dans la délicatesse,
ce climat leur donnant une mâle vigueur, qui les porte souvent à des
exercices de la chasse et de la guerre, qui les font paraître amazones. »
L^s événements singuliers^ II, 197, fie., etc.
284 l'humanisme dévot
menace de gêner le lecteur aussi bien que les héros.
C'est ainsi qu'ayant béni le mariage de Roselis (la Suzanne
de la Bible) et de Joachim, et ayant accompagné Fheureux
couple jusqu'au seuil de leur palais, il prolonge ses adieux
et ses vœux un peu plus qu'on ne voudrait.
Mais il est temps que nous nous retirions et que nous lais-
sions en paix la chaste Roselis dans le palais de son époux.
Elle s'éjouira en Dieu et en lui, et lui en Dieu et elle ; ils vont
prier ensemble, comme Isaac et Rebecca. O Hymen, c'est ici
que tu attaches un ruban vermeil sur mes lèvres et que tu voiles
beaucoup de choses à mon esprit, volant à ce discours plusieurs
considérations qui le pourraient autant adoucir qu'enrichir...
Laissons Roselis à Joachim et Joachim à Roselis. Jouissez, pair
sans pair, de la possession de vous-mêmes. Dormez et reposez
tranquillement en Dieu, en ce Dieu qui vous chérit si tendre-
ment qu'il ne veut pas qu'on vous réveille \
Il est tellement pur et naïf que sa gaucherie nous laisse
elle-même sous une impression fraîche et pieuse.
Il s'est trouvé néanmoins de nos jours des esprits mal
faits pour reprocher amèrement au pauvre Camus ce qu'ils
appellent Tindécence de ses peintures. Calomnie ridicule.
Pour ma part, ce que j'ai trouvé chez lui de plus vif est
bien innocent. « Tout est net aux personnes nettes, disait-
il lui-même après saint Paul, tout est souillé aux personnes
immondes^. »
Le gentilhomme aux propos légers et piquants, l'artiste
(i) Roselis, p. 6i3.
(2) Quoi qu'on lui reproche aujourd'hui, Camus n'a d'ailleurs pour se
défendre invinciblement qu'à rappeler le nombre et la qualité de ses lec-
teurs. S'il avait scandalisé, si peu que ce tût, ses contemporains, François
de Sales l'aurait-il approuvé, la censure n'aurait-elle pas arrêté ce scandale ?
Camus lui-même que nous savons si timoré, n'aurait-il pas brisé sa plume
de romancier, au premier avertissement que n'aurait pas manqué de lui
donner ou François de Sales, ou tel autre ami ? Sauf quelques pamphlé-
taires, personne n'a même songé à protester. « N'oublions pas, dit à ce
propos le sage Rigault, qu'en matière de décence dans le langage, il n'y
a de bons juges que les contemporains : quand ils ne se sentent pas
blessés, c'est qu'il n'y a pas de blessure. La langue ne peut être soumise
à une sorte de chasteté rétrospective qui condamne dans le passé ce qui ne
serait pas excusable dans le présent. Nous ne pouvons exiger que nos
pères aient été aussi raffinés que nous. » Palombe^ p. xxxii. Ainsi, un
LE ROMAN DÉVOT '285
avec ses couleurs et ses jeux de plume, le prêtre, avec
sa foi, sa ferveur, son zèle, tous ces personnages n'en
font qu'un dans le roman de Camus. Effusions pieuses et
saillies spirituelles, élévations morales ou théologiques et
observations malicieuses, s'entrecroisent, s'appellent, se
rejoignent sous sa plume et c'est là peut-être le plus haut
mérite de Tévêque romancier. Gomme cette remarque est
importante, on me permettra de l'appuyer une fois pour
toutes sur une citation un peu longue mais qui me paraît
savoureuse, ou du moins tout à fait caractéristique. Je
l'emprunte au meilleur peut-être des romans de Camus,
à la Pieuse Julie. Julie est une jeune veuve hésitante et
timide qui rêve d'entrer au couvent. Autour d'elle, sa
sœur Diane et son beau-frère montent jalousement la
garde, favorisant de tout leur pouvoir les projets amou-
reux d'un gentilhomme, Montange, qui s'est follement
épris de Julie. Celle-ci n'a pour elle et dans son secret
qu'une de ses suivantes, Secondine, désireuse, elle aussi,
de quitter le monde. Un même cloître, Sainte-Elisabeth,
les attend l'une et l'autre et elles épient « l'occasion de
se sauver de l'Egypte en fuyant et par surprise ; car de
s'en retirer autrement, il y avait de l'impossibilité...
mille aguets, tous les serviteurs et les servantes aux
écoutes, sentinelles partout». Miracle! Lorsque Julie «y
pensait le moins, la voilà en sauveté par le trait d'une ins-
piration soudaine )>. En effet, le jour de l'anniversaire de
sa belle-mère étant arrivé, Julie se rend pour cette céré-
monie à l'église des Cordeliers. Secondine l'accompagne,
et une autre fille qui bientôt « ennuyée de la longueur de
l'office... demande permission à Julie pour aller à quelque
sien négoce ». N'oublions pas de dire qu'il pleuvait fort
ce matin-là. Grande ferveur pendant cette messe. « L'of-
fice achevé et midi approchant, il était temps de faire la
évêque d'aujourd'hui n'écrirait pas comme Camus : « Lampsaque avait
sur le front d'autres rayons que ceux de Moyse ». [Les és'énements singu-
liers, II, p. 67.)
286 l'humanisme dévot
retraite »... Arrêté sans doute par l'orage, le carrosse
n'est pas encore là. Pendant que le petit laquais court le
chercher,
O activité de l'esprit de Dieu... voici arriver la bienheu-
reuse inspiration, ce moment duquel dépend Téternité... L'es-
prit de Dieu... s'empare du cœur de Julie, et lui fait voir en un
clin d'oeil que c'était là le temps destiné à sa délivrance... Sans
consulter autrement, elle prend cette occasion aux cheveux,
et étant avec Secondine, sous le portail, attendant la venue du
carrosse : « Ma chère amie, lui dit-elle, pourrions-nous espé-
rer une plus favorable occurrence pour la fuite que nous pro-
jetons il y a tant de jours?.. Votre compagne etmon autre femme
de chambre se sont écartées pour divers sujets, ce petit éme-
rillon de laquais n'y est pas, le carrosse ne paraît point...
Secondine y pensait de son côté. Les voilà parties sous
la pluie battante et Camus sur leurs talons. A lui mainte-
nant :
Je prie le lecteur, principalement s'il a... séjourné quelque
temps en cette grande ville, hors de laquelle tout le reste du
monde est un exil, de se représenter un grand lavage de pluie. . .
Alors, de tous côtés, par les gouttières qui pendent sur les
rues, se répandent comme des torrents d'eaux qui changent
les ruisseaux en de petites rivières. Et parce que la situation
de cette cité est trop plate, la pente en est si molle que les
eaux qui tombent du ciel sont aisées à se ramasser, et difliciles
à écouler. Alors, les carrosses sont de saison... car, quanta
ceux qui sont à pied, l'impossibilité de tirer chemin les
oblige... à la retraite dans les maisons, jusques à ce que ces
petits torrents aient désenflé leur orgueil. Nonobstant toutes
ces difïîcultés, comme si Julie et Secondine eussent marché
sur les eaux, elles se mettent en la voie sans autre guide que
de la belle étoile de l'inspiration qui les conduit, et sans autre
escorte que de la colonne du feu de leur zèle et de leur réso-
lution déterminée.
Imaginez-vous encore, lecteur, combien il y a loin depuis la
porte de Saint-Germain (des Prés), auprès de laquelle est assis
le grand couvent des Cordeliers et les marais du Temple, où
est le monastère de Sainte-Elizabeth. Car et le temps, et la
saillie, et l'occasion, et la distance des lieux, et la qualité des
LE ROMAN DÉVOT '287
personnes, et leur façon de cheminer, et le conseil, et le cou-
rage, et la promptitude de l'exéculion sont toutes circonstances
considérables en cette occurrence [Quis. quid, nhi, etc.).
Mais ce n'est pas assez qu'elles passent par l'eau, et qu'elles
nagent, s'il faut ainsi dire, entre deux eaux; il faut aussi...
qu'elles traversent les feux, comme faisaient ceux qui devaient
jadis aborder le Roi des Tartares. En voulez-vous de plus
chauds que ces rencontres ? Nos deux timides colombelles,
s'étant glissées par ces petites rues qui vont des Cordeliers h
Saint-André-des-Arts, pour éviter l'embarras ordinaire de la
rue de la Harpe, et aussi le Palais comme un écueil, de peur
d'y rencontrer le mari de Diane..., en s'écartant de Scille,
elles tombent en Caribde. A peine avaient-elles passé Saint-
Séverin pour aller par le Petit-pont sur celui de Notre-Dame,
qu'elles trouvent au Petit-Châtelet un embarrassement si grand,
à cause du ramas des eaux qui y faisait un petit fleuve... qu'il
n'y avait aucune apparence de pouvoir aller plus avant. Les
carrosses, les charrettes et les chevaux tracassaient, roulaient,
se débattaient avec un bruit et un fracas qui passe le moyen
de le bien exprimer. Les gens de pied, béant aux boutiques
voisines, sont contraints d'imiter ce rustique du poète qui
attend en vain qu'un ruisseau soit écoulé pour passer. La
pluie ne cesse point et les ruisseaux encore moins... le retar-
dement est un coup mortel à nos nymphes fugitives : car si,
une fois elles sont reconnues... Pour ne faire donc point
comme les oiseaux qui pour être longtemps perchés sur une
branche, donnent loisir à celui qui les couche en joue de les
tirer..., elles repassent par la rue de la Huchette et gagnent
le Pont Saint-Michel, pour continuer leur chemin par le Mar-
ché-Neuf vers le Pont de Notre-Dame. Et ne voilà-t-il pas
qu'au sortir du Marché-Neuf, assez près de l'Hôtel-Dieu, elles
vont rencontrer le mari de Diane !
Julie explique qu'elle va jusqu'à l'Hôtel-Dieu, selon son
habitude, et prie qu'on lui envoie bientôt le carrosse. Son
beau-frère hésite et parlemente, mais dans ce brouhaha
de chevaux galopant et de charrois embourbés « le cocher
touche et voilà Julie délivrée.
c( Madame, lui dit Secondine, prenons courage, Dieu est
avec nous. — 11 est bon de s'assurer, dit Julie, mais sans pré-
somption, car il arrive bien des accidents entre le verre et la
'288 l'humanisme dévot
lèvre. Mais, quoi qu'il arrive, il faut passer ou mourir. » —
Elles étaient déjà crottées et mouillées à toute extrémité.
Quand elles furent sur le pont de Notre-Dame, à chaque che-
valier qu'elles rencontraient en housse..., elles s'imaginaient...
que c'était Montange, ce qui leur fit faire divers plongements
dans les boutiques... comme ces perdrix qui pensent n'être
pas aperçues, quand elles ont la tête cachée. . . mais Dieu veuille
les préserver de l'amoureux baron !
Comme elles étaient auprès de l'échelle du Temple, elles
entendirent venir de loin un carrosse qui allait au galop... ;
plusieurs chevaux couraient après et une grande suite. Chacun
s'écarte de ce torrent. Nos dames, à l'avantage, se jettent dedans
la première porte qu'elles rencontrèrent. Secondine, qui avait
toujours l'œil au guet, reconnut, aux livrées vertes, que c'était
Monsieur de Guise qui revenait du Louvre.
L'amoureux baron, Montange, galopait à la portière.
Elles en sont quittes pour la peur et touchent enfin à
Sainte-Elisabeth,
en un équipage tel qu'elles pouvaient dire à la lettre avec
David : les eaux ont pénétré jusqu'à mon âme, je me suis
enfoncé en de profondes boues, je ne suis que fange en toute
ma substance... A la vérité, comme a depuis assuré le Père
Victor (aumônier du couvent), c'était une chose digne de ris
et de compassion tout ensemble de les voir en la façon qu'elles
arrivèrent ; car si Paris tire son nom en latin d'un autre qui
signifie boue, à cause des perpétuelles fanges de cette grande
ville... imaginez-vous quelle elle devait être durant ce lavage
d'eaux, sinon un abîme de crotte.
Certes l'équipée de ces dames, quand je l'ouïs réciter, me
fit aussitôt souvenir de celle de l'Amante sacrée, dedans le
Cantique, laquelle cherche son bien-aimé par les rues, les
places et les carrefours de la cité, où elle fait tant de lâcheuses
rencontres, et principalement des gardes de la ville, qui la
battent, lui enlèvent son manteau, et la prennent pour une
coureuse, bien qu'elle passât en pudeur l'honnêteté même.
Prosternées aux pieds du P. Victor, elles lui racontent tout
simplement leur inspiration..., et le conjurent de leur faire
ouvrir, non la porte de leur asile seulement, mais, comme il
leur semblait, celle du Paradis ; parce qu'elles aimaient les
portes de Sion plus que tous les tabernacles du Seigneur.
LE ROMAN DÉVOT '^^9
On les admet sans retard et on les emprisonne dans une
cachette où elles passeront quelques semaines, attendant
que soit calmé le bruit de leur fuite.
Pardonnons à nos pères qui ont aimé ce vivant récit.
Epiloguer sur les défauts du romancier et de Técrivain, à
quoi bon en vérité ! Il se fait lire, tout est là pour lui. Il
résout, on ne sait comment, le difficile problème de nous
édifier en nous amusant. Il n'y a que lui, je ne dis pas
seulement pour jalonner de textes mystiques, les étapes
d'une aventure en somme commune — deux femmes tra-
versant Paris sous la pluie — mais encore pour animer
surnaturellement toute cette histoire, la gonfler de sain-
teté, si Ton peut ainsi parler. Je n'ai pas dit, en effet, par
où il commence et par où je comptais finir. Avant ce retard
imprévu sous le porche de l'église, avant cette minute
d'inspiration qui va fixer le sort de nos deux héroïnes,
celles-ci ont reçu la communion. C'est de la table sainte
qu'elles ont pris leur élan, cet élan extraordinaire dont
nous avons pu mesurer l'intensité.
O pain d'Elie, qui donnez la force aux plus faibles pour
arriver à la montagne d'Horeb !... Courage, belles âmes, vive
Emmanuel, le Seigneur est avec vous. Embarquez-vous hardi-
ment sur la mer de l'entreprise qui vous va être inspirée...
Cette table vous est mise au devant contre tous ceux qui vous
veulent troubler : ce bâton de Jacob vous consolera et vous
soutiendra ; avec lui, vous passerez le torrent et vous le gaie-
rez gaiement sans vous noyer. O Seigneur, Dieu des vertus,
qu'heureux est celui qui jette en vous toute son espérance ^ !
C'est bien le prêtre qui parle ainsi, mais les moins
dévots le subissent et lui font volontiers crédit. Ils sentent
bien qu'après tout ces élévations révèlent les ressorts
intérieurs de l'aventure qui s'annonce. Et puis, bâton de
Jacob, gué, torrent, pain des forts, ces images bibliques
leur promettent des surprises pittoresques et des évo-
(i) La pieuse Julie, pp. 283-U99.
I. 19
290 L HUMANISME DEVOT
cations moins pieuses : les gouttières et les boues de
Paris ; le cortège galopant et ruisselant, les livrées vertes
du duc de Guise ; les deux fugitives, plongeant^ comme des
perdrix affolées, dans les boutiques du pont Notre-Dame.
Enfin, notre bon prélat humanise ses fables d'une autre
manière sur laquelle il faudrait écrire un gros volume et
que je dois rapidement indiquer. Il savait par cœur à peu
près tous les vers français connus de son temps, et les
italiens par surcroît. Estimant, d'un autre côté, que les
passions, portées à un certain degré, ou doivent se taire
ou ne peuvent parler qu'en vers, dès que les sentiments
de ses personnages touchent au paroxysme, il sonne un
poète.
Que devint Julie, écrit-il par exemple, à la nouvelle de cet
étrange accident (l'assassinat qui l'a rendue veuve), je ne le
dois avancer parce que je ne le puis exprimer. Il faut ici le
voile du peintre. Ce sont les menues douleurs qui se doivent
représenter, les excessives surmontent les paroles... Tout ce
que je puis faire pour ne traiter point avec ingratitude tant de
chères douleurs — le voilà bien dans ces derniers mots ! —
c'est d'emprunter un excellent tableau de semblables peines,
façonné par une des plus douces et délicates veines de notre
temps. Les couleurs en sont si vives et si fortes qu'elles me
semblent en quelque manière capables de soutenir Tinconso-
lable détresse de Julie... ^
Dans le roman de Callitrope, l'amour malheureux de
Procore pour Euphémie est illustré de même façon par
une quinzaine de poèmes : madrigaux (tous italiens),
dixains, stances et sonnets. Ainsi toujours. Où puise-t-il?
Fréquemment chez Desportes, un de ses demi-dieux, mais
(i) La pieuse Julie, pp. 170, 171. Cette complainte pour Julie est la
complainte de Bertaut : Non, non, il n est point vrai {Les œuvres poé-
tiques de M. Bertaut, édit. 1620, pp. 416-418). La pièce de Bertaut a
l'S strophes, Camus n'en transcrit que 8, mais littéralement à deux excep-
tions près, dont l'une est insignifiante, l'autre curieuse : « Pour que sans
jugement... moi qui désespéré t'appelle à mon secours », ainsi avait dit
Bertaut. Camus a remplacé : désespéré par : sans réconfort. C'est pro-
bablement pour la même raison qu'il a omis telles autres strophes où il
était parlé de désespoir.
LE ROMAN DEVOT -291
aussi chez tout le monde. Seul, un érudit de la taille de
M. Vianey ou de M. Lachèvre nous édifierait sur ce point.
On comprend ainsi, on plutôt on ne comprend pas, que
M. Boulas, auteur d'une thèse sur Camus, ait célébré, en
pleine Faculté de Lyon, les mérites poétiques du person-
nage. Celui-ci donne bien, sans doute, quelques vers de
son cru, mais le plus souvent, il adapte à ses propres des-
seins le bien d'autrui, plus ou moins démarqué. Qu'il
indique ou non ses emprunts, personne alors ne pouvait
s'y tromper. Quant aux poètes, ils ne perdent rien à ce
traitement qui les replace dans l'atmosphère sentimentale
de Tépoque, qui les replonge — ou les plonge — dans la
vie réelle, leur donnant, par là, une vérité que d'eux-
mêmes ils n'ont pas toujours.
C'est maintenant, dit Procore, que non plus par feinte et
mignardise, mais par un véritable ressentiment des déplaisirs
qui me dévorent, je me puis appliquer la gentille comparaison
d'un de nos meilleurs et plus célèbres poètes...
Suit un beau sonnet^.
III. Lorsqu'on l'appelle romancier — comme j'ai fait
(i) Hellénin... ensemble Callitrope, p. 200. Camus donne rarement le
nom de ses poètes. Je n'ai guère vu indiqué par lui que Duperron. Voici
en quels termes : « Ces belles paroles de David, mises en notre langue
par un autre David français, ce grand cardinal que sa science incom-
parable éleva en son temps sur le plus haut perron de la gloire o. La
pieuse Julie, p. 274. De fait les vers qu'il cite du cardinal sont d'une
rare beauté. A vue de pays, l'anthologie que l'on formerait en réunissant
tous les poèmes cités par Camus, serait merveilleusement abondante. Ce
travail s'imposerait, à plusieurs points de vue, nous révélant, par
exemple, des œuvres aujourd hui perdues. Que M. Vianey, ou M. Raymond
Toinet, que M. Lachèvre enfin, se laissent tenter ou quelqu un de leurs
disciples.
Nous devons déjà à M. Lachèvre une note extrêmement précieuse sur
Jean-Pierre Camus... et Théophile de Viau (Le libertinage au xvii^ siècle.
Une seconde revision des œuvres du poète. Théophile de Viau, Paris,
191 1). L'évêque de Belley compte en effet, non pas seulement parmi les
admirateurs — ce qui va sans dire puisqu'il se connaissait en poésie —
mais parmi les apologistes décidés de Théophile — ce qui, sans doute,
fait moins d'honneur à la perspicacité de Camus qu'à son extrême bien-
veillance. En tous cas il cite longuement Théophile, mais, presque tou-
jours, il « apporte de tels changements au texte que les vers deviennent
méconnaissables ». Cf. Lachèvre, loc . cit., p. i35, avec exemples à
lappui.
292 l'humanisme dévot
moi-même pour me conformer à l'usage, on contrarie notre
Camus, et, chose plus grave, on le méconnaît. Ces œuvres
que nous croirions d'imagination pure, il les place hardi-
ment sous le patronage de Baronius. Ce sont des « ouvrages
historiques », des « méditations historiques », des « his-
toires saintes, pieuses et vraies »\
Il y a autant de différence, écrit-il, entre ces histoires que
je vous offre et celles que vous lisez dedans le monde avec
autant d'empressement, qu'entre le jour et la nuit. Car les
romans sont ou totalement fabuleux comme les Amadis et les
Bergeries ; ou bien ce sont des histoires qui ont quelques prin-
cipes véritables, comme les faits de Charlemagne. .. mais rem-
plis de tant de feintes et de contes frivoles, ridicules..., que
tous ces fatras se terminent en fadaise... Or, puisque j'entre-
prends de combattre, et, si je le pouvais, d'abattre ces fables
chimériques qui occupent si vainement tant de cerveaux...
pensez qu'il serait bien à propos que j'opposasse des vanités
à des vanités... Je chante avec David :
J'ai fait le choix pour mon partage
Du chemin de la vérité.
Que si les changements des noms, et les déguisements que
j'apporte aux circonstances des temps et des lieux, et les liai-
sons des histoires différentes, et les événements de peu d'im-
portance insérés en passant, semblent en quelque façon altérer
la vérité, dont la nudité est le plus bel ornement... je réponds
que les historiens mêmes... ne laissent pas de se donner la
liberté de dire plusieurs choses qui n'ont pas été dites, comme
quand ils font haranguer des capitaines et des rois... et même
que selon la variété des rapports qui leur sont faits, ils ont le
choix du plus vraisemblable".
Ces déclarations, que je crois pleinement sincères et
véridiques, paraîtront à tous les curieux d'une impor-
tance considérable. Pour une pareille époque, un histo-
rien, ou un chroniqueur, ou, si Ton veut, un journaliste
de plus, n'est certes pas à dédaigner. Voyageur avide de
(i) La pieuse Julie, pp. 563, 538, 5i'2, 563.
{1) Ih., pp. 573, 574.
LE ROMAN DÉVOT •li)'^
recueillir les événements singuliers qui ont ému les divers
pays qu'il traverse, prédicateur que se disputent les
grandes villes, directeur très apprécié dans la capitale, lié,
d'ailleurs, par ses relations de famille avec la haute société
parisienne, Camus a appris, souvent de première main,
les plus étourdissantes et les plus saintes aventures qu'il
a depuis reproduites, à la façon qu'il vient de nous dire,
dans ses prétendus romans. Spectacles d'horreur, amours
innocentes ou perverses, coups de poignard, empoison-
nements, folles équipées, scènes de brelans, enlèvements,
conversions miraculeuses, gestes héroïques, en un mot,
comédies, tragédies et mélodrames, sa malice indulgente,
son bon cœur, son ardente imagination ont ainsi trouvé
partout dans la vie réelle des romans tout faits, beaucoup
plus étranges et passionnants que ceux qu'il aurait ima-
ginés de lui-même. Gomment n'a-t-on pas encore songé à
exploiter cette mine de faits divers horrifiques ou pitto-
resques, ce Tallemant ingénu?^ Pour montrer l'intérêt
(i) Rigault a bien flairé cette piste. Les romans de Camus « seraient
pour nous, écrit-il, un trésor d'anecdotes historiques et une chronique
allégorique du temps », si Patru nous avait donné la clef de ces romans
comme il a fait celle de VAstrée [Palombe, p. xxx). Rare exemple de
l'incuriosité historique de cette génération. Une porte, un trésor derrière
cette porte, mais pas de clef. Rigault se résigne et s'en va. Mais cette
clef, puisque Patru ne l'a pas donnée, c'est à nous, ou plutôt, c'est aux
érudits de la forger. Il y faudrait manifestement la merveilleuse érudition
de l'annotateur du Cardinal de Retz ou de l'annotateur des lettres de Bossuet,
mais certainement on doit trouver. Du reste Camus nous aide lui-même.
Il déploie une coquetterie subtilement enfantine à nous cacher tout
ensemble et à nous suggérer le véritable nom de ses personnages. Pour
s'initier à ce petit jeu — souvent anagrammatique — on peut commencer
parla Mémoire de Darie, où Camus a romancé la mort d'un jeune couple
qui lui était cher, le baron de Thorens, frère de François de Sales, et la
baronne, fille de J. de Chantai. Chantai est devenue Achante ; le président
Fabre, Fabrice ; Jacqueline Favre, Angélique (ce sont les mêmes lettres) ;
Charlotte de Bréchard, Carline ; l'archevêque de Bourges, André Frémyot,
Archandre ; Thorens, Sentor. Quant à l'évêque de Genève, auteur de la
Philothée, comment ne pas le reconnaître dans la personne de Théophile,
pasteur des Allohroges ? T>ans La pieuse Julie, dont je vais parler, le
héros Piralte s'appelait, de son vrai nom, Ripault. Un u de plus ou de
moins ne fait rien à l'affaire. Quant à la valeur documentaire des romans
et des nouvelles, il va sans dire qu'elle diminue — ou du moins qu'elle
veut être contrôlée de plus près — à mesure que Fauteur s'éloigne davan-
tage de son temps et de son pays. Je crois néanmoins que dans les plus
abracadabrantes de ses nouvelles, il ne dit presque rien — pour l'ensemble
— que lui-même il ne tienne pour historique.
29/f L HUMANISME DEVOT
que pourraient offrir ces recherches, qu'on me permette
de revenir à l'une des plus étranges de ces histoires, à Z/«
pieuse Julie.
Julie qui dès ses tendres années pensait au couvent, se
trouve néanmoins amenée à épouser le jeune Piralte qui,
lui-même, a fait un stage chez les capucins d'où son père,
aidé de la force armée. Ta retiré pour l'obliger à prendre
femme \ Piralte adore Julie autant qu'il regrette la bure
franciscaine. Bientôt la neurasthénie le prend. On est sur
le point de Tinterner. Julie le calme et l'entraîne à la cam-
pagne où ils vivent parfaitement heureux, décidés l'un
et l'autre à se donner à Dieu le plus tôt qu'ils le pourront,
c'est-à-dire après la naissance prochaine du premier fruit
de leur amour. Là-dessus de méchants voisins tranchent
les jours de Piralte. Julie se lamente en prose et en vers,
accouche d'un fils, s'attarde quelques mois chez sa sœur
Diane où elle repousse de son mieux les amoureuses pour-
suites du baron Montange. Elle s'évade enfin et disparaît
dans le couvent de son choix comme nous l'avons déjà vu.
A ces nouvelles, que fera Montange, car c'est lui désor-
mais qui va mener le roman? Des folies sans nom. Aidé
du beau-frère et de Diane, il lance d'abord la police à la
recherche de la fugitive. Quand la retraite de celle-ci est
enfin découverte, ce qui ne fut pas sans peine, Montange
vient au parloir, crie, se pâme, fait mine de se détruire.
Sans la crise de nerfs qui l'interrompt à temps, il serait
mort sous les yeux de Julie. Bientôt, il renoue ses trames.
Enfin il se convertit et meurt aussitôt après. Tel est, en
deux mots, le sujet du livre. Pour les ornements poétiques
et mystiques, pour le menu détail de chacune de ces aven-
tures, il va sans dire que notre Camus s'en donne à cœur-
joie.
Eh bien, tout cela est la vérité pure ! Camus n'a presque
rien ajouté de son cru qu'une magnifique histoire de cam-
(i) La description du oouvenl des capucins à Moudon, et lliisloire (lu
siège de cette maison par le père de Piralte, sont fort bien menées.
LE ROMAN DÉVOT '2()5
briolage et d'imbroglio policier, histoire parfaitement véri-
dique elle aussi, mais qui s'est déroulée près de Grenoble,
et dans laquelle ni Julie ni Montange n'ont aucune part.
Piralte, comme nous aurions dû le deviner, s'appelait de
son vrai nom, Ripault, baron de Veuilly. Pour le tirer de
chez les capucins, son père a bien fait le siège du couvent
de Meudon. Je n'ai pas la preuve matérielle de la neuras-
thénie de Piralte, mais je la regarde comme un fait cer-
tain et, pour le dire en passant, la description de cette
curieuse maladie n'est pas le moindre ornement du livre.
Il est bien mort assassiné par des voisins de campagne.
Sa femme, la jeune baronne de Veuilly, ayant accouché peu
après, est allé s'enfermer dans le couvent de Sainte-Eli-
sabeth, aussitôt qu'elle a pu échapper à la surveillance
de sa sœur. L'aumônier du couvent qui l'a reçue, toute
ruisselante de pluie, le P. Victor, n'est autre que le fameux
Père Chrysostome, l'ami de M. de Renty. Quant à Mon-
tange, un tel frénétique a dû laisser vingt traces de ses
prouesses, mais je ne sais pas son nom.
Ayant appris que la baronne de Veuilly était en religion,
nous dit un grave historien, « son amour devint une furie.
11 court au monastère tout forcené, presse, pleure, tem-
pête, voulant de gré ou de force voir celle qui faisait son
martyre. Le refus qu'elle en fait anime son courage. Il
présente une requête au lieutenant-criminel, comme si on
lui eût ravi sa femme. Il l'accusait et aussitôt il la canoni-
sait. Ses pleurs et ses évanouissements trouvèrent un
commencement de compassion dans les juges et dans la
multitude. Mais, les uns et les autres s'étant aussitôt re-
connus, Ton se contenta d'excuser ses emportements et
de pardonner ses folies. L'amour toujours ingénieux lui
suggère de nouvelles inventions... Il fait entendre à la
Reine-Mère, Marie de Médicis, que si on lui rendait sa
femme, il savait les moyens de faire rendre au roi la ville
de Soissons qui tenait pour les princes. L'avis en étant
donné à la dame... dix jours après son entrée, elle prend
1^6 l'humanisme dévot
l'habit. Cette action jette le poursuivant dans le dernier
désespoir. Il y veut perdre la vie. Il attente de forcer le
couvent, si les gardes qui y furent mis trois mois durant
n'eussent empêché les transports de sa folie erotique. Il
emploie la comtesse de Soissons... pour venir au monas-
tère. Il y entre lui-même, déguisé en manœuvre pour
reconnaître les lieux par où il pourrait Tenlever... Il va
trouver un écolier qui étudiait pour être prêtre, et, le pis-
tolet sous la gorge, le contraint de lui donner une fausse
attestation qu'il les avaitépousés. Le jeune homme échappé
de ses mains se rend prisonnier, et, sur sa déclaration, le
gentilhomme est saisi et mis en prison » ^ Tout ceci se
passait entre 1616 et 1617. Quand on lit ces affreux détails
on trouve le roman de Camus bien pâle. Mais il ne faut pas
oublier que ce livre a suivi de près les événements (1626).
A cette date, Montange avait disparu sans doute, mais
l'évêque n'en était pas moins obligé à une foule de réli-
cences. Et puis la folie furieuse n'intéresse pas un véri-
table artiste. Camus n'a pris et retenu des transports de
Montange que ce qui pouvait être dit en vers. Quoi qu'il
en soit, la pieuse Julie s'accorde, point par point, avec
l'histoire proprement dite de la baronne de Veuilly (mère
Marie de Saint-Charles), qui fut publiée en 1671, par un
carme du plus haut mérite, le P. Léon.
Il V a mieux encore, ou plus imprévu. Camus lui-même
est en effet Tun des héros de cette invraisemblable his-
toire. Il y figure sous le nom de Périandre (Jean-Pierre;
Pierre-Jean; Périandre). Non seulement il a connu de
(i) La vie de la V. M. Marie de Saint- Char le s, par le R. P. Léou.
Paris, 1671, pp. 5o-53. — La baronne de Veuilly était iille d'Amos de
ïixier, baron de Maisons; né calviniste, celui-ci avait été converti par sa
femme (Françoise Hurault). Le frère aîné de la baronne, est le P. Charles
de Tixier, feuillant : ses sœurs ; la marquise de Dampierre ; une Clarisse
et M^« do Beaufort-Ferrand. Notre héroïne, née en iSgj, avait épousé,
en 1609, le baron de Veuilly. dont le frère, Archange Ripault. était
capucin. La baronne prit le nom de sœur Marie de Saint-Charles. La
pieuse Julie est en elfet dédiée par Camus : à la pieuse Julie, S. M. 1). S. C.
Elle mourut en i665. Le P. Léon cite de nombreuses lettres d elle à son
fils, baron de Veuilly, à sa bru et à leurs enfants.
LE ROMAN DEVOT ■M)']
près les personnages, comme « tous ceux, nous dit-il, qui
ont quelque peu de connaissance des familles de notre
ville-monde » ; mais encore c'est lui qui a dirigé la pieuse
Julie ; lui qui, d'accord avec le jésuite Arnoux [Aniulphe)
et le P. Chrysostome [Victor) a décidé de la vocation de
la jeune veuve ; lui qui a prêché pour sa profession et
devant le tout-Paris des grands jours ; lui qui a converti
Montange. Enfin c'est à la pieuse Julie en personne qu'il
a dédié La pieuse Julie.
Je m'essaie autant que je puis — dit-il à son héroïne — de
rendre en vous représentant à vous-même par réflexion une
image telle à vos yeux que vous y puissiez reconnaître les faveurs
de celui qui vous a rendue si signalée que vous pouvez servir
d'exemple et de miroir de vertu à la postérité *.
Bizarres mais précieuses révélations. L'heureux hasard
qui nous a fait rencontrer la vie de la baronne de Yeuilly,
au moment où nous avions encore la cervelle étourdie par
Xqs di\ anXwYes àe la pieuse Julie ^nou.^ apermis de contrôler,
sur un exemple insigne, les affirmations de Camus que
nous avons rapportées plus haut. Bons ou médiocres, ses
romans sont de riiistoire ou plutôt, comme il les nomme lui-
même, des (( méditations historiques », — beau titre que
M. Barrés aurait pu donner à sa Colline inspirée. Relus à
cette lumière, que d'indications ces livres ne donne-
raient-ils pas sur la haute société parisienne au temps de
Louis XllP?
(i) Epîtredédicace non paginée. Il me paraît quasi certain qu'avant
d'écrire son livre, Camus est allé se renseigner minutieusement, auprès
de la baronne de Veuilly, sur les incidents qu'il ne pouvait connaître que
par ouï-dire. De là, le double intérêt des longues pages consacrées à la
neurasthénie de Piralte.
(2) Camus dit bien, dans sa dédicace, qu'il s'est avisé de mettre le
nom de son héroïne « à 1 abri sous des ombres impénétrables, aux rais
de la curiosité ». Oui, peut-être, mais seulement pour la province.
Dans la capitale, qui aurait pu s'y tromper? « Je n'ai pu si parfaitement
déguiser cette histoire, qu'aussitôt elle ne soit dévoilée par ceux qui ne
sont point étrangers à Paris... » Sans doute, les noms sont changés mais
« ils ne sont point sans quelque raison et ont rapport aux personnes dont
je parle ». [Piralte, Ripault, par exemple.) Bref « il me sutlit que la
chose soit couchée en sorte que ne pouvant être cachée à ceux qui la
298 l'humanisme dévot
IV. Gomme il esta peine besoin de le dire, ces « médi-
tations historiques » illustrent soit les principes généraux,
soit les applications particulières de la morale ou de la
philosophie chrétienne.
Darie par l'image d'une belle vie fait espérer une heureuse
mort. Agathonphile répond à son titre et a pour but de conduire
au bien les affections en la vie civile, enseignant par divers
exemples l'art de bien et saintement aimer. Parthénice fait voir
qu'il n'y a bourrasque d'adversité, ni vent flatteur de prospé-
rité qui puisse détourner de sa résolution un chaste courage.
Elise montre comme, parmi tant d'humaines erreurs, il est
malaisé de vivre en sûreté, puisque l'innocence même peut
devenir coupable, au moins paraître si criminelle, que la seule
mort peut expier l'offense qui lui est imputée et qui se recon-
naît par-après tardivement et hors de saison. Dorothée^ par un
succès déplorable, enseigne aux parents à ne violenter point
la volonté de leurs enfants, soit pour embrasser l'état religieux
soit pour se jeter dans les liens du mariage, mais, d'imiter
Dieu qui gouverne librement les créatures qu'il a douées d'un
franc arbitre.
Les pèlerinages à^ Alexis ont à prix fait d'enter la dévotion
civile dans le pèlerinage de cette mortelle vie. Eugène^ par un
étrange événement, fait connaître les dangereux effets de la
jalousie... Spiridion bat en ruine les mariages clandestins,
perte des jeunes gens et la peste des républiques. Hermiante
est une pierre de touche pour discerner les bons des mauvais
hermites... Oléastre fait connaître que la passion du désespoir
est utile quand elle aboutit à bien, comme quand elle fait faire
une heureuse banqueroute au monde, pour se précipiter dans
savent aussi bien que moi, elle soit assez voilée » aux autres... De cette
façon, « cet ouvrage sera comme la colonne d'Israël, claire aux uns, téné-
breuse aux autres » (pp. 621, 622). Je n'ai rien dit de Diane, la sœur de
Julie, qui est un personnage important du livre. Naturellement elle était
furieuse contre Périandre (Camus), qui secondait les saints projets de
Julie, mais elle eut honte de ces mauvais sentiments et vint demander
pardon à l'évêque. La scène, racontée par Camus dans le roman, est tou-
chante. (( Eh ! quoi, s'écrie Diane, vous ne me reconnaissez pas... moi qui
ressemble tant à ma sœur... mais il est vrai que vous ne regardez jamais
les femmes ». Je rappelle, à ce propos, que dans la Mémoire de Darie,
Camus se défend de parler de la beauté de sainte Chantai. « Je ne sais ce
que c'est que la beauté et m'entends encore moins à la dépeindre, n'étant
pas permis de la dire à qui il n est pas permis de la regarder, joint que
celle-ci — (la beauté de la sainte en 1621) n'est plus que relative... le
temps et la mortification l'ayant heureusement effacée. »
LE ROMAN DEVOT 299
un cloître... (dans) La pieuse Julie, y ai dessein de faire voir
la jalousie de Dieu par les justes châtiments qu'il fait sentir
à ceux qui par (brce ou par ruse s'essaient de lui arracher ses
épouses d'entre ses bras ^
Il savait mieux que nous ce qu'il voulait faire. Croyons-
le donc sur sa parole, mais non sans remarquer discrète-
ment que Tévéque moralise, plus d'une fois, à la mode
de La Fontaine. Le « cette fable montre » vient là comme
il peut. A Dieu ne plaise que je lui en fasse un crime !
D'ailleurs pourquoi se laisserait-il distraire des intrigues
et des catastrophes qui le passionnent? Ne sait-il pas que
tôt ou tard les crimes seront punis et la vertu récom-
pensée, que la Providence règle tous les événements
d'ici-bas et que « comme que ce soit, il en faut venir à
cette maxime que Dieu fait tout pour ses élus ))'^? De ce
point de vue — si évident pour un chrétien qu'on n'a pas
besoin de le rappeler sans cesse — toute histoire devient
morale par cela seul qu'elle est véritable. Quant aux faits
divers qui se rattachent d'une manière moins éclatante
à cette philosophie de l'histoire, ils ont du moins l'avan-
tage immédiat — et lui aussi, providentiel — de divertir
honnêtement les honnêtes gens. Aussi bien qu'est-il néces-
saire que je rassure le lecteur sur la moralité profonde qui
ne peut pas ne pas pénétrer, ensemble et détails, l'œuvre
entière d'un homme si excellent. Camus peut tout dire. Je
le défie bien de troubler qui que ce soit. Néanmoins, de
temps en temps, le remords le pique. Il craint de nous
avoir trop amusés. Et le voilà qui se met martel en tête
pour imaginer quelque subtil moyen de rendre sérieux
ce qui ne l'est pas. Ainsi pour le cambriolage et l'imbro-
glio policier qui remplissent plus de soixante pages dans
La pieuse Julie. Cet épisode, écrit-il,
ne sera point sans fruit, si l'on considère combien les larrons
(i) La pieuse Julie..., p. 5ii, 5i2.
(2) Hellénin..., p. lai.
3oo l'humanisme dévot
sont subtils en leurs inventions... Ce qui avertira les personnes
qui dorment paisiblement dans leurs maisons de prendre garde
à elles ^
A côté de ces axiomes indiscutables, on rencontre dans
les romans de Camus, nombre de vues plus originales,
souvent hardies, toujours généreuses et qui sont d'un
moraliste supérieur. Avec sa bonhomie ordinaire, mais
très librement, il critique les divers abus de son époque.
Il sait par exemple et il dit que bien que le gouvernement
monarchique soit une « vive image de la divinité », « les
faveurs qui régnent dans les cours des monarques, coupent
la gorge au mérite » ^. Il sait et il dit que la justice a sou-
vent deux mesures, Fune pour les puissants, l'autre pour
les misérables.
J'ai une particulière attention, écrit-il... en tous ces ou-
vrages ici de priser avec excès ce qui est estimable, et de dé-
crier aussi le vice quelque part que je le rencontre, fût-il sous
une tiare, sous un diadème, sous un mortier et sous un capuce,
ne le traitant pas de main-morte ^.
On reconnaît bien là, l'audacieux prédicateur qui s'écriait
dans son homélie retentissante sur les désordres des trois
ordres :
Pauvre peuple, seras-tu toujours l'âne surchargé de la fable
et portant le fardeau du cheval fringant? Tu vas crever sous le
faix et vous, richards, que deviendrez-vous quand vos métai-
ries seront désertes, vos champs dépeuplés, l'agriculture aban-
donnée ?
Mais quoi qu'il en soit de ces critiques sociales ou de
ces vives peintures de mœurs dont l'étude nous est ici
défendue. Camus reste presque toujours le plus humain,
(i) La pieuse Julie..., p. 53o.
(2) Les événements singuliers..., p. 32.
(3) La pieuse Julie..., p. 523.
(4) Homélie des désordres des trois ordres, p. 78, cité dans la thèse de
M. Boulas.
LE ROMAN DÉVOT ^oi
le plus compatissant et le plus miséricordieux des roman-
ciers moralistes ^ Nous le connaissons déjà sous ce jour,
aussi me contenterai-je d'apporter un seul exemple — mais
aussi peu banal que possible — de sa pénétration indul-
gente. Il s'agit d'une intrigue commençante entre l'étudiant
en droit Marcion et Pélagie, femme du vieillard Alcuin.
Pour ne m'arrêter pas ici h la vaine description de leur
accointance, je me contenterai de dire qu'il trouva dans l'esprit
de cette femme de la correspondance. Et quand je dis : en
l'esprit, ne mettez pas aussitôt tout à feu et à sang, et ne vous
imaginez pas que le corps fut de la partie; mais représentez-
vous en cette mutuelle intelligence, ces frivoles inclinations
que l'on appelle communément amourettes.
Ce sont des flammes volages qui ne font que voltiger autour
du cœur, lequel demeure empêtré dans les rets de certains
désirs, qui par leur imperfectionne se peuvent pas bien expli-
quer ; ce sont des desseins indéterminés, des visées sans but,
des prétentions incertaines, et, s'il faut ainsi dire, des volontés
involontaires, parce que ces faibles esprits veulent et ne veu-
lent pas en même temps : ils veulent, poussés au mal par la
mauvaise et corrompue inclination de la nature, et ne veulent
pas, retenus par la honte ou par la crainte, ou par quelques
autres respects... Ce ne sont que langueurs, mais agréables ;
inquiétudes, mais plus douces que le repos ; soupirs, mais
délicieux ; souhaits, mais timides ; larmes, mais délicates ;
paroles, mais affectées; plaintes, mais mignardes. Contents
de détremper leurs cœurs dans une certaine complaisance ma-
ligne, qui les gène en les délectant et qui les chatouille en
(i) Rigault fait à ce sujet une remarque juste et intéressante. « La sen-
sibilité même de Camus l'empêche d'être aussi moral qu'il voudrait.
Pour peu que ses héros soient malheureux, il s'attendrit et leurs infor-
tunes lui font oublier leurs fautes. Mainfroy, l'amant de Solvage [Ren-
contres funestes), se bat avec Galdéon, son rival, le blesse_, est condamné
à mort. Solvage paie un soldat, fait tuer Galdéon, avoue son crime
et meurt avec Mainfroy. Camus pleure sur leur sort. « Ce spectacle tra-
gique, dit-il, donna de la pitié à tous ceux qui le virent, car on ne saurait
exprimer avec combien de résolution et de constance ces deux généreux
amants finirent leurs jours. Le bourreau lui-même, cet homme qui ne vit
que de la mort des autres le bourreau pleura. » Cependant Camus
songe qu'il faut une morale, et il ajoute en guise de réflexion : o Quand
ces deux chevaux furieux, l'amour et le désespoir, sont attelés au chariot
d un cœur, où le peuvent-ils traîner que dans les précipices? » Palombe...,
pp. XXIV, XXV.
3o'2 l'humanisme dévot
les tourmentant. Ce sont proprement ces amants que le vul-
gaire appelle transis.
Entre ces misérables gens dont les ailes sont empâtées de
ces gluaux, il se passera souvent des années entières, sans
qu'il se passe rien quant aux actions, qui soit directement
contraire à la chasteté, bien que leurs cœurs soient frelatés et
tracassés de mille tentations et troubles, et semblables à ceux
que le Sage compare à une mer bouillante. Néanmoins, à voir
leurs mines et leurs contenances, on dirait que leur jeu est pire
qu'il n'est ; si bien que dans la pureté et l'innocence même,
s'il y en a en ces folles prétentions, la réputation se fléchit et
rhonneur court risque de se perdre, telle souvent étant plus
difï'amée par ces apparences sans effet, qu'une autre qui
cachera ses fautes véritables sous une feinte modestie V
Ces remarques ne peuvent surprendre que les étourdis,
et scandaliser que les sots. L'évêque ne se place pas sur
le terrain des principes, mais seulement de l'observation
morale. S'il condamne, et vivement, la promptitude aux
soupçons, il en a deux fois le droit, son expérience de
prêtre ayant confirmé, maintes fois sur ce point, ses incli-
nations naturelles. D'ailleurs, il ne professe pas la moindre
bienveillance envers un jeu dangereux dont il met à nu
les troubles ressorts. Bienveillant toutefois et pitoyable,
qui lui jetterait la pierre atteindrait un plus infaillible, un
plus saint que lui.
Pour l'amour proprement dit. Camus le décrit et le
célèbre, tour à tour ou tout ensemble, avec tendresse,
avec respect, avec une curiosité bienveillante et parfaite-
ment chaste, avec enthousiasme, comme il convient à un
vieillard indulgent, à un disciple de Platon, à un roman-
cier, à un prêtre subtil et pieux. J'ai dit plus haut que les
premiers pas de ce petit dieu, que l'heureuse ignorance de
l'amour naissant, ravissaient le bon évêque.
Cette passion flatteuse qui fait aimer, écrit-il, ne semble
être en son jour qu'en l'âge voisin de Tenfance... L'ignorance
(i) Les événements singuliers, II, p. 83, 85.
LE ROMAN DÉVOT '^o'^
en cet exercice tient lieu de science, car Tari le ruine tout à
fait et noircit sa belle et honnête blancheur, toute pleine d'in-
nocence... Et tout de même que saint Antoine disait que celui
qui prie véritablement doit tellement être transporté en Dieu
qu'il ne s'avise pas qu'il prie, ainsi, en aimant, c'est une
imperfection de penser qu'on aime. Ces rets pour être véri-
tables, doivent être imperceptibles. Qui a loisir de faire
réflexion sur cette occupation, se guérit de ce doux mal... Eh !
pourquoi peint-on l'Amour enfant, aveugle, volant... sinon
pour montrer qu'il ne sait que bégayer, non bien exprimer ses
pensées, ses conceptions confuses étant beaucoup plus élevées
que toute la bienséance du monde; son aveuglement témoigne
que ceux qui le voient, le perdent, témoin le conte de Psyché \
Faut-il que l'amour s'envole avec le printennps qui l'a
vu naître. Camus ne le pense pas.
— J'ai aimé — dit Cléobule au comte Fulgentdans l'histoire
de Palombe... je suis dans l'âge auquel ce doux mal semble
inévitable et presque nécessaire ; mais je n'ai pas été jusqu'à
la folie. Je crois qu'il faut tàter de cette passion, comme du
miel, médiocrement. Prise modérément, elle éveille l'âme,
lui donne une chaleur agréable qui n'est pas sans lumière ;
c'est elle, disait Platon, qui est mère de l'honnêteté, de la gen-
tillesse, de la politesse et de toute vertu ; mais, quand l'excès
y est, c'est une frénésie; la discrétion, la courtoisie, la civilité,
la bienséance se perdent; ce n'est plus que brutalité, violence,
injustice. J'ai aimé, non selon le cauteleux conseil de cet an-
cien, comme ayant à haïr un jour, car cet avis répugne à la
franchise et sincérité, âme de la vraie amour, mais discrète-
ment et honorablement, sans perdre le respect et la révérence
qu'on doit à la chose aimée.
— A ce que je vois, reprit le comte, vous aimez philosophi-
quement, et il semble que, vous soumettant aux lois et au ser-
vice d'une dame, vous voulez être possesseur de vous-même...
ceux qui aiment avec tant de modération sont bien voisins de
n'aimer pas du tout...
— L'amour honnête, répondit Cléobule, n^a pas la vue ban-
dée comme le déshonnête, encore qu'il ait aussi bien que
l'autre son brandon, son arc, ses flèches et son carquois".
(i) Roselis, p. 121, Z11.
(•2) Palombe..., p. 3i, 32.
3o4 l'humanisme dévot
De ces pures ardeurs que vante Cléobule, l'héroïne du
livre, Palombe, est elle-même doucement et uniquement
consumée. Qu'on lise plutôt l'admirable lettre qu'elle écrit
à son mari qui la trompe :
Ma jalousie, si j'en ai, n'est-ce pas la marque de mon amour ?
Au fond, ma faute est de vous aimer trop. Et pourtant, bien
que je susse qu'une autre me dérobait le cœur qui m'était dû,
lui ai-je jamais montré mauvais visage... Je considérais que
j'eusse été déraisonnable de m'irriter contre elle pour votre
crime. Comment eussé-je pu haïr son innocence, puisque
je n'avais aucune aversion de vous qui m'offensiez ? Voyez jus-
qu'où allait l'indulgence de mon amour : je cherchais en ses
beautés des excuses pour votre faute. . . 11 y a encore de secrètes
et invisibles liaisons qui unissent nos âmes ; mais vous ne les
apercevez pas, parce que vous n'êtes ni à vous ni en vous-
même... O mon Dieu, rendez-moi mon Fulgent, ou plutôt,
en me rendant à lui, rendez-moi à moi-même V
Cette délicatesse passionnée n'annonce-t-elle pas Andro-
maque ou Bérénice, et, d'un autre côté, l'évêque de Bel-
ley, lorsqu'il insinue de tels sentiments dans l'âme de ses
lectrices, n'a-t-il pas quelque raison de croire à l'action
bienfaisante de ses romans? Pourquoi ne parlerait-il pas
librement, et même avec allégresse, de l'amour ainsi
compris ?
C'est affaire aux choses honteuses de chercher les ténèbres
et de se cacher, mais ce qui est vertueux chemine en la lumière
du jour et en la splendeur des saints. Pourquoi rougirait-on
d'aimer ? 11 n'y a rien de si saint, quand il est juste ; il n'y a
rien de si beau, quand il est conduit selon les règles de la
pureté. La loi chrétienne est toute d'amour et pour Tamour ;
hors de la, c'est la mort. Nous n'aurons point de honte à faire
paraître que nous aimons un tableau, un cheval, une maison,
jusques à une guenuche ou un petit chien : nous le mignarde-
rons, caresserons, baiserons, et nous aurons vergogne de ché-
rir une image de Dieu, une créature raisonnable, une personne
bien née, bien nourrie, qui fait état de l'honneur et de la vertu?
(i) Palombe..., p. 99, 100.
LE ROMAN DEVOT J()5
Car ce sont là les qualités les plus aimables, non la beauté qui
n'en est qu'une faible écorce, qui ne doit être considérée que
comme une marque de bonté '.
Malgré le cliquetis des idées, qui ne voit d'où lui vient
son audace ingénue? Amour naissant, amour conjugal,
amitié^, chacun de ces objets n'est en vérité pour lui qu'une
image, qu'un rayonnement de l'amour divin ou qu'un ache-
minement à celui-ci. Philosophie confuse, qu'il sent plus
qu'il ne l'exprime mais qui le possède. Ecoutons-le une
fois encore avant de lui dire adieu. Il s'adresse à certain
« mélancolique », lequel lui reprochait de ne parler que
d'amour.
Si je ne craignais d'émouvoir sa mauvaise humeur je lui
répondrais avec un ancien lyrique grec :
Volontiers je décrirais
Les faits guerriers de nos rois,
Mais ma lyre ne s'accorde
Qu'à mignarder une corde
Pour l'amitié seulement...
En essai dernièrement
Je changeai cordes et lyre.
Et jà, commençais à dire
D'un haut style la grandeur
De nos rois et leur splendeur ;
Mais toujours elle résonne
L'Amitié qu'elle fredonne...
Adieu Mars, adieu ton ire
Puisque mon luth ne veut dire
Que l'amitié, désormais.
Adieu, princes, pour jamais.
Mais j'aime mieux repaître sa triste et morne gravité des
paroles sérieuses du grand saint Augustin : mon amour c'est
le poids de la balance de mon cœur... Quoi ! si l'Apôtre a dit
que chacun est entraîné et emporté par sa propre convoitise,
{i) Les événements singuliers, II, p. i35.
(2) « Aux âmes mieux faites, écrit-il, l'amitié a toujours la prééminence
au-dessus de l'amour; d'autant que la raison y est maîtresse de la pasôion
et leurs actions sont conduites par la prudence. » Evénements singuliers,
II, 206.
I. 20
3o6 l'humanisme dévot
quelle puissance aura sur un bon courage une juste et honnête
dilection ! L'amour est Tesprit de Dieu, cet esprit de Dieu c'est
l'âme du monde, c'est le point d'Archimède qui enlève tout à
soi... Qui aime a accompli la loi : l'œuvre qui procède de ce
tronc n'est pas une branche sèche... D'où vient donc que je
suis battu pour une bonne œuvre, faisant des histoires qui ser-
vent de collyre pour dessiller les yeux des mondains ?... D'où
vient que ce mot d'amour, si bien reçu dans les livres des spi-
rituels et dévots... est devenu criminel en ma plume? Quelle
contagion peut-elle avoir pour infecter ainsi un terme indiffé-
rent?... Faudra-t-il donc rayer le Cantique des sacrés cahiers,
pour contenter ces sourcils refrognés et austères ? Faudra-t-il
effacer ce mot de beauté, qui est si fréquent dans les divines
pages ? Quiconque tu sois, esprit chagrin et misanthropique,
sache qu'il n'appartient qu'au diable... de n'aimer pointa
Amitié, amour humain, amour divin, délibérément il
rapproche ces divers objets au point de paraître les con-
fondre. Tranchons le mot, il brouille un peu tout. Mais,
chose touchante et charmante, il ne s'aperçoit même pas
de cette confusion. II n'y a là ni ruse de guerre, ni pure
subtilité d'esprit. II s'assimile naïvement, gauchement,
mais avec une conviction très sincère et très haute, de toute
son âme, le platonisme chrétien. Concluons avec le sage
Rigault : « II y a dans les récits de Camus une pureté si
visible d'intention, une telle ferveur de zèle chrétien, un
tel accent de vertu que le caractère de l'homme donne un
vif attrait aux préceptes du directeur et compense les
(i) Hellénirij ensemble Callitrope... pp. 122-126. Je n'avais rien à dire
ici de l'amour coupable, de l'amour-frénésie dont Camus a fait de nom-
breuses peintures. Si tout cela est médiocre, c'est du moins très inof-
fensif. Il y a là quelques narrations, vivement conduites, surtout dans les
nouvelles^ mais ce que les amateurs y trouveront, je crois, de plus curieux,
c'est l'orchestration poétique dont j'ai parlé plus haut, plusieurs de ses
amants empruntant la langue des dieux pour traduire leurs émotions.
Notons aussi la verve mordante, implacable avec laquelle Camus poursuit
les amours séniles, ainsi dans le roman de Rosells (la chaste Suzanne)
et dans plusieurs nouvelles des Evénements singuliers, ^'. ^. I, 88. Ceci est
assez curieux au point de vue de l'histoire littéraire. Jai trouvé à la Biblio-
thèque Méjanes (D. 2446, recueil) une plaquette de 7 pages, d'un joli style :
Le pitoyable mariage de Damoiselle Gentile de Saint- Aubert, Dauphi-
noise...y 1609. Gentile est sacrifiée à un vieillard jaloux. Je ne serais pas
étonné que notre Camus ait tiré parti de cette histoire qui semble authen-
tique.
LE ROMAN DÉVOT 807
défauts de sa direction. Et puis, cette douceur de morale,
cette mollesse que lui reprochait la sévérité de Port-Royal,
ne semblera pas un tort bien grave, de notre temps... Qui
ne lui pardonnerait aujourd'hui de se mettre volontiers du
côté des affections honnêtes opprimées, et d'attaquer les
parents qui, par cupidité ou défiance, empêchent les ma-
riages et « séparent les cœurs ». Il veut que l'on combatte
les désirs qu'on inspire et les tentations qu'on éprouve,
mais il reproche à Parthénice d'avoir voulu se défigurer et
il blâme vertement Origène. Il vante le couvent, mais il
loue aussi le mariage et il parle avec charme des unions
heureuses. Ses héroïnes finissent par le cloître^; il en est
visiblement satisfait : si elles pouvaient se marier, il les
bénirait de tout son cœur. En un mot, il y a dans ses
livres beaucoup de modération, beaucoup de charité,
beaucoup de douceur. Il ne méprise pas la vie, il ne
calomnie pas le monde ; il croit à Thonnêteté et à la vertu.
Sa manière d'être moral est de rendre la religion aimable ;
c'est encore, après tout, le plus sûr moyen de la faire
aimera »
(i) Pas toutes, encore une fois.
(2) Palombe..., pp. xliii, xliv.
CHAPITRE VI
LE RIRE ET LES JEUX
I. La vertu d'eutrapélie et le rire. — Le Démocrite chrétien. — Etienne
Binet et la dévotion en belle humeur. — I.a consolation et réjouissance
pour les malades. — La goutte. — Médecine et médecins. — L'ima-
gination et les maladies. — Cure par le rire. — Symbolismes médicaux.
II. Les jeux de la plume. — L'écriture artiste. — Les vers latins. —
Les Lusus allegorici du P. Sautel. — Les mouches. — Marche funèbre
d'une puce.
III. Emblèmes et allégories.
Ily a dans le commun du monde des esprits si mal faits que
quand ils voient rire un religieux, ils l'estiment un perdu et
réprouvé... Mais, mon Dieu, que voudraient ces gens de nous ?
Que nous fussions toujours en larmes? Que nous gémissions
comme les marmousets des voûtes qui font une grimace pleu-
rarde, comme si la voûte les crevait de pesanteur, quoiqu'ils
ne portent aucune charge ^
Ainsi parle le P. Garasse dans son Apologie. Rire est
humain et bon ; quand on fait métier de prêcher ou d'écrire,
faire rire, est sinon devoir strict, du moins vertu et vertu
chrétienne.
Il y a, continue Garasse qui porta cette vertu jusqu'à l'hé-
roïsme, une vertu nommée Eutrapélie, qui est entre la trop
grande sévérité et la bouffonnerie, par laquelle vertu un homme
d'esprit fait de bonnes et agréables rencontres qui réveillent
1 attention des auditeurs ou des lecteurs, appesantie par la
longueur d une écriture ennuyeuse ou d'un discours trop
sérieux. Et cette humeur est non seulement compatible avec
la sainteté de vie, mais encore une marque évidente de cette
(i) Apologie du P. François Garassus (i6a4), p. 4^.
LE RIRE ET LES JEUX S09
allégresse intérieure que Dieu demande à ses serviteurs :
liilareni enim datorem diligit Deus \
Le Démocrite chrétien de Pierre de Besse, qui suivit
VHéraclite chrétien du même auteur, professe les mêmes
principes légèrement panachés de stoïcisme.
(Ami lecteur), tu as vu... le ploreur (Heraclite) ; voici main-
tenant le gausseur qui se présente. S il rit, ne pense pas pour
cela qu'il se moque ; car, en riant, il dit les vérités et, faisant
le railleur ne laisse pas d'être sage. J'ai bien estimé les larmes
de ce dolent, mais je fais encore plus d'état des moqueries de
ce folâtre. Car se laisser aller à la passion, c'est entrer en
appréhension et s'adonner aux larmes est montrer une lâcheté
de cœur et se défier de son courage. Mais rire et se moquer
au fort des afflictions, c'est braver les vanités du monde,
c'est montrer de la vertu et faire paraître qu'on est homme. . . Il
faut que je rie, que je gausse, que je bouffonne et que je me
moque de toutes choses ^
Ce lourdaud n'y entend rien. Il ne rit pas lui-même et
ne peut que nous agacer. Néanmoins, tenons-lui compte
de son intention. L'essentiel est ici pour nous de constater
que nos écrivains, en cela tout à fait d'accord avec les
principes directeurs de l'humanisme, revendiquent très
haut le droit de plaisanter, comme plaisantent les honnêtes
gens de leur époque. Je ne dis pas qu'ils usent tous de ce
droit. Il y a chez eux des auteurs constamment graves,
mais nous en avons aussi de fort gais, quelques-uns même
de franchement comiques, un entre autres qui nous fera
nécessairement penser à Molière. Celui dont je parle et
qui doit nous suffire n'est pas un excentrique, un suspect,
un enfant perdu; c'est au contraire un des maîtres spiri-
tuels de son époque, un auteur des plus populaires, un
saint homme, l'un des représentants officiels d'un grand
Ordre. Du reste nous le connaissons déjà, bien que nous
(i) Apologie..., pp. 4J)42-
(a) h^ Démocrite chrétien, p. i, 2.
3io L HUMANISME DEVOT
ne sachions pas encore jusqu'où s'aventure sa verve bouf-
fonne : il s'appelle Etienne Binet.
Cet insigne personnage que, bon gré mal gré, nous
rencontrons sur toutes nos voies, n'a peut-être jamais
rien écrit de plus singulier que sa Consolation et réjouis-
sance pour les malades et personnes affligées '. Le livre
est en forme de dialogue entre le malade ou l'affligé
d'une part, le consolateur de l'autre, réels, vivants tous
les deux, le second surtout, et vrais personnages de co-
médie. Du reste on nous tient dans le concret presque
tout le temps : un chapitre sur la goutte, un sur « le mal
des yeux » etla surdité, un sur les hypocondriaques, un sur
la médecine et les médecins, un sur la fièvre et le manque
d'appétit : dans ces titres, que de promesses ! Elles sont
largement tenues.
On devine déjà qu'il ne ressemble pas aux consolateurs
ordinaires. Pieux certes, et par moments jusqu'au melli-
flu, il emploie ordinairement une méthode moins onc-
tueuse. Dur, bourru, trivial, et d'une jovialité débordante,
étourdissante, ou bien il bouscule, il humilie, il nargue,
il harcèle de toutes façons le malade, ou bien il s'emploie
à le faire, comme il dit, « crever de rire ».
Le Malade. — J'ai la goutte bien serrée.
Le Consolateur . — Certes, mon bon ami, je vous plains bien.
Et pour le lui prouver, il décrit parle menu, longuement,
amoureusement, en bourreau, les tortures de la goutte.
Rien qu'à le lire, on se sent devenir goutteux.
Le M. — Hélas ! que le ciel est donc rigoureux !...
LeC. — Je vois bien clair que vous avez la goutte non seule-
ment au pied, mais au cerveau... C'est la maladie du monde la
plus noble et qui ne se plaît qu'es lits dorés. Les autres maux
sont roturiers. Celui-ci tranche du gentilhomme. 11 n'appar-
(i) Je cite ce livre d'après la réédition qui en est faite dans le recueil
des œuvres spirituelles du R. P. Et. Binet. La première édition (séparée)
doit être de 1620. J'ai vu aussi la seconde qui est de 1627.
I
LERIREETLES.1EUX 3 il
tient qu'aux rois... et aux grands hommes d'avoir la goutte.
C'est... le relief des plaisirs de haute lice... On vous traite en
prince, ingrat, et vous vous plaignez* !
On voit le ton. II n'est pas jusqu'aux thèmes dévots sur
la fonction providentielle de la douleur qui ne prennent,
sous sa plume, une tournure cocasse.
Le Paradis, écrit-il, est fait comme la France où nos
anciens Gaulois avaient de coutume, étant à la porte de l'église
quand le prêtre mariait les fiancés, de charger de coups le
nouveau marié ; à force de coups de poing le menaient tam-
bour battant jusquesau grand autel. Ce n'était pas par haine;
non, mais par une vieille courtoisie de ce bon temps-là. Car,
au reste, ces beaux batteurs étaient les père^ frères, parents
et amis de ce pauvre battu qui aussi ne faisait que rire sous
la grêle de coups ; et, au bout, il leur fallait dire grand merci
et leur faire bonne chère.
Cette coutume dure encore pour le Paradis. La fièvre, la
goutte, la pierre, les tristesses, mille maux sont les batteurs
qui s'accordent comme maréchaux sur l'enclume, nous marte-
lant les uns après les autres, et ne nous laissent jamais qu'ils
ne nous aient poussé dedans le temple du Dieu vivant^.
Avec cela, une pluie d'allusions à l'instrument de Mo-
lière et d'anecdotes bouffonnes.
A propos, il n'est pas que vous n'ayez lu l'histoire de
France. Sous Charles neuvième, le bon M. l'archevêque de
Bourges était attaché à son lit avec des gouttes cruellement
opiniâtres. Messieurs les médecins l'avaient manié de toute
sorte. Et toujours la goutte aux pieds. Il échut que la ville fut
prise. Le bruit en vola à Monseigneur qui ne se le fit pas dire
deux fois, mais trouva tout aussitôt ses jambes. Et là vous
eussiez vu le bon prélat courir à la porte comme un droma-
daire, quatre à quatre sauter les degrés. Le voilà : il gagne la
grosse tour et vous monte si vite qu'il laissa en mi chemin ses
gouttes et ne les trouva onques plus ^.
(i) La consolation...^ pp. 474-477-
(•2) Ib., pp. 686-687.
(3) //>., p. 525.
3i2 l'humanisme dévot
Il a comme cela, tout un répertoire de contes plai-
sants qui ne sont pas dans une musette. Il ne tarit pas sur
la médecine et les médecins. Malade et consolateur, ce
beau sujet met d'accord les deux personnages.
Ils nous viennent ici avec des visages hippocratiques : leur
seule ombre est capable d'altérer le pouls d'un pauvre patient...
le soleil éclaire leur venue et la terre couvre leurs fautes... un
bon soldat et un mauvais médecin rabaissent bien le louage
des maisons. Je vous prie, donnez quelque chose à mon mal,
il faut que je me dégorge, il me semble que, criant contre les
médecins, j'épouvante ma fièvre ^
On apprend beaucoup à les entendre gémir tous deux
sur les drogues dont ces messieurs donnent le « recipe en
arabe que personne ne sait lire ».
Si on pouvait entamer l'estomac d'un malade et ouvrir sa
poitrine ou bien y enchâsser une glace de Venise, pour voir
à travers, mon Dieu, après qu'un pauvre corps a passé par les
mains de ces messieurs, que vous y verriez un étrange mélange !
Combien d'amer, de douceâtre, de noir...; de la corne d'un
cerf, de la queue d'un jeune loup, de la mousse séchée d'un
prunier, du bout de la hante d'un javelot tirée de la douille et
canon d'icelui, de la coque d'une tortue, du pied gauche d'un
élan, de la chair d'une momie d'Egypte; hélas, qui le croirait
ce qu'ils nous font dévaler dans nos pauvres estomacs M
En revanche, trois et trois fois heureux
ces simples villageois qui vivent encore à la bonne vieille
gauloise! Car sont-ils malades d'une fièvre bien forte, aussitôt
on vous leur présente le plus gras chapon de la maison, on
fait provision d'une bouteille du plus fort vin et là, devant un
beau grand feu, on vous le fait bien dîner. Le pauvre garçon
sue à grosses gouttes et à tant il faut bien, en dépit des méde-
cins, que la fièvre, bon gré mal gré s'en aille, et bien vite, car
le bonhomme ou crève bientôt ou guérit bientôt. Aussi bien
n'a-t-il pas le loisir d'être longtemps malade. Le lendemain, il
(i) La consolation, pp. 527,522.
(2) !/>., pp. 510,509.
On mapelle leDemocntc^
le me mocque des vanités
B^ant ie dis les ventes
le (lus contraire cl f Heraclite,
Frontispice de Léonard Gaultier
POUR LE « DÉMOCRITE )) DE PlERRE DE BeSSE.
LERIREETLESJEUX 3i3
va h la charrue ou bien au cimetière. Que sert cela de tant et
tant languir et puis au bout mourir M
Quand le malade a fini de « se dégorger », le consola-
teur lui prêche, mais un peu à la Molière, le respect des
médecins.
S'ils font quelque petit coin du cimetière bossu, sans eux tout
le monde ne serait qu'un cimetière... Ont-ils d'autres recettes
pour eux que pour vous ? S'ils donnent à leurs femmes et à
leurs enfants ce qu'ils vous ordonnent, qu'avez-vous à cla-
bauder contre eux '^ ?
Ce dernier trait est d'une humanité charmante.
Qui fit médecin, ne fit pas devin... Est-ce si grand cas d'en
envoyer tous les ans une demi-douzaine en Paradis un peu plus
tôt qu'ils n'eussent fait d'eux-mêmes
3 0
On devine aisément où vont ces propos. Plus le malade
s'échauffe contre les médecins et plus il oublie son mal.
A un certain moment, comme il s'arrêtait, un peu confus
de ses invectives, Binet l'engage à continuer.
Dites, dites. Vous voilà en belle humeur. La couleur vous
monte déjà au visage. A Dieu ne plaise que je coupe votre dis-
cours ! Qui sait si vous guérirez point, disant des injures à
votre médecin * ?
Ces mots nous découvrent la stratégie du bon Père.
Qu'il secoue un peu violemment la torpeur ou qu'il fouette
la verve de son malade, c'est toujours le cerveau qu'il
entend guérir.
L'imagination « est un peintre qui est ivre », elle
(i) La consolation... p. Sii. Binet estime fort ce genre de remède. « Ce
bon médecin de Bourgogne, qui, assailli d'une fièvre bouillante, faisait per-
cer le meilleur vin blanc de sa cave... et à grands coups de verres de vin
de Beaune, il vous chassait la fièvre de Chalon » (p. 669). Binet avait
connu ce digne homme qui du reste mourut un jour de ce traitement.
(2) La consolation..., p. 626.
(3) Ib., p. 5ii.
(4) Ib., p. 524.
3i4 l'humaîîisme dévot
« peint dans le tableau de notre esprit les plus étranges
grotesques du monde » ; elle exaspère nos maladies authen-
tiques, elle nous en donne que nous n'avons pas.
Cyppus, roi d'Italie, s'imagina toute la nuit que les cornes
perçaient son front, le matin il se trouva de la confrérie des
bêtes à cornes*.
Par tous les moyens, il faut occuper, divertir cette fa-
culté qui peut également ou nous perdre ou nous guérir.
Ces années passées, il y avait en Languedoc un honnête
homme (quoique ce soit chose assez rare d'en trouver aujour-
d'hui en Europe) qui à la seule vue du gobelet^, sans autre
injection que par les yeux de son imagination faisait tout ce
qu'il se devait faire en tel cas ; et tiens pour assuré que si les
médecins pouvaient brider l'imagination et lui donner de bonnes
serres, ils feraient des merveilles^.
La brider, ou mieux encore, lui ouvrir de plus nobles
carrières.
Ne fut-ce pas un trait digne d'être écrit en lettres de diamant
au temple de l'Eternité, ce qu'Alphonse, roi d'Aragon, lâcha
en dépit des médecins ? On avait fait de son estomac un réser-
voir de sirops et de son pauvre corps une vraie anatomie cicar-
rizée, sans l'avoir aucunement soulagé. Il fit casser les gobelets,
chasser tous les médecins et à tant se mit h lire Quinte-Curce
des prouesses d'Alexandre, mais ce fut bien avec une telle
volupté que par le charme d'un si noble plaisir il brisa l'opi-
niâtreté de son mal. Et adonc s'écria : Vive Quinte-Curce î
Dieu vous garde, mon souverain médecin ! Pour vous autres.
Messieurs, je vous baise les mains, vous, empereur Hippocrate,
vous, roi Galenus, vous, Avicenne, prince de siringues, roi
des gobelets, empereur des médecines *.
(i) La consolation..., pp. iSg, i6o.
(a) Le gobelet paraît à toutes les pages du livre : « Vous croyez, dit-il
ailleurs, que chaque mouche qui bruit à vos oreilles, ce soit le garçon de
l'apothicaire qui vous porte le triste gobelet» ; p. 562.
(3) La consolation..., p. 56o.Binet tient beaucoup à cette dernière anec-
dote et la répète à plusieurs reprises. Il la savait de l'intéressé lui-même,
cf. //>., p. 5 14.
(4) La consolation..., p. 526.11 a pris celte anecdote dans^EneasSylvius.
LERIREETLES.TEUX 3i5
Honni soit qui mal y pense ! L'humanisme et l'esprit
gaulois s'entendent fort bien. Pour ma part j'aime cette
allégresse vaillante et saine. Assurément ce n'est pas à ce
franc rire que s'adresse Tanathëme de l'Evangile. Quoi
qu'il en soit, la médecine dévote du P. Binet était du goût
de nos pères qu'elle guérissait peut-être ou que du moins
elle mettait en belle humeur. Ne serait-ce que pour la
curiosité, la verdeur et la vivacité du style, j'en veux citer
une dernière page où se trouvent follement combinés tous
les éléments du livre, sa tendre piété, sa préciosité, son
burlesque, son entrain joyeux.
Le Malade. — Notre-Dame, que vous m'en baillez ici de
belles !... J'attendais quelque recette de votre main, bien aisée...
Je parlais du corps et vous vous êtes rué sur l'esprit pour
médicamenter ses maladies.
Le Consolateur . — Je croyais que vous fussiez malade sans
plus, mais à ce que je vois, vous êtes fol d'abondant. Quand
votre esprit sera bien rassis, votre corps sera bientôt remis en
nature. Or ça, voulez-vous donc que je fasse le médecin...
Vraiment je veux vous consoler, mais trouvez bon que je joigne
le spirituel avec le temporel. Autrement je m'en déporte.
Etes- vous oppillé et vous sentez-vous persécuté de tranchées?
Usez de la flambe... Si vous prenez six dragmes de vrai amour
de Dieu cela désopillera votre cœur.
A chaque maladie, son remède, aussitôt suivi du remède
spirituel qui guérira la maladie morale correspondante.
Indigestion, sciatique, tout y passe.
Le M. — Ce qui me persécute le plus est une jambe qui est
cassée.
Le C. — Me voulez-vous donc faire chirurgien ? Ça, ça, pour
ses amis, il faut tout hasarder. 11 est bien sot, ce dit-on en
Suisse qui ne sait faire qu'un métier... (Prenez) un baume de
vermolissure de vieux bois... voire les vers éclos de ce bois
pourri... ajoutez du sang de dragon. Savez-vous ce qui a cassé
les jambes à vos vertus?...
Le M. — Auriez-vous point de remède pour la palmitation
de cœur?
Le C. — Que me dites-vous là? Quoi, vous m'estimez donc
3i6 l'humanisme dévot
pour un homme qui n'ignore rien ? Savez-vous ce que c'est que
cela ! C'est la rate qui s'est voulu jouer avec votre cœur... Le
jus de rose soulage bien fort... C'est un médicament bénin...
Ne suis-je pas un singulier médecin qui ne vous ordonne que
sucre et roses ? Mais à bon escient savez-vous qui secoue ainsi
votre cœur... C'est la conscience... Employez-y des roses d'une
juste rougeur...
Le M. — Que dites-vous du mal de dents? J'en ai un couple
de creuses qui me font dépassionner souvent.
Le C. — Seigneur Dieu... me ferez-vous encore un arra-
cheur de dents! Jetez dans ce creux... un peu de cédrie...
Disons mieux, ce mal de dents vient de la pomme d'Eve... Le
haut cèdre, c'est la croix ; le fruit, Jésus-Christ ; la cédrie, son
précieux sang^
A-t-on jamais dit qu'il eût du goût? Mais il est vivant ;
mais on entend, on voitsesdeuxbonshommes, mais on finit
bien par rire avec eux. Binet n'en demande pas davantage.
Rire est bienfaisant, chasse le diable, ouvre la voie aux
inspirations divines. Quel malade refuserait au zèle bouf-
fon du jésuite, un acte de résignation joyeuse ou de mépris
des souffrances ? Répétons enfin que ces vieux auteurs dé-
vots ont bien travaillé à l'éducation de notre langue. Ils
ont plié le français aux tendresses mystiques. Après cela,
si d'aventure, ils ont préparé Molière, leur en voudra-t-on ?
II. Avec le rire, tous lesjeux littéraires sont permis à nos
humanistes. Nombres parfaits ou rares, dosage savant de
l'ionien et de l'attique, itérations de synonymes % méta-
(i) La cofisolation..., pp. 621-624-
(2) M. Rébelliau {Histoire de la langue et de la littérature française
publiée sous la direction de M. P. de Julleville, t. III, chap. vu, n) a
vu dans ces « itérations de synonymes » : « pensées et cogitations » ;
« avis et conseils » ; « suade et exhorte » ; etc., etc. — un des caractères
de la langue et du style de François de Sales. Il a raison certes, mais
cette habitude se remarque chez presque tous les écrivains de ce temps-
là, et chez nombre d'écrivains plus récents. M. Delplanquc estime de son
côté, avec juste raison, que cette habitude littéraire vient de la langue
latine. {François de Sales humaniste, p. i65.) Cette langue, dit-il, aime
les répétitions « pour la plénitude et l'ampleur de l'e.Kpression, pour la
symétrie et l'harmonie de la phrase ». Mais de combien d'autres langues
n'en pourrait-on pas dire autant, à commencer par l'hébreu dont la
poésie est faite, en partie du moins, d'itérations analogues ?N y a-t-il pas là
un instinct commun à presque tous les hommes ? Nous sentons si bien
LE RIRE ET LES JEUX Jl
phores longuement filées, désinences qui se font écho,
allusions, calembours, on n'imagine plus aujourd'hui la
quantité d'artifices délectables qui tentaient les bonnes
plumes de ce temps-là. Classiques et décadents, deux et
trois fois stylistes — et c'est une triplejoie, puisqu'ils dis-
posent simultanément de trois claviers, le grec, le latin et
le français. Ils adaptent à chacune de ces langues les tours
des deux autres. Quand on les étudie à la loupe, on est
ébloui de leur virtuosité. Que du reste, parmi tant et tant
de contraintes, François de Sales, Camus, Binet, Garasse,
aient pu conserver leur verve naturelle, c'est là pour nous
un mystère. La rhétorique des collèges leur avait appris à
ciseler, à tarabiscoter leurs phrases. On fait toujours bien
ce que Ton aime, et ils aimaient fort ces jeux-là. L'écri-
ture artiste ne date pas chez nous de Balzac ou de Mal-
herbe. Avant eux, il n'y avait déjà que trop de chaînes,
mais celles-ci paraissaient légères et ne gênaient que les
maladroits.
De tous ces jeux, rappelons seulement celui qui fut le
plus cher à nos humanistes, le hochet, le cerceau, la balle
de ces grands enfants. C'est le vers latin que je veux dire.
Ici encore, notre imagination, par trop dépaysée, demeure
impuissante. Ainsi des autres plaisirs auxquels nous
n'avons pas goûté, de tel repas de Lucullus par exemple
ou d'un hors-d'œuvre circassien. Non, nous ne pouvons
ni sentir, ni même comprendre la parfaite volupté que
trouvaient nos pères dans l'achèvement d'un distique
bien venu
que les mots ne rendent pas notre pensée, que nous éprouvons comme le
besoin de répéter au moins deux t'ois ce que nous voulons dire. Le peuple
répèle mot pour mot. On peut étudier à ce sujet les paysans de G. Eliot.
Plus cultivés, non avons recours aux synonymes et, comme il arrive sou-
vent, de cet instinct naturel, dûment raffiné, Ciceron et les humanistes
ont fait une élégance.
(i) Saint Pierre Fourier, pendant ses humanités à Pont-à-Mousson, fit
le vers suivant : Animosus ore pete perosus ornina, c'est-à-dire : «encou-
ragez-vous, et prenez la hardiesse de consulter vous-même l'o^'acle et
d'en prendre les présages » traduction libre donnée par le P. Bedel dans
la vie du saint. Le biographe découvre a deux merveilles de cette poésie
3i8 l'humanisme dévot
Qu'on me permette de célébrer en peu de mots un des
représentants de cette race disparue. « Pierre-Juste Sautel,
néàValence en Dauphiné Tan i6i3, fut, dit l'abbé Coupé
qui s'y connaissait mieux que moi, Tun des plus ingé-
nieux et des plus élégants poètes des jésuites. Il adopta un
genre assez froid en lui-même, le genre allégorique, sur-
tout lorsqu'il est prolongé. Mais il y répandit tant de grâce
et une morale si douce qu'on le lit encore avec intérêt ^ )>
Nous savons en effet que jusqu'à la Révolution française,
Sautel a été lu autant que Rapin et Gommire. On peut
même croire sans témérité que La Fontaine l'a mis à profit^.
Il a chanté les fleurs, les fourmis, les abeilles, les arai-
gnées, les mouches, surtout les mouches. Il avait de la
tendresse pour ces bestioles. « Tu n'étais pas méchante,
dit-il à l'une d'elles qui vient de se noyer dans une jatte de
lait, ta minuscule trompe n'a jamais fait de mal à personne,
Sed blando affrictu titillatura volentera
Molliter illecebras deliciosa dabas^.
à ceux qui ne l'entendent pas: la première que lisant ce vers à rebours...
on y trouve les mêmes paroles qu'en lisant à l'ordinaire... ; la seconde
que coupant ce vers justement au milieu après la lettre T inclusivement,
et de là retournant en haut vers le commencement, vous trouvez le vers
entier dans cette moitié, et de même, commençant par la fin... vous
trouvez pareillement le vers entier dans cette autre moitié, qui sont les
plus grands miracles que puissent faire les déesses du Parnasse ». « Je
conjecture, continue le P.Bedel, qu'il fît ce chef-d'œuvre pour la solennité
annuelle de l'Académie, car ensuite il dit que le P. Sirmond, qui était son
maître, digne maître d'un tel écolier, voulut que sa pièce fût affichée. »
« J'écrivis donc, — raconte le saint lui-même etlongtemps après, — la moitié
de ce vers et mis au-dessous une épigrarame que j'ai oubliée, mais il disait
en substance : Passant, arrête et lis ici un vers entier puisqu'il y est écrit :
tu t'étonnes et dis qu'il n'y est qu'à demi; n'arrête donc plus, mais recule
et tu trouveras ce que je dis : passe et dis que les écoliers de notre
classe sont savants jusqu'au miracle, puisqu'ils font que la moitié soit
égale à son tout, » La vie du T. R. P. Pierre Fournier, par le R. P. Jean
Bedel(i67o), pp. 26,27,
(i) Les soirées littéraires, t. XII (An VI de la R.), p. 1S2.
(2) Sautel a été réédité souvent. L'édition que j'ai de lui vient de chez
Barbou, ce qui est bon signe. Sou poème à la louange du perroquet :
Psittacus loquax, a peut-être inspiré l'auteur de Vert-Vert. Qu'on ou
juge sur ce vers : Et modo blanditias dicit, modo jurgia nectit. — Lusus
poetici allegorici, (Barbou), p. 40, Coupé a traduit un certain nombre de
ces poèmes, mais platement.
(3) Lusus..., p. 4.
r
LERIREETLESJEUX 3 19
Quand Ovide sommeille, il n'écrit presque pas mieux.
Mais le distique en soi est une telle merveille que, si peu
qu'il s'élève au-dessus du très médiocre, il berce toujours
agréablement certains amateurs. C'est bien le cas des vers
de Sautel. Autre mérite, ils ne prêchent pas. Ces menus
drames — une mouche qui se noie, une autre qui s'em-
barrasse dans une toile d'araignée — l'intéressent pour
eux-mêmes, pour leur pittoresque et leur pathétique. Se
rappelant que l'art n'est pas le tout de l'homme, il termine
ordinairement ses élégies par quelque allégorie morale ;
au demeurant, tant qu'il est avec ses mouches, il ne songe
qu'à s'amuser. Dans un livre aussi grave que le mien,
oserai-je écrire en toutes lettres le titre de tel de ses
poèmes? Pourquoi pas? Un jour donc qu'il était molle-
ment couché sur la rive du Rhône, l'idée lui vint — on
ne sait ou l'on devine trop à quelle occasion — de mettre
en vers latins la mort sanglante et la marche funèbre d'une
puce^. Au jour fixé, parents, alliés, amis de la morte
s'empressent au rendez-vous funèbre.
Festinaçit apis, festinavere locustœ...
Hue fratres venere^ piœ vénères sorores^
Nubilis hic venit filia^ venit avus.
Ces imaginations enfantines rappelleront sans doute à
plusieurs la joie extrême, inépuisable, que nous donnaient
jadis les Animaux peints par eux-mêmes .
Larmes, chants funèbres. « Si l'on peut en un sujet si
mince évoquer ces grandes infortunes, ainsi se lamen-
taient les Troyens sur Hector traîné dans la poussière... »
(c L'heure est venue de former le cortège. Quatre four-
mis rampent sous le cercueil et le lèvent sur leurs
épaules; le ver-luisant ouvre la marche avec son flam-
beau... les premiers derrière le cercueil, les parents
(i) Hœc ego qux patula ludebam lentus in timbra. — Qua Rhodaniis
properis currit in œquor aquis (p. i53). Il était sans doute professeur au
collège de Tournon quand il écrivait ainsi.
320 l'humanisme dévot
éplorés en robe brunâtre, à pas égaux et lents. L'abeille,
en guise de pleureuse, bourdonne le long du chemin une
dolente mélopée... Enfin, arrivés au terme, la petite dé-
pouille est descendue dans la fosse qu'on lui a creusée...
O terre, sois-lui légère comme elle te fut légère. Elle est
moins lourde en vérité que le grain de sable qui la couvre
toute \ ))
Tardivement confus d'avoir consacré tant de vers à si
peu de chose, le poète se ravise bientôt et prend TofFen-
sive. Il cite l'Ecclésiaste : ecce universa vanitas. Suis-je
donc seul, s'écrie-t-il, à m'occuper de bagatelles? Combien
d'hommes, prétendus graves, et pourtant moins sérieux
que moi ! Et puis rien n'est inutile de ce qui amuse un
honnête homme :
Parce hilares lusus^ çacuœ jocacarpere Musœ
Parce, nec ad sensus exige cuncta tuos.
III. Cette jeunesse d'âme, dont je viens d'apporter un
nouvel exemple, inspirait à d'autres humanistes la pensée
de voiler sous des apparences aimables ou piquantes le
sérieux foncier de la doctrine spirituelle. Séries d'em-
blèmes, palais, jardins, tapisseries, galeries de statues ou
de tableaux, autant de façons de solliciter l'attention et
de condescendre à la frivolité du public. C'est ainsi
qu'en 1602, le capucin Laurent de Paris offrait à Marie de
Médicis Le Palais d'amour divin de Jésus et de Vâme chré-
tienne ; ainsi qu'en 1627, Alexis de Jésus publiait son
Theopneste, où Ton apprend les secrets de la vie dévote
en se promenant le long d'un parterre et dans les salles
d'une demeure princière "; ainsi qu'en i643, le P. Fichet
insérait une longue fable quasi pré-raphaélite dans son
histoire de sainte ChantaP. Aussi bien, Richeome d'abord,
(i) Lusus... p. 149, sqq. Pulicis exequiœ.
(2) Miroir de toute sainteté en la vie [de)... Bernard de Menton avec
le Cours de la vie spirituelle sous le nom de Theopneste.
(3) Les Saintes reliques de iErothée, chap. xiv de la IV*-' partie. Sainte-
LE MIRE ET LES .1 E U X ^A\
Camus ensuite et François de Sales lui-même nous ont-ils
déjà donné Toccasion d'étudier cette tendance. Le plus
souvent ces beaux prometteurs ne tiennent pas leurs enga-
gements, ou bien, s'ils les tiennent, souvent aussi nous
sommes déçus. Sérieux, ils se fatiguent vite de l'allégorie
qu'ils ont choisie et finissent par l'oublier; ainsi Laurent
de Paris. Courts d'esprit, ou par trop gauches, ils s'en-
lisent dans leurs symboles et deviennent plus difficiles à
suivre qu'un auteur franchement abstrait. Le genre est
bon toutefois, puisque tant et tant d'essais malheureux
ont préparé l'un des chefs-d'œuvre de la littérature uni-
verselle, le Pilgrim's progress de Bunyan *.
Beuve a déjà remarqué le déluge d'ouvrages allégoriques qui furent con-
sacrés à François de Sales, « sa vie symbolique par Gambart, avec figures
et emblèmes, les Caractères ou les Peintures et la vie du bienheureux
François, par Nicolas de Hauteville, le magnifique triomphe de saint Fran-
çois ». Il cite encore Cynosura mysticœ navigationis, c'est-à-dire, la petite
ourse de la mystique navigation de saint François. Il a tout à fait raison
de railler cette littérature amphigourique, tout à fait tort de croire que
la littérature de ce temps-là se réduit à ces « fadaises séraphiques ».
Cï. Port- Roy al, I, 246,247.
(i) Je ne parle pas ici de certains livres aux titres grotesques : La
tabatière spirituelle vour faire éternuer les âmes dévotes vers le Seigneur;
La douce moelle et sauce friande des saints et savoureux os de VAvent ;
lAinettes spirituelles ;... Seringue mystique pour lésâmes constipées en dévo-
tion, etc., etc. Je n'en parle pas, dis-je, parce que je n'ai pas entrepris
d'écrire une histoire bibliographique de la littérature dévote ; parce que,
défauts ou qualités, je ne m'intéresse ici qu'à des écrivains raisonnables;
enfia parce que nous sommes très mal renseignés sur la plupart de ces
livres. De la part des écrivains de cette époque, rien ne doit nous sur-
prendre, mais enfin qui a vu tel ou tel de ces livres, et par exemple, la
Seringue spirituelle ? Ce dernier et plusieurs autres ne feraient ils pas
partie de ces catalogues mythiques mis à la mode par Rabelais ? S'ils
existent en réalité, ces livres ne seraient-ils pas souvent de véritables paro-
dies, comme le sermon bouffon de Haute-Bruyère composé vraisembla-
blement par Fléchier ? — Dans ses Variétés sérieuses et amusantes. Sablier
imagine une « bibliothèque curieuse ou liste de livres pour former le
cabinet d'une dévote de profession : Il cite le Petit pistolet du prêtre
qui tire contre les hérétiques, puis, sans transition, les opuscules spiri-
tuels de M™^ Guyon et la Théologie de V amour ou la vie et les œuvres de
sainte Catherine de Gênes. Tous ces livres lui causent un même fou rire.
21
CHAPITRE VII
RECUEILLEMENT, VIE INTÉRIEURE
I. Les médiocres : saugrenus, bavards. — L'humanisme dévot n'est pas
responsable de ces misères, — Il a ses défauts pourtant. — L'excès de
douceur, « la voie de lait et de roses ». — Sucreries dévotes. —
Sérieux, dignité de la littérature dévote avant Port-Royal.
II. Le recueillement des humanistes dévots. — L'ermitage d'amour de
Desportes et ses transpositions soi-disant pieuses. — Trellon et sa
« muse guerrière » au désert. — Du goût de la solitude au temps de
Louis XIII. — « lia retraite d'Alcippe ». — Les pèlerinages et le senti-
ment de la nature sauvage. — Nervèze et la solitude chrétienne. —
Les « Entretiens solitaires. » — Dignité, familiarité sainte, optimisme
de Brébeuf.
III. Du peu de place que tient la contemplation des scènes évangéliques
dans la prière de Brébeuf et de ses contemporains. — Et, au contraire,
de l'importance que la première génération des humanistes dévots
attache à cette contemplation. — Jean de la Cépède et ses théorèmes.
— Souvenirs et symbolismes bibliques. — Tableaux animés de la Pas-
sion. — Qualité religieuse de la contemplation des mystères.
I. Jusqu'ici nous n'avons peut-être pas dit que la grande
majorité des écrivains religieux, pendant la première
moitié du xvii^ siècle, était au-dessous du médiocre. Mais
qui en douterait? A quelque moment qu'on la prenne, de
quelle littérature, profane ou religieuse, n'en dirait-on
pas autant? J'ai du lire, ou essayer de lire, quantité d'ou-
vrages soi-disant pieux dans lesquels je défie bien qu'on
trouve une lueur de talent, une étincelle de dévotion. Il
y a là d'afPreux bavards qui délaient platement, intermi-
nablement, des banalités écœurantes et qui n'ont pas
môme le touchant mérite d'être ridicules. Car on en vient,
dans cette foule imbécile, à se prendre d'affection pour
les saugrenus, pour les joueurs de castagnettes, par
VIE INTÉRIEURE '^'iS
exemple, pour Claude Le Roux, théologien lyonnais qui a
publié, en i63i, La tourterelle gémissante sur Jérusalem^
La dite plaquette, prodigieusement érudite, n'est qu'un
chapelet de coq-à-l'âne, à la manière du sermon que
Sganarelle adresse à Don Juan. Galimatias souvent incom-
préhensible, mais écrit avec une verve tintamarresque^ et
semé de vieux mots très savoureux. Cela se lit avec un
certain plaisir et ne peut faire aucun mal. En revanche
qui dira l'ennui malfaisant qu'exhalent tant d'autres livres
pieux de cette époque, et, entre tous peut-être, Fin-folio
de 848 pages dans lequel Puget de la Serre, conseiller du
Roi, historiographe de France, a recueilli ses cewc^re^ chré-
tiennes'". Les bourreaux ! Nos pères les ont subis pourtant
(i) Voici un autre de ces pauvrets qui du moins, longuement sup-
pliés, finissent par nous divertir un peu. C'est le P. Joseph Filère,
jésuite, qui a publié plusieurs ouvrages, en vers et en prose, entre autres :
La sage Ahigaïl mariée malheureusement à Nabal et très heureusement
à David. Idée de Vâme vertueuse qui soupire sous le joug des vanités du
monde, corrige ses folies et asoire à V union avec Dieu (Lyon, 16^1).
Malgré ce titre alléchant, je n'ai trouvé que deux perles dans ce livre.
Considération XII. La chaussure magnifique des patins royaux envoyés
à Ahigaïl et les saintes résolutions.
1. Considérez que les souliers sont tellement nécessaires aux voya-
geurs que... Les bonnes résolutions sont encore plus nécessaires...
Demandez ces souliers...
2. Dieu « veut faire paraître sa magnificence » dans les souliers « des
âmes qu'il chérit ».
Affections
[. Hélas ! mon Dieu... ne savez-vous pas que les souliers des bonnes
et fermes résolutions me sont nécessaires.
2. Vous m'en aviez donné déjà de beaux et de bons... mais je les ai...
usés et rompus.
3. Je veux regarder, comme le paon, mes pieds sales, afin d'abattre la
roue de mon orgueil... Vous me donnerez, sil vous plaît, des souliers qui
ne soient point sujets à se pourrir... et de plus vous les embellirez de
petites lunes que vous y mettrez dessus comme ceux que portaient les
filles de Jérusalem,
Prenez-y garde. Ce n'est pas là du psittacisme, mais de la piété véri-
table. Le cœur y est, mais le reste a perdu ses souliers en route. Le bon
Père dit encore « O Divin Esprit... O belle colombe blanche, hélas, quand
vous oifrirai-je un cœur net pour y faire votre nid et y éclore vos œufs ».
C'est tout ce que j'ai trouvé de remarquable chez le P. Filère, mais quel
heureux homme ne serais-je pas si de chacun des livres pieux que j'ai dû
lire, j'avais rapporté un pareil butin !
(2) Les œuvres chrétiennes de M. de la Serre [Les pensées de V Eter-
nité: Les douces pensées de la mort; Le Bréviaire des Courtisans ; Le
tombeau des plaisirs du monde ; Les saintes affections de Joseph et de
^1t^ l'humanisme DEVOT
et, sous des noms nouveaux, nous les subissons encore.
Race morne et féconde. L'aube de la contre-réforme les
a vus naître. Ils se sont abattus sur l'Europe catholique,
choisissant de préférence nos pays latins. Ils ont infesté,
ils infestent les avenues de la prière, les treilles du
jardin sacré, supplantant les vrais maîtres de la vie
spirituelle, façonnant les simples à leur propre image,
émoussant la noblesse ou flétrissant la fraîcheur des uns,
nourrissant, exaltant la vulgarité des autres. Vienne un
grand concile qui tâche d'exterminer cette engeance,
ils reprendront la plume pour commenter onctueusement
leur arrêt de mort et le noyer sous leurs phrases.
Nous avons le droit de négliger ce néant. C'était du
reste notre marché. Que voulons-nous en effet sinon
dégager d'un immense fatras de livres, ce qui nous paraît
le principe vivifiant de l'esprit et du sentiment religieux
pendant les années qui nous occupent? Il nous suffit que
ce principe anime visiblement les œuvres maîtresses de
cette période ; qu'il rayonne assez ordinairement des
œuvres secondaires, et qu'il touche parfois d'une vive illu-
mination jusqu'aux médiocres. Ace principe, à cette vie,
à cette lumière nous avons donné un nom qui, bien ou
mal trouvé, dit assez exactement ce qu'il veut dire. Je n'ai
pas besoin de rappeler que cet humanisme dévot n'a
jamais existé dans la nature des choses. Il n'a même pas
la demi-réalité que possède un groupement littéraire,
comme le Cénacle, une confrérie, comme la Compagnie
du Saint-Sacrement. Esprit, direction, ensemble de ten-
dances, nous l'opposons à la conception morale et religieuse
qui dominera la seconde moitié du siècle, et que nous
appelons jansénisme, donnant à ce mot le sens le plus
Marie ; La Vierge mourante sur le Calvaire ; Le réveille-matin des
dames; Les délices de la mort;... Le tombeau des Athées ; La tragédie
de Thomas Morus, etc., etc., etc.), l^aris, 1647. ^'^^ livres de la Serre soûl
très souvent illustrés de fort jolies images, ainsi le tombeau des plttisirs.
On trouve dans l'in-folio le portrait en pied de l'auteur, tout à fait le niais
sombre et vaniteux que nous aurions juré qu'il était.
VIE INTÉRIEURE 3^5
large et le moins sectaire. Ceux du reste que nous clas-
sons parmi les humanistes dévots ne méritent pas constam-
ment ce nom, et leurs adversaires eux-mêmes le méritent
quelquefois. Lorsque le P. Binet raille grossièrement
la femme, il abjure provisoirement l'humanisme : lorsque
Port-Royal traduit les comédies de Térence, il oublie sa
propre doctrine. Romantisme, esprit classique, il en va
toujours ainsi pour les objets de ce genre qui ne sont
jamais que des constructions de notre esprit, bien qu'elles
naissent de la réalité même, comme tous les universaux .
Quoi qu'il en soit, ayant cru constater sur un nombre suffi-
sant de clairs exemples, que l'humanisme dévot repré-
sente ce qu'il y a de plus caractéristique, de plus excel-
lent dans la littérature religieuse sous Henri IV et sous
Louis XIII, nous n'avons pas à nous occuper ici des bana-
lités innombrables qui fatalement encombrent cette même
littérature. Rien n'est parfait en ce monde^ mais il faut
voir les belles et nobles choses par leurs beaux et nobles
côtés. C'est encore le plus sur moyen de les voir dans
leur vérité profonde.
Nous ne disons pas cependant que l'humanisme dévot
soit lui-même sans reproche. Bien que sa pure essence
les repousse avec abomination, il semble inviter assez
naturellement à de certains excès plus ou moins fâcheux.
L'accuser, avec Pascal, d'avoir propagé dans l'Eglise une
casuistique immorale, me paraît foncièrement injuste. Qui
affirme si haut la liberté de Thomme n'est pas près d'atté-
nuerlaresponsabilité de nos actes ; qui permet, qui demande
à toutes nos puissances de louer Dieu, ne prêche pas la
torpeur. Qu'en face de la commune faiblesse, Thumanisme
penche d'instinct vers l'indulgence, qu'il redoute le déses-
poir plus qu'une confiance téméraire, j'en conviens sans
peine; mais sa morale propre, plus humaine que celle du
rigorisme, est aussi plus haute et plus exigeante. Par sa
chère doctrine de l'amour désintéressé, l'humanisme con-
duit les âmes jusqu'au porche mystique, de tout son élan
326 L HUMANISME DEVOT
il les pousse à entrer dans le sanctuaire. Logiquement, il
nous veut, il commence à nous faire saints ; nous le mon-
trerons mieux plus tard. Si enfin il propose la vraie dévo-
tion à tout le monde, s'il la croit aisée, il se contredit lui-
même lorsque d'aventure il la rend vulgaire, molle, un peu
niaise, comme il l'a fait quelquefois.
O homme, ô femme! s'écriait à ce sujet le célèbre P. Léon,
dans son oraison funèbre du saint et farouche Père Yvan,
tu te plaignais il y a cinquante ans que la dévotion n'était qu'un
fruit du cloître, que la vertu était trop rude et la sainteté
une maîtresse trop rigoureuse. Voilà la Providence qui t'a
fourni, au commencement de ce siècle, le bienheureux évêque
de Genève, François de Sales, qui mêle l'huile avec le
vinaigre, qui polit les rochers de la vertu et qui aplanit les
montagnes de la dévotion. Cette douceur devenant trop fade
et se corrompant par le mauvais usage, commençait à engendrer
des crudités, des vers et des maladies contagieuses. Que fait
Dieu qui veille sans cesse sur son Israël ? 11 sanctifie Antoine
Yvan d'une manière âpre, rude, sévère et austère. Et il le
fait vivre jusqu'à la moitié de notre siècle, pour être le vrai
contre-poison de la dévotion à la mode ; iesel de cette douceur
trop fade ; le correctif de ces spirituels délicats et sensuels
qui ne veulent aller à Dieu que par le chemin des lumières, par
la voie de lait et de roses, en un mot qui s'imaginent si fort
les caresses de l'amour de Dieu qu'ils mettent en oubli la
terreur des jugements redoutables ^
C'est un prédicateur, il prêche pour son saint et cer-
tainement il exagère sa propre pensée, ou plutôt il explique
de travers l'impression très juste que nous laissent aujour-
d'hui encore les ouvrages auxquels il fait allusion. Non il
n'est pas vrai que de 1621 à i65o la piété soit allée en
s'afFadissant — nos prochains volumes établiront le con-
traire ; mais il est certain qu'on vit alors et trop souvent
se débiter je ne sais quelle confiserie dévote, contre-
façon maladroite du style de la Philothée. Un peu mièvre
(i) Le vrai serviteur de Dieu, éloge du R. P. Antoine Yvan... par le
R P. Léon (Paris, i654), p. 127, 1.28.
VIE INTERIEURE 5'J.']
parfois, mais viril, malicieux et plus sensé que personne,
François de Sales, tout en attendrissant la piété, avait su
la maintenir dans les limites d'une respectueuse décence.
Il fallait suivre ce rare modèle, marier, comme il l'avait
fait, la gravité à la tendresse, l'énergie à la douceur. Au
lieu de cela, quelques-uns des disciples de François de
Sales ont eu l'étrange idée d'ajouter du sucre au miel
d'Annecy.
Lisez plutôt, si vous le pouvez, cette insupportable
romance du chartreux Polycarpe de la Rivière, sur les
larmes de l'Homme-Dieu.
Et vos larmes, ô ma vie, vos larmes me seront-elles moins
utiles et profitables que le dictame au chevreuil et le roseau à
l'hippopotame, pour me saigner et guérir des blessures qui
pénètrent mon cœur ! A jamais, ô rayons de miel distillants,
h jamais soyez vous ma viande plus aimée ! Puisse la bouche
de mon cœur toujours suçoter vos canaux et sacrés et sucrés !
Où volez-vous, blondes avètes? Où allez-vous travailler si loin
vos ailerons crespés ? Venez avec moi. Venez et dressez votre
vol sur les yeux, sur les cieux de mon très cher Jésus et là,
en tout temps, vous lécherez les perlettes rosines et musserez
dans vos tendres cuissettes, les douceurs confites de nectar et
de miel que Tamour y fait naître, que les grâces y distillent
en fraîche rosée et que les Zéphirs pillotants changent en sou-
pirs pour embaumer notre air M
Dom Polycarpe n'a pas le monople d'un pareil style. Je
pourrais emprunter à d'autres qu'à lui des pages plus irri-
tantes ". Mais c'est déjà trop d'un seul exemple. Aussi bien
(i) Le mystère sacré de notre rédemption... par Dom Polycarpe de la
Rivière (1631), p. 860.
(2) Cf. par exemple, dans VAntidotaire sacré de Nicolas Salicète...
revu, corrigé et augmenté par le franciscain Pierre Andrieu (1607)
« l'oraison de tous les membres de la sacrée Vierge Marie ». Je cite ce
livre parce qu'il n'est lui-même que l'adaptation d'une œuvre plus
ancienne et parce qu'il a paru avant la Philothée. C'est qu en effet le tra-
vers que nous critiquons ici remonte plus loin qu'aux imitateurs de Fran-
çois de Sales. L'histoire en serait très intéressante, quoique très pénible.
Tant s'en faut du reste que tout soit mauvais dans ce livre de prières,
exquis par endroits. Corruptio optimi pessima. Sur la délicieuse et toute
sainte tendresse que ces maladroits ont ainsi plus ou moins sensualisée.
328 l'humanisme dévot
de tels excès ne sont-ils pas nécessairement le fait d'un
cœur efféminé, d'une vertu molle. Dom Polycarpe et la
plupart de ses fades émules ne cheminent pas, n'entendent
pas conduire les autres par « une voie de lait et de
roses )) . Austères et doucereux tout ensemble, ils aiguisent
le piquant de leurs ciiices de la même main qui pétrit ces
fondants poisseux. Bref, il n'y a là sans doute que les
extravagances d'une préciosité délirante. Mais enfin les
aberrations du goût intéressent toujours plus ou moins
la prière elle-même. Si rien n'est beau, rien aussi n'est
bon que le vrai. L'expression que ces piètres écrivains
tâchent de donner à leur piété dépasse ou bien les senti-
ments qu'ils éprouvent, ou ceux qu'ils devraient éprou-
ver. D'où le caractère malsain de pages semblables,
mauvaises aux esprits solides qu'elles dégoûtent, plus
dangereuses aux imprudents qu'elles séduisent et qui
voudront les vivre à leur tour. Sensiblerie grossière et
basse qui d'un côté menace de rendre la dévotion ridi-
cule, qui, de l'autre, l'avilit.
Il faut distinguer expressément, mais il faut aussi rap-
procher en quelque façon du vice qu'on vient de décrire,
d'autres misères plus menues, plus innocentes, néan-
moins fâcheuses. Minauderies, fausses grâces, efforts
essoufflés vers le bel esprit, ou, au contraire, vers la can-
deur, ou vers les deux à la fois. Des fleurs partout et
quelles fleurs ! On dirait souvent de ces effluves nauséa-
bonds qui baignent les fabriques de parfumerie et leurs
alentours. Quelques-uns, étriqués, mes(piins, semblent
réduire toute la dévotion à quelques recettes empiriques ^
cf. le P Rousselot [Chrisius, Paris, 1912, p. 843, sqq.). Du reste, ce genre
tint bon plus longtemps qu 011 ne pourrait croire. Cf. par exemple la
Dévote salutation aux membres sacrés du corps de la glorieuse Vierge
Marie, par le R. P. J. H., capucin, Paris, 1678.
(i) Tout le monde connaît le jésuite Paul de Barry que Pascal a carica-
turé dans la neuvième provinciale. Bien que j'aie personnellement pou de
sympathie pour ce bon Père, je dois affirmer, eu connaissance de cause,
que la critique foncière que Pascal fait de son œuvre est d'une cruelle
injustice. M. Mayuard l'a fort bien prouvé. Il n'est pas vrai, mais pas
V I E I N T K H 1 E U H E :i'29
D'autres sont franchement cocasses ; ils passent du
sublime à Tabsurde avec une aisance réjouie qui nous
déconcerte, ils greffent leurs effusions mystiques sur un
pédantisme extravagant \ Il convient, je le sais, du reste
juger tous, non pas seulement d'après les canons litté-
raires de leur époque, mais encore en se mettant à leur
point de vue qui n'est pas celui du monde". Certes on
doit permettre ou pardonner beaucoup à la simplicité des
âmes pieuses, mais pas la bêtise, laquelle ne peut jamais
avoir rien de commun avec la véritable piété. Il est bon
de redevenir enfant, mauvais de faire des enfantillages.
Qu'on se garde pourtant d'exagérer. Dès l'aube du
xvii° siècle, le ton de la plupart, des meilleurs du moins,
est déjà sérieux. Nous avons critiqué librement les
quelques erreurs du P. Binet, mais tels de ses contem-
porains, de ses frères, le P. Jacquinot par exemple,
vrai du tout que le P. de Barry ait jamais présenté « des pratiques toutes
matérielles, comme des moyens infaillibles de sanctification, sans qu'il
fût nécessaire d'y joindre le plus petit mouvement du cœur, le moindre
effort de volonté ». Il n est pas vrai non plus que, prises une à une, les
pratiques que le P. de Barry conseille à sa Philagie, soient ridicules. Il
me semble néanmoins que cette direction menue risque de rapetisser
quelque peu la dévotion. Quelle différence, à ce point de vue, entre Fran-
çois de Sales, le P. Jacquinot, le P. Saint-Jnre d'un côté et le P. de Barry
de l'autre; entre Philagie et Philolhée. Confessons au demeurant que Pas-
cal a bien choisi sa victime. Simplet, béat, le Père a le don d'égayer tout
ce qu'il touche. On dirait qu'il le fait exprès. Mais non, s'il n'a pas de
talent, c'est de tout son cœur. Il est né un peu ridicule, mais non patelin
— et cela sans doute vaut mieux pour sa gloire. C'est lui peut-être qui a
donné à Pascal la première idée du jésuite des Provinciales. Lisez plutôt
ces deux lignes de lui « Philagie, que vous dit le cœur?... vous voilà
toute prête à faire aujourd'hui quelque coup digne de l'amour que vous
avez pour Jésus et pour les pauvres. Que si vous n'avez pas de quoi, ou
même tant de bonne volonté que je désirerais bien, je suis homme a trou-
ver DES EXPÉDIENTS PARTOUT » [L'Année sainte ou V instruction de Philagie,
I, P-97)-
(i) C'était là du reste un défaut assez commun parmi les moralistes,
même profanes, de cette époque. S'ils ont du génie, ce défaut devient
charmant. Ainsi, le délicieux auteur de la Religio medici, sir Thomas
Browne (cf. là-dessus une page excellente de Leslie Stephen [Hours in a
library, ï, p. 286 sqq.).
(2) M. Hauréau, grand savant, mais d'esprit très positif, oublie cette
consigne élémentaire. Il trouve grotesques des pages qui ne paraîtront
qu édifiantes à une âme pieuse. Cf. sa notice de Jean Boucher [Histoire
littéraire du Maine, II, p. 164 sqq.). Certes Boucher est souvent ridicule,
moins pourtant qu'Hauréau ne le pense.
33o l'humanisme dévot
écrivent déjà avec une sobriété, une décence parfaite ^
Ainsi le feuillant, Dom Sans de Sainte-Catherine ^ Je
nomme ce dernier, entre plusieurs autres, parce que sainte
Chantai retrouvait en lui l'esprit même de François de
Sales. Dom Sans néanmoins ne sourit jamais : il est d'une
gravité presque trop sévère. Ce n'étaient donc pas les
fleurettes, les enjolivures salésiennes que les âmes vrai-
ment dévotes de ce temps-là prisaient le plus dans la
Philothée. Quand il fut question de publier la correspon-
dance de François de Sales, sainte Chantai aurait même
voulu qu'on fauchât ces floraisons trop charmantes.
Vous ferez bien, disait-elle, de retrancher les lettres de
compliment, s'il y en a de trop. Car il en faut laisser quelque
peu, à ce que Ton dit, afin que Ton voie le bel esprit de ce
saint en tout ^.
Son « bel esprit », c'est-à-dire, en somme, le moins
rare, le dernier de ses dons. Quoiqu'il en soit, candide,
fleurie au début du siècle, mais déjà sérieuse et virile, la
dévotion devient plus grave, plus auguste, à mesure que
le vaste mouvement de rénovation religieuse que nous
racontons étend ses conquêtes. On s'en rendra mieux
compte quand nous étudierons les grandes œuvres spiri-
tuelles qui ont paru chez nous de 1620 à i65o et qui n'ont
pas encore été dépassées. Laissant, pour l'instant, les
maîtres eux-mêmes, nous interrogerons sur ce point
quelques personnages moins importants, des gens de
lettres, des poètes. Ni les uns ni les autres de ceux que
j'ai choisis n'ont passé par Port-Royal. On verra pourtant
que leur vie intérieure ne manque pas de sérieux.
II. Hommes de lettres ou poètes, ces laïques ne redou-
taient pas le recueillement, la retraite, la solitude. Je ne
(i) Cf. par exemple son Adresse chrétienne pour vivre selon Dieu dans
le monde (1628). Un peu sec, peut-être, c'est un livre excellent.
(2) Cf. Œuvres spirituelles du R. P. Sans de Sainte-Catherine. Encore
un livre parfait.
(3) Œuvres de sainte Chantai, II, p. 538.
VIE INTÉRIEURE 33l
parle naturellement pas de ceux qui, diables ou non, jeunes
ou vieux, jurent de se faire ermites. Simple jeu poétique,
transposition purement littéraire d'un des thèmes amou-
reux que l'irrévérencieuse Pléiade avait elle-même
emprunté aux habitudes chrétiennes. On connaît Termi-
tage d'amour chanté par Desportes :
Je me veux rendre ermite et faire pénitence,
De l'erreur de mes yeux pleins de témérité.
Dressant un ermitage en un lieu déserté
Dont nul autre qu'Amour n'aura la connaissance...
Et toujours, pour prier, devant mes yeux^ j'aurai
La peinture d'Amour et les yeux de ma Dame ^
On peut broder indéfiniment là-dessus des strophes
moins profanes mais qui ne paraîtront pas nécessaire-
ment beaucoup plus dévotes.
Adieu mes chers amis, adieu douce demeure
Adieu plaisirs mondains par trop délicieux
Je m'en vais rendre ermite,
ainsi parle le mousquetaire pétrarquisant qui a publié
en 1604 la Muse guerrière.
(i) Diane, II, YIII. Cette utilisation et profanation littéraire des choses
sacrées n'est donc pas un travers moderne, comme plusieurs semblent le
croire. On pourrait en citer d'autres exemples. Ainsi pour les ermites
d'amour, cette élégie de Motin
Je cherche un lieu désert aux mortels inconnu
Où berger ni troupeau ne soit jamais venu,
Dans le sein ténébreux des roches ombragées
D'éternelles forêts de dix siècles âgées,
Bois sacrés à l'horreur, noirs ennemis du jour...
Là je veux, dans le creux de quelque vieux rocher...
Creuser un temple obscur à faire ma demeure,
Amoureux pénitent, jusqu'à tant que je meure.
Il ne fait du reste que paraphraser Desportes, mais il file sa métaphore
avec plus de ténacité.
Mon corps pâle et défait se traînera vêtu
De l'écorce d'un tronc par l'orage abattu.
Le nombre des vertus d'une telle déesse
Sera le chapelet que je dirai sans cesse. . . etc. , etc.
Les délices de la poésie française... (1618), p. 654, sqq.
132 l'humanisme dévot
Le nom de Tauteur n'est pas sur la couverture du livre,
mais on ne tarde pas à l'apprendre.
Je m'appelle Trellon, ma maîtresse, Sylvie ^
La raison qui le décide à quitter le monde n'est pas des
plus saintes. Sylvie le croit d'humeur légère. Elle chan-
gera d'avis, mais trop tard pour elle, quand elle le saura
« dans le creux d'un rocher », mangeant « toujours
debout », et
Battant son estomac d'un grand roc endurci.
Néanmoins, ermite pour de bon :
Lorsque son cœur ira d'amour ressouvenant
// lui fera sentir un long fouet bien poignant.
Une fois maté, il aura tout le temps d'admirer sa
« haute montagne ».
Là, saintement ravi, contemplant ce grand tour
Il se promènera tant que luira le jour.
Avant de partir, ce qui le désole, c'est que ni ses amis
(i) La muse guerrière dédiée à M. le comte d'Aubijoux. Trellon est un
disciple de Desportes, de Baïf, de Bertaut, de Duperron, tour à tour
sentimental et capitaine Fracasse. « // chante à la soldade et selon son
humeur. » Qu'on l'admire, ou bien qu'on redoute sa rapière ;
Qui que tu sois, lecteur, avant que me reprendre
Pense bien si je taux en ces vers que j'écris,
Je porte à mon côté ma réponse pour rendre
Confus en un moment les plus savants esprits.
Muse guerrière comme on le voit. Voici comme il parle à sa belle :
Vous ne le voulez pas, dites par votre foi...
La chose d'ici-bas la plus douce et plus belle
Vous ne la voulez pas ? Hé, dites-moi pourquoi.
Ou encore :
Madame, rien n'est vrai de ce qu'on vous a dit.
Le personnage étant peu connu, on me pardonnera de le saluer en pas-
sant. 11 en est de plus misérables.
TÏE INTÉRIEURE 3^'^
ni Sylvie elle-même ne voudront pas oroire à sa conver-
sion :
Je sais bien qu'on dira, lisant mon ermitage,
Comment dans peu de temps je suis venu si sage,
Je sais bien qu'on dira: Trellon était ceci,
Trellon était cela, Trellon vivait ainsi.
Mais il a de quoi les convaincre tous. Au plus haut de
sa montagne, il fera un feu de joie avec tous ses livres
d'amour. Le moyen de ne pas le prendre au sérieux,
devant ce bûcher d'Hercule?
Sylvie a raison pourtant et nous qui voulons prouver que
Port-Royal n'a pas inventé l'ermitage intérieur, nous n'op-
poserons pas à Sainte-Beuve l'autorité de Trellon. Il est
tout de même assez remarquable que la montagne, le désert,
les vastes solitudes effarouchent si peu la muse de cette
époque. Tout n'est pas littérature dans les poèmes où
furent alors célébrés les avantages de la retraite. Les deux
natures, la petite etla grande, l'allée de saules et les rochers
effroyables, on aimait vraiment, on comprenait tout cela
beaucoup plus que les historiens de notre littérature ne
semblent le croire. Malgré son orgueil et son ambition, Bal-
zac a vécu plus de vingt ans loin des villes et « très satis-
fait » de sa condition. Il avait son allée de saules : un petit
canal, « la plus secrète partie de son désert ». « Pour peu
que je m'y arrête, disait-il, il me semble que je retourne en
ma première innocence. » Que la solitude lui ait été bonne.
Tait rendu très sérieusement chrétien, pour ma part je n'en
doute pas\ Plus jeune que Balzac, mais beaucoup plus
«Louis XI II )) que lui, le grand humaniste normand, Moisant
de Brieux, n'avait de l'esprit, disait-il lui-même, que dans
sa maison des champs qui s'élevait seule au bord de l'Océan.
Du côté que la mer seulement retenue
Par la secrète loi qui bride sa fierté
(i) Cf. Sabrié. l.es idées religieuses de J. L. Guez de Balzac, Paris,
1913, pp. 58, 59.
334 l'humanisme dévot
Flue et reflue au bord d'une campagne nue,
Et montre vastement son affreuse beauté,
La maison de Brieux, seule à perte de vue^..
En i655, un anthologiste publiait un « recueil des plus
beaux vers latins et français sur la solitude » auquel il
donnait pour titre : Le Paradis terrestre ou emblèmes
sacrés de la solitude dédiés au saint Ordre des Chartreux.
Un de ces poèmes, la Retraite d'Alcippe ne contient pas
moins de dix odes à la gloire de la Chartreuse et de son
paysage sublime ^.
Comparés aux délices d'un pareil séjour, que peuvent
être les jours « d'un homme savant »
A l'ombre d'un saule rêvant ?
Ce ne sont pas de très beaux vers, mais ils surprennent
agréablement le lecteur moderne.
Parmi ces monts audacieux
Qui servent de limite aux Gaules
Et qui semblent porter les cieux
Sur la cime de leurs épaules,
Est un grand parc de monts chenus
Couronnés de rochers cornus ^...
Leucippe aime-t-il ce tableau sauvage? Peut-être, mais
certainement il en est ému. Les sous-bois ténébreux le
prennent aussi.
Ce n'est pas ici que la nuit
Ramène l'aube et le silence;
Le jour est comme elle sans bruit.
Sans lumière et sans violence.
(i) Mémoires de l'Académie . .. de Caen (1872), p. 49? 5o.
(2) La plupart des poèmes contenus dans ce recueil étaient imprimés
pour la première fois. On trouve là les divers emblèmes de la solitude
chrétienne, chacun illustré par une gravure (cloche ; ruche ; chrysalide ;
rivière, etc., etc.). La retraite d'Alcippe est de Perrin. N ayant plus
l'exemplaire sous la main, je ne puis affirmer que ce dernier poème
fasse partie intégrante du recueil. Peut-être a-t-il été ajouté au Paradis
par un amateur de solitude. Il y a eu d'autres recueils du même genre.
(3) Ode seconde, toute consacrée à la description de la Chartreuse.
VIE INTÉRIEURE 335
Sous le couvert des pins touffus.
Les yeux aveuglés et confus
Percent à peine dans les ombres,
Et sur les sommets colorés
Discernent quelques feux dorés
Au milieu des ramages sombres*.
Balzac loue son petit canal « d'imposer silence aux plus
grands parleurs aussitôt qu'ils s'en approchent » et de les
faire « rêver ))'\ Ainsi notre Leucippe dans les forêts de
la Chartreuse.
Cet organe faible et suspect,
Cette cajoleuse indiscrète,
La langue, en ce lieu de respect,
Est toujours paisible et secrète.
Plus loin, il esquisse un Granet, montrant les religieux
« dans un sombre chœur »,
Les bras croisés, les yeux modestes.
Ces vieux écrivains nous ressemblent plus qu'on ne
pense. Le pittoresque monacal les frappe tout comme nous.
Parfois dans la belle saison,
L'on voit la troupe sainte et blanche,
(i) J'ai trouvé dans un sermon du P. Cortade un autre sous-bois qui
m'a paru remarquable et que je me permets de transcrire, pour attirer l'at-
tention sur ce prédicateur d'un goût douteux mais qui a parfois d'admi-
rables élans. « Rc^elabit condensa... Pour nous en tenir autant qu'il se peut
au sens naturel de ce passage : après que l'orage a secoué une forêt, ce
qu'il y avait de plus sombre au-dedans vient à paraître. Le soleil... y
entre par les brèches que le vent a faites. Des troncs abattus et des
branches emportées dans le plus épais du gaignage, y laissent voir les
objets. Ces feuillages unis semblaient se déclarer contre la lumière, mais,
pompeuse et triomphante, elle en fait des ennemis désarmés, dès que
l'effort d'un vent impétueux les a pu diviser. Ils faisaient de leurs cheve-
lures vertes comme un bouclier opposé à l'or de ces beaux rayons. Mais,
revelabil condensa... Les orgueilleux rameaux qui semblaient menacer le
ciel balaient la terre, et le jour, si cette expression m'est permise, en
conquérant heureux et politique, casse les privilèges de cette rebelle
nuit. Messieurs, pardonnez à ce tour de paraphrase qui semble un peu
poétique et qui tient du Parnasse presque autant que du Calvaire. »
Octave du Saint- Sacrement... par le K. P. Germain Cortade..., pp. 88, 89.
(2) Cf. Sabrié, loc. cit., p. 69.
336 L humanismp: dfivot
Qui dégorgeant de sa prison,
Parmi les montagnes s'épanche \.,
Il y aurait encore beaucoup à dire sur l'intelligence
émue qu'on avait alors des vastes solitudes, sur ce qu'on
pourrait appeler la sanctification du paysage. Tout refleu-
rissait en cet heureux temps. Les ermites, balayés par la
tourmente des guerres civiles, reprenaient possession de
leurs ermitages. On saluait de loin avec piété, avec une
malice mêlée de quelque terreur, leur silhouette jadis
familière'. Les pèlerinages saccagés, abandonnés, se rele-
vaient de leurs ruines, accueillaient des foules innombra-
bles. Chacun de ces lieux sacrés avait son historien, son
poète. Dans l'esprit, l'imagination, le cœur de ces humbles
topographes s'épanouissait un romantisme ingénu.
(i) Je ne cite qu'un seul exemple dans chaque genre, mais si La
retraite d' Alcippe ne m'avait paru préférable, j'aurais pu choisir aussi le
Divertissement d Ergaste (Liège, 1642) qui a tout à fait le même objet.
L'auteur (Breusché de la Croix) célèbre, en prose et en vers, sa propre
solitude et le « saint désert de Marlagne, proche de Namur, habité par
les révérends Pères Carmes déchaussés ».
(2) Comment n'a-t-on pas encore écrit sur les ermitages au xvii*^ siècle,
une thèse de doctorat, un livre ? Imagine-ton plus curieux, plus riche
sujet, riche non seulement en beaux exemples d'édification, mais en
drames de tout genre ? Camus avait composé un roman pour apprendre
aux fidèles le moyen de distinguer entre bon et mauvais ermite. On
trouvera dans mon livre : La Provence mystique au xvii*^ siècle (Paris.
1906) deux lètes d'ermites assez caractéristiques. Les ermites du mont
Yaléricn sont fameux. Nous les retrouverons dans l'histoire de la réforme
bénédictine. Cf. La vie de l ermite de Compiègne..., Paris, 1692. Cet
ermite était né à Poissy en 1617. Il était filleul de Michel de Marillac.
A seize ans, soldat. Capitaine de cavalerie, pendant quinze ans. « Un
officier, très brave homme, fut tué dans une rencontre. René se trouva
présent lorsqu'on porta cette nouvelle au général qui dit seulement en
l'apprenant: « le pauvre garçon! j'en suis fâché », et incontinent après
parut l'oublier. » Cette vive preuve de notre néant le convertit. Il com-
mença par une vie de pèlerinages. Trois fois à Rome. Puis, il s'ins-
talle sur le haut du mont Saint-Marc, à Compiègne. Il allait à la messe
chez les célestins de Saint -Pierre- en -Chartre, et était aussi fort bien
accueilli par les jésuites qui avaient près de là une maison de cam-
pagne, Marie-Thérèse l'alla voir deux fois. Le duc du Maine lui donna
une pendule. Il eut quelque temps avec lui des « officiers » qui avaient
été jadis de sa connaissance. Leur vocation éréuiitique ne tint pas. Il
mourut en 1691.
Picot {Essai historique sur Vinfluence de la religion en France pendant
le AVL/^ siècle, I, pp. iio, 261 ; II, pp. 3o'2, jo8) donne des indications,
mais tout cela n'est rien à côté des trésors qui dorment dans les archives.
VIE INTÉRIEURE 337
î^e lieu de Guaraison, écrivait Molinier vers 1646, a des
attraits particuliers... pour disposer les cœurs les plus endur-
cis à la douleur, aux larmes, à la confession de leurs offenses.
Les forêts, la solitude, les fougères, la stérilité des campagnes,
la face triste de la terre qui se présente tout autour, le ciel
qui semble pleurer h cet objet, le vallon enfoncé sous les coteaux
arides et secs, la chapelle au fond du vallon, les ermitages,
les arbres, les montjoyes, le silence, l'horreur qui environne
la chapelle, sont-ce pas autant de semonces de récollection,
autant d'aiguillons d'un saint repentir, autant de tableaux où
l'image de la contrition est empreinte?
0 1
Je pourrais citer bien d'autres exemples, qui rendent
le même son, mais qui nous maintiendraient, plus qu'il
ne convient, sur les frontières de la vraie solitude chré-
tienne. Nombre de poètes allaient plus avant et leur soli-
tude était prière. Le jardin sacré de Vâme solitaire^ qui a
pour auteur Antoine de Nervèze et qui parut dans les der-
nières années du xvi*^ siècle, est un de ces petits livres, à
demi religieux, à demi littéraires, qu'on peut lire dans une
église et non sans profit. On n'attendait pas cela de Ner-
vèze, polygraphe médiocre et dont plusieurs écrits sont
assez éloignés du genre pieux. Mais quoi, lui-même nous
avertit de ne pas juger a la qualité religieuse du pré-
sent )) qu'il nous fait, sur « la profession mondaine du
donateur ». « Il n'est pas incompatible, ajoute-t-il, qu'un
naturel mondain conçoive quelquefois des pensées dévotes
et que des lèvres impures prononcent des choses saintes ».
Pour moi, le livre est d'une sincérité manifeste-. Lui
aussi, mais avec beaucoup plus de délicatesse que Trellon,
(i) Ae lys du Val de Guaraison... par M. E. Molinier... (1646), p 747.
(2) M. Gustave Reynier, dans son docte livre : Le roman sentimental
avant VAstrée, rencontre vingt fois Nervèze. Cf. notamment, pp. 266,
266. Il n'avait du reste pas à étudier son jardin sacré qui n'est pas un
roman, et qui m'explique, mieux que les romans de Nervèze, la curieuse
réputation de styliste, de chef décole, qu'on avait faite à cet écrivain. La
vie de Nervèze est mal connue et ses livres sont introuvables. Avec le jar-
din, je n'ai lu de lui que sa Jérusalem assiégée, faible imitation de Tasse,
et ses épîtres morales. Ce dernier livre, très inférieur au jardin, ne pré-
sente rien de bien curieux.
I. 22
338 l'humanisme dévot
il fait se rencontrer au désert l'amour de la créature et
l'amour de Dieu.
Bien que l'amour divin et celui du monde soient différents
en leurs sujets, si est-ce qu'ils ont quelque ressemblance aux
accidents, soit en l'humeur solitaire qu ils inspirent, ou aux
agréables peines qu'ils font souffrir ; parce que la solitude
n'estautre chose que se plaire avecsoi-mème, pour être paisible
h penser à l'objet aimé ; et les douces tristesses qui l'accompa-
gnent ne procèdent que d'un désir violent du bien que Ion
pourchasse, chose qui est convenable à ceux qui sont heureuse-
ment épris de l'amour du Tout-Puissant, lesquels cherchent
les déserts pour penser paisiblement en lui et endurer des
travaux en attendant la jouissance de ses grâces.
La solitude l'a converti. A l'heure même où ses « pre-
mières amours » le possédaient encore, et dans ces lieux
écartés où il discourait de sa passion trop humaine, déjà
Dieu lui « parlait souvent... par ses inspirations » ; un
ange le prenait par la main, le conduisant dans la direc-
tion du jardin sacrée II s'est laissé faire; il ne s'est pas
révolté contre les premières difTicultés de « la vie con-
templative ». Les nouveaux convertis, dit-il avec une tou-
chante justesse, envoient au ciel « plutôt les sens que
l'esprit ». De quel droit se dépiteraient-ils « contre Dieu
pour ne s'être voulu laisser voir à leur sensualité » " ? Les
mondains, de leur côté, comment ne mépriseraient-ils pas
les douceurs de la solitude pieuse?
Il les estiment des plaisirs supposés, croyant que les déserts
ne peuvent produire que des fruits sauvages. Comme ils sont
charnels, aussi ne cherchent-ils que ce qui est plus propre à la
chair qu'à Tâme ; ne considérant pas que ce n'est point dans
les feuilles et les branches de nos déserts que nous cueillons
nos douceurs, ains en ce grand et fertile arbre de vie où pen-
dent pour fruits des consolations spirituelles^.
(i) Le jardin sacré, pp. 67, 58.
(2) Ib., pp. 67, 68.
(3) //>., pp. 68, 69.
VIE INTÉRIEURE 3^9
Sa phrase n'en finit pas, sa pensée manque de moelle ;
il a néanmoins, je ne sais comment, une façon à lui de
nous faire réaliser la « sourde industrie » des inspira-
tions divines, ce travail profond dont les « signes mornes »
ne paraissent pas « en la disposition muette du corps »
et qui « ne se peut accorder à riiumeur remuante de
l'homme actif» \ La religion de Nervèze est bien celle de
nos humanistes, paisible, confiante. La solitude ne Ta pas
assombrie.
(Les Hébreux) vous estimaient terrible et furieux, — c'est
une de ses prières — et prenaient l'effroi de vos foudres et de
vos tonnerres : n'osant parler à vous que par la bouche de
leur conducteur. Et nous vous croyons si doux que c'est à
vous-même que nous adressons nos vœux et nos prières; non
avec ces craintes serviles qui font plutôt haïr qu'aimer, ni
avec ces défiances tyranniqu es qui font plus craindre qu'espérer...
Non, en craignant à cause de vous, car vous êtes trop bon, non
en espérant à cause de nous, car nous sommes trop méchants,
mais pour partager ces deux contraires à votre miséricorde et
à votre justice. A vous donc, mon Dieu, s'adressent ces dévotes
conceptions de mon âme. C'est à vous à qui je parle ; c'est
vous que j'ai offensé et c'est de vous que j'attends la consola-
tion et le repos de mes jours, si travaillés des nuits et des
ennuis de cette vie ^.
Même comme écrivain, Nervèze nous intéresse. Styliste
raffiné chez qui l'on rencontre des jeux de plume que
nous aurions cru d'hier (les nuits, les ennuis) et par mo-
ments d'une musique très douce, d'un rythme parfait.
Ainsi, ô Jérusalem, tu as perdu la splendeur de ton empire. . .
Tes habitants en qui tu voulais être vénérée et vénérable,
bannis de tes murailles, te réclament pitoyablement en cette
contrée lointaine ; nous t'appelons à toute heure, disant : où
êtes-vous, notre mère, nos plaisirs et nos ébats? Vos enfants,
dénués de leur liberté, n'ont autre sujet en leur pensée que
votre veuvage. Nous crions, nous crions, et nos voix qui s'ac-
(i) Le jardin sacré, p. 69.
(2) Ib., pp. 148, i49-
34o l'humanisme DÉVOT
cordent à la douleur n'ont autre réponse que le résonnement
de ces vallées. Nous demandons à nous-mêmes : où sont les
campagnes que nos yeux voulaient voir, ces eaux, ces fleurs et
ces hauts édifices qui s'offraient ordinairement pour objet à
notre vue, cette douce terre de promission donnée à nos pères * ?
Les miraculeuses ressources de notre langue ! En iSgS,
après Rabelais, après Amyot, Antoine de Nervèze la plie
à des harmonies qui semblent toutes nouvelles. Jeune,
souple, libre encore du corset d'airain qu'on ne tardera
pas à lui mettre, elle se donne à ce chétif qui, du moins,
n'est pas un tyran.
Soixante ans plus tard, c'est-à-dire au moment où l'évo-
lution que nous racontons, pleinement achevée, a déjà
fléchi sous la poussée des forces contraires, un des der-
niers poètes de l'humanisme dévot, et non le moindre,
publie à son tour un petit recueil de méditations dont le
titre plus humble, plus grave rappelle pourtant le jardin
sacré de V âme solitaire. Je veux parler du chef-d'œuvre de
Brébeuf, et d'un des plus beaux livres de notre littéra-
ture pieuse, des entretiens solitaires^ .
A l'exception de quelques fervents, personne chez nous
ne connaît ce livre. Boileau ne l'avait pas lu. Guidés par
une heureuse étoile, nous le découvrons toujours trop
tard et nous restons alors stupéfaits que nos maîtres
religieux aient négligé de nous vanter cette œuvre si
profondément chrétienne et d'une si haute poésie. A
quatorze ans, mon professeur d'humanités nous révélait
Prudence. Hélas ! je n'étais plus jeune, quand j'ai ren-
contré Brébeuf. Encore Prudence est-il délicieux, mais
que de méchants livres soi-disant dévots ne nous a-t-on
ou recommandés ou laissé lire, qui nous faisaient désap-
prendre et le français et la prière. Imaginez Brébeuf
(i) Le jardin sacré, pp. 8i, 8i.
(2) La première édition est de 1660. D'après M. Harmand [Essai sur la
vie et les œuvres de Georges de Brébeuf^ Paris, 1897), l'ouvrage aurait été
composé en i656.
VIEINTÉRTEURE 34 1
anglican. Ses ^///re/te/z^ seraient aujourd'hui indéfiniment
réédités par la Society fer promoting Christian Knowledge
ou par d'autres, comme le Temple àe G. Herbert, la Chris-
tian ïearde Keble et le Gerontius de Newman. « On trouve
dans les entretiens solitaires^ écrit un lettré des plus
fins, sous la forme d'un noble lyrisme, les élévations,
les intimités d'une âme repentante et apaisée. Je ne con-
nais pas de plus beaux vers chrétiens, au xvii^ siècle,
parmi ceux qui se dégageant de toute traduction (Cor-
neille, Racine) ont un caractère essentiellement person-
nel )>V
Beaux vers, en effet, mais que nous ne trouvons tels
qu'en nous appropriant les sentiments qu'ils expriment.
Sincères, mais si simplement, si profondément qu'il faut
les vivre pour les aimer. 11 leur manque ce rayon qui illu-
mine le moindre mot des confessions de Saint Augustin,
ou les vers des très grands poètes. En quelque façon, ils
ne se suffisent pas à eux-mêmes, ou, si Ton préfère, ils
nous pénètrent peu à peu, ils ne nous ravissent pas. On
tremble de les citer. Méditations brèves, denses, qui ne
sont pas, mais que d'abord on croirait abstraites, ou plutôt
sujets de méditations, et non pas cantiques. Sauf lesplen-
dide poème sur le pur amour qui me paraît digne de Fau-
teur de Polyeucte, les autres sont graves, sobres, comme
la poésie liturgique, mais beaucoup moins vifs, moins
sonores, moins éclatants.
Brébeuf reprend les pensées, les mots des autres soii-
(i) Raymond Toinet . Quelques recherches autour des poèmes
héroïques épiques français duXVlI'^ siècle (Tulle, 1899), p. 172. Sainte-
Beuve savait le prix de Brébeuf que M. Faguet a fort bien loué en Sor-
bonne. La thèse de M. R. Harmand est remarquable, mais ne dispense
pas tout à fait de lire la notice de M. Ch, Marie sur les trois Brébeuf
(Paris, 1875), \e poète, son frère, le Prieur, curé de Venoux et leur oncle,
le jésuite Jean de Brébeuf, admirable missionnaire qui fut martyrisé par
les Hurons en 1649. L'histoire de Brébeuf rencontre à plusieurs reprises,
la grande histoire, religieuse ou politique. Il a été lié très intimement
avec la fameuse abbesse Laurence de Bellefonds. C'est lui qui a dirigé
l'éducation du futur général de Bellefonds, l'ami de Bossuet et de M^^^ de
la Vallière. Enfin, il touche de plus ou moins près au groupe des mys-
tiques normands.
342 L HUMANISME DEVOT
taires chrétiens. Lui aussi, il est allé au désert pour y
trouver Dieu.
Là tout jusques à l'ombre et jusques au silence
Des rochers et des bois,
Pour me parler de vous, ne sera qu'éloquence
Et ne sera que voix...
Souvent les seuls regards des rochers et des plantes
Rendent nos yeux savants.
Ce sont de vos grandeurs des images parlantes,
Rt des portraits vivants.
Il piétine, il se répète. Ce rythme lég-er ne convient pas
à un méditatif comme lui.
Et là que je pourrai dans vos moindres ouvrages
Vous voir presque des yeux \
Pauvre vers, mais qui dessine exactement l'attitude
religieuse du poète. Dieu lui est présent. Il le voit là
devant lui.
Je me mets si bas de moi-même
Qu'à m'abaisser encore, votre pouvoir suprême
Ne pourra se résoudre et ne le voudra pas.
Je ne suis à mes yeux que faiblesse et misère,
Qu'un soufflie décevant, qu'une vapeur légère ;
Pourrais-je descendre plus bas?"
Prenez-y garde : ce n'est pas là une amplification, pas
un monologue, mais un entretien. On a l'impression très
vive qu'il s'adresse à Dieu, qu'il le défie humblement.
« Pourrais-je descendre plus bas ? », il ne faut pas crier
ce vers, le faire suivre de trois points d'exclamation.
Simple question. Nous sommes en présence non pas d'un
artiste plus ou moins heureux, non pas d'un poète qui
s'écoute lui-même et se grise de s'écouter, mais d'un
homme qui parle à quelqu'un. Et nous voilà transportés
(i) Les entretiens (Édition de 1668), pp. 1^0, i^\\.
(2) //>., p. 7.
VIE INTÉRIEURE i^4H
au-dessus de l'ordre lyrique, dans l'ordre des réalités
pieuses. Je ne mets pas en doute la sincérité religieuse des
lyriques chrétiens, des prédicateurs, mais je ne trouve pas
à la plupart d'entre eux ce degré de vérité simple, d'inté-
riorité qui me touche dans les vers de Brébeuf. Seuls, à
genoux, priant pour de bon, je me dis, je sais que leur
prière ne ressemblerait pas tout à fait à leurs strophes, à
leurs discîours. Brébeuf, au contraire :
Quoi ! mon Dieu, vous me recherchez î... *
Pouvez-vous me connaître et ne me haïr pas ?...
Dans cet objet hideux que pouvez-vous chérir?...
Mais hélas î ce néant est devenu coupable,
Et cependant, Seigneur, il est cher à vos yeux ^.
Vous! moi! moi! vous! Au fond tout est là. Le reste
n'a pour but que de préparer, que d'éclairer cette ren-
contre ineffable, d'en redire, hélas, et d'en délayer le
souvenir. Vous! moi ! Verlaine reprendra ce thème.
Poète, il dépasse Brébeuf, est-il plus prenant?^.
Quoi ! mon Dieu, vous me recherchez !
Qui ne peut dire cela, et pourtant qui le dirait mieux?
Cette familiarité que l'Evangile nous prêche, on voit
combien elle reste digne et décente. « Ce n'est pas désho-
norer la religion que de la renvoyer chez les simples »
disait Brébeuf, mais il disait aussi: « il ne faut pas s'ima-
giner que Dieu ait le cœur bas ;... il est la grandeur même,
et il n'y a que la grandeur qui l'attire » \ Quoi de plus
(i) Les entretiens., p. 272.
(2) Ib., pp. 68, 69.
(3) C'est aussi le thème d'un des plus beaux poèmes de tïerbert :
Love said, « you shall be he »
— I, the unkind, ungrateful ? Ah ! my dear
I cannot look on thee...
Je me suis demandé souvent si Verlaine n'aurait pas lu, n'aurait pas
imité d'assez près le Temple de G. Herbert.
(4) Cf. Makie, Notice sur les trois Brébeuf, pp. 85, 83.
344 l'humanisme dévot
grand et de plus simple, de plus affectueux et de plus
grave que Thumilité ?
Brébeuf nous montre aussi que l'optimisme chrétien
n'est pas toujours cette joie exubérante, et parfois d'appa-
rence un peu folâtre, que Ton rencontre dans la première
génération de l'humanisme dévot. Pauvre, timide, indolent,
incapable de se pousser, Brébeuf a manqué sa vie. De
nombreux déboires l'ont aigri, découragé. La fièvre le
ronge. Il mourra phtisique. Il est généreux, enthousiaste,
mais en même temps craintif, un peu étroit, scrupuleux.
Ne craignez pas néanmoins que le jansénisme l'attire. Dès
la préface des entretiens^ il répudie expressément, techni-
quement — car il était bon théologien — la dure doctrine
et tout son livre s'inspire de la doctrine opposée. A la
vérité, il tremble devant les jugements de Dieu et le mystère
de la grâce. L'espérance, chez lui, n'est pas présomption.
Aimons un Dieu tout bon, craignons un Dieu tout juste...
Au lieu de consentir que sa haute clémence
Fasse notre impudence,
Espérons humblement et ne présumons pas...
Et bien qu'il ait promis la tendresse d'un père
Au remords salutaire
11 n'a pas au pécheur promis ce beau remords ^
Mais la crainte n'est pas la plus forte,
L'espoir que la grâce produit
Laisse peu de place à la crainte ^.
Mais il ne veut pas d'une dévotion farouche, cruelle :
C'est donc une injure visible
De l'accuser d'une fierté
Qui ressemble à la cruauté
Et la rend presque inaccessible.
Homme, laisse ces sentiments
A ces rebelles jugements
(i) Les entretiens, p. 89.
(2) Ih., p. 182.
VIE INTÉRIEURE ^^S
Que tout irrite et que tout blesse,
Et qui mettent dans la vertu
Et le chagrin et la tristesse
Dont leur esprit est combattu *.
Que l'on se mette à la sainteté, ou plus simplement, que
l'on commence à la trouver belle et déjà Ton est tout près
de l'atteindre.
Au même instant que la vertu
Devient notre plus douce envie
Notre esprit en est revêtu ",
Et encore, et enfin, nous sommes si peu de chose, Dieu
est si bon !
Que pourrait vous servir ma révolte punie,
Ou que ferait pour nous la clémence infinie
S'il n'était point d'iniquités ?^
Je ne voulais pas le citer. J'avais raison. Un lecteur
pressé remarquerait-il la tendre hardiesse, la sublime
familiarité de ces derniers vers ?
III. La dernière génération de l'humanisme dévot, celle
de Brébeuf, celle de Pierre Corneille, celle dont le P. Yves
de Paris nous paraît le représentant le plus achevé, se
rencontre manifestement sur une foule de points essen-
tiels avec la génération toute salésienne qui la précède,
mais elle n'a plus tout à fait la même vie intérieure.
Phénomène singulier, presque troublant que nous tâche-
rons d'éclaircir plus tard, mais sur lequel les entretiens
solitaires de Brébeuf, attirent déjà notre attention. N'est-il
pas en effet bien remarquable que chez cet excellent catho-
lique, et foncièrement pieux, le souvenir des Evangiles
trouve relativement si peu de place ? Je n'insinue certes
pas que la religion du poète soit vague, incertaine et, pour
(i) Les entretiens, p. i55.
(2) Ib., p. i63.
(3) Ib., p. 3.
346 l'humanisme dévot
tout dire, qu'elle penche au déisme. Il vit de la vie de
l'Eglise, il fréquente les sacrements, il invoque la Sainte
Vierge avec une dévotion touchante, semblable en cela à
Pierre Corneille. Mais enfin la pensée du Dieu-Homme
l'occupe moins qu'on ne l'aurait cru. Il ne contemple pas
son histoire, les mystères de sa naissance ou de sa passion.
De presque tout ce qui est récit dans les évangiles, on
croirait qu'il n'a jamais entendu parler. Et sans doute, il
n'a pas tout dit, il n'avait pas à tout dire, mais enfin si
ces visions lui étaient plus familières, sa prière intime,
d'une manière ou de l'autre, y reviendrait moins rare-
ment. De ce point de vue, quelle différence n'y a-t-il pas
entre lui et le P. Richeome ou François de Sales? Beau-
coup de ses contemporains me laissent la même impres-
sion. Leur livre de chevet, c'est le psautier, c'est Vlmi-
tation^ ce n'est pas la vie du Christ. Expliquerons-nous
cela par les infiltrations jansénistes, oublierons-nous que
l'auteur des Provinciales a écrit le mystère de Jésus?
Non, Port-Royal n'est pour rien dans ce changement
d'attitude, il l'aurait plutôt retardé. D'autre part, il ne
serait pas moins injuste dé nous en prendre aux Jésuites,
d'oublier que, dans les exercices de saint Ignace^ trois
semaines, sur quatre, sont consacrées à la « contemplation
des mystères ». Les causes que nous cherchons viennent
de plus haut, de plus loin et sont plus diffuses. C'est Fesprit
du temps, ce je ne sais quoi de dépouillé, d'auguste, de
sec, d'étroitement raisonnable qui, dès avant la majorité
de Louis XIV, commence à dominer dans les tendances,
les goûts, la prière même du grand siècle. Mais cela
encore, ne faudrait-il pas l'expliquer. Pense-t-on que je
me crée un fantôme de mystère? Pour se heurter à celui-
ci, il suffit d'ouvrir les yeux.
Un savant Jésuite, le R. P. Longhaye, critique prudent et
respectueux, la sagesse même, n'a-t-il pas avoué l'étonne-
ment, l'inquiétude peut-être, que lui cause la prière, de
qui, juste ciel! — de Fénelon, prière que ne remplit pas
VI K FNTKRIKURE ;Vj7
assez, que n'émeut, que ne soulève pas assez la pensée du
Christ. Encore un coup, ce n'est pas ici le lieu d'aborder
un pareil chapitre. Brébeuf nous a donné seulement
l'occasion d'y préparer l'esprit du lecteur. Revenons
maintenant à la vie intérieure de nos laïques, de nos poètes
et puisque le méditatif Brébeuf nous a caché les visions,
les imaginations pieuses qui édifiaient sa solitude, prenons
un « contemplateur ».
Pour peu que nous rebroussions chemin vers les pre-
mières années du xvii® siècle, nous n'aurons que l'embarars
de choisir. Cruel embarras du reste. Voici, entre beaucoup
d'autres, deux poètes qui nous sollicitent. Ils sont magis-
trats tous deux : Tun nous vient du Nord, l'autre du
Midi ; le premier, Lazare de Selve, est « président pour Sa
Majesté es villes et pays de Metz, Toul, Verdun », et il a
publié des sonnets sur tous les évangiles du carême; le
second, Jean de la Cépède, seigneur d'Aygalades est « pre-
mier président en la Cour des comptes, aides et finances
de Provence », et il a publié trois centuries de sonnets sur
la Passion. Ni l'un ni l'autre ne me paraît méprisable,
mais celui ci nous est recommandé par Malherbe en per-
sonne.
J'estime La Cépède et l'honore et l'admire,
Comme un des ornements les premiers de nos jours...
Prenons La Cépède*.
Ce provençal a les caractères qui distinguaient jadis
l'élite cultivée, l'humble noblesse, la bonne bourgeoisie de
son pays. C'est un lettré, fervent admirateur des modèles
classiques, diligent, exigeant, raffiné même, néanmoins il
reste peuple. On sait que la langue provençale reflète à
merveille cette heureuse combinaison : nulle préciosité ne
(ij Les théorèmes de Messire Jean de la Cépède sur les sacrés mys-
tères de notre rédemption (Toulouse, i6i3). Quant à Lazare de Selve,
j'ai cité plus haut un Noël de sa façon. Si je le néglige, quoique lorrain,
c'est d'abord qu'il me paraît avoir imité celui du midi, ensuite parce qu'il
est plus inégal, moins, beaucoup moins pittoresque. 11 résume en quelques
348 l'humanisme dévot
lui coûte ; et, d'un autre côté, rien n'est trop libre pour
elle^ Demandez-lui si elle préfère la grenade d'Aubanel
aux olives noires de Roumanille, elle ne comprendra pas
la sotte question. Vienne un miracle qui réunisse dans
une seule tète ce que ces deux éléments du génie pro-
vençal ont de plus exquis, vous aurez Mistral. En religion,
même contraste apparent qui dissimule aux étrangers la
simple et souple unité de cette race. La prière provençale
est mystique jusqu'à Tabstrait, colorée, pittoresque, popu-
laire jusqu'au tapage. Je parle bien entendu de choses qui
auront bientôt achevé de disparaître. Sed hœc prius fuere.
Sous Louis XIII, la formation religieuse d'un magistrat
provençal était passablement compliquée. Jean de la Cépède
traits la description des scènes évangéliques et court aux symboles. Voici
du reste un sonnet de lui :
Sur V arrivée de Jésus-Christ au mont d'Olivet.
Vois, mon âme, aujourd'hui la sainte colombelle
Qui cueille de l'olive un rameau verdissant,
Pour montrer que ces eaux vont ores s'abaissant
Qui noyèrent d'Adam la race criminelle.
Vois le Samaritain, plein d'amour et de zèle
Au Mont des Oliviers les olives pressant,
Pour faire l'huile saint dont il va guérissant
Du pauvre homme navré mainte plaie mortelle.
Il est l'oint du Soigneur qui veut oindre les siens,
Le Christ qui fait le chrême et qui nous fait chrétiens
Prenant pour lui le fruit vert, amer et moleste.
Il est notre grand roi qui, sacré en la croix,
De l'huile et des rameaux, nous veut tous comme rois
Sacrer et couronner au royaume céleste.
[Les œuvres spirituelles, p. 47-)
J'aurais pu citer aussi de lui le sonnet du bon Pasteur, simple, tou-
chant et dont la lin est vraiment belle.
Mes brebis entendant ma voix et mon langage
Me vont suivant partout et moi, pour pâturage,
Je leur donne à la fin l'éternel Paradis (p. Jg).
Ce Lazare de Selve n'appartient-il pas à la famille limousine de ce
nom? Jean de Selve, premier président du Parlement de Paris et négocia-
teur du traité de Madrid en i526, était originaire de Marcillac. Les
Dumas étaient apparentés aux de Selve. Ainsi le P. Martial de Brive
(Dumas) serait peut-être un cousin de notre Lazare. Cf. la brochure de
M. Clément-Simon sur le P. Martial, citée plus haut.
(i) La Cépède s'excuse, l'ingrat! de n'avoir pas tout à fait oublié son
« ramage natal » (avant-propos).
N
V I E I N T K R I E U H E 349
possède à fond les Pères de l'Eglise et les principaux
exégètes. Dans ses notes justificatives, il en cite près de
deux cents que manifestement il a lus, médités, d'original.
Ainsi muni, pas un verset de TEvangile qui n'éveille chez
lui mille souvenirs augustes. Les rapports infinis entre
l'Ancien et le Nouveau Testament lui sont familiers.
Il écrit, s'adressant au Christ :
Tous vos faits, tous vos dits ont un sens héroïque *,
ou encore, sur un détail du récit évangélique,
L'Esprit de rEternel va sans doute étalant
Quelque profond secret en ce coup violent^.
La vie du Christ tout entière prête ainsi à des médita-
tions infinies, et plus encore, s'il est possible, l'histoire
de la Passion.
Tout est plein de mystère en cette tragédie^.
Alors surtout, le Christ nous déchiffre « tous les tableaux
secrets » du vieux Testament \ alors surtout.
Il remplit le crayon des antiques figures^.
Assimilée, maîtrisée par un vif esprit, cette riche subs-
tance donne aux théorèmes beaucoup de solidité et d'éclat.
Comme le dit le poète lui-même, c'est « un fort drap d'or » .
Tantôt il ramasse en quelques mots de longues séries de
souvenirs ou de symbolismes bibliques. Ainsi pour Tarbre
de la croix :
Mariniers qui cinglez vers la terre promise,
Pour surgir à son port, ayez pour entremise
Ce bâton, ce couteau, ce trident et ce bois".
(i) Les Théorèmes, I, xxx.
(2) Ib., I, LX.
(3) Ih.,l, LX.
(4) Ib.j III, LXXIX.
(5) Ib., II, XXV.
(6) //»., III, XXIV.
35o l'humanisme dévot
Ou bien il déploie largement l'étoffe scintillante. Ainsi
devant le Christ qu'Hérode fait revêtir d'une robe blanche :
Blanc est le vêtement du grand Père sans âge ;
Blancs sont les courtisans de sa blanche maison ;
Blanc est de son Esprit l'étincelant pennage ;
Blanche est de son Agneau la brillante toison ;
Blanc est le crêpe saint dont, pour son cher blason,
Aux noces de l'Agneau l'Epouse s'avantage ;
Blanc est or' le manteau dont par même raison
Cet innocent époux se pare en son noçage ;
Blanc était l'ornement dont le Pontife vieux
S'affublait pour, dévot, offrir ses vœux aux cieux;
Blanc est le parement de ce nouveau Grand-Prêtre ;
Blanche est la robe due au fort victorieux ;
Ce vainqueur, bien qu'il aille à la mort se soumettre,
Blanc, sur la dure mort triomphe glorieux ^
Cette érudition, loin d'étouffer les symbolismes plus
personnels, les encourage au contraire.
Ecoutez cette prosopée au manteau de pourpre :
0 pourpre, emplis mon test de ton jus précieux,
Et lui fais distiller mille pourprines larmes,
A tant que méditant ton sens mystérieux,
Du sang trait de mes yeux, j'ensanglante ces carmes.
Ta sanglante couleur figure nos péchés
Au dos de cet Agneau par le Père attachés ;
Et ce Christ t'endossant se charge de nos crimes.
(i) Les théorèmes, II. liv. Toujours les dépouilles de l'Egypte. Je
jurerais que cette symphonie en blanc est la transposition d un thème cher
à la renaissance. Qu'on se rappelle les sonnets de Shakespeare à la dark
lady. Notre président ne les avait pas lus, mais il avait puisé aux mêmes
sources que Shakespeare.
La modeste Vénus, la honteuse et la sage,
Etait par les anciens toute peinte de noir. . .
La tourtre aussi fut faite avec un noir plumage ;
La sommeilleuse nuit qui nos peines soulage.
Qui donne bon conseil se fait noire apparoir.
Les mystères sont noirs, profonds à concevoir;...
Noire est la vérité, cachée en un nuage... (Amadis Jamyn, I,
p. 129). Cf. Sydney Lee, The French renaissance in Eîigland...^ p. 273.
VIE INTÉRIEURE '^5r
O Christ, ô saint Agneau, daigne-toi de cacher
Tous mes rouges péchés, brindelles des abîmes,
Dans les sanglants replis du manteau de ta chaire
La superposition, si j'ose dire, et la fusion de ces trois
effets de rouge : le passage de la pourpre au sang, puis du
sang au péché, voilà, me semble-t-il, qui passionne, qui
sanctifie les subtilités souvent froides et creuses du sym-
bolisme. Ce n'est là du reste qu'un seul des aspects, et
non le plus original, de ce curieux et complexe génie. La
piété de La Cépède ne paraît pas moins populaire que
savante. Les yeux, tous les sens ne la nourrissent pas
moins que l'esprit.
Drame « plein de mystères », mais enfin drame tout
court, il assiste au spectacle de la Passion avec Tardente,
l'insatiable curiosité des simples. Il n'a jamais assez vu.
Ce grave magistrat, cet exégète, cet ami de la Pléiade,
évoque la divine histoire, il la ressuscite, scène par scène,
geste par geste, plus vivement, plus crûment que nous
ne pourrions le faire en appelant à notre aide le souvenir
d'Oberammergau. Se,^ théorèmes , ou pour parler plus clair,
ses visions, ses tableaux ont tour à tour la vie bariolée,
éclatante d'un Rubens, le mordant d'une eau-forte, la can-
deur appliquée, paisible d'une enluminure.
Le tribun prend la tête et conduit sa cohorte,
Maint fifre, maint tambour anime le soudard ;
Parmi les bataillons vole maint étendard
Et cent armés à cru font la seconde escorte.
De cent chevau-légers Tune et l'autre aile est forte ;
Au mitan les bourreaux mènent Christ par la hart ;
Tout autour les sergents font un double rempart ;
Tout marche en ordonnance. On arrive à la porte ^.
(i) Les théorèmes..., II, lxiii.
(2) Les théorèmes..., Il, c. A la fin du volume, La Cépède a placé la
traduction de quelques hymnes. Son Vexilla régis commence par ce bel
alexandrin.
Les cornettes du Roi volent par la campagne.
352 l'humanisme dévot
Il n'a pas irioins de trois sonnets sur le jeune homme
qui s'enluit, laissant, aux mains des soldats, le drap dont
il s'était hâtivement revêtu.
L'insolente rumeur de la tourbe indiscrète
Qui fit dans ce jardin le Sauveur prisonnier
Vint promptement donner dans la pauvre logette
Où gisaient les valets du maître jardinier.
Un jeune adolescent s'éveille matinier
S'affuble d'un linceul, hors du châlit se jette,
Ouvre un peu la fenêtre, épie, écoute, guette
Sort, s'approche et craintif, talonne le dernier,
Voyant mener le Christ, il le suit pitoyable ;
Tandis, quelque matin de la troupe effroyable
Voit cet homme inconnu qui la cohorte suit ;
Il l'attaque, il l'empoigne, il le tient, il le mène ;
Le jeune homme fait force et laisse à qui l'entraîne
Son linceul pour son corps, et s'échappe, et s'enfuit \
Ayant achevé sa vive pochade, il se mettra lourdement
à déchiffrer les sens cachés de cette anecdote. Mais son
premier mouvement a été de curiosité. Remarquez
d'ailleurs que cette curiosité ne gêne aucunement la
prière d'une âme simple. L'évangile est aussi un livre
d'images, et regarder ces images, c'est œuvre pie. La
précoce vieillesse du xvii® siècle veut une prière constam-
ment sublime. Brébeuf se serait fait scrupule de glisser
pareille vignette dans ses Entretiens solitaires. Disons
mieux, l'idée ne lui en serait pas venue.
Saint Pierre intéresse fort Jean de la Gépède. Il l'amuse
même, comme il devait faire au temps des mystères.
Et le coq dégoisa sa première chanson... "^
Pauvret, l'amour le pousse et la peur le retient...^
(i) Les théorèmes... I, lxxxvi.
{i) Ih., Il, V.
P) //>., II, XIII.
VIE INTÉRIEURE 353
Pierre, au feu des valets, sa glace dégelait... *
Il maudissait encore, quand l'ergoté trompette
Pour la seconde fois entonna sa chanson '".
Tout un sonnet, gentiment railleur, aux rimes matamo-
resques, le poursuit lui et ses frères :
J'accompare ces onze aux apprentis de Mars,
Chauds à l'apprentissage et vaillants en boutades,
Qui semblent au seul vent de leurs rodomontades,
Atterrer, enterrer les plus braves soudards.
Mais dès qu'il faut sortir à la merci des dards.
Choquer les ennemis, boire les mousquetades,
Les voilà tous en fuite : adieu, leurs incartades,
Adieu leur assurance, adieu leurs étendards ;
Ainsi le bon saint Pierre, avec toute sa bande... ^
Quand il rencontre Pilate, notre président se trouve en
présence d'un de ses pairs. Il le traite en conséquence :
Hors du prétoire, au lieu qu'on nomme pavement.
S'élève en demi-rond un siège magnifique,
Où notre juge époint d'un soudain mouvement.
Vient s'asseoir comme aux jours d'audience publique.
Là séant, il semblait d'un courage héroïque
Vouloir braver la peur qui l'assaut vivement,
Voir cette cause à fond, la juger gravement
Et sauver le Sauveur de la rage hébraïque ''.
Tout cet appareil, et en venir enfin à la forfaiture ! Pour
l'honneur de la robe, La Cépède en souffre deux fois.
Aussi bien, n'ignore-t-il pas que Pilate a fait école :
Tout pouvoir est du ciel. Le ciel le donne aux rois,
Les rois aux magistrats, pour rendre la justice
Dont les justes décrets, dont le saint exercice.
Par l'ellort de la peur sont forcés maintes fois.
(i) Les théorèmes..., II, xxvi.
(2) Ib., II, XXIX.
(3) Ib., II, X.
(4) Ib., II, LXXXIII.
I. 23
354 l'humanisme dévot
(( Maintes fois », même sous Louis XIII ! Il est vrai que le
Christ a eu un mot d'indulgente compassion pour Pilate,
mais,
Ju^es, qu'aucun ne soit de ce mot amorcé.
L'excuse de la force est vile et décevante.
Qui sait et veut mourir ne peut être forcé *.
Corneille était encore au collège quand le poète pro-
vençal frappait ces grands vers.
Je ne puis citer les chaudes peintures qu'il fait des
princes des prêtres :
La rage qui préside à cette aigre tournelle ^
ou de la foule :
Ores, un le brocarde
Ore un autre le pince ou l'autre le nazarde^,
car il est temps d'en venir à la tendresse, au réalisme
pathétique des nombreux sonnets où La Cépède oublie le
décor et les comparses et les acteurs pour s'absorber dans
la contemplation du Christ lui-même, .c G belle et chère
tête ! )) « o mon Christ! » c'est ainsi qu'il parle, et visible-
ment de tout son cœur*. Il a voulu peindre une à une les
blessures de la divine victime ; lui aussi, il en a compté
tous les os. Devant VEcce Homo, il remarque
Le corail de sa bouche est ores jaune-pâle...
Le reste de son corps est de couleur d'opale... ^
Il prête aux éléments sa propre détresse, à Taube du
vendredi-saint par exemple :
Tandis l'aube à regret sortant de la marine
Notre horizon remonte à pas mornes et lents :
(i) Les théorèmes..., II, lxxxi.
(2) //>., I, XXXVI.
(3) Ib., II, XCI.
(4) Ih., II, LXVII.
(5) //>.. II, LXX.
VIE INTÉRIEURE ^55
Un crêpe basané voile sa tresse orine
Son front est nuageux: ses yeux sont distillants.
Ce noir matin... ^
La croix plantée émeut, déchire toutes les fibres du
poète :
Puis la levant debout, la pointe on précipite
Si roide dans ce trou creusé sur le rocher
Que le coup s'en va bruire au centre du Cocyte ^.
Et maintenant, qu'il voie son Christ lentement, savam-
ment remodelé par la mort
Dès que cette oraison fut par lui prononcée,
Il laisse un peu sa tête à main droite pencher,
Non tant pour les douleurs dont elle est offensée
Que pour semondre ainsi la Parque d'approcher.
Voilà soudain la peau de son front dessécher ;
Voilà de ses beaux yeux tout à coup enfoncée
L une et l'autre prunelle et leur flamme éclipsée
Leur paupière abattue et leurs reaux se cacher^.
Ses narines à peine étant plus divisées
Rendent son nez aigu ; ses tempes sont creusées ;
Sur ses lèvres s'épand la pâleur de la mort ;
Son haleine est deux fois perdue et recouverte,
A la tierce, il expire avec un peu d'effort
Les yeux à demi clos et la bouche entr'ouverte ^.
Il n'y a plus ici qu'à s'agenouiller et à se taire, comme
fait le prêtre, à la messe, quand il arrive à Vinclinato
(i) Les théorèmes..., II, xxxii.
{i) Ih.,ni, xYin.
(3) Les reaux ou mieux les « rehauts, explique-t-il lui-même, sont les
jours de la superficie ou circonférence des yeux, du nez... ; par ces
rehauts, et ces ombres, la peinture t'ait ses reliefs et combien que le visage
et les membres d'un corps mort aient aussi leurs rehauts, ils sont toute-
fois sombres et bien différents de ceux d'un corps vivant qui sont clairs et
bien égayés. Or ceux-ci se perdent en l'homme mourant : en Jésus-Christ
toutefois nous ne disons pas qu'ils se perdirent ; mais qu'ils se cachèrent,
pour ce qu'ils reparurent bientôt après quand il ressuscita » (p. 484).
En vérité, la précieuse note !
(4) Les théorèmes..., III, lxxxv.
35fi l'humanisme dévot
capite^ emisit spiritum. Que dire enfin du Stabat de Jean
de La Gépède ! La Vierge est là, blanche comme une
morte :
Jean son fils adoptif a la même couleur
Et les dames encore qui l'avaient approchée
Dont l'une fait épaule à sa tête penchée,
L'autre, frappant ses mains, rappelle sa chaleur.
Tandis, grosse de deuil, la sainte débauchée
Sur le corps du Sauveur tient sa vue fichée
Sans plaintes à la bouche et sans larmes aux yeux'.
Imagine-t-on rien de plus saisissant ? Quoique du reste
on puisse penser du mérite littéraire de ces vers, on con-
viendra qu'ils traduisent un sentiment profond. La Gépède
se fait du Christ une image précise et touchante, il revit
l'histoire de la Passion avec une intensité extraordinaire.
Artiste, oui sans doute. On l'est toujours, ou Ton veut
l'être quand on met la main à la plume, mais artiste qui
décrit une véritable prière et même qui prolonge celle-ci
en la décrivant. Cette manière d'aborder l'oraison en
peintre, en historien, nous l'avons déjà étudiée chez le
P. Richeome. Qu'on préfère une méthode moins pitto-
resque, moins curieuse, qui prenne moins l'homme tout
entier et qui reste à la cime de l'esprit, c'est affaire au
goût de chacun, mais il faut tout comprendre. On me dira
que cela est trop divertissant et par suite que ce n'est pas
assez religieux. Peut-être, mais qu'on n'aille pas étriquer,
dessécher la religion en la voulant trop sublime. Pour
mieux se représenter la pêche miraculeuse, Jean de la
Cépède était homme à prendre le coche d'Aix à Marseille,
et à se promener deux ou trois heures le long du vieux
port, choisissant des types d'apôtres, se mettant bien dans
les yeux la vue d'une barque chargée de poissons, prépa-
rant ainsi le prélude mystique que saint Ignace appelle la
(( composition du lieu ». Là-dessus, rentré dans son ora-
(i) Les théorèmes ...^ III, xcvii.
VIE INTERIEURE 357
toire, le souvenir de cette jolie promenade l'occupera
peut-être plus que de raison. Il mêlera un peu les deux
tableaux. Du moins s'est-il pénétré davantage de la vérité
des scènes évangéliques ; il sait, il sent que les apôtres ont
été des hommes, des pêcheurs et non des fantômes ; il arrive
par là à entrevoir, à serrer de plus près la réalité humaine
de celui que les apôtres ont vu de leurs yeux, touché de
leurs mains.
C'est là sans doute un des résultats que se proposait
saint Ignace, mais il escomptait aussi je ne sais quel mi-
métisme surnaturel que la « contemplation des mystères »,
que « l'application des sens » à la longue ne peut man-
quer de produire. « Les marqués de ton coin », dit encore
La Gépède dans un sonnet à l'Arbre de la Croix, où il rap-
pelle l'histoire des hébreux en Egypte,
Les marqués de ton coin n'eurent jadis à craindre ;
Je ne craindrai non plus, s'il te plaît de t'empreindre
Par le burin d'amour sur le roc de mon cœur^.
(i) Les théorèmes..., III, xxi. On ne s'étonnera pas, j'espère, de rae voir
citer un si petit nombre de poètes, et de n'avoir pas toujours choisi les
plus grands. Dans une enquête du genre de la nôtre, les poètes ne sont
aucunement des témoins privilégiés. Cela est de toute évidence. J'ajoute
que souvent ils paraissent d'autant moins intéressants que leur génie
éclate davantage. Certes il est dur de s'étendre sur Brébeuf, sur La
Cépède et de négliger Corneille. Mais celui-ci n'est représentatif que de
lui-même, si l'on peut aussi fâcheusement parler, au lieu que les deux
autres traduisent avec plus ou moins de talent les sentiments, la prière,
non pas de la foule, mais d'une foule. Sur la poésie chrétienne de Cor-
neille, cf. le gros livre, un peu long, mais assez fortement pensé d'Auguste
Nisard [Les deux imitations... le de imitatione et limitation de Corneille
comparées dans leurs parties principales., Paris, 1888), et mieux encore
l'excellent travail de M. V. Poucel (Une poésie dévote : « limitation » de
Pierre Corneille. Etudes religieuses, novembre, décembre 1910).
CHAPITRE VIII
OPTIMISME CHRÉTIEN
I. L'humanisme dévot foncièrement optimiste. — Au confluent des deux
optimismes, celui de la Renaissance et celui des mystiques, il fait la syn-
thèse entre l'un et l'autre. — « Tous les biens de cette vie en attendant
un autre monde meilleur ». — Laurent de Paris et les litanies de
l'homme. — L'honnête homme. — Les vertus naturelles. — Le P. Le
Moyne et le « portrait du sauvage ». — Le P. Hayneufve. — Eloge du
temps présent. — Misères de cette époque. — « L'esprit purement et
parfaitement chrétien ne s'est pas retiré de notre siècle ».
n. Fondements théologiques de cet optimisme. — Les humanistes disci-
ples des grands docteurs du xvi® siècle. — Douceur et « précieux ajus-
tements » de la grâce prévenante ». — « Le tambour bat, mais la cloche
sonne ». — Condescendances de la grâce. — Félix culpa. — Le grand
nombre des élus. — « Le consolateur des âmes scrupuleuses ». — « Soit
donc ton exercice d'avoir bonne opinion de moi ». — Camus et les har-
diesses de l'espérance chrétienne.
IIL De la dévotion aisée de Le Moyne et du vain tapage que l'on a fait
autour de ce livre.
I. Gomment l'humanisme dévot ne serait-il pas opti-
miste? Son nom même parle de sérénité, de confiance, de
joie. Des éléments qui le composent, aucun ne menace de
le déprimer, tous promettent de Tépanouir. Il a greffé le
mysticisme de la contre-réforme sur les orangers de la
renaissance ; il garde l'éblouissement et les transports de
la « nouvelle science » ; il les corrige, il les exalte par
une foi plus haute et invinciblement heureuse. Quelle pri-
vation le rendrait triste, quelle inquiétude Tassombrirait-
elle.^ Terre et ciel, nature et grâce, les deux mondes lui
appartiennent : sa raison d'être, sa mission est de les unir
dans une pieuse synthèse. Ce n'est plus tout à fait la joie
claustrale, le jardin fermé. François de Sales est venu et
OPTIMISME CHRÉTIEN SSç)
Ton ne dit plus avec le petit Joas : « Tout profane exercice
est banni » de la vie dévote. Pendant que le futur P. de
Condren faisait « sa retraite d'élection », un des anciens
de rOratoire le vint voir et lui tint les discours ordinaires
sur les avantages de la vie religieuse et les dangers d'une
vocation séculière. « Ce bon Père, dit Condren, faillit à
tout gâter. Je ne trouvais point que le monde m'empêchât
de servir Dieu et si je n'eusse regardé la vie régulière
que comme un asile, je l'eusse beaucoup moins estimée \ »
Forte pensée, humaine et sainte à la fois, mais qui, cent
ans plus tôt aurait paru suspecte à plusieurs. On n'oublie
pas la malédiction qui pèse sur les mondains, mais l'on
annexe le monde lui-même au royaume de la dévotion. Le
Théopiieste du P. Alexis de Jésus est un des nombreux
enfants de Théotime. La grâce
lui montre un palais sur le roc, tout étoffé de diamants, à trois
cent cinquante pavillons et davantage où (se trouvent) diverses
mangions correspondantes à celles de l'Empyrée.
Est-ce le ciel, ou le cloître? non, c'est le tableau de la
vie du monde. Là
divers s'exerçaient en diverses vertus, qui en la miséricorde,
qui en la sapience... qui en l'exercice de la justice, noblesse,
lettres, armes, tous néanmoins sous la régence de la dévotion,
tous la face angélique, la conversation céleste..., aimés et
prisés du ciel et de la terre, contents et heureux au Paradis de
tous les biens de cette vie, en attendant un autre encore meil-
leur.
Puis le voyant épris et désireux de tel sort : eh bien, lui
dit (la grâce) ne vaut-il pas mieux un dévot qu'un monde
d'indévots ?... — Comme une perle vaut mieux que tous les
grains de sable, répondit-il. Mais ce qui me plaît le plus est
que je les vois es mêmes charges et exercices que les autres,
sauf le péché : en la Cour, aux Parlements, aux armes, aux
licites récréations, conversations, visites, n'ayant que la
diversité d'intention et mode qui dore de grâce et mérite
(i) Vie du P. de Condren..., p. 3o4.
36o l'humanisme dévot
toutes leurs actions... Tant peut un vol de volonté conforme
à son Dieu ! ^
La splendide chose que rhiimanité, disait Shakespeare!
Nos humanistes pensent comme lui. Un d'eux, le capucin
Laurent de Paris, dans son Palais de VAmour divin, va
jusqu'à écrire les litanies de Thomme. En voici quelques
versets :
L'homme contemplé honorable en sa nature.
Le modèle de concorde, de tous les animaux le plus accos-
table, le plus sociable...
Homme de son naturel, animal politique et civil...
Seul entre les bêtes, se plaisant aux odeurs, signe de son
naturel honnête, amateur de vertus...
Le compas et mesure de toutes choses...
Divin intellect, lié de terrestres liens., .
La possession de Dieu, difficile héritage, qui ne peut être
vil esclave puisque Dieu Ta choisi pour son peculium...
Amas et assemblage de toutes perfections...
Grand Protée et noble caméléon qui peut-être fait toutes
choses et revêtu de toutes formes créées et incréées...
Le très droit et très prudent, le très noble et très haut...
Perfection de l'univers, abîme de capacité en son intellect,
en son estimative, en sa volonté...
Provide animal, sage, caut, plein de desseins et de replis,
subtil, mémoratif, plein de raison et de conseil, constant de
corps et d'âme..., né pour la justice et la vertu...
Perle des créatures, le joyau du monde...
Jusques ici s'étend le pourpris de rexcellence humaine, quant
à sa nature et capacité naturelle ^.
Si l'homme « considéré en sa nature » les enthousiasme
à ce point, ne craignez pas qu'ils refusent leur admiration
aux « vertus naturelles » qui font « Phonnête homme ».
Anciennement — écrit le P. Timothée de Régnier dans son
Idée du parfait chrétien., — quand on voulait louer un homme
(i) Miroir de toute sainteté... avec le cours de la vie spirituelle sous le
nom de Theopneste... (1627), pp. 3i-33.
(2) f.e palais de l'amour divin (1602), pp. 2-4.
OPTIMISME CHRÉTIEN 36 1
d'honneur on disait que c'était un homme pudique. Le temps
n'a pas eflacé mais plutôt poli cette façon de parler et on dit
aujourd'hui de meilleure grâce : c'est un honnête homme,
c'est-à-dire un homme plein d'honnêteté qui n'est autre que
la pudeur. La pudeur est un amour de sa propre réputation *.
JnlianeMorelle, dominicaine d'Avignon que ses contem-
porains comparaient à Pic de la Mirandole, parle dans le
même sens et cite, à l'appui de son dire, l'autorité du grand
mystique, Alvarez de Paz.
Il faut aussi, dit-elle, que nous parlions d'une façon douce,
bénigne, affable, bannissant de nous toutes paroles qui ressen-
tent âpreté, rudesse ou rusticité, comme fort éloignées de l'Ins-
titut religieux. Car, comme dit ce miroir de doctrine et de
piété en notre siècle, le R. P. de Paz, la vie religieuse est une
vie ensemble très sainte et très agréable : en tant qu'elle aime
la sainteté, elle recherche toute sorte d'honnêtetés es mœurs et
en la vie ; et en tant qu'elle est agréable, elle a en horreur
tout vice de rusticité et malgracieuseté ^.
Il y aurait plaisir à suivre nos écrivains sur cette voie,
à montrer que sans perdre de vue leur but premier qui était
l'édification, ils n'ont pas laissé d'enseigner la gentillesse
etPurbanité à nombre de lecteurs que n'aurait pas atteints
la propagande précieuse ^ Mais nous avons là-dessus un
(i) L'homme intérieur ou l'idée du parfait chrétien... (1602), p. 322.
(2) Traité de la vie spirituelle par saint Vincent Ferrier..., traduit par
sœur Juliane Morelle (161 7), p. 83. Nous retrouverons Juliane quand
nous parlerons des mystiques.
(3) C'est ainsi, notamment, qu'ils ont contribué à purger la littérature
dévote et la chaire, de la grossièreté répugnante qvii semblait jadis permise
à l'égard des femmes. Qu on lise par exemple, le Traité de V amour de Dieu
de l'augustin Fonseca, traduit par le Fr. Nicolas Maillard, célestin de
Paris (1604). L'auteur est amené par son sujet à nous mettre en garde
contre les séductions féminines, et, par suite, à faire le procès des
femmes. Mais il a toujours peur d'en dire trop et de blesser de justes
délicatesses. Son embarras est touchant. « Si on lit quelque chose qui ne
soit en faveur des femmes, dit-il, cela doit être entendu des abandonnées
femmes... car, pour parler des femmes d'honneur..., qui pourra nier
qu'icelles ne surpassent les hommes en dévotion, piété, miséricorde, libé-
ralité, en bonté et religion chrétienne?... Si un pauvre frappe à leur porte,
jamais ne se partira mal satisfait : car, le cas venant qu'elles ne puissent
lui donner quelque chose... le renvoient avec telle compassion en paix que
le pauvret estime plus une bonne parole d'une femme qu'une pièce de pain
362 l'humanisme dévot
texte jadis fameux qui peut nous suffire puisqu'il résume,
en les outrant jusqu'aux limites du bouffon, les autres
témoignages analogues que je pourrais apporter. Je veux
parler du portrait du Sauvage où le P. Le Moyne a voulu
représenter « les mœurs d'un homme insensible aux affec-
tions honnêtes et naturelles ».
Le Sauvage... est sans cœur pour les devoirs naturels et pour
les obligations civiles... // est sans yeux pour les beautés de la
nature et pour celles des arts : les roses et les tulipes n'ont
rien de plus agréable pour lui que les épines et les orties... ;
la plus rare statue du monde ne sera pas traitée de lui plus
civilement qu'un tronc d'arbre... La musique qui est une
beauté invisible et demi-spirituelle, qui ne saurait être aimée
qu'honnêtement et qui ne peut plaire qu'aux âmes harmo-
nieuses et réglées... est pour lui une criarde importune... Il
n'est pas moins ennemi des parfums que de la musique ; cela
pourtant est étrange qu'il soit tourmenté par des choses si
douces et si bienfaisantes...
Quel goût de la vie ne respirent pas ces ([uelques lignes !
Le jésuite ne ressemble-t-il pas au duc de Comme il vous
plaira à qui tout donne du plaisir, un arbre, un ruisseau,
de la main d'un homme », pp. 4^4^ 455. « Toujours nous devons porter res-
pect et honneur aux femmes. Ce qui se pratique en toutes les cours des rois.
Car celui lequel se porte mal envers les dames est tenu et estimé pour
vilain et indigne. Et semble que cette usance soit fondée sur l'Evangile »,
p. 476. Il a un mol délicieux sur le malheureux que Dieu travaille. He toute
façon, à détacher d'une amour funeste, « et cependant ne la peut oublier »,
p. 460. Il conte et fort joliment, avant tel autre conteur, l'aventure du
jeune moine qui, rencontrant une compagnie de femmes, demande à un
vieil ermite « quels animaux ce devaient être ». A quoi sagement répondit
le saint homme que c'étaient des diables, et le reste. Nous savons d'ail-
leurs que ce progrès fut très lent. Je trouve en i658, chez le P. Paul de
Barry, à propos des nudités de gorge, une atroce histoire que je n ai
pas le droit de reproduire. L'auteur ne se contente pas de rappeler que
Louis XIII « témoigna toujours une grande aversion de ces gorges décou-
vertes », mais il nous donne de cette aversion des preuves écœurantes. Le
roi est à Dijon: il déjeune; il a, en face de lui, une « demoiselle...
habillée et découverte à la mode ». « Le roi s'en prit garde, et tint son
chapeau enfoncé et Paile abattue tout le temps du dîner du côté de cette
curieuse pour ne la voir, et la dernière fois qu'il but, il retint une gorgée
de vin en la bouche... » Je n'achève pas. Gorgée, gorge, le bel esprit de
Barry ajoute à l'ignominie de cette aventure. {La mort de Paulin et
d'Alexis..., p. 94). Ai-je besoin d'ajouter que je ne serais pas à court
d'exemples analogues ? Il n'y en a que trop.
OPTIMISME CHRÉTIEN 363
une pierre, and good in everylhing? Hélas ! Il court à sa
honte. Port-Royal s'est reconnu dans le portrait du sau-
vage et Le Moyne a scandalisé Pascal. J'ai souligné les
passages qu'a stigmatisés l'auteur des Provinciales et je
vais le l'aire encore.
Quant aux affronts et aux injures, il y est aussi peu sen-
sible que s'il aidait des yeux et des oreilles de statue... Il s'aime
mieux dans une grotte ou dans le tronc d'un arbre que dans
un palais ni sur un trône... Il croirait s'être chargé d un far-
deau fort incommode., s'il avait pris quelque matière de plaisir
pour soi et de bienfait pour les autres... Les jours de fêtes et
de réjouissances lui sont des jours de deuil et d'affliction. La
joie qui a tant de poursuivants et d'amoureux... n'a que ce seul
ennemi dans le monde. Elle Toffense parce qu'elle n'a rien de
rude ni de farouche ; parce qu'elle est agréable et parée ; parce
qu'elle porte des bouquets et qu'elle est couronnée de fleurs.
Il ira plus loin encore, le malheureux jésuite. Et qui ne
le voit venir. Le voici déjà au bord de l'abîme. Préparons-
nous à rougir pour lui.
Les Grâces mêmes, si elles s'étaient présentées devant lui,
en seraient maltraitées ; et au lieu de leur chanter des hymnes
et de leur donner de l'encens et des guirlandes, il leur don-
nerait des malédictions et leur jetterait de la boue au visage.
Une belle personne lui est un spectre ; il n'en saurait souffrir
la ç^ue ; et ces çisages impérieux et souverains., ces agréables
tyrans, qui font partout des prisonniers volontaires et sans
chaînes, ont le même effet sur ses yeux que le soleil a sur ceux
des hiboux... Ce caractère est une peinture du sauvage qui
n ayant pas les affections honnêtes et naturelles qu'il devrait
avoir est opposé au tempérant qui les a justes et modérées et
à rintempérant qui les a déréglées et excessives ^
(i) Les peintures morales (1640), p. 620 sq. On trouvera le passage
reproduit intégralement dans la thèse du P. Chérot sur Le Moyne.
(Pièces justificatives, XI.) Le Moyne a-t-il voulu faire la caricature du jan-
séniste, la chose est possible, mais non pas certaine. J'y verrais surtout
un morceau de bravoure. Quant à la justification morale et dogmatique
du passage, on la trouvera dans les notes de Maynard (édition des Pro-
vinciales) et dans le P. Chérot. Ainsi, pour la ligne la plus critique <( rap-
pelons-nous, écrit le docte chanoine, que le P. Le Moyne était un peu
homme du monde et que d'un autre côté, il n'est pas nécessaire, pour
364 l'humanisme dévot
Laissons Pascal lorsqu'il cesse d'être humain, et disons
bien haut que cette page nous paraît non seulement inof-
fensive, mais encore saine et bienfaisante. Très peu de
nos auteurs l'auraient écrite, cela ne venant pas à leur
sujet, mais aucun d'eux n'aurait eu le droit de la condamner,
car elle formule bravement et sans fausse honte un des
principes essentiels de l'humanisme dévot. Aussi bien de
quoi s'agit-il ? Le Moyne a-t-il oublié que TEvangile nous
conseille de mortifier souvent nos « affections honnêtes
et naturelles ? » Non, il estime simplement que ces affec-
tions sont bonnes, que tout homme bien né les « devrait
avoir ». Le sauvage les ignore ou les salit; le saint voit
être saint, qu'un beau visage blesse les yeux comme le soleil ceux des
hiboux » (I, p. 4^2). C'est trop évident, mais comment ni Chérot ni May-
nard n'ont-ils songé à demander à Le Moyne de se défendre lui-même ?
Il l'a fait excellemment, à mon gré. Le portrait du sauvage est inséré, à sa
place, dans une discussion philosophique sur « la bonté et la malice des
passions ». Il n'est qu'une application de principes énoncés plus haut, à
savoir que les passions « ne peuvent d'elles-mêmes être mauvaises puis-
qu'elles ont été données par la nature, qui est la meilleure de toutes les
mères, et qui n'a jamais fait que de bons présents à ses enfants », I,
p. 464- Voilà le point. Si Pascal, comme l'a fait Bossuet, confond plus
ou moins péché originel et concupiscence, il a raison de poursuivre Le
Moyne. Mais cette malheureuse confusion n'est plus admise aujourd'hui
par les théologiens. Passons maintenant au i^ volume des Peintures
morales (i654)- Nous y trouvons une réponse directe au scandale de
Pascal. « Pourquoi regardons-nous les belles personnes plus grossière-
ment et d'une vue plus sauvage que les belles statues ? Que n'employons-
nous là cette intelligence si fine et ces abstractions si subtiles et si judi-
cieuses qui nous permettent à la vue d'un beau corps d'y reconnaître incon-
tinent le caractère de Dieu et l'impression de ses doigts?... Est-ce qu'il
travaille moins savamment... que Phidias?,.. Est-ce que sa lumière laisse
moins d'éclat où elle tombe ? » p. 847- Plus loin il nous propose diverses
autres considérations spirituelles par lesquelles « la beauté peut être
estimée saintement », p. 869. Il dit enfin (p. 864) « Nous devrions rougir
d'être si prompts à suivre un petit rayon qui nous donne dans la vue. de
prendre feu si aisément à la lueur d'un peu de neige tiède ; de porter avec
tant de complaisance le joug qui nous est imposé par des mains de terre
peinte qui ne seront demain que de la pourriture et d'être si froids et si
pesants » à la beauté divine. S'il en était besoin, le voilà vengé. « Beauty^
disait G. Eliot, has an expression heyond and far above the one <>voman''s
soulthai it cLothes ;... it is more than a woman's love that moves us in a
\\>omans eyes... The nohlest nature sees the most ofthis impersonal expres-
sion in heauty ». — Enfin quoi qu'il en soit de cette application particulière,
la philosophie générale de ce portrait du sauvage est la pliilosophie même
de l'Ecole, celle qu'un éminent scolastique, le dominicain Massoulié
résume en ces termes : « Ce n'est pas ce qui est naturel et sensible qu'on
doit s'étudier de rejeter ou d'étouffer ; on doit plutôt apprendre à en bien
user, à le soumettre et à le faire servir à la charité ». Traite de l Amour
de Dieu..., pp. a3o, a3i.
OPTIMISME CHRETIEN 3o5
en elles un reflet de la divine ressemblance, prêt d'ailleurs
à se refuser à lui-même le plaisir innocent qu'elles nous
offrent. Dira-t-on qu'il n'est pas besoin qu'un religieux
nous apprenne le charme d'un beau paysage, d'une belle
musique, d' « une belle personne »? Non encore; il est
bon néanmoins qu'un religieux, d'ailleurs approuvé par
les théologiens de son Ordre et par la rigide Sorbonne,
nous apprenne à ne jamais mépriser notre nature et à nous
moquer des puritains. La transparente candeur de Le
Moyne ajoute du reste à l'efficacité de sa leçon.
J'aime qu'il ne songe même pas à nous indiquer les
conséquences fâcheuses qu'on pourrait tirer de sa doc-
trine, à nous rappeler expressément que la vue d'une
belle personne n'est pas toujours sans dangers. Eh !
l'ignore-t-on et quel jugement ferions-nous du niais ou de
l'hypocrite qui s'armerait de l'autorité du jésuite pour
braver les bonnes mœurs? Il parle en honnête homme
à d'honnêtes gens. Sans penser à mal, il répète avec Sha-
kespeare et avec le psalmiste : que l'homme est une belle
chose et que le monde est bien fait ! Benedicite omnia
opéra Domiiii Domino!
Veut- on là-dessus le témoignage plus grave, plus calme
d'un théologien de marque, d'un spirituel insigne ; qu'on
parcoure le très beau livre du jésuite Julien Hayneufve :
L ordre de la vie et des mœurs qui conduit Vhomme à son
salut et le rend parfait en son état \
Ces pauvres passions, dit le P. Hayfneuve, qui avaient été con-
damnées par les stoïques, en ont appelé aux chrétiens qui, cas-
sant par arrêt la sentence de ces philosophes impertinents, ont
déclaré hautement qu'on ne pouvait accuser ces premiers
mouvements sans injustice, qu'il n'y avait rien de plus naturel,
de plus indifférent, de plus innocent".
En effet, ces mouvements n'étant que des effets de
(i) Paris, 1639.
[1) L'Ordre..., I, p. 328.
H66 l'humanisme dévot
notre nature « nous ne saurions les blâmer qu'en blâmant
la sagesse de Celui qui nous a faits comme nous sommes » *.
« Nos inclinations sont tellement dans la main de notre
raison qu'elles ne sauraient faire le moindre mal sans sa
permission. » Notre volonté régente de très haut sur ce
monde tumultueux et imaginaire. Elle est « tellement libre
en ses actions que Dieu même ne la voudrait contraindre » ;
libre de même en face de cet « aiguillon de la chair (qui)
estémousséparles pointes deFesprit qui sont plus fortes » ;
car (( ce corps de péché demeure sans âme quand la
volonté ne lui donne point son consentement ».
J'avoue bien que depuis le malheur qui nous a fait naître
esclaves du démon... notre volonté a été beaucoup affaiblie de
son pouvoir naturel. Mais aussi il faut confesser qu'elle est
tellement renforcée surnaturellement par le secours de la
grâce que si elle a perdu d'un côté, elle a incomparablement
plus gagné de l'autre"^.
Aussi, donnera-t-il de longues pages à la considération
de Tordre naturel pris en général et au mystère de chaque
« naturel » en particulier.
Adorons dans notre naturel cette loi éternelle de notre
Dieu qui par sa providence admirable nous Ta départi tout
particulièrement pour être glorifié de nous d'une façon parti-
culière... Si nous savions bien nous servir de notre naturel,
que nous deviendrions surnaturels ^ !
Puisque Dieu veut bien
s'accommoder à notre naturel pour trouver de l'entrée dans
nos âmes, n'est-il pas juste que nous nous accommodions à ses
volontés, et que, conspirant avec une si grande bonté pour
accomplir notre bonheur, nous nous servions de nos inclina-
tions naturelles pour consentir à ses grâces, comme ses grâces
(i) L'Ordre.... I, p. 333.
(a) Ih., I, p. 456-461.
(3) Ih., I, pp. 457, 458.
OPTIMISME CHRÉTIEN ^67
et ses inspirations se servent de nos inclinations pour nous
attirer et pour nous persuadera
Mais, dira Jansénius,
A quoi bon nous rompre la tête avec le naturel puisque
nous sommes élevés dans un ordre tout surnaturel... Ne nous
citez donc personne, ou citez-nous toujours un Saint Paul qui
ne parle que d'un Jésus-Christ... ne nous parlez donc plus de
Socrate ni de Platon, puisque ils ne sont pas canonisés; ne
nous parlez plus ni de la raison, ni de l'appétit, ni du naturel,
ni des passions, puisque tout cela sent le profane et le païen.
Il faut que nos écrits soient sacrés et que tout ce qui sortira
de nos bouches et de nos plumes, ne soit que mystique, que
surnaturel, que divin, que grâce, qu'onction et qu'esprit.
C'est en deux mots tout le procès de rhumanisme dévot.
Au jésuite de répondre :
Voilà un discours qui semble favoriser entièrement la dévo-
tion et qui cependant n'est capable que de la décréditer dans
le monde et de faire passer cette sainte vertu qui s'accorde
avec tout ce qui n'est point déraisonnable, pour une farouche
et une sauvage dont personne ne voudrait s'approcher'^.
S'émerveiller devant la nature humaine, consentir un
si long crédit à l'homme en soi, tout humaniste a cet
optimisme dans le sang ; mais il est plus difficile d'admirer
les hommes, de ne pas céder à la tentation quotidienne
de noircir le présent et de le maudire. Nos auteurs ont
cet héroïsme. Certes, ils ne se faisaient pas faute de
regretter l'âge d'or. Passons-leur ce lieu commun qui ne
tire pas à conséquence. Ils n'étaient non plus ni des naïfs
ni des chimériques. Ils connaissaient et déploraient
autant que personne les nombreuses misères de leur
temps. Libertins et « machiavélistes » faisaient rage. Si je
ne crois pas du tout à l'arithmétique fabuleuse du Père
Mersenne — cinquante mille athées dans le seul Paris —
si les pièces mêmes du procès de Théophile ne semblent
(i) L'Ordre..., I, pp. 427-429.
(2) Ih., I, pp. 527-529.
368 l'humanisme dévot
pas toutes décisives, il est certain que le rationalisme
montait sourdement, beaucoup moins conscient, résolu,
qu'il ne le sera pendant la seconde moitié du siècle, mais
déjà très redoutable. Ajoutez à cela une foule de désor-
dres sociaux, vingt fléaux que notre imagination, pétrie
par le Code civil, a peine à réaliser. On fut saisi d'horreur,
il y a cinquante ans, lorsque parut le livre de Feillet sur la
Misère au temps de la Fronde. Que d'autres livres aussi
désolants ne pourrait-on pas écrire, sans même fureter
dans les inédits et à la seule lumière des ouvrages reli-
gieux de ce temps-là — traités de morale, sermons, bio-
graphies pieuses ! Que l'on prenne entr'autres Thistoire
des couvents dans les pays frontières, en Lorraine par
exemple. Menaces constantes, sièges, famines, fuites, vie
errante à la débandade, c'est à n'y pas croire. De tels abus
et tant d'autres encore avaient naturellement leur contre-
coup sur la vie religieuse elle-même. Alors, du reste,
comme de tout temps, la médiocrité, la tiédeur étaient
partout, dans toutes les classes. C'était néanmoins le
temps des miracles, une des périodes les plus saintes
que l'Eglise ait jamais connues. Nous savons aujourd'hui
le reconnaître, mais chose rare, nos humanistes l'avouaient
déjà. Ils jugeaient la France chrétienne du xvii*" siècle
comme j'espère montrer qu'on doit la juger.
Cet esprit purement et parfaitement chrétien, écrivaiten i6^5
un des derniers témoins de cette glorieuse époque, le jésuite
Camaret, ne s'est pas retiré de notre siècle : il se produit tous
les jours en des cœurs nobles, triomphant de l'esprit du monde
au milieu du monde par la grâce de Jésus-Christ qui (ait tou-
jours gloire d'avoir à soi les mille forts d'Israël \
Camaret n'est pas un enthousiaste. Sceptique plutôt, il
ne croyait guère aux historiens. « Jugez de ce que fait
l'histoire, disait-il très joliment, par ce que vous en voyez
vous-même. N'est-il pas vrai que les choses que vous
(i) Le pur et parfait christianisme. Cette phrase est tirée de la dédi-
cace (non paginée) à la marquise de Piennes.
iniiiiiiiiiiiiii[iiMiiiîiTiiïininiiHiiiiiMii)iiliii!iii|lMminii|i[iMiiii!||iiim
PlEKRE Lk MoYNE.
OPTIMISME CHRÉTIEN ^69
avez VU passer devant vos yeux, sont tellement déguisées
dans les livres qui les racontent que vous ne les con-
naissez plus^ » Le témoignage qu'il rend à la vie reli-
gieuse du xvii" siècle n'en est que plus précieux. Il parle
visiblement d'après son expérience et ses impressions per-
sonnelles. Il dit encore :
On ne peut démentir ce que l'on voit, qu'il n'y a pas toute la
perfection qu'on y pourrait souhaiter. Disons sans déguisement
la vérité. Jésus-Christ n'est pas obéi partout avec la fidélité
qu'on lui doit. Mais Jésus-Christ ne laisse pas d'y être souve-
rain. 11 y a bien de saintes âmes qui lui sont connues et qui
le connaissent pour roi. J'ose dire qu'il y en a peu qui ne
reviennent à lui dans le fonds de leurs cœurs et qui ne reçoivent
ses commandements et qui ne lui rendent hommage. Si la fra-
gilité de la volonté humaine, si l'attrait charmant des objets
les détournent de l'obéissance, elles s'en condamnent, elles en
font pénitence^.
Il va sans dire que de pareilles affirmations sont plus
rares chez les sermonnaires. On les trouve plutôt dans les
biographies contemporaines, les auteurs de ces ouvrages
étant naturellement amenés à rappeler que « le bras de
Dieu n'est pas raccourci », que l'âge des saints dure
encore. Mais presque tous, ils se refusent à gémir sur la
décadence du christianisme.
Tout ce qui a été fait, écrit hardiment le P. Binet, se peut
encore bien faire... L'Eglise est faite comme le ciel qui rouant
et roulant sans cesse sur nos têtes... jamais ne nous montre
aucune partie qui ne soit luisante et toute semblable à celles
qui sont passées devant. Parlent cœli unam qui viderit^ {^iderit
totum (Chrysostome). Ainsi, dans le ciel de l'Eglise on voit
passer ce qui est déjà passé et ce qui viendra après nous sera
ce que nous sommes et jamais il n'y aura nul des rangs de
l'Eglise où il n'y ait des saints et de belles étoiles, possible
des soleils^.
(i) Le pur et parfait christianisme, I, p. 275.
(2) 76., I, pp. 3ii-3i2. Tout le livre est d'ailleurs très beau.
(3) De la sainte hiérarchie . Vie de saint Aderaldy pp. 25-26.
1. '^4
370 l'humanisme dévot
II. Une théologie très clairement définie soutient et
nourrit cet optimisme, la théologie de Trente et des
grands docteurs du xvi^ siècle, que nos humanistes ont
précisément pour mission d'illustrer à Tusage des simples
fidèles et d'appliquer à Tordre dévot. C'est ainsi qu'ils
reviennent avec un goût particulier à cette doctrine de la
grâce prévenante qui n'était pas sans doute une décou-
verte nouvelle mais que les modernes écoles, plus
curieuses de psychologie naturelle et surnaturelle, avaient
creusée plus à fond. De quelle manière attrayante et paci-
fiante le P. Léon ne présente-t-il pas
ces bénédictions de douceur, ces préventions de miséricorde,
ces précieux ajustements qui accommodent la grâce aux incli-
nations de la nature et aux occasions qui se présentent comme
naturellement, et, ce semble, presque par hasard, pour faire
la conjonction de notre vocation et l'heureux moment de notre
salut ^
Gortade nous donne quelques exemples pittoresques
de ces ce ajustements » providentiels.
Pendant que la comédie arrête des oiseux en un quartier
de la ville, une sainte octave appelle à l'autre les dévots : le
tambour bat, mais la cloche sonne. Lorsque le cours entraîne
ce qu'on appelle beau monde à la promenade ; que le mélan-
colique échiquier fait perdre le temps et l'argent aux mauvais
ménagers de Tun et de l'autre, l'office qu'on sonne, la béné-
diction qu'on va donner, retirent de toutes ces mauvaises
occasions les âmes qui, bien souvent, eussent risqué d'y
périr. Dans les badines mais, d'ordinaire criminelles licences
du carnaval... une oraison de quarante heures...; rengage-
ment d'une confrérie où il faut parer les autels et fréquenter
les sacrements ; les affiches d'Indulgences attachées à la porte
de l'Eglise, tout cela qu'est-ce qu'autant d'attraits à inviter
les voisins et les passants ? Ils entrent, quelquefois sans des-
sein formé, mais ils ne s'en retournent jamais sans quelque
profit -.
(i) La France convertie... (1661), p. 119.
(2) Octave du Saint- Sacre ment (1666), pp. ii4-ii5.
OPTIMISME CHRÉTIEN ^yt
« Le tambour bat, mais la cloche sonne » : l'appel au
plaisir et l'appel à la prière: s'il y a beaucoup de tam-
bours, il y a aussi tant de cloches. Dieu nous attire à lui
de tant de façons !
Aussi est-ce un trait de la divine Providence, écrit Dom
Laurent Bénard, de porter chaque chose à son but et à sa
perfection, par une douce traînée et disposition de moyens
accorts. Ce qu'elle fait si doucement qu'elle semble n'y point
toucher, mais que les choses s'y coulent d'elles-mêmes parce
que les moyens qu'elle tient sont si proportionnés l'un à l'autre
qu'ils semblent nés l'un pour l'autre, le corps pour l'esprit,
l'esprit pour la vertu, la vertu pour la grâce, la grâce pour la
gloire \
De tous les côtés nous sommes enveloppés dans un
réseau, saisis par un engrenage de grâces. Bossuet ton-
nera plus tard contre les maudites fascinations de la nou-
veauté. Admirez plutôt, dit Molinier, comment
entre toutes les circonstances extérieures qui, pour être plus
conformes à la commune inclination des hommes, donnent à
la grâce la victoire sur les volontés, Tune des principales, c'est
la nouveauté des occasions que la Providence divine ne cesse
de produire pour nous retirer du mal, et nous porter au bien :
nouveauté de soi-même agréable à l'esprit humain, curieux de
sa nature, et qui, comme une amorce ajoutée à Thameçon de
la grâce, sait gagner finement les cœurs, lorsque ne pensant
que se prendre à Tappât de la curiosité, ils se trouvent sans y
penser pris a la dévotion. De là nous voyons continuellement
sortir au jour tant de nouveaux ordres religieux, tant de nou-
velles confréries, tant de nouvelles chapelles où les peuples
accourent à la fouie, tant de nouveaux livres, pratiques, mé-
thodes, introductions, acheminements, adresses de la vie spi-
rituelle, qui, comme fleurs de tous les jours nouvelles... pei-
gnent le jardin de l'Eglise ^.
Gomme les jansénistes, ils ramènent tout à la théologie
de la grâce mais au rebours des jansénistes, c'est dans
[i] Parénèses chrétiennes..., p. 17.
(2) Le lys du Val de Guaraison..., pp. 6-8.
37'^ l'humanisme dévot
cette théologie elle-même qu'ils trouvent la raison der-
nière de leur optimisme. A ce dogme du péché ori-
ginel sur lequel Jansénius a construit son pessimisme,
ils appuient leur invincible espérance. Ils prennent à la
lettre et sans en restreindre le bénéfice à un petit nombre
d'élus, le fameux texte de VExultet : 0 Félix culpa.
« 0 l'heureux péché qui a mérité d'avoir un si excellent
et si puissant Rédempteur M » Sévères pour eux-mêmes,
ils atténuent le plus qu'ils le peuvent et le nombre et sur-
tout la malice des péchés d'autrui. Marie de Valence,
l'insigne mystique dont nous aurons à parler plus tard,
contemple, dans une vision, les foules innombrables aux-
quelles ses propres prières doivent mériter le ciel :
pécheurs convertis, pénitents, innocents et autres.
Les innocents, raconte Louis de la Rivière secrétaire et bio-
graphe de la voyante, lui semblaient être distingués en deux
bandes : Tune était de ceux qui à cause de leur bas-âge ne
savaient ce que c'est que de pécher et l'autre comprenait ceux
qui à force d'être stupides et grossiers sont incapables de se
savoir bien adresser au créateur et de pratiquer ce que l'Eglise
commande.
Et Louis de la Rivière se rallie allègrement à cette doc-
trine :
De fait, continue-t-il, nous voyons des gens si pesants d'es-
prit et notamment en nos montagnes du Dauphiné qu'onques on
ne leur a su faire entendre ce que c'est qu'excommunication,
que péché mortel, que véniel, ni même apprendre le Pater.
Qui n'admirera la bonté de notre Dieu qui excuse les fautes
(i) Le P. Saint-Pé de l'Oratoire a écrit tout un livre. Le nouvel Adam,
pour commenter cette exclamation. C'est un catéchisme théologique d'une
limpidité et d'une onction admirables. « Ces paroles (O felix ciiloa),
dit-il, contiennent en abrégé... le fonds de la religion chrétienne et, sans
rien diminuer de la malice du péché, comprennent les avantages inesti-
mables de l'état des chrétiens sous Jésus-Christ, par-dessus la condition
que devaient avoir les hommes sous Adam, même considéré revêtu de
tous les ornements et de tous les privilèges de l'état d'innocence. » Le
nouvel Adam, I, p. 4. Un janséniste pourrait souscrire à cette doctrine
mais, comme je viens de le dire, il en restreindrait le bénéfice à un 1res
petit nombre de privilégiés.
OPTIMISME CHRÉTIEN i'j'i
des idiots et qui veut même que leur peu de jugement serve en
quelque façon h leur salut V
Frères mystiques des casuistes, ils voudraient tout
excuser chez les autres, minimiser le mal, ouvrir mille
brèches à Fespérance. Ils ne se résignent pas à voir Dieu
farouche, impitoyable, moins humain que nous.
Stillabit fiii'or meus super Jérusalem^ dit en chaire le P. Sé-
guiran, remarquez ce mot : Siillabit, il distillera. Il ne dit
pas : fluet^ ô nenni, mais : il distillera. Cette ire de Dieu
petit à petit descendra... ce sera goutte à goutte, tout belle-
ment et avec tardiveté. Mais voulez-vous ouïr parler de ce
qui touche son amour : Fundam flm>Lum pacis super te... Dieu,
tout clément et miséricordieux, est lent et tardif à châtier et
punir ses créatures, et les punit loin à loin de sorte qu'à peine
le peuvent-elles ressentir?... Que diriez-vous, chrétiens, de
voir que Dieu va si lâchement en ce qui est de son courroux,
de sorte qu'il semble qu'il soit en chartre lorsqu'il veutpunir ?...
Et m'avantagerai jusque-là même que de dire qu'il a plus de
paroles pour le regard des châtiments que non pas d'efFets...
Pour châtier, il semble que Dieu aie des pieds de plomb...
Mais pour faire grâce et pardon, non seulement il court, mais
il vole^
Guillaume Gazet, chanoine d'Aire, publie, en 1610,
« pour les pusillanimes » son Consolateur des âmes
scrupuleuses. L'excellent homme n'a pas d'autre origi-
nalité que la tendresse communicative de son optimisme.
Il a lu et bien lu tous les mystiques de la renaissance. Une
tradition consacrée nous parle par lui. Dans le dernier
chapitre du livre, il abandonne la forme didactique et
laisse le Christ consoler lui-même l'âme pécheresse.
Tu diras : j'ai commis des péchés infinis, dois-je avoir con-
trition de chacun particulièrement? — Ma fille... j'ai remis
à Marie-Madeleine beaucoup d'offenses, parce qu'elle a aimé
beaucoup et non pour ce qu'elle a aimé beaucoup de fois...
(i) Histoire de la vie et mœurs de Marie Tessonnière... (i65o),
pp. 543-544.
(2) Sermons sur la parabole de l'enfant prodigue... (1612), pp. 521-523.
374 L HUMANISME DEVOT
D'autant plus que tu as de péchés, d'autant plus volontiers je
te pardonne. Je ne suis pas dur, je ne suis pas chiche... ains
entièrement libéral et large en ton regard, ô ma fille...
Sache donc m'être surtout agréable que tu juges et opines de
moi en bonté... Estime-moi bénin, doux, pitoyable, plein de
compassion, miséricorde et très bon... Tu ne me peux esti-
mer trop pitoyable... tu ne te peux aussi trop confier en moi.
Soit donc ton exercice d'avoir bonne opinion de moi... Si
tout le monde n'était qu'une boule de feu et au milieu d'icelui
tut jetée une poignée de lin, icelle, de sa naturelle inclination,
ne serait éprise et allumée aussitôt que le pénitent et dési-
reux de se convertir est reçu dans l'abîme de mes misérations.
Car en la susdite opération naturelle est requis quelque espace
de temps, petite qu'elle soit et presque imperceptible, mais
ici, il n'y a nulle ni quelconque espace ou retardement entre
le gémissant et celui qui exauce les gémissements*.
Disons enfin, pour montrer sous tous ses aspects ce même
sentiment de confiance, qu'ils vont parfois jusqu'à une
sorte de pieuse audace. Ils semblent défier le Très-Haut
de leur refuser sa grâce et le ciel. Qu'on en juge sur ces
beaux vers très profanes de Bertaut, qui, dûment retou-
chés par Jean-Pierre Camus, chantent les certitudes de
Tespérance chrétienne. Dans la transcription que j'en
vais faire, je soulignerai les mots, en somme peu nom-
breux, qui sont de Camus.
I. D'avoir contre vos lois récolté ma pensée
Je l'avoue, 6 Seigneur, ^fotre grandeuî' blessée
De ces rébellions à bon droit se ressent ;
Mais voyez quel ennui m'en fait payer l'amende,
Si mes pécliès sont grands, ma repentance est grande;
Qui se repent du mal, il est presque innocent.
II. Vous pouvez, s'il vous plaît, d'un trait impitoyable
Saccager en fureur cette place coupable,
Ce cœur qui contre vous a bien osé tenir ;
Mais d'un tel châtiment qu'aurez-vous que dommage?
Car cous irez en moi ruinant i^otre imai^e
c
Et {>ous ^ous détruirez en me voulant punir.
(i) Le consolateur des âmes scrupuleuses..., pp. 663-687.
OPTIMISME CHRETIEN 3^5
III. Jadis un puissant roi différa de surprendre
Un lieu qu'il assiégeait, de peur de mettre en cendre
Un tableau dont les traits honoraient une tour ;
Puisqu'il révéra tant une morte peinture
Conservez, 6 grand Dieu^ votre vive figure
Peinte dedans mon cœur, />«/• votre pur amour...
IV. De rien vous fîtes tout et de ce tout encore
Pouvez faire un néant ; c'est vous que Ton honore
Du titre de tout bon comme de tout-pouvant ;
Aussi votre bonté fait sa force reluire
En montrant le pouvoir quelle a de tout détruire,
Non en détruisant tout, mais en tout conservant...
V. Certes, j'ai fait du mal, mais j'ai fait du service ;
Que l'un se récompense et l'autre se punisse.
Soyez juste au loyer autant qu'au châtiment.
A bon droit par l'erreur la peine est établie
Vous nêtes pas celui qui tout le bien oublie
Et ne se ressouvient que du mal seulement...
VI. Mais, o Roi de nos cœurs, vos plus chères ouvrages,
Si les nobles esprits, oubliant les outrages.
Vont des services seuls la mémoire gardant.
Puisque, étant à vos lois ma franchise asservie.
Vous avez dessus moi droit de mort ou de vie
Montrez-le en me sauvant plutôt qu'en me perdante
Nous n'avons pas à discuter ici la méthode littéraire de
Camus. Il rencontre de beaux vers adressés à une dame
(i) C'est dans Bertaut, la pièce : D'avoir contre vos lois {p. 45o sq.)
Voici, rétablis, strophe par strophe, les mots corrigés par Camus :
I : rebellé. — J'ai failli... et votre âme offensée. — De ce jeune forfait. —
Si le péché fut grand, ii : D'une âme. — Vous irez, détruisant votre
propre héritage. — Et vous appauvrirez, m : Vous respectez un peu. —
Que je porte en mon cœur faite des mains d'. iv : Dieu qui de rien fit
tout et qui de tout encore, — Peut faire un autre rien. — Aussi fait sa
bonté sa puissance. — Et montre le pouvoir qu'il a. v : Mais ingrat est
celui. VI : O Reine des. — Camus a supprimé quelques strophes, notam-
ment les deux dernières, l'envoi si curieux :
D'un style de soldat, je vous écris ces plaintes
Au front de deux cités que nos armes ont ceintes
Et qu'encor vingt canons battent d'inHnis coups.
Bien peu me souciant si les grands de la terre
Y viendront faire entre eux ou la paix ou la guerre,
Car ma guerre et ma paix ne dépend que de vous.
Mille balles..., etc.
376 l'humanisme dévot
et il les transforme en cantique. Ainsi faisait la primitive
église, consacrant au vrai Dieu les temples des idoles.
Quant à la doctrine du poème, laissons Camus l'excuser
et la défendre.
Je sais, dit-il, qu'en ces vers, il y a quelques traits qui sem-
blent relever le mérite des œuvres par-delà les bornes de
l'humilité : mais où ne se haussent les opérations accompagnées
de la grâce, puisqu'un verre d'eau, donné avec amour, a pour
salaire l'éternité ? Qui saura comme Job traite avec Dieu, se
plaignant d'être manié bien rudement et contrebalançant son
châtiment à ses fautes, trouvera que cette poésie ne prend
point plus de licences que s'en donne ce grand saint... Les
âmes des justes ont en elles de certaines confiances... qui ne
doivent pas être mesurées aux règles communes : car comme
elles parlent en Dieu, Dieu parle en elles et y parle des paroles
de paix et d'un amour très tendre ^
III. La logique du présent chapitre veut que nous par-
lions ici d'un livre à scandale, de la Dévotion aisée du P. Le
Moyne. Nous aurons bientôt fait, car rien n'est moins
sérieux que le tapage mené par les jansénistes autour de
ce livre. Qui ne voit en effet que, sur de tels sujets, on
peut soutenir le pour et le contre avec une égale vraisem-
blance, et en évoquant, des deux cotés du rempart, l'auto-
rité de l'Evangile ? Les fardeaux dont le Seigneur charge
nos épaules sont légers et cependant le royaume de Dieu
souffre violence. Suivant qu'il s'adresse aux outrecuidants
ou aux timides, un sage directeur appuiera davantage sur
l'un ou sur l'autre de ces deux principes. Tout est difficile,
même un signe de croix: tout est facile, même le martyre.
La dévotion aisée est de i652. Quelques années plus tôt,
un autre jésuite, le P. Mugnier avait soutenu dans sa
Véritable politique du prince chrétien que « la perfection
chrétienne est aisée » ^ Thèse beaucoup plus hardie que
•
(i) Roselis..., p. 497-5o4
(2) La véritable politique du prince chrétien... (1647), P- ^^^ ®^^- —
Au reste, l'idée ne viendra jamais à personne de classer le P. Le Moyne
ou tel autre humaniste, parmi les maîtres de la vie spirituelle, et de former
OPTIMISME CHRÉTIEN ^77
Taiitre où il n'est parlé que de dévotion. Personne pour-
tant ne s'était voilé la face. Lorsque plus tard le mélanco-
lique Brébeuf tâchera de prouver en vers « que la vertu
est facile à tout le monde », on ne jettera pas les hauts
cris. Qu'arrivera-t-il, au xix® siècle, lorsque d'astucieux
conspirateurs, pour ameuter le public contre l'immoralité
des jésuites, auront l'idée saugrenue de rééditer la Dévo-
tioii aisée ? On trouvera le livre plaisant, innocent, pieux
même ; on ne comprendra pas l'indignation de Pascal.
Après tout, le livre de Le Moyne ne fait que paraphraser
quelques chapitres de V Introduction à la vie dévote. Le
bel esprit remplace l'onction, mais c'est de point en point,
ensemble et détail, la môme doctrine. Port-Pioyal s'en
doutait bien, mais ceux qui le mènent ont de la prudence.
N'osant pas s'en prendre au maître, ils livrent les dis-
ciples au fouet de Pascal*.
sur la seule Dévotion aisée les apprentis à la perfection. De ces livres la
doctrine est irréprochable, l'esprit, je ne dirai pas frivole, mondain, mais
moins fervent qu'on ne le voudrait. Un chrétien qui n'aurait pour se guider
que les conseils du bon Père, inclinerait peut-être assez vite, soit au natu-
ralisme, soit à la morale relâchée. Quant à montrer que l'optimisme chré-
tien, pris en soi, se concilie aisément avec le sérieux et la sévérité de la vie
chrétienne, nous l'avons déjà fait plusieurs fois, notamment dans le cha-
pitre consacré à François de Sales. Nous allons le faire une fois de plus
dans le chapitre suivant.
(i) Sur la Dévotion aisée et les satires jansénistes du livre ef. la thèsc
du P. Chérot. Celui-ci trouve regrettable, non pas le livre lui-même,
mais le titre. Je n'ai pas compris pourquoi. Du reste le P. Chérot — je
ne sais pas non plus, pourquoi — fait l'impossible en vue de ne pas
paraître trop favorable à Le Moyne. En revanche l'abbé Maynard va
beaucoup trop loin lorsqu'il se dit ravi par la Dévotion aisée. Cf. son
édition des Provinciales.
CHAPITRE IX
VERS LE PUR AMOUR
Le beau et le bien. — La Diotime de Platon. — « La beauté jamais ne
saoule. » — Panégyrique de l'amour humain par le général des feuillants.
— Friar Lawrence. — Vrai caractère de cette philosophie. — Loin
d'être trop facile, elle nous veut saints. — Que l'humanisme conduit
logiquement au mysticisme. — Contre l'amour mercenaire et contre la
crainte. — Le culte de Marie-Madeleine au xvii^ siècle. — Patronne
des humanistes et des mystiques. — Raisons de ce culte. — Littérature
magdaléenne. — Marie-Madeleine et Marie de Valence.
Ils tendent à confondre ces deux objets de Tamoiir, le
beau et le bien. De plus en plus christianisé, Platon, le
Platon de la Renaissance, règne encore sur les esprits.
Le passage n'est pas si malaisé, disaient-ils, de l'Académie
de Platon, à celle de la crèche et du calvaire. L'on peut dire
de cette philosophie surnommée la divine, qu'elle est à l'égard
du christianisme ce qu'est la campanelle à l'égard des fleurs
de lys : rudimentum naturœ lilium facere condiscentis \
Le Moyne qui s'inspire souvent de Platon, pense trouver
dans le discours de Diotime, quantité de propositions
abstraites et relevées qui ressemblent fort aux lumières
de nos mystiques. Mais Diotime, ajoutait-il, est toute
chrétienne, quand Platon lui fait dire,
que les beautés inférieures sont comme des degrés par les-
quels il faut que l'amour de l'homme s'élève pied à pied jus-
qu'à ce qu'il arrive à la jouissance de la beauté souveraine...
A mon gré, ces lumières sont bien pures et semblent être plu-
tôt du Thabor ou du Carmel que du jardin des Académiques".
(i) La France com'ertie, par le P. Léon, p. 9-2.
(2) Les peintures morales, II, p 4i-
VERS LE PUR AMOUR 3^9
Ce discours de Diotime, des livres de dévotion le
commentaient à l'usage des simples fidèles. Dans le Traité
de Vamour de Dieu par le P. Fonseca, traduit en 1604, se
trouve tout un chapitre sur « l'amour de la beauté humaine».
Eh, comment passerait-on sous silence, dans l'échelle des
beautés qui peuvent et doivent nous conduire à Dieu,
celle dont « le bien... souvent surpasse tous les autres », et
que Zenon appelle « fleur de vertu » ?
A la personne belle (Dieu) a posé un si^ne, afin que chacun
lui porte respect et fasse quelque bien... Et tout ainsi que les
choses divines ne déplaisent ni attédient jamais la personne,
aussi la beauté jamais ne saoule, ainsi cause un désir im-
mortel.. .
Comme sur la noblesse reluit la vertu, et l'émail par dessus
l'or, aussi sur la beauté reluit et fait une consonnance et har-
monie divine, le beau corps et la belle âme...
C'est pourquoi ceux lesquels ont écrit ]es vies des saints et
saintes vierges, avec la vertu et noblesse de l'esprit, ont pareil-
lement remarqué la beauté du corps... ^
On invoque à cet effet, les canonistes et les savants.
Alexandre... dit que si la femme riche, noble, mais laide
est mariée avec un pauvre homme lequel soit beau et gaillard
de sa personne, se doit estimer bien mariée.
Rasio, grand astrologue, dans un livre qu'il a dédié au roi
Almanzor, tient pour chose difficile qu'un homme contrefait en
la face soit de coutumes honnêtes et bonnes... Et bien que
cette règle ne se trouve vraie universellement, d'autant qu'il
s'est trouvé au monde des hommes fort contrefaits toute-
fois généreux, il sutïit qu elle est vraie pour la plus grande
partie ^.
Un personnage plus considérable, le P. Dom Charles de
Saint-Paul, supérieur général des feuillants, écrit de son
(i) Traité de V Amour de Dieu, pp. 478-482,
(2) Ibid., p. 484* — « L'extravagante » (ce n'est pas une épithète) De
jurejurando, dit encore Fonseca, détermine que si quelqu'un avait donné
la foi de mariage à une femme, à laquelle puis après arrive quelque for-
tune en sa beauté, il n'est plus obligé dobserver la foi promise » p. 484.
38o L HUMANISME DEVOT
côté un véritable panégyrique de Tamour humain. Les
anciens, dit-il,
lui donnaient des ailes, pour montrer qu'il rehausse et relève
un esprit par dessus l'humeur rampante et grossière des âmes
stupides et insensibles à ses traits. Le flambeau... était pour
enseigner qu'il fait naître dedans les âmes une infinité de
belles lumières et de connaissances excellentes qui sont cachées
à ceux qui ne savent ce que c'est de son mérite. La façon
mignarde et gentille qu'ils lui donnaient, apprend qu'il n'y a
rien de si propre à polir l'esprit que l'amour honnête \ S'ils
le faisaient jeune, ce n'étail pas pour le blâmer d'aucune
inconsidération... mais pour montrer que le vrai et parfait
amour ne vieillit point... Les traits de l'arc ne veulent dire
autre chose, sinon qu'il fait... de puissantes impressions sur
les courages, impressions que l'on a tort d'appeler des plaies...
(car) elles sont accompagnées de tant de douceurs, de plai-
sirs, de délices et de contentements qu'il n'y ait personne qui
les ait ressenties, qui ne les préfère toujours à la plus entière
santé ^
Ainsi pensait le frère Laurence dans Roméo et Juliette :
Le Morne : Grand saint François quel est ce changement !
Rosaline que tu aimais si chèrement est donc si vite oubliée !
L'amour des jeunes gens n'est donc que mensonge...
Bornéo : Mais vous m'avez grondé si souvent pour aimer
Rosaline ?
(i) C'est là, dit-il ailleurs, a une vérité qui se reconnaît tous les jours
évidemment dans les cours des princes, en la noblesse que l'on voit nou-
vellement arriver de la campagne, qui ne s'étant accoutumée à autre chose
qu'à commander avec insolence à des sujets... est demeurée grossière,
ignorante, sans galanterie et sans adresse. Mais, elle n'aura pas sitôt
conçu le dessein de se faire aimer des grands... qu'on la reconnaît à l'œil
changée de mœurs... »
(2) Tableau de la Madeleine... (1628), pp. 12-17. — C'est un curieux
moine que tout émeut et ravit. « Les orgues, dit-il, cet admirable instru-
ment sur lequel la musique est comme en son char de triomphe », p. 47-
Ailleurs il décrit le repas des petits enfants attachés au sein de leurs
mères. « Il arrive... tout incontinent que les vapeurs (que le lait) envoie
à leurs cerveaux ferment leurs petits yeux et les réduisent dans un doux
assoupissement, pendant lequel ils ne quittent pas le tétin, mais ils y
demeurent collés sans faire autre action qu'un lent et presque insensible
mouvement de leurs lèvres dont ils suçotent, sans qu'on s'en aperçoive, le
sein de leurs mères », p. 192.
VERSLE PUR AMOUR 38 1
Le Moine : Pour la cajoler, oui, mon petit, mais pas pour
l'aimer \
Naïve, humaine et céleste philosophie. C'est toujours
rharmonieuse synthèse que poursuit Thumanisme, tou-
jours la « douce traînée et disposition de moyens accorts »
dont parlait plus haut Dom Laurent Bénard. « Le corps
pour l'esprit, Tesprit pour la vertu, la vertu pour la grâce,
la grâce pour la gloire. » Ajoutez : l'amour humain pour
l'amour divin. Dédiant aux vraies amoureuses son poème
de la Madeleine :
celles que Tamour possède, écrira plus tard Desmarets, et qui
possèdent quelqu'un par amour, apprendront ici à changer
d'objet et s'étant déjà portées et arrêtées à l'unité, seront plus
capables, avec la grâce, de se porter à l'amour du Fils de
Dieu 2.
et, avant lui, l'intime de François de Sales, le président
Favre :
Changez, non point d'humeur, mais d'objet seulement.
Aimez, mais Dieu qui seul vous aime constamment^.
Qui la trouverait trop facile et accommodante, montre-
rait assez qu'il entend de travers cette philosophie de
l'amour. On lui reprocherait moins injustement de trop
exiger de nous et d'ignorer notre faiblesse. Telle est en
effet, comme nous le montrerons à la fin de ces études,
la suprême grandeur de l'humanisme. En bonne logique,
il nous veut saints. Il ne réalise pleinement sa doctrine
qu'en la dépassant. La synthèse qu'il poursuit n'est que
l'ébauche de l'union mystique. Le Moyne a raison, la
Diotime de Platon montre le Carmel : la vie dévote de
la Philothée n'est que l'apprentissage du pur amour.
(i) III, 3. For doting, not for loving, pupil mine.
(2) Marie-Madeleine ou le triomphe de la grâce (préface). Nous parle-
rons plus tard de Desmarets et de ses délices de l'esprit.
(3) Entretiens spirituels..., I, XIV.
38-2 l'humanisme dévot
Aussi voyons-nous que, sans aller jusqu'au mysticisme
proprement dit, beaucoup de nos humanistes l'annoncent
expressément et le préparent. L'amour, tel qu'ils le con-
çoivent, est premièrement désintéressé, oublieux de soi.
« Comme si la crainte avait plus d'ascendant sur une belle
âme que Tamour! » s'écrie l'un d'eux \ Le P. Louis d'At-
tichy nous présente un de ses héros comme « n'ayant point
un amour mercenaire qui eût l'œil à la récompense mais
plutôt servant Dieu simplement pour lui complaire, quand
il n'eût fallu rien espérer w^. L'amour, écrit le P. Charles
de Saint-Paul, « ne mérite nullement d'être nommé par-
fait s'il est intéressé et mélangé ou de la crainte des
rigueurs de la justice divine ou de l'espérance des récom-
penses » \ Cortade, qui semblable à beaucoup d'orateurs,
a peu de goût pour le mysticisme, écrit néanmoins :
Quand la crainte ne serait pas une passion reprochable : — -
odium timor spiral^ dit Tertullien — et quand elle ne porte-
rait pas en son caractère quelque honte et quelque lâcheté qui
nous flétrit, il est d'ailleurs certain que ce n'est pas cette
basse impression que veut faire dans nos cœurs celui qui
repose sur nos autels, mais une bien plus noble et bien plus
généreuse*.
Des laïques même marquent très nettement la différence
entre l'amour de Dieu et les joies sensibles de la prière ;
ainsi le président Favre :
Ce n'est être dévot que prendre ses plaisirs
A sentir Dieu présent, il faut que nos désirs
Aiment tout ce qu'il veut, fût-ce notre enfer même ^.
« Fût-ce notre enfer ». J'ai vingt et trente auteurs qui
parlent de même et que Fénelon aurait pu citer pour sa
(i) Le pèlerinage de Notre-Dame du Moyen-Pont... (préface).
(2) Histoire générale de l'Ordre sacré des Minimes..., p. 393.
(3) Tableau de la Madeleine..., p. 184.
(4) Octave du Saint-Sacrement..., p. 241.
(5) Les entretiens spirituels..., III, VI.
VERS LE PUR AMOUR 38!^
défense. Mais ici nous n'avons plus le droit d'avancer.
Que la commune patronne des humanistes et des mys-
tiques nous ramène dans les limites de notre sujet.
« Marie-Madeleine, écrit M. Raymond Toinet, a été
l'héroïne préférée du xv!!** siècle ; on ferait aisément un
gros ouvrage sur les causes de cette préférence \ » Ces
causes, les pages qui précèdent nous les indiquent. Made-
leine fait parcourir à nos humanistes tous les degrés de
Téchelle de Diotime. Parfaitement belle, ils voient dans sa
beauté un reflet de la beauté divine : cette humaine beauté
leur semble, ou bien appeler, ou bien achever en quelque
façon, ou du moins parer les grâces d'une sainteté sublime.
Pulchrior et pulchro veniens in cor pore virtus. Elle triomphe
des instincts terrestres, mais sa pénitence ajoute à ses
charmes. En elle, on aime sans trouble ce que la terre a
de plus charmant. Enfin elle reste par excellence la sainte
du pur amour et de la quiétude mystique. En faut-il davan-
tage pour que trois générations de saints et de poètes
soient à ses genoux.
Comme elle a été le plus digne objet des faveurs de Jésus
en Tordre de la nature^ écrit le général des feuillants, aussi
a-t-il voulu qu'elle fût... un vrai miracle d'amour en l'ordre de
la grâce ^.
Puisqu'ils Taimaient tant, comment ne les a-t-elle pas
découragés d'écrire sur elle? Qu'ajouteraient-ils à son
évangile, ne risquaient-ils pas de le profaner? Odes,
stances, sonnets, cantiques, poèmes épiques, sermons,
livres de dévotion ou de morale, ils l'ont traitée comme
les médiocres d'aujourd'hui traitent Jeanne d'Arc. Autres
temps, autres fléaux. Aujourd'hui la platitude et le néant :
avant-hier, les pointes, le faux-goût et la mièvrerie. Il y
a là sans doute quelques bonnes pages ; l'ensemble est
(i) Quelques recherches autour des poèmes héroïques-épiques fran-
çais..., I, p. I lO.
(2) Tableau de la Madeleine, p. 3i.
384 l'humanisme dévot
affreux. De tous ces magdaléens, le plus connu, le P. de Saint-
Louis figure parmi les grotesques du temps de Louis XIII,
piteuse gloire que plusieurs de ses rivaux auraient le
droit de lui disputer et que les autres ne méritent même
pas^
A tout ce fatras, préférons les discrètes confidences
de tous les mystiques ; à tant de magdaliades ^ l'exquise
anecdote que le biographe de Marie de Valence va nous
rapporter. Madeleine lui était souvent apparue, écrit
Louis de la Rivière,
elle n'en parlait guère qu'avec des épanouissements de cœur...
Que si les prédicateurs, ou en chaire ou en devis familiers_,
exagéraient, avec trop peu de prudence et d'honnêteté, ses
défauts, cela la mortifiait et piquait jusqu'au vit : « Qu'est-il
besoin, disait-elle, de regratter si fort et d'exprimer avec des
paroles messéantes, les manquements de cette sainte, puisque
la miséricorde de Dieu a passé l'éponge dessus... (Pourquoi)
rouvrir si cruellement des plaies que Notre Seigneur a guéries et
encore avec des termes qui ne sont ni beaux ni bienséants en la
bouche de ceux qui font profession de pudeur et d'honnêteté ? »
— Un certain prédicateur, prêchant le carême à Valence, traita
assez inconsidérément de sainte Madeleine ; quelques-uns des
auditeurs vinrent trouver notre Marie et lui témoignèrent que
le sermon... ne leur avait pas agréé. — Ni à moi aussi, fit-elle
tout simplement. Cela vint aux oreilles du prédicateur lequel
(l) On trouvera dans les Recherches de M. Toinet un essai de statis-
tique magdaléenne. L'auteur compte six poèmes épiques : Les perles ou
les larmes de sainte Madeleine, de César de Nostre-Dame (1606) ; la
Magdaliade, de Durant (1608) ; la Magdeleine, de Rémy de Beauvais
(1617) ; VUranie pénitente, de Le Clerc (1628); \3l Madeleine au désert de
la Sainte-Baume f du P. de Saint-Louis (1668) ; la Marie-Madeleine, de
Desraarets (1669). M. Toinet cite aussi quelques autres poètes, Cotin,
Martial de Brive, Godeau, Jean de Bussières et Juste Sautel (ce dernier,
poète latin comme il a été dit plus haut). A côté de Sautel, il faudrait citer
aussi la Magdalena de Balduini Cabilliavi (Anvers, i625). C'est une série
de centons catulliens. Le titre de la première élégie en dit long : Sub
amorum myrto Magdalena se comit. Mais si nous ajoutions les Magdaléens
de langue latine, où nous arrêterions-nous ? Peu do sermons qui m'aient
paru mériter une mention. Du petit livre de Charles de Saint-Paul :
Tableau de la Madeleine ou iétat de parfaite amante de Jésus, j'ai
donné quelques extraits. Des élévations de Bérulle nous aurons à parler
plus tard. L'humanisme anglais a chanté aussi la Madeleine. Cf. le poème
de R. Crashavv : The weeper. — The dew no more will weep — peut-être
imité de César de Nostre-Dame.
VERS LE PUR AMOUR 385
n'y prit pas plaisir. Le mois de juillet suivant, il arriva que le
R. P. Bazan, de notre compagnie (Minime) , prêcha le jour de la
fête de cette sainte et sans savoir ce qui s'était passé, en discourut
honorablement et trancha net qu'il fallait parler en public des
fragilités, es quelles elle pouvait autrefois être tombée, avec
beaucoup de retenue, de prudence et de discrétion.
L'autre prédicateur était encore là. Il crut que Marie
avait monté le minime, cria, courut chez l'évêque et remua
tout pour se venger.
Mon pur et saint amour, écrit Marie dans ses notes intimes,
un certain prédicateur traita de la glorieuse sainte Madeleine
en son sermon, avec si grande irrévérence que j'en frémis en
moi-même...
Puis elle raconte les récentes prouesses de ce brouillon :
Or, ajoute-t-elle, comme je m'étonnais grandement de trouver
telles gens dans le clergé, j'ouïs intérieurement que vous
jugiez à propos de laisser vivre ici-bas telles personnes
remuantes et querelleuses pour l'augmentation des mérites de
vos... bien-aimés ^
Mais tout ceci n'est que Pamorce et du chapitre qui ter-
minera le présent volume et des trois volumes suivants.
(i) Histoire de la vie et mœurs de Marie Tessonnière... (i65o), pp. 69,
70.
I.
25
TROISIEME PARTIE
YVES DE PARIS ET LA FIN DE L'HUMANISME DÉVOT
CHAPITRE PREMIER
L'HUMANISME DÉVOT CONTRE LE JANSÉNISME'
I. De la Fréquente communioyi d'ArnauId et de la « révolution » que ce
livre a déterminée « dans la manière d'entendre et de pratiquer la
piété ». — Des causes qui ont pu faciliter le succès de ce livre. —
Défiance croissante à l'égard des humanistes dévots. — Accusations
équivoques et mal fondées. — L'optimisme chrétien. — La vertu
facile. — La morale des humanistes plus exigeante que celle de Port-
Royal.
II. Deux philosophies du christianisme. — Les humanistes dévots et la
controverse janséniste. — François Bonal. — Sa manière. — Dangers
de cette controverse. — La métaphysique irréelle de Jansénius. —
Recours au sens chrétien des « simples » et à l'expérience intime. —
Les lumières de la spéculation et celles de la vie. — Anti-jansénisme
des spirituels jansénistes. — Fermer les livres des doctes et ouvrir
l'Evangile. — De l'autorité de saint Augustin.
III. Modération de Bonal. — Le tempérament janséniste. — <( Ils ne
trouvent grand que ce qui est immense. » — « Philosophes tragédiens. »
— (( Une religion de roman. »
IV. La fable de l'Age d'or. — L'exaltation de l'Eglise primitive aux
dépens de la moderne. — « De tout temps, il y a eu peu de parfaits. »
— Prétendue décadence du christianisme. — La « pénitence de belle
humeur ». — Esprit chimérique des réformateurs. — c Une réforma-
tion mitigée. » — Développement et non dégénérescence. — Des deux
(i) Le présent chapitre — comme les autres d'ailleurs — est tout his-
torique. Je montre comment l'humanisme dévot a jugé et devait juger le
jansénisme. Que si j'avais à parler en mon propre nom de cette hérésie,
je distinguerais soigneusement entre ses exagérations manifestes — que
pour ma part je repousserais ardemment même si l'Eglise ne les avait
pas condamnées — et ràrac profonde de vérité que recouvrent do telles
erreurs. Il y aura lieu de revenir sur ces distinctions quand nous parle-
rons de Pascal.
HUMANISME DEVOT ET JANSENISME ^87
âges de l'Eglise et des merveilles de sa vieillesse. — Louange dw
siècle présent.
V. Le roman de la grâce janse'nistc. — Conséquences de la théologie
inhumaine. — La morale relâchée moins dangereuse que le rigo-
risme. — Jansénistes et libertins.
VI. Du salut des infidèles. — Une « créance sauvage ». — Des enfants
morts sans baptême. — Agar et Ismaël. — La « sobre sagesse » et la
sensibilité de Bonal. — Sa théologie de la grâce. — Définition du
chrétien.
L'année i643 qui vit paraître la Fréquente communion
d'Arnauld est une date critique dans Thistoire de la littéra-
ture religieuse. « Ce livre en effet, écrit Sainte-Beuve, déter-
mina comme une révolution dans la manière d'entendre et
de pratiquer la piété. . . Sans dire rien de bien nouveau pour
les hommes mêmes de Port-Royal, lesquels, d'ailleurs, à
cette époque, étaient encore très peu nombreux, sans em-
brasser non plus toute l'étendue et la profondeur vive des
principes de Jansénius et de Saint-Gyran, il proclama et
divulgua en un instant au dehors cette doctrine restaurée de
la pénitence..., il en informa le public, les gens du monde,
les étonna, les fit réfléchir, les édifia. Ce fut, à vrai dire, le
premier manifeste de ce Port-Royal de Saint-Gyran, qui
jusque-là était demeuré assez dans l'ombre... Arnauld vint
rompre ces voiles, et nettement, à haute voix, expliquer à
tous en quoi consistait cette doctrine nouvelle de piété et
de pénitence, qui n'était autre que Tantique et unique
esprit chrétien. » — « Unique », ne le chicanons pas sur
une simple épithète et si dextrement décochée. Se faire
une âme janséniste, parler comme ces messieurs, c'est le
jeu et l'ironie de tout son livre. Laissons-le continuer,
car pour tout le reste, ce qu'il dit est capital. « Depuis
V Introduction à la vie dévote de saint François de Sales,
publiée au commencement du siècle, aucun livre de dévo-
tion n'avait fait autant d'effet et n'eut plus de suites ; ce
fut toutefois, en un sens, on peut le dire, différent, le
livre de François de Sales étant plutôt pour réconcilier
les gens du monde par Fonction et 4'amabilité de la reli-
388 l'humanisme dévot
gion, et celui d'Arnauld pour leur en rappeler le sévère
et le terrible. Mais l'un et l'autre vinrent à point et rem-
plirent leur effet*. »
Tout cela paraît exact, du moins dans l'ensemble, car,
pour le détail on sait bien que ces panoramas historiques,
même brossés par Sainte-Beuve, ne veulent pas être
regardés de trop près. Ce merveilleux esprit oublie que
le jansénisme n'explique pas tout et qu'il faut encore
expliquer le jansénisme. A lui tout seul, le livre d'Arnauld
n'aurait pas suffi à bouleverser profondément et à trans-
former le monde dévot. Le public ne se rallie pas si aisé-
ment à des idées qui lui sont toutes nouvelles, ce public-
là moins que les autres. De quelque façon que Ton s'y
prenne, on doit bien admettre que la France de i643 était
déjà prête à accepter sans trop de résistance la dure
doctrine, comme on avait accepté, trente ou quarante ans
auparavant, les premiers manifestes de la doctrine con-
traire. Un seul jour n'a pas fait de Philothée une puri-
taine ; un seul livre n'a pas ruiné chez tant de chrétiens ni
ébranlé chez tant d'autres les traditions de l'humanisme
dévot. Autant dire que, dès avant i64o, je ne sais quelle
défiance plus ou moins justifiée, mais assez générale et
assez vive, planait sur l'œuvre de nos humanistes, défiance
qui devait faciliter la victoire prochaine de leurs adver-
saires. Rien certes ne prouve que la dévotion, ni même
les mœurs, aient sensiblement décliné pendant les années
qui ont précédé le mouvement janséniste. A ma connais-
sance, tout prouverait plutôt le contraire, comme j'essaierai
de le montrer dans les volumes suivants. Les mystiques,
les saints abondaient. Mais quoi, justement, tant de
sublimes exemples que l'on vit alors, loin d'atténuer
l'inquiétude habituelle des moralistes, semblaient la
rendre plus aiguë. Le contraste paraissait trop éclatant
entre la ferveur des uns et la misère des autres. Peul-
(i) Port-Royal, t. II, pp, 164, 168.
HUMANISME DEVOT ET .lANSÉNISME iSp
être aurait-on conçu moins d'alarmes devant une médio-
crité plus égale et pour ainsi dire, plus fondue. Quoi qu'il
en soit, il y avait matière à censure, beaucoup de mal à
côté de beaucoup de bien, et comme il arrive en pareil
cas, le mal présent que l'on avait sous les yeux paraissait
à plusieurs beaucoup plus lamentable que le mal des siècles
passés. On n'avait jamais rien vu de pareil, et si l'on n'y
portait point un prompt remède, c'en était fait de la reli-
gion en France. Gomment d'ailleurs hésiter sur les causes
de cette décadence, comment ne pas accuser d'abord ces
prêtres, ces religieux qui depuis un demi-siècle avaient
imposé des idées et des méthodes nouvelles et dont les
leçons trop écoutées avaient insensiblement énervé les
consciences ? S'en prendre directement à François de
Sales, on n'osait, on ne pouvait pas; mais avec ses dis-
ciples, on avait beau jeu. D'où serait venu ce relâche-
ment général, sinon de leur complaisance étourdie et de
la mollesse de leur doctrine ? Ils avaient humanisé le Dieu
terrible de l'ancienne foi, exalté la nature corrompue,
élargi la voie étroite, marié le monde à la dévotion, et que
sais-je encore. Novateurs d'autant plus redoutables qu'ils
occupaient toutes les avenues de la pensée et de la vie
chrétienne. Théologie pure, morale, administration des
sacrements, direction, partout le même assaut contre
l'Evangile. Les molinistes exaltaient la liberté humaine
aux dépens de la grâce et escamotaient, si l'on peut dire,
le péché originel : plus répandus encore, les probabilistes
effaçaient la distinction entre le bien et le mal; d'autres
éteignaient les flammes de l'enfer; un évêque permettait
le bal à sa Philothée ; un autre écrivait des romans d'amour ;
d'autres prêchaient le culte des muses païennes : partout
le même naturalisme ; la même conspiration inconsciente
peut-être, mais effective et désastreuse avec les thélé-
mites d'hier et les libertins d'aujourd'hui.
Tels étaient les sentiments plus ou moins confus qui
préparaient de loin la réaction janséniste. Saint-Gyran,
390 L HUMANISME DEVOT
dans ses conciliabules, Arnauld et Pascal, dans leurs
écrits, les formuleront avec plus de précision et d'ou-
trance, mais dès avant eux, et de bien des côtés, on com-
mençait à se détacher de l'humanisme dévot, naïvement
rendu responsable d'une foule d'abus qui l'avaient pré-
cédé et qui devaient lui survivre. Car enfin, aucune de
ces accusations ne résiste à l'examen sérieux des textes
incriminés \ Sans le vouloir, on joue sur les mots. L'opti-
misme de nos humanistes n'est pas celui des chansons de
Déranger : il ne consiste pas à nier le péché originel ou la
nécessité de la grâce, mais à croire, d'une part, que notre
nature n'a pas été mortellement corrompue par la faute
du premier homme, et, d'autre part, que la grâce, toujours
indispensable, est offerte à chacun de nous par la divine
miséricorde avec une libéralité sans mesure. De ces deux
principes, ils tirent cette conséquence que la dévotion,
que la perfection même doivent être faciles à la magnani-
mité naturelle et aux ressources surnaturelles du chrétien
honnête homme. « Vertu facile », on joue encore sur ce
mot, on se persuade, et de bonne foi, qu'à l'idéal évangé-
lique, nos humanistes ont substitué une règle de vie molle
et basse, à la portée des plus lâches. Qu'on se mette à
leur école, et l'on reculera bientôt peut-être devant l'abné-
gation qu'ils nous imposent, devant le mysticisme crucifiant
où ils nous mènent. N'en doutez pas, car c'est l'évidence
même, la doctrine morale de Saint-Gyran ou du grand
Arnauld est beaucoup moins exigeante que celle de Fran-
çois de Sales ou de Jean-Pierre Camus. Quand on vient à
la pratique, on trouve la seconde beaucoup plus rude que
(i) Aune imputation globale, j'oppose naturellement une réponse glo-
bale. J'ai déjà cité assez de textes et j'en citerai d'autres encore. J ai
choisi et dû choisir les plus caractéristiques, c'est-à-dire les plus humains,
ceux, par suite, que les adversaires de l'humanisme dévot doivent trouver
les plus scandaleux. Au lecteur d'apprécier. Il va du reste sans dire, que,
dans cette immense littérature, il a dû se rencontrer ou dos imprudents, ou
des maladroits, ou des nigauds qui auront ou bien transigé ou bien paru
transiger avec le monde. Si je n'en ai pas moi-même rencontré de tels,
d'autres chercheurs seront peut-être plus heureux. Qu'importe pour nos
conclusions! Une et vingt hirondelles ne font pas le printemps.
HUMANTSMK DÉVOT ET JANSÉNISME '^91
la première. Et comment Port-Royal demanderait-il à l'es-
prit de crainte ce qu'on peut librement demander à Tes-
prit d'amour? On s'explique néanmoins que l'impression
contraire ait si longtemps prévalu, non pas dans le monde
des saints mais chez les curieux. En dehors des fervents
et des confesseurs, on ne juge de ces choses que sur
l'apparence et l'idée ne vient même pas qu'un moraliste
souriant et caressant, comme l'auteur de la Philolhée^ puisse
être plus rigoureux que Tâpre auteur de la Fréquente corn-
inunion. Saint Jean-Baptiste qui se nourrit de sauterelles
paraît plus mortifié que l'autre saint Jean qui mange
comme tout le monde ; saint Jérôme, avec son caillou et
ses gronderies, paraît plus héroïque que saint Augustin.
II. La lutte de nos humanistes contre le grand Arnauld
et les premiers jansénistes est un des épisodes les plus
significatifs et les plus brillants de l'histoire que nous
racontons. Sainte-Beuve ne semble pas s'en être douté. Pour
lui et la plupart des critiques, la controverse se ramène
au long duel entre Port-Royal et les jésuites, aux discus-
sions fastidieuses sur le sens de VAugustinus ou la signa-
ture du Formulaire. Il y eut pourtant d'autres polémiques,
plus spéculatives, plus hautes, moins personnelles et d'un
intérêt plus durable. Escobar et Jansénius, pris en soi,
ne nous touchent plus. Ce ne sont que des hommes, des
théologiens plutôt et de seconde grandeur; le hasard seul
leur a donné une façon d'immortalité. Ce qui nous touche
ou devrait nous toucher encore, c'est le fond même du débat,
c'est le conflit entre ces deux philosophies du christia-
nisme, celle que nous avons appelée l'humanisme dévot
et celle que l'on peut appeler le jansénisme éternel.
Ce conflit nous est présenté d'une manière saisissante
et relativement sereine dans quelques beaux livres aujour-
d'hui totalement oubliés et que le hasard seul m'a fait
rencontrer. Le plus ancien de ces livres : les Miséricordes
de Dieu en la conduite de l'homme^ publié en i645 par le
capucin Yves de Paris, est une réponse directe à la F/e»
3()i l'humanisme dévot
queute communion d'Arnauld. Paraissent ensuite, en 1649,
les Justes espérances de notre salut opposées au désespoir
du siècle, par le capucin Jacques d'Autun : c'est enfin, peu
d'années après, en i655, le Chrétien du temps par le P. Fran-
çois Bonal, de l'observance de saint François. Gomme ils
nous viennent tous du camp franciscain, et non de chez les
jésuites, peut-être certains esprits les trouveront-ils moins
suspects. Ne pouvant du reste les étudier tous ici longue-
ment, je m'attacherai de préférence à François Bonal.
Du personnage lui-même j'ignore tout. L'écrivain est
très original, très curieusement moderne, parfois même
au point de m'étonner quelque peu. Nous sommes toujours
si rétifs à constater que nos pères nous ressemblaient. 11
a des lettres et de l'éloquence. Il a sûrement pratiqué
Balzac, mais sans trop sacrifier de son ardeur naturelle.
Il me rappelle souvent un des bons prédicateurs de cette
époque, Etienne Molinier, que nous avons salué à plusieurs
reprises. Lui aussi, il est un de ceux chez qui l'on voit
poindre Bossuet, si l'on peut ainsi parler.
Qu'on cherche dans les archives des rois, écrit-il, et les
vieux titres des empires, dans les chronologies des siècles,
avec toutes les annales du monde, parmi les pays les plus
polis et les mieux policés... se trouvera-t-il ailleurs que parmi
nous, qui succédons aux juifs, une histoire sainte et religieuse
où il ne soit traité que du procédé perpétuel de Dieu à l'égard
du genre humain et des hommes envers Dieu ; une relation
ponctuelle, prise depuis la naissance de l'univers et la créa-
tion de l'homme, et poursuivie d un fil continu, et comme une
espèce de journal de ce qui s'est passé de divin depuis qu'il
y a un monde et des âmes ^ ?
Trois lignes comme ces dernières, et l'on sent que l'ins-
piration a passé par là. Voici du Balzac, mais plus détendu :
Nous avons admiré avec raison comme la mémoire des plus
grands empires s'est éteinte et les écrits de quelques pauvres
(i) Le chrétien du tenios, I, 58. Le volume a quatre parties qui out
chacune leur pagination particulière.
HUMANISME DEVOT ET .lANSENïSME 3g3
bergers subsistent encore parmi les ruines de tant de siècles.
Quel plus grand miracle de la Providence de Dieu, Théo-
phron, que de voir que le monde n'a rien de Thistoire de
Ninus et de ses successeurs... ni de tant d'autres rois et de
satrapes... et nous avons toutes les vies de ceux qui ont gardé
les ànesses et les brebis en Israël ! Nous savons par cœur les
paroles de ces rustiques. Nous lisons les prophéties d'un
Amos qui était un pasteur de village, nous chantons par toute
la terre les psaumes que David a faits en paissant les trou-
peaux auprès de Bethléem ^
Comme on le voit par ces quelques lignes d'un si aimable
accent et d'un si noble tour, le gros livre de Bonal n'est pas
uniquement consacré à la controverse. Il faut même être
déjà du métier pour s'apercevoir qu'en réalité chacune de
ces élévations sur les origines du christianisme et l'éco-
nomie du salut, tend à renverser ce que Bonal appelle
admirablement « la théologie inhumaine ». Il afFecte même
une sorte de neutralité entre les fidèles du grand Arnauld
et ses adversaires.
Nous devons présumer, dit-il, que l'intention des uns et des
autres est très pure, et il se peut faire qu'un même objet con-
sidéré de différents biais, aura plusieurs jours et portera de
différentes images aux yeux des regardants. Il n'est pas impos-
sible d'envisager la pénitence de divers côtés.
Ni les rigoristes ni les condescendants ne manquent de
bonnes raisons pour justifier chacun leur méthode. Ils
trouvent même dans la Bible de quoi se défendre.
Les premiers font comme Giesi, qui va dans le logis de la
veuve porter le bâton du prophète sur le corps de l'enfant
mort et le bâton ne fait point de miracle ; les seconds font
comme Elisée, qui descend lui-même en personne et se rac-
courcit par condescendance sur le corps du petit défunt afin
de le ressusciter. Les premiers, pour défendre l'Arbre de vie,
l'environnent d'épines ou, pour empêcher l'entrée du paradis,
y mettent un ange portier avec une épée de flamme ; les
(i) Le chrétien..., I, p. 87.
igfi l'humanisme dévot
seconds ouvrent le temple au publicain, admettent Zachée à
leur table, reçoivent au cénacle Simon Pierre, la nuit même
de son reniement.
Son ironie laisse assez voir où vont ses propres préfé-
rences, mais quoi qu'il en soit,
si ces deux méthodes sont disputables, continue-t-il , qu'il
me soit permis de crier ici : accordez-vous, médecins que-
relleux, devant que de vous approcher du lit du patient ; ou
bien... que n'allez-vous vider vos controverses loin de son
oreille?... Ne faudrait-il pas décider ces questions entre les
pasteurs et les directeurs, sans exposer une doctrine de la
dernière conséquence à la discrétion des premiers venus, dont
les uns, par scrupule, douteront s'ils sont bien absous ; les
autres, par ignorance, s'ils se doivent confesser à ceux-ci ou
à ceux-là ; les autres, par impiété, laisseront et ceux-ci et
ceux-là et tous les sacrements, jusqu'à ce qu'on soit mieux
d'accord... ; les autres enfin, par indignation de voir l'Eglise
déchirée par l'opposition des sentiments, se plaindront des
docteurs de l'un et de l'autre parti qui s'amusent à contester
une victoire d'esprit, un triomple d'encre et de papier au lieu
de contribuer ensemble à l'édification des âmes?... C'est une
affaire du sénat et du palais, Théophron, et non pas une
cause du peuple et de la halle ^
(i) Le chrétien..., III, pp. i35-i39. Sainte-Beuve et Kant feront une
remarque analogue au sujet des Provinciales ; on pourrait la faire au
sujet des trop nombreux ouvrages publiés pour ou contre le pur amour.
Cf. là dessus un très curieux texte de Bossuet qui voit la difficulté dans
toute sa force et néglige de la résoudre {Apologie vour Fénelon, pp. ^99-
400) et le témoignage capital du P. de Caussade déclarant que Bossuet,
très malgré lui, naturellement, mais du fait de ses attaques contre les faux
mystiques, a rendu suspects et ridicules les vrais mystiques eux-mêmes
[Ihid., p. 438). Brunetière, à l'époque du moins où il éditait les Provin-
ciales à l'usage des collèges, était d'un avis nettement contraire. « Quant
au prétendu danger qu'il y aurait toujours, disait-il, selon de certaines
gens, rien qu'à toucher de certains sujets, l'Eglise même a répondu « que
son amertume la plus amère et la plus douloureuse était dans la paix »,
et l'esprit moderne répond à son tour qu'il ne saurait réserver à personne
le privilège unique de traiter la morale et la philosophie » {Les Provin-
ciales. Classiques français, Hachette, pp. xxvii-xxviii. — l'out cela me
semble ne donner que 1 apparence d'une réponse. Pour le texte biblique,
in pace amariiudo, visiblement Brunetière ou s'amuse ou sommeille. L es-
prit moderne n'approuve pas que Ion soumette des controverses techniques
et difficiles à un tribunal d'incompétents. Comment le grand public distin-
guera-t-il entre vrais et faux mystiques, alors que les doctes eux-mêmes
ont parfois tant de peine à distinguer entre le P. Surin et M"™" Cuyon ?
HUMANISME DEVOT ET .lANSENISME 39.5
Il dit encore dans le même sens :
Toute la colère qui s'allumerait au pays des thèses, sans
passer outre, ne pourrait pas faire de grands embrasements...
mais quand les opinions, échaufrées et armées, sortent des
cahiers et des portefeuilles des universités, se mêlent dans les
conversations du monde et montent dans les chaires ; quand
elles vont dans les ruelles et sur les théâtres ; quand elles
inondent la Cour et les villes, c'est alors que d'une afï'aire de
classe, il se fait un intérêt d'Eglise, que les partis de dévotion
se changent en bandes de factions... et le pis est qu'il n'y a
pas si petit partisan qui n'appelle son avis : Vérité, Religion,
Christianisme ; quoiqu'il y ait plus de distance de ce jeu
querelleux, suffisant et amer à l'esprit de la foi chrétienne
que... des songes de l'homme aux oracles de Dieu \
On s'extasie souvent sur la sérieuse culture de ce grand
siècle oîi la moindre femmelette avait un mot à dire sur
la prédestination. François Bonal ne partage guère ces
admirations.
La démangeaison de disputer, dit-il, est un fléau de nos
jours et une je ne sais quelle espèce de contagion théologique
qui est devenue une maladie populaire".
Scolastique de salon, mise en faveur par des scolastiques
de décadence. En effet, d'après notre Bonal, le système
janséniste ne serait qu'une sorte de psittacisme savant,
qu'une de ces métaphysiques irréelles dont les écoles
s'occupentle plus sérieusement du monde, mais auxquelles
personne ne croit pour de bon. S'il avait connu la dis-
tinction lumineuse de Newman, il aurait dit que niJansénius
ni ses disciples n'ont jamais donné à leur propre doctrine
une adhésion réelle, un i^eal assent. Leur dogme impi-
toyable leur ferait horreur, s'ils en réalisaient le plein
Et puis, il ne s'agit pas ici de l'esprit moderne, mais du cas de conscience
tel qu'il devait se poser à un Bossuet, à un Pascal, c'est-à-(iire à des
croyants qui n'admettaient pas le libre examen en matière de foi.
(i) Le chrétien..., Préface.
W fb., II, p. 94.
396 l'humanisme dévot
sens. Sincères, qui le nie? Les idéologues le sont tous ou
le deviennent. Jansénius a cru que les inventions, que les
constructions de son esprit répondaient à la vérité ; mais
cette vérité d'ordre tout abstrait, il ne l'a pas transposée,
essayée et vérifiée dans l'ordre des réalités vivantes. Le
Rédempteur dont il parle n'est pas le Christ, mais une
idée pure; les âmes dont il dispose ne sont pas des âmes,
mais des signes algébriques. Il pense à vide, si Ton peut
ainsi parler.
A la vaine science de ces intellectuels, Bonal oppose la
docte ignorance, le sens très sûr du « peuple fidèle » :
La plupart de ces inventions, dit-il, n'ont point de cours ni
d'usage hors de l'étude et de l'exercice des écoles... Le
peuple fidèle prendrait pour importun et pour fantasque ce
qu'ils ont trouvé de plus fin et de plus subtil. 11 leur a fallu,
ce me semble, Théophron, faire comme ces ingénieurs qui
pour élever une éguille ou dresser une pyramide, sont obligés
d'employer tant de cordages, tant de roues, tant de ressorts
et de composer de si grandes machines, que les échafaudages
sont de plus grands frais, occupent plus d'espace, causent
plus d'embarras incomparablement que toute la principale
besogne ^
Que c'est bien cela, en effet, dans le cas présent ! D'une
part la vérité solide et nourrissante : faiblesse de l'homme ;
besoin de la grâce ; grandeur de Dieu ; d'autre part les
échafaudages d'une scolastique conceptuelle, les in-folio
de VAugustiiius.
Interrogeons les simples, c'est-à-dire, ceux en qui la foi est
toute pure, ceux que la lecture n'a point corrompus ; que la
science n'a point enflés ; que l'Ecole n'a point embarrassés ;
que la dispute n'a point éblouis ; que l'autorité des savants n'a
point subornés ; que la subtilité des arguments n'a point
préoccupés ; que l'amour de leur opinion n'a point altérés ;
que l'animosité des partis n'a point échauffés ; je veux dire,
ceux qui n'ont dans leur esprit que la foi seule, sincère et
(1) Le chrétien..., II, p. i54.
HUMANISME DEVOT ET JANSENISME 397
vive. Y en a-t-il aucun qui par le seul instinct de son baptême
et par la simple analogie de la foi, sans connaître seulement
les noms de syllogisme, ni de thèse, ni de distinction logique,
ne soit prêt à soutenir jusqu'au martyre que Dieu veut sauver
toutes les âmes * ?
Et inversement, il n'est pas de « plus naïve solution »
contre le jansénisme que la « commune et muette horreur »
inspirée par cette doctrine à tous ceux qui la réalisent".
Gomme Bonal, Yves de Paris en appelle aussi des raffine-
ments spéculatifs au jugement plus sûr de la conscience
chrétienne.
Après tant de courses inutiles du cœur et de la pensée,
dit-il dans son beau langage, notre âme revient en elle-même,
dans un repos où elle se rend attentive à la voix intérieure qui
nous assure que nous sommes les enfants de Dieu, qui nous
donne la confiance de l'appeler à notre secours, comme notre
Père, avec les cris et les transports impatients d'un amour
abandonné à ses seules miséricordes^.
Ne craignons pas d'insister sur ces textes qui me
paraissent d'une si grande importance. Nos humanistes ne
méprisent pas les spéculations de Fesprit, mais ils veulent
et que la science se tourne à aimer et que l'amour juge la
science. C'est ainsi que plus tard le célèbre oratorien
Jean Leporcq ajoutera à sa réfutation technique du jansé-
nisme « une dix-septième preuve tirée des sentiments
qu'inspire l'Esprit de piété ».
J'y fais voir, écrit-il, que ce que l'esprit de piété dit au
cœur de ceux qu'il anime est formellement opposé à la doc-
trine de Jansénius : qu'il porte l'âme à penser et à croire que
Dieu ne manque jamais le premier de fidélité au juste et qu'il
y a des grâces sans nombre que nous recevons en vain...
qu'ainsi il n'est pas vrai que la grâce impose à la volonté une
nécessité de lui donner son consentement. Il est peu d'ouvrages
(i) Le chrétien..., II, pp. 29-80.
(2) Ih., II, p. II.
(3) Des miséricordes de Dieu..., p. 189.
'i()S l'humanisme dévot
de piété ou plutôt il n'y en a aucun où ces sentiments ne se
remarquent* ;
et il choisit, à Tappui de son dire, non pas des spirituels
jésuites ou capucins, mais des jansénistes, Hermant, la
Mère Agnès, Desmares, Sacy, Nicole, Saint-Gyran. Tant
il est vrai que ces auteurs ne croient pas de toute leur
âme à ce qu'ils soutiennent dans leurs controverses théo-
logiques ! Ils cessent d'être jansénistes, dès qu'ils parlent
humainement, ou, comme le dit notre Bonal, dès qu'ils
vont « étudier paisiblement la théologie de la grâce dans
le pur texte de TEvangile ^ ».
Il faut avouer, dit-il encore, poussant presque à l'extrême
son idée maîtresse, que nous trouvons une si grande différence
entre la parole des hommes et la parole de Dieu, en toute
matière et singulièrement en celle de la prédestination éter-
nelle et de la grâce divine, que je n'entends jamais parler les
hommes, je dis même les plus savants et les plus saints, pour
si bien qu'ils s'expliquent, qu'ils ne m'embarrassent... je
n'entends jamais parler Dieu qu'il ne me soulage et ne m'assure,
et c'est ici où il me semble que toute âme a plus de sujet. .
de s'écrier avec l'Epouse du grand Cantique : Qu'il me baise
d'un baiser de sa bouche...
C'est pourquoi, ne vous étonnez pas, en cette occasion, Théo-
phron, où souvent les discours des plus grands hommes vous
alarment, si je vous conseille pour un temps de fermer les
livres des doctes que vous n'entendez pas, pour ouvrir l'Evan-
gile de Jésus-Christ...
Partout où rhomme mortel met la main, il y paraît toujours
quelque marque de son néant et quelque impression d'huma-
nité. Comme toute sorte de corps porte partout son ombre,
tout esprit créé laisse après lui un vestige de créature, c'est-à-
dire ou quelque difficulté, ou quelque contradiction, ou
quelque doute, ou quelque ambiguïté, ou quelques ténèbres ^.
(i) Les sentiments de saint Augustin sur la grâce opposés à ceux de
Jansénius, par le P. Jean Leporcq, i^ édition (1700), préface. C'est, je
crois, une des premières fois que la littérature dévote est ainsi introduite
dans un livre de doctrine. Lu il y a bien longtemps, ce livre du P. Leporcq
est un de ceux qui m'ont donné l'idée du présent travail.
(2) Le chrétien..., II, p. 218.
(3) Ih., II, p. 216.
HUMANISME DEVOT ET JANSÉNISME 399
« Tout esprit créé » et par suite, les Pères de l'Eglise eux-
mêmes, et « Tiiieomparable saint Augustin )>. Celui-ci n'a
sans doute pas dit ce que Jansénius lui fait dire, mais
enfin tels de ses textes ne sont pas sans nous troubler
quelque peu. D'un autre côté, comment le quitter même
d'un pas ? Laissez faire notre Bonal.
(Saint Augustin) est si habile que s'il me persuade, je suis
à lui et ne m'en puis dédire, et il est si dévot que s'il ne me
persuade pas, je ne suis pas pour cela contre lui et ne lui ose
contredire. Ainsi, dans la lecture de ses écrits, encore que je
ne sois pas quelquefois vaincu, je ne laisse pas de demeurer
toujours gagné ; parce que quand la raison n'a pas la force
d'emporter mon consentement, l'onction de l'esprit a la vertu
d'édifier ma conscience. La grâce est répandue sur ses lèvres ;
pour cela, Dieu l'a béni éternellement ; partout il demeure
pour cela le maître. Quoique je fasse, c'est un vaillant victo-
rieux qui me désarme, ou un saint enchanteur qui me ravit.
Lorsque mon entendement ne se rend point, ma volonté pour-
tant le veut suivre. Soit donc qu'il ceigne son épée sur son
côté, pour parler aux termes du prophète, il est très puissant,
les peuples tombent sous lui, ses flèches aiguës percent le
cœur des ennemis du roi, soit qu'il entreprenne quelque
chose par sa seule bonne grâce et par sa beauté, il réussit
avec prospérité, il règne sans résistance ; c'est-à-dire que
soit qu'il prouve ses opinions, soit qu'il ne les prouve pas ;
soit qu'il argumente subtilement, soit qu'il discoure élo-
quemment; soit qu'il conclue dans la vérité, soit qu'il con-
jecture dans la vraisemblance, je n'acquiesce pas seule-
ment à l'efficace de ses preuves, mais tantôt j'admire l'arti-
fice de sa méthode, tantôt je cède à l'autorité de ses préju-
gés et si je ne tiens pas que toutes ses conclusions sont article
de foi, cela ne m empêche pas de respecter jusqu'à ses con-
jectures ^ .
(i) Le chrétien..., II, p. 298. Yves de Paris écrit plus rondement : « Quand
je dis lEglise, je n'entends pas seulement les saints docteurs, parce qu'ils
sont personnes dont les écrits portent quelquefois avec soi tant de difli-
cultés que les hérétiques les allèguent pour la défense de leurs fausses
opinions... Saint Augustin semble vouloir éteindre toutes les puissances
de la nature pour soutenir la nécessité de la grâce... Il semble que saint
Jérôme improuve le mariage... enlin l'on ne doit pas tirer des consé-
quences infaillibles et absolues des textes des Pères. » Des miséricordes...^
pp. 161-162.
4()o l'humanisme dévot
Qu'il manque peu de chose à la perfection de cette
page ! Pourquoi Sainte-Beuve, si bien fait pour la goûter,
ne Ta-t-il pas connue ? II aurait aimé ce balancement har-
monieux et subtil entre la soumission et Tindépendance,
cette tendresse dans Tadmiration, cette délicatesse dans la
critique, et comparant le culte des héros tel qu'il se pra-
tique à Port-Royal et chez nos humanistes, il aurait pré-
féré sans doute la religion de ceux-ci au fétichisme de
celui-là.
III. Bonal est relativement très modéré pour un con-
troversiste de cette époque. Ce n'est qu'en passant qu'il
souligne le péché mignon de ses adversaires.
Le blâme de l'Eglise présente, dit-il par exemple, peut
être équivoque et dangereux particulièrement en la bouche de
ceux qui se piqueront, comme le pharisien, de n'être pas faits
comme les autres hommes et qui, dès qu'ils ont perdu de vue
les clochers de la ville, dès qu'ils ont passé trois jours aux
champs dans la retraite, dès qu ils ont fait quatre repas
d'herbes ou de légumes, s'érigent en pénitents parfaits, en
saints anachorètes, en suprêmes législateurs et sont tentés de
dire chacun à Dieu comme le prophète Elie : « je suis demeuré
seul en Israël \
Mais à ces piqûres d'épingle qui, après tout, ne sont
qu'amusantes, combien je préfère, dans l'œuvre de Bonal,
ces vives intuitions qui nous aident à réaliser la psychologie
de Port-Royal. C'est ainsi qu'il reproche à ces « docteurs
extrêmes » ce qu'il appelle, d'un très beau mot, « l'am-
bition » de leur pensée. A leur gré, dit-il,
il n'y a rien de vertueux, s'il n'est héroïque ; rien de chré-
tien, s'il n'est miraculeux; rien de tolérable, s'il n'est inimi-
table. Cela tient plus de la roideur du stoïque ou du faste du
pharisien que de la mansuétude du chrétien... Ce sont cer-
tains tempéraments d'esprit exquis et délicats qui ont plus de
peine qu'ils ne devraient à se contenter de la raison et qui
cherchent le bon et le beau avec plus de superstition que de
(i) />e chrétien...^ III, p. 201.
HUMANISME DEVOT ET JANSENISME /|()i
soin. Tout ce qui se peut mieux faire est pour eux très mal
fait; la médiocrité à leur goût est un vice; ce qui n'est pas
excès est un manquement; ce qui n'est pas singulier est trop
trivial. Ils ne trouvent grand que ce qui est immense, ils
n'estiment que ce qui ravit ou qui étonne... Ils méprisent les
ouvrages de tout art qui sont inférieurs à la suprême idée \
Ne croirait-on pas qu'il définit le romantisme et qu'il
reproche au grand Arnauld de manquer de goût ? Profanes
ou non, tous les humanistes réagissent nécessairement de
la même manière en face des multiples aspects de l'inhu-
manité, de l'outrance. Voilà encore qui aurait satisfait
Sainte-Beuve, en l'éclairant sur la contradiction essentielle
de son Port-Royal. Le plus curieux des moralistes a certes
le droit de s'attacher à tant de personnages si compliqués
et d'une diversité si riche, mais le plus grand des lettrés
modernes, s'il veut suivre la logique de son propre goût,
ne peut hésiter sérieusement entre le P. Bonal et Saint-
Cyran. Je l'admire trop du reste pour supposer qu'il n'ait
pas senti ce désaccord. Ses notes, ses repentirs nous mon-
trent assez combien lui pesaient, dans l'âge mûr, les parti-
pris volontaires et provisoires de sa jeunesse. Au gré
d'un parfait janséniste la « médiocrité » est un vice ; au
gré de Sainte-Beuve, elle ne peut être qu'une vertu.
Il y a, continue le P. Bonal, des philosophes tragédiens
comme des poètes. Ceux-là font leurs sages, comme ceux-ci
leurs personnages, plus grands que la taille naturelle. Le
christianisme a ses Zenon, ses Ghrysippe, ses Diogène, dont
les préceptes ont une raideur de statue, une hauteur de
colosse... Chacune de leurs paroles est une hyperbole; chaque
maxime est un paradoxe; toutes leurs propositions sont har-
dies ; toutes leurs idées sont extrêmes ; toutes leurs promesses
sont immenses ; ce sont les géants des sectes "^.
Cabotins ou matamores d'austérité, non pas; c'est leur
esprit même qui manque fatalement de mesure. Irréels,
(i) Le chrétien..., III. Introduction, § 24.
(2) Ih., III, Introduction, § 36.
I. 26
402 L HUMANISME DEVOT
excessifs, ils se font une « religion de roman » * qui défie
également la sagesse du dogme chrétien et l'expérience
humaine. Ils se passionnent très sincèrement pour les
mythes que leur imagination a créés : fabuleuse, leur con-
ception du péché originel et de la grâce ; fabuleux, le
contraste absolu qu'ils imaginent entre la sainteté de
l'Eglise primitive et la décadence du christianisme mo-
derne. Pour faire court et pour éviter la théologie pure,
ne retenons que cette dernière mythologie. Beau sujet,
qui n'a rien perdu de son intérêt et que Bonal développe
avec autant de pénétration que de hardiesse.
C'est une question à traiter h fond dans nos jours, Théo-
phron, où quelques-uns font profession d avoir si mauvaise
opinion de leur siècle qu'ils n'en peuvent parler sans invective
et comme d'un temps tout à fait réprouvé, incurable et déses-
péré. Et pour cela, ils n'ont rien de si fréquent à la bouche
que \2i piweté de la primitiçe Eglise, comme si tout l'esprit du
christianisme s'en était envolé de la terre, il y a tantôt plus
de mille ans... La race des bons chrétiens a fini, dit-on... nous
n'avons plus que les derniers abois de l'Eglise finissante;
Jésus-Christ est parti d'ici-bas et ne nous a laissé que ses
draps funèbres avec l'aloès et les autres parfums de ses
obsèques... je veux dire, quelques restes de dévotion exté-
rieure avec les cérémonies et les sacrements '.
Bonal s'explique fort bien du reste « la facilité qu'on a
de croire que nos pères valaient mieux que nous, que les
premiers hommes étaient faits d'une plus riche étoffe ».
Les belles actions qu'on nous raconte et qu'on ne nous
montre point, viennent à notre connaissance avec tout leur
appareil et tout leur lustre, c'est-à-dire séparées de leurs cir-
constances odieuses et de leur contrepoids... Il ne s'oppose
rien en nous qui leur conteste la louange ou qui diminue leur
dignité, au lieu que nous ne regardons guère la plus parfaite
vertu des vivants autrement qu'accompagnée de toutes les con-
ditions désavantageuses qui peuvent rabattre de son estime...
(i) Le chrétien...^ III, Introduction, § u8.
(2) //>., III, p. 100; IV, p. io5.
HUMANISME DEVOT ET JANSENISME 4o3
Ainsi le bien absent qui est un objet de l'ouïe, l'emporte facile-
ment sur le bien présent, qui est Tobjet de la vue, soit que la
censure de l'œil soit plus exacte et plus sévère... soit que les
idées que nous concevons du bien moral soient plus grandes
que les actions qui se présentent \
Aux justes raisons que nous avons d'admirer l'antiquité
chrétienne et même, si l'on veut, de l'exalter au-dessus des
derniers âges de l'Eglise, se mêle « souvent beaucoup de
tromperie ».
Si l'on se tenait dans les bornes de la vérité, tout irait bien ;
mais l'esprit humain prend la licence de bâtir sur un peu
d'histoire beaucoup de Fable et surtout quand il fait en veillant
ce beau songe qu'il a été des années privilégiées et bienheu-
reuses, toutes de fin or et qui ne viendront plus, auxquelles
le bien était tout pur^.
Et néanmoins, « c'est un vieux mal que le nôtre et de
tout temps, il y a eu peu de parfaits ^ ».
Ce serait lourdement errer que d'aller croire que la grosse
masse des premiers chrétiens fut toute pure... On péchait en
toutes manières du temps des martyrs et des apôtres... L'art
de faire des crimes n'est pas une invention si moderne qu'on
penserait bien... C'est songer les yeux ouverts que de penser
qu'il y ait jamais eu un peuple entier de vrais austères, une
Eglise toute faite de grands mortifiés. Le gros du christianisme
a été de tout temps composé d'infirmes et d'imparfaits *.
Oui_, peut-être, confessera le romantisme historique du
grand Arnauld et du Port-Royal, mais du moins l'Eglise
primitive opposait-elle à la faiblesse de ses enfants l'in-
flexible rigueur de sa discipline pénitentielle, au lieu que
l'Église d'aujourd'hui pactise trop aisément avec la déli-
catesse du monde. Bonal n'esquivera pas cette objection ;
(i) Le chrétien,..^ III, p. 121.
(2) Ib., III, pp. 102-104.
(3) Ib., III, pp. 18-19.
(4) Ib., IV, p. III ; III, p. i52.
4o4 l'humanisme dévot
il l'amplifie au contraire avec une verve qui annonce les
prochaines Provinciales .
Cela ne fournit-il pas matière d'invectiver contre l'impéni-
tence de notre temps, Theophron, par la comparaison de 1^
sévérité primitive avec nos relâchements prodigieux ? Cela ne
donne-t-il pas envie de crier : qui l'eût jamais dit que Ton
dût un jour faire un jeu d'une si terrible et si lamentable tra-
gédie que celle (de Tancienne pénitence) ?... Qui eût ditqu'on
inventerait des abrégés de pénitence, et que toutes ces pénibles
suites de travaux imposés aux premiers pécheurs se rédui-
raient enfin à la seule peine de se confesser? Qui eût dit
encore que non seulement la coutume de refaire les mêmes
crimes confessés, mais aussi celle de les redire souvent en
toutes les confessions, ferait avec le temps que comme on les
commettrait presque sans remords, on les raconterait aussi de
même sans confusion ? Enfin qui eût dit que la réconciliation
après le péché mortel, qui coûtait anciennement à la plupart
un an entier de tristesse, de jeûne, viendrait à ne coûter à
l'avenir que la récitation de quelques oraisons dominicales ou
de quelques psaumes, et que l'on trouverait bien le moyen de
trousser tout cela en moins d'une heure?
Ne semble-t-il pas que cette comparaison donne lieu d'ac-
cuser la théologie complaisante du temps d'avoir décrassé le
visage de la pénitence primitive et que ce n'est plus cette
pénitence mélancolique, pleureuse, chétive, maigre et affamée
du temps passé, mais qu'on a mis à sa place une pénitence de
belle humeur, civile, vermeille, grasse, refaite, en un mot une
douleur riante, un sabbat délicat, une pénitence mignonne
laquelle n'incommode que fort peu le péché ^
Faut-il qu'il soit paisible dans la possession de sa vérité,
pour faire la part aussi belle aux déclamations de ses
adversaires ! C'est la sérénité du bon sens opposée aux
« ivresses morales^ » du puritanisme. Car enfin où ces
réformateurs veulent-ils en venir?
S'il fallait entreprendre de réformer généralement le chris-
(i) Le chrétien...^ III, p. i63.
(2) « Il peut y avoir des excès de dévotion et des ivresses morales qui
causent des indigestions et des dégoûts d'esprit et font des âmes malades
au lieu de les faire robustes. » Le chrétien..., III, p. i53.
HUMANISME DÉVOT ET JANSENISME 4o5
tianisme sur ces modèles sublimes, sur ces règles fières et
hautaines, sur ces paradoxes spécieux, sur ces hyperboles
morales qui nous bravent au lieu de nous corriger, ce ne serait
pas un petit ouvrage. Certes, on aurait plutôt replanté le
paradis terrestre par toutes nos campagnes qu'on n'établirait,
en ce sens, ce qu'on peut appeler pureté de la primitive
Eglise, dans toutes les vies des chrétiens ^
Pour lui, cette opposition entre l'ancienne sévérité et
l'indulgence présente de TEglise, ne le gêne aucunement.
Si l'on n'oblige plus le vieux christianisme à toutes les
rigueurs des anciens canons... à la confession publique, à la
longue abstinence de la communion, aux retardements de
l'absolution... au sac, au cilice et à la cendre visible, c'est
qu'il n'est plus en âge de ces fortes et généreuses pratiques
qui demandaient une valeur robuste de jeunesse, une ferveur
de novice, une fougue de nouveau soldat. 11 lui faut sur son
déclin une réformation mitigée ^.
Dégénérescence? Non pas, mais, au contraire, dévelop-
pement normal et béni de Dieu, mais progrès peut-être.
Les grâces de l'Eglise jeune et robuste étaient la ferveur du
martyre et l'austérité de la vie pénitente. Maintenant le vrai
partage de l'antiquité de notre Eglise, vers la fin du monde,
c'est la plénitude de la doctrine et l'adresse de la direction et
de la conduite.
Autrefois, Ignace d'Antioche et les stylites, aujourd'hui
François de Sales.
Depuis que les miracles n'ont plus fait les conversions, que
la foi n'a plus été exposée aux martyres..., l'on a vu un autre
âge du christianisme plus froid, qui est comme l'âge de la
prudence et de la raison chrétienne, le temps de la science
et de la théologie expliquée, la saison de l'étude et de la
persuasion \
(i) Le chrétien... , III, pp. i5.<i-i53,
(2) 76., III, pp. 142, 143.
(3) 76., III, pp. 141, 142.
4o6 l'humanisme dévot
Que le lecteur veuille bien suspendre son jugement sur
ce parallèle, très curieux, très dense et qui ne fait que
commencer. La matière en est fort délicate. Elle gène un
peu, non pas l'intelligence haute et pénétrante, mais les
habitudes littéraires deBonal. Celui-ci, comme on l'a vu,
recourt d'ordinaire aux redoublements de l'amplification
balzacienne. Tous les textes que j'ai cités de lui jusqu'ici
nous le montrent rompu à cette vieille méthode que nous
négligeons trop aujourd'hui, qui est excellente mais qui
ne convient pas à tous les sujets. Il faudrait ici plus de
concision et^ tout ensemble, plus de souplesse. La néces-
sité où il se trouve d'employer une métaphore consacrée
— jeunesse et vieillesse de l'Eglise — ajoute à son embar-
ras et lui impose des épithètes plus ou moins équivoques.
« Froid » par exemple s'oppose à <c ardent », à « fou-
gueux », à (( enthousiasme » ; c'est le froid de la raison, non
celui de l'agonie. La question a une telle importance qu'on
me pardonnera ces minuties. Faisons crédit à notre Bonal.
Pour lui, vu du dehors, le dernier âge de l'Eglise est
moins éclatant, il n'est pas moins chrétien que le premier.
L'esprit du christianisme ne s'occupe pas toujours à faire
des prophètes, des martyrs et des anachorètes ; il s'applique
à faire de bons pères, de bons enfants, de bons maîtres et de
bons valets ^
Les multitudes sont venues à l'Église. Prétendre les
faire entrer, de gré ou de force, dans le cadre héroïque des
premiers temps, rien de plus chimérique.
Ce qui se peut et qui se doit faire et qui se fait par la grâce
de Dieu tous les jours, c'est de rétablir dans la vie des parti-
culiers, cette fidèle correspondance à notre vocation, cette riche
médiocrité, cette sobre sagesse qui doit régler nos devoirs
suivant les lois de notre institut ou de notre office et la capa-
cité de nos forces -.
(i) Le chrétien..., III, p. i54-
(a) Ib., III, p. i53.
HUMANISME DEVOT ET JANSENISME \0'j
Voilà ce qu'il appelait plus haut une « réformation miti-
gée » : ainsi compris, le mot n'a rien d'inquiétant. « Riche
médiocrité », « sobre sagesse », cela ne veut pas dire que
le chrétien d'aujourd'hui soit dispensé de porter sa croix,
mais seulement qu'on n'exige plus de lui les pratiques des
premiers temps. Changement tout superficiel et qui loin
d'autoriser le relâchement véritable, impose au contraire
une vie spirituelle plus intense. L'Eglise,
cette sage mère se conduit aucunement sur le modèle de
Dieu... qui gouverne autrement les anciennes générations
des hommes, autrement les modernes et qui, bien que la
Synagogue des hébreux et TEglise des chrétiens ne fasse
devant ses yeux qu'une même république, après avoir chargé
les premiers d'un nombre étrange de cérémonies scrupuleuses,
n'impose aux seconds que ce qu'il y a de moral et de spiri-
tuel dans toutes les immenses forêts des lois judaïques ^.
Pratiques et cérémonies, d'ailleurs nécessaires, tout
cela, TEglise le subordonne au moral, au spirituel, à
l'intime, en un mot au développement de ce royaume de
Dieu qui « vient sans fracas », qui « est au dedans des
âmes ».
Dans le siècle où nous sommes, il est aisé de voir que la
vraie mortification de l'esprit est souvent plus sûre et plus
propre que l'excessive macération du corps et qu'enfin Dieu
sanctifie bien plus d'âmes dans l'Eglise finissante, par la vie
commune de Jésus-Christ et de Moyse, que par la vie austère
de saint Jean-Baptiste et d'Elie.
A cette loi suprême de Vintimisme, s'oppose en vain le
formalisme un peu judaïque, le primitivisme puéril des
jansénistes.
C'est aussi pour cette considération, Théophron, que la
terreur et la sévérité doivent être aujourd'hui tellement ména-
gées dans la direction des âmes que, pour trop vouloir gagner,
on ne se mette pas en péril de tout perdre. Tirons de nos
(i) Le chrétien...^ III, p. 170.
4o8 l'humanisme dévot
chrétiens l'essentiel, le capital et le nécessaire et leur faisons
quitte du surnuméraire ^
Le « surnuméraire », c'est, par exemple, la confession
publique que le grand Arnauld, cet enfant solennel, rêve
de restaurer; c'est le pécheur couvert de cendres à la porte
du temple; c'est tout l'appareil dramatique de l'ancienne
pénitence. « L'essentiel, le capital et le nécessaire », c'est
la perfection intime, c'est la charité, cette charité que les
déclamations puritaines, paralysent, étouffent même.
L'abrégé delà vraie dévotion spirituelle et la fin du précepte
comme l'enseigne saint Paul, c'est la charité ;... ce qui n'a rien
de commun avec cette noire religion toujours efïrayée, inquiète
et fiévreuse qui pour faire la vertu austère et fière, éripje la
mélancolie en titre de perfection et consacre la tristesse comme
une chose céleste ; qui d'un pensif, d'un scrupuleux et d'un
chagrin veut faire un inspiré, un saint, un prophète ; qui
canonise ses peurs et ses vapeurs, ses songes et ses fantômes,
ses convulsions et ses maladies et les débite pour visions, pour
oracles, pour révélations et pour souffrances divines. Rien de
tout cela n'est christianisme, puisque pour l'homme intérieur,
la fin du précepte, c'est la charité qui vient du fond d'un cœur
purifié et de la bonne conscience, bien loin de toute supersti-
tion tremblante, sombre, embarrassée et maladive, qui craint
Dieu comme un tyran au lieu de l'aimer comme un père ; qui se
défie de lui comme d'un chicaneur au lieu de s'abandonner à lui
comme à un protecteur ; qui tâtonne à chaque pas qu'elle fait ;
qui s'alarme d'une ombre ; qui se désespère d'un néant ; qui
prend toute tentation pour péché et tout soupir pour dévotion ^.
Les adoucissements que l'indulgence de l'Eglise a
apportés à la discipline extérieure, ont-ils entraîné une sen-
sible diminution de ferveur intime, Bonal ne le croit pas,
et s'il voulait nous livrer toute sa pensée, il croirait plutôt
le contraire.
Que si aujourd'hui l'Eglise finissante a la vieillesse et la
stérilité pour son partage, c'est à la façon de ces illustres et
(t) Le chrétien..., III, p. i^b.
(a) Ih., III, pp. i44, 145.
HUMANISME DEVOT ET JANSENISME 409
saintes leinmes, Sara et lîlisabcth, qui, stériles par nature et
vieilles par l'âge, ne laissent pas d'avoir une vieillesse féconde
et de concevoir par miracle. Il y a des Isaac et des Jean-
Baptiste qui naissent dans le dernier âge du christianisme.
11 y a de vrais chrétiens encore dans notre siècle cassé, flétri,
froid et ridé.
On ne conteste pas d'innombrables défaillances, mais
il se trouvera, a tout prendre, un aussi grand nombre d'âmes
saintes que jamais dans le sein de l'Église, en qui la foi
reluit avec toute sa lumière, en qui la charité brûle avec toute
sa chaleur. A tourner la tête sur les siècles passés, et même
sans excepter les cinq premiers... les affaires delà république
chrétienne ont été souvent en plus mauvais termes qu'elles ne
sont et le christianisme a été encore plus malade qu'on ne le
voit aujourd'hui... On pourrait encore dire quelque chose de
plus à l'avantage de notre siècle en particulier, si Ton voulait
faire ici en détail une exacte comparaison avec les précédents ;
mais nous consolons notre humilité et nous n'affectons point
de plaider en forme la cause de notre préséance.
Qu'il nous suffise d'affirmer
que dans le plus fort de l'hiver des siècles, l'esprit chrétien
par une sorte d'antipéristase, se réchauffe en plusieurs fidèles
et qu'il se produit aujourd'hui des actions de perfection évan-
gélique aussi pures qu'on en puisse trouver dans l'âge d'or
et dans la plus haute innocence du christianisme \
Il est temps du reste, d'abandonner enfin une métaphore
importune dont nos adversaires ont trop abusé.
A proprement parler, l'Eglise de Dieu peut être ancienne,
mais non pas vieille... L'Épouse de Dieu, cette Eglise, ce
temple sacré qu'il bâtit de pierres vives pour régner en lui dans
l'éternité, ne relève point de la juridiction du temps, ni ne
doit point de tribut à la vieillesse... C'est-à-dire que, quelque
temps qu'il fasse, quelque froid qui gèle les âmes, quelque
sommeil qui assoupisse le monde, à quelque heure que l'on
cherche cette sage Epouse de Dieu, l'on trouvera, en toute
saison, du feu et de la lumière dans son logis, de la doctrine
(1) Le chrétien..., III, p. 120-1^4.
4io l'humanisme dévot
et de la sainteté, jusqu'à la fin du monde. Oui, Ton trouvera
dans nos jours des saints de tous degrés. Il y en a quelques-
uns qui surpassent beaucoup d'anciens ; plusieurs qui les
égalent; quantité qui les suivent de loin et montent lentement
à la montagne du Seigneur, mais qui à la fin y parviennent ;
une infinité qui, après être tombés ou après avoir rebroussé
chemin, reprennent leur cours et leur voyage et doublent le
pas, pour arriver au moins sur le tard, malgré leur lassitude,
leur amusement et leurs chutes au gîte du salut ^.
IV. Sur le fond même de la doctrine et sur ce roman cruel
que les jansénistes ont édifié sur la théologie de la grâce,
Bonal ne paraît ni moins sensé ni moins éloquent. Il y a
plus que du plaisir à suivre les réactions spontanées, les
répulsions invincibles de ce noble penseur en face de ce
qu'il appelle tout uniment, d'un mot qui est pour lui déci-
sif, « la théologie inhumaine^ ». Quelques-uns, dit-il,
trouvent ce système
fort chrétien, quoiqu'ils ne se puissent empêcher de le
sentir et de l'avouer non seulement dur, mais encore horrible.
Mais aussi, comme ils confondent leur langage avec celui de
saint Paul, la dureté même et la terreur semblent raffiner leur
dévotion et plus ils tremblent de peur, plus ils s'imaginent
être transis de piété... Il se trouve des yeux faits ainsi, qui ne
prendront qu'un fade plaisir à voir des tableaux de paysage
divertissants dans une galerie et qui se repaîtront d'une ter-
rible volupté dans les peintures des embrasements, des nau-
frages... parce que ce sont des objets plus piquants et amu-
sants, plus ils sont funestes et tragiques ^
Système malsain et d'autant plus que le caractère de
piété rigide qu'il affecte augmente sa puissance de conta-
gion sur les âmes religieuses si souvent portées au scru-
pule. Quoique Ton puisse penser des victimes des Pro-
vinciales — et je suis de ceux que ce chef-d'œuvre n'a pas
convaincus — nos auteurs n'appartiennent pas à cette
(i) Le chrétien..., III, pp. ia8, 124.
(a) 76., II, p. II.
(3) Th., II, Introduction, § i4-
HUMANISME DEVOT ET JANSENISME 4ii
école. Ils estiment néanmoins la morale janséniste aussi
dangereuse que la morale relâchée, et même bien davan-
tage, cette dernière après tout ne pouvant tromper que
ceux qui veulent se laisser tromper par elle.
Les fruits de la doctrine trop rigide... ne sont pas moins à
craindre et à fuir que les effets de la théologie trop indul-
gente. Il y a bien de quoi déplorer l'injure que font à Jésus-
Christ ceux qui, par leur complaisance, flattent la mollesse des
âmes, affaiblissent la vigueur de l'esprit chrétien, s'accommo-
dent avec les relâchements du temps et promettent impunité
aux vices. Mais il n'y a pas lieu d'approuver pour cela le génie
bravache de ceux qui prennent le christianisme d'une si mer-
veilleuse hauteur que personne n'y peut atteindre \
Yves de Paris, plus philosophe, va encore plus loin.
On a toujours moins offensé, dit-il, la dévotion du christia-
nisme, en prêchant un grand relâche de vie, où la conscience
ne consent pas, qu'en réduisant ses pratiques à des rigueurs
insupportables, au deçà de toutes les règles de la discrétion.
Car la nature ne pouvant pas souffrir ces violences, recourt à
sa liberté par un grand effort et pour n'y point faillir, elle
s'emporte jusque dans les autres extrémités... C'est de là, dit
Platon, que les superstitions qui donnent à Dieu ce qui ne lui
convient pas, se terminent ordinairement en une impiété qui le
nie. Car on cesse de le croire et de l'adorer, après se l'être
figuré sous des conditions impossibles et déraisonnables^.
« Où la conscience ne consent pas », voilà en deux
mots, selon moi, la réponse la plus concluante aux indi-
gnations de Pascal. Ou bien il a mal compris les casuistes,
ou s'il les a bien compris, ceux-ci ne sont pas si redou-
tables. Ils ne feront pas ce que nul ici-bas n'a encore pu
faire, ils n'étoufferont pas la voix de la conscience. Tout
au plus fourniront-ils un prétexte à Thypocrisie. Mais il y a
dans les parties inférieures du sentiment religieux, quelque
chose qui « consent » aux terreurs énervantes de la
(i) Le chrétien..., III. [ntroduction, § 36.
[i] Des miséricordes..., Avant-propos,
I\l2. L HUMANISME DÉVOT
8£t.<7i.oat.ijLOv'la antique, de l'affreuse superstition dont Lu-
crèce a maudit les cauchemars.
Horribili super aspectu mortalibus instans,
et qui, même au sein du christianisme, peut encore ins-
pirer tant de crimes et causer tant de souffrances. Tan-
tum reiligio potuit... Port-Royal a eu ses Iphigénies, Marie-
Glaire Arnauld, par exemple, torturée par Saint-Gyran.
Sous couleur d'exalter l'Eglise primitive et de défendre
la grâce, il peut se former, dit encore Bonal,
une secte hardie et superbe de réformateurs qui effarouche-
ront les plus doux naturels... et qui, à force de hérisser le
christianisme et d'en faire une profession épineuse, effroyable
et inaccessible, feront peut-être, avec quelque petit nombre
d'austères suffisants, beaucoup d'infirmes désespérés et plus
encore de libertins impénitents \
Nos auteurs s'accordent en effet à marquer cette liaison
quasi-nécessaire entre le rigorisme dogmatique et moral
d'une part et le libertinage de l'autre.
Quel plaisir ont les relâchés et les impies de pouvoir se
persuader et dire que tout le monde se trompe ; qu'ils ne sont
pas les seuls mauvais chrétiens ; que ceux qui vivent toujours
et absolument mal, sont autant avancés que ceux qui s'efforcent
souvent de mieux vivre ; que ceux qui se confessent et commu-
nient souvent, avec une disposition imparfaite et ordinaire, sont
autant impénitents, et si vous voulez, plus sacrilèges encore
que ceux qui ne communient jamais! Enfin la doctrine la plus
sévère leur est un champ ouvert... pour rendre méprisable la
dévotion possible et réelle, à force de rendre nécessaire une
réformation idéale et inaccessible.
Que rapportent-ils de leur commerce avec les réforma-
teurs,
sinon ces trois vices... qui sont un désespoir d'être jamais
bons chrétiens au prix où Ton met le christianisme ; après cela,
(i) Le chrétien..., III, p. i43.
HUMANISME DEVOT ET JANSENISME /^i^
une mauvaise opinion de tout leur siècle, qui n'est point de la
couleur ou de la mesure de leur auteur ou de leur parti, et
enfin, une audace et une opiniâtreté prête à décider tous les
points de la foi et des mœurs, autrement que l'Eglise ne les
juge et ne les décide ^ ?
Quand elle ne mène pas droit au désespoir, la doctrine
janséniste est une prime à la paresse.
Quoi de plus doux, écrit Jacques d'Autun, que de souffrir
les mouvements de Dieu et de les attendre et de ne pas
embarrasser son esprit de satisfaction ni de pénitence : de
croire que si l'on est prédestiné, elle est superflue, et sans
profit à qui est du nombre des réprouvés ; qu en vue du péché
d'origine, notre sort est jeté et que, si Dieu nous laisse dans
cette masse, il faut périr dans la corruption, mais que s'il
nous en doit tirer, c'est assez de le souffrir ; qu'il opère en
nous le pouvoir, le vouloir et le faire, et que notre concours
ne sert de rien pour la conversion du pécheur ; que nos
bonnes œuvres sont toutes de Dieu et que, ne méritant rien,
nos empressements sont inutiles^!
Raisonnement extrême jusqu'à l'absurde, que manifes-
tement nul janséniste sérieux n'a jamais tenu et qui, lui
non plus, ne saurait émouvoir une conscience honnête.
Mais si l'on se rappelle Téclat qui fut imprudemment
donné à la prédication de ce déterminisme théologique,
on trouvera moins excessives les craintes de Bonal et de
Jacques d'Autun. Un aimable témoin, assez désintéressé
dans la querelle, ne leur donne que trop raison.
Elle (la marquise de Sablé) trouve donc mauvais que j'aie
prononcé une sentence de rigueur contre M. Arnauld,
écrivait M™^ de Choisy à M""^ de Maure, voyons s'il est juste
qu'un particulier, sans ordre du Roi, sans bref du Pape, sans
caractère d'évêque ni de curé, se mêle d'écrire incessam-
ment pour réformer la religion et exciter par ce procedé-là
des embarras dans les esprits, qui ne font d'autre effet que de
faire des libertins et des impies. J'en parle comme savante,
(i) Le chrétien..., III, Introduction, § 35, 36.
['i) Les justes espérances..., II, pp. 77$, 776.
4i4 L HUMANISME DEVOT
voyant comment les courtisans et les mondains sont détra-
qués depuis ces propositions de la grâce, disant à tous
moments : Hé ! qu'importe-t-il comme Ton fait, puisque si
nous avons la grâce, nous serons sauvés, et si nous ne l'avons
point, nous serons perdus. Et puis ils concluent par dire :
(( Tout cela sont fariboles ; voyez comme ils s'étranglent tré-
tous ; les uns soutiennent une chose, les autres une autre ».
Avant toutes ces questions-ci, quand Pâques arrivaient, ils
étaient étonnés comme des fondeurs de cloches, ne sachant où
se fourrer et ayant de grands scrupules. Présentement ils
sont gaillards et ne songent plus à se confesser, disant : ce
qui est écrit est écrit. Voilà ce que les jansénistes ont opéré à
l'égard des mondains. Pour les véritables chrétiens, il n'était
pas besoin qu'ils écrivissent tant pour les instruire, chacun
sachant fort bien ce qu'il faut faire pour vivre selon la loi*.
VI. Mais ce que nous devons surtout retenir dans ces
longues controverses de l'humanisme dévot contre l'esprit
janséniste, ce sont les manifestations positives, les certi-
tudes passionnées de Pesprit contraire. Qu'il s'agisse du
salut des infidèles, du sort des enfants morts sans bap-
tême, de Padministration des sacrements, de la définition
même du christianisme et de la grâce, nos auteurs et
Bonal en particulier, puisque nous Pavons choisi comme
porte-parole de son parti, s'expliquent avec une décision,
une générosité, une chaleur éloquente qui, je le crois, ral-
lieront presque tous les suffrages.
Se doit-on imaginer que Dieu n'a pris aucun soin et qu'il
n'a tendresse quelconque ipour toutes ces âmes sans nombre
qui n'ont jamais rien vu ou connu des mystères de l'Evangile ?
Peut-on se former une certitude si hardie que de dire sans
douter que tant de gens qui n'ont point porté le nom de chré-
tien, n'ont eu aucune part à la grâce chrétienne? 11 s'en
trouve qui Passurent de la sorte, comme si Dieu le leur avait
révélé. Et, qui plus est, il y en a qui croient honorer Dieu et
(i) Cette lettre qui est de décembre i655 et, par conséquent, contem-
poraine du hvre de Bonal, se trouvait dans les papiers de Conrart. C'est,
je crois, L. Aubineau qui l'a publiée le premier, dans un article sur l'édi-
tion des Provinciales par Maynard (i85-2) article qui a été reproduit dans
les notices littéraires d'Aubineau sur le XVII' siècle (iSSg).
HUMANISME DEVOT ET .1.VNSBNISME ', if»
sa grâce par cette créance sauvage!... Arrêt véritablement
farouche, qui se discrédite par Thorreur de ses propres termes,
et qui bien loin de tenir rien de cet air divin que les saintes
lettres appellent : le sens du Seigneur, n'a pas seulement un
rayon, ni une apparence de sens humain, puisqu'il ne respire
qu'inhumanité *.
« Sauvage », le mot est fort. Qui le trouvera trop dur? Non,
l'église de Dieu ne reçoit point de sentiments si cruels et ne
se peut pas persuader que durant plus de quarante siècles,
depuis Gain jusques après la mort de Jésus-Christ et de ses
apôtres, il se soit fait, à faute de grâce, un débris si général
et si effroyable de tant d'âmes perdues sans ressource, et qu'il
s'en fasse encore autant jusqu'à la fin du monde, partout où
Ton ne peut avoir aucune nouvelle de Jésus-Christ ^
Bonal montre, s'il se peut, plus de tendresse encore,
aux enfants morts sans baptême.
Certes si Periclès a dit autrefois, haranguant les Athéniens,
que priver la république de la jeunesse, ce serait la même
chose que d'ôter le printemps h l'année, nous aurions encore
meilleure raison de dire que priver les enfants du salut éter-
(i) Le chrétien..., II, p. 4-
[i) II)., II, 262. Toute grâce nous vient par le Christ, et il n'est de
salut que par lui. Bonal n'oublie naturellement pas ce dogme des dogmes.
« Toute religion aboutit au Christ, écrit-il, c'est-à-dire, à humaniser
Dieu pour diviniser les hommes », I, p. 24. « Si le nom de chrétien a
pris son commencement dans Antioche, la foi des chrétiens a pris le
sien dans le paradis terrestre », I, p. 24. « La révélation de la doctrine
chrétienne a été, en tout siècle, la même en son essence et en sa vérité,
encore qu'elle n'ait pas été, en tout temps, distribuée en même degré, en
même mesure... Nous pouvons dire que Jésus-Christ a fait le jour de toutes
les lois, comme le soleil fait celui de toutes les zones et de la glacée et de
la tempérée et de la torride. Je veux dire qu'il est le seul prince de la
lumière spirituelle et de la grâce surnaturelle en tout le cours de la durée
du monde, à l'égard de ceux qui ont vécu en la loi naturelle, en la loi
écrite et en la loi de l'Evangile », I, p. 9. Ceux donc qui sont sauvés sans
avoir connu explicitement le Christ, ne sont sauvés que par lui. Je n'ai
pas du reste à justifier ici techniquement la théologie de Bonal, et je
n'apporte ces textes que pour leur magnificence. De son côté, Yves de
Paris, à propos de la thèse janséniste sur les vertus des païens qui ne
seraient que des péchés, « voilà, disait-il, l'idole la plus abominable,
l'opinion la plus sacrilège qu'on puisse élever dans les esprits contre »,
la justice et la miséricorde divine. Des miséricordes..., p. 6i. Sur la con-
naissance implicite du Christ, cf. Bonal II, ch. xxvi, § i5.
\\i^ l'humanisme dévot
nel, ce serait arracher toutes les fleurs de TEi^lise militante et
triomphante. Il n y a point d'apparence que celui qui a ouvert
le royaume des cieux aux femmes débauchées et auxpublicains,
ait voulu le fermer à ces petites âmes innocentes, qui n'ont
jamais eu le loisir ni la volonté de pécher. Depuis que le
Verbe incarné a uni sa divinité aux membres d'un enfant et
qu'il a consacré les entrailles où il a été conçu, le sein qu'il
a sucé, les maillots qui l'ont enveloppé et le berceau où il a
bégayé, il n'y a point de si petit âge qui soit incapable de
salut et qui ne soit assez mûr pour la grâce \
Ceci n'est qu'un prélude. Quand il en arrive au point
douloureux de cette obscure controverse, Bonal hésite
naturellement davantage. Au moins dit-il fermement que
ceux qui « n'ont senti aucun plaisir de leur coulpe... ne
sentiront aucun déplaisir de leur peine » et que « dans une
paisible indolence, ils n'auront ni bien ni mal en l'autre
monde » ". Telle était l'opinion presque générale des bons
esprits de ce temps. Pourquoi faut-il que cette opinion
ait scandalisé Bossuet?
Païens d'avant le Christ, enfants, pécheurs endurcis, il
voudrait sauver tout le monde.
L'histoire de la Genèse représentant la disgrâce de la misé-
rable Agar... raconte que, comme elle errait dans le désert de
Barsabée, la provision d'eau vint à lui manquer. En cette
extrémité, cette mère désolée n'eut pas le courage de voir
mourir son fils. Elle le mit au pied d'un arbre et se détourna
loin à l'écart, aimant mieux avancer sa perte que d'y assister.
Mais un Ange l'appela du ciel pour lui dire que « Dieu avait
exaucé la voix de l'enfant », et dès lors les yeux lui furent
(i) Le chrétien..., II, p. 306.
(2) Ib., II, pp. 332. Il semble que. dans son for intérieur, Bonal ait
admis sur ce point une opinion beaucoup plus consolante. « Nous ne
disons pas ici avec Cajetan que Dieu accepte en faveur des enfants le
désir du baptême enfermé dans les prières et dans la dévotion des parents.
Nous ne disons pas même, ce que semblent croire Alexandre de Halès,
saint Bonaventure, Sylvestre, Gabriel, Gerson et dautres grands théolo-
giens et saints docteurs de l'Eglise catholique, que Dieu s'est réservé la
liberté d'appliquer les mérites de Jésus-Christ sans cérémonie exté-
rieure... Il en est ce que Dieu sait et ce qu'il n a découvert encore qu'à
sa Jérusalem d'en haut... Mais sans suivre ni condamner aucune de ces
conjectures... », II, p. 3 12.
HUMANISME DEVOT ET JANSÉNISME /1I7
ouverts, pour découvrir un puits tout proche, d'où elle puisa
de l'eau pour sa vie et pour celle de son Ismaël.
Cela ne veut-il pas dire, Théophron, que Dieu est le pre-
mier père des créatures délaissées, et des mères sans consola-
tion et des enfants sans secours... S'il est obligeant envers le
fils de la mère libre, il n'est pas cruel pourtant à celui de la
mère esclave. S'il écoute les prières et la dévotion du peuple
fidèle qui sait implorer son saint nom, il ne dédaigne point
l'ignorance et l'aveuglement des nations infidèles qui ne con-
naissent point les mystères de son culte ni les secrets de sa
révélation. Car, quand il n'y aurait ni cri, ni larme, la misère
des enfants est une voix qui monte jusqu'au trône du Père
infini et il n'a pas besoin de requête, d'avertissement ni de
mémoire, ni pour pardonner à la personne du pécheur, ni
pour se souvenir et de quel limon est pétrie cette nature
infirme et que tout homme n'est rien que chair. C'est assez
demander que d'être misérable devant ses yeux... Enfin,
Théophron, s'il y a de l'eau assez au milieu des sablonnières
et de la sécheresse du désert, il y a de la grâce de Dieu suffi-
samment pour les âmes des réprouvés au milieu de leur erreur
et de leur malice. Et cela, parce que « le Fils de l'homme est
venu chercher et sauver tout ce qui était perdu ; et que ce
n'est pas la volonté de Votre Père qui est aux cieux, qu'aucun
de ces petits périsse » ^
Les portes de Port-Royal ne prévaudront pas contre la
solide et bienfaisante beauté de cette page. Quelle noble
sensibilité ne nous cachaient pas la « sobre sagesse » de
Bonal, son bon sens paisible et la discrétion de son goût!
Il n'a pas les éclats soudains d'un Pascal ou d'un Bossuet.
Rien qui ressemble à l'enthousiasme d'un prophète. Tous
les excès, même de plume, lui font peur.
Les esprits modérés et sincères, dit-il quelque part, cher-
chent un christianisme plus calme et plus pacifique (que celui
de Jansénius) qui assure et console le cœur et non pas une
religion fiévreuse et agitée qui d'abord lait des transports au
cerveau et qui tourmente et gêne la conscience au lieu de la
guérir -.
(i) Le chrétien..., II. pp. -26. 37.
(2) Ih., préface.
I. 27
4i8 L HUMANISME DEVOT
Réduire, écrit-il ailleurs, toute la vie chrétienne à
« massacrer le corps de peines indiscrètes (et) l'esprit de
terreurs paniques,
ce sont les deux partis de la fausse et superbe dévotion,
laquelle ne connaît point les bornes du culte raisonnable et
tranquille que Dieu demande de nous et ne croit point que
les sacrifices soient assez religieux, s'ils ne sont passionnés et
tragiques. Comme ces amants de théâtre qui pensent que leur
scène est plate et froide s'ils font l'amour sans fureur...^
« Raisonnable », « paisible », « modéré », ces épithètes
reviennent sans cesse sous sa plume d'humaniste et il
prend toujours « tragique » dans le mauvais sens. Ces
riens jugent l'homme. Qelle chaleur néanmoins dans
tout ce qu'il pense et comme il se donne de toute son
âme généreuse à ses convictions !
Certes, Théophron, nous serions bien malheureux si nous
avions un Père au ciel de l'humeur que nous ne voudrions
pas avoir un père en terre, c'est-à-dire qui n'eût pas les
entrailles plus tendres que cela. Le Dieu des chrétiens n'a pas
un cœur de roche ni des yeux de fer pour faire naître et
pour voir traîner tant d'hommes au monde, destitués de tout
aide surnaturel, qui n'ont d'autre crime que celui d'être nés
d'Adam, n'étant point en leur pouvoir de naître d'un autre et
qui cependant, pour cela seulement, sont destinés irrémissible-
ment par son divin ordre à ne recevoir de lui aucun bien et
condamnés à ne souffrir que du mal. Notre foi nous élève dans
de meilleurs sentiments'".
Notre foi, ce n'est pas là en effet une vague sentimenta-
lité, c'est une théologie. Port-Royal parle toujours comme
s'il était seul à défendre le dogme de la grâce. Rien ne
lui donne droit à ce monopole. Le conflit n'est pas entre
grâce et nature, mais entre deux conceptions, l'une inhu-
maine, l'autre humaine, de l'ordre surnaturel.
(i) Le chrétien..., III, p. i44-
(i) //>., II, p. 274.
HUMANISME DEVOT ET JANSENISME 419
La grâce, dit Jacques d'Autun, a plus de complaisance que
la nature; comme elle est sœur de 1 amour, ou l'amour même,
elle fait tout par douceur ^
Et notre Bonal :
La grâce opère tout entière dans les moindres actions de
la vie ou domestique ou populaire. Cette grâce est comme une
lumière ou influence céleste, souple, pure et facile. Partout où
elle se trouve, elle conserve sa dignité. Elle ne force rien ;
elle s'accommode à toute sorte de matière..., elle règle le
trafic des marchands et l'ordre des familles privées, comme la
discipline des armées et la politique des conseils ; elle sanc-
tifie les sobres repas de ceux qui ont besoin de manger et de
boire, comme les austères abstinences de ceux qui jeûnent;
elle conduit le ménage d'une simple femmelette dans la voie
de salut, comme la direction d un contemplatif dans les vols
d'esprit de la vie extatique. La même pluie arrose les cèdres
du Liban et l'hyssope delà campagne^.
Grâce qui n'est refusée à personne, et dont les inspi-
rations travaillent chacun de nous.
Sur la connaissance que nous pouvons tirer de la pratique
des hommes, mais bien plus encore sur le soin que nous
savons et sentons, chacun à part nous, que Dieu prend de
notre homme intérieur, ne feignons point d'avancer hardiment
que dans toutes les parties de la terre habitable, dans toute
secte, dans toute superstition, dans tout genre de vie, il y a
peu de personnes qui n'expérimentent, presque tous les jours,
qui plus, qui moins, ce commerce profond et cette communi-
cation interne et continuelle de Dieu, touchant, excitant, pré-
venant, avertissant, reprochant, appelant, sollicitant, ou d'une
manière ou d'une autre. Il en est, sans doute, qui n'y prêtent
ordinairement que la superficie de leur attention, comme qui
sommeille ou qui dort. Et si encore ne peuvent-ils s'empêcher
d'ouïr très souvent, dans les cavernes obscures de leurs cœurs,
retentir l'écho de cette divine voix, qui leur dit : sauve ton
âme ; retourne, retourne, ne pèche plus. Mais, au bout, il
n'en est point du tout, ni n'en sera d'un bout du monde à
(i) Les justes espérances..., \, p. 485.
(î) Le chrétien..., III, pp. 164, i55.
420 l'humanisme dévot
l'autre qui, jamais, en aucune rencontre, en aucune bonne
heure de sa vie, n'ait reçu un seul bon mouvement, ni aucune
inspiration de Dieu. Qui niera que partout où il y a cons-
cience, il n'y ait quelque impression de la grâce de Dieu^?
Ainsi nos humanistes ne paraissent jamais plus humains
que lorsqu'ils glorifient la grâce. Ils feraient un moindre
crédit à notre nature s'ils ne la voyaient pas divinisée, dès
le lendemain de la chute, par les mérites du rédempteur.
Si pour eux « théologie inhumaine » est synonyme de
théologie inexacte, c'est que Dieu a créé l'homme à son
image et Ta racheté en se faisant homme. Bien loin de
répugner à la grâce, tout ce qui est noblement et profon-
dément humain s'accorde merveilleusement avec elle. Elle
nous achève. Elle nous couronne sans nous mutiler.
Qu'est-ce donc que le chrétien, Théophron ? Premièrement
notre chrétien suppose en chaque condition l'homme de bien,
l'honnête homme, l'homme d'honneur, et puis par-dessus tout
cela, c'est l'homme de Dieu ^.
S'il entend bien cette formule, — qui est la formule
même de l'humanisme dévot — un vrai janséniste ne la
souscrira jamais.
(i) Le chrétien..., II, p. aSi.
(2) Ib., III, p. 14.
CHAPITRE II
YVES DE PARIS — L'HOMME ET L'ÉCRIVAIN
I. Comment le P. Yves est-il aujourd'hui si oublié? — Sa place dans l'his-
toire de l'humanisme. — Sa naissance. — Ses débuts au barreau. —
Qu'il n'avait pas l'esprit juridique. — La vocation religieuse, — Ce
qui l'attirait chez les capucins, — Liberté et simplicité de l'Ordre. —
Les missions dans les campagnes. — L'activité littéraire du P. Yves.
II. Que la contemplation vaut mieux que l'action. — Description de la
contemplation. — Ses délices. — La promenade du sage, — Lever de
soleil. — Dévotion à la lumière. — Les infiniment petits. — Le musée.
— Autres objets de la contemplation du P. Yves. — Les voyages. —
Différences entre le contemplateur et le curieux. — Que la contempla-
tion est une vertu. — De la contemplation à l'extase.
III. Style du P. Yves. — Les rythmes. — Les images.
V. Le mage. — La philosophie chrétienne et l'astrologie. — Le défi aux
étoiles. — L'horoscope des empires. — Le Fatum universi et les pré-
dictions du P. Yves.
I. Lorsque je commençais le présent travail et même,
lorsque je pensais toucher au terme de mes recherches,
j'ignorais encore tout d'Yves de Paris et jusqu'à son nom.
Ou plutôtje l'entrevoyais, mais comme un de ces êtres fictifs
que nous nous créons à nous-mêmes et qui incarnent pour
nous l'esprit, la perfection souveraine, Tidée enfin d'une
époque ou d'un mouvement. C'était vers lui que j'allais,
c'était lui qu'ébauchaient, que préparaient et qu'auraient
dû être les Camus, les Binet, les Bonal et autres person-
nages de moindre valeur. 11 était pour moi l'archétype de
l'humanisme dévot, un Marsile Ficin qui aurait écrit Yin-
troductioii de la vie dévote; un François de Sales qui aurait
soutenu les neuf cents thèses mirandoliennes de omni re
scibili; un Sadolet raffiné et populaire tout ensemble qui,
4'2'2 l'humanisme dévot
laissant la langue de Gicéron, aurait manié le français avec
la souplesse persuasive d'un Fénelon ou d'un Malebranche.
Qu'un pareil homme eût jamais existé en chair et en os,
et pendant le xvii° siècle, c'eût été trop beau. Quant à
rencontrer ce Platon dévot sous la bure franciscaine et,
pour tout dire, capucin, l'espoir ne m'en serait jamais
venu. Ainsi toujours nous confondront les miracles inces-
sants de la nature, du génie humain et de la grâce.
Il semble que ses contemporains aient reconnu le
mérite de ce personnage extraordinaire que l'éditeur de
ses œuvres posthumes appelle « le beau génie de son
siècle, le porte-plume de son temps et l'honneur de son
Ordre par sa vie également dévote et savante » ^ : mais il
semble encore, et ceci est plus surprenant que tout le
reste, il semble que dès avant la mort du P. Yves de
Paris, l'oubli ait commencé à se faire autour de lui, un
oubli que depuis lors, plus de deux siècles ont solidement
consacré. Dès 1679, quelques années après la mort du
P. Yves, un de ses admirateurs les plus enthousiastes, le
célèbre bénédictin Hugues Mathoud, s'irritait contre cette
indifférence croissante. Peut-on s'expliquer, écrivait-il
des eaux de Bourbon à l'abbé de Saint-Martin, « le profond
silence que gardent les capucins au sujet de leur P. Yves ?
N'est-ce pas navrant et stupéfiant ? J'en vois plusieurs ici,
dans ce trou où toute la France boit ou se baigne ; je les
harcèle de mes questions sur le P. Yves. Les uns se
taisent, les autres font la petite bouche ». De son côté,
l'abbé de Saint-Martin, annotant la lettre de son ami avant
de la placer dans ses tablettes, déclare faire sienne la
colère du P. Mathoud — me querimoniae conscium multus
profiteor, et parle avec la même amertume du silence cri-
(i) Les fausses ovinions du monde... (Paris, 1688), avis au lecteur. De
même, dans la préface du Magistrat chrétien (1688), il est dit que « per-
sonne, sans injustice, ne lui peut refuser d'être la forte plume du siècle,
le fléau de l'hérésie, le défenseur de l'Eglise, l'adrairalion de l'univers ».
Ajoutons que l'éditeur de ces œuvres posthumes est le propre neveu du
P. Yves, dont il avait pris le nom en entrant à son tour chez les capucins.
YVES DE I»AUIS 4'^^^
ininel des capucins : de Yvone nostro sileiitibus perperam
capucinis\
Il n'est que trop vrai ; les capucins n'ont presque rien fait
jusqu'à nos jours pour sauver la mémoire d'un de leurs
plus grands hommes. Négligence d'ailleurs plus fâcheuse
que coupable. Yves les gènait-il par la hardiesse ou la
bizarrerie de quelques-unes de ses idées? Je ne le crois
pas. Ceux de sa génération l'ont aimé, l'ont placé très haut.
Nous en avons des preuves certaines et nous savons qu'il
n'aurait tenu qu'à lui d'occuper les premières charges de
son Ordre. Mais il a vécu trop longtemps et quand il a
disparu, âgé de plus de quatre-vingts ans, les beaux jours
de rhumanisme dévot étaient passés. Finies les hautes
spéculations platoniciennes, bridée la curiosité universelle,
éteinte l'ardeur confiante et libérale, assombri l'optimisme
de cette époque généreuse. Les capucins de 1679 qui
n'avaient pas lu le P. Yves ou qui haussaient les épaules
en parlant de lui, étaient les contemporains de Nicole et
de Bouhours. Réfractaires sans doute comme le P. Yves
à l'esprit de Port-Royal, ils acceptaient néanmoins toutes
les autres disciplines du grand siècle, les plus dépri-
mantes comme les plus saines. Eh quoi! ne voyons-nous
pas les jésuites eux-mêmes, ordinairement plus soucieux
des gloires de leur Ordre, oublier bientôt le P. Binet,
faire fi du P. Garasse et traiter le vieux Richeome avec
(i) Celte curieuse pièce qui m'a été fort aimablement communiquée par
le savant archiviste des capucins, le R. P. Edouard d'Alençon, se trouve
à la bibliothèque d'Auxerre dans un recueil de pièces diverses intitulé :
Bibliothèque d'un senonais (t. IX, p. 299 sq.). Au reste, un savant capucin
qui a bien voulu lire les épreuves du présent livre, estime que le P. Ma-
thoud exagère. Non seulement Wadding (i65o) traite le P. Yves de « vir
insignis », mais encore Bernard de Bologne (1747) lui consacre quatre
colonnes dans des éloges des capucins illustres. « Inter illustriores nostrae
religionis viros recensendus quin et totius Galliae sua setate communiter
appellatur Phœnix. Sublimi et perspicacissimo potens ingenio ». — Oui,
sans doute, les bibliographes et les historiens de l'Ordre le mettent
très haut, mais si les capucins du xviii^ siècle et du xix*^ siècle avaient
conservé le culte de leur P. Yves, leur premier soin eût été de le rééditer,
de le répandre, ce qu'ils n'ont pas fait. Toutes les apparences semblant
montrer que, dix ans après sa mort, le P. Yves n'était plus connu que
d'un très petit nombre d'amateurs.
4'24 L HUMANISME DEVOT
une compassion presque méprisante? Notre capucin est
certes plus grand que tous ceux-là, mais où a-t-on vu que
l'immortalité fût nécessairement promise au génie? Hé,
s'écriait le P. Yves,
combien y a-t-il de grands personnages, de princes, de capi-
taines, d'hommes admirables en doctrine et en prudence dont
la mémoire est ensevelie dans l'oubli!...
Il ne pensait pas à lui-même quand il parlait de la sorte,
au reste plus joyeusement résigné que personne à faire
bon marché de sa propre gloire.
Je suppose, continuait-il, qu'oi\ ait quelque lieu dans l'his-
toire : quel grand avantage y a-t-il d'être nommé de ceux qui
ne connaissent pas nos personnes ; et qu'un petit nombre de
curieux, dans la postérité, ne soient informés des actions de
notre vie que pour nous mettre au-dessous d'une infinité de
grands personnages ?. . . Il me semble que cela ne mérite pas les
empressements de nos esprits ^
Quoi qu'il en soit, un hasard bienheureux m'a mis sur les
traces de ce capucin oublié, un de ces hasards que le
P. Yves attribuait à la conjonction des astres ou aux
secrètes directions des anges. Je l'ai rencontré où il
devait naturellement se trouver, mais où je ne le cherchais
guère, à savoir dans un mémoire catalan sur Raymond de
Sebonde. Dans un des chapitres de ce travail, Fauteur,
un bon élève de Menendez y Pelayo, indique les princi-
pales « théologies naturelles » qui ont été composées depuis
le fameux Liber creaturarum traduit par Montaigne, et
entre autres, celle du P. Yves^
Par bonheur, j'étais à Rome où les vieux livres religieux
se trouvent plus facilement qu'à Paris, et j'eus bientôt
sous la main non seulement la Théologie naturelle,
œuvre maîtresse du P. Yves, mais dix autres volumes
(i) La théologie naturelle..., 11, pp. 362-303.
(•2) Salvador Bové. Assaig criiich sohrel filosoph harceloiti en Jianion
Sihiude y BRrcelone, 1896, p. l'Ji.
T^~y^^^^^d^^.
œL'.OuxE'Sj,
Yves de Paris.
YVES DE PARIS filty
de lui. Quelle surprise, quel éblouissement, quelle
joie parfaite! Pogge ne fut pas plus ému lorsqu'il décou-
vrit \ Institution de Quintilien dans les oubliettes de
Saint-Gall. Auprès de ce beau génie lumineux, Riclieome
qui m'occupait alors, et Binet et les autres faisaient une
figure si misérable que j'eus un moment la tentation de
les délaisser. Mais, ce faisant, j'aurais sacrifié une des
conclusions les plus réconfortantes de mes recherches. Il
est bon de penser que de tels hommes ne sont exception-
nels que par les dons de Fesprit ou du style, continuant,
pour le reste, une tradition déjà ancienne et fort répan-
due. François de Sales et Bonal exceptés, le P. Yves l'em-
porte et de beaucoup sur tous les écrivains que nous
avons étudiés jusqu'ici, mais il est bien de leur famille.
Suprême représentant de l'humanisme dévot, il achèvera
l'histoire que nous avons entreprise et lui donnera son
plein sens.
Un chartiste arriverait sans doute à reconstituer l'his-
toire extérieure du P. Yves, mais pour l'instant nous
n'avons sur ce sujet qu'un nombre insignifiant de certi-
tudes. Les annalistes de son ordre disent qu'il avait
trente ans lorsqu'il fut admis chez les capucins en 1620, et
quatre-vingt-huit ans lorsqu'il mourut en octobre 1679. Il
est donc né à Paris — son nom de religion l'indique —
dans la dernière décade du xvi^ siècle : quant à son nom
de famille, je n'ai pu le retrouver. Il était certainement de
bonne et très riche maison ^ Noblesse de robe, sans doute.
Son livre du gentilhomme chrétien nous le montre initié
aux usages du grand monde. Vous avez, dans les aca-
démies, dit-il par exemple,
les exercices de la danse qui rendent les mouvements du
corps si flexibles, si souples, si prompts, néanmoins si régu-
liers qu'ils suivent tous les accords, les demi-tons, les feintes,
les délicatesses du violon... Au fleuret, ils vont aussi vite que
(i) Son ami. le bénédictin Mathoud l'affirme dans la leUre citée plus
haut.
4*^6 l'humanisme dévot
le temps ; ils le devancent même et le prennent en son défaut,
quand un même coup pare et porte, soutient et blesse son
ennemi... Au voltiger, le corps vole sans aile, s'abat, se relève,
fait ses voltes, se soutient en équilibre, se remet en selle après
mille surprenantes passades, comme s'il était sans os, sans
pesanteur, et qu'il eût déjà, par avance, Fagilité des bienheu-
reux... Là, le principal des exercices est de bien monter à
cheval... 11 est impossible de ne pas aimer un animal si géné-
reux et tellement d'accord avec l'homme... L'inclination qu'on
a pour lui fait qu'on en prend le soin, qu'on étudie ses pas-
sions et les marques extérieures qu'on peut avoir de ses
bonnes qualités ^
Fond et forme, son œuvre entière est d'un gentilhomme.
Ce contemporain de Garasse et de Binet n'a pas moins
de délicatesse que Fénelon. Même sur le chapitre des
femmes, il est d'une urbanité parfaite et, sauf une seule
ligne, ou trop naïve ou presque vulgaire, on peut tout
citer de lui.
Le patron qu'il se choisit en entrant chez les capucins
nous indique sa première vocation. Avocat de grand
avenir, nous dit-on, sa jeune éloquence aurait frappé les
contemporains : in ipso Galliorum primo senatu eloquentise
forensis laurea sublimis^. «■ Il brilla dans sa jeunesse,
disent de leur côté les capucins, dans le plus fameux Par-
lement du monde, et il s'y fit admirer lorsque les autres à
peine savent-ils balbutier. Il n'y a fait que passer quelques
années. Il s'est fait regretter pendant plusieurs autres" ».
Sa vraie place néanmoins ne pouvait être au palais. La
rigueur étroite et le formalisme de l'esprit juridique
gênaient le vol naturel de sa pensée. Quelle sujétion, dira-
t-il plus tard,
de demeurer toute une longue matinée fixe sur un siège, l'es-
prit si attentif aux faits que l'on pose et aux discours qu'on
(i) Le gentilhomme chrétien..., pp. 182-184.
(2) Lettre déjà citée de Mathoud.
(3) Eloges historiques de tous les grands hommes et très illustres reli-
gieux capucins de la province de Paris... B. ?s. V. fr. 25o46 (pp. 353-359).
YVES DE PAIIIS 427
lui tient... qu'à Tinstant il en faut juger avec une exactitude
à qui rien n'échappe, sous peine de la conscience et de l'hon-
neur! Cela ne peut être que désagréable à une bonne âme,
réduite à retirer ses pensées des entretiens délicieux de la
philosophie et de la contemplation, pour les attacher à cette
chicane ^
A la justice abstraite et faillible des codes, il opposait
« l'équité », c'est-à-dire '< la loi de la nature gravée dans
nos âmes par la main de Dieu ».
Les lois civiles, disait-il encore, portent leurs décisions en
termes impérieux qui ne veulent que le respect et l'obéissance,
sans alléguer de raisons ni recevoir de réplique ; mais d'au-
tant qu'elles sont faites sur des cas qui arrivent le plus souvent,
non pas toujours, elles pécheraient contre la justice qu'elles
veulent établir, si ces résolutions générales s'étendaient sur
des choses, dont les considérations sont fort éloignées de
celles qu'elles eurent pour fin. De là vient le commun reproche
qu'un droit général est une souveraine injustice. Pour Tempê-
cher, il faudrait autant de lois qu'il y a d'afFaires parce que
chacune a ses circonstances qui la tirent du commun et qui
demandent un droit particulier. Or, comme tant de lois ne peu-
vent pas être faites et que les contingences, ayant des diversités
infinies, ne peuvent ni être prévues ni être réglées, nous
avons besoin de quelque remède général. Il faut nécessaire-
ment que les personnes publiques aient recours à l'équité natu-
relle ; qu'elles soient des lois vivantes pour tempérer les lois
écrites et pour ne se pas tenir dans la rigueur insupportable des
tyrans ou des formalistes, attachés opiniâtrement à la lettre
qui tue, sans considérer l'esprit d'où dépend la vérité ^.
Nous n'avons aucun détail sur les circontances qui ont
décidé de sa vocation religieuse, mais nous savons qu'en-
trer chez les capucins fut pour lui une chose towte simple
et comme naturelle. Platon, Sénèque, Epicure n'auraient
pas moins fait, s'ils avaient connu le vrai Dieu.
Les nerfs qui se terminent à l'extrémité des pieds sont tou-
jours tressaillants d'esprits qui s'offensent beaucoup du
(i) Gentilhomme chrétien... pp. 48-49.
(2) L'Agent de Dieu dans le monde..., pp. 384-a85,
4^8 l'humanisme dévot
moindre froid... Platon nous décrit l'amour nu-pieds et fort
pauvrement couvert, parce qu'il est libéral jusqu'à en devenir
pauvre, par des largesses qui seraient une prodigalité, s'il ne
donnait aucunement à lui-même en donnant à celui qu'il
aime. Demandez à un religieux pourquoi il s'expose à ces
incommodités. Il vous dira qu'il a plu à Dieu d'allumer dedans
son cœur les flammes d'un amour si violent qu'il a cru pouvoir
vaincre le froid et la nudité ^.
Où, mieux que dans un cloître, trouverait-il cette « tran-
quillité d'esprit » vers laquelle soupiraient avant lui
« Epicure et les stoïciens », et qui n'était pour eux
qu'une disposition propre h vaquer avec plus de liberté h la
connaissance du Souverain Bien et pour s'y arrêter, n'en étant
pas distraits par le tracas des affaires et par le mouvement
déréglé des passions'^ ?
Contempler sans relâche le souverain bien, telle était
pour le P. Yves la fonction essentielle de tout Ordre reli-
gieux et même des plus actifs. Une congrégation, disait il,
« fait montre » de ses prédicateurs, elle les
expose comme une écorce pendant qu'elle conserve au dedans
le germe de sainteté en la personne des contemplatifs desquels
Dieu se fait un sanctuaire qui ne doit pas être profané par une
grande conversation -K
Yves de Paris semble avoir été pleinement heureux dans
sa vocation. A vrai dire, il ne répond pas tout à fait à l'idée
que l'on se fait aujourd'hui d'un capucin, mais on ne le
(i) Lea heureux succès de la piété (édit., i633), p. 547- 11 dit plus haut
que Jésus-Christ « a fait voir les essais » de la perfection chrétienne
« en la vie des philosophes » {Ib . y p. 2) et que Sénèque a était dans la
plus sublime pratique de la morale » {Ib., p. 33).
(2) Les heureux succès..., p. 4i-
(3) //>..., p. 211. C'est sur ce principe qu'il s'appuie lorsqu'il veut répondre
aux attaques de J. P. Camus contre les capucins. « Juger, disait-il, de la
perfection d'un ordre par l'un de ses religieux qui s'emploie dans la vie
active et qui quelquefois se relâche un peu de la mortification, par con-
descendance ou par faiblesse, c'est juger du tempérament d'un corps par
im doigt blessé ». fb., p. aia.
YVES DE PARIS \±i)
voit non plus, ni chanoine, ni bénédictin, ni jésuite ni
même oratorien. Il i'audrait créer un ordre religieux, séra-
phique et platonicien tout ensemble, pour cet unique et
très singulier personnage. Après tout la bure francis-
caine, symbole d'austérité, d'humilité et de je ne sais quelle
indépendance, est encore l'habit qui lui va peut-être le
mieux. Très indépendant et rétractaire à la plupart des
contraintes sociales ou mondaines, il aimait fort la
liberté et l'intrépidité capucines. « Il faut un pauvre reli-
gieux, écrivait-il, pour dire la vérité et pour faire la cor-
rection des crimes sans appréhension des puissances
temporelles \ »
Il est rare, disait-il encore, de rencontrer un autre qu'un
religieux qui parle hardiment, qui condaaine en chaire les
vexations d'un pauvre peuple, les abus de la justice, les
simonies, et qui dise plus encore s'il voit que roccasion lui
soit favorable^.
Malgré sa délicatesse naturelle et le raffinement de sa
culture, il trouvait bon que le religieux fût ou se fît peuple,
oubliât ou méprisât l'artifice des salons. Connu au palais
pour son éloquence et lié d'amité avec de grandes familles,
il aurait facilement brillé parmi ceux qui ne veulent
« déclamer que dans les grandes paroisses » et qui « font
Tamour aux chaires des villes ))^. Ennemi de toute espèce
de faste, et entre autres, du faste oratoire; plein de ten-
dresse et de piété pour les simples, il préférait ces missions
dans les campagnes auxquelles il a dû se consacrer dans
les premières années de son ministère.
Vous verriez, à la seule publication du pouvoir qu'ont les
religieux d'absoudre lors des cas réservés, tous les habitants
d'un village quitter leurs exercices ordinaires pour apprendre
ceux de piété... Ils veillent des nuits entières dans les églises...
(i) Les heureux succès..., p. 655,
(2) //;., p. 654.
(3) //>.,, p. 656.
\^o l'humanisme dévot
On entend les voûtes qui résonnent des frappements de poi-
trine, des grands soupirs qui en sortent et des voix plaintives
qui, par élans, s'élèvent au ciel pour en obtenir miséricorde.
Ils assicofcnt les confessionnaux de tous côtés... Aussi ces
pauvres personnes reçoivent tant de soulagement de ces visites
et de ces remèdes sacrés qu'ils ne sauraient abandonner leurs
libérateurs, quoique la nécessité du vivre les rappelle à leur
travail, ils ne laissent pas de les suivre en procession par les
villages circonvoisins ^
Ces processions rustiques sont la seule gloire humaine
que le P. Yves ait ambitionnée. L'histoire a de ces fan-
taisies qui dérangent le simplisme de nos constructions.
Qui l'aurait pensé, que la Renaissance vaincue et proscrite
trouverait un dernier asile dans le cœur et dans Tesprit
d'un capucin, d'un vrai capucin !
Tout fait croire qu'après quelques années d'enseigne-
ment ou de missions, on aura permis au P. Yves de se con-
sacrer uniquement à la prière et à l'étude. Il regardait la
solitude comme « le pays des Muses » ^; il savourait, mieux
que personne, « les délices que nous recevons d'une sé-
rieuse retraite en nous-mêmes » % et il avait soif de cette
paix bienheureuse « où l'âme respecte la majesté de ses pen-
sées»''. En i632 paraît son premier volume : \es> Heureux suc-
cès de Ici piété ^ et dès lors, il ne cessera plus de produire.
(i) Les heureux succès..., pp. 657-660.
(2) Ib., p. 61 5.
(3) La théologie naturelle..., 1, p. SgS.
(4) Les morales chrétiennes..., II, p. 4^3.
(5) Dans ce livre, Yves s'était proposé de défendre les capucins atta-
qués par Jean-Pierre Camus avec autant d'étourderie que de violence,
comme nous l'avons dit plus haut. Il y a là quelques malices à l'adresse
du clergé séculier, et un chapitre, d'ailleurs injuste, sur les romans de
Camus. Yves ne nomme pas l'évèque de Belley mais il le vise directement
quand il parle des mauvais livres. J'aime à croire qu'il n'avait pas lu les
romans de Camus. « Donner les impressions d'un amour charnel, écrit-il,
en faisant semblant d'instruire à la piété, c'est tomber dans l'abomination
de ceux qui, étant dans le temple, tournaient le dos à l'autel et pleuraient
Adonis dans le sanctuaire », p. 644- L^ livre, du reste, n'etst pas dans son
ensemble une œuvre de combat, mais d'exposition paisible et, qui mieux
est, de psychologie religieuse. Nous ne voulons nous défendre, dit
excellemment le P. Yves, qu' « avec ce que nous avons de divin », et il
YVES DE PARIS 4'^I
Ses quarante dernières années se comptent par ses
livres. Ce sont, pour ne citer que les principaux, les
quatre volumes de la Théologie naturelle (i6.'i;3-i6i^6) ; les
quatre volumes des Morales chrétiennes (i6v58-i64i>) ; les
quatre volumes des Progrès de Vamour divin (i642-i643) ;
le livre des Miséricordes de Dieu que nous avons men-
tionné plus haut (1645) ; les quatre in-folio du Digestum
sapientiœ. (1648-1672)^; le Fatum universi (I^i54) ; V Agent
de Dieu dans le monde (i656) ; le Jus naturale (i658) ; et
le Gentilhomme chrétien (1666). Qî]uvre grandiose, mais
inégale. Yves n'est jamais banal, ou même, à proprement
parler, verbeux, mais on le voudrait moins opulent et plus
ramassé. Philosophe magnifique, mais surtout poète, dès
que son imagination commence à s'éteindre,, il devient
assez monotone. Il a trop écrit et surtout trop longtemps.
Aucun livre de lui ne peut être rangé parmi les chefs-
d'œuvre de premier plan, comme sont, par exemple, le
Traité de U Amour de Dieu ou la Recherche de la Vérité.
Le chef-d'œuvre, le miracle, c'est Yves de Paris lui-
même.
11. Contempler est l'exercice habituel du P. Yves, sa
fin, sa raison d'être, la faction qu'il doit remplir ici-bas.
tient sa promesse, montrant lo « divin » dans les règles et les pratiques
de l'Ordre, et dans la vie des religieux (prédicateurs, écrivains, novices,
frères lais). Comme description apologétique de la vie religieuse, je ne
connais rien de plus pénétrant, de plus touchant, de plus convaincant.
Néanmoins le livre fit un beau tapage et aurait été condamné par l'As-
semblée du clergé de i634, si Louis XIII n'avait pas interposé son veto.
La lettre de Louis XIII est du lo mars i634. L'année précédente, le roi
avait désigné trois docteurs de Sorbonne, Duval, Isambert, Lescot, pour
examiner le livre incriminé, et ces docteurs avaient confirmé solennel-
lement les premières approbations. Le livre a d'ailleurs quelques har-
diesses de plume, mais aucune, me semble-t-il, qui justifie le ridicule
projet de censure. On trouvera ce dernier dans les Analecta juris ponti
ficii (février 1884). La vieille querelle entre séculiers et réguliers — dont
cette histoire n'est qu'un épisode — n'a pas d'intérêt pour nous, mais le
livre garde toute sa valeur positive et objective.
(i) Voici le titre complet de cette œuvre gigantesque : Digestum sapien-
tiœ in quo habetur scientiaruni omnium rerum divinarum atque humana-
rum nexus et ad prima princivia reductio. J'ai dû renoncer à me recon-
naître dans cette forêt, mais j'ai lu, avec plaisir, le Jus naturale rehus
creatis a Deo constitulum. Le latin du P. Yves est un peu laborieux et ne
vaut pas son français.
\'i'i l'humanisme dévot
Tous les sages demeurent d'accord que rhomme ne peut
avoir un emploi plus excellent que la contemplation qui met
la plus noble de ses puissances en exercice, qui l'attache à Dieu
comme les pures intelligences. Le gouvernement n'est qu'une
mécanique de cette éminente théorie ; il est tout dans l'action,
dans une foule d'affaires sans fin, dont les particularités abat-
tent l'esprit et l'attachent à la matière, sans lui permettre
presque un moment de liberté pour s'élever aux choses divines.
Les charges publiques ne sont donc pas le propre emploi des
grands esprits qui souffrent quands ils s'abaissent h ces né-
goces particuliers et qui néanmoins, dans leur repos, agissent
plus utilement pour le monde raisonnable, qui est la répu-
blique de tous les hommes, que dans les affaires importantes à
la félicité d'un état ^
Contempler, contemplation, ces mots reviennent cons-
tamment sous sa plume ; si nous les définissons tels qu'il
les entend, nous l'aurons défini lui-même. Platon et les
métaphysiciens poètes ; saint Thomas et les dialecticiens;
« le grand chancelier d'Angleterre » et les expérimenta-
teurs ; LuUe, Ruyesbroeck et les mystiques; un vrai con-
templateur est à la fois, le disciple de tous ces maîtres^.
La contemplation est en elFet un acte unique mais qui met
en branle toutes les puissances de l'âme ; elle est tout
ensemble, analyse et synthèse, observation et déduction,
sensation et intuition pure. Connaissance parfaite, elle
épuise tout son objet : elle saisit l'éternel dans l'éphémère,
la cause dans l'effet, l'effet dans la cause et tout cela d'une
prise à la fois spirituelle et sensible. Universelle, elle
(i) Les vaines excuses du pécheur..., l, pp. 49-100-
(2) Ce n'est pas ici le lieu d'étudier les sources du P. Yves et de par-
courir sa bibliothèque. Voici pourtant quelques-uns de ses auteurs préfé-
rés : Platon, Plotin, Philon, Jamblique, Hernies Trismegiste et les plato-
niciens de la renaissance, Marsile Ficin entre autres ; saint Thomas, qui
lui est toujours présent; Raymond Lulle et le cardinal de Cusa et Ruyes-
broeck ; Paracelse et autres hardis aventuriers de la pensée et de la
science; Ciceron, Sénèque, enfin Bacon. Il cite peu les Pères, relativement
du moins. Aussi bien tous ces auteurs, il se les est assimilés profondé-
ment ; il les invoque ou les paraphrase plus qu'il ne les cite. Chose
remarquable pour cette époque, les citations poétiques sont chez lui
extrêmement rares.
YVES DE PARIS /i'y:i
s'intéresse à tous les objets possibles : unifiante, elle
« trouve tout en chaque chose » ^
Sa contemplation est joie. Nul scrupule ne la trouble,
nul ascétisme ne la gêne. Elle est le libre et chaste jeu du
sage, du chrétien qui sait que Tunivers lui appartient et
qui se promène dans la création, dans l'histoire, dans la
vie réelle, dans les idées pures, aussi paisible, aussi roi
que le premier homme dans le paradis terrestre. Nous
savons que ce roi porte un cilice et s'impose une règle
très mortifiante, nous le savons, mais à le suivre, qui s'en
douterait? Dans ses exercices sublimes, il ne cherche, il
ne trouve que du plaisir.
L'homme qui est la fin du monde matériel et l'image plus
expresse de l'Archétype, se doit donner la jouissance de la vie,
avec des tranquillités et des douceurs qui surpassent incompa-
rablement celles de la nature. Il en a de grands sujets, car la
sagesse conduit sa contemplation par l'ordre des causes jus-
qu'à la première, où il puise les plus solides et les plus inno-
centes voluptés en leur source ; elle lui fait un spectacle conti-
nuel de toutes les merveilles de la nature".
Pour aller au spectacle, prend-on des habits de deuil ?
Platon condamne les Athéniens de ce qu'en leurs sacrifices
ils usaient d'un chant lugubre, qui n'est nullement convenable
aux félicités de Dieu ni même à la condition des hommes, qui
en ayant reçu des faveurs immenses, ne lui en doivent pas
rendre les actions de grâces avec des larmes, si elles ne sont
(i) Il dit ceci à propos de l'éducation du gentilhomme chrétien auquel
on doit apprendre « les grandes maximes... dont toutes les choses qui se
disent et qui se traitent ne sont que des conséquences ». « Pour faire cette
réduction, écrit-il, pour composer, pour ajuster à la morale des histoires
ou des paraboles en apparence ridicules, comme celles de Raymond Lulle
en son arbre des exemvles, il faut un esprit hors le commun qui sache
monter et descendre par l'échelle de la nature et trouver tout en chaque
chose. » Le gentilhomme chrétien..., p. iSy.
(a) Il revient souvent à cette même idée. Ainsi dans son Jus natiirale.
Le sage, dit-il, « adest huic mundano spectaculo, cum ad id se natum et
in araphitheatri medio positura iutelligat. Videt placide siderum, princi-
pum, legum, regnorum ortus et iuteritus ; hœc qu* niultis sœculis sus-
pensos tenuere populos, apud illum sunt velut per horam scena vel actus
magnae illius tragi-comedise », pp. 259-260.
I. 28
434 l'humanisme dévot
de joie. Ils doivent jjffrir leurs victimes couronnées de fleurs,
en témoignage de leur allégresse, pour montrer aussi que la
souveraine bonté leur donne un printemps comme éternel
dans une vie à qui les beautés et les altérations mêmes de
toutes les autres créatures servent d'ornementé
Suivons notre contemplateur « quand il se promène en
plein air », marchant « entre les créatures avec la con-
fiance d'un souverain qui a les affections de son peuple pour
garde » . L'aube va poindre. Respirons les premières délices
d'une journée toute délicieuse.
Au sortir de votre logis, vous êtes reçu d'un zéphir qui vous
flatte de sa fraîcheur et qui, en fermant les pores, rend les
esprits plus arrêtés aux magnificences d'un spectacle dont les
feuilles commencent de vous avertir par un petit bruit d'admi-
ration. La lumière qui remplit l'air de ses douces et toujours
croissantes effusions, sans que l'on en voie le principe, vous
montre par le commencement de cette journée quel était celui
du monde, devant qu'il y eût des astres. Et certes, il semble
que toutes choses reçoivent l'être, quand elles sortent des con-
fusions de la nuit avec les différences de leurs figures et de
leurs couleurs...
Le plaisir que reçoit l'œil de voir les grands espaces de l'air
blanchir de lumière et les corps parés de différentes couleurs,
le presse (le sage) de chercher l'origine de ces beautés, et
sans une longue consultation, il se tourne, comme par sym-
pathie, vers rOrient. Là que de richesses et que de miracles !
Ces petits nuages, dont l'envie n'est pas assez forte pour obs-
curcir l'astre du jour, se revêtent de ses livrées, et se rendent
les hérauts de sa venue. Ils se frisent, ils secrespent en petites
ondes de feu ; ils font des trônes de cristal, de longs portiques
de rubis et de diamants, des rues pavées d'agathes, des tapisse-
ries brodées d'or et de perles, et nous représentent comme les
foules d'un petit peuple lumineux qui marche devant le char
de son triomphe.
Il paraît enfin par un filet d'une lumière enflammée qui, en
moins de rien, croît en un demi-cercle et peu après se forme
en un globe tout achevé. Ne perdez pas ces instants précieux
où il vous est permis d'arrêter un peu votre vue sur ce beau
(i) Les morales chrétiennes.... Il, p. 569.
YVES DE PARIS 4^5
soleil, lorsque toutes les vapeurs élevées h fleur de terre,
depuis l'horizon jusqu'à vous, lui font un voile transparent
qui Tadouoit afin de le faire voir. Admirez cette roue flam-
boyante dont les extrémités plus rouges et plus supportables
laissent au milieu des espaces qui se blanchissent, à mesure
qu'ils s'étendent et qu'ils se perdent dans des éloignements,
des fonds, des abîmes impénétrables de lumière ^.
Je ne m'arrête ni aux quelques détails un peu cherchés, ni
aux précisions étincelantes de cette page. Il y aurait certes
beaucoup d'intérêt à rapprocher de Bernardin de Saint-
Pierre et de Chateaubriand ce descriptif de 1639, mais la
sensibilité de notre contemplateur me frappe plus encore
que son imagination. Gomme il s'ouvre et s'abandonne à ces
voluptés innocentes, comme il en prolonge les délices ! Ce
moine parisien aime la lumière avec la ferveur d'un enfant
d'Athènes, il semble l'adorer comme un prêtre du soleil.
Je crois, dit-il ailleurs, que si un homme nourri dans les ténè-
bres depuis sa naissance et qui n'aurait jamais connu d'autre
lumière que celle de la ratiocination, était tout d'un coup tiré
du cachot et mis en présence du soleil, la clarté de cet astre
éblouirait moins ses yeux que son esprit et que cet objet, d'une
beauté dont jamais il n'aurait eu l'idée, le mettrait dans l'extase.
Mais, après que ses yeux se seraient petit à petit dessillés pour
le contempler et que sa raison se serait mise en état d'en faire
le jugement, il serait à craindre qu'après les complaisances
d'amour que son cœur concevrait pour tant de beauté, il n'en vînt
aux adorations et ne se persuadât que cet astre fût le Dieu dont
il avait eu plusieurs fois des pensées confuses. Et, à la vérité, sa
créance semblerait être appuyée de la raison, parce que la lu-
mière a trop de beauté pour n'être pas quelque chose de surna-
turel : ses qualités sont trop éminentes, son pouvoir trop absolu,
ses efFets trop miraculeux pour naître du corps et de la matière^.
Cependant le sage continue sa promenade. A chaque
pas, c'est une surprise, une joie nouvelle.
(i) Les morales chrétiennes, II, pp. 440-443. J'aurais pu de même citer
le beau coucher de soleil de la page 467 : « Il se couche, il meurl, il
s'ensevelit enfin dans une nuée d'écarlate ».
(2) La Théologie naturelle... y I, pp. 178-179.
4^6 l'humanisme dévot
Ce spectacle magnifique de la nature le met dans une douce
suspension de pensées qui laissent le monde et qui soupirent
pour quelque chose d'infini i.
Comment voir par exemple, un « parterre brillant de
fleurs »,
sans que le cœur ne se dilate par une secrète joie, sans que
l'âme ne soit en fête et qu'elle ne fasse cesser toutes ses autres
occupations pour se donner plus entièrement aux magnifi-
cences d'un spectacle si solennel^?
Les infiniment petits ne l'arrêtent pas moins, « les
cuisses plates et raboteuses » ^ de cette abeille, le convoi
de ces fourmis, ces deux limaçons en route. Regardez
ces cornes mobiles qui tâtonnent, qui s'avancent et qui se
retirent... C'est un plaisir de voir comment ils prennent une
juste proportion des lieux qu'ils abordent avec ce compas sen-
sible... Ce petit excrément de la terre... coule d'un mouve-
ment si grave, si égal qu'il semble un repos, et laisse des
traces éclatantes sur les matières qui le portent *.
Tous les sens ont leur part de cette fêle.
L'oreille attentive aux moindres bruits craint qu'on ne
vienne interrompre un contentement où l'abord de qui que ce
fût serait importun ; elle ne veut être remplie que d'un doux
bruissement de feuilles agitées et du concert des oiseaux ^
o
En un mot,
toute la journée se passerait en ces ravissements si l'heure
(i) Les morales chrétiennes..., II, p. 447.
(2) /6., II, p. 473. Il conseillait le jardinage et jardinait lui-même.
(3) Ih., II, p. 458.
(4) Ib., II, pp. 461-462. Je ne puis malheureusement citer nombre
d'observations rendues avec une vive justesse, ainsi du limaçon qui, « pré-
voyant l'hiver, s'emplit de nourriture avec des avidités extrêmes et puis
se cache dans quelque caverne... A mesure que son corps diminue, sa
bave, qui se sèche à fleur de coquille, y fait un châssis bien tendu, d'une
matière transparente comme du vernis, assez forte pour le défendre du
froid ». Ib.
(5) Ib., II, p. 463.
YVES DE PARIS 487
(lu repas ne vous rappelait au logis, Tesprit fout plein d'espèces
qui peuvent entretenir une année de méditations \
Plaisirs de plein air et par suite plus exquis ; en effet
il est certain que les plantes, les arbres, les pierres... font
une continuelle, quoique imperceptible, effusion de leurs ver-
tus dans une certaine circonférence où la promenade les va
prendre toutes pures, et jouir de cette douce opération de chi-
mie que le ciel fait constamment en notre faveur ^
Mais on ne peut pas aller toujours au-devant de la nature.
Il faut donc qu'elle vienne à nous, d'une manière ou d'une
autre, « au moins en peinture ». Ayez donc « dans un
cabinet, de quoi promener vos yeux et votre esprit par
tout le monde ».
J'y souhaiterais un ordre de toutes les pierres précieuses,
de tous les métaux, de tous les fossiles, de toutes les fleurs, de
tous les insectes, de tous les oiseaux, des plantes, des arbres,
des bêtes terrestres et marines ; d'avoir au moins en peinture
ce qui ne se peut pas conserver au naturel^... C'est un indi-
cible contentement de se rendre familier à tout ce que la nature
a fait rare ; de voir à souhait ce dont les livres parlent avec
admiration *.
Une vie entière ne suffirait pas à épuiser les plaisirs
qu'il se promet de la nature, et pourtant celle-ci n'est pas
le seul objet de sa contemplation ni même le plus ordi-
naire. Le monde des âmes l'occupe davantage, et plus
encore, « les spéculations universelles, libres du temps,
du lieu (et) de la matière »^ Le détail de l'activité humaine,
les particularités des différentes nations, l'histoire des
(i) Les morales chrétiennes..., Il, p. 464-
(2) Ib., II, p. 438.
(3) Ib., II, p. 466.
(4) Ih., II, pp. i37-i38. Parlant de la physique, il dit ailleurs : « La
physique qui est la science des choses naturelles la plus agréable, la
plus curieuse de toutes et qui a tant de beautés qu'on n'a point d'esprit
si on ne l'aime ». Le gentilhomme chrétien...., p. 174.
(5) La Théologie naturelle^ I, p. iSg.
438 l'humanisme dévot
religions, les révolutions des empires, les principes de la
métaphysique et de la morale, les mystères de la foi, tout
en un mot passionnait ce contemplateur.
C'est un spectacle digne de merveille, écrit-il, dont un œil
et un esprit curieux ne se lasse point, de voir un vaisseau bien
équipé, sortir du port pour une longue navigation, avec l'éclat
de ses banderoles, la (anfare de ses trompettes, le bruit de
ses canons, et une fourmilière d'hommes qui, d'habits, de
gestes et de voix, donnent tous les témoignages possibles de
leur allégresse \
Que le menu peuple « s'attache au négoce dans les
villes... comme les coquillages aux rochers, les tortues,
les taupes, les vers dans un petit espace de terre », mais le
gentilhomme, mais le sage doit voyager.
Si les plus nobles d'entre les corps sont les plus mobiles,
il appartient, par préciput, au gentilhomme, de prendre l'es-
sor, de visiter tout le monde, comme le domaine de l'iiomme.
A quoi pense Platon qui ne permet le voyage que depuis
quarante jusqu'à soixante ans? « Ce philosophe présente
à boire quand on n'a plus soif. » C'est un si généreux
plaisir de voir les campagnes où se sont données les grandes
batailles, de remarquer les éminences favorables aux victo-
rieux ; de voir deux villes dans Rome — nous savons qu'il les
avait vues — une vieille, qui, en ses ruines, dispute encore le
prix de la beauté 'avec les magnificences et les éclats de la
jeune ^
(i) Le gentilhomme chrétien, p. 326.
(2) Ib..., pp. 2o5-'207 « En i643..., à son retour de Rome où il avait
fort brillé » nous disent les annales des capucins. Il avait dû être envoyé
à Rome pour les affaires de son Ordre. Mathoud qui très certainement
n avait pas lu la notice que je viens de citer, nous dit aussi que Rome
avait fait fête au P. Yves et avait essayé de le retenir : Majoribiis
primse sedis gratiis prseventus , non consensit ; purpuratorum pairum
colloquio dignatus, non admisit. Tout le chapitre du gentilhomme chré-
tien sur les voyages est fort curieux. En Italie, dit le P. Yves, « vous
trouverez des esprits capables de tout, excepté de la franchise et de la
candeur, semblables au caméléon qui, pour se déguiser, prend toutes les
couleurs. Les courtoisies apparentes y sont excessives ; les défiances
extrêmes ; les injures, sans pardon ; les défiances, cachées, furieuses,
YVES DE PARIS /j'iç)
Mais à quoi bon plus de détails sur les contemplations
du P. Yves? Nous avons assez vu et, chemin faisant, nous
verrons encore que tout l'occupe, que tout le ravit. Il est
plus important de rappeler que cet exercice n'est pas
seulement curiosité, avidité de savoir pour savoir, mais
qu'il est aussi et plus encore, perfectionnement moral,
prière, rencontre de Dieu.
Par elle-même cette contemplation nous diviniserait
déjà en quelque sorte, puisqu'elle nous associe à l'acti-
vité du Verbe de Dieu, de l'Archétype.
Le sage qui sait connaître la grandeur de sa condition, ne
fait pas un moindre jugement de son ame que d'un empire ; et
comme sa raison y tient la lieutenance du Verbe divin, il tâche
d'en imiter les lumières et les vérités par une spéculation uni-
verselle.
Merveilleux mimétisme qui nous fait participer à la séré-
nité, à l'indépendance, à l'impassibilité, à l'inviolabilité du
créateur.
11 découvre toute la terre de son cabinet : il assiste aux
batailles sans péril ; il entre au secret conseil des princes ; il
condamne leurs amours, leurs ambitions, leurs cruautés, leurs
éternelles. Si vous faites comparaison de ce qu'ils furent autrefois, les
victorieux du monde, avec ce qu'ils sont à présent, vous jugerez qu'ils ont
suivi l'humeur de leurs princes, et que leurs anciens courages sont dégé-
nérés en finesse », p. 208. Voici maintenant les Espagnols : « hommes de
grand cœur, de grand esprit, affables quand on leur défère ; des lions,
si on leur résiste ; et qui, portant leurs idées beaucoup plus loin que
leurs actions, s'en donnent au moins la gloire en paroles », p. 209. Pour
les AUemagncs, il les voit « abruties » par « l'intempérance du vin ». Ils
font des « festins d'un demi-jour dont l'autre partie s'emploie à dormir »,
p. 210. Plus il voit l'étranger, plus il aime son pays. « Et ensuite, faire
plus d'estime de notre France où toutes choses se font dans une médio-
crité qui est le tempérament de la vertu », p. 2i3. Nul chauvinisme
d'ailleurs et un sentiment tout contraire. « Si l'on remarque des animo-
sités entre quelques peuples, elles viennent beaucoup moins de la nature
que de l'opinion et du ressentiment des injures que l'on a reçues pendant
les guerres. Les princes entretiennent quelquefois leurs peuples dans ces
aversions, afin de les rendre plus courageux, quand il en faut venir à
l'attaque d'un pays qu'on leur figure comme ennemi. Les plus sages ne
s'impriment pas si facilement de ces trompeuses idées et de ces illusions
politiques. Ils laissent à l'Etat le droit de poursuivre ses intérêts et se
réservent inviolable celui de l'amitié et de la fidélité qu'ils doivent à leurs
anciens correspondants. » Les vaines excases..., II, pp. 193-193.
44o L HUMANISME DEVOT
tyrannies. Les événements des choses passées le rendent pro-
phète pour l'avenir et sans émotion au présent. Il a déjà vu
jouer les tragédies que l'on impose h Tinconstance de la for-
tune et qui tiennent les peuples en admiration. Il est accoutumé
à voir les parricides des princes, la décadence des royaumes,
les disgrâces des favoris, la mutinerie des peuples qui repren-
nent leur liberté et enfin le retour des républiques à la monar-
chie. Il prévoit ces grands changements après le cours de quel-
ques années, comme après quelques jours et quelques heures, il
prédit la crise d'une fièvre ou le reflux de la mer. Et, comme
il ne voit rien de nouveau au gouvernement des états, il ne lui
arrive rien d'étrange en son particulier. Les coups qui le frap-
pent sont volontaires parce qu'il les a prévus et qu'il s'y est
résolu... Rien... ne peut l'étonner*.
Noble prose qui a l'éclat et la sonorité de l'airain. On
dirait d'une belle version latine. Mais après tout ce n'est
encore là que la contemplation d'un Sénèque ou d'un Epic-
tète. Nous avons le droit de demander davantage à ce fran-
ciscain.
Il n'y eut jamais, dit-il ailleurs, de philosophie si contem-
plative que la chrétienne et qui tirât plus de fruit de ses con-
naissances : si elle regarde cette belle disposition des parties
du monde, c'est pour concevoir la toute-puissance, l'infinie
bonté de son Créateur ; c est pour passer des choses sensibles
aux intellectuelles, du rapport des sens aux discours de la
raison et dans les transports de la piété. Si elle s'entretient
sur les éminentes conditions de la nature angélique, elle forme
aussitôt cette pensée qu'il y a des lumières plus éclatantes que
celles de la raison et de la foi ; elle ne considère plus la sagesse
humaine que comme une petite lueur qui ne donne pas une
nette définition des objets et elle soupire après ce grand jour
de l'éternité où l'âme jouira pleinement de son soleil. Cepen-
dant, elle nous instruit à faire une visite continuelle du monde
pour entendre toutes les créatures qui nous crient qu'elles
sont les œuvres de Dieu, pour recueillir ces voix, et y joignant
les jubilations de notre cœur, les acclamations d'un amour
qui ne peut exprimer autrement l'excès de ses complaisances,
en faire un sacrifice solennel h la souveraine majesté. L'âme
(i) J.a Théologie naturelle, I, pp. 291-293.
YVES DE PARIS 4/,!
chrétienne se perd heureusement dans ces sentiments de dévo-
tion ; il lui semble qu'elle se répand dans des espaces infinis
avec une extrême tranquillité ; elle n'est plus touchée des
plaisirs du monde, depuis que son intérieur entend comme une
musique céleste, qui lui fait connaître qu'elle approche les taber-
nacles des bienheureux '.
Montons encore, car cette dialectique, même ainsi pas-
sionnée, tient néanmoins séparés les deux êtres que la
haute contemplation doit unir.
C'est une liaison si étroite et un rapport si nécessaire de la
loi à la puissance supérieure, du gouvernement au gouver-
neur que comme l'effet ne peut être sans l'influence de sa
cause, aussi Tesprit n'en peut avoir une parfaite pensée, si ce
n'est des deux ; qu'en disant :1a loi, il ne conçoive le prince et
qu'admirant la nature, il n'adore Dieu ^.
La curiosité, même la plus noble, nous disperse, nous
déchire, en nous portant, tour à tour, vers l'un ou vers
Tautre de ces « deux ». Plus elle semble nous remplir, plus
elle nous vide, mais
cette sublime connaissance importe moins à la satisfaction
de notre curiosité qu'au règlement de nos vies... Car, quand
je connais un premier principe, j'adore une bonté qui n'a point
de bornes. Dans l'humilité de mes sentiments, j'espère tout
de cette cause qui a formé tout de rien... Quand je contemple
le monde qui n'est rien de son origine et qui n'a qu'une incli-
nation qui le précipite dans le néant, je baise la main qui le
soutient et qui lui donne sa subsistance. Tous mes amours
sont pour celui qui possède tous les biens...
Que les pensées sont douces qui transportent mon esprit
dans cet instant infini qui a devancé le monde, qui l'accom-
pagne et qui le doit suivre ^.
Ainsi la contemplation est tout ensemble connaissance
et amour, une connaissance, un amour qui déjà passent
(i) Les morales chrétiennes , I, pp. i3o,i3i.
(2) La Théologie naturelle, I, p. 120.
(3) îb.,l, p. 391,394.
44'-^ L HUMAISISME DEVOT
l'humain et qui tendent vers Fextase. Quand le P. Yves
s'écrie : « Allons donc nous ravir dans le tableau de la
nature ! )> * c'est d'un ravissement au sens propre qu'il
entend parler.
Les sentiments de Dieu qui nous surprennent, dit-il, qui
comblent les bonnes âmes de consolation, qui, en un instant,
instruisent des laideurs du vice et des mérites de la vertu, sont
des demi-extases, des voix de l'éternité que nous entendons
et qui nous la font reconnaître pour notre patrie ".
Et, plus explicitement, dans une page extraordinaire :
Ces délices de la contemplation ne sont que de faibles pré-
paratifs à celles qui sont réservées dans une autre espèce de
connaissance plus haute et plus divine. Car quand quelquefois
l'âme, élevée au-dessus des choses matérielles, découvre le
rayon de la vérité, elle se ramasse tout en elle-même et rallie
toutes ses puissances pour se donner la force de la soutenir.
Auparavant elle montait des effets à leurs causes ou descendait
des causes à leurs effets; elle s'entretenait par les raisonne-
ments, comme on se paît (nourrit) de discours et de peintures,
à l'absence de l'objet qu'on aime : mais sitôt qu'elle découvre
le visage de la vérité, elle quitte les représentations pour le
naturel, elle se défait de tout ce que les sens et l'imagination
lui montrent d'espèces, pour se donner tout entière à cette
bienheureuse jouissance.
Cependant le corps devient immobile, les sens demeurent
pâmés, soit parce que les douceurs de cet objet gagnent toutes
les attentions de l'âme, ou qu'il ne lui faille pas moins de toutes
ses forces pour le comprendre. On dit que Trismegiste, Socrate,
Platon, Plotin et autres anciens philosophes se sont vus, une
infinité de fois, ravis des jours entiers, sans autre mouvement
que d'une légère respiration qui faisait connaître qu'ils n'é-
taient pas morts.
Mais il ne faut point consulter l'antiquité ni les livres pour
trouver les exemples de cette merveille, puisque notre âge
nous en fournit une infinité. Nos yeux ont vu un homme de
sainte vie qui, étant en oraison mentale, dans une solennité
(i) La Théologie naturelle^ I, p. 109.
(2) Ib., \, p. 265.
YVES DE PARIS 443
publique, perdit petit à petit l'usage des sens par un progrès
de douceurs assez remarquable en ses postures. Après une
longue prière à genoux qui l'avait tenu immobile, Ton vit le
corps chancelant s'appuyer contre une muraille qui était proche
et là, demeurant ferme, les mains entrelacées et tombant autant
que le permettait la longueur des bras, les yeux entr'ouverts,
un peu mouillés, la bouche agréable, les joues colorées d'un
vermillon qui rendait le visage plus beau que son ordinaire.
Etant emporté de là pour le sauver de l'affluence du peuple
qui l'eût accablé, on le mit dans un lieu de repos où je le con-
templais d'un œil fixe et avec une sainte horreur qui me laisait
ressentir quelque chose de divin et d'extraordinaire. C'était
peu d^avoir la vue de ce corps, honoré des hommes de ce qu'il
était alors négligé de l'âme ; chacun des assistants eût bien
voulu pénétrer dans ses pensées ; au moins tous faisaient con-
jecture de leur douceur par un profond et respectueux
silence, cependant que les cœurs, dédaignant le monde, pous-
saient des soupirs pour je ne sais quoi d'intini qu'ils ne pou-
vaient bien concevoir \
Ainsi la contemplation du P. Yves, si elle n'est pas
déjà proprement mystique, touche néanmoins aux fron-
tières du mysticisme ; ainsi se vérifie une fois de plus, la
grande loi qui préside au développement normal de l'hu-
manisme dévot.
III. On a déjà pu s'en rendre compte, le P. Yves n'est
pas un écrivain médiocre. Il a les dons naturels du style;
il a le métier. Très différent en cela de la plupart des écri-
vains que nous avons étudiés jusqu'ici, loin d'être en retard
sur son siècle, il le devance plutôt. Rien d'archaïque. Il
a presque dépassé la zone balzacienne ; même pour le
style, il annonce déjà Malebranche et Fénelon.
Ses rythmes sont très surs, très harmonieux, encore un
peu trop latins peut-être, mais d'une monotonie délec-
table. On n'a pas pu ne pas remarquer ses « clausules »
cicéroniennes. Beaucoup de ses phrases se laissent scander
comme des strophes.
(i) La Théologie naturelle, II, pp. '.160-262.
444 l'humanisme dévot
Les jeux de sa plume sont aussi bien curieux à suivre
dans les passages, relativement assez nombreux, où le
P. Yves s'aventure sur quelque route nouvelle. De ce
point de vue le discours apologétique qui précède la Théo-
logie naturelle est à lire de très près. Je ne puis le citer
ici mais pour prendre un exemple plus court on aimera,
je pense, les méandres de cette phrase sur Judith :
Judith s'en servit (de sa beauté) dans une occasion plus
périlleuse pour assassiner Holopherne... Si. en cette action,
vous mettez à part la justice de sa cause et les particulières
inspirations du ciel, vous jugerez que pour un effet fort incer-
tain, elle hasardait trop de se mettre entre les mains de ceux
qui étaient plus ennemis de sa pudicité que de sa ville ; que si
vous prenez les intérêts de cette armée mise en déroute par la
mort de son général, vous admirerez où se précipite le cou-
rage d'une femme et quelles perfidies elle couvre sous le
charme de sa beauté ^
Aux amateurs de savourer l'hésitation piquante et les
imprévus de ce passage, la flexible maîtrise de beaucoup
d'autres. Pousser plus avant l'étude de ces jeux de plume
ne serait pas de notre sujet.
On a déjà pu remarquer les mérites descriptifs du
P. Yves. Gomme la plupart des idéalistes — Platon,
Berkeley, Malebranche — comme presque tous les mys-
tiques, il est très attentif à Téclat fuyant du monde visible.
Les nuances d'une couleur, les caprices d'une ligne le
touchent. Il sait, par exemple, qu'après un orage, « les
feuilles paraissent avec un vert plus vif et comme nais-
sant » ^ ; il sait que, contemplés du haut d'une montagne,
les fleuves « ne paraissent qu'un cordon gris ou d'azur,
jeté par hasard, avec des plis irréguliers, dessus une
plaine » ^ Il réalise toujours, il dramatise souvent les
détails d'une scène qui l'occupe.
(i) Les morales chrétiennes , IV, p. 162.
(2) Ib., II, p. 465.
(3) Ih., II, p. 448.
YVES DE PARIS 44^
Le mort se lève aussitôt — écrit-il de Lazare ressuscité —
couvert de son suaire et embarrassé des autres équipages de
a sépulture. On voit sensiblement la métamorphose de sa per-
sonne, les membres qui se ramollissent, qui se dénouent; le
teint, la couleur, les forces et le mouvement qui lui reviennent;
la pâleur qui se dissipe comme une petite nue devant le soleil*.
J'entends bien que sous les formes et les couleurs du
monde invisible, il saisit toujours Tinvisible, mais cet invi-
sible même, il le voit et il sait le montrer sensible. De là
vientchez lui cette prodigieuse abondance de comparaisons
et d'images. Il rencontre partout « des rapports à faire avec
la foi » -, avec la morale et la plus haute métaphysique.
Les personnes, dit-il, qui se convertissent à Dieu, après avoir
longtemps pratiqué le monde, ont ce déshonneur d'avoir été
prisonniers de leurs ennemis. Si leurs plaies sont refermées,
elles en portent les cicatrices qui offensent leur beauté. Elles
sont comme ces provinces reconquises où une nation barbare
a laissé des marques de sa tyrannie par une désolation
publique, et de son ambition par les trophées et les images
qu'elle a élevés^.
Veut-il montrer que « les astres nous donnent quelque
présage de l'avenir », il dira qu'
une partie des arrêts de la Providence, devant qu'ils s'exécu-
tent sur les choses matérielles, nous paraissent affichés sur ces
superbes portiques *.
Il estime que certains prédicateurs, de vie médiocre, ne
laissent pas d'être utiles à Téglise,
comme la lune sert grandement aux choses inférieures par
l'abondance de sa lumière, encore qu'elle ait un grand défaut
de chaleur;
(i) La Théologie naturelle, lY, p. 2o3.
(2) Les heureux succès, p. 635.
(3) Ih., pp. 270-277.
(4) La Théologie naturelle, I, p. 160,
44^ l'humanisme dévot
et, sur le même sujet délicat :
Le chrétien, dit-il encore, peut monter au ciel par le minis-
tère des mauvais prêtres, comme par des degrés immobiles \
S'il voit « des violettes revêtues à la royale et riches en
parfums sous des forêts qui n'ont rien de ces belles qua-
lités » ; ou bien « de petites anémones rampantes sur terre
qui représentent mieux Tastre du jour par la vivacité de
leurs couleurs que les plus grands arbres », il tire de là
cette considération
que le Ciel donne quelquefois aux personnes particulières des
faveurs plus signalées qu'aux grandes puissances, à l'ombre
desquelles elles vivent et qu'elles ne sont pas moins gratifiées
de la Cause universelle que les républiques ^
Simples ou sublimes, précieuses parfois, ces images ne
sont jamais banales ou basses. J'en veux citer encore une
qui me parait aussi rare que charmante. Comme il tient à
se rendre compte de tout, il se demande quelque part
pourquoi les lois sont et doivent être plus indulgentes au
luxe des femmes qu'à celui des hommes, et il répond,
après d'autres considérations plus métaphysiques :
Ce sexe infirme qui a part aux biens de la communauté et
qui n'en a pas la disposition, se console au moins d'en porter
la montre. Et parce que ces corps délicats supportent néan-
moins les grands travaux de l'enfantement, l'amour, pour les
faire reconnaître, les enrichit de cette forme, comme d'une
récompense d'honneur, comme d'un triomphe de ses victoires,
comme des livrées de ses espérances et comme il attache les
fleurs aux branches qui portent les fruits^.
(i) La Théologie naturelle^ IV, pp. 649, 55o.
(2) 76., III, pp. 277,278.
(3) Les morales chrétiennes, IV, p. 223,124 .Nous verrons plus tard que
son chapitre des femmes est obscurci par de bizarres préjugés. Ici
même, il trouve pour expliquer l'éminente beauté des femmes, des raisons
assez mêlées. Les hommes, dit-il, en encourageant le luxe féminin « ont
achevé le dessein de la nature qui rend les choses moins nobles plus
belles, comme les pierres que les métaux, les métaux que les plantes,
les plantes que les arbres, les insectes que les animaux parfaits et qui
YVES DE PARIS /i/,;
C'est là, peut-on dire sans hésiter, la splendeur même
du bon et du vrai. « Les riches idées, pensait-il, donnent
le moyen de faire des expressions magnifiques V » Toute
sa rhétorique est dans ces deuxmots^.
IV. Il faut enfin que j'avoue en rougissant Tunique infir-
mité du P. Yves, on rougissant deux fois, pour lui d'abord
et pour moi ensuite, car peu s'en faut qu'il ne m'ait gagné
à son innocente manie. Après tout, pourquoi ne croirait-
on pas à l'influence des astres sur nos destinées misé-
rables ; pourquoi les secrets de la Providence et de Tavenir
ne seraient-ils pas affichés sur les portiques du ciel ? Et
puis comment s'expliquer Taberration tant de fois sécu-
laire de tant de génies — même chrétiens — qui ont tenu
pour vénérable et sainte une science qui nous paraît
aujourd'hui folie?
Les anciens, écrit le P. Yves, faisaient une espèce de théo-
logie de la considération des cieux, et la sainteté était tenue
ignorante et imparfaite si elle n'était pas conduite et échauffée
par cette contemplation. L'Astrologie fut la première entre
les sciences, lorsque les premiers d'entre les hommes l'avaient
en estime ; que les rois de Perse, un Atlas, un Ptolémée et
d^autres princes, en faisaient leur étude principale et que les
sphères étaient maniées des mêmes mains que les sceptres ^.
11 était donc mage lui aussi, mais mage aussi précau-
tionné qu'enthousiaste. Gomme presque tout le monde
avant lui, il était persuadé que « les choses inférieures
relèvent de l'influence des astres » \ C'est là, pour lui,
une sorte d'axiome. Il y revient constamment.
récompense ainsi le défaut de leur essence par la perfection de l'exté-
rieur. Les femmes ont de la beauté pour servir de contrepoids au pouvoir
des hommes, etc., etc. » puis, vient le passage que j'ai cité dans le texte.
(i) Les morales chrétiennes, IV, pp. 88,89.
(2) Il donne ailleurs une très intéressante définition du beau. « La
beauté n est autre chose qu'nn empire de la forme sur la matière où elle
établit l'ordre avec un grand éclat d'activités au lieu des ténèbres, de la
faiblesse et de la confusion. » La Théologie naturelle, III, p. m.
(3) La Théologie naturelle, I, p. 160.
(4) Ih., I,p. 38i.
44^ l'humanisme DÉVOT
Il faut avouer, dit-il par exemple, que ce monde relevant
des astres en emprunte aussi bien ses défauts que sa perfec-
tion ; qu'il y a des aspects heureux et infortunés dont les effets
sont également décrétés de Dieu et exécutés par les intelli-
gences motrices *.
Quoi qu'il en soit, l'homme reste libre et domine aux
astres. Sur ce point fondamental le P. Yves ne biaise
jamais.
Sans fuir devant les astres, comme le conseille Ptolémée, et
sans leur quitter la place avec quelque peu de honte, on peut
parer dextrement leurs coups, ou par une généreuse résolu-
tion de ne pas faire ce à quoi on se sentira porté, ou si l'affaire
dépend du concours de plusieurs causes naturelles, on peut
les mettre en état d'agir autrement que le ciel n'ordonne '^.
Voilà certes le plus original de tous les mages ! S'il
n'était chrétien, il adorerait les étoiles et cependant il se
mesure avec elles, il les défie, il les nargue presque et,
secouant leur envoûtement, il leur crie, il leur montre
qu'elles ne peuvent rien sur sa volonté.
Mais enfin, l'effort même de qui brave les étoiles avoue
leur puissance. Leur résister, c'est reconnaître l'em-
pire qu'elles exercent sur la plupart des hommes; c'est
donc reconnaître en même temps que la science des horos-
copes, bien que toujours faillible puisque tout homme
énergique peut la démentir, est le plus souvent sérieuse,
puisque la plupart des volontés humaines manquent
d'énergie. Malgré bien des réticences, le P. Yves ne
recule pas devant cette conclusion. Seulement il a l'esprit
trop vaste pour s'intéresser aux horoscopes individuels.
Que lui importe de savoir par avance la destinée de Pierre
ou de Jacques? Dans le faux comme dans le vrai, il voit
toujours grand. Ce qu'il brûle de savoir, c'est la destinée
des empires, les victoires futures de l'Eglise et de la
(i) J.a Théologie naturelle, l, pp. 58i,582.
(2) //;., II, p. 302.
YVES DE PARIS 449
F'rance, la date fatale qui doit amener la défaite des Anglais
et la chute du Croissant. Il n'avoue pas toujours cette am-
bition chimérique ; souvent même il la raille tout le
premier :
Le moyen, dit-il, de dresser raisonnablement l'horoscope
d'un état dont l'être consiste en personnes... plus variables en
leur suite que l'air ne l'est en ses agitations? Qui peut pré-
voir ce qui se fera dans l'Etat d'ici à trois ou quatre siècles,
ne sachant pas l'humeur, l'esprit, les qualités, les forces de
ceux qui pour lors seront en charge
1 0
Il dit encore dans le même sens :
Ce n'est pas que les conjonctions des planètes supérieures
qui se font en ces signes, particulièrement au Bélier, tous les
^94 ^ris, soient capables d'apporter des changements de
royaumes, moins encore de religions... parce que, en un mot,
ces grands effets dépendent de la liberté de l'homme qui
domine aux astres et d'un ressort particulier de la Providence
qui se réserve ces dispositions.
Oui, sans doute, Yves l'entend bien ainsi,
néanmoins, continue-t-il, il faut avouer que la rencontre de
ces planètes attache de puissantes qualités à la matière et que
comme les aspects ordinaires sont des changements d'un jour,
ainsi ces grandes conjonctions impriment de profondes in-
fluences qui répondent à l'étendue des siècles et ne laissent
guère autre chose que la volonté des hommes libre de leur
violence ^.
Ces grandes conjonctions, la science les annonce avec
certitude. S'il en est ainsi, pourquoi ne pas essayer de
tirer Thoroscope des races futures, d'écrire, à la lumière
des étoiles, l'histoire conjecturale, mais infiniment vrai-
semblable, des catastrophes mondiales qui doivent épou-
vanter ou réjouir nos petits-neveux?
Cette belle et folle aventure a tenté notre capucin. Se
(i) La Théologie naturelle, III, p. 274.
(2) //>., I, pp. 196,197.
I. 29
4^0 l'humanisme dévot
trouvant au Groisic, vers i652, il avait fait la connaissance
d'un gentilhomme du voisinage, le marquis d'Asserac
« chef de nom et d'armes de l'illustre maison de Rieux » ^
Les astres les voulaient amis. Pendant de longs jours et de
longues nuits, le gentilhomme et le capucin travaillèrent
ensemble au grand œuvre, tant et si bien qu'en i653
ils purent donner au monde le résultat de leurs obser-
vations, une nouvelle méthode (T astrologie et l'histoire
future de Tunivers : Fatum uaiversi. Ni Tun ni l'autre du
reste ne mirent leur nom sur la couverture du livre.
Et la nova méthodus et le Fatum universi paraissaient comme
Tœuvre de François Allaeus, arabe chrétien^.
La méthode consiste en un jeu de rondelles superposées
et mobiles, qui, manœuvrées avec précision, doivent nous
conduire aux prophéties désirées. Soit la figura Henrici IV,
Galliarum régis. Faites tourner les rondelles de cette
figure et vous saurez aussitôt qu'Henri IV doit périr de
malemort en 1610. Quant aux prédictions de nos deux
mages, elles vont, si j'ai bien compris ce latin, jusqu'à
notre xx^ siècle et même plus loin. Louis XIV sera l'ange
exterminateur qui conduira la suprême et prochaine
croisade; en 1720, nous échapperons, non sans peine, à
de graves troubles intérieurs; en 1770, une révolution écla-
tera et la famille régnante sera chassée : res turhatœ. et
(i) Ropartz, qui ne fait ici du reste que copier la biographie uni'^'er-
selle prétend que le P. Yves aurait été envoyé en disgrâce au Croisic
après cette affaire des heureux succès de la piété qui l'avait brouillé avec
l'Eglise gallicane. (Ropartz : Etudes sur ffueU/ues ouvrages rares et peu
connus... écrits par des Bretons, Nantes. 1878.) Je n'en crois rien. L'his-
toire en question remontait à i633, et pendant les vingt années qui vont
de i63i à i652 ou i653, date du prétendu exil au Croisic, le P. Yves avait
publié, à l'applaudissement de tous, ses meilleurs ouvrages et avait été
regardé comme la lumière de son Ordre. Il semble plutôt que, grand
ami de la solitude et de la nature, il aura demandi' la permission de faire
une retraite prolongée au Croisic.
(2) Ce livre, devenu rare et pour cause, contient généralement trois
parties : VAstrologix nova méthodus ; le Fatum universi, et l'apologie du
tout par le P. Yves lui-même, qui, cette fois, signe de son nom. Biunet
décrit l'ouvrage et Ropartz (1. c.) l'étudié assez longuement. Du reste, le
nom d'Asserac est à la fin de la préface. Voici cette fin : Mihi et amicis.
Procul esto profanuui vulgus. Asserac.
YVES DE PARIS d^i
inclinantes ad niutalioneni familix ; en i85o, aura lieu
quelque manifestation mémorable de la « Vierge » :
Lourdes, sans doute : enfin 1860 verra la France magni-
fiquement prospère et plus étendue que jamais : maxima
félicitas et regni siunma propagatio : c'est le second
empire, c'est Tannexion du comté de Nice et de la Savoie.
Ceci pour la France. L'Angleterre, de son côté, n'est pas
oubliée. Pour elle, ce ne seront que terribles cataclysmes.
1666, 1691, 1705, 1766, autant de dates fatales. En 1884,
elle s'écroulera tout à fait.
L'Angleterre prit mal ces fâcheuses nouvelles, et
demanda, par la voie diplomatique, un châtiment exem-
plaire, sinon pour l'arabe chrétien, dont le nom n'était pas
connu, du moins pour son œuvre. Tout devait être bouffon
dans cette aventure. Chargé d'instrumenter contre le
Fatum universi, le parlement de Bretagne ne trouva
rien de mieux que de confier au P. Yves lui-même l'exa-
men théologique de l'ouvrage incriminé. Le P. Yves
conclut gravement à la parfaite innocence de l'arabe
chrétien. Quelques cartons voilèrent les prophéties anglo-
phobes et l'affaire, semble-t-il, n'alla pas plus loin.
Jusqu'à quel point le P. Yves prenait-il au sérieux ses
rêveries astrologiques, à ceux-là de répondre qui ont
donné plus d'attention qu'il ne voudraient l'avouer à des
fantaisies analogues, à la chiromancie par exemple. En
ces matières, on croit et on ne croit pas. Les sciences,
dites exactes, sont tellement courtes, le strict raisonnable
est si vide, que certains esprits frappent volontiers aux
portes du mystère, scrutent les songes, déchiffrent les
mains, interrogent les voyantes. « Nous sommes des
enfants, écrit le P. Yves dans sa préface du Fatum, tour-
mentés par tant de misères spirituelles, la sainte Église
notre mère se relâche parfois de sa majesté et nous per-
met des jeux innocents, ludicra quœdam, comme est celui
de consulter les étoiles. »
Il parle ainsi et je le crois sincère. Mais tout n'est pas
452 l'humanisme dévot
amusement dans ses recherches astrologiques. « Je ne
suis pas fort crédule en ces observations, écrira-t-il en 1661,
néanmoins... Gerson nous enseigne, que dans les affaires
politiques, il ne faut pas négliger le jugement des personnes
bien versées en Tastrologie, mais en faire un poids fort considé-
rable, quand il s'accorde avec les nécessités et les raisons de
l'état \
Quoi qu'il en soit, voilà tout ce que j'ai pu recueillir sur
la personne du P. Yves. Même dans ses erreurs, il con-
tinue, en quelque façon, à mériter le splendide éloge que
faisait de lui un de ses amis. Totus ipse lumen-. Il n'est
que lumière. L'examen de sa doctrine nous confirmera,
je crois, dans ce sentiment.
(i) V Agent de Dieu, p. 368,369-
(2) Lettre déjà citée du P. Mathoud.
CHAPITRE III
YVES DE PARIS. — LA DOCTRINE
Caractères généraux de cette doctrine. — Son orthodoxie, — Son appa-
rence profane.
§ 1. — Le meilleur des mondes.
I. Ici-bas « plus de perfections que de défauts ». — « Le bieii devance tou-
jours le mal » . — Les larmes de l'enfant qui vient de naître. — Que notre
plaisir est « sans relâche ». — Que nous n'avons d'inclination que
pour ce dont nous pouvons avoir la jouissance. — Les scrupuleux. —
« Beau mariage entre la nécessité et le plaisir. » — Le fou rire, revanche
de l'ordre. — Du rire des pauvres,
IL Des « lâches pensées de la misère de l'homme ». — Les passions. —
Que la vertu est aisée. — « Se persuader aisément des perfections »
du prochain. — Bonté des demi-vertus. — Du sentiment de l'honneur.
— Delà mode. — La fidélité conjugale en France. — Misères de l'Eglise.
III. Que les défauts de la création concourent à son excellence. — Félix
culpa. — Facilité de la conversion. — Victoire de l'Amour.
§ 2. — Abus et plans de réformes.
La farce du monde. — Tartufe. — Confréries et ca^ os. — Des vocations
forcées. — Décadence de la noblesse. — '^^ ..s pages. — Académie
gratuite pour l'éducation des enfants nobles mais pauvres. — Mariages
d'argent. — Contre les nourrices mercenaires. — La misère publique
et les exactions des gouvernants. — Du sort malheureux des ouvriers.
— Projet d'une caisse syndicale de secours aux ouvriers infirmes.
§ 3. — Des Sympathies et de l'Union.
I. La loi des sympathies. — Son origine divine. — Sa fin.
II. De l'amitié des domestiques pour leurs maîtres. — Que le riche subsiste
« par la miséricorde des pauvres ». — Du sexe infirme. — Le mariage
et « la mort de la liberté ». — Harmonies conjugales.
III. De l'amitié « remède général à toutes les infirmités de l'âme ». — Dn
mystère des sympathies et de leur origine divine. — Panégyrique de
l'amitié.
454 l'humanisme dévot
IV. Des anges guérisseurs. — Les anges, et la « bonne fortune », et la con-
servation des Etats. — De l'ange gardien.
§ 4. — Dieu sensible au cœur.
I. Que « l'homme a un sentiment naturel de Dieu », — Que cette connais-
sance de Dieu peut se « comparer à l'attouchement ». — Les païens ido-
lâtres, prodigues de ce sentiment. — Que ce sentiment est invincible et
inaliénable. — De quel droit mettre un « instinct » au-dessus de la
raison raisonnante ? — Que cet instinct est intelligence. — Des trois
« portions » de l'âme. — Le sentiment de Dieu « apanage de la partie
supérieure ». — Rapport entre ce sentiment et la connaissance mys-
tique. — La pointe de l'âme.
IL Que « les plus grands docteurs ne sont pas les plus connaissants ». —
Des humbles et des frères lais. — Infirmités de la raison raisonnante.
— De la docte ignorance.
§ 5. — De la beauté et de l'amour.
I. L'échelle des beautés. — Attrait de la diversité. — Excellence de
l'unité. — Que toute beauté est spirituelle. — Révélation delà beauté.
— Des premières flammes de l'amour. — Que la beauté corporelle
n'est qu'une ombre de la divine. — Panégyrique de l'Amour,
II. Mysticisme personnel du P. Yves. — Ses réserves contre lexagération
des faux mystiques. — Du pur amour. — Vers l'extase. — Le P. Yves,
les dangers possibles et la lin de l'humanisme dévot.
Dans ce chapitre, le P. Yves parlera lui-même. Nous
rinterromprons à peine. Le texte, ou pour mieux dire,
nos quelques paragraphes de soudure, seront de lui. Nous
nous contentons de choisir et de classer, laissant une libre
carrière au mouvement de cette contemplation paisible et
splendide. Le lecteur n'a pas besoin que j'arrête son
attention sur la noblesse et Toriginalité des pensées, sur
la magnificence ou l'imprévu des images, sur Tardeur
sereine du sentiment. Quant aux réserves que pourront
appeler tel ou tel passage, chacun les fera comme il l'en-
tendra. Plusieurs, j'imagine, refuseront de s'associer aux
rêveries métaphysiques du P. Yves sur l'infériorité fon-
cière du « sexe infirme ». D'autres, dont je ne suis pas,
seront plus ou moins déconcertés par son optimisme.
« Laissons donc ces lâches pensées de la misère de l'homme ;
faisons voir les excellences de sa nature » ; chez qui ren-
LK MKILLKUll I> K S M ON DP: S \^>5
coiUre soudain de telles paroles, quelque émoi est excu-
sable, mais l'ensemble du discours rassurera, j'espère,
les théologiens sur Torthodoxie du P. Yves. Celui-ci, du
reste, s'adresse au grand public et parle la langue des
honnêtes gens. De là, peut-être, dans certaines de ces
expressions, un peu moins de rigueur technique qu'il ne
conviendrait. On trouvera peut-être aussi que l'accent de
la plupart de ces beaux passages est d'un sage plutôt que
d'un croyant. Ce n'est là qu'une apparence et trompeuse.
Un sage, oui, mais chrétien et même mystique.
Les philosophes, dit-il, semblent avoir formé quelques
souhaits de cette bienheureuse vie, quand les uns ont dit que
notre Ame se devait entretenir dans une étroite sympathie avec
la planète de qui elle dépend ; les autres qu'elle devait avoir
cette alliance avec Tâme du monde... Or Jésus-Christ est la
véritable âme du monde et la forme universelle que donne la
vie de la grâce... C'est l'astre de chacun, encore qu'il le soit de
tous\
Cette pensée et la distinction fondamentale entre l'ordre
naturel et le surnaturel lui sont toujours présentes. Si le
P. Yves tend constamment, et parfois avec une certaine
exagération, à platoniser le christianisme, il tâche encore
plus de christianiser et de surnaturaliser Platon.
§ 1. — Le meilleur des inondes.
I. C'est le nôtre, ce beau monde que nous habitons, cet
autre monde infiniment plus beau que nous sommes.
Dans toute l'étendue de la nature qui est une production et
qui porte quelque vestige du Souverain Bien, il y a toujours
plus de perfections que de défauts, plus de sérénités que
d'orages, plus de légitimes naissances que de monstrueuses,
plus de santés que de maladies, plus de vertus que de vices ''^.
(i) Les morales chrétiennes, 1, p. jgS,
(2) Les vaines excuses..., I, p. 54.
456 L HUMANISME DEVOT
On n'y peut rien trouver à redire « sinon que les mer-
veilles y sont trop communes » \
Il n'y a point de mal en toute l'étendue de la nature ^.
Le bien devance toujours le mal : le naturel est plus fort
que le violent ; la liberté est devant la servitude. Le tempé-
rament de l'adolescence est le plus heureux : ainsi les pre-
mières actions de l'esprit sont les plus saines ; ces lumières
sont les plus pures qui viennent immédiatement du ciel sans
être obscurcies de passion^.
Qu'on n'aille pas nous opposer, comme prophétiques,
les premières larmes de l'enfant qui vient de naître.
J'avoue que l'homme pleure à l'entrée du monde et si c'était
par une connaissance qu'il eut de sa condition; je (dirais)
qu'il appréhende moins les disgrâces de cette vie que le délai
de l'éternité et que ses larmes sont plutôt d'amour et de
désir que de crainte. Je veux qu'il pleure en effet, mais c'est
parce que son tempérament trop délicat est blessé de l'air
où il n'a pas encore pris son habitude ; ou bien parce que son
corps se resserre en une nouvelle solidité, comme le corail
au sortir de l'eau... Sa douleur ne vient que d'une abondance
qui l'étonné, jusques à ce que les quarante jours en ayant fait
la digestion, il commence à ressentir sa félicité et le transport
de sa joie le fait rire, comme plus heureux, même dans la fai-
blesse de ce premier âge, que le reste des animaux, même en
(i) La Théologie naturelle..., I, p. 378.
(2) Ib., II, p. 5o3.
(3) « C'est pourquoi Platon dit que le sentiment de la religion se ren-
contre aux deux extrémités de notre âge, mais qu'il est moins pur dans
les vieillards qui le conçoivent par expérience ou par crainte, que dans la
jeunesse qui le tient de Finspiralion de Dieu. Comme le miel que les
abeilles font au printemps est beaucoup meilleur que celui qu'elles ména-
gent en automne, par une puissance déjà lassée et par l'appréhension
qu'elles ont de 1 hiver. « Vos jeunes hommes, dit Dieu à son peuple, par
le Prophète, verront des visions et vos vieillards songeront des songes. »
Ce que la vieillesse comprend des choses divines par l'expérience et par
la crainte, n est proprement qu'un fantôme et une image confuse de la
vérité, si on le compare aux inspirations que le ciel en donne à l'adoles-
cence... Ils suivent le bien purement, parce qu'il est tel et sans en avoir
fait la comparaison avec celui du monde, dont l'expérience suppose tou-
jours un doute dans l'esprit, une dureté de cœur qui suit les intérêts et
qui ne se rend qu'à la force, après avoir abusé des premières impressions
de la grâce. » Les heureux succès, pp. 270-^79.
LE MEILLEUR DES MONDES 457
leur état de perfection. Encore qu'il soit nu, la nature lui
imprime cette confiance allègre... Quelle apparence donc de
plaindre cette créature comme misérable qui a l'empire des
autres et pour le service de laquelle le monde est bâti * !
Notre ingratitude étourdie se persuade que « le corps
est plutôt un sujet de douleur que de volupté » ; alors qu'en
vérité « le plaisir y est sans relâche », la douleur éphé-
mère ou intermittente.
Que si ce plaisir ne nous donne point des tressaillements de
joie, c'est parce que la coutume en amortit le ressentiment ou
que comme il (le plaisir) est extrêmement ami de notre nature,
il continue avec une douceur semblable à celle des fleuves
qui cachent leur cours sous une surface polie et ne soulèvent
leurs flots que quand ils trouvent de la résistance '\
Borné dans ses désirs, infini dans ses vœux, disent les
poètes, exagérateurs-nés de l'humaine misère. Mais non,
chacun de nos désirs peut être exaucé : « nous n'avons
point d'inclination naturelle que pour ce dont nous pou-
vons avoir la jouissance » \ La nature ne nous donnerait
pas les inclinations si de chacune d'elles, l'effet n'était
(( possible, même aisé » '\ « Nous ne voyons point d'ap-
pétits naturels qui soient inutiles, toutes les puissances
trouvent des activités qui les satisfont^ »
Nos inclinations, hautes ou chétives, l'univers entier et
la grâce toujours présente nous aident à les satisfaire.
Au-dessous de nous et au-dessus, tout semble ne chercher
que notre plaisir. Les créatures sont belles, pour faire
(i) La Théologie naturelle, II, pp. 27, 28.
(2) Ib., II, p. 45o.
(3) Ih., I, p. 159.
(4) Le gentilhomme chrétien, p. 171.
(5) La Théologie naturelle, II, p. 327. II n'est pas de principe sur
lequel le P. Yves revienne plus souvent et avec plus de conviction.
« L'homme serait la plus misérable des créatures (hypothèse absurde) si
toutes ayant les instincts qui leur sont propres, lui seul demeurait éter-
nellement privé des connaissances dont il est capable et n'avait que le
désir au lieu de la possession. » La Théologie naturelle, II, p. 233.
458 l'humanisme dévot
naître en nous de l'amoui', c'est-à-dire « du contente-
ment », car Famour-souffrance est une invention perverse
de rhomme*. Pourquoi bouder à ces plaisirs que Dieu
lui-même nous offre, ou de sa main, ou par l'entremise
des créatures ?
*
C'est une très importante considération de voir combien la
science a de sympathies avec les qualités du chrétien que le
texte sacré nomme enfant de la lumière ".
Voulez-vous des joies moins spirituelles ?
Tant de parfums que les plus heureux climats produisent et
qui se rencontrent avec tant de suavité sur nos fleurs sont des
présents que la nature ne nous ferait pas s'il ne nous était
permis de les recevoir. Otez les excès de ces trop grandes
délicatesses... il ne faut point douter qu'on ne puisse prendre
le plaisir des bonnes odeurs avec innocence, puisque de tout
temps la piété s'en est servie dans les sacrifices^.
Arrière les scrupuleux qui « se font un crime des plus
innocentes satisfactions de la vie » !
Tout ce qui leur agrée les offense ; ils calomnient la moitié
des œuvres de Dieu qui ne sont recommandables que par la
beauté.
« Tout instruit qu'étant chargé d'un corps périssable...
il ne peut pas vivre dans toute la pureté des bienheureux » ,
le chrétien
ne condamne pas le beau mariage que la divine miséricorde a
voulu faire du plaisir avec la nécessité *.
Beau mariage et qui témoigne de notre noblesse :
L'exercice de la culture des fleurs est le seul qui ne prétend
que le plaisir ; ainsi comme il est plus éloigné d'un commerc^e
(i) Les vaines excuses..., I, pp. 34, 35.
(2) Les morales chrétiennes, IV, p. 78.
(3) Ib., lY, p. i5i.
(4) Ih., I, pp. 593-597.
LE MKILLKUR MKS MONDES /jSc)
mécanique, il semble plus noble et celui de tous qui montre
lu liberté, la magnificence, l'empire de l'homme sur le monde *.
ALneadiim genetrix, hominum divomque voluptas...
Nous tenons la vie delà volupté; elle anime, elle assaisonne,
elle récompense toutes les actions ordinaires, elle porte les
sens à leurs objets qui ne leur seraient pas assez propres, s'ils
ne leur étaient agréables. Aussi la nature témoigne tant d'aver-
sion de la douleur qu'elle ne la peut supporter longtemps,
sans s'en faire quitte par les remèdes ou par la mort. Son
mouvement doit être iort court en l'orateur, dit Quintilien,
parce que les auditeurs s'en lassent bientôt, et les lois de tous
les peuples ont prescrit un certain temps au deuil qu'on fait
en la mort des personnes les plus chères, d'autant qu'on ne
la peut pas continuer toujours sans la contrefaire. Nous avons
vu les assistants d'un malade, dans l'agonie de deux ou trois
jours, après avoir versé beaucoup de larmes, le cœur pâmé,
l'esprit confus de douleur, en un moment, pour un sujet nulle-
ment considérable, éclater ensemble en un ris involontaire,
par un transport de la nature qui vengeait ses droits et se réta-
blissait en conjurant cette humeur mélancolique, sans attendre
les ordres de la raison ^
Revanche de l'ordre. Ce fou rire nous rappelle que
l'homme n'a pas été fait pour les larmes. Duègnes de cha-
rité, aumôniers moroses, vous n'admettez pas que les
pauvres mendiants de votre ressort, paraissent gaillards
et en joie, qu'ils chantent, qu'ils dansent et que « les
estropiats trouvent l'adresse d'aller en cadence ». Vos mi-
séricordes se refusent à ces misères « qui vous montrent
des joies et des satisfactions plus grandes que celles des
riches^ parce qu'elles sont nécessaires, sans déguisement
et sans affectation )>.
Mais si vous agissez plus par raison que par un mouvement
sensitif, les petites relâches de ces misérables ne refroidiront
pas votre charité. C'est votre gloire, et ce doit être votre
(i) Les morales chrétiennes, II, p. 473.
(2) V Agent de Dieu..., pp. 171, 172.
46o l'humanisme dévot
contentement que (cette charité) pourvoie de sorte à leurs
nécessités que, comme la providence divine, elle aille jusqu'au
plaisir. Les bêtes que nous tenons à l'attache, les chiens, les
singes, les fouines font des tours de gaîté dans la petite
étendue de leurs chaînes. Ne soyez donc si ennemi des incli-
nations de la nature, que vous teniez les pauvres pour des
hypocrites, si, dans une longue misère, ils sont quelquefois
joyeux ^
II. Pourquoi les ombres du monde moral assombri-
raient-elles ce riant tableau ? N'avons-nous pas marqué
plus haut qu'il y a « toujours » ici-bas « plus de vertus
que de vices » ?
Tout ce que je regrette..., c'est de voir que ceux qui se ren-
dent maîtres de la sagesse, ne remarquent en Thomme que
du défaut et se persuadent de le bien connaître quand ils le
chargent d'autant d'injures qu'en méritent les plus infortunées
productions du monde. Qu'il me fâche quand, pour les titres
honorables qui lui sont dus, on lui donne ceux de vanité, de
faiblesse, d'inconstance, de misère, de présomption ; quand je
vois que les artifices de l'éloquence agrandissent ses imper-
fections... ! Ce n'est pas là une libre confession de notre
misère, mais une calomnie de notre excellence, puisque ces
disgrâces sont les infirmités et non pas les apanages de notre
nature, et mesurer à cela notre condition, c'est juger du
soleil par son éclipse, de la beauté d'une fleur, quand elle est
passée, de la générosité d'un lion, quand il est mort. Quelle
fureur d'être ennemis de nous-mêmes, de n'avoir des yeux que
pour voir en nous ce qui n'est point nôtre!... Ils rendent les
défauts possibles comme nécessaires ; ils nous font un ordinaire
d'un accident; ils ressemblent à un législateur qui n'aurait de
lois que pour les crimes, et leur sagesse se réduit à traiter
l'homme par une continuelle application de remèdes sans lui
faire prendre de nourriture... Pourquoi donc accuser plutôt
l'homme des misères qui le travaillent que le louer des vertus
qui en triomphent ?
Pense-t-on qu'en amplifiant de la sorte notre infirmité,
on avancera l'amendement de notre vie? Mais non, cette
(i) L'Agent de Dieu..., pp. 172, 173.
LE MEILLEUR DES MONDES 461
rhétorique nous accable et nous diminue, au contraire.
« C'est absoudre les crimes, crier liberté à toutes les pas-
sions, de les dire propres à notre espèce et les mettre sous
la protection de la nature. » Quelles grandes actions atten-
driez-vous d'un petit courage? « L'homme ne s'élèvera
jamais à Dieu s'il ne se croit plus puissant que tout le
monde ; plus fort que les passions, que les charmes de la
volupté, que les gênes de la douleur; s'il ne se met au-
dessus du temps ; s'il n'est une éternité et s'il ne s'unit
au premier principe par quelque sorte de ressemblance. »
Laissons donc ces lâches pensées de la misère de l'homme;
faisons voir les excellences de sa nature... pour nous acquitter
d'une reconnaissance envers Dieu, d'un devoir de justice
envers nous-mêmes et pour ne point tomber dans le désespoir
de la vertu *.
Les passions elles-mêmes sont « avantageuses à notre
nature ».
Dieu qui veut notre bien les a rendues communes à tous les
hommes... Puisque sa providence nous a composés de corps et
d'âme, de sens et de raison, pourquoi veut-on qu'une de ces
deux parties demeure inutile, qu'elle soit morte, sans action
dans cette alliance mystérieuse qui fait notre vie, qui marque
l'union inséparable du Verbe divin avec notre nature ^?
L'étrange prévention des stoïciens qui « supposent tou-
jours la passion en un excès qu'ils disentne se pouvoirnon
plus arrêter qu'une flèche partie de l'air » ^ ! Lorsqu'elles
tâchent de se soulever contre l'esprit, quelle débile et
maladroite figure ces passions ne font-elles pas ? Leurs
« premiers mouvements ne sont que des avis à la raison
d'être sur ses gardes ».
Ce sont de petites vapeurs semblables a celles qui nous
font paraître la lumière du soleil tremblotante à son lever et
(i) T.a Théologie naturelle , II, pp. 16-23.
(a) Les vaines excuses...^ II, p. 17.
(3) Ib., II, p. 18.
462 l'humanisme dévot
qui se dissipent en rosée lorsqu'il a plus d'élévation sur notre
hémisphère. L'âme se roidit contre des forces qu'elle trouve
inégales aux siennes ; elle s'irrite à venger la rébellion de ses
sujets.
Commençantes ou exaspérées, un geste de notre liberté
met les passions dansTimpuissance de nuire. Si l'âme « veut
employer son autorité, elle prend un empire absolu dessus
la matière et sur les sens, qui en qualité de sujets ne
peuvent prescrire contre elle )>^ . Bon pour des héros,
direz-vous ? Mais non, la vertu est aisée "^ ; « comme la
plus heureuse des habitudes, (elle) est toujours accom-
pagnée de plaisir » ^.
Je veux qu'elle soit mêlée de quelque travail et que ses joies
intérieures soient interrompues par quelques souffrances. C'est
une espèce de permutation d'un bien du corps avec celui de
l'esprit; une réaction très équitable que la nature autorise en
tous ses progrès. Et n'est-il pas juste que Thomme se fasse
quelque violence pour se ployer et s'ajuster aux lois immuables
de la vérité éternelle '' ?
Pour parler « ingénument », avouons qu'obligés de
(( vivre au monde comme dans un pays d'ennemis », la
vertu est une conquête qui nous coûte parfois « de grandes
fatigues ». En revanche comment ne pas reconnaître que
« nous avons accru nos infirmités par opinion » ? Foin des
moralistes gémissants! AfTolée par eux,
la vie de la plupart des hommes ressemble aux imaginations
des mélancoliques qui se figurent des disgrâces et des hor-
reurs entre les magnificences et les caresses de leurs amis.
A force de dire que la vertu n'est pas au pouvoir de notre
nature, ils s'impriment cette créance ; toutes les occasions de
la vie leur paraissent des périls inévitables et une terreur
panique les met en déroute comme ceux qui prirent autrefois
(i) La Théologie naturelle^ II, pp. 376-378.
(a) fb., II, p. 20.
(3) Ib., III, p. 162 ou 102.
(4) rb., III, p. 447.
LK MKILI.El-H DES MONDES /it)3
les arbres pour des enibiiscades, ouïes tintamarres d'uu écho...
pour le tumulte d'une grosse armée *.
A ces vues générales sur rexcellence de Thomine en
soi, que les pessimistes ne se flattent pas d'opposer la
misère morale des particuliers.
Si quelquefois les prophètes se sont emportés en de sévères
invectives contre la corruption des mœurs, comme si elle était
générale, c'est par un zèle de sainteté h qui les moindres
fautes paraissent grandes... Mais s'entretenir de sang-froid
dans cette mauvaise estime de tous les hommes, qu'ils sont
des méchants, des ennemis couverts, déterminés à faire le mal
toutes les fois qu'ils en trouvent les occasions et qu'ils en ont
la puissance, c'est la plus injurieuse et la plus injuste pensée
dont on puisse offenser la société civile ^.
La bienveillance, l'indulgence sont beaucoup plus clair-
voyantes que les dispositions contraires. Le sage et, à
plus juste raison, le philosophe chrétien
se persuade aisément des perfections dans une créature qui
porte l'image d'une infinie bonté et qui est l'objet de son amour.
Il n'a point d'yeux pour voir des offenses dans un état de
grâces et de miséricordes, dans un corps mystique dont le
chef possède la gloire, dans une église où nous sommes en com-
munauté de biens avec les âmes qui jouissent de la béatitude,
où le Fils de Dieu renouvelle continuellement ses triomphes ^.
C'est ainsi, par exemple, qu'un éducateur doit assister,
non seulement sans trouble, mais avec une secrète joie,
aux emportements de son élève.
Il faut se résoudre à voir toujours quelque escapade de la
jeunesse. Les grands hommes, comme les bons chevaux, ont en
ce jeune âge des fougues qui deviennent des générosités par
le moyen de l'instruction''.
(i) La Théologie naturelle^ III>P- 443.
(2) Les vaines excuses...^ I, pp. 54, 55.
(3) Les morales chrétiennes, III, p. ^^1,
(4) /6 , III, pp. 354, 355.
464 l'humanisme dévot
Ainsi encore qu'il faut permettre, qu'il faut même en-
courager certaines ambitions et fiertés naturelles, qui
d'abord ne sembleraient pas devoir s'accorder avec la
perfection évangélique.
Je ne voudrais pas passer dans cette austère philosophie
qui se moque des personnes engagées dans un grand emploi,
comme si elles achetaient bien chèrement leurs inquiétudes,
et qui regardent la magnificence de leur train comme la
pompe funèbre de leurs âmes mortes pour elles-mêmes...
J'avoue franchement que le dessein est généreux et de grand
mérite d'employer ses conseils, ses soins et ses forces pour le
soulagement des peuples ^
Générosité, noblesse, honneur, autant d'objets qui
réjouissent le moraliste chrétien.
Ce sentiment de l'honneur, plus vif en la noblesse, est néan-
moins commun à tous les hommes, et c'est le plus doux, le
plus efficace motif qui oblige les enfants d'apprendre ce qu'ils
sont honteux de ne pas savoir... c'est ce qui échauffe l'esprit
et la main des ouvriers pour exceller chacun en son art".
Vertu imparfaite et mêlée, mais vertu quand même.
La plus grande part des courtisans ne se proposent que
cette fin d'avoir de l'honneur, sans travailler à l'acquisition de
la vertu dont il est le fruit... Quoique en cela leurs intentions
ne soient pas si pures, c'est un bien en ce qu'il empêche beau-
coup de mal et qu'ils se tiennent dans les mêmes modérations
qu'on pourrait attendre d'une essentielle probité^.
Que n'a-t-on pas écrit pour ridiculiser le luxe des habits
et les variations de la mode ? Un esprit large et pénétrant,
nuance, atténue, comme il convient, le lieu commun trop
facile, il ne conseille pas des ornements trop coûteux,
mais il laisse un certain jeu au goût, à la fantaisie du
moment.
(i) La Théologie naturelle, II, pp. 54o, 641 .
(2) Le gentilhomme chrétien, pp. 3io. 3ii.
(3) //>., p. 3i5.
LE MEILLEUR DES MONDES 465
Une voix commune charge les Français d'être... plus incons-
tants que les autres peuples qui gardent la forme de leur
habit, comme de leur peau, toujours la même et qui, comme
les corbeaux, quoiqu ils se renouvellent en leurs mues, sont
toujours noirs. Je ne crois pas que les hommes soient dignes de
blâme de se conformer à la nature qui, par les mouvements du
ciel, de l'air, des eaux, des choses inférieures, des quatre
saisons de Tainiée, fait que le monde est dans une continuelle
diversité, afin que, passant par cette multitude sans bornes,
il ait un plus grand rapport h l'infinité de son principe \
De ces parades sociales, passons à rintérieur de la société
domestique. Si nous savons regarder, nous verrons bien-
tôt que « la fidélité n'est point rare dans les mariages » ''^.
Avec tout ce que l'amour, l'envie, la médisance peuvent
inventer, les adultères se trouvent plus rares dans une ville
que les monstres en la nature et que les éclipses au soleil ^
Il en va de même et à plus forte raison de la société
surnaturelle des âmes. Abus, misères, d'ici et de là, même
chez les religieux et chez les pontifes, qui le nie, mais
quand même le mal s'attacherait aux parties qui semblent
les principales, il n'en faudrait pas faire un préjugé désa-
vantageux pour les autres, parce qu'ils reçoivent leur beauté
et leur nourriture d'un chef invisible. Dieu prend le gouvernail
quand les pilotes sont endormis ^.
III. Se résigner, comme il le faut bien du reste, aux
défauts du monde est d'un petit courage et d'une intelli-
gence courte. Ces défauts, on doit comprendre que d'une
sure manière ils concourent à l'excellence foncière de la
création.
(i) Le gentilhomme chrétien, pp. 35i, 352.
{i) Les vaines excuses..., II, p. 64-
(3) Ih., Il, p. 59. Comparant les rigueurs orientale, espagnole, ita-
lienne à la facilité française, Yves, d'accord en cela avec J.-P. Camus,
estime que chez nous « les fidélités... sont plus entières dans une hon-
nête liberté », ih., p. 65. Cf. plus haut, p. 'iSi.
(4) Les heureux succès..., pp. 212, 2i3.
Jo
466 l'humanisme d k v o t
Ces faiblesses... qui font que les uns ont besoin des autres,
sont l'origine et le fondement des républiques ; elles sont
aussi de puissants attraits de l'amour dont les femmes se
savent servir quand elles affectent des craintes et des délica-
tesses pour gagner des cœurs qui font profession de vaillance.
Les vieillards, où l'on suppose beaucoup de sagesse et d'expé-
rience, aiment tendrement les petits enfants. . . Ce serait bannir
l'amour et le commerce du monde d'en vouloir ôter tous les
défauts ; ce serait rendre le tout imparfait sous prétexte de
perfectionner les parties ^
Gela est vrai non seulement des défauts du monde, mais
de son péché, de V « heureux péché », qui nous a valu
« un tel Rédempteur ». Restent nos fautes individuelles.
Si énormes, si invétérées qu'on les suppose, combien ne
paraissent-elles pas fragiles et peu résistantes ! C'est l'in-
firmité essentielle du mal, frère du néant.
Les maladies se doivent guérir à la longue... et la nature ne
saurait souffrir le passage d'une extrémité à l'autre sans les
moyens et le temps qui en préparent l'entrée. Mais, quoiqu'on
ait passé sa vie dans les désordres et contracté de vicieuses
habitudes, il ne faut qu'un seul acte, qu'une ferme résolution
pour se remettre au chemin de la vertu ^.
Cette résolution, nous ne la saurions prendre de nous-
même, mais la grâce est toujours prête à nous en donner
la force; la miséricorde divine toujours prête à recevoir
le pécheur
sitôt qu'il se convertit, quand même il aurait passé toute sa
vie dans les abominations et les sacrilèges. Il y a de grands
périls... à remettre la pénitence à l'extrémité de la vie, à ne
donner à Dieu que la lie de nos actions etle rebut de la volupté.
Néanmoins, il est si bon qu'il nous reçoit en quelque temps
qu'on recoure à lui. VA je crois qu'il faut que les démérites
des hommes soient extrêmes pour encourir sa condamnation,
d'autant qu'il nous a créés à sa ressemblance et pour jouir de
(i) La Théologie naturelle, III. pp. ^32, 233.
(2) //>., II. pp. 377, 378.
LE MEILLEUR DES MONDES 4^7
sa gloire... Nous avons toutes les conjectures possibles de
notre salut en ce qu'il accomplit la fin qu'il (Dieu) s'est pro-
posée^.
Même pécheur, l'homme tend vers Dieu « d'un amour
qui n'a point de bornes et qui ne veut pas finir ». Dieu,
prototype de notre nature, « doit donc avoir plus d'amour
pour les hommes que les hommes, qui sont ses créatures,
pour lui » 'K
Si les centres redoublent leurs attractions sur les corps
quand ils sont prêts de s'y réunir, il est à croire que la bonté
divine rend ce dernier acte de miséricorde plus signalé qui
doit terminer tous les mouvements de notre vie et nous reporter
à lui comme à notre centre, quoique nous soyons partis de
divers endroits de la circonférence.
Dieu a surmonté « notre néant originaire par sa puis-
san(îe »,
pourquoi n'excéderait-il pas nos mérites pour nous donner
la béatitude ^ '}
L'iniquité abonde, il est vrai, mais abonderait-elle
encore davantage, le philosophe chrétien garderait son
espérance inébranlable, non pas seulement dans le
triomphe infaillible du bien, mais dans la miséricorde
céleste.
Cette multitude de pécheurs lui paraît une grande étendue
de matière sur qui Tamour divin doit pousser ses flammes et
qu'il peut convertir en soi*.
Gomme l'a répété la grande mystique de Norwich,
l'amour, l'amour aura nécessairement le dernier mot.
(i) La Théologie naturelle, III, pp. 5i5, 5i6.
(2) Ib., II, pp. 329, 33o.
(3) Ib., m, p. 5i6.
(4) Les morales chrétiennes, III, p. 547.
§ 2. — Abus et plans de réformes.
Si Famour doit avoir le dernier mot, comme il a eu le
premier, joueront librement dans l'intervalle, la sottise,
la méchanceté et la bassesse, non pas de l'homme, mais
des hommes.
Le monde nous serait une farce continuelle si nous avions
la vue de l'intérieur comme du visage ^
Encore si les hommes n'étaient que ridicules, mais il
en est qu'on a peine à ne pas trouver odieux, les tartufes,
par exemple.
Leur habit, leur front, leurs yeux sont composés dans une
modestie qui publie de loin leur intégrité, . . Si on les approche,
leurs bouches forment de fréquents soupirs et prononcent avec
beaucoup de poids leurs paroles comme des oracles. Leurs
entretiens seront des mystères d'une vie cachée et d'une émi-
nente contemplation... Sitôt qu'il se présente quelque occasion
de satisfaire leur concupiscence... ces bêtes affamées qui contre-
faisaient les mortes se jettent avec fureur dessus leur proie...
Aujourd'hui (1637) les plaintes sont publiques de ces dévotions
masquées ^.
Un autre abus, tout voisin quoique moins répugnant,
sans doute, est celui qui menace de transformer les con-
fréries de prière ou de charité en cabales politiques.
Cependant que la charité (de ces compagnies dévotes) répand
ses vues sur ce qui se passe dans les négoces du monde, pour
y empêcher le mal et y faire tout le bien possible, c'est une
(i) La Théologie naturelle^ II, p. i55.
(2) Les morales chrétiennes..., I, pp. 6i8-6'20.
ABUS ET RÉFORMES 469
conduite très judicieuse de ne point entrer dans les intrigues
de rÉtat. De tout temps les politiques ont trouvé l'adresse de
faire servir la religion à leurs desseins et, sous des prétextes
éclatantsde sainteté, exposentles plus zélés, comme des esclaves,
pour la sûreté de leurs intérêts et de leurs personnes. Ils les
emploient h répandre des nouvelles ordinairement fausses, à
donner de la réputation à de pernicieuses entreprises, à débau-
cher les courages, à jeter les fondements d'une révolte. En
tout cela, comme la religion agit pour ce qu'elle ignore et
qu'elle s'engage dans un péril qu'elle ne voit pas, elle souffre
la première par le combat des ambitieux. Sitôt que le Prince
s'aperçoit que vous entrez dans un parti, que vous concertez
avec ceux qui jettent le trouble dans les affaires, il vous tient
avec raison comme suspects et vous ôte la liberté de vos exer-
cices. Si les principaux de la compagnie... découvrent leurs
sentiments à leurs confrères, c'est les publier et les perdre ;
tous ne seront pas d'un même avis ; les divisions et les résis-
tances à ce point pourront causer des refroidissements au reste
des meilleures entreprises. S'ils tiennent ces négoces sous le
secret, le déguisement qui cache tout ne se peut tellement
cacher qu il ne donne des jalousies... Enfin, ce mélange du
divin avec le profane risque beaucoup ; avance peu dans les
premiers innocents desseins de la Compagnie parce qu'... il
fait une notable diversion des pensées qu'on devait tout
entières aux pratiques de la charité^.
Tel autre abus, compromet à la fois le bonheur des par-
ticuliers et la sainteté de la religion. A la vérité les enfants
souffrent paisiblement les privilèges qu'une ancienne tra-
dition réserve à l'aîné de la famille;
mais l'inégalité que le père fait de leurs personnes leur est
incomparablement moins supportable... quand de plusieurs
enfants après l'aîné, il en destine un ou deux pour être cheva-
liers de Malte, les autres pour être d'église et qu'il enferme
les plus jeunes dans les collèges de religieux, à dessein de leur
en faire prendre l'habit. Des filles, on n'en réserve que la plus
belle pour le mariage, les autres sont mises de leur gré ou
(i) L'Agent de Dieu..., pp. 21 7-'^ 19. J ai tenu à citer ce passage extrê-
mement curieux d'un livre publié peu après la Fronde (i656). En lisant ce
développement et ces allusions prudentes, il est difficile de ne pas songer
à la Confrérie du Saint-Sacrement.
470 L HUMANISME DEVOT
par de mauvais traitements, en religion. Je n'ai rien à dire
contre ceux que l'on fait chevaliers de Malte ^... mais que Ton
destine des enfants ou à Téglise ou au cloître sans examiner
leurs vocations, leurs volontés ni la portée de leurs esprits,
n'est-ce pas une entreprise manifeste sur les droits de Dieu?...
On lui donne des domestiques par force... Quant aux enfants
qu'on met par force en religion... les cœurs seront inhumains
qui ne seront pas touchés de pitié de voir ces pauvres victimes
qu'on immole, non pas à Dieu, mais à la vanité de leurs
familles ".
Gomme « on leur donne ce tombeau à l'entrée du
monde », les malheureux s'obligent par leurs vœux, « à ce
qu'ils ne connaissent pas ».
Que doit-on attendre de ces petites âmes que la crainte, que
le respect, que la force, que les menaces ont jetées dans cette
profession? Quand l'âge a réveillé le sentiment de ces pauvres
créatures et qu'elles commencent à désirer ce qui ne leur est
plus permis ; quand elles se voient à la chaîne pour toute leur
vie.... Dieu! que d'inquiétudes, que de sacrilèges, que de
désespoirs ! Il faudrait qu'un cœur fût de bronze pour n'être
point amolli par ces voix de sang qui crient vengeance devant
le trône de Dieu ^.
Quand le mal n'est plus réparable, du moins faut-il que
le père, que le frère de ces religieuses malgré elles,
emploient
toute sorte de moyens pour adoucir l'esprit de ces pauvres
infortunées, par des témoignages d'amitié, par de petites pen-
sions qui soulagent leurs plus pressantes incommodités, afin de
les réduire à faire de nécessité vertu et à confirmer leurs
vœux par un nouvel holocauste de leurs personnes '*.
Cet abus n'est qu'une des suites, entre plusieurs, de la
décadence de la noblesse française.
(l) Comme nous le verrons plus bas, le P. Yves estimait qu'il est mieux
pour le sage de ne pas se marier.
{■2) Le gentilhomme chrétien, pp. i .27-131.
(3) Les morales chrétiennes, III, pp. 36"2, 363.
(4) Le gentilhomme chrétien, p. 54 1.
ABUSE T RE FORMES 471
Anciennement les gentilshommes tenaient en France toutes
les dignités de l'église, de la justice, de la guerre, mais comme
leur courage les engageait et que les nécessités de l'Etat les
appelaient beaucoup plus aux armes qu'aux autres emplois, la
jeunesse s'y jeta sans retenue et sans réserver les faiblesses
mêmes de leurs premières années pour les études. Ainsi les
charges de la justice sont tombées entre les mains des personnes
populaires dont les nobles ne pouvant souffrir la domination,
se sont retirés dans leurs maisons de campagne... N'ayant
plus de charges, ils ont reçu moins d'honneurs, moins de pro-
fits... Ensuite les dignités, appartenant à ceux qui ne tendent
qu'à l'utile, sont entrées dans le commerce, sont devenues vénales,
sont montées à des prix exorbitants qui sont... la honte de
l'Etat, la ruine des maisons, enfin du commerce quand tout
l'argent du royaume se met en ces négoces stériles. Voilà le
tort que les nobles se sont fait à eux-mêmes et au public par
le mépris des sciences, quoique étant les chefs du peuple,
employés au gouvernement, ils dussent les posséder avec
avantage ^
Gomment du reste la noblesse qui est désintéressée par
définition progresserait-elle « dans un siècle où tout est
vénal ))^? Il faudrait néanmoins tâcher de lui rendre son
ancien prestige et pour cela, commencer par donner au
jeune gentilhomme pauvre l'éducation qui convient à sa
naissance.
Ceux qui n'ont pas moyen de soutenir les frais de l'académie. . .
sont ordinairement mis pages, ce semble plutôt pour soulager
leur famille que pour servir à leur instruction. Exceptez la
maison du Roi, des Princes, des grands seigneurs, les pages
ne font point les exercices de cheval, de danse, de mathéma-
tique... et leur continuelle conversation parmi les laquais leur
donne de pernicieuses habitudes dont il sera difficile de se
dépouiller pour être honnête homme.
Il conviendrait donc de créer des académies gratuites
pour (( l'éducation des enfants nobles mais pauvres ».
{1) Le gentilhomme chrétien, pp. 166, 167.
(ii) //>., p. 192.
47'^ l'humanisme dévot
Mais « où prendre un fonds capable de les entretenir » ?
Le Roi pourrait assigner quelque chose sur les revenus
delà province ; les grandes familles contribueraient à ces
fondations ; divers impôts ou sur les riches successions
ou sur les successions nobles qui tomberaient en que-
nouille, feraient le reste *.
Il est permis au gentilhomme d'épouser une fille pauvre
pour sa beauté; en revanche, il est mauvais d'épouser
une roturière laide, pour son argent. Aujourd'hui l'on ne
pense plus ainsi :
un gentilhomme recherche ordinairement une fille de basse
naissance, non pas pour sa beauté ni pour sa vertu, mais pour
ses richesses, sans considérer comment elles sont acquises.
Triste mariage. « Le profit qu'en reçoit ce gentil-
homme... passera bientôt. Il en paiera peut-être ses dettes,
mais il s'oblige, en même temps, à beaucoup de déplai-
sirs. » Quant à sa femme, ainsi élevée à un rang qui n'était
pas pour elle, que de cruelles humiliations Tattendent !
Puisque la Providence vous a Fait naître gentilhomme...
mettez ce titre entre les choses sacrées qui n'entrent point
dans le commerce.
Du reste « un choix de telle importance se doit... faire
avec une franche liberté... Les inclinations, les sympa-
thies, les réciproques attraits de la nature sont les prin-
cipaux agents à conclure ce traité d'amour ^ ». Loi fonda-
mentale qui devrait régler toutes les unions, même celles
des enfants des rois. Mais hélas ! « les meilleures têtes
d'un royaume travaillent aux alliances des princes », et
cependant,
la volonté de ces jeunes gens souffre une extrême violence ..
et leur amour est esclave sous la prudence de ces vieillards qui
(i) Le gentilhomme chrétien^ pp. 197 sq. Le P. Yves a repris ce plan
daus son Agent de Dieu, pp. 3 17-327.
(a) f.e gentilhomme chrétien, pp. 92-101.
ABUS ET RÉFORMES /,73
allient moins les cœurs que les possessions et qui immolent
les contentements particuliers aux intérêts de l'Etat ou d'une
famille. Leurs plus sincères avis sont injustes ; leur autorité
est une usurpation, parce qu'ils jugent de ce qu'ils ne connais-
sent pas et qu'ils disposent des afTections sur lesquelles ils
n'ont point de droite
Anciennement les mères ne manquaient jamais au
« devoir de nourrir leurs enfants de leur mamelle. Les
femmes des Patriarches, (|ui étaient de grandes dames,
étaient les plus fidèles à garder cette loi de la nature ».
Les nourrices mercenaires, mal élevées, peut-être de mau-
vaises mœurs, ne peuvent donner leur lait que comme il est,
plein de leurs esprits qui passent en la substance de l'enfant
et changent infailliblement sa complexion.
Mais pourquoi faire là-dessus un long discours qui ne
changerait pas « une coutume universellement reçue au
siècle où nous sommes (1666) ? »
Au moins, si la mère ne nourrit pas son enfant, qu'il soit
ordinairement auprès d'elle, pour le voir, le caresser, en avoir
le soin et tenir en exercice l'amour naturel que l'absence ou
des pratiques moins familières pourraient éteindre ou afïaiblir '".
Mais de tous les abus, ceux qui ajoutent à la souffrance
du peuple sont les plus graves. Que penser d'une société
où l'on voit « équiper les carrosses et les laquais du sang
et de la sueur des pauvres ^ »? Je ne fais ici
que demander miséricorde au nom du pauvre peuple que des
rigueurs insupportables ont réduit à une condition pire que
celle des bêtes, puisque, après beaucoup de travail, on lui
refuse la nourriture. Nous devons croire que Dieu qui donne
un prince à ses peuples, répand dans son cœur les douces
inclinations de miséricorde, telles que les doit avoir un père
pour ses enfants ; mais les personnes qui l'approchent, qui
(i) Les heureux succès..., pp. 265, 266.
(2) Le gentilhomme chrétien, pp. i34, i35.
(3) Les heureux succès..., p. loi.
474 L HUMANISME DEVOT
cherchent leurs avantages dans les ruines de l'Etat, étouffent
ces mouvements sacrés d'humanité par des maximes fausses et
abominables. Que faire dans cette désolation où les parties
sont les juges, où l'esprit du prince est obsédé par le rapport
de ceux qui, dans les autres affaires, ont mérité sa créance?...
La voix lamentable de tant de peuples, les remontrances, les
plaintes universelles des provinces, ne demandent-elles pas
que le Roi s'informe de la vérité par d'autres personnes que
celles qu'il doit juger sensiblement intéressées, de ce que, sans
distinction des temps, elles ne concluent jamais qu'à des
levées toujours plus grandes et moins supportables. Plusieurs
sages princes se sont souvent déguisés, sans suite, sous des
habits et des visages contrefaits, ont visité leurs provinces,
pour voir de leurs yeux et entendre de leurs oreilles le fort
ou le faible, les satisfactions ou les mécontentements de leurs
peuples, afin de donner des ordres convenables ^
Parmi tant de malheureux, les artisans, les villageois,
vieux ou infirmes, paraissent dignes d'une miséricorde
particulière. Tant qu'ils l'ont pu, ils n'ont « épargné
ni leurs industries, ni leur forces ». La disgrâce qui les a
frappés « ne vient pas de leur faute, mais d'une force ma-
jeure invincible ».
Le travail de ces manœuvres, de ces artisans, de ces villa-
geois suffisait pour leur donner la subsistance d'un jour à
l'autre, mais non pas pour mettre en réserve des sommes
capables de pourvoir aux nécessités futures. Tellement que si
la maladie les abat au lit, ils consomment en peu de temps leur
petite épargne, leurs meubles, ce qu'ils empruntent du voisin ;
et puis, les voilà sans nourriture, avec moins de regret de
n'en avoir pas pour eux que pour leur famille désolée.
N'est-il pas rigoureusement juste de les secourir ?
<( Vous avez profité de leurs services et vous leur en avez
donné de si petites récompenses, qu'à peine ont-elles
suffi pour leur nourriture de chaque jour. » Vous êtes la
<c cause » de leurs infirmités ; vous en devez réparer les
suites.
(i) V Agent de Dieu, pp. .280, 1^1.
A H U s K T R É F O R M K s /, 7^
Si les bctes qu'on a d'emprunt ou de louage, meurent ou
tombent malades, parce qu'on les a trop violentées, on est
obligé d'en payer le prix... Les pauvres manœuvres ont porté
quasi seuls la peine... de gagner leur pain à la sueur de leur
visage ; ils ont soufTert ces fatigues et en ont soulagé les autres ;
le peu de récompense qu'ils en ont reçu les a réduits à la
pauvreté d'où procèdent leurs maladies. Pourquoi le public
ne serait-il pas tenu aux indemnités où les lois obligent pour
les animaux, je dis, par une raison de justice, quand le motif
de la charité chrétienne manquerait?
Pour remédier en partie à ce désordre, il faudrait que
tous ces artisans syndiqués eussent « un coffre commun
pour l'assistance de leurs associés » en cas de besoin.
Pour alimenter cette caisse, il serait à souhaiter
que de la succession d'un artisan on en prît quelque partie qui
n'incommodât point les héritiers, et qui étant fidèlement con-
servée dans leur recette commune, pût servir à soulager les
pauvres de la même profession. Cela pourrait grossir par la
dévotion des plus riches, par les amendes (et) par d'autres
contributions \
Comme on le voit sur ces quelques exemples, les occa-
sions ne manqueront pas à la patience, au zèle, à la charité
du sage. Quoiqu'il en soit, fuyons les tentations de la tour
d'ivoire. Méprisable, le prétendu sage, l'égoïste contem-
plateur qui ne voudrait pas être « un agent de Dieu dans
le monde ». D'ailleurs nos plus longues extases sont
brèves. Le « divin soleil ne se montre pas plutôt qu'il ne
s'éclipse », Dieu se cache « pour donner de l'exercice à
notre courage » ;
mais surtout, je crois que Dieu ne se laisse pas ici ni voir ni
posséder parfaitement, afin que nous le chérissions en notre
prochain qui est son image...
Ainsi les Perses qui adoraient le soleil, ne pouvant rien
ajouter à ses beautés par leurs sacrifices et se voyant contraints
d'en perdre la jouissance plus de la moitié du temps, considé-
(i) L'Agent de Dieu, pp. 261-266.
4^6 l'humanisme dévot
rèrent le feu comme son lieutenant dans le monde, à cause de
sa lumière et de sa chaleur qui le représentent. Ils le nourris-
saient de bois précieux, dans des vases d'or; Tentretenaient
sur les autels avec tout ce qui se peut de cérémonies ; le fai-
saient porter devant le Roi par autant de beaux jeunes pages,
richement parés, qu'il y avait de jours en V^n\
(i) L'Agent de Dieu, pp. 44-46-
§ 3. — Des Sympathies et de l'Union.
I. « Les plus importantes et les plus agréables actions »,
de la nature et de la grâce, « s'achèvent par le moyen de la
sympathie ». C'est elle qui retarde la dissolution des corps ;
qui préside à la nourriture et à la croissance des êtres
animés ; « qui fournit des forces à la passion, des charmes
à la volupté et qui donne de la constance à toutes les
unions ». La nature « n'ayant pu loger toutes les perfec-
tions... dans l'étendue du peu de matière nécessaire à la
formation d'un être particulier », imprime aux choses « une
mutuelle inclination de se rejoindre, afin que la diligence
de leurs recherches supplée au défaut de leurs conforma-
tions et qu'elles se possèdent au moins par amour, quand
la distance des lieux, du temps et de la matière les a divi-
sées ». Quand les créatures témoignent ainsi « delà com-
plaisance en leurs approches, qu'elles s'y portent avec
des élans passionnés et qu'elles se ravissent d'une joie
extraordinaire en leurs unions, c'est qu'elles ont l'unité
pour premier principe à laquelle elles se rendent plus
conformes par leurs alliances. Elles reviennent àl'Unité^ ».
Ceux qui vont déclamant sur la misère de l'homme ne
prennent pas garde à cette merveilleuse économie qui
nous a créés perfectibles et qui met tout un monde, ou
plutôt deux mondes, en travail pour nous secourir ou nous
parfaire. Mille sympathies servent de trait d'union entre
ces deux mondes et chacun de nous. De part et d'autre,
on s'attend, on s'appelle avec impatience, on se rencontre,
(i) La Théologie naturelle, I, première partie, ch. xxvi, passim. C'est
dans ce chapitre que le P. Yves a expliqué le plus longuement sa philo-
sophie de la sympathie et des sympathies.
47^ l'humanisme dévot
on se reconnaît, on se rejoint avec des facilités et des
douceurs extraordinaires. « Les sympathies nous viennent
du ciel mais... les moyens qui nous y engagent nous sont
inconnus et incompréhensibles, aussi bien que la pre-
mière Unité qui nous en donne les mouvements » :
De là même dépend l'admirable liaison des parties du
monde... qui consiste en ce que les êtres supérieurs se com-
muniquent aux inférieurs pour imiter la bonté du premier
Principe, et animer les hommes au devoir de la charité. Ainsi
les moindres petites choses étant invitées à la grandeur par
celles qui la possèdent sans jalousie, quittent avec de grands
efforts la bassesse de leur origine et s'élèvent h une qualité
plus éminente que ne le permettrait le degré de leur espèce.
Il se fait là un concert d'affections qui aspirent également à
Tunité et à la grandeur pour se rendre plus conforme à leur
principe et à leur idée ^
De semblables inclinations animent les êtres, qui nous
sont inférieurs, à nous enrichir de leur humble abondance.
Ils ont des perfections qui nous manquent, et ils aspirent
vers la joie de nous compléter. Ainsi de nos serviteurs
dans l'ordre social ; ainsi de la femme. Dans Famitié,
nos égaux se donnent à nous. Enfin d'autres sympathies
réciproques nous unissent à nos supérieurs, aux créatures
angéliques. Nous dirons quelques mots de ces différentes
sympathies, réservant à un autre chapitre l'étude du sen-
timent naturel qui nous élève jusqu'à Dieu lui-même.
II. Tous les domestiques seraient des espions à gage, des
voleurs, des assassins, s'ils n'avaient de l'amitié pour celui
qu'ils servent et si la part qu'ils prennent par amour en ses
intérêts, ne les détournait de tout le mal qu'ils pourraient
faire impunément. Le secret qu'ils gardent de vos désordres
dont ils sont témoins oculaires ; leur courage à soutenir votre
honneur contre la médisance qui le blesse, à ne se point rebuter
des saillies et des violences de votre mauvaise humeur, sont
des faveurs qui vous épargnent et que vous ne sauriez assez
(i) La Théologie naturelle^ I, pp. SgS, 394.
DKS SYMPATHIES ET DE L UNION 47<)
reconnaître. La vie d'un prince dépend de son médecin, dans
la maladie ; de son cocher, dans le voyage ; d'un pilote, dans
la navigation ; de son cuisinier, en tous les repas ; d'un valet
de chambre et d'un laquais, à toute rencontre.
L'ordre, la conservation d'une famille, ou de l'Etat lui-
même, dépendent de cette union cordiale entre les grands
et les petits.
Ce n'est point la sage conduite d'un chef; ce ne sont point les
lois ni les menaces qui retiennent les personnes de basse con-
dition dans leur devoir, car l'intérêt particulier peut trouver
assez de moyens pour tromper les yeux d'un maître ou de la
justice. C'est un sentiment ce bonté, de charité, de compassion
qui les empêche de chercher leurs avantages dans la ruine
d'une famille ou d'un état dont ils font partie. Ce sentiment
intérieur de conscience vient de Dieu, qui sauve et l'âme du
serviteur et la fortune du maître par les douces impressions
de ses grâces. Il est donc bien étrange que vous, riche, qui
subsistez par la miséricorde des pauvres, ne soyez jamais en
état de la pratiquer pour eux. C'est contre le droit commun du
monde, que la plénitude soit moins libérale que l'indigence ;
qu'un riche reçoive beaucoup des pauvres et leur donne peu\
Parmi les unions qui concourent à l'ordre du monde et
qui nous aident soit à désirer soit à atteindre l'Unité par-
faite, il faut compter l'union conjugale. Incommode sujet
pour un galant homme et très humain, mais philosophe.
En bonne métaphysique, le beau sexe est nécessairement le
« sexe infirme », celui qui a « le moins de vertu inté-
rieure ))^; en fait, la femme est trop souvent un moulin à
paroles^, une « vipère », une « lionne » ou « un diable
familier »*. A Dieu ne plaise, néanmoins, qu'en face de
cette créature étrange, la plus belle et la plus embarras-
sante de toutes, l'optimisme s'avoue vaincu.
(i) V Agent de Dieu. ..y pp. 92-97.
(2) La Théologie naturelle, l, p. 408. Inutile de répéter qu'ici, comme
dans tout ce chapitre, c'est le P. Yves qui parle.
(3) Les vaines excuses..., II, pp. 34, 35.
(4) L^es morales chrétiennes, I, p. 3o5.
4^0 l'humanisme dévot
Je ne saurais goûter Topinion de ceux qui disent que la
femme n'est pas produite selon le dessein de la nature qui
aspire toujours au plus parfait. La beauté qui lui est propre,
la délicatesse de sa complexion, la vivacité de son esprit montre
que la nature ne s'est point trompée*.
Il n'y a donc pas lieu de condamner le mariage, bien
que le sage doive hésiter beaucoup avant de s'engager
dans une aventure aussi périlleuse '^ Eh! sans doute a le
mariage... est... la mort de la liberté », mais d'un autre
côté, « l'amour est le souverain appareil aux plaies que
le mariage fait à la liberté » ^
Il est vrai que c'est un sujet de plainte d être réduit, par la
condition de la nature, à faire la moitié de soi-même d'un sexe
infirme. Mais si les inclinations de cette femme sont douces,
elles sont (par là même) susceptibles de toutes les bonnes
impressions que vous leur voudrez donner. Vous la formerez
facilement à votre humeur. L'ayant animée de votre prudence,
vous la considérerez comme votre ouvrage et comme le double
objet de votre amour. Votre continuelle conversation lui peut
inspirer un esprit mâle, dont vous pourrez quelquefois tirer du
conseil dans les affaires, et toujours de notables soulagements
dans le ménage. Que si vos diligences ne peuvent ôter ce que la
nature a mis de faiblesse dans ce petit cœur, considérez que la
Providence le permet ainsi pour servir de tempérament à votre
inclination peut-être trop agissante. Ses craintes arrêtent la
témérité de vos entreprises; ses larmes éteignent le feu de vos
colères ; ses tendresses, ses petites vanités mêmes vous don-
nent le soin des petites choses dont votre humeur un peu trop
sauvage se dispenserait contre l'ordre de la bienséance. Ren-
dez-vous ce sein assez fidèle pour y mettre vos sentiments en
dépôt, pour vous servir comme d'asile contre les passions qui
vous travaillent. Qu'il soit assez fort pour y décharger une
partie de vos inquiétudes, assez amoureux pour en recevoir les
consolations et les assistances nécessaires dans les maladies *.
(i) La Théologie naturelle, I, p. 582.
(2) « Jamais on ne tirera son consentement au mariage, parce qu il craint
le mal qu'il a fait aux autres, v Le gentilhomme chrétien, p. $21.
(3) L.es morales chrétiennes, III, pp. 296, 827.
(4) Aes morales chrétiennes, IV, pp. 295, 296.
DES SYMPATIMKS P: T DK L ' L N I O K 481
Et que le sage, mal marié, n'aille pas, superbe et mépri-
sant, se réfugier dans Tégoïste conviction de sa supério-
rité métaphysique.
L'on est dans une condition d'amour ; il faut aimer et com-
mander la complaisance à ses inclinations, pour avoir la paix,
puisqu'on la pratique bien (cette complaisance) d;ins les cours
pour élever sa fortune. La sagesse peut en cela forcer les astres
et les sens : elle se peut faire des habitudes et apprendre un
langage de dilection ; elle peut rendre des preuves d'amour pour
en recevoir et charmer un cœur par cette innocente magie'.
IIL « L'unité de l'être singulier par laquelle il est séparé
des autres, lui tiendrait lieu d'une affreuse solitude où il
languirait de misère et n'aurait pas même sa subsistance,
si un nombre de puissances et de propriétés ne le secou-
raient '\ )) Certes, se recueillir est bon, mais une trop
grande retraite nous déprime et nous diminue. Les diver-
tissements du sage, la promenade, le spectacle de la
nature, l'étude, « se prennent en des objets qui ne ren-
contrent pas toujours ni les sens ni l'esprit en état d'y
prendre plaisir et qui ne viennent pas jusqu'au cœur pour
lui donner ce qu'il demande de consolation ». Pour le
mariage, il ne convient pas à tous et, du reste, il n'est sou-
vent qu'une solitude orageuse. Gomme « remède général
à toutes les infirmités de l'âme », il n'est donc rien de
comparable à « l'entretien des âmes ))^.
Les plus fermes et les plus puissantes amitiés se contractent
entre les hommes sans dessein et sans autre fondement que
l'inclination de la nature, qui fait le mariage clandestin des
cœurs devant les recherches ''.
Cet amour d'inclination n'est point fondé sur la connaissance
des perfections de l'âme et des bonnes qualités qui la rendent
recommandable ; mais c'est un prompt mouvement de la partie
(i) Les morales chrétiennes, III, p. 3-29.
(2) La Théologie naturelle, 1, pp. 894, 396 (2® édit.).
(3) Les morales chrétiennes, II, p. 549-
(4) La Théologie naturelle, I, p. 391 (2^ édit.).
T 3i
48-2 l'humanisme dévot
sensitivequi surprend notre choix et qui a beaucoup de rapport
avec les sympathies qui se remarquent dans les animaux, les
pierres et les plantes. Il ne peut donc procéder que du ren-
contre favorable des esprits et des vertus occultes qui sortent
ducorps par une continuelle transmission, qui, étant semblables,
s'unissent comme des gouttes d'eau, se sentent aux approches,
comme le fer et l'aimant, qui s'entre-communiquent leur per-
fection et veulent rejoindre des vertus qui ne sont qu'une dans
l'idée de la nature. Ils s'envoient mutuellement leurs attraits
et se donnent le mouvement de leurs appétits par une ren-
contre d'égalité, comme un luth qu'on touche fait tressaillir de
loin les cordes d'un autre monté sur un même ton. Ou bien une
humeur infirme devant être soulagée par une autre, comme la
mélancolique par la joyeuse, lui rit, s'émeut, s'ouvre pour rece-
voir cette effusion d'esprits et de qualités qui sont son remède ^ .
Il y a des amitiés, ainsi que des mariages, d'intérêt ou de
raison. Gomme on le voit nous ne parlons pas de celles-ci,
mais seulement de ces amitiés merveilleuses que les astro-
logues n'ont peut-être pas tort d'attribuer en partie à
l'influence des étoiles ^ et que le « Dieu des rencontres »
a certainement préparées lui-même ^ Dans la pratique, on
ne peut pas s'y méprendre.
Si c'est une amitié contractée par sympathie, les esprits se
réveillent à la rencontre de leurs semblables ; ils se fortifient
dans leurs bonnes qualités... ; ils se reforment selon le premier
dessein de la nature... C'est pourquoi l'abord d'un ami est une
lumière qui dissipe, en un instant, toutes les ombres, tous les
fantômes de la mélancolie '.
Comment louer dignement de telles amitiés, la meilleure
joie que le sage chrétien puisse éprouver ici-bas? « Les
(i) La Théologie naturelle, II, pp. 4i5, 416.
(2) « Il est certain que les astres contribuent beaucoup au tempérament,
que leurs influences servent pour attirer et pour faire l'unioa clos coprits
et des qualités occultes dont on dit que la rencontre cause l'amour. » La
Théologie naturelle, II, p. 417. ^^ d'autres endroits, le P. Yves se montre
plus hésitant sur ce point.
(3) L expression est du P. P'icliet dans son livre sur sainte Chantai :
les saintes reliques de l'Erothée.
(4) Les morales chrétiennes^ II, p. 549.
DES SYMPATHTKS RT JIE l'uNION 4^3
paroles sont trop grossières pour expliquer les consola-
lions que les personnes spirituelles goûtent dans leurs
conférences. »
Ces afTections sont les plus étroites qui se contractent par
l'entremise du premier amour; les cœurs se répandent l'un
dans l'autre ; ils se pénètrent et ne semblent plus divisés, étant
réunis au centre de la charité. Quelles délices inexplicables...
de vérifier ses sentiments, d'éclaircir ses difficultés par les
fidèles expériences des autres ; d'entrer en communauté de
trésors qu'on se figurait incommunicables ; de s'entendre,
comme les anges, par d'autres manières que celle de la parole ;
de s'éclairer, de se purger, de se fondre, de se transformer
par des réflexions de flamme et de lumière ; d'employer plu-
sieurs cœurs avec le sien pour mieux aimer un objet infini*.
Aussi ne convient-il pas que le sage passe toute sa vie
à la campagne, « ces bienheureuses confédérations, ces
ligues de charité » ne pouvant se nouer que dans les
villes.
En ce monde intellectuel où tout est subordonné, plusieurs
bonnes âmes forment ensemble un certain tempérament et se
mettent en disposition de recevoir la forme de l'esprit divin
qui promet de se trouver au milieu de deux ou trois assemblés
en son nom... Là, comme chacun dit son sentiment avec fran-
chise, sans scrupule et sans vanité, de ce qui se passe au
secret de l'âme, on voit des miracles. Ces paroles intérieures,
étant recueillies, forment un sens parfait qui porte et qui
explique les volontés de l'amour divin. Ce grand soleil éclaire
quelquefois les âmes avec des lumières qui n'y laissent plus de
ténèbres et avec des chaleurs qui animent toutes leurs puis-
sances ; mais il s'éloigne de nous plus de la moitié du temps
et ses illustrations passent quelquefois comme des éclairs.
L^unique moyen de fixer cette vertu passagère, l'invention de
se faire des lumières et des chaleurs artificielles qui repré-
sentent le surnaturel, c'est d'avoir la conférence des saints. A
mesure que chacun fait ses efforts pour expliquer ce qui est
de ses expériences en ces mystères, les précieuses idées, les
sentiments extatiques de la divinité, se renouvellent dans Tâme.
(i) Les morales chrétiennes, II, pp. 86, 87.
4^4 l'humanisme dévot
Les espèces s'y établissent plus familières par des actes natu-
rels qui se les adaptent, sans aucune diminution de leur
dignité. Ces sentiments se perfectionnent, se polissent comme
des diamants par la rencontre de leurs semblables, et c'est une
merveille de voir comme ces forces unies deviennent puissantes
en ce qui regarde la gloire de Dieu ^
IV. Dieu nous a donné des serviteurs, des compagnons
et des amis invisibles, ces anges qui « roulent et font
aller comme ils veulent les sphères célestes » ", et qui se
proposent « en tournant leurs globes de concourir à la
génération des hommes » \ Ayant présidé à notre nais-
sance, ils ne se désintéressent plus de nous.
Il n'appartient qu'aux anges de bien connaître (les pre-
mières qualités élémentaires) ; de porter la main dans les
trésors de la nature ; de voir les formes, les essences, les
degrés du tempérament ; d'apporter des extrémités des Indes
ou de reconnaître dans les choses qui nous sont communes,
des vertus que le ciel avait cachées pour notre remède. Ils
sont ainsi les plus doctes et les plus expérimentés médecins
de nos maladies et les secours qu'ils ont bien souvent apportés
aux hommes, donnèrent sujet à l'antiquité de croire que la
médecine était de l'invention des dieux. Pour moi, je rapporte
à leurs inspirations ces appétits extraordinaires qu'ont les
malades de certaines viandes qui les remettent en santé contre
l'opinion de tous. Ces guérisons inespérées sans remèdes, ces
digestions d'humeur, ces crises et tous ces effets pleins de
merveille qu'Hippocrate donne à la nature, me semblent un
secours des anges ^.
Ils sont les maîtres et les organisateurs de ce que nous
appelons hasard ou fortune, des accidents heureux ou
malheureux, des chances, bonnes ou mauvaises, de tout
l'imprévu qui règle et nos vies chétives et l'histoire uni-
verselle.
(i) Les morales chrétiennes, II, pp. 55'a-555.
(a) Les heureux succès...^ p. 63 1.
(3) La Théologie naturelle, II, p. 629.
(4) Ib., II, p. 584. Il montre plus loin (p. 585) l'intervention des anges
dans la thérapeutique morale.
DES SYMPATHIES ET DE L UNION 48.'j
La bonne fortune ne consiste pas en une qualité si passagère
qu'elle suive le mouvement (des astres), mais en de profondes
impressions, données aux personnes, aux familles, aux états
dès leur naissance et en la sympathie des agents avec leurs
emplois, où les choses universelles l'emportent toujours sur
les particulières. Elle ne consiste pas aussi en des conduites
préméditées de choix et de jugement, mais en de secrètes
émotions h faire les choses justement au temps et dans les
rencontre imprévues où elles se peuvent et se doivent faire.
Saint Thomas dit que les impulsions viennent immédiatement
de Dieu et des anges... Les cieux ne sont que les instruments
de ces causes, peut-être aussi en sont-ils les montres, comme
nos cadrans le sont du soleil \
Prenez toute espèce de gouvernement qu'il vous plaira.
« Ce n'est autre chose qu'un assemblage accidentel de
plusieurs personnes qui se sont réduites sous l'observation
des mêmes lois et sous la conduite d'un même prince.
Ainsi le voilà au nombre des composés dont les parties
se doivent enfin désunir. » « Cependant ces états subsistent,
comme nous voyons, et ce qui, en apparence, ne devrait
pas durer plus d'un an, s'entretient durant plusieurs
siècles. )) Qui ne voit que seule une « puissance surhu-
maine », les anges, cimente, entretient et renouvelle cette
union?
Ce sont eux... qui donnent aux princes cette majesté qui
rend leur enfance même redoutable ; qui tiennent tant
d'hommes souples aux volontés d'un seul... Ces bons génies
savent bien l'art de gagner les cœurs et de faire approuver les
lois sans y contraindre^.
Enfin chacun de nous a son ange. A elle seule, l'expé-
rience nous le prouverait.
Ce ne sont point ici de ces spéculations creuses... ce sont
faits dont chacun se peut instruire en soi-même et s'y rendre
docte par l'expérience. Car si l'on observe les mouvements de
(i) Le gentilhomme chrétien, pp. 33, 34-
(2) La Théologie naturelle^ II, pp. 588-594-
486 l'humanisme dévot
l'esprit dans les rencontres où il faut prendre parti du côté du
vice ou de la vertu, Ton entend en son intérieur une voix qui
nous persuade puissamment ce qui est de notre devoir et qui
nous anime à vaincre les rébellions de la partie sensitive. Ces
lumières qui nous viennent en un instant dans des affaires où
de longues consultations ne nous avaient point donné d'ouver-
tures ; ces promptes résolutions dans nos incertitudes, ces
acquiescements d'esprit dans les occasions qui semblaient
douteuses ; ces consolations inespérées qui devancent quelque
bon succès ; ces présages de nos disgrâces ; ces défiances, ces
secrètes aversions des personnes qui nous doivent manquer de
foi ; mais surtout ces illustrations qui montrent à notre esprit
la vanité des choses mortelles, l'horreur du péché, les perfec-
tions d'une sainte vie et les volontés de Dieu aussi nettement
que si nous les voyions avec les yeux du corps, ce sont toutes
preuves du secours et de la fidélité des Anges à notre service \
(i) La Théologie naturelle, II, pp. 602, 6o3.
§ 4. — Dieu sensible au cœur.
I. « Cœur, instinct, principes » ; « le cœur a ses raisons
que la raison ne connaît point » ; « tu ne me chercherais
pas, si tu ne me possédais » ; « je dis que le cœur aime
l'être universel naturellement» ; « c'est le cœur qui sent
Dieu et non la raison. Voilà ce que c'est que la foi, Dieu
sensible au cœur, non à la raison », cette bienheureuse
doctrine, le P. Yves l'a soutenue, développée, orchestrée
magnifiquement : il en a fait, avant Pascal et comme Pascal,
la pierre fondamentale de son apologétique et de sa vie
intérieure. A la vérité, on ne trouve pas chez lui les for-
mules saisissantes, les sublimes raccourcis des Pensées.
Mais s'il nous frappe moins, peut-être nous satisfait-il
davantage. A combien de sottes méprises n'ont pas donné
lieu ces quelques fragments de Pascal! Si la raison est
borgne, disent de prétendus défenseurs de cette raison, le
cœur est aveugle. On ne désire, on n'aime^ on ne veut
que ce que Ton connaît. Intelligence d'abord ! eh ! qui le
nie ? Mais intelligence et raison peut-être sont deux. A
défaut de Pascal qui n'a pas eu le temps de s'expliquer là-
dessus, laissons parler le P. Yves.
En tous les autres sujets d'importance — il parle ainsi dans
un des chapitres de sa Théologie naturelle qui a pour titre :
L'homme a un sentiment naturel de Dieu — nous cherchons
devant que de nous résoudre ; la consultation précède Téclair-
cissement de l'esprit, l'amour se mesure à la connaissance...
Mais pour ce qui est de Dieu, nous ne raisonnons qu'après
que nous avons connu et... l'amour nous livre aussitôt en sa
puissance que son sentiment a éclairé notre cœur. Un instant
nous fait voir cette lumière intellectuelle aussi bien que la
/f88 l'humanisme dévot
sensible. Nous sommes plutôt au ciel que nous n'avons fait
résolution de quitter la terre ; ce transport s'achève en un
moment parce qu'il regarde une éternité, et qu'il se fait par le
secours et par les attraits d'une vertu libre des longueurs et
de la succession du temps.
Lorsque, dans le calme d'une belle nuit, l'azur des voûtes
du monde se montre à la terre et que le silence qu'y gardent
les astres en leurs courses, favorise notre attention ; comme
nos yeux, de tous les objets, ne voient que le ciel, nos volontés
ne ressentent rien de toutes les affections que celles qui surpas-
sent la nature. Nos pensées doucement confuses s'emportent
au delà du monde, dans je ne sais quelle étendue infinie de
lumière qui tient toutes nos puissances en suspension, qui
nous fait admirer plus que nous ne voyons et jouir d'une féli-
cité que nous ne connaissons pas.
Si nous nous enfonçons dans la profonde solitude d'une
forêt, parmi le silence et à l'aspect de ces grands arbres qui
portent une certaine majesté dans la hauteur de leurs tiges et
les vastes étendues de leurs branches : aussitôt notre esprit se
recueille en soi-même, notre cœur sent des émotions inaccou-
tumées et tout le corps qui frémit d'une crainte respectueuse,
nous avertit de la présence d'une grandeur infinie, qui, par
ces devoirs que la nature lui rend sans contrainte, nous demande
les libres hommages de nos volontés i.
Sans maître et sans autre théologie, l'innocence réclame dans
son oppression le secours d'une souveraine bonté ; les serments
en attestent la vérité incorruptible ; les consciences coupables
entendent dans leur intérieur les menaces de sa justice et les
bonnes sentent la faveur de ses consolations...
Ces libres aveux de la nature devraient suffire à l'homme
pour le porter à l'adoration de Dieu, sans qu'il demandât
d'autres démonstrations de son existence et de son pouvoir.
Car quelle plus grande folie que de se servir de la raison pour se
rendre bête et se vouloir faire ignorant de ce qu'il est impos-
sible de ne pas savoir !... Hé, pourquoi douter des vérités que
notre esprit comprend sans ratiocination et dont il a une con-
(i) Remarquons ici que le P. Yves n'est pas moins sensible au mystère
des églises gothiques. « Il faut avouer, dit-il. que l'aspect de ces grandes
voûtes qui laissent sous elles une lumière un peu sombre, tient les esprits
recueillis et touchés d une sainte horreur. L Ame conçoit des sentiments
conformes à l'étendue de ces vastes lieux et vous diriez qu'en son intérieur
elle élève des arcs triomphaux pour l'entrée du Prince à qui elle n'est pas
moins consacrée que ses temples. » Les morales chrétiennes, III, p. 167.
DIEU SENSIBLE AU CŒUR /,8c)
naissance si familière qu'elle se peut dire sensible et comparer
à rattouchement \
« Dieu sensible », il va plus loin: « Dieu palpable ».
Si vive et si convaincante lui paraît cette impression du
divin ! Mais quoi, ce sentiment est si naturel, si débor-
dant que l'homme le gaspille en quelque sorte. C'est ainsi
que s'explique Tidolâtrie.
L'homme étant possédé des objets sensibles et mesurant
leur mérite h l'extrémité de ses affections qui étaient sans
bornes, fut prodigue du sentiment intérieur qu'il avait d'une
perfection infinie et l'appliqua aux choses mortelles, afin d'ex-
cuser la véhémence des transports qu'elles lui donnaient,
comme s'il n'eût pas été assez criminel par les dérèglements
de son esprit si de plus il ne se fût plongé dans le sacrilège^.
Ce sentiment naturel qu'il a de Dieu, nul homme ne sau-
rait l'éteindre.
J'en atteste la conscience de ces esprits forts et déterminés
à ne rien croire; après avoir employé plus de discours, pour
se persuader qu'il n'y a point de Dieu, qu'il n'en faut pour
résoudre toutes les questions d'Aristote..., s'il n'est pas vrai
qu'au milieu des plus énormes dissolutions, ils ont été piqués
jusques au vif d'un grand sentiment de Dieu. Tout d'un coup
l'esprit demeure ébloui de cet éclat, comme l'œil qui au sortir
d'un lieu ténébreux reçoit une grande lumière. Toutes les puis-
sances quittent les charmes des choses sensibles pour se tourner
devers cet objet; le cœur en est tout ému ; la conscience crimi-
nelle, surprise dedans ses méfaits, tremble devant son juge ; elle
répand la tristesse dessus le visage, la négligence au maintien,
la langueur dans les actions, de quelque artifice que l'on tâche
de divertir ses pensées. Le libertin.. . ne peut non plus échapper
à ce sentiment qu'à lui-même^.
C'est que ce sentiment est ce qu'il y a de plus nous en
nous, comme saint Augustin La dit tant de fois'.
(i) La Théologie naturelle, I, pp. 66-68.
(2) //>., I, pp. IIO, III.
(3) Ih., I, pp. 74, 75.
(4) Je n'ai pas besoin de montrer ici que le contexte exclut formellement
49<> l'humanisme dévot
Cette lumière est la dot et le domaine inaliénable de Tâme ;
elle peut être prodigue des autres faveurs du ciel, mais elle
tient celle-ci comme les choses sacrées qui ne tombent point
sous le commerce, et avec les mêmes conditions que les empe-
reurs romains imposèrent aux sénateurs de ne point disposer
de leurs biens, de peur que leur dignité ne fût déshonorée par
leur indigence ^
Cette inexorable lumière qui triomphe de tous les
écrans reste néanmoins assez obscure. Un «attouchement»,
une voix dans la nuit, plutôt qu'une vision.
Il semble que notre faiblesse se doive ici contenter d'une
connaissance confuse et que le jugement que nous en pouvons
porter est pareil à celui que ferait d'un luth un homme qui,
ne l'ayant jamais touché, se laisserait insensiblement trans-
porter à sa douceur^.
Mais, s'il en est ainsi, quel crédit un homme raisonnable
peut-il faire à une connaissance qui semble avoir tous les
caractères, et qui, du reste, porte souvent le nom de l'ins-
tinct ? — « Cœur, instinct, principes », disait Pascal. « Outre
l'instinct naturel, disait le P. Yves, nous pouvons con-
naître Dieu par la raison. » — Comment dispenser une
telle lumière du secours et du contrôle de la raison, com-
ment, à plus forte raison, la préférer à la raison elle-même?
Cette connaissance, bien que, pour la désigner, nous
ayons forcément recours à des métaphores sensibles —
cœur, instinct, sentiment — est pourtant beaucoup plus
spirituelle que la raison, beaucoup plus libre de l'escla-
l'interprétation panthéiste qu'on pourrait donner à de pareilles expressions.
Assurément le P. Yves ne penchait pas de ce côté-là.
(i) La Théologie naturelle, I, p. 78.
(2) La Théologie naturelle, I, p. 224- Le développement qui suit est
bien curieux et révélateur. « Il se plonge dans de profondes pensées à
mesure que les basses s'enfoncent dans le creux des notes ; il accorapaone
de ses soupirs les tons à demi mourants dans la mignardise de leurs lan-
gueurs ; il est attentif aux feintes, alarmé des passades, calme en la gra-
vité des accords, allègre aux reprises, courageux dans les batteries ;
enfin, revenant à soi de ces transports, sans examiner davantage cette
musique complète en un seul instrument, il en juge l'excellence par le
contentement de son oreille et la suspension de son esprit. » f.a Théologie
naturelle, I, p. 2^4.
DIEU SENSIBLE AU CŒUR 49»
vage des sens. Atteindre Dieu par « Tinstinct naturel » et
par la « raison »,
ces deux manières de connaissance sont fort convenables aux
deux parties desquelles rhomnie est composé. Car l'instinct
universel en son étendue, libre du lieu, du temps, de la corrup-
tion, a de grands rapports avec les éminentes qualités de
l'àme immortelle ; et la raison, lente en son procédé, fautive et
sujette aux altérations, nous est à Tégard de Dieu ce que les
sens nous sont pour les objets matériels. Et parce que, vivant
entre les choses sensibles, nous avons beaucoup d'inclination
pour les sens, nous n'agréons pas tant l'instinct qui nous donne
une pensée de Dieu prompte, qui nous surprend et qui est
sans suite, (|ue la raison qui nous en instruit avec un progrès de
certitude, tempéré à notre faiblesse^.
Gomme on le voit, le P. Yves ne fait ici aucune conces-
sion à l'agnosticisme, ni même au fidéisme. Il ne met
pas en doute la valeur de notre raison '^^ ; avec tous les sco-
lastiques, nous remarquons seulement que celle-ci dépend
en quelque sorte du sens — nihil est in intellectu nisi prias
fuerit in sensu — et que cette dépendance rend nos
facultés raisonnantes, non pas moins capables de certitude,
mais plus lentes, plus embarrassées, plus éloignées en un
mot de l'intuition angélique. Comme la nature de Thomme
est (( mitoyenne » — âme et corps,
aussi l'on remarque en ses actions, un pouvoir mêlé et qui
tient de deux différents principes. La portion supérieure porte
un sentiment de Dieu d'où naît la religion commune entre
tous les peuples. C'est où elle reçoit des lumières autres que
du raisonnement ; c'est où elle a l'idée du bien et du vrai qui
donne des applaudissements à la vertu quand tout le monde
(i) La Théologie naturelle, \, p. 107.
(2) Citons ici, à l'adresse des théologiens de profession, un texte extrême-
ment curieux et qui va loin. « Comme les médicaments ne déploient leurs
qualités dans nos corps que par le moyen des vertus contraires ou sym-
pathiques qui s'y rencontrent, et de la chaleur naturelle qui leur donne la
liberté de 1 action, ainsi le raisonnement qui se tire de la considération du
monde n'a son effet pour nous persuader un Dieu que par l'entremise du
sentiment naturel que nous en portons dans l'àme. » Théologie naturplle,
I, p. 592.
49'-* L HUMANISME DEVOT
lui serait contraire et qui fait la punition des crimes dans la
conscience quand la flatterie des cours, la folie des peuples,
l'usurpation de la tyrannie, leur dresseraient des trophées.
Ces sentiments qui nous viennent sans les recherches de la
raison, sont les apanages de la partie supérieure qui tient de
rindivisible, comme le point qui joint l'extrémité de la ligne
à son centre.
En l'autre partie, elle emprunte les principes de ses connais-
sances du rapport des sens ; elle fait de longues enquêtes parmi
les choses matérielles, elle violente leurs inclinations et les
met h la torture de mille expériences pour en tirer le secret
d'une vérité. Ses discours s'étendent par un art sujet h mille
fallaces ; l'on y voit des multiplicités, des divisions, des répu-
gnances ; ils se font avec le temps, ils sont limités à de cer-
taines choses et n'ont le progrès que sous la contrainte de
certaines règles. Quoique le raisonnement soit l'acte d'une
puissance immatérielle, néanmoins il semble avoir rapport
avec les sens, par ces multiplicités et les fautes qui s'y com-
mettent, comme l'air se trouble en sa plus basse région par
les vapeurs qui lui sont envoyées de la terrée
En d'autres termes, ce cœur à qui Dieu se rend sensi-
ble, cet instinct qui nous tourne naturellement vers Dieu
ne sont ni le cœur de chair, ni l'instinct au sens propre
du mot : ils sont lumière intellectuelle, ce qu'il y a de
plus spirituel et de plus pur dans l'esprit de l'homme.
Il faut ici que nous considérions l'homme, comme faisant
le milieu du monde, en sorte que son âme ait un triple étage
de puissances : les unes, supérieures, auxquelles Dieu se com-
munique ; les autres, moyennes, par lesquelles elle a connais-
sance de sa nature (c'est la raison raisonnante) ; les autres, plus
basses, destinées aux opérations végétantes et sensitives du
corps. Je crois que Dieu imprime le sentiment de l'immorta-
lité en cette suprême partie de notre âme, sans le secours et
les recherches de la ratiocination, à cause que cet objet est au-
dessus du mouvement, et par une lumière rapportante à celle
qu'il nous donne de son existence ^.
(i) La Théologie naturelle, II, pp. 195, 196.
{•1) II)., II, p. 65. D'après lui, rame ressentirait « par une secrète
rrfloxion que son essence est incorruptible ». « J'avoue, ajoute-t-il. que
ces connaissances ne sont pas si distinctes qu on les pourrait souhaiter,
DIEU SENSIBLE AU CŒUR /»9'^
Entre cette division de nos facultés et celle que pro-
posent les théologiens mystiques, tout le monde aura
remarqué d'étroites ressemblances :
Arrêtez vos courses, âmes extravagantes, brisez sur vos pas,
rentrez dans vous-même, montez jusqu'à la dernière pointe de
votre intellect, vous toucherez cette suprême unité par la
vôtre et vous comprendrez quelque chose de l'infinité qui vous
comprei
md\
ou encore
C'est après lui que nos cœurs soupirent par des élans prompts
et inconcevables, parce qu'ils s'élèvent à l'infini, et la pointe
délicate de notre àme approche cet indivisible par un concept
qui surpasse la raison et par un amour qui prévient la
recherche de la connaissance ^.
Est-ce à dire qu'on doive confondre avec les états de
haute mysticité, le sentiment naturel, l'instinct que tout
cœur humain peut avoir de Dieu, non certes. Les désirs et
les malaises indéterminés d'une conscience rudimentaire
ou pécheresse; « Fhorreur sacrée » et soudaine que nous
communique la vue du ciel étoile, rien de tout cela n'est
l'union mystique. Ces rencontres de Dieu, si différentes
qu'elles paraissent les unes des autres, se font néanmoins
dans la même région, à la même « pointe suprême » de
notre àme. Décor unique où se joue le vrai drame de
toute vie, de la plus haute comme de la plus humble, de
mais au moins elles suffisent pour assurer l'âme qu'elle n'est pas mor-
telle, par une négative qui est au défaut d'une connaissance plus expresse
et plus déterminée de l'état qu'elle doit avoir après cette vie... La créance
de l'immortalité de l'âme se prouve et se fait connaître par elle-même
comme la lumière. » Ib., II, pp. 66, 70. J'apporte ici cette théorie
comme très intéressante, mais je n'en fais pas état dans le texte où je
me propose uniquement d'utiliser la division des trois parties de l'âme
telle que la conçoit le P. Yves. Cette division n'a rien que de parfaite-
ment orthodoxe et les scolastiques ne la désavoueraient pas. S'applique-
t-elle au cas particulier de l'immortalité de l'âme, ceci est moins évident.
Le sentiment naturel, cet instinct, ne saisissent pas « une négative » ; ce
n'est sûrement pas sous forme négative qu'ils atteignent Dieu.
(i) La Théologie naturelle, I, p. 354-
(2) //.., I, p. 340.
494 l'humanisme dévot
la plus surnaturellement sainte comme de la plus ravalée.
L'homme des cavernes aussi bien que sainte Thérèse,
toute âme a sa pointe, son temple intérieur où Dieu lui
parle, où elle est sûre de trouver Dieu. A cette pointe,
les syllogismes n'atteignent pas ; de ce temple, la raison
raisonnante n'a pas les clefs. C'est là que nous avons
déjà trouvé Dieu pendant que nous croyons le chercher
encore, là, dans cette âme de notre âme, plus sensible
que les sens, plus intelligente que l'intelligence, et plus
aimante que l'amour^
11. A cette même théorie se ramènent les nombreux
passages où le P. Yves se plaît à humilier les lumières
de l'esprit au-dessous des lumières de l'amour. Il y a
« beaucoup de secrets en la vie spirituelle, disait-il, où les
plus grands docteurs ne sont pas les plus connais-
sants » ^
Dans l'apologie qu'il a écrite de son Ordre, il exalte les
frères lais avec la conviction la plus tendre.
Encore qu'ils n'aient point d'études, ils ne sont pas néan-
moins sans science. Ils savent les exercices de charité. Or Dieu
est charité. Ils savent donc Dieu et leur doctrine commence
par le point où les sciences humaines finissent... Ils sont les
(i) Je n'ai pas à entrer ici dans plus de détails, à montrer, par
exemple, qu'entre cette pointe et le reste de l'âme (sensibilité, imagina-
tion, raison, volonté) il se fait un va-et-vient constant d'actions et de
réactions. Le P. Yves a sur ce sujet quelques indications vagues mais
précieuses. Il dit par exemple qu'une « suite de contemplations fera passer
le sentiment naturel de Dieu en expérience ». Théologie naturelle, I,
p. 128. 11 veut dire ici manifestement, en expérience raisonuée. Ailleurs,
il dit que « de l'instinct et de la raison, il en réussit un intime sentiment
de la Divinité avec de bienheureux acquiescements » [Agent de Dieu,
pp. 43, 440 c'est-à-dire un sentiment plus précis, plus riche, plus lumi-
neux. Ces deux lumières, loin de se combattre, s'appellent et se conti-
nuent. Le rôle de la raison dans la connaissance religieuse reste immense.
Plus illimité encore, le rôle de la révélation et de la grâce. N'est-ce pas à
la pointe de l'âme que la grâce opère principalement, et d'un autre côté
le moindre mouvement de l'instinct qn'on vient de décrire, n'est-il pas lui-
même — dans l'ordre présent — une véritable grâce surnaturelle ? On
sait bien qu'historiquement l'ordre naturel n a jamais existé. Quand le
P. Yves parle d'un sentiment naturel de Dieu il entend pas là cette connais-
sance de Dieu qui, dans l'état de pure nature, aurait été concédée à tous
les hommes.
(2) Les heureux succès..., p. 61 4-
DIEU SENSIBLE A.U CŒUR 495
maîtres de l'humilité .. et leur vie qui s'écoule dans des exer-
cices qui n'ont point d'éclat aux yeux des hommes, reçoit des
récompenses et des couronnes particulières du Prince de l'in-
nocence et des petits ^
Au lieu de cela,
les connaissances qui s'acquièrent dans les écoles... font quel-
quefois si peu de Iruit pour les bonnes mœurs qu'on les peut
comparer à ces régions voisines du pôle où les jours qui sont
plus longs laissent Tair toujours chargé de nuages et la terre
dans une éternelle stérilité'.
C'est qu'en efFet
la connaissance attire l'objet dedans soi et le reçoit à propor-
tion de sa capacité, l'amour le va chercher au dehors, il s'y
transporte... Les connaissances se forment par le moyen de
certaines distinctions ; elles procèdent lentement, elles ne
découvrent jamais toute la beauté de leur sujet. Mais Tamour
est unitif. Un élan du cœur rejoint toute l'âme et avec elle
tout le monde à son principe ^.
Gomme les mystiques de la Renaissance, Yves souffre
impatiemment « ces discours de raison qui s'achèvent
avec le temps », « ces longueurs de suppositions, de
divisions, de raisonnements, d'instances, de réponses...,
ce marcher chancelant et langoureux » '.
Il faut que notre intellect raccourcisse les objets selon sa
portée, pour les comprendre, de sorte qu'il leur ôte toute
la grandeur dont il se trouve incapable;... ces idées si légères
ou rompues, sont comme un miroir sans fonds ou mis en pièces
qui ne représente pas bien ni la vérité ni Tunité de son objet.
N'est-il pas convenable que « nous retournions immé-
diatement à Dieu comme nous en sommes venus, par
l'amour » ?
(i) Les heureux succès..., pp. 744; 74^.
(a) La Théologie naturelle, t. Ilf, p. 4i-
(3) Ih., III, pp. i33, i34.
(4) //>., III, p. 39.
49^ l'humanisme dévot
Ce n'est pas à dire que l'amour soit dans les ténèbres : ses
flammes portent la lumière avec la chaleur; ses vues simples
sont de bienheureuses expériences qui ne laissent point de
difficultés, qui nous approchent des spectacles éternels et qui
nous montrent de près ce que la seule contemplation ne voit
que de loin, avec des vues confuses et trompeuses.
O vous qui jouissez de cette heureuse et « docte igno-
rance »,
ne regrettez point la condition de ses savants qui, par de
longues études, apprennent h douter de ce que vous expéri-
mentez ^
(i) L'amour naissatit, ch. xiii. « La docte ignorance ». passim. Ce titre
est emprunté, comme l'on sait, à un ouvrage de Cusa.
§ 5. — De la beauté et de l'amour'.
I. Les élévations du P. Yves sur la beauté et sur
Tamour ne sont et ne pouvaient être qu'une paraphrase
séraphique du Banquet. Rien là qui n'ait été enseigné
avant lui, soit par Platon lui-même, soit par le platonisme
chrétien, mais rien non plus qu'il semble devoir à qui
que ce soit, tant ces magnifiques idées avaient pris pos-
session de tout son être.
Dans cette grande fécondité d'esprit, dit-il quelque part,
parmi tant de livres qui traitent de doctrine et d'éloquence,
je crois que notre âge eût rencontré de lui-même ce qu'il a
reçu des premiers auteurs, et que ceux qui ne font que suivre,
auraient donné commencement aux sciences, si l'antiquité n'eût
point prévenu leurs inventions-.
Cette juste et naïve remarque s'applique aussi bien
au P. Yves lui-même. Il aurait prévenu Platon si Platon
ne Peut prévenu.
« De l'union des choses corporelles », qui est l'image
de l'unité divine,
il naît un certain lustre que nous appelons beauté, si ravis-
sant entre les objets sensibles que notre raison a trop peu de
(i) C'est le titre d'un des chapitres de la Théologie naturelle, I, pp. 897,
4a I. Presque toutes les citations que je vais faire appartenant à ce cha-
pitre, je ne donnerai en note les références que pour les textes empruntés
à d'autres endroits de la Théologie naturelle ou à d'autres ouvrages du
P. Yves. La théorie de la beauté et de l'amour est aussi développée dans
le Jus naturale, pp. 2o3, sqq. — Cf. aussi les quatre volumes sur les
progrès de V amour divin. — Amour naissant ; souffrant; agissant; jouis-
saut.
(2) Les heureux succès, pp. 626, 627.
I. ^^
49^ l'humanisme dévot
force pour expliquer sa nature et pour se défendre de ses
charmes.
Au plus bas degré de Téchelle de beauté, se trouvent
« les choses, dans l'union desquelles la diversité se rend
remarquable »,
comme en l'émail des prés, dans les bigarrures de l'Iris, aux
plumes changeantes des oiseaux, aux taches des panthères, aux
jaspes, es ditFérences des propriétés, des mouvements, des
effets qui sont les coloris du tableau de la nature. C'est ce qui
fait que nous recevons de la complaisance au rencontre des
lieux champêtres, des solitudes sauvages, des jardins irré
guliers, des voyages en plusieurs pays, des sciences mêlées.
Et c'est pourquoi l'inconstance se nourrit du flux et reflux de
ses opinions, qu'elle fait son plaisir de sa misère, en agréant
des défauts qui lui montrent des nouveautés.
Mais la beauté est dans un degré de plus haute perfection
et elle envoie des attraits plus pénétrants, quand les qualités
des corps forment une union si étroite et un mélange si
accompli que du rencontre de ce qu'elles ont de rare, il en
rejaillit un lustre qui ne montre point de diversité.
Ainsi « un fin diamant » a qui bluette d'un feu vigou-
reux, satisfait beaucoup plus la vue que les changeantes
couleurs des opales et la marqueterie des porphyres ».
Disons-le en passant, voilà qui justifie et tout ensemble
qui humilie le plaisir que nous donnent les écrivains de
décadence, Pétrone, par exemple, ou Barbey d'Aure-
villey. Ainsi encore,
les contentements de l'étude ne sont point solides..., si l'on ne
voit dans des principes généraux ceux des diverses sciences où
s'embarrassent les esprits vulgaires. Ainsi les lys et les roses,
mignardement mêlés sur le poli d'un visage bien compassé
parles mains de la nature, donnent jour à cette douce beauté
dont les hommes se sont fait une impitoyable idole.
Auprès de cette dernière, s'éclipsent toutes les autres
beautés sensibles.
Enrichissez les cabinels des plus rares pièces de la peinture;
DE LA BEAUTÉ ET DE L AMOUR 499
que l'art y emploie, au lieu des coloris, le vert des émeraudes,
le feu du rubis, Téclat des diamants, le brillant plus ou moins
sombre des autres pierreries, pour en composer des fleurs éter-
nelles... toutes ces richesses, ajustées avec industrie, feront
une plus grande beauté, mais elle sera morte auprès de celle
qu'on voit simple, naïve sur un visage à qui l'âge a donné les
derniers traits de la perfection.
Ces beautés artificielles plaisent à la vue par le prix de leur
matière et de la nouveauté de leurs mélanges, mais celle
d'un rare visaofe, où les veux ont tous les brillants des astres,
adoucis et animés, pénètre le cœur, passe jusques aTâme qu'elle
surprend et qu'elle s'assujettit ^
C'est qu'en effet la nature de toute beauté est spiri-
tuelle.
L'ordre, la proportion des parties, les rapports des lignes,
des couleurs, des ombrages ne sont que les mortes dispositions
qui préparent la matière pour recevoir cette qualité céleste et
pour lui dresser un trône d'où elle donne la loi avec plus de
majesté.
Les yeux qui la présentent à Tâme restent eux-mêmes
insensibles à cette beauté. Quant à l'âme,
après s'être tenue dans une surséance de jugement, comme en
chose fort importante à son bien, par quelque résistance qu'elle
fait de perdre sa liberté arrêtée par l'étonnement de ces mer-
veilles, ou pour se donner le loisir de faire comparaison de
cette image avec celle qu'elle a du ciel, (elle) lui passe enfin
l'aveu de sa servitude et se met dessous sa puissance. Toute
Tâme se ramasse aux yeux, afin de recevoir ces chères espèces
avec plus de cérémonie et comme en triomphe. Les grandes
familiarités ne diminuent rien de leur estime : au contraire,
les désirs s'enflamment par la jouissance et la beauté change
les premiers respects qu'on lui a rendus en adorations.
Adoration au sens propre. En effet,
de ce qu'elle agit en un instant avec tant de force sur une
substance spirituelle, comme la lumière sur les corps, les pla-
(i) Le gentilhomme chrétien, pp. 5io,-5i3.
^OO L HUMANISME DEVOT
toniciens infèrent que c'est une splendeur divine qui prévient
notre raison parce qu'elle est le terme de ses recherches et
Tessai du Souverain Bien \
Elle est un rayon divin, répandu sur les choses matérielles,
qui dore leur extérieur et leur communique plus de grâce et
de vivacité que la lumière n'en donne aux couleurs ; sans elle,
ces objets, dépendant de la matière et mesurés parla quantité,
ne pourraient pas toucher des âmes immortelles, leur donner
des délices sans rassasiements et des transports qui n'ont pas
de bornes...; son pouvoir relève d'un être infini, en ce qu'il
emporte les esprits d'un mouvement qui n'endure point de
lassitude, qui croît dans la continue et qui ne se termine que
par le ravissement.
De là vient que les premières flammes de Tamour paraissent
innocentes et que ses premiers feux portent les courages à de
généreuses entreprises. Elles réveillent l'âme des langueurs de
l'oisiveté ; lui donnent l'invention des sciences, des arts, la
politesse des mœurs et y produisent les mêmes effets qu'on dit
avoir été répandus par la lumière sur l'ancien chaos. En ce
commencement, l'amour se contente de lui-même ; sa fin, c'est
d'aimer et ses mouvements n'échappent jamais à la raison que
quand ils la passent par des excès qui lui font voir quelque
chose de divin dans l'objet aimé et qui la tiennent dans une
suspension de puissances, comme si elle était en la possession
du Souverain Bien. Mais cette pureté s'altère bientôt par les
secondes affections qui touchent les sens et les appétits dont
la nature assortit les animaux pour la conservation de l'espèce.
Néanmoins de quelques artifices que cette passion devenue
brutale couvre ses ardeurs... l'âme endure d'étranges convul-
sions par ces amours illégitimes qui combattent ses naturelles
inclinations... ; cela fait connaître que la beauté corporelle n'est
qu'une ombre et un crayon d'une autre divine qui est le véri-
table objet de notre amour, qui, étant d'une perfection infinie,
peut donner une pleine satisfaction à nos puissances.
« Les commencements de toutes choses sont joyeux », et
d'une joie pure. Les premières flammes de Tamour
éclairent plutôt qu'elles ne brûlent ; elles ne consistent qu'en
des agréments, des complaisances qui naissant de la beauté, la
ii) VAmour naissant, p. 177.
DE LA HEAUTE ET DE L AMOUR /><)l
reproduisent dans les mœurs, les habits, la bonne grâce en toutes
les actions. L'amour échauIFe, purifie, subtilise le sang et les
esprits^..
et, comme il est le maître de tous les arts, il nous
enseigne aussi, il nous enseigne surtout notre origine
céleste et que Dieu seul peut nous contenter.
Devant que les yeux lui eussent fait montre de la beauté
(l'àme) était peut-être recueillie en elle-même, dans une pau-
vreté qui ne concevait pas seulement le désir du bien, et une
morne langueur... Mais sitôt qu'elle est réveillée par les
charmes de cet objet, et que le cœur lui a donné les premiers
hommages de la complaisance, elle soupire en son intérieur
pour un plus grand bien et quoiqu'elle n'en ait qu'une idée
confuse, elle ne laisse pas de ressentir une puissante inclination
de le rechercher plus loin que les corps...
Le portrait d'une personne qu'on aurait aimée en renouvelle
le ressentiment et quoique à l'abord les yeux se jettent dessus
avec une extrême avidité, quoiqu'ils se remplissent de ces
espèces avec délices, néanmoins cette complaisance se change
en douleur, quand on vient à s'apercevoir de l'absence et qu'on
est réduit à ne voir qu'une morte représentation au lieu de la
vérité qu'on passionne. Ces mêmes symptômes arrivent aux
esprits gagnés par une beauté corporelle. Car les premières
flammes de l'amour ne portent que de la lumière et des chaleurs,
ce semble, si pures et accordantes à nos désirs, qu'à l'abord
elles nous promettent toute sorte de félicités. Mais si on s'ar-
rête trop à cet éclat qui charme les sens, si on donne le cœur
à un objet qui ne doit servir qu'aux yeux, l'âme, désobligée de
cette trompeuse rencontre, souffre plus qu'un famélique entre
les peintures des viandes dont il recherche les réalités. Cela
fait connaître que la beauté corporelle n'est qu'une ombre et
un crayon d'une autre divine, qui est le véritable objet de notre
amour.
D'où vient que les religieux « ne haïssent pas le nom
de l'amour », de l'amour humain. Ils ne haïssent pas
davantage la beauté sensible, pourvu que nos passions
ne la détournent pas de sa fin première qui est d'enchan-
(i) Le gentilhomme chrétien, p. 5io.
5o2 L HUMANISME DEVOT
ter les yeux. Dois-je me priver « de la conversation des
dames », demande le « gentilhomme chrétien » ? Non,
il n'en faut pas venir à ces extrémités. Le soleil nous est
donné pour nous éclairer par sa lumière et pour réjouir nos
yeux, non pas pour les perdre, en les arrêtant ouverts et fixés
sur son globe... On ne vous demande pas que vous soyez
aveugle pour les beautés de la Cour : il vous est permis de les
voir de près, comme des pièces de cabinet, avec admiration,
sans les toucher, comme des choses qui ne sont pas et qui ne
doivent pas être à votre disposition, ni même à votre choix...
Ces fleurs ne sont belles que sur le pied, elles flétrissent bien-
tôt et deviennent inutiles h tout entre les mains qui les
ont cueillies ^
Car enfin la beauté sensible m'avertit elle-même qu'elle
ne saurait être le « vrai centre » de mon cœur. Quand les
transports de l'amour
laissent quelques intervalles à ma raison, je connais bien qu'un
objet où l'œil et l'esprit ne rencontrent pas tout ce qu'ils remar-
quent ailleurs de perfections, que ce sujet si changeant, que
cette fleur de peu de jours, ne mérite pas ce que je lui donne de
respects, de vœux, d'adorations, de larmes, d'extases; que c'est
une surprise, que, sans y penser, j'adore Dieu en son image ^ .
Les termes si familiers aux amants,
de divinité, de vœux, d'offrandes, d'autels, de sacrifices, expli-
quent un autre objet à qui ils doivent rendre leurs amours et
quand ils protestent qu'ils sont éternels, ils désavouent tacite-
ment la beauté du corps.
« Rappelons donc nos pensées » et « que notre âme,
quittant les choses matérielles, se recueille, à la pointe de
son essence pour joindre l'indivisible ». Magna res est
amor. L'amour est une si grande chose ! Il signifie :
un mépris des choses mortelles, un transport de la terre au
ciel, une perfection de notre nature, des flammes qui purgent
(i) Le gentilhomme chrétien^ pp. 5 17, 5 19.
{•à) Les vaines excuses, I. pp. i85, 186.
DE LA BP:AUTK ET DE L AMOUR rm'^
sans consumer, un mouvement sans lassitude, une assistance
de l'esprit devant la bonté divine... On a sujet de dépeindre
Tamour charnel, enfant et aveugle... Mais Tamour de Dieu a
des yeux qui discernent le vrai d'avec le faux ; il voit Dieu par-
tout... Que l'homme aime Dieu,... il jouira d'une paix qui
passe tout ce que notre imagination se peut figurer d'heureux.
Le monde lui paraît tout autre qu'à l'ordinaire ; il respire un
air plus doux, comme au sortir d'une maladie et h l'entrée du
printemps ; il lui semble qu'il se soit fait un renouvellement
général de la nature et il se figure dedans les choses le chan-
gement qui s'est fait en lui. Rien ne le choque, mais tout
flatte ses sentiments ; tout s'accorde à son humeur, h cause de
rextrême déférence qu'il rend à la Sagesse qui l'ordonne ou
qui le permet ainsi ; et vous diriez qu'il jouisse du privilège de
la nature supérieure, exempte de contrariété.
L'homme qui aime Dieu « étant revêtu d'une qualité
divine » « fait des actions qui passent l'humain ».
Il se communique à tous avec une charité désintéressée, imi-
tantla bonté du premier principe qui, comme cause universelle,
prête son assistance à toutes les choses particulières... 11 entre
dans les négoces de la vie, comme la lumière se répand dessus
la terre, pour y apporter le jour, sans y perdre rien de sa
pureté ; et, dans les communautés, il fait les oflices que la
forme universelle, c'est-à-dire que Dieu exerce en la conduite
du monde... Il a l'empire du monde par l'extrême complai-
sance qu'il reçoit de le voir gouverné par la sagesse divine, et
l'amour qui anticipe, qui accomplit et qui proteste de suivre
toujours les décrets de Dieu, le met dans un état qui tient du
bonheur invariable de l'éternité.
II. C'est l'originalité du P. Yves, c'est peut-être une
de ses faiblesses. Il s'exprime presque toujours comme
un sage de l'antiquité. Mais sous les mots de cette
langue il met les pensées, les émotions, les plus hautes
réalités chrétiennes. S'élevait-il lui-même au-dessus de la
prière commune et jusqu'à l'union mystique, je suis tenté
de le croire, mais rien ne me permet de l'affirmer. D'une
part en effet il n'écrit guère que pour le grand public
dévot et d'autre part il n'aime pas à se mej:**^ en scène.
5o4 L HUMANISME DEVOT
Mais, très certainement, l'amour qu'il célèbre dans presque
tous ses ouvrages, est déjà le pur amour des mystiques.
Je sais bien que, dans sa réponse au grand Arnauld, il
s'explique à ce sujet d'une manière assez équivoque.
J'ai peur, disait-il, que ces dévotions si raffinées qui ne veu-
lent qu'un pur amour ne soient vaines, qu'elles ne s'exhalent
toutes en paroles, qu'elles n'ôtent le mouvement à notre
amour, en lui ôtant la vue de son intérêt et qu'elles ne laissent
point de matière à la grâce en détruisant si fort la nature'.
Texte important qui nous rappelle que dès la première
moitié du xvii^ siècle et longtemps avant M'"" Guyon, les
grands spirituels eux-mêmes ou plutôt leurs disciples
avaient dû commettre quelques imprudences, au moins de
langage. Quoi qu'il en soit, la pensée du P. Yves n'est pas
douteuse.
Il y en a, dit-il, qui se consacrent à la vertu par le seul
motif de la charité : il y en a qui, sans avoir aucune pensée de
l'enfer ni du paradis, conçoivent un sublime sentiment de la
divinité..., se sentent obligés par tant de raisons de justice, par
des transports si impatients, des mouvements de grâce si
impétueux qu'ils abandonnent toutes choses pour être plus
libres à lui rendre leur adoration... Certes, si la nature porte
tous les jours les choses particulières par des mouvements
contraires à leur inclination, quand il s'agit d'un intérêt géné-
ral, comme pour empêcher le vide, on ne doit pas s étonner
si la grâce élève l'homme jusques à quitter tous ses intérêts
pour s unir à Dieu qui est un bien universel... S'il se trouve
des matières qui renvoient le rayon du soleil par la même ligne
droite qu'elles Tont reçu, pourquoi la grâce ne mettra-t-elle pas
certaines âmes en état de réfléchir dessus Dieu une pure cha-
rité qui ne cherche que sa gloire, comme il n'a voulu que notre
bien?... Pourquoi ne pourra-t-elle pas faire que la créature,
qui n'est rien de soi, ne se considère aucunement, lorsqu'il lui
faut aimer le souverain bien dentelle tient tout ce qu'elle est?
Dans le commerce même du monde, les affections sont
estimées véritables de ce qu'elles sont désintéressées et
(i) Des misrricordes..., p. 195.
DE LA HKAUTK ET HE L AMOUR Oo5
« la recherche du [)ropre intérêt est un notable reproc-he
à l'amitié », « sentiment universel entre tous les hommes »
« qui nous apprend que le bien doit être aimé pour lui-
même » :
Si la beauté, si la vertu, si la science s'attribuent cet avan-
tage (d'être aimées pour elles-mêmes), et si ceux qui les recher-
chent pour d'autres motifs, semblent en profaner les mérites ; ce
ne sont que des essais qui doivent instruire notre cœur, à se
donner avec de pures et entières afFections au souverain bien\
Pour des esprits comme le sien, de belles métaphysiques,
loin de refroidir la dévotion, la rendent au contraire plus
ardente. Le retour aux premiers principes leur donne une
sorte de joie sacrée, intense et paisible, qui résonne dans
tout leur être et qui fait même tressaillir la chair et le
sang. Nous l'avons déjà dit plus haut et en finissant, nous
pouvons le redire avec plus d'assurance, la contemplation
du P. Yves touche aux limites même de la véritable extase.
11 serait presque téméraire de croire qu'elle ne les a
jamais franchies.
Notre amour demande un seul objet infini, où il puisse
recueillir et conserver nos puissances toutes entières. Cepen-
dant ces actes de l'intellect et de la volonté les partagent et au
lieu de les mettre dans l'union, ils les jettent dans la multitude.
C'est pourquoi notre âme revient en soi-même, elle impose
silence au raisonnement, elle se défait des espèces d'infini,
d immense, d éternel, de sagesse, de toute puissance, de bonté,
de miséricorde ; par un regard très pur et très simple, elle
adore Dieu.
Elle se sent délicieusement touchée de cette souveraine bonté
et comme ravie par un transport tout-puissant au-dessus du
monde et de la nature ; elle se voit en présence d'une lumière
infinie dont il lui est impossible de supporter les éclats ; elle
se voit comme exposée à un torrent impétueux de délices, à
un abîme de bontés qu'elle aime et qu'elle craint tout ensemble,
parce qu'elle se sent incapable de s'y abandonner sans périr...
(i) VAnioiir naissant, pp. i6o, 164. It est remarquable que le P. Yves
place cette défense de l'amour.- pur, dans un livre où il étudie les pre-
mières étapes de la vie spirituelle.
5o6 l'humanisme dévot
Mais, hélas ! quand elle craint cet excès, elle s'éloigne de ce
qu'elle aime. C'est pourquoi, elle en redouble bientôt les désirs ;
elle s'abandonne ; elle se précipite ; elle se résout de faire périr
la nature par un bienheureux naufrage dans l'essence de la vie.
D'abord le cœur humain qui rencontre ces qualités divines,
soufïVe des émotions semblables à celles que Ton voit en l'em-
bouchure de deux rivières devant qu'elles aient mêlé leurs
eaux etleurs mouvements : et puis, il se fait un calme, un silence
mystérieux, une tranquille effusion de délices où les puissances
naturelles sont comme absorbées dans l'immensité, sans plus
y retenir la cause ordinaire de leurs actions.
La mémoire se trouve là toute dépouillée d'espèces ; le juge-
ment abandonne le discours de la raison ; il est permis à la
seule volonté d'avoir l'entrée dans ces splendeurs ineffables,
dans ces spectacles éternels et d'y posséder plus de biens qu'elle
n'en peut concevoir. Quelquefois, elle se trouve dans une fête
solennelle, dans un saint repos qui la met hors des vicissitudes
du monde et qui suspend l'exercice ordinaire de ses actions ;
et puis, autrefois, elle se trouve emportée d'une invincible
chaleur qui veut tout entreprendre...
Après ces lumières, ces délices, ces extases de l'amour, l'âme
retombe bientôt dans sa constitution naturelle. Il est vrai qu'au
sortir de ces splendeurs, elle n'en rapporte pas des espèces
assez vives pour faire une nette connaissance ; néanmoins, il
en reste quelques idées confuses d'où procède la jubilation qui
est le transport d'un amour qu'on ne peut ni taire, ni exprimer.
En ces rencontres, les saints ont quelquefois des saillies de
voix, de gestes ou d'actions peu convenables, qu'on appelle
une sainte ivresse, parce que le cœur tout attentif à son sou-
verain bien qu'il vient fraîchement de perdre, le poursuit encore
sans considération de la bienséance morale. Il est tout en
désirs dans son cher objet, sans se pouvoir encore résoudre à
la nécessité qui l'oblige de le quitter pour descendre aux choses
humaines, de sorte qu'il soufï're en ce combat des convulsions
semblables à celles d'une puissance demi-victorieuse et demi-
surmontée du mal. En suite de ces douces inquiétudes qui
tiennent encore de la jouissance, quand l'âme a repris le libre
usage de la raison, elle juge bien qu'elle doit agir avec une
plus grande retenue et garder les divines communications de
son amour sous le silence \
(i) U Amour jouissant, pp. 179. 186.
DE LA BEAUTE ET DE L AMOUR /Ï07
Nous le disions, en abordant les deux derniers chapitres,
et nous avons maintenant, me semble-t-il, le droit de le
redire avec plus d'assurance : Yves de Paris n'est pas
seulement un humaniste dévot du plus rare mérite, il est
encore, si j'ose dire, l'humanisme dévot fait homme,
la synthèse vivante des idées et des tendances que nous
avons cru pouvoir appeler de ce nom. Certains, plus hési-
tants, ou de moindre envergure, ou bornés par le sujet
particulier qu'ils s'étaient imposés, certains ont choisi
parmi ces idées ou ces tendances, enseignant ou sui-
vant les unes avec plus de décision, négligeant ou même
combattant les autres. Yves les a toutes ou formelle-
ment enseignées ou délibérément suivies. Non pas qu'il
en ait fait la somme systématique. Bien qu'il implique
une philosophie très organisée, l'humanisme dévot est
moins une doctrine qu'un esprit, mais de cet esprit, nul
peut-être, à l'exception de François de Sales, n'a été aussi
profondément pénétré que le P. Yves. Richeome, du
reste, et François de Sales, et Camus, et Binet, à chaque
pas j'aurais pu montrer le parfait accord du P. Yves
avec ces maîtres de Fhumanisme, accord d'autant plus
significatif que cet esprit très indépendant et original ne
paraît aucunement avoir subi Finfluence des spirituels,
ses contemporains. Mais, à chaque pas aussi, l'on a pu
s'apercevoir que le P. Yves n'était pas tout à fait l'unanime
de ces maîtres, qu'il avait une autre manière, un autre
accent et qu'en lui s'annonçait, à des signes trop certains,
l'évolution finissante, la faillite prochaine, non pas des
idées qui ne peuvent périr, mais du mouvement lui-même.
Les autres se continuaient et s'achevaient réciproquement;
consciemment ou non, ils faisaient bloc. Binet reprend
Richeome ; Camus se donne et à bon droit pour l'interprète
de François de Sales. Yves est seul, on le croirait ou beau-
coup plus ancien ou beaucoup plus jeune que ces écrivains
qui ont à peu près le même âge que lui, qui ne le connais-
sent pas et qu'il ne connaît pas lui-même. Il ne parle pas
5o8 l'humanisme dévot
leur langue; il ne semble pas s'adresser aux mêmes lec-
teurs. Etrange phénomène, si Ton songe à l'unanimité
foncière que nous venons de rappeler et qui est assez ma-
nifeste. Etrange, mais révélateur. Essayons de l'expliquer.
François de Sales n'est pas un moindre philosophe que
le P. Yves. Gomme lui, frère spirituel de Pic de la Miran-
dole et de Sadolet, il a, pour les hautes spéculations, le
même goût que les platoniciens de la Renaissance. Néan-
moins la foule dévote peut le suivre. Imagine-t-on un
ouvrage moins ésotérique, plus accessible que V Introduc-
tion à la vie dévote P Autrement sublime, le Traité de U amour
de Dieu reste presque populaire. Il a été composé pour les
premières visitandines et avec elles : une sœur converse
n'en comprendra pas toutes les pages, mais elle y trouvera
partout de quoi s'instruire et s'édifier. L'ensemble du
livre la portera. Ainsi des autres humanistes dévots, au
moins des maîtres. La scène change avec le P. Yves. Qu'il
ait trouvé de nombreux lecteurs, la chose, pour n'être
pas douteuse, n'en paraît pas moins surprenante. C'est un
philosophe, un sage, chrétien certes, dévot, fervent jus-
qu'au mysticisme, mais qui ne peutatteindre qu'une élite,
et, semble-t-il, peu nombreuse. Il n'a pas l'égoïsme, l'im-
mortification, les préjugés vaniteux des intellectuels, mais
il en a l'habit, les allures, les curiosités, les nobles ten-
dances, il eu a parfois les manies. Il humilie volontiers
la raison raisonnante, mais en lui empruntant à elle-
même des armes subtiles : il exalte la « docte igno-
rance», mais en métaphysicien et ravi de l'être. Qu'est-ce
à dire sinon qu'avec lui, l'humanisme dévot commence à
dévier de sa mission historique, tend à redevenir l'ancien
humanisme chrétien. Il demeure simplement et propre-
ment dévot, cet humanisme, en ce qu'il vise toujours la
pratique, en ce qu'il plie les idées pures aux besoins pré-
cis de la vie spirituelle. On ne peut même pas dire que la
spéculation y tienne, mais il suffit qu'elle semble y tenir
trop de place. Les autres font avant tout figure de direc-
DE LA BEAUTÉ ET DE L AMOUR 5o9
leurs; le P. Yves, de contemplateur. Ses livres conti-
nuent ses exercices intimes. On dirait qu'il ne les écritque
pour lui-môme, pour son plus grand bien et son plaisir.
Ainsi font les poètes et les philosophes; ainsi ne doit pas
faire un auteur dévot. Et voilà, d'un autre côté, pourquoi
il nous satisfait davantage. Les autres, qui vivent pourtant
du même esprit que lui, ne s'inquiètent pas, le plus sou-
vent, d'analyser et de définir cet esprit. Pour le P. Yves,
vivreetcontempler ne sont qu'un. D'où ce constant recours
aux principes, ces descriptions infinies, cette plénitude
lumineuse. Totus ipse lumen.
Et comme il n'écrit que pour lui-même ou pour les
rares esprits qui lui ressemblent, il oublie de prévoir et
de dissiper les interprétations fâcheuses qu'on pourrait
donner à ses théories. Il nous suppose tous parvenus aux
sommets de noblesse et de clarté où lui-même il s'élève
sans effort et qu'il occupe avec une sérénité parfaite. Il
ne méprisa pas, il ignore les profanes. Pélagien, semi-
pélagien, « naturaliste », il ne l'est pas, mais à plusieurs,
il paraîtra l'être. La fausseté, le néant de ces doctrines
lui sont tellement évidents qu'il ne songe pas à nous pré-
munir contre leur attrait. Le surnaturel est son élément,
l'air, la lumière qu'il respire ; il ne voit, il ne peut voir la
nature que surélevée intimement et constamment par la
grâce rédemptrice. Ainsi fait, tous les mots qu'il emploie
prennent un sens nouveau et comme divin : celui de plai-
sir, auquel il revient sans cesse, indique toujours, chez lui,
des réalités déjà célestes. « Notre âme, dit-il, a deux por-
tions dont l'une prompte, agile, pénétrante ne met ses dé-
lices qu'aux opérations qui sont propres aux intelligences;
l'autre, pesante, grossière, n'a de l'affection que pour le
corps ni de commerce qu'avec les sens^ » De ces deux
âmes, il ne montre jamais que la première. La bête est
souvent supprimée, l'ange reste seul. En d'autres termes,
lui, qui voit si clair dans le fond des cœurs, lui qui, s'il le
voulait, manierait l'ironie en maître, on dirait qu'il n'a pas
5i() l'humanisme DÉVOT
le sens du péché. François de Sales qui s'inspire pourtant
des mêmes principes que le P. Yves, est bien autrement
précautionné. Ni la vigilance des sages, ni le zèle soup-
çonneux de Port-Royal ne le prendront jamais en défaut.
Pour tout ce qui touche à la dévotion proprement dite,
le P. Yves risque d'éveiller chez plus d'un, des inquiétudes
analogues. Là encore, il se maintient trop habituellement
dans la région des idées et des belles contemplations. Sa
piété que nous savons d'ailleurs simple, tendre, et pour
tout dire, franciscaine, prend souvent je ne sais quel air
philosophique, lointain, presque nuageux. Son Christ,
qu'il a célébré magnifiquement, son Dieu même, qu'il a
toujours à la bouche, on les prendrait parfois, non pour
des personnes, mais pour des idées ^ Il nous fait penser
à tel Père des premiers siècles ou à l'Aréopagite, plus qu'à
saint Bernard. L'histoire évangélique lui est moins pré-
sente qu'on ne le voudrait. Il n'a pas, ou, du moins, il
laisse peu voir cette « passion de l'humanité du Christ »
qui, depuis le moyen âge, et grâce peut-être surtout aux
mystiques franciscains, marque la piété chrétienne ; ou,
pour mieux dire, il ne chante ce cantique nouveau, qu'en
raccordant à la musique des sphères.
Consors paterni luminis.
Lux ipse lucis^ et dies...
Bien qu'il loue les jésuites avec sa courtoisie et sa cor-
dialité ordinaire et qu'il reconnaisse qu'ils ont beau-
coup fait pour la propagande spirituelle, il n'emprunte rien
aux exercices de saint Ignace, qui avaient alors une telle
vogue. Les méthodes oratoriennes lui sont également
étrangères. Il a sur l'Eucharistie des élévations très
(i) La Théologie naturelle, I, p. aSa.
(2) Je n'ai pu me procurer que deux de ses quatre petits volumes sur
les progrès de V amour, mais ceux-ci, tout de dévotion pourtant, confir-
ment pleinement les présentes remarques,
(3) Cl". Christus, manuel d^histoire des religions, p. 842-
DE LA lî E .\ U T E ET DE I. \ M O U R 5 1 I
belles, mais d*une beauté toute spéculative. De toutes les
dévotions, celle qu'il célèbre avec le plus d'accent, c'est
la psalmodie. Faut-il d'ailleurs que je le répète : pour lui,
contemplation et pratique se confondent: sa métaphysique
est aussi dévotion, action, ascèse même et union mystique.
Mais combien peu sont faits comme lui ! Combien peu le
suivront sur une voie aussi étroite et glissante ? Il n'a pas
à redouter pour lui-même les dangers du dilettantisme
religieux et métaphysique, mais pour d'autres, pour le
plus grand nombre sans doute, ces dangers ne sont-ils
pas trop réels? Même appliquée aux objets les plus saints,
la libido scieiidi et coiitemplandi ne risque-t-elle point
d'appauvrir, de vider les âmes en enchantant les esprits?
Nous ferons plus tard des remarques plus ou moins sem-
blables, à propos de Fénelon.
Non pas certes que j'entende rabattre quoi que ce soit
des éloges que je lui ai prodigués et qui me gênent
plutôt par leur pauvreté. Je le trouve incomparable, et de
tous nos humanistes, il n'en est pas un seul que je lui
préfère. C'est une de ces intelligences pures et rayon-
nantes qui ne semblent pas avoir péché en Adam. Totus
ipse Lumen.
Aussi aurions-nous moins insisté sur les réserves
qu'on vient de faire si elles ne s'appliquaient, en quelque
façon, à l'humanisme dévot lui-même. Riches, nuancées,
subtiles, le système qui implique cet ensemble de doc-
trines et de tendances, pour être foncièrement orthodoxe,
n'en exige pas moins chez celui qui l'enseigne à la foule,
une sûreté de pensée et de plume, une délicatesse, une
prudence infinies. Grâce à l'effort des théologiens modernes
et aux décisions de Trente, aussi longtemps que l'on se
maintient dans le domaine des principes, il n'est plus si
difficile d'exalter la grâce sans déprimer injustement la
nature, et la miséricorde de Dieu sans rien diminuer de sa
justice; d'éviter, d'une part les paradoxes mortels de Jan-
senius et d'autre part les molles complaisances d'une
^l'-A L HUMANISME DEVOT
morale énervée; mais combien la tâche du directeur ne
paraît-elle pas plus malaisée lorsqu'on en vient aux appli-
cations de détail et à la pratique quotidienne, lorsqu'il s'agit
de persuader non pas à l'élite, mais à la foule qu'une con-
ception optimiste de l'univers, loin d'atténuer la sainte
rigueur de l'Évangile, la rend au contraire plus étroite. Du
reste n'avons-nous pas dit et n'allons-nous pas redire en
terminant ce travail, que l'humanisme dévot, s'il veut être
logique avec ses telles idées, doit aller jusqu'à la sainteté
même, et si Dieu le veut, jusqu'à l'union mystique? Certes
Port-Royal est plus commode, qui ne demande au direc-
teur que de trembler lui-même et de faire trembler les
autres. L'optimisme chrétien est une doctrine d'héroïsme;
le pessimisme une doctrine de lâcheté et les maîtres de la
peur l'emportent sans peine sur les maîtres de Tamour.
Pour toutes ces raisons et d'autres encore, il est donc tout
naturel que le noble mouvement que nous venons de
raconter n'ait duré qu'un demi-siècle. Non pas qu'il ait
été vaincu tout entier et que rien ne soit resté d'une si
active propagande et si concertée. L'autorité de François
de Sales demeure, elle ne passera pas. Mais quand
retrouvera-t-on aussi universellement répandues, cette
jeune ardeur au bien, cette confiance filiale en l'amour
divin, cette liberté, cette joie de vivre la vie chrétienne,
cette vertu si peu morose, tant d'esprit et tant de fraî-
cheur ?
(l) Si je n'avais déjà passé les limites que je me suis prescrites, c'est
ici que j'aurais du parler d'un illustre capucin qui fut linliuie ami du
P. Yves de Paris. Mais comment résumer en quelques pages l'œuvre splen-
dide — et d'ailleurs, dans l'ensemble presque profane — du P. Zacharie de
Lisieux. Du moins citerai-je son très beau livre : De la monarchie du
Verbe Incarné (deux parties, lôSg, 1649). On sait que sous le pseudonyme
de Petrus Firmanius , il publia, en latin, trois ouvrages mémorables : le
Sseculi geniiis ; les somnia sapientis et le Oyges gallus. 11 est aussi l'au-
teur de la non moins fameuse relation du pays de Jansénie. Cf. un excel-
lent travail de M l'abbé Ch. Guéry : Les œuvres satiriques du P. Zacha-
rie de Lisieux; Etudes franciscaines, 19 12.
CHAPITRE IV
DE L'HUMANISME AU MYSTICISME
I. Que le nom que nous lui donnons soit bien ou mal choisi, l'ensemble
des tendances que nous avons appelées humanisme dévot, a prédo-
miné dans le monde religieux pendant la première moitié du xvii*^ siècle.
— Importance de ce fait qui explique, en partie du moins, la renais-
sance mystique de cette même période.
II. Affinités entre l'humanisme et le mysticisme. — Tendances mystiques
delà Renaissance. — Bembo, Despautère et les philosophes. — Dévia-
tions du sens mystique. — L'humanisme chrétien et les mystiques de la
Contre-Réforme.
III. La dévotion de l'humanisme dévot et la vie mystique. — Anti-mysti-
cisme de Port-Royal. — François de Sales.
I. Du temps delaLigue jusqu'à la majorité de Louis XIV,
et même au delà, voilà donc toute une pléiade, active et
dense, — des évêques, des prêtres séculiers, des religieux,
des laïques, — qui sans s'être donné le mot, parfois même
en se combattant sur plusieurs points de détail, s'accor-
dent pourtant à répandre, dans le monde pieux, le même
esprit, les mêmes vues, les mêmes réponses aux questions
essentielles que se pose la conscience chrétienne. « Huma-
nisme dévot », avons-nous appelé ce vaste mouvement
aux répercussions infinies. Mais, le nom importe peu. Que
Ton en propose un autre mieux venu, si Ton veut, pourvu
que l'on reconnaisse l'uniformité dont je parle et que
tant de textes empruntés à tant d'écrivains différents, font
paraître assez éclatante. A la vérité, je n'ai pas lu — eh !
qui l'aurait fait ! — tous les ouvrages de dévotion qui
ont été publiés pendant cette période longue et féconde,
I. 33
5l4 l'humanisme DÉVOT
mais j'en ai rassemblé, me semble-t-il, un assez grand
nombre pour que nul doute ne soit possible sur Tétendue,
l'importance et la netteté du mouvement que je voulais
mettre en lumière. Que parmi les auteurs qui m'ont
échappé ou qui m'ont paru trop insignifiants, il doive s'en
trouver plus d'un^, étranger, hostile même à l'humanisme
dévot, cette vraisemblance ne nous inquiète pas le moins
du monde. Il nous suffît que les maîtres les plus écoutés
et qu'une moyenne abondante, pensent et sentent de
même, comme il suffit aux historiens de notre littérature,
pour maintenir leurs divisions ordinaires, qu'à telle
époque, les classiques, à telle autre, les romantiques
aient rallié le plus de suffrages, déchaîné le plus d'imita-
tions ou de plagiats ^
Pris en lui-même, un ttil phénomène intéresserait tout
historien digne de ce nom, mais il s'imposera davantage
à nos réflexions, si Ton songe à un autre phénomène,
beaucoup plus considérable, beaucoup plus mystérieux,
que l'histoire de l'humanisme dévot éclaire sans doute et
qui éclaire, de son côté, l'histoire de l'humanisme dévot.
Nous le disions dès nos premières pages: le but principal
de nos recherches n'est pas la littérature pieuse de la
première moitié du siècle, la vie religieuse commune de
ce temps-là, sa dévotion en un mot, mais l'extraordinaire
floraison mystique qui a rendu cette période mémorable
entre toutes dans les fastes de la sainteté, et à laquelle,
trois de nos volumes sur quatre seront consacrés. Or, il
va de soi que malgré les différences essentielles qui les
distinguent et que nous avons déjà rappelées, ces deux
ordres de phénomènes, — dévotion et m3^sticisme, — où se
résume toute la vie intérieure de l'église, se rencontrent,
se croisent, se pénètrent de mille façons. Le mystique est
le dévot parfait; le dévot, un mystique dans les langes,
(i) J'ai néglige, de propos délibéré, uu ou deux autours assez impor-
tants, le P. Senault par exemple, que nous aurons plus tard l'occasion de
retrouver.
DE L HUMANISME AU MYSTICISME 5i3
mystique d'orientation et de désir implicite. La Philothée
de V introduction n'est pas encore le Théotime du traité
de V amour de Diau^ mais elle s'élève déjà jusqu'à l'amour
pur; déjà, sans le savoir, elle tend vers l'union mys-
tique. Théotime de son côté ne méprise pas son premier
nom de Philothée ; au sortir de ses extases, il retourne
humblement aux exercices de la vie dévote. Puisqu'il en
est ainsi, puisque les motions parallèles du même Esprit
divin procurent également et la plus simple des prières et
la plus sublime des contemplations, comment n'y aurait-il
pas une relation, difficile sans doute à définir, mais réelle
entre le développement de la littérature pieuse et de
l'activité mystique pendant une même période? Si d'une
part, aussi longtemps que domine l'influence de l'huma-
nisme dévot, les mystiques proprement dits surabondent ;
si d'autre part la vie mystique, ou s'étiole ou se cache dès
que triomphent des influences contraires, celle de Port-
Royal par exemple, comment ne pas croire que la première
de ces influences est favorable à l'épanouissement mys-
tique et la seconde, funeste? Assurément de telles coïn-
cidences ne sont pas fortuites, elles ont un sens et peut-
être nous laissent-elles entrevoir une des lois qui président
à l'histoire intérieure de l'Eglise.
Ce disant, nous n'oublions pas que l'esprit mystique
souffle où et quand il veut. Aucune industrie humaine,
aucune méthode, aucun efl'ort personnel ne serait du
moindre secours au témérair et qui se flaterait d'atteindre à
ces états supérieurs. L'humanisme dévot ne tient pas
école de mysticisme et les initiés eux-mêmes, réduits à
la seule description de leurs propres expériences, ne
nous donnent pas les clefs du jardin fermé. S'offrir
d'avance à cet esprit dans l'espoir timide qu'il daignera
peut-être nous visiter, écarter les obstacles qui s'oppose-
raient à cette visite, seconder activement les humbles
grâces qui semblent annoncer des faveurs plus hautes et
nous façonner à les recevoir, aucune autre préparation ne
5i6 i/humanisme dévot
nous est permise et possible. Mais quoi, si ce sont là jus-
tement les dispositions où l'humanisme dévot nous
entraîne, n'aurons-nous pas le droit de considérer le
travail intérieur qu'il produit en nous, comme une ébauche
des grâces mystiques, ébauche à peine indiquée et trop
incertaine, mais qui du moins n'offrirait pas de résistance
aux achèvements du sculpteur divin.
II. L'humanisme dévot ne fait autre chose qu'appliquer
les meilleures traditions de la Renaissance, soit à la
sanctification personnelle de ceux qui le vivent, soit à la
direction des fidèles. Il est donc tout ensemble huma-
nisme et dévotion; celui-là tourné à la pratique et pieuse-
ment vulgarisé par celle-ci : celle-ci éclairée, épanouie,
informée, si l'on peut dire, par celui-là. Il va du reste sans
dire que, dans cette alliance féconde, c'est la dévotion
qui domine. Elle régit l'humanisme, elle ne se plie pas à
lui mais le plie à soi, le faisant servir à ses propres fins
et le dépouillant, si besoin est, des éléments moins purs
qui gêneraient son allure propre et ses lois. Examinons, l'un
après l'autre, ces deux éléments ; nous serons mieux à
même de comprendre leur union et d'en apprécier les heu-
reuses conséquences.
Nous le remarquions, en commençant, l'humanisme —
je ne dis pas encore l'humanisme chrétien qui déjà touche
à la dévotion, mais l'humanisme tout court — n'est pas
simplement, comme on le croit d'ordinaire, une culture
telle quelle, littéraire, artistique ou scientifique. Tout cela,
mais plus et mieux que cela. Le grammairien Bouhours;
Sainte-Beuve et Jules Lemaître, lettrés s'il en fut; Des-
cartes, philosophe et savant; Bayle, insigne curieux, ne
sauraient être regardés comme des continuateurs de la
Renaissance. Ici et là, on se donne aux mêmes objets,
mais dans un esprit bien différent. « Ce que nos grands
humanistes cherchent dans l'étude, écrit excellemment
M. Imbart de la Tour, ce n'est pas seulement un passe-
temps ou un plaisir, un ornement pour Tesprit, une
DE L HUMANISME VU MYSTICISME 017
créance sur la gloire. A leurs yeux, la culture ne se sépare
point de la morale. Ils en proclament la dignité aus-
tère et s'ils en démontrent la noblesse, c'est à son rang,
le second : « La vraie raison de la philosophie n'est point,
nous dit Budé, la poursuite des jouissances trompeuses
du savoir ou du nom frivole du bonheur, mais d'une vie
droite, honnête, qui nous conduise à la gloire véri-
table * ». Rien de plus juste que ces remarques, pourvu
qu'on les prenne au sens de nos humanistes, comme
M. Imbart de la Tour ne peut manquer de le faire. Pour
ma part, je ne dirais pas que les humanistes subordonnent
la « nouvelle science » à la morale et lui donnent le second
rang, mais plutôt, que dans leur pensée, ces deux objets
s'impliquent et se confondent. « Quel est celui d'entre
vous, s'écriait Mélanchton devant les étudiants de Tu-
bingue, qui ne soit ravi de la bonté [honestaté) de ces
études ? Peut-être aurais-je dû vous exhorter à la vertu?
Mais, vous y allez droit de vous-même... Qu'aucun amour
infâme ne vous arrache de ces délices ; par amour
infâme soit entendu celui qui vous éloigne des lettres et
des saints enseignements ^ » Ce n'est du reste pas encore
assez. Les hommes de ce temps-là ne séparent pas la
morale de la religion, ils ne conçoivent pas un perfec-
tionnement moral qui ne soit en même temps religieux.
Pour eux, la « science nouvelle » est sainte et dans son
objet et dans ses méthodes. A qui ne l'aborde pas d'un
cœur et d'un esprit mystique, elle refuse ses plus beaux
secrets.
Gomme nous ne parlons pas encore des humanistes chré-
tiens, nous entendons ici par mysticisme cette disposition
naturelle qui porte certaines âmes à saisir directement,
amoureusement, par une sorte d'étreinte soudaine, le spi-
rituel caché sous les apparences sensibles, l'un dans le
(i) Les origines de la Réforme, II, p. 38o.
(2) Cité par M. A. Humbert, Les origines de la Théologie moderne, I,
p. 10.
5i8 l'humanisme dévot
multiple. Tordre dans la confusion, Téternel dans ce qui
passe et le divin dans le créé.
On peut déceler la présence « ou, si l'on veut, l'approche
et l'aurore de la vie mystique », écrit à ce propos un théolo-
gien éminent, le R. P. de Grandmaison, « dès que, délais-
sant la manière suivie, particularisée, consciente de con-
naître, l'âme se porte vers un objet (ou subit son influence)
d'un seul bloc, tout d'une pièce, sans distinction de facultés,
sans suite logique ni démarche concertée...; pour que
(cet) élément mystique croisse, il faut que s'accorde Tactif
mouvement de l'intelligence avec ses comparaisons, ses
abstractions, ses rapprochements. A certaines heures,
l'âme est avide d'un autre pain et sent que toute cette
agitation l'empêcherait de s'en emparer et de le goûter.
Il lui faut une paix, un silence intérieur, une unification
de puissances qu'entraveraient l'effort intellectuel ou ses
contre-coups. Alors, dans le calme laborieusement con-
quis, ou directement imposé par les choses, voici que la
diversité des pensées décroît. Les feuilles soulevées par
le souffle de Tesprit tombent à terre, l'atmosphère se
détend, les visions et les images se brouillent, l'homme
sent, suivant le beau mot du poète américain, « son cœur
« au dedans de lui et Dieu sur sa tête ». Le reste a disparu
ou s'est tellement orienté à ces objets qu'il semble
n'exister plus que pour eux et par eux... Parfois, dans la
contemplation d'une œuvre d'art, dans l'audition d'une
mélodie, l'effort pour comprendre se desserre, l'âme se
complaît simplement dans le beau qu'on devine... ou sim-
plement un souvenir, une parole, un vers de Dante ou
de Racine, jaillissant du fond obscur de nous-mêmes,
s'impose à nous, nous recueille et nous pénètre. Ensuite
nous ne savons rien de plus, mais nous avons l'impres-
sion de comprendre un peu ce que jusque-là nous connais-
sions à peine, de savourer un fruit dont nous avions
seulement rongé l'écorce... Tels sont les états naturels
profanes, où l'on peut déchiffrer les grandes lignes,
DE i/hUMANISME AU MYSTICISME 5i9
reconnaître l'image et déjà l'ébauche des états mysti-
ques » proprement dits'.
Gomme on le voit, pareille attitude n'a rien de miracu-
leux, ni même de rare. Personne à qui toute espèce d'ex-
périence mystique soit absolument impossible. Moins
communes pourtant, les âmes qui ont de ces expériences
une habitude familière, qui les font régulièrement con-
courir à l'entretien de leur vie intérieure. Or c'est là jus-
tement une des dispositions que l'on remarque, plus ou
moins accusée, bien ou mal ordonnée, chez la plupart des
humanistes. Et leurs études et leurs plaisirs intellectuels ou
littéraires, tendent normalement à cette mvstérieuse et
immédiate rencontre, à cette union directe avec un objet
qui passe les sens. Leur philologie, leur philosophie se
soumettent sans doute aux règles propres de ces disci-
plines, à la critique des textes, à l'argumentation ordinaire,
mais, dans leur travail le plus technique, une je ne sais
quelle force les entraîne au delà du champ trop étroit que
nos méthodes peuvent atteindre. Pas d'humaniste véri-
table qui ne soit, en quelque façon, un inspiré.
Aucun objet du reste qui ne leur paraisse éclairé d'un
reflet divin. Il n'est pas jusqu'à l'art d'écrire qui ne puisse
et ne doive les élever jusqu'à Dieu. « Pour moi, disait
Bembo dans sa fameuse lettre à Jean-François Pic de la
Mirandole, je pense que, de même qu'il y a en Dieu...
une certaine forme divine de la justice, de la tempérance
et des autres vertus, il s'y trouve aussi une certaine forme
divine de bien écrire {recte scribendi speciem quamdam
dwinam)y un modèle absolument parfait, qu'avaient en vue,
autant qu'ils pouvaient le faire par la pensée, et Xéno-
phon, et Démosthène, et Platon surtout... et, plus que
tout autre, Gicéron, quand ils composaient et qu'ils écri-
vaient. A cette image qu'ils avaient conçue dans leur
esprit, ils rapportaient leur génie et leur style. J'estime
(r) R. P. DE Grandmaison, Etudes, 5 mai 1918.
520 l'humanisme dévot
que nous devons faire comme eux, tâcher de tous nos
efforts, à nous rapprocher le mieux et le plus possible de
cette image de beauté. » Tâcher, oui, sans doute et en
nous aidant de tous les artifices qu'enseignent les maîtres,
mais en espérant pour prix de notre labeur, une commu-
nication mystérieuse de cette divine forme. « Sans un
secours spécial d'en haut, — non sine divino numine —
Pétrarque, disait Despautère, n'aurait pas déclaré la
guerre aux barbares, rappelé les Muses de leur exil et
ressuscité le culte de l'éloquence ^ » S'ils'ne croient plus
avec le jeune Ovide que chaque poète est un dieu, ils
estiment du moins que toute poésie vient du ciel, qu'elle
est pleine de mystère. Binet lui-même ne parlera-t-il pas
quelque jour des « larcins mystérieux » qui ont enrichi
les poètes de l'antiquité, n'approfondira-t-il pas avec un
respect religieux leurs « mille gaietés fabuleuses... mais
mystérieuses » ?
Il en va de même pour les hautes spéculations de l'es-
prit. Leurs philosophes raisonnent certes à la manière
ordinaire et parfois plus que de raison ; la scolastique
que plusieurs d'entre eux se donnent Fair de combattre
les a tous marqués ; yVristote les tient encore; mais ni les
uns ni les autres ne se contentent des lumières de la
logique. Leur Aristote, ils ont trouvé le moyen subtil de le
réconcilier, je ne dis pas seulement avec Platon, mais
avec Plotin. Leur métaphysique est d'ordre mystique,
et donne aux idées pures la solidité et la chaleur de la vie.
Contemplateurs, poètes en même temps que philosophes,
comme leur successeur authentique, cet Yves de Paris
dont nous venons de parler. Ce disant, nous n'oublions
pas que leur mysticisme conduit trop souvent ces poètes
et ces philosophes, soit à des confusions sacrilèges, soit
à des rêveries malsaines. L'idéalisme sensuel des uns,
ajoute comme une perversité nouvelle à la séduction du
(i) Cf. Rœrsch, L'humanisme belge à l'époque de la Renaissance,
Bruxelles, 1910, p 6.
DK L HUMANISME AU MYSTICISME ^iii
paganisme, la métaphysique visionnaire des autres s'en-
gage dans les sciences occultes avec une crédulité fer-
vente qui nous déconcerte. Tels de leurs philosophes et
de leurs savants, Guillaume Postel par exemple, ont déci-
dément le cerveau brouillé. Mais quoi qu'il en soit de ces
déviations extrêmes, d'ailleurs moins fréquentes qu'on ne
l'a dit, il est vrai, comme le R. P. de Grandmaison nous le
rappelait tantôt que dans « ces états naturels, profanes...
on peut reconnaître l'image et déjà l'ébauche des états
mystiques », au sens pur et céleste de ce dernier mot.
Nous avons esquissé déjà, en nous aidant de François
de Sales et du P. Yves, cette géographie spirituelle
qui distingue dans l'âme trois sortes de zones : la zone
des sens; celle de la raison raisonnante, celle enfin où
Dieu réside et se fait « sentir » à nous. C'est « le cœur »
des pensées de Pascal, c'est la fine pointe dont les mys-
tiques parlent constamment et où ils placent le théâtre
de leurs sublimes expériences. C'est aussi le pays des
muses, de toutes les muses; le lieu des inspirations; la
patrie des humanistes. Il va sans dire que, dans cette zone
immense, ceux-ci n'occupent que les régions les plus éloi-
gnées du centre. Qui ne voit néanmoins que leurs dons
naturels, que leur culture, et surtout que leur a grâce »,
les rapproche des mystiques proprement dits ? A moitié
dégagés du cercle des sens et de la raison raisonnante, ils
désirent ou entrevoient, par instants, une lumière moins
fumeuse, moins froide et moins incertaine, image ou
reflet d'une lumière meilleure. De là vient leur indiscu-
table noblesse, mais de là viennent aussi les responsabi-
lités particulières qui pèsent sur eux. Leur propre rayon
les condamne, si leur vie morale reste attachée à la ma-
tière pendant que leur contemplation les élève jusqu'au
voisinage des saints. Qu'est-ce peut-être que leur « épicu-
réisme extatique », sinon le péché contre l'esprit ? « Ceux
qui partagent ce système, disait Joubert, ne ramènent pas
tout à Dieu, dans leurs mouvements religieux les plus
^22 l'humanisme dévot
vifs : mais ils ramènent Dieu à eux, sorte d'égoïsme moral
par lequel au lieu de se conformer à la règle, on ajuste la
règle à soi. » Déchéance lamentable que Ton peut sans
doute reprocher à plus d'un humaniste, mais dont la
honte ne rejaillit aucunement sur l'humanisme lui-même.
Les humanistes chrétiens sont là pour nous le montrer.
De ces derniers nous avons largement parlé plus haut.
Trop spéculatifs peut-être et même parfois assez nuageux,
leur mysticisme foncier est maintenu sur les voies droites
et saines par l'enseignement de l'Eglise. 11 y a du reste
parmi eux des sages presque trop sages, Erasme entre
autres, un peu sec, bien que beaucoup plus tendrement
pieux qu'on ne le croirait. En revanche, ils ont de vrais
saints et tous, quelle que soitleur vertu personnelle, intime-
ment liés aux héros de la Contre-réforme, ils secondent,
du haut de leurs templa serena^ ils dirigent même ce grand
mouvementé Ils sont les poètes et les docteurs de cette
croisade spirituelle. Ils célèbrent magnifiquement le but à
atteindre ; ils propagent la théologie rassurante et stimu-
lante qui entraîne les âmes jusqu'au pur ainour. H umanior es
litterœ, humanior theologia, oui, plus humaine et, par suite,
plus divine. Ils écartent délibérément les interprétations
pessimistes qu'après les Occamistes, Luther donne à cer-
taines paroles des Pères, triste semence qui lèvera plus
(i) Sur les relations entre l'humanisme et le mysticisme, cf. le beau
chapitre de M. A. Rœrsch {Les origines de Vhumanisme belge, pp. i-37).
Dans le même sens, M. Renaudet. cité par M. Rœrsch (p. ii) rappelle le
très grand succès de Vlmitation, a l'un des ouvrages les plus répandus
dans les premières années du xvi® siècle ». Les Ordres réformés, dit encore
M. Renaudet, encouragent ce goût de la littérature contemplative que
partagent également, malgré leurs divergences, les humanistes et les
scolastiques. Les humanistes aiment et vénèrent les mystiques; ils leur
ont dû peut-être quelques-unes de leurs conceptions religieuses. Souvent,
les typographes qui publient les historiens ou les orateurs antiques,
impriment avec autant de zèle les rêveries (!) des solitaires ou des ascètes.
Lefèvrc d Etaples les a goûtées. » (//>., p. il.) Cf. aussi tout ce qu'a
écrit M. Imbart de la Tour sur Lefèvre d'Etaplcs {Les origines de la
Réforme, Il et 111) et la vie de saint Gaétan par Maulde de la Clavière
(colleclion Les Saints). Il y a pourtant dans ce dernier livre, une bonne
part de fantaisie, v. g., sur les relations entre Gaétan et Sadolet (cf. la
brochure savante et charmante du ii. P. Orazio Prémoli : ^^ Gaetano Thiene,
Crema. 1910).
DE L HUMANISME AU MYSTICISME V23
tard dans VAupistinus. Ils rédigent les canons de Trente
sur la grâce; ils forment les maîtres qui bientôt formeront
saint François de Sales. Que reste-t-il en effet, sinon que
cet esprit de la Renaissance, un grand humaniste et un
grand saint, achève de le purifier pour mieux l'annexer à
la dévotion ?
III. Cette dévotion elle-même proposée, commandée à
tous, n'est encore ni la sainteté parfaite, ni la haute vie mys-
tique, mais elle favorise l'éclosion de ces beaux fruits. Et
sans doute, on peut à la rigueur en dire autant de toute
dévotion sincère et fervente, à quelque direction qu'elle se
rattache, et par exemple, de la dévotion de Port-Royal.
Car on pense bien que nous ne mettons pas en question
la vertu de la Mère Angélique, de la Mère Agnès, de
M. Hamon et de tant d'autres. Nous disons simplement
que rhumanisme dévot est un ferment de sainteté et de
mysticisme beaucoup plus actif et beaucoup plus sûr. Et
cela se comprend sans peine, avant même que l'on en
vienne à cette expérience des faits, qui est décisive et qui
va nous occuper dans les volumes suivants. Fort de son
optimisme invincible, l'humanisme dévot coupe court aux
scrupules paralysants qu'entretient et qu'enrichit la doc-
trine contraire ; il affranchit et dilate les âmes, leur ensei-
gnant que, bien que déchue par la faute originelle, la
nature humaine reste la merveille de la création, que la
blessure du vieil Adam n'a pas gangrené tout notre être,
que la grâce rédemptrice est toujours offerte, et libérale-
ment et à tous.
Maladroitement, le jansénisme nous ramène sans cesse
à la plus triste région de nous-mêmes : il nous fixe
dans la zone des sens oii domine la loi de mort, où saigne
la chair de péché : il nous hypnotise devant le spectacle
d'une misère naturelle dont nous ne sommes pas coupables
et que nous ne pouvons guérir. Tellement enchaîné à la
matière , tellement réfractaire au vrai mysticisme qu'il
veut que notre piété même soit sensible et, comme il
5'24 l'humanisme dévot
parle, « délectation ». Si notre chair et notre sang ne fré-
missent pas dans notre prière, Dieu est loin de nous, Ten-
fer nous attend : « dans l'absence de la grâce, dit Nicole,
c'est-à-dire, dans l'état de sécheresse » ^ L'humanisme
dévot, au contraire, nous dégage autant que possible, de
cette obsession, égoïste et basse ; il nous invite à nous
oublier nous-mêmes, à nous perdre dans les objets qui
nous entourent, dans le spectacle du présent monde, notre
royaume, dans la méditation des dons célestes; à nous
oublier davantage encore en montant à la cime de notre
être, au plus haut de cet intérieur, où ni les sens ni la
dévotion sensible ne pénètrent. De toute sa pente logique,
de tout son élan, l'humanisme dévot veut le pur amour.
Qu'est-il besoin du reste que j'insiste davantage ? Fran-
çois de Sales, le maître de l'humanisme dévot, n'est-il
pas aussi et un grand mystique et un grand saint? Omtiia
propter electos. Tout se fait pour les élus. Eh quoi ! ne con-
venait-il pas que la dernière page de Thistoire de la Renais-
sance, celle que nous venons d'écrire ici-même, servît de
préface à l'un des plus beaux chapitres que renferme l'his-
toire des saints?
(i) Cf. Apologie pour Fénelon, p. 461.
APPENDICES
I. — NOTES CRITIQUES SUR J.-P. CAMUS
§ I. — L'abbé de Baudry et l'Esprit du bienheureux François de Sales*
L'abbé Dépery, vicaire général de Belley. depuis évêque de Gap, entreprit de
publier à nouveau, en 1840, le texte intégral de V Esprit du bienheureux François
de Sales. Estimant que « la manie de corriger les vieux livres a déjà gâté
bien des cbefs-d'œuvre », ne trouvant d'ailleurs rien de choquant ni d'hétéro-
doxe dans un ouvrage consacré par l'admiration universelle, il publia purement
et simplement, et sans notes rectificatives, le texte primitif de Camus. Ce faisant,
M. Dépery ne se doutait guère qu'il allait troubler le repos, alarmer la cons-
cience de M. l'abbé de Baudry.
Celui-ci était un homme excellent. Très humble, sans ambition et du reste
peu doué pour écrire, mais d'un zèle infatigable, il s'était consacré de bonne
heure à l'apostolat de la plume. Les bibliophiles lui attribuent un petit roman :
La pieuse paysanne, que je n'ai pu me procurer. A vrai dire, ce roman n'était
pas de lui, l'abbé de Baudry s'étant contenté de refondre, d'augmenter et de
baptiser à nouveau La vertueuse portugaise. Il préludait ainsi en 1820 au
travail du même genre qu'il ferait plus tard sur Jean-Pierre Camus. Après
d'autres essais littéraires, il s'était voué presque uniquement aux études salé-
siennes. Les fidèles de François de Sales doivent à l'abbé de Baudry beaucoup
de gratitude. Très peu de chercheurs ont plus travaillé que lui sur ce beau
sujet. Certes, on ne peut le comparer d'aucune façon à Dom Mackey. Il man-
quait de méthode et de flair critique. Il a néanmoins rendu de bons services.
Ce qu'il y a de meilleur dans l'édition Migne, vient de l'abbé de Baudry. Ainsi
fait, la publication de M. Dépery le bouleversa. « Les éditeurs, dit-il lui-même,
encore sous le coup de cette émotion, assurent que Dieu a suscité Pierre Camus
pour transmettre au public la vie entière du saint et le fidèle tableau de son
esprit. J'avoue que je n'ai pu voir sans indignation qu'on induisît le public en
erreur sur un objet aussi essentiel et qu'on présentât comme un résumé de tous
les ouvrages de saint François de Sales un livre où sa doctrine est altérée en
plusieurs endroits. «Nous discuterons bientôt cette indignation. Disons d'abord
l'étrange projet qu'elle inspira à labbé de Baudry.
A sa place, qu'aurions-nous fait? Persuadés qu'il y a des livres que nul n'a
le droit de refaire et que celui de Camus est du nombre, nous nous serions
contenté de publier une brochure où nous aurions formulé les critiques diverses
que nous aurait paru mériter ce confus et bizarre chef-d'œuvre. Ou bien nous
(1) Louis-Joseph, comte de Baudry (1778-1854), d'abord sulpicien, puis chanoiue et vicaire
général d'Annecy, cf. Bertrand, Bibliothèque sulpicienne, II, pp. 221-225; 111, pp. 285-292.
Epouvanté par la R(^vo'iution de 1830, il avait quitté Saint-Sul^ice et la France, et s'était fixe
à Genève quil ne quitta plus.
5'26 l'humanisme dévot
aurions publié une nouvelle édition, renvoyant au bas des pages les correc-
tions nécessaires. L'abbé de Baudry eut une autre idée que les juges les plus
indulgents, M. Hamon par exemple, trouvent malheureuse. Il déchire Camus
en mille morceaux, et, après avoir élagué, d'un côté les bavardages, de l'autre
les pages défectueuses (soit un quart des six gros volumes), il dispose ce qui
reste d'après un ordre nouveau, l'ordre même de V Introduction à la vie dévote.
Pour dédommager le lecteur des suppressions qu'il lui inflige, il remplace les
pages proscrites par d'autres qu'il prend, de toutes mains, dans les œuvres de
François de Sales. Ces deux anthologies juxtaposées, ou plutôt confondues,
forment donc quatre volumes qui ont pour titre :• Le véritable esprit de saint
François de Sales. Sont relégués à la fin du iv* volume les textes de Camus
qui méritent une censure. Il va sans dire que l'abbé de Baudry modernise le
style de sa victime. Les raisons qui avaient décidé l'abbé Dépery a reproduire
le texte original, ne peuvent en effet « éblouir » qu' « un lecteur superficiel ».
« Pour détruire le prestige, cette seule réflexion suffit: c'est que les mêmes
reproches (adressés par Dépery aux traducteurs de Camus) pourraient, et avec
beaucoup plus de raison, s'adresser aux traducteurs des oeuvres des Saints
Pères », des grecs, par exemple, ou des syriaques ! Ce détail n'est rien, mais
de tels raisonnements font connaître un homme. Quoi qu'il en soit, ce livre illi-
sible est plein d'indications utiles. On le consultera, aujourd'hui encore, avec
un véritable profit*.
On se tromperait du tout au tout si l'on voyait dans l'abbé de Baudry un
ennemi personnel de l'évêque de Belley. Il se montre au contraire non pas seu-
lement respectueux, comme il le devait, mais tendre envers lui, très difi'érent
en cela du R. P. Navatel dont nous parlerons bientôt. Dans la longue et très
intéressante notice qu'il lui consacre, il réduit à néant la plupart des calom-
nies que l'on a répandues contre l'évêque de Belley. Il ne devient farouche que
lorsque les récits de Camus lui paraissent compromettre ou le caractère, ou
surtout la science théologique de François de Sales Bien entendue, cette pré-
vention serait la sagesse même. Il est clair en efl"et que si Camus nous présen-
tait quelque part un François de Sales hérétique, ou fâcheusement imprévu,
nous aurions le devoir de mettre en quarantaine une affirmation déconcertante.
Si l'abbé de Baudry pousse ou ne pousse pas plus loin qu'il ne faut cette juste
prévention, c'est ce que nous examinerons bientôt, mais voyons auparavant les
deux raisons qu'il croit avoir le droit d'opposer à l'ensemble du témoignage
de Camus.
a) Celui-ci écrivait, comme on le sait, avec une facilité incroyable. Comment
serait-il exact? Eh! ne sait-on pas encore qu'il se piquait de ne jamais se
relire, de ne jamais rien effacer de ce qu'il avait écrit? A cela nous répondons :
1° Lorsque J.-P. Camus nous dit qu'il ne prend pas la peine de corriger ses
écrits, il entend par là manifestement qu'il n'a pas le moindre souci de leur
toilette littéraire. Il se vante d'ailleurs un peu lorsqu'il parle ainsi. Qu'il se
relise ou non, il a toujours devant les yeux, en écrivant, certains canons sinon
littéraires, du moins lexicographiques, qu'il observe avec quelque scrupule.
Comme François de Sales et plusieurs autres de cette époque fermentante, il a
des idées très arrêtées sur la langue et il s'y tient ^.
2° Camus écrit au petit bonheur, comme cela vient, mais ce défaut n'inté-
resse pas nécessairement !a partie historique de son œuvre, la seule qui nous
touche présentement. Il rapporte un propos que lui a tenu François de Sales ;
il délaie ensuite en vingt ou trente pages ce même propos. Qu'il y ait dans ce
développement du verbiage et même parfois des formules plus ou moins heu-
reuses, c'est fort possible, mais ce développemient. il ne l'attribue pas au saint.
(1) Le livre fut publié, à Lyon, en 1846. Les passages que je viens de citer sout tirés de
^avertissement.
(2) « Je n'efTace presque jamais rien, dil-il, que pour empêcher qu'il s'y glissât quelque
terme écarté de l'usage commun. » Cf. Pétronille, p. 44't. ^ui efface, relit. Il suffit du reste
d'étudier les périodes camusiounes pour se rendre compte qu'il n"<f'crit pas comme un han-
neton, cf. les premières pages du Dessert au lecteur à la fin de la Pieuse Julie.
NOTES CRITIQUES S U 1< C A M L S J'27
C'est là son œuvre pi'opre qu'il faut lire comme un sermon de Camus. La seule
question est donc celle-ci : lorsqu'il rapporte expressément, comme les ayant
vus ou entendus, les gestes ou les propos de son ami, Camus s'abandonne-t-il
à son imagination, à sa « facilité incroyable » ? Rien ne permet de répondre
oui, en bonne critique; je suis au contraire persuadé que, la plupart du temps,
il faut répondre non. Ceci du reste nous conduit à la seconde objection d'ensemble
que propose M. de Baudry,
b) François de Sales est mort en 1622 . Le livre-de Camus n'a été publié qu'en 1639.
Le moyen qu'après dix-sept ans, Camus puisse encore se rappeler tant de
choses ? A quoi nous répondons :
1" La partie proprement historique dans le livre de Camus, je veux dire
encore un coup, les anecdotes où le saint paraît et les propos qu'on lui prête,
est beaucoup moins étendue qu'on ne pourrait croire. Le livre est étonnamment
grossi d'un côté, par les abondantes citations tirées des œuvres de François
de Sales, de l'autre, par les très nombreux passages où Camus parle en son
propre nom.
20 Camus a vécu dans l'intimité du saint pendant près de quatorze ans. Il le
consultait sur tout. Il lui disait dès lors qu'il conservait ses réponses comme
autant d'oracles. Quoi qu'il fasse ou qu'il écrive, il se rapporte constamment
aux souvenirs qu'il a gardés de ces longs entretiens.
3" Camus avait une mémoire prodigieuse.
4° C'est un honnête homme. 11 a le mensonge en horreur et il se tiendrait
lui-même pour sacrilège, s'il faisait dire à François de Sales ce que celui-ci
n'aurait pas dit.
50 Qu'on prenne garde au danger de l'hypercritique. Si l'on rejette le témoi-
gnage de Camus, sous prétexte que ce témoignage n'a été rendu (publiquement
rendu) qu'après dix-sept ans, que restera-t-il de la plupart des procès de béati-
fication, de la plupart des récits que l'on s'accorde à regarder comme tout à
fait certains? A se restreindre au procès de béatification et à l'histoire de Fran-
çois de Sales, combien de témoignages n'admet-on pas qui, devant n'importe
quel tribunal sérieux, paraîtraient beaucoup plus douteux que le témoignage
de Camus? C'est toujours le même paralogisme. Camus avait de l'esprit. Ses
bons mots sont fameux ? Donc il n est pas sérieux. Oublie-t-on que le Pape l'a
choisi pour être un des trois commissaires du premier procès de béatification ?
Il y a plus. Mon « prenez garde ! », M. de Baudry le répète constamment, lui
qui nous avertit si souvent que les pages les plus défectueuses de Camus
roulent de l'or, c'est-à-dire, de vivants et de précieux souvenirs de François
de Sales. Lorsque Camus lui plaît. Camus a bonne mémoire : après dix-sept
ans, il n'a pas oublié ; lorsque Camus le gêne, voilà soudain le pauvi'e évêque
frappé d'amnésie. Etrange méthode historiqvie, et qui, je le répète, conduirait
M. de Baudry et ses disciples où ni l'un ni les autres ne veulent aller !
Après cela, il ne m'en coûte rien de reconnaître, au risque de contrister le
bon M. de Baudry, que, dans tous les souvenirs de Camus, tout, et même
l'or, reste camusien. J'entends par là que Camus n'est pas un phonographe,
et que tous les propos qu'il attribue à François de Sales n'ont pas été tenus,
mot pour mot, comme on nous les rend. Les dix-sept ans ne sont pour rien
dans cette adaptation fatale. Même au sortir d'une conférence avec son ami.
Camus aurait raconté cette conférence à sa façon. C'est le cas de tous les
témoins. Qu'y faire ? Nous résigner en pensant qu'après tout Camus reste un
témoin privilégié. Avec sa miraculeuse mémoire, nous pouvons être assurés
qu'il nous répète souvent quelques-unes des propres paroles du saint.
Reconnaissons enfin qu'il faut lire Camus les yeux bien ouverts et l'esprit
au guet. Mais de quel autre mémorialiste n'en fautr-il pas dire autant ? C'est un
bon témoin et tout à fait sincère ; miais il a comme tout le monde ses manies,
ses dadas, si j'ose dire, ses idées fixes, qui risqueront de l'amener parfois, non
à inventer quoi que ce soit, mais, à tirer plus ou moins les plus authentiques de
ses souvenirs vers une direction qui lui est chère. Tient-il à une doctrine thco-
logique particulière, il ne dira pas que François de Sales a enseigné cette
5ii8 l'humanisme dévot
doctrine, si le fait n'est pas exact, mais il insistera sur tel propos du
saint qui promet de favoriser cette doctrine. A-t-il une passion? Il ne la prêtera
pas à son ami, mais, de ses entretiens avec celui-ci, il se rappellera volontiers
tout ce qui, de près ou de loin, encourage ou justifie cette passion. 11 en voulait,
par exemple, à certains religieux qui se trouvaient avoir bataillé contre
François de Sales ou l'avoir gêné en quelque façon. Le saint, quoique très bien-
veillant, a pu fort bien rappeler ses souvenirs devant un ami aussi intime,
aussi dévoué que Camus. On peut croire que l'évêque de Belley aura écouté ce
our-là de toutes ses oreilles. Lisez-le de près néanmoins. Vous verrez qu'il
reste, en somme, dans la juste mesure, lorsqu'il fait parler le saint.
Donnons un exemple que je n'emprunte pas à VEsprit du B. François de
Sales, mais au livre le plus violent peut-être que l'évêque de Belley ait écrit
contre ces mêmes religieux. En ce qui concerne ces derniers, dit-il dans son
Directeur désintéressé, « je crois ne m'être point écarté des sentiments du saint
prélat, de la bouche de qui j'ai ouï autrefois des choses qui avaient bien
autant de pointe et de vigueur, que je ne die de rigueur, que celles que j'avance
ici, quoiqu'il eût le lait et le miel sous la langue » \ Que ferait M. de Baudry
en présence de ce texte .' Il n'hésiterait pas à déclarer que J.-P. Camus dit ici
une « fausseté ». Cependant 99 critiques sur 100, pour le moins, n'hésiteront
pas non plus à reconnaître que lorsqu'il parle de la sorte. Camus fait appel à
des souvenirs dont la véracité n'est pas douteuse. Oui, très certainement, Fran-
çois de Sales lui a parlé avec vigueur des mêmes excès. Mais dans sa passion,
il oublie que deux évoques, sûrs l'un de l'autre, parlent dans l'intimité autre-
ment qu'ils ne le feraient en public. Il oublie aussi que François de Sales,
même lorsqu'il portait sur quelques religieux des jugements sévères, restait
maître de lui et paisible. S'il oublie cela, ou n'y prend pas garde, c'est que
lui-même, il se croit paisible et maître de lui dans cette controverse. En tout
cas, il a tort lorsqu'il se réclame de François de Sales. Si elle couvre plusieurs
des idées de Camus, l'autorité du saint ne couvre pas sa conduite. Qu'on me
pardonne si j'enfonce ainsi des portes ouvertes, nous n'allons pas faire autre
chose en répondant au réquisitoire de M. de Baudry. Ce réquisitoire existe. Le
R. P. Navatel l'a cité récemment comme une œuvre péremptoire. C'est là tout
ce qui a été dit, là tout ce que sans doute on pourra jamais dire de plus fort
contre la véracité de Camus. Bref, il convient, me semble-t-il, de l'examiner une
bonne fois et d'en finir avec ce fantôme.
L'abbé de Baudry divise sa critique en deux parties : dans la première il
relève les erreurs de Camus qui lui ont paru d'une gravité extrême ; dans la
seconde, les erreurs ou les à peu près de moindre importance ; nous suivrons,
une à une, toutes ces critiques.
§ I. — « Des doctrines fausses et des récits faux que Pierre Camus
met dans la bouche de saint François de Sales. »
I. Accord de la grâce et de la liberté. — Peu après son arrivée à Belley, le
jeune évêque expose à François de Sales ses propres idées sur la grâce, dési-
reux de savoir s'il est oui ou non sur la bonne voie. Le saint approuve cet
exposé dans lequel M. de B. critique fort justement plusieurs expressions
équivoques. Rien de mieux. Mais ce n'est pas là un « récit faux ». Rien ne
permet de dire que Camus ait imaginé cet entretien, que d'ailleurs il rapporte
d'une façon assez malheureuse. Ce qui importait dans la circonstance, était
l'orientation générale de la pensée du jeune évêque. François de Sales ne lui
a pas fait subir un examen théologique. Il l'a laissé dire, faisant peut-être
quelques remarques de détail que Camus oublie de nous rapporter et approu-
vant grosso modo, comme il dit souvent, le fond, la couleur générale de ses
idées. D'autres ouvrages de Camus nous présentent ces mêmes idées sous une
(1) Directeur désintéressé, 2" partie, cliap. v.
Nr)TES CKITJQUKS SLU CAMUS fili)
forme plus exacte. J'ai dit plus haut que Camus était moliniste. François de
Sales Tétait aussi',
2. Du nombre des elns. — François de Sales dit un jour à Camus « qu'il
était persuadé qu'il y aurait peu de catholiques qui fussent damnés, parce
qu'ayant la racine de la vraie foi, elle poussait ordinairement tôt ou tard son
vrai fruit qui était le salut ». Sur quoi M. de B. : « La doctrine que lui attribue
ici Pierre Camus est précisément le contraire de celle qu'enseignait le saint
évêque. » Le contraire, juste ciel, en étes-vous siir? Oui, dit-il, parce qu'on
lit dans un des sermons du saint : « Si l'on voit en toutes sortes d'états et de
conditions, un si grand nombre de réprouvés, etc. ». D'où « récit faux », Qui
ne voit que M, de B. aurait dû opposer ici à Camus une vingtaine de textes
du saint? Les aurait-il trouvés, nous n'aurions pas encore le droit de contester
la véracité de Camus. C'est là une de ces questions sur les-quelles François de
Sales pouvait avoir une opinion personnelle, une de ces opinions qu'on n'ose-
rait pas trop affirmer en public, mais sur lesquelles on s'explique librement
dans l'intimité. François de Sales a pu dire : il y aura plus d'élus que de damnés,
ou, beaucoup plus qu'on ne pense, ou que sais-je encore. Le sentiment que
Camus lui prête paraît-il en désaccord avec la doctrine générale du saint qui
disait : il n'y a que Dieu et moi qui aimions les pêcheurs ? Comme on le voit
sur ce bel exemple, M. de B. est ordinairement victime de ce qu'on peut appeler :
idola cathedra?. II déclare inventé, « faux », tout propos de François de Sales
qui ne présente pas la perfection, les sûres nuances doctrinales d'une défini-
tion conciliaire. Le saint ne parlait pas comme un livre et c'est de là que vient
précisément l'extrême intérêt des souvenirs camusiens.
3. Invectives de Camus contre tes détracteurs de l'Introduction à la vie dévote.
— Camus parle ici en son nom et il orchestre avec vivacité les paroles que
le saint a imprimées sur le sujet dans le Traité de l'amour de Dieu. M. de B.
nous dit que François de Sales n'attaquait pas les intentions de ceux qui avaient
cruellement bafoué sou livre de la Philothée ? Camus dit-il le contraire .' Il ne
parle pas de cela. Il s'emporte contre ces accusateurs. Un peu de colère lui
était permis.
4. Différence de conduite entre saint François de Saies et les religieux dans
les travaux de la conversion du Chablais. — J'ai déjà touché ce point-là plus
haut. Sauf quelques inexactitudes menues, tout ce que raconte ici Camus est
confirmé par les documents, ou paraît du moins tout à fait vraisemblable,
lorsque les documents se taisent. Pourquoi veut-on que François de Sales ait
approuvé constamment tout ce que faisaient, auprès de lui, les autres mission-
naires ? Tel de ceux-ci, zélé mais un peu violent, a pu le choquer. Pourquoi le
saint n'aurait-il pas fait cette confidence à Camus ? La mission du Chablais était
un des événements de sa vie. La conversation a dû venir plusieurs fois là-dessus.
M. de B. nous rappelle que « Pierre Camus n'a point été témoin oculaire » de
cette mission. Lui non plus.
5. De la perfection et de l'état de perfection. — Cette discussion très spéciale
et dans laquelle fourmillent les amorces d'équivoques, est présentée d'une
façon tellement confuse, soit par Camus, soit par M. de B., que je n'entreprends
pas de la résumer. Camus ne défend pas aux religieux d'être parfaits, mais il
dit que, en tant que religieux, ils ne sont pas dans un état spécial de perfection.
Son opinion, dont il est en effet très entêté, n'a pas cours, je crois, chez les bons
théologiens. On peut donc estimer qu'il invoque ici à tort l'autorité de François
de Sales. Il interprête inexactement des propos qui ont été sûrement tenus par
le saint. Je dis « sûrement » et M. de B. semble le reconnaître lui-même.
6. Des directeurs. — François de Sales ayant écrit qu'il fallait choisir son
directeur « entre dix mille », et Camus n'ayant pas dit « entre cent mille »,
son exagération sur ce sujet, ne me paraît pas si coupable. Il force la note,
mais je ne crois pas du tout qu'il ait inventé la conversation qu'il rapporte.
(1) « Les plus sincèies en la foi, dit-il lui-même, peuvent quelquefois donner dans les brisants
d« quelques termes ambigus », Be la sindérèse, p. 132.
I. 34
^'Uy l'humanisme dévot
7. Sur la charité et le mérite des œuvres. — 11 s'agit ici d'une opinion de
Bellarmin vers laquelle Camus prétend que François de Sales « penchait
beaucoup » et vers laquelle il penchait lui-même si fort qu'il l'embrassait.
M. de B. reconnaît que ce sentiment de Bellarmin est << le plus généralement
siuvi par les théologiens ». Donc rien de bien inquiétant dans l'affirmation de
Camus. François de Sales professait une doctrine moins exigeante. Cela est
vrai, mais pourquoi, un jour ou l'autre, n'aurait-il pas penché vers la doctrine
contraire ?
8. Prétendu moyen de sanctifier les actions précédentes. — Quoi qu'il en soit
de ce subtil problème, je note simplement que Camus ne fait pas ici appel aux
entretiens qu'il a eus avec François de Sales, mais à un texte imprimé du saint.
Camus interprète de la pensée écrite de celui-ci nous touche moins. Et voilà
terminée la série des graves erreurs. A chacun d'apprécier. Quelques outrances
de pensée sur des problèmes très spéciaux, quelques formules malheureuses,
quelques emportements de plume, on a certes bien raison de redresser ces faux
pas, mais il n'y a pas la matière à s'indigner. Encore est-il que sur plusieurs
de ces huit points, les critiques de M. de B. me paraissent porter dans le
vide.
sj 2. — « Divers points sur lesquels Pierre Camus présente les sentiments
de saint François de Saies d'une manière inexacte ou obscure. »
9. La tentation de François de Sales contre l'espérance. — Camus dit que la
tentation a duré un mois. M. de B. dit : six semaines.
Camus dit encore que le jeune homme n'osa pas s'ouvrir à son confesseur
d'une tentation qui, notons-le bien, n'était pas un péché. M. de B. affirme
qu'il en a parlé à son confesseur parce qu'il était plus parfait d'en parler et
que le saint, même à dix-huit ans, faisait toujours le plus parfait. Camus,
ami intime de François de Sales, ajoute que le gouverneur du jeune homme
ne fut pas non plus dans la confidence de cette même tentation. « Cela, répond
M. de B.,ne peut s'accorder avec la confiance que le saint évêque avait » pour
son gouverneur. Soit, mais appliquons celte méthode historique à un autre
fait. On raconte que François de Sales, prêchant un jour dans sa cathédrale,
eut un fort mouvement d'impatience contre le sacristain, je crois, qui inter-
rompait le sermon. M. de B. ne dirait-il pas ici qu'une telle vivacité « ne peut
s'accoi'der » avec la patience et la douceur du saint évêque i Nous savons néan-
moins que le fait, raconté par François de Sales lui-même, est indiscutable.
10. Diversité de méthodes dans la conduite des âmes. — Simple anecdote sans
importance. M. de B. la croit véridique, mais il aurait voulu plus de détails.
Peut-être Camus nous a-t-il dit tout ce qu'il savait là-dessus.
1 1. Nombre des protestants convertis par le saint. — Camus dit une fois : 20.000;
une autre fois : 60.000. La mère de Chaugy dit 70.000, et elle « avait en main
de nombreux documents ». 70.000 attestations en bonne et due forme, il est
curieux que tout cela se soit perdu!
12. Moyen de procurer la conversion des protestants. — Camus prétend que
François de Sales préférait la méthode pacifique à l'agressive. M. de B. sait
bien que cela est vrai , mais il a peur que quelque sot tire de là que le saint
désapprouvait toute espèce de controverse. Camus, controversiste lui-même,
n'avait pas songé à cette conclusion.
i3. Que la sainteté est le plus grand des miracles. — Ici encore, on se con-
tente de préciser la pensée du saint, d'ailleurs fidèlement rapportée par Camus.
14. Conseils sur le choix d'un état, même remarque.
i5. De la véritable dévotion, même remarque.
16. Des trois degrés de la charité. — Camus disserte ici en son propre nom.
17. Des soupçons contre le prochain. — Camus fait dire à François de Sales
que « si une action pouvait avoir cent visages, il fallait la regarder toujours
par celui qui était le plus beau ». M. de B. ne conteste pas lauthenticité du
NOTES CRITIQUES SUR CAMUS 'ï^i
propos, mais il nous avertit qiu* « si une jeune fille prend toujours sous le beau
côté la conduite et les paroles d'un jeune homme, elle risque peu ù peu d'être
entraînée dans le précipice ». Qui le nie? Qui en doute;' Intelligenti pauca...
i8. Si l' obligation de la résidence pour un évêque est de droit divin. — Oui,
répond M. de B. mais de telle façon que le Pape a néanmoins le pouvoir de
dispenser un évèque de la résidence. Camus ne fait pas cette distinction et
raconte à ce sujet une anecdote qu'il dit tenir, et que certainement, il tient en
effet de François de Sales. M. de B. nie tout cela en bloc et en détail. Je ne
vois pas du tout à quelles enseignes.
19. Anecdote concernant le marquis d'Urfé. — - François de Sales est à Belley,
avec l'évèque. D'Urfé, voisin de celui-ci, vient les surpi'endre. « Il nous dit,
raconte Camus, qu'il était venu chanter un trio et qu'il voulait être en tiers
dans notre amitié, comme il l'était depuis longtemps dans celle qui existait
entre l'évèque de Genève et Antoine Favi*e. Le B. François de Sales répondit
que, sans faire tant de partage il valait mieux faire un carré ou quaternion
d'amis ». (Lui-même, Camus, Favre et d'Urfé). Ecoutons maintenant M. de B.
(( L'intime amitié, dit-il, que Pierre Camus prétend avoir existé entre le marquis
d'Urfé et saint François de Sales est un fait dénué de toute vraisemblance ».
On pense rêver. Mais non. Ignorez-vous en efl'et que d'Urfé a écrit l'Astrée et
que Céladon « n'est rien moins que chaste » ? Et puis, d'Urfé « était loin d'avoir
dans le monde la réputation d'une grande sévérité de mœurs ». Je demeure
bouche bée devant cette manière de raisonner. Je jurerais pourtant que J.-P.
Camus n'a rien inventé de tout ce qu'il nous raconte, rien, et cette fois, pas
même les mots de François de Sales, ce joli « quaternion », qui porte la marque
du saint. Tout le récit ruisselle d'évidence, si j'ose parler ainsi. Remarquez
d'ailleurs que Camus ne parle pas d'une amitié intimissime, il ne fait pas de
d'Urfé un pénitent de François de Sales. Un ami tout bonnement. Quand le
marquis vient à Annecy, il se plaît à rencontrer les deux gloires de celte ville,
l'évèque et Antoine Favre. Yoit-on le saint lui fermer la porte tant que d'Urfé
n'aura pas brûlé son roman? François de Sales est chez Camus. D'Urfé, grand
ami de ce dernier qui ne lui ménage pas la morale, vient les rejoindre. Yoit-on
d'ici François de Sales refuser de lui parler? Après la m^ort du saint, raconte
M. deB. lui-même « lorsque le convoi (de Lyon à Annecy) approchait de la ville
de Saint-Rambert-en-Bugey, on vit arriver en poste le marquis d'Urfé qui avait
fait trois lieues pour l'atteindre. Il se mit à genoux dans la boue, arrosa le
cercueil de ses larmes et invoqua à haute voix l'intercession de l'homme de
Dieu ». La belle scène ! Oui, dit M. de B. « ce seigneur partageait l'admiration
générale pour les vertus du saint ». Mais comment voulez-vous que ces deux
hommes se soient connus et aimés ? *
C'est tout, et comme on le voit, ce n'est rien. L'abbé de Baudry a épluché le
livre de Camus avec une patience et une attention surhumaines. Il est prévenu.
Tout ce qui, dans les souvenirs de Camus, contrariera peu ou prou l'idée qu'il
s est faite lui-même de la sainteté en général, et de François de Sales en par-
ticulier, tout cela sera déclaré faux, douteux ou mêlé. C'est là néanmoins tout
ce qu'il a pu trouver de répréhensible. Dix-neuf corrections et l'ouvrage a six
volumes in-8". Encore faut-il faire un choix dans ces corrections. On a vu, je
crois, jusqu'à l'évidence que le sens critique de notre censeur n'était pas à la
hauteur de son zèle. Plusieurs de ces critiques n'ont pas d'importance, quelques-
unes sont insoutenables. Qui admet pareille méthode peut, à bon droit, refuser
de croire aux vérités historiques les plus certaines. Mettons les choses au pire.
Donnons-lui raison sur tous ces points. Déchirons, du livre de Camus, trente
ou cinquante pages. Ce qui reste, c'est-à-dire, en somme, le livre entier demeure
plus solide que l'airain.
(1^ Dans son livre sur d'Urfé, M. le chanoine Reurc, impressionné par l'unique autorité de M. de
Baudry, dit bien aussi qu'il ne faut pas lire Camus sans déliance ; néanmoins, le même auteur
affirme sur les relations entre François de Sale.s et d'Urfé, exactement ce qu'avait affirmé
Camus. Cf. La vie et. lea œuvres d' Honoré d'Urfé, par le chanoine Reure, Paris, 1909, pp. 133,
185, 331.
53» l'humanisme dévot
§ 2. — La Visitation d'Annecy et Jean-Pierre Camus
Il est longuement et durement parlé de J.-P. Camus, au XIVo volume de la
grande édition de François de Sales, soit dans l'Introduction, soit dans une
note infinie qui ressemble à un véritable manifeste. Cette introduction porte
la signature du R. P. Navatel ; la note doit être du même savant ^. Quoi qu'il
en soit, c'est lui qui a dirigé la préparation de ce volume, lui qui en prend la
responsabilité devant le public. On peut croire toutefois que le R. P. Navatel
ne parle ici ni en son nom propre, ni avec une conviction bien profonde.
L'embarras, les négligences trop apparentes de ces pages le disent assez. Le
R. P. appartient à une compagnie que l'évêque de Belley a chèrement aimée,
qu'il a défendue avec la crânerie que nous avons dite, et qu'il a maintes fois
publiquement célébi'ée. D'un autre côté, il ne semble pas que le R. P. lui-même
ait eu à soufiFrir de J.-P. Camus et que, par exemple, la lecture de ce dernier l'ait
beaucoup fatigué. De toute manière, cette proclamation, car c'en est une, nous
fait connaître, non sans quelque solennité, les sentiments que les visitandines
d'Annecy nourrissent aujourd'hui à l'endroit de J.-P. Camus et qu'elles désirent
nous imposer.
« Camus, nous dit le R. P. Navatel à la fin de cette note. Camus fut un
ami de la Visitation, mais un de ces amis contre lesquels il faut se défendre
parfois ». Oui, sans doute, et nous le savions, mais il fut un ami, tendrement,
efficacement dévoué. Imagine-t-on l'intime de François de Sales hostile à
sainte Chantai, hostile à l'œuvre préférée du saint? Qu'on lise du reste tout ce
qui a trait à la Visitation, dans V Esprit du B. Fr. de Sales, qu'on lise la Mémoire
de Darie, et surtout l'exquise, l'admirable lettre que sainte Chantai écrivit à
l'évêque de Belley, pour supplier celui-ci de ne plus attaquer les capucins. On
n'écrit de la sorte qu'à un homme dont on est tout à fait sûr, que l'on estime
grandement, que l'on sait profondément bon et à qui l'on peut tout dire ^. Mais
enfin Camus avait ses défauts. Il lui prit un jour fantaisie de s'immiscer dans
Iss afi'aires intérieures du couvent de visitandines installé par lui dans sa
ville épiscopale. Manque de tact, excès de zèle et qui fit souffrir sainte Chantai.
Nous n'atténuerons pas cette faute, nous demandons seulement s'il y avait
grand avantage à en réveiller le souvenir. D'autres que lui et plus redoutables,
le P. Binet, par exemple, ont causé à la même sainte des ennuis beaucoup plus
graves. Je ne vois pas néanmoins que les éditeurs d'Annecy, lorsqu'ils ont à
nous parler du P. Binet, se complaisent à diminuer cet illusti'e et saint per-
sonnage. Je vois au contraire que les visitandines d'Annecy ont soigneusement
effacé, dans les lettres de la sainte fondatrice, nombre de passages qui auraient
inutilement peiné les amis d'un grand Ordre religieux. Leur reprochons-nous
cette délicatesse que nous avons imitée nous-mêmes lorsque nous avons eu à
raconter sainte Chantai ? A Dieu ne plaise, il nous semble en efTet qu'il faut
une raison majeure pour compromettre, par des publications de ce genre, la
réputation de qui que ce soit. Mais pourquoi deux mesures? Le seul Camus,
parmi les intimes du saint, n'aurait-il droit qu'à ce summum jus qui frôle sou-
vent l'injustice ?
Au reste, le prudent P. Navatel a-t-il omis un autre souvenir que nous livre
la candeur de M. de Baudry et qui. peu ou prou, pourrait expliquer les étranges
sentiments que nous discutons. « Quelque joie, nous dit M. de B., qu'eut l'évêque
de Belley d'avoir obtenu pour son diocèse des religieuses de la Visitation, il
suivit son goût pour les mauvaises plaisanteries, et s'en permit une à l'occa-
(1) Œuvres de saint François de Sales, pp. XX, XXI, 139, 140, 141.
(2) Simple conjecture de critique interne ; l'auteur de la note écrit : François de Sales, tout
court, ce que les visitandines, je crois, ne fout jamais. Elles écrivent : saint François de Sales.
(3) On la trouve dans la grande édition, t. XiV, pp. 417-421. Elle présente un contraste
pénible avec Tintroduchon et la note que nous discutons présentement.
NOTES CRITIQUES SUR CAMUS 533
sion de cet établissement. Il avait destiné quatre jeunes personnes du pays
pour être le premier noyau de cette communauté naissante. On envoya d'Annecy
cinq religieuses pour tommencer l'établissement. Pierre Camus dit qu'on avait
envoyé cinq filles pour en gouverner quatre. Le souvenir de cette raillerie se
conserva longtemps parmi les religieuses de la Visitation et il en est fait men-
tion dans une lettre écrite trente-sept ans après par la Mère de Chaugy. Voici
comment elle parle : « Quand l'évèque ancien de Belley dit que l'on envoya
cinq filles pour en gouverner quatre, il fut aussi déraisonnable et satirique
qu'il l'a été pour tous les Ordres de l'Eglise de Dieu (rappelons en passant
que ce « tous » ne peut se défendre) ; car s'il avait eu tant soit peu d'intelligence
des maximes d'une vie régulière comme la nôtre, il aurait bien vu... que l'on
ne peut pas mettre d'abord les prétendantes portière, sacristine, économe,
maîtresse des novices. Dieu fasse paix à ce bonhomme ! Plus d'une fois il n'a
été ni prophète, ni évangéliste » *. Tantœ ne animis cœlestibus... ! Tant de flammes
pour un bon mot que très certainement Camus n'aurait pas craint de faire
devant François de Sales lui-même, et que celui-ci aurait trouvé fort plaisant!
A la vérité, je ne reconnais pas ici la Mère de Chaugy, si sage, si modérée et
spirituelle ! Que si nous voulions l'imiter, prendre au tragique une plaisanterie
manifestement inoffensive, nous lui ferions remarquer que bien qu'il soit très
vrai qu'une prétendante ne peut être ni sacristine, ni économe, ni quoi que ce
soit, on comprend moins pourquoi une ou deux religieuses formées, n'ayant à
gouverner que quatre prétendantes, ne pourraient s'acquitter provisoirement
de tous ces emplois. Mais qu'allons-nous parler de cela ? Camus n'a pas cherché
si loin. Il n'a pas voulu renverser les « maximes de la vie régulière », trancher
de l'évangéliste ou du prophète. C'est un parisien qui ne peut se tenir de rire,
voyant quatre recrues commandées par cinq officiers. Et cependant, nous dit
tristement le bon abbé de Baudry « le souvenir de cette raillerie se conserva
longtemps parmi » les visitandines. S'y conserverait-il aujourd'hui encore .'
Dès son introduction — et on y revient dans la note — le R. P. Navatel se
demande avec une stupeur inquiète, inquiétante, comment François de Sales
et Camus, « deux natures aussi disproportionnées » — différentes aurait suffi
— ont bien pu s'accorder ainsi. Cruelle énigme 1 On nous tire de peine en
remarquant que François de Sales avait besoin d'une « amusette » et que
d'ailleurs son amitié pour J.-P. Cam.us était « au service du Maître », c'est-à-
dire, ramenée à la gloire de Dieu.
Les autres amitiés du saint ne l'étaient donc pas ? Si elles l'étaient, à quoi
bon cette remarque? On défendait tantôt à François de Sales de serrer la
main du marquis d'Urfé. Au tour de Camus maintenant. Tout au plus lui sera-
t-il permis d'être le bouffon du saint. Nous avons pourtant une autre raison,
paraît-il, de nous résigner à cette demi-faiblesse du saint. Tant que celui-ci
vécut, « l'évèque de Belley prêcha, confessa, visita (son diocèse) avec une piété,
un zèle qui nous étonne ». Juste ciel ! un évoque pieux et zélé vous étonne I —
Après la mort de son ami, Camus a continué de prêcher, de confesser, de
visiter ses diocèses (Belley, Rouen), Où le R. P. a-t-il appris que dès lors et
dans ces diverses fonctions, l'évèque ait manqué de piété ou de zèle ? Les
contemporains affirment le contraire. On n'apporte aucune preuve à l'appui
de ce que l'on semble insinuer. Le R. P. juge Camus inconstant parce que
celui-ci. après vingt ans d'épiscopat, fatigué, surmené, s'est démis de son
évêché. Ignore-t-on que François de Sales, de son côté, méditait très sérieuse-
ment une résolution toute semblable.? Mais il y a, nous dit-on, dans les romans
de Camus des « peintures plus que profanes ». Nous avons déjà répondu à
cette accusation. Ici encore, ignore-t-on que François de Sales, loin de con-
damner Camus pour ces romans, l'encourageait au contraire dans cette voie,
ou bien a-t-on la preuve qu'après 1622, ces mêmes romans soient devenus
encore plus profanes ? Quant aux écrits « furibonds » de Camus, pendant ses
démêlés avec certains religieux, nous n'y reviendron» pas non plus. C'est un
(1) Lt véritable esprit... I, xxvii, xxviir.
5:^4 ^- HUMANISME DEVOT
suiet très délicat et sur lequel les adversaires de Camus feraient bien de ne
pas trop s'étendre. Que l'évêque ait eu de graves torts, nous le confessons,
affirmant. seulement que ses intentions furent droites. Pour le reste, si l'on veut
m'en croire, qu'on laisse dormir les petits papiers.
Jusqu'ici, comme on le voit, nous piétinons. Ce n'est pas du tout notre faute.
Je n'ai rien omis de ce que l'on a cru devoir alléguer contre la mémoire de
Camus. Mais enfin où le manifeste veut-il en venir? A ceci, je crois, qui serait
beaucoup plus grave, à disqualifier l'auteur de l'Esprit du Bienheureux Fran-
çois de Sales. « Eh bien l s'écrie le R. P. Navatel, il faut le dire pour en finir
avec une légende : (l'auteur de ce livre) ne mérite pas tant de sympathie et de
confiance, de la part surtout des historiens qui le citent si complaisamment. »
On n'est pas plus clair. Ce qui est en cause, c/est la valeur de Camus consi-
déré surtout comme historien de François de Sales. Il s'agit de reléguer l'Esprit
du Bienheureux François de Sales quelque part entre l'histoire et le roman.
J'avoue que j'ai tremblé à la lecture de ces dernières lignes : « il faut le dire
pour en finir avec une légende ! » La suite m'a rassuré pleinement.
Bien loin en effet de faire appel, pour prouver son dire, à tels documents
inédits jusqu'à cette heure et écrasants pour la véracité ou le caractère de
Camus, le R. P. Navatel se contente de nous renvoyer à un livre, vieux de
soixante ans, que nous savions par cœur et que lui-même, chose étrange, il a
lu très rapidement.
« Après, nous dit-il (pxi\sqnil faut le dire), après le consciencieux travail de
M. l'abbé de Baudry : Le (Véritable esprit de saint François de Sales (Lyon, 1846)
on ne peut plus regarder l'évêque de Belley comme l'interprète fidèle de la
doctrine du saint et le peintre exact de son âme. En des points notables, il
travestit ses pensées en lui prêtant les siennes propres et cela n'a rien d'éton-
nant chez un écrivain qui se pique, en mainte préface, de ne jamais rien relire
ni effacer de ce qu'il écrit et qui citait de mémoire, dix-sept ans après la mort
de François de Sales, les propos qu'il lui attribue ». En un mot, M. de Baudry
a parlé et la question est si bien résolue qu' « on ne peut plus » la reprendre,
causa finita est.
Nous ne sommes pas de cet avis et nous avons dit pourquoi, non sans avoir
suivi ligne à ligne le réquisitoire de M. de Baudry. Ai-je eu tort de croire que
le R. P. Navatel a peu pratiqué ce réquisitoire qu'il déclare irréfutable. Je ne
pense pas. Je l'estime trop pour croire un seul instant qu'il approuve et fasse
sienne l'invraisemblable méthode criiique de M. de Baudry. L'homme qui
repousse avant tout examen comme extravagante la seule idée que François de
Sales ait pu converser amicalement avec l'auteur de YAstrée et qui, fort d'une
telle évidence, ne craint pas de donner un démenti formel à J.-P. Camus, ami
personnel de Tun et de l'autre, cet homme-là, il n'y a pas deux façons de le
juger dans la République des lettres. Le R. P. Navatel le sait comme moi. Que
n'a-t-il donc lu M. de Baudry ou même Camus ? Il serait aujourd'hui convaincu
plus que personne du sérieux et de la véracité du bon évêque.
II. — BIBLIOGRAPHIE
Je me borne à mentionner ici les textes dévots (|ue j'ai directement utilisés — et de ces
textes, j'iudi((ue seulement les éditions (juc j'ai eues sous la main. Je ne donnerai de biblio-
graphie relativement complète que du seul Yves de Paris.
AtKxrs DE Jésds. — Miroir de toute sainteté en la vie du saint merveilleux Bernard de Menton...
par révérend messire Roland Viot avec le Cours de la vie spirituelle sous le nom de
Ttiéopneste ou l'Inspiré par Alexis de Jésus, prédicateur français, Lyon, 1027.
(Amklote). La vie du P. Charles de Condren... refaite et augmentée par l'auteur... Paris, 1657.
Andrieu. — L'antidotaire sacré de l'âme pieuse... disposé premièrement par M. Nicolas Sali-
cete... et derechef revu, corrigé et augmenté par le R. P. F. Pierre Andrieu, angevin,
Paris, 1607.
(Antoine de Saint- Pierue). La vie du R. P. Dom Euslache de Saint-Paul Asseline Religieux
de la Congrégation des Feuillants, ensemble quelques opuscules spirituels, le tout recueilli
par un religieux de la même congrégation. Paris, 1646.
D'Attichy. — Histoire générale de l'Ordre sacré des Minimes... par le P. Louis Dony d'Attichy,
Paris, 1G24.
Balzac. — Œuvres de J.-L. de Guez, sieur de Balzac, publiées sur les anciennes éditions par
L. MoREAu, Paris, 1854.
De Barry. — La dévotion à la glorieuse sainte Ursule... par le R. P. Paul de Barry, Lyon, 1645.
L'année sainte ou l'Instruction de Pbilagie... par le P. Paul de Barry, Lyon, 1653.
La mort de Paulin et d'Alexis, illustres amants de la mère de Dieu et leurs lettres à
diverses personnes par le P. Paul de Barry, Lyon, 1658.
Les cent illustres de la maison de Dieu... par le R. P. Paul de Barry, Lyon, 1660.
Bedel. — La vie du très révérend Père Pierre Fourier, dit vulgairement le Père de Matain-
court(fac similc de l'édition de 1657 publié à Mirccourt en 1869).
Bénabd. — Parœncses chrétiennes... par Dora Laurent Bénard, prieur du collège de Cluny à
Paris, Paris, 1616.
De l'esprit des ordres religieux... par Dom Laurent Bénard, Paris, 1616.
Instructions monastiques sur la règle de saint Benoit. . par Dom Laurent Bénard,
Paris, 1618.
Bertaut. — Les œuvres poétiques de M. Bertaut, évêque de Séez, dernière édition, Paris, 1620.
De Besse. — L'Heraclite chrétien, c'est-à-dire les regrets et les larmes du pécheur pénitent
par M. Pierre de Besse, limousin, Paris, 1615.
Le Démocrite chrétien, c'est-à-dire le mépris et moquerie des vanités du monde par
M. Pierre de Besse, limousin. Paris, 1615.
La Royale prêtrise... par M. Pierre de Besse (Cf. l'abbé Pierre de Besse, prédicateur du
roi Louis XIII, étude littéraire par Emile Face, notice biographique par le D'' E. Longy,
Tulle, 1885).
BiNET. — On trouvera la bibliographie complète dans Sommervogel, et la plupart des
ouvrages de Binet à la Bibliothèque nationale. Pour moi. ne pouvant tout lire, je me
suis borné aux ouvrages suivants qui, après quelques autres incursions malheureuses,
mont paru suffire au but que je me proposais.
536 l'humanisme dévot
Recueil des œuvres spirituelles du R. P. Estienne Binet... dédiées à Jésus-Clirisl et à sa
très Sainte Mère et à la Reine, Mère du Roi, 2« édition, revue et augmentée, Rouen, 1627.
Ce recueil — qui n'est pas un livre de poche — contient :
i. La fleur des psaumes de David.
2. La seconde partie de la fleur des psaumes.
3. La consolation aux malades.
4. La marque de prédestination.
5. L'oraison funèbre du feu Roi.
6. La vie du B. Amédée...
7. Un traité de la perfection.
8. Une épître d'un abbé à un religieux défroqué.
9. Un traité si chacun se peut sauver en sa religion.
Les attraits tout puissants de l'amour de Jésus-Christ et du paradis de ce monde par
le R. P. Et. Binet, Paris, 1631.
Du gouvernement spirituel doux et rigoureux. Livret pour les supérieurs de religion...
Paris, 1637. (Ce livre a paru sans nom d'auteur, et, chose plus curieuse, sans approbation
(du moins dans les exemplaires que j'ai consultés).
Le grand chef-d'œuvre de Dieu et les souveraines perfections de la Sainte Vierge, sa
mère. Par L. R. P. Estienne Binet, Lyon, 1649. (La f* édition qui est de 1634 est dédiée à
Séguier.)
Le riche sauvé par la porte dorée du ciel et les motifs sacrés et grande puissance de
l'aumône, par le R. P. Estienne Binet... Paris, 1629.
Essai des merveilles de nature et des plus nobles artifices, pièce très nécessaire à tous
ceux qui font profession d'éloquence par René François, prédicateur du Roi, 11° édition,
Paris, 1639.
(J. DE Blémur). — Eloges de plusieurs personnes illustres en piété de l'ordre de Saint-Benoit
décédées en ces derniers siècles... Paris, 1679 (je reviendrai dans le volume suivant sur la
bibliographie difficile de cet ouvrage).
Bonal. — Le chrétien du temps en quatre parties. La première de l'origine du christianisme, la
deuxième de la vocalion de tous au salut des chrétiens, la troisième de la pureté primitive
du christianisme, la quatrième du relâchement des chrétiens du temps, par le R. P. Fran-
çois Bonal de l'Observance de Saint-François, Lyon, 1672. (La 1™ édition est de 1655.)
(BouHOUBs). — La vie de M'"« de Bellefont, supérieure et fondatrice du monastère des religieuses
bénédictines de N.-D. des Anges, établi à Rouen, Paris, 1691.
Branche. — La vie des saints et saintes d'Auvergne et du Velay par messire Jacques Branche,
au Puy, 1652.
Brébeuf. — Entretiens solitaires ou prières et méditations pieuses en vers français par M. de
Brébeuf, Paris, 1660.
(Brecsché de la Croix). — Le divertissement d'Ergaste, Liège, 1642.
Camaret. — Le pur et parfait christianisme ou l'imitation de N.-S, Jésus-Christ, par le R. P.
Louis Camaret, de la compagnie de Jésus, Paris, 1675.
Camus.
On trouvera une bibliographie, à peu près complète, mais peu critique, à la suite de la
notice de Mg' Dépery, sur Camus [Histoire hagiologique du diocèse de Belley) ; et une
foule d'indications dans le catalogue imprimé de la Bibliothèque nationale; mais cette
bibliothèque ne possède pas tous les Camus L'abbé Dépery, alors vicaire-général de Belley
et Mk'' Dévie, évéque de ce diocèse, avaient réuni 196 ouvrages de Camus à Tévéché de
Belley. Le gouvernement, en s'emparanl de cet évêché, a t-il veillé à la conservation de cette
collection unique, je l'ignore. Je ne vais indiquer ici que les ouvrages de Camus (jui m'ont
été le plus utiles.
1. Traités spirituels.
Les devoirs du bon paroissien par Jean Pierre Camus... à Paris, par Gervais Al-
liot... 1641. (Ce livre so présente dans des conditions typographiques assez curieuses : ni
privilège, ni approbations doctorales. Il n'a peut-être circulé que sous le manteau.)
Homélies panégyriques de saint Ignace de Loyola... par Jean- Pierre Camus... Lyon, 16Î3.
Homélies spirituelles sur le cantique des cantiques prêchées à Paris en l'Eglise de la
congrégation de l'Oratoire, par messire Jean-Pierre Camus... Paris, 162u.
De l'unité vertueuse, secret spirituel pour arriver par l'usage d'une vertu au comble de
toutes les autres... par Jean Pierre Camus... Paris, 1631.
De la sindérèse, discours ascétique... par Jean-Pierre Camus... Paris, 1631.
La lutte spirituelle ou encouragement à une àmo tentée de l'esprit de blasphème et diu-
fidélité, par Jean-Pierre Camus... Paris, 1631.
BIBLIOGRAPHIE 5^7
Traité de la réfornialion intérieure... par Jean-Pierre Camus, Paris, IG.'U.
La Caritée ou le portrait de la vraie charité... par M. Jean-Pierre Camus, Paris, 1041.
Catéchisme spirituel, par Jean-Pierre Camus... Paris, 1642.
L'esprit du B. François de Sales (édition Depery, Paris, 1840).
2. Bomans.
Hellénin et sou heureux malheur ; ensemble Callitrope ou le changement de la droite de
Uieu ; par M. 1 évoque de Bellcy, Lyon. 1028.
La pieuse Julie. Histoire parisienne, par M. l'évoque de Belley, F'aris, 1625.
La mémoire de Darie... par M. l'évèquc de BoUcy, Paris, 1020.
Roselis ou l'histoire de sainte Suzanne, par Jean-Pierre Camus... Paris, 1023.
Palombe ou la femme honorable, par Jean-Pierre Camus, précédée d'une étude littéraire
sur Camus et le rori)an chrétien au xvii" siècle par H. Rigault, Paris, 1853.
Les événements singuliers de M. de Belley, Paris, 1632. (Réimpression : le privilège est
de 162S. Quatre parties en deux volumes. La première partie comprend 9 nouvelles ; la
seconde, 17 ; la troisième, 17 ; la quatrième, 27).
Charles de Saint-Paul. — Tableau de la Madeleine en l'état de parfaite amante de Jésus par
le R. P. Dom Charles de Saint-Paul, abbé et supérieur général de la congrégation des
Feuillants, Paris, 1628.
Chevillard. — Le Petit-Tout dans lequel l'Iiomme aura la connaissance de soi-même... par
M. François Chevillard. curé de Saint Germain d'Orléans, Paris, 1654.
Constantin. — La vie du révérendissine évêque Claude de Granier... prédécesseur du B. Fran-
çois de Sales en l'cvèché de Genève, par le P. Boniface Constantin, de la Compagnie de
Jésus, Lyon, 1660.
Corneille. — Les quatre livres de l'imitation de Jésus-Christ traduits et paraphrasés en vers
français par Pierre Corneille, Rouen, 1036.
Cortade. — Octave du Saint Sacrement ouïe Soleil de justice caché sous la nuée des espèces,
par le R. P. G. Cortade, religieux auguslin, Toulouse, 1601.
Les sept saints tutélaires de l'Agenais ou ce qu'a recueilli d'assuré de leurs vies dans les
auteurs fidèles le R. P. Germain Cortade... avec les sept sonnets du sieur D. F*. L. S...
Agen, 1004.
De Coste. — Les éloges et vies des reines et princesses, dames et damoiselles, illustres en
piété, courage et doctrine qui ont fleuri de notre temps ou du temps de nos pères par
F. Hilarion de Coste, Paris, 1630.
La vie du R. P. Marin Mersenne, Paris, 1649.
Desmarets. — Marie-Madeleine ou le triomphe de la grâce : poème composé par Jean Desma-
rets, sieur de Saint-Sorlin, Paris, 1669.
Desportbs. — Cent psaumes de David mis en vers par Philippe Desportes, Rouen, 1600.
Œuvres de Philippe Desporles, dernière édition, revue et augmentée, Paris, 1600.
DiNET. — Cinq livres des hiéroglyphiques où sont contenus les plus rares secrets de la nature
et propriétés de toutes choses... œuvre de feu M. P. Dinet, Paris, 1614.
Dupont. — La philosophie des esprits... par feu M. René du Pont... recueillie et mise en
lumière par Le Heurt, Paris, 1606.
Favre. — Les entretiens spirituels d'Antoine Favre, divisés en trois centuries de sonnets,
Paris, 1602.
FinHET. — Les saintes reliques de l'Erothée... en la sainte vie de Mère J.-Fr. de Frémyot, baronne
de Chantai, excellent original de sainteté et vrai pourtraict de l'épouse de Jésus par le
P. Alexandre Fichet, Paris, 1643.
Filère. — La sage Âbigail mariée malheureusement à Nabal et très heureusement à David...
par le R. P. J. Filère,... Lyon, 1041.
Fonseca. — Traité de l'Amour de Dieu par le K. P. Christophe Fonsèque, de l'Ordre de Samt-
Augustin... (traduit) par le Fr. Nicolas Maillard, célestin de Paris, Paris, 1004,
Garasse. — Les recherches des recherches et autres œuvres de M. Estienne Pasquier. ..
Paris, 1622.
La doctrine curieuse des beaux esprits de ce temps ou prétendus tels... combattue et
renversée par le P. François Garassus... Paris, 1024.
Apologie du Père François Garassus... pour son livre contre les athéistes et libertins, de
notre siècle... Paris, 1024.
Histoire des jésuites de Paris pendant trois anncBS (Ib24-16i0) écrite par le P. François
5:^8 L HUMANISME DEVOT
Garasse... et publiée par le P. Auguste Carayon, Paris, 1864. (Les Mémoires de Garasse...
publiés par Ch. Nisard, Paris, 1861, donnent un texte moins correct du môme ouvrage.)
Frédéric Lachèvue, un mémoire inédit de François Garassus... Paris, 1912 (R. H. L. oct.-
déc. 1911).
Gazet. — Le consolateur des âmes scrupuleuses avec un recueil des consolations du R. P. Louis
de Blois et autres anciens Pères... par M. Guillaume Gazet, clianoine d'Aire,... Arras, 1610.
GoDBAu. — Paraphrase des psaumes de David par Antoine Godeau, Paris, 1659.
Poésies chrétiennes d'Antoine Godeau, évêque de Grasse, nouvelle édition, revue et
augmentée, Paris, 1646.
Haynevfve. — L'ordre de la vie et des mœurs qui conduit l'homme à son salut et le rend parfait
en son état, sur ce qu'a dit saint Augustin que l'Ordre est le guide qui nous mène à Dieu.
Discours travaillé à la gloire de Jésus-Christ, chef de l'Ordre et divisé en trois parties par
le P. Julien Hayneufve, de la G. de J., Paris, 1639, 1640.
Henhvs. — L'IIomme-Dieu ou le parallèle des actions divines et humaines de Jésus-Christ par
le sieur Henrys, conseiller et premier avocat du Roi au Pfésidial de Forestz, Lyon, 1645.
Jacques d'Autun. — Les justes espérances de notre salut opposées au désespoir du siècle, par
le P. Jacques d'Autun, prédicateur capucin, Lyon, 1049.
Jacquinot. — Adresse chrétienne pour vivre selon Dieu dans le monde, par le P. Barthélémy
Jacquinot, de la Compagnie de Jésus... Lyon, 1628. (La l""" édition est de 1614.)
Labarde. — Le théâtre sanglant de sainte Catherine, martyre, sur lequel sa vie et sa mort
sont représentés par 14 divers actes, composé par le R. P. 1. Jean Labarde, Paris, 1618.
Laurent de Paris. — Le Palais d'Amour divin par le P. Laurent de Paris, Paris, 1602.
La Ceppède. — Les théorèmes de messire Jean de la Ceppède, seigneur d'Aygalades, chevalier
conseiller du roi., et premier président en sa Cour des Comptes de Provence, sur les
sacrés mystères de notre Rédemption, Paris, 1613.
La Fakolle. — Le génie de Tertullien par M. Nicolas de La FayoUe, avocat au Parlement,
Paris, 1660.
La Serre. — Les œuvres chrétiennes de M. de La Serre... historiographe de France...
Paris, 1647. (Ce Martin Puget de La Serre n'est pas le Jean Puget de La Serre, ridiculisé
par Boileau.)
La Rivière. — L'Adieu du monde ou les mépris de ses vaines grandeurs et plaisirs périssables
par Dom Polycarpe de la Rivière, Paris, 1631.
Le mystère sacré de notre Rédemption, par Dom Polycarpe de La Rivière, Lyon, 1021.
Le Boucher. — Le pèlerinage de Notre-Dame-de-Moypn-Pont près la ville de Péronne en Picardie
par le R. P. F. Jean le Boucher, péronnais, religieux minime, Paris, 1623.
Le Movne. — Le9 peintures morales où les passions sont représentées par tableaux, par carac-
tères et par questions nouvelles et curieuses, par le P. Pierre Le Moine..., Paris, 1640.
Les peintures morales, seconde partie de la doctrine des passions où il est traité de
l'amour naturel et de l'amour divin..., Paris, 1643.
La dévotion aisée, par le 1*. Pierre Le Moine..., Paris, 1652.
Léon. — Le portrait de la sagesse universelle avec l'idée générale des sciences, par le P. Léon,
carme... Paris, 165-^.
Le Porcq. — Les sentiments de saint Augustin sur la grâce opposés à ceux de Jansénius par
le P. Jean Leporcq, 2" édition, Paris, 1700.
Le Roux. — La tourterelle gémissante sur Jérusalem par Claude le Roux, lyonnais, Paris, 1631.
Marcel. — La vie du R. P. César de Bu»... par le P. \. Marcel, Lyon, 1619.
Marii.lac. — Les psaumes de David et les X cantiques insérés eu l'office de l'Eglise, traduits
en vers français par M'® Michel de Marillac, Paris, 1630.
Martial de Brives. — Les œuvres poétiques et saintes du R. P. Martial de Brives... augmentées
de nouveau et recueillies par le sieur Dupuis, Lyon, 1655.
Le Parnasse séraphique et les derniers soupirs de la muse du R. P. Martial de Brives,
capucin, Lyon, 1660.
Mérode. — La vie admirable de sainte Brigide, vierge thaumaturge aux royaumes d'Hibernie
par M. Noè'l de Méraude, Tournay, 1652.
MoLiNiER. — Les politiques chrétiennes ou tableau des vertus politiques considérées en l'état
chrétien... par E. Molinier, toulousain, prêtre el docteur, Paris, 1621.
Le banquet sacré de lEucharistie... par M. Etienne .Molinier... Toulouse, 1635.
biblio(;r.\ph FK .'>39
l.p lys rlii Val do Guuraison... par M. E. Molinicr, 2° édition, Audi. s. d. (l'approbation
est de 1646).
MoREi,. — La vie du vénérable serviteur de Dieu, lo Père Paul Tronchet, religieux de l'Ordre
des Minimes par lo P. F. Antoine Morel, .religieux du môiue Ordre, Avignon, 1656.
MoRELL. — Traité de la vie spirituelle par saint Vincent Ferrior... traduit du latin en français
avec des remarques et annotations... par sœur Julienne Morell, religieuse à Sainte-Praxèdc
en Avignon, Lyon, 1617.
Mur.NiER. — La véritable politique du prince chrétien a la confusion des sages du monde et pour
la condamnation des politiques du siècle... par le R. P. Hubert Mugnier, de la Compagnie
de Jésus, Paris, 1647.
Nervèze. — Les épîlres morales du sieur de Nervèze, Paris, 1603.
Le jardin sacré de l'âme solitaire par A. de Nervèze, Paris, 1603.
Perrin. — Le paradis terrestre ou emblèmes sacrés de la solitude (par P. Martin). La retraite
d'Alcippe et la Chartreuse ou la sainte solitude par M. Perrin, 3° édition, Paris, 1655.
Rapine. — Le christianisme fervent dans la primitive église et languissant dans celle de nos
derniers siècles, t. I, la face de l'Eglise universelle, t. II, la face de l'Eglise primitive, par
le R. P. Rapine, récollet, Paris, 1671.
Regnaui.t. — La vie et miracles de sainte Fare, fondatrice et première ablesse de Fare-Mous-
tier en Brie, par Fr. Robert Regnault, religieux minime, Paris, 1626.
De Régnier. — L'homme intérieur ou l'idée du parfait chrétien par le P. Timothée de Régnier,
Aix. 1662.
RicHEOME. — Les œuvres spirituelles du R. P. Louis Richeome, provençal de la Compagnie de
Jésus, revues par l'auteur avant sa mort et augmentées de plusieurs pièces uon encore
imprimées, Paris, 1628. (C'est à cette édition que je renvoie pour les deux ouvrages suivants
dont je n'ai pas pu me procurer les éditions séparées. Catéchisme royal dédié à Ms' le
Dauphin en la cérémonie de son baptême. La peinture spirituelle en l'art d'admirer, aimer
et louer Dieu en toutes ses œuvres et tirer de toutes profit sanitaire.)
1 . Œuvres polémiques ou apologétiques.
Très humble remontrance et requête des religieux de la Compagnie de Jésus présentée
au très chrétien roi de France et de Navarre Henri IV l'an 1598 et réimprimée de nouveau
1602, à Bordeaux.
Plainte apologétique au roi très chrétien de France et de Navarre par la Compagnie de
Jésus contre le libelle de l'auteur sans nom intitulé : le franc et véritable discours et avec
quelques notes sur un autre libelle dit : le catéchisme des jésuites, par Louis Richeome...
à Bordeaux... 16U3.
Consolation envoyée à la reine mère du roi et régente en France sur la mort déplorable
du feu roi très chrétien de France et de Navarre, son très honoré seigneur et mari, par
le P. Louis Richeome... Lyon, 1610.
2. Œuvres spirituelles.
L'adieu de l'âme dévote laissant le corps avec les moyens de combattre la mort par la
mort et l'appareil pour heureusement se partir de cette vie mortelle composé par R. P.
Louis Richeome... Rouen, 1602 (réimpression tardive et lamentable ; la dédicace de l'édition
originale est datée de Tournon, 4 août 1590).
Le pèlerin de Lorette accomplissant son vœu fait à la glorieuse vierge Marie mère de
Dieu par Louis Richeome, Paris, 1611 (réimpression et très négligée : le livre est de 1602).
Tableaux sacrés des figures mystiques du très auguste sacrifice et sacrement de l'Eu-
charistie dédiés à la très chrétienne reine de France et de Navarre par Louis Richeome,
Paris, 1601.
L'académie d'honneur dressée par le fils de Dieu au royaume de son église sur l'humi-
lité sidon les degrés d'icelle opposés aux marches de l'orgueil composé par le R. P. Louis
Richeome, Lille, 1615 (réimpression, l'édition originale est de 1614).
Le jugement général et dernier état du monde divisé en cinq livres et dédié à nos sei-
gneurs de la Cour du Parlement de Bordeaux par Louis Richeome, Paris, 1620.
RossKT. — Les délices de la poésie française ou recueil des plus beaux vers de ce temps.,
recueillis par Fr. de Rosset, Paris, 1618.
(Saint-Pé). — Le nouvel Adam, première partie oii sont expliquées en dix dialogues l'excellence
de la Rédemption des hommes par Jésus-Christ, l'obligation qu'ils ont de l'aimer ; deuxième
partie, contenant la vie de Jésus-Christ, par un prêtre de l'Oratoire de Jésus, Paris, 1667.
540 l'humanisme dévot
François de Sales. — Œuvres de saint François de Sales, évoque et prince de Genève et doc-
teur de l'Eglise. Edition complète d'après les autographes et les éditions originales publiée...
par les soins des religieuses de la Visitation du premier monastère d'Annecv, Annecy-
Lyon (1892...)
Sans de Sainte-Catherinr. — Œuvres spirituelles du R. P. D. Sans de Sainte-Catherine,
Paris, 1650 (la 1« édition est de 1628).
Sautel. — Lusus poetici allegorici... auctorc P. Petro Justo Sautel societatis Jesu, Paris, 1754
(une des innombrables réimpressions).
(Séguiran). — Sermons sur la parabole de l'enfant prodigue... prêches par un docte et célèbre
personnage de notre tempe, Paris, 1612.
De Selve. — Les œuvres spirituelles sur toutes les évangiles des jours de carême et sur les
fêtes de l'année de M'° Lazare de Selve... président pour Sa Majesté es villes et pays de
Metz Toul et Vendun, Paris, 1620.
Surin. — Cantiques spirituels de l'amour divin... composés par un Père de la Compagnie de
Jésus... dernière édition, Paris, 1664.
Trellon. — La muse guerrière dédiée à M. le comte d'Aubijoux, Rouen, 1604.
Valentin de Sainte-Dorothée. — Le grand saint Augustin, docteur de l'église par le R. P.
Valentin de Sainte-Dorothée, Paris, 1655.
Yves de Paris '.
1. Les heureux succès de la piété ou les triomphes que la vie religieuse a emportés sur
le monde et sur l'hérésie (l""" édit.), Paris, 1632. (Bibl. Nat. D. 7062) cf. Le Rabat-Joie du
triomphe monacal ou examen du livre de la vie religieuse du P. Yves (Camus) l'hle, 1634.
Suite du Rabat-Joie, 1634.
2. Eclaircissement de quelques propositions extraites du livre des heureux succès de la
piété, Paris, 1634.
(Il a été publié, en 1043, une 5* édition des heureux succès, mais seulement du l^' volume. )
3. La théologie naturelle, Paris, t. I, 1633 ; t. IF, 1635 ; t. 111, 1635 ; t. IV. 1636. (Tra-
duction latine par Yves lui-même, Paris, 1638, in-folio que je n'ai pu rencontrer). (Bibl.
Nal. D. 344.)
4. Les morales chrétiennes, Paris, t. I, J638; t. Il, 1639; t. lll, 1641; t. !V, 1642.
(Traduction latine en 1677?). (Bibl. Nat. D. 4286.)
5. De l'indifférence des actes humains, Paris, 1640. (Bibl. Nat. D. 4587.)
6. Les progrès de l'amour divin. Pans, t. 1, l'amour naissant, 1642 ; t. Il, l'amour souf-
frant, 1642; t. III, l'amour agissant, 1643 ; t. IV, l'amour jouissant, 1643. (Le t. IV est à
l'Arsenal.)
7. De Potestale Romani Pontifiois adversus lutheranos, calvinistas et alios hœrclicos,
Paris, 1643.
8. Très humbles remontrances présentées à la Reine contre les nouvelles doctrines de ce
temps, Paris 1644. (Bibl. Nat. D. 1785.) Cf. Réponse à la remontrance (attribuée à Hermant).
(Bibl. Nat. D. 1786.)
9. Des miséricordes de Dieu en la conduite de l'homme avant, durant et après le péché,
Paris, 1645.
10. Le Souverain Pontife, Paris, 1645.
11. Digestum sapientiac in quo habetur scienliarum omnium rerum divinarum alquc
humanaram nexus et ad prima principia reductio... Paris, t. I, 1648 ? ; t. II, 1660; t. III,
1661; t. IV, 1672.
12. Des œuvres de miséricorde en général et en particulier, Paris, 1650.
13. La conduite du religieux, Rennes, 1653.
14. Traité de la nécessité où l'on démontre que notre liberté est indépendante de toute
nécessité morale, Paris, 1654.
15. Francisci Alhei arabis christiani astrologie nova methodus, Rhedonis, 1654.
16. L'agent de Dieu dans le monde, Paris, 1656. (Bibl. de Calais.)
17. Jus naturale rébus creatis a Deo constitutum ex observalionc P. Yvonis... Parisiis,
1658. (Bibl. 'Sainte-Geneviève, A. 800.)
18. Instructions religieuses tirées des annales et chroniques de l'ordre de Saint-François,
Paris, 1661. (Arsenal.)
(1) Je transcris en les complétant les notes bibliographiques du P. Apollinaire de Valenre
qu'a bien voulu me communiquer le R. P. Edouard d'Alonçon et j'indique les bibliothèques de
France où quelques-uns de ces divers ouvrages, aujourd'hui tiôs rares, peuvent se trouver. Du
reste, cette bibliographie est très compliquée. Pour tel ouvrage, r. g. la Thcolof/ie naturelle,
les éditions se suivent à quelques mois de distance. Rien n'avertit le lecteur qu'il a affaire à une
édition nouvelle et cependant la pa${ination est toute différante.
BIBLIOGRAPHIE >|i
19. Les vaines excuses du péclieur, Paris, ltil>2. (Uil)l. Nal. D. 450H.)
20. liC gcntilliomme clu'tHieu, Paris, lOGO.
Publications posthumes.
21. Les œuvres françaises du P. Yves do Paris, capucin, nouvellemenl imprimées, revues,
corrigées et augmentées, Paris, t. I, 1675 (théologie naturelle; le Souverain Ponlife; les
pro!;r68 de l'amour divin; prati(iues de piété); t. Il, 1680 (de la nécessité; <Io rindilTéreucc
humble remontrance; agent de Dieu ; miséricorde ; vaines excuses; iieurcux succès). (Bibl.
de Vesoul.)
22. FiB pénitent chrétien, Paris, 1080.
23. Les fausses opinions du monde ouïe monde combattu dans ses maximes criminelles...
Par le R. P. Yves de Paris, capucin, conservées et mises en ordre par les soins du P. Yves
de Paris, son neveu, prédicateur capucin, Paris, 1688. (Arsenal.)
24. Le magistral chrétien, par le U P. Yves de Paris... conservé et mis en ordre par
les soins du P. Yves de Paris, son neveu... Paris, lti88. (Bibl. Nal D. 7009.) *
Zachxrie de LisiEux. — De la Monarchie du Verbe Incarné ou de l'immense pouvoir du plus
grand des rois, des hautes maximes politiques, et du merveilleux ordre qu'il observe dans
le gouvernement de son Estai, par le R. P. Zacharic de Lisieux prédicateur capucin.
Deuxième édition, Paris, 1043 *.
Anonymes non identifiés.
Nouveau recueil de vies des saints propres pour servir d'exemple à toutes sortes de per-
sonnes de quelque vacation qu'elles soient dans la campagne... par un docteur de théologie
de la Kacultc de Paris. 2" édition, Paris, 1668 (Méjaacs D. 2397). Ce livre, ayant été vendu
en feuilles volantes, doit être assez rare.
La vie de l'hermite de Compiôgne décédé le 18 septembre 1691, Paris, 1692.
L'Ânatipophile bénédictin aux pieds du roi et de la reine pour la réiormation de l'ordre
de Saint-Benoit, nécessaire en ce royaume, Paris, 1615 (Méjanes). D'après Fcret ^la Faculté,
de Paris, époque moderne, UI. p. 396-398), l'Anatipophile, condamné par la Sorbonne en 1615
serait du célestin Charles de Campigny, provincial de son ordre, déposé en 1618, enfermé
chez les Chartreux, puis admis à Saint-Maur.
(1) Je n'ai pu voir de mes yeux que les numéros 1,3,4, 5, 6 (t. I et IV), 8, 9, U, 15, 16, i7,
18, 19, 20, 23, 24. Pour les autres numéros, je m'en rapporte aux notes du P. Apollinaire de
Valence.
(2) J'ai indiqué ici que le seul livre proprement dévot du P. Zacharie que j'aie pu me pro-
curer. On trouvera une bonne bibliographie de lui dans les articles de M. l'abbé Guéry cités
plus haut cf. p. 512.
TABLE DES MATIÈRES
Avant-propos v
Objet, Sources, Méthodes et Divisions xi
PREMIÈRE PARTIE
SAINT FRANÇOIS DE SALES,
LES ORIGINES ET LES TENDANCES DE L'HUMANISME DEVOT
CHAPITRE PREMIER
DE L'HUMANISME CHRÉTIEN A L'HUMANISME DÉVOT
I. L'humanisme dévot, être de raison qui représente pour nous les ten-
dances communes, les directions principales de la littérature religieuse
pendant la première moitié du xvii® siècle i
II. Qualités et défauts des humanistes. — Qu'il ne faut pas les juger sur
quelques enfantillages, — Particularités de l'humanisme au temps de la
Renaissance. — Le lettré du Moyen âge et le lettré d'aujourd'hui. —
Térence et Shakespeare. — How beauteous niankind is ! 3
III. Que rhumanisme de la Renaissance est une culture morale et une
philosophie. — Glorification plus ou moins enthousiaste de la nature
humaine . , -v- 9
lY. Chaque humaniste adapte à sa propre conception religieuse l'esprit
de l'humanisme. — Humanisme naturaliste et humanisme chrétien. — ■
L'Eglise et l'humanisme chrétien. — Adversaires de l'humanisme ; les
Occamistes. — Le cardinal Morone et Salmeron. — Que la plupart des
*i» théologiens des xv*^ et xvi*^ siècles sont des humanistes. — Les jésuites
'•^ et l'humanisme 11
V. L'humanisme dévot, moins spéculatif, plus pratique et plus popu-
laire que l'humanisme chrétien 17
CHAPITRE II
LOUIS RICHEOME (1544-1625
I, La littérature pieuse en France avant Y Introduction à la vie dévole. —
Importance de Richeome parmi les autres précurseurs de F'rançois de
544 TABLE DES MATIÈRES
Sales. — Sa naissance et son éducation. — Jean Maldonat. — L'imago
primi sœculi. — Carrière de Richeome i8
I II. Œuvres polémiques. — La Compagnie de Jésus et ses adversaires. —
i Richeome, les jésuites et le siège de Henri IV. . . 23
III. Les dauphins du Catéchisme royal. — Caractère littéraire et attrayant
des ouvrages spirituels de Richeome. — La Peinture spirituelle. — Pro-
menade pittoresque autour d'un couvent. — Le roman de Lazare. —
L'esprit d'enfance 28
IV. Les images religieuses. — Tableaux et estampes de saint André au
Quirinal. — Richeome et ses illustrateurs. — Les Tableaux sacrés. —
Le cheval d'Abraham. — L'ange d'Elie 32
V. Plaisir et piété. — Esprit d'émerveillement et de joie. — Les merveilles
des jardins. — Le glaïeul et le lys. — L arche de Noë. — Le cœur des
bêtes. — Bataille d'abeilles. — La « lézarde m et le singe .... 36
VI. Richeome moraliste. — Clairvoyance et bienveillance. — L'humour de
Richeome. — Orgueil des théologiens. — Vanité des habits. — Le ban-
quet burlesque 46
VIL Optimisme chrétien. — Beauté de l'homme. — Le visage et les mains.
— Hymne au franc-arbitre. — Excellence du désir de la gloire. — La
concupiscence. — Richeome et Bossuet. — L appareil de l'âme au combat.
— L'adieu de l'àme laissant le corps Sa
VIII. Richeome écrivain. — Diversité de ses dons. — Son ars dicendi. —
Son amour pour tous les mots de la langue. — Richesse de son lexique. —
Fascination du détail. — Richeome et le génie de François de Sales . 63
CHAPITRE III
FRANÇOIS DE SALES
L Les rides de Philothée. — Sa gloire est d'avoir vieilli, de paraître
vieille. — Hardiesse, nouveauté, importance de Vlntroduction à la vie
\ dévote. — François de Sales, la Renaissance et l'humanisme dévot, 68
II. François de Sales humaniste. — Son humanité. — Simplicité et com-
plexité. — Cordialité et faiblesse. — La sensibilité pieuse. — Contem-
plation des mystères. — Deux processions. — Indépendance de cœur.
— Le dédoublement. — Activité et souplesse d'assimilation ... 72
III. Les scrupules de sa jeunesse. — Le premier séjour à Paris. —
Le gouverneur. — La grande tentation. — La Vierge Noire de Saint-
Etienne-du-Grès. — Complications théologiques de la crise. — Consé-
quences de la victoire, — Adieux au thomisme 84
IV. Padoue, Annecy, le Chablais. — Mission diplomatique à Paris
en 1602. — Son importance dans le développement du saint. — Il prend
le ton. — Retour aux classiques. — La cité des saints. — François de
Sales et les mystiques parisiens. — Effacement et observation. —
L'épanouissement final et les premières lettres de direction ... 92
V. L'esprit de François de Sales. — Exigences de sa direction. —
Mort de l'amour-propre. — « Le plus mortifiant de tous les saints ».
— Si la douceur de son esprit est purement de surface ? — Suavité
TABLE DES MATIERES r)/,î)
ouvors le prochain, ouvcm-s Dieu, imivcm's soi-niôiiio. — Guerro à toutes
les formes de l'inquiétude. — Les diversions. — L'esprit de joie. io4
^'l. Théologie et philosophie. - l^a pensée salésienne et ses caractères. —
Fondement rloginatique et expérimental de son optimisme. — « L'ineli-
ualion naturelle à aimer Dieu par-dessus tout ». — L'aube de l'amour
divin chez un infidèle. — Talisman contre l'obsession pessimiste : la
distinction entre les deux parties de 1 àmi'. — François de Sales et les
moralistes du grand siècle. — La liberté des âmes. — Unité et soli-
dité du système salésien. — François de Sales et la civilisation catho-
lique ii5
CHAPITRE IV
LES MAITRES SALÉSIENS. — I. ETIENNE BINET
I. Influence de François de Sales. — Prompte popularité de son culte. —
S'il a été beaucoup lu ? — Pluie de livres et courants nouveaux. — Il
règne encore. — Ses deux interprètes. — Binet et Camus, les deux
maîtres salésiens. — Importance d Etienne Binet 128
II. Trivialité précieuse et rhétorique. — Bienheureux les aveugles, bien-
Jieuroux les sourds ! — Prouesses verbales. — La garde-robe. — La
femme. — Grossièretés. — L'éloquence de Binet. — Ciemmes et viandes.
— Urbanité et mysticisme l3o
III. L'imagination pieuse de Binet. — Figures eucharistiques. — Le
drame d'Isaac. — Cléopâtre, Artémise et l'Eucharistie. — Puérilités.
— Pâmoisons 138
IV. Binet continuateur authentique de François de Sales. — La dévotion
des malades. — Le dévot fainéant. — La miséricorde de Dieu. . 143
V. La politique sacrée. — « Quel est le meilleur gouvernement, le rigou-
reux ou le doux ? ». — Les despotes de couvent. — Le style des auges.
— La tendresse du pape Grégoire. — Binet et l'humanisme dévot. 146
CHAPITRE V
LES MAITRES SALÉSIENS. - II. — JEAN-PIERRE CAMUS
I. Le sérieux de Camus. — Son mérite et ses travers. — Le roman de sa
jeunesse et l'innocence des premières amours. — Sa vocation. — Ses
études théologiques. — Premiers ouvrages. — Belley, Aunay, Rouen.
— Dernières années de Camus i4g
II. Camus et ses campagnes contre les moines. — Le P. Sauvage et le
Projet de Bourgfontaine. — Si Camus a été janséniste? - — Les treize
panégyriques de saint Ignace. - Défense des jésuites. — Luttes contre
Arnauld. — Le molinisme de Camus i56
III. Camus et François de Sales. — Les commencements de leur amitié.
— Contrastes entre les deux évèques. — Ilero-worship de C^amus. — Inti-
mité croissante. — Formation de Camus par François de Sales. — Du
sérieux de cette amitié. — François de Sales n'a pas à en rougir. —
L'Esprit du B. François de Sales i65
I. 35
^)fl6 TABLE DES MATIÈRES
IV. Camus et la propagande salésiennc. — Ses livres et livrets spirituels.
— Le sérieux et l'importance de cette œuvre. — Camus directeur de
conscience. — Prière à Dieu pour une âme tentée. — Camus et la
Bible, — Le mariage de Zéphire et de Flore, — Les spéculations théo-
logiques de Camus. — Un Nicole moliniste. — L'esprit de système. —
— Le prétendu quiétisme de Camus. — Joinville et le pur amour. —
Le triomphe de Caritée 173
SECONDE PARTIE
PROGRÈS ET MANIFESTATIONS DIVERSES
DE L'HUMANISME DÉVOT
CHAPITRE PREMIER
IN HYMNIS ET CANTICIS
I, Printemps de la dévotion. — Attardés et égarés. — Le culte des poètes.
— Citations poétiques, — Garasse et la poésie française. — Les der-
niers défenseurs de Ronsard 187
II. Le sacré et le profane. — L'humanisme dévot et les poètes païens. —
Richesses de l'Egypte. — Richeonie, Binet et les larcins poétiques de
l'antiquité. — Le mythe d'Hermaphrodite et la réunion des églises. igS
m. Les poètes chrétiens, — « Les muses françaises... bientôt toutes
chrétiennes ». — Martial de Brives et son cantique des créatures, 198
IV. Les cantiques populaires. — Le Parnasse séraphique. — Propa-
gande précieuse et pieuse, — Paul de Barry. — Lazare de Selve. —
Les miracles de sainte Fare 204
V. Les cantiques mystiques. — Le P. Surin et Béranger. — Le dénue-
ment, l'abandon, la quiétude. — Les cantiques de Surin et la contro-
verse du quiétisme. — Les cantiques et Textase. — Sainte Chantai. -210
CHAPITRE II
LES HAUTES ÉTUDES RELIGIEUSES
I. Des oeuvres dévotes de ce temps-là qui par leurs mérites d'ordre scien-
tifique ou littéraire appartiennent à la littérature universelle. — De la
division du travail qui fera plus tard de la littérature dévote une littéra-
ture séparée. — L'humanisme dévot hostile, par définition, à cette sépa-
ration des genres. — Ignorance prétendue du clergé français au début
du xvii° siècle. — Les livres qui se lisaient alors. — Prestige, valeur
et rayonnement de la Sorbonne. — L'humanisme dévot et la scolastique.
— Il lui apprend le beau langage et il l'attendiùt. — François de Sales
et une Somme de théologie. — Renaissance théologique et renaissance
TABLE DES MATIÈRES 54^
mystique. — Les œuvres de haute vul«çarisalion religieuse. — Quel-
ques noms .^jg
II. Le programme de la réforme bénédictine. — Travail intellectuel et
oraison mentale. — Le « hauap » de la dévotion et le « portail de la
retraite des Muses ». — Doni Laurent Bénard et ses Parénèses.
Causes morales de la décadence bénédictine. L'Abbé désarmant les
jeunes moines « de lettres et de vertus ». — Que l'Abbé doit être
savant. — Le prophète Balaam. — Les ignorants jaloux et les dangers
prétendus de la science. — Panégyrique de « l'homme docte ». —
« Jamais un grand savant homme n'est bas de cœur ». — Que l'Abbé
doit être éloquent 227
III. L'histoire de l'Eglise. — Prestige et action de Baronius. — La table
chronograpkique de Gaultier. — Dom Laurent Bénard et l'Eglise des
Pères, — et les moines du moyen âge. — Histoire intime de l'Eglise. —
Le cyclope de Péronne 282
CHAPITRE III
LA VIE DES SAINTS
I. Nombre et variété des vies de saints publiées de 1600 à 1670. — Deux
groupes très distincts, les vies des saints d'autrefois, celles des con-
temporains. — La légende et l'esprit critique. — Sainte Brigitte
d'Irlande. — Sainte Fare et son biographe. — Sur un épi de blé. —
Imagination et fantaisie. — Cortade et les martyrs d'Agen. — Les
saints au village. — Professions et métiers. — Influence de ces livres.
— La communion des saints 239
II. Biographie des saints du xvii^ siècle. — Un genre nouveau. — Résis-
tance des anciens Ordres. — Probité et mérites littéraires des bio-
graphes. — Le goût du détail concret et du document. — Curiosité
psychologique. — Vues synthétiques. — Le P. Amelote. — L'exil des
mystiques et la fin de la grande école hagiographique. — Le P. Bou-
hours 249
CHAPITRE IV
LES ENCYCLOPÉDISTES DÉVOTS
I. L'encyclopédisme avant l'Encyclopédie. — La passion de tout con-
naître. — Moyen âge, Renaissance, première moitié du xvii*^ siècle. —
Les écrivains dévots et la vulgarisation encyclopédique. — L'essai des
merveilles de Binet. — Modernité et caractère « objectif,» de l'ouvrage. —
Tableau de la France et de Paris en 1620. — L'encyclopédisme annexé
à la rhétorique. — « Richesses d'éloquence » dans les glossaires et
lexiques spéciaux. — Morceaux de bravoure 255
II. Curiosité et vie dévote. — Nos auteurs passent outre à ces antino-
mies apparentes et propagent l'esprit de curiosité dans les milieux
pieux. — Le P. Léon. — François Chevillard et son Petit-Tout. —
L'Encyclopédie dialoguée. — L'éléphant. — La leçon d'anatomie. —
54B TABLE DES MATIÈRES
Condren et la pierre philosophale. — De l'humanisme encyclopédique
au mysticisme :265
CHAPITRE V
LE ROMAN DÉVOT
I. Charles Perrault et Camus. — L'art de conter. — Le départ d'un
cadet de Gascogne. — Virgile. — Ivigault et Sainte-Beuve. — Il n est
pas vrai que rien des romans de Camus « n'a jamais eu vie » . . '273
II. Camus écrit ses romans, avant tout, pour le plaisir du lecteur. — Et
pour le sien propre. — Que ceux qui « ne sont bons qu'à l'Eglise » ne
doivent ni ne peuvent écrire de romans. — Camus et les moeurs des
divers pays. — Son Espagne. — Son Italie. — Les dames de Gênes. —
La contrainte italienne et la liberté française. — Nos jirovinces : Nor-
mandie ; Gascogne. — Le prêtre et le parisien. — La chaste Suzanne.
— La piété dans les romans de Camus. — Deux parisiennes sous la
pluie. — Les ressorts mystiques. — Les citations poétiques . . 278
III. Les romans de Camus sont des « méditations historiques ». — Il
n'invente presque rien. — Un Tallemant ingénu. — La Pieuse Julie et
la baronne de Veuilly 291
lY. Les morales des romans de Camus. — Peintures et critiques des
mœurs du temps. — Lidulgence foncière de l'évèque-romancier. — Des
amourettes. — L'amour naissant. — L'amour honnête. — Palombe. —
Théorie platonicienne de l'amour. — Innocence des romans de Ca-
mus 298
CHAPITRE VI
LE RIRE ET LES JEUX
1. La vertu d'eutrapélie et le rire. — Le Démocrite chrétien. — Etienne
Binet et la dévotion en belle humeur. — La consolation et réjouissance
pour les malades. — La goutte. — Médecine et médecins. — L'ima-
gination et les maladies. — Cure par le rire. — Symbolisraes médi-
caux io8
H. Les jeux de la plume. — L'écriture artiste. — Les vers latins. —
Les Lusus allegorici du P. S;!utel. — Les mouches. — Marche funèbre
d une puce 3 16
III. Emblèmes et allégories i'io
CHAPITRE VII
RECUEILLEMENT, VIE INTERIEURE
I. Les médiocres : saugrenus, bavards. — L'humanisnu> dévot n est pas
responsable de ces misères. — Il a ses déla-uls pourtant — L'excès de
douceur, « la voie de lait et de roses ». -- Sucieries dévotes. —
Sérieux, dignité de la littérature dévote avant Port-Royal 522
TABLE DES MATIERES 54<)
H. Lo rcciioillemcnt des lumiaiiistos dévots. — L'crmitaj^o d'amour do
Desporles et ses ti'anspositions soi-disant pieuses. — Trellon et sa
« muse guerrière » au désert. — Du goût de la solitude au temps de
Louis XIII. — « îia retraite d'Alcippe ». — Les pèlerinages et le senti-
ment de la nature sauvage. — Nervèze et la solitude chiétienno. —
Les « Entretiens solitaires. » — Dignité, familiarité sainte, optimisme
de Brébeuf 33o
III. Du peu de place tjue lient la contemplation des scènes évangéliques
dans la prière de Brébeuf et de ses contemporains. — Et, au contraire,
de l'importance que la première génération des humanistes dévots
attache à cette contemplation. — Jean de la Cépède et ses théorèmes.
— Souvenirs et symbolismes bibliques. — Tableaux animés de la Pas-
sion. — Qualité religieuse de la contemplation des mystères. . . 34^
CHAPITRE VIII
OPTIMISME CHRÉTIEN
I. L'humanisme dévot foncièrement optimiste. — Au confluent des deux
optimismes, celui de la Renaissance et celui des mystiques, il fait la syn-
thèse entre l'un et l'autre. — « Tous les biens de cette vie en attendant
un autre monde meilleur ». — Laurent de Paris et les litanies de
l'homme. — L'honnête homme. — Les vertus naturelles. — Le P. Le
Moyne et le « portrait du sauvage ». — Le P. Hayneufve. — Eloge du
temps présent. — Misères de cette époque. — « L'esprit purement et
parfaitement chrétien ne s'est pas retiré de notre siècle ». . . . 358
IL Fondements théologiques de cet optimisme. — Les humanistes disci-
ples des grands docteurs du xvi*^ siècle. — Douceur et « précieux ajus-
tements » de la grâce prévenante ». — « Le tambour bat, mais la cloche
sonne ». — Condescendances de la grâce. — Félix culpa. — Le grand
nombre des élus. — « Le consolateur des âmes scrupuleuses ». — « Soit
donc ton exercice d'avoir bonne opinion de moi ». — Camus et les har-
diesses de l'espérance chrétienne 370
III. De la dévotion aisée de Le Moyne et du vain tapage que l'on a fait
autour de ce livre 376
CHAPITRE IX
VERS LE PUR A MOUR
Le beau et le bien. — La Diotime de Platon. — « La beauté jamais ne
saoule. » — Panégyrique de l'amour humain par le général des feuillants
— Friar Lawrence. — Vrai caractère de cette philosophie. — Loin
d'être trop facile, elle nous yeut saints. — Que l'humanisme conduit
logiquement au mysticisme. — Contre l'amour mercenaire et contre la
crainte. — Le culte de Marie-Madeleine au xvii^ siècle. — Patronne
des humanistes et des mystiques. — Raisons de ce culte. — Littérature
inasdaléenne. — Marie-Madeleine et Marie de Valence 378
55o TABLE DES MATIERES
TROISIEME PARTIE
YVES DE PARIS ET LA FIN DE L'HUMANISME DÉVOT
CHAPITRE PREMIER
L'HUMANISME DÉVOT CONTRE LE JANSÉNISME^
I. De la Fréquente communion d'Arnauld et de la « révolution » que ce
livre a déterminée « dans la manière d'entendre et de pratiquer la
piété ». — Des causes qui ont pu faciliter le succès de ce livre. — Dé-
fiance croissante à l'égard des humanistes dévots. — Accusations équi-
voques et mal fondées. — L'optimisme chrétien. — La vertu facile. —
La morale des humanistes plus exigeante que celle de Port-Royal. 387
II. Deux philosophies du christianisme. — Les humanistes dévots et la
controverse janséniste. — François Bonal. — Sa manière. — Dangers
de cette controverse, — La métaphysique irréelle de Jansénius. —
Recours au sens chrétien des « simples » et à l'expérience intime. —
Les lumières de la spéculation et celles de la vie. — Anti-jansénisme
des spirituels jansénistes. — Fermer les livres des doctes et ouvrir"
l'Evangile. — De l'autorité de saint Augustin 391
III. Modération de Bonal. — Le tempérament janséniste. — « Ils ne
trouvent grand que ce qui est immense, d — « Philosophes tragédiens. »
— (( Une religion de roman. » — La fable de lâge d'or. — L'exaltation
de l'Église primitive aux dépens de la moderne. — « De tout temps,
il y a eu peu de parfaits. » — Prétendue décadence du christianisme.
— La « pénitence de belle humeur ». — Esprit chimérique des réfor-
mateurs. — « Une réformation mitigée. » — Développement et non
dégénérescence. — Des deux âges de l'Eglise et des merveilles de sa
vieillesse. — Louange du siècle présent 4oo
IV. Le roman de la grâce janséniste. — Conséquences de la théologie
inhumaine. — La morale relâchée moins dangereuse que le rigo-
risme. — Jansénistes et libertins ^10
V. Du salut des infidèles. — Une « créance sauvage ». — Des enfants
morts sans baptême. — Agar et Ismaël. — La « sobre sagesse » et la
sensibilité de Bonal. — Sa théologie de la grâce. — Définition du
chrétien 4^4
CHAPITRE II
YVES DE PARIS. — L'HOMME ET L'ÉCRIVAIN
I. Comment le P. Yves est-il aujourd'hui si oublié? — Sa place dans
l'histoire de l'humanisme. — Sa naissance. — Ses débuts au bar-
reau. Qu'il n'avait pas l'esprit juridique. — La vocation religieuse.
— Ce qui l'attirait chez les capucins. — Liberté et simplicité de
(1) A la page 386, une erreur — six purugraphes au lieu de cinq — s'est glissée
dans le sommaire; erreur que nous corrigeons ici.
TABLE DES MATIÈRES 55 1
l'Ordre. — Los missions dans les campaiçnos. — l^'artivitc littéraire
du P. Yves /\'2i
11. Que la contemplation vaut mieux que Taction. — Description de la
contemplation. — Ses délices. — La promenade du sage. — Lever de
soleil. — Dévotion à la lumière. — Les infiniment petits. — Le mu&i'C.
— Autres objets de la contemplation du P. Yves. — Les voyages. —
Différences entre le contemplateur et le curieux. — Que la contempla-
tion est une vertu. — De la contemplation à l'extase 4^^
in. Style du P. Yves. — Les rythmes. — Les images 44>^
IV. Le mage. — La philosophie chrétienne et l'astrologie. — Le défi aux
étoiles. — L'horoscope des empires. — Le Fatum universi et les pré-
dictions du P. Yves 447
CHAPITRE III
YVES DE PARIS. — LA DOCTRINE
Caractères généraux de cette doctrine. — Son orthodoxie. — Son appa-
rence profane 4^4
§ 1. — Le meilleur des mondes.
I. Ici-bas « plus de perfections que de défauts ». — « Le bien dev^ince tou-
jours le mal ». — Les larmes de l'enfant qui vient de naître. — Que notre
plaisir est « sans relâche ». — Que nous n'avons d'inclination que
pour ce dont nous pouvons avoir la jouissance. — Les scrupuleux. —
« Beau mariage entre la nécessité et le plaisir. » — Le fou rire, revanche
de l'ordre. — Du rire des pauvres 455
II. Des « lâches pensées de la misère de l'homme ». — Les passions. —
Que la vertu est aisée. — « Se persuader aisément des perfections » du
prochain. — Bonté des demi-vertus. — Du sentiment de l'honneur. — De
la mode. — La fidélité conjugale en F'rance. — Misères de l'Eglise. 4^0
III. Que les défauts de la création concourent à son excellence. — Félix
culpa. — Facilité de la conversion. — Victoire de l'Amour . . . 465
§ 2. — Abus et plans de réformes.
La farce du monde. — Tartufe. — Confréries et cabales. — Des vocations
forcées. — Décadence de la noblesse. — Des pages. — Académie
gratuite pour l'éducation des enfants nobles, mais pauvres. — Mariages
d'argent. — Contre les nourrices mercenaires. — La misère publique
et les exactions des gouvernants. — Du sort malheureux des ouvriers.
— Projet d'une caisse syndicale de secours aux ouvriers infirmes. 468
§ 3. — Des Sympathies et de l'Union.
I. La loi des sympathies. — Son origine divine. — Sa fin 477
II. De l'amitié des domestiques pour leurs maîtres. — Que le riche subsiste
« par la miséricorde des pauvres ». — Du sexe infirme. — Le mariage
et (( la mort de la liberté ». — Harmonies conjugales 478
III. De l'amitié « remède général à toutes les infirmités de l'âme ». — Du
mystère des sympathies et de leur origine divine. — Panégyrique de
l'amitié 4^1
55a TABLE DES MATIÈRES
IV. Des anges guérisseurs. — Les anges, et la « bonne fortune », et la cou-
servation des Etals. — De l'ange gardien 484
§ 4. — Dieu sensible au cœur.
I. Que « l'homme a un sentiment naturel de Dieu ». — Que cette connais-
sance de Dieu peut se « comparer à l'attouchement ». — Les païens ido-
lâtres, prodigues de ce sentiment. — Que ce sentiment est invincible et
inaliénable. — De quel droit mettre un « instinct » au-dessus de la
raison raisonnante ? — Que cet instinct est intelligence. — Des trois
« portions » de l'âme. — Le sentiment de Dieu « apanage de la partie
supérieure ». — Rapport entre ce sentiment et la connaissance mys-
tique. — La pointe de l'âme 487
IL Que « les plus grands docteurs ne sont pas les plus connaissants ». —
Des humbles et des frères lais. — Infirmités de la raison raisonnante.
— De la docte ignorance 494
§ 5. — De la beauté et de l'amour.
ï. L'échelle des beautés. — Attrait de la diversité. — Excellence de
l'unité. — Que toute beauté est spirituelle. — Révélation de la beauté.
— Des premières flammes de l'amour. — Que la beauté corporelle
n'est qu'une ombre de la divine. — Panégyrique de l'Amour . . . 497
II. Mysticisme personnel du P. Yves. — wSes réserves contre lexagération
des faux mystiques. — Du pur amour. — Vers l'extase. — Le P. Yves,
les dangers possibles et la fin de l'humanisme dévot 5o3
CHAPITRE IV
DE L'HUMANISME AU MYSTICISME
I. Que le nom que nous lui donnons soit bien ou mal choisi, l'ensemble
des tendances que nous avons appelées humanisme dévot, a prédo-
miné dans le monde religieux pendant la première moitié du xvii^ siècle.
— Importance de ce fait qui explique, en partie du moins, la renais-
sance mystique de cette même période 5i3
IL Affinités entre l'humanisme et le mysticisme. — Tendances mystiques
de la Renaissance. — Bcmbo, Despautère et les philosophes. — Dévia-
tions du sens mystique. — L'humanisme chrétien et les mystiques de la
Contre-Réforme 5 16
III. La dévotion de l'humanisme dévot et la vie mystique. — Anti-mysti-
cisme de Port-Royal. — François de Sales 523
Appendices. Notes critiques sur Camus 5^5
§ i.L abbédeBaudryetl'« Esprit du Bienheureux François de Sales » 5-25
I -2. La Visitation d'Annecy et Jean-Pierre Camus 532
Bibliographie 535
Table analytique des matikkls 543
ÉVKEUX, IMl'KIMKKIK (Ml. HERISSE V
V
u
BREMCND, HENRI PQ
Kifejroire littéraire du 225
sentiment religieux. #87
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